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ŒUVRES COMPLÈTES

DIDEROT

CORRESPONDANCE H

LETTHES A M"'' VOLLAND LETTRES A L'ABBÉ LE MONMEIl

LETTRES A M'^*^ JODIN

CORRESPOîsDAKCE GÉNÉRALE

I

n

ANCIENNE MAISON J. CLAYlî PARIS. IMPRIMERIE A. QUANTIN ET C'^

ItUE SA1\T-BEN0IT

ŒUVRES COMPLÈTES

DR

DIDEROT

REVUHS SUR LI'IS ÉDITIONS ORIGINALliS

COMPRENANT CE QUI A ÉTÉ PUBLIÉ A DIVERSES ÉPOQUES

ET I.RS MANUSCRITS INÉDITS , CONSERVli S A I. A BIIÎI. lOTHKQUR DE I.'KKMITAOE

NOTICES, NOTES, TABLE ANALYTIQUE

ÉTUDE SUR DIDEROT

i> \ n

J. ASSÉZAT ET MAURICE TOURNEUX

TOME DIX-NEUVIÈME

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PARIS

GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS

0, RLE DES SAINTS-PÈRES, G

187G

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND

FIN

; Paris, le 3 novembre 1760.

Ce lundi matin, M'"^ d'Aine a renvoyé dans son équipage,

c, à Paris, un de ses parents, avec un homme d'afïïiires qui lui est

■^ attaché. J'ai profité de l'occasion pour m'en revenir, le Baron

' m'ayant assuré qu'il ne ferait ici aucun voyage dans le courant

\X3 de la semaine. M"'' d'Aine, que j'ai trouvée seule au bas de

<;ô l'escalier, m'a dit : « J'avais compté sur vous pour jusque après

>■) la Saint-Martin ; mais je vois ce que c'est. » Je n'en suis pas

^ convenu, quoique cela fût vrai.

Nous nous sommes bien embrassés, M™^ d'Aine et moi; je l'ai remerciée de mon mieux. Elle m'a dit que la chambre que j'occupais serait dorénavant appelée la mienne, et que Je ne pourrais jamais m'installer ni trop tôt, ni pour trop longtemps. iSous avons eu, le Baron et moi, deux moments fort doux : l'un en nous retrouvant quand j'arrivai au Grandval , l'autre en nous séparant aujourd'hui. Il avait, ces deux jours-là, l'air touché : la première fois de plaisir, la seconde fois de peine. J'ai gagné de l'intimité avec M""' d'Holbach. J'ai eu quelque occasion de m'apercevoir qu'elle avait conçu beaucoup d'estime pour moi.

XIX. \

2 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

J'ai été flatté de voir que mon témoignage donnait du poids à des récits qu'on lui faisait, et qu'elle avait de la répugnance à croire. Elle m'a vu partir avec peine. Elle ne doutait pas qu'un mot d'elle ne me retînt, mais elle ne l'a pas dit. Et le père Hoop? Nous nous sommes baisé les joues, serré les mains, et bien promis de nous rapprocher incessamment. Je lui ai con- seillé, en attendant, d'aller prendre l'air sur les lieux hauts.

Me voilà donc de retour à Paris. J'arrive, et je retrouve Jeanneton convalescente de plusieurs abcès à la gorge, pour lesquels elle a été soignée plusieurs fois, et qu'il a fallu ouvrir à la lancette, les uns après les autres; ma femme au vin de quinquina, pour une fièvre réglée dont elle a eu les premiers accès dans les premiers jours de mon départ, et qu'on n'a point encore pu déraciner; la petite fille avec le nez galeux, la fièvre, et les amygdales enflées : ainsi me voilà dans un hôpital, et je suis je dois être, car je ne me porte pas trop bien. J'ai l'esto- mac tout à fait dérangé. J'avais pris sur moi de ne plus paraître à table le soir; ils m'entraînèrent hier malgré moi. Il y avait des poires excellentes, j'en mangeai une, et puis une autre, et une troisième : je les sens aujourd'hui à six heures comme si je sortais de table. Le thé n'y a rien fait ; mais cela finira comme toutes les indigestions, et puis je me porterai bien, et ce sera pour longtemps; car me voilà rendu à ma vie ordinaire et sobre.

Tout en arrivant à Paris, je suis accouru sur le quai des Miramionnes; car il fallait que j'eusse vos lettres, s'il m'en était venu quelques-unes, et que je les empêchasse d'aller me chercher au Grandval je n'étais plus, et j'avais assuré avant-hier à Damilaville que je resterais jusqu'à mardi. Damilaville n'y est pas; il dîne chez une amie. En attendant qu'il revienne et que je vous lise, je vous écris.

Combien de tournées j'ai déjà faites depuis que je suis rentré dans cet enfer ! Combien j'ai vu de monde! Quelle vie en com- paraison de celle des champs ! Je ne serais pas ici, si j'avais pensé que c'est lundi, et que Grimm est arrivé de la Chevrette. Mais je me console de cette distraction. Si je ne suis pas avec lui, du moins je m'entretiens avec vous. Damilaville, qui est très-pressé de me voir, m'a fait dire par son domestique que si je ne me hâtais pas d'aller à lui, il se hâterait de venir à

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAM). 3

moi. Je l'ai prié très-instamment, par un petit billet, de rester il était; que je n'avais que faire de lui avant deux ou trois heures. J'emploierai la moitié de ce temps à écrire à mon amie; et quand je lui aurai rendu compte de toutes mes heures, j'em- ploierai celles qui me resteront à rêver avec elle; je la cher- cherai dans le salon, je me placerai à côté d'elle, je la serrerai. Auparavant, je l'aurai longtemps regardée sans qu'elle m'ait vu, sans que personne me gênât; car je me suppose invisible. Je me suis fait une physionomie de l'abbé Marin tout, à fait singulière. Je veux qu'il ait la tête ronde, un peu chauve sur le haut; le front assez étendu, mais peu haut; les yeux petits, mais ardents ; les joues un peu ridées, mais vermeilles ; la bouche grande, mais riante; presque point de menton, guère de cou, le corps rondelet, les épaules larges , les cuisses grosses, les jambes courtes. Je vous entends tous jaser. Je vous vois tous selon vos attitudes favorites ; je vous peindrais, si j'en avais le temps; mon amie serait droite, derrière le fauteuil de sa mère, en face de sa sœur, avec ses lunettes sur le nez. Elle parlerait; sa sœur, la tête appuyée sur sa main, et son coude posé sur la table, l'écouterait en faisant les petits yeux. L'abbé serait assis, les mains posées sur les genoux, mal à son aise; caria chaise est haute, et ses pieds touchent à peine au parquet ; mais il ne restera pas longtemps dans cette contrainte, car je présume que l'abbé aime ses aises. Et votre conversation, est-ce que je ne la ferais pas? Est-ce que je ne ferais pas parler chacun selon le caractère que je lui connais, et l'abbé selon celui que je lui prête ? Que je suis aise ! Damilaville ne vient point, et j'aurai encore le temps de tourner la page et de la remplir. J'en remplirais vraiment bien une douzaine d'autres, si je me mettais à répon- dre à vos deux dernières lettres, et à vous rendre vos dernières conversations. Nous avons eu ici un homme bien connu : c'est Dieskau, dont je crois vous avoir parlé quelquefois. Cet homme a commandé longtemps en Canada, et avec honneur. Il est criblé de blessures. Malgré les indispositions qui l'affligent et l'affligeront toute sa vie, il est gai. C'a été un ami intime du fameux maréchal de Saxe. Nous avons eu un jeune marin, très- expérimenté, appelé M. Marchais. La première fois je vous dirai tout ce que j'ai retenu de leurs conversations. Le père IIoop est enfourné dans la lecture de l'histoire de ses bons amis les

Il LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

Chinois, qu'il a vus si longtemps à Canton. J'y reviendrai donc encore à ces Chinois, pour vous en dire des choses qui vous feront sûrement plaisir.

Mais voilà Damilaville revenu. Je suis arrivé trop tard. Pour la première fois, il avait été diligent, et deux de vos paquets étaient partis ce matin pour le Grandval, en même temps que j'en revenais. Voilà un plaisir différé jusqu'à demain. Adieu, mon amie; je vous embrasse. Mais revenez donc; la Marne paraît vouloir m' exaucer. Si les pluies continuent, elle ne tar- dera pas à flotter au bas de votre terrasse. Dans la position fâcheuse je me trouve, vous regretterez bien de n'être pas ici. Demain ou après, j'irai voir M"* Boileau, et peut-être M'"" de Solignac, mais je ne réponds de rien. Mon respect à qui vous savez bien. Mes caresses les plus tendres à qui vous savez bien encore.

LI

A Paris, le 6 novembre 1760.

La belle journée que celle de la Toussaint! En profitâtes- vous? A huit heures du matin, étiez-vous habillées? aviez-vous mis vos chaperons et pris vos bâtons? Je suis sûr que non. Vous dormiez, paresseuses que vous êtes, et je dormais aussi, pares- seux que je suis. J'entendis frapper à ma porte: c'était l'Ecos- sais. 11 entre, ouvre mes rideaux, et dit : u Allons, debout; c'est sur les lieux hauts que le soleil est beau avoir. M. Marchais sera de la partie. » Ce M. Marchais est un jeune marin dont je vous ai déjà parlé. Chemin faisant, je lui demandai quel âge il avait. « Trente ans, me dit-il. Trente ans! repris-je avec étonnement. Vous en paraissez au moins quarante-cinq. Qu'est-ce qui vous a vieilli si vite? La mer et la fatigue. » Ah! chère amie, quelle peinture ils me firent delà vie de la mer! La peau se ride et se noircit, les lèvres se sèchent, les muscles s'élèvent et se raidissent; en moins de trois ou quatre voyages, on res- semble très-bien à un Triton, tels qu'on les peint aux Gobelins. On ne mange que du pain dur et des viandes salées. Souvent

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLA.M). 5

011 nianquc d'eau, et puis des tenipèles qui vous lienneuL viiiijt- quatre heures de suite entre la mort et la vie. 11 est impossible que vous vous fassiez une juste image d'un équi|)age après une tempête. A ce propos, l'Écossais nous dit : « Imaginez que nos voiles étaient déchirées, nos mâts rompus, nos matelots épuisés de fatigue, le vaisseau sans gouvernail, abandonné aux flots, le vent nous portant avec fureur droit contre des rochers; douze autres et moi assis en silence dans la chambre du capitaine, la tête baissée, les bras croisés, les yeux fermés, en attendant à chaque minute le naufrage et la mort. On est bien vieux quand on a passé une entière journée dans ces transes-là. Ce fut un matelot ivre qui nous sauva. II y avait à fond de cale une vieille voile, pourrie et criblée de trous; il alla la chercher, et la tendit comme il put. Les voiles neuves, qui recevaient toute la masse du vent, avaient été déchirées comme du papier. Celle-ci, en arrêtant et en laissant échapper une partie, résista, et conduisit le bâtiment. 11 rasa le pied de rochers terribles, mais il n'y toucha pas... )> On ne profite de rien; pourquoi n'aurait-on pas des voiles percées pour les gros temps?

iNous gagnâmes le haut de la côte au milieu de cette tem- pête, et nous nous trouvâmes à la hauteur de Chennevières, nous dirigeâmes notre course, dans le dessein d'embrasser les petits enfants, mais ils étaient encore dans leurs berceaux. Nous nous contentâmes de lever leur couverture et de les regarder : c'est un spectacle qui touche. Après avoir cajolé un peu la nour- ricd, que Raphaël aurait prise pour un modèle de la Vierge, à ce que disait Marmontel, la première fois qu'il la vit, et l'avoir un peu dédommagée de nos mauvaises plaisanteries par nos lar- gesses, nous traversâmes la plaine de Champigny à Ormesson- d'Ainboile, et nous regagnâmes le Grandval, nous trouvâmes le baron de Dieskau, qui avait saisi ce jour de beau temps pour s'acquitter, avec M""" d'Aine et le Baron, de la promesse ([ii'il leur avait faite de les venir voir. Ce fut une reconnaissance entre lui et le jeune Marchais. Ils s'étaient connus à Québec.

Je crois vous avoir déjà parlé du baron de Dieskau. Si vous lisiez les gazettes, vous y auriez trouvé son nom avec un éloge. Il commandait, il y a quatre ou cinq ans, aux environs de Québec et de iMoutréal, une poignée de Français et de Canadiens ; il fut attaqué par un corps considérable d'Anglais et de sauvages

6 ^ LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

iroquois. L'inégalité du nombre ne l'effraya point , il tint ferme; tous ses gens furent taillés en pièces; il demeura, lui, étendu sur le champ de bataille, balafré en plusieurs endroits, et une jambe rompue. Il en eût été quitte pour cela; mais après l'action, lorsqu'on dépouillait les morts, une déserteur français, qui lui remarqua quelque signe de vie, au lieu de le secourir, lui lâcha son mousquet dans le bas-ventre, et il en eut la vessie crevée, les parties de la génération endommagées, et il vit avec une jambe trop courte de quatre à cinq pouces, avec un faux urètre pratiqué à la cuisse, par lequel il rend les urines, si vous voulez appeler cela vivre.

Le général ennemi avait eu les côtes cassées. Le joli métier! On les transporta tous deux dans la même tente. Jamais l'An- glais ne voulut qu'on visitât ses blessures avant qu'on eût pansé celles de son ennemi. Quel moment la bonté naturelle et l'hu- manité choisissent-elles pour se montrer ! C'est au milieu du sang et du carnage. Je vous en citerais cent exemples.

En voilà un de général à général; en voulez-vous un de soldat à soldat? Le voici, comme le baron de Dieskau nous l'a raconté. Deux soldats camarades se trouvèrent l'un à côté de l'autre à une action périlleuse. Le plus jeune, tourmenté du pressentiment qu'il n'en reviendrait pas, marchait de mauvaise grâce; l'autre lui dit : u Qu'as-tu, l'ami? Gomment, mordieu! je crois que tu trembles! Oui, lui répondit son camarade, je crains que ceci ne tourne mal, et je pense à ma pauvre femme et à mes pauvres enfants. Remets-toi, répond le vieux caporal ; va, si tu es tué, et que j'en revienne, je te donne ma parole d'honneur que j'épouserai ta femme, et que j'aurai soin de tes enfants. » En effet, le jeune soldat fut tué, et l'autre lui tint parole. C'est un fait certain; car le baron ne ment pas.

Mais savez-vous ce qui s'est passé au commencement de l'affaire de M. de Castries et du prince héréditaire, sous les murs de Wesel, tout à l'heure? Ce M. de Castries est l'ami de Grimm; ainsi je vous laisse à penser combien ce succès, le plus impor- tant que les Français aient eu dans toute cette guerre, a fait de plaisir à celui-ci. M. de Ségur, qui commandait l'aile gauche, est attaqué dans l'obscurité par le jeune prince. Les deux troupes étaient à bout touchant. M. de Ségur allait être massacré. Le jeune prince l'entend nommer, il vole à son secours. M. de Ségur,

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 7

qui ne sait rien de cela, l'aperçoit à ses côtés, le reconnaît, et lui crie : « Eh ! mon prince, que faites-vous là? mes grenadiers, qui sont à vingt pas, vont fîiire feu. Monsieur, lui répond le jeune prince, j'ai entendu votre nom, et je suis accoLuu pour empêcher ces gens-là de vous massacrer. » Tandis qu'ils se par- laient, les deux troupes entre lesquelles ils étaient font feu en même temps. M. de Ségur en est quitte pour deux coups de sabre, et il reste prisonnier du jeune prince, qui cependant a été obligé de se retirer, et deux jours après de lever le siège de Wesel. Ne serez-vous pas étonnée de la générosité de ces deux hommes, dont l'un ne voit que le péril de l'autre, et qui s'ou- blient si bien que c'est un prodige qu'ils n'aient pas été tués au même moment? On avait raconté ce fait àGrimm; il ne le croyait guère, mais il lui a été confirmé par M""" de Ségur même, qu'il trouva, il y a quelques jours, chez M'"^ Geoffrin. Ainsi point de doute encore sur celui-ci.

Non, chère amie, la nature ne nous a pas faits méchants; c'est la mauvaise éducation, le mauvais exemple, la mauvaise législation qui nous corrompent. Si c'est une erreur, du moins je suis bien aise de la trouver au fond de mon cœur, et je serais bien fâché que l'expérience ou la réflexion me détrompât jamais; que deviendrais-je ? Il faudrait, ou vivre seul, ou se croire sans cesse entouré de méchants; ni l'un ni l'autre ne me convient.

Le procédé généreux du général anglais, celui des deux soldats, celui de M. de Ségur et du jeune prince héréditaire, s'amenèrent l'un par l'autre. On demanda lequel des deux, de M. de Ségur et du prince héréditaire, s'était montré le plus généreux. Belle question à discuter entre Uranie et sa sœur!

Le baron de Dieskau, continuant toujours son récit, dit qu'à peine le général Johnson et lui avaient été pansés que les chefs des sauvages iroquois entrèrent dans leur tente.

Il y eut entre eux et Johnson une conversation fort vive. Le baron de Dieskau, qui ignorait la langue iroquoise, n'entendait pas ce qu'ils se disaient, mais il voyait aux gestes qu'il s'agissait de lui, et que les sauvages demandaient à l'Anglais quelque chose qu'il leur refusait. Les sauvages se retirèrent mécontents, et le baron de Dieskau demanda à Johnson ce que les sauvages voulaient. « Dy Godî lui répondit Johnson, ce qu'ils veulent! venger sur vous la mort de trois ou quatre de leurs chefs, qui

8 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

ont été écharpés clans l'action, vous avoir, vous brûler, vous fumer et vous manger. Mais ne craignez rien, cela ne sera pas. Us menacent de me quitter, ils peuvent faire pis; mais ou vous vivrez, ou ils nous égorgeront tous deux. »

Tandis qu'ils s'entretenaient ainsi, lesTsauvages rentrèrent; la contestation recommença, mais avec moins de chaleur; peu à peu les sauvages s'apaisèrent. Avant de se retirer, ils s'appro- chèrent du baron, lui tendirent la main, et la paix fut faite. Mais ils n'étaient pas hors de la tente, que le général Johnson dit au baron : a Mon ami, si vous vous croyez en sûreté, vous avez tort; malgré vos blessures, il faut sortir d'ici, et vous porter à la ville. » En même temps on entrelace quelques branches d'arbre, on l'étend dessus, et on le porte à la ville, au milieu de quarante soldats qui l'escortent. Le lendemain les sauvages, instruits de cette évasion, vont à la ville, s'introduisent dans la maison il était soigné; ils avaient leurs poignards cachés sous leurs vêtements; ils fondent sur lui, et ils l'auraient égorgé, s'il n'avait promptement été secouru. Il y eut seulement deux ou trois blessures d'ajoutées à celles qu'il avait déjà.

Eh bien! me direz-vous, est la bonté naturelle? Qui est-ce qui a corrompu ces Iroquois? Qui est-ce qui leur a inspiré la vengeance et la trahison? Les dieux, mon amie, les dieux; la vengeance est chez ces malheureux une vertu religieuse. Ils croient que le Grand-Esprit, qui habite derrière une montagne qui n'est pas trop loin de Québec, les attend après leur mort, qu'il les jugera, et qu'il estimera leur mérite par le nombre de chevelures qu'ils lui apporteront. Ainsi, lorsque vous voyez un Iroquois étendre un ennemi d'un coup de massue, se pencher sur lui, tirer son couteau, lui fendre la peau du front, et lui arracher avec les dents la peau de la tête, c'est pour plaire à son Dieu. Il n'y a pas une seule contrée, il n'y a pas un seul peujDle l'ordre de Dieu n'ait consacré quelque crime.

Les Canadiens disent que les montagnards écossais sont les sauvages de l'Europe. Vous voyez bien qu'il faut lire tout ceci comme une conversation.

« Gela est assez vrai, dit le père IIoop, nos montagnards sont nus, ils sont braves et vindicaiifs; lorsqu'ils mangent en troupe, sur la fm du repas, les tètes sont échauflees par le vin, et les vieilles querelles se rappellent et les propos deviennent inju-

LKTTRKS .\ MADK.MOISKLLK VOIJ.AM). 9

lieux, savez -vous comme ils se conliennenl? Ils tirent tous leurs poignards et les plantent sur la table, à côté de leurs verres. Voilà la réponse au premier mot injurieux. »

Le prétendant, dont les Anglais ont mis la tête à prix, qu'ils ont chassé, pendant plusieurs mois, de montagne en montagne, comme on force une bête féroce, a trouvé la sûreté dans les cavernes de ces malheureux montagnards, qui auraient pu passer de la plus profonde misère à l'opulence en le livrant, et qui n'y pensèrent seulement pas ; autre preuve de la bonté natu- relle.

11 n'est pas nécessaire de vous avertir que je suis toujours notre conversation, vous vous en apercevez bien. Le père Hoop avait un ami à la bataille qui se donna entre les montagnards écossais, commandés par le prétendant, et les Anglais. Cet ami était parmi ceux-ci; il reçoit un coup de sabre qui lui abat une main; il y avait une bague de diamant à l'un de ses doigts : le montagnard voit quelque chose qui reluit à terre, il se baisse, il met la main coupée dans sa poche, et continue de se battre. Ces hommes connaissent donc le prix de l'or et de l'argent, et s'ils ne livrèrent pas le prétendant, c'est qu'ils ne voulaient point d'or à ce prix.

Vous voyez, mon amie, que nous faisions très-bien les hon- neurs de la maison à ceux qui nous visitaient. îNous avions un militaire, et nous l'avons fait parler guerre, tout son bien aise. Nous avons appris de lui des choses que nous ne savions pas; nous avons été polis; ce qui vaut beaucoup mieux que de lui avoir répété celles que nous savions, et qu'il pouvait ignorer.

Le baron de Dieskau a servi longtemps sous le maréchal de Saxe. Il avait coutume de passer l'automne avec lui au Piple, maison voisine du Grandval, qui appartient maintenant à M'"® de La Bourdonnaye. Cette femme y passe toute l'année, seule avec son amant; vous ajouterez en vous-même : Que lui faut-il de plus?

Il nous parla beaucoup du maréchal, de ses occupations, de ses amours, de ses campagnes, des actions périlleuses auxquelles il avait eu part, des nations qu'il avait parcourues, etc., etc.

Ah! mon amie! quelle différence entre lire l'histoire et entendre l'homme! Les choses intéressent bien autrement. D'où vient cet intérêt? Est-ce du rôle de celui qui raconte, ou du rôle

10 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

de celui qui écoute? Serait-ce que nous serions flattés de la pré- férence du sort qui nous adresse à celui à qui tant de choses extraordinaires sont arrivées, et de l'avantage que nous avons sur les autres par le degré de certitude que nous acquérons, et par celui que nous serons en droit d'exiger, lorsque nous redi- rons à notre tour? On est bien fier, quand on raconte, de pou- voir ajouter : Celui à qui cela est arrivé, je l'ai vu; c'est de lui- même que je tiens la chose. Il n'y a qu'un cran au-dessus de celui-là, ce serait de pouvoir dire : J'ai vu la chose arriver, et j'y étais. Encore ne sais-je s'il ne vaut pas mieux quelquefois appuyer son récit de l'autorité immédiate d'un personnage impor- tant que de son propre témoignage, si un homme n'est pas plus croyable quand il dit : Je tiens la chose du maréchal de Turenne, ou du maréchal de Saxe, que s'il disait : Je l'ai vue. Quoiqu'il puisse aussi facilement mentir sur un de ces points que sur l'autre, il me semble que du moins il nous trouve plus disposés à recevoir pour vrai un de ces mensonges que l'autre. Dans le premier cas, il faut qu'il y ait deux menteurs, et il n'en faut qu'un dans le second; et entre les deux menteurs, il y a un per- sonnage bien important. D'ailleurs tout le monde peut avoir le livre que je lis, mais non converser avec le héros. 11 n'y a point de vanité à avoir un livre, mais il y a de la vanité à avoir appro- ché, à avoir conversé avec un grand homme.

On nous mortifie donc beaucoup, quand nous citons, et qu'on ne nous croit pas?... Sans doute. Demandez-le à M"*" Boileau. Premièrement, on conteste nos connaissances, et on ne raconte souvent que pour citer ce qu'on connaît. Secondement , on nous accuse d'imbécillité ou d'imposture, si nous voulons per- suader aux autres ce que nous ne croyons pas; d'imbécillité, si nous sommes de bonne foi, et que nous croyions vraiment une chose absurde. Et puis, vaut-il mieux être menteur qu'imbécile? On peut se corriger du mensonge, mais non de l'imbécillité. On ne ment plus guère, quand on s'est départi de la prétention d'occuper les autres. 0 le beau marivaudage que voilà! Si je vou- lais suivre mes idées, on aurait plus tôt fini le tour du monde à cloche-pied que je n'en aurais vu le bout. Cependant le monde

a environ neuf mille lieues de tour, et Et que neuf mille

diables emportent Marivaux et tous ses insipides sectateurs tels que moi!

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLVM). 11

Le baron de Dieskau a toute la peine imaginable de se lever de son fauteuil, et il lui eût été plus aisé, il y a dix ans, d'aller sous la ligne ou sous le pôle, qu'il ne lui serait facile aujourd'hui d'aller au bout d'une de nos allées. Nous lui avons fait compa- gnie tout le jour. J'ai joué aux échecs avec lui. Il a joué au passe- dix avec le Baron. Hier, il a fait la martingale avec nous.

ÎNous nous sommes couchés de bonne heure. Le ciel nous promettait un beau lendemain; et voilà le vent qui s'élève, les étoiles qui disparaissent, un déluge qui tombe, et les arbres qui nous garantissent à l'occident, frappés les uns contre les autres, de faire un fracas terrible, et nous de nous renfermer et de nous presser autour du foyer. Nous avons passé le dimanche comme nous avons pu.

Le baron de Dieskau nous a quittés sur les cinq heures. Nous nous sommes tous mis en bonnet de nuit et en déshabillé, avec la permission des femmes, qui ont arrangé que nous sou- perions debout dans le salon, en faveur de notre Baron qui est indisposé, et, en attendant, nous avons repris notre causerie. J'ai cru que de ma vie je ne vous reparlerais des Chinois, et m'y voilà revenu; mais c'est la faute du père Hoop; prenez-vous-en à lui, si je vous ennuie.

Il nous a raconté qu'un de leurs souverains était engagé dans une guerre avec les Tartares qui sont au nord de la Chine. La saison était rigoureuse. Le général chinois écrivit à l'empereur que les soldats souffraient beaucoup du froid. Pour toute réponse, l'empereur lui envoya sa pelisse, avec ce mot : « Dites de ma part à vos braves soldats que je voudrais en avoir une pour chacun d'eux. »

Le père Hoop a remarqué que les Chinois sont les seuls peu- ples de la terre qui aient eu beaucoup plus de bons rois et de bons ministres que de mauvais. « Eh ! père IIoop, pourquoi cela? a demandé une voix qui venait du fond du salon. C'est que les enfants de l'empereur y sont bien élevés, et qu'il n'est presque jamais arrivé qu'un mauvais prince soit mort dans son lit. Comment! lui dis-je, le peuple juge donc si un prince est bon ou mauvais? Sans doute, et il ne s'y trompe pas plus que des enfants sur le compte de leur père ou de leur tuteur. A la Chine, un bon prince est celui qui se conforme aux lois; un mauvais prince est celui qui les enfreint. La loi CvSt sur le trône.

12 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

Le prince est sous la loi, et au-dessus de ses sujets. C'est le premier sujet de la loi, »

Le père Hoop a raconté que les mandarins disaient un jour à un empereur : « Seigneur, le peuple est dans la misère, il faut aller à son secours. Allez, dit l'empereur; il faut y courir comme à une inondation ou à un incendie. 11 faudra pro- portionner les secours aux besoins. J'y consens, pourvu que l'examen ne prenne pas trop de temps, et ne soit pas trop scru- puleux. Surtout qu'on ne craigne pas que la libéralité excède mes intentions. »

11 dit qu'un autre empereur assiégeait Nankin. Cette ville contient plusieurs millions d'habitants. Les habitants s'étaient défendus avec une valeur inouïe ; cependant ils étaient sur le point d'être emportés d'assaut. L'empereur s'aperçut, à la cha- leur et à l'indignation des officiers et des soldats, qu'il ne serait point en son pouvoir d'empêcher un massacre épouvantable. Le souci le saisit. Les officiers le pressent de les conduire à la tranchée; il ne sait quel parti prendre; il feint de tomber malade; il se renferme dans sa tente. Il était aimé; la tristesse se répand dans le camp. Les opérations du siège sont suspen- dues. On fait de tous côtés des vœux pour la santé de l'empe- reur. On le consulte lui-même. » Mes amis, dit-il à ses géné- raux, ma santé est entre vos mains; voyez si vous voulez que je vive. Si nous le voulons! Seigneur, parlez, dites vite ce qu'il faut que nous fassions. Nous voilà tous prêts à mourir. 11 ne s'agit pas de mourir, mais de me jurer une chose beau- coup plus facile. Nous le jurons. Eh bien! ajouta-t-il en se levant brusquement, et tirant son cimeterre, me voilà guéri. Marchons contre les rebelles, escaladons les murs, entrons dans leur ville ; mais que, la ville prise, il ne soit pas versé une goutte de sang. Yoilà ce que vous m'avez juré et ce que j'exige », et ce qui fut fait.

L'Y-Wang-Ti (c'est toujours le père Hoop qui parle) a fait bâtir la grande muraille qui sépare la Chine de la Tartarie, qui a six cents lieues de circuit, trois mille tours, trente pieds de haut, quinze d'épais; qui laisse entrer et sortir des lleuves sous des rochers, qui traverse un bras de mer, qui passe par des marais de plusieurs lieues. L'Y-Wang-Ti l'a fait construire en chiq ans. C'est le même qui a donné les lois les plus sages de

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 13

l'univers, qui a délivré de la tyrannie des princes du sang la nation qui leur avait toujours été asservie; jusqu'à ses enfants

qu'il réduisit à la condition de simples sujets Eh bien! ce

prince lit brûler tous les livres, etd(Wendit, sous peine de mort, d'en conserver d'autres que d'agriculture, d'architecture et de médecine. Si Rousseau avait connu ce trait historique, le beau parti qu'il en eût tiré! Gomme il eût fait valoir les raisons de l'empereur chinois !

L'Y-Wang-Ti disait que, dans un Etat il y avait des gens qu'on appelle gens à talents, les gens de bien n'étaient que les

seconds ; que partout il y avait plus de gloire à penser

qu'à faire, le nombre de ceux qu'on appelle penseurs devait tou- jours aller en augmentant, et avec eux le nombre des oisifs,

des orgueilleux, des inutiles et des fainéants ; que ces jaseurs

consacrant par des éloges absurdes les anciennes constitutions, ils liaient les mains du prince qui ne pouvait rien innover sans révolter la nation, quoiqu'il n'y eût pas une loi qui, au bout

de cinquante ans, ne devînt un abus ; que les productions de

l'esprit sont froides et maussades lorsque le génie n'est pas l'organe des passions, et qu'alors elles sont dangereuses. Le beau texte que voilà ! Vous devriez m'aimer à la folie.

Que dirent de cette logique de l'Y-Wang-Ti les gens du con- seil du coffre de fer, qui étaient tous lettrés? Qu'il raisonnait

comme un barbare.

Je vous fais grâce de toutes les réflexions qui furent ame- nées par ces traits historiques, vous les referez toutes et beau- coup d'autres.

Le Baron, qui est malade, en dépit de la médecine qui s'est emparée de lui, trouva fort mauvais que l'Y-Wang-Ti eût épargné les livres de médecine. Il disait qu'on ne connaissait pas le corps humain, qu'on ne connaissait pas les fonctions des parties, qu'on ne connaissait point la nature des substances qu'on donne en remèdes, qu'on ne connaissait rien, et qu'il ne comprenait pas comment on pouvait faire une science de tant de choses igno- rées et inconnues.

Je lui répondis à la façon de l'abbé Galiani... Des Espagnols abordèrent un jour dans une contrée du Nouveau-Monde les habitants grossiers ignoraient encore l'usage du feu. C'était en hiver. Ils dirent aux habitants qu'avec du bois et une autre

U LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

chose ils imiteraient le soleil et allumeraient sur terre du feu comme celui qui luisait au soleil. « Vous connaissez donc ce que c'est que le bois, dirent les habitants de la contrée aux Espagnols? Non. Vous connaissez donc le feu qui luit au soleil ? Non. Vous connaissez donc au moins comment le feu prend au bois? Non. Et quand vous avez allumé le feu, sans doute que vous savez l'éteindre? Oui. Et avec quoi? Avec l'eau. Et vous savez donc ce que c'est que l'eau? Non. Et vous savez donc comment le feu est éteint par l'eau? Non. » Les habitants de la contrée se mirent à rire, et tournèrent le dos aux Espagnols, qui allumèrent du feu qu'ils ne connaissaient pas, avec du bois qu'ils ne connaissaient pas, sans savoir comment le feu consumait le bois, et ensuite, avec de l'eau qu'ils ne connaissaient pas, ils éteignirent le feu qu'ils ne connaissaient pas^ sans savoir comment l'eau éteignait le feu.

Sur la fin de notre conversation, lorsque nous étions sur le point de nous retirer, je demandai au Baron s'il ne comptait pas dans la semaine faire un tour à Paris. Il me répondit que non. « En ce cas, lui dis-je, je profiterai du carrosse de M'"" d'Aine, qui ramène demain ces messieurs. » 11 y consentit, et me voilà de retour, sur le quai des Miramionnes, pour empêcher vos lettres d'aller au Grandval, elles étaient déjà!

Nous avons eu le soir, Damilaville et moi, le plaisir de nous embrasser, et il a été doux. C'était le lundi. Le mardi matin, nous avons eu, Grimm et moi, le plaisir de nous embrasser, et il a été très-doux. Nous avons dîné ensemble. Je lui ai demandé des nouvelles de la santé de M'"^ d'Épinay.

A propos de Pouf, de Thisbé et de Taupin, nouveau person- nage important dont vous n'avez point encore entendu parler, je vous ferais de bons contes, si j'en avais le loisir. Taupin est le chien du meunier; ah! ma bonne amie, respectez Taupin, s'il vous plaît. Je croyais savoir aimer, Taupin m'a appris que je n'y entendais rien, et j'en suis bien humilié. Vous vous croyez peut-être aimée; Taupin, si vous l'aviez vu, vous aurait donné quelque souci sur ce point. 11 a pris un goût de préférence pour Thisbé. Or, imaginez que, par le temps qu'il faisait, tous les jours il venait à la porte s'étendre dans le sable mouillé, le nez penché sur ses deux pattes, les yeux attachés vers nos fenêtres.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 15

tenant ferme dans son poste incommode, malgré la pluie qui tombait à seaux, le vent qui agitait ses oreilles, oubliant le boire, le manger, la maison, son maître, sa maîtresse, et gémis- sant, soupirant pour Thisbé, dei)uis le matin jusqu'au soir. Je soupçonne, il est vrai, qu'il y a un peu de luxure dans le fait de Taupin; mais M'"'' d'Aine prétend qu'il est impossible d'analyser les sentiments les plus délicats, sans y découvrir un peu de saloperie. Ah ! chère amie, les noms étranges qu'on donne à la tendresse! Je n'oserais vous les redire. Si la nature les entendait, elle leur donnerait à tous des croquignoles.

jyjine d'Holbach prétend que Saurin et la dame de la Chevrette nous jouent, qu'ils nous mentent, en nous disant la vérité.

Me voilà donc installé rue Taranne pour jusqu'à l'automne prochain. Jeanneton est hors d'affaire. Sa maîtresse continuera encore quelques jours le vin de quinquina. Angélique a le cou libre, de l'appétit, de la gaieté, mais, sur le soir, un peu de fièvre. Elles se purgeront toutes, les unes après les autres, à commencer de demain; c'est l'enfant qui débutera.

Je crois bien que Racine vous fait grand plaisir : c'est peut- être le plus grand poëte qui ait jamais existé, chère amie. Gar- dez-vous bien d'attaquer le caractère d'Iphigénie. Sa résignation estun enthousiasme de quelques heures. Le caractère est poétique, et partout un peu plus grand que nature : si le poëte l'eût intro- duite dans un poëme épique, cet épisode eût été de plusieurs jours, vous l'auriez vue agitée de tous les mouvements que vous exigez; elle en éprouve bien quelques-uns, mais toujours tem- pérés par la douceur, le respect, la soumission, l'obéissance; toutes vos objections se réduisent à ceci : Iphigénie et moi sont deux. Le caractère d'Iphigénie était facile à peindre, celui d'Achille et celui d'Ulysse faciles, celui de Clytemnestre plus facile encore; mais celui d'Agamemnon, dont vous ne me dites rien, coiiunentn'y avez-vous pas pensé? Un père immole sa 1111e par ambition, et il ne faut pas qu'il soit odieux. Quel problème à résoudre! Voyez tout ce que le poëte a fait pour cela. Aga- memnon a appelé sa fille en Aulide; voilà la seule faute qu'il ait commise, et c'est avant que la pièce commence. 11 est agité de remords, il se lève pendant la nuit; il veut l'empêcher d'ar- river en Aulide; il n'y réussit pas, il se désespère de son arrivée, ce sont les dieux qui le trompent. Par qui fait-on plaider auprès

16 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

de lui la cause de sa fille? Par un amant furieux qui la gâte par ses menaces, par une mère furieuse qui veut subjuguer son époux; on abandonne, au milieu de cela, ce père irrité au plus adroit fripon de la Grèce. Cependant il est sur le point de ravir sa fille au couteau, lorsque Eriphile dénonce sa faute aux Grecs et à Calchas qui la demandent à grands cris, et puis il y a dix ans que les Grecs sont devant Troie. Il n'y a pas un chef dans l'armée qui n'ait perdu un père, un fils, un frère, un ami pour l'injure faite aux Âtrides. Le sang des Atrides est-il le seul sang précieux de la Grèce? Tout sentiment d'ambition à part, Aga- memnon ne doit-il rien aux dieux, ne doit-il rien aux Grecs? Que de circonstances accumulées pour pallier l'erreur d'un moment! Le secret de cette boîte-là vous a échappé.

Un peu de repos aura rendu la santé à vos dames. Si j'osais, je leur donnerais le conseil que Gircé donne à Ascitte : Si seor- sim à fralreunâ noclc donnicrin.

Je sais bon gré à l'abbé Marin de vous amuser. Et l'abbé Blanc ne s'en mèle-t-il point? Je ne m'attendais guère à faire le rôle d'un père de l'Église et à être cité en chaire.

Que cette mère est à plaindre! oui, d'avoir la tête aussi mal faite. (Vous devinez bien l'à-propos de cela.) Qu'elle soit juste dans la dispensation de ses sentiments, et elle sera heureuse, et nous serions heureux aussi. Mais votre abbé Marin traite la grande affaire assez lestement, ce me semble ; il y a bien plus de force et de mérite à lui qu'à un autre. Quelle raison pour croire tout cela vrai que de l'avoir prêché toute sa vie! Quoi donc? vous voudriez qu'ils se fussent égosillés pour une sottise, et qu'ils en convinssent! Gela ne se peut. C'est comme les voya- geurs qui ont fait deux mille lieues; et ce sera pour des choses communes? Va-t'en voir s'ils viennent

Cela n'est guère poli. Pardon, mon amie. Vous voilà donc encore absente pour un mois; je ne vous avais accordé que jusqu'à la Saint-Martin, et je n'aime pas que vous dérangiez mou calcul. 11 faut que je prenne patience sur nouveaux frais.

En vérité, on est bien mal avec ceux qui ressemblent à Mor- physe; ce sont perpétuellement des ruses, des réticences, des mystères, des secrets, des méfiances, et puis l'habitude de la duplicité et de la dissimulation se prend, la franchise s'évanouit.

LI'nïRES A M VDKMOISKLLF. VOIJAM). 17

11 est étonnant que cela n'ait pas pris davantap;e sur \os jeunes âmes, et qu'on n'ait pas l'ait de vous deux holiémienncs.

Vous n'avez point vu le nain de la dame 1) pr.rmi les

autres? C'est qu'elle n'y était pas; est-ce ({ue vous avez oublié qu'elle est à couteau tiré avec la vieille l'ée, sa voisine; elle n'était pas à la Chevrette. L'indisposition de sa mère la retenait à Palis, tandis que l'ami était au Grandval ; Pouf n'est pour rien dedans. On ni"a bien recommandé de me taire sur Pouf, j'ai promis et tenu parole.

Ne vous attendrissez pas trop sur la dame nur bras relus; il lui est arrivé ce qui arrivera à celles qui, sans digniic dans le caractère, sans respect pour elles-mêmes, ne tiendront pas loin ces animaux insolents qu'on appelle jeunes gens. Auparavant mon fils' la prenait k bras-le-corps, la tirait sur ses genoux, lui maniait les bras, mesurait sa taille fine entre ses mains, et elle disait en minaudant : Allons donc, finissez donc! que vous êtes enfant! Et mon fils a fini par lui éplucher les bras à table, en présence de vingt personnes.

Vous ne m'avez rien dit des propos de M, Le Pioy; ils étaient pourtant bien gais et bien originaux.

\\h bien! vous êtes donc sûre que M. de Prisye ne s'y trompe pas'? Mais, puisque vous avez pensé que cette phrase pourrait me paraître singulière, pourquoi n'avez-vous pas pensé qu'elle pourrait lui paraître aussi singulière qu'à moi? Pourquoi l'avoir laissée? Si vous me trompiez, s'il trompait M"'' Boileau, si \ ous étiez deux scélérats, ma foi, comme M. Orgon, je ne croi- rais plus aux gens de bien. Il faut que je consulte M"'' Boileau là-dessus. Nous verrons ce qu'elle en dira; sauf à vous faire, à vous et à lui, un petit secret de sa décision. Si nous nous en mêlons une fois, soyez sûre que nous saurons bien aussi vous faire des phrases singulières, et que nous serons bien assez traî- tres pour vous en demander votre avis.

Je vous prie, mon amie, plus de comparaison entre Grinnn et moi. Je me console de sa supériorité en la reconnaissant. Je suis vain de la victoire que je remporte sur mon amour-propre, et il ne faut pas m'oter ce pauvre petit avanlage-là.

Pourquoi la louange embarrasse-t-elle? C'est qu'il est contre

1. Voir t. XVIII, pago 51G.

XIX. 2

18 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

la justice qu'on se doit de la refuser, puisqu'on la mérite, et contre la modestie qu'on exige de l'accepter, puisqu'alors ce serait se réunir aux autres pour se pi'éconiser. On est décon- tenancé, comme il faut toujours qu'on le soit, lorsqu'il fau. répondre, et qu'on ne saurait dire ni oui ni non. Je souhaite pour moi que ce soit votre solution.

Vous voilà donc rappelée à Paris par M. de Fourmont. Ce cérémonial-là, de se rendre le maître chez vous, à neuf heures, pour vous entretenir de ce que votre sœur savait déjà, est encore d'un ridicule que je ne saurais trop louer, tant il est parfait. Que ne vous parlait-elle d'amitié en présence de M'"^ Le Gendre? était l'inconvénient de cette intimité? Jusqu'à quand serez-vous étrangère dans votre famille? Et le rôle d'Iphigénie vous étonne; et vous ne voyez pas que le vôtre est plus dur! Agamemnon n'immola sa fille qu'une fois, et Morphyse immole la sienne dix fois par jour. 11 est plus facile de souffrir une grande peine que de soulfrir toute sa vie de petites mortifica- tions qui se succèdent sans fin.

Revenez donc; revenez voir en personne la tendresse que vous n'avez fait que lire; elle vous attend.

Non, Damilaville ne décachette point. Aussi celle adressée à M. Duval a-t-elle fait le voyage du Granval avec les vôtres. On la lui a portée ce matin; il a répondu sur-le-champ, et cette réponse est partie contre-signée.

Arrivez donc, gros Fourmont. Tâchez donc d'accélérer votre lourde allure, et ramenez-moi ma Sophie.

Jusqu'à présent, j'ai écrit comme si Eranie devait me lire. Peut-être y avez-vous un peu perdu; mais j'ai voulu épargner à votre délicatesse le petit déplaisir de sauter des lignes, et de celer quelque chose à celle qu'on porte au fond de son cœur. 11 me seml)le que cela me coûterait, à moi, et je vous mets sou- vent à ma place.

Quand vous vous séparerez de votre chère sanu", dites-lui de ma part, et du ton le plus touché que vous pourrez : « Chère sœur, nous nous re verrons tous les ti'ois, nous nous reverrons ».

Vous aurez lundi des nouvelles de M. de Saint-Gény. Dami- laville a du en demander aujourd'hui.

A propos, quatre-vingts livres de café, soixante pour vous et

LETTRKS \ \[ ADKMOISKI.IJ-: VOIJ. \M). 10

\ingt pour moi, à trente-sept sous la livre. La uiodicité d prix Mi'a rendu la qualité suspecte. Voilà une phiase cadencée qui pue l'Académie. Si vous voulez en sentir tout le.ridicidc, dites- la du ton gascon dont M. Mairan disait à Rendu, son valet de chambre, de le tirer d'une mare d'eau : liciuli/^ sauvez-moi de ce di'iiKje, d'iuic f/fçoii quelconque. Je suis im furieux bavard, n'est-ce pas, mon amie? Mais nous l'avons essayé, Grimm et moi, et nous l'avons trouvé bon. Demandez à madame votre mèi'e si elle en veut toujours. Ce traître Damilaville en a quatre-vingts livres, de Marseille, dont' il ne céderait pas un grain. Ferai-jc mieux que lui? Oh! ma foi, je n'en sais. rien.

Vous me direz apparemment ce que M. Duval aura chanté. A M. Ducal, rue des Vieu.r-Aufjusdns, etc. Quelle diable d'a- dresse est-ce là? Cela m'a un peu brouillé.

Mais est-ce qu'Uranie ne daignera pas prendre la plume un jour, et mettre un petit mot de sa main à la lin d'une de vos lettres? Un petit mot doux pour celui qui fait tout pour lui mar- quer son respect, lui inspirer une haute idée d'elle-même, celle qu'il en a, et mériter un peu son estime.

Je ne sais pas ce qu'il y avait dans ma dernière lettre ,sur le vice et sur la vertu d'assez passable, pour que vous ayez osé en faire part à madame votre mère. De quoi s'agissait-il? Je mets si peu de prétention à ce que je vous écris que, d'un courrier à l'autre, la seule chose qui m'en reste, c'est que j'ai voulu vous rendre compte de tous les instants d'une vie qui vous appartient, et vous faire lire au fond d'un cœur \ous régnez.

Adieu, ma tendre amie. Voilà encore un petit volume. Si j'en avais eu le temps, j'y aurais mis une épître dédicatoire.

Il arriva avant-hier, chez Damilaville, une petite aven- ture qui prouve que rien ne gagne comme l'exemple de la bonté.

Un habile garçon, qui s'appelle Desmarets, devait éireenvové en Sibérie pour y faire des observations; il n'ira pas. Ou lui préfère un sot appelé l'abbé Chappe'. Desmarets, Tillet, et mi

1. Diderot partageait les préjuges de ses contemporains contre ce savant, à ((ui Ion peut reprocher des observations légèrement faites ou inutiles, muis ([ni n'.Mi mourut pas moins victime de son amour pour la science, dans un voyage en C:ili-

20 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

jeuiit; conseiller au Parlement, qui avaient dîné cliez Gauclet, montèrent, le soir, chez Damilaville, j'étais. Je connaissais Desmarets et ïillet; on se salue, on s'embrasse, et je dis à Desmarcts : (( Que faites-vous ici? je vous croyais à grelotter au Kamtchatka, dans un trou de quelque Jakut, » Vous entendez sa réponse : c Je suis fâché, pour le progrès des sciences, qu'un autre fasse le voyage. » Il ajouta qu'il avait préparé un grand nombre d'expériences qu'assurément l'abbé Ghappe ne fera pas. « Avez-vous un mémoire bien détaillé de toutes ces expé- riences? — Tout prêt. Savez-vous ce qu'il faut en faire? Le porter à l'abbé Ghappe. Parce que vous ne pouvez pas faire le bien par vous-même, ne devez-vous pas contribuer de toutes

vos forces pour qu'il soit fait par un autre? » Tout le monde

fut de mon avis.

Je ne pourrais soutenir celte pensée qu'un Iwnmie a eu cet

avantage sur moi Get homme est un homme de bien, du

moins je dois le supposer. Il vous est dévoué, âme et corps, il ne vit que pour vous, il étudie toutes vos volontés. G'est vous qui faites son l)onheur, sa peine, son repos, ses alarmes; son sort est attaché au vôtre. Il ferait le tour du monde pour vous aller chercher un fétu qui vous plairait ; et, lorsque vous lui accordez la seule récompense qu'il se promette, et qu'il s'elTorce de mériter, vous appelez cela accorder de l'avantage sur soi. Est-ce l'expression? Je m'en rapporte k vous-même, qui avez l'esprit juste. En toute autre circonstance, il me semble qu'on dirait : c'est retour, c'est équité. Les coquettes laissent prendre de l'avantage su^- elles ; les femmes galantes et à tempérament aussi ; les folles, les étourdies, et, en un mot, toutes celles qui ne mettent aucun prix honnête à leurs faveurs, et qu'on pos- sède sans les a^oir méritées. Mais il n'en est pas ainsi des autres.

fornie, le 1''' août 1709. Grimm s'est ôgayé (Corr. litt., mars 1769) sur le compte de l'abbé et des estampes do Moreau le Jeune qui ornent la première édition de son Voijage en Sibérie fait en 1761. (l)eburc, 1718, 3 vol. gr. in-i et atlas.) L',4>i- tidute contre un mauvais livre, etc., etc., tlor.til a été question dans une note des Lettres à Falconet, a été écrit sous l'inspiration de Catherine et peut-être revu par le sculpteur. M. Taschereau renvoie aussi à une brochure : Lettre d'un style franc et loyal à l'auteur du Journal encyclopédique. Mil, in-'12, que nous n'avons pu rencontrer.

l.KTïr.KS V M VDKMOISKI.I.K VOI.LVM). -21

Vous soii\(ni'!/-\oii^ (l'im li-alt f[iio je vous ai racouU' d'un de mes amis'? Il aimait de|)uis longtemps; il croyait avoir mcrité quel('[ue récompense, et la sollicitait, comme elle doit l'ètri),

\ivement. On le refusait sans en apporter de raisons il

s'avisa de dire : « ('/est que vous ne m'aimez pas » (leltc

lenune aimait éperdument. « C'est que je ne vous aime pas! répondit-elle en fondant en larmes. Levez-vous (il élait à ses genoux), donnez-moi la main » ; il se lève, il lui donne la main, elle le conduit vers un canapé, elle s'assied, se couvre les yeux de ses mains sous lesquelles les larmes coulaient toujours, et lui dit : (( Kb bien ! monsieur, soyez heureux. » Vous vous doutez bien qu'il ne le fut pas. Non ce jour-là; mais un autre qu'il était à côté d'elle, qu'il la regardait avec des yeux rem- plis d'amour et de tendresse, et qu'il ne lui demandait rien, elle jeta ses deux bras autour de son cou, sa bouche alla doucement se coller sur la sienne, et il fut heureux.

Il y a une lettre de vous chez Damilaville. Je cours bien vite la chercher. Adieu, adieu.

De Saint-Gény se porte k merveille. C'est un garçon de bien, très-aimé, très-considéré. On rend justice à ses talents; mais il n'a ni zèle ni activité. On lui reproche de l'indolence et de la paresse. Il faudrait que madame votre mère et la sienne le secouassent de temps en temps. Je vous réponds toujours de la protection de M. Damilaville pour lui, parce que M. Damilaville a de l'amitié pour moi, et qu'il sait l'intérêt que je prends à M. de Saint-Gény, et k tout ce qui vous tient par le fil le plus léger.

Mes très-humbles respects à madame votre mère.

1. C'est l'aventure de Margoiicy et de M""" de Vcrdclin, racontée par M""'d"Éi>i- uay. Mémoires, 2e partie, cliap. VI.

22 LETTRES A MADEMOISELLE \ OLLAMJ.

LU

A Parif, lo 10 novembre 17G0.

Voyez l'attention de M. DamiLaville. C'est aujourd'hui dimanche. Il a été forcé de sortir de son bureau. Il ne doutait pas que je ne vinsse ce soir; car je ne manque jamais quand j'espère une lettre de vous. Il a laissé la clef avec deux bougies sur une table, et^entre les deux bougies, la petite lettre de vous avec un billet de lui bien honnête. Je vous ai lue et relue; je suis seul et je vais vous répondre.

Je suis bien fâché que madame votre mère soit indisposée. 11 n'y a qu'un jour à son compte, quoiqu'il y ait bien du temps au nôtre, qu'elle est à la campagne. Ce sont d'abord les mau- vais temps qui l'ont empêchée d'en jouir; et, quand les mau- vais temps vont cesser, car enfin ils vont cesser, s'ils ne doivent pas durer toujours, voilà un rhumatisme qui la tient courbée sur les tisons. Comment se fait-il qu'elle ait de la gaieté, et avec vous? Hier, je disais, avec Damilaville, que quand j'étais las de voir aller les choses contre mon gré, il me prenait des bouffées de résignation. Alors la douleur des hypocondres se détend , la bile accumulée coule doucement : le sort ne me laisserait pas une chemise au dos, que peut-être j'en plaisan- terais. Je conçois qu'il y a des hommes assez heureusement nés pour être, par tempérament et constamment, ce que je suis seulement par intervalle, de réllexion, et par secousses; témoin l'auteur de Zaïclc, ce petit abbé de La Marre qui n'a-- vait pas un sou, qui se portait mal, qui n'avait ni habit, ni pain, ni souliers;

Sa culotto, attachée avec une ficelle.

Laissait voir, par cent trous, \\\\ cul plus noir qu'icelle.

Eli bien! le soir, sur les onze heures, lorsque toul le monde dormait, il contrefaisait, avec une pipe à fumer, les cris d'un

LETTUES A M VDKMOISKI.LK VOhl.AM). 23

enfant exposé; et le matin, snr le point du join-, il mettait en train de chanter tous les coqs du voisinage. Au sein de l'indi- gence, il était plus heureux que nous^ Votre mère a pris son parti. Elle aura de la bonne humeur jusqu'à demain. Cette espèce de philosophie éphémère ne dure pas davantage.

On parle donc de retour! On remue donc les malles! Le courrier prochain m'apprendra peut-être votre départ. Ne vous attendre que pour les derniers jours du mois, je ne saurais. Vous m'avez mis en train d'espérer. S'il nous est permis d'aller au-devani de vous, vous nous le direz appai'emnr^nt. Au reste, ne faites rien là-dessus de votre mouvement. Si l'on nous ren- contre sur la route, qu'on s'y attende, et qu'on l'ait à gré. Oui, ce fut un teriible jour que celui que vous rappelez. Mais vous aviez de la santé, on pouvait se flatter que vous supportiez la fatigue du voyage; on ne craignait pas que vous restassiez mou- rante dans une auberge ou sur un grand chemin. Il vint un jour, et ce jour était la veille même de votre départ, j'avais toutes ces alarmes. On vous croyait assez de force pour faire soixante lieues en poste, dans une voiture très-dure, dans la saison la plus fatigante, et vous étiez dans votre lit, et vous ne pouviez vous tenir debout, et vous n'auriez pas fait pour toute chose au monde le tour de votre chambre, et vous ne pouviez parler. Mais laissons cela; ma l)ile se remuerait trop violemment; je ne m'en porterais pas mieux, je n'en serais pas plus content, et de celle qui vous entraînait, et de celle qui se portait à sa fantaisie, et qui fermait les yeux sur votre état.

Mais qui est-ce qui vous a envoyé la Confrs.-iioii. de Vol- taire'-? Vous ne me le dites pas. A propos de Voltaire, il se plaint

1. Dans les notes si curieuses du libraire Prault sur quelques littérateurs de son temps, notes publiées par M. Rathery {Bulletin du bibliophile, 1850, p. 866j, on trouve celle-ci sur l'abbc de La Marre, que M"'= Quinault avait surnomme Croque-Chenille : « 11 avait de l'esprit, du feu et de la vivacité; d'ailleurs crapu- « leux ; sans reprocbe, je l'ai une fois babille de piei en cape et lui ai donné

« soixante-douze livres pour se faire guérir de la v On n"a de lui (ju'un petit

recueil de poésies. Il a fait aussi Topera de Zaide, mis en musique par Royer.' » L'abbc de La Marre, nommé commissaire aux fourrages pendant la campagne de 1741, se jeta par la fenêtre, à Egra, dans un accès de fièvre cliaude.

2. Diderot veut parler ici de la Relation de la maladie, de la confession et de la fin de M. de Vollaire et de ce qui s'ensuivit, par moi Josepli Dubois (Sélis). Genève, 17C1 (1760), in-r2 ; sorte de contre-partie du pamphlet de Voltaire ayant pour titre : Relation delà maladie, de la confession, de la mort et de l'apparition

2'4 l.KTTnKS V M VDKMOISELLE VOLLAND.

à Grimm très-ainèrement de mon silence. Il dit c|u'il est au moins de la politesse de remercier son avocat' . Et qui diable l'a [)rié de plaider ma cause? Il a, dit-il, ressenti la plus vive dnuleur, chère amie; on ne saurait arracher un cheveu à cet honnne, sans lui faire jeter les hauts cris. A soixante ans pas- sés, il est auteur, et auteur célèbre, et il n'est pas encore fait à la peine. Il ne s'y fera jamais. L'avenir ne le corrigera point. Il espérera le bonheur jusqu'au moment la vie lui échappera.

Non, je ne sais pas qui est l'auteur de la Confession. Oui, je suis dans la grande ville, et si je n'avais pas eu cent fois plus de force qu'Adam le jour que la pomme fatale lui fut présentée, je serais parti pour la Chevrette; j'y étais appelé par un billet doux, et par un billet très-doux ; car il y en avait deux.

L'enfant, à qui la mauvaise santé ne peut ôter ni la sérénité ni la sensibilité, me jeta ses petits bras autour du cou, et m'em- brassa, en disant : « C'est mon papa, c'est mon petit papa. » Je passai dans mon cabinet je trouvai une pile de lettres. Je les lus. On servit, et nous nous mîmes à table.

Mes collègues n'ont presque rien fait. Je ne sais plus quand je .sortirai de cette galère. Si j'en crois le chevalier de Jaucourt, son projet est de m'y tenir encore un an. Cet homme est depuis six a sept ans au centre de six à sept secrétaires, lisant, dic- tant, travaillant treize à quatorze heures par jour, et cette posi- tion-là ne l'a pas encore ennuyé.

Je n'ai rien outré la peinture de la maladie du père Hoop. Il a été sur le point de secouer le fardeau. Quand je lui deman- dai ce qu'il estimait le plus de la vie, il me répondit : « Pre- mièrement de n'y être pas, secondement de se bien porter; vous voyez combien je suis chanceux ; j'y suis et je me porte mal. » A vous parler vrai, je ne compte pas qu'il finisse natu- rellement.

Vous auriez fait une belle chose sans les contre-seings. Les endroits de mes lettres je vous dis que je vous aime sont

du jésuite Ihrlier, suivie do la lielation du Voijn'je de frère Giirassisc, neren du père Garasse, successeur du frère IJerlicr, et de ce qui s'ensuit eu alteitdanl ce qui s'ensuivra. Genève, 1700, in- 12.

1. Cette lettre de Voltaire ne se trouve pas dans sa Correspomlance.

LKTTilKS A \1 VDKMOISKLI.K VOl.l.VM). 25

ceux (|ui vous plaiseni, le plus; c'est, dites-vous, la seule chose ({u'il y ait dans les vùlres, c'est-à-diie qu'elles sont |)Oiir luoi partout coiiiine les miennes dans les ligues qui vous en parais- sent excellentes. Ne suis-je pas bien à plaindre? Mes lettres sont variées, et les vôtres le siu-out, et plus agréablement encore ("[ue les miennes, quand vous pourrez vous résoudre, comme moi, d m'envoyer vos conversations d'Isle. Vous verrez que ce que vous, M""= Le Gendre et madame votre mère direz sur un sujet ou de goût, ou de caractère, ou d'alTaire, ou d'histoire, ou de morale, ne vaudra pas mieux que les boutades de l'Écossais, que les folies de M'"" d'Aine, que l'originalité du Baron, et que mon marivaudage, car je maiivaude, Marivaux sans le savoir, et moi le sachant.

Je n'ai point encore lait de feu. Tant que celui de nature me suflli'a, je me passerai de l'autre.

