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OEUYRES
COMPLETAS
DE BUFFON
TOME XIV.
MAMMIFÈRES.
Fitt& — IMEMMEME d'au. MUKSSAHU , «M »« FUBSTESlWê , ft° 8 BIS-
OEUVRES
COMPLETES
DE BUFFON
AUGMENTEES
PAR M. F. CUVIER,
MEMBRE DE i/lNSTlTUT,
( Académ'u' des Sciences]
DE DEUX VOLUMES
OFFRANT LA DESCRIPTION DES MAMMIFÈRES ET
DES OISEAUX LES PLUS REMARQUARLES
DÉCOUVERTS JUSQU'A CE JOUR,
T lifllJPlOS
1>'UN BEAU PORTRAIT DE BDFFON. ET DE '2 6* O G li AV II R E S EN
TAILLE-DOUCE. EXECUTEES TOUR CETTE ÉDITION
FAR LES MEILLEURS ARTISTES.
A PARIS,
CHEZ F. D. PILLOT, EDITEUR
RI E DE SEINE-SAINT-G-ERMAIN", j\" 49 ;
SALMON, LIBRAIRE,
RUE CHRISTINE. N° 5, PRES CELLE DAUPIIINE.
i85o.
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MAMMIFERES.
BL'FFON. XIV
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ANIMAUX DOMESTIQUES.
jl/homme change l'état naturel des animaux en les
forçant à lui obéir, et les faisant servir à son usage :
un animal domestique est un esclave dont on s'amuse ,
dont on se sert, dont on abuse, qu'on altère, qu'on
dépayse, et que l'on dénature, tandis que l'animal
sauvage, n'obéissant qu'à la nature, ne connoît d'au-
tres lois que celles du besoin et de sa liberté. L'his-
toire d'un animal sauvage est donc bornée à un petit
nombre de faits émanés de la simple nature, au lieu
que l'histoire d'un animal domestique est compliquée
de tout ce qui a rapport à l'art que l'on emploie pour
l'apprivoiser ou pour le subjuguer; et comme on ne
sait pas assez combien l'exemple, la contrainte, la
force de l'habitude , peuvent influer sur les animaux,
et changer leurs mouvements, leurs déterminations,
leurs penchants, le but d'un naturaliste doit être de
les observer assez pour pouvoir distinguer les faits qui
dépendent de l'instinct de ceux qui ne viennent que
de l'éducation ; reconnoître ce qui leur appartient
et ce qu'ils ont emprunté; séparer ce qu'ils font de
ce qu'on leur fait faire, et ne jamais confondre l'ani-
mal avec l'esclave; la bête de somme avec la créature
de Dieu.
L'empire de l'homme sur les animaux est un em-
pire légitime qu'aucune révolution ne peut détruire;
8 ANIMAUX DOMESTIQUES.
c'est l'empire de l'esprit sur la matière ; c'est non seu-
lement un droit de nature, un pouvoir fondé sur des
lois inaltérables, mais c'est encore un don de Dieu,
par lequel l'homme peut reconnoître à tout instant
l'excellence de son être : car ce n'est pas parce qu'il
est le plus parfait, le plus fort ou le plus adroit des
animaux, qu'il leur commande; s'il n'étoit que le
premier du même ordre, les seconds se réuniroient
pour lui disputer l'empire : mais c'est par supério-
rité de nature que l'homme règne et commande ; il
pense , et dès lors il est maître des êtres qui ne pensent
point.
Il est maître des corps bruts, qui ne peuvent op-
poser à sa voloté qu'une lourde résistance ou qu'une
inflexible dureté, que sa main sait toujours surmon-
ter et vaincre, en les faisant agir les uns contre les
autres; il est maître des végétaux, que par son in-
dustrie il peut augmenter, diminuer, renouveler,
dénaturer, détruire, ou multiplier à l'infini; il est
maître des animaux, parce que non seulement il a
comme eux du mouvement et du sentiment, mais
qu'il a de plus la lumière de la pensée , qu'il connoît
les fins et les moyens, qu'il sait diriger ses actions,
concerter ses opérations, mesurer ses mouvements,
vaincre la force par l'esprit, et la vitesse par l'emploi
du temps.
Cependant parmi les animaux les uns paroissent être
plus ou moins familiers, pins ou moins sauvages, plus
ou moins doux, plus ou moins féroces : que l'on com-
pare la docilité et la soumission du chien avec la fierté
et la férocité du tigre; l'un paroît être l'ami del'homme,
et l'autre son ennemi : son empire sur les animaux
ANIMAUX DOMESTIQUES. f)
n'est donc pas absolu; combien d'espèces savent se
soustraire à sa puissance par la rapidité dfc leur vol ,
par la légèreté de leur course, par l'obscurité de leur
retraite, parla distance que met entre eux et l'homme
l'élément qu'ils habitent! combien d'autres espèces
lui échappent par la seule petitesse! et enfin combien
y en a-t-il qui, bien loin de reconnoître leur souve-
rain, l'attaquent à force ouverte; sans parler de ces
insectes qui semblent l'insulter par leurs piqûres, de
ces serpents dont la morsure porte le poison et la mort,
et de tant d'autres bêtes immondes, incommodes,
inutiles, qui semblent n'exister que pour former la
nuance entre le mal et le bien, et faire sentir à
l'homme combien, depuis sa chute, il est peu res-
pecté !
C'est qu'il faut distinguer l'empire de Dieu du do-
maine de l'homme : Dieu, créateur des êtres, est seul
maître de la nature : l'homme ne peut rien sur le pro-
duit de la création ; il ne peut rien sur les mouvements
des corps célestes, sur les révolutions de ce globe
qu'il habite; il ne peut rien sur les animaux, les vé-
gétaux, les minéraux en général; il ne peut rien sur
les espèces, il ne peut que sur les individus : car les es-
pèces en général et la matière en bloc appartiennent
à la nature, ou plutôt la constituent; tout se passe,
se suit , se succède, se renouvelle, et se meut par une
puissance irrésistible : l'homme, entraîné lui-même
par le torrent des temps, ne peut rien pour sa propre
durée ; lié par son corps à la matière , enveloppé dans
le tourbillon des êtres , il est forcé de subir la loi com-
mune ; il obéit à la même puissance, et , comme tout
le reste, il naît, il croît, et pérît,
ÎO ANIMAUX DOMESTIQUES.
Mais le rayon divin dont l'homme est animé l'en-
noblit et l'élève au dessus de tous les êtres matériels;
cette substance spirituelle, loin d'être sujette à la ma-
tière, a le droit de la faire obéir; et quoiqu'elle ne
puisse pas commander à la nature entière, elle do-
mine sur les êtres particuliers : Dieu, source unique
de toute lumière et de toute intelligence, régit l'u-
nivers et les espèces entières avec une puissance
infinie; l'homme, qui n'a qu'un rayon de cette in-
telligence, n'a même qu'une puissance limitée à de
petites portions de matière, et n'est maître que des
individus.
C'est donc par les talents de l'esprit, et non par
la force et par les autres qualités de la matière, que
l'homme a su subjuguer les animaux : dans les pre-
miers temps ils dévoient être tous également indé-
pendants; l'homme, devenu criminel et féroce, étoit
peu propre à les apprivoiser; il a fallu du temps pour
les approcher, pour les reconnoître , pour les choisir,
pour les dompter; il a fallu qu'il fût civilisé lui-même
pour savoir instruire et commander, et l'empire sur
les animaux, comme tous les autres empires, n'a été
fondé qu'après la société.
C'est d'ell-e que l'homme tient sa puissance; c'est
par elle qu'il a perfectionné sa raison, exercé son es-
prit, et réuni ses forces : auparavant l'homme étoit
peut-être l'animal le plus sauvage et le moins redou-
table de tous; nu, sans armes, et sans abri, la terre
n'étoit pour lui qu'un vaste désert peuplé de monstres,
dont souvent il devenoit la proie, et, même lo»ng- temps
après, l'histoire nous dit que les premiers héros n'ont
été que des destructeurs de bêtes.
Tome i4<
Tecaarae t , scalp .
LIE CHENAL — 2. 1/ANE.
ANIMAUX DOMESTIQUES. 11
Mais lorsque avec le temps l'espèce humaine s'est
étendue, multipliée, répandue, et qu'à la faveur des
arts et de la société l'homme a pu marcher en force
pour conquérir l'univers, il a fait reculer peu à peu
les bêtes féroces, il a purgé la terre de ces animaux
gigantesques dont nous trouvons encore les ossements
énormes, il a détruit ou réduit à un petit nombre
d'individus les espèces voraces et nuisibles, il a op-
posé les animaux aux animaux, et, subjuguant les uns
par adresse, domptant les autres par la force, ou les
écartant par le nombre, et les attaquant tous par des
moyens raisonnes, il est parvenu à se mettre en sûreté,
et à établir un empire qui n'est borné que par les
lieux inaccessibles, les solitudes reculées, les sables
brûlants, les montagnes glacées, les cavernes obscu-
res, qui servent de retraites au petit nombre d'espèces
d'animaux indomptables.
LE CHEVAL.
Equusj, CabaUus. L.
y La plus noble conquête que l'homme ait jamais
faite est celle de ce fier et fougueux animal, qui par-
tage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des
combats : aussi intrépide que son maître, le cheval
voit le péril et l'affronte; il se fait au bruit des armes,
il l'aime, il le cherche , et s'anime de la même ardeur :
iï partage aussi ses plaisirs; à la chasse, aux tournois,
12 ANIMAUX DOMESTIQUES.
à la course , il brille , il étincelle. Mais , docile autan!
que courageux, il ne se laisse point emporter à son
feu ; il sait réprimer ses mouvements : non seulement
il fléchit sous la main de celui qui le guide , mais il
semble consulter ses désirs, et, obéissant toujours aux
impressions qu'il en reçoit , il se précipite , se modère,
ou s'arrête, et n'agit que pour y satisfaire : c'est une
créature qui renonce à son être pour n'exister que
par la volonté d'un autre, qui sait même la prévenir;
qui , par la promptitude et la précision de ses mouve-
ments, l'exprime, et l'exécute; qui sent autant qu'on
le désire, et ne rend qu'autant qu'on veut; qui, se
livrant sans réserve , ne se refuse à rien, sert de tou-
tes ses forces, s'excède, et même meurt pour mieux
obéir.
Voilà le cheval, dont les talents sont développés,
dont l'art a perfectionné les qualités naturelles, qui,
dès le premier âge, a été soigné et ensuite exercé ,
dressé au service de l'homme : c'est par la perte de sa
liberté que commence son éducation, et c'est par la
contrainte qu'elle s'achève. L'esclavage ou la domes-
ticité de ces animaux est même si universelle, si an-
cienne, que nous ne les voyons que rarement dans
leur état naturel : ils sont toujours couverts de harnois
dans leurs travaux; on ne les délivre jamais de tous
leurs liens, même dans les temps de repos; et, si on
les laisse quelquefois errer en liberté dans les pâtu-
rages, ils y portent toujours les marques de la servi-
tude, et souvent les empreintes cruelles du travail et
de la douleur; la bouche est déformée par les plis
que le mors a produits; les flancs sont entamés par
des plaies, ou sillonnés de cicatrices faites par l'épe-
LE CHEVAL. \Ù
ron; la corne des pieds est traversée par des clous.
L'attitude du corps est encore gênée par l'impression
subsistante des entraves habituelles; on les en déli-
vreroit en vain, ils n'en seroientpas plus libres : ceux
mêmes dont l'esclavage est le plus doux, qu'on ne
nourrit, qu'on n'entretient que pour le luxe et la ma-
gnificence , et dont les chaînes dorées servent moins à
leur parure qu'à la vanité de leur maître , sont en-
core plus déshonorés par l'élégance de leur toupet,
par les tresses de leurs crins, par l'or et la soie dont
on les couvre, que par les fers qui sont sous leurs
pieds.
La nature est plus belle que l'art; et, dans un être
animé, la liberté des mouvements fait la belle nature.
Voyez ces chevaux qui se sont multipliés dans les
contrées de l'Amérique espagnole, et qui vivent en
chevaux libres : leur démarche, leur course, leurs
sauts, ne sont ni gênés ni mesurés; fiers de leur indé-
pendance, ils fuient la présence de l'homme ; ils dé-
daignent ses soins, ils cherchent et trouvent eux-
mêmes la nourriture qui leur convient; ils errent,
ils bondissent en liberté dans des prairies immenses,
où ils cueillent les productions nouvelles d'un prin-
temps toujours nouveau; sans habitation fixe, sans
autre abri que celui d'un ciel serein, ils respirent un
air plus pur que celui de ces palais voûtés où nous
les renfermons, en pressant les espaces qu'ils doivent
occuper: aussi ces chevaux sauvages sont-ils beaucoup
plus forts, plus légers, plus nerveux, que la plupart
des chevaux domestiques; ils ont ce que donne la
nature, la force et la noblesse; les autres n'onl que
ce que l'art peut donner, l'adresse et l'agrément
l4 ANIMAUX DOMESTIQUES.
La nature de ces animaux n'est point féroce, ils
sont seulement fiers et sauvages. Quoique supérieurs
par la force à la plupart des autres animaux, jamais
ils ne les attaquent; et s'ils en sont attaqués, ils les
dédaignent, les écartent, ou les écrasent. Ils vont
aussi par troupes, et se réunissent pour le seul plaisir
d'être ensemble; car ils n'ont aucune crainte, mais
ils prennent de l'attachement les uns pour les autres.
Comme l'herbe et les végétaux suffisent à leur nourri-
ture, qu'ils ont abondamment de quoi satisfaire leur
appétit, et qu'ils n'ont aucun goût pour la chair des
animaux, ils ne leur font point la guerre, ils ne se la
font point entre eux, ils ne se disputent pas leur sub-
sistance ; ils n'ont jamais occasion de ravir une proie
ou de s'arracher un bien , sources ordinaires de que-
relles et de combats parmi les autres animaux carnas-
siers : ils vivent donc en paix, parce que leurs appé-
tits sont simples et modérés, et qu'ils ont assez pour
ne se rien envier.
Tout cela peut se remarquer dans les jeunes chevaux
qu'on élève ensemble et qu'on mène en troupeaux;
ils ont les mœurs douces et les qualités sociales; leur
force et leur ardeur ne se marquent ordinairement que
par des signes d'émulation, ils cherchent à se devan-
cer à la course , à se faire et même s'animer au péril
en se défiant à traverser une rivière, sauter un fossé;
et ceux qui dans ces exercices naturels donnent
l'exemple, ceux qui d'eux-mêmes vont les premiers,
sont les plus généreux, les meilleurs, et souvent les
plus dociles et les plus souples lorsqu'ils sont une fois
domptés.
Quelques anciens auteurs parlent des chevaux sau-
LE CHEVAL. l5
vases, et citent même les lieux où ils se trouvoient.
Hérodote dit que, sur les bords de l'Hypanis en Scy-
thie , il y avoit des chevaux sauvages qui étoient blancs ,
et que dans la partie septentrionale de la Thrace au
delà du Danube il y en avoit d'autres qui avoient le
poil long de cinq doigts par tout le corps. Aristote
cite la Syrie, Pline les pays du Nord, Strabon les Al-
pes et l'Espagne, comme des lieux où l'on trouvoit
des chevaux sauvages. Parmi les modernes, Cardan
dit la même chose de l'Ecosse et des Orcades, Olaùs
de la Moscovie, Dapper de l'île de Chypre, où il y
avoit, dit-il , des chevaux sauvages qui étoient beaux,
et qui avoient de la force et de la vitesse: Struys de
l'île de May au cap Vert, où il y avoit des chevaux
sauvages fort petits. Léon l'Africain rapporte aussi
qu'il y avoit des chevaux sauvages dans les déserts
de l'Afrique et de l'Arabie, et il assure qu'il a vu lui-
même, dans les solitudes de Numidie, un poulain
dont le poil étoit blanc et la crinière crépue. Mar-
mol confirme ce fait , en disant qu'il y en a quelques
uns dans les déserts de l'Arabie et de la Lybie , qu'ils
sont petits et de couleur cendrée ; qu'il y en a aussi
de blancs, qu'ils ont la crinière et les crins fort courts
et hérissés, et que les chiens ni les chevaux domesti-
ques ne peuvent les atteindre à la course. On trouve
aussi dans les Lettres édifiantes qu'à la Chine il y a des
chevaux sauvages fort petits.
Comme toutes les parties de l'Europe sont aujour-
d'hui peupléeset presque également habitées, on n'y
trouve plus de chevaux sauvages, et ceux que l'on voit
en Amérique sont des chevaux domestiques et euro-
péens d'origine que les Espagnols y ont transportés,
l6 ANIMAUX DOMESTIQUES.
et qui se sont multipliés dans les vastes déserts de ces
contrées inhabitées ou dépeuplées; car cette espèce
d'animaux manquoit au Nouveau-Monde. L'étonne-
ment et la frayeur que marquèrent les habitants du
Mexique et du Pérou à l'aspect des chevaux et des
cavaliers firent assez voir aux Espagnols que ces ani-
maux étoient absolument inconnus dans ces climats :
ils en transportèrent donc en grand nombre, tant
pour leur service et leur utilité particulière que pour
en propager l'espèce; ils en lâchèrent dans plusieurs
îles, et même dans le continent, où ils se sont mul-
tipliés comme les autres animaux sauvages. M. de La
Salle en a vu en 1 685 dans l'Amérique septentrionale,
près de la baie Saint-Louis; ces chevaux paissoierft
dans les prairies, et ils étoient si farouches, qu'on ne
pouvoit les approcher. L'auteur de l'Histoire des aven-
turiers flibustiers dit « qu'on voit quelquefois dans l'île
» Saint-Domingue des troupes de plus cinq cents
» chevaux qui courent tous ensemble, et que_, lors-
» qu'ils aperçoivent un homme, ils s'arrêtent tous; que
» l'un d'eux s'approche aune certaine distance, souffle
» des naseaux, prend la fuite, et que tous les autres
» le suivent. » Il ajoute qu'il ne sait si ces chevaux ont
dégénéré en devenant sauvages, mais qu'il ne les a pas
trouvés aussi beaux que ceux d'Espagne, quoiqu'ils
soient de cette race. « Ils ont, dit-il, la tête fort
» grosse, aussi bien que les jambes, qui de plus sont
» raboteuses; ils ont aussi les oreilles et le cou longs :
» les habitants du pays les apprivoisent aisément, et
» les font ensuite travailler; les chasseurs leur font
» porter leurs cuirs. On se sert pour les prendre de
» lacs de corde, qu'on tend dans les endroits où ils
LE CHEVAL* 1~
n fréquentent; ils s'y engagent aisément; et s'ils se pren-
» nent par le cou, ils s'étranglent eux-mêmes, à moins
» qu'on n'arrive assez tôt pour les secourir; on les ar-
» rête par le corps et les jambes, et on les attache à
» des arbres, où on les laisse pendant deux jours sans
» boire ni manger : cette épreuve suffit pour com-
» mencer à les rendre dociles, et avec le temps i!s le
» deviennent autant que s'ils n'eussent jamais été fa-
» rouches; et même si, par quelque hasard, ils se
» retrouvent en liberté, ils ne deviennent pas sau-
» vages une seconde fois, ils reconrtoissent leurs màî-
» très, et se laissent approcher et reprendre aisément. »
Cela prouve que ces animaux sont naturellement
doux et très disposés à se familiariser avec l'homme
et à s'attacher à lui : aussi n'arrive-t-il jamais qu'au-
cun d'eux quitte nos maisons pour se retirer dans les
forêts ou dans les déserts; ils marquent au contraire
beaucoup d'empressement pour revenir au gîte, où
cependant ils ne trouvent qu'une nourriture gros-
sière et toujours la même, et ordinairement mesu-
rée sur l'économie beaucoup plus que sur leur ap-
pétit; mais la douceur de l'habitude leur tient lieu de
ce qu'ils perdent d'ailleurs : après avoir été excédés
de fatigue, le lieu du repos est un lieu de délices; ils
le sentent de loin; ils savent le reconnoître au milieu
des plus grandes villes, et semblent préférer en tout
l'esclavage à la liberté; ils se font même une seconde
nature des habitudes auxquelles on les a forcés ou
soumis, puisqu'on a vu des chevaux, abandonnés dans
les bois, hennir continuellement pour se faire enten-
dre, accourir à la voix des hommes, en même temps
maigrir et dépérir en peu de temps, quoiqu'ils eussent
l8 ANIMAUX DOMESTIQUES.
abondamment de quoi varier leur nourriture et satis-
faire leur appétit.
Leurs mœurs viennent donc presque en entier de
leur éducation, et cette éducation suppose des soins
et des peines que l'homme ne prend pour aucun au-
tre animal, mais dont il est dédommagé par les ser-
vices continuels que lui rend celui-ci. Dès le temps
du premier âge on a soin de séparer les poulains de
leur mère : on les laisse téter pendant cinq, six, ou
tout au plus sept mois; car l'expérience a fait voir que
ceux qu'on laisse téter dix ou onze mois ne valent
pas ceux qu'on sèvre plus tôt, quoiqu'ils prennent or-
dinairement plus de chair et de corps : après ces six
ou sept mois de lait, on les sèvre pour leur faire pren-
dre une nourriture plus solide que le lait; on leur
donne du son deux fois par jour et un peu de foin ,
dont on augmente la quantité à mesure qu'ils avan-
cent en âge, et on les garde dans l'écurie tant qu'ils
marquent de l'inquiétude pour retourner à leur mère :
mais lorsque cette inquiétude est passée, on les laisse
sortir par le beau temps, et on les conduit aux pâtu-
rages; seulement il faut prendre garde de les laisser
paître à jeun; il faut leur donner le son et les faire
boire une heure avant de les mettre à l'herbe, et ne
jamais les exposer au grand froid ou à la pluie. Ils
passent de cette façon le premier hiver : au mois de
mai suivant, non seulement on leur permettra de pâ-
turer tous les jours, mais on les laissera coucher à l'air
dans les pâturages pendant tout l'été et jusqu'à la fin
d'octobre, en observant seulement de ne leur pas
laisser paître les regains; s'ils s'accoutumoient à cette
herbe trop fine, ils se dégoûteroient du foin, qui
LE CHEVAL. 1Q
doit cependant faire leur principale nourriture pen-
dant îe second hiver avec du son mêlé d'orge ou d'a-
voine moulus : on les conduit de cette façon en les
laissant pâturer le jour pendant l'hiver, et la nuit pen-
dant l'été, jusqu'à l'âge de quatre ans, qu'on les re-
tire du pâturage pour les nourrir à l'herbe sèche. Ce
changement de nourriture demande quelques pré-
cautions : on ne leur donnera, pendant les premiers
huit jours, que de la paille, jet on fera bien de leur
faire prendre quelques breuvages contre les vers,
que les mauvaises digestions d'une herbe trop crue
peuvent avoir produits. M. de Garsauît, qui recom-
mande cette pratique, est sans doute fondé sur l'ex-
périence; cependant on verra qu'à tout âge et dans
tous les temps l'estomac de tous les chevaux est farci
d'une si prodigieuse quantité de vers, qu'ils semblent
faire partie de leur constitution : nous les avons trou-
vés dans les chevaux sains comme dans les chevaux
malades , dans ceux qui paissoient l'herbe comme dans
ceux qui ne mangeoient que de l'avoine et du foin;
et les ânes, qui de tous les animaux sont ceux qui
approchent le plus de la nature du cheval, ont aussi
cette prodigieuse quantité de vers dans l'estomac, et
n'en sont pas plus incommodés : ainsi on ne doit pas
regarderies vers, du moins ceux dont nous parlons,
comme une maladie accidentelle , causée par les mau-
vaises digestions d'une herbe crue ; mais plutôt comme
un effet dépendant de la nourriture et de la digestion
ordinaire de ces animaux.
Il faut avoir attention, lorsqu'on sevré les jeunes
poulains, de les mettre dans une écurie propre, qui
ne soit pas trop chaude, crainte de les rendre trop
20 A NI il AUX DOMESTIQUES.
délicats et trop sensibles aux impressions de l'air ; on
leur donnera souvent de la litière fraîche : on les tien-
dra propres, en les bouchonnant de temps en temps :
mais il ne faudra ni les attacher, ni les panser à la
main, qu'à l'âge de deux ans et demi ou trois ans; ce
frottement trop rude leur causeroit de la douleur;
leur peau est encore trop délicate pour le souffrir, et
ils dépériroient au lieu de profiter. Il faut aussi avoir
soin que le râtelier et« la mangeoire ne soient pas
trop élevés : la nécessité de lever la tête trop haut
pour prendre leur nourriture pourroit leur donner
l'habitude de la porter de cette façon ; ce qui leur gâ-
teroit l'encolure. Lorsqu'ils auront un an ou dix-huit
mois, on leur tondra la queue , les crins repousseront
et deviendront plus forts et plus touffus. Dès l'âge de
deux ans il faut séparer les poulains, mettre les mâles
avec les chevaux, et les femelles avec les juments :
sans cette précaution , les jeunes poulains se fatigue-
roient autour des poulines, et s enerveroient sans au-
cun fruit.
A l'âge de trois ans ou de trois ans et demi, on doit
commencer à les dresser et à les rendre dociles ; on
leur mettra d'abord une selle légère et aisée, et on
les laissera sellés pendant deux ou trois heures cha-
que jour ; on les accoutumera de même à recevoir un
bridon dans la bouche, et à se laisser lever les pieds,
sur lesquels on frappera quelques coups comme pour
îes ferrer ; et , si ce sont des chevaux destinés au car-
rosse ou au trait, on leur mettra un harnois sur le
corps et un bridon : dans les commencements il ne
faut point de bride, ni pour les uns, ni pour les au-
tres : on les fera trotter ensuite à la longe avec un ca-
LE CHEVAL. <> 1
veçon sur le nez, sur un terrain uni, sans être mon-
tés , et seulement avec la selle ou le liarnois sur le
corps; et lorsque le cheval de selle tournera facile-
ment et viendra volontiers auprès de celui qui tient la
longe, on le montera et descendra dans la même
place et sans le faire marcher, jusqua ce qu'il ait qua-
tre ans, parce que, avant cet âge, il n'est pas encore
assez fort pour n'être pas, en marchant, surchargé
du poids du cavalier : mais à quatre ans on le montera
pour le faire marcher au pas ou au trot, et toujours
à petites reprises. Quand le cheval de carrosse sera
accoutumé au harnois, on l'attellera avec un autre
cheval fait, en lui mettant une bride , et on le con-
duira avec une longe passée dans la bride , jusqu'à ce
qu'il commence à être sage au trait; alors le cocher
essaiera de le faire reculer, ayant pour aide un homme
devant, qui le poussera en arrière avec douceur, et
même lui donnera de petits coups pour l'obliger à
reculer. Tout cela doit se faire avant que les jeunes
chevaux aient changé de nourriture : car quand une
fois ils sont ce qu'on appelle engrainés , c'est-à-dire
lorsqu'ils sont au grain et à la paille, comme ils sont
plus vigoureux, on. a remarqué qu'ils étoient aussi
moins dociles, et plus difficiles à dresser.
Le mors et l'éperon sont deux moyens qu'on a ima-
ginés pour les obliger à recevoir le commandement;
le mors pour la précision, et l'éperon pour la promp-
titude des mouvements. La bouche ne paroissoit pas
destinée par la nature à recevoir d'autres impressions
que celles du goût et de l'appétit; cependant elle est
d'une si grande sensibilité dans le cheval , que c'est à
la bouche, par préférence à l'œil et à l'oreille, qu'on
BUFFON. XIV.
2 2 A NI AI A i; X I) 0 Al U S f I Q U E S.
.'adresse pour transmettre au cheval les signes de la
volonté; le moindre mouvement ou la plus petite
pression du mors suffit pour averti» et déterminer l'a-
nimal, et cet organe de sentiment n'a d'autre défaut
que celui de sa perfection même ; sa trop grande
sensibilité veut être ménagée ; car si on en abuse , on
gâte la bouche du cheval en la rendant insensible à
l'impression du mors. Les sens de la vue et de l'ouïe
ne seroient pas sujets à une telle altération, et ne
pourroient être émoussés de cette façon; mars appa-
remment on a trouvé des inconvénients à commander
aux chevaux par ces organes, et il est vrai que les
signes transmis par le toucher font beaucoup plus
d'effet sur les animaux en général que ceux qui leur
sont transmis par l'œil ou l'oreille. D'ailleurs, la si-
tuation des chevaux, par rapport à celui qui les monte
ou qui les conduit, rend les yeux presque inutiles à
cet effet, puisqu'ils ne voient que devant eux, et
que ce n'est qu'en tournant la tête qu'ils pourroient
apercevoir les signes qu'on leur feroit ; et quoique
l'oreille soit un sens par lequel on les anime et on
les conduit souvent , il paroît qu'on a restreint et
laissé aux chevaux grossiers l'usage de cet organe ,
puisqu'au manège, qui est le lieu de la plus parfaite
éducation, l'on ne parle presque point aux chevaux,
et qu'il ne faut pas même qu'il paroisse qu'on les
conduise. En effet, lorsqu'ils sont bien dressés, la
moindre pression des cuisses, le plus léger mouve-
ment du mors suffit pour les diriger; l'éperon est
même inutile, ou du moins on ne s'en sert que pour
les forcer à faire des mouvements violents; et lors-
que, par l'ineptie du cavalier, il arrive qu'en donnant
LE CHEVAL. 'A.)
de i éperon il retient la bride, le cheval , se trouvant
excité d'un côté et retenu de l'autre , ne peut que se
cabrer en faisant un bond sans sortir de sa place.
On donne à la tête du cheval, par le moyen de la
bride , un air avantageux et relevé : on la place comme
elle doit être, et le plus petit signe ou le plus petit
mouvement du cavalier suffit pour faire prendre au
cheval ses différentes allures. La plus naturelle est
peut-être le trot : mais le pas, et même le galop sont
plus doux pour le cavalier, et ce sont aussi les deux
allures qu'on s'applique le plus à perfectionner. Lors-
que le cheval lève la jambe de devant pour marcher,
il faut que ce mouvement soit fait avec hardiesse et
facilité, et que le genou soit assez plié : la jambe le-
vée doit paroître soutenue un instant; et lorsqu'elle
retombe, le pied doit être ferme et appuyer égale-
ment sur la terre sans que la tête du cheval reçoive
aucune impression de ce mouvement : car lorsque la
jambe retombe subitement, et que la tête baisse en
même temps, c'est ordinairement pour soulager
promptement l'autre jambe, qui n'est pas assez forte
pour supporter seule tout le poids du corps. Ce dé-
faut est très grand, aussi bien que celui de porter le
pied en dehors ou en dedans; car il retombe dans
cette même direction. L'on doit observer aussi que
lorsqu'il appuie sur le talon, c'est une marque de
foiblesse , et que quand il pose sur la pince , c'est une
altitude fatigante et forcée c[ue le cheval ne peut sou-
tenir long-temps.
Le pas, qui est la plus lente de toutes les allures,
doit cependant être prompt; il faut qu'il ne soit ni
trop allongé, ni trop raccourci, et que la démarche
^4 ANIMAUX DOMESTIQUES.
du cheval soit légère : cette légèreté dépend beau-
coup de la liberté des épaules, et se reconnoît à la
manière dont il porte la tête en marchant; s'il la tient
haute et ferme, il est ordinairement vigoureux et lé-
ger : lorsque le mouvement des épaules n'est pas as-
sez libre, la jambe ne se lève point assez et le cheval
est sujet à faire des faux pas, et à heurter du pied
contre les inégalités du terrain; et lorsque les épaules
sont encore plus serrées, et que le mouvement des
jambes en paroît indépendant, le cheval se fatigue,
fait des chutes, et n'est capable d'aucun service. Le
cheval doit être sur la hanche, c'est-à-dire hausser
les épaules et baisser la hanche en marchant : il doit
aussi soutenir sa jambe et la lever assez haut; mais s'il
la soutient trop long-temps, s'il la laisse retomber
trop lentement, il perd tout l'avantage de la légèreté,
il devient dur, et n'est bon que pour l'appareil et
pour piaffer.
Il ne suffit pas que les mouvements du cheval soient
légers, il faut encore qu'ils soient égaux et uniformes
dans le train du devant et dans celui du derrière; car
si la croupe balance tandis que les épaules se soutien-
nent, le mouvement se fait sentir au cavalier par se-
cousses, et lui devient incommode : la même chose
arrive lorsque le cheval allonge trop de la jambe de
derrière, et qu'il la pose au delà de l'endroit où le
pied de devant a porté. Les chevaux dont le corps est
court sont sujets à ces défauts, ceux dont les jambes
se croisent ou s'atteignent n'ont pas la démarche sûre,
et en général ceux dont le corps est long sont les plus
commodes pour le cavalier, parce qu'il se trouve plus
éloigné des deux centres de mouvement, les épaules
LE CHEVAL. 25
et les hanches, et qu'il en ressent moins les impres-
sions et les secousses.
Les quadrupèdes marchent ordinairement en por-
tant à la fois en avant une jambe de devant et une
jambe de derrière : lorsque la jambe droite de devant
part, la jambe gauche de derrière suit et avance en
même temps; et ce pas étant fait, la jambe gauche de
devant part à son tour conjointement avec la jambe
droite de derrière, et ainsi de suite : comme leur
corps porte sur quatre points d'appui qui forment un
carré long, la manière la plus commode de se mou-
voir est d'en changer deux à la fois en diagonale, de
façon que le centre de gravité du corps de l'animal
ne fasse qu'un petit mouvement, et reste toujours à
peu près dans la direction des deux points d'appui
qui ne sont pas en mouvement dans les trois allures
naturelles du cheval, le pas, le trot, et le galop.
Cette règle de mouvement s'observe toujours, mais
avec des différences. Dans le pas, il y a quatre temps
dans le mouvement : si la jambe droite de devant part
la première, la jambe gauche de derrière suit un in-
stant après; ensuite la gauche de devant part à son
tour,, pour être suivie un instant après de la jambe
droite de derrière : ainsi le pied droit de devant pose
à terre le premier, le pied gauche de derrière pose à
terre le second, le pied gauche de devant pose à terre
le troisième , et le pied droit de derrière pose à terre
le dernier; ce qui fait un mouvement à quatre temps
et à trois intervalles, dont le premier et le dernier
sont plus courts que celui du milieu. Dans le trot , il
n'y a que deux temps dans le mouvement : si la jambe
droite de devant part,- la jambe gauche de derrière
âG ANIMAUX DOMESTIQUES.
part aussi en même temps, et sans qu'il y ait aucun
intervalle entre le mouvement de Tune et le mouve-
ment de l'autre; ensuite la jambe gauche de devant
part avec la droite de derrière aussi en même temps ,
de sorte qu'il n'y a dans ce mouvement du trot que
deux temps et un intervalle : le pied droit de devant
et le pied gauche de derrière posent à terre en même
temps, et ensuite le pied gauche de devant et le droit
de derrière posent aussi à terre en même temps. Dans
le galop , il y a ordinairement trois temps ; mais
comme dans ce mouvement , qui est une espèce de
saut, les parties antérieures du cheval ne se meuvent
pas d'abord d'elles-mêmes, et qu'elles sont chassées
par la force des hanches et des parties postérieures,
si des deux jambes de devant la droite doit avancer
plus que la gauche, il faut auparavant que le pied
gauche de derrière pose à terre pour servir de point
d'appui à ce mouvement d'élancement : ainsi c'est le
pied gauche de derrière qui fait, le premier temps du
mouvement et qui pose à terre le premier, ensuite la
jambe droite de derrière se lève conjointement avec
la gauche de devant, et elles retombent à terre en
même temps, et enfin la jambe droite de devant, qui
s'est levée un instant après la gauche de devant et la
droite de derrière, se pose à terre la dernière, ce qui
fait le troisième temps. Ainsi , dans ce mouvement du
galop, il y a trois temps et deux intervalles; et, dans
le premier de ces intervalles, lorsque le mouvement
se fait avec vitesse , il y a un instant où les quatre jam-
bes sont en l'air en même temps, et où l'on voit les
quatre fers du cheval à la fois. Lorsque le cheval a les
hanches et les jarrets souples, et qu'il les remue
tlL CHEVAL.
avec vitesse et agilité, ce mouvement du galop est
plus parfait , et la cadence s'en fait à quatre temps :
il pose d'abord le pied gauche de derrière, qui mar-
que le premier temps ; ensuite le pied droit de der-
rière retombe ie premier, et marque le second
temps ; le pied gauche de devant, tombant un instant
après, marque le troisième temps; et enfin le pied
droit de devant, qui retombe le dernier, marque le
quatrième temps.
Les chevaux galopent ordinairement sur le pied
droit, de la même manière qu'ils partent de la jambe
droite de devant pour marcher ou pour trotter : ils en-
tament aussi le chemin en galopant par la jambe droite
de devant, qui est plus avancée que la gauche; et de
même la jambe droite de derrière, qui suit immédia-
tement la droite de devant, est aussi plus avancée que
la gauche de derrière; et cela constamment tant que
le galop dure : de là il résulte que la jambe gauche,
qui porte tout le poids, et qui pousse les autres en
avant, est la plus fatiguée, en sorte qu'il seroit bon
d'exercer les chevaux à galoper alternativement sur le
pied gauche aussi bien que sur le droit; ils sufFiroient
plus long-temps à ce mouvement violent, et c'est
aussi ce que l'on fait, au manège , mais peut-être par
une autre raison, qui est que comme on les fait sou-
vent changer de main, c'est-à-dire décrire un cercle
dont le centre est tantôt à droite, tantôt à gauche,
on les oblige aussi à galoper tantôt sur le pied droit,
tantôt sur le gauche.
Dans le pas, les jambes du cheval ne se lèvent qu'à
une petite hauteur, et les pied«s rasent la terre d'assez
près; au trot, elles s'élèvent davantage, et les pieds
28 ANIMAUX DOMESTIQUES.
sont entièrement détachés de terre; dans le galop,
les jambes s'élèvent encore plus haut, et les pieds
semblent bondir sur la terre. Le pas , pour être bon,
doit être prompt, léger, doux, et sûr. Le trot doit
être ferme , prompt et également soutenu ; il faut que
le derrière chasse bien le devant : le cheval, dans
cette allure, doit porter la tête haute, et avoir les
reins droits; car si les hanches haussent et baissent
alternativement à chaque temps du trot, si la croupe
balance et si le cheval se berce , il trotte mal par foi-
biesse : s'il jette en dehors les jambes de devant, c'est
un autre défaut; les jambes de devant doivent être
sur la même ligne que celles de derrière, et toujours
les effacer. Lorsqu'une des jambes de derrière se
lance , si la jambe de devant du même côté reste en
place un peu trop long-temps, le mouvement devient
plus dur par cette résistance; et c'est pour cela que
l'intervalle entre les deux temps du trot doit être
court: mais, quelque court qu'il puisse être, cette
résistance suffit pour rendre cette allure plus dure
que le pas et le galop, parce que dans le pas le mou-
vement est plus liant, plus doux, et la résistance
moins forte, et que, dans le galop, il n'y a presque
point de résistance horizontale, qui est la seule in-
commode pour le cavalier, la réaction du mouvement
des jambes de devant se faisant presque toute de bas
en haut dans la direction perpendiculaire.
Le ressort des jarrets contribue autant au mouve-
ment du galop que celui des reins : tandis que les
reins font effort pour élever et pousser en avant les
parties antérieures, le pli du jarret fait ressort, rompt
le coup et adoucit la secousse : aussi plus le ressort
LE CHEVAL. 20,
du jarret est liant et souple, plus le mouvement du
galop est doux ; il est aussi d'autant plus prompt et
plus rapide que les jarrets sont plus forts , et d'autant
plus soutenu que le cheval porte plus sur les hanches,
et que les épaules sont plus soutenues par la force
des reins. Au reste, les chevaux qui, dans le galop,
lèvent bien haut les jambes de devant ne sont pas
ceux qui galopent le mieux : ils avancent moins que
les autres, et se fatiguent davantage, et cela vient or-
dinairement de ce qu'ils n'ont pas les épaules assez
libres.
Le pas, le trot, et le galop, sont donc les allures
naturelles les plus ordinaires; mais il y a quelques
chevaux qui ont naturellement une autre allure,
qu'on appelle Y amble * qui est très différente des trois
autres, et qui, du premier coup d'œil , paroît con-
traire aux lois de la mécanique, et très fatigante pour
l'animal, quoique, dans cette allure, la vitesse du
mouvement ne soit pas si grande que dans le galop
ou dans le grand trot : dans cette allure, le pied du
cheval rase la terre encore de plus près que dans le
pas, et chaque démarche est plus allongée. Mais ce
qu'il y a de singulier, c'est que les deux jambes du
même côté , par exemple , celle de devant et celle de
derrière du côté droit, partent en même temps pour
faire un pas, et qu'ensuite les deux jambes du côté
gauche partent aussi en même temps pour en faire un
autre, et ainsi de suite , en sorte que les deux côtés
du corps manquent alternativement d'appui, et qu'il
n'y a point d'équilibre de l'un à l'autre : ce qui ne
peut manquer de fatiguer beaucoup le cheval , qui est
obligé de se soutenir dans un balancement forcé , par
JO ANIMAUX DOMESTIQUES.
la rapidité d'un mouvement qui n'est presque pas
détaché de terre ; car s'il levoit les pieds dans cette
allure autant qu'il les lève dans le trot, ou même
dans le bon pas, le balancement seroit si grand, qu'il
ne pourroit manquer de tomber sur le côté, et ce
n'est que parce qu'il rase la terre de très près, et par
des alternatives promptes de mouvement, qu'il se
soutient dans cette allure, où la jambe de derrière
doit non seulement partir en même temps que la
jambe de devant du même côté, mais encore avancer
sur elle, et poser un pied ou un pied et demi au delà
de l'endroit où celle-ci a posé : plus cet espace dont
la jambe de derrière avance de plus que la jambe de
devant est grand, mieux le cheval marche l'amble, et
plus le mouvement total est rapide. ïl n'y a donc dans
l'amble comme dans le trot que deux temps dans le
mouvement; et toute la différence est que dans le
trot, les deux jambes qui vont ensemble sont oppo-
sées en diagonale, au lieu que, dans l'amble , ce sont
les deux jambes du même côté qui vont ensemble.
Cette allure, qui est très fatigante pour le cheval, et
qu'on ne doit lui laisser prendre que dans les terrains
unis , est fort douce pour le cavalier ; elle n'a pas la
dureté du trot, qui vient de la résistance que fait la
jambe de devant lorsque celle de derrière se lève,
parce que dans l'amble cette jambe de devant se lève
en même temps que celle de derrière du même côté,
au lieu que, dans le trot, cette jambe de devant du
même côté demeure en repos et résiste à l'impulsion
pendant tout le temps que se meut celle de derrière.
Les connoisseurs assurent que les chevaux qui natu-
rellement vont l'amble ne trottent jamais, et qu'ils
LE CHEVAL. 5l
sont beaucoup plus foibles que les autres. Eu eQet,
les poulains prennent assez souvent cette allure, sur-
tout lorsqu'on les force à aller vite, et qu'ils ne sont
pas encore assez forts pour trotter ou pour galoper;
et l'on observe aussi que la plupart des bons chevaux
qui ont été trop fatigués et qui commencent à s'user,
prennent eux-mêmes cette allure lorsqu'on les force
à un mouvement plus rapide que celui du pas.
L'amble peut donc être regardé comme une allure
défectueuse, puisqu'elle n'est pas ordinaire, et
qu'elle n'est naturelle qu'à un petit nombre de che-
vaux; que ces chevaux sont presque toujours plus
foibles que les autres, et que ceux qui paroissent les
plus forts sont ruinés en moins de temps que ceux
qui trottent et galopent. Mais il y a encore deux au-
tres allures, l'entrepas et l'aubin, que les chevaux
foibles ou excédés prennent d'eux-mêmes, qui sont
beaucoup plus défectueuses que l'amble : on a appelé
ces mauvaises allures des trains rompus 3 désunis ou
composés : l'entrepas tient du pas et de l'amble, et
l'aubin tient du trot et du galop; l'un et l'autre vien-
nent des excès d'une longue fatigue ou d'une grande
foiblesse de reins. Les chevaux de messagerie qu'on
surcharge commencent à aller l'entrepas, au lieu du
trot, à mesure qu'ils se ruinent, et les chevaux de
poste ruinés, qu'on presse de galoper, vont l'aubin
au lieu du galop.
Le cheval est de tous les animaux celui qui, avec
une grande taille, a le plus de proportion et d'élé-
gance dans les parties de son corps, car en lui com-
parant les animaux qui sont immédiatement au des-
sus et au dessous, ou verra que lanc est mal fait?
Ùa ANIMAUX DOMESTIQUES.
que le lion a la tête trop grosse, que Je bœuf a les
jambes trop minces et trop courtes pour la grosseur
de son corps, que le chameau est difforme, et que
les plus gros animaux, le rhinocéros et 1 éléphant, ne
sont, pour ainsi dire, que des masses informes. Le
grand allongement des mâchoires est la principale
cause de la différence entre la tête des quadrupèdes
et celle de l'homme ; c'est aussi le caractère le plus
ignoble de tous : cependant, quoique les mâchoires
du cheval soient fort allongées, il n'a pas, comme
l'âne, un air d'imbécillité, ou de stupidité comme le
bœuf :1a régularité des proportions de sa tête lui
donne au contraire un air de légèreté qui est bien
soutenu par la beauté de son encolure. Le cheval
semble vouloir se mettre au dessus de son état de
quadrupède en élevant sa tête; dans cette noble atti-
tude il regarde l'homme face à face; ses yeux sont
vifs et bien ouverts : ses oreilles sont bien faites et
d'une juste grandeur, sans être courtes comme celles
du taureau, ou trop longues comme celles de l'âne;
sa crinière accompagne bien sa tête, orne son cou,
et lui donne un air de force et de fierté ; sa queue
traînante et touffue couvre et termine avantageuse-
ment l'extrémité de son corps : bien différente de la
courte queue du cerf, de l'éléphant, etc. , et de la
queue nue de l'âne, du chameau, du rhinocéros, etc.,
la queue du cheval est fermée par des crins épais et
longs, qui semblent sortir de la croupe, parce que
le tronçon dont ils sortent est fort court. Il ne peut
relever sa queue comme le lion, mais elle lui sied
mieux, quoique abaissée; et comme il peut la mou-
voir de côté, il s'en sert utilement pour chasser les
LE CHEVAL, 33
mouches qui l'incommodent : car quoique sa peau
soit très ferme, et qu'elle soit garnie partout d'un poil
épais et serré, elle est cependant très sensible.
L'attitude de la tête et du cou contribue plus que
celle de toutes les autres parties du corps à donner au
cheval un noble maintien. La partie supérieure de
l'encolure , dont sort la crinière , doit s'élever d'abord
en ligne droite en sortant du garrot, et former en-
suite, en approchant de la tête, une courbe à peu
près semblable à celle du cou d'un cygne. La partie
inférieure de l'encolure ne doit former aucune cour-
bure; il faut que sa direction soit en ligne droite de-
puis le poitrail jusqu'à la ganache , et un peu penchée
en avant : si elle étoit perpendiculaire, l'encolure se-
roit fausse. Il faut aussi que la partie supérieure du
cou soit mince, et qu'il y ait peu de chair auprès de
la crinière , qui doit êlre médiocrement garnie de
crins longs et déliés. Une belle encolure doit être
longue et relevée, et cependant proportionnée à la
taille du cheval : lorsqu'elle est trop menue, les che-
vaux donnent ordinairement des coups de tête; et
quand elle est trop courte et trop charnue, ils sont
pesants à la main ; et pour que la tête soit le plus avan-
tageusement placée , il faut que le front soit perpen-
diculaire à l'horizon.
La tête doit être sèche et menue sans être trop lon-
gue ; les oreilles peu distantes, petites, droites, im-
mobiles, étroites, déliées, et bien plantées sur le
haut de la tête ; le front étroit et un peu convexe, les
salières remplies, les paupières minces; les yeux
clairs, vifs, pleins de feu, assez gros, et avancés à
fleur de tête ; la prunelle grande, la ganache déchar~
O/j. ANIMAUX I) 0 :>I E S T I Q U E S .
née et peu épaisse, le nez un peu arqué, les naseaux
bien ouverts et bien fendus, la cloison du nez mince,
les lèvres déliées, la bouche médiocrement fendue,
le garrot élevé et tranchant; les épaules sèches, pla-
tes, et peu serrées ; le dos égal, uni, insensiblement
arqué sur la longueur, et relevé des deux côtés de
l'épine, qui doit paroître enfoncée; les flancs pleins
et courts , la croupe ronde et bien fournie , la han-
che bien garnie, le tronçon delà queue épais et ferme,
les bras et les cuisses gros et charnus, le genou rond
en devant, le jarret ample et évidé , les canons min-
ces sur le devant et larges sur les côtés, le nerf bien
détaché, le boulet menu, le fanon peu garni, le pa-
turon gros et d'une médiocre longueur, la couronne
peu élevée; la corne noire, unie, et luisante; le sa-
bot haut, les quartiers ronds, les talons larges et
médiocrement élevés, la fourchette menue et maigre,
et la sole épaisse et concave.
Mais il y a peu de chevaux dans lesquels on trouve
toutes ces perfections rassemblées. Les yeux sont su-
jets à plusieurs défauts, qu'il est quelquefois difficile
de reconnoître; dans un œil sain on doit voir à tra-
vers la cornée deux ou trois taches couleur de suie au
dessus de la prunelle : car pour voir ces taches, il faut
que la cornée soit claire, nette et transparente ; si
elle paroît double ou de mauvaise couleur, l'œil n'est
pas bon. La prunelle petite, longue et étroite, ou
environnée d'un cercle blanc, désigne aussi un mau-
vais œil; et lorsqu'elle a une couleur de bleu verdâ-
tre, l'œil est certainement mauvais et la vue trouble.
Je renvoie à l'article des descriptions l'énumération
détaillée des défauts du cheval; et je me contente-
LE CHEVAL. 35
rai d'ajouter encore quelques remarques par les-
quelles, comme par les précédentes, on pourra juger
de la plupart des perfections ou des imperfections
d'un cheval. On juge assez bien du naturel et de l'é-
tat actuel de l'animal par le mouvement des oreilles :
il doit, lorsqu'il marche, avoir la pointe des oreilles
en avant. Un cheval fatigué a les oreilles basses; ceux
qui sont colères et malins portent alternativement
l'une des oreilles en avant et l'autre en arrière : tous
portent les oreilles du côté où ils entendent quelque
bruit ; et lorsqu'on les frappe sur le dos ou sur la
croupe , ils tournent les oreilles en arrière. Les che-
vaux qui ont les yeux enfoncés, ou un œil plus petit
que l'autre, ont ordinairement la vue mauvaise ; ceux
dont la bouche est sèche ne sont pas d'un aussi bon
tempérament que ceux dont la bouche est fraîche et
devient écumeuse sous la bride. Le cheval de selle
doit avoir les épaules plates, mobiles, et peu chargées;
le cheval de trait, au contraire 9 doit les avoir gros-
ses, rondes, et charnues : si cependant les épaules
d'un cheval de selle sont trop sèches, et que les os
paroissent trop avancer sous la peau, c'est un défaut
qui désigne que les épaules ne sont pas libres , et que
par conséquent le cheval ne pourra supporter la fati-
gue. Un autre défaut pour le cheval de selle est d'a-
voir le poitrail trop avancé et les jambes de devant
retirées en arrière, parce qu'alors il est sujet à s'ap-
puyer sur la main en galopant, et même à broncher
et à tomber. La longueur des jambes doit être pro-
portionnée à la taille du cheval : lorsque celles de de-
vant sont trop longues, il n'est pas assuré sur ses pieds;
si elles sont trop courtes, il est, pesant à la main. On a
56 ANIMAUX DOMESTIQUES.
remarqué que les juments sont plus sujettes que les
chevaux à être basses du devant , et que les chevaux
entiers ont le cou plus gros que les juments et les
hongres.
Une des choses les plus importantes à connoître,
c'est l'âge du cheval. Les vieux chevaux ont ordinai-
rement les salières creuses : mais cet indice est équi-
voque , puisque de jeunes chevaux, engendrés de
vieux étalons, ont aussi les salières creuses. C'est par
les dents qu'on peut avoir une connoissance plus cer-
taine de lage; le cheval en a quarante, vingt-quatre
mâchelières, quatre canines et douze incisives; les
juments n'ont pas de dents canines, ou les ont fort
courtes ; les mâchelières ne servent point à la con-
noissance de l'âge , c'est par les dents de devant et
ensuite par les canines qu'on en juge. Les douze dents
de devant commencent à pousser quinze jours après
la naissance du poulain; ces premières dents sont
rondes, courtes, peu solides, et tombent en diffé-
rents temps , pour être remplacées par d'autres : à
deux ans et demi lés quatre de devant du milieu tom-
bent les premières, deux en haut, deux en bas; un
an après il en tombe quatre autres, une de chaque
côlé des premières qui sont déjà remplacées; à qua-
tre ans et demi environ i! en tombe quatre autres,
toujours à côté de celles qui sont tombées et rem-
placées. Ces quatre dernières dents de lait sont rem-
placées par quatre autres, qui ne croissent pas à
beaucoup près aussi vite que celles qui ont remplacé
les huit premières ; et ce sont ces quatre dernières
dents qu'on appelle les coïm, et qui remplacent les
quatre dernières dents de lait, qui marquent l'âge
LE CHEVAL. K,-j
du cheval ; elles sont aisées à reconnoître , puis-
qu'elles sont les troisièmes tant en haut qu'en bas,
à les compter depuis le milieu de l'extrémité de la
mâchoire : ces dents sont creuses, et ont une marque
noire dans leur concavité. A quatre ans et demi ou
cinq ans elles ne débordent presque pas au dessus
de la gencive, et le creux est fort sensible; à six ans
et demi il commence à se remplir, la marque com-
mence aussi à diminuer et à se rétrécir, et toujours
de plus en plus jusqu'à sept ans et demi ou huit ans,
que le creux est tout-à-fait rempli et la marque noire
effacée. Après huit ans, comme ces dents ne don-
nent plus connoissance de l'âge , on cherche à en
juger par les dents canines ou crochets; ces quatre
dents sont à côté de celles dont nous venons de par-
ler. Ces dents canines, non plus que les mâchelières,
ne sont pas précédées par d'autres dents qui tom-
bent; les deux de la mâchoire inférieure poussent
ordinairement les premières à trois ans et demi, et
les deux de la mâchoire supérieure à quatre ans, et
jusqu'à l'âge de six ans ces dents sont fort pointues :
à dix ans celles d'en haut paroissent déjà émoussées,
usées, et longues, parce qu'elles sont déchaussées,
la gencive se retirant avec l'âge; et plus elles le sont,
plus le cheval est âgé. De dix jusqu'à treize ou qua-
torze ans , il y a peu d'indices de l'âge , mais alors
quelques poils des sourcils commencent à devenir
blancs : cet indice est cependant aussi équivoque que
celui qu'on tire des salières creuses, puisqu'on a re-
marqué que les chevaux engendrés de vieux étalons
et de vieilles juments ont des poils blancs aux sour-
cils dès l'âge de neuf ou dix ans. Il y a des chevaux
BUFFON. XIV. 0
58 ANIMAUX DOMESTIQUES.
dont les dents sont si dures qu'elles ne s usent point,
et sur lesquelles la marque noire subsiste et ne s'ef-
face jamais; mais ces chevaux, qu'on appelle bégus,
sont aisés à reconnoître par le creux de la dent qui
est absolument rempli, et aussi par la longueur des
dents canines : au reste, on a remarqué qu'il y a plus
de juments que de chevaux bégus. On peut aussi
connoître, quoique moins précisément, l'âge d'un
cheval par les sillons du palais, qui s'effacent à me-
sure que le cheval vieillit.
Dès l'âge de deux ans ou deux ans et demi le che-
val est en état d'engendrer, et les juments, comme
toutes les autres femelles, sont encore plus précoces
que les mâles; mais ces jeunes chevaux ne produi-
sent que des poulains mal conformés ou mal consti-
tués : il faut que le cheval ait au moins quatre ans ou
quatre ans et demi avant que de lui permettre l'u-
sage de la jument ; et encore ne le penne ttra-t-on de si
bonne heure qu'aux chevaux de trait et aux gros che-
vaux, qui sont ordinairement formés plus tôt que les
chevaux fins : car pour ceux-ci il faut attendre jus-
qu'à six ans, même jusqu'à sept pour les beaux éta-
lons d'Espagne. Les juments peuvent avoir un an de
moins : elles sont ordinairement en chaleur au prin-
temps, depuis la fin de mars jusqu'à la fin de juin;
mais le temps de la plus forte chaleur ne dure guère
que quinze jours ou trois semaines : il faut être at-
tentif à profiter de ce temps pour leur donner l'éta-
lon. Il doit être bien choisi, beau, bien fait, relevé
du devant, vigoureux , sain par tout le corps , et sur-
tout de bonne race et de bon pays. Pour avoir de
beaux chevaux de selle fins et bien faits , il faut pren-
LE CHEVAL. Ok)
dre des étalons étrangers : les arabes, les turcs, les
barbes, et les cbevaux d'Andalousie, sont ceux qu'on
doit préférer à tous les autres ; et à leur défaut on se
servira de beaux chevaux anglois, parce que ces chevaux
viennent des premiers, et qu'ils n'ont pas beaucoup
dégénéré, la nourriture étant excellente en Angle-
terre , où l'on a aussi très grand soin de renouveler les
races. Les étalons d'Italie, surtout les napolitains,
sont aussi fort bons , et ils ont le double avantage de
produire des chevaux fins de monture lorsqu'on leur
donne des juments fines, et de beaux chevaux de car-
rosse, avec des juments étoffées et de bonne tai-lle.
On prétend qu'en France, en Angleterre, etc., les
chevaux arabes et barbes engendrent ordinairement
des cbevaux plus grands qu'eux , et qu'au contraire
les chevaux d'Espagne n'en produisent que de plus
petits qu'eux. Pour avoir de beaux chevaux de car-
rosse ,m1 faut se servir d'étalons napolitains, danois,
ou des chevaux de quelques endroits d'Allemagne ou
de Hollande, comme du Holstein et de Frise. Les
étalons doivent être de belle taille, c'est-à-dire de qua-
tre pieds huit, neuf et dix pouces pour les chevaux
de selle, et de cinq pieds au moins pour les che-
vaux de carrosse : il faut aussi qu'un étalon soit de
bon poil, noir comme du jais, beau gris, bai, ale-
zaai, isabelle doré avec la raie de, mulet, les crins et
les extrémités noires; tous les poils qui sont d'une
couleur lavée, et qui paroissent mal teints, doivent
être bannis des haras , aussi bien que les chevaux
qui ont les extrémités blanches. Avec un très bel ex-
térieur, l'étalon doit avoir encore toutes les bonnes
qualités intérieures, du courage, de la docilité, de
4-0 ANIMAUX DOMESTIQUES.
l'ardeur, de l'agilité, de la sensibilité dans la bouche,
de la liberté dans les épaules , de la sûreté dans les
jambes, de la souplesse dans les hanches, du ressort
par tout le corps, et surtout dans les jarrets, et même
il doit avoir été un peu dressé et exercé au manège.
Le cheval est de tous les animaux celui qu'on a le
plus observé , et on a remarqué qu'il communique
par la génération presque toutes ses bonnes et mau-
vaises qualités, naturelles et acquises. Un cheval na-
turellement hargneux, ombrageux, rétif, etc., pro-
duit des poulains qui ont le même naturel; et comme
les défauts de conformation et les vices des humeurs
se perpétuent encore plus sûrement que les quali-
tés du naturel, il faut avoir grand soin d'exclure du
haras tout cheval difforme, morveux, poussif, luna-
tique, etc.
Dans ces climats la jument contribue moins que l'é-
talon à la beauté du poulain, mais elle contribue
peut-être plus à son tempérament et à sa taille : ainsi
il faut que les juments aient du corps , du ventre , et
qu'elles soient bonnes nourrices. Pour avoir de beaux
chevaux fins on préfère les juments espagnoles et ita-
liennes, et pour des chevaux de carrosse les juments
angloises et normandes : cependant, avec de beaux
étalons, les juments de tout pays pourront donner
de beaux chevaux, pourvu qu'elles soient elles-mê-
mes bien faites et de bonne race ; car si elles ont été
engendrées d'un mauvais cheval, les poulains qu'elles
produiront seront souvent eux-mêmes de mauvais
chevaux. Dans cette espèce d'animaux, comme dans
l'espèce humaine, la progéniture ressemble assez sou-
vent aux ascendants paternels ou maternels ; seule-
LE CHEVAL. 41
ment il semble que dans les chevaux la femelle ne
contribue pas à la génération tout-à-fait autant que
dans l'espèce humaine : le fils ressemble plus sou-
vent à sa mère que le poulain ne ressemble à ia
sienne; et lorsque le poulain ressemble à la jument
qui l'a produit, c'est ordinairement par les parties
antérieures du corps, et par la tête et l'encolure.
Au reste, pour bien juger de la ressemblance des
enfants à leurs parents, il ne faudroit pas les compa-
rer dans les premières années, mais attendre l'âge
où, tout étant développé, la comparaison seroit plus
certaine et plus sensible : indépendamment du déve-
loppement dans l'accroissement, qui souvent altère
ou change en bien les formes , les proportions et la
couleur des cheveux, il se fait dans le temps de la
puberté un développement prompt et subit, qui
change ordinairement les traits, la taille, l'attitude
des jambes, etc. : le visage s'allonge, le nez grossit
et grandit, la mâchoire s'avance ou se charge, la
taille s'élève ou se courbe, les jambes s'allongent et
souvent deviennent cagneuses ou effilées, en sorte
que la physionomie et le maintien du corps changent
quelquefois si fort, qu'il seroit très possible de mé-
connoître, au moins du premier coup d'œil, après la
puberté , une personne qu'on auroit bien connue
avant ce temps, et qu'on u 'auroit pas vue depuis. Ce
n'est donc qu'après cet âge qu'on doit comparer
l'enfant à ses parents, si l'on veut juger exactement de
la ressemblance ; et alors on trouve dans l'espèce hu-
maine que souvent le fils ressemble à son père et la
h Ile à sa mère ; que plus souvent ils ressemblent à l'un
et à l'autre à la fois, et qu'ils tiennent quelque chose
4| ANIMAUX DOMESTIQUES.
de tous deux ; qu'assea souvent ils ressemblent aux
grands-pères ou aux grand 'rnères \ que quelquefois
ils ressemblent aux oncles ou aux tantes; que pres-
que toujours les enfants du même père et de la même
mère se ressemblent plus entre eux qu'ils ne ressem-
blent à leurs ascendants, et que tous ont quelque
chose de commun et un air de famille. Dans les che-
vaux, comme le mâle contribue plus à la génération
que la femelle, les juments produisent des poulains
qui sont assez souvent semblables en tout à l'étalon >
ou qui toujours lui ressemblent plus qu'à la mère :
elles en produisent aussi qui ressemblent aux grands-
pères; et lorsque la jument a été elle-même engen-
drée d'un mauvais cheval , il arrive assez souvent
que, quoiqu'elle ait eu un bel étalon, et qu'elle soit
belle elle-même, elle ne produit qu'un poulain qui,
quoique en apparence beau et bien fait dans sa pre-
mière jeunesse, décline toujours en croissant; tandis
qu'une jument qui sort d'une bonne race donne des
poulains qui , quoique de mauvaise apparence d'a-
bord , embellissent avec l'âge.
Au reste, ces observations que Ion a faites sur le
produit des juments, et qui semblent concourir tou-
tes à prouver que dans les chevaux le mâle influe
beaucoup plus que la femelle sur la progéniture, ne
me paroisseut pas encore suffisantes pour établir ce
fait d'une manière indubitable et irrévocable ; il ne
seroît pas impossible que ces observations subsistas-
sent , et qu'en même temps et en général les juments
contribuassent autant que les chevaux au produit de
la génération : il ne me paroît pas étonnant que des
étalons toujours choisis dans un grand nombre de
LE CHEVAL. 4>
chevaux, tirés ordinairement de pays chauds, nour-
ris dans l'abondance, entrenus et ménagés avec grand
soin, dominent dans la génération sur des juments
communes , nées dans un climat froid , et souvent
réduites à travailler; et comme dans les observations
tirées des haras il y a toujours plus ou moins de cette
supériorité de l'étalon sur la jument, on peut très
bien imaginer que ce n'est que par cette raison
qu'elles sont vraies et constantes : mais en même
temps il pourroit être tout aussi vrai que de très belles
juments des pays chauds, auxquelles on donneroit
des chevaux communs , inlîueroient peut-être beau-
coup plus qu'eux sur leur progéniture, et qu'en gé-
néral dans l'espèce des chevaux, comme dans l'espèce
humaine , il y eût égalité dans l'influence du mâle
et de la femelle sur leur progéniture. Gela me pa~
roît naturel et d'autant plus probable qu'on a remar-
qué, même dans les haras,, qu'il naissoit à peu près
un nombre égal de poulains et de poulines; ce qui
prouve qu'au moins pour le sexe la femelle influe
pour sa moitié.
Mais ne suivons pas plus loin ces considérations ,
qui nous éloigneroient de notre sujet. Lorsque l'éta-
lon est choisi, et que les juments qu'on veut lui don-
ner sont rassemblées , il faut avoir un autre cheval
entier, qui ne servira qu'à faire connoître les juments
qui seront en chaleur, et qui même contribuera ?épai
ses attaques, à les y faire entrer; on fait passer tou-
tes les juments l'une après l'autre devant ce cheval en-
tier, qui doit être ardent et hennir fréquemment ; il
veut les attaquer toutes; celles qui ne sont point en
chaleur se défendent, et il n'y a que celles qui y sont
44 ANIMAUX DOMESTIQUES.
qui se laissent approcher : mais au lieu de le laisser
approcher tout-à-fait, on le retire, et on lui substi-
tue le véritable étalon. Cette épreuve est utile pour
reconnoître le vrai temps de la chaleur des juments,
et surtout de celles qui n'ont pas encore produit;
car celles qui viennent de pouliner entrent ordinaire-
ment en chaleur neuf jours après leur accouchement :
ainsi on peut les mener à l'étalon dès ce jour même,
et les faire couvrir; ensuite essayer, neuf jours après,
au moyen de l'épreuve ci-dessus, si elles sont encore
en chaleur ; et si elles y sont en effet, les faire cou-
vrir une seconde fois, et ainsi de suite une fois tous
les neuf jours, tant que leur chaleur dure : car lors-
qu'elles sont pleines, la chaleur diminue, et cesse
peu de jours après.
Mais pour que tout cela puisse se faire aisément ?
commodément, avec succès et fruit , il faut beaucoup
d'attention , de dépense et de précautions : il faut
établir les haras dans un bon terrain et dans un lieu
convenable et proportionné à la quantité de juments
et d'étalons qu'on veut employer : il faut partager
ces terrains en plusieurs parties, fermées de palis ou
de fossés avec de bonnes haies, mettre les juments
pleines et celles qui allaitent leurs poulains dans la
partie où le pâturage est le plus gras, séparer celles
qui n'ont pas conçu ou qui n'ont pas encore été cou-
vertes, et les mettre avec les jeunes poulines dans
un autre parquet où le pâturage soit moins gras, afin
qu'elles n'engraissent pas trop ; ce qui s'opposeroit à
la génération ; et enfin il faut mettre les jeunes pou-
lains entiers ou hongres dans la partie du terrain la
plus sèche et la plus inégale, pour qu'en montant et
LE CHEVAL. 4^
eu descendant les collines ils acquièrent de la liberté
dans les jambes et les épaules : ce dernier parquet
où l'on met les poulains mâles doit être séparé de
ceux des juments avec grand soin , de peur que ces
jeunes chevaux ne s'échappent et ne s'énervent avec
les juments. Si le terrain est assez grand pour qu'on
puisse partager en deux parties chacun de ces par-
quets , pour y mettre alternativement des chevaux et
des bœufs l'année suivante, le fonds du pâturage du-
rera bien plus long-temps que s'il étoit continuelle-
ment mangé par les chevaux; le bœuf répare le pâ-
turage, et le cheval l'amaigrit. Il faut aussi qu'il y ait
des mares dans chacun de ces parquets; les eaux dor-
mantes sont meilleures pour les chevaux que les eaux
vives, qui leur donnent souvent des tranchées : et
s'il y a quelques arbres dans ce terrain, il ne faut pas
les détruire ; les chevaux sont bien aises de trouver
cette ombre dans les grandes chaleurs ; mais s'il y a
des troncs, des chicots ou des trous, il faut arra-
cher, combler, aplanir, pour prévenir tout accident.
Ces pâturages serviront à la nourriture de votre haras
pendant l'été ; il faudra pendant l'hiver mettre les
juments à l'écurie et les nourrir avec du foin , aussi
bien que les poulains, qu'on ne mènera pâturer que
dans les beaux jours d'hiver Les étalons doivent être
toujours nourris à l'écurie avec plus de paille que de
foin, et entretenus dans un exercice modéré jusqu'au
temps de la monte, qui dure ordinairement depuis
le commencement d'avril jusqu'à la fin de juin; on
ne leur fera faire aucun autre exercice pendant ce
temps, et on les nourrira largement, maïs avec les
mêmes nourritures qu'à l'ordinaire.
l\6 ANIMAUX DOMESTIQUES,
Lorsqu'on mènera l'étalon à la fument, il faudra
le panser auparavant; cela ne fera qu'augmenter son
ardeur : H faut aussi que la jument soit propre et dé-
ferrée des pieds de derrière ; car il y en a qui sont
chatouilleuses, et qui ruent à l'approche de l'étalon.
Un homme tient la jument par le licou , et deux autres
conduisent l'étalon par des longes : lorsqu'il est en si-
tuation, on fiide à l'accouplement en le dirigeant et
en détournant la queue de la jument; car un seul
crin qui s'opposeroil pourroit le blesser, même dan-
gereusement. Il arrive quelquefois que dans l'accou-
plement l'étalon ne consomme pas l'acte de la géné-
ration, et qu'il sort de dessus la jument sans lui avoir
rien laissé : il faut donc être attentif à observer si ;
dans les derniers moments de la copulation, le tron-
çon de la queue de l'étalon n'a pas un mouvement de
balancier près de la croupe; car ce mouvement ac-
compagne toujours l'émission de la liqueur séminale.
S'il Ta consommé, il ne faut pas lui laisser réitérer
l'accouplement; il faut au contraire le ramener tout
de suite à l'écurie, et le laisser Jusqu'au surlende-
main : car, quoiqu'un bon étalon puisse suffire à cou-
vrir tous les jours une fois pendant les trois mois que
dure le temps de la monte, il vaut mieux le ména-
ger davantage, et ne lui donner une jument quetous
les deux jours ; il dépensera moins et produira da-
vantage. Dans les premiers sept jours on lui donnera
donc successivement quatre juments différentes, et
le neuvième jour on lui ramènera la première , et
ainsi des autres , tant qu'elles seront en chaleur :
mais dès qu'il y en aura quelqu'une dont la chaleur
sera passée , on lui en substituera une nouvelle , pour
LE CHEVAL. Zj "
la faire couvrir à son tour aussi tous les neuf jours ;
et comme il y en a plusieurs qui retiennent dès la pre-
mière, seconde , ou troisième fois, on compte qu'un
étalon ainsi conduit peut couvrir quinze ou dix-huit
juments, et produire dix ou douze poulains dans les
trois mois que dure cet exercice. Dans ces animaux ,
la quantité de la liqueur séminale est très grande,
et dans l'émission ils en répandent fort abondam-
ment ; on verra, dans les descriptions, la grande ca-
pacité des réservoirs qui la contiennent, et les induc-
tions qu'on peut tirer de l'étendue et de la forme de
ces réservoirs. Dans les juments il se fait aussi une
émission ou plutôt une stillation de la liqueur sémi-
nale pendant tout le temps qu'elles sont en amour;
car elles jettent au dehors une liqueur gluante et blan-
châtre , qu'on appelle des chaleurs ; et dès qu'elles
sont pleines, ces émissions cessent. C'est cette li-
queur que les Grecs ont appelée Yhippomanès de la
jument , et dont ils prétendent qu'on peut faire des
philtres, surtout pour rendre un cheval frénétique
d'amour. Cet hîppomanès est bien différent de celui
qui se trouve dans les enveloppes du poulain , tlont
M. Daubenton a le premier connu et si bien décrit la
nature, l'origine , et la situation. Cette liqueur que
la jument jette au dehors est le signe le plus certain de
sa chaleur; mais on le reconnoît encore au gonfle-
ment de la partie inférieure de la vulve et aux fré-
quents hennissements de la jument, qui dans ce temps
cherche à s'approcher des chevaux. Lorsqu'elle a été
couverte par l'étalon, il faut simplement la mener
au pâturage sans aucune autre précaut on. Le pre-
mier poulain d'une jument n'est jamais si étoffé qiu
/j8 ANIMAUX DOMESTIQUES.
ceux quelle produit par la suite : ainsi on observera
de lui donner la première fois un étalon plus gros,
afin de compenser le défaut de l'accroissement par la
grandeur même de la taille. Il faut aussi avoir grande
attention à la différence ou à la réciprocité des figu-
res du cheval et de la jument, afin de corriger les
défauts de l'un par les perfections de l'autre., et sur-
tout ne jamais faire d'accouplements disproportion-
nés, comme d'un petit cheval avec une grosse ju-
ment, et d'un grand cheval avec une petite jument,
parce que le produit de cet accouplement seroit pe-
tit ou mal proportionné. Pour tâcher d'approcher de
la belle nature , il faut aller par nuances ; donner, par
exemple, à une jument un peu trop épaisse, un che-
val étoffé, mais fin; à une petite jument, un cheval
un peu plus haut qu'elle; à une jument qui pèche
par l'avant-main , un cheval qui ait la tête belle et
l'encolure noble, etc.
On a remarqué que les haras établis dans des ter-
rains secs et légers produisoient des chevaux sobres,
légers, et vigoureux, avec la jambe nerveuse et la
corne dure; tandis que, dans les lieux humides et
dans les pâturages les plus gras, ils ont presque tous
la tête grosse et pesante, le corps épais, les jambes
chargées, la corne mauvaise et les pieds plats. Ces
différences viennent de celle du climat et de la nour-
riture; ce qui peut s'entendre aisément : mais ce qui
est plus difficile à comprendre , et qui est encore plus
essentiel que tout ce que nous venons de dire, c'est
la nécessité où l'on est de toujours croiser les races,
si l'on veut les empêcher de dégénérer.
11 y a dans la nature un prototype général dans
LE CHEVAL. 49
chaque espèce, sur lequel chaque individu est mo-
delé, mais qui semble, en se réalisant, s'altérer ou
se perfectionner par les circonstances; en sorte que,
relativement à de certaines qualités, il y a une varia-
tion bizarre en apparence dans la succession des indi-
vidus, et en même temps une constance qui paroît
admirable dans l'espèce entière. Le premier anima!,
le premier cheval , par exemple , a été le modèle ex-
térieur et le moule intérieur sur lequel tous les che-
vaux qui sont nés, tous ceux qui existent et tous ceux
qui naîtront, ont été formés; mais ce modèle, dont
nous ne connoissons que les copies, a pu s'altérer ou
se perfectionner en communiquant sa forme et se
multipliant : l'empreinte originaire subsiste en son
entier dans chaque individu ; mais quoiqu'il y en ait
des millions, aucun de ces individus n'est cependant
semblable en tout à un autre individu , ni par consé-
quent au modèle dont il porte l'empreinte. Cette
différence , qui prouve combien la nature est éloignée
de rien faire d'absolu , et combien elle sait nuancer
ses ouvrages, se trouve dans l'espèce humaine, dans
celles de tous Ses animaux, de tous les végétaux, de
tous les êtres, en un mot, qui se reproduisent ; et ce
qu'il y a de singulier, c'est qu'il semble que le mo-
dèle du beau et du bon soit dispersé par toute la
terre, et que dans chaque climat il n'en réside
qu'une portion qui dégénère toujours, à moins qu'on
ne la réunisse avec une autre portion prise au loin :
en sorte que pour avoir de bon grain , de belles
fleurs , etc. , il faut en échanger les graines , et ne ja-
mais les semer dans le même terrain qui les a pro-
duites ; et de même, pour avoir de beaux chevaux,
OO ANIMAUX DOMESTIQUES.
de bons chiens, etc. , il faut donner aux femelles du
pays des mâles étrangers , et réciproquement aux mâ-
les du pays des femelles étrangères; sans cela les
grains, les fleurs, les animaux, dégénèrent, ou plu-
tôt prennent une si forte teinture du climat, que la ma-
tière domine sur la forme et semble l'abâtardir; l'em-
preinte reste, mais défigurée par tous les traits qui
ne lui sont pas essentiels. En mêlant am contraire les
races, et surtout en les renouvelant toujours par des
races étrangères, la forme semble se perfectionner,
et la nature se relever et donner tout ce qu'elle peut
produire de meilleur.
Ce n'est point ici le lieu de donner les raisons gé-
nérales de ces effets, mais nous pouvons indiquer les
conjectures qui se présentent au premier coup d'œil.
On sait par expérience que des animaux ou des vé-
gétaux transplantés d'un climat lointain souvent dé-
génèrent et quelquefois se perfectionnent en peu de
temps, c'est-à-dire en un très petit nombre de géné-
rations. Il est aisé de concevoir que ce qui produit
cet effet est la différence du climat et de la nourri-
ture : l'influence de ces deux causes doit à la longue
rendre ces animaux exempts ou susceptibles de cer-
taines affections, de certaines maladies; leur tempé-
rament doit changer peu à peu; le développement
de la forme , qui dépend en partie de la nourriture et
de la qualité des humeurs, doit donc changer aussi
dans les générations. Ce changement est, à la vérité,
presque insensible à la première génération, parce
que les deux animaux, mâle et femelle, que nous
supposons être les souches de cette race, ont pris
leur consistance et leur forme avant d'avoir été dé-
LE CHEVAL. 5l
payses, et que le nouveau climat et la nourriture
nouvelle peuvent, à la vérité, changer leur tempé-
rament, mais ne peuvent pas influer assez sur les
parties solides et organiques pour en altérer la forme,
surtout si l'accroissement de leur corps étoit pris
en entier; par conséquent la première génération
ne sera point altérée ; la première progéniture de ces
animaux ne dégénérera pas, l'empreinte de la forme
sera pure, il n'y aura aucun vice de souche au mo-
ment de la naissance ; mais le jeune animal essuiera ,
dans un âge tendre et foible, les influences du climat;
elles lui feront plus d'impression qu'elles n'en ont pu
faire sur le père et la mère. Celles de la nourriture
seront aussi bien plus grandes, et pourront agir sur
les parties organiques dans le temps de l'accroisse-
ment, en altérer un peu la forme originaire , et y pro-
duire des germes de défectuosités , qui se manifeste-
ront ensuite d'une manière très sensible dans la
seconde génération, où la progéniture a non seule-
ment ses propres défauts, c'est-à-dire ceux qui lui
viennent de son accroissement, mais encore les vices,
de la seconde souche, qui ne s'en développeront
qu'avec plus d'avantage; et enfin à la troisième géné-
ration les vices de la seconde et de ia troisième sou-
che, qui proviennent de cette influence du climat et
de la nourriture , se trouvant encore combinés avec
ceux de l'influence actuelle dans l'accroissement, de-
viendront si sensibles, que les caractères de la pre-
mière souche en seront effacés : ces animaux de race
étrangère n'auront plus rien d'étranger ; ils ressem-
bleront en tout à ceux du pays. Des chevaux d'Espa-
gne ou de Barbarie , dont on conduit ainsi les généra-
52 ANIMAUX DOMESTIQUES.
lions, deviennent en France des chevaux françois ,
souvent dès la seconde génération, et toujours à la
troisième. On est donc obligé de croiser les races , au
lieu de les conserver. On renouvelle la race à chaque
génération , en faisant venir des chevaux barbes ou
d'Espagne pour les donner aux juments du pays : et ce
qu'il y a de singulier, c'est que ce renouvellement de
race, qui ne se fait qu'en partie, et pour ainsi dire
à moitié , produit cependant de bien meilleurs effets
que si le renouvellement étoit entier. Un cheval et
une jument d'Espagne ne produiront pas ensemble
d'aussi beaux chevaux en France que ceux qui vien-
dront de ce même cheval d'Espagne avec une jument
du pays; ce qui se concevra encore aisément , si l'on
fait attention à la compensation nécessaire des dé-
fauts qui doit se faire lorsqu'on met ensemble un mâle
et une femelle de différents pays. Chaque climat, par
ses influences et par celles de la nourriture, donne
une certaine conformation qui pèche par quelque
excès ou par quelque défaut : mais dans un climat
chaud il y aura en excès ce qui sera en défaut dans
un climat froid, et réciproquement; de manière qu'il
doit se faire une compensation du tout lorsqu'on
joint ensemble des animaux de ces climats opposés :
et comme ce qui a le plus de perfection dans la na-
ture est ce qui a le moins de défauts, et que les for-
mes les plus parfaites sont seulement celles qui ont
le moins de difformités, le produit de deux animaux
dont les défauts se compenseroient exactement seroit
la production la plus parfaite de cette espèce : or ils
se compensent d'autant mieux, qu'on met ensemble
des animaux de pays plus éloignés, ou plutôt des cli-
LE CHEVAL. OJ
mats plus opposés; le composé qui en résulte est
d'autant plus parfait, que les excès où les défauts de
l'habitude du père sont plus opposés aux défauts ou
aux excès de l'habitude de la mère.
Dans le climat tempéré de la France, il faut donc ,
pour avoir de beaux chevaux, faire venir des étalons
de climats plus chauds ou plus froids : les chevaux
arabes, si l'on en peut avoir, et les barbes, doivent
être préférés, et ensuite les chevaux d'Espagne et du
royaume de Naples; et pour les climats froids, ceux
de Danemarck, et ensuite ceux du Holstein et de
Frise : tous ces chevaux produiront en France, avec
les juments du pays, de très bons chevaux, qui seront
d'autant meilleurs et d'autant plus beaux , que la tem-
pérature du climat sera plus éloignée de celle du cli-
mat de la France ; en sorte que les arabes feront mieux
que les barbes, les barbes mieux que ceux d'Espagne;
etde même les chevaux tirés de Danemarck produiront
de plus beaux chevaux que ceux de Frise. Au défaut de
ces chevaux de climats beaucoup plus froids ou plus
chauds, il faudra faire venir des étalons anglois ou alle-
mands, ou même des provinces méridionales de la
France , dans les provinces septentrionales. On gagnera
toujours adonner aux juments des chevaux étrangers,
et au contraire on perdra beaucoup à laisser multiplier
ensemble dans un haras des chevaux de même race; car
ils dégénèrent infailliblement et en très peu de temps.
Dans l'espèce humaine, le climat et la nourriture
n'ont pas d'aussi grandes influences que dans les ani-
maux ; et la raison en est assez simple, l'homme se
défend mieux que l'animal de l'intempérie du climat;
il se loge, il s'habille convenablement aux saisons; s^
BDFFGN. XTV.
54 ANIMAUX DOMESTIQUES.
nourriture est aussi beaucoup plus variée, et par con-
séquent elle n'influe pas de la même façon sur tous
les individus. Les défauts ou les excès qui viennent
de ces deux causes, et qui sont si constants et si sen-
sibles dans les animaux, le sont beaucoup moins dans
les hommes. D'ailleurs, comme il y a eu de fréquentes
migrations de peuples , que les nations se sont mêlées ,
et que beaucoup d'hommes voyagent et se répandent
de tous côtés , il n'est pas étonnant que les races hu-
maines paroissent être moins sujettes au climat, et
qu'il se trouve des hommes forts ? bienfaits, et même
spirituels, dans tous les pays. Cependant on peut
croire que, par une expérience dont on a perdu
toute mémoire, les hommes ont autrefois connu le
mal qui' résulteroit des alliances du même sang, puis-
que chez les nations les moins policées il a rarement
été permis au frère d'épouser sa sœur. Cet usage , qui
est pour nous de droit divin, et qu'on ne rapporte
chez les autres peuples qu'à des vues politiques, a
peut-être été fondé sur l'observation : la politique ne
s'étend pas d'une manière si générale et si absolue,
à moins qu'elle ne tienne au physique. Mais si les
hommes ont une fois connu par expérience que leur
race dégénéroit toutes les fois qu'ils ont voulu la con-
server sans mélange dans une même famille, ils au-
ront regardé comme une loi de la nature celle de
l'alliance avec1 des familles étrangères, et se seront
toujours accordés à ne pas souffrir de mélange entre
leurs enfants. Et en effet, l'analogie peut faire pré-
sumer que dans la plupart des climats les hommes
dégénèreroient comme les animaux, après un certain
nombre de générations.
LE CHEVAL. 55
Une autre influence du climat et de la nourri lure
est la variété des couleurs dans la robe des animaux :
ceux qui sont sauvages, et qui vivent dans le même
climat, sont d'une même couleur, qui devient seule-
ment un peu plus claire ou plus foncée dans les diffé-
rentes saisons de Tannée; ceux au contraire qui vivent
sous des climats différents sont de couleurs différen-
tes; et les animaux domestiques varient prodigieuse-
ment par les couleurs, en sorte qu'il y a des chevaux,
des chiens, etc., de toutes sortes de poils, au lieu
que les cerfs, les lièvres, etc., sont tous de la même
couleur. Les injures du climat toujours les mêmes,
la nourriture toujours la même, produisent dans les
animaux sauvages cette uniformité. Les soins de
l'homme, la douceur de l'abri, la variété dans la
nourriture, effacent el font varier cette couleur dans
les animaux domestiques, aussi bien que le mélange
des races étrangères lorsqu'on n'a pas soin d'assortir
la couleur du mâle avec celle de la femelle; ce qui
produit quelquefois de belles singularités, comme on
le voit sur les chevaux pies, où le blanc et le noir
sont appliqués d'une manière si bizarre, et tranchent
l'un sur l'autre si singulièrement, qu'il semble que
ce ne soit pas l'ouvrage de la nature, mais l'effet du
caprice d'un peintre.
