jmMM vyu mm^ /4 OEUVRES COMPLETES DE BUFFON. TOME XVI. •«••»0»«M MAMMIFERES, m. JMDilMLlilli UÀl). MOJESSAUD , UUE LE FUKSTliMClilUi . is" 8 i: OEUVRES GO.VirLETES DE BUFFON A L G M E N T li E S PAR M. F. CUV[El{, MEMBRE DE l' INSTITUT, , Académie des Sc'uncf s) DE DEUX VOLUMES OFFRANT LA DESCRIPTION DES MAMMIFERES ET DES OISEAUX LES PLUS REMARQUABLES DÉCOUVERTS JUSQU'a CE JOUR, I) VJA IlEAU J'O II TRAIT Dt I! U K P O iN . li T Uli 2 i) O GHAVURliS i. \ TAILLIi-UOUCE, EXÉCUTÉKS POUR CIÎTTE lil)ITÎl»i\ l'AK LES MEILLEURS AUTISTES. A PARIS, CHEZ F. D. PILLOT, EDITEUR R L' E DE S E I ?V li - S A 1 IV T - G i; lUl A 1 A , ,\ ' ^ ij \ iô5o. 3 i ^^ MAMMIFERES. III. BUFPON. XVI. PaaqnBi itpfii.sctOp IIJ'.UOJM _ 2.U". TIGRE. avv>\^/V»AAAA/vvv\'\AV\*vv\vvv\avvAavv\r\'vv\vv'v\-vv/v\/vv\-\'v\av*vvAA'\v\/vvvv/vv\AVi\\avv\(V^ SUITE ANIMAUX CARNASSIERS. LE LION*. F élis Léo. L. jJans l'espèce humaine l'influence du climat ne se marque que par des variétés assez légères, parce que celte espèce estime, et qu'elle est très distincte- ment séparée de toutes les autres espèces : l'homme , blanc en Europe, noir en Afrique, jaune en Asie, et rouge en Amérique, n'est que le même homme teint de la couleur du climat; comme il est fait pour régner sur la terre, que le globe entier est son do- maine , il semble que sa nature se soit prêtée à toutes les situations : sous les feux du midi, dans les giaces du nord, il vit, il multiplie; il se trouve partout si anciennement répandu, qu'il ne paroît affecter au- cun climat particulier. Dans les animaux, au con- traire , Tinfluence du climat est plus forte , et se mar- que par des caractères plus sensibles , parce que les 1. En latin, leo; en italien, Leone; en espagnol, Uon; en allemand, Ico} ; en anglois, lion. 8 ANIMAUX CARNASSIERS. ospocos sont diverses, et que leur nature est infini- mont moins perfectionnée, moins étendue, que celle de l'homme. Non seulement les variétés dans chaque espèce sont plus nombreuses et plus marquées que dans l'espèce humaine , mais les différences mêmes àcs espèces semblent dépendre des différents cli- mats : les unes ne peuvent se propager que dans les pays chauds , les autres ne peuvent subsister que dans des climats froids. Le lion n'a jamais habité les ré- «^ions du nord ; le renne ne s'est jamais trouvé dans les contrées du midi; et il n'y a peut-être aucun ani- mal dont l'espèce soit, comme celle de l'homme, gé- néralement répandue sur toute la surface de la terre : chacun a son pays, sa patrie naturelle, dans laquelle chacun est retenu par nécessité physique ; chacun est fils de la terre qu'il habite, et c'est dans ce sens qu'on doit dire que tel animal est originaire de tel ou tel climat. Dans les pays chauds , les animaux terrestres sont plus grands et plus forts que dans les pays froids ou tempérés; ils sont aussi plus hardis, plus féroces: toutes leurs qualités naturelles semblent tenir de l'ardeur du climat. Le lion né sous le soleil brûlant de l'Afrique ou des Indes est le plus fort, le plus fier, le plus terrible de tous : nos loups, nos autres ani- maux carnassiers, loin d'être ses rivaux, seroient à peine dignes d'être ses pourvoyeurs^. Les lions d'Amérique, s'ils méritent ce nom, sont, comme le climat, infiniment plus doux que ceux de l'Afrique; et ce qui prouve évidemment que l'excès de leur fé» 1. Il y a une ospôco de lynx qu'on appelle le Pourvoyeur du lion. LE LION. 9 iocité vient de l'excès de la chaleur, c'est que , daus le môme pays, ceux qui habitent les hautes monta- gnes, où l'air est plus tempéré, sont d'un naturel dif- férent de ceux qui demeurent dans les plaines, où la chaleur est extrême. Les lions du mont Atlas, dont la cime est quelquefois couverte de neige, n'ont ni la hardiesse, ni la force, ni la férocité des lions du Bi- ledulgerid ou du Zaara, dont les plaines sont couver- tes de sables brûlants. C'est surtout dans ces déserts ardents que se trouvent ces lions terribles qui sont l'effroi des voyageurs et le fléau des provinces voisi- nes : heureusement l'espèce n'en est pas très nom- breuse; il paroît même qu'elle diminue tous les jours : car, de l'aveu de ceux qui ont parcouru celte partie de l'Afrique, il ne s'y trouve pas actuellement autant de lions, à beaucoup près, qu'il y en avoit autrefois. Les Romains, dit M. Shaw, tiroient de la Lybie, pour l'usage des spectacles, cinquante fois plus de lions qu'on ne pourroit y en trouver aujour- d'hui. On a remarqué de môme qu'en Turquie, en Perse , et dans l'Inde, les lions sont maintenant beau- coup moins communs qu'ils ne l'étoient ancienne- ment; et comme ce puissant et courageux animal fait sa proie de tous les autres animaux, et n'est lui-même la proie d'aucun, on ne peut attribuer la diminution de quantité dans son espèce qu'à l'augmentation du nombre dans celle de l'homme ; car il faut avouer que la force de ce roi des animaux ne tient pas contre l'a- dresse d'un Hottentot ou d'un Nègre, qui souvent osent l'attaquer tête à tête avec des armes assez lé- gères. Le lion n'ayant d'autres ennemis que l'homme, et son espèce se trouvant aujourd'hui réduite à la 10 Ai\i3lALX CAllNASSIERS. cinquantième, ou, si l'on veut, à la dixième partie de ce qu'elle étoit autrefois, il en résulte que l'espèce humaine, au lien d'avoir souflert une diminution considérable depuis le temps des Romains (comme bien des gens le prétendent), s'est au contraire aug- mentée, étendue, et plus nombreusement répandue, même dans les contrées, comme la Lybie^ où la puissance de l'homme paroît avoir été plus grande dans ce temps, qui étoit à peu près le siècle de Car- thage, qu'elle ne l'est dans le siècle présent de Tunis et d'Aller. L'industrie de l'homme augmente avec le nombre : celle des animaux reste toujours la môme : toutes les espèces nuisibles, comme celle du lion, paroissent être reléguées et réduites à un petit nombre, non seulement parce que l'homme est partout devenu plus nombreux, mais aussi parce qu'il est devenu plus habile, et qu'il a su fabriquer des armes terri- bles auxquelles rien ne peut résister : heureux s'il n'eût jamais combiné le fer et le feu que pour la de- struction des lions ou des tigres! Cette supériorité de nombre et d'industrie dans l'homme, qui brise la force du lion, en énerve aussi le courage : cette qualité, quoique naturelle, s'exalte ou se tempère dans l'animal, suivant l'usage heureux ou malheureux qu'il a fait de sa force. Dans les vastes déserts du Zaara, dans ceux qui semblent séparer deux races d'hommes très différentes, les Nègres et les Maures, entre le Sénégal et les extrémités de la ^Mauritanie, dans des terres inhabitées qui sont au dessus du pays des Iloltentots, et en général dans toutes les parties jnéridionales de l'Afrique et de LE LION. 1 1 l'Asie , où l'homme a dédaigne d'habiter, les lions sont encore en assez grand nombre, et sont tels que la na- ture les produit. Accoutumés à mesurer leurs forces avec tous les animaux qu'ils rencontrent, l'habitude de vaincre les rend intrépides et terribles : ne con- noissant pas la puissance de l'homme, ils n'en ont nulle crainte ; n'ayant pas éprouvé la force de ses ar- mes, ils semblent les braver. Les blessures les irri- tent, mais sans les effrayer; ils ne sont pas même dé- concertés à l'aspect du grand nombre : un seul de ces lions du désert attaque souvent une caravane en- tière; et lorsqu'après un combat opiniâtre et violent il se sent affoibli, au lieu de fuir il continue de se bat- tre en retraite, en faisant toujours face, et sans ja- mais tourner le dos. Les lions, au contraire, qui ha- bitent aux environs des villes et des bourgades de l'Inde et de la Barbarie, ayant connu l'homme et la force de ses armes, ont perdu leur courage au point d'obéir à sa voix menaçante, de n'oser l'attaquer, de ne se jeter que sur le menu bétail, et enfin de s'enfuir en se laissant poursuivre par des femmes ou par des enfants , qui leur font , à coups de bâton , quitter prise et lâcher indignement leur proie. Ce changement, cet adoucissement dans le naturel du lion, indique assez qu'il est susceptible des im- pressions qu'on lui donne , et qu'il doit avoir assez de docilité pour s'apprivoiser jusqu'à un certain point, et pour recevoir une espèce d'éducation : aussi l'histoire nous parle de lions attelés à des chars de triomphe, de lions conduits à la guerre ou menés à la chasse, et qui, fidèles à leur maître, ne déployoient leur force et leur courage que contre ses ennemis. Ce 12 ANIMAUX CARNASSIERS. qu'il y a de très sûr, c'est que le lion pris jeune, et élevé'parmi les animaux domestiques, s'accoutume aisément à vivre et même à jouer innocemment avec eux; qu'il est doux pour ses maîtres, et même cares- sant, surtout dans le premier âge , et que si sa férocité naturelle reparoît quelquefois, il la tourne rarement contre ceux qui lui ont fait du bien. Comme ses mou- vements sont très impétueux et ses appétits fort véhé- ments, on ne doit pas présumer que les impressions de l'éducation puissent toujours les balancer : aussi y auroit-il quelque danger à lui laisser souffrir trop long-temps la faim, ou à le contrarier en le tourmen- tant hors de propos; non seulement il s'irrite des mauvais traitements, mais il en garde le souvenir et paroît en méditer la vengeance, comme il conserve aussi la mémoire et la reconnoissance des bienfaits. Je pourrois citer ici un grand nombre de faits parti- culiers dans lesquels j'avoue que j'ai trouvé quelque exagération, mais qui cependant sont assez fondés pour prouver au moins, par leur réunion, que sa colère est noble, son courage magnanime, son natu- rel sensible. On l'a vu souvent dédaigner de petits en- nemis , mépriser leurs insultes, et leur pardonner des libertés offensantes : on l'a vu réduit en captivité s'en- nuyer sans s'aigrir, prendre au contraire des habitu- des douces, obéir à son maître, flatter la main qui le nourrit, donner quelquefois la vie à ceux qu'on avoit dévoués à la mort en les lui jetant pour proie, et, comme s'il se fut attaché par cet acte généreux, leur continuer ensuite la même protection, vivre tranquil- lement avec eux , leur faire part de sa subsistance , se la laisser même quelquefois enlever tout entière, LE LION. l3 et souffrir plutôt la faim que de perdre le fruit de son premier bienfait. On pourroit aussi dire que le lion n'est pas cruel , puisqu'il ne l'est que par nécessite, qu'il ne détruit qu'autant qu'il consomme, et que dès qu'il est repu, il est en pleine paix , tandis que le tigre , le loup , et tant d'autres animaux d'espèce inférieure, tels que le renard, la fouine, le putois, le furet, etc., don- nent la mort pour le seul plaisir de la donner, et que, dans leurs massacres nombreux, ils semblent plutôt vouloir assouvir leur rage que leur faim. L'extérieur du lion ne dément point ses grandes qualités intérieures : il a la figure imposante, le re- gard assuré , la démarche fière , la voix terrible ; sa taille n'est point excessive comme celle de l'éléphant ou du rhinocéros; elle n'est ni lourde comme celle de l'hippopotame ou du bœuf, ni trop ramassée comme celle de l'hyène ou de l'ours, ni trop allongée ni dé- formée par des inégalités comme celle du chameau : mais elle est au contraire si bien prise et si bien pro- portionnée, que le corps du lion paroît être le mo- dèle de la force jointe à l'agilité; aussi solide que nerveux, n'étant chargé ni de chair ni de graisse, et ne contenant rien de surabondant, il est tout nerfs et muscles. Cette grande force musculaire se marque au dehors par les sauts et les bonds prodigieux que le lion fait aisément; par le mouvement brusque de sa queue, qui est assez fort pour te^'rasser un homme ; par la facilité avec laquelle il fait mouvoir la peau de sa face, et surtout celle de son front, ce qui ajoute beaucoup à sa physionomie ou plutôt à l'ex- pression de la fureur; et enfin par la faculté qu'il a de l4 AMM AUX CARNASSIERS. remuer sa crinière, laquelle non seulement se hé- risse , mais se meut et s'agite en tous sens lorsqu'il est en colère. A toutes ces nobles qualités individuelles le lion joint aussi la noblesse de l'espèce : j'entends par es- pèces nobles dans la nature celles qui sont constan- tes, invariables, et qu'on ne peut soupçonner de s'ê- tre dégradées. Ces espèces sont ordinairement isolées et seules de leur genre; elles sont distinguées par des caractères si tranchés, qu'on ne peut ni les mé- connoître ni les confondre avec aucune des autres. A commencer par l'homme, qui est l'être le plus noble de la création, l'espèce en est unique, puisque les hommes de toutes les races, de tous les climats, de toutes les couleurs, peuvent se mêler et produire en- semble, et qu'en même temps l'on ne doit pas dire qu'aucun animal appartienne à l'homme , ni de près ni de loin, par une parenté naturelle. Dans le cheval l'espèce n'est pas aussi noble que l'individu, parce qu'elle a pour voisine l'espèce de l'âne, laquelle pa- roît même lui appartenir d'assez près, puisque ces deux animaux produisent ensemble des individus, qu'à la vérité la nature traite comme des bâtards in- dignes de faire race, incapables même de perpétuer l'une ou l'autre des deux espèces desquelles ils sont issus, mais qui, provenant du mélange des deux, ne laissent pas de prouver leur grande affinité. Dans le chien l'espèce est peut-être encore moins noble, parce qu'elle paroît tenir de près à celles du loup, du renard, et du chacal, qu'on peut regarder comme des branches dégénérées de la même famille. Et en des-, cendant par degrés aux espèces inférieures, comme LE LION. l5 à celles des lapins, des belettes, des rats, etc., on tronvera que chacune de ces espèces en particulier ayant un grand nombre de branches collatérales, l'on ne peut plus reconnoître la souche commune ni la tige directe de chacune de ces familles devenues trop nombreuses. Enfin dans les insectes, qu'on doit re- garder comme les espèces infimes de la nature, cha- cune est accompagnée de tant d'espèces voisines ^ qu'il n'est plus possible de les considérer une à une, et qu'on est forcé d'en faire un bloc, c'est-à-dire un genre, lorsqu'on veut les dénommer. C'est là la vé- ritable origine des méthodes, qu'on ne doit employer en effet que pour les dénombrements difficiles des plus petits objets de la nature , et qui deviennent to- talement inutiles et même ridicules lorsqu'il s'agit des êtres du premier rang : classer l'homme avec le singe, le lion avec le chat, dire que le lion est un chat à cri- nière et à queue longue^, c'est dégrader, défigurer, la nature, au lieu de la décrire et de la dénommer. L'espèce du lion est donc une des plus nobles, puisqu'elle est unique et qu'on ne peut la confondre avec celle du tigre, du léopard, de l'once, etc. ; et qu'au contraire ces espèces, qui semblent être les moins éloignées de celle du lion, sont assez peu dis- tinctes entre elles pour avoir été confondues par les voyageurs , et prises les unes pour les autres par les nomenclateurs ^. Les lions de la plus grande taille ont environ huit ou neuf pieds de longueur depuis le mufle jusqu'à l'origine de la queue , qui est elle-même longue d'en- 1. Voyez dans î'arlicle suivant, des Tigres, où il est parlé des anï- maux auxquels on a donné mal à propos ce nom. iG ANIMAUX CARNASSIERS. viroii quatre pieds. Ces grands lions ont quatre ou cinq pieds de hauteur. Les lions de petite taille ont environ cinq pieds et demi de longueur, sur trois pieds et demi de hauteur, et la queue longue d'en- viron trois pieds. La lionne est, dans toutes les di- mensions, d'environ un quart plus petite que le lion. Aristote distingue deux espèces de lions; les uns grands, les autres plus petits : ceux-ci, dit-il, ont le corps plus court à proportion, le poil plus crépu, et ils sont moins courageux que les autres; il ajoute qu'en général tous les lions sont de la même couleur, c'est-à-dire de couleur fauve. Le premier de ces faits me paroît douteux, car nous ne connoissons pas ces lions î\ poil crépu ; aucun voyageur n'en a fait men- tion : quelques relations, qui d'ailleurs ne me pa- roissent pas mériter une confiance entière, parlent seulement d'un tigre à poil frisé qui se trouve au cap de Bonne-Espérance ; mais presque tous les témoi- gnages paroissent s'accorder sur l'unité de la couleur du lion, qui est fauve sur le dos, et blanchâtre sur les côtés et sous le ventre. Cependant Élien et Op- pien on dit qu'en Ethiopie les lions étoient noirs comme les hommes; qu'il y en avoit aux Indes de tout blancs, et d'autres marqués ou rayés de diffé- rentes couleurs, rouges, noires, et bleues : mais cela ne nous paroît confirmé par aucun témoignage qu'on puisse regarder comme authentique; car Marc-Paul, Vénitien, ne parle pas de ces lions rayés comme les ayant vus, et Gesner remarque avec raison qu'il n*en fait mention que d'après Élien. Il paroît, au con- traire, qu'il y a très peu ou point de variétés dans cette espèce , que les lions d'Afrique et les lions d'Asie se LE LION. l7 ressemblent en tout, et que si ceux des montagnes diffèrent de ceux des plaines, c'est moins par les couleurs de la robe que par la grandeur de la taille. Le lion porte une crinière, ou plutôt un long poil qui couvre toutes les parties antérieures de son corps ^, et qui devient toujours plus long à mesure qu'il avance en âge. La lionne n'a pas ces longs poils , quelque vieille qu'elle soit. L'animal d'Amérique que les Européens ont appelé llon^ et que les naturels du Pérou appellent pumas n'a point de crinière; il est aussi beaucoup plus petit, plus foible, et plus pol- tron que le vrai lion. Il ne seroit pas impossible que la douceur du climat de cette partie de l'Amérique mé- ridionale eiit assez influé sur la nature du lion pour le dépouiller de sa crinière , lui ôter son courage, et réduire sa taille; mais ce qui paroît impossible, c'est que cet animal, qui n'habite que les climats situés entre les tropiques, et auquel la nature paroît avoir fermé tous les chemins du nord, ait passé des parties méridionales de l'Asie ou de l'Afrique en Amérique , puisque ces continents sont séparés vers le midi par des mers immenses : c'est ce qui nous porte à croire que \e puma n'est point un lion, tirant son origine des lions de l'ancien continent, et qui auroit ensuite dégénéré dans le climat du Nouveau-Monde, mais que c'est un animal particulier à l'Amérique, comme le sont aussi la plupart des animaux de ce nouveau continent. Lorsque les Européens en firent la décou- verte, ils trouvèrent en effet que tout y étoit nou- veau; les animaux quadrupèdes, les oiseaux, les pois- i. Celte crinière n'est pas du crin, mais du poil assez doux et lisse comme celui du reste du corps. l8 ANIMAUX CARNASSIERS. sons, les insectes, les plantes, tout parut inconnu 5 tout se trouva différent de ce qu'on avoit vu jusqu'alors. H fallut cependant dénommer les principaux objets de cette nouvelle nature : les noms du pays étoient pour la plupart barbares, très difficiles à prononcer, et encore plus à retenir; on emprunta donc des noms de nos langues d'Europe, et surtout de l'espagnole et de la portugaise. Dans cette disette de dénomina- tions, un petit rapport dans la forme extérieure, une légère ressemblance de taille et de figure, suffirent pour attribuer à ces objets inconnus^^les noms des choses connues; delà les incertitudes, l'équivoque, la confusion qui s'est encore augmentée , parce qu'en même temps qu'on donnoit aux productions du Nou- veau-Monde les dénominations de celles de l'ancien continent, on y transportoit continuellement, et dans le même temps, les espèces d'animaux et de plantes qu'on n'y avoit pas trouvées. Pour se tirer d'obscu- rité, et pour ne pas tomber à tout instant dans l'er- reur, il est donc nécessaire de distinguer soigneuse- ment ce qui appartient en propre à l'un ou à l'autre continent , et de tâcher de ne s'en pas laisser imposer parles dénominations actuelles, lesquelles ont pres- ([ue toutes été mal appliquées. Nous avons fait sentir toute la nécessité de cette distinction dans les articles précédents, et nous avons donné en même temps une énumération raisonnée des animaux oriainaires (le l'Amérique, et de ceux qui ont été transportés de l'ancien continent. M. de La Gondamine, dont le témoignage mérite toute confiance, dit expressément qu'il ne sait pas si l'animal que les Espagnols de l'A- mérique appellent lioUj, et les naturels du pays de LE LION. 19 Quito pumcij rnërite le nom de lion : il ajoute qu'il est beaucoup plus petit que le lion d'Afrique, et que le mâle n'a point de crinière. Frezier dit aussi que les animaux qu'on appelle lio7îS au Pérou sont bien dif- férents des lions d'Afrique , qu'ils fuient les hommes, qu'ils ne sont à craindre que pour les troupeaux; et il ajoute une chose très remarquable, c'est que leur tête tient de celle du loup et de celle du tigre, et qu'ils ont la queue plus petite que l'un et l'autre. On trouve, dans des relations plus anciennes, que ces lions d'Amérique ne ressemblent point à ceux d'A- frique ; qu'ils n'en ont ni la grandeur, ni la fierté, ni la couleur; qu'ils ne sont ni rouges ni fauves, mais gris; qu'ils n'ont point de crinière, et qu'ils ont l'ha- bitude de monter sur les arbres : ainsi ces animaux diffèrent du lion par la taille, par la couleur, par la forme delà tête, parla longueur de la queue, par le manque de crinière, et enfm par les habitudes natu- relles; caractères assez nombreux et assez essentiels pour faire cesser l'équivoque du nom, et pour que, dans la suite, l'on ne confonde plus le puma d'Amé- rique avec le vrai lion , le lion d'Afrique ou de l'Asie. Quoique ce noble animal ne se trouve que dans les climats les plus chauds, il peut cependant subsister et vivre assez long-temps dans les pays tempérés; peut-être même avec beaucoup de soin pourroit-il y multiplier. Gesner rapporte qu'il naquit des lions dans la ménagerie de Florence; Willughby dit qu'à Naples une lionne, enfermée avec un lion dans la même tanière, avoit produit cinq petits d'une seule portée. Ces exemples sont rares; mais s'ils sont vrais, ils suffisent pour prouver que les lions ne sont pas 20 ANIMAUX CARNASSIERS. absolument étrangers au climat tempéré : cependant il ne s'en trouve actuellement dans aucune des par- ties méridionales de l'Europe; et dès le temps d'Ho- mère il n'y en avoit point dans le Péloponèse, quoi- qu'il y en eût alors , et môme encore du temps d'Aristote, dans la Thrace, la Macédoine et la Thes- salie. Il paroît donc que dans tous les temps ils ont constamment donné la préférence aux climats les plus chauds, qu'ils se sont rarement habitués dans les pays tempérés, et qu'ils n'ont jamais habité dans les terres du nord. Les naturalistes q ' nous venons de citer, et qui ont parlé de ces lions v 4s à Florence et à Naples, ne nous ont rien appris sur le temps de la gestation de la lionne, sur la grandeur des lion- ceaux lorsqu'ils viennent de naître, sur les degrés de leur accroissement. Elien dit que la lionne porte deux mois; Philostrate et Edouard Wuot disent au con- traire qu'elle porte six mois : s'il falloit opter entre ces deux opinions, je serois de la dernière; car le lion est un animal de grande taille, et nous savons qu'en général, dans les gros animaux, la durée de la gestation est phis longue qu'elle ne l'est dans les petits. Il en est de môme de l'accroissement du corps : les anciens et les modernes conviennent que les lions nouveau-nés sont petits, de la grandeur à peu près d'une belette , c'est-à-dire de six ou sept pouces de longueur; il leur faut donc au moins quelques années pour grandir de huit ou neuf pieds : ils disent aussi que les lionceaux ne sont en état de marcher que deux mois après leur naissance. Sans donner une en- tière confiance au rapport de ces faits, on peut pré- sumer avec assez de vraisemblance que le lion, at- LE LiO>. 2 1 tendu la grandeur de sa taille, est au moins trois ou quatre ans à croître, et qu'il doit vivre environ sept fois trois ou quatre ans^ c'est-à-dire à peu près vingt- cinq ans. Le sieur de Saint-Martin, maître du com- bat du taureau à Paris, qui a bien voulu me commu- niquer les remarques qu'il avoit faites sur les lions qu'il a nourris, m'a fait assurer qu'il en avoit gardé quelques uns pendant seize ou dix-sept ans; et il croit qu'ils ne vivent guère que vingt ou vingt-deux ans : il en a gai dé d'autres pendant douze ou quinze ans, et l'oj. it bien que dans ces lions captifs le manque d'ex cice, la contrainte et l'ennui, ne peu- vent qu'afloiblir leur santé et abréger leur vie. Aristote assure, en deux endroits différents de son ouvrage sur la génération, que la lionne produit cinq ou six petits de la première portée, quatre ou cinq de la seconde, trois ou quatre de la troisième, deux ou trois de la quatrième, un ou deux de la cinquième, et qu'après cette dernière portée, qui est toujours la moins nombreuse de toutes, la lionne devient sté- rile. Je ne crois point cette assertion fondée; car dans tous les animaux les premières et les dernières portées sont moins nombreuses que les portées inter- médiaires. Ce philosophe s'est encore trompé, et tous les naturalistes tant anciens que modernes se sont trompés après lui, lorsqu'ils ont dit que la lionne n'avoit que deux mamelles; i! est très sûr qu'elle en a quatre, et il est aisé de s'en assurer par la seule inspection. Il dit aussi que les lions, les ours, les re- nards, naissent informes, presque inarticulés ; et l'on sait, à n'en pas douter, qu'à leur naissance tous ces animaux sont aussi formés que les autres, et que tous lîuri'ON. XVI. 22 A M M A L X C A K N A S S I E H S. leurs membres sont distincts et développés. Enfin il assure que les lions s'accouplent à rebours, landis qu'il est de même démontré par la seule inspection des parties du mâle et de leur direction, lorsqu'elles sont dans l'état propre à l'accouplement, qu'il se fait à la manière ordinaire des autres quadrupèdes. J'ai cru devoir faire mention en détail de ces petites erreurs d'Aristole, parce que l'autorité de ce grand homme a entraîné presque tous ceux qui ont écrit après lui sur l'histoire naturelle des animaux. (]e qu'il dit en- core au sujet du cou du lion, qu'il prétend ne contenir qu'un seul os, rigide, inflexible, et sans di- vision de vertèbres, a été démenti par l'expérience, ({ui même nous a donné sur cela un fait très général; c'est que dans tous les quadrupèdes, sans en excepter aucun , et même dans l'homme, le cou est composé de sept vertèbres, ni plus ni moins, et ces mômes vertèbres se trouvent dans le cou du lion , comme dans celui de tous les autres animaux quadrupèdes. Un autre fait encore, c'est qu'en général les animaux carnassiers ont le cou plus court que les animaux frugivores, et surtout que les animaux ruminants; mais cette dillerence d<^ longueur dans le cou des quadrupèdes ne dépend que de la grandeur de clia- que vertèbre, et non pas de leur nombre, qui est tou- jours le même : on peut s'en assurer en jetant les yeux sur l'immense collection de squelettes qui se trouvent maintenant au Cabinet du Roi; on verra (ju'à commen»cer par l'éléphant et à finir par la taupe, tous les animaux quadrupèdes ont sept vertèbres dans le cou. et qu'aucun n'en a ni plus ni moins. A l'égard de la solidité des os du lion, qu'Aristole dit être sans LE LiON. 2^ moelle et sans cavité, de leur dureté qu'il compare à celle du caillou , de leur propriété de faire feu par le frottement, c'est une erreur qui n'auroit pas dû être répétée par Rolbe, ni môme parvenir jusqu'à nous, puisque, dans le siècle môme d'Arislote, Epicure s'étoit moqué de cette assertion. Les lions sont très ardents en amour : lorsque la femelle est en chaleur, elle est quelquefois suivie de huit ou dix mTdes, qui ne cessent de rugir autour d'elle et de se livrer des combats furieux, jusqu'à ce que l'un d'entre eux, vainqueur de tous les autres, en demeure paisible possesseur vt s'éloigne avec elle. La lionne met bas au printemps et ne produit qu'une fois tous les ans; ce qui indique encore qu'elle est occupée pendant plusieurs mois à soigner et allaiter ses petits, et que par conséquent le temps de leur premier accroissement, pendant lequel ils ont be- soin des secours de la mère, est au moitis de quel- ques mois. Dans ces animaux, toutes les passions, môme les plus douces, sont excessives, et l'amour maternel est extrême. La lionne, naturellement moins forte, moins courageuse et plus tranquille que le lion, devient terrible dès qu'elle a des petits; elle se montre alors avec plus de hardiesse que le lion, elle ne connoît point le danger; elle se jette indifféremment sur les hommes et sur les animaux qu'elle rencontre, et les met à mort, se charge ensuite de sa proie, la porte et la partage à ses lionceaux, auxquels elle apprend de bonne heure à sucer le sang et à déchirer la chair. D'ordinaire elle met bas dans des lieux très écarlés et de difficile accès; et lorsqu'elle craint d'être dé- 'i \ A N I M A U X C A }\ N A S S I E W S. cmivorto, elle cache ses traces en refournant plusieurs fois sur ses pas , ou hien elle les eflace avec sa queue : quelquefois même, lorsque l'inquiétude est grande, elle transporte ailleurs ses petits; et quand ou veut les lui enlever, elle devient furieuse, et les défend jusqu'à la dernière extrémité. On croit que le lion n'a pas l'odorat aussi parfait ni les yeux aussi bons que la plupart des autres ani- maux de proie : on a remarqué que la grande lu- mière du soleil paroît l'incommoder; qu'il marche rarement dans le milieu du jour; que c'est pendant h mit qu'il fait toutes ses courses; que quand il voit des feux allumés autour des troupeaux, il n'en ap- proche guère, etc. On a observé qu'il n'évente pas de loin l'odeur des autres anifuaux, qu'il ne les chasse qu'à vue et non pas en les suivant à la piste, comme font les chiens et les loups , dont l'odorat est plus fin. On a même donné le nom de guide ou de pouriwyeur du ilon à une espèce de lynx auquel on suppose la vue perçante et l'odorat exquis, et on prétend que ce lynx accompagne ou précède toujours le lion pour lui indiquer sa proie : nous connoissons cet animal , qui se trouve, comme le lion, en Arabie, en Lydie, etc. , qui, comme lui, vit de proie, et le suit peut-être quehpiefois pour profiter de ses restes; car, étant foible et de petite taille , il doit fuir le lion plutôt qu(î le servir. Le lion, lorsqu'il a faim, attaque de face tous les animaux qui se présentent : mais comme il est très redouté , et que tous cherchent à éviter sa rencontre, il est souvent obligé de se cacher et de les attendre au passage; il se tapit sur le ventre dans un endroit LE LION. ii3 fourré, d'où il s'élance avec tant de force, qu'il les saisit souvent du premier bond. Dans les déserts et les forets, sa nourriture la plus ordinaire sont les ga- zelles et les singes, quoiqu'il ne prenne ceux-ci que lorsqu'ils sont à terre; car il ne grimpe pas sur les arbres comme le tigre ou le puma. Il mange beaucoup à la fois et se remplit pour deux ou trois jours; il a les dents si fortes, qu'il brise aisément les os, et il les avale avec la chair. On prétend qu'il supporte long-temps la faim : comme son tempérament est ex- cessivement chaud, il supporte moins patiemment la soif, et boit toutes les fois qu'il peut trouver de l'eau. Il prend l'eau en lapant comme un chien ; mais au lieu que la langue du chien se courbe en dessus pour laper, celle du lion se courbe en dessous; ce qui fait qu'il est long-temps à boire et qu'il perd beaucoup d'eau. Il lui faut environ quinze livres de chair crue chaque jour : il préfère la chair des animaux vivants, de ceux surtout qu'il vient d'égorger; il ne se jette pas volontiers sur des cadavres infects, et il aime mieux chasser une nouvelle proie que de retourner chercher les restes de la première : mais quoique d'ordinaire il se nourrisse de chair fraîche, son ha- leine est très forte et son urine a une odeur insup- portable. Le rugissement du lion est si fort que, quand il se fait entendre par échos la nuit dans les déserts, il ressemble au bruit du tonnerre. Ce rugissement est sa voix ordinaire : car, quand, il est en colère, il a un autre cri qui est court et réitéré subitement; au lieu que le rugissement est un cri prolongé, une es- pèce de grondement d'un ton grave, mêlé d'un fré- 26 A\r>TATJX CARNASSIEllS. missement plus aigu. Il rugit cinq ou six fois par jour, et plus souvent lorsqu'il doit tomber de la pluie. Le cri qu'il fait lorsqu'il est en colère est encore plus ter- rible que le rugissement : alors il se bat les flancs de sa queue, il en bat la terre, il agite sa crinière, fait mouvoir la peau de sa face, remue ses gros sourcils, montre des dents menaçantes, et tire une langue ar- mée de pointes si dures, qu elle suffit seule pour écor- cher la peau et entamer la chair sans le secours des dents ni des ongles, qui sont après les dents ses armes les plus cruelles. Il est beaucoup plus fort par la tête, les mâchoires, et les jambes de devant, que parles parties postérieures du corps. Il voit la nuit comme les chats : il ne dort pas long-temps, et s'éveille ai- sément; mais c'est mal à propos que l'on a prétendu qu'il dormoit les yeux ouverts, La démarche ordinaire du lion est hère, grave, et lente, quoique toujours oblique : sa course ne se fait pas par des mouvements égaux, mais par sauts et par bonds; et ses mouvements sont si brusques, qu'il ne peut s'arrêter à l'instant et qu'il passe presque tou- jours son but. Lorsqu'il saute sur sa proie, il fait un bond de douze ou quinze pieds , tombe dessus , la saisit avec les pattes de devant, la déchire avec les ongles, et ensuite la dévore avec les dents. Tant qu'il est jeune et qu'il a de la légèreté, il vit du produit de sa chasse, et quitte rarement ses déserts et ses forêts, où il trouve assez d'animaux sauvages pour subsister aisément; mais lorsqu'il devient vieux, pesant, et moins propre à l'exercice de la chasse, il s'approche des lieux fréquentés, et devient plus dangereux pour l'homme et pour les animaux domestiques : seule- LE LION. 27 ment on a remarqué que lorsqu'il voit des hommes et des animaux ensemble, c'est toujours sur les ani-^ maux qu'il se jette, et jamais sur les hommes, à moins qu'ils ne le frappent; car alors il reconnoît à mer- veille celui qui vient de l'ofFenser, et il quitte sa proie pour se venger. On prétend qu'il préfère la chair du chameau à celle de tous les autres animaux; il aime aussi beaucoup celle des jeunes éléphants; il ne peu- vent lui résister lorsque leurs défenses n'ont pas en- core poussé, et il en vient aisément à bout, à moins que la mère n'arrive à leur secours. L'éléphant, le rhinocéros, ie tigre, et l'hippopotame, sont les seuls animaux qui puissent résister au lion. Quelque terrible que soit cet animal, on ne laisse pas de lui donner la chasse avec des chiens de grande taille et bien appuyés par des hommes à cheval; on le déloge ; on le fait retirer : mais il faut que les chiens et même les chevaux soient aguerris aupciravant, car presque tous les animaux frémissent et s'enfuient à la seule odeur du lion. Sa peau, quoique d'un tissu ferme et serré, ne résiste point à la balle ni môme au javelot; néanmoins on ne le tue presque jamais d'un seul coup : on le prend souvent par adresse , coînme nous prenons les loups, en le faisant tomber dans une fosse profonde qu'on recouvre avec des matières légères au dessus desquelles on attache un animal vivant. Le lion devient doux dès qu'il est pris; et si l'on profite des premiers moments de sa surprise ou de sa honte, on peut l'attacher, le museler, et le conduire où l'on veut. La chair du lion est d'un goiit désagréable et fort; cèpe ndaut les INèffres et les Indiens ne la trouvent 't) 2h AKIMALX CARNASSIERS pas mauvaise et en mangent souvent : la peau, qui faisoit autrefois la tunique des héros, sert à ces peu- ples de manteau et de lit; ils en gardent aussi la graisse, qui est dune qualité fort pénétrante, et qui même est de quelque usage dans notre médecine. 9«>»«««o«e>»e LES TIGRES. Comme le nom de tigr€ est un nom générique qu'on a donné à plusieurs animaux d'espèces diffé- rentes, il faut commencer par les distinguer les uns des autres. Les léopards et les panthères, que l'on a souvent confondus ensemble, ont tous deux été ap- pelés tigres par la plupart des voyageurs; l'once ou Tonça, qui est une petite espèce de panthère qui s'ap- privoise aisément, et dont les Orientaux se servent pour la chasse, a été prise pour la panthère , et dé- signée comme elle par le nom de tigre. Le lynx ou loup-cervier, le pourvoyeur du lion, que les Turcs appellent karackoidak ^ et les Persans siyuligusiij, ont quelquefois aussi reçu le nom de pantlière ou à'once. Tous ces animaux sont communs en Afrique et dans toutes les parties méridionales de l'Asie; mais le vrai ligre, le seul qui doit porter ce nom, est un animal rare, peu connu des anciens, et mal décrit par les modernes. Aristote, qui est en histoire naturelle le guide des uns et des autres, n'en fait aucune men- tion. Pline dit seulement que le tigre est un anima) d'une vitesse terrible, tremendœvelocitatis animal _^ et LES TIGRES. 29 il donne à entendre que de son temps il étoit bien plus rare que la panthère, puisqu'Augusle fut le pre- mier qui présenta un tigre auxRomains pourla dédi- cace du théâtre de Marcellus, tandis que dès le temps de Scaurus , cet édile avoit envoyé cent cinquante panthères , et qu'ensuite Pompée en avoit fait venir quatre cent dix , et Auguste quatre cent vingt pour les spectacles de Rome; mais Pline ne donne aucune description , ni même ne nous indique aucun des ca- ractères du tigre. Oppien et Solin , qui ont écrit après Pline, paroissent être les premiers qui aient dit que le tigre étoit marqué par des bandes longues, et la panthère par des taches rondes : c'est en effet un des caractères qui distinguent le vrai tigre, non seule- ment de la panthère, mais de plusieurs autres ani- maux qu'on a depuis appelés tigres. Strabon cite Mégasthène au sujet du vrai tigre, et il dit, d'après lui, qu'il y a des tigres aux Indes qui sont une fois plus gros que des lions. Le tigre est donc un animal féroce, d'une vitesse terrible, dont le corps est mar- qué de bandes longues , et dont la taille surpasse celle du lion. Voilà les seules notions que les anciens nous aient données d'un animal aussi remarquable : les modernes, comme Gesner et les autres naturalistes qui ont parlé du tigre, n'ont presque rien ajouté au peu qu'en ont dit les anciens. Dans notre langue, on a appelé peatix de tigres ou peaux tigrées j toutes les peaux à poil court qui se sont trouvées variées par des taches arrondies et sé- parées : les voyageurs, partant de cette fausse déno- mination, ont à leur tour appelé tigres tous les ani- maux de proie dont la peau étoit tigrée j, c'est-à-dire 30 ANIMAUX CAÎ\i\ ASSIEKS. marquée de taches séparées. MM. de l'Académie des Sciences ont suivi le torrent, et ont aussi appelé tl- grcs les animaux à peau tigrée qu'ils ont disséqués , et qui cependant sont très différents du vrai ligre. La cause la plus générale des équivoques et des incertitudes qui se sont .si fort multipliées en histoire naturelle, c'est, comme je l'ai indiqué dans l'article précédent, la nécessité où l'on s'est trouvé de don- ner des noms aux productions inconnues du Nou- veau-Monde. Les animaux, quoique pour la plupart d'espèce et de nature très différentes de ceux de l'an- cien continent , ont reçu les mômes noms dès qu'on leur a trouvé quelque rapport ou quelque ressem- blance avec ceux-ci. On s'étoit d'abord trompé en Europe , en appelant tigres tous les animaux à peau tigrée d'Asie et d'Afrique : celte erreur, transportée en Amérique, y a doublée; car ayant trouvé dans cette terre nouvelle des animaux dont la peau étoit marquée de taches arrondies et séparées, on leur a donné le nom de tigres^ quoiqu'ils ne fussent ni de l'espèce du vrai tigre, ni même d'aucune de celles des animaux à peau tigrée de l'Asie ou de l'Afrique, auxquels on avoit déjà mal à propos donné ce même nom; et comme ces animaux à peau tigrée qui se sont trouvés en Amérique, sont en assez grand nombre, et qu'on n'a pas laissé de leur donner à tous le nom commun de tigre,, quoiqu'ils fussent très différents du tigre et diflerents entr'eux, il se trouve qu'au Heu d'une seule espèce qui doit porter ce nom , il y en a neuf ou dix, et que par conséquent l'histoire de ces animaux est très embarrassée , très difficile à faire , parce que les noms ont confondu les choses, et qu'en LES TIGllES. Ol faisant mention de ces animaux, on a souvent dit des uns ce qui devoit être dit des autres. Pour prévenir la confusion qui résulte de ces dé- nominations mal appliquées à la plupart des animaux du Nouveau-Monde, et en particulier à ceux que l'on a faussement appelés tigres ^ j'ai pensé que le moyen le plus sûr étoit de faire une énumération comparée des animaux quadrupèdes, dans laquelle je distingue , 1° ceux qui sont naturels et propres à l'ancien conti- nent, c'est-à-dire à l'Europe, l'Afrique et l'Asie, et qui ne se sont point trouvés en xlmérique lorsqu'on en fit la découverte ; 2"" ceux qui sont naturels et pro- pres au nouveau continent, et qui n'éloient point connus dans l'ancien ; 5** ceux qui , se trouvant éga- lement dans les deux continents, sans avoir été trans- portés par les hommes, doivent être regardés comme communs à l'un et à l'autre. Il a fallu pour cela re- cueillir et rassembler ce qui se trouve épars au sujet des animaux, dans les voyageurs et dans les premiers historiens du Nouveau-Monde : c'est le précis de ces recherches que nous avons donné avec quelque con- fiance , à la fin du volume précédent, parce que nous les avons cru utiles pour l'intelligence de toute l'his- toire naturelle, et en particulier de l'histoire des animaux. 3'2 AiMMAUX CARNASSIERS. e«^.d^8<'g'»^»8»»8-&c»»9^c»- LE TIGRE\ Fells Tigrls. L. Dans la classe des animaux carnassiers, le lion est le premier, le tigre est le second; et comme le pre- mier, même dans un mauvais genre, est toujours le plus grand et souvent le meilleur, le second est ordi- nairement le plus méchant de tous. A la fierté, au courage, à la force , le lion joint la noblesse , la clé- mence, la magnanimité, tandis que le tigre est bas- sement féroce, cruel sans justice, c'est-à-dire sans nécessité. Il en est de même dans tout ordre de cho- ses où les rangs sont donnés par la force : le premier, qui peut tout, est moins tyran que l'autre, qui, ne pouvant jouir de la puissance plénière, s'en venge en abusant du pouvoir qu'il a pu s'arroger. Aussi le tigre est-il plus à craindre que le lion : celui-ci sou- vent oublie qu'il est le roi, c'est-à-dire le plus fort de tous les animaux : marchant d'un pas tranquille, il n'attaque jamais l'homme, à moins qu'il ne soit provoqué; il ne précipite ses pas, il ne court, il ne chasse que quand la faim le presse. Le tigre, au con- traire, quoique rassasié de chair, semble toujours être altéré de sang; sa fureur n'a d'autres intervalles que ceux du temps qu'il l'aut pour dresser des em- 1. Le ligre, le vrai tigre, le tigre des Indes orientales; en lalir. , tigris; en italien, tigru; en allemand, tigerthter ; ea an^lois ^ tiger. Li; TIGRE. ô7) bûches ; il saisit et déchire une nouvelle proie avec la môme rage qu'il vient d'exercer, et non pas d'assou- vir, en dévorant la première ; il désole le pays qu'il habite; il ne craint ni l'aspect ni les armes de l'homme; il égorge , il dévaste les troupeaux d'animaux domes- tiques, meta mort toutes les bêtes sauvages, attaque les petits éléphants, les jeunes rhinocéros, et quel- quefois même ose braver le lion. La forme du corps est ordinairement d'accord avec le naturel. Le lion a l'air noble : la hauteur de ses jambes est proportionnée à la longueur de son corps; l'épaisse et grande crinière qui couvre ses épaules et ombrage sa face, son regard assuré, sa démarc/he grave , tout semble annoncer sa fière et majestueuse intrépidité. Le tigre, trop long de corps, trop bas sur ses jambes, la tête nue, les yeux hagards, la langue couleur de sang, toujours hors de la gueule, n'a que les caractères de la basse méchanceté et de l'insatiable cruauté; il n'a pour tout instinct qu'une rage constante, une fureur aveugle, qui ne connoît , qui ne distingue rien, et qui lui fait souvent dévorer ses propres enfants, et déchirer leur mère lorsqu'elle veut les défendre. Que nel'eût-iî à l'excès cette soif de son sang! ne pût-il l'éteindre qu'en détruisant dès leur naissance la race entière des monstres qu'il produit 1 Heureusement pour le reste de la nature, l'espèce n'en est pas nombreuse , et paroît confinée aux cli- mats les plus chauds de l'Inde orientale. Elle se trouve au Malabar, à Siam, au Bengale, dans les mêmes contrées qu'habitent l'éléphant et le rhinocéros; on prétend même que souvent le tigre accompagne ce '■ ANIMAUX CARNASSIERS. >4 ilornler, et qu'il le suit pour manger sa fiente, qui lui sert de purj^ation on de rafraîchissement; il fré- quente avec lui les bords des fleuves et des lacs ; car comme le sang ne fait que l'altérer, il a souvent be- soin d'eau pour tempérer l'ardeur qui Je consume ; et d'ailleurs il attend près des eaux les animaux qui y arrivent, et que la chaleur du climat contraint d'y venir plusieurs fois chaque jour : c'est là qu'il choisit sa proie, ou plutôt qu'il multiplie ses massacres; car souvent il abandonne les animaux qu'il vient de met- tre à mort pour en égorger d'autres; il semble qu'il cherche à goûter de leur sang, il le savoure, il s'en enivre; et lorsqu'il leur fend et déchire le corps, c'est pour y plonger la tète , et pour sucer à longs traits le sang dont il vient d'ouvrir la source, qui ta- rit presque toujours avant que sa soif s'éteigne. Cependant; quand il a mis à mort quelques gros animaux , comme un cheval , un buffle , il ne les éven- tre pas sur la place, s'il craint d'y être inquiété : pour les dépecer à son aise, il les emporte dans les bois, en les traînant avec tant de légèreté, que la vitesse de sa course paroît à peine ralentie par la masse énorme qu'il entraîne. Ceci seul suffiroit pour juger de sa force ; mais pour en donner une idée plus juste, arrêtons-nous un instant sur les dimensions et les proportions du corps de cet animal terrible. Quel- ques voyageurs l'ont comparé, pour la grandeur, à un cheval, d'autres à un buffle; d'autres ont seule- ment dit qu'il étoit beaucoup plus grand que le lion, ^lais nous pouvons citer des témoignages plus ré- cents, et qui méritent une entière confiance. M. de La Laiide-Magon nous a fait assurer qu'il avoit vu aux LE TIGRE. 35 Indes orientales un tigre de quinze pieds, eu y com- prenant sans doute la longueur de la queue : si nous la supposons de quatre ou cinq pieds, ce tigre avoit au moins dix pieds de longueur. 11 est vrai que celui dont nous avons la dépouille au Cabinet du Roi , n'a qu'environ sept pieds de longueur, depuis l'extré- mité du museau jusqu'à l'origine de la queue ; mais il avoit été pris, amené lout jeune, et ensuite tou- jours enfermé dans une loge étroite à la Ménagerie , où le défaut de mouvement et le manque d'espace , l'ennui de la prison , la contrainte du corps, la nour- riture peu convenable, ont abrégé sa vie et retardé le développement , ou même réduit l'accroissement du corps. Nous avons vu, dans l'histoire du cerf, que ces animaux, pris jeunes et renfermés dans des parcs trop peu spacieux, non seulement ne prennent pas leur croissance entière, mais môme se déforment et deviennent rachitiques et bassets avec des jambes torses. Nous savons d'ailleurs par les dissections que nous avons faites d'animaux de toute espèce, élevés et nourris dans des ménageries , qu'ils ne parviennent jamais à leur grandeur entière; que leur corps et leurs membres, qui ne peuvent s'exercer, restent au dessous des dimensions de la nature ; que les parties dont l'usage leur est absolument interdit, comme celles de la génération , sont si petites et si peu déve- loppées dans tous ces animaux captifs et célibataires, qu'on a de la peine à les trouver, et que souvent elles nous ont paru presque entièrement oblitérées. La seule différence du climat pourroit encore produire les mômes effets que le manque d'exercice et la cap- tivité. Aucun animal des pnys chauds ne peut pro- 56 A i\ I M A U X C S. W N A S S I E R S. lUîire dans les climats froids, y fut-il même très libre ol très largement nourri; et comme la reproduction n'est qu'une suite naturelle de la pleine nutrition , il est évident que, la première ne pouvant s'opérer , la seconde ne se fait pas complètement, et que dans ces animaux le froid seul suffit pour restreindre la puis- sance du moule intérieur, et diminuer les facultés actives du développement, puisqu'il détruit celles de la reproduction. 11 n'est donc pas étonnant que ce tigre dont le squelette et la pe-au nous sont venus de la Ménagerie du roi ne soit pas parvenu à sa Juste grandeur : ce- pendant la seule vue de cette peau bourrée donne encore l'idée d'un animal formidable ; et l'examen du squelette ne permet pas d'en douter. L'on voit, sur les os des jambes, des rugosités qui marquent des attaches de muscles encore plus fortes que celles du lion : ces os sont aussi solides , mais plus courts ; et , comme nous l'avons dit, la hauteur des Jambes dans le tigre n'est pas proportionnée à la grande longueur du corps. Ainsi cette vitesse terrible dont parle Pline, et que le nom même du tigre paroît indiquer, ne doit pas s'entendre des mouvemenls ordinaires de la dé- marche, ni même de la célérité des pas dans une course suivie ; il est évident qu'ayant les Jambes courtes, il ne peut marcher ni courir aussi vite que ceux qui les ont proportionnellement plus longues; mais cette vitesse terrible s'applique très bien aux bonds prodigieux qu'il doit faire sans effort : car en lui supposant , proportio-n gardée , autant de force et de souplesse qu'au chat, qui lui ressemble beaucoup par la conformation , et qui , dans l'instant d'un clin- LE 11 GUE. ;>7 d'œil , fait un saut de plusieurs pieds d'étendue , on sentira que îe tigre, dont le corps est dix fois plus long, peut dans un instant presque aussi court faire un bond de plusieurs toises. Ce n'est donc point la célérité de sa course , mais la vitesse du saut , que Pline a voulu désigner, et qui rend en effet cet ani- mal terrible , parce qu'il n'est pas possible d'en évi- ter l'effet. Le tigre est peut-être ]e seul de tous les animaux dont on ne puisse fléchir le naturel : ni la force, ni la contrainte , ni la violence , ne peuvent le dompter. 11 s'irrite des bons comme des mauvais traitements; la douce habitude, qui peut tout, ne peut rien sur cette nature de fer : le temps, loin de l'amollir en tempérant ses humeurs féroces, ne fait qu'aigrir le iiel de sa rage; il déchire la main qui le nourrit comme celle qui le frappe; il rugit à la vue de tout être vivant : chaque objet lui paroît une nouvelle proie qu'il dévore d'avance de ses regards avides, qu'il menace par des frémissements affreux , mêlés d'un grincement de dents, et vers lequel il s'élance souvent malgré les chaînes et les grilles qui brisent sa fureur sans pouvoir la calmer. Pour achever de donner une idée de la force de ce cruel animal, nous croyons devoir citer ici ce que le P. Tachard, témoin oculaire, rapporte d'un combat du tigre contre des éléphants. <'■ On avoit élevé , dit » cet auteur, une haute palissade de bambous , d'en- » viron cent pas en carré : au milieu de l'enceinte » étoient entrés trois éléphants destinés pour com- » battre le tigre; ils avoient une espèce de grand » plastron, en forme de masque, qui leur couvroit la lîlIFFOA. XVI. 5 58 ANIMAUX CARNASSIERS. » tète et une pailie de la trompe. Dès que nous fù- » mes arrivés sur le lieu , on lit sortir de la loge , qui » ètoit dans un enfoncement , un tigre d'une figure et » d'une couleur qui parurent nouvelles aux François » qui assistoient à ce combat; car, outre qu'il étoit » bien plus grand , bien plus gros et d'une taille » moins eflilée que ceux que nous avions vus en ») France, sa peau n'étoit pas mouchetée de même; » mais, au lieu de toutes ces taches semées sans ordre, » il avoit de longues et larges bandes en forme de » cercle : ces bandes, prenant sur le dos, se rejoi- » gnoient par dessous le ventre, et, continuant le » long de la queue, y faisoient comme des anneaux » blancs et noirs placés alternativement, dont elle » étoit toute couverte. La lete n'avoit rien d'extra- » ordinaire, non plus que les jambes, hors qu'elles » étoient plus grandes et plus grosses que celles des » tigres communs, quoique celui-ci ne fût qu'un » jeune tigre qui avoit encore à croître; car M. Conp- » tance nous a dit qu'il y en avoit dans le royaume de » plus gros trois fois que celui-là , et qu'un jour, étant » à la chasse avec le roi, il en vit un de fort près qui » étoit grand comme un mulet. Il y en a aussi de pe- » tits dans le pays, semblables à ceux qu'on apporte » d'Afrique en Europe, et on nous en montra un le » même jour à Louvo. » On ne lâcha pas d'abord le tigre qui devoit com- » battre, mais on le tint attaché par deux cordes : de » sorte que, n'ayant pas la liberté de s'élancer, le )) premier éléphant qui l'approcha lui donna deux ou » trois coups de sa trompe sur le dos ; ce choc fut si » rude, que le tigre en fut renversé, et demeura LE TIGRE. 39 » quelque temps étendu sur la place, sans mouve- » ment, comme s'il eût été mort. Cependant, dès » qu'on l'eût délié, quoique cette première attaque » eût bien rabattu de sa furie, il fît un cri horrible, » et voulut se jeter sur la trompe de l'éléphant qui » s'avançoit pour le frapper; mais celui-ci, la repliant » adroitement, la mit à couvert par ses défenses, qu*il » présenta en même temps, et dont il atteignit le » tigre si à propos , qu'il lui fit faire un grand saut en » l'air : cet animal en fut si étourdi, qu'il n'osa plus » approcher. Il fit plusieurs tours le long de la palis- » sade, s'élançant quelquefois vers les personnes qui » paroissoient vers les galeries. On poussa ensuite » trois éléphants contre lui, qui lui donnèrent tour » à tour de si rudes coups, qu'il fil encore une fois » le mort , et ne pensa plus qu'à éviter leur rencontre : » ils l'eussent tué sans doute, si l'on n'eût fait finir » le combat. » Il est clair, par la description môme du P. Tachard, que ce tigre qu'il a vu combattre des éléphants, est le vrai tigre; qu'il parut aux François un animal nouveau, parce que probablement ils n'a- voient vu en France, dans les ménageries, que des panthères ou des léopards d'Afrique, ou bien des jaguars d'Amérique; et les petits tigres qu'il vit à Louvo n'étoient de même que des panthères. On sent aussi, par ce simple récit, quelle doit être la force et la fureur de cet animal, puisque celai-ci, quoique jeune encore et n'ayant pas pris tout son accroisse- ment, quoique réduit en captivité, quoique retenu par des liens , quoique seul contre trois, étoit encore assez redoutable aux colosses qu'il combattoit, pour qu'on fût obligé de les couvrir d'un plastron dans /| O A N I M A V X C A II N A S S I E R S . toutes les parties de leur corps que la nature n'a pas cuirassées, comme les autres, d'une enveloppe im- pénétrable. Le tigre dont le P. Gouie a communiqué à l'Aca- démie des Sciences une description anatomique, faite par les PP. jésuites à la Chine, paroît être de l'es- pèce du vrai tigre, aussi bien que celui que les Por- tugais ont appelé tigre royale, duquel M. Perrault fait mention dans ses Mémoires sur les Animaux^ et dont il dit que la description a été faite à Siam. Del- lon , dans ses Voyages^ dit expressément que le Ma- labar est le pays des Indes où il y a le plus de tigres ; qu'il y en a de plusieurs espèces ; mais que le plus grand de tous, celui que les Portugais appellent tigre royale est extrêmement rare ; qu'il est grand comme un cheval, etc. Le tigre royal ne paroît donc pas faire une espèce particulière et difierente de celle du vrai tigre ; il ne se trouve qu'aux Indes orientales, et nou pas au Bré- sil, comme l'ont écrit quelques uns de nos natura- listes. Je suis même porté à croire que le vrai tigre ne se trouve qu'en Asie et dans les parties les plus méridionales de l'Afrique, dans l'intérieur des terres; car la plupart des voyageurs qui ont fréquenté les côtes de l'Afrique , parient à la vérité des tigres , et disent même qu'ils y sont très communs; néanmoins il est aisé de voir, parles notices mêmes qu'ils don- nent de ces animaux, que ce ne sont pas de vrais ti- gres , mais des léopards, des panthères ou des on- ces, etc. Le docteur Shaw dit expressément qu'au royaume de Tunis et d'Alger le liou et la panthère tiennent le premier rang entre les bêles féroces, mais LE TIGRE. /[l que le tigre ne se trouve pas dans cette partie de !a Barbarie. Gela paroîtvrai; car ce furent des ambas- sadeurs indiens, et non pas des Africains, qui pré- sentèrent à Auguste , dans le temps qu'il étoit à Sa- mos, le premier tigre qui ait été vu des Romains ; et ce fut aussi des Indes qu'Héliogabale fit venir ceux qu'il vouloit atteler à son char pour contrefaire le dieu Bacchus. L'espèce du tigre a donc toujours été plus rare et beaucoup moins répandue en Europe que ceile du lion: cependant la tigresse produit, comme la lionne , quatre ou cinq petits. Elle est furieuse en tout temps ; mais sa rage devient extrême lorsqu'on les lui ravit ; elle brave tous les périls ; elle suit les ravisseurs , qui , se trouvant pressés, sont obligés de lui relâcher un de ses petits; elle s'arrête, le saisit, l'emporte pour le mettre à l'abri, revient quelques instants après, et les poursuit jusqu'aux portes des villes ou jusqu'à leurs vaisseaux ; et lorsqu'elle a perdu tout espoir de recouvrer sa perte, des cris forcenés et lu- gubres , des hurlements affreux expriment sa dou- leur cruelle, et font encore frémir ceux qui les en- tendent de loin. Le tigre fait mouvoir la peau de sa face , grince des dents, frémit, rugit comme fait le lion; mais son ru- gissement est différent : quelques voyageurs l'ont comparé au cri de certains grands oiseaux. Tigrides indomitœ rancant ^ riigiuntque leones ( auctor Philo- melae). Ce mot rancant n'a point d'équivalent en françois : ne pourrions-nous pas lui en donner un, et dire : «Les XÀ^YG^rauquent ^ et les lions rugissent? » car le son de la voix du tigre est en effet très rauquc. 42 ANlxMAUX CARNASSIERS. La peau de ces animaux est assez estiDiée, surtout à la Chine : les mandarins militaires en couvrent leurs chaises dans les marches publiques; ils en font aussi des couvertures de coussins pour l'hiver. En Europe, ces peaux, quoique rares, ne sont pas d'un grand prix; on fait beaucoup plus de cas de celle du léo- pard de Guinée et du Sénégal, que nos fourreurs appellent tigre. Au reste, c'est la seule petite utilité qu'on puisse tirer de cet animal très nuisible, dont on a prétendu que la sueur étoit un venin, et le poil de la moustache un poison sûr pour les hommes et pour les animaux; mais c'est assez du mal très réel qu'il fait de son vivant, sans chercher encore des qualités imaginaires et des poisons dans sa dépouille , d'autant que les Indiens mangent de sa chair, et ne la trouvent ni malsaine ni mauvaise , et que si le poil de sa moustache pris en pilule tue, c'est qu'étant dur et roide , une telle pilule fait dans l'estomac le même effet qu'un paquet de petites aiguilles. LA PANTHERE, L'ONCE, ET LE LÉOPARD. Pour me faire mieux entendre, pour éviter le faux emploi des noms, détruire les équivoques, et préve- nir les doutes, j'observerai d'abord qu'avec les tigres dont nous venons de donner l'histoire, il se trouve encore dans l'ancien continent, c'est-à-dire en Asie et en Afrique, trois autres espèces d'animaux de ce PI, 63. Tome 16. i'aaoue t^ôcnlp 1 .LA PANTiTSRE _ 2 .L' OîsICE _ 3. JJ^ IS&OVAKD . LA PANTHÈRE, l'ONCE, ET LE LEOrAUD. 43 genre, toutes trois différentes du tigre, et toutes trois différentes entre elles. Ces trois espèces sont la panthère^ Vonce^ et le léopard j, lesquelles non seule- ment ont été prises les unes pour les autres par les naturalistes, mais même ont été confondues avec les espèces du même genre qui se sont trouvées en Amé- rique. Je mets à part pour le moment présent ces espèces qu'on a appelées indistinctement tigres^ pan- thères ^ léopards^ dans le Nouveau-Monde, pour ne parler que de Fancien continent , et afin de ne pas confondre les choses, et d'exposer plus nettement les objets qui y sont relatifs. La première espèce de ce genre, et qui se trouve dans Tancieli continent, est la grande panthère, que nous appellerons simplement panthère ^ qui étoit connue des Grecs sous le nom de pardalls^ des an- ciens Latins sous celui de panthera^ ensuite sous îe nom de pardiis^ et des Latins modernes sous celui de leopardiis. Le corps de cet animal, lorsqu'il a pris son accroissement entier, a cinq ou six pieds de lon- gueur, en le mesurant depuis l'extrémité du museau jusqu'à l'origine de la queue , laquelle est longue de plus de deux pieds : sa peau est, pour le fond du poil, d'un fauve plus ou moins foncé sur le dos et sur les côtés du corps, et d'une couleur blanchâtre sur le ventre; elle est marquée de taches noires en grands anneaux ou en forme de roses : ces anneaux sont bien séparés les uns des autres sur les côtés du corps, évidés dans leur milieu, et la plupart ont une ou plusieurs taches au centre de la môme couleur que le tour de l'anneau : ces mêmes anneaux, dont les uns sont ovales et les autres circulaires . ont sou- 44 ANIMAUX CARNASSIERS. vent plus de trois pouces de diamètre; il uy a que des taches pleines sur la tête , sur la poitrine , sur le ventre et sur les jambes. La seconde espèce est la petite panthère d'Oppien, à laquelle les anciens a'ont pas donné de nom parti- culier, mais que les voyageurs modernes ont appelé once y du nom corrompu lynx ou lunx. Nous conserve- rons à cet animal le nom à^once^ qui nous paroît bien appliqué, parce qu'en effet il a quelque rapport avec le lynx; il est beaucoup plus petit que la panthère , n'ayant le corps €{ue d'environ trois pieds et demi de longueur, ce qui est à peu près la taille du lynx; il a le poil plus long que la panthère, la queue beau- coup plus longue, de trois pieds de longueur et quel- quefois davantage, quoique le corps de l'once soit en tout d'un tiers au moins plus petit que celui de la panthère, dont la queue n'a guère que deux pieds ou deux pieds et demi tout au plus. Le fond .du poil de l'once est d'un gris blanchâtre sur le dos et sur les côtés du corps, et d'un gris encore plus blanc sous le ventre, au lieu que le dos et les côtés du corps de la panthère sont toujours d'un fauve plus ou moins foncé : les taches sont à peu près de la même forme et de la même grandeur dans l'une et dans l'autre. La troisième espèce, dont les anciens ne font au- cune mention, est un animal du Sénégal, de la Gui- née, et des autres pays méridionaux que les anciens n'avoient pas découverts : nous l'appellerons léopard^ qui est le nom qu'on a mal à propos appliqué à la grande panthère, et que nous emploierons, comme l'ont fait plusieurs voyageurs, pour désigner l'animal du Sénégal dont il est ici question. Il est un peu plus LA PANTHERE, LONGE, ET LE LEOPARD. /^j grand que Tonce , mais beaucoup moins que ia pan- thère, n'ayant guère plus de quatre pieds de lon- gueur : la queue a deux pieds ou doux pieds et demi. Le fond du poil, sur le dos et sur les côtés du corps, est d'une couleur fauve plus ou moins foncée ; le des- sous du ventre est blanchâtre : les taches sont en an- neaux ou en roses; mais ces anneaux sont beaucoup plus petits que ceux de la panthère ou de l'once , et la plupart sont composés de quatre ou cinq petites ta- ches pleines; il y a aussi de ces taches pleines dispo- sées irrégulièrement. Ces trois animaux sont, comme l'on voit, très dif- férents les uns des autres, et sont chacun de leur espèce. Les marchands fourreurs appellent les peaux de la première espèce , peaux de panthère : ainsi nous n'aurons pas changé ce nom , puisqu'il est en usage ; ils appellent celles de la seconde espèce, peaux de tigre d'Afrique : ce nom est équivoque, et nous avons adopté celui à'once; enfin ils appellent impro- prement peaux de tigre ^ celles de l'animal que nous appelons ici léopard. Oppien connoissoit nos deux premières espèces, c'est-à-dire la panthère et l'once ; il a dit le premier qu'il y avoit deux espèces de panthères : les unes plus grandes et plus grosses , les autres plus petites , et cependant semblables par la forme du corps, par la variété et la disposition des taches, mais qui diifé- roient par la longueur de la queue , que les petites ont beaucoup plus longue que les grandes. Les Ara- bes ont indiqué la grande panthère par le nom al nctner [nemer en retranchant l'article), et la petite par le nom al pliet ou al flied ( ptict ou flied en re- 46 ANIMAUX CARNASSIERS. tranchant l'article) : ce dernier nom, quoique un peu corrompu, se reconnoît dans celui de faadh^ qui est le nom actuel de cet animal en Barbarie. « Le » faadhs dit le D. Shaw, ressemble au léopard ( il » veut dire la panthère ) , en ce qu'il est tacheté ') comme lui; mais il en diffère à d'autres égards; il » a la peau plus obscure et plus grossière, et n'est pas » si farouche. » Nous apprenons d'ailleurs , par un passage d'Albert, commenté par Gesner, que le pliet ou fhed des Arabes s'est appelé en italien et dans quelques autres langues de l'Europe , leunza ou lonza. On ne peut donc pas douter, en rapprochant ces in- dications, que la petite panthère d'Oppien , le pliet ou fhed des Arabes, le faadli de la Barbarie , Vonze ou Vonce à.es Européens, ne soient le même animal. Il y a grande apparence aussi que c'est le pard ou par^ dm des anciens, et la panthera de Pline, puisqu'il dit que le fond de son poil est blanc, au lieu que celui de la grande panthère est, comme nous l'avons dit, d'une couleur fauve plus ou moins foncée : d'ail- leurs il est très probable que la petite panthère s'est appelée simplement pard ou p ardus ^ et qu'on est venu ensuite à nommer la grande panthère léopard ou leopardtiSj parce qu'on a imaginé que c'étoit une espèce métive qui s'étoit agrandie par le secours et le mélange de celle du lion; mais comme ce préjugé n'est nullement fondé, nous avons préféré le nom ancien et primitif de panthère ^ au nom composé et plus nouveau de léopard _, que nous avons appliqué à un animal nouveau qui n'avoit encore que des noms équivoques. Ainsi l'once diffère de la panthère en ce qu'il est L\ PAlNTHÈKE, l'oJNGE, ET LE LÉOrAIlD. 4? bien plus petit, qu'il a la queue beaucoup plus lon- gue, le poi! plus long aussi et d'une couleur grise ou blanchâtre ; et le léopard diffère de la panthère et de l'once en ce qu'il a la robe beaucoup plus belle, d'un fauve vif et brillant, quoique plus ou moins fonce , avec des taches plus petites et la plupart disposées par groupes, comme si chacune de ces taches étoit for- mée de quatre taches réunies. Pline et plusieurs après lui ont écrit que dans les panthères , la femelle avoit la robe plus blanche que le mâle : cela pourroit être vrai de l'once ; mais nous n'avons pas observé cette différence dans les pan- thères de la ménagerie de Versailles , qui ont été dessinées vivantes : s'il y a donc quelque différence dans la couleur du poil entre le mâle et la femelle de la panthère, il faut que cette différence ne soit pas bien constante ni bien sensible. On trouve à la vérité des nuances plus ou moins fortes dans plusieurs peaux de ces animaux que nous avons comparées ; mais nous croyons que cela dépend plutôt de la dif- férence de l'âge ou du climat que de celle des sexes. Les animaux que MM. de l'Académie des Sciences ont décrits et disséqués sous le nom de tigres^ et l'a- nimal décrit par Caïus dans Gesner, sous le nom à'unciaj, sont de même espèce que notre léopard; on ne peut en douter en comparant la figure et la des- cription que nous en donnons ici avec celles de Caïus et celles de M. Perrault. Il dit à la vérité que les ani- maux décrits et disséqués par MM. de l'Académie des Sciences, sous le nom de tigres ^ ne sont pas l'once de Gains; les seules raisons qu'il en donne sont que celui-ci est plus petit, et qu'il n'a pas le dessous du 48 ANIâlAlX CARNASSIERS. corps blanc : cependant si M. Perrault eût comparé la description entière de Caïus avec les sujets qu'il avoit sous les yeux, je suis persuadé qu'il auroit re- connu qu'ils ne différoient en rien de l'once de Caïus. Comme il pourroit rester sur cela des doutes , j'ai cru qu'il étoit nécessaire de rapporter ici les par- ties essentielles de cette description de Caïus, qui, quoique faite sur un animal mort, me paroît fort exacte. On y observera que Caïus, sans donner pré- cisément la longueur du corps de l'animal qu'il dé- crit, dit qu'il est plus grand qu'un chien de berger et aussi gros qu'un dogue, quoique plus bas de jam- bes : je ne vois donc pas pourquoi M. Perrault dît que l'once de Caïus étoit bien plus petit que les ti- gres disséqués par MM. de l'Académie des Sciences. Ces tigres n'avoient que quatre pieds de longueur, en les mesurant depuis l'extrémité du museau jusqu'à l'origine de la queue : le léopard que nous décrivons ici, et qui est certainement le même animal que les tigres de M. Perrault, n'a aussi qu'environ quatre pieds; et si l'on mesure un dogue , surtout un dogue de forte race, on trouvera qu'il excède souvent ces dimensions. Ainsi les tigres décrits par MM. de l'A- cadémie des Sciences ne différoient pas assez de Vuncia de Caïus par la grandeur, pour que M. Per- rault fût fondé à conclure de cette seule différence , que ce ne pouvoît être le même animai. La seconde disconvenance , c'est celle de la couleur du poil sur le ventre; M. Perrault dit qu'il est blanc, et Caïus qu'il est cendré , c'est-à-dire blanchâtre : ainsi ces deux caractères, par lesquels M. Perrault a jugé que les tigres disséqués par MM. de l'Académie n'étoient LA rANTlIEIlE, LONCE.. ET LE LÉOPARD. 49 pas l'once de Caïus, auroient dû le porter à pronon- cer le contraire, surtout s'il eût fait attention que tout le reste de la description s'accorde parfaitement. On ne peut donc pas se refuser à regarder les tigres de MM. de l'Académie , Vuncia de Caius, et notre léo- pard^ comme le même animal ; et je ne conçois pas pourquoi quelques uns de nos naturalistes ont pris ces tigres de M. Perrault pour des animaux d'Amé- rique, et les ont confondus avec le jaguar. Nous nous croyons donc certain que les tigres de M. Perrault, Vuncia de Gains, et notre léopard, sont le môme animal : nous nous croyons également as- suré que notre panthère est le même animal que la panthère des anciens. Elle en diffère à la vérité par la grandeur, mais elle lui ressemhle par tous les au- tres caractères; et, comme nous l'avons déjà dit plu- sieurs fois, on ne doit pas être étonné qu'un animal élevé dans une ménagerie ne prenne pas son accrois- sement entier, et qu'il reste au dessous des dimen- sions de la natiue. Cette différence de grandeur nous a tenu nous-mêmes assez long-temps dans la per- plexité; mais, après l'examen le plus long, et nous pouvons dire le plus scrupuleux, après la comparai- son exacte et immédiate des grandes peaux de la panthère qui se trouvent chez les fourreurs avec celle de notre panthère, il ne nous a plus été permis de douter, et nous avons vu clairement que cen'étoient pas des animaux différents. La panthère que nous décrivons ici, et deux autres de la même espèce qui étoient en même temps à la ménagerie du roi, sont venues delaEarharie : la régence d'Alger Ht présent à sa majesté des deux premières , il y a dix ou douze ans ; 50 ANIMAUX CARNASSIERS. îa troisième a été achetée pour le roi d'un juif d'Alger. Une autre observation que nous ne pouvons nous dispenser de faire, c'est que des trois animaux dont nous donnons ici la description sous les noms de pan- ikère, d'once^ et de léopard j, aucun ne peut se rap- porter à l'animal que les naturalistes ont indiqué par le nom de pardus ou de leopardus. Le pardus de M. Linnaeus et le léopard de Brisson, qui paroissent être le même animal, sont désignés par les phrases suivantes, Pardus^ feiis caudâ etongatâ^ corporis ma- cuits superiorlbm arblculatis , inferiorlbm virgatis. ( Syst. nat. , edit, X^pag. 40 Le léopard: Felis ex albo flavicans^ maculls nigris in dorso orbiculatis^ in ventre longis^ variegata, (Regn. anim., pag. 272.) Ce caractère des taches longues sur le ventre, ou allongées en forme de verges sur les parties inférieu- res du corps, n'appartient ni à la panthère, ni à i'once, ni au léopard, desquels il est ici question. Cependant il paroît que c'est de la panthère des an- ciens ; du panthera y pardaliSj pardus j leopardus j, de Gesner ; du pardus j panifiera^ de Prosper Alpini; du pantiiera varia ^ africana^ de Pline; de la panthère , en un mot, qui se trouve en Afrique et aux Indes orientales, que ces auteurs ont entendu parler, et qu'ils ont désignée par les phrases que nous venons de citer. Or, je le répète, aucun des trois animaux que nous décrivons ici , quoique tous trois d'espèce différente , n'a ce caractère de taches longues et en forme de verges sur les parties inférieures; et en même temps nous pouvons assurer, par les recher- ches que nous avons faites, que ces trois espèces, et peut-être une quatrième dont nous parlerons dans la LA PANTHÈRE, l/ONCE, ET LE LÉOPARD. 5l vSuite et qui n*a pas plus que les trois premières ce ca- ractère des taches longues sur le ventre , sont les seules Je ce genre qui se trouvent en Asie et en Afri- que; en sorte que nous ne pouvons nous empêcher de regarder comme douteux ce caractère, qui fait le fondement des phrases indicatives de ces nomencla- teurs. C'est tout le contraire dans ces trois animaux, et peut-être dans tous ceux du même genre; car non seulement ceux de l'Afrique et de l'Asie, mais ceux même de l'Amérique , lorsqu'ils ont des taches longues en forme de verges ou de traînées , les ont toujours sur les parties supérieures du corps, sur le garrot, sur le cou, sur le dos, et jamais sur les parties inférieures. Nous remarquerons encore que l'animal dont on a donné la description dans la troisième partie des Mémoires pour servir à l'histoire des animauxj, sous le nom de panthère^ est un animal diiïérent de la pan- thère , de l'once , et du léopard , dont nous traitons ici. Enfin nous observerons qu'il ne faut pas confondre, en lisant les anciens, le panllicr avec la panthère, La panthère est l'animal dont il est ici question; \e pan^ ther du scholiaste d'Homère et des autres auteurs est une espèce de loup timide que nous croyons être le chacal , comme nous l'expliquerons lorsque nous donnerons l'histoire de cet animal. Au reste, le mot pardalis est l'ancien nom grec de la panthère; il se donnoit indistinctement au mâle et à la femelle. Le mot pardus est moins ancien , Lucain et Pline sont les premiers qui l'aient employé; celui de leopardas est encore plus nouveau, puisqu'il paroît que cest Jule Capitolin qui s'en est servi le premier ou l'un des premiers; et à Tégard du nom même de pan- 52 ANIMAUX CÂRNASSIEllS. tkera^ c'est un mot que les anciens Latins ont dérivé du grec . mais que les Grecs n'ont jamais employé. Après avoir dissipé, autant qu'il est en nous, les té- nèbres dont la nomenclature ne cesse d'obscurcir la nature, après avoir exposé, pour prévenir toute équi- voque , les figures exactes des trois animaux dont nous traitons ici , passons à ce qui les concerne cha- cun en particulier. La panthère que nous avons vue vivante a l'air fé- roce, l'œil inquiet, le regard cruel, les mouvements brusques , et le cri semblable à celui d'un dogue en colère ; elle a même la voix plus forte et plus rauque que le chien irrité : elle a la langue rude et très rouge, les dents fortes et pointues, les ongles aigus et durs; la peau belle, d'un fauve plus ou moins foncé, semée de taches noires arrondies en anneaux ou réunies en forme de roses; le poil court; la queue marquée de grandes taches noires au dessus, et d'anneaux noirs et blancs vers l'extrémité. La panthère est de la taille et de la tournure d'un dogue de forte race , mais moins haute de jambe. Les relations des voyageurs s'accordent avec les té- moignages des anciens au sujet de la grande et de la petite panthère, c'est-à-dire de notre panthère et de notre once. Il paroît qu'il existe aujourd'hui, comme du temps d'Oppien , dans la partie de l'Afrique qui s'étend le long de la mer Méditerranée, et dans les parties de l'Asie qui étoient connues des anciens, deux espèces de panthères : la plus grande a été ap- pelée panthère ou léopard j, et la plus petite once par la plupart des voyageurs. Ils conviennent tous que l'once s'apprivoise aisément, qu'on le dresse à lâchasse, et LÀ PANTHÈRE, LONCE, ET LE LÉOPAnD. 55 qu'on s'en sert à cet usage en Perse et dans plusieurs autres provinces de l'Asie ; qu'il y a des onces assez petits pour qu'un cavalier puisse les porter en croupe; qu'ils sont assez doux pour se laisser manier et caresser avec la main. La panthère paroît être d'une nature plus fière et moins flexible; on la dompte plutôt qu'on ne l'apprivoise; jamais elle ne perd en entier son caractère féroce; etlorsqu'on veut s'en servir pour la chasse , il faut beaucoup de soins pour la dresser, et encore plus de précautions pour la conduire et l'exercer. On la mène sur une charrette, enfermée dans une cage , dont on lui ouvre la porte lorsque le gibier paroît; elle s'élance vers la bête, l'atteint or- dinairement en trois ou quatre sauts , la terrasse et l'étrangle : mais si elle manque son coup, elle devient furieuse, et se jette quelquefois sur son maître, qui d'ordinaire prévient ce danger en portant avec lui des morceaux de viande ou des animaux vivants, comme des agneaux, des chevreaux, dont il lui en jette un pour calmer sa fureur. Au reste, l'espèce de l'once paroît être plus nom- breuse et plus répandue que celle de la panthère : on la trouve très communément en Barbarie, en Arabie, et dans toutes les parties méridionales de l'Asie, à l'exception peut-être de l'Egypte : elle s'est môme étendue jusqu'à la Chine , où on l'appelle lii- nenpao. Ce qui fait qu'on se sert de l'once pour la chasse dans les climats chauds de l'Asie, c'est que les chiens y sont très rares; il n'y a pour ainsi dire que ceux qu'on y transporte, et encore perdent-ils en peu de temps leur voix et leur instinct : d'ailleurs ni la BlîFFOIV. XVI. 54 ANIMAUX CARNASSiERS. paiilhère, ni l'once, ni le léopard, ne peuvent souf- frir les chiens; ils semblent les chercher et les atta- quer de préférence sur toutes les autres betes. En Europe, nos chiens de chasse n'ont pas d'autres enne- mis que le loup; mais dans un pays rempli de tigres, de lions, de panthères, de léopards, et d'onces, qui tous sont plus forts et plus cruels que le loup, il ne seroit pas possible de conserver des chiens. Au reste, l'once n'a pas l'odorat aussi fin que le chien : il ne suit pas les bêtes à la piste, il ne lui seroit pas possi- ble non plus de les atteindre dans une course suivie : il ne chasse qu'à vue, et ne fait pour ainsi dire que s'élancer et se jeter sur le gibier ; il saute si légère- ment qu'il franchit aisément un fossé ou une muraille de plusieurs pieds; souvent il grimpe sur les arbres pour attendre les animaux au passage et se laisser tomber dessus : cette manière d'attraper la proie est commune à la panthère, au léopard, et à l'once. Le léopard a les mêmes mœurs et le même naturel que la panthère ; et je ne vois nulle part qu'on l'ait apprivoisé comme l'once, ni que les nègres du Séné- gal et de Guinée, où il est très commun, s'en soient jamais servi pour la chasse. Communément il est plus grand que l'once et plus petit que la panthère ; il a la queue plus courte que l'once, quoiqu'elle soit lon- gue de deux pieds ou de deux pieds et demi. Ce léopard du Sénégal ou de Guinée, auquel nous avons appliqué particulièrement le nom de léopard, est probablement l'animal que l'on appelle à Congo engoi ; c'est peut-être aussi Vantamba de Madagas- car. Nous rapportons ces noms, parce qu'il seroit utile pour la connoissance des animaux qu'on eût la LA PANTHÈRE, LONGE, ET LE LÉOPARD. 55 liste de leurs noms dans les langues des pays qu'ils habitent. L'espèce du léopard paroît être sujelte à plus de variétés que celle de la panthère et de l'once : nous avons vu un grand nombre de peaux de léopard qui ne laissent pas de différer les unes des autres , soit par les nuances du fond du poil, soit parcelles des taches dont les anneaux ou roses sont plus marqués et plus terminés dans les unes que dans les autres ; mais ces anneaux sont toujours de beaucoup plus pelits que ceux de la panthère et de l'once. Dans toutes les peaux de léopard les taches sont chacune à peu près de la même grandeur, de la môme figure; et c'est plutôt par la force de la teinte qu'elles difièrent, étant moins fortement exprimées dans les unes de ces peaux et beaucoup plus fortement dans les autres. La couleur du fond du poil ne diffère qu'en ce qu'elles sont d'un fauve plus ou moins foncé ; mais comme toutes ces peaux sont à très peu près de la même grandeur, tant pour le corps que pour la queue, il est très vraisemblable qu'elles appartiennent toutes à la même espèce d'animal, et non pas à des animaux d'espèce différente. La panthère, l'once, et le léopard, n'habitent que l'Afrique et les climats les plus chauds de l'Asie; ils ne se sont jamais répandus dans les pays du nord ni même dans les régions tempérées. Aristote parle de la panthère comme d'un animal de l'Afrique et de l'Asie , et il dit expressément qu'il n'y en a point en Europe. Ainsi ces animaux, qui sont pour ainsi dire confinés dans la zone torride de l'ancien continent, n'ont pu passer dans le nouveau par les terres du nord; et l'on 56 ANIMAUX CARNASSIERS. verra par la description que nous allons donner des animaux de ce genre qui se trouvent en Amérique que ce sont des espèces dififérentes que l'on n'auroit pas dû confondre avec celles de l'Afrique et de l'Asie, comme l'ont fait la plupart des auteurs qui ont écrit la nomenclature. Ces animaux en général se plaisent dans les forêts touffues, et fréquentent souvent les bords des fleuves et les environs des habitations isolées, où ils cher- chent à surprendre les animaux domestiques et les bêtes sauvages qui viennent chercher les eaux. Ils se jettent rarement sur les hommes, quand môme ils seroient provoqués : ils grimpent aisément sur les arbres, où ils suivent les chats sauvages et les autres animaux qui ne peuvent leur échapper. Quoiqu'ils ne vivent que de proie et qu'ils soient ordinairement fort maigres, les voyageurs prétendent que leur chair n'est pas mauvaise à manger : les Indiens et les Nègres la trouvent bonne ; mais il est vrai qu'ils trouvent celle du chien encore meilleure, et qu'ils s'en régalent comme si c'étoit un mets délicieux. A l'égard de leurs peaux, elles sont toutes précieuses et font de très belles fourrures : la plus belle et la plus chère est celle du léopard ; une seule de ces peaux coûte huit ou dix louis, lorsque le fauve en est vif et brillant, et que les taches en sont bien noires et bien termi- nées. Tome 16. Pan, c.uph scalp . i IJi: jy\G'JA'R.„2 LE-COUGUAR — S.l.E COUGOARWOIR. LE JAGUAR. LE JAGUAR. F élis onça, L. Le jaguar ressemble à l'once par la grandeur du corps , par la forme de la plupart des taches dont sa robe est semée , et même par le naturel : il est moins lier et moins féroce que le léopard et la panthère. Il a le fond du poil d'un beau fauve comme le léopard, et non pas gris comme l'once ; il a la queue plus courte que l'un et l'autre , le poil plus long que la panthère et plus court que l'once ; il l'a crêpé lors- qu'il est jeune , et lisse lorsqu'il devient adulte. Nous n'avons pas vu cet animal vivant, mais on nous Ta envoyé bien entier et bien conservé dans une liqueur préparée ; et c'est sur ce sujet que nous en avons fait le dessin. Il avoit été pris tout petit , et élevé dans la maison jusqu'à l'âge de deux ans , qu'on le fit tuer pour nous l'envoyer^; il n'avoit donc pas encore ac- 1. Cet animal nous a été envoyé, sous le nom de chat-tigre, par M. Pages, médecin du roi au cap dans l'ile Saint-Domingue. Il me marque, par la lettre qui étoit jointe à cet envoi, que cet animal éloit arrivé à Saint-Domingue par un vaisseau espagnol qui l'avoil amené de la grande terre, où il est très commun : il ajoute qu'il avoit deux ans quand il l'a fait tuer, qu'il n'étoit pas si gros , et qu'il s'est renflé dans l'esprit du tafia ; qu'il buvoit , mangeoit , et faisoit le même cri qu'un chat qui n'et pas privé ; qu'il miauloit et qu'il mangeoit plus volontiers encore le poisson que la viande. Pison et Marcgrave disent de même que les jaguars du Brésil aiment beaucoup le poisson. Le 58 ANIMAUX CARNASSIERS. quis toute l'étendue de ses dimensions naturelles : mais il n'en est pas moins évident, par la seule ins- pection de cet animal, âgé de deux ans, qu'il est à peine de la taille d'un dogue ordinaire ou de moyenne race, lorsqu'il a pris son accroissement entier. C'est cependant l'animal le plus formidable, le plus cruel; c'est, en un mot, le tigre du Nouveau-Monde, dans lequel la nature semble avoir rapetissé tous les genres d'animaux quadrupèdes. Le jaguar vit de proie comme le tigre : mais il ne faut, pour le faire fuir, que lui pré- senter un tison allumé, et même, lorsqu'il est repu, il perd tout courage et toute vivacité; un chien seul sufllt pour lui donner la chasse : il se ressent en tout de l'indolence du climat; il n'est léger, agile, alerte, que quand la faim le presse. Les sauvages, naturelle- ment poltrons, ne laissent pas de redouter sa ren- contre : ils prétendent qu'il a pour eux un goût de préférence; que quand il les trouve endormis avec des Européens, il respecte ceux-ci et ne se jette que sur eux. On conte la même chose du léopard : on dit qu'il préfère les hommes noirs aux blancs, qu'il sem- ble les connoître à l'odeur, et qu'il les choisit la nuit comme le jour. Les auteurs qui ont écrit l'histoire du Nouveau- Monde ont presque tous fait mention de cet animal, les uns sous le nom de tigre ou de léopard,, les autres sous les noms propres qu'il portoit au Brésil, au Mexi- que, etc. Les premiers qui en aient donné une des- nom de chat-tigre que lui donne M. Pages ne nous a pas empêché de le reconnoîlre pour le jaguar, parce que ce nom du Brésil n'est pas en usage parmi les François des colonies , et qu'ils appellent indistincte- ment chats tigres les chat-pards et les tigres. LE JAGUAR. 5q cription détaillée sont Pison et Marcgrave ; ils lont appelé jaguara au lieu àe janouara^ qui étoit son nom en langue brasilienne : ils ont aussi indiqué un autre animal du même genre et peut-être de la même espèce sous le nom de jaguarete. Nous l'avons dis- tingué du jaguar dans notre énumération, comme l'ont fait ces deux auteurs, parce qu'il y a quelque apparence que ce ne peuvent être des animaux d'es- pèce différente; cependant, comme nous n'avons vu que l'un de ces deux animaux, nous ne pouvons pas décider si ce sont en effet deux espèces distinctes , ou si ce n'est qu'une variété de la même espèce. Pi- son et Marcgrave disent que le jaguarète diffère du jaguar en ce qu'il a le poil plus court, plus lustré, et d'une couleur toute différente, étant noir, semé de taches encore plus noires. Mais, au resle, il ressemble si fort au jaguar par la forme du corps, par le naturel, et par les habitudes, qu'il se pourroit que ce ne fût qu'une variété de la même espèce ; d'autant plus qu'on a dû remarquer, par le témoignage même de Pison , que dans les jaguars la couleur du fond du poil et celle des taches dont il est marqué varient dans les diffé- rents individus de cette même espèce. Il dit que les uns sont marqués de taches noires, et les autres de taches rousses ou jaunes; et à l'égard de la différence totale de la couleur, c'est-à-dire du blanc, du gris, ou du fauve au noir, on la trouve dans plusieurs autres espèces d'animaux : il y a des loups noirs, des renards noirs, des écureuils noirs, etc. Et si ces variations de la nature sont plus rares dans les animaux sau- vages que dans les animaux domestiques, c'est que le nombre des hasards qui peuvent les produire est 6o ANIMAUX CARNASSIERS. moins grand dans les premiers , dont la vie étant plus uniforme, la nourriture moins variée, la li- berté plus grande que dans les derniers, leur nature doit être plus constante, c'est-à-dire moins sujette aux changements et à ces variations qu'on doit regar- der comme accidentelles, quand elles ne tombent que sur la couleur du poil. Le Jaguar se trouve au Brésil, au Paraguay, au Tu- cuman, à la Guiane , au pays des Amazones, au Mexique, et dans toutes les contrées méridionales de l'Amérique : il est cependant plus rare à Cayenne que le couguar , qu'ils ont appelé tigre rouge ; et le Jaguar est maintenant moins commun au Brésil, qui paroît être son pays natal, qu'il ne l'étoit autrefois : on a mis sa tête à prix; on en a beaucoup détruit, et il s'est retiré loin des côtes dans la profondeur des terres. Le jaguaréte a toujours été plus rare, ou du moins il s'éloigne encore plus des lieux habités; et le petit nombre des voyageurs qui en ont fait mention parois- sent n'en parler que d'après Marcgrave et Pison. LE JAGUAR DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. Dans le mois de juin dernier, il a été donné à M. Lebrun, inspecteur général du domaine, un Jaguar femelle, envoyé de la Nouvelle-Espagne, qui étoit fort jeune , puisqu'il n'avoit pas toutes ses dents, et qui a grossi depuis qu'il est à Chaillot, où M. de Sève l'a dessiné au commencement d'octobre. Nous esti- mons qu'il pouvoit avoir neuf à dix mois d'âge. Sa longueur, du museau Jusqu'à l'anus, étoit d'un pied onze pouces, sur treize à quatorze pouces de hauteur LE JAGUAK DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 6l au train de derrière. Le jaguar qui est gravé avoit deux pieds cinq pouces quatre lignes de longueur, sur un pied quatre pouces neuf lignes de hauteur au train de derrière ; mais il avoit deux ans. Au reste , il y a une grande conformité entre ces deux animaux, quoi- que de pays différents. Il y a quelques différences dans la forme des taches , qui ne paroissent être que des variétés individuelles. L'iris est d'un brun tirant sur le verdâtre ; le bord des yeux est. noir , avec une bande blanche au dessus comme au dessous; la cou- leur du poil de la tète est d'un fauve mêlé de gris. Cette même teinte fait le fond des taches du corps, qui sont bordées ou mouchetées de bandes noires. Ces taches et ces bandes sont sur un fond d'un blanc sale roussâtre , et tirant pins ou moins sur le gris. Les oreilles sont noires, et ont une grande tache très blanche sur la partie externe; la queue est fort grande et bien fournie de poil. LE JAGUAR DE LA GUIANE. M. Sonnini de Manoncourt a fait quelques bonnes observations sur les jaguars de la Guiane , que je crois devoir publier. « Le jaguar, dit-il, n'a point le poil crêpé lorsqu'il » est jeune, comme le dit M. de Buffon. J'ai vu de » très jeunes jaguars qui avoient le poil aussi lisse que » les grands. Cette observation m'a été confirmée par » les chasseurs instruits. Quant à la taille des jaguars, » j'ose encore assurer qu'elle est bien au dessus de » celle que leur donne M, de Baiïbiî , lorsqu'il dit 62 ANIMAUX CARNASSIERS. » qu'il est à peine de la taille d'un dogne ordinaire ou » de moyenne race, quand il a pris son accroissement )) entier. J'ai eu deux peaux de jaguars que Ton m'a » assuré appartenir à des sujets de deux ou trois ans, n dont l'une avoit près de cinq pieds de long, depuis '» le bout du museau jusqu'à l'origine de la queue, la- » quelle a deux pieds de longueur. Il y en a de bien r> plus grands. J'ai vu moi-même, dans les forêts de T) la Guiane, des traces de ces animaux, qui faisoient « juger, ainsi que l'a dit M. de La Condamine, que » les tigres ou les animaux que l'on appelle ainsi en » Amérique, ne diûeroient pas en grandeur de ceux » d'Afrique. Je pense même qu'à l'exception du vrai « tigre (le tigre royal) , celui de l'Amérique est le plus »> grand des animaux auqueîs on a donné cetle déno- » mination, puisque, selon M. de Buffon, la panthère, » qui est le plus grand de ces animaux, n'a que cinq » ou six pieds de longueur lorsqu'elle a pris son ac- » croissement entier, et que bien certainement il existe » en Amérique des quadrupèdes de ce genre qui pas- » sent de beaucoup cette dimension. La couleur de » la peau du jaguar varie suivant l'âge : les jeunes l'ont » d'un fauve très foncé , presque roux, et même brun; » cette couleur s'éclaircit à mesure que l'animal vieillit. n Le jaguar n'est pas aussi indolent ni aussi timide » que quelques voyageurs, et d'après eux M. de Buf- » fon, l'ont écrit; il se jette sur tous les chiens qu'il » rencontre, loin d'en avoir peur; il fait beaucoup de y> dégât dans les troupeaux : ceux qui habitent dans » les déserts de la Guiane sont même dangereux » pour les hommes. Dans un voyage que j'ai fait dans » ces grandes forêts, nous fûmes tourmentés pendant LE JAGUAR DE LA GUIANE. 