Cette sobriété d'un jour n'a pas duré davantage. Damilaville ne l'a pas voulu. Nous dînâmes hier ensemble depuis deux heures et demie jusqu'à neuf heures du soir. A neuf heures son- nantes nous prenions le plus délicieux café du monde. Oli 1 la bonne chose pour la santé qu'une débauche de bon vin!

Mon ami est l'homme le plus inabordable. Il a un froid, un sec. un lenfermé qui déconcerte la première fois ; à la centième comme à la première, quand cela lui convient.

Le nom de Pouf vous fait rire, vous paraît bien imaginé. Le petit animal tout rond, gros comme le poing, ressemble parfai- tement à son nom.

Je n'entends rien non plus à la ligne il s'agit de fête et de messe, sinon que quelquefois je vous commence la veille une letti'e que je continue le lendemain, connne si c'était le même jour. Voilà la clef d'une infinité d'autres endroits.

Oui, il ne tiendra qu'à Uranie d'aimer sa fille à la folie. Je crois en avoir le secret, mais ce sera pour une antre fois.

Bonsoir, mes bonnes amies; si vous aimiez autant que moi, et que vous le sentissiez comme je fais dans ce moment, vous seriez trop heureuses. Je prends votre main, je la mets dans la sienne, et je les serre toutes deux.

•2ù LETTRES A MADEMOISELLE VOLLA?yD.

LUI

A Paris, le 11 novembre 1700.

J'éLais venu ici dans le dessein d'y trouver une lettre et d'y répondre. J'ai eu la lettre. Je l'ai lue avec le plaisir que toutes me donnent, mais il ne m'a pas été possible de vous faire ré- ponse.

J'ai trouvé Thiriol, un ami de Voltaire ; c'est un bon homme, mais d'une mémoire cruelle. Il s'est mis à nous réciter des vers de tous les poètes du monde, et il était près de neuf heures quand il nous a quittés.

Le moyen de passer ici le temps qu'il me faudrait pour vous entretenir des peines que se donne Uranie, et y apporter la consolation qu'elle peut attendre de moi ! Je me suis fait une loi de rentrer de bonne heure, du moins jusqu'à ce que tout le monde se porte mieux à la maison. Je vous écris seulement ce billet pour prévenir l'inquiétude que mon silence pourrait vous causer. Bonsoir, ma tendre amie. Jeudi, je tâcherai de ré- parer la brièveté de celle-ci. Si vous la comparez avec la précédente, vous ne manquerez pas de dire que je suis extrême en .tout. Je ne sais si cela est aussi généralement vrai qu'on pourrait le croire; mais en tendresse, en attachement, en estime, en respect pour vous, quelque extrême qu'on veuille me suppo- ser, je ne ferai mentir personne. Un mot de moi à Uranie. Elle voit sa lille d'un air trop sévère. Quand elle aura causé là-dessus avec elle-même pendant une matinée, elle retrouvera sa (ille à moitié corrigée. Avant que d'accuser l'enfance d'une autre, je lui demande de se rappeler la sienne. Qu'est-ce que la sensibilité? L'eflét vif sur notre âme d'une infinité d'observations délicates que nous rapprochons. Cette qualité, dont la nature nous doinie le germe, s'ctoufle ou se vivifie donc par l'âge, l'expérience, la réflexion. Nous serions tous bien honteux si nos parents avaient tenu registre de toutes les choses dures, cruelles même, que nous avons dites ou faites, quand nous étions jeunes. Nous ver- rions, dans l'histoire de nos premières années, l'excuse des pre-

LETTRES A M VDEMOISKLLK VOI.LAM). 27

iiiiiMes aimées de nos enfants que nous jugeons si sévèrement. lu pou de patience, il en a fallu tant avoir avec nous. Je ne me tiens pas quitte par ce petit nombre de lignes. Le sujet est trop inq)ortant pour n'y pas revenir. Bonsoir, mon amie, bonsoir. Ne perdez rien de votre amour. Pour peu que vous en diminuassiez, vous ne me payeriez plus de retour.

LIV

A Paris, le 2\ novembre 1700.

Les gens du monde n'ont point d'iionnenr : ils font trop d'aflaires et de trop importantes; ils s'écartent d'abord un peu du droit chemin, puis encore un peu, et de petits écarts en petits écai'ts réitérés, ])ientôt ils se trouvent tout à fait égarés, et ce cju'ils ont fait avec succès devient l'unique règle de ce qu'ils ont à faire. Yous voyez bien à quoi je réponds. Mais ce qui nie confond, c'est cette espèce de bienfaisance malhonnête avec laquelle ils se prêtent à arranger à leur mode les allaires des gens scrupuleux. On dirait, ou qu'ils n'ont pas assez de leurs pi'opres iniquités, ou qu'ils croient expier celles-ci par celles qu'ils veulent bien commettre en faveur des autres. 11 semble qu'ils se disent en eux-mêmes : Vous voyez bien, si ma morale est mauvaise, au moins j'ai la même pour moi et pour mes amis.

11 y avait donc bien de la tendresse, du respect, de l'estime dans celte lettre de rappel? Les sentiments qu'il nous a vu prendre de sa moitié, à nous qui sommes censés nous connaître en mérite, n'ont pas peu contribué à lui inspirer ceux qu'il eu a. 11 a cru pouvoir estimer un peu celle que nous adorons. Elle a cru longtemps que la seule chose qu'elle désirait en son mari, c'était de l'estimer ce qu'elle valait ; elle s'est trompée. 11 en est venu là, et je gage qu'elle n'en est pas plus éprise.

Vous voilà donc seule à présent , mais heureusement ce ne sera pas pour longtemps; tout m'annonce un retour prochain. Ces travaux projetés sur la rivière de Larzicourt sont ou dilïerés

28 LETTIÎES \ MADEMOISELLE VOLLAND.

ou moins inquiétants , puisqu'on cherche des chevaux ; mais je ne veux plus compter sur rien. Je suis trop mal à mon aise lorsqu'une lettre vient détruire les espérances que j'avais con- çues sur la précédente. On dirait que Morphyse a deviné que vous m'écrivez tout, et qu'elle se fait un jeu de vous montrer à celui que vous aimez et de vous ravir à ses souhaits, d'une poste à l'autre.

Vous faites aussi des débauches de table! Cela vous convient fort. Et qui est-ce qui vous a permis de vivre conmie ceux qui se portent bien ? Me voilà tout à fait dérangé. J'ai eu les intes- tins brouillés, des envies de vomir, de la fièvre, de l'insomnie ; je devais être émétisé aujourd'hui. J'étais trop échaulfé pour qu'on l'osât ; c'est partie remise. En attendant, je vais, je viens, je ris, je cause, je me plains, et demain il n'y paraîtra plus. Mais vous, vous payez de quinze mauvais jours un petit verre de vin et une cuisse de perdrix de trop. Tout le monde se porte bien, excepté moi et Angélique. Vous ai-je dit que cette petite étourdie-là s'était arraché un ongle du gros orteil? 11 n'en fallait pas davantage pour mettre en péril le pied d'un autre enfant moins sain. Elle n'en a pas été alitée plus d'un jour.

J'ai lu M. Grimm la comparaison que vous nous avez faite Ilypcnnncslre avec Tancrcdc-, il trouve que cela n'est pas si faux qu'il en faille ror.gir.

Je n'ouidierai pas votre billet de loterie. M""' Le Gendre ne se lasse donc pas d'inviter la fortune. J'en suis bien aise... Mais la fortune en use avec elle comme la cliente en use avec ses amants.

-Nous ne sommes pas à Bouillon, mais il est décidé que nous imprimerons en pays étranger, et que je n'irai pas. Ma présence donnera le change à nos eimemis, et rien n'euipêchera, avec trois ou quatre contre-seings dont nous disposons, que les feuilles ne nous viennent et que nous ne puissions avoir l'ou- vrage à notre aise.

Vous n'avez pas répondu juste à mon raisonnement en faveur de la médecine. La sensibilité on l'insensibilité des êtres sur lesquels on opère ne fait rien à la certitude ou à l'incertitude des expériences.

Ma sœur a un étrange procédé avec moi. Je vous ai dit, il y a deux mois, qu'elle m'avait envoyé un compte avec des modèles

LKTTliKS \ \I VDKMOISELLE VOLLAM). 29

de quitlaiices : j'ai transcrit les ([iiiitaiices au bas du compte, j'ai renvoyé le tout, et depuis je n'ai entendu parler de rien. Ce maudit saint ' l'aurait-il pervertie? iMalheur à la famille dans laquelle il y aura un saint!

A moi, mes gendres, est d'autant plus plaisant qu'il y a longtemps que le danger est passé -.

Cdllste chancelle, et ce pauvre Colardeau, qui en est Tau- teur, est désespéré ^ Voici encore quelques beaux endroits que je me rappelle. Caliste dit de son abominable amant : Mais qui peut le rappeler auprès de moi? La jalousie? Lui, jdloiw! Ce lui, jdlou.r ! est beau. Et comme cette enchanteresse de Clairon le dit ! Quand sa confidente l'invite à donner la main à un époux qui lui est présenté par son père : Moi, dit-elle, J'irais porter mes e/fjro/ils en dot à mon époux ! et à un ami de Lotario, qui lui laisse apercevoir qu'il sait son malheur: Éloignez-vous, vous 1)1 tirez fait rougir; ne me roi/ez Juinais. Et ces deux vers- ci, qu'en direz-vous?

La nature, crois-moi, dans le sein d'une mère, Pousse un cri plus plaintif que dans celui d'un père.

Je me suis grippé, à l'occasion de cet endroit, avec le mari de ma bonne amie, yi'"" Riccoboni, et lui avec moi, sans nous connaître. Toutes les nuits il m'en revient des bribes qui me font tressaillir.

A propos de la maladie de M"'" Helvétius, croiriez-vous bien que ces Jésuites, qui ont si cruellement persécuté son mari, ont eu le courage de lui faire visite? Je voudrais bien pouvoir vous rendre les propos c^u'il leur a tenus avec sa brusque bonhomie; il n'y a pas un mot à perdre : a Mais comment, Pères, c'est vous ! Vous êtes des hommes incompréhensibles. Vous vous croyez faits pour tout subjuguer, amis, ennemis. Nous en sommes bien fâchés, nous n'avons pu faire autrement. Je sais

1. Son frère le chanoine.

2. Allusion à l'aventure de nuit de M"'' d'Aine. Voir précédemment, t. Wlil, page 515. ^

3. Caliste fut jouée, pour la première fois, le 12 novembre t7G0, et obtint dix représentations.

3 0 LETTRES A MADEMOISELLE YOLLAND.

bien que vous seriez d'honnêtes gens, si cela dépendait de vous. Il y a beaucoup d'autres gens dans la société qui sont exacte- ment dans le même cas; cela ne dépend pas d'eux; ce sont des coquins à qui je pardonne de l'être, mais je ne les vois pas. »

Que pensez-vous de cela? Le reste ne me revient pas, mais il est exactement comme l'écliantillon que voilà.

Vous savez apparemment que le capitan bâcha ou l'amiral du sultan, qui va tous les ans, au nom de son maître, recueillir le tribut dans les îles de l'Archipel, s'en revenait avec dix à onze millions, lorsqu'un mouvement de dévotion le fit relâcher à une petite île appelée Lampédouse, les chrétiens et les musul- mans ont un petit temple commun ; et que, tandis qu'il était eu oraison , les esclaves chrétiens qui étaient sur son bord , au nombre de deux cents, ont assommé, avec leurs chaînes, les esclaves turcs, ont mis à la voile, et s'en sont allés à Malte, ils ont été bien reçus, et l'on a accordé la liberté à cinq es- claves turcs qui avaient généreusement aidé les esclaves chré- tiens à massacrer leurs confrères. Récompense bien placée ! A votre avis ?

M. et M'"^ de BulTon sont arrivés. J'ai vu madame. Elle n'a plus de cou ; son menton a fait la moitié du chemin ; devinez ce qui a fait l'autre moitié? moyennant quoi ses trois mentons reposent sur deux bons gros oreillers. Elle me paraît avoir un peu oublié ses douleurs. Je ne dînai point avec elle; j'avais promis à M'"^ d'Épinay, à l'ami Grimm et à l'abbé Galiani.

L'abbé est petit, gras, potelé : un certain Ascylte, de voire connaissance, un certain Lycas, aussi de votre connaissance, s'en seraient bien accommodés autrefois. 11 nous disait à ce [)ro- pos qu'un jour il voyageait dans un coche public; c'était en hiver. D'abord, on ne sut avec qui l'on était; mais lorsque le jour commença à paraître, il se trouva à côté d'un Jésuite; deux lilles à côté d'un Bernardin et d'un Bénédictin, et celui-ci à côté du secrétaire d'un sénateur napolitain. 11 ne se passa rien dans la matinée, sinon que les deux moines faisaient tous leurs efforts pour se rendre agréables aux deux filles. Chacun alla dîuer de son côté. La soirée fut comme la matinée, c'est-à-dire même galanterie de la part des moines. Le souper se fit en commun. Après le souper, lorsqu'il fallut se retirer, le Jésuite s'approcha

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLANI). 31

de l'abbé, et lui dit : « Monsieur, il ne paraît |)as que nous sommes en bonne compagnie : vous devriez demander une chambre à deux lits pour nous. » L'abbé obligeamment la demanda, et l'obtint. On mit les deux fdles dans une autre chambre à deux lits, les deux moines dans une troisième chambre à deux lits, et le secrétaire du sénateur dans un cabinet, seul. Chacun retiré, le Jésuite entre[)rit l'abbé de conversation, de son lit au sien. Tandis que l'abbé et le Jésuite causaient, un des moines al ten- dait que l'autre moine fut endormi, afin d'aller trouver les filles. Le Bernardin fut le plus pressé ; il se lève sur la pointe du pied, il va dans la chambre des filles, il rencontre un lit, il tcàte, il était vide : une des filles, qui l'occupait, était allée causer avec le secrétaire. Il va à l'autre lit, il y trouve l'autre fille, et se place à côté d'elle. Cependant le Bénédictin s'avançait sur ses pas; il arrive droit au lit du Bernardin et de la fille; ce fut le Bernardin qui lui tomba sous la main; il le happe par le cou, il le traîne au milieu de la chambre, et se met à sa place. L'autre se relève, et s'en va tomber à coups de poing sur son rival ; il frappe à tort à travers; la fille en reçoit un dans l'œil, et se met à faire des cris alTreux. Les deux moines, en chemise, se battent, et font aussi des cris alTreux. Le Jésuite, qui causait avec Tabbé, efl'rayé, se lève, court au lit de l'abbé et lui dit : « Monsieur, entendez-vous ces cris? Je me meurs de peur; de grâce, faites- jnoi une petite place à côté de vous. » Le moyen, ajoute l'abbé, de renvoyer ce pauvre Jésuite ! il avait si peur ! Et pendant que le Jésuite se rassure, quoique le bruit augmente, l'hôte monte. On laisse une des filles couchée avec le secrétaire, on enferme l'autre sous clef, on sépare les deux moines, et le reste de la nuit se passa fort bien.

Le père IIoop se porte un peu mieux. II m'a dit, à l'occa- sion du nouveau roi d'Angleterre, une histoire très-cynique. Adieu, ma tendre amie, il se fait tard. Je vous écris chez Dami- laville. Je me porte mal. Je n'aime point à me faire attendre, je m'en vais. M. Gaschon a envoyé chez moi ce matin savoir comment je me portais. Je lui ai donné rendez-vous pour di- manche matin chez M"^ Boileau. S'il se porte bien, si je me porte bien, si je me porte mieux, nous causerons un peu gaiement. Vous vous doutez bien qu'il sera aussi un peu mention de vous.

Adieu, j'ai les yeux faibles, la tête fatiguée ; j'écris sans

32 LETTRES A MADEM(JISELLE VOLLAM).

savoir ce que j'écris : revenez me mettre à la raison. Malgré toutes les promesses que je me suis j'ai tes de ne me plus pro- mettre rien, je ne sais pourquoi je me llatle que cette lettre sera la dernière que je vous écrirai. Adieu. J'ai reçu ce matin un billet de x\I. Grimm, qui est charmant. Le comte de Lauraguais m'est venu voir. Savez-vous l'accident arrivé à sa femme? Elle voulait prendre des gouttes d'Hoflinann ; on s'est trompé de bou- teille, et on lui a donné quatre-vingt-quatre gouttes de laiid/i- iniDi. Elle n'en mourra pas. Bonsoir, ma bonne amie; adieu. Je ne saurais vous quitter tant qu'il me reste un quart d'heure, et que je suis à côté de vous, ou tant qu'il me reste une ligne de papier blanc, et que je vous écris.

LV

A Paris, le 25 novembre 1700.

C'est, je crois, vendredi passé que je devais prendre l'émé- tique. Ils disaient tous que c'était le seul remède aux défaillances et aux envies de vomir dont je suis attaqué tous les malins, depuis environ deux ans. Mais j'eus la lièvre le soir, la nuit fut mauvaise, et je me trouvai si échaulTo, si bridant, quand on m'apporta le purgatif, que je vis trop d'imprudence k leprendre. Depuis j'ai vécu sobrement, j'ai pris du thé, j'ai humecté, et je guérirai, si je ne me trompe, par le seul régime. Je dîne seul ; quelque frugal que soit le repas que je fais, il est suivi d'un mal de tête, léger à la vérité, mais signe d'un estomac qui fatigue, et qui digère avec peine. Laissons ma santé, qui se raccom- modera plus aisément encore qu'elle ne s'est dérangée, pourvu surtout que la faculté ne s'en mêle pas. Or, elle ne s'en mêlera pas ; je crains ses formules.

J'allai chez .^l"^lJoileau, j'espérais que l'ami Gaschon m'au- rait précédé : point d'ami Gaschon. M"''Boileau, en jupon court et en casaquin blanc, blanc si vous voulez, était chez M""' Ber- ger. Le fils de M. de Solignac s'écrivait à la porte; sur mon nom il sortit; je lui demandai des nouvelles de monsieur son père, de madame sa mère; sa mère était à la messe. Cependant

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 33

M"^ Boileau descend, je la vois traverser la cour sur la pointe du pied; je laisse M. de Solignac le fils, et je la vais trouver chez elle. Nous causâmes d'abord de vous, puis d'elle, de M. de Prisye, de moi, de M'"^ Le Gendre, de madame votre mère, de vos affaires, de votre absence, de votre retour. Nous y serions encore, mais M""" de Solignac arriva au milieu de notre ra- mage et le rendit un peu plus réservé. Je lui dis que j'aurais eu l'honneur de lui présenter mon respect plus tôt, ([ue j'étais venu, entre deux voyages à la campagne, dans ce dessein, qu'elle n'y était pas, et que je m'y étais fait écrire par M. do Solignac; et puis le bavardage banal commença. Je ne sais comment je

m'en tirai, je lui demandai des nouvelles de madame et de

vous surtout, si elles étaient fraîches. Elle me répontfit qu'elle en avait de trois jours par madame sa mère, mais non par vous. Est-ce que vous négligeriez de lui écrire? Elle se leva; je lui demandai la permission de lui faire une visite; elle me l'accorda, et elle s'en alla, appelée par les soins que demandait d'elle M"" de Solignac attaquée d'un érysipèle.

M"'' Boileau n'était ni habillée ni emmessée, et elle dînait en ville, ce qui nous sépara promptement. Je donnai à M. Gas- chon trois quarts d'heure dont M"'' Boileau ne voulait point. Je le trouvai. Oh ! combien nous dîmes de folies! Je le quittai pour me rendre à dîner chez le Baron ; mais nous nous retrouve- rons, rue Pavée, M"^ Boileau et moi, après-demain. Il fautpour-^ tant que j'aie vu M'"^ de Solignac chez elle avant voire retour, que l'on ne croit pas ici aussi voisin que vous l'imaginez. En vérité, je jure qu'avec ces malles descendues, ces chevaux de- mandés, madame votre mère vous joue.

Je dînai chez le Baron avec l'auteur de Calislc. 11 n'a pas une once de chair sur le corps; un petit nez aquilin, une tète allongée, un visage effilé, de petits yeux perçants, de longues jambes, un corps mince et fluet; couvrez cela de plumes, ajou- tez à ses maigres épaules de longues ailes, recourbez les ongles de ses pieds et de ses mains, et vous aurez un tiercelet d'éper- vier. Je lui fis beaucoup de compliments sur sa pièce, et ils étaient sincères. Nous nous promîmes de nous revoir. Ce sera quand il voudra; c'est son aifaire. La présence de Saurin ren-' ferma un peu les amitiés que j'aurais faites à Golardeau, je crai- gnis d'allumer de la jalousie; Grimm et Golardeau allèrent sur XIX. ;;

34 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

les cinq heures à la Comédie. Moi je vins ici sur les sept heures chercher une lettre de vous, que j'y trouvai; c'est la quarante- deuxième. Morphyse sera donc toujours Morphyse, un gros éche- veau brouillé de secrets et de mystères. M. Fourmont n'était pas encore hier à Paris ; car on n'aurait pas manqué de me le dire. Emballez toujours vos chiffons, mais emballez les uns après les autres; sans cette précaution, craignez que l'impatience ne vous prenne trop violente, lorsque vous n'aurez plus rien à serrer, et que le premier pas réel ne se fera point, et que vous aurez fait le dernier pas imaginaire vers Paris.

Je suis bien aise qu'il y ail par-ci par-là, dans mes griffon- nages, quelques mots que vous puissiez lire à madame votre mère, et qui vous fassent pardonner un peu l'exactitude de ce commerce; car je crois que, sans un peu d'intérêt, elle me pardonnerait aisément une passion qui vous rendrait malheu- reuse.

Ce vers qui vous plaît tant, et qui me fait tourner la tête, à moi :

Peut-être que mon père y mêla quelques pleurs \

croyez-vous bien qu'il y a ici des gens d'un goût assez gauche pour oser l'attaquer, et à qui il a fallu que je disse : Grosses bêtes, ne voyez-vous pas comme ces pleurs excusent son père, dans le moment le plus cruel? Et comme cette réflexion, au moment de mourir, fait honneur à cette fille ! Et puis, quel tableau que celui d'un père qui laisse tomber des larmes dans la môme coupe il verse des poisons pour sa fille ! Il n'y a rien de sacré pour la sottise, la méchanceté et l'envie; elles portent leurs mains sacrilèges sur tout.

Depuis que je suis revenu de la campagne, il me semble que je ne sens plus si bien que je vous aime. C'est un bruit autour de moi; ce sont des saccades : c'est un charivari qui m'arrache à moi-même. Je ne saurais plus donner d'attention aux mouve- ments de cœur. Il faut de la retraite, du repos, du silence aux amants. Le tumulte des grandes villes ne fatigue personne comme eux. Ils soupirent après la fin du jour; c'est lorsque le

1. Caliste, acte v.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 35

sommeil enchaînera tous ces êtres bruyants qui les distraient et qui les importunent qu'ils se retrouveront avec leur amie.

Vous voilcà donc bien fière de sa bonne humeur. Jouissez-en. Pour moi, j'en serais affligé. Je ne pourrais soullrir de devoir à la satisfaction d'une misérable petite fantaisie le prix de mon attachement, de mes soins, de ma tendresse, d'une infinité de qualités personnelles. Il est bien malheureux qu'elle n'ait pas tous les jours des casaquins estropiés à raccommoder; vous seriez dispensée d'être vraie, douce, honnête, attentive, franche, soumise, vertueuse, désintéressée; vous seriez chérie sans toutes ces misères-là.

C'était bien mon dessein de ne pas écrire à ce méchant et extraordinaire enfant des Délices^; mais comment pourrai-je à présent m'en tirer? Voilà-t-il pas que Damilaville et Thiriot m'ont mis dans la nécessité de lui faire passer mes observations sur Tancrède!

Le chcvûlicr de Jancimrt. Ne craignez pas qu'il s'ennuie de moudre des articles; Dieu le fit pour cela. Je voudrais que vous vissiez comme sa physionomie s'allonge quand on lui annonce la fin de son travail, ou plutôt la nécessité de le finir. Il a vrai- ment l'air désolé. Je serai quitte de mon ouvrage avant Pâques, ou je serai mort. Vous en croirez tout ce qu'il vous plaira, mais cela sera. Ce qui me prend un temps infini, ce sont les lettres que je suis forcé d'écrire à mes paresseux de collègues, pour les accélérer. Ils ont la peau si dure, que j'ai beau piquer des deux, ils n'en vont pas plus vite ; mais, sans l'attention de leur tenir sans cesse l'éperon dans le flanc, ils s'arrêteraient tout court.

Thiriot est un bon homme qui n'est ni suffisant, ni fat. Il a une mémoire étonnante, et il aurait assez d'esprit s'il savait moins. Il a tout retenu. Au lieu de dire d'après lui, il cite tou- jours; ce qui fatigue et déplaît.

Je trouve que vous avez envisagé la question de la louange sous bien plus de faces que je n'ai fait. Mais vous m'avez seule- ment demandé pourquoi elle embarrassait. Il est vrai que vous êtes un peu baroque. Mais c'est que les autres ont eu beau se frotter contre vous, ils n'ont jamais pu émousser votre aspérité

1. Voltaire. La lettre que Diderot lui écrivit est du 28 novembre 17G0 ; on la trou- vera dans la Correspondance générale.

36 L'ETÏRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

naturelle. J'en suis bien aise. J'aime mieux votre surface angu- leuse et raboteuse que le poli maussade et commun de tous ces gens du monde. Au milieu de leur bourdonnement sourd et monotone, si vous jetez un mot dissonant, il frappe, et on le remarque. Tant mieux si elle n'a rien vu de votre trouble; car je pense que sa réflexion vous troubla. Ses principes, ses prin- cipes! Tout cela vaudrait bien la peine d'être discuté. Je trouve qu'elle se permettrait aisément la chose importante, et qu'elle se ferait un grand mérite de s'interdire l'accessoire qui n'est rien.

Non, chère amie, vous avez beau prêcher la sobriété, vous ne m'ennuierez point; je verrai toujours l'intérêt que vous pre- nez à ma santé, et je ne m'en corrigerai pas davantage. Pour- quoi voulez-vous que votre sermon m'ennuie? Et puis je mange de distraction; que faut-il que j'y fasse? Comment parvient-on à n'être pas distrait?

Je suis fâché que vous n'ayez pas pu parler à votre sœur de mon avis sur le philosophe. Peut-être c'est ce qu'il y a de mieux et de singulier dans ma lettre. J'insiste. Un homme aimable, qui resterait froid à côté d'une femme à prétention, finirait par en être haï. On ne sait jamais ce que feraient ceux qui cherchent à droite et à gauche des appuis à leur malhonnêteté secrète. Je hasarde cette phrase, parce que j'espère que vous ne vous rap- pellerez point l'endroit de votre lettre auquel elle a rapport. Mais je m'aperçois que je vous écris d'humeur, et j'en ai en eifet.

"Vous savez que ce pauvre La Gondamine a perdu ses oreilles, à Quito, en mesurant un angle de l'équateur et du méridien, pour déterminer la figure de la terre. 11 court une place vacante à l'Académie française, et on lui objecte sa surdité. Ne trouvez- vous pas cela bien cruel? Il ne lui manquait qu'à perdre les yeux daus les sables brûlants des bords de la rivière des Ama- zones, et puis ils auraient dit que cet homme n'était plus bon qu'à noyer. Ces injustices me désespèrent. D'Alembert vient de faire une action qui trouve des apologistes. Vous savez que La Gondamine est l'apôtre de l'inoculation en France; eh bien! à la rentrée publique de l'Académie des sciences, d'Alcmbert vient de lire un Mémoire que tous les sots doivent prendre pour un écrit contre l'inoculation, et que tous les gens d'esprit disent

LETTRES A MADEMOISELLE VOI-LAM). 3''

n'êtiT pas pour. Je n'ni sais rien. Je ne l'ai ])as entendu. Je laisse les équations, je juge du procédi'.

Est-ce toujours le f\ décembre que vous partez? Et cette lettre sera-t-elle enfin la dernière? Votre lettre ne sera remise à M""" Boileau qu'après-demain ; mais aussi elle lui sera remise de la main à la main. M""' d'Épinay a eu un accès de migraine dont elle a pensé périr. J'allai la voir le lendemain. Nous pas- sâmes la soirée tête à tête. La sévérité des principes de son ami^ se perd; il distingue deux justices, une l'usage des sou- verains. Je vois tout cela comme elle, cependant je l'excuse tant que je puis. A chaque reproche, j'ajoute en refrain : Mais il est jeune, mais il est fidèle, mais vous l'aimez, et puis elle rit. Nous en étions lorsque Saurin entra. Comme il était réservé! comme il était froid! comme il était révérencieux ! et comme, un moment après, il était violent, emporté, bourru, impoli! Il est plus clair que le jour qu'il en est tombé amoureux. Ce n'est pas son allure ordinaire. Saurin sortit, et l'abbé Galiani entra, et avec le gentil abbé, la gaieté, l'imagination, l'esprit, la folie, la plai- santerie, et tout ce qui fait oublier les peines de la vie. Dieu sait les contes qu'il lit. A propos des faux jugements que nous portons sur le préjugé que la chose étant communément comme nous l'attendons, elle ne sera point autrement; il disait qu'un voiturier qui menait, avec ses chevaux et sa chaise, le public, fut appelé au couvent des Bernardins pour un religieux qui avait un voyage à faire. Il propose son prix, on y tope; il demande à von- la malle, elle était à l'ordinaire. Le lendemain, de grand matin, il arrive avec ses chevaux et sa chaise; on lui livre la malle, il l'attache. Il ouvre la portière; il attend que son moine vienne se placer. Il ne l'avait point vu ce moine ; il vient enfin. Imaginez un colosse en longueur, largeur et profondeur. A peine toute la place de la chaise y suffisait-elle. A l'aspect de cette masse de chair monstrueuse, le voiturier s'écrie : « Lue autre fois je me ferai montrer le moine. » Tous les jours nous de- mandons à voir la malle, et nous oublions le moine. Une femme a les yeux charmants, la plus jolie bouche, des tétons à affoler : voilà la malle. Il nous vint à Grimm et moi, en même temps, une bonne application de ce conte. La comédienne Lepri n'au-

1. Grimm.

38 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

rait pas été dans le cas de s'écrier : Ah! sccllcrato! si elle se fut fait montrer le moine.

Et puis à propos de ce qu'il ne faut point faire faire son rôle à un autre, il racontait qu'un général d'ordre fit une visite à un cardinal dans un moment où, en petite veste, la tête nue et déshabillé, il s'amusait avec ses amis. Jamais visite ne lui sembla plus à contre-temps. Il en prit de l'humeur. Il fallait s'habiller décemment, ou renvoyer le général. Mais il n'était guère pos- sible de prendre ce dernier parti. Un des amis du cardinal lui dit : (( Monseigneur, laissez-moi faire. Je vais prendre vos habits, et dans un moment je vous débarrasse de ce maudit général. .) Le cardinal y consentit, et voilà la toque jetée sur sa tête, et la barrette jetée sur les épaules du représentant de Son Éminence. Mais Son Éminence était grasse et replète, et son représentant était un petit homme maigre et lluet. Ajoutez que le général avait vu, par hasard, une fois ou deux Son Éminence; aussi le premier mot dont il le salua, c'est qu'il le trouvait bien changé. « Il est vrai, lui répondit le faux cardinal; c'est l'eflet d'une maladie vénérienne qu'on n'a jamais bien pu guérir. » Et l'Émi- nence vraie, qui était aux aguets pour voir comment son repré- sentant s'en tirerait, et qui entendit cette réponse, d'oublier son déshabillé indécent, et de se jeter tout au milieu du salon, et de crier au général : « Cet homme ne sait ce qu'il dit; c'est moi qui suis Son Eminence, et qui n'ai point eu le mal qu'il me donne, mais bien la honte de vous recevoir dans l'état vous me voyez. » J'en aurais bien un autre meilleur à vous faire, mais je n'en ai pas le temps, et puis cela ne vous amuserait peut-être pas autant écritque cela nous amuse récité. Sans cela, je vous peindrais un archevêque contrefaisant une duchesse dans le lit de la duchesse, et se faisant donner le pot de chambre par un cardinal. Mais pour cela il faut savoir, comme l'abbé, tous les propos de l'archevêque en duchesse, tous les propos du cardinal trompé, les sonnettes tirées, et personne ne venant, les sonnettes toujours tirées et personne toujours ne venant, le besoin pressant de la duchesse, eniin l'olïre officieuse du car- dinal, et la manière dont il est détrompé.

Adieu, ma tendre amie! je vous embrasse de toute mon âme. J'ai la folie de croire que cette lettre vous rencontrera à Yitry-le-François. Ah ! c'est bien une folie! Madame se porte

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 39

assez bien, Angélique à merveille^ moi couci couci. La chère sœur m'a enfin répondu; je mens, car sa réponse est adressée à madame. Le saint prêtre n'a pas encore fait tout le mal qu'il a à faire, mais je vois qu'il est en bon train. Ce tempérament, qu'on a imaginé pour ne le point offenser, montre toute la fai- blesse qu'on aura s'il insiste, et il insistera. Si les choses en vien- nent à un certain point, je vais en province, je vends mon patri- moine, et j'oublie des gens qui ne méritent pas un frère tel que moi. Les oublier! je ne sais ce que je dis, je ne le saurais jamais ; c'est comme si j'avais à me plaindre de vous, et que je disse dans un moment de dépit : Voilcà qui est fait, je ne l'aimerai plus.

J'ai reçu, ce matin, la visite de M. deBuffon. J'irai un de ces soirs passer quelques heures avec lui. J'aime les hommes qui ont une grande confiance en leurs talents. Il est directeur de l'Académie française, et, en cette qualité, chargé de trois ou quatre discours de réception ; c'est une cruelle corvée. Que dire d'un M. de Limoges*? Que dire d'un M. Watelet-? Que dire des morts et des vivants? Cependant il n'est pas permis de les offenser par le mépris; il faudra donc qu'il les loue, et il disait : « Eh bien! je les louerai, je les louerai bien, et l'on m'ap- plaudira. Est-ce que l'homme éloquent trouve quelque sujet sté- rile? Est-ce qu'il y a quelque chose dont il ne sache pas parler? » C'est bien par désintéressement que je loue cette confiance : car je ne l'ai point. Tout m'effraie au premier coup d'oeil, et il faut que je sois de cent coudées au-dessus d'une besogne, quand je ne la trouve pas de cent pieds au-dessus de moi.

Adieu, ma tendre amie, quand est-ce que je vous embras- serai vraiment? Sera-ce demain, après, ou après? Cela me fera bien autant de plaisir qu'à vous : car votre absence a bien été

1. M. de Cootlosquet, ancien évêque de Limoges, dont l'élection était assurée, eut la délicatesse de se retirer pour faire place à La Condaniine, qui fut eu effet élu en remplacement de Vauréal. Buffon reçut La Condamiue le 21 janvier 17G1. Sa courte réponse est fort remarquable. M. de Coetlosquet fut bientôt récompensé de son bon procédé. II fut élu à la place de l'abbé Sallier; mais comme il ne fut reçu que le 9 avril 17G1, Buffon, ayant alors quitté ses fonctions de directeur, ne pro- nonça pas la réponse qu'il avait préparée lors de la première candidature de M. de Coetlosquet et qu'un peu plus tard il eût trouvé l'occasion d'utiliser. On peut la lire dans ses OEuvres. (T.)

2. Watelet, élu à la place de Mirabaud, fut en effet reçu par Buffon, le 19 jan- vier 1761. La réponse de ce dernier se trouve également dans ses OEuvres. [T.)

40 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

pour moi aussi longue que la mienne pour vous. Tenez, la pre- mière fois qu'on nous séparera, prenons le parti de ne nous plus aimer.

LVI

Paris, le 1'='' décembre 1700.

Non, je ne vous attends plus. Je souffre trop à être trompé. J'ai remis votre lettre à M"'' Coileau. J'ai plaisanté M. de Prisye sur les dernières lignes de celle que je lui ai envoyée de vous. Tout cela s'est fort bien passé, et je suis chargé de vous pré- senter les amitiés de tout le monde. On vous aime ici et on vous y estime beaucoup. Ce n'est point un compliment llatteur qu'on veuille me faire.

Voici donc de nouvelles brouilleries qui s'apprêtent^ vous en jugerez par un arrêt du Parlement, que je vous envoie. Autre nouvelle qui vous fera plus de plaisir. On joue à présent à Mar- seille le Pure de Famille. Je suis désolé de ne pouvoir vous envoyer la gazette qui fait mention de son succès. Toutes les têtes en sont tournées. Entre autres choses qu'on y dit, et qui me font plaisir, c'est qu'^i peine la première scène est-elle jouée ^ qu'on croit être en famille^ et qu'on oublie quon est devant un théâtre. Ce ne sont plus des tréteaux, cest une maison particu- lière. Si ces gens-là ont parlé d'après l'impression, il faut qu'elle ait été bien violente. Jamais aucune pièce n'a été louée comme elle est là. On la rejoue pour une actrice à qui on fait le ca- deau de la recette d'une représentation. Un mot encore là-dessus : c'est qu'on ajoute que la difficulté de la déclamation et du jeu n'a pas, à beaucoup près, autant dérouté les acteurs qu'on le craignait.

Malgré moi, malgré vous, il a bien fallu écrire à cet illustre réfugié du lac-. 11 a écrit deux lettres charmantes, l'une à Thiriot, l'autre à Damilaville; elles sont pleines des choses les

I. Pour la puitlication de V Encyclopédie. '2. Voltaire.

LETTRES A MADEMOI SF.LLE VOLLAM). U

plus douces et les plus obligeantes. Thiriot a été chargé de me remettre les vingt volumes reliés de ses œuvres. Je les reçus mercredi; vendredi mon remerciement était fait, il était en che- min pour Genève le samedi. Damilaville et Thiriot disent qu'il est fort bien. C'est une critique assez sensée de son Tnncrède, c'est un éloge de ses ouvrages, surtout de son Histoire univer- selle \ dont ils pensent que j'ai parlé sublimement; c'est une excuse de ma paresse, c'est une exhortation à nous conserver une vie que je regarde comme la plus précieuse et la plus ho- norable à l'univers : car on a des rois, des souverains, des juges, des ministres en tout temps ; il faut des siècles pour recouvrer un homme comme lui, etc.

Trois hommes, M. de Limoges, M. Watelet, M. de La Conda- mine, concourent pour entrer à l'Académie. Il n'y avait que deux places vacantes ; M. de Limoges, à qui la première était assurée, s'est retiré, afin qu'aucun de ses deux concurrents n'eût le désa- grément d'un refus. Cela est bien honnête. 11 se fait cent mille actions comme celle-là par jour. Nous nous sommes arraché le blanc des yeux, Helvétius, Saurin et moi. Hier au. soir ils préten- daient qu'il y avait des hommes qui n'avaient aucun sentiment d'honnêteté, ni aucune idée de l'immortalité ; nous plaidions avec chaleur, comme il arrivera toujours quand on aura des femmes pour juges. M™<^ de Valory,1\r"'' d'Ëpinay,M'^'^ d'Holbach siégèrent. J'avouais que la crainte du ressentiment était bien la plus forte digue de la méchanceté, mais je voulais qu'à ce motif on en joignît un autre qui naissait de l'essence même de la vertu, si la vertu n'était pas un mot. Je voulais que le caractère ne s'en effaçât jamais entièrement, même dans les âmes les plus dégra- dées ; je voulais qu'un homme qui préférait son intérêt propre au bien public sentît plus ou moins qu'on pouvait faire mieux, et qu'il s'estimât moins de n'avoir pas la force de se sacrifier ; je voulais, puisqu'on ne pouvait pas se rendre fou à discrétion, qu'on ne pût pas non plus se rendre plus méchant ; que si l'ordre était quelque chose, on ne réussît jamais à l'ignorer comme si de rien n'était ; que, quelque mépris que l'on fît de la postérité, il n'y eût personne qui ne souffrît un peu si on l'assurait que ceux qu'il n'entendrait pas diraient de lui qu'il

1. V Essai sur les mœurs.

Zj2 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

était un scélérat. Cela fut vif; mais ce qui me plut singulière- ment, c'est qu'à peine la dispute fnt-elle apaisée, que ces honnêtes gens-là, sans s'en apercevoir, dirent les choses les plus fortes en faveur du sentiment qu'ils venaient de combattre. Ils disaient d'eux-mêmes la réfutation de leur opinion, mais Socrate, à ma place, la leur aurait arrachée ; puis il aurait mis leur discours du moment en contradiction avec leur discours du moment précédent, puis il leur aurait tourné le dos en souriant finement. Chère amie, si vous vouliez faire usage de cette mé- thode avec la finesse, le sang-froid, la justesse que vous avez, personne n'y réussirait comme vous, et vous seriez mon Aspasie. Cette Aspasie-là de Socrate n'était pas si sage que vous. J'ai mille choses à faire. Je devrais être à l'Hôtel des Fermes, je devrais être chez le caissier de M. de Saint-Julien, je devrais être chez M""" d'Épinay, et je suis avec vous, et je ne saurais vous quitter. Adieu, mon amie. Ah ! vous ne m'aimez pas comme je vous aime. Vous ne prenez pas le retard de votre retour comme moi. Tant mieux : vous seriez trop à plaindre, si vous étiez aussi malade d'amour que moi. 11 est fait, ce portrait qui me ressem- ble ; il sera chez Grimm demain. C'est lui qui m'aura. Adieu, adieu.

LVII

A Paris, le 12 septembre 17CL

J'ai l'âme flétrie de tous côtés. Il y avait environ vingt-cinq jours que je n'avais aperçu mon enfant, je l'ai trouvée tout à fait empirée. Elle grasseyé, elle minaude, elle grimace; elle connaît tout le pouvoir de son humeur et de ses larmes ; elle boude et pleure pour rien ; elle a la mémoire pleine de sots rébus; elle est dégingandée; on n'en peut venir à bout; le goût du travail et de la lecture, qui lui était naturel, se perd. Je vois tout cela, et je m'en désolerais, si l'effet de ma présence depuis quelques jours ne me laissait espérer quelque réforme. Elle est grande, elle est assez bien de visage, elle a de l'aptitude à tous les exercices du corps et de l'esprit ; Uranie ou

LETTRKS V MADEMOISELLE VOLLANI). h'i

sa sœur on aurait fait un sujet surprenant. Sa mère, qui s'en est emparée, ne souffrira jamais que j'en fasse quelque chose. Eii bien ! elle ressemblera à cent mille autres, et si elle a un sot mari, comme il y a cent mille à parier contre un que cela arri- vera, elle en sera moins mécontente que si une meilleure éduca- tion l'eût rendue plus difficile.

Autre sujet de peine. Cette terrible révision est finie. J'y ai passé vingt-cinq jours de suite, à dix heures de travail par jour. Mes corsaires ont tous leurs manuscrits sous les yeux. C'est une masse énorme qui les effraye. Ils surfont eux-mêmes mon travail, et moi je dis : « Donc, je n'en obtiendrai rien. La conséquence est juste. S'ils avaient envie de le payer, ce travail, ils le déprimeraient. » Je suis si sûr de ma logique, que je ne m'attends à rien, mais à rien absolument. Si par hasard je me suis trompé, je ne rougirai point d'en convenir; mais je ne me trompe pas, je gage ce qu'on voudra.

Grimm arrive ce soir de la Chevrette. Je lui avais promis d'aller au Salon, et de lui esquisser un jugement rapide des principaux morceaux qui y sont exposés ; le dégoût, l'ennui, la mélancolie m'ont empêché de lui tenir parole, et c'est encore un chagrin pour moi.

Comme je finissais hier la lettre que je vous écrivis, arriva l'abbé de La Porte, ami du directeur des eaux de Passy, qui nous raconta les détails suivants de l'aventure de la petite Hus \ Mais je suis bien maussade aujourd'hui pour entamer une chose aussi gaie ; n'importe, quand vous l'aurez lue, vous fermerez ma lettre, et vous en ferez de vous-même un meilleur récit.

M. Bertin - a une maisonnette de 50,000 à 60,000 francs à Passy ; c'est qu'il va passer une partie de la belle saison avec M"-- Hus.

Cette maison est tout à côté des vieilles eaux. Le maître

L M"<= Hus, dont parle le neveu de Rameau, on sait en quels termes (voir t. V, p. 404), d'abord actrice à la Comc^die-Française, puis à Saint-Pétersbourg, épousa en 1775 un sieur Lelièvre. Elle avait eu du comte MaikolT une fille qui fut légiti- mée et mariée au prince Dolgorouky. On a parfois confondu M""= Hus avec sa mère, qui fit représenter sans succès à la Comédie-Italienne, en 1750, un acte intitulé Plutus rival de l'Amour.

2. Trésorier des parties casuelles.

hh LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

de ces eaux est un jeune homme beau, bien fait, leste d'action et de propos, ayant de l'esprit et du jargon, fréquentant le monde, et en possédant à fond les manières. 11 s'appelle \ielard. Il y avait environ dix -huit mois que l'équitable M"^ Hus avait rendu justice dans son cœur au mérite de M. Vielard, et que M. Vielard avait rendu justice dans le sien aux charmes de M"^ Hus. Dans les commencements, M. Bertin était enchanté d'avoir M. Vielard ; dans la suite il devint froid avec lui, puis impoli, puis insolent; ensuite il lui fit fermer sa porte, ensuite insulter par ses gens. M. Vielard aimait et patientait. Il y eut avant-hier huit jours que M. Bertin s'éloigna de M"* Hus sur les dix heures du matin, pour aller de Passy à Paris. Il faut passer sous les fenêtres de M. Vielard. Celui-ci ne s'est pas plus tôt assuré que son rival est au pied de la montagne, qu'il sort de chez lui, s'approche de la porte de la maison qu'habite M"' Hus, la trouve ouverte, entre, et monte à. l'appartement de sa bien- aimée. A peine est-il entré que toutes les portes se ferment sur lui. M. Vielard et M"'' Hus dînèrent ensemble. Le temps passe vite; il était quatre heures du soir qu'ils ne s'étaient pas encore dit toutes les choses douces qu'ils avaient retenues de- puis un temps infini que la jalousie les tenait séparés. Ils entendent le bruit d'un carrosse qui s'arrête sous les fenêtres ; ils soupçonnent qui ce peut être. Pour s'en assurer, Vielard s'échappe par une garde-robe, et grimpe par un escalier dérobé au haut d'un belvédère qui couronne la maison ; de il voit avec effroi descendre M. Bertin de sa voiture ; il se précipite à travers le petit escalier ; il avertit la petite Hus, et remonte. Il sortait par une porte et M. Bertin entrait par une autre. Le voilà à son belvédère, et M. Bertin assis chez M"" Hus; il l'embrasse, il lui parle de ce qu'il a fait, de ce qu'il fera : pas le moindre signe d'altération sur son visage. Elle l'embrasse, elle lui parle de l'emploi de son temps et du plaisir qu'elle a de le revoir quelques heures plus tôt qu'elle ne l'attendait. Même assu- rance, même tranquillité de sa part. Une heure, deux heures, trois Jicures se passent. M. Bertin pro[)oso un piquet, la petite Hus l'accepte. Cependant l'homme (hi belvédère profite de l'obscurité pour descendre, et s'adresser à toutes les portes qu'il trouve fermées. Il examine s'il n'y aurait pas moyen de franchir les murs ; aucun, sans risquer de se briser une ou deux jambes.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. /,5

11 regagne sa demeure aérienne; M"" Hus, do son côté, a, de quart d'heure en quart d'heure, des petits hesouis. Elle sort, elle va de son belvédère dans la cour, cherchant une issue à son prisonnier, sans la trouvci'. .M. liertin voit tout cela sans rien dire; le piquet s'achève; le souper sonne; ou sert; on soupe. Après le souper, ou cause. Après avoir causé jusqu'à minuit, ou se retire, M. Berlin chez lui, M"'' Hus chez elle. M. Bertin dort ou paraît dormir profondément. La petite Hus descend, va dans les offices, charge sur des assiettes tout ce qui lui tombe sous la main, sert un mauvais souper à son ami, qui se morfondait au haut du belvédère, d'où il descend dans son appartement. Après souper, on délibère sur ce qu'on fera. La fin de la délibé- ration, ce fut de se coucher, pour achever de se connnnniquer ce qu'on pouvait encore avoir à se dire. Ils se couchèrent donc ; mais comme il y avait un peu plus d'inconvénient pour M. Vie- lard à se lever une heure trop tard qu'une heure trop tôt, il était tout habillé, lorsque M. Bertin, qui avait apparemment fait la même réflexion, vint sur les huit heures frapper à la porte de M"*" Hus ; point de réponse. Il refrappe, on s'obstine à se taire. Il appelle, on n'entend pas. Il descend, et tandis qu'il descend, la garde-robe de M"'" Hus s'ouvre, et Vielard regrimpe au belvé- dère. Pour cette fois, il y trouve en sentinelles deux laquais de son rival. Il les regarde sans s'étonner, et leur dit : « Eh bien ! qu'est-ce qu'il y a ? Oui, c'est moi, pourquoi toutes les portes sont-elles fermées? » Gomme il achevait cette courte harangue, il entend du bruit sur les degrés au-dessous de lui. Il met l'épée à la main, il descend, il rencontre l'intendant de M. Bertin, accompagné d'un serrurier; il présente la pointe de l'épée à la gorge du premier, en lui criant : « Descends, suis-iiioi et ouvres je te lue. » L'intendant, efl'rayé du discours et de la pointe qui le menaçait, oublie qu'il est sur un escalier, se renverse en arrière, tombe sur le serrurier, et le culbute. L'intrépide Vie- lard profite de leur chute, leur passe sur le ventre, saute le reste des degrés, arrive dans la cour, va à la principale porte il trouve un petit groupe de femmes qui jasaient tout bas. Il leur crie d'une voix troublée, d'un œil hagard, et d'une épée qui lui vacillait dans les mains; « Qaon rn ouvre! » Toutes ces femmes effarouchées se sauvent en poussant des cris. Vielard aperçoit la grosse clef à la porte, il ouvre; le voilà dans la rue, et de la

46 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

rue, en deux sauts, chez lui. Deux heures après on aperçoit M. Berlin qui regagnait Paris dans sa voiture, et deux autres heures après M"'= Hus en fiacre, environnée de paquets, qui regagnait la grande ville, et le lendemain un fourgon qui trans- portait tous les débris d'un ménage. 11 y avait quinze ans qu'ils vivaient ensemble; M. Bertin en avait eu une poussinée d'en- fants. Ces enfants, une vieille passion le tireront ; il suivra; il demandera à rentrer en grâce, et il sera exaucé pour dix mille écus ; voilà la gageure que je propose à quiconque voudra \

Je répondrai une autre fois à votre numéro 25 que je reçois. Écrivez sur-le-champ, ou plutôt faites écrire par Uranie sur la première lettre que vous écrirez à M. Yialet : Oui vraiment, oui l Anjou, et le jjIus tôt que faire se poun^a. Il entendra ces mots, il les baisera. Je serai servi promptement, et j'en aurai l'obligation à Uranie. Ajoutez, si vous voulez, qu'il y a dans sa lettre un diable m emporte qui m'a fait mourir de rire ; croyez qu'il peut compter sur mon dévouement en tout et partout.

LVIII

A Paris, le 17 septembre 17G1,

J'ai l'âme toute renversée. Je ne vous écris que pour vous empêcher de prendre de l'inquiétude. Vous savez le mal sen- sible que me causent l'injustice et la déraison ; eh bien, imagi- nez qu'il a fallu en supporter un débordement qui a duré plus de deux heures à s'écouler. Mais dites-moi quel avantage il en reviendra à cette femme , lorsqu'elle m'aura fait rompre un vaisseau dans la poitrine, ou dérangé les fibres du cerveau ? Ah ! que la vie me paraît duie à passer ! combien de moments j'en accepterais la fin avec joie 1 Ne vous offensez pas de ces sentiments. Vous êtes loin de moi, et mon cœur est encore tout gonllé. Dans trois ou quatre heures je dormirai. Demain je re- trouverai l'amour au fond de cette âme que l'impatience et

1. Didirot eût perdu la gageure; voir ci-après la lettre lxii.

LETTIiES A MADEMOISELLE VOLLAND. /,?

rindignation occupent niaintcnanl et tourmentent, les furies s'en seront allées pendant le sommeil ; la tendresse et tout son doux cortège reprendra sa place, et je ne voudrai plus mourir. Je vous plaignais d'être séparées ; je vous plains d'être l'une à côté de l'autre, sans jouir de ce bonheur.

Ce que vous me dites de l'enterrement et du testament de Clarisse S je l'avais éprouvé; c'est seulement une preuve de plus de la ressemblance de nos âmes. Seulement encore mes yeux se remplirent de larmes. Je ne pouvais plus lire, je me levai, et je me mis à me désoler, à apostropher le frère, la sœur, le père, la mère et les oncles, et à parler tout haut, au grand étonnement de Damilaville qui n'entendait rien ni à mon transport ni à mes discours, et qui me demandait à qui j'en avais. 11 est sûr que ces lectures sont très-malsaines après le repas, et que vous choisissez mal votre moment; c'est avant la promenade qu'il faudrait prendre le livre. Il n'y a pas une lettre l'on ne puisse trouver deux ou trois textes de morale à discuter.

Uranie, Uranie, chère sœur, vous négligez votre santé! vous perdez votre estomac et vos forces sans ressource ; vous serez infirme ta la fleur de votre âge, et vous quitterez la vie au moment vos conseils, votre indulgence et vos secours seraient si nécessaires au petit sauvage. Ce fut quand Télé- maque fut chez Galypso qu'il eut besoin de Minerve, et vous risquez de l'abandonner dans le vestibule de la caverne en- chanteresse. Vous êtes juste. La vie est une mauvaise chose. Nous en convenons avec vous, elle et moi. Mais il faut la con- server en faveur de ceux à qui on a eu le malheur de la donner.

Non^ je ne suis pas pressé de ces fragments; vous me les renverrez quand il vous plaira. Je m'étais presque engagé d'aller retrouver, à la Chevrette, mes pigeons, mes oies, mes poulets, mes canetons et le cher cénobite. C'est une partie remise. Je viens de recevoir de Grimm un billet qui blesse mon âme trop délicate. Je me suis engagé k lui faire quelques lignes sur les tableaux exposés au Salon ; il m'écrit que, si cela n'est pas prêt demain, il est inutile que j'achève. Je serai vengé de cette

i. Clarisse Harlowe.

48 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

espèce de dureté, et je le serai comme il me convient. J'ai tra- vaillé hier toute la journée, aujourd'hui tout le jour. Je pas- serai la nuit et toute la journée de demain, et, à neuf heures, il recevra un volume d'écriture.

Il a l'air un peu sot, notre ami Saurin.

Les Cacouacs * ? c'est ainsi qu'on appelait, l'hiver passé, tous ceux qui appréciaient les principes de la morale au taux de la raison, qui remarquaient les sottises du gouvernement et qui s'en expliquaient librement, et qui traînaient Briochet le père, le fdset rab])é dans la boue. Il ne vous manque plus que de me demander ce que c'est que Briochet. C'est le premier joueur de marionnettes qui ait existé dans le monde. Tout cela bien compris, vous comprendrez encore que je suis Cacouac en diable, que vous l'êtes un peu, et votre sœur aussi, et qu'il n'y a guère de bon esprit et d'honnête homme qui ne soit plus ou moins de la clique.

Vous croyez qu'un jour Saurin saura tout. Il ne sera pas de bonne humeur ce jour-là-.

Oui, la Clytemnestre^ du comte de Lauraguais est en vers, et quelquefois en très-beaux vers. Lorsqu'il me les lisait, je lui disais : u Mais, monsieur le comte, c'est une langue que cela; l'avez-vous apprise? » On dit qu'il a à côté de lui un nommé Glinchant qui la sait. Mais que m'importe à moi que les beaux vers soient de Glinchant ou du comte? le point impor- tant c'est qu'ils soient faits, et ils le sont.

On répand, depuis quelques jours, la mort de M"'' Arnould; cela mérite confirmation. En attendant, l'abbé Raynal m'a fait son oraison funèbre, en me récitant quelques traits d'une con-

\. M"' Volland avait sans doute demandé à Diderot la signification de ce mot. Moreau, l'iiistoriograplie, qui était fort liostile aux encyclopédistes, fit paraître un Nouveau Mémoire pour servir à l'histoire des Cacouacs (Amsterdam, 1757, in-12), Montesquieu, Voltaire, Buffon, Rousseau, d'Alembert, Diderot et autres sont peints comme professant des principes pernicieux pour la société et la tranquillité publique. L'année suivante (1758), on vit paraître Calcchisme et décisions de cas de conscience à l'usage des Cacouacs, avec un discours du patriarche des Cacouacs pour la réception d'un nouveau disciple. A Cacopolis (Paris), 1758, in-12. CoUe plaisanterie est attribuée à l'abbé Giry do Saint-Cyr, de l'Académie française. (T).

2. Voir ci-après, p, Gi.

3. 17Gi, in-S», non roprésontéc. C'est Malfilàtrc, et non Clinciiant, qui fut le collaborateur de Lauraguais.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAiM). /,y

versation qu'elle avait eue avec M""^ Portail, et il m'a semblé que celle-ci avait fait le rôle de catin, et la petite actrice celui d'honnête femme. « Mais, mademoiselle, vous n'avez point de diamants. Non, madame, et je ne vois pas qu'ils soient fort essentiels k une petite bourgeoise de la rue du Four. Vous avez donc des rentes? Des rentes! et pourquoi, madame? M. de Lauraguais a une femme, des enfants , un état à sou- tenir, et je ne vois pas que je puisse honnêtement accepter la moindre portion d'une fortune qui appartient à d'autres plus légitimement qu'à moi. Oh! par ma foi, pour moi je le quitterais. Cela se peut, mais il a du goi^it pour moi, j'en ai pour lui. C'a peut-être été une imprudence que de le prendre; mais puisque je l'ai faite, je le garderai... » Je ne me souviens pas du reste. Il me reste seulement l'idée qu'il était aussi mal- honnête de la part de la présidente, et aussi honnête de la part de l'actrice.

Votre morale et votre religion sont bonnes. Je n'en ai pas une autre, et je m'en tiens là. Adieu, mes bonnes amies ; com- mencez-vous à entrevoir dans l'éloignement la possibilité de votre retour? Je vous embrasse toutes deux. M'"*" Le Gendre sur ses joues vermeilles; car elle a seule le secret d'avoir des chairs fraîches et fermes et des joues vermeilles avec une mau- vaise santé.

LTX

A Paris, le 22 septembre 17tH.

Eh bien! voilà un bon effet de cette lecture. Imaginez que cet ouvrage est répandu sur toute la surface de la terre, et que voilà Richardson l'auteur de cent bonnes actions par jour. Imaginez qu'il fera le bien de toutes les contrées, de longs siècles après sa mort.

Ces deux femmes-là se ressemblaient si fort d'esprit,' de caractère, qu'il était difficile que l'une ne se reconnût pas dans l'autre...

Toute la vie d'Uranie se serait passée à dire à un jeune XIX. l^

50 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAî^D.

homme : ^lon ami, voyez combien je suis estimable! combien je suis aimable! estimez-moi tant qu'il vous plaiia, mais gardez-vous bien dem'aimer; et le jeune homme aurait fini par en perdre le repos, la tête et la vie.

fêtais ces Jours deniicrs qu'il faisait si beau? J'étais enfermé dans un appartement très-obscur, à m'user les yeux, à collationner des planches avec leurs explications, à achever de m'hébéter pour des gens qui ne me donneront pas un verre d'eau lorsqu'ils n'auront plus besoin de moi, et qui ont dès à présent bien de la peine à garder avec moi la mesure.

Vous voilà bien fière d'avoir tremblé que miss Howe ne tombât entre les mains de l'ami Lovelace, et vous me croyez bien humilié d'avoir découvert au fond de mon cœur un sen- timent aussi horrible que celui que je vous ai avoué. Affaire de goût, mon amie; envie de compliquer le roman, et puis c'est tout. Cette fille pétulante ne fait que causer ; j'aurais voulu la voir en action. Clarisse est un agneau tombé sous la dent d'un loup, et qui n'a pour se garantir que sa pusillani- mité, sa pénétration, sa prudence; miss Howe aurait été plus le fait de Lovelace. Ces deux étres-là se seraient donné du fil à retordre. Un beau jour, Lovelace aurait fait l'insolent, et miss How^e lui aurait arraché la peau du visage avec ses ongles, et peut-être crevé un œil avec la pointe de ses ciseaux. Clarisse tourne ses mains contre elle-même, dans un moment de désespoir. Dans un pareil moment, l'on n'est plus à soi, miss Howe, machinalement, d'instinct, simplement, parce qu'elle était la fille de son père et de sa mère, aurait tourné les siennes contre son persécuteur. Si les choses s'étaient faites comme je le souhaitais, Clarisse eût été sauvée. 11 est fort incertain que notre sublime brigand fût venu à bout de miss Howe; il aurait eu au moins une oreille déchirée; et vous, trouvez-vous qu'il valait mieux que tout se passât comme il s'est passé? A la bonne heure, j'y consens. Je n'au- rais pas été fâché, pour sauver Clarisse, d'aventurer un peu son amie. J'ai pensé comme cette amie a cent fois pensé elle- même. Mes souhaits la portaient elle était tentée d'aller. Cela ne vous convient pas; n'en parions plus.