Dans l'accouplement des chevaux, on assortira donc
le poil et la taille, on contrastera les figures, on croi-
sera les races en opposant les climats, et on ne join-
dra jamais ensemble les chevaux et les juments nés
dans le même haras. Toutes ces conditions sont es-
sentielles, et il y a encore quelques autres attentions
qu'il ne faut pas négliger : par exemple, il ne faut pas
56 ANIMAUX DOMESTIQUES.
dans un haras de juments à queue courte, parce que
ne pouvant se défendre des mouches, elles en sont
beaucoup plus tourmentées que celles qui ont tous
leurs crins, et l'agitation continuelle que leur cause la
piqûre de ces insectes fait diminuer la quantité de
kmr lait; ce qui influe beaucoup sur le tempérament
et la taille du poulain, qui, toutes choses égales d'ail-
leurs, sera d'autant plus vigoureux que sa mère sera
meilleure nourrice. Il faut tâcher de n'ayoir pour son
haras que des juments qui aient toujours pâturé, et
qui n'aient point fatigué : les juments qui ont tou-
jours été à l'écurie nourries au sec , et qu'on met en-
suite au pâturage, ne produisent pas d'abord; il leur
faut du temps pour s'accoutumer à cette nouvelle
nourriture.
Quoique la saison ordinaire de la chaleur des ju-
ments soit depuis le commencement d'avril jusqu'à la
fin de juin, il arrive assez souvent que dans un grand
nombre il y en a quelques unes qui sont en chaleur
avant ce temps ; on fera bien de laisser passer cette
chaleur sans les faire couvrir, parce que le poulain
naîtroit en hiver, souffriroit de l'intempérie de la
saison, et ne pourroit sucer qu'un mauvais lait : et de
même lorsqu'une jument ne vient en chaleur qu'a-
près le mois de juin, on ne devroit pas la laisser cou-
vrir, parce que le poulain , naissant alors en été, n'a
pas le temps d'acquérir assez de force pour résister
aux injures de l'hiver suivant.
Beaucoup de gens, au lieu de conduire l'étalon à la
jument pour la faire couvrir, le lâchent dans le par-
quet où les juments sont rassemblées, et l'y laissent
en liberté choisir lui-même celles qui ont besoin de
LE CHEVAL. F>7
lui, et les satisfaire à sou gré. Cette manière est bonne
pourles juments; ellesproduirontmêmeplussûrement
que de l'autre façon : mais l'étalon se ruine plus en six
semaines qu'il ne feroit en plusieurs années par un
exercice modéré, et conduit comme nous lavons dit.
Lorsque les juments sont pleines, et que leur ven-
tre commence à s'appesantir, il faut les séparer des
autres qui ne îe sont point, et quipourroient les bles-
ser. Elles portent ordinairement onze mois et quel-
ques jours; elles accouchent debout, au lieu que pres-
que tous les autres quadrupèdes se couchent. On aide
celles dont l'acouchement est difficile ; on y met la
main ; on remet le poulain en situation , et quelquefois
même , lorsqu'il est mort , on le tire avec des cordes.
Le poulain se présente ordinairement la tête la pre-
mière, comme dans toutes les autres espèces d'ani-
maux; il rompt ses enveloppes en sortant de la ma-
trice , et les eaux abondantes qu'elles contiennent s'é-
coulent : il tombe en même temps un ou plusieurs
morceaux solides formés par le sédiment de la liqueur
épaissie de l'alîanteïde. Ce morceau, que les anciens
ont appelés l'hippomanès du poulain, n'est pas,
comme ils le disent, un morceau de chair attaché
à la tête du poulain ; il en est au contraire séparé
par la membrane amnios. La jument lèche le poulain
après sa naissance, mais elle ne touche pas à l'hippo-
manès; et les anciens se sont encore trompés lors-
qu'ils ont assuré qu'elle le dévoroit à l'instant.
L'usage ordinaire est de faire couvrir une jument
neuf jours après qu'elle a pouliné : c'est pour ne point
perdre de temps, et pour tirer de son haras tout le pro-
duit que l'on peut en attendre. Cependant il est sûr que
58 ANIMAUX DOMESTIQUES.
ïa jument ayant ensemble à nourrir son poulain né
et son poulain à naître, ses forces sont partagées, et
qu'elle ne peut leur donner autant que si elle n'avoit
que l'un ou l'autre à nourrir : il seroit donc mieux,
pour avoir d'excellents chevaux, de ne laisser couvrir
les juments que de deux années l'une ; elles dure-
roient pi us long-temps et retiendroi en t plus sûrement:
car dans les haras ordinaires il s'en faut bien que tou-
tes les juments qui ont été couvertes produisent tous
les ans; c'est beaucoup lorsque dans la même année
il s'en, trouve la moitié ou les deux tiers qui don-
nent des poulains.
Les juments , quoique pleines, peuvent souffrir
l'accouplement; et cependant il n'y a jamais de su-
perfétation. Elles produisent ordinairement jusqu'à
1 âge de quatorze ou quinze ans, et les plus vigou-
reuses ne produisent guère au delà de dix-huit ans.
Les chevaux, lorsqu'ils ont été ménagés, peuvent
engendrer jusqu'à l'âge de vingt, et même au delà;
et l'on a fait sur ces animaux la même remarque que
sur les hommes : c'est que ceux qui ont commencé
de bonne heure finissent aussi plus tôt; car les gros
chevaux qui sont plus lot formés que les chevaux
fins, et dont ont fait des étalons dès l'âge de quatre
ans, ne durent pas si long-temps, et sont communé-
ment hors d'état d'engendrer avant l'âge de quinze
ans.
'* La durée de la vie des chevaux est, comme dans
toutes les autres espèces d'animaux, proportionnée à
la durée du temps de leur accroissement. L'homme,
qui est quatorze ans à croître, peut vivre six ou sept
fois autant de temps, c'est-à-dire quatre-vingt-dix ou
LE CHEVAL. 59
cent ans. Le cheval, dont l'accroissement se fait en
quatre ans , peut vivre six ou sept fois autant , c'est-
à-dire vingt-cinq ou trente ans. Les exemples qui
pourroient être contraires à cette règle sont si rares,
qu'on ne doit pas même les regarder comme une ex-
ception dont on puisse tirer des conséquences; et
comme les gros chevaux prennent leur entier accrois-
sement en moins de temps que les chevaux fins , ils
vivent aussi moins de temps , et sont vieux dès l'âge
de quinze ans.
Il paroîtroit îu premier coup d'œil que dans les
chevaux, et la plupart des autres animaux quadru-
pèdes, l'accroissement des parties postérieures est
d'abord plus grand que celui des parties antérieures,
tandis que dans l'homme les parties inférieures crois-
sent moins d'abord que les parties supérieures : car
dans l'enfant les cuisses et les jambes sont, à propor-
tion du corps, beaucoup moins grandes que dans
l'adulte; dans le poulain, au contraire, les jambes
de derrière sont assez longues pour qu'il puisse at-
teindre à sa tête avec le pied de derrière, au lieu
que le cheval adulte ne peut plus y atteindre. Mais
cette différence vient moins de l'inégalité de l'ac-
croissement total des parties antérieures et posté-
rieures, que de l'inégalité des pieds de devant et de
ceux de derrière , qui est constante dans toute la na-
ture, et plus sensible dans les animaux quadrupèdes;
car dans l'homme les pieds sont plus gros que les
m-ùns , et sont aussi plus tôt formés; et dans le che-
val , dont une grande partie de la jambe de derrière
n'est qu'un pied, puisqu'elle n'est composée que des
os relatifs au tarse , au métarse, etc., il n'est pas éton-
60 AKIMALX DOMESTIQUES.
nant que ce pied soit plus étendu et plus tôt déve-
loppé que la jambe de devant, dont toute la partie
inférieure représente la main, puisqu'elle n'est com-
posée que des os du carpe, du métacarpe, etc. Lors-
qu'un poulain vient de naître, on remarque aisément
cette différence; les jambes de devant, comparées à
celles de derrière, paroissent et sont en effet beau-
coup plus courtes alors qu'elles ne le seront dans la
suite; et d'ailleurs l'épaisseur que le corps acquiert ,
quoique indépendante des proportions de l'accrois-
sement en longueur, met cependant plus de distance
entre les pieds de derrière et la tête, et contribue par
conséquent à empêcher le cheval d'y atteindre lors-
qu'il a pris son accroissement.
Dans tous les animaux, chaque espèce est variée
suivant les différents climats, et les résultats géné-
raux de ces variétés forment et constituent \es diffé-
rentes races, dont nous ne pouvons saisir que celles
qui sont les plus marquées, c'est-à-dire celles qui
diffèrent sensiblement les unes des autres, en négli-
geant toutes les nuances intermédiaires, qui sont ici,
comme en tout, infinies. ISous en avons même en-
core augmenté le nombre et la confusion en favori-
sant le mélange de ces races, et nous avons, pour
ainsi dire, brusqué la nature en amenant en ces cli-
mats des chevaux d'Afrique et d'Asie; nous avons
rendu méconnoissable les races primitives de France,
en y introduisant des chevaux de tout pays ; et il ne
nous reste, pour distinguer les chevaux, que quel-
ques légers caractères, produits par l'influence ac-
tuelle du climat. Ces caractères seroient bien plus
marqués, et les différences seroient bien plus sensi»
LE CHEVAL. 6l
bles, si les races de chaque climat s'y fussent conser-
vées sans mélange : les petites variétés auroient été
moins nuancées, moins nombreuses; mais il y auroit
eu un certain nombre de grandes variétés bien carac-
térisées, que tout le inonde auroit aisément distin-
guées; au lieu qu'il faut de l'habitude, et même une
assez longue expérience, pour connoître les chevaux
des différents pays. Nous n'avons sur cela que les
lumières que nous avons pu tirer des livres des voya-
geurs, des ouvrages des plus habiles écuyers, tels
que MM. Newcastle, de Garsault, de La Guéri-
nière , etc. , et de quelques remarques que M. de
Pigneroiles, écuyer du roi, et chef de l'académie
d'Angers, a eu la bonté de nous communiquer.
Les chevaux arabes sont les p-lus beaux que l'on
connoisse en Europe; ils sont plus grands et plus
étoffés que les barbes, et tout aussi bien faits : mais
comme il en vient rarement en France, les écuyers
n'ont pas d'observations détaillés de leurs perfections
et de leurs défauts.
Les chevaux barbes sont plus communs : ils ont
l'encolure longue , fine, peu chargée de crins et bien
sortie du garrot; la tête belle, petite, et assez ordi-
nairement moutonnée; l'oreille belle et bien placée,
les épaules légères et plates , le garrot mince et bien
relevé , les reins courts et droits , Je flanc et les côtes
rondes sans trop de ventre , les hanches bien effacées,,
la croupe le plus souvent un peu longue , et la queue
placée un peu haut, la cuisse bien formée et rare-
ment plate, les jambes belles, bien faites, et sans
poil , le nerf bien détaché , le pied bien fait , mais
souvent le paturon long. On en voit de tous poils ,
6$ ANIMAUX DOMESTIQUES.
mais plus communément de gris. Les barbes ont mi
peu de négligence dans leur allure ; ils ont besoin
d'être recherchés, et on leur trouve beaucoup de
vitesse et de nerf : ils sont forts légers et très propres
à la course. Ces chevaux paroissent être les plus pro-
pres pour en tirer race : il seroit Seulement à sou-
haiter qu'ils fussent de plus grande taille; les plus
grands sont de quatre pieds huit pouces, et il est rare
d'en trouver qui aient quatre pieds neuf pouces. Il
est confirmé par expérience qu'en France , en Angle-
terre, etc. , ils engendrent des poulains qui sont plus
grands qu'eux. On prétend que parmi les barbes, ceux
du royaume de Maroc sont les meilleurs , ensuite les
barbes de montagne ; ceux du reste de la Mauritanie
sont au dessous, aussi bien que ceux de Turquie,
de Perse, et d'Arménie. Tous ces chevaux des pays
chauds ont le poil plus ras que les autres. Les che-
vaux turcs ne sont pas si bien proportionnés que les
barbes : ils ont pour l'ordinaire l'encolure effilée, le
corps long, les jambes trop menues; cependant ils
sont grands travailleurs et de longue haleine. On
n'en sera pas étonné si l'on fait attention que dans
les pays chauds les os des animaux sont plus durs
que dans les climats froids; et c'est par celte raison
que , quoiqu'ils aient le canon plus menu que ceux
de ce pays-ci , ils ont cependant plus de force dans les
jambes.
Les chevaux d'Espagne, qui tiennent le second
rang après les barbes , ont l'encolure longue, épaisse,
et beaucoup de crins; la tête un peu grosse, et quel-
quefois moutonnée; les oreilles longues, mais bien
placées ; les yeux pleins de feu; l'air noble et fier, les
LE CHEVAL. 63
épa-iles épaisses, et le poitrail large, les reins assez
souvent un peu bas , la côte ronde , et souvent un
peu trop de ventre; la croupe ordinairement ronde
et large, quoique quelques uns l'aient un peu lon-
gue ; les jambes belles et sans poil , le nerf bien déta-
ché; le paturon quelquefois un peu long, comme les
barbes ; le pied un peu allongé, comme celui d'un mu-
let, et souvent le talon trop haut. Les chevaux d'Es-
pagne de belle race sont épais, bien étoffés, bas de
terre ; ils ont aussi beaucoup de mouvement dans leur
démarche, beaucoup de souplesse, de feu et de fierté :
leur poil le plus ordinaire est noir ou bai-marron ,
quoiqu'il y en ait quelques uns de toutes sortes de
poils. Ils ont très rarement des jambes blanches et
des nez blancs : les Espagnols, qui ont de l'aversion
pour ces marques, ne tirent point race des chevaux
qui les ont, ils ne veulent qu'une étoile au front; ils
estiment même les chevaux zains autant que nous les
méprisons. L'un et l'autre de ces préjugés, quoique
contraires, sont peut-être tout aussi mal fondés, puis-
qu'il se trouve de très bons chevaux avec toutes sor-
tes de marques, et de même d'excellents chevaux qui
sont zains. Cette petite différence dans la robe d'un
cheval ne semble en aucune façon dépendre de son
naturel ou de sa constitution intérieure, puisqu'elle
dépend en effet d'une qualité extérieure et si super-
ficielle , que par une légère blessure dans la peau on
produit une tache blanche. Au reste, les chevaux
d'Espagne , zains ou autres , sont tous marqués à la
cuisse, hors le rnontoir, de la marque du haras dont
iis sont sortis. Ils ne sont pas communément de
grande taille ; cependant on en trouve quelques uns
67f ANIMAUX DOMESTIQUES.
de quatre pieds neuf ou dix pouces. Ceux de la haute
Andalousie passent pour être les meilleurs de tous,
quoiqu'ils soient assez sujets à avoir la tête trop lon-
gue ; mais on leur fait grâce de ce défaut en faveur de
leurs rares qualités : ils ont du courage, de l'obéis-
sance, de la grâce, de la fierté, et plus de souplesse
que les barbes : c'est par tous ces avantages qu'on les
préfère à tous les autres chevaux du monde, pour la
guerre, pour la pompe, et pour le manège.
Les plus beaux chevaux anglois sont, pour la con-
formation, assez semblables aux arabes et aux barbes,
dont ils sortent en effet : ils ont cependant la tête plus
grande, mais bien faite et moutonnée, les oreilles
plus longues, mais bien placées. Par les oreilles seules
on pourroit distinguer un cheval anglois d'un cheval
barbe ; mais la grande différence est dans la taille :
les anglois sont bien étoffés et beaucoup plus grands;
on en trouve communément de quatre pieds dix
pouces, et même de cinq pieds de hauteur. Il y en a
de tous poils et de toutes marques. Ils sont générale-
ment forts, vigoureux, hardis, capables d'une grande
fatigue , excellents pour la chasse et la course; mais il
leur manque la grâce et la souplesse; ils sont durs,
et ont peu de liberté dans les épaules.
On parle souvent de courses de chevaux en Angle-
terre, et il y a des gens extrêmement habiles dans
cette espèce d'art gymnastique. Pour en donner une
idée, je ne puis mieux faire que de rapporter ce qu'un
homme respectable1 , que j'ai déjà eu occasion de ci-
ter, m'a écrit de Londres le 1 8 février 1 n^S. M. Thorn-
i. Milord comte de Morton.
LE CHEVAL. 65
hill , maître de poste à Stilton, fit gageure de courir
à cheval trois fois de suite le chemin de Stilton à
Londres, c'est-à-dire défaire deux cent quinze milles
d'Angleterre (environ soixante-douze lieues de France)
en quinze heures. Le 29 avril îy/p, vieux style, il se
mit en course , partit de Stilton , fit la première course
jusqu'à Londres en trois heures cinquante-une mi-
nutes, et monta huit différents chevaux dans cette
course; il repartit sur-le-champ et fit la seconde
course, de Londres à Stilton, en trois heures cin-
quante-deux minutes, et ne monta que six chevaux;
il se servit pour la troisième course des mêmes che-
vaux qui lui avoient déjà servi : dans les quatorze il
en monta sept, et il acheva cette dernière course en
trois heures quarante-neuf minutes; en sorte que non
seulement il remplit la gageure qui était de faire ce
chemin en quinze heures, mais il le fit en onze heures
trente-deux minutes. Jedouteque dans les jeux olym-
piques il se soit jamais fait une course si rapide que
cette course de M. Thornhill.
Les chevaux d'Italie étoient autrefois plus beaux
qu'ils ne le sont aujourd'hui, parce que depuis un
certain temps on y a négligé les haras; cependant il
se trouve encore de beaux chevaux napolitains , sur-
tout pour les attelages : mais en général ils ont la tête
grosse et l'encolure épaisse; ils sont indociles, et par
conséquent difficiles à dresser. Ces défauts sont com-
pensés par la richesse de leur taille, par leur fierté,
et par la beauté de leurs mouvements. Us sont excel-
lents pour l'appareil, et ont beaucoup de dispositions
à piaffer.
Les chevaux danois sont de si belle taille et si
66 ANIMAUX DOMESTIQUES.
c.tofles, qu'on les préfère à tous les autres pour en
faire des attelages. 11 y en a de parfaitement bien
moulés, mais en petit nombre; car le plus souvent
ces chevaux n'ont pas une conformation fort régulière.
La plupart ont l'encolure épaisse, les épaules grosses,
les reins un peu longs et bas, la croupe trop étroite
pour l'épaisseur du devant; mais ils ont tous de
beaux mouvements, et en général ils sont très bons
pour la guerre et pour l'appareil. Us sont de tous
poils, et même les poils singuliers, comme pie et
tigre , ne se trouvent guère que dans les chevaux
danois.
Il y a en Allemagne de fort beaux chevaux; mais
en général ils sont pesants et ont peut d'haleine, quoi-
qu'ils viennent, pour la plupart, des chevaux turcs
et barbes, dont on entretient les haras, aussi bien
que de chevaux d'Espagne et d'Italie. Ils sont donc
peu propres à la chasse et à la course de vitesse, au
lieu que les chevaux hongrois, transylvains, etc.,
sont au contraire légers et bons coureurs. Les hou-
sards et les Hongrois leur fendent les naseaux, dans
la vue . dit-on, de leur donner plus d'haleine , et aussi
pour les empêcher de hennir à la guerre. On prétend
que les chevaux auxquels on a fendu les naseaux ne
peuvent plus hennir. Je n'ai pas été à portée de vé-
rifier ce fait; mais il me semble qu'ils doivent seule-
ment hennir plus foiblement. On a remarqué que les
chevaux hongrois, cravates et polonois, sont fort su-
jets à être bégus.
Les chevaux de Hollande sont fort bons pour le
carrosse, et ce sont ceux dont on se sert le plus
communément en France. Les meilleurs viennent de
LE CHEVAL, 6*7
îa province de Frise ; il y en a aussi de fort bons
dans les pays de Bergues et de Juliers. Les chevaux
flamands sont fort au dessous des chevaux de Hol-
lande : ils ont presque tous îa tête grosso , les pieds
plats, les jambes sujettes aux eaux; et ces deux der-
niers défauts sont essentiels dans les chevaux de car-
rosse.
Il y a en France des chevaux de toute espèce, mais
les beaux sont en petit nombre. Les meilleurs che-
vaux de selle viennent du Limosin : ils ressemblent
assez aux barbes, et sont comme eux excellents pour
la chasse , mais ils sont tardifs dans leur accroisse-
ment; il faut les ménager dans leur jeunesse, et même
ne s'en servir qu'à l'âge de huit ans. Il y a aussi de
très bons bidets en Auvergne, en Poitou, dans le
Mprvan, en Bourgogne; mais après le Limosin , c'est
la Normandie qui fournit les plus beaux chevaux : ils
ne sont pas si bons pour la chasse , mais ils sont meil-
leurs pour la guerre ; ils sont plus étoffés et plus tôt
formés. On tire de la Basse-Normandie et du Coten-
tin de très beaux chevaux de carrosse, qui ont plus
de légèreté et de ressource que les chevaux de Hol-
lande. La Franche-Comté et le Boulonnois fournis-
sent de très bons chevaux de tirage. En général , les
chevaux françois pèchent pour avoir de trop grosses
épaules , au lieu que les barbes pèchent pour les avoir
trop serrées.
Après l'énuméi ation de ces chevaux qui nous sont
les mieux connus, nous rapporterons ce que les voya-
geurs disent des chevaux étrangers que nous connois-
sons peu. Il y a de fort bons chevaux dans toutes les
îles de l'Archipel. Ceux de l'île de Crète étoient en
GS ANIMAUX DOMESTIQUES.
grande réputation chez les anciens pour l'agilité et la
vitesse ; cependant aujourd'hui on s'en sert peu dans
le pays môme, à cause de la trop grande aspérité du
terrain , qui est presque partout fort inégal et fort
montueux. Les beaux chevaux de ces îles, et môme
ceux de Barbarie, sont de race arabe. Les chevaux
naturels du royaume de Maroc sont beaucoup plus
petits que les arabes, mais très légers et très vigou-
reux. M. Shaw prétend que les haras d'Egypte et de
Tingitanie l'emportent aujourd'hui sur tous ceux des
pays voisins; au lieu qu'on trouvoit, il y a environ
un siècle, d'aussi bons chevaux dans tout îe reste de
la Barbarie. L'excellence de ces chevaux barbes con-
siste, dit-il , à ne s'abattre jamais, et à se tenir tran-
quilles lorsque le cavalier descend ou laisse tomber
la bride. Ils ont un grand pas et un galop rapide ; mais
on ne les laisse point trotter ni marcher l'amble i les
habitants du pays regardent ces allures comme des
mouvements grossiers et ignobles. Il ajoute que les
chevaux d'Egypte sont supérieurs à tous les autres
pour la taille et pour la beauté. Mais ces chevaux
d'Egypte , aussi bien que la plupart des chevaux de
Barbarie, viennent des arabes qui sont, sans contre-
dit, les premiers et les plus beaux chevaux du inonde.
Selon Marmol , ou plutôt selon Léon l'Africain, car
•Marmol l'a ici copié presque mot à mot, les chevaux
arabes viennent des chevaux sauvages des déserts
d'Arabie, dont on a fait très anciennement des ha-
ras, qui les ont tant multipliés, que toute l'Asie et
l'Afrique en sont pleines. Ils sont si légers que quel-
ques uns d'entre eux devancent \cs autruches à la
course. Les Arabes du désert et les peuples de Lybie
LI" CHEVAL. G ()
élèvent une grande quantité de ces chevaux pour
la chasse; ils ne s'en servent ni pour voyager ni
pour combattre : ils les font paître lorsqu'il y a de
l'herbe; et lorsque l'herbe manque, ils ne les nour-
rissent que de dattes et de lait de chameau; ce qui
les rend nerveux , légers, et maigres. lis tendent des
pièges aux chevaux sauvages ; ils en mangent la chair,
et disent que celle des jeunes est fort délicate. Ces che-
vaux sauvages sont plus petits que les autres; ils sont
communément de couleur cendrée, quoiqu'il yen ait
aussi de blancs, et ils ont le crin et le poil de la queue
fort court et hérissé. D'autres voyageurs nous ont
donné sur les chevaux arabes des relations curieuses,
dont nous ne rapporterons ici que les principaux faits.
Il n'y a point d'i\.rabe, quelque misérable qu'il soit ,
qui n'ait des chevaux. Ils montent ordinairement les
juments, l'expérience leur ayant appris qu'elles résis-
tent mieux que les chevaux à la fatigue, à la faim, et à
la soif; elles sont aussi moins vicieuses, plus douces,
et hennissent moins fréquemment que les chevaux :
ils les accoutument si bien à être ensemble, qu'elles
demeurent en grand nombre, quelquefois des jours en-
tiers, abandonnées à elles-mêmes, sans se frapper les
unes les autres, et sans se faire aucun mal. Les Turcs ,
au contraire, n'aiment point les juments; et les Ara-
bes leur vendent les chevaux qu'ils ne veulent pas
garder pour étalons. Ils conservent avec grand soin, et
depuis très long-temps, les races de leurs chevaux; ils
en connoissent les générations, les alliances et toute la
généalogie. Ils distinguent les races par des noms dif-
férents, et ilsen font trois classes : la première est celle
des chevaux nobles, de race pure et ancienne des
lilM'tON. XIV,
yo ANIMAUX DOMESTIQUES.
deux côtés; Ja seconde est celle des chevaux de race
ancienne, mais qui se sont mésalliés; et la troisième
est celle des chevaux communs : ceux-ci se vendent
à bas prix ; mais ceux de la première classe , et même
ceux de la seconde, parmi lesquels il s'en trouve
d'aussi bons que ceux de la première , sont excessive-
ment chers. Ils ne font jamais couvrir les juments de
cette première classe noble que par des étalons de la
même qualité. Ils connoissent, par une longue expé-
rience , toutes les races de leurs chevaux et de ceux
de leurs voisins; ils en connoissent en particulier le
nom , le surnom , le poil , les marques , etc. Quand ils
n'ont pas des étalons nobles, ils en empruntent chez
leurs voisins, moyennant quelque argent pour faire
couvrir leurs juments ; ce qui se fait en présence de
témoins , qui en donnent une attestation signée et
scellée pardevant le secrétaire de l'émir, ou quelque
autre personne publique ; el dans cette attestation le
nom du cheval et de la jument est cité, et toute leur,
génération exposée. Lorsque la jument a pouliné, on
appelle encore des témoins, et l'on fait une autre attes-
tation , dans laquelle on fait la description du poulain
qui vient de naître, et on marque le jour de sa nais-
sance. Ces billets donnent le prix aux chevaux, et on
les remet à ceux qui les achètent. Les moindres ju-
ments de cette première classe sont de cinq cent écus,
et il y en a beaucoup qui se vendent mille écus,
et même quatre, cinq, et six mille livres. Gomme
les Arabes n'ont qu'une tente pour maison, cette
tente leur sert aussi d'écurie; la jument, le poulain,
le mari, la femme, et les enfants couchent tous pêle-
mêle, les uns avec les autres : on y voit les petits en-
LE CH ETAL. • il
fants sur le corps, sur le cou de la jument, et du
poulain , sans que ces animaux les blessent ni les in-
commodent; on diroit qu'ils n'osent se remuer de
peur de leur faire du mari. Ces juments sont si accou-
tumées à vivre dans cette familiarité , qu'elles souf-
frent toute sorte de badinage. Les Arabes ne les bat-
tent point; ils les traitent doucement, ils parlent et
raisonnent avec elles ; ils en prennent un très grand
soin ; ils les laissent toujours aller au pas , et ne les
piquent jamais sans nécessité : mais aussi dès qu'elles
se sentent chatouiller le flanc avec le coin de l'é-
trier, elles partent subitement , et vont d'une vitesse
incroyable; elles sautent les haies et les fossés aussi
légèrement que les biches; et si leur cavalier vient à
tomber, elles sont si bien dressées , qu'elles s'arrêtent
tout court, même dans le galop le plus rapide. Tous
les chevaux des Arabes sont d'une taille médiocre,
fort dégagés, et plutôt maigres que gras. Ils les pan-
sent soir et matin fort régulièrement et avec tant de
soin, qu'ils ne leur laissent pas la moindre crasse sur
la peau; ils leur lavent les jambes, le crin, et la queue,
qu'ils laissent toute longue , et qu'ils peignent rare-
ment pour ne pas rompre le poil. Ils ne leur donnent
rien à manger de tout le jour, ils leur donnent seule-
ment à boire deux ou trois fois, et au coucher du so-
leil ils leur passent un sac à la tête,.dans lequel il y a en-
viron un demi-boisseau d'orge bien net. Ces chevaux
ne mangent donc que pendant la nuit, et on ne leur
ôte le sac que le lendemain matin, lorsqu'ils ôîit tout
mangé. On les met au vert au mois de mars, quand
Theibe est assez grande : c'est dans cette même saison
que l'on fait couvrir les juments, et on a grandsoin de
■; 2 ANIMAUX DOMESTIQUES.
leur jeter de l'eau froide sur la croupe immédiatement
après qu'elles ont été couvertes. Lorsque la saison du
printemps est passée, on retire les chevaux du pâ-
turage, et on ne leur donne ni herbe ni foin de tout
le reste de l'année, ni même de paille que très rare-
ment; l'orge est leur unique nourriture. On ne man-
que pas de couper aussi les crins aux poulains dès
qu'ils ont un an ou dix-huit mois, afin qu'ils devien-
nent plus touffus et plus longs. On les monte dès
l'âge de deux ans ou deux ans et demi tout au plus
tard; on ne leur met la selle et la bride qu'à cet âge;
et tous les jours, du matin jusqu'au soir, tous les che-
vaux des Arabes demeurent sellés et bridés à la porte
de la tente.
La race de ces chevaux s'est étendue en Barbarie ,
chez les Maures, et même chez les Nègres de la ri-
vière de Gambie et du Sénégal. Les seigneurs du pays
en ont quelques uns qui sont d'une grande beauté.
Au lieu d'orge ou d'avoine, on leur donne du mais
concassé ou réduit en farine, qu'on mêle avec du
lait lorsqu'on veut les engraisser; et dans ce climat
si chaud on ne les laisse boire que rarement. D'un
autre côté, les chevaux arabes ont peuplé l'Egypte,
la Turquie, et peut-être la Perse , où il y avoit autre-
fois des haras très considérables. Marc-Paul cite un
haras de dix mille juments blanches, et il dit que dans
la province de Balascie il y avoit une grande quan-
tité de chevaux grands et légers, avec la corne du
pied si dure , qu'il étoit inutile de les ferrer.
Tous les chevaux du Levant ont, comme ceux de
Perse et d'Arabie , la corne fort dure : on les ferre
cependant, mais avec des fers minces, légers, et qu'on
LE CHEVAL. y3
petit clouer partout. En Turquie, en Perse, et en
Arabie, on a aussi les mêmes usages pour les soigner,
les nourrir, et leur faire de la litière de leur fumier,
qu'on fait auparavant sécher au soleil pour ôter Fo-
deur, et ensuite on le réduit en poudre et on en
fait une couche, dans récurie ou dans la tente, d'en-
viron quatre ou cinq pouces d'épaisseur : cette litière
dure fort long-temps ; car quand elle est infectée de
nouveau, on la relève pour la faire sécher au soleil
une seconde fois, et cela lui fait perdre entièrement
sa mauvaise odeur.
Il y a en Turquie des chevaux arabes, des chevaux
tartares, des chevaux hongrois, et des chevaux de
race du pays. Ceux-ci sont beaux et très fins ; ils ont
beaucoup de feu, de vitesse, et même d'agrément;
mais ils sont trop délicats : il ne peuvent supporter la
fatigue, ils mangent peu, ils s'échauffent aisément,
et ont la peau si sensible , qu'ils ne peuvent supporter
le frottement de l'étrille; on se contente de les frotter
avec l'époussette et de les laver. Ces chevaux, quoi-
que beaux , sont , comme l'on voit , fort au dessous
des arabes : ils sont même au dessous des chevaux de
Perse, qui sont, après les arabes, les plus beaux et
les meilleurs chevaux de l'Orient. Les pâturages des
plaines de Médie , de Persépolis , d'Ardebil , de Der-
bent, sont admirables, et on y élève, par les ordres
du gouvernement, une prodigieuse quantité de che-
vaux, dont la plupart sont très beaux, et presque
tous excellents. Pietro délia Valle préfère les chevaux
communs de Perse aux chevaux d'Italie, et même,
dit-il , aux plus excellents chevaux du royaume de
iNaples. Communément ils sont de taille médiocre ;
74 ANIMAUX DOMESTIQUES.
il y en a môme de fort petits , qui n'en sont pas
moins bons ni moins forts : mais il s'en trouve aussi
beaucoup de bonne taille, et plus grands que les che-
vaux de selle anglois. Ils ont tous la tête légère, l'en-
colure fine, le poitrail étroit, les oreilles bien faites
et bien placées, les jambes menues, la croupe belle et
la corne dure; ils sont dociles, vifs, légers, hardis, cou-
rageux, et capables de supporter une grande fatigue;
ils courent d'une très grande vitesse, sans jamais s'a-
battre ni s'affaisser : ils sont robustes et très aisés à
nourrir ; on ne leur donne que de l'orge mêlé avec
de la paille hachée menu, dans un sac qu'on leur
passe à la tête , et on ne les met au vert que pendant
six semaines au printemps. On leur laisse la queue
longue ; on ne sait ce que c'est que de les faire hon-
gres ; on leur donne des couvertures pour les défen-
dre des injures de l'air; on les soigne avec une atten-
tion particulière ; on les conduit avec un simple
bridon et sans éperon , et on en transporte une très
grande quantité en Turquie, et surtout aux Indes.
Ces voyageurs, qui font tous ï'éloge des chevaux de
Perse , s'accordent cependant à dire que les chevaux
arabes sont encore supérieurs pour l'agilité, le cou-
rage et la force , et même la beauté , et qu'ils sont
beaucoup plus recherchés en Perse même que les
plus beaux chevaux du pays.
Les chevaux qui naissent aux Indes ne sont pas
bons; ceux dont se servent les grands du pays y sont
transportés de Perse et d'Arabie. On leur donne un
peu de foin le jour , et le soir on leur fait cuire des
pois avec du sucre et du beurre , au lieu d'avoine ou
d'orge. Cette nourriture les soutient et leur donne
LE CIIETA1. y5
un peu de force; sans ceia ilsdépériroîent en très peu
de temps , le climat leur étant contraire. Les chevaux
naturels du pays sont en général fort petits; il y en a
même de si petit* , que Tavernier rapporte que le
jeune prince du Mogol, âgé de sept ou huit ans, mon toit
ordinairement un petit cheval très bien fait , dont la
taille n'excédoit pas celle d'un grand lévrier. Il semble
que les climats excessivement chauds soient contraires
aux chevaux : ceux de la côte d'Or, de celle de Juda,
de Guinée, etc., sont, comme ceux des Indes, fort
mauvais; ils portent la tête et le cou fort bas; leur mar-
che est si chancelante, qu'on les croit toujours prêts à
tomber : ils ne seremueroientpassion ne les frappoit
continueHement; etla plupart sont si bas, que les pieds
de ceux qui les montent touchent presque à terre. Ils
sont de plus fort indociles, et propres seulement à
servir de nourriture aux Nègres , qui en aiment la
chair autant que celle des chiens. Ce goût pour la
chair du cheval est donc commun aux Nègres et aux
Arabes ; il se retrouve en Tartarie , et même à la
Chine. Les chevaux chinois ne valent pas mieux que
ceux des Indes : ils sont foibles, lâches , mal faits , et
fort petits; ceux de la Corée n'ont que trois pieds
de hauteur. A la Chine, presque tous les chevaux
sont hongres; et ils sont si timides, qu'on ne peut
s'en servir à la guerre : aussi peut-on dire que ce
sont les chevaux tartares qui ont fait la conquête de
la Chine. Ces chevaux sont très propres pour la guerre,
quoique communément ils ne soient que de taille
médiocre : ils sont forts, vigoureux, fiers, ardents,
légers et grands coureurs. Ils ont la corne du pied
fort dure, mais trop étroite; la tête fort légère, mais
j6 ANIMAUX DOMESTIQUES.
trop petite; l'encolure longue et roide ; les jambes
trop hautes : avec tous ces défauts ils peuvent passer
pour de très bons chevaux; ils sont infatigables, et
courent d'une vitesse extrême. Les Tartares vivent
avec leurs chevaux à peu près comme les Arabes; ils
les font monter dès l'âge de sept ou huit mois par
de jeunes enfants, qui les promènent et les font
courir à petites reprises; ils les dressent ainsi peu à
peu , et leur font souffrir de grandes diètes : mais ils
ne les montent pour aller en course que quand ils ont
six ou sept ans ; ils leur font supporter alors des fati-
gues incroyables, comme de marcher deux ou trois
jours sans s'arrêter , d'en passer quatre ou cinq sans
autre nourriture qu'une poignée d'herbe de huit
heures en huit heures , et d'être en même temps
vingt-quatre heures sans boire, etc. Ces chevaux,
qui paroissent et qui en effet sont si robustes dans
leur pays, dépérissent dès qu'on les transporte à la
Chine et aux Indes; mais ils réussissent assez en
Perse et en Turquie. Les petits Tartares ont aussi
une race de petits chevaux dont ils font tant de cas,
qu'ils ne se permettent jamais de les vendre à des
étrangers. Ces chevaux ont toutes les bonnes et mau-
vaises qualités de ceux de la grande Tartarie ; ce qui
prouve combien les mêmes mœurs et la même édu-
cation donnent le même naturel et la même habitude
à ces animaux. Il y a aussi en Circassie et enMingrélie
beaucoup de chevaux qui sont même plus beaux que
les chevaux tartares. On trouve encore d'assez beaux
chevaux en Ukraine, en Yalachie , en Pologne, en
Suède; mais nous n'avons pas d'observations particu-
lières de leurs qualités et de leurs défauts.
LK CIlliVAL. 77
Maintenant, si l'on consulte les anciens sur la na-
ture et les qualités des chevaux des différents pays,
on trouvera que les chevaux de la Grèce, et surtout
ceux de la TUessalie et de l'Epire , avoient de la répu-
tation, et étoienttrès bons pour la guerre; que ceux
de l'Achaïe étoient les plus grands que Ton connût ;
que les plus beaux de tous étoient ceux d'Egypte, où
il y en avoit une très grande quantité , et où Salomon
envoyoit en acheter à un très grand prix ; qu'en Ethio-
pie les chevaux réussissoient mal à cause de la trop
grande chaleur du climat; que l'Arabie et l'Afrique
fournissoient les chevaux les mieux faits, et surtout
les plus légers et les plus propres à la monture et à la
course ; que ceux d'Italie, et surlout de la Fouille ,
étoient aussi très bons; qu'en Sicile, Cappadoce, Syrie,
Arménie, Médie et Perse, il y avoit d'excellents che-
vaux, et recommandablespar leurs vitesse et leur légè-
reté; que ceux de Sardaigne et de Corse étoient petits,
mais vifs et courageux; que ceux d'Espagne ressem-
bloientàceuxclesParthes; et étoient excellentspourla
guerre; qu'il y avoit aussi en Transylvanie et enVala-
chie des chevaux à tête légère, à grands crins pendants
jusqu'à terre, et à queue touffue, qui étoient très
prompts à la course; queîeschevauxdanoisétoientbien
faits et bons sauteurs ; queceuxde Scandinavie étoient
petits, mais bien moulés et fort agiles; que les che-
vaux de Flandre étoient forts; que les Gaulois four-
nissoient aux Romains de bons chevaux pour la mon-
ture et pour porteries fardeaux; que les chevaux des
Germains étoient mal faits, et si mauvais qu'ils ne s'en
servoient pas; que les Suisses en avoient beaucoup et
de très bons pour la guerre ; que les chevaux de Hon-
78 ANIMAUX DOMESTIQUES.
grie étoient aussi fort bons; et enfin que les chevaux
des Indes étoient fort petits et très foibles.
Il résulte de tous ces faits que les chevaux arabes
ont été de tout temps et sont encore les premiers che-
vaux du monde, tant pour la beauté que pour la
bonté ; que c'est d'eux que l'on tire, soit immédiate-
ment, soit médiatement par le moyen des barbes , les
plusbeaux chevaux qui soient en Europe, en Afrique
rH en Asie; que le climat de l'Arabie est peut-être ie cli-
mat des chevaux, et ie meilleur de tous les climats,
puisqu'au lieu d'y croiser les races par des races étran-
gères, on a grand soin de les conserver dans toute leur
pureté; que si ce climatn'est paspar lui-même le meil-
leur climat pour les chevaux, les Arabes l'ont rendu tel
par les soins particuliers qu'ils ont pris dans tous les
temps d'ennoblir les races, en ne mettant ensemble
que les individus les mieux faits et de la première qua-
lité; que par cette attention suivie pendant des si-ècies,
ils ont pu perfectionner l'espèce au delà de ce que la
nature auroit fait dans ie meilleur climat. On peut
encore en conclure que les climats plus chauds que
froids, et surtout les pays secs, sont ceux qui con-
viennent le mieux à la nature de ces animaux; qu'en
général lespetitschevaux sont meilleurs que lesgrands;
que le soin leur est aussi nécessaire à tous quelanour*
riture; qu'avec de la familiarité et des caresses on en
tire beaucoup plus que par la force et les châtiments;
que les chevaux des pays chauds ont les os, la corne,
les muscles plus durs que ceux de nos climats; que,
quoique la chaleur conviennent mieux que le froid à
ces animaux, cependant le chaud excessif ne leur
convient pas ; que le grand froid leur est contraire;
LE CHEVAL. - -9
qu'enfin leur habitude et leur naturel dépendent pres-
que en entier du climat, de la nourriture, des soins
et de l'éducation.
Eu Perse, en Arabie , et dans plusieurs autres lieux
de l'Orient, on n'est pas dans l'usage de hongrer les
chevaux, comme on le fait si généralement en Eu-
rope et à la Chine. Cette opération leur ôte beaucoup
de force, de courage, de fierté, etc., mais leur
donne de la douceur, de la tranquillité, de la doci-
lité. Pour la faire, on leur attache les jambes a.vec
des cordes, on les renverse sur le dos, on ouvre les
bourses avec un bistouri, on en tire les testicules, on
coupe les vaisseaux qui y aboutissent et les ligaments
qui les soutiennent, et après les avoir enlevés on re-
ferme la plaie, et on a soin de faire baigner le cheval
deux fois par jour pendant quinze jours , ou de l'é-
tuver souvent avec de l'eau fraîche, et de le nourrir
pendant ce temp*> avec du son détrempé dans beau-
coup d'eau , afin de le rafraîchir. Cette opération se
doit faire au printemps ou en automne, le grand
chaud et le grand froid y étant également contraires.
A l'égard de l'âge auquel on doit la faire, il y a des
usages différents : dans certaines provinces on hongre
les chevaux dès l'âge d'un an ou dix-huit mois, aussi-
tôt que les testicules sont bien apparents au dehors ;
mais l'usage le plus général et le mieux fondé est de
ne les hongrer qu'à deux et môme a trois ans, parce
qu'en les hongrant tard ils conservent un peu plus des
qualités attachées au sexe masculin. Pline dit que les
dents de lait ne tombent point à un cheval qu'on fait
hongre avaut qu'elles soient tombées : j'ai été à portée
de vérifier ce fait, et i! ne s'est pas trouvé vrai ; le*
8o ANIMAUX DOMESTIQUES.
dents de lait tombent également aux jeunes chevaux
hongres et aux jeunes chevaux entiers; et il est proba-
ble que les anciensn'onthasardé ce fait que parce qu'ils
l'ont cru fondé sur l'analogie de la chute des cornes du
cerf, du chevreuil, etc., qui en effet ne tombent point
lorsque l'animal a été coupé. Au reste , un cheval
hongre n'a plus la puissance d'engendrer; mais il
peut encore s'accoupler, et l'on en a vu des exemples.
Les chevaux, de quelque poil qu'ils soient, muent
comme presque tous les autres animaux couverts de
poil , et cette mue se fait une fois l'an, ordinairement
au printemps, et quelquefois en automne. Ils sont
alors plus foibles que dans les autres temps; il faut
les ménager, les soigner davantage et les nourrir un
peu plus largement. Il y a aussi des chevaux qui
muent de corne ; cela arrive surtout à ceux qui ont été
élevés dans des pays humides et marécageux, comme
en Hollande.
Les chevaux hongres et les juments hennissent
moins fréquemment que les chevaux entiers; ils ont
aussi la voix moins pleine et moins grave. On peut
distinguer dans tous cinq sortes de hennissements
différents, relatifs à différentes passions : le hennis-
sement d'allégresse, dans lequel la voix se fait enten-
dre assez longuement, monte et finit à des sons plus
aigus; le cheval rue en même temps, mais légère-
ment, et ne cherche point à frapper : le hennissement
du désir, soit d'amour, soit d'attachement, dans le-
quel le cheval ne rue point , et la voix se fait enten-
dre longuement et finit par des sons plus graves : le
hennissement de la colère, pendant lequel le cheval
rue et frappe dangereusement, est très court et aigu :
LE CHEVAL. 8l
celui de la crainte, pendant lequel il rue aussi, n'est
guère plus long que celui de la colère , la voix est
grave, rauque , et semble sortir en entier des naseaux;
ce hennissement est assez semblable au rugissement
d'un lion : celui de la douleur est moins un hennisse-
ment qu'un gémissement ou ronflement d'oppression
qui se fait à voix grave et suit les alternatives de la
respiration, Au reste . on a remarqué que les chevaux
qui hennissent le plus souvent , et surtout d'allégresse
et de désir, sont les meilleurs et les plus généreux.
Les chevaux entiers ont aussi la voix plus forte que
les hongres et les juments. Dès la naissance le mâle a
la voix plus forte que la femelle : à deux ans ou deux
ans et demi , c'est-à-dire à l'âge de puberté, la voix des
mâles et des femelles devient plus forte et plus grave,
comme dans l'homme et dans la plupart des autres
animaux. Lorsque le cheval est passionné d'amour,
de désir, d'appétit, il montre les dents, et semble
rire; il les montre aussi dans la colère et lorsqu'il
veut mordre ; il tire quelquefois la langue pourlécher,
mais moins fréquemment que le bœuf, qui lèche beau-
coup plus que le cheval, et qui cependant est moins
sensible aux caresses. Le cheval se souvient aussi
beaucoup plus long-temps des mauvais traitements,
et il se rebute aussi plus aisément que le bœuf. Son
naturel ardent et courageux lui fait donner d'abord
tout ce qu'il possède de force; et lorsqu'il sent qu'on
exige encore davantage, il s'indigne et refuse ; au lieu
que le bœuf, qui , de sa nature, est lent et paresseux,
s'excède et se rebute moins aisément.
Le cheval dort beaucoup moins que l'homme : lors-
qu'il se porte bien , il ne demeure guère que deux ou
82 ANIMAUX DOMESTIQUES.
trois heures de suite couché; il se relève ensuite pour
manger; et lorsqu'il a été trop fatigué, il se ccwiche
une seconde fois après avoir mangé; mais en tout il
ne dort guère qu;e trois ou quatre heures en vingt-
quatre : il y a même des chevaux qui ne se couchent
jamais, et qui dorment toujours debout : ceux qui
se couchent dorment aussi quelquefois sur leurs
pieds. On a remarqué que les hongres dorment plus
souvent et plus long-temps que les chevaux entiers.
Les quadrupèdes ne boivent pas tous de la même
manière, quoique tous soient également obligés d'al-
ler chercher avec la tête la liqueur qu'ils ne peuvent
saisir autrement, à l'exception du singe, du maki, et
de quelques autres qui ont des mains, et qui par
conséquent peuvent boire comme l'homme, lorsqu'on
leur donne un vase qu'ils peuvent tenir; car ils le
portent à leur bouche, l'inclinent, versent la liqueur,
et l'avaient par le simple mouvement de la déglutition.
L'homme boit ordinairement de cette manière , parce
que c'est en effet la plus commode ; mais il peut en-
core boire de plusieurs autres façons, en approchant
les lèvres et les contractant pour aspirer la liqueur,
ou bien en y enfonçant le nez et la bouche assez pro-
fondément pour que la langue en soit environnée, et
n'ait d'autres mouvements à faire que celui qui est
nécessaire pour la déglutition; ou encore en mordant,
pour ainsi dire, la liqueur avec les lèvres; ou enfin ,
quoique plus difficilement, en tirant la langue, l'é-
largissant, et formant une espèce de petit godet qui
rapporte un peu d'eau dans la bouche. La plupart
des quadrupèdes pourroient aussi chacun boire de
plusieurs manières : mais ils font comme nous; ifs
LE CHEVAL. 83
choisissent celle qui leur esl la plus commode, et la
sï?ivent constamment. Le chien, dont la guMale est
fort ouverte et la langue longue et mince , boit en la-
pant, c'est-à-dire en léchant la liqueur, et formant
avec la langue un godet qui se remplit à chaque fois, et
rapporte une assez grande quantité de liqueur : il pré-
fère cette façon àcelledese mouiller le nez. Le cheval,
au contraire , qni a la bouche plus petite et la langue
trop épaisse et trop courte pour former un grand go-
det, et qui d'ailleurs boit encore plus avidement qu'il
ne mange , enfonce la bouche et le nez brusquement
et profondément dans l'eau, qu'il avale abondam-
mentparle simple mouvement de la déglutition: mais
cela même le force à boire tout d'une haleine, au lieu
que le chien respire à son aise pendant qu'il boit.
Aussi doit-on laisser aux chevaux la liberté de boire
à plusieurs reprises, surtout après une course, lors-
que le mouvement de la respiration est court et pressé.
On ne doit pas non plus leur laisser boire de l'eau
trop froide , parce que indépendamment des coliques
que l'eau froide cause souvent, il leur arrive aussi,
par la nécessité où ils sont d'y tremper les naseaux,
qu'ils se refroidissent le nez , s'enrhument, et pren-
nent peut-être les germes de cette maladie à laquelle
on a donwé le nom de morve, la plus formidable de
toutes pour cette espèce d'animaux : car on sait de-
puis peu que le siège de la morve est dans la mem-
brane pituitaire1; que c'est par conséquent un vrai
rhume, qui, à la longue , cause une inflammation dans
i. M. Delafosse. maréchal du roi, a îe premier démontré que le
siège de la morve est dans la membrane pituitaire, et il a essayé de
guérir des chevaux en les trépanant.
8/|. ANIMAUX DOMESTIQUES.
cette membrane : et, d'un autre côté, les voyageurs
qui rapportent dans un assez grand détail les maladies
des chevaux dans les pays chauds, comme l'Arabie,
la Perse, la Barbarie, ne disent pas que la morve y
soit aussi fréquente que dans les climats froids. Ainsi
je crois être fondé à conjecturer que l'une des causes
de cette maladie est la froideur de l'eau , parce que
ces animaux sont obligés d'y enfoncer et d'y tenir le
nez et les naseaux pendant un temps considérable; ce
que l'on préviendroit en ne leur donnant jamais d'eau
froide , et en leur essuyant toujours les naseaux après
qu'ils ont bu. Les ânes, qui craignent le froid beau-
coup plus que les chevaux, et qui leur ressemblent
si fort par la structure intérieure, ne sont pas cepen-
dant si sujets à la morve : ce qui ne vient peut-être
que de ce qu'ils boisent différemment des chevaux;
car au lieu d'enfoncer profondément la bouche et le
nez dans l'eau , ils ne font presque que l'atteindre des
lèvres.
Je ne parlerai pas des autres maladies des chevaux;
ce seroit trop étendre l'Histoire naturelle que de join-
dre à l'histoire d'un animal celle de ses maladies. Ce-
pendant je ne puis terminer l'histoire du cheval sans
marquer quelques regrets de ce que la santé de cet
animal utile et précieux a été jusqu'à présent aban-
donnée aux soins et à la pratique, souvent aveugles,
de gens sans connoissance et sans lettres. La méde-
cine que les anciens ont appelée médecine vétérinaire
n'est presque connue que de nom. Je suis persuadé
que si quelque médecin tournoit ses vues de ce côté
là, etfaisoit de cette étude son principal objet, il en
seroit bientôt dédommagé par d'amples succès; que
LE CHEVAL. 85
non seulement il s enrichirent, mais même qu'au lieu
de se dégrader il s'illustrerait beaucoup. Et cette mé-
decine ne seroit pas si conjecturale et si difficile que
l'autre : la nourriture, les mœurs, l'influence du sen-
timent, toutes les causes, en un mot, étant plus simples
dans l'animal que dans l'homme, les maladies doi-
vent être aussi moins compliquées , et par conséquent
plus faciles à juger et à traiter avec succès; sans compter
la liberté qu'on auroit tout entière de faire des expé-
riences, de tenter de nouveaux remèdes, et de pou-
voir arriver, sans crainte et sans reproches, à une
grande étendue de connoissances en ce genre, dont
on pourroit même, par analogie, tirer des inductions
utiles à l'art de guérir les hommes.
Nous avons donné la manière dont on traite Jes
chevaux en Arabie, et le détail des soins particuliers
que l'on prend pour leur éducation. Ce pays sec et
chaud, qui paroît être la première patrie et le climat
le plus convenable à l'espèce de ce bel animal, per-
met ou exige un grand nombre d'usages qu'on ne
pourroit établir ailleurs avec le même succès. Il ne
seroit pas possible d'élever et de nourrir les chevaux
en France et dans les contrées septentrionales comme
on le fait dans les climats chauds : mais les gens qui
s'intéressent à ces animaux utiles seront bien aises de
savoir comment on les traite dans les climats moins
heureux que celui de l'Arabie , et comment ils se con-
duisent et savent se gouverner eux-mêmes lorsqu'ils se
trouvent indépendants de l'homme*
Suivant les différents pays et selon les différents
usages auxquels on destine les chevaux, on les nour-
rit différemment. Ceux de race arabe, dc*it on veut
BUFFON. XIV.
$6 ANIMAUX DOMESTIQUES.
faire des coureurs pour la chasse en A\rabie et en Bar-
barie , ne mangeut que rarement de l'herbe et du
grain : on ne les nourrit ordinairement que de dattes
et de lait de chameau, qu'on leur donne le soir et
le matin; ces aliments, qui les rendent plutôt mai-
gres que gras, les rendent en même temps très ner-
veux et fort légers à la course. Ils tettent même les
femelles des chameaux, qu'ils suivent, quelque grands
qu'ils soient; et ce n'est qu'à l'âge de six ou sept ans
qu'on commence à les monter.
En Perse, on tient les chevaux à l'air dans la cam-
pagne le jour et la nuit, bien couverts néanmoins
contre les injures du temps, surtout l'hiver, non seu-
lement d'une couverture de toile, mais d'une autre
par dessus, qui est épaisse et tissue de poil, et qui les
tient chauds et les défend du serein et de la pluie.
On prépare une place assez grande et spacieuse , se-
lon le nombre des chevaux, sur un terrain sec et uni ,
qu'on balaie et qu'on accommode fort proprement :
on les y attache à côté l'un de l'autre, à une corde
assez longue pour les contenir tous, bien tendue et
liée fortement par les deux bouts à deux chevilles de
fer enfoncées dans la terre ; on leur lâche néanmoins
le licou auquel ils sont liés, autant qu'il le faut pour
qu'ils aient la liberté de se remuer à leur aise. Mais,
pour les empêcher de faire aucune violence , on leur
attache les deux pieds de derrière à une corde assez
longue qui se partage en deux branches, avec des bou-
cles de fer aux extrémités, où l'on place une cheville
enfoncée en terre au devant des chevaux, sans qu'ils
soient néanmoins serrés si étroitement qu'ils ne puis-
sent se coucher, se lever et se tenir à leur aise, mais
LE CHEVAL. 81
seulement pour les empêcher de faire aucun désor-
dre; et quand on les met dans des écuries, on les
attache et on les tient de la même façon. Cette prati-
que est si ancienne chez les Persans, qu'ils l'obser-
voient dès le temps de Cyrus, au rapport de Xéno-
phon. Ils prétendent, avec assez de fondement, que
ces animaux, en deviennent plus doux, plus traitables,
moins hargneux entre eux; ce qui est utile à la guerre,
où les chevaux inquiets incommodent souvent leurs
voisins lorsqu'ils sont serrés par escadrons. Pour li-
tière, on ne leur donne en Perse que du sable et de
la terre en poussière bien sèche, sur laquelle ils re-
posent et dorment aussi bien que sur la paille. Dans
d'autres pays, comme en Arabie et au Mogol, on fait
sécher leur fiente, que l'on réduit en poudre, et
dont on leur fait un lit très doux. Dans toutes ces
contrées, on ne les fait jamais manger à terre, ni
même à un râtelier; mais on leur met de l'orge et de
la paille hachée dans un sac qu'on attache à leur tête,
car il n'y a point d'avoine , et l'on ne fait guère de foin
dans ce climat : on leur donne seulement de l'herbe
ou de l'orge en vert au printemps, et en général on a
grand soin de ne leur fournir que la quantité de nour-
riture nécessaire; car lorsqu'on les nourrit trop lar-
gement, leurs jambes se gonflent, et bientôt ils ne
sont plus de service. Ces chevaux, auxquels on ne
met point de bride, et que l'on monte sans étriers,
se laissent conduire fort aisément; ils portent la tête
très haute au moyen d'un simple petit bridon, et
courent très rapidement et d'un pas très sûr dans les
plus mauvais terrains. Pour les faire marcher, on
n'emploie point la houssine, et fort rarement l'épe-
88 ANIMAUX DOMESTIQUES.
ron : si quelqu'un eu veut, il n'a qu'une pointe cou-
sue au talon de sa botte. Les fouets dont on se sert
ordinairement ne sont faits que de petites bandes de
parchemin nouées et cordelées : quelques petits coups
de ce fouet suffisent pour les faire partir et les entre-
tenir dans le plus grand mouvement.
Les chevaux sont en si grand nombre en Perse,
que, quoiqu'ils soient très bons, ils ne sont pas fort
chers. Il y en a peu de grosse et grande taille; mais
ils ont tous plus de force et de courage que de mine
et de beauté. Pour voyager avec moins de fatigue , on
se sert de chevaux qui vont l'amble, et qu'on a pré-
cédemment accoutumés à cette allure, en leur atta-
chant par une corde le pied de devant à celui de
derrière, du même côté; et, dans la jeunesse, on
leur fend les naseaux, dans l'idée qu'ils en respirent
plus aisément : ils sont si bons marcheurs, qu'ils
font très aisément sept à huit lieues de chemin sans
s'arrêter.
Mais l'Arabie, la Barbarie, et la Perse , ne sont pas
les seules contrées où l'on trouve de beaux et de bons
chevaux : dans les pays même les plus froids, s'ils ne
sont point humides, ces animaux se maintiennent
mieux que dans les climats très chauds. Tout le monde
connoît la beauté des chevaux danois , et la bonté de
ceux de Suède, de Pologne, etc. En Islande, où le
froid est excessif, et où souvent on ne les nourrit que
de poissons desséchés, ils sont très vigoureux, quoi-
que petits; il y en a même de si petits, qu'ils ne peu-
vent servir de monture qu'à des enfants. Au reste,
fis sont si communs dans cette île, que les bergers
gardent leurs troupeaux à cheval : leur nombre n'est
LE CHEVAL. 89
point à charge, car ils ne coûtent rien à nourrir. On
mène ceux dont on n'a pas besoin dans les montagnes
où on les laisse plus ou moins de temps après les
avoir marqués; et lorsqu'on veut les reprendre, on
les fait chasser pour les rassembler en une troupe , et
on leur tend des cordes pour les saisir, parce qu'ils
sont devenus sauvages. Si quelques juments donnent
des poulains dans ces montagnes , les propriétaires
les marquent comme les autres, et les laissent là trois
ans. Ces chevaux de montagne deviennent communé-
ment plus beaux, plus fiers et plus gras que tous ceux
qui sont élevés dans les écuries.
Ceux de Norwége ne sont guère plus grands, mais
bien proportionnés dans leur petite taille : ils sont
jaunes pour la plupart , et ont une raie noi*re qui leur
règne tout le long du dos; quelques uns sont châtains,
et il y en a aussi d'une couleur de gris de fer. Ces
chevaux ont le pied extrêmement sûr; ils marchent
avec précaution dans les sentiers des montagnes es-
carpées, et se laissent glisser en mettant sous le ven-
tre les pieds de derrière lorsqu'ils descendent un ter-
rain roide et uni. Ils se défendent contre l'ours; et
lorsqu'un étalon aperçoit cet animal vorace , et qu'il
se trouve avec des poulains ou des juments, il les fait
rester derrière lui, va ensuite attaquer l'ennemi, qu'il
frappe avec ses pieds de devant, et ordinairement il
le fait périr sous ses coups. Mais si le cheval veut se
défeftdre par des ruades, c'est-à-dire avec les pieds
de derrière, il est perdu sans ressource; car l'ours lui
saute d'abord sur le dos et le serre si fortement, qu'il
vient à bout de l'étouffer et de le dévorer.
Les chevaux de Nordlande ont tout au plus quatre
CjO ANIMAUX DOMESTIQUES.
pieds et demi de hauteur. À mesure qu'on avance vers
le nord, les chevaux deviennent petits et foibles.
Ceux de la Nordlande occidentale sont d'une forme
singulière : ils ont la tête grosse, de gros yeux, de pe-
tites oreilles, le cou fort court, le poitrail large, le
jarret étroit, le corps un peu long, mais gros, les
reins courts entre queue et ventre , la partie supé-
rieure de la jambe longue, l'inférieure courte, le bas
de la jambe sans poil, la corne petite et dure, la
queue grosse , les crins fournis , les pieds petits, sûrs,
et jamais ferrés; ils sont bons, rarement rétifs et fan-
tasques, grimpant sur toutes les montagnes. Les pâ-
turages sont si bons en Nordlande, que, lorsqu'on
amène de ces chevaux à Stockholm, ils y passent ra-
rement une année sans dépérir ou maigrir et perdre
leur vigueur. Au contraire, les chevaux qu'on amène
en Nordlande des pays plus septentrionaux, quoique
malades dans la première année, y reprennent leurs
forces.
L'excès du chaud et du froid semble être également
contraire à la grandeur de ces animaux. Au Japon,
les chevaux sont généralement petits ; cependant il
s'en trouve d'assez bonne taille, et ce sont probable-
ment ceux qui viennent des pays de montagnes, et
il en est à peu près de même à la Chine. Cependant
on assure que ceux du Tunquin sont d'une taille
belle et nerveuse, qu'ils sont bons à la main, et de
si bonne nature, qu'on peut les dresser aisément , et
les rendre propres à toutes sortes de marches.
Ce qu'il y a de certain, c'est que les chevaux qui
sont originaires des pays secs et chauds, dégénèrent
et même ne peuvent vivre dans les climats et les
LE CHEVAL. Ç)l
terrains trop humides, quelque chauds qu'ils soient ;
au lieu qu'ils sont très bons dans les pays de monta-
gnes , depuis le climat de l'Arabie jusqu'en Dane-
marck et en Tartarie dans notre continent, et depuis
la Nouvelle-Espagne jusqu'aux terres Magellaniques
dans le nouveau continent; ce n'est donc ni le chaud
ni le froid, mais l'humidité seule qui leur est con-
traire.
On sait que l'espèce du cheval n'existoit pas dans ce
nouveau continent lorsqu'on en a fait la découverte;
et l'on peut s'étonner avec raison de leur prompte
et prodigieuse multiplication: car, en moins de deux
cents ans, le petit nombre de chevaux qu'on y a
transportés d'Europe s'est si fort multiplié, et parti-
culièrement au Chili, qu'ils y sont à très bas prix.
Frézier dit que cette prodigieuse multiplication est
d'autant plus étonnante que les Indiens mangent
beaucoup de chevaux, et qu'ils les ménagent si peu
pour le service et le travail, qu'il en meurt un très
grand nombre par excès de fatigue. Les chevaux que
les Européens ont transportés dans les parties les plus
orientales de notre continent, comme aux îles Phi-
lippines, y ont aussi prodigieusement multiplié.
En Ukraine et chez les Cosaques du Don, les che-
vaux vivent errants dans les campagnes. Dans le grand
espace de terre compris entre le Don et le JNiéper,
espace très mal peuplé , les chevaux sont en troupes
de trois, quatre, ou cinq cents, toujours sans abri,
même dans la saison où la terre est couverte de neige :
ils détournent cette neige avec le pied de devant pour
chercher et manger l'herbe qu'elle recouvre. Deux ou
92 ANIMAUX DOMESTIQUES.
trois hommes à cheval ont le soin de conduire ces
troupes de chevaux, ou plutôt de les garder, car on
les laisse errer dans la campagne ; et ce n'est que dans
le temps des hivers les plus rudes qu'on cherche à le«s
loger pour quelques jours dans les villages, qui sont
fort éloignés les uns des autres dans ce pays. On a fait
sur ces troupes de chevaux ahandonnés pour ainsi
dire à eux-mêmes quelques observations qui semblent
prouver que les hommes ne sont pas les seuls qui vi-
vent en société, et qui obéissent de concert au com-
mandement de quelqu'un d'entre eux. Chacune de
ces troupes de chevaux a un cheval-chef qui la com-
mande , qui la guide , qui la tourne et range quand il
faut marcher ou s'arrêter : ce chef commande aussi
l'ordre et les mouvements nécessaires lorsque la troupe
est attaquée par les voleurs ou par les loups. Ce chef
est très vigilant et toujours alerte : il fait souvent le
tour de sa troupe; et, si quelqu'un de ses chevaux
sort du rang ou reste en arrière, il court à lui, le
frappe d'un coup d'épaule , et lui fait prendre sa place.
Ces animaux, sans être montés ni conduits par les
hommes, marchent en ordre à peu près comme notre
cavalerie. Quoiqu'ils soient en pleine liberté, ils pais-
sent en files et par brigades, et forment différentes
compagnies sans se séparer ni se mêler. Au reste, le
cheval-chef occupe ce poste encore plus fatigant
qu'important pendant quatre ou cinq ans; et lors-
qu'il commence à devenir inoins fort et moins actif,
un autre cheval ambitieux de commander, et qui
s'en sent la force, sort de la troupe, attaque le vieux
chef, qui garde son commandement s'il n'est pas
LE CHEVAL. <)/)
vaincu, mais qui rentre avec honie dans le gros delà
troupe s'il a été battu, et le cheval victorieux se met
à la tête de tous les autres, et s'en fait obéir 1.
En Finlande, au mois de mai, lorsque les neiges
sont fondues, les chevaux partent de chez leurs maî-
tres, et s'en vont dans de certains cantons des forêts,
où il semble qu'ils se soient donné le rendez-vous. Là
ils forment des troupes différentes, qui ne se mêlent
ni ne se séparent Jamais . chaque troupe prend un can-
ton différent de la forêt pour sa pâture ; ils s'en tien-
nent à un certain territoire, et n'entreprennent point
sur celui des autres. Quand la pâture leur manque,
ils décampent et vont s'établir dans d'autres pâtura-
ges avec ïe même ordre. La police de leur société est
si bien réglée, et leurs marches sont si uniformes,
que leurs maîtres savent toujours où les trouver lors-
qu'ils ont besoin d'eux; et ces animaux, après avoir
fait leur service, retournent d'eux-mêmes avec leurs
compagnons dans les bois. Au mois de septembre,
lorsque la saison devient mauvaise , ils quittent les fo-
rêts, s'en reviennent par troupes, et se rendent cha-
cun à leur écurie.
Ces chevaux sont petits, mais bons et vifs, sans
être vicieux. Quoiqu'ils soient généralement assez do-
ciles, il y en a cependant quelques uns qui se défen-
dent lorsqu'on les prend, ou qu'on veut les attacher
aux voilures. Ils se portent à merveille et sont gras
quand ils reviennent de la forêt; mais l'exercice pres-
que continuel qu'on leur fait faire l'hiver, et le peu
de nourriture qu'on leur donne, leur font bientôt
i. Exlrait d'un mémoire fourni à M. de Billion par M. Sancliex,
ancien premier médecin des armées de Russie,
94 ANIMAUX DOMESTIQUES.
perdre cet embonpoint. Ils se roulent sur la neige
comme les autres chevaux se roulent sur l'herbe.
Ils passent indifféremment les nuits dans la cour
comme dans l'écurie, lors même qu'il fait un froid
très violent.
Ces chevaux, qui vivent en troupes et souvent éloi-
gnés de l'empire de l'homme, font la nuance entre
les chevaux domestiques et les chevaux sauvages. Il
s'en trouve de ces derniers à l'île de Sainte-Hélène,
qui, après y avoir été transportés, sont devenus si
sauvages et si farouches, qu'ils se jetteroient du haut
des rochers dans la mer plutôt que de se laisser pren-
dre. Aux environs de Nippes, il s'en trouve qui ne
sont pas plus grands que des ânes, mais plus ronds,
plus ramassés et bien proportionnés : ils sont vifs et
infatigables, d'une force et d'une ressource fort au
dessus de ce qu'on en devroit attendre. A Saint-Do-
mingue, on n'en voit point de la grandeur des che-
vaux de carrosse, mais ils sont d'une taille moyenne
et bien prise. On en prend quantité avec des pièges
et des nœuds coulants. La plupart de ces chevaux
ainsi pris sont ombrageux. On en trouve aussi dans
la Virginie, qui, quoique sortis de cavales privées,
sont devenus si farouches dans les bois, qu'il est diffi-
cile de les aborder, et ils appartiennent à celui qui
peut les prendre : ils sont ordinairement si revêches,
qu'il est très difficile de les dompter. DanslaTartarie,
surtout dans le pays entre Urgenz et la mer Caspienne,
on se sert, pour chasser les chevaux sauvages, qui y
sont communs, d'oiseaux de proie dressés pour cette
chasse : on les accoutume à prendre l'animal par la
tète et par le cou, tandis qu'il se fatigue sans pouvoir
• LE CHEVAL. (p
faire lâcher prise à l'oiseau. Les chevaux sauvages du
pays des Tartares Mongoux et Rakas ne sont pas dif-
férents de ceux qui sont privés : on les trouve en plus
grand nombre du côté de l'ouest, quoiqu'il en pa-
roisse aussi quelquefois dans Je pays des Kakas , qui
borde le Harni. Ces chevaux sauvages sont si légers,
qu'ils se dérobent aux flèches même des plus habiles
chasseurs. Ils marchent en troupes nombreuses; et,
lorsqu'ils rencontrent des chevaux privés, ils les en-
vironnent et les forcent à prendre la fuite. On trouve
encore au Con^o des chevaux sauvages en assez bon
nombre. On en voit quelquefois aussi aux environs
du cap de Bonne -Espérance; mais on ne les prend
pas, parce qu'on préfère les chevaux qu'on y amène
de Perse.
* J'ai dit, à l'article du cheval, que, par toutes les
observations tirées des haras, le mâle pourroit influer
beaucoup plus que la femelle sur la progéniture, et
ensuite je donne quelques raisons qui pourraient faire
douter de la vérité générale de ce fait, et qui pour-
roi eut en même temps laisser croire que le mâle et
la femelle influent également sur leur production.
Maintenant je suis assuré depuis, par un très grand
nombre d'observations, que, non seulement dans les
chevaux, mais même dans l'homme et dans toutes
les autres espèces d'animaux, le mâle influe beaucoup
plus que la femelle sur la forme extérieure du produit,
et que le mâle est le principal type des races dans
chaque espèce.
J'ai dit que , dans l'ordonnance commune de la na-
ture, ce ne sont pas les mâles , mais les femelles qui
constituent i'unité de l'espèce ; mais cela n'empêche
96 ANIMAUX DOMESTIQUES.
pas que le mâle ne soit le vrai type de chaque espèce,
et ce que j'ai dit de l'unité doit s'entendre seulement
de la plus grande facilité qu'a la femelle de repré-
senter toujours son espèce, quoiqu'elle se prête à dif-
férents mâles. Nous discuterons ce point avec grande
attention dans l'article du serin , et à l'article du mu-
let, en sorte que, quoique la femelle paroisse influer
plus que le mâle sur le spécifique de l'espèce, ce
n'est jamais pour la perfectionner, le mâle seul étant
capable de la maintenir pure et de la rendre plus
parfaite.
Sur ce que j'ai dit, d'après quelques voyageurs,
qu'il y avoit des chevaux sauvages à l'île de Sainte-
Hélène, M. Forster m'a écrit qu'il y avoit tout lieu de
douter de ce fait. « J'ai, dît-il , parcouru cette île d'un
» bout à l'autre, sans y avoir rencontré de chevaux
» sauvages, et l'on m'a même assuré qu'on n'en avoit
» jamais entendu parler; et, à l'égard des chevaux
» domestiques et nés dans l'île, je fus informé qu'on
» n'en élevoit qu'un petit nombre pour la monture
» des personnes d'un certain rang; et même, plutôt
» que de les propager dans l'île même, on fait venir
» la plupart des chevaux dont on a besoin des terres
» du cap de Bonne-Espérance, où ils sont en grand
» nombre, et où on les achète à un prix modéré. Les
» habitants de l'île prétendent que, si l'on en nour-
» rissoit un plus grand nombre, cela seroit préjudi-
» ciable à la pâture des bœufs et des vaches, dont la
» compagnie des Indes tâche d'encourager la propa-
» gation ; et comme il y en a déjà deux mille six cents,
» et qu'on veut en augmenter le nombre jusqu'à trois
» mille, il n'est pas probable qu'on y laissât vivre des
LE CHEVAL. Q-]
» chevaux sauvages , d'autant que l'île n'a que trois
» lieues de diamètre, et qu'on les auroit au moins
» reconnus, s'ils y eussent existé. Il y a encore un
» petit nombre de chèvres sauvages, qui diminuent
» tous les jours ; car les soldats de la garnison les tuent
» dès qu'elles se présentent sur les rebords ou bancs
» des montagnes qui entourent la vallée où se trouve
» le fort de James; à plus forte raison tueroient-ils de
» môme les chevaux sauvages, s'il y en avoit.
» A l'égard des chevaux sauvages qui se trouvent
» xlans toute l'étendue du milieu de l'Asie, depuis le
» Volga jusqu'à la mer du Japon, ils paroissent être,
» dit M. Forster, les rejetons des chevaux communs qui
» sont devenus sauvages. Les Tarlares, habitants de
» tous ces pays, sont des patres qui vivent du produit
» de leurs troupeaux, lesquels consistent principale-
» ment en chevaux, quoiqu'ils possèdent aussi des
» bœufs, des dromadaires, et des brebis. Il y a des
» Calmoucks ou des Kirghizes qui ont des troupes de
» mille chevaux, qui sont toujours au désert pour y
» chercher leur nourriture. Il est impossible de gar-
» der ces nombreux troupeaux assez soigneusement
» pour que de temps en temps il ne se perde pas
» quelques chevaux, qui deviennent sauvages, et qui,
» dans cet état même de liberté, ne laissent pas de
» s'attrouper : on peut en donner un exemple récent.
» Dans l'expédition du czar Pierre Ier contre la ville
» d'Azof, on avoit envoyé les chevaux de l'armée au
» pâturage ; mais on ne put jamais venir à bout de les
» rattraper tous : ces chevaux devinrent sauvages
» avec le temps, et ils occupent actuellement Je step
» (désert) qui est entre le Don, l'Ukraine, et la Cri-
g8 ANIMAUX DOMESTIQUES.
» niée; le nom tartareque l'on donne à ces chevaux en
» Russie et en Sibérie est tarpan. Il y a de ces tar-
» pans dans les terres de l'Asie qui s'étendent depuis
» le 5oe degré jusqu'au 3oe de latitude. Les nations
» tartares, les Mongoux, et les Mantchoux, aussi bien
» que les Cosaques du Jaïk, les tuent à la chasse pour
» en manger la chair. On a observé que ces chevaux
» sauvages marchent toujours en compagnie de quinze
» ou vingt, et rarement en troupes plus nombreuses :
» on rencontre seulement quelquefois un cheval tout
» seul; mais ce sont ordinairement de jeunes chevaux
» mâles, que le chef de la troupe force d'abandonner
» sa compagnie, lorsqu'ils sont parvenus à l'âge où.
» ils peuvent lui donner un ombrage : le jeune cheval
» relégué tâche de trouver et de séparer quelques
» juments des troupeaux voisins, sauvages ou domes-
» tiques, et de les emmener avec lui, et il devient
» ainsi le chef d'une nouvelle troupe sauvage. Toutes
» ces troupes de tarpans vivent communément dans
» les déserts arrosés de ruisseaux et fertiles en herba-
» ges; pendant l'hiver, ils cherchent et prennent leur
» pâture sur les sommets des montagnes, dont les vents
» ont emporté la neige : ils ont l'odorat très fin , et
» sentent un homme de plus d'une demi-lieue ; on les
» chasse et on les prend en les entourant et les en-
» veloppant avec des cordes enlacées. Ils ont une force
» surprenante, et ne peuvent être domptés lorsqu'ils
» ont un certain âge, et même les poulains ne s'ap-
» privoisent que jusqu'à un certain point; car ils ne
» perdent pas entièrement leur férocité, et retien-
» nent toujours une nature revêche.
» Ces chevaux sauvages sont, comme les chevaux
LE CHEVAL. gÇ)
» domestiques, de couleurs très différentes ; on a seu-
» lement observé que le brun, l'isabelle, et le gris
» de souris, sont les poils les plus communs : il n'y a
» parmi eux aucun cheval pie , et les noirs sont aussi
» extrêmement rares. Tous sont de petite taille; mais
» la tête est, à proportion , plus grande que dans les
» chevaux domestiques. Leur poil est bien fourni ,
» jamais ras, et quelquefois même il est long et on-
» doyant : ils ont aussi les oreilles plus longues, plus
» pointues, et quelquefois rabattues décote. Le front
» est arqué, et le museau garni de longs poils; la
» crinière est aussi très touffue, et descend au delà
» du garrot : ils ont les jambes très hautes, et leur
» queue ne descend jamais au delà de l'inflexion des
» jambes de derrière; leurs yeux sont vifs et plein
» de feu. »
w «*#«*»#«*« «««««"«««^e^s^î^j^o^a^aç^^s -$« $*s m&o&Q-8*&et
L'ANE.
Equus A sinus. L.
A considérer cet animal , même avec des yeux at-
tentifs et dans un assez grand détail, il paroît n'être
qu'un cheval dégénéré : la parfaite similitude de con-
formation dans le cerveau, les poumons, l'estomac,
le conduit intestinal, le cœur, le foie, les autres vis-
cères, et la grande ressemblance du corps, des jam-
bes, des pieds et du squelette en entier, semblent
fonder cette opinion. L'on pourroit attribuer les lé-
lOO ANIMAUX DOMESTIQUES.
gères différences qui se trouvent entre ces deux ani-
maux à l'influence très ancienne du climat, de la
nourriture, et à la succession fortuite de plusieurs
générations de petits chevaux sauvages à demi dégé-
nérés, qui peu à peu auroient encore dégénéré da-
vantage, se seroient ensuite dégradés autant qu'il est
possible, et auroient à la fin produit à nos yeux une
espèce nouvelle et constante, ou plutôt une succes-
sion d'individus semblables, tous constamment viciés
de la même façon, et assez différents des chevaux
pour pouvoir être regardés comme formant une autre
espèce. Ce qui paroît favoriser cette idée, c'est que
les chevaux varient beaucoup plus que les ânes par
la couleur de leur poil, qu'ils sont par conséquent
plus anciennement domestiques , puisque tous les
animaux domestiques varient par la couleur beau-
coup plus que les animaux sauvages de la même es-
pèce ; que la plupart des chevaux sauvages dont par-
lent les voyageurs sont de petite taille , et ont, comme
les ânes, le poil gris, la queue nue, hérissée à l'extré-
mité, et qu'il ya des chevaux sauvages, et même des
chevaux domestiques, qui ont la raie noire sur le dos,
et d'autres caractères qui les rapprochent encore des
ânes sauvages et domestiques. D'autre côté, si l'on
considère la différence du tempérament, du naturel,
des mœurs, du résultat, en un mot, de l'organisation
de ces deux animaux, et surtout l'impossibilité de les
mêler pour en faire une espèce commune , ou même
une espèce intermédiaire qui puisse se renouveler,
on paroît encore mieux fondé à croire que ces deux
animaux sont chacun d'une espèce aussi ancienne
l'une que l'autre , et originairement aussi essentielle-
LANE. JOJ
ment différentes qu'elles ie sont aujourd'hui; d'autant
plus que l'âne ne laisse pas de différer matériellement
du cheval par la petitesse de la taille , la grosseur de
la tête, la longueur des oreilles, la dureté de la peau,
la nudité de la queue, la forme de la croupe, et aussi
par les dimensions dés parties qui en sont voisines,
par la voix, l'appétit, la manière de boire, etc. L'âne
et le cheval viennent -ils donc originairement de la
même souche? sont-ils, comme le disent les nomen-
dateurs, de la même famille? ou ne sont-ils pas et
n'ont-ils pas toujours été des animaux différents?
Cette question, dont les physiciens sentiront bien
la généralité, la difficulté, les conséquences, et que
nous avons cru devoir traiter dans cet article, parce
qu'elle se présente pour la première ibis, tient à la
production des êtres de plus près qu'aucune autre,
et demande, pour être éclaircie, que nous considé-
rions la nature sous un nouveau point de vue. Si,
dans l'immense variété que nous présentent tous les
êtres animés qui peuplent l'univers, nous choisissons
un animal, ou même le corps de l'homme, pour
servir de base à nos connoissances, et y rapporter,
par la voix de la comparaison, les autres êtres orga-
nisés, nous trouverons que, quoique tous ces êtres
existent solitairement, et que tous varient par des dif-
férences graduées à l'infini, il existe en même temps
un dessein primitif et général qu'on peut suivre très
loin, et dont les dégradations sont bieu plus lentes
que celles des figures et des autres rapports apparents;
car, sans parler des organes de la digestion, de la
circulation et de la génération , qui appartiennent à
tous les animaux, et sans lesquels l'animal cesseroit
7U1FF01S". XTV.
102 ANIMAUX DOMESTIQUES.
d'être animal , et ne pourroit ni subsister ni se re-
produire , il y a dans les parties mêmes qui contri-
buent le plus à la variété de la forme extérieure une
prodigieuse ressemblance qui nous rappelle nécessai-
rement l'idée d'un premier dessein, sur lequel tout
semble avoir été conçu. Le corps du cheval , par exem-
ple , qui, du premier coup d'œil, paroît si différent
du corps de l'homme, lorsqu'on vient à le comparer
en détail et partie par partie, au lieu de surprendre
par la différence, n'étonne plus que par la ressem-
blance singulière et presque complète qu'on y trouve.
En effet, prenez le squelette de l'homme, inclinez
les os du bassin, raccourcissez les os des cuisses, des
jambes et des bras, allongez ceux des pieds et des
mains, soudez ensemble les phalanges, allongez les
mâchoires en raccourcissant l'os frontal, et enlin al-
longez aussi l'épine du dos; ce squelette cessera de
représenter la dépouille d'un homme , et sera le sque-
lette d'un cheval : car on peut aisément supposer qu'en
allongeant l'épine du dos et les mâchoires, on aug-
mente en même temps le nombre des vertèbres. 5
sance de la nature, et l'on n'auroit pas tort de sup-
poser que d'un seul être elle a su tirer, avec le temps,
tous les autres êtres organisés.
Mais non : il est certain, par la révélation, que
tous les animaux ont également participé à la grâce
de la création ; que les deux premiers de chaque es-
pèce, et de toutes les espèces, sont sortis tout for-
més des mains du Créateur; et Ton doit croire qu'ils
étoient tels à peu près qu'ils nous sont aujourd'hui
représentés par leurs descendants. D'ailleurs, depuis
qu'on a observé la nature , depuis le temps d'Aristote
jusqu'au nôtre , l'on n'a pas vu paroître d'espèce nou-
velle , malgré le mouvement rapide qui entraîne,
amoncelle ou dissipe les parties de la matière ; malgré
le nombre infini de combinaisons qui ont dû se faire
pendant ces vingt siècles ; malgré les accouplements
fortuits ou forcés des animaux d'espèces éloignées
ou voisines, dont il n'a jamais résulté que des indivi-
dus viciés et stériles, et qui n'ont pu faire souche
pour de nouvelles générations. La ressemblance, tant
extérieure qu'intérieure, fût-elle dans quelques ani-
maux encore plus grande qu'elle ne l'est clans le che-
val et dans l'âne , ne doit donc pas nous porter à con-
fondre ces animaux dans la même famille y non plus
qu'à leur donner une commune origine; car s'ils ve-
noient de la même souche, s'ils étoient en effet de la
même famille^ on pourroit les rapprocher, les allier
de aouveau , et défaire avec le temps ce que le temps
auroit fait.