63 » deux nuits de suite par un jaguar, malgré un très )) grand feu que Ton avoit eu soin d'allumer et d entre- )) tenir. Il rôdoit continuellement autour de nous : il » nous fut impossible de le tirer; car, dès qu'il se » voyoit couche en joue, il se glissoit d'une manière si » prompte qu'il disparoissoit pour le moment ; il reve- » noit ensuite d'un autre côté et nous tenoit ainsi con- j) tinuellementen alerte. Malgré notre vigilance, nous » ne pûmes jamais venir à bout de le tirer. Il continua » son manège durant deux nuits entières : la troisième » il revint; mais, lassé apparemment de ne pouvoir » venir à bout de son projet et voyant d'ailleurs que » nous avions augmenté le feu , duquel il craignoit » d'approcher de trop près, il nous laissa en hurlant » d'une manière effroyable. Son cri, hou^ hou^ a j) quelque chose de plaintif, et il est grave et fort n comme celui du bœuf. I) Quant au goût de préférence que l'on suppose au » jaguar pour les naturels du pays plutôt que pour les j) nègres et les blancs, je présume fort que c'est un » conte. A Cayenne j'ai trouvé cette opinion établie: » mais j'ai voyagé avec les sauvages dans des endroits » où les tigres d'une grandeur démesurée étoientcom- » muns; jamais je n'ai remarqué qu'ils aient une peur » bien grande de ces animaux. îls suspendoient , » comme nous, leurs hamacs à des arbres, s'éloi- j) gnoientà une certaine distance de nous, et nepre- » noient pas la même précaution que nous d'allumer » un grand feu ; ils se contentoient d'en faire un très « petit, qui le plus souvent s'éteiguoit dans le cours » de la nuit. Ces sauvages étoicnt cependant habitants » de l'intérieur des terres, et connoissoient par con- 64 ANIxMALX CARNASSIERS. » » séquent le danger qu'il y avoit pour eux. J'assure » qu'ils ne prenoient aucune précaution, et qu'ils pa~ >) roissoient fort peu émus , quoique entourés de ces » animaux. » Je ne puis m'empêcher de remarquer ici que ce dernier fait prouve, comme je l'ai dit, que ces ani- maux ne sont pas fort dangereux , du moins pour les hommes. «La chair des jaguars n'est pas bonne à manger. Ils » font la guerre avec le plus grand avantage à toutes » les espèces de quadrupèdes du nouveau continent , » qui tous les fuient et les redoutent. Les jaguars » n'ont point de plus cruel ennemi que le fourmilier )) ou tamanoir , quoiqu'il n'ait point de dents pour se » défendre. Dès qu'il est attaqué par un jaguar, il se » couche sur le dos, le saisit avec ses griffes, qu'il a » d'une grandeur prodigieuse , l'étouffé et le déchire. » LE GOUGUAR*. Felis discolor, L. Le couguar a la taille aussi longue, mais moins étoffée que le jaguar; il est plus levrette, plus effdé, et plus haut sur ses jambes : il a la tête petite, la queue longue, le poil court et de couleur presque 1. Le couguar, nom que nous avons donné à cet animal, et que nous avons tiré par contraction de son nom brasilien cuguacu-ara, que l'on prononce cougua-couare. On l'appelle tigre rouge à la Guiane. LE COUGUAR. 65 uniforme, d'un roux vif, mêlé de quelques teintes noirâtres, surtout au dessus du dos; il n'est marqué ni de bandes longues comme le tigre, ni de taches rondes et pleines comme le léopard, ni de taches en anneaux ou en roses comme l'once et la panthère; il aie menton blanchâtre, ainsi que la gorge et toutes les parties inférieures du corps. Quoique phis foible, il est aussi féroce et peut-être plus cruel que le jaguar. 11 paroît être encore plus acharné sur sa proie, il la dévore sans la dépecer; dès qu'il l'a saisie, il l'en- tame, la suce, la mange de suite, et ne la quitte pas qu'il ne soit pleinement rassasié. Cet animal est assez commun à la Guiane ; autre- fois on l'a vu arriver à la nage et en nombre dans l'île de Cayenne, pour attaquer et dévaster les troupeaux: c'étoit dans les commencements un fléau pour la co-- lonie; mais peu à peu on l'a chassé, détruit, et re- légué loin des habitations. On le trouve au Brésil, au Paraguay , au pays des Amazones; et il y a grande ap- parence que l'animal qui nous est indiqué dans quel- ques relations sous le nom d'ocorome dans le pays des Moxes au Pérou est le même que le couguar, aussi bien que celui du pays des Iroquois, qu'on a regardé comme un tigre, quoiqu'il ne soit point moucheté comme la panthère ni marqué de bandes longues comme le tigre. Le couguar, par la légèreté de son corps et la plus grande longueur de ses jambes, doit mieux courir que le jaguar et grimper aussi plus aisément sur les arbres : ils sont tous deux également paresseux et poltrons dès qu'ils sont rassasiés; ils n'attaquent pres- que jamais les hommes, à moins qu'ils ne les trou- 66 ANIMAUX CARNASSlEns. vent endormis. Lorsqu'on veut passer la nuit ou s'ar- rêter dans les bois, il suffit d'allumer du feu pour les empêcher d'approcher. Ils se plaisent à Tombre dans les grandes forêts ; ils se cachent dans un fort ou même sur un arbre touffu, d'où ils s'élancent sur les animaux qui passent. Quoiqu'ils ne vivent que de proie et qu'ils s'abreuvent plus souvent de sang que d'eau, on prétend que leur chair est très bonne à manger. Pison dit expressément qu'elle est aussi bonne que celle du veau ; d'autres la comparent à celle du mou- ton : j'ai bien de la peine à croire que ce soit en effet une viande de bon goût; j'aime mieux m'en rapporter au témoignage de Desmarchais, qui dit que ce qu'il y a de mieux dans ces animaux c'est la peau , dont on fait des housses de cheval , et qu'on est peu friand de leur chair, qui d'ordinaire est maigre et d'un fumet peu agréable. <ë^^^-S>9'Si9^S«^^<9«^ LE COUGUAR NOIR. M. de La Borde, médecin du roi à Cayenne, m'é- crit qu'il y a dans ce continent trois animaux de ces espèces voraces, dont le premier est le jaguar, et que l'on appelle tigre; le second, le couguar, qu'on nomme tigre rouge ^ à cause de la couleur uniforme de son poil roux; que le jaguar est de la grandeur d'un gros dogue , et qu'il pèse environ deux cents li- vres; que le couguar est plus petit, moins dange- reux et en moindre nombre que le jaguar dans les LE COLGUAll KOIR. 67 terres voisines de Cayenne , et que ces deux animaux sont environ six ans à prendre leur accroissement entier. Il ajoute qu'il y a une troisième espèce assez com- mune dans ce même pays que l'on appelle tigre noir^ et c*est celui que nous décrivons ici sous le nom de couguar noir, «La tête, dit M. de La Borde, est assez semblable » à celle des couguars; mais il a le poil noir et long, la » queue fort longue aussi, avec d'assez fortes mous- ») taches. Il ne pèse guère que quarante livres. 11 fait » ses petits dans des trous d'arbres creux. » Ce couguar noir pourroit bien ôtre le même ani~ mal que Pison et Marcgrave ont indiqué sous le nom de jaguarète ou jaguar à poil noirj et dont aucun autre voyageur n'a fait mention sous ce môme nom àe jaguarète : je trouve seulement, dans une note de M. Sonninide Manoncourt, que le jaguarète s'appelle à Cayenne tigre noir; qu'il est d'une espèce diffé- rente de celle du jaguar, étant d'une plus petite taille et ayant le corps fort effilé. Cet animal est très mé- chant et très carnassier; mais il est assez rare dans les terres voisines de Cayenne. «Les jaguars et les cougars, continue M. de La » Borde, sont fort communs dans toutes les terres » qui avoisinentla rivière des Amazones, jusqu'à celle » de Sainte-Marthe ; leur peau est assez tendre pour » que les Indiens leur envoient des flèches qui pénè- » trent avant, poussées avec de simples sarbacanes. » Au reste, tous ces animaux ne sont pas absolument » avides de carnage; une seule proie leur suffit. On » les rencontre presque toujours seuls, et quelquefois 68 ANIMAUX CARNASSIEP.S. )) deux ou trois ensemble quand les femelles sont eii » chaleur. » Lorsqu'ils sont fort afifamës , ils attaquent les va- » ches et les bœufs en leur sautant sur le dos ; ils en- » foncent les griffes de la patte gauche sur le cou ; et » lorsque le bœuf est courbé, ils le déchirent et traî- » nent les lambeaux de la chair dans le bois, après lui ') avoir ouvert la poitrine et le ventre pour boire tout » le sang dont ils se contentent pour une première ) fois. Ils couvrent ensuite avec des branches les res- » tes de leur proie et ne s'en écartent jamais guère; » maïs lorsque la chair commence à se corrompre, ils » n'en mangent plus. Quelquefois ils se mettent à » l'affût sur des arbres pour s'élancer sur les animaux » qui viennent à passer. Ils suivent aussi les troupes de » cochons sauvages et tombent sur les traîneurs; mais » s'ils se laissent une fois entourer par ces animaux , » ils ne trouvent de salut que dans la fuite. » Au reste , les jaguars , ainsi que les couguars ^ ne » sont pas absolument féroces et n'attaquent pas les » hommes, à moins qu'ils ne se sentent blessés; mais » ils sont intrépides contre les attaques des chiens et » vont les prendre près des habitations : lorsque plu- » sieurs chiens les poursuivent et les forcent à fuir ') par leur nombre , ils grimpent sur les arbres. Ces » animaux rôdent souvent le lono; des bords de la mer, » et ils mangent les œufs que les tortues viennent y » déposer. Ils mangent aussi des caïmans, des lézards, »> et du poisson , quelquefois les bourgeons et les » feuilles tendres des palétuviers. Us sont bons na- » geurs et traversent des rivières très larges pour pren- » dre les caïmans; ils se couchent ventre à terre au LE COUCxUAK NOIR. 69 » bord de la rivière , et battent l'eau pour faire du » bruit, afin d'attirer le caïman, qui ne manque pas » de venir aussitôt et de lever la tête, sur laquelle le » jaguar se jette ; il le tue , et le traîne plus loin pour » le manger à loisir. » Les Indiens prétendent que les jaguars attirent » l'agouti en contrefaisant son cri; mais ils ajoutent » qu'ils attirent aussi le caïman par un cri semblable à » celui des jeunes chiens , ou en contrefaisant la voix » d'un homme qui tousse , ce qui est plus difficile à » croire. » Ces animaux carnassiers détruisent beaucoup de » chiens de chasse qu'ils surprennent à la poursuite « du gibier. Les Indiens prétendent qu'on peut pré- » server les chiens de leur attaque en les frottant » avec une certaine herbe dont l'odeur les éloigne. » Quand ces animaux sont en chaleur, Ils ont une » espèce de rugissement effrayant, et qu'on entend » de fort loin. Ils ne font ordinairement qu'un petit » qu'ils déposent toujours dans de gros troncs d'ar- » bres pourris. On jnange à Cayenne la chair de ces » animaux, surtout celle des jeunes, qui est blanche » comme celle du lapin. » Le couguar réduit en captivité est presque aussi doux que les autres animaux domestiques. « J'ai vu , dit l'auteur des Recherches sur les Améri- » cainSj, un couguar vivant chez Diicos, maître des » betes étrangères : il avoit la tranquillité d'un chien » et beaucoup plus que la corpulence d'un très grand » dogue; il est haut monté sur ses jambes, ce qui le » rend svelte et alerte ; ses dents canines sont coni- » ques et très grandes. On no Favoit Jii désarmé ni i;UFFO\. XVI. no ANIMAUX C AR ^' A SSI E KS. » emmiiselé, et on le conduisoit en lesse... îl se lais- » soit flalter de la main, et je vis de petits garçons » monter sur son dos et s'y tenir à califourchon. Le » nom de tigre poltron lui a été bien donné. » îe'fro«-e«*ftt>*0!fte*<«««®*9««--&»«e«««-e«f«f»8-e^ LE COUGUAR DE PENSYLYANIE. Le jaguar ainsi que le couguar habitent dans les contrées les plus chaudes de l'Amérique méridionale; mais il y a une autre espèce de couguar qui se trouve dans les parties tempérées de l'Amérique septentrio- nale, surtout dans les montagnes de la Caroline, de la Géorgie, de la Pensyivanie , et des provinces ad- jacentes. Le dessin de ce couguar m'a été envoyé d'Angleterre par feu M. Collinson, avec la description ci-jointe. Si elle est exacte , ce couguar ne laisse pas de différer beaucoup du couguar ordinaire , auquel on peut le comparer. Voici ce que m'en a écrit alors M. Collinson : « Le couguar de Pensyivanie diflere beaucoup, par » sa taille et par !^es dimensions , du couguar de » Cayenne. Il est plus bas de jambes, beaucoup plus » long de corps, la queue aussi de trois ou quatre » pouces plus longue. Au reste, ils se ressemblent par- » faitement par la couleur du poil, par la forme de » la tête, et par celle des oreilles. Le couguar de » Pensyivanie, ajoute M. Collinson, est un animal re- PI. 57 Tome 16 Pa3Qû-aiet,sc-Dlp 1 1ELIN3:_ 2 LE UNXDU CANADA— 3 CARACAL LE couguaî; de PENSYLVANIE. ji » marquable par son corps mince et très allongé; ses » jambes courtes et sa longue queue. Voici ses dimen- » sions : pieds. ponc li^. Longueur du corps depuis le museau jusqu'à l'anus. 5 4 » Longueur de la queue a 6 » Longueur des jambes de devant i • » Longueur des jambes de derrière i 5 » Hauteur du corps à l'avant i 9 » Hauteur du corps à l'arrière 1 10 « Circonférence du corps à l'endroit le plus gros, .a 3 » M. Edwards, dont l'habileté dans Tart du dessin et les connoissances en histoire naturelle méritent les éloges de tous les amateurs des sciences, m'a envoyé quelques gravures qu'il n'avoît pas encore publiées, et qui sont relatives au dessin ci-dessus, envoyé par feu M. Collinson. LE LYNX, ou LOUP-CERVIER\ Felis lynx. F. Messieurs de l'Académie des Sciences nous ont donné une très bonne description du lynx ou loup- crrvier, et ils ont discuté, en critiques éclairés, les faits et les noms qui ont rapport à cet animal dans les écrits des anciens : ils font voir que le lynx d'Élien 1. Le lynx, loup-cervier. Chaus, lupus cervarius Plinii ; rapiiiiis vel rufus apud Galles, Plinio teste; on italien, Inpo cerveiro, Itipo gattoç en espagnol . iyncc ; on allemand . Inclut ; en anglois , ouncc, selon Raj: luzarne, selon C'nus. -y 2 ANIMAUX CAUNASSiERS. est le même animal que celui qu'ils ont décrit et dis- séqué sous le nom de loup-cervier ^ et ils censurent avec raison ceux qui l'ont pris pour le tlios d'Aristote. Cette discussion est mêlée d'observations et de ré- flexions qui sont intéressantes et solides. En général , la description de cet animal est l'une des mieux faites de tout l'ouvrage ; on ne peut même les blâmer de ce qu'après avoir prouvé que cet animal est le lynx d'E- lien et non pas le tlios d'Aristote , ils ne lui aient pas conservé son vrai nom lynx^ et qu'ils lui aient donné en françois le môme nom que Gaza a donné en latin au tlios d'Aristote. Gaza est en efl'et le premier qui, dans sa traduction de VHlstoire des Animaux d'Aris- tote, ait traduit thos par lupus cervarius ; ils auroient dû seulement avertir que par le nom de loup-cervier ils n'entendoient pas le lupus cen'arîus de Gaza ou le t/ws d'Aristote, mais le lupus cervarius ou le cliaus de Pline. Il nous a aussi paru qu'après avoir très bien indiqué, d'après Oppien, qu'il y avoit deux espèces ou deux races de loups-cerviers, les uns plus grands qui chassent et attaquent les daims et les cerfs , les autres plus petits qui ne chassent guère qu'au lièvre , ils ont mis ensemble deux espèces réellement dille- rentes ; savoir, le lynx marqué de taches, qui se trouve communément dans les pays septentrionaux, et le lynx du Levant ou de la Barbarie, dont le poil est sans tache et de couleur uniforme. Nous avons vu ces deux animaux vivants; ils se ressemblent à bien des égards; ils ont tous deux un long pinceau de poil noir au bout des oreilles : ce caractère particulier, par lequel Élien a le premier indiqué le lynx , n'appartient en effet qu'à ces deux animaux ; et c'est probablement ce qui LE LYNX, OU LOUr-CLKViEîl. ^5 a déterminé MM. de rAcadémic à les regarder tous deux comme ne faisant qu'un. Mais, indépendam- ment de la différence de la couleur ei des taches du poil, on verra que très vraisemblablement ce sont deux animaux d'espèces différentes. M. Klein dit que les plus beaux lynx sont en Afri- que et en Asie, principalement en Perse ; qu'il en a vu un à Dresde qui venoit d'Afrique , qui éloit bien moucheté . et qui étoit haut sur ses jambes; que ceux d'Europe, et notamment ceux qui viennent de Prusse et des autres pays septentrionaux, sont moins beaux; qu'ils n'ont que peu ou point de blanc; qu'ils sont plutôt roux avec des taches brouillées ou cumulées [maculis confluentlbus j, etc.). Sans vouloir nier abso- lument ce que dit M. Klein , j'avoue que je n'ai trouvé nulle part ailleurs que le lynx habitât les pays chauds de l'Afrique et do l'Asie. Kolbe est le seul qui dise qu'il est commun au cap de Bonne-Espérance, et qu'il ressemble parfaitement à celui de Erandebourg en Allemagne; mais j'ai reconnu tant d'autres mé- prises dans les Mémoires de cet auteur, que je n'a- joute presque aucune foi à son témoignage, à moins qu'il ne s'accorde avec celui des autres. Or tous les voyageurs disent avoir vu des lynx ou loups-cerviers à peau tachée dans le nord de l'Allemagne , en Lilhua- nie , en Moscovie , en Sibérie , au Canada, et dans les autres parties septentrionales de l'un et de l'autre continent; mais aucun, du moins de tous ceux que j'ai lus, ne dit avoir rencontré cet animai dans les climats chauds de l'Afrique et de l'Asie. Les lynx du Levant, de la Barbarie, de l'Arabie, et des autres pays chauds, sont, comme nous l'avons dit ei-des- JH ANIMAUX CARNASSIEilS. SUS, d'une couleur uniforme et sans taches : ce ne sont clone pas ceux dont parle M. Klein, qui, selon lui, sont bien mouchetés, ni ceux de Kolbe, qui ressemblent, dit-il, parfaitement à ceux du Brande- bourg. Il seroit difficile de concilier ces témoignages avec ce que nous savons d'ailleurs : le lynx est cer- tainement un animal plus commun dans les pays froids que dans les pays tempérés , et il est au moins très rare dans les pays chauds. Il étoit à la vérité connu des Grecs ^ et des Lalins; mais cela ne sup- pose pas qu'il vînt d'Afrique ou des provinces méri- dionales de l'Asie : Pline dit au contraire que les pre- miers qu'on vit à Rome, du temps de Pompée, avoient été envoyés des Gaules. Maintenant il n'y en a plus en France, si ce n*est peut-être quelques uns dans les Pyrénées et les Alpes; mais aussi sous le nom de Gaules, les Romains comprenoient beaucoup de pays septentrionaux, et d'ailleurs tout le monde sait qu'aujourd'hui la France est bien moins froide que ne rétoit la Gaule. Les plus belles peaux de lynx viennent de Sibérie sous le nom de loup-ccrvler ^ et du Canada sous celui de chat- cerv ter _, parce que ces animaux étant, comme tous les autres, plus petits dans le nouveau que dans l'ancien continent, on les a comparés au loup pour la grandeur en Europe, et au chat sauvage en Amérique. Ce qui paroît avoir déçu M. Klein , et qui pourroit encore en tromper beaucoup d'autres moins habiles 1. Les Grecs, qui dans leurs fictions ne laissoient pas de conserver les vraisemblances et surtout les circonstances des temps et des lieux , ont dii que c'étoit un r&\ de Scytlxie qui avoit été changé en lynx ; ce qui paroît inditfucr que le lynx étoit un animal de Scylliie, LE LYNX, OU i.O U r-(.K HVIKR. -^5 que lui, c'est, i** que les anciens ont dit que llnde avoit fourni des lynx au dieu Bacchus; 2° que Pline a mis des lynx en Ethiopie, et a dit qu'on en préparoit le cuir et les ongles à Carpatlios^ aujourd'hui Scar- pnntG ou ZerpantOy île de la Méditerranée , entre Rhodes et Candie ; 3" que Gesner a fait un article particulier du lynx d'Asie ou d'Afrique, lequel arti- cle contient l'extrait d'une lettre d'un baron de Ba- licze : « Vous n'avez pas fait mention , dit-il à Gesaer, » dans votre livre des animaux, du lynx indien ou » africain : comme Pline en a parlé , l'autorité de ce » grand homme m'a engagé à vous envoyer le dessin » de cet animal, afin que vous en parliez... Il a été » dessiné à Gonstantinople ; il est fort difîerent du » loup-cervier d'Allemagne; il est beaucoup plus » grand; il a le poil beaucoup plus rude et plus !) court, etc. » Gesner, sans faire d'autres réflexions sur cette lettre, se contente d'en rapporter la sub- stance, et de dire par une parenthèse que le dessin de l'animal ne lui est pas parvenu. Pour que l'on ne tombe plus dans la même mé- prise, nous observerons, 1° que les poètes elles pein- tres ont attelé le char de Bacchus de tigres, ('e pan- thères, et de lynx, selon leur caprice, ou plutôt parce que toutes ces bêtes féroces , à peau tachée, étoieut également consacrées à ce dieu ; 2° que c'est le mot lynxi\m fait ici toute 1 équivoque, puisqu'il est évi- dent, en comparant Pline avec lui-même, c[ue l'ani- mal qu'il appelle lynx ^ et qu'il dit être eu Ethiopie, n'est nullement celui qu'il appelle cliaus ou lupus cer- varius^ qui venoit des pays septentrionaux ; que c'est par ce même nom mal appliqué que le baronde Ba- 76 ANiMAllX CARNASSILUS. licze a été trompé, quoiqu'il regarde le lynx indien comme un animal difFéient du kic/is d'Allemagne, c'est- à-dire de notre lynx ouloup-cervier; ce lynx indien ou africain, qu'il dit être beaucoup plus grand et mieux taché que notre loup-cervier, pourroit bien n'être qu'une sorte de panthère. Quoi qu'il en soit de cette dernière conjecture, il paroît que le lynx ou loup- cervier dont il est ici question ne se trouve point dans les contrées méridionales, mais seulement dans les pays septentrionaux de l'ancien et du nouveau conti- nent. Olaiis dit qu'il est commun dans les forêts du nord de l'Europe; Oléarius assure la même chose en parlant de la Moscovie; Rosinius Lentilius dit que les lynx sont communs en Curlande, en Lithuanie , et que ceux de la Gassubie (province de la Pomé- ranie) sont plus petits et moins tachés que ceux de Pologne et de Lithuanie ; enfin Paul Jove ajoute à ces témoignages que les plus belles peaux de loup-cer- vier viennent de la Sibérie, et qu'on en fait un grand commerce à Ustiviga , ville distante de six cents milles de Moscou. Cet animal , qui , comme Ton voit , habite les cli- mats froids plus volontiers que les pays tempérés, est du nombre de ceux qui ont pu passer d'un con- tinent à l'autre par les terres du nord : aussi l'a-t-on trouvé dans l'Amérique septentrionale. Les voyageurs l'ont indiqué d'une manière à ne s'y pas méprendre; et d'ailleurs on sait que la peau de cet animal fait un objet de commerce de l'Amérique en Europe. Ces loups-cerviers de Canada sont seulement, comme je l'ai déjà dit, plus petits et plus blancs que ceux d'Europe; et c'est cette différence de grandeur qui LE LYNX, OU LOL'P-CERVIER. 7^ les a fait appeler chats-cervlers _, et qui a induit les nomenclateurs ^ à les regarder comme des animaux d'espèce différente. Sans vouloir prononcer décisive- ment sur cette question, il nous a paru que le chat- cervier de Canada et le loup-cervier de Moscovie sont de la môme espèce : i'' parce que la différence de grandeur n'est pas fort considérable , et qu'elle est à peu près relativement la môme que celle qui se trouve entre les animaux communs aux deux conti- nents, les loups, les renards, etc. , étant plus petits en Amérique qu'en Europe, il doit en être de môme du lynx ou loup-cervier : 2" parce que , dans le nord de l'Europe môme, ces animaux varient pour la gran- deur, et que les auteurs font mention de deux'espè- ces, l'une plus petite et l'autre plus grande; 3° enfin parce que ces animaux affectant les mêmes climats et étant du môme naturel, de la même figure, et ne différant entre eux que par la grandeur du corps et quelques nuances de couleur, ces caractères ne me paroissent pas suffisants pour les séparer et pronon- cer qu'ils soient de deux espèces différentes. 1. M. Linnacus , qui demeure à Upsal et qui doit connoître cet aui- mai , puisqu'il se trouve en Suède et dans les pays circonvoisins , avoit d'abord distingué le loup-cervier du chat-cervier. 11 nommoit le premier felis cauda truncata, corpore rufcscente maculato (Syst. nat., édit. IV, page 64 ; et édit. VI, page 4); il nommoit le second felis cauda truncata, corpore albo maculalo (^Syst. nat., idem, ibidem)-, il nomme même en suédois le premier warglo et le second kattlo. ( Fauna Suec., page 2 ) : mais dans sa dernière édition il ne distingue plus ces animaux, et il ne fait mention que d'une seule espèce qu'il indique par la phrase sui- vante : Feiis cauda abbreviata apiceatra, auriculis apice barbatis, et dont il donne une bonne et courte description. Il paroît donc que cet au- teur, qui d'abord distinguoit le loup-cervier du chat-cervier, est venu à penser comme nous que tous deux n'étoient que le même animal. 8 AJNI.UALX C A 11 iS A S SI EUS. Le lynx, dont les anciens on dit que la vue étoit îKSsez perçante pour pénétrer les corps opaques, dont l'urine avoit la merveilleuse propriété de devenir un corps solide, une pierre précieuse appelée lapis lyn- ciirius^ est un animal fabuleux, aussi bien que toutes les propriétés qu'on lui attribue. Ce lynx imaginaire n'a d'autre rapport avec le vrai lynx que celui du nom. Il ne tant donc pas, comme l'ont fait la plupart des naturalistes, attribuer à celui-ci, qui est un être réel, les propriétés de cet animal imaginaire, à l'existence duquel Pline lui-même n'a pas l'air de croire , puis- qu'il n'en parle que comme d'une bête extraordinaire, et qu'il le met à la tête dessphynx, des pégases, des licornes, et des autres prodiges ou monstres cju'en- fante l'Ethiopie. Notre lynx ne voit point au travers des murailles; mais il est vrai qu'il aies yeux brillants, le regard doux, l'air agréable et gai. Son urine ne fait pas des pierres précieuses; mais seulement il la recouvre de terre, comme font les chats, auxquels il ressemble beaucoup, et dont il a les mœurs et même la propreté. Il n'a rien du loup qu'une espèce de hurlement qui, se faisant entendre de loin, a dii tromperies chasseurs, et leur faire croire qu'ils entendoient un loup. Cela seul a peut-être suffi pour lui faire donner le nom de (oup j, auquel, pour le distinguer du vrai loup , les chasseurs auront ajouté î'épithète de cervier ^ parce qu'il atta- que les cerfs, ou plutôt parce que sa peau est variée de taches à peu près comme celle des jeunes cerfs, lorsqu'ils ont la livrée. Le lynx est moins gros que le loup et plus bas sur ses jambes; il est comniunément de la grandeur d'un renaid. Il diffère de la panthère LE LYNX, OU LOI r-'CEnVlElî. JÇ) et de Fonce par les caractères suivants : iî a le poil plus long, les taches moins vives et ma! terminées, les oreilles bien plus grandes et surmontées à leur ex- trémité d'un pinceau de poils noirs, la queue beau- coup plus courte et noire à l'extrémité , le tour des yeux blanc , et l'air de la face plus agréable et moins féroce. La robe du mâle est mieux marquée que celle de la femelle : il ne court pas de suite comme le loup, il marche et saute comme le chat. Il vit de chasse , et poursuit son gibier jusqu'à la cime des arbres; les chats sauvages, les martes , les hermines, les écureuils, ne peuvent lui échapper; il saisit aussi les oiseaux; il attend les cerfs, les chevreuils, les lièvres, au passage, et s'élance dessus; il les prend à la gorge; et lorsqu'il s'est rendu maître de sa victime, il en suce le sang et lui ouvre la tête pour manger la cervelle, après quoi souvent il l'abandonne pour en chercher une autre : rarement il retourne à sa pre- mière proie ; et c'est ce qui a fait dire que de tous les animaux le lynx étoit oelui qui avoit le moins de mémoire. Son poil change de couleur suivant les cli- mats et la saison; les fourrures d'hiver sont plus belles, meilleuies et plus fournies que celles de l'été. Sa chair, comme celle de tous les animaux de proie, n'est pas bonne à manger. 80 ANIMAUX CARNASSIERS. ^8'0&0'»<>8o»>ft< LE LYNX DU CANADA. Felis canadensis. Geoffk. Nous donnons ici ladescriplioii d'un lynx de Canada qui est au Cabinet du Roi , et qui a été bien préparé : il n'a que deux pieds trois pouces de long, depuis le bout du nez jusqu'à l'extrémité du corps, qui n'est élevée que de douze à treize pouces; le corps est couvert de longs poils grisâtres mêlés de poils blancs, moucheté et rayé de fauve , les taches plus ou moins noires; la tête grisâtre, mêlée de poils blancs et de fauve clair, et comme rayée de noir en quelques en- droits; !e bout du nez est noir ainsi que le bord de la mâchoire inférieure; les poils des moustaches sont blancs, longs d'environ trois pouces. Les oreilles ont deux pouces trois lignes de hauteur, et sont garnies de grands poils blancs en dedans, et de poils un peu fauves sur les rebords; le dessus des oreilles est cou- vert de poils gris-de-souris , et les bords extérieurs sont noirs; à l'extrémité des oreilles il y a de grands poils noirs qui se réunissent et forment un pinceau très menu de sept lignes de hauteur. La queue, qui est grosse, courte, et bien fournie de poils, n'a que trois pouces neuf lignes de longueur; elle est noire de- puis l'extrémité jusqu'à moitié, et ensuite d'un blanc roussâtre. Le dessous du ventre , les jambes de der- rière, l'intérieur des jambes de devant, et les pattes. Lli LYNX DU CANADA. 8l sont d'uû blanc sale; les ongles sont blancs et ont six lignes de longueur. Ce lynx a beaucoup de res- semblance par les taches et par la nature de son poil avec celui qui le précède; mais il en diffère par la longueur de la queue et par les pinceaux qu'il a sur les oreilles : on peut donc regarder cet animal du Canada comme une variété assez distincte du lynx ou loup-cervier de l'ancien continent. On pourroit même dire qu'il s'approche un peu de l'espèce du ca- racal par les pinceaux de poils qu'il a sur les oreil- les; néanmoins il en diffère encore plus que le lynx par la longueur de la queue et par les couleurs du poi!. D'ailleurs les caracals ne se trouvent que dans les climats les plus chauds, au lieu que les lynx ou loups-cerviers préfèrent les pays froids. Le pinceau de poils au bout des oreilles, qui paroît faire un ca- ractère distinctif parce qu'il est fort apparent, n'est cependant qu'une chose accidentelle, et qui se trouve dans les animaux de celte espèce, et même dans les chats domestiques et sauvages. Nous en avons donné un exemple dans l'addition à l'article du chat. Ainsi nous persistons à croire que le lynx ou loup-cervier d'Amérique ne doit être regardé que comme une va- riété du loup-cervier d'Europe. Le lynx de Norwége, décrit par Pontoppidan, est blanc ou d'un gris clair semé de taches foncées. Ses grilles, ainsi que celles des autres lynx, sont comme celles des chats ; il voûte son dos et saute comme eux avec beaucoup de vitesse sur sa proie. Lorsqu'il est S'e«> « LE GARAGAL*. F élis caracal. L. Quoique le caracal ressemble au lynx por îa gran- deur et la forme du corps, par l'air de la tête, et qu'il ait comme lui îe caractère singulier et pour ainsi dire unique, d'un long pinceau de poils noirs à la pointe des oreilles , nous avons présumé , par les disconvenances qui se trouvent entre ces deux ani- maux , qu'ils étoient d'espèce différente. Le caracal n'est point moucheté comme le lynx ; il a le poil plus rude et plus court, la queue beaucoup plus longue et d'une couicur uniforme, le museau plus allongé , la mine beaucoup moins douce et le naturel plus fé- roce. Le lynx n'habite que dans les pays froids ou tempérés; le caracal ne se trouve que dans les climats les plus chauds. C'est autant par cette différence du naturel et du climat que nous les avons jugés de i. [jC caracal, nom que nous avons donné à cet animal et que nous avons tiré de son nom en langue turque : karrah-hilak, ou kara- coulac. LE CARAGAL. 85 deux espèces différentes, que par l'inspection et par ia comparaison des deux animaux , que nous avons vus vivants et qui, comme tous ceux que nous avons donnés jusqu'ici , ont été dessinés et décrits d'après nature. Cet animal est commun en Barbarie, en A.rabie, et dans tous les pays qu'habitent le lion, la pan- thère et l'once. Comme eux, il vit de proie : mais, étant plus petit et bien plus foible , il a plus de peine à se procurer sa subsistance ; il n'a , pour ainsi dire, que ce que les autres lui laissent, et souvent il est forcé à se contenter de leurs restes. Il s'éloigne de la pan- thère , parce qu'elle exerce ses cruautés lors même qu'elle est pleinement rassasiée; mais il suit le lion, qui , dès qu'il est repu, ne fait de mal à personne : le caracal profite des débris de sa table ; quelquefois même il l'accompagne d'assez près , parce que, grim- pant légèrement sur les- arbres, il ne craint pas la colère du lion , qui ne pourroit l'y suivre comme fait la panthère. C'est par toutes ces raisons que l'on a dit du caracal qu'il éloit le guide ou le pourvoyeur du lion; que celui-ci, dont l'odorat n'est pas fin, s'en scrvoit pour éventer de loin les autres animaux, dont il partageoit ensuite avec lui la dépouille. Le caracal est de la grandeur d'un renard, mais il est beaucoup plus féroce et plus fort : on l'a vu assail- lir, déchirer, et mettre à mort en peu d'instants un chien d'assez grande taille , qui, combattant pour sa vie, se défendoit de toutes ses forces. Il ne s'appri- voise que très difficilement : cependant , lorsqu'il est pris jeune, et ensuite élevé avec soin, on peut le dresser à la chasse, qu'il aime naturellement ^ et à BUl'FON. XVI. S6 ANIMAUX CAIIIVASSÏERS. laquelle il réussit 1res bien , pourvu qu'on ait Tatlen- tion de ne le jamais lâcher que contre des animaux qui lui soient inférieurs et qui ne puissent lui résister; autrement il se rebute et refuse le service dès qu'il y a du danger. On s'en sert aux Indes pour prendre les lièvres, les lapins, et même les grands oiseaux, qu'il surprend et saisit avec une adresse singulière. * J'ai dit , à l'article du caracal , que le mot karra/i- kulak signifioit cliat aux oreilles noires; M. le cheva- lier Bruce m'a assuré qu'il signifioit cliat du désert. 11 a vu, dans la partie delà Nubie qu'on appeloit autrefois l'île de Morée, un caracal qui a quelque diQerence avec celui de Barbarie, dont nous avons donné la figure. Le caracal de Nubie a la face plus ronde, les oreilles noires en dehors, mais semées de quelques poils argentés. Il n'a pas la croix de mulet sur le garrot, comme l'ont la plupart des caracals de Barbarie. Sur la poitrine , le ventre , et l'intérieur des cuisses, il y a de petites taches fauve clair et non pas brun noirâtre comme dans le caracal de Barbarie. Ces petites diffé- rences ne sont que de légères variétés , dont on peut encore augmenter le nombre ; car il se trouve même en Barbarie , ou plutôt dans la Libye , aux environs de l'ancienne Capsa, un caracal à oreilles blanches, tan- dis que les autres les ont noires. Ces caracals à oreil- les blanches ont aussi des pinceaux, mais courts, minces, et noirs. Ils ont la queue blanche à l'extrémité et ceinte de quatre anneaux noirs, et quatre guêtres noires derrière Ifis quatre jambes, comme celui de Nu- bie ; ils sont aussi beaucoup plus petits que les autres caracals, n'étant guère que de la grosseur d'un grand chat domesJique ; les oreilles, qui sont fort blanches PI SÔ Tenue a6 P asoTiet, sctilp 1 LE SERVAL _ 2 L'OCELOT MÀLE^ 3 LL MARGAY LE CARACAL. 8-^ en dedans et garnies d'un poil fort touffu, sont dun roux vif en dehors. Si cette différence dans la j^ran- deur étoit constante , on pourroit dire qu'il y a deux espèces de caracals qui se trouvent également en Barbarie; l'une grande, à oreilles noires et longs pin- ceaux, et l'autre beaucoup plus petite, à oreilles blan- ches et à très petits pinceaux. Il paroît aussi que ces animaux, qui varient si fort par les oreilles, varient également par la forme et la longueur de la queue, et par la hauteur des jambes; car M. Edwards nous a envoyé la figure d'un caracal de Bengale , que nous donnons ici ( voyez planche 27 ) , dont la queue et les jambes sont bien plus longues que dans le caracal or- dinaire. «>«'&o9«««t9«'»e#»»e««««<»»»»«<>&o3«<@>e«'e««) en ce que sa tête est plus ronde et plus grosse re- ))*lativement au volume de son corps, et que son » front paroît creusé dans le milieu. Il ressemble à la » panthère par les couleurs du poil, qui est fauve sur » la tète, le dos, les flancs et blanc sous le ventre, et « aussi par les taches, qui sont distinctes, également » distribuées, et un peu plus petites que celles de la » panthère; ses yeux sont très brillants, ses mousta-- » ches fournies de soies longues et roi des; il a la » queue courte, les pieds grands et armés d'ongles ') îon2[S et crochus. On le trouve dans les montai^jnes » de l'Inde : on le voit rarement à terre ; il se tient » presque toujours sur les arbres, où il fait son nid et » prend les oiseaux , desquels il se nourrit : il saute » aussi légèrement qu'un singe d'un arbre à l'autre, » et avec tant d'adresse et d'agilité qu'en un instant » il parcourt un grand espace, et qu'il ne fait, pour » ainsi dire, queparoître et disparoître. Il est d'un na- » turel féroce : cependant il fuit à l'aspect de l'homme, » à moins qu'on ne l'irrite, surtout en dérangeant sa » bauge; car alors il devient furieux, il s'élance, » mord, et déchire, à peu près comme la panthère.» La captivité, les bons ou les mauvais traitements, ne peuvent ni dompter ni adoucir la férocité de cet animal; celui que nous avons vu à la Ménagerie étoit toujours sur le point de s'élancer contre ceux qui l'ap- prochoient : on n'a pu le dessiner ni le décrire qu'à traveis la grille de sa loge. On le nourrissoit de chair comme les panthères et les léopards. LE S K 11 VAL. 89 Ce serval , ou tiiarapulé du Malabar et des Indes, nous paroît être le même animal que le chat-tigre du Sénégal et du cap de Bonne-Espérance , qui , selon le témoignage des voyageurs, ressemble au chat par la figure, et au tigre (c'est-à-dire à la panthère ou au léopard ) par les taches noires et blanches de son poil, rt Cet animal, disent-ils, est quatre fois plus gros » qu'un chat; il est vorace et mange les singes, les » rats, et les autres animaux. Parla comparaison que nous avons faite du serval avec le chat-pard décrit par MM. de l'Académie nous n'y avons trouvé d'autres différences que les longues taches du dos et les anneaux de la queue du chat- pard , qui ne sont pas dans le serval ; il a seulement ces taches du dos placées plus prés que celles des autres parties du corps : mais cette petite disconvenance fait nue différence trop légère pour qu'on puisse douter de l'identité d'espèce de ces deux animaux. ^«0'fS.iA L'OGELOT\ F élis p arda lis. L. L'ocelot est un animal d'Amérique, féroce et car- nassier, que l'on doit placer à côté du jaguar, du couguar, ou immédiatement après; car il en appro- 1. Ocelot, mot que nous avons tiré par abréviation de tlaloeetotl, nom de cet animal dans sou pays natal au Mexique. 90 ANIMAUX (:arna:ssii:îis. cbe pour la grandeur el leur ressemble par le naturel et par la figure. Le mâle et la femelle ont été apportés vivants à Paris par M. Lescot , et on les a vus à la foire Saint-Ovide, au mois de septembre de Tannée 1764. Ils venoient des terres voisines de Carthagène, et ils avoient été enlevés tout petits à leur mère au mois d'octobre 1 ^65 : à trois mois dage ils étoient déjà de- venus assez forts et assez cruels poiu' tuer et dévorer une cbienne qu'on leur avoit donnée pour nourrice ; à un an d'âge, lorsque nous les avons vus, ils avoient en- viron deux pieds de longueur, et il est certain qu'il leur resloit encore à croître, et que probablement ils n'a- voient pris alors que la moitié ou les deux tiers de leur entier accroissement. On les montroit sous le nom de chats-tigres; mais nous avons rejeté celte dénomination précaire et composée, avec d'autant plus de raison , qu'on nous a envoyé sous ce même nom le jaguar, le serval, et le margay, qui cepen- dant sont tous trois différents les uns des autres et différents aussi de celui dont il est ici question. Le premier auteur qui ait fait mention expresse de cet animal, et d'une manière à le faire reconnoître, est Fabri : il a fait graver les dessins qu'en avoit faits Recchi, et en a composé la description d'après ces mêmes dessins, qui étoient coloriés; il en donne aussi une espèce d'histoire, d'après ce que Grégoire de Bolivar en avoit écrit et lui en avoit raconté. Je fais ces remarques dans la vued'éclaircir un fait qui a jeté les naturalistes dans une espèce d'erreur, et sur lequel j'avoue que je m'étois trompé comme eux : ce fait est de savoir si les deux animaux dessinés par Recclii^ le premier avec le nom de tlalauliqulocelotl 1. OCELOT. 91 el le second avec celui de tlacoozloti y tlalocelotlj et ensuite décrits par Fabri comme étant d'espèces diffé- rentes, ne sont pas le même animal. On étoit fondé à les regarder et on les regardoit en effet comme dif- férents, quoique les figures soient assez semblables , parce qu'il ne laisse pas d'y avoir des différences dans les noms , et même dans les descriptions. J'avois donc cru que le premier pouvoit être le même que le ja- guar, en sorte que, dans la nomenclature de cet animal, j'y ai rapporté le nom mexicain tlatlauli' quiocelotL Or, ce nom mexicain ne lui appartient p-as; et depuis que nous avons vu les animaux mâle et fe- melle dont nous parlons ici, je me suis persuadé que les deux qui ont été décrits par Fabri ne sont que ce même animal , dont le premier est le mâle , et le second la femelle. Il falloit un hasard comme celui que nous avons eu, el voir ensemble le mâle et la femelle, pour reconnoître celte petite erreur. De tous les animaux à peau tigrée^ l'ocelot mâle a certainement la robe la plus belle et la plus élégamment variée; celle du léopard môme n'en approche pas pour la vivacité des couleurs et la régularité du dessin , et celle du jaguar, de la pan- thère , ou de l'once, en approche encore moins : mais dansl'ocelolfemelle lescouleurssont bien plus foibles, et le dessin moins régulier, et c'est cette différence très apparente qui a pu tromper Recchi , Fabri , et les autres. On verra, en comparant les figures et les de- scriptions de l'un et de l'autre, que les différences ne laissent pas d'être considérables, et qu'il manque à la robe de la femelle beaucoup de fieurs et d'orne- ments qui se trouvent sur celle du mâle. Lorsque l'ocelot a pris son entier accroissement, il 92 ANIMAUX CARNASSIERS. a, selon Grégoire de Bolivar, deux pieds et demi de hauteur sur environ quatre pieds de longueur; la queue, quoique assez longue, ne touche cependant pas la terre lorsqu'elle est pendante, et par consé- quent elle n'a guère que deux pieds de longueur. Cet animal est très vorace ; il est en même temps timide : il attaque rarement les hommes . il craint les chiens ; et dès qu'il en est poursuivi, il gagne les bois et grimpe sur un arbre : il y demeure, et môme y sé- journe pour dormir et pour épier le gibier ou le bé- tail , sur lequel il s'élance dès qu'il le voit à portée. Il préfère le sang à la chair; et c'est par cette raison qu'il détruit un grand nombre d'animaux , parce qu'au lieu de se rassasier en les dévorant, il ne fait que se désaltérer en leur suçant le sang. Dans l'état de captivité , il conserve ses mœurs ; rien ne peut adoucir son naturel féroce, rien ne peut cal- mer ses mouvements inquiets ; on est obligé de le te- nir toujours en cage. « A trois mois, dit M. Lescot , )) lorsque ces deux petits eurent dévoré leur nourrice , » je les tins en cage, et je les y ai nourris avec de la » viande fraîche, dont ils mangent sept à huit livres » par jour; ils fraient ensemble, mfde et femelle, » comme nos chats domestiques. Il règne entre eux )' une supériorité singulière de la part du mâle : quel- » que appétit qu'aient ces deux animaux, jamais la fe- » meile ne s'avise de rien prendre que le mâle n'ait sa » saturation, et qu'il ne lui envoie les morceaux dont » il ne veut plus. Je leur ai donné plusieurs fois des » chats vivants; ils leur sucent le sang jusqu'à ce que » mort s'ensuive , mais jamais ilsne lesmangent. J'avois » embarqué pour leur subsistance deux chevreaux ; L OCELOT. 9.) » ils ne mangent d'aucune viande cuite ni salée ^. » Il paroît, par !e témoignage de Grégoire de Boli- var, que ces animaux ne produisent ordinairement que deux petits, et celui de M. Lescot semble con- firmer ce fait ; car il dit aussi qu'on avoit tué la mère avant de prendre les deux petits dont nous venons de parler. Il en est de l'ocelot comme du jaguar, de la panthère , du léopard, du tigre, et du lion : tous ces animaux, remarquables par leur grandeur, ne pro- duisent qu'en petit nombre, au lieu que les chats, qu'on pourroit associer à cette même tribu, produi- sent en assez grand nombre ; ce qui prouve que le plus ou le moins dans la production tient beaucoup plus à la grandeur qu'à la forme. LE MARGAYl F élis tlgrlna. L. Le margay est beaucoup plus petit que l'ocelot; il ressemble au chat sauvage par la grandeur et la figure du corps; il a seulement la tête plus carrée, le mu- seau moins court, les oreilles plus arrondies, et la 1. LeUre de M. Lescot , qui a amené ces animaux du continent de Carlhagène, à M. deBeost, correspondant de l'Académie des Sciences, en date du i 7 septembre 1764. M. de Bcost, qui a bien voulu me communiquer cette lettre, a beau- coup de connoissances en histoire naturelle, et ce ne sera pas la seule occasion que nous aurons de parler des choses dont il nous a fait part, 2. Mot tiré do maragua ou maragraïUj nom de cet animal au Brésil. 94 ANIMAUX C AIINASSIERS. queue plus longue : son poil est aussi plus court que celui du chat sauvage , et il est marqué de bandes, de raies et de taches noires surun fond de couleur fauve. On nous l'a envoyé de Cayenne sous le nom de cliat- tigre, et il tient en effet de la nature du chat et de celle du jaguar ou de l'ocelot, qui sont les deux ani- maux auxquels on a donné le nom de tigres dans le nouveau continent. Selon Fernandès, cet animal, lorsqu'il a pris son accroissement en entier, n'est pas tout-à-fait si grand que la civette; et selon Marc- grave, dont la comparaison nous paroît plus juste, il est de la grandeur du chat sauvage, auquel il ressem- ble aussi par les habitudes naturelles, ne vivant que de petit gibier, de volaille , etc. : mais il est très diffi- cile à apprivoiser, et ne perd même jamais son natu- rel féroce. Il varie beaucoup pour les couleurs, quoi- que ordinairement il soit tel que nous le présentons ici. C'est un animal très commun à la Guiane, au Brésil, et dans toutes les autres provinces de l'Amé- rique méridionale. 11 y a apparence que c'est le même qu'à la Louisiane on appelle picliou; mais l'espèce en est moins commune dans les pays tempérés que dans les climats chauds. Si nous faisons la révision de ces animaux cruels, dont la robe est si belle et la nature si perfide, nous trouverons dans l'ancien continent le tigre, la pan- thère, le léopard, l'once, le serval ; et dans le nou- veau, le jaguar, l'ocelot, et le margay, qui tous trois ne paroissent être que des diminutifs des premiers, et qui, n'en ayant ni la taille ni la force , sont aussi ti- mides, aussi lâches que les autres sont intrépides et Il ers. LK M A II G A Y. Ç)^ II y a encore un animal de ce genre qui sem- ble différer de tous ceux que nous venons de nom- mer; les fourreurs l'appellent guépard. INous en avons vu plusieurs peaux, elles ressemblent à celle du lynx par la longueur du poil; mais les oreilles n'étant pas terminées par un pinceau;, le guépard n'est point un lynx : il n'est aussi ni panthère ni léopard; il n'a pas le poil court comme ces animaux > et il diffère de tous par une espèce de crinière ou de poil long de quatre ou cinq pouces qu'il porte sur le cou et entre les épaules; il a aussi le poil du ventre long de trois à quatre pouces , et la queue à proportion plus courte que la panthère, le léopard, ou l'once; il est à peu près de la taille de ce dernier animal, n'ayant qu'en- viron trois pieds et demi de longueur de corps. Au reste, sa robe, qui est d'un fauve très pâle, est parse- mée, comme celle du léopard, de taches noires, mais plus voisines les unes àcs autres et plus petites, n'ayant que trois ou quatre lignes de diamètre. J'ai pensé que cet animal devoit être le môme que celui qu'indique Kolbe sous le nom de loup-tigre; Je cite ici sa description*, pour qu'on puisse la com- parer avec la nôtre. C'est un animal commun dans les terres voisines du cap de Bonne-Espérance. Tout le 1. « Il est de la taille d'un chien ordinaire et quelquefois plus gros : » sa tête est large comme celle des dogues que l'on fait battre en An- » gleterre contre les taureaux; il a les mâchoires grosses, aussi bien >) que le museau et les yeux; ses dents sont fort tranchantes; son poil » est frisé comme celui d'un chien barbet, et tacheté comme celui du » tigre; il a les pattes larges et armées de grosses griffes, qu'il retire » quand il veut, comme les chats; sa queue est courte Il a pour ') mortels ennemis le lion , le tigre , et le léopard , qui lui donnent très » souvent )a chasse ; ils le poursuivent jusque dans sa tanière , se jet- 96 ANIMAUX CARNASSIERS. jour il se tient dans des fentes de rociiers ou dans des trous qu'il se creuse en terre; pendant la nuit il va chercher sa proie : mais comme il hurle en chassant son gihier, il avertit les hommes et les animaux, en sorte qu'il est assez aisé de l'éviter ou de le tuer. Au reste , il paroît que le mot guépard est dérivé de lé- pard; c'est ainsi que les Allemands et les Hollandois appellent le léopard. Nous avons aussi reconnu qu'il y a des variétés dans cette espèce pour le fond du poil et pour la couleur des taches ; mais tous les guépards ont le caractère commun des longs poils sous le ven- tre et de la crinière sur le cou. Nous devons rapporter à l'article du margay le chat-tigre de Cayenne, dont M. de La Borde parle dans les termes suivants : « La peau du chat-tigre est, comme celle de l'once, » fort tachetée. Il est un peu moins gros que le re- » nard, mais il en a toutes les inclinations. On le » trouve communément à Cayenne dans les bois. Il » détruit beaucoup de gibier, tel que les agoutis, ac- » couchis, perdrix, faisans, et autres oiseaux, qu'il » prend dans leurs nids quand ils sont jeunes. Il est » fort leste pour grimper sur les arbres, où il se tient » caché. Il ne court pas vite, et toujours en sautant. » Son air, sa marche, sa manière de se coucher, res- » semblent parfaitement à celles du chat. J'en ai vu » plusieurs dans les maisons de Cayenne, qu'on tenoit » enchaînés ; ils se laissoient un peu toucher sur le » tent sur lui , et le meUent en pièces. » {Description du cap de Bonne- Espérance, par Kolbe , lorne III , pages 69 et 70. ) L'auimal auquel cet auteur donne le nom de tigre est celui que nous avons appelé léopard et celui qu'il nomme léopard est la panthère. LE MAKGAY. 97 » dos; mais il leur reste toujours dans la figure un air » féroce. On ne leur donnoit pour nourriture que du » poisson et de la viande cuite ou crue ; tout autre ali- » ment leur répugne. Ils produisent en toutes sai- » sons, soit l'été, soit l'hiver, et font deux petits à la » fois dans des creux d'arbres pourris. » 11 y a un autre cbat-tigre, ou plutôt une espèce de chat sauvage , à la Caroline, duquel feu M. Collinson m'a envoyé la notice suivante: « Le mâle étoit de la grandeur d'un chat commun ; » il avoit dix-neuf pouces anglois du nez à la queue , » qui étoit de quatre pouces de long, et avoit huit an- » neaux blancs comme le mococo. La couleur étoit » d'un brun clair, mêlé de poils gris; mais ce qu'il » avoit de plus remarquable, sont les raies noires, » assez larges, placées en forme de rayons tout le long >) de son corps, sur les côtés, depuis la tête jusqu'à la » queue. Le ventre est d'une couleur claire avec des » taches noires; les jambes sont minces, tachetées de » noir. Ses oreilles avoient une large ouverture ; elles » étoient couvertes de poils fins. Il avoit deux larges » taches noires très remarquables sous \es yeux, de » chaque côté du nez ; et de la partie la plus basse de )) cette tache, joignant à îa lèvre, il part un bouquet » de poils roides et noirs. La femelle est de taille plus » mince : elle étoit toute gris roussâtre , sans aucune » tache sur le dos; seulement une tache noire sur le » ventre , qui étoit blanc sale. » 9^ ANIMAUX CAÎIJN'ASSIEUS. LE BIZAAM'. M. Vosmaër a donné la description d'un animal sous le nom de chat blzaain^ dans une feuille imprimée à Amsterdam en 1771, dont voici l'extrait. « Sa grandeur esta peu près celle d'un chat domes- » tique. La couleur dominante par tout le corps est » le gris cendré clair, rehaussé de taches brunes. Au » milieu du dos règne une raie noire jusqu'à la queue, » qui est à bandes noires et blanches; mais la pointe » en est noire ou d'un brun très foncé. Les pattes de » devant et de derrière sont brunes en dedans et gri- » ses tachées de brun en dehors ; le ventre et la poi- » trine sont d'un gris cendré. Auxdeux côtés de la tête » et sur le nez, se voient des raies brunes; au bout » du nez et sous les yeux il y a des taches blanches. » Les oreilles rondes et droites sont couvertes de poils » courts et gris; le nez noir, et de chaque côté sont » plusieurs longs poils bruns et blancs. Les pattes sont » armées de petites griffes blanches et crochues qui » se retirent en dedans. » Ce joli animal étoit d'un naturel un peu triste, » sans cependant être méchant ; on le tenoit à la T. chaîne. Il mangeoit volontiers de la viande, mais «surtout des oiseaux vivants. On ne l'a pas entendu » miauler; mais quand on le tourmentoit, il gromme- » loit et soufïloit comme un chat. » 1. Selon M. Guvier, cet animal n'est qu'une variélé de la genelte. LE BIZAAM. 99 M. Vosmaër dit aussi qu'il a nourri ce cbatbizaain pendant trois ans, et qu'il n'a jamais senti qu'il eût îa plus légère odeur de musc ; ainsi ceux qui l'ont appelé chat musqué l'ont apparemment confondu avec la civette ou la genelte du Cap; néanmoins ces deux animaux ne se ressemblent point du tout; car M. Vos- maër compare le bizaam au margay. « De tous les » animaux, dit-il, que M. de Buffon nous a fait con- » noître, le uiargay de Cayenne est celui qni a le plus » de ressemblance avec le chat bizaam , quoiqu'en » les comparant exactement le margay ait le museau » bien plus menu et plus pointu ; il diffère aussi beau- » coup par la queue et la figure des taches. » J'observerai à ce sujet que ces premières différen- ces ont été bien saisies par M. Yosmaër; mais ces animaux diffèrent encore par la grandeur, le margay étant de la taille du chat sauvage, et le bizaam de celle du chat domestique, c'est-à-dire une fois plus petit. D'ailleurs le margay n'a point de raie noire sur le dos; sa queue est beaucoup moins longue et moins pointue; et ce qui achève de décider la différence réelle de l'espèce de margay et de celle du bizaam, c'est que l'un est de l'ancien continent et l'autre du nouveau. 100 ANIMAUX CARNASSIERS. LE CHACAL* ET L'ADIVE. Canls aureus. L. Nous ne sommes pas assuré que ces deux noms désignent deux animaux d'espèces différentes; nous savons seulement que le chacal est plus grande plus féroce, plus difficile à apprivoiser que l'adive^, mais qu'au reste ils paroissent se ressembler à tous égards. Il se pourroit donc que l'adive ne fût que le chacal privé, dont on auroit fait une race domestique plus petite, plus foible et plus douce que la race sauvage; car l'adive est au chacal à peu près ce que le bichon ou petit chien barbet est au chien de berger : cepen- dant comme ce fait n'est indiqué que par quelques exemples particuliers, que l'espèce du chacal en gé- néral n'est point domestique comme celle du chien, que d'ailleurs il se trouve rarement d'aussi grandes différences dans une espèce libre, nous sommes très porté à croire que le chacal et l'adive sont réellement deux espèces distinctes. Le loup, le renard, le cha- cal, et le chien, forment quatre espèces qui, quoi- que très voisines les unes des autres, sont néanmoins 1. Chacal f jackal, nom de cet animal dans le Levant et que nous ?vons adopté. 2. J'ai lu dans quelques unes de nos cliioniques de France que, du temps do Charles IX , beaucoup de femmes à la cour avoient des adives au lieu de petits chiens. LE CHACAL ET L ADIVE. 101 différentes entre elles. Les variétés dans l'espèce du chien sont en très grand nombre ; la plupart viennent de l'état de domesticité auquel il paroît avoir été ré- duit de tous les temps. L'homme a créé des races dans cette espèce en choisissant et mettant ensemble les plus grands ou les plus petits, les plus jolis ou les plus laids, les plus velus ou les plus nus, etc.; mais indépendamment de ces races produites par la main de l'homme, il y a dans l'espèce du chien plu- sieurs variétés qui semblent ne dépendre que du cli- mat. Le dogue, le danois, l'épagneul, le chien turc, celui de Sibérie , etc. , tirent leur nom du climat d'où il^ sont originaires, et ils paroissent être plus diffé- rents entre eux que le chacal ne l'est de l'adive : il se pourroit donc que les chacals, sous diff*érents climats, eussent subi des variétés diverses, et cela s'accorde assez avec les faits que nous avons recueillis. Il paroît, par les écrits des voyageurs, qu'il y en a partout de grands et de petits; qu'en Arménie, en Gilicie, en Perse, et dans toute la partie de l'Asie que nous ap- pelons le Levant, où cette espèce est très nombreuse, très incommode, et très nuisible, ils sont communé- ment grands comme nos renards; qu'ils ont seule- ment les jambes plus courtes, et qu'ils sont remar- quables par la couleur de leur poil, qui est d'un jaune vif et brillant : c'est pour cela que plusieurs auteurs ont appelé le chacal loup doré. En Barbarie, aux Indes orientales, au cap de Bonne-Espérance, et dans les autres provinces de l'Afrique et de l'Asie, celte es- pèce paroît avoir subi plusieurs variétés; ils sont plus grands dans ces pays plus chauds, et leur poil est plu- tôt d'un brun roux que d'un beau jaune, et il y en a itmi'ON. XVI. 102 ANIMAUX CARNASSIERS. de couleurs différentes. L'espèce du chacal est donc répandue dans toute l'Asie, depuis TArménie jusqu'au Malabar, et se trouve aussi en Arabie, en Barbarie, en Mauritanie, en Guinée et dans les terres du Gap : il semble qu'elle ait été destinée à remplacer celle du loup, qui manque, ou du moins qui est très rare, dans tous les pays chauds. Gependant comme l'on trouve des chacals et des adives dans les mêmes terres, comme l'espèce n'a pu être dénaturée par une longue domesticité, et qu'il y a constamment une différence considérable entre ces animaux pour la grandeur et même pour le na- turel , nous les regarderons comme deux espèces distinctes, sauf à les réunir lorsqu'il sera prouvé par le fait qu'ils se mêlent et produisent ensemble. Notre présomption sur la différence de ces deux espèces est d'autant mieux fondée qu'elle paroît s'accorder avec l'opinion des anciens. Aristote, après avoir parlé clai- rement du loup, du renard et de l'hyène, indique assez obscurément deux autres animaux du môme genre, l'un sous le nom de pantlier et l'autre sous celui de tlws. Les traducteurs d'Aristote ont inter- prété pantlier par lupus canariuSj, et tlios par lupus cervarius; loup-canier, loup-cervier. Cette interpré- tation indique assez qu'ils regardoient le panther et le thos comme des espèces de loups : mais j'ai fait voir à l'article du lynx que le lupus cervarius des La- tins n'est point le tlws des Grecs; ce lupus cervarius est le même que le cliam de Pline, le même que no- tre lynx ou loup-cervier, dont aucun caractère ne convient au thos. Homère, en peignant la vaillance d'Ajax, qui seul se précipite sur une foule de Troyens LE CllACAL ET L ADIVE. 105 au milieu desquels Ulysse blessé se trouvoit engagé , fait la comparaison d'un lion qui , fondant tout à coup sur des thos attroupés autour d'un cerf aux abois, les disperse et les chasse comme de vils ani- maux. Le scoliaste d'Homère interprète le mot tlios par celui depanther^ qu'il dit être une espèce de loup foible et timide : ainsi le thos et le panther ont été pris pour le même animal par quelques anciens Grecs; mais Aristote paroît les distinguer, sans leur donner néanmoins des caractères ou des attributs différents. « Les thos, dit-il , ont toutes les parties internes » semblablesà celles du loup... Ils s'accouplent comme » les chiens, et produisent deux, trois, ou quatre » petits, qui naissent les yeux fermés. Le thos a le » corps et la queue plus longs que le chien, avec » moins de hauteur; et, quoiqu'il ait les jambes plus » courtes, il ne laisse pas d'avoir autant de vitesse, » parce que, étant souple et agile, il peut sauter plus » loin... Le lion et le thos sont ennemis, parce que, i> vivant tous deux de chair, ils sont forcés de pren- » dre leur nourriture sur le même fonds et par con- » séquent de se la disputer. . . Les thos aiment l'homme, » ne l'attaquent point, et ne le craignent pas beau- » coup ; ils se battent contre les chiens et avec le lion ; » ce qui fait que dans le même lieu on ne trouve » guère des lions et des thos. Les meilleurs thos sont » ceux qui sont les plus petits : il y en a de deux es- » pèces, quelques uns même en font trois. » Voilà tout ce qu'Aristote a dit au sujet des thos, et il en dit infiniment moins sur le panther : on ne trouve qu'un seul passage dans le même chapitre xxxv du sixième livre de son Histoire des Animaux. « Le pan- lo4 ANIMAUX CARNASSIERS. )) ther, dit-ii, produit quatre petits; ils ont les yeux » fermés comme les petits loups lors de leur nais- » sance. » En comparant ces passages avec celui d'Ho- mère et avec ceux des autres auteurs grecs, il me paroît presque certain que le tlios d'Aristote est le rn-and chacal , et que le pan ther est le petit chacal ou l'adive. On voit qu'il admet deux espèces de tlios, qu'il ne parle du panther qu'une seule fois et pour ainsi dire à l'occasion du thos : il est donc très pro- bable que ce panther est le thos de la petite espèce ; et cette probabilité semble devenir une certitude par le témoignage d'Oppien, qui met le panther au nombre des petits animaux, tels que les loirs et les chats. Le thos efl donc le chacal, et le panther est l'adive; et, soit qu'ils forment deux espèces différentes ou qu'ils n'en fassent qu'une, il est certain que tout ce que les anciens ont dit du thos et du panther con- vient au chacal et à l'adive, et ne peut s'appliquer à d'autres animaux; et si jusqu'à ce jour la vraie signi- fication de ces noms a été ignorée, s'ils ont toujours été mal interprétés, c'est parce que les traducteurs ne connoissoient pas les animaux, et que les natura- listes modernes, qui les connoissoient peu, n'ont pu les réformer. Quoique l'espèce du loup soit fort voisine de celle du chien, celle du chacal ne laisse pas de trouver place entre les deux. Le chacal ou adive^ comme dit Belon, est bête entre loup et chien. Avec la férocité du loup il a en effet un peu de la familiarité du chien; sa voix est un hurlejnent mêlé d'aboiement et de ":é- inissement; il est plus criard que le chien, plus vo- LE CHACAL ET LADIVE. 105 race que le loup. Il ne va jamais seul , mais toujours par troupe de vingt, trente, ou quarante; ils se ras- semblent chaque jour pour faire la guerre et la chasse ; ils vivent de petits animaux , et se font redou- ter des plus puissants par le nombre; ils attaquent toute espèce de bétail ou de volaille presque à la vue des hommes; ils entrent insolemment et sans mar- quer de crainte dans les bergeries, les étables, les écuries; et lorsqu'ils n'y trouvent pas autre chose, ils dévorent le cuir des harnois, des bottes, des sou- liers, et emportent les lanières qu'ils n'ont pas le temps d'avaler. Faute de proie vivante, ils déterrent les ca- davres des animaux et des hommes : on est obligé de battre la terre sur les sépultures, et d'y mêler de grosses épines pour les empêcher de la gratter et fouir ; car une épaisseur de quelques pieds de terre ne suf- fit pas pour les rebuter; ils travaillent plusieurs en- semble, ils accompagnent de cris lugubres cette ex- humation; et, lorsqu'ils sont une fois accoutumés aux cadavres humains, ils ne cessent de courir les cimetières , de suivre les armées , de s'attacher aux caravanes : ce sont les corbeaux des quadrupèdes, la chair la plus infecte ne les dégoiàte pas; leur appétit est si constant, si véhément, que le cuir le plus sec est encore savoureux, et que toute peau, que toute graisse, toute ordure animale, leur est également bonne. L'hyène a ce même goût pour la chair pourrie; elle déterre aussi les cadavres, et c'est sur le rapport de cette habitude que l'on a souvent confondu ces deux animaux, quoique très différents l'un de l'autre. L'hyène est une bête solitaire, silencieuse , très sau- vage, et qui, quoique plus forte et plus puissante que 106 ANIMAUX CARNASSIEIIS. Je chacal, n'est pas aussi incoinniode, et se contente de dévorer les morts sans troubler les vivants ; au lieu que tous les voyageurs se plaignent des cris, des vols et des excès du chacal, ([ui réunit l'impudence du chien à la bassesse du loup, et qui, participant de la nature des deux, semble n'être qu'un odieux com- posé de toutes les mauvaises qualités de l'un et de l'autre. re^OiftefcÊ-ftM^ie^-oô&ieeit^s^ LE CHACAL-ADIVE. La peau de cet animal, donnée au Cabinet du Roi par M. Sonnerat, sous le nom de renard des Indes, est celle d'un chacal-adive, comme on peut le voir par celui qui est gravé dans ce volume. Quoique ce dernier ait été fait d'après un dessin envoyé d'Angle- terre sans description, on reconnoît toujours dans les caractères l'espèce que l'on retrouve ici dans cette peau, où il y a peu de différences marquées avec l'a- dive décrit précédemment. Ce chacal-adive, qui a de longueur vingt-un pou- ces du jiez à l'origine de la queue , et vingt-trois pou- ces dix lignes suivant la courbure du corps, est un peu plus petit que le renard, et plus léger dans les ibnnes; sa tête, qui a cinq pouces trois lignes du bout du nez à l'occiput, est longue et menue ; le mu- seau est effilé, ce qui lui rend la physionomie fine; les yeux sont grands elles paupières inclinées, comme dans tous les renards. PI 5^ Tome 16 1 UE CHACAT^ ADTVE _ 2 UK CHAC AI. ID AFBip'QE _ 3 L'HYEtŒ LE CHACAL-ADIVE. IO7 Les couleurs de cet adive sont le fauve, le gris, et îe blanc. C'est le mélange de ces trois couleurs , où le blanc domine, qui fait la couleur générale de cet animal. La tète est fauve, mêlée de blanc sur l'occi- put, autour de l'oreille, aux joues, et plus brunâtre sur le nez et les mâchoires; le bord des yeux est bru- nâtre. De l'angle antérieur de l'œil part une bande qui s'élargit au coin de l'œil et s'étend jusque sur la mâchoire supérieure; celle qui part de l'angle posté- rieur est étroite et se perd, en s'afToiblissant, dans les joues, sous l'oreille. Le bout du nez et les naseaux, îe contour de l'ouverture de la gueule et le bord des paupières, sont noirs, ainsi que les grands poils au dessus des yeux, et les moustaches, dont les plus grands poils ont trois pouces deux lignes de longueur; tout le dessous du cou, la partie supérieure du dos, les épaules et les cuisses, sont de couleur grisâtre, mais un peu plus fauve sur le dos et aux épaules ; la partie extérieure des jambes de devant et de der- rière est d'un fauve foncé, mais pâle sur le dessus du pied; la face interne est blanche et fauve, pâle en partie. Le pied de devant a cinq doigts, dont le premier, qui fait pouce, a l'ongle placé au poignet. Le plus grand ongle a huit lignes. Le pied de derrière n'a que quatre doigts, et a les ongles plus petits puisque le plus grand n'a que cinq lignes; les ongles sont un peu courbes et en gouttière. La queue est longue de dix pouces six lignes; elle est étroite à son origine, large et touffue dans sa longueur; sa couleur est d'un fauve pâle, teint de blanc jaunâtre et de brun foncé jusqu'à plus d'un tiers de son extrémité, avec quelques ta- 108 ANIMAUX CARNASSIERS. ches de même couleur sur la face postërieure. La Ion gueur des poils est de vingt-deux lignes. L'HYENE. Canis Hyœna. L. Aristote nous a laissé deux notices au sujet de rhyène, qui seules suCQroient pour faire reconnoître cet animal et pour le distinguer de tous les autres; néanmoins les voyageurs et les naturalistes l'ont con- fondu avec quatre autres animaux dont les espèces sont toutes quatre différentes entre elles et différen- tes de celle de l'hyène. Ces animaux sont le chacal , le glouton, la civette, et le babouin, qui tous quatre sont carnassiers et féroces comme l'hyène, et qui ont chacun quelques petites convenances et quelques rapports particuliers avec elle, lesquels ont donné lieu à la méprise et à l'erreur. Le chacal se trouve à peu près dans le même pays : il approche, comme l'hyène, de la forme du loup; comme elle, il vit de cadavres et fouille les sépultures pour en tirer les corps : c'en est assez pour qu'on les ait pris l'un pour l'autre. Le glouton a la même voracité , la même faim pour la chair corrompue , le même instinct pour dé- terrer les morts; et, quoiqu'il soit d'un climat fort différent de celui de l'hyène et d'une figure aussi très différente, cette seule convenance de nature a suffi pour que les auteurs les aient confondus. La civette L HYÈNE. 10() se trouve aussi dans le même pays que lliyène : elle a, comme elle, de longs poils le long du dos el une ouverture ou fente particulière ; caractères singuliers qui n'appartiennent qu'à quelques animaux, et qui ont fait croire à Belon que la civette étoit l'hyène des anciens. Et à l'égard du babouin, qui ressemble en- core moins à l'hyène que les trois autres, puisqu'il a des mains et des pieds comme l'homme ou le singe, il n'a été pris pour elle qu'à cause de la ressemblance du nom ; l'hyène s'appelle dabbah en Barbarie, selon le docteur Shaw, et le babouin se nomme dabuli, selon Marmol et Léon l'Africain; et comme le babouin est du môme climat, qu'il gratte aussi la terre, et qu'il est à peu près de la forme de l'hyène, ces convenan- ces ont trompé les voyageurs et ensuite les natura- listes qui ont copié les voyageurs; ceux mêmes qui ont distingué nettement ces deux animaux n'ont pas laissé de conserver à l'hyène le nom dabuli^ qui est celui du babouin. L'hyène n'est donc pas le dabuli des Arabes, ni le jesef ou sesef des Africains, comme le disent nos naturalistes; et il ne faut pas non plus la confondre avec le deeb de Barbarie. Mais afin de pré- venir pour jamais cette confusion de noms, nous al- lons donner en peu de mots le précis des recherches que nous avons faites au sujet de ces animaux. Aristote donne deux noms à l'hyène; communé- ment il l'appelle liyœna et quelquefois glanas : pour être assuré que ces deux noms ne désignent que le même animal , il suffit de comparer les passages oii il en est question. Les anciens Latins ont conservé le nom (ïliyœna y et n'ont point adopté cehji àe glanas : on trouve seulement dans !es Latins modernes le nom lîO ANIMAUX CARNASSIERS. de garnis ou gamins j, et celui de belbus, pour indi- quer l'hyène. Selon Rhasis, les Arabes ont appelé l'hyène kaiw ou zabo , noms qui paroissent dérivés du mot zceb , qui dans lenr langue est le nom du loup. En Barbarie l'hyène porte le nom de dubbakj comme on peut le voir par la courte description que le D. Shaw nous a donnée de cet animal. En Turquie l'hyène se nomme zlrtlam, selon Nieremberg; en Perse kaftaar^ suivant Kaempfer , et castar^ selon Pietro délia Valle : ce sont là les seuls noms qu'on doive appliquer à l'hyène, puisque ce sont les seuls sous lesquels on puisse la reconnoître clairement ; il nous paroît ce- pendant très vraisemblable, quoique moins évident, que le lycaon et la crocute des Indes et de l'Ethiopie dont parlent les anciens ne sont pas autres que l'hyène. Porphyre dit expressément que la crocute des îndes est l'hyène des Grecs; et en effet, tout ce que ceux-ci ont écrit, et même tout ce qu'ils ont dit de fabuleux au sujet du lycaon et de la crocute^ convient à l'hyène, sur laquelle ils ont aussi débité plus de fables que de faits. Mais nous bornerons ici nos conjectures sur ce sujet, afin de ne nous pas trop éloigner de notre objet présent, et parce que nous traiterons dans un dis- cours à part de ce qui regarde les animaux fabuleux et des rapports qu'ils peuvent avoir avec les animaux réels. Le pantker des Grecs, le lupus canarius de Gaza, le lupus armenlus des Latins modernes et des Arabes , nous paroissent être le même animal ; et cet animal est le chacal, que les Turcs appellent cical selon Pol- hix, lliachal selon Spon et Whelor; les Grecs moder- nes, zachalia; les Persans, slcchal ou schachal; les l'hyène. ill Maures de Barbarie, deeb ou jackaL Nous lui conser- verons le nom de chacal^ qui a été adopté par plusieurs voyageurs; et nous nous contenterons de remarquer ici qu'il diffère de l'hyène non seulement parla gran- deur, par la figure , par la couleur du poil, mais aussi par les habitudes naturelles, allant ordinairement en troupe, au lieu que l'hyène est un animal solitaire : les nouveaux nomenclateurs ont appelé le chacal, d'après Kaempfer, lupus aureus , parce qu'il a le ^kjW fauve jaune, vif, et brillant. Le chacal est, comme l'on voit, un animal très différent de l'hyène. Il en est de même du glouton , qui est une bète du nord reléguée dans les pays les plus froids, tels que laLaponie, la Russie, la Sibérie; inconnue même dans les régions tempérées, et qui par conséquent n'a jamais habité en Arabie, non plus que dans les autres climats chauds où se trouve l'hyène : aussi en diffère-t-il à tous égards. Le glou- ton est à peu près de la forme d'un très gros blaireau; il a les jambes courtes, le ventre presque à terre, cinq doigts aux pieds de devant comme à ceux de derrière, point de crinière sur le cou, le poil noir sur tout le corps, quelquefois d'un fauve brun sur les flancs. Il n'a de commun avec l'hyène que d'être très vorace. Il n'étoit pas connu des anciens, qui n'a- voient pas pénétré fort avant dans les terres du nord. Le premier auteur qui ait fait mention de cet animai est Olaiis ; il l'a appelé gulo à cause de sa grande vo- racité : on l'a ensuite nommé rosomak en langue scla- \one , Jerff et wlldffras en allemand ; nos voyageurs françois l'ont appelé glouton. Il y a des variétés dans cette espèce aussi bien que dans celle du chacal , dont 112 ANIiMAtX CARNASSIERS. nous parlerons dans l'histoire particulière de ces ani- maux; mais nous pouvons assurer d'avance que ces variétés, loin de les rapprocher, les éloignent encore de l'espèce de l'hyène. La civette n'a de commun avec l'hyène que l'ou- verture ou sac sous la queue , et la crinière le long du cou et de l'épine du dos; elle en diffère par la figure, par la grandeur du corps, étant de moitié plus petite : elle a les oreilles velues et courtes , au lieu que l'hyène les a longues et nues; elle a de plus les jambes bien plus courtes, cinq doigts à chaque pied, tandis que l'hyène a les jambes longues et n'a que quatre doigts à tous les pieds; la civette ne fouille pas la terre pour en tirer les cadavres : il est donc très facile de les distinguer l'une de l'autre. A l'égard du babouin , qui est le paplo des Latins, il n'a été pris pour l'hyène que par une équivoque des noms, à laquelle un pas- sage de Léon l'Africain, copié par Marmol, semble avoir donné lieu. Le dabulij disent ces deux auteurs, est de la grandeur et de la forme du loup ; il tire les corps morts des sépultures. La ressemblance de ce nom dabuli avec dubali^ qui est celui de l'hyène , et cette avidité pour les cadavres commune au dabuli et au dubbaky les ont fait prendre pour le même animal, quoiqu'il soit dit expressément dans les mômes pas- sages que nous venons de citer que le dabuli a àes mains et des pieds comme l'homme ; ce qui convient au babouin et ne peut convenir à l'hyène. On pourroit encore , en jetant les yeux sur la fi- gure du lupus marinus de Belon, copiée par Gesner, prendre cet animal pour l'hyène; car cette figure, donnée par Belon , ressemble beaucoup à celle de L HYÈNE. 1 K> notre hyène ; mais sa description ne s'accorde point nvec la nôtre, en ce qu'il dit que c'est un animal am- phibie qui se nourrit de poisson, qui a été vu quel- quefois sur les côtes de l'Océan britannique, et que d'ailleurs Belon ne fait aucune mention des caractè- res singuliers qui distinguent l'hyène des autres ani- maux. Il se peut que Belon, prévenu que la civette étoit l'hyène des anciens, ait donné la figure de la vraie hyène sous le nom d'un autre animal qu'il a appelé lupus marlnus^ et qui certainement n'est pas l'hyène; car, je le répète, les caractères de l'hyène sont si marqués et même si singuliers, qu'il est fort aisé de ne s'y pas méprendre : elle est peut-être le seul de tous les animaux quadrupèdes qui n'ait, comme je viens de le dire, que quatre doigts tant aux pieds de devant qu'à ceux de derrière; elle a, comme le blaireau, une ouverture sous la queue qui ne pé- nètre pas dans l'intérieur du corps : elle a les oreilles longues, droites, et nues; la tète plus carrée et plus courte que celle du loup; les jambes, surtout celles de derrière, plus longues; les yeux placés comme ceux du chien; le poil du corps et la crinière d'une couleur gris obscur, mêlé d'un peu de fauve et de noir, avec des ondes transversales et noirâtres : elle est de la grandeur du loup, et paroît seulement avoir le corps plus court et plus ramassé. Cet animal sauvage et solitaire demeure dans les cavernes des montagnes, dans les fentes des rochers, ou dans des tanières qu'il se creuse lui-même sous terre : il est d'un naturel féroce; et, quoique pris tout petit, il ne s'apprivoise pas. Il vit de proie comme le loup, mais il est plus fort et paroît plus hardi : il atta- n4 ANIMAUX CARNASSIERS. que quelquefois les hommes; il se jette sur ie bétail ^ suit de près les troupeaux, et souveut rompt dans la nuit les portes des étabîes et les clôtures des berge- ries : ses yeux brillent dans l'obscurité; et Ton pré- tend qu'il voit mieux la nuit que le jour. Si l'on en croit tous les naturalistes, son cri ressemble aux san- «î^lots d'un homme qui vomiroit avec effort, ou plutôt au mugissement du veau, comme le dit Kaemfper, té- moin auriculaire. L'hyène se défend du lion , ne craint pas la pan- thère, attaque l'once, laquelle ne peut lui résister : lorsque la proie lui manque, elle creuse la terre avec les pieds et en tire par lambeaux les cadavres des ani- maux et àes hommes que, dans les pays qu'elle ha- bite, on enterre également dans les champs. On la trouve dans presque tous les climats chauds de l'Afri- que et de l'Asie ; et il paroît que l'animal appelé fa- rasse à Madagascar, qui ressemble au loup par la fi- gure, mais qui est plus grand, plus fort, et plus cruel, pourroit bien être l'hyène. Il y a peu d'animaux sur lesquels on ait fait autant d'histoires absurdes que sur celui-ci. Les anciens ont écrit gravement que l'hyène étoit mâle et femelle al- ternativement ; que quand elle portoit, allaitoit, et élevoit ses petits, elle demeuroit femelle pendant toute l'année; mais que l'année suivante elle repre- noit les fonctions du mâle et faisoit subir à son com- pagnon le sort de la femelle. On voit bien que ce conte n'a d'autre fondement que l'ouverture en forme de fente que le mâle a, comme la femelle, indépen- damment des parties propres de la génération, qui, pour les deux sexes, sont dans l'hyène semblables à l'hyène. ii5 celles de tous les autres animaux. On a dit qu elle savoit imiter la voix huuiaine, retenir le nom des bergers, les appeler, les charmer, les arrêter, les ren- dre immobiles ; faire en même temps courir les ber- gères, leur faire oublier leur troupeau, les rendre folles d'amour, etc Tout cela peut arriver sans l'hyène ; et je finis pour qu'on ne me fasse pas le re- proche que je vais faire à Pline , qui paroît avoir pris plaisir à compiler et raconter ces fables. * Nous donnons ici la figure d'une hyène mâle , qui étoit vivante à la foire Saint-Germain, en 1775, parce que celle que nous avions donnée n'étoit pas cor- recte , par la difficulté qu'eut le dessinateur à la faire mettre en situation de la bien voir. Cette première hyène étoit très féroce, au lieu que celle dont nous donnons ici la figure, ayant été apprivoisée de jeu- nesse , étoit fort douce : car, quoique son maître l'ir- ritât souvent avec un bâton pour lui faire hérisser sa crinière lors du spectacle , l'instant d'après elle ne paroissoit pas s'en souvenir ; elle jouoit avec son maî- tre, qui lui mettoit la main dans la gueule sans en rien craindre. Au reste, cette hyène étant absolu- ment de la même espèce , et toute semblable à celle dont nous avons donné la description , nous n'avons rien à y ajouter, sinon que cette dernière avoit la queue toute blanche sans aucun mélange d'autre cou- leur. Elle étoit un peu plus grande que la première; car elle avoit trois pieds deux pouces, mesurée avec un cordeau, du bout du museau à l'origine de la queue. Elle portoit la tête encore plus baissée qu'elle ne paroît l'être dans le dessin. Sa hauteur étoit de deux pieds trois pouces. Son poil étoit blanc , mêlé et Il6 ANIMAUX CARNASSIERS. rayé de taches noires plus ou moins grandes, tant sur îe corps que sur les jambes. II existe dans la partie du sud de l'île Méroé une hyène beaucoup plus grande et plus grosse que celle de Barbarie , et qui a aussi le corps plus long à pro- portion et le museau plus allonge et plus ressemblant à celui du chien, en sorte qu'elle ouvre la gueule beaucoup plus large. Cet anima! est si fort qu'il en- lève aisément un homme, et l'emporte à une ou deux lieues sans le poser à terre. Il a le poil très rude , plus brun que celui de l'autre hyène; les bandes trans- versales sont plus noires; la crinière ne rebrousse pas du côté de la tête , mais du côté de la queue. M. le chevalier Bruce a observé le premier que cette hyène, ainsi que celle de Syrie et de Barbarie, et probablement de toutes les autres espèces, ont un singulier défaut : c'est qu'au moment qu'on les force à se mettre en mouvement, elles sont boiteuses de la jambe gauche ; cela dure pendant environ une cen- taine de pas, et d'une manière si marquée qu'il sem- ble que l'animal aille culbuter du côté gauche, comme un chien auquel on auroit blessé la jambe gauche de derrière. LA CIVETTE ET LE ZIBET. Viverra Civetta. L. — Viverra Zibetlia. L. La plupart des naturalistes ont cru qu'il n'y avoit qu'une espèce d'animal qui fournît le parfum qu'on ?1 6o lome 16 îanntiet, scuip . 1 1. A CIVETTE _ 2 LA GENE TTE _ 3 LE PE CARI LA CIVEÏTE ET LE ZIBET. II7 appelle la civette : nous avons vu deux de ces animaux qui se ressemblent à la vérité par les rapports essen- tiels de la conformation, tant à l'intérieur qu'à l'ex- térieur, mais qui cependant diffèrent l'un de l'autre par un assez grand nombre d'autres caractères, pour qu'on puisse les regarder comme faisant deux espèces réellement différentes. Nous avons conservé au premier de ces animaux le nom de civette ^ et nous avons donné au second celui de zibet^ pour le distinguer. La civette dont nous donnons ici la fi- gure , nous a paru être la même que la civette décrite par MxM. de l'Académie royale des Sciences, dans les Mémoires pour servir à l' histoire des animaux j, nous croyons aussi qu'elle est la même que celle de Caïus dans Gesner, page 83^, et la même encore que celle dont Fabius Golumna a donné les figures ( tant du mâle que de la femelle) dans l'ouvrage de Jean Fa- ber, qui est la suite de celui de Hernandès. La seconde espèce, que nous appelons le zibet ^ nous a paru être le môme animal que celui qui a été décrit par M. de La Peyronie, sous le nom à' animal du muscj dans les Mémoires de l'Académie des Scien ces y année 1 73 1 : tous deux diffèrent de la civette par les mêmes caractères, tous deux manquent de cri- nière ou plutôt de longs poils sur l'épine du dos : tous deux ont des anneaux bien marqués sur hi queue, au lieu que la civette n'a ni crinière ni an- neaux apparents. Il faut avouer cependant que notre zibet et l'animal du musc de M de La Peyronie ne se ressemblent pas assez pi«rfaitenient pour ne laisser aucun doute sur leur identité d'espèce: les anneaux de la queue du zibet sont plus larges que ceux de BUFFO.'S. XVI. 8 1 1 8 ANIMAUX C A U N A S S I E K S. V animai du musc ; il a'a pas un double collier; il a la queue plus courte à proportion du corps ; mais ces différences nous paroissent légères, et pourroient bien n'être que des variétés accidentelles auxquelles les civettes doivent être plus sujettes que les autres animaux sauvages, puisqu'on les élève et qu'on les nourrit comme des animaux domestiques dans plu- sieurs endroits du Levant et des Indes. Ce qu'il y a de certain, c'est que notre zibet ressemble beaucoup plus à l'animai du musc de M. de La Peyronie qu'à la civette, et que par conséquent on peut les regar- der comme des animaux de même espèce, puisqu'il n'est pas même absolument démontré que la civelte et le zibet ne soient pas des variétés d'une espèce unique, car nous ne savons pas si ces animaux ne pourroient pas se mêler et produire ensemble ; et lorsque nous disons qu'ils nous paroissent être d'es- pèces différentes, ce n'est point un jugement absolu, mais seulement une présomption très forte , puis- qu'elle est fondée sur la différence constante de leurs caractères, et que c'est cette constance des différences qui distingue ordinairement les espèces réelles des simples variétés. L'animal que nous appelons ici civette se nomme ' falanoueh Madagascar, nzime ou nzfusl à Congo, kan- kan en Élbiopie, kastor dans la Guinée. C'est la ci- vette de Guinée : car nous sommes sûrs que celle que nous avons eue avoit été envoyée vivante de Guinée à Saint-Domingue à un de nos correspondants, qui, l'ayant nourrie quelque temps à Saint-Domiiigue , la fit tuer pour nous l'envoyer plus facilement. - Le zibet est vraisemblablement la civette deTAsie, LA CIVETÏE ET LE ZIBET. 1 I9 des Indes orientales et. de l'Arabie, où on la nomme zebet ou zibet^ nom arabe qui signifie aussi le par- fum de cet animal, et que nous avons adopte pour designer Tanimal même ; il difiere de la civette en ce qu'il a le corps plus allongé et moins épais, le mu- seau plus délié, plus plat, et un peu concave à la partie supérieure; au lieu que le museau de la civette est plus gros, moins long et un peu convexe. Il a aussi les oreilles plus élevées et plus larges, la queue plus longue et mieux marquée de taches et d'anneaux, le poil beaucoup plus court et plus mollet : point de crinière, c'est-à-dire de poils plus longs que les au- tres sur le cou ni le long de l'épine du dos; point de noir au dessous des yeux ni sur les joues; caractères particuliers et très remarquables dans la civette. Quelques voyageurs avoient déjà soupçonné qu'il y avoit deux espèces de civettes; mais personne ne les avoit reconnues assez clairement pour les décrire. Nous les avons vues toutes deux; et, après les avoir soigneusement comparées, nous les avons jugées d'es- pèce et peut-être de climat différents. On a appelé ces animaux chats musqués ou chats- civettes; cependant ils n'ont rien de commun avec le chat que l'agilité du corps ; ils ressemblent plutôt au renard, surtout par la têie. Ils ont la robe marquée de bandes et de taches : ce qui les a fait prendre aussi pour de petites panthères par ceux qui ne les ont vus que de loin ; mais ils diffèrent des panthères à tous autres égards. Il y a un animal, €|n'on appelle Vàgenette^^im est taché de même, qui a la tcte à peu près de la même forme , et qui porte , comme la ci- vette, un sac dans lequel se filtre une humeur odo- 120 A N Uî A U X C A li N A S S I E R S. ranle ; mais la genette est plus petite que nos ciVettes; elle a les jambes beaucoup plus courtes et le corps bien plus mince : son parfum est très foible et de peu de durée; au contraire, le parfum des civettes est très fort : celui du zibet est d'une violence extrême, et plus vif encore que celui de la civette. Ces liqueurs odorantes se trouvent dans l'ouverture que ces deux animaux ont auprès des parties de la génération : c'est une humeur épaisse, d'une consistance sem- blable à celle des pommades, et dont le parfum, quoique très fort, est agréable au sortir môme du corps de l'animal. Il ne faut pas confondre celte ma- tière des civettes avec le musc, qui est une humeur sanguinolente qu'on tire d'un animal tout différent de la civette ou du zibet : cet animal qui produit le musc est une espèce de chevreuil sans bois ou de chèvre sans cornes, qui n'a rien de commun avec les civettes que de fournir, comme elles, un parfum violent. Ces deux espèces de civettes n'avoient donc jamais été nettement distinguées l'une de l'autre ; toutes deux ont été quelquefois confondues avec les belettes odorantes^, la genette, et le chevreuil du musc; on les a prises aussi pour l'hyène. Belon, qui a donné une figure et une description de la civette, a pré- tendu que c'étoit l'hyène des anciens : son erreur est d'autant plus excusable , qu'elle n'est pas sans fonde- ment ; el il est sûr que la plupart des fables que les 1. Aldrovaude a dit que la belette odorante , qu'on appelle à la Vir- ginie cœsam , éloit la civette. ( Aldr. , de quadrop. digit., p. Z^'2.) Cette erreur a été adoptée par llans Sloaiie, qui , dans son Histoire de la Ja. maîf/ue, dit qu'il y a des civettes à la Virginie. LA CIVlilTTK I:T LE ZIBET. 121 anciens onl débitées sur l'hyène ont été prises de la civette : les philtres qu'on tiroit de certaines parties de l'hyène, la force de ces philtres pour exciter à l'amour, indiquent assez la vertu stimulante que l'on connoît à la pommade de civette dont on se sert en- core à cet effet en Orient. Ce qu'ils ont dit de l'in- certitude du sexe dans l'hyène convient encore mieux à la civette : car le maie n'a rien d'apparent au de- hors que trois ouvertures tout-à-fait pareilles à celles de la femelle, à laquelle il ressemble si fort par ces parties extérieures qu'il n'est guère possible de s'as- surer du sexe autrement que par la dissection : l'ou- verture au dedans de laquelle se trouve la liqueur ou plutôt l'humeur épaisse du parfum est entre les deux autres et sur une môme ligne droite qui s'étend de l'os sacrum au pubis. Une autre erreur qui a fait beaucoup plus de pro- grès que celle de Belon, c'est celle de Grégoire de Bolivar, au sujet des climats où se trouve l'animal civette: après avoir dit qu'elle est commune aux Indes orientales et en Afrique, il assure positivement qu'elle se trouve aussi, et même en très grand nombre, dans toutes les parties de l'Amérique méridionale. Cette assertion, qui nous a été transmise par Faber, a été copiée par Aldrovande, et ensuite adoptée par tous ceux qai ont écrit sur la civette : cependant il est certain que les civettes sont des animaux des climats les plus chauds de l'ancien continent, qui n'ont pu passer par le nord pour aller dans le nouveau, et que réellement et dans le fait il n'y a jamais eu en Amé- rique d'autres civettes que celles qui y ont été trans- portées des îles Philippines et des côtes d'Afrique, I.'2 2 ANIMAUX C A R N A SSÏ El' S. CoDime celte assertion de Bolivar est positive , et que la mienne n'est que négative, je dois donner les rai- sons particulières par lesquelles on peut prouver la fausseté du fait. Je cite ici les passages de Faber en entier^, pour qu'on soit en état d'en juger, ainsi que des remarques que je vais faire à ce sujet : i° La fi- gure donnée par Faber (page 558) lui avoit été lais- sée par Recchi , sans description ^ : cette figure a pour inscription : Animal zibethlcam americanum ; elle ne ressemble point du tout à la civette ni au zibet, et représente plutôt un blaireau. 2° Faber donne la de- scription et les figures de deux civettes, lune femelle et l'autre mâle, lesquelles ressemblent à notre zibet; 1. « Hoc animal ( zibethicam scilicet) nascitui' in multislndiae orien- » talis otque occideiitalis parlibus, cujusmodi in oriental] suut pro- » vinciae Bengala , Ce^iaa , Sumatra , Java major et minor, Malipur, ac » plures aliae In Kova-Hivspania vero sunt provincise de Quatemala , » Cau)pege , Nicaragua , de Vera-Cruce , Florida , et magna illa insula » Sancli Dominici ant Hispaniola , Cuba, Mantalino, Guadalupa et » aliae... Tn regno Peruano animal hoc magna copia reneritur, in Para- » guay, Tucuman , Cliiraguanas , Sancta-Cruce de la Sierra, Yungas , » Andes, Chiachiapoias, Quizos , Timana, Novo Regno, et in omni- » bus provinciis magno flumine Maragnone confînibus , quae cii'ca hoc » fere sine numéro ad duo leucarum milia sunt extensae. Multo ad- » hue plura ejusmodi animalia nascunlur in Brasilia , ubi mercalura » vel cambium zibethi siye algaliae exercitalur. » [ Novœ-Hisp. anim. Nardi Antonii Recchi imaginas et nomina, Joanîiis Fabri Lyncei exposi- tione, p. 539. ) 2. Voici ce que dit Faber dans sa préface, au sujet de ses com- imentaires sur les animaux dont il -va traiter : « Non itaque sis nescius , » hos in animalia quos modo commentarios edimus, niera nostra » conscriptos esse industria ac conjectura, ad quasnam animantium B nostrorum species illa reduci possint, quum in autographe, praeter » nudum nomen et exactam picturam , de historia nihil quidem repe- » riatur. C p. 465). » LA CIVETTE ET LE ZIBET. 120 mais ces civettes ne sont pas le même animal^ que celui (le la première figure; et les deux secondes ne représentent point des animaux d'Amérique , mais des civettes de l'ancien continent, que Fabius Co- Inmna, confrère de Faber à l'Académie de Lyncei, avoit fait dessiner à Naples, et desquelles il lui avoit envoyé la description et les figures. 