Tout ce que vous faites pour Morphyse est fort beau; je le loue, lille ne vous en chérit pas davantage; mais vos devoirs

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 51

sont remplis, cl vous vous en estimez plus. Kt puis je ne sais si l'on n'en acquiert pas une force qu'on n'aurait pas sans cela. On craint de gâter ce qu'on a fait de bien, et l'on en supporte plus facilement l'humeur et ses bourrasques... Quand je me porte bien, je suis plaisant et gai. Je me porte mal, je digère difficilement, la vésicule du fiel est gonilée, quand je moralise. Votre sœur vous aime bien; j'admire comme elle se prête à votre délire. Ne levons pas tout à fait ce petit rideau; c'est bien assez ^d'en avoir écarté un point. Si vous saviez, mon amie, combien les discours les plus passionnés sont maussades pour ceux qui les écoutent de sang-froid! i'ranie nous voit tous deux dans la cahutte à travers les barreaux; elle vient s'appuyer sur le trou, et causer gaiement avec nous. C'est la sagesse qui fait un tour aux Petites-Maisons, et qui dissimule aux habitants du lieu, par humanité, qu'ils sont fous. Je ne sais si elle gagne quelque chose à la folie que je vous ai donnée ; mais je suis sûr, par un grand nombre d'expériences, que je perds toujours quelque chose aux sentiments que sa présence vous inspire dans le premier moment. Si cela n'est pas, dites-moi pourquoi j'en ai fait dix fois l'observation, et cela à des intervalles très-éloignés.

Vous comptez encore sur quelques beaux jours que vous n'aurez pas. Adieu les jolies promenades! adieu les petites cau- series solitaires ! adieu la verdure des vordes. Nous avons déjà vu du feu. Hier nous allâmes voir le palais de M. d'Argenson. Le maître n'y était pas, et nous y arrivâmes au moment un autre ministre disgracié, M. Rouillé, venait d'y expirer. Voyez la rêverie ces circonstances ont du me jeter.

Non, ce ne sont pas des indigestions, mais des ardeurs d'entrailles que je prends, courbé des journées entières sur un bureau.

Je vous prie de demander à Uranie pourquoi elle ne crève pas les yeux à ses enfants. L'ignorance est la mère de toutes nos erreurs. Est-il bon de connaître la vérité? Est-il bon d'aimer la vertu? Est-il important de connaître le bien et le mal, le prix des choses de la vie, ce que l'on se doit à soi- même et aux autres? ou vaut-il mieux errer dans les ténèbres, n'avoir aucune idée arrêtée, faire le bien par sottise, le mal sans savoir pourquoi, tomber dans le mépris, vivre sans consi-

52 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLÂND.

dération, et cœtera, et cœteni? Voilà à peu près à quoi se réduit l'observation d'Uranie. Les lumières sont un bien dont on peut abuser, sans doute. L'ignorance et la stupidité, compagnes de l'injustice, de l'erreur et de la superstition, sont toujours des maux.

Je ne crois pas avoir traité l'article de M. Yialet légèrement. J'avais comparé ce qu'on appelle des faveurs avec la vie d'un homme de bien qu'on avait compromise par une conduite indis- crète, et j'avais prononcé qu'à mes yeux ces choses n'étaient pas d'un prix à comparer; et je persiste.

M. l'ambassadeur* vient d'en user un peu durement avec moi. 11 me demande un mot sur les tableaux: je vais les voir, je reviens, j'écris, j'écris un volume; je passe les jours et les nuits pour le contenter; vous verrez, par sa lettre, comme j'y ai réussi; je vous l'envoie. Il faut que vous sachiez que je lui avais écrit un mot je lui disais de ne me pas parler de reconnaissance» parce que ce propos semblait en exiger de moi.

Vous ne me verrez pas cette année à Isle! et qui sait cela? Nous allons publier un volume de planches; il faut voir com- ment il réussira.

Je vous ai déjà dit que M. Rouillé était mort à Neuilly dans le palais d'Argenson, dimanche, sur les trois heures-. Voici encore des nouvelles. Je fais de mon mieux pour vous donner de l'importance. Le roi vient d'accorder le commandement du Languedoc à M. le duc de Fitz-James. M. de Caraman a enlevé un camp des ennemis, leur a tué, pris beaucoup de monde, s'est emparé d'un drapeau, de trois pièces de canon, et de tous les équipages. Un M. de Vignolles, colonel d'une troupe légère, y a reçu une blessure mortelle. M. Glermont d'Amboise est mort. M. le baron de Montmorency a le commandement de

1. Alla;,!!!!! au titre de chargé d'affaires de la ville de Francfort qu'avait Griinm et peut-être à ses airs hautains. Ailleurs Diderot l'appelle le marquis. Va jour, ayant trouvé chez un brocanteur une enseigne représentant un houx avec cette devise: Seinper frondescit, il Tenvoya à Grimm, qui accepta le sobriquet de houx toujours vert comme il avait accepté celui de Tyran-le-blanc que Gaufïecourt lui donnait pour railler à la fois son fard et ses allures despotiques.

2. Antoine-Louis Rouillé, comte de Jouy, ministre de la marine, puis des afl'aires étrangères, le 7 juin 1G80, mort le '20 septembre HGL

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 53

la iJoiirgogne à la place de M. de Tavannes. Les Eiifanls de France seront baptisés à la fin du mois. M. le duc de lîerri aura pour parrain le roi de Pologne, électeur de Saxe, et pour marraine Madame; M. le comte de Provence, pour parrain le roi de Pologne, duc de Lorraine, et M'"* Victoire pour marraine; M. le comte d'Artois, pour parrain M. le duc de Berri et pour marraine M""' Sophie ; la petite ^Madame, pour parrain M. le duc d'Orléans, et pour marraine M'"' Louise. Tous les bureaux de la marine cassés au Havre, à Dunkerque, etc. On n'en a plus que faire. Toutes ces choses ingénieuses-là ne sont pas de moi au moins ; c'est une lettre de la cour que je vous copie, mot pour mot.

M"" Arnould est plus violente et plus aimable que jamais. On l'avait tuée au Marais. Le comte, son Myrtil*, s'en va à Genève avec une Iphigcnie en Tmiridc en poche'. Je l'ai vu dimanche passé, et je n'ai jamais vu d'amour-propre plus intrépide. « Jih bien ! que dites-vous de ma Clytemncstre ?

Qu'il y a de beaux vers. Voltaire m'a écrit que son Oreste n'était qu'une froide déclamation, une plate machine en comparaison. 11 vous a écrit cela? Dix fois au lieu d'une.

Oh! je vous proteste que le perfide n'en croit pas un mot. Eh bien! il a tort. » Qu'en dites- vous? Voilà ce qu'on appelle une tête tournée. Tant mieux, morbleu! tant mieux, c'est comme cela qu'il faut être, et cent fois plus ridiculement encore épris de soi, pour faire une grande chose; car c'est en se croyant capable qu'on la fait, ou du moins qu'on la tente. Adieu, mes amies. Voilà une bien mauvaise lettre, bien froide, pas un petit mot ni d'amitié ni d'amour. Cela est bien mal. Je commets une faute que je ne vous pardonnerais pas. Je sens pourtant bien des sentiments accumulés. Quand tout pela se répandra-t-il dans votre sein? Adieu, âmes célestes. Seriez-vous des âmes célestes, si la nuit avec sesténèbres...? Vous entendez, Uranie.

i. Lauraguais.

2. 11 ne mit jamais sans doute ce projet à exécution. On ne connaît du moins de Lauraguais que sa Clytemnestre ilont Diderot a parlé dans sa lettre précé- dente, et sa Jocasie. Paris, Debure, 1781, in-8. (T.)

54 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAN D.

LX

A Paris, le 28 septembre 17G1.

Depuis plus de huit jours, je n'avais pas entendu parler de vous, et, ne faisant pas grand fonds sur votre santé, je craignais que ces occupations domestiques, qui se renouvellent sans cesse, ne l'eussent encore dérangée. Gomment! vous ne pourrez jamais vous rappeler que vous n'êtes qu'un tissu de chène- vottes, et qu'une huitaine de complaisances, aussi mal entendues de la part de celle qui les a que de celle qui les accorde, peut vous briser sans ressource ?

M'"*' d'Épinay, dont vous m'avez tant de fois demandé des nouvelles, se porte assez bien. Elle me souhaite plus à la Che- vrette qu'elle ne m'y attend, et elle a raison. Grimm me paraît en user bien avec elle ; leur vie de campagne est tout à fait douce; ils ont peu de monde, et ils font de longues prome- nades

Allons, mes amies, courage ! Détruisez, purgez le monde de tous les êtres malfaisants. Je vois que vous vous êtes arrogé la toute-puissance et la souveraine justice. Pourriez-vous me dire si Morphyse vit encore? Rassurez-moi sur tous vos parents et tous vos amis; rassurez-moi sur vous-mêmes. Au premier mécontentement, au premier malentendu, celle qui gagnera l'autre de vitesse restera toute seule jusqu'au moment où, se rappelant le meurtre de tant de gens sur lesquels elle n'avait aucun droit, qu'elle a jugés sur une action, dont elle a prévenu le repentir, elle exerce l'acte de destructeur sur elle-même, monstre plus hideux qu'aucun de ceux qu'elle aurait anéantis. Yoici ce que c'est. Vous trouvez que le monde va mal; vous vous mettez à la place de celui qui l'a fait et qui le gouverne,

et vous réparez ses sottises Vous jugez les actions des

hommes! vous! Vous instituez des châtiments et des récom- penses entre des choses cpii n'ont aucun rapport; vous pronon- cez sur la bonté et sur la malice des êtres : vous avez lu sans

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLANO. 55

doute au fond des cœurs ? Vous connaissez toute l'impétuosité des passions, vous avez tout pesé dans vos balances éternelles... Étes-voiis bien sûi-es l'une et l'autre de n'avoir pas connnis quelques actions injust s, que vous vous êtes pardonnées, parce que l'objet en était frivole, mais qui marquaient au fond plus de malice qu'un crime inspiré par la misère ou par la fureur?... Je vous prie, mes amies, de vous défaire incessamment d i votre charge de lieutenant-criminel de l'univers. Les magistrats , assistés de l'expérience, des lois, des conventions qui les con- traignent quelquefois, et les autorisent à juger contre le témoi- gnage de leur conscience, tremblent encore quand ils ont à prononcer sur le sort d'un accusé. Et depuis quand a-t-il été permis à un autre être qu'cà Dieu d'être en même temps le juge et le délateur?

C'est que ce Lovelace est d'une figure charmante, qui vous plaît comme k tout le monde, et que vous en avez dans l'esprit une image qui vous séduit ; c'est qu'il a de l'élévation dans l'âme, de l'éducation, des connaissances, tous les talents agréables, de la légèreté, de la force, du courage; c'est qu'il n'y a rien de vil dans sa scélératesse; c'est qu'il vous est impossible de le mépriser; c'est que vous préférez mourir Lovelace, de la main du capitaine Morden, que vivre Solmes; c'est qu'à tout prendre, nous aimons mieux un être moitié bon, moitié mauvais qu'un être indifférent. Nous espérons de notre bonheur ou de notre adresse d'esquiver à sa malice, et de profiter, dans l'occasion, de sa bonté. Croyez-vous que quelqu'un sous le ciel eût osé impunément faire souffrir à Clarisse la centième partie des injures que Lovelace lui fait? C'est quelque chose qu'un persé- cuteur qui, en même temps qu'il nous tourmente, nous protège contre tout ce qui nous environne et nous menace. Et puis, c'est que vous avez un pressentiment que cet homme, qui s'est endurci pour une autre, se serait adouci pour vous.

La première question n'est pas de savoir si l'homicide est un bien ou un mal ; c'est ce qui est bien ou mal qui mérite punition ou récompense, grâce ou peine de mort; si celui que vous détruisez de votre autorité n'eût pas fait plus de bien au monde par une seule action, qu'il n'a jamais pu y faire de désordres. C'est que vous décidez de plusieurs choses très- obscures. Qui est-ce qui vous a dit qu'il fût permis d'ôter la vie

56 LETTRES A MADEMOISELLE VULLAND.

à qui que ce soi! au monde, à moins qu'on en veuille à la nôtre?... S'il est permis de tuer pour un vol, il n'y a rien pour quoi on ne puisse tuer : on tuera pour une épingle. Si l'homi- cide ordonné par les lois n'était pas une convention à laquelle nous avons tous souscrit, je ne sais comment on pourrait le justifier. A quoi servent les lois, si vous vous mettez à leur place, et si vous sévissez pour des crimes inconnus? Qui est-ce qui vous justifiera aux yeux des hommes? J'ai bien peur que votre solution ne vous embarrasse que parce que vous avez fait entrer dans le problème des conditions impossibles. Restez dans la nature; ne sortez pas de votre condition; supposez l'ordre nécessaire, et vous verrez que tous vos fantômes s'évanouiront si le crime est inconnu, et que rien ne justifie votre châtiment ; ne voyez-vous pas que celui qui s'arroge le même despotisme que vous peut sévir contre vous, sans blesser ni l'humanité, ni la justice, ni sa conscience, ni les lois? Appuyez sur cette réflexion, que sans mission, sans caractère, vous jugez de toute la vie d'un homme sur quelques instants. Hélas ! ce malheureux que vous anéantissez pour une action, qui vous a dit qu'il n'en a pas par-devers lui plusieurs pour lesquelles vous le ressusci- teriez, mieux connu de vous? Ne vous êtes vous assise sur le tri- bunal que pour exterminer? Vous laissez en sûreté les gens de bien. Mais ce n'est pas de ceux-là qu'il s'agit, c'est de la foule, qui est alternativement bonne ou mauvaise. Faites d'a- bord le triage de leur mérite et de leur démérite, et puis après vous prononcerez.

Votre migraine était une indigestion. Mais à, quoi sert donc que vous ayez la sagesse à côté de vous, si vous faites tout ce qu'il vous plaît? Uranie, Uranie, vous oubliez votre devoir, et c'est à vous que je m'en prendrai. Ici je lui disais : Je ne veux pas que vous mangiez davantage, et elle m'obéissait. L'amitié serait-elle moins attentive ou moins absolue que l'amour?

Savez-vous comment je me suis vengé de Grinnn? D'abord il a lu le volume sur les tableaux, et il l'a trouvé rempli d'idées fines et très-agréables. Pendant qu'il le lisait, je lui faisais deux autres morceaux, que je viens de lui envoyer, l'un sur les prohabilités des événements, l'autre sur les avantages ou les désavantages de l'inoculation, sujets de deux mémoires que d'Alembert vient de publier avec d'autres opuscules mathéma-

LETTRES A MADEMOISELLE \ DLL A M). 57

thiques'. Voilà ce que j'ai fait hier en atlendanl impatiemment de vos nouvelles; j'ai lu en même temps un peu d'histoire. Je ne suis plus surpris de l'impression que l'histoire fait sur le Baron; elle a produit le même effet sur moi. H n'y a pas un homme de bien sur mille scélérats, et l'homme de bien est presque toujours victime. Vous exterminez, en lisant Ch/tisse; moi j'exterminais de mon côté, en lisant les guerres civiles de Naples, sous Ilem-i de Lorraine, duc de Guise. II n'y avait guère de jour que cet homme vertueux ne fît couper la tête , et pendre par le pied. J'étais bien plus sévère que lui; combien de têtes et de pieds qu'il épargnait et que je faisais sauter et percer I En vérité, je crois que le fruit de l'histoire bien lue est d'inspirer la haine, le mépris et la méfiance avec la cruauté.

Voici la suite de l'histoire de M"'' Hus, puisque vous me la demandez. Elle donnait des fêtes à son amant; Brizard en était toujours ; un certain mauvais comédien appelé Dauberval avait tenté inutilement d'en être; il était à Passy lors de l'aventure en question. On l'ignorait encore à Paris, lorsqu'il y revint; la première chose qu'il fait, c'est d'aller chez Brizard et de lui dire : « Camarade, vous ne savez pas? M"*^ Hus vient de donner une fête charmante à M. Bertin ; tous les amis secrets en étaient : pourquoi pas vous? Est-ce que vous êtes brouillés? » A ce pro- pos il ajoute tous ceux qui pouvaient engager Brizard à se plain- dre à M"* Hus. Ce qui arriva. Le lendemain, Brizard s'habille ; il va chez M"'^ Hus. Après quelques propos vagues : <( Gomment vous portez- vous? Quand retournez-vous à Passy ? » etc. « Mais vous ne parlez pas d'une fête charmante que vous avez donnée hier à M. Bertin ; il n'est bruit que de cela. » A ces mots. M"" Hus s'imagine que Brizard la persifle; elle se lève et lui applique deux soufflets. Brizard, fort étonné, lui saisit les mains; elle crie qu'il est un insolent qui vient l'insulter chez elle. On s'explique et il se trouve que c'est Dauber val qui est un mauvais plaisant, et M"'' Hus une impertinente qui a la main leste.

Je travaille toujours ; ce sont des figures que j'explique. Les libraires ont rougi de leur dureté; je crois qu'ils m'accorderont pourtant par volume de planches le même honoraire mesquin qu'ils me font par volume de discours; si je ne m'enrichis pas,

1. Voir ces deux morceaux, t. IX, p. 192 et 207.

58 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLÂND.

au moins je ne m'appauvrirai pas. A propos, ma bibliothèque est comme vendue; ce sont MM. Palesy, de Farges et un troisième qui la prennent*.

Mais vous ne m'avez rien dit d'un papier de Voltaire que je vous ai envoyé la dernière fois.

J'ai enfin cette tragédie allemande, et l'agréable, c'est que je ne la tiens pas de M. de Montigny. Je reçois de temps en temps la visite de deux petits Allemands ; ce sont deux enfants tout à fait aimables et bien élevés. Je leur ai témoigné l'envie de connaître cet ouvrage, et ils me l'ont traduit en deux ou trois jours ; je ne sais encore ce que c'est. Il est difficile qu'un ouvrage dont Grimm fait un cas surprenant ait été défiguré au point de ne pas mériter de vous être envoyé... Je vous rendrai si intéressante là-bas que je me susciterai quelque autre rivale qu'Uranie, qui nous cou- pera l'herbe sous le pied à tous deux. Adieu. Soyez plus sage, et vous vous porterez mieux. Vous souhaiteriez que le moine blanc et Morphyse s'entendissent : vous ne voulez donc pas revoir Paris?

LXI

A Paris, le 2 octobre 1701,

Ils sont venus à Paris précisément comme j'en sortais, et nous ne nous sommes point vus; seulement, à mon retour de la campagne, j'ai trouvé deux billets, un d'elle et l'autre de lui.

J'ai passé deux jours à Massy avec le mari eL la femme- ; nous nous sommes beaucoup promenés. M'""" Le Breton est mille fois plus folle qu'il ne convient à son âge, à sa piété et à son carac- tère. Je voudrais bien savoir ce que cette femme a été dans sa jeunesse. Elle était fort liée avec une M'"« de la Martillière ; ainsi à la juger d'après le proverbe ^ tout serait dit. Vous savez

1. Ce marché ne se réalisa pas. Ce ne fut qu'on 1705 que Diderot vendit sa bibliothèque à l'impératrice CaUiorinc

2. Avec Le Breton et avec sa femme.

3. Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLANI). 59

ou vous ne savez pas que je m'amuse quelquefois à jouer le passionné auprès d'elle; elle ne s'y méprend pas, ni son mari non plus, et cela donne un lour plaisant et gai à la conversa- tion. Il commence à faire froid; hier nous étions autour d'un bon feu. Il était fait des douves d'un vieux tonneau, celle de la bonde nous présentait son ouverture tout enflammée. La vieille extravagante me dit : « Philosophe, il y a longtemps (jue vous sollicitez mes faveurs, voici le moment de les obtenir; tenez, allez vous purifier là, et je vous accepte. »

Ce cénobite^ est un personnage très-heureux qui s'est établi dans un coin de la basse-cour. Il boit, il mange, il s'engraisse à vue d'œil ; il sort peu; je ne saurais vous dire s'il réfléchit beau- coup. Je le crois de la secte d'Épicure. Sa gaieté, au sortir de sa cellule, me donne la meilleure opinion de l'emploi qu'il y fait de son temps. Nous l'allions visiter deux fois par jour ; je vous assure qu'il ne se souciait guère de nous. Quand il était très-jeune, il n'avait point de nom: je l'ai appelé Antoine ou don Antonio. C'est la fermière qui a soin de son entretien et de sa nourriture; il n'est pas difficile; ce n'est pas qu'il ne gronde souvent, mais c'est moins d'humeur que par un tour de caractère qui lui est propre. Si le reste de son histoire vous intéresse, je m'en instruirai; je suis peu curieux, je jouis des gens, sans m'informer qui ils sont ni d'où ils viennent. Un de ces jours que je témoignais à mon hôtesse de Massy combien j'étais surpris de ses inégalités, elle me fit une réponse assez singulière : « C'est, me dit-elle, ma foi, qu'il n'y a point de dévots, et qu'il n'y a que des hypocrites. On a beau, ajouta-t- elle, se mettre à genoux, prier, veiller, jeûner, joindre les mains, élever son cœur et ses yeux au ciel, la nature ne change pas, on reste ce que l'on est. Un homme prend un liabit bleu, il attache une aiguillette sur sur son épaule, il suspend à son côté une longue épée, il charge de plumes son chapeau; mais il a beau aflecter une démarche fière, relever sa tête, menacer du regard, c'est un lâche qui a tous les dehors d'un homme de cœur. Quand je suis réservée, sérieuse, composée, c'est que je ne suis pas moi. J'ai un air d'église, un air du monde, un air de comptoir, un air de maîtresse, voilà ma vie grimacière; ma

3. Un porc de la ferme de Massy.

60 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

vie réelle, mon vrai ^ isage, mon allure naturelle, je la prends rarement, mais c'est autre chose ; je la garde peu, mais alors je dis bien des sottises, et je ne m'arrête que parce qu'il me senibie que j'entends encore ma mère qui me dit : Eh bien, petite fille ! et puis je me renferme, et me voilà sous le voile. Quand je suis moi avec les autres, il est rare que je ne m'en repente pas à l'église. Avec tout cela les gens que j'aime le mieux, ce sont ceux avec qui je suis le plus sujette à revenir à ma malhonnêteté de nature. Quand on me gêne, je suis belle et pudique comme une grenade fichée. »

Le comte de Lauraguais a laissé M"'' Arnould. Au lieu de se reposer voluptueusement sur le sein d'une des plus aimables filles du monde, une folle vanité l'agite et le promène de Paris à Montbard, de Montbard à Genève. Il est allé avec un rou- leau de beaux vers tout faits par un autre, mais qu'il refera à côté de Voltaire, pour lui persuader qu'ils sont de lui. C'est une singulière créature. Il s'est attaché deux jeunes chimistes. Ln jour il s'éveille à quatre heures du matin, il va les éveiller dans leur grenier, il les prend dans son carrosse. Les chevaux les avaient conduits à Sèvres qu'ils n'avaient pas encore les yeux ouverts. 11 les fait entrer dans sa petite maison ; quand ils y sont, il leur dit : « Messieurs, vous voilà ici ; il me faut une découverte, vous ne sortirez pas qu'elle ne soit faite. Adieu, je reviendrai dans huit jours ; vous avez des vaisseaux, des four- neaux et du charbon ; on vous nourrira ; travaillez. » Cela dit, il referme la porte sur eux et le voilà parti. Il revient, la décou- verte s'est faite, on la lui communique, et au même instant le voilà convaincu qu'elle est de lui ; il s'en vante ; il est tout fier, même vis-à-vis de ces deux pauvres diables à qui elle appar- tient, qu'il traite avec mépris comme des sots, et qu'il fait mourir de faim. Encore, s'il disait : Vous avez du génie et point d'argent ; moi j'ai de l'argent, et je veux avoir du génie, enten- dons-nous ; vous aurez des culottes et j'aurai de la gloire.

Je ne sortirai point de Paris en automne. Les ennuis succè- dent aux ennuis. J'use mes yeux sur des planches hérissées de chiffres et de lettres, et, au milieu de ce pénible travail, la pensée amère que des injures, des persécutions, des tourments, des avanies en seront le fruit; cela n'est-il pas agréable ? L'ami Grimm aura beau prêcher, il n'en sera ni plus ni moins; je ne

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLANI). 61

saurais plus me repaître de fumée. Un repos délicieux, une lecture douce, une promenade dans un lieu frais et solitaire, une conversation l'on ouvre son cœur, l'on se livre à toute sa sensibilité, une émotion forte qui amène des larmes sur le bord des paupières, qui fait palpiter le cœur, qui coupe la voix, qui ravit d'extase, soit qu'elle naisse ou du récit d'une action généreuse, ou d'un sentiment de tendresse, de la santé, de la gaieté, de la liberté, de l'oisiveté, de l'aisance: le voilà, le vrai bonheur, je n'en connaîtrai jamais d'autre. Il faut seule- ment jeter les yeux à quelques lieues de soi, prévoir le moment les yeux de ma petite fille s'ouvriront, sa gorge s'arron- dira, où sa gaieté tombera, elle commencera à devenir sou- mise, où il s'élèvera dans ses sens un trouble inconnu, dans son cœur un je ne sais quel désir. Ce sera alors aussi le temps des rêves pendant la nuit, des soupirs étouiïés, des regards furtifs sur les hommes pendant le jour, et celui de partager ma petite fortune en deux. Il faudra que ce que je lui en céderai suffise à son aisance, et que ce qui m'en restera suffise à la mienne. Adieu, mes bonnes amies. Disputez bien sur Clarisse. Soyez sûres que c'est vous qui sentez juste. Morphyse a une ou deux vues de côté qui la font dire tout de travers. Je vous embrasse de toute mon âme. Les sentiments de tendresse et d'amitié que vous m'avez inspirés font et feront à jamais la partie la plus douce de mon bonheur.

LXII

A Paris, le 7 octobre 1701.

J'attendais avec impatience ce numéro 32. Je craignais que votre complaisance ne vous eût conduite, soit à la promenade, soit au loin, et que vous n'eussiez été incommodée de ces pre- miers froids. L'hiver nous rend visite en automne... Tout est raccommodé ; cela s'est fait comme vous le désiriez, mais par hasard, sans que nous nous en soyons mêlés ni l'un ni l'autre... Mes amies, évitons toute notre vie la logique des ingrats. Vous n'avez oublié aucune des conditions qui vous dispensent de la

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gratitude, mais pas un seul mot de celles qui l'exigent. Il ne s'agit pas de votre rôle seulement, mais il faut aussi considérer celui du bienfaiteur. Je vous demande à présent ce qu'il s'est proposé. A-t-il voulu vous servir? A-t-il voulu vous obliger? Vous a-t-il fait un sacrifice? Vous a-t-il préférée? S'est-il donné du soin, privé de quelque chose? Vous a-t-il distinguée d'une indifférente? S'est-il montré votre serviteur, votre ami? Et qu'importe si, par des vues particulières qu'il ignorait, et qu'il devait ignorer, comme l'aversion que vous aviez pour son atta- chement, le mépris que vous faisiez de sa personne, il vous vexait au lieu de vous obliger? Si c'est un méchant qui se venge pour un bienfait, haïssez-le ; si c'est un homme officieux qui vous sert, plaignez-vous des circonstances qui vous lient mal- gré vous à un méchant; mais reconnaissez le bienfait. Il y a deux sortes d'amis : les uns qui sont de notre choix; c'est l'es- time, la vertu, la conformité de caractère, tout ce qui inspire le respect, la confiance, la vénération, tout ce qui constitue la sympathie entre d'honnêtes gens, (jui nous les concilie. Ce sont deux instruments que Nature avait accordés à l'unisson. Ils se sont trouvés l'un près de l'autre; les cordes du premier ont été pincées, et les cordes du second ont frémi. Ils ont senti en même temps la douceur intime et délicieuse de ce frémisse- ment ; ils se sont approchés, ils se sont touchés, ils se sont unis : cela s'est fait en un instant. Il y a des amis que le hasard nous donne; nous les tenons de tout ce qui se renferme sous le mot de nécessités de la vie. Vous tombez au fond d'une rivière, un scélérat se met à la nage et vous conserve la vie au péril de la sienne. Voilà, sinon un ami, du moins un bienfaiteur que la circonstance vous donne. Que ferez-vous de cet homme? Son caractère ne sera point un reproche poar vous; mais vous exemptera-t-il de la reconnaissance ? Même dans la supposition qu'ennuyée de la vie vous vous fussiez jetée dans la rivière, il ne sait pas que vous vouliez périr, et, parce qu'il l'ignorait, fallait-il qu'il demeurât spectateur oisif ot tranquille de votre péril ? Qu'a fait votre père pour vous ? Comparez-le avec ce que ce scélérat a fait de son côté. En voilà là-dessus bien plus qu'il n'en faut. Suppléez le reste... Les libertins sont bien venus dans le monde, parce qu'ils sont inadvcrtants, gais, plaisants, dissipateurs, doux, complaisants, amis de tous les plaisirs; c'est

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 63

qu'il est impossible qu'un homme se ruine sans en enrichir d'autres ; c'est que nous aimons mieux des vices qui nous ser- vent en nous anmsant, que des vertus qui nous rabaissent en nous chagrinant; c'est qu'ils sont remplis d'indulgence pour leurs défauts, entre lesquels il y en a aussi que nous avons ; c'est qu'ils ajoutent sans cesse à notre estime par le mépris que nous faisons d'eux ; c'est qu'ils nous mettent à notre aise ; c'est qu'ils nous consolent de notre vertu par le spectacle amusant du vice ; c'est qu'ils nous entretiennent de ce que nous n'osons ni parler ni faire ; c'est que nous sommes toujours un peu vicieux; c'est qu'ordinairement les libertins sont plus aimables que les autres, qu'ils ont plus d'esprit, plus de connaissance des hommes et du cœur humain ; les femmes les aiment, parce c{u'elles sont liî ertines. Je ne suis pas bien sûr que les femmes se déplaisent sincèrement avec ceux qui les font rougir. Il n'y a peut-être pas une honnête femme qui n'ait eu quelques mo- ments où elle n'aurait pas été fâchée qu'on la brusquât, surtout après sa toilette. Que lui fallait-il alors? Un libertin. En un mot, un libertin tient la place du libertinage qu'on s'interdit : et puis ils sont si communs que, s'il fallait les bannir de la so- ciété, les dix-neuf vingtièmes des hommes et des femmes en seraient réduits à vivre seuls. On les reçoit, parce qu'on ne veut pas trouver les portes fermées. On est, on a été, et peut- être un jour sera-t-on libertin. Que cela soit ou non, on a été tenté de l'être. A tout hasard, une femme est bien aise de savoir que, si elle se résout, il y a un homme tout prêt qui ménagera sa vanité, son amour-propre, sa vertu prétendue, et qui se chargera de toutes les avances. C'est trop peu de la violence même qu'on souhaite pour excuse. Presque tous les libertins sont galants, orduriers, et cœtera. J'entends, vous approuvez mes sentiments par leur conformité avec ceux d'L'ra- nie ; cela est moins obligeant pour moi que pour^Uranie, dont la façon de penser n'a pas besoin auprès de vous de mon autorité.

ilF" Arnould? Eh bien ! M"^ Arnould a renvoyé, chez M. de Lauraguais, chevaux, équipages, vaisselle d'argent, bijoux, linge, en un mot tout ce qu'elle avait à son amant. Gela me déplaît plus que je ne saurais vous le dire. Cette fille a deux enfants de lui ; cet homme est de son choix ; il n'y a point eu

6Zi LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

de contrainte, de convenance, aucun de ces motifs qui for- ment les engagements ordinaires. S'il y eut jamais un sacre- ment, c'en fut un; d'autant plus qu'il n'est pas dans la nature qu'un homme n'épousera qu'une femme. Elle oublie qu'elle est mariée. Elle oublie qu'elle est mère. Ce n'est plus un amant, c'est le père de ses enfants qu'elle quitte. M"'^ Arnould n'est à .mes yeux qu'une petite gueuse. Elle* a été se plaindre chez M. de Saint-Florentin que le comte l'avait menacée de l'empoisonner. A peine était-il sorti de Paris qu'il était suivi d'une lettre qui lui annonçait sa rupture'. A peine cette lettre était-elle partie, qu'elle s'arrangeait avec M. Bertin, et qu'elle signait les articles de sa nouvelle prostitution -. Je suis enchanté de m'être refusé à sa connaissance.

Et .17"- Uns? M. Bertin, en la quittant, lui a laissé tout ce qu'elle avait à elle. Il a fait mieux, il lui a fait demander l'état de ses dettes, qu'elle a enflées jusqu'à une somme exorbitante; M. Bertin a payé sans discussion. Je ne sais pourquoi je vous entretiens de toutes ces misères-là.

j^pne d'i^pinay est à Paris. J'ai soupe hier au soir avec elle, Grimm et l'ami Saurin, qui avait de la gaieté et de l'embonpoint. Cependant l'histoire de sa chère moitié est publique. Il n'est question que de l'enfant. Le problème, c'est de savoir si on lui en fera confidence ou non. Nous devions aller, Grimm, son ami et moi, passer quelques jours au Grandval; c'est une partie rompue par l'indisposition de M™* d'Esclavelles, mère de M'"^ d'Épinay, raison qui la rappelle à la Chevrette. Cepen- dant nous partirons, Grimm, d'Alinville, Saurin et moi, le matin, et nous serons revenais le soir. Notre voyage sera gai. Je vous

\. Voici cette lettre toile qu'elle est rapportée dans les Mémoires de Favart, t, I, p. 193 : K Monsieur mon cher ami, vous avez fait une fort belle tragédie, qui est si belle que je n'y comprends rien, non plus qu'à votre procédé. Vous êtes parti pour Genève afin de recevoir une couronne de lauriers du Parnasse do la main de M. de Voltaire; mais vous m'avez laissée seule et abandonnée à moi-môme ; j'use de m:i liberté, de cette liberté si précieuse aux philosophes, pour mo passer de vous. Ne le trouvez pas mauvais : je suis lasse de vivre avec un fou qui a dis- séqué son cocher, et qui a voulu être mon accoucheur dans l'intention sans doute de me disséquer aussi moi-même. Permettez donc que je me mette à l'abri de votre bistouri encyclopédique. »

2. Voir sur les démêlés de Sophie et de Lauraguais la deuxième édition du charmant livre de MM. E. et J. de Concourt: Sophie Arnould d'après sa corres- pondance et ses mémoires inédits.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. G5

prie, mon amie, de parler à M. Yialet de ses ardoisières comme d'une chose importante pour moi. S'il ajoutait à ce service de la célérité, il en doublerait le mérite. Il me faut planches et discours. Vous pouvez beaucoup sur lui; servez-moi, mettez- vous en quatre à cette affaire. Dites à M. Vialet qu'il a une bonne et sûre connaissance dans l'abbé Le Bossu que j'ai vu chez d'Alembert.

C'est une petite veuve du faubourg qui est venue demander à dîner à ma femme. En dînant, je disais à cette petite veuve : (( Que faites-vous de votre veuvage ? Hélas ! presque rien.

Est-ce que vous ne vous remarierez pas? Je n'en sais rien. Quoi ! point d'amoureux! Oh ! pardonnez-moi, j'en ai vraiment deux : l'un est un philosophe de chien qui donne dans le respect très-humble à périr ; je m'en déferai, à ce que je crois ; je veux quelque chose qui me fasse plaisir. L'autre?

L'autre, il n'y a qu'à le laisser aller, il va tout seul. Et qu'en ferez-vous de celui-ci ? Je le garderai un certain temps, et puis après j'en ferai ce qu'on fait de certaines bêtes veni- meuses qu'on écrase sur la piqûre qu'elles ont faite, pour en guérir. » Cela est plaisant, qu'en dites-vous ? Eh bien ! quelle impression croyez-vous que ce mot ait faite sur ma dévote de femme? Elle en a ri à gorge déployée, par la raison que l'image du libertinage ne déplaît pas même aux femmes vertueuses. Adieu, mes amies, mes tendres, mes uniques amies. Tout ce que je vois, tout ce que j'entends, tout ce que j'apprends ajoute à l'estime, à la tendresse que je vous porte. Vous me dégoûtez de tout. Adieu, adieu. Damilaville crie comme un fou que je re- tarde le commissionnaire qui porte la lettre à la poste.

LXIII

A Paris, le 12 octobre 1761.

e commence par l'article des nouvelles. En voici une vraie, s'il en fut jamais; ce sont toutes les lettres d'Espagne, toutes celles de Lisbonne, toutes les bouches de la ville qui l'annon- XIX. 5

66 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

cent. Enfin, la grande affaire de Portugal est terminée. Les Jésuites, jugés en première instance par le tribunal de l'Inqui- sition, et renvoyés ensuite par-devant les juges civils, ont été brûlés vifs, au nombre de vingt-sept, avec six juifs et deux Français, tous conspirateurs. Il ne fallait rien de moins pour justifier la conduite de Carvalho'. C'est la relation de ce procès qu'il faut attendre à présent.

Non, mon amie, votre bouquet ne m'est parvenu que le len- demain de ma fête ; il ne m'en a pas été moins agréable; vous seriez infiniment moins intéressée à tous les souhaits que vous me faites que je ne les en croirais pas moins sincères.

Je devais partir le mardi pour aller au Grandval avec Grimm, d'Alinville et Montamy. J'annonçai mon voyage. Au premier mot, je vis le visage de la mère et celui de l'enfant s'al- longer. L'enfant avait un compliment tout prêt, et il ne fallait pas que la peine de l'avoir appris fût perdue ; la mère avait projeté un grand dîner pour dimanche : tout s'est arrangé ; j'ai fait mon voyage, et je suis revenu pour me faire haranguer et fêter. L'enfant a prononcé sa petite harangue à ravir. Au milieu, comme il se trouvait quelques mots de prononciation difficile, elle s'est arrêtée, et m'a dit : « Mon papa, c'est que je suis brèche-dent » ; en effet les deux dents du devant lui sont tom- bées. Elle a continué. Sur la fin, comme elle avait un bouquet à me présenter, et qu'elle ne retrouvait point encore ce bou- quet, elle s'est arrêtée une seconde fois pour me dire : « Voici bien le pis de l'histoire, c'est que mon œillet s'est égaré. » Elle a achevé sans se déferrer, puis elle s'est mise à la quête de sa fleur qui est venue la dernière. Nous dînâmes hier en grande compagnie. Madame avait rassemblé toutes ses amies. Je fus très-gai, je bus, je mangeai. Je fis à merveille les hon- neurs de ma table. Au sortir de table, je jouai, je ne sortis point. Je reconduisis tout le monde entre onze heures et mi- nuit; je fus charmant, et si vous saviez avec qui! quelles physionomies! quelles gens! quels discours! quelle joie! On tremblait un peu sur la manière dont j'en userais. On rendait plus de justice à mon goût qu'à mes égards et à ma complai-

li Marquis de Pombal, premier ministre de Jean VI.

LETTRES A MADEMOISEELE VOLLANI). 67

sauce : ce n'est pas qu'on eût bon nombre de preuves de l'un et de l'autre...

Elles arrivent quand elles peuvent ces lettres, et mes ré- ponses aussi. Mais laissons les contre-temps auxquels vous ne pouvez remédier, et jugez seulement de mon exactitude par la vôtre... Vous avez bien fait de vous promener. C'est cette pro- menade dans les champs qui secoue tout le corps, qui est saine, et non ces allées et ces venues du Palais-Royal, qui fatiguent sans exercer...

Que je vous voie encore tuer quelqu'un sans savoir jusqu'où l'on est coupable, quel rapport il y a entre la faute et le châti- ment, et ce que le coupable deviendra dans la suite ! Si ce mor- ceau Sur les probabilités n'est pas envoyé à la reine de Suède, au prince Ferdinand, au roi de Prusse, car ce sont les cor- respondants de mon ami', vous le verrez quand il en sera temps ; Uranie lira ce qui concerne l'inoculation. Vous aurez aussi vos chansons écossaises ; j'en ai le recueil en entier. Celles qu'on a traduites sont belles ; celles que l'on a laissées ne le sont guère moins ; mais ce qu'il y a de singulier, c'est que pres- que toutes sont des chants d'amour et funèbres. La première fois, je vous traduirai la première intitulée : Shylvieet Vinivdu. Ce qui me confond, c'est le goût qui règne là, avec une simpli- cité, une force et un pathétique incroyables. Un guerrier par- tant pour la guerre dit à celle qu'il aime : « Mon amie, donnez- moi le casque de votre père. » L'amie répond : (c Voilà son épée, sa cuirasse, son casque. Ah! mon ami, mon père était couvert de ces armes lorsqu'il perdit la vie... »

J'irai jeudi dîner avec mes petits Allemands; ils sont char- mants. Je n'ai rien à faire à la tragédie qu'ils m'ont traduite ; elle vous plaira comme elle est, j'en suis sûr, et vous l'aurez incessamment.

INon, chère amie, vous avez beau dire, je ne saurais me méfier de personne jusqu'à un certain point. Je suis trop hon- teux quand ma méfiance se trouve mal placée. Le Breton en usera bien avec moi; cela me suffît. J'ai seulement l'attention de tourner mes quittances de manière à ce qu'on n'en puisse abuser dans aucune circonstance.

\. Grimm.

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LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

cent. Enfin, la grande afiaire de Portugal est terminée. Les Jésuites, jugés en première instance par le tribunal de l'Inqui- sition, et renvoyés ensuite par-devant les juges civils, ont été brûlés vifs, au nombre de vingt-sept, avec six juifs et deux Français, tous conspirateurs. Il ne fallait rien de moins pour justifier la conduite de Carvalho^ C'est la relation de ce procès qu'il faut attendre à présent.

Non, mon amie, votre bouquet ne m'est parvenu que le len- demain de ma fête ; il ne m'en a pas été moins agréable; vous seriez infiniment moins intéressée à tous les souhaits que vous me faites que je ne les en croirais pas moins sincères.

Je devais partir le mardi pour aller au Grandval avec Grimm, d'Alinville et Montamy. J'annonçai mon voyage. Au premier mot, je vis le visage de la mère et celui de l'enfant s'al- longer. L'enfant avait un compliment tout prêt, et il ne fallait pas que la peine de l'avoir appris fût perdue ; la mère avait projeté un grand dîner pour dimanche : tout s'est arrangé ; j'ai fait mon voyage, et je suis revenu pour me faire haranguer et fêter. L'enfant a prononcé sa petite harangue à ravir. Au milieu, comme il se trouvait quelques mots de prononciation difficile, elle s'est arrêtée, et m'a dit : « Mon papa, c'est cjue je suis brèche-dent »; en effet les deux dents du devant lui sont tom- bées. Elle a continué. Sur la fin, comme elle avait un bouquet à me présenter, et qu'elle ne retrouvait point encore ce bou- quet, elle s'est arrêtée une seconde fois pour me dire : a Voici bien le pis de l'histoire, c'est c|ue mon œillet s'est égaré. » Elle a achevé sans se déferrer, puis elle s'est mise à la quête de sa fleur qui est venue la dernière. Nous dînâmes hier en grande compagnie. Madame avait rassemblé toutes ses amies. Je fus très-gai, je bus, je mangeai. Je fis à merveille les hon- neurs de ma table. Au sortir de table, je jouai, je ne sortis point. Je reconduisis tout le monde entre onze heures et mi- nuit ; je fus charmant, et si vous saviez avec qui ! quelles physionomies! quelles gens! quels discours! quelle joie! On tremblait un peu sur la manière dont j'en userais. On rendait plus de justice à mon goût qu'à mes égards et à ma complai-

!• Marquis de Pombal, premier ministre de Jean VI.

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LETTRES A MADEMOISELLE VOLLANO.

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sance : ce n'est pas qu'on eût bon noniI)rc de preuves de l'un et de l'autre...

Elles arrivent quand elles peuvent ces lettres, et mes ré- ponses aussi. Mais laissons les contre-temps auxquels vous ne pouvez remédier, et jugez seulement de mon exactitude par la vôtre... Vous avez bien fait de vous promener. C'est cette pro- menade dans les champs qui secoue tout le corps, qui est saine, et non ces allées et ces venues du Palais-Royal, qui fatiguent sans exercer...

Que je vous voie encore tuer quelqu'un sans savoir jusqu'où l'on est coupable, quel rapport il y a entre la faute et le châti- ment, et ce que le coupable deviendra dans la suite ! Si ce mor- ceau Sur les probabilitcs n'est pas envoyé à la reine de Suède, au prince Ferdinand, au roi de Prusse, car ce sont les cor- respondants de mon ami *, vous le verrez quand il en sera temps ; Uranie lira ce qui concerne l'inoculation. Vous aurez aussi vos chansons écossaises ; j'en ai le recueil en entier. Celles qu'on a traduites sont belles ; celles que l'on a laissées ne Je sont guère moins ; mais ce qu'il y a de singulier, c'est que pres- que toutes sont des chants d'amour et funèbres. La première fois, je vous traduirai la première intitulée : Sliylvieet Vinivda. Ce qui me confond, c'est le goût qui règne là, avec une simpli- cité, une force et un pathétique incroyables. Un guerrier par- tant pour la guerre dit à celle qu'il aime : « Mon amie, donnez- moi le casque de votre père. » L'amie répond : « Voilà son épée, sa cuirasse, son casque. Ah! mon ami, mon père était couvert de ces armes lorsqu'il perdit la vie... »

J'irai jeudi dîner avec mes petits Allemands ; ils sont char- mants. Je n'ai rien à faire à la tragédie qu'ils m'ont traduite; elle vous plaira comme elle est, j'en suis sûr, et vous l'aurez incessamment.

INon, chère amie, vous avez beau dire, je ne saurais me méfier de personne jusqu'à un certain point. Je suis trop hon- teux quand ma méfiance se trouve mal placée. Le Breton en usera bien avec moi; cela me suffit. J'ai seulement l'attention de tourner mes quittances de manière à ce qu'on n'en puisse abuser dans aucune circonstance.

1. Grimm.

68 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

Oui, Uranie a bien de l'amitié, bien de l'estime pour moi ; cependant elle n'a pas daigné ajouter une fleurette à votre bouquet.

Eh bien! ne revoilà-t-il pas que ces maudites occupations qui nous ont indisposés recommencent.

M. Bertin n'est pas racommodé; il ne se racommodera pas. Les amis y mettent bon ordre.

Ma bibliothèque ajoutera sept ou huit cents livres de rente foncière à mon revenu. Qu'on me la laisse, ou qu'on l'enlève à l'instant, peu m'importe.

Bon, il y a plus d'un an et demi que nous sommes excom- muniés. C'est l'édition qu'on a faite à Lucques de notre ouvrage qui nous a attiré une bulle, et c'est la haine qu'on nous porte qui a réveillé cet événement, à présent que l'on sait que tout est fini, et que nous paraîtrons malgré vent et marée.

Vraiment oui, elle dit tout cela devant son mari ^ Elle a cinquante ans passés, et elle se regarde comme hors de page, et ses propos comme sans conséquence.

M. de Lauraguais est de retour de Genève. Il a passé huit jours auprès de Voltaire. « Nous avons bien fait, dit-il, de nous séparer ; deux grands poètes ne peuvent se souffrir plus long- temps. » Ce n'est pas cela, c'est la bonne foi qu'il y met qui fait rire. Il a fait deux amphigouris et un coq-à-l'âne satirique sur la désertion de M"" Arnould. Quand cela sera imprimé, il n'y paraîtra plus. Quant à présent, il faut lui rendre la justice qu'il en paraît désespéré. Si ce n'est que sa vanité qui souffre, il en a beaucoup, et de la bien sensible.

Nous avons eu un petit moment de froid, Grimm, Damila- ville et moi ; ils allaient au spectacle, et mes affaires m'appe- laient ailleurs. Ils boudaient, lorsque nous nous sommes sé- parés.

Bonjour, ma tendre amie ; portez-vous bien ; aimez-moi comme vous êtes aimée.

Voici aussi une question. Un fripon décrété va consulter un avocat, s'il peut se constituer prisonnier en sûreté ; l'avocat examine son affaire, et lui dit que oui, qu'il l'en tirera. Point du tout : le prisonnier risque d'être pendu. Au milieu de son

1. M'"" Le Breton.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. (-9

péril, il envoie chercher son avocat, et lui dit : a Mais, monsieur, on flit que je serai pendu. Je le savais, lui répond froide- ment l'avocat, c'est ce qne vous méritez. » Cet avocat a-t-il bien ou mal fait? Il y a de ([uoi disputer trois joui'S et trois nuit sans cesser. Je vous embrasse mille fois, mille fois.

LXIV

A Paris, le I'.) octobre 1701,

J'ai commencé mes loui-nées en même temps que vous les vôtres. Un jour à Massy, deux jours à la Chevrette, deux autres au Grandval. Je ne vous dis rien de ces petits voyages : ils ont été trop courts pour donner lieu à des scènes amusantes.

Me suis-je trompé, mon amie, lorsque j'ai pensé qu'on ne sentait de la reconnaissance des services reçus que quand l'ami- tié s'alTaiblissait? Je vous en dirai des raisons qu'Uranie trou- vera au fond de son cœur; vous les lui demanderez... On se soulage d'un bienfait qui pèse par un bienfait beaucoup plus grand. Cette dette une fois payée, on est quitte.

J'ai vu et revu le comte de Lauraguais. Il soutient toujours, à cor et à cri, l'honnêteté de son amie. Il est sûr qu'il en est fou. Il vient de faire en son nom une plaisanterie en prose qui ne m'a pas déplu. Si j'osais, je vous ferais l'horoscope de cet homme. 11 court après la considération ; il en exige plus qu'il n'en pourra jamais obtenir; il s'ennuiera, et finira par casser sa mauvaise tête d'un coup de pistolet.

Nous craignons qu'on n'accuse Voltaire de toutes ses nou- velles extravagances ; mais après tout, qu'est-ce que cela peut faire à Voltaire ? Celui qui publie des ouvrages aussi hardis que la Lettre de M. Gouju ' et tant d'autres s'est mis apparemment au-dessus de toute frayeur... A propos de cette Lettre de M. Goujit, les jansénistes viennent d'en donner une édition. En vérité, je crois qu'un janséniste foulerait aux pieds un cru-

i. Lettres de Charles Gouju à ses frères, dans les Facéties de Voltaire.

70 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

cifix, à condition d'égorger impunément un jésuite. Mais si ces gens-là n'aiment pas la religion, pourquoi se détestent-ils tant les uns les autres pour des misères de religion ? Combien de sortes diverses de folies parmi les hommes ! il est vrai que j'ai mon grelot aussi, mais c'est un grelot joli : c'est vous qui me l'avez attaché. Rien n'est plus commun qu'un fou qui tient un propos sage. C'est la réflexion que je faisais sur moi-même en catéchisant le comte, c'est ce que je fais communément en caté- chisant les autres; je profite au moins des conseils que je leur donne.

Vous vous trompez, votre retour n'est pas aussi éloigné que vous l'imaginez. Puisque votre mère voyage, elle s'ennuie... Je redoute pour vous le moment vous vous séparerez de votre chère sœur.

11 faut pourtant que j'aille voir M'"^ de Solignac.

Sitôt ma lettre reçue, mettez sous enveloppe les fragments de Clarisse, et me les renvoyez. M'"° d'Epinay me les rede- mande.

On ne jouera pas le Droit du seigneur: Grébillon, qui n'aime pas \oltaire, trouve l'ouvrage indiscret ^

0 chère amie, combien votre absence me coûte à supporter ! J'ai des journées d'un ennui qui m'accable, alors je me déplais partout. Je cherche dans ma tète quelque endroit je pourrais me réfugier ; je tourne d'abord autour de Paris, peu à peu je m'éloigne, et je finis par arriver ou m'arrêter vous êtes. Revenez donc à moi, puisque je ne saurais aller à vous. Je n'ai presque plus le courage de vous écrire des nouvelles. Il faut cependant que vous sachiez que M. Pitt est disgracié. Gela vaut mieux pour nous que deux batailles gagnées. Le père Mala- grida a été en effet supplicié, comme faux prophète, par une sentence de l'Inquisition. On dit que le procès des autres se poursuit. On en brûlera tant qu'on voudra; pourvu qu'on n'en condamne aucun comme coupable de régicide, la Société s'en souciera comme d'un zeste.

Ma femme s'est mise sur le pied de faire des petites fêtes chez elle; j'en suis toujours, et je tâche d'en faire de mon mieux les honneurs. Si vous connaissiez un peu les convives qu'elle me

1. Grébillon était censeur dramatique.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAN U. 71

donne, vous verriez combien il faut que je prenne sur moi... Ce sont aussi des soirées l)ien maussades et bien bruyantes que celles que je vais passer chez Le Breton. Je vous peindrais les personnages; si j'étais en gaieté, je vous réjouirais de mon ennui. Hier j'eus une prise très-forte avec le maître de la mai- son. On était en train de déchirer un honnête homme de notre connaissance : c'est Cramer, libraire, de Genève. J'interrompis finement la médisance, et je dis que je soufi'rais avec impatience qu'on parlât mal d'un honnête commerçant étranger, par la mauvaise opinion que cela pouvait me donner de tout honnête commerçant français. On trouva je ne sais quoi d'injurieux dans ce propos ; on s'échauffa, et il était une heure du matin, qu'à travers les cris je n'avais pas encore pu faire comprendre à ces sots-là qu'il n'y aurait rien de plus convenable que mon discours, tenu à Genève, en faveur d'un commerçant français, et qu'en conséquence il n'y avait rien à y reprendre, tenu à Paris en faveur d'un commerçant genevois; qu'il était bien étrange à M. Le Breton de trouver offensant à sa table ce qu'on trouverait généreux à moi d'avoir dit à la table de M. Cramer. Ils eurent le temps de mettre de l'eau dans leur vin pendant la nuit, et le lendemain ils me firent excuse de leur chaleur déplacée de la veille.

Adieu, mes tendres amies, nous sommes dans les grandes affaires jusqu'aux oreilles. L'homme d'ici chancelle; sa place est importante, elle sera sollicitée, et nous préparons de loin nos batteries pour qu'on ne nous l'enlève pas. Nous tenons des lettres, des placets, des mémoires tout prêts. Si Damilaville devenait un de ces matins M. le directeur général du vingtième, je crois que son amie en mourrait de chagrin. Elle aimerait mille fois mieux le posséder petit commis à mille écus de gages par an que de risquer de le perdre. M. le directeur a vingt mille livres de rente. L'amour inspire de singulières idées ; il €St vrai que notre ami Damilaville est un peu vain, mais c'est un honnête homme.

Je harcèle notre imprimeur ; je voudrais bien qu'il m'ac- cordât quelques jours de relâche que j'irais passer au Grandval. L'amitié que le Baron me porte l'exige, plus encore les égards que je dois à M'"'' d'Aine...

]Se soyez point surprise du décousu de tout ceci ; Thiriot,

72 LETTRES A MADEMOISELLE V OLLÂND.

Damilaville et quelques autres font un bruit horrible au milieu duquel je vous écris. C'est une incommodité à laquelle je suis souvent exposé; mais ici, du moins, je ne crains point que la curiosité s'approche de moi sur la pointe du pied, et vienne, penchée sur mon épaule, lire les lignes que je lui dérobe. Adieu, encore une fois. Ni moi non plus, je ne désire que d'être aimé autant que j'aime... Je suis un peu inquiet de la santé d'Angé- lique^ C'était comme une fluxion qui lui prenait l'œil, la tète, la joue et l'oreille droite; à présent c'est une toux sèche, avec de la douleur de gorge, et un bruit rauque qui me chiffonne ; demain peut-être cela ne sera plus rien, mais il y aura autre chose, et on est pire tous les jours.

Comme je vous embrasserais toutes deux, si j'étais !... Ne m'oubliez pas auprès de M. Vialet.

LXV

A Paris, le 25 octobre 1761.

Voyons si je parviendrai à vous écrire un mot. Me voilà dans l'état d'un corps sain, ou je n'y serai jamais. Depuis plusieurs jours, j'ai supprimé toute nourriture solide, et il ne me reste pas la moindre impureté ; car serait-elle encore ? et comment serait-elle produite ? J'ai souffert des tranchées bien cruelles et sans savoir à quoi m'en prendre ; car j'ai été sobre comme un anachorète. Le ton gai dont je vous parle de mon indisposition vous rassurera sur ses suites, et le premier courrier vous appren- dra que ce n'est plus rien. Sans le caractère de philosophe dont il faut soutenir la dignité, surtout aux yeux du vulgaire qui nous entoure, je vous assure que j'aurais crié plus d'une fois, au lieu qu'il a fallu soupirer, se mordre les lèvres et se tordre. Si je ne craignais de me perdre dans votre esprit, je vous avouerais que j'ai même fait par forfanterie quelques mauvaises

1. Sa fille.

LETTRr:s A MADKMOISFJ.LE VOLLANi). 73

plaisanteries. N'en dites mot ; elles m'ont fait un honneur infini.

Eh non! cette femme n'est pas heureuse. Est-ce que le bon- heur est fait pour les âmes d'une certaine trempe? Dites comme moi ; elle se désespère dans des moments l'on ne soupçonne pas seulement la faute qu'on a commise. Si elle se plaignait, on entendrait à peine ce qu'elle veut dire. Aussi prend-elle le parti de souiïrir et de se taire. Nous y dînions la semaine pas- sée, lorsque notre repas fut troublé par une aventure effroyable. Imaginez un enfant qui se présente à sa mère dans un tour- billon de feu. Si cette femme eût été seule, l'enfant était bridé, elle peut-être et toute la maison ; car, à cette vue, elle ne fit que pousser un cri et tomber évanouie. Voilà à quoi sert la sen- sibilité, quand elle est excessive. Vous devinez de reste la cause de cet accident. Le lendemain, notre ami envoya savoir comment elle se portait; mais il fallait venir.

Vous avez fait un voyage bien maussade. L'unique ressource en ces occasions, c'est de tout regarder d'un oeil ironique. Je me souviens de in'être trouvé fort bien dans un château tel que celui que vous me peignez. Tout nous apprêtait à rire, jus- qu'aux pots de chambre qu'on avait remplacés par des pots de fleurs de faïence, dont on avait bouché les trous du fond avec des bouchons de bouteille. On réduirait à bien peu de choses les misères de la vie, si on les envisageait du côté ridicule, car la méchanceté est toujours ridicule par quelque endroit ; mais c'est que l'indignation s'en mêle, on est offensé, ou l'on se met à la place de celui qui l'est, et l'on se fâche au lieu de rire.

Nos deux petits Allemands ont tant fait qu'ils m'ont entraîné à leur auberge. Leur dîner fut détestable ; cela ne l'empêcha pas d'être gai. Ils prétendirent qu'il avait été apprêté d'après les maximes d'Apicius Ciclius, ce fameux gourmand romain, qui se tua parce qu'il ne lui restait plus que deux millions, avec lesquels, selon lui, il était impossible à un honnête homme de vivre. Mais une chose qui m'aurait fait oublier les mets les plus grossiers, c'est la vue de deux jeunes hommes pleins d'inno- cence, d'esprit et de candeur, et s'aimant dune amitié qui se montrait à chaque instant de la manière la plus douce et la plus fine. Ils me récitèrent quelques-uns de leurs ouvrages; il fallait

74 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

voir quel plaisir ils avaient à se préférer l'un à l'autre: « Cette prose est charmante. Eh, non, mon ami, c'est celle que vous avez écrite sur tel sujet qu'il faut entendre, pour être dé- goûté de la mienne. Dites-nous-la » Le plus jeune, qui

s'appelle Nicolaï, nous récita la fable suivante : « Sur la fui de l'été, des fourmis, les plus laborieuses du canton, avaient rempli leurs magasins ; elles regardaient leurs provisions avec des yeux satisfaits, lorsque tout à coup le ciel s'obscurcit de nuages, et il tombe sur la terre un déluge d'eau qui disperse tous les grains amassés à si grande peine, et qui noie une partie du petit peuple. Celles qui restaient, poussant leurs plaintes vers le ciel, disaient, en demandant raison de cet outrage : « Pourquoi ce (( déluge? à quoi servent ces eaux? » Et, pendant que ces four- mis se plaignaient, Marc-Aurèle et toute son armée mouraient de soif dans un désert. » Méditez cela, mes amies. L'autre, qui s'appelle M. de La Fermière, nous dit qu'un père avait un enfant. Il avait tout fait pour le rendre heureux ; mais il s'aper- cevait bien que tous ses soins seraient inutiles, si le ciel ne les secondait en écartant les circonstances malheureuses. Il alla au temple; il s'adressa aux dieux, il les pria sur son enfant: <( Dieux, leur dit-il, j'ai fait tout ce que je pouvais ; l'enfant a u fait tout ce qu'il pouvait, remplissez aussi votre fonction. » Les dieux lui répondirent : a Homme, retourne chez toi ; nous M t'avons entendu ; ton fds et toi, vous jouirez du plus grand « bonheur que les mortels puissent se promettre. » Ce père, bien satisfait, s'en retourne ; il trouve son lils mort, et il tombe mort sur son fils. 11 faut que la vie soit en effet une mau- vaise chose : car cette prière, j'en devinai la fin, et je ne l'ai presque récitée à personne qui n'en ait deviné la fin comme moi.

