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ŒUVRES
COMPLÈTES
DE SHAKSPEARE.
TOME DIXIEME.
sous PRESSE
Pour paraître chez le même libraire. CHEFS-D'OEUVRE DU THÉÂTRE ÉTRANGER
( ALLEMAITD , ANGLAIS, DANOIS, ESCLAVON , ESFAGNOI-, HOLLANDAIS ITALIEN, RUSSE, SUEDOIS, CtC. )
Vingt volumes in-8°.
Traduits par MM. Aignan, Andrieux, membres de l'académie française; le baron de Barante, Cohen, Esménard, Guizard , GuizoT, Labaumélle, Merville, Charles Nodier, Pichot , Remusat, le comte de Sainte- Aulaire , Trognon, etViLLEMAiN, membre de l'académie française.
Le premier volume paraîtra le lo décembre prochain. Prix : 6 fr. le volume , papier satiné.
IMPRIMERIE DE FAIN, PLACE DE L'ODÉON.
ŒUVRES
COMPLÈTES
DE SHAKSPEARE,
TRADUITES DE L'ANGLAIS PAR LETOURNEUR.
NOUVELLE ÉDITION,
REVUE ET COKfil&ÉE
PAR F. GUIZOT ET A. P. TRADUCTEUR DE LORD BYRON ;
PRÉCÉDÉE
D'UNE NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE SUR SHAKSPEARE;
PAR F. GUIZOT.
TOME X.
A PARIS,
CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE,
AU PALAIS-ROYAL.
M. DCCC. XX.
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PREMIÈRE PARTIE
DE HENRI IV,
ROI D'ANGLETERRE, TRAGÉDIE,
ToM. X. Shulspears,
NOTICE SUR LA PREMIÈRE PARTIE
DE HENRI IV.
Ijes commentateurs domient à celte pièce le titre de comédie ^ et en effet , bien que le sujet appartienne à la tragédie , l'intention en est co- mique. Dans les tragédies de Shakspeare, le comique naît quelquefois spontanément de la situation des personnages introduits pour le ser- vice de l'action tragique; ici, non-seulement une partie de l'action roule absolument sur des personnages de comédie , mais encore la plupart de ceux que leur rang , les intérêts dont ils s'occupent , et les dangers auxquels ils s'expo- sent pourraient élever à la dignité de personna- ges tragiques , sont présentés sous l'aspect qui appartient à la comédie , par le côté faible ou bizarre de leur nature. L'impétuosité presque puérile du bouillant Hotspur, la brutale origi-
4 NOTICE
nallté de son bon sens y cette humeur d'un sol- dat contre tout ce qui veut retenir un instant ses pensées hors du cercle des intérêts auxquels il a dévoué sa vie, donnent lieu à des scènes extrêmement piquantes. Le Gallois Glendower, glorieux , fanfaron , charlatan en même temps que hrave, qui tient tête à Hotspur tant que celui-ci le menace ou le contrarie , mais cède et se retire aussitôt qu'une plaisanterie vient alarmer son amour-propre de la crainte du ri- dicule , est une conception vraiment comique. 11 n'y a pas jusqu'aux trois ou quatre paroles que prononce Douglas , qui n'aient aussi leur nuance de fanfaronnade. Aucun de ces trois courages ne s'exprime de même^ mais tout cède à celui d'Hotspur, auquel la teinte comi- que qu'a reçue son caractère n'ôte rien de l'inté- rêt qu'il inspire. On s'attache à lui comme à l'Alceste du Misanthrope , à un grand caractère victime d'une qualité que l'impétuosité de son humeur et la préoccupation de ses propres idées ont tournée en défaut. On voit le brave Hots- pur acceptant l'entreprise qu'on lui propose avant de la connaître , certain du succès dès qu'il est frappé de l'idée de l'action j on le voit
SUR HENRI IV. 5
perdant successivement tons les appuis sur les- quels il avait compte , abandonné ou trahi par ceux qui l'ont entraîné dans le danger , et comme poussé par une sorte de fatalité vers l'abîme qu'il n'aperçoit qu'au moment oii il n'est plus temps de reculer, et oîx il tombe en ne regrettant que sa gloire. C'est là sans doute une catastrophe tragique , et le fond de la pièce, qui a pour sujet le premier pas de Henri Y vers la gloire , en exigeait une de ce genre ; mais la peinture des égaremens de la jeunesse du prince n'en forme pas moins la partie la plus impor- tante de l'ouvrage , dont le caractère principal est Falstaff.
Falstaff est l'un des personnages les plus célè- bres de la comédie anglaise , et peut-être aucun théâtre n'en offre-t-il un plus gai. Ce serait un spectacle assez triste que celui des emporte- mens d'une jeunesse aussi désordonnée que celle de Henri V,dans des mœurs aussi rudes que celles de son temps , si , au milieu de cette grossière débauche , des habitudes et des prétentions d'un genre plus relevé ne venaient former contraste et jouer un rôle d^autant plus amusant qu'il est plus déplacé. Il eût été fort moral, sans doute, de faire
6 NOTICE
porter sur le prince qui s'avilit le ridicule de cette inconvenance; mais quand Shakspeare n'eût pas été le poëte de la cour d'Angleterre , ni la vraisemblance , ni Fart ne lui permet- taient de dégrader un personnage tel que Henri Y ; il a soin , au contraire, de lui conser- ver partout la hauteur de son caractère et la su- périorité de sa position ; et Falstaff , destiné à nous amuser, n'est admis dans la pièce que pour le divertissement du prince.
Fait pour être un homme de bonne compa- gnie 5 Falstaff n'a pas encore renoncé à toutes ses prétentions en ce genre ; il n'a point adopté la grossièreté des situations oii le rabaissent ses vices; il leur a tout livré excepté son amour- propre; il ne s'est point fait un mérite de sa crapule , il n'a point mis sa vanité dans les ex- ploits d'un bandit : les manières et les qualités d'un gentilhomme , c'est encore à cela qu'il tiendrait s'il pouvait tenir à quelque chose ; c'est à cela qu'il prétendrait s'il lui était permis d'avoir, ou possible de soutenir une prétention. Du moins veut-il se donner le plaisir de les af- fecter toutes , dût ce plaisir lui valoir un affront ; sans y croire , sans espérer qu'on le croie , il
SUR HENRI IV. 7
faut à tout prix quil réjouisse ses oreilles de réloge de sa bravoure , presque de ses vertus. C'est là une de ses faiblesses, comme le goût du vin d^Espagne une tentation à laquelle il ne lui est pas plus possible de résister j et la naïveté avec laquelle il y cède , les embarras oii elle le met , l'espèce d'impudence hypocrite qui l'aide à s'en tirer, en font un personnage extraordinai- rement plaisant. Les jeux de mots, bien que fré- quensdans cette pièce, y sont beaucoup moins nombreux que dans quelques autres drames d'un genre plus sérieux, et ils y sont infini- ment mieux placés. Le mélange de subtilité que Shakspeare devait à l'esprit de son temps , n'empêche pas que dans cette pièce , ainsi que dans celles oii nous allons voir reparaître Fais- taff , la gaieté ne soit peut-être plus franche et plus naturelle que dans aucun autre ouvrage du théâtre anglais.
La première partie de Henri IV parut , à ce que l'on croit, en 1^97.
F. G.
PREMIÈRE PARTIE
DE HENRI IV
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PERSONNAGES.
LE ROI HENRI IV.
HENRI, prince de Galles, 1 ci j ■
JEAN, prince de Lancastre, j
LE COMTE DEWESTMORELAND,-!
SIR WALTER BLOUNT , j P^i'tisans du roi.
THOMAS PERCY, comte de Worcester.
HENRI PERCY, comte de Northumberland.
HENRI PERCY, surnommé HOTSPUR , son fils.
EDMOND MORTIMER, comte de la Marche.
SCROOP, archevêque d'York.
ARCHIBALD, comte de Douglas.
OWEN GLENDOWER.
SIR RICHARD VERNON.
SIR JEAN FALSTAFF.
POINS.
GADSHILL.
PETO.
BARDOLPHE.
LADY PERCY , femme de Hotspur , sœur de Mortimer.
LADY MORTIMER, fille de Glendower , et femme de Mor- timer.
QUICKLY , hôtesse d'une taverne à East-Cheap.
LORDS, OFFICIERS, SHÉRIF, CABARET] ER, GARÇON DE CHAMBRE , GARÇONS DE CABARET , DEUX VOI- TURIERS, VOYAGEURS, suite.
La scène est en Angleterre.
PREMIÈRE PARTIE
DE HENRI IV
ACTE PREMIER.
SCÈNE PREMIÈRE.
Un appartement dans le palais.
Entrent LE ROI HENRI, WESTMORELAND , sir WALTER BLOUNT et d'autres.
LE ROI.
JjATTUs d'orages , e'puisés de fatigue comme nous le sommes , tâchons de trouver un moment où la paix effrayée puisse reprendre sa respiration , et nous annoncer d'une voix entrecoupe'e les nouvelles mêlées que nous devons aller commencer sur de loin- tains rivages... Les abords <^') de cette terre altérée ne verront plus ses lèvres teintes du sang de ses propres enfans. La guerre ne sillonnera plus son sein de tranchées , n'écrasera plus ses fleurs sous les pieds ferrés de coursiers ennemis. Ces yeux irrités qui na- guère comme les météores d'un ciel orageux , tous d'une même nature , tous formés de la même suh-
12 HENRI IV.
stance, se venaient rencontrer dans le choc des par- tis aux mains et dans la mêlée furieuse des massa- cres civils , maintenant dans des rangs unis et bien ordonne's se dirigeront tous vers un même but, et ne chercheront plus en ennemis , leurs connaissan- ces, leurs parens, leurs allies. Le tranchant de la guerre ne viendra plus comme un couteau mal ren- gainé couper son propre maître. Maintenant donc , ami, soldat du Christ, enrôlé sous sa croix sainte, pourlaquelle nous nous sommes engagés à combattre, nous allons conduire jusqu'à son sépulcre une armée d'Anglais dont les bras furent formés dans le sein de leur mère pour aller poursuivre les païens sur les plaines saintes que foulèrent ses pieds divins, cloués , il y a quatorze cents ans , pour notre avan- tage sur le bois amer de la croix. Mais ce projet existe depuis un an, et je n'ai pas besoin de vous dire : cela sera, donc ce n'est pas encore aujour- d'hui que nous nous rassemblons pour le départ. Maintenant , Westmoreland , mon cher cousin , ren- dez-moi compte de ce qui fut arrêté hier au soir dans notre conseil, pour hâter une expédition si chère.
WESTMORELAND.
Mon souverain , on discutait avec ardeur les moyens de l'exécuter promptement, et seulement hier au soir on avait arrêté plusieurs des dépenses qu'elle exige , lorsqu'à travers ces débats survint tout à coup un courrier de Galles , chargé de fâ- cheuses nouvelles. La pire de toutes c'est que le noble Mortimer qui conduisait les gens du comte d'Hereford contre les troupes irrégulières et sauvages
ACTE 1, SCÈNE I. i3
de Glendower, est tombé entré les mains Féroces de ce Gallois. Mille de ses soldats ont été massacrés ; et les Galloises ont exercé sur leurs cadavres de telles horreurs , leur ont fait subir des mutilations si bru- tales, si infâmes, qu'on ne peut sans honte les redire ou les indiquer.
LE ROI.
Les nouvelles de ce combat auraient, à ce qu'il pa- raît, empêché de donner suite à l'affaire de la Terre- Sainte.
WESTMORELAND.
Oui, mon gracieux seigneur, cette nouvelle jointe avec d'autres ; car il en est venu du Nord annon- çant des troubles plus fâcheux encore : et les voici. Le jour de l'Exaltation de la Sainte-Croix, le vaillant Hotspur , ce jeune Henri Percy, et le brave Archi- bald , cet Écossais tout plein de valeur et de re- nommée , se sont livrés à Holmedon un sérieux et sanglant combat. Les nouvelles ne nous en sont par- venues que comme par le bruit de leur mousquete- rie, et accompagnées seulement de conjectures; car celui qui nous les a apportées est monté à cheval au moment oii la lutte s'acharnait avec le plus d'opi- niâtreté , totalement incertain sur l'issue qu'elle pourrait avoir.
LE ROL
Un ami plein d'affection et d'habileté, sir Walter Blount, arrive ici descendant de cheval et couvert des différentes espèces de poussières qu'il a traversées depuis Holmedon jusqu'à cette résidence ; et il nous a apporté des nouvelles agréables et douces. Le comte Douglas est défait. Sir Walter a vu dans les
i4 HENRI IV,
plaines d'Holmedon dix mille de ces hardis Écossais et vingt-deux chevaliers baignés dans leur sang. Au nombre des prisonniers d'Hotspur sont Mordake , comte de Fife , et fils aîné du vaincu Douglas *^^) , les comte d'Athol, de Murray, d'Angus et de Menteith. Ne sont-ce pas là d'honorables dépouilles, une riche conquête ? Eh , cousin , qu'en dites- vous ?
WESTMORELAND,
Oui, certes, c'est une victoire dont pourrait se vanter un prince.
LE ROI.
Eh! vraiment c'est en ceci que tu m'affliges, et que tu me fais faire le péché d'envie contre Northumber- land quand je le vois père d'un fils si désirable; d'un fils, le sujet éternel des discours de la louange, la tige la plus élancée du bocage, le favori, l'or- gueil de la fortune caressante, tandis que moi spec- tateur de sa gloire , je vois la débauche et le déshon- neur souiller le front de mon jeune Henri. 0 plût au ciel qu'on pût prouver que quelque fée se glis- sant dans la nuit , a tiré pour les échanger nos en- fans des langes , et qu'elle a nommé le mien Percj , et le sien, Plantagenetî Alors j'aurais son Henri, et lui, il aurait le mien. — Mais bannissons-le de ma pensée. — Que dites-vous , cousin, de l'orgueil de ce jeune Percy? Les prisonniers qu'il a faits dans cette rencontre, il prétend se les approprier, et il me fait dire que je n'en aurai pas d'autres que Mor- dake, comte de Fife.
WESTMORELAND.
Ce sont là les leçons de son oncle; j'y reconnais
ACTE I, SCÈNE II. i5
Worcester, toujours malveillant pour vous dans toutes les occasions. C'est lui qui l'engage à se rengor- ger ainsi et à lever sa jeune crête contre la dignité de votre couronne.
LE ROI.
Mais je l'ai envoyé chercher pour m'en rendre rai- son, et c'est ce qui nous oblige à laisser quelque temps de côté nos saints projets sur Jérusalem. Cou- sin, mercredi prochain nous tiendrons notre conseil à Windsor : instruisez-en les lords , mais vous , re- venez promptement vers nous; car il reste plus de choses à dire et à faire , que la colère ne me permet en ce moment de vous l'expliquer.
WESTMORELAND.
Je vais , mon prince , exécuter vos ordres. SCÈNE IL
Un autre appartement clans le palais. Entrent HENRI , prince de Galles , et FALSTAFF.
FALSTAFF.
Dis donc , Hal ^^\ quelle heure est-il, mon garçon ?
HENRI.
Tu as l'esprit si fort épaissi à force de t'enivrer de vieux vin d'Espagne ^^^ , de te déboutonner après souper, et de dormir sur les bancs des tavernes l'après-dîner , que tu ne sais plus demander ce que tu as véritablement envie de savoir. Que diable as-
i6 HENRI IV,
tu affaire à l'heure qu'il est ? A moins que les heu- res ne fussent des verres de vin d'Espagne , les mi- nutes autant de chapons, à moins que nous n'eussions pour horloges la voix des appareilleuses , pour ca- drans les enseignes de tabagies , et que le bienfaisant soleil lui-même ne fût une belle et lascive courtisane en taffetas couleur de feu, je ne vois pas de motif à cette inutilité de venir demander l'heure qu'il est.
FALSTAFF.
Ma foi , Hal , vous entrez dans mon sens ; car nous autres coupeurs de bourses , nous nous laissons con- duire par la lune et les sept étoiles , et non par Phoe- bus, ce chevalier errant, blond ^^\ lit ie t'en prie, mon cher lustig , dis-moi un peu , quand une fois tu seras roi... — Dieu conserve ta grâce (majesté, j'au- rais dû dire, car de grâces tu n'en auras jamais ) ! . . .
HENRI.
Comment ! pas du tout ?
FALSTAFF.
Non , par ma foi , pas seulement autant qu'on en. peut avoir à dire après un œuf et du beurre ^^K
HENRI.
Eh bien! enfin donc? Au fait, au fait.
FALSTAFF.
Vraiment je veux donc te dire, mon cher lustig, quand tu seras roi, tu ne dois pas souffrir que nous autres gardes du corps de la nuit, soyons trai- tés de voleurs qui attaquent la beauté du jour. Qu'on nous appelle, à la bonne heure, forestiers de Diane, gentilshommes des ténèbres, les mignons de la
ACTE I, SCÈNE II. i^
lune, et qu'on dise de nous que nous nous gouver- nons bien, puisque nous sommes comme la mer, gouverne's par notre noble maîtresse la lune , sous la protection de laquelle nous exerçons... le vol.
HENRI.
Tu as raison , et ce que tu dis est vrai sous tous les rapports : car notre fortune à nous autres gens de la lune , a son flux et reflux comme la mer , avec qui nous avons cela de commun d'être gouverne's par la lune ; et pour preuve , une bourse résolu- ment enleve'e le lundi soir sera dissolument vidée le mardi matin ; gagnée en jurant, la bourse ou la vie; dépensée en criant, apporte bouteille. En cet instant, marée basse comme le pied de l'échelle, nous serons d'un moment à l'autre à flot aussi haut que le bras de la potence.
FALSTAFF.
Pardieu tu dis bien vrai , mon garçon. — Et n'est-ce pas que mon hôtesse de la taverne est une agréable créature ?
HENRI,
Douce comme le miel d'Hybla , mon vieux garne- ment ^'). Et n'est-il pas vrai aussi qu'un pourpoint de buffle est une agréable robe de chambre pour prison ^^)?
FALSTAFF.
Quoi, quoi? Mauvais plaisant, fou que tu es! qu'as-tu donc à me pincer , à m'épiloguer de cette manière ?'que diable ai-je affaire à ton pourpoint de buffle?
ToM. X. Skahspeare. 2
1-8 HENRI IV.
HENRI.
Et que diable ai-je affaire moi, avec ton hôtesse de la taverne ?
FALSTAFF.
Eh ! mais , tu l'as bien fait venir compter avec toi plus et plus d'une fois.
HENRI.
Et t'ai-je jamais fait venir toi, pour payer ta part?
FALSTAFF.
Non : oh ! je te rendrai justice : tu as toujours tout payé là.
HENRI.
Là et ailleurs aussi , tant que mes fonds pouvaient s'étendre ; et quand ils m'ont manqué , j'ai usé de mon crédit.
FALSTAFF.
Oh ! pour cela oui , et si bien usé , que , s'il n'é- tait pas si clair que tu es l'héritier présomptif. . . — Mais dis-moi donc, je t'en prie , mon cher enfant, verra-t-on encore en Angleterre des gibets sur pied , quand tu seras roi? Et cette grotesque figure, la mère la Loi, avec son frein rouillé, pourra-t-elle toujours jouer de mauvais tours aux gens de coeur ? Je t'en prie , quand tu seras roi, ne pends point les voleurs.
HENRL
Non, ce sera toi.
FALSTAFF.
Moi, oh! bravo. Pardieu, je serai un excellent juge.
HENRI.
Et voilà comme tu juges déjà mal ; car je veux dire
ACTE I, SCÈNE II. ig
ïjue c'est toi qui auras l'emploi de pendre les voleurs, et que tu feras ainsi un merveilleux usage de la po- tence.
FALSTAFF.
Fort bien , Hal , fort bien : je puis vous dire qu'en quelque façon ce métier-là s'accorderait avec mon humeur tout aussi-bien que celui de faire ma cour.
HENRI.
Pour être revêtu de quelque emploi.
FALSTAFF.
Certainement pour être vêtu ^^\ Le bourreau a une garde-robe qui n'est pas mince. — Mort de ma vie ! je suis aussi triste qu'un vieux matou , ou qu'un ours emmuselé.
HENRI.
Ou qu'un lion de'cre'pit, ou bien que le luth d'un amant.
FALSTAFF.
Oui , ou le bourdonnement d'une musette du comté de Lincoln.
HENRI.
Pourquoi pas comme un lièvre, ou comme les va- peurs de Moorditch ^'°^ ?
FALSTAFF.
Tu as toujours les comparaisons les plus dés- agréables et tu es le comparatif en personne, le plus maudit... aimable jeune prince!... — Mais, Hal, je t'en prie, ne me tourmente plus davantage de ces folies. Je voudrais de tout mon coeur que nous fus- sions toi et moi oii l'on achète une provision de bonne r-enommée. Un vieux lord du conseil m'a diablement
20 HENRI IV,
hourré l'autre jour dans la rue à votre sujet, mon cher monsieur , mais je n'y ai pas fait attention ; et cependant il parlait fort sagement , mais je n'y ai pas pris garde , et pourtant il parlait sagement , et dans la rue encore.
HENRI.
Tu as bien fait : car la sagesse crie dans les rues , et personne n'y prend garde ^").
FALSTAFF.
Oh ! tu as dedamnables applications ; en vérité, tu serais capablede corrompre un saint. — Tu m'as bien fait du tort, Hal! Dieu te le pardonne; mais avant de te connaître, Hal, je ne savais rien de rien ; et aujourd'hui , s'il faut dire la vérité , je ne vaux guère mieux que ce qu'il y a de pis. Il faut que je quitte cette vie-là, et je la quitterai, pardieu; si je ne le fais pas , dis que je suis un misérable. Il n'y a pas un fils dé roi dans la chrétienté pour qui je veuille me faire damner.
HENRI.
Jack, où irons-nous demain escamoter une bourse?
FALSTAFF.
Où tu voudras , mon garçon ; je suis de la partie. Si je n'y vas pas, appelle-moi un misérable, et af- fronte-moi.
HENRI.
Je vois que tu t'amendes bien. Tu passes de la prière au guet-apens.
( Poins paraît daus le fond du théâtre. ) FALSTAFF.
Que veux-tu , Hal ! c'est ma vocation ; mon ami ;
ACTE 1, SCÈNE II. ar
et ce n'est pas péché pour un homme que de suivre sa vocation. — Poins ! Nous allons savoir tout à l'heure si Gadshill a lié une partie. Oh ! si les hommes étaient sauvés selon leur mérite , quel trou dans l'enfer se- rait assez chaud pour lui ? C'est peut-être le plus uni- versel coquin qui ait jamais crié arrête à un honnête homme.
HENRI.
Bonjour, Ned(").
POINS.
Bonjour, cher Hal. — Que dit M. Remords? que dit sir Jean-vin-sucré? Jack , comment le diable et toi vous arrangez-vous au sujet de ton âme , après la lui avoir vendue, le vendredi saint dernier, pour un verre de vin de Madère et une cuisse de chapon froid?
HENRI.
Sir Jean ne s'en dédit pas ; il tiendra son marché avec le diable , car de sa vie encore il n'a fait mentir de proverbes. Il donnera au diable ce qui lui appar- tient.
POINS.
Eh bien , te voilà donc damné pour tenir ta parole au diable ?
HENRI.
Il l'aurait été aussi pour avoir friponne le diable .
POINS.
Mais , mes enfans , mes enfans , c'est demain qu'il faut se rendre dès quatre heures du matin chez Gadshill. Il y a des pèlerins qui s'en vont à Cantor- béry , chargés de riches offrandes , et des marchands
22 HENRI IV,
qui chevauchent vers Londres avec des bourses bien grasses. J'ai des masques pour vous tous , et vous avez vos chevaux; Gadshill couche ce soir à Roches- ter ; j'ai commandé le souper pour cette nuit à East- cheap. Il n'y a pas plus de danger là qu'à dormir dans vos lits. Si vous voulez venir, je vous garnis vos bourses de couronnes jusqu'au bord : si vous ne voulez pas , restez à la maison , et allez vous faire pendre.
FALSTAFF,
Écoute, Edouard; si je reste ici et n'y vais point;, je vous ferai tous pendre pour y avoir été'.
POINS.
En vérité, Roastbeef *^'^).
FALSTAFF, *' ..
Veux-tu en être , Hal ?
HENRI.
Qui ! moi , voler ! Moi , aller faire le brigand ! Non pas moi , sur ma foi î
FALSTAFF.
Tiens, tu n'as en toi rien d'un honnête homme, d'un homme de cœur, d'un bon camarade; tu n'es pas sorti du sang royal ; tiens , si tu n'oses pas tenir pour dix schellings ("^).
HENRI.
A la bonne heure , je ferai donc une fois dans ma vie un coup de tête.
FALSTAFF,
Voilà ce qui s'appelle parler»
ACTE I, SCÈNE II. a3
HENRI.
Ouï, arrive ce qui voudra^ je garde la maison..
FALSTAFF.
Sur mon Dieu, s'il en est ainsi, je conspire quand tu seras roi.
HENRI.
Je ne m'en soucie guère,
POINS.
Sir John, je t'en prie, laisse-nous seuls un mo- ment le prince et moi; je lui donnerai de si bonnes raisons pour cette expe'dition, qu'il y viendra.
FALSTAFF.
A la bonne heure : puisses-tu avoir l'esprit de per- suasion , et lui l'intelligence du profit ! afin que ce que tu diras puisse le toucher , et que , ce qu'il en- tendra , il puisse le croire , et afin que le prince véritable puisse ( par re'crëation ) devenir un faux voleur ; car les pauvres abus de ce siècle ont bien besoin de protection. Adieu, vous me retrouverez à Eastcheap.
HENRI.
Adieu, printemps passe; adieu, été de laToussaint.
(Falstaffsort.) POINS.
Allons, mon bon, doux et gracieux seigneur, montez à cheval demain avec nous. J'ai une farce à jouer que je ne saurais arranger tout seul. Fals- taff, Bardolph, Peto et Gadshill dévaliseront ces hommes que nous sommes à guetter. Ni vous, ni moi, n'y serons; et quand ils auront leur butin , si entre
î>4 HENRI IV,
vous et moi nous ne les volons pas à notre tour , je
veux que vous m'abattiez la tête de dessus les épaules.
HENRI.
Mais comment ferons-nous pour nous séparer d'eux au moment du départ?
POINS.
Quoi ! nous ne partirons qu'avant ou après eux , et nous leur fixerons un rendez-vous , auquel nous serons les maîtres de manquer. Alors ils s'aventure- ront tout seuls à faire cet exploit , et ils ne l'auront pas plus tôt mis à fin , que nous tomberons sur eux.
HENRI.
Oui, mais il est probable qu'ils nous reconnaî- tront à nos chevaux , à nos habits , enfin à toutes sortes d'indices.
POINS.
Bah ! d'abord ils ne verront pas nos chevaux , je les attacherai dans le bois ; nous changerons de mas- ques dès que nous les aurons quittés ; et de plus , mon cher , j'ai pour l'occasion, des fourreaux de bou- gran dont nous couvrirons nos vêtemens qu'en effet ils connaissent.
HENRI.
Mais j'ai peur aussi qu'ils ne soient trop forte partie pour nous.
POINS.
Oh! pour cela, il y en a deux dont je réponds comme des plus fieffés poltrons qui aient jamais tourné le dosj et pour le troisième , s'il se bat plus long-temps que de raison, je renonce au métier des armes. — Le bon de cette plaisanterie sera d'enten-
ACTE I, SCÈNE II. aS
dre après les inconcevables mensonges que nous dé- bitera ce gros coquin , lorsque nous nous retrouve- rons à souper : comme quoi il s'est battu avec une trentaine au moins, quelles parades il a faites, quels coups il a allongés, quels dangers il aura courus j notre divertissement sera de le mettre en défaut.
HENRI.
Eh bien, j'irai avec toi; va nous préparer tout ce qui est nécessaire, et puis retrouve-toi ce soir à Eastcheap; j'y souperai , adieu.
POINS.
Adieu, mon prince.
(Il sort, ) HENRI.
Je vous connais tous ; et veux bien pour un temps favoriser les caprices déréglés de votre oisiveté. En cela je continuerai à imiter le soleil qui permet quel- quefois aux nuages impurs et contagieux de dérober sa beauté à l'univers, afin que lorsqu'il lui plaira de redevenir lui-même , le monde, après en avoir été privé, le voie avec plus d'admiration lancer tout à coup sa lumière à travers les noires et hideuses vapeurs qui avaient paru le suffoquer. Si l'année entière se passait dans les amusemens des jours de fêtes, les jeux seraient bientôt aussi ennuyeux que le travail. Mais quand ils ne viennent que d'espace en espace, ils reviennent toujours désirés; rien ne plait que ce qui n'arrive pas communément. Ainsi quand je rejetterai ces habitudes déréglées , et que je payerai la dette que je n'ai jamais reconnue, au- tant mes promesses auront été au-dessous de ma con- duite , autant je tromperai l'attente des hommes;
26 HENRI IV,
et telle qu'un métal brillant sur un fond obscur , ma re'forme , dont l'éclat sera rehaussé par mes fautes , paraîtra plus méritoire , et attirera plus de regards que le mérite qu'aucune tache ne fait ressortir. Ainsi je veux faillir de manière à me servir habile- ment de mes fautes, lorsqu'ensuite je regagnerai le temps perdu au moment où on y comptera le moins.
(Il sort,)
SCÈNE III.
Autre appartement du palais.
Entrent LE ROI HENRI, NORTHUMBERLAND , WORCESTER , HOTSPUR , sir W. BLOUNT ,
et autres personnages.
LE ROI.
Mon sang a été trop calme et trop froid, de ne pas se montrer susceptible d'émotion à cet indigne affront : c'est ainsi que vous avez pensé , et en con- séquence vous foulez ma patience aux pieds. Mais soyez bien sûrs que désormais je serai ce que je suis par mon rang puissant et redoutable , plutôt que de me livrer à mon caractère, qui a été jusqu'ici coulant comme l'huile , doux comme un jeune duvet , et m'a fait perdre ainsi mes titres au respect que les âmes hautaines ne rendent jamais qu'à la hauteur.
WORCESTER.
Notre maison , mon souverain , n'a guère mérité qu'on déployât sur elle la verge du pouvoir, de ce
ACTE I, SCÈNE III. 27
même pouvoir que nos propres mains ont aide' à se rendre si imposant.
NORTHUMBERLAND.
Seigneur....
LE ROI.
Worcester, va-t'en : car je vois dans tes yeux l'audace de la désobéissance. — Votre maintien , oh ! monsieur ! est trop arrogant, trop impérieux, et la majesté royale ne se laisserait pas plus long-temps insulter par le sourcil mécontent d'un serviteur. Vous avez toute liberté de vous retirer : quand nous aurons besoin de vos services et de vos conseils, nous vous ferons appeler. {JVorcester sort. — A Northum- berland. ) Vous vouliez parler.
NORTHUMBERLAND.
Oui , mon bon seigneur : ces prisonniers , de- mandés au nom de votre altesse , et que Henri Percy a faits ici près de Holmedon , n'ont pas été , à ce qu'il assure, refusés d'une manière aussi positive qu'on l'a rapporté à votre majesté. C'est donc à l'en- vie , ou bien à une méprise , qu'on doit attribuer cette faute, et non pas à mon fils.
HOTSPUR.
Mon souverain , je n'ai point refusé de prison- niers ; mais je me rappelle que , le combat fini , au moment où je me sentais desséché par les fureurs de l'action , et l'excès de la fatigue ; lorsque faible et hors d'haleine, je m'appuyais sur mon épée, il vint à moi un certain lord, propre, élégamment paré, frais comme un marié , et le menton nouvellement fau- ché , offrant l'aspect d'un champ de chaume après la
28 HENRI IV,
moisson; il était parfumé comme un marchand de modes. Entre son pouce et l'index, il tenait une pe- tite boîte de senteur que de temps en temps il por- tait et ôtait à son nez qui en reniflait d'humeur quand je m'approchais de lui ^^^K Et en même temps il ne cessait de sourire et de babiller ; et comme les soldats passaient près de lui , emportant les corps morts , il les traitait d'impertinens coquins et de mal-appris, de venir apporter ainsi un sale et vi- lain cadavre entre le vent et sa grandeur. Il me questionna en termes arrangés et d'un ton de jolie femme : entre autres choses , il me demanda mes prisonniers au nom de votre majesté. Moi , dans ce moment , tout irrité , avec mes blessures refroidies, de me sentir ainsi harcelé par un perroquet, dans mon ressentiment et mon impatience , je lui répon- dis , sans y faire attention, je ne sais pas quoi... qu'il les aurait ou qu'il ne les aurait pas : car il me miettait en fureur quand il venait si sautillant , sen- tant si bon, me parler, dans le langage d'une femme de chambre de cour , de canons , de tambours et de blessures ; me dire , Dieu sait à quels propos , qu'il n'y avait rien au monde de si admirable que le spermacéti pour des contusions internes... et que c'était grand' pitié qu'on allât déterrer , dans les en- trailles de la terre innocente , ce traître de salpêtre qui a détruit lâchement plus d'un bon et robuste com- pagnon, et que sans ces détestables armes à feu il au- rait été guerrier comme les autres. C'est , je vous le dis , mon prince , à ce plat bavardage , aux propos décousus qu'il me tenait, que je répondis indirecte- ment ; et , je vous en conjure , que son rapport ne
ACTE I, SCÈNE III. 29
soit pas regardé ici comme d'assez de valeur pour accuser mon attachement auprès de votre haute majesté.
BLOUNT.
En considérant les circonstances, mon bon sei- gneur, tout ce qu'Henri Percy aura dit à un pareil personnage, en pareil lieu, et dans un pareil mo- ment, peut bien, avec tout ce qu'on vous a rap- porté, périr dans un juste oubli, sans jamais être relevé pour lui nuire , ou fonder aucun motif d'ac- Cusation; ce qu'il a dit alors , il le désavoue mainte- nant.
LE ROI.
Eh quoi ! il refuse encore ses prisonniers, à moins que l'on n'accepte ses réserves, ses conditions, qui sont que nous payerons sur-le-champ, à nos frais, la rançon de son beau-frère, de l'extravagant Mortimer '^'^), qui, sur mon âme, a volontairement livré la vie des soldats qu'il a menés au combat contre cet indigne magi- cien et damné Glendower '^''^ dont la fille, à ce que nous apprenons , vient tout récemment d'épouser le comte des Marches ^^^K Ainsi nous viderons nos cof- fres pour racheter un traître et le remettre dans le pays ; nous irons solder la trahison , et traiter avec la peur quand elle s'est perdue et livrée elle-même î Non , qu'il périsse de faim sur les montagnes sté- riles ! Jamais je ne regarderai comme mon ami l'homme dont la voix me demandera de dépenser un penny pour délivrer et faire rentrer dans mes états le rebelle Mortimer.
HOTSPUR.
Le rebelle Mortimer ! C'est par les hasards seuls
3o HENRI IV,
de la guerre, mon souverain, qu'il est tombé entre les mains de l'ennemi, et il suffit d'une seule langue pour faire parler en témoignage de cette vérité toutes ses blessures comme autant de bouches . Ces blessures qu'il a reçues en brave, lorsque sur les bords de la douce Sévern , seul contre seul , fer contre fer, il a passé la meilleure partie d'une heure à faire échange de courage avec le puissant Glendower. Trois fois ils ont repris haleine , et trois fois , d'un mutuel ac- cord, ils ont bu les eaux de la rapide Sévern, qui, effrayée alors de leurs sanguinaires regards , a fui pleine de crainte à travers ses roseaux tremblans , et a caché sa tête ondoyante dans les profondeurs de son lit tout ensanglanté par ces valeureux combat- tans. Jamais une politique basse et corrompue ne colora ses œuvres de blessures si mortelles , et jamais elle n'en eût tant fait recevoir au noble Mortimer , et toutes volontairement. Qu'on ne le flétrisse donc pas du nom de rebelle.
LE ROI.
Tu le feins ce qu'il n'est pas, Percy, tu le feins ce qu'il n'est pas : jamais il ne s'est mesuré avec Glendower. Je te dis , moi , qu'il aurait aussi volon- tiers risqué de se trouver tête à tête avec le diable , qu'en face d'Owen Glendower. Ne devrais-tu pas rougir? — Mais, jeune homme , que désormais je ne vous entende plus dire un mot de Mortimer. En- voyez-moi vos prisonniers par la voie la plus prompte , ou vous aurez de mes nouvelles d'une ma- nière qui pourra vous déplaire. — Milord Northum- berland, vous pouvez partir avec votre fils. — - En-
ACTE I, SCÈNE III. 3i
voyez-nous "vos prisonniers, ou vous en entendrez parler.
( Sortent le roi , Blount et la suite. ) HOTSPUR.
Et quand le diable viendrait mugir ici pour les avoir , je ne les enverrai pas. — Je veux le suivre à l'instant, et le lui dire ; je veux soulager mon coeur, fût-ce au péril de ma tête.
NORTHUMBERLAND.
Quoi , tout ivre de colère ? — Arrêtez et attendez un moment. Voici votre oncle.
(Rentre Worcester. )
HOTSPUR.
Ne plus parler de Mortimer ! mordieu! j'en parle- rai. Et que mon âme n'ait jamais miséricorde si je ne me joins pas à lui ! Oui , j'épuiserai en sa faveur toutes ces veines , je répandrai tout mon sang le plus précieux goutte à goutte sur la poussière , ou j'élèverai Mortimer, qu'on foule aux pieds, aussi haut que ce roi méconnaissant , cet ingrat et per- vers Bolingbroke.
NORTHUMBERLAND, à Worcester.
Mon frère , le roi a fait perdre la raison à votre neveu.
WORCESTER.
Qui donc a allumé toute cette fureur depuis que je suis sorti ?
HOTSPUR.
Il veut réellement avoir tous mes prisonniers , et lorsque je suis venu à lui reparler de la rançon du frère de ma femme , ses joues ont pâli, et il a tourné
32 HENRI IV,
sur moi un oeil où se peignait la mort; il tremblait
au seul nom de Mortimer.
WORGESTER.
Je ne puis le blâmer. Mortimer n'a-t-il pas e'té déclaré publiquement par Richard, qui aujourd'hui n'est plus, le plus proche du trône après lui?
WORTHUMBERLAND.
Rien n'est plus vrai ; j'ai entendu la déclaration : ce fut lorsque notre malheureux roi ( Dieu veuille nous pardonner nos torts envers lui !) partit pour son expédition d'Irlande, dont il n'est revenu que dans les mains de son ennemi, pour être déposé, et bien- tôt après assassiné.
WORGESTER.
Et à cause de cette mort, la voix générale de l'u- nivers nous diffame et parle de nous avec opprobre.
HOTSPUR.
Mais doucement, je vous en prie; le roi Richard a donc déclaré mon frère , Edmond Mortimer , l'héri- tier de la couronne?
NORTHUMBERLAND.
Il l'a déclaré; moi-même je l'ai entendu.
HOTSPUR.
Vraiment, je ne puis blâmer le roi, son cousin, de désirer qu'il meure de faim sur les montagnes sté- riles. Mais sera-t-il dit que vous, qui avez posé la couronne sur la tête de cet homme ingrat , et qui , pour son profit , portez la tache détestable d'un as- sassinat payé... sera-t-il dit que vous subissiez pa- tiemment un déluge de malédictions , en demeurant
ACTE I, SCÈNE III. 33
simplement des agens de meurtre , des instrumens secondaires , les cordes , l'e'chelle , ou plutôt le bour- reau... — Oh ! pardonnez si je descends si Las pour vous montrer en quel rang et en quelle cate'gorie vous vous placez sous ce roi artificieux. — N'avez-vous pas de honte qu'on puisse raconter à nos temps , ou étaler un jour dans les chroniques, que des hommes de votre noblesse et de votre puissance se sont enga- ges tous deux dans une cause injuste ( comme , Dieu vous le pardonne ! vous l'avez fait tous deux ) , pour abattre Richard , cette douce et belle rose , et plan- ter à sa place cette e'pine , ce chardon , ce Boling- broke? Et pour comble d'opprobre, sera-t-il dit encore que vous aurez été joués, écartés, rejetés par celui pour cjui vous vous êtes soumis à toutes ces ignominies? Non , il est temps encore de racheter vos honneurs perdus , et de vous rétablir dans l'es- time de l'univers. Vengez-vous des insultans et dé- daigneux mépris de ce roi orgueilleux, jour et nuit occupé des moyens de se débarrasser de sa dette en- vers vous ; dut votre mort en être le sanglant paie- ment... je vous dis donc...
WORCESTER.
C'est assez, cousin, n'en dites pas davantage : à l'instant même je vais vous ouvrir un livre secret, où. du rapide coup d'oeil de la colère vous allez lire des projets profonds et dangereux, aussi pleins de périls et d'audace qu'il en faut pour traverser, sur une lance mal assurée , un torrent mugissant à grand bruit.
HOTSPUR.
Si l'on y tombe , bonsoir , il faut périr ou nager.
ToM. X. Shaltspeare. 3
34 HENRI IV,
— Étendez le danger du couchant à l'aurore , que l'honneur le traverse du nord au midi , et mettez-les aux prises. — Oh ! le sang remue bien davantage à réveiller un lion qu'à lancer un lièvre.
NORTHUMBERLAND.
Voilà que l'idée de quelques grands exploits lui fait perdre toute patience.
HOTSPUR.
Par le ciel, il me semble que ce serait un saut fa- cile que d'aller sur la face pâle de la lune enlever d'un coup la gloire brillante, ou de plonger dans les profondeurs de la mer , là où jamais la sonde n'a touché le sol , pour y ressaisir par les cheveux la gloire engloutie , en telle sorte que celui qui la reti- rerait de là pût posséder sans rival tous les hon- neurs qu'elle accorde ; mais ne me parlez pas d'une association de deux demi-visages.
WORCESTER.
Le voilà qui embrasse un monde de fantômes , mais où ne se trouve pas la réalité dont il devrait s'occuper. — Cher cousin , donnez-moi un moment d'audience.
HOTSPUR.
Ah ! je vous demande pardon.
WORCESTER.
Ces nobles Écossais qui sont prisonniers...
HOTSPUR.
Je les garderai tous. Par le ciel, il n'aura pas un seul Écossais de ceux-là. Non, lui fallût-il un Écos- sais pour sauver son âme, il ne l'aura pas. Par mon bras, je les garderai tous.
ACTE I, SCÈNE Itl. 3S
WORCESTER.
Vous VOUS jetez de côté et d'autre , et vous ne prêtez pas la moindre attention à mes desseins. — Ces prisonniers , vous les garderez.
HOTSPUR.
Oui, je les garderai, cela est net. — Il a dit qu'il ne rachèterait pas Mortimer ! Il a défendu à ma lan- gue de nommer Mortimer ! Mais je l'attraperai au moment où il sera endormi , et dans son oreille je crierai tout à coup : Mortimer! Quoi ! j'aurai un oiseau qui sera instruit à ne dire que Mortimer , et je le lui donnerai, pour tenir sa colère toujours en mouvement.
WORCESTER.
Écoutez donc, cousin ; un mot.
HOTSPUE.
Je fais ici le serment solennel de n'avoir d'autre étude que de chercher les moyens de vexer et de tourmenter sans cesse ce Bolingbroke. Et ce fërail- leur de tavernes, son prince de Galles... n'était que j'ai dans l'idée que son père ne l'aime pas et serait bien aise qu'il lui arrivât quelque malheur, je vou- drais qu'il s'empoisonnât avec un pot de bière.
WORCESTER.
Adieu , cousin ; je vous parlerai lorsque vous se- rez mieux disposé à m' écouter.
WORTHUMBERLAKD.
Eh quoi! quelle mouche te pique et quel fou impa- tient es-tu donc de t'emporter ainsi dans des colères
36 HENSI IV,
de femme,, sans pouvoir prêter l'oreille à d'autres
voix que la tienne?
HOTSPUR.
Tenez , voyez-vous , je suis fustigé , fouetté de ver- ges , déchiré d'épines, piqué des fourmis quand j'entends parler de ce fourbe détestable , de ce Bo- lingbroke. Du temps de Richard... Comment appe- lez-vous cet endroit?., ce maudit endroit?... C'est dans le comté de Glocester... là, au château du duc, de son imbécile d'oncle , son oncle d'York... ce fut là que je fléchis pour la première fois le genou de- vant ce roi des sourires, ce Bolingbroke, au moment oii vous reveniez avec lui de Ravenspurg.
NORTHUMBERLAND.
C'était au château de Berkley.
HOTSPUR.
Oui, c'est là même!... Hé bien , quelle quantité de politesses sucrées me fit alors ce chien couchant ! voyez,... quand sa fortune ^ encore au berceau y au- rait grandi. Et... mon aimable Henri Percj... et, cher cousin , . . . 0 que le diable emporte de pareils fourbes! — Dieu veuille me pardonner! Bon oncle, dites votre affaire, j'ai fini.
WORCESTER.
Non , si vous n'avez pas fini, continuez; nous at- tendrons votre loisir.
HOTSPUR.
J'ai fini , sur ma parole.
WORCESTER.
Allons , revenons encore une fois à vos prisonniers
ACTE I, SCÈNE III. 37
écossais. Rendez-leur la liberté sur-le-champ et sans rançon , et que le fils de Douglas soit votre seul agent pour lever une armée dans l'Ecosse. Ce qui, à raison de diverses causes que je vous expliquerai par cet écrit, sera, soyez-en certain, aisément accompli. — [A Norihumberland.) Vous , milord , tandis que vo- tre fils sera employé, comme je viens de le dire, eu Ecosse, vous vous insinuerez adroitement dans le cœur de ce noble prélat, le meilleur de nos amis, l'archevêque.
INORTHUMBERLAND.
D'York, n'est-ce pas?
WORCESTER.
Lui-même, lui qui supporte avec peine la mort que son frère le lord Scroop a subie à Bristol. Je ne parle pas ici par conjectures ; je ne dis pas ce que je pense qui pourrait être, mais ce que je sais qui est médité, conçu, déjà réduit en plan, et n'attend que les premiers regards de l'occasion propre à le faire éclore.
HOTSPUR.
Je pressens le tout. Sur ma vie, cela réussira.
NORTHUMBERLAND.
Toujours tu lâches la meute avant que la chasse soit ouverte.
HOTSPUR.
Quoi ? Il n'est pas possible que ce plan ne soit ex- cellent. Et ensuite l'armée d'Ecosse et d'York !... Ah ! elles se joindront à Mortimer.
WORCESTER.
C'est ce qui arrivera.
38 HENRI IV,
HOTSPUR.
Sur ma foi , c'est un projet merveilleusement ima- giné.
WORCESTER.
Et nous n'avons pas peu de raisons de nous hâter. C'est nos têtes qu'il s'agit de sauver en nous mettant à la tête d'une armée ^'^^ j car nous aurions beau nous conduire aussi modestement que nous pour- rions, le roi se croira toujours notre débiteur, et pensera que nous nous jugeons mal récompensés , jusqu'à ce qu'il ait trouvé moyen de nous payer com- plètement j et voyez déjà comme il commence à nous retrancher toute apparence d'amitié.
HOTSPUR,
C'est un fait, c'est un fait. Nous serons vengés de lui.
WORCESTER.
Cousin , adieu. — N'avancez dans cette entreprise qu'autant que mes lettres vous indiqueront la route que vous avez à suivre. Quand l'occasion sera mure, et elle va l'être incessamment , je me rendrai secrè- tement près de Glendower et du lord Mortimer ; c'est là que vous et Douglas et toutes nos forces , d'a- près mes mesures , se trouveront à la fois heureuse- ment réunies ; et alors nos bras vigoureux seront chargés de nos fortunes, maintenant incertaines en- tre nos mains.
NORTHUMBERLAND.
Adieu, mon bon frère. Nous réussirons, j'en ai la confiance.
ACTE I, SCÈNE III. 39
HOTSPUR.
Adieu, mon oncle. Oh! que les heures puissent amener promptement l'instant oii les champs de ba- taille , les coups , les gémissemens , applaudiront à nos jeux!
FIN DU PREMIER ACTE.
4o HENKI IV,
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ACTE DEUXIEME.
SCÈNE PREMIÈRE.
Rochester. — Une cour d'auberge. Entre un VOITURIER avec une lanterne à la main.
PREMIER VOITURIER.
HoLA ! ho ! s'il n'est pas quatre heures du matin , je veux que le diable m'emporte. Le chariot parait déjà au-dessus de la cheminée neuve , et notre cheval n'est pas encore chargé. Allons, garçon.
LE VALET D'ÉCURIE, derrière le the'âtre.
On y va, on y va.
PREMIER VOITURIER.
Oh! je t'en prie, Thomas, bats-moi bien la selle de Cut, et mets un peu de bourre dans les pointes ; car la pauvre bête est écorchée sur les épaules, que cela passe la permission.
( Entre un autre voiturier. )
SECOND VOITURIER.
Les pois et les fèves sont humides ici comme le diable, et voilà le moyen tout juste de donner des tranchées à ces pauvres rosses. Cette maison-ci est
ACTE II, SCÈNE I. 4i
toute sens dessus dessous depuis que Robin le pale- frenier est mort.
PREMIER VOITURIER.
Le pauvre garçon n'a pas eu un moment de joie depuis que les avoines ont augmenté de prix ; ça lui a donné le coup de la mort.
SECOND VOITURIER.
Je crois que cette auberge-ci est pour les puces la plus infâme qu'il y ait sur la route de Londres. J'en suis piqueté comme une tanche.
PREMIER VOITURIER.
Comme une tanche? Par la messe, je ne crois pas que roi dans la chrétienté puisse être mieux mordu que je ne l'ai été depuis le premier chant du coq.
SECOND VOITURIER.
Je le crois bien, ils ne vous donnent jamais de pot; cela fait qu'on lâche l'eau dans la cheminée , et les puces s'engendrent dans vos chambres par fourmil- lières.
PREMIER VOITURIER.
Allons , garçon , allons donc , dépêche , et puisses- tu être pendu, allons donc.
SECOND VOITURIER.
J'ai un jambon et deux balles de gingembre à ren- dre à Londres aussi loin que Charing-Cross.
PREMIER VOITURIER.
Ventrebleu ! j'ai là des dindons, dans mon panier, qui meurent presque de faim. Holà, garçon ! que la peste te crève ! N'as-tu donc pas des yeux dans la
42 HENRI IV,
tête? Es-tu sourd? Que je sois un coquin^ s'il n'est pas vrai que j'aurais autant de plaisir à te fendre la caboche qu'à boire un verre de vin. Viens donc te faire pendre ; n'as-tu pas de conscience ?
(Entre Gadshill.)
GADSHILL.
Bonjour, voiturier. Quelle heure est-il?
PREMIER VOITURIER.
Je crois qu'il est deux heures.
GADSHILL.
Je t'en prie, prête-moi ta lanterne pour aller voir mon cheval dans l'écurie.
PREMIER VOITURIER.
Doucement, je vous en prie; nous savons, ma foi un tour qui en vaut deux comme celui-là.
GADSHILL, au second voiturier.
Je t'en prie, prête-moi la tienne.
SECOND VOITURIER.
Ha ! et quand cela , dis-moi donc ! Prête-moi ta lanterne, dit-il; par ma foi je te verrai bien pen- dre auparavant.
GADSHILL.
Voituriers, à quelle heure comptez-vous arriver à Londres ?
SECOND VOITURIER.
Assez tôt pour nous coucher à la chandelle, je t'assure. Allons, voisin Mugs, il nous faut aller ré- veiller ces messieurs ; ils viendront de compagnie ; car ils sont bien chargés.
( Les voituriers s'en vont, )
ACTE II, SCÈNE I. 43
GADSHILL.
Eh ! holà garçon !
LE GARÇON, derrière le théâfi».
Prêt à la main, dit le filou.
GADSHILL.
C'est comme qui dirait : Prêt à la main, dit le garçon, car tu ne diffères pas plus d'un coupeur de bourse que celui qui dirige ne diffère de celui qui travaille. C'est toi qui arranges le complot.
LE GARÇON.
Bonjour, monsieur Gadshill; c'est toujours ce que je vous ai dit hier au soir. Nous avons ici un certain franc-tenancier des bruyères de Kent, quia apporté avec lui trois cents marcs d'or. Je l'ai entendu moi- même le dire à souper à une personne de sa compa- gnie, à une espèce d'inspecteur qui a aussi beaucoup de bagage ; Dieu sait ce que c'est. Ils sont déjà levés et demandent des œufs et du beurre; ils vont partir tout à l'heure.
GADSHILL.
Mon garçon , s'ils ne rencontrent pas les clercs de saint Nicolas ^^°) , je te donne ce cou que voilà.
LE GARÇON.
Non; je n'en veux point : garde-le, je t'en prie, pour le bourreau , car je sais que tu honores saint Nicolas aussi sincèrement qu'un coquin le peut faire.
GADSHILL.
Que viens-tu me chanter avec ton bourreau ? Si jamais je suis pendu , nous serons une grosse paire de pendus; car, si on me pend, le vieux sir Jean sera
44 HENRI IV,
pendu avec moi, et tu sais bien qu'il n'est pas étique. — Bah ! il y a encore d'autres Troyens *^^'^ qui, pour le seul plaisir de se divertir , veulent bien se prêter à faire honneur à la profession : des gens qui , si on venait h mettre le nez dans nos affaires , se charge- raient, pour leur propre réputation, de tout arran-- ger. Ce n'est pas avec de la canaille de voleurs à pied , de ces estafiers à vous arrêter pour six sous , et ces crânes à moustaches , la trogne rougie de bière, que je suis associé; mais c'est avec de la no- blesse, des gens tranquilles, des bourguemestres , de grands propriétaires , gens qui peuvent soutenir la gageure , plus prêts à frapper qu'à parler, plus prêts à parler qu'à boire, plus prêts à boire qu'à prier; et cependant je ments, car ils ne font autre chose que de prier leur sainte , qui est la bourse du public; la prier? non, c'est plutôt la piller , car ils sont toujours à lui courir sus pour en garnir leurs bottes ^^''^. Nous volons comme dans un château, tête levée ; nous savons la recette de la poudre de fougère; nous marchons invisibles ^^^^.
LE GARÇON.
Quoi! c'est la bourse du public qui garnit leurs bottes ? les en garantiront-elles mieux de l'eau dans les mauvais chemins ?
GADSHILL.
Oui, oui, car la justice s'est chargée de les cirer.
LE GARÇON.
Sur ma foi , je crois que c'est plutôt à la nuit que vous êtes redevables de marcher invisibles , qu'à la poudre de fougère.
ACTE II, SCÈNE IL 45
GADSHILL.
Donne-moi la main ; tiens , tu auras part à notre butin comme je suis un homme , vrai.
LE GARÇON.
Oh ! non, promettez-la moi plutôt comme vous êtes un fourbe de voleur.
GADSHILL,
Laisse donc! est-ce que homo n'est pas le vrai nom de tous les hommes? Dis au valet de faire sortir mon cheval de l'e'curie; adieu, maroufle.
( Hs sortent.)
SCÈNE IL
Le grand chemin près de Gadshill.
Entrent LE PRINCE HENRI, avecPOINS, BAR- DOLPH et PETO à quelque distance.
POINS.
Allons, cachez-moi, cachez-moi. Je viens d'emme- ner le cheval de FalstaJBf , et il est là de colère à cre- ver comme un velours gommé.
HENRI.
Serre- toi contre moi.
( Entre Falstaff. )
FALSTAFF.
Poins ! Poins ! Que le diable emporte Poins !
HENRL
Paix , maudit sac à lard ; quel vacarme fais-tu donc là ?
46 HENRI iVj
FALSTAFF.
Hal , où est Poins ?
HENRI.
Il est monté jusqu'au haut de la colline; je vais te l'aller chercher.
( Il feint d'y aller. ) FALSTAFF.
Il faut que je sois maudit pour toujours voler en compagnie de ce filou-là. Le scélérat a emmené mon cheval et l'a attaché je ne sais où.. Si j'avance seule- ment sur mes jambes de quatre pieds carrés je vais perdre haleine. Allons, je ne doute plus que malgré tout je ne meure de ma belle mort , si j'échappe la corde pour avoir tué ce fripon-là. Il y a vingt-deux ans que je jure tous les jours et à toutes les heures , de renoncer à sa compagnie, et cependant je suis en- sorcelé à ne pouvoir le quitter; oui, je veux être pendu , si le scélérat ne m'a pas donné quelques dro- gues qui me forcent à l'aimer , cela ne peut être au- trement , j'aurai pris quelque drogue. Poins ! Hal ! — Peste soit de vous deux. — Bardolph ! Peto ! — Je mourrai plutôt de faim que de faire un pas de plus pour voler. S'il n'est pas vrai que j'aimerais autant devenir honnête homme et quitter ces drôles-là, que de boire un verre de vin, je veux être le plus fieffé maraud qui ait jamais mâché sur une dent. Huit toi- ses de chemin raboteux sont autant pour moi que soixante et dix milles ; et ces scélérats au cœur de pierre le savent bien ! C'est une malédiction quand les voleurs ne savent pas se garder fidélité les uns aux au- tres. ( On siffle y il répond. ) La peste vous crève tous tant que vous êtes; donnez-moi mon cheval, canail- les, donnez-moi mon cheval et allez vous faire pendre.
ACTE II, SCÈNE II. 4^
HENRI.
Tais-toi , grosse bedaine ; couche-toi là , colle ton oreille à la terre et e'coute si tu n'entends pas le trot de quelques voyageurs qui s'approchent.
FALSTAFF.
Avez-vous ici des leviers pour me relever quand je serai par terre ? Ventrebleu ! je ne charrierais pas davantage ma pauvre viande si loin à pied pour tout l'or qui est dans le tre'sor de ton père. Que diable prétends-tu en me tenant de la sorte le bec dans l'eau ?
HENRI.
Tu ne sais ce que tu dis ; on ne te tient pas le bec dans l'eau , mais le pied à terre ^''^\
FALSTAFF.
Je t'en prie , mon bon prince Hal , aide-moi à ra- voir mon cheval, mon cher fils de roi.
HENRI.
Laissez-moi donc tranquille, maraud. Suis-je vo- tre palfrenier ?
FALSTAFF.
Va-t'en te pendre, toi, avec ta jarretière d'héritier présomptif *^^^^. Va, si je suis pris, je te chargerai pour la peine. — Si je ne fais pas faire sur vous tous des ballades qu'on chantera sur les airs du coin , je veux qu'un verre de vin d'Espagne me serve de poison. Quand on pousse la plaisanterie si loin, et à pied encore , je la déteste.
( Entre Gadshill. )
GADSHILL.
Arrête là.
48 HENRI ÎV,
FALSTAFF.
Aussi fais-je, dont bien me fâche.
POINS.
Oh ! c'est notre chien d'arrêt ; je reconnais sa voix.
( Entre BardolpL.)
BARDOLPH.
Quelles nouvelles?
GADSHILL.
Enveloppez-vous, enveloppez-vous; vite, mettez vos masques : voilà l'argent du roi qui descend la montagne et qui va au trésor royal.
FALSTAFF.
Tu en as menti , maraud ; il va à la taverne du roi.
GADSHILL.
Il y en a assez pour nous remonter tous tant que nous sommes.
FALSTAFF.
I, A la potence.
HENRI.
Vous quatre , vous les attaquerez dans la petite ruelle. Ned , Poins et moi , nous allons nous placer plus bas; s'ils vous échappent, alors ils tomberont dans nos mains.
PETO.
Mais combien sont-ils ?
GADSHILL.
Environ huit ou dix.
FALSTAFF.
Morbleu ! ne sera-ce pas eux qui nous voleront?
ACTE IJ, SCÈNE IL %
HENRI.
Quoi ! si poltron que cela, sir Jean de la Panse ?
FALSTAFF.
A la ve'rite', je ne suis pas Jean de Gaunt (''^), vo- tre grand-père ; mais je ne suis pas poltron non plus, Hal.
HENRI.
Eh bien , on le verra à l'épreuve.
POINS.
Ami Jack , ton cheval est derrière la haie ; quand tu le voudras , tu le trouveras là ; adieu , et tiens ferme.
FALSTAFF.
A pre'sent , je n'ai plus le cœur de le tuer, quand je devrais être pendu.
HENRI.
Ned, où sont nos dëguisemens?,
POINS.
Ici tout près : ëcartons-nous. **
FALSTAFF.
Maintenant, mes maîtres, c'est au plus heureux à se faire sa part ; chacun à sa besogne.
(Entrent les voyageurs.)
LES VOYAGEURS.
Allons, voisin 5 le garçon conduira nos chevaux en descendant la colline , et nous irons à pied quel- que temps pour nous dégourdir les jambes.
LES VOLEURS. ,
Arrête !
ToM. X, Shalspeare. ^
5o HENRI IV,
LE VOYAGEUR.
Jésus , ayez pitié de nous !
FALSTAFF.
Frappez , jetez-les sur le carreau, coupez la gorge à ces coquins-là. Ah ! infâmes fils de chenilles, mau- dits mangeurs de jambons! Ils nous détestent , mes enfans; terrassez-les; dépouillez-les de leur toison.
LES VOYAGEURS.
Oh! nous sommes ruinés, perdus sans ressource , nous et tout ce que nous avons.
FALSTAFF.
Le diable soit de vous, gros coquins; vous, rui- nés ! non , gros balourds. Je voudrais bien que tout votre argent fût ici. Allons , pièces de lard , mar- chons. Comment, drôles, ne faut-il pas que les jeu- nes gens vivent? Vous êtes grands jurés, n'est-ce pas ? Nous allons vous faire jurer , sur ma foi.
(Sortent FalstaflPet autres, chassant les voyageurs devant eus. ) (Rentrent le prince Henri et Poins.)
HENRL
Ce sont les voleurs qui ont lié les honnêtes gens : à présent , si nous pouvions à nous deux voler les voleurs et nous en aller ensuite joyeusement à Lon- dres , il y aurait matière à se divertir pour une se- maine , de quoi rire un mois , et plaisanter à tout jamais.
POINS.
Tenez-vous coi , je les entends venir.
ACTE II, SCÈNE IL 5t
(Rentrent les voleurs. )
FA.LSTAFF.
Allons , mes maîtres , faisons le partage , et puis remontons à cheval avant qu'il soit jour. — Si le prince et Poins ne sont pas deux fieffés poltrons , il n'y a pas de justice dans le monde. Non , il n'y a pas plus de cœur dans ce Poins que dans un canard sauvage.
HENRI, accourant sur eux.
Votre argent !
POINS.
Scéle'rats !
^ Tandis qu'ils sont à partager, le prince et Poins fondent sur eux. Falstaff, après un coup ou deux, se sauve ainsi que tous les autres, laissant tout leur Lutin derrière eux. )
HENRI.
Nous n'avons pas eu grand' peine à l'avoir. Allons, gai , à cheval ; les voleurs sont dispersés et si saisis de frayeur , qu'ils n'osent pas même se rapprocher l'un de l'autre : chacun prend son camarade pour un officier de justice. Allons, partons, cher Ned. Falstaff sue à mourir , et en marchant il engraisse ce mauvais sol. Si cela n'était pas si plaisant; j'aurais pitié de lui.
POINS.
Comme il hurlait, le coquin !
(Ils sorlent. )
5â HENRI ÏV,
SCÈNE III.
Warkworth. Un appartement du château.
HOTSPUR entre , lisant une lettre.
Quant à moi , milord , je serais bien satisfait de mj trouver , far V affection que je porte à votre mai- son. — Il serait satisfait? Quoi?... Et pourquoi n'y est-il donc pas? par V affection qu'il porte à notre maison. Il montre bien en ceci qu'il aime mieux sa grange que notre maison. — Voyons , continuons. IJ entreprise que vous tentez est dangereuse. Yraimentf cela est certain ; mais il est dangereux aussi de pren- dre le froid , de dormir , de boire ; mais je vous dis, mon imbécile lord , que dans cette épine , le dan- ger , nous cueillerons cette fleur , la sûreté. — L'en- treprise que vous tentez est dangereuse ; les amis que vous avez nommés ne sont pas sûrs ; les circonstances mêmes ne sont pas favorables ^ et tout l'ensemble de votre projet n'est pas assez fortement conçu pour con- trebalancer la force d'un si puissant adversaire. C'est là votre réponse ? c'est là votre réponse? eh bien ! je vous réplique, moi, que vous êtes poltron comme une mauvaise biche , et que vous mentez. — Quel imbécile est-ce là? Par le ciel! notre projet est le projet le mieux conçu qui ait jamais été formé. Nos amis sont fidèles et constans. C'est un projet admi- rable! Ce sont de bons amis, et dont on peut tout attendre : un excellent projet et de très-bons amis ! — Quel coquin au courage de neige est-ce donc là ! Com-
ACTE II, SCÈNE III. 53
ment, lorsque monseigneur d'York approuve le pro- jet et toute la conduite de l'entreprise? — Mordieu, si ce gredin-là était maintenant sous ma main, je lui casserais la tête avec l'e'ventail de sa femme. — Mon père n'en est-il pas, mon oncle et moi ? Le lord Ed- mond Mortimer , monseigneur d'York et Owen Glendower ? N'y a-t-il pas encore les Douglas ? N'ai- je pas leurs lettres à tous où ils me promettent de me joindre armés le neuf du mois prochain ? Et quel- ques-uns d'eux n'y sont-ils pas déjà rendus d'avance ? Qu'est-ce que c'est donc que ce gredin de païen-là , ce renégat ? — Oui , vous allez voir que , dans la sin- cérité de sa poltronnerie et la lâcheté de son cœur , il ira trouver le roi et lui découvrir tous nos desseins. Oh ! que ne puis-je me partager et m'assommer de coups pour avoir imaginé de proposera ce plat de lait écrémé une si honorable entreprise ! Qu'il aille seTaire pendre ; il peut tout déclarer au roi s'il lui j^laît : nous sommes préparés. Je partirai cette nuit. (En- tre ladj Percf. ) Eh bien , Kate ^^'^ , il faut que je vous quitte dans deux heures.
LADY PERCY.
0 mon cher lord , pourquoi demeurez-vous ainsi seul? Par quelle offense ai-je mérité d'être, depuis quinze jours, une épouse bannie de la couche de mon cher Henri ? Dis-moi , mon bien-aimé , quelle est la cause qui t'ôte l'appétit , les plaisirs et ton précieux sommeil ? Pourquoi tiens-tu tes yeux atta- chés à la terre? Pourquoi tressailles - tu si souvent lorsque tu es assis seul ? Pourquoi la fi-aicheur de ton teint s'est-elle flétrie? Pourquoi abandonnes-tu
54 HENRI IV,
ce qui m'appartient et les droits que j'ai sur toi, à la rêverie aux yeux ternes et à la détestable mélanco- lie? Pendant tes légers sommeils je veillais auprès de toi, et je t'entendais murmurer des projets de guerre terrible , prononcer des termes de manège à ton coursier bondissant, lui crier : Courage! au champ de bataille ! et tu parlais de sorties et de re- traites, de tranchées, de tentes, de palissades, de forts, de parapets, de canons, de coulevrines, de rançon de prisonniers , de soldats tues et de tout ce qui appartient à un combat opiniâtre ; et ton esprit avait tellement guerroyé' au dedans de toi et t'avait si fort agité dans ton sommeil , que j'ai vu sur ton front des gouttes de sueur semblables aux bulles d'eau qui s'élèvent sur un ruisseau dont l'eau vient d'être troublée; d'étranges mouvemens se sont fait apercevoir sur ton visage , comme d'un homme qui retient son souffle dans quelque grande et soudaine précipitation. Oh ! ce sont là des présages de mal- heur. Mon époux est occupé de quelque important projet; et il faut que je le sache... ou bien il ne m'aime pas.
HOTSPUB,
Hé , holà ! Guillaume est-il parti avec le paquet?
(Entre un domestique.)
LE DOMESTIQUE.
Oui, milord, il y a plus d'une heure.
HOTSPUE.
Butler a-t-il amené ces chevaux de chez le shérif?
LE DOMESTIQUE.
Il vient d'en amener un il n'y a qu'un moment.
ACTE II, SCÈNE III. 55
HOTSPUR.
Quel cheval? Un cheval rouan, e'pi mûr , n'est-ce
pas?
LE DOMESTIQUE.
C'est cela même, milord.
HOTSPDR.
Ce cheval sera mon trône. C'est bon , et je vais y monter tout à l'heure. — O espérance ^^^^ ! — Dis à Butler de le conduire dans le parc.
(Le domestique sort. ) LA.DY PERGY.
Maise'coutez-moi, milord.
HOTSPUR.
Que dis-tu , ma femme?
LADY PERCY.
Qui vous entraîne loin de moi ?
HOTSPUR.
Mon cheval, cher amour, mon cheval.
LADY PERCY.
Allons, finissez, singe à la tête folle. Une belette n'est pas si capricieuse que vous. Sur mon honneur, je saurai ce qui vous occupe , Henri , je le saurai. Je crains que mon frère Mortimer ne se mette en mou- vement pour soutenir ses droits , et qu'il n'ait envoyé vers vous pour vous demander d'appuyer son entre- prise; mais si vous allez....
HOTSPTJR.
Si loin à pied; je serai las, ma chère.
55 HENRI IV,
LADY PERCY.
Allons , allons , perroquet, re'pondez sans détour à la question que je vous fais. Je te casserai le petit doigt, Henri, si tu ne me dis pas les choses comme elles sont.
HOTSPD^.
Lâchez-moi , lâchez-moi ; trêve de badinage : ne veux-tu pas faire l'amour?... Je ne t'aime point; je ne pense pas à toi, Kate. Ce n'est point ici un monde où l'on puisse s'amuser à la poupée, et jouer des lèvres. Il faut que nous ayons le nez sanglant et la tête fracassée , et que nous rendions la pa- reille ^^^\ — De par le diable, mon cheval! — Hé Lien ! que dis-tu , Kate ? que me veux-tu ?
LADY PERCY.
Vous ne m'aimez pas? est-ce bien vrai que vous ne m'aimez pas? Hé bien ! ne m'aimez point ; car si vous ne m'aimez point, je ne m'aimerai plus moi- même. Quoi, vous ne m'aimez pas? Ah ! dites-moi, parlez-vous sérieusement, ou non?
HOTSPUR.
Allons, veux-tu me voir monter à cheval? Lors- que je serai assis sur la selle , je te jurerai que je t'aime sans mesure... Mais écoutez, Kate, je ne prétends pas que désormais vous me questionniez sur le lieu oîi je vais , ni que vous raisonniez là-des- sus. Je vais oii il faut que j'aille ; et , pour finir , il faut que je vous quitte ce soir, ma douce Kate. Je sais que vous êtes une femme sensée , mais enfin pas plus que ne peut l'êtrela femme de HenriPercy.Vous êtes constante, mais cependant vous êtes une femme ;
ACTE II, SCÈNE IV. 5^
quant au secret , je ne crois pas qu'il y en ait une plus discrète , car je suis parfaitement convaincu que tu ne re'vèleras pas ce que tu ne sais pas ; et voilà jusqu'où ira ma confiance en toi , ma douce Kate.
LADY PERCY,
Comment, jusque-là?
HOTSPUR.
Pas un pouce plus loin. Mais e'coutez-moi , Kate : où je vais, vous irez aussi. Je pars aujourd'hui , moi, et vous demain; êtes-vous satisfaite, Kate?
LADY PERCY.
Il le faut bien, par force.
SCÈNE IV.
Eatscheap. Une chambre dans la taverne de la Tête-de-Coclion.
Entrent le PRINCE HENRI et POINS.
HENRI.
Ned, je t'en prie, sors de cette sale chambre, et viens m'aider à rire un peu.
POINS.
Où ëtais-tu donc , Hal ?
HENRI,
Avec trois ou quatre lourdauds, au milieu de soixante ou quatre-vingts tonneaux. Je me suis en- canaillé à fond. Me voilà, mon cher confrère, à vendre et à dépendre d'un trio de garçons de cave ,
58 HENRI IV,
et je peux les appeler tous par leurs noms de bap- tême, comme Tom, Dick, François; ils jurent déjà sur leur paradis que , quoique je ne sois encore que le prince de Galles , je suis cependant le roi de la courtoisie; ils me disent tout platement que je ne fais pas le gros dos comme Falstaff, mais que je suis un vrai Corinthien , une bonne pâte d'homme , un bon enfant; et que, quand je serai roi d'Angleterre, j'aurai à mes ordres tous les bons garçons d'East- cheap. Ils appellent boire dur, se teindre en écarlate; et quand vous prenez haleine en lâchant de l'eau, ils crient , hem ! et vous recommandent de vi- der tout. Enfin , j'ai si bien profite' en un quart d'heure de temps, que me voilà en ëtat, pour la vie, de boire avec le premier chaudronnier, et dans son argot. Tiens, Ned, je t'assure que tu as perdu beaucoup de gloire à ne t'être pas trouvé avec moi dans cette rencontre-là. Mais, mon doux ami Ned, et pour adoucir encore plus ton nom de Ned , je te fais présent de ce sou de sucre que vient de me ta- per dans la main un sous-garçon , un drôle qui n'a jamais de sa vie su dire d'autre anglais que huit shellings et six sous, et fort à votre sen^ice, monsieur, en y ajoutant le cri en fausset : On y va , onj va, monsieur; marquez une pinte de muscat ^^^°) dans la demi-lune, ou quelqu'autre chose de semblable. A présent, Ned, pour tuer le temps, en attendant que FalstafF arrive , va te poster dans quelque chambre voisine , tandis que je questionnerai mon benêt de garçon de cave pour savoir à quel dessein il m'a donné ce sucre ; et toi , ne cesse point d'appeler François , afin qu'il ne puisse rien trouver autre
ACTE II, SCÈNE IV. 59
chose à me dire que : on y va, onj va. Mets-toi là un peu de côté, et je te dirai comment il faut faire.
François ! En perfection. François !
POINS.
HENRI.
POINS,
(Poins sort. )
(Entre François. )
FRANÇOIS.
On y va, monsieur, on y va. — Ralph, aie l'œil dans la grenade.
HENRI.
Écoute ici , François.
FRANÇOIS.
Milord....
HENRI.
Combien as-tu encore de temps à servir, François?
FRANÇOIS.
Par ma foi, cinq ans, et encore autant à....
POINS, derrière le théâtre.
François !
FRANÇOIS.
On y va, monsieur, on y va.
HENRI.
Cinq ans! par Notre-Dame, c'est être engagé pour long-temps à faire tinter les pots. — Mais, François, aurais-tu bien le courage de lâcher le pied à ton en- gagement, de lui montrer les talons et de te sauver?
6o HENRI IV,
FRANÇOIS.
Oh Dieu! milord, je ferai serment sur tous les livres d'Angleterre que j'aurais bien le cœur de —
PO IN s, derrière le théâtre.
François !
FRANÇOIS.
On y va, monsieur, on y va.
HENRI.
Quel âge as-tu , François ?
FRANÇOIS.
Attendez... à la Saint-Michel qui vient, j'aurai...
POINS, derrière le théâtre.
François !
FRANÇOIS.
On y va, monsieur. — Je vous en prie, milord, attendez-moi un petit moment.
HENRI.
Oui , mais écoute donc , François ; ce sucre que tu m'as donne' , il y en avait pour un sou , n'est-ce pas?
FRANÇOIS.
Oh Dieu ! milord , je voudrais qu'il y en eût eu pour deux.
HENRI.
Je te donnerai pour cela mille guine'es : demande- les-moi quand tu voudras , et tu les auras.
POINS, derrière le théâtre.
François !
FRANÇOIS.
On y va : tout à l'heure.
ACTE ir, SCÈNE IV. 6i
HENRI.
Tout à l'heure , François. Non pas François , mais demain, François : ou bien , François, jeudi pro- chain, ou, François, quand tu voudras; mais, François...
FRANÇOIS.
Milord ?
HENRI.
Veux-tu voler ce pourpoint de cuir à boutons de cristal , cheveux en rond , agate au doigt , bas bruns, jarretières de flanelle, voix douce, panse d'Espagnol <^^') ?
FRANÇOIS.
Oh Dieu, milord, que voulez-vous clone dire?
HENRI.
Hë bien donc , votre bâtard brun est votre boisson ordinaire ; car voyez-vous , François , votre veste de toile blanche se salira. En Barbarie, l'ami, cela ne saurait revenir à tant.
FRANÇOIS.
Quoi , monsieur ?
POINS, derrière le théâtre.
François !
HENRI,
Veux-tu courir, maraud. N'entends-tu pas comme on t'appelle ? ( Dans ce moment ils V appellent tous deux de toutes leurs forces. ) François ! François !
(Le garçon demeure dans une immobilité slupide , ne sachantde q^uel côté aller d'abord.) ( Entre le cabaretier. )
LE CABARETIER.
Comment , tu ne te remues pas plus que cela , et
62 HENRI lY,
tu t'entends appeler de la sorte ? Va voir là-dedans ce que l'on demande. {François sort. ) Milord, le vieux sir Jean est à la porte avec une demi-douzaine d'autres ; les laisserai-je entrer ?
HENRI.
Faites-les attendre un moment , et puis vous leur ouvrirez la porte. ( Le cabaretier sort. ) Poins!
POINS, entrant.
On y va, on y va.
HENRI.
Ami , Falstaff et les autres voleurs sont à la porte. Serons -nous bien gaiis ?
POINS.
Gais comme pinsons , mon enfant. Mais , dites- moi donc , à quel bon tour vous a servi votre plai- santerie du garçon de cave? qu'est-il sorti de là , je vous prie ?
HENRI.
Que je suis à présent propre à toutes les farces qui aient jamais fait figure de farce depuis les vieux jours du bonhomme Adam , jusqu'à la naissance de celui que nous commençons à l'heure présente de minuit. ( François rentre avec du vin. ) Quelle heure est-il, François ?
FRANÇOIS.
On y va , monsieur , on y va.
HENRI.
Que ce drôle -là possède moins de mots qu'un perroquet, et qu'il soit cependant fils de femme! Toute sa science se borne à monter et descendre , et son éloquence à la somme totale d'un écot. Je ne suis
ACTE II, SCÈNE IV. 63
pas encore du caractère de Percy , chaud e'peron ^^^) du Nord , lui qui vous tue quelques six ou sept dou- zaines d'Écossais à un déjeuner , ensuite se lave les mains, et dit à sa femme : «Oh ! que je hais cette vie » oisive ! J'ai besoin de m'occuper.^ — Oh ! mon cher » Henri, dit-elle, combien en as-tu tue' aujourd'hui? » — Donnez à boire à mon cheval rouan moucheté, » dit-il. » Et puis re'pond une heure après : « Envi- )) ron quatorze , une bagatelle, une bagatelle. » Je t'en prie, fais venir FalstafF; je ferai Percy, et ce damné paquet de lard fera la dame de Mortimer , sa femme. Rwo ^^^\ dit l'ivrogne. L'entendez-vous? Faites entrer ces larges côtes , faites entrer ce pain de suif.
( Entrent Falstaff, Gadshill, Bavdolpli et Peto. ) POINS.
Sois le bienvenu , Jack ; où as- tu donc e'të ?
FALSTAFF.
Malédiction sur tous les poltrons; oui, et ven- geance avec ; oui , par ma foi , et amen ! Donne-moi un verre d'Espagne, garçon. — Plutôt que de con- tinuer de mener cette vie-là, je vais me mettre à renm ailler des bas , à les raccommoder et aussi à les ressemeler. Malédiction sur tous les poltrons ! Donne- moi un verre d'Espagne, drôle. N'y a-t-il plus de vertu sur terre ?
( 11 boit. ) HENRI, ^
N'as-tu jamais vu Titan caresser de ses rayons un pain de beurre , autre Titan au cœur tendre qui se fondait d'amour aux douceurs du soleil ^^4)? Si tu l'as vu , hé bien regarde-moi cette pièce.
64 HENRI IV,
FALSTAFF.
Misérable! il y a de la chaux aussi dans ce vin.... Il n'y a que de la coquinerie à trouver dans un mau- vais sujet : et naalgre' cela , un poltron est pire cent fois qu'un verre *de vin d'Espagne frelaté. Infâme poltron ! — Va ton chemin , vieux sir Jean , meurs quand tu voudras; si le courage , si le vrai courage n'est pas perdu sur la face de la terre , je veux être un hareng saur. Il n'y a pas en Angleterre trois honnêtes gens ayant échappé à la potence , et l'un de ces trois est gros et se fait vieux : Dieu veuille avoir pitié de nous ! Le monde est corrompu , je vous dis. Oui, je voudrais être tisserand ^^^^ , je saurais chan- ter des psaumes et toutes sortes de chansons. Malé- diction sur tous les poltrons, c'est là que j'en reviens toujours.
HENRI.
Hé , sac à laine , que marmottez-vous là entre vos dents ?
FALSTAFF.
Cela un fils de roi ! Si je ne te chasse pas hors de ton royaume avec une épée de bois , et si je ne mène pas tous tes sujets devant toi comme un troupeau d'oies sauvages, je ne veux plus porter de barbe au menton. Vous, prince de Galles ?
HENRI.
Comment, vieille boule <^^*')? de quoi s'agit-il donc ?
FALSTAFF.
N'êtes-vous pas un poltron ? Répondez-moi à cela, et Poins aussi que voilà.
ACTE II, SCÈNE IV. 56
POIWS,
Mordieu , grosse bedaine , si vous m'appelez en- core poltron , je te poignarde.
FALSTAFF.
Moi, t appeler poltron? Je te verrais damner plu- tôt que de t' appeler poltron ; mais je donnerais bien mille guinëes pour savoir courir aussi bien que toi. Vous avez les e'paules assez droites, aussi ne vous embarrassez-vous guère si on vous voit le dos : est- ce là ce que vous appelez épauler vos amis ? Que le diable emporte de pareils épauleurs ! Parlez-moi de gens qui me feront face. — Un verre de vin : que je sois un coquin si j'ai bu d'aujourd'hui.
HENRI.
Misérable ! tes lèvres sont encore humides du der- nier verre que tu as avalé.
FALSTAFF.
C'est tout un. Malédiction sur tous les poltrons, je ne dis que cela.
HENRI.
De quoi s'agit-il donc ?
FALSTAFF.
De quoi il s'agit ! Quatre de nous qui sommes ici avons pris ce matin mille guinées.
HENRL
Où sont-elles , Jack ? où sont-elles ?
FALSTAFF.
Où elles sont ? reprises sur nous ; voilà ce qu'elles
ToM. X, Skakspeare. ^
66 HENRI IV,
sont. Il nous en est tombé une centaine sur le corps
à nous quatre malheureux.
HENRI.
Comment , une centaine , mon cher ?
FALSTAFF,
Je veux être un coquin si je n'ai pas fe'raille' à bras raccourci pendant deux heures d'horloge contre une douzaine. C'est un miracle que j'en sois réchappé ; j'ai reçu huit coups d'épée au travers de mon pour- point , quatre dans mes chausses ; mon bouclier est percé d'outre en outre, mon épée hachée comme une scie , ecce signum. Je n'ai jamais mieux fait depuis que j'ai âge d'homme j cela n'a servi de rien. Malé- diction sur tous les poltrons ! — Demandez-leur plu- tôt. S'ils vous disent plus ou moins que la vérité , ce sont des traîtres , des enfans de ténèbres.
HENRI.
Parlez , messieurs ; comment cela s'est-il passé ?
GADSHILL.
Nous quatre sommes tombés sur une douzaine ou environ.
FALSTAFF.
Seize au moins , milord.
GADSHILL.
Et les avons garrottés.
PETO.
Non , non , ils n'ont pas été garrottés.
FALSTAFF.
Que dis-tu, maraud? Ils ont été tous garrottés sans
ACTE II, SCÈNE IV. 6-
exception d'un seul, ou je suis un Juif, un Juif hé- breu.
GADSHILL.
Comme nous e'tions à partager, six ou sept nou- veau-venus nous sont tombes sur le corps.
FALSTAFF.
Et alors ils ont détaché les autres qui sont venus encore.
HENRI.
Comment , est-ce que vous vous êtes battus avec tous?
FALSTAFF.
Tous? Je ne sais pas ce que vous entendez par tous; mais si je ne me suis pas battu avec une cin- quantaine , je ne suis qu'une botte de radis! S'il n'y en avait pas cinquante-deux ou cinquante-trois sur le pauvre vieux Jack , je ne suis pas une créature à deux pieds.
POINS.
Je prie le ciel que vous n'en ayez pas tué quel- ques-uns.
FALSTAFF.
Oh! cette prière vient trop tard. J'en ai poivré deux; oui, je suis sûr d'en avoir bien payé deux, deux coquins en habit de bougran. Je te dis la chose comme elle est , Hal ; si je te ments, crache-moi au visage, appelle-moi cheval. Tu connais bien ma vieille manière de me mettre en garde? Je me tenais de là , et la pointe de mon épée comme cela : quatre coquins en bougran fondent sur moi.
68 HENRI lY,
HENRI.
Comment quatre ? Tu ne disais que deux tout à l'heure.
FALSTAFF.
Quatre, Hal. J'ai toujours dit quatre.
POINS.
Oui, oui, il a dit quatre.
FALSTAFF.
Ces quatre-là se sont présentes de front , et ils fon- çaient principalement sur moi; je ne m'en suis pas embarrassé d'abord. Je vous ai rassemblé leurs sept pointes dans mon bouclier , comme cela.
HENRI.
Sept ! Comment , il n'y en avait que quatre tout à l'heure.
FALSTAFF.
En bougran, vous dis-je.
POINS.
Oui, quatre en habit debougran.
FALSTAFF.
Sept , vous dis-je , par cette épée , ou je suis un coquin.
HENRI.
Je t'en prie , laisse-le aller son train , nous en aurons encore davantage tout à l'heure.
FALSTAFF.
M'entends-tu, Hal?