5° Après avoir cité Grégoire de Bolivar au sujet des climats où se trouve la civette, Faber finit par admirer la grande mémoire de Bolivar^, et par dire qu'il a entendu de sa bouche ce récit avec toutes ces circonstances. Ces trois re- marques sutBroient seules pour rendre très suspect le prétendu animal zlbetldcum amerlcanum ^ aussi bien que les assertions de Faber, empruntées de Bolivar; mais ce qui achève de démontrer l'erreur, c'est que Ton trouve, dans un petit ouvrage de Fernandès sur les animaux d'Amérique , à la fin du volume qui con- tient V Histoire naturelle du Mexique de Fernandès, de Recchi et de Faber; que l'on trouve, dis-je (chap. xxiv, page 11), un passage qui contredit formellement Bolivar, et où Fernandès assure que la civette n'est point un animal naturel à l'Amérique; mais (pie de 1. Faber est oblig»^ de dire luî-môme que ces figures ne se ressem- blent pas. « Quantum hiec icon ab illa mexicana différât, ij)sa pagina » ostendit. Ego ciimatis et regionis differenliam plurimum posse non » ncgo ( p. 58i ). » 2. « Miror profecto Gregorii nostri summam in animalium perquisi- » tione iudustriam et tenacissimam eorum quae vidit uuquam memo- » riam. Jure tibi, mi lector, haîc omnia quae hactenus ipsius ab ore et » scriplis hausi, el posthac dicturus sum piura rarioraque illius ipsum » ope libri memoriter descripsisse, et per compendium quodam modo » (quum inter colloquia protractiora et jam piura afferat) tantum » coutraxipse (p. 5^0 ). » 12.4 A.XIMÂUX CARNA SSÎElîS. son temj3S ion avoit commencé à en amener quel- ques unes des îles Philippines à la Nouvelle-Espagne,. Enfin, en réunissant ce témoignage positif de Fer- nandès avec celui de tous les voyageurs^ qui disent que les civettes sont en eflet très communes aux îles Philippines, aux Indes orientales, en Afrique, et dont aucun ne dit en avoir vu en Amérique, on ne peut plus douter de ce que nous avons avancé dans notre énumération des animaux des deux continents; et il restera pour certain, quoique tous les natura- listes aient écrit le contraire, que la civette n'est point un animai naturel de l'Amérique, mais un ani- mal particulier et propre aux climats chauds de Tan- cien continent, et qui ne s'est jamais trouvé dans le nouveau qu'après y avoir été transporté. Si je n'eusse pas moi-même été en garde contre ces espèces de méprises qui ne sant que trop fréquentes, nous au- rions donné notre civette pour un animal américain, parce qu'elle nous étoit venue de Saint-Domingue; mais ayant recherclié le mémoire et la lettre de M. Pages, qui nous l'avoit envoyée, j'y ai trouvé qu'elle étoit venue de Guinée. J'insiste sur tous ces faits particuliers comme sur autant de preuves du fait général de la diflérence réelle qui se trouve entre ^ous les animaux des parties méridionales de chaque continent. La civette et le zibet sont donc tous deux des ani- maux de l'ancien continent; elles n'ont entre elles que les différences extérieures que nous avons indi- quées ci-devant : celles qui se trouvent dans leurs parties intérieures et dans la structure des réservoirs qui contiennent le parfum ont été si bien indiquées ^ LA CIVETTE ET LE ZIBET. IsS et les réservoirs eux-mêmes décrits avec tant de soins par MM. Morand et de La Peyronie, que je ne pour- rois que répéter ce qu'ils en disent. Et à l'égard de ce qu'il nous reste à exposer au sujet de ces deux animaux, comme ce sont ou des choses qui leur sont communes, ou des faits qu'il seroit bien difficile d'appliquer à l'un plutôt qu'à l'autre, nous avons cru devoir réunir le tout dans un seul et même article. Les civettes (c'est-à-dire la civette et le zibet , car je me servirai maintenant de ce mot au pluriel pour les indiquer toutes deux); les civettes, dîs-je, quoi- que originaires et natives des climats les plus chauds de l'Airique et de l'Asie, peuvent cependant vivre dans les pays tempérés et môme froids, pourvu qu'on les défende avec soin des injures de l'air, et qu'on leur donne des aliments succulenls et choisis; on en nourrit en assez grand nombre en Hollande, où l'on fait commerce de leur parfum. La civette faite à Ams- terdam est préférée par nos commerçants à celle qui vient du Levant ou des Indes, qui est ordinairement moins pure : celle qu'on tire de Guinée seroit la meilleure de toutes, si les Nègres, ainsi que les In- diens et les Levantins, ne la falsilioient en y mêlant des sucs végétaux, comme du ladanum, dustorax, et d'autres drogues balsamiques et odoriférantes. Pour recueillir ce parfum , ils mettent l'animal dans une cage étroite où il ne peut se tourner ; ils ouvrent laçage par le bout, tirent l'animal par la queue, le contraignent à demeurer dans cette situation , en mettant un bâton à travers les barreaux de la cage , au moyen duquel ils gênent \es jambes de derrière; ensuite ils font entrer une petite cuiller dans le sac 1 2() A N I.M A U X CA 11 X ASSIE H S. qui contient le parfum; ils raclent avec soin toutes les parois intérieures de ce sac , etmettentla matière qu'ils en tirent dans un vase qu'ils couvrent avec soin. Cette opération se répète deux ou trois fois par se- maine. La quantité de l'humeur odorante dépend beaucoup de la qualité de la nourriture et de l'appé- tit de l'animal; il en rend d'autant plus qu'il est mieux et plus délicatement nourri : de la chair crue et hachée, des œufs, du riz, de petits animaux, des oiseaux, de ia jeune volaille , et surtout du poisson, sont les mets qu'il faut lui offrir et varier de manière à entretenir sa santé et exciter son goût; il lui faut très peu d'eau ; et, cjuoiqu'il boive rarement, il urine fréquemment, et l'on ne distingue pas le mfde de la femelle à leur manière de pisser. Le partum de ces animaux est si fort, qu'il se com- munique à toutes les parties de leur corps : le poil en est imbu et le corps pénétré au poijit que l'odeur s'en conserve long-temps après leur mort, et que de leur vivant l'on ne peut en soutenir la violence , sur- tout si l'on est renfermé dans le même lieu. Lors- qu'on les échaufl'e en les irritant, l'odeur s'exalte en- core davantage; et si on les tourmente jusqu'à les faire suer, on recueille la sueur, qui est aussi très parfumée et qui sert à falsifier le vrai parfum, ou du moins à en augmenter le volume. Les civettes sont naturellement farouches et même un peu féroces; cependant on les apprivoise aisé- ment, au moins assez pour les approcher et les ma- nier sans grand danger. Elles ont les dents fortes et tranchantes , mais leurs ongles sont foibles et émous- sés. Elles sont agiles et même légères, quoique leur LA CIVETTE ET LE ZllîET. I27 corps soit assez «'pais; elles sautent comme les chats, et peuvent aussi courircomuie leschiens. Elles vivent de chasse, surprennent et poursuivent les petits ani- maux, les oiseaux; elles cherclient, comme les re- nards, à entrer dans les basses-cours pour emporter les volailles. Leurs yeux brillent la nuit, et il est à croire qu'elles voient dans l'obscurité. Lorsque les animaux leur manquent, elles mangent des racines et des fruits; elles boivent peu et n'habitent pas dans les terres humides; elles se tiennent volontiers dans les sables brûlants et dans les montagnes arides. Elles produisent vn assez grand nombre dans leur climat; mais quoiqu'elles puissent vivre dans les régions tem- pérées, et qu'elles y rendent, comme dans leur pays natal, leur liqueur parfumée, elles ne peuvent y multiplier. Elles ont la voix plus forte et la langue moins rude que le chat : leur cri ressemble assez à celui d'un chien en colère. On appelle en françois civette _, l'humeur onctueuse et parfumée que l'on tire de ces animaux; on l'ap- pelle zibet ou algalia en Arabie, aux Indes et dans le Levant, où Ion en fait un plus grand usage qu'en Europe. On ne s'en sert presque plus dans notre médecine : les parfumeurs et les confiseurs en em- ploient encore dans le mélange de leurs parfums. L'odeur de la civette, quoique violente, est plus suave que celle du musc : toutes deux ont passé de mode lorsqu'on a connu l'ambre, ou plutôt dès qu'on a su le préparer; et l'ambre même, qui étoit, il n'y a pas long-temps, l'odeur par excellence, le parfum le plus exquis et le plus noble, a perdu de sa vo- gue, et n'est plus du goût de nos gens délicats. \2S ANIMAUX CAUNASSIKRS. *M. de Ladebat a envoyé, en 1772, à M. Bertin, ministre et secrétaire d'Etat, une civette vivante. Cet animal avoit été donné par le gouverneur hollandois du fort de la Mine, sur la côte d'Afrique, au capi- taine d'un des navires de M. de Ladebat père, en 1770. Elle fut débarquée à Bordeaux, au mois de no- vembre 1772. Elle arriva très foible ; mais, après quelques jours de repos, elle prit des forces, et au bout de cinq à six mois, elle a grandi d'environ qua- tre pouces. On Ta nourrie avec de la chair crue et cuite, du poisson, de la soupe, du lait. On a eu soin de la tenir chaudement pendant l'hiver : car elle pa- roît beaucoup souffrir du froid, et elle devient moins méchante lorsqu'elle y est exposée. »l»»»g»gO»V^'&»t.»8i8<»C»Cig't»0»t«*i8O»C'8i»»t'8< * LA GENETTE*. Viverra Genetta, L. La genette est un plus petit animal que les civettes; elle a le corps allongé, les jambes courtes, le museau pointu, la tête efîilée, le poil doux et mollet, d'un gris cendré, brillant et marqué de taches noires, rondes et séparées sur les côtés du corps, mais qui se réunissent de si près sur la partie du dos, qu'elles paroissent former des bandes noires continues qui s'étendent tout le long du corps; elle a aussi sur le cou et le long de l'épine du dos une espèce de cri-» 1. La geneUe ; en espagnol , genetta. LA GENETTE. 1 29 nièi e ou de poil plus long qui forme une bande noire et continue , depuis la tête jusqu'à la queue , laquelle est aussi longue que le corps, et marquée de sept ou huit anneaux alternativement noirs et blancs sur toute sa longueur : les taches noires du cou sont en forme de bandes^ et l'on voit au dessous de chaque œil une marque blanche très apparente. La genette a sous la queue , et dans le même endroit que les ci- vettes, une ouverture ou sac dans lequel se filtre une espèce de parfum, mais foible et dont l'odeur ne se conserve pas. Elle est un peu plus grande que la fouine, qui lui ressemble beaucoup par la forme du corps aussi bien que par le naturel et par les lia- bitudes, seulement il paroît qu'on apprivoise la ge- nette plus aisément : Belon dit en avoir vu dans les maisons à Constantinople, qui étoient aussi privées que des chats, et qu'on iaissoit courir et aller par- tout sans qu'elles fissent ni mal ni dégât. On les a appelées cliats de Constantinople ^ chats d'Espagne^, ckats-genettes ; elles n'ont cependant rien de commun avec les chats que l'art d'épier et de prendre les sou- ris : c'est peut-être parce qu'on ne les trouve guère que dans le Levant et en Espagne qu'on leur a donné le surnom de leur pays ; car le nom même de genette ne vient point des langues anciennes, et n'est proba- blement qu'un nom nouveau pris de quelque lieu planté de genêt , qui , comme l'on sait, est fort com- mun en Espagne, où l'on appelle aussi genêts des chevaux d'une certaine race. Les naturalistes préten- dent que la genette n'habite que dans les endroits humides et le long des ruisseaux, et qu'on ne îa trouve ni sur les montagnes ni dans les terres arides. \Ô0 A IN IM Alix CAUNASSIEUS. L'espèce n'en est pas nombreuse, da moins elle n'est pas fort répandue ; il n'y en a point en France ni dans aucune auîre province de l'Europe, à l'exception de l'Espagne et de îa Turquie. Il lui faut donc un cli- mat chaud pour subsister et se multiplier : néan- moins il ne paroît pas qu'elle se trouve dans les pays les plus chavsds de l'Afrique et des Indes ; car la fos- sane , qu'on appelle genette de Madagascar^ est une espèce différente, de laquelle nous parlerons dans l'article suivant. La peau de cet animal fait une fourrure légère et très jolie : les mancbons de genette étoient à la mode il y a quelques années, et se vendoient fort cher; mais, comme on s'est avisé de les contrefaire en pei- gnant de taches noires des peaux de lapins gris , le prix en a baissé des trois quarts, et la mode en est passée. * J'ai dit. à l'article de la genelle, que l'espèce n'en est pas fort répandue; qu'il n'y en a point en France ni dans aucune province de l'Europe, à l'exception de l'Espagne et de la Turquie. Je n'étois pas alors in- formé qu'il se trouve des genettes dans nos provinces méridionales, et qu'elles sont assez communes en Poitou, où elles sont connues sous le nom de genettes^ même par les paysans, qui assurent qu'elles n'habi- tent que les endroits humides et le bord des ruis- seaux. . M. l'abbé Roubaud, auteur de la Gazette d'Agri- culture et de plusieurs autres ouvrages utiles, est le premier qui ait armoncé au public que cet animal existoit en France dans son état de liberté; il m'en a môme envoyé une, cette année 177^, au mois LA CENETTi:. lOi d'avril , qui avoit été tuée à Civray en Poitou , et c'est bien ie même animal que la genettc d'Espagne , à quelques variétés près dans les couleurs du poil. Il se trouve aussi des genetles dans les provinces voisines. « Depuis trente ans que j'habite la province de wRouergue, m'écrit M, Delpèche, J'ai toujours vu A les paysans apporter des genettes mortes, surtout » en hiver, chez un marchand qui m'a dit qu'il y en » avoit peu , mais qu'elles habitoient aux environs de » la ville de Yillefranche , et qu'elles demeuroient » pendant l'hiver dans des terriers, à peu près comme » les lapins. Je pourrois en envoyer de mortes s'il » étoit nécessaire. « Nous donnons ici la description d'une genette qui nous a paru différer assez de la genette d'Espagne, pour mériter d'être décrite. On lamontroit àlafoire Saint-Germain en 1772; eile éloit farouche et cher- choit à mordre. Son maître la tenoit dans une caî2:e ronde et étroite, en sorte qu'il étoit a^sez difficile de la dessiner. On ne la nourrissoit que de viande. Elle avoit la physionomie et tous les principaux caractères de la genette, la tète longue et fine, le museau al- longé et avancé sur la mâchoire inférieure , l'œil grand, la pupille étroite, les oreilles rondes, le poil de la tête et du corps moucheté , la queue longue et velue. Elle étoit un peu plus grosse que celle d'Es- pagne , quoiqu'elle fut encore jeune; car elle avoit grandi assez considérablement en trois ou quatre mois. INous n'avons pu savoir de quel pays elle venoit; son maître l'avoit achetée à Londres sept ou huit mois auparavant. C'est un animal vif et siins cesse en mouvement, et qui ne se repose qu'en dormant. 152 ANIMAUX CARNASSIERS. (]etle genette avoit vingt pouces de longueur sur sept pouces et demi de hauteur; elle avoit le dessus du cou plus fourni de poil que l'autre genette; ce- lui de tout le corps est aussi plus long ; les anneaux circulaires de la queue sont moins distincts, et même il n'y a point d'anneaux du tout au delà du tiers de la queue : les moustaches sont beaucoup plus grandes, noii^s, longues de deux pouces sept lignes, couchées sur les joues et non droites et saillantes comme dans les chats ou les tigres, le nez noir et les narines très arquées : au dessus du nez s'élend une raie noire qui se prolonge entre les yeux, laquelle est accompagnée de deux bandes blanchâtres; il y a une tache blanche au dessus de l'œil et une bande blanche au dessous : les oreilles sont noires, mais plus allongées et moins larges à la base que les oreilles de la première genette; le poîi du corps est d'un blanc gris , mêlé de grands poils noirs dont le reflet paroît former des ondes noires : le dessus du dos est rayé et moucheté de noir; le reste du corps moucheté de même, mais d'un noir plus foible : le dessous du ventre blanc, les jambes et les cuisses noires, les pattes courtes; cinq doigts à chaque pied, les ongles blancs et cro- chus; la queue longue de seize pouces, grosse de deux pouces à l'origine : dans le premier tiers de sa longueur, elle est de la couleur du corps, rayée de petits anneaux noirs assez mal terminés; les deux au- tres tiers de la queue sont tout noirs jusqu'à l'extré- mité. pieds. pouc. lig. Longueur du bout du museau à l'angle extérieur de l'œil » i 8 Ouverture d'un angle à l'autre > » y LA GE NETTE. 100 pied, poue. lign. Distance entre les angles extérieurs des yeux. . . » » 1 1 Distance entre l'angle postérieur de l'œil à l'oreille. » » ii Longueur de l'oreille » i 5 Largeur à la base » i » LA GENETTE DU CAP DE BONNE-ESPÉRANCE*. M. Sonnerat, coiTespondant du Cabinet, nous a envoyé le dessin d'un animal sous la dénomination de chat musqué du cap de Bonne-Espérance ^ mais qui nous paroît être du genre des genettes. Par la com- paraison que nous en avons faite avec celle de la ge- nette de France, déjà donnée dans ce volume, et avec la genette d'Espagne , elle nous paroît avoir plus de rapport avec celle-ci ; cependant cette genette du Cap en diffère par la couleur du poil, qu'elle a beau- coup plus blanc; elle n'a pas, comme l'autre, une tache blanche au dessous des yeux, parce que sa tête est entièrement blanche , tandis que la genette d'Es- pagne a les joues noires , ainsi que le dessus du mu- seau. Les taches noires du corps, dans cette genette du Cap, sont aussi différemment distribuées; et comme les terres du cap de Bonne-Espérance sont fort éloignées de l'Espagne et de la France, où se trouvent ces deux premiers animaux, il nous paroît que ce troisième animal que l'on a rencontré à l'ex- 1. C'est la même que la genette d'Europe. UUFFON. XYI. 9 l54 ANIxMAUX CAUNASSIEUS. Irémltë de l'iVirique, doit être regardé comme une espèce différente, plutôt que comme une variété de nos genettes d'Europe. L'ONDATRA ET LE DESMAN. Fiber zibcticus, DeSiAI. — Mygale înoscovitica. Geoffh. L'ondatra et le desman sont deux animaux qu'il ne faut pas confondre, quoiqu'on les ait appelés tous deux rats musqués^ et qu'Usaient quelques caractères communs; il faut aussi les distinguer du pilori ou rat musqué des x4.ntilles : ces trois animaux sont d'es- pèces et de climats différents; l'ondatra se trouve en Canada, le desman en Laponie , en Moscovie, et le pilori à la Martinique et dans les autres îles An- tilles. L'ondatra ou rat musqué du Canada diffère du desman, en ce qu'il a les doigts des pieds tous sépa- rés les uns des autres , les yeux très apparents et le museau fort court : au lieu que le desman , ou rat musqué de Moscovie, a les pieds de derrière réunis par une membrane, les yeux extrêmement petits, le museau prolongé comme la musaraigne. Tous deux ont la queue plate, et ils diffèrent du pilori ou rat musqué des Antilles, par cette conformation et par plusieurs autres caractères. Le pilori a la queue assez courte, cylindrique comme celle des autres rats, au lieu que l'ondatra et le desman l'ont tous deux fort B56. Toxae 16. Pano net, scalp 1 .LE CAS TOK -Q, l.E DT^-SMAN _ 3 .ï/OT^D OJSTTRA _ 4. . LE CABIAI . l'ondatra et le desman. i35 longue. L'ondatra ressemble, par la tête, au rat d'eau, et le desman à la musaraigne. On trouve dans les Mémoires de l'AcadémiCj année 1726, une description très ample et très bien faite de l'ondatra, sous le nom de rat musqué, M. Sarrasin, médecin du roi à Québec et correspondant de l'Aca- démie, s'est occupé à disséquer un grand nombre de ces animaux, dans lesquels il a observé des choses singulières. î\ous ne pouvons pas douter, en compa- rant sa description avec la nôtre, que ce rat musqué du Canada dont il a donné la description, ne soit notre ondatra, c'est-à-dire l'animal dont nous don- nons ici la figure. L'ondatra est de la grosseur d'un petit lapin et de la forme d'un rat. Il a la tête courte et semblable à celle du rat d'eau, le poil luisant et doux avec un duvet fort épais au dessous du premier poil, à peu près comme le castor. Il a la queue longue et cou- verte de petites écailles , comme celle des autres rats , mais elle est d'une forme différente : la queue des rats communs est à peu près cylindrique, et diminue de grosseur depuis l'origine jusqu'à l'extrémité ; celle du rat musqué est fort aplatie vers la partie du milieu jusqu'à l'extrémité, et un peu plus arrondie au com- mencement, c'est-à-dire à l'origine : les faces apla- ties ne sont pas horizontales, mais verticales; en sorte qu'il semble que la queue ait été serrée et com- primée des deux côtés dans toute sa longueur. Les doigts des pieds ne sont pas réunis par des membra- nes; mais ils sont garnis de longs poils assez serrés qui suppléent en partie l'effet de la membrane, et donnent à l'animai plus de facilité pour nager. Il a les l5G ANIMAUX CAllNASSIEKS. oreilles très courtes, et non pas nues comme le rat domestique, mais bien couvertes de poils en dehors et en dedans ; les yeux grands et de trois lignes d'ou- verture : deux dents incisives d'environ un pouce de long dans la mâchoire inférieure, et deux autres plus courtes dans la mâchoire supérieure : ces quatre dents sont très fortes, et lui servent à ronger et à couper le bois. Les choses singulières que x\I. Sarrasin a observées dans cet animal sont : i** la force et la grande expan- sion du muscle peaacier ^ qui fait que l'animal, en contractant sa peau , peut resserrer son corps et le réduire à un plus petit volume; 2° la souplesse des fausses côtes, qui permet cette contraction du corps, laquelle est si considérable que le rat musqué passe dans des trous où des animaux beaucoup plus pelit-^ ne peuvent enlrer; 5" la manière dont s'écoulent les urines dans les femelles; car l'urètre n'aboutit point, comme dans les autres quadrupèdes , au dessous du clitoris, mais à une éminence velue située sur l'os pubis; et cette éminence a un orifice particulier qui sert à l'éjection des urines : organisation singulière qui ne se trouve que dans quelques espèces d'ani- maux, comme les rats et les singes, dont les femelles ont trois ouvertures. On a observé que le castor est le seul des quadrupèdes dans lequel les urines et les excréments aboutissent également à un réceptacle commun qu'on pourroit comparer au cloaque des oiseaux. Les femelles des rats et des singes sont peut- être les seules qui aient le conduit des urines et l'ori- lice par où elles s'écoulent absolument séparés des parties de la génération ; cette singularité n'est que l l'ondatra et le DESMAN. l3l dans les femelles; car dans les mâles de ces mêmes espèces l'urètre aboutit à Textrémité de la verge , comme dans toutes les autres espèces de quadru- pèdes. M. Sarrasin observe : 4'' ^"^ les testicules , qui, comme dans les autres rats, sont situés des deux côtés de l'anus, deviennent très gros dans le temps du rut pour un animal aussi petit : gros^ dit-il , comme des noix muscades ; mais qu'après ce temps ils dimi- nuent prodigieusement et se réduisent au point de n'avoir pas plus d'une ligne de diamètre; que non seulement ils changent de volume, de consistance et de couleur, mais même de situation d'une manière marquée. Il en est de môme des vésicules séminales, des vaisseaux déférents, etc. : toutes ces parties de la génération s'oblitèrent presque entièrement après la saison des amours. Les testicules, qui dans ce temps étoient au dehors et fort proéminents, rentrent dans l'intérieur du corps; ils sont attachés à la membrane adipeuse , ou plutôt ils y sont enclavés, ainsi que les autres parties dont nous venons de parler. Cette membrane s'étend et s'augmente par la surabondance de la nourriture jusqu'au temps du rut : les parties de la génération, qui semblent être des appendices de cette membrane, se développent, s'étendent, se gonflent , et acquièrent alors toutes leurs dimensions ; mais lorsque cette surabondance de nourriture est épuisée par des coïts réitérés, la membrane adipeuse, qui maigrit, se resserre, se contracte, et se retira peu à peu du côté des reins; en se retirant elle en- traîne avec elle les vaisseaux déférents, les vésicules séminales, les épididymes, et les testicules, qui de- viennent légers, vides el ridés au point de n'être plus l58 ANIMAUX GARN ASSIliRS. reconnoissables. Il en est de uiême des vésicules sé- minales, qui, dans le temps de leur gonflement, ont un pouce et demi de longueur, et ensuite sont ré- duites, ainsi que les testicules, à une ou deux lignes de diamètre. 5°Les follicules qui contiennent le musc ou le parfum de cet animal sous la forme d'une hu- meur laiteuse, et qui sont voisins des parties de la génération, éprouvent aussi les mêmes changements ; ils sont très gros, très gonflés : leur parfum très fort, très exalté, et même très sensible à une assez grande distance, dans le temps des amours; ensuite ils se rident, ils se flétrissent, et enfin s'oblitèrent en en- tier. Ce changement , dans les follicules qui contien- nent le parfum , se fait plus promptement et plus complètement que celui des parties de la génération : ces follicules, qui sont communs aux deux sexes, contiennent un lait fort abondant au temps du rut; . ils ont des vaisseaux excréteurs qui aboutissent dans le mâle à l'extrémité de la verge, et vers le clitoris dans la femelle , et cette sécrétion se fait et s'évacue à peu près au même endroit que l'urine dans les au- tres quadrupèdes. Toutes ces singularités, qui nous ont été indiquées par M. Sarrasin, étoient dignes de l'attention d'un habile anatomiste ; et l'on ne peut assez le louer des soins réitérés qu'il s'est donnés pour constater ces espèces d'accidents de la nature, et pour voir ces changements dans toutes leurs périodes. Nous avons déjà parié de changements et d'altérations à peu près semblables à celles-ci dans les parties de la généra- tion du rat d'eau, du campagnol et de la taupe. Voilà donc des animaux quadrupèdes qui, par tout le reste L ONDATRA ET LE DESMAN. IJQ Je la conformation , ressemblent aux autres quadru- |)èdes , desquels cependant les parties de la généra- tion se renouvellent et s'oblitèrent chaque année à peu près comme les laitances des poissons et comme les vaisseaux séminaux du calmar, dont nous avons décrit les changements, l'anéantissement et la repro- duction : ce sont là de ces nuances par lesquelles la nature rapproche secrètement les êtres qui nous pa- roissent les plus éloignés : de ces exeaiples rares, de ces instances solitaires qu'il ne faut jamais perdre de vue, parce qu'elles tiennent au système général de I organisation des êtres, et qu'elles en réunissent les points les plus éloignés. Mais ce n'est point ici le lieu de nous étendre sur les conséquences générales qu'on peut tirer de ces faits singuliers, non plus que sur les rapports immédiats qu'ils ont avec notre théorie de la génération : un esprit attentif les sentira d'avance ; et nous amons bientôt occasion de les présenter avec plus d'avantage, en les réunissant à la masse totale des autres faits qui y sont relatifs. Comme l'ondatra est du même pays que le castor, que comme lui il habite sur les eaux, qu'il est en petit à peu près de h môme figure, de la môme cou- leur, et du même poil , on les a souvent comparés Tun à l'autre; on assure même qu'au premier coup d'œil on prendroit un vieux ondatra pour un castor qui n'auroit qu'un mois d'âge; ils diffèrent cependant assez par la forme de la queue, pour qu'on ne puisse s'y méprendre; elle est ovale et plate horizontale- ment dans le castor; elle est très allongée et plate verticalement dans l'ondatra. Au reste, ces animaux se ressemblent assez par le naturel et l'instinct. Les l/jO ANIMAUX CARNASSIERS ondatras, comme les casto s, vivent en société pen- dant l'hiver; ils font de petites cabanes d'environ deux pieds et demi de diamètre et quelquefois plus grandes, où ils se réunissent plusieurs familles en- semble : ce n'est point, comme les marmottes, pour y dormir pendant cinq ou six mois, c'est seulement pour se mettre à l'abri de la rigueur de l'air : ces ca- banes sont rondes et couvertes d'un dôme d'un pied d'épaisseur; des herbes, des joncs entrelacés, mêlés avec de la terre grasse qu'ils pétrissent avec les pieds, sont leurs matériaux. Leur construction est impéné- trable à l'eau du ciel, et ils pratiquent des gradins en dedans pour n'être pas gagnés par l'inondation de celle de la terre. Cette cabane, qui leur sert de re- traite, est couverte, pendant l'hiver, de plusieurs pieds de glace et de neige, sans qu'ils en soient in- commodés. Ils ne font pas de provision pour vivre , comme les castors; mais ils creusent des puits et des espèces de boyaux au dessous et alentour de leur de- meure pour chercher de l'eau et des racines. Ils pas- sent ainsi l'hiver fort tristement, quoiqu'en société, car ce n'est pas la saison de leurs amours; ils sont privés, pendant tout ce temps, de la lumière du ciel : aussi, lorsque l'haleine du printemps commence à dissoudre les neiges et à découvrir les sommets de leurs habitations, les chasseurs en ouvrent le dôme , les offusquent brusquement de Ly lumière du Jour, et assomment ou prennent tous ceux qui n'ont pas eu le temps de gagner les galeries souterraines qu'ils se sont pratiquées et qui leur servent de derniers re- tranchements, où on les suit encore; car leur peau est précieuse et leur chair n'est pas mauvaise à man- l'ondatra et le DESMAN. l/jl ger. Ceux qui échappent à la main du chasseur quit- tent leur habitation à peu près dans ce temps ; ils sont errants pendant leté, mais toujours deux à deux; car c'est le temps des amours. I!s vivent d'herbes, et se nourrissent largement des productions nouvelles que leur offre la surface de la terre : la membrane adipeuse s'étend, s'augmente, se remplit par la sura- bondance de cette bonne nourriture ; les follicules se renouvellent, se remplissent aussi : les parties de la génération se dérident , se gonflent ; et c'est alors que ces animaux prennent une odeur de musc si forte , qu'elle n'est pas supportable : cette odeur se fait sen- tir de loin; et, quoique suave pour les Européens, elle déplaît si fort aux sauvages, qu'ils ont appelé puante une rivière sur les bords de laquelle habitent en grand nombre ces rats musqués, qu'ils appellent aussi rats puants. Ils produisent une fois par an, et cinq ou six petits à la fois : la durée de la gestation n'est pas longue , puisqu'ils n'entrent en amour qu'au commencement de l'été, et que les petits sont déjà grands au mois d'octobre, lorsqu'il faut suivre leurs père et mère dans la cabane qu'ils construisent de nouveau tous les ans; car on a remarqué qu'ils ne reviennent point à leurs anciennes habitations. Leur voix est une es- pèce de gémissement que les chasseurs imilent pour les piper et pour les faire approcher : leurs dents de devant sont si fortes et si propres à ronger, que quand on enferme un de ces animaux dans une caisse de bois dur , il y fait en très peu de temps un trou assez grand pour en sortir ; et c'est encore une de ces fa- cultés naturelles qu'il a communes avec le castor. }l\2 ANIMAUX CARNASSIEllS. que nous n'avons pu garder enferme quen doublant de fer-blanc la porte de sa loge. L'ondatra ne nage ni aussi vite ni aussi long-temps que le castor; il va plus souvent à terre ; il ne court pas bien, et marcbe encore plus mal en se berçant à peu près comme une oie. Sa peau conserve une odeur de musc qui fait qu'on ne s'en sert pas volontiers pour fourrure; mais on emploie le second poii ou duvet dans la fabrique des chapeaux. Ces animaux sont peu farouches, et, en les prenant petits, on peut les apprivoiser aisément; ils sont même très jolis lorsqu'ils sont jeunes. Leur queue longue et presque nue , qui rend leur figure dés- agréable , est fort courte dans le premier âge ; ils jouent innocemment et aussi lestement que de petits chats; ils ne mordent point^, et on les nourriroit aisément si leur odeur n'étoit point incommode. I/ondatra et le desman sont, au reste, les seuls ani- maux des pays septentrionaux qui donnent du par- fum : car l'odeur du castoreum est très désagréable; et ce n'est que dans les climats chauds qu'on trouve les animaux qui fournissent le vrai musc, la civette et les autres parfums. Le desman, ou rat musqué de Moscovie, nous of- 1. Les rats musqués de Canada, que les Huions appellent onda- thra , paissent l'herbe sur terre et le blanc des joncs autour des lacs et des rivières; il y a plaisir à les voir manger et faire leurs petits tours quand ils sont jeunes. J'en avois un très joli ; je le nourrissois du blanc des joncs et d'une certaine herbe semblable au chiendent : je faisois de ce petit animal tout ce que je voulois, sans qu'il me mordit aucu- nement ; aussi n'y sont-ils pas sujets. {Voyage de Sagard-Tliéodot; Paris , i652 ; pages 022 et oaS). La plante dont M. Sarrasin dit que le rat musqué se nourrit le plus volontiers est le calamiis aromaticus. L ONDATRA ET LE DESMAN. \ :\j friroit peut-êire des singularités remarquables et ana- logues à celles de l'ondatra; mais il ne paroît pas qu'aucun naturaliste ait été à portée de l'examiner vivant, ni de le disséquer : nous ne pouvons parler nous-même que de sa forme extérieure, celui qui est au Cabinet du Roi ayant été envoyé de Laponie dans un état de dessèchement qui n'a pas permis d'en faire la dissection; je n'ajouterai donc à ce que j'en ai déjà dit que le seul regret de n'en pas savoir da- vantage. a\\'»/VVVXVVVX/VVV\rtA'V>/V\V\VVa^^V\\\'\VVV^AV\aVV^-AVVA'VVaArVaA/\A'VV\/VV/VA/VVV\aVV'»^\'V\^^ DE LA NATURE. AVERTISSEMENT. l^OMME les détails de l'histoire naturelle ne sont in-- téressants que pour ceux qui s'appliquent unique- ment à cette science, et que, dans une exposition aussi longue que celle de l'histoire particulière de tous les animaux, il règne nécessairement trop d'u- niformité , nous avons cru que la plupart de nos lec- teurs nous sauroient gré de couper de temps en temps le fil d'une méthode qui nous contraint par des dis- cours dans lesquels nous donnerons nos réflexions sur la nature en général, et traiterons de ses efifets en grand. Nous retournerons ensuite à nos détails avec plus de courage; car j'avoue qu'il en faut pour s'occu- per continuellement de petits objets dont l'examen exige la plus froide patience , et ne permet rien au génie. PREMIERE VUE. La nature est le système des lois établies par le Créateur pour l'existence des choses et pour la suc- l4^ DE l'A NATURE. cession des êtres. La nature n'est point une chose, car cette chose seroit tout; la nature n'est point un être , car cet être seroit Dieu ; mais on peut la consi- dérer comme une puissance vive, immense, qui em- brasse tout, qui anime tout, et qui, subordonnée à celle du premier être , n'a commencé d'agir que par son ordre , et n'agit encore que par son concours ou son consentement. Cette puissance est de la puis- sance divine la partie qui se manifeste; c'est en même temps la cause et l'elTet, le mode et la substance, le dessein et l'ouvrage : bien différente de l'art humain, dont les productions ne sont que des ouvrages morts, la nature est elle-même un ouvrage perpétuellement vivant, un ouvrier sans cesse actif qui sait tout em- ployer, qui , travaillant d'après soi-même toujours sur le môme fonds, bien loin de l'épuiser, le rend inépui- sable ; le temps, l'espace, et la matière, sont ses moyens, l'univers, son objet, le mouvement et la vie son but. Les effets de cette puissance sont les phénomènes du monde : les ressorts qu'elle emploie sont des for- ces vives que l'espace et le temps ne peuvent que me- surer et limiter sans jamais les détruire ; des forces qui se balancent, qui se confondent, qui s'opposent sans pouvoir s'anéantir : les unes pénètrent et trans- portent les corps, les autres les échauffent et les ani- ment. L'attraction et l'impulsion sont les principaux instruments de l'action de cette puissance sur les corps bruts; la chaleur et les molécules organiques vivantes sont les principes actifs qu'elle met en œuvre pour la formation et le développement des êtres orga- nises. PREMIÈUE VUE. \ [{'J Avec de tels moyens, que ne peut la nature? Elle pourroit tout si elle pouvoit anéantir et créer; mais Dieu s'est réservé ces deux extrêmes de pouvoir : anéantir et créer sont les attributs de la toiUe-puis- sance ; altérer, changer, détruire, développer, re- nouveler, produire, sont les seuls droits qu'il a voulu céder. Ministre de ses ordres irrévocables, dépositaire de ses immuables décrets, la nature ne s'écarte ja- mais des lois qui lui ont été prescrites; elle n'altère rien aux plans qui lui ont été tracés, et dans tous ses ouvrages elle présente le sceau de l'Eternel : cette empreinte divine, prototype inaltérable des existen- ces, est le modèle sur lequel elle opère ; modèle dont tous les traits sont exprimés en caractères ineffaça- bles, et prononcés pour jamais; modèle toujours neuf, que le nombre des moules ou des copies, quel- qu'infini qu'il soit, ne fait que renouveler. Tout a donc été créé, et rien encore ne s'est anéanti ; la nature balance entre ces deux limites sans jamais approcher ni de l'une ni de l'autre : tâchons de la saisir dans quelques points de cet espace im- mense qu'elle remplit et parcourt depuis l'origine des siècles. Quels objets ! un volume immense de matière qui n'eût formé qu'une inutile , une épouvantable masse , s'il n'eût été divisé en parties séparées par des espaces raille fois plus immenses : mais des milliers de globes lumineux, placés à des distances inconcevables, sont Ves bases qui servent de fondement à l'édifice du monde ; des millions de globes opaques , circulant autour des premiers, en composent l'ordre et l'archi- tecture mouvante. Deux forces primitives agitent ces l48 DE LA NATURE. grandes masses , les roulent , les transportent , et les animent; chacune agit à tout instaat; et toutes deux, combinant leurs efforts, tracent les zones des sphères célestes, établissent dans le milieu du vide des lieux fixes et des routes déterminées ; et c'est du seia même du mouvement que naît l'équilibre des mondes et le repos de l'univers. La première de ces forces est également répartie ; la seconde a été distribuée en mesures inégales. Cha- que atome de matière a une mêuie quantité de force d'attraction , chaque globe a une quantité différente de force d'impulsion : aussi est-il des astres fixes et des astres errants ; des globes qui ne semblent être faits que pour attirer, et d'autres pour pousser ou pour être poussés ; des sphères qui ont reçu une im- pulsion commune dans le même sens, et d'autres une impulsion particulière; des astres solitaires, et d'au- tres accompagnés de satellites; des corps de lumière, et des masses de ténèbres; des planètes dont les dif- férentes parties ne jouissent que successivement d'une lumière empruntée; des comètes qui se per- dent dans l'obscurité des profondeurs de l'espace, et reviennent après des siècles se parer de nouveaux feux; des soleils qui paroissent, disparoissent, et semblent alternativement se rallumer et s'éteindre; d'autres qui se montrent une fois, et s'évanouissent ensuite pour jamais. Le ciel est le pays des grands événements; mais à peine l'œil humain peut-il les sai- sir; un soleil qui périt et qui cause la catastrophe d'un monde ou d'un système de monde ne fait d'autre effet à nos yeux que celui d'un feu follet q^i brille et qui s'éteint : rhomme, borné à l'atome terrestre PREMIÈRE VUE. l/|9 sur lequel il végète , voit cet atome comme un monde, et ne voit les mondes que comme des atomes. Car cette terre qu'il habile , à peine reconnoissa- ble parmi les autres globes, est tout-à-fait invisible pour les sphères éloignées, est un million de fois plus petite que le soleil qui Téclaire, et mille fois plus pe- tite que d'autres planètes qui comme elle sont subor- données à la puissance de cet astre, et forcées à cir- culer autour de lui. Saturne, Jupiter, Mars, la terre, Vénus, Mercure, et le soleil, occupent la petite partie des cieux que nous appelons notre univers. Toutes ces planètes avec leurs satellites, entraînées par un mouvement rapide dans le même sens et presque dans le même plan , composent une roue d'un vaste diamètre dont l'essieu porte toute la charge, et qui, tournant lui-même avec rapidité, a dii s'échauffer, s'embraser, et répandre la chaleur et la lumière jus- qu'aux extrémités de la circonférence : tant que ces mouvements dureront ( «t ils seront éternels, à moins que la main du premier moteur ne s'oppose et n'em- ploie autant de force pour les détruire qu'il en a fallu pour les créer), le soleil brillera et remplira de sa splendeur toutes les sphères du monde; et comme dans un système où tout s'attire rien ne peut ni se perdre ni s'éloigner sans retour, la quantité de ma- tière restant toujours la même, cette source féconde de lumière et de vie ne s'épuisera, ne tarira jamais; car les autres soleils, qui lancent aussi continuelle- ment leurs feux, rendent à notre soleil tout autant de lumière qu'ils en reçoivent de lui. Les comètes, en beaucoup plus grand nombre que les planètes, et dépendantes comme elles de la ^wh- «urroN. XVI. l5o DE LA NATURE. sauce du soleil , pressent aussi sur ce foyer commun, en augmentent la charge, et contribuent de tout leur poids à son embrasement : elles font partie de notre univers, puisqu'elles sont sujettes, comme les pla- nètes, à l'attraction du soleil; mais elles n'ont rien de commun entre elles ni avec les planètes dans leur mouvement d'impulsion; elles circulent chacune dans un plan différent, et décrivent des orbes plus ou moins allongés dans des périodes différentes de temps, dont les unes sont de plusieurs années, et les autres de quelques siècles. Le soleil tournant sur lui-même, mais au reste immobile au milieu du tout, sert en même temps de flambeau, de foyer, de pivot, à toutes ces parties de la machine du monde. C'est par sa grandeur même qu'il demeure immo- bile, et qu'il régit les auties globes : comme la force a été donnée proportionnellement à la masse, qu'il est incomparablement plus grand qu'aucune des co- mètes, et qu'il contient raille fois plus de matière que la plus grosse planète, elles ne peuvent ni le déran- ger ni se soustraire à sa puissance, qui, s'étendant à des distances immenses, les contient toutes, et lui ramène, au bout d'un temps, celles qui s'éloignent le plus; quelques unes même à leur retour s'en ap- prochent de si près, qu'après avoir été refroidies pen- dant des siècles, elles éprouvent une chaleur incon- cevable; elles sont sujettes à des vicissitudes étranges par ces alternatives de chaleur et de froid extrêmes , aussi bien que par les inégalités de leur mouvement, qui tantôt est prodigieusement accéléré, et ensuite infiniment retardé : ce sont, pour ainsi dire, des mon- des en désordre, en comparaison des planètes, dont PREMIÈRE VUE. l5l les orbites étant plus régulières , les mouvements plus égaux, la température toujours la même, semblent être des lieux de repos, où tout étant constant, la nature peut établir un plan, agir uniformément, et se développer successivement dans toute son éten- due. Parmi ces globes choisis entre les astres errants, celui que nous habitons paroît encore être privilégié : moins froid, moins éloigné que Saturne, Jupiter, Mars, il est aussi moins brûlant que Vénus et Mer- cure, qui paroissent trop voisins de Tastre de lu- mière. Aussi avec quelle magnificence la nature ne brille- t-elle pas sur la terre! Une lumière pure, s'étendant de l'orient au couchant, dore successivement les hé- misphères de ce globe; un élément transparent et lé- ger l'environne; une chaleur douce et féconde anime, fait éclore tous les germes de vie : des eaux vives et salutaires servent à leur entretien, à leur accroisse- ment; des éminences distribuées dans le milieu des terres arrêtent les vapeurs de l'air, rendent ces sour- ces intarissables et toujours nouvelles; des cavités immenses faites pour les recevoir partagent les con- tinents. L étendue de la mer est aussi grande que celle de la terre : ce n'est point un élément froid et stérile; c'est un nouvel empire aussi riche, aussi peu- plé que le premier. Le doigt de Dieu a marqué leurs confins : si la mer anticipe sur les plages de l'occi- dent, elle laisse à découvert celles de l'orient. Cette masse immense d'eau, inactive par elle-même, suit les impressions des mouvements célestes; elle ba- lance par des oscillations régulières de flux et reflux; elle s'élève et s'abaisse avec l'astre de la nuit; elle l53 DK LA NATURE. s'élève encore plus lorsqu'il concourt avec l'astre du jour, et que tout deux, réunissant leurs forces dans le temps des équinoxes, causent les grandes marées : notre correspondance avec le ciel n'est nulle part mieux marquée. De ces mouvements constants et généraux résultent des mouvements variables et par- ticuliers, des transports de terre, des dépôts qui for- ment au fond des eaux des éminences semblables à celles que nous voyons sur la surface de la terre ; des courants qui, suivant la direction de ces chaînes de montagnes, leur donnent une figure dont tous les angles se correspondent, et coulant au milieu des ondes, comme les eaux coulent sur la terre, sont en effet les fleuves de la mer. L'air, encore plus léger, plus fluide que l'eau, obéit aussi à un plus grand nombre de puissances; l'action éloignée du soleil et de la lune, l'action immédiate de la mer, celle de la chaleur qui le raréfie, celle du froid qui le condense, y causent des agitations con- tinuelles : les vents sont ses courants; ils poussent, ils assemblent les nuages; ils produisent des météo- res , et transportent au dessus de la surface aride des continents terrestres les vapeurs humides des plages maritimes; ils déterminent les orages, répandent et distribuent les pluies fécondes et les rosées bienfai- santes; ils troublent les mouvements de la mer; ils agitent la surface mobile des eaux, arrêtent ou pré- cipitent les courants, les font rebrousser, soulèvent les flots, excitent les tempêtes : la mer irritée s'élève vers le ciel, et vient en mugissant se briser contre des digues inébranlables , qu'avec tous ses efforts elle ne peut ni détruire ni surmonter. PREMII^RE VUE. lf)5 La terre 5 élevée au dessus du niveau de la mer, est à l'abri de ses irruptions; sa surface émaillée de fleurs, parée d'une verdure toujours renouvelée, peu- plée de mille et mille espèces d'animaux différents, est un lieu de repos, un séjour de délices, où l'homme, placé pour seconder la nature, préside à tous les êtres; seul entre tous capable de connoître et digne d'ad- mirer, Dieu l'a fait spectateur de l'univers et témoin de ses merveilles; l'étincelle divine dont il est animé îe rend participant aux mystères divins : c'est par cette lumière qu'il pense et réfléchit; c'est par elle qu'il voit et lit dans le livre du monde, comme dans un exemplaire de la Divinité. La nature est le trône extérieur de la magnificence divine : l'homme qui la contemple, qui l'étudié, s'é- lève par degrés au trône intérieur de la toute-puis- sance ; fait pour adorer le Créateur, il commande à toutes les créatures; vassal du ciel, roi de la terre, il l'ennoblit, la peuple, et l'enrichit; il établit entre les êtres vivants Tordre, la subordination, l'harmonie; il embellit la nature même, il la cultive, l'étend, et la poht, en élague le chardon et la ronce, y multi- plie le raisin et la rose. Voyez ces plages désertes, ces tristes contrées où l'homme n'a jamais résidé, couvertes ou plutôt hérissées de bois épais et noirs dans toutes les parties : des arbres sans écorce et sans cime, courbés, rompus, tombant de vétusté, d'au- tres, en plus grand nombre, gisant auprès des pre- miers, pour pourrir sur des monceaux déjà pourris, étouffent, ensevelissent des germes prêts à éclore. La nature, qui partout ailleurs brille par sa jeunesse, paroît ici dans la décrépitude; la terre, surchargée X. ' 104 ^^ ^^ i\AïURE. par le poids, surmontée par les débris de ses produc- rions, n'offre, au lieu d'une verdure florissante, qu'un espace encombré, traversé de vieux arbres chargés de plantes parasites, de lichens, d'agarics, fruits im- purs de la corruption : dans toutes les parties basses, des eaux mortes et croupissantes, faute d'être con- duites et dirigées; des terrains fangeux, qui, n'étant ni solides ni liquides, sont inabordables, et demeu- rent également inutiles aux habitants de la terre et des eaux; des marécages qui, couverts de plantes aquatiques et fétides, ne nourris-sent que des insectes venimeux et servent de repaire aux animaux immon- des. Entre ces marais infects qui occupent les lieux bas , et les forêts décrépites qui couvrent les terres élevées, s'étendent des espèces de landes, des sava- nes qui n'ont rien de commun avec nos prairies; les mauvaises herbes y surmontent, y étouffent les bon- nes : ce n'est point ce gazon fin qui semble faire le duvet de la terre, ce n'est point cette pelouse émaillée qui annonce sa brillante fécondité; ce sont des vé- gétaux agrestes, des herbes dures, épineuses, entre- lacées les unes dans les autres, qui semblent moins tenir à la terre qu'elles ne tiennent entre elles, et qui, se desséchant et repoussant successivement les unes sur les autres, forment une bourre grossière, épaisse de plusieurs pieds. Nulle route, nulle communica- tion, nul vestige d'intelligence dans ces lieux sauva- ges : l'homme, obligé de suivre les sentiers de la bête farouche, s'il veut les parcourir, contraint de veiller sans cesse pour éviter d'en devenir la proie, effrayé de leurs rugissements, saisi du silence même de ces profondes solitudes, rebrousse chemin, et dit : La PREMIÈRE VUE. l^J nature brute est hideuse et uiourante ; c'est moi, moi seul qui peux la rendre agréable et vivante : desséchons ces marais, animons ces eaux mortes en les faisant couler; formons-en des ruisseaux, des ca- naux ; employons cet élément actif et dévorant qu'on nous avoit caché, et que nous ne devons qu'à nous- môme; mettons le feu à cette bourre superflue, à ces vieilles forets déjà à demi consommées; achevons de détruire avec le fer ce que le feu n'aura pu con- sumer : bientôt , au lieu du jonc, du nénuphar, dont le crapaud composoit son venin, nous verrons pa- roître la renoncule, le trèfle, les herbes douces et salutaires; des troupeaux d'animaux bondissants fou- leront cette terre jadis impraticable; ils y trouveront une subsistance abondante, une pâture toujours re- naissante; ils se multiplieront pour se multiplier en- core : servons-nous de ces nouveaux aides pour ache- ver notre ouvrage; que le bœuf, soumis au joug, emploie ses forces et le poids de sa masse à sillonner la terre; qu'elle rajeunisse par la culture : une nature nouvelle va sortir de nos mains. Qu'elle est belle cette nature cultivée ! que , par les soins de l'homme, elle est brillante et pompeusement parée! Il en fait lui-même le principal ornement; il en est la production la plus noble : en se multipliant, il en multiplie le germe le plus précieux; elle-même aussi semble se multiplier avec lui ; il met au jour par son art tout ce qu'elle receloit dans son sein : que de trésors ignorés ! que de richesses nouvelles ! Les fleurs, les fruits, les grains perfectionnés, multipliés à l'in- iini; les espèces utiles d'animaux transportées, pro- pagées, augmentée-s sans nombre; les espèces nuisi- l56 DE LA N AIL RE. Lies réduites, confinées, reléguées; l'or, et le fer, plus nécessaire qoelor, tirés des entrailles de la terre; les torrents contenus; les fleuves dirigés, resserrés; la mer soumise, reconnue, traversée d'un hémisphère à l'autre; la terre accessible partout , partout rendue aussi vivante que féconde ; dans les vallées de riantes prairies , dans les plaines de riches pâturages ou des moissons encore plus riches ; les collines chargées de vignes et de fruits, leurs sommets couronnés d'arbres utiles et de Jeunes forêts, les déserts devenus des cités habitées par un peuple immense , qui , circulant sans cesse, se répand de ces centres jusqu'aux extrémités; des routes couvertes et fréquentées, des communi- cations établies partout comme autant de témoins de la force et de l'union de la société ; mille autres mo- nunients de puissance et de gloire démontrent assez que l'homme, maître du domaine de la terre, en a changé, renouvelé la surface entière, et que de tout temps il partage l'empire avec la nature. Cependant il ne règne que par droit de conquête : il jouit plutôt qu'il ne possède; il ne conserve que par des soins toujours renouvelés : s'ils cessent, tout languit, tout s'altère, tout change, tout rentre sous la main de la nature; elle reprend ses droits, efface les ouvrages de l'homme , couvre de poussière et de mousse ses plus fastueux monuments, les détruit avec le temps, et ne lui laisse que le regret d'avoir perdu par sa faute ce que ses ancêtres avoient conquis par leurs travaux. Ce temps où l'homme perd son do- maine, ces siècles de barbarie pendant lesquels tout périt, sont toujours préparés par la guerre, et arri- vent avec la disette et la dépopulation. L'homme, qui PREMIÈRE VUE. 167 ne peut que par le nombre , qui n'est fort que par sa réunion, qui n'est heureux que par la paix, a la fu- reur de s'armer pour son malheur, et de combattre pour sa ruine; excité par l'insatiable avidité, aveu- glé par l'ambition encore plus insatiable, il renonce aux sentiments d'humanité, tourne toutes ses forces contre lui-même, cherche à s'entredétruire, se dé- truit en effet; et après ces jours de sang et de car- nage, lorsque la fumée de la gloire s'est dissipée, il voit d'un œil triste la terre dévastée, les arts en- sevelis, les nations dispersées, les peuples affoiblis, son propre bonheur ruiné , et sa puissance réelle anéantie. « Grand Dieu ! dont la seule présence soutient la nature et maintient l'harmonie des lois de l'univers; vous qui du trône immobile de l'Empyrée voyez rou- ler sous vos pieds toutes les sphères célestes sans choc et sans confusion; qui, du sein du repos, reprodui- sez à chaque instant leurs mouvements immenses, et seul régissez dans une paix profonde ce nombre infini de cieux et de mondes; rendez, rendez enfin le calme à la terre agitée ! Qu'elle soit dans le silence ! qu'à votre voix la discorde et la guerre cessent de faire retentir leurs clameurs orgueilleuses! Dieu de bonté, auteur de tous les êtres, vos regards paternels embrassent tous les objets de la création ; mais l'homme est votre être de choix ; vous avez éclairé son âme d'un rayon de votre lumière immortelle : comblez vos bienfaits en pénétrant son cœur d'un trait de vo- tre amour; ce sentiment divin se répandant partout réunira les natures ennemies ; l'homme ne craindra plus l'aspect de l'homme, le fer homicide n'armera l5S Dli LA NATURE. plus sa raam; le feu dévorant de la guerre ne fera plus tarir la source des générations; l'espèce humaine^ maintenant afToiblie , mutilée, moissonnée dans sa fleur, germera de nouveau et se multipliera sans nom- bre; la nature, accablée sous le poids des fléaux, stérile , abandonnée , reprendra bientôt avec une nouvelle vie son ancienne fécondité; et nous, Dieu bienfaiteur, nous la seconderons, nous la cultiverons, nous l'observerons sans cesse pour vous offrir à cha- que instant un nouveau tribut de reconnoissance et d'admiration. » SECONDE VUE. Un individu, de quelque espèce qu'il soit, n'est rien dans l'univers; cent individus, mille, ne sont encore rien : les espèces sont les seuls êtres de la na- ture; êtres perpétuels, aussi anciens, aussi perma- nents qu'elle, que, pour mieux juger, nous ne con- sidérons plus comme une collection ou une suite d'individus semblables, mais comme un tout indé- pendant du nombre, indépendant du temps; un tout toujours vivant, toujours le même; un tout qui a été compté pour un dans les ouvrages de la création, et qui par conséquent ne fait qu'une unité dans la na- ture. De toutes ces unités l'espèce humaine est la première; les autres, de l'éléphant jusqu'à la mite, du cèdre jusqu'à l'hysope, sont en seconde et en troi- sième ligne; et quoique différente par la forme, par la substance, et même par la vie, chacune tient sa place, subsiste par elle-même, se défend des autres, SECONDE VUE. 1 59 et toutes ensemble composent et représentent la na- ture vivante, qui se maintient et se maintiendra comme elle s'est maintenue : un jour, un siècle, un âge, toutes les portions du temps, ne font pas partie de sa durée; le temps lui-même n'est relatif qu'aux individus, aux êtres dont l'existence est fugitive; mais celle des espèces étant constante, leur permanence fait la durée, et leur différence le nombre. Comptons donc les espèces comme nous l'avons fait, donnons- leur à chacune un droit égal à la mense de la nature; elles lui sont toutes également chères, puisqu'à cha- cune elle a donné les moyens d'être et de durer tout aussi long-temps qu'elle. Faisons plus, mettons aujourd'hui l'espèce à la place de l'individu : nous avons vu quel étoit pour l'homme le spectacle de la nature ; imaginons quelle en seroit la vue pour un être qui représenteroit l'es- pèce humaine entière. Lorsque dans un beau jour de printemps nous voyons la verdure renaître, les fleurs s'épanouir, tous les germes éclore, les abeilles revivre, l'hirondelle arriver, le rossignol chanter l'amour, le bélier en bondir, le taureau en mugir, tous les êtres vivants se chercher et se joindre pour en produire d'autres, nous n'avons d'autre idée que celle d'une reproduction et d'une nouvelle vie. Lorsque, dans la saison noire du froid et des frimas, l'on voit les na- tures devenir indifférentes , se fuir au lieu de se cher- cher; les habitants de l'air déserter nos climats, ceux de l'eau perdre leur liberté sous des voûtes de glace; tous les insectes disparoître ou périr; la plupart des animaux s'engourdir, se creuser des retraites; la terre se durcir, les plantes se sécher, les arbres dépouillés l6o DE LA NATURE. se courber, s'affaisser sous le poids de la neige et du givre; tout présente l'idée de la langueur et de l'a- néantissement. Mais ces idées de renouvellement et de destruction , ou plutôt ces images de la mort et de la vie, quelque grandes, quelque générales qu'elles nous paroissent, ne sont qu'individuelles et particu- lières; l'homme, comme individu, juge ainsi la na- ture : l'ôlre que nous avons mis à la place de l'espèce la juge plus grandement, plus généralement; il ne voit dans cette destruction, dans ce renouvellement, dans toutes ces successions, que permanence et du- rée; la saison d'une année est pour lui la môme que celle de l'année précédente, la môme que celle de tous les siècles; le millième animal dans l'ordre des générations est pour lui le môme que le premier ani- mal. Et en effet, si nous vivions, si nous subsistions à jamais, si tous les êtres qui nous environnent sub- sistoient aussi tels qu'il sont pour toujours, et que tout fût perpétuellement comme tout est aujourd'hui, l'idée du temps s'évanouiroit , et l'individu deviendroit l'espèce. Eh! pourquoi nous refuserions-nous de considérer la nature pendant quelques instants sous ce nouvel aspect? A la vérité, l'homme, en venant au monde, arrive des ténèbres, l'âme aussi nue que le corps; il naît sans connoissance comme sans défense, il n'ap- porte que des qualités passives ; il ne peut que rece- voir les impressions des objets et laisser affecter ses organes; la lumière brille long-temps à ses yeux avant que de l'éclairer : d'abord il reçoit tout de la nature et ne lui rend rien ; mais dès que ses seus sont affermis, dès qu'il peut comparer ses sensations, il se réfléchit SECONDE VUE. l6l vers l'univers, il forme des idées, il les conserve, les étend, les combine : l'homme, et surtout l'homme instruit, n'est plus un simple individu, il représente en grande partie l'espèce humaine entière : il a com- mencé par recevoir de ses pères les connoîssances qui leur avoient été transmises par ses aïeux; ceux-ci, ayant trouvé l'art divin de tracer la pensée et de la faire passer à la postérité, se sont, pour ainsi dire, identifiés avec leurs neveux ; les nôtres s'identifieront avec nous. Cette réunion dans un seul homme de l'expérience de plusieurs siècles recule à l'infini les limites de son être : ce n'est plus un individu simple, borné, comme les autres, aux sensations de l'instant présent, aux expériences du jour actuel; c'est à peu près l'être que nous avons mis à la place de l'espèce entière : il lit dans le passé, voit le présent, juge de l'avenir; et dans le torrent des temps, qui amène, entraîne, absorbe tous les individus de l'univers, il trouve les espèces constantes , la nature invariable. La relation des choses étant toujours la même, l'or- dre des temps lui paroît nul; les lois du renouvelle- ment ne font que compenser à ses yeux celles de sa permanence : une succession continuelle d'êtres, tous semblables entre eux, n'équivaut en effet qu'à l'exis- tence perpétuelle d'un seul de ces êtres. A quoi donc se rapporte ce grand appareil des générations, cette immense profusion de germes, dont il eu avorte mille et raille pour un qui réussit? qu'est-ce que cette propagation, cette multiplication des êtres, qui, se détruisant et se renouvelant sans cesse, n'offrent toujours que la même scène, et ne remplissent ni plus ni moins la nature.^ d'où viennent l62 DE LA NATURE. ces alternatives de mort et de vie , c^s lois d'accrois- sement et de dépérissement, tontes ces vicissitudes individuelles, toutes ces représentations renouvelées d'une seule et même chose? elles tiennent à l'essence même de la nature , et dépendent du premier établis- sement de la machine du monde; fixe dans son tout et mobile dans chacune de ses parties, les mouve- ments généraux des corps célestes ont produit les mouvements particuliers du globe de la terre ; les forces pénétrantes dont ces grands corps sont animés, par lesquelles ils agissent au loin et réciproquement les uns sur les autres, animent aussi chaque atome de matière; et cette propension mutuelle de toutes ces parties les unes vers les autres est le premier lien des êtres, le principe de la consistance des choses, et le soutien de l'harmonie de l'univers. Les grandes com- binaisons ont produit tous les petits rapports : le mouvement de la terre sur son axe ayant partagé en jours et en nuits les espaces de la durée , tous les êtres vivants qui habitent la terre ont leur temps de lu- mière et leur temps de ténèbres, la veille et le som- meil ; une grande portion de l'économie animale , celle de l'action des sens et du mouTcment des mem- brss, est relative à cette première combinaison. Y auroit-il des sens ouverts à la lumière dans un monde où la nuit seroit perpétuelle? L'inclinaison de l'axe de la terre produisant dans son mouvement annuel autour du soleil des alterna- tives durables de chaleur et de froid, que nous avons appelées des saisons „ tous les êtres végétants ont aussi , en tout ou en partie , leur saison de vie et leur saison de mort. La chute des feuilles et des fruits, le SECONDE VUE. l65 dessèchement des herbes, la mort des insectes, dé- pendent en entier de cette seconde combinaison : dans les climats où elle n'a pas lieu , la vie des végé- taux n'est jamais suspendue ; chaque insecte vit son âge : et ne voyons-nous pas sous la ligne , où les quatre saisons n'en font qu'ime, la terre toujours fleurie, les arbres continuellement verts, et la nature toujours au printemps? La constitution particulière des animaux et des plantes est relative à la température générale du globe de la terre, et celte température dépend de sa situa- tion, c est-à-dire de la distance à laquelle il se trouve de celui du soleil : à une distance plus grande, nos animaux , nos plantes , ne pourroient ni vivre ni végé- ter; l'eau, la sève, le sang, toutes les autres liqueurs, perdroient leur fluidité; à une distance moindre elles s'évanouiroient et se dissiperoient en vapeurs : la glace et le feu sont les éléments de la mort ; la chaleur tempérée est le premier germe de la vie. Les molécules vivantes répandues dans tous les corps organisés sont relatives, et pour l'action et pour le nombre, aux molécules de Ja lumière qui frappent toute matière et la pénètrent de leur cha- leur. Partout où les rayons du soleil peuvent échauf- fer la terre, sa surface se vivifie, se couvre de ver- dure, et se peuple d'animaux : la glace même, dès qu'elle se résout en eau, semble se féconder; cet élé- ment est plus fertile que celui de la terre, il reçoit avec la chaleur le mouvement et la vie. La mer pro- duit à chaque saison plus d'animaux que la terre n'en nourrit, elle produit moins de plantes; et tous ces animaux qui nagent à la surface des eaux , ou qui en 164 DE LA NATURE. habitent les profondeurs, n'ayant pas, comme ceux de la terre, un fonds de subsistance assuré sur les substances végétales , sont forcés de vivre les uns sur les autres; et c'est à cette combinaison que tient leur immense multiplication, ou plutôt leur pullulation sans nombre. Chaque espèce des uns et des autres ayant été créée , les premiers individus ont servi de modèles à tous leurs descendants. Le corps de chaque animal ou de chaque végétal est un moule auquel s'assimi- lent indiflféremment les molécules organiques de tous les animaux ou végétaux détruits par la mort et con- sumés par le temps; les parties brutes qui étoient en- trées dans leur composition retournent à la masse commune de la matière brute : les parties organiques, toujours subsistantes, sont reprises par les corps or- ganisés; d'abord repompées par les végétaux, ensuite absorbées par les animaux qui se nourrissent de végé- taux, elles servent au développement, à l'entretien, à l'accroissement et des uns et des autres; elles con- stituent leur vie, et, circulant continuellement de corps en corps, elles animent tous les êtres organi- sés. Le fonds des substances vivantes est donc tou- jours le même ; elles ne varient que par la forme , c'est-à-dire par la différence des représentations : dans les siècles d'abondance, dans les temps de la plus grande population, le nombre des hommes, des animaux domestiques, et des plantes utiles, semble occuper et couvrir en entier la surface de la terre; celui des animaux féroces, des insectes nuisibles, des plantes parasites, des herbes inutiles, reparoît et do- mine à son tour dans les temps de disette et de dé- SECONDE VUE. 1 65 population. Ces variations, si sensibles pour l'homme, sont indifférentes à la nature; le ver à soie , si pré- cieux pour lui , n'est pour elle que la chenille du mûrier. Que cette chenille du luxe disparoisse ; que d'autres chenilles dévorent les herbes destinées à en- graisser nos bœufs; que d'autres enfin minent, avant la récolte, la substance de nos épis; qu'en général l'homme et les espèces majeures dans les animaux soient affamés par les espèces infimes, la nature n'en est ni moins remplie ni moins vivante : elle ne pro- tège pas les unes aux dépens des autres, elle les sou- tient toutes; mais elle méconnoît le nombre dans les individus, et ne les voit que comme des images suc- cessives d'une seule et même empreinte, des ombres fugitives dont l'espèce est le corps. Il existe donc sur la terre, et dans l'air, et dans l'eau, une quantité déterminée de matière organique que rien ne peut détruire : il existe en même temps un nombre déterminé de moules capables de se l'as- similer, qui se détruisent et se renouvellent à chaque instant; et ce nombre de moules ou d'individus, quoique variable dans chaque espèce , est au total toujours le même ,. toujours proportionné à cette quantité de matière vivante. Si elle étoit surabon- dante, si elle n'étoit pas, dans tous les temps, égale- ment employée et entièrement absorbée parles mou- les existants , il s'en formeroit d'autres, et l'on verroit paroître des espèces nouvelles , parce que celte ma- tière vivante ne peut demeurer oisive, parce qu'elle est toujours agissante , et qu'il suffit qu'elle s'unisse avec des parties brutes pour former des corps orga- nisés. C'est à cette grande combinaison, ou plutôt à BUFFON. XVÎ. l 1 l66 1)K JA NATï'llU. celte invariable proportion , que tient la forme même de la nature. Et comme son ordonnance est fixe pour le nom- bi'e, le maintien et l'équilibre des espèces, elle se pré- senteroit toujours sous la même face , et seroit dans tous les teiîîps et sous tous les climats absolument et relativement la même, si son habitude ne varioit pas, autant qu'il est possible, dans toutes les formes indi- viduelles. L'empreinte de chaque espèce est un type dont les principaux traits sont graves en caractères ineffaçables et permanents à jamais; mais toutes les louches accessoires varient : aucun individu ne res- semble parfaitement à un autre, aucune espèce n'existe sans un grand nombre de variétés. Dans l'espèce hu- maine, sur laquelle le sceau divin a le plus appuyé, l'empreinte ne laisse pas de varier du blanc au noir, du petit au grand, etc. ; le Lapon, le Patagon , l'Hot- tentot, l'Européen, l'Américain, le Nègre, quoique tous issus du même père, sont bien éloignés de se ressembler comme frères. Toutes les espèces sont donc sujettes aux différences purement individuelles ; mais les variétés constantes, et qui se perpétuent par les générations 5 n'appartien- nent pas également à toutes : plus l'espèce est élevée, plus le type en est ferme, et moins elle admet de ces variétés. L'ordre, dans la multiplication des ani- maux , étant en raison inverse de l'ordre de grandeur, et la possibilité des différences en raison directe du nombre dans le produit de leur génération , il étoit nécessaire qu'il y eût plus de variétés dans les petits animaux que dans les grands : il y a aussi , et par la uième raison, plus d'espèces voisines. L'unité de l'es- SECONDE VUE. 1G7 pèce étant plus resserrée dans les grands animaux , la distance qui la sépare des autres est aussi plus éten- due. Que de variétés et d'espèces voisines accompa- tçnent, suivent ou précèdent l'écureuil, le rat, et les autres petits animaux, tandis que l'éléphant marche seul et sans pair à la tête de tous! La malière brute qui compose la masse de la terre n'est pas un limon vierge, une substance intacte et qui n'ait pas subi des altérations : tout a été remué par la force des grands et des petits agents; tout a été manié plus d'une fois par la main de la nature. Le globle de la terre a été pénétré par le feu , et ensuite recouvert et travaillé par les eaux; le sable qui en remplit le dedans est une matière vitrée; les lits épais de glaise qui le recouvrent au dehors ne sont que ce même sable décomposé par le séjour des eaux ; le roc vif, le granit, le grès, tous les cailloux, tous les mé- taux, ne sont encore que cette même matière vitrée, dont les parties se sont réunies, pressées ou séparées selon les lois de leur affinité. Toutes ces substances sont parfaitement brutes; elles existent et existe- toient indépendamment des animaux et des végétaux ; mais d'autres substances en très grand nombre , et qui paroissent également brutes, tirent leur origine du détriment des corps organisés; les marbres, les pierres à chaux, les graviers, les craies, les marnes, ne sont composés que de débris de coquillages et des dépouilles de ces petits animaux qui, transfor- mant l'eau de la mer en pierre, produisent le corail et tous les madrépores , dont la variété est innom- brable et la quantité presque immense. Les charbons de terre, les tourbes, et les autres matières qui se lG8 DE LA NATUR!', troiivêiit aussi daas les couches extérieures de la terre, ue sont que le résidu des végétaux plus ou moins dé- tériorés, pourris et consumés. Enfin d'autres matières en moindre nombre, telles que les pierres ponces, les soufres, les mâchefers, les amiantes, les laves, ont été jetées par les volcans, et produites par une seconde action du feu sur les matières premières. L'on peut réduire à ces trois grandes combinaisons tous les rapports des corps bruts et toutes les substances du règne minéral. Les lois d'affinité par lesquelles les parties consti- tuantes de ces différentes substances se séparent des autres pour se réunir entre elles, et former des ma- tières homogènes, sont les mêmes que la loi générale par laquelle tous les corps célestes agissent les uns sur les autres; elles s'exercent également et dans les mêmes rapports des masses et des distances : un glo- bule d'eau, de sable ou de métal , agit sur un autre globule , comme le globe de la terre agit sur celui de la lune ; et si jusqu'à ce jour l'on a regardé ces lois d'affinité comme différentes de celles de la pesanteur, c'est faute de les avoir bien conçues, bien saisies; c'est faute d'avoir embrassé cet objet dans toute son étendue. La figure, qui, dans les corps célestes, ne fait rien , ou presque rien, à la loi de l'action des uns sur les autres, parce que la distance est très grande, fait au contraire presque tout lorsque la distance est très petite ou nulle. Si la lune et la terre, au lieu d'une figure sphérique , avoient toutes deux celle d'un cylindre court, et d'un diamètre égal à celui de leurs sphères, la loi de leur action réciproque ne seroit pas sensiblement altérée par cette différence de figure , si:coKDii VIE. 169 parce que la distance de toutes les parties de la lune à celles de la terre n'auroit aussi que très peu varié ; mais si ces mêmes globes devenoient des cylindres très étendus et voisins l'un de l'autre , la loi de l'ac- tion réciproque de ces deux corps paroîtroit fort dif- férente, parce que la distance de chacune de leurs parties entre elles, et relativement aux parties de l'au- tre , auroit prodigieusement changé : ainsi, dès que la figure entre comme élément dans la distance, la loi paroît varier, quoique au fond ell€ soit toujours la môme. D'après ce principe , l'esprit humain peut encore faire un pas, et pénétrer plus avant dans le sein de la nature. Nous ignorons quelle est la figure des par- ties constituantes des corps; l'eau, l'air, la terre, les métaux, toutes les matières homogènes, sont certai- nement composées de parties élémentaires sembla- bles entre elles, mais dont la forme est inconnue. Nos neveux pourront, à l'aide du calcul, s'ouvrir ce nouveau champ deconnoissances , et savoir à peu près de quelle figure sont les éléments des corps; ils par- tiront du principe que nous venons d'établir , ils le prendront pour base : Toute matière s'attire en raison inverse du carré de la distance; et cette loi générale ne paroit varier^ dans les attractions particulières ^ que par l'effet de la figure des parties constituantes de cha- que substance^ parce que cette figure entre comme élé- ment dans la distance. Lorsqu'ils auront donc acquis, par des expériences réitérées, la connoissance de la loi d'attraction d'une substance particulière, ils pour- roQt trouver par le calcul la figure de ses parties con- stituantes. Pour le faire mieux sentir, supposons, par 1 ~0 DE LA NATLf'.E. exemple, qu'en mettant du vif-argent sur un plan parfaitement poli on reconnoisse, par des expériences, que ce métal fluide s'attire toujours en raison inverse du cube de la distance; il faudra chercher, par des règles de fausse position, quelle est la figure qui donne cette expression, et cette figure sera celle des parties constituantes du vif-argent. Si l'on Irouvoit par ces expériences que ce métal s'attire en raison inverse du carré de la distance, il seroit démontré que ses par- ties constituantes sont sphériques, puisque la sphère est la seule figure qui donne cette loi , et qu a quel- que distance que Ton place des globes la loi de leur attraction est toujours la même. Newton a bien soupçonné que les affinités chimi- ques , qui ne sont autre chose que les attractions par- ticulières dont nous venons de parler, se faisoient par des lois assez semblables à celles de la gravitation; mais il ne paroît pas avoir vu que toutes ces lois par- ticulières n'étoient que de simples modifications de la loi générale, et qu'elles n'en paroissoient diffé- rentes que parce qu'à une très petite distance la figure des atomes qui s'attirent fait autant et plus que la masse pour l'expression de la loi. cette figure en- trant alors pour beaucoup dans l'élément de la dis- tance. C'est cependant à cette théorie que tient la con- noissance intime de la composition des corps bruts : le fonds de toute matière est le même ; la masse et le volume , c'est-à-dire la forme, seroit aussi la même si la figure des parties constituantes étoit semblable. Une substance homogène ne peut différtr d'une autre qu'autant que la figure de ses parties primitives est SiiCOriDE V L lî . 1^1 différente : celle dont toutes les molécules sontsphé- riques doit être spécifiquement une fois plus légère qu'une autre dont les molécules seroient cubiques , parce que les premières, ne pouvant se toucher que par des points, laissent des intervalles égaux à l'espace qu'elles remplissent, tandis que les parties suppo- sées cubiques peuvent se réunir toutes sans laisser le moindre intervalle , et former par conséquent une matière une fois plus pesante que la première. Et quoique les figures puissent varier à l'infini, il paroît qu'il n'en existe pas autant dans la nature que l'esprit pourroit en concevoir; car elle a fixé les limites de la pesanteur et de la légèreté : l'or et l'air sont les deux extrêmes de toute densité; toutes les figures admises, exécutées par la nature , sont donc compri- ses entre ces deux termes , et toutes celles qui au- roient pu produire des substances plus pesantes ou plus légères ont été rejetées. Au reste, lorsque je parle des figures employées par la nature, je n'entends pas qu'elles soient néces- sairement ni même exactement semblables aux figu- res géométriques qui existent dans notre entende- ment ; c'est par supposition que nous les faisons régulières, et par abstraction que nous les rendons simples. Il n'y a peut-être ni cubes exacts ni sphères parfaites, dans l'univers; mais comme rien n'existe sans forme, et que , selon la diversité des substances, les figures de leurs éléments sont différentes , il y en a nécessairement qui approchent de la sphère ou du cube, et de toutes les autres figures régulières que nous avons imaginées : le précis, l'absolu, i'abslrait , qui se présentent si souvent à notre esprit, ne peu- l^^J DE LA N AIL Ri:. vent se trouver dans le réel , parce que tout y est re- latif^ tout s'y fait par nuances, tout s'y combine par approximation. De même , lorsque j'ai parié d'une substance qui seroit entièrement pleine, parce qu'elle seroit composée de parties cubiques , et d'une autre substance qui ne seroit qu'à moitié pleine , parce que toutes ses parties constituantes seroient sphériques, je ne l'ait dit que par comparaison, et je n'ai pas pré- tendu que ces substances existassent dans la réalité ; car l'on voit par l'expérience des corps transparents, tels que le verre, qui ne laisse pas d'être dense et pe- sant , que la quantité de matière y est très petite en comparaison de l'étendue des intervalles; etlonpeut démontrer que l'or, qui est la matière la plus dense, contient beaucoup plus de vide que de plein. La considération des forces de la nature est l'ob- jet de la mécanique rationnelle; celui de la méca- nique sensible n'est que la combinaison de nos forces particulières, et se réduit à l'art de faire des macbi- nes : cet art a été cultivé de tout temps par la néces- sité et pour la commodité; les anciens y ont excellé comme nous; mais la mécanique rationnelle est une science née pour ainsi dire de nos jours. Tous les phi- losophes, depuis Aristote jusqu'à Descartes, ont rai- sonné comme le peuple sur la nature du mouvement ; ils ont unanimement pris reifet pour la cause : ils ne connoissoient d'autres forces que celle de l'impulsion, encore la connoissoient-ils mal ; ils lui attribuoient les effets des autres forces, ils vouloient y ramener tous les phénomènes du monde. Pour que le projet eût été plausible et la chose possible, il auroit au moins fallu que cette impulsion , qu'ils regardoient comme SECONDE VUE. 1^3 cause unique , fût un effet général et constant qui ap- partînt à toute matière, qui s'exerçât continuellement dans tous les temps : le contraire leur étoit démon- tré; ne voyoient-ils pas que dans les corps en repos cette force n'existe pas , que dans les corps lancés son effet ne subsiste qu'un petit temps, qu'il est bientôt détruit par les résistances, que pour le renouveler il faut une nouvelle impulsion, que, par conséquent, bien loin qu'elle soit une cause générale , elle n'est au contraire qu'un effet particulier et dépendant d'effets plus généraux. Or un effet général est ce qu'on doit appeler uue cause ; car la cause réelle de cet effet général ne nous sera jamais connue , parce que nous ne connoissons rien que par comparaison , et que l'effet étant sup- posé général et appartenant également à tout, nous ne pouvons le comparer à rien , ni par conséquent le connoître autrement que par le fait : ainsi l'attrac- tion, ou, si l'on veut, la pesanteur, étant un effet général et commun à toute matière, et démontré par le fait, doit être regardée comme une cause; et c'est à elle qu'il faut rapporter les autres causes par- ticulières et même l'impulsion, puisqu'elle est moins générale et moins constante. La difficulté ne consiste qu'à voir en quoi l'impulsion peut dépendre en effet de l'attraction; si l'on réfléchit à la communication du mouvement par le choc, on sentira bien qu'il ne peut se transmettre dun corps à un autre que parle moyen du ressort, et l'on reconnoîtra que toutes les hypothèses que l'on a faites sur la transmission du mouvement dans les corps durs ne sont que des jeux de notre esprit, qui ne pourroient s'exécuter dans la i;;4 *>^ LA iNATLRE. nature : un corps parfaitement dur n'est en ed'et qu un être de raison, comme un corps parfaitement élasti- que n'est encore qu'un autre être de raison; ni i'un ni l'autre n'existent dans la réalité , parce qu'il n'y existe rien d'absolu , rien d'extrême , et que le mot et l'idée de pari^ait n'est jamais que l'absolu ou l'extrême de la chose. S'il n'y avoit point de ressort dans la matière, il n'y auroit donc nulle force d'impulsion : lorsqu'on jette une pierre, le mouvement qu'elle conserve ne lui a-t-il pas été communiqué par le ressort du bras qui l'a lancée? lorsqu'un corps en mouvement en ren- contre un autre en repos, comment peut-on conce- voir qu'il lui communique son mouvement, si ce n'cbt en comprimant le ressort des parties élastiques qu'il renferme, lequel, s'établissant immédiatement après la compression, donne à la masse totale la même force qu'il vient de recevoir? On ne comprend point comment un corps parfaitement dur pourroit admet- tre cette force , ni concevoir du mouvement ; et d'ailleurs il est très inutile de chercher à le com- prendre , puisqu'il n'en existe point de tel. Tous les corps au contraire sont doués de ressort; les expé- riences sur l'électricité prouvent que sa force élasti- que appartient généralement à toute matière : quand il n'y auroit donc dans l'intérieur des corps d'autre ressort que celui de cette matière électiique , il suf- firoit pour la communication du mouvement; et par conséquent c'est à ce grand ressort, comme effet gé- néral, qui faut attribuer la cause particulière de l'im- pulsion. Maintenant , si nous r<^iléchissons sur la mécanique SECONDE VUE. Î70 du ressort, nous trouverons que sa force dépend elle- môme de celle de l'attraction : pour le voir claire- ment, Gourons- nous le ressort le plus simple, ua angle solide (le fer ou de toute autre matière dure; qu'ar- rive-t-il lorsque nous le comprimons? nous forçons les parties voisines du sommet de l'angle de fléchir, c'est-à-dire de s'écarter un peu les unes des autres; et dans le moment (jue la compression cesse , elles se rapprochent et se rétablissent comme elles étoient au- paravant. Leur adhérence , de laquelle résuite la co- hésion du corps, est, comme l'on sait, un effet de leur attraction mutuelle; lorsque l'on presse le lessort, on ne détruit pas cette adhérence, parce que, quoi- qu'on écarte les parties, on ne les éloigne pas assez les unes des autres pour les mettre hors de leur sphère d'attraction mutuelle; et par conséquent, dès qu'on cesse de presser, cette force, qu'on remet, pour ainsi dire, en liberté, s'exerce, les parties séparées se rap- prochent , et le ressort se rétablit. Si au contraire, par une pression trop forte , on les écarte au point de les faire sortir de leur sphère d'attraction, le ressort se rompt , parce que la force de la compression a été plus grande que celle de la cohérence , c'est-à-dire plus graride que celle de l'attraction mutuelle qui réunit les parties. Le ressort ne peut donc s'exercer qu'au- tant que les parties de la matière ont de la cohérence, c'est-à-dire autant qu'elles sont unies par la force de leur attraction mutuelle; et par conséquent le ressort en général qui seul peut produire l'impulsion, et l'impulsion elle-même, se rapportent à la force d'at- traction, et en dépendent comme des ell'ets parti- culiers d'un effet général. 1 y6 DE LA NATURE. Quelque nettes que me paroissent ces idées ^ quelque fondées que soient ces vues, je ne m'at- tends pas à les voir adopter; le peuple ne raisonnera jamais que d'après ses sensations , et le vulgaire des physiciens d'après des préjugés i or il faut mettre à part les unes et renoncer aux autres pour juger de ce que nous proposons. Peu de gens en jugeront donc, et c'est le lot de la vérité; mais aussi très peu de gens lui suffisent , elle se perd dans la foule ; et quoi- que toujours auguste et majestueuse, elle est souvent obscurcie par de vieux fantômes, ou totalement ef- facée par des chimères brillantes. Quoi qu'il en soit » c'est ainsi que je vois, que j'entends la nature (peut- être est-elle encore plus simple que ma vue) : une seule force est la cause de tous les phénomènes de la matière brute; et cette force, réunie avec celle de la chaleur, produit les molécules vivantes desquelles dépendent tous les effets des substances organisées. «wl»•v^vw^'wv^'vwrv^\^■v■vv^v»v\Yvv^^^^v\^vx\^v\ (Vv.vv'Vvv\\\v%vvv\v\\\'wvww\'V».v»vvvw\'Vxavi-\ ANIMAUX SAUVAGES. LE PECARI, OU LE TAJACU. Dkotyles torquatus. Cuv. — Dicotyles labiatiu. Guv. Li 'espèce du pécari est l'une des plus nombreuses et des plus remarquables parmi les animaux du Nou- veau-Monde. Le pécari ressemble , au premier coup d'œil, à notre sanglier, ou plutôt au cochon de Siam, qui, comme nous l'avons dit, n'est, ainsi que notre cochon domeslique, qu'une variété du sanglier ou cochon sauvage ; aussi le pécari a-t-il été appelé san- glier ou cochon d' Amérique : cependant il est d'une espèce particulière et qui ne peut se mêler avec celle de nos sangliers ou cochons, comme nous nous en sommes assuré par des essais réitérés , ayant nourri et gardé pendant plus de deux ans un pécari avec des truies sans qu'il ait lien produit. Il dillere encore du cochon par plusieurs caractères essentiels, tant à l'ex- térieur qu'à l'intérieur : il est de moindre corpulence et plus bas sur ses jambes ; il a l'estomac et les intes- tins différemment conformés; il n'a point de queue; ses soies sont beaucoup plus rudes que celles du san- î 78 A N I M A I' X S A U VAGE S. glier ; el enfin il a sur le dos, près de la croupe , une fente de deux ou trois lignes de largeur, qui pénètre à plus d'un pouce de profondeur, par laquelle suinte une humeur ichoreuse fort abondante et d'une odeur très désagréable : c'est de tous les animaux le seul qui ait une ouverture dans cette région du corps; les ci- vettes, le blaireau, la genette, ont le réservoir de leur parfum au dessous des parties de la génération ; l'ondatra, ou rat musqué de Canada, le musc, ou chevreuil de musc, l'ont sous le ventre. La liqueur qui sort de celte ouverture que le pécari a sur le dos esc fournie par de grosses glandes que M. Daubenton a décrites avec soin, aussi bien que toutes les autres singularités de conformation qui se trouvent dans cet animal. On en voit aussi une bonne description faite par Tyson dans les Transactions pliUosoplilques^ n" i55. Je ne m'arrêterai pas à exposer en détail les observations de ces deux habiles anatomistes, et je remarquerai seulement que le docteur T3^son s'étoit trompé en assurant que cet animal avoit trois esto- macs , ou , comme le dit Ray , un gésier et deux esto- macs. M. Daubenton démontre clairement qu'il n'a qu'un seul estomac, mais partagé par deux étrangle- ments qui en font paroître trois ; qu'il n'y a qu'une seule de ces trois poches qui ait une issue de sortie ou pylore , et que, par conséquent, on ne doit regar- der les deux autres poches que comme des appendi- ces ou plutôt des portions du même estomac, et non pas comme des estomacs diflérents. Le pécari pourroit devenir animal domestique comme le cochon : il est à peu près du même natu- rel; il se nounit des mêmes aliments : sa cîîair, quoi- LE PECARI, OU LK TA J A Cl). 1 79 que plus sèche et inoins ciiargée de lard que celle o<^'0<»e<»a»uissions présumer qu'iîs forment deux es- pèces distinctes. Celui-ci a de longs poils aux oreilles , la robe d'un gris clair, et la queue blanche et assez courte; au lieu que l'autre petit- gris qui le précède a les oreilles nues, le dessus du corps et les flancs d'un gris cendré, et la queue de cette môme couleur; il est aussi un peu plus grand et plus épais de corps, et il a la queue considérablement plus longue que le petit- gris de Sibérie, dont voici lea dimensions et la de- scription. Le poil de ce joli petit animal a neuf lignes de lon- gueur; il est d'un gris argenté à la superficie, et d'un gris foncé à la racine ; ce qui donne à cette fourrure un coup d'œil gris de perle jaspé : cette couleur s'é- tend sur le dessus du corps, la tête, les flancs, les jambes et le commencement de la queue. Tout le dessus du corps, à commencer de la mâchoire infé- rieure, est d'un beau blanc : le dessus du museau est gris; mais le front, le sommet de la tète, et les côtés des joues jusqu'aux oreilles, sont mêlés d'une légère teinte de roux , qui devient plus sensible au dessus des yeux et de la mâchoire inférieure. Le dedans des oreilles est garni d'un poil plus gris que celui du corps : le tour et le dessus des oreilles portent de grands poils roux qui forment une espèce de bou- quet d'un pouce quatre ou cinq lignes de longueur. La face externe de la moitié des jambes de devant est d'un fauve mêlé de gris cendré; la face interne est d'un blanc mêlé d'un peu de fauve; les jambes de derrière, depuis le jarret, et les quatre pieds, ri.6Q Toin.ex6. Tauoue L,scxdp l.LïB-ARBARESgUE'^ 2.IJ: SmSSE — 3 LE FOURMXUKR. LE l'ETIT-GRîS DE SIBEUIE. 1 96 sont d'un brun mélangé de roux; les pieds de devani ont quatre doigts, et ceux de derrière en ont cinq. Les poils de la queue ont vingt-une lignes de lon- gueur; ceux qui la terminent à l'extrémité ont jus- qu'à deux ponces : cette queue blanche, avec de si longs poils, paroît très différente de celle de l'autre petit-gris. pieds, pouc. l'g'i* Ijongucur du corps entier, mesuré en ligne «Iroile. » 9 9 Longueur de la tête depuis le bout du museau jus- qu'à l'occiput B 9 2 Longueur des oreilles » » - Longueur du tronçon de la queue » 5 11 Longueur des plus grands ongles des pieds de de- vani » » 4 Longueur des plus grands ongles des pieds de der- rière 0 » 5 LE PALMISTE'. Scltirus palmarum. L. LE BARBARESQUE^ ET LE SUISSE*. Sciurus getiUus. L. — Sciarus striatus. L. Le palmiste est de la grosseur d'un rat ou d'un pe- tit écureuil; il passe sa vie sur les palmiers, et c'est de là qu'il a tiré son nom : les uns l'appellent rat-pal' 1. Rat palmiste, écureuil des palmiers. 2. Oii l'écureuil de Barbarie. 3. L'écureuil suisse, l'écureuil de terre , ohloliin chez les Huroiis. 196 ANIMAUX SAUVAGEJ:. miste_f et les autres l* écureuil des palmiers ; et comme il n'est ni écureuil ni rat, nous l'appellerons simple- ment palmiste. Il a la tête à peu près de la même forme que celle du campagnol, et couverte de même de poils hérissés. Sa longue queue n'est pas traî- nante comme celle des rats; il la porte droite et re- levée verticalement, sans cependant la renverser sur son corps comme fait l'écureuil : elle est couverte d'un poil plus long que celui du corps, mais bien plus court que le poil de la queue de l'écureuil. 11 a sur le milieu du dos, tout le long de l'épine, depuis le cou jusqu'à la queue, une bande blanchâtre, accompa- gnée de chaque côté d'une bande brune, et ensuite d'une autre bande blanchâtre. Ce caractère si mar- qué, par lequel il paroît qu'on pourroit distinguer le palmiste de tous les autres animaux, se trouve à peu près le môme dans l'écureuil de Barbarie et dans Té- cureuil suisse qu'on a aussi d^^^eXé écureuil de terre. Ces trois animaux se ressemblent à tant d'égards, que M. Hay a pensé qu'ils ne faisoient tous trois qu'une seule et même espèce; mais si l'on fait attention que les deux premiers, c'est-à-dire le palmiste et l'écu- reuil de Barbarie, que nous appelons barbaresque^ ne se trouvent que dans les climats chauds de l'an- cien continent, qu'au contraire le suisse ou l'écu- reuil suisse, décrit par Lister, Catesby, et Edwards, ne se trouve que dans les régions froides et tempé- rées du Nouveau-Monde, on jugera que ce sont des espèces différentes : et en effet, en les examinant de plus près, on voit que les bandes brunes et blanches du suisse sont disposées dans un autre ordre que celles du palmiste; la bande blanche, qui s'étend dans LE PALMISTE, LE BAIIBAKESQUE, etC. IQn le palmiste le long de l'épine du dos est noire ou brune dans le suisse; les bandes blanches sont à côté de la noire, comme les noires sont à côté de la blan- che dans le palmiste; et d'ailleurs, il n'y a que trois bandes blanches sur le palmiste, au lieu qu'il y en a quatre sur le suisse. Celui-ci renverse sa queue sur son corps, le palmiste ne la renverse pas; il n'habite que sur les arbres , le suisse se tient à terre , et c'est cette différence qui l'a fait appeler écureuil de terre; enfin il est plus petit que le palmiste : ainsi Ion ne peut douter que ce ne soient deux animaux diffé- rents. A l'égard du barbaresque, comme il est du même continent, du même climat, de la même grosseur, et à peu près de la même figure que le palmiste, on pourroit croire qu'ils seroient tous deux de la même espèce, et qu'ils feroient seulement variété dans cette espèce. Cependant, en comparant la description et la figure du barbaresque ou écureuil de Barbarie don- nées par Caïus et copiées par Aldrovande et Johnston , avec la description et la figure que nous donnons ici du palmiste , et en comparant ensuite la figure et la description de ce même écureuil de Barbarie don- nées par Edwards, on y trouvera des différences très remarquables, et qui indiquent assez que ce sont des animaux différents : nous les avons tous deux au Cabinet du Roi, aussi bien que le suisse* Le barba- resque a la tête et le chanfrein plus arqués, les oreilles plus grandes, la queue garnie de poils plus touffus et plus longs que le palmiste; il est plus écureuil que rat, et le palmiste est plus rat qu'écureuil par la forme du corps el de la tête. Le barbaresque a quatre Ut'l-FON. XVI. 1C)8 ANIMAUX SAUVAGES. bandes blanches, au lieu que le palmisle n'en a que trois; Ja bande bianche du milieu se trouve dans le palmiste sur l'épine du dos, tandis que dans le barba- resque il se trouve sur la môme partie une bande noire mêlée de roux, etc. Au reste, ces animaux ont à peu près les mômes habitudes et le même naturel que l'écureuil commun; comme lui, le palmiste et le bar- baresque vivent de fruits, et se servent de leurs pieds de devant pour les saisir et les porter à leur gueule; ils ont la môme voix, le même cri, le même instinct, la même agilité; ils sont très vifs et très doux; ils s'apprivoisent fort aisément et au point de s'attacher à leur demeure, de n'en sortir que pour se promener, d'y revenir ensuite d'eux-mêmes sans être appelés ni contraints; ils sont tous deux d'une très jolie figure; leur robe, rayée de blanc, est plus belle que celle de l'écureuil; leur taille est plus petite, leur corps est plus léger, et leurs mouvements sont aussi prestes. Le palmiste et le barbaresque se tiennent, comme l'écureuil , au dessus des arbres, mais le suisse se tient à terre, et s'y pratique, comme le mulot, une retraite impénétrable à l'eau : il est aussi moins docile et moins doux que les deux autres; il mord sans ména- gement, à moins qu'il ne soit entièrement apprivoisé. Il ressemble donc plus aux rats ou aux mulots qu'aux écureuils, par le naturel et par les mœurs. * iNous avons dit que le palmiste passoit sa vie sur les palmiers, et qu'il se trouvoit principalement en Barbarie; on nous a aussi assuré qu'on le trouve très communément au Sénégal dans le pays des Nègres joloi'es, et dans les terres voisines du cap Vert. Il fré- quente les lieux découverts et voisins des habitations^ PI. 62, Tome 16.' "aiLcpet scrabp l.lJi: TAMAITOTJA- - 2 LE PA"MGOLIÎT_3XE TATOU^LOl^GTTE grsUÏ LE PALMISTE, LE BARBARESQUE, CtC. 1 99 el il se tient encore plus souvent dans les buissons à terre que sur les palmiers. Ce sont de petits ani- maux très vifs; on les voit pendant le jour traverser les chemins pour aller d'un buisson à l'autre, et ils demeurent à terre aussi souvent au moins que sur les arbres. LE TAMANOIR\ Myrmccop/mgajubata. Vm.i. LE TAMANDUA^' ET LE FOURMILIER'. Mjrtnecophaga Tamandua. Cuv. — Mjrmecoplia^a didactyla. L. Il existe dans l'Amérique méridionale trois espèces d'animaux à long museau, à gueule étroite, et sans aucune dent, à langue ronde et longue, qu'ils insi- nuent dans les fourmilières et qu'ils retirent pour ava- ler les fourmis, dont ils font leur principale nourri- ture. Le premier de ces mangeurs de fourmis est celui que les Brasiliens appellent tamandua- g iiaca j, c'est-à-dire grand tamandua:, et auquel les François 1. Le tamanoir, le fourmilier-tamanoir, le mange-fourmis, le gros mangeur de fourmis. Les Brasiliens appellent cet animal tamandua- guacu; les naturels de la Guiane l'appellent ouariri.'Lc nom tamanoir, que lui ont donné les François habitués en Amérique, paroit dériver de tamandua. 