Si j'étais à côté d'Uranie, je lui baiserais la main pour la

fleur posthume qu'elle me présente; acquittez-moi Eh bien!

il vous vient donc quelquefois des idées folles? Continuez de vous bien porter, et conservez-moi cette santé.

Vous devez avoir à présent la lettre de M. Vialet. Je vous l'ai dit cent fois, et vous ne vous corrigez point; vous vous pressez toujours trop de me gronder. Le morceau Sur les probabilités est un grimoire qui ne vous amusera pas. Les chansons écos- saises sont entre les mains de M. de Saint-Lambert qui ne rend

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAM). 75

rien, parce qu'il communique tout ce qu'on lui prête à M'"'' cl'Houdetot, qui perd tout. Grimni a le morceau que j'ai traduit. Je trem])le de vous envoyer Miss Sara Sampson \ de peur qu'il ne vous en arrive comme à moi, et que si l'on venait, comme on vient de me faire, à décacheter le paquet, on ne le taxât, et qu'il ne vous en coûtât une vingtaine de francs. Malgré cela, nous risquerons, si vous l'ordonnez. Il y a cent à parier contre un que nous réussirons ; voyez.

Vous n'aimez pas que mes amis, les hommes les plus volon- taires du monde, et surtout Grimm, le plus volontaire d'entre eux, me boudent de ce que je m'émancipe quelquefois à faire ma volonté; ni moi non plus, je ne l'aime pas. Mais soyons justes. Ont-ils eu tort de prendre et d'exercer un empire que je leur abandonnais? Aurais-je, à leur place, été plus sage, plus discret qu'eux? N'y a-t-il personne que je domine sans en avoir d'autre droit que la faiblesse de celui qui se laisse dominer?

Ne me parlez pas de cette petite guenon de AI"' Arnould. S'il lui restait l'ombre du sentiment, la lettre d'excuse que le comte vient de lui écrire, en lui faisant six mille livres de pension, la ferait crever de douleur. C'est une lettre bien faite; c'est une excuse bien cruelle. Il n'aurait jamais cru qu'il fût un jour dans le cas de mettre un prix à sa tendresse, et cœtera, et cœtera. Le texte est beau, comme vous voyez. Il vient de publier un nou- vel amphigouri ; c'est M"'' Arnould qu'il promène chez des prêtres, chez l'archevêque, chez M. de lîombaude, et enfin chez l'ami Pompignan. Le morceau de Pompignan est assez bien. Il l'avait vu la nuit en vision : c'est avec elle qu'il doit consom- mer l'effet de la grâce antiphilosophique. Gomme l'Antéchrist doit naître d'une religieuse qui apostasie et d'un pape sans mœurs, le destructeur de la philosophie moderne doit naître d'un poëte qui a renoncé à toute vanité, et d'une actrice qui a quitté le péché, etc., encore : car il suffit de vous mettre sur la voie.

Vous jugez bien vite mon avocat. Uranie, je vous le recommande; prenez un peu sa défense. Aurez-vous donc bien de

1. Pièce anglaise dont Diderot n'a pas publié la traduction. Voir la note de la page 434, tome VIIL

76 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

la peine à prouver que le comble de la perfection est de préférer l'intérêt public à tout autre, et le comble du désordre de pré- férer l'intérêt étranger, quel qu'il soit, au personnel, à l'intérêt public? Quoi! rien au monde ne doit-il nous faire tromper la confiance qu'on a en nous? Oserez-vous bien avouer ce prin- cipe généralement? Car, après tout, c'est le seul moyen que l'on puisse employer contre mon avocat.

Enfin vous l'avez donc deviné, mon cénobite'! c'est bien de ma faute ; il n'a tenu qu'à moi de vous y intéresser plus d'un mois, sans que vous trouvassiez le mot de l'énigme ; mais, si je vous trompais jamais, je voudrais que ce fût en matière plus grave. Oh ! quel bond vous faites en arrière ! Rassurez-vous, je ne vous tromperai jamais.

A propos d'Uranie et de vous, qu'elle y prenne garde ; rien n'est si indécent que cette occupation. Quand les idées sont douceSj agréables, la manivelle va doucement; sont-elles violentes, impétueuses, colères, la manivelle va comme le vent.

Nous avons fait un dîner sous les chevaux -, un dîner chez Montamy, un autre je ne sais où. N'allez pas imaginer que ce sont ces dîners qui m'ont tué; encore une fois, j'ai été sobre au grand scandale des convives. Le Baron, qui était du dîner, avait eu l'intention d'écrire Le Breton, pour qu'il me laissât respirer un moment que j'irais passer au Grandval. Tout était arrangé; nous avions redoublé de voiles, et, après cela, l'indis- position importune qui me retient ; plus de Chevrette, plus de Grandval, plus de Massy, et puis il fait un temps, un temps! Mais, quelque temps qu'il fasse, je suis bien avec mes amis. S'il m'était donné d'aller passer la mauvaise saison à Isle, je vous jure que ce serait bien la plus belle. Eh bien ! c'est donc pour la fin du mois prochain, ou le milieu, ou la fin de l'autre! car le premier mot de Morphyse est bien loin de son dernier mot. Adieu, mes amies; portez-vous bien. 11 n'y a personne au monde qui vous estime plus que moi ; il n'y a personne au monde que j'estime plus que vous.

1 . Voir la note do la page 51).

2. A l'entrée des Cliamps-Éhsces.

LETTRES A M A nK\IOISF-:LLE VOLEAND. 77

'28 octolirc ITtil.

Il y a trois jours que j'ai cette lettre toute prête. Je l'écrivis chez Le Breton, au milieu des douleurs les plus aiguës que ma colique m'eût encore fait soufi'rir. Je comptais la porter le soir même chez Damilaville, mais le mal, le mauvais temps et l'heure m'en empêchèrent. Le lendemain, j'ai été alité. Hier, on me purgea. Aujourd'hui, jour de Saint-Simon, me voilà de- bout, habillé, arrivant ici, et ne ressentant plus de mon mal qu'une douleur sourde dans le ventre ; et, comme la diarrhée, les clystères, la boisson et la médecine m'ont entièrement affaibli, je ne marche pas trop ferme. Le repos et les aliments répareront tout en un moment.

Voilà un second coup de fouet que M. de Pompignan vient de s'attirer de l'homme de Genève, pour son maussade et imper- tinent conte qu'il a intitulé Éloge lihtorique de M. de Bour- gogne '.

Joignez mes adieux aux vôtres, en quittant Uranie. Puis- qu'elle nous a tous deux quand elle a l'un ou l'autre, en quittant l'un ou l'autre, elle nous quitte tous deux. Revenez. L'ennui et le malaise m'accablent. Je passe une partie des nuits à vous parler et à vous écrire, comme si je ne devais plus vous revoir. Cela n'est pas gai, mais cela est du moins fort tendre. N'allez pas compter ces instants entre les plus mauvais. Je sens alors comT)ien vous m'êtes chère, et, par l'effet que je produis sur vous, je vois combien je suis chéri. Je vous ai dit des choses très-douces; j'ai vu toute votre sensibilité, et le lendemain j'espère de vous revoir. Qui amant, ipsi sihi somnia fingmit. Le prémontré vous expliquera cela tout courant ; ce latin est encore à sa portée. Si cependant il s'était promis de plaire à l'une ou à l'autre, il prendrait cela pour un persiflage. Voyez, car il faut tout prévenir et prévoir.

1. 1761, in-8. Le premier coup do fouet était les Car à M. Le Franc de Pom- pignan (octobre 1761) ; le second, les Ah! Ahl à Moïse Le Franc de l'umpignan; du môme mois de la même année. (T.)

78 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

LXYI

Paris, le 25 juillet 1762.

Je croyais avoir rétabli la paix dans notre société. Je me suis trompé. La dame de la Briche* exige des excuses et des réparations; le silence aurait tout arrangé; mais ils n'ont pas voulu se taire, et voilà une femme qui ne reparaîtra plus parmi nous et un homme qui s'en exclura, parce qu'il s'y croira obligé par décence; et puis des caquets sans fin. J'en ai des vapeurs; au reste mon parti est tout pris, c'est de me tenir à l'écart et d'attendre le moment de refaire le rôle de pacificateur, le seul qui me convienne, et de tenir mes doigts dans mes oreilles, afin d'ignorer le mal qu'ils vont dire les uns des autres.

L'ami Le Roy boude toujours M""" de... Il fallait donc qu'il se crût bien sûr de son fait. H est venu dîner avec nous jeudi. Il avait le visage de la mauvaise conscience. Il se proposait de monter à cheval sur le soir avec sa bien-aimée, qui ne s'en est pas souciée, et il n'en a boudé que davantage; mais M'"^ de... dit que les boudeurs se corrigent eux-mêmes, quand on ne les regarde pas.

Je ne sais en sont les affaires de Suard, mais il me semble un peu remis. Serait-ce qu'il y a des remords qui s'étouffent par la répétition du crime? Je ne sais, mais si je vous étais une fois infidèle, il me semble que je ne m'en tiendrais pas là; il ne faut donc pas commencer.

M. Suard nous présenta un Français tout frais débarqué de Copenhague. Cet homme nous débita des choses incroyables de l'amour des peuples pour leur souverain et de l'amour du souverain pour les peuples. On dirait que c'est chez le Danois que le patriotisme s'est réfugié. Voici une scène dont il a été témoin, et que vous voudriez bien avoir vue. C'était à l'instal- lation de la statue équestre du roi, sur une des places publiques de la capitale ; le concours du peuple était immense. Le mo-

1. M™'^ d'Épinay.

LKTTRES A MADEMOISELLK VOLLAND. 70

narque était venu accompagné de toute sa cour. A peine avait-il paru, que voilà tout à coup deux à trois cent mille voix qui s'élèvent et qui crient à la fois : Vive notre roi! vive noire bon roi! vive notre maître, notre ami, notre jyère! et le souverain, partageant aussi tout à coup le transport de son peuple, d'ou- vrir la portière do son carrosse, de s'élancer dans la foule, de jeter son chapeau en l'air, et de s'écrier : Vive inon j^^^^pl^ vivent mes sujets! virent mes amis! vivent nws enfants! et d'em- brasser tous ceux qui se présentaient à lui. Ah! mon amie, que cela est rare et beau! L'idée de ce spectacle me fait tressaillir de joie, mon cœur en palpite, et je sens les larmes en tourner dans mes yeux. Ce récit nous a tous également attendris. Je relis cet endroit de ma lettre et il m'attendrit encore. Convenez que ce chapeau jeté en l'air marque une âme bien enivrée. Quel est d'entre ses sujets le fortuné qui est resté possesseur de ce chapeau? Si c'était moi, on m'en donnerait sa forme toute pleine d'or que je n'échangerais pas. Quel plaisir j'aurais de le mon- trer à mes enfants, mes enfants aux leurs, et ainsi de suite jus- qu'à ce que la famille s'éteignît! Combien l'heureux moment qui m'en aurait rendu possesseur se serait répété! combien je raconterais de fois la chose avant que de mourir! Croyez-vous que quelqu'un osât jamais le mettre sur sa tête? Cet effet ne serait-il pas mille fois plus précieux que l'épée de César Borgia, l'on voit encore des gouttes de sang? L'histoire de cette journée fera verser des larmes de joie dans deux cents ans, dans mille ans d'ici : qu'elle fut belle pour le monarque! qu'elle fut belle pour ses sujets! Voilà le bonheur que j'envie aux maîtres de la terre; causer l'ivresse d'un peuple immense, la voir, la partager: c'est pour en mourir de plaisir. Au milieu de cette allégresse publique, il fallait avoir perdu son père, ou avoir été trahi de sa maîtresse pour être triste.

M. Suard part demain pour la Chevrette. Assis au frais à côté de lui, sur une chaise, aux Tuileries, je lui disais : « Vous êtes mieux, ce me semble, et je m'en réjouis. Oui, me ré- pondit-il, je suis mieux dans ce moment, mais peut-être que demain au soir je serai plus mal. » A qui en veut-il? est-ce à la dame de la Briche, est-ce à la dame de...? Celle-ci ne se tient pas d'aise de se croire délivrée de l'autre; mais elle paraît regretter sincèrement son ami.

80 LETTRES A MADEM(3ISELLE VOLLAND.

Il y a quinze jours qu'il régnait clans cette maison une con- corde charmante : on riait, on plaisantait, on embrassait, on se disait tout ce qui venait à la bouche; les hommes étaient aux genoux des femmes, les amants s'en amusaient, les époux n'y prenaient pas garde. Aujourd'hui on est sérieux; on se tient écartés les uns des autres, on se fait en entrant, en passant, en sortant, des révérences et des compliments ; on s'écoute, on ne se parle guère, parce qu'on ne sait que se dire^ et qu'on n'ose se dire ce qu'on sait; on met de l'im- portance à tout, parce qu'on n'est plus innocent : je vois tout cela et je péris d'ennui.

M""^ Geolïrin était venue sur le midi; elle se proposait de dîner, mais saisie tout à coup de cet ennui qui la gagnait, sans qu'elle s'en aperçût, étonnée comme l'eût été quelqu'un qui n'aurait plus reconnu les visages, s'appliquant peut-être à elle- même l'embarras des autres, elle regarde, elle se damne sur sa chaise; elle veut être plaisante, personne ne la seconde, à peine on lui sourit ; elle se tait, fait des nœuds, bâille une fois ou deux, se lève et s'en va. Et l'abbé Follet qui lui crie : « Madame, vous nous quittez? » Et elle qui lui répond : « Il n'y a personne au- jourd'hui, une autre fois je reviendrai. » Adieu nos jolis sou- pers des lundis. Ceux qui ne savent pas encore le mot de l'énigme se parlent à l'oreille et se demandent qu'est-ce qu'il y a de nouveau ici. Dans quinzaine ils le sauront, et Dieu sait ce qu'ils en diront eux et les autres. J'entends tous les propos d'avance, et je m'en afflige.

M. Suard revient après-demain de la Briche ; je suis curieux de la mine qu'il en rapportera : allongée, tout est dit ; gaie, tout est encore dit. Uranie, qu'en dites-vous? J'ai de la peine à croire qu'on soit bien fait pour l'amitié, quand on n'est point fait pour la tendresse; sait-on aimer un homme quand on ne sait pas connaître la misérable condition des femmes, et prendre sur soi les soins si délicats et si doux d'en consoler une au moins?

iMa Ituitièmel vous vous trompez, chère amie, c'est la neuvième, ou il y en a une d'égarée; comptez bien; voici ma douzième lettre. Un mot de réponse là-dessus; il y a dans ces lettres tant de choses que je n'écris que pour mon amie, que j'ignore pour le reste de la terre !

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLANI). 81

Le livre de Boulanger est Irès-rare ici^; nous cii avons fait venir, par la poste, deux ou trois exemplaires qu'on nous a souillés. Sachez d'Uranie si l'épître dédicatoire est à son exem- plaire. Nous aurons Emile pour peu de chose, et je ne tardeia,i pas de l'envoyer àMorphyse.

Je n'ai pas encore vu Al. Duval, et je me le reproche.

Hier j'aperçus Fayolle et Mélanie aux Tuileries, Mélanie en beau taffetas blanc, mais fort changée; Fayolle plus vermeil que la rose au matin, et entre le frère et la sœur, une jeune personne assez grande, mesquinement vêtue, mais d'une figure et d'une taille qui se faisaient remarquer. Je ne sais qui elle est. Je ne pense pas l'avoir jamais vue ni chez vous ni chez .\I'"''deSolignac.

Je vous parlerai une autre fois de mon nouvel arrangement avec mes libraires, si vous m'en faites ressouvenir.

M'"* Diderot a été fort malade de la. petite poste ; c'est ainsi qu'ils appellent la maladie courante. Elle se porte mieux; il ne lui est resté qu'une douleur vers le pli de l'aine, et qu'une mau- vaise humeur qui chassera de chez moi la pauvre Jeanneton ; il est impossible qu'elle tienne; j'en suis fâché, les domestiques passables ne sont pas communs

Je ne suis plus surpris que vous vous fassiez au séjour d'isle; on est heureux partout l'on fait le bien : aimer ou faire le bien, c'est, comme vous savez, ma devise. Vous pensez juste, il ne suffit pas de faire le bien, il faut encore le bien faire. Continuez. Soulagez les malheureux; c'est le vrai moyen de vous consoler de mon absence. Je disais au Baron, lorsqu'il perdit sa première femme, et qu'il croyait qu'il n'y avait plus de bon- heur pour lui dans la vie : « Sortez de chez vous, courez après les malheureux, soulagez-les, et vous vous plaindrez après de votre sort, si vous l'osez. »

Rousseau, dont vous me parlez encore, fait un beau vacarme à Genève. Les peuples, irrités de la présomption de l'auteur et de ses ouvrages, se sont assemblés en tumulte, et ont déclaré unanimement au consistoire des ministres que la Profession de ■foi du Vicaire savoyard était la leur. Eh bien! voilà un petit événement, de rien en lui-même, qui aura fait abjurer en un jour la religion chrétienne à vingt mille âmes. Oh! que ce

1, Recherches sur l'origine du despotisme orientai, Genève, 1701, iii-12. XIX. 6

82 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

monde-ci serait une bonne comédie, si l'on n'y faisait pas un rôle; si l'on existait, par exemple, dans quelque point de l'es- pace, dans cet intervalle des orbes célestes sommeillent les dieux d'Épicure, bien loin, bien loin, d'où l'on voit ce globe sur lequel nous trottons si fièrement gros tout au plus comme une citrouille, et d'où l'on observât, avec le télescope, la multitude infinie des allures diverses de tous ces pucerons à deux pieds, qu'on appelle des hommes! Je ne veux voir les scènes de la vie qu'en petit, afin que celles qui ont un caractère d'atrocité soient réduites à un pouce d'espace et à des acteurs d'une demi-ligne de hauteur, et qu'elles ne m'inspirent plus des sentiments d'hor- reur ou de douleur violents. Mais n'est-ce pas une chose bien bizarre que la révolte que l'injustice nous cause soit en raison de l'espace et des masses? J'entre en fureur si un grand animal en attaque injustement un autre. Je ne sens rien, si ce sont deux atomes qui se blessent; combien nos sens influent sur notre morale! Le beau texte pour philosopher! Qu'en dites-vous, Uranie?

C'est précisément parce que cette Profession de foi est une espèce de galimatias, que les têtes du peuple en sont tournées. La raison, qui ne présente aucune étrangeté, n'étonne pas assez, et la populace veut être étonnée.

Je vois Rousseau tourner tout autour d'une capucinière il se fourrera quelqu'un de ces matins. Rien ne tient dans ses idées; c'est un homme excessif qui est ballotté de l'athéisme au baptême des cloches. Qui sait il s'arrêtera?

Le texte courant de nos causeries, c'est tantôt la politique, tantôt la religion ; nous rabâchons notre catéchisme. Le plaisant de cela, c'est que Gros-Jean remontre à son curé; il lui prêche ses propres sermons. Qu'il aille, qu'il aille; n'est-on pas trop flatté de retrouver ses opinions dans l'âme de ses amis?

Je vous embrasse de tout mon cœur. Je vous souhaite inces- samment celle à qui vous ouvrirez votre âme, et à qui vous parlerez de moi. Yoilà ma douzième; je persiste.

Les journées très-chaudes sont suivies de soirées très-fraîches. Veillez sur votre santé; ne vous exposez pas au serein; vous connaissez quelle méchante petite poitrine de chat vous avez et à quels ferribj*es rhumes vous êtes sujette. Si Uranie était à côté de vous, je serais plus tranquille.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 83

J'attends avec impatience votre réponse à ma dernière lettre. Étes-vous toujours seule? Adieu mille fois, et mille baisers de loin qui n'en valent pas un de près.

LXVII

Paris, ce 28 juillet 17G2.

Voici encore tout plein de bâtons rompus... Si vous ne vous rappelez pas vos propres lettres, celle-ci sera pire qu'un chapitre de l'Apocalypse.

Voilà donc une de mes lettres perdue; et qui sait ce qu'il y a dans cette lettre, en quelles mains elle est tombée, et l'usage qu'on en fera? Cornus ne perfectionnera-t-il pas son secret? Ce Cornus est un charlatan du rempart qui tourne l'esprit à tous nos physiciens. Son secret consiste à établir de la correspon- dance d'une chambre à une autre, entre deux personnes, sans le concours sensible d'aucun agent intermédiaire. Si cet homme- étendait un jour la correspondance d'une ville à une autre, d'un endroit à quelques centaines de lieues de cet endroit, la jolie chose! Il ne s'agirait plus que d'avoir chacun sa boîte; ces boîtes seraient comme deux petites imprimeries, tout ce qui s'imprimerait dans l'une, subitement s'imprimerait dans l'autre... Trêve de plaisanterie, si Morphyse, si Damilaville, ou M. Gillet...; vous m'entendez, après tout, tant pis pour les deux premiers : ils n'auraient eu que ce qu'on gagne à écouter aux portes.

A présent, que tout est sens dessus dessous chez M...., on m'y voit peu ; je ne veux pas qu'on me fasse parler. Ils ont brouillé leur écheveau, qu'ils le débrouillent. Les longues soirées que j'allais passer là, je les emploie à lire, à prendre le frais sur le bord de la rivière, à voir, de la pointe de l'île, les eaux de la Marne qui viennent de vous à moi, et à leur deman- der des nouvelles des pieds blancs de celle que j'aime; et puis quand la tête est prise de ces idées-là, on ne saurait s'en tirer ; elles sont si douces ! Gomme les heures coulent ! que le temps

8^ LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

est court ! la nuit est venue qu'on n'en est pas à la moitié de ce qu'on avait à se dire.

Si je reste à la maison, je fais répéter à l'enfant ses leçons de clavecin. Les jolis doigts qu'elle aura! de l'aisance, de la mollesse, de la grâce; je voudrais que vous la vissiez à côté de moi, tout à l'heure. Elle fit hier une petite indiscrétion dont il n'est pas en mon cœur de lui savoir mauvais gré. Comme nous étions tête à tête, elle me dit tout bas à l'oreille : « Mon papa, pourquoi est-ce que maman m'a défendu de vous faire souvenir que c'est demain sa fête...? » Le soir, je présentai à la mère un bouquet qui ne fut ni bien ni mal reçu. Elle avait hier ses amis à dîner. Si Uranie eût été derrière la tapisserie, et qu'elle m'eût entendu : <( Comment, aurait-elle dit en elle-même, ce commérage peut-il se trouver dans la même tête à côté de cer- taines idées ? » 11 est vrai que je fus charmant et bête à ravir.

J'étais invité à la Briche pour dimanche et pour lundi. C'est l'autre bout de l'écheveau qu'il ne faut pas tenir.

Je ne vous ai point; j'évite mes amis, et j'ai des accès de vapeurs que je vais dissiper dans l'île. En m'occupant à tromper la peine d'une autre, j'oublie la mienne. Je vous le dis; je le dis à tous les hommes ; lorsque vous serez mal avec vous-même, faites vite quelque bonne œuvre. Grimm perd les yeux sur les vôtres; gardez-vous de me dire du mal de l'homme de mon cœur. Le moment approche je vais apprendre ce que valent nos protestations, nos serments, nos souhaits, l'estime que nous faisons de nous-mêmes; bref, si je sais être ami; si je ne me retrouvais pas moi, combien je me mépriserais! Si mon ami devient aveugle, je vous prends à témoin de ma conduite. Venez me connaître, venez connaître votre amant ; car ce qu'il fera pour son ami, il l'eût fait pour sa maîtresse; et je ne crois pas qu'il eût fait pour sa maîtresse ce qu'il n'aura point eu la force de faire pour son ami! Le triste moment pour mon ami! Le grand moment pour moi, si je ne me trompe!...

J'ai représenté aux libraires que je portais seul un fardeau que je partageais auparavant avec un collègue ; que ma sujétion s'était accrue, et qu'il ne fallait pas que mon sort empirât. Nous en sommes aux couteaux tirés ; mais j'ai l'équité pour moi, et je me suis promis d'être ferme.

Si le projet de l'abbé Raynal allait réussir en même temps.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 85

je ne saurais que faire de toute ma richesse. Savez-vous qu'il s'agit de me faire pensionnaire du Mercure pour quinze cents livres, à condition de fournir une feuille tous les mois ! Il y a déjà plus d'un mois que cette agréable perspective dure ; c'est un bonheur que M. de Saint-Florentin ne m'otera pas : quand nous échouons, nous avons du moins espéré.

Ceux qui marchandent ma bibliothèque en ont fait faire de leur tête une appréciation qui est de mille livres au-dessous de la mienne. La différence n'est pas forte; mais qu'importe? Si l'affaire manque, mon Homère et mon Platon me resteront...

Peu à peu vous me rappellerez toute ma vie. Tenez, je ga- gerais cent contre un que mon aversion pour ces sortes de créatures vient moins d'éducation, de goût honnête, de délica- tesse naturelle, de bon caractère, que de deux aventures qui me sont arrivées k un âge propre à recevoir des impressions fortes. Je ne sais pourquoi je ne vous en ai jamais dit un mot, je n'y repense pas sans avoir la chair de poule. Ah ! que la Vénus des carrefours m'est hideuse!... Une fois je fus invité à souper , dans une maison un peu suspecte, mais que je ne connaissais pas sur ce pied. Un des fils de Julien Le Roi^ en était. Il y avait d'autres hommes et des femmes. Je fus placé à table à côté de la maîtresse de la maison. On fut gai. J'étais jeune et fou; je plaisais, et je m'en apercevais à des regards et à d'autres signes qui n'étaient pas équivoques. On se sépara tard ; je ne sais comment cela se fit, mais je restai seul avec la maîtresse de la maison ; en ayant, selon toute apparence, à passer la nuit dans un appartement il n'y avait qu'un lit, j'espérais qu'on m'en offrirait poliment la moitié, car c'était une femme polie. On la délaçait, j'aidais à la déshabiller, lorsqu'on heurta violemment à la porte: c'était le jeune Le Pioi, qui revenait à toutes jambes m' apprendre l'état de la personne aimable et facile avec laquelle j'étais, et le péril de ses faveurs. J'étais descendu pour lui parler; je ne remontai pas... Voici le second tome. J'avais une petite chambre au coin de la rue de la Parcheminerie; je la vois d'ici. Au-dessus de moi logeait une fille entretenue par un offi- cier; elle s'appelait Desforges. Son amant partit pour la cam- pagne de hh -; je fis connaissance avec elle un jour qu'il faisait

1. Fameux horloger, à Tours en 1G86, mort à Paris en 1759.

2. 1744.

86 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

chaud. Je la trouvai étalée sur une bergère dans le plus grand déshabillé; je m'approchai des pieds du lit et des siens; je pris les bords de la gaze qui la couvrait et je la levai; elle me laissa faire. Je lui dis qu'elle était belle ; et à ma place et à mon âge il était trop difficile de ne pas la trouver telle. Je me disposais à appuyer mon éloge, lorsque, interposant sa main entre ses charmes et mon désir, elle m'arrêta tout court par ce discours étrange : « Mon ami, voilà qui est fort beau (ou fort bien, je ne sais lequel des deux elle a dit) ; mais je ne suis pas sûre de moi, et je ne sais, ajouta-t-elle, pourquoi je serais désespérée que tu eusses à te plaindre de ma complaisance. Il y a là, de l'autre côté de ma porte, un grand benêt qui me presse ; la pre- mière fois je le laisserai aller, et nous saurons si tu peux ac- cepter sans conséquence fâcheuse ce que je ne suis que trop disposée à t'accorder. » L'expérience se fit, le grand benêt voisin en fut malade à mourir; et j'échappai par une grâce spéciale de la Providence, qui ne m'a jamais fait que le bien de me sauver du mal, à un accident dont les libertins se l'ient, mais qui me fait frissonner...

Gardez-vous bien de communiquer ces historiettes à Uranie ; vous rempliriez son âme d'un trouble qui ne la quitterait plus ; elle verrait son fils environné des mêmes périls sans se pro- mettre pour lui le bonheur qui m'en a sauvé.

Adieu, mon amie. Vous voyez bien que ce n'est qu'un fragment d'une lettre que je n'ai pas le temps d'achever. Il est tard, il faut que je sois contre-signe ; et si je ne me hâte pas de courir sur le quai des Miramionnes, je n'y trouverai plus per- sonne. Adieu encore une fois, mon amie; aimez-moi malgré tout ce que je vous confie. Que m'importe de devoir ce que je puis avoir de qualités estimables à la nature ou à l'expérience, pourvu qu'elles soient solides, que jamais la vanité ne les dé- pare, et que je reste plus convaincu que je ne l'ai été de ma vie qu'elles sont infiniment au-dessous du prix et de la récom- pense que vous y mettez ! Adieu pour la troisième fois. Mon respect, mon dévouement, mon amitié la plus tendre à Uranie, si vous avez le bonheur de la posséder.

L'homme à qui cette fille demandait la grâce de lui faire un enfant, soiu-iait, plaisantait, disait peu de chose: l'affaire lui paraissait importante. Il demandait du temps pour s'y résoudre,

LETTRES A MADEMOISELLE \ OLE AND. 87

et l'on n'en était point offensée. Je devine une partie des rai- sons qui le faisaient balancer. Si vous me les demandez, apiès votre décision, je vous les dirai. A dimanche la suite de ce ba- vardage. C'est toujours ma treizième ; je suis têtu.

LXVIII.

Le 31 juillet 1762.

Je continue; et pour en venir à ce que vous ])ensez sur le jeu, je suis plus indulgent que vous. Je permets qu'on pousse du coude son ami. Je m'y attends. Tout ce que la passion inspire, je le pardonne. Il n'y a que les conséquences qui me choquent. Et puis, vous le savez, j'ai de tout temps été l'apolo- giste des passions fortes ; elles seules m'émeuvent. Qu'elles m'inspirent de l'admiration ou de l'effroi, je sens fortement. Les arts de génie naissent et s'éteignent avec elles; ce sont elles qui font le scélérat, et l'enthousiaste qui le peint de ses vraies couleurs. Si les actions atroces, qui déshonorent notre nature, sont commises par elles, c'est par elles aussi qu'on est porté aux tentatives merveilleuses qui la relèvent. L'homme médiocre vit et meurt comme la brute. Il n'a rien fait qui le distinguât pendant qu'il vivait ; il ne reste de lui rien dont on parle, quand il n'est plus; son nom n'est plus prononcé, le lieu de sa sépulture est ignoré, perdu parmi les herbes. D'ail- leurs les suites de la méchanceté passent avec les méchants, celles de la bonté restent, comme je disais une fois à Uranie. S'il faut opter entre Racine méchant époux, méchant père, ami faux et poëte sublime, et Racine bon père, bon époux, bon ami et plat honnête homme, je m'en tiens au premier. De Racine méchant que reste-t-il? Rien. De Racine homme de génie? L'ouvrage est éternel...

Vous vous trompez; elle n'est point coquette! mais elle s'est aperçue que cet intérêt vrai ou simulé que les hommes protestent aux femmes les rend plus vifs, plus ingénieux, plus attentionnés, plus gais; que les heures se passent ainsi plus

88 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

rapides et plus amusées; elle se prête seulement : c'est un essaim de papillons qu'elle assemble autour de sa tête; le soir elle secoue la poussière qui s'est détachée de leurs ailes, et il n'y paraît plus. Cette femme est originale ; elle a des choses très-fines, et tout à côté des naïvetés. Peu de monde, mais en revanche rien de cette uniformité si décente et si maussade qui donne à un cercle de femmes du monde l'air d'une douzaine de poupées tirées par des fils d'archal. A propos d'un petit réduit que j'espérais obtenir à Madrid, je lui disais : « Je le meublerai comme il conviendra; vous en aurez la clef, et vous irez vous y reposer. » Suard ajouta : u Pourquoi pas quand il y sera? » Elle répondit : « Je le voudrais bien; mais cela ne se peut pas » ; cela avec un air, un son de voix et des yeux ! puis se tournant du côté de Suard, elle ajouta : u Mais voyez- vous comme cela glisse sur lui? Gela est vrai, dit Suard; mais pourquoi ? Par une raison, dit-elle, dont je l'estime infini- ment et qui vous ferait rougir. »

Toutes les idées que vous avez eues me sont aussi venues par la tête ; mais je les ai chassées comme des suggestions du malin esprit. Les menées obscures d'un homme dégénèrent tôt ou tard en une espèce de fumée qui en enveloppe plusieurs autres.

Le Baron jette feu et flamme de ce qu'on ne me voit point. J'irai demain, quoique je sois invité de passer la journée à Massy. La dame de Massy est toujours aussi folle; elle avait tout à l'heure dans son comptoir, à côté d'elle, une femme assez jolie et que je remarquai. « Allons donc, m'a-t-elle dit tout bas, vous faites comme si vous ne vous y connaissiez pas » ; et puis, en haussant les épaules : « de petits yeux, de gros tétons, beauté de province. »

Ce n'est pas Gaschon, c'est l'abbé... Cette pauvre femme de risle m'a conté touie sa déconvenue; c'est une pitié qui fend le cœur. Séduite, grosse, moribonde, abandonnée, et mille autres traits moins atroces et plus vils; ainsi il n'y a plus un grain d'estime. L'amour s'en va à tire-d'aile; il n'y a plus que la vanité qui souffre; et la preuve, c'est que quand je lui ai bien montré l'ingratitude de son amant, elle soulTre moins. Il y a quelques jours qu'elle était malade, lui menacé de le devenir, et elle lui disait d'un ton charmant : a Qui est-ce qui vous soi- gnera? Vous devriez bien attendre que je me porte mieux. » Au

LETTRES V MADEMOISELLE VU LE A M). 80

demeurant, les conlidences de sa rivale recommencent. Quelle position ! Que feriez-vous en pareil cas? En pareil cas ! si vous étiez obsédée d'amants ! moi, je m'en irais chercher une femme moins occupée.

iNon, Sauriii ne sera plus des nôtres ; il y a un certain beau- frère dont il craint la rencontre. On dit que sa femme estgrosse*. Avant son mariage il détestait les femmes grosses. Voilà un sen- timent bien dénaturé! qu'en dites-vous? Pour moi, cet état m'a toujours touché. Une femme grosse m'intéresse; je ne regarde pas même celles du peuple, sans une tendre commisération.

Notre despote-, par la défense qui vous blesse, voulait pré- venir la tracasserie qu'il prévoyait. Sa dame vient de m'écrire qu'on lui a fait bien du mal; j'entends tout ce que cela signifie.

Vous allez donc avoir le jeune et vermeil Fayolle? S'il était curieux, lui?

Je vous écris aujourd'hui samedi, afin que ma lettre parte demain. Autre cas de conscience qu'il faut que je vous propose avant que de la fermer : celui-ci m'embarrasse plus que le pre- mier. Une femme sollicite un emploi très-considérable pour son mari; on le lui promet, mais à une condition que vous devinez de reste. Elle a six enfants, peu de fortune, un amant, un mari; on ne lui demande qu'une nuit. Refusera-t-elle un quart d'heure de plaisir à celui qui lui offre en échange l'aisance pour son mari, l'éducation pour ses enfants, un état convena- ble pour elle? Qu'est-ce que le motif qui la fait manquer à son mari, en comparaison de ceux qui la sollicitent de manquer à son amant? La chose a été proposée tout franchement par un certain homme qui serrait une fois les mains à une certaine femme de mes amies : on lui a accordé quinze jours pour se déterminer... Comme tout se fait ici! un poste vaque, une femme le sollicite; on lève un peu ses jupons; elle les laisse retomber, et voilà son mari, de pauvre commis à cent francs par mois, M. le directeur à quinze vingt mille francs par an. Cependant quel rapport entre une action juste ou généreuse, et la perte voluptueuse de quelques gouttes d'un fluide? Eu vérité je crois que Nature ne se soucie ni du bien ni du mal ; elle

1. Voir la lettre lxii.

2. Grinini, sans doute.

90 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

est toute à deux fins : la conservation de l'individu et la pro- pagation de l'espèce.

A propos de cela, pourriez-vous me dire pourquoi il y a de beaux vieillards et point de belles vieilles?

Yoilà le billet de loterie que vous m'avez demandé.

Qui est-ce qui a manqué à Vialet? sont-ce ses protecteurs? est-ce l'abbé de Breteuil? Nous sommes toujours à ses ordres.

Les libraires viennent enfin de m'accorder, outre la rente de quinze cents livres qu'ils me font jusqu'à la fin de l'ouvrage, outre trois cent cinquante livres par volume de planches, et il y en aura quatre, outre trois cent cinquante livres par volume de discours, et l'on peut compter sur huit, les cinq cents livres par volume de discours qu'ils faisaient à d'Alembert; ce sera environ quinze mille francs dans l'intervalle de cinq ans, sans compter mon petit pécule de province, et la négociation de l'abbé Raynal qui n'est pas tout à fait désespérée.

Enfin ma sœur se sépare au mois de septembre d'avec ce maudit saint ^ qui la faisait damner. Cette conduite ingrate l'a brouillé avec son évêque et avec tous ses amis. Il se relègue dans le fond d'un de nos faubourgs, au milieu de la plus vile canaille de la ville, et il se voue à entendre, le reste de sa vie, depuis quatre heures du matin jusqu'à midi, et depuis deux heures après midi jusqu'à huit heures du soir, les impertinences d'une vingtaine de bégueules qu'il dirige. Voilà-t-il pas une vie bien utile à la société ?

Cet Horace en question, dont la couverture me sera si pré- cieuse et que je regarderai plus souvent et avec plus de plaisir que le livre, je ne l'ai pas encore : ce sera pour le courant de la semaine prochaine, à ce que dit M'"*^ Vallayer, en me regar- dant d'un œil tendre qui ne ment pas.

Adieu, chère et bonne amie. La chère sœur est-elle arrivée? Il me semble que ce mal de sein ne m'inquiète guère et que c'est une alfaire de circonstance ; quant au reste, qui est-ce qui n'a pas eu les pieds un peu gonflés par les chaleurs qu'il a fait? Lorsque notre Uranie sera auprès de vous, je ne m'informerai plus du tout de votre santé. Tout se porte bien autour de moi. Je suis charmé de ma petite, parce qu'elle raisonne tout ce qu'elle

1. Son frère l'abbô.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 91

fait. « Angélique, ce passage vous embarrasse? regardez sur votre papier. Le doigté n'est pas écrit sur mon papier, et c'est ce qui m'arrête. Angélique, je crois que vous passez une mesure. Comment la passerais-je puisque j'en tiens encore l'accord sous mes doigts ? » Quel dommage que l'édu- cation réponde si mal aux talents naturels! La jolie femme que ce serait un jour! Mais cela n'entend du soir au matin que des quolibets, des sottises; quoi que j'en fasse dans la suite, il res- tera toujours quelques vestiges de cette première incrustation mauvaise. Si cela appartenait à M'"*^ Le Gendre, quelle joie elle éprouverait lorsque cette enfant se jetterait à son cou, les bras ouverts, en lui disant : « Maman, baisez-moi ! Je vois bien que vous êtes encore fâchée, car vous ne me baisez pas de bon cœur! » Adieu, ma bonne amie, n'oubliez pas celui que rien ne distrait de vous. Samedi quatorzième lettre.

LXIX

Ce 4 août 1762.

Vous me rendez attentif à tous les moments de ma journée. Un dévot qui doit compte à son directeur de ses pensées, de ses actions, de ses omissions, ne s'épie pas plus scrupuleusement.

J'ai commencé ma semaine par me quereller avec M. de La...

Je ne saurais m'accommoder de ces gens stricts; ils ressem- blent à ces écureuils du quai de la Ferraille qui font sans cesse tourner leur cage, les plus misérables créatures qu'il y ait. Je laisse un peu reposer la mienne.

J'avais donné un manuscrit à copier k un pauvre diable. Le temps jpour lequel il me l'avait promis expire, et mon homme ne reparaissant point, l'inquiétude m'a pris; je me suis mis à courir après lui; je l'ai trouvé dans un trou grand comme ma main, presque privé de jour, sans un méchant bout de bergame qui couvrît ses murs, deux chaises de paille, un grabat avec une couverture ciselée de vers, sans draps, une malle dans un coin de la cheminée, des haillons de toute espèce accrochés au-

92 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

dessus, une petite lampe de fer-blanc à laquelle une bouteille servait de soutien ; sur une planche une douzaine de livres excellents. J'ai causé pendant trois quarts d'heure. Mon homme était nu comme un ver, maigre, noir, sec, mais serein, ne disant rien, mangeant son morceau de pain avec appétit, et caressant de temps en temps sa voisine sur ce misérable châlit qui occupait les deux tiers de sa chambre. Si j'avais ignoré que le bonheur est dans l'âme, mon Épictète de la rue Hyacinthe me l'aurait bien appris.

Deux mots plaisants : l'un de Piron, à l'occasion de l'aven- ture du prince de BaufTremont; vous la savez cette aventure, mais si par hasard vous ne la savez pas, comment vous la dirai-je? 11 était à Saint- Hubert avec le roi; parmi les gardes il y avait un jeune Suisse à qui il voulait persuader à toute force qu'avec un joli garçon il y avait cent occasions l'on pourrait se passer d'une jolie femme. Le roi a mal pris la chose. On a envoyé M. de BaufTremont dans ses terres ; il a été privé du cordon bleu qu'il était sur le point d'obtenir, et Piron a dit : « qu'il ne s'en est fallu que de l'épaisseur d'un Suisse qu'il ne l'ait eu. »

Il y a quelques jours que M. *** disait à sa nonchalante moitié, qu'il tracassait et qui ne s'en émouvait pas davantage : « Madame, vous ne savez ni vous défendre, ni crier; vous êtes de toutes les femmes que je connaisse la plus propre pour un viol et la moins propre pour une jouissance. »

En amour un sot l'emporte communément sur un homme d'esprit; on aime mieux dominer un idiot que d'être subjugué par un autre ; celui-là fait valoir l'amour-propre que celui-ci mortifie ; et ne vous croyez pas exceptée de la règle ; vous m'aimeriez peut-être moins si je le méritais davantage.

Nous revenions dimanche passé de chez M.***, après sou- per, Suard et moi. Le temps s'était rafraîchi, il faisait clair de lune; la promenade nous plut et nous la continuâmes jusqu'à une heure du matin. \\ croit qu'un homme peut devenir amou- reux de la femme de son ami sans s'en apercevoir. « Mais, à ce propos, lui disais-je, quoi! est-ce que le soir, le matin, quand il se couche, quand il s'éveille, il ne trouve pas qu'elle est blanche comme un lis, qu'elle a les yeux charmants, qu'elle est d'une taille élégante? Est-ce qu'il ne voit pas sa gorge s'élever

LF/ITRES A MADKMOISKLLE VOLLAND. 93

et s'abaisser? Est-ce qu'au milieu de cette rêverie-là les sens sont tranquilles? Allez, celui qui s'y trompe est plus bête... Mais est-ce que vous trouvez cela si bête? Sans doute... » etc. etc.

J'ai été témoin, il n'y a pas longtemps, d'une bonne action et bien faite. Une pauvre femme avait un procès contre un prêtre de Saint-Eustache; elle n'était pas en état de le poursuivre, un honnête honnne indigné s'en est cliargé. On a gagné; mais lorsqu'on a été chez le prêtre pour mettre la sentence à exécu- tion, il n'y avait plus ni prêtre, ni meubles, ni quoi que ce soit. Cela n'a pas empêché la pauvre femme de sentir l'obligation qu'elle avait à son protecteur ; elle est venue l'en remercier, et lui témoigner le regret qu'elle avait de ne pouvoir lui rembour- ser les frais de la plaidoirie. En causant, elle a tiré une mau- vaise tabatière de sa poche, et elle ramassait avec le bout de son doigt le peu de tabac qui restait au fond ; son bienfaiteur lui dit : « Ah! vous n'avez point de tabac; donnez-moi votre tabatière que je la remplisse, n II a pris la tabatière et il a mis deux louis au fond qu'il a couverts de tabac. Voilà une action généreuse qui me convient, et à vous aussi, n'est-ce pas? Don- nez ; mais, si vous pouvez, épargnez au pauvre la honte de ten- dre la main.

Nous avons eu, Grimm et moi, lundi matin, une grande conversation; je ne vois goutte au fond de son âme, mais je ne saurais la soupçonner. C'est, depuis deux ans, toujours à son avantage que les choses obscures se sont éclaircies. Sa conduite ressemble comme deux gouttes d'eau à celle de Grandisson dans les premiers volumes; il sent bien qu'il a contre lui les apparences et le jugement des indilTérents dont il ne se soucie guère. Au reste, il dit que si nous allons jamais à Rome, il m'expliquera le mystère de sa conduite dans le iPanthéon.

Je viens de recevoir un billet de cette pauvre M™"' Riccoboni, Elle est désolée; elle ne peut digérer les impertinentes satires qu'on fait d'elle et de ses ouvrages ; elle dit : a Si un coquin cassait les fenêtres d'une blanchisseuse, le commissaire en ferait justice; on m'ôte mon ouvrage, on m'insulte, et personne ne dit mot. » Eh bien! voilà donc le fond de l'âme d'un auteur; il veut plaire même à ceux qu'il méprise ; l'éloge de mille gens d'honneur, d'esprit et de goût ne le console pas de la critique d'un sot; il oublie la voix douce et flatteuse de ceux-ci, et le

94 LETTIIES A MADEMOISELLE VOLLAND.

cri importun de celui-là retentit sans cesse à son oreille. On ne peut se r'^soudre à une injustice de tous les temps; on veut être excepté d'une loi, dure à la vérité, mais qui s'est exécutée depuis la création du monde sur tout ce qu'il y a eu de grands hommes : il faut que l'homme meure; il faut que l'homme supérieur soit persécuté.

A propos de cette petite fdle à laquelle vous promettiez un avenir aussi malheureux qu'à sa mère, rassurez-vous, elle n'est plus; je sais à présent ce que c'est que l'excès de la tendresse maternelle. On avait eu l'imprudence de laisser monter cette malheureuse femme pour être témoin de l'agonie de son enfant, elle en a perdu le jugement; elle a été folle, mais folle tout à fait, à craindre pendant plusieurs jours que cela ne revînt pas. Si je pouvais me rappeler ses discours et ses actions, je vous déchirerais l'âme. Je suis toujours de moins en moins content du père^ : il avait un billet de cent pistoles à toucher; son enfant se mourait, la mère s'en arrachait les cheveux; il n'y était pas; c'était moi qui la consolais. Cet événement, qui lui cause aujourd'hui tant de peine, n'est peut-être pas le plus malheureux de sa vie ; je lui laissais entrevoir cette consolation, et elle s'écriait : ((Monsieur, laissons cela; c'est ma fdle, n'ajou- tons pas un avenir cruel à un présent qui est affreux. »

Voilà un paquet de lettres que je vous envoie.

Grimm explique tout dans l'affaire de M. Vialet. 11 prétend que nous avons agi avant les protecteurs qu'on avait auprès du chancelier, etc. Cela se peut. Et qu'il n'y a personne à accuser. J'y consens.

M. de Prisye est donc à Paris? On n'entend non plus parler de moi que si j'étais à la Chine? C'est que j'y suis en effet pour ceux que je ne me soucie pas trop de voir. Si l'on me pardonne tout à condition que je ne serai pas coupable envers vous, je les prends au mot et je reste chez moi. Je ne veux pas que les oreilles vous tintent trop fort. Si vous saviez comment je me porte; quelles couleurs! quel visage! quel embonpoint! la belle santé de reste !

Adieu, ma tendre, mon unique amie; venez me faire des

i. On verra par ^\à lettre suivante que c'est Damilaville dont il est ici question.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 95

jours heureux; venez me dire que vous m'aimez; venez me le prouver; j'ai quelques moments d'impatience; mais ils sont courts, je sens que jamais ils ne m'entraîneront à rien que je ne puisse vous avouer : vous êtes et vous serez tout le bonheur de ma vie; aucun plaisir que ma Sophie ne le partage. Valeant aliœ. Il n'y en a qu'une pour moi. Je date pour vous obéir.

LXX

Paris, ce 8 août 1702.

Nous avons passé la semaine à consoler cette pauvre femme ; j'ai cru qu'elle en perdrait l'esprit. Le premier jour elle n'ouvrit la bouche qu'une fois : ce fut pour appeler son enfant. Le lundi au soir après souper, elle chantait et ses enfants dansaient en rond; on les couche; la plus jeune et la plus aimable, celle qu'elle a perdue, dormit comme à l'ordinaire ; on la leva le mardi matin, gaie, fraîche et vermeille; à midi la fièvre prend; le soir elle est sans connaissance ; à minuit elle est morte. Je permets de s'affliger à ceux qui perdent des enfants comme celui-là; elle était blanche comme la neige, faite à peindre, d'une figure tout à fait piquante, et puis de la naïveté, de la finesse, de la sensibilité, une originalité de caractère comme on ne'l'a point à cet âge. La vie n'est pas une perte pour cet enfant, mais l'enfant est une vraie perte pour ses parents ; ils en avaient six. C'est cehii qui les consolait de l'existence des autres qui leur est enlevé. En vérité, je ne sais si cela n'est pas plus cruel que de n'en avoir qu'un et de le perdre. Je crains que la mère n'en fasse une maladie. Damilaville en est inconsolable. Voilà, le seul chaînon qui l'attachait rompu. Par honneur, par décence, par humanité, nous tiendrons encore quelque temps ; mais gare que le peu qui reste de tendresse ne s'en aille avec la douleur. Une bonne leçon pour ceux qui ont plusieurs enfants et qui laissent percer leur prédilection, c'est que les frères et les sœurs n'ont point été touchés de la mort de leur petite sœur. Il y a pis : quand on l'a apprise au plus jeune, il s'est mis à rire ;

96 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

et depuis ils sont tous devenus jaloux et chagrins des regrets de leurs parents. Voici un trait de ressentiment d'un enfant qui se croyait haï de son père : le père mourut et l'enfant frappait d'un fouet le cadavre en l'insultant. J'ai vu cela; je ne sais pourquoi je me rappelle et vous redis cette horreur. Les enfants sont vindicatifs et cruels.

Voici un passage du Métastase qui est bien vrai, et qui peint fortement la tendresse des mères; il en introduit une qui a perdu son fds, et que l'on cherche à résigner à son sort par l'exemple d'Abraham, qui avait conduit le sien sur la mon- tagne ; il lui fait répondre : Ah! Bien n'aurait jamais donné cet ordre à sa jnàre! Nous enlevâmes la nôtre le premier jour, et nous la conduisîmes hors de chez elle ; le second jour, nous la promenâmes à l'Étoile; le troisième, à Vincennes; deux en- droits où j'ai passé des moments tristes et des moments doux. Hier, je lui fis compagnie toute la soirée. Damilaville était allé à la Briche malgré le mauvais temps; nous y dînerons aujour- d'hui. J'aime mieux essuyer les larmes de ceux qui sont mal- heureux que de partager la joie des autres.

Vous devez avoir maintenant à côté de vous la chère sœur et votre neveu. Quand vous aurez embrassé notre Uranie mille fois pour vous, vous l'embrasserez deux ou trois fois pour moi, vous voudrez, sur les yeux, sur le front, sur les joues; mais j'aime mieux sur le front; c'est que son âme réside. Si la ré- solution qu'elle a prise de s'apprivoiser tient encore, dites-lui de prendre garde de semer des fleurettes sur une belle étoffe pleine et unie. Il faut bien du goût et de l'art pour faire ser- penter une guirlande autour d'une colonne sans détruire sa noblesse. Toutes ces petites vertus de société auxquelles elle ne se pliera jamais de bonne grâce ne vont point avec la franchise et la sévérité de son caractère. Madame Le Gendre, mon Ura- nie, jolie, polie, attentive, prévenante, affable, souriante, souple, révérencieuse? Gela ne se peut. Qu'elle reste comme Nature l'a faite, grave, sérieuse, noble et pensante. Nature l'a faite grande et noble; la voilà qui se fait petite et jolie. Si elle prend pour tout le monde cet air charmant qu'elle a pour nous quelquefois, comment en serons-nous touchés?

J'ai bien peur que ce petit neveu, dont vous disposez comme il vous plaît, ne se trouve souvent entre ses deux tantes, lors-

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAiND. 97

qu'elles aimeraient bien autant être seules. Si vous vous atta- chiez adroitement à lui rendre son ignorance incommode, peut- être se déterminerait-il à s'instruire; essayez.

Honnête ou fripon, il faut donner un écu à Roger, et six francs à M"* Clairet.

Ce que je ferais à voire place? Je n'assoirais pas légère- ment le plus grand de tous le soupçons. On n'est pas coupable pour n'oser lever les yeux ; innocent, on les baisse quelquefois pour ne pas regarder celui qui accuse injustement et nous offense.

Les habitants de Genève ont fort embarrassé leurs minis- tres; on ne sait encore ce que cela deviendra.

Les Jésuites ont été jugés vendredi au soir; à minuit, les chambres étaient encore assemblées. Aussitôt que les arrêts paraîtront, je les ferai partir pour Isle ^

Il y a deux nouveaux papiers sur l'affaire des Galas; ce sont des espèces de requêtes adressées à M. le chancelier par les frères ; si on ne les imprime pas incessamment, je vous les ferai copier -.

Vous êtes étonnée de l'atrocité de ce jugeaient de Toulouse; mais songez que les prêtres avaient inhumé le fds comme mar- tyr, et c{ue, s'ils avaient absous le père, il aurait fallu exhumer et traîner sur la claie le prétendu martyr. Il y a un des juges qui en a perdu la tête. G'est Voltaire qui écrit pour cette mal- heureuse famille. Oh ! mon amie, le bel emploi du génie ! Il faut que cet homme ait de l'âme, de la sensibilité, que l'injus- tice le révolte, et qu'il sente l'attrait de la vertu. Eh! que lui sont les Galas? c{ui est-ce qui peut l'intéresser peureux? quelle raison a-t-il de suspendre des travaux qu'il aime, pour s'occu- per de leur défense ^ ? Quand il y aurait un Ghrist, je vous assure que Voltaire serait sauvé.

Adieu, ma bonne et tendre amie. Si je vous aime? De toute

1. L'arrêt d'expulsion des Jésuites est du 6 août 1702.

2. Mémoires de Donat Calas pour son père, sa mère et son frère, suivis d'une Déclaration de Pierre Calas. Ces deux factums, qui portent la date des 22 et 23 juil- let 17G2, sont compris dans les OEuvres de Voltaire.

3. Voltaire répondait à M. d'Argental, qui lui demandait sa tragédie d'Olympie pour la Comédie-Française : « N'espérez point tirer de moi une tragédie que celle de Toulouse ne soit finie. »

XIX. 7

98 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

mon âme; oui, de toute mon âme, et j'éprouve en vous le di- sant une émotion au fond de mon cœur qui m'assure que je dis vrai. Vous connaissez bien cet oracle-là.

Mes deux cas de conscience, quand en aurai-je la décision ?

Je ne sais ce que l'homme du premier disait à la fille qu'il sollicite ; mais j'entendis qu'elle lui répondait : « Quand il en sera temps, vous habiterez ; d'ici à ce temps, ne vous avisez pas seulement de regarder ma porte. »

Adieu, encore une fois, mes bonnes et tendres amies. Vous voilà donc réunies pour deux mois dans mes lettres. Eh bien ! chère sœur, je l'aime autant et plus que jamais. Les hommes ne sont donc pas aussi méchants qu'on les fait! Cela ne vous séduira-t-il point ? Le bonheur dont elle jouit serait bien fait pour vous, si vous vouliez. Mourrez- vous sans savoir ce que c'est que de faire un heureux? Hélas! oui.

LXXI

Paris, ce 12 août 1762.

Voilà, mon amie, le billet d'enterrement des Jésuites ^ Je l'ai rogné le plus court que j'ai pu pour le déguiser à la poste ; mais j'ai chiffré toutes les pages. Me voilà délivré d'un grand nombre d'ennemis puissants. Qui est-ce qui aurait deviné cet événement, il y a un an et demi? Ils ont eu tant de temps pour prévenir ce coup, qu'il fallait ou qu'ils eussent bien peu de crédit, ou que le roi eût bien résolu leur destruction : c'est le dernier qui est le plus vraisemblable. L'affaire du Portugal aura jeté sur l'affaire de France quelque lueur qui les aura montrés au monarque sous un aspect odieux; il aura attendu le moment de se défaire de gens qui l'avaient frappé, et qu'il voyait sans cesse la main levée sur lui ; celui de la banqueroute scanda- leuse du père La Valette aura paru favorable- ; ils se mêlaient

1. L'arrêt prononçant leur expulsion.

2. Cazotte, quittant la Martinique, oii il avait fondé des établissements, pour rentrer en France, avait vendu toutes ses possessions au P. La Valette, qui lui en

LETTRRS A MADEMOISELLE VOLLANl). 99

de trop d'affaires. Depuis environ deux cents ans qu'ils existent, il n'y en a presque pas un qui n'ait été marqué par quelque forfait éclatant. Ils brouillaient l'Église et l'État : soumis au despotisme le plus outré dans leurs maisons, ils en étaient les prôneurs les plus abjects dans la société ; ils prêchaient au peuple la soumission aveugle aux rois, l'infaillibilité du pape, afin que, maîtres d'un seul, ils fussent maîtres de tous. Ils ne reconnaissaient d'autre autorité que celle de leur général; il était pour eux le Vieux de la Montagne. Leur régime n'est que le machiavélisme réduit en préceptes. Avec tout cela, un seul homme, tel que Bourdaloue, pouvait les sauver; mais ils ne l'avaient pas. Ce qu'il y a de plaisant, c'est la bonne foi avec laquelle les Jansénistes triomphent de leurs ennemis. Ils ne voient pas l'oubli dans lequel ils vont tomber : c'est la fable des deux chevrons arcboutés et en querelle avec le faîte de la maison. Le maître, impatienté de leur mésintelligence, abattit l'un, et l'autre tomba. Les évoques mécontents entendent bien mieux leur affaire. Cette boutique de Jésuites contenait toutes sortes de denrées, bonnes, mauvaises ; mais elle était bien four- nie ; ceux qui la tenaient étaient de grands charlatans ; ils amassaient autour d'eux beaucoup de gens, et la barque de saint Pierre voguait. Ces événements font bien rire les philoso- phes. Au reste, ces bons Pères avaient conservé de l'espérance jusqu'à la dernière extrémité, à en juger par la surprise et la consternation qu'on leur a vues lorsqu'on leur a signifié les arrêts. Plusieurs avaient l'air de malfaiteurs qu'on a condam- nés. Un homme de ma connaissance, constitué au milieu d'eux par son état et par les circonstances, ne les aimant pas à beau- coup près, n'a pu résister au spectacle de leur désespoir, et s'est retiré; aujourd'hui même on les plaint; demain on les chansonnera; après-demain, on n'y pensera plus : c'est le ca- ractère du joli peuple français.

Toute la matinée d'hier mercredi, ils la passèrent à dire et

régla le prix (cinquante mille écus) en lettres de change sur la Compagnie de Jésus. Le P. La Valette ayant eu peu de succès dans la suite de ces affaires, les supérieurs de la Compagnie trouvèrent assez commode de laisser protester les lettres de change. Cazotte leur intenta un procès qui fut comme le signal de tous ceux qui vinrent fondre sur la Société. (T.)

100 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLÂND.

à faire dire des messes dans leurs trois églises, et à demander leur conservation à Dieu, qui ne les a pas exaucés. Entre onze heures et midi, il y avait dans leur cour un troupeau de dévotes qui se tordaient les mains, qui s'arrachaient leurs coifTes, et qui hurlaient comme des insensées. Vous vous doutez bien de la rumeur que tout cela fait ici. On attend sous quelques jours un troisième arrêt du Parlement dont j'ignore l'objet; et, im- médiatement après, un édit du roi, confirmatif des arrêts du Parlement.