HENRL
Oh! que oui, je comprends bien aussi, Jack.
ACTE II, SCÈNE IV. %
FALSTAEF.
N'y manque pas , car cela vaut la peine d'être écoute'. Ces neuf en bougran , comme je te le disais, donc.
HENRI.
En voilà déjà deux de plus.
FALSTAFF.
Quand ils virent leurs pointes raccourcies de cette façon...
POINS.
Ils se trouvèrent alors des courte-pointes ^^'^.
FALSTAFF.
Ils commencèrent à reculer; mais je les suivis de près et vous les accostai corps à corps , et en un clin d'oeil je fis le compte à sept des onze.
HENRI,
0 prodige ! onze hommes en bougran sortis de deux!
FALSTAFF.
Mais le diable a voulu que trois maudits coquins en vert de Kendal *^^^^ soient venus me prendre par derrière ; ils ont foncé sur moi , car il faisait si noir , Henri, que tu n'aurais pas pu voir ta main.
HENRI.
Ces menteries sont comme le père qui les engen- dre, aussi grosses qu'une montagne, bien visibles , bien palpables. Quoi ! tripe sans cervelle , tête à perruque, bâtard, sale et gras magasin de suif!
FALSTAFF.
Comment, es-tu fou? Est-ce que la vérité n'est pas la vérité ?
70 HENRI IV,
HENEI.
Quoi ! comment est-il possible que tu aies distin- gué que ces hommes étaient en vert de Kendal , puisqu'il faisait si noir que tu ne pouvais pas voir ta main? Allons, rends-nous raison décela; qu'as-tu à dire ?
POINS.
Allons, il faut nous expliquer cela, Jack, il faut nous dire vos raisons.
FALSTAFF,
Comment? de force? Non; me donnassiez-vous l'estrapade, ou toutes les tortures du monde, je ne vous le dirais pas par force. Vous donner une raison par force ? Quand les raisons seraient aussi communes que des mûres de haies, on ne me ferait pas donner à un homme une raison par force, à moi !
HENRI,
Je ne veux pas avoir plus long-temps son péché sur la conscience. Cet effronté poltron, bon seule- ment à écraser les lits , à éreinter les chevaux; cette énorme montagne de chair....
FALSTAFF.
Laisse-nous tranquilles , figure étique , peau d'an- guille , langue de bœuf séchée , longue perche , morue sèche : oh ! que n'ai-je assez d'haleine pour nombrer tout ce qui te ressemble î toi , aune de tail- leur , fourreau d'épée , étui d'arc , sonde de commis de barrière....
HENRI.
Allons, courage, reprends haleine , et puis re-
ACTE II, SCÈNE IV. ^i
commence de plus belles et quand tu seras bien épuise' en basses comparaisons , laisse-moi te dire seulement ces deux mots. ...
POINS.
Écoute bien, Jack.
HENRI.
Nous deux , nous vous avons vu vous quatre tom- ber sur quatre , les garrotter et vous emparer de ce qu'ils avaient. Or , remarquez bien à présent com- ment un re'cit tout simple va vous confondre. Alors nous deux que voilà, sommes tombés sur vous qua- tre , et d'un seul mot nous avons , à votre barbe , enlevé votre prise, et nous l'avons , qui plus est , et nous sommes en état de vous la faire voir dans la maison ; etvous,FalstafF, en criant miséricorde, vous avez sauvé votre bedaine , et très-lestement , et très- adroitement, toujours courant , toujours hurlant , aussi bien que je l'aie jamais entendu faire à un jeune taureau. — Ne faut-il pas que tu sois un grand misérable , pour avoir tailladé ton épée exprès comme tu l'as fait , et puis nous venir conter que c'était en te battajit ? Quel subterfuge , quel strata- gème , quel échappatoire peux-tu trouver à présent, pour te dérober à ta honte visible et manifeste ?
POINS.
Allons, dis-nous donc, Jack, quelle invention nouvelle te tirera de là?
FALSTAFF.
Pardieu, je vous ai reconnus comme celui qui vous a faits. Eh ! voyez donc un peu, mes maîtres, ne vouliez-vous pas que j'allasse tuer l'héritier présomp-
^2 HENRI IV,
tif ? Était-ce à moi à tenir tête à mon prince légitime ? Vraiment, vous savez bien que je suis brave comme Hercule. Mais voyez l'instinct , le lion ne toucherait pas au prince légitime ^'^^K L'instinct est une belle chose ; j'ai été poltron par instinct : je n'en aurai que meilleure opinion de moi et de toi tant que je vivrai; de moi, comme d'un lion courageux, et de toi, comme du prince légitime. Mais après tout, mes enfans , je suis pardieu bien aise que vous ayez l'ar- gent. Hôtesse , jetez les portes , veillez cette nuit , vous prierez demain. Pour vous, gaillards, bons garçons , bons enfans, cœurs d'or, que tous les ti- tres qui reviennent aux bons compagnons vous soient donnés. Eh bien ! nous divertirons-nous bien ce soir ? Ferons-nous une comédie impromptu ?
HENRI.
Va comme il est dit : le sujet sera , sauve qui peut.
FALSTAFF.
Ah ! ne parlons plus de cela, Hal, par amitié pouir moi,
(Entre l'hôtesse.)
L'HOTESSE.
Milord le prince.
HENRI.
Eh bien , miladi l'hôtesse, qu'as-tu à me dire ?
L'HOTESSE.
Vraiment , milord , il y a un noble homme de la cour à la porte qui demande à vous parler ; il dit qu'il vient de la part de votre père.
ACTE II, SCÈNE IV. 73
HENRI.
Donnez-lui ce qu'il faut pour en faire un homme royal, et renvoyez-le à ma mère ^'♦°^.
FALSTAFF.
Quelle espèce d'homme est-ce?
L'HOTESSE.
C'est un vieillard.
FALSTAFF.
Que fait la gravite' d'un vieillard hors de son lit à minuit? Irai-je lui donner sa re'ponse?
HENRL
Oh ! oui, je t'en prie ; va , Jack.
FALSTAFF.
Eh bien , ma foi , je m'en vais lui donner son pa- quet.
(Il sort.) HENRI.
Oh çà! mes braves, par Notre-Dame, vous vous êtes bien battus ; et vous aussi , Peto, et vous aussi, Bardolph. Vous êtes aussi des lions, vous vous êtes sauvés par instinct; vous ne voudriez pas mettre la main sur le prince légitime. Oh ! non , fi donc!
BARDOLPH,
Ma foi , je me suis sauvé , moi, quand j'ai vu les autres se sauver.
HENRI.
Oh çà ! dites-moi à présent , sans plaisanterie , comment se trouve-t-il que l'épée de Falstaff soit si ébréchée ?
74 HENRI IV,
PETO.
Pardieu , il l'a ébréchée avec son poignard , et a dit que sur son honneur il n'y avait plus de bonne foi en Angleterre, s'il ne parvenait pas à vous per- suader que cela s'était fait dans le combat j et il nous a engage's à arranger de même nos épées.
BARDOLPH.
Oui , comme encore de nous frotter le nez avec de l'herbe tranchante , pour le faire saigner et en bar- bouiller nos habits , et jurer que c'était du sang d'honnêtes gens. Je puis bien dire que j'ai fait ce qu'il y avait plus de sept ans que je n'avais fait ; car je rougis d'entendre seulement parler de ses mon- strueuses inventions.
HENRI.
Oh ! misérable, tu dérobas un verre de vin d'Es- pagne il y a dix-huit ans et tu fus pris sur le fait , et depuis ce temps-là tu as toujours eu le feu au visage sans qu'on t'en priât. Tu avais pour toi le fer et la flamme , et cependant tu te sauves ! Dis-moi , quel était ton instinct pour cela ?
BARDOLPH.
Milord , voyez-vous ces météores ? apercevez-vous ces feux ?
HENRI.
Oui.
BARDOLPH.
Que croyez-vous que cela annonce ?
HENRL
Un foie chaud et une froide bourse.
ACTE II, SCÈNE IV. 75
BARDOLPH.
Rage et fureur , milord , à le bien prendre.
HENRI.
Non , si on te prend bien , la corde. ( Rentre Fais- taff. ) Voilà notre maigre Jack qui revient ; voilà notre squelette décharné. He' bien , ma douce créa- ture rembourrée de coton , combien y a-t-il que tu n'as vu ton genou?
FALSTAFF.
Mon genou? A ton âge , Henri, je n'avais pas le corsage aussi gros que la serre d'un aigle. Je me se- rais glissé dans la bague d'un alderman. Ah ! ne me parlez pas de vivre dans les soupirs et les chagrins ; cela vous gonfle un homme comme un ballon. — Il y a de maudites nouvelles par le monde : sir Jean Bracy venait ici de la part de votre père ; il faut que vous vous rendiez à la cour dès le matin. Ce crâne du Nord , Percy , et cet autre Gallois qui a donné la bastonnade à Amaimon et a fait cocu Lucifer, qui a forcé le diable de se jurer son vassal sur la croix d'une pique galloise, comment le nommez-vous? —
POINS.
Oh ! Glendower.
FALSTAFF.
Oui , Owen, Owen ; c'est lui-même et son gendre Mortimer, et le vieux Northumberland, et cet Écos- sais , le plus leste de tous les Écossais , Douglas , qui monte à cheval une montagne en ligne perpendicu- laire....
76 HENRI IV,
HENRI.
Celui qui en courant à toute bride tue un moineau au vol d'un coup de pistolet.
FALSTAFF.
Précisément^ vous l'avez touché.
HENRI.
Mieux qu'il n'a jamais touché le moineau.
FALSTAFF.
Tenez , ce drôle-là a du sang dans les veines , il ne se sauvera pas.
HENRI.
Et quel autre drôle es-tu donc, toi , de le louer si fort pour savoir bien courir ?
FALSTAFF.
A cheval , coucou ; mais à pied , il ne bougera ja- mais d'un seul pas.
HENRL
Si fait , Jack , par instinct.
FALSTAFF.
Ah ! j'en conviens , par instinct. Eh bien , il est donc là aussi avec un certain Mordake , et encore un millier de bonnets bleus. Worcester s'est sauvé se- crètement cette nuit. La barbe de ton père a blan- chi de toutes ces nouvelles-là. On peut acheter des terres à présent à aussi bon marché que du maque- reau qui sent.
HENRI.
Ainsi donc, si le mois de juin est chaud, et que cette bouffée de guerre se prolonge , il est probable
ACTE II, SCÈNE IV. ^7
que nous aurons les filles ^^^\ comme les clous de fer à cheval , au cent.
FALSTAFF.
Par la messe ! mon garçon , tu dis vrai ; il y a ap- parence que le commerce ira bien pour nous de ce côtë-là ! Mais , dis-moi donc , Hal , n'as-tu pas hor- riblement peur? A toi qui es l'héritier présomptif, aurait-on pu te trouver dans le monde trois autres ennemis de la sorte de ce de'mon de Douglas , ce sal- pêtre de Percy , et ce satan de Glendower ? N'as-tu pas horriblement peur ? N'as-tu pas le frisson dans le sang?
HENRI.
Pas un brin , sur ma foi. Il me faudrait pour cela un pieu de ton instinct.
FALSTAFF.
Oh ! tu seras horriblement grondé demain , quand tu te présenteras devant ton père. Allons , par ami- tié pour moi, rêve un peu à ce que tu dois lui ré- pondre.
HENRI.
Voyons , mets-toi à la place de mon père , et exa- mine-moi sur les particularités de ma vie.
FALSTAFF.
Veux-tu ? Volontiers. Cette chaise sera mon trône ce poignard mon sceptre , et ce coussin ma couronne.
HENRI.
On prendrait ton trône pour un escabeau , ton sceptre d'or pour un poignard de plomb , et ta pré- cieuse et riche couronne pour la triste tonsure d'une tête chauve.
7S HENRI IV,
FALSTAFF,
C'est bien; mais pour peu qu'il te reste encore une étincelle de la grâce , tu vas être ému. — Donnez- moi un verre de vin d'Espagne , afin que cela me fasse paraître les yeux rouges , et qu'on puisse croire que j'ai pleuré ; car il faut que je parle en homme transporté de douleur, et je veux le faire sur le ton du roi Cambyse.
HENRI.
Fort bien ! Voilà ma révérence.
FALSTAFF.
Et voici mon discours. — Écartez-vous , lords.
L'HOTESSE.
Voilà une excellente scène , en vérité !
FALSTAFF, à l'hôtesse.
Ne pleurez pas , charmante reine ; car c'est en vain que coulent vos larmes.
L'HOTESSE.
Oh ! voyez donc ce père , comme il soutient bien son rôle !
FALSTAFF.
Pour l'amour de Dieu , lords , emmenez ma triste épouse, car les pleurs obstruent les écluses de ses yeux.
L'HOTESSE.
Oh ! à merveille ! Il fait aussi bien qu'aucune de ces canailles d'acteurs que j'aie jamais vus.
FALSTAFF.
Paix là, bonne dame Pinte; paix, chauffe-cervelle.
ACTE II, SCÈNE IV. 79
— Henri, je m'étonne non-seulement de la manière dont tu passes ton temps , mais encore de la compa- gnie que tu fre'quentes ; car bien que la camomille pousse d'autant plus vite qu'elle est plus foulée aux pieds , cependant la jeunesse est d'autant plus vite usée que plus on la gaspille. Je te crus mon fils en partie sur la parole de ta mère , et en partie d'après ma propre opinion ; mais surtout un maudit trait que tu as dans les yeux , et ta sotte manière de lais- ser tomber ta lèvre inférieure , m'en sont une bonne garantie. Si donc tu es mon fils, voilà le point. Pour- quoi , étant mon fils , te fais-tu ainsi montrer au doigt ? Le brillant soleil des cieux doit-il faire l'école buissonnière, et aller se nourrir de mûres sauvages ? Ce n'est pas là une question à faire. Un fils d'Angle- terre doit-il devenir un filou , un coupeur de bour- ses? Voilà la question. — H y a une chose, Henri, dont tu as souvent entendu parler , et que beaucoup de gens de notre pays connaissent sous le nom de poix; cette poix, suivant le rapport des anciens au- teurs , est une chose qui salit : il en est de même de la compagnie que tu fréquentes. Car, Henri, dans ce moment je ne parle pas dans le vin , mais dans les pleurs ; ni dans la joie , mais dans la colère ; ni en paroles seulement , mais par mes gémissemens ; et cependant tu as un homme de bien que j'ai souvent remarqué dans ta compagnie, mais je ne sais pas son nom.
HENRI.
Quelle sorte d'homme est-ce , sous le bon plaisir de votre majesté ?
8c) HENRI IV,
FALSTAFF.
C'est un homme de bonne mine , ma foi , et de cor- pulence , qui a l'air gai , l'oeil gracieux et un port des plus nobles. Je crois qu'il peut avoir quelque cinquante ans, ou, par Notre-Dame, tirant vers soixante... Je me le rappelle maintenant; son nom est Falstaff. Si cet homme était un débauché , il me tromperait bien ; car, Henri, je vois la vertu dans ses yeux. Si donc l'arbre peut se connaître par le fruit , comme le fruit par Farbre , alors je le déclare hautenient , il y a de la vertu dans ce Falstaff ; con- serve-le et bannis tout le reste. Or , dis-moi à pré- sent , méchant vaurien , dis-moi , qu'es-tu devenu depuis un mois ?
HENRI.
Est-ce là parler en roi? — Prends ma place; je vais faire le rôle de mon père.
FALSTAFF.
Quoi ! me déposséder? — Si tu fais ce rôle la moi- tié aussi gravement , aussi majestueusement , tant dans le choix des termes que dans le sujet, pends- moi par les talons comme un lapin écorché.
HENRI.
A la bonne heure : je me mets là.
FALSTAFF.
Et moi ici. Jugez, messieurs.
HENRL
Oh cà ! Henri , d'où venez-vous ?
FALSTAFF.
Mon noble seigneur, d'Eastcheap.
ACTE II, SCÈNE IV. 8ï
HENRI.
Les plaintes que j'entends faire de toi sont bien
graves.
FALSTAFF.
Ventrebleu ! seigneur , elles sont fausses. — Oh ! je vous en ferai voir long pour un jeune prince.
HENRI.
Quoi ! tu jures, enfant pervers? A commencer de ce moment, ne lève jamais les yeux sur moi ; je te retire avec colère mes bonnes grâces. Il y a un dé- mon qui te hante sous la figure d'un gros vieux corps d'homme ; une espèce de tonneau est ton compagnon. Pourquoi fais-tu ta société de ce magasin d'humeurs, de ce coffre à mangeaille, de cette créature animale, de cette loupe d'hydropisie , de cette énorme tonne de vin d'Espagne , de cette valise de tripes , de ce bœuf gras '^^^^ rôti le pudding dans le ventre , de ce doyen du vice , de cette iniquité en cheveux gris , de ce père pendard , de cette vieille bagatelle? A quoi est-il bon? à goûter le vin d'Espagne et à le boire. Que le voit-on faire avec grâce et propreté ? rien au- tre chose que couper un chapon et le manger. Quelle science a-t-il? pas d'autre que la ruse. En quoi ru- sé ? en coquinerie seulement. En quoi coquin ? en tout. En quoi honnête? en rien.
FALSTAFF.
Je voudrais que votre altesse n'allât pas plus vite que je ne peux la suivre. Que veut-elle dire en ceci?
HENRI.
Ce scélérat abominable, corrupteur de jeunesse , ce FalstafF, ce vieux satan à barbe grise.
ToM. IX. ShaJîspeare. 6
82 HENRI IV,
FALSTAFF.
Seigneur , je connais l'homme.
HENRI.
Je le sais bien que tu le connais.
FALSTAFF.
Mais de dire que je connais plus de mal en lui qu'en moi-même , ce serait dire plus que je ne sais. Qu'il soit vieux, et je l'en plains bien , ses cheveux blancs en font foi; mais qu'il soit, sauf votre révé- rence, un suborneur de filles, c'est ce que je nie absolument. Si le vin d'Espagne sucré est une offen- se , Dieu veuille avoir pitié des pécheurs ! Si c'est un crime d'être vieux et gai , je connais plus d'un vieux cabaretier de damné. Si pour être gras l'on est haïs- sable , alors les vaches maigres de Pharaon sont di- gnes d'être aimées. Non, mon bon seigneur , bannis Peto , bannis Bardolph , bannis Poins ; mais pour l'aimable Jack Falstaff , le bon Jack Falstaff, l'hon- nête Jack Falstaff, le vaillant Jack Falstaff , et d'au- tant plus vaillant qu'il est le vieux Jack Falstaff, ne le bannis point de la société de ton Henri , non, ne le bannis point de la société de ton Henri. Si tu bannis le gros Jack , autant bannir le reste de l'univers.
HENRI.
Je le bannis; je le veux.
( On fi-appe. Sortent l'hôtesse, François et Bardolph. )
(Bardolph rentre en courant,)
BARDOLPH.
Oh ! milord , milord , le shérif est à la porte avec la plus monstrueuse garde...
ACTE II, SCÈNE IV. 83
FALSTAFF.
Va-t'en , drôle î — Achevez la pièce ; j'ai bien des choses à dire en faveur de ce FalstafF.
( L'hôtesse rentre précipitamment. )
L'HOTESSE.
0 Jésus! mon prince, mon prince!
HENRL
Allons , allons , est-ce donc le diable à cheval sur un chalumeau? De quoi s'agit-il ?
L'HOTESSE.
Le she'rif et toute la garde sont à la porte ; ils viennent pour faire la visite de la maison. Les lais- serai-] e entrer ?
FALSTAFF.
Entends-tu, Hal? Ne prends donc pas une bonne pièce d'or pour une fausse. Tu es foncièrement fou, sans qu'il y paraisse.
HENRI.
. Et toi , naturellement poltron , sans instinct.
FALSTAFF.
Je nie votre major ^^^\ — Si vous voulez renier aussi le shérif, soit , sinon laissez-le entrer. Si je ne fais pas autant qu'un autre homme à la charrette , la peste soit de mon éducation ; et j'espère bien aussi , au moyen de la corde , être aussi vite étrangle' qu'un autre.
HENRL
Va te cacher derrière la tapisserie. — Vous autres, montez là-haut. A présent, mes maîtres, que ne
84 HENRI IV,
donneriez-vous pas pour une figure honnête et une
bonne conscience?
F AL STAFF.
J'ai vu le temps que j'avais l'un et l'autre ; mais ce temps-là est passe' : c'est pourquoi je vais me cacher.
( Tous sortent, excepté Henri et Poins.) HENRI.
Faites entrer le shérif. ( Entrent le shérif et un voiturier. ) Eh bien , monsieur le she'rif , que me vou- lez-vous?
LE SHÉRIF.
D'abord , monseigneur , veuillez me pardonner. La clameur publique et toutes les apparences accu- sent quelques hommes qui sont dans cette maison.
HENRI.
Quels hommes?
LE SHÊRÎIF.
Il y en a un bien connu , mon. gracieux seigneur, un homme gros et gras.
LE VOITURIER.
Oh ! gras comme beurre.
HENRL
L'homme que vous désignez, je vous assure , n'est point ici ; car , moi qui vous parle , je lui ai donné une commission à faire à Theure qu'il est. Mais, shérif, je te donne ma parole que d'ici à demain l'heure du dîner, je l'enverrai pour te répondre, à toi ou à qui il appartiendra , sur tout ce dont il pourra être chargé. Ainsi, permettez que je vous prie à présent de vous retirer.
ACTE II, SCÈNE IV. 85
LE SHÉRIF.
Cest ce que je vais faire , mon prince. Voilà deux honnêtes gens qui dans ce vol ont perdu trois cents marcs. <
HENRI.
Cela peut être. SU a volé ces hommes-là, il en sera responsable. Ainsi, adieu.
LE SHÉRIF.
Bonsoir , mon noble seigneur.
HENRL
Je crois que c'est bonjour, n'est-ce pas ?
LE SHÉRIF.
En effet, mon prince, je crois qu'il peut être deux heures du matin.
(Le shérif et le voiturier s'en vont. ) HENRL
Ce gras coquin est aussi connu que le dôme de Saint-Paul : appelez-le.
POINS.
FalstafF! — Il dort profondément derrière la ta- pisserie , et ronfle comme un cheval.
HENRI.
Ecoutez avec quel effort il tire sa respiration. — Fouillez dans ses poches. — ( P oins fouille dans ses poches. ) Hé bien , qu'as-tu trouvé ?
POINS.
Rien que des papiers , milord.
HENRI.
Voyons un peu ce que c'est. Lis-les.
86 HENRI IV,
POINS.
Item , un chapon 2 sh. 2 d.
Item , sauce ^.o 4
Item , yin d'Espagne 5 8
Item , anchois et vin d'Espagne après
souper 5 8
Item, pain, un demi-penny. . . . . o i
HENRI,
0 Finfâme ! rien qu'un demi-penny de pain pour cette odieuse quantité de vin d'Espagne ! Garde soi- gneusement le reste ; nous lirons cela plus à loisir : laissons-le là dormir jusqu'au jour. J'irai à la cour dans la matine'e. — Il nous faudra tous partir pour la guerre, et j'aurai soin de te procurer quelque poste honorable. Quant à ce gros maraud, je le ferai placer dans l'infanterie , une marche d'un quart de mille le tuera. Je ferai rendre l'argent volé avec usure. — Viens me trouver de bonne heure dans la matinée. Et sur ce, bonjour, Poins.
POINS.
Bonjour, mon bon seigneur.
( Ils partent. )
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE III, SCÈNE I. 87
•«*4**»*«*** ************ **^'^**'**'*'**'***'***'*'*^'****************'*^^*^^*^
ACTE TROISIÈME.
SCÈNE PREMIÈRE.
A Bangor. — La maison de l'arcbidiacre.
Entrent HOTSPUR, WORCESTER, MORTIMER et GLENDOWER.
MORTIMER.
Ces promesses sont belles ; nos partisans sont sûrs, et notre début pre'sente les plus belles espe'rances.
HOTSPUR.
Lord Mortimer, — et vous, cousin Glendower , voulez-vous que nous nous asseyions? — et vous aussi, mon oncle Worcester. — Male'diction ! j'ai oublié la carte.
GLENDOWER.
Non : la voici. Assieds-toi, cousin Percy, assieds- toi, mon bon cousin Hotspur : toutes les fois que Lancaster parle de vous sous ce nom , son visage pâlit j et poussant un soupir, il vous souhaite le ciel.
HOTSPUR.
Et à vous Tenfer , toutes les fois qu'il entend pro- noncer le nom d'Owen Glendower.
88 HENRI IV,
GLENDOWER.
Je ne peux Ten blâmer : lors de ma naissance , le front du firmament se remplit de figures enflammées et de signaux brûlans, et à Tinstant où je vins au monde, le globe de la terre trembla comme un pol- tron .
HOTSPUR.
Eh bon ! ne fussiez-vous jamais né , la chatte de votre mère eût-elle simplement fait ses chats, le globe n'en aurait pas moins tremblé dans ce moment-là.
GLENDOWER,
Je vous dis que la terre trembla quand je naquis.
HOTSPUR.
Et je dis, moi, que si vous supposez que ce soit de peur de vous , la terre et moi nous ne nous ressem- blons guère.
GLENDOWER.
Le ciel était tout en feu , et la terre a tremblé.
HOTSPUR.
Hé bien , la terre aura tremblé de voir le ciel en feu, et non pas de terreur de votre naissance. Sou- vent la nature malade vomit d'étranges éruptions ; souvent la terre féconde est pressée et tourmentée d'une sorte de colique causée par les vents désordon- nés que renferment ses entrailles. En s'efForçant de sortir , ils secouent cette vieille bonne dame de terre, et jettent à bas les clochers et les tours couvertes de mousse. Sans doute qu'à votre naissance notre grand'- mère la terre, souffrant de cette incommodité , se sera agitée de douleur.
ACTE III, SCÈNE I. 89
GLENDOWER.
Cousin , il est bien des hommes de qui je ne souffre pas ces sortes de contradictions. — Permettez-moi de vous répéter encore qu^à ma naissance le front des cieux s'est couvert de figures enflammées , que les chèvres sont descendues des montagnes , et que les grands troupeaux ont épouvanté les plaines de leurs étranges clameurs. Tous ces signes m'ont an- noncé comme un être extraordinaire, et tous les événemens de ma vie démontrent que je ne suis pas dans la classe des hommes vulgaires. Quel homme parmi lesvivans, de tous ceux qu'enferme la mer qui gronde autour des rivages de FAngleterre, de l'Ecosse et des terres de Galles , peut se vanter de m'avoir jamais appelé son élève, ou de m' avoir en- seigné à lire? Trouvez-moi un simple fils de femme qui puisse me suivre dans les pénibles sentiers de la science , ou m'accompagner dans la recherche de ses profonds secrets ?
HOTSPUR.
Je crois bien qu'il n'est point d'homme qui parle mieux le gallois. — Je vais dîner.
MORTIMER.
Finissez, cousin Percy ; vous le rendrez fou.
GLENDOWER.
Je puis appeler les esprits du fond de l'abîme.
HOTSPUR.
Et moi aussi je le peifX , et il n y a pas un homme qui ne le puisse ; mais viendront-ils quand vous les appellerez ?
90 HENRI IV,
GLENDOWER.
Et je puis vous apprendre , cousin , à commander au diable.
HOTSPUR.
Et moi, cousin, je puis vous apprendre à faire honte au diable en disant la vérité ,• dites la vérité , et vous ferez honte au diable ^^^K Si vous avez le pou- voir de l'évoquer , faites-le venir ici , et je jure bien que j'aurai le pouvoir , moi , de le faire enfuir de honte. Oh ! tant que vous vivrez, dites la vérité, et vous ferez honte au diable.
MORTIMER.
Allons, allons, finissons tous ces inutiles propos.
GLENDOWER.
Trois fois Henri Bolingbroke a levé une armée pour m'attaquer , et trois fois je vous l'ai renvoyé des rives de la Wye et de la sablonneuse Severn sans avoir pu porter une seule botte ^^^^ , et battu des orages.
HOTSPUR.
Sans bottes , et par le mauvais temps encore ! Comment diable aura-t-il fait pour ne pas gagner la fièvre ?
GLENDOWER.
Allons , voici la carte. Ferons-nous par tiers , comme nous en sommes convenus , le partage de nos droits?
MORTIMER.
L'archidiacre a déjà traôé avec une parfaite éga- lité les limites des trois parts. L'Angleterre , depuis la Trent et la Severn jusqu'ici, au sud et à l'est,
ACTE III, SCÈNE I. ç)i
m'est assignée pour mon lot. Toute la partie de Fouest , et le pays de Galles au delà des rives de la Severn et tdutes les terres fertiles comprises entre ces limites, sont à Owen Glendower. Et à vous, cher cousin , tout le reste vers le nord , à partir de la Trent. Déjà nos trois traites de partage sont dres- sés. Après les avoir mutuellement scelle's, ope'ration qui peut être terminée ce soir , demain , cousin Percy , vous et moi et le bon Worcester , nous parti- rons ensemble pour aller joindre votre père , et les troupes écossaises , au rendez-vous qui nous est donné à Shrewsbury. Mon père Glendower n'est pas prêt encore , et nous n'aurons pas besoin de son se- cours d'ici à quatorze jours. — (^ Glendower.) Dans cet intervalle , vous aurez eu le temps de rassem- bler vos vassaux , vos amis et les gentilshommes de votre voisinage.
GLENDOWER.
Je vous aurai rejoints, avant ce temps , milords , et vos dames viendront sous mon escorte. Il faut en ce moment leur échapper adroitement et sans leur dire adieu; car il y aurait un déluge de répandu quand vous vous sépareriez de vos femmes et de vous.
HOTSPUR.
Il me semble que ma portion au nord, depuis Burton jusqu'ici , n'égale pas les vôtres en étendue. Voyez comme cette rivière vient par ici me faire un crochet dans mes terres et m'en couper les meilleu- res, une énorme demi-lune, un angle prodigieux. Je veux que le courant soit coupé en cet endroit. Les ondes claires et argentées de la Trent couleront ici
92 HENRI IV,
dans un nouveau canal uni et droit ; elle ne serpen- tera plus dans ce profond détour pour me venir vo- ler un si riche coin de terre.
GLENDOWER,
Elle ne serpentera plus ? Elle serpentera , il le faut bien. Vous voyez que c'est là son cours.
MORTIMER.
Oui , mais remarquez donc comme elle continue et revient sur moi de l'autre côté pour vous élargir de même, me retranchant sur ce point là tout au- tant qu'elle vous ôte sur l'autre.
WORCESTER.
Sans doute, mais vous pouvez, sans qu'il en coûte fort cher, couper ici la rivière; et en regagnant du côté du nord cette pointe de terre, la faire ainsi couler tout droit et sans détours.
HOTSPUR.
Je veux qu'il en soit ainsi ; cela ne coûtera pas cher.
GLENDOWER.
Et moi , je ne veux pas qu'on change son cours.
HOTSPUR.
Vous ne le voulez pas ?
GLENDOWER.
Non, et vous ne le ferez pas.
HOTSPUR.
Qui me dira non ?
GLENDOWER.
Qui? ce sera moi.
ACTE III, SCÈNE I. 93
HOTSPUÎl.
Tâchez donc que je ne l'entende pas. Parlez gal- lois.
GLENDOWER.
Je sais parler en anglais , milord , et tout aussi bien que vous ; car j'ai e'té eleve' à la cour d'Angle- terre, et très jeune encore j'ai arrange' pour la harpe, et très-agrëablement , une quantité' de chansons an- glaises, et j'ai su ajouter à la langue d'utiles orne- mens , mérite qu'on n'a jamais remarqué en vous.
HOTSPUR.
Vraiment , je m'en félicite de tout mon coeur. J'aimerais mieux être chat et crier miaou , que d'être un de vos ouvriers en vers de ballades. J'aimerais mieux entendre tourner sur sa vis un chandelier de cuivre ou une roue mal graissée gratter son essieu ; cela m'agacerait moins les dents, beaucoup moins que tous ces diminutifs de poésie : elles ressemblent à l'allure forcée d'un poulain qu'on dresse.
GLENDOWER.
Allons, on vous changera le cours de la Trent.
HOTSPUR.
Oh ! je ne m'en embarrasse guère. J'en donnerai, quand on voudra , trois fois autant à l'ami de qui j'aurai à me louer; mais en fait de marché, Moilk comme je suis , je chicanerais sur la neuvième partie d'un cheveu. Les articles sont-ils dressés ? Partons- nous?
GLENDOWER.
La lune est belle ; vous pouvez partir la nuit. Je vais presser le rédacteur pendant ce temps , et vous^ pré-
94 HENRI IV,
parez vos femmes à votre de'part. — Je crains que ma fille n'en perde la raison , tant elle aime passion- nément son cher Mortimer !
(Il sort.) MORTIMER.
Fi, cousin Percy! pouvez -vous contrarier ainsi mon père ?
HOTSPUR.
Je ne peux m'en empêcher. Il me met quelque- fois en colère quand il .vient me parler de la taupe et de la fourmi, de l'enchanteur Merlin et de ses prophéties , et d'un dragon , et d'un poisson sans na- geoires, d'un griffon aux ailes rognées, d'un cor- beau dans la mue, d'un lion couchant, d'un chat dansant , et de tout ce ramas de folies qui me met- tent hors de sens, je vous le dis de bonne foi. La nuit dernière il m'a tenu au moins neuf heures en- tières à faire l'énumération des noms des diables qu'il a pour laquais. Je lui disais : Hom , et fort bien y continuez; mais je n'en ai pas écouté un mot. Oh ! il est aussi ennuyeux qu'un cheval ruiné , ou une femme qui gronde ; pis qu'une maison oii il fume. — Oui , j'aimerais mieux vivre de fromage et d'ail , dans un moulin bien loin , que de faire bonne chère dans quelque maison de plaisance que ce fût de toute la chrétienté , s'il fallait l'avoir là à me parler.
MORTIMER.
Croyez-moi , c'est un digne gentilhomme , extrê- mement instruit , et qui possède de singuliers se- crets ; vaillant comme un lion , merveilleusement affable, et aussi généreux que les mines de l'Inde.
ACTE III, SCÈNE I. 95
Voulez- vous que je vous dise, cousin? il fait le plus grand cas de votre caractère, et il fait même vio- lence à sa nature pour fle'chir lorsque vous contra- riez ses ide'es ; oui, je vous le proteste. Je vous ga- rantis qu'il n'est pas d'homme sous le ciel qui eût pu le provoquer comme vous avez fait, sans éprou- ver de sa part de rudes et menaçantes reparties. Mais ne recommencez pas souvent , je vous en supplie.
WORCESTER.
En ve'rite' , milord , vous vous obstinez beaucoup trop à la contradiction ; depuis que vous êtes arrivé, vous en avez assez fait pour pousser sa patience à bout. Il faut absolument , milord , que vous appre- niez à vous corriger de ce défaut. Quelquefois il annonce de la grandeur , du courage , du feu , et voilà le plus grand éloge qu'on en puisse faire. Mais souvent il décèle une opiniâtreté furieuse , un défaut d'éducation et d'habileté , de l'orgueil, de la hauteur , de la présomption et du dédain ; et le moindre de ces vices , dès qu'un gentilhomme en est possédé, lui fait perdre les cœurs, et traîne après soi une défaveur qui ternit l'éclat de ses au- tres qualités , et leur dérobe les louanges qu'elles méritent.
HOTSPUR.
Fort bien , me voici à l'école ! Que vos bonnes manières vous prospèrent ! — Je vois venir nos fem- mes, faisons nos adieux.
( Rentrent Glendower avec lady Mortimer , et lady Percy. ) MORTIMER.
Voilà ce qui me dépite et m'impatiente à mourir.
9^ HENRI IV,
Ma femme ne sait pas dire un mot d'anglais , ni
moi un mot de gallois.
GLENDOWER.
Ma fille pleure , elle ne veut point se se'parer de vous ; elle vout aussi se faire soldat et aller à la guerre.
MORTIMER.
Mon respectable père , dites-lui qu'elle et ma tante Percy nous suivront de près sous votre escorte.
( Glendower parle à sa fille en gallois, et elle lui répond dans le même langage. ) GLENDOWER.
Elle se de'sespère. C'est une petite créature entêtée et volontaire, sur qui la persuasion ne peut rien.
(Lady Mortimer parle à son e'pous en gallois.) MORTIMER.
J'entends tes regards : pour ce joli gallois qui tombe de ces yeux gonflés de larmes , j'y suis par- faitement habile; et si la honte ne me retenait pas, je te répondrais dans le même langage. ( Lady Mortimer parle. ) Oui , je comprends tes baisers , et toi les miens , et c'est un dialogue tout en sen- timent. — Mais je te promets, ma bien-aimée , de ne pas perdre un instant jusqu'à ce que j'aie ap- pris ta langue ; car dans ta bouche le gallois a au- tant de douceur que les airs les mieux composés chantés par la plus belle reine , sous un berceau d'été , avec les plus ravissantes modulations et l'ac- compagnement de son luth.
GLENDOWER.
Si vous vous attendrissez , elle perdra la raison .
ACTE ÏIIj SCÈNE r. g^
(Lady Mortinier parle encore. )
MORTIMER.
Oh ! dans cette langue je suis l'ignorance même.
GLENDOWER.
Elle vous invite à vous coucher sur les joncs vo- luptueux, et à reposer votre tête chérie sur son sein ; elle vous chantera l'air que vous aimez , et fera régner sur vos paupières le dieu du sommeil qui charmera vos sens par un doux assoupissement, et vous fera passer de la veille au sommeil par un aussi doux changement que celui qui sépare le jour de la nuit , une heure avant que le céleste attelage commence à l'orient sa course dorée.
MORTIMER.
Je veux bien de tout mon cœur m'asseoir et l'en- tendre chanter. Pendant ce temps-là, à ce que je présume, notre traité sera rédigé.
GLENDOWER.
Allons , asseyez-vous. Les musiciens qui vont jouer des instrumens volent dans les airs à mille lieues de vous , et cependant ils vont à l'instant être en ces lieux : asseyez-vous et soyez attentifs.
HOTSPUR.
Viens , Kate : tu sais aussi admirablement te cou- cher. Allons , vite , vite , que je puisse reposer ma tête sur ton sein.
LADY PERCY.
Laissez-moi tranquille , oison sans cervelle,
(Glendower prononce quelques mots en gallois, et l'on entend des instrumens.) ToM. X. Shakspearc. 7
93 HENRI IV,
HOTSPUR.
Oh! je commence à m'apercevoir que le diable entend le gallois ; cela ne m'e'tonne pas, il est si ca- pricieux. Par Notre-Dame, il est bon musicien !
LADY PERGY.
Vous devriez donc être musicien des pieds à la tête, car vous n'êtes gouverne' que par vos caprices. Allons, tenez-vous tranquille, mauvais sujet, et écoutez cette lady chanter en gallois.
HOTSPUR.
J'aimerais beaucoup mieux entendre Lady, ma chienne , hurler en irlandais.
LADY PERGY.
Veux-tu avoir la tête cassée ?
HOTSPUR.
Non.
LADY PERGY.
Tiens-toi donc tranquille.
HOTSPUR.
Ni l'un , ni l'autre : je suis comme les femmes.
LADY PERGY.
Va , Dieu te conduise.
HOTSPUR,
Au lit de la Galloise ?
LADY PERGY.
Que dis-tu là?
HOTSPUR.
Paix! Elle chante. ( Ladj Mortimer chante une
ACTE III, SCÈNE I. 99
chanson galloise.) Allons, Kate, je veux que vous me chantiez aussi votre chanson.
LADY PERCY.
Non , en ve'rite'.
HOTSPUR.
Non, en ve'ritë! Mon cœur, vous jurez comme une marchande de confitures. Non , en ve'rite' , et aussi vrai que je vis, et comme je veux que Dieu me pardonne , et aussi sûr qu'il fait jour; vos ser- mens sont d'une étoffe si mince , si légère ! On dirait que vous n'êtes jamais sortie des faubourgs de Lon- dres. Jure-moi, Kate, en lady, comme tu en es une , avec un bon gros serment qui emplisse la bou- che ; et laisse-moi ton en vérité et ces protestations de pain d'épice aux garnitures de velours '-^^^ et aux citadins endimanchés. Allons, chante.
LADY PERCY.
Je ne veux pas chanter.
HOTSPUR.
C'est pourtant le plus court chemin pour devenir tailleur, ou siffleur de rouges-gorges. Si nos articles sont copiés , je veux partir d'ici avant deux heures; amis, venez quand vous voudrez.
( Il sort. ) GLENDOWER.
Allons, allons, lord Mortimer; vous êtes aussi lent que l'impétueux Percy est impatient de partir. Pendant tout ceci , on achève de mettre les articles au net : nous n'avons plus qu'à les sceller, et en- suite, à cheval sans délai.
MORTIMER.
De tout mon cœur.
(Ils sortent.)
loo HENRI IV,
SCÈNE IL
Londres. — Un appartement du palais.
Entrent LE ROI HENRI, LE PRINCE DE GALLES
et des Lords.
LE ROI.
Milords, veuillez vous retirer j nous avons, le prince de Galles et moi, à causer ensemble : mais ne vous éloignez pas ; dans un moment nous aurons besoin de votre pre'sence. ( Les lords sortent. ) Je ne sais pas si Dieu , pour quelque offense que j'aurai commise, a, dans ses secrets jugemens, arrêté qu'il ferait sortir de mon propre sang l'instrument de sa vengeance et le châtiment qu'il me destine; mais tu me fais croire, par les déportemens de ta vie, que tu es spécialement marqué pour être le ministre de son ardente colère , et la verge dont il punira mes égaremens. Autrement, réponds-moi, se ferait-il que des penchans si déréglés, des goûts si abjects , une conduite si déplorable, si nulle, si licencieuse, des passions si basses , de si misérables plaisirs , une société aussi grossière que celle dans laquelle tu es entré et comme enraciné , puissent se trouver asso- ciés à un sang aussi noble que le tien , et te paraître dignes du cœur d'un prince ?
HENRI.
Avec le bon plaisir de votre majesté , je voudrais pouvoir me justifier de toutes mes fautes aussi com-
ACTE III, SCÈNE IL lor
plétemeiit que je suis certain de me laver d'un grand nombre d'autres dont on m'a charge'. Du moins, laissez-moi vous demander en compensation de tant de récits mensongers , que l'oreille du pou- voir est forcée d'entendre de la Louche de ces para- sites sourians, de ces vils marchands de nouvelles, laissez-moi vous demander qu'une humiliation sin- cère m'obtienne le pardon des véritables irrégulari- tés oii s'est à tort laissé égarer ma jeunesse.
LE ROI.
Dieu te pardonne! — Mais laisse- moi encore, Henri , m' étonner de tes inclinations qui prennent un vol tout-à-fait opposé à celui de tes ancêtres. Tu as honteusement perdu ta place au conseil , et c'est ton jeune frère qui la remplit aujourd'hui ; tu as aliéné de toi les cœurs de presque toute la cour et de tous les princes de mon sang ; tu as détruit l'at- tente et les espérances que l'on avait fondées sur toi , et il n'est pas d'homme qui, dans son âme, ne prédise ta chute. Si j'avais été aussi prodigue de ma présence, que je me fusse si fréquemment prostitué aux regards des hommes, et usé à si vil prix dans les sociétés vulgaires, l'opinion publique qui m'a con- duit au trône serait restée fidèle à celui qui en était possesseur , et m'aurait laissé dans un exil flétris- sant, confondu parmi la foule, sans distinction et saiis éclat. Mais , parce que je me montrais rare- ment, je ne pouvais faire un pas que , semblable à une comète, je n'excitasse l'admiration , que les pè- res ne dissent à leurs enfans : Oest lui ; d'autres de- mandaient -.Ou est-ill lequel est Bolingbroke^Et alors
102 HENRI IV,
je dérobais au ciel tous les respects des hommes , me parant d'une telle modestie que j'arrachais à tous les cœurs le serment de fidélité', à toutes les bou- ches des cris et des acclamations jusqu'en la pré- sence du roi couronné. Ainsi j'ai conservé la fraî- cheur et la nouveauté de ma personne; ma présence, comme une robe pontificale, ne s'est jamais exposée aux regards qu'on ne l'ait vue avec surprise. Aussi l'apparition .de ma grandeur , rare mais somp- tueuse, prenait les apparences d'une fête que sa ra- reté rendait solennelle. Le roi, toujours en l'air, cou- rait de droite et de gauche autour de mauvais bouf- fons , d'une bande d'esprits légers comme la paille et promptement allumés , promptement consumés. Il jouait ainsi la dignité, et compromettait la gran- deur royale avec de sots baladins , laissant profaner son auguste nom par leurs sarcasmes , livrant sa personne, au détriment de sa renommée, en butte aux railleries d'une troupe d'enfans moqueurs , et servant de plastron aux quolibets du premier venu de ces ridicules imberbes. On le voyait en société avec le peuple des rues. Il s'était vendu à la popu- larité , et chaque jour, en proie aux regards de la multitude , il les rassassia du miel de sa présence , et commença à changer en dégoût le charme des choses douces, dont il suffit d'user un peu plus qu'un peu pour en avoir trop de beaucoup. Aussi lorsqu'il avait occasion de se montrer, de même que le coucou au mois de juin , on l'entendait , on ne le regardait plus , on le voyait avec des yeux qui , fa- tigués et blasés par un spectacle commun , ne lui accordaient aucun de ces regards attentifs et pleins
ACTE riT, SCÈNE II. ,o3
de surprise qu'attire, semblable au soleil, la majesté' suprême lorsqu'elle brille rarement aux yeux de ses admirateurs. Les paupières appesanties au con- traire se baissaient à sa vue ^ fermées par le sommeil, et lui présentaient cet aspect nébuleux qu'offrent les peuples à l'objet de leur inimitié ; tant ils étaient gorgés , rassasiés , surchargés de sa présence î Et tu es , Henri , précisément dans le même cas. Tu as perdu par cette communication banale le privilège de ton rang élevé ; tous les yeux sont las de ta pré- sence trop prodiguée.... excepté les miens, qui ont désiré de te voir encore , et se sentent malgré moi, à ta vue, obscurcis par les larmes d'une folle tendresse.
HENRI;
Mon trois fois gracieux seigneur, je serai doréna- vant plus semblable à moi-même.
LE ROI.
Par l'univers , tel tu es en ce jour, tel était Ri- chard lorsque, revenant de France , je débarquai à Ravensburg; et tel que j'étais alors, tel est aujour- d'hui Percy. Et par mon sceptre, par le salut de mon âme , Percy a dans le pays un pouvoir plus res- pectable que toi , l'ombre du successeur au trône. Car , sans droit à la couronne , sans la moindre ap- parence de droit , il remplit nos campagnes de guer- riers armés. Il affronte la gueule menaçante du lion, et quoiqu'il ne doive pas plus aux années que toi, il conduit aux combats sanglans et aux coups meur- triers de vieux lords et de vénérables prélats. Quel honneur immortel ne s'est-il pas acquis contre le fameux Douglas dont les hauts faits, les rapides in-
io4 HENRI IV,
cursions , et la grande renomme'e dans les armes , enlèvent à tous les guerriers la première place , et le titre suprême de premier capitaine du siècle dans tous les royaiimes qui reconnaissent le Christ? Hé bien ! trois fois cet Hotspur , ce Mars au maillot , ce héros encore enfant, a battu le grand Douglas et fait échouer ses entreprises; il l'a fait une fois prisonnier, lui a rendu la liberté' et s'en est fait un ami pour em- boucher aujourd'hui la trompe retentissante du dëfi et ébranler la paix et la sûreté' de notre trône. Qu'en dis-tu ? Percy , Northumberland , monseigneur l'ar- chevêque d'York, Douglas, Mortimer, s'unissent contre nous , et déjà sont en armes — Mais pourquoi t'informé-je de ces nouvelles? pourquoi, Henri , te parlé-je de mes ennemis à toi qui es mon plus pro- che comme mon plus cher ^'^'^ ennemi? il n'est pas impossible que subjugue' parla crainte, entraîne' par la bassesse de tes inclinations, ou par une suite de mécontentemens, tu ne combattes bientôt contre moi à la solde de Percy , rampant à ses pieds , et flattant l'orgueil de son front pour montrer à quel point tu es dégénéré.
HENRI.
Ne le croyez pas ; vous ne verrez rien de sembla- ble ; et que le ciel pardonne à ceux qui m'ont alié- né à ce point l'estime de votre majesté ! C'est par la tête de Percy que je veux tout racheter; et à la fin de quelque glorieuse journée , j'oserai vous dire que je suis votre fils, lorsque je me présenterai à vous , entièrement couvert d'une sanglante pa- rure, et le visage caché sous un masque de sang. Ce sang une fois lavé , avec lui s'effacera ma honte ; et
ACTE III, SCÈNE II. io5
ce jour sera le jour même , en quelque temps qu'il arrive, oii ce jeune fils de la gloire et de la renom- mée, ce vaillant Hotspur, ce chevalier loué de tous, et votre Henri , auquel on ne songe pas, viendront à se mesurer ensemble. Les honneurs qui reposent sur son casque vont tous devenir le but de mes efforts ; que ne sont-ils en foule , et sur ma tête toutes mes hontes redouble'es ! Un temps viendra où je forcerai ce jouvenceau du nord à changer ses glorieuses ac- tions contre mes ignominies. Mon bon seigneur, Percy n'est que mon facteur ; il amasse pour moi des faits glorieux, et je lui en ferai rendre un compte si rigoureux, qu'il faudra qu'il me cède tous ses hon- neurs jusqu'au dernier; oui, jusqu'au plus léger des mérites qui auront honore' sa vie , ou j'en arra- cherai le compte de son coeur. Voilà ce que je pro- mets ici sur le nom de Dieu; et , s'il permet que je l'exëcutè, je conjure votre majesté que cet exploit serve à expier çaa jeunesse et à fermer les plaies in- vétérées de mon inconduite. Si je n'y parviens pas, la vie en finissant rompt tous les engagemens, et je mourrai cent mille fois avant de violer la moindre parcelle de ce serment.
LE ROI.
Dans ce serment est renfermée la mort de cent mille rebelles. Tu auras de l'emploi dans cette guerre et un commandement en chef. ( Entre Blount. ) Qu'est-ce donc , brave Blount ? tes regards annon- cent un homme bien pressé.
BLOUNT.
Comme les affaires dont je viens vous parler. Le
io5 HENRI IV,
lord. Mortimer d'Ecosse ^^^'^ fait savoir que Douglas et les rebelles d'Angleterre se sont joints le onze de ce mois à Shrewsbury. S'ils se tiennent mutuellement toutes leurs promesses , ils formeront le parti le plus puissant et le plus formidable qui ait jamais attaqué un e'tat.
LE ROI.
Le comte de Nortliumberland s'est mis en marche aujourd'hui : mon fils, le lord Jean de Lancastre, est avec lui; car cet avis date déjà de cinq jours. Vous partirez, Henri, mercredi prochain. Jeudi nous nous mettrons en campagne; notre rendez-vous est Bridgenorth ; vous , Henri , vous marcherez par la province deGlocester, et, à cecompte, tout bien calcu- le', toutes nos troupes doivent être réunies à Bridge- north dans douze jours environ. Nous avons bien des affaires sur les bras : séparons-nous. La supériorité d'un ennemi se nourrit et profite du moindre délai,
SCÈNE IIL
Une chambre de la taverne de la Tête-de-Cochon.
Entrent FALSTAFF etBARDOLPH.
FALSTAFF.
Bardolph , ne suis-je pas indignement maigri de- puis cette dernière affaire? Ne trouves-tu pas que je suis déchu , que je viens à rien? Vois , la peau me pend de tous côtés comme la robe de chambre d'une vieille lady. Je suis flétri, ridé, comme une vieille
ACTE III, SCÈNE III. ,07
poire de messire-jean. Allons, il faut faire pe'ni- teiice, et cela tout à l'heure , pendant qu'il me reste encore un peu de force; car bientôt je n'aurai plus de coeur, et alors la force me manquera pour me re- pentir. Si je n'ai pas oublie' comment est fait le de- dans d'une e'glise , je veux être sec comme un grain de moutarde et maigre comme le cheval d'un bras- seur. Oui, le dedans d'une e'glise. — La compagnie, la mauvaise compagnie a fait ma perte.
BARDOLPH.
Sir Jean, vous êtes si chagrin que vous ne pouvez vivre long- temps.
FALSTAFF.
Eh ! voilà ce que c'est : allons , chante-moi quel- que chanson bien grasse, êgaie-moi. Je vivais aussi vertueusement qu'il le faut à un galant homme ; j'étais en vérité' assez honnêtement vertueux : je jurais peu, je ne jouais pas aux dez plus de sept fois par semaine; je n'allais pas en mauvais lieux plus d'une fois dans le quart... d'heure : je rendais l'argent que j'em- pruntais oui, trois ou quatre fois cela m'est ar- rivé ; je vivais bien et j'étais bien réglé; et à présent je vis sans règle , et hors de toute mesure.
BARDOLPH.
Vraiment, vous êtes si gras, sir Jean, que vous ne pouvez pas manquer d'être hors de toute mesure , hors de toute mesure raisonnable, sir Jean.
FALSTAFF.
Corrige ta figure, et je corrigerai ma vie. C'est toi qui est notre amiral; tu portes la lanterne de
io8 HENRI IV,
poupe, mais c^est dans ton nez ; tu es le chevalier de
la lampe ardente.
BARDOLPH.
Eh quoi, sir Jean, ma figure ne vous fait aucun mal.
FALSTAFF.
Non , par ma foi , j'en fais aussi bon usage que bien des gens font d'une tête de mort , ou d'un mé- mento mori. Je ne vois jamais ta face, que je ne pense tout de suite au feu d'enfer , et au mauvais riche qui vivait dans la pourpre; car il est là dans sa robe qui brûle , qui brûle ; si tu e'tais en aucune façon adonné à la vertu, je jurerais par ta figure; mon serment serait par ce feu : mais tu es tout-à-fait abandonné, et n'était le feu que tu as dans la figure , tu serais absolument un enfant de ténèbres. Quand tu courus au haut de Gadshill, au milieu de la nuit, pour attraper mon cheval , si je ne t'ai pas pris pour un ignisfatuiis , ou une boule de feu follet, je convien- drai que l'argent n'est plus bon à rien. Oh! tu es une illumination perpétuelle, un éternel feu de joie; il faut que tu m'aies épargné plus de mille marcs en torches et en flambeaux, lorsque nous roulions en- semble , la nuit , de taverne en taverne ; mais aussi pour le vin d'Espagne que tu m'as bu, je me serais fourni le luminaire, et aussi bon que peut le vendre le meilleur épicier de l'Europe. Il y a plus de trente- deux ans que j'entretiens le feu de ta salamandre; daigne le ciel m'en récompenser !
BARDOLPH.
Parbleu ! je voudrais que vous eussiez ma figure dans le ventre.
ACTE III, SCÈNE III. 109
FALSTAFF.
Miséricorde ! Je serais bien sûr d'avoir le feu aux entrailles. (Entre Vhôtesse.) Hé bien, ma poule, ma chère caquet bon bec , avez-vous su qui est-ce qui a vidé mes poches ?
L'HOTESSE.
Comment , sir Jean ? à quoi pensez-vous , sir Jean? Est-ce que vous croyez que j'ai des filoux dans ma maison? j'ai cherché, je me suis informée et mon mari aussi, de tous nos gens, hommes, garçons, domestiques , les uns après les autres : jamais de la vie il ne s'est encore perdu un poil dans ma maison.
FALSTAFF.
Vous mentez , Thôtesse ; car Bardolph y a été rasé et y a perdu beaucoup de poils ; et moi je ferai ser- ment que mes poches y ont été vidées; allez, allez. Vous êtes une vraie femelle , allez
L'HOTESSE.
Qui moi! attends, attends, on ne m'a encore ja- mais appelée ainsi chez moi.
FALSTAFF.
Allez, allez, je vous connais bien.
L'HOTESSE,
Non , sir Jean ; vous ne me connaissez pas , sir Jean. Je vous connais bien, moi, sir Jean : vous me devez de l'argent, sir Jean j et aujourd'hui vous me cherchez querelle pour m'en frustrer. C'est moi qui vous ai acheté une douzaine de chemises pour mettre à votre dos.
iio HENRI lY,
FALSTAFF.
De la toile à canevas , d'abominable toile à cane- vas ; j'en ai fait pre'sent à des boulangères , et elles en ont fait des tamis.
L'HOTESSE.
Là , comme je suis une honnête femme , c'était une toile de Hollande à huit schellings l'aune. Mais vous me devez encore de l'argent outre cela, sir Jean, pour votre pension d'ordinaire ; les boissons de surplus , et, d'argent prêté , vingt-quatre guinées.
FALSTAFF.
En voilà un qui en a eu sa bonne part; qu'il vous paie.
L'HOTESSE.
Lui? Hélas! il est pauvre, il n'a rien.
FALSTAFF.
Comment! pauvre? Voyez sa figure. Qu'appelez- vous donc riche ? Il n'a qu'à monnoyer son nez ou ses joues. — Je ne paierai pas un denier. Est-ce que vous me prenez pour un nigaud ? Comment , je ne serai pas libre de prendre mes aises dans mon au- berge, sans être exposé à avoir mes poches dévali- sées ? J'ai perdu un cachet en bague de mon grand- père, qui vaut quarante marcs.
L'HOTESSE.
Oh! Jésus ! j'ai entendu le prince lui dire, je ne sais combien de fois , que cette bague n'était que du cuivre.
FALSTAFF.
Commeot? Le prince est un di'ôle et un écorni-
ACTE III, SCÈNE III. m
fleur, que je sanglerais comme un chien, s'il e'tait ici, et qu'il osât dire cela. ( Entrent le prince Henri et Poins au pas de marche; Falstajf va à leur ren- contre f jouant dujifre sur son bâton. ) Hé bien , mon garçon ? Est-ce que le vent souffle par-là , tout de bon ? Faut-il que nous marchions tous ?
BARDOLPH.
Oui , deux à deux , à la façon de Newgate.
L'HOTESSE.
Milord , je vous en prie , e'coutez-moi.
HENRI,
Qu'est-ce que tu dis , madame Quickly ? Comment se porte ton mari? Je l'aime bien , c'est un brave homme.
L'HOTESSE.
Mon bon prince, e'coutez-moi.
FALSTAFF.
Je t'en prie , laisse-la et e'coute-moi.
HENRI.
Qu'est-ce que tu dis , Jack?
FALSTAFF.
La nuit dernière je me suis endormi derrière la tapisserie, et on m'a vidé mes poches. Cette maison est devenue un mauvais lieu , on y vole dans les poches.
HENRI.
Qu'as-tu perdu, Jack?
FALSTAFF.
Tu m'en croiras si tu veux , Hal , j'ai perdu trois
,12 HENRI IV,
ou quatre obligations de quarante guinëes chacune ,
et un cachet en bague de mon grand-père.
HENRI.
Quelque drogue , de la somme de huit pence.
L'HOTESSE.
C'est ce que je lui disais, milord , et j'ai ajoute' que j'avais entendu votre grâce le dire plus d'une fois. Et , milord , il parle de vous comme un mal embou- ché qu'il est; il a dit qu'il vous sanglerait des coups.
HENRI.
Comment? il n'a pas dit cela.
L'HOTESSE.
Je n'ai ni foi, ni vérité', et je ne suis pas femme s'il ne l'a pas dit.
FALSTAFF.
Il n'y a pas plus de foi en toi que dans un pruneau cuit ^^^^ , pas plus de vérité que dans un renard en peinture ; et quant à ta qualité de femme, Marianne la pucelle ^^°^ serait auprès de toi propre à faire la femme d'un alderman. Va, chose, va.
L'HOTESSE.
Quelle chose? dis, quelle chose?
FALSTAFF.
Quelle chose ! Mais une chose sur laquelle on peut dire grand merci *^^'^.
L'HOTESSE.
Je ne suis pas une chose sur laquelle on puisse dire grand merci , je suis bien aise de te le dire ; je
ACTE III, SCÈNE III. ii3
suis la femme d'un honnête homme, et, sauf la che- valerie , tu es un drôle de m'appeler comme cela.
FALSTAFF.
Et toi , sauf la qualité de femme , tu es un ani- mal brute de dire autrement.
L'HOTESSE.
Dis donc, quel animal , drôle, dis donc ?
FALSTAFF.
Quel animal? Pardieu! une loutre.
HENRI.
Une loutre, sir Jean? pourquoi une loutre?
FALSTAFF.
Pourquoi? parce qu'elle n'est ni chair ni poisson ; on ne sait comment ni par où la prendre.
L'HOTESSE.
Tu es un menteur quand tu dis cela ; tu sais bien , et il n'y a pas un homme au monde qui ne, sache bien par où me prendre, entends-tu, drôle ?
HENRI.
Tu as raison , hôtesse , et c'est là une insigne ca- lomnie.
L'HOTESSE.
Il en fait autant de vous , monseigneur ; il disait l'autre jour que vous lui deviez mille guinées.
HENRI.
Comment, coquin, est-ce que je te dois mille guinées ?
TOM. Xj Shàkspearc. 8
ii4 HENBI IV,
FALSTAFF.
Mille guinées? Hal, un million. L'amitié vaut un million , et tu me dois ton amitié.
L'HOTESSE.
Il a fait plus, monseigneur; il vous a traité de drôle , et il a dit qu'il vous sanglerait des coups.
FALSTAFF.
L'ai-je dit, Bardolph?
BARDOLPH.
En vérité, sir Jean, vous l'avez dit.
FALSTAFF.
Oui , s'il disait que ma bague était de cuivre.
HENRI.
Je dis qu'elle est de cuivre ; oses-tu tenir ta parole à présent?
FALSTAFF.
Mon Dieu ! Hal , tu sais bien que comme homme je n'ai pas peur de toi; mais comme prince, je te crains autant que je craindrais le rugissement du lionceau.
HENRL
Et pourquoi pas comme le lion même ?
FALSTAFF.
C'est le roi en personne qu'on doit craindre comme le lion. Et crois-tu, en conscience, que je te craigne comme je craindrais ton père? Ma foi, si cela est vrai, je veux que ma ceinture casse.
HENRL
Oh! si cela arrivait, comme ton ventre tomberait
ACTE III, SCÈNE III. 1,5
sur tes genoux ! Mais , maraud , il n'y a pas dans ta maudite panse la moindre place pour la foi, la ve'- ritë, l'honneur; elle n'est remplie que de tripes et de boyaux. Accuser une honnête femme d'ay^oir vidé tes poches I Mais toi , fils de catin , impudent, bour- soulïle' coquin , s'il y avait autre chose dans tes po- ches que des cartes de cabaret , des mémento de mauvais lieux, et la valeur d'un malheureux sou de sucre candi pour t'allonger l'haleine; et s'il te peut revenir autre chose à empocher que des inju- res, je suis un mise'rable : et cependant, monsieur tiendra tête , il ne souffrira pas qu'on lui manque. N'as-tu pas de honte ?
FALSTAFF.
Écoute, Hal, tu sais bien que dans l'ëtat d'inno- cence Adam a failli : et que peut donc faire le pauvre Jack Falstaff dans ce siècle corrompu ? Tu vois bien qu'il y a plus de chair chez moi que dans un autre, par conséquent plus de fragilité. — Enfin vous avouez donc que vous avez retourné mes poches?
HENRI.
L'histoire le dit.
FALSTAFF.
Hôtesse, je te pardonne : va préparer le déjeuner ; aime ton mari, veille sur tes domestiques, et chéris tes hôtes; tu me trouveras traitable autant que de rai- son; tu le vois, je suis apaisé. — Allons, paix ! — Je t'en prie, décampe. ( Lliôtesse sort. ) A présent, Hal, revenons aux nouvelles de la cour... Et l'affaire du vol, mon enfant, qu'est-ce cjue cela est devenu?
ii6 HENRI lY,
HENRI.
Oh! mon cher Roastbeef , il faut que je te serve encore de bon ange. L'argent est rendu.
FALSTAFF.
Oh ! mais je n'aime point du tout cette restitution; c'est faire double travail.
HENRI;
Je suis bien avec mon père , je puis faire tout ce que je veux.
FALSTAFF.
Vole-moi donc le tre'sor royal; c'est la première chose à faire , et sans te donner la peine de te laver les mains.
BARDOLPH.
Faites cela, milord»
HENRI.
Je t'ai procuré à toi , Jack , une place dans l'in- fanterie.
FALSTAFF.
J'aurais mieux aime que ce fût dans la cavalerie. — Où trouverai-je quelqu'un qui ait la main bonne pour voler ? il me faudrait absolument un bon vo- leur de vingt à vingt-deux ans : je suis diablement dégarni de tout. Enfin , n'importe ; Dieu soit loué , ces rebelles ne s'en prennent qu'aux honnêtes gens; je les en estime et honore.
HENRI.
Bardolph !
BARDOLPH.
Prince !
ACTE lïl, SCÈNE III. i,^
HENRI.
Va-t'en porter cette lettre au lord Jean de Lan- castre, mon frère Jean j celle-ci, à milord de West- moreland. Allons, Poins, à cheval; car nous avons en- core, toi et moi, trente milles à faire avant diner. Jack, viens me trouver demain au temple, à deux heures après dîner : là tu sauras quelle est ta place , et tu recevras tes instructions et de l'argent. La terre brûle, Percy est au faite de sa gloire; il faut qu'eux ou nous descendions de beaucoup.
( Sortent le priace, Poins et Bardolph. ) FALSTAFF.
Courtes paroles , braves gens , n'est-ce pas ? — Hô- tesse, mon déjeuner, allons. Oh ! que cette taverne n'est-elle le tambour de ma compagnie!
(Il sort. )
FIN DU TROISIEME ACTE.
iî8 HENRI IV,
ACTE QUATRIÈME. SCÈNE PREMIÈRE.
Le camp des rebelles près de Shrewsbury.
Entrent HOSTPUR , WORCESTER , DOUGLAS.
HOTSPUR.
Irès-bien parlé, mon noble Écossais. Si la vérité dans ce siècle poli n'était pas prise pour la flatterie , Douglas aurait cette louange qu'il n'est point de notre temps de guerrier de la terre dont le nom par- coure aussi généralement l'univers. Par le ciel, il m'est impossible de flatter : je dédaigne le doucereux langage des courtisans ; mais il n'est point d'homme qui occupe une plus belle place que vous dans mon cœur et mon amitié. Oui , sommez-moi de ma parole, éprouvez-moi, milord.
DOUGLAS.
Tu es le roi de l'honneur. — Il n'est point sur la terre d'homme si puissant que je ne sois prêt à lui tenir tête.
HOTSPUR.
N'y manquez pas, tout sera au mieux. — ( Entre
ACTE IV, SCÈNE I. 119
un messager. ) Quelles lettres as-tu là? — {A Dou- glas. ) Je ne sais que vous remercier.
LE MESSAGER.
Ces lettres viennent de votre père.
HOTSPUR.
Des lettres de lui ! Pourquoi ne vient-il pas lui- même?
LE MESSAGER.
11 ne peut venir, milord; il est dangereusement malade.
HOTSPUR.
Morbleu ! comment a-t-il le loisir d'être malade , au moment de se battre? — Qui conduit ses troupes? Sous le commandement de qui nous arrivent-elles ?
LE MESSAGER.
Ses lettres pourront vous le dire, milord, et non pas moi.
WORCESTER.
Je te prie, dis-moi, garde- t-il le lit?
LE MESSAGER.
Il le gardait depuis quatre jours quand je suis parti; et au moment oii je l'ai quitté, les médecins craignaient beaucoup pour sa vie.
WORCESTER.
J'aurais voulu voir nos affaires dans un état sûr et solide avant que la maladie vînt le visiter. Jamais la sàïil''' ne fut d'un plus grand prix qu'aujourd'hui.
HOTSPUR.
Malade en ce moment ! en ce moment au lit ! Cette maladie attaque la partie vitale de notre entreprise j
%-
120 HENRI IV,
elle gagne jusqu'à nous, jusqu'à notre camp. — Il
me mande ici : « Qu'une maladie interne et que
ses amis ne peuvent être rassemble's sitôt par la voie des messages ; et qu'il n'a pas cru prudent de livrer de si loin à d'autres âmes que la sienne un secret si important et si dangereux. » Cependant il nous donne un conseil audacieux : c'est qu'avec le petit nombre de troupes que nous avons réunies nous marchions en avant , afin de sonder les dispositions de la fortune pour nous : « car, ëcrit-il, il n'est plus temps de se décourager, attendu que lé roi est sûrement in- struit de tous nos desseins.» Qu'en dites-vous ?
WORCESTER.
La maladie de votre père nous mutile tout-à-fait.
HOTSPUR.
C'est une des plus dangereuses. C'est un membre de moins... et cependant, tout bien examiné, non. Le tort que nous fait son absence nous parait plus considérable qu'il ne le sera en effet. Serait-il à pro- pos de risquer sur un coup de dé la somme réunie de toutes nos forces ? de placer une si riche fortune sur les chances périlleuses d'une heure incertaine ? Cela ne vaudrait rien , car dans cette heure unique nous attaquerions le fond et l'essentiel de nos espé- rances , le dernier terme de nos ressources et de no- tre fortune.
DOUGLAS.
Il est certain que cela ne pourrait être autrement , au lieu qu'à présent il nous reste une sorte de sur- vivance agréable sur l'avenir. Nous pouvons dépen-
ACTE IV, SCÈNE I. lâi
ser hardiment dans l'espérance des ressources futu- res ; cela nous donne le point d'appui d'une retraite.
HOTSPUR.
Oui , un rendez- vous , un asile où nous réfugier , s'il arrive que le diable et le malheur regardent de travers cette première fleur ^^^) de nos affaires.
WORCESTER.
Cependant j'aurais voulu que votre père pût se rendre ici. La nature et le biais de notre entreprise ne souffrent point de division. Il y a des gens qui, ignorant la cause de son absence , y verront le dés- aveu de notre conduite, et croiront que c'est la pru- dence et sa fidélité au roi qui ont retenu le comte et l'ont empêché de se joindre à nous. Et jugez combien une pareille idée peut changer le cours d'une faction timide , et faire douter de notre cause ; car vous n'ignorez pas que nous devons soutenir les appa- rences de notre force hors de la portée d'un examen trop rigoureux, et boucher tous les jours la plus lé- gère ouverture par laquelle l'oeil de la raison pour- rait épier le fond de nos ressources. Cette absence de votre père ouvre le rideau qui dévoile aux ign crans des objets d'alarmes auxquels ils n'avaient pas songé.
HOTSPUR.
Vous allez trop loin. Voici plutôt comment je con- sidérerais son absence. Elle rehausse l'opinion qu'on a de nous, et, présentant notre entreprise sous un aspect plus audacieux, lui donne un lustre qu'elle n'aurait pas si le comte était avec nous j car lorsque, seuls et sans secours, on nous verra former un parti assez puissant pour tenir tête à tout le royaume , on
127. HENRI IV,
devra penser qu'avec son aide nous sommes en e'tat de le bouleverser complètement. — Tout est bien encore; nous avons tous nos membres sains et en- tiers.
DOUGLAS.
Autant que nous pouvons le souhaiter. On n'en- tend point prononcer en Ecosse un tel mot que le mot de crainte.
(Entre sir Richard Yemon. )
HOTSPUR.
Mon cousin Vernon ? Vous êtes le bienvenu , sur mon âme !
VERNON.
Pkit au ciel , milord , que mes nouvelles méritas- sent d'être aussi bien accueillies. Le comte de West- moreland, fort de sept mille hommes , se dirige vers ces lieux : le prince Jean est avec lui.
HOTSPUR.
Je ne vois point de mal à cela. Qu y a-t-il de plus?
VERNON.
De plus, j'ai appris que le roi en personne "marche, ou se dispose à marcher très-promptement contre nous avec des préparatifs et des forces re- doutables.
HOTSPUR.
Il sera bien reçu aussi. Où est son fils, le prince de Galles, cet étourdi au pied léger, et ses cama- rades qui ont jeté de côté le monde et ses affaires , en lui disant de passer son chemin ?
VERNON.
Tous équipés, tous en armes, tous plumes en l'air
ACTE IV, SCÈNE I. , 123
comme des autruches battant l'air de leurs ailes, comme des aigles fraichement baignés ; tout brillans de leurs armures dorées comme des images de saints ; pleins de vie comme le mois de mai, et resplendissans comme le soleil au milieu de l'été; gais comme de jeunes clievreaux, bouillans comme de jeunes tau- reaux. J'ai vu le jeune Henri, la visière levée, les cuis- ses couvertes de ses cuissards , armé en vrai guerrier, s'élever de la terre comme Mercure sur ses ailes, et ferme sur sa selle , voltigeant avec autant d'aisance qu'un ange qui serait descendu des nuages pour manier et manéger un fougueux Pégase , et charmer les hommes par la noblesse de son équitation.
HOTSPUR.
Assez, assez; ces éloges sont pis que le soleil de mars pour donner la fièvre. Qu'ils viennent, qu'ils arrivent parés pour le sacrifice, et nous les offrirons tout fumans et tout sanglans à la vierge aux yeux enflammés qui préside à la guerre fumante. Mars vêtu de fer s'assiéra sur son autel, dans le sang jus- qu'aux oreilles. Je suis sur les charbons tant que je sais cette riche conquête si près et encore pas à nous. — Allons , laissez-moi prendre mon cheval , qui va me porter comme la foudre contre le sein du prince de Galles. Nous nous rencontrerons Henri contre Henri , et son cheval contre le mien , pour ne jamais nous séparer que l'un des deux ne tombe mort. Oh ! que Glendower n'est-il arrivé !
VERNON.
J'ai encore d'autres nouvelles. J'ai appris, en tra- versant le comté de Worcester , qu'il ne pouvait se
124 HENRI IV.
rendre ici avec son corps de troupes , comme il l'a
promis, au quatorzième jour.
DOUGLAS.
Voilà la plus fâcheuse de toutes les nouvelles que j'aie entendues.
WORCESTER.
Oui , sur ma foi , elle a un son qui glace le cœur.
HOTSPUR.
A combien peut monter toute l'armëe du roi ?
VERNON.
A trente mille hommes.
HOTSPUR.
Fussent-ils quarante mille, sans mon père et Glendower, les troupes que nous avons peuvent suf- fire pour cette grande journe'e. Allons, hâtons-nous d'en faire la revue. Le jour fatal est proche: mou- rons tous s'il le faut , et mourons gaiement.
DOUGLAS.
Ne parlez pas de mourir : je suis d'ici à six mois pre'serve' de toute crainte de la mort et de ses coups.
SCÈNE IL
Un grand chemin près de Coventry.
Entrent FALSTAFF et BARDOLPH.
FALSTAFF.
Bardolph, va-t'en toujours devant à Coventry ; emplis-moi une bouteille de vin d'Espagne : nos sol-
ACTE IV, SCÈNE IL laS
dats traverseront la ville, et nous gagnerons Sutton- colfield ce soir.
BARDOLPH.
Voulez-vous me donner de l'argent, mon capitaine?
FALSTAFF.
Va toujours , va toujours.
BARDOLPH,
Cette bouteille vaut un angelot.
FALSTAFF.
Si elle te vaut cela, prends-le pour ta peine; si elle t'en fait vingt, prends tout. Je suis là pour répondre de la manière dont tu auras battu mon- naie. Ordonne à mon lieutenant Peto de me joindre à la sortie de la ville.
BARDOLPH;
Je n'y manquerai pas , capitaine ; adieu.
(II sort.) FALSTAFF;
Si mes soldats ne me font pas rougir de honte , je veux n'être qu'un hareng sec. J'ai diablement abusé de la presse du roi. J'ai pris, en échange de cent cinquante soldats, trois cents et quelques gui- nées. Je ne presse que de bons bourgeois, des fils de propriétaires ; je m'enquiersdetous les jeunes garçons fiancés, de ceux qui ont déjà eu deux bans de pu- bliés; je me suis procuré toute une partie de poltrons aux pieds chauds, qui aimeraient mieux entendre le diable qu'un coup de tambour , gens qui ont plus de peur du bruit d'une coulevrine qu'un daim ou un canard sauvage déjà blessés. Je ne presse que de
126 HENRI ÏV,
ces mangeurs de rôties beurrées qui n'ont de cœur au ventre que pas plus gros qu'une tête d'e'pingle ; et ils ont racheté leur congé : de sorte qu'à présent toute ma troupe consiste en porte-étendards, caporaux , lieu- tenans, gens d'armes, misérables aussi déguenillés qu'on nous représente Lazare sur la toile quand des chiens gloutons lui léchaient ses plaies ; d'autres qui n'ont jamais servi ; quelques-uns réformés comme incapables de servir; des cadets de cadets, des gar- çons de cabaret qui se sont sauvés de chez leurs maîtres, des aubergistes banqueroutiers : tous ces cancres d'un monde tranquille et d'une longue paix , cent fois plus piteusement accoutrés qu'un vieux étendard délabré. Voilà les hommes que j'ai pour remplacer ceux qui ont acheté leur congé ; si bien que l'on s'imaginerait que j'ai là cent cinquante en- fans prodigues en haillons arrivant de garder les pourceaux et de vivre de restes et de pelures. Un écervelé que j'ai rencontré en chemin, m'a dit que je venais de rafler toutes les potences et de presser tous les cimetières; on n'a jamais vu de ses yeux de pareils épouvantails. Je ne traverserai pas Coventry avec eux ; voilà ce qu'il y a de bien sûr. Par-dessus le marché, ces gredins-là marchent les jambes écar- tées , comme s'ils y avaient des entraves; et en effet , j'ai tiré la plupart d'entre eux des prisons. Il n'y a qu'une chemise et demie dans toute ma compagnie; et la demi-chemise encore est faite de deux serviet- tes bâties ensemble et jetées sur les épaules comme le pourpoint d'un héraut, sans manches; et la che- mise entière, pour dire la vérité, a été volée à mon hôte de Saint- Albans , ou à l'aubergiste au nez rouge
ACTE IV, SCÈNE II. 127
de Daintry. Mais cela n'y fait rien, ils trouveront bientôt du linge en suffisance sur les haies.
( Enlie le prince Henri et Weslmoreland. ) HENRI.
Eh bien, Jack le boursoufïlé ? eh bien , mon gros matelas ? Holà , matelas de chair.
FALSTAFF.
Comment, c'est toi , Hal; c'est toi , drôle de corps ; que diable fais-tu donc dans la province de War- wick? — Mon cher milord Westmoreland, je vous demande pardon , mais je vous croyais déjà à Shrewsbury.
WESTMORELAND.
Ma foi, sir Jean, il serait plus que temps que j'y fusse , et vous aussi ; mais mes troupes y sont déjà arrivées j je vous assure que le roi nous y attend: il faut que nous partions tous ce soir.
FALSTAFF.
Bah ! n'ayez pas peur de moi ; je suis aussi leste qu'un chat à voler de la crème.
HENRI.
A voler de la crème? je le crois, car à force d'en voler tu t'es fait de beurre. Mais dis donc, Jack, à qui sont ces gens qui viennent là-bas ?
FALSTAFF.
A moi, Hal, à moi.
HENRI.
De ma vie je n'ai vu de pareille canaille.
FALSTAFF.
Bah , bah ! ils sont assez bons pour être jetés à bas.
,28 HENRI IV,
Chair à poudre ! chair à poudre! Cela remplira une
fosse tout aussi-bien que de meilleurs soldats! Mon
cher , ce sont des hommes mortels , des hommes
mortels.
WESTMORELAND.
Oui ; mais, sir Jean, il me semble qu'ils sont cruel- lement pauvres et décharnés, l'air par trop men- diants.
FALSTAFF.
Ma foi, quant à leur pauvreté... je ne sais pas oîi ils l'ont prise; et pour leur maigreur... je suis bien sûr qu'ils n'ont pas pris cela de moi.
HENRI.
Non , j'en ferais bien serment ; à moins qu'on n'appelle maigreurtrois doigts de lard sur les côtes. Mais, mon garçon, dépêche-toi; Percy est déjà en campagne.
FALSTAFF.
Comment , est-ce que le roi est déjà campé ?
WESTMORELAND.
Oui, sir Jean , je crains que nous ne nous soyons arrêtés trop long-temps.
^ FALSTAFF.
Eh bien! la fin d'une bataille, et le commence- ment d'un repas , c'est ce qu'il faut à un soldat de mauvaise volonté, et à un convive de bon appétit.
ACTE IV, SCÈNE IIÏ. 129
SCÈNE m.
Le camp des rebelles près de Shrewsbury. '
Entrent HOTSPUR, WORCESTER, DOUGLAS et VERNON.
HOTSPUR.
Nous lui livrerons combat ce soir.
WORCESTER.
Cela ne se peut pas.
DOUGLAS.
Alors vous lui abandonnez l'avantage ?
VERNON.
Pas du tout.
HOTSPUR.
Comment pouvez-vous dire cela ? N'attend-il pas un renfort ?
VERNON.
Et nous aussi.
HOTSPUR.
Le sien est sûr, et le nôtre est douteux.
WORCESTER.
Cher cousin, e'coutez la prudence. N'attaquons pas ce soir.
VERNON.
Ne le faites pas, mylord.
DOUGLAS.
Votre conseil n'est pas bon : c'est la peur et le dé- faut de coeur qui vous font parler.
ToM. X. Skaltspeare. Q
i3o HENRI IV,
VERNON.
Ne m'insultez pas, Douglas. Sur ma vie ( et je le soutiendrai aux de'pens de ma vie ) , si une fois mon honneur bien entendu m'ordonne de marcher en avant, j'écoute aussi peu les conseils de la lâche peur que vous, mylord, ou quelqu'autre Ecossais qui soit au monde : on verra demain dans la ba- taille qui de nous a peur.
DOUGLAS.
Oui, ou plutôt ce soir.
VERWON.
Comme il vous plaira.
HOTSPUR.
Ce soir, dis-je.
VERNON.
Allons : cela n'est pas possible. Je suis très-étonnë que des chefs aussi expérimentés que vous ne pré- voient pas combien d'obstacles nous forcent à recu- ler notre expédition. Ce détachement de cavalerie de mon cousin Vernon , n'est pas encore arrivé : ce- lui de votre oncle Worcester n'est arrivé que d'au- jourd'hui, et en ce moment toute leur fierté, tout leur feu est assoupi ; leur courage est dompté et abattu par l'excès de la fatigue , et il n'y a pas un de ces chevaux qui vaille la moitié de ce qu'il vaut ordinairement.
HOSTPUR.
La cavalerie de l'ennemi est aussi en général fa- tiguée de la route et tout abattue. La meilleure partie de la nôtre est fraîche et reposée.
ACTE IV, SCÈNE III. ,3^
WORCESTER.
L'armëe du roi est plus nombreuse que la nôtre : au nom de Dieu , cousin , attendons que nos renforts soient arrives.
( Les trompettes sonnent un pourparler, ) (Entre sir Walter Blount.)
BLOUNT.
Je viens chargé d'offres gracieuses de la part du roi , si vous voulez m'entendre avec les égards dus à mon message.
HOTSPUR.
Soyez le bienvenu , sir Walter Blount. Et plût au ciel que vous fussiez de notre parti ! Il est quel- ques-uns de nous qui vous aiment tendrement, et ceux-là même s'affligent de votre grand mérite et de votre bonne renommée , voyant que vous n'êtes pas des nôtres et que nous vous avons en tête comme ennemi.
BLOUNT.
Et que le ciel me préserve d'être autre chose , tant et si long-temps que , sortis des bornes du de- voir et des règles de la fidélité , vous marcherez ré- voltés contre la majesté sacrée de votre roi ! Mais faisons ma charge. — Le roi m'envoie savoir la na- ture de vos griefs : pour quelle cause, au sein de la paix publique, vous évoquez témérairement les hostilités , donnant à son royaume soumis l'exemple d'une criminelle audace. Si le roi a méconnu en quelque chose votre mérite et vos services, qu'il confesse être nombreux, il vous somme d'articuler vos plaintes, et sans aucun retard vos vœux seront satisfaits avec usure , et vous recevrez un pardon
i32 HENRI IV,
absolu pour vous et pour ceux que vos suggestions
ont ëgare's.
HOTSPUR.
Le roi a bien de la bonté : et nous savons de reste que le roi connaît fort bien en quel temps il faut promettre et en quel temps il faut payer. Mon père, mon oncle et moi, nous lui avons donné cette cou- ronne qu'il porte. Sa suite n'était pas en tout com- posée de ving-six personnes; déchu de sa considéra- tion parmi les hommes, malheureux, abaissé, il n'était rien qu'un proscrit oublié , se glissant furti- vement dans sa patrie , lorsque mon père l'accueil- lit sur le rivage, et l'entendit protester avec ser- ment à la face du ciel , qu'il ne revenait que pour être duc de Lancastre, pour réclamer la remise de son héritage , et pour faire sa paix qu'il sollicitait avec les larmes de l'innocence et les expressions de l'attachement. Mon père, touché de compassion et par bonté de coeur , lui jura son assistance et lui a tenu sa parole. Alors, dès que les lords et les ba- rons du royaume surent que Northumberland lui prêtait son appui , grands et petits vinrent le trou- ver tête nue et genou en terre ; ils l'abordèrent en foule dans les bourgs , les cités , [les villages ; ils lui faisaient cortège sur les ponts , se plaçaient sur son passage dans les chemins , venaient lui offrir leurs dons , lui prêtaient leurs sermens , lui donnaient leurs héritiers , le suivaient comme des pages atta- chés à ses pas, en troupes brillantes et dorées : et aussitôt ( tant la grandeur se connaît promptement elle-même ! ) il fait un pas plus haut que le degré où il avait juré à mon père de s'arrêter, lors-
ACTE IV, SCÈNE III. ]33
qu'il se sentait le sang appauvri sur les rivages stéri- les de Ravenspurg ; il prend sur lui de reformer certains e'dits, certains décrets à la ve'ritë trop ri- goureux et trop onéreux à la communauté ; il crie contre les abus ; il feint de gémir sur les maux de sa patrie , et à la faveur de ce masque , de ce beau semblant de justice , il gagne les cœurs de tous ceux qu'il voulait surprendre. Il va plus loin : il fait sau- ter les têtes de tous les favoris que le roi absent avait laissés pour le remplacer dans le royaume , tandis qu'il était occupé en personne aux guerres d'Irlande.