Il faut de plus considérer que, quoique la marche
de îa nature se fasse par nuances et par degrés sou-
vent imperceptibles, les intervalles de ces degrés ou
lo6 ANIMAUX DOMESTIQUES.
de ces nuances ne sont pas tons égaux, à beaucoup
près; que plus les espèces sont élevées, moins elles
sont nombreuses, et plus les intervalles des nuances
qui les séparent y sont grands; que les petites espè-
ces , au contraire, sont très nombreuses , et en même
temps plus voisines les unes des autres; en sorte qu'on
est d'autant plus tenté de les confondre ensemble
dans une même famille, qu'elles nous embarrassent
et nous fatiguent davantage par leur multitude et par
leurs petites différences, dont nous sommes obligés
de nous charger la mémoire. Mais il ne faut pas ou-
blier que ces familles sont notre ouvrage; que nous
ne les avons faites que pour le soulagement de notre
esprit ; que s'il ne peut comprendre la suite réelle
de tous les êtres, c'est notre faute, et non pas celle de
la nature, qui ne connoît point ces prétendues fa-
milles y et ne contient en effet que des individus.
Un individu est un être à part , isolé, détaché, et
qui n'a rien de commun avec les antres êtres, sinon
qu'il leur ressemble, ou bien qu'il en diffère. Tous
les individus semblables qui existent sur la surface
de la terre sont regardés comme composant l'espèce
de ces individus. Cependant ce n'est ni le nombre
ni la collection des indiridus semblables qui fait l'es-
pèce, c'est la succession constante et le renouvelle-
ment non interrompu de ces individus qui la consti-
tuent : car un être qui dureroit toujours ne feroit pas
une espèce, non plus qu'un million d'êtres sembla-
bles qui dureroient aussi toujours. L 'espèce est donc
un mot abstrait et général , dont la chose n'existe
qu'en considérant la nature dans la succession des
temps. &t dans la destruction constante et le renou-
LANE. I07
vellement tout aussi constant des êtres. C'est en com-
parant la nature d'aujourd'hui à celle des autres
temps, et les individus actuels aux individus passés.
que nous avons pris une idée nette de ce que l'on ap-
pelle estièce^ et la comparaison du nombre* ou de la
ressemblance des individus n'est qu'une idée acces-
soire, et souvent indépendante de la première; car
l'âne ressemble au cheval plus que le barbet au lé-
vrier, et cependant le barbet et le lévrier ne font
qu'une même espèce, puisqu'ils produisent ensemble
des individus qui peuvent eux-mêmes en produire
d'autres , au M eu que le cheval et l'âne sont certaine-
ment de différentes espèces, puisqu'ils ne produi-
sent ensemble que des individus viciés et inféconds.
C'est donc dans la diversité caractéristique des es-
pèces que les intervalles des nuances de la nature sont
le plus sensibles et le mieux marqués : on pourroit
même dire que ces intervalles entre les espèces sont
les plus égaux et les moins variables de tous, puis-
qu'on peut toujours tirer une ligne de séparation entre
deux espèces, c'est-à-dire entre deux successions
d'individus qui se reproduisent et ne peuvent se mê-
ler, comme l'on peut aussi réunir en une seule es-
pèce deux successions d'individus qui se reproduisent
en se mêlant. Ce point est le plus fixe que nous ayons
en histoire naturelle ; toutes les autres ressemblances
et toutes les autres différences que l'on pourroit sai-
sir dans la comparaison des êtres, ne seroient, ni si
constantes, ni si réelles, ni si certaines. Ces inter-
valles seront aussi les seules lignes de séparation que
l'on trouvera dans notre ouvrage : nous ne diviserons
pas le s êtres autrement qu'ils le sont en effet; chaque
108 ANIMAUX DOMESTIQUES.
espèce , chaque succession d'individus qui se repro-
duisent et ne peuvent se mêler, sera considéré à part
et traitée séparément: et nous ne nous servirons des
familles j, des genres, des ordres, et des classes, pas
plus que ne s'en sert la nature.
L'espèce n'étant donc autre chose qu'une succes-
sion constante d'individus semblables, et qui se repro-
duisent, il est clair que cjette dénomination ne doit
s'étendre qu'aux animaux et aux végétaux, et que
c'est par wn abus des termes ou des idées que les no-
menclateurs l'ont employée pour désigner les diffé-
rentes sortes de minéraux. On ne doit donc pas re-
garder le fer comme une espèce, et le plomb comme
une autre espèce, mais seulement comme deux mé-
taux différents; et l'on verra, dans notre discours
sur les minéraux , que les lignes de séparation que
nous emploierons dans la division des matières miné-
rales, seront bien différentes de celles que nous em-
ployons pour les animaux et pour les végétaux.
Mais pour en revenir à la dégénération des êtres, et
particulièrement à celle des animaux, observons et
examinons encore de plus près les mouvements de la
nature dans les variétés qu'elle nous offre; et comme
l'espèce humaine nous est la mieux connue, voyons
jusqu'où s'étendent ces mouvements de variation. Les
hommes diffèrent du blanc au noir par la couleur, du
double au simple par la hauteur de la taille, la gros-
seur, la légèreté, la force , etc., et du tout au rien
pour l'esprit ; mais cette dernière qualité n'apparte-
nant point à la matière, ne doit point être ici considé-
rée : les autres sont les variations ordinaires de la
nature, qui viennent de l'influence du climat et de
LANE. log
la nourriture. Mais ces différences de couleur et de
dimension dans la taille n'empêchent pas que le nè-
gre et le blanc, le Lapon et le Patagori , le géant et le
nain , ne produisent ensemble des individus qui peu-
vent eux-mêmes se reproduire, et que par conséquent
ces hommes , si différents en apparence , ne soient
tous d'une seule et même espèce, puisque cette re-
production constante est ce qui constitue l'espèce.
Après ces variations générales, il y en a. d'autres qui
sont plus particulières , et qui ne laissent pas de se
perpétuer, comme les énormes jambes des hommes
qu'on appelle de la race de saint Thomas dans ï île de
Ceylan^ les yeux rouges et les cheveux blancs des Da-
riens et des Chacrelas, les six doigts aux mains et
aux pieds dans certaines familles, etc. Ces variétés
singulières sont des défauts ou des excès accidentels,
qui, s'étant d'abord trouvés dans quelques individus,
se sont ensuite propagés de race en race, comme les
autres vices et maladies héréditaires. Mais ces diffé-
rences, quoique constantes, ne doivent être regar-
dées que comme des variétés individuelles, qui ne
séparent pas ces individus de leur espèce, puisque
les races extraordinaires de ces hommes à grosses jam-
bes ou à six doigts peuvent se mêler avec la race or-
dinaire , et produire des individus qui se reprodui-
sent eux-mêmes. On doit dire la même chose de toutes
les autres difformités ou monstruosités qui se com-
muniquent des pères et mères aux enfants. Voilà jus-
qu'où s'étendent les erreurs de la nature , voilà les
plus grandes limites de ses variétés dans l'homme ; et
s'il y a des individus qui dégénèrent encore davantage,
ces individus ne reproduisant rien, n'altèrent ni la
1IO ANIMAUX DOMESTIQUES,
constance ni l'unité de l'espèce. Ainsi il n'y a dans
l'homme qu'une seule et même espèce; et quoique
celle espèce soit peut-être la plus nombreuse et la
plus abondante en individus, et en même temps la
plus inconséquente et la plus irrégulière dans toutes
ses actions, on ne voit pas que cette prodigieuse di-
versité de mouvements , de nourriture, de climat, et
de tant d'autres combinaisons qi*i l'on peut suppo-
ser, ait produit des êtres assez différents des autres
pour faire de nouvelles souches, et en même temps
assez semblables à nous pour ne pouvoir nier de leur
avoir appartenu.
Si le nègre et le blanc ne ponvoient produire en-
semble, si même leur production deraeuroit infé-
conde, si le mulâtre étoit un vrai mulet, il y auroit
alors deux espèces bien distinctes; le nègre seroit à
l'homme ce que l'âne est au cheval : ou plutôt, si le
blanc étoit l'homme, le nègre ne seroit plus un
homme ; ce seroit un animal à part , comme le singe,
et nous serions en droit de penser que le blanc et le
nègre n'auroient point eu une origine commune.
Mais cette supposition même est démentie par le
fait ; et , puisque tous les hommes peuvent communi-
quer et produire ensemble , tous les hommes vien-
nent de la même souche et sont de la même famille.
Que deux individus ne puissent produire ensem-
ble, il ne faut pour cela que quelques légères dis-
convenances dans le tempérament, ou quelque défaut
accidentel dans les organes de la génération de l'un
ou de l'autre de ces deux individus. Que deux indivi-
dus de différentes espèces, et que l'on joint ensem-
ble, produisent d'autres individus qui, ne resseui-
L ANE. I l 1
blant ni à i'un ni à l'autre, ne ressemblent à rien de
fixe, et ne peuvent par conséquent rien produire de
semblable à eux, il ne faut pour cela qu/ua certain
degré de convenance entre la forme du corps et les
organes de la génération de ces animaux différents.
Mais que! nombre immense et peut-être infini de
combinaisons ne faudroit-il pas pour pouvoir seule-
ment supposer que deux animaux, mâle et femelle,
d'une certaine espèce, ont non seulement assez dégé-
néré pour n'être plus de cette espèce , c'est-à-dire
pour ne pouvoir plus produire avec ceux auxquels ils
étoient semblables, mais encore dégénéré tous deux
précisément au même point, et à ce point nécessaire
pour ne pouvoir produire qu'ensemble ! et ensuite
quelle autre prodigieuse immensité de combinaisons
ne faudroit-il pas encore pour que cette nouvelle
production de ces deux animaux dégénérés suivît
exactement les mêmes lois qui s'observent dans la
production des animaux parfaits ! car un animal dégé-
néré est lui-même une production viciée ; et com-
ment se pourroit-il qu'une origine viciée, qu'une dé-
pravation, une négation, pût faire souche, et non
seulement produire une succession d'êtres constants,
mais même les produire de la même façon et suivant
les mêmes lois que se reproduisent en effet les ani-
maux dont l'origine est pure?
Quoiqu'on ne puisse donc pas démontrer que la .
production d'une espèce par la dégénératioa soit une
chose impossible à la nature, ie nombre des probabi-
lités contraires est si énorme, que,, philosophique-
ment même , on n'en peut guère douter : car si quel-
que espèce a été produite parla dégénéralion d'une
112 A N 1 M A L X D O M E S T I Q L E S.
autre, si l'espèce de l'âne vient de l'espèce du cheval ,
cela n'a pu se faire que successivement et par nuan-
ces ; il y auroit eu entre le cheval et l'âne un grand
nombre d'animaux intermédiaires, dont les premiers
se seroient peu à peu éloignés de la nature du cheval ,
et les derniers se seroient approchés peu à peu de
celle de l'âne. Et pourquoi ne verrions-nous pas au-
jourd'hui les représentants , les descendants de ces
espèces intermédiaires? pourquoi n'en est -il demeuré
que les deux extrêmes?
L'âne est donc un âne, et ce n'est point un cheval
dégénéré , un cheval à queue nue ; il n'est ni étran-
ger, ni intrus, ni bâtard; il a, comme tous les autres
animaux, sa famille, son espèce et son rang; son
sang est pur; et quoique sa noblesse soit moins il-
lustre, elle est tout aussi bonne , tout aussi ancienne
que celle du cheval. Pourquoi donc tant de mépris
pour cet animal si bon, si patient , si sobre , si utile ?
Les hommes mépriseroient-ils jusque dans les ani-
maux ceux qui les servent trop bien et à peu de frais?
On donne au cheval de l'éducation, on le soigne, on
l'instruit , on l'exerce , tandis que l'âne , abandonné
à la grossièreté du dernier des valets, ou à la malice
des enfants, bien loin d'acquérir, ne peut que per-
dre par son éducation; et s'il n'avoit pas un grand
fonds de bonnes qualités, il les perdroit en effet par
la manière dont on le traite : il est le jouet, le plas-
tron, le bardeau des rustres, qui le conduisent le bâ-
ton à la main, qui le frappent, le surchargent, l'ex-
cèdent sans précautions, sans ménagement. On ne
fait pas attention que 1 ane seroit par lui-même, et
pour nous, le premier, le plus beau , le mieux fait,
L ANE. 1 l3
le plus distingué des animaux, si dans le monde il n'y
avoit pas de cheval. Il est le second au lieu d'être
le premier, et par cela seul i! semble n'être plus rien.
€'cst la comparaison qui le dégrade : on le regarde,
on le juge, non pas en lui-même, mais relativement
au cheval : on oublie qu'il est âne, qu'il a toutes les
qualités de sa nature, tous les dons attachés à son
espèce ; et on ne pense qu'à la figure et aux qualités
du cheval, qui lui manquent, et qu'il ne doit pas
avoir.
Il est de son naturel aussi humble , aussi patient ,
aussi tranquille, que le cheval est lier, ardent, im-
pétueux : il souffre avec constance, et peut-être avec
courage , les châtiments et les coups. Il est sobre et
sur la quantité et sur la qualité de la nourriture : il
se contente des herbes les plus dures et les plus dés-
agréables, que le cheval et les autres animaux lui
laissent et dédaignent. Il est fort délicat sur l'eau ; il
ne veut boire que de la plus claire et aux ruisseaux
qui lui sont connus. Il boit aussi sobrement qu'il
mange, et n'enfonce point du tout son nez dans l'eau,
par la peur que lui fait, dit-on , l'ombre de ses oreil-
les. Comme l'on ne prend pas la peine de l'étriller,
il se roule souvent sur le gazon , sur les chardons ,
sur la fougère; et, sans se soucier beaucoup de ce
qu'on lui fait porter, il se couche pour se rouler toutes
les fois qu'il le peut, et semble par là reprocher à son
maître le peu de soin qu'on prend de lui ; car il ne se
vautre pas, comme le cheval, dans la fange et dans
l'eau ; il craint même de se mouiller les pieds, et se
détourne pour éviter la boue : aussi a-t-il la jambe
plus sèche et pins nette que le cheval. Il est suscepti-
1 \f\ A N I M A « X D 0 MË STÏQ DES.
ble d'éducation , et l'on en a vn d'assez bien dressés
pour faire curiosité de spectacle.
Dans la première jeunesse, il est gai, et même as-
sez joli : il a de la légèreté et de la gentillesse; mais il
la perd bientôt, soit par lage, soit par les mauvais
traitements, et il devient lent, indocile et têtu : il
n'est ardent que pour ie plaisir, ou plutôt il en est fu-
rieux au point que rien ne peut le retenir, et que l'on
en a vu s'excéder et mourir quelques instants après ;
et comme il aime avec une espèce de fureur, il a aussi
pour sa progéniture le plus fort attachement. Pline
nous assure que lorsqu'on sépare la mère de son pe-
tit , elle passe à travers les flammes pour aller le rejoin-
dre. Il s'attache aussi à son maître, quoiqu'il en soit
ordinairement maltraité : il le sent de loin, et le dis-
tingue de tous les autres hommes. Il reconnoît aussi
les lieux qu'il a coutume d'habiter, les chemins qu'il
a fréquentés. Il a les yeux bons , l'odorat admirable,
surtout pour les corpuscules de l'ânesse ; l'oreille ex-
cellente, ce qui a encore contribué à le faire mettre
au rang des animaux timides, qui ont tous, à ce qu'on
prétend , l'ouïe très fine et ies oreilles longues. Lors-
qu'on le surcharge, il le marque en inclinant la tête
et baissant les oreilles. Lorsqu'on le tourmente trop,
il ouvre la bouche, et retire les lèvres d'une manière
très désagréable; ce qui lui donne l'air moqueur eî
dérisoire. Si on lui couvre les yeux, il reste immobile;
et lorsqu'il est couché sur le côté, si on lui place la
tête de manière que l'œil soit appuyé sur la terre, et
qu'on couvre l'autre œil avec une pierre ou un mor-
ceau de bois , il restera dans cette situation sans faire
aucun mouvement, et sans se secouer pour se relever.
H marche, il trotte et il galope comme le cheval;
mais tous ces mouvements sont petits et heaucoup
plus lents. Quoiqu'il puisse d'abord courir avec assez
de vitesse, il ne peut fournir qu'une petite carrière
pendant un petit espace de temps; et quelque allure
qu'il prenne , si on le presse il est bientôt rendu.
Le cheval hennit et l'âne brait; ce qui se fait p'.r
un grand cri très long , très désagréable , et discor-
dant par dissonances alternatives de l'aigu au grave et
du grave à l'aigu. Ordinairement il ne crie que lors-
cru'il est pressé d'amour ou d'appétit. L'ânesse a la
voix plus claire et plus perçante. L'âne qu'on fait hon-
gre ne brait qu'à basse voix; et quoiqu'il paroisse faire
autant d'efforts et les mêmes mouvements de la gorge,
son cri ne se fait pas entendre de loin.
De tous les animaux couverts de poil, l'âne est ce-
lui qui est le moins sujet à la vermine : jamais il n'a
de poux , ce qui vient apparemment de la dureté et de
la sécheresse de sa peau, qui est en effet plus dure
que celle de la plupart des autres quadrupèdes; >t
c'est par la même raison qu'il est bien moins sensible
que le cheval u fouet et à la piqûre des mouches.
À deux ans et demi les premières dents incisives du
milieu tombent, et ensuite les autres incisives à côté
des premières tombent aussi , et se renouvellent dans
le même temps et dans le même ordre que celles du
cheval. L'on connoît aussi l'âge de l'âne par les dents;
les troisièmes incisives de chaque côté le marquent
comme dans le cheval.
Dès l'âge de deux ans l'âne est en état d'engendrer.
La femelle est encore pins précoce que le mâle, et
elle est tout aussi lascive : c'est par cette raison qu'elle
1 1 G ANIMAUX DOMESTIQUES.
est très peu féconde ; eile rejette au dehors la liqueur
qu'elle vient de recevoir dans l'accouplement, à
moins qu'on n'ait soin de lui ôter promptement la
sensation du plaisir, en lui donnant des coups pour
calmer la suite des convulsions et des mouvements
amoureux; sans cette précaution elle ne retiendrait
que très rarement. Le temps ie plus ordinaire de la
chaleur est le mois de mai et celui de juin. Lors-
qu'elle est pleine , la chaleur cesse bientôt , et dans
le dixième mois le lait paroît dans les mamelles : elle
met bas dans le douzième mois, et souvent il se trouve
des morceaux solides dans la liqueur de l'amnios,
semblables à l'hippomanès du poulain. Sept jours
après l'accouchement la chaleur se renouvelle, et l'â-
nesse est en état de recevoir le mâle ; en sorte qu'elle
peut , pour ainsi dire, continuellement engendrer et
nourrir. Elle ne produit qu'un petit, et si rarement
deux, qu'à peine en a-t-on des exemples. Au bout de
cinq ou six mois on peut sevrer l'ânon ; et cela est
même nécessaire si la mère est pleine, pour qu'elle
puisse mieux nourrir son fœtus. L'âne étalon doit être
choisi parmi les plus grands et les plus forls de son es-
pèce : il faut qu'il ait au moins trois ans, et qu'il
n'en passe pas dix; qu'il ait les jambes hautes, le
corps étoffé, la tête élevée et légère, les yeux vifs,
les naseaux gros, l'encolure un peu longue, le poi-
trail large, les reins charnus, la côte large, la croupe
plate, la queue courte, le poil luisant, doux au tou-
cher et d'un gris foncé.
L'âne qui, comme le cheval, est trois ou quatre
ans à croître, vit aussi comme hui vingt-cinq ou trente
ans : on prétend seulement que les femelles vivent
L ANE. 1 i *i
1
ordinairement plus long-temps que les mâles; mais
cela ne vient peut-être que de ce qu'étant souvent
pleines, elles sont un peu ménagées, au lieu qu'on
excède continuellement les mâles de fatigue et de
coups, lis dorment moins que les chevaux, et ne se
couchent pour dormir que quand ils sont excédés.
L'âne étalon dure aussi plus long-temps que le cheval
étalon : plus il est vieux, plus il paroît ardent; et en
général, la santé de cet animal est bien plus ferme
que celle du cheval : il est moins délicat, et il n'est
pas sujet, à beaucoup près, à un aussi grand nombre
de maladies; les anciens mêmes ne lui en connois-
soient guère d'autres que celles de la morve, à la-
quelle il est, comme nous l'avons dit, encore bien
ïiioiifs sujet que le cheval.
Il y a parmi les ânes différentes races comme parmi
les chevaux, mais que l'on connoît moins, parce
qu'on ne les a ni soignés ni suivis avec la même at-
tention ; seulement on ne peut guère douter que tous
ne soient originaires des climats chauds. Aristote as-
sure qu'il n'y en avoit point de son temps en Scythie ,
ni dans les autres pays septentrionaux qui avoisinent
la Scythie, ni même dans les Gaules, dont le climat,
dit-il, ne laisse pas d'être froid; et il ajoute que le
climat froid, ou les empêche de produire, ou les fait
dégénérer, et c'est par cette dernière raison que dans
l'illyrie, la Thrace et l'Epire, ils sont petits et foi-
bles : ils sont encore tels en France , quoiqu'ils y
soient déjà assez anciennement naturalisés, et que le
froid du climat soit bien diminué depuis deux mille
ans par la quantité de forêts abattues et de marais
desséchés. Mais ce qui paroît encore plus certain,
UU FF ON. XIV
1 1 S ANIMAUX DOMESTIQUES.
c'est qu'ils sont nouveaux pour la Suède et pour les
autres pays du Nord. Ils paroissent être venus ori-
ginairement d'Arabie, et avoir passé d'Arabie en
Egypte, d'Egypte en Grèce, de Grèce en Italie, d'I-
talie en France, et ensuite en Allemagne, en Angle-
terre, et enfin en Suède, etc.; car ils sont en effet
d'autant moins forts et d'autant plus petits que les cli-
mats sont plus froids.
Cette migration paroît assez bien prouvée par le
rapport des voyageurs. Chardin dit « qu'il y a deux
» sortes d'ânes en Perse : les ânes du pays, qui sont
» lents et pesants, et dont on ne se sert que pour por-
» ter des fardeaux; et une race d'ânes d'Arabie, qui
» sont de fort jolies bêtes, et les premiers ânes du
» monde : ils ont le poil poli, la tête haute, les pieds
» légers; ils les lèvent avec action, marchant bien, et
» l'on ne s'en sert que pour montures. Les selles
» qu'on leur met sont comme des bâts ronds et plats
» par dessus ; elles sont de drap ou de tapisserie ,
» avec les harnois et les étriers; on s'assied dessus
» plus vers la croupe que vers le cou. Il y a de ces
» ânes qu'on achète jusqu'à quatre cents livres, et
» l'on n'en sauroit avoir à moins de vingt-cinq pisto-
» les. On les panse comme les chevaux; mais on ne
» leur apprend autre chose qu'à aller l'amble ; et l'art
» de les y dresser est de leur attacher les jambes ,
» celles de devant et celles de derrière du même
» côté , par deux cordes de colon , qu'on fait de la
» mesure du pas de l'âne qui va l'amble, et qu'on sus-
» pend par une autre corde passée dans la sangle à
» l'endroit de 1 etrier. Des espèces d'écuyers les mon-
» te n t soir et matin, et les exercent à cette allure.
L ANE. 1 iq
» On leur fend les naseaux afin de leur donner pins
» d'haleine ; et ils vont si vite qu'il faut galoper pour
» les suivre. »
Les Arabes, qui sont dans l'habitude de conserver
avec tant de soin et depuis si long-temps les races de
leurs chevaux, prendroient-ils la même peine pour
les ânes? ou plutôt ceci ne semble-t-il pas prouver
que le climat d'Arabie est le premier et le meilleur
climat pour les uns et pour les autres? De là ils ont
passe en Barbarie , en Egypte , où ils sont beaux et de
grande taille, aussi bien que dans les climats excessi-
vement chauds, comme aux Indes et en Guinée, où
ils sont plus grands, plus forts et meilleurs que les
chevaux du pays; ils sont même en grand honneur à
Maduré, où l'une des plus considérables et des plus
nobles tribus des Indes les révère particulièrement .
parce qu'ils croient que les âmes de toute la noblesse
passent dans le corps des ânes. Enfin l'on trouve les
ânes en plus grande quantité que les chevaux dans
tous les pays méridionaux, depuis le Sénégal jusqu'à
la Chine : on y trouve aussi des ânes sauvages plus
communément que des chevaux sauvages. Les La-
tins, d'après les Grecs, ont appelé l'âne sauvage ona-
ger^ onagre, qu'il ne faut pas confondre, comme
l'ont fait quelques naturalistes et plusieurs voyageurs,
avec le zèbre, dont nous donnerons l'histoire à part,
parce que le zèbre est un animal d'une espèce diffé-
rente de celle de l'âne. L'onagre, ou l'âne sauvage,
n'est point rayé comme le zèbre, et il n'est pas, à
beaucoup près, d'une figure aussi élégante. On trouve
des ânes sauvages dans quelques îles de l'Archipel ,
et particulièrement dans celle de Gérigo. Il v en a
120 ANIMAUX DOMESTIQUES.
beaucoup dans les déserts de Libye et de Numîdic ;
ils sont gris, et courent si vite qu'il n'y a que les
chevaux barbes qui puissent les atteindre à la course.
Lorsqu'ils voient un homme, ils jettent un cri, font
une ruade, s'arrêtent, et ne fuient que lorsqu'on les
approche. On les prend dans des pièges et dans des
lacs de corde. Ils vont par troupes pâturer et boire.
On en mange la chair. Il y avoit aussi du temps de
Marmol , que je viens de citer, des ânes sauvages dans
l'île de Sardaigne , mais plus petits que ceux d'Afri-
que. Et Pietro délia Valle dit avoir vu un âne sauvage
à Bassora ; sa figure n'étoit point différente de celle
des ânes domestiques; il étoit seulement d'une cou-
leur plus claire, et il avoit, depuis la tête jusqu'à la
queue, une raie de poil blond : il étoit aussi beau-
coup plus vif et plus léger à la course que les ânes or-
dinaires. Olearius rapporte qu'un jour le roi de Perse
le fit monter avec lui dans un petit bâtiment en forme
de théâtre pour faire collation de fruits et de confitu-
res ; qu'après le repas on fit entrer trente-deux hies
sauvages, sur lesquels le roi tira quelques coups de
fusil et de flèches, et qu'il permît ensuite aux ambas-
sadeurs et autres seigneurs de tirer; que ce n'étoit
pas un petit divertissement de voir ces ânes, chargés
qu'ils étoient quelquefois de plus de dix flèches, dont
ils incommodoient et blessoient les autres quand ils
se mêloient avec eux, de sorte qu'ils se mettoient à se
mordre et à ruer les uns contre les autres d'une
étrange façon; et que quand on les eut tous abattus
et couchés de rang devant le roi, on les envoya à Is-
pahan et à la cuisine de la cour, les Persans faisant un
si grand état de la chair de ces ânes sauvages, qu'ils
L ANE. l'2l
en ont fait un proverbe, etc. Mais il n'y a pas appa-
rence que ces trente-deux ânes sauvages fussent tous
pris dans les forêts; et c'étaient probablement des
ânes qu'on élevoit dans de grands parcs pour avoir le
plaisir de les chasser et de les manger.
On n'a point trouvé d'ânes en Amérique , non plus
que de chevaux, quoique le climat, surtout celui de
l'Amérique méridionale, leur convienne autant qu'au-
cun autre. Ceux que les Espagnols y ont transportés
d'Europe, et qu'ils ont abandonnés dans les grandes
îles et dans le continent, y ont beaucoup multiplié,
et l'on y trouve en plusieurs endroits des ânes sauva-
ges qui vont par troupes , et que l'on prend dans des
pièges comme les chevaux sauvages.
L'âne avec la jument produit les grands mulets; le
cheval avec l'ânesse produit les petits mulets, diffé-
rents des premiers à plusieurs égards ; mais nous nous
réservons de traiter en particulier de la génération
des mulets, des jumarts, etc., et nous terminerons
l'histoire de l'âne par celle de ses propriétés et des
usages auxquels nous pouvons l'employer.
Comme les ânes sauvages sont inconnus dans ces
climats, nous ne pouvons pas dire si leur chair est en
effet bonne à manger : mais ce qu'il y a de sûr, c'est
que celle des ânes domestiques est très mauvaise ,
plus dure, plus désagréablement insipide , que celle
du cheval; Galien dit même que c'est un aliment
pernicieux et qui donne des maladies. Le lait d'â-
nesse, au contraire, est un remède éprouvé et spéci-
fique pour certains maux, et l'usage de ce remède
s'est conservé depuis les Grecs jusqu'à nous. Pour
lavoir de bonne qualité , il faut choisir une ânesse
122 ANIMAUX DOMESTIQUES.
jeune, saine, bien en chair, qui ait mis bas depuis
peu de temps , et qui n'ait pas été couverte depuis : il
faut lui ôter l'ânon qu'elle allaite, la tenir propre, la
bien nourrir de foin, d'avoine, d'orge et d'herbe
dont les qualités salutaires puissent influer sur la
maladie, avoir attention de ne pas laisser refroidir le
lait, et même ne le pas exposer à l'air; ce qui le gâ-
teroit en peu de temps.
Les anciens attribuoient aussi beaucoup de vertus
médicinales au sang, à l'urine, etc., de l'âne; et
beaucoup d'autres qualités spécifiques à la cervelle ,
au cœur, au foie, etc., de cet animal : mais l'expé-
rience a détruit, ou du moins n'a pas confirmé ce
qu'ils nous en disent.
Comme la peau de l'âne est très dure et très élas-
tique, on l'emploie utilement à différents usages : on
en fait des cribles, des tambours, et de très bons sou-
liers ; on en fait du gros parchemin pour les tablettes
de poche, que l'on enduit d'une couche légère de
plâtre. C'est aussi avec le cuir de l'âne que les Orien-
taux font le sagri, que nous appelons chagrin. Il y a
apparence que les os, comme la peau de cet animal,
sont aussi plus durs que les os des autres animaux,
puisque les anciens en faisoient des flûtes, et qu'ils
les trouvoient plus sonnantes que tous les autres os.
L'âne est peut-être de tous les animaux celui qui,
relativement à son volume, peut porter les plus
grands poids; et comme il ne coûte presque rien à
nourrir, et qu'il ne demande, pour ainsi dire, aucun
soin, il est d'une grande utilité à la campagne, au
moulin, etc. 11 peut aussi servir de monture : toutes
ses allures sont douces, et il bronche moins que le
LANE. 12.3
cheval. On le met souvent à la charrue dans les pays
où le terrain est léger; et son fumier est uu excel-
lent engrais pour les terres fortes et humides.
LE BŒUF.
Bos Taurus. L.
La surface de la terre, parée de sa verdure, est le
fonds inépuisable et commun duquel l'homme et les
animaux tirent leur subsistance. Tout ce qui vit dans
la nature vit sur ce qui végète, et les végétaux vivent
à leur tour des débris de tout ce qui a vécu et vé-
gété. Pour vivre il faut détruire, et ce n'est en effet
qu'en détruisant des êtres que les animaux peuvent
se nourrir et se multiplier. Dieu, en créant les pre-
miers individus de chaque espèce d'animal et de vé-
gétal, a non seulement donné la forme à la poussière
de la terre, mais il l'a rendue vivante et animée, en
renfermant dans chaque individu une quantité plus
ou moins grande de principes actifs , de molécules or-
ganiques vivantes, indestructibles, et communes à
tous les êtres organisés. Ces molécules passent de
corps en corps, et servent également à !a vie actuelle
et à la continuation de la vie , à la nutrition, à l'ac-
croissement de chaque individu ; et après la dissolu-
tion du corps, après sa destruction, sa réduction en
cendres, ces molécules organiques, sur lesquelles la
mort ne peut rien, survivent, circulent dans l'uni-
vers, passent dans d'autres êtres, et y portent la nour-
124 ANIMAUX DOMESTIQUES.
riture et la vie. Toute production, tout renouvelle-
ment, tout accroissement par la génération, par la
nutrition , par le développement, supposent donc une
destruction précédente, une conversion de sub-
stance, un transport de ces molécules organiques qui
ne se multiplient pas, mais qui, subsistant toujours
en nombre égal, rendent la nature toujours égale-
ment vivante, la terre également peuplée, et toujours
également resplendissante de la première gloire de
celui qui Fa créée.
A prendre les êtres en général, le total de la quan-
tité de vie est donc toujours le même, et la mort, qui
semble tout détruire, ne détruit rien de cette vie pri-
mitive et commune à toutes les espèces d'êtres orga-
nisés. Comme toutes les autres puissances subordon-
nées et subalternes, la mort n'attaque que les individus,
ne frappe que la surface, ne détruit que la forme , ne
peut rien sur la matière, et ne fait aucun tort à la
nature, qui n'en brille que davantage, qui ne lui
permet pas d'anéantir les espèces, mais la laisse mois-
sonner les individus et les détruire avec le temps,
pour se montrer elle-même indépendante de la mort
et du temps, pour exercer à chaque instant sa puis-
sance toujours active, manifester sa plénitude par sa
fécondité, et faire de l'univers, en reproduisant, en
renouvelant les êtres, un théâtre toujours rempli, un
spectacle toujours nouveau.
Pour que les êtres se succèdent, il est donc né-
cessaire qu'ils se détruisent entre eux; pour que les
animaux se nourrissent et subsistent, il faut qu'ils
détruisent des végétaux ou d'autres animaux; et,
comme, avant et après la destruction, la quantité de
LE BOEUF. 12D
vie reste toujours la même, i! semble qu'il devroit
être indifférent à la nature que telle ou telle espèce
détruisît plus ou moins : cependant, comme une mère
économe au sein même de l'abondance, elle a fixé
des bornes à la dépense et prévenu le dégât appa-
rent, en ne donnant qu'à peu d'espèces d'animaux
l'instinct de se nourrir de chair; elle a même réduit
à un assez petit nombre d'individus ces espèces vora-
ces et carnassières, tandis qu'elle a multiplié bien
plus abondamment et les espèces et les intlividus de
ceux qui se nourrissent de plantes, et que, dans les
végétaux, elle semble avoir prodigué ces espèces, et
répandu dans chacune avec profusion le nombre et
la fécondité. L'homme a peut-être beaucoup contri-
bué à seconder ses vues, à maintenir et même à éta-
blir cet ordre sur la terre ; car dans la mer on retrouve
cette indifférence que nous supposions : toutes les es-
pèces sont presque également voraces ; elles vivent
sur elles-mêmes ou sur les autres, et s'entre-dévorent
perpétuellement sans jamais se détruire , parce que
la fécondité y est aussi grande que la déprédation,
et que presque toute la nourriture, toute la consom-
mation tourne au profit de la reproduction.
L'homme sait user en maître de sa puissance sur
les animaux; il a choisi ceux dont la chair flatte son
goût, il en a fait des esclaves domestiques, il les a
multipliés plus que là nature ne l'auroit fait, il en a
formé des troupeaux nombreux, et, par les soins
qu'il prend de les faire naître, il semble avoir acquis
le droit de se les immoler : mais il étend ce droit bien
au delà de ses besoins; car, indépendamment de ces
espèces qu'il s'est assujetties, et dont il dispose à son
1^6 ANIMAUX DOMESTIQUES.
gré, il fait aussi la guerre aux animaux sauvages, aux
oiseaux, aux poissons : il ne se borne pas même à
ceux du climat qu'il habite ; il va chercher au loin, et
jusqu'au milieu des mers, de nouveaux mets, et la
nature entière semble suffire à peine à son intempé-
rance et à l'inconstante variété de ses appétits.
L'homme consume, engloutit lui seul plus de chair
que tous les animaux ensemble n'en dévorent : il est
donc le plus grand destructeur, et c'est plus par abus
que par nécessité. Au lieu de jouir modérément des
biens qui lui sont offerts, au lieu de les dispenser
avec équité, au lieu de réparer à mesure qu'il détruit,
de renouveler lorsqu'il anéantit, l'homme riche met
toute sa gloire à consommer, toute sa splendeur à
perdre en un jour à sa table plus de biens qu'il n'en
faudroit pour faire subsister plusieurs familles : il
abuse également et des animaux et des hommes,
dont lexeste demeure affamé, languit dans la misère,
et ne travaille que pour satisfaire à l'appétit immo-
déré et à la vanité encore plus insatiable de cet
homme, qui, détruisant les autres par la disette, se
détruit lui-même par les excès.
Cependant l'homme pourroit, comme l'animal,
vivre de végétaux : la chair, qui paroît être si ana-
logue à la chair, n'est pas une nourriture meilleure
que les grains ou le pain. Ce qui fait la vraie nourri-
ture, celle qui contribue à la nutrition, au dévelop-
pement, à l'accroissement, et à l'entretien du corps,
n'est pas cette matière brute qui compose à nos yeux
la texture de la chair ou de l'herbe; mais ce sont les
molécules organiques que l'une et l'autre contien-
nent, puisque le bœuf, en paissant l'herbe, acquiert
LE BŒUF. I27
autant de chair que l'homme ou que les animaux qui
ne vivent que de chair et de sang. La seule différence
réelle qn'il y ait entre ces aliments, c'est qu'à vo-
lume égal, la chair, le blé, les graines, contiennent
beaucoup plus de molécules organiques que l'herbe,
les feuilles, les racines, et les autres parties des
plantes, comme nous nous en sommes assuré en ob-
servant les infusions de ces différentes matières : en
sorte que l'homme et les animaux dont l'estomac et
les intestins n'ont pas assez de capacité pour admettre
un très grand volume d'aliments, ne pourroient pas
prendre assez d'herbe pour en tirer la quantité de
molécules organiques nécessaires à leur nutrition ; et
c'est par cette raison que l'homme et les autres ani-
maux qui n'ont qu'un estomac ne peuvent vivre que
de chair ou de graines, qui, dans un petit volume,
contiennent une très grande quantité de ces molécu-
les organiques nutritives, tandis que le bœuf et les
autres animaux ruminants qui ont plusieurs estomacs,
dont l'un est d'une très grande capacité, et qui, par
conséquent, peuvent se remplir d'un grand volume
d'herbe , en tirent assez de molécules organiques
pour se nourrir, croître, et multiplier. La quantité
compense ici la qualité de la nourriture : mais le fonds
en est le même; c'est la même matière, ce sont les
mêmes molécules organiques qui nourrissent le bœuf,
l'homme, et tous les animaux.
On ne manquera pas de m'opposer que le cheval
n'a qu'un estomac, et même assez petit; que l'âne,
le lièvre, et d'autres animaux qui vivent d'herbe,
n'ont aussi qu'un estomac, et que, par conséquent,
cette explication, quoique vraisemblable, n'en est
128 ANIMAUX DOMESTIQUES.
peut-être ni plus vraie, ni mieux fondée. Cependant,
bien loin que ces exceptions apparentes la détrui-
sent, elles me paroissent au contraire la confirmer;
car quoique le cheval et l'âne n'aient qu'un estomac ,
ils ont des poches dans les intestins, d'une si grande
capacité , qu'on peut les comparer à la pause des ani-
maux ruminants ; et les lièvres ont l'intestin cœcum
d'une si grande longueur et d'un tel diamètre, qu'il
équivaut au moins à un second estomac. Ainsi il n'est
pas étonnant que ces animaux puissent se nourrir
d'herbe; et en général on trouvera toujours que c'est
de la capacité totale de i 'estomac et des intestins que
dépend dans les animaux la diversité de leur manière
de se nourrir; car les ruminants, comme le bœuf, le
bélier, le chameau , etc. , ont quatre estomacs et des
intestins d'une longueur prodigieuse; aussi vivent-ils
d'herbe, et l'herbe seule leur suffit. Les chevaux, les
ânes, les lièvres, les lapins, les cochons d'Inde, etc. ,
n'ont qu'un estomac; mais ils ont un cœcum qui équi-
vaut à un second estomac, et ils vivent d'herbe et de
graines. Les sangliers, les hérissons, les écureuils, etc.,
dont l'estomac et les boyaux sont d'une moindre ca-
pacité, ne mangent que peu d'herbe, et vivent de
graines, de fruits, et de racines ; et ceux qui, comme
les loups, les renards, les tigres, etc. , ont l'estomac
et les intestins d'une plus petite capacité que tous les
autres, relativement au volume de leur corps, sont
obligés, pour vivre, de choisir les nourritures les
plus succulentes, les plus abondantes en molécules
organiques, et de manger de la chair et du sang, des
graines et des fruits.
C'est donc sur ce rapport physique et nécessaire,
LE BCEUF. I29
beaucoup plus que sur la convenance du goût , qu'est
l'ondée la diversité que nous voyons dans les appél/te
des animaux : car si la nécessité ne les déterininoit
pas plus souvent que le goût, comment pourroient^
ils dévorer la chair infecte et corrompue avec autant
d'avidité que la chair succulente et fraîche? pour-
quoi mangeroient-ils également de toutes sortes de
chair? Nous voyons que les chiens domestiques , qui
ont de quoi choisir, refusent assez constamment cer-
taines viandes, comme la bécasse, la grive, le co-
chon, etc., tandis que les chiens sauvages, les loups,
les renards, etc. , mangent également, et la chair du
cochon, et la bécasse, et les oiseaux de toute espèce,
et même les grenouilles, car nous en avons trouvé deux
dans l'estomac d'un loup; et lorsque la chair ou le pois-
son leur manque, ils mangent des fruits, des graines,
des raisins, etc., et ils préfèrent toujours tout ce qui,
dans un petit volume, contient une grande quantité de
parties nutritives, c'est-à-dire de molécules organiques
propres à la nutrition et à l'entretien du corps.
Si ces preuves ne paroissent pas suffisantes, que
l'on considère encore la manière dont on nourrit le
bétail que l'on veut engraisser. On commence par la
castration; ce qui supprime la voie par laquelle les
molécules organiques s'échappent en plus grande
abondance : ensuite , au lieu de laisser le bœuf à sa
pâture ordinaire et à l'herbe pour toute nourriture,
on lui donne du son, du grain, des navets, des ali-
ments, en un mot, plus substantiels que l'herbe, et
en très peu de temps la quantité de la chair de l'ani-
mal augmente, les sucs et la graisse abondent, et
font d'une chair assez dure et assez sèche par elle-
1JO ANIMAUX DOMESTIQUES.
même une viande succulente et si bonne , qu'elle l'ait
\ abase de nos meilleurs repas.
Il résulte aussi de ce que nous venons de dire que
l'homme, dont l'estomac et les intestins ne sont pas
d'une très grande capacité relativement au volume
de son corps, ne pourroit pas vivre d'herbe seule :
cependant il est prouvé par les faits qu'il pourroit
bien vivre de pain, de légumes, et d'autres graines
de plantes, puisqu'on connoît des nations entières et
des ordres d'hommes auxquels la religion défend
de manger de rien qui ait eu vie. Mais ces exemples,
appuyés même de l'autorité de Pythagore, et re-
commandés par quelques médecins trop amis de la
diète, ne me paroissent pas suffisants pour nous con-
vaincre qu'il y eût à gagner pour la santé des hommes
et pour la multiplication du genre humain à ne vivre
que de légumes et de pain, d'autant plus que les gens
de la campagne, que le luxe des villes et la somp-
tuosité de nos tables réduisent à cette façon de vivre,
languissent et dépérissent plus tôt que les hommes
de l'état mitoyen, auxquels l'inanition et les excès
sont également inconnus.
Après l'homme, les animaux qui ne vivent que de
chair sont les plus grands destructeurs; ils sont en
même temps et les ennemis de la nature et les rivaux
de l'homme : ce n'est que par une attention toujours
nouvelle, et par des soins prémédités et suivis, qu'il
peut conserver ses troupeaux, ses volailles, etc. , en
les mettant à l'abri de la serre de l'oiseau de proie,
et de la dent carnassière du loup, du renard, de la
fouine, de la belette, etc.; ce n'est que par une
guerre continuelle qu'il peut défendre son grain , ses
LE BŒUF. 201
fruits, toute sa subsistance, et môme ses vêtements ,
contre la voracité des rats, des chenilles, des scara-
bées, des mites, etc. : car les insectes sont aussi de
ces bêtes qui dans le monde font plus de mal que de
bien; au lieu que le bœuf, le mouton, et les autres
animaux qui paissent l'herbe, non seulement sont les
meilleurs, les plus utiles, les plus précieux pour
l'homme , puisqu'ils le nourrissent, mais sont encore
ceux qui consomment et dépensent le moins : le
bœuf surtout est à cet égard l'animal par excellence;
car il rend à la terre tout autant qu'il en tire , et
même il améliore le fonds sur lequel il vit : il en-
graisse son pâturage , au lieu que le cheval et la plu-
part des autres animaux amaigrissent en peu d'années
les meilleures prairies.
Mais ce ne sont pas là les seuls avantages que le
bétail procure à l'homme : sans le bœuf, les pauvres
et les riches auroient beaucoup de peine à vivre; la
terre demeureroit inculte; les champs, et même les
jardins, seroient secs et stériles : c'est sur lui que
roulent tous les travaux de la campagne ; il est le do-
mestique le plus utile de la ferme, le soutien du mé-
nage champêtre ; il fait toute la force de l'agriculture :
autrefois il faisoit toute la richesse des hommes, et
aujourd'hui il est encore la base de l'opulence des
Etats , qui ne peuvent se soutenir et fleurir que par
la culture des terres et par l'abondance du bétail,
puisque ce sont les seuls biens réels, tous les autres ,
et même l'or et l'argent, n'étant que des biens arbi-
traires, des représentations, des monnoies de crédit,
qui n'ont de valeur qu'autant que le produit de la terre
leur en donne.
102 ANIMAUX DOMESTIQUES.
Le bœuf ne convient pas autant que le cheval,
l'âne, le chameau, etc., pour porter des fardeaux;
la forme de son dos et de ses reins le démontre ;
mais la grosseur de son cou et Ja largeur de ses épau-
les indiquent assez qu'il est propre à tirer et à por-
ter ïe joug : c'est aussi de cette manière qu'il tire le
plus avantageusement; et il est singulier que cet
usage ne soit pas général , et que dans des provinces
entières on l'oblige à tirer 'jjar les cornes : la seule
raison qu'on ait pu m'en donner, c'est que quand il
est attelé parles cornes, on le conduit plus aisément;
il a la tête très forte , et iî ne laisse pas de tirer assez
bien de cette façon , mais avec beaucoup .moins d'a-
vantage que quand il tire par les épaules. Il semble
avoir été fait pour la charrue; la masse de son corps,
la lenteur de ses mouvements, le peu de hauteur de
ses jambes, tout, jusqu'à sa tranquillité et à sa patience
dans le travail, semble concourir à le rendre propre à
la culture des champs, et plus capable qu'aucun autre
de vaincre la résistance constante et toujours nou-
velle que la terre oppose à ses efforts. Le cheval ,
quoique peut-être aussi fort que le bœuf, est moins
propre à cet ouvrage : il est trop élevé sur ses jambes;
ses mouvements sont trop grands, trop brusques; et
d'ailleurs il s'impatiente et se rebute trop aisément;
on lui ôte même toute la légèreté, toute la souplesse
de ses mouvements, toute la grâce de son attitude
cl de sa démarche, lorsqu'on le réduit à ce travail pe-
sant, pour lequel il faut plus de constance que d'ar-
deur, plus de masse que de vitesse, et plus de poids
que de ressort.
Dans les espèces d'animaux dont l'homme a fait des
LE BŒUF. IjT)
troupeaux , et où la multiplication est l'objet principal,
la femelle est plus nécessaire, plus utile que le mâle.
Le produit de la vache est un bien qui croît et qui
se renouvelle à chaque instant : la chair du veau est
une nourriture aussi abondante que saine et délicate ;
le lait est l'aliment des enfants , le beurre l'assaison-
nement de la plupart de nos mets, le fromage la
nourriture la plus ordinaire des habitants de la cam-
pagne. Que de pauvres familles sont aujourd'hui ré-
duites à vivre de leur vache ! Ces mêmes hommes
qui tous les jours, et du matin au soir, gémissent
dans le travail et sont courbés sur la charrue, ne ti-
rent de la terre que du pain noir, et sont obligés de
céder à d'autres la fleur, la substance de leur grain ;
c'est par eux et ce n'est pas pour eux que les mois-
sons sont abondantes. Ces mêmes hommes qui élè-
vent, qui multiplient le bétail , qui le soignent et s'en
occupent perpétuellement, n'osent jouir du fruit de
leurs travaux; la chair de ce bétail est une. nourri-
ture dont ils sont forcés de s'interdire l'usage, réduits
par la nécessité de leur condition , c'est-à-dire par la
dureté des autres hommes, à vivre, comme les che-
vaux, d'orge et d'avoine , ou de légumes grossiers et
de lait aigre.
On peut aussi faire servir la vache à la charrue , et
quoiqu'elle ne soit pas aussi forte que le bœuf, elle
ne laisse pas de le remplacer souvent. Mais lorsqu'on
veut l'employer à cet usage, il faut avoir attention de
l'assortir, autant qu'on le peut, avec un bœuf de sa
taille et de sa force, ou avec une autre vache, afin
de conserver l'égalité du trait et de maintenir le soc
en équilibre entre ces deux puissances : moins elles
IUIFFON. MV. 9
1 34 ANIMAUX DOMESTIQUES.
sont inégales, et pins le labour de la terre en est ré-
gulier. Au reste , on emploie souvent six et jusqu'à
huit bœufs dans les terrains fermes, et surtout dans
les friches, qui se lèvent par grosses mottes et par
quartiers, au lieu que deux vaches suffisent pour la-
bourer les terrains meubles et sablonneux. On peut
aussi , dans ces terrains légers, pousser à chaque fois
le sillon beaucoup plus loin que dans les terrains forts.
Les anciens avoient borné à une longueur de cent
vingt pas la plus grande étendue du sillon que le bœuf
devoit tracer par une continuité non interrompue
d'efforts et de mouvements; après quoi , disoient-ils,
il faut cesser de l'exciter, et le laisser reprendre ha-
leine pendant quelques moments avant de poursuivre
le même sillon ou d'en commencer un autre. Mais
les anciens faisoient leurs délices de l'étude de l'agri-
culture, et mettaient leur gloire à labourer eux-mê-
mes, ou du moins à favoriser le labour, à épargner
la peine du cultivateur et du bœuf; et parmi nous
ceux qui jouissent le plus des biens de cette terre
sont ceux qui savent le moins estimer, encourager,
soutenir, l'art de la cultiver.
Le taureau sert principalement à lapropagation de
l'espèce ; et quoiqu'on puisse aussi le soumettre au
travail, on est moins sûr de son obéissance , et il faut
être en garde contre l'usage qu'il peut faire de sa
force. La nature a fait cet animal indocile et fier;
dans le temps du rut il devient indomptable, et sou-
vent furieux; mais par la castration Ton détruit la
source de ces mouvements impétueux; et l'on ne re-
tranche rien à sa force : il n'en est que plus gros,
plus massif, plus pesant, et plus propre à l'ouvrage
Pl.aS
Tome îiy
Paxiqiiet
Quetr, Scnlp
1 LE TAURE AU._2LE BELIER
. Lli BOEUF. 1*55
auquel on le destine : il devient aussi plus traitable,
pius patient, plus docile, et moins incommode aux
autres. Un troupeau de taureaux ne seroit qu'une
troupe effrénée que l'homme ne pourroit ni dompter
ni conduire.
La manière dont se fait cette opération est assez
connue des gens de la campagne : cependant il y a
sur cela des usages très différents, dont on n'a peut-
être pas assez observé les différents effets. En géné-
rai , l'âge le plus convenable à la castration est lage
qui précède immédiatement ïapuberté. Pour le bœuf,
c'est dix-huit mois ou deux ans; ceux qu'on y soumet
plus tôt périssent presque tous. Cependant les jeunes
veaux auxquels on ôte les testicules quelque temps
après leur naissance, et qui survivent à cette opération
si dangereuse à cet âge, deviennent des bœufs plus
grands, plus gros, plus gras, que ceux auxquels on
ne fait la castration qu'à deux, trois, ou quatre ans;
mais ceux-ci paroissent conserver plus de courage et
d'activité; et ceux qui ne la subissent qu'à l'âge de
six, sept, ou huit ans, ne perdent presque rien des
autres qualités du sexe masculin : ils sont plus impé-
tueux, plus indociles que les autres bœufs; et dans
le temps de la chaleur des femelles ils cherchent en-
core à s'en approcher ; mais il faut avoir soin de les en
écarter : l'accouplement, et même le seul attouche-
ment du bœuf fait naître à la vulve de la vache des
espèces de carnosités ou de verrues qu'il faut détruire
et guérir en y appliquant un fer rouge. Ce mal peut
provenir de ce que ces bœufs, qu'on n'a que bistour-
néS; c'est-à-dire auxquels on a seulement comprimé
les testicules, serré et tordu les vaisseaux qui y abou-
î 56 ANIMAUX DOMESTIQUES.
lissent , fie laissent pas de répandre une liqueur appa-
remment à demi purulente, et qui peut causer des
ulcères à la vulve de la vache, lesquels dégénèrent
ensuite en carnosités.
Le printemps est la saison où lesv vaches sont le
plus communément en chaleur : la plupart, dans ce
pays-ci, reçoivent le taureau et deviennent pleines
depuis le i5 avril jusqu'au i5 juillet; mais il ne laisse
pas d'y en avoir beaucoup dont la chaleur est plus
tardive , et d'autres dont la chaleur est plus précoce.
Elles portent neuf mois, et mettent bas au commen-
cement du dixième. On a donc des veaux en quan-
tité depuis le i5 janvier jusqu'au i5 avril; on en a
aussi pendant tout l'été assez abondamment; et l'au-
tomne est le temps où ils sont le plus rares. Les si-
gnes de la chaleur de la vache ne sont point équivo-
ques : elle mugit alors très fréquemment et plus
violemment que dans les autres temps; elle saute sur
les vaches, sur les bœufs , et même sur les taureaux;
la vulve est gonflée et proéminente au dehors. Il faut
profiter du temps de cette forte chaleur pour lui
donner le taureau : si on iaissoit diminuer cette ar-
deur, la vache ne retiendroit pas aussi sûrement.
Le taureau doit être choisi, comme le cheval éta-
lon, parmi les plus beaux de son espèce : il doit être
gros, bien fait et en bonne chair; il doit avoir l'œil
noir, le regard fier, le front ouvert, la tête courte,
les cornes grosses, courtes et noires, les oreilles lon-
gues et velues, le munie grand, le nez court et droit,
le cou charnu et gros, les épaules et la poitrine lar-
ges, les reins fermes , le dos droit, les jambes grosses
et charnues, la queue longue et bien couverte de
LE BOEUF. 107
poil, l'allure ferme et sûre , et le poil rong€. Les va-
ches retiennent souvent dès la première, seconde ou
troisième fois; et sitôt qu'elles sont pleines, le tau-
reau refuse de les couvrir, quoiqu'il y ait encore ap-
parence de chaleur; mais ordinairement la chaleur
cesse presque aussitôt qu'elles ont conçu, et elles re-
fusent aussi elles-mêmes les approches du taureau.
Les vaches sont aussi sujettes à avorter lorsqu'on
ne les ménage pas et qu'on les met à la charrue, au
charroi, etc. Il faut même les soigner davantage et les
suivre de plus près lorsqu'elles sont pleines que dans
les autres temps, afin de les empêcher de sauter des
haies, des fosses, etc. Il faut aussi les mettre dans les
pâturages les plus grasetdans un terrain qui, sans être
trop humide et marécageux, soit cependant très abon-
dant en herbes. Six semaines ou deux mois avant
qu'elles mettent bas, on les nourrira plus largement
qu'à l'ordinaire, en leur donnant à l'étable de l'herbe
pendant l'été, et pendant l'hiver du son le matin, ou
de la luzerne, du sainfoin, etc. On cessera aussi de les
traire dans ce même temps ; le lait est alors plus né-
cessaire que jamais pour la nourriture de leur fœtus:
aussi y a-t-il des vaches dont le lait tarit absolument
un mois ou six semaines avant qu'elles mettent bas.
Celles qui ont du lait jusqu'aux derniers jours sont
les meilleures mères et les meilleures nourrices; mais
ce lait des derniers temps est généralement mauvais
et peu abondant. Il faut les mêmes attentions pour
l'accouchement de la vache que pour celui de la ju-
ment; et même il paroît qu'il en faut davantage, car
la vache qui met bas paroît être plus épuisée, plus
fatiguée que la jument. On ne peut se dispenser de
I 38 ANIMAUX DOMESTIQUES.
la mettre dans une étable séparée, où il faut qu'elle
soit chaudement et commodément sur de la bonne
litière, et de la bien nourrir, en lui donnant pen-
dant dix ou douze jours de la farine de fèves, de blé
ou d'avoine, etc. , délayée avec de l'eau salée , et abon-
damment de la luzerne, du sainfoin, ou de bonne
herbe bien mûre ; ce temps suffit ordinairement pour
la rétablir, après quoi on la remet par degré à la vie
commune et au pâturage : seulement il faut encore
avoir l'attention de lui laisser tout son lait pendant les
deux premiers mois, le veau profitera davantage; et
d'ailleurs le lait de ces premiers temps n'est pas de
bonne qualité.
On laisse le jeune veau auprès de sa mère pendant
les cinq ou six premiers jours , afin qu'il soit chau-
dement et qu'il puisse téter aussi souvent qu'il en
a besoin; mais il croît et se fortifie assez dans ces
cinq ou six jours pour qu'on soit dès lors obligé de
l'en séparer si l'on veut la ménager, car ill'épuiseroit
s'il étoit toujours auprès d'elle. 11 suffira de le laisser
téter deux ou trois fois par jour; et si l'on veut lui
faire une bonne chair et l'engraisser promptement,
on lui donnera tous les jours des œufs crus, du lait
bouilli , de la mie de pain : au bout de quatre ou
cinq semaines ce veau sera excellent à manger. On
pourra donc ne laisser téter que trente ou quarante
jours le veau qu'on voudra livrer au boucher; mais il
i faudra laisser au lait pendant deux mois au moins
ceux qu'on voudra nourrir : plus on les laissera téter,
plus ils deviendront gros et forts. On préférera pour
les élever ceux qui seront nés aux mois d'avril, mai,
et juin : les veaux qui naissent plus tard ne peuvent
LE BCEUF. ÎÔQ
acquérir assez de force pour résister aux injures de
l'hiver suivant; ils languissent par le froid et périssent
presque tous. A deux, trois, ou quatre mois, on sè-
vrera donc les veaux qu'on veut nourrir; et avant de
leur ôter le lait absolument, on leur donnera un peu
de bonne herbe ou de foin fin pour qu'ils commen-
cent à s'accoutumer à cette nouvelle nourriture; après
quoi on les séparera tout-à-fait de leur mère, et on
ne les en laissera point approcher ni à l'étable ni au
pâturage, où cependant on les mènera tous les jours
et où on les laissera du matin au soir pendant l'été :
mais dès que le froid commencera à se faire sentir en
automne, il ne faudra les laisser sortir que tard dans
la matinée et les ramener de bonne heure le soir; et
pendant l'hiver, comme le grand froid leur est ex-
trêmement contraire, on les tiendra chaudement dans
une étable bien fermée et bien garnie de litière ; on
leur donnera, avec l'herbe ordinaire, du sainfoin,
de la luzerne , etc. , et on ne les laissera sortir que
par le temps doux. Il leur faut beaucoup de soin pour ,
le premier hiver : c'est le temps le plus dangereux
de leur vie; car ils se fortifieront assez pendant l'été
suivant pour ne plus craindre le froid du second
hiver.
La vache est à dix-huit mois en pleine puberté, et
le taureau à deux ans; mais, quoiqu'ils puissent déjà
engendrer à cet âge, on fera bien d'attendre jusqu'à
trois ans avant de leur permettre de s'accoupler. Ces
animaux sont dans la plus grande force depuis'
trois ans jusqu'à neuf; après cela les vaches et les
taureaux ne sont plus propres qu'à être engraissés
et livrés au boucher. Comme ils prennent en deux
l/jO ANIMAUX DOMESTIQUES.
ans la plus grande partie de leur accroissement , la
durée de leur vie est aussi, comme dans la plupart
des autres espèces d'animaux, à peu près de sept fois
deux ans, et communément ils ne vivent guère que
quatorze ou quinze ans.
Dans tous les animaux quadrupèdes la voix du
mâle est plus forte et plus grave que celle de la fe-
melle , et je ne crois pas qu'il y ait d'exception à cette
règle. Quoique les anciens aient écrit que la vache,
le bœuf, et même le veau, avoientla voix plus grave
que le taureau , il est très certain que le taureau a la
voix beaucoup plus forte, puisqu'il se fait entendre
de bien plus loin que la vache , le bœuf, ou le veau.
Ce qui a fait croire qu'il avoit la voix moins grave,
c'est que son mugissement n'est pas un son simple ,
mais un son composé de deux ou trois octaves, dont
la plus élevée frappe le plus l'oreille ; en y faisant at-
tention, l'on entend en même temps un son grave,
et plus grave que celui de la voix de la vache, du
bœuf, et du veau , dont les mugissements sont aussi
bien plus courts. Le taureau ne mugit que d'amour;
la vache mugit plus souvent de peur et d'horreur que
d'amour; et le veau mugit de douleur, de besoin de
nourriture et de désir de sa mère.
Les animaux les plus pesants et les plus paresseux
ne sont pas ceux qui dorment le plus profondément
ni ie plus long-temps. Le bœuf dort, mais d'un som-
meil court et léger; il se réveille au moindre bruit. Il
*se couche ordinairement sur le côté gauche, et le
rein ou le rognon de ce côté gauche est toujours plus
gros et plus chargé de graisse que le rognon du côté
droit.
LE BCEUF. 1 4 A
Les bœufs, comme les autres animaux domestiques,
varient pas la couleur : cependant le poil roux paroît
être le plus commun; et plus il est rouge, plus il est
estimé. On fait cas aussi du poil noir, et on prétend
que les bœufs sous poil bai durent long-temps ; que
les bruns durent moins et se rebutent de bonne heure;
que les gris, les pommelés, et les blancs, ne valent
rien pour le travail, et ne sont propres qu'à être en-
graissés. Mais de quelque couleur que soit le poil du
bœuf, il doit être luisant, épais, et doux au toucher;
car s'il est rude, mal uni, ou dégarni, on a raison de
supposer que l'animal souffre , ou du moins qu'il n'est
pas d'un fort tempérament. Un bon bœuf pour la
charrue ne doit être ni trop gras ni trop maigre; il
doit avoir la tête courte et ramassée, les oreilles
grandes, bien velues et bien unies, les cornes fortes,
luisantes et de movenne grandeur, le front large', les
yeux gros et noirs, le mufïle gros et camus, les na-
seaux bien ouverts, les dents blanches et égales, les
lèvres noires, le cou charnu, les épaules grosses et
pesantes, la poitrine large, le fanon, c'est-à-dire la
peau du devant pendante jusque sur les genoux, les
reins fort larges, le ventre spacieux et tombant, les
flancs grands, les hanches longues, la croupe épaisse,
les jambes et les cuisses grosses et nerveuses, le dos
droit et plein, la queue pendante jusqu'à terre et
garnie de poils touffus et fins, les pieds fermes, le
cuir grossier et maniable, les muscles élevés, et l'on-
gle court et large. 11 faut aussi qu'il soit sensible à
l'aiguillon, obéissant à la voix et bien dressé. Mais ce
n'est que peu à peu, et en s'y prenant de bonne heure,
qu'on peut accoutumer le bœuf à porter le joug vo~
}^2 ANIMAUX DOMESTIQUES.
lontiers et à se laisser conduire aisément. Dès 1 âge
de deux ans et demi, ou trois ans au plus tard, il faut
commencer à l'apprivoiser et à le subjuguer; si l'on
attend plus tard, il devient indocile, et souvent in-
domptable : la patience, la douceur, et même les
caresses, sont les seuls moyens qu'il faut employer;
la force et les mauvais traitements ne serviroient qu'à
le rebuter pour toujours. Il faut donc lui frotter le
corps, le caresser, lui donner de temps en temps
de l'orge bouillie, des fèves concassées, et d'autres
nourritures de cette espèce , dont il est le plus friand,
et toutes mêlées de sel, qu'il aime beaucoup. En
même temps on lui liera souvent les cornes; quelques
jours après on le mettra au joug, et on lui fera traîner
la charrue avec un autre bœuf de la même taille et
qui sera tout dressé; on aura soin de les attacher en-
semble à la mangeoire, de les mener de même au
pâturage, afin qu'ils se connoissent et s'habituent à
n'avoir que des mouvements communs, et l'on n'em-
ploiera jamais l'aiguillon dans les commencements, il
ne serviroit qu'à le rendre plus intraitable. Il faudra
aussi le ménager et ne le faire travailler qu'à petites
reprises , car il se fatigue beaucoup tant qu'il n'est
pas tout-à-fait dressé; et, parla même raison, on
le nourrira plus largement alors que dans les autres
temps.
Le bœuf ne doit servir que depuis trois ans jusqu'à
dix : on fera bien de le retirer alors de la charrue
pour l'engraisser et le vendre ; la chair en sera meil-
leure que si l'on attendoit plus long-temps. On re-
connoît l'âge de cet animal par les dents et par les
cornes : les premières dents du devant tombent à dix
LE BDKUF. l/p
mois, et sont remplacées par d'autres qui ne sont pas
si blanches et qui sont plus larges; à seize mois les
dents voisines de celles du milieu tombent et sont
aussi remplacées par d'autres ; et à trois ans toutes
les incisives sont renouvelées : elles sont alors égales,
longues, et assez blanches. A mesure que le bœuf
avarice en âge, elles s'usent et deviennent inégales et
noires : c'est la même chose pour le taureau etpour la
vache. Ainsi la castration ni le sexe ne changent rien à la
crue et à la chute des dents. Cela ne change rien non
plus à la chute des cornes; car elles tombent également
à trois ans au taureau, au bœuf, et à la vache , et elles
sont remplacées par d'autres cornes, qui, comme les
secondes dents, ne tombent plus; celles du bœuf et de
la vache deviennent seulementplus grosses et plus lon-
gues que celles du taureau. L'accroissement de ces se-
condes cornes ne se fait pas d'une manière uniforme
et par un développement égal : la première année,
c'est-à-dire la quatrième année de 1 âge du bœuf, il
lui pousse deux petites cornes pointues, nettes, unies,
et terminées vers la tête par une espèce de bourrelet;
l'année suivante ce bourrelet s'éloigne de la tête,
poussé par un cylindre de corne qui se forme et qui
se termine aussi par un autre bourrelet, et ainsi de
suite ; car tant que l'animal vit , les cornes croissent :
ces bourrelets deviennent des nœuds annulaires ,
qu'il est aisé de distinguer dans la corne, et par les-
quels l'âge se peut aisément compter, en prenant
pour trois ans la pointe de la corne jusqu'au premier
nœud, et pour un an de plus chacun des intervalles
entre les autres nœuds.
Le cheval mange nuit et jour, lentement, mais
1 44 ANIMAUX DOMESTIQUES.
presque continuellement; le bœuf, au contraire,
mange vite et prend en assez peu de temps toute la
nourriture qu'il lui faut, après quoi il cesse de man-
ger et se couche pour ruminer : cette différence vient
de la différente conformation de l'estomac de ces
animaux. Le bœuf dont, les deux estomacs ne for-
ment qu'un même sac d'une très grande capacité ,
peut sans inconvénient prendre à la fois beaucoup
d'herbe et le remplir en peu de temps, pour ruminer
ensuite et digérer à loisir. Le cheval, qui n'a qu'un
petit estomac, ne peut y recevoir qu'une petite quan-
tité d'herbe et le remplir successivement à mesure
qu'elle s'affaisse et qu'elle passe dans les intestins,
où se fait principalement la décomposition de la nour-
riture; car ayant observé dans le bœuf et dans le che-
val le produit successif de la digestion, et surtout la
décomposition du foin, nous avons vu dans le bœuf
qu'au sortir de la partie de la panse qui forme le se-
cond estomac, et qu'on appelle le bonnet _, il est ré-
duit en une espèce de pâte verte, semblable à des
épinards hachés et bouillis; que c'est sous cette forme
qu'il est retenu et contenu dans les plis ou livret du
troisième estomac, qu'on appelle le feuillet ; que la
décomposition en est entière dans le quatrième es-
tomac , qu'on appelle la caillette; et que ce n'est
pour ainsi dire que le marc qui passe dans les intes-
tins : au lieu que dans le cheval le foin ne se décom-
pose guère, ni dans l'estomac, ni dans les premiers
boyaux, où il devient seulement plus souple et plus
flexible, comme ayant été macéré et pénétré de la
liqueur active dont il est environné ; qu'il arrive au
cœcwn et au colon sans grande altération; que c'est
LE BŒUF. ï/,5
principalement dans ces d^ux intestins, dont 1 énorme
capacité répond à celle de la panse des ruminants,
que se fait dans le cheval la décomposition de la
nourriture, et que cette décomposition n'est jamais
aussi entière que celle qui se fait dans le quatrième
estomac du bœuf.
Par ces mêmes considérations, et par la seule ins-
pection des parties, il me semble qu'il est aisé de
concevoir comment se fait la rumination, et pour-
quoi le cheval ne rumine ni ne vomit, au lieu que le
bœuf, et les autres animaux qui ont plusieurs esto-
macs, semblent ne digérer l'herbe qu'à mesure qu'ils
ruminent. La rumination n'est qu'un vomissement
sans effort, occasioné par la réaction du premier es-
tomac sur les aliments qu'il contient. Le bœuf rem-
plit ces deux premiers estomacs, c'est-à-dire la panse
et le bonnet, qui n'est qu'une portion de la panse,
tout autant qu'ils peuvent l'être : cette membrane
tendue réagit donc alors avec force sur l'herbe qu'elle
contient, qui n'est que très peu mâchée, à peine ha-
chée, et dont le volume augmente beaucoup par la
fermentation. Si l'aliment étoit liquide , cette force
de contraction le feroit passer par le troisième esto-
mac, qui ne communique à l'autre que par un con-
duit étroit, dont même l'orifice est situé à la partie
postérieure du premier, et presque aussi haut que
celui de l'œsophage. Ainsi ce conduit ne peut pas ad-
mettre cet aliment sec, ou du moins il n'en admet
que la partie la plus coulante; il est donc nécessaire
que les parties les plus sèches remontent dans l'œso-
phage, dont l'orifice est plus large que celui du con-
duit : elles y remontent en effet; l'animal les rcmà-
l4(5 ANIMAUX DOMESTIQUES.
che, les macère, les imbiba de nouveau de sa salive,
et rend ainsi peu à peu l'aliment plus coulant; il le
réduit en pâte assez liquide pour qu'elle puisse couler
dans ce conduit qui communique au troisième esto-
mac, où elle se macère encore avant de passer dans
le quatrième; et c'est dans ce dernier estomac que
s'achève la décomposition du foin , qui est réduit en
parfait mucilage. Ce qui confirme la vérité de cette
explication, c'est que tant que ces animaux tettent
ou sont nourris de lait et d'autres aliments liquides
et coulants, ils ne ruminent pas, et qu'ils ruminent
beaucoup plus en hiver et lorsqu'on les nourrit d'ali-
ments secs, qu'en été, pendant lequel ils paissent
l'herbe tendre. Dans le cheval, au contraire, l'esto-
mac est très petit, l'orifice de l'œsophage est fort
étroit, et celui du pylore est fort large : cela seul
suffiroit pour rendre impossible la rumination; car
l'aiiment contenu dans ce petit estomac, quoique
peut-être plus fortement comprimé que dans le
grand estomac du bœuf, ne doit pas remonter, puis-
qu'il peut aisément descendre par le pylore, qui est
fort large. Il n'est pas même nécessaire que le foin
soit réduit en pâte molle et coulante pour y entrer;
la force de contraction de l'estomac y pousse l'ali-
ment encore presque sec, et il ne peut remonter par
l'œsophage, parce que ce conduit est fort petit en
comparaison de celui du pylore. C'est donc par cette
différence générale de conformation que le bœuf ru-
mine, et que le cheval ne peut ruminer; mais il y a
encore une différence particulière dans le cheval, qui
fait que non seulement il ne peut ruminer, c'est-à-
dire vomir sans effort, mais même qu'il ne peut ab-
LE BOEUF. l4~
solument vomir, quelque effort qu'il puisse faire : c'est
que le conduit de l'œsophage arrivant très oblique-
ment dans l'estomac du cheval, dont les membranes
forment une épaisseur considérable, ce conduit fait
dans cette épaisseur une espèce de gouttière si obli-
que, qu'il ne peut que se serrer davantage, au lieu
de s'ouvrir parles convulsions de l'estomac. Quoique
cette différence , aussi bien que les autres différences
de conformation qu'on peut remarquer dans le corps
des- animaux, dépendent toutes de la nature lors-
qu'elles sont constantes, cependant il y a dans le dé-
veloppement, et surtout dans celui des parties molles,
des différences constantes en apparence, qui néan-
moins pourroient varier, et qui même varient par les
circonstances. La grande capacité de la panse du bœuf,
par exemple, n'est pas due en entier à la nature; la
panse n'est pas telle par sa conformation primitive ,
elle ne le devient que successivement et par le grand
volume des aliments : car dans le veau qui vient de
naître, et même dans le veau qui est encore au lait
et qui n'a pas mangé d'herbe, la panse, comparée à
la caillette, est beaucoup plus petite que dans le bœuf.
Cette grande capacité de la panse ne vient donc que
de l'extension qu'occasione le grand volume des ali-
ments : j'en ai été convaincu par une expérience qui
me paroît décisive. J'ai fait nourrir deux agneaux de
même âge et sevrés en même temps, l'un de pain, et
l'autre d'herbe : les ayant ouverts au bout d'un an, j'ai
vu que la panse de l'agneau qui avoit vécu d'herbe
étoit devenue plus grande de beaucoup que la panse
de celui qui avoit été nourri de pain,
On prétend que les bœufs qui mangent lentement
j/jS ANIMAUX DOMESTIQUES.
résistent plus long-temps au travail que ceux qui man-
gent vite; que les bœufs des pays élevés et secs sont
plus vifs, plus vigoureux, et plus sains que ceux des
pays bas et humides; que tous deviennent plus forts
lorsqu'on les nourrit de foin sec que quand on ne leur
donne que de l'herbe molle; qu'ils s'accoutument
plus difficilement que les chevaux au changement de
climat, et que par cette raison l'on ne doit jamais
acheter que dans son voisinage des bœufs pour le
travail.
En hiver, comme les bœufs ne font rien, il suffira
de les nourrir de paille et d'un peu de foin ; mais dans
le temps des ouvrages on leur donnera beaucoup plus
de foin que de paille, et même un peu de son ou d'a-
voine, avant de les faire travailler : l'été, si le foin
manque, on leur donnera de l'herbe fraîchement cou-
pée; ou bien de jeunes pousses et des feuilles de frêne*
d'orme, de chêne, etc., mais en pelite quantité,
l'excès de cette nourriture, qu'ils aiment beaucoup,
leur causant quelquefois un pissement de sang. La
luzerne , le sainfoin , la vesce , soit en vert ou en sec ,
les lupins, les navets, l'orge bouillie , etc. .sont aussi
de très bons aliments pour les bœufs. Il n'est pas né-
cessaire de régler la quantité de leur nourriture; ils
n'en prennent jamais plus qu'il ne leur en faut, et l'on
fera bien de leur en donner toujours assez pour qu'ils
en laissent. On ne \e*s mettra au pâturage que vers le
i5 de mai : les premières herbes sont trop crues;
et quoiqu'ils les mangent avec avidité, elles ne lais-
sent pas de les incommoder. On les fera pâturer pen-
dant tout l'été, et vers le i5 octobre on les remet-
tra au fourrage , en observant de ne les pas faire passer
1K BOEUF. 1A9
b'rusquenïëiil du vert au soc et du sec au vert, mais
de les amener par degrés à ce changement de nour-
riture.
La grande chaleur incommode ces animaux, peut-
être plus encore que le grand froid. Il faut pendant
l'été les mener au travail dès la pointe du jour, les
ramener à l'étable ou les laisser dans les bois pâturer
a l'ombre pendant la grande chaleur ; et ne les remet-
tre à l'ouvrage qu'à trois ou quatre heures du soir.
Au printemps, en hiver, et en automne, on pourra
les faire travailler sans interruption depuis huit ou
neuf heures du matin jusqu'à cinq ou six heures du
soir. Ils ne demandent pas autant de soin que les
chevaux; cependant, si l'on veut les entretenir sains
et vigoureux, on ne peut guère se dispenser de les
étriller tous les jours, de les laver, et de leur grais-
ser la corne des pieds, etc. Il faut aussi les faire boire
nu moins deux fois par jour : ils aiment l'eau nette
et fraîche, au lieu que le cheval l'aime trouble et
tiède.
La nourriture et le soin sont à peu près Ses mêmes
et pour la vache et pour le bœuf; cependant la vache
à lait exige des attentions particulières, tant pour la
bien choisir que pour la bien conduire. On dit que
Ses vaches noires sont celles qui donnent le meilleur
lait, et que les blanches sont celles qui en donnent
le plus; mais, de quelque poil que soit la vache à
lait, il faut qu'elle soit en bonne chair, qu'elle ait
l'œil vif, la démarche légère, qu'elle soit jeune, et
que son lait soit, s'il se peut, abondant et de bonne
qualité : on la traira deux fois par jour en été . et une
fois seulement en hiver; el si l'on veut augmenter la
BGFFON. XIV. ÎO
L 5.0 A N I M A I! 2) D 0 S F, S T I Q U E S.
quantité du lait, il n'y aura qu'à la nourrir avec des
aliments plus succulents que de l'herbe.
Le bon lait n'est ni trop épais ni trop clair; sa consis-
tance doit être telle que lorsqu'on en prend une petite
goutte, elle conserve sa rondeur sans couler. Il doit
aussi être d'un beau blanc; celui qui tire sur le jaune ou
sur le bleu ne vaut rien. Sa saveur doit être douce , sans
aucune amertume et sans âcreté; il faut aussi qu'il soit
de bonne odeur ou sans odeur. Il est meilleur au mois
de mai et pendant l'été que pendant l'hiver, et il
n'est parfaitement bon que quand la vache est en bon
âge et en bonne santé : le lait des jeunes génisses est
trop clair, celui des vieilles vaches est trop sec, et
pendant l'hiver il est trop épais. Ces différentes qua-
lités du lait sont relatives à la quantité plus ou moins
grande des parties butyreuses, caséeuses, et séreuses
qui le composent. Le lait trop clair est celui qui abonde
trop en parties séreuses; le lait trop épais est celui
qui en manque; et le lait trop sec n'a pas assez de
parties butyreuses et séreuses. Le lait d'une vache en
chaleur n'est pas bon, non plus que celui d'une va-
che qui approche de son terme ou qui a mis bas de-
puis peu de temps. On trouve dans le troisième et
dans le quatrième estomac du veau qui tette , des
grumeaux de lait caillé; ces grumeaux de lait, séchés
à l'air, sont la présure dont on se sert pour faire cailler
le lait. Plus on gart*e cette présure, meilleure elle est,
et il n'en faut qu'une très petite quantité pour faire
un grand volume de fromage.
Les vaches et les bœufs aiment beaucoup le vin , le
vinaigre, le sel; ils dévorent avec avidité une salade
assaisonnée. En Espagne et dans quelques autres pays,
LE &CBUF. 1 r> :
on met auprès du jeune veau à l'étahie une de ces
pierres qu'on appelle salègres* et qu'on trouve dans
les mines de sel gemme ; il lèche cette pierre salée
pendant tout le temps que sa mère est au pâturage;
ce qui excite si fort l'appétit ou la soif, qu'au moment
que la vache arrive , le jeune veau se jette à la ma-
melle, en tire avec avidité beaucoup de lait, s'en-
graisse et croît bien plus vite que ceux auxquels on
ne donne point de sel. C'est par la même raison que
quand les bœufs ou les vaches sont dégoûtés, on leur
donne de l'herbe trempée dans du vinaigre ou sau-
poudrée d'un peu de sel : on peut leur en donner
aussi lorsqu'ils se portent bien et que l'on veut exci-
ter leur appétit pour les engraisser en peu de temps.
C'est ordinairement à l'âge de dix ans qu'on les met
à l'engrais : si l'on attend plus tard, on est moins sûr
de réussir, et leur chair n'est pas si bonne. On peut
les engraisser en loutes saisons; mais l'été est celle
qu'on préfère , parce que l'engrais se fait à moins de
frais, et qu'en commençant au mois de mai ou de
juin, on est presque sûr de les voir gras avant la fin
d'octobre. Dès qu'on voudra les engraisser , on cessera
de les faire travailler; on les fera boire beaucouo
plus souvent; on leur donnera des nourritures succu-
lentes en abondance, quelquefois mêlées d'un peu
de sel , et on les laissera ruminera loisir et dormir à
l'étable pendant les grandes chafeurs : en moins de
quatre ou cinq mois ils deviendront si gras, qu'ils
auront de la peine à marcher, et qu'on ne pourra les
conduire au loin qu'à très petites journées. Les vaches,
et même les laureaux bistournés, peuvent s'cngr
aussi ; mais la chair de la vache est plus sèche . el r lie
1J)2 ANIMAUX DOMESTIQUES.
du taureau bistourné est plus rouge et plus dure que
la chair du bœuf, et elle a toujours un goût dés-
agréable et fort.
Les taureaux, les vaches, et les bœufs, sont fort
sujets à se lécher, surtout dans les temps qu'ils sont
en plein repos; et comme l'on croit que cela les em-
pêche d'engraisser, on a soin de frotter de leur fiente
tous les endroits de leur corps auxquels ils peuvent
atteindre; lorsqu'on ne prend pas cette précaution,
ils enlèvent le poil avec la langue , qu'ils ont fort rude ,
et ils avalent ce poil en grande quantité. Comme cette
substance ne peut se digérer, elle reste dans leur es-
tomac et y forme des pelotes rondes qu'on a appelées
egagropileSj, et qui sont quelquefois d'une grosseur
si considérable, qu'elles doivent les incommoder par
leur volume, et les empêcher de digérer par leur sé-
jour dans l'estomac. Ces pelotes se revêtent avec le
temps d'une croûte brune assez solide, qui n'est ce-
pendant qu'un mucilage épaissi, mais qui, par le
frottement et la coction, devient dur et luisant. Elles
ne se trouvent jamais que dans la panse; et s'il entre
du poil dans les autres estomacs, il n'y séjourne pas,
non plus que dans les boyaux : il passe apparemment
avec le marc des aliments.
Les animaux qui ont des dents incisives, comme
le cheval et l'âne, aux deux mâchoires, broutent plus
aisément l'herbe courte que ceux qui manquent de
dents incisives à la mâchoire supérieure; et si le mou-
ton et la chèvre la coupent de très près , c'est parce
qu'ils sont petits et que leurs lèvres sont minces :
mais le bœuf, dont les lèvres sont épaisses, ne peut
brouter que l'herbe longue, et c'est par celle raison
LE BOEUF. ]5,r)
qu'il ne fait aucun toix. o,, pâturage sur lequel il vit :
comme il ne peut pincer que ^vtrémité des jeunes
herbes, il n'en ébranle point la racine fciVpri retarde
que très peu l'accroissement; au lieu que le mounr]
et la chèvre les coupent de si près, qu'ils détruisent
la tige et gâtent la racine. D'ailleurs le cheval choisit
l'herbe la plus fine, et laisse grener et se multiplier
la grande herbe, dont les tiges sont dures; au lieu
que le bœuf coupe ces grosses tiges et détruit peu à
peu l'herbe la plus grossière : ce qui fait qu'au bout
de quelques années la prairie sur laquelle le cheval a
vécu n'est plus qu'un mauvais pré, au lieu que celle
que le bœuf a broutée devient un pâturage fin.
L'espèce de nos bœufs, qu'il ne faut pas confondre
avec celles de l'aurochs, du buffle, et du bison, pa-
roît être originaire de nos climats tempérés, la grande
chaleur les incommodant autant que le froid exces-
sif. D'ailleurs cette espèce, si abondante en Europe ,
ne se trouve point dans les pays méridionaux, et ne
s'est pas étendue au delà de l'Arménie et de la Perse
en Asie, et au delà de l'Egypte et de la Barbarie en
Afrique; car aux Indes, aussi bien que dans le reste
de l'Afrique , et même en Amérique, ce sont des bi-
sons qui ont une bosse sur le dos, ou d'autres ani-
maux, auquels les voyageurs ont donné le nom de
bœufs j mais qui sont d'une espèce différente de celle
de nos bœufs. Ceux qu'on trouve au cap de Bonne-
Espérance et en plusieurs contrées de l'Amérique, y
ont été transportés d'Europe par lesHollandois et par
les Espagnols. En général, il paroît que les pays uu
peu froids conviennent mieux à nos bœufs que les
pays chauds, et qu'ils sont d'autant plus gros et plus
l5/| ANIMAUX U0ME£TlQi;S5
graoês que le climat est plu* froide est plus abon-
dant en pâturages. T «° £>œufs de Danemarck, de la
Podolie dp Ukraine, et de la Tartane qu'habitent
i ^wmouks , sont les plus grands de tous ; ceux d'ir-
iande, d'Angleterre, de Hollande, et de Hongrie,
sont aussi plus grands que ceux de Perse , de Tur-
quie , de Grèce, d'Italie, de France, et d'Espagne;
et ceux de Barbarie sont les plus petits de tous. On
assure même que les Hollandois tirent tous les ans
du Danemarck un grand nombre de vaches grandes
et maigres, et que ces vaches donnent en Hollande
beaucoup plus de lait que les vaches de France. C'est
apparemment cette même race de vaches à lait qu'on
a transportée et multipliée en Poitou, en Aunis, et
dans les marais de la Charente , où on les appelle va-
ches flandrines. Ces vaches sont en effet beaucoup
plus grandes et plus maigres que les vaches commu-
nes, et elles donnent une fois autant de lait et de
beurre; elles donnent aussi des veaux beaucoup plus
grands et plus forts. Elles ont du lait en tout t«emps,
et on peut les traire toute l'année, à l'exception de
quatre ou cinq jours avant qu'elles mettent bas ; mais
il faut pour ces vaches des pâturages excellents; quoi-
qu'elles ne mangent guère plus que les vaches com-
munes, comme elles sont toujours maigres, toute la
surabondance de la nourriture se tourne en lait : au
lieu que les vaches ordinaires deviennent grasses et
cessent de donner du lait dès qu'elles ont vécu pen-
dant quelque temps dans dee pâturages trop gras.