Il me semble que j'entends et que je vois Voltaire ; il lève ses yeux et ses mains au ciel, il dit : Nunc diniittis servum tuunt, Domine, quia viderunt oculi mei salutare tuum. Cet homme incompréhensible a fait un papier qu'il appelle un Éloge de Crêbillon. Vous verrez le plaisant éloge que c'est : c'est la vérité ; mais la vérité offense dans la bouche de lenvie. Je ne saurais passer cette petitesse-là à un si grand homme. Il en veut à tous les piédestaux. Il travaille à une édition de Cor- neille. Je gage, si l'on veut, que les notes dont elle sera farcie seront autant de petites satires. Il aura beau faire, beau dégra- der; je vois une douzaine d'hommes chez la nation qui, sans s'élever sur la pointe du pied, le passeront toujours de la tète. Cet homme n'est que le second dans tous les genres.

Mais en voilà assez des autres; un mot de moi. Je passe mes jours en deux infirmeries ; ma femme et son domestique sont indisposés; celle de Tlsle est tombée dangereusement malade, comme je l'avais prévu ; c'est un serrement de gorge qu'on ne saurait dissiper. Toutes les huiles, tous les gargarismes, tous les nids d'hirondelle de la Sainte-Chapelle n'y feront rien.

Si Morphyse avait pitié du jeune homme, et que son ennui abrégeât votre séjour ! Je rapporte tout à votre séjour à Paris.

J'ai l'exemplaire de Rousseau'; qu'en ferai-je? Faut-il en faire un paquet et vous l'envoyer?

Ce Comus % dont les tours de passe-passe les tracassent, n'est pas sorcier, à coup sûr, et cela me suffit.

Notre chère sœur ne m'oublie pas, j'en suis certain ; mais vous oubliez souvent, vous, de me dire qu'elle se souvient de

1. De YÈmile, publié au mois de juin 17G2

2. Escamoteur célèbre de ce temps.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. ÎOl

moi; cela me fait poml.-int grand plaisir, et vous ne l'ignorez pas. Vous l'avez donc embrassée, cette chère sœur! Combien vous avez eu de plaisir! Comme le cœur vous a palpité à toutes deux! Comme Morphyse vous examinait! Gomme elle en était jalouse ! Comme elle en aura redoublé de froid pour l'une et d'humeur pour l'autre! Comme elle me venge actuellement de la froideur des deux ou trois premières lettres que je vais recevoir !

Je vous promets que cela n'est pas trop aisé de rompre son caractère, et de se faire petit, petit, petit, pour être de niveau avec les autres, leur persuader qu'ils ont autant d'esprit qu'un homme à qui l'on en accorde, et les mettre bien à leur aise.

C'est d'une goutte-sereine que Grimm est menacé; et d'a- vance je vous préviens que son bâton et son chien sont tout prêts.

Laflaire de rab!)é Raynal est au diable ^ Ils se moquent de moi, et ils me soutiennent tous que l'abbé Raynal ne m'a rien promis. Je n'ai pas été trop attrapé; car je n'y comptais pas trop. Avec un peu plus de loisir, j'aurais peut-être fait beaucoup de châteaux en Espagne que je n'aurais pas vus s'évanouir sans peine. Voilà un des grands bonheurs de l'homme occupé : l'espérance le leurre moins, le présent l'occupe trop pour qu'il se fatigue les yeux à regarder à perte de vue dans l'avenir. Il n'y a ni lieu, ni temps, ni espace pour celui qui médite profon- dément. Cent mille ans de méditations comme cent mille ans de sommeil n'auraient duré pour nous qu'un instant, sans la lassitude qui nous instruit k peu près de la longueur de la con- tention.

Adieu, ma bonne amie; je vous embrasse de toute mon âme. Comme nos journées passent à présent rapidement! Chère amie, dispensez-moi de dater; mais comptez que je vous écris tous les dimanches et tous les jeudis sans manquer.

1. Voir précédemment, p. 84.

102 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLÂND.

LXXII

Paris, ce août 1762.

Non, mademoiselle, non, madame de n'est point du tout

coquette. Il n'y a qu'un imbécile c{ui puisse se promettre quel- que récompense des soins qu'on lui oflre et qu'elle accepte; elle se moque de toutes leurs singeries, et cela est évident; elle ne cherche point à plaire. Rien de faux dans son propos, rien d'ap- prêté dans sa parure. Dites-lui comme son mari : « Mais, ma- dame, vos tétons ne reviennent pas » ; et elle répond : « Je m'en consolerais bien, si j'avais des fesses. Faute de ce, je ne sau- rais aller à cheval sans me blesser; cela est triste. » Aux obser- vations peu obligeantes qu'elle permet qu'on fasse, et qu'on fait quelquefois assez librement sur ce qu'on voit de sa personne, elle en ajoute même sur ce qu'on ne voit pas; et je ne me suis jamais aperçu que ces confidences lui coûtassent, fussent-elles peu naturelles, ou qu'elle fût secrètement fâchée de celles qu'on avait risquées, ou de celles qui lui étaient échappées. Une dé- claration en forme ne lui plaît ni ne la blesse ; on ne peut pas lui reprocher de l'avoir amenée. Au milieu de l'essaim empressé de ses serviteurs, elle est également tranquille pour tous; elle ne cherche point à semer entre eux des jalousies, des soupçons, à les réveiller par des préférences : tout cela se fait bien sans qu'elle s'en mêle; elle est absolument sans manège.

Vous décidez bien vite le second de mes cas de conscience ! On a tout fait pour sa passion, et vous voulez qu'on ne fasse rien pour le bonheur d'un mari, pour la fortune d'une pépinière d'enfants, parmi lesquels peut-être il y en a qui n'appartiennent point au mari ! 11 ne s'agit pas d'accroître son aisance, il faut encore s'exposer à perdre celle qu'on a; et pour répondre à tous vos scrupules, on n'exige la récompense qu'après le service rendu. Piano , cli grazia.

Je ne me tiens pas pour battu sur la question des beaux vieillards qui sont, et des belles vieilles qui ne sont pas. Il me semble que vous m'avez très-bien prouvé qu'il y avait égale-

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 103

ment de belles vieillesses en hommes et en femmes ; mais il y a bien de la différence entre être un beau vieillard et avoir une belle vieillesse. Peut-être n'est-on pas un beau vieillard sans avoir une belle vieillesse, et encore dis-je peut-être ; mais on peut certainement, et rien n'est plus commun que d'avoir une belle vieillesse et n'être pas un beau vieillard. J'y ai rêvé un moment, et il me semble qu'il y a des raisons physiques et morales de cette distinction des deux sexes dans un âge avancé. Les femmes semblent n'être destinées qu'à notre plaisir. Lorsqu'elles n'ont plus cet attrait, tout est perdu pour elles ; aucune idée acces- soire qui nous les rende intéressantes, surtout depuis qu'elles ne nourrissent ni n'élèvent leurs enfants. Autrefois une gorge flétrie était encore belle ; elle avait allaité tant d'enfants! Dans la douleur, une mère déchirait son vêtement, découvrait sa poi- trine, et conjurait son fils par ce sein qui l'avait nourri : ce n'est plus cela. S'il était possible qu'il y eût une belle tête de vieille, les haillons qui la couvrent la dépareraient. Nous, nous avons la tête nue ; on voit la forêt de nos cheveux blancs ; une longue barbe rend notre visage respectable ; nous conservons sous une peau ridée et brunie des muscles fermes et solides. La nature douce, molle, replète, arrondie de la femme, toutes qualités qui font qu'elle est charmante dans la jeunesse, font aussi que tout s'affaisse, tout s'aplatit, tout pend dans l'âge avancé. C'est parce qu'elles ont beaucoup de chair et de petits os à dix-huit ans qu'elles sont belles ; c'est parce qu'elles ont beaucoup de chair et de petits os que toutes les proportions qui forment la beauté disparaissent à quatre-vingts ans. Quelle diftérence de front et de joues d'un vieillard et d'une vieille; de leurs bras, des épaules, de la poitrine, du dos, des cuisses et du reste ! Nous changeons sans doute comme les femmes avec le temps; mais le temps ne nous décompose pas autant qu'elles. Les pro- portions s'altèrent moins partout, parce que partout nous avons les chairs plus compactes, les nmscles plus durs et toute la charpente plus grosse. Les exemples que vous me citez ne sont pas de belles vieilles, prenez-y garde: mais de vieilles qui paraissent jeunes, qui n'avaient pas leur âge, ou qui avaient une belle vieillesse. Une belle vieille a rapport à la beauté; une belle vieillesse a rapport à la santé. Je cause librement de tout cela avec vous, mes amies, parce que vous avez l'esprit excellent,

104 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

et que vous vous occupez tous les jours à réparer ce que l'âge vous enlèvera, par des qualités solides qui vous resteront mal- gré le temps et les années ; un grand sens, une belle âme, un cœur noble, sensible et élevé, tels que l'ont mes deux sœurs, est exempt de rides, si elles atteignent un âge avancé. Combien leur présence rappellera de bons discours et de bonnes actions à ceux qui les auront connues ! mais il n'en sera pas de même pour les autres: voilà la différence du rôle qu'on a fait pendant la vie. Le nôtre est public. Domestique, il est présumé ; au lieu qu'on suppose qu'une femme a vécu sans rien faire, si l'on n'en est instruit. J'ai dit. Décidez.

Ne dites point de mal de mes libraires, ils font tout ce que j'ai exigé. Voilà l'équité qu'il faut attendre de tout le monde. La générosité consisterait à aller au delà. Reste à savoir si on en peut exiger d'un homme dans son état, d'un marchand dans son comptoir, d'un procureur dans son étude, d'un libraire dans sa boutique; c'est qu'il vend son temps, son industrie, son savoir- faire, et qu'il doit en tirer le meilleur parti possible, s'il veut qu'on l'appelle bon commerçant, bon procureur, bon libraire.

Un homme s'est avisé de faire et de publier une mauvaise traduction du Joueur^ qui, loin de me nuire, fait au contraire désirer la mienne, qui paraîtra avec Miss Sara Sampson, la Fatale Curiosité, le Marchand de [Londres, et d'autres pièces qui se ressemblent et que je donnerai avec des discours qui vaudront peut-être la peine d'être lus \

Vous n'avez pas encore cette sœur si aimée, si désirée, si nécessaire à votre bonheur, et qui le sait ! qu'est-ce donc qui la retient? Si elle n'est pas à côté de vous, elle est aussi fâchée que vous.

Ce n'est pas assez que de faire lire le jeune homme, il faut aussi le faire parler sur la lecture, qui en deviendra pour vous et pour lui plus instructive et plus intéressante. Au reste, n'ac- cusez pas trop les parents ; c'est Nature qui avait commencé par ne rien faire qui vaille ; ils ont achevé. Je pardonne au père son libertinage, mais je ne saurais lui pardonner son hypocrisie; la vilaine bête que c'est! Et puis cet enfant, qui cherche à

1. Voir le Joueur, t. VII, p. 411, et pour les autres pièces la note de lu p. 434, t. VIII.

LKTTRF.S A M \ DK MOISKLI-l': VOLLAM). 105

connaître la turpitude de son père et qui la révèle, nie choque plus fortement encore que sa vile morale.

J'ai une foule de choses intéressantes à vous envoyer, la suite des papiers sur les Galas, V Éloge de Créhillon. etc., etc.; combien je vous prépare de plaisirs et de peines! N'oubliez pas de me demander, après que vous aurez lu l'histoire du père, quelle était cette réllexion qui me causait une douleur mortelle ; mais peut-être la ferez-vous comme moi.

Nous allâmes hier, Damilaville et moi, à la Briche. J'y étais appelé par M""' d'Ëpinay.

A une autre fois le sujet de ce petit voyage et la description de la maison qui est charmante ; c'est qu'il faut aller s'établir, et non dans le sublime et ennuyeux palais de la Che- vrette.

Nous ramenâmes Grimm. Son amie vient le prendre mardi à Paris, et le mercredi ils partent ensemble pour Ktampes, oii ils passeront une quinzaine chez M"'' de Valory.

Adieu, mon amie, je baise votre front, vos yeux, et votre menotte sèche qui me plaît autant qu'une potelée. G'est bien de cela qu'il s'agit à quarante-cinq ans !

Il y a près d'un mois que je n'ai paru chez le Baron. Il faut porter cette lettre sur le quai Saint-Bernard, aller de à la butte Saint-Roch et peut-être revenir de la butte Saint-Roch sur le quai, car il n'est pas sûr que le Baron soit à Paris. Adieu, celle que j'aimerai tant qu'elle sera, tant que je serai.

Le jour de Notre-Dame, la fête de ma petite.

LXXIII

Paris, le 10 août 1762.

Combien j'aurais de choses intéressantes à vous dire, si j'en avais le temps ! mais la matinée s'est passée tout entière à lire un ouvrage sur l'institution publique : c'eût été la chose la plus utile et la plus praticable pour un royaume tel que le Portugal, qui se renouvelle; pour nous, c'est autre chose. Les mauvais usages,

106 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

multipliés sans fin et invétérés^ sont devenus respectables par leur durée et irréformables par leur nombre. Cette lecture faite, il a fallu faire répéter à ma petite sa leçon de clavecin; c'est une tâche que je me suis imposée, parce qu'elle me plaît et qu'elle lui sert, et à laquelle je ne manque guère. Cela fait, il était dix heures; il y avait deux heures au moins que l'on m'attendait à l'atelier, j'ai couru (car on court presque toujours pour arri- ver trop tard), et j'ai trouvé un fardeau d'ouvrage que je n'expédierai qu'après avoir écrit un petit mot à mon amie; sans cela je serais troublé. Ce devoir si doux qui m'appellerait me distrairait de l'autre ; je manquerais à celui-là, et je m'ac- quitterais mal de celui-ci. Je vous félicite toutes deux, chères sœurs, de vous posséder. Je serai souvent en esprit entre l'une et l'autre, mettant vos mains entre les miennes, ne sachant laquelle des deux j'aime le plus; autant ami de l'aînée que de la cadette ; partageant également mon respect et mon estime.

Eh bien ! ce mal de jambe n'est donc pas encore fini? Vous me rendrez fou, si vous n'y prenez garde. Pour Dieu! mon amie, dites-moi les choses comme elles sont.

Arrêtez par de la vérité exacte cette imagination cruelle qui m'exagère tout en général, mais surtout les plus petites choses qui vous concernent. Cela vous occupe peu ! tant pis. Cela ne vous inquiète point du tout ! je ne m'en acquitte que trop bien pour tous les deux.

Je crains que notre Uranie ne soit un peu trop grande pour l'enfant; qu'elle ne sache ni jouer à cloche-pied, ni à la main- chaude, ni au pied-de-bœuf, ni à cligne-musette, ni à coucou- bay, et qu'elle n'imprime, sans le vouloir, un respect qui éloigne les marques delà tendresse. Je me plie à tout cela que c'est un charme ; il est rare qu'en prenant le hochet, je ne trouve l'occasion de placer une sentence, une petite leçon sur la justice, sur la langue quand on parle mal, sur la logique quand on rai- sonne faux. 11 faut en général se faire petit, pour encourager peu à peu les petits à se faire grands. On peut leur dire d'aussi bonnes choses sur une poupée, sur une croix de paille, sur un chiffon que sur les affaires les plus importantes. En les accoutu- mant à être bons dans des riens, ils sont tout prêts à être bons dans des cas importants ; mais est-ce qu'il y a des riens pour eux ?

LETTRES A MADEMOISEEEE VOELAM). 107

roule seule? Cela ne se peut, c'est la femme la plus adroite à faire recrue; il faut voir comme elle fait demander ce qu'elle veut. Il est impossible d'avoir une volonté quand il ne lui plaît pas qu'on en ait.

Puisque le récit de bonnes actions vous touche, je vous dirai toutes celles qui viendront à ma connaissance ; et, pour vous tenir parole tour de suite : M'"" d'Épinay avait donné dix-huit sous à un petit garçon, pour une journée de travail. Le soir il revient à la maison, n'ayant pas un liard. Sa mère lui demanda si on ne lui avait rien donné, il répondit que non, et mentit. Cependant la chose s'éclaircit; la mère, mieux instruite, voulut savoir ce que les dix-huit sous étaient devenus. Le pauvre petit, il les avait donnés à un cabaretier chez lequel son père avait passé la journée à s'enivrer, et épargné au bonhomme une querelle que sa femme n'aurait pas manqué de lui faire. Si on tenait compte des bonnes actions, elles seraient plus fréquentes, n'en doutez pas. C'est ce qu'on fait aussi à la Chine ; on les y publie à son de trompe : elles y ont des récompenses assurées. Nous ne savons que punir; nous arrêtons, tant que nous pouvons, les méchants, mais nous ne nous mêlons pas de faire germer les bons : peut-être ne faudrait-il guère de châtiments pour le crime, s'il y avait des prix pour la vertu. On commet le crime par intérêt; on aimerait autant pratiquer la vertu par le même motif, et il y aurait de l'honneur et de la sécurité de plus h gagner. l'on donne une bourse d'or à l'honnne bienfaisant, on n'en doit guère voler,

Grimm et elle sont partis hier pour Étampes; ils y passeront dix jours chez M"" de Valory ; ils seront sûrement heureux, au- tant qu'il est possible. Avec des procédés, quelque bien obser- vés qu'ils soient, on n'a rien à reprendre, et l'on n'est pourtant contente de rien ; c'est que ce n'est pas un équivalent : c est la monnaie de la tendresse. Tous les égards du monde ne valent pas une caresse, un sourire, un mot doux, même une querelle délicate, un reproche obligeant, une petite bouderie sur un re- fus même placé, en un mot, toutes ces tracasseries que je fais si bien, de propos délibéré, sans être offensé.

Le temps fera pour lui, j'en suis sûr ; il est déjà moins réservé. La honte de pratiquer en ma présence un conseil que je lui avais donné ne l'a point arrêté; rien n'arrête cet homme, quand

108 LETTRF.S A MADEMOISELLE VOLLAND.

il s'agit de faire bien ou mieux. Nos femmes se sont vues, et cela s'est passé à merveille.

Faites mon compliment à M. Vialet; dites-lui que je vous ai choisie pour mon interprète et mon secrétaire auprès de lui; cela ne lui déplaira pas. 11 m'a mandé que l'académicien qui avait écrit sur les ardoises de la Meuse avait dit tout plein de bêtises. Exigez de lui qu'il m'envoie l'état le plus scrupuleux de ces bêtises-là, pour en faire usage eu temps et lieu. Qu'il s'en rapporte surtout à ma prudence, je ne le compromettrai pas ni moi non plus ; avec de l'honnêteté et l'amour de la vérité tout se dit sans blesser personne.

Vous voyez bien que je réponds à votre dix-huitième et que je la suis ligne à ligne. Je n'aurais pas assez de place pour la suivre jusqu'au bout, d'autant qu'il y a certains points sur les- quels je serai bien aise de m'étendre : j'y reviendrai. Celle-là n'ira pas au dépôt sitôt.

Le capitaine enragera du succès de Vialet; encore un prix de gagné, et c'est un homme perdu. Tout cela sera présenté aux supérieurs comme des distractions, et le supérieur le croira, et

le reste vous le devinez. M sera toujours mené par le nez;

le goût qu'il a pour Uranie y contribuera. On se fait secrète- ment un mérite de mille petites injustices faites en faveur du mari, quand on en veut à sa femme.

Mais s'il avait fallu trouver aux filles de Morphyse des époux dignes d'elles, elles seraient encore à marier toutes trois. Il fallait un sylphe à Uranie ; et un grand ange, un ange d'an- nonciation à l'aînée; pour vous, l'ami Diogène, mais avec un petit bout de draperie bien ou mal attaché, et vous avez en moi tous les droits selon les instants; mais le Diogène s'en va tous les jours : dans huit ou dix ans, il n'en restera pas le moindre vestige.

Adieu, mon amie; portez-vous mieux. Je vous embrasse de tout mon cœur. Quand le Diogène sera parti, vous me céderez à Uranie, auprès de laquelle je serai sylphe pendant cinq ou six ans, au bout desquels la tête s'alfaiblissant, les préjugés renais- sant sur les ruines du sens commun et de la raison, les cheveux bhmchissant, le dos se courbant, je donnerai le bras à l'aînée pour aller pleurer à l'église toutes les douces folies que j'aurai dites à la cadette, et toutes celles que j'aurais voulu faire avec

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAiM). 100

leur sœur. Je vous aime comme le premier jour. Je vous désire et vous attends comme à notre première séparation. Je vous suis fidèle, comme si cela me coûtait beaucoup. 11 n'y a que le mé- rite de la difficulté qni manque à tout ce que je fais. Adieu.

LXXIV

Paris, ce 22 août 17G2,

J'attends votre dix-neuvième avec bien de l'impatience; car qui peut deviner les suites de cet incendie? Il ne faut qu'une étincelle assoupie sous la cendre, un peu d'air pour renouveler le danger. Je vous vois au milieu des travailleuis, dans l'eau, dans laboue, etc. Quelles alarmes vous avez eues! quelle fatigue! Vous vous portez bien, dites-vous? Je ne saurais me le per- suader. Si vous n'étiez qu'à vingt lieues d'ici, et qu'on pût aller et revenir dans un jour de poste, je saurais tout cela par moi- même. Vous avez raison, la nuit, tout était perdu; dans la soi- rée, les habitants de la campagne étant dispersés, le désastre eût été bien plus grand.

II y a dans votre récit des circonstances qui me font frémir. Gomment vont les bras, les pieds, les jambes? Et la chère sœur? Je la crois dans un état presque aussi pitoyable que vous. Trois femmes, l'une avancée en âge, l'autre faible et délicate, celle-ci n'ayant qu'un souffle de vie, portant des fardeaux, se livrant à des travaux fort au-dessus des forces des hommes les plus robustes! C'est à présent que vous devez sentir votre lassitude. Dans le premier jour le corps se soutient par la violence de l'activité que le péril lui a donnée; mais cette activité tombe à mesure que la sécurité revient, et l'on est accablé. C'est du moins l'effet des transports de la colère, quand j'en prends trop. Je vous suppose à présent étendues dans vos lits, sans pouvoir remuer ni pieds, ni pattes. Je suis bien aise que vous ayez vu dans cette triste circonstance tous vos domestiques tels que vous le souhaitiez. J'envie à l'abbé du Moucets les secours que vous en avez reçus. Après vous avoir montré tout son dévouement

110 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

dans le moment périlleux, il se croira obligé de politesse à vous faire compagnie les jours qui suivi ont. Il sera bien fier d'avoir pu vous être bon à quelque chose: j'aurais un autre sentiment à sa place.

Jusqu'à présent je ne vous ai pas chargé d'un seul mot pour votre mère. Je vous prie de lui marquer toute la part que je prends à son accident. Ah ! ma pauvre amie, comme vous voilà, avec vos jambes plus gonflées que jamais, vous trahiant avec votre bâton. Et la perte des foins, des grains, des bâtiments? Cela doit monter haut!

Je n'ai pas le courage de reprendre la suite de mon journal ; j'attendrai que vous me l'ordonniez. Vous me demandez dans votre dernière V Éloge de Orbillou', vous l'avez à présent. On a fait un petit volume de mon Éloge de Bi'chardson, du Testa- ment et delà Pompe de Clarisse^. J'en ai pris deux exemplaires, un pour vous, un pour moi. J'espérais joindre à cette lettre la suite de l'alTaire tragique des Calas; mais l'impression n'en est pas achevée, ce sera pour jeudi prochain. Adieu, mes bonnes, mes vraies amies. Je voudrais bien être à côté de vous, pour peu que vous me crussiez utile, vous ne doutez point de ce que je ferais. Dites un mot.

C'est après-demain votre fête. Si Uranie pensait à vous pré- senter deux fleurs, une pour elle et l'autre pour moi ! C'est pré- cisément comme je ferais à sa place. Voilà qui est arrangé pour longtemps : le jour de la Saint-Louis, il y aura toujours soixante lieues de distance entre vous et moi. Écoutez bien tout ce que notre chère sœur vous dira; ce sont mes souhaits. Elle sait combien ma tendresse fait à votre bonheur; elle vous promettra la durée de son amitié ; elle vous désirera la durée de mon amour. Je vous réponds de ce point-ci; c'est mon affaire. Tou- jours, mon amie, toujours vous me serez chère; faites seule- ment que ce toujours dure longtemps. Je l'ai enfin, ce portrait, enfermé dans l'auteur de l'antiquité le plus sensé et le plus délicat : mercredi je le baiserai, le matin en me levant, et le soir en me couchant je le baiserai encore.

11 n'y a plus de Jésuites ici. On a encore publié quelques ar- rêts que je ne vous envoie point. Ils ne signifient pas grand'chose.

1. Lyon, 1702, in-12.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLANU. 111

LXXV

A Paris, le 20 août 17C2.

Votre dernière lettre, par laquelle vous m'apprenez qu'enfin l'incendie est entièrement éteint, no me tranquillise point du tout. Avec une aussi misérable santé que vous l'avez l'une et l'autre, les alarmes, les insomnies, la fatigue que vous'avez essuyées, il est impossible que vous ne soyez pas accablées. Vous ne me nierez pas que vos jambes ne fussent encore enflées, lorsque vous les enfonciez dans la fange et dans l'eau. Tout ce que vous avez fait, vous l'avez faire; mais a-t-on souf- frir que vous le fissiez? Le premier effroi passé, ne fallait-il pas vous prendre, vous conduire par les épaules dans un des appar- tements du château et vous y enfermer, avec l'attention seule- ment de tranquilliser vos imaginations troublées, en vous instrui- sant d'heure en heure de ce qui se passait? Si j'avais été là, je vous avoue que c'est par j'aurais débuté, protestant que je ne remuerais mes deux bras qu'après que vous seriez éloignée. Tout est fini, les bâtiments sont renversés; les foins, les blés, les avoines, les grains sont en cendres. Mais s'il survient à notre chère sœur une fluxion de poitrine qui l'emporte, avec un de ces rhumes que nous connaissons, et qui vous éteignent, ne vaudrait-il pas mieux que le feu fût encore dans les bâtiments qui restent, les consumât et le château? On refait ou l'on ne refait pas des châteaux et des basses-cours; mais on ne refait pas des enfants comme ceux dont on a exposé la vie pour sauver des choses qui, toutes précieuses qu'elles sont, ne peuvent cepençlant passer que pour des babioles en comparaison. Comme je vous aurais crié : Eh ! laissez brûler, et éloignez d'ici ces mains délicates, ces membres faibles qui ne sont pas faits pour porter des seaux d'eau, des chevrons brûlés; allez-vous-en mettre sur des coussins ces deux pieds enflés; ils y seront beaucoup mieux que dans la boue et le fumier. Je ne saurais m'occuper du désastre qui s'est fait ici que quand je vous saurai en sûreté. Oh! Uranie, comme vous avez été crottée, et jusqu'où? Mais il

112 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

n'est pas encore temps de plaisanter. Il faut auparavant savoir quelle perte vous avez faite, et que vous m'ayez juré toutes deux et chacune sur votre honneur que vous vous portez bien.

Je n'ai pas le temps de causer davantage avec vous. J'ai employé mes trois fêtes à travailler comme un forçat pour d'hon- nêtes gens que je connais un peu, qui ont fait une découverte importante et à qui je n'ai pu refuser le service de l'exposer. Mais pendant que je m'occupais de leur affaire, la mienne res- tait là. Je vous écris de chez Le Breton vis-à-vis d'un tas d'épreuves à corriger et après lesquelles on attend. 11 faut pourtant que Grimni ait raison; que le temps ne soit pas une chose dont nous puissions disposer à notre gré; que nous le devons d'abord à nos amis, à nos parents, à nos devoirs, et qu'il y a dans la dissipation qu'on en fait, en le prodiguant à des indifférents, quelque principe vicieux. Si j'avais été vraiment bienfaisant, pourquoi en aurais-je du regret? Il faut que mon action ou ma conscience pèche, et j'aime mieux croire que c'est mon action.

Adieu, mes tendres amies, femmes que j'aime de tout mon cœur. A présent que vous voilà tranquilles, reposez-vous, net- toyez-vous, décrassez-vous. Je suis sûr que vous êtes noires comme du charbon, que vous puez la crotte, le fumier et la fumée, qu'on ne saurait par vous prendre sans se gâter. Je ne sais ce que je dis; qu'on la jette entre mes bras comme elle est, et dans un état pire encore. Adieu, adieu; trouvez, tout à travers vos travaux et vos assiduités, un moment pour me dire que vous vous portez bien. Mille baisers à toutes deux, sur vos mains noires, sales, enfumées, chère sœur; partout vous le permettrez, chère et tendre amie.

LXXVl

Paris, le 29 août 17G2.

J'ai fait part à Damilaville de votre accident, et nous avons pensé l'un et l'autre que si vous envoyiez un état de votre perte,

LETTRRS A M ADKMOISFJJ.K V()I.I.\NMX 113

un peu exagéré, s'il en est besoin, nous dresserions d'après cela un mémoire que quelqu'un présenterait à M. de Gourteille, afin d'obtenir une réduction de votre vingtième pour une, deux, trois, quatre ou cinq années. Le ministre, qui fait tout par ses commis, nous renverrait ce mémoire pour en décider; et nous arrangerions la chose comme il vous plairait. Ainsi donc, si cela vous convient, que nous sachions tout le dégât que le feu vous a fait et par delà, et ce que vous payez de vingtième ; le reste est notre alfaire.

Je viens d'achever ce mémoire dont je m'étais chargé pour ces pauvres diables qui ont inventé une chose utile. Il est minuit passé, et je ne saurais me résoudre, tout fatigué que je suis, m'endormir sans avoir préparé ma lettre pour demain. Je vais reprendre ma réponse à votre dix-huitième à l'endroit j'en étais resté.

La décision d'Uranie me paraît bien sévère. Quoi donc! ne met-elle aucune différence entre une action illicite et une mau- vaise action? Nesera-t-il pas permis de faire par raison ce qu'on a déjà fait par passion? Après avoir tout osé pour soi, n'osera- t-on rien pour son époux et pour ses enfants? Si l'on a quelque reproche à craindre, ne serait-ce pas plutôt celui qu'on se ferait à peu près sur ce ton, s'il arrivait que l'on tombât dans la misère, qu'avec un peu moins de pusillanimité on aurait sûre- ment évitée? Si nous avions notre innocence, peut-être y fau- drait-il regarder de fort près avant que de l'échanger contre de l'or? Mais, hélas! nous ne l'avons plus; il ne s'agit que d'une petite tache de plus ou de moins; d'une infraction de la loi civile, la moins importante et la plus bizarre de toutes; d'une action si commune, si forte dans les mœurs générales de la nation, que l'attrait seul du plaisir, sans aucune autre considération plus importante, suffit pour la justifier; d'une action dont on loue notre sexe, et dont en vérité on ne s'avise plus guère de blâmer le vôtre; du frottement passager de deux intestins, mis en comparaison avec les aisances de la vie; d'une faute moins répréhensible que le mensonge le plus léger ; il est bien singu- lier, chère sœur, que vous permettiez à un homme engagé par le serment libre de la tendresse avec une femme qu'il aime de faire un enfant à une autre qu'il n'aime pas, et que vous défen- diez un moment de complaisance à une de vos semblables, qui

XIX. 8

1U LETTRES Â MADEMOISELLE VOLLÂND.

y est entraînée par un motif des plus importants. S'il était ques- tion de goûter un plaisir exquis, une volupté délicieuse, un transport ravissant, un moment de félicité au-dessus de toute idée, peut-être rabattriez-vous un peu de votre jansénisme! Et vous ne pensez pas que c'est un dégoût insupportable qui nous attend! et que, à tout bien prendre, ce devoir est la véritable expiation du plaisir défendu qu'on a pris. J'ai quelquefois entendu parler des femmes sur ce point; toutes étaient d'accord que c'était un horrible supplice. Eh bien ! nous y voilà résolus. L'héroïsme est d'autantplus grand, que le sacrifice de soirmème répugne davantage. Combien nous allons mériter, si votre pré<- jugé ne s'y oppose plus! Songez donc que celui qu'on va rece- voir dans ses bras est un homme qu'on méprise, et qu'on haït; songez qu'il se chargera de tous les frais du péché; songez que nous n'y mettrons pas un atome du nôtre; songez que nous serons plus passive et plus immobile qu'une statue de marbre; songez que, s'il nous échappe quelques mouvements insensibles, quelque signe de vie, ce sera d'impatience et non de plaisir; songez que ceci est l'ouvrage tout pur de la raison, que le cœur et les sens n'y seront pour rien; c'est un acte de pénitence, s'il en fut jamais. S'il nous survenait une maladie là, n'y aurait-il pas de la folie à se refuser à l'application d'un instrument, s'il était nécessaire; et quelle plus fâcheuse maladie que de mourir pendant trente ans de soif et de faim? Quelle différence mettez- vous en pareil cas entre un homme de cette trempe et un instrument de chirurgie? Et puis, ne dirait-on pas qu'il en soit de cette affaire comme du vol, de la calomnie, du meurtre et d'une infinité d'autres actions qui sont mauvaises en tout temps et partout? Rentrez pour un moment dans l'état de nature; pour Dieu, dites-moi ce que c'est.

A présent, venons à vous, mademoiselle. Eh bien ! vous ne voulez donc pas qu'on ait la complaisance pour cette honnête créature, qui a le sens assez droit pour sentir que le mariage est un sot et fâcheux état, et qui a le cœur assez bon pour vou- loir être mère, de lui faire un enfant? Vous l'appelez tête bi- zarre? Vous craignez qu'elle ne prenne du goût pour le plaisir, qu'on ne prenne du goût pour elle ? Vous la trouvez présomp- tueuse de se croire capable de bien élever. Halte là, s'il vous plaît. Elle a l'expérience par-devers elle. Après avoir fait supé-

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 115

rieurement l'éducation de trois ou quatre bambins qui n'étaient pas les siens, elle peut, je crois, se promettre, sans trop présu- mer d'elle, d'en bien éduquer un qui lui appartiendra. Je vous l'ai déjcà dit ; ce n'est point ici une allaire de cœur, moins encore une affaire de tempérament. Pour ce blâme public qu'elle en- courrait, peut-être elle l'a mis sous ses pieds. « Jamais, dit-elle, je ne me persuaderai que de se proposer, avant de sortir de ce monde, de remplir la place qu'on quitte, d'un honnête homme ou d'une honnête femme, que de s'exposer à perdre la vie pour la donner à un autre ; obligation que la différence des sexes im- posait avant tout sacrement institué, toute législation publiée ; que de se sacrifier à inculquer dans une jeune femme des prin- cipes d'honneur et de justice, pendant un grand nombre d'années ; que de préparer à la société un bon citoyen, un bon père, une bonne mère, un bon mari, ce soit une cause d'op- probre ; parce qu'on ne s'assujettit pas k quelques formalités de convention qui ne signifient rien, et qui varient d'un peuple à un autre; parce qu'on connaît la légèreté du cœur humain, et qu'on craint, en faisant un vœu indiscret, de devenir parjure ; parce qu'on ne veut pas accepter un tyran ; parce que, n'étant pas en état ni d'instruire ni de nourrir plusieurs enfants, on a recours au seul moyen possible de n'en avoir qu'un ; parce que, n'étant pas mariable par cent raisons plus solides les unes que les autres, on ne se marie pas, et parce que, forcée de se sous- traire à la loi du prince, qui veut qu'on ne soit féconde qu'à telles ou telles conditions, j'obéis à la loi dénature qui veut que je sois féconde dès qu'elle ne m'a pas faite stérile. Ce ne sont pas de viles petites vues qui me mènent ; ce sont des vues grandes et nobles ; je veux être mère, parce que je suis digne de l'être. Si vous, monsieur, que j'ai choisi pour me donner cet auguste caractère, ne pouvez disposer de vous-même sans le consentement d'une autre, consultez-la; mais si elle s'oppose à mon désir, je ne vous dissimulerai point que je m'estime plus qu'elle et qu'elle ne vous estime pas assez. Je ne crains point de perdre mon honneur, ce que j'appelle mon véritable honneur, en couchant avec son amant; elle craint, elle, de perdre son amant en le laissant coucher avec moi. Dites-lui, une bonne fois pour toutes, que je ne vous aime point, et que je ne veux de vous que jusqu'au moment vous cesserez de m'être néces-

116 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

saire. C'est avec toute la sincérité d'une honnête fille que je vous proteste que, si l'efiet pouvait m'être connu après le pre- mier essai, je n'en permettrais pas un second pour ma vie ; il m'avilirait trop. Ce n'est plus le titre de mère que j'aurais voulu, c'est celui de maîtresse ; ce n'est plus un enfant que j'aurais ambitionné d'avoir de bonne race et d'élever, c'est du plaisir ; ce n'est plus un devoir de nature que j'aurais cherché

à satisfaire, c'est un commerce illicite que j'aurais formé »

Yoilà ce qu'elle dit à... Je ne sais qu'ajouter! car ce n'est ni à son époux, ni à son ami. J'ai cru devoir vous faire mieux con- naître cette femme, avant que de m'en tenir à votre décision. Encore un mot de réponse là-dessus.

Grâce à l'interruption que le malheur qui vous est arrivé a fait mon journal, j'ai une ample provision de matières ; mais j'espère que j'en oublierai les trois quarts et demi, et que je serai contraint de prendre les choses au moment je vous écrirai, et de me mettre ainsi tout de suite au courant. Adieu, mes bonnes amies. Depuis que je cause avec vous deux, il me semble que je cause plus facilement, plus doucement.

LXXVII

A Paris, le 2 septembre 1762.

Avant que de reprendre mon journal, je voudrais bien pou- voir vous rendre compte dune conversation qui fut amenée par le mot instinct, qu'on prononce sans cesse, qu'on applique au goût et à la morale, et qu'on ne définit jamais. Je prétendis que ce n'était en nous que le résultat d'une infinité de petites expé- riences, qui avaient commencé au moment nous ouvrîmes les yeux à la lumière jusqu'à celui où, dirigés secrètement par ces essais dont nous n'avions pas la mémoire, nous prononcions que telle chose était bien ou mal, belle ou laide, bonne ou mau- vaise , sans avoir aucune raison présente à l'esprit de notre jugement favorable ou défavorable.

Michel-Ange cherche la forme qu'il donnera au dôme de

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 117

l'église de Saint-Pierre de Rome; c'est une des plus belles formes qu'il lût possible de choisir. Son élégance frappe et enchante tout le monde. La largeur était donnée ; il s'agissait d'abord de déterminer la hauteur. Je vois l'architecte tâtonnant, ajoutant, diminuant de cette hauteur jusqu'à ce qu'enfin il ren- contrât celle qu'il cherchait et qu'il s'écriât : La voilà. Lorsqu'il eut trouvé la hauteur, il fallut après cela tracer l'ovale sur celte hauteur et cette largeur. Combien de nouveaux tâtonnements ! combien de fois il efiàça son trait pour en faire un autre plus arrondi, plus aplati, plus renflé, jusqu'à ce qu'il eût rencontré celui sur lequel il a achevé son édifice! Qui est-ce qui lui a appris à s'arrêter juste? Quelle raison avait-il de donner la préférence, entre tant de figures successives qu'il dessinait sur son papier, à celle-ci plutôt qu'à celle-là? Pour résoudre ces difficultés, je me rappelai que M. de La Hire, grand géomètre de l'Académie des sciences, arrivé à Rome dans un voyage d'Italie qu'il fit, fut touché comme tout le monde de la beauté du dôme de Saint-Pierre. Mais son admiration ne fut pas stérile; il voulut avoir la courbe qui formait ce dôme ; il la fit prendre, et il en chercha les propriétés par la géométrie. Quelle ne fut pas sa surprise, lorsqu'il vit que c'était celle de la plus grande résistance! Michel-Ange, cherchant à donner à son dôme la figure la plus belle et la plus élégante, après avoir bien tâtonné était tombé sur celle qu'il aurait fallu lui donner, s il eût cher- ché à lui donner le plus de résistance et de solidité. A ce pro- pos, deux questions : Comment se fait-il que la courbe de plus grande résistance dans un dôme, dans une voûte, soit aussi la courbe d'élégance et de beauté? Comment se fait-il que Michel- Ange ait été conduit à cette courbe de plus grande résistance? Cela ne se conçoit pas, disait-on ; c'est une affaire d'instinct. Et qu'est-ce que l'instinct? Oh! cela s'entend de reste. Je dis à cela que Michel-Ange, polisson au collège, avait joué avec ses camarades; qu'en luttant, en poussant de l'épaule, il avait bien- tôt senti quelle inclinaison il fallait qu'il donnât à son corps pour résister le plus fortement à son antagoniste ; qu'il était impossible que cent fois dans sa vie il n'eût pas été dans le cas d'étayer des choses qui chancelaient, et de chercher l'inclinaison de l'étai la plus avantageuse ; qu'il avait quelquefois posé des livres les uns sui- les autres, que tous se débordaient, et qu'il

118 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

avait fallu en contre-balancer les efforts, sans quoi la pile se serait renversée; et qu'il avait appris de cette manière à faire le dôme de Saint-Pierre de Rome sur la courbe de plus grande résistance. Un mur est sur le point de se renverser, envoyez chercher un charpentier ; lorsque le charpentier aura posé les étais, envoyez chercher d'Alembert ou Clairaut ; et, l'inclinaison du mur étant donnée, proposez à l'un ou à l'autre de ces géomètres de trouver l'inclinaison selon laquelle l'étai appuiera le plus fortement, vous verrez que l'angle du char- pentier et du géomètre sera le même. Vous avez pu remarquer que les ailes des moulins à vent sont de biais, et forment un angle avec l'axe qui les soutient; sans cela elles ne tourne- raient pas; cet angle a une quantité telle que l'aile tournera le plus aisément sous un angle de cette quantité. Comment se fait-il que quand les géomètres ont examiné celui que l'habi- tude, l'usage avaient déterminé, ils ont vu que c'était précisé- ment celui que la plus haute géométrie aurait préféré? Affaire de calcul d'un côté, affaire d'expérience de l'autre. Or, il est impossible que si l'un est bien fait, il ne s'accorde pas avec l'autre.

Actuellement, comment se fait-il que ce qui est solide en nature soit aussi ce que nous jugeons beau dans l'art, ou l'imi- tation? C'est que la solidité ou plus généralement la bonté est la raison continuelle de notre approbation ; cette bonté peut être dans un ouvrage et ne pas paraître, alors l'ouvrage est bon, mais il n'est pas beau. Elle peut y paraître et n'y pas être, alors l'ouvrage n'a qu'une beauté apparente. Mais si la bonté y est en effet, et qu'elle y paraisse, alors l'ouvrage est vraiment beau et bon. Il faudrait se supposer dans un autre monde, toutes les lois de nature fussent changées, pour qu'il arrivât que ce qui est bon et le paraît dans celui-ci ne fût pas beau dans celui-là. Mais pour vous dédommager un peu de tout ce que peut avoir de sec et d'abstrait ce qui précède, je vais vous achever en quatre mots le reste de la conversation. Je dis : Cependant, quoi de plus caché, quoi de plus inexplicable que la beauté de l'ovale d'un dôme? La voilà cependant autorisée par une loi de nature. Quelqu'un ajouta : Mais trouver en nature de quoi justifier ou accuser les jugements divers que nous portons des visages des femmes surtout? Ceci paraît bien

LETTUES A MADEMOISELLE VOLLANU. 119

arbitraire. AiiCLuieineiil, répoiulis-je ; quelque grande que soit la variéLé de nos goûts en ce genre, elle est explicable. On peut y discerner et y démontrer le vrai et le faux ; rapportez ces jugements à la santé, aux fonctions animales et aux passions, et vous en aurez toujours la raison. Cette femme est belle, ses sourcils suivent bien les bords de l'orbe de son œil; relevez un peu ces sourcils dans le milieu, et voilà un des caractères de l'orgueil ; et l'orgueil oflcnse. Laissez ces sourcils placés comme ils étaient, mais rendez-les très-touffus, qu'ils ombragent son œil, et cet œil sera dur; la dureté rebute. Ne touchez plus à ces sourcils ; mais tirez ces lèvres un peu en avant, et la voilà qui boude, et qui a de l'humeur. Pincez les coins de sa bouche, et la voilà ou précieuse ou méprisante. Faites tomber ses pau- pière, et la voilà triste. Gonflez un peu trop certains muscles de ses joues, et la voilà colère. Fixez la prunelle et la voilà bête. Donnez du feu à cette prunelle fixe, et la voilà impudente. Voilà la raison de tous nos goûts. Si la nature a placé sur un visage quelques-uns de ces caractères extérieurs qui nous marquent un vice ou une vertu, ce visage nous plaît ou nous déplaît; ajoutez à cela la santé qui est la base, et la plus grande facilité à remplir les fonctions de son état. Un beau crocheteur n'est pas un bel homme ; un beau danseur n'est pas un bel homme ; un beau vieillard n'est pas un bel homme ; un beau forgeron n'est pas un bel homme. Le bel homme est celui que la nature a formé pour remplir le plus aisément qu'il est possible les deux grandes fonctions: la conservation de l'individu, qui s'étend à beaucoup de choses, et la propagation de l'espèce qui s'étend à une. Si par l'usage, par l'habitude, nous avons donné une aptitude particulière à quelques membres aux dépens des autres, nous n'avons plus la beauté de l'homme de nature, mais la beauté de quelque état de la sociélé. Un dos devenu voûté, des épaules devenues larges, des bras raccourcis et nerveux, des jambes trapues et fléchies, des reins vastes à force de porter des fardeaux, feront le beau crocheteur. L'homme de nature n'a rien fait que vivre et propager ; si la nature l'a fait beau, il est resté tel. Il semble que les artistes aient voulu nous montrer les deux extrêmes dans deux de leurs principaux morceaux de sculpture; TApollon antique est l'homme oisif, l'Heicule Farnèse est l'homme laborieux; tout est outré de ce côté-ci, rien n'excède

120 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

de l'autre, rien ne montre un essai particulier; il n'a rien fait encore, mais il joarait propre à tout : voulez-vous qu'il lutte, il luttera; qu'il coure, il courra; qu'il caresse une femme, il la caressera. Pour bien peindre, d'abord il faut connaître l'homme de nature; il faut connaître ensuite l'homme de chaque profes- sion. Mais laissons les êtres vivants ; passons aux ouvrages de l'art, par exemple, à l'architecture.

Un morceau d'architecture est beau, lorsqu'il y a la solidité et qu'on la voit : qu'il y a la convenance requise avec sa desti- nation, et qu'elle se remarque. La solidité est dans ce genre-ci ce qu'est la santé dans le règne animal ; la convenance avec les usages est dans ce genre-ci ce que sont les fonctions et états particuliers dans le genre animal. Mais admirez ici l'influence des mœurs, il semble qu'elles deviennent la base de tout : vous allez àConstantinople; et vous trouvez des murs hauts et épais, des voûtes abaissées, des petites portes, des petites fenêtres hautes et grillées; il semble que plus un édifice, une maison ressemble à une prison, plus elle soit belle; c'est qu'en effet ce sont des prisons que les maisons une moitié de l'espèce humaine renferme l'autre. Allez en Europe, au contraire, grandes portes, grandes fenêtres, tout est ouvert; c'est qu'il n'y a point d'esclaves : et les climats n'y font-ils rien? Pour juger ici de quel côté est le bon goût, il faut bien déterminer de quel côté sont les bonnes mœurs ; s'il faut abandonner les femmes sur leur bonne foi, ou les renfermer ; s'il faut habiter sous les feux de la zone torride ou dans les glaces du tropique, ou si la santé et la durée de l'homme s'acccommodent mieux d'une zone tem- pérée. Un jeune libertin se promène au Palais-Royal , il voit un petit nez retroussé, des lèvres riantes, un œil éveillé, une démarche délibérée, et il s'écrie : Oh ! quelle est charmante! Moi, je tourne le dos avec dédain, et j'arrête mes regards sur un visage je lis de l'innocence, de la candeur, de l'ingénuité, de la noblesse, de la dignité, de la décence; croyez-vous qu'il soit bien difficile de décider qui a tort du jeune homme ou de moi ? Son goût se réduit à ceci : j'aime le vice ; et le mien à ceci : j'aime la vertu. 11 en est ainsi de presque tous les jugements; ils se résolvent en dernier à l'un ou à l'autre de ces mots.

Voilà le gros de notre conversation. Les détails feraient un

LKTTllKS A MADKMOISKLLK \ULI.INI). 121

excellent ouvrage sur le goût, et l'apologie de celui que j'ai pour vous, chères sœurs...

LXXVIII

A Paris, le 5 septembre 1762.

Je reconnais toutes les circonstances de votre incendie ; les femmes qui pleurent, des honnnes qui iravaillenl, d'autres qui regardent ou qui volent, des enfants qui s'effraient comme si l'univers allait périr, de plus jeunes qui jouent comme si tout était en siireté; lorsque la frayeur des suites de cet événement pour le reste des bâtiments a été passée, j'ai commencé à trem- bler pour votre santé. Vous m'assurez que vous vous portez bien toutes, et vous me l'assurez si positivement qu'il faut bien que je vous croie. Dites à Uranie que je ne me ferai jamais à cette indifférence que je lui vois sur la conservation d'une femme qui nous est si chère; cette femme, c'est elle; quelle injure elle nous fait à tous! Est-ce bien sincèrement qu'elle nous aime, si peu soigneuse de faire durer notre bonheur? Si elle y regar- dait de bien près, surtout avec cette délicatesse de penser dont elle est douée, elle verrait qu'elle n'est ni assez bonne mère, ni assez bonne fille, ni assez bonne sœur, ni assez bonne amie. Nous permettrait-elle de nous conduire comme elle? Peut-elle avec quelque équité se permettre ce qu'elle nous défendrait? Mais laissons cette corde que j'ai déjà touchée plusieurs fois, et à laquelle je reviendrai toutes les fois que je la veri-ai ou saurai souffrante. Elle a beau négliger sa vie ; elle ne la perdra pas quand elle voudra, et en attendant elle ne connaîtra pas toute l'énergie de son âme. Il faudra que toutes ses fonctions se ressentent de la faiblesse de ses organes; elle ne sentira, ne pensera, ne parlera, n'agira point avec cette force qu'on ne tient que d'une machine bien ^disposée ; elle sortira de ce monde sans avoir connu tout ce qu'elle valait, ni l'avoir montré aux autres. Il y a des moments elle a été satisfaite d'elle-même; et elle néglige le moyens de les multiplier. Permettez, Uranie, à un homme qui regrette tout le bien que vous pouvez faire,

122 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAiND.

que vous voudriez faire et que votre indisposition habituelle vous empêche de faire, de vous demander à quoi vous êtes bonne, lorsque votre estomac vous cause des douleurs insup- portables et que vos jambes vous défaillent, que votre tète et . vos idées s'embarrassent? Vous nous donnez l'exemple d'une grande patience, mais croyez-vous que vous ne tireriez pas de votre santé meilleur parti pour vous et pour nous ?

Je vous ai déjà obéi, mon amie, et j'ai repris dans mon avant-dernière la suite de mon journal. J'aime à vivre sous vos yeux; je ne me souviens que des moments que je me propose de vous écrire. Tous les autres sont perdus. J'en étais resté, je crois, à notre voyage de la Briche. Je ne connaissais point cette maison; elle est petite; mais tout ce qui l'environne, les eaux, les jardins, le parc a l'air sauvage : c'est qu'il faut habiter, .et non dans ce triste et magnifique château de la Chevrette. Les pièces d'eau immenses, escarpées par les bords couverts de joncs, d'herbes marécageuses; un vieux pont ruiné e,t couvert de mousse qui les traverse ; des bosquets la serpe du jardi- nier n'a rien coupé, des arbres qui croissent comme il plaît à la nature; des arbres plantés sans symétrie; des fontaines qui sortent par les ouvertures qu'elles se sont pratiquées elles- mêmes ; un espace qui n'est pas grand, mais on ne se reconnaît point ; voilà ce qui me plaît. J'ai vu le petit apparte- ment que Grimm s'est choisi ; la vue rase les basses-cours, passe sur le potager et va s'arrêter au loin sur un magnifique édifice.

Nous arrivâmes là, Damilaville et moi, à l'heure l'on se met à table. Nous dînâmes gaiement et délicatement. Après dîner, nous nous promenâmes. Damilaville, Grimm et l'abbé Raynal nous précédaient faisant de la politique. La révolution de Russie embarrassait surtout l'abbé. Le soir, le docteur Gatti, que l'indisposition de M. de Saint-Lambert avait appelé à San- nois, petit village situé à une demi-lieue de la Briche, vint souper avec nous, et prendre la quatrième place dans notre voi- ture. En attendant le souper, on lut, on joua, on fit de la mu- sique, on causa, on causa beaucoup de l'affaire des Jésuites qui était toute fraîche. J'osai dire qu'à juger de ces hommes par leur histoire, c'était une troupe de fanati({ues commandés despoliquement par un chef machiavéliste. L'abbé Raynal, ex-

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 123

Jésuite, ne fat pas trop content de ma définition; quoiqu'il ail imprimé dans un de ses ouvrages que la Société de Jésus était une épée dont la poignée était à Rome et la pointe partout. Voilà l'esprit humain ; il poursuit dans la prospérité ; il perd de vue le méchant dans l'adversité, et le plaint, quand il n'en a plus rien à redouter. On se fait un mérite ou de son cou- rage ou de son humanité. Notre vanité tire parti de tout. Ce n'est pas qu'on ne s'oublie de temps en temps, et qu'on ne s'amuse à battre les gens à terre ; témoin ce mot que l'on a dit au père Griffet. Après une longue lamentation sur la sévérité dont on usait envers eux : « On nous chasse, ajoutait-il ; nous sortons dépouillés de nos vêtements, de notre nom et de notre état, d'une maison nous étions entourés des cœurs de nos rois. » Quelqu'un continua : u Mon père, voilà ce que c'est que de s'être un peu trop pressé d'avoir celui de Louis XV. »

Nous remontâmes dans notre voiture après souper : ce fut le docteur Gatti qui nous défraya. Il nous entretint des charmes du séjour d'Italie pour le climat, pour les hommes; les femmes, la peinture, la musique, l'architecture, les sciences, les mœurs, les beaux-arts, et même la liberté de penser. Il fit une remar- que qui me plut : c'est que la dévotion d'une femme donnait une pointe à sa passion : u II faut, disait-il, qu'elle marche, pour ainsi dire, sur son Dieu, en allant se jeter entre, les bras de son amant. Jugez avec quelle impétuosité, quelle fureur, quel déluge elle se répand, quand une fois elle a rompu cette digue. Sa religion est un sacrifice de plus qu'elle fait à son amant; et puis elle a cela de commode, cette religion, que ce même motif qui vous la livre, tant qu'elle est bonne au plaisir, avec ces transports qui ajoutent tant à sa douceur, vous en délivre quand elle n'est plus bonne à rien. »

Rien ne tient dans la conversation ; il semble que les cahots d'une voiture, les différents objets qui se présentent en che- min, les silences plus fréquents achèvent encore de la découdre. On parcourut les différents endroits de l'Italie. On s'arrêta sur- tout à Venise; le moyen de ne pas s'arrêter dans un endroit le carnaval dure pendant six mois, les moines même vont en masque et en domino, et où, sur une même place, on voit d'un côté, sur des tréteaux, des histrions qui jouent des farces gaies, mais d'une licence effrénée, et de l'autre côté, sur

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d'autres tréteaux, des prêtres qui jouent des farces d'une autre couleur et s'écrient : (( Messieurs, laissez ces misérables ; ce Polichinelle qui vous assemble n'est qu'un sot; » et en mon- trant le crucifix : « Le vrai Polichinelle, le grand Polichinelle, le voilà. ))

Quelqu'un nous raconta, ce fut, je crois, le docteur Gatti, deux traits fort différents, mais qui vous feront plaisir. Il faut que vous sachiez que les sénateurs sont les esclaves les plus malheureux de leur grandeur ; ils ne peuvent s'entretenir avec aucun étranger sous peine de la vie, à moins qu'ils n'aillent s'accuser eux-mêmes et dire qu'ils ont par hasard trouvé un Français, un Anglais, un Allemand, à qui ils ont dit un mot. Entrer dans la maison d'un ambassadeur, de quelque cour que ce soit, est un crime capital.

Un sénateur aimait une femme de son rang dont il était aimé. Tous les soirs, sur le minuit, il sortait enveloppé dans son manteau, seul, sans domestique, et allait passer une ou deux heures avec elle. Il fallait pour arriver chez son amie faire un circuit, ou traverser l'hôtel de l'ambassadeur de France. L'amour ne voit point de danger, el l'amour heureux compte les moments perdus. Notre sénateur amoureux ne balança pas à prendre le plus court chemin. Il traversa plusieurs fois l'hôtel de l'ambas- sadeur français. Enfin il fut aperçu, dénoncé et pris. On l'inter- roge. D'un mot il pouvait perdre l'honneur et exposer la vie de celle qu'il aimait, et conserver la sienne : il se tut et fut déca- pité. Cela est bien; mais était-il permis aussi à la femme qui l'aimait de garder le silence?

Voici le second trait que je vous ai promis. Le président de Montesquieu et milord Chesterfield se rencontrèrent, faisant l'un et l'autre le voyage d'Italie. Ces hommes étaient faits pour se lier promptement ; aussi la liaison entre eux fut-elle bientôt faite. Ils allaient toujours disputant sur les prérogatives des deux nations. Le lord accordait au président que les Français avaient plus d'esprit que les Anglais, mais qu'en revanche ils n'avaient pas le sens commun. Le président convenait du fait, mais il n'y avait pas de comparaison à faire entre l'esprit et le bon sens. Il y avait déjà plusieurs jours que la dispute durait; ils étaient à Venise. Le président se répandait beaucoup, allait partout, voyait tout, interrogeait, causait, et le soir tenait re-

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 125

gistre des observations qu'il avait faites. Il y avait une heure ou deux qu'il était rentré et qu'il était à son occupation ordi- naire, lorsqu'un inconnu se fit annoncer. C'était un Français assez mal vêtu, qui lui dit : « Monsieur, je suis voti-e compa- triote. 11 y a vingt ans que je vis ici ; mais j'ai toujours gardé de l'amitié pour les Français; et je me suis cru quelquefois trop heureux de trouver l'occasion de les servir, comme je l'ai au- jourd'hui avec vous. On peut tout faire dans ce pays, excepté se mêler des affaires d'État. Un mot inconsidéré sur le gouver- nement coûte la tête, et vous en avez déjà tenu plus de mille. Les Inquisiteurs d'État ont les yeux ouverts sur votre conduite, on vous épie, on suit tous vos pas, on tient note de tous vos projets ; on ne doute point que vous n'écriviez. Je sais de science certaine qu'on doit peut-être aujourd'hui, peut-être demain, faire chez vous une visite. Voyez, monsieur, si en effet vous avez écrit, et songez qu'une ligne innocente, mais mal inter- prétée, vous coûterait la vie. Voilà tout ce que j'ai à vous dire. J'ai l'honneur de vous saluer. Si vous me rencontrez dans les rues, je vous demande pour toute récompense d'un service que je crois de quelque importance de ne me pas reconnaître, et si par hasard il était trop tard pour vous sauver, et qu'on vous prît, de ne me pas dénoncer. » Cela dit, mon homme disparut et laissa le président de Montesquieu dans la plus grande con- sternation. Son premier mouvement fut d'aller bien vite à son secrétaire, de prendre les papiers et de les jeter dans le feu. A peine cela fut-il fait que milord Chesterfield rentra. Il n'eut pas de peine à reconnaître le trouble terrible de son ami; il s'in- forma de ce qui pouvait lui être arrivé. Le président lui rend compte de la visite qu'il avait eue, des papiers brûlés et de l'ordre qu'il avait donné de tenir prête sa chaise de poste pour trois heures du matin ; car son dessein était de s'éloigner sans délai d'un séjour un moment de plus ou de- moins pouvait lui être si funeste. Milord Chesterfield l'écouta tranquillement, et lui dit : « Voilà qui est bien, mon cher président,- mais re- mettons-nous pour un instant, et examinons ensemble votre aventure à tête reposée. Vous vous moquez, lui dit le prési- dent. Il est impossible que ma tête se repose elle ne tient qu'à un fil. Mais qu'est-ce que cet homme qui vient si géné- reusement s'exposer au plus grand péril pour vous en garantir?

126 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

Cela n'est pas naturel. Français tant qu'il vous plaira, l'amour de la patrie ne fait point faire de ces démarches périlleuses, et surtout en faveur d'un inconnu. Cet homme n'est pas votre ami?