BLOUNT.
Eli mais , je ne suis pas venu pour entendre tout cela.
HOTSPUR.
Je viens au fait. — Peu de temps après, il déposa le roi , et puis bientôt il lui ôta la vie ; et immédia- tement après chargea l'état d'impôts universels. Bien pis encore, il a souffert que son parent, le comte des Marches (qui, si chaque homme était h sa place et dans ses droits , serait son roi légitime ) demeurât prisonnier dans la province de Galles , pour y être oublié sans rançon. Il m'a disgracié, moi, au milieu de mes heureuses victoires; il a cherché par ses artifices à me faire tomber dans le piège ; il a exclu mon oncle du conseil ; il a con- gédié avec fureur mon père de sa cour ; il a violé serment sur serment, commis injustice sur injus- tice. A la fin, en nous repoussant il nous a con- traints de chercher notre sûreté dans la force de cette armée, et aussi d'examiner un peu son titre
i34 HENRI IV,
que nous trouvons trop équivoque pour durer
long-temps.
BLOUWT.
Rendrai-je cette réponse au roi?
HOTSPUR.
Non pas de cette manière, sir Walter; nous allons nous consulter quelque temps. Retournez vers le roi ; qu'il engage quelque garantie qui as- sure le retour , et demain matin de bonne heure , mon oncle lui portera nos intentions : j'ai dit; adieu.
BLOUNT.
Je désire que vous acceptiez les offres de sa clé- mence et de son amitié.
HOTSPUR.
Il se peut que nous les acceptions.
BLOUNT.
Dieu veuille qu'il en soit ainsi.
( Ils sortent. )
SCÈNE IV.
York. — Un appartement dans la maison de l'archevêque.
Entrent L'ARCHEVÊQUE D'YORK ET UN GEN- TILHOMME.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Faites diligence , mon bon sir Michel : prenez des ailes pour porter rapidement cette lettre scellée de mon cachet au lord Maréchal, celle-ci à mon cousin Scroop , et toutes les autres aux personnes à
ACTE IV, SCÈNE TV. i35
qui elles sont adresse'es. Si vous saviez combien leur contenu est important, vous ne perdriez pas un instant.
LE GENTILHOMME.
Mon bon seigneur, je devine ce qu'elles renfer- ment.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Je crois aisément que vous le devinez. Demain, mon cher sir Michel , est un jour oii la fortune de dix mille hommes doit soutenir l'e'preuve ; car de- main, mon cher, à Shrewsbury, ainsi que j'en ai reçu la nouvelle certaine, le roi, à la tête d'une armée nombreuse et promptement formée, doit se rencontrer avec le lord Henri; et je crains, sir Michel , attendu la maladie de Northumberland , dont le corps de troupes était le plus considérable, et encore l'absence d'Owen Glendower , sur lequel ils comptaient comme sur un appui vigoureux , et qui ne s'y est pas rendu, arrêté par des prédictions, je crains que l'armée de Percy ne soit trop faible pour soutenir déjà un combat avec le roi.
LE GENTILHOMME.
Eh quoi! mon bon seigneur, vous n'avez rien à craindre. Il a avec lui le lord Douglas et le lord Mortimer .
L'ARCHEVEQUE D'YORK.
Non , Mortimer n'y est pas.
LE GENTILHOMME.
Mais du moins il y a Mordake, Vernon, lord Henry Percy et mylord Worcester , et une troupe de braves guerriers et de nobles gentilshommes.
i36 , HENRI IV,
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Cela est vrai ; mais de son côte le roi a rassemblé la plus belle élite de tout le royaume. — Le prince de Galles , le lord Jean de Lancastre , le noble Westmoreland, et le belliqueux Blount, et beaucoup d'autres braves rivaux, et une foule de guerriers de nom et distingués dans les armes.
LE GENTILHOMME.
Ne doutez pas , mylord , qu'ils ne trouvent à qui parler.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Je l'espère, et cependant il est impossible de n'avoir pas des craintes : et pour prévenir les plus grands malheurs , sir Michel , faites diligence ; car si lord Percy ne réussit pas , le roi , avant de licencier son armée , se propose de nous visiter. — Il a été instruit de notre confédération , et la prudence veut qu'on prenne ses mesures pour se fortifier contre ses des- seins. Ainsi hâtez-vous. Il faut que j'aille encore écrire à d'autres amis. — Adieu , sir Michel.
( Ils sortent de diffe'rens côte's.")
FIN DU QUATRIEME ACTE,
ACTE V, SCÈNE I. 187
«X%\^'ta«%%.VMl'%%'t'%%%'Vl>V\'llVV%ft^\)l<\%%'\V«'%\i%VlJt'l'll/l.XiW%«JV\'ifc«'VVt/l«/l/%%)l'VUl/\V«/VVï'%%.%r\«V\'WV\«)Vl/%
ACTE CINQUIEME.
SCÈNE PREMIÈRE.
Le camp du roi près de Shrewsbury.
Entrent LE ROI HENRI, LE PRINCE HENRI, LE PRINCE JEAN DE L ANCASTRE , SIR WAL- TER BLOUNT, et SIR JEAN FALSTAFF.
LE ROI.
Comme le soleil commence à apparaître sanglant au- dessus de cette montagne couverte de bois! Le jour pâlit à le voir si trouble'.
* HENRI.
Le vent du midi faisant fonction de trompette nous annonce ses desseins , et par de sourds mugis- semens à travers les feuillages, prédit la tempête et un jour orageux.
LE ROL
Qu'ils sympatliisent donc avec les vaincus ; rien ne paraît sombre aux vainqueurs. {Entrent Worcester et Vernon.) C'est vous, milord Worcester? Il ne con- vient guère que nous nous rencontrions ici en de pa- reils termes. Vous avez trompé notre confiance; vous nous avez forcés de dépouiller les commodes vête-
ï38 HENKI ly,
mens de la paix, pour froisser d'un dur acier nos membres vieillis. Cela n'est pas bien, mylord , cela n'est pas bien. Que re'pondez-vous ? Voulez-vous de'- nouer le noeud féroce d'une guerre abhorrée de tous, et rentrer dans cette sphère d'obéissance oii vous bril- liez d'un éclat pur et naturel ? Voulez-vous cesser de ressembler à un météore exhalé dans les airs, prodige terrible etprésagedes calamités annoncées aux temps à venir ?
WORGESTER.
Écoutez-moi, mon souverain. — Pour ce qui me regarde , je serais sans doute satisfait de couler les restes pesans de ma vie à travers des heures paisibles ; car je vous proteste que je n'ai point cherché le jour de cette rupture.
LE ROI.
Vous ne l'avez pas cherché? comment donc est-il arrivé ?
FALSTAFF.
Larévolte s'est rencontrée sur son chemin, et voilà comme il l'a trouvée.
HENRI.
Tais-toi, pudding; tais-toi.
WORGESTER.
Il a plu à votre majesté de détourner de moi et de toute notre maison les regards de sa faveur ; et ce- pendant je dois vous faire ressouvenir, milord, que nous fûmes les premiers et les plus utiles de vos amis. Je brisai le bâton de mon office pour vous, sous le règne de Richard , pour vous rencontrer sur votre route et vous baiser la main, dans un temps, oii , à en juger par votre situation et par l'opinion
ACTE V, SCÈNE I. 189
publique, vous n'étiez pas aussi puissant ni aussi fortuné que moi. C'est moi , mon frère et son fils , qui vous avons ramené dans votre patrie , affron- tant hardiment tous les périls de l'événement. Vous nous jurâtes alors, et vous nous avez fait ce ser- ment à Doncaster , que vous ne méditiez aucun dessein contre fétat ; que vous ne revendiquiez rien de plus que les droits qui vous étaient récem- ment échus; la résidence de Gaunt, le duché de Lancastre. Sur la foi de ce serment , nous avons engagé le nôtre à vous appuyer. Mais en peu de temps, la pluie de la fortune inonda votre tête, et le flot de la puissance se précipita vers vous , partie par notre secours , partie par l'absence du roi et les injustices de sa folle jeunesse , partie par les outrages que vous paraissiez avoir essuyés , et encore par les vents contraires qui retinrent si long-temps Richard dans sa malheureuse guerre d'Irlande, que toute l'Angleterre l'a réputé mort, — Tellement qu'à la faveur de cette nuée d'heureux avantages, vous fûtes bientôt en situation de vous faire prier de sai- sir dans votre main le sceptre de l'autorité souve- raine ; vous oubliâtes le serment que vous nous aviez fait à Doncaster. Élevé par nos soins , vous nous avez traités comme cet oiseau ingrat, le coucou, traite le passereau; vous avez envahi notre nid. Votre grandeur , par les alimens que nous lui avions fournis , a acquis une telle dimension que notre amour n'osait plus s'offrir à votre vue, dansla crainte de nous exposer à être engloutis. Nous avons été forcés, par l'intérêt de notre sûreté, à fuir, d'une aile légère , loin de votre présence, et à lever ces troupes,
i4o ' HENRI IV,
qui nous suivent , et à la tête desquelles nous ne mar- chons contre vous qu'armes des motifs que vous nous avez vous-même fournis par vos mauvais trai- temens , par une conduite menaçante , et par la vio- lation de la foi et de tous les sermens que vous avez •faits dans la jeunesse de votre entreprise.
LE ROI.
Oui , ce sont là les griefs que vous avez re'dige's par articles , que vous avez proclam e's aux croix des marche's , lus dans les églises , pour parer le manteau de la révolte de quelques belles couleurs , propres à se'duire les yeux des esprits inquiets et vola- ges, et de ceux qui, mécontens de leur misère, écou- tent la bouche béante et en remuant les épaules , les nouvelles de toute innovation turbulente. Jamais révolte n'a manqué de ces enluminures pour en revêtir sa cause, ni de cette canaille factieuse, affa- mée de trouble et de ces désordres où tout se mêle et se confond.
HENRI.
Plus d'une âme dans nos deux armées paiera cher cette rencontre , si une fois elles en viennent aux mains. Dites à votre neveu que le prince de Galles se joint à l'univers pour louer Henry Percy. Sur mes espérances, je ne crois pas (sauf cette dernière entreprise ) qu'il existe aujourd'hui un plus valeureux gentilhomme , un brave plus actif, un jeune homme plus lier , plus entreprenant et plus intrépide , plus capable d'honorer notre temps par des faits glorieux. Quant à moi, je l'avouerai à ma honte , jusqu'à présent j'ai mal observé les lois de la chevalerie ; et j'entends dire qu'il le pense
ACTE V, SCÈNE I. i4i
ainsi de moi : cependant en pre'sence de sa majesté mon père , je de'clare consentir à ce qu'il prenne sur moi l'avantage que lui donnent son grand renom et l'estime en laquelle il est , et pour e'pargner le sang des deux côtes , je veux tenter la fortune avec lui dans un combat singulier.
LE ROI.
Et nous , prince de Galles , nous osons t'y hasarder malgré la foule des motifs qui s'y opposent. — Non , cher Worcester , non. Nous aimons notre peuple; nous aimons ceux mêmes qui se sont égarés dans le parti de votre neveu ; et s'ils veulent accepter l'offre de leur grâce , eux , lui et vous , et tous tant que vous êtes redeviendrez amis , et je serai le vôtre. Dites-le ainsi à votre cousin et rapportez-moi sa ré- ponse et ses intentions. — Mais s'il s'obstine à ne pas céder, le châtiment et une sévère correction marchent sur nos pas , et feront leur office. — Allez, ne nous fatiguez point en ce moment d'une ré- ponse. Nos offres sont telles ; que votre décision soit prudente.
( Sortent Worcester et Vernon. ) HENRI.
Elles ne seront pas acceptées , sur ma vie. Le Dou- glas et Hotspur ensemble se croiraient en état de faire tête à l'univers entier armé contre eux.
LE ROI.
Hé bien , que chaque chef aille à son poste : car , sur leur réponse , nous les attaquons : et que Dieu nous seconde , comme notre cause est juste !
(Sortent le roi ; Blount et le prince Jean. }
i42 HENRI IV,
FALSTAFF.
Hal , si dans la bataille tu me vois tombé par terre, enjambe comme cela par-dessus mon corps, c'est un acte d'amitié.
HENRI.
Il n'y a qu'un colosse qui puisse te donner cette jnarque d'amitié. — Allons, dis tes prières et bonsoir.
FALSTAFF.
Je voudrais que ce fût l'heure d'aller se mettre au lit, Hal, et tout serait bien.
HENRI.
Quoi , ne dois-tu pas à Dieu une mort ?
(Il sort.) FALSTAFF.
Elle n'est pas due encore : je serais bien fâché de la payer avant le terme. Qu'ai-je besoin d'être si pressé d'aller au-devant de qui ne m'appelle pas ? Allons , n'importe , c'est l'honneur qui me pousse pour aller en avant. — Oui; fort bien, mais si l'hon- neur va en chemin me pousser à terre, qu'en sera- t-il ? L'honneur peut-il me remettre une jambe ? non. Un bras? non. M'ôter la douleur d'une bles- sure? non. L'honneur n'entend donc rien en chi- rurgie ? non. Qu'est-ce que c'est que l'honneur ? un mot. Et qu'est-ce que ce mot, l'honneur? ce qu'est l'honneur : du vent. Un joli appoint vraiment ! et à qui profite-t-il ? Celui qui mourut mercredi, le sent-il? non. L'entend-il? non. L'honneur est donc une chose insensible? oui , pour les morts. Mais ne saurait-il vivre avec les vivans? non. Pour- quoi? c'est que la médisance ne le souffrira jamais.
ACTE V, SCÈNE II. 143
A ce compte , je ne veux point d'honneur, l'honneur est un pur écusson funèbre : et ainsi finit mon catéchisme.
(Il sort.)
SCÈNE IL
Le camp de Hotspur. Entrent WORCESTER, VERNON.
WORCESTER.
Oh ! non : il ne faut pas , sir Richard , que mon neveu sache les généreuses offres du roi.
VERNON.
Il vaudrait mieux qu'il en fût instruit. .
WORCESTER.
S'il les connaît, nous sommes tous perdus. Il n'est pas possible, non, il ne se peut pas que le roi tienne sa parole de nous aimer. Nous lui serons toujours suspects ; et il trouvera dans d'autres fautes l'occa- sion de nous punir de cette révolte. Le soupçon tien- dra cent yeux ouverts sur nous ; car on se fie à la tra- hison comme au renard qui a beau être apprivoisé , caressé, bien enfermé, et qui conserve toujours les penchans sauvages de sa race. Quel que soit notre maintien triste ou joyeux , on prendra note de nos regards pour les interpréter à mal; et nous vivrons comme le boeuf dans l'étable , d'autant plus près de notre mort que nous serons mieux traités. Pour mon neveu , on pourra peut-être oublier sa faute. Il a pour lui l'excuse de la jeunesse , de l'ardeur du sang,
i44 HENllI IV,
et le privile'ge du nom qu'il a adopté , cet éperon brûlant "^^^^ conduit par une cervelle de lièvre et une humeur capricieuse. Toutes ses fautes reposent sur ma tête, et sur celle de son père. C'est nous qui l'avons eleve' : s'il a de mauvaises qualite's, c'est de nous qu'il les a prises ; et comme e'tant la source de tout , nous paierons pour tous. Ainsi , cher cousin , que Henri ne sache pas, à quelque prix que ce soit, les offres du roi.
VERNON.
Dites-lui ce que vous voudrez , je le confirmerai. Voici votre cousin.
(Entrent Hotspur et Douglas suivis d'officiers et soldats.) HOTSPUR, à ses officiers.
Mon oncle est de retour? — Renvoyez milord de Westmoreland. — Quelles nouvelles, mon oncle?
WORGESTER,
Le roi va vous livrer bataille à l'heure même.
DOUGLAS.
Envoyez-lui un défi par le lord Westmoreland.
HOTSPUR.
Lord Douglas, allez le charger de ce message.
DOUGLAS.
Oui , j'y vais et de grand cœur.
(Il sort.) WORGESTER.
Le roi n'a pas l'air de vouloir faire grâce.
HOTSPUR.
L'auriez-vous demandée ? Dieu nous en préserve !
ACTE V, SCÈNE II. ,45
WORCESTER.
Je lui ai parlé avec douceur de nos griefs , du serment qu'il a violé , et pour raccommoder les cho- ses il jure aujourd'hui qu'on lui manque de foi, et ses armes hautaines nous feront, dit-il, porter le châtiment de ce nom odieux.
(Rentre Douglas.)
DOUGLAS.
Aux armes! messieurs, aux armes! Car je viens de lancer un audacieux défi à la face du roi Henri. Westmoreland , qui était en otage , va le lui porter, et il ne peut manquer de nous l'amener promptement.
WORCESTER.
Le prince de Galles s'est avancé devant le roi , et il vous a défié, mon neveu, à un combat singulier.
HOTSPUR.
Oh î plut à Dieu que la querelle reposât sur nos deux têtes, et qu'il n'y eut à perdre haleine, aujourd'hui, que moi et Henri Monmouth ! — Dites-moi, dites- moi : de quel air m'a-t-il provoqué ? y entrait-il du mépris ?
VERNON.
Non, sur mon âme. Je n'ai de ma vie en- tendu prononcer un défi avec plus de modestie , si ce n'est lorsqu'un frère appelle son frère à jouter avec lui et à s'essayer aux armes. Il vous a rendu tous les égards qu'on peut rendre à un homme ; il a d'une voix généreuse fait éclater vos mérites et parlé de vos exploits comme le ferait une chronique , vous élevant toujours au-dessus de son éloge, et dédai-
ToM. X. ShaAspearc. 10
i46 HENRI IV,
gnant l'éloge comparé à ce qui vous est du ; et ce qui est digne d'un prince , il a parlé de lui-même en rougissant; et il s'est reproché sa jeunesse indo- lente , avec tant de grâce , qu'il semblait exercer en ce moment le double emploi d'enseigner et d'ap- prendre. Là il s'est arrêté. Mais qu'il me soit permis d'annoncer à l'univers que , s'il survit aux dangers de cette journée , l'Angleterre n'a jamais possédé d'espérance si belle , si mal reconnue à travers les étoiu'deries de la jeunesse.
HOTSPUR,
Cousin , je crois vraiment que tu t'es amouraché de ses folies ; jamais je n'ai entendu parler d'un prince qu'on ait laissé en liberté faire autant d'extrava- gances.— Mais qu'il soit ce qu'il voudra , avant qu'il soit nuit , je l'étreindrai si fort dans les bras d'un soldat qu'il demeurera singulièrement resserré par mes caresses. — Aux armes ! aux armes ! hâtons- nous. — Compagnons, soldats, amis, représentez- vous par vous-mêmes ce que vous avez à faire au- jourd'hui, mieux que je ne pourrais essayer de vous l'apprendre pour enflammer votre courage , moi qui possède si peu le don de la parole.
( Entre un messager. )
LE MESSAGER.
Milord, voici des lettres pour vous.
HOTSPUR.
Je n'ai pas le temps de les lire à présent. — Mes- sieurs , la vie est bien courte; si courte qu'elle soit, pas- sée sans honneur elle serait trop longue, dût-elle, mar- chant sur l'aiguille du cadran, finir toujours en arri-
ACTE V, SCÈNE IL 14^
vantau terme de l'heure. Sinous vivons, noiisvivrons pour marcher sur la tête des rois : si nous mourons, il est beau de mourir quand des princes meurent avec nous ! et quant à nos consciences , les armes sont lé- gitimes, quand la cause qui les fait prendre est juste.
(Eatre un autre messager.)
L';e messager. Prëparez-vous , milord ; le roi s'avance à grands pas.
^ HOTSPUR.
Je le remercie de venir interrompre ma harangue; car je ne suis pas fort pour le discours. Seulement ce mot : que chacun fasse de son mieux. Moi , je tire ici une ëpée dont je veux teindre le fer dans le meil- leur sang que pourront me faire rencontrer les ha- sards de ce jour périlleux. Maintenant, espérance ! Percy ! et marchons. Faites retentir tous vos bruyans instrumens de guerre , et au son de cette musique embrassons-nous tous; car je gagerais le ciel contre la terre qu'il y en aura quelques-uns de nous qui ne se feront plus une pareille amitié.
(Les trompettes sonnent ; ils s'embrassent et sortent. )
i48 HENRI IV,
SCENE III.
Une plaine près de Shrewsbury.
Troupes qui passent et repassent, escarmouches, signal de la bataille. Ensuite paraissent DOUGLAS et BLOUNT.
BLOUNT.
Quel est ton nom, à toi, qui croises ainsi mes pas dans la mêlée? Quel honneur cherches-tu à rempor- ter sur moi ?
DOUGLAS.
Apprends que mon nom est Douglas; et tu me vois sans relâche attaché à tes pas parce qu'on m'a dit que tu étais roi.
BLOUNT.
On t'a dit la vérité.
DOUGLAS.
Le lord Stafford a payé cher aujourd'hui ta ressem- blance. Car à ta place , roi Henri , il a péri par cette épée. Il t'en arrivera autant si tu ne te rends pas mon prisonnier.
BLOUNT.
Je ne suis pas né de ceux qui se rendent , pré- somptueux Écossais , et tu trouveras un roi qui ven- gera la mort de Stafford.
( Ils combattent. Blount est tué, ) (Entre Hotspur. )
HOTSPUR.
0 Douglas ! si tu avais ainsi combattu près d'Hol- medon, je n'aurais jamais triomphé d'un Écossais.
ACTE V, SCÈNE III. 149
DOUGLAS.
Tout est fini : la victoire est à nous. Là gît le roi sans vie.
HOTSPUR.
Où?
DOUGLAS.
Ici.
HOTSPUR.
Cet homme, Douglas? Non ; je connais bien ses traits. C'e'tait un brave chevalier : son nom e'tait Blount, complètement e'quipe' comme le roi lui-ï^iême.
DOUGLAS, àBlount,
Tu es un imbe'cile avec ton âme quelque part qu'elle aille. C'est acheter trop cher un titre em- prunté. Pourquoi m'as-tu dit que tu étais le roi ?
HOTSPUR.
Le roi a plusieurs guerriers qui marchent revêtus de ses habits.
DOUGLAS.
Hé bien , par mon épée ! je tuerai tous ses habits ; je ferai main-basse sur toute sa garde-robe , pièce à pièce, jusqu'à ce que je rencontre le roi.
HOTSPUR.
Allons, poursuivons; nos soldats se battent de bonne grâce.
(Es sorteat.) ( Autres alarmes. Entre Falstaff. )
FALSTAFF.
Je savais bien à Londres comment échapper sans débourser <^^^), mais ici j'ai toujours peur qu'on ne me fasse payer malgré moi ; on ne tient pas de compte
i5o HENRI IV. ouvert ici ; quand on vous le donne c'est sur la ca- boche. Doucement Qui es-tu ? sir Walter Blount.
— Allons , vous aurez de l'honneur , et qu'on me dise que ce n'est pas là une sottise. — Je coule comme du plomb fondu, et je pèse de même. Dieu veuille me conduire hors d'ici sans mes autres charges de plomb ^^^^ ; je n'ai pas besoin qu'on ajoute un poids à celui de mes boyaux. J'ai conduit mes pauvres diables en lieu où ils ont e'té poivre's; des trois cent cinquante , je n'en ai plus que trois en vie , et bons pour le reste de leurs jours à demander l'aumône à la porte d'une ville. — Mais qui vient à moi ?
( Entre le prince Henri. )
HENRI.
Quoi ! tu restes là à rien faire ici ? Prête-moi ton ëpée. Plusieurs nobles sont là étendus roides et immobiles sous les pieds des chevaux de notre inso- lent ennemi , et leur mort n'est pas encore vengée. Je t'en prie, prête-moi ton épée.
FALSTAFF.
0 Hal ! je t'en prie , donne-moi le temps de res- pirer.— Grégoire le turc '^^^^ n'a jamais accompli des faits d'armes pareils à ceux que j'ai exécutés aujour- d'hui. J'ai donné àPercy son compte. Il est en sûreté.
HENRI.
Très en sûreté, effectivement , et tout vivant pour te tuer. Je te prie, prête-moi ton épée.
FALSTAFF.
Non, de par Dieu, Hal, si Percy est en vie, tu n'auras pas mon épée : mais prends mon pistolet si tu veux.
ACTE V, SCÈNE ÏV. i5i
HENRI.
Donne-le moi ; quoi , est-il dans son e'tui ?
F AL STAFF.
Oui , Hal , il brûle , il brûle : voilà de quoi mettre une ville en feu ^^'^.
HENRI, tirant une bouteille de vin d'Espagne.
Comment , est-ce là le temps de s'amuser à plai- santer ?
( Il lui jette la bouteille à la tête et sort, ) FALSTAFF.
SiPercy estenvie, je le transperce. — S'il se trouve dans mon chemin , s'entend; car autrement si je vas me placer de bon gré sur le sien , je veux bien qu'il me mette en carbonnade. Je n'aime point du tout cet honneur grimaçant que s'est acquis là sir Walter. Donnez-moi une vie : si je puis la conserver , je n'y manquerai pas ; sinon, l'honneur vient sans qu'on y pense, et tout finit là.
SCÈNE IV.
Une autre partie du champ de bataille. Alarmes. Mouvemens de combattans qui entrent et sortent.
Entrent LE ROI, LE PRINCE HENRI , LE PRINCE JEAN et WESTMORELAND.
LE ROL
Je t'en prie , Henri , retire-toi , tu perds trop de sang. — Lord Jean de Lancastre , allez avec lui.
i52 HENRI IV,
LANCASTRE.
Non pas , monseigneur , jusqu'à ce que je perde aussi mon sang.
HENRI.
Je supplie votre Majesté' de continuer à tenir le champ de bataille , de peur que votre retraite ne dé- courage vos amis.
LE ROI.
C'est ce que je vais faire. — Milord de Westmore- land , conduisez le prince à sa tente.
HENRI.
Me conduire, milord? Je n'ai pas besoin de votre secours; et Dieu me préserve qu'une misérable ëgra- tignure chasse le prince de Galles d'un pareil champ de bataille , oii gissent tant de nobles baignés dans leur sang , et foulés sous les pieds , où les armes des rebelles triomphent dans le carnage !
LANCASTRE.
iNous perdons trop de temps. — Venez, cousin Westmoreland ; c'est de ce côté qu'est notre devoir ; au nom de Dieu , venez.
(Le prince Jean et Westmoreland sortent, ) HENRL
Par le ciel! tu m'as trompé, Lancastre; je ne te croyais pas doué d'un si grand courage : auparavant je t'aimais comme un frère ; mais à présent tu m'es précieux comme mon âme.
LE ROL
Je l'ai vu de son épée tenir Percy en respect , avec
ACTE V, SGÈINE IV. ï53
une vigueur de contenance, telle que je ne l'avais pas encore rencontre'e dans un si jeune guerrier.
HENRI.
Oh ! cet enfant-là nous donne du cœur à tous.
( Il sort.) (Entre Douglas.)
DOUGLAS.
Encore un autre roi! Ils repoussent comme les têtes de l'hydre. — Je suis le Douglas, fatal à tous ceux qui portent sur eux les couleurs que je te vois. — Qui es-tu, toi qui contrefais ici la personne d'un roi?
LE ROL
Le roi lui-même ; et affligé jusqu'au fond du coeur, Douglas, de ce que tu as, jusqu'à présent, trouvé tant de fois son ombre et non pas lui-même. J'ai deux jeu- nes fils qui cherchent Percy et toi dans le champ de bataille ; mais puisque le hasard t'amène si heu- reusement à moi , nous nous essaierons ensemble ; songe à te défendre.
DOUGLAS.
Je crains que tu ne sois encore une contrefaçon, et cependant, je l'avoue , tu te conduis en roi ; mais tu es à moi , sois-en sûr , qui que tu sois ; et voici qui va te soumettre.
(Ils comLattent. Le roi est en danger lorsque le prince Henri arrive. ) HENRL
Lève ta tête , vil Écossais , ou tu m'as l'air de ne la relever jamais. Les âmes du vaillant Sherley , de StafFord , de Blount , animent mon bras ; c'est le prince de Galles qui te menace , et qui ne promet jamais que ce qu'il compte payer. (Ils combattent.
i54 HENBI IV,
Douglas prend la fuite. ) Allons, quoi, seigneur! Comment se trouve votre majesté? Sir Nicolas Gaw- sey a envoyé demander du secours, et Clifton aussi. Je vais joindre Clifton sans délai.
LE ROI.
Arrête et respire un moment. Tu viens de rega- gner mon estime que tu avais perdue : tu as montré que tu faisais quelque cas de ma vie , en me tirant si loyalement de péril.
HENRI.
0 ciel ! ils m'ont aussi fait trop d'injure , ceux qui ont jamais pu dire que j'aspirais à votre mort. S'il en eût été ainsi, je pouvais ne pas détourner de vous le bras vainqueur de Douglas ; il aurait tranché vo- tre vie aussi promptement qu'auraient pu le faire tous les poisons du monde, et il eût sauvé à votre fils la peine d'une perfidie.
LE ROI.
Va soutenir Clifton; moi, je vais au secours de sir Nicolas Gawsey.
(Le roi sort.) (Entre Hotspur. )
HOTSPUR.
Si je ne me trompe pas, tu es Henri Monmouth.
HENRL
Tu me parles comme si je voulais renier mon nom.
HOTSPUR,
Le mien est Henri Percy.
HENRI.
Hé bien , je vois donc un vaillant rebelle de ce
ACTE V, SCÈNE IV. i55
nom-là. Je suis le prince de Galles; et n'espère pas, Percy , partager plus long-temps aucune gloire avec moi. Deux astres ne peuvent se mouvoir dans la même sphère; et une seule Angleterre ne peut su- bir à la fois le double règne de Henri Percy et du prince de Galles.
HOTSPUE.
C'est aussi ce qui ne lui arrivera pas; car l'heure est venue d'en finir d'un de nous deux ; et plût au ciel que ton nom fût dans les armes aussi grand que le mien !
HENRI.
Je le rendrai plus grand avant que nous nous sé- parions. Tous ces honneurs qui fleurissent sur ton panache, je vais les moissonner et en faire une guirlande pour ceindre mon front.
HOTSPUR.
Je ne puis endurer plus long-temps tes vanteries.
( Ils combattent. > (Entre Falstaff.)
FALSTAFF.
Bravo, Hal! donne ferme, Hal!.. Oh! vous ne trouverez pas ici un jeu d'enfant; je puis vous en re'pondre.
(Entre Douglas; il se bat avec FalstaiF qui tombe comme s'il était mort. Douglas sort. Hotspur est blessé et tombe. )
HOTSPUR.
0 Henri ! tu m'as ravi ma jeunesse : mais j'en- dure plus volontiers la perte d'une vie fragile , que ces titres glorieux que tu as conquis sur moi : ils blessent ma pense'e plus douloureusement que ton
i56 HENRI IV,
épëe n'a blessé mon corps. — Mais après tout, la pensée est dépendante de la vie , et la vie est le jouet du temps, et le temps lui-même, dont l'empire s'é- tend sur l'univers, doit un jour s'arrêter. Oti ! Je pourrais prédire dans l'avenir — si la pesante et froide main de la mort ne glaçait déjà ma langue. — Non , Percy , tu n'es que poussière, et une pâture pour ,
(Il meurt. ) HENRI.
Pour les vers, brave Percy! Adieu, cœur grand et fier ! Ambition mal tissue , comme te voilà res- serrée ! Quand ce corps renfermait une âme , un royaume n'était pas assez vaste pour elle : mainte- nant , deux pas de la terre la plus vile sont un es- pace suffisant, -r— Cette terre qui te porte mort, ne porte point en vie un aussi intrépide gentilhomme que toi. — Si tu étais encore sensible aux éloges , je ne te montrerais pas une si tendre affection. — Que ma main officieuse voile ta face mutilée ! Je me saurai même bon gré en ta considération , de te rendre ces devoirs d'une amitié généreuse. Adieu, emporte avec toi ton éloge dans les cieux : que ton ignominie dorme avec toi dans ta tombe, mais ne soit point rappelée dans ton épitaphe. ( // aperçoit Faïstaff étendu par terre. ) Quoi , c'est toi , mon vieux camarade ! Cette énorme masse de cliair n'a- t-elle donc pu garder un peu de vie ? Pauvre Jack , adieu donc. J'aurais du traiter mieux que toi un homme qui valait mieux. — Ta perte me laisserait un large vide, si j'étais fort amoureux de folies. — La mort n'a pas frappé aujourd'hui de chair si
ACTE V, SCÈNE lY. ,57
gï'asse , quoiqu'elle en ait immole' de beaucoup plus chères ^^^^ dans cette sanglante mêle'e. Je yeux te faire ouvrir tantôt : en attendant , reste ici dans le sang à côté du noble Percy.
(Il sort. ) FALSTAFF, se levant lentement.
M'ouvrir ! Oh ! si tu me fais ouvrir aujourd'hui , je vous permets aussi de me saler et de me manger demain. Sangbleu! il était grand temps de contre- faire le mort , ou ce colérique fërailleur d'Écossais m'aurait acquitté de tout , écot et impôts. Contre- faire? J'en ai menti; je n'ai rien contrefait : c'est mourir qui est contrefaire ; car il ne fait plus que contrefaire l'homme, celui qui n'a plus la vie d'un homme. Mais contrefaire le mort , lorsque par ce moyen-là on vit, ce n'est point là contrefaire. C'est bien la véritable et la parfaite image de la vie. La meilleure portion de la valeur, c'est la prudence; et c'est par cette portion précieuse que j'ai sauvé ma vie. — Morbleu , je suis encore effrayé de ce salpê- tre de Percy, tout mort qu'il est. — Mais s'il n'était aussi qu'un mort contrefait , et qu'il allât se rele- ver, j'aurais peur que ce ne fût une meilleure contrefaçon que la mienne ; je veux donc assurer son affaire. Oui, et puis je jurerai que je l'ai tué. Quoi ! n'aurait-il pas pu se relever aussi-bien que moi? Il n'y a que des yeux qui pussent me dé- mentir, et personne ne me voit C'est pourquoi
mon ami ( il donne un coup d'épée à Percj ) encore cette blessure de plus dans la cuisse , et vous allez venir avec moi.
(Il charge Hotspur sur son dos,)
i58 HENRI IV,
(Renlrenl le prince Henri et le prince Jean de Lancastre.) HENRI.
Allons , mon frère , tu as bravement e'trenne' ton e'pëe vierge encore.
LANCASTRE.
Mais doucement : qui voyons-nous-là ? Ne m'avez- vous pas dit que ce gros corps était mort ?
HENRI.
Oui , je vous l'ai dit , et je l'ai vu mort , sans res- piration , et sanglant sur la poussière. — ^ Es-tu vivant ou n'es-tu qu'une illusion qui se joue de nos yeux? Je te prie , parle-nous. Nous n'en croirons pas nos yeux sans le témoignage de nos oreilles. — Tu n'es pas ce que tu parais.
FALSTAFF.
Non, cela est certain. Je ne suis pas un homme double , mais si je ne suis pas Jean FalstafF, je ne suis qu'un Jean. {Jetant le corps de Percj à terre. ) Voilà Percy : si votre père veut me donner quelque récompense honorable , à la bonne heure : sinon , qu'il tue lui-même le premier Percy qui viendra l'attaquer. Je m'attends à être fait duc ou comte ; c'est ce dont je puis vous assurer.
HENRI.
Comment? C'est moi-même qui ai tué Percy; et toi , je t'ai vu mort.
FALSTAFF.
Toi ? mon Dieu , mon Dieu, comme ce monde est adonné au mensonge. — Je conviens avec vous que j'étais par terre, et sans haleine , et lui aussi.
ACTE V, SCÈNE IV. î5o
Mais nous nous sommes relevés tous deux au même instant, et nous nous sommes battus pendant une grande heure, sonne'e à l'horloge de Shrewsbury. Si l'on veut m'en croire , à la bonne heure ; sinon , le pe'che' en demeurera à la charge de ceux qui de- vraient récompenser la valeur ; je veux mourir si ce n'est pas moi qui lui ai porté cette blessure que vous lui voyez à la cuisse. Si l'homme était encore en vie et qu'il osât me démentir, je lui ferais avaler un pied de mon épée.
LANCASTRE.
C'est bien là le conte le plus étrange que j'aie jamais entendu.
HENRI.
C'est que c'est bien, mon frère, le plus étrange compagnon.... Allons , porte avec honneur ton far- deau sur ton dos. Pour moi, si un mensonge peut t'être bon à quelque chose , je te promets de le dorer des plus belles paroles que je puisse trouver. (0/3 sonne la retraite, ) Les trompettes sonnent la retraite ; la journée est à nous. Venez, mon frère: allons jusqu'au bout du champ de bataille et voyons qui de nos amis sont morts , et lesquels survivent.
(Sortent le prince Henri et le prince Jean.) FALSTAFF.
Je vais les suivre , comme on dit , pour la récom- pense ; que celui qui me récompensera , soit récom- pensé du ciel! — Si je deviens plus grand, je de- viendrai moindre, car je me purgerai. Je quitterai le vin d'Espagne, et je vivrai proprement et honnê- tement comme un noble doit vivre.
(n sort emportant le corps d'Hotspur.)
\6& HENRI IV,
SCÈNE V.
Une autre partie du champ de bataille.
Les trompettes sonnent. Entrent LE ROI HENRI, LE PRINCE HENRI, LE PRINCE JEAN^ WESTMORELAND, et d'autres, avec WOR- CESTER et VERNON, prisonniers.
LE ROI.
C'est ainsi que la re'volte trouve toujours son châ- timent ! Malveillant Worcester ! Ne vous avons-nous pas offert à tous votre grâce , votre pardon , dans des termes pleins d'amitié? devais-tu tourner nos offres en sens contraire , et abuser de la mission dont t'a- vait chargé ton neveu î trois chevaliers de notre ar- mée que cette journée a vus périr, un noble comte et bien d'autres encore seraient en vie à cette heure', si, comme le dirait un chrétien, tu avais loyalement travaillé à rétablir entre nos armées une haute con- corde.
WORCESTER.
Ce que j'ai fait , ma propre sûreté m'a forcé de le faire; et je supporterai patiemment mon sort, puis- qu'il tombe sur ma tête sans que je puisse l'éviter.
LE ROI.
Conduisez Worcester à la mort , et Vernon aussi. Quant aux autres coupables, nous y réfléchirons. ( Les gardes emmènent TVorcester et Vernon. ) Quel est l'état du champ de bataille?
ACTE V, SCÈNE V. i6i
HENRI.
Quand l'illustre Écossais , le lord Douglas, a vu que la fortune du combat l'abandonnait entière- ment, le noble Percy mort et toutes ses troupes atteintes de la peur , il a fui avec le reste de son ar- me'e, et, tombant du haut d'une colline, il s'est tellement fracassé , que ceux qui le poursuivaient l'ont pris. Douglas est dans ma tente; et je conjure votre majesté de me permettre de disposer de lui.
LE ROI.
De tout mon cœur.
HENRI.
Ce sera donc vous , mon frère Jean de Lancastre , qui remplirez cet honorable office de générosité. Allez trouvez Douglas, et rendez-lui la faculté d'aller où. il lui plaira, libre et sans rançon. Sa valeur, qui s'est signalée aujourd'hui sur nos casques, nous ap- prend comment se doivent encourager de si hauts faits, même dans le cœur de nos ennemis.
LE ROL
Voici ce qui nous reste à faire. — C'est de diviser notre armée. Vous, mon fils Jean, et vous, cousin Westmoreland , vous marcherez vers York avec la plus grande diligence, pour aller à la rencontre de Northumberland et du prélat Scroop, qui , suivant ce que nous apprenons , sont en armes , et dans une grande activité. Moi et vous, mon fils Henri, nous marcherons vers la province de Galles, pour com- battre Glendower et le comte des Marches. — En- core une défaite pareille à cette journée, et la i^é-
ToM. X. Shakspeare. X ï
i62 HENRI IV, ACTE V, SCÈNE V.
hellion perdra toute sa force dans ce royaume. Et puisque l'affaire va si bien , ne prenons point de re- pos que nous n'ayons reconquis tout ce qui nous ap- partient.
(Es sortent. )
FIN DU CINQUIEME ET DERNIER ACTE.
NOTES SUR LA PREMIÈRE PARTIE
DE HENRI IV.
CO iVb more the thirsty entrance of this soil,
Shall daub her lips with her own children's blood.
Les commentateurs , à qui cette phrase a paru trop difficile à expliquer , ont supposé corruption dans le texte et ont substitue' le mot Erinnjs au mot entrance , qu'on trouve dans les pre- mières éditions. La correction ne paraît pasheureuse. Shakspeare, dans ses pièces tirées de l'histoire moderne , use rarement des images de l'ancienne mythologie , et celle-ci ne serait nullement en rapport avec le genre de poésie employé dans le reste du discours. Le mot entrance, au contraire, par une de ces extensions si familières à Shakspeare , et si naturelles dans une langue qui n'est point fixée, peut très-bien avoir été employé dans son sens naturel d'entrée , abords , avenue , et dans le sens de bouche j il est même probable que c'est cet avantage de présenter une double idée qui l'aura fait choisir au poète. Les abords de l'An- gleterre en étaient naturellement la partie la plus ensanglantée , soit par les invasions maritimes , soit par les incursions des Ecossais et des Gallois qui se mêlaient presque toujours à ses troubles civils ; et la bouche altérée de la terre teignant ses lèvres , etc. , est une métaphore suivie à la manière de Shakspeare , dont la grammaire est beaucoup plus vague que l'imagination. Les commentateurs ont presque toujours le tort de vouloir l'expliquer par la grammaire.
C^) Mordake , comte de Fife , n'était pas fils de Douglas ,
i64 NOTES
mais d'Archambald , duc d'Albanie et re'gent du royaume d^É- cosse ; mais Shatspeare qui suivait sans y regarder de plus près la version d'Hollinshed , avait été trompé par l'omission d'une virgule dans le texte du chroniqueur, à l'endroit oii il fait em- mener les prisonniers faits par Hotspur à la bataille d'Holmedon; Mordake , earl of Fife , son to ihe governor Archamhald earl Douglas. C'est l'omission de cette virgule après Archambald qui a fait l'erreur de Shakspeare.
t^) Hal. Diminutif de Henri.
^'^'^ Sack. C'est un grand sujet de discussion que de savoir ce qu'était \e.sack du temps de Shakspeare, car il n'était pas du temps de FalstafF d'un usage aussi commun que Fa supposé le poëte. Il paraît constant que le sack était un vin d'Espagne; l'usage d'y mettre du sucre donne lieu à penser que c'était un vin sec ; comme le mot sack pourrait aussi le faire croire. C'é- tait, selon toute apparence, du vin de Xérès ou dePacaret; quel- ques-uns pensent que le sack était un vin brûlé et sucré , une espèce de ratafiat.Le sack des Anglais aujourd'hui est le vin des Canaries , on l'appelait alors sweet sack,
C^) That wandering knight so fair. Paroles tirées probable- ment de quelque ancienne ballade sur les aventures du chevalier du soleil.
^ Not so much as will serve to be prologue to an egg and butter. Le nom de grâces se donne également en Angleterre au beriedicite qui précède le repas et aux prières qui se disent à la fin. Shakspeare le prend ici dans le premier sens ; il a fallu pour conserver le jeu de mots y substituer le dernier.
C7) Mj old lad ofthe castle. Expression souvent employée dans les anciens auteurs , et qui s'était probablement appliquée d'abord aux satellites du seigneur châtelain : elle fait ici allusion au premier nom de Falstaff , qui du moins, à ce qu'il paraît , s'était d'abord appelé Oldcastle. Sir John Oldcastle avait été mis à mort sous Henri Y , comme partisan des opinions de Wiclef; et, soit hasard, soit haine religieuse, son nom était
SUR HENRI IV. i65
devenu sur le théâtre celui d'un personnage burlesque , d'un caractère tout opposé à celui qui fait les martyrs , et très- différent en effet, à ce qu'il paraît, de celui du véritable Oldcastle ; c'est sous ce travestissement , et comme associé aux désordres de Henri , que paraît sir John Oldcastle dans une vieille pièce intitulée les Fameuses victoires d'Henri V ^ contenant la bataille dAzincourt ', et toujours est-il certain que les écrivains jésuites avaient pris texte de cette tradition théâtrale pour charger de vices la mémoire du sectateur de Wiclef . Quoi qu'il en soit , Shakspeare, à ce qu'il paraîtrait , s'empara, selon son usage , du personnage déjà en possession du théâtre , et lui conserva d'a- bord son premier nom, ainsi qu'il a conservé ceux de Ned et de Gadshill , autres compagnons de Henri dans la vieille pièce de la bataille d'Azincourt. Mais ensuite, soit par respectpour lamé- moire d'une victime du catholicisme , soit par égard pour la famille d'OIdcastle , Elisabeth demanda un changement de nom , et le vieux camarade du prince de Galles prit alors celui de Falstafif, en conservant tous les attributs d'OIdcastle, comme le gros ventre , la gourmandise , etc.
t^) Is not a bvff jerkin a most sweet robe of durance. Il est difficile d'entendre le sens decette plaisanterie , comme de toutes celles qui portent sur des usages familiers au temps où l'auteur écrivait , mais impossibles à retrouver plus tard. Durance si- gnifie généralement durée , soiiffrance et plus spécialement pri- son: il paraît aussi que le nom de durance avait été donné à certaines étoffes ; le jeu de mots est clair entre ces deux derniers sens du mot durance ; mais il n'est pas aussi aisé de comprendre le rôle que joue dans la plaisanterie du prince le pourpoint de buffle qui est cependant ce qui choque le plus Falstafif. Le pour- point de buffle était l'habit des officiers du shérif : est-ce une manière de les désigner et de les rappeler à Falstaff , que ses méfaits exposent sans cesse à leur poursuite ? C'était aussi l'ha- bit rnilitaire de la chevalerie. Est-ce une manière de désigner les chevaliers ? sir John l'était.
Cs) Le Pkince. For obtaining ofsuits? Fals, Yea , for obtaining of suits .
i(>6 NOTES
Jeu de mots sur le mot suit qui signifie une requête et un vêtement complet.
C'o) TJie m.elancholy- ofmoor ditch. Moor ditch était un fossé bourbeux qui environnait une partie des murs de Londres , et dont les exhalaisons occasionaient , à ce qu'il paraît , une ma- ladie appelée tTie melancholj of moor ditch.
C") Paroles de l'Écriture.
C'^) Ned, diminutif d'Edward.
^'^^ Chops. Ce qui voudrait plutôt dire èee/".yfoA:e*, m.orceaux de viande coupés; mais roastbeef nous est plus familier.
C'4) TTiou camest not of the hlood royal., if thou darest not stand for ten shillings. Jeu de mots sur royal ou reale , qui si- gnifiait aussi une monnaie de la valeur de dix schellings.
05) Jf^Jio there -withangrj-, when I next came there ,
Took it in snuff.
Take in snuff., répond à ce que nous appelons , se sentir monter la moutarde au nez. Hotspur joue ici sur l'expression , et prétend que le nez du lord qui respirait cette odeur took it in snuff {\di prenait en guise de tabac) , ce qui veut dire aussi la prenait avec colère , angrjy.
C'^) Edmond Mortimer , comte des Marches , n'était point le beau-frère, mais le neveu d'Hotspur, par la femme de celui-ci, sœur de Roger Mortimer, père d'Edmond. Dans la première scène du troisième acte , Mortimer , en parlant de lady Percy , femme d'Hotspur , l'appelle sa tante.
C'7) Oveen Glendovrer , ou Glindour Devv^ , du lieu de sa nais- sance (Glindourw^ie , sur les bords de la Dee), était fils d'un gen- tilhomme du pays de Galles ; il avait d'abord étudié à Londres pour suivre la carrière du barreau; mais n'ayant pu obtenir justice de lord Ruthvren, qui lui retenait les terres provenant de l'héritage de son père, ilrésolut de se la faire parles armes, désola les propriétés du lord, emmena ses bestiaux , tua ses vassaux, et
SUR HENRI IV. 167
finit par le faire prisonnier lui-même. Il parvint à une telle puissance qu'il se fit en i4o2 couronner prince de Galles. Il fut mêlé dans tous les troubles qui désolèrent le règne de Henri IV; et, après des succès divers , mais qui le laissaient tou- jours sur pied et toujours redoutable, il fut enfin totalement défait et réduit à vivre dans les bois et dans les cavernes ; il y mourut de misère en i4io. Il était regardé comme magicien.
C**) Hollinshed et les autres chroniqueurs ont parlé de ce prétendu mariage.
C'9) To save our heads by raising of a head :
Head , armée , corps de troupes.
^^°^ Saint Nicholas' clerks , les clercs ou les chevaliers de Saint-Nicolas était le nom que se donnaient les voleurs; Nicolas, ou old nick était , en termes d'argot , le nom du diable.
Cai) Troyens , Corinthiens y noms d'argot pour les libertins,
^^^^ Make her their boots (font d'elle leur butin ). Le jeu de mots roule sur boots , butin , et boots , bottes : il a fallu , pour le conserver , s'écarter un peu du sens littéral.
(^^) Gadshill , sur la route de Kent , était un lieu renommé pour la quantité de vols qui s'y commettaient. Shakspeare en a donné le nom à celui de ses personnages qui paraît être en pos- session d'exploiter le poste.
f^'^) FALSTAFF. JVhat a plague meanje, to coït me thus ? LE PRINCE. Thou liest , thou art not colted, thou art iin- colted.
To coït signifie berner, jouer; to uncolt^ désarçonner. Il a fallu s'écarter du sens pour en conserver un à la plaisanterie du prince, qui n'existe en anglais que par le jeu de mots,
C=^^) // peut se pendre ai'ec ses jarretières : expression pro- verbiale en anglais , pour désigner un coquin.
i68 JÎ^OTES
t'^^) John of gaunt ; on se rappelle que gaunt veut dire maigre.
^'^''^ La femme d'Hotspur s'aj^pelait , non pas Catherine , mais Elisabeth , dont Bett est le diminutif; on pourrait penser qu'à cause de Çueen Bett , Shakspeare n'aurait pas voulu exposer ce nom aux familiarités un peu brutales d'Hotspur , si Hollinshed qu'il Suit constamment ne donnait à lady Percy le nom d'E- léonore.
^'^^^ Espérance , ou esperanza e'tait la devise de la famille Percy. C'est à présent , et depuis assez long-temps : Espérance en Dieu , en français. On aperçoit encore sur la grande porte du château d'Alnwick , appartenant aux ducs de Northumber- land , ces mots aussi en français : Espérance me comforte.
C*93 Paraquito , perroquet.
-C3o) pfr^ must hâve bloodj noses , and cracked crowns and pass then carrent too.
Jeu de mots sur crown, crâne, et crown, monnaie^ and pass then carrent too , ( et que nous les passions dans le com- merce ).
C5*) Bastard. Il paraît que le hastard était une espèce de muscat.
f^^5 In the half moon. Nom d'une des salles de l'auberge , la demi-'lune , la grenade , etc.
(33) C'est à ce qu'il paraît la description du costume du maître de la taverne. Le prince cherche à troubler l'imagination de François , de sorte qu'entre les étranges propositions qu'il lui fait , et les étranges discours qu'il lui tient , celui-ci ne sache oii donner de la tête.
(34) The Hot-spur of the north. Il a bien fallu traduire ici le nom d'Hotspur pour conserver un sens à la phrase.
SUR HENRI IV. ï6t)
t^^) Rivo était , à ce qu'il paraît , le cri des buveurs pour s'exciter.
C^^) u!4t tJie sweet taie ofthe son. Les premières éditions por- tent sun. Les commentateurs ne croyant pouvoir expliquer la phrase de cette manière y ont substitué son^ ce qui me paraît infiniment moins clair , bien qu'ils aient cherché à expliquer leur correction par les souvenirs de l'histoire de Phaéton. Ce se- cond Titan ( nom que Shakspeare donne communément au so- leil ) , est selon toute apparence le pain de beurre dont la figure ronde et jaune , et peut être ornée d'une empreinte du soleil , explique parfaitement les plaisanteries du prince. On a donc suivi l'ancien texte sun , au lieu de suivre celui qu'y ont substi- tué les nouveaux éditeurs.
^^7) Les tisserands étaient remarqués pour leur habitude de chanter en travaillant. On verra Hotspur faire une pareille al- lusion aux tailleurs, connus pour avoir la même habitude.
(38) Jf^lioreson , roundman.
C^s) FALSTAFF. Their points heing broken...
poiNs. Downfell their hose.
Points signifie également joo/nfe d'épée et aiguillettes. Ainsi le sens littéral de la plaisanterie est :
FALSTAFF. Leurs pointes (aiguillettes) étant brisées... poms. Leurs chausses tombèrent à terre.
Il a fallu trouver quelque jeu de mots à substituer à celui-là impossible à faire passer en français.
^^°^ Kendal est une ville du comté de Westmoreland , oii l'on fabrique une grande quantité d'étoffes pour vêtemens. Le vert de Kendal était la couleur que choisissaient d'ordinaire les brigands , espérant ainsi être moins aperçus à travers les feuilles. Le fameux Robin Hood et ses gens portèrent du vert de Kendal tant qu'ils vécurent dans les bois.
170 NOTES
(40 Opinion consacrée dans plusieurs anciennes ballades.
C'^) ïjarojyale valait lo schellings , le noble 6 schellings 8 de- niers. Roj-al et real se prononçant à peu près de même , Henri veut qu'on ajoute au noble ce qu'il faut pour en faire un rojal ou real man ( un homme réel ) , et qu'on l'envoie à sa mère ap- paremment de la part de son père.
C43) Maiden heads.
(44) The blessed sun ofheaven. Il y a probablement là un jeu c^e mots entre sun ( soleil ) et son ( fils ).
(45) Manningtree ox. Manningtree , dans le comté d'Essex , est célèbre par la richesse de ses pâturages. Il y avait, à ce qu'il paraît, des occasions oii le bœuf de Manningtree jouait le rôle de notre bœuf gras.
(46) / denj-jour major.
Jeu de mots entre major, majeure, et major , le principal of&cier de toute corporation , dont le shérif n'est que le second.
(47) TPell truih and shame the devil. Proverbe.
(48) Hâve I sent Mm
Bootless home, and -weather beaten back. (, — Home 'without boots !
Jeu de mots entre boot , butin , et boot , botte.
(49) J^elvet guards . Les femmes des gros bourgeois de la cité portaient , dans leurs jours de parure , des robes garnies de ban- des de velours.
C5o) Dearest; c'est ici à la fois et le plus aimé et celui qui coûte le plus cher.
(50 II n'y avait point de lord Mortimer d'Ecosse , mais un comte des Marches d'Ecosse , comme lord Mortimer était comte des Marches d'Angleterre ; c'est ce qui a fait confusion pour Shakspeare.
SUR HENRI IV. i^i
(5=^) Un plat de pruneaux cuits était le mets d'usage , et pres- que l'enseigne d'un mauvais lieu.
C53) Maid Marian. Ce fut, selon les anciennes ballades, le nom que prit Matilde , fille de lord Fitzwater , pour suivre dans les bois son amant , le comte d'Huntington qui , proscrit et poursuivi , s'y était réfugié , et y vécut long-temps de brigan- dage sous le nom de Robin Hood. Maid Marian était le per- sonnage obligé d'une danse de bateleurs qui s'exécutait particu- lièrement le I*'. de mai. Elle y était représentée par un homme habillé en femme; c'est sur cette circonstance que porte la plaisanterie de Falstaff.
^^ A ihing to thank God on.
Une chose dont il faut remercier Dieu , c'est à dire , selon nos locutions , une chose qui nous vient de Dieu et grâce , sans qu'il en coûte rien ; et aussi une chose qui sert à remercier Dieu dessus. La plaisanterie ne se pouvait rendre qu'à peu près.
C^^) The maidenhead.
t''^) A hare brained Hotspur, govern'd hj a spleen.
^''^ Though I could' scape shot-free at London , I fear the shot hère. Shot signifie coup de feu , et le compte de Vhôte. Il a fallu s'écarter du sens littéral pour faire passer cette plaisanterie en français.
t^*) God heep leadout ofme. Jeu de mots sur lead., conduire, et lead.) plomb.
C^s) Grégoire VIL
C6o) J'iier^s that will sack a ciiy. On n'a pu conserver le jeu de mots.
^^'^ Death has not struck so fat a deer to daj' , Though manj- dearer.
Jeu de mots entre deer^ daim , et dear , cher. Il a fallu , pour Je conserver , substituer chair à daim.
SECONDE PARTIE
DE HENRI IV,
ROI D'ANGLETERRE. TRAGÉDIE.
NOTICE SUR LA SECONDE PARTIE
DE HENRI IV.
ITenri V est le véritable héros de cette se-= conde partie de Henri IV 3 son avènement au trône et le grand changement qui en est la suite sont Févénement du drame. La défaite de Tarchevêque d'York et celle de Northumher- land ne sont que le complément des faits con- tenus dans la première partie. Hotspur n'est plus là pour donner à ces faits une vie qui leur appartienne, et l'horrible trahison de West- moreland n'est pas de nature à fonder un inté- rêt dramatique. Henri IV mourant ne se montre que pour préparer le règne de son fils , et toute l'attention se porte déjà sur un successeur éga- lement important par les craintes et les espé- rances qu'il fait naître.
Ce n'est pas tout-à-fait à l'histoire que Shaks-
î^e . NOTICE
peare a emprunté le tableau de ces divers senti- mens. L'avènement de Henri V fut générale- ment un sujet de joie. Hollinshed rapporte que, dans les trois jours qui suivirent la mort de son père, il reçut de plusieurs nobles hommes et honorables personnages , des hommages et sermens de fidélité tels que n'en avait reçu aucun des rois ses prédécesseurs, « tant grande » espérance et bonne attente avait-on des lieu- )) reuses suites qui par cet homme devaient w advenir. (^Hollinshed, t. 2, p. 543.) L'in- constante ardeur des esprits , entretenue par de fréquens bouleversemens , faisait nécessaire- ment d'un nouveau règne un sujet d'espérances ; et les troubles qui avaient agité le règne de Henri IV, les cruautés qui en avaient été la suite, les continuelles méfiances qui devaient en résulter, tournaient naturellementlesyeuxet les affections de la nation vers un jeune prince dont, en ce temps de désordre , les déréglemens choquaient beaucoup moins que les qualités généreuses n'inspiraient de confiance. On attri- buait d'ailleurs une partie de ces déréglemens à la méfiance jalouse de son père qui , en le te- nant écarté des affaires auxquelles il se portait
SUR HENRI IV. ,77
avec une grande ardeur, en lui ôtant même Toccasion de faire éclater ses talens militaires , avait jeté cet esprit impétueux dans des voies de désordre oii les mœurs du temps ne permet- taient guère qu'on s'arrêtât sans avoir atteint les derniers excès. Hollinshed attribue à la mal- veillance de ceux qui entouraient le roi , non- seulement les soupçons qu'il était disposé à concevoir contre son fils, mais encore les bruits odieux répandus sur la conduite de ce prince. Il rapporte une occasion oii le prince , ayant à se défendre contre certaines insinuations qui avaient mis la mésintelligence entre son père et lui , se rendit à la cour avec une suite dont l'é- clat et le nombre n'étaient pas faits pour dimi- nuer les soupçons du roi , et dans un costume assez singulier pour que le chroniqueur ait cru devoir en faire mention. C'était w une robe (a M ^owne, probablement un long manteau) de » satin bleu remplie de petits trous en façon » d'œillets , et à chaque trou pendait à un fil de » soie l'aiguille avec laquelle il avait été cousu. » Quoi qu'on puisse penser de la gêne des mou- vemens d'un homme vêtu d'une manière si in- quiétante , le prince se jeta aux pieds de son
1 OM X. Shakspeare, 12
178 NOTICE
père 5 et , après avoir protesté de sa fidélité , lui présenta son poignard , afin qu il se délivrât de ses soupçons en le tuant , (( et en présence » de ces lords, ajouta-t-il, et devant Dieu au )) jour du jugement, je promets ma foi de vous >) le pardonner hautement. » Le roi attendri jeta le poignard , embrassa son fils les larmes aux yeux, lui avoua ses soupçons, et déclara en même temps qu'ils étaient effacés. Le prince demanda la punition de ses accusateurs, le roi répondit que la prudence exigeait quelques dé- lais, et ne punit point. Mais il paraît que l'opi- nion générale vengeait suffisamment le jeune prince ; et sans croire précisément avec Hollins- hed, qui d'ailleurs se contredit sur ce point, que Henri ait toujours eu soin de contenir ses affections dans le sentier de la i^ertu , on est porté à supposer quelque exagération dans le récit des déportemens de sa jeunesse rendus plus remarquables par la révolution subite qui les a terminés , et par leclat de gloire qui les a suivis.
Shakspeare devait naturellement adopter la tradition la plus favorable à l'effet dramatique ; il a senti aussi combien le rôle d'un roi et d^un
SUR HENRI IV. 1^5
père mourant , inquiet sur Tavenir de son fils et de ses sujets, était plus propre à produire sur la scène un tableau touchant et pathétique; et de même qu'il a inventé pour la beauté de son dé- noûment l'épisode de Gascoygne ( V, note 8 ) , il a ajouté à la scène de la mort de Henri IV des développemens qui la rendent infiniment plus intéressante. Hollinshed rapporte simple^ ment que le roi s'apercevant qu'on avait ôté sa couronne de dessus son chevet, et apprenant que c'était le prince qui l'avait emportée , le fit venir et lui demanda raison de cette conduite. ff Sur quoi le prince, avec un bon courage, lui » répondit : Sire , a mon jugement et a celui » de tout le monde ^ vous paraissiez mort. » Donc y comme votre plus proche héritier » connu y fai pris cette couronne comme » mienne et non comme votre. — Bien , mon » fils , dit le roi avec un grand soupir : quel » droit j'y avais , Dieu le sait ! — Bien , dit le » prince : ^i>ow^ mourez roi, j'aurai la cou- » ronne , et je méfie de la garder avec mon » épée contre tous mes ennemis , comme vous » avez fait. — Étant ainsi, dit le roi, je re- » mets tout a Dieu et souvenez-vous de bien
i8o NOTICE
» faire. Ce que disant, il se tourna dans son lit, » et bientôt après s'en alla à Dieu. » Peut-être la réponse du jeune prince, rendue comme un poëte Teût su rendre , aurait-elle été préférable au discours étudie que lui prête Shakspeare ; ce- pendant il en a conservé une partie dans la der- nière réplique du prince de Galles^ et le reste de la scène offre de grandes beautés , ainsi que celles qui suivent entre Gascoygne et les prin- ces. En tout Shakspeare paraît avoir voulu ra- cheter par des beautés de détail la froideur né- cessaire de la partie tragique ^ elle en offre beau- coup , et le style en est généralement plus soi- gné et plus exempt de bizarrerie que celui de la plupart de ses autres pièces historiques.
La partie comique, très-importante et très- considérable dans cette seconde partie de Henri IV, n'est cependant pas égale en mérite à ce qu offre dans le même genre la première partie. Falstaff est parvenu, il a une pension, des grades ; ses rapports avec le prince sont moins fréquens ; son esprit ne lui sert donc plus aussi fréquemment à se tirer de ces embarras qui le rendaient si comique, et la comédie est obligée de descendre d'un étage pour le représenter dans
SUR HENRI IV. i8i
sa propre nature , livré à ses goûts véritables et au milieu des misérables dont il fait sa société, ou des imbéciles qu il a encore besoin de du- per. Ces tableaux sont sans doute d'une vérité frappante et abondent en traits comiques , mais la vérité n'est pas toujours assez loin du dégoût pour que le comique nous trouve alors disposés à toute la joie quil inspire; et les personnages sur qui tombe le ridicule , ne nous paraissent pas toujours valoir la peine qu on en rie. Cepen- dant le caractère de Falstaff est parfaitement soutenu, et se trouvera tout entier quand on le verra reparaître ailleurs.
La seconde partie de Henri IV a paru , à ce qu'on croit, en 1 598.
F. G.
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PERSONNAGES.
LE ROI HENRI IV ,
HENRI , prince de Galles , ensuite roi sous
le nom de Henri V , THOMAS, duc de Clarence , LE PRINCE JEAN de Lancastre , ensuite \ ses fils
duc de Bedford , LE PRINCE HUMPHROY de Glocester,
ensuite duc de Glocester ,
LE COMTE DE WARWICK, j
LE COMTE DE WESTMORELAND, ( . , .
GOWER, > partisans du roi.
HARCOURT , )
LE GRAND JUGE du banc du roi ,
UN GENTILHOMME attaché au grand juge ,
LE COMTE DE NORTHUMBERLAND,
SCROOP, archevêque d'York ,
LORD MOWBRAY,
LORD HASTINGS , } ennemis du roi.
LORD BARDOLPH ,
SIR JOHN COLEYILLE,
TRAVERS, 1 ,
MORTON l "Omestiques de Northumberland.
FALSTAFF.
BARDOLPH.
PISTOL.
UN PAGE.
POINS, 1
pu'TQ r attaches au prince Henri.
SHALLOW, \
SILENCE , ( i"S^' ^^ <'*'«'*^'-
DA^Y, domestique de Shallow.
MOULDY,
SHADOW,
WART, y recrues.
FREBLE ,
BULLCALF,
LA RENOMMÉE.
UN PORTIER.
UN DANSEUR qui prononce l'épilogue.
LADY NORTHUMBERLAND.
LADY PERCY.
L'HOTESSE QUICKLY.
DOLL TEAR-SHEET.
LORDS et autres personnages de suite; OFFICIERS , SOL- DATS, MESSAGERS, GARÇONS DE CABARET, SER- GENS, PIQUEURS, etc.
SECONDE PARTIE
DE HENRI IV.
PROLOGUE.
A Warkworth. Devant le château de Northumberland.
Entre LA RENOMMÉE. Son vêtement est parsemé de langues peintes.
LA RENOMMÉE.
Ouvrez les oreilles : et qui de vous, lorsque la bruyante Renommée se fait entendre, voudra fer- mer les routes de l'ouie? C'est moi, qui depuis l'O- rient jusqu'aux lieux où s'abaisse l'Occident, faisant du vent mon cheval de voyage , divulgue sans cesse les entreprises commencées sur ce globe de la terre. Sur mes langues court sans cesse le scandale que je répands dans tous les idiomes, remplissant de bruits mensongers les oreilles des hommes. Je parle de paix, tandis que, cachée sous le sourire de la tranquillité, la haine déchire le monde. Et quel au- tre que la Renommée , quel autre que moi pi-oduit le terrible appareil des armées, et les préparatifs de défense, lorsque, gonflée d'autres maux , l'année
ï86 PROLOGUE,
grossissant paraît prête à donner des fils au féroce tyran de la guerre? — La Renommée est une flûte cil soufflent les soupçons , les inquiétudes , les con- jectures, et dont la touche est si simple et si facile qu elle peut être jouée par le monstre stupide aux têtes innombrables, l'inconstante et factieuse mul- titude. Mais qu'ai-je besoin d'anatomiser ma per- sonne ici, au milieu de ma propre famille? Pour- quoi la Renommée se trouve-t-elle en ce lieu? Je cours devant la victoire du roi Henri qui, dans les plaines sanglantes de Shrew^sbury, a terrassé le jeune Hotspur et ses guerriers , éteignant le flam- beau de l'audacieuse révolte dans le sang même des rebelles. Mais à quoi pensé-je de débuter par dire ici la vérité ! Mon rôle est plutôt de répandre au loin que Henri Monmouth a succombé sous la colère du noble Hotspur, que le roi lui-même a baissé , aussi bas que le tombeau, sa tête sacrée devant la rage de Douglas. Voilà les bruits que j'ai semés au travers des villes rustiques situées entre ces plaines royales de Shrewsbury, et cette masse de pierres inégales, repaire vermoulu où le père de Hotspur, le vieux Northumberland , contrefait le malade. Les messagers arrivent à grande fatigue , et pas un d'eux n'apporte d'autres nouvelles que celles qu'ils ont apprises de moi. Ils reçoivent, des langues de la Renommée, de flatteurs et consolans mensonges pires que le récit des maux véritables.
(Elle sort.)
SECONDE PARTIE
DE HENRI IV.
ACTE PREMIER. SCÈNE PREMIÈRE.
Au même endroit.
LE PORTIER est devant la porte. Entre lord BARDOLPH.
BARDOLPH.
Qui garde la porte ici? Holà ! — Oii est le comte? >
LE PORTIER,
Sous quel nom vous annoncerai-je?
BARDOLPH.
Dis au comte que le lord Bardolph l'attend ici.
LE PORTIER.
Sa seigneurie est allée se promener dans le ver- ger. Que votre honneur veuille bien prendre la peine de frapper seulement à la porte , et il va vous répondre lui-même.
i88 HENRI IV,
( Entre Northumberland. )
BARDOLPH.
Voilà le comte.
NORTHUMBERLAND.
Quelles nouvelles, lord Bardolph? Chaque mi- nute aujourd'hui devrait enfanter quelque nouveau fait. Les temps sont désordonnés , et la Discorde, comme un coursier échauffé par une trop forte nourriture, a brisé son frein avec fureur et ren- verse tout sur son passage.
BARDOLPH.
Noble comte, je vous apporte des nouvelles sûres de Shrewsbury.
NORTHUMBERLAND.
Bonnes, s'il plaît à Dieu!
BARDOLPH.
Aussi bonnes que le cœur les peut désirer. — Le roi est blessé presqu'à mort; et de la main de mi- lord votre fds , le prince Henri tué raide ; les deux Blount tués par Douglas; le jeune prince Jean, Westmoreland et StafFord ont fui du champ de ba- taille ; et le cochon de Henri Monmouth , le lourd sir Jean est prisonnier de votre fils. Oh ! jamais de- puis les jours de bonheur de César , aucun temps jusqu'à nous n'a été illustré d'une pareille journée si bien défendue , si bien conduite , et si complète- ment gagnée.
NORTHUMBERLAND.
D'où tenez-vous ces nouvelles ? Avez-vous vu le champ de bataille ? Venez-vous de Shrewsbury ?
ACTE I, SCÈNE I. 189
BARDOLPH.
J'ai parlé, milord, à quelqu'un qui en venait, un gentilhomme de bonne race et d'un nom recom- mandable , qui m'a de lui-même raconté ces nou- velles comme véritables.
NORTHUMBERLAND.
J'aperçois Travers, mon domestique, que j'avais envoyé mardi dernier pour tâcher d'apprendre quel- ques nouvelles.
BARDOLPH.
Milord, je l'ai passé en route; il ne sait rien de certain que ce qu'il peut avoir appris de moi.
( Entre Travers. )
NORTHUMBERLAND.
Hé bien , Travers , quelles bonnes nouvelles nous apportez-vous ?
TRAVERS.
Milord , sir Jean Umfreville m'a fait retourner sur mes pas avec de joyeuses nouvelles. Comme il était mieux monté que moi, il m'a devancé. Après lui j'ai vu venir , piquant avec ardeur , un cavalier presque épuisé de la rapidité de sa course , qui s'est arrêté près de moi pour laisser souffler son cheval tout ensanglanté : il s'est informé du chemin de Chester; et je lui ai demandé des nouvelles de Shrewsbury. Il m'a dit que la cause des rebelles n'avait pas été heureuse , et que l'éperon du jeune Henri Percy était refroidi. En disant ces mots, il abandonne la bride à son cheval courageux , et , courbé en avant , il enfonce ses éperons tout entiers
igo HENRI IV,
dans les flancs haletans de la pauvre bête , et par- tant d'un élan, sans attendre d'autres questions, il semblait dans sa course dévorer le chemin.
NORTHUMBERLA.ND.
Ha! — Re'pète. — Il t'a dit que l'e'peron du jeune Percy était refroidi? Qu'Hotspur était sans vigueur? Que les rebelles avaient été malheureux?
BARDOLPH.
Milord, je n'ai que cela à vous dire. Si le jeune lord votre fils n'a pas l'avantage , sur mon honneur je consens à donner ma baronnie pour un lacet de soie; n'en parlons plus.
NORTHUMBERLAND.
Hé pourquoi donc le cavalier qui a rencontré Tra- vers lui aurait-il donné les indices d'une défaite ?
BARDOLPH.
Qui? Lui? Bon! c'était quelque misérable qui avait volé le cheval qu'il montait, et qui, sur ma vie, a parlé au hasard : mais , tenez, voici encore des nouvelles.
( Entre Morton.
NORTHUMBERLAND.
Mais quoi î le front de cet homme, semblable au frontispice d'un livre, annonce un volume du genre tragique. Tel est l'aspect du rivage lorsqu'il porte encore la trace de la tyrannique invasion des flots. Parle, Morton, viens-tu de Shrewsbury?
MORTON.
Mon noble lord, je fuis de Shrewsbury, où la
ACTE I, SCÈNE I. k^ï
mort détestée a revêtu ses traits les plus hideux pour porter l'effroi dans notre parti.
NORTHUMBERLAND.
Comment se portent mon fils et mon frère? — Tu trembles , et la pâleur de tes joues est plus prompte que ta langue à me révéler ton message. Tel, et ainsi que toi défaillant, inanimé, sombre, la mort dans les yeux , vaincu par le malheur , parut celui qui dans la profondeur de la nuit ouvrant le rideau de Priam , essaya de lui dire que la moitié de la ville de Troie était consumée ; Priam vit la flamme avant que son serviteur eût pu retrouver la voix. Et moi, je vois la mort de mon cher Percy avant que tu me l'annonces. Je vois que tu voudrais me dire : «Votre fils a fait ceci et ceci ; votre frère cela ; ainsi a com- battu le noble Douglas : » tu voudrais arrêter mon oreille avide sur le récit de leurs vaillantes proues- ses, mais l'arrêtant en effet tout à coup, un soupir gardé pour la fin va dissiper d'un souffle toutes ces louanges , et terminer tout par ces mots ; a Frère , fils, tous sont morts. »
MORTON.
Douglas est vivant et votre frère aussi ; mais pour milord votre fils
NORTHUMBERLAND.
Quoi, il est mort! Vois combien est prompte la parole et la crainte ! Celui qui ne fait que redouter encore ce qu'il voudrait ne pas apprendre , sait par instinct démêler dans les yeux d'autrui que ce qu'il redoute est arrivé. — Cependant, parle, Morton; dis à ton maître que sa prescience lui a menti, et je
102 HENRI IV,
recevrai cela comme un affront qui m'est cher; et
je t'enrichirai pour récompense de cette injure-
MORTON.
Vous êtes trop grand pour que je vous contredise. Votre pressentiment n'est que trop vrai, et vos crain- tes que trop fondées.
NORTHUMTBERLAND.
Malgré tout , cela ne dit pas que Percy soit mort. Je vois un cruel aveu dans tes regards; tu secoues la tête, et tiens pour dangereux ou criminel de dire la vérité. S'il est tué , dis-le ; ce ne sera point une faute que d'annoncer sa mort : c'en est une que de mentir sur une mort véritable, mais non pas de dire que le mort ne vit plus.
MORTON.
Cependant celui qui le premier apporte une fâ- cheuse nouvelle est chargé d'un office oii tout est perte pour lui. De ce moment sa voix prend le son d'une cloche funèbre qu'on se rappelle toujours ac- compagnant de son tintement la mort d'un ami.
BARDOLPH.
Non, milord, je ne puis croire que votre fils soit mort.
MORTON,
Je suis bien affligé d'être obligé de vous forcer à croire ce que je demanderais au ciel de n'avoir pas vu. Mais mes propres yeux l'ont vu, sanglant, épuisé, hors d'haleine, et ne répondant plus que par de faibles coups à ceux d'Henri Monmouth, dont la ra- pide fureur a renversé Percy, jusqu'alors invaincu, sur la poussière, d'où il ne s'est jamais depuis relevé
ACTE I, SCÈNE I. ic,3
vivant. La mort de ce héros , dont l'ardeur enflam- mait le plus stupide villageois de son camp, une fois e'bruitée , a glace' l'ardeur du plus brillant cou- rage de son armée : car c'était de la trempe de son âme que son parti empruntait la fermeté de l'acier; une fois qu'elle a été détruite en lui, tout le reste s'est affaissé sur soi-même, comme un plomb inerte et pesant; et de même qu'une masse pesante de sa na- ture vole avec d'autant plus de vitesse qu'elle est lancée par une force supérieure; ainsi, lorsque la perte de Hotspur eut appesanti nos soldats , ce poids reçut de la peur une telle rapidité, que la flèche volant vers son but ne surpasse pas en légèreté nos soldats vou- lant chercher leur salut loin du champ de bataille. Alors le noble Worcester fut trop tôt fait prisonnier ; et ce fougueux Ecossais , le sanglant Douglas , dont l'active et laborieuse épée avait tué jusqu'à trois fois la ressemblance du roi, commença à mollir et perdre cœur, et honora de son exemple la honte de ceux qui tournaient le dos ! La frayeur le fît trébucher en fuyant, et il fut pris. Enfin, le résumé de tout ceci, c'est que le roi a la victoire ; et il a envoyé un dé- tachement avec ordre de marcher à grands pas con- tre vous, milord, sous la conduite du jeune Lan- castre et de Westmoreland. Voilà toutes les nou- velles.
NORTHUMBERLAWD.
J'aurai assez de temps pour pleurer ce malheur. Dans le poison se trouve le remède. Cette nouvelle, si j'eusse joui de la santé, m'aurait rendu malade; me trouvant malade, elle m'a en quelque sorte guéri. Ainsi qu'un malheureux dont les nerfs affaiblis par la
ToM. X. Skakspearc, l3
194 HENRI IV,
fièvre fléchissent, comme des gonds sans force, sous le poids de la vie, dans l'impatience de son accès s'élance, semblable à la flamme, des bras de son gar- dien ; ainsi mes membres , affaiblis par la douleur , trouvent dans la rage de la douleur une force triple de leur vigueur naturelle. Loin d'ici faible bé- quille; maintenant c'est un gantelet écailleux avec des charnières d'acier qui doit revêtir cette main. Loin de moi aussi bonnet de malade , trop incer- taine sauvegarde d'une tête que des princes forti- fiés par la conquête aspirent à frapper. Ceignez de fer mon front. Vienne l'heure la plus effroyable qu'osent annoncer la haine et les circonstances ; qu'elle approche menaçant de ses regards Northum- berland au désespoir; que le ciel et la terre se con- fondent; que la main de la nature ne contienne plus l'impétuosité des flots; que l'ordre périsse; et que ce monde cesse d'être un théâtre oii la discorde se nourrit de languissantes querelles ; que l'esprit de Caïn le premier né s'empare de tous les cœurs; que, toutes les âmes se précipitant dans une sanglante carrière , cette terrible scène finisse en laissant aux ténèbres le soin d'ensevelir les morts.
TRAVERS.
Ce violent transport aggrave votre mal , milord.
BARDOLPH.
Cher comte, ne faites pas divorce avec votre pru- dence.
MORTON.
La vie de tous vos confédérés qui vous aiment repose sur votre santé; si vous vous abandonnez
ACTE I, SCÈNE I. ig5
ainsi à des passions orageuses, elle doit ne'cessaire- ment de'përir. Mon noble lord, vous vous êtes de'- termine' à risquer les chances delà guerre, et avant de dire : rassemblons une armée , vous avez calculé la somme de tous ses hasards. Vous avez supposé d'avance que dans la dispensation des coups votre fils pouvait périr ; vous saviez qu'il marchait sur les périls , sur un bord escarpé où la chute était plus vraisemblable que le salut ; vous étiez bien averti que sa chair était susceptible de blessures et de plaies , et que son ardent courage le lancerait tou- jours aux lieux où serait plus actif le commerce des dangers; et cependant vous lui avez dit : marche. Nulle de ces considérations, bien que vivement pré- sentes à votre imagination , n'a pu vous détourner de cette entreprise obstinément résolue dans votre âme. Qu'est-il donc arrivé? ou qu'a produit cette entreprise audacieuse, sinon l'événement qui devait probablement advenir?
BARDOLPH.
Nous tous qui sommes intéressés dans cette perte, nous savions que nous nous hasardions sur une mer si dangereuse qu'il y avait dix contre un à parier que nous y laisserions la vie. Cependant nous en avons couru les risques. Pour conquérir l'avantage que nous nous proposions , nous avons étouffé la con- sidération du péril presque évident que nous avions à redouter. Puisque nous avons fait naufrage, hasar- dons encore. Venez; nous mettrons tout dehors, corps et biens.
MORTON.
Il en est plus que temps; et , mon noble et digne
196 HENRI IV,
lord, j'ai appris avec certitude, et ce que je vous dis ici est véritable, que le noble archevêque d'York était en marche à la tête d'une armée bien discipli- née. C'est un homme qui attache à lui ses partisans par un double lien. Votre fils, milord, n'avait que les corps, des ombres, des simulacres de soldats. Ce mot de rébellion séparait leurs âmes de l'action de leur corps. Us ne combattaient qu'avec répugnance et contrainte, comme on avale une médecine. Leurs armes semblaient seules de notre parti ; car pour leur courage et leurs âmes , ce mot de rébellion les avait congelés comme le poisson dans un étang gla- cé. Mais aujourd'hui l'archevêque tourne l'insurrec- tion en entreprise religieuse : regardé comme un homme de pures et saintes pensées, il est suivi à la fois des corps et des âmes; sa puissance s'élève for- tifiée par le sang du beau roi Richard versé sur les pierres de Pomfret. Il fait descendre du ciel sa que- relle et sa cause ; il annonce à tous qu'il veut déli- vrer une terre ensanglantée, respirant à peine sous le puissant Bolingbroke ; grands et petits s'assem- blent par troupeaux pour le suivre.
NORTHUMBERLAND.
Je le savais auparavant; mais, je l'avoue, cette douleur présente l'avait effacé de ma mémoire. En- trez avec moi, et que chacun donne son avis sur les moyens les plus favorables à notre sûreté et à notre vengeance. Faisons partir des courriers et des let- tres; hâtons-nous de nous faire des amis : jamais on n'en eut si peu, et jamais tant de besoin d'en avoir.
ACTE I, SCÈNE II. 197
SCÈNE IL
Une rue de Londres.
Entre sir JEAN FALSTAFF, suivi de son page, qui porte son épëe et son bouclier.
FALSTAFF.
Eh bien, page, grand colosse, que dit le docteur, que dit-il de mon urine ?
LE PAGE.
Monsieur , il a dit que l'urine en elle-même était bonne et bien saine; mais que la personne dont elle sortait avait l'air d'être attaquée de plus de mala- dies qu'elle ne s'imaginait.
FALSTAFF.
Enfin les gens de toute espèce se font une gloire de tirer sur moi. La cervelle de cette argile si ridi- culement pétrie, qu'on appelle hommCf n'est pas capa- ble de rien inventer de plus plaisant et de plusi-isible que ce que j'invente moi-même , ou ce qui s'invente sur mon compte. Non-seulement je suis facétieux, moi , mais c'est encore moi qui suis la cause de tout l'esprit que peuvent avoir les autres. Je ressemble, en marchant devant toi , une laie qui a étouffé toute sa portée hors un seul petit. Si le prince , en te met- tant à mon service, a eu quelque autre intention que celle de me faire ressortir, je veux bien n'avoir pas le sens commun. Petit maître de mandragore <^') que tu es, tu serais plus propre à figurer sur mon cha-
Î9B IIENKI IV,
peau qu'à courir sur mes talons. Ma foi, je n'avais pas encore fait usage d'une agate ('\- je ne te ferai monter pourtant ni en or, ni en argent, mais je t'empaqueterai dans de mauvais haillons pour te renvoyer à ton maître., en manière de bijou ; oui, à ce jouvenceau, le prince ton maître, dont le men- ton n'est pas encore emplumé : j'aurai de la barbe dans la paume de ma main avant qu'il en ait sur les joues. Cependant il ne fera pas difficulté de vous dire que sa face est une face royale. Je ne sais quand il plaira au bon Dieu d'y donner le dernier coup. Elle n'a pas encore perdu un poil ^^\ et il est bien sûr de la garder toujours face royale , car jamais un barbier n'en tirera six pence ^^^ ; et cependant il veut faire le coq, comme s'il avait brevet d'homme dès le temps ou. son père e'tait garçon . Ma foi , qu'il conserve tant qu'il voudra sa grâce , je puis bien l'assurer qu'il n'est plus dans la mienne. — Hé bien î que dit monsieur Dumbleton au sujet du satin que je lui ai demandé pour me faire un manteau court et des chausses à la matelote ?
LE PAGE.
Il dit, monsieur, qu'il faut que vous lui donniez une meilleure caution que Bardolph : il ne veut point de votre billet ni du sien , il ne s'est point soucié de pareilles sûretés.
FALSTAFF.
Qu'il soit damné comme le riche glouton (^^, et la langue encore plus chaude ! Le mâtin d'Achitophel ! Un misérable, un vrai maraud, qui vous tient un gentilhomme le bec dans l'eau , et va chicaner sur
\
ACTE I, SCÈNE II. 799
des sûretés ! Ces canailles à têtes chauves ne portent plus que des souliers à talons hauts et de gros paquets de clefs à leur ceinture ; et , si on veut entrer avec eux dans quelque honnête marché à crédit , ils vous arrêtent sur les sûretés. J'aimerais autant qu'ils me missent de la mort aux rats dans la bouche , que de venir me la fermer avec leurs sûretés. Je m'atten- dais qu'il allait m'envoyer vingt-deux aunes de satin : sur mon Dieu, comme je suis loyal chevalier, j'y comptais ; et ce misérable-là m'envoie des sûretés ! Eh bien, il n'a qu'à dormir en sûreté; car il porte la corne d'abondance , et l'on voit les vivacités ^^^ de sa femme briller au travers, et lui n'en voit rien , malgré la lanterne qu'il porte pour s'éclairer. — Oii est Bardolph ?