2. Nom- de cet animal au Brésil , et que nous avons adopté. 5. Le plus petit fourmilier, le petit mangeur de fourmis, animal américain que les naturels de la Guiane appellent ouatiriouaou. 200 ANIMAUX SAUVAGES. habitues en Amérique ont donné le nom de tamanoir : c'est un animal qui a environ quatre pieds de lon- gueur depuis l'extrémité du museau jusqu'à l'origine de la queue , la tête longue de quatorze à quinze pou- ces, le museau très allongé ; la queue longue de deux pieds et demi, couverte de poils rudes et longs de plus d'un pied; le cou court, la tête droite, les yeux petits et noirs, les oreilles arrondies, la langue me- nue, longue de plus de deux pieds, qu'il replie dans sa gueule lorsqu'il la retire tout entière. Ses jambes n'ont qu'un pied de hauteur; celles de devant sont un peu plus hautes et plus menues que celles de der- rière : il a les pieds ronds ; ceux de devant sont ar- més de quatre ongles, dont les deux du milieu sont les plus grands; ceux de derrière ont cinq ongles. Les poils de la queue, comme ceux du corps, sont mêlés de noir ol de blanchâtre ; sur la queue ils sont disposés en forme de panache : l'animal la retourne sur le dos, s'en couvre tout le corps lorsqu'il veut dormir ou se mettre à l'abri de la pluie et de l'ar- deur du soleil ; les longs poils de la queue et du corps ne sont pas ronds dans toute leur étendue, ils sont plats à l'extrémité et secs au toucher comme de l'herbe desséchée. L'animal agite fréquemment et brusque- ment sa queue lorsqu'il est irrité; mais il la laisse traîner eu marchant quand il est tranquille, et il ba- laie le chemin par où il passe. Les poils des parties antérieures de son corps sont moins longs que ceux des parties postérieures; ceux-ci sont tournés en ar- rière et les autres en avant; il y a plus de blanc sur les parties antérieures et plus de noir sur les parties postérieures : il y a aussi une bande noire sur le poi- LE TAMANOIR, LE TAMANDLA, etc. 201 trail, qui se prolonge sur les côtés du corps et se ter- mine sur le dos près des lombes : les jambes de der- rière sont presque noires; celles de devant presque blanches, avec une grande tache noire vers le miheu. Le tamanoir marche lentement, un homme peut ai- sément l'atteindre à la course : ses pieds paroissent moins f'iits pour marcher que pour grimper et pour saisir des corps arrondis; aussi serre-t-il avec une si grande force une branche ou un bâton, qu'il n'est pas possible de les lui arracher. Le second de ces animaux est celui que les Amé- ricains appellent simplement tamandua j, et auquel nous conserverons ce nom : il est beaucoup plus pe- tit que le tamanoir; il n a qu'environ dix-huit pouces depuis Texlrémité du museau jusqu'à l'origine de la queue : sa tête est longue de cinq pouces, son mu- seau est allongé et courbé en dessous; il a la queue longue de dix pouces et dénuée de poiis à l'extrémité ; les oreilles droites, longues d'un pouce; la langue ronde , longue de huit pouces , placée dans une espèce de gouttière ou de canal creux au dedans de la mâ- choire inférieure ; ses jambes n'ont guère que quatre pouces de hauteur; ses pieds sont de la môme forme et ont le môme nombre d'ongles que ceux du tama- noir, c'est-à-dire quatre ongles à ceux de devant et cinq à ceux de derrière. H grimpe et serre aussi bien que le tamanoir, et ne marche pas mieux; il ne se couvre pas de sa queue, qui ne pourroit lui servir d'abri, étant en partie dénuée de poil, lequel d'ail- leurs est beaucoup plus court que celui de la queue du tamanoir : lorsqu'il dort, il cache sa tète sous son cou et sous ses jambes de devant. 202 ANIiMALX SAUVAGES. Le troisième de ces animaux est celui que les na- turels de la Guiane appellent ouatlriouaou. Nous lui donnons le nom de fourmilier pour le distinguer du tamanoir et du tamandua. Il est encore beaucoup plus petit cjue le tamandua, puisqu'il n'a que six ou sept pouces de longueur depuis l'extrémité du museau jusqu'à l'origine de la queue; il a la tête longue de deux pouces; le museau proportionnellement beau- coup moins allongé que celui du tamanoir ou du ta- mandua; sa queue, longue de sept pouces, est re- courbée en dessous par l'extrémité, qui est dégarnie de poils; sa langue est étroite, un peu aplatie, et assez longue; le cou est presque nul, la tcte est assez grosse à proportion du corps; les yeux sont placés bas et peu éloignés des coins de la gueule; les oreilles sont petites et cachées dans le poil ; les jambes n'ont que trois pouces de hauteur; les pieds de devant n'ont que deux ongles, dont l'externe est bien plus gros et bien plus long que l'interne ; les pieds de derrière en ont quatre. Le poil du corps est long crenviron neuf lignes; il est doux au toucher, et d'une couleur bril- lante, d'un roux mêlé de jaune vif. Les pieds ne sont pas faits pour marcher, mais pour grimper et pour saisir; il monte sur les arbres et se suspend aux bran- ches par l'extrémité de sa queue. Nous ne connoissons dans ce genre d'animaux que les trois espèces desquelles nous venons de donner les indications. M- Brisson fait mention, d'après Seba, d'une quatrième espèce , sous le nom de fourmilier aux longues oreilles; mais nous regardons cette es- pèce comme douteuse , parce que dans l'énumératjon que fait Seba des animaux de ce genre il nous a paru LE TAMANOIK, LE ïAMANDUA, elC. '20J qu'il y avoit plus d'une erreur; il dit expressément : « Nous conservons dans notre cabinet six espèces de » ces animaux mangeurs de fourmis : » cependant il ne donne la description que de cinq; et parmi ces cinq animaux il place Vysquiepatl ou moufette, (jui est un animal non seulement d'une espèce, mais d'un genre très éloigné de celui des mangeurs de fourmis, puisqu'il a des dents, et la langue plate et courte comme celle des autres quadrupèdes, et qu'il approche beau- coup du genre des belettes ou des martes. De ces six espèces prétendues et conservées dans le cabinet de Seba il n'en reste donc déjà que quatre, puisque Vysquiepatl j, qui faisoit la cinquième, n'est point du tout un mangeur de fourmis, et qu'il n'est question nulle part de la sixième, à moins que l'auteur n'ait sous-entendu comprendre parmi ces animaux le pan- golin^; ce qu'il ne dit pas dans la description qu'il donne ailleurs de cet animal. Le pangolin se nourrit de fourmis; il a le museau allongé, la gueule étroite et sans aucune dent apparente , la langue longue et ronde; caractères qui lui sont communs avec les man- geurs de fourmis : mais il en diffère, ainsi que de tous les autres quadrupèdes, par un caractère unique, qui est d'avoir le corps couvert de grosses écailles au lieu de poil. D'ailleurs c'est un animal des climats les plus chauds de l'ancien continent, au lieu que les man- geurs de fourmis, dont le corps est couvert de poil, ne se trouvent que dans les parties méridionales du Nouveau-Monde. Il ne reste donc plus que quatre es- pèces au lieu de six annoncées par Seba, et de ces quatre espèces il n'y en a qu'une de reconnoissable 1. C'est le nom rjue nout^ donnerons au lézard écailleux. .Q04 ANÏxMAUX SAUVAGES. par ses descriplions : c'est la troisième de celles que nous décrivons ici, c'est-à-dire celle du fourmilier, auquel, à la vérité, Seba ne donne qu'un doigt à cha- que pied de devant, quoiqu'il en ait deux, mais qui, malgré ce caractère manchot, ne peut être que notre fourmilier. Les trois autres sont si mal décrits qu'il n'est pas possible de les rapporter à leur véritable espèce. J'ai cru devoir citer ici ces descriptions en entier, non seulement pour prouver ce que je viens d'avancer, mais pour donner une idée de ce gros ou- vrage de Seba, et pour qu'on juge de la confiance qu'on peut accorder à cet écrivin. L'animal qu'il dé- signe par le nom de tamandua myrmécop liage d'Amé- rique^ tome I, page 60, et dont il donne la figure, planche xxxvii, n° 2, ne peut se rapporter à aucun des trois dont il est ici question; il ne faut, pour en être convaincu, que lire la description de l'auteur. Le second, qu'il indique sous le nom de tamandua- guacu du BrésUy ou Vours qui mange des fourmis^ pages 65 et 66, planche xl, figure n° 1, est indiqué d'une manière vague et équivoque : cependant je penserois, avec MM. Klein et Linnaeus, que ce pour- roit être le vrai tamandua-guacu ou tamanoir^ mais si mal décrit et si mal représenté que M. Linnaeus a réuni sous une seule espèce le premier et le second de ces animaux de Seba, c'est-à-dire celui de la plan- che xxxvii, figure n" 2, et celui de la planche xi, iiiiure n° 1. M. Brisson a re^-ardé ce dernier comme une espèce particulière ; mais je ne crois pas que l'é- tablissement de cette espèce soit fondé , non plus que le reproche qu'il fait à M. Klein de l'avoir confondue avec celle du tamanoir : il paroît que le seul repro- lE TAMANOIR, LE TAMANDUA, elC. 2o5 che qu'on puisse faire à M. Klein est d'avoir joint à la bonne description qu'il nous donne de cet animal, dont la peau bourrée est conservée dans le Cabinet de Dresde, les indications fautives de Seba. Enfin le troisième de ces animaux, dont on trouve la figure dans cet ouvrage (vol. II, page 4^, planche xlvii, n° 2 ) , est si mal décrit, que je ne puis me persuader, malgré la confiance que j'ai à MM. Linnaeus et Brisson, qu'on puisse, sur la description et la figure de l'au- teur, rapporter, comme ils l'ont fait, cet animal au tamandua-i , que j'appelle simplement tamandua : je demande seulement qu'on lise encore cette descrip- tion, et qu'on juge. Quelque désagréables, quelque ennuyeuses que soient les discussions de cette es- pèce, on ne peut les éviter dans les détails de l'his- toire naturelle : il faut, avant décrire sur un sujet, souvent très peu connu , en écarter, autant qu'il est possible, toute obscurité, marquer en passant les erreurs qui ne manquent jamais de se trouver en nombre sur le chemin de la vérité , à laquelle il est souvent très difficile d'arriver, moins par la faute de la nature que par celle des naturalistes. Ce qui résulte de plus certain de cette critique, c'est qu'il existe réellement trois espèces d'animaux aux- quels on a donné le nom commun de mangeurs de fourmis; que ces trois espèces sont le tamanoir, le tamandua, et le fourmilier; que la quatrième espèce, donnée sous le nom de fourmilier aux brigues oreilles par M. Brisson, est douteuse aussi bien que les autres espèces indiquées par Seba. Nous avons vu le tama- noir et le fourmilier; nous en avons les dépouilles AU Cobinel du Roi : ces espèces sont certainement '206 ANIMAUX SAUVAGES. très différentes l'une de l'autre, et telles que nous les avons décrites; mais nous n'avons pas vu le ta- mandua, et nous n'en parlons que d'après Pison et Maregrave, qui sont les seuls auteurs qu'on puisse consulter sur cet animal, puisque tous les autres n'ont fait que les copier. Le tamandua fait, pour ainsi dire, la moyenne pro- portionnelle entre le tamanoir et le fourmilier pour la grandeur du corps : il a, comme le tamanoir, le museau fort allongé et quatre doigts aux pieds de de- vant; mais il a^ comme le fourmilier, la queue dé- garnie de poil à l'extrémité, par laquelle il se suspend aux branches des arbres. Le fourmilier a aussi la même habitude. Dans cette situation ils balancent leurs corps, approchent leur museau des trous et des creux d'arbres; ils y insinuent leur longue langue et la re- tirent ensuite brusquement pour avaler les insectes qu'elle a ramassés. Au reste ces trois animaux, qui diffèrent si fort par la grandeur et par les proportions du corps, ont néan- moins beaucoup de choses communes, tant par la conformation que pour les habitudes naturelles : tous trois se nourrissent de fourmis et plongent aussi leur langue dans le miel et dans les autres substances li- quides ou visqueuses : ils ramassent assez prompte- ment les miettes de pain et les petits morceaux de viande hachée; on les apprivoise et on les élève aisé- ment; ils soutiennent long-temps la privation de toute nourriture; ils n'avalent pas toute la liqueur qu'ils prennent en buvant, il en retombe une partie qui passe par les narines; ils dorment ordinairement pen- dant le jour, et changent de lieu pendant la nuit; ils LE TAMANOIR, LE TAMANDUA, etc. 20" marchent si mal qu'un homme peut les atteindre fa- cilement à la course dans un lieu découvert. Les sau- vages mangent leur chair, qui cependant est d'un très mauvais goût. On prendroit de loin le tamanoir pour un grand renard, et c'est par cette raison que quelques voya- geurs l'ont appelé renard américain; il est assez fort pour se défendre d'un gros chien et môme d'un ja- guar. Lorsqu'il en est attaqué , il se bat d'abord debout, et, comme i'ours , il se défend avec les mains, dont les ongles sont meurtriers; ensuite il se couche sur le dos pour se servir des pieds comme des mains, et dans cette situation il est presque in- vincible, et combat opiniâtrement jusqu'à la der- nière extrémité; et même lorsqu'il a rais à mort son ennemi, il ne le lâche que très long-temps après : il résiste plus qu'un autre au combat, parce qu'il est couvert d'un grand poil touffu, d'un cuir fort épais, et qu'il a la chair peu sensible et la vie très dure. Le tamanoir, le lamandua, et le fourmilier, sont des animaux naturels aux climats les plus chauds de l'Amérique, c'est-à-dire au Brésil, à la Guiane, au pays des Amazones, etc. On ne les trouve point en Canada, ni dans les autres contrées froides du Nou- veau-Monde; on ne doit donc pas les retrouver dans l'ancien continent : cependant Kolbe et Desmarchais ont écrit qu'il y avoit de ces animaux en Afrique; mais il me paroît qu'ils ont confondu le pangolin ou lézard écailleux avec nos fourmiliers. C'est peut-être d'après un passage de Marcgrave, où il est dit : Ta- mandua- guacti Brasiliensibus _, Congcnsibtis { ubl et freqtiens est) \\mhu\udictu^sC\^^Qlko^he et Desmarchais 208 AîvnîAUX SAUVAGES. sont tombés dans cette erreur; et en effet, si Marc- o;rave entend par Congensibus les naturels de Congo, il aura dit le premier que le tamanoir se trouvoiten Afrique ; ce qui cependant n*a été confirmé par au- cun autre témoin digne de foi. Marcgrave lui-mer .e n'avoit certainement pas vu cet animal en Afrique, puisqu'il avoue qu'en Amérique même il n'en a vu que les dépouilles. Desmarchais en parle assez vague- ment; il dit simplement qu'on trouve cet animal en Afrique comme en Amérique, mais il n'ajoute aucune circonstance qui puisse prouver le fait : et à l'égard de Kolbe, nous comptons pour rien son témoignage; car un homme qui a vu au cap de Bonne-Espérance des élans et des loups-cerviers tout semblables à ceux de Prusse peut bien aussi y avoir vu des tamanduas. Aucun des auteurs qui ont écrit sur les productions de l'Afrique et de l'Asie n'a parlé des tamanduas; et au contraire, tous les voyageurs et presque tous les historiens de l'Amérique en font mention précise; deLery, de Laët, le P. d'Abbeville, Maffée, Faber, Nieremberg, et M. de La Condamine, s'accordent à dire avec Pison, Barrère, etc., que ce sont des ani- maux naturels aux pays chauds de l'Amérique. Ainsi nous ne doutons pas que Desmarchais et Kolbe ne se soient trompés; et nous croyons pouvoir assurer de nouveau que ces trois espèces d'animaux n'existent pas dans l'ancien continent. Sur le Tamanoir. * INous avons donné la fii^jure du tamanoir ou j^rand fourmilier; mais, comme le dessin n'a été fait que LE TAMANOIR. 'JOiJ d'après une peau qui avoit été assez mal préparée, il n'est pas aussi exact que celui' qu'on trouvera ici (voyez planche 3o ) , qui a été fait sur un animal en- voyé de la Guiane, bien empaillé, à M. Mauduit, docteur en médecine, dont le cabinet ne contient que des choses précieuses, par les soins que cet ha- bile naturaliste prend de recueillir tout ce qu'il y a de plus rare, et de maintenir les animaux et les oiseaux dans le meilleur état possible. Quoique le tamanoir que nous donnons ici soit précisément de la même espèce que celui dont nous venons de parler, on verra néanmoins qu'il a le museau plus court , la distance de l'œil à l'oreille plus petite, les pieds plus courts; ceux du devant n'ont que quatre ongles, les deux du milieu très grands, les deux de côté fort pe- tits, cinq ongles aux pieds de derrière, et tous ces ongles noirs. Le museau jusqu'aux oreilles est couvert d'un poil brun fort court; près des oreilles le poil commence à devenir plus grand; il a deux pouces et demi de longueur sur les côtés du corps; il est rude au toucher, comme celui du sanglier; il est mêlé de poils d'un brun foncé et d'autres d'un blanc sale. La bande noire du corps n'a point de petites taches blan- ches décidées et qui la bordent, comme dans l'autre tamanoir. Celui-ci a trois pieds onze pouces de lon- gueur, c'est-à-dire trois pouces de plus que le pre- mier. Voici ses autres dimensions. pied. pouc. lign. Hauteur du Irain de devant i 8 » Hauteur du train de derrière i 7 ^ Longueur du bout du museau à l'angle de l'œil. . » 7 9 Ouverture de l'œil » » ^ Ouverture de la bouche » 1 1 2 10 ANIMAUX SAUVAGES. pieds. pouc. lign Ouverture des narines » o 4 Dislance de l'œil à l'oreille » 2 i Grandeur de l'oreille » 1 2 Longueur du cou >, 8 » Longueur du tronçon de la queue .2 i 9 Longueur du pied de devant » 6 3 Longueur de l'ergot interne , . » » 6 Longueur de ce même ergot à sou origine. ...» » 4 Longueur de l'ergot suivant » 1 8 Sa largeur à son origine ^ » » 5 Longueur du troisième ergot » 2 5 Sa largeur à son origine » » 6 Longueur de l'ergot extérieur » » 5 Sa largeur h son origine. . , » « 5 Longueur du pied de derrière » 5 9 Longueur de l'ergot interne » » 7 Longueur des trois autres ergots » 1 10 Largeur à l'origine » » 5 Longueur de l'ergot externe » » 6 Largeur à son origine » » 3 M. de La Borde, médecin du roi à Cayenne, m'a envoyé les observations suivantes au sujet de cet animal. « Le tamanoir habite les bois de la Guiane. On y en connoît de deux espèces; les individus de la plus grande pèsent jusqu'à cent livres. Ils courent lente- ment et plus lourdement qu'un cochon; ils traversent les grandes rivières à la nage , et alors il n'est pas dif- ficile de les assommer à coups de bâton. Dans les bois on les tue à coups de fusil. Ils n'y sont pas fort com- muns, quoique les chiens refusent de les chasser, » Le tamanoir se sert de ses grandes griffes pour déchirer les ruches de poux de bois qui se trouvent partout sur les arbres, sur lesquels il grimpe facile- ment. Il faut prendre garde d'approcher cet animal LE TAMANOIR. 2 1 l de trop près; car ses oriffes font des blessures pro- fondes : il se défend même avec avantage contre les animaux les plus féroces de ce continent , tels que les jaguars , couguars, etc. ; il les déchire avec ses griffes, dont les muscles et les tendons sont d'une grande force. Il tue beaucoup de chiens, et c'est par cette raison qu'ils refusent de le chasser. » On voit souvent des tamanoirs dans les grandes savanes incultes. On dit qu'ils se nourrissent de four- mis. Leur estomac a plus de capacité que celui d'un homme. J'en ai ouvert un qui avoit l'estomac plein de poux de bois qu'il avoit nouvellement mangés. La structure et les dimensions de sa langue semblent prouver qu'il peut aussi se nourrir de fourmis. Il ne fait qu'un petit dans des trous d'arbre près de terre. Lorsque la femelle nourrit, elle est très dangereuse, même pour les hommes. Les gens du commun à Cayenne mangent la chair de cet animal; elle est noire, sans graisse, et sans fumet. Sa peau est dure et épaisse : sa langue est d'une forme presque conique, comme son museau. » M. de La Borde en donne une description anato- mique que je n'ai pas cru devoir publier ici, pour lui laisser les prémices de ce travail qu'il me paroît avoir fait avec soin. «Le tamanoir, continue M. de La Borde, n'ac- quiert son accroissement entier qu'en quatre ans. Il ne respire que par les narines. A la première vertèbre qui joint le cou avec la tête la trachée-artère est fort ample; mais elle se rétrécit tout à coup, et forme un conduit qui se continue jusqu'aux narines, dans cette espèce d(3 cornet qui lui sert de mâchoire supérieure. 212 ANIMAUX SAUVAGES. Ce cornet a un pied de longueur, et il est au moins aussi long que le reste de la tète. 11 n'a aucun con- duit de la trachée-artère à la gueule, et néanmoins l'ouverture des narines est si petite qu'on avoit de la peine à y introduire un tuyau de plume à écrire. Les yeux sont aussi très petits, et il ne voit que de côté. La graisse de cet animal est de la plus grande blan- cheur. Lorsqu'il traverse les eaux, il porle sa grande et longue queue repliée sur le dos et jusque sur la tête. » MM. Aublet et Olivier m'ont assuré que le tama- noir ne se nourrit que par le moyen de sa langue, la- quelle est enduite d'une humeur visqueuse et gluante., avec laquelle il prend des insectes. Ils disent aussi que sa chair n'est point mauvaise à manger. Sur le Tamandtia, * Nous croyons devoir rapporter à l'espèce du ta- mandua l'animal dont nous donnons ici la figure (voyez planche 3o) , et duquel la dépouille bien pré- parée étoit au cabinet de M. le duc de Gaylus, et se voit actuellement dans le Cabinet du Roi. Il est dif- férent du tamanoir, non seulement par la grandeur, mais aussi par la forme. Sa tête est à proportion bien plus grosse : l'œil est si petit qu'il n'a qu'une ligne de grandeur; encore est-il environné d'un rebord de poils relevés. L'oreille est ronde et bordée de grands poils noirs par dessus. Le corps entier n'a que treize pouces , depuis le bout du nez jusqu'à l'origine de la queue, et dix pouces foibles de hauteur. Le poil de Ï.E TAMANDL A, 2l3 dessus le dos est long de quinze lignes; celui du veptre, qui est d'un blanc sale, est de la même lon- gueur. La queue n'a que sept pouces et demi de lon- gueur, couverte partout de longs poils fauves, avec des bandes ou des anneaux d'une leinte légèrement noirâtre. Il n'y a, dans toute cette description, que deux caractères qui ne s'accordent pas avec celle que Marc- grave nous a donnée du tamandua. Le premier est la queue, qui est partout garnie de poils, au lieu que celui de Marcgrave a la queue nue à son extrémité ; le second c'est qu'il y a cinq doigts aux pieds de de- vant dans notre tamandua, et que celui de Marcgrave n'en avoit que quatre : mais du reste tout convient assez pour qu'on puisse croire que l'animal dont nous donnons ici la figure est au moins une variété de l'es- pèce du tamandua, s'il n'est pas précisément de la même espèce. M. de La Borde semble l'indiquer, dans ses obser- vations, sous le nom de petit tamanoir. « Il a, dit-il, le poil blanchâtre, long d'environ deux pouces. Il peut peser un peu plus de soixante livres. Il n'a point de dents, mais il a aussi des griffes fort longues. Il ne mange que le jour, comme l'autre, et ne fait qu'un petit; il vit aussi de même, et se tient dans les grands bois. Sa chair est bonne à man- ger ; mais on le trouve plus rarement que le grand tamanoir. » J'aurois bien désiré qu'il m'eût envoyé des indi- cations plus précises et plus détaillées, qui auroient fixé nos incertitudes au sujet de cette espèce d'a- siimaL 2\^l ANIMAUX SAUVAGES. Sur le Fourmilier. Voici ce que m'écrit en même teaips M. de La Borde sur le petit fourmilier, dont nous avons donné la figure. « Il a le poil roux, luisant , un peu doré , se nour- rit de fourmis, tire sa langue, qui est fort longue et faite comme un ver, et les fourmis s'y attachent. Cet animal n'est guère plus grand qu'un écureuil. l\ n'est pas difficile à prendre ; il marche assez lentement, s'attache, comme les paresseux, sur un bâton qu'on lui présente, dont il ne cherche pas à se détourner, et on le porte ainsi attaché où l'on veut. Il n'a aucun cri. On en trouve souvent d'accrochés à des branches par leurs griffes. Ils ne font qu'un petit dans des creux d'arbre, sur des feuilles qu'ils charrient sur le dos. Ils ne mangent que la nuit. Leurs griffes sont dange- reuses, et ils les serrent si fort qu'on ne peut pas leur faire lâcher prise. Ils ne sont pas rares, mais difficiles à apercevoir sur les arbres. » M. Yosmaër a fait une critique assez mal fondée de ce que j'ai dit au sujet des fourmiliers. « Je dois remarquer, dit-il , contre le sentiment de M. de Buffon, que l'année passée M. Tulbagh a en- voyé un animal sous le nom de porc de terre qui est le myrmécop liage de Linnaeus ; en sorte que Desmar- chais et Kolbe ont raison de dire que cet animal se trouve en Afrique aussi bien qu'en Amérique. A juger de celui-ci, qui a été envoyé dans l'esprit-de-vin , pa- roissant être tout nouvellement né , et ayant déjà la grandeur d'un bon cochon de lait, l'animal parfait LE f ÔÏJÎIMILIER. 2l5 doit être d'une taille fort considérable. Voici les prin- cipales différences autant qu'on peut les reconnoître à cet animal si jeune. « Le groin est à son extrémité un peu gros, rond et aussi comme écrasé en dessus. Leurs oreilles sont fort grandes, longues, minces, pointues, et pendan- tes. Les pieds de devant ont quatre doigts; le pre- mier et le troisième d'une longueur égale, le second un peu plus long, et le quatrième ou l'extérieur un peu plus court que le troisième. Leurs quatre onglets sont fort longs, peu crochus, pointus, et à peu près d'une égale grandeur. Les pieds de derrière ont cinq doigls, dont les trois intermédiaires sont presque également longs, et les deux extérieurs beaucoup plus courts; les onglets en sont moins grands, et les deux extérieurs les plus petits. Sa queue, sans être fort longue, est grosse et se termine en pointe. Les deux myrmécopliages de Seba sont certainement les mêmes, et ne diffèrent entre eux que par la couleur. La figure en est fort bonne. C'est une espèce particu- lière, tout-à-fait diflérente du tamandua-guacu de Marcgrave, ou tamanoir de M. de Buffon. » On croiroit, après la lecture de ce passage, que je me suis trompé au sujet de cet animal donné par Seba. Cependant j'ai dit précisément ce que dit ici M. Vosmaër. Voici comme je me suis exprimé : Ua- nimal que Seba désigne par le nom de tamandua myr- mécophage d'Amérique, tome I^ page 60, et dont il donne la figure ^ planche 07, /i° 2 , ne peut se rappor- ter à aucun des trois dont il est ici qiwstlon. Or les trois animaux d'Amérique dont j'ai parlé sont le ta- manoir, le tamandua et le petit fourmilier; donc tout SI 6 ANIMAUX SAlîVACKS. ce que dit ici M. Vosmaër ne fait rien contre ce que j ai avancé, puisque ce que j ai avancé se réduit à ce que le tamanoir, le tamandua, et le fourmilier, ne se trouvent qu'en Amérique, et non dans l'ancien conti- nent. Cela est si positif que M. Vosmaër ne peut rien y opposer. Si le myrmécophage de Seba (planche 07, fig. 2 ) se trouve en Afrique, cela prouve seulement que Seba s'est trompé en l'appelant myrmécophage d'Amérique; mais cela ne prouve rien contre ce que j'ai avancé; et je persiste, avec toute raison, à soute- nir que le tamanoir, le tamandua, et le fourmilier, ne se trouvent qu'en Amérique et point en Afrique. »e*e«*««'»*M LE COCHON DE TERRE. Myrmecopliaga capensis. Pall. Nous avons dit et répété souvent qu'aucune espèce des animaux de Tx^frique ne s'est trouvée dans l'A- mérique méridionale, et que réciproquement aucun des animaux de cette partie de l'Amérique ne s'est trouvé dans l'ancien continent. L'animal dont il est ici question a pu induire en erreur des observateurs peu attentifs , tels que M. Vosmaër : mais on va voir par sa description et par la comparaison de sa figure avec celle des fourmiliers d'Amérique qu'il est d'une espèce très différente , et qu'il n'a guère d'autres rap- ports avec eux que d'être de même privé de dents , et d'avoir une langue assez longue pour l'introduire dans LE COCilON DE TERFiE. 217 les fourmilières. Nous avons donc adopté le nom de cochon de terres que Kolbe donne à ce mangeur de fourmis, de préférence à celui de fourmilier^ qui doit être réservé aux mangeurs de fourmis d'Amérique, puisqu'en effet cet animal d'Afrique en diffère essen- tiellement par l'espèce et même par le genre. Le nom de cochon de terre est relatif à ses habitudes natu- relles et même à sa forme, et c'est celui sous lequel il est communément connu dans les terres du Cap. Voici la description que M. Allamand a faite de cet animal, dans le nouveau supplément à mon ouvrage. « M. de Buflbn semble avoir épuisé tout ce qu'on peut dire sur les animaux mangeurs de fourmis : l'ar- ticle qu'il en a dressé doit lui avoir coûté beaucoup de peine, tant à cause des recherches qu'il a dû faire de tout ce qui a été dit de ces animaux que de la né- cessité où il a été de relever les fautes de ceux qui en ont parlé avant lui, et particulièrement de Seba. Ce- lui-ci ne les a pas seulement mal décrits, mais il a encore rangé parmi eux un animal d'un genre très di fièrent. » M, de Buffon, après avoir dissipé la confusion qui régnoit dans l'histoire de ces animaux, n'admet que trois espèces de mangeurs de fourmis, le tama- noir, le tamandua, et celui auquel il a conservé le nom de fourmilier; mais ensuite il a donné la descrip- tion d'un animal qui semble être une nouvelle espèce de tamandua plutôt qu'une simple variété; enfin il conclut de tout ce qu'il a dit que les mangeurs de fourmis ne se trouvent que dans les pays chauds de l'Amérique, et qu'ils n'existent pas dans l'ancien continent. H est vrai que Desmarchais et Koîb« disent 2 1 8 <\ M M A U X SA i: V A G 1] S . qu'il y en a en Afrique; mais le premuîer affirme sim- plement la chose sans en rien dire de plus ni sans en apporter aucune preuve; quant àKolbe, son témoi- gnage est si suspect que M. de Buffon a été très au- torisé à n'y pas ajouter foi. J'ai pensé comme lui au sujet de Kolbe , et je n'ai point cru qu'il y eût des mangeurs de fourrais en Afrique; mais M. le capitaine Gordon m'a tiré de l'erreur où j'étois : il m'a envoyé la dépouille d'un de ces animaux tué au cap de Bonne- Espérance, où ils sont connus sous le nom de co- chons de terre ; c'est précisément celui que Kolbe leur donne : ainsi je lui fais réparation d'avoir révoqué ici en doute sa véracité , et je suis persuadé que M. de Buffon lui rendra la même justice. Il est vrai que M. Palîas a confirmé le témoignage de Kolbe par ses propres observations ; il a donné la description d*un fœtus de mangeur de fourmis, envoyé du cap de Bonne-Espérance au cabinet de S. A. S. M^'. le prince d'Orange; mais un fœtus, dénué de son poil, étoit peu propre adonner une juste idée de l'animal dont il tiroit son origine , et il pouvoit avoir été envoyé d'ailleurs au Gap ; cependant le nom de cockon^ par lequel on î'avoit désigné, a commencé à me faire re- venir de mon préjugé contre Kolbe. » J'ai fait remplir la peau que M. Gordon m'a en- voyée ; ce qui m'a très bien réussi ; et c'est d'après cette peau bourrée que j*ai fait graver la figure. Si l'on doit appeler mangeur de fourmis un animal qui n'a point de dents, et qui a une langue fort longue qu'il enfonce dans les fourmilières pour avaler ensuite les fourmis qui s'y attachent, ou ne peut pas douter que celui qui est représenté ici n'en mérite le nom ; LE COCÎÎON DE TEUr.E. 219 cependant il diffère très fort des trois espèces décri- tes par M. deBiifibn, et que je crois, avec lui, être particulières à rAmérique. » Il est à peu près aussi gros et aussi grand que le tamanoir, comme on le verra par les dimensions que j'en donnerai. Les poils qui couvrent sa tète , le des- sus de son corps et sa queue sont très courts , et telle- ment couchés et appliqués sur sa peau qu'ils sem- blent y être collés; leur couleur est d'un gris sale, un peu approchant de celui du lapin, mais plus obscur ; sur les flancs et sous le ventre ils sont plus longs et d'une couleur roussâtre ; ceux qui couvrent les jambes sont aussi beaucoup plus longs, ils sont tout-à-fait noirs et droits. » La tête est presque un cône tronqué, un peu comprimé vers son extrémité; elle est terminée par un plan ou plutôt par un boutoir, tel que celui d'un cochon, dans lequel sont les trous des narines, et qui avance de près d'un pouce au delà de la mâchoire inférieure ; celle-ci est très petite. Sa langue est lon- gue, fort mince et plate , mais plus large que dans les autres mangeurs de fourmis, qui l'ont presque cylin- drique ; il n'a absolument aucune dent. Ses yeux sont beaucoup plus près des oreilles que du museau; ils sont assez grands, et d'un angle à l'autre ils ont un pouce de longueur. Ses oreilles, assez semblables à celles des cochons, s'élèvent à la hauteur de six pou- ces, et se terminent en pointe ; elles sont formées par une membrane presque aussi mince que du parche- min, et couvertes de poils à peine remarquables, tant ils sont courts. J'ignore si dans l'anima! vivant elles sont pendantes comme dans les tamanduas : 2'2\i AiMMALX SAUVAGE5. M. Pallas dit qu'elles le sonl; mais il en juge d'après celles du fœtus, où leur longueur doit leur faire pren- dre cette position, sans qu'on en doive conclure qu'elles l'aient dans Fanimal lorsqu'il est hors du ventre de sa mère. Sa queue surpasse le tiers de la longueur de tout le corps ; elle est fort grosse à son origine, et va en diminuant Jusqu'à son extrémité. Ses pieds de devant ont quatre doigts, ceux de der- rière en ont cinq, tous armés de forts ongles, dont les plus longs sont aux pieds postérieurs, car ils éga- lent en longueur les doigts mêmes; ils ne sont pas pointus, mais arrondis à leur extrémité, un peu re- courbés et propres à creuser la terre. Il ne paroît pas qu'il puisse s'en servir pour saisir fortement, ou pour se défendre, comme les autres mangeurs de four- mis; cependant il doit avoir beaucoup de force dans ses jambes, qui sont très grosses proportionnellement à son corps. » On voit, par cette description, que cet animal est très différent du tamanoir par son poil, sa cou- leur, sa tête, et sa queue : il surpasse aussi fort en grandeur le tamandua , dont il diffère de même par sou pelage, par sa couleur, et par ses ongles; je ne dis rien de sa différence avec le fourmilier, avec le- quel personne ne le confondra. Il appartient donc à une quatrième espèce incannue jusqu'à présent; et tout ce que j'en &ais de certain , c'est que cet animal fourre sa langue dans les fourmilières, qu'il avale les fourmis qui s'y attachent, et qu'il se cache en terre dans des trous. Quoiqu'il ait une queue qui ressem- ble un peu à celle du tamandua, je doute qu'il s'en s^rve^coinme lui, pour se suspendre à des branches LE COCHON DE TERllli. 22 1 dWbres; elle ne me paroît pas pour cela assez flexi- ble , et les ongles ne sont pas faits pour grimper. » Comme je l'ai déjà dit, on lui donne au Cap le nom de cochon de terre; mais il ressemble au cochon , et cela encore très imparfaitement, uniquement par sa tête allongée , par le boutoir qui la termine, et par la longueur de ses oreilles : d'ailleurs il en diffère es- sentiellement par les dents qu'il n'a pas, par sa queue, et principalement par ses pieds, aussi bien que par la conformation de lout son corps. fl Au défaut de bonnes autorités sur ce qui regarde ce mangeur de fourmis ( car c'est le nom que je crois devoir lui donner, pour le distinguer des trois espèces décrites par M. de BulTon) , je mettrai ici en note ce que Kolbe en a dit^ ; il a été plus exact dans la de- 1. La quatrième espèce des cochous se nomme le cochon de terre, il ressemble très fort aux cochons rouges (pourquoi aux cochons rouges? 11 ne leur ressemble pas plus par la eouleur qu'aux autres); il a seu- lement la lête plus longue et le groin plus pointu; il n'a absolument point de dents , et ses soies ne sont pas si fortes. Sa langue est longue et affilée; sa queue est longue; il a aussi les jambes langues et fortes La terre lui sert de demeure ; il s y creuse une grotte, ouvrage qu'il fait avec beaucoup de vivacité et de promptitude, et s'il a seulement la lête et les pieds de devant dans la terre, il s'y cramponne si bien que l'homme le plus robuste ne sauroit l'en arracher. Lorsqu'il a faim, il va chercher une fourmilière; dès quil a fait cette bonne trouvaille, il regarde lout autour de lui, pour voir si (ont est tranquille, et s'il n'y a point de danger; il ne mange jamais sans avoir pris cette précaution : alors il se couche , et , plaçant son groin tout près delà fourmilière, il lire la langue tant qu'il peut : le& fourmis montewt dessus en foule , et , dès qu'elle est bien couverte, i! la retire et les gobe toutes. Ce jeu se recommence plusieurs fois, et jusqu'à ce qu'il soit rassasié. Afin de lui procurer plus aisément cette nourriture , la nature , toute sage , a fait en sorte que la partie supé- rieure de cette langue, qui doit recevoir les fourmis, est tcnjouis ii2 2 AiMMAlX SÀLYAGliS. gcription qu'il en a faite qu'il ne lest ordinairement, Voici ses dimensions. /> pifds. pi)uc. li{5"- Longueur du corps depuis le bout du museau jus- qu'à l'origine de la queue 3 5 Circonférence du milieu du corps 2 8 Longueur de la tête » i i Sa circonférence entre les yeux, et les oreilles. . . 1 i Sa circonférence près du bout du museau » 7 Longueur des oreilles » 6 Distance entre leurs bases » s Longueur des yeux mesurée d'un angle a l'autre. » 1 Distance des yeux aux oreilles » g Distance des yeux au bout du museau » 7 Distance entre les deux yeux eu ligne droite. . . » 4 » Longueur de la queue 1 9 ■> Sa circonférence près de l'anus 1 5 » Sa circonférence près de l'extrémilé » 2 » Longueur des jambes de devant 1 » » Sa circonférence près du corps. ...• o 11 » Sa circonférence près du poignet » 6 6 Longueur des jambes de derrière 1 1 » Leur circonférence près du corps 1 » » Leur circonférence près du talon » 7 6 couverte et enduite dune matière visqueuse et gluante qui em- pêche ces foibles animaux de s'en retourner , lorsqu'une fois leurs jambes y sont empêtrées; c'est là leur manière de manger. Ils ont la chair de fort bon goût et très saine. Les Européens et les Holtentots vont souvent à la chasse de ces animaux : rien n'est plus facile que de les tuer; il ne faut que leur donner un petit coup de bâton sur la tête. {Description du cap de Bonne-Espérance , par Kolbe , volume III , page 45. ) LE PANGOLIN ET LE PHATÂGIN. 22 J LE PANGOLIN'. Myrmecophaga pentadactyla. L. LE PHATAGIN^ Myrmecophaga tetradactyla. L. Ces animaux sont vulgairement connus sous ie nom de lézards écailleux : nous avons cru devoir rejeter cette dénomination, i° parce qu'elle est composée ; 2"* parce qu'elle est ambiguë , et qu'on l'applique à ces deux espèces; 5'* parce qu'elle a été mal imaginée, ces animaux étant non seulement d'un autrf? genre , mais même d'une autre classe que les lézards, qui sont des reptiles ovipares, au Heu que ie pangolin et le phatagin sont des quadrupèdes vivipares : ces noms sont d'ailleurs ceux qu'ils portent dans leur pays natal; nous ne les avons pas créés, nous les avons seulement adoptés. Tous les lézards sont recouverts en entier, et jus- que sous le ventre, d'une peau lisse et bigarrée de taches qui représentent des écailles; mais le pango- 1 . Pangolin ou panggoeling, nom que les Indiens de l'Asie méridio- nale donnent à cet animal , et que nous avons adopté. Les François habitués aux Indes orientales l'ont appelé lézard écailleux et dia6le de Java. Panggoeling f selon Seba, signifie, dans la langue de Java, un animal gui se met en boule. 2. Le phatagin ou phatagen, nom de cet animai aux Indes orien- tales, et que nous avons adopté. U2q ANIMAUX SAUVAGES. Jin et le phatagin n'ont point d'ecailles sous la gorge, sous la poitrine, ni sous le ventre : le pîiatagîn, comme tous les autres quadrupèdes, a du poil sur toutes ce» parties inférieures du corps; le pangolin n'a qu'une peau lisse et sans poil. Les écailles qui revêtent et couvrent toutes les autres parties du corps de ces deux animaux ne sont pas collées en entier sur la peau- elles y sont seulement infixées et fortement adhéren- tes par leur partie inférieure : elles sont mobiles comme les piquants du porc-épic, et elles se relèvent ou se rabaissent à la volonté de l'animal ; elles se hé- rissent lorsqu'il est irrité ; elles se hérissent encore plus lorsqu'il se met en boule comme le hérisson. Ces écail- les sont si grosses, si dures, et si poignantes, qu'elles rebutent tous les animaux de proie ; c'est une cuirasse offensive qui blesse autant qu'elle résiste : les plus cruels et les plus aÛamés, tel que le tigre, la pan- thère , etc. , ne font que de vains efforts pour dévorer ces animaux armés; ils les foulent, ils les roulent, mais en même temps ils se font des blessures dou- loureuses dès qu'ils veulent les saisir : ils ne peuvent ni les violenter , ni les écraser, ni les étouffer en les surchargeant de leur poids. Le renard, qui craint de prendre avec la gueule le hérisson en boule , dont les piquants lui déchirent le palais et la langue, le force cependant à s'étendre en le foulant aux pieds et le pressant de tout son poids ; dès que la tête paroît, il la saisit par le bout du museau , et met ainsi le héris- son à mort : mais le pangolin et le phatagin sont de tous les animaux, sans en excepter môme le porc-épic^ ceux dont l'armure est la plus forte et la plus offen- sive ; en sorte qu'en contractant leur corps et pré- Li: PANGOLIN ET LE PiïATAGIN. 2^5 sentant leurs armes ils bravent la fureur de tous leurs ennemis. Au reste, lorsque le pangolin et le phatagin se res- serrent , ils ne prennent pas, comme le hérisson , une figure globuleuse et uniforme : leur corps, en se contractant, se met en peloton; mais leur grosse et longue queue reste au dehors, et sert de cercle ou de lien au corps. Cette partie extérieure, par laquelle il paroît que ces animaux pourroient être saisis, se défend d'elle-même : elle est garnie dessus et dessous d'écaillés aussi dures et aussi tranchantes que celles dont le corps est revêtu; et comme elle est convexe en dessus et plate en dessous, et qu'elle a la forme à peu près d'une demi-pyramide, les côtés anguleux sont revêtus d'écaillés en équerre pliées à angle droit, lesquels sont aussi grosses et aussi tranchantes que les autres; en sorte que la queue paroît être encore plus soigneusement armée que le corps, dont les parties inférieures sont dépourvues d'écaillés. Le pangolin est plus gros que le phatagin, et cepen- dant il a la queue beaucoup moins longue; ses pieds de devant sont garnis d'écaillés jusqu'à l'extrémité ; au lieu que le phatagin a les pieds et même une par- tie des jambes de devant dégarnis d'écaillés et cou- verts de poil. Le pangolin a aussi les écailles plus grandes, plus épaisses, plus convexes et moins can- nelées que celles du phatagin, qui sont armées de trois pointes très piquantes, au lieu que celles du pangolin sont sans pointes et uniformément tran- chantes. Le phatagin a du poil aux parties inférieures : le pangolin n'en a point du tout sous le corps; mais entre les écailles qui lui couvrent le do.s il sort quel- 226 ANIMAUX SAUVAGES. qiies poils gros et long comme des soies de cochon, et ces longs poils ne se trouvent pas sur le dos du phatagin. Ce sont là toutes les diflférences essentielles que nous ayons remarquées en observant les dépouil- les de ces deux animaux, qui sont si différents de tous les autres quadrupèdes, qu'on les a regardés comme des espèces de monstres. Les différences que nous venons d'indiquer étant générales et constantes, nous croyons pouvoir assurer que le pangolin et le phatagin sont deux animaux d'espèces distinctes et séparées : nous avons reconnu ces rapports et ces différences non seulement par Tinspeclion des trois sujets que nous avons vus, mais aussi par la compa- raison de tous ceux qui ont été observés par les voya- geurs et indiqués par les naturalistes. Le pangolin a jusqu'à six, sept, et huit pieds, de grandeur, y compris la longueur de la queue, lors- qu'il a pris son accroissement entier : la queue , qui est à peu près de la longueur du corps, paroît être moins longue quand il est jeune : les écailles sont aussi moins grandes, plus minces et d'une couleur plus pâle; elles prennent une teinte plus foncée lors- que l'animal est adulte, et elles acquièrent une du- reté si grande qu'elles résistent à la balle du mous- quet. Le phatagin est, comme nous l'avons dit, bien , plus petit que le pangolin : tous deux ont quelques rapports avec le tamanoir et le tamandua; comme eux, le pangolin et le phatagin ne vivent que de fourmis; ils ont aussi la langue très longue , !a gueule étroite et sans dents apparentes j le corps très allongé, la queue aussi fort longue, et les ongles des pieds à peu près de la même grandeur et de la môme forme. LE PANGOLIN V/T LE PHATAGIN. 22^ mais non pas en même nombre : ie pangolin et le phatagin ont cinq ongles à chaque pied, au lieu que le tamanoir et le tamandua n'en ont que quatre aux pieds de devant ; ceux-ci sont couverts de poil , les au- tres sont armés d'ëcaiiles; et d'ailleurs, ils ne sont pas originaires du même continent; le tamanoir et le ta- mandua se trouvent en Amérique; le pangolin et le phatagin aux Indes orientales et en Afrique , où les Nègres les appellent quogelo; ils en mangent la chair, qu'ils trouvent délicate et saine; ils se servent des écail- les à plusieurs petits usages. Au reste , le pangolin et le phatagin n'ont rien de rebutant que la tigure ; ils sont doux, innocents, et ne font aucun mal: ils ne se nour- rissent que d'insectes. Ils courent lentement, et ne peuvent échapper à l'homme qu'en se cachant dans des trous derochers ou dans des terriers qu'ils se creusent, et où ils font leurs petits. Ce sont deux espèces ex- traordinaires, peu nombreuses, assez inutiles, et dont la forme bizarre ne paroît exister que pour faire la pre- mière nuance de la figure des quadrupèdes à celle des reptiles. LES TATOUS'. Lorsque l'on parle d'un quadrupède, il semble que le nom seul emporte Tidée d'un animal couvert de 1 . Talu ou tatou, nom générique de ces animaux au Brésil. Tatasia, selon Mafîée, Histoire des Indes; Paris, i665, page 69. Les Espagnols ont appelé ces animaux armadilUo. Nous avons rejeté cette dernière tiénomination , parce qu'on l'a également appliquée au pangolin et au 21>8 AIXIMACX SAUVAGES. poiJ ; et de môme , lorsqu'il est question d'un oiseau ou d'un poisson, les plumes et les écailles s'offrent à l'imagination, et paroissent èlre des attributs insé- parables de ces êtres. Cependant la nature, comme 5i elle vouloit se soustraire à toute méthode et échap- per à nos vues les plus générales, dément nos idées, contredit nos dénominations, méconnoît nos carac- tères, et nous étonne encore plus par ses exceptions que par ses lois. Les animaux quadrupèdes, qu'on doit regarder comme faisant la première classe de la nature vivante , et qui sont, après l'homme , les êtres les plus remarquables de ce monde , ne sont néan- moins ni supérieurs en tout ni séparés par des attri- buts constants ou des caractères uniques de tous les autres êtres. Le premier !de ces caractères, qui con- stitue leur nom et qui consiste à avoir quatre pieds , se retrouve dans les lézards, les grenouilles, etc. , lesquels néanmoins diffèrent des quadrupèdes à tant d'autres égards, qu'on en a fait, avec raison, une classe séparée ; la seconde propriété générale, qui est de produire des petits vivants, n'appartient pas uni- quement aux quadrupèdes, puisqu'elle leur est com- mune avec les cétacés; et enfin le troisième attribut, qui paroissoit le moins équivoque, parce qu'il est le plus apparent , et qui consiste à être couvert de poil , se trouve pour ainsi dire en contradiction avec les deux autres dans plusieurs espèces qu'on ne peut ce- pendant retrancher de l'ordre des quadrupèdes, puis- qu'à l'exception de ce seul caractère , elles leur res- semblent par tous les autres ; et comme ces exceptions phatagin, qui sont des animaux très différents des talous pour l'es- pèce et pour le climai. LES TAïOiS. 229 apparentes de la nature ne sont dans ie réel que les nuances qu'elle emploie pour rapprocher les êtres même les plus éloignés , il ne faut pas perdre de vue ces rapports singuliers , et tâcher de les saisir à mesure qu'ils se présentent. Les tatous, au lieu de poil, sont couverts, comme les tortues, les écrevisses, et les autres crustacés, d'une croûte ou d'un têt solide ; les pangolins sont armés d'écaillés assez semblables à celles des poissons ; les porc-épics portent des espè- ces de plumes piquantes et sans barbe , mais dont le tuyau est pareil à celui des plumes des oiseaux : ainsi dans la classe seule des quadrupèdes, et par le carac- tère môme le plus constant et le plus apparent des animaux de cette classe, qui est d'être couverts de poil, la nature varie en se rapprochant de trois autres classes très difl'érentes, et nous rappelle les oiseaux, les poissons à écailles, et les crustacés. Aussi faut-il bien se garder de juger la nature des êtres par un seul caractère, il se trouveroit toujours incomplet et fautif : souvent même deux et trois caractères, quel- que généraux qu'ils puissent être , ne suffisent pas encore; et ce n'est, comme nous l'avons dit et redit, que par la réunion de tous les attributs et par l'énu- mération de tous les caractères qu'on peut juger de la forme essentielle de chacune des productions de la nature. Une bonne description et jamais de défini- tions, une exposition plus scrupuleuse sur les diffé- rences que sur les ressemblances, une attention par- ticulière aux exceptions et aux nuances même les plus légères, sont les vraies règles, et j'ose dire, les seuls moyens que nous ayons de connoître la nature de chaque chose ; et si l'on eût employé à bien décrire ISIIITON. XVI. l5 200 AXIMATJX SAUVAGES. lout le temps qu'on a perdu à définir et à faire des méthodes, nous n'eussions pas trouvé l'iiistoire natu- relle au berceau ; nous aurions moins de peine à lui ôter ses hochets , à la débarrasser de ses langes ; nous aurions peut-être avancé son âge, car nous eussions plus écrit pour la science et moins contre Terreur. Mais revenons à notre objet. Il existe donc parnîi les animaux quadrupèdes et vivipares plusieurs es- pèces d'animaux qui ne sont pas couverts de poil. Les tatous font eux seuls un genre entier, dans lequel on peut compter plusieurs espèces qui nous paroissent être réellement distinctes et séparées les unes des au- tres: dans toutes l'animal est revêtu d'un têt sembla- ble pour la substance à celle des os; ce têt couvre la tête, le cou , le dos , les flancs ; la croupe , et la queue jusqu'àl'extrémité; il est lui-même recouvert au dehors par un cuir mince, lisse, et transparent: les seules parties sur lesquelles ce têt ne s'étend pas sont la gorge, la poitrine , et le ventre, qui présentent une peau blanche et grenue, semblable à celle d'une poule plumée; et en regardant ces parties avec at- tention, l'on y voit de place en place des rudiments d'écaillés qui sont de la même substance que le têt du dos. La peau de ces animaux, même dans les en- droits où elle est la plus souple , tend donc à devenir osseuse; mais l'ossification ne se réalise en entier qu'où elle est la plus épaisse, c'est-à-dire sur les parties supérieures et extérieures du corps et des membres. Le têt qui recouvre toutes ces par- ties supérieures n'est pas d'une seule pièce, comme celui de la tortue ; il est partagé en plusieurs bandes sur le corps, lesquelles sont attachées les unes aux LES TATOUS. 2,3 l autres par autant de membranes qui permettent un peu de mouvement et de jeu dans cette armure. Le nombre de ces bandes ne dépend pas, comme on pourroit l'imaginer, de l'âge de l'animal; les tatous qui viennent de naître et les tatous adultes ont, dans la même espèce, le même nombre de bandes : nous nous en sommes convaincu en comparant les petits aux grands; et quoique nous ne puissions pas assurer que tous ces animaux ne se mêlent ni ne peuvent produire ensemble, il est au moins très probable, puisque celte différence du nombre des bandes mo- biles est constante, que ce sont ou des espèces réelle- ment distinctes ou au moins des variétés durables et produites par l'influence des divers climats. Dans cette incertitude, que le temps seul pourra fixer, nous avons pris le parti de présenter tous les tatous ensemble et de faire néanmoins l'énumération de chacun d'eux, comme si c'étoit en effet autant d'es- pèces particulières. Le P. d'Abbeville nous paroît être le premier qui ait distingué les tatous par des noms ou des épithètes qui ont été pour la plupart adoptés par les auteurs qui ont écrit après lui. Il en indique assez clairement six espèces : i° le tatou-ouassou ^ qui probablement est celui que nous appelons kabassou; 2''\e tatouète^ que Marcgrave a aussi appelé tatuète^ et auquel nous conserverons ce nom ; 5° le taiou-peb _, qui est le tatu- peba ou Vencuberto de Marcgrave , auquel nous con- serverons ce dernier nom ; 4"* 1^ tatou-aparj, qui est le tatu-apara de Marcgrave , auquel nous conserve- rons encore son nom; le tatou-ouinchum ^ qui nous paroît êire le clrquenchum^ et que nous appellerons 202 ANIMAUX SAUVAGES. cirquinçon ; ô^^le tatou-mirij le plus petit de tous, qui pourroit bien être celui que nous appelons cacliicame. Les autres voyageurs ont confondu les espèces, ou ne les ont indiquées que par des noms génériques. Marc- grave a distingué et décrit Vapar^ Vencoubert^ et le ta- twèf^; Wormius e t Grew ont décrit le c^c/^/c«mé'J e t Grew seul a parlé du cirquinçon; mais nous n'avons eu besoin d'emprunter que les descriptions de Tapar et du cir- quinçon 5 car nous avons vu les quatre autres espèces. Dans toutes, à l'exception de celle du cirquinçon, l'animal a deux boucliers osseux, l'un sur les épaules et l'autre sur la croupe ; ces deux boucliers sont cha- cun d'une seule pièce, tandis que la cuirasse, qui est osseuse aussi et qui couvre le corps, est divisée transversalement et partagée en plus ou moins de bandes mobiles et séparées les unes des autres par une peau flexible. Mais le cirquinçon n'a qu'un bon- clier, et c'est celui des épaules; la croupe, au lieu d'être couverte d'un bouclier, est revêtue jusqu'à la queue par des bandes mobiles pareilles à celles de ia cuirasse du corps. iNous allons donner des indica- tions claires et de courtes descriptions de chacune de ces espèces. Dans la première, la cuirasse qui est en- tre les deux boucliers est composée de trois bandes; dans la seconde elle l'est de six; dans la troisième de huit ; dans la quatrième de neuf; dans la cinquième de douze; et enfin dans la sixième il n'y a, comme nous venons de le dire , que le bouclier des épaules qui soit d'une seule pièce; l'armure de la croupe, ainsi que celle du corps, sont partagées en bandes mobiles qui s'étendent depuis le bouclier des épaules jusqu'à la queue , et qui sont au nombre de dix-huit. LES TATOUS. 255 L'APARS ou LE TATOU A TROIS BANDES. Dasypas tricinctus. L. Le premier auteur qui ait indiqué cet animal par une description est Charles de l'Écluse [Cluslus) : il ne l'a décrit que d'après une figure ; mais on recon- uoît aisément aux caractères qu'elle représente , et qui sont trois bandes mobiles sur le dos , et la queue très courte, que c'est le même animal que celui dont Marcgrave nous a donné une bonne description sous le nom de tatu-apara. Il a la tête oblongue et presque pyramidale, le museau pointu, les yeux petits, les oreilles courtes et arrondies, le dessus de la tête cou- vert d'un casque d'une seule pièce. Il a cinq doigts à tous les pieds : dans ceux du devant les deux ongles du milieu sont très grands, les deux latéraux sont plus petits , et le cinquième, qui est l'extérieur et qui est fait en forme d'ergot , est encore plus petit que tous les autres ; dans les pieds de derrière les cinq ongles sont plus courts et plus égaux. La queue est très courte; elle n'a que deux pouces de longueur, et elle est revêtue d'un tôt tout autour. Le corps a un pied de longueur sur huit pouces dans sa plus grande lar- geur : la cuirasse qui le couvre est partagée par qua- tre commissures ou divisions, et composée de ti^ois bandes mobiles et transversales qui permettent à l'a- nimal de se courber et de se contracter en rond; la peau qui forme les commissures est très souple. Les 1. Tatu-apara, nom de cet animal au Brésil, et que nous avons adopté. 2vl4 ANIMAUX SAUVAGES. boucliers qui couvrent Jes épaules et la croupe sont composés de pièces à cinq angles très élégamment rangées : les trois bandes mobiles entre ces deux bou- cliers sont composées de pièces carrées ou barîon- gues, et chaque pièce est chargée de petites écailles lenticulaires d'un blanc jaunâtre. Marcgrave ajoute que quand l'apar se couche pour dormir, ou que quel- qu'un le touche et veut le prendre avec la main, il rapproche et réunit, pour ainsi dire, eu un point ses quatre pieds, ramène sa tête sous son ventre, et se courbe si parfaitement en rond qu'alors on le pren- droit plutôt pour une coquille de mer que pour un animai terrestre. Cette contraction si serrée se fait au moyen de deux grands muscles qu'il a sur les côtés du corps, et l'homme le pkis fort a bien de la peine à le desserrer et à le faire étendre avec les mains. Pison et Ray n'ont rien ajouté à la description de Marcgrave, qu'ils ont entièrement adoptée; mais il est singulier que Seba , qui nous a donné une figure et une description qui se rapportent évidemment à celle de Marcgrave, non seulement paroisse l'ignorer, puisqu'il ne le cite pas, mais nous dise avec ostentation, « qu'aucun natu- » raliste n'a connu cet animal ; qu'il est extrêmement » rare ; qu'il ne se trouve que dans les contrées les plus » reculées des îndes orientales, etc.;» tandis que c'est en effet l'apar du Brésil très bien décrit par Marcgrave, et dont l'espèce est aussi connue qu'aucune autre, non pas aux Jndes orientales, mais en Amérique où on le trouve assez communément. La seule différence réelle qui soit entre la description de Seba et celle de Marc- grave est que celui-ci donne à l'apar cinq doigts à tous les pieds, au lieu que Seba ne lui en donne que quatre. Toxae 16. PaxLQ-u.e t^sculn: . 1 . l's:n"c oubep.t 2 . le eiabas s on _ ? .i:s saei&tje LES TATOUS. 2j5 L'un des deux s'est trompé, car c'est évidemment Je même animal dont tous deux ont entendu parler. Fabius Golumna a donné la description des figures d'un têt de tatou desséché et contracté en boule qui paroît avoir quatre bandes mobiles. Mais comme cet auteur ne connoissoit en aucune manière l'animai dont il décrit la dépouille ; qu'il ignoroit jusqu'au nom de tatoUj, duquel cependant Belon avoit parlé plus de cinquante ans auparavant; que dans celte ignorance Columna lui compose un nom tiré du grec [chelonis- eus) ; que d'ailleurs il avoue que la dépouille qu'il décrit a été recollée , et qu'il y manquoit des pièces; nous ne croyons pas qu'on doive, comme l'ont fait nos nomenclateurs modernes , prononcer qu'il existe réellement dans la nature une espèce de tatou à qua- tre bandes mobiles, d'autant plus que depiiis ces in- dications imparfaites, données en 1806 par Fabius Co- lumna, on ne trouve aucune notice dans les ouvrages des naturalistes de ce tatou à quatre bandes, qui, s'il existoit en effet, se seroit certainement retrouvé dans quelques cabinets, ou bien auroit été remarqué par les voyageurs. L'EINCOUBERT^ ou LE TATOU A SIX BANDES. Dasypus sexcinctus, L. L'encoubert est plus grand que l'apar; il a le des- sus de la tête, du cou et du corps entier, les jambes 1 . Encuberto ou enciibertado , nom que les Portugais ont donné à ctt nninial, et que nous avons adopté. 256 ANIMAUX SAUVAGES. et la queue tout autour, revêtus d'un têt osseux très dur , et composé de plusieurs pièces assez grandes et très élégamment disposées. Il a deux boucliers, l'un sur les épaules et l'antre sur la croupe, tous deux d'une seule pièce; il y a seulement au delà du bou- clier des épaules et près de la tête une bande mobile entre deux jointures qui permet à l'animal de courber le cou. Le bouclier des épaules est formé par cinq rangs parallèles, qui sont composés de pièces dont les figures sont à cinq ou six angles, avec une espèce d'ovale dans chacune. La cuirasse du dos , c'est-à-dire la partie du têt qui est entre les deux boucliers, est partagée en six bandes qui anticipent peu les unes sur les autres, et qui tiennent entre elles et aux boucliers par sept jointures d'une peau souple et épaisse ; ces bandes sont composées d'assez grandes pièces carrées et bar- longues : de cette peau des jointures il sort quelques poils blanchâtres et semblables à ceux qui se voient aussi en très petit nombre sous la gorge, la poitrine, et le ventre; toutes ces parties inférieures ne sont revêtues que d'une peau grenue et non pas d'un têt osseux comme les parties supérieures do corps. Le bouclier de la croupe a un bord dont la mosaïque est semblable à celle des bandes mobiles, el pour le reste il est composé de pièces à peu près pareilles à celles du bouclier des épaules. Le têt de la tête est long, large, et d'une seule pièce, jusqu'à la bande mobile du cou. L'encoubert a le museau aigu , les yeux petits et enfoncés, la langue étroite et pointue, les oreilles sans poil et sans têt, nues, courtes, et brunes comme la peau des jointures du dos, dix-huit dents de grandeur médiocre à chaque mâchoire , cinq LES TATOUS. 23'J doigts à tous les pieds , avec des ongles assez longs , arrondis, et plutôt étroits que larges, la tête et le groin à peu près semblables à ceux du cochon de lait, la queue grosse à son origine et diminuant toujours jusqu'à l'extrémité, où elle est fort menue et arron- die par le bout. La couleur du corps est d'un jaune roussatre; l'animal est ordinairement épais et gras, et le mâle a le membre génital fort apparent. 11 fouille la terre avec une extrême facilité , tant à l'aide de son groin que de ses ongles; il se fait un terrier où il se tient pendant le jour, et n'en sort que le soir pour chercher sa subsistance : il boit souvent ; il vit de fruits, de racines, d'insectes, et d'oiseaux, lorsqu'il peut en saisir. LE TAÏUÈTES ou TATOU A HUIT BANDES. Dasypus octocinctus. Gmel. Le tatûète n'est pas si grand à beaucoup près que l'encoubert ; il a la tête petite , le museau pointu , les oreilles droites, un peu allongées, la queue encore plus longue , et les jambes moins basses à proportion que l'encoubert ; il a des yeux petits et noirs, quatre doigts aux pieds de devant, et cinq à ceux de der- rière ; la tête est couverte d'un casque, les épaules d'un bouclier, la croupe d'un autre bouclier, et le corps d'une cuirasse composée de huit bandes mobi- les qui tiennent entre elles et aux boucliers par neuf jointures de peau flexible; la queue est revêtue de 1. Taluéte, iata-été , nom de cet animal au Brésil, et que nous avons adopté. 258 ANIMAUX SAUVAGE^;. même d'un têt composé de huit anneaux mobiles et séparés par neuf jointures de peau flexible. La cou- leur de la cuirasse sur le dos est d'un gris de 1er; sur les flancs et sur la queue elle est d'un grisbîanc, avec des taches de gris de fer. Le ventre est couvert d'une peau blanchâtre , grenue , et seaaée de quelques poils. L'individu de cette espèce qui a été décrit par Marc- grave avoît la tête de trois pouces de longueur, les oreilles de près de deux, les jambes d'environ trois pouces de hauteur, les deux doigts du milieu des pieds de devant d'un pouce , les ongles d'un demi- pouce; le corps, depuis le cou jusqu'à l'origine de la queue, avoit sept pouces, et la queue neuf pouces de longueur. Le têt des boucliers paroît semé de petites taches blanches, proéminentes, et larges comme des lentilles; les bandes mobiles qui forment la cuirasse du corps sont marquées par des figures triangulaires : ce têt n'est pas dur; le plus petit plomb suffit pour le percer et pour tuer l'animal , dont la chair est fort blanche et très bonne à manger. LE CACHICAMES ou TATOU A NEUF BANDES. Dasypus novemc indus, h. Nierembergn'a, pour ainsi dire, qu'indiqué cet ani- nïal dans la description imparfaite qu'il en donne; 1 . Cachicame, cachicamo. Les Espagnols appellent armadUlo l'ani- mal connu des Indiens sous le nom de cachicamo , d'aruco, de cfie de cliuca, etc. {Histoire naturelle de VOrénoquc, par Gumilia; Avignon, 1768; t. 111, p. 2-25. ) Nous avons adopté jiour cette espèce le nom de cachicame y afin de la distinguer des autres. LES TATOUS. Ujg Worraius et Grevv l'ont beaucoup mieux décrit : l'in- dividu qui a servi de sujet à Wormius étoit adulte et des plus grands de cette espèce; celui de Grew étoit pîus jeune et plus petit : nous ne donnerons pas ici leurs descriptions en entier, d'autant qu'elles s'accor- dent avec la nôtre, et que d'ailleurs il est à présumer que ce tatou à neuf bandes ne fait pas une espèce réellement distincte du tatuète , qui n'en a que huit, et auquel, à l'exception de cette différence, il nous a paru ressembler à tous autres égards. Nous avons deux tatous à huit bandes qui sont desséchés et qui paroissent être deux mâles; nous avons sept ou huit tatous à neuf bandes, un bien entier qui est femelle, et les autres desséchés, dans lesquels nous n'avons pu reconnoître le sexe : il se pourroit donc, puisque ces animaux se ressemblent parfaitement, que le ta- tuète ou tatou à huit bandes fût le maie, et le cachi- came ou tatou à neuf bandes la femelle. Ce n'est qu'une conjecture que je hasarde ici , parce que l'on verra dans l'article suivant la description de deux autres tatous dont l'un a plus de rangs que l'autre sur le bouclier de la croupe, et qui cependant se ressem- blent à tant d'autres égards, qu'on pourroit penser que cette différence ne dépend que de celle du sexe; car il ne seroit pas hors de toute vraisemblance que ce plus grand nombre de rangs sur la croupe, ou bien celui des bandes mobiles de la cuirasse, appar- tinssent aux femelles de ces espèces, comme néces- saires pour faciliter la gestation et l'accouchement dans des animaux dont le corps est si étroitement cuirassé. Dans l'individu dont Wormius a décrit la dépouille, la tête avoit cinq pouces depuis le bout du 2l{0 animaux sauvages. museau jusqu'aux oreilles , et dix-huit pouces depuis les oreilles jusqu'à l'origine de la queue , qui éloit longue d'un pied et coLDposée de douze anneaux. Dans l'individu de la même espèce décrit par Grew, la tête avoit trois pouces, le corps sept pouces et demi, la queue onze pouces. Les proportions de la tête et du corps s'accordent ; mais la différence de la queue est trop considérable , et il y a grande apparence que dans l'individu décrit par Worraius la queue avoit été cas- sée, car elle auroit eu plus d'un pied de longueur : comme dans cette espèce la queue diminue de gros- seur au point de n'être à l'extrémité pas plus grosse qu'une petite alêne , et qu'elle est en même temps très fragile, il est rare d'avoir une dépouille où la queue soit entière, comme dans celle qu'a décrite Grew. L'individu décrit par M. Daubenton s'est trouvé avoir à très peu près les mêmes dimensions et propor- tions que celui de Grew. LE KABASSOUS ou TATOU A DOUZE BANDES. Dasypus duodecimcinctus. L. Le kabassou nous paroît être le plus grand de tous les tatous : il a la tête plus grosse, plus large , et le museau moins effilé que les autres; les jambes plus épaisses, les pieds plus gros, la queue sans têt, parti- cularité qui seule suffiroit pour faire distinguer cette espèce de toutes les autres; cinq doigts à tous les pieds, et douze bandes mobiles qui n'anticipent que 1 . Nom qu'où donne à Gayenae à la grande espèce de tatous , et que nous avons adoplé. LES TATOUS. 2;\l peu les unes sur les autres. Le bouclier des épaules n'est formé que de quatre ou cinq rangs, composés chacun de pièces quadrangulaires assez grandes : les bandes mobiles sont aussi formées de grandes pièces, mais presque exactement carrées: celles qui compo- sent les rangs du bouclier de la croupe sont à peu près semblables à celles du bouclier des épaules : le casque de la tèle est aussi composé de pièces assez grandes, mais irrégulières. Entre les jointures des bandes mobiles et des autres parties de l'armure s'é- chappent quelques poils pareils à des soies de cochon; il y a aussi sur la poitrine, sur le ventre, sur les jambes, et sur la queue, des rudiments d'écaillés qui sont ronds, durs, et polis comme le reste du tôt; et au- tour de ces petites écailles on voit de petites houppes de poil. Les pièces qui composent le casque de la tête, celles des deux boucliers et de la cuirasse , étant pro- porlionnellementplus grandes et en plus petit nombre dans le kabassou que dans les autres tatous, l'on doit en inférer qu'il est plus grand que les autres : dans celui qu'on a représenté, la tête avoit sept pouces, le corps vingt-un ; mais nous ne sommes pas assuré que celui de la planche 5i , fig. 4? soit de la môme espèce (jue celui-ci : ils ont beaucoup de choses semblables, et entre autres les douze bandes mobiles; mais ils diffèrent aussi à tant d'égards que c'est déjà beaucoup hasarder que de ne mettre entre eux d'au ti\j différence que celle du sexe. 2,\2 ANIMAUX SAUVAGES. LE CIRQUIjNÇON^ ou TATOU A DIX-HUIT BANDES. Dasypus octodecimcinctus. L. M. Grew est le premier qui ait décrit cet animai , dont la dépouille étoit conservée dans le cabinet de la Société royale de Londres. Tous les autres tatous ont, comme nous venons de voir, deux boucliers chacun d'une seule pièce ; le premier sur les épaules et le second sur la croupe : le cirquinçon n'en a qu'un, et c'est sur les épaules. On lui a donné le nom de tatou- belette j parce qu'il a la tête à peu près de la même forme que celle de la belette. Dans la descrip- tion de cet animal donnée par Grew^ on trouve qu'il avoit le corps d'environ dix pouces de long, la tête de trois pouces de long, la tête de trois pouces, la queue de cinq, les jambes de deux ou trois pouces de hauteur, le devant de la tête large et plat, les yeux petits, les oreilles longues d'un pouce, cinq doigts aux quatre pieds, de grands ongles longs d'un pouce aux trois doigts du milieu, des ongles plus courts aux deux autres doigts, l'armure de la tête et celle des jambes composées d'écaillés arrondies d'en- viron un quart de pouce de diamètre , l'armure du cou d'une seule pièce, formée de petites écailles car- rées, le bouclier des épaules aussi d'une seule pièce, 1. Cirquinçon ou cirquinchum, nom que l'on doiiDe communément aux talous à la Nouvelle-Espagne , et que nous avons adopté pour dis- tinguer cette espèce des autres. 2. Je réduis ici la mesure angloise à celle de France. LES TATOUS. li/|,:» et composée de plusieurs rangs de pareilles petites écailles carrées. Ces rangs du bouclier, dans cette espèce comme dans toutes les autres, sont continus, et ne sont pas séparés les uns des autres par une peau flexible; ils sont adhérents par symphyse. Tout le reste du corps depuis le bouclier des épaules jusqu'à la queue est couvert de bandes mobiles et séparées les unes des autres par une membrane souple ; ces bandes sont au nombre de dix-huit : les premières du côté des épaules sont les plus larges; elles sont composées de petites pièces carrées et barlongues : les bandes postérieures sont faites de pièces rondes et carrées, et l'extrémité de l'armure près de la queue est de figure parabolique. La moitié antérieure de la queue est environnée de six anneaux dont les pièces sont composées de petits carrés; la seconde moitié de la queue jusqu'à l'extrémité est couverte d'écaillés irrégulières. La poitrine, le ventre et les oreilles sont nus, comme dans les autres espèces. Il semble que de tous les tatous celui-ci ait le plus de facilité pour se contracter et se serrer en boule, à cause du grand nombre de ses bandes mobiles qui s'étendent jusqu'à la queue. Ray a décrit, comme nous, le cirquinçon d'après Grew : M. Brisson paroît s'être conformé à la descrip- tion de Ray; aussi a-t-il très bien désigné cet animal, qu'il appelle simplement annadille. Mais il est singu- lier que M. Linnaeus, qui devoit avoir les descriptions de Grew et de Ray sous les yeux, puisqu'il les cite tous deux, ait indiqué ce même animal comme n'ayant qu'une bande, tandis qu'il en a dix-huit. Cela ne peut être fondé que sur une méprise assez évi- 244 ANIMAUX SAUVAGES. dente , qui consiste à avoir pris le tatu seu armadilla africanus de Seba pour le tatu mustelmus de Grew , lesquels néanmoins, par les descriptions mêmes de ces deux auteurs, sont, très différents l'un de l'autre. Autant il paroît certain que ranimai décrit par Grew est une espèce réellement existante, autant il est douteux que celui de Seba existe , de la manière au moins dont il le décrit. Selon lui, cet armadille afri- cain a l'armure du corps entier partagée en trois par- lies. Si cela est, l'armure du dos , au lieu d'être com- posée de plusieurs bandes, est d'une seule pièce, et cette pièce unique est seulement séparée du bouclier des épaules et de celui de la croupe, qui sont aussi chacun d'une seule pièce : c'est là le fondement de l'erreur de M. Linnaeus; il a, d'après ce passage de Seba, nommé cet armadille imiclnctus tegmliie tri- partito. Cependant il étoit aisé de voir que cette in- dication de Seba est équivoque et erronée , puis- qu'elle n'est nullement d'accord avec les figures, et qu'elle indique en effet le kabassou ou tatou à douze bandes, comme nous l'avons prouvé dans l'article précédent. Tous les tatous sont originaires de l'Amérique; ils étoient inconnus avant la découverte du Nouveau- Monde : les anciens n'en ont jamais fait mention, et les voyageurs modernes ou nouveaux en parlent tous comme d'animaux naturels et particuliers au Mexi- que, au Brésil, à la Guiane, elc. ; aucun ne dit en avoir trouvé l'espèce existante en Asie ni en Afrique : quelques uns ont seulement confondu les pangolins et les phatagins, ou lézards écailieux des Indes orien- tales, avec les armadilles de l'Amérique; quelques LES TATOUS. ^45 autres ont pensé qu'il s'en trouvoit sur les côtes occi- dentales de l'Afrique, parce qu'on en a quelquefois transporté du Brésil en Guinée. Belon, qui a écrit il y a plus de deux cents ans, et qui est l'un des pre- miers qui nous en aient donné une courte descrip- tion, avec la figure d'un tatou dont il avoit vu la dé- pouille en Turquie , indique assez qu'il venoit du nouveau continent. Oviedo, de Lery, Gomara, The- vet, Antoine Herrera, le P. d'Abbeville, François Ximenès, Stadenius, Monard, Joseph Acosta , de Laët, tous les auteurs plus récents, tous les historiens du Nouveau-Monde font mention de ces animaux comme originaires des contrées méridionales de ce * continent. Pison , qui a écrit postérieurement à tous ceux que je viens de citer, est le seul qui ait mis en avant, sans s'appuyer d'aucune autorité, que les ar- madilles se trouvent aux Indes orientales aussi bien qu'en Amérique : il est probable qu'il a confondu les pangolins ou lézards écailleux avec les tatous. Les Es- pagnols ayant appelé armadillo ces lézards écailleux , aussi bien que les tatous, cette erreur s'est multipliée sous la plume de nos descripteurs de cabinets et de nos nomenclateurs, qui ont non seulement admis des tatous aux Indes orientales, mais en ont créé en Afrique, quoiqu'il n'y en ait jamais eu d'autres dans ces deux parties du monde que ceux qui y ont été transportés d'Amérique. Le climat de toutes les espèces de ces animaux n'est donc pas équivoque ; mais il est plus difficile de dé- terminer leur grandeur relative dans chaque espèce. INous avons comparé dans cette vue, non seulement les dépouilles de tatous que nous avons en grand iiUFFOlV. XYI. l(« 2/^6 A N I M AUX S A U V A G E S. nombre au Cabinet du Roi, mais encore celles que l'on conserve dans d^autres cabinets; nous avons aussi comparé les indications de tous les auteurs avec nos propres descriptions, sans pouvoir en tirer des résul- tats précis : il paroît seulement que les deux plus gran- des espèces sont le kabassou et l'encoubert, que les petites espèces sont Papar, le tatoète, le cachicame, et le cirquinçon. Dans les grandes espèces le tèt est beaucoup plus solide et plus dur que dans les petites; les pièces qui le composent sont plus grandes et en plus petit nombre ; les bandes mobiles anticipent moins les unes sur les autres, et la cbair, aussi bien que la peau , est plus dure et moins bonne. Pison dit que celle de l'encoubert n'est pas mangeable; Nie- remberg assure qu'elle est nuisible et très malsaine; Barrère dit que le kabassou a une odeur forte de musc; et en même temps tous les autres auteurs s'accordent à dire que la chair de l'apar et surtout celle du ta- tuète sont aussi blanches et aussi bonnes que celle du cochon de lait; ils disent aussi que les tatous de petite espèce se tiennent dans les terrains humides et habitent les plaines, et que ceux de grande es- pèce ne se trouv(mt que dans les lieux plus élevés et plus secs. Ces animaux ont tous plus ou moins de facilité à se resserrer et à contracter leur corps en rond; le défaut de la cuirasse, lorsqu'ils sont contractés, est bien plus apparent dans ceux dont l'armure n'est com- posée que d'un petit nombre de bandes; l'apar, qui n'en a que trois, offre alors deux grands vides entre les boucliers el l'amun-e du dos : aucun ne peut se réduire aussi parfaitement en boule que le hérisson; LES TATOUS. 'Jl^.'J ils ont plutôt la figure d'une sphère fort aplatie par les pôles. Ce têt si singulier dont ils sont revêtus est un vé- ritable os composé de petites pièces oontiguës, et qui , sans être mobiles ni articulées , excepté aux commissures des bandes, sont réunies par symphyse et peuvent tontes se séparer les unes des autres, et se séparent en effet si on les met au feu. Lorsque l'ani- mal est vivant, ces petites pièces , tant celles des bou- cliers que celles des bandes mobiles, prêtent et obéis- sent en quelque façon à ses mouvements surtout à celui de contraction ; si cela n'étoit pas, il seroit dif- ficile de concevoir qu'avec tous ses efforts il lui fût possible de s'arrondir. Ces petites pièces ofïrent, suivant les différentes espèces , des figures différentes toujours arrangées régulièrement comme de la mo- saïque très élégamment disposée : la pellicule ou le cuir mince dont le têt est revêtu à l'extérieur est une peau transparente qui fait l'effet d'un vernis sur tout le corps de l'animal; cette peau relève de beaucoup et change même les reliefs des mosaïques, qui paroissent différents lorsqu'elle est enlevée. Au reste , ce têt osseux n'est qu'une enveloppe indé- pendante de la charpente et des autres parties in- térieures du corps de l'animal, dont les os et les autres parties constituantes du corps sont composées et organisées comme celles de tous les autres qua- drupèdes. Les tatous en général sont des animaux innocents et qui ne font aucun mal, à moins qu'on ne les laisse entrer dans les jardins, où ils mangent les melons, les patates, et les autres légumes ou racines. Quoi- 24s ANIMALX SAUVAGES. que originaires des climats chauds de J'Amcrique, ils peuvent vivre dans les climats tempérés; j'en ai vu un en Languedoc, il y a plusieurs années , qu'on nourris- soit à la maison, et qui alloit partout sans faire au- cun dégât. Ils marchent avec vivacité; maïs ils ne peuvent, pour ainsi dire, ni sauter, ni courir, ni grim- per sur les arbres, en sorte qu'ils ne peuvent guère échapper par la fuite à ceux qui les poursuivent : leurs^ seules ressources sont de se cacher dans leur terrier, ou, s'ils en sont trop éloignés, de tâcher de s en faire un avant que d'être atteints; il ne leur faut que quel- ques moments, car les taupes ne creusent pas la terre plus vite que les tatous. On les prend quelquefois par la queue avant qu'ils soient totalement enfoncés; et ils font alors une telle résistance qu'on leur casse la queue sans amener le corps; pour ne les pas mu- tiler, il faut ouvrir le terrier par devant, et alors on les prend sans qu'ils puissent faire aucune résistance : dès qu'on les tient, ils se resserrent en boule, et pour les faire étendre on les met près du feu. Leur têt, quoique dur et rigide, est cependant si sensible que , quand on le touche un peu ferme avec le doigt, l'animal en ressent une impression assez vive pour se contracter en entier. Lorsqu'ils sont dans des terriers profonds, on les en fait sortir en y faisant entrer de la fumée ou couler de l'eau ; on prétend qu'ils de- meurent dans leurs terriers sans en sortir pendant plus d'un tiers de l'année; ce qui est plus vrai, c'est qu'ils s'y retirent pendant le jour, et qu'ils n'en sor- tent que la nuit pour chercher leur subsistance. On chasse le tatou avec de petits chiens qui l'atteignent bientôt; il n'attend pas même qu'ils soient tout près LES TATOUS. ^49 de lui pour s'arrêter et pour se contracter en rond.; dans cet état on le prend et on Temporte. S'il se trouve au bord d'un précipice, il échappe aux chiens et aux chasseurs; il se resserre, se laisse tomber, et roule comme une boule sans briser son écaille et sans res- sentir aucun mal. Ces animaux sont gras, replets, et très féconds r le mâle marque, par les parties extérieures, de gran- des facultés pour la génération : la femelle produit, dit-on, chaque mois quatre petits; aussi l'espèce en est-elle très nombreuse. Et comme ils sont bons à manger, on les chasse de toutes les manières : on les prend aisément avec des pièges que l'on tend au bord des eaux et dans les autres lieux humides et chauds qu'ils habitent de préférence; ils ne s'éloi- gnent jamais beaucoup de leurs terriers, qui sont très profonds et qu'ils tâchent de regagner dès qu'ils sont surpris. On prétend qu'ils ne craignent pas la morsure des serpents à sonnettes, quoiqu'elle soit aussi dan- gereuse que celle de la vipère; on élit qu'ils vivent en paix avec ces reptiles, et que l'on en trouve sou- vent dans leurs trous. Les sauvages se servent du tôt des tatous à plusieurs usages : ils le peignent de diffé- rentes couleurs; ils en font des corbeilles, des boîtes, et d'autres petits vaisseaux solides et légers. Monard, Ximenès, et plusieurs autres après eux, ont attribué d'admirables propriétés médicinales à différentes par- ties de ces animaux : ils ont assuré que le têt réduit en poudre et pris intérieurement, môme à petite dose, est un puissant sudorifique ; que l'os de la hanche, aussi pulvérisé, guérit du mal vénérien; que le pre- mier os de la queue, appliqué sur l'oreille, fait en- 2 r>0 A N 1 35 AUX S A U V A G E S . tendre les sourds, etc. Nous n'ajoutons aucune foi à ces propriétés extraordinaires; le têt et les os des ta- tous sont de la même nature que les os des autres animaux. Des effets aussi merveilleux ne sont jamais produits que par des vertus imaginaires. SUR LES TATOUS. * Nous avons donné la gravure d'une dépouille d'en- coubert, ou tatou à six bandes mobiles ; nous n'avons pu alors nous procurer l'animal entier ( voyez plan- che 5i ) : il nous est arrivé depuis, et nous en don- nons ici la figure dessinée d'après nature vivante par M. de Sève, qui m'a remis en même temps îa descrip- tion suivante. « L'encoubert mâle a quatorze pouces de longueur sans la queue. Il est assez conforme à la description qui se trouve dans V Histoire naturelle; mais il est bon d'observer qu'il est dit dans cette description que !e bouclier des épaules est formé par cinq bandes ou rangs parallèles de petites pièces à cinq angles avec un ovale dans chacune. Je pense que cela varie ; car celui que j'ai dessiné a le bouclier des épaules com- posé de six rangs parallèles, dont les petites pièces sont des hexagones irréguliers. Le bouclier de la croupe a dix rangs parallèles, composés de petites pièces droites cpii forment comme des carrés ; les rangs qui approchent de l'extrémité vers la queue perdent la forme carrée et deviennent plus arrondis. La queue, qui a été coupée par le bout, a actuelle- ment quatre pouces six lignes; je l'ai faite dans le LHS TATOUS. 2^M dessin de six ponces, parce qu'elle a quinze lignes de diamèlre à son origine et six lignes de diamètre au bout coupé. En marchant il porte la queue haute et un peu courbée. Le tronçon est revêtu d'un tel osseux comme sur le corps : six bandes inégales par gradation commencent ce tronçon; elles sont com- posées de petites pièces hexagones irrégulières. La tête a trois pouces dix lignes de long, et les oreilles un pouce trois lignes. L'œil, au lieu d'être enfoncé, comme il est dit dans Vllistolre naturelle^ est à la vé- rité très petit, mais le globule est élevé et très mas- qué par les paupières qui le couvrent. Son corps est fort gras, et la peau forme des rides sous le ventre; il y a sur cette peau du ventre nombre de petits tu- bercules d'où partent des poils blancs assez longs, et elle ressemble à celle d'un dindon plumé. Le têt sur la plus grande largeur du corps a six pouces sept lignes. La jambe de devant a deux pouces deux li- gnes, celle de derrière trois pouces quatre lignes. Les ongles de la patte de devant sont très longs : le plus grand a quinze lignes, celui de coté quatorze lignes, le plus petit dix lignes, les ongles de la patte de derrière ont au plus six lignes. Les jambes sont couvertes d'un cuir écaiileux jaunâtre jusqu'aux on- gles. Lorsque cet animal marche , il se porte sur le bout des ongles de ses pattes de devant. Sa verge est fort longue : en la tirant elle a six pouces sept lignes de long sur près de quatre lignes de grosseur en re- pos; ce qui doit beaucoup augmenter dans l'érection. Quand cette verge s'allonge d'elle-même, elle se pose sur le ventre en forme de limaçon, laissant environ une ligne ^m deux d'espace dans les circonvolutions. 252 ANIMAUX SAUVAGES. On m'a dit que quand ces animaux veulent s'accou- pler ia femelle se couche sur le dos pour recevoir le mâle. Celui dont il est question n'étoit âgé que de dix-huit mois. » M. de La Borde rapporte dans ses observations qu'il se trouve à la Guiane deux espèces de tatous : le tatou noir, qui peut peser dix-huit à vingt livres, et qui est le plus grand; l'autre, dont la couleur est brune, ou plutôt gris de fer, a trois griffes plus lon- gues les unes que les autres; sa queue est mollasse, sans cuirasse, couverte d'une simple peau sans écaille : il est bien plus petit que l'autre, et ne pèse qu'envi- ron trois livres. « Le gros tatou , dit M. de La Borde , fait huit petits et môme jusqu'à dix dans des trous qu'il creuse fort profonds. Quand on veut le découvrir, il travaille de son côté à rendre son trou plus profond, en descen- dant presque perpendiculairement. 11 ne court que la nuit, mange des vers de terre, des poux de bois, et des fourmis : sa chair est assez bonne à manger et a un peu du goût du cochon de lait. Le petit tatou gris cendré ne fait que quatre ou cinq petits; mais il fouille la terre encore plus bas que l'autre, et il est aussi plus difficile à prendre : il sort de son trou pendant le jour quand la pluie l'inonde, autrement il ne sort que la nuit. On trouve toujours ces tatous seuls, et l'on connoît qu'ils sont dans leurs trous lorsqu'on en voit sortir un grand nombre de certaines mouches qui suivent ces animaux à l'odeur. Quand on creuse pour les prendre, ils creusent aussi de leur côté, je- tant la terre en arrière, et bouchent tellement leurs trous, qu'on ne sauroit les en faire sorlir en y faisant LES TATOUS. ^55 de la fumée. Ils font leurs petits au commencement de la saison des pluies. » Il me paroît qu'on doit rapporter le grand tatou noir dont parle ici M. de La Borde au kabassou dont nous avons donné la figure ( planche 3i) , qui est en effet le plus grand de tous les tatous; et que Ton peut de même rapporter le petit tatou gris de fer au ta- tuète , quoique M. de La Borde dise que sa queue est sans cuirasse, ce qui mériteroit d'être vériGé. Nous donnons encore ici la figure d'un tatou à neuf bandes mobiles et à très longue queue. La descrip- tion et la figure se trouvent dans les Transactions phi- losopkiques j volume LIV, planche vu. M. William Watson, docteur en médecine, a donné la descrip- tion de ce tatou , dont voici l'extrait. Cet animal étoit vivant à Londres, chezmilordSouthwell; il venoit d'A- mérique : cependant ta figure que cet auteur en donne dans les Transactions philosophiques n'a été dessinée qu'après l'animal mort, et c'est par cette raison qu'elle est un peu dure et roide, comme elle l'est aussi dans la planche que nous donnons ici. Cet animal pesoit sept livres, et n'étoit que de la grosseur d'un chat or- dinaire : c'étoit un mfile, qui avoit même assez grandi pendant quelques mois qu'il a vécu chez milord South- well ; on le nourrissoit de viande et de lait; il refusoit de manger du grain et des fruits. Ceux qui l'ont ap- porté d'Amérique ont assuré qu'il fouilloit la terre pour s'y loger. 254 AiMMACX iîAUVAGtS, LE PACA'. Caria Paca, L. Le paca est na aniaial du Nouveau-Monde qui se creuse un teirier comme le lapin, auquel on Ta sou- vent coQiparé, et auquel cependant il ressemble très peu : il est beaucoup plus grand que le lapin et même que le lièvre; il a le corps plus gros et plus ramasse, la tête ronde et le museau court : il est gras et replet, et il ressemble plutôt ^ par la forme du corps à un jeune cochon dont il a le grognement, l'allure, et la ma- nière de manger; car il ne se sert pas, comme le la- pin , de ses pattes de devant ^ pour porter à sa gueule, et il fouille la terre comnie le cochon pour trouver sa subsistance, 11 habite le bord des rivières, et ne se 1. INom de cet animal au Brésil , et que nous avons adopté. On l'ap- pelle anssi à la Giiiane ourana. 2. Hoc genus animalium p'dis et voce porcelium référant; dentibus et figura capitis, et etiam niagniludine, cuniculum; aiiribus murem ; sant- (jue singutaria et siii generis (Uay, Synops. qmidrup., page 227 ). Il est certain, comme le dit Ray, que cet animal est de sou genre; il auroit pu ajouter qu'il ressemble encore au cochon de lait par la forme du corps, par le goût et la blancheur de la chair, par la graisse et par l'épaisseur de la peau ; et il auroit dû dire qu'il a le corps plus gros et plus rond que le lapin. 