Non. Il était mal vêtu? Oui, fort mal. Vous a-t-il demandé de l'argent, un petit écu pour prix de son avis? Oh ! pas une obole. Cela est encore plus extraordinaire. Mais d'où sait-il tout ce qu'il vous a dit? Ma foi, je n'en sais rien... Des Inquisiteurs, d'eux-mêmes. Outre que ce Conseil est le plus secret qu'il y ait au monde, cet homme n'est pas fait pour en approcher. Mais c'est peut-être un des espions qu'ils emploient. A d'autres ! On prendra pour espion un étranger, et cet espion sera vêtu comme un gueux, en faisant une profes- sion assez vile pour être bien payée, et cet espion trahira ses maîtres pour vous, au hasard d'être étranglé si l'on vous prend et que vous le défériez ; si vous vous sauvez et que l'on soup- çonne qu'il vous ait averti ! Chanson que tout cela, mon ami.

Mais qu'est-ce donc que ce peut être? Je le cherche, mais inutilement. »

Après avoir l'un et l'autre épuisé toutes les conjectures pos- sibles, et le président persistant à déloger au plus vite, et cela pour le plus sûr, milord Chesterfield, après s'être un peu pro- mené, s'être frotté le front comme un homme à qui il vient quelque pensée profonde, s'arrêta tout court et dit : « Prési- dent, attendez, mon ami, il me vient une idée. Mais... si... par hasard... cet homme... Eh bien! cet homme? Si cet homme... oui, cela pourrait bien être, cela est même, je n'en doute plus. Mais qu'est-ce que cet homme? Si vous le savez, dépêchez-vous vite de me l'apprendre. Si je le sais ! oh! oui, je crois le savoir à présent... Si cet homme vous avait été en- voyé par... Epargnez, s'il vous plaît! Par un homme qui est malin quelquefois, par un certain milord Chesterfield qui aurait voulu vous prouver par expérience qu'une once de sens commun vaut mieux que cent livres d'esprit, car avec du sens commun... Ah! scélérat, s'écria le président, quel tour vous m'avez joué ! Et mon manuscrit ! mon manuscrit que j'ai brûlé ! »

Le président ne put jamais pardonner au lord cette plaisan- terie. 11 avait ordonné qu'on tînt sa chaise prête, il monta de- dans et partit la nuit même, sans dire adieu à son compagnon de voyage. Moi, je me serais jeté à son cou, je l'aurais embrassé

LETTRES .V .MADEMOISELLE VOLLAND. 127

cent fois, et je lui aurais dit : Ali ! mou aiui, vous m'avez prouvé qu'il y avait en Angleterre des gens d'esprit, et je trouverai peut-être l'occasion une autre fois de vous prouver qu'il y a en France des gens de bon sens. Je vous conte cette histoire à la hâte, mettez à mon récit toutes les grâces qui y manquent, et puis, quand vous le referez à d'autres, il sera charmant.

Adieu, mes amies, je vous embrasse de tout mon cœur. Que je serais heureux si je pouvais vous dédommager un ins- tant des longues et cruelles alarmes que vous avez eues! Je vous aime toutes deux à la folie. Amant de l'une ou de l'autre, il est certain qu'il m'eût fallu l'autre pour amie.

J'écris cette lettre ce soir. Demain elle sera chez Damilaville, j'espère trouver des papiers que je vous enverrai, et qui vous prouveront qu'il y a des hommes au monde plus malheu- reux que nous tous, et qu'un sage regarderait la mort comme un instant heureux l'on échappe au vice et à la misère, qui nous poursuivent sans cesse et qui nous atteindraient sûrement si une vie de quelques siècles leur en laissait le temps. Chère sœur, n'allez pas abuser de ces derniers mots pour vous auto- riser dans les mépris injustes que vous faites d'un bien qui ne vous appartient pas, et qui est engagé à d'autres par cent pactes plus sacrés les uns que les autres. Est-ce que mon amie et moi nous n'avons pas quelque hypothèque sur cet elfet? Adieu, adieu, je vous embrasse bien tendrement. Je finis par ne plus plaisanter sur une matière sérieuse. Adieu.

Vous voilcà tout à fait tranquille; c'est quelque chose. Non, je ne me suis pas aperçu que votre silence tombât précisément au temps de l'arrivée de notre chère sœur; mais je vois que vous en avez fait vous-même la réflexion, que vous vous êtes souve- nue des reproches que vous avez mérités plusieurs années de suite, et que cette année vous les auriez esquivés sans en être moins coupable. Eh ! mon amie, le mal n'est pas d'écrire deux ou trois jours plus tard, ni d'écrire froidement; il y a mille rai- sons qui occasionnent ces alternatives dans ceux qui s'aiment le plus tendrement. C'est lorsqu'elles sont l'effet de quelque pré- férence accordée à un autre qu'elles offensent. Sans l'incerti- tude qui vous a servi d'excuse, vous ne m'auriez pas moins oublié; un autre n'en aurait pas moins occupé votre âme tout entière pendant cinq ou six jours; mais je ne m'en serais pas

128 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

aperçu. On aflecte, quand on veut, une chaleur, un intérêt qu'on n'a pas.

Je ne vous écrivis aucune lettre fâché. Je fis comme je ferai clans la suite. J'accuserai la difficulté d'envoyer à Vitry, et tous les contre-temps qui peuvent empêcher vos lettres de partir à temps, et, parties à temps, d'arriver à temps.

Morphyse est assez disposée dans les occasions importantes à me rendre justice; toutes les fois qu'une affaire exige de la confiance, et que j'y peux quelque chose, elle me préfère. Avec tout cela elle me mortifie, elle me rend la vie longue et pénible. La conduite qu'elle tient ne répond guère à l'estime qu'elle m'accorde. Si j'ai quelques instants heureux, je les lui arrache. Si mon projet me réussit!.... Mais il ne faut pas vous parler de cela; vous n'approuveriez pas mes idées, quoiqu'elles soient fondées sur un principe très-raisonnable. C'est celui qu'à qua- rante ans passés, une fille a ses amis, ses connaissances, qui peuvent très-bien n'être pas les amis, les connaissances de sa mère .

Vous faites sur Gras précisément les mêmes observations que je faisais sur vous et sur notre chère sœur. Je vous aime tous les jours de plus en plus, de toutes sortes de vertus que je vous découvre; et je vois avec satisfaction que la vie d'un bon domestique a son juste prix à vos yeux; le temps, qui dépare les autres, vous embellit.

Je compte peu sur le secours de votre beau-frère; c'est une offre de service dont il aura toute la bonne grâce, et de Ville- neuve toute la mauvaise.

Si je pouvais! Mais il faudra voir. Je serai pauvre pendant les années qui suivront : que m'importe? Vous m'entendez; adieu encore une fois. Je prends vos deux mains et je les baise, l'une en dedans, et c'est la vôtre; l'autre en dessus, c'est celle de notre chère sœur.

J'espère que M. Vialet ne vous refusera pas ce que je lui demande. Aussitôt que vous aurez sa réponse, faites-m'en part.

Cette lettre serait déjà à l'hôtel de Glermont-Tonnerre; mais j'attends deux maudits papiers de Voltaire sur les Calas; ils seront suivis d'une consultation d'avocats, d'un mémoire, de la requête en cassation ; vous aurez tout.

11 y a quelques jours qu'on donna àDuclos-Delisleun paquet

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 129

énorme à contre-signer pour madame votre mère. II était à l'adresse d'un Pouillot de Vilry. Y a-t-il à Vitry quelqu'un de ce nom-là?

Mais nos papiers de Calas ne viennent point. Damilaville n'est pas à son bureau ; il les aurait eus peut-être, et il aurait réparé la négligence du colporteur qui m'en avait promis deux exemplaires pour ce matin à neuf heures. Ce sera pour jeudi prochain.

Je vous écris ces dernières lignes sur le quai des Mira- mionnes, d'où je m'étais proposé d'aller dîner rue Royale; mais le temps est bien vilain et il y a bien loin.

LXXIX.

A Paris, le 19 septembre 176'2.

Pas un mot de vous depuis huit ou dix jours. C'est bien du temps pour un homme qui explique toujours votre silence par le défaut de votre santé. Lorsque je n'entends pas parler de vous aux jours accoutumés, je vous crois malade : retenez bien cela.

Je tiens notre négociation du vingtième pour faite. Cepen- dant n'en ouvrez pas la bouche à madame votre mère que cela ne soit sûr; il est déplaisant de tromper et d'être trompé. On nous remettra cette imposition pour trois ans, avec les années échues, s'il y en a (et il serait fort à souhaiter qu'il y en eîit plusieurs). C'est tout ce que les ordonnances et la règle des bureaux per- mettent d'accorder. Il est vrai qu'au bout de trois ans on pré- sente un nouveau placet pour trois autres années, et pour trois autres encore après celles-ci, et ainsi de suite, selon qu'on manque plus ou moins de prudence, et nous en manquerons beaucoup, laissez-nous faire.

On se porte un peu mieux ici ; plus de sang , plus de glaire ; mais une humeur diabolique à supporter pour moi, pour l'enfant pour les domestiques.

Enfin le saint frère est séparé de sa sœur; cela s'est fort XIX. 9

130 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLÂND.

bien passé. Dans leur partage, il n'a rien demandé, mais l'autre lui a tout fourré.

J'étais invité aujourd'hui d'aller au Grandval avec Suard et DamHaville. J'ai refusé cette partie j'aurais fait un rôle que vous devinez bien. Suard n'a jamais vu M™^ d'Aine.

Nous allons demain à Mari y. Je ne sais si je vous ai dit que nous avions été, il y a quinze jours ou environ, à Meudon : c'est un assez bel endroit que je ne connaissais pas.

Je vais vous donner jusqu'au commencement du mois d'oc- tobre, que je me renferme pour travailler à des besognes qui languissent, et m'occuper un peu de l'éducation de ma petite fille. La mère, qui n'en sait plus que faire, permet enfm que je m'en mêle.

Il y a bientôt un mois que je me propose de vous demander si M. de Neufond a fait le voyage de province qu'il se proposait et, dans le cas que cela soit, si son porte-manteau était bien pourvu de linge.

Il vient de m'arriver une chose qui me donnera une circons- pection nuisible à une infinité de pauvres diables de toute espèce qui affluaient ici, que je recevais, et qui vont trouver ma porte fermée.

Parmi ceux que le hasard et la misère m'avaient adressés, il y en avait un appelé Glénat, qui savait des mathématiques, qui écrivait bien et qui manquait de pain'. Je faisais le possible pour le tirer de presse. Je lui mandais des pratiques de tous côtés ; s'il venait à l'heure du repas, je le retenais ; s'il manquait de souliers, je lui en donnais; je lui donnais aussi de temps en temps la pièce de vingt-quatre sous. Grimm, M'"^ d'Épinay, Damilaville, le Baron, tous mes amis s'intéressaient à lui. 11 avait l'air du plus honnête homme du monde, il supportait même son indigence avec une certaine gaieté qui me plaisait. J'aimais à causer avec lui, il paraissait faire assez peu de cas de la fortune, des honneurs, et de la plupart des prestiges de la vie. 11 y a sept ou huit jours que Damilaville m'écrivit de lui envoyer cet homme, pour un de mes amis qui avait un manus-

i. C'est sans doute l'auteur dns deux ouvrages mentionnés par Quérard sous ce nom : Du Bonheur de la vie, 1754, in-12; Contre les craintes de la mort, 1757, in.l2.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 131

crit à lui faire copier. Je l'envoie; on lui confie le manuscrit : c'était un ouvrage sur la religion et sur le gouvernement. Je ne sais comment cela s'est fait, mais le manuscrit est mainte- nant entre les mains du lieutenant de police. Damilaville m'en donne avis; je vais chez mon Glénat le prévenir qu'il ne compte plus sur moi. « Et pourquoi, monsieur, ne plus compter sur vous? Je n'ai rien à me reprocher; mais après tout, si je suis privé de vos bontés, d'autres me rendent plus de justice. C'est parce que vous êtes noté. Que voulez-vous dire, mon- sieur? — Que la police a les yeux ouverts sur vous, et qu'il n'y a plus moyen de vous employer. Je ne vous ai jamais rien fait copier de répréhensible ; il n'y avait pas d'apparence que cela pût m'arriver; mais on saisira chez vous indistinctement un ouvrage innocent et un ouvrage dangereux, et il faudra après cela courir chez des exempts, un lieutenant de police, je ne sais où, pour les ravoir. On ne s'expose point à ces déplai- sances-là. — Oh ! monsieur, on n'y est point exposé quand on ne me confie rien de répréhensible. La police n'entre chez moi que quand il y a des choses qui sont de son gibier. Je ne sais comment elle fait, mais elle ne s'y trompe jamais. Moi, je le sais, et vous m'en apprenez bien plus que je n'aurais espéré d'en savoir de vous. » Là-dessus je tourne le dos à mon vilain.

J'avais une occasion d'aller voir le lieutenant de police, et j'y vais; il me reçoit à merveille. Nous parlons de différentes choses. Je lui parle de celle-ci. « Eh ! oui, me dit-il, je sais, le manuscrit est là, c'est un livre fort dangereux. Gela se peut, monsieur, mais celui qui vous l'a remis est un coquin. Non, c'est un bon garçon qui n'a pu faire autrement. Encore une fois, monsieur, je ne sais ce que c'est que l'ouvrage; je ne connais point celui qui l'a confié à Glénat. C'est une pratique que je lui faisais avoir de ricochet; mais si l'ouvrage ne lui convenait pas, il fallait le refuser, et ne pas s'abaisser au métier vil et méprisable de délateur. Vous avez besoin de ces gens-là. Vous les employez, vous récompensez leur service, mais il est impossible qu'ils ne soient pas comme de la boue à vos yeux. »

M. de Sartine se mit à rire, nous rompîmes là-dessus, et je m'en revins pensant en moi-même que c'était une chose bien odieuse que d'abuser de la bienfaisance d'un honmie pour intro- duire un espion dans ses foyers. Imaginez qu'il y a quatre ans

132 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

que ce Glénat faisait ce rôle chez moi; heureusement je n'ai pas mémoire de lui avoir donné aucune prise, mais combien n'était-il pas facile qu'il m'échappât un mot indiscret sur les choses et sur les personnes qui exigent d'autant plus de respect qu'elles en méritent moins ; que ce mot fût envenimé ; qu'il fût redit, et qu'il me fît une affaire sérieuse! N'est-ce pas le plus heureux hasard que je n'aie rien écrit de hardi depuis un temps infini ! Il est certain que si j'avais eu besoin de copiste, je n'en aurais pas été chercher un autre que celui que je procurais à mes amis. Quand je pense qu'il a été sur le point d'entrer chez Grimm en qualité de secrétaire pour toutes ses correspondances étrangères, cela me fait frémir d'effroi. Malgré que j'en aie, tous ceux qui me viendront à l'avenir avec des manchettes sales et déchirées, des bas troués, des souliers percés, des cheveux plats et ébouriffés, une redingote de peluche déchirée, ou quel- ques mauvais habits noirs dont les coutures commencent à manquer, avec le visage et le ton de la misère et de l'honnêteté, me paraîtront des émissaires du lieutenant de police, des coquins qu'on m'envoie pour m'observer.

Adieu, mon amie, portez-vous bien. Je vais aujourd'hui dimanche dîner dans l'île avec la ferme confiance d'y trouver deux ou trois de vos lettres. Je serai tout à fait maussade, si je n'en ai qu'une; que serai-je si je n'en ai point du tout? Com- bien j'aurais de plaisir à vous voir, et à vous baiser les mains à toutes deux!

LXXX

A Paris, le 23 septembre 1762,

Il faut que l'ipécacuanha ne soit pas le remède à cette sorte de Ilux de sang. Une pilule qui n'en contient qu'un demi-grain a causé des nausées, des tranchées, des convulsions, et a fait reparaître tous les symptômes fâcheux.

J'avais ouï dire qu'on ne connaissait jamais bien un homme sans avoir voyagé avec lui ; il faut ajouter : et sans l'avoir gardé pendant une maladie longue et sérieuse.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLÂND. 133

Je suis moins excédé de fatigue que d'impatience. J'entends les plaintes les plus douloureuses pendant la nuit; je me lève, je vais savoir ce que c'est, et ce n'est rien.

On ne dort pas ; on se ressouvient qu'on a oublié de remon- ter sa montre; on sonne; on fait relever une pauvre fille qui dort; elle est excédée de fatigue; et on me l'envoie à deux heures du matin pour monter cette montre. Ce sont mille gentillesses de cette sorte qu'il est impossible d'excuser par l'état de mala- die. Les malades ont des bizarreries : on le sait, leur tête tra- vaille, ils attachent quelquefois leur soulagement à des choses qui n'ont pas le sens commun ; plus ils trouvent de répuguance dans ceux qui les environnent, plus ils s'exagèrent l'importance de leurs folles idées. Il faut les contenter, de peur d'ajouter la maladie de l'esprit à celle du corps; mais qu'importe qu'une montre s'arrête ou non?

A ce propos, n'avez-vous pas remarqué qu'il y a des circon- stances dans la vie qui nous rendent plus ou moins supersti- tieux? Comme nous ne voyons pas toujours la raison des effets, nous imaginons quelquefois les causes les plus étranges à ceux que nous désirons: et puis nous faisons des essais sur lesquels on nous jugerait dignes des Petites-Maisons.

Une jeune fille dans les champs prend des chardons en fleur; elle souffle dessus pour savoir si elle est tendrement aimée. Une autre cherche sa bonne ou mauvaise aventure dans un jeu de cartes. J'en ai vu qui dépeçaient toutes les fleurs en roses qu'elles rencontraient dans les prés, et qui disaient à chaque feuille qu'elles arrachaient : Il m'aime, un peu, beaucoup, point du tout, jusqu'à ce qu'elles fussent arrivées à la dernière feuille, qui était la prophétique. Dans le bonheur, elles se riaient de la prophétie; dans la peine, elles y ajoutaient un peu plus de foi; elles disaient : La feuille a bien raison.

Moi-même, j'ai tiré une fois les sorts platoniciens. Il y avait trente jours que j'étais renfermé dans la tour de Vincennes; je me rappelai tous ces sorts des anciens. J'avais un petit Platon dans ma poche, et j'y cherchai à l'ouverture quelle serait encore la durée de ma captivité, m'en rapportant au premier passage qui me tomberait sous les yeux. J'ouvre, et je lis au haut d'une page: Cette affaire est de nature à finir promptemcnt. Je souris, et un quart d'heure après j'entends les clefs ouvrir les portes

134 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

de mon cachot : c'était le lieutenant de police Berryerqui venait m'annoncer ma délivrance pour le lendemain.

S'il vous arrivait d'avoir, pendant le cours de votre vie, deux ou trois pressentiments que l'événement vérifiât, et cela dans des occasions importantes, je vous demande quelle impression cela ne ferait pas sur voire esprit! Ne seriez-vous pas tentée de croire un peu aux inspirations, si surtout votre esprit s'était arrêté à quelque résultat fort extraordinaire, très-éloigné de cette vraisemblance?

Je ne sais plus reprendre mon journal; je me rappelle seulement qu'à l'occasion de l'aventure du président de Montes- quieu et de milord Ghesterfield, on en raconta une seconde du premier. 11 était à la campagne avec des dames, parmi lesquelles il y avait une Anglaise à qui il adressa quelques mots dans sa langue, mais si défigurée par une prononciation vicieuse, qu'elle ne put s'empêcher d'en rire ; sur quoi le président lui dit : a J'ai bien eu une autre mortification dans ma vie. J'allais voir à Blen- heim le fameux Marlborough. Avant que de lui rendre ma visite, je m'étais rappelé toutes les phrases obligeantes que je pouvais savoir en anglais, et à mesure que nous parcourions les appar- tements de son château, je les lui disais. Il y avait bientôt une heure que je lui parlais anglais, lorsqu'il me dit : Monsieur, je vous prie de me parler en anglais ^car je n'entends pas le français ^))

Suard, à qui le même président disait un jour, en causant religion : « Convenez, monsieur Suard, que la confession est une bonne chose. D'accord, monsieur le président, lui répondit Suard ; mais convenez aussi que l'absolution en est une mau- vaise. »

Quelqu'un raconta un trait du roi de Prusse qui marque bien de la pénétration et bien 'de la justice. Il allait de Wesel, à ce que je crois, dans une ville voisine. Il était dans un carrosse ; il suivait la grande route, lorsque, sans aucune raison apparente, son cocher quitte la route et le conduit tout au travers d'un champ nouvellement ensemencé : il fait arrêter. Le propriétaire du champ était ; il l'appelle, et lui demande si par hasard il n'aurait pas eu quelque démêlé avec son cocher; cet homme lui

1. 11 y a uuc légère erreur : Mariboroiifih est mort en 1722 et Montesquieu n'est uUé en Angleterre qu'en 1729. Le quiproquo dut se produire entre le (ils du général et le président.

LETTRES A MADEMOISELLE VULLAND. 135

répond qu'ils étaient acluolleinent en procès. Le roi, sans lui demander quia tort ou raison dans le procès, fait payer le dom- mage et chasse son cocher.

Nous partîmes lundi matin pour Marly, par la plnic, et nous fûmes récompensés de notre courage par la plus belle journée. Quel séjour, mon amie! Je crois vous en avoir déjà parlé une fois. D'abord, celui qui a planté ce jardin a conçu qu'il avait exécuté une grande et belle décoration qu'il falhiit cacher jus- qu'au moment on la verrait tout entière. Ce sont des ifs sans nombre et taillés en cent mille façons diverses qui bordent un parterre de la plus grande simplicité, et qui conduisent, en s'élevant, à des berceaux de verdure dont la légèreté et l'élé- gance ne se décrivent point. Ces berceaux, en s'élevant encore, arrêtent l'œil sur un fond de forêt dont on n'a taillé que la partie des arbres qui paraît immédiatement au-dessus des ber- ceaux, le reste de la tige est agreste, touffu et sauvage ; il faut voir l'effet que cela produit. Si l'on en eût taillé les branches supérieures des arbres comme les inférieures, tout le jardin de- venait uniforme, petit et de mauvais goût. Mais ce passage suc- cessif de la nature à l'art, et de l'art à la nature, produit un véritable enchantement. Sortez de ce parterre la main de l'homme et son intelligence se déploient d'une manière si exquise, et répandez-vous dans les hauteurs; c'est la solitude, le silence, le désert, l'horreur de la Thébaïde. Que cela est sublime ! quelle tête que celle quia conçu ces jardins ! Sur deux grands espaces placés à droite et à gauche, aux deux endroits les plus élevés, on trouve deux réservoirs octogones; ils ont cent cinquante pas pour la longueur d'un côté, et par conséquent douze cents pas de tour. On y arrive par des allées sombres et perdues, on ne les voit, ces pièces immenses, que quand on est sur leurs bords. Ces allées sombres et perdues sont décorées de bronzes tristes et sérieux; l'un représente Laocoon et ses deux enfants enlacés et dévorés par les serpents de Diane, je crois. Ce père qui souffre de si grandes douleurs, cet enfant qui expire, cet autre qui oublie son péril et regarde son père souffrant, tout cela vous jette dans une si profonde mélancolie, et cette mélancolie concourt si merveilleusement avec le caractère du lieu et son effet! Nous vîmes aussi les appartements. Ils sont compris dans un corps de bâtiment qui fait face aux jardins, et qui représente le palais

136 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

du SoleiL Douze pavillons isolés et à moitié enfoncés clans la forêt, autour du jardin, représentent les douze signes du zodiaque. Il règne dans toutes ces parties des proportions si justes, que le pavillon du milieu vous paraît d'une étendue ordinaire; et quand vous venez à la mesurer, vous trouvez qu'il a quatre mille neuf cents pas de surface. Si l'on ouvre les portes, c'est alors que vous êtes surpris par la hauteur et l'étendue. Le milieu de l'édifice est occupé par un des plus beaux salons qu'il soit pos- sible d'imaginer. J'y entrai, et quand je fus au centre, je pensai que c'était que tous les ans le monarque se rendait une fois pour renverser avec une carte la fortune de deux ou trois sei- gneurs de sa cour.

Au milieu de ce jardin et de l'admiration que je ne pouvais refuser à Le Nôtre, car c'est, je crois, son ouvrage et son chef- d'œuvre, je ressuscitais Henri lYet Louis XIV. Celui-ci montrait au premier ce superbe édifice ; l'autre lui disait : « Vous avez raison, mon fils, voilà qui est fort beau ; mais je voudrais bien voir les maisons de mes paysans de Gonesse. » Qu'aurait-il pensé de trouver tout autour de ces immenses et magnifiques palais, de trouver, dis-je, les paysans sans toit, sans pain, et sur la paille!

Vos lettres me parviendront franches et plus promptement; ainsi nulle inquiétude sur ce point.

C'est cette succession perpétuelle d'occupations utiles et variées qui rend le séjour de la campagne si doux, et celui de la ville si maussade à ceux qui ont pris le goût des occupations des champs.

Pourquoi^ plus la vie est re^nplie, moins on y est attaché? Si cela est vrai, c'est qu'une vie occupée est communément une vie innocente ; c'est qu'on pense moins à la mort et qu'on la craint moins; c'est que, sans s'en apercevoir, on se résigne au sort com- mun des êtres qu'on voit sans cesse mourir et renaître autour de soi; c'est qu'après avoir satisfait pendant un certain nombre d'années à des ouvrages que la nature ramène tous les ans, on s'en détache, on s'en lasse ; les forces se perdent, on s'affaiblit, on désire la fin de la vie, comme après avoir bien travaillé on désire la fin de la journée ; c'est qu'en vivant dans l'état de na- ture on ne se révolte pas contre les ordres que l'on voit s'exé- cuter si nécessairement et si universellement; c'est qu'après

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 137

avoir fouillé la terre tant de fois, on a moins de répugnance à y descendre; c'est qu'après avoir sommeillé tant de fois sur la surface de la terre, on est plus disposé à sommeiller un peu au-dessous; c'est, pour revenir à une des idées précédentes, qu'il n'y a personne parmi nous qui, après avoir beaucoup fati- gué, n'ait désiré son lit, n'ait vu approcher le moment de se coucher avec un plaisir extrême; c'est que la vie n'est, pour certaines personnes, qu'un long jour de fatigue, et la mort qu'un long sommeil, et le cercueil qu'un lit de repos, et la terre qu'un oreiller il est doux à la fin d'aller mettre sa tête pour ne la plus relever. Je vous avoue que la mort, considérée sous ce point de vue, et après les longues traverses que j'ai essuyées, m'est on ne peut pas plus agréable. Je veux m'accoutumer de plus en plus à la voir ainsi.

Comme j'ignore quand mes malades guériront, que mes occupations continuent toujours à me prendre mes matinées, et que la bonne partie de mes soirées est prise par mes amis, par l'amusement, par la promenade, par l'éducation d'Angélique, dont, par parenthèse je ne ferai rien, parce qu'on étouffe en un instant tout ce que je sème en un mois, je vais envoyer votre lettre pour M"'" Le Gendre par la petite poste.

Je ne sais si mes lettres se font beaucoup attendre à Isle ; mais il est sûr que je me suis fait un devoir d'écrire le jeudi et le dimanche, et qu'aucun de mes devoirs n'est ni plus exacte- ment rempli, ni avec plus déplaisir.

La douceur et la violence se concilient à merveille dans un même caractère ; je compare ces enfants-là au lait qui est si doux, et que la chaleur fait tout à coup gonfler et répandre ; retirez le vaisseau, soufflez sur la liqueur, jetez-y une feuille de lierre, une goutte d'eau, il n'y paraît plus.

Mademoiselle, vous attendrez des occasions sûres pour faire partir vos lettres; je serai, s'il le faut, dix jours entiers sans en recevoir; je m'y résoudrai; mais à une condition, c'est que je ne les attendrai plus à certains jours marqués et que je les prendrai quand elles viendront. Je souffre trop quand je suis trompé ! Je ne suis plus à rien, ni à la société, ni à mes devoirs ; mon caractère s'en ressent; je gronde pour rien; je m'ennuie de tout et partout ; je suis maussade, et je me fais toutes sortes de torts. Il ne faut pas que cela vous gène ; mais il ne faut pas

138 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

non plus que vous me rendiez pire que je ne suis ; et que, parce qu'une lettre de mon amie que j'attendais n'est pas venue, je fasse enrager tout ce qui m'entoure.

Mais est-ce que la construction de cette place de Reims et la construction de ce canal ne nous donneront pas des sommes immenses? Uranie sera donc incessamment opulente? Inces- samment nous aurons donc toutes ces petites commodités voluptueuses si essentielles au bonheur, le sopha douillet, les gros oreillers, les vases de porcelaine, les parfums et les toiles de l'Inde? Nous touchons donc le souverain bien de la main ?

M. Gaschon avait fait les offres du meilleur de son âme, et il était blessé qu'on n'y eût pas répondu.

Et pourquoi, s'il vous plaît, ne voulez-vous pas que ce soit moi qu'on ait choisi pour être le père de l'enfant en question ? Je n'ai point dit que c'était manquer à celle qu'on aimait que de lui demander son aveu. Je pense au contraire que ce serait lui manquer que de ne pas le lui demander.

Adieu, mon amie, je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur ; il y a bien des moments votre présence me serait nécessaire et douce.

Mille tendres respects à notre chère sœur ; rappelez-lui, toutes les fois qu'elle négligera sa santé, qu'elle manque à ses amis, et qu'il ne dépend que d'elle de me faire bien du mal. Mais je ne sais pourquoi je me suis nommé et tout seul.

LXXXl

A Paris, le 26 septembre 1702,

Cette maladie-là a des vicissitudes prodigieuses, au milieu desquelles les forces et l'embonpoint disparaissent, et l'on est réduit à l'état fluet et transparent des ombres. Ce que je vois tous les jours de la médecine et des médecins ne me les fait pas estimer davantage. Naître dans l'imbécillité, au milieu de la dou- leur et des cris; être le jouet de l'ignorance, de l'erreur, du besoin, des maladies, de la méchanceté et des passions ; re-

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 139

tourner pas à pas à l'imbécillité ; du moment l'on balbutie jusqu'au moment l'on radote, vivre parmi des fripons et des charlatans de toute espèce ; s'éteindre entre un homme qui vous iàle le pouls, et un autre qui vous trouble la tête; ne savoir d'où l'on vient, pourquoi l'on est venu, l'on va : voilà ce qu'on appelle le présent le plus important de nos parents et de la nature, la vie.

Nous passons une partie de nos journées les plus agréables avec un homme dont je ne vous ai jamais parlé : c'est M. de Montamy. On n'est pas plus instruit que lui ; on n'a ni plus de jugement ni plus de sagesse dans la conduite. Attaché à ses devoirs auxquels tout est subordonné pour lui ; fidèle à son maître \ à qui il n'a jamais caché la vérité, sans l'oITenser ; environné d'ennemis et de méchants qui n'ont jamais pu l'en- tamer ; allant à la messe sans y trop croire ; respectant la reli- gion et riant sous cape des plaisanteries qu'on en fait; espérant à la résurrection sans trop savoir à quoi s'en tenir sur la nature de l'âme ; c'est du reste un gros peloton d'idées contradictoires qui rendent sa conversation tout à fait plaisante. Je vous en parle parce que nous allons tous dîner chez lui mercredi pro- chain; et le Baron qui reviendra de Voré, et la Baronne qui reviendra du Grandval, et Grimm qui reviendra de Saint-Gloud, et M'^® d'Épinay qui reviendra de la Briche , et les autres, comme Suard, d'Alinville et moi, qui ne sommes point sortis depuis, et que nous retrouverons là. J'aime toutes ces parties-là, et par le plaisir que j'y trouve, et par celui que j'ai de vous en entretenir. Le petit abbé ^ y sera aussi avec ses contes. Je ne sais il les prend, mais il ne tarit point. Il nous disait, la der- nière fois que nous l'avons eu, qu'une femme se mourait, et se mourait d'une certaine maladie cruelle qu'on prend avec beau- coup de plaisir : le prêtre qui l'exhortait lui disait : a Allons, madame, un peu de résignation; offrez à Dieu votre mal. Beau présent à lui offrir ! répondit la malade. » Et qu'un jour un de ses amis disait la messe et lui la servait : cet ami était un géomètre et par conséquent fort distrait; le voilà qui perd le saint sacrifice de vue, se met à rêver à la solution de quelques

i. Le duc d'Orléans, dont il était premier maître d'hôtel. 2. Galiani.

UO LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

équations, et demeure les bras élevés en l'air pendant un temps très-considérable, ce qui édifiait fort les uns et ennuyait fort les autres. 11 était de ces derniers; il tire son ami le célébrant par sa chasuble; celui-ci sort de sa distraction, mais il ne sait plus il en est de son affaire; il se retourne, et demande à son ami : « L'abbé, ai-je fait la consécration? » L'abbé lui répond : « Ma foi, je n'en sais rien... » Et le prêtre, tout en colère, lui réplique : « A quoi diable pensez-vous donc? » Tout cela n'est pas trop bon; mais l'à-propos, la gaieté, y donnent un sel volatil qui se dissipe et ne se retrouve plus quand le moment est passé.

On vient d'accorder à l'abbé Arnaud et à Saard la Gazette de France. Voilà donc une petite fortune assurée pour ce dernier. 11 n'attendait que cela pour faire le bonheur d'une femme qu'il aime à la folie ; il l'épousera, s'il est honnête homme.

Dans l'absence de tous mes amis dispersés autour de Paris, mes journées sont assez uniformes. Se lever tard, parce qu'on est paresseux ; faire répéter à sa petite fdle un chapitre d'his- toire et une leçon de clavecin; aller à son atelier; corriger des épreuves jusqu'à deux heures; dîner, se promener, faire un piquet, souper, et recommencer le lendemain.

Jeudi prochain, je vous enverrai les deux ouvrages faits en faveur des Galas. Le paquet sera gros, vingt-sept feuilles 'm-h°. Je vous préviens dès ce moment de ne les communiquer à per- sonne ; si par hasard cela tombait dans de certaines mains, il y aurait certainement une contrefaçon qui ruinerait le libraire, ou plutôt qui ferait tort à la veuve.

Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Il est tard, il faut que je coure chez Le Breton pour y mettre en ordre les planches de notre second volume, qui doit paraître incessam- ment. J'espère qu'on en sera plus content encore que du pre- mier; il esi mieux pour la gravure, plus varié et plus intéressant pour les objets. Si nos ennemis n'étaient pas les plus vils des mortels, ils crèveraient de honte et de dépit. Le huitième vo- lume de discours tire à sa fin; il est plein de choses charmantes et de toutes sortes de couleurs. J'ai quelquefois été tenté de vous en copier des morceaux. Cet ouvrage produira sûrement avec le temps une révolution dans les esprits, et j'espère que les tyrans, les oppresseurs, les fanatiques et les intolérants n'y

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. Ul

gagneront pas. Nous aurons servi l'humanité ; mais il y aura longtemps que nous serons réduits dans une poussière froide et insensible, lorsqu'on nous en saura quelque gré. Pourquoi ne pas louer les gens de bien de leur vivant, puisqu'ils n'en- tendent rien sous la tombe? Voilà le moment de se consoler en se rappelant la prière du philosophe musulman : « 0 mon Dieu, pardonne aux méchants, parce que tu n'as rien fait pour eux, puisque tu les a laissés devenir méchant; les bons n'ont rien de plus à te demander, parce qu'en les faisant bons tu as tout fait pour eux. »

Je suis bien aise que ce dernier trait me soit revenu, sans quoi j'aurais été bien mécontent de cette lettre ; si elle est maussade, c'est que ma vie l'est aussi. Portez-vous bien et aimez-moi toujours beaucoup, toutes deux. Je me suis enfourné depuis quelques jours dans la lecture du plus fou, du plus sage, du plus gai de tous les livres.

LXXXII

A Paris, le 30 septembre 1762.

Voilà ce que nous avons pu faire de mieux pour votre vingtième. En joignant, les années suivantes, quatre lignes de requête à une copie de cette décision, l'immunité de cet impôt sera prorogée tant qu'il nous plaira, quand même Damilaville, quittant sa place pour une autre, ne serait plus à portée de nous servir : cette remarque est de lui.

Je vous envoie la Consultation d'Élie de Beaumont pour les Calas; et dimanche prochain le Mémoire.

Je ne trouve pas que, ni dans l'une de ces pièces ni dans l'autre, on ait tiré parti de certains moyens dont l'éloquence de Démosthène et de Cicéron se serait particulièrement em- parée.

Le premier de ces moyens, c'est la probité de cet homme soutenue pendant le cours d'une vie de soixante ans et davan- tage. A quoi sert une vie passée avec honneur, si elle ne nous

/ 142 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLÂND.

protège pas contre les attaques de la méchanceté et le soupçon d'un crime incertain, entre l'homme de bien et le scélérat? Rien ne parle donc plus en faveur de l'un ; rien ne dépose donc plus contre l'autre? Ils sont donc également abandonnés au sort? Il me semble que c'était le lieu de plaider la cause de l'honneur et de la vertu reconnus, de dire aux juges : Lorsqu'on lit la mal- heureuse histoire de Calas, lorsqu'on voit un père dans la décré- pitude, arraché du sein de la famille oîi il yivait aimé, honoré, tranquille, et il se promettait de mourir, conduit sur un échafaud par des ouï-dire, il n'est personne qui ne frémisse d'horreur sur ce que l'avenir obscur peut lui destiner. L'homme de bien ne voit rien en lui qui le protège contre les événements. Après la mort de Calas, il voit avec douleur que sa conduite passée s'adressait vainement aux lois. Rassurez, messieurs, les gens de bien ; encouragez les hommes à la vertu, en leur montrant le poids que vous y attachez. Si un méchant accusé est à moitié convaincu devant vous par ses actions passées, pourquoi l'homme de bien ne serait-il pas à moitié absous par les siennes?

Le second, c'est la mort de Calas. Si cet homme a tué son fds de crainte qu'il ne changeât de religion, c'est un fanatique ; c'est un des fanatiques les plus violents qu'il soit possible d'ima- giner. Il croit en Dieu, il aime sa religion plus que sa vie, plus que la vie de son fils ; il aime mieux son fils mort qu'apostat : il faut donc regarder son crime comme une action héroïque, son fils comme un holocauste qu'il immole à son Dieu. Quel doit donc être son discours, et quel a été le discours des autres fanatiques? Le voilà : « Oui, j'ai tué mon fils ; oui, messieurs, si c'était à recommencer, je le tuerais encore : j'ai mieux aimé plonger ma main dans son sang que de l'entendre renier son culte ; si c'est un crime, je l'ai commis, qu'on me traîne au supplice. » Au con- traire. Calas proteste de son innocence : il prend Dieu à témoin ; il regarde sa mort comme le châtiment de quelque faute inconnue et secrète; il veut être jugé de son Dieu aussi sévèrement qu'il l'a été des hommes, s'il est coupable du crime dont il est accusé. 11 appelle la mort donnée à son fils un crime; il attend ses juges au grand tribunal pour les y confondre. S'il est coupable, il ment à la face du ciel et de la terre : il ment au dernier mo- ment; il se condamne lui-même à des peines éternelles: il est

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. l/,3

donc athée; il en a le discours; mais s'il est athée, il n'est plus fanatique: il n'a donc plus tué son fils. Choisissez, aurais-je dit aux juges: s'il est fanatique, il a pu tuer son fils, niçois c'est par le zèle le plus violent qu'un furieux puisse avoir pour sa reli- gion. 11 a donc rougi, en mourant, d'une action qu'il a regarder comme glorieuse, comme ordonnée par son Dieu ; il en a donc perdu le mérite en la désavouant lâchement ; sa bouche prononçait donc l'imposture en mourant ; accusé d'une action qu'il avait commise, et dont il devait se glorifier, il la regardait donc comme un crime ; il apostasiait donc lui-même, et, puni dans ce monde, il appelait encore sur lui le châtiment du grand juge dans l'autre. Athée? Pourquoi, contempteur de tout Dieu et de tout culte, aurait-il tué son fils pour en avoir voulu prendre un autre que celui^ dans lequel il était ? Je vous écris cela à la hâte, mais cela pourrait, entre les mains d'un homme habile et maître de l'art de la parole, prendre la couleur la plus forte ^

Eh bien, il y a dans cette cause cent autres moyens secrets que les avocats ni Voltaire n'ont point aperçus.

Je ne sais plus que vous dire. Je suis accablé de fatigue. J'ai cru que je perdrais ma femme avant-hier : on n'osait arrêter ce flux de sang qui l'avait tellement épuisée, qu'elle en tombait cinq ou six fois par jour dans des sueurs glacées et des défail- lances mortelles, parce qu'on craignait de faire rentrer l'humeur dans la masse du sang, et de causer une fièvre maligne. Il n'était pas possible non plus de le laisser aller plus longtemps, de peur qu'elle ne restât dans une de ces défaillances, ou qu'il ne se formât à la langue une excoriation, ou un ulcère dans les intes- tins. Dans ces perplexités, il a fallu jouer la vie de la malade à croix ou pile. On lui a donné la simarouba, écorce astrin- gente, en boisson, avec des lavements appropriés au même effet; le flux est arrêté, sinon en tout, du moins en grande partie. Les douleurs, d'aiguës qu'elles étaient, sont devenues sourdes; la fièvre n'a pas augmenté; point de sommeil; toujours de l'em- barras dans la tête ; toujours du dégoût, des envies de vomir ; mais les excréments commencent à se lier. Si j'osais, à ces

1. Tout ce qui précède se trouve dans la Correspondance de Grimm (15 jan- vier 1763), mais avec des développements qui ne sont pas de Diderot.

Ikk LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

symptômes physiques qui semblent annoncer la guérison, j'en ajouterais de moraux. Les médecins ne font point d'attention à ceux-ci. et je crois qu'ils ont tort. On est bien malade quand on perd son caractère ; on se porte mieux quand on le reprend. Tenez-moi pour mort, ou pour moribond du moins, l'une et l'autre, lorsque je n'aurai pas la plus grande peine ou le plus grand plaisir à penser à vous.

Je ne savais pas qu'on fût allé en Champagne. Ce soupçon est une de ces idées qui me sont venues comme elles vous vien- nent. Lorsque notre esprit abandonné à lui-même se promène en sautillant sur les choses possibles, il est tout naturel qu'il s'arrête de préférence sur celles qui l'intéressent. Un homme jaloux, que rien n'inquiète ni ne distrait, a encore des pensées de jalousie.

Mais ce qui me peine, c'est de ne jamais apprendre les choses; il faut que je les devine. Cela me fait penser qu'on est dans l'usage de me les dissimuler et qu'on espère que je les ignorerai.

Mademoiselle, je vous souhaite beaucoup de plaisir, des petits déjeuners bien gais le matin, des lectures douces, des promenades agréables avant et après le dîner, des causeries tête à tête et bien tendres, à la chute du jour ou au clair de la lune, sur la terrasse, M'"^ Le Gendre et madame votre mère vous de- vanceront dans les vordes, si vous y allez ; et vous irez. Vous suivrez à dix ou vingt pas, et vous aurez ainsi cette liberté qui s'accorde avec la passion et la décence; vous aurez du moins le plaisir d'entendre et de dire, sans gêner.

Je ne veux rien savoir absolument; j'aime mieux m'en rap- porter à mon imagination, qui ne m'affaiblira pas sûrement votre bonheur.

LXXXIII

A Paris, le 3 octobre 1762.

Je n'oserais rien prononcer sur les suites de cette maladie ; ce sont des jours successivement bons, mauvais et détestables ;

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. l/,5

du dégoût; de l'appétit; des évacuations douloureuses et san- glantes; d'autres qui n'ont aucune de ces mauvaises qualités. On n'y entend rien, sinon que le chagrin et la maigreur aug- mentent et que les forces s'en vont. Mais un symptôme qui m'ef- fraye plus qu'aucun autre, c'est la douceur de caractère, la pa- tience, le silence et, qui pis est, un retour d'amitié et de con- fiance vers moi ; ni elle, ni personne autour d'elle ne dort. Il n'y a que le médecin qui soit toujours content. J'ai dans l'idée qu'il ne sait ce qu'il fait, et que le mal a une tout autre cause que celle qu'il lui suppose; mais je n'oserais en ouvrir la bouche. Si par hasard je pensais faux, qu'il adoptât mon erreur, et que le changement de méthode eût des suites funestes, je ne m'en consolerais jamais. Il faut donc, depuis le matin jusqu'au soir, présenter à un malade des choses qu'on croit sinon contraires à son état, au moins peu salutaires et mal ordonnées, en voir le mauvais effet, et se taire.

Demain je m'installe chez moi pour n'en sortir que sur le soir. Le soin de mes affaires domestiques, auxquelles on n'est plus en état de veiller, un meilleur emploi de mon temps, et surtout l'éducation abandonnée de ma petite fille, l'exigent.

Je suis seul à Paris; M. d'Holbach lit à Voré; la Baronne s'ennuie au Grandval; M'"" d'Epinay seule, n'est pas, je crois, trop contente à la Briche. Grimm s'avance à toutes jambes vers la Westphalie : il était intimement lié avec M. de Castries, qui vient cfètre grièvement blessé; il va à deux cent cinquante trois lieues, voir quels secours ou quelles consolations il pourra donner à son ami. C'est toujours lui : il est parti sans que j'aie eu le temps de l'embrasser, à deux heures du matin, sans domestiques, sans avoir mis ordre à aucune de ses affaires, ne voyant que la distance des lieux et le péril de son ami.

Votre cas de conscience ne vaut pas la peine qu'on s'en occupe. Est-ce qu'il peut y avoir un mauvais procédé sans quelque sorte d'injustice? A-t-on un mauvais procédé quand on satisfait à tout ce que l'on doit? xAlanque-t-on à quelque chose de ce que l'on doit, sans être injuste en quelque point?

J'ai oublié de vous dire que j'ai reçu, il y a une quinzaine de jours, par le prince Galitzin, une invitation, de la part de l'im- pératrice régnante de Russie, d'aller achever notre ouvrage à Pétersbourg. On offre liberté entière, protection, honneurs, XIX 40

1Z,6 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

argent, dignités, en un mot tout ce qui peut tenter des hommes mécontents de leur pays et peu attachés à leurs amis, de s'ex- patrier et de s'en aller. Il a fallu répondre à Voltaire, qui a joint aussi ses sollicitations à celles de la cour de Russie, 11 m'avait envoyé en même temps son Commentaire sur le Ciima de Corneille. Je n'ai pu m'empêcher de lui dire que cela était vrai, juste, intéressant et beau, parce que c'est la vérité; seu- lement je lui ai trouvé plus d'indulgence que je n'en aurais eu * ; il n'a pas repris tout ce qui m'a semblé répréhensible : c'est apparemment parce que la difficulté de l'art lui est moins con- nue qu'à moi. 11 n'y a pas de gens plus offensés de la méchan- ceté que ceux qui n'ont jamais su ce qu'il en coûte pour être bon.

Nous avons ce matin une conférence avec Damilaville et M'"' d'Épinay, pour que la Correspondance de Grimm ne souffre point de son absence.

Je vois, par les offres qu'on nous fait, qu'on ignore que notre manuscrit ne nous appartient point; que ce sont les libraires qui en ont fait toute la dépense, et que nous ne pourrions en soustraire une feuille sans infidélité. Eh bien! qu'en dites-vous? C'est en France, dans le pays de la politesse, des sciences, des arts, du bon goût, de la philosophie, qu'on nous persécute ! et c'est du fond des contrées barbares et glacées du nord qu'on nous tend la main! Si l'on écrit ce fait dans l'histoire, qu'en penseront nos descendants? N'est-ce pas un des plus énormes soufflets qu'il était possible de donner au sieur Orner de Fleury *, qui nous chassait, il y a un ou deux ans, dans ce beau réqui- sitoire que vous savez.

Dans une autre situation d'âme, cet incident me ferait quel- que plaisir; mais mon âme s'est refermée à toute sorte de sen- timents|doux : il y a peu de choses dans la vie qui puissent me faire sourire dans ce moment. Vous avez raison, Uranie, tout est vain, tout]est trompeur; ce n'est guère la peine de vivre pour tout cela. Il vaut mieux que je m'arrête tout court que de suivre ces idées, dans lesquelles ceux que j'aime le plus verraient peut- être quelque chose de désobligeant. Mais faut-il que je me con-

\. Voir cette lettre dans la Correspondance générale. 2. Avocat général au Parlement.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. U7

traigne de peur de les blesser? Et puis quand je me contrain- drai, est-ce que je dirai, ou bien ce qui se passera au fond de mon cœur, ce que je penserai, ce que je sentirai, ce que je résoudrai, même à leur insu, qui les ofl'ensera? Je ne demande pas mieux que d'être heureux. Est-ce ma faute, si je ne le suis pas? Est-ce ma faute si je vois en tout des vices qui y sont et qui m'affligent; si toute la vie n'est qu'un mensonge, qu'un enchaînement d'espérances trompeuses? On sait cela trop tard : nous le disons à nos enfants qui n'en croient rien; ils ont des cheveux gris lorsqu'ils en sont convaincus. Adieu, portez-vous bien, jetez ce maussade bavardage décote. Si j'allais troubler un instant vos plaisirs, votre bonheur, votre tranquillité, je res- semblerais à un gros homme, gros comme six autres, qui étouf- fait dans la presse et qui criait : Quelle maudite presse! quelle cohue! etc., etc. Quelqu'un qui lui était voisin lui dit : a Eh! maudite barrique ambulante, de quoi te plains-tu? Ne vois-tu pas que si tout le monde te ressemblait, cette presse serait cin- quante mille fois plus grande?» Moi qui donne peut-être du chagrin à tout ce qui m'environne, qui empoisonne la vie pour ceux qui me sont les plus chers, de quoi m'avisé-je de crier contre la vie ! Si tous les autres criaient aussi haut que moi, on ne s'entendrait pas; ce serait sur la terre le plus insupportable vacarme. Si tous les autres étaient aussi quinteux, injustes, incommodes, sensibles, ombrageux, jaloux, fous, sots, bêtes et loups-garous, il n'y aurait pas moyen d'y tenir. Allons, puisque nous ne valons pas mieux que ceux que nous disons ne valoir rien, souffrons-les et taisons-nous. Je souffre donc et me tais. Adieu.

Voilà le moment de m'arrêter; je finirai par vous faire aimer la campagne.

LXXXIV

ris, le 15 mai 1765.

Oui, tendre amie, il y aura encore un concert, et ce concert sera un enchantement : c'est M. Grimm qui me le promet, Que

H8 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

je sache donc, dimanche prochain, si vous irez, et combien vous irez, afin que je me pourvoie de billets. Je vous prie de faire en sorte que M. Gaschon en soit. Quand je connais un grand plaisir, je ne puis m'empêcher d'en souhaiter la jouissance à tous ceux que j'aime. Vous en reviendrez tous ivres d'admiration et de joie ; je reprendrai partie de ces sentiments, en vous revoyant, en vous écoutant, en vous regardant. Oh ! les belles physiono- mies que vous aurez ! iMais puisque la physionomie d'un homme transporté d'amour et de plaisir est si belle à voir, et que vous êtes la maîtresse d'avoir, quand il vous plaît, sous vos yeux ce tableau si touchant et si flatteur, pourquoi vous en privez-vous? Quelle folie ! Vous êtes enchantée, si un homme bien épris attache sur vos yeux ses regards pleins de tendresse et de passion; leur expression passe dans votre âme, et elle tressaille. Si ses lèvres brûlantes touchent vos joues, la chaleur qu'elles y excitent vous trouble, si ses lèvres s'appuient sur les vôtres, vous sentez votre âme s'élancer pour venir s'unir à la sienne; si dans ce moment ses mains serrent les deux vôtres, il se répand sur tout votre corps un frémissement délicieux, tout vous annonce un bonheur infiniment plus grand, tout vous y convie : et vous ne voulez pas mourir et faire mourir de plaisir ! Vous vous refusez à un moment qui a bien aussi son délire: celui cet homme, vain d'avoir possédé cet objet qu'il prise plus que l'univers entier, en répand un torrent de larmes! Si vous sortez de ce monde sans avoir connu ce bonheur, pouvez-vous vous flatter d'avoir été heureuse et d'avoir vu et fait un heureux?

N'oubliez pas de me faire savoir si l'affaire du contrat est faisable, ou non, soit par M. Duval, soit par M. Le Gendre.

Bonjour, tendre amie. Combien je vous estime et combien je vous aime ! Le beau tableau que je verrais et que je vous montrerais si vous vouliez! Mais vous ne vous y connaissez pas : cela est fâcheux pourtant.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. U9

LXXXV

A Paris, le '20 mai 17G5.

Voilà, chère amie, la troisième fois que nous allons, M. Vialet et moi, chez M. de Sartine, pour son projet, et trois matinées de perdues pour mon atelier. Quoiqu'à midi jesois à votre porte, je n'aurai pas le plaisir de vous voir. La même voiture qui me conduira rue Neuve-Saint-Augustin me ramènera ici, je suis rappelé par une masse énorme de besogne laissée en arrière. Je suis bien las d'être commandé par les besoins. Quand serai-je donc délivré de toute autre occupation que celle de vous plaire? Jamais, jamais. Je mourrai sans avoir pu vous apprendre com- bien je sais aimer. Faites bien mes excuses à M""^ Le Gendre. Tout s'éloigne, tout se sépare; une infinité de choses tyranniques s'interposent entre les devoirs de l'amour et de l'amitié; et l'on ne fait rien de bien; on n'est ni à son ambition, ni à son goût, ni à sa passion : l'on vit mécontent de soi. Un des grands inconvénients de l'état de la société, c'est la multitude des occupations, et surtout la légèreté avec laquelle on prend des engagements qui disposent de tout le bonheur. On se marie; on prend un emploi; on a une femme, des enfants, avant que d'avoir le sens commun. Ah! si c'était à recommencer! c'est un mot de repentir qu'on a perpétuellement à la bouche. Je lai dit de tout ce que j'ai fait, excepté, chère et tendre amie, de la liaison douce que j'ai formée avec vous. Si je regrette quelque chose, ce sont tous les moments qui lui sont ravis. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Voilà un fardeau de lettres que vous remettrez à leurs adresses.

150 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

LXXXVI

A Paris, le 20 mai 1765.

Demain, bonne et tendre amie, entre huit et neuf heures, vous aurez un carrosse à votre porte, dont vous, madame votre mère et M'"^ Le Gendre, pourrez disposer toute la matinée. J'espère que M'"^ Le Gendre ne me refusera pas à dîner. Après dîner, qu'il fasse beau ou laid, nous irons nous prome- ner à Saint-Cloud, je vous quitterai pour un quart d'heure. A ce moment-là près, que je regretterai encore, j'aurai le plai- sir de passer toute la journée avec celle que j'aime, ce qui n'est pas surprenant, car qui ne l'aimerait pas ? mais que j'aime, après huit ou neuf ans, avec la même passion qu'elle m'inspira le premier jour que je la vis. Nous étions seuls ce jour-là, tous deux appuyés sur la petite table verte. Je me souviens de ce que je vous disais, de ce que vous me répondîtes. Oh ! l'heu- reux temps que celui de cette table verte ! Bonsoir, bonne amie, mille amitiés et autant de respects.

LXXXVII

21 juill(itl765.

Ils ont bien dit que c'était un songe. Mais pourquoi n'ont-ils pas dit tout d'une voix que c'était un mauvais songe? Y en avait-il parmi eux quelques-uns à qui la nature eût accordé un meilleur esprit, une âme plus douce, une santé plus continue, plus d'amis sûrs qu'à moi, une meilleure amie que la mienne? Non. C'est que cette nature est une folle qui gâte d'une main ce qu'elle fait bien de l'autre, c'est qu'elle s'est amusée à mêler de chicotin le peu de bonbons qu'elle donne à ses enfants ; c'est

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 151

que le système des deux principes, l'un bienfaisant, l'autre malfaisant, système qui a été si généralement répandu sur la terre, n'est pas aussi extravagant qu'on le dit en Sorhonne; c'est qu'il faut en passer par là, ou croire au Jupiter d'Homère qui a renfermé dans deux tonneaux tous les biens et tous les maux de la vie dont il forme une pluie mêlée qui tombe sans cesse sur la tête des pauvres mortels, dont les uns un peu plus ou un peu moins mouillés de mal ou de bien que les autres, mais qui tous arrivent au dernier gîte presque également trem- pés. Si la vie n'allait pas ainsi, qui est-ce qui pourrait se ré- soudre à la quitter? Si c'était un fd de bonheur pur et sans mélange, qui est-ce qui voudrait l'exposer pour sa patrie, la sacrifier pour son père, sa mèi"e, sa femme, ses enfants, son ami, sa maîtresse? Personne. Les hommes ne seraient qu'un vil troupeau d'êtres heureux; plus d'actions héroïques. Ils vivraient ivres, et mourraient enragés. Voilà, mon amie, un préambule honnêtement long; c'est qu'il faut que tout, jusqu'à cette lettre, ait le caractère des choses d'ici-bas.

Depuis le bienfait de l'impératrice, si vous en exceptez quel- ques moments doux que vous savez, tout le reste n'a été qu'en- nuis, déplaisances ou chagrins. Ce sont des bonnes amies qu'on faisait raffoler et sécher sur pied ; et quand ces bonnes amies-là ne sont pas heureuses, il faut aussi que je souffre. Ce sont les embarras de leur déménagement, qui m'a fait trembler pour leur santé : croyez-vous que tandis qu'elles se brisaient les reins à faire des paquets, à les porter, à les arranger, et qu'elles avalaient de la poussière, moi je fusse à mon aise? C'est un départ qui me sépare d'elles, Dieu sait pour combien de temps, et qui me laisse désolé. C'est, depuis que je ne les ai plus, un enchaînement d'événements qui finiront par me chasser, sinon de Paris, du moins de la société. Vous savez que M. Tronchin avait été appelé en poste à Lyon pour la maladie de son associé, et que mes seize mille livres ^ étaient restées entre les mains de M. Colin de Saint-Marc. D "abord, il est inouï combien ma sécurité, bien ou mal fondée là-dessus, m'a attiré de petites querelles domestiques. J'en étais là, lorsque je reçois de M. Tronchin une lettre pour M. de Saint-Marc. Je la garde

1. Provenant de la vente de sa bibliothèque à l'impératrice Catherine IL

152 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

sept ou huit, jours, parce que les choses d'intérêt ne sont pas celles qui me remuent; cependant sur les six heures du soir, un jour que j'allai causer avec la chère sœur, je me trouve à la porte de l'hôtel des Fermes; je me ressouviens de ma lettre, et j'entre. M. de Saint-Marc n'était pas à son bureau, mais il allait y entrer : c'est ce que ses commis me dirent, car ils sont fort polis. En effet il arrive, comme ils me parlaient. Je vais au- devant de M. Colin de Saint-Marc, qui ne m'entend pas. M. Colin de Saint-Marc, le chapeau sur la tête, marche ; je le suis presque en courant. Il arrive dans la seconde pièce de son bureau ; il s'assied dans son fauteuil, et je reste droit. Je lui présente ma lettre; il la prend, l'ouvre, et la lit ; se met à regarder un mo- ment au plafond, et, me rendant ma lettre en la jetant sur un coin de sa table, me dit : Je n'ai pas mémoire de cela; puis il prend une plume, se met à écrire, et me laisse debout, là, sans me parler davantage. Tandis qu'il écrivait sans me regarder, je lui déclinais mon nom, et je lui faisais mon histoire. Sur la fin de cette histoire, mon homme s'arrête, et se tracassant avec un de ses doigts la main droite, il me dit : « Ah ! oui, je me rappelle cela. J'ai touché vos lettres de change. Je n'ai point de billets à vous donner. Ils veulent tous de ces billets; c'est une rage, je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas quand j'en aurai ; je n'irai point dépouiller pour vous ceux qui en ont. Revenez; mais ne revenez pas demain : dans huit jours, dans un mois, dans deux » ; et puis mon homme se remet à écrire, et moi je m'en vais.