LE PAGE,
Il est allé à Smithfield pour acheter un cheval à votre seigneurie.
FALSTAFF.
Je l'ai acheté à Saint-Paul ('), lui, et il va m'a- cheter un cheval à Smithfield ! Si je pouvais seule- ment raccrocher une femme dans la rue , il ne me faudrait plus que cela pour être servi, monté et ma- rié de la même manière.
(Entre le lord grand-juge, et un huissier.) LE PAGE.
Monsieur, voilà le lord juge qui a envoyé le prince en prison , pour l'avoir frappé à l'occasion de Bardolph W.
FALSTAFF.
Suis-moi promptement j je ne veux pas le voir.
200 HENRI IV,
LE JUGE.
Quel est cet homme-là qui s'en va là-bas?
L'HUISSIER.
C'est FalstafF, sous le bon plaisir de votre sei- gneurie.
LE JUGE.
Celui qui était impliqué dans l'affaire du vol?
L'HUISSIER.
Oui , milord , c'est lui-même : mais depuis ce temps-là il a bien servi à Shrewsbury ; et, à ce que j'entends dire , il va partir chargé de quelque com- mission pour son altesse royale de Lancastre.
LE JUGE.
Quoi ! il part pour York? Rappelez-le.
L'HUISSIER.
Sir Jean FalstafF?
FALSTAFF, aupage.
Mon garçon, dis-lui que je suis sourd.
LE PAGE.
Parlez plus haut : mon maître est sourd.
LE JUGE.
Je suis bien sûr qu'il est sourd à tout ce qu'on peut lui dire de bon. Allez, tirez-le par le coude. 11 faut absolument que je lui parle.
L'HUISSIER.
Sir Jean?
FALSTAFF.
Qu'est-ce qu'il y a? Comment, maraud, jeune comme tu l'es, mendier! N'y a-t-il pas une guerre?
ACTE 1, SCÈNE II. 201
N'y a-t-il pas de l'emploi? Le roi n'a-t-îl pas besoin de sujets? Les rebelles, de soldats? Quoiqu'il n'y ait qu'un seul parti qu'on puisse suivre avec honneur, il est encore plus honteux de mendier que de suivre le plus mauvais, fut-il même encore cent fois plus odieux que le nom de rébellion ne peut le faire.
L'HUISSIER.
Monsieur, vous me prenez pour un autre.
FALSTAFF.
Eh quoi! mon ami, est-ce que je vous ai dit que vous étiez un honnête homme? Sauf le respect que je dois à ma qualité de chevalier et à mon état mi- litaire , j'en aurais menti par la gorge, si je l'avais dit.
L'HUISSIER.
Eh bien! je vous en prie, monsieur, mettez donc votre qualité de chevalier et votre état militaire de côté , et permettez-moi de vous dire que vous en avez menti par la gorge, si vous osez dire que je suis autre chose qu'un honnête homme.
FALSTAFF.
Moi, que je te permette de me parler ainsi? Que je mette de côté ce qui tient à mon existence? Si tu obtiens jamais cette permission-là de moi, je veux bien que tu me pendes; et si tu la prends, il vaudrait mieux pour toi que tu fusses pendu , infâme happe- chair ; veux-tu courir, gredin ?
L'HUISSIER.
Monsieur, milord voudrait vous parler.
LE JUGE.
Sir Jean Falstaff, je voudrais vous dire un mot.
202 HENRI IV,
FALSTAFF.
Ah! mon cher lord, je souhaite bien le bonjour à votre seigneurie : je suis enchanté de voir votre seigneurie sortie; on m'avait dit que votre seigneurie était malade; j'espère sans doute que c'est par avis de médecin que votre seigneurie prend l'air. Quoi- que votre seigneurie ne soit pas encore tout -à-fait hors de la jeunesse, cependant elle ne laisse pas d'a- voir déjà un avant-goût de maturité et de se ressentir un peu des amertumes de l'âge : permettez donc que je supplie en grâce votre seigneurie d'avoir le soin le plus attentif de sa santé.
LE JUGE.
Sir Jean , je vous avais fait demander avant votre expédition de Shrewsbury.
FALSTAFF.
Avec votre permission, on dit que sa majesté est revenue du pays de Galles avec quelques chagrins.
LE JUGE.
Je ne parle pas de sa majesté. Vous ne vous êtes pas soucié de venir, lorsque je vous ai envoyé cher- cher.
FALSTAFF.
Et on dit même que sa majesté a eu une nouvelle attaque de cette coquine d'apoplexie.
LE JUGE.
Eh bien ! que Dieu veuille la guérir ! mais écoutez ce que j'ai à vous dire.
FALSTAFF.
Cette apoplexie est, à ce que je m'imagine, une
ACTE I, SCÈNE II. 2o3
espèce de léthargie ; n'est-ce pas , milord ? comme qui dirait un assoupissement du sang, un coquin de tintement dans les oreilles.
LE JUGE.
Qu'est-ce que vous me contez-là? Qu'elle soit ce qu'elle voudra.
FALSTAFF.
Cela vient de beaucoup de chagrin, de l'e'tude et des tourmens d'esprit. J'ai lu la cause de ses effets dans Galien; c'est une espèce de surdite'.
LE JUGE.
Je crois, ma foi, que vous tenez aussi un peu de cette surdite'-là ; car vous n'entendez rien de ce que je vous dis.
FALSTAFF.
Fort bien dit, milord, fort bien : ou plutôt avec votre permission , c'est la maladie de ne pas e'couter, l'infirmité' de ne pas faire attention , dont je suis at- taqué.
LE JUGE.
Une correction par les talons pourrait guérir le défaut d'attention de vos oreilles. C'est ce qui ne m'embarrassera guère si je deviens votre médecin.
FALSTAFF.
Je suis bien aussi pauvre que Job , milord , mais pas tout-à-fait si patient que lui. Dans le premier cas , votre seigneurie peut bien , si cela lui plait , m'administrer la recette de l'emprisonnement à cause de ma pauvreté : mais jusqu'à quel point votre patient consentirait-il à suivre vos ordonnances , c'est en quoi les savans pourraient bien admettre
2o4 HENRI IV,
quelques dragmes de scrupule, et peut-être même
un scrupule tout entier.
LE JUGE.
Je vous ai envoyé chercher, pour me parler sur des choses où il n'allait pas moins que de votre vie.
FALSTAFF.
Et comme j'ai été conseillé par mon avocat, qui est très-versé dans les lois de ce pays, je ne me suis pas rendu chez vous.
LE JUGE.
Fort bien; mais le fait est, sir Jean, que vous vivez dans une grande infamie.
FALSTAFF.
Je défie quiconque pourra se serrer dans mon ceinturon de vivre à moins.
LE JUGE.
Vos moyens sont très-minces , et vous faites grosse dépense.
FALSTAFF.
Je voudrais qu'il en fût auti'ement. J'aimerais bien mieux avoir des moyens plus grands , et dépen- ser moins gros ^9).
LE JUGE.
Vous avez perverti le jeune prince.
FALSTAFF.
C'est le jeune prince qui m'a perverti. Je suis l'homme au gros ventre, et lui mon chien ^'"^
LE JUGE.
Enfin, je ne veux pas rouvrir une plaie récem- ment guérie : votre service à la journée de Shrews-
ACTE I, SCÈNE II. 2o5
bury a un peu replâtré vos exploits de nuit à Gads- Hill.Vousavez à remercier les troubles d'aujourd'hui , de ce qu'on vous a laisse passer sans trouble une pareille affaire.
FALSTAFF.
Milord?
LE JUGE.
Mais puisque tout est raccommodé , ayez soin que les choses restent comme elles sont , et n'éveillez pas le loup qui dort.
FALSTAFF.
Réveiller un loup est aussi fâcheux que de sentir un renard.
LE JUGE.
Songez que vous êtes comme une chandelle , le meilleur en est usé.
FALSTAFF.
Comme un gros cierge , milord , et tout de suif ; et quand j'aurais dit de cire , cela ne conviendrait pas mal à la gravité de ma personne *^").
LE JUGE.
Il n'y a pas un poil blanc sur toute votre figure qui ne dût produire en vous sa portion de gravité.
FALSTAFF,
Qui ne dut porter sa part de graisse, de graisse ^"\
LE JUGE.
Vous suivez le jeune prince partout et vous l'obséi dez comme son mauvais ange.
FALSTAFF.
Vous vous trompez, milord, un mauvais ange
2o6 HENRI IV,
n'est pas de poids ^^^^; au lieu que quiconque me regardera seulement, méprendra bien, j'espère, sans me peser : et cependant, je l'avoue à quelques égards, je ne serais pas de cours. La vertu a si peu de prix dans ces vils siècles de négoce , que le véritable courage est fait meneur d'ours ; la vivacité d'esprit servante de cabaret , et elle est obligée d'em- ployer toute la promptitude de ses reparties à pré- senter des comptes et dépenses : et tous les autres dons qui appartiennent à l'homme , à la manière dont la méchanceté du siècle les accommode , ne valent pas un pépin de groseille. Vous qui êtes vieux, vous ne nous tenez pas compte de nos facultés à nous autres qui sommes jeunes ; vous jugez de la chaleur de no- tre foie suivant l'amertume de votre bile ; et nous qui sommes dans la fougue de la jeunesse , j'avoue que nous sommes aussi un peu crânes parfois.
LE JUGE.
Osez-vous encore placer votre nom dans la liste des jeunes gens, vous sur qui la main du temps a écrit en toutes lettres que vous êtes vieux? N'avez- vous pas l'oeil larmoyant , la main sèche , le visage jaune, la barbe blanche, une jambe qui diminue et un ventre qui grossit? N'avez-vous pas la voix cassée, l'haleine courte, le menton épais et l'esprit mince? Enfin tout n'est-il pas chez vous ravagé par la vieillesse? Et vous vous traitez encore de jeune homme? Fi, fi, fi, sir Jean!
FALSTAFF.
Milord, je suis né à trois heures de l'après-dînée, ayant la tête blanche et le ventre déjà un peu rond.
ACTE I, SCÈNE II. 207
Quant à ma voix , je l'ai perdue à force de crier après mes soldats et de chanter des antiennes. Vous donner d'autres preuves encore de ma jeunesse, c'est ce que je ne ferai point. La ve'ritë est que je ne suis vieux que d'esprit et de conception : et quicon- que voudra gagner mille guine'es avec moi à qui fera le meilleur entrechat, n'a qu'à m'avancer l'en- jeu , et je suis son homme. Pour le soufflet que le prince vous a donné, il vous l'a donné en homme brutal, et vous, vous l'avez reçu en seigneur sensé. Je l'ai réprimandé dans le temps pour cela ; et le jeune lion en fait pénitence aujourd'hui, non pas à la vérité dans la cendre et le cilice, mais avec des habits de soie neufs et de vieux vin d'Espagne.
LE JUGE.
Allons ; Dieu veuille donner au prince un meil- leur compagnon !
FALSTAFF.
Dieu veuille donner au compagnon un meilleur prince ! car je ne saurais me dépêtrer de lui.
LE JUGE.
Eh bien ! le roi vous a séparé du prince Henri , car on m'a dit que vous partiez avec le prince de Lancastre qui marche contre l'archevêque et le comte de Northumberland.
FALSTAFF.
Oui, et j'en rends grâce à votre aimable et char- mante imagination ; mais songez donc à prier , vous autres qui restez à la maison à caresser milady la Paix, que nos deux armées ne se joignent pas dans une journée chaude : car, ma foi , je n'emporte que
2oS HENRI ÏV,
deux chemises avec moi , et je ne prétends pas suer extraordinairement. Si la journée est chaude , je veux ne jamais cracher blanc de ma vie, si je bran- dis autre chose que la bouteille. Il ne lui passe pas par la tête une entreprise dangereuse qu'il ne me fourre dedans. A la bonne heure , mais je ne peux pas toujours durer. — C'a toujours été le tic de nous autres Anglais; quand nous avons quelque chose de bon , nous le mettons à toutes sauces. S'il vous con- vient de me trouver si vieux, vous devriez bien me donner un peu de repos. Plut à Dieu que mon nom ne fût pas aussi terrible à l'ennemi qu'il l'est! J'ai- merais mieux mille fois être mangé de la rouille jusqu'aux os , que de me voir fondu et réduit à rien par un mouvement perpétuel.
LE JUGE.
Allons , soyez honnête homme , soyez honnête homme. Et que Dieu bénisse votre expédition !
FALSTAFF.
Votre seigneurie voudrait-elle me prêter seule- ment un millier de guinées pour monter mon équi- page ?
LE JUGE.
Pas un penny, pas un penny. Vous êtes trop vif à vouloir vous charger de croix ^^^\ Adieu, faites bien mes complimens à mon cousin de Westmore- land.
(Il sort avec l'huissier. ) FALSTAFF.
Si j'en fais rien, je veux bien qu'on me berne sur la couverture d'un coffre '^'^^ L'homme ne peut pas
ACTE I, SCÈNE IT. 209
plus séparer la vieillesse de l'avarice , qu'il ne peut chasser la luxure d'un jeune corps. Mais aussi l'un est pris de la goutte, et l'autre prend.... ^^^K Ce qui fait que je n'ai plus rien à leur souhaiter. — Page !
LE PAGE.
Monsieur !
FALSTAFF.
Combien y a-t-il dans ma bourse ?
LE PAGE,
Septs groats et deux pence.
FALSTAFF.
Je ne sais aucun remède contre cette consomption de la bourse. Emprunter ne sert qu'à la faire traî- ner, et traîner jusqu'à la fin; mais le mal reste in- curable. Tiens; va porter cette lettre à milord de Lancastre , celle-ci au prince , cette autre au comte de Westmoreland, celle-ci, c'est pour la vieille mis- triss Ursule, à qui je promets toutes les semaines de l'épouser, depuis que j'ai aperçu le premier poil blanc à mon menton. A propos de cela, vous savez où me rejoindre. (Le page sort.) Que la peste soit de cette goutte, ou que la goutte soit d'un certain mal que je dirais bien ^^''^î car je ne sais de la goutte ou de l'autre , lequel fait le diable autour de mon gros orteil. Il n'y a pas grand mal, si je fais un peu de halte; je donnerai mes guerres pour cause de mes souffrances , et ma pension en paraîtra d'autant plus juste; avec de l'esprit, on tire parti de tout : je ferai servir mes infirmités à mon bien-être.
(Ils sovtenl. } ToM X. Skakspeare. l4
210 HENRI IV,
SCÈNE m.
York. — Appartement dans le palais de l'archevêque.
Entrent L'ARCHEVÊQUE D'YORK, les lords HAS- TINGS, MOWBRAY et BARDOLPH.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Vous yenez d'entendre nos motifs, et vous con- naissez nos moyens ; à pre'sent , mes nobles et dignes amis, je vous prie tous de déclarer franchement ce que vous pensez de nos espérances ; et d'abord, vous lord maréchal , qu'en dites-vous?
MOWBRAY.
Je conviens qu'il y a lieu à prendre les armes; mais je voudrais voir un peu mieux, comment, avec ce que nous avons de forces, nous pourrons parve- nir à faire tête , avec quelque confiance et quelque sûreté, aux troupes et à la puissance du roi.
HASTJNGS.
Le nombre actuel de nos troupes, d'après la der- nière revue , monte à vingt-cinq mille hommes d'é- lite , et derrière nous de vastes ressources reposent sur l'espérance des secours du puissant Northum- berland, dont le coeur brûle d'une flamme allumée par les injures.
BARDOLPH.
Ainsi , lord Hastings , la question se réduit à ce point, de savoir si les vingt-cinq mille hommes ,
ACTE I, SCÈNE III. 2ir
que nous avons actuellement, nous mettent en e'tat de tenir tête au roi, sans Northumberland.
HASTINGS.
Avec lui, ils peuvent suffire.
BARDOLPH.
Eh ! oui, sans doute, avec lui. Mais si, sans lui , nous nous croyons trop faibles, mon avis est que nous ne devons pas nous avancer trop loin , avant que nous ayons reçu son renfort. Car , dans une af- faire d'un aspect aussi sanglant que celle-ci , les conjectures, les vaines attentes, et la perspective des secours incertains ne doivent pas être admis dans nos calculs.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Rien n'est plus vrai , lord Bardolpli; car c'est là pre'cisément le cas où s'est trouve' le jeune Hotspur à Shrewsbury.
BARDOLPH.
Précisément, milord. Soutenu par l'espérance, il vécut d'air, attendant les renforts promis , et se flattant de la perspective d'un secours qui se trouva bien au-dessous de la plus petite de ses idées; ainsi, par la force de son imagination, ce qui arrive à ceux dont la raison s'égare, il conduisit ses troupes à la mort, et s'élança les yeux fermés dans l'abîme de la destruction.
HASTINGS.
Mais, avec votre permission, il n'y a jamais eu d'inconvénient à poser le calcul des probabilités et celui de ses motifs d'espérance.
212 HENRI IV,
BARDOLPH.
Il y en a dans une guerre de la nature de la nôtre. Dans une entreprise commencée, l'action du mo- ment s'enrichit d'espérances , de même qu'un prin- temps hâtif nous montre les boutons qui commen- cent à poindre; mais l'espoir qu'ils se changeront en fruits s'appuie sur de bien moindres certitudes que la crainte de les voir mordus de la gelée. Quand nous voulons bâtir, nous commençons par examiner le projet, ensuite nous traçons le plan; et , lorsque nous avons le dessin de la maison sous nos yeux, il faut ensuite faire le calcul des frais de construction. Si nous trouvons qu'ils excèdent nos facultés , que faisons-nous alors? nous traçons un plan nouveau oii les appartemens sont rétrécis ; ou bien , nous re- nonçons à bâtir. A plus forte raison dans cette grande entreprise , oii il s'agit presque de renverser un royaume et d'en élever un autre, devons-nous examiner d'abord l'état des choses, considérer le plan, tomber d'accord d'une base sûre, consulter les ouvriers en chef, connaître nos propres facultés , considérer quelles sont nos forces pour entreprendre un pareil ouvrage et les peser contre celles de notre ennemi. Autrement , nous nous composerons des ar- mées sur le papier et en peinture, nous prendrons des noms d'hommes pour les hommes mêmes , et serons dans le cas de celui qui trace un modèle d'édifice au- dessus des ressources qu'il a pour le construire ; puis il abandonne l'ouvrage à moitié fait, laissant la por- tion qu'il a élevée à grands frais, exposée sans dé- fense comme pour servir d'objet aux pleurs des nua- ges, et de victime aux brutales violences de l'hiver.
ACTE I, SCÈNE III. 2i3
HASTINGS.
Supposez que nos espe'rances, maigre leur belle apparence , avortent en naissant , et que nous posse'- dions en ce moment jusqu'au dernier des soldats que nous pouvons attendre, je crois encore que, dans cet e'tat même , nous formons un corps assez puissant pour balancer les forces du roi.
BA-RDOLPH.
Quoi ! le roi n'a-t-il que vingt-cinq mille hommes?
HASTINGS.
Contre nous, pas davantage; pas même tant, lord Bardolph; car, pour re'pondre aux divers points où la guerre menace, il a coupe' son armée en trois corps. L'un marche contre les Français ^'^^ ; le se- cond contre Glendower ; et il est forcé de nous opposer le troisième. Ainsi , ce roi mal assuré est obligé de se partager en trois , et ses coffres ne rendent plus que le son creux du vide et de la pauvreté.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Qu'il puisse rassembler ses forces divisées , et qu'il vienne fondre sur nous avec toute sa puissance, c'est ce qui n'est nullement à craindre.
HASTINGS.
Il faudrait pour cela qu'il laissât ses derrières sans défense contre les Français et les Gallois continuel- lement sur ses talons : ne craignez pas qu'il en fasse rien.
BARDOLPH.
Qui doit, suivant les apparences, commander l'armée destinée contre nous?
:>.i4 HENRI IV,
HASTINGS.
Le duc de Lancastre et Westmoreland. Contre les Gallois, c'est lui-même avec Henri Monmouth ; mais quel est le chef qu'on oppose aux Français , c'est ce dont je n'ai aucune certitude.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Marchons en avant , et publions les motifs qui nous mettent les armes à la main. Le peuple est las de son propre choix. Son trop avide amour s'est fa- tigué de ses propres excès. C'est une demeure mobile et incertaine que celle qui se bâtit sur le coeur du vul- gaire! 0 multitude imbe'cile , avec quelles bruyantes acclamations n'as-tu pas fatigué le ciel de tes béné- dictions sur Bolingbroke, avant qu'il fut ce que tu souhaitais qu'il devînt! Et aujourd'hui que tes voeux se trouvent accomplis, animal vorace, tu es si rassa- sié de lui, que tu t'excites toi-même à le rejeter... Ce fut ainsi, chien sans pudeur, que de ton estomac glouton tu vomis l'auguste Richard; et maintenant tu voudrais revenir à ton vomissement '^'9)^ et tu hurles pour le retrouver. Quelle confiance fonder sur des temps comme les nôtres? Ceux qui, lorsque Richard vivait, le souhaitaient mort, sont maintenant épris d'amour pour son tombeau!... Toi, qui jetais delà poussière sur sa tête sacrée, lorsqu'au travers de la superbe Londres il marchait en soupirant à la suite des pas admirés de Bolingbroke; tu cries aujour- d'hui : O terre , rends-nous ce roi , et prends celui-ci. 0 pensées des hommes pleines de perversité ! Le passé et l'avenir toujours préférés, et le présent est toujours le pire.
ACTE I, SCÈNE III. 2i5
MOWBRAY.
Irons-nous rassembler nos troupes^ et nous met- trons-nous en campagne ?
HASTINGS.
Nous sommes les sujets de la circonstance , et la circonstance nous commande de partir.
FIN DU PREMIER ACTE
2i6 HENRI IV, '
ACTE DEUXIÈME.
SCÈNE PREMIÈRE.
Une rue de Londres.
Entre L'HOTESSE avec FANG et son valet , SNARE ^^°) quelques instans après.
L'HOTESSE.
ILh bien ! monsieur Fang , avez-vous dressé ma plainte?
FANG.
Oui , elle est dresse'e.
L'HOTESSE.
Oîi est votre recors? Est-ce un homme robuste ? tiendra-t-il ferme ?
FANG. *
Garçon , oii est Snare ?
L'HOTESSE.
Oh! oui , mon Dieu , le bon monsieur Snare.
SNARE.
Me voilà , me voilà.
FANG.
Snare, il faut arrêter sir Jean FalstafF.
ACTE II, SCÈNE I. 217
L'HOTESSE.
Oui , mon bon monsieur Snare , j'ai fait faire ma plainte et tout.
SNARE.
Il pourrait bien en coûter la vie à quelqu'un de nous dans cette affaire-là : il jouera du poignard.
L'HOTESSE.
Hélas ! mon Dieu , prenez bien garde à lui : il m'a poignardée moi-même dans ma propre maison , et cela le plus brutalement du monde. Il ne s'embar- rasse pas où il frappe ; une fois que son arme est tirée , il fourrage partout comme un démon , et n'é- pargne ni homme, ni femme , ni enfant.
FANG,
Ah ! si je peux le joindre et l'empoigner une fois , je ne m'embarrasse pas de ses bottes.
L'HOTESSE.
Oh! ni moi non plus. Je serai près de vous, je vous prêterai la main.
FANG.
Si je l'empoigne une fois ! qu'il vienne seulement dans mes pinces.
L'HOTESSE.
Je suis ruinée par son départ ; je puis vous assu- rer qu'il n'en finit pas sur mon livre de compte. Mon bon monsieur Fang , tenez-le bien ferme ! Mon bon monsieur Snare, ne le laissez pas échapper. Il vient continuellement à Pye- Corner pour acheter , sous votre respect , une selle ; et il est encore invité à dîner rue des Lombards , à la Tête-du-Loupard ,
2i8 HENRI IV,
chez M. Smooth , marchand de soie. Oh ! je vous en prie , puisque ma plainte est dresse'e , et que mon fait est ouvertement connu de tout le monde , obli- gez-le donc à me satisfaire. Cent marcs î c'est une grande chose à porter pour une pauvre femme toute seule. Et j'ai pourtant supporté, supporte', supporte' ! J'ai été' renvoyée, renvoyée , renvoyée d'un jour à l'autre ; que cela fait honte, quand on y pense. Ce n'est pas en agir honnêtement , à moins qu'on ne re- garde une femme comme un âne , une bête faite pour supporter tous les torts que voudra lui faire le premier coquin,
(Entrent sir Jean FalstafiP, Bardolpli, et le Page.) L'HOTESSE.
Le voilà là-bas qui vient , et cet autre nez enlu- miné de malvoisie , ce scélérat de Bardolph avec lui. Faites votre devoir, faites votre devoir , mon- sieur Fang; et vous aussi monsieur Snare : oui, fai- tes-moi , faites-moi , faites-moi bien votre devoir.
FALSTAFF.
Qu'est-ce que c'est ? qui donc a perdu son âne ici ? de quoi s'agit-il ?
F AN G.
Sir Jean , je vous arrête à la requête de mis- triss Quickly.
FALSTAFF.
Au diable, faquins ! Dégaine, Bardolph. — Coupe- moi la tête à ce maraud-là. Flanque-moi la prin- cesse dans le ruisseau.
L'HOTESSE.
Moi î me jeter dans le ruisseau! C'est moi qui
ACTE II, SCÈNE I. 219
vais t'y jeter. Veux-tu, veux-tu , coquin de bâtard que tu es? Au meurtre! Au meurtre ! Chien à'as-^ sassineur que tues, veux-tu tuer les officiers du bon Dieu et du roi? Coquin à'armicide que tu es. Tu es un vrai armicide , un bourreau d'hommes et un bourreau de femmes.
FALSTAFF.
Écarte-moi ces canailles-là, Bardolph.
FAN G.
Main forte ! main forte ! f
L'HOTESSE.
Bons amis , prêtez-nous la main , un ou deux de vous. Veux-tu bien? Quoi! tu ne veux pas? Ne veux- tu pas? Tu ne veux pas? Va donc , coquin?. . . . Va donc , gibier de potence !
FALSTAFF.
Au diable , marmiton , manant , puant : je vous chatouillerai votre catastrophe^"'^.
(Entre le lord grand-juge,)
LE JUGE.
De quoi s'agit-il ? Qu'on se tienne en paix ici : holà !
L'HOTESSE.
Mon bon seigneur, soyez-moi favorable ; je vous en prie , soyez pour moi.
LE JUGE.
Qu'est-ce que c'est, sir Jean? Quoi! vous êtes ici à faire tapage? Cela sied-il à votre place, aux cir- constances présentes et à votre emploi ? Vous de-
220 HENRI IV,
vriez déjà être en chemin pour York. Lâche-le , toi ,
l'ami ; pourquoi te suspends-tu à lui de la sorte ?
L'HOTESSE,
0 mon très-honoré lord ! Plaise à votre grandeur ; je suis une pauvre veuve d'Eastcheap , et il est arrêté à ma requête.
LE JUGE.
Pour quelle somme '^")?
L'HOTESSE.
Ce n'est pas seulement pour une somme, milord, c'est pour le tout , tout ce que j'ai ; il m'a mangé maison et tout : il a fourré tout ce que j'avais dans son gros ventre : mais j'en retirerai quelque chose , si je peux; ou je te galoperai toutes les nuits comme le cauchemar.
FALSTAFF.
Il pourrait bien arriver, je crois, que ce fût moi, si j'avais l'avantage du terrein.
LE JUGE.
Qu'est-ce que tout cela veut dire , sir Jean ? Fi
Monc; quel homme ayant un peu de coeur voudrait
s'exposer à cet orage de criailleries ! N'avez -vous
pas honte d'obliger une pauvre veuve d'en venir à
ces extrémités, pour arracher son dû?
FALSTAFF.
Quelle est donc la grosse somme que je te dois?
L'HOTESSE.
Jarni! si tu étais un honnête homme, tu me dois ta personne et cet argent aussi. Ne m'as-tu pas juré sur un gobelet à figures dorées , comme tu étais assis
ACTE II, SCÈNE T. 221
dans ma chambre du dauphin à la table ronde , au- près d'un feu de houille , le mercredi de la semaine de la Pentecôte, le jour que le prince te cassa la tête pour avoir comparé le roi son père à un chanteur de Windsor? ne m'as-tu pas juré alors, comme j'étais après à te laver ta plaie, que tu m'épouserais, et que tu me ferais milady ta femme? Peux-tu nier cela? N'est-il pas venu sur ces entrefaites la bonne femme Keech la bouchère, qui m'a appelée comme cela : Commère Quickly ; et qui venait m'emprunter un carafon de vinaigre, en disant qu'elle avait un bon plat de langoustins, même à telles enseignes que tu voulais en manger; et moi, que je te dis à telles enseignes que çà ne valait rien pour une bles- sure fraîche. Et ne m'as-tu pas recommandé, dès qu'elle a été descendue en bas , de ne plus avoir tant de familiarités avec ces petites gens-là, disant qu'a- vant peu ils m'appelleraient madame : et ne m'as- tu pas alors embrassée et priée de t' aller chercher trente schellings? Là! je te mets à ton serment s^r l'Évangile : nie-le, si tu peux.
FALSTAFF.
Milord, cette pauvre créature est folle; elle va disant de côté et d'autre par la ville que son fils aîné vous ressemble. Elle s'est vue assez bien autrefois ; et le fait est que la misère lui tourne la tête : mais quant à ces imbéciles de sergens, je vous en prie, faites m'en justice.
LE JUGE.
Sir Jean , sir Jean ! il y a long-temps que je suis informé de la manière dont vous savez donner une entorse à la bonne cause pour la faire paraître mau-
322 HENRI IV,
yaise. Ce n'est pas un front arme' d'audace, ni tout ce flux de paroles qui sortent de votre bouche avec une insolence plus qu'imprudente , qui pourront m'empêcher de rendre justice à qui il appartient. Je vois que vous vous êtes prévalu de la faiblesse d'esprit de cette femme, pour user à votre gre' de sa bourse et de sa personne.
L'HOTESSE.
Oh! oui^ cela est bien vrai, milord.
LE JUGE.
Je t'en prie, tais-toi. — Payez-lui ce que vous lui devez, et réparez le tort que vous lui avez fait. L'un, vous pouvez le faire avec de bonne monnaie sterling, et l'autre, avec la pénitence d'usage.
FALSTAFF.
Milord , ces reproches ne passeront pas sans ré- plique. Ce qui n'est chez moi qu'une honorable har- diesse, vous l'appelez une imprudente insolence. Qu'on vous fasse la révérence sans rien dire , et l'on sera un homme de bien. Non , milord | avec tout le respect que je vous dois, je ne serai point un de vos courtisans ; et je vous dis nettement que je demande à être délivré de ces huissiers, attendu que je suis chargé de messages pressés pour les affaires du roi.
LE JUGE.
Vous parlez bien comme un homme autorisé à mal faire : mais moi je vous dis, commencez, pour votre honneur, par satisfaire cette pauvre femme.
FALSTAFF, prenant l'hôtesse à part.
Écoute ici, hôtesse.
ACTE II, SCÈNE I. aaS
(Entre Gower. )
LE JUGE.
Eh bien, maître Gower, quelles nouvelles?
GOWER,
Le roi, milord, et Henri le prince de Galles, sont
près d'arriver. Ce papier vous dira le reste.
FALSTAFF.
Foi de eentilhomme.
L'HOTESSE.
C'est comme cela que vous me l'avez déjà dit.
FALSTAFF.
Foi de gentilhomme! — Allons, n'en parlons plus.
L'HOTESSE.
Par cette terre de Dieu sur laquelle je marche, j'en suis presque à vendre mon argenterie et les ta- pisseries de mes salles à manger.
FALSTAFF.
Bon ! bon ! des verres , des verres , c'est tout au- tant qu'il en faut pour boire : et quant à tes mu- railles , une petite drôlerie de rien , comme l'histoire de l'enfant prodigue , ou une chasse allemande en détrempe vaut cent mille fois mieux que tous ces rideaux de lit et ces mauvaises tapisseries mangées de vers. — Fais-en dix guine'es si tu peux. Tiens, si ce n'étaient ces momens de mauvaise humeur, il n'y a pas de meilleure créature que toi dans toute l'Angleterre. Va te laver la figure, et retire ta plainte. Allons, tu ne dois pas prendre ces humeurs-là avec
9,42 HENRI IV,
moi : est-ce que tu ne me connais pas? Tiens, je
suis sur qu'on t'a poussée à cela.
L'HOTESSE.
Sir Jean, je t'en prie, n'exige de moi que vingt nobles ; je me sens de la re'pugnance à mettre mon argenterie engage; là, en vérité.
FALSTAFF.
N'en parlons plus : tout est dit , je me retournerai ailleurs comme je pourrai. — Vous serez une folle toute votre vie.
L'HOTESSE.
Hé bien, vous l'aurez, quand je devrais mettre ma robe en gage. J'espère que vous viendrez souper. — Vous me paierez tout cela ensemble ?
FALSXâ.FF.
Est-ce que je suis mort? (^A Bardolph.) Suis-la, suis-la; accroche, accroche.
L'HOTESSE.
Voulez-vous que je fasse venir DoU Tear-Sheet pour souper avec vous?
FALSTAFF.
C'est dit, qu'elle vienne.
(L'hôtesse, les huissiers , Bardolph et le valet sortent.) LE JUGE.
On m'avait dit de meilleures nouvelles.
FALSTAFF.
Quelles nouvelles y-a-t-il donc, mon cher lord?
LE JUGE, àGower.
Oii le roi a-t-il couché cette nuit ?
ACTE II, SCÈNE I. aaS
GOWER.
A Basingstoke, milord.
FALSTAFF.
J'espère, milord, que tout va bien : quelles nou- velles y a-t-il, milord?
LE JUGE.
Ramène-t-il avec lui toute l'armée ?
GOWER.
Non : il y a quinze cents hommes d'infanterie , et cinq cents de cavalerie qui sont partis pour rejoindre monseigneur de Lancastre, contre Northumberland et l'archevêque.
FALSTAFF.
Est-ce que le roi revient du pays de Galles , mon très-honoré lord ?
LE JUGE.
Je vais vous donner mes de'pêches tout de suite ; allons, suivez-moi, mon cher monsieur Gower.
FALSTAFF.
Milord?
LE JUGE.
Hé bien , qu'est-ce qu'il y a ?
FALSTAFF.
Monsieur Gower, puis-je vous inviter à dîner avec moi?
GOWER.
Il faut que je me rende chez milord que voici : je vous remercie, mon cher sir Jean.
LE JUGE.
Vous traînez ici trop long-temps, ayant, comme
> ToM. X, Shalispeare. ' l5
226 HENRI IV,
vous savez, à ramasser, chemin faisant, des soldats
dans les pays que vous traverserez.
FALSTAFF.
Voulez-vous souper avec moi, monsieur Gower ?
LE JUGE.
Quel est donc le sot maître qui vous a enseigne' ces manières d'agir, sir Jean ?
FALSTAFF.
Monsieur Gower, si elles ne me conviennent pas , celui qui me les a enseigne'es était un sot. — Voilà ce qui s'appelle faire des armes, railord, botte pour botte, partant quitte.
LE JUGE.
Le bon Dieu te conduise ! Tu es un grand vau- rien .
SCÈNE IL
Une autre rue de Londres. Entrent LE PRINCE HENRI et POINS.
HENRI.
Sur ma parole, je suis excessivement las.
POINS.
Est-il bien vrai ? J'aurais cru que la lassitude n'aurait pas osé s'attacher à une personne d'un si haut parage.
HENRL
Cela est pourtant vrai , quelque peu de dignité
ACTE II, SCÈNE II. 227
qu'il y ait à en convenir. N'est-ce pas aussi quel- que chose qui me rabaisse singulièrement que cette envie que j'ai de boire de la petite bière ?
POINS.
Vraiment, un prince comme vous ne devrait pas avoir la faiblesse de se ressouvenir d'une aussi pau- vre drogue que celle-là.
HENRI.
Apparemment que mon goût n'a pas été formé en goût de prince , car en honneur il m'arrive en ce moment de me ressouvenir assez tendrement de cette pauvre malheureuse petite bière ; mais au fait ces humbles attachemens me mettent assez mal avec ma grandeur. Quelle honte pour moi de me souvenir de ton nom ! ou de pouvoir demain recon- naître ta figure , d'être au fait de ton compte de paires de bas de soie , savoir : ceux-ci , et les autres qui furent jadis couleur de pêche; ou de tenir in- ventaire de tes chemises , comme qui dirait une de superflu et une sur ton corps. Mais quant à cela le maître de paume le sait mieux que moi : car il faut que tu sois bien bas sur l'article du linge , quand tu ne prends pas là une raquette , comme tu en es privé depuis long-temps, parce que tes Pays-Cas se sont séparés de la Hollande en faveur d'un cotil- lon ^^^). Eh bien ! Dieu sait si ceux qui proclament la ruine de ton linge sont les héritiers de ton trône; mais les sages-femmes disent que rien ne manquera faute d'enfans , au moyen de quoi le monde s'augmente , et les parentés se fortifient merveilleusement .
22» HENRI IV,
POINS.
Comme cela jure , après vous avoir vu travailler si ferme , de vous entendre babiller si inutilement ! Dites-moi , je vous prie , ce que feraient beaucoup de jeunes princes, si leur père était aussi malade que l'est maintenant le vôtre ?
HENRI.
Te dirai-je une seule chose, Poins?
POINS.
Oui , mais que ce soit donc quelque chose de bien excellemment bon.
HENRI.
Cela sera toujours assez bon pour un esprit de ton espèce.
POINS.
Allons, dites : j'attends de pied ferme cette seule chose que vous allez dire.
HENRI.
Eh bien ! je te dis qu'il ne convient pas que je sois triste , à présent que mon père est malade , quoique je puisse te dire aussi ( comme à un homme que , faute d'un meilleur, il me plait d'appeler mon ami) que je me sens de quoi être triste, et triste fort sérieusement.
POINS.
Probablement pas pour cela.**.
HENRI.
Mais tu me crois donc inscrit dans le livre du diable en lettres aussi noires que toi et FalstafF, en fait d'endurcissement et de perversité ? Que la fin
ACTE II, SCÈNE II. 229
mette l'homme à l'e'preuve. Eh bien ! moi, je te dis que mon coeur saigne intérieurement de savoir mon père malade ; mais vivant en aussi mauvaise com- gnie que toi , il me faut bien écarter tout signe extérieur de chagrin.
POINS,
La raison ?
HENRI.
Et que penserais-tu de moi si tu me voyais pleurer ?
PO IN s.
Je te regarderais comme le prince des hypocrites.
HENRI.
Tout le monde en penserait autant ; et tu es un drôle fait exprès pour penser comme tout le monde : il n'y a pas d'homme au monde dont l'esprit suive plus fidèlement que le tien le grand chemin des va- ches. Oui, en effet, chacun me regarderait comme un hypocrite. Et quelle est la raison qui engage votre sublime génie à penser ainsi ?
POINS.
Ma foi , c'est que vous avez toujours paru si li- bertin , et si inséparable de Falstaff. . . .
HENRI.
Et de toi.
POINS.
Par le jour qui nous luit , on parle bien de moi. Je peux entendre de mes deux oreilles ce qu'on en dit. Le pis qu'on puisse dire, c'est que je suis un ca- det de famille, et que je suis l'œuvre de mes mains ; et pour ces deux articles-là, je l'avoue, je n'y sau- rais que faire. — Par la mesge, voilà Bardolph.
23o HENRI IV,
HENRI.
Et le petit page que j'ai donné à Falstaff ! — Je le lui avais donné chrétien , et voyez si ce vilain n'en a pas fait un vrai singe.
( Entrent Bardolph et le page. )
BARDOLPH.
Dieu garde votre grâce !
HENRI.
Et la vôtre aussi, très-noble Bardolph.
BARDOLPH, au petit page.
Avancez ici, vous , âne de sagesse , timide be- nêt ; est-ce qu'il faut rougir comme cela? Qu'est- ce qui vous fait ainsi monter la couleur au visage? Quelle jeune fille êtes-vous donc, pour un homme d'ai'mes? Est-ce une si grande affaire que la dé- faite ^^^'^ d'une cruche de trois ou quatre pintes?
LE PAGE, au prince.
Tout à l'heure, milord , il m'appelait au travers d'une jalousie rouge , et je ne pouvais pas discerner la moindre partie de son visage enluminé, d'avec la fenêtre. A la fin, j'ai aperçu ses yeux, et j'ai cru qu'il avait fait deux trous dans le cotillon neuf de la marchande de bière, et qu'il regardait au travers.
HENRL
Ce petit garçon n'a-t-il pas bien profité?
BARDOLPH.
Laisse-moi tranquille , race de catin , vrai lapin vidé ; laisse-moi tranquille.
ACTE II, SCÈNE II. aSi
LE PAGE.
Laisse-moi tranquille , pendard, rêve d'Althée; laisse-moi tranquille.
HENRI.
Instruis-nous, mon enfant j qu'est-ce que c'est que ce rêve-là , mon ami ?
LE PAGE.
Pardieu, mon prince, Althée n'a-t-elle pas rêvé qu'elle était accouchée d'une torche allumée ? Voilà pourquoi je l'appelle rêi^e d Althée ^^^^
HENRL
L'explication vaut bien une couronne ; tiens , la voilà, mon enfant.
( Il lui donne de l'argent, ) POINS.
Dieu ! qu'une fleur de si belle espérance ne soit pas mangée des vers ! Tiens , voilà six pence pour t'en garantir.
BARDOLPH.
Si vous ne le conduisez pas à se faire pendre , tous tant que vous êtes, vous faites tort au gibet.
HENRI.
Comment se porte ton maître , Bardolph ?
BARDOLPH.
Très-bien , milord. Il a appris que votre grâce arrivait à Londres, et voici une lettre pour vous.
HENRL
Remise avec beaucoup de respect ! — Et comment se porte-t-il, ton maître, cet été de la Saint-Martin ?
232 HENRI IV,
BARDOLPH.
Bien de corps, milord.
POINS.
Pardieu , sa partie immortelle aurait bien besoin d'un médecin ; mais il ne s'en e'meut guère : cela a beau être malade , cela ne meurt pas.
HENRI.
Je permets à cette loupe de chair d'être aussi fa- milier avec moi que mon chien , aussi use-t-il de la permission ; car voyez comme il m'écrit.
POINS lit.
(c Jean Falstaff, chevalier. » — il faut qu'il instruise tout le monde de cela chaque fois qu'il a occasion de se nommer. C'est comme ceux qui sont parens du roi ; il ne leur arrive jamais de se piquer au bout du doigt, qu'ils ne disent, voilà du sang royal répandu. — Comment cela? dit quelqu'un qui fait semblant de ne pas les entendre ,* la réponse est aussi preste que le bonnet d'un emprunteur : Je suis un pauvre cousin du roi , monsieur.
HENRI.
Et vraiment ils seront de nos parens , fallût-il re- monter jusqu'à Japhet. — Mais la lettre .'*
POINS.
a Sir Jean FalstafF, chevalier, au fils du roi, le plus proche héritier de son père, Henri, prince de Galles; salut. » D'honneur, c'est un certificat!
HENRI.
Poursuis.
ACTE II, SCÈIIE II. 233
POINS.
c( J'imiterai les honorables Romains en brièveté. » — Certainement, c'est brièveté d'haleine qu'il veut dire, courte respiration. — « Je te fais bien des complimens, je te fais mon compliment ^^^\ et puis je prends congé de toi. Ne sois pas trop familier avec Foins , car il abuse de tes bontés à tel point , qu'il proteste que tu dois épouser sa sœur Nel... Repens- toi du temps mal employé comme tu pourras j et sur ce, adieu. Tout à toi, oui ou non; c'est-à-dire, sui- vant que tu en useras : Jean FalstafF, avec mes fami- liers; Jean avec mes frères et sœurs; et sir Jean avec tout le reste de l'Europe... » — Mon prince, je veux tremper cette lettre dans du vin d'Espagne, et la lui faire manger.
HENRI.
Ce sera lui faire manger une vingtaine de ses mots. Mais est-il vrai que vous parliez de moi sur ce ton , Ned? Faut-il que j'épouse votre sœur?
POINS.
Je voudrais que la pauvre fille n'eût pas une pire fortune. Mais je n'ai jamais dit cela.
HENRI.
Oh ça ! voilà comme nous perdons sottement notre temps; et les esprits des sages reposent dans les nuées , et se moquent de nous. Votre maître est-il à Londres?
BARDOLPH.
Oui, milord.
HENRI.
Oùsoupe-t-il?Le vieux cochon mange-t-il toujours dans sa vieille auge ?
234 HENRI IV,
BARDOLPH,
Au vieil endroit , milord , à Eastcheap.
HENRI.
Quelle est sa compagnie ?
LE PAGE.
Des Éphésiens , milord , de la vieille église.
HENRI.
A-t-il des femmes à souper avec lui?
LE PAGE,
Non , milord , point d'autres que la vieille ma- dame Quickly, et mistriss Doll Tear-Sheet.
HENRL
Qu'est-ce que cette païenne-là?
LE PAGE.
Une femme bien comme il faut , monsieur ; une des parentes de mon maître.
HENRI.
Ah ! parente , comme les ge'nisses de la paroisse le sont au taureau banal du village. N'irons -nous point les surprendre, Ned, au milieu de leur souper?
POINS.
Je suis votre ombre, mon prince, je vous suis partout.
HENRI, au page.
Toi, petit drôle, et toi Bardolph, pas un mot à votre maître de mon arrivée à la ville. Voilà pour payer votre silence.
ACTE II, SCÊN,E II 235
BARDOLPH.
Je n'ai plus de langue, monsieur.
LE PAGE.
Et pour la mienne, monsieur, je la gouvernerai.
HENRI.
Bonjour. — Cette Dorothe'e Tear-Sheet doit être quelque coin de place.
POINS.
Je vous en re'ponds , et aussi publique que la route de Saint- Albans à Londres.
HENRI.
Comment pourrions-nous faire , pour voir ce soir FalstafF tout-à-fait dans sa figure naturelle, sans en être aperçus?
POINS,
Nous n'avons qu'à mettre chacun une veste et un tablier de cuir, et le servir à table , comme des gar- çons de cabaret.
HENRI.
De Dieu devenir taureau ! Terrible chute ! C'a été' le cas de Jupiter. De prince devenir apprenti ! c'est une me'tamorphose bien basse; ce sera la mienne, car il faut qu'en tout point l'exe'cution re'- ponde à la folie du projet. Suis-moi, Ned.
( Ils sortent. )
236 HENRI IV,
SCÈNE III.
Warkworth. — Devant le château.
Entrent NORTHUMBERL AND , LADY NOR- THUMBERLAND et LADYPERCY.
NORTHUMBERLAND.
Je t'en conjure , tendre épouse , et toi aussi , ma chère fille , laissez un libre cours à mes pénibles af- faires; n'empruntez pas la couleur des circonstances, et ne soyez pas , comme elles , fâcheuses à Percy.
LADY NORTHUMBERLAND.
J'ai cessé toutes représentations : je ne dirai plus rien. Faites ce que vous voudrez. Que votre prudence soit votre guide.
NORTHUMBERLAND.
Hélas ! chère épouse , mon honneur est engagé , et rien que mon départ ne peut le racheter.
LADY PERCY.
Oh ! cependant , au nom du ciel , n'allez point à ces guerres. Il a été un temps , mon père , où vous avez violé votre parole , quoiqu'elle vous fût alors bien plus chère qu'aujourd'hui , lorsque votre fils Percy , lorsque mon Henri , le bien-aimé de mon cœur, tourna plusieurs fois ses regards vers le nord , pour y voir son père lui amener une armée , et l'at- tendit en vain. Qui put vous persuader de rester ici ? C'étaient deux honneurs de perdus , le vôtre et
ACTE II, SCÈNE III. 287
Celui de votre fils. Quant au vôtre veuille le
ciel l'illuminer de sa gloire! Pour celui de votre fils , il était attaché à sa personne comme le soleil à la voûte grisâtre des cieux ; à sa clarté marchait aux beaux faits d'armes toute la chevalerie de l'Angle- terre : il était véritablement le miroir devant lequel venait s'étudier toute notre jeune noblesse. C'était n'avoir pas de jambes que de ne pas savoir imiter sa démarche ; et cette parole confuse et précipitée , dé- faut qu'il avait reçu de la nature, était comme l'ac- cent des braves. Ceux dont le son de voix était na- turellement calme et modéré , échangeaient , pour être en tout semblables à lui , cette perfection contre une mauvaise habitude : ainsi langage , main- tien , façon de vivre , choix de plaisirs , méthodes militaires , dispositions de caractère , en tout il était l'objet d'attention , le miroir , le modèle et le livre sur lequel se façonnaient tous les autres. C'est lui , lui , ce prodige , ce miracle parmi les hommes , lui qui n'eut jamais son second, que vous avez laissé , sans le seconder, affronter l'horrible dieu de la guerre avec tous les désavantages , et vous at- tendre sur ce champ de mort où il ne vit rien qui pût le défendre, que le son du nom de Hotspur. Voilà comme vous l'avez délaissé. Oh ! jamais, jamais , ne faites à son ombre l'injure d'être plus délicat et plus jaloux de votre honneur avec les autres que vous ne le fûtes avec lui! Laissez-les seuls. Le maréchal et l'archevêque sont en force. Ah ! que mon cher Henri eût eu seulement la moitié de leurs troupes , aujour- d'hui , suspendue au cou de Hotspur , je parlerais du tombeau de Monmouth !
238 HENRI IV,
NORTHUMBERLAND.
Malheur à vous, ma belle-fille, qui, par vos la- mentations renouvelées sur d'anciennes omissions , me retirez ainsi tout mon courage! Il faut que je parte et que j'aille dans ces lieux y braver le danger , ou bien le danger viendra me chercher ailleurs , et me trouvera moins prépare'.
LADY NORTHUMBERLAND,
Oh! fuyez en Ecosse , jusqu'à ce que la noblesse et le peuple armés aient fait un premier essai de leur puissance.
LADY PERGY.
S'ils gagnent du terrain et remportent l'avantage sur le roi , alors joignez-vous avec eux, comme une colonne d'acier qui ajoutera des forces à leur force. Mais, au nom de tout notre amour , laissez-les d'a- bord s'essayer. — Voilà comme a fait votre fils , comme vous avez souffert qu'il fit , et voilà comment je suis devenue veuve. Et je n'aurai jamais assez de vie pour arroser de mes pleurs ce souvenir '^^î), afin de le faire croître et s'élever jusqu'aux cieux, en mémoire de mon noble époux.
NORTHUMBERLAND.
Allons , allons , rentrez avec moi. Mon âme est dans l'état de la mer, lorsque, montée jusqu'à sa plus grande hauteur , elle demeure arrêtée et immobile , sans s'épancher ni d'un côté ni de l'autre. Je serais disposé à joindre l'archevêque ; mais mille raisons me retiennent. — Je me résoudrai à aller en Ecosse , et j'y veux rester jusqu'à ce que les circonstances et les occasions exigent mon secours et ma présence.
(Ils sortent.)
ACTE II, SCÈNE IV. 289
SCÈNE lY.
A Londres. — A la taverne de la Tête-de-Cochon , à Eastcheap.
DEUX GARÇONS DE CABARET.
PREMIER GARÇON,
Que diable as-tu apporté là ? des poires de mes- sire-jean ? Tu sais bien que sir Jean ne peut pas supporter la vue d'un messire-jean (^^).
SECOND GARÇON.
Par la messe, tu as raison. Le prince mit une fois devant lui une assiette de m essir es-jeans, et lui dit que c'étaient cinq autres sir Jean. Puis, ôtant son chapeau , il dit : je prends congé de ces six chevaliers tout secs y tout ronds, tout vieux, tout ridés. Cela le blessa au cœur j mais il a oublié cela.
PREMIER GARÇON.
A la bonne heure, mets le couvert et sers. Vois aussi si tu ne pourrais pas découvrir où Sneak fait son vacarme; car mistriss Dorothée Tear-Sheet serait bien aise d'entendre de la musique. Dépêche : il fait très-chaud dans la chambre où ils sont à souper, et ils vont passer dans celle-ci tout à l'heure.
SECOND GARÇON.
Sais-tu que le prince va venir avec monsieur Poins , et qu'ils mettront nos vestes et nos tabliers , et qu'il ne faut pas que monsieur le chevalier le sache? C'est Bardolph qui çst venu nous en pré- venir.
24o - HENRI IV,
PREMIER GARÇON.
Oh ! il y aura grand réveillon; cela fera un excel- lent tour !
SECOND GARÇON.
Je m'en vais voir si je ne pourrai pas trouver Sneak.
(Ils sortent.) (Entrent l'hôtesse Quikcly et miss Dorothée Tear-Sheet. ) L'HOTESSE,
Mon cher cœur, vous m'avez l'air à pre'sent d'être dans une excellente température ; votre pulsation bat aussi extraordinairement qu'on puisse souhaiter : et votre couleur, je vous assure, est aussi rouge qu'une rose. Mais vous avez trop bu de Canarie; et c'est un vin merveilleusement pénétratif , et qui vous parfume le sang avant qu'on ait le temps de dire « qu'est-ce que c'est donc que cela? n Comment vous sentez-vous à présent?
DOROTHÉE.
Beaucoup mieux qu'auparavant; hem!
L'HOTESSE.
Ah ! voilà ce qui s'appelle bien parler ! Un bon coeur vaut de l'or. Tenez , voilà sir Jean.
(Entre FalstafF chantant.)
FALSTAFF.
Quand Arthur parut à la cour. — Videz le pot de chambre. — Et c'était un digne roi. . . Eh! comment vous va, ma chère Dorothée?
L'HOTESSE,
Il vient de lui prendre une faiblesse, en vérité.
ACTE II, SCÈNE IV. afi
FALSTAFF.
C'est comme elles sont toutes , il leur en prend à tout moment ^^^\
DOROTHÉE.
Vilain cancre que vous êtes, c'est là toute la con- solation que vous me donnez?
FALSTAFF.
Vous faites les cancres un peu gras, mistriss DolL
DOROTHÉE.
Je les fais, moi? C'est la gloutonnerie et la mala- die qui les font; ce n'est pas moi qui les fais.
FALSTAFF.
Si le cuisinier aide à la gloutonnerie , vous aidez à la maladie , Doll. Nous vous avons pris bien des choses, Doll; nous vous avons pris bien des choses. Convenez-en, moyenne vertu, convenez-en.
DOROTHÉE.
Oui vraiment, nos chaînes , nos bijoux !
FALSTAFF.
F'os rubis , perles et boutons *^^°^ . — Pour bien ser- vir, vous le savez, il faut tenir ferme, aller à la brèche la pique en avant , et se remettre courageu- sement entre les mains des chirurgiens. Il faut s'a- venturer sur les pièces...
DOROTHÉE.
Allez vous faire pendre, anguille boueuse, allez vous faire pendre.
L'HOTESSE,
Sur mon Dieu, c'est toujours la même histoire;
ToM. X, Shnlfpenre, l6
242 HENRI IV,
vous ne pouvez pas vous voir une fois sans vous que- reller. Vous êtes tous deux par ma foi incompatis- sans comme des rôties desséchées. Vous ne savez pas supporter les confirmités l'un de l'autre; jour de Dieu ! il faut bien que l'un des deux supporte , et ce doit être vous ( à Dorothée.) Vous êtes le vase le plus fragile, comme on dit, le vase vide.
DOROTHÉE.
Et comment un vase vide et fragile pourrait-il supporter ce gros tonneau plein ? Il a dans son ventre toute la cargaison d'un marchand de Bordeaux. Vous n'avez jamais vu de vaisseau la cale si bien garnie. Allons, Jack, je veux que nous nous quit- tions bons amis. Tu vas aller à la guerre, et si je te reverrai jamais ou non, c'est ce dont personne ne se soucie guère, n'est-ce pas?
( Enlre un sarçon. )
LE GARÇON.
Monsieur, l'enseigne Pistol est là-bas, qui voudrait bien vous parler.
FALSTAFF.
Qu'il aille se faire pendre, ce tapageur-là ! Qu'on ne le laisse pas monter ici ; c'est le drôle le plus mal embouché qu'il y ait en Angleterre.
L'HOTESSE.
Si c'est un tapageur, qu'il n'entre pas ici ; non , sur ma foi, il faut que je vive avec mes voisins, je ne veux point de tapageurs : je suis en bonne répu- tation avec ce qu'il y a de mieux. Fermez la porte ; on ne reçoit point de tapageurs ici. Je n'ai pas vécu si long-temps , pour avoir du tapage à présent : fer- mez la porte , je vous en prie.
ACTE II, SCÈNE IV. 243
FALSTAFF.
Écoute donc, hôtesse? —
L'HOTESSE.
Je vous en prie, tranquillisez-vous, sir Jean, n'ayez pas peur que je souffre que les tapageurs met- tent les pieds ici.
FALSTAFF.
Écoute donc : c'est mon enseigne.
L'HOTESSE.
Bah ! ta ta ! sir Jean , ne m'en parlez pas : votre enseigne de tapageur ne mettra pas le pied chez moi. J'étais l'autre jour chez monsieur Tisick le dé- puté, et il m'a dit comme ça : — pas plus tard que mercredi dernier. — P^oisine Quickljf — dit-il ; M.Dumb, notre prédicateur, étaitlà. — Voisine Qiiic- klj, dit-il, reces>ez les gens civils ; car, dit-il, vous avez une mauvaise réputation; et il disait cela, je sais bien pourquoi; car, dit-il, vous êtes une honnête femme, et qu'on estime -, c'est pourquoi, prenez garde aux hôtes que vous recevez chez vous : n'y souffrez point , dit-il , de ces drôles qu'on appelle tapageurs. Il n'en vient point ici. Vous seriez tout émerveillé d'entendre ce que disait monsieur Tisick. Non , ab- solument, je ne veux point de tapageurs.
FALSTAFF.
Ce n'en est pas un , hôtesse. Il est beau joueur, lui. Vous le taperiez à votre aise comme un petit chien , nouveau-né ; il ne se prendrait pas de querelle avec une poule de Barbarie, s'il lui voyait seulement hé- risser ses plumes en signe de colère. — Garçon, ap- pelez-le.
^44 HENRI IV,
L'HOTESSE.
Un joueur, dites-vous? Je ne fermerai jamais ma porte à un honnête homme ni à un joueur, mais je n'aime pas le tapage. Sur ma foi, je suis toute sens dessus dessous , quand on dit : faisons tapage. Tâtez un peu seulement, messieurs, comme je tremble, voyez-vous. Ah! je vous en réponds.
DOROTHÉE.
Oui, en vérité, hôtesse.
L'HOTESSE.
Si je tremble? Oh! oui, en benne vérité, je tremble comme une feuille de tremblier. Tenez, je ne peux pas souffrir les tapageurs.
( Entrent Pistol, Bardolph et le page. ) PISTOL.
Dieu vous garde, sir Jean!
FALSTAFF.
Soyez le bienvenu, enseigne Pistol. Tenez, Pis- tolet <^^') , je vous charge d'un verre de vin d'Espagne,' faites feu sur mon hôtesse.
PISTOL.
De bon cœur, sir Jean, elle peut compter sur deux balles.
FALSTAFF.
Elle est à l'épreuve du pistolet, mon cher, vous ne. sauriez lui faire mal.
L'HOTESSE.
Non pas , on ne me fera pas boire ainsi par épreuve ni à coups de pistolet. On ne me ferait pas boire
ACTE II, SCÈNE IV. 245
quand cela ne me conyient pas, pour le service d'homme au monde , entendez-vous ?
PISTOL.
Hé bien, à vous donc, mistriss Dorothée, c'est vous que j'attaque.
DOROTHÉE.
M'attaquer, moi! je te me'prise, vilain galeux. Qu'est-ce que c'est donc qu'une misérable canaille comme ça , un drôle , un filou , un va-nu-pieds ? Veux-tu me laisser tranquille , crasseux de coquin ? veux-tu me laisser tranquille ? c'est pour ton maître que je suis faite.
PISTOL.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que je vous connais , mistriss Dorothée.
DOROTHÉE.
Veux-tu me laisser tranquille ! coquin de voleur, vilain bouchon, veux-tu me laisser tranquille! Par ce verre de vin , je te flanque mon couteau dans ton grouin crotté, si tu fais l'insolent avec moi. Laisse- moi tranquille, gredin de petit Pierre, mauvais bretailleur éreinté. Et depuis quand, je vous en prie, cela s'appelle-t-il monsieur? Comment! deux éguillettes sur l'épaule? Voyez donc ça.
PISTOL.
Pour cette affaire-là votre mouchoir ne mourra que de ma main.
FALSTA.FF.
Allons finissons, Pistol. Je ne trouverais pas bon que vous vinssiez à vous oublier ici. Tirez hors d'ici, Pistolet.
246 HENRI IV,
L'HOTESSE.
Non, mon bon capitaine Pitol; pas ici, mon cher capitaine.
DOROTHÉE.
Toi capitaine ! abominable damné de filou; n'as- tu pas de honte de t'entendre appeler capitaine? Si j'étais que des capitaines , vous seriez bâtonné pour avoir pris ce nom-là avant de l'avoir gagné. Vous capitaine ! Un gredin ! Et pourquoi ? pour avoir dé- chiré dans un mauvais lieu le mouchoir de quelque pauvre coquine. Lui capitaine ! puisse-t-il être pen- du, le coquin! Mangeur de pruneaux cuits et de vieux gâteaux saucés dans la crotte! Capitaine ! Ces vilains- là parviendront à rendre le nom de capitaine aussi odieux que le mot occuper ^^^) , qui était une très- bonne expression avant qu'ils la déshonorassent; c'est à quoi les capitaines feront bien de prendre garde.
BARDOLPH.
Je t'en prie, va-t'en, mon cher enseigne.
PISTOL,
Non pas, je te dis la chose comme elle est, capo- ral Bardolph. Je suis capable de la mettre en loques; il faut que je sois vengé.
LE PAGE.
Je t'en prie, va-t'en.
PISTOL.
Je la verrai plutôt damnée dans l'étang maudit de Pluton , au fin fond de l'enfer , avec l'Érèbe et tous les plus vilains tourmens. Prenez la ligne et le
ACTE II, SCÈNE IV. 247
hameçon; je dis, à bas, à bas, chiens! à bas, drô- les ! N'avons-nous pas Hirène ici ^^^) ?
L'HOTESSE.
Mon bon capitaine Tranquillisez-vous, il est
bien tard ; d'honneur, je vous en supplie, abaissez votre colère.
PISTOL.
Soyons de bonne humeur , je le veux bien ; mais des chevaux de transport, de mauvaises rosses d'ânes gorgés de nourriture , qui ne peuvent faire plus de trente milles par jour , iront-ils se comparer aux Ce'sar, aux Cannibal , aux Grecs Troyens?Non, qu'ils soient plutôt damne's avec le roi Cerbère , et puisque les cieux mugissent , nous ne nous trou- blerons pas pour des bagatelles.
L'HOTESSE.
En vérité , capitaine , ce sont là des paroles bien dures.
BARDOLPH.
Va-t'en, bon enseigne, tout cela finirait par de la brouille.
PISTOL.
Que les hommes meurent comme des chiens , que les écus se donnent comme des épingles ! N'avons- nous pas Hirène ici?
L'HOTESSE.
Sur ma parole , capitaine , il n'y a ici personne comme cela. Par mon salut, est-ce que vous croyez que je la cacherais? Pour l'amour de Dieu, point de bruit.
248 • HENRI IV,
PISTOL.
Hë bien , mange donc et engraisse-toi , ma belle Callipolis : allons, verse-moi du vin d'Espagne. Si fortuna me tormenta, sperato me contenta. Est-ce qu'une bordée nous fait peur ? Non , non : que l'en- nemi fasse feu Un peu de vin d'Espagne ; et toi,
mon cher coeur ( à son epée qu'il pose à terre ) , mets-toi là. Eli bien donc, est-ce là tout, n'aurons- nous pas le et cœtera?
FALSTAFF.
Pistol, je voudrais être tranquille ici.
PISTOL.
Mon cher chevalier , je vous baise les mains; nous avons vu les sept étoiles.
DOROTHÉE.
Jette-le à bas des escaliers. Je ne veux pas sup- porter le galimatias de ce drôle-là.
PISTOL.
Me jeter à bas des escaliers , comme si vous ne connaissiez pas les haquenées de Galloway <^^^^ !
FALSTAFF.
Bardolph , lance-le-moi au bas des escaliers comme un petit palet : s'il ne fait ici rien autre chose que de dire des riens, il y comptera pour rien.
BARDOLPH.
Allons, descendez l'escalier tout à l'heure,
PISTOL.
Comment ! faudra-t-il donc en venir aux inci- sions? Allons-nous tirer du sang? ( // saisit son
ACTE II, SCÈNE IV. 249
épée. ) Eh bien , cela étant , que la mort me berne jusqu'à dormir , qu'elle abrège mes tristes jours; allons , que les trois soeurs défilent ici de cruelles , d'effroyables, de larges blessures. Allons, Atropos, viens, je te dis.
L'HOTESSE.
Oh ! mon Dieu ; voilà de belles affaires !
FALSTAFF, à son page.
Donne-moi ma rapière , garçon .
DOROTHÉE, àFalstaff.
Oh! je t'en prie, Jack, je t'en prie, ne va pas dégainer.
FALSTAFF.
Descends-moi les escaliers.
L'HOTESSE.
Voilà un beau vacarme ! Ah ! je renoncerai à te- nir maison plutôt que de consentir à me voir expo- sée à toutes ces palpitations et ces frayeurs. Oh! il va y avoir du carnage, j'en suis sûre. Hélas! mon Dieu , remettez vos épées dans le fourreau , remet- tez vos épées dans le fourreau.
( Sortent Pistol et Bardolph. ) DOROTHÉE.
Je t'en prie, Jack, calme-toi, le drôle est parti. Ah! que vous êtes un courageux mâtin de petit vi- lain!
L'HOTESSE. ,
N'êtes- VOUS pas blessé à Faîne? Il me semble que je l'ai vu vous pousser un mauvais coup dans le ventre.
25o HENRI IV,
(Rentre Bardolph. )
FALSTAFF.
L'avez-vous mis à la porte?
BARDOLPH.
Oui , monsieur, le misérable e'tait ivre j vous l'a- vez blessé sur l'épaule, monsieur.
FALSTAFF.
Le drôle ! venir m'insulter !
DOROTHÉE.
Ah ! cher petit coquin ! hélas! pauvre singe , comme te voilà tout en sueur ! Attends, laisse-moi t' essuyer le visage. — Viens donc, mauvaise canaille. — Ah ! pendard, par ma foi, je t'aime. Tu es aussi coura- geux qu'Hector de Troie , tu vaux cinq Agamemnon , et dix fois mieux que les neuf preux. — Ah! vilain!
FALSTAFF.
Un gredin de maraud ! Je ferai sauter ce drôle-là dans la couverture.
DOROTHÉE.
Fais-le, si tu l'oses, pour l'amour de moi; si tu le fais, je te le revaudrai dans une paire de draps ^^^\
( Les musiciens arrivent. )
LE PAGE.
Monsieur, la musique est arrivée.
FALSTAFF.
Eh bien , qu'ils jouent ! Jouez , messieurs. Assieds- toi sur mon genou , Doll. Un gredin de fanfaron ! Le pendard m'a échappé comme du vif-argent.
DOROTHÉE.
Oui , par ma foi , et tu le suivais comme une église.
ACTE II, SCÈNE IV. aSi
Dis donc, mâtin, dis donc, mon joli petit cochon de la Saint-Barthe'lemi ^^^^ , quand est-ce que tu ces- seras de te battre le jour et de t'escrimer la nuit, et que tu commenceras à empaqueter ton vieux corps pour l'autre monde ?
(Entrent derrière eux le prince Henri et Poins, de'guisés en garçons de cave.) F ALST AFF, sans faire attention à eux, à sa Dorothée.
Tais-toi , mon cœur, ne parle pas comme une tête de mort ^^'^; ne me fais pas ressouvenir de ma fin.
DOROTHÉE.
Dis-moi un peu, mon petit ami , quel homme est le prince?
F ALST AFF.
C'est un assez bon garçon, taillé en lame de cou- teau : il aurait fait un fort bon pannetier , il aurait coupé le pain à merveille.
DOROTHÉE.
On dit que Poins , par exemple , ne manque pas d'esprit.
FALSTAFF.
Lui, de l'esprit ? Le diable l'emporte, le magot! Son esprit est aussi épais que de la moutarde de Tewksbury : il n'y a pas plus de sens chez lui que dans une tête de maillet.
DOROTHÉE.
Comment se fait-il donc que le prince l'aime tant?
FALSTAFF.
Parce que leurs jambes sont de la même dimen- sion, qu'il joue fort bien au petit palet , qu'il mange de l'anguille de mer assaisonnée de fenouil '^^^^ , qu'il
252 HENRI IV,
avale des bouts de chandelles en guide de brûlots ^^^\ qu'il court à cheval sur un bâton avec les petits gar- çons , qu'il saute à pieds joints par-dessus des tabou- rets, qu'il jure de bonne grâce, qu'il porte des bottes bien collées, précise'ment à la forme de la jambe, et qu'il ne cause point de querelles entre les gens en rapportant les histoires secrètes ; enfin , pour une foule d'autres qualités futiles de cette sorte, qui dénotent un pauvre génie et un corps adroit; et voilà ce qui fait que le prince l'admet auprès de lui; car le prince est tout-à-fait de la même espèce ; il ne faudrait pas ajouter à leur poids celui d'un che- veu pour faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre.
HENRI.
Ce moyeu de roue-là ne mériterait-il pas bien qu'on lui coupât les oreilles?
poms, Battons -le sous les yeux de sa catin.
HENRI.
Regarde si ce vieux décrépit ne se fait pas grat- ter la tête comme un perroquet.
POINS.
N'est-il pas singulier que le désir survive ainsi tant d'années à la faculté de pécher ?
FALSTAFF.
Embrasse-moi , DoU.
HENRI.
Saturne et Vénus en conjonction cette année ! Que dit l'almanach là-dessus ?
ACTE n, SCÈNE IV. 3.53
POINS.
Et voyez un peu son valet , ce Trigon enflamme , le'cher les vieilles tablettes de son maître , son livre de notes, sa conseillère.
FALSTAFF,
C'est pour me flatter que tu me caresses ainsi.
DOROTHÉE.
Non, sur ma foi, c'est de bien bon cœur.
FALSTAFF.
Ah! je suis vieux, je suis vieux.
DOROTHÉE.
Je t'aime mille fois mieux que je n'aime aucun de tous ces galeux de jeunes gens que tu vois là.
FALSTAFF.
Quelle étoffe veux -tu avoir pour te faire une mante? Je dois recevoir de l'argent jeudi; tu auras un joli bonnet demain. Allons, une chanson joyeuse : il se fait tard , nous irons nous mettre au lit. — Tu m'oublieras, quand je serai parti!
DOROTHÉE.
Sur mon honneur, tu vas me faire pleurer, si tu parles comme cela. Eh bien , essaie seulement, pour voir si je me parerai une fois avant ton retour. — Mais allons, écoute la fin de la chanson.
FALSTAFF.
Un peu de vin d'Espagne, François.
HENRI et POINS se présentant à lui.
Tout à l'heure, tout à l'heure, monsieur.
254 HENRI IV,
FALSTAFF, reconnaissant le prince.
Ha! quelque bâtard du roi! Et n'est-ce pas là Poins, son frère?
HENRI.
Oh ! globe de pe'chës , oîi l'on ne pourrait aperce- voir un continent , quelle vie mènes-tu là ?
FALSTAFF.
Meilleure que la tienne; je suis un gentilhomme, et toi, un tireur de vin.
HENRI.
Ce que je suis venu tirer, mon cher monsieur, ce sont vos oreilles.
L'HOTESSE.
Oh ! que Dieu conserve ta grâce ! Par ma foi , sois le bienvenu à Londres. Que le seigneur bénisse ton aimable figure ! Oh ! Jésus ! vous voilà donc re- venu du pays de Galles?
FALSTAFF.
Te voilà donc , mâtin ! tu es , folle engeance de roi (^portant la main sur Dorothée) , je te le jure par sa peau flexible et son sang gâté , tu es le bien- venu !
DOROTHÉE.
Qu'est-ce que c'est que ça, gros butor que vous êtes? Je vous méprise.
POINS, au prince.
Milord, si vous ne prenez pas la chose dans le premier feu, il vous fera perdre l'envie de vous venger, et tournera le tout en plaisanterie.
ACTE II, SCÈNE IV. ^55
HENRI.
Comment ! infâme mine à suif, avec quel me'pris n'avez-vous pas parlé de moi tout à l'heure en pré- sence de cette sage, honnête et vertueuse dame?
L'HOTESSE.
Dieu bénisse votre excellent cœur ! Elle est bien tout cela sur mon honneur.
FALSTAFF.
Est-ce que tu m'as entendu ?
HENRI.
Oui; et vous m'avez reconnu aussi, comme le jour où vous vous sauvâtes auprès de Gadshill. Vous saviez certainement que j'étais derrière vous , et vous avez dit tout cela exprès pour mettre ma pa- tience à l'épreuve.
FALSTAFF.
Oh ! non , non, non , tu te trompes ; je ne croyais pas que tu fusses à portée de m'entendre.
HENRL
Je veux vous forcer à avouer l'insulte que vous m'avez faite de dessein prémédité; et alors je saurai bien comment vous arranger.
FALSTAFF.
Il n'y avait pas d'insulte, Hal; sur mon honneur, il n'y avait pas d'insulte.
HENRL
Comment ! en me dépréciant , en m'appelant pan- netier , taille-pain , et je ne sais encore comment.
256 HENRI IV^
FALSTAFF.
Point d'insulte, Hal.
POINS.
Quoi ! ce ne sont pas là des insultes ?
FALSTAFF.
Pas du tout, point d'insulte, du tout, Ned, hon- nête Ned. Je l'ai de'pre'cié devant les me'chans , afin que les médians ne se prissent point d'amour pour lui : en quoi faisant , j'ai joué le rôle d'un véritable ami , d'un bon sujet, et ton père doit me remercier pour cela. Il n'y a point là d'insulte, Hal; pas du tout , Ned , pas du tout : non , mes enfans , pas du tout.
HENRI.
Vois donc , si de peur et de pure lâcheté tu n'in- sultes pas à présent cette vertueuse dame , pour te tirer d'affaire avec nous? Est-elle du nombre des méchans? Ton hôtesse que voilà, en est-elle? Ce pauvre petit page en est-il un ? Ou bien cet honnête Bardolph , dont le nez brûle de zèle , est-il un mé- chant ?
POINS.
Réponds donc, vieux arbre mort, réponds donc.
FALSTAFF.
Le diable a déjà marqué Bardolph à tout jamais, et son visage est la cuisine particulière de Lucifer , où il ne fait autre chose que de lui rôtir de la ver- mine : quant à ce petit page, il a un bon ange à ses côtés ; mais le diable est plus fort que lui.
HENRL
Pour les femmes....
ACTE II, SCÈNE IV. aSj
FALSTAFF.
Il y en a une qui est déjà en enfer ; elle brûle, la pauvre diablesse ^^°\ Quant à l'autre, je lui dois de l'argent ; si pour cela elle doit être damne'e ou non , c'est ce que je ne sais pas.
L'HOTESSE.
Oh ! pour cela non, je vous assure.
FALSTAFF.
A te dire le vrai , je ne le crois pas non plus; je crois que tu es quitte pour cet article. Mais, par- dieu î il y a une autre affaire contre toi ; de souffrir qu'on mange de la viande chez toi, en contravention à la loi ! C'est pourquoi je pense que tu iras brûler comnie les autres.
L'HOTESSE.
Tous ceux qui tiennent auberge en font autant : qu'est-ce qu'un gigot de mouton ou deux durant tout un carême?
HENRI.
Et vous , ma belle dame ?
DOROTHÉE.
Que dit votre grâce?
FALSTAFF.
Ce que dit sa grâce , elle le dit tout-à-fait à contre- cœur.
L'HOTESSE.
Qui frappe si fort à la porte ? Voyez qui est à la porte, François.
TOM. X. Shahspeare. I 7
258 HENRI IV,
(Entre Peto. )
HENRI.
Eh bien , Peto^ quelle nouvelle ?
PETO.
Le roi votre père est à Westminster ; vingt cour- riers bien las et bien épuisés arrivent du nord ; et chemin faisant j'ai rencontre' et passé une douzaine de capitaines, nus-tête et suant à grosses gouttes, qui frappaient à tous les cabarets, et demandaient si l'on n'avait pas vu sir Jean FalstafF.
HENRI,
Sur mon Dieu , Poins, je me sens bien coupable de profaner ainsi à des sottises un temps si précieux, tandis que la tempête de la révolte , comme le vent du sud accompagné de noires vapeurs , commence à fondre en orage sur nos têtes nues et désarmées. Donnez -moi mon épée et mon manteau. Bonsoir, FalstafF.
( Sortent Henri, Poins , Peto et Bardolph. ) FALSTAFF.
Voilà que m'arrivait le plus friand morceau de la soirée , et il faut partir sans y mettre la dent ! Encore frapper à la porte ! Qu'est-ce que c'est? qu'y a-t-il donc encore?
( Entre Bardolph. )
BARDOLPH,
Il faut que vous vous rendiez à la cour tout de suite ; il y a là bas une douzaine de capitaines qui vous attendent à la porte.
FALSTAFF, au page.
Payez les musiciens , petit drôle; adieu, hôtesse;
ACTE II, SCÈNE IV. 269
adieu, Dorothée : vous voyez, mes enfans, comme les gens de me'rite sont recherchés. L'homme inu- tile peut dormir , tandis que l'homme de courage est appelé partout. Adieu, mes enfans : si l'on ne me fait pas partir en poste sur-le-champ, je vous reverrai avant de m'en aller.
DOROTHÉE.
Je ne saurais parler. Si mon cœur n'est pas prêt à crever!... Enfin, mon cher Jack, aie bien soin de toi.
FALSTAFF.
Adieu , adieu.
( Sortent Falstaff et Eardolpb. ) L'HOTESSE.
Allons , porte-toi bien : il y aura vingt-neuf ans à la saison des pois verts que je te connais , mais
pour un homme plus honnête et plus sincère
Enfin , porte-toi bien.
BARDOLPH, appelant dans l'intérieur.
Mistriss Tear-Sheat !
L'HOTESSE.
Qu'est-ce qu'il y a ?
BARDOLPH.
Dites à mistriss Tear-Sheat de venir parler à mon maître.
L'HOTESSE.
Oh! cours vite, Dorothée; cours, cours, ma bonne Dorothée.
( Elles sortent. ) FIN DU DEUXIÈME ACTE.
26o HENRI IV,
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ACTE TROISIÈME.
SCÈNE PREMIÈRE.
Dans le palais du roi.
Entre LE ROi , en robe de chambre, accompagné d'un page.
LE ROI.
Va : dis aux comtes de Surrey et de Warwick de se rendre ici ; mais recommande-leur de lire aupa- ravant ces lettres , et d'en bien me'diter le contenu. Fais diligence. ( Le page sort. ) Combien de milliers de mes plus pauvres sujets dorment à cette heure ! Sommeil , bienfaisant sommeil , doux réparateur de la nature , comment donc t'ai-je fait fuir , que tu ne veuilles plus appesantir mes paupières , et plonger dans l'oubli mes sens assoupis? Pourquoi, sommeil, te plais-tu mieux dans la chaumière enfume'e, éten- du sur d'incommodes grabats, où. tu t'assoupis au bourdonnement des insectes nocturnes, que dans les chambres parfumées des grands , sous la pourpre d'un dais magnifique, où les sons d'une douce mé- lodie invitent au repos? Dieu bizarre , pourquoi vas- tu partager le lit dégoûtant du misérable , et laisses- tu la couche des rois semblable à la boîte d'une
ACTE III, SCÈNE I. ^Gt
horloge, ou à la cloche qui sonne l'alarme? Quoi ! tu vas fermer les yeux du mousse sur la cime agite'e et périlleuse du mât , et tu l'endors berce par les flots que soulève la tempête , et battu des vents qui saisissent par le sommet les vagues sce'le'rates , he'- rissent leurs têtes monstrueuses , et les pendent aux mobiles nuages avec des clameurs assourdissantes telles que le bruit en réveille la mort ! 0 injuste sommeil, peux-tu dans ces heures terribles accorder ton repos au mousse trempé des flots , tandis qu'au sein de la nuit la plus calme et la plus tranquille , sollicité par tous les moyens et toutes les séductions imaginables, tu le refuses à un roi ! — Couchez-vous donc tranquillement, heureux misérables. Inquiète repose la tête qui porte une couronne !
( Entrent Warwick et Surrey. )
WARWICK.
Mille bonjours à votre majesté !
LE ROI.
Est-ce que nous sommes déjà au matin?
WARWICK.
Il est une heure passée.
LE ROI.
En ce cas , milords , je vous souhaite aussi le bon- jour à tous deux. — Avez-vous lu les lettres que je vous ai envoyées ?
WARWICH.
Ouij(^ mon souverain.
LE ROL
Vous voyez donc dans quel état critique est notre
2^2 HENRI IV,
royaume , de quelles maladies funestes il est atteint,
et qu'il a son grand danger tout près du cœur.
WARWICK.
Il n'y a, seigneur, qu'un de'sordre naissant dans sa constitution , et l'on peut lui rendre toute sa vi- gueur avec de bons conseils et peu de remèdes. — Milord Northumberland sera bientôt refroidi.
LE ROI.
0 ciel! que ne peut-on lire dans le livre du des- tin ! y voir tantôt la re'volution des siècles aplanir les plus hautes montagnes; tantôt le continent, comme lassé de sa ferme solidité , se fondre et s'é- couler dans les mers; et d'autres fois la ceinture élevée de l'Océan devenir trop large pour les reins de Neptune ! que n'y peut-on apprendre comme le hasard se rit de nous, et de combien de diverses li- queurs ses changemens remplissent la coupe des vi- cissitudes ! Oh ! si l'on pouvait voir tout cela , le jeune homme le plus heureux, à l'aspect de la route qu'il lui faut suivre à travers la vie , des périls où il doit passer , des traverses qui doivent s'ensuivre , ne songerait plus qu'à fermer le livre, s'asseoir et mou- rir. — Dix ans ne se sont pas encore écoulés depuis que Richard et Northumberland, amis déclarés, pre- naient ensemble de joyeux repas; et deux ans après ils étaient en guerre. Il n'y a que huit ans que ce même Percy était l'homme le plus près de mon coeur ; il travaillait sans relâche comme un frère pour mes intérêts , et déposait à mes pieds son affec- tion et sa vie. Quoi? pour l'amour de moi il bravait en face Richard. Qui de vous était présent alors?
■^'
ACTE III, SCÈNE I. a63
( j4 }Varwick. ) C'était vous , cousin Nëvil , autant que je m'en puis souvenir. Lorsque Richard, les yeux pleins de larmes, insulté, maltraité de repro- ches par Northumberland , prononça ces paroles que nous voyons maintenant avoir été prophétiques : « Northumberland, toi l'échelle avec laquelle mon cousin Bolingbroke est monté sur mon trône, m — Bien qu'alors, le ciel le sait, je n'eusse point cette pensée, et que la nécessité seule ait abaissé l'état, en telle sorte que la souveraineté et moi fûmes for- cés de nous embrasser. — « Le temps viendra, con- tinua-t-il , un temps viendra , que ce crime infâme, comme un ulcère mûri, répandra la corruption qu'il renferme. )) Et il poursuivit , prédisant ce qui arrive aujourd'hui et la rupture de notre amitié.
WARWIGK.
Il se trouve toujours dans la vie des hommes quel- que événement propre à nous représenter l'aspect des temps qui ne sont plus. En les observant on peut prophétiser assez juste le gros des hasards encore à naître, faibles commencemens gardés en réserve dans les germes où ils reposent, pour y être couvés par le temps qui les fait éclore. D'après l'inévitable loi des choses, le roi Richard pouvait clairement concevoir l'idée que le puissant Northumberland , alors traître pour lui , ferait sortir de cette semence une trahison plus grande encore qui ne trouverait pour y attacher ses racines d'autre terrain que vous.
LE ROI.
Ces événemens sont-ils donc une inévitable néces- sité .^ Hé bien, recevons-les comme la nécessité.
264 HENRI IV,
C'est elle encore qui nous appelle en ce moment à grands cris. — On dit que l'évêque et Northumber- land sont forts de cinquante mille hommes.
WARWICK.
Cela est impossible , seigneur ; la renomme'e , répétant à la fois la voix et l'écho , double toujours les objets de crainte. — Que votre grâce veuille bien s'aller mettre au lit. Sur ma vie, seigneur , l'armée que vous avez envoyée viendra facilement à bout de cette conquête ; et pour vous consoler encore da- vantage, j'ai reçu l'avis que Glendower est mort. Votre majesté a été malade toute cette quinzaine , et ces heures prises sur le temps du sommeil doivent nécessairement aggraver votre mal.
LE ROI.
Je vais suivre votre conseil : et si ces guerres do- mestiques étaient terminées, nous partirions, mes chers lords , pour la Terre-Sainte.