3. Marcgrave s'est trompé en ne donnant à cet animal que quatre doigts à chaque pied , il est certain qu'il en a cinq à tous les pieds : le pouce est seulement beaucoup plus court que les autres doigts , et il n'est apparent que par l'ongle. Plbl Tome ,i5. Paaouet^cnlp l.LE PACA_2 . L'AEOUCHI _ 3 .L AGOUTI. LE PACA. 2 55 trouve que dans les lieux humides et chauds de l'A- mérique méridionale. Sa chair est très ÎDonne à Q:!an- ger, et si grasse qu'on ne îa larde jamais; on mange même la peau, comme celle du cochon de lait : aussi lui fait-on continuellement la guerre. Les chasseurs ont de la peine à le prendre vivant; et quand on le surprend dans son terrier, qu'on découvre en devant et en arrière, il se défend et cherche même à se ven- ger en mordant avec autant d'acharnement que de vivacité. Sa peau, quoique couverte d'un poil court et rude, fait une assez belle fourrure, parce qu'elle est régulièrement tachetée sur les côtés. Ces animaux produisent souvent et en grand nombre; les hommes et les animaux de proie en détruisent beaucoup, et cependant l'espèce en est toujours à peu près égale- ment nombreuse : elle est naturelle et particulière à l'Amérique méridionale, et ne se trouve nulle part dans l'ancien continent. * Comme nous n'avons donné que la figure dessinée sur un très jeune paca qui n'avoit pas encore pris la moitié de son accroissement, et qu'il nous est arrivé un de ces animaux vivant qui éloitdéjà plus grand que celui que nous avons décrit, je l'ai fait nourrir dans ma maison, et depuis le mois d'août dernier 1774 jusqu'cà ce jour, 28 mai 1775, il n'a cessé de grandir assez considérablement. J'ai donc cru devoir le faire dessiner et en donner la figure avec les observations que l'on a faites sur sa manière de vivre. Le sieur Tré- courte ]es a rédigées avec exactitude, et je vais en donner ici l'extrait. On a tait construire pour cet animal une petite loge en bois dans laquelle il demeuroît assez tran- ^56 ANIMAUX SAUVAGES. quille pendant \e jour, surtout lorsqu'on ne Je lais- soit pas manquer de nourriture ; il semble même af- fectionner sa retraite tant que Je jour dure, car il s'y retire de lui-même après avoir mangé; mais dès que la nuit vient , il marque le désir violent qu'il a de sor- tir en s'agitant continuellement et en déchirant avec les dents les barreaux de sa prison; chose qui ne lui arrive jamais pendant le jour, à moins que ce ne soit pour faire ses besoins : car non seulement il ne fait jamais, mais même il ne peut souffrir aucune ordure dans sa petite demeure; il va pour faire les siennes au plus loin qu'il peut. Il jette souvent la paille qui lui sert de litière dès qu'elle a pris de l'odeur, comme pour en demander de nouvelle ; il pousse cette vieille paille dehors avec son museau , et va chercher du linge et du papier pour la remplacer. Sa loge n'étoit pas le seul endroit qui parût lui plaire; tous les re- coins obscurs sembloient lui convenir; il établîssoit souvent un nouveau gîte dans les armoires qu'il trou- voit ouvertes, ou bien sous les fourneaux de l'office et de la cuisine ; mais auparavant il s'y préparoit un lit, et quand il s'étoit une fois donné la peine de s'y établir, on ne pouvoit que par force le faire sortir de ce nouveau domicile. La propreté semble être si na- turelle à cet animal, qui étoit femelle, que, lui ayant donné un gros lapin mâle dans le temps qu'elle étoit en chaleur pour tenter leur union, elle le prit en aver- sion au moment qu'il fit ses ordures dans leur cage commune. Auparavant elle l'avoit assez bien reçu pour en espérer quelque chose; elle lui faisoit même des avances très marquées en lui léchant le nez, les oreilles, et le corps; elle lui laissoit môme toute la LE PACA. 267 nourriture, sans chercher à la partager; mais dès que le lapin eut infecté la cage , elle se retira sur-le-chaïup dans le fond d'une vieille armoire , où elle se fit un lit de papier et de linge, et ne revint à sa loge que quand elle la vit nette et libre de l'hôte malpropre qu'on lui avoit donné. Le paca s'accoutume aisément à la vie domestique; il est doux et traitable tant qu'on ne cherche point à l'irriter; il aime qu'on le flatte, et lèche les mains des personnes qui le caressent; il cc^noît fort bien ceux qui prennent soin de lui, et sait parfaitement distin- guer leur voix. Lorsqu'on le gratte sur le dos, il s'étend et se couche sur le ventre ; quelquefois même il s'exprime par un petit cri de reconnoissance , et semble demander que l'on continue. Néanmoins il n'aime pas qu'on le saisisse pour le transporter, et il fait des efforts très vii^ et très réitérés pour s'é- chapper. Il a les muscles très forts et le corps massif; cepen- dant il a la peau si sensible que le plus léger attouche- ment suffit pour lui causer une vive émotion. Cette grande sensibilité, quoique ordinairement accompa- gnée de douceur, produit quelquefois des accès de colère lorsqu'on le contrarie trop fort ou qu'il se pré- sente un objet déplaisant : la seule vue d'un chien qu'il ne connoît pas le met de mauvaise humeur; on l'a vu renfermé dans sa loge en mordre la porte et faire en sorte de l'ouvrir, parce qu'il venoit d'entrer un chien étranger dans la chambre. On crut d'abord qu'il ne vouloit sortir que pour faire ses besoins; mais on fut assez surpris lorsque étant mis en liberté il s'é- lança tout d'un coup sur le chien, qui ne lui faisoi^ 2«^8 AN131AUX SAUVAGES. aucun mal , et le mordit assez fort pour Je faire crier : néanmoins il s'est accoutumé en peu de jours avec ce même chien. Il traite de même les gens qu'il ne connoît pas et qui le conharient; mais il ne mord jamais ceux qui ont soin de lui. Il n'aime pas les en- fants, et il les poursuit assez volontiers. Il manifeste sa colère par une espèce de claquement de dents et par un grognement qui précède toujours sa petite fureur. Cet animal se lient souvent debout, c est-à-dire assis sur son derrière, et quelquefois il demeure assez long-temps dans cette situation; il a Tair de se pei- gner la tête et la moustache avec ses pattes, qu'il lèche et humecte de salive à chaque fois; souvent il se sert de ses deux pattes à la fois pour se peigner; ensuite il se gratte le corps jusqu'aux endroits où il peut atteindre avec ces mêmes pattes de devant; et pour achever sa petite toilette il se sert de celles de derrière, et se gratte dans tous les autres endroits qui peuvent être souillés. C'est cependant un animai d'une grosse corpu- lence, et qui ne paroît ni délicat, ni leste, ni léger; il est plutôt pesant et lourd, et ayant à peu près la démarche d'un petit cochon. Il court rarement, len- tement, et d'assez mauvaise grâce; il n'a de mouve- ments vifs que pour sauter, tantôt sur les meubles et tantôt sur les choses qu'il veut saisir ou emporter. Il ressemble encore au cochon par sa peau blanche, épaisse, et qu'on ne peut ni tirer ni pincer, parce qu'elle est adhérente à la chair. Quoiqu'il n'ait pas encore pris son entier accrois- sement, il a déjà dix-hui' pouces de longueur dans sa I.E PACA. 2:39 siluation naturelle et renflée; oiais lorsqu'il s'étend, il a près de deux pieds depuis le bout du museau jus- qu'à l'extrémité du corps, au lieu que le paca dont nous avons donné la description n'avoit que sept pou- ces cinq lignes; différence qui ne provient néanmoins que de celle de l'âge, car du reste ces deux animaux se ressemblent en tout. La bauteur prise aux jambes de devant dans celui que nous décrivons actuellement étoit de sept pou- ces, et cette bauteur prise aux jambes de derrière étoit d'environ neuf pouces et demi, en sorte qu'en marchant son derrière paroît toujours bien plus haut que sa tête. Cette partie postérieure du corps, qui est la plus élevée, est aussi la plus épaisse en tous sens; elle a dix-neuf pouces et demi de circonférence , tan- dis que la partie antérieure du corps n'a que quatorze pouces. Le corps est couvert d'un poil court, rude, et clair semé, couleur de terre d'ombre et plus foncé sîu' le dos; mais le ventre, la poitrine, le dessous du cou, et les parties intérieures des jambes, sont au contraire couverts d'un poil blanc sale; et ce qui le rend très remarquable, ce sont cinq espèces de bandes longi- tudinales formées par des taches blanches, la plu- part séparées les Tines des autres. Ces cinq bandes sont dirigées le long du corps, de manière qu'elles tendent à se rapprocher les unes des autres à leurs extrémités. La tête, depuis le nez jusqu'au sommet du front, a près de cinq pouces de longueur, et elle est fort convexe; les yeux sont gros, saillants, et de couleur brunâtre, éloignés l'un de l'autre d'environ deux pou- 260 ANIMAUX SAUVAGES. ces. Les oreilles sont arrondies, et n'ont que sept à huit lignes de longueur sur une largeur à peu près égale à leur base : elles sont plissées en forme de fraise , et recouvertes d'un duvet très fin, presque in- sensible au tact et à l'œil. Le bout du nez est large, de couleur presque noire, divisé en deux comme ce- lui des lièvres; les narines sont fort grandes. L'ani- mal a beaucoup de force et d'adresse dans cette par- lie; car nous l'avons vu souvent soulever avec son nez la porte de sa loge, qui fermoit à coulisse. La mâ- choire inférieure est d'un pouce plus courte et moins avancée que la mâchoire supérieure , qui est beau- coup plus large et plus longue. De chaque côté et vers le bas de la mâchoire supérieure, il règne une espèce de pli longitudinal dégarni de poil dans son milieu, en sorte que l'on prendroit, au premier coup d'œil, cet endroit de la mâchoire pour la bouche de l'ani-^ mal en le voyant de côté ; car sa bouche n'est appa- rente que quand elle est ouverte, et n'a que six ou sept lignes d'ouverture : elle n'est éloignée que de deux ou trois lignes des plis dont nous venons de parler. Chaque mâchoire est armée en devant de deux dents incisives fort longues, jaunes comme du safran, et assez fortes pour couper le bois. On a vu cet ani- mal, en une seule nuit, faire un trou dans une des planches de sa loge assez grand pour y passer sa tête. Sa langue est étroite, épaisse, et un peu rude. Ses moustaches sont composées de poils noirs et de poils blancs placés de chaque côté du nez, et il a de pa- reilles moustaches plus noires, mais moins fournies, de chaque côté de la tête au dessous des oreilles. Liî PACA. 261 Nous n'avons pu voir ni compter les Jents mâclieiières par la forte résistance de l'animal. Chaque pied, tant de devant que de derrière, a cinq doigts , dont quatre sont armés d'ongles longs de cinq ou six lignes. Les ongles sont couleur de cliair; mais il ne faut pas regarder cette couleur comme un caractère constant; car dans plusieurs animaux, et particulièrement dans les lièvres, on trouve souvent les ongles noirs, tandis que d'autres les ont blanchâ- tres ou couleur de chair. Le cinquième doigt, qui est l'interne , ne paroît que quand l'animal a la jambe le- vée , et n'est qu'un petit éperon fort court. Entre les jambes de derrière , à peu de distance des parties na- turelles , se trouvent deux mamelles de couleur bru- nâtre. Au reste , quoique la queue ne soit nullement apparente, on trouve néanmoins, en la recherchant, un petit bouton de deux ou trois lignes de longueur, qui paroît en être l'indice. Le paca domestique mange de tout ce qu'on veut lui donner, et il paroît avoir un très grand appétit. On le nourrissoit ordinairement de pain, et soit qu'on le trempât dans l'eau, dans le vin, ou môme dans du vinaigre, il le mangeoit également; mais le sucre et les fruits sont si fort de son goût, que lorsqu'on lui en présentoit il en témoignoit sa joie par des bonds et des sauts. Les racines et les légumes étoient aussi de son goût : il mangeoit également les navets , le cé- leri, les ognons, et même l'ail et l'échalotte. Il ne refusoit pas les choux ni les herbes, même la mousse et les écorces de bois; nous l'avons souvent vu man- ger aussi du bois et du charbon dans les commence- ments. La viande éloit ce qu'il paroissoit aimer le ijurro^. -Wi. 202 AiMMAUX SAUVAGES. moins ; il n'en mangeoit que rarement et en très petite quantité. On pourroit aisément le nourrir de grains, car souvent il en cîierchoit dans la paille de sa litière. Il boit comme le chien en soulevant l'eau avec sa lan- gue. Son urine est fort épaisse et d'une odeur insup- portable; sa fiente est en petites crottes plus allon- gées que celles des lapins et des lièvres. D'après les petites observations que nous venons de rapporter, nous sommes très porté à croire qu'on pourroit naturaliser cette espèce en France ; et comme la chair en est bonne à manger, et que l'ani- mal est peu difficile à nourrir, ce seroit une acquisi- tion utile* il ne paroît pas craindre beaucoup le froid; et d'ailleurs, pouvant creuser la terre, il s'en garan- tiroit aisément pendant l'hiver. Un seul paca fourni- roit autant de bonne chère que sept ou huit lapins. M. de La Borde dit que le paca habite ordinaire- ment le bord des rivières , et qu'il construit son ter- rier de manière qu'il peut y entrer ou en sortir par trois issues différentes. « Lorsqu'il est poursuivi, il se jette à l'eau, dit-il, dans laquelle il se plonge en levant la tête de temps en temps; mais enfin, lorsqu'il est assailli par les chiens, il se défend très vigoureusement. » Il ajoute u que la chair de cet animal est fort estimée à Gayenne , qu'on l'écliaude comme un cochon de lait, et que, de quelque manière qu'on la prépare, elle est excellente. » Le paca habite seul son terrier, et il n'en sort or- dinairement que la nuit pour se procurer sa nourri- tare. Il ne sort pendant le jour que pour faire ses be- soins, car on ne trouve jamais aucune ordure dans LE PACA. 265 son terrier; et toutes les fois qu'il rentre il a soin d'en boucher les issues avec des feuilles et de petites branches. Ces animaux ne produisent ordinairement qu'un petit, qui ne quitte la mère que quand il est adulte; et même si c'est un mâle, il ne s'en sépare qu'après s'être accouplé avec elle. Au reste , on en connoît de deux espèces à Cayenne, et l'on prétend qu'ils ne se mêlent point ensemble. Les uns pèsent depuis quatorze jusqu'à vingt livres, et les autres de vingt-cinq à trente livres. LE SARIGUE, ou L'OPOSSUM\ Didelphis Opossum, h. Le sarigue ou l'opossum est un animal de l'Améri- que qu'il est aisé de distinguer de tous les autres par deux caractères très singuliers : le premier de ces ca- 1. Le sarigue, çarigue, ou çarigueya , nom de cet animal sur les côtes du Brésil, et que nous avons adopté. Le ca de Li langue brasi- lienne se prononce sa en françois et en ]atin : on peut citer pour exemples cagul., que nous prononçons sagui ou sagouin, parce que Va se prononce aussi comme ou; tajaca, que de Lery et les autres voya- geurs françois prononçoient et écrivoicnt tajaçou ou tnjassou, etcari- gaeya, que Pison , dont l'ouvrage est en latin , a écrit avec une cédille sous le c. Cerigon, selon Maffée ( Histoire des Indes, liv. II, pag. 4*^ ) et selon Barlaeus {Res gestœ in Brasilia, page 223 ). Le cerigon, dit Maffée, est une bôle admirable de son ventre pendent deux besaces où il porte ses petits, chacun d'eux si fort attaché à son téton qu'ils ne les quittent point jusqu'à ce qu'ils soient en état d'aller paître. Maffée indique ici une chose qui peut induire en erreur, et faire 264 ANIMALX SA l VA G ES. ractères est que la femelle a sons le ventre une ample cavité dans laquelle elle reçoit et allaite ses petits ; le second est que le mâle et !a femelle ont tous deux le premier doigt des pieds de derrière sans ongle et bien séparé des autres doigts, tel qu'est le pouce dans la main de l'homme, tandis que les quatre autres doigls de ces mômes pieds de derrière sont placés les uns contre les autres et armés d'ongles crochus, comme dans les pieds des autres quadrupèdes. Le premier de ces caractères a été saisi par la plupart des voyageurs et des naturalistes, mais le second leur avoit entière- ment échappé : Edward Tyson, médecin anglois, pa- roît être le premier qui l'ait observé ; il est le seul qui ait donné une bonne description de la femelle de cet animal, imprimée à Londres en 1698, sous le titre de Carlgueyaj, seuMasupiale amerlcanum^ or tlieAna- tomy of an Opossum; et quelques années après, Will. Cowper, célèbre anatomiste anglois, communiqua à Tyson, par une lettre, les observations qu'il avoit faites sur le mâle. Les autres auteurs, et surtout les nomenclateurs, ont ici, comme partout ailleurs, mul- tiplié les êtres sans nécessité, et ils sont tombés dans plusieurs erreurs que nous ne pouvons nous dispen- ser de relever. Notre sarigue, ou, si l'on veut, l'opossum de Tyson, croire que ce cerigon, qui a deux besaces ou poches, seroit un animal diiTérent du sarigue, qui n'eu a qu'une; mais il faut observer, et nous Lavons vu nous-même, que quand les glandes mammaires du sarigue sont dans leur état de gonflement par le lait dont elles sont remplies, elles l'ont un volume si considérable au dedans de la poche qu'elles en tirent la peau par le milieu , et qu'elle paroît alors partagée en deux besaces , comme le dit îMailee , qui probablement avoit vu son cerigon dans cet état. LE SAKIGUE, OU l'oPOSSUM. 265 est le même animal que le grand pbilanclre oriental de Seba (vol. I, pag. 6/j , planche xxxix) : Ion n'en sauroit douter, puisque de tous les animaux dont Seba donne les figures, et auxquels il applique le nom de ph'Uandre^ à' opossum ^ ou de carlgtieya^ celui-ci est le seul qui ait les deux caractères de la bourse sous le ventre et des pouces de derrière sans ongles. De même, l'on ne peut douter que notre sarigue, qui est le même que le grand philandre oriental de Seba, ne soit un animal naturel aux climats chauds du Nou- veau-Monde ; car les deux sarigues que nous avons au Cabinet du Roi, nous sont venus d'Amérique : ce- lui que Tyson a disséqué lui avoit été envoyé de Vir- ginie. M. de Chanvallon, correspondant de l'Acadé- mie des Sciences à la Martinique, qui nous a donné un jeune sarigue, a reconnu les deux autres pour de vrais sarigues ou opossums de l'Amérique. Tous les voyageurs s'accordent à dire que cet animal se trouve au Brésil, à la ÎNouvelle-Espagne, à la Virginie, aux Antilles, etc., et aucun ne dit en avoir vu aux Indes orientales : ainsi Seba s'est trompé lorsqu'il l'a appelé philandre oriental,, puisqu'on ne le trouve que dans les Indes occidentales. Il dit que ce philandre lui a été envoyé d'Amboine, sous le nom àecoes-coes^ avec d'autres curiosités; mais il convient en même temps qu'il avoit été apporté à Amboiiie d'autres pays plus éloignés. Cela seul suffiroit pour rendre suspecte la dénomination de philandre oriental^ car il est très pos- sible que les voyageurs aient transporté cet animal singulier de l'Amérique aux Indes orientales : mais rien ne prouve qu'il soit naturel au climat d'Amboine, et le passage même de Seba que nous venons de citer 266 ANIMAUX SAUVAGES. semble indiquer le contraire. La source de cette er- reur défait, et celle meuie du nom coes-coes^ se trouve dans Pison , qui dit qu'aux Indes orientales, mais à Amhoine seulement ^ on trouve un animal semblable au sarigue du Brésil, et qu'on lui donne le nom de CGUS'COUs, Pison ne cite sur cela ni autorité ni garants: il seroit bien étrange, si le fait étoit vrai, que Pison, assurant positivement que cet animal ne se trouve qu'à Amboine dans toutes les Indes orientales, Seba dît, au contraire, que celui qui lui a été envoyé d'Am- boine n'en étoit pas natif, mais y avoit été apporté de pays plus éloignés. Cela seul prouve la fausseté du fait avancé par Pison , et nous verrons dans la suite le peu de fond que Ton peut faire sur ce qu'il a écrit au sujet de cet anîaial. Seba, qui ignoroit donc de quel pays venoit son pliiiandre, n'a pas laissé de lui donner l'épithète d'oriental : cependant il est certain que c'est le môme animal que le sarigue des Indes occidentales; il ne faut, pour s'en assurer, que com- parer sa figure, planche xxxix, avec la nature. Mais ce qui ajoute encore à l'erreur, c'est qu'en même temps que cet auteur donne au sarigue d'Amérique le nom de grand pliiiandre oriental j, il nous présente un autre animal, qu'il croit être diflerent de celui-ci, sous le nom de pliiiandre d'Amérique (planche xxxvi, figures 1 et 2), et qui cependant, selon sa propre description , ne diffère du grand pkilandre oriental qu'en ce qu'il est plus petit et que la tache au dessus des yeux est plus brune; différences, comme l'on voit, très accidentelles et trop légères pour fonder deux espèces distinctes : car il ne parle pas d'une autre différence qui seroit beaucoup plus essentielle^ LE SARIGUE, OU L OPOSSUM. '26-] si elle existoil réellement comme on la voit dans la figure; c'est que ce philandre d'Amérique [Seba, planche xxxvi, figures i et 2 ) a un ongle aigu aux pouces dos pieds de derrière, tandis que le grand philandre orieolal [Seba, planche xxxix ) n'a point d'ongles à ces deux pouces. Or, il est certain que no- tre sarigue, qui est le vrai sarigue d'Amérique, n'a point d'ongles aux pouces de derrière. S'il existoit donc un animal avec des ongles aigus à ce pouce, îel que celui de la planche xxxvi de Seba , cet animal ne seroit pas, comme il le dit, le sarigue d'Amérique. Mais ce n'est pas tout : cet auteur donne encore un troisième animal sous le nom de philandre oriental (planche xxxviii , fig. 1 ), duquel, au reste , il ne fait nulle mention dans la description des deux autres, et dont il ne parle que d'après François Valentin , au- teur qui, comme nous l'avons déjà dit, mérite peu de confiance; et ce troisième animal est encore le même que les deux premiers. Il nous paroît donc que ces trois animaux des planches xxxvi , xxxviii ^ et xxxix de Seba, n'en font qu'un seul. Il y a toute apparence que le dessinateur, peu attentif, aura mis un ongle pointu aux pouces des pieds de derrière comme aux pouces des pieds de devant et aux autres doigts, dans les figures des planches xxxvi et xxxviii, et que, plus exact dans le dessin de la planche xxxix , il a repré- senté les pouces des pieds de derrière sans ongle , et tels qu'ils sont en eÛ'et. Nous sommes donc persuadé que ces trois animaux de Seba ne sont que trois in- dividus de la même espèce; que cette espèce est la même que celle de notre sarigue ; que ces trois indi- vidus étoient seulement de diflerents âges, puisqu'ils 26S ANIMAUX SAUVAGES. De diffèrent entre eux que par la grandeur du corps et par quelques nuances de couleur, principalement parla teinte de la tache au dessus des yeux, qui est jaunâtre dans les jeunes sarigues, tels que celui de la planche xxxvi de Seba, fig. i et 2 , et qui est plus brune dans les sarigues adultes, tels que celui de la planche xxxix; différence c|:ui d'ailleurs peut prove- nir du teaips plus ou moins long que l'animal a été conservé dans l'esprit-de-vin , toutes les couleurs du poil s'affoiblissant avec le temps dans les liqueurs spi- ritueuses. Seba convient lui-même que les deux ani- maux de ses planches xxxvi , figures 1 et 2, et xxxvm, figure I , ne diffèrent que par la grandeur et par quel- c[ues nuances de couleur; il convient encore que le troisième animal, c'est-à-dire celui delaplanchexxxix, ne diffère des deux autres qu'en ce qu'il est plus grand, et que la tache au dessus des yeux n'est pas jaunâtre, mais brune. Il nous paroît donc certain que ces trois animaux n'en font qu'un seul, puisqu'ils n'ont entre eux que des différences si petites qu'on doit les re- garder comme de très légères variétés, avec d'autant plus de raison et de fondement que l'auteur ne fait aucune mention du seul caractère par lequel il auroit pu les distinguer, c'est-à-dire de cet ongle pointu aux pouces de derrière qui se voit aux figures des deux premiers et qui manque au dernier. Son seul silence sur ce caractère prouve que cette différence n'existe pas réellement, et que ces ongles pointus aux pouces de derrière, dans les figures des planches xxxvi et xxxvm. ne doivent être attribués qu'à l'inattention du dessinateur. Seba dit que, « seion François Valenlin , ce phi- LE sAnir.TJE, ou r/OPOSSUM. sCm) » landre , planche xxxviii, est de la plus grande es- » pèce qui se voie aux Indes orientales, et surtout » chez les Malais, où on l'appelle pelandor Aroé ^ » c'est-à-dire lapin d'Aroé_, quoique Aroé ne soit pas » le seul lien où se trouvent ces animaux; qu'ils sont )) communs dans l'île de Solor ; qu'on les élève môme » avec les lapins, auxquels ils ne font aucun mal , et » qu'on en mange également la chair, que les habi- .) tanls de cette île trouvent excellente, etc. » Ces faits sont très douteux, pour ne pas dire faux. i° Le philaridre , planche xxxviii , n'est pas le plus grand des Indes orientales, puisque , selon l'auteur même , celui de la planche xxxix, qu'il attribue aussi aux Indes orientales, est plus grand. En second lieu, ce philandre ne ressemble point du tout au lapin, et par conséquent il est bien mal nommé iaplnd'Aroé. Troi- sièmement, aucun voyageur aux Indes orientales n'a fait mention de cet animal si remarquable ; aucun n'a dit qu'il se trouve ni dans l'île de Solor ni dans aucun autre endroit de l'ancien continent. Seba lui- même paroît s'apercevoir non seulement de l'incapa- cité , mais aussi de l'infidélité de l'auteur qu'il cite. Cifjus equidem reij, dit-il ^, fldes sit pênes auctorem. At mlrwn tamenest qiiod D. V alentinus pkilandri formant haud ita descripserit prout se liabet ^ et uti nos ejus icônes ad vivtim factas prœgressis iabulis exliibuimus. Mais pour achever de se démontrer à soi-même le peu de confiance que mérite en effet le témoignage de cet auteur, François Valentin , ministre de l'église d'Am- boine , qui cependant a fait imprimer en cinq volu- mes in-folio y Histoire naturelle des Indes orientales ^ \. Volume 1, page 6 1. 2n0 ANIMAUX SAUVAGES. il suffit de renvoyer à ce que dit Artedi au suj'et de ce gros ouvrage, et aux reproches que Seba même lui fait avec raison sur l'erreur grossière qu'il commet , en assurant « que la poche de l'animal dont il est ici » question est une matrice dans laquelle sont conçus » les petits, et qu'après avoir lui-même disséqué le » philandre , il n'en a pas trouvé d'autre ; que si cette » poche n'est pas une vraie matrice , les mamelles sont » à l'égard des petits de cet animal ce que les pédicules » sont aux fruits; qu'ils restent adhérents à ces ma- » melles jusqu'à ce qu'ils soient mûrs , et vqu'alors ils » s'en séparent, comme le fruit quitte son pédicule » lorsqu'il a acquis toute sa maturité , etc. » Le vrai de tout ceci c'est que Yalentin, qui assure que rien n'est si commun que ces animaux aux Indes orientales , et surtout à Solor , n'y en avoit peut-être jamais vu ; que tout ce qu'il en dit, et jusqu'à ses erreurs les plus évi- dentes, sont copiées de Pison et de Marcgrave, qui tous deux ne sont eux-mêmes à cet égard que les co- pistes de Ximenès, et qui se sont trompés en tout ce qu'ils ont ajouté de leur fonds ; car Marcgrave et Pi- son disent expressément et affirmativement, ainsi que Valentin, que la poche est la vraie matrice où les pe- tits du sarigue sont conçus. Marcgrave dit qu'il en a disséqué un, et qu'il n'a point trouvé d'autres ma- trice à l'intérieur : Pison renchérit encore sur lui , en disant qu'il en a disséqué plusieurs , et qu'il n'a jamais trouvé de matrice à l'intérieur; et c'est là qu'il ajoute l'assertion, tout aussi mal fondée, que cet animal se trouve à Amboine. Qu'on juge maintenant de quel poids doivent être ici les autorités de Marcgrave, de Pison , et de Valentin, et s'il seroit raisonnable d'ajou- LE SAllIGUE, OU LOPOSSUM. 27 1 1er foi au témoignage de trois hommes dont le pre- mier a mal vu , îe second a amplifie les erreurs du pre- mier, et le dernier a copié les deux autres. Je dematiderois volontiers pardon à mes lecteurs delà longueur de celte discussion critique; mais lors- qu'il s'agit de relever les erreurs des autres, on ne peut être trop exact ni trop attentif, même aux plus petites choses. M. Brisson , dans un ouvrage sur les quadrupèdes, a entièrement adopté ce qui se trouve dans celui de Seba : il le suit ici à la lettre, soit dans ses dénomi- nations, soit dans ses descriptions, et il paroît même aller plus loin que son auteur, en faisant trois espè- ces réellement distinctes des trois philandres, plan- ches XXXVI, XXXVIII, et XXXIX de Seba; car, s'il eût recherché l'idée de cet auteur, il eût reconnu qu'il ne donne pas ses trois philandres pour des espèces réellement différentes les unes des autres. Seba ne se doutoit pas qu'un animal des climats chauds de l'Amérique ne dût pas se trouver aussi dans les cli- mats chauds de l'Asie : il qualifioit ces animaux d'o- rientaux ou d'américains, selon qu'ils lui arrivoient de Tun ou de l'autre continent ; mais il ne donne pas ses trois philandres pour trois espèces distinctes et séparées; il paroît clairement qu'il ne prend pas à la rigueur le mot à'especCj lorsqu'il dit, page 61 : C'est ici la plus grande espèce de ces animaux; et qu'il ajoute: Cette femelle est parfaitement semblable ('simillima) aux femelles des pliilandres d' Amérique ; elle est seulement plus grande j, et elle est couverte sur le dos de poils d'un jaune plus foncé. Ces différences, comme nous l'avons déjà dit, ne sont que des variétés lelles qu'on ers: 272 xVNIMAUX SAUVAGES. trouve ordinairement entre les individus de la même espèce à différents âges; et dans le fait, Seba n'a pas prétendu faire une division méthodique des animaux en classes, genres, et espèces; il a seulement donné les figures des différentes pièces de son cabinet, dis- tinguées par des numéros, suivant qu'il voyoit quel- ques différences dans la grandeur , dans les teintes de couleur, ou dans l'indication du pays natal des ani- maux qui composoient sa collection. Il nous paroît donc que, sur cette seule autorité de Seba, M. Bris- son n'étoit pas fondé à faire trois espèces différentes de ces trois philandres, d'autant plus qu'il n'a pas même employé les caractères distinctifs exprimés dans les figures, et qu'il ne fait aucune mention de la dif- férence de l'ongle qui se trouve aux pouces des pieds de derrière des deux premiers et qui manque au troi- sième. M. Brisson devoît donc rapporter à son n° 5, c'est-à-dire à son philandre d'Amboine , page 289, toute la nomenclature qu'il a mise à son philandre n° i , page 286, tous les noms et synonymes qu'il cite ne con- venant qu'au philandre n° 3 , puisque c'est celui dont les pouces des pieds de derrière n'ont point d'ongle. Il dit en général que les doigts des philandres sont on- guiculés, et il ne fait sur cela aucune exception : ce- pendant le philandre qu'il a vu au Cabinet du Roi, et qui est notre sarigue, n'a point d'ongle aux pou- ces des pieds de derrière ; et il paroît que c'est le seul qu'il ait vu, puisqu'il n'y a dans son livre quele n" 1 qui soit précédé de deux étoiles. L'ouvrage de M. Brisson, d'ailleurs très utile, pèche principalement en ce que la liste des espèces y est beaucoup plus grande que celle de la nature. LE SARIGUE, OU LOFOSSUSI. '2'JJ Il ne nous reste maintenant à examiner que la no- inenclature de M. Lînnaeus : elle est sur cet article moins fautive que celle des autres, en ce que cet au- teur supprime une des trois espèces dont nous ve- nons déparier, et qu'il réduit à deux les trois animaux de Seba. Ce n'est pas avoir tout fait , car il faut les ré- duire à un, mais du moins c'est avoir fait quelque chose ; et d'ailleurs il emploie le caractère distinctif des pouces de derrière sans ongle , ce qu'aucun des autres, à l'exception de Tyson, n'avoit observé. La description que M. Linnseus donne du sarigue sous le nom de marsuplalls _, n" i , dldelpliis^ etc. , nous a paru bonne et assez conforme à la nature ; mais il y a inexactitude dans sa distribution et erreur dans ses indications : cet auteur, qui sous le nom à'opossunij u' 5, page 55, désigne un animal différent de son marsupialiSj, n° i , et qui ne cite à cet égard que la seule autorité de Seba, dit cependant que cet opos- sum n'a point d'ongle aux pouces de derrière, tandis que cet ongle est très apparent dans les figures de Seba; il auroit au moins du nous avertir que le des- sinateur de Seba s'étoit trompé. Une autre erreur c'est d'avoir cité le marritacaca de Pison comme le inème animal que le carigiieya^ tandis que dans l'ou- vrage de Pison ces deux animaux, quoique annoncés dans le même chapitre , sont cependant donnés par Pison même pour deux animaux différents, et qu'il les décrits l'un après l'autre. Mais ce qu'on doit re- garder comme une erreur plus considérable que les deux premières, c'est d'avoir fait du môme animal deux espèces différentes. Le marsuplaUs^ n° i , et Vo- possiim^ n° 3, ne sont pas des animaux différents; ils 2^4 AxMMALX SAUVAGES. ont tous deux, suivant M. Linnaeus même , le marsu- pitim ou la poche ; ils ont tous deux les pouces de der- rière sans ongle; ils sont tous deux d'Amérique, et ils ne diffèrent (toujours selon lui) qu'en ce que le pre- mier a huit mamelles, et que ie second n'en a que deux et la tache au dessus des yeux plus pâle : or ce dernier caractère est , comme nous l'avons dit, nul, et le premier est au moins très équivoque ; car le nombre des mamelles varie dans plusieurs espèces d'animaux, et peut-être plus dans celle-ci que dans une autre , puisque des deux sarigues femelles que nous avons au Cabinet du Roi, et qui sont certaine- ment de même espèce et du même pays, l'une acinqet l'autre à sept tétines, et que ceux qui ont observé les mamelles de ces animaux ne s'accordent pas sur le nombre : Marcgrave, qui a été copié par beaucoup d'autres, en compte huit; Barrère dit qu'ordinaire- ment il n'y en a que quatre, etc. Cette différence qui se trouve dans le nombre des mamelles n'a rien de singulier, puisque la même variété se trouve dans les animaux les plus connus, tels que la chienne, qui en a quelquefois dix et d'autres fois neuf, huit ou sept; la truie , qui en a dix, onze ou douze, la vache, qui en a six, cinq ou quatre; la chèvre et la brebis, qui en ont quatre , trois ou deux ; le rat, qui en a dix ou huit, le furet, qui en a trois à droite et quatre à gau- che, etc. : d'où l'on voit qu'on ne peut rien établir de fixe et de certain sur l'ordre et le nombre des ma- melles , qui varient dans la plupart des animaux. De tout cet examen que nous venons de faire avec autant de scrupule que d'impartialité, il résulte que le pkilander opossum, seu carlgueya ùrasiliensisj, plan- LE SARIGUE, OU l'oPOSSUM. 2'jS cha XXXVI, fig. 1, 2 , et 5 ; le pkUander orient alis ^ planche xxxviii, fig. i ; et le plillnnder orlcntalis maxi- mus^ planche xxxix, fig. i, de Seba, vol. 1, pag. 56, ()i, et 64; que le philandre, n" i , le philandre orien- tal, n° 2, et le philandre d'Amboine, ii° 5, de M. Bris- son , pag. 286, 288, et 289; et enfin que le inarsu- plalisj n° 1 , et Voposswn^ n'' 5, de M. Linnaeus, édit. X, pag. 54 et 55, n'indiquent tous qu'un seul et même animal, et que cet animal est notre sarigue, dont le climat unique et naturel est l'Amérique méridionale, et qui ne s'est jamais trouvé aux grandes Indes que comme étranger et après y avoir été transporté. Je crois avoir levé sur cela toutes les incertitudes; mais il reste encore des obscurités au sujet du talibl, que Marcgrave n'a pas donné comme un animal différent du carigueya j, et que néanmoins Jonston, Seba, et MM. Klein, Linnaeus et Brisson , qui n'ont écrit que d'après Marcgrave, ont présenté comme une espèce distincte et différente des précédentes. Cependant on trouve dans Marcgrave les deux noms carigueya^ talibij à la tête du même article : il est dit que cet animal s'appelle carlgiicya au Brésil , et tallhl au Pa- raguay [carigaeya BrasiiienslbuSj allquibus j upatUma^ Petlguarlbm taiibl). On trouve ensuite une descrip- tion du cariguya tirée de Ximenès, après laquelle on en trouve une autre de l'animal appelé taiibi par les Brasiliens, caclioro domato par les Portugais, et boos- cliratte ou rat de bols par les Hollandois. Marcgrave ne dit pas que ce soit un aniinal différent du carigueya; il le donne au contraire pour le mâle du carigueya ( pedcs et dlgltos liabet ut fcmella jam descripla ) . Il paroît clairement qu au Paraguay on appeioit le sari- 2'-6 AiMxMAi;x SxVUVAGES. «nie maie et femelle taiibi^ et qu'au Brésil on donnoit ce nom de tatibl au seul mâle, et celui de carigueya à la femelle. D'ailleurs les différences entre ces deux animaux, telles qu'elles sont indiquées par leurs de- scriptions, sont trop légères pour fonder sur ces dis- semblances deux espèces différentes; la plus sensible est celle de la couleur du poil, qui dans le carigueya est jaune et brune , au lieu qu'elle est grise dans le taiibi, dont les poils sont blancs en dessous et bruns ou noirs à leur extrémité. Il est donc plus que pro- bable que le taiibi est en effet le mâle du sarigue. M. Ray paroît être de cette opinion lorsqu'il dit, en parlant du carigueya et du taiibi : An specie ^ an sexu tujitiun,, à prœccdenti diversum ? Cependant , malgré l'autorité de Marcgrave et le doute très raisonnable de Ray, Seba donne (planche xxxvi, n"* 4) ^^ figure d'un animal femelle auquel il applique, sans aucun garant, le nom de taiibi^ et il dit en même temps que ce taiibi est le môme animal que le tlaquatzin de Her- nandès: c'est ajouter la méprise à l'erreur; car, de l'aveu même de Seba, son taiibi, qui est femelle, n'a point de poche sous le ventre; et il suffisoit de lire Ilernandès pour voir qu'il donne à son tlaquatzin cette poche comme un principal caractère. Le taiibi de Seba ne peut donc être le tlaquatzin de Hernandès , juiisqu'il n'a point de poche, ni le taiibi de Marc- grave, puisqu'il est femelle; c'est certainement un aulre animal, assez mal dessiné et encore plus mal décrit, auquel Seba s'est avisé de donner le nom de taiibi j, et qu'il rapporte mal à propos au tlaquatzin (le Hernandès, qui, comme nous l'avons dit, est le même que noire sarigue. MM. Brisson et Linnieus LE SARIGUE, OU L OPOSSUM. 27^ ont, au sujet du taiibi, suivi à ia lettre ce qu'en a dit Seba ; ils ont copié jusqu'à son erreur sur le tlaquat- zin de Hernandès ; et ils ont tous deux fait une espèce fort équivoque de cet animal , le premier sous le nom du plnlmidre du Brésil^ n°4> ^^ ^^ second sous celui de philander^ n° 2. Le vrai taiibi , c'est-à-dire le taiibi de Marcgrave et de Ray, n'est donc point le laiibi de Seba , ni le pbilander de M. Linnaeus , ni le pbilandre du Brésil de M. Brisson, et ceux-ci ne sont point le tlaqnatzin de Hernandès. Ce taiibi de Seba (supposé qu'il existe) est un animal différent de tous ceux qui avoientété indiqués par les auteurs précédents : il au- roit fallu lui donner un nom particulier , et ne le pas confondre par une dénomination équivoque avec le taiibi de Marcgrave , qui n'a rien de commun avec lui. Au reste, comme le sarigue mâle n'a point depo- cbe sous le ventre, et qu'il diffère de la femelle par ce caractère si remarquable , il n'est pas étonnant cju'on leur ait donné à cbacun un nom, et qu'on ait appelé la femelle carigueya^, et le mâle taiibi. Edward Tyson , comme nous l'avons déjà dit, a dé- crit et disséqué le sarigue femelle avec soin. Dans l'in- dividu qui lui a servi de sujet, la tête avoit six pouces, le corps treize, et la queue douze de longueur; les jambes de devant six pouces^, et celles de derrière quatre et demi de hauteur; le corps quinze à seize 1. Cette manière de mesurer les jambes n'est pas exacte. Tyson re- connoît lui-même que dans le squelette les os des jambes de devant étoient plus courts que ceux des jambes de derrière ; et Marcgrave, dans sa description , dit aussi que les jambes de devant éloient plus courtes que celles de derrière : ces différences ne proviennent que de la différente manière de les mesurer, et c'est par cette raison que dans nos descriptions nous ne donnons pas les mesures des jambes eu bloc, ULFFON. XVi. 18 O.-jS AINiMAUX SAUVAGKS. pouces (le circonférence , ia queue trois pouces de tour à son origine et un pouce seulement vers Tex- tréniité; la tête trois pouces de largeur entre les deux oreilles, allant toujours en diminuant jusqu'au nez; elle est plus ressemblante à celle d'un cochon de lait qu'à celle d'un renard : les orbites des yeux sont très inclinées dans la direction des oreilles au nez; \ec oreilles sont arrondies et longues d'environ un pouce et demi, l'ouverture de la gueule est de deux pouces et demi, en la mesurant depuis l'un des angles de la lèvre jusqu'à l'extrémité du museau ; la langue est assez étroite , et longue de trois pouces, rude et hé- rissée de petites papilles tournées en arrière. Il y a cinq doigts aux pieds de devant, tous les cinq arniés d'ongles crochus; autant de doigts aux pieds de der- rière, dont quatre seulement sont armés d'ongles, et le cinquième, qui est le pouce, est séparé des au- tres; il est aussi placé plus bas et n'a point d'ongle : tous ces doigts sont sans poil et recouverts d'une peau rougeâtre ; ils ont près d'un pouce de largeur ; la paume des mains et des pieds est large, et il y a des callosités charnues sous tous les doigts. La queue n'est couverte de poil qu'à son origine jusqu'à deux ou trois pouces de longueur, après quoi c'est une peau écailleuse et lisse dont elle est revêtue jusqu'à l'ex- trémité : ces écailles sont blanchâtres, à peu près hexa- gones et placées régulièrement , en sorte qu'elles n'an- ticipent pas les unes sur les autres; elles sont toutes séparées et environnées d'une petite aire de peau plus l)rune que l'écaillé. Les oreilles, comme les pieds et « » qu« nous délaillonî* colles de chacune des parties qui composent la j;iuilic. LE SAJIIGIE, OU L OPOSSUM. 2'jg \'<\ queue, sont sans poil; elles sont si minces qu'on ne peut pas dire qu'elles soient cartilagineuses; elles sont simplement membraneuses comme les ailes des cbauve-souris : elles sont très ouvertes , et le conduit auditif paroît fort large. La mâchoire du dessus est un eu plus allongée que celle du dessous; les narines bont larges; les yeux petits, noirs, vifs, et proéminents; le cou court, la poitrine large, la moustache comme celle du chat. Le poil du devant de la tête est plus blanc et plus court que celui du corps; il est d'un gris cendré, mêlé de quelques petites houppes de poil noir et blanchâtre sur le dos et sur les côtés, plus brun sur le ventre, et encore plus foncé sur les jambes. Sous le ventre de la femelle est une fente qui a deux ou trois pouces de longueur; cette fente est formé par deux peaux qui composent une poche velue à l'extérieur et moins garnie de poil à l'intérieur; cette poche renferme les mamelles : les petits nou- veau-nés y entrent pour les sucer, et prennent si bien l'habitude de s'y cacher qu'ils s'y réfugient, quoique déjà grands, lorsqu'ils sont épouvantés. Cette poche a du mouvement et du jeu ; elle s^ouvre et se referme à la volonté de l'animal. La mécanique de ce mou- vement s'exécute par le moyen de plusieurs mus- cles et de deux os qui n'appartiennent qu'à cette es- pèce d'animal : ces deux os sont placés au devant des os pubis, auxquels ils sont attachés par la base; ils ont environ deux pouces de longueur, et vont tou- jours en diminuant un peu de grosseur depuis la base jusqu'à l'extrémité; ils soutiennent les muscles qui font ouvrir la poche et leur servent de point d'appui : les antas^onistes de ces muscles servent à la resserrer 5 8o ANIMAUX SAUVAGES. et à la fermer si exactement que dans l'animal vivant l'on ne peut voir l'ouverture qu'en la dilatant de force avec les doigts. L'intérieur de cette poche est parsemé de glandes qui fournissent une substance jaunâtre d'une si mauvaise odeur qu'elle se communique à tout le corps de l'animal : cependant , lorsqu'on laisse sé- cher cette matière , non seulement elle perd son odeur désagréable , mais elle acquiert du parfum qu'on peut comparer à celui du musc. Cette poche n'est pas , comme l'ont avancé faussement Marcgrave et Pison, le lieu dans lequel les petits sont conçus ; le sarigue femelle a une matrice à l'intérieur, diffé- rente à la vérité de celle des autres animaux, mais dans laquelle les petits sont conçus et portés jusqu'au moment de leur naissance. Tyson prétend que dans cet animal il y a deux matrices, deux vagins, quatre cornes de matrices, quatre trompes de Fallope, et quatre ovaires. M, Daubenton n'est pas d'accord avec Tyson sur tous ces faits; mais en comparant sa descrip- tion avec celle de Tyson, on verra qu'il est au moins très certain que dans les organes de la génération des sarigues il y a plusieurs parties doubles qui sont simples dans les autres animaux. Le gland de la verge du mâle et celui du clitoris de la femelle sont fourchus et pa- roissent doubles. Le vagin, qui est simple à l'entrée, se partage ensuite en deux canaux, etc. Cette confor- mation est en général très singulière et différente de celle de tous les autres animaux quadrupèdes. Le sarigue est uniquement originaire des contrées méridionales du Nouveau-Monde ; il paroît seulement qu'il n'affecte pas , aussi constamment que le tatou , les pays plus chauds : on le trouve non seulement au LL SzVRlGLEy OU l'oPOSSL'JL 281 Brésil , à la Guiane, au Mexique , mais aussi à la Flo- ride, en Virginie , et dans les autres régions tempérées de ce continent. Il est partout assez commun, parce qu'il produit souvent et en grand nombre; la plupart des auteurs disent quatre ou cinq petits, d'autres six ou sept : Marcgrave assure avoir vu six petits vivants dans îa poche d'une femelle ; ces petits avoient environ deux pouces de longueur; ils étoient déjà fort agiles; ils sortoient de la poche et y rentroient plusieurs fois par jour. Ils sont bien plus petits lorsqu'ils naissent: certains voyageurs disent qu'ils ne sont pas plus gros que des mouches au moment de leur naissance, c'est-à-dire quand ils sortent de la matrice pour en- trer dans la poche et s'attacher aux mamelles. Ce fait n'est pas aussi exagéré qu'on pourroit l'imaginer; car nous avons vu nous-meme , dans un animal dont l'es- pèce est voisine de celle du sarigue, des petits atta- chés à la mamelle qui n'étoient pas plus gros que des fèves; et l'on peut présumer, avec beaucoup de vrai- semblance, que dans ces animaux la matrice n'est, pour ainsi dire, que le lieu de la conception, de la formation, et du premier développement du fœtus, dont l'expulsion étant plus précoce que dans les au- tres quadrupèdes, l'accroissement s'achève dans la bourse, où ils entrent au moment de leur naissance prématurée. Personne n'a observé la durée de la ges- tation de ces animaux, que nous présumons être beaucoup plus courte que dans les autres; et comme c'est un exemple singulier dans la nature que cette exclusion précoce, nous exhortons ceux qui sont à portée de voir des sarigues vivants dans leur pays na- tal de tacher de savoir combien les femelles portent 2S'2 AxNIMAUX SAUVAGES. de temps , et combien de temps encoi'e après la nais^ sance les petits restent attachés à la mamelle avant <[ne de s'en séparer. Cette observation, curieuse par elle-même, pourroit devenir utile, en nous indiquant peut-être quelque moyen de conserver la vie aux en- fants venus avant le terme. Les petits sarij^ues restent donc attachés et comme collés aux mamelles de la mère pendant le premier âge, et jusqu'à ce qu'il aient pris assez de force et d'accroissement pour se mouvoir aisément. Ce fait n'est pas douteux; il n'est pas même particulier à cette seule espèce , puisque nous avons vu , comme je viens de le dire , des petits ainsi attachés aux mamelles dans une autre espèce, que nous appellerons la jna?'~ ?nos€j, et de laquelle nous parlerons bientôt. Or cette femelle marmose n'a pas, comme la femelle sarigue , une poche sous le ventre où les petits puissent se ca- cher : ce n'est donc pas de la commodité ou du secours que la poche prête aux petits que dépend uniquement l'effet de la longue adhérence auxmanjellcs, non plus que celui de leur accroissement dans cette situation immobile. Je fais cette remarque afin de prévenir les conjectures que l'on pourroit faire de i 'usage de la poche, en la regardant comme une seconde matrice, ou tout au moins comme un abri absoluûjent néces- saire à ces petits prématurément nés. Il y a des auteurs qui prétendent qu'ils restent collés à la mamelle plu- sieurs semaines de suite; d'autres disent qu'ils ne de- meurent dans la poche que pendant le premier mois de leur âge. On peut aisément ouvrir cette poche de la mère, regarder, compter, et même toucher les petits sans les incommoder; ils ne quittent la tétine^ LE SARIGUE, OU L OPOSSUM. 'jSù qu'ils tiennent avec Ja gueule, que quand ils ont assez de force pour marcher ; ils se laissent alors tomber dans la poche , et sortent ensuite pour se promener et pour chercher leur subsistance ; ils y entrent sou- vent pour dormir, pour téter, et aussi pour se ca- cher lorsqu'ils sont épouvantés; la mère fuit alors, et les emporte tous : elle ne paroît jamais avoir plus de ventre que quand il y a long-temps qu'elle a mis bas, et que ses petits sont déjà grands; car, dans le temps de la vraie gestation, on s'aperçoit peu qu'elle soit pleine. A la seule inspection de la forme des pieds de cet animal , il est aisé de juger qu'il marche mal et qu'il court lentement; aussi dit-on qu'un homme peut l'at- traper sans même précipiter son pas. En revanche il grimpe sur les arbres avec une extrême facilité; il se cache dans le feuillage pour attraper les oiseaux , ou bien il se suspend parla queue, dont l'extrémité est musculeuse et flexible couirae une main, en sorte qu'il peut serrer et même environner de plus d'un tour les corps qu'il saisit : il reste quelquefois long- temps dans cette situation sans mouvement, le corps suspendu, la tête en bas; il épie et attend le petit gibier au passage : d'autres fois il se balance pour sauter d'un arbre à un autre, à peu près comme les singes à queue prenante,, auxquels il ressemble aussi par la conformation des pieds. Quoique carnassier, et même avide de sang qu'il se plaît à sucer, il mange assez de tout, des reptiles, des insectes, des cannes de sucre, des patates, des racines, et même des feuilles e-t des écorces. On peut le nourrir comme un animal domestique : il n'est ni féroce ni farouche j. 284 ANIMAUX SAUVAGES. et on l'apprivoise aisément; mais il dégoûte par sa mauvaise odeur, qui est plus forte que celle du re- nard, et il déplaît aussi par sa vilaine figure ; car, in- dépendamment de ses oreilles de chouette, de sa queue de serpent, et de sa gueule fendue jusqu'auprès des yeux, son corps paroît toujours sale, parce que le poil, qui n'est ni lisse ni frisé , est terne et semble être couvert de boue. Sa mauvaise odeur réside dans la peau, car sa chair n'est pas mauvaise à manger; c'est même un des animaux que les sauvages chassent de préférence, et duquel ils se nourrissent le plus volontiers. M. de La Borde, médecin du roi à Cayenne, m'a écrit qu'il avoit nourri trois sarigues dans un petit tonneau , où ils se laissoient aisément manier. Ils mangent du poisson , de la viande cuite ou crue, du pain, du biscuit, etc. Ils sont continuellement à se lécher les uns les autres : ils font le même murmure que les chats quand on les manie. « Je ne me suis pas aperçu, dit-il, qu'ils eussent aucune mauvaise odeuç. Il y a des espèces plus gran- des et d'autres plus petites*. Ils portent également leurs petits dans une poche sous le ventre ; et ces petits ne quittent jamais la mamelle, môme lors- qu'ils dorment. I^es chiens les tuent, mais ne les mangent pas. Ils ont un grognement qui ne se fait pas entendre de fort loin. On les apprivoise aisément. Ils cherchent à entrer dans les poulaillers, où ils mangent la volaille ; mais leur chair n'est pas bonne à 1. On m'a nouvellement envoyé, pour le Cabinet, une peau de ces petits sarigues de Cayenne qui n'avoil que trois pouces et demi de lon- gueur, quoique l'aiiimal fût adulte, et la queue quatre pouces et demi. 285 manger; dans certaines espèces elle est môme d'une odeur insupportable , et l'animal est appelé puant par les habitants de Cayenne. » Il ne faut pas confondre ces sarigues puants de M. de La Borde avec les vrais puants ou moufettes , qui forment un genre d'animaux très différents de ceux-ci. M. Vosmaër, directeur des cabinets d'histoire na- turelle de S. A. S. monseigneur le prince d'Orange , a mis une note page 6 de la Description d'tm écureuil volant j Amsterdam , 17^7? dans laquelle il dit : « Le coescoes est le bosch ou beursrult des Indes orientales, le philander de Seba, et le didelpliis de Linnaeus. Le savant M. de Buffon nie absolument son existence aux Indes orientales, et ne l'accorde qu'au Nouveau-Monde en particulier. Nous pouvons néan- moins assurer ce célèbre naturaliste que Yalentin et Seba ont fort bien fait de placer ces animaux tant en Asie qu'en Amérique, J'ai moi-même reçu l'été dernier, des Indes orientales, le maie et la femelle. La même espèce a aussi été envoyée à M. le doc- teur Schloser, à Amsterdam, par un ami d'Amboine, quoique pour moi je n'en connoisse pas d'autres que ceux-ci; de sorte qu'ils ne sont pas si communs. La principale différence entre le coescoes des Indes orientales et celui des Indes occidentales consiste, sui- vant mon observation, dans la couleur du poil, qui, au mâle des Indes orientales, est tout-à-fait blanc, un peu jaunâtre ; celui de la femelle est un peu plus brun, avec une raie noire ou plutôt brune sur !e dos. La tête de celui des Indes orientales est plus courte; mais le mâle me paroît l'avoir un peu plus longue que la fe- 2 86 ANIMAUX S AL- VA G ES. meiie. Les oreilles, dans cette espèce, sont beaucoup plus courtes qu'à celle des Indes occidentales. La description de la seconde espèce, dont parle aussi Valentin, est trop diffuse pour pouvoir s'y rapporter avec quelque certitude. » Je ne doute pas que M. Vosmaër n'ait reçu des Indes orientales des animaux mâles et femelles sous le nom de coescoes ; mais les différences qu'il indique lui-même entre ces coescoes et les sarigues pourroient déjà faire penser que ce ne sont pas des animaux de même espèce. J'avoue néanmoins que la critique de M. Vosmaër est juste , en ce que j'ai dit que les trois philanders de Seba n'étoient que le même animal , tandis qu'en effet le troisième, c'est-à-dire celui de (a planche xxxix de Seba, est un animal différent , et qui se trouve réellement aux Philippines , et peut-être dans quelques autres endroits i\es Indes orientales, où il est connu sous le nom de coescoes^, ou cascuSj, ou cusos. J'ai trouvé dans le Voyage de Christophe Bar- chewitz la note suivante : '■ « Dans l'ile de Letiiy il y a des cuscus ou cmos dont la chair a à peu près le goût de celle du lapin. Cet animal ressemble beaucoup, pour la couleur, à une marmotte; les yeux sont petits, ronds, et brillants; les pattes courtes, et la queue, qui est longue, est sans poil. Cet animal saute d'un arbre à un autre comme un écureuil, et alors il fait de sa queue un crochet avec lequel il se tient aux branches pour man- ger plus facilement les fruits. Il répand une odeur qui approche de celle du renard. Il a une poche sous le ventre, dans laquelle il porte ses petits, qui entrent et sortent par dessous la queue de l'animal. Les vieux LE SARIGUE, OU l/OPOSSUM. 287 sautent d'un arbre à Fautre en portant leurs petits dans cette poche ^. » Il paroit, par le caractère de îa poche sous le ^ en- tre et de la queue prenante, que ce cuscus ou cusos des Indes orientales est en effet un aniniri du même genre que les pbilandors d'Amérique; mais cela ne prouve pas qu'ils soient de la même espèce d'aucun de ceux du nouveau continent : ce seroit le seul exem- ple d'une pareille identité. Si M. Vosmaër eût fait graver les figures de ces coescoes, comme il le dit dans le texte, on seroit plus en état de juger tant de la ressemblance que des différences des coescoes d'A- sie avec les sarigues ou pbilanders de l'Amérique; et je demeure toujours persuadé que ceux d'un conti- nent ne se trouveront pas dans l'autre, à moins qu'on ne les y ait apportés. Ce n'est pas qu'absolument parlant, et même rai- sonnant philosophiquement, il ne fût possible qu'il se trouvât dans les climats méridionaux des deux continents quelques animaux qui seroient précisé- ment de la même espèce. Nous avons dit ailleurs, et nous le répétons ici, que la même température doit faire dans les différentes contrées du globe les mêmes effets sur la nature organisée, et par conséquent pro- duire les mêmes êtres , soit animaux , soit végétaux , si toutes les autres circonstances étoient , comme la température , les mêmes à tous égards ; mais il ne s'a- git pas ici d'une possibilité philosophique qu'on peut regarder comme plus ou moins probable ; il s'agit d'un fait, et d'un fait très général , dont il est aisé de i . Foyogr de Barchewitz; Erfurt , 1 76 1 ; page 53'i. •>88 ANIMAUX SAUVAGES. présenter les nombreux et très nombreux exemples. Il est certain qu'au temps de la découverte de l'Amérique il n'existoit dans ce nouveau monde aucun des animaux que je vais nommer, l'éléphant, le rhinocéros, l'hip- popotame , la girafe, le chameau, le dromadaire, le bufïle, le cheval, l'âne, le lion, le tigre, les singes, les babouins, les guenons, et nombre d'autres dont j'ai fait rénumération ; et que de même le tapir, le lama, la vigogne, le pegari , le jaguar, le couguar, l'agouti, lepaca, le coati, l'unau , l'aï, et beaucoup d'autres dont j'ai donné l'énumération , n'existoient point dans l'ancien continent. Cette multitude d'exemples, dont on ne peut nier la vérité , ne suffit-elle pas pour qu'on soit au moins fort en garde lorsqu'il s'agit de pro- noncer, comme le fait ici M. Vosmaër, que tel ou tel animal se trouve également dans les parties méridio- nales des deux continents? C'est à ce cuscus ou cusos des Indes qu'on doit rap- porter le passage suivant : « 11 se trouve, dit Mandeslo, aux îles Moluques un animal qu'on appelle cusos ; il se tient sur les arbres, et ne vit que de leurs fruits. Il ressemble à un lapin', et a le poil épais, frisé, et rude, entre le gris et le roux; les yeux ronds et vifs, les pieds petits, et la queue si forte qu'il s'en sert pour se prendre aux branches afin d'atteindre plus aisément aux fruits. » Il nesi pas question dans ce passage de la poche sous le ventre, qui est le caractère le plus marqué des philanders ; mais, je le répète, si le cuscus ou cusos des Indes orientales a ce caractère , il est cer- tainement d'une espèce qui approche beaucoup de celle des philanders d'Amérique ; et je serois porté à LE SARIGUE, OU l/OPOSSUM. 289 penser qu'il en diffère à peu près comme le jaguar du léopard. Ces deux derniers animaux, sans être de la même espèce, sont les plus ressemblants et les plus voisins de tous les animaux des parties méridionales des deux continents. LE SARIGUE DES ILLINOIS. Didelphis virginiana. Cuv. Nous donnons ici la description d'un sarigue qui nous paroît n'être qu'une variété dans cette espèce , mais dont les différences sont néanmoins assez gran- des pour que nous ayons cru devoir le faire repré- senter. Ce sarigue se trouve dans le pays des Illinois, et diffère de l'autre par la couleur et par le poil , qui est long sur tout le corps; il a la tête moins allongée et entièrement blanche, à l'exception d'une tache brunâtre qui prend du coin de l'œil , et finit en s'affoi- blissant du coté du nez, dont l'extrémité est la seule partie de la face qui soit noire ; la queue est écail- leuse et sans poil dans toute sa longueur, au lieu que celle du sarigue est garnie de poil depuis son origine jusqu'à plus de trois quarts de sa longueur. Cepen- dant ces différences ne me paroissent pas suffisantes pour constituer deux espèces ; et d'ailleurs comme le climat des Illinois et celui du Mississipi, où se trouve le premier sarigue, ne sont pas éloignés, il y a toute apparence que ce second sarigue n'est qu'une simple variété dans l'espèce du premier. 290 ANIMAUX SAUVAGES. pi«cU. pouc. tigji. Longueur du corps entier depuis le bout du nez jusqu à Torigine de la queue 1 3 5 Longueur des oreilles , 1 1 Largeur des oreilles s » 9 Longueur dos moustaches » 2 2 Î.OMgueur de la queue 1 3 » Les oreilles sonl d'une peau lisse , semblable à du parchenain brun, sans aucun poil en dedans ni en dehors; le poil qui couvre le corps jusqu'à la queue, ainsi que les jambes, est d'un brun plus ou moins nuancé de cendré, et mêlé de longs poiis blancs qui ont jusqu'à deux pouces trois lignes sur le dos , et deux pouces six lignes près de la queue; le dessous du corps est d'un cendré blanchâtre. Il y a cinq doigts à tous les pieds; le pouce ou doigt interne des pieds de derrière a un ongle plat qui n'excède pas la chair; les autres ongles sont blancs et crochus. LE SARIGUE A LONGS POILS. Nous donnons ici la figure d'un sarigue mâle à longs poils, qui est d'un quart plus grand que le pré- cédent, et qui en diffère aussi par la queue, qui est beaucoup plus courte à proportion. La longueur de ce sarigue est de vingt pouces trois lignes du bout du museau jusqu'à l'origine de la queue, au lieu que l'autre n'a que quinze pouces trois lignes; la tête est semblable dans tous deux, à l'exception du bout du nez, qui est noir dans le précédent et couleur de T1.65 Tome J.6 PaaaxLet.scTOp . 1 . LE SARXG-nE A LOIT&S P OILS _ 2 .LA MAPOvIO SE _ 3 , LE CATOîOLLn^ LE SAIllCLE A LONGS POILS. SC)! chair dans celui-ci; les plus grands poils des mousta- ches ont près de trois pouces de longueur, ÏI y a en- core une petite différence; c'est que, dans le sarigue ïilinois, les deux dents incisives du milieu de la mâ> clioire supérieure sont les plus petites, tandis que dans celui-ci ces deux mêmes dents incisives sont les plus grandes. Ils diffèrent encore par les couleurs du poil, qui dans ce sarigue est brun sur les jambes et les pieds, blanchâtre sur les doigts, et rayé sur le corps de plusieurs bandes brunes indécises, une sur ]e dos jusqu'auprès de la queue, et une de chaque côté du corps, qui s étend de l'aisselle jusqu'aux cuisses; le cott est roussâtre depuis l'oreille jusqu'aux épaules, et cette couleur s'étend sous le ventre et domine par endroits sur plusieurs parties du corps; la queue est écailleuse et garnie à son origine de poils blancs et de poils bruns. INous ne déciderons pas, par cette simple comparaison, de l'identité ou de la diversité de ces deux espèces de sarigues, qui toutes deux pourroient bien n'être que des variétés de celles du sarigue commun. LA MARMOSE\ Didelplds Murina, L. L'espèce de la mannose paroît être voisine de celle du sarigue ; elles sont du même climat dans le même continent , et ces deux animaux se ressemblent par la 1. Marmosa, nom que les Brasiliens donnent à cet animal, selon Seba , et que nous avons adopfé. Les Nègres de nos îles appellent le 2^2 A^IMAUX SALVAGES. forme du corps, par la conforma lion des pieds, parla i\u eue prenante^ qui est couverte d'ëcailles dans la plus grande partie de sa longueur , et n'est revêtue de poil qu'à son origine, par l'ordre des dents, qui sont en plus grand nombre que dans les autres quadrupèdes. Mais la marmose est bien plus petite que le sarigue ; elle a le museau encore plus pointu : la femelle n'a pas de poche sous le ventre comme celle du sarigue; il y a seulement deux plis longitudinaux près des cuisses entre lesquels les petits se placent pour s'at- tacher aux mamelles. Les parties de la génération, tant du mâle que de la femelle marmoses, ressem- blent , par la forme et par la position, à celles du sa- rigue; le gland de la verge du mâle est fourchu comme celui du sarigue; il est placé dans l'anus; et cet orifice, dans la femelle, paroît être aussi l'orifice de la vulve. La naissance des petits semble être encore plus précoce dans l'espèce de la marmose que dans celle du sarigue : ils sont à peine aussi gros que de petites fèves lorsqu'ils naissent et qu'ils vont s'attacher aux mamelles; les portées sont aussi plus nombreuses. Nous avons vu dix petites marmoses, chacune attachée à un mame- lon, et il y avoit encore sur le ventre de la mère quatre mamelons vacants, en sorte qu'elle avoit en tout quatorze mamelles. C'est principalement sur les femelles de cette espèce qu'il faudroit faire les obser- vations que nous avons indiquées dans l'article pré- cédent : je suis persuadé que ces animaux mettent bas peu de jours après la conception , et que les pe- tits, au moment de l'exclusion, ne sont encore que sarigue manicou; et la marmose, qui est plus petite que le sarigue, rat manicou. LA MAEJIOSE. 295 des fœtus, qui, môme comme Tœlus, n'ont pas pris le quart de leur accroissement. L'accouchement de la mère est toujours une fausse-couche très prématurée, et les fœtus ne sauvent leur vie naissante qu'en s'at- tachant aux mamelles sans jamais les quitter, jusqu'à ce qu'ils aient acquis le même degré d'accroissement et de force qu'ils auroient pris naturellement dans la matrice, si l'exclusion n'eût pas été prématurée. La marmose a les mêmes inclinations et les mêmes mœurs que le sarigue : tous deux se creusent des ter- riers pour se réfugier 5 tous deux s'accrochent aux branches des arbres par l'extrémité de leur queue , et s'élancent de là sur les oiseaux et sur les petits animaux : ils mangent aussi des fruits, des graines, et des racines, mais ils sont encore plus friands de pois- son et d'écrevisses, qu'ils pèchent, dit-on , avec leur queue. Ce fait est très douteux, et s'accorde fort mal avec la stupidité naturelle qu'on reproche à ces ani- maux, qui, selon le témoignage de la plupart des voyageurs, ne savent ni se mouvoir à propos, ni fuir, ni se défendre. * On sait qu'en général les sarigues , marmoses , et cayopollins , portent également leurs petits dans une poche sous le ventre, et que ces petits sont attachés à la mamelle long-temps avant d'avoir pris leur ac- croissement entier. Ce fait , l'un des plus singuliers de la nature, me faisoit désirer des éclaircissements au sujet de la génération de ces animaux, qui ne naissent pas à terme comme les autres. Voici ce que M. Roume de Saint-Laurent m'en a écrit en m'envoyant le cata- logue du cabinet d'histoire naturelle qu'il a fait à l'île de la Grenade. Bil-rON. \V1. 2g/\. A xN m A r X s a i va ge s. «Des personnes dignes de croyance, dit M. de Saint-Laurent , m'ont assuré avoir trouvé des femelles de manicou (marmose) dont les petits n etoient point encore formés; on voyoit au bout des mamelons de petites bosses claires dans lesquelles on trouvoit l'em- bryon ébauché. Tout extraordinaire que ce fait doive paroître , je ne puis le révoquer en doute , et je vais ajouter ici la dissection que je fis d'un de ces animaux en 1767, qui peut donner quelques lumières sur la façon dont la génération s'effectue dans celte es- pèce. » La mère avoit dans son sac sept petits , au bout d'autant de mamelons auxquels ils étoient fortement fixés sans qu'ils y adhérassent; ils avoient environ trois lignes de longueur , et une ligne et demie de grosseur; la tête étoit fort grosse à proportion du corps, dont la partie antérieure étoit plus formée que la posté- rieure ; la queue étoit moins avancée que tout le reste. Ces petits n'avoient point de j)oii ; leur peau très fine paroissoit sanguinolente ; les yeux ne se distinguoient que par deux petits filets en cercle. Les cornes de la matrice étoient gonflées, fort longues, formant un tour, et se portant ensuite vers les ovaires : elles con- tenoient un mucus blanc, épais, et parsemé de glo- bules d'air nombreux. L'extrémité des cornes se ter- minoit par des filets gros comme de forts crins, d'une substance à peu près semblable à celle des trompes de Fallope, mais plus blanche et plus solide. On suivoit ces filets jusque dans le corps glanduleux des ma- melles, où ils aboutivSsoient chacun à des mamelons, sans que l'on pût en distingut'r la fin, parce qu'elle se confondoit dans la sidDStance des mamelles. Ces filets LA maumosî:. 29^ paroissoient être creux et remplis du même mucus qui étoient contenu dans les cornes. Peut-être les pe- tits embryons produits dans la matrice passent-ils dans ces canaux pour se rendre aux mamelons contenus dans le sac. » Cette observation de M. de Saint-Laurent mérite assurément beaucoup d'attention; mais elle nous pa- roît si singulière qu'il seroit bon de la répéter plus d'une fois, et de s'assurer de cette marche très extraor- dinaire des fœtus et de leur passage immédiat de la matrice aux mamelles, et du temps où se fait ce pas- sage après la conception : il faudroit pour cela élever et nourrir un certain nombre de ces animaux, et dis- séquer les femelles peu de temps après leur avoir donné le mâle, à un jour, deux jours, trois jours, quatre jours après l'accouplement; on pourroit saisir le progrès de leur développement, et reconnoître le temps et la manière dont ils passent réellement de la matrice aux mamelles qui sont renfermées dans la poche de la mère. >»i>»«<»o»o»i*»0'«<»».»of««»»»oi»a»C'to8 LE CAYOPOLLIN'. Didelphis CayopoUln. L. Le premier auteur qui ait parlé de cet animal est Fernandès. Le cayopollin, dit-il, est un petit animal 1 Ou kayopoUin. I 296 ANIMAUX SAUVAGES. un peu plus grand qu'un rat, ressemblant au sarigue par le museau, les oreilles, et la queue , qui est plus épaisse et plus forte que celle d'un rat, et de laquelle il se sert comme d'une main. II a les oreilles minces et diaphanes; le ventre, les jambes, et les pieds, blancs. Les petits, lorsqu'ils ont peur, tiennent la mère embrassée; elle les élève sur les arbres. Cette espèce s'est trouvée dans les montagnes de la Nou- velle-Espagne. Nieremberg a copié mot à mot ces indications de Fernandès, et n'y a rien ajouté. Seba, qui le premier a fait dessiner et graver cet animal , n'en donne aucune description ; il dit seulement qu'il a la tête un peu plus épaisse et la queue un tant soit peu plus grosse que la marmose, et que, quoiqu'il soit du même genre, il est cependant d'un autre cli- mat et môme d'un autre continent, et il se contente de renvoyer à Nieremberg et à Jonston pour ce qu'on peut désirer de plus au sujet de cet animal; mais il paroît évidemment que Nieremberg et Jonston ne l'ont jamais vu, et qu'ils n'en parlent que d'après Fernandès. Aucun de ces trois auteurs n'a dit qu'il fût originaire d'Afrique; ils le donnent au contraire comme naturel et particulier aux montagnes des cli- mats chauds de l'Amérique; et c'est Seba seul qui, sans autorité ni garants, a prétendu qu'il étoit afri- cain. Celui que nous avons vu venoit certainement d'Amérique; il étoit plus grand, et il avoit le museau moins pointu et la queue plus longue que la marmose; en tout il nous a paru approcher encore plus que la marmose de l'espèce du sarigue. Ces trois animaux se ressemblent beaucoup par la conformation des par- ties intérieures et extérieures, par les 03 surnumé- PI 66 LE CAYOPOTLIN. 297 raîres du bassin, par la forme des pieds, par la nais- sance prématurée , la longue et continuelle adhérence des petits aux mamelles, et enfin par les autres habi- tudes de nature ; ils sont aussi tous trois du Nouveau- Monde et du même climat : on ne les trouve point dans les pays froids de l'Amérique ; ils sont naturels aux contrées méridionales de ce continent, et peu- vent vivre dans les régions tempérées. Au reste, ce sont tous des animaux très laids; leur gueule fendue comme celle d'un brochet, leurs oreilles de chauve- souris , leur queue de couleuvre, et leurs pieds de singe, présentent une forme bizarre, qui devient en- core plus désagréable par la jnauvaise odeur qu'ils exhalent, et par la lenteur et la stupidité dont leurs actions et tous leurs mouvements paroissent accom- pagnés. L'ÉLÉPHANT\ Elephas maximus, L. L'ÉLÉPHANT est , si nous voulons ne nous pas comp- ter, l'être le plus considérable de ce monde; il sur- passe tous les animaux terrestres en grandeur, et il 1. En latin, etephantus, barras; en italien , leophante; en espagnol, elephante; en allemand, /tc/p/mnf; en anglois, éléphant. On appeloit autrefois l'éléphant barre aux Indes orientales ; et c'est vraisemblable- ment de ce mot qu'est dérivé le nom barras, que les Latins ont ensuite donn« à l'éléphant. 2C\0 A Ni M A U X S A U V A G E S. approche de l'horame par rintelligence autant au moins que la matière peut approcher de l'esprit. L'é- léphant, le chien, le castor, et le singe, sont de tous les êtres animés ceux dont l'instinct est le plus admi- rable ; mais cet instinct, qui n'est que le produit de toutes les facultés tant intérieures qu'extérieures de l'animal, se manifeste par des résultats bien différents dans chacune de ces espèces. Le chien est naturelle- ment 5 et lorsqu'il est livré à lui seul , aussi cruel , aussi sanguinaire que le loup; seulement il s'est trouvé dans cette nature féroce un point flexible sur lequel nous avons appuyé : le naturel du chien ne diffère donc de celui des autres animaux de proie que par ce point sensible qui le rend susceptible d'affection et capable d'attachement; c'est de la nature qu'il tient le germe de ce sentiment, que l'homme ensuite a cultivé, nourri ; développé par une ancienne et constante so- ciété avec cet animal, qui seul en étoit digne, qui, plus susceptible, plus capable qu'un autre des im- pressions étrangères, a perfectionné dans le com- merce toutes ses facultés relatives. Sa sensibilité , sa docilité, son courage, ses talents, tout, jusqu'à ses manières, s'est modifié par l'exemple et modelé sur les qualités de son maître : l'on ne doit donc pas lui accorder en propre tout ce qu'il paroît avoir; ses qua- lités les plus relevées, les plus frappantes, sont em- pruntées de nous : il a plus d'acquis que les autres animaux, parce qn'il est plus à portée d'acquérir; que , loin d'avoir comme eux de la répugnance pour l'homme, il a pour lui du penchant; que ce sentiment doux, qui n'est jamais muet, s'est annoncé par l'envie de plaire, et a produit la docilité, la fidélité, la sou- L ELEPHANT. 299 mission constante, et en même temps le degré d'at- tention nécessaire pour agir en conséquence et tou- jours obéir à propos. Le singe, au contraire, est indocile autant qu'ex- travagant ; sa nature est en tout point également revê- che : nulle sensibilité relative , nulle reconnoissance des bons traitements, nulle mémoire des bienfaits, de l'éloignement pour la «société de l'homme , de l'horreur pour la contrainte, du penchant à toute espèce de mal , ou , pour mieux dire, une forte pro- pension à faire tout ce qui peut nuire ou déplaire. Mais ces défauts réels sont compensés par des per- fections apparentes; il est extérieurement conformé comme l'homme ; il a des bras, des mains, des doigts : l'usage seul de ces parties le rend supérieur pour l'a- dresse aux autres animaux, et les rapports qu'elles lui donnent avec nous par la similitude des mouvements et par la conformité des actions nous plaisent, nous déçoivent, et nous font attribuer à des qualités inté- rieures ce qui ne dépend que de la forme des membres. Le castor, qui paroît être fort au dessous du chien et du singe par les facultés individuelles, a cepen- dant reçu de la nature un don presque équivalent à celui de la parole : il se fait entendre à ceux de son espèce, et si bien entendre qu'ils se réunissent en société, qu'ils agissent de concert, (ju'ils entrepren- nent et exécutent de grands et longs travaux en com- mun ; et cet amour social , aussi bien que le produit de leur intelligence réciproque , ont plus de droit à notre admiration que l'adresse du singe et la fidélité du chien. Le chien n'a donc que de l'esprit (qu'on me per- 300 ANIMAUX SAUVAGES. mette, faute de termes, de profaner ce nom); le chien, dis-je , n'a donc que de l'esprit d'emprunt, le singe n'en a que l'apparence, et le castor n'a du sens que pour lui seul et les siens. L éléphant leur est supérieur à tous trois ; il réunit leurs qualités les plus éminentes. La main est le principal organe de l'adresse du singe ; l'éléphant, au moyen de sa trompe, qui lui sert de bras et de main, et avec laquelle il peut enlever et saisir les plus petites choses comme les plus grandes , les porter à sa bouche , les poser sur son dos , les tenir embrassées, ou les lancer au loin, a donc le même moyen d'adresse que le singe ; et en même temps il a la docilité du chien ; il est, comme lui, susceptible de reconnoissance, et capable d'un fort attachement; il s'accoutume aisément à l'homme , se soumet moins par la force que par les bons traitements , le sert avec zèle, avec fidélité, avec intelligence, etc. Enfin l'élé- phant, comme le castor, aime la société de ses sem- blables; il s'en fait entendre : on les voit souvent se rassembler , se disperser , agir de concert ; et s'ils n'é- difient rien, s'ils ne travaillent point en commun , ce n'est peut-être que faute d'assez d'espace et de tran- quillité; car les hommes se sont très anciennement multipliés dans toutes les terres qu'habite l'éléphant : il vit donc dans l'inquiétude , et n'est nulle part pai- sible possesseur d'un espace assez grand, assez libre, pour s'y établir à demeure. Nous avons vu qu'il faut toutes ces conditions et tous ces avantages pour que les talents du castor se manifestent, et que partout où les hommes se sont habitués il perd son industrie , et cesse d'édifier. Chaque être dans la nature a son prix réel et sa valeur relative : si l'on veut juger au juste de l'éléphant. 5oi Tun et de l'autre dans l'éléphant , il faut lui accorder au moins l'intelligence du castor, l'adresse du singe, le sentiment du chien, et y ajouter ensuite les avantages particuliers, uniques, de la force , de la grandeur, et de la longue durée de la vie ; il ne faut pas oublier ses armes ou ses défenses, avec lesquelles il peut percer et vaincre le lion; il faut se représenter que sous ses pas il ébranle la terre, que de sa main il arrache les arbres j que d'un coup de son corps il fait brèche dans un mur ; que , terrible par sa force , il est encore invincible par la seule résistance de sa masse, par l'é- paisseur du cuir qui la couvre; qu'il peut porter sur son dos une tour armée en guerre et chargée de plu- sieurs hommes; que seul il fait mouvoir des machines et transporte des fardeaux que six chevaux ne pour- roient remuer; qu'à cette force prodigieuse il joint encore le courage , la prudence , le sang-froid , l'obéis- sance exacte ; qu'il conserve de la modération, même dans ses passions les plus vives ; qu'il est plus constant qu'impétueux en amour; que dans la colère il ne mé- connoît pas ses amis ; qu'il n'attaque jamais que ceux qui l'ont olfensé ; qu'il se souvient des bienfaits aussi long-temps que des injures; que, n'ayant nul goût pour la chair et ne se nourrissant que de végétaux, il n'est pas né l'ennemi des autres animaux; qu'enfin il est aimé de tous , puisque tous le respeclent et n'ont nulle raison de le craindre. Aussi les hommes ont-ils eu dans tous les temps pour ce grand , pour ce premier animal , une espèce de vénération. Les anciens le regardoient comme un prodige, comme un miracle de la nature (et c'est en effet son dernier effort) ; ils ont beaucoup exagéré ses 00 2 A JN i M A L X 8 A L V A (', t S. iaciiités naturelles; ils lui ont attribué sans hésiter des qualités intellectuelles et des vertus morales. Pline, Élien, Solin, Plutarque , et d'autres auteurs plus modernes j n'ont pas craint de donner à ces ani- maux des mœurs raisonnées , une religion naturelle et innée, l'observation d'un culte, l'adoration quo- tidienne du soleil et de la lune, l'usage de l'ablu- tion avant l'adoration, l'esprit de divination , la piété envers le ciel et pour leurs semblables, qu'ils assis- tent à la mort, et qu'après leur décès ils arrosent de leurs larmes et recouvrent de terre, etc. Les In- diens , prévenus de l'idée de la métempsycose , sont encore persuadés aujourd'hui qu'un corps aussi majestueux que celui de l'éléphant ne peut être animé que par l'âme d'un grand homme ou d'un roi. On res- pecte à Siam , à Laos, à Pégu , etc., les éléphants blancs, comme les mânes vivants des empereurs de l'Inde ; ils ont chacun un palais, une maison compo- sée d'un nombreux domestique, une vaisselle d'or, des mets choisis, des vêtements magnifiques, et sont dispensés de tout travail , de toute obéissance ; l'em- pereur vivant est le seul devant lequel ils fléchissent les genoux , et ce salut leur est rendu par le monar- que : cependant les attentions, les respects, les of- frandes, les flattent sans les corrompre; ils n'ont donc pas une âme humaine; cela seul devroit suffire pour le démontrer aux Indiens. En écartant les fables de la crédule antiquité , en rejetant aussi les fictions puériles de la superstition toujours subsistante, il reste encore assez à l'éléphant, aux yeux même du philosophe , pour qu'il doive le regarder comme un être de la première distinction; L ELEPHANT. ÔOÔ il est digne d'être connu , d'être observé : nous tâ- cherons donc d'en décrire l'histoire sans partialité , c'est-à-dire sans admiration ni mépris ; nous le con- sidérerons d'abord dans son état de nature, lorsqu'il est indépendant et libre, et ensuite dans sa condition de servitude ou de domesticité, où la volonté de son maître est en partie le mobile de la sienne. Dans l'état de sauvage l'éléphant n'est ni sangui- naire ni féroce : il est d'un naturel doux, et jamais il ne fait abus de ses armes ou de sa force; il ne les emploie, il ne les exerce, que pour se défendre lui-même ou pour protéger ses semblables. Il a les mœurs sociales; on le voit rarement errant ou so- litaire. 11 marche ordinairement de compagnie ; le plus âgé conduit la troupe, le second d'âge la fait aller et marche le dernier, les jeunes et les foibles sont au milieu des autres; les mères portent leurs petits et les tiennent embrassés de leur trompe. Ils ne gardent cet ordre que dans les marches périlleu- ses, lorsqu'ils vont paître sur des terres cultivées ; ils se promènent ou voyagent avec moins de précaution dans les forêts et dans les solitudes, sans cependant se séparer absolument ni même s'écarter assez loin pour être hors de portée des secours et des avertisse- ments : il y en a néanmoins quelques uns qui s'éga- rent ou qui traînent après les autres, et ce sont les seuls que les chasseurs osent attaquer ; car il faudroit une petite armée pour assaillir la troupe entière, et l'on ne pourroit la vaincre sans perdre beaucoup de monde : il seroit même dangereux de leur faire la moindre injure; ils vont droit à l'offenseur, et , quoi- que la masse de leur corps soit très pesante , leur pas 5o4 ANIMAUX SAUVAGES. est si grand qu'ils atteignent aisément l'homme le plus léger à la course; ils le percent de leurs défenses, ou le saisissent avec la trompe, le lancent comme une pierre , et achèvent de le tuer en le foulant aux pieds. Mais ce n'est que lorsqu'ils sont provoqués qu'ils font ainsi main-basse sur les hommes, ils ne font au- cun mal à ceux qui ne les cherchent pas : cependant, comme ils sont susceptibles et délicats sur le fait des injures, il est bon d'éviter leur rencontre, et les voya- geurs qui fréquentent leur pays allument de grands feux la nuit et battent de la caisse pour les empêcher d'approcher. On prétend que lorsqu'ils ont une fois été attaqués par les hommes , ou qu'ils sont tombés dans quelque embûche, ils ne l'oublient jamais, et qu'ils cherchent à se venger en toute occasion. Comme ils ont l'odorat excellent et peut-être plus parfait qu'aucun des animaux, à cause de la grande étendue de leur nez, l'odeur de l'hom me les frappe de très loin; ils pourroient aisément le suivre à la piste. Les anciens ont écrit que les éléphants arrachent l'herbe des endroits où le chasseur a passé , et qu'il se la donne de main en main, pour que tous soient informés du passage et de la marche de l'ennemi. Ces animaux aiment le bord des fleuves, les profon- des vallées, les lieux ombragés, et les terrains humi- des; ils ne peuvent se passer d'eau et la troublent avant que de la boire : ils en remplissent souvent leur trompe, soit pour la porter à leur bouche, ou seule- ment pour se rafraîchir le nez et s'amuser en la ré- pandant à flots ou l'aspergeant à la ronde. Ils ne peu- vent supporter le froid, et souffrent aussi de l'excès de la chaleur; car, pour éviter la trop grande ardeur L ÉLÉPHANT. 5o5 du soleil , ils s'enfoncent autant qu'ils peuvent dans la profondeur des forêts les plus sombres; ils se met- tent aussi assez souvent dans l'eau : le volume énorme de leur corps leur nuit moins qu'il ne leur aide à na- ger ; ils enfoncent moins dans l'eau que les autres ani- maux; et d'ailleurs la longueur de leur trompe, qu'ils redressent en haut et par laquelle ils respirent, leur ôte toute crainte d'être submergés. Leurs aliments ordinaires sont des racines, des herbes, des feuilles, et du bois tendre : il mangent aussi des fruits et des grains, mais ils dédaignent la chair et le poisson. Lorsque l'un d'entre eux trouve quelque part un pâturage abondant , il appelle les au- tres , et les invite à venir manger avec lui. Comme il leur faut une grande quantité de fourrage, ils changent souvent de lieu ; et lorsqu'ils arrivent à des terres en- semencées, ils y font un dégât prodigieux ; leur corps étant d'un poids énorme, ils écrasent et détruisent dix fois plus de plantes avec leurs pieds qu'ils n'en consomment pour leur nourriture, laquelle peut mon- ter à cent cinquante livres d'herbe par jour : n'arri- vant jamais qu'en nombre, ils dévastent donc une campagne en une heure. Aussi les Indiens et les Nè- gres cherchent tous les moyens de prévenir leur vi- site et de les détourner en faisant de grands bruits, de grands feux, autour de leurs terres cultivées; son- vent, malgré ces précautions, les éléphants viennent s'en emparer, en chassent le bétail domestique, font fuir les hommes, et quelquefois renversent de fond en comble leurs minces habitations. Il est diflficile de les épouvanter, et ils ne sont guère susceptibles de crainte ; la seule chose qui les surprenne et puisse les 3o6 AMMAUX SAUVAGES. arrêter sont les feux d'artifice , les pétards qu'on leur lance, et dont l'efFet subit et promptement renouvelé les saisit et leur fait quelquefois rebrousser chemin. On vient très rarement à bout de les séparer les uns des autres; car ordinairement ils prennent tous en- semble le même parti d'attaquer, de passer indiffé- remment, ou de fuir. Lorsque les femelles entrent en chaleur, ce jj^rand attachement pour la société cède à un sentiment plus vif : la troupe se sépare par couples que le désir avoit formés d'avance ; ils se prennent par choix , se déro- bent , et dans leur marche l'amour paroît les précéder et la pudeur les suivre , car le mystère accompagne leurs plaisirs. On ne les a jamaisvu s'accoupler; ils crai- gnent surtout les regards de leurs semblables . et con- noissent peut-être mieux que nous cette volupté pure de jouir dans le silence, et de ne s'occuper que de Tob- jet aimé.Ilscherchentlesboislesplusépais; ils gagnent les solitudes les plus profondes pour se livrer sans té- moins, sans troubles, et sans réserve, à toutes les impulsions de la nature : elles sont d'autant plus vives et plus durables qu'elles sont plus rares et plus long- temps attendues. La femelle porte deux ans : lors- qu'elle est pleine, le mâle s'en abstient, et ce n'est qu'à la troisième année que renaît la saison des amours. Il ne produisent qu'un petit, lequel , au moment de sa naissance, a des dents, et est déjà plus gros qu'un sanglier : cependant les défenses ne sont pas encore apparentes ; elles commencent à percer peu de temps après, et à l'âge de six mois elles sont de quelques pouces de longueur : l'éléphant à six mois est déjà plus gros qu'un bœuf, et les défenses continuent de l/ÉLÉPHANT. 50 7 grandir elde croître jus |ii'à l'âge avancé , pourvu que l'animal se porte bien et soit en liberté; car on n'i- magine pas à quel point l'esclavage et les aliments ap- prêtés détériorent le tempérament et changent les habitudes naturelles de l'éléphant. On vient à bout de le dompter, de le soumettre, de l'instruire ; et comme il est plus fort et plus intelligent qu'un autre, il sert plus à propos, plus puissamment , et plus utilement : mais apparemment le dégoût de la situation lui reste au fond du cœur; car, quoiqu'il ressente de temps en temps les plus vives atteintes de l'amour, il ne pro- duit ni ne s'accouple dans l'état de domesticité. Sa passion contrainte dégénère en fureur; ne pouvant se satisfaire sans témoins, il s'indigne, il s'irrite, il de- vient insensé, violent, et l'on a besoin des chaînes les plus fortes et d'entraves de toute espèce pour ar- rêter ses mouvements et briser sa colère. Il diffère donc de tous les animaux domestiques , que l'homme traite ou manie comme des êtres sans volonté ; il n'est pas du nombre de ces esclaves nés que nous propa- geons , mutilons, ou multiplions pour notre utilité : ici l'individu seul est esclave, l'espèce demeure indé- pendante et refuse constamment d'accroître au profit du tyran. Cela seul suppose dans l'éléphant des sen- timents élevés au dessus de la nature commune des bêtes : ressentir les ardeurs les plus vives et refuser en même temps de se satisfaire, entrer en fureur d'a- iuour et conserver la pudeur, sont peut-être le der- nier effort des vertus humaines, et ne sont dans ce majestueux animal que des actes ordinaires, auxquels il n'a jamais manqué ; l'indignation de ne pouvoir s'accoupler sans témoins, plus forte que la passiou 5o8 ANIMAUX SAUVAGES. même, en suspend, en détruit les elfets , excite en même temps la colère, et fait que dans ces moments il est plus dangereux que tout autre animal indompté. INous voudrions, s'il étoit possible, douter de ce fait; mais les naturalistes, les historiens, les voya- geurs, assurent tous de concert que les éléphants n'ont jamais produit dans l'état de domesticité. Les rois des Indes en nourrissent en grand nombre; et après avoir inutilement tenté de les multiplier comme les autres animaux domestiques, ils ont pris le parti de séparer les mâles des femelles, afin de rendre moins fréquents les accès d'une chaleur stérile qu'ac- compagne la fureur. Il n'y a donc aucun éléphant do- mestique qui n'ait été sauvage auparavant, et la manière de les prendre , de les dompter, de les sou- mettre, mérite une attention particulière. Au milieu des forêts, et dans un lieu voisin de ceux qu'ils fré- quentent, on choisit un espace qu'on environne d'une forte palissade ; les plus gros arbres de la forêt ser- vent de pieux principaux, contre lesquels on attache des traverses de charpente qui soutiennent les autres pieux : cette palissade est faite à claire-voie, en sorte qu'un homme peut y passer aisément; on y laisse une autre grande ouverture, par laquelle l'éléphant peut entrer, et cette baie est surmontée d'une trappe sus- pendue , ou bien elle reçoit une barrière qu'on ferme derrière lui. Pour l'attirer jusque dans cette enceinte il faut l'aller chercher : on conduit une feuieile en chaleur et privée dans la forêt, et lorsqu'on imagine être à portée de la faire entendre, son gouverneur l'oblige à faire le cri d'amour; le mâle sauvage y ré- pond à l'instant, et se met en marche pour la rejoin- L ELEPHANT. J09 lire : on la fait marcher elle-même, en lui faisant de temps en temps répéter l'appel ; elle arrive la première à l'enceinte, où le mâle, la suivant à la piste, entre par la même porte : dès qu'il se voit enfermé, son ardeur s'évanouit ; et lorsqu'il aperçoit les chasseurs, elle se change en fureur : on lui jette des cordes à nœuds coulants pour l'arrêter; on lui met des en- traves aux jambes et à la trompe ; on amène deux ou trois éléphants privés et conduits par des hommes adroits ; on essaie de les attacher avec l'éléphant sau- vage ; enfin l'on vient à bout par adresse, par force, par tourments, et par caresses , de le dompter en peu de jours. Je n'entrerai pas à cet égard dans un plus grand détail, et je me contenterai de citer les voya- geurs qui ont été témoins oculaires de la chasse des éléphants^; elle est différente suivant les différents pays, et suivant la puissance et les facultés de ceux qui leur font la guerre; car au lieu de construire, comme les rois de Siam , des murailles , des terrasses, ou de faire des palissades, des parcs, et de vastes en- ceintes, les pauvres Nègres se contentent des pièges les plus simples , en creusant sur leur passage des fos- ses assez profondes pour qu'ils ne puissent en sortir lorsqu'ils y sont tombés. L'éléphant une fois dompté devient le plus doux, 1. Premier Voyage du P. Tachard, pages 298 et o4o. — Second Voyage du P. Tachard, pages 352 et 355. — V Afrique de Marmol; Paris, 1667; tome I, page 58. — Relation d'un Voyage, par Théve- not; Paris, 1664, tome III, page i3i. — Divers Mémoires touchant les Indes orientales, premier discours, tome II, page 257. — Recueil des Voyages de la compagnie des Indes: Amsterdam, 1711. — Voyage d'Orient du P. Philippe de la très sainte Trinité; Ljon, 1669; page 36 1 . CL'FFOM. xvi. 20 JIO AMMALX SALVAGES. le plus obéissant de lous les animaux; il s'attache à celui qui le soigne, il le caresse, le prévient, et semble deviner tout ce qui peut lui plaire : en peu de temps il vient à comprendre les signes et même à entendre l'expression des sons ; il distingue le ton impératif, celui de la colère ou de la satisfaction, et il agit en conséquence. Il ne se trompe point à la parole de son maître; il reçoit ses ordres avec attention, les exécute avec prudence, avec empressement, sans précipitation ; car ses mouvements sont toujours me- surés, et son caractère paroît tenir de la gravité de sa masse. On lui apprend aisément à fléchir les ge- noux pour donner plus de facilité à ceux qui veulent le monter; il caresse ses amis avec sa trompe, en sa- lue les gens qu'on lui fait remarquer; il s'en sert pour enlever des fardeaux, et aide lui-même à se charger. Il se laisse vêtir, et semble prendre plaisir à se voir couvert de harnois dorés et de housses brillantes. On l'atlèle, on l'attache par des traits à des chariots^ , des charrues, des navires, des cabestans; il tire égale- ment, continûment et sans se rebuter, pourvu qu'on ne l'insulte pas par des coups donnés mal à propos , et qu'on ait l'air de lui savoir gré de la bonne volonté avec laquelle il emploie ses forces. Celui qui le con- duit ordinairement est monté sur son cou , et se sert d'une verge de fer, dont l'extrémité fait le crochet, ou qui est armée d'un poinçon , avec lequel on le pi- que sur la tête , à côté des oreilles, pour l'avertir, le détourner, ou le presser; mais souvent la parole suffit, surtout s'il a eu le temps de faire connoissance com- 1. Voyage d'Orient du P. Philippe de la très sainte Trinité; Lycn. 1669; page 097. L ELEPHANT. 5l 1 plète avec son conducteur, et de prendre en lui une entière confiance : son attachement devient quelque- fois si fort, si durable, et son affection si profonde , qu'il refuse ordinairement de servir sous tout autre , et qu'on l'a quelquefois vu mourir de regret d'avoir, dans un accès de colère , tué son gouverneur. L'espèce de l'éléphant ne laisse pas d'être très nom- breuse, quoiqu'il ne produise qu'une fois et un seul petit tous les deux ou trois ans : plus la vie des ani- maux est courte, et plus leur production est nom- breuse. Dans l'éléphant la durée de la vie compense le petit nombre; et s'il est vrai, comme on l'assure , qu'il vive deux siècles et qu'il engendre jusqu'à cent vingt ans , chaque couple produit quarante petits dans cet espace de temps : d'ailleurs , n'ayant rien à crain- dre des autres animaux, et les hommes mêmes ne les prenant qu'avec beaucoup de peine, l'espèce se sou- tient et se trouve généralement répandue dans tous les pays méridionaux de l'Afrique et de l'Asie ; il y en a beaucoup à Geylan, au Mogol , au Bengale , à Siam, à Pégu, et dans toutes les autres parties de l'Inde; il y en a aussi, et peut-être en plus grand nombre, dans toutes les provinces de l'Afrique méridionale, à l'exception de certains cantons qu'ils ont aban- donnés parce que l'homme s'en est absolument em- paré. Ils sont fidèles à leur patrie et constants pour leur climat; car, quoiqu'ils puissent vivre dans les régions tempérées, il ne paroît pas qu'ils aient jamais tenté de s'y établir, ni même d'y voyager; ils étoient jadis inconnusdans nos climats. Il ne paroît pas qu'Ho- mère, qui parle de l'ivoire, connût l'animal qui le porte. Alexandre est le premier qui ait montré l'élé- 0\2 ANIMAUX SArVAGE.*, phant à l'Europe ; ii lit passer en Grèce ceux cpi'i! avoit conquis sur Porus, et ce furent peut-être les mêmes que Pyrrhus, plusieurs années après, employa contre les Romains dans la guerre de Tarente , et avec lesquels Gurius vint triompher à Rome. Annibal en- suite en amena d'Afrique, leur fit passer la Méditer- ranée, les Alpes, et les conduisit pour ainsi dire jus- qu'aux portes de Rome. De temps immémorial les Indiens se sont servis d'é- iéphants à la guerre i chez ces nations mal disciplinées c'étoil la meilleure troupe de l'armée, et, tant que l'on n'a combattu qu'avec le fer, celle qui décidoit ordinairement du sort des batailles. Cependant l'on voit par l'histoire que les Grecs et les Romains s'ac- coutumèrent bientôt à ces monstres de guerre; ils ouvroient leurs rangs pour les laisser passer; ils ne cherchoient point à les blesser, mais ils lançoienl tous leurs traits contre les conducteurs, qui se pressoient de se rendre, et de calmer les éléphants dès qu'ils étoient séparés du reste de leurs troupes ; et maintenant que le feu est devenu l'élément de la guerre et le principal instrument de la mort, les élé- phants, qui en craignent et le bruit et la flamme , se- roient plus embarrassants, plus dangereux, qu'utiles dans nos combats. Les rois des Indes font encore ar- mer des éléphants en guerre, mais c'est plutôt pour la représentation que pour l'effet : ils en tirent ce- pendant l'utilité qu'on tire de tous les militaires, qui est d'asservir leurs semblables; ils s'en servent pour dompter les éléphants sauvages. Le plus puissant des monarques de l'Inde n'a pas aujourd'hui deux cents éléphants de guei^^e; ils en ont beaucoup d'autres l'éléphant. 