Avec un taureau de cette race et des vaches commu-
nes, on fait une autre race qu'on appelle bâtarde s et
qui est plus féconde et plus abondante en lait que ta
LE BŒUF. 1J.>
race commune. Ces vaches bâtardes donnent souvent
deux veaux à la fois, et fournissent du lait pendant
toute l'année. Ce sont ces bonnes vaches à lait qui
font une partie des richesses de la Hollande, d'où il
sort tous les ans pour des sommes considérables de
beurre et de fromage. Ces vaches, qui fournissent
une ou deux fois autant de lait que les vaches de
France, en donnent six fois autant que celles de Bar-
barie.
En Irlande , en Angleterre , en Hollande, en Suisse ,
et dans le Nord, on sale et on fume la chair du bœuf
en grande quantité, soit pour l'usage de la marine,
soit pour l'avantage du commerce. Il sort aussi de ces
pays une grande quantité de cuirs : la peau du bœuf,
et même celle du veau, servent, comme l'on sait, à
une infinité d'usages. La graisse est aussi une matière
utile ; on la mêle avec le suif du mouton. Le fumier
du bœuf est le meilleur engrais pour les terres sè-
ches et légères. La corne de cet animal est le premier
vaisseau dans lequel on ait bu, le premier instrument
dans lequel on ait soufflé pour augmenter le son, la
première matière transparente que l'on ait employée
pour faire des vitres, des lanternes, et que l'on ait
ramollie, travaillée, moulée, ponr faire des boîtes,
des peignes, et mille autres ouvrages. Mais finissons;
car l'histoire naturelle doit finir où commence l'his-
toire des arts.
* Je dois ici rectifier une erreur que j'ai faite au
sujet de l'accroissement des cornes des bœufs , vaches,
et taureaux. On m'avoit assuré, et j'ai dit qu'elles
tombent à l'âge de trois ans, et qu'elles sont rempla-
cées par d'autres cornes qui, comme les secondes
ï 56 ANIMAUX DOMESTIQUES.
dents, ne tombent plus. Ce fait n'est vrai qu'en par-
tie ; il est fondé sur une méprise dont M. Forster a
recherché l'origine. Voici ce qu'il a bien voulu m'en
écrire.
« A l'âge de trois ans, dit-il , une lame très mince
se sépare de la corne; cette lame, qui n'a pas plus
d'épaisseur qu'une feuille de bon papier commun, se
gerce dans toute sa longueur, et au moindre frotte-
ment elle tombe; mais la corne subsiste, ne tombe
pas en entier, et n'est pas remplacée par une autre :
c'est une simple exfoliation, d'où se forme cette es-
pèce de bourrelet qui se trouve depuis l'âge de
trois ans au bas des cornes des taureaux, des bœufs,
et des vaches, et, chaque année suivante, un nou-
veau bourrelet est formé par l'accroissement et l'ad-
dition d'une nouvelle lame conique de corne, for-
mée dans l'intérieur de la corne immédiatement sur
l'os qu'elle enveloppe , et qui pousse le cône corné de
trois ans un peu plus avant. Ii semble donc que la
lame mince, exfoliée au bout de trois ans, formoit
l'attache de la corne à l'os frontal, et que la produc-
tion d'une nouvelle lame intérieure force la lame ex-
térieure , qui s'ouvre par une fissure longitudinale et
tombe au premier frottement. Le premier bourrelet
formé , les lames intérieures suivent d'année en année,
et poussent la corne triennale plus avant, et le bour-
relet se détache de même par le frottement, car on
observe que ces animaux aiment à frotter leurs cornes
contre les arbres ou contre les bois dans l'é table : il
y a même des gens assez soigneux de leur bétail pour
planter quelques poteaux dans leur pâturage, afin que
les bœufs et les vaches puissent y frotter leurs cornes :
l'orne il^
1 J.A.H-RFJBlS-..2JAi\BOUC
LE BŒUF. J ,V
sans1 cette précaution, ils prétendent avoir remarqué
que ces animaux se battent entre eux par les cornes,
e\ cela parce que la démangeaison qu'ils éprouvent,
les force à chercher les moyens de la faire cesser. Ce
poteau sert aussi à ôter les vieux poils, qui, poussés
par les nouveaux , causent des démangeaisons à la peau
de ces animaux. »
Ainsi les cornes du bœuf sont permanentes, et ne
tombent jamais en entier que par accident, et quand
le bœuf se heurte avec violence contre quelque
corps dur; et lorsque cela arrive, il ne reste qu'un
petit moignon qui est fort sensible pendant plusieurs
jours; et quoiqu'il se durcisse, il ne prend jamais d'ac-
croissement, et l'animal est écorné pour toute la vie.
?r©««^««*e«««««>»s«*^*e^^!^
LE BELIER ET LA BREBIS.
Ovis Arles. L.
L'on ne peut guère douter que les animaux actuelle-
ment domestiques n'aient été sauvages auparavant :
ceux dont nous avons donné l'histoire en ont fourni la
preuve; et l'on trouve encore aujourd'hui des chevaux,
des ânes, et des taureaux sauvages. Mais l'homme, qui
s'est soumis tant de millions d'individus, peut-il se glori-
fier d'avoir conquis une seule espèce entière? Comme
toutes ont été créées sans sa participation, ne peut-
on pas croire que toutes ont eu ordre de croître et de
multipliersans son secours? Cependant, si l'on fait
attention à la foiblesse et à la stupidité de la brebis,
si l'on considère en même temps que cet animal sans
i 5 ANIMAUX DOMESTIQUES.
défense ne peut même trouver sou saint dans la fuite;
qu'il a pour ennemis tous les animaux carnassiers,
qui semblent le chercher de préférence et le dévorer
par goût; que d'ailleurs celle espèce produit peu,
que chaque individu ne vit que peu de temps, eîc. ,
on seroit {ente d'imaginer que dès les commence-
ments la brebis a été confiée à la garde de l'homme ,
qu'elle a eu besoin de sa protection pour subsister, et
de ses soins pour se multiplier, puisqu'en elïet on ne
trouve point de brebis sauvages dans les déserts ; que
dans tous les lieux où l'homme ne commande pas, le
lion, le tigre, le loup, régnent paria force et par la
cruauté; que ces animaux de sang et de carnage vi-
vent plus long-temps ei multiplient tous beaucoup
plus que la brebis; et qu'enftn, si l'on abandonooit
encore aujourd'hui dans nos campagnes les troupeaux
nombreux de celte espèce que nous avens tant multi-
pliée , ils seroient bientôt détruits sous nos yeux, et
l'espèce entière anéantie par le nombre et la voracité
des espèces ennemies.
Il paroît donc que ce n'est que par notre secours
et par nos soins que cette espèce a duré, dure , et
pourra durer encore : il paroîl qu'elle ne subsistèrent
pas par elle-même. La brebis est absolument sans
ressource et sans défense : le bélier n'a que de foi-
bles armes ; son courage n'est qu'une pétulance in-
utile pour lui-même, et incommode pour les autres,
et qu'on détruit par la castration. Les moutons sont
encore plus timides que les brebis ; c'est par crainte
qu'ils se rassemblent si souvent en troupeaux; le
moindre bruit extraordinaire suffit pour qu'ils se pré-
cipitent et se serrent les uns contre les autres; el
LE BÉLIHU ET LA BUEBIS. Ui;
cette crainte est accompagnée de la plus grande stu-
pidité , car ils ne savent pas fuir le danger : ils sem-
blent même ne pas sentir l'incommodité de leur si-
luatioii ; ils restent où ils se trouvent, à la pluie, à
(a neige ; ils y demeurent opiniâtrement; et, poul-
ies obliger à changer de lieu et à prendre une roule .
il leur faut un chef qu'on instruit à marcher le pre-
mier, et dont ils suivent tous les mouvements pas à
pas. Ce chef demeureroit lui-même, avec le reste du
troupeau, sans mouvement, dans la même place, s'il
n'étoit chassé par le berger ou excité par le chien
commis à leur garde, lequel sait en effet veiller à leur
sûreté , les défendre , les diriger, les séparer, les ras-
sembler, et leur communiquer les mouvements qui
leur manquent.
Ce sont donc, de tous les animaux quadrupèdes,
ies plus stupides ; ce sont ceux qui ont le moins de
ressource et d'instinct. Les chèvres, qui leur ressem-
blent à tant d'autres égards, ont beaucoup plus de
sentiment; elles savent se conduire ; elles évitent les
dangers, elles se familiarisent aisément avec les nou-
veaux objets, au lieu que la brebis ne sait ni fuir ni
s'approcher : quelque besoin qu'elle ait de secours,
elle ne vient point à l'homme aussi volontiers que la
chèvre ; et , ce qui , dans les animaux , paroît être le
dernier degré de la timidité ou de l'insensibilité, elle
se laisse enlever son agneau sans le défendre, sans
s'irriter, sans résister^ et sans marquer sa douleur par
un cri différent du bêlement ordinaire.
Mais cet animal si chétif en lui même, si dépourvu
de sentiment, si dénué de qualités intérieures, est
pour l'homme l'animal le plus précieux , celui dont
l6o ANIMAUX DOMESTIQUES.
] utilité est la plus immédiate et la plus étendue : seul
il peut suffire aux besoins de première nécessité; il
fournit tout à la fois de quoi se nourrir et se vêtir,
sans compter les avantages particuliers que l'on sait
tirer du suif, du lait, delà peau, et môme des boyaux,
des os, et du fumier de cet animal, auquel il semble
que la nature n'ait, pour ainsi dire, rien accordé en
propre, rien donné que pour le rendre à l'homme.
L'amour, qui, dans les animaux, est le sentiment
le plus vif et le plus général , est aussi le seul qui sem-
ble donner quelque vivacité , quelque mouvement au
bélier; il devient pétulant, il se bat, il s'élance contre
les autres béliers, quelquefois même il attaque son
berger; mais la brebis, quoiqu'en chaleur, n'en pa-
roît pas plus animée, pas plus émue; elle n'a qu'au-
tant d'instinct qu'il en faut pour ne pas refuser les
approches du mâle, pour choisir sa nourriture, et
pour reconnoître son agneau. L'instinct est d'autant
plus sûr qu'il est plus machinal, et, pour ainsi dire,
plus inné : le jeune agneau cherche lui-même dans
un nombreux troupeau, trouve et saisit la mamelle
de sa mère sans jamais se méprendre. L'on dit aussi
que les moutons sont sensibles aux douceurs du
chant, qu'ils paissent avec plus d'assiduité, qu'ils se
portent mieux, qu'ils engraissent au son du chalu-
meau, que la musique a pour eux des attraits; mais
l'on dit encore plus souvent, et avec plus de fonde-
ment, qu'elle sert au moins à charmer l'ennui du
berger, et que c'est à ce genre de vie oisive et soli-
taire que l'on doit rapporter l'origine de cet art.
Ces animaux, dont le naturel est si simple, sont
aussi d'un tempérament très foible ; ils ne peuvent,
LE bSltfih ET LA BREBIS. 1 G l
marcher long-temps; les voyages les aflbïblissent et
les exténuent; dès qu'iis courent, ils palpitent et sont
bientôt essoufflés; la grande chaleur, l'ardeur du so-
leil , les incommodent autant que l'humidité , le froid,
et la neige ; ils sont sujets à grand nombre de mala-
dies, dont la plupart sont contagieuses; la surabon-
dance de la graisse les fait quelquefois mourir, et
toujours elle empêche les brebis de produire; elles
mettent bas difficilement, elles avortent fréquem-
ment, et demandent plus de soin qu'aucun des autres
animaux domestiques.
Lorsque la brebis est prête à mettre bas, il faut la
séparer du reste du troupeau et la veiller, afin d'être
à portée d'aider à l'accouchement. L'agneau se pré-
sente souvent de travers ou par les pieds, et dans ces
cas la mère court risque de la vie si elle n'est aidée.
Lorsqu'elle est délivrée, on lève l'agneau et on le met
droit sur ses pieds ; on tire en même temps le lait qui
est contenu dans les mamelles de la mère : ce pre-
mier lait est gâté, et feroit beaucoup de mal à l'a-
gneau; on attend donc qu'elles se remplissent d'un
nouveau lait avant que de lui permettre de téter : on
le tient chaudement et on l'enferme pendant trois ou
quatre jours avec sa mère, pour qu'il apprenne à la
connoître. Dansées premiers temps, pour rétablir la
brebis, on la nourrit de bon lait et d'orge moulu, ou
de son mêlé d'un peu de sel ; on lui fait boire de l'eau
un peu tiède et blanchie avec de la farine de blé, de
fèves, ou de millet : au bout de quatre ou cinq jours,
on pourra la remettre par degrés à la vie commune,
et la faire sortir avec les autres ; on observera seule-
ment de ne la pas mener trop loin pour ne pas échauf-
l6^ ANIMAI X DOMESTIQUES.
1er son lait: quelque temps après, lorsque l'agneau
qui la telle aura pris de la force et qu'il commencera
à bondir, on pourra lui laisser suivre sa mère aux
champs.
On livre ordinairement au boucher tous les agneaux
qui paroissent foibies, et l'on ne garde pour les éle-
ver que ceux qui sont les plus vigoureux , les plus
gros, et les plus chargés de laine : les agneaux de la
première portée ne son»t jamais si bons que ceux des
portées suivantes. Si l'on veut élever ceux qui nais-
sent aux mois d'octobre , novembre, décembre , jan-
vier, février, on les garde à l'é table pendant l'hiver;
on ne les en fait sortir que le soir et le matin pour té-
ter, et on ne les laisse point aller aux champs avant le
commencement d'avril : quelque temps auparavant
on leur donne tous les jours un peu d'herbe, afin de
les accoutumer peu à peu à cette nouvelle nourri-
ture. On peut les sevrer à un mois; mais il vaut mieux
ne le faire qu'à six semaines ou deux mois. On préfère
toujours les agneaux blancs et sans taches aux agneaux
noirs ou tachés, la laine blanche se vendant mieux
que la laine noire ou mêlée.
La castration doit se faire à l'âge de cinq ou six
mois, ou même un peu plus tard, au printemps ou en
automne, dans un temps doux. Cette opération se
fait de deiix manières : la plus ordinaire est l'incision ;
on tire les testicules par l'ouverture qu'on vient de
faire, et on les enlève aisément : l'autre se fait sans
incision; on lie seulement, en serrant fortement avec
une corde, les bourses au dessus des testicules, et
l'on détruit par cette compression les vaisseaux qui y
aboutissent. La castration rend l'agneau malade et
L E B à LI E G E T L A !> R M RIS. ï G?)
triste, et l'on fera bien de Ira» donner du son mêle
d'un peu de sel pendant deux ou trois jours, pour
prévenir le dégoût qui souvent succède à cet état.
A un an les béliers, les brebis, et les moutons,
perdent les deux dents de devant de la mâchoire in-
férieure : ils manquent, comme l'on sait, de dents
incisives à la mâchoire supérieure. A dix-huit mois,
les deux dénis voisines des deux premières tom-
bent aussi, et à trois ans elles sont toutes rempla-
cées : elles sont alors égales et assez blanches ; mais à
mesure que ranimai vieillit, elles se déchaussent, s'é-
moussent, et deviennent inégales et noires. On cori-
noît aussi l'Age du bélier par les cornes ; elles parois-
sent dès la première année , souvent dès la naissance ,
et croissent tous les ans d'un anneau jusqu'à l'extré-
mité de la vie. Communément les brebis n'ont pas de
cornes; mais elles ont sur la tête des proéminences
osseuses aux mômes endroits où naissent les cornes
des béliers. Il y a cependant quelques brebis qui ont
deux et même quatre cornes : ces brebis sont sem-
blables aux autres; leurs cornes sont longues de cinq
ou six pouces, moins contournées que celles des
béliers; et lorsqu'il y a quatre cornes, les deux cor-
nes extérieures sont plus courtes que les deux autres.
Le bélier est en état d'engendrer dès Faire de dix-
huit mois, et à un an la brebis peut produire ; mais
on fera bien d'attendre que la brebis ait deux ans, et
que le bélier en ait trois, avant de leur permettre de
s'accoupler : le produit trop précoce , et même le
premier produit de ces animaux, est toujours foible
et mal conditionné. Un bélier peut aisément suffire à
vingt-cinq ou trente brebis. On le choisit parmi les
1 (j/j A X I M AUX D O M E S T l Q LES.
plus forts et les plus beaux de son espèce : il faut qu'il
ait des cornes, car il y a des béliers qui n'en ont pas ;
et ces béliers sans cornes sont, dans ces climats, moins
vigoureux et moins propres à la propagation. Un beau
et bon bélier doit avoir la tête forte et grosse , le
front large, les yeux gros et noirs, îe nez camus, les
oreilles grandes, le cou épais, îe corps long et élevé ,
les reins et la croupe large , les testicules gros, et la
queue longue : les meilleurs de tous sont les blancs,
bien chargés de laine sur le ventre, sur la queue,
sur la tête , sur les oreilles, et jusque sur les yeux.
Les brebis dont la laine est la plus abondante , la plus
touffue, la plus longue, la plus soyeuse, et la plus
blanche , sont aussi les meilleures pour la propaga-
tion , surtout si elles ont en même temps le corps
grand, le cou épais, et la démarche légère. On ob-
serve aussi que celles qui sont plutôt maigres que
grasses produisent plus sûrement que les autres.
La saison de la chaleur des brebis est depuis le
commencement de novembre jusqu'à la fin d'avril :
cependant elles ne laissent pas de concevoir en ton!
temps, si on leur donne , aussi bien qu'au bélier, des
nourritures qui les échauffent, comme de l'eau salée
et du pain de chènevis. On les laisse couvrir trois ou
quatre fois chacune , après quoi on les sépare du bé-
lier, qui s'attache de préférence aux brebis âgées et
dédaigne les plus jeunes. L'on a soin de ne les pas ex-
poser à la pluie ou aux orages dans le temps de l'ac-
couplement : l'humidité les empêche de retenir, et
un coup de tonnerre suffit pour les faire avorter. Un
jour ou deux après qu'elles ont été couvertes on les
remet à la vie commune, et l'on cesse de leur donner
LE BÉLIER ET LA BREBIS. 1 65
de l'eau salée , dont l'usage continuel , aussi bien que
celui du pain de chènevis et des autres nourritures
chaudes, ne manquerait pas de les faire avorter. Elles
portent cinq mois, et mettent bas au commencement
du sixième. Elles ne produisent ordinairement qu'un
agneau, et quelquefois deux. Dans les climats chauds,
elles peuvent produire deux fois par an ; mais en
France et dans les pays plus froids elles ne produisent
qu'une fois l'année. On donne le bélier à quelques
unes vers la fin de juillet et au commencement d'août>
afin d'avoir des agneaux dans le mois de janvier; on
le donne ensuite à un plus grand nombre dans les
mois de septembre, d'octobre, et de novembre, et
l'on a des agneaux abondamment aux mois de février,
de mars, et d'avril : on peut aussi en avoir en quantité
aux mois de mai, juin, juillet, août, et septembre; et
ils ne sont rares qu'aux mois d'octobre, novembre,
et décembre. La brebis a du lait pendant sept ou huit
mois , et en grande abondance : ce lait est une assez
bonne nourriture pour les enfants et pour les gens de
la campagne; on en fait aussi de fort bons fromages,
surtout en le mêlant avec celui de vache. L'heure de
traire les brebis est immédiatement avant qu'elles
aillent aux champs, ou aussitôt après qu'elles sont
revenues : on peut les traire deux fois par jour en été ,
et une fois en hiver.
Les brebis engraissent dans le temps qu'elles sont
pleines , parce qu'elles mangent plus alors que dans
les autres temps. Comme elles se blessent souvent et
qu'elles avortent fréquemment, elles deviennent
quelquefois stériles et font assez souvent des mons-
tres : cependant, lorsqu'elles sont bien soignées,
uurroîv. xiv. 11
1 66 ANIMAUX DOMESTIQUES.
elles peuvent produire pendant toute leur vie, c'est-
à-dire jusqu'à l'âge de dix ou douze ans; mais ordi-
nairement elles sont vieilles et maléûeiées dès l'âge
de sept ou huit ans. Le bélier, qui vit douze ou qua-
lorze ans, n'est bon que jusqu'à huit pour la propaga-
tion : il faut le bistourner à cet âge, et l'engraisser
avec les vieilles brebis. La chair du bélier, quoique
bistourné et engraissé, a toujours un mauvais goût :
celle de la brebis est mollasse et insipide, au lieu que
celle du mouton est la plus succulente et la meilleure
de toutes les viandes communes.
Les gens qui veulent former un troupeau, et en
tirer du profit, achètent des brebis et des moutons de
l'âge de dix-huit mois ou deux ans. On en peut mettre
cent sous la conduite d'un seul berger : s'il est vigi-
lant et aidé d'un bon chien, il en perdra peu. Il doit
les précéder lorsqu'il les conduit aux champs, et les
accoutumer à entendre sa voix , à le suivre sans s'ar-
rêter et sans s'écarter dans les blés, dans les vignes,
dans les bois, et dans les terres cultivées, où ils ne
inanqueroient pas de causer du dégât. Les coteaux et
les plaines élevées au dessus des collines sont des
lieux qui leur conviennent le mieux : on évite de les
mener paître dans les endroits bas, humides, et ma-
récageux. On les nourrit pendant l'hiver, à l'étable ,
de son, de navets, de foin, de paille , de luzerne , de
sainfoin, de feuilles dorme, de frêne, etc. On ne
laisse pas de les faire sortir tous les jours, à moins
que le temps ne soit fort mauvais ; mais c'est plutôt
pour les promener que pour les nourrir; et dans
cette mauvaise saison on ne les conduit aux champs
que sur les dix heures du matin : on les y laisse pen-
LE BEL IKK ET LÀ BREBIS. j Ql
dant quatre ou cinq heures, après quoi on les fait
boire et on les ramène vers les trois heures après
midi. Au printemps et en automne, au contraire, on
les fait sortir aussitôt que le soleil a dissipé la gelée
ou l'humidité, et on ne les ramène qu'au soleil cou-
chant. Il suffit aussi , dans ces deux saisons , de les
faire boire une seule fois par jour avant de les rame-
ner à l'étable, où il faut qu'ils trouvent toujours du
fourrage, mais en plus petite quantité qu'en hiver.
Ce n'est que pendant l'été qu'ils doivent prendre aux
champs toute leur nourriture; on les y mène deux
fois par jour, et on les fait boire aussi deux fois : on
les fait sortir de grand matin, on attend que la rosée
soit tombée pour les laisser paître pendant quatre ou
cinq heures, ensuite on les fait boire et on les ra-
mène à la bergerie ou dans quelque autre endroit à
l'ombre ; sur les trois ou quatre heures du soir, lors-
que la grande chaleur commence à diminuer, on les
mène paître une seconde fois jusqu'à la fin du jour :
il faudroit même les laisser passer toute la nuit aux
champs, comme on le fait en Angleterre, si l'onn'avoit
rien à craindre du loup ; ils n'en seroie nt que plus vigou-
reux, plus propres, et plus sains. Comme la chaleur trop
vive les incommode beaucoup, et que les rayons du so-
leil leur étourdissent la tête et leur donnent des verti-
ges, on fera bien de choisir des lieux opposés au soleil,
et de les mener le matin sur des coteaux exposés au le-
vant, et l'après-midi sur des coteaux exposés an cou-
chant, afin qu'ils aient en paissant la tête à l'ombre de
leur corps; enfin il faut éviter de les faire passer par
des endroits couverts d'épines, de ronces, d'ajoncs,
de chardons , si l'on veut qu'ils conservent leur laine.
1 68 ANIMAUX DOMESTIQUES.
Dans les terrains secs, dans les lieux élevés , où le
serpolet et les antres herbes odoriférantes abondent,
la chair du mouton est de bien meilleure qualité que
dans les plaines basses et dans les vallées humides ;
à moins que ces plaines ne soient sablonneuses et voi-
sines de la mer, parce qu'alors toutes les herbes sont
salées, et la chair du mouton n'est nulle part aussi
bonne que dans ces pacages ou prés salés ; le lait des
brebis y est aussi plus abondant et de meilleur goût.
Rien ne flatte plus l'appétit de ces animaux que le sel;
rien aussi ne leur est plus salutaire, lorsqu'il leur est
donné modérément ; et dans quelques endroits on
met dans la bergerie un sac de sel ou une pierre salée,
qu'ils vont lécher tour à tour.
Tous les ans il faut trier dans le troupeau les botes
qui commencent à vieillir, et qu'on veut engraisser :
comme elles demandent un traitement différent de
celui des autres , on doit en faire un troupeau séparé;
et si c'est en été, on les mènera aux champs avant le
lever du soleil , afin de leur faire paître l'herbe hu-
mide et chargée de rosée. Rien ne contribue plus à
l'engrais des moutons que l'eau prise en grande quan-
tité , et rien ne s'y oppose davantage que l'ardeur du
soleil : ainsi on les ramènera à la bergerie sur les huit
ou neuf heures du matin avant la grande chaleur, et
on leur donnera du sel pour les exciter à boire ; on
les mènera une seconde fois, sur les quatre heures
du soir, dans les pacages les plus frais et les plus hu-
mides. Ces petits soins continués pendant deux ou
trois mois suffisent pour leur donner toutes les appa-
rences de l'embonpoint, et même pour les engraisser
autant qu'ils peuvent l'être; mais cette graisse, qui
LE BÉLIER ET LA BREBIS. 1 6o
ne vient que de la grande quantité d'eau qu'ils ont
bue, n'est pour ainsi dire qu'une bouffissure, un
œdème qui les feroit périr de pourriture en peu de
temps , et qu'on ne prévient qu'en les tuant immé-
diatement après qu'ils se sont chargés de cette fausse
graisse ; leur chair même , loin d'avoir acquis des sucs
et pris de la fermeté , n'en est souvent que plus insi-
pide et plus fade : il faut, lorsqu'on veut leur faire
une bonne chair, ne se pas borner à leur laisser paî-
tre la rosée et boire beaucoup d'eau, mais leur don-
ner en même temps des nourritures plus succulentes
que l'herbe. On peut les engraisser en hiver et dans
toutes les saisons, en les mettant dans une étable à part
et en les nourrissant de farines d'orge, d'avoine, de fro-
ment, de fèves, etc., mêlées de sel, afin de les exciter
à boire plus souvent et plus abondamment : mais de
quelque manière et dans quelque saison qu'on les ait
engraissés, il faut s'en défaire aussitôt; car on ne peut
jamais les engraisser deux fois , et ils périssent presque
tous par des maladies du foie.
On trouve souvent des vers dans le foie des ani-
maux. On peut voir la description des vers du foie des
moutons et des bœufs dans le Journal des Savants1 ,
et dans les Epliémérides d'Allemagne. On croyoit que
ces vers singuliers ne se trouvoient que dans le foie
des animaux ruminants ; mais M. Daubenton en a
trouvé de tout semblables dans le foie de l'âne , et il
est probable qu'on en trouvera de semblables aussi
dans le foie de plusieurs autres animaux. Mais on
prétend encore avoir trouvé des papillons dans le foie
des moutons. M. Rouillé, ministre et secrétaire d'État
i. Année 1 668.
l^O ANIMAUX DOMESTIQUES.
des affaires étrangères, a eu la bonté de me com-
muniquer une lettre qui lui a été écrite en i"49 par
M. Gachet de Beaufort, docteur en médecine à Mou-
tiers en Tarantaise , dont voici l'extrait : « L'on a re~
» marqué depuis long-temps que les moutons, qui,
» dans nos Alpes., sont les meilleurs de l'Europe,
» maigrissent quelquefois à vue d'œil, ayant les yeux
«blancs, chassieux et concentrés, le sang séreux,
» sans presque aucune partie rouge sensible , la lan-
» gue aride et resserrée, le nez rempli d'un mucus
» jaunâtre, glaireux et purulent, avec une débilité
» extrême, quoique mangeant beaucoup, et qu'enfin
» toute l'économie animale tomboit en décadence.
» Plusieurs recherches exactes ont appris que ces
» animaux avoient, dans le foie, des papillons blancs
» ayant des ailes assorties, la tête semi-ovale, velue,
» et de la grosseur de ceux des vers à soie : 'plus de
y- soixante-dix, que j'ai fait sortir en comprimant les
» deux lobes, m'ont convaincu de la réalité du fait.
» Le foie se dilatoit en même temps sur toute la partie
» convexe. L'on n'en a remarqué que dans les veines,
» et jamais dans les artères^ on eu a trouvé de petits,
» avec de petits vers, dans le conduit çystique. La
» veine-porte et la capsule de Glisson, qui paroissent
» s'y manifester comme dans l'homme, cédoient au
» toucher le plus doux. Le poumon et les autres vis-
» cères étoient sains, etc. » Il seroit à désirer que
M. le docteur Gachet de Beaufort nous eût donné
une description plus détaillée de ces papillons, afin
d'ôter le soupçon qu'on doit avoir que ces animaux
qu'il a vus ne sont que les vers ordinaires du foie
du mouton, qui sont fort plats, fort larges, et d'une
LE BELIER ET LA BREBIS. 171
figure si singulière, que du premier coup d'œil on les
prendroit plutôt pour des feuilles que pour des vers.
Tous les ans on fait la tonte de la laine des mou-
tons, des brebis, et des agneaux : dans les pays
chauds, où Tonne craint pas de mettre l'animal tout-à-
fait nu, Ton ne coupe pas la laine, mais on l'arrache,
et on en fait souvent deux récoites par an ; en France,
et dans les climats plus froids, on se contente de la
couper une fois par an, avec de grands ciseaux , et on
laisse aux moutons une partie de leur toison, afin de
les garantir de l'intempérie du climat. C'est au mois
de mai que se fait celte opération, après les avoir
bien lavés, afin de rendre la laine aussi nette qu'elle
peut l'être : au mois d'avril il fait encore trop froid;
et si l'on attendoit les mois de juin et de juillet, la
laine ne croîtroit pas assez pendant le reste de l'été
pour les garantir du froid pendant l'hiver. La laine
des moutons est ordinairement plus abondante et
meilleure que celle des brebis. Celle du cou et du
dessus du dos est la laine de la première qualité; celle
des cuisses, de la queue, du ventre, de la gorge, etc.,
n'est pas si bonne , et celle que l'on prend sur des
bêtes mortes ou malades est la plus mauvaise. On pré-
fère aussi la laine blanche à la grise, à la brune , et à
la noire, parce qu'à la teinture elle peut prendre
toutes sortes de couleurs. Pour la qualité , la laine
lisse vaut mieux que la laine crépue ; on prétend
même que les moutons dont la laine est trop frisée ne
se portent pas aussi bien que les autres. On peut en-
core tirer des moutons un avantage considérable en
les faisant parquer, c'est-à-dire en les laissant séjour-
ner sur les terres qu'on veut améliorer : il faut pour
I72 ANIMAUX DOMESTIQUES.
cela enclore le terrain et y renfermer le troupeau
toutes les nuits pendant l'été; le fumier, l'urine, et
la chaleur du corps de ces animaux, ranimeront en
peu de temps les terres épuisées, ou froides et infer-
tiles. Cent moutons amélioreront en un été huit ar-
pents de terre pour six ans.
Les anciens ont dit que tous les animaux ruminants
avoient du suif: cependant cela n'est exactement vrai
que de la chèvre et du mouton ; et celui du mouton
est plus abondant, plus blanc, plus sec/plus ferme, et
de meilleure qualité qu'aucun autre. La graisse diffère
du suif en ce qu'elle reste toujours molle, au lieu
que le suif durcit en se refroidissant. C'est surtout
autour des reins que le suif s'amasse en grande quan-
tité, et le rein gauche en est toujours plus chargé
que le droit : il y en a aussi beaucoup dans l'épiploon
et autour des intestins ; mais ce suif n'est pas , à beau-
coup près, aussi ferme ni aussi bon que celui des
reins, de la queue, et des autres parties du corps.
Les moutons n'ont pas d'autre graisse que le suif,
et cette matière domine si fort dans l'habitude de
leur corps, que toutes les extrémités de la chair en
sont garnies; le sang même en contient une assez
grande quantité ; et la liqueur séminale en est si fort
chargée qu'elle paroît être d'une consistance diffé-
rente de celle de la liqueur séminale des autres ani-
maux. La liqueur de l'homme, celle du chien, du
cheval, de l'âne, et probablement celle de tous les
animaux qui n'ont pas de suif, se liquéfie par le froid,
se délaie à l'air, et devient d'autant plus fluide qu'il
y a plu*s de temps qu'elle est sortie du corps de l'a-
nimal; la liqueur séminale du bélier, et probable-
LE BELIER ET LA BREBIS. \~J
ment celle du bouc et des autres animaux qui ont du
suif, au lieu de se délayer à l'air, se durcit comme
le suif, et perd toute sa liquidité avec sa chaleur.
J'ai reconnu cette différence en observant au micros-
cope ces liqueurs séminales : celle du bélier se fige
quelques secondes après qu'elle est sortie du corps;
et, pour y voir les molécules organiques vivantes
qu'elle contient en prodigieuse quantité , il faut chauf-
fer le porte-objet du microscope, afin de la conserver
dans son état de fluidité.
Le goût de la chair de mouton, la finesse de la
laine, la quantité de suif, et même la grandeur et la
grosseur du corps de ces animaux, varient beaucoup
suivant les différents pays. En France, le Berri est
la province où ils sont plus abondants; ceux des en-
virons de Beauvais sont les plus gras et les plus char-
gés de suif, aussi bien que ceux de quelques endroits
de la Normandie; ils sont très bons en Bourgogne, mais
les meilleurs de tous sont ceux des côtes sablonneuses
de nos provinces maritimes. Les laines d'Italie, d'Epa-
gne, et même d'Angleterre, sont plus fines que les
laines de France. Il y a en Poitou, en Provence aux
environs de Bayonne , et dans quelques autres en-
droits de la France, des brebis qui paroissent être
de races étrangères, et qui sont plus grandes, plus
fortes et plus chargées de laine que celles de la race
commune : ces brebis produisent aussi beaucoup plus
que les autres, et donnent souvent deux agneaux à
la fois ou deux agneaux par an. Les béliers de cette
race engendrent avec les brebis ordinaires, ce qui
produit une race intermédiaire qui participe des deux
donl elle sort. En Italie et en Espagne il y a encore
1^4 ANIMAUX DOMESTIQUES.
un plus grand nombre de variétés dans les races des
brebis ; mais toutes doivent être regardées comme ne
formant qu'une seule et même espèce avec nos bre-
bis, et cette espèce si abondante et si variée ne s'é-
tend guère au delà de l'Europe. Les animaux à lon-
gue et large queue qui sont communs en Afrique et
en Asie, et auxquels les voyageurs ont donné le nom
de moutons de Barbarie^ paroissent être d'une espèce
différente de nos moutons, aussi bien que la vigogne
et le lama d'Amérique.
Comme la laine blanche est plus estimée que la
noire , on détruit presque partout avec soin les
agneaux noirs ou tachés; cependant il y a des en-
droits où presque tontes les brebis sont noires, et
partout on voit souvent naître d'un bélier blanc et
d'une brebis blanche des agneaux noirs. En France
il n'y a que des moutons blancs, bruns, noirs, et ta-
chés ; en Espagne il y a des moutons roux ; en Ecosse
il y en a de jaunes; mais ces différences et ces varié-
tés dans la couleur sont encore plus accidentelles que
les différences et les variétés des races, qui ne vien-
nent cependant que de la différence de la nourriture
et de l'influence du climat.
LE BOUC ET LA CHÈVRE.
Capra , Hircus. L.
Quoique les espèces dans les animaux soient toutes
séparées par un intervalle que la nature ne peut fran-
LE BOUC ET LA CHÈVRE. 1^5
chir, quelques unes semblent se rapprocher par un
si grand nombre de rapports, qu'il ne reste pour ainsi
dire entre elles que l'espace nécessaire pour tirer la
ligne de séparation ; et lorsque nous comparons ces
espèces voisines, et que nous les considérons relati-
vement à nous, les unes se présentent comme des
espèces de première utilité , et les autres semblent
n'être que des espèces auxiliaires, qui pourroient, à
bien des égards, remplacer les premières et nous
servir aux mômes usages. L'âne pourroit presque rem-
placer le cheval; et de même, si l'espèce de la bre-
bis venoit à nous manquer, celle de la chèvre pourroit
y suppléer. La chèvre fournit du lait comme la bre-
bis , et même en plus grande abondance ; elle donne
aussi du suif en quantité; son poil, quoique plus rude
b[ue la laine, sert à faire de très bonnes étoffes; sa
peau vaut mieux que celle du mouton ; la chair du
chevreau approche assez de celle de l'agneau, etc.
Ces espèces auxiliaires sont plus agrestes , plus ro-
bustes, que tes espèces principales : l'âne et la chè-
vre ne demandent pas autant de soin que le cheval
et !a brebis; partout ils trouvent à vivre et broutent
également les plantes de toutes espèces, les herbes
grossières, les arbrisseaux chargés d'épines : ils sont
moins affectés de l'intempérie du climat, ils peuvent
mieux se passer du secours de l'homme : moins ils
nous appartiennent, plus ils semblent appartenir à la
nature; et au lieu d'imaginer que ces espèces subal-
ternes n'ont été produites que par la dégénération
des espèces premières ; au lieu de regarder l'âne
comme un cheval dégénéré, il y auroit plus de rai-
son de dire que le cheval est un âne perfectionné ;
I76 ANIMAUX DOMESTIQUES.
que la brebis n'est qu'une espèce de chèvre plus dé-
licale que nous avons soignée, perfectionnée, propa-
gée pour notre utilité ; et qu'en général les espèces
les plus parfaites, surtout dans les animaux domesti-
ques, tirent leur origine de l'espèce moins parfaite
des animaux sauvages qui en approche le plus, la na-
ture seule ne pouvant faire autant que la nature et
l'homme réunis.
Quoi qu'il en soit , la chèvre est une espèce dis-
tincte, et peut-être encore plus éloignée de celle de
la brebis que l'espèce de l'âne ne l'est de celle du
cheval. Le bouc s'accouple volontiers avec la brebis,
comme l'âne avec la jument ; et le bélier se joint avec
la chèvre , comme le cheval avec l'ânesse ; mais quoi-
que ces accouplements soient assez fréquents, et
quelquefois prolifiques, il ne s'est point formé d'es-
pèce intermédiaire entre la chèvre et la brebis : ces
deux espèces sont distinctes, demeurent constam-
ment séparées et toujours à la même distance l'une
de l'autre ; elles n'ont donc point été altérées par ces
mélanges; elles n'ont point fait de nouvelles souches
et de nouvelles races d'animaux mitoyens ; elles n'ont
produit que des différences individuelles, qui n'in-
fluent pas sur l'unité de chacune des espèces primi-
tives , et qui confirment au contraire la réalité de
leur différence caractéristique.
Mais il y a bien des cas où nous ne pouvons ni dis-
tinguer ces caractères ni prononcer sur leurs diffé-
rences avec autant de certitude ; il y en a beaucoup
d'autres où nous sommes obligés de suspendre notre
jugement , et encore une infinité d'autres sur lesquels
nous n'avons aucune lumière : car, indépendamment
LE BOUC ET LA CHEVRE. I.77
de l'incertitude cù nous jette la contrariété des té-
moignages sur les faits qui nous ont été transmis,
indépendamment du doute qui résulte du peu d'exac-
titude de ceux qui ont observé la nature, le plus
grand obstacle qu'il y ait à l'avancement de nos con-
noissances est l'ignorance presque forcée dans la-
quelle nous sommes d'un très grand nombre d'effets
que le temps seul n'a pu présenter à nos yeux, et qui
ne se dévoileront même à ceux de la postérité que
par des expériences et des observations combinées ;
en attendant nous errons dans les ténèbres, ou nous
marchons avec perplexité entre des préjugés et des
probabilités . ignorant même jusqu'à la possibilité des
choses, et confondant à tout moment les opinions
des hommes avec les actes de la nature. Les exem-
ples se présentent en foule; mais, sans en prendre
ailleurs que dans notre sujet, nous savons que le
bouc et la brebis s'accouplent et produisent ensem-
ble : mais personne ne nous a dit encore s'il en ré-
sulte un mulet stérile, ou un animai fécond qui puisse
faire souche pour des générations nouvelles ou sem-
blables aux premières. De même , quoique nous sa-
chions que le bélier s'accouple avec la chèvre, nous
ignorons s'ils produisent ensemble, et quel est ce
produit; nous croyons que les mulets en général,
c'est-à-dire les animaux qui viennent du mélange de
deux espèces différentes, sont stériles, parce qu'il
ne paroît pas que les mulets qui viennent de l'âne et
de la jument, non plus que ceux qui viennent du
cheval et de l'ânesse, produisent rien entre eux ou
avec ceux dont ils viennent : cependant cette opinion
l^O ANIMAUX DOMESTIQUES.
est mal fondée peut-être ; les anciens disent positive-
ment que le mule' peut produire à 1 âge de sept ans ,
et qu'il produit avec la jument; ils nous disent que la
mule peut concevoir, quoiqu'elle ne puisse perfec-
tionner son fruit. Il seroit donc nécessaire de dé-
truire ou de confirmer ces faits, qui répandent de
l'obscurité sur la distinction réelle des animaux et sur
la théorie de la génération, D'ailleurs, quoique nous
connoissions assez distinctement les espèces de tous
les animaux qui nous avoisinent, nous ne savons pas
ce que produiroit leur mélange entre eux ou avec des
animaux étrangers; nous ne sommes que très mal in-
formés des jumarts, c'est-à-dire du produit de la va-
che et de l'âne, ou de la jument et du taureau : nous
ignorons si le zèbre ne produiroit pas avec le cheval
ou l'âne ; si l'animal à large" queue auquel on a donné
le nom de mouton de Barbarie ne produiroit pas avec
notre brebis; si le chamois n'est pas une chèvre sau-
vage ? s'il ne formeroit pas avec nos chèvres quelque
race intermédiaire ; si les singes diffèrent réellement
parles espèces, ou s'ils ne font, comme les chiens,
qu'une seule et même espèce, mais variée par un
grand nombre de races différentes; si le chien peut
produire avec le renard et le loup; si le cerf produit
avec la vache , la biche avec le daim , etc. Notre
ignorance sur tous ces faits est, comme je l'ai dit,
presque forcée , les expériences qui pourroient les
décider demandant plus de temps, de soins, et de
dépense, que la vie et la fortune d'un homme ordi-
naire ne peuvent le permettre. J'ai employé quelques
années à faire des tentatives de celte espèce; j'en
LE BOUC ET LA CHÈVRE. l^l)
rendrai compte lorsque je parlerai des mules : mais je
conviendrai d'avance qu'elles ne m'ont fourni que
peu de lumières, et que la plupart de ces épreuves
ont été sans succès.
De là dépendent cependant la connoissance entière
des animaux, la division exacte de leurs espèces, et
l'intelligence parfaite de leur histoire ; de là dépen-
dent aussi la manière de l'écrire et l'art de la traiter :
mais puisque nous sommes privés de ces connoissan-
ces si nécessaires à notre objet; puisqu'il ne nous est
pas possible, faute de faits, d'élablir des rapports et
de fonder nos raisonnements, nous ne pouvons mieux
faire que d'aller pas à pas, de considérer chaque
animal individuellement, de regarder comme des es-
pèces différentes toutes celles qui ne se mêlent pas
sous nos yeux, et d'écrire leur histoire par articles sé-
parés, en nous réservant de les joindre ou de les fon-
dre ensemble dès que , par notre propre expérience
ou par celle des autres, nous serons plus instruits.
C'est par cette raison que, quoiqu'il y ait plusieurs
animaux qui ressemblent à la brebis et à la chèvre,
nous ne parlons ici que de la chèvre et de la brebis
domestiques. Nous ignorons si les espèces étrangères
pourroient produire et former de nouvelles races
avec ces espèces communes. Nous sommes donc fon-
dés à les regarder comme des espèces différentes, jus-
qu'à ce qu'il soit prouvé par le fait que les individus
de chacune de ces espèces étrangères peuvent se mêler
avec l'espèce commune, et produire d'autres individus
qui produiroient entre eux, ce caractère seul consti-
tuant la réalité et l'unité de ce que l'on doit appeler
espèce , tant dans les animaux que dans les végétaux.
l80 ANIMAUX DOMESTIQUES.
La chèvre a de sa nature plus de senti nie ut et de
ressource que la brebis; elle vient à l'homme volon-
tiers, elle se familiarise aisément, elle est sensible
aux caresses et capable d'attachement ; elle est aussi
plus forte, plus légère, plus agile et moins timide que
la brebis; elle est vive, capricieuse, lascive, et vaga-
bonde. Ce n'est qu'avec peine qu'on la conduit et
qu'on peut la réduire en troupeau; elle aime à s'écar-
ter dans les solitudes, à grimper sur les lieux escarpés,
à se placer et même à dormir sur la pointe des rochers
et sur le bord des précipices : elle cherche le mâle
avec empressement; elle s'accouple avec ardeur, et
produit de très bonne heure : elle est robuste, aisée
à nourrir; presque toutes les herbes lui sont bonnes,
et il y en a peu qui l'incommodent. Le tempérament ,
qui dans tous les animaux influe beaucoup sur le na-
turel, ne paroît cependant pas dans la chèvre diffé-
rer essentiellement de celui de la brebis. Ces deux
espèces d'animaux, dont l'organisation intérieure est
presque entièrement semblable, se nourrissent , crois-
sent et multiplient de la même manière, et se res-
semblent encore par le caractère des maladies, qui
sont les mêmes, à l'exception de quelques unes aux-
quelles la chèvre n'est pas sujette : elle ne craint pas,
comme la brebis , la trop grande chaleur ; elle dort
au soleil, et s'expose volontiers à ses rayons les plus
vifs, sans en être incommodée , et sans que cette ar-
deur lui cause ni étourdissements ni vertiges : elle ne
s'effraie point des orages, ne s'impatiente pas à la
pluie; mais elle paroît être sensible à la rigueur du
froid. Les mouvements extérieurs, lesquels, comme
nous l'avons dit , dépendent beaucoup moins de la
LE BOUC ET LA CHÈVRE. l8l
conformation du corps que de la force et de la variété
des sensations relatives à l'appétit et au désir, sont, par
cette raison , beaucoup moins mesurés, beaucoup plus
vifs dans la chèvre que dans la brebis. L'inconstance de
son naturel se marque par l'irrégularité de ses actions;
elle marche, elle s'arrête, elle court, elle bondit, elle
saute, s'approche, s'éloigne, se montre, se cache, ou
fuit, comme par caprice et sans autre cause déter-
minante que celle de la vivacité bizarre de son sen-
timent intérieur; et toute la souplesse des organes,
tout le nerf du corps, suffisent à peine à la pétu-
lance et à la rapidité de ces mouvements , qui lui sont
naturels.
On a des preuves que ces animaux sont naturelle-*
ment amis de l'homme, et que dans les lieux inhabités
ils ne deviennent point sauvages. En 1698, un vais-
seau anglois ayant rehlché à l'île de Bonavista, deux
INègres se présentèrent à bord et offrirent gratis aux
Anglois autant deboucsqu'ilsen voudroient emporter.
A l'étonnement que le capitaine marqua de Cette of-
fre , les Nègres répondirent qu'il n'y avoit que douze
personnes dans toute l'île , que les boucs et les chè-
vres s'y étoient multipliés jusqu'à devenir incommo-
des, et que , loin de donner beaucoup de peine à les
prendre, ils suivoient les hommes avec une sorte
d'obstination , comme les animaux domestiques.
Le bouc peut engendrera un an, et la chèvre dès
l'âge de sept mois; mais les fruits de cette génération
précoce sont foibles et défectueux, et l'on attend or-
dinairement que l'un et l'autre aient dix-huit mois ou
deux ans avant de leur permettre de se joindre. Le
bouc est un assez bel animai, très vigoureux et très
liUFFOJV. XIV
[S'2 ANIMAUX DOMESTIQUES.
chaud : un seul peut suffire à plus de cent cinquante
chèvres pendant deux ou trois mois; mais cette ar-
deur qui le consume ne dure que trois ou quatre ans,
et ces animaux sont énervés, et même vieux, dès l'âge
de cinq ou six ans. Lorsque l'on veut donc faire choix
d'un bouc pour la propagation, il faut qu'il soit jeune
et de bonne ligure, c'est-à-dire âgé de deux ans, la
taille grande, le cou court et charnu , la tête légère,
les oreilles pendantes, les cuisses grosses, les jambes
fermes, le poil noir, épais, et doux, la barbe longue
et bien garnie. H y a moins de choix à faire pour les
chèvres ; seulement on peut observer que celles dont
le corps est grand, la croupe large, les cuisses four-
nies, la démarche légère, les mamelles grosses, les
pis longs , le poil doux et touffu , sont les meilleures.
Elles sont ordinairement en chaleur aux mois de sep-
tembre , octobre , et novembre ; et même , pour peu
quelles approchent du mâle en tout autre temps,
elles sont bientôt disposées à le recevoir, et elles
peuvent s'accoupler et produire dans toutes les sai-
sons : cependant elles retiennent plus sûrement en
automne, et l'on préfère encore les mois d'octobre
et de novembre par une autre raison, c'est qu'il est
bon que les jeunes chevreaux trouvent de l'herbe
tendre lorsqu'ils commencent à paître pour la pre-
mière fois. Les chèvres portent cinq mois et mettent
bas au commencement du sixième; elles allaitent leur
petit pendant un mois ou cinq semaines : ainsi l'on
doit compter environ six mois et demi entre le temps
auquel on les aura fait couvrir et celui où le che-
vreau pourra commencer à paître.
Lorsqu'on les conduit avec les moutons, elles ne
LE BOUC ET LA CHEVRE. 1 85
restent pas à leur suite; elles précèdent toujours le
troupeau. Il vaut mieux les mener séparément paître
sur les collines; elles aiment mieux les lieux élevés et
les montagnes, même les plus escarpées; e!!es trou-
vent autant de nourriture qu'il leur en faut dans les
bruyères, dans les friches, dans les terrains incultes,
et dans les terres stériles. Il faut les éloigner des en-
droits cultivés, les empêcher d'entrer dans les blés^
dans les vignes, dans les bois : elles font un grand
dégât dans les taillis ; les arbres , dont elles broutent
avec avidité les jeunes pousses et les écorces tendres,
périssent presque tous. Elles craignent les lieux hu-
mides, les prairies marécageuses, les pâturages gras.
On en élève rarement dans les pays de plaines; elles
s'y portent mal , et leur chair est de mauvaise qualité.
Dans la plupart des climats chauds l'on nourrit des
chèvres en grande quantité et on ne leur donne point
d'étable; en France elles périroient si on ne les met-
toit pas à l'abri pendant l'hiver. On peut se dispen-
ser de leur donner de la litière en été , mais il leur
en faut pendant l'hiver; et, comme toute humidité
les incommode beaucoup 5 on ne les laisse pas cou-
cher sur leur fumier et on leur donne souvent de la
litière fraîche. On les fait sortir de grand matin poul-
ies mener aux champs; l'herbe chargée de rosée,
qui n'est pas bonne pour les moutons, fait grand bien
aux chèvres. Comme elles sont indociles et vajjabon-
des, un homme, quelque robuste et quelque agile
qu'il soit, n'en peut guère conduire que cinquante.
On ne les laisse pas sortir pendant les neiges et les
frimas ; on les nourrit à l'étable d'herbes et de peti-
tes branches d'arbres cueillies en automne, ou de
1 84 ANIMA IX DOMESTIQUES.
choux, de navets, et d'autres légumes. Plus elles
mangent, plus la quantité de leur lait augmente;
et, pour entretenir et augmenter encore cette abon-
dance de lait , on les fait beaucoup boire, et on leur
donne quelquefois du salpêtre ou de l'eau salée. On
peut commencer à les traire quinze jours après qu'elles
ont mis bas : elles donnent du lait en quantité pen-
dant quatre à cinq mois, et elles en donnent soir et
matin.
La chèvre ne produit ordinairement qu'un che-
vreau, quelquefois deux, très rarement trois, et ja-
mais plus de quatre : elle ne produit que depuis 1 âge
d'un an, ou dix-huit mois, jusqu'à sept ans. Le bouc
pourroit engendrer jusqu'à cet âge , et peut-être au
delà, si on le ménageoit davantage; mais communé-
ment il ne sert que jusqu'à l'âge de cinq ans; on le ré-
forme alors pour l'engraisser avec les vieilles chèvres
et les jeunes chevreaux mâles, que l'on coupe à l'âge
de six mois afin de rendre leur chair plus succulente
et plus tendre. On les engraisse de la même manière
que l'on engraisse les moutons; mais, quelque soin
qu'on prenne et quelque nourriture qu'on leur donne,
leur chair n'est jamais aussi bonne que celle du mou-
Ion, si ce n'est dans les climats très chauds, où la
chair du mouton est fade et de mauvais goût. L'o-
deur forte du bouc ne vient pas de sa chair, mais de
sa peau. On ne laisse pas vieillir ces animaux, qui
pourroient peut-être vivre dix ou douze ans : on s'en
défait dès qu'ils cessent de produire; et plus ils sont
vieux, plus leur chair est mauvaise. Communément
les boucs et les chèvres ont des cornes; cependant
il y a , quoiqu'en moindre nombre, des chèvres et
LE BOUC ET LA CHÈVRE. 1 85
des boucs sans cornes. Ils varient aussi beaucoup par
la couleur du poil. On dit que les blanches et celles
qui n'ont point de cornes sont celles qui donnent le
plus de lait, et que les noires sont les plus fortes et
les plus robustes de toutes. Ces animaux, qui ne coû-
tent presque rien à nourrir, ne laissent pas de faire un
produit assez considérable ; on en vend la chair, le
suif, le poil, et la peau. Leur lait est plus sain et
meilleur que celui de la brebis : il est d'usage dans
la médecine; il se caille aisément, et l'on en fait de
très bons fromages. Comme il ne contient que peu
de parties butyreuses, l'on ne doit pas en séparer la
crème. Les chèvres se laissent téter aisément, même
par les* enfants, pour lesquels leur lait est une très
bonne nourriture ; elles sont, comme les vaches et les
brebis, sujettes à être tétées par la couleuvre, et en-
core par un oiseau connu sous le nom de lette-clûvre
ou crapaud -volant , qui s'attache à leur mamelle pen-
dant la nuit , et leur fait, dit-on, perdre leur lait.
Les chèvres n'ont point de dents incisives à la mâ-
choire supérieure; celles de la mâchoire inférieure
tombent et se renouvellent dans le même temps et
dans le même ordre que celles des brebis : les nœuds
des cornes et des dents peuvent indiquer l'âge. Le
nombre des dents n'est pas constant dans les chè-
vres ; elles en ont ordinairement moins que les boucs,
qui ont aussi le poil plus rude, la barbe et les cornes
plus longues que les chèvres. Ces animaux, comme
les bœufs et les moutons, ont quatre estomacs et ru-
minent : l'espèce en est plus répandue que celle de la
brebis ; on trouve des chèvres semblables aux nôtres
dans plusieurs parties du monde : elles sont seule-
lS() ANIMAUX DOMESTIQUES.
nient plus petites en Guinée et dans les autres pays
chauds; elles sont plus grandes en Moscovie et dans
les autres climats froids. Les chèvres d'Angora ou de
Syrie , à oreilles pendantes , sont de la même espèce
que les nôtres ; elles se mêlent et produisent ensem-
ble, même dans nos climats. Le mâle a les cornes à
peu près aussi longues que le bouc ordinaire , mais
dirigées et contournées d'une manière différente;
elles s'étendent horizontalement de chaque côté de
la tête , et forment des spirales à peu près comme
un tire-bourre. Les cornes de la femelle sont courtes
et se recourbent en arrière, en bas et en avant, de
sorte qu'elles aboutissent auprès de l'œil ; et il paroît
que leur contour et leur direction varient. Le bouc et
la chèvre d'Angora que nous avons vus à la ménage-
rie du roi les avoient telles que nous venons de les dé-
crire; et ces chèvres ont, comme presque tous les au-
tres animaux de Syrie, le poil très long, très fourni,
et si fin qu'on en fait des étoffes aussi belles et aussi
lustrées que nos étoffes de soie.
LE COCHON,
LE COCHON DE SIAM, ET LE SANGLIER.
Sus domesticus. L. ; Sus Scrofa. L.
Nous mettons ensemble le cochon, le cochon de
Siam, et le sanglier, parce que tous trois ne font
qu'une seule et même espèce : l'un est l'animal sau-
vage, les deux autres sont l'animal domestique; et
Paxuvae
: OCUON— 2 LE COCHON D3C SÏA~M."
LES COCHONS. l8n
quoiqu'ils diffèrent par quelques marques extérieures,
peut-être aussi par quelques habitudes, comme ces
différences ne sont pas essentielles, qu'elles sont seu-
lement relatives à leur condition , que leur naturel
n'est pas même fort altéré par l'état de domesticité,
qu'enfin ils produisent ensemble des individus qui
peuvent en produire d'autres, caractère qui constitue
l'unité et la constance de l'espèce , nous n'avons pas
dû les séparer.
Ces animaux sont singuliers; l'espèce en est pour
ainsi dire unique; elle est isolée; elle semble exister
plus solitairement qu'aucune autre ; elle n'est voisine
d'aucune espèce qu'on puisse regarder comme prin-
cipale ni comme accessoire, telle que l'espèce du che-
val relativement à celle de l'âne, ou l'espèce de la
chèvre relativement à la brebis : elle n'est pas sujette
à une grande variété de races comme celle du chien ;
elle participe de plusieurs espèces, et cependant elle
diffère essentiellement de toutes. Que ceux qui veu-
lent réduire la nature à de petits systèmes, qui veu-
lent renfermer son immensité dans les bornes d'une
formule, considèrent avec nous cet animai, et voient
s'il n'échappe pas à toutes leurs méthodes. Par les ex-
trémités il ne ressemble point àceux qu'ils ont appelés
solipèdeSj puisqu'il a le pied divisé; il ne ressemble
point à ceux qu'ils ont appelés pieds fourchus * puis-
qu'il a réellement quatre doigts au dedans, quoiqu'il
n'en paroisse que deux à l'extérieur ; il ne ressemble
point à ceux qu'ils ont appelés fissipèdes 9 puisqu'il ne
marche que sur deux doigts, et que les deux autres
ne sont ni développés ni posés comme ceux des fissi-
pèdes, ni même assez allongés pour qu'il puisse s'en
1 88 ANIMAUX DOMESTIQUES.
servir. 11 a donc des caractères équivoques, des ca-
ractères ambigus, dont les uns sont apparents et les
autres obscurs. Dira-t-on que c'est une erreur de la
nature; que ces phalanges, ces doigts, qui ne sont
pas assez développés à l'extérieur, ne doivent point
être comptés? Mais cette erreur est constante. D'ail-
leurs cet animal ne ressemble point aux pieds four-
chus parles autres os du pied, et il en diffère encore
par les caractères les plus frappants : car ceux-ci ont
des cornes et manquent de dents incisives à la mâ-
choire supérieure; ils ont quatre estomacs, ils rumi-
nent, etc. Le cochon n'a point de cornes; il a des
dents en haut comme en bas; il n'a qu'un estomac;
il ne rumine point : il est donc évident qu'il n'est ni
du genre des solipèdes ni de celui des pieds fourchus;
il n'est pas non plus de celui des fissipèdes ^ puisqu'il
diffère de ces animaux non seulement par l'extrémité
du pied, mais encore par les dents, par l'estomac,
par les intestins , par les parties intérieures de la gé-
nération, etc. Tout ce que l'on pourroit dire, c'est
qu'il fait la nuance, à certains égards, entre les soli-
pèdes et les pieds fourchus 3 et à d'autres égards, entre
les pieds fourchus et les fissipèdes ; car il diffère moins
des solipèdes que des autres par l'ordre et le nombre
des dents. Il leur ressemble encore par l'allongement
des mâchoires : il n'a, comme eux, qu'un estomac,
qui seulement est beaucoup plus grand; mais par une
appendice qui y tient, aussi bien que par la position
des intestins, il semble se rapprocher des pieds four-
chus ou ruminants, 1S leur ressemble encore par les
parties extérieures de la génération, et en même temps
il ressemble aux fissipèdes par la forme des jambes,
HlQ
ToTtiei^
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' BAKblKOUSSA
LES COCHONS. 189
par l'habitude du corps, par le produit nombreux de
la génération. Àristote est le premier qui ait divisé
les animaux quadrupèdes en solipèdes, pieds fourchus,
et fissipèdes; et il convient que le cochon est d'un
genre ambigu; mais la seule raison qu'il en donne,
c'est que dans l'Illyrie, la Péonie , et dans quelques
autres lieux, il se trouve des cochons soîipèdes. Cet
animal est encore une espèce d'exception à deux rè-
gles générales de la nature, c'est que plus les ani-
maux sont gros, moins ils produisent, et que les fis-
sipèdes sont de tous les animaux ceux qui produisent
le plus. Le cochon, quoique d'une tailie fort au des-
sus de la médiocre, produit plus qu'aucun de tous les
animaux fissipèdes ou autres. Par cette fécondité,
aussi bien que par la conformation des testicules ou
ovaires de la truie, il semble môme faire l'extrémité
des espèces vivipares, et s'approcher des espèces ovi-
pares. Enfin il est en tout d'une nature équivoque ,
ambiguë; ou, pour mieux dire, il paroi t tel à ceux
qui croient que l'ordre hypothétique de leurs idées
fait l'ordre réel des choses, et qui ne voient dans la
chaîne infinie des êtres que quelques points apparents
auxquels ils veulent tout rapporter.
Ce n'est point en resserrant la sphère de la nature
et en la renfermant dans un cercle étroit qu'on pourra
la connoître ; ce n'est point en la faisant agir par des
vues particulières qu'on saura la juger ni qu'on pourra
la deviner; ce n'est point en lui prêtant nos idées
qu'on approfondira les desseins de son auteur. Au lien
de resserrer les limites de sa puissance, il faut les
reculer, les étendre jusque dans l'immensité; il faut
ne rien voir d'impossible, s'attendre à tout, et sup-
1()Û ANIMAUX DOMESTIQUES.
poser que tout ce qui peut être est. Les espèces
ambiguës, les productions irrégulières, les êtres ano-
maux cesseront dès lors de nous étonner, et se trou-
veront aussi nécessairement que les autres dans Tor-
dre infini des choses; ils en forment les nœuds, les
points intermédiaires; ils en marquent aussi les ex-
trémités. Ces êtres sont pour l'esprit humain des
exemplaires précieux, uniques, où la nature parois-
sant moins conforme à elle-même, se montre plus à
découvert , où nous pouvons reconnoître des carac-
tères singuliers, et des traits fugitifs qui nous indi-
quent que ses fins sont bien plus générales que nos
vues, et que si elle ne fait rien en vain elle ne fait rien
non plus dans les desseins que nous lui supposons.
En effet, ne doit-on pas faire des réflexions sur ce
que nous venons d'exposer? Ne doit-on pas tirer des
inductions de cette singulière conformation du co-
chon? Il ne paroît pas avoir été formé sur un plan
original, particulier, et parfait , puisqu'il est un com-
posé des autres animaux : il a évidemment des parties
inutiles, ou plutôt des parties dont il ne peut faire
usage, des doigts dont tous les os sont parfaitement
formés, et qui cependant ne lui servent à rien. La
nature est donc bien éloignée de s'assujettir à des
causes finales dans la composition des êtres : pour-
quoi n'y mettroit-eîle pas quelquefois des parti-es sur-
abondantes , puisqu'elle manque si souvent d'y mettre
des parties essentielles? Combien n'y a-t-il pas d'ani-
maux privés de sens et de membres! Pourquoi veut-
on que dans chaque individu toute partie soit utile
aux autres et nécessaire au tout? Ne suffit-il pas, pour
qu'elles se trouvent ensemble, qu'elles ne se nuisent
LES COCHONS. 1 9 1
pas, qu'elles puissent croître sans obstacle, et se dé-
velopper sans s'oblitérer mutuellement? Tout ce qui
ne se nuit point assez pour se détruir-e , tout ce qui
peut subsister ensemble , subsiste ; et peut-être y a-t-il
dans la plupart des êtres moins de parties relatives,
utiles, ou nécessaires, que de parties indifférentes,
inutiles, ou surabondantes. Mais comme nous vou-
lons toujours tout rapporter à un certain but, lors-
que les parties n'ont pas des usages apparents, nous
leur supposons des usages cacbés; nous imaginons
des rapports qui n'ont aucun fondement, qui n'exis-
tent point dans la nature des choses, et qui ne ser-
vent qu'à l'obscurcir : nous ne faisons pas attention
que nous altérons la philosophie, que nous en déna-
turons l'objet, qui est de connoître le comment des
choses, la manière dont la nature agit, et que nous
substituons à cet objet réel une idée vaine, en cher-
chant à deviner le pourquoi des faits, la fin qu'elle se
propose en agissant.
C'est pour cela qu'il faut recueillir avec soin les
exemples qui s'opposent à cette prétention , qu'il
faut insister sur les faits capables de détruire un pré-
jugé général auquel nous nous livrons par goût, une
erreur de méthode que nous adoptons par choix,
quoiqu'elle ne tende qu'à voiler notre ignorance,
et qu'elle soit inutile et même opposée à la recher-
che et à la découverte des effets de la nature. Nous
pouvons, sans sortir de notre sujet, donner d'autres
exemples par lesquels ces fins que nous supposons si
vainement à la nature sont évidemment démenties.
Les phalanges ne sont faites, dit-on, que pour former
des doigts : cependant il y a dans le cochon des pha-
l(p ANIMAUX DOMESTIQUES.
langes inutiles, puisqu'elles ne forment pas des doigts
dont il puisse se servir; et dans les animaux à pied
fourchu , il y a de petits os1 qui ne forment pas même
des phalanges. Si c'est là le but de la nature, n'est-il
pas évident que dans le cochon elle n'a exécuté que
la moitié de son projet, et que dans les autres à peine
i'a-t-elle commencé ?
L'allanloïde est une membrane qui se trouve dans
le produit de la génération de la truie, de la jument,
de la vache , et de plusieurs autres animaux : cette
membrane tient au fond de ia vessie du fœtus; elle
est faite , dit-on, pour recevoir l'urine qu'il rend pen-
dant son séjour dans le ventre de la mère : et en effet
on trouve à l'instant de la naissance de l'animal une
certaiue quantité de liqueur dans cette membrane ;
mais cette quantité n'est pas considérable : dans ia
vache, où elle est peut-être plus abondante que dans
tout autre animal, elle se réduit a quelques pintes,
et la capacité de l'aliantoïde est si grande, qu'il n'y a
aucune proportion entre ces deux objets. Cette mem-
brane, lorsqu'on la remplit d'air, forme une espèce
de double poche en forme de croissant, longue de
treize à quatorze pieds sur neuf, dix, onze, et môme
douze pouces de diamètre. Faut-il, pour ne recevoir
que trois ou quatre pintes de liqueur, un vaisseau
dont la capacité contient plusieurs pieds cubes? La
vessie seule du fœtus, si elle n'eut pas été percée par
le fond, suffisoit pour contenir cette petite quantité
de liqueur, comme elle suffit en effet dans l'homme
et dans les espèces d'animaux où l'on n'a pas encore
i. M. Daubenlon est le premier qui ait fait eelle découverte,
LES COCHONS. 1 (),)
découvert l'allantoïde. Celle membrane n'est donc
pas faite dans la vue de recevoir J'urine du fœtus, ni
même dans aucune autre de nos vues : car cette grande
capacité est non seulement inutile pour cet objet,
mais aussi pour tout autre, puisqu'on ne peut pas
même supposer qu'il soit possible qu'elle se remplisse,
et que si cette membrane étoit pleine, elle formeroit
un volume presque aussi gros que le corps de l'animal
qui la contient, et ne pourroit par conséquent y être
contenue; et comme elle se déchire au moment de
la naissance, et qu'on la {elle avec les autres mem-
branes qui servoient d'enveloppe au fœtus, il est évi-
dent qu'elle est encore plus inutile alors qu'elle ne
l'étoit auparavant.
Le nombre des mamelles est , dit-on, relatif, dans
chaque espèce d'animal, au nombre de petits que la
femelle doit produire et allaiter. Mais pourquoi le
maie , qui ne doit rien produire, a-t-il ordinairement
le même nombre de mamelles? et pourquoi dans la
truie, qui souvent produit dix-huit et même vingt
petits, n'y a-t-i! que douze mamelles, souvent moins,
et jamais plus? Ceci ne prouve-t-il pas que ce n'est
pas par des causes finales que nous pouvons juger des
ouvrages de la nature; que nous ne devons pas lui
prêter d'aussi petites vues, la faire agir par des con-
venances morales, mais examiner comment elle agit
en effet, et employer pour la connaître tous les rap-
ports physiques que nous présente l'immense variété
de ses productions? J'avoue que cette méthode, la
seule qui puisse nous conduire à quelques connois-
sances réelles, est incomparablement plus difficile que
l'autre, et qu'il y a une infinité de faits dans la na-
194 ANIMAUX DOMESTIQUES.
ture, auxquels, comme aux exemples précédents, il
ne paroît guère possible de l'appliquer avec succès.
Cependant, au lieu de chercher à quoi sert la grande
capacité de l'allantoïde, et de trouver qu'elle ne sert
et ne peut servir à rien , il est clair qu'on ne doit s'ap-
pliquer qu'à rechercher les rapports physiques qui
peuvent nous indiquer quelle en peut être l'origine.
En observant, par exemple, que dans le produit de
la génération des animaux qui n'ont pas une grande
capacité d'estomac et d'intestins, l'allantoïde est ou
très petite ou nulle; que par conséquent la produc-
tion de cette membrane a quelque rapport avec cette
grande capacité d'intestins, etc.; de même, en con-
sidérant que le nombre des mamelles n'est point égal
au nombre des petits , et en convenant seulement que
les animaux qui produisent le plus sont aussi ceux qui
ont des mamelles en plus grand nombre, on pourra
penser que cette production nombreuse dépend de la
conformation des parties intérieures de la génération,
et que les mamelles étant aussi des dépendances exté-
rieures de ces mêmes parties de la génération, il y a
entre le nombre ou l'ordre de ces parties et celui des
mamelles un rapport physique qu'il faut tâcher de dé-
couvrir.
Mais je ne fais ici qu'indiquer la vraie route, et ce
n'est pas le lieu de la suivre plus loin. Cependant je
ne puis m'empêcher d'observer, en passant, que j'ai
quelque raison de supposer que la production nom-
breuse dépend plutôt de la conformation des parties
intérieures de la génération que d'aucune autre cause;
car ce n'est point de la quantité plus abondante des
liqueurs séminales que dépend le grand nombre dans
LES COCHONS. 1 Cp
la production, puisque le cheval, Je cerf, le bélier,
le bouc , et les autres animaux qui ont une très grande
abondance de liqueur séminale, ne produisent qu'en
petit nombre; tandis que le chien, le chat, et d au-
tres animaux qui n'ont qu'une moindre quantité de
liqueur séminale relativement à leur volume, produi-
sent en grand nombre. Ce n'est pas non plus de la
fréquence des accouplements que ce nombre dépend ;
car l'on est assuré que le cochon et le chien n'ont
besoin que d'un seul accouplement pour produire,
et produire en grand nombre. La longue durée de
l'accouplement, ou, pour mieux dire, du temps de
l'émission de la liqueur séminale, ne paroît pas non
plus être la cause à laquelle on doive rapporter cet
effet : car le chien ne demeure accouplé long-temps
que parce qu'il est retenu par un obstacle qui naît
de la conformation même des parties; et quoique le
cochon n'ait point cet obstacle, et qu'il demeure ac-
couplé plus long-temps que la plupart des autres ani-
maux , on ne peut en rien conclure pour la nombreuse
production, puisqu'on voit qu'il ne faut au coq qu'un
instant pour féconder tous les œufs qu'une poule peut
produire en un mois. J'aurai occasion de développer
davantage les idées que j'accumule ici, dans la seule
vue de faire sentir qu'une simple probabilité, un soup-
çon, pourvu qu'il soit fondé sur des rapports physi-
ques, répand plus de lumière et produit plus de fruit
que toutes les causes finales réunies.
Aux singularités que nous avons déjà rapportées,
nous devons en ajouter une autre ; c'est que la graisse
du cochon est différente de celle de presque tous les
autres animaux quadrupèdes, non seulement par sa
ÎC)6 ANIMAUX DOMESTIQUES.
consistance et sa qualité, mais aussi par sa position
dans le corps de l'animal. La graisse de l'homme et
des animaux qui n'ont point de suif, comme le chien,
le cheval, etc. , est mêlée avec la chair assez égale-
ment; le suif dans le bélier, le bouc, le cerf, etc. , ne
se trouve qu'aux extrémités de la chair : mais le lard
du cochon n'est ni mêlé avec la chair ni ramassé aux
extrémités de la chair; il la recouvre partout, et forme
une couche épaisse, distincte et continue entre la
chair et la peau. Le cochon a cela de commun avec
la baleine et les autres animaux cétacés, dont la graisse
n'est qu'une espèce de lard à peu près de la môme
consistance, mais plus huileux que celui du cochon.
Ce lard, dans les animaux cétacés, forme aussi sous
la peau une couche de plusieurs pouces d'épaisseur
qui enveloppe la chair.
Encore une singularité, même plus grande que les
autres; c'est que le cochon ne perd aucune de ses
premières dents. Les autres animaux, comme le che-
val , l'âne , le bœuf, la brebis , la chèvre, le chien , et
même l'homme, perdent tous leurs premières dents
incisives : ces dents de lait tombent avant la puberté ,
et sont bientôt remplacées par d'autres. Dans le co-
chon, au contraire, les dents de lait ne tombent ja-
mais; elles croissent même pendant toute la vie. Il a
six dents au devant de la mâchoire inférieure, qui
sont incisives et tranchantes; il a aussi à la mâchoire
supérieure six dents correspondantes : mais , par une
imperfection qui n'a pas d'exemple dans la nature,
ces six dents de la mâchoire supérieure sont d'une
forme très différente de celle des dents de la mâ-
choire inférieure; au lieu d'être incisives et tranchan-
LES COCHONS. I97
tes, elles sont longues , et émoussées à la pointe, en
sorte qu'elles forment un angle presque droit avec
celles de la mâchoire inférieure, et qu'elles ne s'ap-
pliquent que très obliquement les unes contre les
autres par leurs extrémités.
Il n'y a que le cochon , et deux ou trois autres es-
pèces d'animaux, qui aient des défenses ou des dents
canines très allongées : elles diffèrent des autres dents
en ce qu'elles sortent au dehors et qu'elles croissent
pendant toute la vie. Dans l'éléphant et la vache
marine elles sont cylindriques et longues de quel-
ques pieds : dans le sanglier et le cochon mâle elles
se courbent en portion de cercle, elles sont plates et
tranchantes, et j'en ai vu de neuf à dix pouces de
longueur. Elles sont enfoncées très profondément
dans l'alvéole, et elles ont aussi, comme celles de
l'éléphant, une cavité à leur extrémité supérieure :
mais l'éléphant et la vache marine n'ont de défenses
qu'à la mâchoire supérieure; ils manquent même de
dents canines à la mâchoire inférieure, au lieu que
le cochon mâle et le sanglier en ont aux deux mâ-
choires, et celles de la mâchoire inférieure sont plus
utiles à l'animal; elles sont aussi plus dangereuses,
car c'est avec les défenses d'en bas que le sanglier
blesse.
La truie, la laie , et le cochon coupé ont aussi ces
quatre dents canines à la mâchoire inférieure; mais
elles croissent beaucoup moins que celles du mâle ,
et ne sortent presque point au dehors. Outre ces
seize dents , savoir, douze incisives et quatre canines,
ils ont encore vingt-huit dents mâchelières; ce qui
fait en tout quarante-quatre dents. Le sanglier a les
IU1TTOK. XIV. 10
!§8 ANIMAUX DOMESTIQUES.
défenses plus grandes, le boutoir plus fort , et la hure
plus longue que le cochon domestique; il a aussi les
pieds plus gros, les pinces plus séparées, et le poil
toujours noir.
De tous les quadrupèdes, le cochon paroît être
Tanimal le plus brut : les imperfections de la forme
semblent influer sur le naturel; toutes ses habitudes
sont grossières, tous ses goûts sont immondes, toutes
ses sensations se réduisent à une luxure furieuse et à
une gourmandise brutale, qui lui fait dévorer indis-
tinctement tout ce qui se présente , et même sa pro-
géniture au moment qu'elle vient de naître. Sa vo-
racité dépend apparemment du besoin continuel qu'il
a de remplir la grande capacité de son estomac , et
la grossièreté de ses appétits, de l'hébétation des sens
du goût et du toucher. La rudesse du poil, la dureté
cle la peau , l'épaisseur de la graisse, rendent ces ani-
maux peu sensibles aux coups : l'on a vu des souris
se loger sur leur dos, et leur manger le lard et la
peau sans qu'ils parussent le sentir. Ils ont donc le
toucher fort obtus, et. le goût aussi grossier que le
toucher : leurs autres sens sont bons; les chasseurs
n'ignorent pas que les sangliers voient, entendent,
et sentent de fort loin, puisqu'ils sont obligés, pour
les surprendre, de les attendre en silence pendant la
nuit, et de se placer au dessous du vent pour déro-
ber à leur odorat les émanations qui les frappent de
loin, et toujours assez vivement pour leur faire sur-
le-champ rebrousser chemin.
Cette imperfection dans les sens du goût et du tou-
cher est encore augmentée par une maladie qui les
rend ladres, c est-à-dire presque absolument insensi-
LES COCHONS. IQÇ)
blés, et de ïaqiielJe il faut peut-être moins chercher
la première origine dans la texture de la chair ou de
la peau de cet animal , que dans sa malpropreté natu-
relle, et dans la corruption qui doit résulter des nour-
ritures infectes dont il se remplit quelquefois; carie
sanglier, qui n'a point de pareilles ordures à dévorer,
et qui vit ordinairement de grains, de fruits, de
glands, et de racines, n'est point sujet à cette mala-
die, non plus que le jeune cochon pendant qu'il tette :
on ne la prévient même qu'en tenant le cochon do-
mestique dans une étable propre, et en lui donnant
abondamment des nourritures saines. Sa chair devien-
dra même excellente ;m goût, et le lard ferme et cas-
sant, si, comme je l'ai vu pratiquer, on le tient pen-
dant quinze jours ou trois semaines, avant de le luer,
dans une étable pavée et toujours propre , sans li-
tière, en ne lui donnant alors pour toute nourriture
que du grain de froment pur et sec, et ne le laissant
boire que très peu. On choisit pour cela un jeune co-
chon d'un an , en bonne chair et à moitié gras.
La manière ordinaire de les engraisser est de leur
donner abondamment de l'orge, du gland, des choux,
des légumes cuits, et beaucoup d'eau mêlée de son :
en deux mois ils sont gras; îe lard est abondant et
épais, mais sans être bien ferme ni bien blanc , et la
chair , quoique bonne , est toujours un peu fade. On
peut encore les engraisser avec moins de dépense dans
les campagnes où il y a beaucoup de glands, en les
menant dans les forêts pendant l'automne, lorsque
les glands tombent, et que la châtaigne et î a faîne
quittent leurs enveloppes. Ils mangent également de
tous les fruits sauvages, et ils engraissent en peu de
200 ANIMAUX DOMESTIQUES.
temps, surtout si le soir, à leur retour, on leur donne
de l'eau tiède mêlée d'un peu de son et de farine d'i-
vraie; cette boisson les fait dormir, et augmente tel-
lement leur embonpoint, qu'on en a vu ne pouvoir
plus marcher ni presque se remuer. Ils engraissent
aussi beaucoup plus promptement en automne dans
le temps des premiers froids, tant à cause de l'abon-
dance des nourritures, que parce que alors la trans-
piration est moindre qu'en été.
On n'attend pas, comme pour le reste du bétail, que
le cochon soit âgé pour l'engraisser : plus il vieillit, plus
cela est difficile, et moins sa chair est bonne. La cas-
tration, qui doit toujours précéder l'engrais, se fait
ordinairement à l'âge de six mois, au printemps ou
en automne, et jamais dans le temps des grandes
chaleurs ou des grands froids, qui rendroient égale-
ment la plaie dangereuse ou difficile à guérir; car c'est
ordinairement par incision que se fait cette opération,
quoiqu'on la fasse aussi quelquefois par une simple
ligature, comme nous l'avons dit au sujet des mou-
tons. Si la castration a été faite au printemps, on les
met à l'engrais dès l'automne suivant, et il est assez
rare qu'on les laisse vivre deux ans; cependant ils
croissent encore beaucoup pendant le second, et ils
continueroient de croître pendant la troisième, la
quatrième , la cinquième , etc. , année. Ceux que l'on
remarque parmi les autres par la grandeur et îa gros-
seur de leur corpulence ne sont que des cochons
plus âgés que l'on a mis plusieurs (ois à la glandée. Il
paroi t que la durée de leur accroissement ne se borne
pas à quatre ou cinq ans : les verrats ou codions mâ-
les > que l'on garde pour la propagation de l'espèce,
LES COCHONS. iJOl
grossissent encore à cinq ou six ans; et plus un san-
glier est vieux, plus il est gros, dur, et pesant.
La durée de la vie d'un sanglier peut s'étendre jus-
qu'à vingt-cinq ou trente ans. Aristote dit vingt ans
pour les cochons en général , et il ajoute que les mâles
engendrent et que les femelles produisent jusqu'à
quinze. Ils peuvent s'accoupler dès l'âge de neuf mois
ou d'un an ; mais il vaut mieux attendre qu'ils aient
dix-rhuit mois ou deux ans. La première portée de la
truie n'est pas nombreuse; les petits sont foibles, et
même imparfaits quand elle n'a pas un an. Elle est
en chaleur pour ainsi dire en tout temps : elle recher-
che les approches du mâle, quoiqu'elle soit pleine;
ce qui peut passer pour excès parmi les animaux,
dont la femelle, dans presque toutes les espèces, re-
fuse le mâle aussitôt qu'elle a conçu. Cette chaleur de
la truie, qui est presque continuelle, se marque ce-
pendant par des accès et aussi par des mouvements
immodérés, qui finissent toujours par se vautrer dans
la boue; elle répand dans ce temps une liqueur blan-
châtre assez épaisse et assez abondante. Elle porte
quatre mois, met bas au commencement du cin-
quième, et bientôt elle recherche le mâle, devient
pleine une seconde fois, et produit par conséquent
deux fois l'année. La laie , qui ressemble à tous autres
égards à la truie , ne porte qu'une fois l'an, apparem-
ment par la disette de nourriture, et parla nécessité
où elle se trouve d'allaiter et de nourrir pendant long-
temps tous les petits qu'elle a produits; au lieu qu'on
ne souffre pas que la truie domestique nourrisse tous
ses petits pendant plus de quinze jours ou trois se-
maines : on ne lui eu laisse alors que huit ou neuf à
J.O'2 ANIMAUX DOMESTIQUES.
nourrir, on vend les autres; à quinze jours ils sont
bons à manger : et comme l'on n'a pas besoin de beau-
coup de femelles , et que ce sont les cochons coupés
qui rapportent le plus de profit, et dont la chair est
la meilleure, on se défait des cochons de lait femelles,
et on ne laisse à la mère que deux femelles avec sept
ou huit mâles.
Le mâle qu'on choisit pour propager l'espèce doit
avoir le corps court, ramassé, et plutôt carré que
long, la tête grosse, le groin court et camus, les
oreilles grandes et pendantes, les yeux petits et ar-
dents, le cou grand et épais, le ventre avalé , les fes-
ses larges, les jambes courtes et grosses, les soies
épaisses et noires : les cochons blancs ne sont jamais
aussi forts que les noirs. La truie doit avoir le corps
long, le ventre ample et large, ses mamelles longues :
il faut aussi qu'elle soit d'une nature tranquille et
d'une race féconde. Dès qu'elle est pleine on la sé-
pare du mâle, qui pourroit la blesser; et lorsqu'elle
met bas on la nourrit largement, on la veille pour
l'empêcher de dévorer quelques uns de ses petits, et
l'on a grand soin d'en éloigner le père , qui les mé-
nageroit encore moins. On la fait couvrir au commen-
cernent du printemps, afin que les petits, naissant
en été, aient le temps de grandir, de se fortifier, et
d'engraisser avant l'hiver; mais lorsque l'on veut la
taire porter deux fois par an , on lui donne le mâle au
mois de novembre, aûn qu'elle mette bas au mois de
mars, et on la fait couvrir une seconde fois au com-
mencement de mai. Il y a même des truies qui pro-
duisent régulièrement tous les cinq mois. La laie.
qui, comme nous l'avons dit. ne produit qu'une fois
LES COCHONS. £OJ
par an, reçoit le mâle au mois de janvier ou de lé-
vrier, et met bas en mai ou en juin; elle allaite ses
petits pendant trois ou quatre mois, elle les conduit ,
elle les suit, et les empêche de se séparer ou de s'é-
carter, jusqu'à ce qu'ils aient deux ou trois ans; et U
n'est pas rare de voir des laies accompagnées en môme
temps de leurs petits de l'année et de ceux de l'an-
née précédente. On ne souffre pas que la truie domes-
tique allaite ses petits pendant plus de deux mois;
on commence même, au bout de trois semaines, à
les mener aux champs avec la mère, pour les accou-
tumer peu à peu à se nourrir comme elle : on les se-
vré cinq semaines après, et on leur donne soir et ma-
tin du petit-lait mêlé de son, ou seulement de l'eau
tiède avec des légumes bouillis.