( Ils sortent. }
ACTE III, SCÈNE II. 265
SCÈNE IL
Une cour devant la maison du juge de paix Shallow , dans le comté de Glocester»
Entrent SHALLOW et SILENCE , chacun de son côté, suivis de MOULDY , SHADOW , WART , FREBLE , et BULLCALF.
SHALLOW, à Silence.
Venez , venez , venez : votre main , monsieur , votre main, monsieur ; vous êtes bien matinal, par ma foi ! Comment se porte mon cher cousin Silence ?
SILENCE.
Bonjour , mon cher cousin Shallow.
SHILLOW.
Et comment se porte ma cousine votre femme , et votre charmante fille , et la mienne , ma filleule H-e'lène ?
SILENCE.
Ah! ce n'est pas un merle blanc.
SHALLOW.
Qu'on en dise tout ce qu'on voudra, je gage que mon cousin Guillaume est un habile garçon à pre'- sent. Il est toujours à Oxford, n'est-ce pas?
SILENCE.
Oui vraiment, à ma grande charge.
SHALLOW.
Vous l'enverrez bientôt, je pense, aux écoles de
266 HENRI IV,
droit. J'étais autrefois de celle de Saint-Clément, où je crois qu'on parle encore, et qu'on parlera long- temps de cet e'tourdi de Sliallow.
SILENCE.
On vous appelait le vigoureux Shallow, alors, cousin.
SHALLOW.
Oh! pardieu, j'avais toute sortes de noms. Et en vérité , il n'y avait rien que je ne fusse capable de faire, et rondement encore. Il y avait moi et le petit Jean Doit , du comté de Stafford , et le noir George Bare , et François Pickbone , et Guillaume Squelle, un fameux lutteur '^^^^ : je suis sûr que, dans toutes les écoles de droit , on n'aurait pas trouvé quatre autres vauriens de tapageurs comme nous : et j'ose dire que nous savions bien où déterrer le gibier, et que nous avions le meilleur à commande- ment. Il y avait aussi dans ce temps-là avec nous Jean Falstaff, aujourd'hui sir Jean, alors tout jeune et page de Thomas Mowbray, duc de Norfolk.
SILENCE.
Est-ce le même sir Jean , cousin , qui va venir ici bientôt pour des recrues ?
SHALLOW.
Le même, le même sir Jean , précisément le même. Je lui ai vu fendre la tête de Skogan ^^^^ à la porte du palais , qu'il n'était encore qu'un marmot pas plus haut que cela : et le même jour, je me suis battu avec un certain Samson Stock-Fish, qui tenait une boutique de fruitier derrière les écoles de Gray. Oh! les bonnes farces que j'ai faites! Et de voir au-
ACTE III, SCÈNE IL 267
jourd'hiii combien il y a de mes vieilles connais- sances de mortes î
SILENCE.
Nous nous suivrons tous, cousin.
SHALLOW.
OIî ! cela est certain , cela est certain , très-sûr , très-sur : la mort (comme dit le psalmiste) , est cer- taine pour tous , tous mourront. — Combien une bonne paire de bœufs à la foire de Stampford ?
SILENCE.
Pour vous dire la ve'rite', cousin, je n'y ai pas e'te'.
SHALLOW.
Oui, la mort est certaine. — Et le vieux Double de votre ville est-il toujours en vie ?
SILENCE.
Mort, monsieur.
SHALLOW.
Mort! Voyez, voyez, il tirait bien de l'arc; et il est mort ! Il avait un beau coup de fusil. Jean de Gaunt l'aimait beaucoup, et gageait beaucoup d'ar- gent sur sa tête. Mort! il vous tapait dans le blanc à deux cent quarante pas , et vous aurait lancé un trait à deux cent quatre-vingts , et même quatre- vingt-dix pas, que cela vous aurait enchanté à voir. — A quel prix la vingtaine de brebis à présent?
SILENCE.
Selon comme elles sont : une vingtaine de bonnes brebis peut aller à dix guinées .
268 HENRI IV,
SHALLOW.
Et comme cela , le pauvre vieux Double est donc mort?
( Entrent Bardolph et une autre personne avec lui. ) SILENCE.
Voilà, je crois, deux des gens de sir Jean FalstafF.
BARDOLPH.
Bonjour, mes bons messieurs ; lequel de vous deux est le juge Shallow?
SHALLOW.
Je suis Robert Shallow, monsieur, un pauvre gentilhomme de ce comté, et l'un des juges de paix du roi. Que désirez-vous de moi?
BARDOLPH.
Mon capitaine, monsieur le juge, se recommande à vous; mon capitaine, sir Jean FalstafF, homme de belle taille , pardieu ! et un très-vaillant chef de recrues.
SHALLOW.
Il me fait bien de la grâce , monsieur; je l'ai connu un excellent espadonneur : comment se porte ce bon chevalier? Oserai-je demander comment se porte milady son épouse?
BARDOLPH,
Excusez-moi, monsieur, mais un soldat n'est pas si mal accommodé que de n'avoir qu'une femme.
SHALLOW.
C'est bien dit, par ma foi, monsieur; et, en vé- rité, c'est bien dit. Mieux accommodé! Il est bon! Oui , en vérité , il est bon ! Les bonnes phrases sont
ACTE III, SCÈNE IL 269
très-certainement et ont toujours été en grande re- commandation. Accommodé, — cela vient d'^cco- modo : fort bien ! c'est une bonne phrase ^'^^^ !
BARDOLPH.
Pardonnez, monsieur, mais j'ai entendu dire ce mot-là. Comment dites-vous , une phrase? Par le jour qui luit, je ne sais pas ce que veut dire phrase; mais je soutiendrai, l'épée à la main, que ce mot est un très-bon mot de soldat , et un mot d'un sens très -avantageux. Oui, accommodé, c'est-à-dire, qu'un homme est, comme on dit, accommodé; ou bien, quand un homme est ce qu'on appelle... par quoi.... et comment.... il peut passer pour accom- modé, ce qui est une excellente chose.
( Arrive Falstaff. )
SHALLOW.
Vous avez raison ; tenez , voilà le bon sir Jean qui arrive. Donnez -moi votre chère main; que votre seigneurie donne sa chère main. Sur ma pa- role, vous avez bon visage; vous portez vos années à faire plaisir. Soyez le bienvenu, mon cher sir Jean.
FALSTAFF.
Je suis charmé de vous voir en bonne santé, mon cher maître Robert Shallow. C'est maître Sure-Card que voilà , je pense?
SHALLOW.
Non, sir Jean; c'est mon cousin Silence, mon confrère.
FALSTAFF.
Cher monsieur Silence, vous étiez bien fait pour être juge de paix.
2^0 HENRI IV,
SILENCE.
Votre seigneurie est la bienvenue.
FALSTAFF.
Pardieu ! il fait bien chaud ! — Messieurs , m'avez- vous fait ici une demi-douzaine d'hommes bons à recruter?
SHALLOW.
Vraiment oui, monsieur. Voulez-vous prendre la peine de vous asseoir?
FALSTAFF.
Voyons-les, s'il vous plaît.
SHALLOW.
Oii est la liste? où est la liste? où est la liste? At- tendez, attendez, attendez. Allons, allons, allons, allons. Oui ma foi, monsieur. (Il fait l'appel.) Ralph Moisy '^^'^^ ? Qu'ils viennent dans l'ordre où je les ap- pelle. Qu'ils viennent dans l'ordre , qu'ils viennent dans l'ordre. Voyons, où est Moisy?
MOISY.
Ici, sous votre bon plaisir.
SHALLOW.
Que pensez-vous de celui-ci, sir Jean? C'est un garçon bien membre, jeune, fort, et qui vient de bonne famille.
FALSTAFF.
Est-ce toi qui t'appelles Moisy?
MOISY.
Oui , sous votre bon plaisir.
ACTE III, SCÈNE II. 271
FALSTAFF.
Il n'est que plus pressé de l'employer.
SHALLOW.
Ha, ha, ha ! cela est excellent, ma foi ! Ce qui est moisi a besoin d'être employé' plus tôt que plus tard. Singulièrement bon! Bien dit, par ma foi! Fort bien dit !
FALSTAFF.
Piquez-le.
MOISY.
Oh! piqué, je le suis de reste. Si vous aviez pu me laisser tranquille ! Ma vieille grand-mère ne saura où donner de la tête pour trouver quelqu'un qui lui fasse son ménage et les gros travaux. Vous n'aviez pas besoin de me piquer; il y en a tant d'au- tres plus en état que moi !
FALSTAFF.
Allons, paix, Moisy : vous marcherez. Moisy, il est temps qu'on vous emploie.
MOISY.
Qu'on m'emploie?
SHALLOW.
Paix, drôle, paix; rangez-vous décote : savez- vous à qui vous parlez? — Voyons l'autre, sir Jean. Attendez. Simon L'ombre ^^^^ !
FALSTAFF.
Vraiment, je veux l'avoir celui-là; ce doit être un soldat bien frais.
SHALLOW.
Oii est L'ombre?
272 HENRI IV,
L'OMBRE.
Me vpilà , monsieur.
FALSTAFF.
L'ombre, de qui est-tu fils?
L'OMBRE,
Je suis l'enfant de ma mère , monsieur.
FALSTAFF.
L'enfant de ta mère ! c'est assez vraisemblable ; et l'ombre de ton père , l'enfant de la femelle est l'ombre du mâle : il y en a beaucoup de cette espèce , vraiment, mais pas beaucoup où le père ait mis du sien.
ISHALLOW.
Vous convient-il , sir Jean?
FALSTAFF.
L'ombre conviendra fort en été , pique-le ; nous avons comme cela beaucoup d'ombres qui remplis- sent les cadres.
SHALLOW.
Thomas Bossu î ^^^^
[FALSTAFF.
Où est-il?
BOSSU.
Me voilà , monsieur.
FALSTAFF.
T'appelles-tu Bossu?
BOSSU.
Oui , monsieur.
FALSTAFF.
Tu es , ma foi , un Bossu bien bossu .
ACTE III, SCÈNE II. 273
SHALLOW.
Le piquerai-je, monsieur le chevalier?
FALSTAFF.
Il n'est pas nécessaire , car son équipage est bâti sur son dos , et son corps ne tient qu'avec des épin- gles : ne le piquez pas davantage.
SHALLOW.
Ha , ha , ha ! C'est à faire à vous , chevalier , c'est à faire à vous! Je vous fais mon compliment. — François Foible {Feeble).
FOIBLE.
Me voilà, monsieur.
FALSTAFF.
Quel métier fais-tu , Foible ?
FOIBLE.
Tailleur pour femmes , monsieur.
SHALLOW.
Le piquerai-je, monsieur?
FALSTAFF.
Si vous voulez; mais si c'eût été un tailleur d'hommes, c'est à vous qu'il aurait piqué des points. Feras-tu bien autant de trous dans le corps d'armée de l'ennemi que tu en as fait dans une jupe de femme ?
FOIBLE.
J'y ferai tout mon possible , monsieur ; vous n'en pouvez pas demander davantage.
FALSTAFF.
C'est bieu dit, mon cher tailleur pour femmes ,
TOTW. Xt Shalispeare, ib
2n4 HENRI IV,
bien dit , courageux Foible. Tu seras aussi vaillant qu'un pigeon en colère, ou que la plus magnanime des souris. Piquez bien le tailleur de femmes, maître Shallow , profondément , monsieur Shallow.
FOIBLE.
J'aurais été bien cliarmé que Bossu fût parti aussi , monsieur.
FALSTAFF.
Je serais bien charmé que tu fusses tailleur pour hommes , afin que tu pusses le raccommoder et le mettre en état d'aller. Je ne peux pas faire un simple soldat d'un homme qui a un si gros corps derrière lui. Cette raison doit vous suffire , très-vigoureux Foible.
FOIBLE.
Aussi suffira-t-elle , monsieur.
FALSTAFF.
Je te suis bien obligé , respectable Foible. ="Qui est-ce qui vient après ?
SHALLOW.
Pierre le Bœuf ('^'), de la prairie.
FALSTAFF.
Vraiment ! Voyons un peu ce Pierre le Bœuf.
LE BOEUF.
Me voilà , monsieur.
FALSTAFF.
Devant Dieu, cela fait un drôle bien bâti. Allons, piquez-moi le Bœuf jusqu'à ce qu'il mugisse.
ACTE III, SCÈNE II. 275
LE BOEUF.
Oh ! mon seigneur capitaine
FALSTAFF.
Comment donc? tueries avantqu'on ne te pique?
LE BOEUF.
Ah ! monsieur , je suis malade.
FALSTAFF.
Et quelle maladie as-tu?
LE BOEUF.
Un mâtin de rhume , monsieur ; une toux que j'ai attrapée à force de sonner dans les affaires du roi , le jour de son couronnement, monsieur.
FALSTAFF.
Allons , tu viendras à la guerre en robe de cham- bre : nous ferons partir ton rhume , et nous aurons soin que tes parens sonnent pour toi. — Est-ce là tout?
SHALLOW.
Nous en avons appelé' deux de plus qu'il ne vous faut ; vous ne devez avoir que quatre hommes ici , monsieur ; faites-moi le plaisir d'entrer et d'accepter mon dîner.
FALSTAFF.
Volontiers, j'iraiboire un coup avec vous, mais ne saurais rester à dîner. Je suis bien charme' d'avoir eu le plaisir de vous voir , maître Shallow.
SHALLOW.
Oh ! monsieur le chevalier , vous souvenez-vous quand nous avons passé la nuit ensemble dans le moulin à vent des prés Saint-George?
276 . HENRI IV,
FALSTAFF.
Ne parlons plus de cela, mon cher maître Shallow^ ne parlons plus de cela.
SHALLOW.
Ah î que de farces nous avons faites cette nuit-là I et Jeanne Night- Work est-elle toujours en vie ?
FALSTAFF.
Toujours , maître Shallow.
SHALLOW.
Elle ne pouvait se débarrasser de moi.
FALSTAFF.
Oh ! jamais , jamais : aussi disait-elle toujours qu'elle ne pouvait pas supporter maître Shallow.
SHALLOW.
Pardieu ! il n'y avait personne comme moi pour la faire enrager. C'était une bonne robe alors j se soutient-elle toujours bien?
FALSTAFF.
Oh! vieille, vieille, maître Shallow.
SHALLOW.
En effet , elle doit être vieille ; il est impossible qu'elle ne soit pas vieille j certainement elle est vieille , puisqu'elle avait eu Robin Night- Work du vieux Night- Work, avant que je fusse à Saint-Clé- ment.
SILENCE.
Il y a cinquante-cinq ans de cela.
ACTE III, SCÈNE II. 277
SHALLOW.
Ah! cousin Silence, que n'as-tu vu ce que le chevalier et moi avons vu! ha! sir John.
FALSTAFF.
Nous avons entendu souvent sonner le carillon de minuit , maître Shallow.
SHALLOW.
Si nous l'avons entendu! si nous l'avons entendu! si nous l'avons entendu ! en ve'rité, chevalier, nous pouvons bien dire que nous l'avons entendu. Notre mot du guet e'tait hem ! enfans ! — Allons-nous-en dîner. Oh ! les beaux jours que nous avons vus ! Allons , allons.
(FalstafF, Shallow et Silence sortent.) LE BOEUF.
Mon bon monsieur le corporal Bardolph, soyez de mes amis , et voilà la somme de quarante shel- lings de Henri en écus de France pour vous. En bonne vérité , monsieur , j'aimerais autant être pendu , monsieur , que de partir : et cependant , quanta moi, monsieur, ce n'est pas que je m'en soucie beaucoup ; mais c'est que ce n'est pas mon penchant , et quant à moi j'ai envie de rester dans ma famille; autrement, monsieur, je ne m'en soucie pas quant à moi beaucoup.
BARDOLPH.
Allons, rangez-vous de côté.
MOISY.
Et moi, mon bon monsieur lecaporal capitaine, soyez de mes amis pour l'amour de ma vieille grand'mère.
278 HENRI JV,
elle n'a personne capable de rien faire auprès d'elle
quand je serai parti ; elle est vieille et ne peut pas
s'aider toute seulej je vous en donnerai quarante ,
monsieur.
BARDOLPH
Allons , rangez-vous de côté.
FOIBLE.
Par ma foi , cela m'est égal ; un homme ne peut jamais mourir qu'une fois ; nous devons une mort à Dieu. Je ne me souffrirai jamais un cœur lâche : si c'est mon sort , soit : si ce ne l'est pas, tout de même. Personne n'est trop bon pour servir son prince; et que cela tourne comme cela voudra : ce- lui qui meurt cette année en est quitte pour l'année prochaine.
BARDOLPH.
Bien dit , tu es un brave garçon !
FOIBLE.
Non ma foi ! je ne me souffrirai jamais un cœur lâche,
(Rentrent Falstaff et les juges de paix.) FALSTAFF,
Allons, monsieur , quels sont les hommes que je dois avoir?
SHALLOW.
Choisissez les quatre que bon vous semblera.
BARDOLPH.
Monsieur , écoutez un peu que je vous dise un mot : j'ai ^'♦^^ trois guinées pour décharger Moisy et le Bœuf.
ACTE lîï, SCÈNE II, 279
FALSTAFF.
Bien , j'entends.
SHALLOW.
Allons , sir Jean , qui sont les quatre que vous choisissez ?
FALSTAFF.
Choisissez pour moi.
SHALLOW.
Vraiment donc : Moisy, le Bœuf, Foible , et L'ombre.
FALSTAFF.
Moisy, le Bœuf! — Quant à vous , Moisy , restez chez vous jusqu'à ce que vous ne soyez plus bon pour le service. Et vous , le Bœuf, croissez jusqu'à ce que vous y soyez propre. Je ne veux point de vous autres.
SHALLOW.
Ah ! sir Jean , sir Jean , ne vous faites pas tort à vous-même : ce sont vos plus beaux hommes; et je serais bien aise que vous eussiez ce qu'il y a de mieux.
FALSTAFF.
Voulez-vous m'apprendre , monsieur Shallow , à choisir un homme ? Est-ce que je me soucie, moi , des membres, de la largeur, de la stature, de la corpulence, et de toutes ces formes robustes d'un homme? Donnez-moi le cœur, monsieur Shallow. Voilà Bossu , par exemple ; vous voyez quel air mal torché il a. Hé bien , c'est un homme qui vous char- gera et fera partir son mousquet aussi vite que le marteau d'un chaudronnier, qui ira et viendra aussi prestement que les seaux du brasseur sortant la bière de la cuve. Et cet autre demi-visage , ce ma-
2Bo HENRI lY,
raud de L'ombre , voilà encore un homme comme il m'en faut ; cela ne présente ni surface ni but à l'en- nemi ; celui qui voudra tirer sur lui pourrait tout aussi facilement ajuster le tranchant d'un canif : et pour une retraite , avec quelle le'gèreté ce Foible , tailleur de femmes, vous saura courir! Oh ! donnez- moi les hommes de rebut , et renvoyez-moi au rebut vos hommes d'élite. Mettez-moi un mousquet entre les mains de Bossu , Bardolph.
BARDOLPH, lui faisant faire Texercice.
Tenez-vous, Bossu j l'arme enjoué : comme cela, comme cela , comme cela.
FALSTAFF.
Allons, maniez-moi votre mousquet; comme cela ; fort bien : marchez; fort bien, à merveille. Oh î il n'est rien tel pour faire un fusilier , qu'un petit , vieux, maigre, ratatiné, pelé. Par ma foi, je te dis que c'est fort bien, Bossu. Tu es un bon garçon; tiens, voilà un tester pour toi.
SHALLOW.
Il n'est pas encore maître passé là-dedans ; il ne l'exécute pas très-bien . Je me souviens qu'à la plaine de Mile-End, du temps que je demeurais à Saint- Clément , je faisais alors le rôle de sir Dagonet dans la farce d'Arthur; il y avait un singulier drôle de petit corps, et il vous maniait son mousquet comme cela, et puis il tournait par-ici , et tournait par-là , et puis en avant, et puis en arrière, comme qui dirait, ra ta ta, et puis comme qui dirait pan y et puis il s'en allait, et puis il revenait encore : ah ! je n'en verrai jamais un comme lui.
ACTE IIÎ, SCÈNE II, 281
FALSTAFF.
Ceux-là feront très-bien. Maître Shallow , Dieu vous garde ! maître Silence , je ne ferai pas de longs complimens avec vous ; adieu , messieurs , tous les deux. Je vous fais mes remercîmens; j'ai encore une douzaine de milles à faire ce soir. — Bardolpli , don- nez à ces miliciens leur uniforme.
SHALLOW.
Sir Jean , que le ciel vous bénisse , fasse prospérer vos affaires , et nous envoie bientôt la paix ! Ne re- passez pas ici sans vous arrêter chez moi, que nous renouvellions notre ancienne connaissance : peut- être bien alors que je vous tiendrai compagnie pour aller à la cour.
FALSTAFF.
Je voudrais qu'il vous en prît envie, maître Shal- low.
SHALLOW.
Allez, en un mot comme en mille, j'ai dit. Portez- vous bien.
FALSTAFF,
Adieu, mes chers messieurs. — Ici, Bardolph. Conduis ces hommes-là .
(Il sort.) FALSTAFF.
A mon retour je veux soutirer ces deux juges de paix. Je connais déjà à fond le juge Shallow. Seigneur mon Dieu , combien nous autres vieillards sommes naturellement portés à mentir ! Ce déchar- né de juge de paix n'a fait autre chose que de m'é-
?H2 HENRI IV,
tourdir de toutes les extravagances de sa jeunesse , et de ses prouesses dans la rue de Turn-Bull ^^^^ , et jamais trois mots de suite sans une menterie , plus exactement payée à son auditeur que ne l'est l'im- pôt du Turc. Je me le rappelle très-bien lorsqu'il était à Saint- Clément , comme de ces figures qu'on fait, après souper, d'une pelure de fromage. Quand il était nu, il n'y avait personne qui ne le prit pour une rave fourchue surmontée d'une tête gro- tesquement taillée au couteau; il était si mince qu'à une vue un peu embrouillée ses dimensions auraient été tout-à-fait invisibles. C'était le spectre de la famine , et cependant lascif comme un singe. Les catins ne l'appelaient pas autrement que Man- dragore : il suivait toujours les modes d'une lieue , et n'avait jamais de chansons à chanter à ses mau- vaises servantes d'auberges que celles qu'il enten- dait siffler aux charretiers; et il vousles donnait avec serment pour des caprices de lui , ou le fruit de ses veilles ; et voilà ce sabre de bois devenu écuyer , parlant aussi familièrement de Jean de Gaunt que s'il eût été son camarade , et je ferais bien serment qu'il ne l'a jamais vu qu'une fois dans sa vie : c'é- tait dans la cour des joutes oii Gaunt lui cassa la tête pour s'être venu fourrer parmi les officiers du maréchal. Je dis, en voyant cela, à Jean de Gaunt qu'il battait son propre nom ; en effet vous l'auriez pu fourrer tout vêtu dans une peau d'anguille : l'étui d'un hautbois à trois corps lui eût fait une maison , un palais ; et aujourd'hui il a des terres et des bestiaux ! C'est bien, je ferai connaissance avec lui , si je reviens ; et il y aura bien du malheur si
ACTE m, SCÈNE II. 283
je ne m'en fais une double pierre philosophale. Si le jeune goujon fait la nourriture du vieux brochet , je ne vois pas pourquoi, suivant toutes les lois de la nature, je ne le happerais pas. Que l'occasion se présente, et voilà tout.
(Il sort.)
FIN DU TROISIEME ACTE.
284 HENRI IV,
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ACTE QUATRIÈME.
SCÈNE PREMIÈRE.
Une forêt dans la province d'York.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK, MOWBRAY, HASTINGS, et autres.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Comment s'appelle cette foi^êt?
HASTINGS.
C'est la foret de Galtrie , sauf le bon plaisir de votre grâce.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Arrêtons - nous ici , mes lords , et envoyez à la découverte pour reconnaître les forces de l'en- nemi.
HASTINGS.
Nos espions sont déjà en campagne.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Vous avez bien fait. — Mes amis et mes collègues dans cette grande entreprise, je dois vous apprendre que j'ai reçu de Northumberland des lettres d'une date très-récente. Voici la teneur et la substance de ces froides lettres. 11 souhaiterait , dit-il, être ici à
ACTE IV, SCÈNE I. aSS
la tête d'un corps digne de son rang : mais il n'en a pu trouver un assez nombreux , et il s'est retiré en Ecosse pour laisser croître ses forces et mûrir sa fortune : il finit par demander à Dieu, de tout son coeur , que vos efforts triomphent des hasards et de la redoutable puissance de votre ennemi.
/
MOWBRAY.
Ainsi voilà les espérances que nous fondions sur lui échouées et mises en pièces.
(Entre un messager.)
HASTINGS.
Hé bien , quelles nouvelles ?
LE MESSAGER.
A l'occident de cette forêt, à moins d'un mille d'ici , les ennemis s'avancent en bon ordre , et par l'étendue de terrain qu'ils occupent , j'estime que leur nombre doit monter à près de trente mille hommes.
MOWBRAY.
C'est justement ce que nous avions supposé. Mar- chons vers eux, et allons les affronter sur le champ de bataille.
(Entre Westmoreland. )
L'ARCHEVEQUE D'YORK.
Quel est ce chef armé de toutes pièces qui s'a- vance droit à nous ? Je crois que c'est milord West- moreland.
WESTMORELAND.
Salut et civilités de la part de notre général , le prince lord Jean de Lancastre.
28G HENRI IV,
L ARCHEVÊQUE D'YORK.
Parler, milord Westmoreland ; expliquez-vous sans crainte. Quel motif vous amène vers nous ?
WESTMORELAND.
C'est donc à votre grâce , milord , que s'adres- sera principalement le fond de mon discours. Si cette rébellion s'avançait comme il lui convient, sous l'aspect d'une abjecte et vile multitude, conduite par une jeunesse fougueuse , animée par la fureur et soutenue d'une troupe d'enfans et de mendians ; si , dis-je , la révolte maudite s'offrait ainsi sous sa forme propre , naturelle et véritable , on ne vous verrait pas , vous , mon révérend père , et tous ces nobles lords , décorer ici de vos légitimes dignités le trident , ligure de l'ignoble et sanguinaire insurrec- tion. - — Vous , lord archevêque , dont le siège est appuyé sur la paix publique , dont la barbe a reçu l'empreinte de la main d'argent de la paix , dont la paix a nourri la science et les bonnes lettres , dont les vêtemens offrent dans leur blancheur l'emblème de l'innocence , et figurent la divine colombe et l'esprit saint de paix ! pourquoi vous traduire vous- même si malheureusement du gracieux langage de la paix dans le rude et bruyant idiome de la guerre , transformant vos livres en tombeaux , votre encre en sang , vos plumes en lances , et votre langue pieuse en une éclatante trompette et un aiguillon de guerre ?
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Pourquoi je me conduis ainsi? Telle est la question que vous me faites : je vais en peu de mots droit au
ACTE IV, SCÈNE 1. 287
but. — Nous sommes tous malades ; les excès de notre intempe'rance et de nos folies ont allumé dans notre sein une fièvre ardente qui demande que notre sang soit versé. Atteint d'une pareille mala- die , notre feu roi Richard en mourut. Cependant , mon très-noble lord Westmoreland , je ne me donne point ici pour le médecin de ces maux , et ce n'est point en ennemi de la paix que je me mêle dans les rangs des guerriers ; mais plutôt, en étalant pour quelques momens l'appareil menaçant de la guerre , je veux forcer au régime des esprits ardens fatigués de leur bonheur , et purger un excès d'hu- meur qui commence à arrêter dans nos veines le mouvement de la vie. — Je vais vous parler plus simplement. J'ai d'une main impartiale pesé dans une juste balance les maux que peuvent causer nos armes et les maux que nous souffrons , et je trouve nos injures bien plus graves que nos torts : nous voyons quelle direction suit le cours des choses ac- tuelles , et la violence du torrent des circonstances nous emporte malgré nous hors de notre paisible sphère. Nous avons résumé tous nos griefs, pour les montrer article par article quand il en sera temps. Nous les avons , long-temps avant ceci , présentés au roi ; mais tous nos efforts n'ont pu nous obtenir audience. Lorsque , tourmentés d'injustices , nous voulons exposer nos plaintes , l'accès à son trône nous est fermé par les hommes mêmes qui ont le plus contribué aux injustices dont nous nous plaignons. Ce sont les dangers des jours tout récemment passés , et dont le souvenir est inscrit sur la terre en caractères de sang encore visibles ; ce sont les exemples que
28H HENRI IV,
chaque heure , que l'heure pre'sente amène sous nos yeux , qui nous portent à revêtir ces armes si mal- se'antes , non pour rompre la paix , ni aucune de ses branches , mais pour établir ici une paix qui en ait à la fois le nom et la re'alite'.
WESTMORELAND.
Et quand a-t-on jamais refusé d'écouter vos plain- tes ? En quoi avez-vous été lésé par le roi ? Quel pair a jamais été suborné pour vous offenser, en telle sorte que vous puissiez vous croire autorisé à sceller aujourd'hui d'un sceau divin le livre sanglant et il- légitime d'une révolte mensongère , et à consacrer l'épée cruelle de la guerre civile ?
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Des maux de l'état notre frère commun , et de la cruauté exercée sur le frère né de mon sang , j'ai fait une querelle particulière.
WESTMORELAND.
Il n'est nullement besoin de pareille réforme, et, quand elle serait nécessaire , ce n'est pas à vous qu'elle appartient.
MOWBRAY.
Pourquoi pas à lui , du moins en partie ? Et à nous tous , qui sentons encore les plaies du passé , et qui voyons le présent appesantir sur nos dignités une main injuste et oppressive ?
WESTMORELAND.
Oh ! mon cher lord Mowbray , jugez des événe- mens par la nécessité des circonstances , et vous di- rez alors avec plus de vérité que c'est le temps et
ACTE IV, SCÈNE I. 289
non le roi qui vous maltraite. Et cependant , quant à vous , je ne puis voir que , soit de la part du roi , soit de la part des conjectures nouvelles , vous ayez lieu le moins du monde à fonder une plainte. N'avez- vous pas été rétabli dans toutes les seigneuries du duc de Norfolk , votre noble père , d'honorable mémoire ?
M0WBRA.Y.
Hé ! qu'avait donc perdu mon père dans son hon- neur, qui eût besoin d'être ranimé et ressuscité en moi? Le roi qui l'aimait fut forcé, par la situation où se trouvait l'état, de l'exiler malgré lui. Et cela, au moment oii Henri Bolingbroke et lui étaient tous deux en selle et haussés sur leurs étriers ; leurs che- vaux hennissaient pour appeler l'éperon , leurs lances en arrêt , leurs visières baissées , leurs yeux lançant le feu à travers l'acier de leurs casques , et la bruyante trompette les animant l'un contre l'autre ; alors , alors , rien ne pouvait garantir le sein de Bo- lingbroke de la lance de mon père. Oh! lorsque le roi jeta contre terre son bâton de commandement, sa vie y tenait suspendue; il se renversa du coup , lui et tous ceax qui depuis ont péri sous Bolingbroke, ou par jugement, ou par la pointe de l'épée.
WESTMORELAND.
Vous parlez , lord Mowbray, de ce que vous ne sa- vez pas. Le comte d'Hereford était réputé alors pour le plus brave gentilhomme de l'Angleterre. Qui sait auquel des deux la fortune aurait souri? Mais quand votre père eût obtenu la victoire, il ne l'eût pas por- tée hors de Conventry; car tout le pays, d'une voix
ToM. X. Shahspeare. 1<^
290 ■ HENRI lY,
unanime, le poursuivait des cris de sa haine j et tous les vœux , tout l'amour des citoyens se portaient sur Hereford, qu'ils chérissaient de passion, qu'ils be'nissaient et prisaient plus que le roi. Mais ceci n'est qu'une pure digression. — Je viens ici, envoyé par le prince notre général, pour connaître vos griefs , pour vous annoncer de sa part qu'il est prêt à vous donner audience; et toutes celles de vos de- mandes qui paraîtront justes vous seront accor- dées ; on écartera tout ce qui pourrait encore vous faire regarder comme ennemis.
MOWBRAY.
Ces offres qu'il nous fait, il nous a contraints de les lui arracher : elles viennent de sa politique, et non de son affection.
WESTMORELAND.
Mowhray, c'est présomption de votre part , que de le prendre ainsi. Ces offres partent de sa clémence et non de sa crainte : car, regardez bien , notre ar- mée est à la portée de votre vue , et sur mon hon- neur, toute entière, trop pleine de confiance pour admettre seulement la pensée de la crainte; nos rangs comptent plus de noms illustres que les vôtres; nos soldats sont plus aguerris ; nos armures aussi fortes, et notre cause plus juste; ainsi, la raison veut que nos courages soient aussi bons : ne dites donc plus que nos offres sont forcées.
MOWBRAY.
A la bonne heure ; mais , si l'on m'en croit , nous n'accepterons aucune négociation.
ACTE IV, SCÈNE I. 291
WESTMORELAND.
Cela ne prouve autre chose que le sentiment d'une cause coupable. Un coffre pouri ne supporte pas d'être manié.
HASTINGS.
Le prince Jean est-il revêtu de pleins-pouvoirs ? son père lui a-t-il transmis son autorité pour nous entendre et régler d'une manière stable les condi- tions qui seront arrêtées entre nous?
WESTMORELAND,
Le nom seul de général emporte la plénitude de ces pouvoirs. Je m'étonne d'une question aussi fri- vole.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Hé bien, milord Westmoreland , prenez cet écrit : il renferme nos plaintes générales. Que cha- cun de ces abus soit réformé , et que tous ceux de notre parti qui , présens ici ou ailleurs , se trou- vent intéressés dans cette entreprise, soient dé- chargés de toutes recherches par un pardon en forme légale et régulière , bornant nos volontés ac- tuelles à ce qui nous regarde , et à la réussite de nos projets; nous rentrons aussitôt dans les bornes du respect , et nous enchaînons nos armes au bras de la paix.
WESTMORELAND,
Je vais mettre cet écrit sous les yeux du général. Si vous voulez , milords , nous pouvons nous joindre et nous aboucher à la vue de nos deux armées ^ et tout terminer, soit par la paix , que le ciel veuille rétablir ! soit en recourant sur le lieu même de nos discussions, aux épées qui doivent les décider.
'j^2 HENRI IV,
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Nous y consentons, milord.
(Westmoreland sort.) MOWBRAY.
Quelque chose en moi me dit que les conditions de notre paix ne peuvent jamais être solides.
HASTINGS.
Ne craignez rien : si nous pouvons la faire sur des bases aussi larges et aussi absolues que celles que renfermeront nos conditions, notre paix sera solide comme le rocher.
MOWBRAY.
Oui, mais l'opinion que le roi conservera de nous sera telle , que la cause la plus le'gère , le prétexte le moins fondé , la première idée , le plus vain soup- çon , lui rappelleront toujours le souvenir de notre révolte; et quand, avec la foi la plus loyale, nous serions les martyrs de notre zèle pour lui , nos actions seront toujours sassées et ressassées si rudement, que les épis les plus pesans sembleront aussi légers que la paille , et que le bon grain ne sera jamais séparé du mauvais.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Non, non, milord, faites bien attention. — Le roi est las d'éplucher des torts si légers et si vains : il a reconnu qu'un soupçon éteint par la mort en fait renaître deux plus violens sur les héritiers de la vie qu'on a sacrifiée : il effacera donc entièrement les noms inscrits sur ses tablettes, et ne gardera plus de témoin qui puisse rappeler à sa mémoire le sou- venir de ses pertes passées. Car il sait bien qu'il ne peut jamais, au gré de ses soupçons, purger ce
ACTE IV, SCÈNE I. 293
royaume de tout ce qui lui porte ombrage. Ses en- nemis ont si lestement pris racine entre ses amis , que dans ses efforts pour extirper un ennemi , il ébranle du même coup et soulève un ami , si bien que cette nation, comme une épouse dont les pi- quantes injures ont irrité sa fureur jusqu'aux coups^ au moment où il va frapper, place devant elle son enfant, et tient le châtiment qu'il voulait lui faire subir, suspendu dans la main déjà levée sur elle.
HASTINGS.
D'ailleurs , le roi a tellement usé toutes ses verges sur les dernières victimes qu'aujourd'hui il manque m.ême d'instrument pour châtier ; en sorte que sa . puissance , telle qu'un lion sans griffes , menace , mais ne peut saisir.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Cela est vrai; — et soyez bien sûr, mon bon lord m^'échal , que si nous faisons bien constater au- jourd'hui notre pardon, notre paix, comme un membre rompu et rejoint , n'en deviendra que plus solide par sa rupture.
MOWBRAY.
Allons , soit ; voici milord Westmoreland qui revient vers nous.
( Rentre Westmoreland. )
WESTMORELAND.
Le prince est à quelques pas d'ici. Vous plaît-il, milords , de venir joindre sa grâce à une distance égale de nos deux armées?
?,94 HENRI IV,
MOWBRAY.
Monseigneur York , au nom de Dieu , avancez le premier.
L'ARCHEYÈQUE D'YORK.
Pre'venez-moi et saluez le prince. — ■ {A West- moreland.) Milord, nous vous suivons.
SCÈNE IL
Une autre partie de la forêt.
D'un côté entrent MOWBRAY , L'ARCHEVÊQUE D'YORK , HASTINGS , et autres lords ; de l'autre LE PRINCE JEAN DE LANCASTRE , WESTMORELAND , des officiers , suite.
LANCASTRE.
Mon cousin Mowbray , je me félicite de vous ren- contrer ici. — Salut , mon cher lord Archevêque. — Et à vous aussi , lord Hastings. — Salut à tous. — Milord York , vous paraissiez plus à votre avan- tage , lorsqu'en cercle autour de vous , votre trou- peau assemblé au son de la cloche , écoutait avec respect vos instructions sur le texte des livres saints, que vous ne vous montrez aujourd'hui sous la figure d'un homme de fer , excitant , au bruit de vos tam- bours , une multitude de rebelles , employant le glaive au lieu de la parole , et la mort au lieu de la vie. Si l'homme qui occupe une place dans le cœur du monarque , qui prospère sous les rayons de sa faveur , voulait abuser du nom de son roi , hélas ! à combien de méfaits ne pourrait-il pas ouvrir la car-
ACTE IV, SCÈNE II. 295
rière sous l'ombre d'une telle puissance? — C'est ce qui vous arrive , lord Archevêque. — Qui n'a pas entendu dire cent fois combien vous étiez inscrit avec honneur dans les livres de Dieu ? Vous étiez à nos yeux l'orateur de son parlement; vous étiez, à ce qu'il nous semblait , la voix de Dieu lui-même; vous étiez l'interprète et le négociateur entre les saintes puissances du ciel et nos œuvres de ténèbres. Oh ! qui jamais pourra croire que vous abusiez du saint respect attaché à votre place , et que vous employiez la faveur et la grâce du ciel , comme un favori per- fide le nom de son prince , à des actes déshonorans ? Vous avez , sous le masque du zèle de la cause de Dieu, enrôlé les sujets de mon père, son lieutenant sur la terre , et vous les avez ameutés ici contre la paisible autorité du ciel et de lui.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Mon noble lord Lancastre , je ne suis point ici armé contre l'autorité de votre père; mais, comme je l'ai dit à milord Westmoreland , c'est le mauvais gouvernement des temps actuels qui, d'un commun accord , nous assemble et nous oblige à nous serrer sous cette forme irrégulière , pour maintenir notre sûreté. J'ai envoyé à votre grâce le détail et les ar- ticles de nos griefs , ceux que la cour a repoussés avec mépris , et qui ont produit cette hydre , fille monstrueuse de la guerre. Vous pouvez fermer d'un sommeil magique ses yeux menaçans , en nous ac- cordant nos justes et légitimes demandes ; et aussi- tôt la fidèle obéissance, guérie de cette fureur insen- sée, s'abaisse avec soumission aux pieds de la majesté.
296 HENRI IV,
MOWBRAY.
Sur le refus , nous sommes résolus d'essayer notre fortune , jusqu'à ce que le dernier de nous périsse.
HASTINGS.
Et quand nous péririons ici , d'autres nous sup- pléeront dans une seconde tentative ; s'ils succom- bent , ils en auront d'autres pour les suppléer à leur tour : ainsi se perpétuera une succession de mal- heurs , et d'héritiers en héritiers cette querelle se transmettra tant que l'Angleterre verra naître des générations nouvelles.
LANCASTRE.
Vous êtes de trop peu de poids , Hastings , d'infi- niment trop peu de poids pour sonder ainsi la pro- fondeur des siècles à venir.
WESTMORELAND.
Votre grâce voudrait-elle leur répondre positive- ment et leur dire à quel point vous approuvez leurs articles ?
LANCASTRE.
Je les approuve tous et je les accorde volontiers , et je jure ici par l'honneur de mon sang , que les in- tentions de mon père ont été mal interprétées ; je conviens aussi que quelques-uns de ceux qui l'en- tourent ont outrepassé ses intentions et abusé de son autorité. Milord, ces griefs seront redressés sans dé- lai ; sur mon âme , ils le seront. Veuillez renvoyer vos troupes dans leurs difFérens comtés , comme nous allons faire les nôtres ; et ici , entre les deux armées , embrassons - nous et buvons ensemble comme des amis , afin que tous nos soldats puissent
ACTE IV, SCÈNE II. 297
reporter chez eux ce qu'ils auront vu par leurs yeux, des témoignages de notre réconciliation et de notre amitié.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Je reçois votre parole de prince de réformer ces abus.
LANGASTRE,
Je vous la donne et je la tiendrai ; et sur cette promesse , je porte cette santé à votre grâce.
HASTINGS, à un officier.
Allez , capitaine , et annoncez à nos soldats les nouvelles de la paix ; qu'ils reçoivent leur solde et qu'ils partent : je sais qu'ils en seront très-satisfaits. Hâte-toi , capitaine .
( Le capitaiae sort. ) L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
A vous , mon noble lord Westmoreland.
WESTMORELAND.
Je vous fais raison ; et si vous saviez combien il m'en a coûté de peines pour former cette paix , vous boiriez à ma santé de grand cœur ; mais mon ami- tié pour vous se fera bientôt mieux connaître.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Je n'en doute point.
WESTMORELAND.
J'en suis bien joyeux. — A votre santé, mon cher cousin , lord Mowbray.
MOWBRAY.
Vous me souhaitez la santé fort à propos ; c^r je viens de me sentir tout d'un coup assez malade.
298 HENRI IV,
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Avant un malheur les hommes se sentent tou- jours joyeux : mais la tristesse est un présage de bon- heur.
WESTMORELAND.
Hé bien , cher cousin , soyez donc gai , puisqu'une tristesse soudaine doit faire supposer qu'il vous ar- rivera demain quelque bonheur.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Croyez-moi , je me sens l'esprit plus léger que jamais.
MOWBRAY.
Tant pis , si votre règle est juste.
(Acclamations derrière le the'âtre. ) LANGASTRE.
On vient de leur annoncer la paix : écoutez ; quelles acclamations !
MOWBRAY.
Ces cris eussent été bien réjouissans après la victoire.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.
Une paix est une conquête. Les deux partis sont noblement vaincus sans qu'aucun y perde.
LANGASTRE, à Westmoreland.
Allez , milord , qu'on licencie aussi notre armée. ( Westmoreland sort. ) ( -^ York. ) Et consentez , mon digne lord , à ce que les troupes défilent de- vant nous , afin que nous apprenions par nos yeux à quels hommes nous aurions eu affaire.
ACTE IV, SCÈNE II. 299
L'ARCHEVÊQUE D'YORK, à Hastings.
Lord Hastings , allez , et avant de licencier nos soldats , qu'on les fasse de'filer près de nous.
( Hastings sort. ) LANCASTRE.
Je me flatte , milord , que nous reposerons en- semble cette nuit. (Rentre JVestmoreland.) Hé bien, cousin, pourquoi notre armée demeure-t-elle sous les armes ?
WESTMORELAND.
Les chefs ayant reçu de vous l'ordre de ne pas bouger , ne veulent pas partir qu'ils ne reçoivent de votre bouche un ordre contraire.
LANCASTRE.
Ils connaissent leur devoir.
(Rentre Hastings. )
HASTINGS.
Milord, notre armée est déjà dispersée , et comme de jeunes taureaux détachés du joug, ils prennent leur course à l'est, à l'ouest, au nord, au sud.
WESTMORELAND
Bonne nouvelle , milord Hastings : et en consé- quence je vous arrête comme coupable de haute trahison , — et vous aussi , lord archevêque , — et vous aussi , lord Mowbray. Je vous accuse tous deux de trahison capitale.
MOWBRAY.
Est-ce là un procédé juste et honorable ?
WESTMORELAND. .
Et votre assemblée l'est-elle ?
3oo HENRI IV,
L'ARCHEVÊQUE D'YORK, au prince.
Voulez-vous violer ainsi votre parole ?
LANCASTRE.
Je ne me suis point engagé envers toi. Je vous ai promis la réforme des abus dont vous vous êtes plaints : et sur mon honneur j'exécuterai cette ré- forme avec l'exactitude la plus religieuse. Mais pour vous, rebelles, préparez-vous à subir le salaire que méritent la révolte et une conduite telle que la vô- tre. Vous avez rassemblé cette armée avec la plus grande légèreté, l'avez conduite ici pleins d'espé- rances folles , et venez de la licencier comme des imbéciles. — Qu'on batte le tambour et qu'on pour- suive les bandes errantes et dispersées : c'est le ciel qui à notre place a combattu aujourd'hui sans dan- ger.— Que quelques-uns de vous gardent ces traîtres, jusqu'à l'échafaud , lit fatal oii toujours la trahison vient rendre son dernier soupir.
(Tous sortent.)
SCÈNE III. Entrent FALSTAFF et COLEVILLE.
FALSTAFF.
Quel est votre nom, monsieur? Votre titre? Et de quel endroit êtes-vous , je vous prie?
COLEVILLE.
Je suis chevalier , monsieur, et je m'appelle Co- leville de la Vallée. *
é
ACTE ÎV, SCÈNE III. 3oi
FALSTAFF.
Ainsi Coleville est votre nom , chevalier votre ti- tre, et la Vallée votre demeure. Le nom de Coleville vous restera , traître sera votre titre et le cachot sera votre demeure, demeure assez profonde. Ainsi vous ne changerez point de nom et vous serez tou- jours Coleville de la Vallée.
COLEVILLE.
N etes-vous pas sir Jean FalstafF?
FALSTAFF.
Je le vaux bien toujours, monsieur, qui que je puisse être. Vous rendez-vous , monsieur, ou bien faudra-t-il que je sue pour vous y forcer? Si tu me fais suer , les larmes de tes amis me le paieront : ils pleureront ta mort. Ainsi songe à avoir peur et à trembler , et soumets-toi à ma clémence.
COLEVILLE.
Je crois que VOUS êtes le chevalier FalstafF, et, dans cette idée, je me rends à vous.
FALSTAFF.
J'ai une école entière de langues dans mon ven- tre , et il n'y en a pas une qui sache dire autre chose que mon nom. Si je n'avais qu'un ventre ordinaire, je serais simplement l'homme le plus actif qu'il y eût en Europe j mais mon ventre , mon ventre , mon ventre me perd. — Oh! voilà notre général.
( Entrent le prince Jean de Lancastre, Westmoreland et d'autres personnes.) LANGASTRE.
La première chaleur est passée; ne poursuivez pas plus loin à présent. Rassemblez les troupes , mon
3o2 HENRI IV,
cher cousin Westmoreland. (JVestmoreland sort.) A présent, FalstafF, qu'êtes-vous devenu pendant tout ce temps-ci ? Quand tout est fini, c'est alors que vous paraissez. Sur ma parole, ces tours de paresseux vous fileront un jour ou l'autre quelque corde.
FALSTAFF.
Je serais bien fâché , mon prince , d'en agir au- trement. Je n'ai pas encore connu d'autre récom- pense de la valeur que les rebuts et les reproches. Me prenez- vous pour une hirondelle, une flèche, ou un boulet de canon? Puis-je donner à mes pau- vres vieux mouvemens la rapidité de la pensée? Je suis arrivé ici avec toute la célérité qui m'était pos- sible. J'ai coulé à fond cent quatre-vingt et tant de postes; et après cela, tout harassé que je suis, j'ai encore dans ma pure et immaculée valeur, pris sir Jean Cole ville de la Vallée , un des plus terribles chevaliers, des plus vaillans ennemis qu'on puisse rencontrer : mais après tout, quel mérite y a-t-il à cela? Il ne m'a pas plus tôt vu, qu'il s'est rendu : de façon que je puis bien dire, avec le célèbre nez crochu de Rome : n Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu.»
LANCASTRE.
Grâce à sa courtoisie, plus qu'à votre valeur.
FALSTAFF,
Je n'en sais rien ; mais le voilà toujours, et c'est à vous que je le remets, et je supplie en grâce votre altesse que cette action soit enregistrée parmi les autres faits de cette journée : ou bien, sur mon Dieu, je la ferai mettre dans une ballade particu- lière, avec mon portrait à la tête, où l'on verra
ACTE IV, SCÈNE III. 3o3
Coleville baisant mon pied : et quand vous m'aurez forcé à prendre ce parti , si vous ne paraissez pas tous auprès de moi aussi minces que des pièces de deux sous dore'es, et si, place' dans le ciel pur de la gloire , je ne vous surpasse pas alors en e'clat, comme la pleine lune surpasse les petites étincelles du fir- mament, semblables près d'elle à des têtes d'épin- gles,, ne croyez jamais à la parole d'un chevalier. C'est pourquoi , laissez-moi jouir de mes droits , et souffrez que le mérite monte.
LANCASTRE.
Le tien est trop pesant pour monter.
FALSTAFF.
Eh bien ! qu'il brille donc.
LANCASTRE.
Il est trop opaque.
FALSTAFF.
Enfin, qu'il lui arrive donc quelque chose, mon cher lord, qui me fasse du bien : après cela, don- nez-lui le nom que vous voudrez.
LANCASTRE.
Est-ce toi qui t'appelles Coleville?
COLEVILLE.
Oui, milord.
LANCASTRE.
Tu es un fameux rebelle, Coleville.
FALSTAFF.
Et p'est un fameux fidèle sujet qui l'a pris.
3o4 HEÎSRI IV,
COLEVILLE.
Je ne suis, milord, que ce que sont les chefs qui m'ont conduit ici. S'ils avaient voulu suivre mes conseils , vous les auriez achetés plus cher que vous n'avez fait.
FALSTAFF.
Je ne sais pas combien ils se sont vendus ; mais pour toi, comme un bon garçon, tu t'es donne' gra- tis , et je te remercie du présent que tu m'as fait de toi.
(Entre Westmoreland. )
LANCASTRE.
A-t-on cessé la poursuite ?
WESTMORELAND.
On a fait retraite et on va s'occuper de l'exécu- tion des rebelles.
LANCASTRE.
Envoyez Coleville avec ses confédérés à York pour y être exécutés sur-le-champ. Vous, Blount , conduisez -le hors d'ici, et voyez à ce qu'il soit bien gardé... ( Quelques-uns sortent avec Coleville.) A présent hâtons-nous de partir pour la cour , mes lords , car j'apprends que mon père est très-malade. La nouvelle de nos succès nous devancera auprès de sa majesté. Ce sera vous, cousin , qui vous char- gerez de la lui porter pour le ranimer , tandis que nous vous suivrons sans nous presser.
FALSTAFF.
Milord, je vous en supplie, permettez-moi de repasser au travers du comté de Glocester , et quand
ACTE IV, SCÈNE III. 3o5
vous arriverez à la cour, je vous en conjure , faites un bon rapport de moi, mon prince.
LANGASTRE.
Allez , portez-vous bien , Falstaff j pour moi , comme c'est aussi mon caractère , je parlerai de vous mieux que vous ne méritez.
( 11 sort, ) FALSTAFF.
Je vous souhaiterais seulement de l'esprit, cela vaudrait mieux que votre duché'. De bonne foi, ce froid jeune homme ne m'aime point, il est impos- sible de le faire rire : mais il n'y a rien d'e'ton- nant, cela ne boit pas de vin. Vous ne verrez ja- mais aucun de ces graves petits garçons tourner à bien , car leur maigre boisson leur refroidit telle- ment le sang, que, joignez à cela tous leurs repas en poisson , ils tombent dans des espèces de pâles cou- leurs , et quand ils se marient ils ne font que des femelles. Ce sont pour la plupart des sots et des lâches , comme le seraient quelques-uns de nous si nous ne nous mettions pas le feu dans le ventre. Une bonne bouteille de vin de Xérès produit deux grands effets : i°. elle monte à la tête et s'empare de mon cerveau , oii elle dessèche toutes les vapeurs crues , e'paisses et sottes qui l'environnent. Elle rend la conception vive, légère, la remplit de tournures soudaines, anime'es , charmantes , qui , communi- quées à la voix , naissent au moyen de la langue en excellentes saillies. Le second avantage qu'on retire de ce recommandable vin de Xérès, c'est qu'il vous réchauffe le sang , qui , auparavant froid et tran- quille, laissait le foie pâle et blafard , ce qui est la
loivr. X, Shal-tpeare. 30
3o6 HENRI lY,
marque évidente de la pusillanimité et de la lâ- cheté : mais le Xérès le réchauffe , et le fait courir de l'intérieur aux extrémités extérieures : il allume la figure qui , comme un phare , avertit tout le reste de ce petit royaume, l'homme, de prendre les armes : et alors la troupe des esprits vitaux, et autres moindres habitans de l'intérieur des terres vous viennent en grande montre se porter vers leur capitaine , le cœur, qui, fier et enflé de cette suite nombreuse, exécute tout ce qu'on veut en fait d'actions de cou- rage ; et toute cette valeur vient du Xérès ; de fa- çon que la plus grande science dans les armes n'est rien , sans un peu de vin d'Espagne. C'est lui qui la met en mouvement : et le plus grand savoir n'est qu'un trésor gardé par le diable jusqu'à ce que le vin d'Espagne le fasse sortir de l'inaction , le mette en usage et en valeur. Aussi voilà pourquoi le prince Henri est brave; il avait naturellement hérité de son père un sang morne et froid ; mais il l'a si bien cultivé, travaillé et engraissé, comme on fait une terre sèche , maigre et stérile , à force de s'accoutumer à boire du bon, du vrai et fertile vin d'Espagne, et à bonnes doses, qu'il est devenu chaud et très-vaillant. Si j'avais mille fils, le premier prin- cipe viril que je leur donnerais , serait de renoncer à toute maigre boisson , et de s'adonner au vin d'Espagne. ( Entre Bai^dolph. ) Eh bien , Bardolph;, quelles nouvelles ?
BARDOLPH.
L'armée est tout-à-fait licenciée et partie.
FALSTAFF.
Soit , qu'elle aille : pour moi je vais repasser par
ACTE IV, SCÈNE IV. 307
le comté de Glocester , et là rendre une petite vi- site à maître Robert Shallow, e'cuyer. Je le tiens déjà comme une cire que je façonne entre mes doigts , et je ne tarderai pas à lui donner l'em- preinte. — Allons, partons.
( Ils sortent.)
SCÈNE IV.
Westminster. — Appartement dans le palais.
Entrent LE ROI HENRI , CLARENCE , LE PRINCE HUMPHROY, WARWICK, et autres personnes.
LE ROI.
Maintenant, lords, si le ciel donne une heureuse issue à la sanglante querelle qui retentit à nos portes , nous conduirons notre jeunesse sur de plus nobles champs de batailles , et ne manierons plus que des armes sanctifie'es. Notre flotte est e'quipe'e, nos troupes rassemblées, les lieutenans qui doivent gouverner en notre absence, revêtus des pouvoirs nécessaires ; tout est au point où nous le désirons : seulement nous avons besoin d'un peu plus de forces personnelles, et nous attendons aussi que les rebelles, maintenant armés , soient rentrés sous le joug du gouvernement.
WARWICK.
Nous ne doutons pas que votre majesté ne jouisse bientôt de ce double avantage.
3o8 HENRI IV,
LE ROI.
Humphroy de Glocester , mon fils , où est le prince Yotre frère ?
GLOCESTER.
Je crois, seigneur, qu'il est allé chasser à Windsor.
LE ROI.
Et avec qui?
GLOCESTER.
Je l'ignore , seigneur.
LE RQL
Son frère Thomas de Clarence n'est-il pas avec lui?
GLOCESTER.
Non, mon bon seigneur, il est ici présent.
CLARENCE.
Que veut de moi mon seigneur et mon père ?
LE ROL
Je ne te veux que du bien , Thomas de Clarence. Par quel hasard n'es-tu pas avec le prince ton frère? Il t'aime, Thomas, et tu le négliges. Tu es placé dans son affection plus avant qu'aucun de tes frères : cultive-la, mon fils; et après que je serai mort, tu pourras revêtir entre sa puissance et tes autres frè- res le noble rôle de médiateur. N'omets donc rien de ce qui peut lui plaire , n'émousse point la viva- cité de sa tendresse, et ne perds point l'avantage de ses bonnes grâces, en te montrant froid ou né- gligent pour ce qu'il désire. Car il est bienveillant pour qui sait le ménager par des soins : il a une larme pour la pitié, et une main ouverte comme le
ACTE IV, SCÈNE IV. 809
jour, quand la charité l'attendrit. Et cependant si on l'irrite, il devient comme le rocher; son humeur est aussi capricieuse que l'hiver, aussi soudaine que le coup de la gele'e aux premiers rayons du jour. Il faut donc se conformer soigneusement à son carac- tère. Quand vous le verrez disposé à la gaieté , re- montrez-lui ses fautes et toujours avec respect; s'il est mal disposé , donnez-lui de l'espace et lâchez-lui le câble, jusqu'à ce que ses passions, comme une baleine amenée sur le sable, se soient consumées par leurs propres efforts. Retiens cette leçon, Thomas, et tu seras le protecteur de tes amis , un cercle d'or qui unira tellement tous tes frères , que jamais le vase oÙL vient se mêler leur sang ne sera brisé par le poison des mauvais conseils que nécessairement y verseront les années , dût-il le travailler aussi vio- lemment que l'aconit ou la poudre impétueuse.
GLARENCE.
Je le cultiverai avec tout le soin et toute la ten- dresse dont je suis capable.
Pourquoi, Thomas, n'es-tu pas avec lui à Windsor ?
GLARENCE.
Il n'y est pas aujourd'hui ; il dine à Londres.
LE ROI.
Et avec qui ? peux-tu me le dire ?
GLARENCE.
Avec Poins et le reste de cette bande qui ne le quitte pas.
3io HENRI IV,
LE ROI.
Le sol le plus gras est aussi celui qui produit le plus de mauvaises herbes : il en est surchargé , lui, la noble image de ma jeunesse. Aussi mes chagrins s'étendent par-delà l'heure de ma mort ; et des lar- mes de sang s'échappent de mon coeur , quand mon imagination me reproduit sous les formes de la réa- lité les jours d'égarement, les temps de corruption que vous allez voir , lorsque je me serai endormi avec mes ancêtres ; car, aussitôt que la violence de ses goûts de débauche n'aura plus de frein , que la fougue et l'ardeur du sang seront ses seuls guides , lorsque le pouvoir viendra se joindre à ses penchans dissolus , de quel essor ne verrez-vous pas ses pas- sions voler à la rencontre du péril et de la chute dont il sera menacé ?
WARWICK.
Mon gracieux souverain , vous allez beaucoup trop loin : le prince ne fait autre chose qu'étudier ses compagnons, comme on étudie une langue étran- gère. Pour la bien comprendre, il est nécessaire d'en voir et d'en apprendre jusqu'aux expressions les plus indécentes : une fois qu'on y est parvenu , votre altesse sait qu'on n'en fait plus d'autre usage que de les connaître pour les détester. De même, le prince, quand il sera mûri par l'âge, repoussera loin de lui ses compagnons, comme on rejette ces termes grossiers ; et leur souvenir vivra seulement dans sa mémoire, comme une espèce de règle sur laquelle il mesurera la conduite et la vie des autres , tirant ainsi avantage de ses fautes passées.
ACTE IV, SCÈNE IV. 3m
I,E ROI.
Il est rare que Fabeille abandonne le rayon de miel qu'elle a de'posé dans un cadavre. Qui entre là ? Westmoreland !
( Entre Westmoreland. )
WESTMORELAND.
Santé à mon souverain ! Et puisse un nouveau bonheur s'ajouter encore à celui que je viens lui annoncer ! Le prince Jean votre fils baise les mains de votre grâce. Mowbray, l'e'vêque Scroop, Hastings et tous les chefs , sont ailes recevoir le châtiment des lois. Il n'y a pas maintenant une seule épée rebelle hors du fourreau, et la paix arbore partout son ra- meau d'oli\ier : votre majesté pourra en particulier lire à son loisir dans cet écrit la manière dont a été conduite l'action et en suivre toutes les circonstances.
LE ROI.
0 Westmoreland : tu es l'oiseau d'été, qui sur les pas de l'hiver vient chanter la renaissance du jour. Tenez : voici encore d'autres nouvelles !
( Entre Harcourt. )
HARGOURT.
Le ciel veuille garder votre majesté d'ennemis; et lorsqu'il s'en élèvera contre vous, puissent-ils tom- ber comme ceux dont je viens vous apprendre le sort ! Le comte Northumberland et le lord Bar- dolph, à la tête d'une armée nombreuse d'Anglais et d'Écossais , ont été totalement défaits par le shérif de la province d'York. Ces dépêches , s'il vous plaît de les lire , renferment dans le plus grand détail toutes les dispositions et les e'vénemens du combat.
3i2 HENRI IV,
LE ROI.
Eh ! pourquoi donc ces heureuses nouvelles me rendent-elles plus malade? La fortune ne viendra-t- elle jamais les deux mains pleines? Ne tracera-t-elle jamais ses plus belles paroles qu'en sombres carac- tères? Tantôt elle donne l'appétit, et refuse l'ali- m^ent ; c'est le sort du pauvre en santé ; tantôt elle offre un festin et retire l'appétit j c'est le sort du riche , qui possède l'abondance et n'en jouit pas. Je devrais en ce moment me réjouir à ces heureuses nouvelles , et c'est en ce moment même que je sens ma vue se troubler , et ma tête se perdre. Oh ! Dieu, venez à moi : je me trouve bien mal.
( Il tombe sans connaissance. ) GLOCESTER.
Que votre majesté prenne courage !
CLARENCE.
0 mon auguste père !
WESTMORELAND.
Mon souverain , reprenez vos esprits , levez les yeux....
WARWIGK.
Galmez-vous , princes : attendez ; vous savez que ces accès lui sont très-ordinaires. Éloignez-vous de lui : donnez-lui de l'air : bientôt vous le verrez re- venir à lui.
CLARENCE.
Non, non, il ne peut soutenir long-temps ces an- goisses. Les inquiétudes et les peines continuelles de son âme ont tellement usé l'enceinte qui devait
ACTE IV, SCÈNE IV. 3i3
les contenir, qu'à travers sa mince épaisseur on aperçoit la vie prête à s'e'chapper.
GLOCESTER.
Le peuple m'épouvante de ses récits : il a vu des animaux nés sans père, des productions monstrueuses de la nature. Les saisons ont changé leur caractère j on dirait que l'année , dans son cours , a trouvé cer- tains mois endormis, et les a franchis d'un saut.
CLARENCE.
La rivière a éprouvé trois flux successifs que n'a séparés aucun reflux; et les vieillards, chroniques ba- hillardes du temps passé , disent que le même phé- nomène arriva peu de temps avant que notre aïeul le grand Edouard ne tombât malade et ne mourût.
WARWIGK.
Parlez plus bas, princes : le roi commence à re- prendre ses sens.
GLOCESTER.
Cette apoplexie sera sûrement le mal qui termi- nera ses jours.
LE ROI.
Je vous prie, soulevez-moi, et m'emportez dans quelque autre chambre... Doucement, je vous en prie. {On emporte le roi dans une partie plus reculée de la chambre , où on le place sur un lit.) Qu'on n'y fasse aucun bruit, mes chers amis, à moins qu'une main secourable ne récrée mes sens fatigués par quel- que musique peu sonore.
WARWIGK.
Qu'on fasse venir des musiciens dans la chambre voisine.
3i4 HENRI IV,
LE ROI.
Placez ma couronne ici sur le chevet de mon lit.
CLARENGE.
Ses yeux se creusent, il change visiblement.
WARWIGK.
Moins de bruit , moins de bruit.
( Entre Henri. )
HENRI.
Qui de vous a vu le duc de Clarence ?
CLARENGE.
Me voici, mon frère, accablé de tristesse.
HENRL
Comment, de la pluie sous les toits quand il n'y en a pas dehors? Comment se porte le roi?
GLOGESTER.
Très-mal.
HENRI.
Sait-il les bonnes nouvelles? Dites-les lui.
GLOGESTER.
C'est en les apprenant que sa santë s'est si fort al- térée.
HENRL
S'il est malade de joie, il se rétablira sans mé- decin .
WARWIGK.
Pas tant de bruit, milords. — Cher prince, par- lez bas : le roi votre père est disposé à s'assoupir.
GLARENCE.
Retirons-nous dans l'autre chambre.
ACTE TV, SCÈNE IV. 3i5
WARWIGK.
Votre grâce voudrait-elle bien s'y retirer avec nous?
HENRI.
Non : je vais m'assçoir ici et veiller auprès du roi. {Tous sortent y excepté le prince.) Pourquoi la cou- ronne , cette importune camarade de lit , est-elle place'e sur son oreiller ? 0 brillante agitation , inquie'tude dorée , combien de fois ne tiens -tu pas les portes du sommeil toutes grandes ouvertes pendant des nuits sans repos ! — Il dort avec elle maintenant , mais non pas d'un sommeil si parfait et si profonde'ment doux que celui de l'homme qui , le front ceint d'un bonnet grossier , remplit de ses ronflemens la durée des veilles de la nuit. 0 gran- deur , quand de ton poids tu presses celui qui te portes , tu te fais sentir à lui comme une riche ar- mure qui, dans la chaleur du jour, brûle en même temps qu'elle défend. Je vois près des issues de son haleine un brin de duvet qui demeure immobile. S'il respirait , cette plume légère et mobile serait nécessairement agitée. Mon gracieux seigneur ! mon père ! — Ce sommeil est profond ! En effet , c'est le sommeil qui a détaché pour jamais ce cercle d'or du front de tant de rois d'Angleterre. — Ce que le te dois ce sont des larmes , et la profonde douleur des affections du sang ; la nature , l'amour , la ten- dresse filiale te les paieront , ô père chéri , et avec abondance ! Ce que tu me dois , c'est ta couronne royale qu'héritier immédiat de ta place et de ton sang , je vois descendre naturellement sur ma tête.
3i6 HENRI IV,
( Il la met sur sa tête. ) Eh bien , 1 y voilà : le ciel l'y maintiendra ; et dut la force de l'univers entier se réunir dans le bras d'un ge'ant , il ne m'arrache- rait pas cette couronne héréditaire ; je la tiens de toi et la laisserai aux miens , comme tu me l'as laissée.
(Il sort.) LE ROI.
Warwick î Glocester ! Clarence î
( Rentrent Warwick et les autres. ) CLA.RENCE.
Le roi n'a-t-il pas appelé ?
WARWICK.
Que désire votre majesté ? Comment se trouve VQtre grâce ?
LE ROL
Pourquoi m'avez-vous laissé seul ici , milords ?
CLA.RENCE.
Mon souverain , nous y avons laissé le prince mon frère ; il a voulu s'asseoir et veiller auprès de vous.
LE ROI.
Le prince de Galles? où est-il ? que je le voie. — Il n'est pas ici.
WARWICK.
Cette porte est ouverte ; il sera sorti de ce côté.
GLOCESTER.
II n'a point passé par la chambre où nous nous tenions.
ACTE IV, SCÈNE IV. Si^
LE ROI.
Où est la couronne ? Qui l'a ôtée de dessus mon oreiller ?
WARWICK.
Nous l'y avons laisse'e , mon souverain , quand nous sommes sortis.
LE ROL
C'est le prince qui l'aura prise. — Allez ; cher- chez où il peut être. — Est-il donc si impatient , qu'il prenne mon sommeil pour la mort ? — Trou- vez-le , lord Warwick ; que vos reproches l'amènent ici. — Ce procédé de sa part s'unit à mon mal et hâte ma fin. — Voyez, enfans , ce que vous êtes ; avec quelle promptitude vos affections naturelles se changent en révolte, dès que l'or brille à leur vue ! C'est donc pour cela que les pères insensés , dans leur inquiète prévoyance, rompent leur som- meil par la méditation , leur cerveau par les sou- cis, leurs os par le travail ! C'est donc pour cela qu'ils ont rassemblé et entassé ces amas corrup- teurs d'un or diflficilement acquis ! C'est pour cela qu'ils se sont appliqués à former leurs enfans dans la science et les exercices de la guerre ! lorsque, semblables à l'abeille , recueillant sur chaque fleur des sucs bienfaisans , nous retour- nons à la ruche les jambes chargées de cire et la bouche de miel , comme l'abeille , nous sommes tués pour notre salaire. — Cet amer sentiment ajoute son poids à celui sous lequel va succomber un père ! ( Rentre TVarwick. ) Hé bien , où est-il, ce fils qui ne veut pas attendre que la maladie qui le sert en ait fini avec moi ?
3i8 HENRI IV,
WARWICK.
Seigneur , j'ai trouvé le prince dans la chambre voisine , couvrant de larmes d'affection son visage attendri , et la douleur si profondément empreinte dans tout son maintien , que la tyrannie, qui ne s'est jamais désaltérée que de sang , aurait , en le voyant,
lavé son poignard dans des larmes de pitié Il
vient.
LE ROI.
Mais pourquoi a-t-il emporté ma couronne ? -r- Ah ! le voilà ! ( Entre Henri. ) Approche-toi de moi , Henri. — Vous, quittez la chambre et laissez-nous seuls.
HENRI.
Je ne croyais pas que je dusse vous entendre en- core.
LE ROI,
C'est de ton désir secret, Henri , qu'est née cette pensée. — Je demeure trop long-temps près de toi ; je te fatigue. — Es-tu donc si avide du siège que je te vais laisser vacant , que tu ne puisses t'empêcher de t'investir de mes dignités avant que l'heure légi- time en soit arrivée pour toi ? 0 jeune insensé ! tu aspires à un pouvoir qui te perdra. Attends encore un moment ; le nuage de mes grandeurs n'est plus retenu dans sa chute que par un souffle si faible , qu'il ne tardera pas à se dissoudre ; le jour de ma vie s'obscurcit. Tu as dérobé ce qui , dans quelques heures , t'appartenait sans reproche , et à l'instant de ma mort tu mets le sceau à l'attente que j'ai for- mée sur toi. Ta vie a clairement prouvé que tu ne
ACTE IV, SCÈNE IV. 3ig
m'aimais pas , et tu as voulu que j'en mourusse con- vaincu. Ta pense'e recèle un millier de poignards que tu as aiguise's sur ton coeur de pierre , pour en de'chirer une demi-heure de ma vie ! Quoi , ne peux- tu m'accorder encore une demi-heure ? He' bien , pars , va creuser toi - même mon tombeau , et commande aux cloches joyeuses d'annoncer à ton oreille non pas que je suis mort , mais que tu es couronné ; qu'au lieu des larmes qui devraient ar- roser mon char funèbre, coule le baume qui consa- crera ta tête. Confonds seulement mes restes dans une poussière oubliée , et donne aux vers celui qui t'a donné la vie. Arrache de leurs places mes officiers, viole mes décrets ; car le temps est venu oh l'on peut se moquer de toutes règles ; Henri V est couronné. Lève-toi , folie ; tombe, grandeur royale ! Loin d'ici, vous tous , sages conseillers, et vous, singes fainéans, venez de tous les pays vous rassembler à la cour d'Angleterre ! Nations voisines , purgez -vous de votre écume. Avez-vous quelque débauché qui jure, boive , danse et passe toute la nuit en orgies , qui vole , assassine et renouvelle , sous des formes dif- férentes , tous les crimes déjà connus ? Félicitez- vous , il ne troublera plus votre paix. L'Angleterre va de ses bienfaits redoublés secourir son triple for- fait ; l'Angleterre lui donnera des emplois , des hon- neurs , de la puissance : car Henri V va ari'acher à la licence la muselière qui la contenait , et ce chien fougueux va pouvoir à son gré entamer de sa dent la chair de l'innocent. 0 mon pauvre royaume, encore languissant des coups de la guerre civile , si tous mes soins n'ont pu te garantir des excès de la dé-
320 HENRI IV,
bauche et du vice , que deviendras-tu , quand la débauche sera ton unique souci ? Oh ! tu redevien- dras un désert , peuplé de loups , tes anciens habi- tans.
HENRI, se mettant à genoux.
Oh! pardonnez-moi, mon souverain. — Sans mes larmes, dont l'humide obstacle m'a coupé la parole, j'aurais prévenu cette amère et déchirante répri- mande, avant que la douleur se fut mêlée à vos pa- roles, et que j'eusse entendu tout ce que je viens d'en- tendre. — Voilà votre couronne, et que celui qui porte la couronne éternelle vous conserve long-temps celle-ci! Si je l'aime autrement que comme le gage de votre valeur et de votre renommée, que jamais je ne me relève de cette posture soumise, honorable témoignage de respect que m'enseigne le sincère et profond sentiment de mon devoir! Le ciel sait, lors- qu'entré dans ce lieu, je vis votre majesté entière- ment privée de respiration , de quel froid mortel fut saisi mon cœur! Si je mens à la vérité, oh! puissé- je mourir au milieu du désordre de ma vie actuelle, sans que jamais ma vie apprenne au monde incré- dule le noble changement résolu dans mon âme ! Venant pour vous voir et vous croyant mort (pres- que mort moi-même, ô mon souverain, de l'idée que vous l'étiez) , j'ai adressé la parole à cette cou- ronne, comme si elle eût pu m'entendre, et je lui faisais ces reproches. « Les inquiétudes qui t'accom- » pagnent ont pris pour aliment la santé de mon » père. Ainsi donc, toi qui est composée de l'or le » plus pur, de toutes les sortes d'or tu es le pire. Un » or d'un degré moins raffiné devient bien plus pré-
ACTE IV, SCÈjNE IV. 32 1
» cieux, puisqu'il conserve la vie quand la me'de- )) cine l'a rendu potable ; mais toi , le plus fin , le » plus honore', le plus célèbre de tous, tu de'vores » celui qui te porte. » C'était en l'accusant ainsi, mon très-honoré souverain, que je l'ai posée sur ma tête, pour m'essayer avec elle comme avec un en- nemi qui avait, sous mes yeux même^ donné la mort à mon père : sujet de plainte pour un fidèle héritier ! Mais si sa possession a souille' mon âme d'un seul sentiment de joie, ou enfle' mes pensées d'aucun mouvement d'orgueil; si aucun sentiment de ré- volte ou de vaine présomption m'inspira l'idée de saluer sa puissance du moindre mouvement d'affec- tion, que le ciel l'éloigné pour jamais de ma tête, et me rende semblable au plus misérable des vas- saux qui se prosternent devant elle avec crainte et respect î
LE ROI.
0 mon fils ! c'est le ciel qui t'a inspiré l'idée de l'emporter d'ici, pour te fournir une nouvelle occa- sion de mieux regagner l'amour de ton père, en te justifiant avec autant de sagesse. Approche, Henri, assieds-toi près de mon lit, et écoute le dernier con- seil, je crois, que je doive jamais te donner. Le ciel sait, mon fils, par quelles voies détournées, par quels obliques et tortueux sentiers je suis parvenu à cette couronne; et je sais, moi, avec combien d'in- quiétudes ma tête l'a portée : elle descendra sur la tienne, plus paisible , plus honorée, mieux affermie : car les reproches que m'a coûtés sa conquête, vont s'ensevelir avec moi dans la terre. Elle n'a paru en moi qu'un honneur arraché d'une main violente, et
lOM. }i^ SkaJispeare, 2!
322 HENRI IV,
un grand nombre de ceux qui m'environnaient me reprochaient le secours qu'ils m'avaient prête' pour m'en rendre maître. De là naissaient les quei^elles et l'effusion de sang qui chaque jour venaient déchirer une paix imaginaire; tu vois avec quel péril j'ai sou- tenu ces audacieuses menaces. Tout mon règne n'a été, pour ainsi dire, qu'une scène où ce même sujet a été continuellement mis en action ; mais aujour- d'hui, ma mort change l'état des choses. Car ce qui pour moi n'étaitqu'un bien acquis par la force, tombe sur ta tête par un droit plus légitime; tu reçois et portes le diadème, en vertu d'un titre héréditaire. Cepen- dant, quoique tu sois plus affermi sur le trône que je n'ai pu l'être, tu ne l'es pas assez, tant que les ressentimens sont encore tout frais ; et tous tes par- tisans, dont il faut que tu fasses tes amis, n'ont été que tout récemment dépouillés de leur aiguillon et de leurs dents dont la criminelle assistance avait fait mon élévation , et dont la force pouvait me don- ner la crainte d'en être renversé; pour l'éviter, j'ai détruit les uns, et j'avais formé le dessein de con- duire les autres à la Terre-Sainte, de crainte que le repos et le loisir de la paix ne leur donnassent la tentation d'approfondir de trop près ma grandeur et mes forces. Que ton application , mon cher Henri, soit donc d'occuper dans des guerres étrangères ces esprits inquiets, afin d'user, dans une action portée hors de ce royaume, le souvenir des temps passés. — Je voudrais te parler encore; mais mes poumons sont tellement affaiblis, qu'il ne me reste plus d'ha- leine, et que la parole me manque entièrement. Oh ! que Dieu me pardonne les moyens qui m'ont
ACTE IV, SCÈNE IV. 323
conduit à la couronne, et m'accorde que tu la puisses posséder en paix!
HENRI.
Mon bien-aime' souverain, vous l'avez gagnée, vous l'avez porte'e, vous l'avez soutenue, et vous me la donnez. Ma possession doit donc être légitime et paisible; et je promets de la défendre avec des efforts plus qu'ordinaires contre l'univers entier.
( Entrent le lord Jean de Lancastre , Warwick , et autres lords. ) LE ROI.
Tenez, tenez, voilà mon fils Jean de Lancastre.
LANCASTRE.
Santé , paix et bonheur à mon auguste père !
LE ROL
Tu m'apportes , ô mon fils Jean , le bonheur et la paix : mais pour la santé , hélas ! elle s'est envolée surses jeunes ailes loin de ce tronc desséché et flétri ; tu le vois, ma tâche en ce monde touche à sa fin. — Où est milord Warwick?
HENRI.
Milord Warwick!
LE ROL
Est-il quelque nom particulier attaché à l'appar- tement oti je me suis évanoui la première fois?
WARWICK.
On l'appelle Jérusalem , mon noble prince.
LE ROL
Dieu soit loué! C'est là que ma vie doit finir. Il y
324 HENRI IV,
a plusieurs années qu'on m'a prédit que je ne mour- rais que dans Jérusalem : je crus à tort que ce se- rait dans la Terre-Sainte; mais portez-moi dans cette chambre : je veux qu'on m'y place : c'est dans cette Jérusalem que Henri mourra.
(Tous sortent. )
FIN DU QUATRIEME ACTE.
ACTE V, SCÈNE I. 325
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ACTE CINQUIEME.
SCÈNE PREMIÈRE.
Dans le comté de Glocester , une salle de la maison de Shallow.
Entrent SHALLOW, FALSTAFF , BARDOLPH, LE PAGE.
SHALLOW.
Parla corbleu, chevalier, vous ne vous en irez pas ce soir. {Appelant.) Holà, Davy ! m'entends-tu?
FALSTAFF.
Il faut que vous m'excusiez , maître Robert Shal- low.
SHALLOW.
Je ne vous excuserai point ; vous ne serez point excusé : on n'admettra point d'excuses : il n'y a pas d'excuses qui tiennent : vous ne serez point excusé. Hé! Davy!
( Entre Davy. )
DAVY.
Me voilà , monsieur !
SHALLOW.
Davy, Davy, Davy. — Attendez un peu, Davy;
326 HENRI IV,
attendez que je voie un peu, — oui c'est cela; dites à Guillaume le cuisinier , dites-lui qu'il vienne me parler. — Sir Jean, vous ne serez point excusé.
DAVY.
Vraiment, monsieur , je vous le dirai, ces ordon- nances-là ne sauraient s'exécuter — Et puis encore autre chose; est-ce en froment que nous sèmerons la grande pièce de terre ?
SHALLOW.
En froment rouge , Davy ; — mais appelez-moi Guillaume le cuisinier : n'avez-vous pas des pigeon- neaux ?
DAVY.
Oui-dà , monsieur. Voici aussi le mémoire du ma- réchal , pour les fers de chevaux et les socs de char- rue.
SHALLOW.
Voyez à quoi il se monte et qu'on le paie, -r- Sir Jean , vous ne serez point excusé.
DAVY.
Monsieur , il faut de toute nécessité un cercle neuf au baquet. — Et puis encore , monsieur , voulez- vous qu'on retienne à Guillaume quelque chose sur ses gages , pour le sac qu'il a perdu l'autre jour à la foire de Hinckley?
HALLOW.
r
Cerrtainement il m'en répondra. — Quelques pigeons, Davy, une couple de petites poulardes fines , un gigot de mouton , et puis après quelques petites drôleries , dis cela à Guillaume.
ACTE Y, SCÈNE I. 327
DAVY.
L'homme de guerre restera-t-il ici à coucher, monsieur ?
SHALLOW.
Oui, Davy , je veux le bien traiter; un ami à la cour vaut mieux qu'un penny dans la poche. Traite Lien ses gens, Davy; car ce sont de fieffës coquins, qui pourraient mordre en arrière.
DAVY.
Pas plus toujours qu'ils ne sont mordus eux- mêmes , leur linge est joliment saîe.
SHALLOW.
Bien trouvé, allons, à ton affaire.
DAVY.
Je vous serais bien oblige , monsieur , de vouloir bien prote'ger Guillaume Visor de Woncot , contre Cle'ment Perkers de la Colline.
SHALLOW.
Il y a déjà bien des plaintes , Davy , contre ce Visor ; ce Visor est', à ma connaissance , un grand coquin î
DAVY.
J'en conviens avec votre seigneurie , monsieur , c'est un coquin : cependant à Dieu ne plaise qu'un coquin ne puisse pas obtenir quelque protection à la prière de son ami. Un honnête homme , monsieur, est en état de se défendre lui-même, et un coquin n'a pas cet avantage. Il y a huit ans, monsieur, que je sers fidèlement votre seigneurie , et si je n'ai pas le crédit, une fois ou deux par quartier, de faire
328 HENRI IV,
avoir le dessus à un coquin contre un honnête homme , il faut convenir que j'ai bien peu de cre'dit auprès de votre seigneurie. Ce coquin est un hon- nête ami à moi, monsieur, c'est pourquoi je supplie votre seigneurie de lui accorder sa protection.
SHALLOW.
Allons, c'est bon, il ne lui arrivera pas de mal. Aie soin de tout , Davy. — Où êtes-vous , sir Jean ? Allons, quittez-moi ces bottes : donnez-moi la main, monsieur Bardolph.
BARDOLPH.
Je suis bien charmé de voir votre seigneurie.
SHALLOW.
Je te remercie de tout mon coeur , mon cher maître Bardolph : et toi aussi {au page) mon grand garçon, sois le bienvenu. Allons, sir Jean.
( Shallow sort. ) FALSTAFF.
Je vous suis , mon cher maître Robert Shallow. — • Bardolph, donnez un coup d'oeil à nos chevaux. {Bardolph et le page sortent. ) Si l'on me coupait en morceaux, on pourrait faire de moi quatre dou- zaines d'e'chalas barbus comme maître Shallow. C'est quelque chose d'admirable à voir que la par- faite concordance de l'esprit de ses gens avec le sien . Eux , à force de l'avoir devant les yeux, se com- portent comme de sots juges de paix ; et lui, à force de converser avec eux, il a pris la tournure d'un valet de juge : leurs esprits se sont si bien unis et confondus par cette socie'të habituelle , qu'ils se jettent tous dans la même direction , comme une
ACTE Y, SCÈNE I. 329
troupe d'oies sauvages. Si j'avais une affaire auprès de maître Shallow, je flatterais ses gens sur le crédit .qu'ils ont auprès de leur maître j si j'en avais une avec ses gens, je chatouillerais maître Shallow de l'idée qu'il n'y a pas d'homme au monde qui ait plus d'autorité sur ses domestiques. Ce qu'il y a de certain , c'est que les manières ou habiles ou sottes se gagnent comme les maladies par la communication : c'est pourquoi les hommes doivent bien prendre garde à ceux qu'ils fré- quentent. — Je veux tirer de ce Shallow de quoi tenir le prince Henri dans un accès de rire non interrompu pendant la durée de six mois , c'est-à- dire, environ le temps de quatre plaidoiries, ou de deux procédures ; et ce rire-là sera sans vaca- tions. Oh ! c'est quelque chose d'étonnant que l'ef- fet d'un mensonge appuyé d'un long jurement , ou d'une plaisanterie faite d'un air triste , sur un gail- lard qui n'a pas encore senti les épaules lui faire mal. Oh! vous le verrez rire jusqu'à ce que son visage se déforme comme un manteau mouillé mis de travers.
SHALLOW, de derrière le the'âtre.
Sir Jean!
FALSTAFF.
Je suis à vous, maître Shallow. Je suis à vous, maître Shallow.
(Il sort.)
33o HENRI IV,
SCÈNE IL
A Westminster ; un appartement dans le palais.
LE COMTE DE WARWICK et LE GRAND- JUGE.
WARWICK.
Qu'est-ce, milord grand-juge? où allez-vous?
LE JUGE.
Comment se porte le roi ?
WARWICK.
Que trop bien. Tous ses maux sont finis.