Eh bien, comment cela vous semble-t-il? Parce que M. Colin de Saint-Marc a cent mille écus de rente, il faut qu'il me traite comme un faquin. J'étais enragé dans ce moment de n'être pas le comte de Charolais, ou quelque autre personnage important, et de ne pouvoir renouveler avec M. Colin de Saint-Marc la scène du président de Meinières* avec un procureur au Parle- ment. C'était le matin ; il était en redingote, en mauvaise per- ruque ronde, en bas de laine gris, un mouchoir de soie autour

1. J.-B.-F. Durcy de Meiiiières, eu 1705, prùsident à la deuxième chambre des requêtes du palais, se retira en 1758 et mourut à Cluiillot en I7S5. Il aurait collaboré aux Mémoires de Bachaumont. M. le baron J. Pichon a publié une curieuse conversation du président avec M""= de Pompadour, dans les Mélanges de la société des bibliophiles français, 185G, ia-8.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 15S

du cou, ce qui n'était pas propre à sauver sa mauvaise mine. II était pour une sounne considérable dans un état de créances que ce procureur ne se pressait pas d'acquitter. Il entre dans l'étude sans façon, il s'adresse au procureur honnêtement, parce que le président de Meinières est l'homme de France le plus doux et le plus honnête, qu'il en a la réputation, et que c'est ainsi que je l'ai vu chez lui et chez moi. « Monsieur, il y a longteujps que j'attends, pourriez-vous me dire quand je serai payé? Je n'en sais rien. » Le président était debout, le pro- cureur assis; le président chapeau bas, le procureur la tète couverte de son bonnet; le président parlait, le procureur écri- vait. « Monsieur, c'est que je suis pressé. Ce n'est pas ma faute. Cela se peut. Cependant voilà mes titres ; je les ai apportés, et vous m'obligerez de les regarder. Je n'ai pas le temps. Monsieur, de grâce, faites-moi ce plaisir. Je ne saurais, vous dis-je. Monsieur... Vous m'interrompez. Est-ce que vous croyez, mon ami, que je n'ai que votre affaire en tète? Vous serez payé avec les autres. Allez-vous-en, et ne m'ennuyez pas davantage. Monsieur, je suis fâché de vous ennuyer, mais vous n'êtes pas le premier. Tant pis, il ne faut ennuyer personne. Il est vrai, mais il ne faut brusquer personne. Cela fait le plaisant! Le plus plaisant des deux, je vous jure, monsieur, que ce n'est pas moi; on me doit, j'ai besoin, je voudrais toucher mon argent. Je ne vous demande que de jeter un coup d'œil sur mes titres. Voyons donc, voyons ces titres ; si on avait affaire à deux hommes comme vous par jour, il faudrait renoncer au métier. » Le président déploie ses titres, et le procureur lit : Monsieur le président de Meinières, etc.; et aussitôt le voilà qui se lève : « Monsieur le président, je vous demande mille pardons...; je n'avais pas l'honneur de vous connaître... ; sans cela... » Le président le prend par la main, l'éloigné de son fauteuil, s'y place, et lui dit : « Maître un tel, vous êtes un insolent; il ne s'agit pas de moi, je vous pardonne; mais je viens de voir la manière indigne et cruelle dont vous en usez avec les malheureux qui ont affaire à vous. Prenez garde à ce que vous ferez à l'avenir; s'il me revient jamais une plainte sur votre compte, je vous fais perdre un état que vous remplissez si mal. Adieu. » Eh bien, qu'en pensez-vous? Tandis que M. Colin de Saint-Marc me traitait

154 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

comme le procureur, n'aurait-il pas été fort doux d'être le- président? Vous riez décela, et j'en ris aussi à présent. M"* Le Gendre dit qu'elle se serait assise sur la table de M. Colin de Saint-Marc ; mais on est si surpris, si peu fait à se trouver tout à coup un valet...

Autre chose. Thomas concourt pour le prix de l'Académie; il me lit son disoours : j'en suis confondu. Plein de l'impres- sion que j'en ai reçue, je vais dîner chez le Baron. Après diner, nous nous trouvons seuls ; nous allons nous promener au bout des Champs-Elysées. Là, à propos d'éloquence, le Baron me dit : « Ma foi, nous ne manquerons pas d'orateurs, il y a dix-sept Éloges de Descartes. » Je lui réponds que j'en connais un qui pliera les seize autres comme des capucins de cartes. « ÎN'est- ce pas celui qui commence par ces mots : En quinze cent et tant, on ajjporta de Stockholm les cendres de Descartes...? Celui-là même. Oui, on dit qu'il est beau. Vous en connaissez donc l'auteur? Je le connais, et il ne faut pas avoir le moin- dre tact en style pour n'en pas savoir autant que moi à la dixième ligne : son nom est écrit partout. »

Là-dessus le Baron devine Thomas, et s'en va confier à d'autres que Thomas m'a lu son discours, que c'est une belle chose ; et il oublie que la loi de l'Académie exclut du concours tout homme qui s'est nommée Le bavardage du Baron revient à Thomas; Thomas se désespère. Barthe vient m 'apporter le désespoir de son ami, et je vous laisse à juger de mon état. Le bienfait de l'impératrice ne m'a pas fait un plaisir que je puisse comparer à la peine que j'ai soufferte. J'ai cessé de boire, de manger, de dormir, je me traîne, la tête me tourne. Mais il y a

bien pis Voilà Barthe lui-même qui m'interrompt, et il faut

que j'entende la lecture d'une comédie et que je rie.

Eh bien, mon amie, il a lu sa comédie, et j'ai ri; c'est le genre de Molière pour le fond, avec le ton d'aujourd'hui-. Vous croyez qu'il n'y avait plus rien à dire sur les maladies et les médecins ; vous verrez.

1. Thomas partagea le prix avec Gaillard. Ce jugomciit ne fut jias ratifn5 par le public, qui ne regardait pus le discours du second comme digne de cette récompense. (T.)

2. Diderot était, ce jour-là, très-disposé à l'indulgence : nous ne pouvons deviner quelle est la comédie de Barthe qui a pu lui rappeler Molière. (T.)

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 155

Le pis pour Thomas et pour moi, c'est qu'on ignorait qu'il eût concouru; c'est cpi'il a des ennemis dans l'Académie; c'est que parmi les Éloges, il y en a de la plus grande force et qu'on pourrait bien préférer au sien ; c'est que, quelque bien fondée que cette préférence puisse être, à moins qu'elle ne soit justifiée par un suffrage universel, Thomas croira toujours que c'est mon indiscrétion qui lui ôte le prix et qui peut-être l'éloigné de l'Académie, il eût été reçu s'il ne se fût retiré lorsque Mar- montel se présenta. Je verrai Marmontel aujourd'hui ; je ne lui dirai que deux mots, mais ils sont propres à faire impression : c'est qu'il risque, si Thomas n'est pas couronné et qu'il le mé- rite, à passer non-seulement pour un homme sans goût, reproche qu'il partagera avec le reste des juges, mais pour un ingrat, reproche infiniment plus cruel, qui restera sur lui seul.

Vous croyez que c'est tout? Franchement c'en était bien assez ; mais écoutez. Je vais avant-hier dîner chez le Baron, au lieu d'aller rompre le tète-à-tête en question. Après le dîner, ^larmontel me tire à l'écart et me dit : « Mon ami, je suis perdu. Qu'est-ce qu'il y a? Je suis perdu, on aune copie de mon poëme^ C'est Damilaville qui l'a dit à Merlin, et c'est Merlin qui me l'a dit. Je ne l'ai prêté qu'à vous et à un autre. Ne l'avez-vous confié à personne? Non, je l'ai lu à des amies, mais je ne le leur ai pas laissé. Grimm, M'"*'d'Epinay, Damilaville, M. de Saint-Lambert l'ont lu, mais sous mes yeux. Qui est-ce cet autre à qui vous l'avez encore confié? J'étais à une mai- son de campagne ; je n'eus pas le courage de le refuser au fils de la maison, qui le prit pour une nuit. Le lendemain il partit pour Paris; il fut quatre jours absent, et dans cet intervalle je sais déjà qu'un de ses amis l'a possédé pendant deux fois vingt- quatre heures. J'ai vu cet ami qui a été violemment tenté d'en prendre copie, mais il n'en a rien fait.» Je lui dis : u Envoyons chercher une voiture, et courons chez Damilaville; car je ne

i. La Neuvaine de Cythère, poëme do Marmontel, n'a été publiée que dans ses Œuvres posthumes. Paris, Verdière, 1820, in-8. On assure que la famille de l'au- teur, redoutant les poursuites du ministère public contre cette production libre, imagina de présenter le manuscrit au roi (Louis XVIII). Ce prince, quoiqu'il n'eût pas eu le temps d'y jeter les yeux, le lui fit rendre, en lui faisant exprimer, dans une lettre très-flatteuse, la satisfaction que la lecture de ce poëme lui avait causée. Muni de cette pièce, on fit imprimer iiardiment. (T.)

156 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAN D.

saurais vivre que cette affaire ne soit éclaircie. INi moi non plus. »

Nous allons chez Daniilaville. Il n'y était pas. Nous nous y donnons rendez-vous pour le lendemain. Cependant quelle nuit à passer! Et personne à qui l'on puisse dire sa peine et qui la partage! étiez-vous, mon amie? Hier, nous vîmes Damilaville. II tenait la chose d'un certain Naigeon ; c'était un certain Du Coudray qui avait dit à Naigeon qu'il avait possédé la Neuvaine. Ce Du Coudray était cet ami du jeune homme à qui Marmontel l'avait prêtée à la campagne... Que dites-vous de tout cela? Marmontel se maudissait d'avoir fait ce poëme, et moi je me maudissais de l'avoir demandé. 11 jurait bien de profiter de cette leçon; c'en était une pour moi que je me promettais bien de ne pas oublier.

Dépêchez-vous, faites-moi préparer une niche grande comme la main, proche de vous, je me réfugie loin de tous ces chagrins qui viennent m'assaillir. Il ne peut y avoir de bonheur pour un homme simple comme moi au milieu de huit cent mille âmes. Que je vive obscur, ignoré, oublié, proche de celle que j'aime, jamais je ne lui causerai la moindre peine, et près d'elle le chagrin n'osera pas approcher de moi. Est-il prêt, ce petit asile ? Venez le partager ! Nous nous verrons le matin ; j'irai, tout en m'éveillant, savoir comment vous avez passé la nuit; nous causerons ; nous nous séparerons pour brûler de nous rejoindre ; nous dùierons ensemble ; nous nous promènerons au loin, jusqu'à ce que nous ayons rencontré un endroit dérobé personne ne nous aperçoive. nous nous dirons que nous nous aimons, et nous nous aimerons ; nous rapporterons sur des

fauteuils la douce et légère fatigue des plaisirs et nous

passerons un siècle pareil sans que notre attente soit jamais trompée. Le beau rêve!

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLÂiND. 157

LXXXVIII

A Paris le 25 juillet 1705. Sixième dimanche; non, c'est un jeudi que j'ai pris pour un dimanche.

Vous n'avez encore que deux de mes lettres! Je suis pour- tant à la sixième; je les ai toutes numérotées, afin que nous puissions nous assurer qu'il ne s'en est point égaré : regardez-y.

Croyez-vous donc, chère amie, que j'aurai reçu, dans un inter- valle de quinze jours, trois ou quatre secousses violentes sans que la santé en ait souffert! On vous en dira quelque chose, à moins qu'on ne craigne de vous inquiéter. L'estomac et les intestins sont dans un état misérable. Le potage le plus léger passe tout de suite. Je ne saurais digérer un jaune d'œuf. Heureusement je dors, et le sommeil répare tout. Mais comment se fait-il qu'un fluide qui me cause en sortant la sensation cruelle d'un fi3r rouge puisse séjourner dans un canal du tissu le plus délicat sans le blesser? car je n'ai pas la plus petite colique. Pour des forces je les ai bien entièrement perdues : je sens mes jambes se dérober sous moi. Cette lassitude, qui m'est très-importune quand je suis debout, me rend le lit délicieux quand je suis couché. M™" Le Gendre n'est pas plus heureuse que moi. Con- naissez-vous le plaisir de trouver un fauteuil après la fatigue d'une longue promenade ? C'est précisément celui que je goûte lorsque les matelas se sont chargés du poids de tous mes mem- bres. En vérité, c'est une volupté qu'un dévot se reprocherait. Vous voyez bien qu'il n'y a point à s'alarmer, et que dans trois ou quatre jours il n'y paraîtra plus.

Maisje ne suis pas le seul malade de la maison. M'"* Diderot a toute une cuisse entreprise d'une sciatique. On lui a conseillé de se frotter avec un mélange de sel, d'eau-de-vie et de savon. Il y a quelques jours que l'opération se faisait : je me présentai pour entrer; la petite fille courut au-devant de moi, en criant : « Mon papa, arrêtez, arrêtez. Si vous voyiez cela, vous en ririez trop. » C'était sa chère mère penchée sur les pieds de son lit, le der-

158 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

rière à l'air, et la servante à genoux qui la savonnait de son mieux. Ce n'était pas le cas du proverbe qui dit qu'à savonner la tête d'un Maure on perd son temps et sa peine; car M'"" Di- derot est fort blanche, et ce n'était pas la tête qu'on lui savon- nait. Le remède la soulagea. J'ai été chargé depuis, une ou deux fois, de cette opération, et je m'en suis très-bien acquitté.

Nous avons perdu subitement un grand artiste, c'est Charles Van Loo.

Je vais sur les sept heures du soir causer avec la chère sœur. Nos deux dernières causeries ont été tout à fait agréables, mais si variées que je ne saurais me les rappeler. Hier son domestique se trompa ; et au lieu de m'annoncer, d'habitude apparemment, il annonça M. Le Gras. On a vraiment été fâché de ma discrétion à ne pas rompre le tête-à-tête dont je vous ai parlé.

Nous avions projeté, aujourd'hui mercredi, d'aller voir avec La Rue la galerie du Luxembourg, mais savez-vous qui a dérangé cette partie? La princesse de Nassau- Sarrebruck. Elle était allée à Calais embrasser son fds qui passait en Angleterre ; elle s'en retournait à Sarrebruck par Paris elle n'avait qu'un jour à rester; et de ce jour elle nous en a donné, à Grimm et à moi, toute la matinée. C'est une femme charmante de figure et de caractère. Mahuppe, qui était aussi relevée qu'elle l'a jamais été de ma vie, s'est abaissée en un moment. J'aurais vu la princesse cent fois auparavant que je n'aurais pas été plus à mon aise. Après les premiers compliments, la conversation est devenue très-intéressante. Je persiste dans mon ancien sentiment, nous devrions laisser aux femmes la fonction de l'apostolat; elles feraient en un jour plus de conversions que le missionnaire le plus éloquent n'en peut ébaucher dans toute sa vie. Il n'y a pas un homme qui ne prît l'espérance secrète de plaire au prédica- teur pour un mouvement de la grâce.

Elle m'a promis son portrait, et quand je l'ai quittée, elle m'a présenté sa main à baiser, avec une affabilité qui ne se rend pas.

De la rue Garancière, je me suis traîné sur le quai Bourbon j'avais rendez-vous avec Damilaville. Nous avons dîné ; je me trouve très-bien d'avoir bu à la glace ; pas la moindre tri- bulation d'entrailles. Nous avons pu lire un énorme article qu'il

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAKD. 150

m'avait promis pour mon ouvrage, sans aucune interruption.

Demain peut-être, mon amie; demain, c'est jeudi, et je me porterai bien, assez bien pour regretter votre éloignement.

Je vous écris cliez Le Breton j'étais venu pour revoir mes feuilles que je laisse là.

Je n'y ^iendrai plus guère dans ce maudit atelier j'ai usé mes yeux pour des hommes qui ne me donneront pas un bâton pour me conduire. 11 ne nous reste plus que quatorze cahiers à imprimer; c'est l'ouvrage de huit ou dix jours. Dans huit ou dix jours, je verrai donc la fin de cette entreprise qui m'occupe depuis vingt ans, qui n'a pas fait ma fortune, à beaucoup près, qui m'a exposé plusieurs fois à quitter ma patrie ou à perdre ma liberté, et qui m'a consumé une vie que j'aurais pu rendre plus utile et plus glorieuse. Le sacrifice des talents au besoin serait moins commun s'il n'était question que de soi; on se résoudrait plutôt à boire de l'eau, à manger des croûtes et à suivre son génie dans un grenier; mais pour une femme, pour des enfants, à quoine se résout-on pas? Si j'avais à me faire valoir, je ne leur dirais pas : J'ai travaillé trente ans pour vous; mais je leur dirais : J'ai renoncé pour vous pendant trente ans à la vocation de nature; j'ai préféré de faire, contre mon goût, ce qui vous était utile à ce qui m'était agréable : voilà la véritable obligation que vous m'avez et à laquelle vous ne pensez pas.

J'eus le courage de dire hier au soir à lAI'"^ Le Gendre qu'elle se donnait bien de la peine pour ne faire de son fils qu'une jolie poupée. Pas trop élever, est une maxime qui convient surtout aux garçons. Il faut un peu les abandonner à l'énergie de nature. J'aime qu'il soient violents, étourdis, capricieux. Lnetête ébou- riflee me plaît plus qu'une tête bien peignée. Laissons-les prendre une physionomie qui leur appartienne.

Si j'aperçois à travers leurs sottises un trait d'originalité, je suis content. Nos petits ours mal léchés de province me plaisent cent fois plus que tous vos petits épagneuls si ennuyeusement dressés. Quand je vois un enfant qui s'écoute, qui va la tête bien droite, la démarche bien composée, qui craint de déranger un cheveu de sa figure, un pli de son habit, le père et la mère s'extasient et disent : Le joli enfant que nous avons là! Et moi je dis : 11 ne sera jamais qu'un sot.

160 LEITRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

D'Alembert est à toute extrémité ; il a fait une indigestion ter- rible; il a envoyé chercher Bouvard qui l'a faitsaigner. J'apprends qu'il est tourmenté par une colique qui ne le quitte point, et qui menace à chaque instant de l'emporter. S'il en meurt, nous aurons perdu en trois mois de temps deux grands peintres et deux grands géomètres. Les hommes de cette trempe sont rares; une nation en est bientôt appauvrie.

Je vous écris ce soir parce que nos presses travailleront demain, en dépit des apôtres dont c'est la fête, et que ma tâche sera double. 11 serait bien malheureux d'essuyer quelque contre- temps à la dernière page.

On parle du déplacement de M. de Saint-Florentin. On lui donne pour successeur M. de Sartine à qui M. Le Noir succé- dera. Qui sait comment ce M. Le Noir en userait avec nous? Il n'y a peut-être pas un mot de réel à ces prétendus changements. A tout hasai'd, nous nous hâtons d'esquiver aux embarras qu'ils pourraient nous causer.

Adieu, mon amie ; continuez de vous bien porter; je sais que vous m'aimez de toute votre âme; vous êtes bien sûre que je ne demeure pas en reste avec vous. C'est la seule de mes dettes que je paye bien.

Vous espérez donc que nous ne serons pas une éternité sans nous revoir ! Gela dépendra beaucoup de M. Le Gendre.

Nous l'attendons sans impatience; la cérémonie de l'inaugu- ration est fixée au 19 du mois prochain; c'est vous promettre la chère sœur pour le 9 ou le 10. Je vais donc rester seul 1 Avec qui m'entretiendrai-je de vous? à qui porterai-je celte âme toute remplie de tendresse? irai-je verser mes sentiments? Je n'en- tendrai donc plus prononcer ce nom qui m'est cher, que quand il m'échappera dans ma peine! Adieu, mon amie, bonsoir : la lumière et le papier me manquent en même temps. Mon respect, mon tendre et sincère respect à madame votre mère. Embrassez pour moi madame votre sœur; dites à M"* Mélanie qu'elle aurait bien tort de m'oublier. M. Gaschon a reçu un coup de bistouri entre les fesses, et l'on dit qu'il est mieux.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 161

LXXXIX

Le \" août 1705.

Dieu soit loué! en voilà vingt-quatre d'arrivées; il en reste trois qui vont à vous, sans compter celle-ci.

Je viens donc de mettre dehors de Paris le Baron qui se sépare de sa femme, de ses enfants, de ses amis, pour deux mois. Je vous écris chez Damilaville qui part demain pour Genève. J'ai bien peur que celui-ci ne paye de sa vie quelques plaisirs vagues et peu choisis. C'est bien cher. La journée d'hier fut bien pénible pour un homme qui n'a plus de jambes et qui avait les quatre coins de Paris à faire. J'avais promis au Baron d'aller dîner avec lui la veille de son départ et oublié que Damilaville avait pris le même jour pour dire adieu à ses amis. Celui-ci avait retenu la chambre du suisse du Luxembourg, et tout ordonné; ainsi, bon gré, mal gré, il a fallu manquer au Baron. Le rendez-vous des convives était dans l'allée des Carmes. Nous étions trois ou quatre assis sur un banc tout voisin de la porte du même nom, lorsque nous entendîmes des cris qui venaient de la cour d'en- trée de ces moines. C'était une femme qui était tombée en défaillance au sortir de leur église. Un d'entre nous accourt, il frappe à la porte du couvent; le portier ouvre : « Mon père, vite une goutte de votre eau de mélisse ; c'est pour une feuniie qui est là, qui se meurt. » Le moine répond froidement : « // }iy en a point », et ferme la porte. Là-dessus, mon amie, je vous laisse rêver à votre aise sur les grands effets de l'esprit de reli- gion. Un moine d'un autre ordre était un des nôtres. « Eh bien ! s'écria-t-il douloureusement, voilà comme un portier dur et brutal déshonore toute une maison. Monsieur, lui répon- dis-je, ne craignez rien, l'action qui vient de se passer est si atroce, que si quelqu'un d'entre nous s'avise de la raconter, il passera pour un calomniateur. »

Cet autre moine-ci était un galant homme, d'un esprit assez leste et point du tout enfroqué. On parla de l'amour paternel. Je lui dis que c'était une des plus puissantes affections de XIX. W

162 t^ETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

l'homme. « Un cœur paternel! repris-je; non, il n'y a que ceux qui ont été pères qui sachent ce c{ue c'est; c'est un secret heureusement ignoré, même des enfants. » Puis continuant, j'ajoutai : « Les premières années que je passai à Paris avaient été fort peu réglées ; ma conduite suffisait de reste pour irriter mon père, sans qu'il fût besoin de la lui exagérer; cependant la calomnie n'y avait pas manqué. On lui avait dit... Que ne lui avait-on pas dit? L'occasion d'aller le voir se présenta. Je ne balançai point. Je partis plein de confiance dans sa bonté. Je pensais qu'il^me verrait, que je me jetterais entre ses bras, que nous pleurerions tous les deux, et que tout serait oublié. Je pensais juste. » je m'arrêtai, et je demandai à mon religieux s'il savait combien il y avait d'ici chez moi. « Soixante lieues, mon père, et s'il y en avait cent, croyez- vous que j'aurais trouvé mon père moins indulgent et moins tendre? Au con- traire. — Et s'il y en avait eu mille? Ah ! comment maltrai- ter un enfant qui revient de si loin? Et s'il avait été dans la lune, dans Jupiter, dans Saturne? » En disant ces derniers mots, j'avais les yeux tournés au ciel, et mon religieux, les yeux baissés, méditait sur mon apologue.

Nous dînâmes gaiement. Nous osâmes parler du mal politi- que, du célibat, sans que notre moine s'en offensât; il ne défen- dit pas trop le vice de son état ; il nous proposa seulement de faire grâce aux célibataires que faisait la religion, jusqu'à ce que nous ayons exterminé de la république tous ceux qui l'étaient par esprit de libertinage et de luxe. Nous lui obser- vâmes que ces derniers ne faisaient point de vœux, et que nous aurions de l'indulgence pour les premiers, s'ils voulaient renon- cer aux leurs ; qu'il y avait quelque différence entre un mauvais citoyen et un homme qui jurait, au pied des autels, de l'être. Tout cela se passa fort bien.

Vous savez ou vous ignorez que les Bénédictins ont demandé, par une requête présentée au roi, et devenue publique par l'im- pression, d'être sécularisés' ; mais vous ne vous douterez

1. On lit dans les Mémoires secrets, 13 juillet 17C5 : « Lu Requête des Bénédictins n'a point eu le succès qu'ils s'en promettaient. On n'a vu dans cet ou\rage qu'un désir effréné de secouer le joug, et sans un examen bien réfléchi. M. de Saint-Flo- rentin en a témoigné le mécontentement du roi aux supérieurs dans une lettre qui

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 163

jamais que le ministère ait eu la bêtise; de ne pas les prendre au mot. Le fait est vrai pourtant. En faisant un sort honnête à chacun de ces moines, il serait resté des biens immenses qui auraient acquitté une portion des dettes de l'État. Cet exemple aurait encouragé les Carmes, les Augustins à solliciter le défroc; et sans aucune violence la France, en moins de vingt ans, aurait été délivrée d'une vermine qui la ronge et qui la rongera jusqu'à son extinction. Notre moine remarqua judicieusement qu'il n'y avait rien de plus indécent que dédire, comme les Béné- dictins l'avaient dit dans leur requête, qu'ils demandaient à être dépouillés d'un habit avili ; qu'il n'y avait que les mauvaises mœurs qui pussent avilir, et que c'était les avouer.

Après diner, nous nous promenâmes. Chemin faisant, mon moine me demanda pourquoi l'homme semblait oublier son amour-propre au récit d'une bonne action, et d'où venait la joie involontaire et secrète qu'il en ressentait. Je lui répondis que c'est qu'il devenait subitement l'auteur ou l'objet du bienfait ; que toutes les fois que nous ne nous sentions pas capables d'une grande action, nous prenions le parti de montrer que nous en sentions tout le prix, et que, ne pouvant être grands, il ne nous restait que la ressource d'être justes. J'ajoutai qu'il n'était pas vrai que le récit d'une belle action nous fût toujours agréable. Soyez placé entre un homme opulent et dur, et son ami indi- gent; racontez quelque trait d'une amitié secourable et bienfai- sante, et regardez les visages. On n'aime point une leçon qu'on ne se sent point le courage de suivre.

Sur les six heures du soir, les convives se dispersèrent ; je restai seul avec Damilaville, et à propos des Eloges de Descartes présentés à l'Académie, je fis sur l'éloquence deux réflexions qui lui plurent beaucoup ; l'une, c'est qu'il ne fallait s'occuper à remuer les passions que quand on avait convaincu la raison, et

se voit imprimée à la suite de celle de ces mêmes supérieurs, qui on font part à toutes les communautés. Dom Pernetti, dom Lemaire, qui avaient la plus grande part à cet ouvrage très-bien fait, sont exilés. »

Cette Requête douna lieu à une foule de facéties. On vit successivement paraître : Requête des hauts et imissants seigneurs les mousquetaires noirs à notre Saint-Père le pape Clément XIV; Requête des capucins pour se faire raser, et de leur barbe faire des perruques aux Bénédictins; Requête des perruquiers, etc. (T.)

i&k LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

que le pathétique restait sans eiïet, quand il n'était pas préparé par le syllogisme; l'autre, c'est qu'après que l'orateur m'avait touché vivement, je ne pouvais pas souffrir qu'il interrompît cette situation douce de mon âme par quelque chose de frappant; que le pathétique voulait être suivi de quelque chose de faible et vague, qui n'exigeât de ma part aucune contention ; qu'après un mouvement violent, l'orateur épuisé devait avoir besoin de repos, et moi aussi. Cette causerie je vous mets en tiers nous conduisit jusqu'à huit heures que nous nous séparâmes lui pour aller faire ses malles, moi pour aller embrasser le Ba- ron. J'avais un air soucieux. Il me semblait que je l'aurais été moins si ma vue et mes bras avaient été assez longs pour l'at- teindre, l'avertir, le secourir jusqu'au fond de l'Angleterre. Le sort nous menace également partout; il semble pourtant qu'on le craigne moins dans l'endroit il ne vous a point fait de mal; on ne sait pas ce qu'il nous prépare ailleurs. Si je vous voyais d'ici ; si j'avais seulement un miroir magique qui me montrât mon amie dans tous les instants ; si elle se promenait sous mes yeux dans une glace, comme dans les lieux qu'elle habite, il me semble que je serais plus tranquille. Je ne la quit- terais guère cette glace ; combien je me lèverais de fois pendant la nuit pour vous aller voir dormir! combien de fois je vous crierais : « Mon amie, prenez gaide, vous vous fatiguez trop ; prenez parce côté-ci, il est plus beau; le soleil vous fera mal ; vous veillez trop tard, vous lisez trop longtemps; ne mangez point décela; qu'avez-vous? vous me paraissez triste. » Vous ne m'entendriez pas ; mais lorsque la raison vous aurait conduite à mon gré, je serais aussi content que si vous m'aviez obéi. Il est bien incertain si ma glace ne me causerait pas plus de peine que de plaisir. Il est bien incertain qu'un beau jour je ne la cas- sasse de dépit; il est très-sùr qu'après l'avoir cassée j'en ramas- serais tous les morceaux. S'il m'arrivait d'y voir quelqu'un vous baiser la main; si je vous voyais sourire; si je trouvais que vous m'oubliez trop et trop longtemps! Non, non, point de cette glace magique, je n'en veux point ; mon imagination nous sert mieux l'un et l'autre.

Il était minuit passé quand je sortis de chez le Baron. J'allai pourtant chez Grimm y chercher la neuvième lettre de mon amie. Un petit comte allemand, qui m'a pris en amitié, nous

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 165

accompagna et me remit à ma porte à une heure du matin. Je vous ai lue avant que de m'endormir ; aurais-je bien dormi avec une lettre de mon amie fermée sous mon oreiller? J'ai été voir aujourd'hui d'Alembcrt, qui s'est fait transporter de chez lui chez M. Watelet. Je l'ai trouvé seul; notre entrevue a été fort tendre. De là, dîner chez la très-aimable sœur avec La Rue. Nous de- vions après diner aller voir ensemble les tableaux du Luxem- bourg; mais le travail pressé de l'atelier ne l'a pas permis.

Nos conversations continuent d'être charmantes; nous y par- lons sans cesse de la mère, des enfants, des petits-enfants, de tout ce qui nous est le plus cher au monde ; ne manquez pas de le leur dire. Il est ariivé à la chère sœur une grande aventure; je la saurai demain; mais, chut. Adieu, adieu.

XG

A Paris, le 18 août 1765.

Vous voyez bien, chère amie, que jusqu'ici je n'ai pas en- core répondu un seul mot à aucune de vos lettres. Ce sera ma ressource dans la saison morte, lorsque tous mes amis seront absents et que j'en serai réduit comme vous aux petits événe- ments domestiques.

Cette jeune personne qui faisait bonne ou mauvaise compa- gnie à M. Gaschon regardait la chère sœur avec un œil envieux et inquiet; elle ne perdait pas une de ses paroles. Sans autre intelligence entre nous que celle qui naissait de la malice com- mune et de l'occasion, nous nous faisions un amusement cruel de la tourmenter. Moi, je suis une bonne âme; nous n'eûmes pas mis le pied hors de l'appartement, que j'eus des remords. M""*^ Le Gendre la plaignait beaucoup, si son caractère répondait à sa figure, de s'être attachée à un homme aussi léger que M. Gaschon. Nous avons beau être près de nous-mêmes, quelle facilité k nous oublier n'avons-nous pas 1 Nous portons de la conduite des autres un jugement sévère, sans nous apercevoir qu'il tombe à plomb sur la nôtre. Le rôle de M. Gaschon est.

166 LEFTRES A MADEMOISELLE VQLLÂND.

après tout, bien moins répréhensible que le sien. Gaschon fait clés serments, et il croit, en dépit d'une expérience de quarante ans, que le dernier est celui qu'il ne violera pas. Elle, elle ap- pelle les serments; elle les reçoit, elle en fait peut-être, et le lendemain elle se moque et des serments qu'elle a faits et de ceux qu'elle a reçus.

Cette personne qui devient, par la satire indécente qu'elle hasarde sur M'"^ Calas, l'objet de sa furie, qui croyez-vous que c'était? M"'' Boileau. Il est bien singulier qu'avec de l'esprit, du goût, de la finesse, de la sensibilité, de l'âme, de l'honnêteté, du sens, de la raison, du jugement, cette fille n'ait presque que des idées d'emprunt, et que, pouvant dire d'elle-même une infi- nité de bonnes choses, elle soit perpétuellement l'écho de la sottise qui l'environne. On dirait qu'elle ne sent ni le ridicule des propos qu'elle entend, ni celui des personnes qui les tien- nent. C'est comme une éponge prête à recevoir et à rendre in- distinctement toutes les liqueurs qu'on lui présente; elle s'a- breuve dans un endroit, et elle va bien vile se faire presser dans un autre. Le projet était de la clique anti-philosophique. La clique philosophique est odieuse aux gens du monde, parce que les gens du monde sont ignorants et frivoles, et qu'un phi- losophe s'en aperçoit; qu'ils ne peuvent douter du mépris qu'il doit faire d'eux, et qu'ils ont la conscience qu'ils le méritent. Yoilà les gens qui l'entourent et qui la sifflent, ou, pour mieux suivre ma comparaison, qui l'empreignent. Qu'il est essentiel à une femme de s'attacher un homme de sens! Vous n'êtes pour la plupart que ce qu'il nous plaît que vous soyez ; voilà la rai- son pour laquelle celles qui sont à beaucoup d'hommes ne sont rien; leur caractère, ainsi que leur ramage, est fait de pièces et de morceaux. Un homme de goût qui s'amuserait à les étu- dier restituerait à chacun ce qui lui appartient. L'idée qui leur vient le matin désignerait souvent celui avec qui elles ont passé la nuit. Vous mourez toutes à quinze ans.

Mais laissons La Bruyère, et venons à quelque chose qui nous touche de plus près. Ah! mon amie, je crains bien que nous ne soyons séparés pour longtemps, et que la maison que vous devez occuper ici ne soiL à bâtir. Ici commencerait la pro- phétie de Denis Diderot de Langres ; mais il attend. Souvenez- vous bien seulement que si la maison s'achète, vous aurez passé

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 107

près de deux ans en province, dans l'espérance de demeurer toutes ensemble, et que vous n'y demeurerez pas.

Je veux absolument achever, et je crains bien qu'au moment je vous parle, ce ne soit une alYaire faite. Connaissez-vous une maison appartenant à MM. de Noailles, dont la ruine d'un des côtes a entraîné la ruine de l'autre, sise dans la rue Sainte- Anne ou rue de Richelieu? C'est l'hôtel garni de Suède, rue Sainte-Anne. Eh bien, M. de Prisye avait vu M. de La Yergne ; il venait rendre compte de sa mission qu'il avait fort bien faite; et l'on a dîner aujourd'hui chez M. de La Yergne. C'est un objet de quarante cinquante mille francs. La façade n'est plus d'aplomb; un des murs mitoyens a plié, les poutres de la charpente se sont brisées, les plafonds ont fléchi, et le mur opposé s'est incliné sur l'autre. Quand on aura mis le mar- teau, et qu'au dégât du marteau se joindra le dégât des fantai- sies de l'acquéreur, jugez ce que cela deviendra, et jusqu'où nous voilà renvoyés, surtout si madame votre mère a la pru- dence de ne pas s'exposer aux mauvais effets d'une maçonnerie toute fraîche.

La chère sœur a beau dire qu'il faut renoncer à cette acqui- sition, si le prix n'en est pas tout à fait modéré, et s'il n'y a pas de l'espace à loger toute la famille ; l'époux va toujours son train.

Notre ouvrage serait fini, sans une nouvelle bêtise de l'im- primeur qui avait oublié dans uu coin une portion du manus- crit.

J'en ai, je crois, pour le reste de la semaine, après laquelle je m'écrierai : Terre l terre!

J'ai entamé l'affaire d'intérêt, qui se terminera, selon toute apparence, à mon entière satisfaction; on m'accordera un exem- plaire pour un honnête travailleur à qui je l'ai promis. On me cédera quelques livres que je dois. On déchirera un ou deux billets que j'ai signés, et l'on m'accordera quatorze cent vingt- huit livres pour un dernier volume que je n'ai pas cédé; toutes mes dettes seront acquittées, et je marcherai sur la terre léger comme une plume.

La tranquillité stupide de Le Breton, qui se trouve sur le penchant de la ruine et du déshonneur, me confond. J'ai vu un de ses confrères qui ne dort plus d'un si bon sommeil. Il igno-

168 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

rait la manœuvre de Le Breton*. Je la lui ai apprise, et il s'en est expliqué comme moi. Cette conduite lui paraît d'une indi- gnité inouïe. Il l'appelle infâme, injurieuse à ses associés, aux auteurs, à l'éditeur, au public. Il en sent toutes les suites. Il m'a plus remercié du silence que j'ai gardé; il est plus elïrayé de l'éclat qu'il prévoit: il est dans des transes que je ne saurais vous dire. C'est David ; c'est un homme dur, avare, mais juste. La belle scène qu'il prépare à ma brute, à la première assemblée qu'ils auront! Adieu la tabatière d'or que la bonne vieille d'Houry ^ m'avait promise ! Mais en vérité je voudrais, et pour la tabatière, et pour dix fois autant de louis qu'elle en contiendrait, que le massacre de notre ouvrage n'eût pas été fait. L'homme le plus intéressé au succès de l'entreprise nous fait lui seul plus de mal que nous n'en avons souffert des efforts de tous nos ennemis réunis. N'est-ce pas une aventure à rendre fou? Il s'est complu pendant quatre ans de suite dans son infamie. II se levait pendant la nuit pour mettre le feu à ses magasins; et cela lui paraissait plaisant. 11 promène autour de moi sa lourde et pesante figure; il s'assied, il se lève; il se rassied, il voudrait parler, il se tait : je ne sais ce qu'il me veut. Serait-ce par hasard de prendre sur moi, auprès des au- teurs, son infâme action? Je le voudrais bien!

Il est impossible de faire ni le mal, ni le bien impunément. On est puni de l'un par les lois, de l'autre par l'envie. Ce pro- jet de souscription si honnête, si bien imaginé, eh bien, ne le voilà-t-il pas arrêté, ou sur le point de l'être ' ! Il faut convenir que c'est la vengeance la plus cruelle qu'il fût possible de pren-

1. Voir dans la Correspondance générale la lettre à Le Breton, du 12 novembre 1764.

2. M'"« Le Breton.

3. Griinm, qui dans sa Correspondance, au 15 avril 17G5, annonce le premier projet d'une souscription pour une gravure représentant la famille des Calas, et vendue à leur profit, dit, au 15 août suivant, qu'à peine ce projet fut-il devenu public, on exigea du lieutenant de police de faire suspendre la souscription. « Un des premiers magistrats du royaume a motivé la nécessité de cette suspension par les trois raisons suivantes: 1" parce que M. de Voltaire paraissait être le premier ins- tigateur de cette souscription; 'î" parce que l'estampe était un monument injurieux au i)arlement de Toulouse; 3" parce que ce serait faire du bien à un protestant. » Quelque révoltants que fussent ces motifs, ils prévalurent. La souscription ne put être secondée i)ar la publicité et n'atteignit par conséquent que bien incomplète- ment le but qu'on s'était proposé. Voltaire souscrivit pour douze exemplaires de la

LETTRES A MADEMOISELLE V(3LLANr). 1G9

cire du parlement de Toulouse, le lénioigruige le plus authen- tique du mépris que l'on porte à présent à ces opinions reli- gieuses qui ont si souvent étoulïé l'humanité dans le cœur de l'homme; le moyen le plus adroit de désespérer les fauteurs scélérats de ces absurdes et monstrueuses opinions; le spectacle le plus aniigeant pour eux; la manpie la plus évidente des pro- grès de la raison et des services de la philosophie. La liste des souscripteurs, si elle eût été nombreuse et qu'elle eût renfermé des hommes de tout état, comme il serait arrivé S eût présenté le monument le plus honorable de la bienfaisance naturelle. Le ton du projet avec l'épigraphe tirée de Lucrèce, l'afliche la plus hardie tirée du fatalisme, et la satire la plus violente et la plus cachée de leur providence : le moyen que cela pût aller sans bruit! J'avais tout prévu et tout dit à Grimm, qui s'en est moqué.

J'achève cette lettre, et je cours chez M'"" d'Épinay, qui m'ap- pelle pour causer apparemment de ce conlre-temps.

Sans la crainte de vous ruiner, je vous aurais envoyé, sous l'enveloppe d'un de mes billets doux de quatre pages, le livre de...

J'ai fait un Avertissement pour les dix volumes de notre ouvrage qui restent à paraître. Je ne sais qu'en dire, c'est peut-être une chose excellente ; c'en est peut-être une médiocre. Je l'ai remis à Grimm qui l'emportera à la campagne, et qui en jugera plus sainement dans le silence de la solitude. Je ne lui conseille pas de me donner de l'ouvrage : j'en suis incapable. L'esprit est abattu, la tête lasse et paresseuse, le corps en pi- teux état. Il ne me reste de bon que la partie de moi-même dont vous vous êtes emparée. C'est un dépôt je la trouve si bien que j'ai résolu de l'y laisser toute ma vie. Ne me le conseillez- vous pas?

gravure, comme on le voit dans sa lettre à Damilaville, du 19 avril 1703; le duc de Choiseul envoya cent louis pour deux, et la duchesse d'Enville cinquante pour un seul. (T.)

1. La veille du jour que la susi)ension de la souscription a rté ordonnée, André Souhart, maître maçon, arriva chez le notaire : « Est-ce ici, dit-il, qu'on souscrit pour Mra<= Calas? Je voudrais avoir quarante mille livres de rente pour les partager avec cette femme malheureuse; mais je n'ai que mon travail et sept enfants à nourrir; donnez-moi une souscription : voilà mon écu... i> (Grimm, Correspondance lUtéraire, l.jaoùt 1705).

170 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

A propos, savez-voLis bien qu'il ne tient qu'à moi d'être vain! 11 y a ici une M'"^ Necker, jolie femme et bel esprit, qui raffole de moi : c'est une persécution pour m'avoir chez elle. Suard lui fait sa cour avec une assiduité à tromper M. de ... Aussi le pauvre M. de ... l'est-il parfaitement, comme vous en jugerez par la mauvaise plaisanterie que je vais vous dire : <( Eh bien! lui disait M. ..., quelques jours avant son départ, on ne vous voit plus, tendre grenouille? Qu'est-ce que cela signi- fie, tendre grenouille? Eh! oui, est-ce que vous ne passez pas à présent vos jours et vos nuits à soupirer au Marais. » ]\/[me jN^ecker demeure au Marais. C'est une Genevoise sans for- tune, qui a de la beauté, des connaissances et de l'esprit, à qui le banquier INecker vient de donner un très-bel état. On disait: « Croyez-vous qu'une fenniie qui doit tout à son mari osât lui manquer? » On répondit : « Rien de plus ingrat dans ce monde ! » Le polisson qui fit cette réponse, c'est moi. 11 s'agissait d'une femme : quand il s'agira d'un homme, laissez ma phrase telle qu'elle est; finissez-la seulement par l'autre monosyllabe, si vous le savez. En effet, il y en a beaucoup des uns et des autres qui n'ont que la mémoire du service présent.

Mon autre aventure de fiacre, la voici : Il pleuvait à seaux ; il était onze heures et demie du soir; je m'en revenais de la rue des Yieux-Augustins; mon fiacre descendait la rue des Pe- tits-Champs à toutes jambes; un cabriolet la remontait encore plus vite; les deux voitures se heurtent, et voilà le cabriolet jeté dans la porte vitrée du café, et la porte mise en cent mille pièces. Je vous laisse à deviner le reste de cette aventure : les cris mêlés du cafetier, du maître du cabriolet et de mon fiacre; le cabriolet brisé et à moitié engagé dans la boutique du cafe- tier; les chevaux abattus; le valet à moitié rompu; et les jure- ments du fiacre arrêté, et votre serviteur à pied au milieu du déluge. 11 aurait été plus de deux heures du matin, quand je serais rentré chez moi, si cela m'avait arrêté. Voilà le pendant de la tempête de Yialet.

M. Le Gendre n'a rien épargné pour m'engager à prendre à côté de madame place dans sa voiture pour Reims ; mais ma- dame m'a avoué ingénument que c'était bien à condition que je n'accepterais pas. Je ne puis supporter ces petites ruses-là. Si je l'avais pris au mot! Oh! l'on aurait alors travaillé à rendre

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 171

la chose impossible; mais y a-t-il bien de l'ingénuiU' à M""" Le Gendre? Je suis devenu d'une méfiance insupportal)l('. L'invi- tation s'était faite en présence de M... Vous entendez le reste. Cet homme-là me fera un de ces matins quelque tracas- serie endiablée. Il est certain qu'il souffre avec une impatience mortelle que je parle si souvent à la chère sœur. Notre intimité le désespère. Il sait tout le cas que je fais de Vialet: il ne doute pas que je n'aie deux moyens de le desservir auprès d'elle : l'un, de lui mettre sans cesse sous les yeux la difl'érence d'un homme sensé et d'un sot; l'autre de lui rappeler ses premiers engagements. Avec toute sa probité scrupuleuse, c'est un homme à me faire quelque perfidie; il mentira, il inventera, il parlera, il fera parler ; l'autre est toujours prêt à s'ombrager. Pom- Dieu, qu'elle parte bien vite, afin que ma prophétie ne s'accomplisse du moins qu'à son retour ! Il sait toute la platitude qu'il y a à ramener sans cesse ses bonnes œuvres, dont la dernière racon- tée avait encore pour objet un joli garçon ; il tourne, il se brouille, il s'embarrasse; on ne sait d'abord cet amphigouri aboutira, et c'est toujours à sa bienfaisance. Cela pue à infec- ter ; mais ne lisez rien dans mes lettres sur M...; il est sûr qu'on en rafible.

Adieu, ma bonne et tendre amie; portez-vous bien; faites des vœux pour ma santé et pour la fin de mes affaires. Si votre cœur me souhaite autant que vous êtes désirée du mien, c'est pour le coup que je dirai aussi : 0 ma chère tante! le joli sé- jour que celui d'isle. Mille respects à toutes ces dames.

XCI

Ce 8 scptombre t7Gj.

Sommes-nous faits pour attendre toujours le bonheur? le bonheur est-il fait pour ne venir jamais? Encore deux ou trois mois de la vie que je mène, et je reste convaincu que les condi- tions de l'homme sont toutes également indifférentes, et je m'abandonne au torrent qui entraîne les choses, sans me sou-

172 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

cier de la manière dont il disposera de moi. J'avais une fortune bornée ; la nécessité de la partager au temps une fille nubile me demanderait sa dot, et l'impossibilité de ce partage sans aller chercher l'aisance en province, ou sans ressentir la disette à Paris, m'inquiétait, et semblait me condamner au travail jusque dans l'âge des infirmités et du repos. Un événement inattendu m'enrichit et ne me laisse aucun souci sur l'avenir. En ai-je été plus heureux? Aucunement. Une chaîne ininterrompue de petites peines m'a conduit jusqu'au moment présent. Si je faisais l'histoire de ces peines, je sais bien qu'on en rirait : c'est le parti que je prends moi-même quelquefois; mais qu'est-ce que cela fait? Mes instants n'en ont pas été moins troublés, et je ne prévois pas que ceux qui suivront soient plus tranquilles... Mais je crois que ma digestion va mieux, puisqu'à mesure que j'écris, je perds l'envie de continuer sur ce ton triste et moraliste.

Don Diego est revenu. J'avais prédit que l'année du retrait et le délai de la jouissance ne le dégoûteraient point de l'acqui- sition; ma prédiction s'est accomplie. Reste à savoir comment on s'y prendra pour ne point s'abîmer de dépense, si l'on ne veut pas se résoudre à vivre séparé de vous pendant deux ou trois ans. Je me trouve au milieu de ces délibérations-là, et je me tais. On ne parle que pour ouvrir un avis conforme aux in- térêts de ceux qui me consultent, mais si contraire aux miens, que c'est presque à faire douter de l'atlachemement que j'ai pour vous.

Hier, aux Tuileries, M. Le Grand en fut tout à fait scandalisé. Je disais à la chère sœur qu'il fallait vivre quatre à cinq mois de l'année à Paris, et aller avec sa fille, son fils et un précep- teur, s'établir les huit autres la terre de madame sa mère. Le Grand, qui était à côté de moi, me tira à l'écart, et me dit : u Y pensez-vous ! si l'on suit le conseil que vous donnez, que deviendra- t-elle? que deviendrez-vous? 11 n'y a pas tant de générosité dans cet oubli d'elle et de moi, lui répondis-je, que vous y en supposez. La considération de son bonheur et du mien n'influera aucunement dans l'arrangement qu'on prendra; notre liaison n'a de l'importance que pour nous; nous nous connaîirions bien mal en gens si nous allions nous imaginer qu'on pût la compter pour quelque chose dans une afiaire

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 173

d'argent et d'économie. La bienséance et le mérite d'évaluer juste le prix qu'on y met sont les seuls avantages à tirer de notre position, et ils me resteront. C'est peu de chose; mais c'est encore moins que rien. Gela m'épargne des réflexions inu- tiles, et aux autres le petit embarras d'y répondre. » Je crois, mon amie, que je vois juste et que j'agis bien. Qu'en pensez- vous?

Nous allâmes tous, hier lundi, dîner chez M. Gaschon. J'avais proposé de louer pour deux ans un appartement dans sa maison ; on y aurait des caves admirables pour cinq ou six mille bouteilles de vin qui jouent un grand rôle dans nos déli- bérations. M""" Le Gendre saisit cet avis avec la chaleur que vous lui connaissez; mais don Diego ne manqua pas de lui ob- jecter cette scrupuleuse bienséance qui l'avait détournée, il y a trois ou quatre mois, d'habiter, jeune et jolie, sous le même toit avec un garçon dont la réputation de sagesse n'est pas encore établie; mais elle est si fatiguée d'incertitudes que l'in- convénient de les voir durer est le seul qu'elle connaisse. Elle répondit lestement au cher époux qui parut dans ce moment préférer sa femme à son vin : c'est qu'il a d'autres vues; et elles^ ne sont pas si secrètes qu'on ne les devinât bien sans être un OEdipe : à force de converser avec un Sphinx, on se tire de ses énigmes.

Après dîner, Gaschon alla faire le pied de grue au bout du Pont-Royal, par un temps assez froid, pour saisir au passage un ambassadeur de Portugal qui s'intéresse à M'"" Germain. Malade, impatient et frileux, il faut qu'il en soit encore aux pe- tits soins avec cette femme. D'ailleurs il parle des friponneries du mari, comme la chère sœur des cheveux de son fds qui ne sont qu'un peu jaunes.

M"'' Boileau, elle et moi, nous fûmes attendre aux Tuileries Le Grand et don Diego qui étaient allés visiter la maison. Cette maison a bien changé depuis qu'elle est nôtre. Il y a huit jours qu'elle tombait en ruine, aujourd'hui il n'y a plus qu'un ou deux plafonds à relever; et ces misérables réparations ne valent pas la peine d'attendre la fin d'un décret; et la très-chère sœur, qui coucherait cent ans et plus encore avec son mari sans le connaître davantage, ne voit pas qu'on veut l'installer là, et la promener d'étage en étage, tandis qu'on maçonnera, ou l'en-

\lk LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

voyer en province, avec la belle confiance qu'elle aura en un clin d'œil un hôtel tout prêt à la recevoir.

Vous vous êtes sauvée de Paris pour ne plus entendre parler maison, et je n'ai pas cessé de vous en ennuyer. Prenez patience; don Diego part jeudi; la chère sœur dans le courant de la semaine suivante; je resterai seul, et vous n'entendrez plus parler de rien ; mais j'oubliais qu'elle allait vous trouver, et que les maisons la suivraient encore vous êtes.

Je ne l'ai point vue aujourd'hui. Elle aura été abandonnée toute la journée à M... qu'elle prétend avoir renvoyé bien loin. Je m'étais laissé entraîner, il y a cinq ou six jours, chez les Van Loo que je trouvai tous de bonnes gens. J'y dînai comme en famille, avec un Anglais, premier peintre du roi d'Angleterre, sa femme et sa fille. Cet Anglais s'appelle M. de Piamsay; c'est lui dont il est parlé dans certains papiers de Voltaire sur les Calas, l'on rappelle l'histoire d'une jeune fille dont la four- berie exposa sept ou huit honnêtes gens à périr ignominieuse- ment, et qui auraient eu le sort le plus malheureux si ce M. de Ramsay n'avait ouvert les yeux à la justice. On dit qu'il peint mal, mais il raisonne très-bien K

On fit, après dîner, la partie pour aujourd'hui d'aller voir le cabinet du Jardin du Roi ; je me chargeai de le faire ouvrir pour la compagnie, lorsqu'il serait fermé pour le public.

J'oubliais de vous dire que l'arrivée de M™^ Vernet et de M""" Blondel chez Van Loo me mit en fuite de très-bonne heure.

Nous avons tous dîné aujourd'hui chez La Tour. Sur le soir nous avons été promener au jardin de l'Infante-, je n'ai pu esquiver M"'" Blondel. Mous avons renoué connaissance; nous sommes tout au mieux; mais nous ne nous reverrons plus; nous sommes dans l'usage de mettre six ou sept ans d'intervalle entre nos rencontres.

J'ai été sur le soir chez la chère sœur; elle était allée au Palais-Royal, je ne me suis pas mis en peine de la chercher,

1. AlUm Ramsay (1713-17S4), peintre de portraits officiels qu'il oxécat:iit liàtive- ment et avec le concours de plusieurs altistes, a été en corrospondauce avec Vol- taire et Rousseau. Tlioré le définit ainsi : «Homme très-distingué, peintre insigni- liant. »

2. Au Loa\ re, le long du quai.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 175

parce que ce n'est pas la servir peut-être comme elle paraît le désirer que de s'interposer sans cesse dans ses tôte-à-tête; et puis, ma foi, si elle en est autant excédée qu'elle dit, qu'elle s'en défasse au lieu d'appeler sans cesse à son secours. Elle tient avec cet homme-là une conduite politique que je ne sau- rais approuver. C'est de l'intérêt qu'elle y met, et lui est auto- risé à croire que c'est du goût; aussi cela va-t-il passablement tant qu'ils ne s'expliquent pas.

A propos vous allez rire sûrement d'une observation que- j'ai faite: c'est qu'il a découvert enfin qu'il ennuyait, et qu'il se pré- pare chez lui à être amusant. Il vient muni d'historiettes, de faits, de contes, de fatras bizarres de toutes couleurs, qu'il place comme il peut; mais comme j'ai une allure hétéroclite, bizarre, qui ne se prête pas trop aux lieux communs, il est rare que l'homme ne remporte une partie de sa provision.

Si vous voyiez le ton magistral que l'Académie lui a donné ! Mais à propos d'Académie, les Quarante sont dans la boue. Le roi a renvoyé à l'Académie des sciences la pension vacante par la mort de Clairaut, due à d'Alembert, qui n'est pas riche, et contestée à celui-ci par Vaucanson, qui a quarante mille livres de rente. D'Alembert a eu pour lui toutes les voix; il n'est resté à son concurrent que l'indignation publique; juste récompense de son avidité et de sa sordide avarice.

La partie du Jardin du Roi n'a pas pu se faire aujourd'hui; elle a été remise à demain matin par M. Daubenton. Cela me fait perdre des journées que je dois à mon amie.

Ah ! mon amie, la terrible corvée que ce salon ! La Rue, à qui j'ai fait entrevoir un petit intérêt, me sert fort bien, mais il faut que l'éducation de ce jeune homme ait été bien négligée; il écrit aussi mal qu'une blanchisseuse ou qu'un évêque; mais qu'est-ce que cela me fait? Ses remarques sont bonnes et je par- viens à les déchiffrer * .

Commencez-vous à vous remettre un peu des fêtes de Reims? L'inauguration, le dnier, le concert, le spectacle, le feu d'artifice, le souper, le bal, la promenade que j'oubliais, il y en a bien plus qu'il n'en faut pour mettre sur les dents une créature plus robuste que vous.

1. Il s'agit sans doute du sculpteur, ami de !a famille Le Gendre.

176 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

Vous avez rendu le repos à la chère sœur, et vous avez bien fait. Vous lui devez bien de l'amitié, car elle vous aime beau- coup; je suis tout à fait content de la manière dont vous ac- quittez cette dette. Je rêve quelquefois que si je mourais et qu'elle vous restât, la vie pourrait encore avoir toute sa dou- ceur pour vous. J'en suis plus tranquille sur les événements : c'est une consolation qui m'est assurée dans la maladie. Je hâte son départ tant que je puis; si celte meilleure partie de vous-même ne vous est pas encore rendue, ce n'est ni sa faute ni la mienne. Vos lettres lui font un plaisir infini. J'en allonge la lecture des miennes. Ecrivez-lui souvent, écrivez- lui fort au long. Je regretterai le moins que je pourrai tous les instants que vous me volerez pour elle. C'est en sa faveur seulement que je vous pardonnerai de prendre sur votre sommeil.

J'ai reçu votre numéro 18, mais le numéro 17, est-il? qu'est-il devenu? La lettre de Ghâlons doit-elle, ou ne doit-elle pas être comptée?

Je n'ai rien encore fini avec mes libraires. Je n'ai ni l'argent qu'ils me doivent, ni compte arrêté. Cela me ferait sauter aux nues, sans un petit souci d'âme qui est venu tout à propos faire distraction aux choses d'intérêt. C'est une belle et bonne chose que de n'avoir qu'un petit coin sensible ; il est très-douloureux d'être blessé là, ne fût-ce que d'une égratignure d'épingle; mais en revanche aussi, tout le reste est invulnérable.

L'argent de l'impératrice, auquel vous avez eu la bonté de penser, est placé en quatre billets de fermiers généraux, dont la date est du 1'''" du mois d'août, ce qui me fait perdre deux mois d'intérêt : c'est ainsi qu'il l'a plu à Dieu et au doux et poli M. de Saint-Marc.

Adieu, chère et tendre amie ; portez-vous bien, dormez bien, et quand vous serez bien reposée, écrivez à la chère sœur, écri- vez-moi. Jouissez de tout ce que le séjour d'Lsle peut vous offrir d'agréable, jusqu'au moment la chère sœur ira vous rejoindre et vous restituer la plus douce partie du bonheur qui vous manque. Si je puis, j'irai sous quinzaine faire variété et m'in- terposer entre eWp et vous : c'est mon rùle ici ; ce sera encore mon rôle là-bas, et il ne me déplaira plus. Mille tendres res- pects à madame votre mère et à madame votre sœur. Si M"" Mé-

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 177

lanie m'avait oublié! eh bien! eli bien! je me souviendrais en- core d'elle.

C'est la vingtième, je crois. Je répondrai jeudi à votre vingt- deuxième.

XGIl

A Paris, le 20 septembre 17G5.