3i5 pour le service et pour porter les grandes cages de treillage dans lesquelles ils font voyager leurs fem- mes : c'est une monture très sûre , car l'éléphant ne bronche jamais; mais elle n'est pas douce, et il faut du temps pour s'accoutumer au mouvement brusque et au balancement continuel de son pas : la meilleure place est sur le cou ; les secousses y sont moins dures que sur les épaules, le dos, ou la croupe. Mais dès qu'il s'agit de quelque expédition de chasse ou de guerre , chaque éléphant est toujours monté de plu- sieurs hommes : le conducteur se met à califourchon sur le cou; les chasseurs ou les combattants sont assis ou debout sur les autres parties du corps. Dans les pays heureux où notre canon et nos arts meurtriers ne sont qu'imparfaitement connus on com- bat encore avec des éléphants; à Cochin et dans le reste du Malabar on ne se sert point de chevaux , et tous ceux qui ne combattent pas à pieds sont montés sur des éléphants. Il en à est peu près de même au Tonquin, à Siam , à Pégu , où le roi et tous les grands seigneurs ne sont jamais montés que sur des éléphants; les jours de fête ils sont précédés et suivis d'un nombreux cortège de ces animaux pompeusement parés de pla- ques de métal brillantes, et couverts des plus riches étoffes. On environne leur ivoire d'anneaux d'or et d'argent, on leur peint les oreilles et les joues, on les couronne de guirlandes, on leur attache des son- nettes : ils semblent se complaire à la parure; et plus on leur met d'ornements , plus ils sont caressants et joyeux. Au reste , l'Inde méridionale est le seul pays où les éléphants soient policés à ce point ; en Afrique on sait à peine les dompter. Les Asiatiques, très an- 5l4 ANIMAL'X SAUVAGES. ciennement civilisés, se sont lait une espèce d'art de l'éducation de l'éléphant, et l'ont instruit et modifié selon leurs mœurs. Mais de tous les Africains les seuls Carthaginois ont autrefois dressé des éléphants pour la guerre, parce que, dans le temps de la splendeur de leur république, ils étoient peut-être encore plus civilisés que les Orientaux. Aujourd'hui il n'y a point d'éléphants sauvages dans toute la partie de l'Afrique qui est en deçà du mont Atlas ; il y en a même peu au delà de ces montagnes jusqu'au fleuve du Sénégal ; mais il s'en trouve déjà beaucoup au Sénégal même , en Guinée, au Congo, à la côte des Dents, au pays d'Ante , d'Acra, de Bénin, et dans toutes les autres terres du sud de l'Afrique , jusqu'à celles qui sont ter- minées par le cap de Bonne-Espérance , à l'exception de quelques provinces très peuplées, telles que Fida, Ardra, etc. On en trouve de même en Abyssinie, en Ethiopie, en Nigritie, sur les côtes orientales de l'A- frique et dans l'intérieur des terres de toute cette partie du monde. Il y en a aussi dans les grandes îles de rinde et de l'Afrique, comme à Madagascar, à Java, et jusqu'aux Philippines. Après avoir conféré les témoignages des historiens et des voyageurs, il nous a paru que les éléphants sont actuellement plus nombreux, plus fréquents en Afrique qu'en Asie; il y sont aussi moins défiants, moins sauvages, moins retirés dans les solitudes : il semble qu'ils connoissent l'impéritie et le peu de puissance des hommes auxquels ils ont affaire dans cette partie du monde; ils viennent tous les jours et sans aucune crainte jusqu'à leurs habitations; ils trai- tent les Nègres avec cette indifférence naturelle et L ELEPHANT. 5 1 ,> dédaigneuse qu'ils ont pour tous les animaux; ils ne les regardent pas comme des êtres puissants, forts, et redoutables, mais comme une espèce cauteleuse, qui ne sait que dresser des embûches, qui n'ose les at- taquer en face , et qui ignore l'art de les réduire en servitude. C'est en eft'et par cet art, connu de tout temps des Orientaux, que ces animaux ont été réduits à un moindre nombre : les éléphants sauvages qu'ils rendent domestiques deviennent par la captivité autant d'eunuques volontaires dans lesquels se tarit chaque jour la source des générations ; au lieu qu'en Afrique, où ils sont tous libres, l'espèce se soutient, et pourroit même augmenter en perdant davantage, parce que tous les individus travaillent constamment à sa réparation. Je ne vois pas qu'on puisse attribuer à une autre cause celte différence de nombre dans l'espèce : car, en considérant les autres effets, il pa- roît que le climat de l'Inde méridionale et de l'Afri- que orientale est la vraie patrie , le paj^s naturel , et le séjour le plus convenable à l'éléphant ; il y est beaucoup plus grand, beaucoup plus fort qu'en Gui- née et dans toutes les autres parties de l'Afrique oc- cidentale. L'Inde méridionale et l'Afrique orientale sont donc les contrées dont la terre et le ciel lui con- viennent le mieux; et en eflet, il craint l'excessive cha- leur, il n'habite jamais dans les sables brûlants, et il ne se trouve en grand nombre dans le pays des Nègres que le long des rivières , et non dans les terres élevées ; au lieu qu'aux Indes les plus puissants, les plus cou- rageux de l'espèce, et dont les armes sont les plus fortes et les plus grandes, s'appellent éléphants de montagne j, et habitent en effet les hauteurs où l'air 5l6 AMMAUX SAUVAGES. étant plus tempéré, les eaux moins impures , les ali- ments plus sains, leur nature arrive à son plein déve- loppement, et acquiert toute son étendue, toute sa perfection. En général, les éléphants de l'Asie l'emportent par la taille, par la force, etc., sur ceux de l'iVfrique ; et en particulier ceux de Ceylan sont encore supé- rieurs à tous ceux de l'Asie, non par la grandeur, mais par le courage et par l'intelligence : probable- ment ils ne doivent ces qualités qu'à leur éducation , plus perfectionnée à Ceylan qu'ailleurs; mais tous les voyageurs ont célébré les éléphants de cette île, où, comme l'on sait, le terrain est groupé par monta- gnes, qui vont en s'éîevant à mesure qu'on avance vers le centre, et où la chaleur, quoique très grande , n'est pas aussi excessive qu'au Sénégal, en Guinée, et dans toutes les autres parties occidentales de l'A- frique. Les anciens, qui ne connoissoient de cette partie du monde que les terres situées entre le mont Atlas et la Méditerranée, avoient remarqué que les éléphants de la Libye étoient bien plus petits que ceux des Indes : il n'y en a plus aujourd'hui dans cette partie de l'Afrique , et cela prouve encore , comme nous l'avons dit à l'article du lion , que les hommes y sont plus no?nbreux de nos jours qu'ils ne î'étoient dans le siècle de Carthage. Les éléphants se sont retirés à mesure que les hommes les ont inquié- tés; mais en voyageant sous le ciel de l'Afrique ils n'ont pas changé de nature; car ceux du Sénégal, de la Guinée, etc., sont, comme I'étoient ceux de la Libye, beaucoup plus petits que ceux des Grandes- Indes. L'ELEPHANT. 5l- La i'orce de ces animaux est proportionnelle à !eur grandeur: les éléphants des Indes portent aisément trois ou quatre milliers; les plus petits, c'est-à-dire ceux d'Afrique , enlèvent librement un poids de deux cents livres avec leur trompe ; ils le placent eux-mê- mes sur leurs épaules; ils prennent dans cette trompe une grande quantité d'eau qu'ils rejettent en haut ou à la ronde, à une ou deux toises de distance; ils peuvent porter plus d'un millier pesant sur leurs dé- fenses : la trompe leur sert à casser les branches des arbres, et les défenses à arracher les arbres mômes. On peut encore juger de leur force par la vitesse de leur mouvement, comparée à la masse de leur corps : ils font au pas ordinaire à peu près autant de chemin qu'un cheval en fait au petit trot, et autant qu'un cheval au galop lorsqu'ils courent; ce qui, dans l'état de liberté, ne leur arrive guère que quand ils sont animés de colère ou poussés par la crainte. On mène ordinairement au pas les éléphants domestiques : ils font aisément et sans fatigue quinze ou vingt lieues par jour, et quand on veut les presser ils peuvent en faire trente-cinq ou quarante. On les entend marcher de très loin, et on peut aussi les suivre de très près à la piste; car les traces qu'ils laissent sur la terre ne sont pas équivoques, et dans les terrains où le pied marque elles ont quinze ou dix-huit pouces de dia- mètre. Un éléphant domestique rend peut-être à son maî- tre plus de services que cinq ou six chevaux; uiais il lui faut du foin et une nourriture abondante et choi- sie ; il coûte environ quatre francs ou cent sous par 5lvS ANIMAUX SAUVAGES. jour à nourrir. On lui donne ordinairement du riz cru ou cuit, mêlé avec de l'eau, et on prétend qu'il faut cent livres de riz par jour pour qu'il s'entretienne dans sa pleine vigueur; on lui donne aussi de l'herbe pour le rafraîchir, car il est sujet à s'échauffer; et il faut le mener à l'eau et le laisser baigner deux ou trois fois par jour. Il apprend aisément à se laver lui- même; il prend de l'eau dans sa trompe , il la porte à sa bouche pour boire, et ensuite, en retournant sa trompe, i! en laisse couler le reste à flots sur toutes les parties de son corps. Pour donner une idée des ser- vices qu'il peut rendre il suffira de dire que tous les tonneaux, sacs, paquets, qui se transportent d'un lieu à un autre dans les Indes , sont voilures par des éléphants; qu'ils peuvent porter des fardeaux sur leur corps , sur leur cou , sur leurs défenses, et même avec leur gueule, en leur présentant le bout d'une corde qu'ils serrent avec les dents; que, joignant l'intelligence à la force, ils ne cassent ni n'endomma- gent rien de ce qu'on leur confie ; qu'ils font tourner et passer ces paquets du bord des eaux dans un ba- teau sans les laisser mouiller, les posant doucement et les arrangeant où l'on veut les placer; que, quand ils les ont déposés dans l'endroit qu'on leur montre, ils essaient avec leur trompe s'ils sont bien situés, et que , quand c'est un tonneau qui roule , ils vont d'eux-mêmes chercher des pierres pour le caler et l'établir solidement, etc. Lorsque l'éléphant est bien soigné il vit long- temps, quoiqu'en captivité, et l'on doit présumer que dans l'état de liberté sa vie est encore plus Ion- LELliPlIANT. 019 gue. Quelques auteurs ont écrit qu'il vivoit quatre ou cinq cents ans^, d'autres deux ou trois cents, et d'autres enfin cent vingt , cent trente , ou cent cin- quante ans. Je crois que le terme moyen est le vrai, et que, si l'on s'est assuré que des éléphants captifs vivent cent vingt ou cent trente ans, ceux qui sont libres et qui jouissent de toutes les aisances de la vie et de tous les droits de la nature doivent vivre au moins deux cents ans : de même, si la durée de la gestation est de deux ans, et s'il leur faut trente ans pour prendre tout leur accroissement, on peut en- core être assuré que leur vie s'étend au moins au terme que nous venons d'indiquer. Au reste, la capti- vité abrège moins leur vie que la disconvenance du climat; quelque soin qu'on en prenne, l'éléphant ne vit pas long-temps dans les pays tempérés, et encore moins dans les climats froids : celui que le roi de Portugal envoya à Louis XIV en 1668, et qui n'avoît alors que quatre ans , mourut à dix-sept ans , au mois de janvier 1681 , et ne subsista que treize ans dans la ménagerie de Versailles, où cependant il étoit traité soigneusement et nourri largement : on lui donnoit tous les jours quatre-vingts livres de pain , douze pin- tes de vin, et deux seaux de potage où il entroit en- core quatre ou cinq hvres de pain; et de deux jours l'un, au lieu de potage, deux seaux de riz cuit dans 1. Onésime^ au rapport de Strabon ( livre XV ), assure que les élé- phants vivent jusqu'à cinq cents ans. — Philostrate {Fita Jppot., iib. XVI ) rapporte que l'éléphant Ajax, qui avoit combattu pour Po- rus contre Alexandre, vivoit encore quatre cents ans après. — Juba , roi de Mauritanie, a aussi écrit qu'il eu avoit pris un dans le mont Atlas qui s'étoit pareillement trouvé dans un combat quatre cents ans auparavant. 520 ANIMAUX SAUVAGES. l'eau ; sans compter ce qui lui étoit donné par ceux qui le visitoîent , il avoit encore tous les jours une gerbe de blé pour s'amuser; car, après avoir mangé le grain des épis, il faisoit des poignées de la paille, et il s'en servoit pour chasser les mouches; il prenoit plaisir à la rompre par petits morceaux, ce qu'il fai- soit fort adroitement avec sa trompe ; et comme on le menoit promener presque tous les jours , il arra- choit de l'herbe et la mangeoit. L'éléphant qui étoit dernièrement à Naples, où , comme l'on sait , la cha- leur est plus grande qu'à Paris, n'y a cependant vécu qu'un petit nombre d'années; ceux qu'on a trans- portés vivants jusqu'à Pétersbourg périrent successi- vement, malgré l'abri, les couvertures, les poêles. Ainsi l'on peut assurer que cet animal ne peut subsis- ter de lui-même nulle part en Europe, et encore moins s'y multiplier. Mais je suis étonné que les Por- tugais, qui ont connu, pour ainsi dire, les premiers le prix et l'irtilité de ces animaux dans les Indes orientales, n'en aient pas transporté dans les climats chauds du Brésil , où peut-être , en les laissant libres , ils auroient peuplé. La couleur ordinaire des élé- phants est d'un gris cendré ou noirâtre : les blancs , comme nous l'avons dit, sont extrêmement rares ^, 1. Quelques personnes qui ont demeuré long-temps à Pondichéri nous ont paru douter qu'il existe des éléphants blancs et rouges ; ils assurent qu'il n'y en a jamais eu que de noirs, du moins dans cette p^irtie de l'Inde. Il est vrai , disent-ils , que si l'on est un certain temps sans les laver , la poussière qui s'attache à leur peau huileuse et exac- tement rase les fait paroître d'un gris sale , mais en sortant de l'eau ils sont noirs comme du jais. Je crois en effet que le noir est la cou- leur naturelle des éléphants, et qu'il ne se trouve que des éléphants îioirs dans les parties de l'Inde que ces personnes ont été à portée de L ELEPHANT. 02 î et on cite ceux qu'on a vus en différents temps dans quelques endroits des Indes, où il s'en trouve aussi quelques uns qui sont roux, et ces éléphants blancs et rouges sont très estimés. Au reste, ces variétés sont si rares, qu'on ne doit pas les regarder comme sub- sistantes par des traces distinctes dans l'espèce, mais plutôt comme des qualités accidentelles et purement individuelles; car s'il en étoit autrement on connoî- Jroit le pays des éléphants blancs, celui des rouges, et celui des noirs, comme l'on connoît les climats des hommes blancs, rouges, et noirs. « On trouve aux » Indes des éléphants de trois sortes, dit le P. Vin- » cent Marie : les blancs, qui sont les plus grands, » les plus doux, les plus paisibles, sont estimés et » adorés par plusieurs nations comme des dieux; les » roux, tels que ceux de Ceylan , quoiqu'ils soient les » plus petits de corsage, sont les plus valeureux, les » plus forts, les plus nerveux, les meilleurs pour la » guerre; les autres, soit par inclination naturelle, parcourir; mais il me paroît en même temps qu'on ne peut douter ([u'à Ceylan, à Siam , à Pégu , à Garahaie , etc. , il ne se trouve par hasard quelques éléphants blancs et rouges. On peut citer , pour témoins oculaires , le chevalier de Gliauinont , l'aboé de Choisy , le P. Tachard, Van-der-Hagen , Joost Schuten , Thévenol , Ogilby, et d'autres voyageurs moins connus. Ilortenfels, qui, comme l'on sait, a rassemblé dans son Elephantograplua une grande quantité de faits lires de différentes relations , assure que l'éléphant bianc a non seule- ment la peau blanche , mais aussi le poil de la queue blauc. On peut encore ajouter à tous ces témoignages l'autorité des anciens. Elien ( liv. m, chap. 46) parle d'un pelitéléphant blanc aux Indes, et paroît indiquer que la mère étoit noire. Cette variété dans la couleur des éléphants , quoique rare , est donc certaine et même très ancienne, et elle n'est peut-être venue ([ue de leur domesticité , ({ui dansles ludes est aussi très ancienne. Û22 ANIMAUX SAUVAGES. » soit parce qu'ils reconnoissent en eux quelque » chose de plus excellent, leur portent un grand res- » pect; la troisième espèce est celle des noirs, qui ï) sont les plus communs et les moins estimés. » Cet auteur est le seul qui paroisse indiquer que le climat particulier des éléphants roux ou rouges est Geyian ; les autres voyageurs n'en font aucune mention. Il as- sure aussi que les éléphants de Ceylan sont plus pe- tits que les autres; Thévenot dit la même chose dans la relation de son voyage, page 260; mais d'autres disent ou indiquent le contraire. Enfin le P. Vincent Marie est encore le seul qui ait écrit que les éléphants blancs sont les plus grands : le P. Tachard assure au contraire que l'éléphant blanc du roi de Siam étoit assez petit, quoiqu'il fût très vieux. Après avoir com- paré les témoignages des voyageurs au sujet de la grandeur des éléphants dans les différents pays, et réduit les différentes mesures dont ils se sont servis, il me paroît que les plus petits éléphants sont ceux de l'Afrique occidentale et septentrionale , et que les anciens, qui ne connoissoient que cette partie sep- tentrionale de l'Afrique, ont eu raison de dire qu'en général les éléphants des Indes étoient beaucoup plus grands que ceux de l'Afrique. Mais dans les ter- res orientales de cette partie du monde, qui étoient inconnues des anciens, les éléphants se sont trouvés aussi grands et peut-être même plus grands qu'aux Indes; et dans cette dernière région il paroît que ceux de Siam , de Pégu , etc. , l'emportent par la taille sur ceux de Ceylan, qui cependant, de l'aveu unanime de tous les voyageurs, sont les plus coura- geux et les plus intelligents. L ELEPHANT. v)2v3 Après avoir indiqué les principaux faits au sujet de Tespèce, examinons en détail les facultés de l'indi- vidu , les sens , les mouvements , la grandeur, la force, l'adresse , l'intelligence , etc. L'éléphant a les yeux très petits relativement au volume de son corps, mais ils sont brillants et spirituels; et ce qui les distingue de ceux de tous les autres animaux, c'est l'expression pa- thétique du sentiment et la conduite presque réflé- chie de tous leurs mouvements : il les tourne lente- ment et avec douceur vers son maître ; il a pour lui le regard de l'amitié, celui de l'attention lorsqu'il parle, le coup d'œil de l'intelligence quand il l'a écouté, celui de la pénétration lorsqu'il veut le pré- venir; il semble réfléchir, délibérer, penser, et ne se déterminer qu'après avoir examiné et regardé à plu- sieurs fois et sans précipitation, sans passion, les si- gnes auxquels il doit obéir. Les chiens, dont les yeux ont beaucoup d'expression, sont des animaux trop vifs pour qu'on puisse distinguer aisément les nuances successives de leurs sensations; mais comme l'élé- phant est naturellement grave et modéré, on lit pour ainsi dire dans ses yeux, dont les mouvements se suc- cèdent lentement, l'ordre et la suite de ses affections intérieures. Il a l'ouïe très bonne, et cet organe est à l'exté- rieur, comme celui de l'odorat, plus marqué dans l'éléphant que dans aucun autre animal; ses oreilles sont très grandes, beaucoup plus longues, même à proportion du corps, que celles de lane, et aplaties contre la tête comme celles de l'homme : elles sont ordinairement pendantes ; mais il les relève et les re- mue avec une grande facilité : elles lui servent à es- 52l\ animaux sauvages. siiyer ses yeux, à ies préserver de l'in commodité de la poussière et des mouches. li se délecte au son des instruments, et paroît aimer Ja musique; il apprend aisément à marquer la mesure, à se remuer en ca- dence , et à joindre à propos quelques accents au bruit des tambours et au son des trompettes. Son odorat est exquis, et il aime avec passion les parfums de toute espèce et surtout les fleurs odorantes; il les choisit, il les cueille une à une, il en fait des bou- quets; et, après en avoir savouré l'odeur, il les porte à sa bouche et semble les goûter : la fleur d'oranger est un de ses mets les plus délicieux; il dépouille avec sa trompe un oranger de toute sa verdure, et en mange les fruits, les fleurs, les feuilles, et jusqu'au jeune bois. Il choisit dans les prairies les plantes odo- riférantes, et dans ies bois il préfère les cocotiers, les bananiers, les palmiers, les sagous ; et comme ces arbres sont moelleux et tendres, il en mange non seu- lement les feuilles, les fruits, mais môme les bran- ches, le tronc, et les racines; car quand il ne peut arracher ces branches avec sa trompe, il les déracine avec ses défenses. A l'égard du sens du toucher, il ne l'a, pour ainsi dire, que dans la trompe; mais il est aussi délicat, aussi distinct dans cette espèce de main que dans celle d,e l'homme. Cette trompe, composée de membranes, de nerfs, et de muscles, est en môme temps un mem- bre capable de mouvement et un organe de senti- ment : l'animal peut non seulement la remuer, la flé- chir, mais il peut la raccourcir, l'allonger, la courber, et la tourner en tous sens. L'extrémité de la trompe , est terminée par un rebord qui s'allonge par le des- L ELEPHANT. 020 SUS en forme de doigt; c'est par le moyen de ce re- bord et de cette espèce de doigt que l'éléphant fait tout ce que nous faisons avec les doigts : il ramasse à terre les plus petites pièces de monnoie ; il cueille les herbes et les fleurs en les choisissant une à une ; il dénoue les cordes, ouvre et ferme les portes en tour- nant les clefs et poussant les verrous; il apprend à tracer des caractères réguliers avec un instrument aussi petit qu'une plume. On ne peut même discon- venir que cette main de l'éléphant n'ait plusieurs avantages sur la nôtre : elle est d'abord, comme on vient de le voir, également flexible, et tout aussi adroite pour saisir, palper en gros et toucher en dé- tail. Toutes ces opérations se font par le moyen de l'appendice en manii^re de doigt situé à la partie su- j)érieure du rebord qui environne l'extrémité de ia trompe, et laisse dans le milieu une concavité faite en forme de tasse, au fond de laquelle se trouvent les deux orifices des conduits communs de l'odorat et de la respiration. L'éléphant a donc le nez dans la main , et il est le maître de joindre la puissance de ses pou- mons à l'action de ses doigts, et d'attirer par une forte succion les liquides, ou d'enlever des corps so- lides très pesants, en appliquant à leur surface le bord de sa trompe, et faisant un vide au dedans par aspiration. La délicatesse du toucher, la finesse de l'odorat, la facihté du mouvement, et la puissance de succion , se trouvent donc à l'extrémité du nez de l'éléphant. De tous les instruments dont la nature a si libéralement muni ses productions chéries, ia trompe est peut-être le plus complet et le plus admirable; c'est non seule- BUFFON. XVI. 2 1 5^6 ANIMAUX SAUVAGES. ment un instrument organique, mais un triple sens , dont les fonctions réunies et combinées sont en même temps la cause, et produisent ]es effets de cette intel- ligence et de ces facultés qui distinguent l'éléphant et rélèvent au dessus de tous les animaux. Il est moins sujet qu'aucun autre aux erreurs du sens de la vue , parce qu'il les rectifie promptement par le sens du toucher, et que, se servant de sa trompe comme d'un long bras pour toucher les corps au loin , il prend comme nous des idées nettes de la distance par ce moyen ; au lieu que les autres animaux (à l'exception du singe et de quelques autres, qui ont des espèces de bras et de mains) ne peuvent acquérir ces mêmes idées qu'en parcourant l'espace avec leur corps. Le toucher est de tous les sens celui qui est le plus rela- tif à la connoissance; la délicatesse du toucher donne l'idée de la substance des corps, la flexibilité dans les parties de cet organe donne l'idée de leur forme ex- térieure, la puissance de succion celle de leur pesan- teur, l'oelorat celle de leurs qualités, et la longueur du bras celle de leur distance : ainsi par un seul et même membre, et, pour ainsi dire, par un acte uni- que ou simultané, l'éléphant sent, aperçoit, et juge plusieurs choses à la fois : or, une sensation multiple équivaut en quelque sorte à la réflexion ; donc, quoi- que cet animal soit, ainsi que tous les autres, privé de la puissance de réfléchir, comme ses sensations se trouvent combinées dans l'organe même, qu'elles sont contemporaines, et, pour ainsi dire, indivises les unes avec les autres, il n'e.st pas étonnant qu'il ait de lui-même des espèces d'idées, et qu'il acquière en peu de temps celles qu'on veut lui transmettre, La L ELEPHANT. 02^ niiîiiniscence doit être ici plus parfaite que dans au- cune autre espèce d'animal; car la mémoire tient beaucoup aux circonstances des actes, et toute sensa- tion isolée, quoique très vive, ne laisse aucune trace distincte ni durable; mais plusieurs sensations com- binées et contemporaines font des impressions pro- fondes et des empreintes étendues : en sorte que si l'éléphant ne peut se rappeler une idée par le seul toucher, les sensations voisines et accessoires de l'o- dorat et de la force de succion, qui ont agi en même temps que le toucher, lui aident à s'en rappeler le souvenir. Dans nous-mêmes, la meilleure manière de rendre la mémoire fidèle est de se servir successive- ment de tous nos sens pour considérer un objet , et c'est faute de cet usage combiné des sens que l'homme oublie plus de choses qu'il n'en retient. Au reste, quoique l'éléphant ait plus de mémoire et d'intelligence qu'aucun des animaux, il a cepen- dant le cerveau plus petit que la plupart d'entre eux, relativement au volume de son corps; ce que je ne rapporte que comme une preuve particulière que le cerveau n'est point le siège des sensations , le senso- rium commun, lequel réside au contraire dans les nerfs des sens et dans les membranes de la tête : aussi les nerfs qui s'étendent dans la trompe de l'é- léphant sont en si grande quantité qu'ils équivalent pour le nombre à tous ceux qui se distribuent dans le reste du corps. C'est donc en vertu de cette com- binaison singulière des sens et de ces facultés uniques de la trompe que cet animal est supérieur aux autres par l'intelligence , malgré l'énormité de sa masse , malgré la disproportion de sa forme ; car l'éléphant 028 ANIMAUX SAUVAGES. est en même temps un miracle d'intelligence et un monstre de matière : le corps très épais et sans au- cune souplesse ; le cou court et presque inflexible ; la tête petite et difforme; les oreilles excessives et le nez encore beaucoup plus excessif; les yeux trop pe- tits, ainsi que la gueule, le membre génital, et la queue ; les jambes massives, droites, et peu flexibles; le pied si court et si petit qu'il paroît être nul ; la peau dure, épaisse, et calleuse : toutes ces diftbrmi- tés paroissent d'autant plus que toutes sont modelées en grand; toutes d'autant plus désagréables à l'œil que la plupart n'ont point d'exemple dans le reste de la nature, aucun animal n'ayant ni la tête, ni les pieds, ni le nez, ni les oreilles , ni les défenses faites ou placées comme celles de l'éléphant. il résulte pour l'animal plusieurs inconvénients de cette conformation bizarre; ii peut à peine tourner la tête; il ne peut se tourner lui-même pour rétro- grader qu'en faisant un circuit. Les chasseurs qui l'attaquent par derrière ou par le flanc évitent les effets de sa vengeance par des mouvements circu- laires ; ils ont le temps de lui porter de nouvelles atteintes pendant qu'il fait effort pour se tourner con- tre eux. Les jambes, dont la rigidité n'est pas aussi grande que celle du cou et du corps, ne fléchissent néanmoins que lentement et difficilement; elles sont fortement articulées avec les cuisses. Il a le genou comme l'homme et le pied aussi bas; mais ce pied sans étendue est aussi sans ressort et sans force, et le genou est dur et sans souplesse; cependant, tant que l'éléphant est jeune et qu'il se porte bien, il le fléchit pour se coucher, pour se laisser ou monter ou LELEPIIASNT. 32g •charger; mais dès qu'il est vieux ou malade ce mou- vement devient si difficile qu'il aime mieux dormir debout, et que si on le fait coucher par force il faut ensuite des machines pour le relever et le remet- tre en pied. Ses défenses, qui deviennent avec l'âge d'un poids énorme, n'étant pas situées dans une po- sition verticale comme les cornes des autres animaux, forment deux longs leviers qui, dans cette direction presque horizontale , fatiguent prodigieusement la tête et la tirent en bas; en sorte que l'animal est quel- quefois obligé de faire des trous dans le mur de sa loge pour les soutenir et se soulager de leur poids. 11 a le désavantage d'avoir l'organe de l'odorat très éloi- gné de celui du goût, l'incommodité de ne pouvoir rien saisir à terre avec sa bouche , parce que son cou court ne peut plier pour laisser baisser assez la tête : il faut qu'il prenne sa nourriture et même sa boisson avec le nez ; il la porte ensuite non pas à l'entrée de la gueule , mais jusqu'à son gosier ; et lorsque sa trompe est remplie d'eau, il en fourre l'extrémité jusqu'à la racine de la langue, apparemment pour rabaisser l'é- piglotte , et pour empêcher la liqueur, qui passe avec impétuosité, d'entrer dans le larynx; car il pousse cette eau par la force de la môme haleine qu'il avoit employée pour la pomper ; elle sort de la trompe avec bruit, et entre dans le gosier avec précipitation : la langue, la bouche, ni les lèvres, ne lui servent pas, comme aux autres animaux, à sucer ou laper sa boisson. De là paroît résulter une conséquence singulière, c'est que le petit éléphant doit téter avec le nez et porter ensuite à son gosier le lait qu'il a pompé; ce- 33o ANIMAUX SAUVAGES. pendant les anciens ont écrit qu'il tétoit avec la gueule et non avec la trompe ; mais il y a toute apparence qu'ils n'avoient pas été témoins du fait , et qu'ils ne l'ont fondé que sur l'analogie , tous les animaux n'avant pas d'autre manière de téter. Mais si îe jeune éléphant avoit une fois pris l'usage ou l'habitude de pomper avec la bouche en suçant la mamelle de sa mère, pourquoi la perdroit-il pour tout le reste de sa vie? pourquoi ne se sert-il jamais de cette partie pour pomper l'eau lorsqu'il est à portée? pourquoi feroit-il toujours une action double , tandis qu'une simple suf- fu'oit? pourquoi ne lui voit-on jamais rien prendre avec sa gueule que ce qu'on jette dedans lorsqu'elle est ouverte? etc. Il paroît donc très vraisemblable que le petit éléphant ne tetle qu'avec la trompe : cette présomption est non seulement prouvée par les faits subséquents^ mais elle est encore fondée sur une meilleure analogie que celle qui a décidé les anciens. Nous avons dit qu'en général les animaux au mo- ment de leur naissance ne peuvent être avertis de la présence de l'aliment dont ils ont besoin par aucun autre sens que par celui de l'odorat. L'oreille est cer- tainement très inutile à cet effet; l'œil l'est également et très évidemment, puisque la plupart des animaux n'ont pas les yeux ouverts lorsqu'ils commencent à téter; le toucher ne peut que leur indiquer vague- ment et également toutes les parties du corps de la mère, ou plutôt il ne leur indique rien de relatif à l'appétit; l'odorat seul doit l'avertir, c'est non seule- ment une espèce de goCit, mais un avant-goût qui pré- cède , accompagne, et détermine l'autre. L'éléphant est donc averti comme tous les autres animaux, par l'éléphant. 33i cetavant-gout,de laprésence deraliment- et comme le siège de l'odorat se trouve ici réuni avec la puis- sauce de succion à l'extrémité de sa trompe, il rap- plique à la mamelle, en pompe le lait, et le porte ensuite à sa bouche pour satisfaire son appétit. D'ail- leurs les deux mamelles étant situées sur la poitrine, comme aux femmes, et n'ayant que de petits ma- melons très disproportionnés à la grandeur de la gueule du petit, duquel aussi le cou ne peut plier, il faudroit que la mère se renversât sur le dos ou sur le côté pour qu'il pût saisir la mamelle avec la bou- che, et il auroit encore beaucoup de peine à en tirer le lait, à cause de la disproportion énorme qui ré- sulte de la grandeur de la gueule et de la petitesse du mamelon : le rebord de la trompe, que l'éléphant contracte autant qu'il lui plaît, se trouve au contraire proportionné au mamelon, et le petit éléphant peut aisément, par son moyen, téter sa mère, soit debout ou couchée sur le côté. Ainsi tout s'accorde pour in- firmer le témoignage des anciens sur ce fait, qu'ils ont avancé sans l'avoir vériûé; car aucun d'entre eux, ni même aucun des modernes que je connoisse, ne dit avoir vu téter l'éléphant , et je crois pouvoir assu- rer que si quelqu'un vient dans la suite à l'observer, on verra qu'il ne lette point avec la gueule, mais avec le nez. Je crois de même que les anciens se sont trompés en nous disant que les éléphants s'accou- plent à la manière des autres animaux; que la femelle abaisse seulement sa croupe pour recevoir plus aisé- ment le mâle : la position des parties paroît rendre impossible cette situation d'accouplement; l'éléphaîile n'a paS;, comme les autres femelles, l'orifice de la 552 ANIMAUX SAUVAGES. vulve au Las du ventre el voisin de l'anus; cet orifice en est à deux pieds et demi ou trois pieds de distance, il est situé presque au milieu du ventre : d'autre côté le mâle n'a pas le membre génital proportionné à la grandeur de son corps, non plus qu'à celle de ce long intervalle qui, dans la situation opposée, seroit en pure porte. Les naturalistes et les voyageurs s'ac- cordent à dire que l'éléphant n'a pas le membre gé- nital plus gros ni guère plus long que le cheval : il ne lui seroit donc pas possible d'atteindre au but dans la situation ordinaire aux quadrupèdes; il faut que la femelle en prenne une autre et se renverse sur le dos. De Feynes et Tavernier l'ont dit positivement; mais j'avoue que j'aurois fait peu d'attention à leurs té- moignages, si cela ne s'accordoit pas avec la position des parties, qui ne permet pas à ces animaux de se joindre autrement K II leur faut donc pour cette opération plus de temps , plus d'aisance , plus de com- modités qu'aux autres, et c'est peut-être par cette raison qu'ils ne s'accouplent que quand ils sont en pleine liberté, et lorsqu'ils ont en effet toutes les fa- cilités qui leur sont nécessaires. La femelle doit non seulement consentir, mais il faut encore qu'elle pro- voque le mâle par une situation indécente, qu'appa- remment elle ne prend jamais que quand elle se croit sans témoins. La pudeur n'est-elle donc qu'une vertu 1 . J'avois écrit, cet article lorsque j'ai reçu des notes de M, de Bussy sur 1 eiéphaut : ce fait, que la position des paities m'avoit indiqué, se Irouve pleinement confirmé par son t«imoignage. « L" éléphant, dit » M. de Bussy, s'accouple d'une façon singulière ; la femelle se couche » sur le dos, et le mâle, s'appuyant sur ses jambes antérieures et fl(''- '> chissant en arrière les postérieures, ne touche à la femelie qu'au^- » tant qu'ii en a b-soin pour le coït, « L jiLEPHANT. 553 physique qui se trouve aussi dans les bêtes? elle est au moins, comme la douceur, la modération, la tem- pérance, l'attribut générai et le bel apanage de tout sexe féminin. Ainsi l'éléphant ne tette, ne s'accouple, ne mange ni ne boit comme les autres animaux. Le son de sa voix est aussi très singulier; si l'on en croit les an- ciens, elle se divise pour ainsi dire en deux modes très différents et fort inégaux : il passe du son par le nez ainsi que par la bouche; ce son prend des in- flexions dans cette longue trompette; il est rauque et filé comme ceiui d'un instrument d'airain, tandis que la voix qui passe par la bouche est entrecoupée de pauses courtes et de soupirs durs. Ce fait avancé par Arislote, et ensuite répété par les naturalistes et même par quelques voyageurs, est vraisemblable- ment faux, ou du moins n'est pas exact. M. de Bussy assure positivement que l'éléphant ne pousse aucun cri par la trompe : cependant, comme en fermant exactement la bouche l'homme même peut rendre quelque son par le nez, il se peut que l'éléphant, dont le nez est si grand, rende des sons par cette voie lorsque sa bouche est fermée Quoi qu'il en soit, le cri de l'éléphant se fait entendre de plus d'une lieue, et cependant il n'est pas effrayant comme le rugisse- ment du tigre ou du lion. L'éléphant est encore singulier par la conforma- lion des pieds et par la texture de la peau : il n'est pas revêtu de poil comme les autres quadrupèdes; sa peau est tout-à-fait rase; il en sort seulement quel- ques soies dans les gerçures, et ces soies sont très clair-semées sur le corps „ raais assez nombreuses aux 554 ANIMAUX SAUVAGES. cils des paupières, au derrière de la tête, dans les trous des oreilles, et au dedans des cuisses et des jambes. L'épiderme dur et calleux a deux espèces de rides, les unes en creux et les autres en relief; il pa- roît déchiré par gerçures, et ressemble assez bien à î'écorce d'un vieux chêne. Dans l'hoiume et dans les animaux l'épiderme est partout adhérent à la peau; dans l'éléphant il est seulement attaché par quelques points, comme le sont deux étoffes piquées l'une sur l'autre. Cet épiderme est naturellement sec et fort sujet à s'épaissir; il acquiert souvent trois ou quatre lignes d'épaisseur par le dessèchement successif des diîférentes couches qui se régénèrentles unes sousles autres : c'est cet épaississement de l'épiderme qui pro- duit Velep liant lasls ou Lèpre sèche à laquelle l'homme, dont la peau est dénuée de poil comme celle de l'é- léphant, est quelquefois sujet. Cette maladie est très ordinaire à l'éléphant, et pour la prévenir les Indiens ont soin de le frotter souvent d'huile, et d'entretenir par des bains fréquents la souplesse de la peau : elle est très sensible partout où elle n'est pas calleuse, dans les gerçures, et dans les autres endroits où elle ne s'est ni desséchée ni durcie. La piqûre des mou- ches se fait si bien sentir à l'éléphant qu'il emploie non seulement ses mouvements naturels, mais même les ressources de son intelHgence pour s'en délivrer; il se sert de sa queue, de ses oreilles, de sa trompe, pour les frapper; il fronce sa peau partout où elle peut se contracter, et les écrase entre ses rides; il prend des branches d'arbres, des rameaux, des poi- gnées de longue paille, pour les chasser; et lorsque tout lui manque, il ramasse de la poussière avec sa l'éléphant. 335 trompe, et ea couvre tous les endroits sensibles : on l'a vu se poudrer ainsi plusieurs fois par jour, et se poudrer à propos, c'est-à-dire en sortant du bain. L'usage de l'eau est presque aussi nécessaire à ces animaux que celui de l'air et de la terre; lorsqu'ils sont libres, ils quittent rarement le bord des rivières; ils se mettent aussi souvent dans l'eau jusqu'au ven- tre, et ils y passent quelques heures tous les jours. Aux Indes, où on a appris à les traiter de la manière qui convient le mieux à leur naturel et à leur tempé- rament, on les lave avec soin, et on leur donne tout le temps nécessaire et toutes les facilités pos- sibles pour se laver eux-mêmes : on nettoie leur peau en la frottant avec de la pierre ponce, et en- suite on leur met des essences, de l'huile, et des couleurs. La conformation des pieds et des jambes est encore singulière et différente dans l'éléphant de ce qu'elle est dans la plupart des autres animaux : les jambes de devant paroissent avoir plus de hauteur que celles de derrière ; cependant celles-ci sont un peu plus longues; elles ne sont pas pliées en deux endroits comme les jambes de derrière du cheval ou du bœuf, dans lesquelles la cuisse est presque entièrement en- gagée dans la croupe, le genou très près du ventre, et les os du pied si élevés et si longs qu'ils paroissent faire une grande partie de la jambe : dans l'éléphant au contraire cette partie est très courte et pose à terre; il a le genou comme l'homme au milieu de la jambe, et non pas près du ventre. Ce pied si court et si petit est partagé en cinq doigts, qui tous sont recouverts par la peau, et dont aucun n'est apparent au dehors, 556 ANIMAUX SAUVAGES. On voit seulement des espèces d ongles dont le nom- bre varie, quoique celui des doigts soit constant ; car il y a toujours cinq doigts à chaque pied, et ordinai- rement aussi cinq ongles; mais quelquefois il ne s'en trouve que quatre, ou même trois, et dans ce cas ils ne correspondent pas exactement à l'extrémité des doigts. Au reste, cette variété, qui n'a été observée que sur de jeunes éléphants transportés en Europe, paroît être purement accidentelle, et dépend vraisembla- blement de la manière dont l'éléphant a été traité dans les premiers temps de son accroissement. La plante du pied est revêtue d'une semelle de cuir dur comme la corne, et qui déborde tout autour : c'est de cette même substance dont sont formés les ongles. Les oreilles de l'éléphant sont très longues ; il s'en sert comme d'un éventail; il les fait remuer et cla- quer comme il lui plaît. Sa queue n'est pas plus lon- gue que l'oreille, et n'a ordinairement que deux pieds et demi ou trois pieds de longueur : elle est assez menue , pointue , et garnie à l'extrémité d'une houppe de gros poils ou plutôt de filets de corne noirs, lui- sants, et solides; ce poil ou cette corne est de la grosseur et de la force d'un gros fil-de-fer, et un homme ne peut le casser en le tirant avec les mains , quoiqu'il soit élastique et pliant. Au reste, cette houppe de poils est un ornement très recherché des Négresses , qui y attachent apparemment quelque superstition : une queue d'éléphant se vend quelque- fois deux ou trois esclaves, et les Nègres hasardent souvent leur vie pour tâcher de la couper et de l'en- lever à l'animal vivant. Outre cette houppe de gros poils qui est à l'extrémité, la queue est couverte, ou L ELEPHANT. 55^ plutôt parsemée dans sa longueur, de soies dures et plus grosses que celles du sanglier; il se trouve aussi de ces soies sur la partie convexe de la trompe et aux paupières, où elles sont quelquefois longues de plus d'un pied : ces soies ou poils aux deux paupières ne se trouvent guère que dans l'homme, le singe, et l'é- léphant. Le climat, la nourriture, et la condition, influent beaucoup sur l'accroissement et la grandeur de l'élé- phant; en général, ceux qui sont pris jeunes etréduits à cet âge en captivité n'arrivent jamais aux dimen- sions entières de la nature. Les plus grands éléphants des Indes et des côtes orientales de l'Afrique ont quatorze pieds de hauteur; les plus petits, qui se trouvent au Sénégal et dans les autres parties de l'A- frique occidentale, n'ont que dix ou onze pieds, et tous ceux qu'on a amenés jeunes en Europe ne se sont pas élevés à cette hauteur. Celui de la ménage- rie de Versailles, qui venoit de Congo, n'avoit que sept pieds et demi de hauteur à l'âge de dix-sept ans; en treize ans qu'il vécut il ne grandit que d'un pied, en sorte qu'à quatre ans, lorsqu'il fut envoyé, il n'a- voit que six pieds et demi de hauteur; et comme l'ac- croissement va toujours de moins en moins, on ne pvHit pas supposer que s'il fût arrivé à l'âge de trente ans, qui est le terme ordinaire de l'accroissement entier, il eût acquis plus de huit pieds de hauteur : ainsi la condition ou l'état de domesticité réduit au moins d'un tiers l'accroissement de l'animal non seu- lement en hauteur, mais dans toutes les autres di- mensions. La longueur du corps, mesurée depuis !'(eil jusqu'à l'origine de la queue, est à peu près égale 538 ANIMAUX SAUVAGES. à sa hauteur prise au niveau du garrot. Un élépliani des Indes, de quatorze pieds de hauteur, est donc plus de sept fois phis gros et plus pesant que ne l'é- toit réU'phaiit de Versailles. En comparant l'accrois- sement de cet animal à celui de l'homme, nous trou- verons que l'enfant ayant communément trente-un pouces, c'est-à-dire la moitié de sa hauteur, à deux ans, et prenant son accroissement entier en vingt ans, l'éléphant, qui ne le prend qu'en trente, doit avoir la moitié de sa hauteur à trois ans; et de même, si l'on veut juger de l'énormité de la masse de l'élé- phant, on trouvera, le volume du corps d'un homme étant supposé de deux pieds et demi cubiques, que celui du corps d'un éléphant de quatorze pieds de longueur, et auquel on ne supposeroit que trois pieds d'épaisseur et de largeur moyenne, seroit cinquante fois aussi gros*, et que par conséquent un éléphant doit peser autant que cinquante hommes. « J'ai vu , » dit le P. Vincent Marie, quelques éléphants qui )) avoient quatorze et quinze pieds de hauteur-, avec » la longueur et la grosseur proportionnées. Le mâle *) est toujours plus grand que la femelle. Le prix de » ces animaux augmente à proportion de la grandeur, » qui se mesure depuis l'œil jusqu'à l'extrémité du » dos; et quand cette dimension atteint un certain » terme, le prix s'accroît comme celui des pierres pré- 1. Gassendi, dans la Vie de Peirese, dit qu'il fit peser un éléphant, cl qu'il le trouva peser trois mille cinq cents livres. Cet éléphant éloit apparemment très petit; car celui dont nous venons de supputer les dimensions, que nous avons peut-être trop réduites, pèseroit au moins huit millier. 2. Ces pieds sont probablement des pieds romains. L K LE PII A NT. 7)7)C) » cieuses. Les éléphants de Guinée, dit Bosman, ont » dix , douze, ou treize pieds de haut ^; ils sont inconi- » parabiement plus petits que ceux des Indes orien- » taies, puisque ceux qui ont écrit l'histoire de ces » pays là donnent à ceux-ci plus de coudées de haut » que ceux-là n'en ont de pieds. J'ai vu des éléphants » de treize pieds de haut, dit Edward Terry, et j'ai » trouvé bien des gens qui m'ont dit en avoir vu de » quinze pieds de haut 2. » De ces témoignages et de plusieurs autres qu'on pourroit encore rassembler, on doit conclure que la taille la plus ordinaire des élé- phants est de dix à onze pieds, que ceux de treize et de quatorze pieds de hauteur sont très rares, et que les plus petits ont au moins neuf pieds lorsqu'ils ont pris tout leur accroissement dans l'état de liberté. Ces masses énormes de matière ne laissent pas, comme nous l'avons dit, de se mouvoir avec beaucoup de vitesse; elles sont soutenues par quatre membres qui ressemblent moins à des jambes qu'à des piHers ou des colonnes massives de quinze ou dix-huit pouces de diamètre, et de cinq ou six pieds de hauteur; ces jambes sont donc une ou deux fois plus longues que celles de l'homme : ainsi quand l'éléphant ne feroit qu'un pas tandis qu'un homme en fait deux, il le sur- passeroit à la course. Au reste, le pas ordinaire de 1 éléphant n'est pas plus vite que celui du cheval ; mais quand on le pousse il prend une espèce d'arable qui, pour la vitesse, équivaut au galop. Il exécute donc avec promptitude et môme avec assez de liberté tous les mouvements directs; mais il manque absolument 1. Ce sont probablement des pieds du Rhin. 2. Ce sont peut-être des pi.eds anglois. vl/jO ANIMAUX SAUVAGES. de facilité pour les mouvements obliques ou rétro- grades. C'est ordinairement dans les chemins étroits et creux, où iî a peine à se retourner, que les Nè- gres l'attaquent et lui coupent la queue, qui pour eux est d'un aussi grand prix que tout le reste de la bête. Il a beaucoup de peine à descendre les pentes trop rapides; il est obligé de plier les jambes de derrière, afin qu'en descendant le devant du corps conserve le niveau avec la croupe, et que le poids de sa propre masse ne le précipite pas. Il nage aussi très bien, quoique la forme de ses jambes et de ses pieds pa- roisse indiquer le contraire ; mais comme la capacité de la poitrine et du ventre est très grande , que le vo- lume des poismons et des intestins est énorme, et que toutes ces grandes parties sont remplies d'air ou de matières plus légères que l'eau , il enfonce moins qu'un autre; il a dès lors moins de résistance à vain- cre , et peut par conséquent nager plus vite en fai- sant moins d'efforts et moins de mouvements des jambes que les autres. Aussi s'en sert-on très utile- ment pour le passage des rivières ; outre deux pièces de canon de trois ou quatre livres de balle, dont on le charge dans ces occasions^, on lui met encore sur le corps une infinité d'équipages, indépendam- ment de quantité de personnes qui s'attachent à ses oreilles et à sa queue pour passer l'eau ; lorsqu'il est ainsi chargé , il nage entre deux eaux , et on ne lui voit que la trompe, qu'il tient élevée pour respirer. Quoique l'éléphant ne se nourrisse ordinairement que d'herbes et de bois tendre, et qu'il lui faille un i. Notes de M. de Bussy, communiquce.s par M. le marquis de Mont- «lirail. l'éléphant. 541 prodigieux volume de cette espèce d'aliment pour pouvoir en tirer la quantité de molécules organiques nécessaires à la nutrilioQ d'uQ aussi vaste corps, il n'a cependant pas plusieurs estomacs, comme la plupart des animaux qui se nourrissent de même; il n'a qu'un estomac : il ne rumine pas ; il est plutôt conformé comme le cheval que comme le bœuf ou les autres animaux ruminants : la panse qui lui manque est sup- pléée par la grosseur et l'étendue des intestins, et surtout du colon, qui a deux ou trois pieds de dia- mètre sur quinze ou vingt de longueur; l'estomac est en tout bien plus petit que le colon, n'ayant que trois pieds et demi ou quatre pieds de longueur sur un pied ou un pied et demi dans sa plus grande largeur. Pour remplir d'aussi grandes capacités il faut que l'a- nimal mange, pour ainsi dire, continuellement, sur- tout lorsqu'il n'a pas de nourriture plus substantielle que l'herbe : aussi les éléphants sauvages sont presque toujours occupés à arracher des herbes, cueillir des feuilles, ou casser du jeune bois; et les domestiques, auxquels on donne une grande quantité de riz, ne laissent pas encore de cueillir des herbes dès qu'ils se trouvent à portée de le faire. Quelque grand que soit l'appétit de l'éléphant, il mange avec modération, et son goi^it pour la propreté l'emporte sur le senti- ment du besoin; son adresse à séparer avec sa trompe les bonnes feuilles d'avec les mauvaises, et le soin qu'il a de les bien secouer pour qu'il n'y reste point d'insectes ni de sable, sont des choses agréables à voir. Il aime beaucoup le vin, les liqueurs spiritueuses, l'eau-de-vie, l'arack, etc. : on lui fait faire les corvées les plus pénibles et les entreprises les plus fortes en BurroN. xYi. 22 342 ANIMAUX SAUVAGES. kii montrant un vase rempli de ces liqueurs, et en le lui prometiant pour prix de ses travaux. Il paroît ai- mer aussi la famée du tabac, mais eiîe 1 étourdit et Tenivre. 11 craint toutes les mauvaises odeurs, et il a une horreur si grande pour le cochon que le seul cri de cet animal l'émeut et le fait fuir^. Pour achever de donner une idée du naturel et de l'intelligence de ce singulier animal, nous croyons devoir donner ici des notes qui nous ont été com- muniquées par M. le marquis de Montmirail, lequel non seulement a bien voulu les demander et les re- cueillir, mais s'est aussi donné la peine de traduire de l'italien et de l'allemand tout ce qui a rapport à l'histoire des animaux dans quelques livres qui m'é- toient inconnus; son goût pour les arts et les scien- ces, son zèle pour leur avancement, sont fondés sur un discernement exquis et sur des connoîssances très étendues dans toutes les parties de l'histoire natu- relle. Nous publierons donc, avec autant de plaisir que de reconnoissance, les bontés dont il nous ho- nore et les lumières que nous lui devons : l'on verra, dans la suite de cet ouvrage , combien nous aurons occasion de rappeler son nom. « On se sert de l'élé- » phant pour le transport de l'artillerie sur les mon- » tagnes, et c'est là que son intelligence se fait mieux » sentir. Voici comme il s'y prend : pendant que les » bœufs attelés à la pièce de canon font effort pour » la traîner en haut, l'éléphant pousse la culasse avec «son front, et à chaque effort qu'il fait il soutient i . L'éléphanl qui éloit à la ménagerie de Versailles avoit une grande aversion et même beaucoup de crainte des pourceaux; le cri d'un petit cochon le fit fuir une fois fort loin. Élien a remarqué cette antipathie. l/ÉLÉPlIANT. 343 » Taffût avec son genou qu'il place à la roue; il sem- » hie qu'il comprenne ce qu'on lui dit. Son conclue- » leur veut-ii lui faire faire quelque corvée pénible, il » lui explique de quoi il est question, et lui détaille » les raisons qui doivent l'engager à obéir : si l'élé- » pliant marque de la répugnance à ce qu'il exige de » lui, le cornac ( c'est ainsi qu'on appelle son conduc- » teur) promet de lui donner de l'arack, ou quelque » chose qu'il aime ; alors l'animal se prête à tout. » Mais il est dangereux de lui manquer de parole; » plus d'un cornac en a été la victime. Il s'est passé à » ce sujet, dans le Dékan, un trait qui mérite d'être » rapporté, et qui, tout incroyable qu'il paroît, est » cependant exactement vrai. Un éléphant venoit de » se venger de son cornac en le tuant; sa femme , té- » moin de ce spectacle, prit ses deux enfants et les 3» jeta aux pieds de l'animal encore tout furieux, en » lui disant : Puisque tu as tué mon mari_, ôte-moi î» aussi la vie^ ainsi qa à mes enfants. L'éléphant s'ar- » rêta tout court, s'adoucit, et, comme s'il eût été » touché de regret, prit avec sa trompe le plus grand » de ces deux enfants, le mit sur son cou , l'adopta « pour son cornac, et n'en voulut point souffrir » d'autre. » Si l'éléphant est vindicatif, il n'est pas moins » reconnoissant. Un soldat de Pondichéri, qui avoit « coutume de porter à un de ces animaux une cer- » taine mesure d'arack chaque fois qu'il touchoit son » prêt, ayant un jour bu plus que de raison et se » voyant poursuivi par la garde , qui le vouloit con- >» duire en prison , se réfugia sous l'éléphant et s'y « endormit. Ce fut en vain que la garde ténia de l'ar- 544 ANIMAUX SAUVAGES. » radier de cet asile, 1 éléphant le défendit avec sa » trompe. Le lendemain, le soldat, revenu de son » ivresse, frémit, à son réveil, de se trouver couché » sous un animal d'une grosseur si énorme. L'élé- » phant, qui, sans doule, s'aperçut de son effroi, le » caressa avec sa trompe pour le rassurer, et lui fit » entendre qu'il pouvoit s'en aller. » L'éléphant tombe quelquefois dans une espèce » de folie qui lui ôte la docilité et le rend môme très » redoutable : on est alors obligé de le tuer. On se » contente quelquefois de l'attacher avec de grosses » chaînes de fer, dans l'espérance qu'il viendra à sa » résipiscence; mais, quand il est dans son état na- » turel. les douleurs les plus aiguës ne peuvent Ten- » gager à faire du mal à qui ne lui en a pas fait. Un » éléphant, furieux des blessures qu'il avoit reçues à » la bataille de Hambour, couroit à travers champs et » poussoit des cris affreux; un soldat qui, malgré les » avertissements de ses camarades, n'avoit pu fuir, » peut-être parce qu'il étoit blessé , se trouva à sa » renconire ; l'éléphant craignit de le fouler aux » pieds, le prit avec sa trompe, le plaça doucement » de côté, et continua sa route. » Je n'ai pas cru devoir rien retrancher de ces notes que je viens de trans- crire; elles ont été données à M. le marquis de Montmirail par M. de Bussy, qui a demeuré dix ans dans l'Inde, et qui, pendant ce long séjour, y a servi très utilement l'état et la nation. Il avoit plusieurs éléphants à son service; il les montoit très souvent, les voyoit tous les jours, et étoit à portée d'en voir beaucoup d'autres et de les observer. Ainsi ces notes, et toutes les autres que j'ai citées avec le nom de LliLETlIANT. o45 M. de Bussy, me paroisserit mériter une égaie con- fiance. MM. de l'Académie des Sciences nous ont aussi laissé quelques faits qu'ils avoient appris de ceux qui gouvernoient l'éléphant à la ménagerie de Versailles , et ces faits me paroissent aussi mériter de trouver place ici. o L'éléphant sembloit connoîlrc » quand on se moquoit de lui, et s'en souvenir pour ») s'en venger quand il en trouvoit l'occasion. A un » homme qui l'avoit trompé, faisant semblant de lui » jeter quelque chose dans la gueule , il lui donna un » coup de sa trompe qui le renversa, et lui rompit » deux côtes, ensuite de quoi il le foula aux pieds et )) lui rompit une jambe, et s'étant agenouillé, lui » voulut enfoncer ses défenses dans le ventre, les- » quelles n'entrèrent que dans la terre aux deux cô- » tés de la cuisse, qui ne fut point blessée. Il écrasa » un autre homme, le froissant contre une muraille, » pour îe même sujet. Un peintre le vouloit dessiner » dans une attitude extraordinaire, qui étoit de tenir » sa trompe levée et la gueule ouverte; le valet du » peintre, pour le faire demeurer dans cet état, lui » jeloit des fruits dans la gueule , et le plus souvent » faisoit semblant d'en jeter: il en fut indigné; et, » comme s'il eut connu que l'envie que le peintre » avolt de le dessiner étoit la cause de cette importu- » nité, au lieu de s'en prendre au valet il s'adressa au .) maître, et lui jeta par sa trompe une quantité d'eau » dont il gâta le papier sur lequel le peintre dessinoit. » Il se servoit ordinairement bien moins de sa » force que de son adresse, laquelle étoit telle qu'il » s'ôloit avec beaucoup de facilité une grosse double » courroie dont il avoit la jambe attachée, la défai- ,>46 A IV T M A t: X S A II V A (î K S. » sanl de la boiicic et de rardiiioii; ti comme on ent » entortillé cette boucle d'une petite corde renouée » à beaucoup de nœuds, il dënouoit tout sans rien » rompre. Une nuit, après s'être ainsi dépêtré de sa 5 courroie, il rompit la porte de sa loge si adroite- » ment cjue son gouverneur n'en fut point éveillé ; de » là il passa dans plusieurs cours de la ménagerie, bri- » sant les portes fermées, et abattant la maçonnerie B quand elles étoient trop petites pour le laisser pas- » ser; et il alla ainsi dans les loges des autres ani- » maux; ce qui les épouvanta tellement qu'ils s'en- » fuirent tous se cacher dans les Heux les plus reculés » du parc. » Enfin , pour ne rien omettre de ce qui peut contri- buer à faire connoître toutes les facultés naturelles et toutes les qualités acquises d'un animal si supérieur aux autres, nous ajouterons encore quelques faits que nous avons tirés des voyageurs les moins sus- pects. * L'éléphant, même sauvage (dit le P. Vincent » Marie), ne laisse pas d'avoir des vertus : il est gé- » néreux et tempérant; et quand il est domestique, » on l'estime par sa douceur et sa fidélité envers son- » maître, son amitié pour celui qui le gouverne, etc. » S'il est destiné à servir immédiatement les princes, » il connoît sa fortune, et conserve une gravité con- » venable à son emploi; si, au contraire, on le des- » tine à des travaux moins honorables, il s'attriste , se » trouble, et laisse voir clairement qu'il s'abaisse mal- » gré îui. A la guerre, dans le premier choc, il est » impétueux et fier; il est le même quand il est enve- » loppé par les chasseurs; mais i! perd le courage » lorsqu'il est vaincu Il combat avec ses défenses'* L ELEPHANT. 3,:jy » et ne craint rien tant que de perdre sa trompe , qui » par sa consistance, est facile à couper.... Au reste, » il est naturellement doux; il n'attaque personne, à » moins qu'on ne l'oftense : il semble même se plaire » en compagnie; il aime surtout les enfants, il les ca- » resse, et paroît reconnoître en eux leur innocence. )> L'éléphant, dit François Pyrard, estl'anima! qui ^ a le plus de jugement el de connoissance, de sorte » qu'on le diroit avoir quelque usage déraison, on- » tre qu'il est infiniment profitable et de service à » l'homme. S'il est question de monter dessus, il est ») tellement souple, obéissant, et dressé pour se ran- » ger à la commodité de l'homme et à la qualité de » la personne qui s'en veut servir, que, se pliant bas, » il aide Ini-meme à celui qui veut monter dessus, et » le soulage avec sa trompe... 11 est si obéissant qu'on » lui fait faire tout ce que l'on veut, pourvu qu'on le » prenne de douceur... 11 fait tout ce qu'on lui dit, il » caresse ceux qu'on lui montre, etc. » « En donnant aux éléphants, disent les voyageurs » hollandois, tout ce qui peut leur plaire, on les rend » aussi privés et aussi soumis que le sont les hommes. » L'on peut dire qu'il ne leur manque que la parole... » Ils sont orgueilleux et ambitieux; mais ils se sou- » viennent du bien qu'on leur a fait et ont de la re- » connoissance, jusque là qu'ils ne manquent point » de baisser la tète, pour marque de respect, en pas- » sant devant les maisons où ils ont été bien traités... » Ils se laissent conduire et commander par un enfant; » mais ils veulent être loués et chéris. On ne sauroit » se moquer d'eux ni lesinjurier qu'ils ne l'entendent; » et ceux qui le font doivent bien prendre garde à 548 ANIMÀLIX SAUVAGES. » eux, car ils seront bienheureux s'ils s'empêchent )) d'êlre arrosés de Teau des trompes de ces animaux, » ou d'être jetés par terre, le visage contre la pous- » sière. » a Les éléphants, dit le P. Philippe, approchent » beaucoup du jugement et du raisonnement des » hommes... Si on compare les singes aux éléphants, 7> ils ne sembleront que des animaux très lourds et » très brutaux; et en effet, les éléphants sont si hon- » nêles qu'ils ne sauroient souffrir qu'on les voie lors- » qu'ils s'accouplent; et si de hasard quelqu'un les » avoit vus en cette action, ils s'en vengeroient in- » failliblement, etc. Ils saluent en fléchissant les ge- » DOUX et en baissant la tête; et lorsque leur maître » veut les monter, ils lui présentent si adroitement » le pied qu'il peut s'en servir comme d'un degré. » Lorsqu'on a pris un éléphant sauvage, et qu'on lui » a lié les pieds, le chasseur l'aborde, le salue, lui » fait des excuses de ce qu'il l'a lié, lui proteste que » ce n'est pas pour lui faire injure... ; lui expose que » la plupart du temps il avoit faute de nourriture dans » son premier état, au lieu que désormais il sera par- » faitement bien traité, qu'il lui en fait la promesse. )) Le chasseur n'a pas plus tôt achevé ce discours obli- » géant que l'éléphant le suit comme le feroit un très » doux agneau. Il ne faut pas pourtant conclure de là » que l'éléphant ait l'intelligence des langues, mais » seulement qu'ayant une très parfaite estimative il » çonnoît les divers mouvements d'estime ou de mé- » pris, d'amitié ou de haine, et tous les autres dont «les hommes sont agités envers lui; et pour cette » cause il est plus aisé à dompter par les raisons que l'éléphant. j/jO » par les coups et par les verges... Il jette des pierres » fort loin et fort droit avec sa trompe, et il s*en » sert pour verser de l'eau avec laquelle il se lave le » corps. » « De cinq éléphants, dit Tavernier, que hs chas- » seurs avoient pris, trois se sauvèrent, quoiqu'ils » eussent des chaînes et des cordes autour de leur » corps, et môme de leurs jambes. Ces gens là nous » dirent une chose surprenante, et qui est tout-à-fait » admirable, si on peut la croire : c'est que ces élé- » phants ayant été une fois attrapés, et étant sortis » du piège , si on les f^iit entrer dans les bois , ils sont » dans la défiance, et arrachent avec leur trompe une » grosse branche, dont ils vont sondant partout avant » que d'asseoir leur pied, s'il n'y a point de trous à » leur passage, pour n'être pas attrapés une seconde n fois ; ce qui faisoit désespérer aux chasseurs qui nous » contoient cette histoire de pouvoir reprendre aisé- » ment les trois éléphants qui leur étoient échappés... » Nous vîmes les deux autres éléphants qu'on avoit » pris. Chacun de ces éléphants sauvages étoit entre » deux éléphants privés; et autour des sauvages il y » avoit six hommes tenant des lances à feu, qui par- » loient à ces animaux, en leur présentant à manger, » et disant en leur langage prends cela et le mange. » G'étoient de petites bottes de foin, des morceaux » de sucre noir, et du riz cuit avec de l'eau et force » grains de poivre. Quand leléphant sauvage ne vou- » loit pas faire ce qu'on lui commandoit, les hommes » ordonnoient aux éléphants privés de le baltre; ce » qu'ils faisoient aussitôt, l'un le frappant sur le front » et sur la tête avec sa trompe; et lorsqu'il faisoit 55o ANIMAUX SAUVAGKS. » mine de se revancher contre eeiiii-là, l'autre îe frap- » poit de son côté; de sorte que Je pauvre éléphant » sauvage ne savoit plus où il en ctoit, ce qui lin ap- » prenoit à obéir. » « J'ai plusieurs fois observé, dit Edward Tcrry, que » i'éléphant fait plusieurs choses qui tiennent plus du » raisonnement humain que du simple instinct natu« » rel qu'on lui attribue. Il fait tout ce que son maître » lui commande. S'il veut qu'il fasse peur à quelqu'un, » il s'avance vers lui avec la même fureur que s'il le » vouloit metlre en pièces; et lorsqu'il en est tout » proche, il s'arrête tout court sans lui faire aucun » mal. Si le maître veut faire affront à un autre, il » parle à l'éléphant, qui prendra avec sa trompe de » l'eau du ruisseau et de la boue, et la lui jettera au » nez. Sa trompe est faite d'un cartilage; elle pend » entre les dents : quelques uns l'appellent sa main ^ » à cause qu'en plusieurs occasions elle lui rend le » même service que la main fait aux hommes... Le » Mogol en a qui servent de bourreaux aux criminels » condamnés à mort. Si leur conducteur leur com- » mande de dépêcher prornptement ces misérables, » ils les mettent en pièces en un moment avec leurs » pieds; et au contraire s'il leur commande de les faire » languir, ils leur rompent les os les uns après les au-^ » très, et leur font souiTrir un supplice aussi cruel que » celui de la roue. » INous pourrions citer encore plusieurs autres faits aussi curieux et aussi intéressants que ceux qu'on vient de lire; mais nous aurions bientôt excédé les limites qu.e nous avons tâché de nous prescrire dans cet ouvrage : nous ne serions pas même entré dans l'éléphant. 55 ï un si grand détail, si l'éléphant n'étoit de tous les ani- maux le premier à tous égards, celui par conséquent qui méritoit le plus d'attention. Nous n'avons rien dit de la production de son ivoire, parce que M. Dau- benton nous paroît avoir épuisé ce sujet dans sa de- scription des différentes parties de l'éléphant. On verra combien d'observations utiles et nouvelles il a faites sur la nature et la qualité de l'ivoire dans ses diffé- rents états, et en même temps on sera bien aise de savoir qu'il a rendu à l'éléphant les défenses et les os prodigieux qu'on attribuoit au mammouth. J'avoue que j'étois moi-même dans l'incertitude à cet égard; j'avois plusieurs fois considéré ces ossements énor- mes, et je les avois comparés avec le squelette d'élé- phant que nous avons au Cabinet du Roi, que je sa- vois être le squelette d'un éléphant presque adulte; et comme, avant d'avoir fait l'histoire de ces animaux. Je ne me persuadoispas qu'il pût exister des éléphants six ou sept fois plus gros que celui dont je voyois le squelette, que d'ailleurs les gros ossements n'avoient pas les mêmes proportions que les os correspondants dans le squelette de l'éléphant, j'avois cru, comme le vulgaire des naturalistes, que ces grands ossements avoient appartenu à un animal beaucoup plus grand ^ et dont l'espèce s'étoit perdue ou avoit été détruite. Mais il est certain, comme on l'a vu dans cette his- toire, qu'il existe des éléphants qui ont jusqu'à qua- torze pieds de hauteur , c'est-à-dire des éléphants six ou sept fois plus gros ( car les masses sont comme les cubes de la hauteur] que celui dont nous avons le squelette, et qui n'avoit que sept pieds et demi de hauteur : il est certain d'ailleurs, pflr les observations 352 ANIMAUX SAUVAGES. de M. Daubenton , que l'âge chaage la proportion des os, et que lorsque l'animal est adulte ils grossissent considérablement, quoiqu'ils aient cessé de grandir ; enfin il est encore certain, parle témoignage des voya- geurs, qu'il y a des défenses d'éléphants qui pèsent chacune plus de cent vingt livres. Tout cela réuni fait que nous ne doutons plus que ces défenses et ces os- sements ne soient en effet des défenses et des osse- ments d'éléphants. M. Sloane l'avoit dit, mais il ne i'avoit pas prouvé : M. Gmelin l'a dit encore plus af- firmativement ^; et ii nous a donné sur cela des faits 1. La quantité prodigieuse d'os qu'on trouve par-ci par-là sous terre dans la Sibérie est surtout une chose de tant d'importance que je crois faire plaisir à bien des lecteurs de leur procurer l'avan- tage de trouver ici rassemblé tout ce qui manquoit jusqu'à présent à l'histoire naturelle de ces os. Pierre-le-Graud s'est surtout rendu re- commandable à ce sujet aux naturalistes, et comme il cherchoit en tout à suivre la nature dans ses routes les plus cachées, il ordonna entre autres, en 1722 , à tous ceux qui rencontreroient quelque part des cornes de mammouth, de s'attacher singulièrement à ramasser tous les autres os appartenant à cet animal, sans en excepter un seul, et de les envoyer à Pétersbourg. Ces ordres furent publiés dans toutes les villes de Sibérie, et entre autres à Jakutzk, où d'abord après la pu- blication un sluschewoi , appelé fVasilei Oilasaw, s'engagea par écrit, devant jVlichael Petrowitsch Ismailow, capitaine lieutenant de la garde et waywode de l'endroit , à se transporter dans les cantons inférieurs de la Lena pour chercher des os de mammouth , et il fut dépêché la même année 23 avril. L'année d'après, un autre s'adressa à la chan- cellerie de Jakutzk, et lui représenta qu'il s'étoit transporté avec son fils vers la mer pour chercher des os de mammouth , et que vis-à-vis Surjaloi-Noss, à environ deux cents verstes de ce lieu et de la mer, il avoit trouvé dans un terrain de tourbe , qui est le terrain ordinaire de ces districts, une tête de mammouth à laquelle tenoit une corne, et auprès de laquelle il y avoit une autre corne du même animal, qui l'avoit peut-être perdue de son vivant; qu'à peu de distance de là ils avoîent lire de la terre une autre tête avec des cornes d'un animal qui l'éléphant. 355 curieux, et que nous avons cru devoir rapporter ici; mais M. Daubenton nous paroît être le premier qui ait mis la chose hors de doute par des mesures précises, des comparaisons exactes, et des raisons fondées sur leur étoit inconnu; que cette tête ressemble assez à une tête de bœuf, mais qu elle avoit les cornes au dessus du nez , et que par rapport a un accident qui lui étoit arrivé à ses yeux il avoit été obligé de laisser ces tètes sur les lieux ; qu'ayant appris l'ordonnance de Sa Majesté, il sup- plioit de détacher son fils avec lui vers Vst-janskoje, simowie, et vers la mer. Le waywode lui accorda^sa demande, et les fit partir sur-le- champ. Un troisième sluschewoi de Jakutzk représenta à la chancelle- rie, en 1724» qu'il avoit fait un voyage sur la rivière de Jelon , et qu'il avoit eu le bonheur de trouver sur celte rivière , dans un rivage escarpé, une tête de mammouth fraîche, avec une corne et ses parties; qu'il l'a- voit tirée de terre et laissée dans un endroit où il sauroit la retrouver; qu'il prioit qu'on le détachât avec deux hommes accoutumés à cher- cher de pareilles choses. Le waywode y consentit pareillement. Le Cosaque se mit bientôt après en route : il retrouva la tête et toutes ses parties, à l'exception des cornes; il n'y avoit plus que la moitié d'une corne, qu'il apporta avec la tête à la chancellerie de Jakutzk. 11 apporta quelque temps après deux cornes de mammouth qu'il avoit trouvées aussi sur la rivière de Jelon. Les Cosaques de Jakutzk furent charmés , sous prétexte d'aller cher- cher des cornes de mammouth , de trouver moyen de faire de si beaux voyages. On leur accordoit cinq ou six chevaux de poste, pendant qu'un seul auroit suffi, et ils pouvoicnt employer les autres pour le transport de leurs propres marchandises. Un pareil avantage devoit beaucoup les encourager. Un cosaque de Jakutzk, appelé Inmnselskii, demanda à la chancellerie qu'on l'envoyât dans les simowies d'Alaseisch et de Kowymisch , pour y chercher de ces sortes d'os et du vrai cristal; il avoit déjà vécu dans lesdits lieux, et y avoit amassé des choses re- marquables , et envoyé réellement à Jakutzk quelques uns de ces os. Uien ne parut pli^s important qoe cette expédition , et le Cosaque fut envoyé à sa destination le 2 d'avril 1726. Nosar-Koleschow, commissaire d'Indigirsk, envoya, en 1725, à Ja- kutzk, et de là à Irkutzk, le squelette d'une tête extraordinaire, qui, à ce qu'on m'a dit, avoit deux arschines moins trois werschoks de long, une arschine do haut, et qui étoit munie de deux cornes et 554 ANIMAUX SALVAGES. îes grandes connoissances qu'ils s*est acquises dans ia science de l'anatomie comparée. * Je donne ici la figure ( voyez planche 35) d'tin d'une dent de mammouth. Ce squelette est arrivé le i4 octobre 1720 à Irkurlzk, et j'en ai trouvé la relation dans la chancellerie de cette ville. On m'a assuré aussi que le même homme a fourni une corne de mammouth après. Tout, ceci, tel que je l'ai ramassé des différentes relations, regarde, pour la plus grande partie, une espèce d'os, savoir : 1" tous ceux qui se trouvent dans le cabinet impérial de Pélersbourg, sous le nom d'os de mammoiilli, auxquels tous ceux qui voudront tes confronter avec les os d'éléphant lu; pourront disputer une parfaite ressemblance avec ces derniers ; 2" on voit par les relations ci-dessus qu'on a trouvé dans la terre des iéles d'un animal tout-à-fait différent d'un éléphant, et qui, particu- lièrement par rapport à la figure des cornes, ressembloit à une tête de boeuf plutôt qu'à celle d'un éléphant. D'ailleurs cet animal ne peut pas avoir été aussi gros qu'un éléphant; et j'en ai vu une tétc à Jakutzk, qui avoit été envoyée d'Anadirskoi-oslrog , et qui, selon ce qu'on m'a dit 5 étoil parfaitement semblable à celle que Portn-Jagin avoit trouvée. J'en ai eu moi-même une d'ilainskoi-ostrog que jai envoyée au cabi- net impérial à Pétersbourg. Enfin j'ai appris que sur le rivage du JNischnaja-Tunguska on trouve non seulement par-ci par-là de pa- reilles têtes, mais encore d'autres os, qui certainement ne sont pas des os d'éléphant, tels que des omoplates, des os sacrés, des os inno- minés, des os des hanches, et des os des jambes, qui vraisemblable- ment appartiennent à cette même espèce d'animaux auxquels on doit alhibuer lesdites têtes, et que sans contredit on ne doit pas exclure du genre des bœufs. J'en ai vu des os de jambes et de hanches de cette espèce, dont je ne saurois rien dire de particulier, sinon qu'en com- paraison de leur grosseur ils m'ont paru extrêmement courts. Ainsi on trouve en Sibérie deux sortes d'os en terre, dont anciennement on n'estimoit aucun que ceux qui ressemblent parfaitement aux dents saillantes d'éléphant; mais il semble que depuis l'ordonnance impé- riale on a commencé à les considérer tor.s en général, et que comme lés premiers avoient déjà occasioné ia fable de l'animal mammouth, on a rangé ces derniers dans la même classe ; car, quoiqu'on connoisse avec la moindre attention que ces derniers sont d'un animal toul-à- fait différent du premitw, on n'a pas laissé de les confondre ensemble. C'est eucctt'G une erreur de croire avec Isbrand-Ides, et ceux qui sui- L ELEPHANT. 155 éléphant qui étoit à la Toire Saint-Germain en 1773; € etoit une femelie qui avoit six pieds sept pouces trois lignes de longueur, cinq pieds sept pouces de veut ses rêveries , qu'il n'y a que les montagnes qui setendent depuis îa rivière de Ket vers le uord-est, et par conséquent aussi les environs de Mangasca et de Jakutzk, qui soient remplis de ces os d'éléphant : il s'en trouve non seulement dans toute la Sibérie et dans ses districts les plus méridionaux , comme dans les cantons supérieurs de l'irtisch , du Toms, et de la Lena, mais encore par-ci par-là eu Russie, et même en bien des endroits en Allemagne, où ils sont connus sous le nom d'ivoire fossile ( ef>«/' fossile), et cela avec beaucoup déraison; car tout l'ivoire qu'on travaille en Allemagne vient des dents d'éléphant que nous tirons des Indes . et l'ivoire fossile ressemble parfaitement à ces dénis, sinon qu'il est pourri. Dans les climats un peu chauds ces dents se sont amollies et changées en ivoire fossile ; mais dans ceux; où la terre reste c-ontinuellement gelée, on trouve ces dents très fraîches pour la plupart. De là peut aiséirent dériver la fable qu'on a souvent trouvé ces os et autres ensanglantés : cette fable a été gravement dé- bitée par Isbrand-Ides, et d'après lui par Muller *, qui ont été copiés par d'autres avec assurance, et comme s'il n'y avoit pas lieu d'en dou- ter : comme une fiction va rarement seule, le sang qu'on prétend avoir trouvé à ces os a enfanté une autre fiction de l'animal mammouth, dont on a coûté que dans la Sibérie il vivoit sous terre, qu'il y mou- roit quelquefois, et étoit enterré sous les décombres, et tout cela pour rendre raison du sang qu'on prétendoit trouver à ces os. Muller nous donne la description du mammouth. « Cet animal, dit-il, a quatre ou o cinq aunes de haut, et environ trois brasses de long: il est d'une » couleur grisâtre, ayant la tcte fort longue et le front très large ; des » deux côtés, précisément au dessous des yeux , il a des cornes qu'il » peut mouvoir et croiser comme il a la faculté de s'étendre considé- » rablement en marchant . et de rétrécir en un petit volume. Ses pattes » ressemblent à celles d'un ours par leur grosseur. » Isbrand-Ides est assez sincère pour avouer que, de tous ceux qu'il a questionnés sur cet animal, il n'a trouvé personne qui lui ait dit avoir vu un mam- mouth vivant Les têtes et les autres os qui s'accordent avec ceux des éléphants ont été autrefois, sans contredit , des parties réelle» de " M«ura ft ^xfngp* d»« Oslisqiies, dnns )e Ii,;rueil Hes Foytigcs du -Nnrd , pii;;e 552. 556 AiMMAUX SAUVAGES. hauteur, et <|ui n'éloit âgée que de trois ans neuf mois. Ses dents n etoient pas encore toutes venues, et ses défenses n'avoient que six pouces six lignes de rélépliaut. Nous ne devons pas refuser toute croyance à celte quantité d'os d'éléphant , et je présume que les éléphants pour éviter leur des- truction , dans les grandes révolutions de la terre, se sont échappés de leur endroit natal, et se sont dispersés de toutes parts tant qu'ils oat pu : leur sort a été différent; l(;s uns ont été bien loin, les autres ont pu, même après leur mort, avoir été transportés fort loin par quelque inondation ; ceux au contraire qui , étant encore en vie , se sont trop écartés vers le nord doivent nécessairement y avoir payé le tribut de leur délicatesse; d'autres encore, sans avoir été si loin, ont pu se noyer dans une inondation ou périr de lassitude La grosseur de ces os ne doit pas nous arrêter; les dents saillantes ont jusqu'à quatre arschines de long et six pouces de diamètre , M. de Strahlen- berg dit jusqu'à neuf, et les plus fortes pèsent jusqu'à six à sept pouds. J'ai fait voir dans un autre endroit qu'il y a des dents fraîches prises de l'éléphant qui ont jusqu'à dix pieds de long, et qui pèsent cent, cent quarante-six, cent soixante, et cent soixante-huit livres il y a des morceaux d'ivoire fossile qui ont une apparence jaunâtre, ou qui jaunissent par la suite des temps, et d'autres qui sont bruns comme des noix de coco, ou plus clairs, et enfin d'autres qui sont d'un bleu noirâtre. Les dcnls qui n'ont pas été bien gelées dans la terre, et ont resté pendant quelque temps exposées à l'effet de l'air, sont sujettes à devenir plus ou moins jaunes ou brunes, et elles prennent d'autres couleurs suivant l'espèce d'humidité qui y agit en se joignant à l'air : aussi, suivant ce que dit M. de Strahleaberg, on trouve quelquefois des morceaux d'un bleu noir dans ces dents corrompues il seroit à souhaiter pour le bien de l'histoire naturelle qu'on connût, pour les autres os qu'on trouve en Sibérie, l'espèce d'animal auquel ils appar- tiennent; mais il n'y a guère lieu de l'espérer. Relation d'un voyage à Kamtschatka, par M. Gmelin, imprimée en 1745 à Pétersbourg, en langue russe. La traduction de cet article m'a d'abord été communiquée par M. de risle de l'Académie des Sciences, et ensuite par M. le marquis de Moutmirail, qui en a fait la traduction sur l'original allemand, im- primé à Gottingen en 176 2. L ELEPHANT. 5ê-7 longueur. La tête étoit très grosse, l'œil fort petit, l'irîs d'un brun foncé. La masse de son corps, informe et ramassée, paroissoit varier à chaque mouvement, en sorte que cet animal semble être plus diJQTorme dans le premier âge que quand il est adulte; la peau étoit fort brune, avec des rides et des plis assez frap- pants; les deux mamelles avec des mamelons appa- rents sont placées dans l'intervalle des deux jambes de devant. ])imensious de cet animaL pieds. pouc. lig. Longueur du corps mesuré en ligne droite. ... 6 7 3 Hauteur du train de devant 4 10 6 Hauteur du train de derrière 5 1 9 La plus grande hauteur du corps 5 7 b Hauteur du ventre 2 3 6 Longueur delà tête depuis la mâchoire à l'occiput, i i n Longueur de la mâchoire inférieure » 8 çj Dislance entre le bout de la mâchoire inférieure et l'angle de l'œil 9 5 g Distance entre l'angle postérieur et l'oreille. ...» lo 5 Longueur d-e l'œil d'un angle à l'autre 2 4 Largeur entre les deux yeux 1 i 10 Longueur des oreilles en arriére 1 3 7 llauleur de l'oreille 1 2 4 Circonférence du cou ^ 5 1 Circonférence du corps derrière les jambes de de- vant 7 ^ " Circonférence du corps devant les jambes de der- rière 7 ^ ^ Circonférence du corps à l'endroit 1© plus gros. .8 » 7 Longueur du tronçon de la queue 2 1 4 Circonférence de la queue à son origine. . . . . i 1 9 Longueur de l'avant-bras, depuis le coude au poi- gnet ii 1 6 Largeur du haut de la jambe 1 i<^ 6 Longueur du talon jusqu'au bout des ongles. . . » 9 0 BUFFON. XVI. 2?> J.^b ANIMAUX SA i; VA G ES. pieil». pouc. lipti. Largeur du pied de devant » 8 ô Largeur du pied de derrière » lo 5 Longueur des plus grands ongles » i 9 Largeur » 3 » Longueur de la trompe étendue 5 7 5 Il nous a paru, en comparant le mâle et la femelle que nous avons tous deux vus, le premier en 1771, et l'autre en 1773, qu'en général la femelle a les for- mes plus grosses et plus charnues que le mâle, au point qu'il ne seroit pas possible de s'y tromper : seu- lement elle a les oreilles plus petites à proportion que le mâle; mais le corps paroissoit plus renflé, la tête plus grosse , et les membres plus arrondis. Dans l'i^spèce de l'éléphant comme dans toutes les autres espèces de la nature, la femelle est plus douce que le mâle; celle-ci étoit même caressante pour les gens qu'elle ne connoissoit pas, au lieu que l'éléphant mâle est souvent redoutable. Celui que nous avons vu en 1771 étoit plus fier, plus indifférent, et beaucoup moins traitable que cette femelle. C'est d'après ce mâle que M. de Sève a dessiné la trompe et l'extré- mité de la verge représentées ici. Dans l'état de repos cette partie ne paroît point du tout à l'extérieur; le ventre semble être absolument uni, et ce n'est que dans le moment où l'animal veut uriner que l'extré- mité sort du fourreau, comme on le voit représenté. Cet éléphant mâle, quoique presque aussi jeune que la femelle, étoit, comme je viens de le dire, bien plus difficile à gouverner. Il cherchoit môme à saisir avec sa trompe les gens qui l'approchoient de près, et il a souvent arraché les poches et les basques de l'habit des curieux. Ses maîtres mêmes étoient obli- LELETHANT. Ô',)^ ges de preadre avec lui des précautions, au lieu que ia femelle semLloit obéir avec complaisance. Le seul moment où on l'a vue marquer de l'humeur a été ce- ' lui de son emballage dans son caisson de voyage. Lors- qu'on voulut la faire entrer dans ce caisson, elle re- fusa d'avancer, et ce ne fut qu'à force de contrainte et de coups de poinçon, dont on la piquoit par der- rière, qu'on la força d'entrer dans cette espèce de cage, qui servoit alors à la transporter de ville en ville. Irritée des mauvais traitements qu'elle venoit d'es- suyer, et ne pouvant se retourner dans cette prison étroite, elle prit le seul moyen qu'elle avoit de se ven- ger; ce fut de remplir sa trompe et de jeter le volume d'un seau d'eau au visage et sur le corps de celui qui l'avoit le plus harcelée. Au reste, on a représenté la trompe vue par dessous pour en faire mieux connoître la structure extérieure et la flexibilité. J'ai dit, dans l'histoire naturelle de l'éléphant, qu'on pouvoit présumer que ces animaux ne s'accouploient pas à la manière des autres quadrupèdes, parce que la position relative des parties génitales dans les indi- vidus des deux sexes paroît exiger que la femelle se renverse sur le dos pour recevoir le mâle. Cette con- jecture, qui me paroissoit plausible, ne se trouve pas vraie, car je crois qu'on doit ajouter foi à ce que je vais rapporter d'après un témoin oculaire. M. Marcellus Blés, seigneur de Maërgestal, écrit de Bois-le-Duc dans les termes suivants. « Ayant trouvé dans le bel ouvrage de M. le comte de ButTon qu'il s'est trompé touchant l'accouplement des éléphants, je puis dire qu'il y a plusieurs endroits jGo animaux sauvages. en Asie et en Afrique où ces animaux se tienaent tou- jours dans les bois écartés et presque inaccessibles, surtout dans le temps qu'ils sont en chaleur; mais que dans l'île de Ceylan, où j'ai demeuré douze ans, le terrain étant partout habité, ils ne peuvent pas se cacher si bien , et que les ayant constamment obser- vés, j'ai vu que la partie naturelle de la femelle se trouve en effet placée presque sous le milieu du ven- tre, ce qui feroit croire, comme le dit M. de Buffon, que les mâles ne peuvent les couvrir à la façon des autres quadrupèdes : cependant il n'y a qu'une lé- gère différence de situation; j'ai vu, lorsqu'ils veulent s'accoupler, que la femelle se courbe la tête et le cou., et appuie les deux pieds et le devant du corps également courbés sur la racine d'un arbre, comme si elle se prosternoit par terre , les deux pieds de der- rière restant debout et la croupe en haut, ce qui donne aux mâles la facilité de la couvrir et d'en user comme les autres quadrupèdes. Je puis dire aussi que les femelles portent leurs petits neuf mois ou environ. Au reste, il est vrai que les éléphants ne s'accouplent point lorsqu'ils ne sont pas libres. On enchaîne fortement les mâles lorsqu'ils sont en rut pendant quatre à cinq semaines; alors on voit par- fois sortir de leurs parties naturelles une grande abon- dance de sperme, et ils sont si furieux pendant ces quatre ou cinq semaines que leurs cornacs ou gou- verneurs ne peuvent les approcher sans danger. On aune annonce infaillible du temps où ils entrent en chaleur; car, quelques jours avant ce temps, on voit couler une liqueur huileuse qui leur sort d'un petit trou qu'ils ont à chaque côté de la tête. Il arrive l'eLÉPH /VNT. 56 1 quelquefois que la femelle, qu'on garde à IVcurle dans ce temps, s'échappe et va joindre dans les bois les éléphants sauvages; mais quelques jours après son cornac va la chercher et l'appelle par son nom tant de fois qu'à la fin elle arrive, se soumet avec doci- lité, et se laisse renfermer, et c'est dans ce cas où l'on a vu que la fenielle fait son petit à peu près au bout de neuf mois. » Il me paroît qu'on ne peut guère douter de la pre- mière observation sur la manière de s'accoupler des éléphants, puisque M. Marcellus Blés assure l'avoir vue; mais je crois qu'on doit suspendre son juge- ment sur la seconde observation, touchant la durée de la gestation, qu'il dit n'être que de neuf uiois, tandis que tous les voyageurs assurent qu'il passe pour constant que la femelle de l'éléphant porte deux ans. * J'ai rapporté dans l'article précédent l'extrait d'ime lettre de M. Marcellus Bles, seigneur de Moër- gestal , au sujet de l'accouplement des éléphants; et il a eu la bonté de m'en écrire une autre le 25 janvier 1776, dans laquelle il me donne connois- sauce de quelques faits que je crois devoir rappor- ter ici. « Les Hollandois de Geylan, dit M. Bles, ont tou- jours un certain nombre d'éléphants en réserve , pour attendre l'arrivée des marchands du continent de l'Inde, qui y viennent acheter ces animaux, dans la vue de les revendre ensuite aux princes indiens : sou- vent il s'en trouve qui ne sont pas assez bien condi- tionnés, et que ces marchands ne peuvent vendre; ces éléphants défectueux et rebutés restent à leur maître pendant nombre d'années , et l'on s'en sert 7j62 animaux salvages. pour la chasse des éléphants sauvages. Quelquefois iî arrive, soil par la négligence des gardiens, soit au- trement, que la femelle, lorsqu'elle entre en chaleur, dénoue et rompt pendant la nuit les cordes avec les- quelles elle est toujours attachée par les pieds ; alors elle s'enfuit dans les forêts, y cherche les éléphants sauvages, s'accouple, et devient pleine : les gardiens vont la chercher partout dans les bois, en l'appelant par son nom; elle revient dès lors sans contrainte, et se laisse ramener tranquillement à son élable : c'est ainsi qu'on a reconnu que les femelles ont produit leur petit neuf mois après leur fuite; en sorte qu'il est plus que probable que la durée de la gestation n'est en effet que de neuf mois. La hauteur d'un élé- phant nouveau né n'est guère que de trois pieds du Rhin : il croît jusqu'à l'âge de seize à vingt ans , et peut vivre soixante-dix, quatre-vingts, et même cent ans. » Le même M. Bles dit qu'il n'a jamais vu, pendant un séjour de onze années qu'il a fait à Ceylan, que la femelle ait produit plus d'un petit à la fois. Dans les grandes chasses qu'on fait tous les ans dans cette île, auxquelles il a assisté plusieurs fois, il en a vu souvent prendre quarante à cinquante, parmi les- quels il y avoit des éléphants tout jeunes; et il dit qu'on ne pouvoit pas reconnoître quelles étoient les mères de chacun de ces petits éléphants, car tous ces jeunes animaux paroissent faire mense com- mune; ils tetteut indistinctement celles des femelles de toute la troupe qui ont du lait, soit qu'elles aient elles-mêmes un petit en propre, soit qu'elles n'en aient point. l'éléphant. 365 M. Marcelius Blés a vu prendre les éléphants de trois manières différentes. Ils vont ordinairement en troupes séparées, quelquefois à une lieue de distance Tune de l'autre; la première manière de les prendre est de les entourer par un attroupement de quatre ou cinq cents hommes, qui, resserrant toujours ces ani- maux de plus près, en les épouvantant par des cris, des pétards, des tambours, et des torches allumées, les forcent à entrer dans une espèce de parc entouré de fortes palissades, dont on ferme ensuite l'ouver- ture pour qu'ils n'en puissent sortir. La seconde manière de les chasser ne demande pas un si grand appareil ; il suffit d'un certain nombre d'hommes lestes et agiles à la course qui vont les chercher dans les bois : ils ne s'attaquent qu'aux plus petites troupes d'éléphants , qu'ils agacent et inquiè- tent au point de les mettre en fuite ; ils les suivent ai- sément à la course, et leur jettent un ou deux lacs de cordes très fortes aux jambes de derrière : ils tiennent toujours le bout de ces cordes jusqu'à ce qu'ils trouvent l'occasion favorable de l'entortiller autour d'un arbre ; et lorsqu'ils parviennent à arrêter ainsi un éléphant sauvage dans sa course ils amènent à l'instant deux éléphants privés, auxquels ils atta- chent l'éléphant sauvage, et s'il se mutine, ils or- donnent aux deux apprivoisés de le battre avec leur trompe jusqu'à ce qu'il soit comme étourdi; et enfin ils le conduisent au lieu de sa destination. La troisième manière de prendre les éléphants est de mener quelques femelles apprivoisées dans les forêts; elles ne manquent guère d'attirer quelqu'un des éléphants sauvages, et de le séparer de leur 36 /j A N I M A U X S A V V A G E S. Iroupe : alors une partie des chasseurs attaque le reste de cette troupe pour lui faire prendre la fuite, tandis que les autres chasseurs se rendent maîtres de cet éléphant sauvage isolé, l'attachent avec deux fe- melles, et l'amènent ainsi jusqu'à l'étable ou jus- qu'au parc où on veut le garder. Les éléphants dans l'état de liberté vivent dans une espèce de société durable ; chaque bande ou troupe reste séparée, et n'a aucun commerce avec d'autres troupes, et même ils paroissenl s'entr'éviter très soi- gneuse ment. Lorsqu'une de ces troupes se met en marche pour voyager ou changer de domicile, ceux des mâles qui ont les défenses les plus grosses et les plus longues marchent à la tête ; et s'ils rencontrent dans leur route une rivière un peu profonde, ils la passent les premiers à la nage, et paroissent sonder le terrain du rivage opposé; ils donnent alors un signal par un son de leur trompe, et dès lors la troupe avertie entre dans la rivière, et, nageant en file , les éléphants adultes transportent leurs petits en se les donnant, pour ainsi dire, de main en main; après quoi tous les autres les suivent, et arrivent au rivage où \e^ premiers les attendent. Une autre singularité remarquable , c'est que , quoiqu'ils se tiennent toujours par troupes, on trouve cependant de temps en temps des éléphants séparés et errants seuls et éloignés des autres, et qui ne sont jamais admis dans aucune compagnie, comme s'ils étoient baunis de toute société. Ces éléphants soli- taires ou réprouvés sont très méchants; ils attaquent souvent les hommes et les tuent; et tandis que, sur L'ÉLÉPHANr. 