Ces animaux aiment beaucoup les vers de terre et
certaines racines, comme celles de la carotte sauvage :
c'est pour trouver ces vers et pour couper ces racines,
qu'ils fouillent la terre avec leur boutoir. Le sanglier,
dont la hure est plus longue et plus forte que celle
du cochon , fouille plus profondément ; il fouille aussi
presque toujours en ligne droite dans le même sillon,
au lieu que le cochon fouille çà et là, et plus légère-
ment. Comme il fait beaucoup de dégât, il faut l'éloi-
gner des terrains cultivés, et ne le mener que dans
les bois et sur les terres qu'on laisse reposer.
On appelle, en termes de chasse, bêtes de compa-
gnie les sangliers qui n'ont pas passé trois ans , parce
que jusqu'à cet âge ils ne se séparent pas les uns des
autres, et qu'ils suivent tous leur mère commune ;
ils ne vont seuls que quand ils sont assez forts pour
ne plus craindre les loups. Ces animaux forment donc
2o[\ ANIMAUX DOMESTIQUES.
d'eux-mêmes des espèces de troupes, et c'est de là
que dépend leur sûreté : lorsqu'ils sont attaqués, ils
résistent par le nombre, ils se secourent, se défen-
dent; les plus gros font face en se pressant en rond les
uns contre les autres , et en mettant les plus petits
au centre. Les cochons domestiques se défendent aussi
de la même manière , et l'on n'a pas besoin de chiens
pour les garder; mais, comme ils sont indociles et
durs, un homme agile et robuste n'en peut guère
conduire que cinquante. En automne et en hiver, on
les mène dans les forêts, où les fruits sauvages sont
abondants; l'été, on les conduit dans les lieux humi-
des et marécageux, où ils trouvent des vers et des
racines en quantité ; et au printemps, on les laisse aller
dans les champs et sur les terres en friche. On les
fait sortir deux fois par jour, depuis le mois de mars
jusqu'au mois d'octobre; on les laisse paître depuis le
matin, après que la rosée est dissipée, jusqu'à dix
heures, et depuis deux heures après midi jusqu'au
soir. En hiver, on ne les mène qu'une fois par jour
dans les beaux temps % la rosée, la neige, et la pluie,
leur sont contraires. Lorsqu'il survient un orage ou
seulement une pluie fort abondante, il est assez or-
dinaire de les voir déserter les uns après les autres,
et s'enfuir en courant et toujours criant jusqu'à la
porte de leur étable; les plus jeunes sont ceux qui
crient le plus et le plus haut : ce cri est différent de
leur grognement ordinaire, c'est un cri de douleur
semblable aux premiers cris qu'ils jettent lorsqu'on
les garrotte pour les égorger. Le mâle crie moins que
la femelle. Il est rare d'entendre le sanglier jeter
un cri, si ce n'est lorsqu'il se bat et qu'un autre le
LES COCHONS. 2 cris aigus et lamentables. On peut croire qu'il a été
» pris jeune dans les bois de l'Afrique , car il paroît
» avoir grandi considérablement ici ; il est encore vi-
» vant (dit Fauteur, dont l'ouvrage a été imprimé en
» 1 767). Il a très bien passé l'hiver dernier quoique le
» froid ait été fort rude , et qu'on l'ait tenu enfermé
» |a plus grande partie du temps.
LES COCHONS. 21 7
» Il semble l'emporter en agilité sur les porcs de
» notre pays; il se laisse frotter volontiers de la main
» et même avec un bâton : il semble qu'on lui fait
» encore plus de plaisir en le frottant rudement ; c'est
» de cette manière qu'on est venu à bout de le faire
» demeurer tranquille pour le dessiner. Quand on
» l'agace ou qu'on le pousse, il se recule en arrière,
» faisant toujours face du côté qu'il se trouve assailli ,
» et secouant ou heurtant vivement de la tête. Après
» avoir été long-temps enfermé , si on le lâche il pa-
» roît fort gai; il saute et donne la chasse aux daims
» et aux autres animaux, en redressant la queue,
» qu'autrement il porte pendante. 11 exhale une forte
» odeur, que je ne puis comparer, et que je ne trouve
» pas désagréable. Quand on le frotte de la main ,
» cette odeur approche beaucoup de celle du fromage
» vert. Il mange de toutes sortes de graines; sa nour-
» riture à bord du vaisseau étoit le maïs et de la ver-
» dure autant qu'on en avoit; depuis qu'il a goûté ici
» de l'orge et du blé sarrazin, avec lesquels on nour-
» rit plusieurs autres animaux de la ménagerie, il s'est
» décidé préférablement pour cette mangeaille et
» pour les racines d'herbes et de plantes qu'il fouille
» dans la terre. Le pain de seigle est ce qu'il aime
» le mieux ; il suit les personnes qui en ont. Lorsqu'il
» mange , il s'appuie fort en avant sur ses genoux cour-
» bés; ce qu'il fait aussi en buvant, en humant l'eau
» de la surface, et il se tient souvent dans cette posi-
» tion sur les genoux des pieds de devant. Il a l'ouïe
» et l'odorat très bons; mais il a la vue bornée, tant
> par la petitesse que par la situation de ses yeux,
» qui 1 empêchent de bien apercevoir les objets qui
2lS ANIMAUX l)Ox\IESTIQUES.
» sont autour de lui, les yeux se trouvant non seuïe-
» ment placés beaucoup plus haut et plus pies l'un de
» l'autre que dans les autres porcs, mais étant encore
» à côté et en dessous plus ou moins offusqués par
» deux lambeaux que bien des gens prennent pour
» de doubles oreilles. Il a plus d'intelligence que le
» porc ordinaire.
» La tête est d'une figure affreuse ; la forme aplatie
» et large du nez, jointe à la longueur extraordinaire
» de la tête, à son large groin, aux lambeaux singu-
» liers, aux protubérances pointues, saillantes des
)> deux côtés de ses yeux, et à ses fortes défenses,
» tout cela lui donne un aspect des plus monstrueux.
Dimensions prises (pied du Rkin).
pieds.
Longueur du corps entier 4
Hauteur du train de devant 9
Hauteur du train de derrière 1
La plus grande épaisseur du corps 3
La moindre épaisseur du corps, près des cuisses. . 2
Longueur de la tête jusque entre les oreilles. . . 1
Largeur de la tête entre les lambeaux »
Largeur du groin entre les défenses »
Longueur de la queue »
» La forme du corps approche assez de celle de
» notre cochon domestique. Il me paroît plus petit,
» ayant le dos plus aplati en dessus, et les pieds plus
» courts.
» La tête , en comparaison de celle des autres
» porcs, est difforme, tant par la structure que par
» «a grandeur. Le museau est fort large, aplati, el
» 1res dur. Le nez est mobile, à côté un peu re-
» courbé vers le bas et coupé obliquement. Les hari-
pouces.
5
3
«•tti
1
10 y2
3
9V2
615Ae
LES COCHONS. u Sénégal, s'ex-
» prime en ces termes : J' aperças 3 dit-il, un de ces
» énormes sangliers particuliers à l'Afrique,, et dont je
» ne sache pas qu'aucun naturaliste ait encore parlé. Il
» étoit noir comme le sanglier d' Europe , mais d'une
» taille infiniment plus haute. Il avoit quatre grandes
» défenses^ dont les deux supérieures étoient recourbées
» en demi-cercle vers le fronts où elles imitoient les cor-
» nés que portent d'autres animaux. M. de Buffon sup-
» pose encore que M. Adanson a voulu parler du ba-
» biroussa; et, sans son autorité, je serois porté à
» croire que cet auteur a indiqué notre sanglier : car
» je ne comprends pas comment il a pu dire qu'au-
» cun naturaliste n'en a parlé, s'il a eu le babiroussa
» en vue; il est trop versé dans l'histoire naturelle pour
» ignorer que cet animal a été souvent décrit, et qu'on
» trouve la tête de son squelette dans presque tous
» les cabinets de l'Europe.
» Mais peut-être aussi y a-t-il en Afrique une autre
» espèce de sanglier qui ne nous est pas encore con-
» nue , et qui est celle qui a été aperçue par M. Adan-
» son. Ce qui me le fait soupçonner, c'est la descrip-
» tion que M. Daubenton a donnée d'une partie des
» mâchoires d'un sanglier du cap Vert : ce qu'il en
» dit prouve clairement qu'il diffère de nos sangliers,
» et seroit tout-à-fait applicable à celui dont il est ici
» question, s'il n'avoit pas des dents incisives dans
» chacune de ces mâchoires. »
Je souscris bien volontiers à la plupart des ré-
flexions que fait ici M. Allamand : seulement je4per-
BUFFON. XIV.
200 ÀNÏMAUX DOMESTIQUES.
siste à croire, comme il l'a cru d'abord lui-même,
que le sanglier du Cap dont nous avons parlé, et des
mâchoires duquel M. Daubenton a donné la descrip-
tion , est le même animal que celui-ci , quoiqu'il n'eût
point de dents incisives; il n'y a aucun genre d'ani-
maux où l'ordre et le nombre des dents varient plus
que dans le cochon. Cette différence seule ne me pa-
roît donc pas suffisante pour faire deux espèces dis-
tinctes du sanglier d'Afrique, et de celui du cap Vert,
d'autant que tous les autres caractères de la tête pa-
roissent être les mêmes.
* Nous avons dit ci-dessus, que le sanglier du cap
Vert, dont M. Daubenton a donné la description des
mâchoires, nous paroissoit être le même animal que
celui dont nous avons donné la figure sous le nom de
sanglier d'Afrique. Nous sommes maintenant bien as-
surés que ces deux animaux forment deux espèces
très distinctes. Elles diffèrent en effet l'une de l'autre
par plusieurs caractères remarquables, surtout par la
conformation , tant intérieure qu'extérieure, de la
tête , et particulièrement parle défaut de dents incisi-
ves qui manquent constamment au sanglier d'Afrique,
tandis qu'on en trouve six dans la mâchoire inférieure
du sanglier du cap Vert et deux dans la mâchoire su-
périeure.
Le sanglier du cap Vert a la tête longue et le mu-
seau délié, au lieu que celui d'Afrique ou d'Ethiopie
a îe museau très large et aplati. Les oreilles sont droi-
tes, relevées, et pointues; les soies qui les garnissent
sont très longues, ainsi que celles qui couvrent le
corps, particulièrement sur les épaules, le ventre,
et les cuisses, où elles sont plus longues que partout
LES COCHONS. 2?> 1
Ailleurs. La queue est menue, terminée par une grosse
touffe de soies, et ne descend que jusqu'à la longueur
des cuisses. On le rencontre non seulement au cap
Vert, mais sur toute la côte occidentale de l'Afrique ,
jusqu'au cap de Bonne-Espérance. Il paroît que c'est
cette espèce de sanglier que M. Adanson a vue au Sé-
négal, et, qu'il a désignée sous le nom de très grand
sanglier d'Afrique.
LE CHIEN.
Caais familiaris. L.
Là grandeur de la taille, l'élégance de la forme ,
la force du corps, la liberté des mouvements, toutes
les qualités extérieures, ne sont pas ce qu'il y a de
plus noble dans un être animé : et comme nous pré-
férons dans l'homme l'esprit à la figure, le courage
à la force, les sentiments à la beauté, nous jugeons
aussi que les qualités intérieures sont ce qu'il y a de
plus relevé dans l'animal; c'est par elles qu'il diffère
de l'automate, qu'il s'élève au dessus du végétal, et
s'approche de nous : c'est le sentiment qui ennoblit
son être, qui le régit, qui le vivifie, qui commande
aux organes, rend les membres actifs, fait naître le
désir, et donne à la matière le mouvement progres-
sif, la volonté, la vie.
La perfection de l'animal dépend donc de la per-
fection du sentiment; plus il est étendu, plus l'animal
2Ô2 ANIMAUX DOMESTIQUES.
a de facultés et de ressources; plus il existe , plus il a
de rapports avec le reste de l'univers : et lorsque le
sentiment est délicat, exquis, lorsqu'il peut encore
être perfectionné par l'éducation , l'animal devient
digne d'entrer en société avec l'homme ; il sait con-
courir à ses desseins, veiller à sa sûreté, l'aider, le
défendre, le flatter; il sait, par des services assidus,
par des caresses réitérées, se concilier son maître , le
captiver, et de son tyran se faire un protecteur.
Le chien, indépendamment de la beauté de sa
forme, de la vivacité, de la force , de la légèreté, a
par excellence toutes les qualités intérieures qui peu-
vent lui attirer les regards de l'homme. Un naturel
ardent , colère , même féroce et sanguinaire , rend le
chien sauvage redoutable à tons les animaux, et cède
dans le chien domestique aux sentiments les plus
doux, au plaisir de s'attacher, et au désir de plaire;
il vient en rampant mettre aux pieds de son maître
son courage, sa force, ses talents; il attend ses ordres
pour en faire usage; il le consulte, il l'interroge, il le
supplie ; un coup d'œil suffit , il entend les signes de
sa volonté. Sans avoir, comme l'homme, la lumière
de la pensée, il a toute la chaieur du sentiment; il a
de plus que lui la fidélité, la constance dans ses affec-
tions : nulle ambition, nul intérêt, nul désir de ven-
geance, nulle crainte que celle de déplaire; il est
tout zèle, tout ardeur, et tout obéissance. Plus sen-
sible au souvenir des bienfaits qu'à celui des outrages,
il ne se rebute pas par les mauvais traitements; il les
subit, les oublie , ou ne s'en souvient que pour s'atta-
cher davantage : loin de s'irriter ou de fuir, il s'expose
de lui-même à de nouvelles épreuves; il lèche cette
LX CHIEN. 253
main, instrument de douleur, qui vient de le frapper;
il ne lui oppose que la plainte, et la désarme enfin
par la patience et la soumission.
Plus docile que l'homme, plus souple qu'aucun
des animaux, non seulement le chien s'instruit en
peu de temps, mais même il se conforme aux mouve-
ments, aux manières, à toutes les habitudes de ceux
qui lui commandent : il prend le ton de la maison
qu'il habite; comme les autres domestiques, il est
dédaigneux chez les grands, et rustre à la campagne.
Toujours empressé pour son maître et prévenant pour
ses seuls amis, il ne fait aucune attention aux gens
indifférents, et se déclare contre ceux qui par état
ne sont faits que pour importuner ; il les connoît aux
vêtements, à la voix, à leurs gestes, et les empêche
d'approcher. Lorsqu'on lui a confié pendant la nuit la
garde de la maison , il devient plus fier, et quelque-
fois féroce ; il veille , il fait la ronde ; il sent de loin
les étrangers ; et pour peu qu'ils s arrêtent ou tentent
de franchir les barrières, il s'élance, s'oppose, et,
par des aboiements réitérés, des efforts, et des cris
de colère, il donne l'alarme, avertit, et combat:
aussi furieux contre les hommes de proie que contre
les animaux carnassiers , il se précipite sur eux , les
blesse, les déchire, leur ôte ce qu'ils s'efforçoient
d'enlever; mais, content d'avoir vaincu, il se repose
sur les dépouilles, n'y touche pas, même pour satis-
faire son appétit, et donne en même temps des exem-
ples de courage, de tempérance, et de fidélité.
On sentira de quelle importance cette espèce est
dans l'ordre de la nature , en supposant un Instant
qu'elle n'eût jamais existé. Comment l'homme auroit-
^34 ANIMAUX DOMESTIQUES.
il pu, sans le secours du chien, conquérir, dompter,
réduire en esclavage les autres animaux? comment
pourroit-il encore aujourd'hui découvrir, chasser,
détruire les bêtes sauvages et nuisibles? Pour se met-
tre en sûreté , et pour se rendre maître de l'univers
vivant, il a fallu commencer par se faire un parti parmi
les animaux, se concilier avec douceur et par cares-
ses ceux qui se sont trouvés capables de s'attacher et
d'obéir, afin de les opposer aux autres. Le premier
art de l'homme a donc été l'éducation du chien, et
le fruit de cet art la conquête et la possession pai-
sible de la terre.
La plupart des animaux ont plus d'agilité , plus de
vitesse, plus de force, et même plus de courage
que l'homme : la nature les a mieux munis, mieux
armés. Ils ont aussi les sens, et surtout l'odorat, plus
parfaits. Avoir gagné une espèce courageuse et docile
comme celle du chien, c'est avoir acquis de nouveaux
sens et les facultés qui nous manquent. Les machines,
les instruments que nous avons imaginés pour per-
fectionner nos autres sens, pour en augmenter l'é-
tendue, n'approchent pas, même pour l'utilité, de
ces machines toutes faites que la nature nous pré-
sente, et qui, en suppléant à l'imperfection de notre
odorat, nous ont fourni de grands et d'éternels
moyens de vaincre et de régner : et le chien, fidèle
à l'homme, conservera toujours une portion de l'em-
pire, un degré de supériorité sur les autres animaux ;
il leur commande, il règne lui-même à la tête d'un
troupeau ; il s'y fait mieux entendre que la voix du
berger : la sûreté, l'ordre, et la discipline, sont les
fruits de sa vigilance et de son activité ; c'est un peu-
Lli CHIEN. 235
pie qui lui est soumis , qu'il conduit , qu'il protège ,
et contre lequel il n'emploie jamais la force que pour
y maintenir la paix. Mais c'est surtout à la guerre,
c'est contre les animaux ennemis ou indépendants
qu'éclate son courage, et que son intelligence se dé-
ploie tout entière : les talents naturels se réunissent
ici aux qualités acquises. Dès que le bruit des armes
se fait entendre , dès que le son du cor ou la voix du
chasseur a donné le signal d'une guerre prochaine,
brillant d'une ardeur nouvelle, le chien marque sa
joie par les plus vifs transports; il annonce, par ses
mouvements et par ses cris, l'impatience de combat-
tre et le désir de vaincre : marchant ensuite en si-
lence, il cherche à reconnoître le pays, à découvrir,
à surprendre l'ennemi dans son fort; il recherche ses
traces, il les suit pas à pas, et, par des accents diffé-
rents, indique le temps, la distance, l'espèce, et
même l'âge de celui qu'il poursuit.
Intimidé, pressé, désespérant de trouver son salut
dans la fuite, l'animal se sert aussi de toutes ses fa-
cultés, il oppose la ruse à la sagacité. Jamais les res-
sources de l'instinct ne furent plus admirables : pour
faire perdre sa trace, il va, vient, et revient sur ses
pas; il fait des bonds, il voudroit se détacher de la
terre et supprimer les espaces : il franchit d'un saut
les routes, les haies; passe à la nage les ruisseaux, les
rivières : mais, toujours pourâuîvi , et ne pouvant
anéantir son corps, il cherche à en mettre un autre à
sa place, il va lui-même troubler le repos d'un voisin
plus jeune et moins expérimenté, le faire lever, mar-
cher, fuir avec lui, et lorsqu'ils ont confondu leurs
traces, lorsqu'il croit l'avoir substitué à sa mauvaise
!Àô6 animaux domestiques.
fortune, il le quitte plus brusque ment encore qu'il
ne l'a joint, afin de le rendre seul l'objet et la victime
de l'ennemi trompé.
Mais le chien, par cette supériorité que donnent
l'exercice et l'éducation, par cette finesse de senti-
ment qui n'appartient qu'à lui, ne perd pas l'objet de
sa poursuite; il démôle les points communs, délie les
nœuds du fil tortueux qui seul peut y conduire ; il
voit de l'odorat tous les détours du labyrinthe, toutes
les fausses routes où l'on a voulu l'égarer; et loin d'a-
bandonner l'ennemi pour un indifférent, après avoir
triomphé de la ruse, il s'indigne, il redouble d'ar-
deur, arrive enfin, l'attaque, et, le mettant à mort,
étanche dans le sang sa soif et sa haine.
Le penchant pour la chasse ou la guerre nous est
commun avec les animaux ; l'homme sauvage ne sait
que combattre et chasser. Tous les animaux qui ai-
ment la chair, et qui ont de la force et des armes
chassent naturellement. Le lion, le tigre, dont la
force est si grande qu'ils sont sûrs de vaincre, chas-
sent seuls et sans art; les loups, les renards, les
chiens sauvages, se réunissent, s'entendent, s'aident,
se relaient, et partagent la proie; et lorsque l'éduca-
tion a perfectionné ce talent naturel dans le chien
domestique, lorsqu'on lui a appris à réprimer son ar-
deur, à mesurer ses mouvements, qu'on l'a ac-
coutumé à une marche régulière et à l'espèce de dis-
cipline nécessaire à cet art, il chasse avec méthode,
et toujours avec succès.
Dans les pays déserts, dans les contrées dépeu-
plées, il y a des chiens sauvages qui, pour les mœurs,
ne diffèrent des loups que par la facilité qu'on trouve
LE CHIEN. 207
à les apprivoiser : ils se réunissent aussi en plus gran-
des troupes pour chasser et attaquer en force les
sangliers , les taureaux sauvages, et même les lions et
les tigres. En Amérique , ces chiens sauvages sont de
races anciennement domestiques ; ils y ont été trans-
portés d'Europe ; et quelques uns, ayant été oubliés
ou abandonnés dans ces déserts, s'y sont multipliés
au point qu'ils se répandent par troupes dans les
contrées habitées, où ils attaqueât le bétail et insul-
tent même les hommes. On est donc obligé de les
écarter par la force, et de les tuer comme les autres
bêtes féroces; et les chiens sont tels en effet tant
qu'ils ne connoissent pas les hommes : mais lorsqu'on
les approche avec douceur, ils s'adoucissent, devien-
nent bientôt familiers, et demeurent fidèlement at-
tachés à leurs maîtres; au lieu que le loup, quoique
pris jeune et élevé dans les maisons, n'est doux que
dans le premier âge, ne perd jamais son goût pour
la proie, et se livre tôt ou tard à son penchant pour la
rapine et la destruction.
L'on peut dire que le chien est le seul animal dont
la fidélité soit à l'épreuve; le seul qui connoisse tou-
jours son maître et les amis de la maison ; le seul qui,
lorsqu'il arrive un inconnu, s'en aperçoive; le seul
qui entende son nom, et qui reconnoisse la voix do-
mestique ; le seul qui ne se confie point à lui-même ;
le seul qui, lorsqu'il a perdu son maître et qu'il ne
peut le trouver, l'appelle par ses gémissements ; le
seul qui , dans un voyage long qu'il n'aura fait qu'une
fois, se souvienne du chemin et retrouve la route;
le seul enfin dont les talents naturels soient évidents
et l'éducation toujours heureuse.
i*38 ANIMAUX DOMESTIQUES.
Et de rnème que de tous les animaux le chien est
celui dont le naturel est le plus susceptible d'impres-
sion , et se modifie le plus aisément par les causes
morales, il est aussi de tous celui dont la nature est
le plus sujette aux variétés et aux altérations causées
par les influences physiques : le tempérament, les fa-
cultés, les habitudes du corps, varient prodigieuse-
ment, la forme même n'est pas constante : dans le
même pays un chien est très différent d'un autre
chien , et l'espèce est pour ainsi dire toute différente
d'elle-même dans les différents climats. De là cette
confusion, ce mélange, et cette variété de races si
nombreuses, qu'on ne peut en faire Fénumération :
de là ces différences si marquées pour la grandeur de
la taille, la figure du corps, rallongement du museau ,
la forme de la tête, la longueur et la direction des
oreilles et de la queue, la couleur, la qualité, la
quantité du poiï, etc.; en sorte qu'il ne reste rien de
constant, rien de commun à ces animaux que la con-
formité de l'organisation intérieure , et la faculté de
pouvoir tous produire ensemble ; et comme ceux qui
diffèrent le plus les uns des autres à tous égards ne
laissent pas de produire des individus qui peuvent se
perpétuer en produisant eux-mêmes d'autres indivi-
dus, il est évident que tous les chiens, quelque dif-
férents, quelque variés qu'ils soient, ne font qu'une
seule et même espèce.
Mais ce qui est difficile à saisir dans cette nom-
breuse variété de races différentes, c'est le caractère
de la race primitive, de la race originaire, de la race
mère de toutes les autres races : comment reconnoî-
tre les effets produits par l'influence du climat, de la
LE CHIEN. 2v)9
nourriture, etc. ? comment les distinguer encore des
autres effets , ou plutôt des résultats qui proviennent
du mélange de ces différentes races entre elles, dans
l'état de liberté ou de domesticité? En effet, toutes
ces causes altèrent avec le temps les formes les plus
constantes, et l'empreinte de la nature ne conserve
pas toute sa pureté dans les objets que l'homme a
beaucoup maniés. Les animaux assez indépendants
pour choisir eux-mêmes leur climat et leur nourriture
sont ceux qui conservent le mieux cette empreinte
originaire ; et l'on peut croire que, dans ces espèces,
le premier, le plus ancien de tous , nous est encore
aujourd'hui assez fidèlement représenté par ses des-
cendants : mais ceux que l'homme s'est soumis, ceux
qu'il a transportés de climats en climats, ceux dont
il a changé la nourriture, les habitudes, et la manière
de vivre , ont aussi dû changer pour la forme plus que
tous les autres; et l'on trouve en effet bien plus de
variété dans les espèces d'animaux domestiques que
dans celle des animaux sauvages : et comme, parmi
les animaux domestiques, le chien est de tous celui
qui s'est attaché à l'homme de plus près; celui qui,
vivant comme l'homme, vit aussi le plus irrégulière-
ment; celui dans lequel le sentiment domine assez
pour le rendre docile, obéissant, et susceptible de
toute impression et même de toute contrainte, il n'est
pas étonnant que de tous les animaux ce soit aussi ce-
lui dans lequel on trouve les plus grandes variétés
pour la figure , pour la taille , pour la couleur, et pour
les autres qualités.
Quelques circonstances concourent encore à celte
altération. Le chien vit assez peu de temps; il pro-
s/jA) ANIMAUX DOMESTIQUES.
iluit souvent et en assez grand nombre ; et comme il
est perpétuellement sous les yeux de l'homme, dès
que, par un hasard assez ordinaire à la nature, il se
sera trouvé dans quelques individus des singularités
ou des variétés apparentes , on aura tâché de les per-
pétuer en unissant ensemble ces individus singuliers,
comme on le fait encore aujourd'hui lorsqu'on veut
se procurer de nouvelles races de chiens et d'autres
animaux. D'ailleurs, quoique toutes les espèces soient
également anciennes, le nombre des générations,
depuis la création, étant beaucoup plus grand dans
les espèces dont les individus ne vivent que peu de
temps, les variétés, les altérations, la dégénération
même , doivent en être devenues plus sensibles, puis-
que ces animaux sont plus loin de leur souche que
ceux qui vivent plus long-temps. L'homme est au-
jourd'hui huit fois plus près d'Adam que le chien ne
l'est du premier chien , puisque l'homme vit quatre-
vingts ans, et que le chien n'en vit que dix. Si donc,
par quelque cause que ce puisse être, ces deux espè-
ces tendoient également à dégénérer, cette altération
seroit aujourd'hui huit fois plus marquée dans le
chien que dans l'homme.
Les petits animaux éphémères, ceux dont la vie
est si courte qu'ils se renouvellent tous les ans par la
génération, sont infiniment plus sujets que les autres
animaux aux variétés et aux altérations de tout genre.
Il en est de même des plantes annuelles en comparai-
son des autres végétaux ; et il y en a même dont la
nature est pour ainsi dire artificielle et factice. Le
blé, par exemple, est une plante que l'homme a
changé au point qu'elle n'etsixe nulle part dans l'état
LE CHIEN. 2^1
de nature : on voit bien qu'il a quelque rapport avec
l'ivraie, avec les gramens, les chiendents, et quel-
ques autres herbes des prairies; mais on ignore à la-
quelle de ces herbes on doit le rapporter : et comme
il se renouvelle tous les ans , et que , servant de nour-
riture à l'homme, il est de toutes les plantes celle
qu il a le plus travaillée, il est aussi de toutes celle
dont la nature est, le plus altérée. L'homme peut
donc non seulement faire servir à ses besoins, à son
usage, tous les individus de l'univers, mais il peut
encore, avec le temps, changer, modifier, et per-
fectionner les espèces : c'est même le plus beau
droit qu'il ait sur la nature. Avoir transformé une
herbe stérile en blé est une espèce de création dont
cependant il ne doit pas s'enorgueillir, puisque ce
n'est qu'à la sueur de son front et par des cultures
réitérées qu'il peut tirer du sein de la terre ce pain
souvent amer qui fait sa subsistance.
Les espèces que l'homme a beaucoup travaillées,
tant dans les végétaux que dans les animaux, sont
donc celles qui de toutes sont le plus altérées; et
comme quelquefois elles le sont au point qu'on ne
peut reconnoître leur forme primitive, comme dans
le blé, qui ne ressemble plus à la plante dont il a
tiré son origine , il ne seroit pas impossible que dans
la nombreuse variété des chiens que nous voyons au-
jourd'hui, il n'y en eût pas un seul de semblable au
premier chien, ou plutôt au premier animal de cette
espèce, qui s'est peut-être beaucoup altérée depuis
la création , et dont la souche a pu par conséquent
être très différente des races qui subsistent actuelle-
îl\2 ANIMAUX DOMESTIQUES.
ment, quoique ces races en soient originairement
toutes également provenues.
La nature cependant ne manque jamais de repren-
dre ses droits dès qu'on la laisse agir en liberté. Le
froment jeté sur une terre incuite dégénère à la pre-
mière année : si l'oa recueilloit ce grain dégénéré
pour le jeter de même , le produit de cette seconde
génération seroit encore plus altéré, et au bout d'un
certain nombre d'années et de reproductions l 'homme
verroit reparoître la plante originaire du froment, et
sauroit combien il faut de temps à la nature pour dé-
truire le produit d'un art qui la contraint, et pour se
réhabiliter. Cette expérience seroit assez facile à faire
sur le blé et sur les autres plantes qui tous les ans
se reproduisent pour ainsi dire d'elles-mêmes dans le
même lieu; mais il ne seroit guère possible de la tenter
avec quelque espérance de succès sur les animaux
qu'il faut rechercher, appareiller, unir, et qui sont
difficiles à manier, parce qu'ils nous échappent tous
plus ou moins par leur mouvement, et par la répu-^
»nance souvent invincible qu'ils ont pour les choses
qui sont contraires à leurs habitudes ou à leur natu-
rel. On ne peut donc pas espérer de savoir jamais
par cette voie quelle est la race primitive des chiens,
non plus que celle des autres animaux, qui , comme
le chien, sont sujets à des variétés permanentes;
mais au défaut de ces connoissances de faits qu'on ne
peut acquérir, et qui cependant seroient nécessaires
pour arriver à la vérité , on peut rassembler des in-
dices et en tirer des conséquences vraisemblables.
Les chiens qui ont été abandonnés dans les solitu-
LE CHIEN. 2[\7)
des de l'Amérique, et qui vivent en chiens sauvages
depuis cent cinquante ou deux cents ans, quoique
originaires de races altérées, puisqu'ils sont prove-
nus des chiens domestiques, ont dû, pendant ce
long espace de temps, se rapprocher, au moins en
partie, de leur forme primitive. Cependant les voya-
geurs nous disent qu'ils ressemblent à nos lévriers;
ils disent la même chose des chiens sauvages ou de-
venus sauvages au Congo, qui , comme ceux d'Améri-
que, se rassemblent par troupes pour faire la guerre
, aux tigres, aux lions, etc. Mais d'autres, sans com-
parer les chiens sauvages de Saint-Domingue aux lé-
vriers, disent seulement qu'ils ont pour l'ordinaire
la tête plate et longue, le museau effilé, l'air sauvage,
le corps mince et décharné ; qu'ils sont très légers à la
course ; qu'ils chassent en perfection ; qu'ils s'appri-
voisent aisément en l'es prenant tout petits. Ainsi ces
chiens sauvages sont extrêmement maigres et légers;
et comme le lévrier ne diffère d'ailleurs qu'assez peu
du mâtin ou du chien que nous appelons chien de ber-
gerj, on peut croire que ces chiens sauvages sont
plutôt de cette espèce que de vrais lévriers; parce
que d'autre côté les anciens voyageurs ont dit que
les chiens naturels du Canada avoient les oreilles droi-
tes comme les renards, et ressembloient aux mâtins
de médiocre grandeur de nos villageois, c'est-à-dire
à nos chiens de berger; que ceux des sauvages des
Antilles avoient aussi la tête et les oreilles fort longues
et approchoient de la forme des renards; que les In-
diens du Pérou n'avoient pas toutes les espèces de
chiens que nous avons en Europe , qu'ils en avoient
seulement de grands et de petits qu'ils nommoient
2/|4 ANIMAUX DOMESTIQUES.
alco ; que ceux de l'isthme de l'Amérique étoient
laids, qu'ils avoient le poil rude et long, ce qui sup-
pose aussi les oreilles droites. Ainsi on ne peut guère
douter que les* chiens originaires d'Amérique, et qui ,
avant la découverte de ce nouveau monde, n'avoient
eu aucune communication avec ceux de nos climats,
ne fussent tous pour ainsi dire d'une seule et même
race , et que de toutes les races de nos chiens celle
qui en approche le plus ne soit celle des chiens à
museau effilé, à oreilles droites, et à long poil rude,
comme les chiens de berger; et ce qui me fait croire
encore que les chiens devenus sauvages à Saint-Do-
mingue de sont pas de vrais lévriers, c'est que, comme
les lévriers sont assez rares en France, on en tire pour
le roi de Constantinople et des autres endroits du Le-
vant, et que je ne sache pas qu'on en ait jamais fait
venir de Saint-Domingue ou de nos autres colonies
d'Amérique. D'ailleurs, en recherchant dans la même
vue ce que les voyageurs ont dit de la forme des chiens
des différents pays, on trouve que les chiens des
pays froids ont tous le museau long et les oreilles
droites; que ceux de la Laponie sont petits, qu'ils
ont le poil long, les oreilles droites, et le museau
pointu; que ceux de Sibérie, et ceux que l'on ap-
pelle chiens-loups j sont plus gros que ceux de la La-
ponie, mais qu'ils ont de même les oreilles droites,
le poil rude, et le museau pointu; que ceux d'Islande
sont aussi à très peu près semblables à ceux de Sibé-
rie ; et que de même dans les climats chauds , comme
au cap de Bonne-Espérance, les chiens naturels du
pays, ont le museau pointu, les oreilles droites, la
queue longue et traînante à terre, le poil clair, mais
LE CHIEN. 2L\b
long et toujours hérissé; que ces chiens sont excel-
lents pour garder les troupeaux, et que par consé-
quent ils ressemblent non seulement par la figure,
mais encore par l'instinct, à nos chiens de berger;
que dans d'autres climats encore plus chauds, comme
à Madagascar, à Maduré, à Calicut, au Malabar, les
chiens originaires de ces pays ont tous le museau
long, les oreilles droites, et ressemblent encore à nos
chiens de berger ; que quand même on y transporte
des mâtins, des épagneuls, des barbets, des dogues,
des chiens courants, des lévriers, etc., ils dégénè-
rent à la seconde ou à la troisième génération ; qu'en-
fin dans les pays excessivement chauds, comme en
Guinée, cette dégénéralion est encore plus prompte,
puisqu'aubout de trois ou quatre ans ils perdent leur
voix, qu'ils ne produisent plus que des chiens à oreilles
droites comme celles des renards; que les chiens du
pays sont fort laids, qu'ils ont le museau pointu, les
oreilles longues et droites, la queue longue et poin-
tue sans aucun poil, la peau du corps nue, ordinai-
rement tachetée, et quelquefois d'une seule couleur;
qu'enfin ils sont désagréables à la vue, et plus encore
au toucher.
On peut donc déjà présumer avec quelque vrai-
semblance que le chien de berger est de tous les
chiens celui qui approche le plus de la race primitive
de cette espèce, puisque dans tous les pays habités
par des hommes sauvages , où même à demi civilisés ,
les chiens ressemblent à cette sorte de chiens plus qu'à
aucune autre; que dans le continent entierdu Nouveau-
Monde il n'y en avoit pas d'autres; qu'on les retrouve
seuls de même au nord et au midi de notre continent,
BUKFOK. XIV. l6
^46 ÂNIM/VUX DOMESTIQUES.
el qu'en France où on les appelle communément
chiens de Brie , et dans les autres climats tempérés, ils
sont encore en grand nombre, quoiqu'on se soit
beaucoup plus occupé à faire naître ou multiplier les
autres races qui avoient plus d'agréments, qu'à con-
server celle-ci, qui n'a que de l'utilité, et qu'on a par
cette raison dédaignée et abandonnée aux paysans
chargés du soin des troupeaux. Si l'on considère aussi
que ce chien, malgré sa laideur et son air triste et
sauvage , est cependant supérieur par l'instinct à tous
les autres chiens; qu'il a un caractère décidé auquel
l'éducation n'a point de part; qu'il est le seul qui
naisse pour ainsi dire tout élevé, et que, guidé par
le seul naturel , il s attache de lui-même à la garde des
troupeaux avec une assiduité, une vigilance, une fidé-
lité singulière; qu'il les conduit avec une intelligence
admirable et non communiquée; que ses talents font
l'élonnement et le repos de son maître, tandis qu'il
faut au contraire beaucoup de temps et de peines
pour instruire les autres chiens et les dresser aux usa-
ges auxquels on les destine; on se confirmera dans
l'opinion que ce chien est le vrai chien de la na-
ture, celui qu'elle nous a donné pour la plus grande
utilité, celui qui a le plus de rapport avec l'ordre
général des êtres vivants, qui ont mutuellement be-
soin les uns des autres ; celui enfin qu'on doit regar-
der comme la souche et le modèle de l'espèce entière.
Et de même que l'espèce humaine paroît agreste ,
contrefaite et rapetissée dans les climats glacés du
nord; qu'on ne trouve d'abord que de petits hommes
fort laids en Laponie, en Groenland, et dans tous
les pavs où le froid est excessif, mais qu'ensuite dans
LE CHIEN. 247
le climat voisin et moins rigoureux on voit tout à
coup paroître la belle race des Finlandois, des Da-
nois, etc. , qui , par leur figure, îeUr couleur, et leur
grande taille, sont peut-être les plus beaux de tous
les hommes; on trouve^aussi dans l'espèce des chiens
le même ordre et les mêmes rapports. Les chiens de
Laponie sont très laids, très petits, et n'ont pas plus
d'un pied de longueur. Ceux de Sibérie, quoique
moins laids, ont encore les oreilles droites, l'air
agreste et sauvage, tandis que dans le climat voisin ,
où l'on trouve les beaux hommes dont nous venons
de parler, on trouve aussi les chiens de la plus belle
et de la plus grande taille. Les chiens de Tartarie ,
d'Albanie, du nord de la Grèce, du Danemarck , de
l'Irlande, sont les plus grands, les plus forts et les
plus puissants de tous les chiens : on s'en sert pour
tirer des voitures. Ces chiens, que nous appelons
chiens d'Irlande^ ont une origine très ancienne , et se
sont maintenus, quoi qu'en petit nombre, dans le
climat dont ils sont originaires. Les anciens les appe-
loient chiens d'Epire, chiens d'Albanie; et Pline
rapporte, en termes aussi élégants qu'énergiques, le
combat d'un de ces chiens contre un Hon, et ensuite
contre un éléphant. Ces chiens sont beaucoup plus
grands que nos plus grands mâtins. Comme ils sont
fort rares en France, je n'en ai jamais vu qu'un qui
me parut avoir, tout assis, près de cinq pieds de hau-
teur, et ressembler pour la forme au chien que nous
appelons grand danois; mais il en différoit beaucoup
par l'énormité de sa taille : il était tout blanc et d'un
nature! doux et tranquille. On trouve ensuite dans les
endroits plus tempérés, comme en Angleterre, en
2l\S ANIMAUX DOMESTIQUES.
France, en Allemagne, en Espagne, en Italie, des
hommes et des chiens de toutes sortes de races. Cette
variété provient en partie de l'influence du climat ,
et en partie du concours et du mélange des races
étrangères ou différentes entre elles, qui ont produit
en très grand nombre des races métives ou mélangées
dont nous ne parlerons point ici , parce que M. Dau-
benton les a décrites et rapportées chacune aux races
pures dont elles proviennent; mais nous observerons,
autant qu'il nous sera possible, les ressemblances et
les différences que l'abri, le soin, la nourriture, et le
climat, ont produites parmi ces animaux.
Le grand danois, le mâtin, et le lévrier, quoique
différents au premier coup d'œil, ne font cependant
que le même chien : le grand danois n'est qu'un mâ-
tin plus fourni, plus étoffé; le lévrier un mâtin plus
délié, plus effilé, et tous deux plus soignés; et il n'y
a pas plus de différence entre un chien grand danois,
un mâtin, et un lévrier, qu'entre un Hollandois , un
François, et un Italien. En supposant donc le mâtin
originaire ou plutôt naturel de France, il aura produit
le grand danois dans un climat plus froid, et le lévrier
dans un climat plus chaud : et c'est ce qui se trouve
aussi vérifié par le fait; car les grands danois nous
viennent du iNord, et les lévriers nous viennent de
Constantinople et du Levant. Le chien de berger , le
chien-loup, l'autre espèce de chien-loup que nous
appelerons chien de Sibérie, ne font aussi tous trois
qu'un même chien : on pourroit même y joindre le
chien de Laponie , celui de Canada, celui des Hot-
tentots, et tous les autres chiens qui ont les oreilles
droites; ils ne diffèrent en effet du chien de berger
LE CHIEN. 249
que par la taille, et parce qu'ils sont plus ou moins
étoffés , et que leur poil est plus on moins rude , plus
ou moins long, etplus ou moins fourni. Le chien cou-
rant, le braque, le basset, le barbet, et rnêmeTé-
pagneul, peuvent encore être regardés comme ne
faisant tous qu'un même chien : leur forme et leur
instinct sont à peu près les mêmes , et ils ne diffèrent
entre eux que par la hauteur des jambes et par l'am-
pleur des oreilles, qui, dans tous, sont cependant
longues, molles, et pendantes. Ces chiens sont na-
turels à ce climat, et je ne crois pas qu'on doive en
séparer le braque , qu'on appelle chien de Bengale ,,
qui ne diffère de notre braque que par la robe. Ce
qui me fait penser que ce chien n'est pas originaire
du Bengale ou de quelque autre endroit des Indes ,
et que ce n'est pas, comme quelques uns le préten-
dent, le chien indien dont les anciens ont parlé et
qu'ils disoient être engendré d'un tigre et d'une
chienne , c'est que ce même chien étoit connu en
Italie il y a plus de cent cinquante ans et qu'on ne l'y
regardoit pas comme un chien venu des Indes, mais
comme un braque ordinaire *. Canls sagax (vulgo
braclius), dit Aldrovande, an unius vel varii coloris
sit parum refert; in Ilalia eligitur varius et maculosœ
lynci per similis j, quum tamen nigercolor velalbus^aut
fulviiSj non sit spernendus.
L'Angleterre, la France, l'Allemagne, etc. , parois-
sent avoir produit le chien courant, le braque, et le
basset; ces chiens mêmes dégénèrent dès qu'ils sont
portés dans des climats plus chauds, comme en Tur-
quie , en Perse; mais lesépagneuls et les barbets sont
originaires d'Espagne et de Barbarie, où la tempéra-
s5o ANIMAUX DOMESTIQUES.
ture du climat fait que le poil de tous les animaux
est plus long, plus soyeux , et plus lin, que dans tous
les autres pays. Le dogue, le chien que l'on appelle
petit danois (mais fort improprement, puisqu'il n'a
d'autre rapport avec le grand danois que d'avoir le
poil court), le chien-turc, et, si l'on veut encore,
le chie» d'Islande, ne font aussi qu'un même chien,
qui, transporté dans un climat très froid comme l'Is-
lande, aura pris une forte fourrure de poils, et dans
les climats très chauds de l'Afrique et des Indes aura
quitté sa robe; car le chien sans poils, appelé chien-
turc ; est encore mal nommé : ce n'est point dans le
climat tempéré de la Turquie que les chiens perdent
leur poil; c'est en Guinée et dans les climats les plus
chauds des Indes que ce changement arrive, et le
chien-turc n'est autre chose qu'un petit danois, qui ,
transporté dans les pays excessivement chauds, aura
perdu son poil , et dont la race aura ensuite été trans-
portée en Turquie, où l'on aura eu soin de les multi-
plier. Les premiers que l'on ait vus en Europe, au
rapport d'Aldrovande, furent apportés de son temps
en Italie, où cependant ils ne purent, dit-il, ni durer
ni multiplier, parce que le climat étoit beaucoup trop
froid pour eux; mais comme il ne donne pas la de-
scription de ces chiens nus, nous ne savons pas s'ils
éjoient semblables à ceux que nous appelons aujour-
d'hui chiens-turcs , et si l'on peut par conséquent les
rapporter au petit danois, parce que tous les chiens,
de quelque race et de quelque pays qu'ils soient , per-
dent leur poil dans les climats excessivement chauds,
et, comme nous l'avons dit, ils perdent aussi leur
voix. D'ans de certains pays ils sont tout-à-fait muets,
LE CHIEN. 25l
dans d'autres ils ne perdent que la faculté d'aboyer;
ils hurlent comme les loups, ou glapissent comme
les renards. Ils semblent par cette altération se rap-
procher de leur état de nature ; car ils changent aussi
pour la forme et pour l'instinct : ils deviennent laids,
et prennent tous des oreilles droites et pointues. Ce
n'est aussi que dans les climats tempérés que les chiens
conservent leur ardeur, leur sagacité, et les autres
talents qui leur sont naturels. Ils perdent donc tout
lorsqu'on les transporte dans des climats trop chauds :
mais, comme si la nature ne vouloit jamais rien faire
d'absolument inutile, il se trouve que, dans ces mê-
mes pays où les chiens ne peuvent plus servir à aucun
des usages auxquels nous les employons, on les re-
cherche pour la table, et que les Nègres en préfèrent
la chair à celle de tous les autres animaux. On con-
duit les chiens au marché pour les vendre : on les
achète plus cher que le mouton, le chevreau, plus
cher même que tout autre gibier; enfin le mets le
plus délicieux d'un festin chez les Nègres est u*n chien
rôti. On pourroît croire que le goût si décidé cj* l'ont
ces peuples pour la chair de cet animal vient du chan-
gement de qualité de cette même chair qui . quoique
très mauvaise à manger d'ans nos climats tempérés,
acquiert peut-être un autre goût dans ces climats brû-
lants : mais, ce qui me fait penser que cela dépend
plutôt de la nature de l'homme que de celle du chien,
c'est que les sauvages du Canada , qui habitent un pays
froid, ont le même goût que les Nègres pour la chair
du chien, et que nos missionnaires en ont quelque-
fois mangé sans dégoût : « Les chiens servent en
» guise de mouton pour être mangés en festin, dit le
202 ANIMAUX DOMESTIQUES.
» P. Sabard Théodat. Je me suis trouvé diverses fois
» à des festins de chien. J'avoue véritablement que
» du commencement cela me faisoit horreur; mais je
» n'en eus pas mangé deux fois, que j'en trouvai la
» chair bonne et de goût un peu approchant de celle
» du porc. »
Dans nos climats les animaux sauvages qui appro-
chent le plus du chien, et surtout du chien à oreilles
droites, du chien de berger, que je regarde- comme
la souche et le type de l'espèce entière , sont le renard
et le loup; et comme la conformation intérieure est
presque entièrement la même, et que les différences
extérieures sont assez légères, j'ai voulu essayer s'ils
pourroient produire ensemble : j'espérois qu'au moins
on parviendrait à les faire accoupler, et que, s'ils ne
produisoient pas des individus féconds, ilsengendre-
roient des espèces de mulets qui auroient participé
de la nature des deux. Pour cela j'ai fait élever une
louve, prise dans les bois à l'âge de deux ou trois
mois , avec un mâtin de même âge. Ils étoient enfer-
més ensemble et seuls dans une assez grande cour,
où aucune autre bête ne pouvoit entrer, et où ils
avoient un abri pour se retirer. Ils ne connoissoient
ni l'un ni l'autre aucun individu de leur espèce, ni
même aucun homme que celui qui étoit chargé du
soin de leur porter tous les jours à manger. On les a
gardés trois ans, toujours avec la même attention, et
sans les contraindre ni les enchaîner. Pendant la pre-
mière année ces jeunes animaux jouoient perpétuelle-
ment ensemble et paroissoient s'aimer beaucoup. A
la seconde année ils commencèrent par se disputer la
nourriture, quoiqu'on leur en donnât plus qu'il ne
LE CHIEN. â53
leur en falloit. La querelle venoit toujours de la louve.
On leur portoil de la viande et des os sur un grand
plat de bois que Ton posoit à terre : dans l'instant
môme la louve, au lieu de se jeter sur la viande, com-
mençoit par écarter le chien, et prenoit ensuite le
plat par la tranche si adroitement, qu'elle ne laissoit
rien tomber de ce qui étoit dessus, et emportoit le
tout en fuyant; et comme elle ne pouvoit sortir, je
l'ai vue souvent faire cinq ou six fois de suite le tour
de la cour, tout le long des murailles, toujours tenant
le plat de niveau entre ses dents, et ne le reposer à
terre que pour reprendre haleine et pour se jeter sur
la viande avec voracité, et sur le chien avec fureur
lorsqu'il vouloit approcher. Le chien étoit plus fort
que la louve; mais comme il étoit plus doux, ou plu-
tôt moins féroce, on craignit pour sa vie, et on lui
mit un collier. Après la deuxième année les querelles
étoient encore plus vives, et les combats plus fré-
quents, et on mit aussi un collier à la louve, que le
chien commençoit à ménager beaucoup moins que
dans les premiers temps. Pendant ces deux ans il n'y
eut pas le moindre signe de chaleur ou de désir ni
dans l'un ni dans l'autre : ce ne fut qu'à la fin de la
troisième année que ces animaux commencèrent à
ressentir les impressions de l'ardeur du rut, mais sans
amour; car, loin que cet état les adoucît ou les rap-
prochât l'un de l'autre, ils n'en devinrent que plus
intraitables et plus féroces : ce n'étoient plus que des
hurlements de douleur mêlés à des cris de colère ; ils
maigrirent tous deux en moins de trois semaines, sans
jamais s'approcher autrement que pour se déchirer :
enfin ils s'acharnèrent si fort l'un contre l'autre, que le
2rôl\ ANIMAUX DOMESTIQUES.
chien tua la louve, qui étoit devenue la plus maigre
et la plus foibîe ; et l'on fut obligé de tuer le chien
quelques jours après, parce qu'au moment qu'on vou-
lut le mettre en liberté il fit un grand dégât en se îan-
çant avec fureur sur les volailies, sur les chiens, et
même sur les hommes.
J'avois dans le même temps des renards, deux mâles
et une femelle, que l'on avoit pris dans des pièges, et
que je ftiisois garder loin les uns des autres dans des
lieux séparés. J'avois fait attacher l'un de ces renards
avec une chaîne légère, mais assez longue, et on lui
avoit bâti une petite hutte où il se mettoit à l'abri. Je
le gardai pendant plusieurs mois : il se portoit bien;
et quoiqu'il eût l'air ennuyé et les yeux toujours fixés
sur la campagne qu'il voyoit de sa hutte, il ne laissoit
pas de mange** de très grand appétit. On lui présenta
une chienne en chaleur que l'on avoit gardée, et qui
n 'avoit pas été couverte; et comme elle ne vouloit
pas rester auprès du renard, on prit le parti de l'en-
chaîner dans le même lieu, et de leur donner large-
ment à manger. Le renard ne la mordit ni ne la mal-
traita point : pendant dix jours qu'ils demeurèrent
ensemble, il n'y eut pas la moindre querelle ni le jour,
ni la nuit, ni aux heures du repas; le renard s'appro-
choit même assez familièrement : mais dès qu'il avoit
flairé de trop près sa compagne, le signe du désir dis-
paroissoit, et il s'en retonrnoit tristement dans sa
hutte. Il n'y eut donc point d'accouplement. Lorsque
la chaleur de cette chienne fut passée , on lui en sub-
stitua une autre qui vcnoit d'entrer en chaleur, en-
suite une troisième, et une quatrième; le renard
les traita toutes avec la même douceur, mais avec la
LE CHIEN. 2&D
même indifférence : et afin de m 'assurer si c etoit la
répugnance naturelle ou l'état de contrainte où il
étoit qui l'empêchoit de s'accoupler, je lui fis ame-
ner une femells de son espèce. 11 la couvrit dès le
même jour plus d'une fois, et nous trouvâmes, en la
disséquant quelques semaines après, qu'elle étoit
pleine, et qu'elle auroit produit quatre petits renards.
On présenta de même successivement à l'autre renard
plusieurs chiennes en chaleur; on les enfermoit avec
lui dans une cour où iSs n'étoient point enchaînés : il
n'y eut ni haine , ni amour, ni combat, ni caresses; et
ce renard mourut au bout de quelques mois de dégoût
ou d'ennui.
Ces épreuves nous apprennent au moins que le
renard et le loup ne sont pas tout-à-fait de la même
nature que le chien; que ces espèces non seulement
sont différentes, mais séparées et assez éloignées pour
ne pouvoir les rapprocher, du moins dans ces climats;
que par conséquent le chien ne tire pas son origine
du renard ou du loup; et que les nomenclateurs, qui
ne regardent ces deux animaux que comme des chiens
sauvages, ou qui ne prennent le chien que pour un
loup ou un renard devenu domestique, et qui leur
donnent à tous trois le nom commun de chien, se
trompent, pour n'avoir pas assez consulté la nature.
Il y a dans les climats plus chauds que le nôtre une
espèce d'animal féroce et cruel, moins différent du
chien que ne le sont le renard ou le loup; cet ani-
mal, qui s'appelle adive ou chacal^ a été remarqué et
assez bien décrit par quelques voyageurs. On en trouve
en grand nombre en Asie et en Afrique, aux envi-
rons de Trébisonde , autour du mont Caucase, en
256 ANIMAUX DOxMESTIQUES.
Mingrélie, en Natolie , en Hyrcanie, en Perse, aux
Indes, à Surate, à Goa, à Guzarate , au Bengale, au
Congo, en Guinée, et en plusieurs autres endroits :
et quoique cet animal soit regardé, par les naturels
des pays qu'il habite, comme un chien sauvage, et
que son nom même le désigne; comme il est très
douteux qu'il se mêle avec les chiens et qu'il puisse
engendrer ou produire avec eux, nous en ferons l'his-
toire à part, comme nous ferons aussi celle du loup,
celle du renard, et celle de tous les autres animaux
qui, ne se mêlant point ensemble, font autant d'es-
pèces distinctes et séparées.
Ce n'est pas que je prétende, d'une manière déci-
sive et absolue, que l'adive et même que le renard
et le loup ne se soient jamais, dans aucun temps ni
dans aucun climat, mêlés avec les chiens. Les anciens
l'assurent assez positivement pour qu'on puisse encore
avoir sur cela quelques doutes, malgré les épreuves
que je viens de rapporter; et j'avoue qu'il faudroit un
plus grand nombre de pareilles épreuves pour acqué-
rir sur ce fait une certitude entière. Aristote, dont je
suis très porté à respecter le témoignage , dit préci-
sément1 qu'il est rare que les animaux qui sont d'es-
pèces différentes se mêlent ensemble ; que cependant
il est certain que cela arrive dans les chiens, les re-
nards, et les loups; que les chiens indiens provien-
nent d'une autre bête sauvage semblable et d'un chien.
On pourroit croire que cette bête sauvage, à laquelle
il ne donne point de nom, est l'adive : mais il dit dans
un autre endroit 2 que ces chiens indiens viennent
i. Aiist., de Generatione animal., lib. II, caj>. v.
■j. Ibicl. . Hislor. animal., lib. VfH', cap. xxvin.
LE CHIEN. 257
du tigre etfdu chien; ce qui me paroît encore plus
difficile à croire, parce que le tigre est d'une nature
et d'une forme bien plus différentes de celles du chien
que le loup, le renard, ou l'adive. Il faut convenir
qu'Àristote semble lui-même infirmer son témoignage
à cet égard : car, après avoir dit que les chiens indiens
viennent d'une bête sauvage semblable au loup et au
renard, il dit ailleurs qu'ils viennent du tigre; et,
sans énoncer si c'est du tigre et de la chienne, ou du
chien et de la tigresse, il ajoute seulement que la
chose ne réussit pas d'abord, mais seulement à la troi-
sième portée ; que de la première fois il ne résulte
encore que des tigres ; qu'on attache les chiens dans
les déserts, et qu'à moins que le tigre ne soit en cha-
leur ils sont souvent dévorés; que ce qui fait que l'A-
frique produit souvent des prodiges et des monstres,
c'est que, l'eau y étant très rare et la chaleur fort
grande, les animaux de différentes espèces se ren-
contrent assemblés en grand nombre dans le même
lieu pour boire; que c'est là qu'ils se familiarisent,
s'accouplent, et produisent. Tout cela me paroît con-
jectural, incertain, et même assez suspect pour n'y
pas ajouter foi; car plus on observe la nature des ani-
maux, plus on voit que l'indice le plus sûr pour en
juger, c'est l'instinct. L'examen le plus attentif des
parties intérieures ne nous découvre que les grosses
différences : le cheval et l'âne, qui se ressemblent par-
faitement par la conformation des parties intérieures,
sont cependant des animaux d'une nature différente;
le taureau, le bélier, et le bouc, qui ne diffèrent en
rien les uns des autres pour la conformation intérieure
de tous les viscères , sont d'espèces encore plus éloi-
258 ANIMAUX DOMESTIQUES.
gûées que 1 'âne et le cheval; et il en est de même du
chien, du renard, et du loup. L'inspection de la
forme extérieure nous éclaire davantage : mais comme
dans plusieurs espèces, et surtout dans celles qui ne
sont pas éloignées, il y a même à l'extérieur beau-
coup plus de ressemblance que de différence , cette
inspection ne suffit pas encore pour décider si ces es-
pèces sont différentes ou les mêmes; enfin lorsque
les nuances sont encore plus légères, nous ne pou-
vons les saisir qu'en combinant les rapports de l'ins-
tinct. C'est en effet par le naturel des animaux qu'on
doit juger de leur nature; et si l'on supposoit deux
animaux tout semblables pour la forme, mais tout
différents pour le naturel, ces deux animaux qui ne
voudroient pas se joindre, et qui ne pourroient pro-
duire ensemble, seroient, quoique semblables, de
deux espèces différentes.
Ce même moyen auquel on est obligé d'avoir re-
cours pour juger de la différence des animaux dans
les espèces voisines est, à plus forte raison, celui
qu'on doit employer de préférence à tous autres lors-
qu'on veut ramener à des points fixes les nombreuses
variétés que l'on trouve dans la même espèce. Nous
en coiinoissons trente dans celle du chien, et assu-
rément nous ne les connoissons pas toutes. De ces
trente variétés, il y en a dix-sept que Ton doit rap-
porter à l'influence du climat, savoir : le chien de
berger, le chien-loup, le chien de Sibérie, le chien
d'Islande, et le chien de Laponie ; Je mâtin , les lé-
vriers, le grand danois, et le chien d'Irlande; le
chien courant , les braques , les bassets , les épa~
Hiieuls, et le barbet ; le petit danois, le chien-turc , et
le chien. ^59
îe dogue : les treize autres, qui sont le chien-turc mé-
tis, le lévrier à poil de loup, le chien-bouffe , le chien
de Malte ou bichon, le roquet , le dogue de forte race,
le doguin ou raopse , le chien de Calabre , le burgos,
le chien d'Alicante , le chien-lion, le petit-barbet , et
le chien qu'on appelle arlois, issois ou quatre-vingts ,
ne sont que des métis qui proviennent du mélange
des premiers, et en rapportant chacun de ces chiens
métis aux deux races dont ils sont issus , leur nature
est dès lors assez connue. Mais à l'égard des dix-sept
premières races, si l'on veut connoître les rapports
qu'elles peuvent avoir entre elles, il faut avoir égard à
l'instinct, à la forme et à plusieurs autres circonstan-
ces. J'ai mis ensemble le chien de berger, îe chien-
loup, îe chien de Sibérie, le chien de Laponie, et îe
chien d'Islande, parce qu'ils se ressemblent plus qu'ils
ne ressemblent aux autres par la figure et par le poil ,
qu'ils ont tous cinq le museau pointu à peu près
comme le renard, qu'ils sont les seuls qui aient les
oreilles droites, et que leur instinct les porte à suivre
et garder les troupeaux. Le mâtin, le lévrier, le
grand danois, et le chien d'Irlande, ont, outre la
ressemblance de la forme et du long museau , le
même naturel; ils aiment à courir, à suivre les che-
vaux , les équipages : ils ont peu de nez , et chassent
plutôt à vue qu'à l'odorat. Les vrais chiens de chasse
sont les chiens courants, les braques, les bassets,
les épagneuls, et les barbets : quoiqu'ils diffèrent un
peu par la forme du corps, ils ont cependant tous le
museau gros; et comme leur instinct est le même , on
ne peut guère se tromper en les mettant ensemble.
L'épagneul , par exemple, a été appelé par quelques
2C)0 ANIMAUX DOMESTIQUES.
naturalistes, canis aviarlus terrestrls, et le barbet, ca-
nls aviarlus aquaticus; et en effet, la seule différence
qu'il y ait dans le naturel de ces deux chiens, c'est que
le barbet, avec son poil touffu, long et frisé, va plus
volontiers à l'eau que l'épagneul ? qui a le poil lisse et
moins fourni, ou que les trois autres, qui l'ont trop
court et trop clair pour ne pas craindre de se mouiller la
peau. Enfin le petit danois et le chien-turc ne peuvent
manquer d'aller ensemble , puisqu'il est avéré que le
chien-turc n'est qu'un petit danois qui a perdu son
poil. Il ne reste que le dogue qui , par son museau
court , semble se rapprocher du petit danois plus que
d'aucun autre chien, mais qui en diffère à tant d'au-
tres égards, qu'il paroît seul former une variété diffé-
rente de toutes les autres, tant pour la forme que pour
l'instinct. Il semble aussi affecter un climat particu-
lier : il vient d'Angleterre , et l'on a peine à en mainte-
nir la race en France ; les métis qui en proviennent,
et qui sont le dogue de forte race et le doguin, y réus-
sissent mieux. Tous ces chiens ont le nez si court,
qu'ils ont peu d'odorat, et souvent beaucoup d'odeur.
Il paroît aussi que la finesse de l'odorat, dans les
chiens, dépend de la grosseur plus que de la longueur
du museau , parce que le lévrier, le mâtin, et le grand
danois, qui ont le museau fort allongé, ont beaucoup
moins de nez que le chien courant, le braque, et le
basset, et même que 1 epagneul et le barbet, qui ont
tous, à proportion de leur taille, le museau moins
long, mais plus gros que les premiers.
La plus ou moins grande perfection des sens, qui
ne fait pas dans l'homme une qualité éminente ni
in ê nie remarquable, fait dans les animaux tout leur
LE CHIEN. 2()i
mérite , et produit comme cause tous les talents dont
leur nature peut être susceptible. Je n'entreprendrai
pas de faire ici 1 enuinération de toutes les qualités
d'un chien de chasse; on sait assez combien l'excel-
lence de l'odorat, jointe à l'éducation, lui donne d'a-
vantage et de supériorité sur les autres animaux ; mais
ces détails n'appartiennent que de loin à l'histoire na-
turelle ; et d'ailleurs les ruses et les moyens, quoi-
qu'émanés de la simple nature , que les animaux sau-
vages mettent en œuvre pour se dérober à la recherche
ou pour éviter la poursuite et les atteintes des chiens,
sont peut-être plus merveilleux que les méthodes les
plus fines de l'art de la chasse.
Le chien, lorsqu'il vient de naître, n'est pas en-
core entièrement achevé. Dans cette espèce, comme
dans celle de tous les animaux qui produisent en
grand nombre, les petits, au moment de leur nais-
sance, ne sont pas aussi parfaits que dans les animaux
qui n'en produisent qu'un ou deux. Les chiens nais-
sent communément avec les yeux fermés : les deux
paupières ne sont pas simplement collées , mais ad-
hérentes par une membrane qui se déchire lorsque
le muscle de la paupière supérieure est devenu assez
fort pour la relever et vaincre cet obstacle ; et la plu-
part des chiens n'ont les yeux ouverts qu'au dixième
ou douzième jour. Dans ce même temps, les os du
crâne ne sont pas achevés, le corps est bouffi, le mu-
seau gonflé, et leur forme n'est pas encore bien des-
sinée : mais en moins d'un mois ils apprennent à faire
usage de tous leurs sens, et prennent ensuite de la
force et un prompt accroissement. Au quatrième mois
ils perdent quelques unes de leurs dents, qui, comme
BUFFON. XIV. 17
262 ANIMAUX DOMESTIQUAS.
dans les autres animaux, sont bientôt remplacées
par d'autres qui ne tombent plus. Ils ont tous qua-
rante-deux dents, savoir : six incisives en haut et six
en bas, deux canines en haut et deux en bas, qua-
torze mâchelières en haut et douze en bas : mais cela
n'est pas constant; il se trouve des chiens qui ont
plus ou moins de dents mâchelières. Dans ce premier
âge, les mâles comme les femelles s'accroupissent un
peu pour pisser : ce n'est qu'à neuf ou dix mois que
les mâles, et même quelques femelles, commencent
à lever la cuisse; et c'est dans ce même temps qu'ils
commencent à être en état d'engendrer. Le mâle peut
s'accoupler en tout temps ; mais la femelle ne le re-
çoit que dans des temps marqués : c'est ordinaire-
ment deux fois par an, et plus fréquemment en hiver
qu'en été. La chaleur dure dix, douze, et quelque-
fois quinze jours; elle se marque par des signes exté-
rieurs ; les parties de la génération sont humides,
gonflées , et proéminentes au dehors ; il y a un petit
écoulement de sang tant que cette ardeur dure; et
cet écoulement, aussi bien que le gonflement de la
vulve, commence quelques jours avant l'accouple-
ment. Le mâle sent de loin la femelle dans cet état ,
et la recherche; mais ordinairement elle ne se livre
que six ou sept jours après qu'elle a commencé à en-
trer en chaleur. On a reconnu qu'un seul accouple-
ment suffit pour qu'elle conçoive, même en grand
nombre : cependant, lorsqu'on la laisse en liberté,
elle s'accouple plusieurs fois par jour avec tous les
chiens qui se présentent; on observe seulement que
lorsqu'elle peut choisir, elle préfère toujours ceux de
la plus grosse et de la plus grande taille, quelque
LE CHIEN. 265
laids et quelque disproportionnés qu'ils puissent
être : aussi arrive-t-il assez souvent que de petites
chiennes qui ont reçu des mâtins périssent en faisant
leurs petits.
Une chose que tout le monde sait, et qui cepen-
dant n'en est pas moins une singularité de la nature,
c'est que, dans l'accouplement, ces animaux ne peu-
vent se séparer, môme après la consommation de
l'acte de la génération : tant que l'état d'érection et
de gonflement subsiste, ils sont forcés de demeurer
unis; et cela dépend sans doute de leur conforma-
tion. Le chien a non seulement, comme plusieurs
autres animaux, un os dans la verge, mais les corps
caverneux forment dans le milieu une espèce de bour-
relet fort apparent, et qui se gonfle beaucoup dans
l'érection. La chienne, qui, de toutes les femelles,
est peut-être celle dont le clitoris est le plus considé-
rable et le plus gros dans le temps de la chaleur, pré-
sente de son côté un bourrelet, ou plutôt une tu-
meur ferme et saillante, dont le gonflement, aussi
bien que celui des parties voisines, dure peut-être
bien plus long-temps que celui du mâle , et suffit
peut-être aussi pour le retenir malgré lui : car au
moment que l'acte est consommé , il change de posi-
tion; il se remet à pied pour se reposer sur ses quatre
jambes; il a même l'air triste, et les efforts pour se
séparer ne viennent jamais de la femelle.
Les chiennes portent neuf semaines , c'est-à-dire
soixante-trois jours, quelquefois soixante-deux ou
soixante-un , et jamais moins de soixante : elles pro-
duisent six, sept, et quelquefois jusqu'à douze petits;
celles qui sont de la plus grande et de la plus forte
•}64 ANIMAUX DOMESTIQUES.
[aille produisent en plus grand nombre que les peti-
tes, qui souvent ne font que quatre on cinq , et quel-
quefois qu'un ou deux petits, surtout dans les pre-
mières portées, qui sont toujours moins nombreuses
que les autres dans tous les animaux.
Les chiens, quoique très ardents en amour, ne
laissent pas de durer ; il ne paroît pas même que
l'âge diminue leur ardeur : ils s'accouplent et produi-
sent pendant toute la vie, qui est ordinairement bor-
née à quatorze ou quinze ans, quoiqu'on en ait gardé
quelques uns jusqu'à vingt. La durée de la vie est
dans le chien, comme dans les autres animaux, pro-
portionnelle au temps de l'accroissement : il est en-
viron deux ans à croître, il vit aussi sept fois deux
ans. L'on peut connoître son âge par les dents, qui,
dans la jeunesse , sont blanches, tranchantes, et poin-
tues, et qui, à mesure qu'il vieillit, deviennent noi-
res, mousses, et inégales. On le connoît aussi par le
poil ; car il blanchit sur le museau, sur le front, et
autour des yeux.
Ces animaux , qui , de leur naturel , sont très vigi-
lants, très actifs, et qui sont faits pour le plus grand
mouvement, deviennent dans nos maisons, par la
surcharche de la nourriture, si pesants et si pares-
seux, qu'ils passent toute leur vie à ronfler, dormir,
et manger. Ce sommeil presque continuel est accom-
pagné de rêves, et c'est peut-être une deuce manière
d'exister. Ils sont naturellement voraces ou gour-
mands, et cependant ils peuvent se passer de nour-
riture pendant long-temps. Il y a dans les Mémoires
de l'Académie des Sciences l'histoire d'une chienne
qui , ayant été oubliée dans une maison de campagne.*
Tahle de- l'ordre Sa t mesm
Pra.iu,' ]
LE CHIEN. i>65
a vécu quarante jours sans autre nourriture que l'é-
toffe ou la laine d'un matelas qu'elle avoit déchiré.
Il paroît que l'eau leur est encore plus nécessaire que
la nourriture. Ils boivent souvent et abondamment :
ou croit même vulgairement que quand ils manquent
d'eau pendant long-temps, ils deviennent enragés.
Une chose qui leur est particulière, c'est qu'ils pa-
roissent faire des efforts et souffrir toutes les fois qu'ils
rendent leurs excréments : ce n'est pas, comme le
dit Aristote, parce que les intestins deviennent plus
étroits en approchant de l'anus ; il est certain , au con-
traire, que dans le chien, comme dans les autres ani-
maux, les gros boyaux s'élargissent toujours de plus
en plus, et que le rectum est plus large que le colon.
La sécheresse du tempérament de cet animal suffit
pour produire cet effet, et les étranglements qui se
trouvent dans le colon sont trop loin pour qu'on
puisse l'attribuer à la conformation des intestins.
Pour donner une idée plus nette de l'ordre des
chiens, de leur génération dans les différents climats,
et du mélange de leurs races, je joins ici une table,
ou, si l'on veut, une espèce d'arbre généalogique,
où l'on pourra voir d'un coup d'œil toutes ces variétés.
Cette table est orientée comme les cartes géographi-
ques, et l'on a suivi, autant qu'il étoit possible, la po-
sition respective des climats.
Le chien de berger est la souche de l'arbre. Ce
chien, transporté dans les climats rigoureux du Nord,
s'est enlaidi et rapetissé chez les Lapons, et paroît s'ê-
tre maintenu et même perfectionné en Islande, en
Russie, en Sibérie, dont le climat est un peu moins ri-
goureux, et où les peuples sont un peu plus civilisés.
266 ANIMAUX DOMESTIQUES.
Ces changements sont arrivés par la seule influence
de ces climats, qui n'a pas produit une grande alté-
ration dans la forme ; car tous ces chiens ont les oreil-
les droites, le poil épais et long, l'air sauvage, et iis
n'aboient pas aussi fréquemment ni de la même ma-
nière que ceux qui, dans les climats plus favorables,
se sont perfectionnés davantage. Le chien d'Islande
est le seul qui n'ait pas les oreilles entièrement droi-
tes; elles sont un peu pliées par leur extrémité : aussi
l'Islande est de tous ces pays du Word l'un des plus an-
ciennement habités par des hommes à demi civilisés.
Le même chien de berger, transporté dans des cli-
mats tempérés, et chez des peuples entièrement po-
licés, comme en Angleterre, en France, en Allemagne,
aura perdu son air sauvage, ses oreilles droites, son
poil rude, épais, et long, et sera devenu dogue, chien
courant, et mâtin, par la seule influence de ces cli-
mats. Le mâtin et le dogue ont encore les oreilles en
partie droites; elles ne sont qu'à demi pendantes, et
ils ressemblent assez par leurs mœurs et parleur na-
turel sanguinaire au chien duquel ils tirent leur ori-
gine. Le chien courant est celui des trois qui s'en
éloigne le plus : les oreilles longues, entièrement pen-
dantes, la douceur, la docilité, et, si on peut le dire,
la timidité de ce chien, sont autant de preuves de la
grande dégénération, ou, si l'on veut, de la grande
perfection qu'a produite une longue domesticité jointe
à une éducation soignée et suivie.
Le chien courant, le braque et le basset ne font
qu'une seule et même race de chiens; car l'on are-
marqué que dans la même portée il se trouve assez
souvent des chiens courants, des braques, et des bas-
P1.2C
Tome i^-
PaxLoaetr, scalp.
1 .LE CHIEN DE BERGER.. _ 2 LE
LV, CHIliN. 26"
sels, quoique la lice n'ait été couverte que par l'un
de ces trois chiens. J'ai accolé le braque du Bengale
au braque commun , parce qu'il n'en diffère en effet
que par la robe, qui est mouchetée; et j'ai joint de
même le basset à jambes torses au basset ordinaire,
parce que le défaut des jambes de ce chien ne vient
originairement que d'une maladie semblable au ra-
chitis, dont quelques individus ont été attaqués, et
dont ils ont transmis le résultat, qui est la déforma-
tion des os, à leurs descendants.
Le chien courant, transporté en Espagne et en Bar-
barie, où presque tous les animaux ont le poil lin,
long et fourni, sera devenu épagneul et barbet : le
grand et le petit épagneul, qui ne diffèrent que par
la taille, transportés en Angleterre, ont changé de
couleur du blanc au noir, et sont devenus, par l'in-
fluence du climat, grand et petit gredins, auxquels on
doit joindre le pyrame, qui n'est qu'un gredin noir
comme les autres, mais marqué de feu aux quatre
pattes, aux yeux, et au museau.
Le mâtin, transporté au nord, est devenu grand
danois, et, transporté au midi, est devenu lévrier.
Les grands lévriers viennent du Levant; ceux de taille
médiocre, d'Italie; et ces lévriers d'Italie, transportés
en Angleterre , sont devenus levrons, c'est-à-dire lé-
vriers encore plus petits.
Le grand danois transporté en Jrlande, en Ukraine,
en Tartarie, en Épire , en Albanie, est devenu chien
d'Irlande , et c'est le plus grand de tous les chiens.
Le dogue, transporté d'Angleterre en Danemarck,
est devenu petit danois; et ce même petit danois,
transporté dans les climats chauds, est devenu chien-
$6$ ANIMAUX DOMESTIQUES.
turc. Toutes ces races, avec leurs variétés, n'ont été
produites que par l'influencé du climat, jointe à la
douceur de l'abri, à l'effet de la nourriture, et au ré-
sultat d'une éducation soignée. Les autres chiens ne
sont pas de races pures, et proviennent du mélange
de ces premières races. J'ai marqué par des lignes
ponctuées la double origine de ces races métives.
Le lévrier et le mâtin ont produit le lévrier métis,
que l'on appelle aussi lévrier à poil de loup. Ce métis
a le museau moins effilé que le grand lévrier, qui est
très rare en France.
Le grand danois et le grand épagneul ont produit
ensemble le chien de Calabre , qui est un beau chien
à longs poils touffus, et plus grand par la taille que
les plus gros mâtins.
L'épagneul et le basset produisent un autre chien
que l'on appelle burgos.
L'épagneul et le petit danois produisent le chien-
lion , qui est maintenant fort rare.
Les chiens à longs poils, fins et frisés, que l'on
appelle bouffes 3 et qui sont de la taille des plus
grands barbets, viennent du grand épagneul et du
barbet.
Le petit barbet vient du petit épagneul et du
barbet.
Le dogue produit avec le mâtin un chien métis que
l'on appelle dogue de forte race^ qui est beaucoup plus
gros que le vrai dogue, ou dogue d'Angleterre, et qui
tient plus du dogue que du mâtin.
Le doguin vient du dogue d'Angleterre et du petit
danois.
Tous ces chiens sont des métis simples, et viennent
Tome 1-4
Panaue t , scx0.p
D O GUE DE PORTE RACE _ 2 .EE CHIEN DE SIBERIE
LE CHIEN. 269
du mélange de deux races pures; tuais il y a encore
d'autres chiens qu'on pourroit appeler doubles métis ,
parce qu'ils viennent du mélange d'une race pure et
d'une race déjà mêlée.
Le roquet est un double métis qui vient du doguin
et du petit danois.
Le chien d'Alicante est aussi un double métis qui
vient du doguin et du petit épagneul.
Le chien de Malte ou bichon est encore un double
métis qui vient du petit épagneul et du petit barbet.
Enfin il y a des chiens qu'on pourroit appeler tri-
pies métis 3 parce qu'ils viennent du mélange de deux
races déjà mêlées toutes deux : tel est le chien d'Ar-
tois, issois ou quatre-vingts, qui vient du doguin et
du roquet; tels sont encore les chiens que l'on ap-
pelle vulgairement chiens des rues ^ qui ressemblent à
tous les chiens en général sans ressembler à aucun en
particulier, parce qu'ils proviennent du mélange de
races déjà plusieurs fois mêlées.
M. de Mailly, de l'Académie de Dijon, connu par
plusieurs bons ouvrages de littérature, m'a commu-
niqué un fait qui mérite de trouver place dans l'his-
toire naturelle du chien. Voici l'extrait de la lettre
qu'il m'a écrite à ce sujet le 6 octobre 1772 :
« Le curé de Norges, près de Dijon, possède une
» chienne qui, sans avoir porté ni mis bas, a cepen-
» dant tous les symptômes qui caractérisent ces deux
» manières d'être. Elle entre en chaleur à peu près
> dans le même temps que tous les autres animaux
» de son espèce, avec cette différence, qu'elle ne
» souffre aucun mâle : elle n'en a jamais reçu. Au bout
» du temps ordinaire de sa portée, ses mamelles se
'2~jO ANIMAUX DOMESTIQUES.
» remplissent comme si elle étoit en gésine, sans que
» son lait soit provoqué par aucune traite particulière,
» comme il arrive quelquefois à d'autres animaux aux-
» quels on en tire, ou quelque substance fort sem-
» blable, en fatiguant leurs mamelles. Il n'y a rien
» ici de pareil; tout se fait selon l'ordre de la nature,
» et le lait paroît être si bien dans son caractère , que
» cette chienne a déjà allaité des petits qu'on lui a
» donnés, et pour lesquels elle a autant de tendresse,
» de soins, et d'attention, que si elle étoit leur véri-
» table mère. Elle est actuellement dans ce cas, et je
» n'ai l'honneur de vous assurer que ce que je vois.
» Une chose plus singulière, peut-être, c'est que la
» même chienne , il y a deux ou trois ans, allaita deux
» chats, dont l'un contracta si bien les inclinations
» de sa nourrice, que son cri s'en ressentit; au bout
» de quelque temps on s'aperçut qu'il ressembloit
» beaucoup plus à l'aboiement du chien qu'au miau-
» lement du chat. »
Si ce fait de la production du lait, sans accouple-
ment et sans imprégnation, étoit plus fréquent dans
les animaux quadrupèdes femelles, ce rapport les rap-
procheroit des oiseaux femelles qui produisent des
œufs sans le concours du mâle.
VARIÉTÉS DANS LES CHIENS.
Il y avoit, ces années dernières, à la foire Saint-
Germain, un chien de Sibérie qui nous a paru assez
différent de celui qui est gravé planche 7 pour que
nous en ayons reienu une courte description. Il étoit
couvert d'un poil beaucoup pins long et qui tomboit
LE CHIEN. 2; I
presque à terre. Au premier coup d'oeil il ressemblent
à un gros bichon ; mais ses oreilles étoient droites et
en même temps beaucoup plus grandes. Il étoit tout
blanc, et avoit vingt pouces et demi de longueur de-
puis le bout du nez jusqu'à 1 extrémité du corps, onze
pouces neuf lignes de hauteur, mesuré aux jambes
de derrière, et onze pouces trois lignes à celles de
devant; l'œil d'un brun châtain; le bout du nez noi-
râtre, ainsi que le tour des narines et le bord de l'ou-
verture de la gueule. Les oreilles, qu'il porte tou-
jours droites , sont très garnies de poil d'un blanc
jaune en dedans, et fauve sur les bords et aux extré-
mités. Les longs poils qui lui couvrent la tête lui ca-
chent en partie les yeux et tombent jusque sur le
nez; les doigts et les ongles des pieds sont aussi ca-
chés par les longs poils des jambes, qui sont de la
même grandeur que ceux du corps; la queue, qui se
recourbe comme celle du chien-loup, est aussi recou-
verte de très grands poils pendants, longs en général
de sept à huit pouces. C'est le chien le plus vêtu et le
mieux fourré de tous les chiens.
D'autres chiens amenés à Paris par des Russes, en
1759, et auxquels ils donnoient le nom de chiens de
Sibérie^ étoient d'une race très différente du précé-
dent. Ils étoient de grosseur égale, le mâle et la fe-
melle, à peu près de la grandeur des lévriers de
moyenne taille, le nez pointu, les oreilles demi-droi-
tes, un peu pliées par le milieu. Ils n'étoient point effi-
lés comme les lévriers, mais bien ronds sous le ven-
tre. La queue avoit environ huit à neuf pouces de
long, assez grosse et obtuse à son extrémité. Ils étoient
de couleur noire et sans poils blancs; la femelle en
272 ANIMAUX DOMESTIQUES.
avoit seulement une touffe grise au milieu de la tête,
et le mâle une touffe de la môme couleur au bout de
la queue. Ils étoient si caressants qu'ils en étoient in-
commodes, et d'une gourmandise ou plutôtd'une vo-
racité si grande qu'on ne pouvoit jamais les rassasier;
ils étoient en même temps d'une malpropreté insup-
portable, et perpétuellement en quête pour assouvir
leur faim. Leurs jambes n'étoient ni trop grosses ni
trop menues; mais leurs pattes étoient larges, plates,
et même fort épatées; enfin leurs doigts étoient unis
par une petite membrane. Leur voix étoit très forte.
Ils n'avoient nulle inclination à mordre, et caressoient
indistinctement tout le monde; mais leur vivacité
étoit au dessus de toute expression 1. D'après celte
notice il paroît que ces chiens prétendus de Sibérie
sont plutôt de la race de ceux que j'ai appelés chiens
d'Islande ^ qui présentent un grand nombre de carac-
tères semblables a ceux qui sont indiqués dans la
description ci-dessus.
« Je me suis informé, m'écrit M. Collinson, des
» chiens de Sibérie. Ceux qui tirent des traîneaux et
» des charrettes sont de médiocre grandeur; ils ont le
» nez pointu*, les oreilles droites et longues; ils portent
» leur queue recourbée; quelques uns sont comme
» des loups, et d'autres comme des renards; et il est
» certain que les chiens de Sibérie s'accouplent avec
» des loups et des renards. Je vois, continue M. Col-
« linson, par vos expériences que quand ces animaux
y> sont contraints ils ne veulent pas s'accoupler ; mais
» en liberté ils y consentent : je l'ai vu moi-même en
1. Exlrait d'une lettre de M. Pasumot, de l'Académie de Dijon, à
M. de BufTon, en date du 2 mars 1775.
LE CHIEN. 2-3
» Angleterre pour le chien et la louve; mais je n'ai
» trouvé personne qui m'ait dit avoir vu l'accouple-
» ment des chiens et des renards : cependant, par l'es-
» pèce que j'ai vue venir d'une chienne qui vivoit en
» liberté dans les bois, je ne peux pas douter de Tac-
» couplement d'un renard avec cette chienne. Il y a
» des gens à la campagne qui connoissent cette espèce
» de mulet, qu'ils appellent chien-renard l. »
La plupart des chiens du Groenland sont blancs,
mais il s'en trouve aussi de noirs et d'un poil très épais.