LE JUGE.
Il n'est pas mort, j'espère ?
WARWICK.
Il a termine son voyage en ce monde. Il ne vit plus pour nous.
LE JUGE.
J'aurais voulu que sa majesté m'eût mandé avant de mourir. Le zèle intègre avec lequel je l'ai servi pendant sa vie , me laisse exposé à tous les traits de l'injustice.
WARWICK.
En effet, je crois que le jeune roi ne vous aime pas.
LE JUGE.
Je le sais, qu'il ne m'aime pas; aussi je m'arme de courage pour soutenir d'un front serein ie poids
ACTE V, SCÈNE II. 33i
des circonstances; elles ne peuvent me menacer d'une disgrâce plus affreuse que celle que me peint ma pre'voyance.
( Entrent le prince Jean de Lancastre, Glocester , Clarence , et autres lords. ) WARWICK.
Voici les enfans afïlige's de feu Henri. Oh ! plût au ciel que le Henri qui est vivant, eût le carac- tère du moins estimable de ces trois princes ! Com- bien de nobles conserveraient leurs emplois , qui vont devenir le butin d'hommes de la plus vile es- pèce ?
LE JUGE.
Hélas ! je crains bien que tout l'ëtat ne soit bou- leverse'.
LANCASTRE.
Bonjour, cousin Warwick.
GLOCESTER ET CLARENCE.
Bonjour , cousin.
LANCASTRE.
Nous nous abordons comme des hommes qui ont perdu l'usage de la parole.
WARWICK.
Nous pourrions bien le retrouver,* mais ce que nous aurions à dire est trop triste, pour souffrir de. longs discours.
LANCASTRE.
Allons ! que la paix soit avec celui qui nous cause cette tristesse !
LE JUGE.
Que la paix soit avec nous , et nous préserve de devenir plus tristes encore î
332 HENRI IV,
GLOCESTER.
0 mon cher lord ! \ous avez en effet perdu un ami; et j'oserais jurer que vous n'avez pas emprunté le masque de la douleur : sûrement celle que vous montrez est sentie et bien sincère .
LANCASTRE.
Quoique nul homme dans ce royaume ne puisse savoir au juste quel sera son sort, cependant vous êtes celui qui a le moins à espérer. J'en suis affligé : je voudrais bien qu'il en fut autrement.
CLARENGE.
Il faut maintenant que vous ayez des égards pour sir Jean FalstafF. Il nage contre le cours qu'a suivi votre mérite.
LE JUGE.
Aimables princes, ce que j'ai fait, je l'ai fait en tout honneur, et conduit par l'impartiale direction de ma conscience , et vous ne m'en verrez jamais solli- citer le pardon par de honteuses et inutiles sup- plications. Si la fidélité et l'irréprochable innocence ne suffisent pas à me défendre , j'irai trouver mon maître le roi mort, et je lui dirai qui m'envoie après lui.
WARWICK.
Voici le prince.
{ Entre Henri V. )
LE JUGE.
Salut ! Que le ciel conserve votre majesté !
LE ROI.
Ce vêtement somptueux et nouveau pour moi , la majesté , ne m'est pas aussi léger que vous pouvez
ACTE V, SCÈNE II. 333
le croire. — Mes frères , votre tristesse est mêlée de quelque crainte. Mais c'est ici la cour d'Angleterre et non la cour de Turquie. Ce n'est point un Amu- rat qui succède à un Amurat ; c'est Henri qui succèdp à Henri. — Cependant, soyez tristes, mes bons frères ; car, il faut l'avouer, cette tristesse vous sied ; la douleur se montre en vous d'un air si noble que je veux en imiter l'exemple , et la conserver au fond de mon âme. Soyez donc tristes , mais pas plus, mes bons frères, que vous ne devez l'être, d'un far- deau qui nous est imposé en commun. Quant à moi, j'en atteste le ciel , je vous demande d'être assure's que je serai votre père et votre frère à la fois. Char- gez-vous" seulement de m'aimer , et moi je me charge de tous vos autres soins. Cependant pleurez Henri mort : je veux le pleurer aussi : mais vous avez un Henri vivant , qui]pour chacune de vos larmes vous rendra autant d'heures de bonheur.
LANGASTRE ET LES AUTRES.
Nous n'attendons pas moins de votre majesté.
LE ROI, les considérant l'unaprès Taulre.
Vous me regardez d'un air inquiet ; {au juge ) et vous plus que les autres ; vous êtes, je crois , bien sûr que je ne vous aime pas.
LE JUGE.
Je suis sûr que , si l'on me rend la justice qui m'est due , votre majesté n'a nul motif légitime de me haïr.
LE ROI.
Non ? Comment un prince élevé dans de si hautes espérances pourrait-il oublier dés affronts tels que
334 HENRI IV,
ceux que vous m'avezfait subir? Quoi! réprimander , maltraiter de paroles , envoyer rudement en prison riie'ritier présomptif de l'Angleterre ! cela se pour- rait-il aisément supporter? cela peut-il être lavé dans le Léthé ? cela peut-il être pardonné ?
LE JUGE.
Je représentais alors la personne de votre père. L'image de sa puissance résidait en moi ; et au mo- ment oli je dispensais sa loi, où j'étais occupé tout entier des intérêts publics, il plut à votre altesse d'oublier ma place , la majesté de la loi, l'autorité de la justice , et l'image du souverain que je repré- sentais; et elle me frappa sur le siège même oii je rendais un arrêt! Alors je déployai contre vous, comme criminel envers votre père , toute la hardiesse de mon autorité , et je vous fis emprisonner. Si ma conduite fut blâmable , consentez donc , aujourd'hui que vous portez le diadème , à voir votre fils mépri- ser vos décrets , arracher votre juge de votre res- pectable tribunal , faire trébucher la loi dans son cours , émousser le glaive qui protège la paix et la sûreté de votre personne, que dis-je ? conspuer votre royale image , et insulter à vos oeuvres dans un se- cond vous-même. Interrogez vos pensées de roi , placez-vous dans cette position : soyez aujourd'hui le père, et figurez-vous que vous avez un fils; que vous apprenez qu'il a profané votre dignité à cet excès , que vous voyez vos plus redoutables lois mé- prisées avec tant de légèreté , et vous-même dédaigné à ce point par un fils : et ensuite imaginez -vous que je fais votre rôle, et que c'est au nom de votre au- torité que j'impose , avec douceur , silence à votre
ACTE V, SCÈNE IL 335
fils : après cet examen de sang-froid, jugez-moi, et dites-moi , comme il convient à votre condition de roi , ce que j'ai fait de malse'ant à ma place , à mon caractère , ou à la majesté de mon souve- rain ? 1
LE ROI.
Vous avez raison , juge , et vous avez pesé les choses comme vous le deviez. En conséquence, con- tinuez de tenir la balance et le glaive; et je souhaite qu'élevé de jour en jour à de plus grands honneurs , vous viviez assez pour voir un fils de moi vous of- fenser , et vous obéir , comme j'ai fait ; puissé-je vivre aussi pour lui répéter les paroles de mon père : (( Je suis heureux d'avoir un magistrat assez coura- )) geux pour oser exercer la justice sur mon propre » fils ; et je ne suis pas moins heureux d'avoir un » fils qui se dépouille ainsi de sa dignité entre les » mains de la justice. » — Vous m'avez mis en prison : c'est pour cela que je mets en votre main le glaive sans tache que vous avez accoutumé de porter , en vous rappelant que vous devez en user avec la même fermeté , la même justice , la même impartialité que vous avez employées avec moi. Voilà ma main. Vous servirez de père à ma jeunesse; ma voix ne sera que l'écho des paroles que vous ferez en- tendre à mon oreille. Je soumettrai humblement mes résolutions aux sages conseils de votre expé- rience — Et vous tous , princes , mes frères , croyez-moi , je vous en conjure. — Mon père a em- porté avec lui mes égaremens ; tous les penchans déréglés de ma jeunesse sont ensevelis dans sa tombe. Je lui survis triste et animé de son esprit , }X)ur
336 HENRI IV,
tromper l'attente de l'univers , pour de'mentir ieâ prédictions et pour effacer l'injuste opinion qui s'est. établie sur moi, d'après les apparences : mon sang, comme une orgueilleuse marée , gonflé jusqu'ici de vaines folies , va refluer désormais en arrière , et, se mêlant aux flots imposans, ne coulera plus qu'avec une majestueuse régularité. Nous convoquons main- tenant notre cour suprême du parlement, et choi- sissons pour membres de notre conseil des hommes si sages que le grand corps de l'état puisse le dis- puter à la nation la mieux gouvernée , et que les affaires de la paix ou de la guerre , ou de toutes deux ensemble , nous soient également connues et familières à tous. ( Au lord chef de justice. ) Vous y aurez , mon père , la première place . Après la cé- rémonie de notre couronnement , nous assemble- rons , comme je viens de l'annoncer , tous les mem- bres de l'état , et si le ciel seconde mes bonnes in- tentions , nul prince , nul pair n'aura jamais sujet de dire : « Que le ciel abrège d'un seul jour la vie » fortunée de Henri ! ))
( Ils sortent. ).
ACTE V, SCÈNE III. 337
SCÈNE m.
Dans le comté de Glocester. — Le jardin delà maison de Shallow.
Entrent FALSTAFF , SHALLOW , SILENCE, BARDOLPH, LE PAGE et DAVY.
SHALLOW, àFalstaff.
Oh ! vous verrez mon verger , et sous mon berceau nous mangerons une reinette de l'année dernière , que j'ai grefFe'e moi-même , avec un plat de biscuits et quelque chose comme ça. Allons , cousin Silence , et puis nous irons nous coucher.
FALSTAFF.
Pardieu , vous avez là une bonne et riche habita- tion !
SHALLOW.
Oh ! toute nue , nue , nue ! une pauvreté , une pauvreté , sir Jean : mais , ma foi , l'air y est bon. — Sers , Davy ; sers , Davy ; fort bien , Davy.
FALSTAFF.
Ce Pavy vous sert à bien des choses ; il est tout à la fois votre valet et votre laboureur.
SHALLOW.
C'est un bon valet , un bon valet , un très-bon valet , sir Jean . Par la messe, j 'ai bu un peu trop de vin d'Espagne à souper. -^ C'est un bon valet. — Oh ! ça, asseyez-vous donc , asseyez-vous donc : approchez donc , cousin.
ToM. X. Shalispeare. 22
338 HENRI IV,
SILENCE
Ah ! mon cher , je dis, je veux bien.
( 11 chante. )
Nous ne ferons autre chose que manger et faire bonne chère , Et remercier le ciel de cette joyeuse année. Quand la viande est à bon marché et que les femelles sont chères , Et que de gaillards jouvenceaux rôdent ça et là... Et vive la joie , et vive la joie à jamais!
FALSTAFF.
Ah ! voilà ce qui s'appelle un bon vivant ! Maître Silence , je vous porte une santé pour cela.
SHALLOWî
Versez donc à M. Bardoph , Davy.
DAVY.
Mon cher monsieur , asseyez-vous donc. ( Il fait asseoir le page et Bardolph à une autre table. ) Je suis à vous tout à l'heure. — Mon très-cher mon- sieur, asseyez-vous. — Monsieur le page , mon bon monsieur le page , asseyez-vous. Grand bien vous fasse. Ce qui nous manque à manger , nous l'aurons en boisson. Il faut excuser. Le cœur est tout.
(Il sort. ) SHALLOW.
Allons , gai , monsieur Bardolph ; et vous , mon petit soldat aussi , que je vois là-bas , e'gayez-vous.
SILENCE chante.
Allons , gai ! gai ! ma femme est comme toutes les autres ; Car les femmes sont des diablesses , les petites et les grandes. On est gai dans la salle quand les barbes vont et viennent.
Et vive la joie du carnaval !
Allons , gai , gai , etc.
ACTE V, SCÈNE III. 33g
FALSTAFF.
Je n'aurais pas cru que maître Silence eût été' un homme de si bonne humeur.
SILENCE.
Qui ? moi ? J'ai été' comme cela déjà plus d'une fois.
D AVY, rentre et sert un plat de pommes devant Bardolph.
Tenez , voilà un plat de pommes de rambour pour vous.
SHALLOW.
Davy ?
DAVY.
Plaît-il , monsieur? — Je suis à vous tout à l'heure. Un verre de vin, n'est-ce pas , monsieur?
SILENCE chante.
Uu verre de vin , pétillant et fin ,
Et je bois à mes amours ,
Et un cœur joyeux vit long-temps.
FALSTAFF.
Bravo , maître Silence.
SILENCE chante.
Et soyons gais , et voilà le bon temps de la nuit qui arrive.
FALSTAFF.
Santé et longue vie à vous , maître Silence !
SILENCE chante.
Remplissez le verre et faites-le passer ,
Et je vous fais raison jusqu'à un mille de profondeur.
SHALLOW.
Honnête Bardolph , soyez le bienvenu : si tu as besoin de quelque chose et que tu ne le demandes
34o HENRI IV,
pas, dame , tant pis pour toi. {Au page. ) Bienvenu aussi , toi , mon petit fripon , et de toute mon âme ! Je vais boire à monsieur Bardolph et à tous les joyeux cavalleros de Londres.
DAVY.
J'espère bien voir Londres une fois avant de mourir.
BARDOLPH.
Si j'ai le plaisir de vous y rencontrer, Davy... —
SHALLOW.
Vous boirez bouteille ensemble ? Ha ! n'est-ce pas, monsieur Bardolph ?
BARDOLPH.
Oui, monsieur, et à même le broc.
SHALLOW.
Pardieu, je te remercie. Le drôle se collera à tes côte's, je puis t'en assurer : oh! il ne te renoncera pas , il est de bonne race.
BARDOLPH.
Et moi , je me collerai à lui aussi , monsieur.
SHALLOW.
C'est parler comme un roi! — Ne vous laissez manquer de rien; allons , qui? ( On entend frapper à la porte. ) — Voyez qui est-ce qui frappe là. Ho! qui est là ?
(Davy sort.) FALSTAFF.
Ma foi ! vous m'avez bien fait raison.
( A Silence, qui avale une vasade.)
ACTE V, SCÈNE III. 341
SILENCE chante.
Fais-moi raison Et arme-moi chevalier. Samingo (^"5 N'est-ce pas cela?
FALSTAFF.
C'est cela.
SILENCE.
Est-ce cela? Eh bien, avouez donc qu'un vieux homme est encore bon à quelque chose.
( Rentre Davy. )
DAVY.
Plaise à votre seigneurie ! il y a là-bas un certain Pistolqui arrive de la cour et apporte des nouvelles.
FALSTAFF.
De la cour? Faites-le entrer.
(Entre Pistol.)
FALSTAFF.
Hé bien ! Pistol , qu'est-ce qu'il y a ?
PISTOL.
Sir Jean , Dieu vous ait en sa garde !
FALSTAFF.
Quel vent vous a soufflé ici , Pistol ?
PISTOL.
Ce n'est pas ce mauvais vent qui ne souffle rien de bon à l'homme. — Aimable chevalier, te voilà deve- nu un des plus grands personnages du royaume.
SILENCE.
Ma foi ! je crois qu'il n'est autre que le bon homme Souffle de Barson ^^'^ ?
342 HENRI IV,
PISÏOL.
Souffle ! Je te souffle dans la face , mauvais pol- tron de païen. Sir Jean , je suis ton Pistol et ton ami. Et je suis venu ici ventre à terre; et je t'apporte des nouvelles et des bonheurs pleins de félicités , et un siècle d'or , et d'heureuses nouvelles du plus grand prix.
FALSTAFF.
Eh bien, je t'en prie, dëbite-nous-les donc, comme un homme de ce monde.
* PISTOL.
Au diable ce monde et ses vilenies ^^'^ ! Je parle de l'Afrique et de joies d'or.
FALSTAFF.
Maudit chevalier d'Assyrie, quelles sont tes nou- velles ? Que le roi Cophetua sache donc enfin de quoi il s'agit.
SILENCE chante.
Oui , et Robin-Hood aussi, et Scarlet et le petit Jean. PISTOL.
Est-ce à des mâtins de la basse-cour à se mettre en comparaison avec l'Helicon? De bonnes nouvelles seront-elles insulte'es de la sorte? Si cela est ainsi , Pistol , va mettre ta tête dans le giron des furies.
SHALLOW.
Mon galant homme, je n'entends rien à vos ma- nières d'agir.
PISTOL.
C'est de quoi tu dois te lamenter.
ACTE V, SCÈNE III. 343
SHALLOW.
Pardonnez-moi, monsieur. Mais, monsieur, si vous arrivez avec des nouvelles de la cour, je pense qu'il n'y a que deux partis à prendre , c'est ou de les débiter, ou de les taire. Je suis , monsieur, de'- positaire d'une certaine autorité, sous le bon plaisir du roi.
PISTOL.
Et quel roi, va-nu-pieds? Parle , ou meurs.
SHALLOW,
Du roi Henri.
PISTOL.
Henri IV, ou V?
SHALLOW.
Henri IV.
PISTOL.
Au diable ^"^ ton office! Sir Jean, ton tendre agneau est à présent roi ; Henri V , le voilà ! Je dis vrai. Si Pistol te ment, tiens, fais-moi la figue, comme à un fanfaron espagnol.
FALSTAFF.
Comment? est-ce que le vieux roi est mort ?
PISTOL.
Aussi ferme qu'un clou dans une porte ^^^^ : ce que je dis est la vérité.
FALSTAFF.
Allons , Bardolph , partons : selle mon cheval. Maître Robert Shallow ^ choisis la place que tu vou- dras dans tout le pays ; elle est à toi= Et toi, Pistol , je te surchargerai de dignités.
344 HENRI IV,
BARDOLPH.
Oh! jour heureux! Je ne donnerais pas ma for- tune pour une baronnie.
PISTOL
Hé bien ? n'ai-je pas apporté de bonnes nouvelles ?
FALSTAFF.
Portez maître Silence à son lit. — Maître Shallow, milord Shallow, vois ce que tu veux être : je suis l'intendant de la fortune ; prends tes bottes ; nous voyagerons toute la nuit. — Oh ! mon cher Pistol ! Vite, vite, Bardolph. (^ûrr^o//?^ ^or^.) Viens, Pis- tol; dis-moi encore quelque chose, et en même- temps cherche dans ta tête quelque emploi pour toi, qui te fasse plaisir. Vos bottes, vos bottes, maître Shallow. Je suis sûr que le jeune roi languit après moi. Prenons les chevaux du premier venu : n'importe qui. Les lois d'Angleterre sont actuelle- ment à mes ordres. Heureux ceux qui ont été mes amis; et malheur à milord grand-juge!
PISTOL.
Que de vilains vautours lui mangent les poumons! Qu est-elle donc devenue ^ comme on dit, la vie que je menais il ny a pas long-temps? Eh bien ! nous y voilà. Pénis soient ces jours de bonheur !
( Ils sortent. )
ACTE V, SCÈNE IV. 345
SCÈNE IV.
Londres. — Une rue.
Entrent DEUX HUISSIERS, traînant L'HOTESSE QUICKLY et DOROTHÉE TEAR-SHEET.
L'HOTESSE.
Non, gueux de gredin, quand j'en devrais mou- rir, je voudrais te voir pendu. Tu m'as disloqué l'e'- paule.
LE PREMIER HUISSIER.
Les constables me l'ont remise entre les mains; elle en aura du régime du fouet autant qu'il lui en faudra, je le lui promets. Il y a un homme ou deux de tués à cause d'elle.
DOROTHÉE.
Vous mentez, bec à corbin, bec à corbin que vous êtes. Viens donc , je te dis, moi, damné coquin au visage de tripes. Si tu me fais faire une fausse couche, il vaudrait mieux pour toi que tu eusses battu ta mère. Vilaine face de papier mâché !
L'HOTESSE.
0 Seigneur ! pourquoi sir Jean n'est-il pas ici? Il y aurait du sang répandu d'abord. Mais voyez, mon Dieu , lui faire faire une fausse couche !
LE PREMIER HUISSIER.
Si cela arrive , vous lui remettrez sa douzaine de coussins ; elle n'en a que onze maintenant. Allons , je vous commande à toutes deux de venir avec moi.
346 HENRI IV,
Il est mort , cet homme que vous avez battu Pisiol
et vous.
DOROTHÉE.
Vraiment, je te dis, figure d'encensoir! allez, on vous fera solidement gambiller en l'air pour cela, vilaine mouche bleue ^^^^ que vous êtes. Sale meurt- de-faim de correcteur, si vous n'êtes pas pendu , je quitte le métier ^^^K
LE PREMIER HUISSIER.
Venez, venez, chevaliers errans, venez.
L'HOTESSE.
0 Dieu ! faut-il que la force l'emporte ainsi sur le bon droit? Bien, bien , de la patience vient l'aisance.
DOROTHÉE,
Allons donc, coquin, allons donc, menez-moi donc devant le juge.
L'HOTESSE.
Oui, venez donc, chien de chasse affamé.
DOROTHÉE.
Mort de Dieu ! tête de Dieu !
L'HOTESSE.
Atome que tu es !
DOROTHÉE.
Allons donc , chose de rien du tout. Allons donc , gredin.
LE PREMIER HUISSIER.
C'est bien, c'est bien.
( Ils sortent.)
ACTE V, SCÈNE V. 347
SCÈNE V.
Une place publique près de l'abbaye de Westminster. Entrent DEUX VALETS, couvrant le pavé de joncs.
LE PREMIER VALET.
Encore des roseaux, encore des roseaux.
LE SECOND VALET.
Les trompettes ont sonné deux fanfares.
LE PREMIER VALET.
Il sera bien deux heures, avant qu'on revienne du couronnement. — Dépêchons, dépêchons.
( Ils sortent.) (Entrent Falstaflf, Shallow, Pistol, Bardolpli, le Page.) FALSTAFF.
Tenez-vous là à côté de moi, maître Robert Shal- low. Je vous ferai faire accueil par le roi : je vais lui donner un coup d'oeil de côté lorsqu'il passera; et remarquez bien de quel air il me regardera.
PISTOL.
Bénédiction sur tes poumons , bon chevalier !
FALSTAFF.
Approche ici, Pistol; tiens-toi derrière moi. {A Shallow.) Oh ! si j'avais eu le temps de faire faire des livrées neuves, j'aurais voulu y dépenser les mille livres sterling que je vous ai empruntées. Mais cela ne fait rien : cette manière modeste de se présenter
348 HENRI IV,
sied mieux encore. C'est une preuve de mon em- pressement de le voir.
SHALLOW.
Oui , c'en est une preuve.
FALSTAFF.
Cela fait voir l'ardeur de mon affection.
SHALLOW.
Oui, sans doute.
FALSTAFF.
Mon de'vouement.
SHALLOW.
Certainement, certainement, certainement.
FALSTAFF,
Cela a l'air d'un homme qui a couru la poste jour et nuit, et sans de'libe'rer, sans songer à rien, sans se donner le temps de changer de chemise.
SHALLOW.
Cela est très-certain.
FALSTAFF.
Mais qui vient se poster là tout sali du voyage , tout en sueur du désir de le voir, n'ayant nulle autre idée en tête , mettant en oubli toute autre affaire , comme s'il n'y avait plus au monde rien à faire que de le voir....
PISTOL.
C'est semper idem , car absque hoc nihil est. Par- fait en tout point.
SHALLOW.
Oui vraiment.
ACTE V, SCÈNE V. 349
PISTOL.
Mon chevalier, je veux enflammer ton noble foie, et te mettre en fureur. Ta Dorothe'e, l'Hélène de tes nobles pensées, est dans une honteuse réclusion , dans une prison infecte , traînée là par la main la plus grossière et la plus sale. Évoque la vengeance de son antre d'ébène avec les serpens agités de l'affreuse Alecton; car ta chère Dorothée est dedans : Pistol ne dit jamais rien que de vrai.
FALSTAFF.
Je la délivrerai.
(Acclamations, bruits de trompettes derrière le the'âtre.) PISTOL.
On a entendu mugir la mer et les sons éclatans de la trompette,
( Eatre le roi avec sa suite, dans laquelle se trouve le lord grand-juge. ) FALSTAFF.
Dieu conserve ta majesté , roi Hal, mon royal Hal!
PISTOL.
Que le ciel te garde et veille sur toi , très-royal re- jeton de la gloire !
FALSTAFF.
Que Dieu te conserve, mon cher enfant!
LE ROL
Milord grand-juge, parlez à cet insensé.
LE JUGE.
Êtes-vous en votre bon sens? Savez-vous ce que vous dites?
35o HENRI IV,
FALSTAFF. '
Mon roi, mon Jupiter! C'est à toi que je parle, mon cœur.
HENRI.
Je ne te connais point, vieillard. Va faire tes prières. — Que ces cheveux blancs sie'ent mal à un insensé, à un mauvais bouffon! J'ai vu, dans le songe d'un long sommeil, un homme de cette es- pèce, gonflé de même d'un excès de nourriture, aussi vieux et aussi débauché. Mais éveillé, je mé- prise mon songe. — Va travailler à diminuer ton ventre et à grossir ton mérite. Quitte ta vie glou- tonne : sache que la tombe ouvre pour toi une bouche trois fois plus large que pour les autres hommes. — Ne me réplique pas par un ridicule quolibet. Ne t'imagine pas que je sois aujourd'hui ce que j'étais. Le ciel sait, et l'univers le verra, que j'ai rejeté l'homme de ma jeunesse; et je rejetterai de même tous ceux qui firent ma société. Quand tu entendras dire que je suis ce que j'ai été, reviens vers moi, et tu seras ce que tu étais alors, le guide et le promoteur de mes déréglemens. Jusqu'à ce mo- ment, je te bannis, sous peine de mort, comme j'ai déjà banni le reste de ceux qui m'ont égaré , et je te défends d'approcher de notre personne plus près que de dix milles. Quant à votre subsistance, je vous l'assurerai , afin que les besoins ne vous sollicitent pas au mal; et lorsque nous apprendrons que vous avez réformé votre vie, alors nous vous emploî- rons, selon votre capacité et votre mérite. (Au grand- juge.) C'est vous, milord, que je charge de
ACTE.V, SCÈNE V, SOi
veiller sur l'exe'cution de mes ordres. Continuez la marche.
(Sortent le roi et sa suite. ) FALSTAFF.
Maître Shallow, je vous dois mille livres ster- ling.
SHALLOW.
Oui, vraiment , sir Jean , que je vous prie de me rendre , pour que je puisse les remporter avec moi.
FALSTAFF.
Cela est bien difficile, maître Shallow. Que tout ceci ne vous chagrine pas. Il va m'envoyer cher- cher pour me parler en particulier, voyez -vous. Il faut bien qu'il prenne ce ton devant le monde. N'ayez pas d'inquie'tude sur votre fortune. Je suis encore, tel que vous me voyez, l'homme qui vous fera gros seigneur.
SHALLOW.
Je ne vois pas trop comment, à moins que vous ne me donniez votre pourpoint , et que vous ne me rembourriez de paille. Je vous en prie , mon cher sir Jean, sur les mille livres, rendez-m'en seulement cinq cents.
FALSTAFF.
Maître , je vous tiendrai parole : ce que vous avez entendu là , ce n'était qu'une couleur à prendre devant le peuple.
SHALLOW.
Je crains bien que vous ne soyez teint ^^'^ de cette couleur-là toute votre vie.
FALSTAFF.
Ne craignez rien de fâcheux : venez dîner avec
352 HENRI IV,
moi. Viens, lieutenant Pistol ; et toi aussi ,. Bar-
dolph. — On m'enverra chercher ce soir de bonne
heure.
( Rentrent le prince Jean de Lancastre , le lord grand juge, des officiers de justice, elc.) LE JUGE à des archers.
Allez , conduisez sir Jean FalstafF à la flotte ^^^^ : emmenez avec lui toute sa compagnie.
FALSTAFF.
Milord, milord —
LE JUGE.
Je n'ai pas le temps de vous parler : je vous en- tendrai tantôt. — Qu'on les emmène.
PISTOL.
Se forffina me tormenta , Spero me contenta.
(Sortent Falstaflf, Shallow, Pistol, Bardolph, le page, et les officiers de justice. ) LANCASTRE.
J'aime beaucoup cette noble conduite du roi : il a intention de donner à ses anciens camarades une honnête aisance. Mais il les bannit tous, jusqu'à ce qu'ils aient pris devant le public un langage plus sensé et plus décent.
LE JUGE.
C'est ce qui va être exécuté.
LANSCASTRE.
Le roi a convoqué son parlement, milord.
LE JUGE.
Oui , prince.
ACTE V, SCÈNE V. 353
LANGASTRE.
Je parierais qu'avant la fin de cette anne'e nous porterons nos armes concitoyennes et notre ardeur native jusqu'au sein de la France. — J'ai entendu quelque oiseau chanter l'air de ces paroles, et sa musique , à ce que je pre'sume, a plu à l'oreille du roi. Allons, venez.
(Ils sortent. )
ÉPILOGUE.
PRONONCÉ PAR UN DANSEUR.
D'abord ma crainte, ensuite ma re'vërence, et puis mon discours. Ma crainte c'est votre me'conten- tement, ma révérence c'est mon devoir, et mon discours c'est de vous demander pardon. Si vous vous attendez à un bon discours, je suis perdu; car ce que j'ai à vous dire est de ma façon , et ce que je dois vous dire va encore, j'en ai peur, me faire tort. Mais au fait , et à tout hasard, il faut que vous sa- chiez, comme vous le savez très-bien , que je parus dernièrement ici à la fin d'une pièce qui vous avait déplu , pour vous demander votre indulgence et vous en promettre une meilleure; je comptais, pour vous dire la veVité , m'acquitter au moyen de celle- ci : mais si, comme une expédition malheureuse, elle me revient sans succès , je fais banqueroute ; et vous, mes chers créanciers , vous perdez votre dû. Je vous promis que je me trouverais ici; et en vertu de ma parole, je viens livrer ma personne à votre merci. Rabattez-moi quelque chose, je vous paierai quelque chose; et, suivant l'usage de la plupart des débi- teurs, je vous ferai des promesses à l'infini.
Tome X Shalispeare. 23
354 HENRI IV, ACTE V, SCÈNE V.
Si ma langue ne peut vous persuader de me tenir quitte, voulez-vous m' ordonner d'user de mes jam- bes? Et pourtant ce serait un paiement bien léger que de payer sa dette en gambades. Mais une con- science délicate offre toutes les satisfactions qui sont en son pouvoir, et c'est ce que je vais faire. Toutes les dames qui sont ici m'ont déjà pardonné; si les messieurs ne veulent pas en faire autant , alors les messieurs ne s'accordent donc pas avec les dames, et c'est ce qu'on n'a jamais vu jusqu'ici dans une pa- reille assemblée. — Encore un mot, je vous en supplie. Si vous n'êtes pas trop dégoûtés de la chair grasse, notre humble auteur continuera son histoire, dans laquelle sir Jean continuera de jouer son rôle, et où il vous fera rire par le moyen de la belle Ca- therine de France; autant que j'en puis savoir, FalstafF y mourra de gras fondu , à moins que vous ne l'ayez déjà tué par votre disgrâce : car Oldcastle est mort martyr, et celui-ci n'est pas le même homme. — Ma langue est fatiguée : quand mes jam- bes le seront aussi, je vous souhaiterai le bonsoir, et sur ce je me prosterne à genoux devant vous ; mais à la vérité c'est pour prier pour la reine.
FIN DU CINQUIEME ET DERNIEH ACTE.
NOTES SUR LA SECONDE PARTIE
DE HENRI IV.
CO On supposait que la mandragore représentait en petit la figure d'un homme.
(a) Y 'was never manned wiih an agate till now. Il paraît que l'agate au doigt était le signe de dignité d'un alderman. Le peu d'épaisseur de ces pierres , et les figures qu'elles repré- sentent , en font assez souvent dans Shakspeare un objet de com- paraison pour des figures minces et petites. Manned signifie servi, pourvu d'un valet {man). Selon toute apparence , il signi- fiait aussi du temps de Shakspeare, qui a la main garnie^ man dans le sens de m^ain , est encore en anglais la racine de plu- sieurs mots; dans cette supposition manned produirait ici un jeu de mots , ce qui est toujours probable.
C3) Ceci fait probablement allusion à la tonte du drap , qui est une des dernières opérations de sa fabrication.
W) He maj- keep it still as ou (selon les anciennes éditions ) at a face-royal ■, for a barber shall never earn six pence out
ofit.
Face-royal signifie certainement ici autre chose que royal face. C'était, selon toute apparence, le nom d'une pièce de monnaie , d'une valeur assez considérable , et le sens de la plaisanterie de Falstaff serait alors que le prince la conservera dans toute sa valeur, car un barbier ne gagnera jamais six
356 NOTES
pence dessus. "Voilà ce qu'on y peut voir de plus clair; quand au jargon entortillé des agréables de ce temps viennent se joindre des allusions dont ce qu'on connaît des usages du temps ne peut servir à nous rendre raison, il faut se résigner à ne point comprendre sans explication , et pour explication se con- tenter d'à peu près ; c'est ce qui arrivera souvent dans le cours de cette pièce.
^^) Le mauvais riche.
C6) TJie lightness , légèreté et clarté.
C7) Saint-Paul passait pour le rendez-vous des escrocs et des mauvais sujets. Un vieux proverbe anglais dit : Celui qui va chercher une femme à TVestminster^ un valet à Saint-Paul , et un cheval à Smitlfield , doit avoir une catin , un fripon et une rosse.
C^) La tradition commune , suivie ici par Shakspeare, c'est que le lord grand-juge Gascojgne , dont il est ici question , ayant fait arrêter pour félonie un des domestiques du jeune Henri , prince de Galles , celui-ci se rendit au tribunal pour demander qu'on le remît en liberté , et sur le refus du grand- juge , se mit en devoir de le délivrer par force , et qu'alors le grand-juge lui ayant commandé de se retirer, Henri s'emporta jusqu'à le frapper sur son tribunal. Cependant sir Thomas Elyot , qui écrivait sous Henri VI, dit simplement , en rappor- tant ce fait , que le prince s'avança vers le grand-juge dans une telle fureur qu'on crut qu'il allait le tuer, ou lui faire quelque outrage ; mais que le juge , sans se déranger de son siège , avec une contenance pleine de majesté , l'arrêta par les paroles suivantes :
« Monsieur, souvenez- vous que je tiens ici la place du roi , » votre souverain seigneur et père , à qui vous devez une » double obéissance. Je vous ordonne donc en son nom de » vous désister sur-le-champ de votre entreprise téméraire et » illégale , et de donner désormais bon exemple à ceux qui » seront un jour vos sujets ; quant à présent , pour votre deso- 1) béissance et mépris de la loi , vous vous rendrez à la prison
SUR HENRI IV. 357
» du banc du roî , où je vous constitue prisonnier ; et vous y » demeurerez jusqu'à ce que le roi votre père ait fait connaître » sa volonté. »>
Sur quoi le prince , frappé de respect , déposant aussitôt son épée , se rendit en prison. Shakspeare a suivi la version de Hollinshed , qui , d'après Hall , rapporte que le prince frappa le grand-juge. Il suppose aussi, d'après le même écrivain, que Henri à cette occasion perdit sa place au conseil , oii il fut remplacé par son frère Jean de Lancastre. {Voy. la i''". partie d'Henri IV , acte III , scène II.) Mais ce fait paraîtrait en con- tradiction avec les paroles que prononça , dit-on , le roi à cette occasion , et que Shakspeare lui-même rapporte à la fin de la seconde partie d'Henri IV, dans le discours qu'il prête à Henri V devenu roi : au surplus, ce discours et la circon- stance qui y donne occasion , sont, autant qu'on en peut juger, une invention du poète. Il paraît constant que Te grand-juge Gascoygne mourut avant Henri IV, vers la fin de 1412. Hume rapporte comme Shakspeare la conduite de Henri V avec Gas- coygne. On serait tenté de croire qu'il n'a eu sur ce point d'autre autorité que le poète dont il emprunte à peu près les expressions.
Cs) Le grand-juge a dit à Falstaff j-owr waste (consommation is great, Falstaff répond / would.... mj waist (taille) slm- derer. Jeu de mots impossible à rendre littéralement.
^'°5 lam thefellow the great bellj-, and he mj dog. Proba- blement on voyait dans les rues, du temps de Shakspeare, un homme que son gros ventre empêchait tellement de voir devant lui qu'il se faisait conduire par un chien.
C") If J did sajr of wax , nry growih would approve the truth.
TVax signifie cire et croître , croissance. Si on veut prendre le jeu de mots sur cire {sire), en compensation du jeu de mots anglais impossible à rendre , on en a toute liberté.
(''') Le juge a dit gravily ( gravité ). Falstaff répond gravj ( graisse ).
358 NOTES
C'^5 Angelj ange , angelot, nom d'une monnaie.
C'4) Crosses , nom d'une pièce de monnaie portant l'em- preinte d'une croix.
C'^) Fillipme with a three-man bretle. To Fillip. Filliping est le nom d'une espèce de jeu des enfans de la campagne, qui consiste à placer un crapaud sur le bout d'une bascule dont on frappe l'autre bout avec une bûche ou un gros maillet , ce qui fait sauter du coup le crapaud à trente ou quarante pieds. Le three-man bretle est un instrument mis en mouvement par trois hommes , et servant comme le mouton à enfoncer des pieux. Ces deux allusions étant impossibles à rendre d'une manière claire et précise , on a choisi ce qui a paru exprimer le mieux la même idée.
C'S) Thepox.
('7) Apox ofihis goût! or a goût ofihispoxî
Il a fallu ôter au langage de Falsta£f beaucoup de son naturel pour rendre ce passage supportable en français.
C»8) Débarqués dans le pays de Galles pour soutenir Glendower.
(•9) Expression de l'Écriture.
<^"') Fang, serre ; shave, piège. La plupart des noms comi- ques de cette pièce sont significatifs.
C'^O Catastrophe , dans l'argot des tapageurs du temps , signi- fiait , à ce qu'il paraît , une des parties postérieures du corps.On ne sait pas bien laquelle.
C**) For what sum ( pour quelle somme? ) demande le juge. It is more thanfor some (c'est plus que pour quelque chose) , répond l'hôtesse j jeu de mots intraduisible.
t^^) The rest ofthj low-countries haw made a shift to eat up tJvy holland.
(="4) To get a pottle pot^s maidenhead.
SUR HENRI IV. 359
C*^) Shakspeare confond ici le tison d'Althée et le rêve d'Hé- cube.
Ca6) / commend me to thee , / commend thee , commend lo , faire des complimens de la part de quelqu'un. Commend lover.
C^t) To rain upon remembrance.
Remembrànce , souvenir, est le nom qu'on donne au romarin, gage de fidélité soit aux vivans , soit à la mémoire des morts. (V. Roméo et Juliette. )
(28) jipple^John , espèce de pomme.
C'^s) Sick ofa cahn { malade d'un calme ) , dit l'hôtesse pour sick ofa qualm. (malade d'avoir eu trop chaud); et FalstafF ré- pond : So is ail hersect; an they be once in a calm they are sick ( voilà comme elles sont toutes ; dès qu'on les laisse en repos elles sont malades).
C3o) Your broockes , pearls and owches.
(^') Pistol signifie pistolet , et les plaisanteries de Falstaff por- tent sur cette acception du mot. On peut supposer que Falstaff emploie ici le diminutif.
(3a) Occupf, occupier , occupant, étaient devenus , à ce qu'il paraît, par l'usage qu'on en avait fait , des expressions obscènes.
t^^) Hâve we not hiren hère ?
II est absolument impossible de donner aucune explication satisfaisante sur les allusions et les citations dont se compose le langage de Pistol. Tirées pour la plupart de pièces de théâtre aujourd'hui inconnues , et pour la plupart encore défigurées par ce burlesque personnage, elles pouvaient avoir pour le public du temps de Shakspeare un mérite entièrement perdu aujour- d'hui , et ne laissent plus saisir que l'intention du rôle. Il pa- raît bien, au reste qu'hiren était , en style d'argot , une des dé- nominations des filles publiques ( huren en allemand). Il se- rait possible aussi qu'en raison de la consonnance de ce mot avec
36o NOTES
iron (fer) , les tapageurs du temps eussent donné ce même nam
à leur épée.
(34) Galloway nags , chevaux de louage.
C35) /'// canvass ihee hetween a pair of sJieets.
C^^) La foire de la Saint-Barthélemi était , et est encore, je crois , en Angleterre une foire célèbre.
C37) Du temps de Shatspeare la grande élégance , pour les filles de l'espèce de Dorothée , était de porter au doigl du milieu une bague dont le chaton représentait une tête de mort.
f^*) Eats conger and fennel.
L'anguille de mer , assaisonnée de fenouil , passait pour un excitant.
C^s) Drinks ojf candies ends for Jlup dragons.
C'était un acte de galanterie que d'avaler , pour l'amour de sa maîtresse , des choses dégoûtantes et même dangereuses : le Jlup dragon , qu'on peut traduire par brûlot , était une amande, ou quelque chose de semblable qu'on faisait brûler dans un verre d'eau-de-vie. Le courage consistait à l'avaler tout en- flammé , et l'adresse à exécuter cette opération sans se faire mal. Avaler des bouts de chandelles allumés était une galanterie du même genre , et ce n'était pas la plus malpropre.
(4°) Globe of sinful continents.
Le jeu de mots ne pouvait se traduire littéralement ; il a fallu tâcher d'en conserver quelque chose , non pour le mérite , mais pour l'exactitude.
(40 A Colswold mon. Les jeux de Colswold étaient célèbres alors pour les exercices d'adresse et de force.
(4^») Skogan était un poëte suivant la cour de Henri IV , pour laquelle il composait des ballades et des moralités. Il paraît avoir été un homme sérieux et nullement fait pour se trouver compromis avec un y^olisson de page de l'espèce de Falstaif.
SUR HENRI IV. 36i
Mais on a le recueil des mauvaises plaisanteries d'un autre Sko- gan, espèce de bouffon qui vivait du temps d'Edouard IV. Shakspeare paraît les avoir confondus , ou peut-être est-ce un anachronisme qu'il prête à dessein à Shallow pour faire ressor- tir un de ses mensonges.
C43) Accomodate était une expression à la mode.
C44) Mouldj-. II a fallu traduire les noms des recrues , sans quoi les plaisanteries de Falstaff auraient été incompréhensibles.
«5) Shadow.
(46) j^fr^rt.
C47) Bull-calf.
(48) Bardolph a reçu 80 schellings ; ce qui fait environ 4 gai- nées ; il en vole une à son maître.
C49) La rue de Turn-buU était le lieu le plus fréquenté par les femmes de mauvaise vie.
t^°5 Samingo pour Domingo, C'est le refrain d'une vieille chanson.
C^O Puff" de Barson. Il a fallu traduire le nom pour faire comprendre la réplique.
C52) Af.. . . a for the world.
C53) A f. . . . a for thine office.
C54) As nail in door^ expression proverbiale. Door-nail si- gnifie le clou sur lequel frappe le marteau de la porte. As nail in door pourrait signifier aussi comme un ongle pris dans une porte.
C55) Allusion à l'habit bleu des huissiers.
<^^^) Half-kirtles. C était j à ce qui paraît, une sorte de vête- ment de nuit à l'usage des femmes de l'espèce de Dorothée.
362 NOTES SUR HENRI IV.
C^T) Thaljou will die in; jeu de mots entre die , mourir , et dyej teindre.
C58) La prison appelée la Flotte. Selon toute apparence , pour assurer l'exécution des ordres du roi ; car on va voir encore tout à l'heure qu'ils ne sont pas condamnés à autre peine qu'au ban- nissement.
LES
JOYEUSES BOURGEOISES
DE WINDSOR,
COMÉDIE.
NOTICE
SUR
LES JOYEUSES BOURGEOISES DE WINDSOR.
OELON une tradition généralement reçue, la comédie des Joyeuses Bourgeoises de FTind- sor fut composée par Tordre d'Elisabeth , qui , charmée du personnage de Falstaff , voulut le revoir encore une fois. Shakspeare avait promis de faire mourir Falstaff dans Henri V ( voyez répilogue de la deuxième partie d'Henri IV ) , mais sans doute , après l'y avoir fait reparaître encore, embarrassé probablement par la diffi- culté d'établir les nouveaux rapports de Fals- taff avec Henri devenu roi , il se contenta d'an- noncer au commencement de la pièce la mala- die et la mort de Falstaff, sans la présenter de nouveau aux yeux du public. Elisabeth trouva que ce n'était pas là tenir parole , et exigea un nouvel acte de la vie du gros chevalier. Aussi
366 NOTICE
paraît -il que les Joyeuses Bourgeoises ont été composées après Henri V, quoique dans l'ordre historique il faille nécessairement les placer avant. Quelques commentateurs ont même ' cru, contre Topinion de Johnson, que cette pièce devait se placer entre les deux parties de Henri IV; mais il y a, ce semble, en fa- veur de Topinion de Johnson qui la range entre Henri IV et Henri V, une raison déterminante, c'est que dans l'autre supposition l'unité , sinon de caractère , du moins d'impression et d'effet , serait entièrement rompue.
Les deux parties de Henri IV ont été faites d'un seul jet, ou du moins sans s'écarter d'un même cours d'idées , non-seulement le Falstaff de la seconde partie est bien le même homme que le Falstaff de la première , mais il est pré- senté sous le même aspect ; si, dans cette se- conde partie , Falstaff n'est pas tout-à-fait aussi amusant parce qu'il a fait fortune, parce que son esprit n'est plus employé à le tirer sans cesse des embarras ridicules oii le jettent ses préten- tions si peu d'accord avec ses goûts et ses habi- tudes, c'est cependant avec le même genre de goûts et de prétentions qu'il est ramené sur la
SUR LES BOURGEOISES DE WINDSOR. 367 scène ; c'est son crédit sur Tesprit de Henri qu il fait valoir auprès du juge Shallow , comme il se targuait , au milieu de ses affidés , de la liberté dont il usait avec le prince j et l'affront public qui lui sert de punition à la fin de la seconde partie de Henri IV, n'est que la suite et le com- plément des affronts particuliers que Henri V, encore prince de Galles, s'est amusé à lui faire subir durant le cours des deux pièces. En un mot, l'action commencée entre Falstaff et le prince dans la première partie , est suivie sans interruption jusqu'à la fin de la seconde, et ter- minée alors comme elle devait nécessairement finir, comme il avait été annoncé qu'elle fini- rait.
Les Joyeuses Bourgeoises de TVindsor of- frent une action toute différente, présentent Falstaff dans une autre situation, sous un autre point de vue. C'est bien le même homme, il serait impossible de le méconnaître^ mais encore vieilli , encore plus enfoncé dans ses goûts ma- tériels, uniquement occupé de satisfaire aux be- soins de sa gloutonnerie. Doll Tear-Sheet abusait encore au moins son imagination , avec elle il se croyait libertin ; ici il n'y songe même plus :
368 NOTICE
c est à se procurer de Fargent qu'il veut faire servir l'insolence de sa galanterie 5 c'est sur les moyens d'obtenir cet argent que le trompe en- core sa vanité. Elisabeth avait deniandé àShak- speare, dit -on, un Falstaff amoureux ; mais - Shakspeàre , qui connaissait mieux qu'Elisa- beth les personnages dont il avait conçu l'idée, sentit qu'un pareil genre de ridicule ne conve- nait pas à un pareil caractère, et qu'il fallait pu- nir Falstaff par des endroits plus sensibles. La vanité même n'y suffirait pas ; Falstaff sait pren- dre son parti de toutes les hontes 5 au point oii il en est arrivé , il ne cherche même plus à les dissimuler. La vivacité avec laquelle il décrit à M. Brook ses souffrances dans le panier au linge sale , n'est plus celle de Falstaff racontant ses exploits contre les voleurs de Gadshill, et se tirant ensuite si plaisamment d'affaire lors- qu'il est pris en mensonge. Le. besoin de se vanter n'est plus un de ses premiers besoins •, il lui faut de l'argent , avant tout de l'argent , et il ne sera convenablement châtié que par des in- convéniens aussi réels que les avantages qu'il se promet. Ainsi le panier de linge sale, les coups de bâton de M. Ford^ sont parfaitement adaptés
SUR LES BOURGEOISES DE WINDSOR. 369 au genre de prétentions qui attirent à Falstaff une correction pareille 5 mais bien qu une telle aventure puisse , sans aucune difficulté, s'adap- ter au Falstaff des deux Henri IV , elle la pris dans une autre portion de sa vie et de son carac- tère ; et si on l'introduisait entre les deux parties de l'action qui se continue dans les deux Hen- ri IV, elle refroidirait l'imagination du specta- teur, au point de détruire entièrement l'effet de la seconde.
Bien que cette raison paraisse suffisante , on en pourrait trouver plusieurs autres pour jus- tifier l'opinion de Johnson. Ce n'est cepen- dant pas dans la chronologie qu'il faudrait les chercher. Ce serait une œuvre impraticable que de prétendre accorder ensemble les diverses données chronologiques que , souvent dans la même pièce , il plaît à Shakspeare d'établir ; et il est aussi impossible de trouver chronologi- quement la place des Joyeuses Bourgeoises de TVindsor QnlYQ Henri IV et Henri V, qu'en- tre les deux parties de Henri IV. Mais, dans cette dernière supposition , l'entrevue entre Shallow et Falstaff dans la seconde partie de HenrilV, le plaisir qu'éprouve Shallow à revoir
ToM, X shakspeare. 24
3^0 NOTICE
Falstaff après une si longue séparation , la con- sidération qu'il professe pour lui , et qui va jusqu'à lui prêter mille livres sterling, de- viennent des invraisemblances choquantes : ce n'est pas après la comédie des Joyeuses Bour- geoises de TVindsor^ que Shallow peut être attrapé par Falstaff. Nym , qu'on retrouve dans Henri V, n'est point compté dans la se- conde partie de Henri IV, au nombre des gens de Falstaff. Il serait assez difficile, dans les deux suppositions, de se rendre compte du per- sonnage de Quickly, si l'on ne supposait que c'est une autre Quickly, un nom que Shakspeare a trouvé bon de rendre commun à toutes les entremetteuses. Celle de Henri IV est mariée ; son nom n'est donc point un nom de fille ^ la Quickly des Joyeuses Bourgeoises ne l'est pas. Au reste, il serait superflu de chercher à établir d'une manière bien solide l'ordre his- torique de ces trois pièces ) Shakspeare lui- même n'y a pas songé. On peut croire cepen- dant que, dans l'incertitude qu'il a laissée à cet égard , il a voulu du moins qu'il ne fût pas tout-à-fait impossible de faire de ses Joyeuses Bourgeoises de FFindsor la suite des Henri IV»
SUR LES BOURGEOISES DE WINDSOR. 871 Pressé à ce qu'il paraît par les ordres d'Elisa- beth, il n'avait d'abord donné de cette comédie qu'une espèce d'ébauche qui fut cependant représentée pendant assez long-temps, telle qu'on la trouve dans les premières éditions de ses œuvres , et qull n'a remise que plu- sieurs années après sous la forme 011 nous la voyons maintenant. Dans cette première pièce, Falstaff , au moment oii il est dans la forêt , effrayé des bruits qui se font entendre de tous côtés , se demande si ce n'est pas ce libertin de prince de Galles qui vole les daims de son père. Cette supposition a été supprimée dans la^ comédie mise sous la seconde forme, lorsque le poète voulut tâcher apparemment d'indiquer un ordre de faits un peu plus vraisemblable. Dans cette même pièce comme nous l'avons à pré- sent. Page reproche à Fenton d'avoir été de la société du prince de Galles et de Poins. Du moins n'en est-il plus , et l'on peut supposer que le nom de Wïld-prince demeure encore pour désigner ce qu'a été le prince de Galles et ce que n'est plus Henri V. Quoi qu'il en soit, si la comédie des Joyeuses Bourgeoises offre un genre de comique moins relevé que la pre-
372 NOTICE SUR LES BOURGEOISES DE WINDSOR.
mière partie de Henri IV^ elle n'en est pas moins une des productions les plus divertissantes de cette gaieté d'esprit dont Shakspeare a fait preuve dans plusieurs de ses comédies.
Plusieurs nouvelles peuvent se disputer l'hon- neur d'avoir fourni à Shakspeare le fond de l'a- venture sur laquelle repose l'intrigue des /o^^ew- ses Bourgeoises de FFindsor, C'est prohahle- ment aux mêmes Sources que Molière aura emprunté celle de son Ecole des Femmes ^ ce qui appartient à Shakspeare c'est d'avoir fait servir la même intrigue à punir à la fois le mari jaloux et l'amoureux insolent. Il a ainsi donné à sa pièce, sauf la liberté de quelques ex- pressions, une couleur beaucoup plus morale que celle des récits oii il a pu puiser, et où le mari finit toujours par être dupe, et l'amant heureux.
Cette comédie paraît avoir été composée
en 1601.
F. G.
LES
JOYEUSES BOURGEOISES
DE WINDSOR.
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PERSONNAGES.
SIR JOHN FALSTAFF.
FENTON.
SHALLOW , juge de paix de campagne.
SLENDER, cousin de Shallow.
M. FORD , ï
M PAT F I deux propriétaires , hamtans à Windsor.
WILLIAM PAGE , jeune garçon , fils de M. Page.
SIR HUGH ÉVANS , curé gallois «.
LE DOCTEUR CAIUS, médecin français.
L'HOTE DE LA JARRETIÈRE.
BARDOLPH, I
PISTOL, [ suivans de FalstafF.
NYM, J
ROBIN , page de Falstaff.
SIMPLE , domestique de Siender.
RUGBY , domestique du docteur Caïus.
MISTRISS FORD.
MISTRISS PAGE.
MISTRISS ANNE PAGE, safiUe, aimée et amoureusedeFenton.
MISTRISS QUIGKLY, servante du docteur Caïus.
DOMESTIQUES DE PAGE ET DE FORD , etc.
La scène est à Windsor et dans les environs.
LES
JOYEUSES BOURGEOISES
DE WINDSOR,
ACTE PREMIER.
SCÈNE PREMIÈRE.
A Windsor , devant la maison de Page.
Entrent LE JUGE SHALLOW , SLENDER et sir HUGUES ÉVANS.
SHALLOW.
1 ENEZ , sir Hugues , ne cherchez pas à m'en dissua- der. Je veux porter cela à la chambre étoilée. Fut- il vingt-fois sir Jean Falstaff , il ne se jouera pas de Robert Shallow e'cuyer.
SLENDER.
Ecuyer du comté de Glocester, juge de paix et Corain.
SHALLOW.
Oui, neveu Slender , et aussi Cust-alorum ^'^.
3^6 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
SI.ENDER.
Oui, des ratolorum ! gentilhomme de naissance , monsieur le curé , qui signe armigero dans tous les actes , billets , quittances , citations , obligations : armigero partout.
SHALLOW.
Oui, c'est ainsi que nous signons et avons toujours signé sans interruption ces trois cents dernières années.
SLENDER.
Tous ses successeurs l'ont fait avant lui et tous ses ancêtres le peuvent faire après lui ; ils peuvent vous montrer , sur leur casaque , la douzaine de loups de mer *^^) blancs.
SHALLOW.
C'est une très-vieille casaque.
ÉVANS.
Il peut très pien se trouver sur une fieille ca- saque une touzaine de Lous-Lous blancs ^^\ Cela fa parfaitement ensemble , c'est un animal familier afec l'homme, un emplème d'affection.
SHALLOW.
Le loup de mer est un poisson frais ^^) ; ce qui fait le sel de la chose , c'est que la casaque est vieille.
SLENDER.
Je puis écarteler mon oncle ?
SHALLOW.
Vous le pouvez sans doute en vous mariant.
ÉVANS.
Il câtera tout <^^^ , s'il écartèle.
ACTE I, SCÈNE I. 377
SHALLOW.
Pas du tout.
ÉVÂNS.
Par Notre-Tame , s'il écartèle fotre casaque il la mettra en pièces ; fous n'en aurez plus que les mor- ceaux. Mais cela ne fait rien ; passons ; ce n'est pas là le point dont il s'achit, — Si le chevalier FalstafFa commis quelque malhonnêteté enfers fous, che suis un mempre de l'e'glise , et che m'emploîrai de crand coeur à faire entre fous quelques raccommo- temens et arranchemens.
SHALLOW.
Non , le conseil en entendra parler : il y a rébel- lion.
ÉVANS.
Il n'est pas à propos que le conseil entente parler t'une répellion : il n'y a pas te crainte de Tieu dans une répellion. Le conseil, foyez-fous, aimera mieux entendre parler te la crainte de Tieu , que t'une ré- pellion. Comprenez -vous? Prenez afissement de cela.
SHALLOW.
Ah ! sur ma vie , si j'étais encore jeune , ceci se terminerait à la pointe de l'épée.
ÉVANS.
Il faut mieux que fos amis soient l'épée et termi- nent l'affaire , et puis ch'ai aussi tans ma cerfelle un prochet qui pouiTait être aussi t'une ponne pru- tence. — H y a une certaine Anne Pache qui est la fille de M. George Pache , et qui est une assez cholie fleur de fîrchinité.
378 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
SLENDER.
Mist^iss Anne Page ? Elle a les cheveux bruns et une petite voix de femme ?
ÉVANS.
C'est cela prëcissëment ; c'est tout ce que fous pouvez dessirer te mieux ; et son grant-père ( Tieu feuille l'appeler à la ressurrection pienheureuse ! ) lui a tonné , à son lit de mort , sept cents ponnes li- fres en or et archant , pour en cliouir sitôt qu'elle aura pris ses dix-sept ans. Ce serait un pon moufe- ment si vous laissiez là vos pispilles pour temanter un mariache entre sir Apraham et mistriss Anne Pache.
SLENDER.
Son grand-père lui a laissé sept cents livres ?
ÉVANS.
Oui , et son père est pon pour lui tonner une meil- leure somme.
SHALLOW.
Je connais la jeune demoiselle ; elle a d'heureux dons de la nature.
ÉVANS.
Sept cents lifres afecles espérances j c'est t'heureux tons que cela.
SHALLOW.
Eh bien , voyons de ce pas l'honnête M. Page. — • Falstaff est-il dans la maison ?
ÉVANS.
Vous tirais-che un mensonche ? Che méprisse un menteur comme che méprisse un homme faux , ou
ACTE I, SCÈNE I. 879
comme che méprisse un homme qui n'est pas frai. Le chefalier sir Chean est tans la maison , et, che fous prie , laissez-fous contuire par ceux qui fous feulent du pien. Je fais frapper à la porte pour temander monsieur Pache. ( Il frappe. ) Hola ! hola ! que Tieu pe'nisse fotre logis !
( Entre Page. )
PAGE.
Qui est là ?
ÉVANS,
Une pénédiction te Tieu , et fotre ami, et le juche Shallow ; et foici le jeune monsieur Slender qui pourra , par hasard , fous conter une autre histoire , si la chose était te votre goût.
PAGE.
Je suis fort aise de voir vos seigneuries en bonne santé. Monsieur Shallow , je vous remercie de votre gibier.
SHALLOW.
Monsieur Page , je suis bien aise de vous voir. Je vous souhaite tout bien et tout bonheur. J'aurais voulu que le gibier fût meilleur. Il avait été tué contre le droit. — Comment se porte la bonne mis- triss Page ? Et je vous aime toujours de tout mon cœur , là , de tout mon cœur.
PAGE.
Monsieur , je vous remercie.
SHALLOW.
Monsieur, je vous remercie : que vous le veuillez ou non , je vous remercie.
38o LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
PAGE.
Je suis bien aise de vous voir , mon bon monsieur Slender.
SLENDER.
Gomment se porte votre lévrier fauve , monsieur? J'entends dire qu'il a perdu la course à Gotsale ^').
PAGE.
On n'a pas pu décider la chose , monsieur.
SLENDER.
Vous n'en conviendrez pas , vous n'en convien- drez pas.
SHALLOW.
Non, il n'en conviendra pas. — C'est votre faute, c'est votre faute. — C'est un bon chien.
PAGE.
Non, monsieur , c'est un roquet.
SHALLOW.
Monsieur , c'est un beau chien et un bon chien : on ne peut pas dire plus , il est bon et beau. Sir Jean FalstafF est-il ici ?
PAGE.
Oui , monsieur , il est à la maison , et je sou- haiterais pouvoir interposer mes bons offices entre vous.
EVANS.
C'est parler comme un chrétien toit parler.
SHALLOW.
Il m'a offensé ^ monsieur Page.
ACTE I, SCÈNE î. 38i
PAGE.
Monsieur , il en convient en quelque sorte.
SHALLOW.
Pour être arrivée , la chose n^est pas rëpare'e ; cela n'est-il pas vrai, monsieur Page? Il m'a offense', oui offensé, sur ma foi : en un mot , il m'a fait une offense. — Croyez-moi : Robert Shallow , écuyer, dit qu'il est offensé.
PAGE.
Voilà sir Jean.
(Entrent sir Jean Falstafif , Bardolph , Nym , Pistol.) FALSTAFF.
Hé bien , monsieur Shallow , vous voulez donc porter plainte au roi contre moi ?
SHALLOW.
Chevalier , vous avez battu mes gens , tué mon daim et enfoncé la porte de ma réserve.
FALSTAFF.
Mais je n'ai pas baisé la fille de votre garde.
SHALLOW.
Ce n'est pas de cela qu'il s'agit. — Vous aurez à en répondre.
FALSTAFF.
Je vais répondre sur-le-champ : j'ai fait tout cela. Voilà ma réponse.
SHALLOW.
Le conseil connaîtra de l'affaire.
FALSTAFF.
Il vaudrait mieux pour vous que personne ^^^ n'en connût rien , on se moquera de vous.
382 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
ÉVANS,
Pauca verbUf sir Chean, et te ponnes chosses,
FALSTAFE.
De bonnes chausses? de bons bas ^"^^1 — Slender, je vous ai fracassé la tête : quelle affaire avez-vous avec moi?
SLENDER.
Vraiment je l'ai dans ma tête, mon affaire contre vous, et contre vos coquins de filoux, Bardolph, Nym et Pistol. Ils m'ont conduit à la taverne , m'ont enivré, et puis m'ont pris tout ce que j'avais dans mes poches.
BARDOLPH,
Comment ! fromage de Banbury? ,
SLENDER.
Bien , bien , il ne s'agit pas de cela,
PISTOL.
Comment, Méphistophilus *^'°)?
SLENDER.
A la bonne heure, mais il ne s'agit pas de cela.
NYM.
Une balafre. Je dis : pauca , pauca. Une balafre, voilà la chose ^"^.
SLENDER.
Oh ! oii est Simple, mon valet? Le savez-vous, mon oncle?
ÉVANS.
Paix, che fous prie. — A pressent, ententons- nous : il y a, comme che l'entends, les trois arpitres dans cette affaire, il y a M. Vache, fidelicet^ M. Pache;
ACTE i; SCÈNE I. 383
et il y a , moi , fidelicet , moi ; finalement et terniè- rement enfin, le troissième est l'hôte te la Charre- tière.
PAGE.
Nous trois , pour connaître de l'affaire, et re'diger l'accommodement entre eux.
ÉVANS.
Parfaitement, ch'écrirai un pre'cis te l'affaire sur mes taplettes. Et nous trafaillerons ensuite sur la chosse afec une aussi crantement prudence que nous le pourrons.
FALSTAFF.
Pistol? —
PISTOL.
Il e'coute de ses oreilles.
ÉVANS.
Par le tiable et sa cran' mère , quelle phrasse est- ce là ? // écoute te son oreille ï C'est là te l'affectation .
FALSTAFF.
Pistol, avez -vous pris la bourse de monsieur Slender?
SLENDER.
Oui, par ces gants, il l'a prise, ou bien que je ne rentre jamais dans ma grande chambre ! Et il m'a pris sept groats en pièces de six pence , et six carolus de laiton, et deux petits palets du roi Edouard, que j'avais achetés deux schellings et deux pence chaque, de Jacob le meunier. Oui, par ces gants,
FALSTAFF.
Pistol 5 ces faits sont-ils fidèles?
384 LES BOURGEOISES DE WINDSOR ,
ÉVANS.
Non, infitèles, si c'est une pourse filoute'e.
PISTOL, àÊvans.
Sauvage de montagnard que tu es ! {A Falstaff.) — Sir Jean, mon maître, je demande le combat contre cette lame de fer-blanc. Je dis que tu en as menti ici par la bouche , je dis que tu en as menti, figure de neige et d'e'cume, tu en as menti.
SLENDER.
Par ces gants, alors, c'est donc cet autre.
(Montrant Nym.)
NYM,
Prenez garde , monsieur, finissez vos plaisanteries. Je ne tomberai pas tout seul dans le fosse', si vous vous accrochez à moi ! Voilà tout ce que j'ai à vous dire.
SLENDER.
Par ce chapeau , c'est donc celui-là , avec sa figure rouge. Quoique je ne puisse pas me souvenir de ce que j'ai fait, quand une fois vous m'avez eu enivre , je ne suis pourtant pas tout-à-fait un âne , voyez- vous.
FALSTAFF, àBardolph.
Que re'pondez-vous , Jean et l'Écarlate ^") ?
BARDOLPH.
Qui , moi , monsieur? Je dis que ce galant homme s'est enivré jusqu'à perdre ses cinq sentimens de nature.
ÉVANS.
Il faut tire les cinq sens. Ah! par Tieu, ce que c'est que l'ignorance!
ACTE I, SCÈNE I. 385
BARDOLPH.
Et qu'étant ivre, monsieur, il aura e'të, comme on dit, mis dedans; et qu'ainsi, fin finale, il aura passé le pas.
SLENDER.
Oui , vous parliez aussi latin ce même soir-là. Mais c'est égal, après ce qui m'est arrivé, je ne veux plus m' enivrer jamais de ma vie, si ce n'est en honnête, civile et sainte compagnie. Si je m'enivre, ce sera avec ceux qui ont la crainte de Dieu, et non pas avec des coquins d'ivrognes.
ÉVANS.
Comme Tieu me jugera, c'est là une intention fertueuse !
FALSTAFF.
Vous avez entendu, messieurs, qu'on a tout nié. Vous l'avez entendu.
(Mislriss Anne Page entre dans la salle, apportant du vin. Mistriss Page et mistriss Ford la suivent.)
PAGE.
Non, ma fille : remportez ce vin, nous boirons là-dedans.
(Anne Paee sort.) SLENDEE.
0 ciel ! c'est mistriss Anne Page !
PAGE.
Ha! vous voilà, mistriss Ford.
FALSTAFF.
Par ma foi, mistriss Ford, vous êtes la très-bien arrivée. Permettez, chère madame...
(Il l'embrasse.) ToM. X. Shahspeare, 2.5
385 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
PAGE,
Ma femme , engagez avec moi ces messieurs à res- ter. Venez, messieurs, vous mangerez votre part d'un pâté chaud de gibier. Allons, j'espère que nous noierons toutes vos querelles dans le verre.
(Tous sortent excepté Shallow, Evans et Slender.) SLENDER.
Je donnerais quarante schellings pour avoir ici mon livre de sonnets et de chansons. {Entre Simple.) Comment, Simple? D'où venez-vous? Il faut donc que je me serve moi-même, n'est-ce pas? — Vous n'aurez pas non plus le livre d'énigmes sur vous? . L'avez-vous ?
SIMPLE.
Le livre d'énigmes! Comment, ne l'avez-vous pas prêté à Alix Short Cake, à la fête de la Toussaint dernière, quinze jours avant la Saint-Michel?
SHALLOW.
Venez, mon neveu ; avancez, mon neveu. Nous vous attendons. J'ai à vous dire ceci, mon neveu. Il y a, comme qui dirait une proposition, une sorte deproposition faite d'une manière éloignée par sir Hugues, que voilà. Suivez-moi bien ; me comprenez- vous ?
slemd:çr.
Oui , oui ; vous me trouverez raisonnable : si la chose l'est, je ferai ce que demande la raison.
shallow. Oui, mais songez à me comprendre.
ACTE I, SCÈNE I. 387
SLENDER.
C'est ce que je fais, monsieur.
ÉVANS.
Tonnez fotre oreille à ses afertissemens , monsieur Slender. Che vous tescriptionnerai la chosse, si vous êtes en capacité pour cela.
SLENDER.
Non , je veux agir comme mon oncle Shallow me le dira. Je vous prie, excusez-moi : il est juge de paix du canton , quoique je ne sois qu'un simple par- ticulier.
ÉVANS.
Mais ce n'est pas là la question : la question est concernant fotre mariage.
SHALLOW.
Oui , c'est là le point , mon cher.
ÉVANS.
Fous marier ('^) , c'est là le point , et afec mistriss Anne Page.
SLENDER.
Eh bien î s'il en est ainsi , je veux bien l'épouser, sous toutes conditions raisonnables.
ÉVANS.
Mais poufez-fous affectionner cette femme? Ap- prenez-nous cela te fotre pouche ou de fos lèfres j car difers philossophes tiennent que les lèfres sont une portion te la pouche ; en conséquence , parlez clair et net. Etes fous porté te ponne folonté pour cette fille?
388 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
shall;ow. Neveu Abraham Slender, pourrez-vous l'aimer?
SLENDER.
Je l'espère , monsieur ; j'agirai comme il convient à un homme qui veut agir par raison.
ÉVAWS.
Eh! non. Par les pienheureuses âmes t'en haut, vous devez répondre de ce qui est possipilité. Pou- vez-vous me tourner fos tessirs fers elle !
SHALLOW.
C'est ce qu'il faut nous dire : si elle a une bonne dot, voulez-vous l'épouser?
SLENDER,
Je ferais bien plus encore à votre recommanda- tion , mon oncle , toute raison gardée.
SHALLOW.
Eh! non. Concevez-moi donc , comprenez-moi, cher neveu ; ce que je fais , c'est pour vous faire plaisir : vous sentez-vous capable d'aimer cette jeune fille?
SLENDER. _
Je l'épouserai , monsieur , à votre recommanda- sion. Si l'amour n'est pas grand au commencement, le ciel pourra bien le faire décroître sur une plus longue connaissance , quand nous serons mariés et que nous aurons plus d'occasions de nous connaître l'un l'autre; J'espère que la familiarité engendrera le mépris. Mais , si vous me dites épousez-la , je l'é- pouserai ; c'est à quoi je suis très-dissolu , et très- dissolument.
ACTE I, SCÈNE L 389
ÉVANS.
C'est répontre très-sage , excepté la faute qui est tans le mot tissolu; tans notre sens, c'est résolu qu'il feut dire. Son intention est ponne.
SHA.LL0W.
Oui, je crois que mon neveu avait bonne in- tention.
SLENDER.
Oui , ou je veux bien être pendu , là !
(Rentre Anne Page.)
SHALLOW.
Voici la belle mistriss Anne. — Je voudrais rajeunir pour l'amour de vous , mistriss Anne»
ANNE.
Le dîner est sur la table , messieurs ; mon père désire l'honneur de votre compagnie.
SHALLOW.
Je suis à lui , belle mistriss Anne.
ÉVANS.
La folonté te Tieu soit pénie ! Je ne veux pas être apsent au pénédicité.
(Sortent Shallow et Evans. ) ,
ANNE.
Vous plait-il d'entrer , monsieur ?
SLENDER.
Non , je vous remercie , en vérité , de bon cœur : je suis fort bien.
ANNE.
Le diner vous attend , monsieur.
390 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
SLENDER.
Je ne suis point un affamé : en vérité je vous re- mercie. ( A Simple. ) Allez , mon ami ', car , après tout , vous êtes mon domestique ; allez servir mon oncle Shallow. ( Simple sort. ) Un juge de paix peut avoir quelquefois besoin du valet de son ami , voyez-vous. Je ne tiens encore que trois valets et un jeune garçon , jusqu'à ce que ma mère soit morte : mais qu'est-ce que ça fait? en attendant je vis encore comme un pauvre gentilhomme.
ANNE.
Je ne rentrerai point sans vous , monsieur ; on ne s'assiéra point à table que vous ne soyez venu.
SLENDER.
Sur mon honneur, je ne mangerai pas. Je vous remercie tout autant que si je mangeais.
ANNE.
Je vous prie , monsieur , tournez de ce côté.
SLENDER,
J'aimerais mieux tourner par ici. Je vous remer- cie. — J'ai eu le menton brisé l'autre jour en tirant des armes avec un maître d'escrime. Nous avons fait trois passades pour un plat de pruneaux cuits : de- puis ce temps je ne puis supporter l'odeur de la viande chaude. — Pourquoi vos chiens aboient-ils ainsi ? Avez-vous des ours dans la ville ?
ANNE.
Je pense qu'il y en a , monsieur ; je l'ai entendu dire.
ACTE I, SCÈNE 1. Sgi
SLENDER.
J'aime fort ce divertissement , voyez- vous ; mais je suis aussi prompt à me fâcher que qui que ce soit en Angleterre. — Vous avez peur quand vous voyez un ours lâché , n'est-ce pas ?
ANNE.
Oui , en ve'rité , monsieur.
SLENDER.
Oh! actuellement c'est pour moi boire et manger. J'ai vu Sackerson lâché vingt fois , et je l'ai pris par sa chaîne. Mais , je vous réponds, les femmes criaient et glapissaient que cela ne peut pas s'imaginer : mais . les femmes, à la vérité , ne peuvent pas les souffrir ; ce sont de grosses vilaines bêtes.
(Rentre Page.)
PAGE.
Venez , cher monsieur Slender , venez ; nous vous attendons.
SLENDER,
Je ne veux rien manger : je vous rends grâces , monsieur.
PAGE.
De par tous les saints, vous ne ferez pas votre vo- lonté : allons , venez , venez.
(Le poussant pour le faire avancer.)
SLENDER.
Non , je vous prie -, montrez-moi le chemin.
PAGE.
Passez donc , monsieur.
392 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
SLENDER.
C'est vous , mistriss Anne , qui passerez la pre- mière.
ANNE.
Non pas , monsieur ; je vous prie , passez.
SLENDER.
Vraiment , je ne passerai pas le premier ; non , vraiment, là, je ne vous ferai pas cette impolitesse.
ANNE.
Je vous en prie , monsieur.
SLENDER.
J'aimemieux être incivil qu'importun. C'est vous- même qui vous faites impolitesse, là, vraiment.
(Ils sortent,)
SCÈNE IL
Au même endroit.
Entrent sir HUGH ÉVANS et SIMPLE.
ÉVANS.
Allez troit tevant fous , et enquérez-fous du che- min qui mène au lochis tu docteur Caïus. Il y a là une tame Quickly qui est chez lui comme une ma- nière te couvernante , ou sa mënachère , ou sa cuisi- nière , ou sa planchissache , ou sa laveusse et sa re- passeusse.
SIMPLE.
C'est bon , monsieur.
ACTE I, SCENE IIL 393
ÉVANS.
Non pas ; il y a encore quelque chosse de mieux. Tonnez-lui cette lettre ; c'est une femme qui est fort de la connaissance de mistriss Anne Pache. Cette lettre est pour lui temanter et la prier te solliciter la temante te votre maître auprès de mistriss Anne. Allez tout te suite , je vous prie. Je fais achefer te tiner ; on fa apporter tu fromache et tes pommes.
( Ils sortent. )
SCÈNE IIL
Une chambre dans l'hôtellerie de la Jarretière.
Entrent FALSTAFF, L'HOTE, BARDOLPH, NYM, PISTOL et ROBIN.
FALSTAFF.
Mon hôte de la Jarretière?
L'HOTE.
Que dit mon gros ? Parle savamment et sage- ment.
FALSTAFF.
Franchement , mon hôte , il faut que je réforme quelques-uns de mes gens.
L'HOTE.
Congédie , mon gros Hercule : chasse-les ; allons, qu'ils détalent. Tirez , tirez.
FALSTAFF.
Je vis céans, à raison de dix livres par semaine.
394 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
L'HOTE.
Tu es un empereur, un Ce'sar, un Kaiser, un cas- seur ('^), comme tu ■voudras. Je prendrai Bardolph à mes gages : iL percera mes tonneaux, il tirera le vin. Dis-je bien, mon gros Hector?
FALSTAFF.
Faites cela , mon cher hôte.
L'HOTE.
J'ai dit : il peut me suivre. (À Bardolph,) Je veux te voir travailler la bière, et frelater le vin. Je n'ai qu'une parole : suis moi.
(L'hôte sort.) FALSTAFF.
Bardolph, suis-le. C'est un excellent métier que celui de garçon de cave. Un vieux manteau fait un juste-au-corps neuf; un domestique usé fait un gar- çon de cave tout frais. Va : adieu.
BARDOLPH.
C'est la vie que j'ai toujours désirée. Je ferai for- tune.
PISTOL.
0 vil individu de Bohémien , tu vas donc tourner le robinet?
NYM.
Son père était ivre quand il l'a fait. La chose n'est- elle pas bien imaginée ? — Il n'a point l'humeur hé- roïque. Voilà la chose.
FALSTAFF.
Je me réjouis d'être ainsi défait de ce pot à feu : ses larcins étaient trop clairs : il volait comme on
ACTE I, SCÈNE III. 396
chante quand on ne sait pas la musique, sans gar- der aucune mesure.
NYM.
La chose est de savoir profiter, pour voler, du plus petit repos.
PISTOL.
Lesgens sensés disent, subtiliser. Fi donc, voler! la peste soit du mot.
FALSTAFF.
C'est bien, mes enfans; mais je suis tout-à-fait percé par les talons.
PISTOL.
En ce cas , gare les engelures.
FALSTAFF.
Il n'y a pas de remède. Il faut que j'accroche de côté ou d'autre, que je ruse.
PISTOL.
Les petits des corbeaux doivent avoir leur pâture.
FALSTAFF.
Qui de vous connaît Ford, de cette ville?
PISTOL.
Je connais l'individu ; il est bien calé.
FALSTAFF.
Mes bons garçons, il faut que je vous apprenne où j'en suis.
PISTOL.
A deux aunes de tour et plus.
FALSTAFF.
Trêve de plaisanterie pour le moment , Pistol. Je
396 LES BOURGEOISES DE WINDSOR, suis gros, si vous voulez, de deux aunes de tour; mais je n'ai pas gros ^'^^ à dépenser : je m'occupe de faire ressource. En deux mots, j'ai le projet de faire l'amour à la femme de Ford. J'entrevois des dispo- sitions de sa part : elle discourt , elle sert à table , elle de'coche des œillades engageantes. Je puis tra- duire le sens de son style familier : et toute l'expres- sion de sa conduite, rendue en bon anglais , est, je suis à sir Jean Falstaff.
PISTOL.
Il l'a bien étudie'e; il traduit le langage de sa pu- deur en bon anglais.
NYM.
L'ancre est jetée bien avant. Me passerez-vous la chose?
FALSTAFF.
Le bruit du pays, c'est qu'elle tient les cordons de la bourse de son mari : elle a une légion de sé- raphins.
PISTOL.
Et autant de diables à ses trousses. Allons, je dis : garçon f cours sus.
NYM.
La chose devient engageante. Cela est très-bon: faites-moi la chose des séraphins.
FALSTAFF.
Voici une lettre que je lui ai bel et bien écrite; et puis , une autre pour la femme de Page , qui vient aussi tout à l'heure de me faire les yeux doux , et de me parcourir de l'air^. d'une femme qui s'y en- tend. Les rayons de ses yeux venaient reluire, tantôt
ACTE I, SCÈNE III. 3g^
sur ma jambe, et tantôt sur mon ventre majes- tueux.
PISTOL,
Comme le soleil brille sur le fumier.
WYM.
La chose est bonne.
FALSTAFF. '
Oh! elle a fait la revue de mes dons extérieurs avec un tel appétit , que l'avidité de ses regards me grillait comme un miroir ardent. Voici de même une lettre pour elle. Elle tient aussi la bourse du ménage ; c'est une vraie Guyane, toute or et libéralité. Je veux être à toutes deux leur receveur; et elles seront toutes deux mes payeuses ^'^^ : elles seront mes Indes orientales et occidentales, et j'entretiendrai commerce dans les deux pays. Toi, va, rends cette lettre à madame Page; et toi, celle-ci à madame Ford. Nous prospérerons, enfans, nous prospére- rons.
PISTOL.
Deviendrai-je un Mercure, un Pandarus de Troie, moi qui porte une épée à mon côté? Quand cela sera, que Lucifer emporte tout !
WYM.
Je ne veux point de la bassesse de la chose, re- prenez votre chose de lettre. Je veux tenir une con- duite de réputation.
FALSTAFF, àRoLin.^
Tenez , mon garçon , portez promptement ces lettres; cinglez, comme ma chaloupe, vers ces ri-
398 LES BOURGEOISES DE WINDSOR, vages dores. (Aux deux autres.) Vous, coquins, hors d'ici; courez, disparaissez comme des flocons de neige. Allez, princes, travaillez hors d'ici , tour- nez-moi vos talons. Cherchez un gîte, et faites-moi vos paquets. FalstafF veut prendre l'humeur du siècle, faire fortune comme un Français : coquins que vous êtes! moi , moi seul avec mon page galonné.
( Sortent Falstafif et Robin.) PISTOL.
Puissent les vautours te serrer les boyaux ! Avec une bouteille et des dez pipe's , j'attraperai de tous côte's le riche et le pauvre. Je veux avoir des testons en poche, tandis que toi, tu manqueras de tout, vil Turc Phrygien.
NYM.
J'ai dans ma tête des opérations qui feront la chose d'une vengeance.
PISTOL.
Veux-tu te venger?
NYM.
Oui, par le firmament et son étoile!
PISTOL.
Avec la langue ou le fer ?
NYM.
Moi ! avec les deux choses. — Je veux de'couvrir à Page la chose de cet amour-là.
PISTOL.
Et moi pareillement , je prétends aussi raconter à Ford comment FalstafF, ce vil garnement, veut
ACTE I, SCÈNE IV. 399
tater de sa colombe , saisir son or , et souiller sa couche chérie.
NYM.
Je ne laisserai point refroidir ma chose. J'excite- rai la colère de Page à employer le poison. Je lui don- nerai la jaunisse ; ce changement de couleur a des effets dangereux. Voilà la vraie chose.
PISTOL.
Tu es le Mars des mécontens : je te seconde ; marche en avant.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV.
Une pièce de la maison du docteur Caïus. Entrent mistriss QUICKLY , SIMPLE et RUGBY.
QUIGKLY.
M'entends-tu , Jean Rugby ? Jean Rugby ! Je te prie , monte au grenier , et regarde si tu ne vois pas revenir mon maître , M. le docteur Caïus. S'il rentre et qu'il rencontre quelqu'un au logis , nous allon§ entendre , comme à l'ordinaire , insulter à la patience de Dieu et à l'anglais du roi.
RUGBY,
Je vais guetter.
(RugLysort.) QUIGKLY.
Va, et je te promets que , pour la peine, nous man- gerons ce soir une bonne petite collation à la dernière lueur du charbon-de-terre. C'est un brave garçon, ser-
4oo LES BOURGEOISES DE WINDSOR, viable, complaisant autant que le puisse être un domestique dans une maison ; et qui , je vous en réponds, ne fait point de rapports, n'engendre point de querelles. Son plus grand défaut est d'être adonné à la prière : de ce côté-là il est un peu entêté ; mais chacun a son défaut. Laissons cela. — Pierre Simple est votre nom , dites-vous ?
SIMPLE.
Oui , faute d'un meilleur.
QUICKLY.
Et monsieur Slender est le nom de votre maître?
SIMPLE.
Oui vraiment.
QUICKLY.
Ne porte-t-il pas une grande barbe, ronde comme le couteau d'un gantier ?
SIMPLE.
Non vraiment : il a un tout petit visage , avec une petite barbe jaune , une barbe de la couleur de Caïn.
QUICKLY.
Un homme qui va tout doux , n'est-ce pas ? *
SIMPLE.
Oui vraiment ; mais qui sait se démener de ses mains aussi bien que qui que ce soit que vous puis- siez rencontrer d'ici où il est. Il s'est battu avec un garde-chasse.
QUICKLY.
Que dites-vous ? Oh ! je le connais bien : ne porte-
ACTE I, SCÈNE IV. /joi
t*il pas la tête en l'air comme cela , et ne se tient-il pas tout raide en marchant ?
SIMPLE.
Oui vraiment , il est tout comme cela.
QUIGKLY.
Allons , allons , que Dieu n'envoie pas de plus mauvais lot à Anne Page. Dites à monsieur le curé Evans que je ferai de mon mieux pour votre maître. Anne est une bonne fille, et je souhaite
(Rentre Rugby.)
RUGBY.
Sauvez -VOUS : helas ! voilà mon maître qui vient !
QUIGKLY.
Nous serons tous extermines. Courez à cette porte , bon jeune homme ; entrez dans le cabinet. ( Elle enferme Simple dans le cabinet. ) Il ne s'arrê- tera pas long-temps. — Hé ! Jean Rugby ! hola ! Jean ! où es-tu donc , Jean ? Viens ; viens. Va , Jean ; informe-toi de notre maître : je crains qu'il ne soit malade puisqu'il ne rentre point. ( ÎElle chante. ) La, re, la , la rela, etc.
(Le docteur Caïus entre.)
CAIUS.
Qu'est-ce que vous chantez là ('') ? Je n'aime point les bagatelles. Partez , je vous prie , chercher dans mon cabinet un boîtier vert, une coffre verte, verte.
QUIGKLY.
J'entends bien ; vous allez l'avoir. — Heureusement qu'il n'est pas entré pour la chercher lui-même. S'il
ToM. IX. Shakspeare. 26
4o2 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
avait trouvé le jeune homme ! Les cornes lui seraient
venues à la tête.
GAIUS.
Ouf! ouf! ma foi il fait fort bien chaud. Je m'en vais à la cour. — Le grande affaire !
QUICKLY.
Est-ce ceci , monsieur ?
CAIUS.
Oui , mette-le au mien poche, de'pêche vitement« Oii est le coquin Rugby?