36ri le moindre inonvenieiit et à !a vue de rhoinioe (pourvu qu'il ne se fasse pas avec trop de précipita- tion), une troupe entièie d'éléphants s'éloignera, ces éléphants solitaires Tattendeiit non seulement de pied ferme, mais uiême l'atlaqueiit avec fureur; en sorte qu'on est obligé de les tuer à coups i!e fusil. On n'a jamais rencontré deux de ces éléphants farou- ches ensemble ; ils vivent seuls et sont tous mâles ; et l'on ignore s'ils recherchent les femelles, car on ne les a jamais vus les suivre ou les accompagner. Une autre observation assez intéressante, c'est que, dans toutes les chasses auxquelles M. Marcellus Blés a assisté, et parmi des milliers d'éléphants qu'il dit avoir vus dans l'île de Ceylan, à peine en a-t-i! trouvé un sur dix qui (ùl armé de grosses et grandes défenses; et quoique ces éléphants aient autant de force et de vigueur que les autres, ils n'ont néan- moins que de petites défenses minces et obtuses, qui ne parviennent jamais qu'à la longueur d'un pied à peu près; et on ne peut , dit-il , guère voir avant l'âge de douze à quatorze ans si leurs défenses deviendront longues, ou si elles resteront à ces petites dimen- sions. Le même M. Marcellus m'a écrit en dernier lieu qu'un particulier, homme très instruit, établi depuis long-temps dans l'intérieur de l'île de Ceylan, i'avoit assuré qu'il existe dans cette île une petite race d'é- léphants qui ne deviennent jamais plus gros qu'une génisse : la même chose lui a été dite par plusieurs autres personnes dignes de foi ; il est vrai , ajoute-t-il , qu'on ne voit pas souvent ces petits éléphants dont l'espèce ou la race est bien plus rare que ceiie des 566 AiMMAUX SAUVAGEii. autres : la longueur de leur trompe est proportion- née à leur petite taille ; ils ont plus de poil que les autres éléphants; ils sont aussi plus sauvages, et au moindre bruit s'enfuient dans l'épaisseur des bois. Les éléphants, dont nous sommes actuellement obligés d'aller étudier les mœurs à Geylan, ou dans les autres climats les plus chauds de la terre, ont au- trefois existé dans les zones aujourd'hui tempérées, et môme dans les zones froides; leurs ossements, trouvés en Russie, en Sibérie, Pologne, Allemagne, France, Italie, etc., démontrent leur ancienne exis- tence dans tous les climats de la terre, et leurre- traite successive vers les contrées les plus chaudes du globe, à mesure qu'il s'est refroidi. Nous pouvons en donner un nouvel exemple; M. le prince de Po- rentrui, évêque de Baie, a eu la bonté de m'envoyer une dent molaire et plusieurs autres ossements d'un squelette d'éléphant trouvé dans les terres de sa prin- cipauté, à une très médiocre profondeur : voici ce qu'il a bien voulu m'en écrire, en date du i5 mai de cette année i-jSo. « A six cents pas de Porentrui, sur la gauche d'un grand chemin que Je viens de faire construire pour communiquer avec Béfort, en excavant le tlanc méri- dional de la montagne l'on découvrit, l'été dernier, à quelques pieds de profondeur, la plus grande partie du squelette d'un très gros animal. Sur le rapport qui m'en fut fait, je me transportai moi-même sur le lieu, et je vis que les ouvriers avoient déjà brisé plusieurs pièces de ce squelette, et qu'on en avoit enlevé quel- ques unes des plus curieuses, entre autres la plus grande partie d'une très grosse défense qui avoit près l'éléphant. 567 de cinq ponces de diamètre à Ja racine , sur plus de trois pieds de longueur; ce qui fit juger que ce ne pouvoit être que le squelette d'un éléphant. Je vous avouerai, monsieur, que, n'étant pas naturaliste, j'eus peine à me persuader que cela fût; je remar- quai cependant de très gros os, et particulièrement celui de l'omoplate, que je fis déterrer : j'observai que le corps de l'animal, quel qu'il fût, étoit partie dans un rocher, partie en un sac de terre dans l'an- fractuosité de deux rochers; que ce qui étoit dans le rocher étoit pétrifié ; mais que ce qui étoit dans la terre étoit une substance moins dure que ne le sont ordinairement de pareils os. L'on m'apporta un mor- ceau de cette défense que l'on avoit brisée en la tirant de cette terre, où elle étoit devenue mollasse : l'en- veloppe extérieure ressemble assez à de l'ivoire; l'in- térieur étoit blanchâtre et comme savonneux. On en brûla une parcelle, et ensuite une autre parcelle d'une véritable défense d'éléphant; elles donnèrent l'une et l'autre une huile d'une odeur à peu près pareille. Tous les morceaux de cette première défense ayant été exposés quelque temps à l'air sont tombés insen- siblement en poussière. « 11 m'est resté un morceau de la mâchoire pétri- fiée, avec quelques unes des petites dents : je les fis voir à M. Robert, géographe ordinaire de Sa Majesté , qui m'ayant témoigné que ce morceau d'histoire na- turelle ne dépareroit pas la belle collection que vous avez dans le Jardin du Roi, je lui dis qu'il pouvoit vous l'offrir de ma part, et j'ai l'honneur de vous l'en- vover. » J'ai reçu en effet ce morceau, et je ne puis qu'eit 568 A N l M A U X S A L V À G E S. téaioigner ma respectueuse reconnoissauce à ce prince, ami des lettres et de ceux qui les cuîtivent. C'est réellement une très grosse dent molaire d'élé- phant, beaucoup plus graude qu'aucune de celles des éléphants vivants aujourd'hui. Si l'on rapproche de cette découverte toutes celles que nous avons rap- portées de squelettes d'éléphants trouvés en terre en dilïérentes parties de l'Europe, et dont la note ci- jointe, que nous comuiunique M. l'abbé Bexon , in- dique encore un plus grand nombre^, on demeurera bien convaincu qu'il fut uu temps où notre Europe fut la patrie des éléphants, ainsi que l'Asie septen- trionale , où leurs dépouilles se trouvent en si grande quantité. U dut en être de même des rhinocéros, des 1. Toulzel ( Wilhelm. Ernest), Epiatola descelcto eiepliant'uw Tonnœ nuper effosso; (îotting. 1696, in-4"» gcrmanice. (Ext. in Phil. Traits- act. vol. XIX, 11° 204 , page j^j.) — Klein, De dentibus elepliantinls , ad calcem Mis. 2. de piscib., page 32, lai). 29. — Marsigli , l>«/<«^. tome II, pages 3o et 3i. — Rzaczynski, Ilist. îiatur. PoLon.j toxne I, page i. — Epist. Basil. Tatischau ad Eric. Benzcl. in Act. litt. Suec. aau. 1715, page 36. — Beyschlag ( Jo. Frid. ), Disserialio de ebore fos- siU Suevlco-Hallensi ; Ilalae Magdeburgicae , 1754, in- 4°. — Scaraïuucci (Jo. Bapt. ), Meditationes familiares ad Antonium Megliabecclilum de sceleto ele pliant in u ; Llrbini, 1697, in-12. — Wedellii ( Georg. WoHg. ) Programma de unicornu et ebore fossili; lenœ, iGGg, in-4°' — Harten- iels ( Georg. Christ. Petr. ) Eiephantographia curiosa /part. 5, cap. S , De ebore fossili: Erlurli, 1716, iu-4". — Transact. p/iilosoph. vol. XLIIl , page 33 1 . Exlraordinary fossil tooili of an elep/umt, voJ. XL, u" 446? pag^ i-^4' Lctter upon inammoth's bones dug up in Siberia , vol. XLVllI page 62G. jBonéJS of an elepkarit fourni ad Leys- down in tlie island of Skeppej, vol. XXX V, num. 4o3 et 4o4- — Epit. ■Transact. pkilosoph. Y, b , page io4 et seq. — Acta Hafniens. vol. 1, observât. 46. — Mise, curios. ;àcc. III, ann. 7, 8, 1699, 1700, page 294, observât. 175. De ebore fossili, et sceieto elephantis in collo sabloso reperio. — Dec. II, ann. 7, 1688, page 44^, observai. 23/i , De ossibas de phantum reperds, elc. l'éléimiaint. 569 liippopolames, et des chameaux. On peut remarquer entre les argalis^ on petites figures de fonte tirées des ancieds tombeaux trouvés en Sibérie, celles de i'hip- popotame et du cbameau ; ce qui prouve que ces ani- maux, qui sont actuellement inconnus dans cette contrée, y subsistoient autrefois : riiippopolame sur- iT)ut a du s'en retirer le premier, et presque en môme temps que l'éléphant; et le chameau , quoique moins étranger aux pays tempérés, n'est cependant plus coîuius dans ce pays de Sibérie que par les monuments dont on vient de parler; on peut le prouver par le témoignage des voyageurs récents. » Les Russes, disent -ils, pensèrent que les cha- meaux seroient plus propres que d'autres animaux au transport des vivres de leurs caravanes dans les déserts de la Sibérie méridionale; ils firent en con- séquence venir à Jakutzk un chameau pour essi^yer son service : les habitants du pays le regardèrent comme un monstre, qui les effraya beaucoup. La pe- tite vérole commençoit à faire des ravages dans leurs bourgades; les Jakutes s'imaginèrent que le chameau en étoit la cause..., et on fut obligé de le renvoyer: il mourut môme dans son retour, et Ton jugea avec fondement que ce pays étoit trop froid pour qu'il put y subsister, et encore moins y multiplier. » Il faut donc que ces figm^es du chameau et de l'hip- popotame aient été faites en ce pays dans un temps où on y avoit encore quelque connoissance et quel- que souvenir de ces animaux. Cependant nous remar- querons à l'égard des chameaux qu'ils pouvoient être connus des anciens Jakutes; car M. Guldenstaedt as- sure qu'ils sont actuellement en nombre dans les gou- O'^O x\MMALX SAUVAGES. vernements d'Astracan et d'Oremboiirg , aussi bien que dans quelques parties de la Sibérie méridionale , et que les Calmoucks et les Cosaques ont môme l'art d'en travailler le poil. Il se pourroit donc, absolu- ment parlant, que les Jakutes eussent pris connois- sance du chameau dans leurs voyages au midi de la Sibérie : mais pour l'hippopotame nulle supposition ne peut en rendre la connoissance possible à ce peu- ple ; et dès lors on ne peut rapporter qu'au refroi- dissement successif de la terre l'ancienne existence de ces animaux, ainsi que des éléphants, dans cette con- trée du nord, et leurs migrations forcées dans celles du midi. Après avoir livré à l'impression les feuilles précé- dentes, j'ai reçu un dessin, fait aux Indes, d'un jeune éléphant tétant sa mère. C'est à la prévenante hon- nêteté de M. Gentil, chevalier de l'ordre royal et mi- litaire de Saint-Louis, qui a demeuré vingt-huit ans au Bengale, que je dois ce dessin et la connoissance d'un fait dont je doutois. Le petit éléphant ne tette pas par la trompe, mais par la gueule, comme les autres animaux. M. Gentil en a été souvent témoin, et le dessin a été fait sous ses veux. :.G6. Tome 16. PoTiCinet scnlp . 1-. L'EX^EPHANT 2 1.E lUinXOCEROS LE RHINOCEROS. LE RHINOCÉROS'. Rhinocéros unicornis. L. Après rélëpbant le rhinocéros est le pins puissant lies animaux quadrupèdes : il a au moins douze pieds de longueur depuis l'extrémité du museau jusqu'à l'origine de la queue, six à sept pieds de hauteur, et la circonférence du corps à peu près égale à sa lon- gueur 2. Il approche donc de l'éléphant pour le vo- 1. Rhinocéros, en grec et enlalin. Quoique le nom de cet animal soit absolument grec, il n'éloit cependant pas connu des anciens Grecs: Aristote n'eu fait aucune mention ; Slrabon est le premier auteur grec, et Pline le premier auteur latin , qui en aient écrit. Apparemment le rhinocéros ne s'étoit pas rencontré dans cette partie de l'Inde où Alexandre avoit pénétré, et où il avoit cependant trouvé des éléphants en grand nombre ; car ce ne fut qu'environ trois cents ans après Alexandre que Pompée fit voir le premier cet animal à l'Europe. 2. J'ai par devers moi le dessin d'un rhinocéros, tiré par un officier de Shaftesburj, vaisseau de la compagnie des Indes en 1737 ; ce dessin se rapporte assez au mien. L'animal mourut sur la route en venant des Indes ici. Cet officier avoit écrit au bas du dessin ce qui suit : « Il » avoit environ sept pieds de haut depuis la surface de la terre jusqu'au » dos ; il étoit de la couleur d'un cochon qui commence à sécher après » s'être vautré dans la fange ; il a trois sabots de corne à chaque pied : «. les plis de la peau se renversent en arrière les uns sur les autres; » on trouve entre ces plis des insectes qui s'y nichent, des bêtes à mille » pieds, des scorpions, des petits serpents, etc. Il n'avoit pas encore »> trois ans lorsqu'il a été dessiné : le pénis étendu s'élargit au bout en » forme de fleur de lis. » J'ai donné d'après ce dessin la figure du pénis dans un coin de ma planche; comme ce dessin m'est venu par le moyen de M. Tyson, médecin , je n'ai pas été à portée de consulter 372 ANIMAI. X SAUVAGES. hmie et par la masse; et s'il paroît bien plus petit, c'est que ses jambes sont bien plus courtes à propor- tion que celles de l'éléphant; mais il en diflere beau- coup par les facultés naturelles et par l'intelligence, n'ayant reçu de la nature que ce qu'elle accorde assez communément à tous les quadrupèdes; privé de toute sensibilité dans la peau, manquant de mains et d'or- ganes distincts pour le sens du toucher; n'ayant, au lieu de trompe, qu'une lèvre mobile, dans laquelle consistent tous ses moyens d'adresse. Il n'est guère supérieur aux autres animaux que par la force, la grandeur, et l'arme offensive qu'il porte sur le nez, et qui n'appartient qu'à lui : cette arme est une corne très dure, solide dans toute sa longueur, et placée plus avantageusement que les cornes des animaux ru- minants : celles-ci ne munissent que les parties supé- rieures de la tête et du cou, au lieu que la corne du rhinocéros défend toutes les parties antérieures du museau, et préserve d'insulte le mufle, la bouche, et la face ; en sorte que le tigre attaque plus volontiers l'éléphant, dont il saisit la trompe, que le rhinocéros, qu'il ne peut coiffer sans risquer d'être éventré : car l'auteur même sur ces insectes malCaisants qu'il dit se loger dans les plis de la peau du rhinocéros, pour savoir s'il eu a été témoin ocu- laire, ou s'il l'a dit simplement sur le rapport des Indiens^ J'avoue que cela me paroît bien extraordinaire (G/rt««res d'Edwards, pages 25 et 26). Non seulement ce dernier fait est douteux, mais celui de l'âge, comparé à la grandeur de l'animal , nous paroît faux : nous avons vu un rhinocéros qui avoit au moins huit ans, et qui n'avoit que cinq pieds de hauteur; M. Parsons eu a vu un de deux ans qui n'étoit pas plus haut qu'une génisse , ce qu'on peut estimer c|uatre pieds ou envi- ron : comment se pourroit-il que ceKii qu'on vient de citer n'eût que trois ans, sil avoit sept pieds de hauteur? LE mil NO CE no S. ô'j.i îo corps et les membres sont recouverts d'une enve- loppe impénétrable ; et cet animai ne craint ni la griiTe du tigre, ni l'ongle du lion, ni le fer, ni le feu du chasseur : sa peau est un cuir noirâtre de la même couleur, mais plus épais et plus dur que celui de l'é- léphant. Il n'est pas sensible comme lui à la piqûre des mouches : il ne peut aussi ni froncer ni contrac- ter sa peau ; elle est seulement plissée par de grosses rides au cou, aux épaules, et à la croupe, pour faciliter le mouvement de la tête et des jambes, qui sont mas- sives et terminées par de larges pieds armés de trois grands ongles. Il a la tête plus longue à proportion que l'éléphant;' mais il a les yeux encore plus petits, et il ne les ouvre jamais qu'à demi. La mâchoire su- périeure avance sur l'inférieure , et la lèvre du dessus a du mouvement et peut s'allonger jusqu'à six ou sept pouces de longueur; elle est terminée par une ap- pendice pointue qui donne à cet animal plus de faci- lité qu'aux autres quadrupèdes pour cueillir l'iicrbe et en faire des poignées à peu près comme l'éléphant en fait avec sa trompe : cette lèvre musculeuse et flexible est une espèce de main ou de trompe très incomplète, mais qui ne laisse pas de saisir avec force et de palper avec adresse. Au lieu de ces longues dents d'ivoire qui forment les défenses de l'éléphant, le rhi- nocéros a sa puissante corne, et deux fortes dents in- cisives à chaque mâchoire : ces dents incisives, qui manquent à l'éléphant, sont fort éloignées l'une de l'autre dans les mâchoires du rhinocéros; elles sont placées une à une à chaque coin ou angle des mâ- choires, desquelles l'inférieure est coupée carrément en devant, et il n'y a point d'autres dents incisives 374 ^^ M M A U X SA U VA G E S. dans toute cette partie antérieure que recouvrent les lèvres; mais indépendamment de ces quatre dents in- cisives placées en avant aux quatre coins des mâchoi- res, il y a plus de vingt-quatre dents molaires, six de chaque côté des deux mâchoires. Ses oreilles se tien- nent toujours droites : elles sont assez semblables pour la forme à celles du cochon; seulement elles sont moins grandes à proportion du corps ; ce sont les seu- les parties sur lesquelles il y ait du poil ou plutôt des soies. L'extrémité de la queue est, comme celle de l'éléphant, garnie d'un bouquet de grosses soies très solides et très dures. M. Parsons, célèbre médecin de Londres, auquel la république des lettres est redevable de plusieurs découvertes en histoire naturelle , et auquel je dois moi-même de la reconnoissance pour les marques d'estime et d'amitié dont il m'a souvent honoré, a publié en 1742 une histoire naturelle du rhinocéros, de laquelle je vais donner l'extrait d'autant plus vo- lontiers que tout ce qu'écrit M. Parsons me paroît mériter plus d'attention et de confiance. Quoique le rhinocéros ait été vu plusieurs fois dans les spectacles de Rome depuis Pompée jusqu'à Hélio- gabale, quoiqu'il en soit venu plusieurs en Europe dans ces derniers siècles, et qu'enfin Bontius, Char- din, et Rolbe, l'aient dessiné aux Indes et en Afri- que, il étoit cependant si mal représenté et si peu décrit qu'il n'étoit connu que très imparfaitement, et qu'à la vue de ceux qui arrivèrent à Londres en 1759 et 1741 on reconnut aisément les erreurs ou les caprices de ceux qui avoient publié des figures de cet animal. Celle d'Albert Durer, qui est la première, est LE PaU^JOCÉPxOS. 3']^ une des moins conformes à la nature : cette figure a cependant été copiée par la plupart des naturalistes, et quelques uns môme l'ont encore surchargée de draperies postiches et d'ornements étrangers. Celle de Bontius est plus simple et plus vraie; mais elle pèche en ce que la parlie inférieure des jambes y est mal représentée. Au contraire, celle de Chardin pré- sente assez bien les plis de la peau et les pieds ; mais au reste elle ne ressemble point à l'animal. Celle de Camérarius n'est pas meilleure , non plus que celle qui a été faite d'après le rhinocéros vu à Londres en i685, et qui a été publiée par Carwitham en 1759. Celles enfin que l'on voit sur les anciens pavés de Préneste et sur les médailles de Domilien sont ex- trêmement imparfaites; mais au moins elles n'ont pas les ornements imaginaires de celle d'Albert Durer. M. Parsons a pris la peine de dessiner lui-même ^ cet animal en trois vues diflerentes, par devant, par der- 1. Un de nos savants physiciens ( M. Demours) a fait des remarques à ce sujet, que nous ne devons pas omettre. « La figure, dit-il, du » rhinocéros, que M. Parsons a ajoutée à son mémoire, et qu'il a des- « sinée lui-même d'après le naturel, est si différente de celle qui fut .) gravée à Paris en 1749 d'après un rhinocéros qu'on voyoit alors à la » foire Saint-Germain qu'on auroit de la peine à y reconnoître le » même animal. Celui de M. Parsons est plus court, et les plis de la » peau en sont en plus petit nombre , moins marqués , et quelques » uns placés un pen différemment; la tête surtout ne ressemble pres- » que en rien à celle du rhinocéros de la foire Saint-Germain. On ne » sauroit douter de l'exactitude de M. Parsons , et il faut chercher » dans l'âge et le sexe de ces deux animaux la raison des différences » sensibles qu'on aperçoit dans les figures que l'on a données de l'un » et de l'antre. Celle de M. Parsons a été dessinée d'après un rhinocé- » ros mâle qui n'avoit que deux ans : celle que j'ai cru devoir ajouter » ici l'a été d'après le tableau du célèbre M. Oudry, le peintre des ani- 576 ANIMAUX SAI VAGES. rière , et de proiil; il a aussi dessiné Jes parties exté- rieures de la génération du mâle, et les cornes sim- ples et doubles, aussi bien que la queue d'autres rhinocéros, dont ces parties étoient conservées dans des cabinets d'histoire naturelle. Le rhinocéros qui arriva à Londres en 1709 avoit été envoyé du Bengale. Quoique très jeune, puisqu'il » maux , et qui a si fort excellé en ce genre ; il a peint de giaucleur na- » lurelle, et d'après le vivant, le rhinocéros de la foire Saint-Ger- » main, qui étoil nne femelle, et qui avoit au moins huit ans : je dis » au moins huit ans; car il est dit dans l'inscription qu'on voit au bas » de l'estampe de Charpentier, qui a pour titre Véritable portrait d'an » Rlùnocéros vivant que Cou voit à la foire Saint-Germain, à Paris, que » cet animal avoit trois ans quand il fut pris en 1741 dans la province » d'Assem, appartenant au Mogol ; et huit lignes plus bas il est dit « ([u'il n'avoit qu'un mois quand quelques Indiens l'attrapèrent avec » des cordes, api'ès en avoir tué la mère à coups de flèches : ainsi il » avoit au moins huit ans, et pouvoit en avoir dix ou onze. Cette difïé- » rence d'ûge est une raison vraisemblable des différences sensibles » que l'on trouvera entre la figure de M. Parsons et celle de M. Oudry, » dont le tableau, fait par ordre du roi, fut alors exposé au salon de » peinture. Je remarquerai seulemeiit que M. Oudrj a donné à la dé- » fense de son rhinocéros plus de longueur que n'en avoit la corne du » rhinocéros de la foire Saint-Germain, que j'ai vu et examiné avec >» beaucoup d'attention, et que cette partie est rendue plus fidèlement » dans l'estampe de Charpentier. Aussi est-ce d'après celte estampe » qu'on a dessiné la corne de celte figure , qui pour tout le resle a » été dessinée et réduite d'après le tableau de Al. Oudry. L'animal » ([u'elle représente avoit été pesé, environ un an auparavant, à » Stutlgard, dans le duché de Wirtemberg , et il pesoit alors cinq mille » livres. Il mangeoit, selon le rapport du capitaine Douwcnion Wau- » der-Mcer, qui l'avoit conduit en Europe, soixante livres de loin et * vingt livres de pain par jour. Il étoit très privé, et d'un(; agililé sur- » prenante , vu l'énormité de sa masse et son air extrêmement lourd. » Ces remarcjues sont judicieuses et pleines de sens, comme tout ce (fu'écrit M. Demours. Voyez la figure dans sa traduction iVançoise des» 'l'ransactiOHi philosophiques, année i'/^ô. LE RlIiNOCEKOS. ,^77 n'avoit que deux ans, les frais de sa nourriture et de son voyage montoieFil à près de mille livres sterling; on le nourrissoit avec du riz, du sucre, et du foin : on lui donnoit par jour sept livres de riz mêlé avec trois livres de sucre , qu'on lui parlageoit en trois portions; on lui donnoit aussi beaucoup de foin et d'herbes vertes, qu'il préféroit au foin : sa boisson ii'étoit que de l'eau dont il buvoit à la fois une grande quantité. Il étoit d'un naturel tranquille , et se lais- soit toucher sur toutes les parties de son corps : il ne devenoit méchant que quand on le frappoit ou lorsqu'il avoit faim, et dans l'un et l'autre cas on ne pouvoit l'apaiser qu'en lui donnant à manger. Lors- qu'il étoit en colère, il sautoit en avant et s'élevoit brusquement à une grande hauteur, en poussant sa tète avec furie contre les murs; ce qu'il faisoit avec une prodigieuse vitesse, malgré son air lourd et sa masse pesante. J'ai été souvent témoin, dit M. Par- sons, de ces mouvements que produisoit l'impatience ou la colère, surtout les matins avant qu'on lui appor- tât son riz et son sucre : la vivacité et la promptitude des mouvements de cet animal m'ont fait juger, ajoute-t-il, qu'il est tout-à-fait indomptable, et qu'il atteindroit aisément à la course un homme qui l'au- roit offensé. Ce rhinocéros, à l'âge de deux ans, n'étoit pas plus haut qu'une jeune vache qui n'a pas encore porté ; mais il avoit le corps fort long et fort épais. Sa tête étoit très grosse à proportion du corps : en la prenant depuis les oreilles jusqu'à la corne du nez, elle for- moit une courbe concave dont les deux extrémités, c'est-à-dire le bout supérieur du museau et la partie Ô'jS ANIMAUX SAUVAGES. près des oreilles, sont fort relevées. La corne n'avoit encore qu'un pouce de hauteur; elle étoit noire, lisse à son sommet, mais avec des rugosités à sa base et dirigée en arrière. Les narines sont situées fort bas, et ne sont pas à un pouce de distance de l'ouverture de la gueule. La lèvre inférieure est assez semblable à celle du bœuf, et la lèvre supérieure ressemble pins à celle du cheval, avec cette différence et cet avan- tage que le rhinocéros peut l'allonger, la diriger, la doubler en la tournant autour d'un bâton, et saisir par ce moyen les corps qu'il veut approcher de sa gueule. La langue de ce jeune rhinocéros étoit douce comme celle d'un veau^. Ses yeux n'avoient nulle vi- vacité ; ils ressemblent à ceux du cochon pour la forme, et sont situés très bas, c'est-à-dire plus près de l'ouverture des narines que dans aucun autre ani- mal. Les oreilles sont larges, minces à leur extrémité, et resserrées à leur origine par une espèce d'anneau ridé. Le cou est fort court; la peau forme sur cette partie deux gros plis qui l'environnent tout autour. Les épaules sont fort grosses et fort épaisses; la peau fait à leur jointure un autre pli qui descend sous les jambes de devant. Le corps de ce jeune rhinocéros étoit en tout très épais, et ressembloit très bien à ce- lui d'une vache prête à mettre bas. Il y a un autre pli 1. La plupart des voyageurs et tous les naturalistes tant anciens que modernes , ont dit que la langue du rhinocéros étoit extrêmement rude, et que les papilles en étoient si poignantes qu'avec sa langue seule il écorcîioit un homme et en enlevoit la chair jusqu'aux os. Ce fait, que l'on trouve partout, me paroît très douteux et même mal imaginé, puisque le rhinocéros ne mange point de cliair, et qu'en général les animaux qui ont la langue rude sont ordinairement car- nassiers. LE RUINOCEKOS. Ôri) entre le corps et la croupe ; ce pli descend au dessous des jambes de derrière, et enfin il y a encore un au- tre pli qui environne transversalement la partie infé- rieure de la croupe à quelque distance de la queue. Le ventre éloit gros et pendoit presque à terre, sur- tout à la partie moyenne. Les jambes sont rondes, épaisses, fortes, et toutes sont courbées en arrière à la jointure : celte jointure, qui est recouverte par un pli très remarquable quand l'animal est couché, dis- paroît lorsqu'il est debout. La queue est menue et courte relativement au volume du corps; celle de ce rhinocéros n'a voit que seize ou dix-sept pouces de longueur; elle s'élargit un peu à son extrémité, où elle est garnie de quelques poils courts, gros, et durs. La verge est d'une forme assez extraordinaire; elle est contenue dans un prépuce ou fourreau comme ce!le du cheval , et la première chose qui pa- roît au dehors dans le temps de l'éreclion est un se- cond prépuce de couleur de chair, duquel ensuite il sort un tuyau creux en forme d'entonnoir évasé et découpé^ comme une fleur de lis, lequel tient lieu de gland et forme l'extrémité de la verge : ce gland bizarre par sa forme est d'une couleur de chair plus pâle que le second prépuce. Dans la plus forte érec- tion la verge ne s'étendoit qu'à huit pouces hors du corps; on lui procuroit aisément cet état d'extension en frottant l'animal sur le ventre avec des bouchons de paille lorsqu'il étoit couché. La direction de ce membre n'étoit pas droite , mais courbe et dirigée 1. Voyez la figure dans les Transactions phUosophiques, num. 470, planche 111; et dans les Glanures d'Edwards, planche côlée au ba.^ 221, 58o AiMMALX S AL VA GE S. en arrière ; aussi pissoit-il en arrière et à plein ca- nal, à peu près comme une vaciie : d'où l'on peut in- férer que, dans l'acte de la copulation, le mâle ne couvre pas la femelle, mais qu'ils s'accouplent croupe à croupe. Elle a les parties extérieures de la généra- tion faites et placées comme celles de la vache , et elle ressemble parfaitement au mâle pour la forme et pour la grosseur du corps. La peau est épaisse et impénétrable ; en la prenant avec !a main dans les plis on croiroit toucher une planche de bois d'un demi-pouce d'épaisseur. Lorsqu'elle est tannée, dit le docteur Grew, elle est excessivement dure, et plus épaisse que le cuir d'aucun autre animal terrestre ; elle est partout plus ou moins couverte d'incrusta- tions en forme de gales ou de tubérosilés , qui sont assez petites sur le sommet du cou et du dos, et qui, par degrés, deviennent plus grosses en descendant sur les côtés; les plus larges de toutes sont sur les épaules et sur la croupe; elles sont encore assez gros- ses sur les cuisses et les jambes, et il y en a tout au- tour et tout le long des jambes jusqu'aux pieds; mais entre les plis ia peau est pénétrable, et même déli- cate et aussi douce au touciier que de la soie , tandis que l'extérieur du pîi est aussi rude que le reste; cette peau tendre qui se trouve dans l'intérieur du pli est d'une légère couleur de chair, et la peau du ventre est à peu près de même consistance et de même couleur. Au reste, on ne doit pas comparer ces tubé- rosités ou gales dont nous venons de parler à des écailles, comme l'ont fait plusieurs auteurs; ce sont de simples durillons de la peau , qui n'ont ni régu- larité dans la figuie ni syméliie dans leur posilion LE RilINOCEilOS. ,)b l respective. La souplesse de la peau dans les plis donne au rhinocéros la facilité du mouvement de la tôle, du cou , et des membres : tout le corps, à l'exception des jointures, est inflexible et comme cuirassé. M. Parsons dit en passant qu'il a observé une qua- lité très particulière dans cet animal, c'est d'écouter avec une espèce d'attention suivie tous les bruits qu'il entendoit; de sorte que, quoique endormi ou fort occupé h manger ou à satisfaire d'autres besoins pres- sants, il s'éveilloit à l'instant, levoit la tête, et écou- toit avec la plus constante attention, jusqu'à ce que le bruit qu'il entendoit eût cessé. Enfin, après avoir donné cette description exacte du rhinocéros, M. Parsons examine s'il existe ou nou des rhinocéros à double corne sur le nez; et après avoir comparé les témoignages des anciens et des mo- dernes, et les monuments de cette espèce qu'on trouve dans les collections d'histoire naturelle, il couclut avec vraisemblance que les rhinocéros d'Asie n'ont communément qu'une corne, et que ceux d'Afrique en ont ordinairement deux. 11 est très certain qu'il existe des rhinocéros qui n'ont qu'une corne sur le nez, et d'autres qui en ont deux^; mais il n'est pas également certain que cette variété soit constante , toujours dépendante du climat 1. Kolbe dit positivement , et coiniiie s'il l'avoit vu , que la première corue du rhinocéros est placée sur le nez, et la seconde sur le front, en droite ligne avec la première ; que celle-ci , qui est d'un gros brun , ne passe jamais deux pieds de longueur; que la seconde est jaune, et qu'elle ne croit jamais au dessus de six pouces. [Description du cap de Bonne- EspéranciJ , par Kolbe, tome 111, pages 17 et 18.) Cependant nous venons de citer des doubles cornes dont la seconde différoit peu de la première qui av(.>it deux pieds, qui toutes deux étoient de la 582 ANIMAUX SAUVAGES. de l'Afrique ou des Indes, el qu'en conséquence de cette seule différence on puisse établir deux espèces distinctes dans le genre de cet animal. Il paroît que les rhinocéros qui n'ont qu'une corne l'ont plus grosse et plus longue que ceux qui en ont deux : il y a des cornes simples de trois pieds et demi , et peut-être de plus de quatre pieds de longueur sur six et sept pouces de diamètre à la base; il y a aussi des cornes doubles qui ont jusqu'à deux pieds de longueur. Communé- ment ces cornes sont brunes ou couleur olivâtre; ce- pendant il s'en trouve de grises, et même quelques unes de blanches : elles n'ont qu'une légère conca- vité en forme de tasse sous leur base, par laquelle elles sont attachées à la peau du nez; tout le reste de la corne est solide et plus dur que la corne ordi- naire : c'est avec cette arme, dit-on , que le rhinocé- ros attaque et blesse quelquefois mortellement les éléphants de la plus haute taille , dont les jambes éle- vées permettent au rhinocéros , qui les a bien courtes, de leur porter des coups de boutoir et de corne sous le ventre, où la peau est le plus sensible et le plus pénétrabie; mais aussi lorsqu'il manque son premier coup, l'éléphant le terrasse et le tue. La corne du rhinocéros est plus estimée des Indiens que l'ivoire de l'éléphant, non pas tant à cause de la matière, dont cependant ils font plusieurs ouvrages au tour et au ciseau , mais à cause de sa substance môme, à laquelle ils accordent plusieurs qualités spé- même couleur; et cK ailleurs il paroît certain qu'elles ne sont jamais à une aussi grande distance lune de l'autre que le dit cet auteur, puisque les bases de ces deux cornes, conservées dans le cabinet de llansSloanc, uétoicnt pas éloignées de trois pouces. Lli RHINOCÉROS. 587) ciGques et propriétés médicinales; les blanches, comme les plus rares, sont aussi celles qu'ils esti- ment et qu'ils recherchent le plus. Dans les présents que le roi de Siam envoya à Louis XIY, en 1686, il y avoit six cornes de rhinocéros. Nous en avons au Ca- binet du Roi douze de différentes grandeurs, et une entre autres qui , quoique tronquée, a trois pieds huit pouces et demi de longueur. Le rhinocéros, sans être ni féroce, ni carnassier, ni même extrêmement farouche, est cependant in- traitable^; il est à peu près en grand ce que le co- chon est en petit , brusque et brute , sans intelligence, sans sentiment, et sans docilité : il faut même qu'il soit sujet à des accès de fureur que rien ne peut cal- mer; car celui qu'Emmanuel , roi de Portugal , envoya au pape, en i5i5, fit périr le bâtiment sur lequel on le Iransportoit ; et celui que nous avons vu à Paris, ces années dernières, s'est noyé de même en allant en Italie. Ces animaux sont aussi, comme le cochon, très enclins à se vautrer dans la boue et à se rouler dans la fange ; ils aiment les lieux humides et marécageux, et ils ne quittent guère les bords des rivières. On en trouve en Asie et en Afrique, au Bengale, à Siarn, à Laos , au Mogol , à Sumatra , à Java , en Abyssinie , en Ethiopie, au pays des Anzicos, et jusqu'au cap de 1. Chardin dit (tome Ht , page 45) que les Abyssins apprivoisent les rliinocéros, qu'ils les élèvent au travail comme on fait les éléphants. Ce fait me paroit très douteux ; aucun autre voyageur n'en lait men- tion , et il est sûr qu'au Bengale , à Siam , et dans les autres parties de riude méridionale, où le rhinocéros est peut-être plus commun qu'en Ethiopie, et où l'on est accoutumé à apprivoiser les éléphants, il est regardé comme un animal indomptable , et dont on ne peut faire au» cun usage pour le service domestique. 584 ANIMA LX S Ai: VA G ES. Bonne-Espérance : mais en général l'espèce en est moins nombreuse et moins répandue que celle de l'é- îéphant : il ne produit de môme qu'un seul petit à la fois, et à des distances de temps assez considérables. Dans le premier mois, le jeune rhinocéros n'est guère plus gros qu'un cliîen de grande taille. Il n'a point en naissant la corne sur le nez, quoiqu'on en voie déjà le rudiment dans le fœtus; à deux ans cette corne n'a encoure poussé que d'un pouce, et à six ans elle a neuf à dix pouces; et comme l'on connoît de ces cornes qui ont près de quatre pieds de lon- gueur, il paroît qu'elles croissent au moins jusqu'au moyen âge, et peut-être pendant toute la vie de l'ani- mal, qui doit être d'une assez longue durée, puisque le rhinocéros décrit par M. Parsons n'avoit à deux ans qu'environ la moitié de sa hauteur; d'où l'on peut in- férer que cet animal doit vivre, comme l'homme, soixante-dix ou quatre-vingts ans. Sans pouvoir devenir utile comme l'éléphant, le rhinocéros est aussi nuisible par la consommation , et surtout par le prodigieux dégât qu'il fait dans les campagnes; il n'est bon que par sa dépouille : sa chair est excellente au goût des Indiens et des Nègres; Rolbe dit en avoir souvent mangé et avec beaucoup de plai- sir. Sa peau fait le cuir le meilleur et le plus dur qu'il y ait au monde; et non seulement sa corne, mais toutes les autres parties de son corps, et même son sang, son urine, et ses excréments, sont estimés comme des antidotes contre le poison, ou comme des remèdes à plusieurs maladies. Ces antidotes ou remèdes, tirés des différentes parties du rhinocéros, ont le même usage dans la pharmacopée des Indes n: RiiiNOCîinos. 585 que le ihériaqne dans celle de l'Europe. Il y a toute apparence que la plupart de ces vertus sont imaginai- res ; mais combien n'y a-t-il pas de choses bien plus recherchées qui n'ont de valeur que dans l'opinion! Le rhinocéros se nourrit d'herbes grossières, de chardons, d'arbrisseaux épineux, et i! préfère ces ali- ments agrestes à la douce pfUure des plus belles prai- ries : il aime beaucoup les cannes de sucre, et mange aussi de toutes sortes de grains. N'ayant nul goût pour la chair, il n'inquiète que les petits animaux; il ne craint pas les grands , vit en paix avec tous, et même avec le tigre, qui souvent l'accompagne sans oser l'at- taquer. Je ne sais donc si les combats de l'éléphant et du rhinocéros ont un fondement réel; ils doivent au moins être rares, puisqu'il n'y a nul motif de guerre ni de part ni d'autre, et que d'ailleurs on n'a pas re- jnarqué qu'il y eût aucune espèce d'antipathie entre ces animaux; on en a vu même en captivité vivre tran- quillement et sans s'offenser ni s'irriter l'un contre l'autre. Pline est, je crois, le premier qui ait parlé de ces combats du rhinocéros et de l'éléphant : il paroît c[u'on les a forcés à se battre dans les spectacles de Home; et c'est probablement de là que l'on a pris l'i- dée que quand ils sont en liberté et dans leur état naturel ils se battoient de môme; mais, encore une fois, toute action sans motif n'est pas naturelle ; c'est un effet sans cause, qui ne doit point arriver ou qui n'arrive que par hasard. Les rhinocéros ne se rassemblent pas en troupes ni ne marchent en nombre comoie les éléphants ; ils sont plus solitaires, plus sauvages, et peut-être plus diffi- ciles à chasser et à vaincre. ïls n'attaquent pas les 386 ANIMAUX SAUVAGES. hommes, à moins qu'ils ne soient provoqués; mais alors ils prennent de la fureur et sont très redouta- bles : i'acier de Damas, les sabres du Japon, n'enta- ment pas leur peau ; les javelots et les lances ne peuvent la percer; elle résiste môme aux balles de mousquet ; celles de plomb s'aplatissent sur ce cuir, et les lingots de fer ne le pénètrent pas en entier : les seuls en- droits absolument pénétrables dans ce corps cuirassé sont le ventre, les yeux, et le tour des oreilles; aussi les chasseurs au lieu d'attaquer cet animal de face et debout le suivent de loin par ses traces, et attendent pour l'approcher les heures où il se repose et s'endort. Nous avons au Cabinet du R.oi un fœtus de rhinocéros qui nous a été envoyé de l'île de Java^ et qui a été tiré hors du corps de la mère : il est dit, dans le mé- moire qui accompagnoit cet envoi, que vingt-huit chasseurs s'étant assemblés pour attaquer ce rhinocé- ros, ils l'avoient d'abord suivi de loin pendant quel- ques jours, faisant de temps en temps marcher un ou deux hommes en avant pour reconnoître la position de l'animal; que par ce moyen ils le surprirent en- dormi , s'en approchèrent en silence et de si près qu'ils lui lâchèrent tous ensemble leurs vingt-huit coups de fusil dans les parties inférieures du bas-ventre. On a vu, par la description de M. Parsons9 que cet animal a l'oreille bonne et même très attentive ; on assure aussi qu'il a l'odorat excellent ; mais on pré- tend qu'il n'a pas l'œil bon , et qu'il ne voit pour ainsi dire que devant lui. La petitesse extrême de ses yeux, leur position basse, oblique , et enfoncée , le peu de brillant et de mouvement qu'on y remarque, sem- blent confirmer ce fait. Sa voix est assez sourde Jors- LE UHINOCÉROS. 587 qu'il est tranquille ; elle resseipble en gros au grogne- ment du cochon ; et lorsqu'il est en colère son cri devient aigu et se fait entendre de fort loin. Quoi- qu'il ne vive que de végétaux, il ne rumine pas : ainsi il est probable que , comme l'éléphant , il n'a qu'un estomac et des boyaux très amples, et qui suppléent à l'office de la panse. Sa consommation , quoique con- sidérable , n'approche pas de celle de l'éléphant; et il paroît, par la continuité et l'épaisseur non inter- rompue de sa peau, qu'il perd aussi moins que lui par la transpiration. * Nous avons vu un second rhinocéros nouvellement arrivé à la Ménagerie du Roi. Au mois de septembre 1770 il n'étoit âgé que de trois mois, si l'on en croit les gens qui l'avoient amené; mais je suis persuadé qu'il avoit au moins deux ou trois ans; car son corps, y compris la tête, avoit déjà huit pieds deux pouces de longueur sur cinq pieds six pouces de hauteur, et huit pieds deux pouces de circonférence. Observé un an après, son corps s'étoit allongé de sept pouces, en sorte qu'il avoit, le 28 août 1771 ? huit pieds neuf pouces , y compris la longueur de la tête , cinq pieds neuf pouces de hauteur , et huit pieds neuf pouces de circonférence. Observé deux ans après, le 12 août Î772, la longueur de son corps, y compris la tête, étoit de neuf pieds quatre pouces; la plus grande hau- teur, qui étoit celle du train de derrière, de six pieds quatre pouces, et la hauteur du train de devant étoit de cinq pieds onze pouces seulement. Sa peau avoit la couleur et la même apparence que l'écorce d'un vieil orme, tachetée en certains endroits de noir et 588 ANIMAI X SAUVAGES. de gris, et dans d'autres repliée en sillons profonds (jui formoient des espèces d'écaillés. Il n'avoit qu'une corne de coideur brune d'une substance ferme et dure. Les yeux sont petits et saillants ; les oreilles larges et assez ressemblantes à celles de l'âne ; le dos, qui est creux, semble être couvert d'une selle natu- relle; les jambes sont courtes et très grosses ; les pieds arrondis par derrière, avec des sabots par devant, divisés en trois parties; la queue est assez semblable à celle du bœuf, et garnie de poils noirs à son extré- mité. La verge s'allonge sur les testicules, et s'élève pour l'écoulement de l'urine, que l'animal pousse assez loin de lui, et cette partie paroît fort petite re- lativement à la grosseur du corps; elle est d'ailleurs très remarquable par son extrémité, qui forme une cavité comme l'embouchure d'une trompette : le fourreau ou l'étui dont elle sort est une partie char- nue d'une chair vermeille semblable à celle de la verge, et cette même partie charnue qui forme le premier étui sort d'un second fourreau pris dans la peau , comme dans les autres animaux. Sa langue est dure et rude au point d'écorcl.er ce qu'il lèche : aussi mange-t-il de grosses épines sans en ressentir de dou- leur. Il lui faut environ cent soixante livres de nour- riture par jour. Les Indiens et les Africains, et sur- tout les Hottentots, en trouvent la chair bonne à manger. Cet animal peut devenir domestique en l'é- levant fort jeune, et il produiroit dans l'état de do- mesticité plus aisément que l'éléphant. « Je n'ai jamais pu concevoir , dit avec raison M. de Paw, pourquoi on a laissé en Asie le rhinocéros dans LE RHINOCÉROS. 38^ son ëtat sauvage sans l'employer à aucun usage , tandis qu'il est soumis en Abyssinie, et y sert à porter des fardeaux. » «M. deBuffon,dit M. le chevalier Bruce, a conjec- turé qu'il y avoit au centre de l'Afrique des rhinocé- ros à deux cornes; cette conjecture s'est vérifiée. En effet, tous les rhinocéros que j'ai vus en Abyssinie ont deux cornes : la première, c'est-à-dire la plus proche du nez, est de la forme ordinaire; la seconde , plus tranchante à la pointe, est toujours plus courte que la première; toutes deux naissent en même temps; mais la première croît plus vite que l'autre, et la sur- passe en grandeur, non seulement pendant tout le temps de l'accroissement, mais pendant toute la vie de l'animal. » D'autre part , M. AUamand , très habile natura- liste , écrit à M. Daubenton , par une lettre datée de Leyde, le 3i octobre 1766, dans les termes sui- vants. «Je me rappelle une chose qu'a dite M. Parsons dans un passage cité par M. de Buffon : il soupçonne que les rhinocéros d'Asie n'ont qu'une corne, et que ceux du cap de Bonne-Espérance en ont deux. Je soupçonnerois tout le contraire. J'ai reçu de Bengale et d'autres endroits de l'Inde des têtes de rhinocéros toujours à doubles cornes, et toutes celles qui me sont venues du Cap n'en avoient qu'une. » Ceci paroît prouver ce que nous avons déjà dit que ces rhinocéros à doubles cornes forment une variété dans l'espèce, une race particulière, mais qui se trouve également en Asie et en Afrique. JîMFON. XVI. 25 jgo ANIMAUX SAUVAGES/ LE CH4MEAU' ET LE DROMADAIRES Camelus Bactrianus. L. — Canielus Dromedarius. L. Ces deux noms, dromadaire et chameau ^ ne dési- gnent pas deux espèces différentes , mais indiquent seulement deux races distinctes et subsistantes de temps immémorial dans l'espèce du chameau. Le prin- cipal , ou , pour ainsi dire , l'unique caractère sensi- ble par lequel ces deux races diffèrent, consiste en ce que le chameau porte deux bosses, et que le dro- madaire n'en a qu'une ; il est aussi plus petit et moins fort que le chameau : mais tous deux se mêlent, pro- duisent ensemble; et les individus qui proviennent de cette race croisée sont ceux qui ont le plus de vigueur et qu'on préfère à tous les autres. Ces métis issus du dromadaire et du chameau forment une race secondaire, qui se multiplie pareillement, et qui se mêle aussi avec les races premières; en sorte que dans cette espèce , comme dans celles des autres ani- maux domestiques, il se trouve plusieurs variétés, dont les plus générales sont relatives à la différence des climats. Aristote a très bien indiqué les deux races principales; la première, c'est-à-dire celle à deux 1. En latin, camelus; en italien, camelo; en espagnol, camelo ; en allemand, kameel; en anglois, camei. 2. Dromedarius , en latin moderne ; maihary, dans le Levant , selon Shaw. Tome 16 1 l.LE CHM/[H]A"U_2.Lî; DKOMADAEKP] L !•: C U A M li A 11 li T L !• 1) R O M A D A I R E. 7)^ \ bosses, sous le nom de chameau de la. Bactriane; et la seconde, sous celui de chameau d'Arabie, On ap- pelle les premiers chameaux turcs ^ et les autres cha- meaux arabes. Cette division subsiste aujourd'hui comme du temps d'Aristote ; seulement il paroît , de- puis que l'on a découvert les parties de l'Afrique et de l'Asie inconnues aux anciens, que le dromndaire est, sans comparaison, plus nombreux et plus géné- ralement répandu que le chameau : celui-ci ne se trouve guère que dans le ïurquestan et dans quel- ques autres endroits du Levant; tandis que le droma- daire, plus commun qu'aucune autre bête de somme en Arabie, se trouve de même en grande quantité dans toute la partie septentrionale de l'Afrique, qui s'étend depuis la mer Méditerranée jusqu'au fleuve Niger, et qu'on le retrouve en Egypte, en Perse, dans la Tartarie méridionale, et dans les parties sep- tentrionales de l'Inde. Le dromadaire occupe donc des terres immenses, et le chameau est borné à \\n petit terrain : le premier habite des régions arides et chaudes : le second, un pays moins sec et plus tem- péré ; l'espèce entière, tant des uns que des autres , paroît être confinée dans une zone de trois ou quatre cents lieues de largeur, qui s'étend depuis la Mauri- tanie jusqu'à la Chine ; elle ne subsiste ni au dessus ni au dessous de cette zone. Cet animal, quoique na- turel aux pays chauds, craint cependant les climats où la chaleur est excessive ; son espèce finit où com- mence celle de l'éléphant, et elle ne peut subsister ni sous le ciel brûlant de la zone torride, ni dans les climats doux de notre zone tempérée. U paroît être originaire d'Arabie; car non seulement c'est le pays 392 ANIMAUX S Ai; VA G ES. OÙ il est en plus grand nombre, mais c'est anssi celui auquel il est le plus conforme. L'Arabie est le pays du monde le plus aride et où l'eau est le plus rare : le chameau est le plus sobre des animaux, et peut passer plusieurs jours sans boire. Le terrain est presque par- tout sec et sablonneux : le chameau a les pieds faits pour marcher dans les sables, et ne peut, au con- traire, se soutenir dans les terrains humides et glis- sants. L'herbe et les pâturages manquant à cette terre , le bœuf y manque aussi , et le chameau rem- place cette bête de somme. On ne se trompe guère sur le pays naturel des animaux , en le jugeant par ces rapports de conformité : leur vraie patrie est la terre à laquelle ils ressemblent, c'est-à-dire à laquelle leur nature paroît s'être entièrement conformée, surtout lorsque cette même nature de l'animal ne se modi- fie point ailleurs et ne se prête pas à l'influence des autres climats. On a inutilement essayé de multiplier les chameaux en Espagne , on les a vainement trans- portés en Amérique, ils n'ont réussi ni dans l'un ni dans l'autre climat; et dans les grandes Indes, on n'en trouve guère au delà de Surate et d'Ormus. Ce n'est pas qu'absolument parlant ils ne puissent sub- sister et produire aux Indes, en Espagne, en Améri- que, et même dans des climats plus froids, comme en France , en Allemagne , etc. ^ : en les tenant l'hiver dans des écuries chaudes, et les nourrissant avec choix, les traitant avec soin, en ne les faisant pas travailler, et ne les laissant sortir que pour se promener dans les 1. M. le marquis de Monlmirail nous a fait savoir qu'on lui avoif assuré que S. M. le roi de Pologne, électeur de Saxe , avoit eu aux en- virons de Dresde des chameaux et des dromadaires qui y ont multiplié. LE CHAMEAU ET LE DROMADAIRE. ^Q.l beaux jours, on peut les faire vivre, et même espérer de les voir produire ; mais leurs productions sont ché- lives et rares; eux-mêmes sont foibleset languissants: ils perdent donc toute leur valeur dans ces climats, et, au lieu d'être utiles, ils sont très à charge à ceux qui les élèvent, tandis que, dans leur pays natal, iU font, pour ainsi dire, toute la richesse de leurs maî- tres. Les Arabes regardent le chameau comme un pré- sent du ciel, un animal sacré, sans le secours duquel ils ne pourroient ni subsister, ni commercer, ni voyager. Le lait des chameaux fait leur nourriture or- dinaire ; ils en mangent aussi la chair, surtout celle des jeunes, qui est très bonne à leur goût : le poil de ces animaux, qui est fin et moelleux, et qui se renouvelle tous les ans par une mue complète , leur sert à faire les étoffes dont ils s'habillent et se meu- blent. Avec leurs chameaux, non seulement ils ne manquent de rien, mais même ils ne craignent rien ; ils peuvent mettre en un seul jour cinquante lieues de désert entre eux et leurs ennemis : toutes les armées du monde périroient à la suite d'une troupe d'Ara- bes; aussi ne sont-ils soumis qu'autant qu'il leur plaît. Qu'on se figure un pays sans verdure et sans eau , un soleil brûlant, un ciel toujours sec, des plaines sa- blonneuses, des montagnes encore plus arides, sur lesquelles l'œil s'étend et le regard se perd sans pou- voir s'arrêter sur aucun objet vivant ; une terre morte , et, pour ainsi dire, écorchée par les vents, laquelle ne présente que des ossements , des cailloux jonchés, des rochers debout ou renversés, un désert entière- ment découvert où le voyageur n'a jamais respiré sous l'ombrage, où rien ne l'accompagne , rien ne lui rap- 3()i ANIMAUX SAlVAGEa. pcile ia nature vivante : solitude absolue, mille fois plus affreuse que celle des forêts; car les arbres sont encore des êtres pour l'homme qui se voit seul; plus isolé, plus dénué, plus perdu dans ces lieux vides et sans bornes, il voit partout l'espace comme son tom- beau; la lumière du jour, plus triste que l'ombre de la nuit, ne renaît que pour éclairer sa nudité, son impuissance , et pour lui présenter l'horreur de sa si- tuation, en reculante ses yeux les barrières du vide, en étendant autour de lui l'abîme de l'immensité qui le sépare de la terre habitée, immensité qu'il lente- roit en vain de parcourir; car la faim, la soif, et la chaleur brûlante pressent tous les instants qui lui res- tent entre le désespoir et la mort. Cependant l'Arabe, à l'aide du chameau, a su franchir et même s'approprier ces lacunes de la na- ture ; elles lui servent d'asile, elles assurent son re- pos, et le maintiennent dans son indépendance. Mais de quoi les hommes savent-ils user sans abus? Ce même Arabe libre , indépendant, tranquille , et même riche , au lieu de respecter ces déserts comme les remparts de sa liberté , les souille par le crime ; il les traverse pour aller chez les nations voisines enlever des esclaves et de î'or; il s'en sert pour exercer son brigandage, dont n}alheureusement il jouit plus en- core que de sa liberté; car ses entreprises sont pres- que toujours lieureuses. Malgré la défiance de ses voisins et la supériorité de leurs forces, il échappe à leur poursuite , et emporte impunément tout ce qu'il leur a ravi. Un Arabe , qui se destine à ce métier de pirate de terre, s'endurcit de bonne heure à la fati- gue des voyages ; il s'essaie à se passer du sommeil , LE CllAxMEAU ET LE DRO :i A I) AI II E. 7)^J à souffrir la faim, la soif, el la chaleur : eu uiême temps il instruit ses chameaux, il les élève et les exerce dans cette même vue; peu de jours après leur nais- sance , il leur plie les jambes sous le ventre , il les contraint à deuieurer à terre, et les charge, dans celte situation , d'un poids assez fort qu'il les accou- tume à porter, el qu'il ne leur ôle que pour leur en donner uq plus fort; au lieu de les laisser paître à toute heure , et boire à leur soif, il commence par ré- gler leur repas , et peu à peu les éloigne à de grandes distances, en diminuant aussi la quantité de la nour- riture ; lorsqu'ils sont un peu forts, il les exerce à la course; il les excite par l'exemple des chevaux, et parvient à les rendre aussi légers et plus robustes : enfin, dès qu'il est sûr de la force, de la légèreté, et delà sobriété de ses chameaux, il les charge de ce qui est nécessaire à sa subsistance et à la leur; il part avec eux, arrive sans être attendu aux confins du désert, arrête les premiers passants, pille les habitations écartées, charge ses chameaux de son butin : et s'il est poursuivi, s'il est forcé de précipiter sa retraite, c'est alors qu'il développe tous ses talents el les leurs; monté sur l'un des plus légers, il conduit la troupe, la fait marcher jour et nuit, presque sans s'arrêter, ni boire , ni manger : il fait aisément trois cents lieues en huit jours; et pendant tout ce temps de fatigue et de mouvement, il laisse ses chameaux chargés, il ne leur donne chaque jour qu'une heure de repos et une pelotle de pâte : souvent ils courent ainsi neuf ou dix jours sans trouver de l'eau , ils se passent de boire : et lorsque par hasard il se trouve une marre à quelque distance de leur route, ils sentent l'eau de plus d'une 096 ANIMAUX SAUVAGES, demi-Jieue ; la soif qui les presse leur fait doubler le pas , et ils boivent en une seule fois pour tout Je temps passé et pour autant de temps à venir; car souvent leurs voyages sont de plusieurs semaines, et leurs temps d'abstinence durent aussi long-temps que leurs voyages. En Turquie, en Perse, en Arabie , en Egypte, en Barbarie, etc. , le transport des marchandises ne se fait que par le moyen des chameaux : c'est de toutes les voitures la plus prompte et la moins chère. Les marchands et autres passagers se réunissent en cara- vanes, pour éviter les insultes et les pirateries des Arabes : ces caravanes sont souvent très nombreuses, et toujours composées de 'plus de chameaux que d'hom- mes. Chacun de ces chameaux est chargé selon sa force : il la sent si bien lui-même, que quand on lui donne une charge trop forte , il la refuse , et reste constam- ment couché jusqu'à ce qu'on l'ait allégée. Ordinai- rement les grands chameaux portent un millier, et même douze cents pesant; les plus petits six à sept cents. Dans ces voyages de commerce , on ne préci- pite pas leur marche : comme la route est souvent de sept ou huit cents lieues , on règle leur mouvement et leurs journées; ils ne vont que le pas, et font chaque jour dix à douze lieues ; tous les soirs on leur ôte leur charge , et on les laisse paître en liberté. Si l'on est en pays vert, dans une bonne prairie, ils prennent en moins d'une heure tout ce qu'il leur faut pour en vivre vingt-quatre, et pour ruminer pendant toute la nuit : mais rarement ils trouvent de ces bons pâturages, et cette nourriture délicate ne leur est pa>s nécessaire; ils semblent même préférer LE CHA.MEAU ET LE DROMADAIRE. O97 aux herbes les plus douces l'absinthe , le chardon , l'ortie, le genêt, la cassie, et les autres végétaux épi- neux; tant qu'ils trouvent des plantes à brouter, ils se passent très aisément de boire. Au reste, cette facilité qu'ils ont à s'abstenir long- temps de boire n'est pas de pure habitude ; c'est plu- tôt un effet de leur conformation. Il y a dans le cha- meau, indépendamment des quatre estomacs qui se trouvent d'ordinaire dans les animaux ruminants, une cinquième poche qui leur sert de réservoir pour con- server de Teau. Ce cinquième estomac manque aux autres animaux, et n'appartient qu'au chameau : il est d'une capacité assez vaste pour contenir une grande quantité de liqueur; elle y séjourne sans se corrom- pre et sans que les autres aliments puissent s'y mêler; et lorsque l'animal est pressé par la soif, et qu'il a besoin de délayer les nourritures sèches et de les ma- cérer par la rumination, il fait remonter dans sa panse, et jusqu'à l'œsophage , une partie de cette eau par une simple contraction des muscles. C'est donc en vertu de celte conformation très singulière que le chameau peut se passer plusieurs jours de boire, et qu'il prend en une seule fois une prodigieuse quantité d'eau, qui demeure saine et limpide dans ce réser- voir, parce que les liqueurs du corps ni les sucs de la digestion ne peuvent s'y mêler. Si l'on réfléchit sur les difformités ou plutôt sur les non-conformités de cet animal avec les autres, on ne pourra douter que sa nature n'ait été considérable- ment altérée par la contrainte de l'esclavage et par la continuité des travaux. Le chameau est plus ancien- nement, plus complètement, et plus laborieusement 598 ANIMAUX SAUVAMES. esclave, qu'aucun des autres animaux domestiques r il l'est plus anciennement, parce qu'il habite les cli- mats où les hommes se sont le plus anciennement policés : il l'est plus complètement, parce que dans les autres espèces d'animaux domestiques, telles que celles du cheval, du chien, du bœuf, de la brebis, du cochon, etc. , on trouve encore des individus dans leur état de nature, des animaux de ces mêmes es- pèces qui sont sauvages , et que l'homme ne s'est pas soumis, au lieu que dans le chameau l'espèce entière est esclave; on ne la trouve nulle part dans sa condi- tion primitive d'indépendance et de liberté : enfin il est plus laborieusement esclave qu'aucun autre , parce qu'on ne l'a jamais nourri ni pour le faste, comme la plupart des chevaux, ni pour l'amusement, comme presque tous les chiens, ni pour l'usage de !a table , comme le bœui', le cochon , le mouton; que l'on n'en a jamais fait qu'une bêle de somme, qu'on ne s'est pas même donné la peine d'atteler ni de faire tirer, mais dont on a regardé le corps comme une voiture vivante qu'on pouvoit tenir chargée et surchargée , même pendant le sommeil ; car, lorsqu'on est pressé, on se dispense quelquefois de leur ôter le poids qui les accable , et sous lequel ils s'affaissent pour dormir les jambes pliées et le corps appuyé sur l'estomac : aussi portent-ils toutes les empreintes de la servitude et les stigmates de la douleur; au bas de la poitrine sur le sternum^ il y a une grosse et large callosité aussi dure que de la corne; il y en a de pareilles à toutes les jointures des jambes; et quoique ces cal- losités se trouvent sur tous les chameaux, elles oQrent elles-mêmes la preuve qu'elles ne sont pas naturelles. LU CHAMEAU ET LE DROMADAIRE. 0)99 et qu'elles sont produites par l'excès de la contraiate et de la douleur, car souvent elles sont remplies de pus; La poitrine et es jambes sont donc déformées par ces callosités ; le dos est encore plus défiguré par la bosse double ou simple qui le surmonte. Les cal- losités se perpétuent aussi bien que les bosses par la génération; et comme il est évii;ent que cette pre- mière difformité ne provient que de l'habitude à la- quelle on contraint ces animaux, en les forçant dès leur premier âge à se coucher sur l'estomac, les jam- bes pliées sous le corps , et à porter dans cette situa- tion le poids de leur corps et les fardeaux dont on les charge, on doit présumer aussi que la bosse ou les bosses du dos n'ont eu d'autre origine que la com- pression de ces mômes fardeaux, qui, portant inéga- lement sur certains endroits du dos, auront fait éle- ver la chair et boursoufler la graisse et la peau : car ces bosses ne sont point osseuses ; elles sont seule- ïuent composées d'une substance grasse et charnue, de Ja môme consistance k peu près que celle des té- tines de vache : ainsi les callosités et les bosses seront également regardées comme des difformités produites par la continuité du travail et de la contrainte du corps; et ces difformités, qui d'abord n'ont été qu'ac- cidentelles et individuelles, sont devenues générales et permanentes dans l'espèce entière. L'on peut pré- sumer de môme que la poche qui contient l'eau, et qui n'est qu'une appendice de la panse, a été produite par l'extension forcée de ce viscère : l'animal, après avoir souffert trop long-temps la soif, prenant à la fois autant et peut-être plus d'eau que l'estomac ne pouvoit en contenir, cette membrane se sera étendue, dilatée. 4oO ANIMAUX SAUVAGES. et prêtée peu à peu à celte surabondance de liquide; comme nous avons vu que ce même estomac dans les moutons s'étend et acquiert de la capacité propor- tionnellement au volume des aliments, qu'il reste très petit dans les moutons que l'on nourrit de pain , et qu'il devient très grand dans ceux auxquels on ne donne que de l'herbe. On confirmeroît pleinement ou l'on détruiroit ab- solument ces conjectures sur les non-conformités du chameau , si l'on en trouvoit de sauvages que l'on pût comparer avec les domestiques : mais , comme je l'ai dit, ces animaux n'existent nulle part dans leur état naturel ; ou s'il existent, personne ne les a remarqués ni décrits : nous devons donc supposer que tout ce qu'ils ont de bon et de beau, ils le tiennent de la na- ture, et que ce qu'ils ont de défectueux et de dif- forme leur vient de l'empire de l'homme et des tra- vaux de l'esclavage. Ces pauvres animaux doivent souffrir beaucoup, car ils jettent des cris lamentables, surtout lorsqu'on les surcharge : cependant, quoique continuellement excédés, ils ont autant de cœur que de docilité ; au premier signe ils plient les genoux et s'accroupissent jusqu'à terre pour se laisser charger dans cette situation; ce qui évite à l'homme la peine d'élever les fardeaux à une grande hauteur : dès qu'ils sont chargés, ils se relèvent d'eux-mêmes sans être aidés ni soutenus. Celui qui les conduit, monté sur l'un d'entre eux, les précède tous, et leur fait pren- dre le même pas qu'à sa monture ; on n'a besoin ni de fouet ni d'éperon pour les exciter : mais lorsqu'ils commencent à être fatigués, on soutient leur cou- rage, ou plutôt on charme leur ennui, par le chant LE CHAMEAU ET LE DROMADAIRE. l[Ol OU par le son de quelque inslrument ; leurs conduc- teurs se relaient à chanter; et lorsqu'ils veulent pro- longer la route et doubler la journée, ils ne leur donnent qu'une heure de repos, après quoi, reprenant leur chanson , ils les remettent en marche pour plu- sieurs heures de plus, et le chant ne finit que quand il faut s'arrêter; alors les chameaux s'accroupissent de nouveau, et se laissent tomber avec leur charge ; on leur ôte le fardeau en dénouant les cordes et laissant couler les ballots des deux côtés : ils restent ainsi ac- croupis, couchés sur le ventre, et s'endorment au milieu de leur bagage , qu'on rattache le lendemain avec autant de promptitude et de facilité qu'on i'avoit détaché la veille. Les callosités, les tumeurs sur la poitrine et sur les jambes, les foulures et les plaies de la peau , la chute entière du poil , la faim , la soif, la maigreur, ne sont pas leurs seules incommodités ; on les a préparés à tous ces maux par un mal plus grand, en les muti- lant par la caslration. On ne laisse qu'un mâle pour huit ou dix femelles, et tous les chameaux de travail sont ordinairement hongres : ils sont moins forts, sans doute, que les chameaux entiers, mais ils sont plus traitables et servent en tout temps; au lieu que les entiers sont non seulement indociles, mais pres- que furieux, dans le temps du rut, qui dure quarante jours , et qui arrive tous les ans au printemps. On assure qu'alors ils écument continuellement , et qu'il leur sort de la gueule une ou deux vessies rouges de la grosseur d'une vessie de cochon. Dans ce temps , ils mangent très peu; ils attaquent et mordent les animaux, les hommes, et même leur maître, auquel. 402 ANIMAUX SAUVAGES. dans tout autre temps, ils sont très soumis. L'accou- plement ne se fait pas debout, à la manière des au- tres quadrupèdes; mais la femelle s'accroupit, et re- çoit le mâle dans la même situation qu'elle prend pour reposer, dormir, et se laisser charger. Cette posture à laquelle on les habitue devient, comme l'on voit, une situation naturelle, puisqu'ils la pren- nent d'eux-mêmes dans l'accouplement. La femelle porte près d'un an, et , comme tous les autres grands animaux, ne produit qu'un petit : son lait est abon- dant, épais, et lait une bonne nourriture, même pour les hommes , en le mêlant avec une plus grande quantité d'eau. On ne fait guère travailler les femel- les; on les laisse paître et produire en liberté. Le pro- fit qu'on tire de leur produit et de leur lait surpasse peut-être celui qu'on tireroit de leur travail : cepen- dant il y a des endroits ou l'on soumet une grande partie des femelles, comme les mâles, à la castra- tion, afm de les faire travailler; et l'on prétend que cette opération , loin de diminuer leurs forces, ne fait qu'augmenter leur vigueur et leur embonpoint. En général , plus les chan:jeaux sont gras, et plus ils sont capables de résister à de longues fatigues. Leurs bosses ne paroissent être formées que de la surabondance de la nourriture ; car dans les grands voyages où l'on est obligé de l'épargner, et où ils souflrent souvent la faim et la soif, ces bosses diminuent peu à peu, et se j'éduisent au point que la place et l'éminence n'en sont plus marquées que par la hauteur du poil, qui est toujours beaucoup plus long sur ces parties que sur le reste du dos : la maigreur du corps augmente a mesure que les bosses diminuent. Les Maures, qui LE CHAMEAU ET LE I) KO M AD AI RE. ^\(>7) transportent toutes ies marchandises de la Barbarie et de la INiiniidie jusqu'en Ethiopie , parlent avec des chameaux bien chargés , qui sont vigoureux et très gras, et ramènent ces mêmes chameaux si maigres, qu'ordinairement ils les revendent à vil prix aux Ara- bes du désert pour les engraisser de nouveau. Les anciens ont dit que ces animaux sont en état d'engendrer à l'âge de trois ans : cela me paroît douteux ; car à trois ans ils n'ont pas encore pris la moitié de leur accroissement. Le membre génital du maie est , comme celui du taureau , très long et très mince : dans l'érection , il tend en avant comme ce- lui de tous les autres animaux; mais dans l'état ordi- naire le fourreau se relire en arrière , et l'urine est jetée entre les jambes de derrière , en sorte que les mâles et les femelles pissent de la même manière. Le petit chameau telle sa mère pendant un an; et lors- qu'on veut le ménager, pour le rendre dans la suite plus fort et plus robuste, on le laisse en liberté téter ou paître pendant les premières années, et on ne commence à le charger et à le faire travailler qu'à 1 âge de quatre ans. Il vit ordinairement quarante ou cin- quante ans : cette durée de la vie étant plus propor- tionnée au temps de l'accroissement, c'est sans aucun fondement que quelques auteurs ont avancé qu'il vi- voit jusqu'à cent ans. En réunissant sous un seul point de vue toutes les qualités de cet animal et tous ies avantages que l'on en tire, l'on ne pourra s'empêcher de le reconnoî- tre pour la plus utile et la plus précieuse de tou- tes les créatures subordonnées à l'homme. L'or et la soie ne sont pas les vraies richesses de l'Orient : /jO/f ANIMAUX SAUVAGES. c'est le chameau qui est îe trésor de l'Asie; il vaut mieux que l'éléphant , car il travaille, pour ainsi dire, autant, et dépense peut-être vingt fois moins : d'ail- leurs l'espèce entière en est soumise à l'homme, qui la propage et la multiplie autant qu'il lui plaît; au lieu qu'il ne jouit pas de celle de l'éléphant, qu'il ne peut multiplier, et dont il faut conquérir avec peine les in- dividus les uns après les autres. Le chameau vaut non seulementmieuxque l'éléphant , mais peut-être vaut- il autant que le cheval, l'âne, et le bœuf, tous réunis ensemble : il porte seul autant que deux mulets; il mange aussi peu que l'âne , et se nourrit d'herbes aussi grossières; la femelle fournit du lait pendant plus de temps que la vache; la chair des jeunes cha- meaux est bonne et saine , comme celle du veau ; leur poil est plus beau , plus recherché . que la plus belle laine : il n'y a pas jusqu'à leurs excréments dont on ne tire des choses utiles; car le sel ammoniac se fait de leur urine , et leur fiente desséchée et mise en poudre leur sert de litière, aussi bien qu'aux chevaux, avec lesquels ils voyagent souvent dans des pays où l'on ne connoît ni la paille ni le foin : enfin on fait des mottes de cette même fiente qui brûlent aisé- ment, et font une flamme aussi claire et presque aussi vive que celle du bois sec ; cela même est encore d'un grand secours dans ces déserts , où l'on ne trouve pas un arbre, et où, par le défaut de matières combus- tibles, le feu est aussi rare que l'eau. * Nous n'avons presque rien à ajouter à ce que nous avons dit des chameaux et des dromadaires ; nous rapporterons seulement ici ce qu'en a écrit M. Niebuhr dans sa Descrrptio7i de l'Arable^ p. \l\l\. L E CHAMEAU ET L E 1) 11 « ) M A D A I il E . /j () f) «La î3lupart des chameaux du pays d'iman sont de laille médiocre et d'un brun c!air; cependant on en voit aussi de grands et lourds, et d'un brun foncé. Lorsque les chameaux veulent s'accoupler, la femelle se couche sur ses jambes; on lui lie les pieds de devant pour qu'elle ne puisse se relever. Le mâle, assis der- rière comme un chien, touche la terre de ses deux pieds de devant. Il paroît froid pendant l'accouple- ment, et plus indolent qu'aucun animal ; il faut le cha^ touiller quelquefois long-temps avant de pouvoir l'ex- citer. L'accouplement étant achevé , on recouvre le mâle, et on fait lever promptement la i'emelle en la frappant d'une pantoufle au derrière , tandis qu'une autre personne la fait marcher. ïl en est de même , dit- on, en Mésopotamie, en INatoiie, et probablement partout. » J'ai dit qu'on avoit transporté des chameaux et des dromadaires aux îles Canaries, aux Antilles, au Pé- rou,, et qu'ils n'avoient réussi nulle part dans le nou- veau continent. Le docteur Browne, dans son Histoire de la Jamaïque j, assure y avoir vu des dromadaires que les Anglois y ont amenés en assez grand nombre dans ces derniers temps , et que, quoiqu'ils y subsis- tent, ils y sont néanmoins de peu de service, parce qu'on ne sait pas les nourrir et les soigner convena- blement. Ils ont néanmoins multiplié dans tous ces climats, et je ne doute pas qu'ils ne pussent même produire en France. On peut voir dans la Gazette du 9 juin 1775 que M. Brinkenof, ayant fait accoupler des chameaux dans ses terres près de Berlin, a obtenu, le 24 mars de cette année 1776, après douze mois ré- volus, un petit chameau qui se porte bien. Ce fait lUUTOiV. XVI. 2() 4o6 AxMMALX SAUVAGES. confirme celui que j'ai cité de la production des cha- meaux et des dromadaires à Dresde, et je suis per- suadé qu'en faisant venir avec les chameaux des do- mestiques arabes ou barbaresques, accoutumés à les soigner , on viendroit à bout d'établir chez nous cette espèce, que je regarde comme la plus utile de tous les animaux. LE BUFFLE^ Bas Bubalus. L, LE BONASUS ET L'AUROCHS, Bos Uras. Gmel. LE BISON ET LE ZÉBU. ' Bos Bi&on. L. — Bos Taurus. L. Vai\ Quoique le buffle soit aujourd'hui commun en Grèce et domestique en Italie , il n'étoit connu ni des Grecs ni des Romains ; car il n'a jamais eu de nom dans la langue de ces peuples : le mot même de buffle indique une origine étrangère, et n'a de racine ni dans la langue grecque ni dans lalatine ; en effet, cet animal est originaire des pays les plus chauds de l'A- . 1, Cet animal n'a de nom ni en grec ni en latin : c'est mai à propos que les auteurs modernes qui ont écrit en latin l'ont appelé bubalus : Aldrovande a mieux fait en le nommant buffelus. Les Italiens le nom- ment bufalo; les Allemands, buffet. On l'appelle empakassa ou pakassa au Congo, selon Dnper; et gu-aroho au cap de Bonne-Espérance, se- lon Kolbo, I :\: iiii¥Yhh]._'2:Li\ un LE BUFFLE, etC. 4^7 iVique et des Indes , et n a été transporté et naturalisé en Italie que vers le septième siècle. C'est mal à pro- pos que les modernes lui ont appliqué le nom de bu- baluSj, qui, en grec et en latin, indique, à la vérité, un animal d'Afrique , mais très différent du buffle , comme il est aisé de le démontrer par les passages des auteurs anciens. Si l'on vouloit rapporter le bubalm à un genre , il appartiendroit plutôt à celui de la gazelle qu'à celui du bœuf ou du buffle. Belon ayant vu au Caire un petit bœuf à bosse , différent du buffle et du bœuf ordinaire , imagina que ce petit bœuf pouvoit être le bubalus des anciens; mais s'il eût soigneuse- ment comparé les caractères donnés par les anciens au bubalus j, avec ceux de son petit bœuf, il auroit lui- même reconnu son erreur : et d'ailleurs nous pouvons en parler avec certitude , car nous avons vu vivant ce petit bœuf à bosse ; et ayant comparé la description que nous en avons faite avec celle de Belon, nous ne pouvons douter que ce ne soit le même animal. On le montroit à la foire à Paris, en 1752, sous le nom de Zébu, Nous avons adopté ce nom pour désigner cet animal ; car c'est une race particulière de bœuf, et non pas une espèce de buffle ou de bubalm. Arisiote, en faisant mention des bœufs, ne parle que du bœuf commun , et dit seulement que chez les Arackotas (aux Indes) il y a des bœufs sauvages qui diffèrent des bœufs ordinaires et domestiques, comme les sangliers diffèrent des cochons : mais dans un autre endroit que j'ai cité dans les notes ci-dessus , il donne la description d'un bœuf sauvage de Péonie (province voisine de la Macédoine), qu'il appelle bonasus. Ainsi le bœuf ordinaire et le bonasus sont les seuls r'^oS ANIMAUX SAUVAGES. animaux de ce genre indiques par Aristote ; et ce qui doit paroître singulier , c'est que le honasus^ quoique assez amplement décrit par ce grand philosophe, n'a été reconnu par aucun des naturalistes grecs ou la- tins qui ont écrit après lui , et que tous n'ont fait que le copier sur ce sujet ; en sorte qu'aujourdhui môme l'on ne connoît encore que le nom du bonasus^ sans savoir quel est l'animal subsistant auquel on doive l'appliquer. Cependant, si l'on fait attention qu'Aris- tote, en parlant des bœufs sauvages du climat tem- péré, n'a indiqué que le bonasus ^ et qu'au contraire lés Grecs et les Latins des siècles suivants n'ont plus parié du bonasiis^ mais ont indiqué ces bœufs sauva- ges sous les noms d'ttrus et de bison j, on sera porté à croire que le bonasus doit être l'un ou l'autre de ces animaux; et en effet, l'on verra, en comparant ce qu'Aristote dit du bonasus avec ce que nous connois- sons du bison , qu'il est plus que probable que ces deux noms ne désignent que le même animal. Jules- César est le premier qui ait parlé de Vurus, Pline et Pausanias sont aussi les premiers qui aient annoncé le bison. Dès le temps de Pline, on dormoit le nom de bubnlus à Viirus ou au bison; la confusion n'a fait qu'augmenter avec le temps : on a ajouté au bonasus ^ au bubaluSj, à VuruSj, au bison, le catoplebn^ le tliur^, le bubaius de Belon, le bison d'Ecosse, celui d'A- mérique ; et tous nos naturalistes ont fait autant d'es- pèces différenles qu'ils ont trouvé de noms. La vérité est ici enveloppée de tant de nuages, environnée de tant d'erreurs , qu'on me saura peut-être quelque gré d'avoir entrepris d'éclaircir cette p'artie de l'histoire naturelle, que la contrariété des témoignages^ la va- LE BU ri' LE, eic. 409 rielé des descriptions, la multiplicité des noms, la diversité des lieux, la différence des langues et l'ob- scurité des temps sembloient avoir condamné à des ténèbres éternelles. Je vais d'abord présenter le résultat de mon opi- nion sur ce sujet, après quoi j'en donnerai les preuves. 1° L'animal que nous connoissons aujourd'hui sous le nom de buffle n'étoit point connu des an- ciens. 2° Ce buffle , maintenant domestique en Europe , est le même que le buffle domestique ou sauvage aux Indes et en Afrique. 5" Le bubalus des Grecs et des Romains n'est point le buffle ni le petit bœuf de Belon , mais l'animal que MM. de l'Académie des Sciences ont décrit sous le nom de vaclie de Barbarie ^ et nous l'appellerons bubale. 4° Le petit bœuf de Belon, que nous avons vu, et que nous nommerons zéba^ n'est qu'une variété dans l'espèce du bœuf. 5"* Le bonasua d'Aristote est le môme animal que le bison des Latins. 6" Le bison d'Amérique pourroit bien yenir origi- nairement du bison d'Europe. 7^ \Jurus ou aurochs est le même animal que notre taureau commun dans son état naturel et sauvage. 8° Enfin le bison ne diflere de l'aurochs que par des variétés accidentelles, et par conséquent il est, aussi bien que l'aurochs, de la môme espèce que le bœuf domestique; en sorte que je crois pouvoir ré- 4lO ANIMAUX SAUVAGES. duire à trois toutes les dénominations et toutes les espèces prétendues des naturalistes tant anciens que modernes, c'est-à-dire à celles du bœuf, du buffle^ et du bubale. Je ne doute pas que quelques unes des proposi-> tions que je viens d'annoncer ne paroissenl des asser- tions hasardées, surtout aux yeux de ceux qui se sont occupés de la nomenclature des animaux, et qui ont essayé d'en donner des listes ; cependant il n'y a aucune de ces assertions que je ne sois en état de prouver : mais, avant d'entrer dans les discussions critiques qu'exige chacune de ces propositions en particulier, je vais exposer les observations et les faits qui m'ont conduit dans cette recherche, et qui, m'ayant éclairé moi-même, serviront également à éclairer les autres. Il n'en est pas des animaux domestiques, à beau- coup d'égards, comr:e des animaux sauvages; leur nature, leur grandeur, et leur forme sont moins con- stantes et plus sujettes aux variétés , surtout dans les parties extérieures de leur corps ; l'influence du climat, si puissante sur toute la nature, agit avec bien plus de force sur des êtres captifs que sur des êtres libres; la nourriture préparée par la main de l'homme, souvent épargnée et mal choisie, jointe à la dureté d'un ciel étranger , produit avec le temps des altérations assez profondes pour devenir constan- tes en se perpétuant par les générations. Je ne pré- tends pas dire que cette cause générale d'altération soit assez puissante pour dénaturer essentiellement des êtres dont l'empreinte est aussi ferme que celle du moule des animaux ; mais elle les change à cer- LE BUFFLE, etC. 4^ 1 tains égards, elle les masque, et les tranforme à Tcx- torieiir ; elle supprime de certaines parties, ou leur en donne de nouvelles ; elle les peint de couleurs va- riées; et par son action sur l'habiUide du corps, elle influe aussi sur le naturel, sur l'instinct, et sur les qualités les plus intérieures : une seule partie modifiée dans un tout aussi pariait que le corps d'un animal suffit pour que tout se ressente , en eflet , de cette altération ; et c'est par cette raison que nos animaux domestiques diffèrent presque autant par le naturel et l'instinct que parla figure, de ceux dont ils tirent leur première origine. La brebis nous en fournit un exemple frappant : cette espèce, telle qu'elle est aujourd'hui, périroit en entier sous nos yeux et en fort peu de temps, si l'homme cessoit de la soigner, de la défendre; aussi est-elle très différente d*elle-même, très inférieure à son espèce originaire. Mais, pour ne parier ici que de ce qui fait notre objet , nous verrons combien de va- riétés les bœufs ont essuyées par les effets divers et diversement combinés du climat, de la nourriture , et du traitement dans leur état d'indépendance et dans celui de domesticité. La variété la plus générale et la plus remarquable dans les bœufs domestiques , et même sauvages , con~ siste dans cette espèce de bosse qu'ils portent entre les deux épaules. On a appelé bisons cette race de bœufs bossus, et l'on a cru jusqu'ici que les bisons étoient d'une espèce différente de celle des bœufs communs : mais comme nous sommes maintenant assuré que ces bœufs à bosse produisent avec nos bœufs , et que la bosse diminue dès la première gé- , I I fi A N I M \ \j X S A i: V A ( , E S. iiéraliolîj et disparoît à la seconde ou à la troisième, il est évident cpe cette bosse n'est qu'un caractère accidentel et variable , qui n'empêche pas que le bœuf bossu ne soit de la même espèce que notre bœuf. Or, on a trouvé autrefois dans les parties dé- sertes de l'Europe des bœufs sauvages , les uns sans bosse et les autres avec une bosse : ainsi cette variété semble être dans la nature môme ; elle paroît prove- nir de l'abondance et de la qualité plus substantielle du pâturage et des autres nourritures ; car nous avons remarqué sur les chameaux que quand ces animaux sont maigres et mal nourris , ils n'ont pas même l'ap- parence de la bosse. Le bœuf sans bosse se nommoit vroclis et turocks dans la langue des Germains, et le bœuf sauvage à bosse se nommoit viseii dans cette même langue. Les Romains, qui ne connoissoient ni l'un ni l'autre de ces bœufs sauvages avant de les avoir vus en Germanie, ont adopté ces noms ; de vroclis ils ont fait vrtis, et de vlseUj, bison ^ et ils n'ont pas ima- giné que le bœuf sauvage, décrit par Aristote sous le nom de bonus us ^ pouvoit être l'un ou l'autre de ces bœufs dont ils venoient de latiniser et de gréciser les noms germains. Une autre différence qui se trouve entre l'aurochs et le bison, est la longueur du poil : le cou, les épaules, le dessous de la gorge, dans le bison , sont couverts de poils très longs , au lieu que dans l'au- rochs toutes ces parties ne sont revêtues que d'un poil assez court et semblable à celui du corps , à l'ex- ception du front, qui est garni de poil crépu. Mais cette différence du poil est encore plus accidentelle que celle de la bosse, et dépend de même de la nour- Lli li II FF TE, etc. /|l3 riture et du climat , comme nous l'avons prouvé par les chèvres, les moutons, les chiens, les chats, les lapins, etc. Ainsi ni la bosse, ni la différence dans la longueur et la quantité du poil , ne sont des caractè- res spécifiques, mais desimpies variétés accidentelles qui ne divisent pas l'unité de l'espèce. Une variété plus étendue que les deux autres , et à laquelle il semble que les naturalistes aient donné, de concert, plus de caractère qu'elle n'en mérite, c'est la forme des cornes : ils n'ont pas fait attention que , dans tout notre bétail domestique, la figure, la gran- deur, la position, la direction, et môme le nombre des cornes , varient si fort , qu'il seroit impossible de prononcer quel est pour cette partie le vrai modèle de la nature. On voit des vaches dont les cornes sont plus courbées, plus rabaissées, presque pendantes; d'autres qui les ont plus droites, plus longues, plus relevées. Il y a des races entières de brebis qui ont des cornes, quelquefois deux, quelquefois quatre, etc. Il y a des races de vac4ies qui n'en ont point du tout, etc. Ces parties extérieures, et, pour ainsi dire, accessoires au corps de ces animaux, sont tout aussi peu constantes que les couleurs du poil , qui , comme l'on sait , varient et se combinent de toutes façons dans les animaux domestiques. Cette différence dans la figure et la direction des cornes, qui est si ordinaire et si fréquente, ne devoit donc pas être regardée comme un caractère distinctif des espèces : cependant c'est sur ce seul caractère que nos natu- ralistes ont établi leurs espèces; et comme Aristote , dans l'indication qu'il donne du bonasiis^ dit qu'il a les cornes courbées en dedans, ils ont sépare le bona- 4^4 ANIMAUX SAUVAGES. SUS de tous les autres bœufs, et en ont fait une espèce particulière, à la seule inspection des cornes et sans en avoir jamais vu l'individu. Au reste , nous citons sur cette variation des cornes dans le bétail domesti- que, les vaches et les brebis, plutôt que les taureaux et les béliers, parce que les femelles sont ici beau- coup plus nombreuses que les mâles, et que partout on peut observer trente vaches ou brebis pour un taureau ou un bélier. La mutilation des animaux par la castration semble ne faire tort qu'à l'individu , et ne paroît pas devoir influer sur l'espèce; cependant il est sûr que cet usage restreint d'un côté la nature et l'aiToiblit de l'autre : un seul mâle , condamné à trente ou quarante femelles, ne peut que s'épuiser sans les satisfaire; et dans l'ac- couplement l'ardeur est inégale, plus foible dans le mâle qui jouit trop souvent, trop forte dans la femelle qui ne jouit qu'un instant : dès lors toutes les pro- ductions doivent tendre aux qualités féminines; l'ar- deur de la mère étant , au moment de la conception , plus forte que celle du père , il naîtra plus de femelles que de mâles; et les mâles mêmes tiendront beau- coup plus de la mère que du père. C'est sans doute par cette cause qu'il naît plus de filles que de garçons dans les pays où les hommes ont un grand nombre de femmes, au lieu que dans tous ceux où il n'est pas permis d'en avoir plus d'une le mâle conserve et réa- lise sa supériorité en produisant en effet plus de mâ- les que de femelles. 11 est vrai que dans les animaux domestiques on choisit ordinairement parmi les plus beaux ceux que l'on soustrait à la castration , et qu'on destine à devenir les pères d'une si nombreuse gêné- LE BUFFLEj etC. f^\5 ration. Les premières productions de ce mfile choisi seront, si l'on veut, fortes et vigoureuses; mais à force de tirer des copies de ce seul et même moule , l'empreinte se déforme , ou du moins ne rend pas la nature dans toute sa perfection : la race doit par con- séquent s'afToihlir, se rapetisser, dégénérer; et c'est peut-être par celte raison qu'il se trouve plus de monstres dans les animaux domestiques que dans les animaux sauvages, où le nombre des mâles qui con- courent à la génération est aussi grand que celui des femejles. D'ailleurs, lorsqu'ils n'y a qu'un mâle pour un grand nombre de femelles , elles n'ont pas la li- berté de consulter leur goût; la gaieté, les plaisirs libres, les douces émotions , leur sont enlevés; il ne reste rien de piquant dans leurs amours; elles souf- frent de leurs feux ; elles languissent en attendant les froides approches d'un mâle qu'elles n'ont pas choisi, qui souvent ne leur convient pas , et qui toujours les iîatte moins qu'un autre qui se seroit fait préférer. De ces tristes amours, de ces accouplements sans goût, doivent naître des productions aussi tristes, des êtres insipides, qui n'auront jamais ni le courage, ni la fierté, ni la force que la nature n'a pu propager dans chaque espèce qu'en laissant à tous les individus leurs facultés tout entières, et surtout la liberté du choix, et même le hasard des rencontres. On sait, par l'exemple des chevaux, que les races croisées sont toujours les plus belles; on ne devroit donc pas borner dans notre bétail les femelles à un seul mâle de leur pays, qui lui-même ressemble déjà beaucoup à sa mère,, et qui par c^raséquent, loin de relever l'espèce, ne peut que continuer à la dégrader. Les 4l6 ANIMAUX SAUVAGES. hommes ont préféré dans cette pratique leur com- modité aux autres avantages; nous n'avons pas cher- ché à maintenir, à embelHr la nature, mais à nous la soumettre et en jouir pkis despotiquement : les mâ- les représentent la gloire de l'espèce; ils sont plus courageux, plus fiers, toujours moins soumis ; un grand nombre de mâles dans nos troupeaux les rendroit moins dociles, plus difficiles à conduire, à garder : il a fallu même, dans ces esclaves du dernier ordre, supprimer toutes les têtes qui pouvoient s'élever. A toutes ces causes de dégénération dans les ani- maux domestiques, nous devons encore en ajouter une autre, qui seule a pu produire plus de variétés que toutes les autres réunies; c'est le transport que l'homme a fait dans tous les temps de tous ces ani- maux de climats en climats. Les bœufs , les brebis , et les chèvres, ont été portés et se trouvent partout; par- tout aussi ces espèces ont subi les influences du climat, partout elles ont pris le tempérament du ciel et la teinture de la terre ; en sorte que rien n'est plus diffi- cile que de reconnoître dans ce grand nombre de va- riétés celles qui s'éloignent le moins du type de la na- ture : je dis celles qui s'éloignent le moins , car il n'y en a peut-être aucune qu'on puisse regarder comme une copie parfaite de cette première empreinte. Après avoir exposé les causes générales de variété dans les animaux domestiques, je vais donner les preu- ves particulières de tout ce que j'ai avancé au sujet des bœufs et des buffles. J'ai dit, i° que l'animal que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de buffle n'ë- toit pas connu des anciens Grecs ni des Romains. Cela est évident, puisque aucun de leurs auteurs ne l'a LE BUFFLE, OtC. :f 1 7 décrit, qu'on ne trouve même dans ieurs ouvrages aucun nom qu'on puisse lui appliquer, et que d'ail- leurs on sait, par les annales d'Italie, que le premier buffle y fut auienë vers la fin du sixième siècle, l'anSgS. 2" Le buffle maintenant domestique en Europe est le 7nême que le buffle sauvage ou domestique aux Indes et en Afrique. Ceci n'a besoin d'autres preuves que de la comparaison de notre description du buffle, que nous avons vu vivant, avec les notices que les voya- geurs nous ont données des buffles de Perse, du Mo- gol, de Bengale, d'Egypte, de Guinée, et du cap de Bonne-Espérance ; on verra que dans tous ces pays cet animal est le même, et qu'il ne diffère de notre buffle que par de très légères différences. o'' Le bubaîus^^s Grecs et des Lati?is n'est point le buffle ni le petit bœuf de Belon^ mais l'animal que MM. de l'Académie ont décrit sous le nom de vache de Barba- rie. Yoici mes preuves. Aristote met le bubalus avec les certs et les daims, et point du tout avec les bœufs : ailleurs il le cite avec les chevreuils, et dit qu'il se défend mal avec ses cornes, et qu'il fuit les animaux féroces et guerriers. Pline, en parlant des bœufs sau- vages de Germanie, dit que c'est par ignorance que le vulsaire donne le nom de bubalus à ces bœufs, at- tendu que le bubalus est un animal d'Afrique, qui ressemble en quelque façon à un veau ou à un cerf. Le bubalus est donc un animal timide, auquel les cornes sont inutiles, qui n'a d'autre ressource que la fuite pour éviter les bêtes féroces, qui par consé- quent a de la légèreté, et tient par la figure de celle de hi vaclic et de celle du cerf: tous ces caractères, dont aucun ne convient au buffle, se trouvent parfai- 4l8 ANIMAUX SAUVAGES. tement réunis dans l'animal dont Horace Fontana en- voya la figure à Aldrovande, et dont MM. de TAca- demie ont donné aussi la figure et la description sous le nom de vache de Barbarie; et ils ont pensé , comme moi, que c'étoit le bubalus des anciens. Le zébu ou petit bœuf de Belon n'a aucun des caractères du btx- balus ; il en diffère presque autant qu'un bœuf diffère d'une gazelle : aussi Belon est le seul de tous les natu- ralistes qui ait regardé son petit bœuf comme le baba- lus des anciens. 4° Ce petit bœuf de Belon n'est qu'une variété dans l'espèce du bœuf. Nous le prouverons aisément, en renvoyant seulement à la figure de cet animal, don- née par Belon, Prosper Alpin, Edwards, et à la de- scription que nous en avons faite nous-mêmes ; nous l'avons vu vivant : son conducteur nous dit qu'il ve- noit d'Afrique, qu'on l'appeloit zébu^ qu'il étoit do- mestique, et qu'on s'en servoit pour monture. C'est en effet un animal très doux, et même fort caressant, d'une figure agréable, quoique massive et un peu trop carrée : cependant il est en tout si semblable à un bœuf, que je ne puis en donner une idée plus juste qu'en disant que si l'on regardoit un taureau de la plus belle forme et du plus beau poil avec un verre qui diminuât les objets de plus de moitié, cette figure rapetissée seroit celle du zébu. On peut voir dans la note ci-dessous ^ la description 1 . Ce petit bœuf ressemble parfaitement à celui de Belon ; il a la croupe plus ronde et plus pleine que les bœufs ordinaires; il est si doux, si familier, qu'il lèclie comme un chien, et fait des caresses à tout le monde : c'est un très joli animal , qui paroît avoir autant din- tclligence que de docilité. Son conducteur nous dit qu'il venoit d'Afri LE BUFFLE, etC. l^ig que j'ai faite de cet animal, lorsque je le vis en i ^52 : elle s'accorde très bien avec la figure et la description que, et qu'il étoit âgé de vingt-un mois. Il étoit de couleur blanche, mêlée de jaune et d'un peu de rouge-, les pieds étoient tout blancs-, le poil sur l'épine du dos étoit couleur noirâtre , de la largeur d'environ un pied , la queue de même couleur. Au milieu de cette bande noire , il y avoit sur la croupe une petite raie blanche, dont les poils étoient hérissés et relevés en haut; il n'avoit point de crinière, et le poil du toupet étoit très petit, le poil du corps fort ras. Il avoit cinq pieds sept pouces de longueur, mesurée en ligne droite, depuis le bout du museau jusqu'à l'origine de la queue; cinq pieds un pouce de circon- férence, prise derrière les jambes de devant; cinq pieds dix pouces au milieu du corps, sur le nombril, et cinq pieds un pouce au dessus des jambes de derrière. La tête avoit deux pieds dix pouces de circon- férence , prise devant les cornes ; le museau un pied trois pouces de circonférence , prise derrière les naseaux ; la fente de la geule fermée n'éloit que de onze pouces ; les naseaux avoient deux pouces de lon- gueur et un pouce de largeur; il y avoit dix pouces depuis le bout du museau jusqu'à l'œil. Les yeux étoient éloignés l'un de l'autre de six pouces en suivant la courbure de la tête, et en ligne droite de cinq pouces; l'œil avoit deux pouces et demi de longueur d'un angle à l'autre; l'angle postérieur de l'œil étoit éloigné de l'ouverture de l'oreille de quatre pouces. Les oreilles étoient situées derrière et un peu à côté des cornes; elles avoient six pouces dix lignes de longueur prise par- derrière, neuf pouces trois ligues de circonférence à la racine, et quatre pouces quatre lignes de largeur à la base, en suivant la cour- bure. Il y avoit quatre pouces trois lignes de distance entre les deux cornes; elles avoient un pied deux pouces de longueur et six de cir- conférence à la base, et seulement un pouce et demi à six lignes de distance de leur extrémité : elles étoient de couleur de corne ordinaire, et noires vers le bout; il y avoit un pied sept pouces de dislance entre les deux extrémités des cornes. La distance entre les oreilles et les cornes étoit de deux pouces deux ligues ; la longueur de la tête , de- puis le bout du museau jusqu'à l'épaule , étoit de deux pieds quatre pouces six lignes. Le fanon pendoit de trois pouces et demi au milieu du cou, et seulement d'un pouce trois lignes sous le sternum; le cou avoit trois pieds neuf pouces de circonférence , prise précisément de- vant la bosse ou loupe, qui étoit exactement sur les épaules au dé- faut.du co\^, à un pied un pouce de distance des cornes : celte bosse 420 ANIiMAUX SAUVAGES. de Belon, que nous avons cru devoir rapporter aussi * , afin qu'on puisse les comparer. Prosper Alpin, qui a donné une notice et une figure de cet animal, dit qu'il se trouve en Egypte : sa description s'accorde éloil de chair en entier; elle avoit un pied de longueur, mesurée en ligne droite, sept pouces de hauteur perpendiculaire et six pouces d'épaisseur; le poil qui couvroit le dessus de cette bosse étoit noirâtre , et d'un pouce et demi de longueur. Les jambes de devant avoient quatre pouces neuf lignes de longueur depuis le coude jusqu'au poi- gnet; le coude a un pied six pouces de circonférence; le bras onze pouces de circonférence, le canon avoit huit pouces de longueur et cinq pouces quatre lignes de circonférence à l'endroit le plus mince; la corne deux pouces quatre lignes de longueur, et l'ergot un pouce : la jambe de derrière avoit un pied deux pouces et demi de longueur, et onze pouces trois lignes de circonférence à l'endroit le plus petit ; le jarret quatre pouces trois lignes de largeur, le canon un pied de longueur, cinq pouces huit lignes de circonférence , prise au plus mince, el deux pouces et demi de largeur. La queue avoit deux pieds trois lignes jusqu'au bout des vertèbres , et deux pieds dix pouces et demi jusqu'au bout des poils qui touchoieut à terre : les plus longs poils de la queue avoient un pied trois pouces; la queue huit pouces de circonférence à la base. Les bourses étoient éloignées de l'anus d'un pied et demi en suivant la courbure du bas ventre; les testicules n'é- toieut pas encore descendus dans les bourses , qui cependant pen- doient de deux pouces et demi ; il y avoit quatre mamelles situées comme celles du taureau : la verg-e étoit d'un pied de longueur, depuis les bourses jusqu'au bout du fourreau. 