Ils hurlent et grognent plutôt qu'ils n'aboient : ils
sont stupides, et ne sont propres à aucune sorte de
chasse ; on s'en sert néanmoins pour tirer des traî-
neaux, auxquels on les attèle au nombre de quatre
ou six. Les Groenlandois en mangent la chair, et se
font des habits de leurs peaux.
Les chiens du Kamtschatka sont grossiers, rudes,
et demi-sauvages comme leurs maîtres. Ils sont com-
munément blancs et noirs , plus agiles et plus vifs que
nos chiens. Ils mangent beaucoup de poisson. On les
fait servir à tirer des traîneaux. On leur donne toute
liberté pendant l'été : on ne les rassemble qu'au mois
d'octobre pour les atteler aux traîneaux; et pendant
l'hiver on les nourrit avec une espèce de pâte faite de
poisson qu'on laisse fermenter dans une fosse. On
fait chauffer et presque cuire ce mélange avant de
le leur donner.
Il paroît, par ces deux derniers passages tirés des
voyageurs, que la race des chiens de Groenland et du
Kamtschatka , et peut-être des autres climats septcn-
i. Lettre de feu M. Gollinson à M. de Buffon , datée de Londres,
9 février 1764.
2?4 ANIMAUX DOMESTIQUES.
trionaux , ressemble plus aux chiens d'Islande qu'à
toutes autres races de chiens ; car la description que
nous avons donnée ci-dessus des deux chiens amenés
de Russie à Paris, aussi bien que les notices qu'on
vient de lire sur les chiens du Groenland et sur ceux
du Kamtschatka, conviennent assez entre elles, et
peuvent se rapporter également à notre chien d'Is-
lande.
Quoique nous ayons donné toutes les variétés con-
stantes que nous avons pu rassembler dans l'espèce
du chien , il en reste néanmoins quelques unes que
nous n'avons pu nous procurer. Par exemple , il y a
une race de chiens sauvages dont j'ai vu deux indivi-
dus, et que je n'ai pas été à portée de décrire ni de
faire dessiner. M. Aubry, curé de Saint-Louis, dont
tous les savants connoissent le beau cabinet, et qui
joint à beaucoup de connoissances en histoire natu-
relle le goût de les rendre utiles par la communica-
tion franche et honnête de ce qu'il possède en ce
genre, nous a souvent fourni des animaux nouveaux
qui nous étoient inconnus; et, au sujet des chiens, il
nous a dit avoir vu, il y a plusieurs années , un chien
de la grandeur à peu près d'un épagneul de la moyenne
espèce qui avoit de longs poils et une grande barbe
au menton. Ce chien provenoit de parents de même
race qui avoient autrefois été donnés à Louis XIV
par M. le comte de Toulouse. M. le comte de Lassai
eut aussi de ces mêmes chiens; mais on ignore ce que
cette race singulière est devenue.
A l'égard des chiens sauvages , dans lesquels il se
trouve, comme dans les chiens domestiques, des
races diverses, je n'ai pas eu d'autres informations
LE CHIEN. 2^5
que celles dont j ai fait mention dans mon ouvrage;
seulement M. le vicomte de Querhoent a eu la bonté
de me communiquer une note au sujet des chiens
sauvages qui se trouvent dans les terres voisines du
cap de Bonne-Espérance. Il dit « qu'il y a au Cap des
» compagnies très nombreuses de chiens sauvages qui
» sont de la taille de nos grands chiens, et qui ont le
» poil marqué de diverses couleurs. Ils ont les oreilles
» droites , courent d'une grande vitesse , et ne s'éla-
» blissent nulle part fixement. Ils détruisent une quan-
» tité étonnante de bêtes fauves. On en tue rarement,
» et iis se prennent difficilement aux pièges; car ils
» n'approchent pas aisément des choses que l'homme
» a touchées. Comme on rencontre quelquefois de
» leurs petits dans les bois , on a tenté de les rendre
» domestiques, mais ils sont si méchants étant grands
» qu'on y a renoncé. »
*On a vu dans l'histoire et la description que j'ai
données des différentes races de chiens que celle du
chien de berger paroît être la souche ou tige com-
mune de toutes les autres races, et j'ai rendu cette
conjecture probable par quelques faits et par plusieurs
comparaisons. Ce chien de berger, que je regarde
comme le vrai chien de nature, se trouve dans pres-
que tous les pays du monde. MM. Cook et Forster
nous disent « qu'ils remarquèrent à la Nouvelle-Zé-
» lande un grand nombre de chiens que les habitants
» du pays paroissent aimer beaucoup, et qu'ils te-
» noient attachés dans leurs pirogues par le milieu du
» ventre. Ces chiens étoient de l'espèce à longs poils,
» et ils ressembloient beaucoup au chien de berger de
» M. de Btiflbn. Ils étoient de diverses couleurs, les
2~6 ANIMAUX DOMESTIQUAS.
)> uns lâchés, ceux-ci entièrement noirs, et d'autres
» parfaitement blancs. Ces chiens se nourrissent de
» poisson ou des mêmes aliments que leurs maîtres,
* qui ensuite les tuent pour manger leur chair et se
» vêtir de leur peau. De plusieurs de ces animaux
» qu'ils nous vendirent les vieux ne voulurent rien
» manger; mais les jeunes s'accoutumèrent à nos pro-
» visions. »
« A la Nouvelle-Zélande, disent les mêmes voya-
» geurs, et suivant les relations des premiers voyages
» aux îles tropiques de la mer du Sud, les chiens sont
» les animaux les plus stupides et les plus tristes du
» monde ; ils ne paroissent pas avoir plus de sagacité
» que nos moutons; et comme à la Nouvelle-Zélande
» on ne les nourrit que de poisson et seulement de
» végétaux dans les îles de la mer du Sud , ces alimenis
» peuvent avoir contribué à changer leur instinct. »
M. Forster ajoute» que la race des chiens des îles
» de la mer du Sud ressemble beaucoup aux chiens
» de berger; mais leur tête est, dit-il, prodigieuse-
» ment grosse. Ils ont les yeux d'une petitesse remar-
» quable, des oreilles pointues, le poil long, et une
» queue courte et touffue. Ils se nourrissent surtout
» de fruits aux îles de la Société , mais sur les îles
» basses étala Nouvelle-Zélande ils ne mangent que du
« poisson. Leur stupidité est extrême. Ils aboient ra-
» rement ou presque jamais; mais ils hurlent de temps
» en temps. Ils ont l'odorat très foible, et ils sont ex-
» cessivement paresseux. Les naturels les engraissent
» pour leur chair, qu'il aiment passionnément, et
» qu'ils préfèrent à celle du cochon : ils fabriquent
» d'ailleurs avec leurs poils des ornements; ils en font
LE CHIEN. 2~~
» des franges, des cuirasses aux îles de la Société, e!
» ils eu garnissent leurs vêtements à la Nouvelle-
» Zé lande. »
On trouve également les chiens comme indigènes
dans l'Amérique méridionale, où on les a nommés
chiens des bois, parce qu'on ne les a pas encore réduits,
comme nos chiens, en domesticité constante.
LE CHIEN DES BOIS DE CAYENNE.
Canis cancrivorus. Guv.
Il y a en effet plusieurs animaux que les habitants
de la Guiane ont nommés chiens des bois, et qui mé-
ritent ce nom, puisqu'ils s'accouplent et produisent
avec les chiens domestiques. La première espèce est
celle dont nous donnons ici, planche 7, la figure, et
de laquelle M- de La Borde nous a envoyé la dépouille.
Cet animal avoit deux pieds quatre pouces de lon-
gueur; la tête , six pouces neuf lignes , depuis le bout
du nez jusqu'à l'occiput : elle est arquée à la hau-
teur des yeux, qui sont placés à cinq pouces trois li-
gnes de distance du bout du nez. On voit que ses di-
mensions sont à peu près les mêmes que celles du
chien de berger, et c'est aussi la race de chien à la-
quelle cet animal de la Guiane ressemble le plus : car
il a, comme le chien de berger, lès oreilles droites
et courtes, et la forme de la tête toute pareille : mais
il n'en a pas les longs poils sur le corps, la queue, et
les jambes. Il ressemble au loup par le poil au point
de s'y méprendre, sans cependant avoir ni l'encolure
ni la queue du loup. Il a le corps plus gros que le
BUFFON. XIV. 18
J2?8 ANIMAUX DOMESTIQUES.
chien de berger, les jambes et la queue un peu p|us
petites; le bord des paupières est noir, ainsi que le
bout du museau ; les joues sont rayées de deux petites
bandes noirâtres; les moustaches sont noires, les plus
grands poils ont deux pouces cinq lignes. Les oreilles
n'ont que deux pouces de longueur sur quatorze li-
gnes de largeur à leur base ; elles sont garnies , à l'en-
trée , d'un poil blanc et jaunâtre, et couvertes d'un
poil court roux mêlé de brun. Cette couleur rousse
s'étend des oreilles jusque sur le cou; elle devient
grisâtre vers la poitrine, qui est blanche; et tout le
milieu du ventre est d'un blanc jaunâtre , ainsi que le
dedans des cuisses et des jambes de devant. Le poil
de la tête et du corps est mélangé de noir, de fauve,
de gris, et de blanc. Le fauve domine sur la tête et
les jambes; mais il y a plus de gris sur le corps, à
cause du grand nombre de poils blancs qui y sont
mêlés. Les jambes sont menues, et le poil en est
court; il est, comme celui des pieds, d'un brun
foncé, mêlé d'un peu de roux: Les pieds sont petits et
n'ont que dix-sept lignes jusqu'à l'extrémité du plus
, long doigt; les ongles des pieds de devant ont cinq
lignes et demie : le premier des ongles internes est
plus fort que les autres; il a six lignes de longueur et
trois lignes de largeur à sa naissance ; ceux des pieds
de derrière ont cinq lignes. Le tronçon de la queue
a onze pouces; il est couvert d'un petit poil jaunâtre
tirant sur le gris; le dessus de la queue a quelques
nuances de brun, et son extrémité est noire.
Plusieurs personnes m'ont assuré qu'il y a de plus
dans l'intérieur des terres de la Guiane, surtout dans
les grands bois du canton d'Oyapok , une autre es-
H. a 3
Tome 1^
tet, sc-utp
F.TT1 TDATTOIS — 2 LE CHmi THRC
X.E CFTTETNr TURC
LE CHIEN. 2^Ç)
pèce de chiens des bois, plus petite que la précédente,
dont le poil esi noir et fort long, la tête très grosse ,
et le museau plus allongé. Les sauvages élèvent ces
animaux pour la chasse des agoutis et des acouchis.
Ces petits chiens des bois s'accouplent aussi avec les
chiens d'Europe , et produisent des métis que les sau-
vages estiment beaucoup, parce qu'ils ont encore
plus de talents pour la chasse que les chiens des bois.
Au reste, ces deux espèces chassent les agoutis, les
pacas, etc. ; ils s'en saisissent et les tuent : faute de
gibier, ils montent sur les arbres dont ils aiment les
fruits, tels que ceux du bois roijge, etc. Ils marchent
par troupes de six ou sept. Ils ne s'apprivoisent que
difficilement , et conservent toujours un caractère de
méchanceté.
D'UN CHIEN-TURC ET GREDIN.
Je donne encore ici, planche 8, la figure d'une très
petite chienne qui appartenoit à madame la prési-
dente de Saint-Fargeau, et quelle a permis de des-
siner. Cette petite chienne étoit âgée de treize ans,
et avoit pour mère une gredine toute noire, plus
grosse que celle-ci , qui n'avoit qu'un pied de lon-
gueur depuis le bout du nez jusqu'à l'origine de la
queue , sept pouces de hauteur aux jambes de devant,
et sept pouces neuf lignes au train de derrière.
La tète est très grosse à l'occiput, et forme un enfon-
cement à la hauteur des yeux ; le museau est court
et menu; le dessus du nez noir, ainsi que l'extrémité
et les naseaux; les mâchoires d'un brun noirâtre; le
globe des yeux fort gros ; l'œil noir , et les paupières
280 ANIMAUX DOMESTIQUES.
bien marquées; la tête et le corps d'un gris d'ardoise
clair, mêlé de couleur de chair à quelques endroits;
les oreilles droites et longues de deux pouces dix li-
gnes sur quinze lignes de diamètre à la base ; elles
sont lisses et sans poil en dedans, et de couleur de
chair, surtout à leur base; elles finissent en une
pointe arrondie, et sont couvertes à l'extérieur de
poilsblanchâtres assez clair-semés. Ces poils sont longs
surtout à la base de l'oreille , où ils ont seize lignes
de longueur; et comme tout le tour de l'oreille est
garni de longs poils blancs, il semble qu'elle soit
bordée d'hermine : !•' corps au contraire est antérieu-
rement nu, sans aucun poil ni duvet. La peau forme
des rides sur le cou, le dos, et le ventre, où l'on voit
six petites mamelles. Il y a de longs poils, en forme
de soies blanches, autour du cou et de la poitrine,
ainsi qu'autour de la tête. Ces poils sont clair-semés
sur le cou jusqu'aux épaules, mais ils sont comme
collés sur le front et les joues ; ce qui rend le tour de
la face blanchâtre. La queue, qui a trois pouces onze
lignes de longueur, est plus grosse à son origine qu'à
son extrémité, et sans poils, comme le reste du corps.
Les jambes sont de la couleur du corps, nues, et
sans poil; les ongles sont fort longs, crochus, et d'un
noir grisâtre en dessus.
On voit, par cette description, que cette petite
chienne , née d'une gredine noire et d'un père in-
connu , ressemble au chien-turc par la nudité et la
couleur de son corps. Elle est, à la vérité, un peu plus
basse que le chien-turc représenté planche 7 : elle a
aussi ia tête plus grosse, surtout à l'occiput; ce qui lui
donne , par cette partie , plus de rapport avec le petit
Tome
L
GRAND CRQEN "DE RUSSIE
LE CHIEN. 281
danois représenté dans la planche 8. Mais ce qui sem-
ble former un caractère particulier dans cette petite
chienne, ce sont ces grandes oreilles toujours droites
qui ont quelques rapports avec les oreilles du rat,
ainsi que la queue , qui ne se relève pas, et qui est
horizontalement droite ou pendante entre les jambes.
Cependant cette queue n'est point écailleuse comme
celle du rat; elle est seulement nue et comme noueuse
en quelques endroits. Cette petite chienne ne tenoit
donc rien de sa mère, excepté le peu de poil aux en-
droits que nous avons indiqués, et il y a apparence
que le père étoit un chien-turc de petite taille. Elle
avoit l'habitude de tirer la langue et de la laisser pen-
dante hors de sa gueule souvent de plus d'un pouce
et demi de longueur; et l'on nous assura que cette
habitude lui étoit naturelle, et qu'elle tiroit ainsi la
langue dès le temps de sa naissance. Au rejste sa mère
n'avoit produit de cette portée qu'un chien, mort as-
sez gros , et ensuite cette petite chienne, si singulière
qu'on ne peut la rapporter à aucune des races connues
dans l'espèce du chien.
LE GRAND CHIEN-LOUP.
V
M. le marquis d'Amezaga, par sa lettre datée de
Paris, le 3 décembre 1782 , m'a donné connoissance
de ce chien, et Ton en trouvera la figure dans ce vo-
lume, planche 8.
M. le duc de Bourbon avoit ramené ce chien de Ca-
dix. Il a à très peu près, quoique très jeune, la forme
et la grandeur d'un gros loup, bien fait et de grande
taille ; mais ce chien n'est pas , comme le loup , d'une
282 ANIMAUX DOMESTIQUES.
couleur uniforme : il présente au contraire deux cou-
leurs, le brun et le blanc, bien distinctes et assez ir-
régulièrement réparties ; on voit du brun noirâtre sur
la tête , les oreilles , autour des yeux, sur le cou , la
poitrine, le dessus et les côtés du corps, et sur le des-
sus de la queue ; le blanc se trouve sur les mâchoires,
sur les côtés des joues, sur une partie du museau,
dans l'intérieur des oreilles , sous la queue , sur les
jambes , les faces internes des cuisses , le dessous du
ventre, et la poitrine.
Sa tête est étroite , son museau allongé ; et cette
conformation lui donne une physionomie fine. Le
poil des moustaches est court, les yeux sont petits,
et l'iris en est verdâtre. On remarque une assez grande
tache blanche au dessus des yeux, et une petite en
pointe au milieu du front. Les oreilles sont droites et
larges à la Jbase. La queue a seize pouces de longueur
jusqu'à l'extrémité des poils, qui sont longs de six
pouces neuf lignes : il la porte haute ; elle représente
une sorte de panache, et elle est recourbée en avant
comme celle du chien-loup. Les poils qui sont sur le
corps sont longs d'un pouce; ils sont blancs à la racine,
et bruns dans leur longueur jusqu'à leur extrémité.
Les poils de dessous le ventre sont blancs , et ont trois
pouces deux lignes ; ceux des cuisses ont cinq pouces :
ils sont bruns dans leur longueur, et blancs à leur ex-
trémité; et en général au dessous du long poil ii y en
a de plus court qui est laineux et de couleur fauve. La
tête est pointue comme celle des loups-lévriers : « car
» les chasseurs distinguent, dit M. d'Amezaga, les
>) loups-mâtins et les loups-lévriers, dont l'espèce est
» beaucoup plus rare que l'autre. Ainsi la tête de ce
LE CHIEN. 285
» chien ressemble à celle dïin lévrier ; le museau est
» pointu. Il n'est âgé que d'environ huit mois; il paroît
» assez doux et est fort caressant. Les oreilles sont
» très courtes et ressemblent à celles des chiens de
» berger; le poil en est épais, mais fort court; en de-
» dans il est de couleur fauve , et châtain en dehors.
» Les pattes, depuis l'épaule et depuis la cuisse, sont
» aussi de couleur fauve; elles sont larges et fortes,
» et le pied est exactement celui du loup. Il marque
» beaucoup de désir de courir après les poules. D'a-
» près cela j'ai pensé qu'il tiroit son origine de la race
» primitive; j'opine pour qu'on le marie avec une
» belle chienne de berger. Il paroît avoir l'odorat
» très fin , et ne semble pas être sensible à l'amitié. »
Yoilà tout ce que nous avons pu savoir des habitu-
des de ce chien, dont nous ignorons le pays natal.
LE GRAND CHIEN DE RUSSIE.
En 1780, mon fils amena de Pétersbourg à Paris
un chien et une chienne d'une race différente de
toutes celles dont j'ai donné la description, Le chien ,
quoique encore fort jeune , étoit déjà plus grand que
le plus grand danois; son corps étoit plus allongé et
plus étroit à la partie des reins, la tête un peu plus
petite, la physionomie fine et le museau fort allongé;
les oreilles étoient pendantes, comme dans le danois
et le lévrier, les jambes fines et les pieds petits. Ce
chien avoit la queue pendante et touchant à terre
dans ses moments de repos; mais dans les mouve-
ments de liberté il la portoit élevée, et les grands
poils dont elle étoit urarnie formoient un panache re-
^84 ANIMA IX DOMESTIQUES.
plié en avant. Il diffère des grands lévriers non seu-
lement par la grande longueur de corps, mais encore
par les grands poils qui sont autour des oreilles , sur
le cou, sous le ventre, sur le derrière des jambes de
devant, sur les cuisses, et sur la queue, où ils sont le
plus longs.
Il est presque entièrement couvert de poil blanc, à
l'exception de quelques taches grisâtres qui sont sur
le dos et entre les yeux et les oreilles. Le tour des
yeux et le bout du nez sont noirs; l'iris de l'œil est
d'un jaune rougeâtre assez clair. Les oreilles , qui fi-
nissent en pointe, sont jaunes et bordées de noir; le
poil est brun autour du conduit auditif et sur une
partie du dessus de l'oreille. La queue, longue d'un
pied neuf pouces 9 est très garnie de poils blancs,
longs de cinq pouces ; ils n'ont sur le corps que treize
lignes, sous le ventre deux pouces deux lignes, et
sur les cuisses trois pouces,
La femelle étoit un peu plus petite que le mâle
dont nous venons de donner la description ; sa tête
étoit plus étroite, et le museau plus effilé. En général,
cette chienne étoit de forme plus légère que le chien,
et en proportion plus garnie de longs poils. Ceux du
mâle étoient blancs presque sur tout le corps, au lieu
que la femelle avoit de très grandes taches d'un brun
marron sur les épaules, sur le dos, sur le train de
derrière, et sur la queue, qu'elle relevoit moins sou-
vent; mais par tous les autres caractères elle ressem-
bloit au mâle.
LE CHIEN. 285
CHIENS-MULETS,
PROVENANT D'UNE LOUVE ET d'un CHIEN BRAQUE.
M. Surirey de Boissy, que j'ai déjà cité, m'a fait
l'honneur de m 'écrire, au mois de mars 1776,11116
lettre par laquelle il m'informe que de quatre jeunes
animaux produits le 6 juin 1773 parle chien braque
et la louve , deux femelles avoient été données à des
amis, et n'avoient pas vécu; que la dernière femelle
et le seul mâle produit de cette portée ont été con-
duits alors à une des terres de M. le marquis des
Spontin*, où ils ont passé l'automne , et qu'après 1er
cruel accident arrivé au cocher de sa maison par la,
morsure de la mère louve, on l'avoit tuée sur-le-
champ. M. de Boissy ajoute que, de ces deux métis,
la femelle , dès sa jeunesse , étoit moins sauvage que
îe mâle , qui sembloit tenir plus qu'elle des caractè-
res du loup; qu'ensuite on les a transférés en hiver
au château de Florennes, qui appartient aussi à M. le
marquis de Spontin ; qu'ils y ont été bien soignés , et
sont devenus très familiers; qu'enfin, le 5o décembre
1775, ces deux animaux se sont accouplés, et que
la nuit du 2 au 3 mars la femelle a mis bas quatre
jeunes, etc.
Ensuite M. le marquis de Spontin a eu la bonté de
mecrire de Namur, le 21 avril 1776, que, dans le
désir de me satisfaire pleinement sur les nouveaux
procréés de ces animaux métis, il s'est transporté à sa
campagne pour observer attentivement les différences
qu'ils pou voient avoir avec leurs père et mère. Ces
2&6 ANIMAUX DOMESTIQUES.
jeunes sont au nombre de quatre , deux mâles et deux
femelles. Ces dernières ont les pattes de devant blan-
ches, ainsi que le devant de la gorge, et la queue très
courte, comme leur père : cela vient de ce que le mâ-
tin qui a couvert la louve n'avoit pas plus de queue
qu'un chien d'arrêt. L'un des mâles est d'un brun pres-
que noir; il ressemble beaucoup plus à un chien qu'à
un loup, quoiqu'il soit le plus sauvage de tous. L'autre
mâle n'a rien qui le distingue, et paroît ressembler éga-
lement au père et à la mère. Les deux mâles ont la queue
comme le père. M. le marquis de Spontin ajoute obli-
geamment: «Si vous vouliez, monsieur, accepter l'of-
» fre que j'ai l'honneur de vous faire, de vous envoyer et
» faire conduire chez vous à mes frais, le père, la mère,
a et les deux jeunes, vous m'obligeriez sensiblement;
» pour moi , je garderai les deux autres jeunes , pour
a voir si l'espèce ne dégénérera pas, et s'ils ne rede-
a viendront pas de vrais loups ou de vrais chiens, »
Par une seconde lettre , datée de Namur, le 2
juin 1776, M. le marquis de Spontin me fait l'hon-
neur de me remercier de ce que j'ai cité son heureuse
expérience dans mon volume de supplément à l'His-
toire naturelle des animaux quadrupèdes , et il me
mande qu'il se propose de faire la tentative de l'ac-
couplement des chiens et des renards ; mais que pour
celle du loup et de la chienne , il en redouteroit l'en-
treprise , imaginant que le caractère cruel et féroce
du loup le rendroit encore plus dangereux que ne
î'avoit été la louve. « Le porteur de cette lettre, ajoute
» M. de Spontin , est chargé de la conduite des deux
» chiens de la première génération, et de deux de
ï leurs jeunes, entre lesquels j'ai choisi les plus forts
LE CHIEN. 287
» et les plus ressemblants tant au père qu'à la mère,
» que je vous envoie avec eux. Il m'en reste donc
» deux aussi, dont l'un a la queue toute courte,
» comme le chien l'avoit, et sera d'un noir fonce. Il
» paroît être aussi plus docile et plus familier que les
» autres : cependant il conserve encore l'odeur de
» loup , puisqu'il n'y a aucun chien qui ne se sauve dès
» qu'il le sent ; ce que vous pourriez éprouver aussi
» avec ceux que je vous envoie. Le père et la mère
» n'ont jamais mordu personne , et sont même très
» caressants ; vous pourrez les faire venir dans votre
» chambre, comme je faisois venir la louve dans la
» mienne, sans courir le moindre risque. Le voyage
» pourra les familiariser encore davantage. J'ai pré-
» féré de vous les envoyer ainsi , ne croyant pas qu'ils
» pussent s'habituer dans un panier, n'ayant jamais été
» enfermés ni attachés, etc. »
Ces quatre animaux me sont en effet arrivés au
commencement de juin 1776, et je fus obligé d'a-
bord de les faire garder pendant six semaines dans
un lieu fermé; mais m'apercevant qu'ils devenoient
plus farouches je les mis en liberté vers la fin de juillet,
et je les fis tenir dans mes jardins pendant le jour, et
dans une petite écurie pendant la nuit. Ils se sont
toujours bien portés, au moyen de la liberté qu'on
leur donnoit pendant le jour; et après avoir observé
pendant tout ce temps leurs habitudes naturelles, j'ai
donné à la ménagerie du roi les deux vieux, c'est-à-
dire le mâle et la femelle, qui proviennent immédia-
tement du chien et de la louve, et j'ai gardé les deux
jeunes, l'un mâle et l'autre femelle, provenant de
ceux que j'ai envoyés à la ménagerie.
288 ANIMAUX DOMESTIQUES.
Voici l'histoire et la description particulière de cha-
cun de ces quatre animaux.
DU MALE.
PREMIERE GENERATION.
Il avoit plus de rapport avec le loup qu'avec le
chien par le naturel ; car il conservoit un peu de fé-
rocité : il avoit l'œil étincelant, le regard farouche,
et le caractère sauvage. Il aboyoit au premier abord
contre tous ceux qui le regardoient ou qui s'en ap-
prochoient ; ce n'étoit pas un aboiement bien dis-
tinct, mais plutôt un hurlement qu'il faisoit entendre
fort souvent dans les moments de besoin et d'ennui :
il avoit même peu de douceur et de docilité avec les
personnes qu'il connoissoit le mieux; et peut-être
que s'il eût vécu en pleine liberté , il fût devenu un
vrai loup par les mœurs. Il n'étoit familier qu'avec
ceux qui lui fournissoient de la nourriture. Lorsque
la faim le pressoit, et que l'homme qui en avoit soin
lui donnoit de quoi la satisfaire, il sembloit lui témoi-
gner de la reconnoissance en se dressant contre lui et
lui léchant le visage et les mains. Ce qui prouve que
c'est le besoin qui le rendoit souple et caressant, c'est
que dans d'autres occasions il cherchoit souvent à
mordre la main qui le flattoit. Il n'étoit donc sensible
aux caresses que par un grossier intérêt, et il étoit
fort jaloux de celles que l'on faisoit à sa femelle et à
ses petits, pour lesquels il n'avoit nul attachement; il
les traitoit même plus souvent en ennemi qu'en ami,
et ne les ménageoit guère plus que des animaux qui
lui auroient été étrangers , surtout lorsqu'il s'agissoit
LE CHIEN. 289
de partager la nourriture. On fut obligé de la lui don-
ner séparément , et de l'attacher pendant le repas des
autres ; car il étoit si vorace, qu'il ne se contentoit pas
de sa portion, mais se jetoit sur les autres pour les
priver de la leur. Lorsqu'il voyoit approcher un in-
connu, il s'irritoit et se mettoit en furie, surtout s'il
étoit mal vêtu; il aboyoit , il hurloit, grattoit la terre,
et s'élançoit enfin sans qu'on pût l'apaiser, et sa colère
duroit jusqu'à ce que l'objet qui l'excitoit se retirât
et disparût.
Tel a été son naturel pendant les six premières se-
maines qu'il fut, pour ainsi dire, en prison; mais,
après qu'on l'eut mis en liberté, il parut moins farou-
che et moins méchant. Il jouoit avec sa femelle , et
sembloit craindre , le premier jour, de ne pouvoir as-
sez profiter de sa liberté; car il ne cessoit de courir,
de sauter, et d'exciter sa famille à en faire autant. Il
devint aussi plus doux à l'égard des étrangers ; il ne
s'élançoit pas contre eux avec autant de fureur, et se
contentoit de gronder; son poil se hérissoit à leur as-
pect, comme il arrive à presque tous les chiens do-
mestiques lorsqu'ils voient des gens qu'ils ne con-
noissent pas approcher de leur maître , ou même de
son habitation. Il trouvoït tant de plaisir à être libre,
qu'on avoit de la peine à le reprendre le soir pour
l'emmener coucher. Lorsqu'il voyoit venir son gou-
verneur avec sa chaîne, il se défioit, s'enfuyoit, et on
ne parvenoit à le joindre qu'après l'avoir trompé par
quelques ruses; et aussitôt qu'il étoit rentré dans son
écurie , il faisoit retentir ses ennuis par un hurlement
presque continuel , qui ne finissoit qu'au bout de
quelques heures.
29O ANIMAUX DOMESTIQUES.
Ce mâle et sa femelle étoient âgés de trois ans et
deux mois, en août 1776, temps auquel je les ai dé-
crits : ainsi ils étoient parfaitement adultes. Le mâle
étoit à peu près de la taille d'un fort mâtin , et il avoit
même le corps plus épais en tous sens; cependant il
n'étoit pas, à beaucoup près, aussi grand qu'un vieux
loup : il n avoit que trois pieds de longueur, depuis
le bout du museau jusqu'à l'origine de la queue, et
environ vingt-deux pouces de hauteur depuis l'épaule
jusqu'à l'extrémité des pieds, tandis que le loup a
trois pieds sept pouces de longueur, et deux pieds
cinq pouces de hauteur. Il tenoit beaucoup plus du
chieu que du loup, par la forme de la tête, qui étoit
plutôt ronde qu'allongée. Il avoit, comme le mâtin ,
le front proéminent, le museau assez gros, et le bout
du nez peu relevé. Ainsi l'on peut dire qu'il avoit
exactement la tête de son père chien , mais la queue
de sa mère louve; car cette queue n'é-toit pas courte
comme celle de son père , mais presque aussi longue
que celle du loup. Ses oreilles étoient recourbées
vers l'extrémité, et tenoienl un peu de celles, du
loup, se tenant toujours droites, à l'exception de
l'extrémité qui retomboit sur elle-même en tout
temps, même dans les moments où il fixoit les objets
qui lui déplaisoient; et ce qu'il y a de singulier, c'est
que les oreilles, au lieu d'être recourbées constam-
ment de chaque côté de la tête, étoient souvent
courbées du côté des yeux, et il paroît que cette
différence de mouvement dépendoit de la volonté de
l'animal. Elles étoient larges à la base, et finissoient
en pointe à l'extrémité.
Les paupières étoient ouvertes presque horizonîa-.
LE CHIEN. 3C) I
lenient, et les angles intérieurs des yeux assez près
l'un de l'autre à proportion de la largeur de la tôle.
Le bord des paupières étoit noir, ainsi que les mous-
taches, le bout du nez, et le bord des lèvres. Les
yeux étoient placés comme ceux du chien, et les or-
bites n'étoient pas inclinés comme dans le loup. L'iris
étoit d'un jaune fauve tirant, sur le grisâtre : au dessus
des angles intérieurs des yeux, il yavoit deux taches
blanchâtres posées vis-à-vis l'une de l'autre; ce qui
paroissoit augmenter l'air féroce de cet animai. Il
étoit moins haut sur ses jambes que son père chien,
et paroissoit tenir beaucoup du loup par les propor-
tions du corps et par les couleurs du poil : cependant
le train de derrière sembloit être un peu plus élevé
que dans le loup, quoiqu'il fût plus bas que dans le
chien ; ce qui provenoit de ce que les jambes de der-
rière dans le loup sont beaucoup plus coudées que
dans le chien , et c'est ce qui donne au loup l'air de
marcher sur ses talons. Cet animal avoit aussi plus
de ventre que les chiens ordinaires, et tenoit encore
ce caractère de sa mère îouve. Au reste, les jambes
étoient fortes et nerveuses, ainsi que les pieds, dont
les ongles étoient noirs en plus grande partie, et plus
allongés que dans le chien; l'animal les écartoit en
marchant, en sorte que la trace qu'il imprimoitsur
la terre étoit plus grande que celle des pieds du chien.
Dans les pieds de devant, l'ongle externe et l'ongle
qui suit l'interne étoient blancs ou couleur de chair;
dans le pied gauche de derrière , les deux ongles qui
suivent l'interne étoient de cette môme couleur de
chair; et dans le pied droid de derrière, il n'y avoii
.que l'ongle externe qui fût de cette môme couleur»
292 ANIMAUX DOMESTIQUES.
La queue étoit longue, fort semblable à celle du loup,
et presque toujours traînante ; ce n'est que dans les
moments de la plus grande joie que l'animal la rele-
voit : mais, dans la colère , il la tenoit serrée entre ses
jambes, après l'avoir tenue d'abord horizontalement
tendue et l'avoir fait mouvoir sur toute sa longueur;
ce qui est une habitude commune aux chiens et aux
loups.
Le poil de cet animal ressembloit en tout à celui du
loup; le tour des yeux étoit mêlé de fauve et de gris, et
cette couleur venoit se réunir avec le brun-roux qui
couvroit le dessus du nez : ce brun-roux étoit mêlé
d'une légère nuance de fauve pâle. Le bas des joues , les
côtés du nez, toute la mâchoire inférieure, le dedans
des oreilles, et le dessus du cou, étoient d'un blanc
plus ou moins sale; la face extérieure des oreilles étoit
d'un brun mêlé de fauve; le dessus de la tête et du
cou d'un jaune mêlé de gris cendré; les épaules, la
face antérieure de la jambe, le dos, les hanches, et
la face extérieure des cuisses, étoient de couleur
noire mêlée de fauve pâle et gris. Le noir dominoit
sur le dos et le croupion , ainsi que sur le dessus des
épaules, où néanmoins il étoit comme rayé par le
mélange du gris. Sur les autres parties des épaules,
sur les flancs et les cuisses, le poil étoit d'une légère
teinte de jaune pâle jaspé de noir par endroits; le
dessous du ventre étoit d'un jaune pâle et clair, un
peu mêlé de gris : mais il étoit blanc sur la poitrine
et autour de l'anus. Les jambes étoient d'un fauve
foncé en dehors, et en dedans d'un blanc grisâtre;
les pieds étoient blancs, avec une légère teinte de
fauve. Sur l'extrémité du corps on remarquoit de'
LE CHIEN. 2-Cp
grands poils fauves, mêlés de poils blancs, qui ve-
noient se réunir avec ceux qui environnoient l'anus.
La queue étoit bien garnie de poils, elle étoit même
touffue; la disposition de ces poils la faisoit paroître
étroite à sa naissance, fort grosse dans sa longueur,
courbe dans sa forme, et finissant par une petite huppe
de poils noirs : ces poils étoient blancs par dessous et
noirs en dessus; mais ce noir étoit mêlé de gris et de
fauve pâle.
DE LA FEMELLE,
PREMIÈRE GÉNÉRATION.
Le naturel de cette femelle nous a paru tout diffé-
rent de celui du mâle : non seulement elle n'étoit
pas féroce, mais elle étoit douce et caressante; elle
sembloit même agacer les personnes qu'elle aimoit,
et elle exprimoit sa joie par un petit cri de satisfac-
tion. Il étoit rare qu'elle fût de mauvaise humeur;
elle aboyoit quelquefois à l'aspect d'un objet inconnu ,
mais sans donner d'autres signes de colère : son aboie-
ment étoit encore moins décidé que celui du mâle ;
le son ressembloit à celui de la voix d'un chien fort
enroué. Souvent elle importunoit à force d'être ca-
ressante; elle étoit si douce qu'elle ne se défendoit
même pas des mauvais traitements de son mâle; elle
se rouloit et se couchoit à ses pieds, comme pour
demander grâce. Sa physionomie , quoique fort res-
semblante à celle de la louve, ne démentoit pas ce
bon naturel; elle avoit le regard doux, la démarche
libre, la taille bien prise, quoique beaucoup au des-
sous de celle du mâle, n'ayant ^ue deux pieds neuf
BUKFON. \TV. ÎO
2Ç)f\ ANIMAUX DOMESTIQUES.
pouces depuis le bout du museau jusqu'à l'origine de
la queue : sa hauteur étoit dans la même proportion,
n'étant que de vingt- un pouces trois lignes depuis
l'épaule jusqu'à l'extrémité du pied.-
Elle avoit beaucoup de rapport avec sa mère louve,
par la forme de la tête et la couleur du poil de cette
partie; elle avoit comme la louve le museau épais au-
près des yeux, de manière que les angles en étoienl
beaucoup plus éloignés l'un de l'autre que dans le
chien, et même que dans le mâle que nous venons
de décrire; elle avoit aussi, comme la louve, le front
plat, le bout du nez un peu relevé, les orbites des
veux un peu inclinées, les oreilles courtes et toujours
droites; mais elle tenoit du chien par sa queue, qui
étoit courte et émoussée , au lieu que le mâle tenoit
sa queue de la louve. Elle avoit les oreilles droites,
larges à la base, et finissant en pointe sans se replier
comme celles du mâle : ainsi elle ressembloit encore
parfaitement à sa mère par ce caractère. Elle étoit
d'une grande légèreté, étant plus haute sur ses jam-
bes à proportion que le mâle. Elle avoit aussi les cuis-
ses et les jambes plus fines; elle sautoit à une hau-
teur très considérable, et auroit aisément franchi un
unir de six ou sept pieds : elle avoit six mamelons
sous le ventre. Au reste, elle avoit, comme le mâle,
le bord des paupières, les lèvres, et le bout du nez
noirs; l'iris étoit jaunâtre; le tour des yeux fauve
foncé , plus clair au dessus des paupières supérieures;
les joues et les mâchoires blanches : entre les deux
yeux étoient des poils bruns, qui formoient une pointe
sur le sommet de la tête. Le poil du corps étoit noir,
jaspé de gris par le mélange des poils blancs : le noir
LE CHJEN. 5ô5
étoit plus marqué depuis les épaules jusqu'au crou-
piou; en sorte que, dans cet endroit, cette femelle
étoit plus noire que le maie. Les côtés du corps et le
cou jusqu'aux oreilles étoient de couleur grisâtre; les
poils étoient blancs à la racine et noirs à leur pointe;
le derrière des épaules et les faces du cou étoient fau-
ves. Le dedans des oreilles, le tour de la lèvre supé-
rieure, toute la mâchoire inférieure, la poitrine, le
ventre, le dessous de la queue, et le tour de l'anus
étoient plus ou moins blancs; mais ce blanc étoit
moins net et moins apparent que dans le mâle, et il
étoit, dans quelques endroits, mêlé de jaune pâle ou
de gris cendré. Le sommet et les côtés de la tête, le
dessus du museau , le dehors des oreilles, la face ex-
térieure des jambes, et le bas des côtés du corps,
étoient roussâtres ou jaunâtres ; le dedans des jambes
étoit, comme le ventre, presque blanchâtre : elle
n'avoit pas, comme le mâle, des taches blanches sur
les yeux ni sur le cou. Le tour des lèvres, les sour-
cils, les paupières, les moustaches, le bout du nez,
et tous les ongles étoient noirs. La queue ressembloit
à celle du père chien; elle étoit toute différente de
celle du mâle, qui, comme nous l'avons dit, ressem-
bloit à la queue de la mère louve. Celle de cette fe-
melle étoit courte, plate, et blanche en dessous,
couverte en dessus de poils noirs légèrement nuan-
cés d'un peu de fauve , et terminée par des poils noirs.
En comparant la couleur du poil des pieds à celle
des ongles dans ces deux individus mâle et femelle ,
il paroît que la couleur des ongles dépendoit beau-
coup de la couleur du poil qui les surmontoit; je
2§6 ANIMAUX DOMESTIQUES.
crois môme que ce rapport est général, et se re-
connoît aisément dans la plupart des animaux. Les
bœufs, les chevaux, les chiens, etc., qui ont du
blanc immédiatement au dessus de leurs cornes, sa-
bots, ergots, etc. , ont aussi du blanc sur ces der-
nières parties; quelquefois même ce blanc se mani-
feste par bandes, lorsque les jambes et les pieds sont
de différentes couleurs. La peau a de même beaucoup
de rapport à la couleur du poil, presque toujours blan-
che où le poil est blanc, pourvu qu'il le soit dans toute
son étendue; car si le poil n'est blanc qu'à la pointe ,
et qu'il soit rouge ou noir à la racine , la peau est alors
plutôt noire ou rousse que blanche.
DU M A. LE,
SECONDE GÉNÉRATION.
Le mâle et la femelle de la première génération,
nés le 6 juin 1770, se sont accouplés le 00 décembre
1775, et la femelle a mis bas quatre petits le 3 mars
1776 : elle étoit donc âgée de deux ans et environ
sept mois lorsqu'elle est entrée en chaleur, et la du-
rée de la gestation a été de soixante-trois jours , c'est-
à-dire égale au temps de la gestation des chiennes.
Dans cette portée de quatre petits, il n'y avoit qu'un
mâle et trois femelles, dont deux sont mortes peu de
temps après leur naissance , et il n'a survécu que le
mâle et la femelle , dont nous allons donner la de-
scription prise en deux temps différents de leur âge.
Au 3 de septembre 1 776, c'est-à-dire à l'âge de six
mois, ce jeune mâle avoit les dimensiens suivantes :
LE CHIEN. 297
pieds. |)
inférieure, et Ton voyoit aussi du blanc à la poitrine
et sur les faces internes des jambes et des cuisses ; le
dessous du ventre , en gagnant la poitrine , étoit d'un
blanc sale tirant sur le jaunâtre.
La queue avoit neuf pouces six lignes de longueur;
elle ëtoit grosse et garnie d'un poil touffu et assez
court, noirâtre au dessus de la queue, jaunâtre en
dessous, et noir à l'extrémité.
DE LA FEMELLE,
QUATRIÈME GENERATION.
Cette louve-chienne, de la même portée que le
loup-chien précédent, tenoit de sa bisaïeule la louve
par sa physionomie, son regard, ses grandes oreilles
et la queue pendante entre les jambes. Elle étoit un
peu plus petite que le mâle, et plus légère dans les
formes du corps et des jambes.
Au même âge de près d'un an, sa longueur du bout
du nez à l'anus, mesurée en ligne droite, étoit de
deux pieds quatre pouces une ligne, et, suivant la
courbure du corps, de deux pieds huit pouces neuf
lignes; ce qui faisoit quatre pouces cinq lignes de
moins que dans le mâle. Cette femelle en différoit
encore par les formes du corps , moins lourdes , et
tenant plus de son bisaïeul chien; elle avoit la tête plus
allongée et plus fine que son frère, la queue beaucoup
plus longue, ainsi que les oreilles, dont l'extrémité
étoit tombante, au lieu qu'elle étoit droite dans le
mâle. Les couleurs de son poil tenoient en général
beaucoup plus de celles du chien que de celles de la
louve dont elle tiroit son origine.
024 ANIMAUX DOMESTIQUES.
Le bout du nez, les naseaux et les lèvres étoient
noirs.
Elle étoit encore plus douce et plus craintive que
le mâle, et souffroit plus patiemment les châtiments
et les coups.
SUITE DES CHIENS MÉTIS.
M. Leroy, lieutenant des chasses et inspecteur du
parc de Versailles, par sa lettre du i3 juillet 1 778 , ma
fait part des observations qu'il a faites sur le chien-
loup que je lui avois envoyé. « J'ai, dit-il, à vous ren-
» dre compte des chiens-loups que vous m'avez con-
» fiés. D'abord ils ont produit ensemble, comme ils
» avoient fait chez vous. J'en ai donné deux à M. le
» prince de Condé; M. d'Amezaga doit les avoir sui-
» vis, et il pourra vous dire ce qu'ils ont fait. J'en ai
» gardé un pour voir s'il deviendroit propre à quel-
» que usage. Dans son enfance, on l'a laissé libre dans
» une maison et dans un grand enclos. Il étoit assez
» familier avec les gens de la maison, se nourrissoit
» de tout, mais paroissoit préférer la viande crue à
» tout le reste. Sa figure ressembloit beaucoup à celle
» du loup, à la queue près, qui étoit plus courte, mais
» qui étoit tombante comme celle des loups. Il avoit
» surtout dans la physionomie ce torvus qui appartient
» particulièrement au loup. Sa manière de courir et
» de marcher étoit absolument semblable à celle de
» cet animal. Lorsqu'il étoit appelé par quelqu'un de
» ceux avec lesquels il étoit le plus familier, il ne ve-
» noit jamais directement à lui, à moins qu'il ne fût
» exactement sous le vent; sans cela, il alloit d'abord
LE CHIEN. 323
» prendre le vent et ne s'approchoit qu'après que le
» témoignage de son nez avoit assuré celui de ses yeux.
» En tout il n 'avoit rien de la gaieté folâtre de nos
» jeunes chiens, quoiqu'il jouât quelquefois avec eux;
» toutes ses démarches étaient posées et annonçaient
» de la réflexion et de la méfiance. Il avoit à peine
» six mois, qu'on fut obligé de l'enchaîner, parce
» qu'il commençoit à faire une grande destruction de
» volailles. On avoit essayé de le corriger; mais ou-
» tre qu'il n'étoit ni aisé ni sûr de le saisir, le châti-
» ment ne produisoit en lui que de l'hypocrisie. Dès
» qu'il n'étoit pas aperçu , son penchant à la rapine
» agissoit dans toute son énergie. Parmi les volailles,
» il préféroit surtout les dindons. Lorsqu'on le tint
» attaché, sa férocité ne parut pas s'augmenter par la
» perte de sa liberté. Il ne devint pas non plus pro-
» pre à la garde; il aboyoit rarement : ses aboiements
» étoient courts et ne marquoient que l'impatience;
» il grondoit seulement quand il étoit approché par
» des inconnus, et la nuit il hurloit souvent. A 1 âge
» d'un an, je l'ai fait mener à la chasse; et comme il
» paroissoit hardi et tenace, j'ai voulu essayer s'il
» donneront sur le sanglier; mais son audace lui a été
» funeste; il a succombé à la première épreuve. On
» l'a lâché avec d'autres chiens sur un sanglier qu'il
» a attaqué de front, et qui l'a tué tout roide. Voilà
» l'histoire de cet individu.
» J'ai marié son père, l'un de ceux que vous m'aviez
» donnés, avec une jeune louve que nous avions à la
» ménagerie. Comme il étoit plus fort quelle, il a
» commencé par s'en rendre maître, et quelquefois
» il la mordoit très cruellement, apparemment pour
r.lTTOX. XIV.
7)'26 ANIMAUX DOMESTIQUES.
» l'assujettir. La bonne intelligence s'est ensuite ré-
» tablie : lorsque la louve a eu environ dix-huit mois,
» elle est devenue en chaleur, elle a été couverte, et il
» en est venu trois petits qui tiennent beaucoup moins
» du chien que les individus de la première production;
» entre autres choses, le poil est pareil à celui du
» louveteau. Une chose assez rare, c'est que cette louve
» étant pleine, et à un mois près de mettre bas, elle
» a souffert le mâle; il Ta couverte en présence d'un des
» garçons de la ménagerie, qui est digne de foi. Il dit
» qu'ils sont restés attachés un moment ensemble,
t) mais beaucoup moins long-temps que ne restent nos
» chiens... Je fais élever séparément deux de ceslouve-
» teaux, pour voir si l'on pourra en tirer quelque parti
» pour la chasse; je les ferai mener de bonne heure
» en limiers, parce que c'est de cette seule manière
» qu'on peut espérer d'eux quelque docilité. Je don-
» nerai le troisième pour mari à la louve, afin que l'on
» voie quel degré d'influence conservera sur la troi-
» sième génération la race du grand-père, qui étoit
» un chien. »
SECONDE SUITE DES CHIENS MÉTIS.
A ce premier exemple de la production très cer-
taine d'un chien avec une louve, nous pouvons en
ajouter d'autres, mais dont les circonstances ne nous
sont pas à beaucoup près si bien connues. On a vu
en Champagne, dans l'année 1776, entre Vitry-le-
François et Châlons , dans une des terres de M. le
comte Du Harnel , une portée de huit louveteaux ,
dont six étoient d'un poil roux bien décidé , Je sep-
LE CHIEN. J2J
tième d un poil tout-à-lait noir, avec levs pattes blan-
ches, et le huitième de couleur fauve mêlée de gris.
Ces louveteaux, remarquables par leur couleur, n'ont
pas quitté le bois où ils étaient nés, et ils ont été
vus très souvent par les habitants des villages d'A-
blancourt et de La Chaussée, voisins de ces bois. On
m'a assuré que ces louveteaux provenoient de l'accou-
plement d'un chien avec une louve, parce que les
louveteaux roux ressembloient , au point de s'y mé-
prendre, à im chien du voisinage. Néanmoins, avec
cette présomption , il faut encore supposer que le
chien roux, père de ces métis, avoit pour père ou
pour mère un individu noir» Les peaux de ces jeunes
animaux m'ont été apportées au Jardin du Roi; et en
consultant un pelletier, H les a prises, au premier
coup d'œil , pour des peaux de chiens : mais en les
examinant de plus près , il a reconnu les deux sortes
de poils qui distinguent le loup et les autres animaux
sauvages des chiens domestiques. C'est à M. de Cernon
que je dois la connoissance de ce fait, et c'est lui qui
a eu la bonté de nous envoyer les peaux pour les exa
miner. Il m'a fait l'honneur de m'écrire une lettre du
28 octobre 1676, dont voici l'extrait.
« Le jour fut pris au 4 novembre pour donner la
>. chasse à cette troupe de petits loups... On lit battre
» le bois par des chiens courants accoutumés à don-
» ner sur le loup; on ne les trouva point ce jour là,
» quoiqu'ils eussent été vus deux jours auparavant
» par M. d'Ablancourt, qui, à pied et sans armes, sté-
' ê toit amusé à les considérer assez long- temps à vingt
0 toises de lui autour du bois, et avoit été surpris de
» les voir si peu sauvages. Je demandai, dit M. de
028 ANIMAUX DOMESTIQUES.
» Cernon, au pâtre d'Âblancourt , qui se trouva là, s'il
» avoit vu ces loups : il me répondit qu'il les voyoit
» tous les jours, qu'ils étoient privés comme des
» chiens; que même ils gardoient ses vaches et jouoient
» au milieu d'elles sans qu'elles en eussent la moindre
» peur; il ajouta qu'il y en avoit un tout noir, que
» tous les autres étoient roux, à l'exception encore
» d'un autre qui étoit d'un gris cendré
» Le 5 novembre, nous trouvâmes ces loups dans
» une remise de broussailles, située entre Mery et
» Cernon, et nous nous mîmes à leur poursuite: et
» après les avoir suivis à pied une lieue et demie, nous
» fûmes obligés, la nuit venant, de les abandonner:
» mais nous avions très bien distingué les couleurs de
» ces jeunes animaux, et leur mère qui étoit avec
» eux.
» Le 7, nous fûmes informés que les loups avoient
» été vus à Jongy, que le concierge de M. de Pange
» en avoit tué un , que le garde-chasse en avoit blessé
» un autre, et tiré sur le noir de fort près, et parois-
» soit l'avoir manqué : il les vit aller de là à l'endroit
» où ils étoient nés. Les chasseurs se rassemblèrent,
» et allèrent, trois jours après, les y relancer. La
» mère louve fut vue la première, et tirée par mon
» fils ; n'étant pas restée à son coup, elle fut suivie de
» près par les chiens, et vue de presque tous les
» chasseurs dans la plaine, et ils n'y remarquèrent
» rien de différent des louves ordinaires Ensuite on
» tua dans le bois un de ses louveteaux qui étoit en-
» tièrement roux , avec le poil plus court et les oreilles
» plus longues que ne les ont les loups; le bout des
» oreilles étoit un peu replié en dedans, et quelque
LE CHESN. O29
» chose dans l'ensemble plus approchant de la figure
» du mâtin allongé que de celle d'un loup. Un autre
» de ces louveteaux ayant été blessé à mort, il cria
» sur le coup précisément comme crie un chien qu'on
» vient de frapper. Le garde-chasse qui l'avoit tiré fut
» même effrayé de la couleur et du cri de ce louve-
» teau, par la crainte qu'il avoit d'avoir tué un des
» chiens de la meute qui étoit de même poil; mais en
» le poursuivant il fut bientôt détrompé , et le recon-
» nut pour être un louveteau : cependant il ne put
» pas le saisir, car cet animal blessé se fourra dans un
» terrier où il a été perdu.
» Le garde-chasse de M. Loisson, qui a coutume
» de tendre des pièges, trouva en les visitant un de ces
» louveteaux saisi par la jambe, et il le prit pour un
» chien; quelques autres hommes qui étoient avec lui
» en jugèrent de même, en sorte qu'après l'avoir tué
» ils le laissèrent sur la place, ne croyant pas que ce
» fût un louveteau, mais persuadés que c'étoit un
» chien Nous envoyâmes chercher ce prétendu
» chien qu'ils venoient de tuer, et nous reconnûmes
» que c'étoit un louveteau entièrement semblable aux
» autres, à l'exception que son poil étoit en partie
» roux et en partie gris : la queue, les oreilles, la mâ-
» choire, le chignon, étoient bien décidément du loup.
» Enfin, quelques jours après, on trouva le reste
i> de celte troupe de louveteaux dans un bois, à une
» lieue de Châlons : on en tua un qui étoit roux, et
» pareil à celui dont j'ai envoyé la peau au Cabinet
» du Roi.
» Enfin , le 1 8 novembre 1 776, M. Loisson tua deux
» de ces louveteaux, à quelque distance de son châ~
35o ANIMAUX DOMESTIQUES.
» teati , et ce sont les deux dont j'ai envoyé les peaux :
» l'un étoit roux, et l'autre noir; le premier mâle, et
» le second une femelle, qui étoit plus petite etcou-
» roit plus légèrement que le mâle. »
D'après les faits qui viennent d'être exposés, il y a
quelque apparence que ces louveteaux pouvoient pro-
venir de l'union d'un chien avec la louve, puisqu'ils
avoient tant de ressemblance avec le chien qu'un
grand nombre de chasseurs les ont pris pour des
chiens.
De ces huit louveteaux , il y en a avoit six roux ,
qui , par cette, couleur, ressembloient, dit-on , à un
chien du voisinage, et ils avoient les oreilles à demi
pendantes; cela fonde la présomption qu'ils pouvoient
provenir de ce chien : mais il y en avoit un septième,
dont le poil étoit grisâtre , et qui par conséquent
pouvoit provenir du loup. Le huitième , qui étoit
noir, pouvoit aussi provenir d'un loup ; car cette cou-
leur noire n'est qu'une variété qui se trouve quel-
quefois dans l'espèce du loup.
TROISIÈME EXEMPLE
DU PRODUIT D'UN CBIEN ET d'uNE LOUVE.
Extrait d'une lettre de M. de Cerjal , à Lausane, au baron
de Woellwarth , à Paris.
« Si vous voyez M. le comte de BufFon, je vous
» prie de lui dire que personne ne peut mieux que
» moi attester la vérité d'une note de la vingt-
» unième page de son Histoire des animaux quadru-
» pèdes, ayant moi-même dressé deux petits provc
nus d'un chien d'arrêt et de la fdle du loup dont
LE CHIEN. ÙÇl
» lord Pembroke avoit écrit à M. Bourgelas; qu'avec
» beaucoup de peine et de douceur je les avois ame-
» nés à chasser et arrêter de compagnie avec une tren-
» taine de chien d'arrêt; qu'ils avoient du nez, mais*
» du reste, toutes les mauvaises qualités du loup;
» qu'il a fallu beaucoup de temps pour leur apprendre
» à rapporter, et qu'étant grondés le moins du monde
» ils se retiroient derrière mon cheval, et ne chassoient
» plus de quelques heures; et que, n'étant que très
» médiocrement bons , je ne les ai gardés qu'en fa-
» veus' de leur naissance peu commune, et les ai en-
» suite rendus à lord Pembroke. »
QUATRIÈME EXEiMPLE
DU PRODUIT D'UN CUIEN ET d'uNE LOUVE.
« 11 a été attaqué , le 1 1 août 1784, dans les bois
» de Sillegny, à trois iieues de Metz , un jeune loup
» maie qui a été pris en plaine, après une heure de
» chasse , par l'équipage de la louveterie. Le pelage
» de ce loup n'est pas semblable à celui des loups or-
» dinaires : il est plus rouge, et approche de celui du
>> chien. Sa queue est conforme à celle du loup; ses
» oreilles, au lieu d'être droites, sont tombantes de-
» puis le milieu de l'oreille jusqu'aux extrémités; ses
» yeux sont plus grands que ceux des loups ordinai-
» res, dont il paroît différer aussi par le regard; l'ex-
» trémjté de ses pieds de derrière près des ongles est
» blanche ; et , en tout , cet animal paroît tenir autant
» du chien que du loup; ce qui feroit présumer qu'il
» a été engendré par une louve couverte par un chien.
» On a empêché les chiens de l'étrangler, et M. le
332 ANIMAUX DOMESTIQUES.
» comte d'Hausson ville, grand-louvetier de France,
» le fait élever pour l'envoyer à la ménagerie. On a
» déjà observé qu'il lape de la même manière que les
» chiens. »
CINQUIÈME EXEMPLE
OU PRODUIT D'UNE LOUVE AVEC UN CHIEN.
« En 1774? parut une louve en Basse-Normandie,
» qui se retiroit dans le bois de Mont-Castre , proche
» le château de Laune et le bourg de La Haye-du-
» Puits.
» Cette louve ayant pris plusieurs bestiaux dans les
» landes et maraié des environs, les habitants du can-
» ton lui donnèrent la chasse, firent des battues à dif-
» férentes reprises, mais toujours en vain : l'animal,
» fin et subtil, sut s'esquiver; ils parvinrent seule-
» ment à l'expulser du pays, après qu'il y eut séjourné
» près d'un an.
» Mais ce qui étonna beaucoup dans les battues
» que l'on fit fut de voir plusieurs fois avec cette
» louve un chien de l'espèce du lévrier, qui s'étoit
» joint à elle , et qui appartenoit au seigneur de la
» paroisse de Mobec , voisine de la forêt de Mont-
» Castre.
» On sut que cette louve, étant sans doute en cha-
» leur, venoit la nuit dans les environs de la maison
» du seigneur de Mobec faire des hurlements pour
» attirer à elle le chien, qui en effet alîoit la joindre;
» ce qui fit faire des représentations au seigneur de
» Mobec pour se défaire de son chien , qu'en effet il
» fit tuer.
LE CHIEN. 335
» Mais la louve etoit pleine; elle mit bas ses petits
» peu de temps après. Les habitants en trouvèrent
» cinq; on en apporta deux au château de Laune.
» Le curé d'Angoville en éleva pendant quelque temps
» un qui paroissoit tenir du loup et du chien; mais
» il devint si méchant et si funeste à la basse-cour,
» qu'on fut obligé de le faire tuer.
» Le lévrier tué, les petits louveteaux pris, la louve
» ne reparut plus dans le pays.
» 11 est certain qu'elle étoit pleine du chien, puis-
» qu'on les avoit vus plusieurs fois ensemble , qu'il
» n'y avoit pas de loup dans le canton , et qu'elle mit
» bas ses petits environ trois mois après qu'on se fut
» aperçu de leur union et des hurlements qu'elle fai-
» soit pour attirer à elle le chien.
» Tout cela s'est passé depuis l'été de 1774 jusqu'à
» l'été de 1776, et est à la connoissance de tous les
» habitants du canton.
» On a vu chez M. le comte de Castelmore un petit
» chien, âgé d'environ un an, et d'une assez jolie
» forme, et que l'on assuroit provenir d'une petite
» chienne et d'un renard. »
Tous ces faits confirment ce que les anciens avoient,
avant nous, observé ou soupçonné; car plusieurs
d'eux ont écrit que les chiens pouvoient s'accoupler
et produire avec les loups et les renards.
554 ANIMAUX DOMESTIQUES.
. ^4-C-i- <«*«-8*«>ê**«#*«
LE CHAT.
F^/w Catus. L.
Le chat est un domestique infidèle qu on ne garde
que par nécessité, pour l'opposer à un autre ennemi
domestique encore plus incommode, et qu'on ne
peut chasser : car nous ne comptons pas les gens qui ,
ayant du goût pour toutes les bêtes, n'élèvent les
chats que pour s'en amuser; l'un est l'usage, l'autre-
l'abus; et quoique ces animaux, surtout quand ils
sont jeunes, aient de la gentillesse, ils ont en même
temps une malice innée, un caractère faux, un natu-
rel pervers, que l'âge augmente encore, et que
l'éducation ne fait que masquer. De voleurs déter-
minés sis deviennent seulement, lorsqu'ils sont bien
élevés , souples et flatteurs comme les fripons; ils ont
îa même adresse, la même subtilité, le même goût
pour faire le mal , le même penchant à la petite ra-
pine ; comme eux, ils savent couvrir leur marche,
dissimuler leur dessein , épier les occasions, attendre,
choisir l'instant de faire leur coup, se dérober en-
suite au châtiment, fuir et demeurer éloignés jusqu'à
ce qu'on les rappelle. Ils prennent aisément des ha-
bitudes de société , mais jamais des mœurs. Us n'ont
que l'apparence de l'attachement; on le voit à leurs
mouvements obliques, à leurs yeux équivoques : ils
ne regardent jamais en face la personne aimée; soit
LE CHAT. OJv>
défiance ou fausseté, ils prennent des détours pour
en approcher, pour chercher des caresses auxquelles
ils ne sont sensibles que pour le plaisir qu'elles leur
font. Bien différent de cet animal fidèle dont tous
les sentiments se rapportent à la personne de son maî-
tre , le chat paroît ne sentir que pour soi, n'aimer
que sous condition, ne se prêter au commerce que
pour en abuser ; et par cette convenance de naturel
il est moins incompatible avec l'homme qu'avec le
chien , dans lequel tout est sincère.
La forme du corps et le tempérament sont d'ac-
cord avec le naturel : le chat est joli, léger, adroit,
propre, et voluptueux; il aime ses aises, il cherche
les meubles les plus mollets pous s'y reposer et s'é-
battre. Il es*t aussi très porté à l'amour; et, ce qui
est rare dans les animanx, la femelle paroît être plus
ardente que le mâle : elle l'invite , elle le cherche ,
elle l'appelle; elle annonce par de hauts cris la fu-
reur de ses désirs, ou plutôt l'excès de ses besoins ; et
lorsque le mâle la fuit ou la dédaigne , elle le pour-
suit, le mord, et le force, pour ainsi dire, à la sa-
tisfaire , quoique les approches soient toujours ac-
compagnées d'une vive douleur. La chaleur dure neui
ou dix jours , et n'arrive que dans des temps mar-
qués : c'est ordinairement deux fois par an, au prin-
temps et en automne , et souvent aussi trois fois, et
même quatre. Les chattes portent cinquante-cinq ou
cinquante-six jours : elles ne produisent pas en aussi
grand nombre que les chiennes; les portées ordinaires
sont de quatre, de cinq ou de six. Comme les mâles
sont sujets à dévorer leur progéniture, les femelles
se cachent pour mettre bas; et lorsqu'elles craignent
356 ANIMAUX DOMESTIQUES.
qu'on ne découvre ou qu'on n'enlève leurs petits ,
elles les transportent dans des trous et dans d'autres
lieux ignorés ou inaccessibles; et après les avoir allai-
tés pendant quelques semaines, elles leur apportent
des souris, de petits oiseaux, et les accoutument de
bonne heure à manger de la chair : mais, par une bi-
zarrerie difficile à comprendre, ces mêmes mères, si
soigneuses et si tendres , deviennent quelquefois
cruelles , dénaturées , et dévorent aussi leurs petits
qui leur étoient si chers.
Les jeunes chats sont gais, vifs, jolis, et seraient
aussi très propres à amuser les enfants, si les coups
de patte n'étoient pas à craindre; mais leur badinage,
quoique toujours agréable et léger, n'est jamais inno-
cent, et bientôt il se tourne en malice habituelle; et
comme ils ne peuvent exercer ces talents avec quel-
que avantage que sur les petits animaux, ils se met-
tent à raffut près d'une cage, ils épient les oiseaux,
les souris, les rats, et deviennent d'eux-mêmes, et
sans y être dressés, plus habiles à la chasse que les
chiens les mieux instruits. Leur naturel , ennemi de
toute contrainte, les rend incapables d'une éducation
suivie. On raconte néanmoins que des moines grecs
de l'île de Chypre avoient dressé des chats à chasser,
prendre et tuer les serpents dont cette île étoit in-
festée; mais c'étoit plutôt par le goût général qu'ils
ont pour la destruction que par obéissance qu'ils chas-
soient; car ils se plaisent à épier, attaquer, détruire
assez indifféremment tous les animaux foibles, comme
les oiseaux, les jeunes lapins, les levreaux, les rats,
les souris, les mulots, les chauve-souris, les taupes,
les crapauds, les grenouilles, les lézards et les ser-
LE CHAT. oôn
pents. Ils n'ont aucune docilité, ils manquent aussi de
la finesse de l'odorat, qui, dans le chien, sont deux
qualités éminentes; aussi ne poursuivent-ils pas les
animaux qu'ils ne voient plus : ils ne les chassent pas,
mais ils les attendent, les attaquent par surprise, et,
après s'en être joués long-temps, ils les tuent sans au-
cune nécessité, lors même qu'ils sont le mieux nourris
et qu'ils n'ont aucun besoin de cette proie pour satis-
faire leur appétit.
La cause physique la plus immédiate de ce pen-
chant qu'ils ont à épier et surprendre les autres ani-
maux vient de l'avantage que leur donne la confor-
mation particulière de leurs yeux. La pupille , dans
l'homme comme dans la plupart des animaux, est ca-
pable d'un certain degré de contraction et de dilata-
tion : elle s'élargit un peu lorsque la lumière manque,
et se rétrécit lorsqu'elle devient trop vive. Dans l'œil
du chat et des oiseaux dé nuit, cette contraction et
cette dilatation sont si considérables, que la pupille,
qui, dans l'obscurité, est ronde et large, devient au
grand jour longue et étroite comme une ligne, et dès
lors ces animaux voient mieux la nuit que le jour,
comme on le remarque dans les chouettes, les hi-
boux, etc., car la forme de la pupille est toujours
ronde dès qu'elle n'est pas contrainte. Il y a donc con-
traction continuelle dans l'œil du chat pendant le
jour, et ce n'est pour ainsi dire que par effort qu'il
voit à une grande lumière; au lieu que dans le cré-
puscule, la pupille reprenant son état naturel, il voit
parfaitement, et profite de cet avantage pour recon-
noître, attaquer et surprendre les autres animaux.
On ne peut pas dire que les chats, quoique habi-
338 ANIMAUX DOMESTIQUAS.
tants de nos maisons, soient des animaux entièrement
domestiques : ceux qui sont le mieux apprivoisés n'en
sont pas plus asservis; on peut même dire qu'ils sont
entièrement libres; ils ne font que ce qu'ils veulent,
et rien au monde ne seroit capable de les retenir un
instant de plus dans un lieu dont ils voudroient s'éloi-
gner. D'ailleurs la plupart sont à demi sauvages, ne
connoissent pas leurs maîtres, ne fréquentent que les
greniers et les toits, et quelquefois la cuisine et l'office,
lorsque la faim les presse. Quoiqu'on en élève plus
que de cbiens, comme on les rencontre rarement,
ils ne font pas sensation pour le nombre ; aussi pren-
nent-ils moins d'attachement pour les personnes que
pour les maisons : lorsqu'on les transporte à des distan-
ces assez considérables, comme à une lieue ou deux,
ils reviennent d'eux-mêmes à leur grenier, et c'est ap-
paremment parce qu'ils en connoissent toutes les re-
traites à souris, toutes les issues, tous les passages, et
que la peine du voyage est moindre que celle qu'il
faudroit prendre pour acquérir les mêmes facilités
dans un nouveau pays. Us craignent l'eau, le froid,
et les mauvaises odeurs; ils aiment à se tenir ai! so-
leil; ils cherchent à se gîter dans les lieux les plus
chauds, derrière les cheminées ou dans les fours. Ils
aiment aussi les parfums, et se laissent volontiers
prendre et caresser par les personnes qui en portent :
l'odeur de cette plante que l'on appelle Ykerbe-aux-
ckats les remue si fortement et si délicieusement,
qu'ils en paroissent transportés de plaisir. On est
obligé, pour conserver cette plante dans les jardins,
de l'entourer d'un treillage fermé : les chats la sen-
tent de loin, accourent pour s'y frotter, passenl el
LE CHAT. 339
repassent si souvent par dessus, qu'ils îa détruisent
en peu de temps,
A quinze ou dix-huit mois ces animaux ont pris tout
leur accroissement; ils sont aussi en état d'engendrer
avant l'âge d'un an, et peuvent s'accoupler pendant
toute leur vie, qui ne s'étend guère au delà de neuf
ou dix ans; ils sont cependant très durs, très vivaces,
et ont plus de nerf et de ressort que d'autres animaux
qui vivent plus long-temps.
Les chats ne peuvent mâcher que lentement et
difficilement: leurs dents sont si courtes et si mal po-
sées, qu'elles ne leur servent qu'à déchirer et non
pas à broyer les aliments : aus^i cherchent-ils de pré-
férence les viandes les plus tendres; ils aiment le
poisson, et le mangent cuit ou cru. Ils boivent fré-
quemment. Leur sommeil est léger, et ils dorment
moins qu'ils ne font semblant de dormir. Ils marchent
légèrement, presque toujours en silence et sans faire
aucun bruit; ils se cachent et s'éloignent pour rendre
leurs excréments, et les recouvrent de terre. Comme
ils sont propres, et que leur robe est toujours sèche
et lustrée, leur poil s'électrise aisément, et l'on en
voit sortir des étincelles dans l'obscurité lorsqu'on le
frotte avec la main. Leurs yeux aussi brillent dans
les ténèbres, à peu près comme les diamants, qui
réfléchissent au dehors, pendant la nuit, la lumière
dont ils se sont pour ainsi dire imbibés pendant le
jour.
Le chat sauvage produit avec le chat domestique,
et tous deux ne font par conséquent qu'une seule et
même espèce. Il n'est pas rare de voir des chats mâles
et femelles quitter les maisons dans le temps de la
0/\O ANIMAUX DOMESTIQUES.
chaleur pour aller dans les bois chercher les chats
sauvages, et revenir ensuite à leur habitation : c'est
par cette raison que quelques uns de nos chats do-
mestiques ressemblent tout-à-fait aux chats sauvages;
la différence la plus réelle est à l'intérieur. Le chat
domestique a ordinairement les boyaux beaucoup plus
longs que le chat sauvage : cependant le chat sauvage
est plus fort et plus gros que le chat domestique ; il
a toujours les lèvres noires, les oreilles plus roides,
la queue plus grosse, et les couleurs constantes. Dans
ce climat on ne connoît qu'une espèce de chat sau-
vage, et il paroît, par le témoignage des voyageurs,
que cette espèce se retrouve aussi dans presque tous
les climats , sans être sujette à de grandes variétés. 1!
y en avoit dans le continent du Nouveau-Monde avant
qu'on en eût fait la découverte : un chasseur en porta
un qu'il avoit pris dans les bois à Christophe Colomb.
Ce chat étoit d'une grosseur ordinaire; il avoit le poil
^ris-brun, la queue très longue et très forte. Il y avoit
aussi de ces chats sauvages au Pérou , quoiqu'il n'y en
eût point de domestiques : il y en a en Canada, dans
le pays des Illinois, etc. On en a vu dans plusieurs
endroits de l'Afrique, comme en Guinée, à la Côte-
d'Or, à Madagascar, où les naturels du pays avoient
même des chats domestiques, au cap de Bonne -Es-
pérance, où Kolbe dit qu'il se trouve aussi des chats
sauvages de couleur bleue, quoiqu'en petit nombre.
Ces chats bleus, ou plutôt couleur d'ardoise, se re-
trouvent en Asie. « Il y a en Perse, dit Pietro délia
» Valle, une espèce de chats qui sont proprement de
» la province du Korazan ; leur grandeur et leur
» forme sont comme celles du chat ordinaire; leur
LE CHAT. J/4I
» beaulé consiste dans leur couleur et dans leur poil
» qui est gris, sans aucune moucheture et sans nulle
)> tache, d'une même couleur par tout le corps, si
» ce n'est qu'elle est un peu plus obscure sur le dos
» et sur la tête, et plus claire sur la poitrine et sur
» le ventre, qui va quelquefois jusqu'à la blancheur,
» avec ce tempérament agréable de clair-obscur,
» comme parlent les peintres, qui, mêlés l'un dans
» l'autre, l'ont un merveilleux effet : de plus, leur
» poil est délié, fin, lustré, mollet, délicat comme la
» soie, et si long, que quoiqu'il ne soit pas hérissé,
» mais couché, il est annelé en quelques endroits,
» et particulièrement sous la gorge. Ces chats sont
» entre les autres chats ce que les barbets sont entre
» les chiens. Le plus beau de leur corps est la queue,
» qui est fort longue et toute couverte de poils longs
» de cinq ou six doigts : ils l'étendent et la renver-
» sent sur leur dos comme font les écureuils, la pointe
» en haut en forme de panache. Ils sont fort privés.
» Les Portugais en ont porté de Perse jusqu'aux In-
» des. » Pietro délia Valîe ajoute qu'il en avoit quatre
couples, qu'il comptoit porter en Italie. On voit par
cette description que ces chats de Perse ressemblent
par la couleur à ceux que nous appelons chats char-
treux, et qu'à la couleur près, ils ressemblent parfai-
tement à ceux que nous appelons chats d'Angora. Il
est donc vraisemblable que les chats du Rorazan en
Perse, le chat d'Angora en Syrie, et le chat chartreux ,
ne font qu'une même race, dont la beaulé vient de
l'influence particulière du climat de Syrie, comme les
chats d'Espagne, qui sont rouges ? blancs, et noirs,
et dont le poil est aussi très doux et très lustré, doi-
BtfFFON. XIV. 22
ùl\2 ANIMAUX DOMESTIQUES.
vent cette beauté à l'influence du climat de l'Espa-
gne. On peut dire en général que de tous les climats
de la terre habitable , celui d'Espagne et celui de Sy-
rie sont les plus favorables à ces belles variétés de la
nature : les moutons, les chèvres, les chats, les la-
pins, etc. , ont en Espagne et en Syrie la plus belle
laine, les plus beaux et les plus longs poils, les cou-
leurs les plus agréables et les plus variées; il semble
que ce climat adoucisse la nature et embellisse la
forme de tous les animaux. Le chat sauvage a les cou-
leurs dures et le poil un peu rude, comme la plupart
des autres animaux sauvages : devenu domestique, le
poil s'est radouci , les couleurs ont varié, et dans le
climat favorable du Korazan et de la Syrie le poil est
devenu plus long, plus fin, plus fourni, et les cou-
leurs se sont uniformément adoucies; le noir et le
roux sont devenus d'un brun-clair, le gris-brun est
devenu gris cendré; et en comparant un chat sauvage
de nos forêts avec un chat chartreux, on verra qu'ils ne
diffèrent en effet que par cette dégradation nuancée
de couleurs : ensuite, comme ces animaux ont plus
ou moins de blanc sous le ventre et aux côtés, on
concevra aisément que pour avoir des chats tout blancs
et à longs poils, tels que ceux que nous appelons
proprement chats d'Angora, il n'a fallu que choisir
dans cette race adoucie ceux qui avoient le plus de
blanc aux côtés et sous le ventre, et qu'en les unis-
sant ensemble on sera parvenu à leur faire produire
des chats entièrement blancs, comme on l'a fait aussi
pour avoir deslapinsblancs, des chiensblancs, deschè-
vres blanches , des cerfs blancs, des daims blancs, etc.
Dans le chat d'Espagne, qui n'est qu'une autre va-
LE CHAT. 7)\7)
riété du chat sauvage, les couleurs, au lieu de s'être
affaiblies par nuances uniformes comme dans le chat
de Syrie, se sont, pour ainsi dire, exaltées dans le
climat d'Espagne, et sont devenues plus vives et plus
tranchées; le roux est devenu presque rouge, le brun
est devenu noir, et le gris est devenu blanc. Ces
chats, transportés aux îles de rAmérique, ont con-
servé leurs belles couleurs et n'ont pas dégénéré.
« Il y a aux Antilles, d*t le P. Du Tertre, grand nom-
» bre de chats qui vraisemblablement y ont été ap-
» portés par les Espagnols : la plupart sont marqués
» de roux, de blanc, et de noir. Plusieurs de nos
» François, après en avoir mangé la chair, empor-
» tent les peaux en France pour les vendre. Ces chats ,
» au commencement que nous fûmes dans la Guade-
» loupe, étoient tellement accoutumés à se repaître
» de perdrix, de tourterelles, de grives, et d'au-
» très petits oiseaux, qu'ils ne daignoient pas re-
» garder les rats; mais le gibier étant actuellement
» fort diminué, ils ont rompu la trêve avec les rats,
» ils leur font bonne guerre, etc. » En général les
chats ne sont pas, comme les chiens, sujets à s'al-
térer et à dégénérer lorsqu'on les transporte dans les
climats chauds.
« Les chats d'Europe, dit Bosman, transportés en
» Guinée, ne sont pas sujets à changer comme les
«chiens; ils gardent la même figure, etc. » Ils sont,
en effet, d'une nature beaucoup plus constante; et,
comme leur domesticité n'est ni aussi entière , ni
aussi universelle, ni peut-être aussi ancienne que
celle du chien, il n'est pas surprenant qu'ils aient
544 ANIMAUX DOMESTIQUES.
moins varié. Nos chats domestiques, quoique diffé-
rents les uns des autres par les couleurs , ne forment
point de races distinctes et séparées; les seuls climats
d'Espagne et de Syrie ou du Korazan ont produit des
variétés constantes, et qui se sont perpétuées : on
pourroit encore y joindre le climat de la province
de Pe-chi-ly à la Chine, où il y a des chats à longs
poils avec les oreilles pendantes, que les dames chi-
noises aiment beaucoup. Ces chats domestiques à
oreilles pendantes, dont nous n'avons pas une ample
description, sont sans doute encore plus éloignés
que les autres qui ont les oreilles droites, de la race
du chat sauvage, qui néanmoins est la race originaire
et primitive de tous les chats.
Nous terminerons ici l'histoire du chat, et en môme
temps l'histoire des animaux domestiques. Le cheval ,
l'âne, le bœuf, la brebis, la chèvre, le cochon, le
chien, et le chat, sont nos seuls animaux domesti-
ques. Nous n'y joignons pas le chameau, l'éléphant,
le renne , et les autres , qui , quoique domestiques
ailleurs, n'en sont pas moins étrangers pour nous; et
ce ne sera qu'après avoir donné l'histoire des animaux
sauvages de notre climat, que nous parlerons des
animaux étrangers. D'ailleurs, comme le chat n'est,
pour ainsi dire , qu'à demi domestique , il fait la
nnance entre les animaux domestiques et les animaux
sauvages; car on ne doit pas mettre au nombre des
domestiques, des voisins incommodes, tels que les
souris, les rats, les taupes, qui, quoique habitants
de nos maisons ou de nos jardins, n'en sont pas moins
libres et sauvages, puisqu'au lieu d'être attachés et
LE CHAT. 3/f5
soumis à l'homme, ils Je fuient, et que, dans leurs
retraites obscures, ils conservent leurs mœurs, leurs
habitudes, et leur liberté tout entière.
On a vu dans l'histoire de chaque animal domesti-
que combien 1 éducation , l'abri , le soin, la main de
l'homme, influent sur le naturel, sur les mœurs, et
même sur la forme des animaux : on a vu que ces
causes, jointes à l'influence du climat, modifient, al-
tèrent, et changent les espèces, au point d'être dif-
férentes de ce qu'elles étoient originairement, et
rendent les individus si différents entre eux dans le
même temps et dans la même espèce, qu'on auroit
raison de les regarder comme des animaux différents ,
s'ils ne conservoient pas la faculté de produire en-
semble des individus féconds ; ce qui fait le caractère
essentiel et unique de l'espèce. On a vu que les diffé-
rentes races de ces animaux domestiques suivent dans
les différents climats le même ordre à peu près que
les races humaines; qu'ils sont, comme les hommes,
plus forts, plus grands, et plus courageux, dans les
pays froids; plus civilisés, plus doux, dans le climat
tempéré; plus lâches, plus foibles, et plus laids, dans
les climats trop chauds; que c'est encore dans les
climats tempérés et chez les peuples les plus policés
que se trouvent la plus grande diversité, le plus grand
mélange, et les plus nombreuses variétés dans chaque
espèce : et ce qui n'est pas moins digne de remarque,
c'est qu'il y a dans les animaux plusieurs signes évi-
dents de l'ancienneté de leur esclavage ; les oreilles
pendantes, les couleurs variées, les poils longs et fins,
sont autant d'effets produits par le temps, ou plutôt
par la longue durée de leur domesticité. Presque tous
34$ ANIMAUX DOMESTIQUES.
les animaux libres et sauvages ont les oreilles droites 5
le sanglier les a droites et roides, le cochon domes-
tique les a inclinées et demi-pendantes. Chez les La-
pons, chez les sauvages de l'Amérique , chez les Hot-
lentots, chez les Nègres, et les autres peuples non
policés, tous les chiens ont les oreilles droites, au
lieu qu'en Espagne, en France, en Angleterre, en
Turquie, en Perse, à la Chine, et dans tous les pays
civilisés, la plupart les ont molles et pendantes. Les
chats domestiques n'ont pas les oreilles si roides que
les chats sauvages, et l'on voit qu'à la Chine, qui est
un empire très anciennement policé, et où le climat
est fort doux, il y a des chats domestiques à oreilles
pendantes. C'est par cette même raison que la chèvre
d'Angora, qui a les oreilles pendantes, doit être re-
gardée entre toutes les chèvres comme celle qui s'é-
loigne le plus de l'état de la nature. L'influence si gé-
nérale et si marquée du climat de Syrie , jointe à Ja
domesticité de ces animaux chez un peuple très an-
ciennement policé, aura produit avec le temps cette
variété, qui ne se maintiendroit pas dans un autre cli-
mat. Les chèvres d'Angora nées en France n'ont pas
les oreilles aussi longues ni aussi pendantes qu'en Sy-
rie, et reprendroient vraisemblablement les oreilles
et le poil de nos chèvres après un certain nombre de
générations.
* J'ai dit, page 539, que les chats dormoient moins
qu'ils ne font semblant de dormir. Quelques personnes
ont pensé, d'après ce passage, que j'étois dans l'opi-
nion que les chats ne dormoient point du tout. Ce-
pendant je savois très bien qu'ils dorment; mais j'i-
guorois que leur sommeil fût quelquefois trèsprofond:
LE CHAT. 547
à cette occasion, j'ai reçu de M. Pasumot , de l'Aca-
démie de Dijon, qui est fort instruit dans les diffé-
rentes parties de l'histoire naturelle, une lettre dont
voici l'extrait.
« Permettez-moi, monsieur, de remarquer que je
» crois que vous avez dit, au sujet du chat, qu'il ne
» dormoit point. Je puis vous assurer qu'il dort. A la
» vérité , il dort rarement ; mais son sommeil est si
» fort, que c'est une espèce de léthargie. Je l'ai ob-
» serve dix fois au moins sur les différents chats. J'é-
» tois assez jeune quand j'en fis l'observation pour la
» première fois. De coutume je couchois avec moi,
» dans mon lit, un chat que je plaçois toujours à mes
» pieds ; dans une nuit, que je ne dormois pas, je re-
» poussai le chat , qui me gênoit : je fus étonné de le
» trouver d'un poids si lourd , et en même temps si
» immobile, que je le crus mort; je le tirai bien vite
» avec la main, et je fus encore tout étonné en le ti-
» rant de ne lui sentir aucun mouvement : je le remuai
» bien fort, et à force de l'agiter, il se réveilla, mais
» ce fut avec peine et lentement. J'ai observé le même
» sommeil par la suite, et la même difficulté dans le
» réveil; presque toujours c'a été dans la nuit; je l'ai
» aussi observé durant le jour, mais une seule fois, à la
» vérité, et c'est depuis que j'ai eu lu ce que vous dites
» du défaut de sommeil dans cet animal ; je n'ai même
» cherché à l'observer qu'à cause de ce que vous en
» avez dit. Je pourrois vous citer encore le témoi-
» gnage d'une personne qui, comme moi, a souvent
» observé le sommeil d'un chat, même en plein jour
* et avec les mêmes circonstances. Cette personne a
» même reconnu de plus que, quand cet animal dort
348 ANIMAUX DOMESTIQUES.
» en plein jour, c'est dans le fort de la chaleur, et sur-
» tout lors de la proximité des orages. »
M. de Lestrée, négociant, de Châlons en Cham-
pagne, qui faisoit coucher souvent des chats avec lui,
a remarqué :
« i° Que, dans le temps que ces animaux font une
» espèce de ronflement, lorsqu'ils sont tranquilles
n ou qu'ils semblent dormir, ils font quelquefois une
» inspiration un peu longue, et aussitôt une forte ex-
» piration, et que, dans ce moment, ils exhalent par
» la bouche une odeur qui ressemble beaucoup à l'o-
» deur du musc ou de la fouine.