QUICKLY.
Eh! Jean Rugby ! Jean !
BUGBY.
Me voilà, monsieur.
GAIUS.
Vous êtes Jean Rugby ; c'est pour vous dire que vous êtes un Jean, Rugby. Allons , prenez votre ra- pière , et venez après de mes talons à la cour.
BUGBY.
C'est tout prêt monsieur, là contre la porte.
GAIUS.
Sur mon foi , je tarde trop long. Que j'ai oublie' ? Ah! ils sont quelques simples dans mon cabinet que je ne voudrais pas avoir laissés pour une royaume.
QUICKLY.
Ah ! merci de moi ! il va trouver le jeune homme , et devenir furieux.
GAIUS,
0 diable ! diable ! qu'est-ce qu'il y est dans ma
ACTE I, SCÈNE IV. 4o3
cabinet. Trahison ! larrone ! — Rugby , ma grande e'pée. ,
( Poussant dehors Simple. )
QUIGKLY.
Mon bon maitre, soyez tranquille.
CAIUS.
Et pourquoi je serai tranquille ?
QUIGKLY,
Le jeune garçon est un honnête homme.
CAIUS.
Que fait-il le honnête homme , dans mon cabinet ? Il n'y a pas un honnête homme qui vient dans mon cabinet.
QUIGKLY.
Je vous conjure , ne soyez pas si phlegmatique , écoutez l'affaire telle qu'elle est. Il m'est venu en commission de la part du ministre Évans.
CAIUS.
Bon.
SIMPLE.
Oui, en conscience, pour la prier de
QUIGKLY, à Simple.
Paix , je vous en prie.
G A lus, à Quickly.
Tenez votre langue , vous. ( A Simple. ) —- Vous , dites-moi le histoire.
SIMPLE.
Pour prier cette honnête dame , votre servante, de dire quelques bonnes paroles à mistriss Anne Page
4o4 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
en faveur de mon maître, qui la recherche en vue
de mariage.
QUICKLY.
Voilà tout cependant : en ve'rite' voilà tout ; mais je n'ai pas besoin moi d'aller mettre mes doigts au feu.
CAIUS,
Sir Hugues Évans a envoyé vous ? Baillez-moi une feuille de papier , Rugby. {A Simple. ) Vous , atten- dez une moment.
(Il écrit. ) QUICKLY, Las à Simple.
C'est un grand bonheur qu'il soit si calme. Si ceci l'avait jeté dans ses grandes furies, vous auriez vu un train et une mélancolie! — Mais malgré tout cela, mon garçon , je ferai tout ce que je pourrai pour votre maître , car le fin mot de tout cela , c'est que le docteur français, mon maître.... je peux bien l'ap- peler mon maître, voyez-vous, car je garde sa mai- son , je lave tout le linge , je brasse la bière , je fais le pain , je nettoie, je prépare le manger et le boire , enfin je fais tout moi-même.
SIMPLE.
C'est une forte charge que d'avoir comme cela quelqu'un sur les bras.
QUICKLY.
Qu'en pensez-vous? Ah! je crois bien, vraiment, que c'est une charge! Et se lever matin , et se coucher de bonne heure ! — Néanmoins je vous le dirai à l'o- reille ; mais ne soufflez pas un mot de ceci , mon maître est lui-même amoureux de mistriss Anne :
ACTE I, SCÈNE IV. 4o5
mais, nonobstant cela, je connais le coeur d'Anne. Il n'est ni chez vous ni chez nous.
CAITJS, à Simple.
Vous , un faquin , rende-moi cette billet à sir Hugh : par le sangbleu ! c'est un cartel; je coupe- rai sa gorge dans la parc , et j'apprendrai au faquin de prêtre à mêler toi dans le affaire. Vous ferez bien d'être parti : il n'est pas bon à vous de rester. Par le sangbleu ! je couperai lui toutes ses deux oreilles ^^^\ Par le sangbleu ! je lui laisserai pas un os qu'il jette à son chien.
(Simple sort.) QUIGKLY.
Hélas ! il ne parle que pour son ami.
CAIUS.
Cela me fait rien pour qui. — Ne m'avez-vous pas promis que j'aurais Anne Page pour moi ? Par le sangbleu! je tuerai ce Jean le prêtre, et j'ai choisi notre hôte de le Jarretière pour mesurer nos épe'es. Par le sangbleu ! je veux que j'aie Anne Page pour moi.
QUIGKLY.
Monsieur, la jeune fille vous aime, et tout ira bien. Il faut laisser jaser le monde. Eh ! vraiment. . .
CAIUS.
Rugby, venez à la cour avec moi. Par le sang- bleu , si je n'aurais pas Anne Page , je vous met- trai par le tête à mon porte. — Suivez sur mes talons. Rugby.
(Caïus sort avec Rugby,)
4o6 LES BOURGEOiSES DE WiJNDSOli,
QUICKLY.
Ce que vous aurez, c'est la tête d'un fou. Non , je connais la pensée d'Anne sur ceci. Il n'y a pas une femme à Windsor qui connaisse mieux la pensée d'Anne que moi , et qui ait plus d'empire sur son esprit que moi, Dieu merci.
F E N T 0 N , derrière le the'âtre.
Y a-t-il quelqu'un ici ? Holà ?
QUICKLY.
Qui , je pense , peut venir ici ? Approchez de la maison , je vous prie.
(Entre Fenton.)
FENTON.
Eh bien, ma bonne femme , qu'y a-t-il ? Comment te portes tu?
QUICKLY.
Très-bien quand votre seigneurie a la bonté de
me le demander.
t
FENTON.
Quelles nouvelles ? Comment se porte la jolie mistriss Anne ?
QUICKLY.
Oui, par ma foi , monsieur, elle est jolie, et hon- nête, et douce , et de vos amies; je puis bien vous le dire , Dieu merci.
FENTON.
Penses-tu que je puisse réussir ? Ne perdrai-je pas mes peines ?
ACTE I, SCÈNE IV. 407
QUIGKLY.
Véritablement , monsieur , tout est dans les mains d'en-haut : mais pourtant , monsieur Fen- ton , je jurerais sur l'Evangile qu'elle vous aime. Votre seigneurie n'a-t-elle pas une petite verrue au-dessus de l'oeil?
FENTON.
Oui, vraiment, j'en ai une ; mais que s'ensuit-il ?
QUIGKLY.
Ah! c'est un bon conte, monsieur Fenton
Anne est une si drôle de fille ! — Mais, je le pro- teste , la plus honnête fille qui jamais ait mange' pain. Nous avons jasé hier une heure entière sur cette verrue. — Je ne rirai jamais que dans la société de cette jeune fille. Mais, à vous dire vrai, elle est trop portée à la lancolie , à la rêverie ; rien que pour vous au moins , suffit, poursuivez.
FENTON,
Fort bien. — Je la verrai aujourd'hui. Tiens, voiR de l'argent pour toi. Parle pour moi ; et si tu la vois avant moi , fais-lui mes complimens.
QUIGKLY.
Si je le ferai ? Oui , par ma foi , nous lui parle- rons ; et au premier moment oii nous reprendrons notre confidence , j'en dirai davantage à votre sei- gneurie sur la verrue , et aussi sur les autres amou- reux.
FENTON.
Bon , adieu j je suis pressé en ce moment.
4oB LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
QUICKLY.
Ma révérence à votre seigneurie. ( Fenton sort. ) C'est , sans mentir , un honnête gentilhomme j mais Anne ne l'aime point. Je sais les sentimens d'Anne mieux que personne. — Allons, rentrons. — Qu'est- ce que j'ai oublié?
( Elle sort. )
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE II, SCÈNE I. 409
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ACTE DEUXIEME.
SCÈNE PREMIÈRE.
Devant la inaison de Page.
Entre mistriss PAGE , tenant une lettre.
MISTRISS PAGE.
(^uoi! dans les jours brillansde ma beauté, j'aurai échappé aux lettres d'amour, et aujourd'hui je m'y trouverai exposée. Voyons. (Elle lit.) h Ne me deman- » dez point raison de l'amour que je sens pour vous ; » car, quoique l'amour puisse appeler la raison pour » son directeur , il ne la prend jamais pour son con- » seil. Vous n'êtes pas jeune , je ne le suis pas non » plus. Voilà que la sympathie commence. Vous êtes » gaie , je le suis aussi. Ha ! ha ! nouveau degré de » sympathie entre nous. Vous aimez le vin d'Espagne, » j'en fais autant. Pourriez- vous souhaiter plus de » sympathie ? Qu'il te suffise , mistriss Page , du » moins si l'amour d'un soldat peut te suffire , que je » t'aime. Je ne dirai point : ^ie pitié de moi , ce
5(^4io LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
» n'est pas le style d'un soldat ; mais je dis : Aime- » moi. — Signé ,
» Ton dévoué chevalier ,
» Tout prêt pour toi à guerroyer
» De tout son pouvoir ,
» Le jour, la nuit ,
» Ou à quelque lumière que ce soit ,
« Jean Falstaff. »
Quel vilain juif, He'rode ! 0 monde, monde per- vers ! Un homme presque tout brisé de vieillesse , vouloir se donner encore pour un jieune galant ! Quelle diantre d'imprudence cet ivrogne de Flamand a-t-il donc pu saisir dans ma conduite , pour oser ainsi s'attaquer à moi? Quoi ! il ne s'est pas trouvé trois fois en ma compagnie. Qu'ai-je donc pu lui dire? — J'eus soin de contenir ma gaieté , Dieu me par- donne. — En vérité , je veux présenter un bill au prochain parlement, pour la répression des hommes, -r- Comment me vengerai-je de lui? car je prétends me venger , aussi vrai que son ventre est fait tout entier de puddings.
(Entre mislriss Ford.)
MISTRISS FORD.
Mistriss Page , vous pouvez m'en croire , j'allais chez vous.
MISTRISS PAGE.
Et , ma parole, je venais aussi chez vous. — Vous avez bien mauvais visage.
MISTRISS FORD.
Oh! c'est ce que je ne croirai jamais. Je puis mon- trer la preuve du contraire.
ACTE II, SCÈNE I. 4'ï
MISTRISS PAGE.
A la bonne heure ; mais moi du moins je vous vois ainsi.
MISTRISS FORD.
Soit , je le veux bien. Je vous dis pourtant qu'on pourrait vous montrer la preuve du contraire. 0 mistriss Page, conseillez-moi.
MISTRISS PAGE.
De quoi s'agit-il , voisine ?
MISTRISS FORD.
0 voisine , sans une petite bagatelle de scrupule , je pourrais parvenir à un poste d'honneur.
MISTRISS PAGE.
Envoyez pendre la bagatelle , voisine , et prenez l'honneur. Qu'est-ce que c'est ? — Moquez-vous des bagatelles. Que voulez-vous dire ?
MISTRISS FORD.
Si je voulais aller en enfer seulement pour une toute petite éternité , ou quelque chose de pareil , je pourrais tout à l'heure avoir l'ordre de la cheva- lerie.
MISTRISS PAGE.
Toi ! tu badines. — Sir Alix Ford ! tu serais un chevalier bâtard , ma chère , tu ne tiendrais pas de place , je t'en réponds, sur le livre de la chevalerie.
MISTRISS FORD.
Nous brûlons le jour ! — Lisez ceci , lisez. Voyez commentje pourrais être titrée. — Me voilà décidée à mal parler des gros hommes , tant que j'aurai des
4i2 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
yeux capables de distinguer les hommes sur l'appa- rence : et cependant celui-ci ne jurait point; il louait la modestie dans les femmes ; il s'élevait si sagement et de si bon goût contre ce qui n'était pas convenable, que j'aurais juré que ses senti mens s'accordaient avec ses discours ; mais ils n'ont aucun rapport et ne vont pas du tout ensemble ; c'est comme le cen- tième psaume sur l'air des jupons verts. Quelle tempête , je vous en prie , a jeté sur notre terre de Windsor cette baleine , le ventre plein de tant de tonnes d'huile ? Comment en tirerai-je vengeance ? Je pense que le meilleur parti serait de l'amuser d'espérances, jusqu'à ce que le feu maudit de la luxure l'ait fondu dans sa graisse. — Avez-vous jamais rien entendu de semblable ?
MISTRISS PAGE.
Lettre pour lettre , si ce n'est que le nom de Page diffère du nom de Ford. Pour te consoler pleine- ment de cet injurieux mystère , voici la sœur ju- melle de ta lettre ; mais la tienne peut prendre l'hé- ritage , car je proteste que la mienne n'y prétend rien. — Je répondrais qu'il a un millier de ces let- tres tout écrites , avec un blanc pour les noms. Et quant aux noms , cela va assurément à plus de mille, et nous n'avons que la seconde édition. Il les fera imprimer sans doute , car il est fort indifférent sur le choix , puisqu'il veut nous mettre toutes les deux sous presse. J'aimerais mieux être une Titane,
et avoir sur le corps le mont Pélion Allez, je
vous trouverai vingt tourterelles libertines avant de trouver un homme chaste.
ACTE II, SCÈNE L 4i3
MISTRISS FORD.
En effet, c'est en tout la même lettre, la même main , les mêmes mots. Que pense-t-il donc de nous ?
MISTRISS PAGE.
Je n'en sais rien. Ceci me donne presque envie de chercher querelle à ma vertu. Voilà que je vais en agir avec moi comme avec mes nouvelles con- naissances. Sûrement, s'il n'avait reconnu en moi quelque faible que je n'y connais pas, il ne serait jamais venu à l'abordage avec cette insolence.
MISTRISS FORD.
A l'abordage, dites -vous? oh! je re'ponds bien qu'il ne passera pas le pont.
MISTRISS PAGE.
Et moi de même. S'il arrive jusqu'aux e'coutilles, je renonce à tenir la mer. Vengeons-nous de lui, assignons -lui chacune un rendez -vous; feignons d'encourager sa poursuite ; promenons-le finement d'amorces en amorces , jusqu'à ce que ses chevaux restent pour gage chez notre hôte de la Jarretière.
MISTRISS FORD.
Oh ! je suis de moitié avec vous dans toutes les méchancetés qui ne compromettront pas la déli- catesse de notre honneur. Oh ! si mon mari voyait cette lettre, elle fournirait un aliment éternel à sa jalousie.
MISTRISS PAGE.
Regardez, le voilà qui vient, et mon bon mari avec lui. Celui-ci est aussi loin de la jalousie, que
4i4 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
je suis loin de lui en donner sujet : et, je l'espère >
la distance est immense.
MISTRISS FORD.
Vous êtes la plus heureuse des deux.
MISTRISS PAGE.
Allons comploter ensemble contre notre gras chevalier. — Retirons-nous de côté.
(Elles se retirent de côté.) ( Entrent Ford , Pistol, Page , Nym.)
FORD.
Non , j'espère qu'il n'en est rien.
PISTOL.
L'espoir , dans certaines affaires , n'est autre chose qu'un chien écourté ^'9). Sir Jean convoite ta femme.
FORD,
Eh! mon cher monsieur, ma femme n'est plus jeune.
PISTOL.
Il attaque de côté et d'autre , riche et pauvre , et la jeune et la vieille , l'une en même temps que l'autre , il veut manger à ton écuelle. Ford, sois sur tes gardes.
FORD.
Il aimerait ma femme?
PISTOL.
Du foie le plus chaud. — Préviens-le, ou tu vas te trouver fait comme sir Actéon aux pieds de corne. Oh ! odieux nom !
ACTE II, SCÈNE l. 4i5
FORD.
Quel nom , monsieur ?
PISTOL.
Le nom de corne. Adieu , prends garde , tiens l'oeil ouvert; car les voleurs cheminent de nuit : prends tes précautions avant que l'été arrive ; car alors les coucous commenceront à chanter. — Venez sir caporal Nym. — Croyez-le j Page , il vous parle raison.
(Pistolsort.) FORD.
Je saurai me modérer. J'approfondirai ceci.
NYM.
Et c'est la vérité. Je n'ai pas la chose de mentir. Il m'a offensé dans des choses. Il voulait que je por- tasse sa chose de lettre , mais j'ai une épée, et elle me coupera des vivres dans ma nécessité. — Il aime votre femme : c'est le court et le long de la chose. Je me nomme le caporal Nym ; je parle et je soutiens ce que j'avance : ceci est la vérité; je me nomme Nym , et Falstaff aime votre femme. Adieu; je n'ai pas la chose de vivre de pain et de fromage , voilà la chose. Adieu.
(Nym sort.) PAGE.
Voilà la chose, dit-il. Ce gaillard-là a un grand talent pour mettre les choses à rebours du bon sens.
FORD.
Je prétends trouver Falstaff.
PAGE.
Je n'ai jamais vu un drôle si compassé et si affecté.
4i6 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
FORD.
Si je découvre quelque chose, nous verrons.
PAGE.
Je ne croirais pas un tel hâbleur ^""^ , quand le curé de la ville me serait caution de sa sincérité.
FORD.
Celui-ci m'a tout l'air d'un honnête homme et d'un homme de sens. Nous verrons.
PAGE, à sa femme.
Ah! te voilà Meg (^')?
MISTRISS PAGE.
Où allez-vous, George? — Écoutez.
MISTRISS FORD, à son mari.
Qu'est-ce , mon cher Frank? Pourquoi êtes-vous mélancolique ?
FORD.
Moi mélancolique ! Je ne suis point mélancolique. — . Retournez au logis; allez.
MISTRISS FORD.
Oh ! sûrement , vous avez en ce moment quelques lubies en tête. — Venez-vous, mistriss Page?
MISTRISS PAGE.
Je vous suis. — Vous reviendrez dîner, George? {Bas à mistriss Ford.) Tenez , voyez-vous cette femme qui vient là ? ce sera notre messagère auprès de ce misérable chevalier.
( Entre mistriss Quickly. )
MISTRISS FORD, à mistriss Page.
Sur ma parole, j'y songeais; elle est toute propre à cela.
ACTE II, SCÈNE I. 417
MISTRISS PAGE.
Vous allez voir ma fille Anne?
QUIGKLY.
Oui ma foi; et comment se porte, je vous prie, la chère mistriss Anne?
MISTRISS PAGE.
Entrez avec nous, vous la verrez. Nous avons à causer avec vous.
( Mistriss Page, mistriss Ford et Quickly sortent. ) PAGE.
Qu'est-ce qu'il y a, monsieur Ford?
FORD,
Vous avez entendu ce que m'a dit cet homme? Ne l'avez-vous pas entendu?
PAGE.
Et vous, vous avez entendu ce que m'a dit son compagnon?
FORD.
Les croyez-\ous sincères?
PAGE.
Qu'ils aillent se faire pendre, ces gredins-là. Je ne pense pas que le chevalier ait aucune ide'e de ce genre : c'est une paire de valets qu'il a chasse's et qui viennent l'accuser d'un dessein sur nos femmes. Ce n'est pas autre chose que des coureurs de grands chemins , maintenant qu'ils manquent de service.
FORD,
Ils étaient à ses gages ?
ToM. X. Shalspeare. 27
4i8 LES BOUKGEOISES DE WINDSOR,
PAGE.
Eh ! sans doute.
FORD.
Je n'en aime pas mieux l'avis qu'ils nous donnent. Sir Jean loge à la Jarretière ?
PAGE.
Oui, il y loge. S'il est vrai qu'il en veuille à ma femme , je la lâche sur lui de tout mon cœur , et s'il en obtient autre chose que de mauvais complimens , je le prends sur mon front.
FORD.
Je ne doute point de la vertu de ma femme j ce- pendant, je ne les laisserais pas volontiers tous les deux sur leur bonne foi. On peut être trop confiant : je ne veux rien prendre sur mon front j je ne me tranquillise pas si aise'ment.
PAGE.
Tenez , voilà notre hôte de la Jarretière qui vient en parlant bien haut : il faut qu'il ait du vin dans la tête, ou de l'argent dans la bourse, pour porter une face si joyeuse. — Bonjour, notre hôte.
(Entrent l'Iiôte et Shallow. )
L'HOTE.
Eh ! qu'est-ce que c'est donc, mon gros? Un gen- tilhomme comme toi? un cavalier de justice?
SHALLOW.
Je vous suis, mon hôte , je vous suis. — Vingt fois bonsoir, cher monsieur Page. Monsieur Page, voulez- vous venir avec nous? Nous allons bien nous di- vertir.
ACTE II, SCÈNE L 419
L'HOTE.
Dis-lui ce que c'est, cavalier de justice, dis-le lui , mon gros.
SHALLOW.
Un combat à mort , monsieur, un duel entre sir Hugh , le prêtre gallois , et Caïus , le me'decin fran- çais.
FORD.
Notre cher hôte de la Jarretière , j'ai un mot à vous dire.
L'HOTE.
Que me veux-tu , mon gros ?
( Ils se mettent à l'écart. SHALLOW, à Page.
Voulez-vous venir avec nous voir cela ? Mon joyeux hôte a été chargé de mesurer leurs épe'es; et il a, je crois, assigné pour rendez-vous, des lieux tout opposés : car on dit, je vous en réponds, que le prêtre ne plaisante pas. Écoutez-moi, je vais vous conter toute l'attrape.
L'HOTE, à Ford.
N'as-tu pas quelque prise-de-corps contre mon chevalier, mon hôte du bel air?
FORD.
Npn , en vérité : mais je vous donnerai un pot de vin d'Espagne brûlé , si vous m'introduisez auprès de lui , en lui disant que je m'appelle Brook. Il s'agit d'une plaisanterie.
L'HOTE.
La main , mon s^ros. Tu auras tes entrées et tes.
420 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
sorties : dis-je Lien? et ton nom sera Brook. — C'est un joyeux chevalier. — Venez-vous? Allons, chers coeurs.
SHALLOW.
Je viens avec vous, mon hôte.
PAGE.
J'ai ouï dire que le Français maniait bien l'ëpée.
SHALLOW.
Bon , bon , nous savons quelque chose de mieux que cela, monsieur. Aujourd'hui vous faites grand bruit de vos intervalles, de vos passes, de vos esto- cades, et je ne sais quoi. Le cœur, monsieur Page, le coeur, tout est là. J'ai vu le temps où, avec ma longue épée , vous quatre, grands gaillards que vous êtes, je vous aurais tous fait filer comme des rats. ,
L'HOTE.
Venez, enfans, venez. Partons-nous?
PAGE.
Nous sommes à vous. — J'aimerais mieux les en- tendre se chanter pouille que les voir se battre.
( Page, Shallow et l'hôte sortent. ) FORD.
Si Page veut se confier comme un imbe'cile , et se repose si tranquillement sur sa fragile moitié, je ne sais pas, moi, me mettre si facilement l'esprit en repos. Elle l'a vu hier chez Page; et ce qu'ils y ont fait, je n'en sais rien. Allons, je veux pe'ne'trer au fond de tout ceci ; mon déguisement me servira à
ACTE II, SCÈNE II. 421
sonder FalstafF. Si je la trouve fidèle, je n'aurai pas perdu ma peine : si elle ne l'est pas, ce sera encore de la peine bien employée.
(Il sort.)
SCÈNE IL
L'hôtellerie de la Jarretière. Entrent FALSTAFF et PISTOL.
FALSTAFF.
Je ne te prêterai pas un penny.
PISTOL.
Eh bien! je ferai donc de la terre une huître que j'ouvrirai avec mon ëpée. — Je vous rembourserais par mon service.
FALSTAFF.
Pas un penny. J'ai trouvé bon , monsieur, de vous prêter mon crédit pour emprunter sur gages. J'ai tourmenté mes bons amis , afin d'obtenir trois répits pour vous et votre camarade Nym , sans quoi vous eussiez tous deux regardé à travers une grille , comme p.ne paire de singes. Je suis damné en enfer pour avoir juré à des gens, mes amis, que vous étiez de bons soldats et des gens de coeur; et lorsque mistriss Bridget perdit le manche de son éventail ^^^), je protestai sur mon honneur que tu ne l'avais pas.
PISTOL.
N'as-tu pas partagé avec moi? N'as-tu pas eu quinze pences?
422 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
FALSTAFF.
Es-tu fou, coquin, es-tu fou de penser que je veuille exposer mon âme gratis? En un mot, cesse de te pendre après moi; je ne suis pas fait pour être ta potence. — Va , il ne te faut rien autre chose qu'un couteau court, et un peu de foule : va vivre dans ton domaine de Pickt-hatch <^^^) : va. — Vous ne voulez pas porter une lettre pour moi, faquin? — Vous, vous tenez à votre honneur! vous, abîme de bassesse! Quoi ! c'est tout ce que je puis faire que de conserver l'exacte délicatesse de mon honneur , moi , moi , moi-même : quelquefois laissant de côté la crainte du ciel, et mettant mon honneur à cou- vert sous la nécessité, je suis tenté de ruser, de fri- ponner, de filouter ; et vous , coquin , vous préten- drez retrancher vos haillons , votre oeil de chat de montagne, vos propos de taverne et vos impudens juremens , sous l'abri de votre honneur ! Vous ne voulez pas faire ce que je vous dis , vous !
PISTOL.
Je me radoucis. Que peut-on demander de plus à un homme?
( Entre Robin. )
ROBIN.
Monsieur , il y a là une femme qui voudrait vous parler.
FALSTAFF.
Qu'elle approche.
( Entre Quickly. )
QUICKLY.
Je donne le bonjour à votre seigneurie.
ACTE II, SCÈNE II. 423
FALSTAFF.
Bonjour , ma bonne femme.
QUICKLY.
Plaise à votre seigneurie , ce nom ne m'appartient pas.
FALSTAFF.
Ma bonne fille , donc.
QUICKLY.
J'en puis jurer , comme l'était ma mère quand je suis venue au monde.
FALSTAFF.
J'en crois ton serment. Que me veux-tu ?
QUICKLY.
Pourrai-je accorder à votre seigneurie un mot ou deux?
FALSTAFF.
Deux mille , ma belle , et je t'accorderai au- dience.
QUICKLY.
Il y a , monsieur , une mistriss Ford. — Je vous prie , venez un peu plus de ce côte'. — Moi , je de- meure avec le docteur Caïus.
FALSTAFF.
Bon, poursuis ; mistriss Ford , dites-vous ?
QUICKLY.
Votre seigneurie dit la vérité. Je prie votre sei- gneurie , un peu plus de ce côté.
FALSTAFF.
Je te réponds que personne n'entend. — Ce sont là mes gens , ce sont là mes gens.
424 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
QUICKLY,
Sont-ce vos gens ? Que le ciel les bénisse et en fasse ses serviteurs !
FALSTAFF.
Bon : mistriss Ford ! — Quelles nouvelles de sa part ?
QUICKLY.
Vraiment , monsieur , c'est une bonne créature î Jésus ! Jésus ! votre seigneurie est un peu folâtre : c'est bien ; je prie Dieu qu'il vous pardonne , et à nous tous !
FALSTAFF.
Mistriss Ford... — Hé bien! Mistriss Ford...
QUICKLY.
Tenez, voici le court et le long de l'affaire. Vous l'avez mise en train de telle sorte , que c'est une chose surprenante. Le plus huppé de tous les cour- tisans qu'il y a quand la cour est à Windsor , n'au- rait jamais pu la mettre en train comme cela ; et cependant nous avons eu céans des chevaliers et des lords, et des gentilshommes avec leurs carrosses. Oui, je vous le garantis, carrosses après carrosses, lettres sur lettres , présens sur présens , et qui sentaient si bon ! c'était tout musc , et , je vous en réponds , tout fretillans d'or et de soie , et avec des termes si élégans et des vins sucrés des meilleurs et des plus fins : il y avait , je vous assure , de quoi gagner le coeur de quelque femme que ce soit. Eh bien , je vous réponds qu'ils n'obtinrent pas d'elle un seul coup d'œil. Moi-même on m'a donné , ce matin , vingt séraphins ; mais je défie tous les séraphins , et de toutes les couleurs, comme on dit, de réussir autre-
ACTE II, SCÈNE IL 425
ment que par les voies honnêtes. — Et je vous as- sure que le plus fier d'eux tous n'en a pas pu obte- nir seulement de goûter au même verre. Pourtant il y avait des comtes ; bien plus , des gardes du roi ^""^^ Eh bien , je vous réponds que pour elle c'est tout un.
FALSTAFF.
Mais que me dit-elle , à moi? Abre'gez. Au fait, mon cher Mercure femelle.
QUIGKLY.
Vraiment elle a reçu votre lettre , dont elle vous remercie mille fois , et elle vous donne notification que son mari sera absent entre dix et onze.
FALSTAFF.
Dix et onze ?
QUIGKLY.
Oui , d'honneur ; alors vous pourrez venir , et voir , dit-elle , le portrait que vous savez. — Mon- sieur Ford, son mari, sera dehors. Hélas! cette douce femme passe bien mal son temps avec lui : cet homme est une vraie jalousie. La pauvre créa- ture , elle mène une triste vie avec lui !
FALSTAFF.
Dix et onze ! Femme , dites-lui bien des choses de ma part. Je n'y manquerai pas.
QUIGKLY.
Bon , c'est bien dit. Mais j'ai encore une autre commission pour votre seigneurie. Madame Page vous fait bien ses complimens de tout son cœur; et, je vous le dirai à l'oreille, c'est une femme modeste et très-vertueuse ; une dame, voyez-vous, qui ne vous
4^6 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
manquera pas plus à sa prière du soir et du matin qu'aucune autre de Windsor , sans dire de mal des autres. Elle m'a chargé de dire à votre seigneurie que son mari s'absente rarement du logis; mais elle espère qu'elle pourra trouver un moment. Jamais je n'ai vu femme raffoler d'un homme à ce point. Sû- rement vous avez un charme. Avouez , là , de bonne foi.
FALSTAFF.
Non , je t'assure. Sauf l'attraction de mes avan- tages personnels , je n'ai point d'autres charmes.
QUICKLY.
Votre coeur en soit be'ni !
FALSTAFF.
Mais dis-moi une chose , je t'en prie. La femme de Ford et la femme de Page se sont-elles fait confidence de leur amour pour moi ?
QUICKLY.
Ce serait vraiment une belle plaisanterie ! Elles n'ont pas si peu de bon sens , j'espère : le beau tour, ma foi! Mais madame Page souhaiterait que vous lui cédassiez à quelque prix que ce soit votre petit page. Son mari est singulièrement entiché du petit page ; et , pour dire vrai , monsieur Page est un honnête mari : il n'y a pas une femme à Windsor qui mène une vie plus heureuse que madame Page ! Elle fait ce qu'elle veut , dit ce qu'elle veut , reçoit tout, paie tout , se couche quand il lui plaît, se lève quand il lui plait ; tout se fait comme elle veut : mais elle le mérite vraiment ; car, s'il y a une aimable femme à Windsor , c'est bien elle. Il faut que vous
ACTE II, SCÈNE II. 427
lui envoyiez votre page ; je n'y sais point de re- mède.
FALSTAFF.
Eh bien , je le lui enverrai.
QUICKLY.
Faites donc. Vous voyez bien qu'il pourra aller et venir entre vous deux ; et , à tout événement , don- nez-vous un mot d'ordre , afin de pouvoir connaître les sentimens l'un de l'autre , sans que le jeune gar- çon ait besoin d'y rien comprendre ; car il n'est pas bon que des enfans aient le mal devant les yeux. Les vieilles gens , comme on dit , ont de la discrétion ; ils savent le monde.
FALSTAFF.
Adieu : fais mes complimens à toutes deux. Voici ma bourse , et je reste encore ton débiteur. — Petit, va avec cette femme. — Ces nouvelles me tournent la tête.
( Sortent Quickly et Robin. ) PISTOL.
Cette coquine-là est une messagère de Cupidon : forçons de voiles , donnons-lui la chasse ; préparez- vous au combat ; feu ! J'en fais ma prise , ou que l'Océan les engloutisse tous.
( Pistol sort. ) FALSTAFF.
Tu fais donc de ces tours , vieux FalstafF ? Suis ton chemin. — Je tirerai parti de ton vieux corps , plus que je n'ai encore fait. Ainsi elles courent après toi î et après avoir dépensé tant d'argent, tu vas en gagner. Je te remercie , bon vieux corps. Laissons dire à l'envie qu'il est construit grossièrement ; s'il l'est agréablement , qu'importe?
428 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
( Entre Bardolph. )
BARDOLPH.
Sir Jean , il y a là en bas un monsieur Brook qui désire vous parler et faire connaissance avec vous , et il a envoyé à votre seigneurie du vin d'Espagne pour le coup du matin .
FALSTAFF.
Brook est son nom ?
BARDOLPH.
Oui , chevalier.
FALSTAFF.
Qu'il monte. De pareils brocs sont bienvenus chez moi, lorsqu'il en coule une pareille liqueur. — Ah , ah ! mistriss Ford et mistriss Page , je vous tiens toutes deux. Allons. P'ia !
( Bardolph sort. ) ( Rentrent Bardolph avec Ford de'guise'. )
FORD.
Dieu vous garde , monsieur.
FALSTAFF.
Et vous aussi , monsieur. Souhaitez- vous me parler ?
FORD.
Excusez , si j'ose m' introduire ainsi chez vous sans cérémonie.
FALSTAFF.
Vous êtes le bienvenu. Que désirez-vous? Laisse- nous , garçon.
( Bardolph sort. ) FORD.
Monsieur , vous voyez un gentilhomme qui a dé- pensé beaucoup d'argent. Je m'appelle Brook.
ACTE II, SCÈNE II. 429
FALSTAFF.
Cher monsieur Brook, je désire faire avec vous plus ample connaissance.
FORD.
Mon bon sir Jean , je recherche la vôtre : non que mon dessein soit de vous être à charge ; car vous saurez que je me crois plus que vous en situa- tion de prêter de l'argent : c'est ce qui m'a en quel- que sorte encouragé à m'introduire d'une manière si peu convenable ; car on dit que , quand l'argent va devant , toutes les portes s'ouvrent.
FALSTAFF.
L'argent est un bon soldat; il pousse en avant.
FORD.
Vraiment oui , j'ai ici un sac d'argent qui me gêne. Si vous voulez m'aider à le porter , sir Jean , prenez le tout ou la moitié pour me soulager du fardeau.
FALSTAFF.
Je ne sais pas , monsieur , à quel titre je puis mé- riter d'être votre porteur.
FORD.
Je vous le dirai, monsieur, si vous avez la bonté de m'écouter.
FALSTAFF.
Parlez, cher monsieur Brook; je serai enchanté de vous rendre service.
FORD.
J'entends dire que vous êtes un homme lettré, monsieur. — Je serai court, et vous m'êtes connu
43o LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
depuis long-temps, quoique malgré mon de'sir je n'aie jamais trouvé l'occasion de me faire connaître de Yous. Ce que je vais vous découvrir m'oblige d'exposer au jour mes propres imperfections : mais , mon bon sir Jean , en jetant un oeil sur mes fai- blesses quand vous m'entendrez les découvrir , tour- nez l'autre sur le registre des vôtres ; alors j'échap- perai peut-être plus facilement au reproche , car personne ne sait mieux que vous combien il est na- turel de pécher comme je le fais.
FALSTAFF.
Très-bien. Poursuivez.
FORD.
Il y a dans cette ville une dame dont le mari se nomme Ford.
FALSTAFF.
Bien, monsieur.
FORD.
Je l'aime depuis long-temps, et j'ai, je vous le jure, bien assez dépensé pour elle. Je la suivais avec toute l'assiduité de l'amour, saisissant tous les moyens de la rencontrer , ménageant avec soin la plus petite occasion seulement de l'apercevoir. Non content des présens que j'achetais sans cesse pour elle , j'ai donné beaucoup autour d'elle pour savoir quels seraient les dons qui lui plairaient. Bref, je l'ai poursuivie comme l'amour me poursuivait , c'est-à- dire d'une aile vigilante. Mais quelque récompense que j'aie pu mériter , soit par mes intentions , soit par mes efforts, je n'en ai reçu assurément aucune, à moins que l'expérience ne soit un trésor ; celui-là
ACTE II, SCÈNE II. 43i
je l'ai acquis à grands frais , ce qui m'a instruit à dire que :
L'amour , comme notre ombre , fuit L'amour réel qui le poursuit ; Poursuivant toujours qui le fuit , Et fuyant qui le poursuit.
FALSTAFF.
N'avez-vous jamais tiré d'elle de promesse de vous satisfaire?
FORD.
Jamais.
FALSTAFF.
L'avez-vous sollicitée à cet effet?
FORD.
Jamais.
FALSTAFF.
De quelle nature était donc votre amour ?
FORD.
Il ressemblait à une belle maison bâtie sur le ter- rain d'un autre. Ainsi, pour m' être trompé de place, j'ai perdu mon édifice.
FALSTAFF.
Mais à quel propos me faites-vous cette confi- dence?
FORD.
Quand je vous l'aurai appris , vous saurez tout, sir Jean. On dit que, bien qu'elle paraisse si sévère en- vers moi , en quelques autres occasions elle pousse si loin la gaieté, qu'on en tire des conséquences fâ- cheuses pour elle. Voici donc , sir Jean, le fond de mon projet. Vous êtes un homme de qualité , par-
432 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
lant admirablement bien , admis dans les grandes socie'tës , recommandable par votre place et par votre personne, généralement cité par vos exploits guerriers, vos manières de cour et vos profondes connaissances.
FALSTAFF.
Ah ! monsieur...
FORD.
Vous pouvez m'en croire, et d'ailleurs vous le savez bien. Voilà de l'argent; dépensez, dépensez-le; dé- pensez plus, dépensez tout ce que je possède; et prê- tez-moi seulement, en échange, autant de votre temps qu'il en faut pour faire jouer les batteries de l'amour contre la vertu de la femme de ce Ford : employez toutes vos ruses de galanterie ; forcez-la de se rendre à vous. Si quelqu'un peut la vaincre, c'est vous plus que tout autre.
FALSTAFF.
Conviendrait-il à l'ardeur de votre passion que j'eusse l'avantage sur celle que vous voudriez pos- séder ? Il me semble que vous choisissez des remèdes bien étranges.
FORD.
Oh ! concevez mon but. Elle s'appuie avec tant d'assurance sur la solidité de sa vertu , que la folie de mon cœur n'ose se découvrir à elle. Elle me pa- rait trop brillante pour que je puisse lever les yeux sur elle. Mais si j'arrivais devant elle avec quelques preuves de fait en main , mes désirs auraient un exemple alors , et un titre pour se faire valoir : je pourrais alors la forcer dans ses retran- chemens d'honneur, de réputation, de foi conju-
ACTE II, SCÈNE II. 433
gale, et mille autres défenses, qui me présentent maintenant une résistance beaucoup trop imposante. Que dites-vous de ceci , Sir Jean ?
FALSTAFF.
Monsieur Brook, je commence d'abord par user sans façon de votre argent; ensuite mettez votre main dans la mienne : enfin , comme je suis gentil- homme , vous aurez , si cela vous plaît , la femme de Ford.
FORD.
Oh, mon cher monsieur!
FALSTAFF.
Monsieur Brook, vous l'aurez, vous dis-je.
FORD.
Ne vous faites pas faute d'argent , sir Jean, vous n'en manquerez pas.
FALSTAFF.
Ne vous faites pas faute de mistriss Ford, mon- sieur Brook, vous ne la manquerez pas. Je puis vous le confier : j'ai un rendez-vous avec elle, qu'elle- même a provoqué. Son assistante ou son entremet- teuse sortait justement quand vous êtes entré; je vous dis que je serai chez elle entre dix et onze. C'est à cette heure-là que son maudit jaloux, son belitre de mari, doit être absent. Revenez me trou- ver ce soir , vous verrez comme j'avance les affaires.
FORD.
Je suis bien heureux d'avoir fait votre connais- sance ! Avez-vous jamais vu Ford, monsieur ?
ToM. X. Shalspenre. ^ 28
434 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
FALSTAFF.
Qu'il aille se faire pendre , ce pauvre faquin de cocu! Je ne le connais pas : pourtant je lui fais tort en l'appelant pauvre. On dit que ce jaloux de Lee cornu a des monceaux d'or; c'est ce qui fait pour moi la beauté de sa femme. Je veux l'avoir comme une clef du coffre de ce coquin de cornard. Ce sera ma ferme.
FORD.
Je voudrais, monsieur, que le mari vous fût con- nu , pour que vous puissiez au besoin éviter sa rencontre.
FALSTAFF.
Qu'il aille se faire pendre, ce manant de mangeur de croûtes ^""^K Je veux lui faire une peur à ne sa- voir oii donner de la tête. Je vous le tiendrai en res- pect avec ma canne suspendue comme un météore sur les cornes du cocu. Tu verras, maître Brook , comme je gouvernerai le paysan; et pour toi , tu auras soin de sa femme. — Reviens me trouver de bonne heure ce soir. Ford est un gredin et j'y ajou- terai quelque chose de plus ; je jte le donne, maître Brook, pour un gredin et un cocu. Reviens me trouver ce soir.
( Falstaff sort. ) FORD.
Damné pendard de débauché ! le cœur me crève de colère. Qu'on vienne me dire encore que cette jalousie est absurde ! — Ma femme lui a envoyé un message ; l'heure est fixée ; l'accord est fait. Qui l'aurait pu penser? Voyez si ce n'est pas l'enfer que d'avoir une femme perfide ! Mon lit sera déshonoré,
ACTE II, SCÈNE II. 435
mes coffres mis au pillage, mon honneur en pièces; et ce n'est pas le tout que de subir ces infâmes ou- trages, il me faut accepter d'abominables noms, et cela de la part de celui qui me fait l'affront ! Quels titres! quels noms! Appelez-moi Amaimon, cela peut se soutenir; Lucifer, c'est bien; Barbason, à la bonne heure ; et pourtant ce sont les qualifica- tions du diable , des noms de démons : mais cocu ! cocu complaisant! Le diable même n'a pas un nom semblable. — Page est un âne , un âne fieffé : il se fiera à sa femme , il ne sera point jaloux ! J'aimerais mieux confier mon beurre à un Flamand, mon fro- mage au prêtre gallois Hugh , mon flacon d'eau-de- vie à un Irlandais , ma haquene'e à un filou pour s'aller promener, que ma femme à sa propre garde. Tantôt elle complote, tantôt elle projette, tantôt elle manigance ; et ce qu'elles ont mis dans leur tête, il faut qu'elles l'exécutent; elles crèveront plutôt que de ne pas l'exécuter. Le ciel soit loué de m'a voir fait jaloux ! — C'est à onze heures. — Je le prévien- drai ; je surprendrai ma femme ; je me vengerai de Falstaff , et me rirai de Page. — Allons , allons , plu- tôt trois heures trop tôt qu'une minute trop tard. — Cocu ! cocu! oh ! fi , fi, fi !
( il son. )
436 ^ LES BOURGEOISES DE WINDSOR
SCÈNE III.
Dans le parc de Windsor. Entrent CAIUS et RUGBY,
CAIUS.
Jack Rugby !
RUGBY.
Monsieur.
CAIUS.
Quelle heure il est , Jack ?
RUGBY.
U est plus que l'heure, monsieur, à laquelle sir Hugues avait promis de venir.
CAIUS.
Par le sangbleu ! il a sauve son âme quand il ne vienne pas. Il a bien prié dans son Bible pour qu'il ne vienne pas. Parle sangbleu! Jack Rugby, lui être mort s'il vienne.
RUGBY.
Il est prudent, monsieur; il savait que votre seigneurie le tuerait, s'il venait.
CAIUS.
Par le sangbleu! une hareng n'est pas si bien mort que lui , comme je le tuerais. Rugby, prenez votre rapière : je veux dire vous comment je le tuerais.
RUGBY.
Hélas ! je ne sais pas tirer des armes, monsieur.
ACTE II, SCÈNE III. 437
GAIUS.
Faquin ! prenne votre rapière.
RUGBY.
Restez coi : voici du monde.
( Entrent l'hôte , Shallow , Slender et Page. ) L'HOTE.
Dieu te soit en aide , gros docteur !
SHALLOW.
Dieu vous garde , monsieur le docteur Caïus !
PAGE.
Vous voilà , mon bon monsieur le docteur !
SLENDER.
Je vous donne le bonjour, monsieur.
CAIUS.
A quelle raison vous tous , une ; deux , trois , quatre , vous êtes venus ici ?
L'HOTE.
Pour te voir te battre , te voir parer , risposter , te voir ici , te voir là , te voir pousser tes bottes d'estoc, détaille, puis ta seconde, ta flanconnade. Est-il mort , mon Ethiopien , est-il mort mon Fran- cisco ? Que dit mon Esculape , mon Galien , mon coeur de sureau? Est-il mort , gros flairant ? Est-il mort?
CAIUS.
Par le sangbleu ! c'est une Jean poltron du prêtre , s'il en est une dans le monde; il n'ose pas montre son nez.
438 LES BOURGEOISES DE WIMDSOR,
L'HOTE.
Tu es un roi castillan , mon urinai , un Hector de Grèce , mon garçon !
' ^ CAIUS.
Je vous prie, soyez tous témoignage que je l'ai attendre seul, cinq ou six, deux, trois heures, et qu'il ne vienne pas.
SHALLOW.
C'est qu'il se montre le plus sage , messire doc- teur. Il est le médecin des âmes , et vous le méde- cin des corps : si vous alliez combattre tous deux , vous agiriez contre l'esprit de vos professions. N'est- il pas vrai , monsieur Page ?
PAGE.
Monsieur Shallow , vous avez été vous-même un fameux bretteur, quoique vous soyez maintenant un homme de paix.
SHALLOW.
Mille-z-yeux , monsieur Page , tout vieux que je suis aujourd'hui, et officier de paix, je ne puis voir une épée nue que les doigts ne me démangent. Nous avons beau devenir juges et docteurs , et ecclésias- tiques, monsieur Page, il nous reste toujours quel- que arrière-goût de notre jeunesse. Nous sommes les enfans des femmes, monsieur Page.
PAGE.
C'est une vérité, monsieur Shallow.
SHALLOW.
Cela se retrouve toujours , monsieur Page. Mon- sieur le docteur Caïus, je viens pour vous ramener
ACTE II, SCÈNE III. 439
chez vous : je suis juge de paix. Vous vous êtes mon- tré un sage médecin; et monsieur Evans s'est montré un sage et paisible ecclésiastique. Il faut que je vous ramène , et que vous m'accompagniez , monsieur le docteur.
L'HOTE, s'avançant gravement.
Sous le bon plaisir de la justice.... Un mot d'avis, monsieur de Papier-mâcké ^""^K
CAIUS.
Papier mâché ! Que veut dire cette mot?
L'HOTE,
Papier mâché , dans notre langue veut dire , bra- voure, mon gros.
CAIUS,
Par le sangbleu ! je ai plus de papier mâché dans mon personne, que le anglais. Ce peste de Jean de mâtin le prêtre , je lui couper moi ses oreilles !
L'HOTE.
Il te chantera pouille solidement, mon gros.
CAIUS.
Chante pouille ! Que cela veut dire ?
L'HOTE.
Cela veut dire qu'il te demandera pardon.
CAIUS.
Par le sangbleu ! voye-vous, il me chante pouille. Vouloir moi, cela être ainsi.
L'HOTE.
Je l'y obligerai , ou qu'il s'aille promener.
440 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
CAIUS.
Je vous remercier bien pour cela. l'hote;
Et de plus, mon gros mais , un moment. ( A
part aux autres. ) Vous, monsieur mon convive, et monsieur Page, et vous aussi, cavalier Slender; al- lez tous à Frogmore , en passant par la ville.
PAGE.
Sir Hugues y est? n'est-ce pas !
L'HOTE.
Il est là. Voyez de quelle humeur il sera ; et moi je viens à travers champs , et vous amène ce doc- teur. Est-ce bien comme cela?
SHALLOW.
Nous y allons. ( Tous à Càius. ) Adieu, mon bon monsieur le docteur.
( Page , SUallow et Slender sortent. ) CAIUS.
Par le sangbleu ! moi vouloir tuer le prêtre; car il veut parler à Anne Page, pour une faquin.
L'HOTE.
Qu'il meure : mais d'abord rengaine ton impa- tience. Jette de l'eau froide sur ta colère, et viens à Frogmore par le chemin des champs. Je te mènerai à une ferme oii mistriss Anne est invitée à un repas, et là, tu lui feras la cour. Dis-je bien , mon galant?
CAIUS.
Par le sangbleu! je remercier vous pour cela. Parle sangbleu! je aimer vous. Je vous procurerai
ACTE II, SCÈNE ïll. 44i
les bonnes pratiques , tous les comtes , les cheva- liers, les lords, les gentilhommes mes patiens.
L'HOTE.
Comme de ma part je serai ton antagoniste auprès de Miss Anne. Dis-je bien ?
CAIUS.
Par le sangbleu ! il est bien dit : fort bien.
f'HOTE.
Venez donc.
CAIUS.
Suive mes talons , Jack Rugby.
(Us sortent.)
FIN DU SECOND ACTE.
442 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
•%*%*»*»*»*JV*%^W^*%(»VMk%**V*M/V*>*Vl*^*'***'»'M^^^
ACTE TROISIEME.
SCÈNE PREMIÈRE.
Dans la campagne , près de Frogmore. Entrent SIR HUGUES ÉVANS et SIMPLE.
ÉVANS,
Po N serfiteur de monsieur Slender , et l'ami Simple te fotre nom , tites-moi, che fous prie, tans quels en- troits afes fous cherché le sieur Caïus, qui se qua- lifie tocteur en métecine ?
SIMPLE.
Vraiment monsieur , du côté de Londres , du côté du parc, de tous côtés; du côté du vieux Wind- sor, partout, en vérité, excepté du côté de la ville.
ÉVANS.
Che fous prie féhémentement te recarter aussi te ce côté-là.
SIMPLE.
J'y vais, monsieur.
(Simple sort.) ÉVANS.
Pénédiction sur mon âme comme che suis plein te colère et te tremplement t'esprit. Che serai pien
ACTE III, SCÈISE I. 443
content s'il m'a attrapé. Comme ch'ai te la mélan- colique ! Che lui briserais la tête afec sa fiole d'u- rines , si che troufais une ponne occasion pour la chose. — Pénédiction sur mon âme.
(Il chante. )
Aux pords tes pro fontes rifières tont la chute Est accompagnée tes mélotieux matrigaux
Que chantent les oiseaux , Nous ferons tes lits te rosses Et mille sièches otoriférans.
Aux pords tes... Miséricorde! ch'ai pien meilleure enfiete pleurer.
(11 cliaDte.)
Les oiseaux chantaient leurs mélotieux matrigaux, Tantis que ch'étais assis près te Papilone. Et qu'un tnillier te sièches otoriférans , Aux pords tes...
SIMPLE.
Le voici, sir Hugues ; il vient par ici.
ÉVAIÏS.
Il est le pien fenu.
(Il chante.)
Aux pords tes rifières tont la chute...
Tieu fasse prospérer le pon troit ! Quelles armes porte-t-il ?
SIMPLE.
Il n'a pas d'armes , monsieur ; voilà aussi mon maître et monsieur Shallow qui viennent du côté de Frogmore avec un autre monsieur. Ils sont sur la descente par ici.
444 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
ÉVANS.
Che fous prie, tonnez-moi ma rope , ou plutôt cardez-la entre fos pras.
(Page , Shallow et Slender entrent , et feignent d'être surpris de trouver Evans dans ce costume, dont ils prétendent ignorer les raisons.)
SHALLOW.
Eh ! qui vous savait ici , monsieur le curé? Bien le bonjour, sir Hugh. Surprenez un joueur sans ses dez, et un docteur sans ses livres, vous crierez mi- racle.
SLENDER.
Ah ! douce Anne Page!
PAGE.
Le ciel vous tienne en santé' , cher sir Hugh !
ÉVANS. •
Que Tieu tans sa miséricorte fous tonne à tous sa pénédiction.
SHALLOW.
Quoi ! la science et l'e'pée ? Les étudiez-vous toutes deux , monsieur le curé ?
PAGE.
Et toujours jeune , sir Hugh? Comment, en simple pourpoint, dans ce jour humide et nébuleux?
ÉVANS.
Il y a tes causses et tes raissons pour cela.
PAGE.
Nous sommes venus vous chercher, monsieur le le curé, pour faire une bonne œuvre.
ACTE III, SCÈNE I. /^45
ÉVANS.
Fort bien : quelle ponne œufre ?
PAGE.
Nous avons laissé là-bas un très-respectable per* sonnage qui , ayant reçu sans doute une insulte de quelqu'un , oublie toute patience et toute gravité à un point que vous ne sauriez imaginer.
SHALLOW.
J'ai vécu quatre-vingts ans ^^'^et plus , mais je n'ai jamais vu un homme de son état , de sa gravité et de sa science, oublier ainsi tout ce qu'il se doit à lui-même.
ÉVANS.
Quel est-il?
PAGE.
Je crois que vous le connaissez : c'est monsieur le docteur Caïus , notre célèbre médecin français.
ÉVANS.
Par la folonté te Tieu et la colère te mon âme , j'aimerais mieux fous ent entre parler t'un plat te potache.
PAGE.
Pourquoi ?
ÉVANS.
Il n'en sait pas plus sur Hippocrate ou Calien , et te plus c'est un crétin. Je fous le tonne pour le crétin le plus poltron que fous puissiez tésirer te connaître.
PAGE.
Je parie que c'est lui qui devait se battre avec le docteur.
446 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
SLENDER.
Ah ! douce Anne Page !
(Entrent Caïus, l'hôte et Rugby.) SHALLOW.
En effet , ses armes l'indiquent. Retenez-les tous deux. — Voilà le docteur Caïus.
PAGE.
Allons, mon bon monsieur le curé, rengainez votre épée.
SHALLOW.
Et vous la vôtre, mon bon monsieur le docteur.
L'HOTE.
De'sarmons-les , puis laissons-les disputer ensem- ble. Qu'ils conservent leurs membres, et estropient notre anglais !
GAI us, Las à son ennemi.
Je prie vous laissez à vous moi dire un mot pour votre oreille. Pourquoi vous n'êtes pas venu trouver à moi?
ÉVANS, bas.
Che fous prie , ayez patience , ( Haut, ) nous pren- trons notre temps.
CAIUS,
Par le sangbleu! vous êtes un poltron de Jean le chien, un Jean le animal.
ÉVANS, bas.
Che fous prie, serfons pas ici te parteau à l'amuse- ment de ces messieurs. ( Haut. ) Che vous fentrai fotre tête te poltron afec votre urinai , pour fous apprentre à manquer au rentez-fous que fous tonnez.
ACTE III, SCÈNE I. 44^
CAIUS.
Comment, diable, Jack Rugby, mon hôte de Jarretière , ne ai-je pas attendu lui, pour tuer lui, ne ai-je pas attendu sur la place que je ai indique'e ?
ÉVANS.
Comme cli'ai une âme chrétienne , foici incontes- taplement la place indiquée. Ch'en prens pour chu- chement mon hôte de la Charetière.
L'HOTE.
Paix , tous deux , gallois et gaulois , docteur des Gaules, et prêtre de Galles , médecin de 1 ame et mé- decin du corps.
CAIUS.
Cela vraiment , être bon ! être excellent !
L'HOTE.
Paix, vous dis-je; écoutez votre hôte de la Jarre- tière. Suis-je politique? Suis-je subtil? Suis-je un Machiavel? Perdrai-je mon docteur? non, il me donne des potions et des consultations. Perdrai-je mon curé, mon prêtre, mon sir Hugues? non, il me donne la parole et les paraboles. Donne-moi ta main, docteur terrestre ; bon . — Donne-moi ta main doc- teur céleste; bon. — Enfans de l'art, je vous ai trompés tous deux : je vous ai adressés à deux places différentes. Vos coeurs sont fiers , votre peau est sauve ; que la bouteille soit la fin de tout ceci ; ve- nez, mettez leurs épées en gage : suivez-moi, enfans de paix; venez, venez, venez.
4
448 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
SLENDER.
0 douce Anne Page !
(Shallow, Slender, Page et l'Hôte sortent.) CAIUS.
Ah ! je vois ce que c'est de cela. Vous faites des sots de nous deux. Ah! ah!
ÉVANS.
C'est pon , il a fait te nous deux ses chouchoux ^ ses parteaux. Je tessire que nous soyons pons amis, et que nous mettions un peu ensemple nos teux cer- felles pour une fengeance de ce teigneux , de ce cal- leux de craqueur, l'hôte de la Charretière.
CAIUS.
Par le sangbleu ! avec tout mon cœur. Il me pro- mettre de mener moi où elle est Anne Page. Par le sangbleu, il a trop moqué de moi.
ÉVANS.
Che lui fendrai sa capoche. Fenez, che vous prie.
( Ils sortent. )
SCÈNE IL
La grande rue de Windsor,
Entrent MISTRISS PAGE et ROBIN.
MISTRISS PAGE.
Allons, marchez devant, mon petit gaillard : vous aviez le poste de suivant, mais vous voilà devenu
?5k
ACTE IIï, SCÈNE II. 449
guide. Qu'aimez-vous mieux de me montrer le che- min, ou de regarder les talons de votre maître?
ROBIN.
J'aime mieux, ma foi, vous servir comme un homme, que de le suivre comme un nain.
MISTRISS PAGE,
Oh! vous êtes un petit flatteur : je le vois, vous ferez un courtisan.
(Entre Ford.)
FORD.
Heureuse rencontre, mistriss Page! Où allez-vous?
MISTRISS PAGE.
Eh! vraiment, monsieur, chez votre femme. Est- elle au logis ?
FORD.
Oui , et si de'soeuvrëe qu'elle pourrait vous servir de pendant pour le besoin de socie'té. — Je pense que si vos maris étaient morts , vous vous marieriez toutes les deux.
MISTRISS PAGE.
Soyez-en sûr, à deux autres maris.
FORD.
Oii avez-vous fait l'emplette de ce joli poulet?
MISTRISS PAGE.
Je ne peux pas me rappeler le maudit nom de celui qui l'a donné à mon mari. Comment s'appelle votre chevalier, petit ?
Sir Jean FalstafF.
ROBIN.
FORD.
Sir Jean FalstafïM
ToM. X. Shahspearé. 2Q
45o LE§ BOURGEOISES DE WINDSOR,
MISTRISS PAGE.
Lui-même, lui-même; je ne puis jamais retrou- ver son nom. Mon bon mari et lui se sont e'pris d'une telle amitié... Ainsi, votre femme est chez elle?
FORD.
Oui, je vous le dis, elle y est.
MISTRISS PAGE.
Excusez, monsieur, je suis malade quand je ne la vois pas.
( Sortent mistrlss Page et Robin.) ( Ford s'avance sous la halle. )
FORD.
Page a-t-il bien sa tête? A-t-il ses yeux? A-t-il ombre de bon sens? Sûrement tout cela dort, rien de tout cela ne lui sert plus. Quoi ! ce petit garçon porterait une lettre à vingt milles, aussi facilement qu'un canon donne dans le but à deux cents pas. Il vous fait les arrangemens de sa femme , fournit à sa folie des tentations et des occasions. — La voilà qui va chez la mienne , et le valet de FalstafF avec elle. Il n'est pas difficile de deviner l'approche d'un pareil orage. — Le valet de FalstafF avec elle ! — 0 les bons complots ! — Tout est arrangé : et voilà nos femmes révoltées qui se damnent de compagnie. — C'est bien, jeté surprendrai! Je donne ensuite la torture à ma femme ; je déchire le voile modeste de l'hypocrite mistriss Page ; j'affiche Page lui-même pour un Actéon tranquille et volontaire ; et témoins des effets de ma colère , tous mes voisins crieront : C'est bien fait ! ( L'horloge sonne, ) L'horloge me donne le signal , et l'assurance du fait justifie mes
ACTE III, SCÈNE IL 45i
perquisitions. Quand j'aurai trouvé FalstafF, on m'en louera plus qu'on ne m'en raillera; et aussi sûr que la terre est solide , FalstafF est chez moi. — Allons.
(Eatrent Page, Shallow, Slender, l'Hôte, sir Hugh Evans, Caïus et Rugby. ) SHALLOW.
Bien charmes de vous rencontrer, monsieur Ford.
FORD.
Fort bien; bonne compagnie, sur ma foi. J'ai bonne chère au logis, et , je vous prie, venez tous diner avec moi.
SHALLOW.
Quant à moi , il faut que vous m'en dispensiez , monsieur Ford.
SLENDER.
Il faut bien que vous m'excusiez aussi. Nous som- mes convenus de dîner avec mistriss Anne et je n'y manquerais pas pour plus d'argent que je ne le puis dire.
SHALLOW.
Nous sollicitons un mariage entre mistriss Anne Page et le neveu Slender, et nous devons avoir réponse aujourd'hui.
SLENDER,
J'espère que vous êtes pour moi , beau-père Page.
PAGE.
Tout-à-fait, monsieur Slender; je me déclare en votre faveur. — Mais ma femme, monsieur le doc- teur Caïus, est entièrement pour vous.
CAÏUS,
Oui, par le sangbleu ! et la jeune fille me aime : ma gouvernante Quickly dit à moi tout cela.
452 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
L'HOTE.
Hé ! que dites-vous du jeune M. Fenton? il danse, il pirouette, il est tout brillant de jeunesse, fait des vers , parle en beaux termes , est parfumé de toutes les odeurs d'avril et de mai. Allez, c'est lui qui l'aura; ses boutons ont fleuri (*^). C'est lui qui l'aura.
PAGE.
Jamais de mon aveu, je vous le promets. Ce jeune homme n'a rien : il a été de la société de notre liber- tin prince et de Poins ; il est d'une sphère trop élevée, il en sait trop. Non , il ne se servira pas de mes doigts pour remettre ensemble les débris de sa for- tune. S'il prend ma fille, qu'il la prenne sans dot. Mon argent attend mon consentement , et mon con- sentement n'est pas pour lui.
FORD.
Que du moins quelques-uns de vous viennent dî- ner avec moi. Sans compter la bonne chère , vous vous amuserez. Je veux vous faire voir un monstre : vous serez des nôtres , monsieur Page ; vous en se- ' rez, cher docteur; et vous aussi , sir Hugh.
SHA.LL0W.
Adieu donc ; bien du plaisir. — Nous en ferons notre cour plus à notre aise chez monsieur Page.
(Shallow et Slender sortent.) CAIUS.
Jean Rugby, retournez au logis; je reviendrai bientôt.
(Rugty sort.)
ACTE m, SCÈNE III. 453
. L'HOTE.
Adieu , chers cœurs j je vais trouver mon hon- nête chevalier FalstafF, et boire avec lui du vin de Canarie.
(L'hôte sort. ) FORD, à part.
Je crois que je vais d'abord là-dedans lui servir d'une bouteille qui le fera danser. — Venez-vous , mes chers messieurs?
ÉVAWS.
Nous fenons avec fous foir le monstre.
(Ils sortent.)
SCÈNE III.
Une pièce dans la maison de Ford.
Entrent MISTRISS FORD et MISTRISS PAGE.
MISTRISS FORD.
Ici, Jean; ici, Robert.
MISTRISS PAGE.
Vite , vite , et le panier de lessive.
MISTRISS FORD.
Je vous en réponds. Robin ! allons donc.
(Entrent des domestiques avec un panier.) MISTRISS PAGE.
Venez, venez, venez donc.
MISTRISS JORD.
Posez-le là.
454 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
MISTRISS PAGE.
Donnez vos ordres à vos gens : le temps nous presse.
MISTRISS FORD.
Rappelez-vous bien ce que je vous ai prescrit, Jean , et vous , Robert. Tenez-vous prêts là à la porte dans la brasserie; et quand vous m'entendrez vous appeler précipitamment, venez sur-le-champ : vous chargerez sans hésiter, sans délai , ce panier sur vos épaules : cela fait , portez-le en toute hâte au lavoir , là , dans le pré de Datchet , portez-le et vi- dez-le dans le fossé boueux près du bord de la Tamise.
MISTRISS PAGE.
Vous exécuterez ceci de point en point?
MISTRISS FORD.
Je le leur ai dit et redit ; ils savent toute leur le- çon par cœur. — Sortez , pour revenir dès que vous m'entendrez vous appeler.
(Les domestiques sortent. ) MISTRISS PAGE.
Ah! voilà le petit Robin.
(RoLin entre.)
MISTRISS PAGE.
Hé bien ! mon petit espion , quelles nouvelles en poche ?
ROBIN.
Sir Jean, mon maître, est à la porte de derrière. Mistriss Ford, il désire votre compagnie.
ACTE III, SCÈNE III. 455
MISTRISS PAGE.
Regardez-moi , petit patelin : nous avez-vous été fidèle ?
ROBIN.
Oui , je le jure : mon maître ignore que vous soyez ici. Il m'a menacé même d'une éternelle liberté , si je vous contais les nouvelles; car, m'a-t-il dit, il me chasserait pour toujours.
MISTRISS PAGE.
Tu es un bon enfant. Ta discrétion t'habillera : cela te vaudra des chausses et un pourpoint; mais je vais me cacher.
MISTRISS FORD.
Allez. — Toi , va dire à ton maître que je suis seule. Mistriss Page , souvenez-vous de votre rôle.
(Robin sort. ) MISTRISS PAGE.
Je te le promets. Si j'y manque, siffle-moi.
(Mistriss Page sort.) MISTRISS FORD.
Allez, allez. — Nous corrigerons ces humeurs mal- saines , cette grosse citrouille mouillée. — Il faut lui apprendre à distinguer les tourterelles des geais.
(FalstaflF entre.)
FALSTAFF.
T'ai-je obtenu, mon céleste bijou ^^s^? Je mourrais maintenant sans regret. N'ai-je pas assez vécu ? C'est ici le terme de mon ambition. 0 bienheureux mo- ment !
MISTRISS FORD.
0 mon cher sir Jean !
456 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
FALSTAFF.
Mistriss Ford , je ne sais point mentir, je ne sais point flatter. 0 mistriss Ford ! je vais pe'cher par un souhait qui m'échappe : je voudrais que votre mari fût mort! Je te le dis devant le seigneur des sei- gneurs, je te ferais milady.
MISTRISS FORD.
Moi votre lady , sir Jean ! Hëlas ! je serais une pauvre lady.
FALSTAFF.
Que la cour de France m'en pre'sente une égale à toi! Je vois d'ici ton œil e'galer l'e'clat du diamant : tu as deux sourcils arqués précisément de la forme qu'il faut pour soutenir la coiffure en portrait , la coiffure à voiles, toute espèce de coiffure en point de Venise.
MISTRISS FORD.
Un simple mouchoir , sir Jean : c'est la seule coif- fure qui aille à mon visage et pas trop bien encore.
;falstaff; Tu es une traîtresse de parler ainsi. Tu ferais une femme de cour accomplie , et tu poses le pied avec une fermeté qui te donnerait une démarche parfaite dans un panier à demi-cercles ! Je vois bien ce que tu serais, sans la fortune ennemie. La nature est ton amie ; allons , il faut bien que tu en conviennes.
MISTRISS FORD.
Croyez-moi, il n'y a en moi rien de ce que vous dites.
FALSTAFF.
Et qu'est-ce donc qui m'a forcé à t'aimer? laisse-
ACTE III, SCÈNE III. 457
moi te persuader qu'il y a en toi quelque chose d'ex- traordinaire. Tiens, je ne sais pas mentir ni dire que tu es ceci , comme ces chrysalides sucrées qui vous viennent semblables à des femmes , sous un habit d'homme, sentant comme la boutique d'un dro- guiste dans le temps des herbes fraîches. Non, je ne le puis pas : mais je t'aime , je n'aime que toi, et tu le mérites.
MISTRISS FORD.
Ah ! ne me trahissez pas , sir Jean ! Je crains que v^us n'aimiez mistriss Page.
FALSTAFF.
Vous pourriez tout aussi bien dire, que. j'aime à me promener devant la porte d'un créancier , qui m'est plus odieuse que la gueule d'un four à chaux.
MISTRISS FORD,
En ce cas, le ciel sait combien je vous aime ; et vous l'éprouverez un jour.
FALSTAFF.
Persévère dans ces bons sentimens, je les mériterai.
MISTRISS FORD.
Et moi , je vous dis , vous les méritez, sans quoi je ne les aurais pas.
ROBIN, derrière le the'âtre.
Mistriss Ford ! mistriss Ford ! — voilà mistriss Page , toute rouge , tout essoufflée , les yeux tout troublés , qui voudrait vous parler à l'instant.
FALSTAFF.
Il ne faut pas qu'elle me voie : je vais me cacher derrière la tapisserie.
458 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
MISTRISS FOED.
Oui, de grâce : cette femme est la me'disance même. ( Falstaff se cache. Entrent mistriss Page et Robin. ) De quoi s'agit-il? qu'est-ce que c'est?
MISTRISS PAGE.
0 mistriss Ford , qu'avez-vous fait? Vous êtes de's- honorée , vous êtes perdue , perdue pour jamais !
MISTRISS FORD.
De quoi s'agit-il , chère mistriss Page ?
MISTRISS PAGE.
0 ciel, est-il possible, mistriss Ford!... ayant un si honnête homme de mari , lui donner un pareil sujet de soupçon !
MISTRISS FORD.
Quel sujet de soupçon?
MISTRISS PAGE,
Quel sujet de soupçon ! — Rentrez en vous-même. — Que vous m'avez trompée !
MISTRISS FORD.
Comment? Hélas! de quoi s'agit-il?
MISTRISS PAGE.
Votre mari va paraître, femme, avec toute la justice de Windsor , pour chercher un gentilhomme, qui est, dit-il, en ce moment chez lui, de votre con- sentement, pour profiter criminellement de son ab- sence. Vous êtes perdue !
MISTRISS FORD, bas.
Parlez plus haut. — ( Haut. ) J'espère que cela n'est pas.
ACTE III, SCÈNE IIÏ. 459
MISTRISS PAGE.
Plaise au ciel qu'il ne soit pas vrai que vous ayez un homme ici! Du moins est-il certain que votre mari arrive suivi de la moitié de la ville pour le chercher. Je suis venue devant pour vous avertir : si vous vous sentez innocente, oh î j'en suis charme'e. Mais si vous avez en effet un ami chez vous , qu'il sorte, qu'il sorte au plus tôt. — Ne restez point in- terdite ; rappelez vos sens , de'fendez votre réputa- tion , ou dites adieu pour la vie à toute espèce de bonheur.
MISTRISS FORD.
Que ferai-je? ma chère amie, il y a un gentil- homme dans la maison , et je crains bien moins ma honte que le danger qui le menace. Je donnerais mille livres pour qu'il fut hors de la maison.
MISTRISS PAGE.
Eh ! par mon honneur, laissez là vosye donnerais y je donnerais ; voilà votre mari qui arrive. — Savez- vous quelque moyen de le faire évader ? — Vous ne pouvez le cacher dans la maison. — Comme vous m'avez trompée ! — Mais j'aperçois un panier. — S'il est d'une taille raisonnable, il peut s'y fourrer. Nous pouvons le couvrir de linge sale, comme si c'était pour l'envoyer blanchir. C'est précisément le moment de la lessive , envoyez-le par vos gens au pré Datchet.
MISTRISS FORD.
Il est trop gros pour y entrer. Que deviendrai-je?
(FalstafF rentre.) a
FALSTAFF,
Laissez-moi voir; laissez-moi voir : oh! laissez-moi
46o LES BOURGEOISES DE WINDSOR, voir. — J'y tiendrai , j'y tiendrai. — Suivez le con- seil de votre amie. — J'y tiendrai.
MISTRISS PAGE.
Et quoi? sir Jean FalstafF! chevalier, est-ce là votre lettre ?
FALSTAFF.
Je t'aime, je n'aime que toi, aide-moi à sortir d'ici, laisse-moi me fourrer là-dedans... Jamais...
(Il entre, s'entasse dans le panier qu'on achève de couvrir de linge sale.) MISTRISS PAGE.
Robin, aidez-nous à couvrir votre maître. Appe- liez vos gens, mistriss Ford. — Ah ! perfide chevalier !
MISTRISS FORD.
Eh! Jean ! Robert, Jean ! {Robin sort. Les deux do- mestiques entrent.) Tenez, emportez ces hardes : pas- sez une perche dans les deux anses ; mon Dieu, que vous êtes lents! Portez-les à la blanchisseuse dans le pré Datchet : vite , allez.
' (Entrent Ford, Page, Caïus, sir Hugli Evans.) FORD.
Approchez, je vous prie. Si j'ai soupçonné sans cause, vous aurez droit de vous moquer de moi : ne m'épargnez pas dans ce cas les plaisanteries; je les mérite. Arrêtez ; où portez- vous ceci ?
ROBERT.
Vraiment, à la rivière.
MISTRISS FORD.
Eh ! qu'avez-vous besoin de savoir où ils le por- tent? Sont-ce là vos affaires? Il vaudrait mieux que vous vinssiez vous mêler de la lessive !
ACTE III, SCÈNE IIK 46i
FORD.
C'est pour laver. Si je pouvais me laver aussi de cette corne de cerf ^^°K Cerf, cerf, cerf, je vous le dis, véritable cerf, je vous en réponds, et cerf de la saison encore. ( Les valets sortent emportant le pa- nier. ) Messieurs, j'ai rêvé cette nuit; je vous dirai mon rêve. Commençons par chercher mes clefs ; les voilà. Montez, parcourez, visitez mes chambres, furetez partout ; notre renard est pris , j'en suis ga- rant : laissez-moi fermer d'abord cette issue, et maintenant fouillez le terrier.
PAGE.
Cher monsieur Ford, calmez - vous ; c'est trop vous faire injure à vous-même.
FORD.
Soit, monsieur Page, soit. Montons, messieurs; vous allez avoir du plaisir. Suivez-moi, messieurs.
ÉVANS.
Ce sont là tes fisions, et tes chalousies pien fantas- tiques.
CAIUS.
Par le sangbleu! le mode ne est pas en France : on ne voit point les jaloux en France.
PAGE.
Suivons-le , messieurs , puisqu'il le veut : voyons le résultat de ses recherches.
^ (Evans, Page et Cajus sortent. )
MISTRISS PAGE.
L'aventure n'est-elle pas doublement réjouissante?
462 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
MISTRISS FORD,
Je ne sais pas de mon mari ou de sir Jean , lequel des deux je suis le plus contente d'avoir attrapé.
MISTRISS PAGE.
Dans quelles transes il devait être, quand monsieur Ford a demandé ce qu'il y avait dans le panier?
MISTRISS FORD.
J'ai peur qu'il n'ait besoin d'être lavé aussi. Nous lui aurons rendu service en l'envoyant au bain.
MISTRISS PAGE.
Qu'il s'aille faire pendre ce débauché coquin ; je voudrais voir tous ceux de son espèce dans des an- goisses pareilles.
MISTRISS FORD.
Il faut que mon mari ait eu quelque raison parti- culière de soupçonner que sir Jean était ici. Je ne l'ai jamais vu si brutal dans sa jalousie.
MISTRISS PAGE.
Je trouverai moyen de le savoir j mais il faut nous divertir encore aux dépens de FalstafF. Sa fièvre de libertinage ne cédera pas à cette seule médecine.
MISTRISS FORD.
Nous lui enverrons cette sotte carogne de mistriss Quickly , pour nous excuser de ce qu'on l'aura jeté à l'eau, et lui donner une nouvelle espérance qui lui attirera une nouvelle correction.
MISTRISS PAGE.
C'est bien pensé. Donnons-lui rendez-vous demain
ACTE III, SCÈNE III. 463
à huit heures pour venir recevoir un de'dommage- ment.
( Rentrent Ford, Page , Caïus et sir Hugh Évans.) FORD.
11 est introuvable. — Peut-être le fat s'est-il vanté de choses qui passaient son pouvoir.
MISTRISS PAGE.
Entendez-vous ?
MISTRISS FORD.
Oui , oui , paix. Vous en usez bien avec moi , monsieur Ford, n'est-il pas vrai?
FORD.
Oui, oui, madame.
MISTRISS FORD.
Que le ciel rende vos actions meilleures que vos pensées !
FORD.
Amen.
MISTRISS PAGE.
Monsieur Ford , vous vous faites un grand tort.
FORD.
Bien , bien , c'est à moi à supporter cela.
ÉVANS.
S'il y a personne tans la maisson, tans les cham- pres, tans les coffres et tans les armoires, que le ciel me partonne mes péchés au chour du crand chuche- ment.
CAIUS.
Par le sangbleu ! j'en dis le même , pas une âme n'est ici.
464 LES BOURGEOISES DE WIÎ^DSOR,
PAGE.
Eh! fi, monsieur Ford, n'avez-vous pas de honte! Quel esprit , quel démon vous a suggéré ces idées ? Je ne voudrais pas avoir une pareille maladie pour tous les trésors du château de Windsor.
FORD.
C'est ma faute, monsieur Page ; j'en subis la peine.
ÉVANS.
Fous souffrez t'une maufaise conscience. Fotre femme est une aussi honnête femme qu'on la puisse choisir entre cinq mille, et che dis encore enti-e cinq cents.
CAIUS.
Par le sangbleu ! je vois bien elle être une hon- nête femme.
FORD.
A la bonne heure. Messieurs , je vous ai promis à dîner. Venez, en attendant, vous promener dans le parc; je vous en prie, pardonnez-moi. Je vous conte- rai pourquoi j'ai fait tout cela. — Allons, ma femme, allons, mistriss Page , pardonnez-moi, je vous en prie. Je vous en prie du fond du cœur, pardonnez- moi.
PAGE.
Allons, messieurs, entrons. Mais, par ma foi, nous le ferons enrager; et moi, je vous invite avenir dé- jeuner demain matin chez moi, et après cela à la chasse à l'oiseau. J'ai un faucon admirable pour le bois. Est-ce chose dite ?
FORD.
Tout-à-fait.
ACTE m, SCÈNE IV. 465
ÉVANS.
S'il y en a un , je serai le second te la compagnie.
CAIUS.
S'il y est un ou deux, je serai le trois ^^'^.
FORD.
Monsieur Page , venez , je vous en prie.
( Ils sortent. Evans et Caïus demeurent seuls. ) ÉVANS.
Et fous, che fous prie, soufenancez-fous temain de ce pouilleux coquin t'hôte.
CAIUS.
Et il est bon , avec tout mon coeur.
ÉVANS.
Ce pouilleux coquin avec ses tours et ses moqueries»
( Ils sortent. )
SCÈNE IV,
Une pièce dans la maison de Page.
Entrent FENTON et MISTRISS ANNE PAGE.
FENTON.
Je vois que je ne puis jamais gagner l'amitié' de ton père. Cesse donc de me renvoyer à lui, chère Nan.
ANNE.
Hëlas! comment donc faire?
FENTON.
Aie le courage d'agir par toi-même. Il m'objecte
ToM. X. Shakspeare. 3o
466 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
ma trop grande naissance; il prétend que je cherche seulement à re'parer au moyen de ses richesses le de'sordre mis dans ma fortune. Il me cherche encore d'autres querelles. Il me reproche les sociétés désor- données où j'ai vécu; il me soutient qu'il est impos- sible que je t'aime autrement que comme un héritage.
ANNE,
Peut-être qu'il dit vrai.
FENTON.
Non; j'en jure devant le ciel sur tout mon bon- heur à venir. Il est vrai, je l'avouerai, la fortune de ton père fut le premier motif qui m'engagea à t' offrir mes soins, mais en cherchant à te plaire, je te trou- vai d'un bien plus grand prix que l'or monnayé, ou les sommes pressées dans des sacs ; et ce n'est plus qu'à la fortune de te posséder que j'aspire main- tenant.
ANNE.
Mon cher monsieur Fenton , ne vous lassez pas pourtant de rechercher la bienveillance de mon père : monsieur Fenton, recherchez-la toujours. Si l'em- pressement et les plus humbles prières ne peuvent rien, eh bien, alors , écoutez un mot...
(Ils se retirent pour causer à l'écart.) (Entrent Shaîlow, SIender et Quickly.) SHALLOW.
Dame Quickly , rompez leur colloque : mon neveu désire parler pour son compte.
SLENDER.
Allons, il faut que je fasse ici mon coup. En avant, il ne s'agit que d'oser.
ACTE III, SCÈNE IV. 467
SHALLOW.
Ne vous effrayez pas, neveu.
SLENDER.
Oh! elle ne m'effraie pas; je ne m'inquiète pas de cela, si ce n'est que j'ai peur.
QUICKLY.
Écoutez donc ! monsieur Slender voudrait vous dire deux mots.
ANNE.
Je suis à lui dans l'instant. C'est celui que choisit mon père. {A part,) Quelle foule de défauts dis- gracieux et ridicules sont embellis par trois cents li- vres de rente !
QUICKLY,
Et comment se porte le cher monsieur Fenton? Un mot, je vous prie.
SHALLOW.
Elle vient. Ferme , neveu. 0 mon garçon ! tu avais un père...
SLENDER.
J'avais un père , mistriss Anne. Mon oncle peut vous dire de bons tours de lui. — Mon cher oncle , je vous conjure, racontez à mistriss Anne l'histoire des deux oies que mon père vola dans une basse- cour.
SHALLOW-
Mistriss Anne , mon neveu vous aime.
SLENDER.
Oui, je vous aime autant que j'aime aucune autre femme du comte' de Glocester,
468 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
SHALLOW.
Il VOUS entretiendra conformément à votre qua- lité.
SLENDER.
Je vous en réponds. Robe longue ou robe cour- te "^^^^ ; personne , dans le rang d'écuyer, ne m'en re- vaudra .
SHALLOW.
Il VOUS donnera cent cinquante livres de douaire.
ANNE.
Mon bon monsieur ShalloW; laissez-le faire sa cour lui-même.
SHALLOW.
Vraiment, je vous en remercie ; je vous remercie de cet encouragement. Neveu, elle vous appelle : je vous laisse.
ANNE,
Eh bien, monsieur Slender?
SLENDER.
Eh bien , mistriss Anne?
ANNE.
Expliquez vos volontés.
SLENDER.
Mes volontés, c'est là un vilain discours à entendre, vraiment : la plaisanterie est bonne. Grâce au ciel , je n'ai pas encore songé à les mettre par écrit , mes volontés; je ne suis pas si malade, grâce au ciel.
ANNE.
Je demande seulement, monsieur Slender, ce que vous me voulez?
ACTE III, SCÈNE IV. ~ 469
SLENDER.
Quant à moi, en mon particulier, je ne vous veux rien , ou peu de chose. Votre père et mon oncle ont fait quelques arrangemens ; si cela réussit , à la bonne heure ; sinon , à l'heureux l'heureux. Ils peu- vent vous dire mieux que moi comment les choses vont. Tenez, demandez à votre père : le voilà qui vient.
(Entrent Page et mistriss Page.) PAGE.
Hë bien, cher Slender? Aime-le, ma fille Anne. — Comment, qu'est-ce que c'est? Que fait ici M. Fen- ton? — C'est m'ofFenser, monsieur, que d'obséder ainsi ma maison. Je vous ai dit , ce me semble , que j'avais disposé de ma fille.
FENTON.
Monsieur Page , ne vous fâchez pas.
MISTRISS PAGE.
Mon bon monsieur Fenton , cessez d'importuner ma Nancy.
PAGE.
Ma fille n'est point pour vous.
FENTON.
Monsieur , voudrez-vous m'écouter ?
PAGE.
Non, mon cher monsieur Fenton. — Entrons, monsieur Shallow : mon fils Slender , entrons. — Instruit comme vous l'êtes de mes vues, vous me manquez , monsieur Fenton.
(Page, Shallow et Slender sortent.)
470 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
QUICKLY à Fenton.
Parlez à mistriss Page.
FENTON.
Chère mistriss Page , aimant votre fille d'une façon aussi honorable que je le fais, je crois devoir soutenir mes prétentions sans reculer , malgré les obstacles , les rebuts et les procédés désobligeans. Accordez- moi votre appui.
ANNE.
Ma bonne mère, ne me mariez pas à cet imbécile.
MISTRISS PAGE.
Ce n'est pas mon intention : je vous cherche un meilleur époux.
QUICKLY.
C'est le docteur , mon maître.
ANNE.
Hélas! j'aimerais mieux être enterrée vivante, ou assommée à coups de navets ^^^K
MISTRISS PAGE.
Allons , ne vous chagrinez pas. Monsieur Fenton , je ne serai ni votre amie, ni votre ennemie. Je sau- rai de ma fille si elle vous aime, et ce que j'appren- drai à cet égard déterminera mes sentimens. Jusque- là , adieu , monsieur : il faut que Nancy rentre ; son père se fâcherait.
(Mistriss Page et Anne sortent.) FENTON.
Adieu, ma chère madame; adieu, Nan.
QUICKLY.
C'est mon affaire maintenant, f— Comment, je dis.
ACTE III, SCÈNE V. 471
voudriez-vous sacrifier votre enfant à un imbe'cile ou à un médecin ? Voyez-vous , monsieur Fenton ? — C'est mon affaire.
FENTON.
Je te remercie, et je te prie, ce soir, de trouver le moment de donner cette bague à ma chère Han : voilà pour ta peine.
( Il sort. ) QUICKLY.
Va, quelecielt'envoie le bonheur! Quel bon cœur il a ! Une femme passerait à travers l'eau et le feu pour servir un si bon cœur. Mais pourtant je vou- drais que mon maître obtint mistriss Anne, ou je voudrais que M. Slender l'obtînt; ou, en ve'rité , je voudrais que ce fût M. Fenton. Je ferai mon possible pour tous les trois, car je l'ai promis , et je tiendrai ma parole ; mais spe'cieusement à M. Fen- ton. — Mais nos dames m'ont donne' une autre com- mission pour le chevalier sir Jean Falstaff. Quelle bête je suis de m'amuser ici!
(Elle sort.)
SCÈNE V.
Une chambre dans l'hôtellerie de la Jarretière» Entrent FALSTAFF et BARDOLPH.
FALSTAFF.
Bardolph , holà !
BARDOLPH,
Me voilà , monsieur.