1. C'est un moult beau petit bœuf, trappe et ramassé, gras, poli , de petit corsage , bien formé..... Il étoit déjà vieil , étant de plus petite corpulence que n'est un cerf, mais plus trappe et plus épais qu'un chevreuil , si bien troussé et compassé de tous ses membres , qu'il en étoit fort plaisant à la vue Ses pieds semblent à ceux d'un bœuf; aussi a-t-il les jambes trappes et courtes. Son col est gros et court, ayant quelque petit fœnon qu'on nomme en \alin patearia; il a la tête du bœuf, sur laquelle ses cornes sont élevées dessus un os sur le som met de la tête , noires et beaucoup cochées comme celles dune ga- zelle, et compassées en manière de croissant Il porte les oreilles de vache: ses épaules so'nt quelque pou élevées et bien fournies; sa LE BUFFLE, etC f^2l encore avec la nôtre et avec celle de Belon; les sen- tes différences qu'on paisse remarquer dans toutes trois ne tombent que sur les couleurs des cornes et du poil : le zébu de Belon étoit fauve sous le ventre et brun sur le dos, avec les cornes noires; celui de Prosper Alpin étoit roux, marqué de petites taches, avec les cornes de couleur ordinaire; le nôtre étoit d'un fauve pâle, presque noir sur le dos, avec les cornes aussi de couleur ordinaire, c'est-à-dire de la même couleur que les cornes de nos bœufs. Au reste , les figures de Belon et de Prosper Alpin pèchent en ce que la loupe ou bosse que cet animal porte sur les épaules n'y est pas assez marquée : le contraire se trouve dans, la figure qu'Edwards a nouvellement gravée de ce même animal, sur un dessin qui lui avoit été communiqué par Hans Sloane : la bosse est trop grosse , et d'ailleurs la figure est incomplète en ce qu'elle a vraisemblablement été dessinée sur un ani- mal fort jeune, dont les cornes étoient encore nais- santes : il venoit des Indes orientales, dit Edwards, où l'on se sert de ces petits bœufs comme nous nous servons des chevaux. Il est clair, par toutes ces indi- cations, et aussi par la variété du poil et par la dou- ceur du naturel de cet animal, que c'est une race de bœufs à bosse , qui a pris son origine dans l'état de domesticité, où l'on a choisi les plus petits individus queue lui pend jusqu'au pli des jarrets, élant garnie de poils noirs; il étoit comme un bœuf, mais non pas si haut Nous en avons ci-mis la figure. Belon ajoute que ce petit bœuf avoit été apporté au Caire du pays d'Azamie (province de l'Asie), et quil se trouve aussi en Afrique. ( Observations de Belon , feuillet 118 verso, et 1 19 recto et verso. ) BUFFON. XVI. 27 422 ANIMAUX SAUVAGES. de l*espèce pour les propager; car nous verrons qu'en général les bœufs à bosse domestiques sont, comme nos bœufs domestiques, plus petits que les sauvages, et ces faits seront confirmés par le témoignage des voyageurs que nous citerons dans la suite de cet ar- ticle. 5° Le bonasus d' Aristote est le même que le bison f/^sLfl'Yt/îS.Cette propositionne peut être prouvée sans une discussion critique , dont j'épargnerai le détail à mon lecteur. Gesner, qui étoit aussi savant littérateur que bon naturaliste, et qui pensoit, comme moi, que le bonasus pourroit bien être le bison , a examiné et discuté plus soigneusement que personne les no- tices qu'Aristote donne du bonasus ^ et il a en même temps corrigé plusieurs expressions de la traduction de Théodore Gaza, que cependant tous les natura- listes ont suivie sans examen : en me servant de ses lumières, et en supprimant des notices d'Aristote ce qu'elles ont d'obscur, d'opposé, et même de fabu- leux, il m'a paru qu'elles se réduisoient à ce qui suit. Le bonasus est un bœuf sauvage de Péonie : il est au moins aussi grand qu'un taureau domestique, et de la même forme : mais son cou est, depuis les épaules jusque sur les yeux, couvert d'un long poil bien plus doux que le crin du cheval. 11 a la voix du bœuf, les cornes assez courtes et courbées en bas autour des oreilles; les jambes couvertes de longs poils, doux comme la laine, et la queue assez petite pour sa gran- deur, quoique au reste semblable à celle du bœuf. Il a, comme le taureau, l'habitude de faire de la pous- sière avec les pieds ; son cuir est dur, et sa chair ten- dre et bonne à manger. Par ces caractères, qui sont LE BUFFLE, etC. /(25 les seuls sur lesquels on puisse tabler dans les notices d'Aristote, on voit déjà combien le bonasus appro- che du bison. Tout convient en effet à cet animal , à l'exception de la forme des cornes : mais, comme nous l'avons dit, la fitçure des cornes varie beaucoup dans ces animaux, sans qu'ils cessent pour cela d'être de la même espèce. Nous avons vu des cornes ainsi courbées, qui provenoient d'un bœuf bossu d'Afri- que, et nous prouverons tout à l'heure que ce bœuf à bosse n'est autre chose que le bison. Nous pouvons aussi confirmer ce que nous venons de dire, par la comparaison des témoignages des auteurs anciens. Aristote donne le bonasus pour un bœuf de Péonie ; et Pausanias, en parlant des taureaux de Péonie, dit, en deux endroits différents, que ces taureaux sont des bisons; il dit même expressément que les taureaux de Péonie qu'il a vus dans les spectacles de Rome, avoient des poils très longs sur la poitrine et autour des mâchoires. Enfin Jules-César, Pline, Pausanias, Solin , etc. , ont tous , en parlant des bœufs sau- vages, cité l'aurochs et le bison, et n'ont rien dit du bonasus. Il faudroit donc supposer qu'en moins de quatre ou cinq siècles l'espèce du bonasus se se- roît perdue, si l'on ne vouloit pas convenir que ces deux noms , bonasus et bison j, n'indiquent que le même animal. 6" Les bisons d* Amérique pourvoient bien venir ori- ginairement des bisons d'Europe, Nous avons déjà jeté les fondements de cette opinion dans notre Discours sur les animaux des deux continents. Ce sont les ex- périences faites par M. de La Nux qui nous ont éclai- 424 ANIAIALX SAUVAGES rés ; il nous a appris que les bisons ou bœufs à bosse des Indes et de l'A-frique produisent avec les taureaux et vaches de l'Europe, et que la bosse n'est qu'un caractère accidentel qui diminue dès la première gé- nération, et disparoît à la seconde ou à la troisième. Puisque les bisons des Indes sont de la même espèce que nos bœufs, et ont par conséquent une même ori- gine, n'est-il pas naturel d'étendre cette même ori- gine au bison d'Amérique? Rien ne s'oppose à c«tte supposition : tout semble, au contraire, concourir à la prouver. Les bisons paroissent être originaires des pays froids et tempérés; leur nom est tiré de la lan» gue des Germains; les anciens ont dit qu'ils se trou- voient dans la partie de la Germanie, voisine de la Scythie; actuellement on trouve encore des bisons dans le nord de l'Allemagne, en Pologne, en Ecosse: ils ont donc pu passer en Amérique, ou en venir comme les autres animaux qui sont communs aux deux continents. La seule différence qui se trouve entre les bisons d'Europe et ceux d'Amérique, c'est que ces derniers sont plus petits : mais cette diffé- rence même est une nouvelle présomption qu'ils sont de la même espèce ; car nous avons vu que généra- lement les animaux domestiques ou sauvages qui ont passé d'eux-mêmes ou qui ont été transportés en Amérique, y sont tous devenus plus petits, et cela sans aucune exception : d'ailleurs tous les caractères, jusqu'à ceux de la bosse et des longs poils aux parties antérieures, sont absolument les mêmes dans les bi- sous de l'Amérique et dans ceux de l'Europe ; ainsi nous ne pouvons nous refuser à les regarder non seu- LE BUFFLE, elC 4^^ îement comme des animaux de la môme espèce, mais encore de la même race ^. ^" L'urus ou r aurochs est le même animal que notre taureau commun dans son état naturel et sauvage. Ceci peut se prouver d'abord par la comparaison de la fi- gure et de l'habitude entière du corps de l'aurochs, qui est absolument semblable à celle de notre tau- reau domestique ; l'aurochs est seulement plus grand et plus fort, comme tout animai qui jouit de sa li- berté l'emportera toujours par la grandeur et la force sur ceux qui depuis long-temps sont réduits à l'es- clavage. L'aurochs se trouve encore dans quelques provinces du Nord. On a quelquefois enlevé de jeu- nes aurochs à leur mère; et les ayant élevés, ils ont produit avec les taureaux et vaches domestiques ; ainsi l'on ne peut douter qu'ils ne soient de la même espèce. 8° Enfin le bison ne diffère de l'aurochs que par des 1. Gomme j'élois sur le point de donner cet article à l'impression, M. le marquis de Montmirail m'a envoyé une traduction par extrait d'un Voyage en Pensylvanie, par M. Kalm, dans laquelle se trouve le passage suivant , qui confirme pleinement tout ce que j'avois pensé d'a- vance sur le bison d'Amérique. « Plusieurs personnes considérables » ont élevé des petits des bœufs et vaches sauvages qui se trouvent » dans la Caroline et dans les autres pays aussi méridionaux que la » Pensylvanie. Ces petits bœufs sauvages se sont apprivoisés ; il leur » restoit cependant assez de férocité pour percer toutes les haies qui » s'opposoient à leur passage : ils ont tant de force dans la tête, qu'ils » renversoient les palissades de leur parc, pour aller faire ensuite toutes » sortes de ravages dans les champs semés; et quand ils avoient ouvert » le chemin, tout le troupeau des vaches domestiques les suivoît; ils » s'accouploient ensemble, et cela a formé une autre espèce. » ( Voyage dans L'Amérique septentrionale, de M. Pierre Kalm , professeur à Abo , et même de l'Académie des Sciences de Suède; Gottingue, 1767; page 35o. ) 426 ANIMAUX SAUVAGES. variétés accidentelles j, et par conséquent ils sont tous deux de la même espèce que le bœuf domestique, La bosse, la longueur et la qualité du poil, la forme des cornes, sont les seuls caractères par lesquels on puisse distinguer le bison de l'aurochs : mais nous avons vu que les bœufs à bosse produisent avec nos bœufs; nous savons d'ailleurs que la longueur et la qualité du poil dépendent, dans tous les animaux, de la nature du climat; et nous avons remarqué que dans les bœufs, chèvres, et moutons, la forme des cornes est ce qu'il V a de moins constant. Ces différences ne suffisent donc pas pour établir deux espèces distinctes; et puis- que notre bœuf domestique d'Europe produit avec le bœuf bossu des Indes, on ne peut douter qu'à plus forte raison il ne produise avec le bison ou bœuf bossu d'Europe. Il y a , dans les variétés presque innom- brables de ces animaux, sous les différents climats, deux races primitives, toutes deux anciennement sub- sistantes dans l'état de nature : le bœuf à bosse ou bison, et le bœuf sans bosse ou l'aurochs. Ces races se sont soutenues, soit dans l'état libre et sauvage, soit dans celui de domesticité, et se sont répandues ou plutôt ont été transportées par les hommes dans tous les climats de la terre : tous les bœufs domesti- ques sans bosse viennent originairement de l'aurochs, et tous les bœufs à bosse sont issus du bfsoa. Pour donner une idée juste de ces variétés, nous ferons une courte énumération de ces animaux, tels qu'ils se trouvent actuellement dans les différentes parties de la terre. A commencer par le nord de l'Europe, le peu de bœufs et de vaches qui subsistent en Islande sont dé- LE BLFFLE, CtC. 4^7 pourvus de cornes, quoiqu'ils soient de la même race que nos bœufs. La grandeur de ces animaux est plutôt relative à l'abondance et à la qualité des pâturages qu'à la nature du climat. Les Hollandois ont souvent fait venir des vacbes maigres de Danemarck, qui s'engrais- sent prodigieusement dans leurs prairies, et qui don- nent beaucoup de lait : ces vaches de Danemarck sont plus grandes que les nôtres. Les bœufs et vaches de l'Ukraine, dont les pâturages sont excellents, passent pour être les plus gros de l'Europe : ils sont aussi de la môme race que nos bœufs. En Suisse, où les têtes des premières montagnes sont couvertes d'une verdure abondante et fleurie, qu'on réserve uniquement à l'entretien du bétail, les bœufs sont une fois plus gros qu'en France, où communément on ne laisse à ces animaux que les herbes grossières dédaignées par les chevaux. Du mauvais foin, des feuilles, sont la nourriture ordinaire de nos bœufs pendant l'hiver : et au printemps, lorsqu'ils auroient besoin de se re- faire, on les exclut des prairies : ils souffrent donc encore plus au printemps que pendant l'hiver; car on ne leur donne alors presque rien à l'étable, et on les conduit sur les chemins , dans les champs en repos , dans les bois, toujours à des distances éloignées et sur les terres stériles , en sorte qu'ils se fatiguent plus qu'ils ne se nourrissent. Enfin on leur permet en été d'entrer dans les prairies : mais elles sont dépouillées, elles sont encore brûlantes de la faux; et, comme les sécheresses sont les plus grandes dans ce temps, et que l'herbe ne peut se renouveler, il se trouve que dans toute l'année il n'y a pas une seule saison où ils soient largement ni convenablement nourris : c'est 4ii8 ANIMAUX SAUVAGES. la seule cause qui les rend foibles, chétifs et de petite stature 5 car eu Espagne, et dans quelques cantons de nos provinces de France, où l'on a des pâturages vifs et uniquement réservés aux bœufs, ils y sont beaucoup plus gros et plus forts. En Barbarie et dans la plupart des provinces de l'Afrique, où les .terrains sont secs et les pâturages maigres, les bœufs sont encore plus petits, et les va- ches donnent beaucoup moins de lait que les nôtres, et la plupart perdent leur lait avec leur veau. Il en est de même de quelques parties de la Perse, de la basse Ethiopie, et de la grande Tartarie, tandis que dans les mêmes pays, à d'assez petites distances, comme en Ralmouquie, dans la haute Ethiopie, et en Abyssinie, les bœufs sont d'une prodigieuse gros- seur. Cette différence dépend donc beaucoup plus de l'abondance de la nourriture que de la température du climat : dans le Nord, dans les régions tempérées, et dans les pays chauds, on trouve également, et à de très petites distances , des bœufs petits ou gros, selon la quantité des pâturages et l'usage plus ou moins libre de la pâture. La race de l'aurochs ou du bœuf sans bosse occupe les zones froides et tempérées; elle ne s'est pas fort répandue vers les contrées du Midi : au contraire la race du bison ou bœuf à bosse remplit aujourd'hui toutes les provinces méridionales. Dans le continent entier des grandes Indes, dans les îles des mers orien- tales et méridionales, dans toute l'Afrique, depuis le mont Atlas jusqu'au cap de Bonne-Espérance, on ne trouve, pour ainsi dire, que des bœufs h bosse; et il p.aroît même que cette race, qui a prévalu dans tous LE BUFFLE, CtC. 4^9 les pays chauds, a plusieurs avantages sur l'autre. Ces bœufs à bosse ont, comme le bison, duquel ils sont issus, le poil beaucoup plus doux et plus lustré que nos bœufs, qui, comme l'aurochs, ont le poil dur et assez peu fourni. Ces bœufs à bosse sont aussi plus légers à la course, plus propres à snppléer au service du cheval, et en même temps ils ont un naturel moins brut et moins lourd que nos bœufs; ils ont plus d'in- telligence et de docilité, plus de qualités relatives et senties dont on peut tirer parti : aussi sont-ils traités dans leur pays avec plus de soin que nous n'en don- nons à nos plus beaux chevaux. La considération que les Indiens ont pour ces animaux est si grande, qu'elle a dégénéré en superstition, dernier terme de l'aveu- gle respect. Le bœuf, comme l'animal le plus utile, leur a paru le plus digne d'être révéré : de l'objet de leur vénération, ils ont fait une idole, une espèce de divinité bienfaisante et puissante ; car on veut que tout ce qu'on respecte soit grand , et puisse faire beaucoup de mal ou de bien. Ces bœufs à bosse varient peut-être encore plus que les nôtres pour les couleurs du poil et la figure des cornes. Les plus beaux sont tout blancs, comme les bœufs de Lombardie. Il y en a qui sont dépourvus de cornes; il y en a qui les ont fort relevées, et d'au- tres si rabaissées, qu'elles sont presque pendantes. Il paroît même qu'on doit diviser celte race première de bisons ou bœufs à bosse en deux races secondaires, l'une très grande, et l'autre très petite; et cette der- nière est celle du zébu. Toutes deux se trouvent à peu près dans les mêmes climats, et toutes deux sont également douces et faciles à conduire ; toutes deux 430 ANIMAUX SAUVAGES. ont le poil fin et la bosse sur le dos : cette bosse ne dépend point de la conformation de l'épine ni de celle des os des épaules; ce n'est qu'une excroissance, une espèce de loupe, un morceau de chair tendre, aussi bonne à manger que la langue du bœuf. Les loupes de certains bœufs pèsent jusqu'à quarante et cinquante livres ; sur d'autres elles sont bien plus pe- tites. Quelques uns de ces bœufs ont aussi des cornes prodigieuses pour la grandeur; nous en avons une au Cabinet du Roi de trois pieds et demi de longueur, et de sept pouces de diamètre à la base. Plusieurs voyageurs assurent en avoir vu dont la capacité étoit assez grande pour contenir quinze et même vingt pin- tes de liqueur. Dans toute l'Afrique on ne connoît point l'usage de la castration du gros bétail; et on le pratique peu dans les Indes. Lorsqu'on soumet les taureaux à cette opération, ce n'est point en leur retranchant, mais en leur comprimant les testicules; et quoique les in- diens aient un assez grand nombre de ces animaux pour traîner leurs voitures et labourer leurs terres, ils n'en élèvent pas, à beaucoup près, autant que nous. Comme dans tous les pays chauds les vaches ont peu de lait, qu'on n'y connoît guère le fromage et le beurre, et que la chair des veaux n'est pas aussi bonne qu'en Europe, on y multiplie moins les bêtes à cornes. D'ailleurs toutes ces provinces de l'Afrique et de l'Asie méridionale étant beaucoup moins peu- plées que notre Europe, on y trouve une grande quantité de bœufs sauvages dont on prend les petits; ils s^apprivoisent d'eux-mêmes, et se soumettent sans aucune résistance à tous les travaux domestiques : ils LE BUFFLE, etC. 43l deviennent si dociles qu'on les conduit plus aisé- ment que des chevaux; il ne faut que la voix de leur maître pour les diriger et les faire obéir : on les soi- gne, on les caresse, on les panse, on les ferre, on leur donne une nourriture abondante et choisie. Ces animaux élevés ainsi paroissent être d'une autre na- ture que nos bœufs, qui ne nous connoissent que par nos mauvais traitements : l'aiguillon, le bâton, la di- sette, les rendent stupides, récalcitrants, et foibles. En tout, comme on voit, nous ne savons pas assez que, pour nos propres intérêts, il faudroit mieux traiter ce qui dépend de nous. Les hommes de l'état inférieur et les peuples les moins policés semblent sentir mieux que les autres les lois de l'égalité et les nuances de l'inégalité naturelle : le valet d'un fermier est , pour ainsi dire, de pair avec son maître ; les che- vaux des Arabes, les bœufs des Hottentots, sont des domestiques chéris, des compagnons d'exercice, des aides de travail, avec lesquels on partage l'habitation, le lit, la table. L'homme, par cette communauté, s'avilit moins que la bête ne s'élève et ne s'humanise : elle devient affectionnée, sensible, intelligente ; elle fait là par amour tout ce qu'elle ne fait ici que par la crainte : elle fait beaucoup plus; car comme sa na- ture s'est élevée par la douceur de l'éducation et par la continuité des attentions, elle devient capable de choses presque humaines : les Hottentots élèvent des bœufs pour la guerre , et s'en servent à peu près comme les Indiens des éléphants; ils instruisent ces bœufs à garder les troupeaux, à les conduire, à les tourner, les ramener, les défendre des étrangers et des bêtes féroces; ils leur apprennent à connoître 452 ANIMAUX SAUVAGES. l'ami et lennemi, à entendre les signes, à obéir à la voix, etc. Les hommes les plus stiipides sont, comme l'on voit, les meilleurs précepteurs des bêtes : pour- quoi riîomme le plus éclairé, loin de conduire les autres hommes, a-t-il tant de peine à se conduire lui-même? Toutes les parties méridionales de l'Afrique et de l'Asie sont donc peuplées de bœufs à bosse ou bisons, parmi lesquels il se trouve de grandes variétés pour la grandeur, la couleur, la figure des cornes, etc. : au con- traire, toutes les contrées septentrionales de ces deux parties du monde, et l'Europe entière, en y compre- nant même les îles adjacentes, jusqu'aux Açores, ne sont peuplées que de bœufs sans bosse , qui tirent leur origine de l'aurochs; et de la même manière que l'au- rochs, qui est notre bœuf dans son état sauvage, est plus grand et plus fort que nos bœufs domestiques, le bison ou bœuf à bosse sauvage est aussi plus fort et beaucoup plus grand que le bœuf domestique des Indes; il est aussi quelquefois plus petit, cela dé- pend uniquement de l'abondance de la nourriture. Au Malabar, au Canada, en Abyssinie, à Madagascar, où les prairies naturelle^ sont spacieuses et abondan- tes, on ne trouve que des bisons d'une grandeur pro- digieuse : en Afrique et dans l'Arabie pétrée, où les terrains sont secs, on trouve des zébus ou bisons de la plus petite taille. L'Amérique est actuellement peuplée partout de bœufs sans bosse , que les Espagnols et les autres Eu- ropéens y ont successivement transportés. Ces bœufs se sont multipliés, et sont seulement devenus plus petits dans ces terres nouvelles. L'espèce en étoit ab- LE BUFFLE, CtC. 4^^^ soluinent inconnue dans l'Amérique méridionale; mais dans tonte la partie septentrionale, Jusqu'à la Floride^ la Louisiane, et même jusqu'auprès du Mexique, les bisons ou bœufs à bosse se sont trouvés en grande quantité. Ces bisons, qui habitoient autrefois les bois de la Germanie, de l'Ecosse, et des autres terres de notre nord, ont probablement passé d'un continent à l'autre; ils sont devenus, comme tous les autres animaux , plus petits dans ce nouveau monde ; et selon qu'ils se sont habitués dans des climats plus ou moins froids, ils ont conservé des fourrures plus ou moins chaudes : leur poil est plus long et plus fourni, leur barbe plus longue à la baie de Hudson qu'au Mexi- que , et en général ce poil est plus doux que la laine la plus fine. On ne peut guère se refuser à croire que ces bisons du nouveau continent ne soient de la même espèce que ceux de l'ancien : ils en ont conservé tous les caractères principaux, la bosse sur les épaules, les longs poils sous le museau et sur les parties antérieures du corps, les jambes et la queue courte; et si l'on se donne la peine de comparer ce qu'en ont dit Hernan- dès, Fernandès, et tous les autres historiens et voya- geurs du Nouveau-Monde, avec ce que les naturalistes anciens et modernes ont écrit sur le bison d'Europe, on sera convaincu que ce ne sont pas des animaux d'espèce différente. Ainsi le bœuf sauvage et le bœuf domestique , le bœuf de l'Europe, de l'Asie, de l'Afrique, et de l'A- mérique, le bonasuSj, l'aurochs, le bison, et le zébu, sont tous des animaux d'une seule et môme espèce, qui, selon les climats, les nourritures, et les traite- ments différents, ont subi toutes les variétés que nous 434 ANIMAUX SAUVAGES. venons d'exposer. Le bœuf, comme l'animal le plus utile, est aussi le plus généralement répandu; car, à l'exception de l'Amérique méridionale, on l'a trouvé partout : sa nature s'est également prêtée à l'ardeur ou à la rigueur des pays du midi et de ceux du nord. 11 paroît ancien dans tous les climats : domestique chez les nations civilisées, sauvage dans les contrées désertes ou chez les peuples non policés, il s'cvSt main- tenu par ses propres forces dans l'état de nature , et n'a jamais perdu les qualités relatives au service de l'homme. Les jeunes veaux sauvages, que l'on en- lève à leur mère aux Indes et en Afrique, deviennent en très peu de temps aussi doux que ceux qui sont issus des races domestiques; et cette conformité de naturel prouve encore l'identité d'espèce. La douceur du caractère dans les animaux indique la flexibilité physique de la forme du corps; car de toutes les es- pèces d'animaux dont nous avons trouvé le caractère docile , et que nous avons soumis à l'état de domes- ticité, il n'y en a aucune qui ne présente plus de variétés que l'on n'en peut trouver dans les espèces qui, par l'inflexibilité du caractère, sont demeurées sauvages. Si l'on demande laquelle de ces deux races de Tau- rochs ou du bison est la race première, la race pri- mitive des bœufs, il me semble qu'on peut répondre d'une manière satisfaisante en tirant de simples in- ductions des faits que nous venons d'exposer. La bosse ou loupe du bison n'est, comme nous l'avons dit, qu'un caractère accidentel qui s'efface et se perd dans le mélange des deux races ; Taurochs ou bœuf sans bosse est donc le plus puissant et forme la race LE BUFFLE, etC. l^ô'S dominante : si c'étoit Je contraire, la bosse, au lieu de disparoître , s'étendroit et subsisteroit sur tous les individus de ce mélange des deux races. D'ailleurs cette bosse du bison, comme celle du chameau, est moins un produit de la nature qu'un effet du travail, un stigmate d'esclavage. On a de temps immémorial, dans presque tous les pays de la terre , forcé les bœufs à porter des fardeaux : la charge habituelle et sou- vent excessive a déformé leur dos ; et cette diffor- mité s'est ensuite propagée par les générations : il n'est resté de bœufs non difformes que dans les pays où l'on ne s'est pas servi de ces animaux pour por- ter. Dans toute l'Afrique, dans tout le continent orien- tal, les bœufs sont bossus, parce qu'ils ont porté de tout temps des fardeaux sur leurs épaules: en Europe, où l'on ne les emploie qu'à tirer, ils n'ont pas subi cette altération, et aucun ne nous présente cette dif- formité. Elle a vraisemblablement pour cause pre- mière le poids et la compression des fardeaux, et pour cause seconde, la surabondance de la nourri- ture; car elle disparoît lorsque l'animal est maigre et mal nourri. Dés bœufs esclaves et bossus se seront échappés ou auront été abandonnés dans les bois; ils y auront fait une postérité sauvage et chargée de la même difformité, qui, loin de disparoître, aura dû s'augmenter par l'abondance des nourritures dans tous les pays non cultivés, en sorte que cette race secondaire aura peuplé toutes les terres désertes du nord et du midi , et aura passé dans le nouveau con- tinent, comme tous les autres animaux dont la nature peut supporter le froid. Ce qui confirme et prouve 456 ANIMAUX SAUVAGES. encore l'identité d'espèce du bison et de l'aurochs, c'est que les bisons ou bœufs à bosse du nord de l'Auié- rique ont une si forte odeur, qu'ils ont été appelés bœufs musqués parla plupart des voyageurs, et qu'en même temps nous voyons, par le témoignage des ob- servateurs, que l'aurochs ou bœuf sauvage de Prusse et de Livonie a cette même odeur de musc, comme le bison d'Amérique. De tous les noms que nous avons mis à la tête de ce chapitre, lesquels, pour les naturalistes tant an- ciens que modernes, faisoient autant d'espèces dis- tinctes et séparées, il ne nous reste donc que le buffle et le bœuf. Ces deux animaux, quoique assez res- semblants, quoique domestiques, souvent sous le même toit et nourris dans les mômes pâturages, quoi- que à portée- de se joindre, et même excités par leurs conducteurs, ont toujours refusé de s'unir : ils ne produisent ni ne s'accouplent ensemble. Leur nature est plus éloignée que celle de l'âne ne Test de celle du cheval : elle paroît même antipathique; car on assure que les vaches ne veulent pas nourrir les pe- tits buffles, et que les mères buffles refusent de se laisser téter par des veaux. Le buffle est d'un naturel plus dur et moins traitable que le bœuf; il obéit plus difficilement, il est plus violent, il a des fantaisies plus brusques et plus fréquentes : toutes ses habitu- des sont grossières et brutes ; il est, après le cochon, le plus sale des animaux domestiques, par la diffi- culté qu'il met à se laissernettoyer et panser. Sa figure est grosse et repoussante , son regard stupidement farouche; il avance ignoblement son cou, et porte LE BUFFLE, etC. /J^-^ mal sa tête, presque toujours penchée vers la terre; sa voix est un mugissement épouvantable, d'un ton beaucoup plus fort et plus grave que celui d'un tau- reau; il a les membres maigres et la queue nue, la mine obscure, la physionomie noire, comme le poil et la peau : il diffère principalement du bœuf à l'ex- térieur par cette couleur de la peau, qu'on aperçoit aisément sous le poil, qui n'est que peu fourni. Il a le corps plus gros et plus court que le bœuf, les jam- bes plus hautes, la tête proportionnellement beau- coup plus petite, les cornes moins rondes, noires, et en partie comprimées, un toupet de poil crépu sur le front; il a aussi la peau plus épaisse et plus dure que le bœuf; sa chair noire et dure est non seulement dés- agréable au goût, mais répugnante à l'odorat. Le lait de la femelle buffle n'est pas si bon que celui de la vache; elle en fournit cependant en plus grande quan- tité. Dans les pays chauds, presque tous les fromages sont faits de lait de buffle. La chair des jeunes buffles, encore nourris de lait, n'en est pas meilleure. Le cuir seul vaut mieux que tout le reste de la bête, dont il n'y a que la langue qui soit bonne à manger : ce cuir est solide , assez léger , et presque impénétrable. Gomme ces animaux sont en général plus grands et plus iorts que les bœufs, on s'en sert utilement au labourage; on leur fait traîner et non pas porter des fardeaux. On les dirige et on les contient au moyen d'un anneau qu'on leur passe dans le nez : deux buf- fles attelés, ou plutôt enchaînés à un chariot, tirent au- tant que quatre forts chevaux : comme leur cou et leur tôle se portent naturellement en bas, ils emploient, liiJFroTv. XVI. 'iH 435 ANIMAUX 8AUVA(;tS. en tirant, tout le poids de leur corps, et cette masse surpasse de beaucoup celle d'un cheval ou d'un bœuf de labour. La taille et la grosseur du buffle indiqueroient seu- les qu'il est originaire des climats les plus chauds. Les plus grands, les plus gros quadrupèdes appartiennent tous à la zone torride dans l'ancien conlineiit; et le buffle, dans l'ordre de grandeur, ou plutôt de masse et d'épaisseur, doit être placé après l'éléphant, le rhi- nocéros, et l'hippopotame. La girafe et le chameau sont plus élevés, mais beaucoup moins épais, et lous sont également originaires et habitants des contrées méridionales de l'Afrique ou de l'Asie. Cependant les buffles vivent et produisent en Italie, en France, et dans les autres provinces tempérées : ceux que nous avons vus vivants à la Ménagerie du Roi ont pro- duit deux ou trois fois. La femelle ne fait qu'un petit, et le porte environ douze mois; ce qui prouve encore la diflérence de cette espèce à celle de la vache, qui ne porte que neuf mois. Il paroît aussi que ces ani- maux sont plus doux et moins brutaux dans leur pays natal, et que plus le climat est chaud, plus ils y sont d'un naturel docile : en Egypte ils sont plus traitables qu'en Italie, et aux Indes ils le sont encore plus qu'en Egypte. Ceux d'Italie ont aussi plus de poil que ceux d'Egypte, et ceux-ci plus que ceux des Indes. Leur fourrure n'est jamais fournie, parce qu'ils sont origi- naires des pays chauds, et qu'en général les gros ani- maux de ce climat n'ont point de poil, ou n'en ont que très peu. il y a une grande quantité de buffles sauvages dans l.E lUJFFLE, etc. 1^7)^ les coQtrées de l'Afrique et des Indes qui sont arro- sées de rivières, et où il se trouve de grandes prairies : ces buffles sauvages vont en troupeaux, et font de grands dégâts dans les terres cultivées: mais ils n'at- taquent jamais les hommes , et ne courent dessus que quand on vient de les blesser : alors ils sont très dan- gereux, car ils vont droit à l'ennemi, le renversent, et le tuent en le foulant aux pieds. Cependant ils crai- gnent l)eaucoup l'aspect du feu : la couleur rouge leur déplaît. Aldrovande, Kolbe , et plusieurs autres na- turalistes et voyageurs assurent que personne n ose se vêtir de rouge dans le pays des buffles. Je ne sais si cette aversion du feu et de la couleur rouge est générale dans tous les buffles; car dans les bœufs il n'y en a que quelques uns que le rouge effaroucbe. Le buffle, comme tous les autres grands animaux des climats méridionaux, aime beaucoup à se vautrer et même à séjourner dans l'eau; il nage très bien et traverse hardiment les fleuves les plus rapides : comme il a les jambes plus hautes que le bœuf, il court aussi plus légèrement sur terre. Les Nègres- en Guinée, et les Indiens au Malabar, où les buffles sauvages sont en grand nombre, s'exercent souvent à les chasser: ils ne les poursuivent ni ne les attaquent de face; ils les attendent, grimpés sur des arbres, ou cachés dans l'épaisseur de la forêt, que les buffles ont de la peine à pénétrer à cause de la grosseur de leur corps et de l'embarras de leurs cornes. Ces peuples trouvent la chair du buffle bonne , et tirent un grand profit de leurs peaux et de leurs cornes, qui sont plus dures et meilleures que celles du bœuf. L'animal qu'on appelle 440 ANIMAUX SAUVAGES. à Congo empakassa ou pakassa^ quoique très mal dé- crit par les voyageurs, me paroîtêtre le buffle, comme celui dont ils ont parlé sous le nom à'empabunga ou impalunca^ dans le même pays, pourroit bien être le bubale, duquel nous donnerons l'histoire, avec celle des gazelles, dans le volume suivant. Sur le Buffle, * J*ai reçu, au sujet de cet animal, de très bonnes informations de la part de monsignor Caëtani, de Rome; cet illustre prélat y a joint une critique très honnête et très judicieuse de quelques méprises qui m'étoient échappées, et dont je m'empresse de lui témoigner toute ma reconnoissance , en mettant sous les yeux du public ses savantes remarques, qui ré- pandront plus de lumière que je n'avois pu le faire sur l'histoire naturelle de cet animal utile. J'ai dit que « quoique le buffle soit aujourd'hui » commun en Grèce et domestique en Italie, il n'é- » toit connu ni des Grecs ni des Romains, et qu'il » n'a jamais eu de nom dans la langue de ces peuples; )) que le mot même de buffle indique une origine » étrangère , et n'a de racine ni dans la langue grec- » que ni dans la latine que c'est mal à propos que » les modernes lui ont appliqué le nom de bubaluSj » qui, en grec et en latin, indique à la vérité un ani- » mal d'Afrique, mais très différent du buffle, comme » il est aisé de le démontrer par les passages des au- » teurs anciens; qu'enfin, si l'on vouloit rapporter le LE BUFFLE, CtC. 44 1 » bubalus à un autre genre, il appartiendroit plutôt à » celui des chèvres ou gazelles qu'à celui du bœuf ou » du buffle. » Monsignor Caëtani observe « que Robert Etienne, dans le Thésaurus llnguœ latinœ^ fait mention de deux mots qui viennent du grec, par lesquels on voit que les bœufs, sous le genre desquels les buffles sont compris, étoient nommés d'un nom presque sem-^ blable au nom italien bufalo : Bupliarm dicitur terra qaœ ararl facile potest; nam pharos aratio est^ sed et bovis epltheton. Le même Etienne dit que le mot bu- pharm étoit l'opilhcte que l'on donnoit à Hercule, parce qu'il mangeoit des bœufs entiers. Tout le monde connoît la célèbre fête des Athéniens, appe- lée buphoniaj qui se célébroit après les mystères en immolant un bœuf, dont le sacrifice mettoit telle- ment fin à tout carnage, que l'on condamnoit jus^ qu'au couteau qui avoit donné la mort au bœuf im- molé. Personne n'ignore que les Grecs changeoient la lettre n en /^ comme le mot grec nabu en labu. Hérodote se sert du mot labunisus que Bérose dit nabunisuSj, comme nous l'enseignent Scaliger, De emendatlone temporum^ cap» VI ^ et les fragments de Bérose. De même, la parole grecque mneymon se changeoit en mleymon; on peut consulter là dessus Pitiscus, Lexicon^ litt. N : d'où il faut conclure que le mot buplionia pouvoit s'écrire et se prononcer en grec bupholia. Pitiscus, Lexicon antiquù. Rom, ^ litt, L.j dit : « Les Romains employèrent souvent la lettre » /en place de l'r^ à cause de la plus douce pronon- » ciation de la première, d'où Calpurnius, au vers 59 ' r2 AiM'vIAliX SAUVAGES. » de sa première églogue , met flaxinea au lieu de » fraxinea; /« et il est très vraisemblable qu'il s'est autorisé, pour ce changement, sur d'anciens manu- scrits. Le même Pitiscus dit encore que Bochard, dans sa Géographie, rassemble une grande quantité d'exemples de ce changement de r en /. Enfin Moreri, dans son Dictionnaire, lettre R^ dit clairement que la lettre r se change en /^ comme capella de caper. D'après toutes ces autorités, il est difficile de ne pas croire que le mot bupharus ne soit le même que bu- phalus; d'où il suit que ce mot a une racine dans la langue grecque. » Quant aux Latins, on voit dans Scaiiger, De eau- sis linguœ latincBy qu'il Tut unjemps où, au lieu de la lettre fj, on écrivoit et on prononçoit b ^ comme bruges pour fruges; on trouve aussi dans Cicéron fremo qui vient du grec bremo; et enfin iNonius Mar- cellus. De doctorum indagine., met sipkiluyn pour si- bilum. Ce n'est donc pas sans raison que les Latins ont pu nommer cet animal bubalus_, et qu'Aldro- vande en a fait buffelus ^ et les Italiens bufalo, La lan- gue italienne est pleine de mots latins corrompus; elle a souvent changé en fie b latin : c'est ainsi qu'elle a fait bifolco de blbuleus; tartufo de tubera. Donc bu- falo vient de bubalus ; et, comme il a été démontré ci-dessus, buphalus n'est autre chose que Je bupha- rus : ce qui prouve la racine du nom buffle dans les langues grecque et latine, n Monsignor Gaëtani montre sans doute ici la plus belle érudition; cependant nous devons observer qu'il prouve beaucoup mieux la possibilité de dériver LE RljFFi.K, eiC. 44^ le nom de biifjle de quelques mots des langues grec- que et latine , qu'il ne prouve cjue rt^ellement ce nom ait été en usage chez les Latins ou les Grecs; le mot bupliaros signifie proprement un champ labourable, et n'a pas de rapport phis décidé au buffle qu'au bœuf commun. Quant à l'épithète de mange- bœuf donnée à Hercule, on doit l'écrire biipliagns^ et non bup/iaras. Sur ce que j'ai dit »i que le buffle, natif des pays » les plus chauds de l'Afrique et des Indes, ne fut » transporté et naturalisé en Italie que vers le sep- » tième siècle, » nionsignor Caëtani observe « que la nature même de cet animal donne le droit de douter qu'il puisse être originaire de l'Afrique, pays chaud et aride qui ne convient point au buffle, puisqu'il se plaît singulièrement dans les marais et dans l'eau, où il se plonge volontiers pour se rafraîchir, ressource qu'il trouveroit difficilement en Afrique. Cette considéra- tion ne tire-telle pas une nouvelle force de l'aveu que fait M. de Buffbn lui-même à l'article du cha- meau, qu'il n'y a point de bœuf en Arabie, à cause de la sécheresse du pays, d'autant plus (jue le bœuf ne paroît pas aussi amant de l'eau que le buffle.^ Les marais Pontins et les maremmes de Sienne sont, en Italie, les lieux les plus favorables à ces animaux. Les marais Pontins surtout paroissent avoir été presque toujours la demeure des buffles; ce terrain hiimide et marécageux paroît leur être tellement propre et naturel, que de tout temps le gouvernement a cru devoir leur en assurer la jouissance. En conséquence, les papes, de teujps immémorial, ont fixé et déter- miné une partie de ces terrains qu'ils ont affectés uni- 444 ANIMAUX SAUVAGES. quement à la nourriture des buffles; j'en parle d'au- tant plus savamment, que ma famille, propriétaire desdits terrains , a toujours été obligée , et lest encore aujourd'hui, par des bulles des papes, à les conserver uniquement pour la nourriture des buffles, sans pou- voir les ensemencer. » Il est très certain que, de toute l'Italie , les marais Pontins sont les cantons les plus propres aux buffles ; mais il me semble que monsignorCaëtani raisonne un peu trop rigoureusement, quand il en infère que l'A- frique ne peut être le pays de l'origine de ces ani- maux , comme aimant trop l'eau et les marécages pour être naturels à un climat si chaud, parce qu'on prou- veroit, par le même argument, que l'hippopotame ou le rhinocéros n'appartiennent point à l'Afrique. C'est encore trop étendre la conséquence de ce que j'ai dit, qu'il n'y a point de bœufs ni de buffles en Arabie, à raison de la sécheresse du pays et du défaut d'eau, que d'en conclure la môme chose pour l'Afrique; comme si toutes les contrées de l'Afrique étoient des Arables, et comme si les rives profondément hu- mectées du Nil, du Zaïre, de la Gambia, comme si l'antique Palus Tritonides n'étoient pas des lieux hu- mides, et tout aussi propres aux buffles que le petit canton engorgé des marais Pontins. « En respectant la réfutation que M. de BufTon fait de Belon , on ne conçoit pas pourquoi il soutient im- possible la perfection de l'espèce du buffle en Italie. M. de Buffon sait mieux que personne que presque tous les animaux éprouvent des changements dans leur organisation, en changeant de climat, soit ea LE BUFFLE, elC. 44^ bien, soit ea mal, et cela peu ou beaucoup. La gibbe ou bosse est extrêmement commune en Arabie ; la ra- chétique est une maladie presque universelle pour les betes dans ces climats; le chameau, le dromadaire, le rhinocéros, et l'éléphant lui-même, en sont sou- vent attaqués » Quoique M. de Buffon , dans son article du buffle, ne fasse point mention de l'odeur de musc de ces ani- maux, il n'en est pas moins vrai que cette odeur forte est naturelle et particulière aux buffles. J'ai même formé le projet de tirer le musc des excréments du buffle , à peu près comme en Egypte on fait le sel am- moniac avec l'urine et les excréments du chameau*. L'exécution de ce projet me sera facile, parce que, comme je l'ai dit plus haut, les pâturages des buffles, dans l'état ecclésiastique, sont dans les fiefs de ma famille » J'observe encore, au sujet des bœufs intelligents des Hottentots, dont parle M. de Buffon , que cet ins- tinct particulier est une analogie avec les buffles qui sont dans les marais Pontins, dont la mémoire passe pour une chose unique » Au reste, on ne peut qu'être fort étonné de voir qu'un animal aussi intéressant et très utile n'ait ja- mais été peint ni gravé, tandis que Salvator Rosa et Etienne Bella nous ont laissé des peintures et gravures de différents animaux d'Italie. Il étoit sans doute ré^ 1. Ou tire le sel ammoniac , par la combustion du fumier de cha- meau, de la suie que cette combustiou produit ; et ce n'est assurément pas parles mômes moyens que l'on pourroit extraire la partie odorante et musquée des excréments du buffle. . {j\b A K 131 A i; X s A U VA Gi: s. serve au célèbre restaurateur de j'histoire naturelle de renrichir le premier de la gravure de cet animal, encore très peu connu. » Dans un supplément à ces premières réflexions, que m'avoit envoyé M. Caëtani, il ajoute de nouvelles preuves ou du moins d'autres côrijectures sur Tan- cieniieté dos buffles en Italie , et sur la connoissance qu'en avoient les Latins, les Grecs, et même les Juifs: quoique ces détails d'érudition n'aient pas un rapport immédiat avec l'histoire naturelle, ils peuvent y ré- pandre quelque lumière; et c'est dans cette vue, autant que dans celle den marquer ma reconnois- sance à l'auteur, que je croîs devoir les publier ici par extrait. « Je crois, dit M. Caëtani, avoir prouvé, par les réflexions précédentes, que le buffle étoit connu des Grecs et des Latins, et que son nom a racine dans ces deux langues^. Quant à la latine, j'invoque encore en ma faveur l'autorité de Du Gange , qui , dans son Glos- saire, dit au mot biihalus : Bubaius^ bufalus^ buflus. Il cite ce vers du septième livre du quatrième poëme de Yenance, évêque de Poitiers, célèbre poëte du cinquième siècle : Seu validi bufa ferit inter coriiua canipum. y Pour le mot buflus _, iî est tiré de AlbertusAquen- sisj Uh.IIjCap. 43; de Jules Scaliger, Exercitat. 206, .1. M. Caëtani a bien prouvé que le nom de buffle peut avoir sa ra- cine dans les deux langues , mais non pas que ce même nom ait été d'usage chez les Grecs et les llomains ; ni par conséquent que le buffle en ait été connu. LE BUFFLE, cic. 44; 11" 3, et deLindenbroghis, adAmtniani lib. XXIIjeic. , comme on peut le voir dans Du Gansée. Il est bien vrai que le cinquième siècle n'est pas celni de la belle latinité; cependant, comme il ne s'agit pas ici de la pureté et de l'élégance de la langue, mais d'un point seulement grammatical , il ne s'ensuit pas moins que cet exemple indique un grand rapport du buba- liis des Latins, du bufalo des Italiens, et du bufjle des François. Cette relation est encore prouvée d'une manière plus formelle par un passage de Pline au su- jet de l'usage des Juifs de manger du chou avec la chair du buffle. » Une dernière observation sur la langue grecque , c'est que le texte le plus précis en faveur du senti- ment de M. de BuiFon est certainement celui de Eo- chart, qui , dans son Hierozoicon,, parte I ^ llb. II I^ cap. 2 2 , dit : Vocem grœcam bubolon esse caprœ spe- ciem; mais il est évident que cette autorité est la même que celle d'Aristote, aussi bien que d'Aldro- vande et de Jonston, qui ont dit la môme chose d'a- près ce philosophe. ') Au reste, il est facile de démontrer que la con- noissance du buffle remonte encore à une époque bien plus éloignée. Les interprètes et les commenta- teurs hébreux s'accordent tous à dire qu'il en est fait mention dans le Pentateucjue même. Selon eux, le mot jachmur signifie bufjle. Les Septante, dans le Deutéronome ^ donnent la même interprétation en traduisant yâ!cAmwr par buba/us; et, de plus, la tra- dition constante des Hébreux a toujours été que le jachmur éloit le buffle i on peut voir sur cela la ver- 44^ ANIMAUX SAUVAGES. sion italienne de ia Bible par Déodati, et celle d'An-- toine Briicioli, qui a précédé Deodati Une autre preuve que les Juifs ont connu de tout temps le buf- fle, c'est qu'au premier livre des Rois_, chapitre iv, vers. 22 et 20, il est dit qu'on en servoit sur la table de Salomon ; et, en effet , c'étoit une des viandes or- données par la législation des Juifs , et cet usage sub- siste encore aujourd'hui parmi eux Les Juifs j, comme le dit fort bien M. de BufTon, so7ît les seuls à Rome qui tuent le buffle dans leurs boucheries ; mais il est à remarquer qu'ils ne le mangent guère qu'avec l'assaisonnement des choux, et surtout le premier jour de leur année, qui tombe toujours en septembre ou octobre , fête qui leur est ordonnée au chap. 1 2 de VExode^ verset i4 Pline l'a dit expressément : Carnes bubalas additi caules magno ligni compendio percoquunt (liv. XXIIÏ, chap. 7). Ce texte est for- mel, et, en le rapprochant de l'usage constant et perpétuel des Juifs, on ne peut pas douter que Pline n'ait voulu parler du buffle Cet usage des Juifs de Rome est ici du plus grand poids, parce que leurs familles, dans cette capitale , sont incontestablement les plus anciennes de toutes les familles romaines; depuis Titus jusqu'à présent, ils n'ont jamais quitté Rome , et leur Ghetto est encore aujourd'hui le même quartier que Juvénal dit qu'ils habitoient ancienne- ment. Ils ont conservé précieusement toutes leurs coutumes et usages; et quant à celle d'assaisonner la viande du buffle avec les choux, la raison y a peut- être autant de part que la superstition : le chou, en hébreu, s'appelle ckerub^ expression qui signifie aussi LE BUFFLE, etC. 449 midtlpllcation. Ce double sens leur ayant fait imagi- ner que le chou etoit favorable à la multiplication, ils ont afl'ecté ce légume à leur premier repas annuel , comme étant un bon augure pour croître et multi- plier, selon le passage de la Genèse'^. » Outre les preuves littérales de l'ancienneté de la connoissance du buffle, on peut encore la constater par des monuments authentiques. Il est vrai que ces monuments sont rares : mais leur rareté vient sans doute du mépris que les Grecs avoient pour les su- perstitions égyptiennes, comme nous l'enseigne Hé- rodote; mépris qui ne permit pas aux artistes grecs de s'occuper d'un dieu aussi laid et aussi vil à leurs yeux que rétoit un bœuf ou un buffle Les Latins, ser- viles imitateurs des Grecs, ne trouvant point de mo- dèles de cet animal, le négligèrent également : en sorte que les monuments qui portent l'empreinte de cet animal sont très rares Mais leur petit nombre suffit pour constater son ancienne existence dans ces contrées. Je possède moi-même une tête antique de buffle, qui a été trouvée dernièrement dans une fouille à la maison de plaisance de l'empereur Adrien à Tivoli. Cette tête est un morceau d'autant plus pré- cieux, qu'il est unique dans Rome, et fait d'ailleurs par main de maître. Il est très vrai qu'on ne connoît 1. Nous ne contesterons pas à M. Gaëtani que le mot hébreu cherub ne signifie un cliou ; mais comme on sait d'ailleurs que le mot cherub signifie un bœuft que , de plus, nous avons traduit ce même mot clie- rub par chérubin, il paroîtroit assez singulier de trouver dans un même mot un chou, un bœuf et un ange, si l'on ne savoit que la langue hébraï- que est si peu abondante en termes distinctifs, que le même terme désigne très souvent des choses toutes différentes. 450 AM-MAUX SAUVAGES. aucun autre morceau antique qui représente le buffle, ni aucune médaille qui en offre !a figure, quoiqu'il y en ait beaucoup qui portent différents animaux. • » M. deBuffon objectera peut-être que ce morceau de sculpture aura été fait sans doute sur un buffle d'Egypte, ou de quelque autre pays, et non à Rome, ni en Italie. Mais en supposant ce fait, dont il est presque impossible de fournir une preuve ni pour ni contre, il n'en résultera pas moins que les Romains n'ont pas pu placer la tête du buffle dans une superbe maison de plaisance d'empereur sans lui avoir donné un nom , et que , par conséquent , ils en avoient con- noissance. » La tête dont il s'agit est si parfaitement régulière, qu'elle paroît avoir été moulée sur une tête naturelle du buffle, de la manière que l'histoire rapporte que les Egyptiens mouloient leurs statues sur les cadavres mêmes. » Au reste, je soumets encore ces nouvelles obser- vations aux lumières supérieures de M. de Buffon. Je n'ose pas me flalter que chacune de mes preuves soit décisive : mais je pense que toutes ensemble établis- sent que le buffle étoit connu des anciens : proposi- tion contraire à celle de l'illustre naturaliste, que je n'ai pas craint de combattre ici. J'attends de son in- dulgence le pardon de ma témérité, et la permission de mettre sous ses yeux quelques particularités du buffle, dont il n'a peut-être pas connoissance , et qui îie sauroient être indifférentes pour un philosophe comme lui, qui a consacré sa vie à admirer et publier les merveilles de la nature. LE BllFFLF. , CtC. 4^1 » L'aversion du buffle pour la couleur rouge est géiierale dans tous les buffles de î'Ilalie, sans excep- tion ; ce qui paroît indiquer que ces animaux ont les nerfs optiques plus délicats que les quadrupèdes con- nus. La foiblesse de la vue du buffle vient à l'appui de cette conjecture. En effet, cet animal paroît souffrir impatiemment la lumière : il voit mieux la nuit que le jour, et sa vue estr" tellement courte et coafuse , que si , dans sa fureur, il poursuit un homme, il suffit de se jeter à terre pour n'en être pas rencontré ; car le buffle le cherche des yeux de tous côtés, sans s'a- percevoir qu'il en est tout voisin » Les buffles ont une mémoire qui surpasse celle de beaucoup d'autres animaux. Rien n'est si commun que de les voir retourner seuls et d'eux-mêmes à leurs Iroupeaux, quoique d'une distance de quarante ou cinquante milles, comme de Rome aux marais Pon- tins. Les gardiens des jeunes buffles leur donnent à chacun un nom, et, pour leur apprendre à connoître ce nom, ils le répètent souvent d'une manière qui tient du chant, en les caressant en même temps sous le menton. Ces jeunes buffles s'instruisent ainsi en peu de temps, et n'oublient jamais ce nom, auquel ils répondent exactement en s'arrêtant, quoiqu'ils se trouvent mêlés parmi un troupeau de deux ou trois ïnille buffles. L'habitude du l>uffle d'entendre ce nom cadencé est telle, que, sans cette espèce de chant, il ne se laisse point approcher éfant grand, surtout la femelle pour se laisser traire^; et sa férocité natu- 1. Voyez ce que nous dirons plus loin, de cette répugnance de la femelle buffle à se laisser traiie , el sur le moyen singulier qu'on n 452 ANIMAUX SAUVAGES. relie ne lui permettant pas de se prêter à cette extrac- tion arlificielle de son iait, le gardien qui veut traire la buffle est obligé de tenir son petit auprès d'elle , ou, s'il est mort, de la tromper en couvrant de sa peau un autre petit buffle quelconque; sans cette précaution, qui prouve, d'un côté, la stupidité de la buffle, et, de l'autre, la finesse de son odorat, il est impossible de la traire. Si donc la buffle refuse son lait, même à un autre petit buffle que le sien, il n'est pas étonnant qu'elle ne se laisse point téter par le veau , comme le remarque très bien M. de Buffon. » Cette circonstance de l'espèce de chant, néces- saire pour pouvoir traire le buffle femelle, rappelle ce que dit le moine Bacon dans ses observations [Voyage en Asie par Bergeron^ tome II), qu'après Moal et les Tartares vers l'orient, « il y a des vaches » qui ne permettent pas qu'on les traie, à moins » qu'on ne chante ; » il ajoute ensuite « que la cou- » leur rouge les rend furieuses, au point qu'on risque » de perdre la vie, si l'on se trouve autour d'elles. » Il est indubitable que ces vaches ne sont autre chose que des buffles; ce qui prouve encore que cet animal n'est pas exclusivement des climats chauds. » La couleur noire et le goût désagréable de la chair du buffle donneroient lieu de croire que le lait imaginé pour la vaincre, qui est de lui mettre la main et le bras dans la vulve pendant tout le temps de l'extraclion du lait. Cette pratique du cap de Bonne-Espérance n'est pas parvenue jusqu'à Rome. D'ail- leurs, comme ce volume n'a paru qu'en 1776, il paroît que M. Caë- tani n'a pas été informé de ce fait , qui peut-être même n'est pas très certain. LE BUFFLE, etC. 45v^ participe de ces mauvaises qualités; mais, au con- traire, il est fort bon , conservant seulement un petit goût musqué qui tient de celui de la noix muscade. On en fait du beurre excellent; il a une saveur et une blancheur supérieures à celui de la vaclie : cepen- dant on n'en fait point dans la campagne de Rome , parce qu'il est trop dispendieux; mais on y fait une grande consommation de lait préparé d'autres maniè- res. Ce qu'on appelle communément œufs de buffle sont des espèces de petits fromages auxquels on donne la forme d'œufs, qui sont d'un manger très délicat. Il y a une autre espèce de fromage que les Italiens nomment provatura^ qui est aussi fait de lait de buffle ; il est d'une qualité inférieure au premier : le menu peuple en fait grand usage, et les gardiens des buffles ne vivent presque qu'avec le laitage de ces animaux. » Le buffle est très ardent en amour, il combat avec fureur pour la femelle ; et quand la victoire la lui a assurée, il cherche à en jouir à l'écart. La femelle ne met bas qu'au printemps, et une seule fois l'an- née; elle a quatre mamelles et néanmoins ne pro- duit qu'un seul petit; ou si, par hasard, elle en fait deux, sa mort est presque toujours la suite de cette fécondité. Elle produit deux années de suite, et se repose la troisième , pendant laquelle elle demeure stérile , quoiqu'elle reçoive le mâle. Sa fécondité commence à l'âge de quatre ans, et finit à douze. Quand elle entre en chaleur, elle appelle le mTde par un mugissement particulier, et le reçoit étant arrê- tée, au lieu que la vache le reçoit quelquefois en marchant. BUFFON, XTÎ. 39 /|54 AxMAIAUX SAUVAGES. .) Quoique le buffle naisse et soit élevé en trou- peau , il conserve cependant sa férocité naturelle , en sorte qu'on ne peut s'en servir à rien, tant qu'il n'est pas dompté. On commence par marquer, à l'âge de quatre ans, ces animaux avec un fer chaud, afin de pouvoir distinguer les buffles d'un troupeau de ceux d'un autre La marque est suivie de la castration, squi se fait à l'âge de quatre ans, non par compression des testicules, mais par incision et amputation. Cette opération paroît nécessaire pour diminuer l'ardeur violente et furieuse que le buffle montre aux com- bats, et en mènje temps le disposer à recevoir le joug pour les différents usages auxquels on veut l'em- ployer Peu de temps après la castration, on leur passe un anneau de fer dans les narines Mais la force et la férocité du buffle exigent beaucoup d'art pour parvenir à lui passer cet anneau. Après l'avoir fait tomber au moyen d'une corde que l'on entre- lace dans ses jambes, les hommes destinés à cela se jettent sur lui pour lui lier les quatre pieds en- semble, et lui passent dans les narines l'anneau de fer; ils lui délient ensuite les pieds, et l'abandonnent à lui-même; le buffle furieux court de côté et d'au- tre, et, en heurtant tout ce qu'il rencontre, cherche à se débarrasser de cet anneau ; mais avec le temps il s'accoutume insensiblement, et l'habitude autant que la douleur l'amènent à l'obéissance; on le conduit avec une corde que l'on attache à cet anneau , qui tombe de lui-même par la suite, au moyen de l'effort continuel des conducteurs en tirant la corde : mais alors l'anneau est devenu inutile; car l'animai, déjà vieux, ne se refuse plus à son devoir LE BUFFLE, elC. 4^5 » Le buffle paroît encore plus propre que le tau- reau à ces chasses dont an fait des divertissements publics, surtout en Espajjne. Aussi les seigneurs d'I- talie qui tiennent des buffles dans leurs terres n y em- ploient que ces animaux... La férocité naturelle du buffle s'augmente lorsqu'elle est excitée, et rend cette chasse très intéressante pour les spectateurs. En effet, le buffle poursuit l'homme avec acharne- ment jusque dans les maisons , dont il monte les es- caliers avec une facilité particulière ; il se présente même aux fenêtres , d'où il saute dans l'arène, fran- chissant encore les murs, lorsque les cris redoublés du peuple sont parvenus à le rendre furieux. » J'ai souvent été témoin de ces chasses, qui se font dans les fiefs de ma famille. Les femmes mêmes ont le courage de se présenter dans l'arène; je me sou- viens d'en avoir vu un exemple dans ma mère. » La fatigue et la fureur du buffle, dans ces sortes de chasses, le font suer beaucoup; sa sueur abonde d'un sel extrêmement acre et pénétrant ; et ce sel paroît nécessaire pour dissoudre la crasse dont sa peau est presque toujours couverte » Le buffle est, comme l'on sait, un animal rumi- nant, et, la rumination étant très favorable à la di- gestion, il s'ensuit que le buffle n'est point sujet à faire des vents. L'observation en avoit déjà été faite par Aristote, dans lequel on lit; Ntillwn cornutwn animal pedere » Le terme de la vie du buffle est à peu près le même que celui de la vie du bœuf, c'est-à-dire à dix- huit ans, quoiqu'il y en ait qui vivent vingt-cinq ans; les dents lui tombent assez communément quelque 456 ANIMAUX SAUVAGES. temps avant de mourir. En Italie, il est rare qu'on ]eur laisse terminer leur carrière ; après ITige de douze ans, on est dans Tusage de les engraisser, et de les vendre ensuite aux Juifs de Rome : quelques habi- tants de la campagne , forcés par la misère, s'en nour- rissent aussi. Dans la terre de Labour du royaume de iNaples, et dans le patrimoine de Saint-Pierre , on en fait un débit public deux fois la semaine. Les cor- nes du buffle sont recherchées et fort estimées : la peau sert à faire des liens pour les charrues, des cri- bles , et des couvertures de coffres et de malles ; on ne l'emploie pas, comme celle du bœuf, à faire des semelles de souliers, parce qu'elle est trop pesante, et qu'elle prend facilement l'eau » Dans toute l'étendue des marais Pontins, il n'y a qu'un seul village qui fournisse les pâtres ou les gardiens des buffles : ce village s'appelle Cistermij parce qu'il est dans une plaine où l'on n'a que de l'eau de citerne, et c'est l'un des fiefs de ma famille Les habitants, adonnés presque tous à garder des trou- peaux de buffles, sont en même temps les plus adroits et les plus passionnés pour les chasses dont il a été parlé ci-dessus » Quoique le butfle soit un animal fort robuste, il est cependant délicat, en sorte qu'il souffre égale- ment de l'excès de la chaleur comme de l'excès du froid ; aussi, dans le fort de l'été, le voit-on chercher l'ombre et l'eau, et dans l'hiver les forets les plus épaisses. Cet instinct semble indiquer que le buffle est plutôt originaire des climats tempérés que des cli- mats très chauds ou très froids. » Outre les maladies qui lui sont communes avec LE BL'FFLE, etC. 4^7 les autres animaux , il en est une particulière à son es- pèce, et dont il n'est attaque que dans ses premières années... Cette maladie s'appelle barbarie; expression qui a rapport au siège le plus commun du mal, qjii est à la gorge et sous le menton. J'ai fait en dernier lieu un voyage exprès pour être témoin du commen- cement, des progrès, et de la fin de cette maladie; je me suis même fait accompagner d'un chirurgien et d'un médecin, afin de pouvoir l'étudier, et acqué- rir une connoissance précise et raisonnée de sa cause, ou du moins de sa nature, à l'effet d'en offrir à M. de Buffon une description exacte et systématique ; mais ayant été averti trop tard, et la maladie, qui ne dure que neuf jours, étant déjà cessée, je n'ai pu me pro- curer d'autres lumières que celles qui résultent de la pratique et de l'expérience des gardiens des troupeaux de bulïles » Les symptômes de cette maladie sont très faciles à connoître, du moins quant aux extérieurs. Lalacry- mation est le premier; l'animal refuse ensuite toute nourriture ; presque en même temps sa gorge s'enfle considérablement, et quelquefois aussi le corps se gonfle en entier; il boite tantôt des pieds de devant, tantôt de ceux de derrière; la langue est en partie hors delà gueule, et est environnée d'une écume blanche que l'animal jette au dehors » Les effets de ce mal sont aussi prompts que terri- bles; car en peu d'heures, ou tout au plus en un jour, l'animal passe par tous les degrés de la maladie, et meurt. Lorsqu'elle se déclare dans un troupeau , presque tous les jeunes buifles qui n'ont pas atteint 458 ANIMAI X SAIÎVAGES. leur troisième annëe en sont attaqués , et s'ils ne sont âgés que d'un an, ils périssent presque tous; dans ceux qui sont âgés de deux ans, il y en a beaucoup qui n'en sont point atteints, et même il en échappe un assez grand nombre de ceux qui sont malades. Enfin , dès que les jeunes buffles sont parvenus à trois ans, ils sont presque sûrs d'échapper; car il est fort rare qu'à cet âge ils en soient attaqués , et il n'y a pas d'exemple qu'au dessus de trois ans aucun de ces ani- maux ait eu cette maladie : elle commence donc par les plus jeunes , comme étant les plus foibles , et ceux qui tettent encore en sont les premières victimes; lorsque la mère, par la finesse de son odorat, sent dans son petit le germe de la maladie, elle est la pre- mière à le condamner, en lui refusant la tette. Cette épizootie se communique avec une rapidité extraor- dinaire ; en neuf jours au plus, un troupean de jeu- nes buffles , quelque nombreux qu'il soit , en est presque tout infecté. Ceux qui prennent le mal dans les six premiers jours périssent assez souvent presque tous, au lieu que ceux qui n'en sont attaqués que dans les trois derniers jours échappent assez souvent, parce que, depuis le sixième jour de l'épizootie , la contagion va toujours en diminuant jusqu'au neu- vième , qu'elle semble se réunir sur la iêle d'un seul , dont elle fait, pour ainsi dire, sa victime d'expiation. » Elle n'a point de saison fixe ; seulement elîe est plus commune et plus dangereuse au printemps et en été qu'en automne et en hiver... Une observation assez générale, c'est qu'elle vient ordinairement lors- qu'après les chaleurs il tombe de la pluie qui fait LE BUFFLE, etc. 4^9 pousser de l'herbe nouvelle; ce qui sembleroit prou- ver que sa cause est une surabondance de chyle et de sang, occasionée par ce pâturage nouveau , dont la saveur et la fraîcheur invitent les petits buffles à s'en rassasier au delà du besoin. Une expérience vient à l'appui de cette réflexion : les jeunes buffles auxquels on a donné une nourriture saine et copieuse pendant l'hiver, s'abandonnant avec moins d'avidité à l'herbe nouvelle du printemps , n'en sont pas attaqués autant que les autres , et meurent en plus petit nombre. Dans les années de sécheresse, cette maladie se ma- nifeste moins que dans les années humides ; et ce qui confirme ce que je viens d'avancer sur sa cause, c'est que le changement de pâturage en est le seul demi- remède : on les conduit sur les montagnes où la pâ- ture est moins abondante que dans la plaine; ce qui ne fait cependant que ralentir la fureur du mal, sans le guérir. En vain les gardiens des troupeaux de buf- fles ont tenté les différents remèdes que leur ont pu suggérer leur bon sens naturel et leurs foibles connois- sances; ils leur ont appliqué à la gorge le bouton de feu; ils les ont fait baigner dans l'eau de fleuve et de mer; ils ont séparé du troupeau ceux qui étoient in- fectés, afin d'empêcher la communication du mal: mais tout a été inutile; la contagion gagne également tous les troupeaux ensemble et séparément ; la mor- talité est toujours la môme : le seul changement de pâturage semble y apporter quelque foible adoucisse- ment, et encore est-il presque insensible » La chair des buffles morts du barbone est dans un état de demi-putréfaction. Elle a été reconnue si dan- 46o a?îimaijx sauvages. gereusé, qu'elle a réveillé l'attention du gouverne- ment, qui a ordonné, sous des peines très sévères, de l'enterrer, et qui a défendu d'en manger » Quoique cette maladie semble particulière aux bulïles, elle ne laisse pas de se communiquer aux diffé- rents animaux qu'on élève avec eux, comme poulains, faons et chevreaux; ce qui lui donne tous les carac- tères d'une épizootie. La cohabitation avec les buf- fles malades, le seul contact de la peau de ceux qui sont morts, suffisent pour infecter ces animaux, qui ont les mêmes symptômes, et bientôt la même fin... Et même le cochon est sujet à la prendre; il en est attaqué de Ja même manière et dans le même temps, et il en est souvent la victime. H y a cependant quel- que différence, à ce sujet, entre le buffle et le co- chon. 1° Le buffle n'est assailli par ce mal qu'une seule fois dans sa vie, et le cochon l'est jusqu'à deux fois dans la même année; de manière que celui qui a eu le barbone en avril, l'a souvent une seconde fois en octobre. 2° Il n'y a pas d'exemple qu'un buffle au dessus de trois ans en ait été attaqué, et le cochon y est sujet à tout âge, mais beaucoup moins cepen- dant lorsqu'il est parvenu à son entier accroissement. 3" L'épizootie ne dure que neuf jours au plus dans les troupeaux de buffles, au lieu qu'elle exerce sa fu- reur sur le cochon pendant quinze jours, et encore au delà : mais cette maladie n'est pas naturelle à son espèce, et ce n*est que par sa communication avec les buffles qu'il en est attaqué. » Le barbone étant presque la seule maladie dan- gereuse pour le buffle, et éîant en même temps si LE BUFFLE, etC. /j6l meurtrière , que sur cent de ces animaux qui en sont attaques dans leur première année, il est rare qu'elle en épargne une vingtaine, il seroit de la dernière im- portance de découvrir la cause de cette maladie pour y apporter remède. Les remarques faites jusqu'à pré- sent sont insuffisantes, parce qu'elles n'ont pu être que superficielles. . . Mais je me propose, dès que cette épizootie se manifestera de nouveau , d'aller une se- conde fois sur les lieux pour l'examiner avec des per- sonnes de l'art, afin de pouvoir fournir à M. de Buffon une description qui le mette en état de donner, par son sentiment, des lumières certaines sur celte ma- tière. » Quoique ce mémoire de monsignor Caëtani sur le buffle soit assez étendu dans l'extrait que je viens d'en donner, je dois cependant avertir que j'en ai sup- primé, à regret, un grand nombre de digressions très savantes, et de réflexions générales aussi solides qu'ingénieuses , mais qui , n'ayant pas un rapport immédiat ni même assez prochain avec l'histoire na- turelle du buffle , auroient paru déplacées dans cet article ; et je suis persuadé que l'illustre auteur me par- donnera ces omissions en faveur du motif, et qu'il recevra avec bonté les marques de ma reconnois- sance des instructions qu'il m'a fournies. Sa grande érudition, bien supérieure à la mienne, lui a fait trouver les racines, dans les langues grecque et la- tine, du nom du buffle; et les soins qu'il a pris de rechercher dans les auteurs et dans les monuments anciens tout ce qui peut avoir rapport à cet animal, donnent tant de poids à sa critique, que j'y souscris avec plaisir. 462 ANIMAUX SAUVAGES. D'autre part, les occasions fréquentes qu'a eues M. Caëtani de voir, d'observer et d'examiner de près un très grand nombre de buffles dans les terres de sa très illustre maison, l'ont mis à portée de faire l'his- toire de leurs habitudes naturelles, beaucoup mieux que moi, qui n'avois jamais vu de ces animaux que dans mon voyage en Italie , et à la ménagerie de Ver- sailles, où j'en ai fait la description. Je suis donc per- suadé que mes lecteurs me sauront bon gré d'avoir inséré dans ce volume le mémoire de M. Caëtani, et que lui-même ne sera point fâché de paroître dans no- tre langue avec son propre style, auquel je n'ai pres- que rien changé , parce qu'il est très bon, et que nous avons beaucoup d'auteurs françois qui n'écrivent pas si bien dans leur langue que ce savant étranger écrit dans la nôtre. Au reste, j'ai déjà dit qu'il seroit fort à désirer que l'on pût naturaliser en France cette espèce d'ani- maux aussi puissants qu'utiles : je suis persuadé que leur multiplication réussiroit dans nos provinces où il se trouve des marais et des marécages, comme dans le Bourbonnois, en Champagne, dans le Bassigny, en Alsace, et même dans les plaines le long de la Saône, aussi bien que dans les endroits marécageux du pays d'Arles et des landes de Bordeaux. L'impé- ratrice de Russie en a fait venir d'Italie, et les a fait placer dans quelques unes de ses provinces méridio- nales ; ils se sont déjà fort multipliés dans le gouverne- ment d'Astracan et dans la nouvelle Russie. M. Gul- denslaedt dit que le climat et les pâturages se sont trouvés très favorables à ces animaux, qui sont plus robustes et pins forts au travail que les bœufs. Cet LE BUFFLE, CtC. 4^^ exempîe peut suffire pour nous encouragera faire l'ac- quisition de cette espèce utile, qui rempîaceroit Celle des bœufs à tous égards, et surtout dans les temps où la grande mortalité de ces animaux fait un si grand tort à la culture de nos terres. Sur L'Aurochs. * M. Forster m'a informé que la race des aurochs ne se trouve actuellement qu'en Moscovie, et que les aurochs qui étoient en Prusse et sur les confins de la Lithuanie ont péri pendant la dernière guerre ; mais il assure que les bisons sont encore communs dans la Moldavie. Le prince Démétrius Cantemir en parle dans sa Description de la Moldavie (partie P^, chap. VII ), « Sur les montagnes occidentales de la Moldavie, on trouve, dit-il, un animal quel'on appelle zimbr,, et qui est indigène dans cette centrée : il est de la grandeur d'un bœuf commun ; mais il a la tête plus petite, le cou plus long, le ventre moins replet et les Jambes plus longues : ses cornes sont minces, droites, dirigées en haut, et leurs extrémités, qui sont assez pointues, ne sont que très peu tournées en dehors. Cet animal est d'un naturel farouche : il est très léger à la course; il gravit, comme les chè- vres, sur les rochers escarpés, et on ne peut l'attra- per qu'en le tuant ou le blessant avec les armes à feu. C'est l'animal dont la tête fut mise dans les armes de la Moldavie, par Pragosth, le premier prince du pays. » Et comme le bison s'appelle en polonois, zurb^ qui 464 ANIMAUX SAUVAGES. n'est pas éloigne de zlmbr^ on peut croire que c est le même animal que le bison; car le prince Canlemir le distingue nettement du buffle, en disant que ce dernier arrive quelquefois sur les rives du INiester, et n'est pas naturel à ce climat, tandis qu'il assure que le zlmbr se trouve dans les hautes montagnes de la partie occidentale de la Moldavie, où il le dit indigène. Quoique les bœufs d'Europe, les bisons d'Améri- que, et les bœufs à bosse de l'Asie, ne diffèrent pas assez les uns des autres pour en faire des espèces sé- parées, puisqu'ils produisent ensemble, cependant on doit les considérer comme des races distinctes qui conservent leurs caractères, à moins qu'elles ne se mêlent, et que, par ce mélange, ces caractères dis- tinctifs ne s'effacent dans la suite des générations. Par exemple, tous les bœufs de Sicile, qui sont cer- tainement de la même espèce que ceux de France, ne laissent pas d'en différer constamment par la forme des cornes, qui sont très remarquables par leur lon- gueur et par la régularité de leur figure. Ces cornes n'ont qu'une légère courbure, et leur longueur or- dinaire, mesurée en ligne droite, est ordinairement de trois pieds, et quelquefois de trois pieds et demi ; elles sont toutes très régulièrement contournées, et d'une forme absolument semblable, en sorte que tous les bœufs de cette île se ressemblent autant entre eux par ce caractère qu'ils diffèrent en cela des autres bœufs de l'Europe. De même la race du bison a en Amérique une va- riété constante. Nous avons vu la figure d'une tête qui l'aurochs. 465 nous a été communiquée par un savant de l'université (l'Edimbourg, M. Magwan , sous le nom de tête de bœuf musqué; et c'est en effet le même animal qui a été décrit par le P. Charîevoix. On voit, parla gran- deur et la position des cornes de ce bœuf ou bison musqué, qu'il diffère par ce caractère du bison dont nous avons donné la figure dans ce volume, et dont les cornes sont très différentes. Celui-ci a été trouvé à la latitude de 70 degrés, près de la baie de Baffin. Sa laine est beaucoup plus longue et plus touffue que celle des bisons qui habi- tent des contrées plus tempérées; il est gros comme un bœuf d'Europe de moyenne taille; le poil, ou plu- tôt la laine sous le cou et le ventre , descend jusqu'à terre : il se nourrit de mousse blanche ou lichen, comme le renne. Les deux cornes de ce bison musqué se réunissent à leur base, ou plutôt n'ont qu'une origine commune au sommet de la tête, qui est longue de deux pieds quatre pouces et demi, en la mesurant depuis le bout du nez jusqu'à ce point où les deux cornes sont jointes ; l'intervalle entre leurs extrémités est de deux pieds cinq pouces et demi ; la tête est si large, que la distance du centre d'un œil à l'autre est d'un pied quatre pouces du pied françois. Nous renvoyons, pour le reste de la description de cet animal , à celle qui a été donnée par le P. Charîevoix. M. Magwan nous a assuré que cette description de Charîevoix convenoit parfaitement à cet animal. M'étant informé s'il subsistoit encore des bisons en Ecosse, on m'a répondu, comme on le verra dans 466 AMMALX SAUVAGES. raddition suivante sur le bison, qu'on n'en avoit point de mémoire. M. Forster m'écrit à ce sujet que je n'ai pas été pleinement informé. « La race des bi- sons blancs, dit-il, subsiste encore en Ecosse, où les seigneurs, et particulièrement le duc de Hamîlton , le duc de Queenbury, et, parmi les pairs anglois, le comte de Tankarviile, ont conservé dans leurs parcs de Chatelherault et de Drumlasrrig en Ecosse, et de Cliillingham dans le comté de Northumberland en Angleterre, cette race de bisons sauvages. Ces ani- maux tiennent encore de leurs ancêtres par leur féro- cité et leur naturel sauvage : au moindre bruit ils prennent la fuite, et courent avec une vitesse éton- nante; et lorsqu'on veut s'en procurer quelques uns, on est obligé de les tuer à coups de fusil : mais cette chasse ne se fait pas toujours sans danger, car si on ne fait que blesser l'animal, bien loin de prendre la fuite, il court sur les chasseurs, et les perceroit de ses cornes, s'ils ne trou voient pas les moyens de l'évi- ter, soit en montant sur un arbre, soit en se sauvant dans quelques maisons. Quoique ces bisons aiment la solitude, ils s'appro- chent cependant des habitations, lorsque la faim et la disette, en hiver, les forcent à venir prendre le foin qu'on leur fournit sous des hangars. Ces bisons sauvages ne se mêlent jamais avec l'espèce de nos bœufs; ils sont blancs sur le corps, et ont le museau et les oreilles noires; leur grandeur est celle d'un bœuf commun de moyenne taille, mais ils ont les jambes plus longues et les cornes plus belles ; les mâ- les pèsent environ cinq cent trente livres, et les fe- l'a u II oc II s. 4^7 nielles environ quatre cents; leur cuir est meilleur que celui du bœuf commun. Mais ce qu'il y a de sin- gulier, c'est que les bisons ont perdu, par la durée de leur domesticité, les longs poils qu'ils portoient autrefois. Boëtius dit : Glgnere solet eu sylva baves candidissimos j, in formam leonis jabam liabentes^ etc. ( Descript. regni Scotiae, foi xj.) Or, à présent, ils n'ont plus cette jubé ou crinière de longs poils, et sont par là devenus différents de tous les bisons qui nous sont connus. Sur le Bison, * Les bœufs et les bisons ne sont que deux races particulières, mais toutes deux de la môme espèce, quoique le bison diffère toujours du bœuf, non seu- lement par la loupe qu'il porte sur le dos, mais sou- vent encore par la qualité, la quantité et la longueur du poil. Le bison ou bœuf à bosse de Madagascar réussit très bien à l'Ile-de-France ; sa chair y est beau- coup meilleure que celle de nos bœufs venus d'Eu- rope, et, après quelques générations, sa bosse s'efface entièrement. Il a le poil plus lisse , la jambe plus effilée et les cornes plus longues que ceux de l'Europe. J'ai vu, dit M. de Querhoënt, de ces bœufs bossus qu'on amenoit de Madagascar, qui en avoient d'une gran- deur étonnante. Le bison dont nous donnons ici la figure, et que nous avons vu vivant, avoit été pris jeune dans les forêts des parties tempérées de l'Amérique septen- 468 ANIMAUX SAUVAGES. trionale, ensuite amené en Europe, élevé en Hol- lande, et acheté par un Suisse qui le transportoit de ville en ville dans une espèce de grande cage , d'où il ne sortoit point, et où il étoit même attaché par la tète avec quatre cordes qui la liii tenoient étroitement assujettie. L'énorme crinière dont sa tête est entou- rée n'est pas du crin , mais de la laine ondée et di- visée par flocons pendants comme une vieille toison. Cette laine est très fine, de même que celle qui cou- vre la loupe et tout le devant du corps. Les parties qui paroissent nues dans la gravure ne le sont que dans certains temps de l'année , et c'est plutôt en été quen hiver; car, au mois de janvier, toutes les par- ties du corps étoient à peu près également couvertes d'une laine frisée très fine et très serrée, sous la- quelle la peau paroissoit d'un brun couleur de suie, au lieu que , sur la bosse et sur les autres parties cou- vertes également d'une laine plus longue, la peau est de couleur tannée. Cette bosse ou loupe, qui est toute de chair, varie comme l'embonpoint de l'ani- mal. Il ne nous a paru diflérer de notre bœuf d'Eu- rope que par cette loupe et par la laine. Quoiqu'il fût très contraint, il n'étoit pas féroce; il se laissoit tou- cher et caresser par ceux qui le soignoient. On doit croire qu'autrefois il y a eu des bisons dans le nord de l'Europe ; Gesner a même dit qu'il en exîs- toit de son temps en Ecosse. Cependant, m'étant soi- gneusement informé de ce dernier fait, on m'a écrit d'Angleterre et d'Ecosse qu on n'en avoit pas de mé- moire. M. Bell, dans son Voyage de Russie à la Chine ^ parle de deux espèces de bœufs qu'il a vus dans les LE BISON. 4^9 parties septentrionales de l'Asie, dont l'une est l'an- rochs ou bœnf sauvage, de même race que nos bœufs, et l'autre, dont nous avons donné l'indication d'après Gmelin sous le nom de vache de Tartaric ou luiclie gro- gnante^ nous paroît être de la même espèce que le bison. On en trouve la description dans notre ouvrage ; et, après avoir comparé cette vache grognante avec le bison, j'ai trouvé qu'elle lui ressemble par tous les caractères, à l'exception du grognement au lieu du mugissement : mais j'ai présumé que ce grognement n'étoit pas une affection constante et générale , mais contingente et particulière , semblable à la grosse voix entrecoupée de nos taureaux, qui ne se fait entendre pleinement que dans le temps du rut; d'ailleurs j'aî été informé que le bison dont je donne la figure , ne faisoit jamais retentir sa voix, et que quand numie on lui causoit quelque douleur vive, il ne se plaignoit pas, en sorte que son maître disoit qu'il étoit muet; et on peut penser que sa voix se seroit développée de même par un grognement ou par des sons entrecou- coupés, si, jouissant de sa liberté et de la présence d'une femelle, il eût été excité par l'amour. Au reste , les bœufs sont très nombreux en Tarta- rie et en Sibérie. Il y en a une fort grande quantité à Tobolsk, où les vaches courent les rues même en hiver, et dans les campagnes, où on en voit un nom- bre prodigieux en été. Nous avons dit qu'en Irlande les bœufs et les vaches manquent souvent de cornes : c'est surtout dans les parties méridionales de l'île, où les pâturages ne sont point abondants, et dans les pays maritimes, où les fourrages sont fort rares, que TiUFFOiV. XVI. .'170 ANIMAUX SAUVAGES. se trouvent ces bœufs et ces vaches sans cornes ; nou- velle preuve que ces parties excédantes ne sont pro- duites que par la surabondance de la nourriture. Dans ces endroits voisins de la mer, l'on nourrit les vaches avec du poisson cuit dans l'eau et réduit en bouillie par le feu. Ces animaux sont non seulement accoutu- més à cette nourriture , mais ils en sont même très friands; et leur lait n'en contracte, dit-on, ni mau- vaise odeur ni goût désagréable. Les bœufs et les vaches de JNorwége sont en géné- ral fort petits; ils sont un peu plus grands dans les îles qui bordent les côtes de Norwége : différence qui provient de celle des pâturages, et aussi de la liberté qu'on leur donne de vivre dans ces îles sans con- trainte ; car on les laisse absolument libres, en pre- nant seulement la précaution de les faire accompagner de quelques béliers, accoutumés à chercher eux- mêmes leur nourriture pendant l'hiver. Ces béliers détournent la neige qui recouvre l'herbe, et les bœufs les font retirer pour en manger. Ils deviennent avec le temps si farouches, qu'il faut les prendre avec des cordes. Au reste, ces vaches demi-sauvages donnent fort peu de lait. Elles mangent, à défaut d'autre four- rage, de l'algue mêlé avec du poisson bien bouilli. Il est assez singulier que les bœufs à bosse ou bi- sons, dont la race paroît s'être étendue depuis Mada- gascar et la pointe de l'Afrique , et depuis l'extrémité des Indes orientales jusqu'en Sibérie, dans notre con- tinent, et que l'on a retrouvée dans l'autre continent, jusqu'aux Illinois, à la Louisiane , et même jusqu'au Mexique, n'aient jamais passé les terres qui forment LU BISON. [[-jl l'isthme de Panama; car on n'a trouvé ni bœufs ni bisons dans aucune partie de l'Amérique méridionale, quoique le climat leur convînt parfaitement, et que les bœufs d'Europe y aient multiplié plus qu'en au- cun lieu du monde. ABuénos-Ayres et à quelques de- grés encore au delà, ces animaux ont tellement mul- tiplié et ont si bien rempli le pays, que personne ne daigne se les approprier ; les chasseurs les tuent par milliers , et seulement pour avoir les cuirs et la graisse. On les chasse à cheval ; on leur coupe les jarrets avec une espèce de hache, ou on les prend dans des lacets faits avec une forte courroie de cuir. Dans l'île de Sainte-Catherine, sur la côte du Brésil, on trouve quelques petits bœufs dont la chair est mollasse et désagréable au goût : ce qui vient, ainsi que leur pe- tite taille, du défaut et de la mauvaise qualité de la nourriture; car, faute de fourrage, on le nourrit de calebasses sauvages. En Afrique, il y a de certaines contrées où les bœufs sont en très grand nombre. Entre le cap Blanc et Serraléonne, on voit, dans les bois et sur les mon- tagnes, des vaches sauvages ordinairement de couleur brune, et dont les cornes sont noires et pointues ; elles multiplient prodigieusement, et le nombre en seroit infini si les Européens et les INègres ne leur faisoient pas continuellement la guerre. Dans les pro- vinces de Duguela et de Tremecen , et d'autres en- droits de Barbarie , ainsi que dans les déserts de JNu- midie, on voit des vaches sauvages couleur de marron obscur, assez petites et fort légères à la course ; elles vont par troupes quelquefois de cent ou de deux cents. 47^ ANIxMAUX SAUVAGES. A Madagascar, les taureaux et les vaches de la meil- leure espèce y ont été amenés des autres provinces de l'Afrique ; ils ont une bosse sur le dos : les vaches donnent si peu de lait , qu'on pourroit assurer qu'une vache de Hollande en fournit six fois plus. 11 y a dans cette île de ces bœufs à bosse ou bisons sauvages qui errent dans les forêts; la chair de ces bisons n'est pas si bonne que celle de nos bœufs. Dans les parties mé- ridionales de l'Asie, on trouve aussi des bœufs sau-. vages; les chasseurs d'Agra vont les prendre dans la montagne de iNerwer, qui est environnée de bois : cette montagne est sur le chemin de Surate à Gol- conde. Ces vaches sauvages sont ordinairement belles, et se vendent fort cher. Le zébu semble être un diminutif du bison, dont la race, ainsi que celle du bœuf, subit de très grandes variétés, surtout pour la grandeur. Le zébu, quoique originaire des pays très chauds, peut vivre et pro- duire dans nos pays tempérés. « J'ai vu, dit M. Col- » linson, grand nombre de ces animaux dans les parcs » de M. le duc de Richemond, de M. le duc de Port- » land, et dans d'autres parcs; ils y multiplioient et » faisoient des veaux tous les ans, qui étoient les plus » Jolies créatures du monde : les pères et mères ve- » noient de la Chine et des Indes orientales. La loupe » qu'ils portent sur les épaules est une fois plus grosse » dans le mâle que dans la femelle , qui est aussi d'une » taille au dessous de celle du mâle. Le petit zébu tette » sa mère comme les autres veaux tettent les vaches; » mais le lait de la mère zébu tarit bientôt dans notre » climat, et on achève de les nourrir avec de l'autre LE BISON. Z170 » lait. On tua un de ces animaux chez M. le duc de » Richemond ; mais la chair ne s'en est pas trouvée » si bonne que celle du bœuf ^. » II, se trouve aussi dans la race des bœufs sans bosse de très petits individus, et qui, comme le zébu, peu- vent faire race particulière. Gemelli Garreri vit, sur la route d'Ispahan à Schiras, deux petites vaches que le bâcha de la province envoyoit au roi , et qui n'étoient pas plus grosses que des veaux. Ces petites vaches, quoique nourries de paille pour tout aliment, sont néanmoins fort grasses, et il m'a paru qu'en général les zébus ou petits bisons, ainsi que nos bœufs de la petite taille, ont le corps plus charnu et plus gras que les bisons et les bœufs de la taille ordinaire. * Nous avons très peu de chose à ajouter à ce que nous avons dit du buffle; nous dirons seulement qu'au Mogol on les fait combattre contre les lions et les ti- gres, quoiqu'ils ne puissent guère se servir de leurs cornes. Ces animaux sont très nombreux dans fous les climats chauds, surtout dans les contrées maréca- geuses et voisines des fleuves. L'eau ou l'humidité du terrain paroissent leur être encore plus nécessaires que la chaleur du climat^, et c'est par cette raison que l'on n'en trouve point en Arabie, dont presque toutes les terres sont arides. On chasse les buffles sau- vages, mais avec grande précaution; car ils sont très dangereux et viennent à l'homme dès qu'ils sont bles- 1. Extrait d'une lettre de feu M. Gollinson à M. de Buffon, datée dç Londres , le 3o décembre 1764. 2. J'ai dit ailleurs que les buffles réussiroient en France. On vient de tenter de les faire multiplier dans le Brandebourg, près de Birlin, 474 ANIMAUX SAUVAGES. ses. Niëbuhr rappoiie, au sujet des buffles domesti- ques, « que dans quelques endroits, comme à Basra, » on a Tusage, lorsqu'on trait la femelle du buffle, de » lui fourrer la main jusqu'au coude dans la vulve, » parce que l'expérience a appris que cela leur faisoit » donner plus de lait; » ce qui ne paroît pas probable : mais il se pourroit que la femelle du buffle fît, comme quelques unes de nos vaches, des efforts pour retenir son lait, et que cette espèce d'opération douce relâ- chât la contraction de ses mamelles. Dans les terres du cap de Bonne -Espérance, le buffle est de la grandeur du bœuf pour le corps; mais il a les jambes plus courtes, la tête plus large : il est fort redouté. Il se tient souvent à la lisière des bois ; et comme il a la vue mauvaise, il y reste la tête bais- sée pour pouvoir mieux distinguer les objets entre les pieds des arbres; et lorsqu'il aperçoit à sa portée quelque chose qui l'inquiète, il s'élance dessus en poussant des mugissements affreux, et il est fort dif- ficile d'échapper à sa fureur; il est moins à craindre dans la plaine. Il a le poil roux et noir en quelques endroits. On en voit de nombreux troupeaux. Sur le Zébu. * J'ai déjà fait mention de ce petit bœuf à l'article du buffle; mais comme il en est arrivé un à la Ména- gerie du Roi depuis l'impression de cet article , nous sommes en état d'en parler encore plus positivement, et d'en donner ici la figure faite d'après nature. J'ai LE ZÉBU. 4;^ aussi reconnu, en faisant de nouvelles recherches, que ce petit bœuf, auquel j'ai donné le nom de zébu^ est vraisemblable nient le même animal qui se nomme tant ou dant en Numidie, et dans quelques autres pro- vinces septentrionales de l'Afrique , où il est très com- mun ; et enfin que ce même nom dantj, qui ne devoit appartenir qu'à l'animal dont il est ici question , a été transporté, d'Afrique en x\mérique , à un autre ani- mal qui ne ressemble à celui-ci que par la grandeur du corps , et qui est d'une tout autre espèce. Ce dant d'Amérique est le tapir ou le maïpourl; et pour qu'on ne le confonde pas avec le dant d'Afrique , qui est notre zébu, nous en donnerons l'histoire dans le vo- lume suivant. FIN DU SEIZIEME VOLUME. TABLE DES ARTICLES CONTENUS e 7 DANS LK SEIZIEME VOLUME MAMMIFÈRES. Le Lion ! Les Tigres a 3 Le Tigre , 3« La Panthère, l'Once, et le Léopard 'yi Le Jaguar 57 Le Couguar G/] Le Couguar noir (JG Le Couguar de Pensylvanie 70 Le Lynx ou Loup-Gervier 7 i Le Lynx du Canada 80 Le Lynx du Mississipi 85 Le Caracal 84 Le Serval 87 L'Ocelot 89 Le Margay 93 Le Bizaam 08 Le Chacal et l'Adive.. , loo L'Hyène 108 La Civette et le Zibet 116 La Genette 128 La Genette du cap de JJonue-Espérance i35 L'Ondatra et le Desman i34 Première,, Vue = i45 Seconde Vue i58 Le Pécari et le Tajacu 177 BLFFOIN. XVI. 5i 478 TABLE. Le Polatouclie. . . Page 186 Le Petit-Gris 190 Le Petit-Gris de Sibérie igS Le Palmiste , le Barbaresque , et le Suisse 195 Le Tamanoir, le Tamandua, et le Fourmilier 199 Le Cochon de terre. a 16 Le Pangolin et le Phatagin 22.5 Les Tatous 227 L'Apar, ou Tatou à trois bandes 2o3 L'Encoubert, ou Tatou à six bandes 2o5 Le Tatuète, ou Tatou à huit bandes 237 Le Cachicame, ouïe Tatou à neuf baudes 2.58 Le Kabassou, ou Tatou à douze bandes 240 Le Girquinçon , ou Tatou à dix huit baudes 242 Le Paca 254 Le Sarigue, ou l'Opossum. . 260 Le Sarigue des Illinois 289 Le Sarigue à longs poils 290 La Marmose. 291 Le Cayopollin 296 L'Éléphant 297 Le Rhinocéros 371 Le Chameau et le Dromadaire 090 Le Buffle 4o6 L'Aurochs 4^3 Le Bison 4^7 Le Zébu 474 FIN DE LA TABLE.