» 2° Quand ils aperçoivent quelque chose qui les
» surprend, comme un chien ou un autre objet qui
» les frappe inopinément , ils font une sorte de siffle-
» ment faux , qui répand encore la même odeur. Cette
» remarque n'est pas particulière aux mâles; car j'ai
» fait la même observation sur des chattes comme
» sur des chats de différentes couleurs et de différents
» âges. »
De ces faits, M. de Lestrée sembleroit croire que
le chat auroit dans la poitrine ou l'estomac quelques
vésicules remplies d'une odeur parfumée, qui se ré-
pand au dehors par la bouche; mais l'anatomie ne
nous démontre rien de semblable.
Nous avons dit qu'il y avoit à la Chine des chats à
oreilles pendantes : cette variété ne se trouve nulle
part ailleurs, et fait peut-être une espèce différente
de celle du chat; car les voyageurs, parlant d'un
animal appelé Smnxu^ qui est tout-à-fait domestique
à la Chine, disent qu'on ne peut mieux le comparer
qu'au chai , avec lequel il a beaucoup de rapports. Sa
LE CHAT. 349
couleur est noire ou jaune, et son poil extrêmement
luisant. Les Chinois mettent à ces animaux des col-
liers d'argent au cou , et les rendent extrêmement fa-
miliers : comme ils ne sont pas communs, on les
achète fort cher , tant à cause de leur beauté , que
parce qu'ils font aux rats la plus cruelle guerre.
Il y a aussi à Madagascar des chats sauvages rendus
domestiques, dont la plupart ont la queue tortillée;
on les appelle Saca : mais ces chats sauvages sont de
la même espèce que les chats domestiques de ce pays,
car ils s'accouplent et produisent ensemble.
Une autre variété que nous avons observée, c'est
que dans notre climat, il naît quelquefois des chats
avec des pinceaux à l'extrémité des oreilles. M. de
Sève, que j'aurai occasion de citer plusieurs fois,
m'écrit (16 novembre 1773) qu'il est né dans sa mai-
son, à Paris, une petite chatte de la race que nous
avons appelée chat d'Espagne ., avec des pinceaux au
bout des oreilles, quoique le père et la mère eussent
les oreilles comme tous les autres chats, c'est-à-dire
sans pinceaux; et quelques mois après, les pinceaux
de cette jeune chatte étoient aussi grands, à propor-
tion de sa taille, que ceux du lynx de Canada.
On m'a envoyé récemment de Cayenne la peau
d'un animal qui ressemble beaucoup à celle de notre
chat sauvage. On appelle cet animal Haïra dans la
Guiane, où l'on en mange la chair qui est blanche
et de bon goût; cela seul suffit pour faire présumer
que le haïra, quoique fort ressemblant au chat, est
néanmoins d'une espèce différente : mais il se peut
que le nom haïra soit mal appliqué ici ; car je pré-
sume que ce nom est le même que taira^ et il n'ap-
55o ANIMAUX DOMESTIQUES.
partient pas à un chat, mais à une petite fouine dont
nous parlerons.
CHAT SAUVAGE
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE.
On ma envoyé d'Espagne un dessin colorié, avec
la notice suivante, d'un chat tigre ou chat des bois,
dont je donne ici, planche 10, la figure.
« Chat tigre , chat des bois ou chat sauvage de la
» Nouvelle-Espagne : sa hauteur est de près de trois
» pieds; sa longueur, depuis le bout du nez jusqu'à
» la naissance de la queue , de plus de quatre pieds ; il
»• a les yeux petits et la queue assez courte ; le poil
» d'un gris cendré bleuâtre, moucheté de noirâtre;
» ce poil est assez rude pour qu'on en puisse faire des
» pinceaux à pointe fixe et ferme. »
Ce chat tigre ou chat des bois de la IN ou ve Ile-Es-
pagne paroît être le même que le serval dont nous
donnerons la figure planche 27.
Tomea^-
TaxKraet,scalp .
I ELAT SAUVAGE _2.LE CHAT DOME 3 .LE CHAT DÂWGOUA
tVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVv^VVVVVV.VVVVVVVWVVVVVVVVVVVVVVVVV\\V\\VVVV'%*VVVVV\\'\»
ANIMAUX SAUVAGES,
JJans les animaux domestiques et dans l'homme
nous n'avons vu la nature que contrainte, rarement
perfectionnée, souvent altérée, défigurée, et toujours
environnée d'entraves ou chargée d'ornements étran-
gers; maintenant elle va paroître nue, parée de sa
seule simplicité, mais plus piquante par sa beauté
naïve, sa démarche légère, son air libre, et par les
autres attributs de la noblesse et de l'indépendance.
Nous la verrons, parcourant en souveraine la surface
de la terre, partager son domaine avec les animaux,
assigner à chacun son élément, son climat, sa subsis-
tance : nous la verrons dans les forêts, dans les eaux,
dans les plaines, dictant ses lois simples mais immua-
bles, imprimant sur chaque espèce ses caractères
inaltérables, et dispensant avec équité ses dons, com-
penser le bien et le mal; donner aux uns la force et
le courage, accompagnés du besoin et de la voracité;
aux autres, la douceur, la tempérance, la légèreté
du corps, avec la crainte, l'inquiétude, et la timi-
dité; à tous la liberté avec des^mœurs constantes; à
tous des désirs et de l'amour toujours aisés à satisfaire,
et toujours suivis d'une heureuse fécondité.
Amour et liberté, quels bienfaits! Ces animaux, que
nous appelons sauvages, parce qu'ils ne nous sont pas
soumis, ont-ils besoin de plus pour être heureux? Us
35^ ANIMAUX SAUVAGES.
ont encore légalité; ils ne sont ni les esclaves ni les
tyrans de leurs semblables; l'individu n'a pas à crain-
dre, comme l'homme, tout le reste de son espèce;
ils ont entre eux la paix, et la guerre ne leur vient
que des étrangers ou de nous. Ils ont donc raison de
fuir l'espèce humaine, de se dérober à notre aspect,
de s'établir dans des solitudes éloignées de nos habi-
tations, de se servir de toutes les ressources de leur
instinct pour se mettre en sûreté, et d'employer, pour
se soustraire à la puissance de l'homme, tous les
moyens de liberté que la nature leur a fournis en
même temps qu'elle leur a donné le désir de l'indé-
pendance.
Les uns, et ce sont les plus doux, les plus inno-
cents, les plus tranquilles, se contentent de s'éloi-
gner, et passent leur vie dans nos campagnes; ceux
qui sont plus défiants, plus farouches, s'enfoncent
dans les bois; d'autres, comme s'ils savoient qu'il
n'y a nulle sûreté sur la surface de la terre, se creu-
sent des demeures souterraines, se réfugient dans
des cavernes, ou gagnent les sommets des montagnes
les plus inaccessibles; enfin, les plus féroces, ou
plutôt les plus fiers, n'habitent que les déserts, et
régnent en souverains dans ces climats brûlants où
l'homme , aussi sauvage qu'eux, ne peut leur disputer
l'empire.
Et comme tout est soumis aux lois physiques , que
les êtres, même les plus libres, y sont assujettis, et
que les animaux éprouvent, comme l'homme, les in-
fluences du ciel et de la terre, il semble que les mê-
mes causes qui ont adouci , civilisé l'espèce humaine
dans nos climats, ont produit de pareils effets sur
ANIMAUX SAUVAGES. 555
toutes les autres espèces : le loup, qui dans cette
zone tempérée est peut-être de tous les «animaux le
plus féroce, n'est pas, à beaucoup près, aussi ter-
rible , aussi cruel, que le tigre, la panthère, le
lion de la zone torride, ou l'ours blanc, le loup-
cervier, l'hyène de la zone glacée. Et non seule-
ment cette différence se trouve en général, comme
si la nature , pour mettre plus de rapport et d'har-
monie dans ses productions, eût fait le climat pour
les espèces, ou les espèces pour le climat, mais
même on trouve dans chaque espèce en particulier
le climat fait pour les mœurs, et les mœurs pour le
climat.
En Amérique, où les chaleurs sont moindres, où
l'air et la terre sont plus doux qu'en Afrique, quoi-
que sous la même ligne, le tigre, le lion, la panthère,
n'ont rien de redoutable que le nom : ce ne sont plus
ces tyrans des forêts, ces ennemis de l'homme aussi
fiers qu'intrépides, ces monstres altérés de sang et de
carnage; ce sont des animaux qui fuient d'ordinaire
devant les hommes, qui, loin de les attaquer de front,
loin même de faire la guerre à force ouverte aux au-
tres bêtes sauvages, n'emploient le plus souvent que
l'artifice et la ruse pour tâcher de les surprendre; ce
sont des animaux qu'on peut dompter comme les au-
tres, et presque apprivoiser. Ils ont donc dégénéré,
si leur nature étoitla férocité jointe à la cruauté, ou
plutôt ils n'ont qu'éprouvé l'influence du climat : sous
un ciel plus doux leur naturel s'est adouci, ce qu'ils
avoient d'excessif s'est tempéré, et par les change-
ments qu'ils ont subis, ils sont seulement devenus plus
conformes à la terre qu'ils ont habitée.
554 ANIMAUX SAUVAGES.
Les végétaux qui couvrent cette terre, et qui y sont
encore attachés de plus près que l'animal qui broute,
participent aussi plus que lui à la nature du climat;
chaque pays, chaque degré de température, a ses
plantes particulières. On trouve au pied des Alpes
celles de France et d'Italie. On trouve à leur sommet
celles des pays du Nord; on retrouve ces mêmes plan-
tes du INord sur les cimes glacées des montagnes d'A-
frique. Sur les monts qui séparent l'empire du Mogol
du royaume de Cachemire , on voit du côté du midi
toutes les plantes des Indes, et l'on est surpris de ne
voir de l'autre côté que des plantes d'Europe. C'est
aussi des climats excessifs que l'on tire les drogues,
les parfums, les poisons, et toutes les plantes dont
les qualités sont excessives : le climat tempéré ne
produit, au contraire, que des choses tempérées;
les herbes les plus douces, les légumes les plus sains,
les fruits les plus suaves, les animaux les plus tran-
quilles, les hommes les plus polis, sont l'apanage de
cet heureux climat. Ainsi la terre fait les plantes; la
terre et les plantes font les animaux ; la terre , les plan-
tes et les animaux font l'homme : car les qualités des
Végétaux viennent immédiatement de la terre et de
l'air; le tempérament, et les autres qualités relatives
des animaux qui paissent l'herbe, tiennent de près
à celles des plantes dont ils se nourrissent; enfin les
qualkés physiques de l'homme et des animaux qui
vivent sur les autres animaux autant que sur les plan-
tes, dépendent, quoique déplus loin, de ces mêmes
causes, dont l'influence s étend jusque sur leur natu-
rel et sur leurs mœurs. Et ce qui prouve encore mieux
que tout se tempère dans un climat tempéré, et que
ANIMAUX SAUVAGES. 55§
tout est excès dans un climat excessif, c'est que la
grandeur et la forme, qui paroissent être des quali-
tés absolues, fixes et déterminées , dépendent cepen-
dant, comme les qualités relatives, de l'influence du
climat. La taille de nos animaux quadrupèdes n'ap-
proche pas de celle de l'éléphant, du rhinocéros, de
l'hippopotame; nos plus gros oiseaux sont fort petits,
si on les compare à l'autruche, au condor, au casoar,
et quelle comparaison des poissons, des lézards, des
serpents de nos climats, avec les baleines, les cacha-
lots , les narvals qui peuplent les mers du Nord, et
avec les crocodiles, les grands lézards et les couleu-
vres énormes qui infestent les terres et les eaux du
Midi ! Et si l'on considère encore chaque espèce dans
différents climats, on y trouvera des variétés sensibles
pour la grandeur et pour la forme; toutes prennent
une teinture plus ou moins forte du climat. Ces chan-
gements ne se font que lentement, imperceptible-
ment : le grand ouvrier de la nature est le temps;
comme il marche toujours d'un pas égal, uniforme et
réglé, il ne fait rien par sauts, mais par degrés, par
nuances, par succession; il fait tout; et ces change-
ments d'abord imperceptibles, deviennent peu à peu
sensibles, et se marquent enfin par des résultats aux-
quels on ne peut se méprendre.
Cependant les animaux sauvages et libres sont peut-
être, sans même en excepter l'homme, de tous les
êtres vivants les moins sujets aux altérations, aux
changements, aux variations de tout genre : comme
ils sont absolument les maîtres de choisir leur nour-
riture et leur climat, et qu'ils ne se contraignent pas
plus qu'on ne les contraint, leur nature varie moins
356 ANIMAUX SAUVAGES.
que celle des animaux domestiques, que Ton asser-
vit, que l'on transporte, que Ton maltraite, et qu'on
nourrit sans consulter leur goût. Les animaux sauva-
ges vivent constamment de la même façon ; on ne les
voit point errer de climats en climats; le bois où ils
sont nés estime patrie à laquelle ils sont fidèlement
attachés; ils s'en éloignent rarement, et ne la quittent
jamais que lorsqu'ils sentent qu'ils ne peuvent y vivre
en sûreté. Et ce sont moins leurs ennemis qu'ils fuient
que la présence de l'homme; la nature leur a donné
des moyens et des ressources contre les autres ani-
maux; ils sont de pair avec eux; ils connoissent leur
force et leur adresse; ils jugent leurs desseins, leurs
démarches; et s'ils ne peuvent les éviter, au moins ils
se défendent corps à corps; ce sont, en un mot, des
espèces de leur genre : mais que peuvent-ils contre
des êtres qui savent les trouver sans les voir, et les
abattre sans les approcher?
C'est donc l'homme qui les inquiète, qui les écarte r
qui les disperse, et qui les rend mille fois plus sau-
vages qu'ils ne le seroient en effet; car la plupart ne de-
mandent que la tranquillité, la paix, et l'usage aussi
modéré qu'innocent de l'air et de la terre; ils sont
même portés par la nature à demeurer ensemble, à
se réunir en familles, à former des espèces de socié-
tés. On voit encore des vestiges de ces sociétés dans
les pays dont l'homme ne s'est pas totalement emparé;
on y voit même des ouvrages faits en commun, des
espèces de projets qui, sans être raisonnes, parois-
sent être fondés sur des convenances raisonnables,
dont l'exécution suppose au moins l'accord, l'union et
le concours de ceux qui s'en occupent. Et ce n'est
ANIMAUX SAUVAGES. 35j
point par force ou par nécessité physique, comme
les fourmis, les abeilles, etc. , que les castors travail-
lent et bâtissent; car ils ne sont contraints, ni par
l'espace, ni par le temps, ni par le nombre; c'est par
le choix qu'ils se réunissent; ceux qui se conviennent
demeurent ensemble, ceux qui ne se conviennent
pas s'éloignent; et Ton en voit quelques uns qui, tou-
jours rebutés par les autres, sont obligés de vivre so-
litaires. Ce n'est aussi que dans les pays reculés, éloi-
gnés, et où ils craignent peu la rencontre des hommes,
qu'ils cherchent à s'établir et à rendre leur demeure
plus fixe et plus commode, en y construisant des ha-
bitations, des espèces de bourgades, qui représentent
assez bien les foibles travaux et les premiers efforts
d'une république naissante. Dans les pays, au con-
traire, où les hommes se sont répandus, la terreur
semble habiter avec eux; il n'y a plus de société parmi
les animaux; toute industrie cesse, tout art est étouffé;
ils ne songent plus à bâtir, ils négligent toute com-
modité ; toujours pressés par la crainte et la né-
cessité, ils ne cherchent qu'à vivre, ils ne sont oc-
cupés qu'à fuir et se cacher; et si, comme on doit
le supposer, l'espèce humaine continue dans la suite
des temps à peupler également toute la surface de la
terre, on pourra dans quelques siècles regarder
comme une fable l'histoire de nos castors.
On peut doue dire que les animaux, loin d'aller
en augmentant, vont au contraire en diminuant de;
facultés et de talents ; le temps même travaille con-
tre eux : plus l'espèce humaine se multiplie, se per-
fectionne , pl'us ils sentent le poids d'un empire aussi
terrible qu'absolu, qui. leur laissant à peine leur
nurroA. xiv.
358 ANIMAUX SAUVAGES.
existence individuelle , leur ôte tout moyen de li-
berté , toute idée de société . et détruit jusqu'au
germe de leur intelligence. Ce qu'ils sont devenus ,
ce qu'ils deviendront encore, n'indique peut-être
pas assez ce qu'ils ont été, ni ce qu'ils pourroient
être. Qui sait, si l'espèce humaine étoit anéantie, au-
quel d'entre eux appartiendroit le sceptre de la terre?
LE CERF1.
Cervus Elaphus. L.
Voici un de ces animaux innocents, doux , et tran-
quilles, qui ne semblent être faits que pour em-
bellir, animer la solitude des forêts, et occuper loin
de nous les retraites paisibles de ces jardins de la
nature. Sa forme élégante et légère , sa taille aussi
svelte que bien prise , ses membres flexibles et ner-
veux, sa tête parée plutôt qu'armée d'un bois vivant ,
et qui, comme la cime des arbres, tous les ans se
renouvelle; sa grandeur, sa légèreté, sa force, le
distinguent assez des autres habitants des bois; et,
comme il est le plus noble d'entre eux, il ne sert aussi
qu'aux plaisirs des plus nobles des hommes ; il a dans
tous les temps occupé le loisir des héros. L'exercice
de la chasse doit succéder aux travaux de la guerre,
il doit même les précéder; savoir manier les chevaux
i. En latin , cervus; en italien, cervo: en espagnol, ciervo; en alle-
mand, kirsch; en angtois, red-deer.
uairaet,scuip
1 . 1 iE CF1KF 2 LA BICHE
LE CERF. 5f)9
et les armes sont des talents communs au chasseur,
au guerrier. L'habitude au mouvement, à la fatigue,
l'adresse, la légèreté du corps, si nécessaires, pour
soutenir et même pour seconder le courage, se pren-
nent à la chasse et se portent à la guerre ; c'est l'école
agréable d'un art nécessaire ; c'est encore le seul
amusement qui fasse diversion entière aux affaires ,
le seul délassement sans mollesse , le seul qui donne
un plaisir vif sans langueur, sans mélange , et sans sa-
tiété.
Que peuvent faire de mieux les hommes qui , par
état , sont sans cesse fatigués de la présence des au-
tres hommes? Toujours environnés, obsédés, et gê-
nés, pour ainsi dire, par le nombre; toujours en
butte à leurs demandes, à leurs empressements;
forcés de s'occuper de soins étrangers et d'affaires ;
agités par de grands intérêts, et d'autant plus con-
traints qu'ils sont plus élevés, les grands ne sentiroient
que le poids de la grandeur, et n'existeroient que
pour les autres, s'ils ne se déroboient par instants à
la foule même des flatteurs. Pour jouir de soi-même,
pour rappeler dans l'âme les affections personnelles,
les désirs secrets , ces sentiments intimes, mille fois
plus précieux que les idées de la grandeur, ils ont
besoin de solitude : et quelle solitude plus variée,
plus animée, que celle de la chasse? quel exercice
plus sain pour le corps? quel repos plus agréable
pour l'esprit ?
Il seroit aussi pénible de toujours représenter que
de toujours méditer. L'homme n'est pas fait par la
nature pour la contemplation des choses abstraites ;.
et de même que s'occuper sans relâche d'études dif-
360 ANIMAUX SAUVAGES.
ficilcs, d'affaires épineuses, mener une vie séden-
taire, et faire de son cabinet le centre de son exis-
tence, est un état peu naturel , il semble que celui
d'une vie tumultueuse, agitée, entraînée, pour ainsi
dire, par le mouvement des autres hommes, et où
l'on est obligé de s'observer, de se contraindre , et
de représenter continuellement à leurs yeux, est une
situation encore plus forcée. Quelque idée que nous
voulions avoir de nous-mêmes, il est aisé de sentir
que représenter n'est pas être, et aussi que nous
sommes moins faits pour penser que pour agir; pour
raisonner que pour jouir : nos vrais plaisirs consis-
tent dans le libre usage de nous-mêmes; nos vrais
biens sont ceux de la nature ; c'est le ciel , c'est la
terre, ce sont ces campagnes, ces plaines, ces fo-
rêts, dont elle nous offre la jouissance utile, inépui-
sable. Aussi le goût de la chasse, de la pêche, des
jardins, de l'agriculture, est un goût naturel à tous les
hommes; et dans les sociétés plus simples que la nô-
tre, il n'y a guère que deux ordres, tous deux rela-
tifs à ce genre de vie : les nobles, dont le métier est
la chasse et les armes; et les hommes en sous-ordre ,
qui ne sont occupés qu'à la culture de la terre.
Et comme dans les sociétés policées on agrandit,
on perfectionne tout; pour rendre le plaisir de la
chasse plus vif et plus piquant, pour ennoblir encore
cet exercice, le plus noble de tous, on en a fait un
art. La chasse du cerf demande des connoissances
qu'on ne peut acquérir que par l'expérience; elle
suppose un appareil royal, des hommes, des che-
vaux, des chiens, tous exercés, stylés, dressés, qui ,
par leurs mouvements, leurs recherches, et leur in-
LE CERF. 36 1
lelligence, doivent aussi concourir au même but. Le
veneur doit juger 1 âge et le sexe ; il doit savoir dis-
tinguer et reconnoître précisément si le cerf qu'il a
détourné1 avec son limier2 est un daguet3, un jeune
cerf^, un cerf de dix cors jeunement5, un cerf de
dix cors6, ou un vieux cerf7; et les principaux indi-
ces qui peuvent donner cette connoissance sont le
pied8 et les fumées9. Le pied du cerf est mieux fait
que celui de la biche; sa jambe10 est plus grosse et
plus près du talon; ses voies11 sont mieux tournées,
et ses allures12 plus grandes; il marche plus réguliè-
rement; il porte le pied de derrière dans celui de
devant ; au lieu que la biche a le pied plus mal fait,
les allures plus courtes , et ne pose pas régulièrement
le pied de derrière dans la trace de celui de devant.
i . Détourner le cerf, c'est tourner tout autour de l'endroit où un cerf
est entré, et s'assurer s'il n'en est pas sorti.
2. Limier, chien que l'on choisit ordinairement parmi les chiens
courants, et que l'on dresse pour détourner le cerf, le chevreuil, le
sanglier, etc.
3. Daguet, c'est un jeune cerf portant les dagues ; et les dagues sont
la première lôte ou le premier bois du cerf, qui lui vient au commen-
cement de la seconde année.
4. Jeune cerf, cerf qui est dans la troisième, quatrième ou cinquième
année de sa vie.
5. Cerf de dix cors jeunement , cerf qui est dans la sixième année de
sa vie.
G. Cerf de dix cors, cerf qui est dans la septième année de sa vie.
7. Vieux cerf, cerf qui est dans la huitième, neuvième, dixième, etc.,
année de sa vie.
8. Pied, empreinte du pied du cerf sur la terre.
9. Fumée, fiente du cerf.
10. On appelle jambe les deux os qui sont au bas à la partie posté-
rieure, et qui font trace sur la terre avec le pied.
1 1. Foies, ce sont les pas d,u cerf.
j2. Allures du cerf, dislance de ses pas,
36a à» im.u \ $ ai v.w, s s.
D&s truè le cerf est à sa quatrième lète l. il est asseï
reeonnoissable pour no pas s'y méprendre : niais il
tant de l'habitude pour distinguer le pied du jeune
eerf de celui de la biche; et pour être sûr, on doit y
regarder de près et on revoir* souvent, Los écris de
dix cors jouuoinont. de dix cors, oto.. sont encore
plus aisés à reconnoStre : ils ont le pied de devant
beaucoup plus gros que eolui de derrière ; ot plus ils
sont vieux . plus les côtés des pieds sont gros et usés s :
ce qui se juge aisément par les allures, qui sont aussi
régulières que celles dos jeunes cerfs . le pied de der-
rière posant toujours assea exactement sur le pied
de devant . à moins qu'ils n'aient mis bas leurs (êtes;
car alors les vieux céda se méjugeas* presque autant
que les jeunes, mais d'une manière différente \ et
avec une sorte de régularité que n'ont ni les jeunes
cerfs, ni les biches; ils posent le pied de derrière à
côté de celui de devant, et jamais au delà ni eu deçà.
Lorsque le veneur, dans les sécheresses* de l'été,
ne peut juger par le pied, il est obligé de suivre le
contre-pied c> de la bète pour tâcher de trouver les
fumées, et de la reconnoître par cet indice, qui de-
mande autant et peut-être plus d'habitude que la
i . /Y.v . bois on cornes du ce
c'est avoir des indices de cerf par le picoS
aminé le pied fin cerf s'use plus ou moins suivant I* nature des
terrains qu'il habite, il ne faut entendre ceci que de la comparaison
entre cerfs da mente p*y*î et par conséquent »t faut avoir d'autres
connaissances, parce que dans le temps de rut on court souvent des
cerfs Tenus de loin.
i. Se wJjmger, c'est, pour le cerf, mettre le pied de derrière 1
la trace de celai de ck vant,
Suimr» U conin-pùdj c'est suivit les I
LE CEKF. ~)(ir)
connoissaiicc du pied : sans cela, il ne lui scroit pas
possible de faire un rapport juste a l'assemblée des
chasseurs, VA. lorsque, sur ce rapport , l'pn aura con-
duit les chiens à ses brisées1, il doit encore savoir
animer son limier, et le faire appuyer sur les voies
jusqu'à ce (pie le cerf soil lancé : dans cel instant,
celui qui laisse courre 2 sonne pour faire dccouplcr
les chiens**; et dès qu'ils le sont, il doit les appuyer
île |a voix et de la trompe ; il doit aussi être connois-
seur, et bien remarquer le pied de son cerf, afin de
le ivro-moîlre dans le change A, ou dans le cas qu'il
soit accompagné. 11 arrive souvent alors que les chiens
se séparent, et l'ont deux chasses : les piqueurs5 doi-
vent se séparer aussi, et rompre les chiens0 qui se
sont fourvoyés7, pour les ramener et les rallier à ceux
qui chassent le cerf de meute. Le piqueur doit bien
accompagner ses chiens, toujours les animer sans trop
les presser, les aider sur le change, sur un retour, et,
pour ne se pas mépreudre, tacher de revoir du cerf
aussi souvent qu'il est possible; car il ne manque ja-
i. Brisées, endroit où le cerf est entré, et où l'on a rompu des
branches pour le remarquer.
'2. Laisser courre un cerf, c'est le lancer avec un limier, c'est-à-dire
le taire partir.
5. Découp ter les chiens, c'est détacher les chiens pour les faire
chasser.
4- Change, c'est lorsque le cerf en va chercher un autre pour le
substituer à sa place.
5. Les picjueurs sont ceux qui courent à cheval après les chiens . et
qui les accompagnent pour les faire chasser.
6. Rompre les chiens, c'est les rappeler cl leur faire quitter ce qu'ils
chassent.
7. Se fourvoyer, c'est s'écarter de la voie et chasser quelque autre
cerf que celui clo la meule.
564 ANIMAUX SAUVAGES.
mais de faire des ruses : il passe et repasse souvent
deux ou trois fois sur sa voie, il cherche à se faire
accompagner d'autres bêtes pour donner le change ;
et alors il perce et s'éloigne tout de suite, ou bien il se
jette à l'écart, se cache, et reste sur le ventre. Dans
ce cas, lorsqu'on est en défaut1, on prend les de-
vants, on retourne sur les derrières; les piqueurs et
les chiens travaillent de concert : si l'on ne retrouve
pas la voie du cerf, on juge qu'il est resté dans l'en-
ceinte dont on vient de faire le tour, on la foule de
nouveau; et lorsque le cerf ne s'y trouve pas, il ne
reste d'autre moyen que d'imaginer la refuite qu'il
peut avoir faite, vu le pays où l'on est, et d'aller l'y
chercher. Dès qu'on sera retombé sur les voies, et
que les chiens auront relevé le défaut2, ils chasse-
ront avec plus d'avantage, parce qu'ils sentent bien
que le cerf est déjà fatigué ; leur ardeur augmente à
mesure qu'il s'affoiblit ; et leur sentiment est d'autant
plus distinct et plus vif que le cerf est plus échauffé :
aussi redoublent-ils de jambes et de voix; et quoi-
qu'il fasse alors plus de ruses que jamais, comme il
ne peut plus courir aussi vite, ni par conséquent s'é-
loigner beaucoup des chiens, ses ruses et ses détours
sont inutiles; il n'a d'autre ressource que de fuir la
terre qui le trahit, et de se jeter à l'eau pour dérober
son sentiment aux chiens. Les piqueurs traversent
ces eaux, ou bien ils tournent autour, et remettent
ensuite les chiens sur la voie du cerf, qui ne peut
i. Être en défaut, c'est lorsque les chiens ont perdu la voie du
cerf.
2. Relever le défaut, c'est retrouver les voies du cerf et le lancer
une seconde fois.
LE CE 11 F. 56S
aller loin dès qu'il a battu l'eau1, et qui bientôt est
aux abois 2, où il tâche encore de défendre sa vie, et
blesse souvent de coups d'andouillers les chiens, et
môme les chevaux des chasseurs trop ardents, jus-
qu'à ce que l'un d'entre eux lui coupe Je jarret pour
le faire tomber, et l'achève ensuite en lui donnant
un coup de couteau au défaut de l'épaule, On célèbre
en môme temps la mort du cerf par des fanfares, on
le laisse fouler aux chiens, et on les fait jouir pleine-
ment de leur victoire, en leur faisant curée 3.
Toutes les saisons, tous les temps ne sont pas éga-
lement bons pour courre le cerf4; au printemps,
lorsque les feuilles naissantes commencent à parer les
forets, que la terre se couvre d'herbes nouvelles et
s'émaille de fleurs, leur parfum rend moins sûr le
sentiment des chiens , et comme le cerf est alors dans
sa plus grande vigueur, pour peu qu'il ait d'avance,
ils ont beaucoup de peine à le joindre. Aussi les chas-
seurs conviennent-ils que la saison où les biches sont
prêtes à mettre bas est celle de toutes où la chasse est
la plus difficile, et que dans ces temps les chiens
quittent souvent un cerf mal mené, pour tourner à
une biche qui bondit devant eux; et de même, au
commencement de l'automne, lorsque le cerf est en
rut5, les limiers quêtent sans ardeur : l'odeur forte
i. Battre Veau, battre les eaur,, c'est traverser, après avoir été long-
temps chassé, une rivière ou un étang.
'2. Abois, c'est lorsque le cerf est à l'extrémité et tout-à-fait épuisé
de forces.
3. Faire curée, donner la curée, c'est faire manger aux chiens le cerf
ou la bête qu'ils ont prise.
l\. Courre le cerf, chasser le cerf avec clos chiens courants.
5. Rut , chaleur, ardeur d'amour.
566 ANIMAUX SAUVAGES.
du rut leur rend peut-être la voie plus indifférente ;
peut-être aussi tous les cerfs ont-ils , dans ce temps ,
à peu près la môme odeur. En hiver, pendant la
neige , on ne peut pas courre le cerf; les limiers n'ont
point de sentiment, et semblent suivre les voies plu-
tôt à l'œil qu'à l'odorat. Dans cette saison, comme les
cerfs ne trouvent pas à viander 1 dans les forts, ils en
sortent, vont et viennent dans les pays plus décou-
verts, dans les petits taillis, et même dans les terres
ensemencées : ils se mettent en hardes 2 dès le mois
de décembre ; et, pendant les grands froids, ils cher-
chent à se mettre à l'abri des côtes, ou dans des en-
droits bien fourrés, où ils se tiennent serrés les uns
contre les autres, et se réchauffent de leur haleine.
A la fin de l'hiver, ils gagnent le bord des forêts, et
sortent dans les blés. Au printemps, ils mettent bas 3;
la tête se détache d'elle-même , ou par un petit effort
qu'ils font en s'accrochant à quelque branche : il est
rare que les deux côtés tombent précisément en même
temps, et souvent il y a un jour ou deux d'intervalle
entre la chute de chacun des côtés de la tête. Les vieux
cerfs sont ceux qui mettent bas les premiers, vers la Qn
de février, ou au commencement de mars; les cerfs de
dix cors ne mettent bas que vers le milieu ou la fin de
mars; ceux de dix cors jeunement, dans le mois d'a-
vril; les jeunes cerfs au commencement, et les daguets
vers le milieu et la fin de mai : mais il y a sur tout
cela beaucoup de variétés, et l'on voit quelquefois
de vieux cerfs mettre bas plus tard que d'autres qui
i. fiander, brouter, manger.
9,. Harde, troupe de cerfs.
3. Mettre bas, c'est lorsque i< hois des œrffi tombe.
LE CERF. 567
sont plus jeunes. Au reste, la mue de la tête des cerfs
avance lorsque l'hiver est doux, et retarde lorsqu'il
est rude et de longue durée.
Dès que les cerfs ont mis bas, ils se séparent les
uns des autres, et il n'y a plus que les jeunes qui de-
meurent ensemble. Ils ne se tiennent pas dans les
forts; mais ils gagnent les beaux pays, les buissons,
les taillis clairs, où ils demeurent tout l'été, pour y
refaire leur tête; et, dans cette saison, ils marchent
la tête basse, crainte de la froisser contre les bran-
ches ; car elle est sensible tant qu'elle n'a pas pris
son entier accroissement. La tête des plus vieux cerfs
n'est encore qu'à moitié refaite vers le milieu du mois
de mai, et n'est toul-à-fait allongée et endurcie que
vers la fin de juillet. Celie des plus jeunes cerfs, tom-
bant plus tard, repousse et se refait aussi plus tard;
mais dès qu'elle est entièrement allongée, et qu'elle
a pris de la solidité, les cerfs la frottent contre les
arbres pour la dépouiller de la peau dont elle revêtue;
et, comme ils continuent à la frotter pendant plu-
sieurs jours de suite, on prétend qu'elle se teint de la
couleur delà sève du bois auquel ils touchent; qu'elle
devient rousse contre les hêtres et les bouleaux, brune
contre les chênes, et noirâtre contre les charmes et
les trembles. On dit aussi que les tètes des jeunes
cerfs, qui sont lisses et peu perlées, ne se teignent
pas à beaucoup près autant que celles des vieux cerfs,
dont les perlures sont fort près les unes des autres,
parce que ce sont ces perlures qui retiennent la sève
qui colore le bois ; mais je ne puis me persuader que
c<* soit là la vraie cause de cet effet, ayant eu des cerfs
privés enfermés dans des enclos où il n'y avoil aucun,
368 ANIMAUX SAUVAGES.
arbre, où par conséquent ils n'avoient pu toucher au
bois, desquels cependant la tête étoit colorée comme
celle de tous les autres.
Peu de temps après que les cerfs ont bruni leur tête,
ils commencent à ressentir les impressions du rut ; les
vieux sont les plus avancés : dès la un d'août et le
commencement de septembre, ils quittent les buis-
sons, reviennent dans les forts, et commencent à
chercher les bêtes 4; ils raient 2 d'une voix forte; le
cou et la gorge leur enflent; ils se tourmentent \ ils
traversent en plein jour les guérets et les plaines; ils
donnent de la tête contre les arbres et les cépées;
enfin ils paroissent transportés, furieux, et courent
de pays en pays, jusqu'à ce qu'ils aient trouvé des
bêtes, qu'il ne suffit pas de rencontrer, mais qu'il
faut encore poursuivre , contraindre, assujettir : car
elles les évitent d'abord; elles fuient, et ne les atten-
dent qu'après avoir été long-temps fatiguées de leur
poursuite. C'est aussi par les plus vieilles que com-
mence le rut; les jeunes biches n'entrent en chaleur
que plus tard; et lorsque deux cerfs se trouvent au-
près de la même, il faut encore combattre avant que
de jouir : s'ils sont d'égale force, ils se menacent, ils
grattent la terre, ils raient d'un cri terrible, et, se
précipitant l'un sur l'autre, ils se battent à outrance,
et se donnent des coups de tête et d'andouillers 3 si
forts, que souvent ils se blessent à mort. Le combat
ne finit que par la défaite ou la fuite de l'un des deux;
et alors le vainqueur ne perd pas un instant pour jouir
1. Les bêles, eu termes de chasse , signifient Les biches,
2. Raire, crier.
î. Andouiilcrs, cornichon du bois de cerf.
EE CERF. 069
de sa victoire et de ses désirs ; à moins qu'un autre ne
survienne encore, auquel cas il part pour l'attaquer
et le faire fuir comme le premier. Les plus vieux cerfs
sont toujours les maîtres, parce qu'ils sont plus fiers
et plus hardis que les jeunes, qui n'osent approcher
d'eux ni de la bête, et qui sont obligés d'attendre
qu'ils l'aient quittée pour l'avoir à leur tour : quelque-
fois cependant ils sautent sur la biche pendant que les
vieux combattent; et après avoir joui fort à la hâte,
ils fuient promptement. Les biches préfèrent les vieux
cerfs, non pas parce qu'ils sont plus courageux, mais
parce qu'ils sont beaucoup plus ardents et plus chauds
que les jeunes : ils sont aussi plus inconstants; ils ont
souvent plusieurs bêtes à la fois; et lorsqu'ils n'en ont
qu'une, ils ne s'y attachent pas, ils ne la gardent que
quelques jours; après quoi ils s'en séparent, et vont
en chercher une autre, auprès de laquelle ils de-
meurent encore moins, et passent ainsi successive-
ment à plusieurs, jusqu'à ce qu'ils soient tout-à-fait
épuisés.
Cette fureur amoureuse ne dure que trois semai-
nes : pendant ce temps ils ne mangent que très peu ,
ne dorment ni ne reposent; nuit et jour ils sont sur
pied, et ne font que marcher, combattre et jouir.
Aussi sortent-ils de là si défaits, si fatigués, si jnai-
gres, qu'il leur faut du temps pour se remettre et re-
prendre des forces : ils se retirent ordinairement alors
sur le bord des forêts, le Ions des meilleurs "a^naures,
oxi ils peuvent trouver une nourriture abondante, et
ils y demeurent jusqu'à ce qu'ils soient rétablis. Le
rut, pour les vieux cerfs, commence au premier de
septembre, et finit vers le 20; pour les cerfs de dix
0~0 ANIMAUX SAUVAGES.
cors et de dix cors jcunement, il commence vers le
1 o de septembre, et finit dans les premiers jours d'oc-
tobre; pour les Jennes cerfs, c'est depuis le 20 septem-
bre jusqu'au 1 5 octobre; et sur la fin de ce même mois,
il n'y a plus que les daguets qui sont en rut, parce
qu'ils y sont entrés le-s derniers de tous : les plus jeu-
nes biches sont de même les dernières en chaleur. Le
rut est donc entièrement fini au commencement de
novembre ; et les cerfs dans ces temps de foiblesse
sont faciles à forcer. Dans les années abondantes en
gland, ils se rétablissent en peu de temps par la
bonne nourriture, et l'on remarque souvent un se-
cond rut à la fin d'octobre, mais qui dure beaucoup
moins que le premier.
Dans les climats plus chauds que celui de la
France, comme les saisons sont plus avancées, le rut
est aussi plus précoce. En Grèce, par exemple, il pa-
roît, parce qu'en dit Aristote, qu'il commence dans
les premiers jours d'août, et qu'il finit à la fin de sep-
tembre. Les biches portent huit mois et quelques
jours; elles ne produisent ordinairement qu'un faon1 ,
et très rarement deux; elles mettent bas an mois de
mai et au commencement de juin. Elles ont grand
soin de dérober leur faon à la poursuite des chiens;
elles se présentent et se font chasser elles-mêmes
pour les éloigner, après quoi elles viennent le re-
joindre. Toutes les biches ne sont pas fécondes ; il y
en a qu'on appelle brèliaignes, qui ne portent jamais.
Ces biches sont plus grosses et prennent beaucoup
plus de venaison que les autres; aussi sont-elles les
1. FrtOHj c'est le petit eerf qni vient de naître.
LE CE H F. J7 1
premières en chaleur : on prétend aussi qu'il se trouve
quelquefois des biches qui ont un bois comme le
cerf, et cela n'est pas absolument contre toute vrai-
semblance, Le faon ne porte ce nom que jusqu'à sis
mois environ; alors îes bosses commencent à paroî-
tre, et il prend le nom de hère; jusqu'à ce que ces
bosses, allongées en dagues, lui fassent prendre le
nom de daguet. Il ne quitte pas sa mère dans les pre-
miers temps , quoiqu'il prenne un assez prompt ac-
croissement; il la suit pendant tout l'été. En hiver,
les biches, les hères, îesdaguets, et les jeunes cerfs,
se rassemblent en bardes, et forment des troupes
d'autant plus nombreuses, que la saison est plus ri-
goureuse. Au printemps, ils se divisent; les biches
se recèlent pour mettre bas, et dans ce temps il n'y a
guère que les daguets et îes jeunes cerfs qui aillent
ensemble. En général, les cerfs sont portés à demeu-
rer les uns avec les autres, à marcher de compagnie,
et ce n'est que la crainte ou la nécessité qui les dis-
perse ou les sépare.
Le cerf est e*n état d'engendrer à l'âge de dix-huit
mois; car on voit des daguets, c'est-à-dire des cerfs
nés au printemps de Tannée précédente, couvrir des
biches en automne, et l'on doit présumer que ces
accouplements sont prolifiques. Ce qui pourroït peut-
être en faire douter, c'est qu'ils n'ont encore pris alors
qu'environ la moitié ou les deux tiers de leur accrois-
sement, que les cerfs croissent et grossissent jusqu'à
1 âge de huit ans , et que leur tête va toujours en ali-
mentant tous les ans jusqu'au même âge : mais il faut
observer que le faon qui vient de naître se fortifie en
peu de temps; que son accroissement est prompt
j^2 ANIMAUX SAUVAGES.
dans ïa première année, et ne se ralentit pas dans la
seconde; qu'il y a même déjà surabondance de nour-
riture, puisqu'il pousse des dagues; ^t c'est là le signe
le plus certain de la puissance d'engendrer. Il est vrai
crue les animaux en général ne sonten état d'engendrer
que lorsqu'ils ont pris la plus grande partie de leur ac-
croissement; mais ceux qui ont un temps marqué
pour le rut, ou pour le frai, semblent faire une ex-
ception à cette loi. Les poissons fraient et produisent
avant d'avoir pris le quart ou même la huitième par-
tie de leur accroissement; et dans les animaux qua-
drupèdes, ceux qui, comme le cerf, l'élan , le daim ,
le renne , le chevreuil , etc. , ont un rut bien marqué,
engendrent aussi plus tôt que les autres animaux.
Il y a tant de rapports entre la nutrition, la pro-
duction du bois, le rut et la génération, dans ces
animaux, qu'il est nécessaire, pour en bien conce-
voir les effets particuliers, de se rappeler ici ce que
nous avons établi de plus général et de plus certain
au sujet de la génération ; elle dépend en entier de
la surabondance de la nourriture. Tant que ranimai
croît {et c'est toujours dans le premier âge que l'ac-
croissement est le plus prompt), la nourriture est en-
tièrement employée a l'extension, au développement
du corps : il n'y a donc nulle surabondance , par con-
séquent nulle production, nulle sécrétion de liqueur
séminale ; et c'est par cette raison que les jeunes ani-
maux ne sont pas en état d'engendrer; mais lors-
qu'ils ont pris la plus grande partie de leur accroisse-
ment, la surabondance commence à se manifester par
de nouvelles productions. Dans l'homme, la barbe, le
poil, le gonflement des mamelles, l'épanouissement
LE CERF. 575
des parties de la génération, précèdent la puberté.
Dans les animaux en général , et dans le cerf en par-
ticulier, la surabondance se inarque par des effets
encore plus sensibles; elle produit la tête , Je gonfle-
ment des daintiers1, l'enflure du cou et de la gorge,
la venaison2, le rut , etc. Et comme le cerf croît fort
vite dans le premier âge, il ne se passe qu'un an de-
puis sa naissance jusqu'au temps où cette surabon-
dance commence à se marquer au debors par la pro-
duction du bois : s'il est né au mois de mai, on verra
paroître , dans le même mois de l'année suivante, les
naissances du bois qui commence à pousser sur le
têt3. Ce sont deux dagues qui croissent , s'allongent,
et s'endurcissent, à mesure que l'animal prend de la
nourriture : elles ont déjà , vers la fin d'août, pris leur
entier accroissement, et assez de solidité pour qu'il
cherche à les dépouiller de leur peau en les frottant
contre les arbres ; et dans le même temps il acbève de
se charger de venaison, qui est une graisse abondante,
produite aussi par le superflu de la nourriture , qui dès
lors commence à se déterminer vers les parties de la gé-
nération, et à exciter le cerf à cette ardeur du rut qui
le rend furieux, Et ce qui prouve évidemment que la
production du bois et celle de la liqueur séminale dé-
pendent de la même cause, c'est que si vous détruisez
la source de la liqueur séminale en supprimant par
1. Les daintiers du cerf sont ses testicules.
2. Fenaison, c'est la graisse du cerf, qui augmente pendant l'été,
et dont il est surchargé au commencement de l'automne, dans le
temps du rut.
3. Le lét est la partie de l'os frontal sur laquelle appuie le bois du
cerf.
miFT-OA. xiv. 24
3^4 ANIMAUX SAUVAGES.
la castra tioQ les organes nécessaires pour cette sécré-
tion, vous supprimerez en même temps la production
du bois: car si Ton fait cette opération dans le temps
qu'il a mis bas sa tête, il ne s'en forme pas une nou-
velle ; et si on ne la fait au contraire que dans le
temps qu'il a refait sa tête, elle ne tombe plus : l'a-
nimal, en un mot, reste pour toute la vie dans l'état
où il étoit lorsqu'il a subi la castration ; et comme il
n'éprouve plus les ardeurs du rut , les signes qui l'ac-
compagnent disparoissent aussi ; il n'y a plus de ve-
naison, plus d'enflure au cou ni à la gorge , et il de-
vient d'un naturel plus doux et plus tranquille. Ces
parties que l'on a retranchées étoient donc nécessaires
non seulement pour faire la sécrétion de la nourriture
surabondante, mais elles servoient encore à l'animer,
à la pousser au dehors dans toutes les parties du corps
sous la forme de la venaison , et en particulier au
sommet de la tête , où elle se manifeste plus que par-
tout ailleurs par la production du bois. Il est vrai que
les cerfs coupés ne laissent pas de devenir gras; mais
ils ne produisent plus de bois, jamais la gorge ni le
cou ne leur enflent, et leur graisse ne s'exalte ni ne
s'échauffe pas comme la venaison des cerfs entiers,
qui, lorsqu'ils sont en rut, ont une odeur si forte,
qu'elle infecte de loin ; leur chair même en est si fort
imbue et pénétrée, qu'on ne peut ni la manger ni la
sentir, et qu'elle se corrompt en peu de temps, au
lieu que celle du cerf coupé se conserve fraîche, et
peut se manger dans tous les temps. Une autre preuve
que la production du bois vient uniquement de la
surabondance de la nourriture , c'est la différence qui
se trouve entre les têtes des cerfs de même âge , dont
LE CE 11 F. 375
les unes sont très grosses, très fournies, et les autres
grêles et menues, ce qui dépend absolument de la
quantité de la nourriture : car un cerf qui habite un
pays abondant , où il viande à son aise , où , après
avoir repu tranquillement , il peut ensuite ruminer
en repos, aura toujours la tête belle, haute , bien ou-
verte, Fempaumure1 large et bien garnie, Je merrain2
gros et bien perlé , avec grand nombre d'andouil-
lers forts et longs, au lieu que celui qui se trouve
dans un pays où il n'a ni repos ni nourriture suffi-
sante n'aura qu'une tête mal nourrie , dont I'empau-
mure sera serrée , le merrain grêle, et les andouillers
menus et en petit nombre ; en sorte qu'il est toujours
aisé de juger par la tête d'un cerf s'il habite un pays
abondant et tranquille, et s'il a été bien ou mal nourri.
Ceux qui se portent mal, qui ont été blessés, ou
seulement qui ont été inquiétés et courus, prennent
rarement une belle tête et une bonne venaison ; ils
n'entrent en rut que plus tard; il leur a fallu plus de
temps pour refaire leur tête, et ils ne la mettent bas
qu'après les autres. Ainsi tout concourt à faire voir que
ce bois n'est , comme la liqueur séminale, que le su-
perflu , rendu sensible, de la nourriture organique,
qui ne peut être employée tout entière au dévelop-
pement, à l'accroissement ou à l'entretien du corps
de l'animal.
La disette retarde donc l'accroissement du bois ,
et en diminue le volume très considérablement; peut-
1 . Empaumure , c'est le haut de la tête du cerf, qui s'élargit comme
une main , et où il y a plusieurs andouillers rangés inégalement comme
ths doigts.
i , Merrain, c'est le tronc , c'est la tige du bois du cerf.
576 ANIMAUX SAUVAGES.
être même ne seroit-il pas impossible, en retranchant
beaucoup la nourriture , de supprimer en entier cette
production , sans avoir recours à la castration : ce
qu'il y a de sûr, c'est que les cerfs coupés mangent
inoins que les autres; et ce qui fait que dans cette
espèce , aussi bien que dans celles du daim , du che-
vreuil, et de l'élan, les femelles n'ont point de bois ,
c'est qu'elles mangent moins que les mâles, et que ,
quand même il y auroit de la surabondance , il arrive
que dans le temps où elle pourroit se manifester au
dehors elles deviennent pleines ; par conséquent le
superflu de la nourriture étant employé à nourrir le
fœtus, et ensuite à allaiter le faon, il n'y a jamais
rien de surabondant. Et l'exception que peut faire ici
la femelle du renne, qui porte un bois comme le
mâle , est plus favorable que contraire à cette expli-
cation; car de tous les animaux qui portent un bois,
le renne est celui qui, proportionnellement à sa
taille, l'a d'un plus gros et d'un plus grand volume,
puisqu'il s'étend en avant et en arrière , souvent tout
le long de son corps : c'est aussi de tous celui qui se
charge le plus abondamment de venaison , et d'ail-
leurs le bois que portent les femelles est fort petit en
comparaison de celui des mâles. Cet exemple prouve
donc seulement que quand la surabondance est si
grande qu'elle ne peut être épuisée dans la gestation
par l'accroissement du fœtus, elle se répand au dehors,
et forme dans la femelle, comme dans le mâle , une
production semblable, un bois qui est d'un plus petit
volume, parce que cette surabondance est aussi en
moindre quantité.
Ce que je dis ici de la nourriture ne doit pas s'en-
LE CERF. 377
tendre de la masse ni du volume des aliments, mais
uniquement de la quantité des molécules organiques
que contiennent ces aliments : c'est cette seule ma-
tière qui est vivante, active et productrice; le reste
n'est qu'un marc qui peut être plus ou moins abon-
dant sans rien changer à l'animal. Et comme le lichen,
qui est la nourriture ordinaire du renne , est un
aliment plus substantiel que les feuilles, les écorces
ou les boutons des arbres dont le cerf se nourrit, il
n'est pas étonnant qu'il y ait plus de surabondance
de cette nourriture organique , et par conséquent
plus de bois et plus de venaison , dans le renne que
dans le cerf. Cependant il faut convenir que la ma-
tière organique qui forme le bois dans ces espèces
d'animaux n'est pas parfaitement dépouillée des par-
ties brutes auxquelles elle étoit jointe, et quelle
conserve encore , après avoir passé par le corps de
l'animal, des caractères de son premier état dans le
végétal. Le bois du cerf pousse , croît et se compose
comme le bois d'un arbre; sa substance est peut-être
moins osseuse que ligneuse; c'est pour ainsi dire un
végétal greffé sur un animal, et qui participe de la
nature des deux, et forme une de ces nuances aux-
quelles la nature aboutit toujours dans les extrêmes,
et dont elle se sert pour rapprocher les choses les plus
éloignées.
Dans l'animal, comme nous l'avons dit, les os
croissent par les deux extrémités à la fois : le point
d'appui, contre lequel s'exerce la puissance de leur
extension en longueur, est dans le milieu de la lon-
gueur de l'os : cette partie du milieu est aussi la pre-
mière formée , la première ossifiée ; et les deux ex-
578 ANIMAUX SAUVAGES.
trémités vont toujours en s'éloignant de la partie du
milieu, et restent molles jusqu'à ce que l'os ait pris
son entier accroissement dans cette dimension. Dans
le végétal, au contraire , le bois ne croît que par une
seule de ses extrémités; le bouton qui se développe ,
et qui doit former la branche, est attaché au vieux
bois par l'extrémité inférieure ; et c'est sur ce point
d'appui que s'exerce la puissance de son extension en
longueur. Cette différence si marquée entre la végé-
tation des os des animaux et des parties solides des
végétaux ne se trouve point dans le bois qui croît sur
la tête des cerfs; au contraire, rien n'est plus sembla-
ble à l'accroissement du bois d'un arbre. Le bois du
cerf ne s'étend que par l'une de ses extrémités , l'au-
tre lui sert de point d'appui; il est d'abord tendre
comme l'herbe, et se durcit ensuite comme le bois : la
peau , qui s'étend et qui croît avec lui , est son écorce,
et il s'en dépouille lorsqu'il a pris son entier accrois-
sement; tant qu'il croît, l'extrémité supérieure de-
meure toujours molle. Il se divise aussi en plusieurs
rameaux; le merrain est l'arbre, les andouillers en
sont les branches. En un mot, tout est semblable,
tout est conforme dans le développement et dans l'ac-
croissement de l'un et de l'autre, et dès lors les mo-
lécules organiques , qui constituent la substance vi-
vante du bois du cerf, retiennent encore l'empreinte
du végétal, parce qu'elles s'arrangent de la même fa-
çon que dans les végétaux. La matière domine donc
ici sur la forme ; le cerf, qui n'habite que dans les
bois et qui ne se nourrit que de rejetons des arbres ,
prend une si forte teinture de bois, qu'il produit lui-
même une espèce de bois qui conserve assez les ca-
LE CERF. 3-q
ractères de son origine pour qu'on ne puisse s'y mé-
prendre : et cet effet, quoique très singulier, n'est
cependant pas unique ; il dépend d'une cause géné-
rale que j'ai déjà eu occasion d'indiquer plus d'une
fois dans cet ouvrage.
Ce qu'il y a de plus constant, de plus inaltérable
dans la nature , c'est l'empreinte ou le moule de cha-
que espèce, tant dans les animaux que dans les vé-
gétaux : ce qu'il y a de plus variable et de plus cor-
ruptible, c'est la substance qui les compose. La
matière, en général, paroît être indifférente à rece-
voir telle ou telle forme, et capable de porter toutes
les empreintes possibles : les molécules organiques,
c'est-à-dire les parties vivantes de cette matière,
passent des végétaux aux animaux, sans destruction,
sans altération, et forment également la substance
vivante de l'herbe, du bois, de la chair et des os. Il
paroît donc , à cette première vue, que la matière ne
peut jamais dominer sur la forme ; et que , quelque
espèce de nourriture que prenne un animal, pourvu
qu'il en puisse tirer les molécules organiques qu'elle
contient, et se les assimiler par la nutrition, cette
nourriture ne pourra rien changer à sa forme , et
n'aura d'autre effet que d'entretenir ou faire croître
son corps, en se modelant sur toutes les parties du
moule intérieur, et en les pénétrant intimement : ce
qui le prouve , c'est qu'en général les animaux qui ne
vivent que d'herbe, qui paroît être une substance
très différente de celle de leur corps , tirent de cette
herbe de quoi faire de la chair et du sang; que même
ils se nourrissent, croissent et grossissent autant et
plus que les animaux qui ne vivent que de chair, Ce-
5So ANIMAUX SAUVAGES.
pendant, en observant la nature plus particulièrement,
on s'apercevra que quelquefois ces molécules orga-
niques ne s'assimilent pas parfaitement au moule
intérieur, et que souvent la matière ne laisse pas
d'influer sur la forme d'une manière assez sensible ;
la grandeur, par exemple, qui est un des attributs
de la forme, varie dans chaque espèce, suivant les
différents climats; la qualité, la quantité de la chair,
qui sont d'autres attributs de la forme, varient suivant
les différentes nourritures. Cette matière organique,
que l'animal assimile à son corps par la nutrition,
n'est donc pas absolument indifférente à recevoir telle
ou telle modification; elle n'est pas absolument dé-
pouillée de la forme qu'elle avoit auparavant, et elle
retient quelques caractères de l'empreinte de son
premier état : elle agit donc elle-même par sa propre
forme sur celle du corps organisé qu'elle nourrit; et
quoique cette action soit presque insensible, que
même cette puissance d'agir soit infiniment petite en
comparaison de la force qui contraint cette matière
nutritive à s'assimiler au moule qui la reçoit, il doit
en résulter, avec le temps, des effets très sensibles.
Le cerf, qui n'habite que les forêts, et qui ne vit,
pour ainsi dire, que de bois, porte une espèce de
bois qui n'est qu'un résidu de cette nourriture : le
castor, qui habite les eaux et qui se nourrit de pois-
son , porte une queue couverte d'écaillés : la chair de
la loutre et de la plupart des oiseaux de rivière est un
aliment de carême , une espèce de chair de poisson.
L'on peut donc présumer que des animaux auxquels
on ne donneroit jamais que la même espèce de nour-
riture prendroient en assez peu de temps une teinture
LE CERF. 38 1
des qualités de cette nourriture , et que, quelque forte
que soit l'empreinte de la nature, si l'on continuoit
toujours à ne leur donner que le même aliment, il en
résuiteroit, avec le temps, une espèce de transfor-
mation par une assimilation toute contraire à la pre-
mière : ce ne seroit plus la nourriture qui s'assimile-
roit en entier à la formé de l'animal, mais l'animal
qui s'assimileroiten partie à la forme de la nourriture,
comme on le voit dans le'bois du cerf et dans la queue
du castor.
Le bois, dans le cerf, n'est donc qu'une partie ac-
cessoire, et, pour ainsi dire, étrangère à son corps,
une production qui n'est regardée comme partie ani-
male que parce qu'elle croît sur un animal, mais qui
est vraiment végétale, puisqu'elle retient les caractè-
res du végétal dont elle tire sa première origine, et
que ce bois ressemble au bois des arbres par la ma-
nière dont il croît, dont il se développe, se ramifie,
se durcit, se sèche, et se sépare : car il tombé de lui-
même après avoir pris son entière solidité, et dès qu'il
cesse de tirer de la nourriture, comme un fruit dont
Je pédicule se détache de la branche dans le temps
de sa maturité ; le nom même qu'on lui a donné dans
notre langue prouve bien qu'on a regardé cette pro-
duction comme un bois, et non pas comme une corne,
un os, une défense, une dent, etc. Et quoique cela
me paroisse suffisamment indiqué, et même prouvé,
par tout ce que je viens de dire, je ne dois pas oublier
un fait cité par les anciens. Aristote, Théophraste,
Pline, disent tous que l'on a vu du lierre s'attacher,
pousser et croître sur le bois des cerfs, lorsqu'il est
5b2 ANIMAUX SAliVAGES.
encore tendre. Si ce fait est vrai, et il seroit facile de
s'en assurer par l'expérience, ii prouvèrent encore
mieux l'analogie intime de ce bois avec le bois des
arbres.
JNon seulement les cornes et les défenses des autres
animaux sont d'une substance très différente de celle
du bois du cerf, mais leur développement, leur tex-
ture, leur accroissement, et leur forme tant extérieure
qu'intérieure, n'ont rien de semblable ni môme d'a-
nalogue au bois. Ces parties, comme les ongles, les
cheveux, les crins, les plumes, les écailles, croissent,
à la vérité, par une espèce de végétation, mais bien
différente de la végétation du bois. Les cornes dans
les bœufs, les chèvres, les gazelles, etc., sont creuses
en dedans, au lieu que le bois du cerf est solide dans
toute son épaisseur : la substance de ces cornes est la
même que celle des ongles , des ergots , et des écailles ;
celle du bois du cerf, au contraire, ressemble plus au
bois qu'à toute autre substance. Toutes ces cornes
creuses sont revêtues en dedans d'un périoste, et
contiennent dans leur cavité un os qui les soutient et
leur sert de noyau; elles ne tombent jamais, et elles
croissent pendant toute la vie de l'animal, en sorte
qu'on peut juger son âge par les nœuds ou cercles
annuels de ses cornes. Au lieu de croître comme le
bois du cerf par leur extrémité supérieure, elles crois-
sent, au contraire, comme les ongles, les plumes, les
cheveux, par leur extrémité inférieure. Il en est de
même des défenses de l'éléphant, de la vache marine,
du sanglier, et de tous les autres animaux; elles sont
creuses en dedans, et elles ne croissent que parleur
LE CERF. 3S5
extrémité inférieure : ainsi les cornes et les défenses
n'ont pas plus de rapport que les ongles, le poil , ou
les plumes , avec le bois du cerf.
Toutes les végétations peuvent donc se réduire à
trois espèces: la première, où l'accroissement se fait par
l'extrémité supérieure, comme dans les herbes, les
plantes, les arbres, le bois du cerf, et tous les autres
végétaux; la seconde, où l'accroissement se fait, au con-
traire, par l'extrémité intérieure, comme dans les cor-
nes, les ongles, les ergots, le poil, les cheveux, les plu-
mes, les écailles, les défenses, les dents, et les autres
parties extérieures du corps des animaux; la troi-
sième est celle où l'accroissement se fait à la fois par
les deux extrémités, comme dans les os, les cartila-
ges, les muscles, les tendons, et les autres parties in-
térieures du corps des animaux : toutes trois n'ont
pour cause matérielle que la surabondance de la
nourriture organique , et pour effet que l'assimilation
de cette nourriture au moule qui la reçoit. Ainsi l'a-
nimal croît plus ou moins vite à proportion de la
quantité de cette nourriture; et lorsqu'il a pris la
plus grande partie de son accroissement, elle se dé-
termine vers les réservoirs séminaux, et cherche à
se répandre au dehors, et à produire, au moyen de
la copulation, d'autres êtres organisés. La différence
qui se trouve entre les animaux qui, comme le cerf,
ont un temps marqué pour le rut, et les autres ani-
maux qui peuvent engendrer en tout temps, ne vient
encore que de la manière dont ils se nourrissent.
L'homme et les animaux domestique» , qui tous les
jours prennent à peu près une égale quantité de
nourriture, souvent même très abondante, peuvent
584 AN 131 AUX SAUVAGES.
engendrer en tout temps : le cerf, au contraire, et la
plupart des animaux sauvages, qui souffrent pendant
l'hiver une grande disette, n'ont rien alors de sur-
abondant, et ne sont en état d'engendrer qu'après
s'être refaits pendant l'été; et c'est aussi immédiate-
ment après cette saison que commence le rut, pen-
dant lequel le cerf s'épuise si fort, qu'il reste pendant
tout l'hiver dans un état de langueur; sa chair est
même alors si dénuée de bonne substance, et son
sang est si fort appauvri, qu'il s'engendre des vers
sous sa peau, lesquels augmentent encore sa misère,
et ne tombent qu'au printemps, lorsque a repris ,
pour ainsi dire , une nouvelle vie par la nourriture ac-
tive que lui fournissent les productions nouvelles de
la terre.
Toute sa vie se passe donc dans des alternatives
de plénitude et d'inanition, d'embonpoint et de mai-
greur, de santé, pour ainsi dire, et de maladie, sans
que ces oppositions si marquées et cet état toujours
excessif altèrent sa constitution ; il vit aussi long-temps
que les autres animaux qui ne sont pas sujets à ces
vicissitudes. Comme il est cinq ou six ans à croître ,
il vit aussi sept fois cinq ou six ans, c est-à-dire trente-
cinq ou quarante ans. Ce que l'on a débité sur la
longue vie des cerfs n'est appuyé sur aucun fonde-
ment : ce n'est qu'un préjugé populaire qui régnoit
dès le temps d'Aristote ; et ce philosophe dit avec rai-
son que cela ne lui paroît pas vraisemblable , attendu
que le temps de la gestation et celui de l'accroisse-
ment du jeune cerf n'indiquent rien moins qu'une
très longue vie. Cependant, malgré cette autorité,
qui seule auroit dû suffire pour détruire ce préjugé,
LE CE TIF. 585
il s'est renouvelé dans les siècles d'ignorance par
une histoire ou une fable que l'on a faite d'un cerf
qui fut pris par Charles VI dans la foret de Senlis,
et qui portoit un collier sur lequel étoit écrit : Cœ-
sar hoc mihl donavit ; et Ton a mieux aimé supposer
mille ans de vie à cet animal , et faire donner ce col-
lier par un empereur romain , que de convenir que ce
cerf pouvoit venir d'Allemagne, où les empereurs
ont , dans tous les temps, pris le nom de César.
La tête des cerfs va tous les ans en augmentant en
grosseur et en hauteur, depuis la seconde année de
leur vie jusqu'à la huitième ; elle se soutient toujours
belle et à peu près la même pendant toute la vigueur
de l'âge; mais, lorsqu'ils deviennent vieux, leur tête
décline aussi. Il est rare que nos cerfs portent plus
de vingt ou vingt-deux andouilîers , lors même que
leur tête est la plus belle, et ce nombre n'est rien
moins que constant; car il arrive souvent que le
même cerf aura dans une année un certain nombre
d'andouillers, et que l'année suivante il en aura plus
ou moins, selon qu'il aura eu plus ou moins de nour-
riture et de repos : et de même que la grandeur de
la tête et du bois du cerf dépend de la quantité de
la nourriture , la qualité de ce même bois dépend
aussi de la différente qualité des nourritures; il est,
comme le bois des forêts, grand, tendre, et assez lé-
ger dans les pays humides et fertiles; il est au con-
traire court, dur, et pesant, dans les pays secs et
stériles.
Il en est de même encore de la grandeur et de la
taille de ces animaux; elle est fort différente, selon
les lieux qu'ils habitent. Les cerfs de plaines , de val-
7)86 ANIMAUX SAUVAGES.
îées ou de collines abondantes en grains, ont le corps
beaucoup plus grand, et les jambes plus hautes que
les cerfs des montagnes sèches , arides , et pierreuses :
ceux-ci ont le corps bas, court, et trapu; ils ne peu-
vent courir aussi vite, mais ils vont plus long-temps
que les premiers; ils sont plus méchants, ils ont le
poil plus long sur le massacre; leur tête est ordinai-
rement basse et noire, à peu près comme un arbre
rabougri, dont l'écorce est rembrunie, au lieu que
la tête des cerfs de plaines est haute et d'une couleur
claire et rougeâtre , comme le bois et l'écorce des ar-
bres qui croissent en bon terrain. Ces petits cerfs
trapus n'habitent guère les futaies, et se tiennent
presque toujours dans les taillis, où ils peuvent se
soustraire plus aisément à la poursuite des chiens :
leur venaison est plus fine, et leur chair est de meil-
leur goût que celle des cerfs de plaines. Le cerf de
Corse paroît être le plus petit de tous ces cerfs de
montagnes; il n'a guère que la moitié de la hauteur
des cerfs ordinaires; c'est, pour ainsi dire, un basset
parmi les cerfs : il a le pelage brun , le corps trapu ,
les jambes courtes. Et, ce qui m'a convaincu que la
grandeur et la taille des cerfs en général dépendoient
absolument de la quantité et de la qualité de la nour-
riture, c'est qu'en ayant fait élever un chez moi, et
l'ayant nourri largement pendant quatre ans, il étoit
à cet âge beaucoup plus haut, plus gros, plus étoffé
que les plus vieux cerfs de mes bois, qui cependant
sont de la belle taille.
Le pelage le plus ordinaire pour le cerf est le fauve;
cependant il se trouve, même en assez grand nombre,
des cerfs bruns, et d'autres qui sont roux : les cerfs
LE CE* F. 387
blancs sont bien plus rares, -et semblent être des cerfs
devenus domestiques * mais très anciennement; car
Aristote et Pline parlent des cerfs blancs, et il paroît
qu'ils n'étoient pas alors plus communs qu'ils ne le
sont aujourd'hui. La couleur du bois, comme la cou-
leur du poil , semble dépendre en particulier de l'âge
et de la nature de l'animal , et en général de l'impres-
sion de l'air : les jeunes cerfs ont le bois plus blan-
châtre et moins teint que les vieux. Les cerfs dont, le
pelage est d'un fauve clair et délayé ont souvent la
tête pâle et mal teinte; ceux qui sont d'un fauve vif
l'ont ordinairement rouge; et les bruns, surtout ceux
qui ont du poil noir sur le cou , ont aussi la tête noire,
ïl est vrai qu'à l'intérieur le bois de tous les cerfs est
à peu près également blanc : mais ces bois diffèrent
beaucoup les uns des autres en solidité et par leur
texture plus ou moins serrée ; il y en a qui sont fort
spongieux, et où même il se trouve des cavités assez
grandes : cette différence dans ia texture suffit pour
cru'ils puissent se colorer différemment , et il n'est pas
nécessaire d'avoir recours à la sève des arbres pour
produire cet effet, puisque nous voyons tous les jours
l'ivoire le plus blanc jaunir ou brunir à l'air, quoi-
qu'il soit d'une matière bien plus compacte et moins
poreuse que celle du bois du cerf.
Le cerf paroît avoir l'œil bon, l'odorat exquis, et
l'oreille excellente. Lorsqu'il veut écouter, il lève la
tête , dresse les oreilles, et alors il entend de fort loin;
lorsqu'il sort dans un petit taillis ou dans quelque
autre endroit à demi découvert, il s'arrête pour re-
garder de tous côtés, et cherche ensuite le dessous du
vent pour sentir s'il n'y a pas quelqu'un qui puis e
588 ANIMAL' X SAUVAGES.
l'inquiéter. Il est d'un naturel assez simple , et cepen-
dant il est curieux et rusé : lorsqu'on le siffle ou qu'on
l'appelle de loin , il s'arrête tout court et regarde fixe-
ment, et avec une espèce d'admiration, les voitures ,
le bétail, les hommes; et , s'ils n'ont ni arme ni chiens,
il continue à marcher d'assurance1, et passe son che-
min fièrement et sans fuir. 1J paroît aussi écouter avec
autant de tranquillité que de plaisir le chalumeau ou
le flageolet des bergers, et les veneurs se servent
quelquefois de cet artifice pour le rassurer. En géné-
ral, il craint beaucoup moins l'homme que les chiens,
et ne prend de la défiance et de la ruse qu'à mesure
et qu'autant qu'il aura été inquiété. Il mange lente-
ment, il choisit sa nourriture; et lorsqu'il a viande,
il cherche à se reposer pour ruminer à loisir : mais il
paroît que la rumination ne se fait pas avec autant
de facilité que dans le bœuf; ce n'est, pour ainsi dire ,
que par secousses que le cerf peut faire remonter
l'herbe contenue dans son premier estomac. Cela
vient de la longueur et de la direction du chemin
qu'il faut que l'aliment parcoure : le bœuf a le cou
court et droit, le cerf l'a long et arqué ; il faut donc
beaucoup plus d'effort pour faire remonter l'aliment,
et cet effort se fait par une espèce de hoquet dont le
mouvement se marque au dehors et dure pendant
tout le temps de la rumination. Il a la voix d'autant
plus forte, plus grosse, et plus tremblante, qu'il est
plus âgé : la biche a la voix plus foible et plus courte ;
elle ne rait pas d'amour, mais de crainte : le cerf rait
d'une manière effroyable dans le temps du rut; il est
l. Marcher d'assurance, aller d'assurance, c'est lorsque le cerf va
d'un pas réglé et tranquille.
LE CEI». F. 389
alors si transporté, qu'il ne s'inquiète ni ne s'effraie
de rien : on peut donc le surprendre aisément; et
comme il est surchargé de venaison , il ne tient pas
long-temps devant les chiens ; mais il est dangereux
aux abois, il se jette sur eux avec une espèce de fu-
reur. Il ne boit guère en hiver, et encore moins au
printemps; l'herbe tendre et chargée de rosée lui
suffit : mais, dans les chaleurs et les sécheresses de
l'été, il va boire aux ruisseaux, aux mares, aux fon-
taines; et dans le temps du rut il est si fort échauffé,
qu'il cherche l'eau partout , non seulement pour
apaiser sa soif brûlante , mais pour se baigner et se
rafraîchir le corps. Il nage parfaitement bien , et plus
légèrement alors que dans tout autre temps, à cause
de la venaison, dont le volume est plus léger qu'un
pareil volume d'eau r on en a vu traverser de très
grandes rivières ; on prétend même qu'attirés par l'o-
deur des biches, les cerfs se jettent à la mer dans le
temps du rut, et passent d'une île a une autre à des
distances de plusieurs lieues. Ils sautent encore plus
légèrement qu'ils ne nagent; car lorsqu'ils sont pour-
suivis , ils franchissent aisément une haie, et même
un palis d'une toise de hauteur. Leur nourriture est
différente suivant les différentes saisons : en automne,
après le rut , ils cherchent les boutons des arbustes
verts, les fleurs de bruyères, les feuiîJes de ronces, etc. ;
en hiver, lorsqu'il neige, ils pèlent les arbres et se
nourrissent d'écorces, de mousse, etc., et lorsqu'il
fait un temps doux, ils vont viander dans les blés;
au commencement du printemps , ils cherchent les
chatons des trembles, des marsaules , des coudriers,
les fleurs et les boutons du cornouiller, etc. ; en été,
UliFFON. XIV
30/) ANIMAUX SAUVAGES.
ils ont de, quoi choisir, mais ils préfèrent les seigles
à tons les autre grains, et la bourgène à tous les au-
tres bois. La chair du faon est bonne à manger , celle
de la biche et du daguet n'est pas absolument mau-
vaise, mais celle des cerfs a toujours un goût dés-
agréable et fort : ce que cet animal fournit de plus
utile, c'est son bois et sa peau ; on la prépare , et elle
l'ait un cuir souple et très durable; le bois s'emploie
par les couteliers, les fourbisseurs, etc., et l'on en
tire, par la chimie, des esprits alkalis volatils dont Ja
médecine fait un fréquent usage.
*0n sait que dans plusieurs animaux, tels que les
chats, les chouettes, etc., la pupille de l'œil se ré-
trécit au grand jour et se dilate dans l'obscurité ; mais
on ne l'avoit pas remarqué sur les yeux du cerf. J'ai
reçu de M. Beccaria . savant physicien et célèbre pro-
fesseur à Pise , la leltre suivante , datée de Turin le
28 octobre 1767, dont voici la traduction par ex-
trait :
« Je présentois du pain, dit M. Beccaria, à un cerf
enfermé dans un endroit obscur, pour l'attirer vers
Ja fenêtre , et pour admirer à loisir la forme rectan-
gulaire et transversale de ses pupilles, qui, dans la
lumière vive, n'avoient au plus qu'une demi-ligne de
largeur sur environ quinze lignes de longueur. Dans
un jour plus foible, elles s'élargissoient de plus d'une
ligne et demie, mais en conservant leur figure rec-
tangulaire; et, dans le passage des ténèbres, elles
s'élargissoient d'environ quatre lignes, toujours trans-
versalement, c'est-dire horizontalement, en conser-
vant la même forme rectangulaire. L'on peut aisément
s'assurer de ces faits en mettant la main sur l'œil d'un
LE CE 11 F. ~>gi
cerf: au moment qu'on découvrira cet œil , on verra
la pupille s'élargir de plus de quatre lignes. »
Celte observation fait penser avec raison à M. Bec-
caria que les autres animaux du genre des cerfs ont
la même facilité de dilater et de contracter leurs pu-
pilles; mais, ce qu'il y a de plus remarquable ici,
c'est que la pupille des chats, des chouettes, et de
plusieurs autres animaux, se dilate et se contracte
verticalement, au lieu que la pupille du cerf se con-
tracte et se dilate horizontalement.
Je dois encore ajouter à l'histoire du cerf un fait
qui m'a été communiqué par M. le marquis d'Ame-
zaga, qui joint à beaucoup de connoissances une
grande expérience de la chasse.
« Les cerfs, dit-il, mettent leur tête bas au mois de
mars , plus tôt ou plus tard, selon leur âge. A la fin de
juin , les gros cerfs ont leur tête allongée , et elle com-
mence à leur démanger. C'est aussi dans ce même
temps qu'ils commencent à toucher aux bois pour se
défaire de la peau veloutée qui entoure le merrain et
les andouillers. Au commencement d'août, la tête
commence à prendre la consistance qu'elle doit
avoir pour le reste de l'année. Le 17 octobre, l'é-
quipage de S. A. S. monseigneur le prince de Condé
attaqua un cerf de dix cors jeunement : c'est dans
cette saison que les cerfs tiennent leur rut, et par
conséquent ils sont alors bien moins vigoureux; et ce
fut avec grand étonnement que nous vîmes ce cerf
aller grand train , et nous conduire à près de six lieues
de son lancé.
» Ce cerf pris, nous trouvâmes sa tête blanche et
sanguinolente , comme elle auroit dû l'être dans le
0(~)2 ANIMAUX SAUVAGES.
temps que les cerfs ordinaires touchent au bois;
cette tête étoit couverte de lambeaux de la peau ve-
loutée qui se détache delaramure : il avoit andouilîers
sur andouilîers et chevillures, avec deux perches sans
empaumures. Tous les chasseurs qui arrivèrent à la
mort de ce cerf furent fort étonnés de ce phéno-
mène ; mais ils le furent bien davantage lorsqu'on
voulut lui lever les daintiers : on n'en trouva point
dans le scrotum; mais, après avoir ouvert le corps, on
trouva en dedans deux petits daintiers gros comme
des noisettes , et nous vîmes clairement qu'il navoit
point donné au rut comme les autres , et nous esti-
mâmes que même il n'y avoit jamais donné. On sait
que pendant les mois de juin, juillet, et août, les
cerfs sont prodigieusement chargés de suif, et qu'au
1 5 septembre ils pissent ce suif, en sorte qu'il ne
leur reste que de la chair : celui dont je parle avoit con-
servé tout son suif, par la raison qu'il n 'étoit point
en état de ruter. Ce cerf avoit un autre défaut que
nous observâmes en lui levant les pieds; il lui man-
quoit dans le pied droit l'os du dedans du pied ; et
cet os, qui se trouvoit dans le pied gauche, étoit long
d'un demi-pouce, pointu et gros comme un cure-
dent.
» Il est notoire qu'un cerf que l'on coupe quand il
n'a pas sa tête , elle ne repousse plus : on sait aussi
que lorsque l'on coupe un cerf qui a sa tête dans sa
perfection , il la conserve toujours. Or il paroît ici
que les très petites parties de la génération de l'ani-
mal dont je viens de parler ont suffi pour lui faire
changer de tête, mais que la nature a toujours été
tardive dans ses opérations pour la conformation natu-
LE CERF. JÇp
relie de cet animal; car nous n'avons trouvé aucune
trace d'accidents qui puissent faire croire que ce
même ordre de la nature ait pu être dérangé; en sorte
qu'on peut dire, avec grande raison, que ce retarde-
ment ne vient que du peu de facultés des parties de la
génération dans cet animal, lesquelles étoient néan-
moins suffisantes pour produire la chute et ïa renais-
sance de la tête, puisque les meules nous indiquoient
qu'il avoit eu sa tête de daguet, sa seconde tête, sa
troisième, sa quatrième et dix cors jeunement, au
temps où nous l'avons pris. »
Cette observation de M. le marquis d'Àmezaga
semble prouver encore mieux que toutes les obser-
vations qu'on avoit faites précédemment, que la
chute et le renouvellement de la tête des cerfs dé-
pendent en totalité de la présence des daintiers ou
testicules, et en partie de leur état plus ou moins
complet; car ici les testicules étant pour ainsi dire
imparfaits et beaucoup trop petits, la tête étoit par
cette raison plus long- temps à se former, et tomboit
aussi beaucoup plus tard que dans les cerfs.
JNous avons donné une indication assez détaillée au
sujet d'une race particulière de cerf, connu sous le
nom de cerf noir ou cerf des Ardennes; mais nous igno-
rions que cette race eût des variétés. Feu M. Collin-
son m'a écrit que le roi d'Angleterre , Jacques Ier,
avoit fait venir plusieurs cerfs noirs, ou du moins très
bruns, de différents pays, mais surtout du Holstein ,
de Danemarck, et de Norwége ; et il m'a observé en
même temps que ces cerfs sont différents de celui
que j'ai décrit dans mon ouvrage.
594 ANIMAUX SAUVAGES.
« Ils ont , dit-il , des empaumures larges et aplaties
à leurs bois comme les daims; ce qui n'est pas dans
celui des Ardennes. Il ajoute que le roi Jacques avoit
fait mettre plusieurs de ces cerfs dans deux forêts
voisines de Londres, et qu'il en avoit envoyé quel-
ques autres en Ecosse, d'où ils se sont répandus dans
plusieurs endroits. Pendant l'hiver ils paroissent noirs
et ont le poil hérissé ; l'été ils sont bruns et ont le poil
lisse; mais ils ne sont pas si bons à manger que les
cerfs ordinaires. »
Pontoppidan , en parlant des cerfs de Norwége,
dit « qu'il ne s'en trouve que dans les diocèses de
Berghen et de Drontheim, c'est-à-dire dans la partie
occidentale du royaume, et que ces animaux tra-
versent quelquefois en troupes les canaux qui sont
entre le continent et les îles voisines de la côte, ayant
la tête appuyée sur la croupe les uns des autres; et
quand le chef de la file est fatigué, il se retire pour
se reposer, et le plus vigoureux prend sa place. »
Quelques gens ont pensé qu'on pourroit rendre
domestiques les cerfs de nos bois, en les traitant,
comme les Lapons traitent les rennes , avec soin et
douceur. Nous pouvons citer à ce sujet un exemple
qu'on pourroit suivre. Autrefois il n'y avoit point de
cerfs a l'Ile-de-France ; ce sont les Portugais qui en
ont peuplé cette île. Ils sont petits et ont le poil plus
gris que ceux d'Europe, desquels néanmoins ils ti-
rent leur origine. Lorsque les François s'établirent
dans l'île , ils trouvèrent une très grande quantité de
ces cerfs ; ils en ont détruit une partie , et le reste
s'est réfugié dans les endroits les moins fréquentés
le cerf. 3o,5
de l'île. On est parvenu à les rendre domestiques, et
quelques habitants en ont des troupeaux1.
JNous avons vu à l'Ecole vétérinaire une petite es-
pèce de cerf qu'on nous dit venir du cap de Bonne-
Espérance, dont la robe étoit semée de taches blan-
ches , comme celle de l'axis; on lui donnoit le nom
de cerf-cochon ; parce qu'il n'a pas la même légèreté
de corps, et les jambes plus grosses que les autres
animaux de ce genre. Il n'avoit que trois pieds quatre
pouces et demi de long, depuis le bout du museau
jusqu'à l'extrémité du corps; les jambes courtes; les
pieds et les sabots fort petits; le pelage fauve, semé
de taches blanches ; l'œil noir et bien ouvert, avec
de grands poils noirs à la paupière supérieure ; les na-
seaux noirs; une bande noirâtre des naseaux aux
coins de la bouche ; la tête couleur de ventre de bi-
che, mêlée de grisâtre, brune sur le chanfrein et à
côté des yeux ; les oreilles fort larges, garnies de poils
noirs en dedans, et d'un poil ras , gris mêlé de fauve
en dehors. Le bois de ce cerf avoit onze pouces sept
lignes de long sur dix lignes de grosseur; le dessus
du dos étoit plus brun que le reste du corps; la
queue fauve dessus, et blanche dessous; et les jambes
étoient d'un brun noirâtre.
Il paroît que cet animal approche plus de l'espèce
du cerf que de celle du daim ; on en peut juger par la
seule inspection de son bois.