/,72 . LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
FALSTAFF. ,
Va me chercher une pinte de vin d'Espagne, et mets une rôtie dedans. ( Bardolph sort. ) Ai-je ve'cu si long-temps pour être emporte dans un panier comme un tas de viandes de rebut, et pour être jeté dans la Tamise? Bien , bien , si jamais je m'expose à pareil tour, je veux bien qu'on prenne ma cervelle pour la fricasser au beurre , et la donner au premier chien pour ses ëtrennes. Les coquins m'ont renversé dans le canal avec aussi peu de remords que s'ils avaient noyé une portée de quinze petits chiens en- core aveugles ; et on peut juger à ma taille que je plonge avec quelque vélocité. Le fond touchât-il aux enfers , j'y arriverais. Heureusement que la rivière se trouvait basse et remplie de sable en cet endroit. J'aurais été noyé : une mort que j'abhorre , car l'eau fait enfler un homme ; et voyez quelle figure j'aurais quand je serais enflé , une vraie montagne de chair morte.
(Rentre Bardolph avec le vin. )
BARDOLPH.
Mistriss Quickly est là , monsieur , qui veut vous parler,
FALSTAFF.
Allons , mettons d'abord un peu de vin d'Espagne dans l'eau de la Tamise. Mon ventre est aussi glacé que si j'avais avalé des pelottes de neige en guise de pillules pour me rafraîchir les reins. Appelle-la.
BARDOLPH.
Entrez , la femme.
ACTE HT, SCÈNE V. 4:3
( Entre Quickly.)
QUIGKLY.
Avec votre permission. — Je vous demande par- don. Je donne le bonjour à votre seigneurie.
FALSTAFF.
Ote-moi tous ces calices ; pre'pare-moi un pot de vin d'Espagne avec du sucre.
BARDOLPH,
Et des œufs , monsieur ?
FALSTAFF.
Non , simple, naturel. Je ne veux point de germe de poulet dans mon breuvage. — ( Bardolph sort. ) Eh bien !
QUICKLY.
Vraiment, monsieur, je viens trouver votre sei- gneurie de la part de mistriss Ford.
FALSTAFF.
Mistriss Ford ! J'en ai assez de l'eau de son co- quemar ^^^^ : on m'a mis dedans; j'en ai le ventre plein.
QUICKLY.
Hélas , mon Dieu ! La pauvre femme , ce n'est pas sa faute ; il faut s'en prendre à ses gens : ils se sont mépris sur ses ordres.
FALSTAFF.
Moi aussi , je me suis mépris quand je me suis fié à la folle promesse d'une femme.
QUICKLY.
Ah ! monsieur , elle s'en désole , que le cœur vous en saignerait si vous la voyiez. — Son mari va ce
474 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
matin chasser à l'oiseau ; elle vous conjure de venir une seconde fois chez elle entre huit et neuf. Elle m'a chargé de vous le faire savoir promptement ; elle vous de'dommagera de votre aventure , je vous en réponds.
FALSTAFF.
Eh bien, je consens à l'aller visiter. Dites-lui de réfléchir sur ce que vaut un homme. Qu'elle consi- dère sa propre fragilité , et qu'elle apprécie mon mérite. '
QUKÎKLY.
C'est ce que je lui dirai.
FALSTAFF.
N'y manquez pas. Entre huit et neuf, dites-vous?
QUICKLY.
Huit et neuf, monsieur.
FALSTAFF.
Bon , retournez : elle peut compter sur moi.
QUICKLY.
Que la paix soit avec vous, monsieur.
(EUe sort. ) FALSTAFF.
Je m'étonne de ne point voir paraître monsieur Brook ; il m'avait fait prier de l'attendre chez moi ; j'aime fort son argent. Ah ! le voici.
(Entre Ford.)
FORD.
Dieu vous garde, monsieur.
FALSTAFF.
Eh bien ! monsieur Brook , vous venez sans doute
ACTE III, SCÈNE V. 475
pour savoir ce qui s'est passé entre moi et la femme de Ford.
FORD.
C'est en effet l'objet qui m'amène, sir Jean.
FALSTAFF.
Monsieur Brook, je ne veux pas vous tromper; je me suis rendu chez elle à fheure marque'e.
FORD.
Eh bien ! monsieur , comment avez -vous été' traité?
FALSTAFF.
Très-désagréablement, monsieur Brook.
FORD,
Comment donc? Aurait-elle changé de sentiment?
FALSTAFF.
Non , monsieur ISrook , mais son pauvre cornu de mari, monsieur Brook, que la jalousie tient dans de continuelles alarmes, nous est arrivé pendant l'entrevue, au moment oii finissaient les embras- sades , baisers, protestations, c'est-à-dire, le prolo- gue de notre comédie. Il amenait après lui une bande de ses amis que, dans son mal, il avait ameutés et excités à venir faire dans la maison la recherche de l'amant de sa femme.
FORD.
Quoi ! tandis que vous étiez là ?
FALSTAFF.
Tandis que j'étais là.
FORD.
Et Ford vous a cherché sans pouvoir vous trouver ?
476 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
FALSTAFF.
Écoutez donc. Par une bonne fortune, arrive à
^ point nommé une mistriss Page : celle-ci nous
donne avis de l'approche de Ford; la femme de
Ford ayant la tête perdue , elles m'ont fait sortir
dans un panier de lessive.
FORD.
Dans un panier de lessive?
FALSTAFF.
Oui, pardieu, dans un panier de lessive; elles m'ont pressé, à m'étouffer, sous un tas de chemises , de jupes sales, de chaussons, de bas sales, de ser- viettes grasses : ce qui faisait bien, monsieur Brook, le plus puant composé d'infâmes odeurs qui ait ja- mais affligé l'odorat.
FORD.
Mais restâtes-vous long-temps dans cette situation ?
FALSTAFF.
Vous allez entendre, monsieur Brook, tout ce que j'ai souffert pour mettre cette femme à mal en votre considération! Quand je fus ainsi empilé dans le panier, deux coquins de valets de Ford arrivèrent; sur l'ordre que leur donna leur maîtresse de me porter au pré de Datchet, en qualité de linge sale, ils me prirent sur leurs épaules, et rencontrèrent à la porte leur coquin de jaloux de maître qui leur demanda une ou deux fois ce qu'ils avaient dans leur panier. Je frissonnais de peur que cet enragé de lunatique ne voulût y regarder; mais le destin qui a décrété qu'il serait cocu retint sa main : c'est
ACTE III, SCÈNE V. 477
bien ; il entra pour faire sa recherche, et moi je sor- tis paquet de linge. Mais observez la suite, mon- sieur Brook : je souffris les angoisses de trois morts différentes ; d'abord la frayeur inconcevable de me voir de'couvert par ce vilain jaloux de bélier à deux jambes; ensuite , d'être plié , comme le serait une bonne lame d'Espagne , dans la circonférence d'un baril , la pointe contre la garde , les talons contre la tête ; enfin , d'être renfermé , comme un corps en dis- solution , dans des linges puans qui fermentaient dans leur propre graisse. Pensez à cela, un homme de mon acabit ; pensez à cela, moi qui crains le chaud comme beurre , un homme continuellement fondant et en eau; c'est un miracle que je n'aie pas étouffé. Puis au plus haut degré de ce bain , quand j'étais à moitié cuit dans la graisse , comme un ragoût hol- landais, être jeté dans la Tamise, et refroidi dans le courant comme un fer à cheval rougi au feu! Pen- sez à cela, être jeté là tout brûlant! pensez à cela , monsieur Brook.
FORD.
En bonne vérité, monsieur, je suis désolé que vous ayez souffert tout cela pour l'amour de moi. Voilà mes espérances perdues ; vous ne ferez plus aucune tentative auprès d'elle.
FALSTAFF.
Monsieur Brook, plutôt que d'y renoncer ainsi, je consens d'être jeté dans l'Etna comme je l'ai été dans la Tamise. Le mari va ce matin chasser à l'oiseau , et elle m'a fait donner un second rendez-vous. On m'attend de huit à neuf, monsieur Brook.
4;8 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
FORD.
Il est déjà huit heures passées , monsieur.
FALSTAFE.
En vérité? Je pars donc pour mon rendez-vous. Revenez tantôt à votre loisir ; vous apprendrez com- ment je mène les choses , et pour couronner l'œuvre, elle sera à vous. Adieu, adieu , vous l'aurez , mon- sieur Brook. Monsieur Brook, vous ferez Ford cocu.
( Il sort. ) FORD.
Hé ! comment? est-ce une vision? est-ce un songe ? Éveillez-vous , monsieur Ford , éveillez-vous , éveil- lez-vous , monsieur Ford : voilà un trou de fait dans votre plus bel habit, monsieur Ford. Voilà ce que c'est que le mariage : voilà ce que c'est que d'avoir du linge et des paniers de lessive. Bien ; j'afficherai ce que je suis ; je prendrai le débauché : il est dans ma maison; il ne peut m' échapper, et c'est, je crois, impossible qu'il le puisse. Il ne peut couler dans une bourse, ou se glisser dans la boite au poivre; mais , de peur que le diable qui le conduit ne lui prête son secours , je veux fouiller les endroits oii il est im- possible qu'il se trouve. Puisque je ne puis éviter d'être ce que je suis , la certitude d'être ce que je ne voudrais pas ne me rendra pas résigné. Si j'ai des cornes assez pour en enrager, eh bien, à la bonne heure, je me montrerai enragé ^^^^.
(Il sort.) FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE IV, SCÈNE I.
479
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ACTE QUATRIÈME.
SCÈNE PREMIÈRE.
La rue.
Entrent MISTRISS PAGE , MISTRISS QUICKLY et WILLIAM.
MISTRISS PAGE,
JLe crois-tu déjà chez mistriss Ford?
QUICKLY.
Sûrement, il y est déjà, ou tout près d'arriver : mais, ma foi , il est fièrement en colère de ce qu'on l'a jeté dans l'eau. Mistriss Ford vous prie de venir sur-le-champ.
MISTRISS PAGE.
Je serai chez elle dans un moment : je ne veux que conduire mon petit bonhomme à l'e'cole. Voici son maître. — Je vois que c'est aujourd'hui jour de congé. (Evans entre.) Comment, sir Hugh, est ce que vous n'avez pas de classe aujourd'hui?
ÉVANS.
Non ; monsieur Slender est pour qu'on permette les enfans chouer.
/|8o LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
QUICKLY.
Que son cœur en soit béni !
MISTRISS PAGE.
Sir Hugh , mon mari dit que mon fils ne profite pas du tout dans ses études. Je vous en prie, faites- lui quelques questions sur son rudiment.
ÉVANS.
Ici , Filliam j lefez la tête, allons.
MISTRISS PAGE.
Venez ici, mon enfant; levez la tête, répondez à votre maître. N'ayez pas peur.
ÉVANS.
Filliam, compien te nombres tans les noms?
WILLIAM.
Deux.
QUICKLY.
Vraiment , j'aurais cru que les noms étaient im- pairs, car on dit : pair ou non ^^^K
ÉVANS.
Finissez fotre papil. Qu'est-ce que c'est blanc ^^'), Filliam?
WILLIAM.
Albus.
QUICKLY.
Arbuste? Qui est-ce qui a jamais vu un arbuste blanc ?
ÉVANS.
Fous êtes une crande simplicité te femme ; taissez- fous, che fous prie. Qu'est-ce que c'est lapis, Filliam?
ACTE IV, SCÈNE I. 481
WILLIAM.
Une pierre.
ÉVANS,
Et qu'est-ce que c'est une pierre, Filliam?
WILLIAM.
Un caillou.
ÉVANS.
Non , c'est lapis. Che fous prie, rappelez-fous cela tant fotre cerfelle.
WILLIAM.
Lapis.
ÉVANS.
Cela estpon, Filliam. Qui est-ce que c'est, Filliam, qui prête les articles ?
WILLIAM,
Les articles sont empruntés du pronom , et on les de'cline ainsi : Singulariier , nominati^>o , hic , kœc , hoc.
EVANS.
Nominatifo, hic, hœc , hoc. Che fous en prie, faites attention. Génitif 0, huchus. Bien ! qu'est-ce que c'est l'accusatif?
WILLIAM.
AccusatisfOf hune.
ÉVANS.
Che fous en prie, ayez ressoufenance, enfant. Ac- cusatif o, hune y hanc , hoc.
QUICKLY (38;.
Hein, quand, coq. C'est du latin pour la basse- cour, sur ma parole.
ToM. X, Shahspeare. 3l
482 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
ÉVANS.
Cessez fos pafardaehes, la femme. Qu'est-ce que c'est que le cas focatif , Filliam?
WILLIAM,
0/ Vocativo, 0!
ÉVANS.
Soufenez-fous pien, Filliam, le focatif est caret ^^^\
QUIGKLY.
Au moins est-ce quelque chose de bon qu'une ca- rotte.
ÉVANS.
Finissez tonc, la femme.
MISTRISS PAGE.
Paix donc.
ÉVANS.
Qu'est-ce que c'est que le cas chénitif pluriel, Fil- liam?
WILLIAM.
Le cas génitif?
ÉVANS.
Oui.
WILLIAM,
Giémiïî , horum , harum f horum.
QUICKLY.
Qu allez-vous lui parler du cas où se trouve Jen- nyC4°) la coquine? enfant, ne parlez jamais de cette créature-là.
ÉVANS.
N'afez-fous pas de honte, la femme?
QUICKLY.
Non. Vous avez tort d'apprendre de ces choses-là
ACTE IV, SCÈNE I. 483
à cet enfant. A quoi bon lui aller dire que c'est là le hiCj lui parler de tous les cancan y et puis lui ra- conter des histoires de coquines; tenez, cela est vi- lain à vous.
ÉVANS.
As-tu la cerfelle tëranche'e, la femme? N'as-tu tonc pas l'intelliclience tes cas, tes nompres , tes clienres?Tu es une aussi pête créature chre'tienne que che la puisse dessirer.
MISTRISS PAGE.
Je t'en prie, tais-toi.
ÉVANS.
A présent, Filliam, tites-moi quelques téclinai- sons te fos pronoms.
WILLIAM.
Ma foi , je les ai oubliés.
ÉVANS.
Ki , ke , cod. Si fous oupliez vos kies , vos koes , vos cods, fous aurez le fouet ^^'). A présent, fous poufez aller chouer. Allez.
MISTRISS PAGE.
Il est plus avancé que je ne croyais.
ÉVANS.
C'est une ponne promptitute te mémoire.
MISTRISS PAGE.
Adieu , mon bon sir Hugh. ( Sir Ilugh sort. ) Allez à la maison , petit garçon j nous , nous n'avons pas de temps à perdre.
( ris sortent. )
484 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
SCÈNE IL
Une pièce dans la maison de Ford. Entrent MISTRISS FORD et FALSTAFF.
FALSTAFF.
Mistriss Ford , votre chagrin a fait évanouir le mien. Je vois que votre amour pour moi connaît les égards qui me sont dus, et je promets de m'acquit- ter envers vous avec scrupule ; non-seulement, mis- triss Ford , en ce qui concerne le simple devoir de l'amour, mais dans tous ses alentours, circonstances et dépendances. Mais êtes-vous tranquille sur votre mari aujourd'hui?
MISTRISS FORD.
Il est à la chasse à l'oiseau, tendre sir Jean,
(Mistriss Page derrière le the'âtre.)
MISTRISS PAGE.
Holà , commère Ford , holà !
MISTRISS FORD.
Passez dans la chambre , sir Jean.
(Entre mistriss Page.)
MISTRISS PAGE.
Bonjour, ma belle. Dites-moi, qui avez-vous au logis ?
MISTRISS FORD.
Quoi ? personne que mes gens.
ACTE IV, SCÈNE IL 485
MISTRISS PAGE.
Bien sûr?
MISTRISS FORD.
Non en ve'rité. ( Bas. ) Parlez plus haut.
MISTRISS PAGE.
Vraiment; allons , je suis bien contente que vous n'ayiez personne ici.
MISTRISS FORD.
Pourquoi?
MISTRISS PAGE.
Pourquoi, voisine! Votre mari est retombé dans ses premières folies. Il faut l'entendre là-bas, avec mon mari, comme il prend la chose à cœur, comme il se de'chaîne contre tous les gens marie's , comme il maudit toutes les filles d'Eve, de quelque couleur qu'elles puissent être : il faut le voir se frapper le front en criant : Percez, paraissez; en telle sorte que je n'ai jamais vu de frénésie au monde que je ne sois tentée de prendre pour de la douceur, de la modération , de la patience , auprès de la maladie qui le travaille maintenant. Je vous félicite bien de n'avoir pas au logis le gros chevalier.
MISTRISS FORD.
Comment ? Parle-t-il de lui ?
MISTRISS PAGE.
Il ne parle que de lui , et déclare avec serment que tandis qu'il le cherchait hier, on l'emportait dans un panier : il proteste à mon mari qu^il est encore ici aujourd'hui : il lui a fait quitter la chasse, ainsi qu'au reste de la société , pour essayer encore
486 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
une fois de leur prouver la justice de ses soupçons. Mais je suis bien aise que le chevalier ne soit pas ici; il verra sa sottise.
MISTRISS FORD.
Est-il encore loin , mistriss Page ?
MISTRISS PAGE.
Tout près f au bout de la rue : il va arriver dans l'instant.
MISTRISS FORD.
Je suis perdue , le chevalier est ici.
MISTRISS PAGE.
Eh bien , vous êtes perdue sans ressource , et pour le chevalier c'est un homme mort. Quelle femme êtes-vous donc? Faites-le sortir , faites-le sortir. Un peu de honte vaut encore mieux qu'un meurtre.
MISTRISS FORD.
Et par oii sortira-t-il ? Oîi pourrons-nous le cacher? Le mettrons-nous encore dans le panier ?
{ Rentre FalstafF. )
FALSTAFF.
Non , je ne veux plus me mettre dans le panier j ne puis-je m'évader avant qu'il n'arrive?
MISTRISS PAGE.
Hélas ! trois frères de monsieur Ford , armés de pistolets , gardent la porte , afin que rien ne sorte : sans cela , vous auriez pu vous échapper , avant qu'il ne vînt. — Mais que faites-vous là?
FALSTAFF.
Que ferai-je? — Je vais me fourrer dans la che- minée.
ACTE IV, SCÈNE IL 487
MISTRISS FORD.
C'est là qu'ils viennent tous en rentrant de'charger leurs fusils de chasse. Descendez dans le four.
FALSTAFF.
Où est-il ?
MISTRISS FORD,
Il VOUS y chercherait encore , sur ma vie. La mai- son n'a pas une armoire , un coffre , une cassette , un trou, un puits, une voûte dont il ne tienne un ëtat par e'crit pour s'en souvenir dans l'occasion ; et il fait la revue d'après sa note. Il n'y a pas moyen de vous cacher dans la maison.
FALSTAFF.
Il faut donc en sortir?
MISTRISS PAGE.
Si vous sortez sous votre propre figure vous êtes mort. — A moins que vous ne sortiez de'guisé
MISTRISS FORD.
Comment pourrons-nous le déguiser ?
MISTRISS PAGE.
Hëlas! en ve'rité, je n'en sais rien. Il n'y a pas de robe de femme assez large pour lui , sans quoi avec un chapeau de femme, un masque et une coiffe , il pourrait n'être pas reconnu.
FALSTAFF.
Mes chères amies , imaginez quelque chose , tout ce qu'il vous plaira plutôt que de laisser arriver un malheur. '
488 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
MISTRISS FORD.
La tante de ma servante, la grosse femme de Brentford , a laissé une robe là-haut.
MISTRISS PAGE.
Sur ma parole , c'est là notre affaire. Elle est aussi grosse que lui. Vous avez aussi son chapeau de frise et son masque. — Montez vite là-haut, sir Jean.
MISTRISS FORD.
Allez , allez, cher sir Jean , tandis que madame Page et moi vous chercherons quelque coiffe à votre tête.
MISTRISS PAGE.
Vite, vite, je vous aurai bientôt accommodé. Passez toujours la robe.
(Falstaff sort.) MISTRISS FORD.
Je voudrais bien que mon mari le rencontrât sous cette mascarade. Il ne peut souffrir la vieille femme de Brentford, il prétend qu'elle est sorcière, il lui a défendu la maison , et l'a menacée de la battre.
MISTRISS PAGE.
Que le ciel puisse le conduire sous la canne de ton mari, et qu'ensuite le diable conduise la canne !
MISTRISS FORD.
Mais mon mari vient-il, sérieusement?
MISTRISS PAGE.
Oui , très-sérieusement. Il parle même du panier. Il faut, je ne sais comment, qu'il en ait appris quelque chose.
ACTE IV, SCÈNE IL 489
M;[STRISS FORD.
C'est ce que nous allons savoir. Je vais faire em- porter de nouveau le panier par mes gens , de ma- nière à ce qu'il le rencontre à la porte comme la dernière fois.
MISTRISS PAGE.
C'est bon , mais il va être ici dans l'instant. Son- geons à la toilette de la sorcière de Brentford.
MISTRISS FORD.
Laissez-moi d'abord donner mes ordres à mes gens pour le panier. Montez ; je vais vous porter une coiffe.
MISTRISS PAGE.
Puisse- t-il être pendu , le vilain débauche' ! nous ne saurions le maltraiter assez. Nous laisserons dans ce que nous allons faire une preuve que les fem- mes peuvent en même temps être joyeuses et ver- tueuses. Nous n'agissons pas nous autres qu'on voit toujours rire et plaisanter. Le vieux proverbe a dit vrai : Cest le cochon paisible qui mange tout ce qu'il trouve^''^\
( Elle sort. ) ( Entrent les domestiques. )
MISTRISS FORD.
Allez , vous autres , reprendre le panier sur vos e'paules; votre maître est presque à la porte : s'il vous ordonne de le mettre à terre , obe'issez-lui. — Allons, dépêchez.
(Elle sort.) PREMIER DOMESTIQUE.
Viens , toi, soulevons notre charge.
490 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
SECOND DOMESTIQUE.
Prions Dieu qu'il ne soit pas rempli encore d'un chevalier !
PREMIER DOMESTIQUE.
J'espère que non. J'aimerais autant porter le même volume en plomb.
(Entrent Ford, Page , Shallow, Caïus et Evans.) FORD,
D'accord , monsieur Page. Mais si la chose est prouve'e, avez-vous quelque secret pour faire que je ne sois pas un sot? — A bas le panier, marauds! — Qu'on appelle ma femme ! — Allons, jeune galant du panier, sortez. — 0 suppôts d'infamie que vous êtes! — Il y a une fédération, une ligue, une cabale, une conspiration contre moi ; mais le diable en aura la honte. Holà! ma femme, sortez, paraissez; pa- raissez donc quand je vous appelle; venez nous montrer quelles honnêtes hardes vous envoyez au blanchissage.
PAGE.
Eh ! mais vraiment, ceci passe les bornes , mon- sieur Ford : on ne peut pas vous laisser en liberté plus long-temps, il faudra vous enfermer.
ÉVANS.
C'est te la lunatique que cela ; il a pertu la tête comme un chien enraché.
(Entre mistriss Ford. )
SHALLOW.
Cela n'est pas bien, monsieur Ford ; en vérité , cela n'est pas bien.
ACTE IV, SCÈNE IL 491
FORD.
C'est précisément ce que je dis, monsieur. Avancez ici , mistriss Ford , mistriss Ford , l'honnête femme , l'honnête femme, l'épouse modeste, la vertueuse créature qui a un sot jaloux de mari, avancez. Je vous soupçonne à tort, mistriss : n'est-il pas vrai?
MISTRISS FORD.
Le ciel me soit témoin que vous êtes injuste , si vous me soupçonnez de rien de malhonnête.
FORD.
Très-bien dit, front d'airain : soutenez ce ton. Allons, drôle, sortez.
(Il jette les hardes hors du panier. ) PAGE.
Cela est trop fort.
MISTRISS FORD.
N'avez-vous pas de honte? Laissez-là ces hardes.
FORD.
Je vous démasquerai.
ÉVANS.
Cela est téraisonnable. Quoi ! fous foulez chercher querelle au linche te fotre femme? Allons, laissez, laissez.
FORD.
Videz le panier, vous dis-je.
MISTRISS FORD.
Comment, monsieur, comment?
FORD.
Monsieur Page, comme il fait jour , un homme a
492 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
été emporté hier de ma maison dans ce panier. Pourquoi ne peut-il pas s'y trouver encore aujour- d'hui? j'ai la certitude qu'il est dans la maison. Mes avis sont sûrs, ma jalousie est fonde'e en raison. Otez- moi tout ce linge.
MISTRISS FORD.
Si vous trouvez là un homme à tuer , il faut qu'il soit de l'espèce des mouches.
PAGE,
Il n'y a point là d'homme.
SHALLOW.
Par ma fidélité, cela n'est pas bien, monsieur Ford , vous vous faites tort. .
ÉVANS.
Monsieur Ford, tonnez-fous à la prière, et ne sui- fez pas ainsi les inclinations de fotre cœur. C'est tes chalousies que cela.
FORD.
A la bonne heure. Celui que je cherche n'est pas là.
PAGE.
Ni ailleurs que dans votre cervelle.
FORD.
Aidez-moi à fouiller partout cette seule fois. Si je ne trouve rien, vous êtes dispensés d'excuser ma folie : faites de moi le sujet de vos plaisanteries de table, qu'on dise de moi, jaloux comme Ford qui cherchait le galant de sa femme dans une coquille de noix. Mais veuillez me satisfaire encore une fois; une dernière fois cherchez avec moi.
ACÏE IV, SCÈNE il. 493
MISTRISS FORD.
Èh ! madame Page , descendez , ainsi que la vieille femme : mon mari veut monter dans la chambre.
FORD.
La vieille femme ? Quelle vieille femme?
MISTRISS FORD.
La vieille de Brentford , la tante de ma servante.
FORD.
Qui , cette sorcière , cette malheureuse , cette im- pudente coquine? Ne lui ai-je pas interdit ma mai- son ? C'est-à-dire , qu'elle vient ici rendre quelque message. Nous autres simples mortels , nous ne pou- vons pas savoir tout ce qui passe par les mains d'une diseuse de bonne aventure. Elle se sert de charmes, de caractères , de figures et autres menteries de cette espèce. Cela est hors de notre portée ; nous n'y con- naissons rien. Descendez , sorcière que vous êtes , vieille bohémienne ; descendez , quand je vous le dis.
MISTRISS FORD.
Non , mon bon cher mari. Mes bons messieurs , empêchez-le de frapper la vieille femme.
(Entre Falstafi' habillé en femme, conduit par mistriss Page.) MISTRISS PAGE.
Venez , mère Babil ^^^^ , venez ; donnez-moi la main.
FORD.
Ah ! je lui en donnerai du babil. Hors de chez moi, sorcière. (// le bat. ) Vieux graillon, coquine,
4g4 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
drôlesse , salope que vous êtes. Ah ! je vous conjure- rai, moi, je vous dirai la bonne aventure.
(Falstaffsort.) MISTRISS PAGE.
N'avez-vous pas de honte? Je crois , en vérité, que vous avez tué cette pauvre femme.
MISTRISS FORD,
Vraiment , cela pourrait bien être. — Cela vous fera honneur.
FORD.
Je voudrais qu'elle fut pendue , la sorcière.
ÉVANS.
Pour le tire , che crois pien que la femme est une sorcière. Che n'aime pas qu'une femme ait une crante parpe , et ch'ai fu une crante parpe sous son masque.
I FORD,
Messieurs , voulez-vous me suivre? Je vous en con- jure , suivez-moi ; vous serez témoins du résultat de mes soupçons. Si je ne fais pas lever une pièce, ne me croyez plus quand j'aboierai.
PAGE.
Allons , prêtons-nous encore à sa fantaisie. Venez, messieurs.
( Page , Ford , Shallow et Evans sortent. ) MISTRISS PAGE,
Je vous réponds qu'il a été pitoyablement arrangé.
MISTRISS FORD.
Dites donc impitoyablement.
ACTE IV, SCÈNE IL 49^
MISTRISS PAGE.
J'opine pour que le bâton soit béni et suspendu sur l'autel : il a servi à une action méritoire.
MISTRISS FORD,
Pensez-vous qu'autorisées comme nous le sommes par notre dignité de femmes et le témoignage d'une bonne conscience, nous puissions pousser plus loin notre vengeance ?
MISTRISS PAGE.
Je crois bien que l'esprit de libertinage doit avoir reçu son compte, et qu'à moins de s'être engagé au diable par dits et dédits ^^^^^ il ne songera plus à at- tenter à notre honneur.
MISTRISS FORD.
Dirons-nous à nos maris les tours que nous lui avons joués ?
MISTRISS PAGE.
Certainement, ne fût-ce que pour ôter de l'esprit du vôtre les fantaisies qu'il s'y est mises. S'ils jugent dans leur sagesse que ce pauvre gros mauvais sujet de chevalier ne soit pas encore assez puni, nous con- tinuerons d'être les ministres de la vengeance.
MISTRISS FORD.
Je vous garantis qu'ils voudront lui en faire pu- bliquement la honte. Quant à moi , je pense que la raillerie ne serait pas complète , si on ne la termi- nait par un affront public.
MISTRISS PAGE.
Allons donc tout de suite mettre les fers au feu , et ne laissons rien refroidir.
(Elles sortent.)
496 LÉS BOURGEOISES DE WINDSOR,
SCÈNE III.
Une pièce dans l'hôtellerie de la Jarretière.
Entrent L'HOTE et BARDOLPH.
BAEDOLPH.
Monsieur , les Allemands vous demandent trois bidets de selle. Leur duc, en personne, arrive de- main à la cour , et ils vont au-devant de lui.
L'HOTE.
Qu'est-ce? Quel est ce duc qui voyage si secrète- ment ? Je n'ai pas entendu dire qu'il vint à la cour. Fais-moi parler avec ces étrangers. Ils parlent an- glais ?
BARDOLPH.
Oui , monsieur , je vais vous les envoyer.
L'HOTE.
Ils auront mes chevaux , mais ils les paieront; je les épicerai. Ils disposent de ma maison depuis huit jours , et j'ai délogé pour eux mes autres hôtes. Il faut qu'ils paient, je les arrangerai. Allons , viens.
( Ils sortent. )
ACTE IV, SCÈNE IV. /^97
SCÈNE IV.
Une pièce dans la maison de Ford.
Entrent PAGE, FORD, MISTRISS PAGE, MIS- TRISS FORD, et SIR HUGH ÉVANS.
ÉVANS.
C'est pien là la plus sache prutence te femme que ch'aie chamais rencontre'e.
PAGE.
Et il vous a fait remettre ces deux lettres en même temps ?
MISTRISS PAGE.
Dans le même quart d'heure.
FORD.
Pardonne-moi, ma femme. Désormais fais ce que tu voudras ; je soupçonnerai plutôt le soleil d'être froid , que toi d'être légère. Tu as fait rentrer dans une âme he'rëtique une inébranlable foi en ta vertu.
PAGE.
C'est bien , c'est bien, en voilà assez. Ne soyez pas aussi extrême dans la re'paration que vous l'avez e'te' dans l'offense ; mais occupons-nous de notre projet. Il faut donc, pour en avoir publiquement le plaisir, que nos femmes donnent encore un rendez-vous à ce gros vieux coquin , et là nous le surprendrons et l'ac- cablerons de ridicule.
Tojl. X Shafispeare. Sa
498 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
FORD.
Je ne vois point pour cela de meilleure ide'e que la leur.
PAGE.
Quoi ! de lui faire dire qu elles l'attendent à mi- nuit dans le parc ? Allons donc , il ne s'y fiera jamais.
ÉVANS.
Fous tites qu'il a été chetté tans la rifière , et qu'il a été rutement pattu sous la rope te la fieille femme ? Il toit , ce me semble , avoir tes terreurs en lui qui l'empêcheront de fenir. Sa chair , che pense , est mortifiée : il n'aura plus te tésirs.
PAGE.
Je le pense de même.
MISTRISS FORD.
Imaginez seulement ce qu'on peut faire de lui quand il y sera , et nous nous chargeons d'imaginer à nous deux les moyens de l'y amener.
MISTRISS PAGE.
Il y a un vieux conte de Herne le chasseur , autre- fois garde de la forêt de Windsor , et qui , tant que dure l'hiver , revient toutes les nuits à minuit précis tourner autour d'un chêne avec un grand bois de cerf sur la tête. Dans son passage , il flétrit l'ar- bre , ensorcelé le bétail , change en sang le lait des vaches, et porte une chaîne qu'il secoue avec un bruit effroyable. Vous avez entendu parler de cet esprit , et vous savez que nos crédules et supersti- tieux ancêtres y ajoutaient foi, et qu'ils ont trans-
ACTE IV, SCÈNE ÏV. 4g9
mis à notre âge, comme une ve'rité, le conte de Herne le chasseur.
PAGE.
Comment ! nous ne manquons point de gens en- core qui n'oseraient , dans la nuit , passer auprès du chêne de Herne. Mais qu'en voulez-vous faire ?
MISTRISS FORD.
Eh! vraiment, c'est la base de notre projet. Il faut que FalstafF vienne nous trouver au pied du chêne déguisé sous la figure de Herne , avec de gran- des cornes énormes sur la tête.
PAGE.
Soit : admettons qu'il y vienne. Et sous ce dégui- sement , qu'en ferez-vous? Quel est votre plan ?
MISTRISS PAGE.
Nous y avons songé, et le voici. Nous déguiserons Nan Page ma fille , et mon petit garçon , ainsi que trois ou quatre enfans de leur taille , en farfadets , en fées, en lutins, avec des habillemens blancs et verts, des couronnes de bougies allumées sur leurs têtes, et des sonnettes dans leurs mains. On les ca- cherait dans quelque fossé des environs , et au mo- ment où nous aborderions FalstafF elle et moi , ils en sortiraient tout à coup en faisant entendre des chants bizarres. A leur vue , nous fuirions toutes deux remplies de frayeur ; ils l'entoureraient, et, se- lon l'usage des fées , se mettraient à pincer l'impur chevalier , lui demandant comment , à l'heure de leurs ébats magiques , il ose , sous cette figure pro- fane , pénétrer dans leurs asiles sacrés.
5oo LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
MISTRISS FORD.
Et jusqu'à ce qu'il ait avoué la vérité , nos génies supposés le pinceraient d'importance , et le brûle- raient avec leurs bougies.
MISTRISS PAGE.
Quand il aura tout avoué , nous paraîtrons tous ; nous désencornerons l'esprit, et le ramènerons à Windsor en nous moquant de lui.
FORD.
Si nos jeunes gens ne sont bien instruits, ils ne rendront jamais leur rôle.
ÉVANS.
Ch'enseignerai aux enfans leur conduite, et che feux aussi , comme un te ces papouins , prûler le che- f aller afec mon flampeau.
FORD.
Cela sera excellent. Je me charge d'acheter les masques.
MISTRISS PAGE.
Ma Nan sera la reine des fées. Je la déguiserai jo- liment avec une robe blanche.
PAGE.
Je vais aller acheter l'étojffe ( à part) y et dire en secret à Slender d'enlever ma Nan, pour l'aller épouser à Éton. ( Haut. ) Allons , envoyez à l'in- stant chez FalstafF.
FORD.
Et moi j'y retournerai sous mon nom de Brook , afin qu'il me dise ses projets. Je suis persuadé qu'il viendra.
ACTE IV, SCÈNE V. Ôoi
MISTRISS PAGE.
Sans nul doute. Allez vous occuper de nous four- nir tout le de'guisement de nos lutins avec les acces- soires.
ÉVANS.
Te'pêchons-nous , ce sera un plaisir admiraple, et une très-fertueuse fourperie.
(Ford, Page, et Evans sorteat. ) MISTRIS PAGE.
Mistriss Ford , chargez-vous d'envoyer Quickly à sir Jean , pour savoir ce qu'il pense. ( Mistriss Ford sort. ) Pour moi, je vais chez le docteur ; il a mon agrément. Je ne consentirai pas à ce qu'un autre que lui devienne le mari de Nan Page. Slender a de bons biens, mais c'est un idiot. Mon mari le pre'fère à tous , mais le docteur a des écus et de bons amis à la cour. Il aura ma fille, c'est lui qui l'aura , dussent mille autres meilleurs que lui venir la demander.
( Elle sort. )
SCÈNE V.
Une pièce dans l'hôlellerie de la Jarretière. Entrent L'HOTE et SIMPLE.
L'HOTE.
Que cherches -tu ici, butor, lourde caboche? Qu'est-ce? Dis, parle, réponds, vite, prompt, preste et leste.
5o2 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
SIMPLE.
Vraiment, monsieur l'hôte , je souhaiterais parler à sir Jean Falstaff , de la part de M. Slender.
L'HOTE.
Voilà sa chambre, sa maison , son château , son lit de maître et son lit volant ^^^^. Sur la muraille est peinte tout fraîchement et tout nouvellement l'his- toire de l'Enfant prodigue. Allez, frappez , appelez; il vous parlera comme un anthropophaginien ^'^^\ Frappez, vous dit-on.
SIMPLE.
Une vieille femme, une grosse femme est monte'e dans sa chambre. Je prendrai la liberté, monsieur, de demeurer jusqu'à ce qu'elle descende : pour dire le vrai, c'est à elle que je viens parler.
L'HOTE.
Ah ! une grosse femme ! Elle pourrait voler le che- valier. Je vais l'appeler. — Eh ! mon gros chevalier, gros sir Jean, parle -nous du creux de tes poumons militaires. Es-tu là? C'est ton hôte, ton Éphésien "^"^'^ qui t'appelle.
FALSTAFF, d'en haut.
Qu'est-ce que c'est, mon hôte?
L'HOTE.
Voilà un Tartare bohe'mien qui attend que ta grosse femme descende : laisse -la descendre, mon gros , laisse-la descendre. Mes appartemens sont hon- nêtes. Fi ! des tête-à-tête ! fi !
ACTE IV, SCÈNE V. 5o3
(Entre FalstaflF.)
FALSTAFF.
Mon hôte , j'avais tout à l'heure chez moi une grosse vieille femme ; mais elle est partie.
SIMPLE.
Je vous en prie, monsieur, n'ëtait-ce pas la devi- neresse de Brentford?
FALSTAFF.
Eh! oui, coquille de moule, c'était elle. Que lui voulez-vous ?
SIMPLE.
Mon maître , monsieur, mon maître Slender m'a envoyé après, elle quand il l'a vue passer dans la rue, pour savoir si un certain monsieur Nym, qui lui a volé une chaîne , a la chaîne ou non.
FALSTAFF.
J'ai parlé de cela à la vieille femme.
SIMPLE,
Et que dit-elle, monsieur, je vous prie?
FALSTAFF.
Ma foi , elle dit que l'homme qui a volé la chaîne de M. Slender est précisément celui-là même qui la lui a dérobée.
SIMPLE.
J'aurais voulu pouvoir parler à la femme en per- sonne. J'avais d'autres choses à lui demander encore de sa part.
FALSTAFF.
Quelles choses? Dites-les-nous.
5o4 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
L'HOTE.
Oui , allons , sur-le-champ.
SIMPLE.
Je ne peux pas les dissimuler ^^^\
FALSTAFF.
Dissimule-les , ou tu es mort.
SIMPLE.
Eh bien , monsieur, ce n'est pas autre chose que concernant mistriss Anne Page , pour savoir si c'est la destinée de mon maître de l'avoir ou non.
FALSTAFF.
Oui , oui, c'est sa destinée.
SIMPLE.
Quoi, monsieur?
FALSTAFF.
De l'avoir ou non. Allez, rapportez -lui que la vieille femme me l'a dit ainsi.
SIMPLE.
Puis-je prendre la liberté de le lui dire ainsi, monsieur ?
FALSTAFF.
Oui, mon garçon ^^^^ , prenez cette grande liberté.
SIMPLE.
Je remercie votre seigneurie. Je réjouirai mon maître par ces bonnes nouvelles.
(Simple sort.) L'HOTE.
Tu es un savant, tu es un savant, sir Jean. Avais- tu réellement une devineresse chez toi ?
ACTE IV, SCÈNE V. 5o5
FALSTAFF.
Oui, j'en avais une, mon hôte, une qui m'a ap- pris plus de choses que je n'en avais su dans toute ma vie, et je n'ai rien paye' pour cela : c'est moi qu'on a payé pour apprendre.
(Entre Bardolph. )
BARDOLPH.
Hélas! merci de nous, monsieur; nous sommes volés , volés , en conscience.
L'HOTE.
Où sont mes chevaux ? Rends-moi bon compte de nies chevaux, coquin.
BARDOLPH.
Partis avec les filous. Aussitôt que nous avons dé- passé Eton, j'étais en croupe derrière l'un d'eux; ils me prennent et me jettent dans un fossé plein de boue : tous trois piquent , et les voilà partis comme trois diables allemands , trois docteurs Faust.
L'HOTE.
Ils ont été à la rencontre de leur duc , coquin ; ne dis point qu'ils ont pris la fuite : les Allemands sont d'honnêtes gens.
(Entre sir Hugh Evans. )
EVANS.
Où est notre hôte ?
L'HOTE.
De quoi s'agit-il , monsieur ?
ÉVANS.
Tenez l'oeil à fos écols. Un te mes amis qui fient te fenir à la fille, m'a dit qu'il y afait trois Allemands ^^°)
5o6 LES BOURGEOISES DE WINDSOR, qui ont folé à tous les hôtes te Re'adings, te Maiden- heat et te Colebrook, leurs cbefaux et leur archent. Je fous en informe par ponne folonte' , foyez-fous. Fous êtes prudent , fous êtes rempli te sarcasmes et te plaissanteries pour rire : il ne confient pas que fous soyez tupé. Atieu.
( II sort. ) (Entre Caïus. )
CAIUS.
Ou il est mon hôte de Jarretière ?
L'HOTE.
Le voici , monsieur le docteur , dans la perplexité, et dans un dilemme fort obscur,
CAIUS.
Je ne sais pas ce que il est cela ; mais il est dit à moi que vous faites des grandes préparations pour un duc de Jarmanie. Sur mon foi, ne pas savoir à la cour être venir un duc comme cela. Je vous dire ceci par bonne volonté. Adieu.
(Il sort. ) L'HOTE.
A la force ! haro! Cours, traître! — Assistez-moi, chevalier. Je suis ruiné. Cours vite. Crie haro, crie. Traître , je suis ruiné.
(L'Hôte et Bardolpli sortent. ) FALSTAFF, seul.
Je voudrais que le monde entier fût dupé, puisque je l'ai été , moi, et de plus battu. Si l'on venait à sa- voir à la cour comment j'ai été métamorphosé , et comment dans cette métamorphose j'ai été baigné et bâtonné , ils me feraient fondre ma graisse goutte à goutte pour en huiler les bottes des pêcheurs. Je ré-
ACTE IV, SCÈNE V. 507
ponds qu'ils m'assommeraient de leurs bons mots , jusqu'à ce que je fusse aplati comme une poire ta- pée. Je n'ai jamais prospe'ré depuis le jour oîi je tri- chai à la prime. — Oui , si j'avais l'haleine assez longue pour dire mes prières , je ferais pénitence.
(Entre Quickly. )
FALSTAFF.
Ah ! vous voilà ? De quelle part venez-vous ?
QUICKLY.
De la part de toutes deux, ma foi.
FALSTAFF.
Que le diable prenne l'une, et sa femme l'autre : elles seront toutes deux bien pourvues. J'ai plus souf- fert pour l'amour d'elles, que la malheureuse in- constance du cœur de l'homme ne me permet de supporter.
QUICKLY.
Et n'ont-elles rien souffert? Si fait, je vous en ré- ponds. L'une d'elles surtout, mistriss Ford, la bonne âme, est bleue et noire de coups, à ce qu'on ne lui voie pas une place blanche sur tout le corps.
FALSTAFF.
Que me parles-tu de bleu et de noir ? J'en ai , moi de toutes les couleurs de l' arc-en-ciel à force d'a- voir été battu. J'ai risqué même d'être appréhendé au corps pour la sorcière de Brentford. Sans l'a- dresse admirable avec laquelle j'ai su prendre tout- à-fait les manières d'une simple vieille, ce gredin de constable me faisait mettre aux ceps comme sorcière, aux ceps de la canaille.
5o8 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
QUICKLY.
Permettez, sir Jean, que je vous parle dans votre chambre; vous apprendrez comment vont les af- faires, et je vous réponds que vous n'en serez pas me'content : voici une lettre qui vous en dira quel- que chose. Pauvres gens , que de peines pour vous ménager une rencontre ! Sûrement l'un de vous ne sert pas bien le ciel, puisque vous êtes si traverse's.
FALSTAFF.
Montez dans ma chambre.
(Ils sortent.)
SCÈNE VI.
Une autre pièce dans l'iiôtellerie de la Jarretière. Entrent FENTON et L'HOTE.
L'HOTE.
Ne me parlez point, monsieur Fenton ; j'ai trop de chagrin ; je veux tout laisser là.
FENTON.
Écoute-moi seulement ; seconde mon dessein : foi de gentilhomme, je te donnerai cent livres en or au delà de ce que tu as perdu.
L'HOTE.
Je vous écoute, monsieur Fenton, et du moins je vous promets le secret,
FENTON.
Je vous ai parlé plusieurs fois de mon tendre
ACTE IV, SCÈNE VL 5og
amour pour la belle Anne Page ; elle a répondu à mon affection , en ce qui de'pend d'elle , autant que je le puis de'sirer. J'ai là une lettre d'elle dont le contenu vous étonnera. Les détails de la plaisanterie dont elle me fait part s'y trouvent tellement mêlés avec ce qui me concerne , que je ne puis vous mon- trer chaque chose à part , mais je suis obligé de vous mettre au fait de tout. Falstaff doit y jouer un grand rôle. Vous verrez là Çlui montrant la lettre) tout le plan de la scène ; écoutez-moi donc bien, mon cher hôte. — Ma douce Nan doit se rendre vers minuit au chêne de Herne , pour y représenter la reine des génies. Pour quel objet , vous le verrez ici. Son père lui a recommandé , tandis que chacun serait vive- ment occupé de son rôle, de s'esquiver sous son dé- guisement avec Slender, et de se rendre avec lui à Eton , pour l'y épouser dans l'instant ; elle a feint de consentir. — En même temps sa mère , déclarée contre ce mariage , et fidèle à son protégé Caïus , a de même donné le mot au docteur pour l'enlever tandis que chacun songerait à son affaire , et la con- duire au Doyenné , où un prêtre l'attend pour la marier sur l'heure; et Anne, soumise en apparence aux projets de sa mère , a aussi donné sa promesse au docteur. Maintenant, écoutez le reste : le père compte que sa fille sera habillée tout en blanc ; et que Slender , dans le moment favorable , la reconnais- sant à ce vêtement, la prendra par la main, la priera de le suivre , et qu'elle s'en ira avec lui ; la mère de son côté, pour la mieux désigner au doc- teur, car ils seront tous déguisés et masqués, compte la vêtir d'une manière singulière , avec une robe
5io LES BOURGEOISES DE WINDSOR, verte flottante , des rubans pendant et des orne- mens brillans autour de sa tête. Quand le docteur verra que l'occasion est propice , il doit lui pincer la main , et à ce signal la jeune fille a promis qu'elle le suivrait.
L'HOTE.
Et qui compte- 1- elle tromper, son père ou sa mère?
FENTOW.
Tous les deux , bon hôte, pour venir avec moi. Ce que je vous demande, c'est d'engager le vicaire à m'attendre dans l'e'glise entre minuit et une heure pour unir nos cœurs dans le lien d'un légitime ma- riage.
L'HOTE.
C'est bien ; arrangez voire affaire ; je vais trouver le vicaire j amenez la jeune fille , vous ne manque- rez pas de prêtre.
FENTON.
Je t'en aurai une éternelle obligation , sans comp- ter la re'compense que tu recevras sur-le-champ.
(Us sortent.)
FIN DU QUATRIEME ACTE.
ACTE V, SCÈNE I. 5i
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ACTE CINQUIÈME.
SCÈNE PREMIÈRE.
Une pièce dans l'hôtellerie de la Jarretière.
Entrent FALSTAFF et MISTRISS QUICKLY.
FALSTAFF.
Iréve de bavardage, je t'en prie. Adieu; je m'y rendrai. Voici la troisième tentative ; le nombre impair me portera bonheur, j'espère. Allons, va- t'en. On dit qu'il y a dans les nombres impairs une vertu divine , soit qu'ils s'appliquent à la nais- sance , à la fortune ou à la mort. Adieu.
QUICKLY.
Je vous aurai une chaîne , et je vais faire de mon mieux pour vous procurer une paire de cornes.
FALSTAFF.
Adieu, vous dis-je : le temps se perd, allez , levez la tête , et rengorgez-vous. ( Sort mistrîss Quicklj. Entre Ford. ) Ah! vous voilà, monsieur Brook; monsieur Brook , les choses s'e'clairciront ce soir, ou jamais. Trouvez-vous vers minuit dans le parc , au- près du chêne de Herne; vous y verrez des merveilles.
5i2 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
FORD.
Mais n etes-vous pas allé hier , monsieur , au rendez-vous qu'on vous avait donné ?
FALSTAFF,
J'y allai comme vous me voyez, monsieur Brook, en pauvre vieil homme, mais j'en revins en pauvre vieille femme ; son mari, le coquin de Ford, a dans le corps le plus fameux enragé démon de jalousie, monsieur Brook, qui se soit jamais avisé de gouver- ner un fou de son espèce. Je vous dirai qu'il m'a cruellement battu sous ma figure de vieille femme ; sous ma figure d'homme je ne craindrais pas Go- liath, une aune de tisserand en main : je sais comme un autre que la vie n'est qu'une navette ^^'). Je suis pressé, venez avec moi; je vous conterai tout cela, monsieur Brook. Depuis le temps oii je plumais la poule, négligeais mes leçons et fouettais le sabot , je n'avais pas su ce que c'est que d'être battu jusqu'au- jourd'hui. Suivez-moi, je vous dirai d'étranges cho- ses de ce coquin de Ford. J'en serai vengé cette nuit et je vous livrerai sa femme. Votre expédition est réglée ; j'ai la Ford dans mes mains. Venez, d'étran- ges affaires se préparent, monsieur Brook, venez.
(Ils sortent. )
ACTE V, SCÈNE IL 5i3
SCÈNE II.
Le parc de Windsor.
Entrent PAGE, SHALLOW et SLENDER,
PAGE.
Venez, venez. Il faut nous tapir dans ces fosses du château , jusqu'à ce que les flambleaux de nos lutins nous donnent le signal. Mon fils Slender, songez à ma fille.
SLENDER.
Oui vraiment, j'ai parlé avec elle, et nous som- mes convenus d'un mot du guet pour nous reconnaî- tre l'un l'autre. J'irai à elle qui sera en blanc; je dirai chut , elle répondra budget ; et , voyez-vous , par-là nous nous reconnaîtrons l'un l'autre.
SHALLOW.
Voilà qui est bien ; mais qu'avez-vous besoin de votre chut y ou de son budget ? Le blanc l'annoncera et la désignera de reste. Dix heures ont sonné.
PAGE.
La nuit est noire. Des follets, des lumières y figu- reront au mieux. Que le ciel protège notre divertis- sement! Personne ici ne songe à mal que le diable, et nous le reconnaîtrons à ses cornes. — Allons, suivez-moi.
(Ils sortent. ) ToM. X. Shctkspefire, 33
5ii LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
SCÈNE III.
La grande rue de Windsor.
Entrent MISTRISS PAGE , FORD et le DOCTEUR CAIUS.
MISTRISS PAGE.
Monsieur le docteur, ma fille est en vert. Dès que vous trouverez votre moment, prenez son bras, menez-la au Doyenne', et hâtez la cérémonie. Entrez toujours dans le parc : il faut que nous deux nous nous y rendions ensemble.
CAIUS.
Je sais cela que je suis pour faire. Adieu.
MISTRISS PAGE.
Bon succès, docteur. ( Il sort. ) Mon mari se re'- jouira moins du tour qu'on prépare à FalstafF, qu'il ne se fâchera du mariage de Nancy avec le docteur. Mais n'importe. Mieux vaut une petite gronderie qu'un grand crève-coeur.
MISTRISS FORD.
Oîi' est Jean avec sa troupe de lutins? et Hugh , notre diable gallois?
MISTRISS PAGE.
Ils sont tous accroupis dans une ravine voisine du chêne de Herne, avec des lumières cachées. Au mo- ment où FalstafF viendra nous joindre , ils les feront tous à la fois briller au milieu de la nuit.
ACTE V, SCÈNE IV. 5i5
MISTRISS FORD.
Il est impossible qu'il ne soit pas effrayé.
MISTRISS PAGE,
S'il n'est pas effrayé, au moins sera-t-il honni; et s'il s'effraie, il sera mieux honni encore.
MISTRISS FORD.
]S"ous le conduisons joliment dans le piège.
MISTRISS PAGE.
Pour punir de tels libertins et leurs vilains désirs , un piège n'est pas une trahison.
MISTRISS FORD.
L'heure approche. Au chêne, au chêne.
(Elles sortent. )
SCÈNE IV.
Le parc de Windsor. Entrent ÉVANS et des FÉES.
ÉVANS.
Trottez, trottez, petites fées : fenez, et soufenez- fous pien de fos rôles. Te la hardiesse, je fous prie. Suifez-moi tans la rafine ; et quand che fous tirai le mot tu quet, faites ce que je fous ai dit. Allons, al- lons, trottez, trottez.
(Ils sorlent. )
5i6 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
SCÈNE V.
Une autre partie du parc.
Entre FALSTAFF, déguisé avec un bois de cerf sur la tête.
FALSTAFF.
L'horloge de Windsor a sonné minuit; l'heure s'avance. — Dieux au sang amoureux, assistez-moi maintenant. Souviens-toi, Jupiter, que tu devins taureau pour ton Europe : l'araour s'assit entre tes cornes. 0 puissance de l'amour qui, dans quelques occasions , fait d'une bête un homme , et dans quel- ques autres fait de l'homme une bête ! Tu devins cygne aussi, Jupiter, pour l'amour de Léda. Oh! tout-puissant amour ! combien le dieu alors se rap- prochait de la nature d'une oie ! Le premier péché te changea en bétail ; péché de bête ! ô Jupiter ! et le second te transforme en volaille , penses-y , Jupiter ; péché de volage ^^^). — Quand les dieux sont si las- cifs, que feront les pauvres humains? Quant à moi, je suis cerf de Windsor, et je puis le dire, le plus gras de la forêt ! Jupin , rafraîchis et calme mon automne, ou ne trouve pas mauvais que je dépense l'excès de mon embonpoint ^^^K Qui vient ici? Est-ce ma biche?
(Entrent mistriss Ford et mistriss Page.)
MISTRISS FORD.
Sir Jean , est-cfe vous , mon cerf, mon vigoureux
cerf (^4)?
ACTE V, SCÈNE V. 517
FALSTAFF.
Oui, ma biche aux poils noirs '^^^K Que maintenant le ciel fasse pleuvoir des patates ^^^^ , fasse résonner sa foudre sur l'air des inertes manches, m'envoie une grêle d'e'pices , une neige de panicots , qu'une tem- pête de stimulans vienne m'assaillir ! Voilà mon asile.
(n Tembrasse,) MISTRISS FORD.
Mistriss Page est venue avec moi, mon cher cœur.
FALSTAFF.
Partagez-moi comme un chevreuil offert à deux juges; prenez chacune un quartier. Je garde pour moi mes côtes ; mes épaules seront pour le garde du bois^^'^. Quant à mes cornes, je les lègue àvos maris. Ha, ha; suis-je l'homme du bois? Sais-je imiter Herne le chasseur? — Allons, Cupidon se montre enfin garçon de conscience; il fait restitution. — Comme il est vrai que je suis un esprit loyal, soyez les bienvenues.
(Bruit derrière le the'âtre. )
MISTRISS PAGE.
Hélas ! quel bruit est-ce là ?
MISTRISS FORD.
Le ciel nous pardonne nos péchés !
FALSTAFF.
Qu'est-ce que cela peut être ?
MISTRISS FORD et MISTRISS PAGE.
Fuyons, fuyons.
(Elles se sauvent en courant.
5i8 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
FALSTAFF.
Je pense que le diable ne veut pas me Toir damné, de peur que l'huile contenue dans ma personne ne mette le feu à l'enfer ; autrement il ne me traverse- rait pas ainsi.
(Entrent sir Hugh, mistriss Quickly et Pistol. Anne Page en reine des fées, accompa- gnée de son frère et de plusieurs autres jeunes garçons déguisés en fées avec des bougies allumées sur la tête. )
QUICKLY.
Esprits noirs, gris, verts et blancs qui vous re'- jouissez; au clair de la lune et sous les ombres de la nuit ; enfans sans père ^^^^ , entre les mains de qui repose l'immuable destinée , rendez-vous à votre de- voir et remplissez vos fonctions. Lutin crieur, fai- tes l'appel des fées.
PISTOL.
Esprits, écoutez vos noms; silence, atomes aé- riens. Cri cri f élance-toi aux cheminées de Wind- sor , et là où le feu ne sera pas couvert, le foyer point balayé, pince les servantes jusqu'à les rendre violet- tes comme des mûres. Notre rayonnante reine hait les malpropres et la malpropreté.
FALSTAFF, bas, tremblant.
Ce sont des lutins ! quiconque leur parle, est mort. Je vais fermer les yeux et me coucher à terre; leurs œuvres sont interdites à l'oeil de l'homme.
ÉVANS.
Où est Pède? Allez, et quand fous trouferez une cheune fille qui , afant te se coucher , ait tit trois fois ses prières, réchouissez son imachination , et ton- nez-lui le profond sommeil te l'insouciante en-
ACTE V, SCÈNE V. 619
fance; mais pour celles qui torment sans soncher à leurs pèches, pincez-leur les pras, les champes , le tos, les épaules, les côte's et le menton.
QUIGKLY.
A l'ouvrage, à l'ouvrage; esprits, parcourez le château de Windsor , et en dedans et en dehors. Fe'es, re'pandez les dons du bonheur dans chacune de ses salles sacrées ; que jusqu'au jour du jugement il demeure entier autant que magnifique, digne de son possesseur, et son possesseur digne de lui. Nettoyez avec le parfum du baume et des fleurs les plus pré- cieuses les sièges destinés aux différentes dignités de l'ordre , les statues ornées , les cottes d'armes , et les écussons à jamais sanctifiés par les plus loyales ar- moiries. Et pendant la nuit, fées des prairies, ayez soin , en chantant, de former un cercle semblable à celui de la Jarretière. Que l'endroit qui en portera l'empreinte devienne d'un vert plus frais et plus fertile que celui d'aucune des prairies qu'on ait ja- mais pu voir. Honni soit qui mal j pense y sera écrit par vous, en touffes de couleur d'émeraude, en Heurs incarnates bleues et blanches, semblables aux sa- phirs, aux perles et à la riche broderie qui s'attache au-dessous du genou fléchissant de cette brillante chevalerie. Les fées écrivent en caractères de fleurs. Allez, dispersez-vous, mais n'oublions pas la danse d'usage que nous devons former autour du chêne de Herne jusqu'à ce que l'horloge ait sonné une heure.
ÉVANS.
Che fous prie, prenons-nous les mains tant l'ordre accoutumé; fingt fers luissans nous serviront te lan-
520 LES BOURGEOISES DE WINDSOR, ternes pour contuire notre tanse autour de l'arpre. Mais arrêtez, che sens un homme te la moyenne terre.
FALSTAFF.
Que les cieux me de'fendent de ce lutin Gallois ! il me changerait en un morceau de fromage.
ÉVANS.
Fil insecte , tu as été rechetté tes ta naissance.
QUICKLY.
Que le feu d'épreuve touche le bout de son doigt ; s'il est chaste , la flamme retournera en arrière et il n'en sentira aucune douleur ; mais s'il tressaille sa chair renferme un cœur corrompu.
PISTOL.
A l'épreuve , venez.
ÉVANS.
Fenez foir si son pois prendra feu.
(Ils le brûlent avec leurs flambeaux.) FALSTAFF.
Oh! oh! oh!
QUICKLY.
Corrompu , corrompu, souillé de mauvais dé- sirs. Fées, entourez-le; que vos chants lui reprochent sa honte; et en tournant autour de lui, pincez-le en cadence.
ÉVANS.
Cela est te troit ; il est plein te fices et t'iniquités.
(Chant.)
Honte aux coupables désirs , Honte à l'impureté et à la luxure r
ACTE V, SCÈNE V. 621
La luxure est un feu Allumé dans le sang par l'incontinence des désirs du cœur.
Ses flammes s'élèvent insolemment Excitées par la pensée , et aspirent toujours plus haut.
Pincez-le , fées , toutes ensemble ;
Pincez-le pour punir son infamie ;
Pincez-le , brûlez-le , tournez autour de lui , Jusqu'à ce que vos flambeaux , la lumière des étoiles
Et le clair de lune aient cessé de briller.
(Durant ce chant, les fées pincent Falstaff. Le docteur Caïus arrive d'un côté; il en- lève une des fées habillée de vert. Slender vient par une autre route, et enlève une des fées vêtue de blanc, Fenton vient et enlève Anne Page. Un bruit de chasse se fait entendre derrière le théâtre ; toutes les fées s'enfuient. Falstaff arrache ses cornes et se relève.)
(Entrent Page et Ford , mislriss Page et mislriss Ford. Ils se saisissent de Falstaff. )
PAGE.
Non , ne fuyez pas ainsi. — Je crois que nous vous avons attrapé pour le coup : n'avez-vous donc pas pour vous e'chapper d'autre déguisement que ce- lui de Herne le chasseur ?
MISTRISS PAGE.
Allons, je vous prie , venez : ne poussons pas plus loin la plaisanterie. Eh bien , mon cher sir Jean , que dites-vous maintenant des femmes de Windsor? Et vous, mon mari, voyez : cette belle paire de cornes ne convient-elle pas mieux à la forêt qu'à la ville ?
FORD.
Eh bien , mon cher monsieur , qui de nous deux est le sot ? Monsieur Brook , Falstaff est un gredin , un gredin de cocu. Voilà ses cornes , monsieur Brook; et je vous dirai, monsieur Brook, que de toutes les jouissances qu'il s'était promises sur ce qui appartient à Ford , il n'a eu que celle de son pa-
522 LES BOURGEOISES DE WINDSOR, nier de lessive, de sa canne, et de vingt livres ster- ling qu'il faudra rendre à M. Brook. Ses chevaux sont saisis pour gage , monsieur Brook ?
MISTRISS FORD.
Sir Jean, le malheur nous en veut ; nous n'avons jamais pu parvenir à nous trouver ensemble. Allons, je ne vous prendrai plus pour mon amant ; mais je vous tiendrai toujours pour cher (^9\
FALSTAFF.
Je commence a voir qu'on a fait de moi un âne.
MISTRISS FORD.
Oui ; et aussi un bœuf gras : les preuves subsistent.
FALSTAFF.
Ce ne sont donc pas des fées ? J'ai eu deux ou trois fois l'ide'e que ce n'étaient pas des fées ; et cepen- dant les remords de ma conscience , le saisissement soudain de toutes mes facultés , m'ont aveuglé sur la grossièreté du piège , et m'ont fait croire dur comme fer , contre toute rime et toute raison, que c'étaient des fées. Voyez donc comme l'esprit peut faire de nous un sot, quand il est employé à mal.
ÉVANS.
Sir Chean FalstafF, serfez Tieu, renoncez à fos maufais dessirs , et les fées ne fous pinceront plus.
FORD.
Bien dit, Hugh l'esprit !
ÉVANS.
Et fous , renoncez à fos chaloussies , che fous en prie.
ACTE V, SCÈNE V. 523
FORD.
Jamais il ne m'arrivera de me défier de ma femme , q ue lorsque tu seras en état de lui faire ta cour en bon anglais.
FALSTAFF.
Me suis-je donc desséché, brûlé le cerveau au soleil, au point qu'il ne m'en reste pas assez pour échapper à une grossière déception? Un bouc Gallois m'aura fait danser à sa guise, et pourra me coiffer d'un bon- net de fou de son pays ? Il serait grand temps qu'on m'étranglât avec une boule de fromage grillé.
ÉVANS.
Le fromache n'est pas pon avec le peurre ; et fotre fentre est tout peurre.
FALSTAFF.
Fromache et peurre ! Ai-je tant vécu pour rece- voir la leçon d'un gaillard qui vous met l'anglais en capilotade? En voilà plus qu'il ne faut pour décré- diter par tout le royaume la débauche et les courses nocturnes.
MISTRISS PAGE.
Hé quoi , sir Jean , pensez-vous que quand même nous aurions banni la vertu de nos cœurs , par la tête et par les épaules , et que nous aurions voulu nous damner sans scrupule, le diable eût jamais pu nous rendre amoureuses de vous ?
FORD.
D'un vrai pudding, d'un ballot d'étoupes.
MISTRISS PAGE.
D'un essoufflé !
524 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
PAGE.
Vieux , glacé , flétri , et d'une bedaine intolérable.
FORD.
D'une langue de Satan !
PAGE.
Pauvre comme Job !
FORD.
Et aussi méchant que sa femme.
ÉVANS.
Et atonné aux fornications, aux tafernes, au fin t'Espagne , et à la pouteille , et aux liqueurs , et à la poisson , et aux churemens , et aux imputences , et aux ci et auxçà.
FALSTAFF.
Fort bien , je suis le sujet de votre éloquence ; vous avez le pion sur moi; je suis confondu : je ne suis pas même en état de répondre à ce blanc-bec de Gal- lois, et l'ignorance même me foule aux pieds. Trai- tez-moi comme il vous plaira.
FORD.
Vraiment, mon cher, nous allons vous conduire à Windsor, à un monsieur Brook à qui vous avez filouté de l'argent , et dont vous aviez consenti à vous faire l'entremetteur : je pense que la restitution de cet argent vous sera une douleur beaucoup plus amère que tout ce que vous avez déjà enduré.
MISTRISS FORD.
Non , mon mari , laissez-lui cet argent en répara- tion : abandonnez-lui cette somme ; et comme cela nous serons tous amis.
ACTE V, SCÈNE V, SaS
FORD.
Allons , soit ; voilà ma main : tout est pardonné.
PAGE.
Allons , gai , chevalier ; tu feras collation ce soir chez moi , où tu riras aux dépens de ma femme , comme elle rit maintenant aux tiens : dis-lui que monsieur Slender vient d'épouser sa fille.
MISTRISS PAGE, à part.
Le docteur en doute : s'il est vrai qu'Anne Page soit ma fille , elle est actuellement la femme du doc- teur Caïus.
( Entre Slender. )
SLENDER.
Oh ! oh ! oh ! père Page.
PAGE.
Qu'est-ce que c'est, mon fils , qu'est-ce que c'est? est-ce fini?
SLENDER.
Oui, fini.... Je le donne au plus habile homme du comté de Glocester , pour y connaître quelque chose , ou je veux être pendu , là , voyez-vous.
PAGE.
Et de quoi s'agit-il donc , mon fils ?
SLENDER.
J'arrive là-bas à Eton pour épouser mademoiselle Anne Page ; et elle s'est trouvée être un grand ni- gaud de garçon : si ce n'avait pas été dans l'église je l'aurais étrillé, ou il m'aurait étrillé. Si je n'avais pas cru que c'était Anne Page, que je ne bouge ja-
526 LES BOURGEOISES DE WINDSOR,
mais de la place ; et c'est un des postillons du maître
de poste !
PAGE.
Sur ma vie , vous vous êtes donc trompé ?
SLENDER,
Eh ! qu'avez-vous besoin de me le dire ? Je le sais bien , morbleu ! puisque j'ai pris un garçon pour une fille. Si je m'étais trouvé l'avoir épousé à cause de la figure qu'il avait dans sa robe de femme , j'au- rais été bien avancé.
PAGE.
C'est la faute de votre bêtise. Ne vous avais-je pas dit comment vous reconnaîtriez ma fille à la couleur de ses habits ?
SLENDER.
Je me suis adressé à celle qui était en blanc; je lui ai dit chut , et elle m'a répondu budget , comme nous en étions convenus mistriss Anne et moi ; et cependant ce n'était pas mistriss Anne , mais un postillon de la poste.
EVANS.
Chessuî monsieur Slender , n'y foyez-fous tonc pas assez clair pour ne pas épouser un garçon ?
PAGE.
Oh! je suis cruellement vexé. Que ferai-je ?
MISTRISS PAGE.
Cher George , ne vous fâchez pas, je savais votre dessein : en conséquence , j'ai changé l'ordre , et fait habiller ma fille en vert , et , pour dire la vérité , elle est maintenant avec le docteur au Doyenné, oii on les marie.
ACTE V, SCENE V. 627
(Entre Caïus. )
CAIUS.
Où elle est , mistriss Anne Page? par le sangbleu ! je suis moi attrapé ; je ai épousé un garçon , une paysan ; elle n'est point Anne Page. Par le sangbleu! je suis moi attrapé.
MISTRISS PAGE.
Quoi î n'avez-vous pas pris celle qui était en vert ?
CAIUS,
Oui, par le sangbleu ! et il est une garçon. Par le sangbleu ! je soulève , moi , tout Windsor.
(Il sort.) FORD.
Voilà qui est étrange ! Qui donc aura emmené la véritable Anne Page ?
PAGE.
Le cœur ne me dit rien de bon. Voici monsieur Fenton. ( Entrent Fenton et mistriss Anne Page. ) Que venez vous faire ici , monsieur Fenton?
ANNE. •
Pardon, mon bon père; ma bonne mère, pardon.
PAGE.
Quoi? mademoiselle , comment arrive-t-il que vous ne soyez pas avec monsieur Slender ?
MISTRISS PAGE.
Par quel hasard n'êtes-vous pas avec monsieur le docteur, jeune fille?
FENTON.
Vous la troublez : écoutez-moi, vous allez savoir la vérité de tout. Chacun de vous la mariait misé-
528 LES BOURGEOISES DE WINDSOR, rablement , sans qu'il y eût aucun amour mutuel. La vérité est qu'elle et moi depuis long-temps enga- ge's l'un à l'autre , nous le sommes maintenant d'une manière si solide, que rien ne peut nous séparer. La faute qu'elle a commise est vertu ; et cette fraude ne doit point être traitée ni de supercherie criminelle , ni de désobéissance , ni de manque de respect, puis- que par-là votre fille évite des jours de malheur et de malédiction que lui aurait fait passer un mariage forcé.
FORD,
Allons , ne restez pas interdits, il n'y a pas de re- mède en amour, c'est le ciel qui choisit les condi- tions j l'argent achète des terres , le sort donne des femmes.
FALSTAFF.
Je suis bien aise de voir qu'en ne voulant que ti- rer sur moi seul, quelques-uns de vos traits sont re- tombés sur vous.
PAGE.
Allons , en effet , quel remède? — Fenton , le ciel t'accorde le bonheur ! il faut bien accepter ce qu'on ne peut éviter.
FALSTAFF.
Quand les chiens de nuit courent , toutes espèces de bêtes sont prises.
ÉVANS.
Che tanserai et mancherai tes tragées à vos noces.
MISTRISS PAGE.
Allons, je me rends aussi. — Monsieur Fenton,
ACTE V, SCÈNE V. 529
que le ciel vous accorde de longs et longs jours de bonheur! Bon mari, allons tous au logis rire, de- vant un bon feu de campagne, de cette joyeuse soi- rée; et sir Jean comme les autres.
FORD.
Soit fait. — Sir Jean , vous tiendrez votre parole à monsieur Brook : il passera la nuit avec mistriss Ford.
(Tous sortent. )
FIN DU CINQUIEME ET DERNIER ACTE.
TOM. X. Shakspeare. ^4
NOTES
SUR
LES JOYEUSES BOURGEOISES DE WINDSOR.
tO 11 paraît que le titre de sir fut long-temps donné aux mem- bres du clergé inférieur.
C^) Cust-Alorum , abréviation de custos rotuîorum , garde des registres.
^^) TVhite luce ( Brockets ). Il a fallu changer le brochet en loup de mer , pour conserver quelque chose du jeu de mots que fait ensuite Evans entre luce ( brochet ) , et lowse { pou ). Lou lou est un mot populaire et enfantin pour désigner cette espèce de vermine.
^^ Le Gallois Evans parle un. jargon qu'on a tâché d'imiter en français. Il paraît que le principal caractère de la prononcia- tion galloise , est de changer les consonnes douces en consonnes dures , comme le è en j» , le t» eny, etc. On a donc donné à Evans un accent à peu près pareil à celui que portent les Suisses dans la prononciation en français. Outre son défaut de prononciation, Evans fait souvent de grossières fautes de langage , qu'on a tâché de rendre.
^^ The luce isfreshfish; the saltjish is an old coat. Les com- mentateurs n'ont pu rendre raison du sens de cette phrase , en effet difficile à expliquer. Il paraît probable que poisson frais
532 NOTES
{fresh Jîsh) était une expression commune pour désigner une noblesse nouvelle , et que Shallow veut dire que ce qui indique l'ancienneté de sa maison , et ce qui en fait un poisson salé ( sait Jish ) , c'est l'ancienneté de la casaque.
(^) It is marring indeed, ifhe quarter it. Shallovs^ lui a dit qu'il pouvait écarteler en se mariant ( marrying ). Evans lui ré- pond qu'en effet écarteler {quarter ) est le moyen de tout gâter ( marring ). Ce jeu de mots était impossible à rendre; il a même été nécessaire de changer la réplique d'Evans. Ifhe has a quar- ter ofjour coat , there is but three shirts for j-ourself. « S'il a un quart de votre casaque , vous n'en aurez que trois quarts. »
Quarter signifie également quart , quartier et écarteler.
t7) Pour coLwold.
(8) "Twere èetter for j-ou , if itwere known in counsel. « II serait meilleur pour vous qu'il ne fût connu qu'en secret {coun- sel. ) » Falstaff joue ici sur le mot de council ( conseil ) , dont s'est servi Shallow.
(^9) Évans a dit goodworts pour words ( de bonnes paroles). Falstaff répond good worts j good cabbage? Cabbage signifie chou , et worts est un vieux mot ayant la même signification.
0°) Nom d'un diable qui était au service de Faust.
(*') That is nry humour. Il paraît que le mot humour était une expression à la mode dont on faisait un grand abus. Shaks- peare le met à tout propos , et hors de propos dans la bouche de Nym. On n'a vu que le mot chose qui pût le remplacer con- venablement dans toutes les occasions.
f '^5 Scarlet and John. Noms de deux des compagnons de Ro- bin Hood.
(i3) Marrj- is it. Evans joue ici sur le m.ot marrj , qui signi- fie marier et vraiment.
^■^^ Cœsar , Keisar , Pheezar- Keisar est la prononciation
SUR LES BOURGEOISES DE WINDSOR. 533
allemande pour César , et Pheezar peut venir de Pheeze ( pei- gner , étriller ) ; mais il fallait un mot qui présentât quelque sorte de consonnance avec Keisar.
t'^) Indeed I am in ihe waist two yards about; but I am now about no waste. On a déjà vu dans la seconde partie de Henri IV le même jeu de mots entre waist ( taille ) et waste ( dépense ).
(16) / -ivill l}e cheater ta (hem both , and ihej sJiall be exche- quers to me. Jeu de mots entre cheater ( trompeur) et eschea- Zor ( officier de l'Echiquier ) .
C'7) Tout le piquant du rôle de Caïus consiste dans son jar- gon ; faire parler ce personnage en bon français l'annulerait en- tièrement. Pour lui conserver quelque couleur , il faut donc sup- poser que Caïus est étranger pour nous , comme l'est un Fran- çais pour des Anglais , et lui attribuer un jargon quelconque. On lui a donné à peu près celui des Anglais qui estropient le français , seulement on n'a rien changé à la prononciation , ce qui n'aurait pu se faire sans courir le risque de le rendre trop semblable à Evans ; on n'a pu rendre non plus le mélange qu'il fait de ses phrases françaises avec son jargon anglais. Du reste , cela ne se trouve guère ainsi que dans la première scène. Shaks- peare a peu soigné l'uniformité de ces sortes de détails.
t'*) Ail his two stones.
^"9) Curtail dog. On croyait que couper la queue à un chien était le moyen de lui ôter le courage. Ainsi, les paysans n'ayant pas droit de chasse étaient obligés de couper la queue à leurs chiens.
t*°) Catalan} voyageur revenant du Cataï. C'était le nom qu'on donnait aux menteurs.
^^'^ Diminutif de Marguerite.
C22) Les éventails d'alors étaient un paquet de plumes qu'on faisait tenir dans un manche d'or , d'argent ou d'ivoire travaillé.
534 .NOTES
(a3) Pickt-hatch paraît être le nom donné en argot à quelque quartier connu pour les vols , et la quantité de mauvais lieux qu'il renfermait.
CM) Pensioners. Les pensionnaires étaient des jeunes gens des premières familles d'Angleterre , qui formaient au roi une es- pèce de garde.
C^^) Salt-butter j beurre salé, expression de mépris dont on se sert pour désigner ceux qui manquent des commodités de la vie.
(26) Muck-water. On n'est pas bien d'accord sur le sens de cette expression ; mais il est clair , par 1^ suite du dialogue , que c'est un terme de mépris qu'on a cru pouvoir rendre par notre expression de papier mâché.
(27) Four-score. L'action de la pièce est , selon toute appa- rence {T^oj-ez la Notice), placée dans le printemps de 14 1 4- Shallovp" , étant à Saint-Clément , a été maltraité par Jean de Gaunt , comme nous l'apprend Falstaff dans la seconde partie de Henri IV. Jean de Gaunt était né en iSSg. On peut supposer à Shallow cinq ans de plus que lui , ce qui le fait naître en i334, et lui donne quatre-vingts ans en i4i4- ^^ plus, Silence , dans la seconde partie de Henri IV , nous apprend que l'entrée de Shallow à Saint -Clément date de cinquante-cinq ans. C'est en i4o5 que nous faisons connaissance avec Shallovr , lors du passage de Falstaflf pour se rendre à l'armée destinée à combattre l'archevêque d'York. Alors Shallow serait entré à Saint-Clément en i35o, c'est-à-dire, à seize ans, ce qui est assez vraisembla- ble , et sa querelle avec Jean de Gaunt aurait eu lieu cinq ou six ans après. Il parle de Falstaff comme d'un enfant , dans le temps oii lui-même commença ses études à Saint-Clément. En lui donnant six ou sept ans de moins , Falstaff aura soixante-treize ou soixante-quatorze ans. Tous ces calculs sont , à la vérité , un peu dérangés par la manière dont Shakspeare arrange la chro- nologie de son temps , plaçant la défaite de l'archevêque d'York à l'époque de lamort de Henri IV, arrivée en ï4i3. Mais, comme il en use à cet égard sans cérémonie , on peut supposer qu'après
SUR LES BOURGEOISES DE WINDSOR. 535 avoir changé la chronologie selon ses besoins dans Henri IV, il la rétablit dans les Merry wives , ce qui est d'ailleurs assez néces- saire pour déterminer convenablement l'époque oiz se place la scène de cette dernière pièce.
C^^) C'était la coutume parmi les jeunes paysans , lorsqu'ils étaient amoureux , de porter dans leur poche des boutons d'une certaine plante appelée , en raison de cet usage , boutons des jeunes gens ( batcJielors buttons ). Selon que les boutons s'ou- vraient et se flétrissaient , ils jugeaient du succès de leur amour.
C'^s) Citation à'Astrophel et Stella de Sidney.
(3") Buch I wish I could wash mjself of the Buck. Ford joue sur le mot buck qui signifie également lessive, lessiver et daim. Le jeu de mots a été impossible à rendre littéralement.
(30 Turd ( excrément ) pour third { troisième ).
^^*) Corne curt and long tail., viennent courte et lonque queue. C'est-à-dire, viennent des gens obligés de couper la queue à leur chien , et de ceux qui ont le droit de la lui laisser longue : ce qui était une des marques distinctives des différentes classes.
^^^) Bowled to death with turnips.
C34) Ihave ford enough. FalstafFjoue ici sur le Toalford, qui signifie un cours d'eau peu profond. Il a fallu rendre cptte plai- santerie par une autre.
(35) jj'j iidVQ Jioms to make one mad I will be hornmad. Le sens à'hornmad n'est pas bien déterminé. On ne sait si c'est fou de jalousie , ou fou par l'influence de la lune. Horns, croissant : le jeu de mots ne pouvait se rendre en français.
t^^) Od's nouns. Les méprises de Quickly provenant ou des défauts de prononciation d'Évans , ou de certaines consonnances entre les mots latins et quelques mots anglais d'un sens difierent, ne peuvent se rendre littéralement.
t^7) Albus. C'est sur le mot jp^/cAer qu'Évans interroge Wil-
536 NOTES
liams. Quickly entend poulcats ( putois ) , et s'écrie qu'il y a des
choses plus belles que les putois.
(38) Hein y quand, coq. Évans dans le texte , au lieu de hune, hanc , hoc , prononce hing , hang , hog , et Quickly dit que hang hog ( pendez le cochon ) est un latin pour faire du lard ( latin for bacon).
C39) Caret. Évans prend le mot caret , mis à quelques substân" tifs , pour avertir que le vocatif manque , pour le vocatif lui- même.
C4") La colère de Quickly porte ici sur le mot horum qu'elle confond avec whore , et sur les mots hic et hoc qu'elle prend pour les verbes anglais to hick et to hock. Il a fallu , pour être in- telligible, avoir recours à d'autres consonnances.
C40 Your cods. Il y a là , selon toute apparence , l'intention de quelque équivoque grossière qui ne vaut pas la peine d'être cherchée.
W») Stile wine eat ail the drajf.
(43) Mother prat. To prate signifie babiller ; il a fallu tra- duire le nom pour donner quelque sens à la réplique de Ford.
(44) Infee simple , withjîne and recovery.
C45) Running bed. Il y avait alors dans toutes les chambres à coucher un lit stable ( standing bed ) oii couchait le maître , et une espèce de coffre ou lit placé sous le premier qu'on tirait le SQÎr , (crunning bed ) et oii couchait le domestique.
W^) Anthropophaginian. L'hôte s'amuse presque toujours à embarrasser ceux de ses interlocuteurs qui n'ont pas une grande intelligence de la langue , par des mots bizarres ou employés à contresens.
(47) Ephesian. On a vu cette expression employée dans la première partie de Henri IV : DesEphésiens de la vieille église. Il doit signifier T^rfè/e , loyal.
SUR LES BOURGEOISES DE WINDSOR. 53^
(<8) / may not conceal them. Il est probable que Shatspeare a voulu faire faire ici , à Simple, un contre-sens grossier, en lui faisant employer le mot conceal (cacher) au lieu de reveal (révéler), ou quelqu'autre du même genre.
W9) Master tike. Maître tique. Il est impossible de rendre et même de comprendre le sens de ce sobriquet.
(5o) Cousins germaris. Jeu de mots intraduisible sur cosen (filouter), cosener germans (filous allemands) et l'expression française de cousins germains.
^^') Life is a shuttle. Allusion à des paroles de l'écriture-
t^") Afoulfault^ dit Falstaff, jouant sur le raotfowl (oi- seau) et le mot Joui (coupable, odieux). 11 a fallu chercher quelque espèce d'équivalent à cette. plaisanterie.
(53) Send me a cool rut time , Jove , ov who can blamejne to piss mj- tallow ? Falstaff emploie ici des termes de vénerie dont le traduction ne serait pas supportable en français.
(54) Mj- maie deer. Le jeu de mots sur deer (daim) et dear ( cher) s'est déjà rencontré plusieurs fois : il a été impossible de le rendre ici même par un équivalent.
(55) Black sent.
(56) Potatoes. Les patates , lorsqu'on les introduisit en Angle- terre, y passaient pour un stimulant. Probablement l'air des Vertes manches rappelait à Falstaff quelque idée gaillarde , et , au lieu d'épices , il demande une grêle de kissing comfits. Ce qu'il a fallu rendre autrement pour être intelligible en français. Pour les kissing comfits, voyez les notes de Roméo et Juliette.
- (5?) Thefellow oftJiis walk. Dans les règles de la vénerie , les épaules de la bête revenaient de droit au garde du bois.
(^^) You orphans heirs ofjîxed destinj. Les commentateurs sont demeurés dans l'embarras sur le sens de ce passage qui ne
TOM. X. Shahspenre. 35
538 NOTES SUR LES BOURGEOISES DE WINDSOR, paraît pas cependant très-difficile à saisir. Dans les superstitions relatives aux fées , lutins , et esprits follets , etc. , on attribue à ces êtres mystérieux tous les effets de ce que nous appelons ha- sard, tout événement qui n'est pas le résultat d'une prédé- termination connue. Ainsi , confondant poétiquement l'agent avec son action , Shakspeare a pu prendre les fées , les lu- tins, etc. , pour les hasards eux-mêmes, et dans ce sens, les ap- peler orphans , orphelins , enfans sans père. Ensuite heir, dans la langue de Shakspeare signifie pour le moins aussi souvent pos- sesseur qu'héritier. Il n'est pas douteux que le double sens du mot joint surtout à celui à' orphans (héritiers orphelins) n'ait ici séduit Shakspeare, qui ne résiste jamais à ce genre de séduc- tion ; mais il paraît également clair que , par heîrs qfjixed des- tinj- , il a entendu ceux entre les mains de qui réside , est déposée l'immuable destinée ; et peut-être ici le vague de l'expression convient-il assez bien au genre d'idées qu'avait à rendre le poëte.
(59) Mjr deer. Toujours le même jeu de mots entre deer et dear. On a tâché d'y substituer celui de cher et chair; mais ces sortes d'essais ne peuvent passer qu'à la faveur de l'intention , et comme témoignages du désir et de l'impossibilité d'être exact.
FIN DU DIXIÈME VOLUME.