*Nous devons ajouter aux faits que nous avons rap-
portés dans l'Histoire naturelle de ces animaux, et
dans ce volume , quelques autres faits intéressants
i. Note communiquée par M. le vicomte de Querhoent à M. de
Buffon,
3()6 ANIMAUX SAUVAGES.
qui m'ont été communiqués par M. le comte de Mel-
lin, chambellan de Sa Majesté prussienne, qui joint
beaucoup de connoissances à un discernement ex-
cellent, et qui s'est occupé en observateur habile, et
en chasseur infatigable , de tout ce qui a rapport aux
animaux sauvages du pays qu'il habite. Voici ce qu'il
m'a écrit au sujet du cerf et du chevreuil, par sa let-
tre datée du château d'Anisow, près Stettin, le 5 no-
vembre 1 784 :
«Tous dites, monsieur le comte, dans l'Histoire
naturelle du cerf, t. XIV, p. 4^5, de votre édition :
La disette retorde donc l'accroissement du bois, et en
diminue le volume très considérablement ; peut-être
même ne seroit-il pas impossible ^ en retranchant beau-
coup la nourriture * de supprimer entièrement cette pro-
duction^ sans avoir recours à la castration. Ce cas est
arrivé, monsieur, et je puis vous dire que votre sup-
position a été pleinement vérifiée. Un cerf fut tué de
nuit au clair de la lune , dans un jardin , au mois de
janvier. Le chasseur qui lui avoil porté le coup le prit
pour une vieille biche , et fut très surpris , en l'appro-
chant, de le reconnoître pour un vieux cerf, mais
qui n'avoit pas de bois : il examina d'abord les dain-
tiers, qui étoienten bon étal ; mais, en approchant
de la tête, il vit que la mâchoire inférieure avoit été
emportée en partie par un coup de fusil long-temps
auparavant. La blessure en étoit guérie; mais la dif-
ficulté qu'avoit eue le cerf de prendre sa nourriture
1 avoit privé de toute surabondance et avoit absolu-
ment retranché la production du bois. Ce cerf étoit
d'une si grande maigreur qu'il n'avoit que la peau et
les os; et son bois une fois tombé , il ne lui avoit pas
LE CEKF. 397
elé possible d'en reproduire un autre : les couronnes
éloient absolument sans refaits, et simplement recou-
vertes d'une peau veloutée, comme elles le sont les
premiers jours que le cerf a mis bas. Ce fait, peut-
être unique, est très rare; il est arrivé dans le voisinage
de mes terres, que j'habite, et pourroit être attesté
juridiquement si on le demandoit. »
Dans une lettre postérieure , M. le comte de Mellin
me fait part de quelques expériences qu'il a faites en
retranchant le bois des cerfs; ce qui les prive, comme
la castration, de la puissance d'engendrer.
v< Il est clairement démontré que les daintiers et
une surabondance de nourriture sont la cause de
l'accroissement du bois du cerf et de tous les animaux
qui portent du bois, et qu'ainsi le bois estVeffet; et
les daintiers et la surabondance la cause. Mais qui eût
imaginé que dans le cerf il y eût une réaction de l'ef-
fet à la cause, et que si l'on coupoit le bois du cerf
d'abord après qu'il est refait, c'est-à-dire avant le
rut, on détruiroiten lui, pour cette année, les moyens
de se reproduire? et cependant il n'y a rien de plus
vrai. J'en ai été convaincu cette année par une obser-
vation très remarquable. J'avois enfermé, en 1782,
dans un parc de daims que j'ai à côté de mon château,
un cerf et une biche, tous les deux du même âge, et
qui tous deux étoient parfaitement apprivoisés. L'é-
tendue du parc est assez considérable ; et malgré les
daims qui y sont, l'abondance de nourriture y est si
grande que le cerf, immédiatement après la chute des
dagues, refit un bois (en 1782) de dix cors, portant
cinq andouillers sur chaque perche. Cependant ce
cerf devint dangereux pour ceux qui se promenoient
5o,8 ANIMAUX SAUVAGES.
dans mon parc, et cela m'engagea à lui faire scier les
perches tout au dessous du premier andouiller, d'a-
bord après qu'il eut touché au bois. En automne ce
cerf entra en rut, raya fortement, couvrit la biche, et
se comporta comme un vieux cerf; mais la biche ne
conçut point. L'année suivante, en 1783, le cerf
porta un bois plus fort que le précédent; je le fis scier
de même. Ce cerf entra encore en rut, mais ses ac-
couplements ne furent pas prolifiques. La biche, qui
n'avoit jamais porté , n'étoit entrée dans le parc que
lorsque le cerf avoit perdu ses premières dagues, le
seul bois que je ne lui avois pas fait couper. La troi-
sième année, 1 7S4 , le cerf é toit plus grand et plus
fort que le plus vieux cerf de mes forêts, et portoit un
bois de six andouillers sur chaque perche , que je fis
encore scier; et quoiqu'il entrât en rut, il ne produi-
sit rien encore. Cela m'engagea à lui laisser son bois
l'année suivante 1785, parce que l'état de vigueur
dans lequel lui et la biche se trouvèrent me fit dou-
ter que peut-être leur stérilité pouvoit provenir de ce
que je lui avois fait toujours couper le bois, et l'effet
m'assura que j'avois eu raison; car, l'automne passé,
je m'aperçus que la biche ne souffrit que peu de temps
les approches du cerf. Elle conçut, et j'en ai eu cette
année, en 1786, un faon qui vit encore, et qui est
gros et vigoureux; mais pour la biche, je l'ai perdue
cette année pendant le rut, le cerf lui ayant fait une
blessure d'un coup d'andouiller, dont elle est morte
quelques semaines après. »
lome i4
Taaqae t.scxîlp .
DA1M_ 2. LE ChiiiyyREULL
LE DAIM. 099
LE DAIM1.
Cervus Dama. L.
Aucune espèce n'est plus voisine d'une autre que
l'espèce du daim l'est de celle du cerf : cependant ces
animaux, qui se ressemblent à tant d'égards, ne vont
point ensemble, se fuient, ne se mêlent jamais, et ne
forment par conséquent aucune race intermédiaire. Il
est même rare de trouver des daims dans les pays qui
son t peuplés de beaucoup de cerfs, à moins qu'on ne les
y ait apportés : ils paroissent être d'une nature beau-
coup moins robuste et moins agreste que celle du cerf;
ils sont aussi beaucoup moins communs dans les fo-
rêts. On les élève dans des parcs où ils sont pour ainsi
dire à demi domestiques. L'Angleterre est le pays de
l'Europe où il y en a le plus, et l'on y fait grand cas
de cette venaison : les chiens la préfèrent aussi à la
chair de tous les autres animaux, et lorsqu'ils ont
une fois mangé du daim, ils ont beaucoup de peine
à garder le change sur le cerf on sur le chevreuil. Il y
a des daims aux environs de Paris et dans quelques
provinces de France ; il y en a en Espagne et en Alle-
magne; il y en a aussi en Amérique, qui peut-être y
ont été transportés d'Europe. 11 semble que ce soit
un animal des climats tempérés; car il n'y en a point
1. En latin, dama; en italien, daino; en espagnol , daino, corza ;
en allemand, dam-hirsch; en anglois , fallow-deer.
^OO ANIMAUX SAUVAGES.
en Russie, et Ton n'en trouve que très rarement dans
les forets de Suède et des autres pays du Nord.
Les cerfs sont bien plus généralement répandus ;
il y en a partout en Europe, même en Norwége, et
dans tout le Nord, à l'exception peut-être de la La-
ponie ; on en trouve aussi beaucoup en Asie, surtout
en Tartarie et dans les provinces septentrionales de
la Chine. On les retrouve en Amérique; car ceux du
Crnada ne diffèrent des nôtres que par la hauteur
du bois, par le nombre et par la direction des an-
douillers, qui quelquefois n'est pas droite en avant
comme dans les têtes de nos cerfs, mais qui retourne
en arrière par une inflexion bien marquée, en sorte
que la pointe de chaque andouiller regarde le mer-
rain : et cette forme de tête n'est pas absolument
particulière aux cerfs du Canada, car on trouve une
pareille tête dans la Vénerie de Du Fouilloux ; et le
bois du cerf de Canada, que nous avons fait graver,
a les andouilîers droits, ce qui prouve assez que ce
n'est qu'une variété qui se rencontre quelquefois
dans les cerfs de tous les pays. Il en est de même de
ces têtes qui ont au dessus de l'empaumure un grand
nombre d'andouillers en forme de couronne, que
l'on ne trouve que très rarement en France, et qui
viennent, dit Du Fouilloux, du pays des Moscovites
et d'Allemagne; ce n'est qu'une autre variété qui
n'empêche pas que ces cerfs ne soient pas de la même
espèce que les nôtres. En Canada comme en France
la plupart des cerfs ont donc les andouilîers droits ;
mais leur bois en général est plus grand et plus gros,
parce qu'ils trouvent dans ces pays inhabités plus de
nourriture et de repos que dans les pays peuplés de
LE DAIM. 401
beaucoup d'hommes. Il y a de grands et petits cerfs
en Amérique comme en Europe; mais, quelque ré-
pandue que soit celle espèce, il semble cependant
qu'elle soit bornée aux climats froids et tempérés :
les cerfs du Mexique et des autres parties de l'Amé-
rique méridionale ; ceux que l'on appelle biches des
bois et biches des palétuviers à Cayenne; ceux que l'on
appelle cerfs du. Gange* et que l'on trouve dans les
mémoires dressés par M. Perrault, sous le nom de
biches de Sardaigne ; ceux enfin auxquels les voya-
geurs donnent le nom de cerfs au cap de Bonne-Es-
pérance, en Guinée et dans les autres pays chauds,
ne sont pas de l'espèce de nos cerfs, comme on le
verra dans l'histoire particulière de chacun de ces
animaux.
Et comme le daim est un animal moins sauvage ,
plus délicat, et pour ainsi dire plus domestique que
le cerf, il est aussi sujet à un plus grand nombre de
variétés. Outre les daims communs et les daims blancs,
dont on peut voir la description , l'on en connoît en-
core plusieurs autres : les daims d'Espagne , par exem-
ple , qui sont presque aussi grands que des cerfs , mais
qui ont le cou moins gros et la couleur plus obscure,
avec la queue noirâtre, non blanche par dessous, et
plus longue que celle des daims communs; les daims
de Virginie, qui sont presque aussi grands que ceux
d'Espagne, et qui sont remarquables parla grandeur
du membre génital et la grosseur des testicules; d'au-
tres qui ont le front comprimé, aplati entre les yeux,
les oreilles et la queue plus longue que le daim com-
mun , et qui sont marqués d'une tache blanche sur les
ongles des pieds de derrière ; d'autres qui sont tachés
4o2 ANIMAUX SAUVAGES.
ou rayes de blanc , de noir , et de fauve-clair ; et d'au-
tres enfin qui sont entièrement noirs : tous ont le
bois plus veule, plus aplati, plus étendu en largeur, et à
proportion plus garni d'andouillers que celui du cerf;
il est aussi plus courbé en dedans, et il se termine
par une large et longue empaumure, et quelquefois,
lorsque leur tête est forte et bien nourrie, les plus
grands andouillers se terminent eux-mêmes par une
petite empaumure. Le daim commun a la queue plus
longue que le cerf, et le pelage plus clair. La tête de
tous les daims mue comme celle des cerfs, mais elle
tombe plus tard; ils sont à peu près le même temps
à la refaire, aussi leur rut arrive quinze jours ou trois
semaines après celui du cerf : les daims raient alors
assez fréquemment, mais d'une voix basse et comme
entrecoupée ; ils ne s'excèdent pas autant que le cerf,
ni ne s'épuisent pas par le rut; ils ne s'écartent pas
de leur pays pour aller chercher les femelles, cepen-
dant ils se les disputent et se battent à outrance. Ils
sont presque toujours les uns avec les antres. Dans
les parcs, lorsqu'ils se trouvent en grand nombre, ils
ferment ordinairement deux troupes, qui sont bien
distinctes, bien séparées, et qui bientôt deviennent
ennemies, parce qu'ils veulent également occuper le
même endroit du parc : chacune de ces troupes a son
chef qui marche le premier, et c'est le plus fort et le
plus âgé; les autres suivent, et tous se disposent à
combattre pour chasser l'autre troupe du bon pays.
Ces combats sont singuliers par la disposition qui pa-
roît y régner ; ils s'attaquent avec ordre, et se battent
avec courage, se soutiennent les uns les autres, et ne
se croient pas vaincus par un seul échec; car lecom-
LE DAIM. /joT)
bat se renouvelle tous les jours, jusqu'à ce que les
plus forts chassent les plus foibles, et les relèguent
dans le mauvais pays.
Ils aiment les terrains élevés et entrecoupés de pe-
tites collines. Ils ne s'éloignent pas, comme le cerf,
lorsqu'on les chasse ; ils ne font que tourner, et cher-
chent seulement à se dérober des chiens par la ruse
et par le change : cependant, lorsqu'ils sont pressés,
échauffés, et épuisés, ils se jettent à l'eau comme Je
cerf; mais ils ne se hasardent pas à la traverser dans
une aussi grande étendue : ainsi la chasse du daim et
celle du cerf n'ont entre elles aucune différence es-
sentielle. Les connoissances du daim sont, en plus
petit , les mêmes que celles du cerf; les mêmes ruses
leur sont communes, seulement elles sont plus répé-
tées par le daim : comme il est moins entreprenant,
et qu'il ne se forlonge pas tant, il a plus souvent be-
soin de s'accompagner, de revenir sur ses voies, etc. ,
ce qui rend en général la chasse du daim plus su-
jette aux inconvénients que celle du cerf. D'ailleurs,
comme il est plus petit et plus léger, ses voies lais-
sent sur la terre, et aux portées, une impression
moins forte et moins durable; ce qui fait que les
chiens gardent moins le change, et qu'il est plus dif-
ficile de rapprocher lorsqu'on a un défaut à relever.
Le daim s'apprivoise très aisément. Il mange de
beaucoup de choses que le cerf refuse : aussi con-
serve-t-il mieux sa venaison ; car il ne paroît pas que
le rut, suivi des hivers les plus rudes et les plus longs,
le maigrisse et l'altère; il est presque dans le même
état pendant toute l'année. Il broute de plus près que
le cerf, et c'est ce qui fait que Je bois coupé par la
4o/+ ANIMAUX SAUVAGES.
dent du daim repousse beaucoup plus difficilement
que celui qui ne l'a été que par le cerf. Les jeunes
mangent plus vite et plus avidement que les vieux; ils
ruminent; ils cherchent les femelles dès la seconde
année de leur vie : ils ne s'attachent pas à la même ,
comme le chevreuil, mais ils en changent comme le
cerf. La daine porte huit mois et quelques jours,
comme la biche ; elle produit de même ordinairement
un faon, quelquefois deux, et très rarement trois :
ils sont en état d'engendrer et de produire depuis
l'âge de deux ans jusqu'à quinze ou seize : enfin ils
ressemblent aux cerfs par presque toutes les habi-
tudes naturelles; et la plus grande différence qu'il y
ait entre ces animaux, c'est dans la durée de la vie.
Nous avons dit, d'après le témoignage des chasseurs,
que les cerfs vivent trente-cinq ou quarante ans, et
l'on nous a assuré que les daims ne vivent qu'environ
vingt ans. Comme ils sont plus petits, il y a appa-
rence que leur accroissement est encore plus prompt
que celui du cerf; car dans tous les animaux la du-
rée de la vie est proportionnelle à. celle de l'accrois-
sement, et non pas au temps de la gestation, comme
on pourroit le croire , puisqu'ici le temps de la ges-
tation est le même, et que dans d'autres espèces,
comme celle du bœuf, on trouve que, quoique le
temps de la gestation soit fort long, la vie n'en est
pas moins courte; par conséquent on ne doit pas en
mesurer la durée sur celle du temps de la gestation ,
mais uniquement sur le temps de l'accroissement, à
compter depuis la naissance jusqu'au développement
presque entier du corps de l'animal.
LE CHEVREUIL. /j()5
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LE CHEVREUIL1.
Cervus Capreolus. L.
Le cerf, comme le plus noble des habitants des
bois, occupe dans les forêts les lieux ombragés par les
cimes élevées des plus hautes futaies; le chevreuil,
comme étant dune espèce inférieure, se contente
d'habiter sous des lambris plus bas, et se tient ordi-
nairement dans le feuillage épais des plus jeunes tail-
lis : mais s'il a moins de noblesse, moins de force,
et beaucoup moins de hauteur de taille., il a plus de
grâce, plus de vivacité, et même plus de courage que
le cerf; il est plus gai, plus leste, plus éveillé; sa
forme est plus arrondie, plus élégante, et sa figure
plus agréable; ses yeux surtout sont plus beaux, plus
brillants, et paroissent animés d'un sentiment plus vif;
ses membres sont plus souples, ses mouvements plus
prestes, et il bondit, sans effort, avec autant de force
que de légèreté. Sa robe est toujours propre, son poil
net et lustré; il ne se roule jamais dans la fange,
comme le cerf; il ne se plaît que dans les pays les
plus élevés, les plus secs, où l'air est le plus pur. Il
est encore plus rusé, plus adroit à se dérober, plus
difficile à suivre ; il a plus de finesse , plus de ressources
d'instinct : car, quoiqu'il ait le désavantage mortel de
i . En latin , capreolus, capriolus; en italien , capriolo ; en espagnol ,
zorlito, cabronziUo montes; en allemand, rehe; en anglois , roe-deer.
15UFFOI*. XIV. 26
4oG ANIMAUX SAUVAGES.
laisser après lui des impressions plus fortes, et qui
donnent aux chiens plus d'ardeur et plus de véhé-
mence d'appétit que l'odeur du cerf, il ne laisse pas
de savoir se soustraire à leur poursuite par la rapidité
de sa première course et par ses détours multipliés.
11 n'attend pas, pour employer la ruse, que la force
lui manque : dès qu'il sent, au contraire, que les pre-
miers efforts d'une fuite rapide ont été sans succès, il
revient sur ses pas, retourne, revient encore; et, lors-
qu'il a confondu par ses mouvements opposés la direc-
tion de l'aller avec celle du retour, lorsqu'il a mêlé les
émanations présentes avec les émanations passées, il
se sépare de la terre par un bond, et se jetant à côté,
il se met ventre à terre, et laisse, sans bouger, passer
près de lui la troupe entière de ses ennemis ameutés.
Il diffère du cerf et du daim par le naturel, par le
tempérament, par les mœurs, et aussi par presque
toutes les habitudes de nature. Au lieu de se mettre
en hardes comme eux , et de marcher par grandes
troupes, il demeure en famille ; le père, la mère, et
les petits, vont ensemble , et on ne les voit jamais s'as-
socier avec des étrangers. Ils sont aussi constants
dans leurs amours que le cerf l'est peu ; comme la
chevrette produit ordinairement deux faons , l'un
mâle et l'autre femelle, ces jeunes animaux, élevés,
nourris ensemble, prennent une si forte affection l'un
pour l'autre qu'ils ne se quittent jamais, à moins que
l'un des deux n'ait éprouvé l'injustice du sort, qui ne
devroit jamais séparer ce qui s'aime : et c'est attache-
ment encore plutôt qu'amour ; car, quoiqu'ils soient
toujours ensemble , ils ne ressentent les ardeurs du
rut qu'une seule fois par an, et ce temps ne dure que
IE CHEVREUIL. 4°7
quinze jours; c'est à la fin d'octobre qu'il commence,
et il finit avant le i5 de novembre. Ils ne sont point
alors chargés, comme le cerf, d'une venaison sur-
abondante; ils n'ont point d'odeur forte, point de
fureur, rien, en un mot, qui les altère et qui change
leur état : seulement ils ne souffrent pas que leurs
faons restent avec eux pendant ce temps; le père les
chasse , comme pour les obliger à céder leur place à
d'autres qui vont venir, et à former eux-mêmes une
nouvelle famille : cependant, après que le rut est
fini, les faons reviennent auprès de leur mère, et ils
y demeurent encore quelque temps, après quoi ils la
quittent pour toujours, et vont tous deux s'établir à
quelque distance des lieux où ils ont pris naissance.
La chevrette porte cinq mois et demi ; elle met bas
vers la fin d'avril, ou au commencement de mai. Les
biches, comme nous l'avons dit, portent plus de
huit mois ; et cette différence seule suffiroit pour
prouver que ces animaux sont d'une espèce assez
éloignée pour ne pouvoir jamais se rapprocher, ni se
mêler, ni produire ensemble une race intermédiaire :
par ce rapport, aussi bien que par la figure et par la
taille , ils se rapprochent de l'espèce de la chèvre
autant qu'ils s'éloignent de l'espèce du cerf; car la
chèvre porte à peu près le même temps, et le che-
vreuil peut être regardé comme une chèvre sauvage,
qui, ne vivant que de bois, porte du bois au lieu de
cornes. La chevrette se sépare du chevreuil lors-
qu'elle veut mettre bas ; elle se recèle dans le plus
fort du bois pour éviter le loup, qui est son plus dan-
gereux ennemi. Au bout de dix ou douze jours, les
jeunes faons ont déjà pris assez de force pour la sui-
4o8 ANIMAUX SAUVAGES.
vre. Lorsqu'elle est menacée de quelque danger, elle
les cache dans quelque endroit fourré; elle fait face,
se laisse chasser pour eux; mais tous ces soins n'em-
pêchent pas que les hommes, les chiens, les loups,
ne les lui enlèvent souvent : c'est là leur temps le plus
critique, et celui de la grande destruction de cette
espèce, qui n'est déjà pas trop commune : j'en ai la
preuve par ma propre expérience. J'habite souvent
une campagne dans un pays1 dont les chevreuils ont
une grande réputation ; il n'y a point d'année qu'on
ne m'apporte au printemps plusieurs faons, les uns
vivants, pris par les hommes, d'autres tués par les
chiens ; en sorte que , sans compter ceux que les
loups dévorent, je vois qu'on en détruit plus dans le
seul mois de mai que dans le cours de tout le reste
de Tannée; et ce que j'ai remarqué depuis plus de
vingt-cinq ans, c'est que, comme s'il y avoit en tout
un équilibre parfait entre les causes de destruction et
de renouvellement, ils sont toujours, à très peu près,
en même nombre dans les mêmes cantons. Il n'est
pas difficile de les compter, parce qu'ils ne sont nulle
part bien nombreux, qu'ils marchent en famille, et
que chaque famille habite séparément; en sorte que,
par exemple , dans un taillis de cent arpents, il y en
aura une famille, c'est-à-dire trois, quatre, ou cinq;
car la chevrette, qui produit ordinairement deux
faons , quelquefois n'en fait qu'un , et quelquefois
en fait trois, quoique très rarement. Dans un autre
canton, qui sera du double plus étendu , il y en aura
sept ou huit, c'est-à-dire deux familles ; et j'ai ob-
servé que , dans chaque canton, cela se soutient tou-
i. A Montbard en Bourgogne.
LK CHEVREUIL. 4°9
jours au même nombre, à l'exception des années où
les hivers ont été trop rigoureux et les neiges abon-
dantes et de longue durée : souvent alors la famille
entière est détruite; mais dès l'année suivante, il en
revient une autre, et les cantons qu'ils aiment de
préférence sont toujours à peu près également peu-
plés. Cependant on prétend qu'en général le nombre
en diminue, et il est vrai qu'il y a des provinces en
France où l'on n'en trouve plus; que, quoique com-
muns en Ecosse, il n'y en a point en Angleterre;
qu'il n'y en a que peu en Italie; qu'ils sont bien plus
rares en Suède qu'ils ne l'étoient autrefois, etc. : mais
cela pourroit venir, ou de la diminution des forêts,
ou de l'effet de quelque grand hiver, comme celui de
1709, qui les fit presque tous périr en Bourgogne , en
sorte qu'il s'est passé plusieurs années avant que l'es-
pèce se soit rétablie. D'ailleurs ils ne se plaisent pas
également dans tous les pays, puisque, dans le même
pays, ils affectent encore des lieux particuliers : ils
aiment les collines ou les plaines élevées au dessus
des montagnes; ils ne se tiennent pas dans la profon-
deur des forêts , ni dans le milieu des bois d'une vaste
étendue; ils occupent plus volontiers les pointes des
bois qui sont environnés de terres labourables, les
taillis clairs et en mauvais terrain , où croissent abon-
damment la bourgène, la ronce, etc.
Les faons restent avec leurs père et mère huit ou
neuf mois en tout; et lorsqu'ils se sont séparés, c'est-
à-dire vers la fin de la première année de leur âge,
leur première tête commence à paroître sous la forme
de deux dagues beaucoup plus petites que celles du
cerf : mais ce qui marque encore une grande diffé-
4lO ANIMAUX SAUVAGES.
rence entre ces animaux , c'est que le cerf ne met bas
sa tête qu'au printemps, et ne la refait qu'en été , au
lieu que le chevreuil la met bas à la lin de l'automne,
et la refait pendant l'hiver. Plusieurs causes concou-
rent à produire ces effets différents. Le cerf prend en
été beaucoup de nourriture; il se charge d'une abon-
dante venaison; ensuite il s'épuise parle rut, au point
qu'il lui faut tout l'hiver pour se rétablir et pour re-
prendre ses forces : loin donc qu'il y ait alors aucune
surabondance, il y a disette et défaut de substance,
et par conséquent sa tête ne peut pousser qu'au prin-
temps, lorsqu'il a repris assez de nourriture pour
qu'il y en ait de superflue. Le chevreuil, au contraire,
qui ne s'épuise pas tant, n'a pas besoin d'autant de
réparation ; et comme il n'est jamais chargé de venai-
son, qu'il est toujours presque le même, que le rut
ne change rien à son état, il a dans tous les temps la
même surabondance; en sorte qu'en hiver même, et
peu de temps après le rut, il met bas sa tête et la re-
fait. Ainsi, dans tous ces animaux, le superflu de la
nourriture organique, avant de se déterminer vers
les réservoirs séminaux, et de former la liqueur sé-
minale , se porte vers la tête, et se manifeste à l'exté-
rieur par la production du bois , de la même manière
que dans l'homme le poil et La barbe annoncent et
précèdent la liqueur séminale; et il paroît que ces
productions, qui sont, pour ainsi dire, végétales,
sont formées d'une matière organique, surabondante,
mais encore imparfaite et mêlée de parties brutes,
puisqu'elles conservent, dans leur accroissement et
dans leur substance, les qualités du végétal, au lieu
que la liqueur séminale, dont la production est plus
1E CHEVREUIL. i\i 1
tardive, est une matière purement organique, entiè-
rement dépouillée des parties brutes, et parfaitement
assimilée au corps de l'animal.
Lorsque le chevreuil a refait sa tête, il touche au
bois, comme le cerf, pour la dépouiller de la peau
dont elle est revêtue, et c'est ordinairement dans le
mois de mars, avant que les arbres commencent à
pousser; ce n'est donc pas la sève du bois qui teint la
tête du chevreuil : cependant elle devient bru ne à ceux
qui ont le pelage brun, et jaune à ceux qui sont roux,
car il y a des chevreuils de ces deux pelages ; et par
conséquent cette couleur du bois ne vient, comme
je l'ai dit, que de la nature de l'animal et de l'im-
pression de l'air. A la seconde tête , le chevreuil porte
déjà deux ou trois andouillers sur chaque côté ; à la
troisième , il y en a trois ou quatre ; à la quatrième ,
quatre ou cinq ; et il est bien rare d'en trouver qui
en aient davantage. On reconnoît seulement qu'ils
sont vieux chevreuils à l'épaisseur du merrain, à la
largeur de la meule, à la grosseur des perlures, etc.
Tant que leur tête est molle , elle est extrêmement
sensible. J'ai été témoin d'un coup de fusil dont la
balle coupa net l'un des côtés du refait de la tête qui
commençoit à pousser : le chevreuil fut si fort étourdi
du coup, qu'il tomba comme mort; le tireur, qui en
étoit près, se jeta dessus et le saisit par le pied; mais
le chevreuil, ayant repris tout d'un coup le sentiment
et les forces, l'entraîna par terre à plus de trente pas
dans le bois, quoique ce fût un homme très vigou-
reux : enfin, ayant été achevé d'un coup de couteau,
nous vîmes qu'il n'avoit eu d'autre blessure que le
refait coupé par la balle. L'on sait d'ailleurs que les
4l2 ANIMAUX SAUVAGES.
mouches sont une des plus grandes incommodités du
cerf lorsqu'il refait sa tête; il se recèle alors dans le
plus fort du bois où il y a le moins de mouches,
parce qu'elles lui sont insupportables lorsqu'elles s'at-
tachent à sa tête naissante : ainsi il y a une commu-
nication intime entre les parties molles de ce bois vi-
vant et tout le système nerveux du corps de l'animal.
Le chevreuil , qui n'a pas à craindre les mouches ,
parce qu'il refait sa tête en hiver, ne se recèle pas;
mais il marche avec précaution, et porte la tête basse
pour ne pas toucher aux branches.
Dans le cerf , le daim, et le chevreuil, l'os frontal
a deux apophyses ou éminences, sur lesquelles porte
le bois : ces deux éminences osseuses commencent à
pousser à cinq ou six mois , et prennent en peu de
temps leur entier accroissement; et, loin de conti-
nuer à s'élever davantage à mesure que l'animal
avance en âge, elles s'abaissent et diminuent de hau-
teur chaque année, en sorte que les meules, dans
un vieux cerf ou dans un vieux chevreuil , appuient
d'assez près sur l'os frontal, dont les apophyses sont
devenues fort larges et fort courtes ; c'est même l'in-
dice le plus sûr pour reconnoître l'âge avancé dans
tous ces animaux. Il me semble que l'on peut aisé-
ment rendre raison de cet effet, qui d'abord paroît
singulier, mais qui cesse de l'être si l'on fait attention
que le bois qui porte sur cette éminence presse ce
point d'appui pendant tout le temps de son accrois-
sement; que par conséquent il le comprime avec une
grande force tous les ans, pendant plusieurs mois :
et comme cet os , quoique dur, ne l'est pas plus que
les autres os, il ne peut manquer de céder un peu
LE CHEVREUIL. 4 1 3
à la force qui le comprime, en sorte qu'il s élargit,
se rabaisse, et s'aplatit toujours de plus en plus par
cette même compression réitérée à chaque tête que
forment ces animaux; et c'est ce qui fait que quoique
les meules et le merrain grossissent toujours, et d'au-
tant plus que l'animal est plus âgé, la hauteur de la
tête et le nombre des andouillers diminuent si fort,
qu'à la fin, lorsqu'ils parviennent à un très grand âge,
ils n'ont que deux grosses dagues ou des têtes bi-
zarres et contrefaites, dont le merrain est fort gros,
et dont les andouillers sont très petits.
Comme la chevrette ne porte que cinq mois et
demi , et que l'accroissement du jeune chevreuil est
plus prompt que celui du cerf, la durée de sa vie est
plus courte, et je ne crois pas qu'elle s'étende à plus
de douze ou quinze ans tout au plus. J'en ai élevé
plusieurs ; mais je n'ai jamais pu les garder plus de
cinq ou six ans : ils sont très délicats sur le choix de la
nourriture : ils ont besoin de mouvement, de beau-
coup d'air, de beaucoup d'espace; et c'est ce qui
fait qu'ils ne résistent que pendant les premières an-
nées de leur jeunesse aux inconvénients de la vie do-
mestique. Il leur faut une femelle, et un parc de cent
arpents, pour qu'ils soient à leur aise. On peut les
apprivoiser, mais non pas les rendre obéissants, ni
même familiers; ils retiennent toujours quelque
chose de leur naturel sauvage ; il s'épouvantent aisé-
ment, et ils se précipitent contre les murailles avec
tant de force, que souvent ils se cassent les jambes.
Quelque privés qu'ils puissent être, il faut s'en dé-
fier : les mâles surtout sont sujets à des caprices dan-
gereux, à prendre certaines personnes en aversion;
l\\l\ ANIMAUX SAUVAGES.
et alors ils s'élancent et donnent des coups de tête
assez forts pour renverser un homme, et ils le foulent
encore avec les pieds lorsqu'ils l'ont renversé. Les
chevreuils ne raient pas si fréquemment ni d'un cri
aussi fort que le cerf; les jeunes ont une petite voix
courte et plaintive, mi mi* par laquelle ils mar-
quent le besoin qu'ils ont de nourriture. Ce son est
aisé à imiter; et la mère, trompée par l'appeau, ar-
rive jusque sous le fusil du chasseur.
En hiver, les chevreuils se tiennent dans les taillis
les plus fourrés, et ils vivent de ronces, de genêt,
de bruyère , de chatons de coudrier, de marsaule, etc.
Au printemps, ils vont dans les taillis plus clairs, et
broutent les boutons et les feuilles naissantes de pres-
que tous les arbres. Cette nourriture chaude fermente
dans leur estomac, et les enivre de manière qu'il est
alors très aisé de les surprendre : ils ne savent où ils
vont, ils sortent même assez souvent hors du bois,
et quelquefois ils approchent du bétail et des endroits
habités. En été , ils restent dans les taillis élevés, et
n'en sortent que rarement pour aller boire à quel-
que fontaine , dans les grandes sécheresses; car pour
peu que la rosée soit abondante , ou que les feuilles
soient mouillées de la pluie, ils se passent de boire.
Ils cherchent les nourritures les plus fines ; ils ne
viandent pas avidement comme le cerf; ils ne brou-
tent pas indifféremment toutes les herbes, ils mangent
délicatement, et ils ne vont que rarement aux gagna-
ges , parce qu'ils préfèrent la bourgène et la ronce
aux grains et aux légumes.
La chair de ces animaux est , comme l'on sait , ex-
cellente à manger ; cependant il y a beaucoup de
LE CHEVREUIL. 41^
choix à faire : la qualité dépend principalement du
pays qu'ils habitent ; et dans le meilleur pays il s'en
trouve encore de bons et de mauvais. Les bruns ont
la chair plus fine que les roux; tous les chevreuils
mâles qui ont passé deux ans, et que nous appelons
vieux brocards j sont durs et d'assez mauvais goût. Les
chevrettes, quoique du même âge, ou plus âgées,
ont la chair plus tendre. Celle des faons, lorsqu'ils
sont trop jeunes , est mollasse ; mais elle est p trfaite
lorsqu'ils ont un an ou dix-huit mois. Ceux des pays
de plaines et de vallées ne sont pas bons; ceux des
terrains humides sont encore plus mauvais; ceux
qu'on élève dans des parcs ont peu de goût ; enfin il
n'y a de bien bons chevreuils que ceux des pays secs
et élevés, entrecoupés de collines, de bois, de terres
labourables, de friches, où ils ont autant d'air, d'es-
pace, de nourriture, et même de solitude, qu'il leur
en faut; car ceux qui ont été souvent inquiétés sont
maigres , et ceux que l'on prend après qu'ils ont été
courus ont la chair insipide et flétrie.
Cette espèce , qui est moins nombreuse que celle
du cerf, et qui est même fort rare dans quelques parties
de l'Europe , paroît être beaucoup plus abondante en
Amérique. Ici nous n'en connoissons que deux varié-
tés; les roux, qui sont les plus gros, et les bruns,
qui ont une tache blanche au derrière, et qui sont
les plus petits; et comme il s'en trouve dans les pays
septentrionaux aussi bien que dans les contrées mé-
ridionales de 1 Amérique, on doit présumer qu'ils
diffèrent les uns des autres peut-être plus qu'ils ne
diffèrent de ceux d'Europe : par exemple, ils sont
extrêmement communs à la Louisiane, et ils y sont
/fi 6 ANIMAUX SAUVAGES.
plus grands qu'en France : ils se retrouvent au Bré-
sil , car l'animal que l'on appelle cujuacu-apara ne
diffère pas plus de notre chevreuil que le cerf du Ca-
nada ne diffère de notre cerf; il y a seulement quel-
que différence dans la forme de leur bois , comme
on peut le voir dans la planche du cerf de Canada ,
donnée par M. Perrault, et que nous avons aisément
reconnu par la description et la figure qu'en a données
Pison. « Il y a , dit-il, au Brésil, des espèces de che-
» vrenils dont les uns n'ont point de cornes, et s'appel-
» lent cujuacu-êtéj et les autres ont des cornes, ets'ap-
» pellent cujuacu-apara : ceux-ci, qui ont des cornes,
» sont plus petits que les autres; les poils sont luisants,
» polis , mêlés de brun et de blanc , surtout quand l'a-
» nimal est jeune , car le blanc s'efface avec l'âge. Le
» pied est divisé en deux ongles noirs, sur chacun des-
» quels il y en a un plus petit, qui est comme su-
» perposé; la queue courte, les yeux grands et noirs,
» les narines ouvertes, les cornes médiocres, à trois
» branches, et qui tombent tous les ans. Les femelles
* portent cinq ou six mois. On peut les apprivoiser, etc.
» Marcgrave ajoute que Yapara a des cornes à trois
» branches, et que la branche inférieure de ces cor-
» nés est la plus longue, et se divise en deux. » L'on
voit bien par ces descriptions que Yapara n'est qu'une
variété de l'espèce de nos chevreuils, et Ray soup-
çonne que le cujuacu-été n'est pas d'une espèce diffé-
rente de celle du cujuacu-apara, et que celui-ci est
le mâle, et l'autre la femelle. Je se rois tout-à-fait de
son avis, si Pison ne disoit pas précisément que ceux
qui ont des cornes sont plus petits que les autres. Il ne
me paroît pas probable que les femelles soient plus
LE CHEVREUIL. 4»7
grosses que les mâles dans cette espèce au Brésil ,
puisqu'ici elles sont plus petites. Ainsi, en même
temps que nous croyons que le cujuacu-apara n'est
qu'une variété de notre chevreuil , à laquelle on doit
même rapporter \e capreolus-mari.nus de Jonston, nous
ne déciderons rien sur ce que peut être le cujuacu-
ètè , jusqu'à ce que nous en soyons mieux informé.
* J'ai dit que, dans les animaux libres, le fauve, le
brun, et le gris, sont les couleurs ordinaires, et que
c'est l'état de domesticité qui a produit les daims
blancs, les lapins blancs, etc. Cependant la nature
seule produit aussi quelquefois ce même effet dans
les animaux sauvages. M. l'abbé de La Villette m'a
écrit qu'un particulier des terres de monsieur son frère,
situées près d'Orgelet en Franche-Comté, venoit de
lui apporter deux chevrillards dont l'un étoit de la
couleur ordinaire, et l'autre, qui éloit femelle , étoit
d'un blanc de lait, et n'avoit de noirâtre que l'extré-
mité du nez et les ongles.
Dans toute l'Amérique septentrionale on trouve
des chevreuils semblables à ceux d'Europe; ils sont
seulement plus grands, et d'autant plus que le climat
devient plus tempéré. Les chevreuils de la Louisiane
sont ordinairement du double plus gros que ceux de
France. M. de Fontenette, qui m'a assuré ce fait,
ajoute qu'ils s'apprivoisent aisément. M. Kalm dit la
même chose; il cite un chevreuil qui alloit pendant
le jour prendre sa nourriture au bois, et revenoit le
soir à la maison. Mais dans les terres de l'Amérique
méridionale il ne laisse pas d'y avoir d'assez grandes
variétés dans cette espèce. M. de La Borde, médecin
du roi à Cayenne, dit :
4 1 <3 ANIMAUX SAUVAGES.
«Qu'on y connoît quatre espèces de cerfs, qui por-
tent indistinctement, mâles et femelles, le nom de
biches. La première espèce , appelée biche des bois* ou
biche rouge , se tient toujours dans les bois fourrés,
pour être moins tourmentée des maringouins. Cette
biche est plus grande et plus grosse que Tau Ire es-
pèce qu'on appelle biche des palétuviers , qui est la
plus petite des quatre ; et néanmoins elle n'est pas si
grosse que la biche appelée biche de barallou s qui fait
la seconde espèce, et qui est de la même couleur que
la biche des bois. Quand les mâles sont vieux, leurs
bois ne forment qu'une branche de médiocre gran-
deur et grosseur; et en tout temps ces bois n'ont guère
que quatre ou cinq pouces de hauteur. Ces biches de
barallou sont rares, et se battent avec les biches des
bois. On remarque dans ces deux espèces, à la partie
latérale de chaque narine, deux glandes d'une gros-
seur fort apparente , qui répandent une humeur blan-
che et fétide.
» La troisième espèce est celle que l'on appelle la
biche des savanes. Elle a le pelage grisâtre, les jambes
plus longues que les précédentes, et le corps plus
allongé. Les chasseurs ont assuré à M. de La Borde
que celte biche des savanes n'avoit pas de glandes au
dessus des narines comme les autres; qu'elle en diffère
aussi par le naturel, en ce qu'elle est moins sauvage,
et même curieuse au point de s'approcher des hommes
qu'elle aperçoit.
» La quatrième est celle des palétuviers^ plus petite
et plus commune que les trois autres. Ces petites bi-
ches ne sont point du tout farouches; leur bois est
plus long que celui des autres, et plus branchu, por-
LE CHEVREUIL. l\ \ g
tant plusieurs andouillers. On les appelle biches des
palétuviers* parce qu'elles habitent les savanes noyées
et les terrains couverts de palétuviers.
» Ces animaux sont friands de manioc, et en dé-
truisent souvent les plantations. Leur chair est fort
tendre et d'un très bon goût; les vieux se mangent
comme les jeunes, et sont d'un goût supérieur à ce-
lui des cerfs d'Europe. Elles s'apprivoisent aisément;
on en voit dans les rues de Cayenne, qui sortent de
la ville et vont partout, sans que rien les épouvante :
il y a même des femelles qui vont dans les bois cher-
cher des mâles sauvages, et qui reviennent ensuite
avec leurs petits.
» Le caridcou est plus petit; son poil est gris, tirant
sur le blanc; ses bois sont droits et pointus. Il est
plutôt de la race des chevreuils que de celle des
cerfs. 11 ne fréquente pas les endroits habités; on n'en
voit pas aux environs de la ville de Cayenne ; mais il
est fort commun dans les grands bois : cependant on
l'apprivoise aisément. Il ne fait qu'un petit tous les
ans. »
Si l'on compare ce que l'on vient de lire avec ce
que nous dirons à l'article des mazames y on verra
que tous ces prétendus cerfs ou biches de M. de La
Borde ne sont que des chevreuils, dont les variétés
sont plus nombreuses dans le nouveau continent que
dans l'ancien.
* Je n'ai parlé dans l'histoire naturelle du chevreuil
que de deux races, l'une fauve ou plutôt rousse, plus
grande que la seconde, dont le pelage est d'un brun
plus ou moins foncé; mais M. le comte de Mellin m'a
4'iO ANIMAUX SAUVAGES.
donné connoissance d'une troisième race dont le pe-
lage est absolument noir.
« En parlant du pelage du chevreuil, m'écrit cet
illustre observateur, vous ne nommez pas Y exacte-
ment noir , quoique dans ce volume vous fassiez men-
tion d'un chevrillard tout blanc. Cela me fait croire
qu'ime variété constante de chevreuil tout noir vous est
peut-être inconnue; elle subsiste cependant dans un
très petit canton de l'Allemagne et nulle part ailleurs.
C'est dans une forêt nommée la Lucie , du comté de.
Danneberg, appartenant au roi d'Angleterre comme
duc de Lunebourg, que ces chevreuils se trouvent.
Je me suis adressé au grand-maître des forêts de Dan-
neberg pour avoir de ces chevreuils dans mon parc,
et voici ce qu'il m'a répondu : Les chevreuils noirs
sont absolument de la même grandeur et ont les mêmes
qualités que les fauves ou les bruns; cependant c'est
une variété qui est constante , et je crois que c'est le
chevreuil , et non la chevrette , qui donne la couleur au
faon {j'ai fait la même observation sur le daim ) : car
j'en ai vu de noirs qui avoient des faons fauves. J'ai
observé qu'en 1 78 1 une chevrette noire avoit deux faons,
l'un fauve et l'autre noir; une chevrette fauve avoit
deux faons noirs; une autre chevrette fauve avoit un
faon noir; et deux chevrettes noires, en revanche, deux
faons fauves. Il y en a qui ne sont que noirâtres, mais
la plupart sont noirs comme du charbon. Entre autres il
y a un chevreuil, le plus beau de son espèce, qui a le
pelage noir comme de l'encre de la Chine, et le bois de
couleur jaune. Au reste, j' ai fait bien des tentatives
pour en élever, mais inutilement ; ils sont tous morts;
El.aô.
Tome i4
1 EE I ,IKVÏŒ_ • , ■ UVA&ÏÏ _ 3.EE LAPUSTDOMESTIglIE.
LE CHEVRE! IL. \>A \
au lieu que les faons fauves qu'on m'a apportés ont été
élevés heureusement. Je conclus de là que le chevreuil
noir a le tempérament plus délicat que les fauves. . . Quelle
peut être la cause d'une variété si constante, cepen-
dant si répandue? »
s«o*«-&**s.8»«>«*S«;s*****« lw*o
LE LIEVRE1.
Lepus timidus. L.
Les espèces d'animaux les plus nombreuses ne sont
pas les plus utiles; rien n'est même plus nuisible que
cette multitude de rats, de mulots, de sauterelles,
de chenilles, et de tant d'autres insectes dont il sem-
ble que la nature permette et souffre, plutôt quelle
ne l'ordonne, la trop nombreuse multiplication. Mais
l'espèce du lièvre et celle du lapin ont pour nous le
double avantage du nombre et de l'utilité : les lièvres
sont universellement et très abondamment répandus
dans tous les climats de la terre; les lapins, quoique
originaires de climats particuliers, multiplient si pro-
digieusement dans presque tous les lieux où l'on
veut les transporter, qu'il n'est plus possible de les
détruire, et qu'il faut même employer beaucoup d'art
pour en diminuer la quantité , quelquefois incom-
mode.
Lorsqu'on réfléchit donc sur cette fécondité sans
i. En latin, lepus, quasi levipes; en italien, lèpre; en espagnol ,
tiebre; en allemand, hase; en anglois, hare; en hollandois. hase.
nui'FON. xiv. 27
t\2'2 ANIMAUX SAUVAGES.
bornes donnée à chaque espèce, sur le produit in-
nombrable qui doit en résulter, sur la prompte et
prodigieuse multiplication de certains animaux qui
pullulent tout à coup, et viennent par milliers dé-
soler les campagnes et ravager la terre , on est étonné
qu'ils n'envahissent pas la nature ; on craint qu'ils
ne l'oppriment par le nombre, et qu'après avoir dé-
voré sa. substance ils ne périssent eux-mêmes avec
elle.
L'on voit en effet avec effroi arriver ces nuages
épais, ces phalanges ailées d'insectes affamés, qui
semblent menacer le globe entier, et qui, se rabat-
tant sur les plaines fécondes de l'Egypte, de la Polo-
gne9 ou de l'Inde, détruisent en un instant les travaux,
les espérances de tout un peuple, et, n'épargnant ni
les grains, ni les fruits, ni les herbes , ni les racines,
ni les feuilles, dépouillent la terre de sa verdure, et
changent en un désert aride les plus riches contrées.
L'on voit descendre des montagnes du Nord des rats
en multitude innombrable, qui, comme un déluge,
ou plutôt un débordement de substance vivante , vien-
nent inonder les plaines, se répandent jusque dans
les provinces du Midi , et, après avoir détruit sur leur
passage tout ce qui vit ou végète, finissent par infec-
ter la terre et l'air de leurs cadavres. L'on voit dans
les pays méridionaux sortir tout à coup du désert des
myriades de fourmis, lesquelles, comme un torrent
dont la source seroit intarissable, arrivent en colon-
nes pressées, se succèdent, se renouvellent sans cesse,
s'emparent de tous les lieux habités, en chassent les
animaux et les hommes, et ne se retirent qu'après une
dévastation générale. Et dans les temps où l'homme,
LE LIÈVRE. 42^
encore à demi sauvage, étoit , comme les animaux,
sujet à toutes les lois et même aux excès de la nature,
n'a-t-on pas vu de ces débordements de l'espèce hu-
maine , des Normands, des Alains , des Huns, des
Goths, des peuples, ou plutôt des peuplades d'ani-
maux à face humaine, sans domicile et sans nom,
sortir tout à coup de leurs antres, marcher par trou-
peaux effrénés, tout opprimer sans autre force que le
nombre, ravager les cités , renverser les empires, et,
après avoir détruit les nations et dévasté la terre , finir
par la repeupler d'hommes aussi nouveaux et plus bar-
bares qu'eux?
Ces grands événements, ces époques si marquées
dans l'histoire du genre humain, ne sont cependant
que de légères vicissitudes dans le cours ordinaire de
la nature vivante : il est en général toujours constant ,
toujours le même; son mouvement, toujours réglé,
roule sur deux pivots inébranlables, l'un la fécondité
sans bornes donnée à toutes les espèces, l'autre les
obstacles sans nombre qui réduisent le produit de
cette fécondité à une mesure déterminée, et ne lais-
sent en tout temps qu'à peu près la même quantité
d'individus dans chaque espèce. Et comme ces ani-
maux en multitude innombrable, qui paroissent tout
à coup, disparoissent de même, et que le fonds de
ces espèces n'en est point augmenté, celui de l'espèce
humaine demeure aussi toujours la même; les varia-
tions en sont seulement un peu plus lentes, parce
que la vie de l'homme étant plus longue que celle de
ces petits animaux, il est nécessaire que les alterna-
tives d'augmentation et de diminution se préparent
de plus loin et ne s'achèvent qu'en plus de temps;
424 ANIMAUX SAUVAGES.
et ce temps même n'est qu'un instant dans la durée,
un moment dans la suite des siècles, qui nous frappe
plus que les autres parce qu'il a été accompagné
d'horreur et de destruction : car, à prendre la terre
entière et l'espèce humaine en général, la quantité
des hommes doit, comme celle des animaux, être en
tout temps à très peu près la même , puisqu'elle dé-
pend de l'équilibre des causes physiques; équilibre
auquel tout est parvenu depuis long-temps, et que
les efforts des hommes , non plus que toutes les cir-
constances morales, ne peuvent rompre, ces cir-
constances dépendant elles-mêmes de ces causes phy-
siques dont elles ne sont que des effets particuliers.
Quelque soin que l'homme puisse prendre de son
espèce, il ne la rendra jamais plus abondante en un
lieu que pour la détruire ou la diminuer dans un au-
tre. Lorsqu'une portion de la terre est surchargée
d'hommes, ils se dispersent, ils se répandent, ils se
détruisent, et il s'établit en même temps des lois et
des usages qui souvent ne préviennent que trop cet
excès de multiplication. Dans les climats excessive-
ment féconds, comme à la Chine, en Egypte, en Gui-
née, on relègue, on mutile, on vend, on noie les
enfants; ici on les condamne à un célibat perpétuel.
Ceux qui existent s'arrogent aisément des droits sur
ceux qui n'existent pas : comme êtres nécessaires,
ils anéantissent les êtres contingents; ils suppriment,
pour leur commodité, les générations futures. Il se
fait sur les hommes, sans qu'on s'en aperçoive, ce
qui se fait sur les animaux : on les soigne, on les
multiplie, on les néglige, on les détruit, selon le be-
soin, les avantages , l'incommodité, les désagréments
LE LIÈVRE. 4^5
qui en résultent; et comme tous ces effets moraux
dépendent eux-mêmes des causes physiques, qui,
depuis que la terre a pris sa consistance, sont dans
un état fixe et dans un équilibre permanent, il paroît
que pour l'homme, comme pour les animaux, le
nombre d'individus dans l'espèce ne peut qu'être con-
stant. Au reste, cet état fixe et ce nombre constant
ne sont pas des quantités absolues; toutes les causes
physiques et morales, tous les effets qui en résultent,
sont compris et balancent entre certaines limites plus
ou moins étendues, mais jamais assez grandes pour
que l'équilibre se rompe. Comme tout est mouve-
ment dans l'univers, et que toutes les forces répan-
dues dans la matière agissent les unes contre les autres
et se conlre-balancent, tout se fait par des espèces
d'oscillations, dont les points milieux sont ceux aux-
quels nous rapportons le cours ordinaire de la nature,
et dont les points extrêmes en sont les périodes les
plus éloignées. En effet, tant dans les animaux que
dans les végétaux, l'excès de la multiplication est or-
dinairement suivi de la stérilité; l'abondance et la
disette se présentent tour à tour, et souvent se sui-
vent de si près que l'on pourroit juger de la produc-
tion d'une année par le produit de celle qui la pré-
cède. Les pommiers, les pruniers, les chênes, les
hêtres, et la plupart des autres arbres fruitiers et fo-
restiers, ne portent abondamment que de deux an-
nées l'une; les chenilles, les hannetons, les mulots,
et plusieurs autres animaux, qui, dans de certaines
années, se multiplient à l'excès, ne paraissent qu'en
petit nombre l'année suivante. Que deviendroient en
effet tous les biens de la terre, que deviendroient les
4^6 ANIMAUX SAUVAGES.
animaux utiles, et l'homme lui-même, si dans ces
années excessives chacun de ces insectes se reprodui-
sent pour l'année suivante par une génération propor-
tionnelle à leur nombre ! Mais non : les causes de
destruction, d'anéantissement, et de stérilité, suivent
immédiatement celles de la trop grande multiplica-
tion ; et, indépendamment de la contagion, suite
nécessaire des trop grands amas de toute matière
vivant dans un même lieu , il y a dans chaque espèce
des causes particulières de mort et de destruction
que nous indiquerons dans la suite , et qui seules suf-
fisent pour compenser les excès des générations pré-
cédentes.
Au reste, je le répète encore, ceci ne doit pas
être pris dans un sens absolu ni même strict, surtout
pour les espèces qui ne sont pas abandonnées en en-
tier à la nature seule; celles dont l'homme prend
soin, à commencer par la sienne, sont plus abondan-
tes qu'elles ne le seraient sans ces soins : mais comme
ces soins ont eux-mêmes des limites , l'augmentation
qui en résulte est aussi limitée et fixée depuis long-
temps par des bornes immuables; et quoique dans
les pays policés l'espèce de l'homme et celles de tous
les animaux utiles soient plus nombreuses que dans
les autres climats, elles ne le sont jamais à l'excès,
parce que la même puissance qui les fait naître les
détruit dès qu'elles deviennent incommodes.
Dans les cantons conservés pour le plaisir de la
chasse, on tue quelquefois quatre ou cinq cents liè-
vres dans une seule battue. Ces animaux multiplient
beaucoup; ils sont en étal d'engendrer en tout temps,
et dès la première année de leur vie. Les femelles
LE LIÈVRE. 427
ne portent que treille ou trente-un jours; elles pro-
duisent trois ou quatre petits ; et dès qu'elles ont mis
bas elles reçoivent le mâle. Elles le reçoivent aussi
lorsqu'elles sont pleines , et par la conformation par-
ticulière de leurs parties génitales il y a souvent su-
perfétation ; car le vagin et le corps de la matrice
sont continus , et il n'y a point d'orifice ni de col de
matrice comme dans les autres animaux ; mais les
cornes de la matrice ont chacune un orifice qui dé-
borde dans le vagin, et qui se dilate dans l'accouche-
ment : ainsi ces deux cornes sont deux matrices
distinctes, séparées, et qui peuvent agir indépendam-
ment l'une de l'autre , en sorte que les femelles dans
cette espèce peuvent concevoir et accoucher en dif-
férents temps par chacune de ces matrices; et par
conséquent les superfétations doivent être aussi fré-
quentes dans ces animaux qu'elles sont rares dans
ceux qui n'ont pas ce double organe.
Ces femelles peuvent donc être en chaleur et plei-
nes en tout temps, et ce qui prouve assez qu'elles
sont aussi lascives que fécondes, c'est une autre sin-
gularité dans leur conformation : elles ont le gland
du clitoris proéminent, et presque aussi gros que le
gland de la verge du mâle; et comme la vulve n'est
presque pas apparente, et que d'ailleurs les mâles
n'ont au dehors ni bourses ni testicules dansl eur jeu-
nesse , il est souvent assez difficile de distinguer le
mâle de la femelle. C'est aussi ce qui a fait dire que
dans les lièvres il y avoit beaucoup d'hermaphrodi-
tes , que les mâles produisoienl quelquefois des pe-
tits comme les femelles, qu'il y en avoit qui étoient
tour à tour mâles et femelles, et qui en faisoicnt al-
/|2Ô ANIMAUX SAUVAGES.
lernativement les fonctions, parce qu'en effet ces fe-
melles , souvent plus ardentes que les mâles, les cou-
vrent avant d'en être couvertes, et que d'ailleurs
elles leur ressemblent si fort à l'extérieur, qu'à moins
d'y regarder de très près, on prend la femelle pour
le mâle , ou le mâle pour la femelle.
Les pelits ont les yeux ouverts en naissant. La mère
les allaite pendant vingt jours, après quoi ils s'en sé-
parent et trouvent eux-mêmes leur nourriture : ils ne
s'écartent pas beaucoup les uns des autres, ni du
lieu où ils sont nés; cependant ils vivent solitaire-
ment, et se forment chacun un gîte à une petite dis-
tance, comme de soixante ou quatre-vingts pas : ainsi
lorsqu'on trouve un jeune levraut dans un endroit,
on est presque sûr d'en trouver encore un ou deux
autres aux environs. Ils paissent pendant la nuit plutôt
que pendant le jour : ils se nourrissent d'herbes, de
racines, de feuilles, de fruits, de graines, et préfè-
rent les plantes dont la sève est laiteuse; ils rongent
même l'écorce des arbres pendant l'hiver, et il n'y a
guère que l'aune et le tilleul auxquels ils ne touchent
pas. Lorsqu'on en élève, on les nourrit avec de la
laitue et des légumes ; mais la chair de ces lièvres
nourris est toujours de mauvais goût.
Ils dorment ou se reposent au gîte pendant le jour,
et ne vivent pour ainsi dire que la nuit : c'est pen-
dant la nuit qu'ils se promènent, qu'ils mangent, et
qu'ils s'accouplent; on les voit au clair de la lune jouer
ensemble, sauter, et courir les uns après les autres :
mais le moindre mouvement, le bruit d'une feuille
qui tombe, suffit pour les troubler; ils fuient, et fuient
chacun d'un coté différent.
LE LIÈVRE. .j.'J()
Quelques auteurs ont assuré que les lièvres rumi-
nent; cependant je ne crois pas cette opinion fondée,
puisqu'ils n'ont qu'un estomac, et que la conforma-
tion des estomacs et des autres intestins est toute dif-
férente dans les animaux ruminants : le cœcmn de ces
animaux est petit, celui du lièvre est extrêmement
ample; et si l'on ajoute à la capacité de son estomac
celle de ce grand cœcum, on concevra aisément que
pouvant prendre un grand volume d'aliments, cet
animal peut vivre d'herbes seules, comme le cheval
et l'âne, qui ont aussi un grand cœcum , qui n'ont
de même qu'un estomac, et qui par conséquent ne
peuvent ruminer.
Les lièvres dorment beaucoup , et dorment les
yeux ouverts; ils n'ont pas de cils aux paupières, et
ils paroissent avoir les yeux mauvais : iis ont. comme
par dédommagement, l'ouïe très fine, et l'oreille
d'une grandeur démesurée, relativement à celle de
leur corps; ils remuent ces longues oreilles avec une
extrême facilité ; ils s'en servent comme de gouver-
nail pour se diriger dans leur course, qui est si rapide
q&'ils devancent aisément tous les antres animaux.
Comme ils ont les jambes de devant beaucoup plus
courtes que celles de derrière, il leur est plus com-
mode de courir en montant qu'en descendant; aussi,
lorsqu'ils sont, poursuivis, comniencent-ils toujours
par gagner la montagne : leur mouvement dans leur
course est une espèce de galop, une suite de sauts
très prestes et très pressés; ils marchent sans faire
aucun bruit, parce qu'ils ont les pieds couverts et
garnis de poils, môme par dessous : ce sont aussi
43d ANIMAUX SAUVAGES.
peut-être les seuls animaux qui aient des poils au de-
dans de la bouche.
Les lièvres ne vivent que sept ou huit ans au plus;
et la durée de la vie est, comme dans les autres ani-
maux , proportionnelle au temps de l'entier dévelop-
pement du corps : ils prennent presque tout leur ac-
croissement en un an, et vivent environ sept fois un
an. On prétend seulement que les mâles vivent plus
long-temps que les femelles; mais je doute que cette
observation soit fondée. Ils passent leur vie dans la
solitude et dans le silence, et Ton n'entend leur voix
que quand on les saisit ayec force , qu'on les tour-
mente, et qu'on les blesse : ce n'est point un cri ai-
gre, mais une voix assez forte, dont le son est pres-
que semblable à celui de la voix humaine. Us ne sont
pas aussi sauvages que leurs habitudes et leurs mœurs
paroissent l'indiquer; ils sont doux et susceptibles
d'une espèce d'éducation, on les apprivoise aisément,
ils deviennent môme caressants, mais ils ne s'attachent
jamais assez pour pouvoir devenir animaux domesti-
ques; car ceux mêmes qui ont été pris tout petits et
élevés dans la maison, dès qu'ils en trouvent locca-
sion, se mettent en liberté et s'enfuient à la campa-
gne. Gomme ils ont l'oreille bonne , qu'ils s'asseient -
volontiers sur leurs pattes de derrière , et qu'ils se
servent de celles de devant comme de bras, on en a
vu qu'on avoit dressés à battre du tambour, à gesti-
culer en cadence, etc.
En général , le lièvre ne manque pas d'instinct pour
sa propre conservation, ni de sagacité pour échap-
per à ses ennemis; il se forme un gîte; il choisit
LE LIÈVRE. 43*
eu hiver les lieux exposés au midi, et en été il se
loge au nord ; il se cache, pour n'être pas vu, entre
des mottes qui sont de la couleur de son poil. « J'ai
» vu, dit Du Fouilloux1, un lièvre si malicieux, que,
» depuis qu'il oyoit la trompe, il se levoit du gîte; et
» eût-il été à un quart de lieue de là, il s'en alloit na-
» ger dans un étang, se relaissant au milieu d'icelui
» sur des joncs, sans être aucunement chassé des
» chiens. J'ai vu courir un lièvre bien deux heures
» devant les chiens, qui, après avoir couru, venoit
» pousser un autre et se mettoit en son gîte. J'en ai
» vu d'autres qui nageoient deux ou trois étangs, dont
» le moindre avoit quatre-vingts pas de large. J'en ai
» vu d'autres qui, après avoir été bien courus l'espace
» de deux heures, entroient par dessous la porte d'un
» tect à brebis, et se reîaissoient parmi le bétail. J'en
» ai vu quand les chiens les couroient, qui s'alloient
» mettre parmi un troupeau de brebis qui passoit par
» les champs, ne les voulant abandonner ni laisser.
» J'en ai vu d'autres qui , quand ils oyoient les chiens
» courants, se cachoient en terre. J'en ai vu d'autres
» qui alloienl par un côté de haie et retournoient par
» l'autre , en sorte qu'il n'y avoit que l'épaisseur de
» la haie entre les chiens et le lièvre. J'en ai vu d'au-
» très qui , quand ils avoient couru une demi-heure,
» s'en alloient monter sur une vieille muraille de six
» pieds de haut, et s'alloient relaisser en un pertuis
» de chauffant couvert de lierre. J'en ai vu d'autres
» qui nageoient une rivière qui pouvoit avoir huit pas
» de large, et la passoient et repassoient en longeur
i. Vénerie de du Fouilloux, fol. 64 verso, et 65 recto.
/( 5 2 ANtMAUX SAliVAGKS.
» de deux cents pas, plus de vingt fois devant moi. *
Mais ce sont là sans doute ies plus grands efforts de
leur instinct ; car leurs ruses ordinaires sont moins
fines et moins recherchées : ils se contentent, lors-
qu'ils sont lancés et poursuivis, de courir rapidement,
et ensuite de tourner et retourner sur leurs pas ; ils
ne dirigent pas leur course contre le vent, mais du
côté opposé. Les femelles ne s'éloignent pas tant que
les mâles, et tournoient davantage. En général , tous
les lièvres qui sont nés dans le lieu même où on les
chasse ne s'en écartent guère, ils reviennent au gîte ;
et si on les chasse deux jours de suite, ils font le
lendemain les mêmes tours et détours qu'ils ont fait
la veille. Lorsqu'un lièvre va droit et s'éloigne beau-
coup du lieu où il a été lancé, c'est une preuve qu'il
est étranger, et qu'il n etoit en ce lieu qu'en passant.
11 vient en effet, surtout dans le temps le plus mar-
qué du rut , qui est au mois de janvier, de février,
et de mars , des lièvres mâles . qui, manquant de fe-
melles en leur pays, font plusieurs lieues pour en
trouver, et s'arrêtent auprès d'elles; mais dès qu'ils
sont lancés par les chiens , ils regagnent leur pays
natal et ne reviennent pas. Les femelles ne sortent ja-
mais : elles sont plus grosses que les mâles, et ce-
pendant elles ont moins de force et d'agilité, et plus
de timidité, car elles n'attendent pas au gîte les chiens
de si près que les mâles, et elles multiplient davantage
leurs ruses et leurs détours : elles sont aussi plus dé-
licates et plus susceptibles des impressions de l'air;
elles craignent l'eau et la rosée, au lieu que parmi
les mâles il s'en trouve plusieurs, qu'on appelle lièvres
ladres, qui cherchent les eaux et se font chasser dans
LK LlÈVliK. 435
es étangs, les marais, et autres lieux fangeux. Ces
lèvres ladres ont la chair de fort mauvais goût, et en
général tous les lièvres qui habitent les plaines basses
ou les vallées ont la chair insipide et blanchâtre, au
lieu crue dans les pays de collines élevées ou de plai-
nes en montagnes, où le serpolet et les autres her-
bes fines abondent, les levrauts, et même les vieux
lièvres, sont excellents au goût. On remarque seule-
ment que ceux qui habitent le fond des bois dans
ces mêmes pays ne sont pas à beaucoup près aussi
bons que ceux qui en habitent les lisières, ou qui se
tiennent dans les champs et dans les vignes, et que
les femelles ont toujours la chair plus délicate que les
mâles.
La nature du terroir influe sur ces animaux comme
sur tous les autres ; les lièvres de montagne sont plus
grands et plus gros que les lièvres de plaine : ils sont
aussi de couleur différente; ceux de montagne sont
plus bruns sur le corps, et ont plus de blanc sur le
cou que ceux de plaine, qui sont presque rouges.
Dans les hautes montagnes et dans les pays du Nord
ils deviennent blancs pendant l'hiver, et reprennent
en été leur couleur ordinaire : il n'y en a que quel-
ques uns, et ce sont peut-être les plus vieux, qui
restent toujours blancs, car tous le deviennent plus
ou moins en vieillissant. Les lièvres des pays chauds,
d'Italie, d'Espagne, de Barbarie, sont plus petits que
ceux de France et des autres pays plus septentrio-
naux : selon Aristote , ils étoient aussi plus petits en
Egypte qu'en Grèce. Ils sont également répandus,
dans tous les climats : il y en a beaucoup en iSuède,
en Danemarck, en Pologne, en Moscovie ; beaucoup
43/} ANIMAUX SAUVAGES.
en France , en Angleterre , en Allemagne ; beaucoup
en Barbarie, en Egypte, dans les îles de l'Archipel,
surtout à Bélos , aujourd'hui Idilis, qui fut appelée
par les anciens Grecs Lagia^ à cause du grand nom-
bre de lièvres qu'on y trouvoit. EnGn il y en a beau-
coup en Laponie , où ils sont blancs pendant dix
mois de l'année, et ne reprennent leur couleur fauve
que pendant les deux mois les plus chauds de l'été.
Il paroît donc que les climats leur sont à peu près
égaux ; cependant on remarque qu'il y a moins de liè-
vres en Orient qu'en Europe, et peu o-u point dans
l'Amérique méridionale, quoiqu'il y en ait en Virgi-
nie , en Canada , et jusque dans les terres qui avoisi-
nent la baie de Hudson et le détroit de Magellan;
mais ces lièvres de l'Amérique septentrionale sont
peut-être d'une espèce différente de celle de nos liè-
vres ; car les voyageurs disent que non seulement ils
sont beaucoup plus gros, mais que leur chair est blan-
che et d'un goût tout différent de celui de la chair
de nos lièvres; ils ajoutent que le poil de ces lièvres
du nord de l'Amérique ne tombe jamais , et qu'on en
fait d'excellentes fourrures. Dans les pays excessive-
ment chauds, comme au Sénégal , à Gambie, en Gui-
née, et surtout dans les cantons de Fida, d'Apam ,
d'Acra, et dans quelques autres pays situés sous la
zone torride en Afrique et en Amérique, comme
dans la Nouvelle -Hollande et dans les terres de
i'isthme de Panama, on trouve aussi des animaux
que les voyageurs ont pris pour des lièvres , mais qui
sont plutôt des espèces de lapins; car le lapin est
originaire des pays chauds, et ne se trouve pas dans
les climats septentrionaux , au lieu que le lièvre est
LE LIÈVRE. 455
d'autant plus fort et plus grand qu'il habite dans un
climat plus froid.
Cet animal, si recherché pour la table en Europe,
n'est pas du goût des Orientaux : il est vrai que la loi
de Mahomet, et plus anciennement la loi des Juifs,
a interdit l'usage de la chair du lièvre comme de celle
du cochon; mais les Grecs et les Romains en faisoient
autant de cas que nous : Inter quadrupèdes gloria
prima lepuSj, dit Martial. En effet, sa chair est excel-
lente ; son sang même est très bon à manger, et est
le plus doux de tous les sangs. La graisse n'a aucune
part à la délicatesse de la chair; car le lièvre ne de-
vient jamais gras tant qu'il est à la campagne en li-
berté, et cependant il meurt souvent de trop de
graisse lorsqu'on le nourrit à la maison.
La chasse du lièvre est l'amusement et souvent la
seule occupation des gens oisifs de la campagne :
comme elle se fait sans appareil et sans dépense , et
qu'elle est même utile, elle convient à tout Je monde;
on va le matin et le soir au coin du bois attendre le
lièvre à sa rentrée ou à sa sortie ; on le cherche pen-
dant le jour dans les endroits où il se gîte. Lorsqu'il
y a de la fraîcheur dans l'air, par un soleil brillant,
et que le lièvre vient de se gîter après avoir couru,
la vapeur de son corps forme une petite fumée que
les chasseurs aperçoivent de fort loin, surtout si leurs
yeux sont exercés à cette espèce d'observation ; j'en ai
vu qui , conduits par cet indice , partoient d'une demi-
lieue pour aller tuer le lièvre au gîte. Il se laisse ordi-
nairement approcher de fort près, surtout si l'on ne
fait pas semblant de le regarder, et si, au lieu d'aller
directement à lui, on tourne obliquement pour l'ap-
436 ANIMAUX SAUVAGES.
prochcr. Il craint les chiens plus que les hommes; et
lorsqu'il sent ou qu'il entend un chien, il part de
plus loin : quoiqu'il coure plus vite que les chiens,
comme il ne fait pas une route droite , qu'il tourne et
retourne autour de l'endroit où il a été lancé, les lé-
vriers, qui le chassent à la vue plutôt qu'à l'odorat,
lui coupent le chemin , le saisissent, et le tuent. Il se
tient volontiers en été dans les champs; en automne,
dans les vignes, et en hiver, dans les buissons ou
dans les bois, et l'on peut en tout temps, sans le ti-
rer, le forcer à la course avec des chiens courants;
on peut aussi le faire prendre par des oiseaux de
proie; les ducs, les buses, les aigles, les renards,
les loups, les hommes, lui font également la guerre ;
il a tant d'ennemis qu'il ne leur échappe que par ha-
sard, et il est bien rare qu'ils le laissent jouir du petit
nombre de jours que la nature lui a comptés.
* Tout le monde sait que les lièvres se forment un
gîte , et qu'ils ne creusent pas profondément la terre
comme les lapins pour se faire un terrier; cependant
j'ai été informé par M. Hettiinger, habile naturaliste,
qui fait travailler actuellement aux mines des Pyré-
nées, que, dans les montagnes des environs de Bai-
<*ory, les lièvres se creusent souvent des tanières
entre des rochers, chose , dit -il , qu'on ne remarque
nulle part.
On sait aussi que les lièvres ne se tiennent pas vo-
lontiers dans les endroits qu'habitent les lapins; mais
il paroît que réciproquement les lapins ne multi-
plient pas beaucoup dans les pays où les lièvres sont
en grand nombre.
« Dans la Norwége , dit Pontoppidan, les lapins ne
LE LIÈVRE. <\3n
» se trouvent que dans peu d'endroits; mais les liè-
» vres sont en fort grand nombre ; leur poil brun et
» gris en été devient blanc en hiver; ils prennent et
*> mangent les souris comme les chats ; ils sont plus pe-
» tits que ceux du Danemarck. »
Je doute fort que ces lièvres mangent des souris ,
d'autant que ce n'est pas le seul fait merveilleux ou
faux que l'on puisse reprocher à Pontoppidan.
«À l'Ile-de-France, dit M. le vicomte de Querhoent,
» les lièvres ne sont pas plus grands que les lapins de
» France ; ils ont la chair blanche, et ils ne font point
» de terrier ; leur poil est plus lisse que celui des nô-
» très, et ils ont une grande tache noire derrière la
» tête et le. cou ; ils sont très répandus. »
M. Adanson dit aussi que les lièvres du Sénégal ne
sont pas tout-à-fait comme ceux de France, qu'ils sont
un peu moins gros ; qu'ils tiennent par la couleur du
lapin et du lièvre , que leur chair est délicate et d'un
goût exquis.
LE LAPIN1.
Lepus Cuniculus. L.
Le lièvre et le lapin , quoique fort semblables tant
à l'extérieur qu'à l'intérieur, ne se mêlant point en-
semble , font deux espèces distinctes et séparées : ce-
i. En latin, cuniculus; en italien, coniglio ; en espagnol, conejo ;
en allemand, caninichen; en anglois, rabbet , co'.xy.
buffon. xiv. 28
^38 A N I3W \ U X S A 13 VA GE S.
pendant, comme les chasseurs disent que les lièvres
mâles , dans le temps du rut, courent les lapines , et
les couvrent, j*ai cherché à savoir ce qui pourroît ré-
sulter de cette union, et pour cela j'ai fait élever des
lapins avec des hases , et des lièvres avec des lapines;
mais ces essaisn'ont rien produit, et m'ont seulement
appris que ces animaux , dont la forme est si sembla-
ble, sont cependant de nature assez différente pour ne
pas même produire des espèces de mulets. Un levraut
et une jeune lapine, à peu près du mêtne âge, n'ont pas
vécu trois mois ensemble ; dès qu'ils furent un peu
forts, ils devinrent ennemis, et la guerre continuelle
qu'ils se faisoient finit par la mort du levraut. De deux
lièvres plus âgés que j'avois mis chacun avec une la-
pine, l'un eut le même sort, et l'autre qui étoit très
ardent et très fort, qui ne cessoit de tourmenter la
lapine en cherchant à la couvrir, la fit mourir à force
de blessures ou de caresses trop dures. Trois ou qua-
tre lapins de différents âges, que je fis de même ap-
pareiller avec des hases, les firent mourir en plus ou
moins de temps; ni les uns ni les autres n'ont pro-
duit : je crois cependant pouvoir assurer qu'ils se sont
réellement quelquefois accouplés ; au moins y a t-il
eu souvent certitude que, malgré la résistance de la
femelle, le mâle s'éloit satisfait. Il y avoit plus de rai-
son d'attendre quelque produit de ces accouplements
que des amours du lapin et de la poule , dont on nous
a fait l'histoire, et dont, suivant l'auteur, le fruit de-
voit être des poulets couverts de poils y ou des lapins
couverts de plumes; tandis que ce n'étoit qu'un lapin
vicieux ou trop ardent, qui, faute de femelle , se ser-
voit de la poule de la maison , comme il se seroit servi
LE LAPIN. t\Ôi)
de tout autre meuble, et qu'il est hors de toute vrai-
semblance de s'attendre à quelque production entre
deux animaux d'espèces si éloignées , puisque de l'u-
nion du lièvre etdu lapin, dont les espèces sont tout-
à-fait voisines, il ne résulte rien.
La fécondité du lapin est encore plus grande que
celle du lièvre; et, sans ajouter foi à ce que dit
Wotten, que d'une seule paire qui fut mise dans une
île il s'en trouva six mille au bout d'un an , il est sûr
que ces animaux multiplient si prodigieusement dans
les pays qui leur conviennent , que la terre ne peut
fournir à leur subsistance : ils détruisent les herbes.
les racines, les grains, les fruits, les légumes, et
même les arbrisseaux et les arbres; et si l'on n'avoit
pas contre eux le secours des furets et des chiens,
ils feroient déserter les habitants de ces campa-
gnes. iNon seulement le lapin s'accouple plus sou-
vent et produit plus fréquemment et en plus grand
nombre que le lièvre, mais il a aussi plus.de ressources
pour échapper à ses ennemis; il se soustrait aisément
aux yeux de l'homme : les trous qu'il se creuse dans
la terre, où il se relire pendant le jour, et où il fait
ses petits, le mettent à l'abri du loup, du renard, et
de l'oiseau de proie ; il y habite avec sa famille en
pleine sécurité , il y élève et y nourrit ses petits jus-
qu'à l'âge d'environ deux mois , et il ne les fait sortir
de leur retraite pour les amener au dehors que quand
ils sont tout élevés : il leur évite par là tous les incon-
vénients du bas âge, pendant lequel au contraire les
lièvres périssent en plus grand nombre, et sou firent
plus que dans tout le reste de la vie.
Cela seul suffit aussi pour prouver que le lapin est
44<> ANIMAUX SAUVAGES.
supérieur au lièvre par la sagacité : tous deux sont
conformés de même, et pourraient également se
creuser des retraites ;. tous deux sont également ti-
mides à l'excès : mais l'un, plus imbécille, se contente
de se former un gîte à la surface de la terre, où il
demeure continuellement exposé, tandis que l'autre,
par un instinct plus réfléchi , se donne la peine de
fouiller la terre et de s'y pratiquer un asile ; et il est
si vrai que c'est par ce sentiment qu'il travaille , que
l'on ne voit pas le lapin domestique faire le même ou-
vrage ; il se dispense de se creuser une retraite comme
les oiseaux domestiques se dispensent de faire des
nids, et cela parce qu'ils sont également à l'abri des
inconvénients auxquels sont exposés les lapins et les
oiseaux sauvages. L'on a souvent remarqué que quand
on a voulu peupler une garenne avec des lapins cla-
piers, ces lapins et ceux qu'ils produisent restoient,
comme les lièvres, à la surface de la terre, et que
ce n'étoit qu'après avoir éprouvé bien des inconvé-
nients, et au bout d'un certain nombre de généra-
tions, qu'ils commençoient à creuser la terre pour se
mettre en sûreté.
Ces lapins clapiers ou domestiques varient pour les
couleurs , comme tous les autres animaux domesti-
ques ; le blanc, le noir, et le gris1, sont cependant
les seuls qui entrent ici dans le jeu de la nature : les
lapins noirs sont les plus rares ; mais il y en a beau-
coup de tout blancs, beaucoup de tout gris, et beau-
coup de mêlés. Tous les lapins sauvages sont gris, et ,
parmi les lapins domestiques, c'est encore la couleur
i. J'appelle gris ee mélange de couleurs fauves, noires, et cendrées,,
fjui fait la couleur ordinaire des lapins et des lièvres.
LE LAPIN- 44l
dominante ; car, dans toutes les portées, il se trouve
toujours des lapins gris , et môme en plus grand nom-
bre, quoique le père et la, mère soient tous deux
blancs, ou tous deux noirs, ou l'un noir et l'autre
blanc : il est rare qu'ils en fassent plus de deux ou
trois qui leur ressemblent; au lieu que les lapins gris,
quoique domestiques, ne produisent d'ordinaire que
des lapins de cette même couleur, et que ce n'est
que très rarement et comme par hasard qu'ils en
produisent de blancs, de noirs, et de mêlés.
Ces animaux peuvent engendrer et produire à l'âge
de cinq ou six mois : on assure qu'ils sont constants
dans leurs amours, et que communément ils s'atta-
chent à une seule femelle et ne la quittent pas; elle
est presque toujours en chaleur, ou du moins en état
de recevoir le mâle. Elle porte trente ou trente-un
jours, et produit quatre, cinq ou six, et quelquefois
sept ou huit petits : elle a, comme la femelle du liè-
vre, une -double matrice, et peut par conséquent
mettre bas en deux temps; cependant il paroît que
les superfétations sont moins fréquentes dans cette
espèce que dans celle du lièvre, peut-être par cette
même raison que les femelles changent moins souvent,
qu'il leur arrive moins d'aventures, et qu'il y a moins
d'accouplements hors de saison.
Quelques jours avant de mettre bas elles se creu-
sent un nouveau terrier, non pas en ligne droite, mais
en zigzag, au fond duquel elles pratiquent une exca-
vation, après quoi elles s'arrachent sous le ventre une
assez grande quantité de poils dont elles font une es-
pèce de lit pour recevoir leurs petits. Pendant les
deux premiers jours elles ne les quittent pas; elles
44b animaux sauvages.
ne sortent que lorsque le besoin les presse, et re-
viennent dès qu'elles ont pris de la nourriture : dans
ce temps elles mangent beaucoup et fort vite; elles
soignent ainsi et allaitent leurs petits pendant plus de
six semaines. Jusqu'alors le père ne les connoît point,
il n'entre pas dans ce terrier qu'a pratiqué la mère;
souvent même , quand elle en sort et qu'elle y laisse
ses petits, elle en bouche l'entrée avec de la terre dé-
trempée de son urine : mais lorsqu'ils commencent à
venir au bord du trou, et à manger du séneçon et
d'autres herbes que la mère leur présente, le père
semble les reconnoître, il les prend entre ses pattes*
il leur lustre le poil, il leur lèche les yeux; et tous,
les uns après les autres, ont également part à ses
soins : dans ce même temps la mère lui fait beaucoup
de caresses, et souvent devient pleine peu de jours
après.
Un gentilhomme de mes voisins1, qui pendant plu-
sieurs années s'est amusé à élever des lapins, m'a
communiqué ces remarques : « J'ai commencé, dit—
» il , par avoir un mfde et une femelle seulement : le
» mâle étoit tout blanc et la femelle toute grise; et
» dans leur postérité, qui fut très nombreuse, il y en
» eut beaucoup plus de gris €jue d'autres, un assez
» bon nombre de blancs et de mêlés, et quelques
» uns de noirs Quand la femelle est en chaleur, le
» mâle ne la quitte presque point; son tempérament
» est si chaud, que je l'ai vu se lier avec elle cinq ou
» six fois en moins d'une heure — La femelle, dans
» le temps de l'accouplement, se couche sur le ven~
i. M. Le Chat du Moutier.
LE LAPIN. 44^
• tre à plate terre , les quatre pattes allongées ; elle
» fait de petits cris qui annoncent plutôt le plaisir
» que la douleur. Leur façon de s'accoupler ressem-
» ble assez à celle des chats, à la différence pourtant
» que le mâle ne mord que très peu sa femelle sur le
» chignon La paternité chez ces animaux est très
» respectée; j'en juge ainsi par la grande déférence que
» tous les lapins ont eue pour leur premier père,
» qu'il m'étoit aisé de reconnoître à cause de sa blan-
» cheur, et qui est le seul mâle que j'aie conservé de
» cette couleur. La famille avoit beau s'augmenter,
» ceux qui devenoient pères à leur tour lui étoient
» toujours subordonnés : dès qu'ils se battoient, soit
% pour des femelles, soit parce qu'ils se disputoient
» la nourriture, le grand-père, qui entendoit du
» bruit, accouroit de toute sa force; et dès qu'on
» l'apercevoit, tout rentroit dans l'ordre; et s'il en at-
» trapoit quelques uns aux prises, il les séparoit et
» en faisoit sur-le-champ un exemple de punition.
!> Une autre preuve de sa domination sur toute sa
» postérité, c'est que , les ayant accoutumés à rentrer
» tous à un coup de sifflet , lorsque je donnois ce si-
» gnal et quelque éloignés qu'ils fussent, je voyois le
» grand-père se mettre à leur tête, et, quoique arrivé
» le premier, les laisser tous défiler devant lui et ne
» rentrer que le dernier Je les nourrissois avec du
» son de froment, du foin et beaucoup de genièvre;
» il leur en falloit plus d'une voiture par semaine : ils
» enmangeoient ton tes les baies, les feuilles et I ecorce,
» et ne laissoient que le gros bois. Cette nourriture
» leur donnoit du fumet; et leur chair étoit aussi bonne
» que celle des lapins sauvages. »
/j/j/j. ANIMAUX SAUVAGES.
Ces animaux vivent huit ou neuf ans : comme ils
passent la plus grande partie de leur vie dans leurs
terriers , où ils sont en repos et tranquilles , ils pren-
nent un peu plus d'embonpoint que les lièvres. Leur
chair es& aussi fort différente par la couleur et par le
goût; cple des jeunes lapereaux est très délicate,
mais celle^des vieux lapins est toujours sèche et dure.
Ils sont, comme je l'ai dit, originaires des climats
chauds : les Grecs les connoissoient, et il paroît que
les seuls endroits de l'Europe où il y en eût ancien-
nement étoient la Grèce et l'Espagne; de là on les a
transportés dans des climats plus tempérés, comme
en Italie , en France , en Allemagne, où ils se sont na-
turalisés ; mais dans les pays plus froids , comme en
Suède et dans le reste du Nord , on ne peut les éle-
ver que dans les maisons, et ils périssent lorsqu'on les
abandonne à la campagne. Ils aiment, au contraire,
le chaud excessif; car on en trouve dans les contrées
les plus méridionales de l'Asie et de l'Afrique , comme
au golfe Persique, à la baie de Saldana, en Lybie,
au Sénégal , en Guinée ; et on en trouve aussi dans nos
îles de l'Amérique, qui y ont été transportés de l'Eu-
rope , et qui y ont très bien réussi.
FIN DU QUATORZIEME VOLUME.
TABLE
DES ARTICLES
COMEPi V S
DANS LE QUATORZIEME VOLUME.
MAMMIFERES.
Des animaux domestiques Page y
Le Cheval n
L'Aue 99
Le Bœuf 120
Le Bélier et la Brebis , i5y
Le Bouc et la Chèvre iy4
Le Cochon, le Cochon de Siam, et le Sanglier 186
Le Cochon de Siam ou de la Chine 210
Le Cochon de Guinée , , 211
Le Sanglier du cap Vert 212
Le Sanglier d'Afrique 224
Le Chien 23 1
Variétés dans les Chiens 270
-Le Chien des bois de Cayenne 277
Le Chien-Turc et Gredin 279
Le grand Chien-Loup 281
Le grand Chien de Russie ' . . . .- a8§
Chiens-Mulets, provenant d'une Louve et d'un Chien
braque 2 85
Suite des Chiens métis ."Wj
Seconde suite des Chiens métis .")»(>
Le Chat , 534
Le Chat sauvage de la Nouvelle-Espagne 55o
Des animaux saunages 35 1
pCFFO-N. 29
', 4<3 TABLE.
Le Cerf Page 358
Le Daim 399
Le Chevreuil 4°5
Le Lièvre 4a»
Le Lapin ^7
FIN DE LA TABLE.
SJ-
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