Par commencerai-je? Ma foi, je n'en sais rien. Pourquoi pas par nos soirées, puisque ce sont pour la chère sœur et pour moi des heures délicieuses, l'attente de toute notre journée et la consolation de son ennui? Pourquoi n'êtes-vous pas de ces entietiens-là? Vous auriez entendu tout ce qui s'y dit, et vous sauriez tout ce qu'il m'est impossible de vous rendre. Non, je ne crois pas qu'il y ait sous le ciel une plus honnête et plus innocente créature que cette petite sœur. A l'âge qu'elle a, avec sa pénétration, son esprit, femme et mère, pour peu qu'il y ait de malhonnêteté dans un usage, dans les conventions, dans les mœurs, elle n'y entend rien ; elle est à quinze ans; cela lui est étranger, et les choses courantes sont des énigmes qu'on lui explique, et au sens desquelles elle a toute la peine du monde à croire. Je lui disais que quand un homme avait osé dire à une femme mariée : Je vous aime, et qu'elle avait répondu : Et moi je vous aime aussi, tout était arrangé entre eux, qu'il ne leur manquait plus que l'occasion ; que, s'il arrivait qu'on trouvât le lendemain cette femme triste, froide, indifférente, soucieuse, on lui supposait des réllexions, des craintes qui l'arrêtaient et qui la faisaient revenir contre un engagement formel; qu'il était ainsi d'une fdle à un homme marié, d'un homme quel qu'il fût à une religieuse, et qu'il n'y avait pas une femme mariée sous le ciel dans la bouche de laquelle je vous aime n'ait précisément la même valeur que dans la bouche de son amant; que ces expressions n'avaient pas tout à fait la même force d'une jeune fille à un jeune garçon, parce qu'elles ne décelaient point un sentiment défendu; qu'il y avait un moyen licite de les livrer à leurs désirs mutuels; que la volonté de leurs parents, et cent XIX. 12

178 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

autres considérations sous-entendues, faisaient une restriction tacite à leurs aveux ; au lieu que ceux qui étaient liés par quel- ques vœux solennels qui les séparaient étaient censés avoir pris parti sur cet obstacle, lorsqu'ils s'expliquaient une fois. Elle tombe des nues, quand je lui parle ainsi ; et quand elle dit à un homme : Je vous aime^ savez- vous ce que cela signifie? Je n'accepte de vous que les qualités qui manquent à mon mari, et mon mari n'est pas impuissant. Puis, quand elle a trouvé cela, elle est enchantée, elle croit de la meilleure foi du monde avoir découvert le secret de son cœur. 11 est vrai que je n'ai pas la complaisance de lui laisser longtemps cette illusion. Mais si cela est, lui dis-je, qu'avez-vous besoin d'un amant? Moi qui suis votre ami, votre sœur qui vous aime si tendrement, ne vous offrons-nous pas, ensemble ou séparés, les qualités qui man- quent à votre époux? Peu à peu je l'amène à reconnaître qu'elle désire vraiment quelque chose de plus que ce qu'elle avoue, qu'il y a des caresses que nous ne lui proposons jamais l'un et l'autre, et qui lui seraient douces, et elle en convient; que, s'il y avait sous le ciel un homme en qui elle eût assez de confiance pour espérer qu'il se renfermerait dans de certaines bornes, elle aimerait à s'asseoir sur ses genoux, à sentir ses bras la serrer tendrement, à lire la passion la plus vive dans .ses regards, à approcher son front, ses yeux, ses joues, sa bouche même de sa bouche, et elle en convient; qu'après quelques essais de tout ce qu'elle peut attendre de la retenue d'un pareil amant, peut-être elle oserait un jour se livrer à toute l'ivresse de son âme et de ses sens, et elle en convient encore; mais ce que je lui prédis et ce dont elle ne convient ni ne disconvient tout à fait, c'est qu'elle sentirait tôt ou tard qu'elle pourrait être plus heureuse; que cette jouissance, toute voluptueuse qu'elle l'aurait éprouvée, lui paraîtrait incomplète ; que cette retenue qu'elle aurait si journellement exigée, et qu'on aurait si scrupuleuse- ment gardée avec elle et dans des instants si difficiles, finirait par la blesser; que plus elle serait honnête, plus elle saurait mauvais gré à son amant de la laisser impitoyablement lutter entre sa passion et sa vertu; qu'elle le bouderait le lendemain sans trop savoir pourquoi ; mais que, si elle voulait un peu re- garder au fond de son cœur, elle verrait que, tout en louant son amant de la fidélité scrupuleuse avec laquelle il se serait sou-

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 170

venu de sa promesse, elle lui saurait le plus mauvais gré de n'y avoir pas manqué, lorsque, n'étant plus maîtresse d'elle-même, sa l'aiJDlesse involontaire, toute la trahison de ses sens l'aurait suffisamment excusée à ses yeux. D'ailleurs, l'amour-propre s'accommode-t-il de tant de mémoire? Pardonne-t-on à un homme de se posséder si bien, lorsqu'on s'est tout à fait oubliée? Est-on assez aimée, est-on assez belle à ses yeux? Je jure que je ne connais point les femmes, ou qu'il n'y en a aucune qui ne rompît un beau jour avec un amant si discret; cela sous pré- texte que les plaisirs auxquels on s'est livré, après tout, ne sont pourtant pas innocents: on aurait des remords de conti- nuer de s'exposer au péril, sans aucune espérance d'y rester. On se dégoûterait d'un homme qui ne se placerait jamais, de lui-même, comme on le veut et comme on n'ose se l'avouer; et l'on aurait incessamment trouvé cent mauvaises raisons hon- nêtes pour se colorer à soi-même la plus déshonnête des rup- tures. On aurait bien mieux aimé avoir le lendemain à se'désoler, à verser des larmes, à l'accabler, à s'accabler soi-même de reproches, à entendre ses excuses, à les approuver et à se pré- cipiter derechef entre ses bras; car après la première faute, on sait secrètement que le reste ira comme cela; et l'on se dépite d'attendre que cette faute, qui doit nous soulager d'une lutte pénible et nous assurer une suite de plaisirs entiers et non interrompus, soit commise et ne se commette pas.

Eh bien ! chère amie, ne trouvez-vous pas que depuis la fée Taupe, de Crébillon, jusqu'à ce jour, personne n'a mieux su marivauder que moi ?

Le Baron est de retour d'Angleterre : il est parti pour ce pays, prévenu; il y a reçu l'accueil le plus agréable, il y a joui de la plus belle santé, cependant il en est revenu mécontent; mécontent de la contrée qu'il ne trouve ni aussi peuplée, ni aussi bien cultivée qu'on le disait ; mécontent des bâtiments qui sont presque tous bizarres et gothiques; mécontent des jardins l'affectation d'imiter la nature est pire que la monotone symé- trie de l'art; mécontent du goût qui entasse dans les palais l'excellent, le bon, le mauvais, le détestable, pêle-mêle; mé- content des amusements qui ont l'air de cérémonies religieuses ; mécontent des hommes sur le visage desquels on ne voit jamais la confiance, l'amitié, la gaieté, la sociabilité, mais qui portent

180 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLÂND.

tous celte inscription : Qu est-ce epiil y a de commun entre vous et moi? mécontent des grands qui sont tristes, froids, hauts, dédaigneux et vains, et des petits qui sont durs, insolents et barbares ; mécontent des repas d'amis chacun se place selon son rang, et la formalité et la cérémonie sont à côté de chaque convive; mécontent des repas d'auberge l'on est bien et promptement servi, mais sans aucune affabilité. Je ne lui ai entendu louer que la facihté de voyager; il dit qu'il n'y a aucun village, même sur une route de traverse, l'on ne trouve quatre ou cinq chaises de poste et vingt chevaux prêts à partir. Il a traversé toute la province de Kent, une des plus fertiles de l'An- gleterre; il prétend qu'elle n'est pas à comparera notre Flandre. Il a bien repris du goût pour le séjour de la France dans son voyage d'Angleterre. 11 nous a avoué qu'à tout moment il se surprenait disant au fond de son cœur : Oh! Paris, quand te reverrai-je? Ah! mes chers amis, êtes-vous? Oh! Français, vous êtes bien légers et bien fous, mais vous valez cent fois mieux que ces maussades et tristes penseurs-ci. Il prétend qu'on ne boit du vin de Champagne qu'en France; qu'on n'est gai, qu'on ne rit, qu'on ne s'amuse qu'ici.

Il a été tout à fait plaisant à la vue de sa femme, qu'il a trouvée avec de la santé et un assez bel embonpoint : « Mais, madame, lui disait-il, cela est scandaleux, c'est donc ainsi que l'absence d'un époux vous désole? Eh bien! puisque mes voyages vous réussissent si bien, il n'y a qu'à s'en aller. »

Oui, mon enfant, cette acquisition est consommée; le mari a laissé sa procuration; la femme n'est retenue ici que par l'incer- titude de son sort : suivra-t-elle son goût en allant à Isle? ou l'intention de son mari est-elle qu'elle aille le chercher à Alen- çon? Je lui avais conseillé une bonne malice, c'était de lui écrire qu'elle était prête à tout, que si elle partait pour Isle, M. de..., qui avait une tournée à faire en Lorraine, s'offrait à la conduire ; que si elle partait pour Alençon, M. Le P..., qui avait une tournée à f«ire sur les confins de sa généralité, remettrait à un autre teii-i;)» le voyage de Lorraine. J'aurais été bien aise de voir sur quelle route il aurait le mieux aimé risquer d'être ce qu'il redoute si fort.

J'ai dîné hier avec toute une colonie anglaise. Ces gens-là paraissent avoir laissé leur morgue et leur tristesse sur les bords

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAM). 181

de ]a Tamise. Le Baron n'a pas manqué de voir notre ami Gar- rick et le beau mausolée qu'il a lait élever dans son jardin aux mânes de Shakspeare. En eiïct, il est beau, ce mausolée, et le jardin du comédien est un jardin. Sbakspeare était fait pour Garrick, et Garrick pour Shakspeare.

Aujourd'hui j'ai dîné avec une femme charmante qui n'a que quatre-vingts ans. Elle est pleine de santé et de gaieté. C'est la mère de Damilaville. Son âme est encore tout à fait douce et tendre. Elle parle amour, amitié, avec le feu, la chaleur, la sen- sibilité de vingt ans. Nous étions trois hommes à table avec elle; elle nous disait : « Mes amis, une conversation délicate, un re- gard vrai et passionné, une larme, une physionomie touchée, voilà le bon ; le reste ne vaut presque pas la peine qu'on en parle. Il y a certains mots qu'on me disait quand j'étais jeune et que je me rappelle aujourd'hui, dont un seul est préférable à dix faits glorieux ; par ma foi, je crois que si je les entendais encore à l'âge que j'ai, mon vieux cœur en palpiterait. Madame, c'est que votre cœur n'a pas vieilli. Non, mon enfant, tu as raison; il est tout jeune, il n'a que vingt ans. Ce n'est pas de m'avoir conservée longtemps que je rends grâce à Dieu, mais de m'avoir conservée bonne, douce et sensible. » En parlant ainsi, elle avait la physionomie intéressante.

En vérité, cette conversation valait mieux que toute la phi- losophie et la politique que nous avions faites quelques jours auparavant avec nos Anglais; il y en eut pourtant un qui nous raconta un fait plaisant. Un avare fut attaqué par des voleurs, il mit la tête k la portière et dit aux voleurs : « Mes amis, je m'appelle un tel ; si vous avez entendu parler de moi, vous devez savoir que mon or m'est plus cher que ma vie ; voyez si vous voulez me tuer. » Le voleur anglais ne tua point, et l'avare con- serva son or et sa vie. Bonsoir, mon amie; je m'en vais achever la nuit avec vous. Dormez un petit moment avec moi. M"^ Boi- leau ne veut pas croire que je sois sage pendant votre absence ; pourquoi donc cette jncrédulité?

182 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

XGIII

G octobre 1705.

Je vous ai promis de suivre les réflexions du Baron sur l'An- gleterre, et je n'ai rien de mieux à faire. Cela me distrait, vous instruit et vous amuse. Ke croyez pas que le partage de la richesse ne soit inégal qu'en France. Il y a deux cents seigneurs anglais qui ont chacun six, sept, huit, neuf, jusqu'à dix-huit cent mille livres de rente ; un clergé nombreux qui possède, comme le nôtre, un quart des Liens de l'État, mais qui fournit proportionnellement aux charges publiques, ce que le nôtre ne fait pas ; des commerçants d'une opulence exorbitante ; jugez du peu qui reste aux autres citoyens. Le monarque paraît avoir les mains libres pour le bien et liées pour le mal; mais il est autant et plus maître de tout qu'aucun autre souverain. Ailleurs la cour commande et se fait obéir. Là, elle corrompt et fait ce qui lui plaît, et la corruption des sujets est peut-être pire à la longue que la tyrannie. Il n'y a point d'éducation publique. Les collèges, somptueux bâtiments, palais comparables à notre château des Tuileries, sont occupés par de riches fainéants qui dorment et s'enivrent une partie du jour, dont ils emploient l'autre à façonner grossièrement quelques maussades apprentis ministres. L'or qui afiluc dans la capitale et des provinces et de toutes les contrées de la terre porte la main-d'œuvre à un prix exorbitant, encourage la contrebande et fait tomber les manu- factures. Soit effet du climat, soit effet de l'usage de la bière et des liqueurs fortes, des grosses viandes, des brouillards conti- nuels, de la fumée du charbon de terre qui les enveloppe sans cesse, ce peuple est triste et mélancolique. Ses jardins sont coupés d'allées tortueuses et étroites ; partout on y reconnaît un hôte qui se dérobe et qui veut être seul. vous rencontrez un temple gothique ; ailleurs une grotte, une cabane chinoise, des ruines, des obélisques, des cavernes, des tombeaux. Un parti- culier opulent a fait planter un grand espace de cyprès ; il a dispersé entre ces arbres des bustes de philosophes, des urnes

LETTRES A MADEMOISELLE VULLAND. 183

sépulcrales, des marbres antiques, sur lesquels on lit : Diis Manibus: Aux Mânes. Ce que le Baron appelle un cimetière ro- main, ce particulier l'appelle l'Elysée. Mais ce qui achève de caractériser la mélancolie nationale, c'est leur manière d'être dans ces édifices innnenses et somptueux qu'ils ont élevés au plaisir. On y entendrait trotter une suui'is. Cent fcnnnes droites et silencieuses s'y promènent autour d'un orchestre construit au milieu, et l'on exécute la musique la plus délicieuse. Le Baron compare ces tournées aux sept processions des Égyptiens autour du mausolée d'Osiris. Us ont des jardins publics qui sont ])eu fréquentés; en revanche le peuple n'est pas plus serré dans les rues qu'à Westminster, célèbre abbaye décorée des monu- ments funèbres de toutes les personnes illustres de la nation. Un mot charmant de mon ami Garrick, c'est que Londres est bon pour les Anglais, mais que Paris est bon pour tout le monde. Lorsque le Baron rendit visite à ce comédien célèbre, celui-ci le conduisit par un souterrain à la pointe d'une île arrosée par la Tamise. il trouva une coupole élevée sur des colonnes de marbre noir, et sous cette coupole, en marbre blanc, la statue de Shakspeare. « Voilà, lui dit-il, le tribut de reconnaissance que je dois à l'homme qui a fait ma considération, ma fortune et mon talent. »

L'Anglais est joueur; il joue des sommes effroyables. Il joue sans parler, il perd sans se plaindre, il use en un moment toutes les ressources de la vie ; rien n'est plus commun que d'y trou- ver un homme de trente ans devenu insensible à la richesse, à la table, aux femmes, à Tétude, même à la bienfaisance. L'en- nui les saisit au milieu des délices, et les conduit dans la Tamise, à moins qu'ils ne préfèrent de prendre le bout d'un pistolet entre leurs dents. Il y a, dans un endroit écarté du parc de Saint-James, un étang dont les femmes ont le privilège exclusif : c'est qu'elles vont se noyer. Ecoutez un fait bien capable de remplir de tristesse une âme sensible. Le Baron est conduit chez un homme charmant, plein de douceur et de poli- tesse, affable, instruit, opulent et honoré; cet homme lui paraît selon son cœur; l'amitié la plus étroite se lie entre eux; ils vivent ensemble et se séparent avec douleur. Le Baron revient en France; son soin le plus empressé, c'est de remercier cet Anglais de l'accueil qu'il en a reçu et de lui renouveler les sen-

18^ LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

timents d'attachement et d'estime qu'il lui a voués. Sa lettre était à moitié écrite lorsqu'on lui apprend que, deux jours après son départ de Londres, cet homme s'était brûlé la cervelle d'un coup de pistolet. Mais ce qu'il y a de singulier, c'est que ce dégoût de la vie, qui les promène de contrée en contrée, ne les quitte pas ; et qu'un Anglais qui voyage n'est souvent qu'un homme qui sort de son pays pour s'aller tuer ailleurs. N'en voilà-t-il pas un qui vient tout à l'heure de se jeter dans la Seine? On l'a péché vivant; on l'a conduit au Grand- Ghâtelet, et il a fallu que l'ambassadeur interposât toute son autorité pour empêcher qu'on n'en fît justice. M. Hume nous disait, il y a quelques jours, qu'aucune négociation politique ne l'avait au- tant intrigué que cette affaire, et qu'il avait été obligé d'aller vingt fois chez le premier président avant que d'avoir pu lui faire entendre qu'il n'y avait dans aucun des traités de la France et de l'Angleterre aucun article qui stipulât défense à un Anglais de se noyer dans la Seine sous peine d'être pendu; et il ajoutait que, si son compatriote avait été malheureusement écroué, il aurait risqué de perdre la vie ignominieusement, pour s'être ou ne s'être pas noyé. Si les Anglais sont bien insen- sés, vous conviendrez que les Français sont bien ridicules.

Les Anglais ont, comme nous, la fureur de convertir. Leurs missionnaires s'en vont dans le fond des forêts porter notre catéchisme aux sauvages. 11 y eut un des chefs de horde qui dit à un de ces missionnnaires : « Mon frère, regarde ma tête; mes cheveux sont tout gris ; en bonne foi crois-tu qu'on fasse croire toutes ces sottises-là à un homme de mon âge? Mais j'ai trois enfants. ÎNe t'adresse pas à l'aîné, tu le ferais rire ; empare-toi du plus petit, à qui tu persuaderas tout ce que tu voudras. » Un autre missionnaire prêchait à d'autres sauvages notre sainte religion, et la prédication se faisait par un truchement. Les sauvages, après avoir écouté quelque temps, firent demander aux missionnaires qu'est-ce qu'il y avait à gagner à cela. Le mis- sionnaire dit au truchement : « Répondez-leur qu'ils seront les serviteurs de Dieu. Non pas, s'il vous plaît, répliqua le tru- chement au missionnaire; ils ne veulent être les serviteurs de personne. Eh bien ! dit le missionnaire, dites-leur qu'ils se- ront les enfants de Dieu. Bon pour cela », reprit le tru- chement. En effet, la réponse fit plaisir aux sauvages.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 185

Puisque j'en suis sur ce chapitre, encore un fait que je tiens de M. Hume, et qui vous apprendra ce qu'il faut penser de ces prétendues conversions cannibales ou huronnes. Vin ministre croyait avoir fait un petit clief-d'œuvre en ce genre : il eut la vanité de montrer son prosélyte; il l'amena donc à Londres. On interroge le petit Iluron ; il répond à merveille. On le con- duit à la chapelle; on l'admet à la cène, ou communion qui, comme vous savez, se fait sous les deux espèces ; après la cène, le ministre lui dit : « Eh bien! mon fils, ne vous sentez-vous pas plus animé de l'amour de Dieu? La grâce du sacrement n'opère-t-elle pas en vous? Voire âme n'est-elle pas échauffée? Oui, répondit le petit Huron, le vin fait fort bien ; mais si l'on m'avait donné de l'eau-de-vie, je crois qu'elle aurait encore mieux fait. » La religion chrétienne est presque éteinte dans toute l'Angleterre. Les déistes y sont sans nombre; il n'y a pres- que point d'athées; ceux qui le sont s'en cachent. Un athée et un scélérat sont presque des noms synonymes pour eux. La pre- mière fois que M. Hume se trouva à la table de AL de , il était

assis à côté de lui. Je ne sais à quel propos le philosophe anglais

s'avisa de dire à M. de qu'il ne croyait pas aux athées, qu'il

n'en avait jamais vu. M. de lui dit : « Comptez com- bien nous sommes ici. » Nous étions dix-huit. M. de

ajouta : « Il n'est pas malheureux de pouvoir vous en compter quinze du premier coup : les trois autres ne savent qu'en penser \ »

Un peuple qui croit que c'est la croyance d'un Dieu et non pas les bonnes lois qui font les honnêtes gens ne me paraît guère avancé. Je traite l'existence de Dieu, relativement à un peuple, comme le mariage. L'un est un état, l'autre une notion excellente pour trois ou quatre têtes bien faites, mais funeste pour la généralité. Le vœu du mariage indissoluble fait et doit faire presque autant de malheureux que d'époux. La croyance d'un Dieu fait et doit faire presque autant de fanatiques que de croyants. Partout l'on admet un Dieu, il y a un culte;

1. Dans ses Mémoires, Samuel Romilly cite cette anecdote qu'il avait recueillie de la bouche mèm3 de Diderot. Il place la scène chez d'Holbach : « 11 (Hume) était assis à côté du baron; on parla de la religion naturelle : «Pour les athées, dit « Hume, je ne crois pas qu'il en existe, je n'en ai jamais vu. Vous avez été <( un peu malheureux, répondit l'autre, vous voici à table avec dix-sept à la fois. »

186 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

partout il y a un culte, rordi-e naturel des devoirs moraux est renversé, et la morale corrompue. Tut ou tard, il vient un moment la notion qui a empêché de voler un écu fait égor- ger cent mille hommes. Belle compensation! Tel a été, tel est, tel sera dans tous les temps et chez tous les peuples l'effet d'une doctrine sur laquelle il est impossible de s'accorder et à laquelle on attachera plus d'importance qu'à sa propre vie. Un Anglais s'avisa de publier un ouvrage contre l'immortalité de l'âme ; on lui fit dans les papiers publics une réponse bien cruelle. C'était un remerciement conçu en ces termes : « Nous tous

b , catins, maq , voleurs de grands chemins, assassins,

tiaitants, ministres, souverains, faisons nos très-humbles remer- ciements à l'auteur du Traite contre l'immortaUté de rame, de nous avoir appris que, si nous étions assez adroits pour échap- per aux châtiments dans ce monde-ci, nous n'en avons point à redouter dans l'autre. »

Mais en voilà bien assez sur nos Anglais; ma fantaisie est à présent de vous dire un mot des Espagnols. Je le tiens du baron de Gleichen, qui a été ambassadeur de Danemark à Madrid, et qui est à présent ambassadeur de Danemark en France. Nous fîmes, il y a quelque temps, chez lui un de ces dîners élégants dont je vous ai parlé quelquefois. Après ce dîner élégant pour le service, délicat pour les mets, charmant pour les propos, nous eûmes la musique la plus agréable ; après la musique la lecture des trois premiers chants d'un poëme dans le goût del'Arioste; après la lecture, de la musique encore, puis de la conversation et de la promenade. A propos de la littérature espagnole, pour nous en donner une idée, le baron nous fit l'analyse d'une de leurs meilleures comédies saintes qu'il avait vu représenter. Le théâtre montrait un temple, une exposition du Saint-Sacrement et tout un peuple en prière. La décoration changeait, et le théâ- tre montrait une foire avec des boutiques parmi lesquelles il y en avait trois dont une était la boutique de la Mort, la seconde la boutique du Péché, et entre ces deux dernières, la troisième, la boutique de Jésus-Christ. Chacun avait son enseigne; chacun appelait les chalands ; le Péché n'en manquait pas, ni la Mort non plus; mais le pauvre marchand Jésus se morfondait dans la sienne ; las de ne pas étrenner, l'humeur le prenait, la décora- tion changeait, et on le voyait armé d'un fouet avec la vierge

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 187

Marie anm'e d'un autre fouet, tançant et chassant devant eux la Mort, le Péché et tous leurs chalands.

Le nonce actuel du pape s'imagina que ces sortes de pièces avilissaient la religion, et il en demanda la suppression au mi- nistre public. Pour toute réponse, on le renvoya au parterre du théâtre, à la première représentation de la pièce dont je viens de vous parler. En eiïet, ajoutait le baron de Gleichen, les dis- cours des peuples prosternés devant le Saint-Sacrement étaient du plus grand pathétique et de la plus haute éloquence ; et les auditeurs fondant en larmes, pénétrés de repentir, se frappaient la poitrine à grands coups de poing : c'est que ce qui vous fait rire aujourd'hui a fait pleurer autrefois ; et que ce qui fait pleurer l'Espagnol aujourd'hui, le fera rire un jour.

Qui est-ce qui croira que que tout cela est la lettre

d'un amant tendre et passionné à une femme qu'il aime ? Per- sonne. La chose n'en est cependant pas moins vraie.

Je vous croyais quitte de l'Angleterre et des Anglais, Je vous y ramène pourtant pour vous montrer combien un voyageur et un voyageur se ressemblent peu. Helvétius est revenu de Londres fou à lier des Anglais. Le Baron en est revenu bien désabusé. Le premier écrivait à celui-ci : « Mon ami, si, comme je n'en doute pas, vous avez loué une maison à Londres, écrivez-moi bien vite afin que j'emballe ma femme, mes enfants, et que j'aille vous trouver. » L'autre répondait: « Ce pauvre Helvétius, il n'a vu en Angleterre que les persécutions que son livre lui a attirées en France. »

Nous avons diné deux fois chez la chère sœur avec M. de Neufond. La première fois, il fut très-bien ; il but, il rit, il plai- santa, il causa, il joua, il gagna, il fut gai ; la seconde fois, il fut triste, mais triste comme il ne l'est point. Il ne parla point à table; sorti de table, il se tut; il alla se placer dans un coin, le dos tourné à la compagnie, la tète droite, fixée vers la porte, le visage enflammé et le regard comme furieux. Entendez-vous quelque chose à cela? Pourriez-vous deviner à qui il en avait ? M"* Boileau prétend toujours qu'il est jaloux; la chère sœur en était même soucieuse ; elle prétend qu'il était attristé de ma bonne humeur.

Voilà minuit qui sonne ; bonsoir, mon amie, bonsoir. Quand est-ce donc qu'à la même heure je vous le dirai de plus près?

188 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

Je suis bien las de dormir si loin de vous toutes. Si cette lettre part demain, vous pourrez bien en recevoir quatre à la fois.

XCIV

Ce 20 octobre 1 7o5,

Il y aura dimanche huit jours que je ne suis sorti du cabi- net : l'ouvrage avance; il est sérieux, il est gai; il y a des con- naissances, des plaisanteries, des méchancetés, de la vérité; il m'amuse moi-même ; j'en ai pris un goût si vif pour l'étude, l'application et la vie avec moi-même, que je ne suis pas loin du projet de m'y tenir. Tout se compense sans doute en so- ciété avec ses amis; une gaieté plus vive, quelque chose de plus intéressant, de plus varié; on se communique aux autres; ils vous tirent hors de vous; voilà le beau côté. Mais combien de fois l'amour-propre blessé, la délicatesse révoltée, et une infinité d'autres petits dégoûts! Rien de cela dans la retraite et la solitude. Les voilà tout autour de moi, ceux dont je ne me suis jamais plaint. Oui, chère sœur, j'ai fait presque tout ce que vous me demandez; j'ai vu l'abbé; j'ai vu M. Rodier; l'abbé ne peut être à vous d'un an ; c'est le temps que doit encore durer son éducation; mais à la vérité c'est au plus. M. Rodier paraît aussi fâché que moi de prolonger à mes dépens la petite pension de cet enfant que j'ai fait à une femme que je n'ai jamais vue, bien par l'opération du Saint-Esprit; et je vous assure qu'il ne demande pas mieux que de m'en soulager, et qu'il n'y manquera pas. J'ai trouvé toutes sortes de protec- tions auprès de M. Dubucq; c'est lui dont le sort de mon petit cousin de Cayenne dépend. Quelqu'un de ces jours, je dres- serai un placet rempli de mensonges les plus honnêtes et les plus pathétiques, il sera présenté, et je vous chargerai de chercher mon absolution dans Suarès et dans Escobar. Ces gens-là auront apparemment décidé qu'il est permis de faire un petit mal pour un grand bien ; et ma conscience sera tranquille.

l.ETTHKS A MADEMOISELLE VOLLAND. 180

A propos, je n'ai plus entendu parler de Lattre ', ni du plan de Reims, ni de M. Le Gendre. Vous me recommandez, mon amie, le silence avec Vialet. Beau! vous y êtes bien! il sait tout, et sa tête a bien fait un autre chemin que la vôtre! Mes amies, portez-vous bien; jouissez pleinement du bonheur d'être à côté l'une de l'autre, récompensez-vous du temps perdu, et prenez des arrhes pour l'avenir.

Vous êtes folle, chère sœur, d'être inquiète du projet de prendre une maison. Premièrement, rien n'est plus incertain (|ue ce projet ait lieu; laissez passer l'hiver; laissez venir le j)iiiitemps, la campagne embellie ; après la campagne embellie, la campagne intéressante et utile, et vous verrez comme l'année se passera, et comme la suivante lui ressemblera, et comme la troisième ressemblera aux deux autres. Et quand ce projet s'exécuterait, vous ne connaissez donc ni les enfants, ni les vieillards. La maison de la rue Sainte-Anne s'arrangera : elle sera charmante; votre mari vous réunira, et maman finira par venir demeurer à côté de vous. Si votre tête voulait bien lais- ser aux choses, qui n'en iront pas moins leur train, leur cours simple, nécessaire et naturel, sans s'en mêler, elle n'aurait point eu de soucis ; et tout s'arrangerait selon ses souhaits, parce que ses souhaits ne peuvent être que conformes au bien- être de tous. Damilaville est arrivé le col un peu gros encore, mais en train de guérir ; pourvu que la vie de Paris ne s'y op- pose, ni femme, ni veilles, ni table, ni vin ! Cela est bien dur. C'est proposer à un homme de mourir cent fois pendant dix ans, pour l'empêcher de mourir une; c'est le mot d'un petit-maître et d'un grave philosophe, et qui prouve qu'un petit-maître ne dit pas toujours des sottises, ou qu'un grave philosophe peut en dire une.

Je ne l'ai pas encore vu ; il a brûlé Paris, et sa chaise de poste l'a déposé tout de suite à la Briche, il est depuis mardi, et d'où il ne reviendra que dans le courant de la semaine. Le travail de la journée m'avait donné le soir un appétit dévorant. J'ai voulu souper; une fois, deux fois, cela m'a bien réussi; mais la troisième a payé pour toutes. J'ai fait l'indigestion la

1. Éditeur de gravures (entre autres de VAlmanach iconoloijique de Gravelot et Cochin) et lui-même graveur de cartes et de plans.

190 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

mieux conditionnée ; avec de l'eau chaude, de la diète, des mé- decines de maman, on guérit tout; il faut encore y ajouter son tempérament et le mien. Présentez-lui mon respect et à M'" et à M"" de Blacy. Embrassez-vous l'une et l'autre pour moi; c'est une commission qui ne vous sera pas désagréable et que j'aimerais bien autant faire moi-même. Il y en a une des deux que j'embrasserais bien deux fois. Devinez laquelle? « Voilà, dira la petite sœur, de ces coquetteries qu'il a sans cesse et que je ne lui passerais pas. Eh! madame, de quoi vous mêlez-vous? Ce n'est peut-être pas vous que je veux embrasser deux fois. Oh ! pour une, il serait sûr que cela me ferait grand plaisir, et parce que quand on embrasse on est tout contre l'embrassée, et que cette fois-ci l'embrassée serait tout contre celle que j'aime. Si ce que je dis pouvait la dépiter un peu ! Adieu, mon âme ; adieu, mon amie, ma vie, et tout ce qui m'est cher. Dimanche, attendez-vous encore à quelque billet.

XGV

A Paris, le 10 novembre 17G5.

Enfin, chère amie, m'en voilà quitte après quinze jours du travail le plus opiniâtre. Grimm, qui porte l'intégrité en tout, se reproche l'interruption de notre commerce qu'il regarde avec juste raison comme l'unique douceur qui nous reste; mon absence de la synagogue de la rue Royale j'étais désiré par mes amis; le danger auquel il croit qu'il a exposé ma santé par une aussi longue solitude, et des tours de force qu'il prétend qu'on ne fait impunément à aucun âge, moins encore au mien et au sortir d'un travail de vingt années; au demeurant il est resté stupéfait. Il jure sur son âme, dans deux ou trois de ses lettres, qu'aucun homme sous le ciel n'a fait et ne fera jamais un pareil ouvrage sur cette matière. Quelquefois c'est la conver- sation toute pure comme on la fait au coin du feu ; d'autres fois, c'est tout ce qu'on peut imaginer ou d'éloquent ou de profond. Je me trouve tiraillé par des sentiments tout opposés.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLA.ND. 191

Il y a des moments je voudrais que cette ])esogne tombât du ciel tout imprimée au milieu de la capitale ; plus souvent, lorsque je réilcchis à la douleur profonde qu'elle causerait à une infinité d'artistes qui ne méritent pas d'être si cruellement punis d'avoir fait des efforts inutiles pour mériter notre admi- ration, je serais désolé qu'elle parfit. Je suis bien loin encore de garder dans mon cœur un sentiment de vanité aussi déplacé, lorsque j'imagine qu'il n'en faudrait pas davantage pour décrier et arracher le pain à de pauvres artistes qui font la vérité de pitoyables choses, mais qui ne sont plus d'âge à changer d'état et qui ont une femme, et une famille bien nombreuse; alors je condamne à l'obscurité une production dont il ne me serait pas difficile de recueillir gloire et profit. C'est encore un des cha- grins de Grimm que de voir enfermer dans sa boutique, comme il l'appelle, une chose qui certainement ne paraît pas avoir été faite pour être ignorée. C'a été une assez douce satisfaction pour moi que cet essai. Je me suis convaincu qu'il me restait pleinement, entièrement toute l'imagination et la chaleur de trente ans, avec un fonds de connaissances et de jugement que je n'avais point alors; j'ai pris la plume; j'ai écrit quinze jours de suite, du soir au matin, et j'ai rempli d'idées et de style plus de deux cents pages de l'écriture petite et menue dont je vous écris mes longues lettres, et sur le même papier; ce qui fournirait un bon volume d'impression ; j'ai appris en même temps que mon amour-propre n'avait pas besoin d'une rétribu- tion populaire, qu'il m'était même assez indifférent d'être plus ou moins apprécié par ceux que je fréquente habituellement, et que je pourrais être satisfait, s'il y avait au monde un homme que j'estimasse et qui sût bien ce que je vaux. Grimm le sait, et peut-être ne l'a-t-il jamais su comme à présent! Il m'est doux aussi de penser que j'aurai procuré quelques moments d'amu- sement à ma bienfaitrice de Russie, écrasé par-ci, par-là, le fanatisme et les préjugés, et donné par occasion quelques leçons aux souverains, qui n'en deviendront pas meilleurs pour cela; mais ce ne sera pas faute d'avoir entendu la vérité, et de l'avoir entendue sans ménagement; ils sont de temps en temps apos- trophés et peints comme des artisans de malheur et d'illusions, et des marchands de crainte et d'espérance. Cette longue retraite a intrigué M. Gaschon ; il s'est donné la peine de venir chez

192 LETTRES A iMADEMOISELLE VOLLÂND.

moi. 11 s'y est trouvé en même temps que M. Le Gendre. Vous ne tarderez pas à voir ce dernier. Pour moi, je vous apparaîtrai lorsque votre solitude sera complète et que le mauvais temps vous aura renfermée. Je vous arriverai avec les glaces, les neiges et les frimas. Bonjour, mon amie; continuez de vous bien porter. Présentez mon respect à madame votre mère, et à tous ses enfants et petits-enfants. Je vous aime de tout mon cœur, et votre sœur aussi. De quelque manière que vous entendiez cette dernière ligne, elle est vraie. Bonjour, bonjour.

XGVl

Paris, le 17 novembre 1765.

Je n'entends rien à vos reproches; je vous proteste, mon amie, que, malgré l'agréable mais énorme besogne que je m'é- tais engagé à finir en quinze jours, je ne me suis jamais refusé le plaisir de vous écrire un petit mot aux jours accoutumés. Comptez mes feuilletons, et vous en trouverez quatre ; et puis une longue et volumineuse lettre à l'ordinaire, toute pleine de mes radoteries et de celles de mes amis. Après mon examen de conscience fait, et m'être bien dit à moi-même que vous m'êtes aussi chère que le premier jour, je vais continuer.

Je vous ai raconté, je crois, comme quoi M. Le Gendre et M. Gaschon s'étaient trouvés chez moi dans la même mati- née. M. Gaschon ne s'assit point ; le froid de mon âtre le fit sau- ver. M. Le Gendre ayant beaucoup d'affaires, et peu de temps à rester à Paris, nous sortîmes ensemble ; il me conduisit à la porte des Tuileries; chemin faisant, il me dit qu'il était très- occupé à chercher un reste de bail. Le lendemain il m'apprit, par un petit billet, qu'il en avait trouvé un sur le Palais-Boyal, il comptait vous rassembler toutes, en attendant que la rue Sainte-Anne devînt habitable. 11 ajoutait que M. Duval avait sa procuration à cet effet. Avec tout cela, je gagerais presque que cet arrangement n'aura pas lieu, soit par des difficultés impré- vues qui surviendront, soit par une bonne et ferme résolution

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAN'D. 193

de madamf3 voire mère à ne pas faire trois dcniénagenients. Son projet était de ine mener dîner chez M. Duval, mais c'était jour de synagogue; Grimm était venu de la Briche pour conférer avec moi sur la manière dont il userait de mes papiers; d'ailleurs il n'était guère possible de faire durer plus longtemps une éclipse qu'on ne cessait de lui reprocher. Ce fut ce jour-là que nous allâmes en corps entendre le Pantalone^ La Baronne nous prit, Grimm, M. de Sevelinges et moi, dans son carrosse; les autres suivirent en fiacre. Grimm lui fit quelques compliments sur la conquête de l'abbé Coyer. Il est vrai qu'elle avait été exposée pendant toute la soirée à sa galanterie, qu'elle appelait du miel de Narbonne gâté.

Dussé-je causer à M''^ Mélanie les regrets les plus offensants pour vous toutes, je ne puis m'empêcher de vous dire que je ne crois pas que la musique m'ait jamais procuré une pareille ivresse. Imaginez un instrument immense pour la variété des tons, qui a toutes sortes de caractères, des petits sons faibles et fugitifs comme le luth lorsqu'il est pincé avec la dernière déli- catesse ; des basses les plus fortes et les plus harmonieuses, et une tète de musicien meublée de chants propres à toutes sortes d'affections d'âme, tantôt grands, nobles et majestueux, un moment après doux, pathétiques et tendres, faisant succéder avec un art incompréhensible la délicatesse à la force, la gaieté à la mélancolie, le sauvage, l'extraordinaire à la simplicité, à la finesse, à la grâce, à tous les caractères rendus aussi piquants qu'ils peuvent l'être par leur contraste subit. Je ne sais com- ment cet homme réussissait à lier tant d'idées disparates; mais il est certain qu'elles étaient liées, et que vingt fois, en l'écou- tant^ cette histoire ou ce conte du musicien de l'antiquité qui faisait passer à discrétion ses auditeurs de la fureur à la joie, et de la joie à la fureur, me revint à l'esprit et me parut croyable. Je vous jure, mon amie, que je n'exagère point quand je vous dis que je me suis senti frémir et changer de visage ; que j'ai vu les visages des autres changer comme le mien, et que je n'aurais pas douté qu'ils n'eussent éprouvé le même frémisse- ment quand ils ne l'auraient pas avoué. Ajoutez à cela la main

l. Voir sur cet instrument et sur l'artiste qui en jouait la Correspondance de Grimm (1" janvier 17G0).

XIX 13

194 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

la plus légère, l'exécution la plus brillante et la plus précieuse, * l'harmonie la plus pure et la plus sévère, et de la part de cet Osbruck une âme douce et sensible, une tête chaude, enthou- siaste, qui s'allume, qui se perd, qui s'oublie si parfaitement qu'à la fin d'un morceau il a l'air effaré d'un homme qui revient d'un rêve. Si cet homme n'était pas robuste, son instrument et son talent le tueraient. Oh ! pour le coup je suis sûr qu'avec des cordes de boyau et de soie, des sons, et deux petits bâtons, on peut faire de nous tout ce qu'on veut.

A notre retour nous trouvâmes Suard tout seul devant le feu, enfoncé dans la plus profonde mélancolie. Il était resté, et vous en devinez la raison de reste. Vingt fois le petit salon nous étions retentit d'exclamations; nous n'avions pas la force de causer en revenant ; seulement de temps en temps, nous nous écriions encore : « Ma foi, celaétait beau! Quel instrument! quelle musique ! quel homme ! » comme au retour d'une tragé- die où l'âme violemment agitée conserve encore l'impression qu'elle a reçue ; revenus chez le Baron, nous restâmes tous assis sans mot dire; nos âmes n'étaient pas remises des secousses qu'elles avaient éprouvées, et nous ne pouvions ni penser ni parler. Voilà l'effet, selon Grimm, que les arts doivent produire, ou ne pas s'en mêler.

Je crains Dien que le goût que j'ai pris pour la solitude ne soit plus durable que je ne croyais. J'ai passé le vendredi, le samedi, les deux fêtes et le mardi sans sortir de la robe de cham- bre. J'ai lu, j'ai rêvé, j'ai écrit, j'ai nigaude en famille ; c'est un plaisir que j'ai trouvé fort doux. Aujourd'hui mercredi, je suis sorti pour aller chez M. Dumont chercher l'ouvrage dont il s'était chargé pour moi. J'en suis satisfait. Au sortir de là, ne sachant que devenir, je me suis fait conduire chez un galant homme que je ne vous nommerai pas, parce que je vais vous conter son histoire. Belle matière à causerie pour les vordes.

Une femme de votre connaissance, jeune tout à fait, mais tout à fait douce, honnête, aimable, c'est du moins ainsi que vous m'en avez parlé toutes, car pour moi je ne la connais presque point, est exposée par son état à se trouver sans cesse à côté d'un homme à peu près de son âge, froid de caractère, mais rempli de qualités très- estimables; de la sagesse, du juge- ment, de l'esprit, des connaissances, de l'équité, de la sensibi-

LETTRES A MADEMOISELLE VOLL\ND. 195

lité même ; c'était son ami, son confidenl, son conseil et son consolateur; car cette femme avait des peines domestiques. Il est arrivé à cet homme ce qui arrivera infailliblement à tout homme qui se chargera du soin indiscret et périlleux d'écouter la peine d'une femme jeune, aimable, et d'essuyer ses larmes; il en versera d'abord de commisération ; puis il en versera d'autres qu'on laissera couler sans les essuyer, et qu'on es- suiera. On essuya les siennes. Celte passion a duré pendant deux ans. Après ce court intervalle, sans infidélité, sans mécon- tentement, sans aucune de ces raisons qui amènent communé- ment la tiédeur et le dégoût, le sentiment tendre et passionné a dégénéré, de la part de l'homme seulement, en une amitié très-vraie et un attachement solide dont on a reçu et dont on reçoit en toutes circonstances les témoignages les moins équivo- ques. Mais il n'y a plus, plus d'amour. On se voit toujours, mais c'est comme un frère qui vient voir une sœur qui lui est chère. La femme n'a pas vu ce changement sans en éprouver la douleur la plus profonde. L'ami, le confident, le conseille consolateur qui lui restait^ la soulageait de la perte de l'amour. Elle en était lorsqu'un autre homme, qui était à mille lieues de soupçonner qu'elle eût jamais eu aucun engagement, simplement attiré par la jeunesse, l'esprit, la douceur, les charmes, les talents de la personne, et peut-être un peu encouragé par son indifférence pour son époux, qui certainement ne mérite pas mieux, s'est mis sur les rangs; c'est l'homme avec lequel j'ai dîné aujour- d'hui. Il a de l'esprit, des connaissances, de la jeunesse, de la figure; c'est, sans aucune exception, l'enfant le plus sage que je connaisse. Il a trente ans; il n'a point encore eu de passion, et je ne crois pas qu'il ait connu de femmes, quoiqu'il ait le cœur très-sensible et la tète très-chaude. C'est une affaire de timidité, d'éducation et de circonstances. Il rend des assi- duités; il fait tout ce qu'un honnête homme peut se permettre pour plaire; il se tait, mais toute sa personne et toute sa con- duite parlaient si clairement que deux personnes l'entendirent à la fois; et voici ce qui lui arrive dans un même jour. Il va le matin faire sa cour à celle qu'il aime. D'abord la conversation est vague; puis elle l'est moins, puis elle devient plus intéres- sante ; et l'intérêt allant toujours croissant il vint un moment où, sans être ni fou, ni un étourdi, ni un impertinent, mon

19G LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

jeune homme se crut autorisé à se jeter à genoux, à prendre une main, à la baiser, à avouer qu'il ressentait la première pas- sion qu'il eût ressentie de sa vie, et la plus violente qu'aucun homme eût peut-être connue. Cette femme, loin de retirer sa main, que mon jeune homme dévorait, le relève doucement, le fait asseoir devant elle, et lui montre un visage tout baigné de pleurs. Jugez quelle impression fit ce visage, l'on voyait la douleur dans toute sa violence, sans le moindre vestige ni de colère, nids surprise, ni de mépris, ni d'indifférence! « Madame, lui dit mon jeune homme, vous pleurez? Oui, je pleure. Qu'avez-vous? Aurais-je eu le malheur de vous déplaire, de vous affliger? De me déplaire ! non ; de m'affliger ! oui. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour éloigner ce moment; croyez qu'il y a long- temps que je vois que vous m'aimez, et que je vois arriver votre peine à la mienne. Vous m'aimez? Si je vous aime ! Eh bien! je crois que je vous aime aussi : mais de quoi peut vous servir cet aveu, après celui qui me reste à vous faire! Vous allez connaître du moins jusqu'à quel point je vous estime; une femme fait rarement une confidence telle que celle que je vais vous faire; il est plus rare encore que ce soit à un homme de votre âge. Mais je vous connais, et je vous connais bien. » Ensuite elle lui laconte toute son histoire; et tandis que mon jeune homme, plus surpris, plus affligé que je ne saurais vous dire, cherchait ce qu'il avait à lui répondre, elle ajouta : « Ce qui me déses- père, c'est l'incertitude de ce cœur; vous y êtes, j'en suis sûre; mais je ne suis pas sûre que l'autre en soit exclu. C'est un embarras; une obscurité, une nuit, un labyrinthe je me perds. Ce cœur est depuis un temps une énigme que je ne saurais expliquer. Il y a des moments je voudrais être morte. » Et puis voilà des larmes qui se mettent à conler en abondance, une femme que ses sanglots étouffent et qui dit : «Que deviendrais-je, que deviendriez-vous, si je vous écoutais, et qu'après vous avoir écouté, cet homme allât reprendre ses premiers sentiments et les faire renaître en moi? Je suis en- chantée de vous connaître ; je voudrais ne vous avoir jamais connu ; vous ne pouvez ni vous approcher d'une autre, ni vous approcher de moi, sans me causer une peine mortelle. J'ai sou- haité cent fois que vous vous attachiez ailleurs; mais c'était le souhait de ma raison, et le serrement subit de mon cœur ne

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 107

m'apprenait que trop qu'il désavouait ce souhait. Je suis folle ; je ne me conçois pas; ce que je sais, c'est que je mourrais plutôt mille fois que de rien faire, tantquece cruel état durera, qui puisse compromettre le bonheur d'un homme. » Je suivrai cette conversation beaucoup plus loin si je voulais, mais vous y suppléerez dans les vordes. Nos deux amants se séparèrent. Vous remarquerez que la femme n'avait point nommé l'objet de sa première passion, et que mon jeune homme aurait été indis- cret à le demander.

Il s'en va, se trouvant très à plaindre, mais trouvant celle qu'il laissait peut-être plus à plaindre que lui; abîmé dans ses pensées, ne sachant porter ses pas. Il était à peu près l'heure du dîner; il entre chez un ami ; cet ami l'embrasse, l'accueille et lui dit : a Vous arrivez on ne saurait plus à propos. Tenez, voilà le billet que je vous écrivais, pour que vous vinssiez passer le reste de la journée avec moi. J'ai l'âme pleine d'un souci qui me tour- mente depuis longtemps, et que je me reproche de vous avoir celé. Dînons d'abord. J'ai fait fermer ma porte; après dîner, nous causerons tout à notre aise. » En dînant, l'ami s'aperçoit du trouble, de la tristesse, de la profonde mélancolie de mon jeune homme, son ami. 11 lui en fait des plaisanteries, u Si je ne connaissais, lui dit-il, votre éloignement pour les femmes, je croirais que vous êtes amant et amant malheureux. » Le jeune homme lui répond : « Laissons ma peine; ce n'est rien; cela se passera peut-être. Sachons votre souci. Mon souci? en deux mots : je crois m'être aperçu que vous rendiez des assi- duités à madame une telle. Eh bien ! mon ami, c'est une femme que j'ai aimée de la passion la plus forte et la plus tendre, et pour laquelle je conserve et je conserverai jusqu'au tombeau l'amitié la plus sincère, l'estime, la vénération, le dévouement le plus complet. Je n'ai plus d'amour, elle ne l'ignore pas ; malgré cela je suis resté libre : je n'ai point pris de nouvel engagement. C'est la seule femme que je voie, et les soins que vous lui avez rendus, la manière dont elle les a reçus, m'ont causé du chagrin. Je me suis demandé cent fois la raison de ce chagrin sans pouvoir me répondre. Gela n'a pas le sens com- mun ; je me le dis, et tout en me le disant je sens que mon cœur souffre. Ce n'est pas tout : en souffrant, j'ai continué de vivre avec elle sur le ton de l'amitié la plus pure. Je l'ai vue

193 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

cent fois sans être tenté une seule de la remettre sur la voie de notre première liaison, quoique je ne visse en elle aucune répugnance à m'écouter. Si je l'aimais encore d'amour, je vous dirais : Mon ami, j'aime d'amour madame une telle, et j'espé- rerais de votre amitié une conduite conforme à ma tranquillité : mais je ne saurais vous parler ainsi ; car je vous avouerais un sentiment que je ne sens ni près ni loin d'elle. Si j'étais sûr de ne jamais reprendre de passion, je me tairais, et, loin de souffrir de la cour que vous lui faites, je vous féliciterais de votre choix, car il est sûr qu'il ne serait pas possible d'en faire un meilleur; je me ferais même un devoir de seconder vos vues. Mais mon âme est une âme à laquelle je n'entends rien. Lors- que je vous sais avec elle, je ne vais jamais rompre vos tête-à- tête ; mais j'en suis tenté. Lorsque nous mangeons ensemble chez nos amis, et qu'on vous place à côté d'elle, je suis troublé, et il faut que dans les premiers moments je me fasse violence pour paraître gai. Ce n'est pas que je voulusse être à votre place ; quand vous n'y êtes pas, je ne m'y mets point, et je ne me soucie ni d'y être ni qu'un autre y soit. Vous avez des rivaux, même dangereux; je n'ai jamais fait la moindre atten- tion ni à ce qu'ils lui disaient, ni à ce qu'elle leur répondait. 11 y a quelque temps, je ne sais ce qu'elle avait à vous lire, vous me demandâtes la clef de mon cabinet, je vous la donnai; mais je trouvai que vous étiez longtemps ensemble : avec cela j'ai été huit jours sans la voir, et n'ai pas même songé à m'infor- mer de ce dont il s'agissait entre vous. Le soir, lorsque vous la reconduisiez chez elle, je n'ai jamais fait la moindre démarche pour savoir si vous y montiez; cependant j'en ai eu quelque curiosité. Vous ne m'inquiétez vraiment que quand je vous vois ou vous soupçonne ensemble : en tout autre moment je n'y pense pas. J'ai passé tout le mois à la campagne. J'y ai été content, gai, satisfait, et la pensée que peut-être vous employiez vos journées à lui dire que vous l'aimez, et elle à vous écouter, ou ne m'est pas venue, ou elle a passé si légèrement que je ne m'en souviens pas. Si quelqu'un, à mon retour de la cam- pagne, m'avait rendu de vos moments un compte qui m'eût rassuré sur votre commerce, il me semble qu'il ne m'aurait pas déplu. Je ne sais ni ce que je veux, ni ce que je voudrais. Je ne sais ni ce que je suis ni ce que je serai. Je n'exige rien

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLANl). 190

de vous. Je ne vous fais aucune question; c'est peut-être que je crains votre sincérité, sans m'en aperçoir. Je vous explique seule- ment la situation de mon âme, afin que vous en usiez, après cela, tout comme il vous plaira. Quoi que vous fassiez, je n'aurai point à me plaindre de vous, de même que j'espère que, quoi qu'il m'arrive dans la suite, vous n'aurez point à vous plaindre de moi; et cependant il pourra très-bien se faire que vous fassiez ma désolation et que je fasse la vôtre. Je vous demande pour toute chose, mon ami, d'y regarder, et d'y regarder de près. Vous êtes jeune, mais vous êtes plus sage qu'on ne l'est com- munément avec le double de votre âge et de votre expérience. Vous avez ignoré que j'eusse jamais eu du goût pour madame une telle ; vous ne savez pas même à présent si j'en ai : et comment le sauriez-vous, puisque je l'ignore moi-même? Ainsi je n'ai point de reproche à vous faire sur le passé ni sur le pré- sent; et je déclare que je n'en puis avoir à vous faire sur l'ave- nir. Mais comme nous sommes tous deux mauvais juges dans cette affaire, je consens que vous exposiez votre situation et la mienne à quelque homme de sens qui peut-être y verra plus clair que nous, et à qui nous pourrons avoir, elle, vous et moi, l'obligation de notre bonheur. »

Eh bien ! chère et tendre amie, que diable voulez-vous que l'on conseille à des gens dans une aussi étrange position? Au demeurant, je vous prie de croire qu'il n'y a pas un mot ni à ajouter ni à retrancher à tout cela : c'est la vérité pure, à l'ex- ception de quelques discours que j'ai peut-être faits mieux ou moins bien qu'ils n'ont été tenus. Là-dessus mettez toutes vos têtes en un bonnet, et tâchez de me trouver un conseil sans inconvénient. Ce qui m'en plaît, c'est que voilà certainement trois honnêtes créatures, et bien raisonnables. Je ferais tout aussi bien de continuer à vous écrire; car il est deux heures du matin, et cette singulière aventure ne me laissera pas dormir.

Vous dormez, vous ! Vous ne pensez pas qu'il y a à soixante lieues de vous un homme qui vous aime, et qui s'entretient avec vous tandis que tout dort autour de lui. Demain je serai une de vos premières pensées. Adieu, mon amie; je vous aime comme vous voulez, comme vous méritez d'être aimée, et c'est pour toujours. Mon respect à toutes vos dames ; un petit mot

200 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

bien doux, bien doux à notre bien-aimée. Comme tout cela va vous faire causer! Je voudrais bien être là, seulement pour vous entendre.

XGVII

À Paris, le 21 novembre 1705.

Je croyais être à la fni de ma corvée; point du tout : quel- ques plaisanteries du sculpteur Falconet m'ont fait entreprendre très-sérieusement la défense du sentiment de l'immortalité et du respect de la postérité.

Ou je me trompe fort, ou il y a dans ce morceau des idées qui vous plairaient, et d'autres idées qui feraient tressaillir de joie la sœur bien-aimée; vingt fois, en l'écrivant, je croyais vous parler; vingt fois je croyais m'adresser à elle. Quand je disais des choses justes, sensées, réfléchies, c'est vous qui m'écoutiez. Quand je disais des choses douces, hautes, pathéti- ques, pleines de verve, de sentiment et d'enthousiasme, c'est elle que je regardais.

Mon goût pour la solitude s'accroît de moment en moment; hier je sortis en robe de chambre et en bonnet de nuit, pour aller dîner chez Damilaville. J'ai pris en aversion l'habit de visite; ma barbe croît tant qu'il lui plaît. Encore un mois de cette vie sédentaire, et les déserts de Paco me n'auront pas vu un anachorète mieux conditionné. Je vous jure que si le Prieur des Chartreux m'avait pris au mot, lorsqu'à l'âge de dix-huit à dix-neuf ans j'allai lui offrir un novice, il ne m'aurait pas fait un trop mauvais tour : j'aurais employé une partie de mon temps à tourner des manches de balais, à bêcher mon petit jardin, à observer mon baromètre, à méditer sur le sort déplorable de ceux qui courent les rues, boivent de bons vins, cajolent de jolies femmes, et l'autre partie à adresser à Dieu les prières les plus ferventes et les plus tendres, l'aimant de tout mon cœur comme je vous aime, m'enivrant des espérances les plus flat- teuses comme je fais, et plaignant très-sincèrement les insensés qui préfèrent de pauvres joies momentanées, de petites jouis-

LETTRES A MADEMOISELLE VOL LAN D. 201

sances passagères, à la douceur d'une extase éternelle dont je ne me soucie guère.

>;'ayez nulle inquiétude sur ma santé; voici le temps des brouillards, et vous savez que les métaphysiciens ressemblent aux bécasses.

Vous venez de me faire sentir l'inconvénient de l'exactitude; c'est aujourd'hui jeudi, j'ai couru rue Neuve-Luxembourg, dans l'espérance d'y trouver une lettre, et dans celte lettre le conseil dont j'ai besoin. Point de lettre et point de conseil; le pis c'est que votre silence n'est pas sans consé(juence comme le mien. A Paris, embarrassé d'afl'aires, distrait par des amis, des indiffé- rents, des importuns de toutes les couleurs, vous pouvez tou- jours faire quelque supposition qui vous tranquillise ; à la cam- pagne, libre de toute occupation qui vous commande, maîtresse absolue de vos instants, lorsque je n'entends point parler de vous, je n'en saurais imaginer qu'une raison qui me rend fou.

Le domestique de Grimm m'a promis que je le verrais demain dans la matinée. Je vais tâcher de dormir sur l'espé- rance de savoir à mon réveil que vous vous portez bien.

Le voilà donc inspecteur ou ingénieur à Caen * : je crois qu'il se pendrait de désespoir s'il croyait en avoir l'obligation k M. de...

Tout ce que vous me dites de la raquette qui vous jette au Château-du-Goq, du Ghâteau-du-Coq au Palais-Royal, du Palais-Pioyal rue Sainte-Anne, est vrai ; mais sans l'âge de madame votre mère, qu'est-ce qu'un bond de plus ou de moins lorsqu'il s'agit de se fixer pour toujours !

Bonsoir, mon amie. Si les choses suivent la pente que je leur vois prendre, je ne désespérerai pas de vous ramener à Paris.

M. Le Gendre compte nous rendre la sœur bien-aimée au conmiencement du mois prochain. M""^ et M"*" de Blacy vous resteront-elles?

L'hiver débute ici fort sérieusement. Adieu, bonne et tendre amie. Gardez le coin du feu.

Mon respect à ces dames. A propos, voici le temps de parler à Damilaville ; ce sera pour la première fois que je le verrai.

1. M. Le Gendre.

202 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

XGVIII

Paris, le l*"^ décembre 1765.

Je ne sais que devenir. J'ai toutes sortes d'occupations autour de moi ; aucune ne me convient. Je voudrais sortir, et je sens qu'en quelque endroit que j'aille, j'y porterais et trou- verais l'ennui. Le domestique de Grimm ne m'a point apparu; demain dimanche, s'il faut que je revienne à vide de la rue ISeuve-Luxembourg, il est sûr que je serai l'homme du monde le plus inquiet et le plus malheureux. Vous croyez que si c'était à recommencer, je vous aimerais, ni vous ni aucune autre; que je ferais assez peu de cas du repos, de la liberté, du sens com- mun, pour le confier derechef à personne! Cassez-moi aux gages, seulement une fois, pour voir. En vérité, il est bien triste de s'être attaché à une créature à laquelle on ne saurait se promettre d'avoir jamais le moindre reproche à faire, ni infidé- lité, ni dégoût, ni travers sur lesquels on puisse compter; n'avoir ni le courage de lui manquer, ni la moindre espérance qu'elle nous manquera ; se trouver dans la nécessité ou de se haïr soi-même ou de l'adorer tant qu'on vivra; cela est à déses- pérer. C'est une aventuie unique à laquelle j'étais réservé.

Vous savez sans doute que M. Breuzart est encore veuf? n'est-ce pas sa troisième femme? Gela lui a fait une réputation extraordinaire. On prétend qu'il a fait mourir celle-ci à force de plaisirs.

Il nous est revenu un de nos convives de la rue Royale; et nous en attendons incessamment un autre. Le premier est M. Wilkes, et le second est l'abbé Galiani.

Vous aimerez toutes M. Wilkes à la folie, lorsque vous saurez son histoire. Il arrive à Naples ; il met ses grisons en campagne, pour lui trouver une courtisane italienne ou grecque : il donne l'état des qualités, perfections, talents, commodités qu'il désire dans sa maîtresse. Cependant on lui meuble, sur les bords de la mer, la demeure la plus voluptueuse et la plus belle. Lorsque la demeure est prête à recevoir son hôte, il s'y rend; et un des

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premiers objets qui le frappent, c'est une femme belle par admi- ration, sous la parure la plus élégante et la plus légère, négligem- ment couchée sur un canapé, la gorge à demi nue, la tête penchée sur une de ses mains, et le coude appuyé sur un gros oreiller. On se retire; il reste seul avec cette femme ; il se jette à ses pieds ; il lui baise les mains, il lui adresse les discours les plus tendres, les plus passionnés, les plus galants; on l'écoute; et quand on l'a écouté en silence, deux bras d'albâtre viennent se reposer sur ses épaules, et une bouche vermeille comme la rose se presser sur la sienne. Il vit six mois avec cette courtisane dans une ivresse dont il ne parle pas encore sans émotion. Il aurait donné sa fortune et sa vie pour elle. Un jour que quelques affaires d'in- térêt l'appelaient à Naples pour la journée entière, à peine est-il sorti que dona Flaminia (c'est le nom de la courtisane) ouvre son colTre-fort, en tire tout ce qu'il y avait d'or et d'argent, s'empare de ses flambeaux et de tou te sa vaisselle, fait mettre quatre chevaux à un des carrosses de monsieur, et disparaît. Wilkes revient le soir; l'absence de sa maîtresse l'a bientôt éclairé sur le reste. 11 en tombe dans une mélancolie profonde; il en perd l'appétit, le sommeil, la santé, la raison; il s'écrie : « Eh ! pourquoi me voler ce qu'elle n'avait qu'à me demander! » Cent fois il est près de faire mettre à sa chaise de poste les deux seuls chevaux qui lui restent et de courir après son ingrate,

ou plutôt son infâme , mais l'indignation le retient. Le vol

avait transpiré par les domestiques. La justice en prend con- naissance : on se transporte chez M. Wilkes; on l'interroge; Wilkes, pour toute réponse, dit au commissaire ou juge de quoi il se mêle? que s'il a été volé, c'est son affaire; qu'il ne se plaint de rien ; et qu'il le prie de se retirer, de demeurer en repos et de l'y laisser. Cependant les affaires de Wilkes se terminent, et il se dispose à repasser en France. C'est alors que cette femme, qui comptait assez sur l'empire qu'elle avait pris sur lui pour croire qu'il la suivrait à Bologne elle s'était réfugiée, lui écrit qu'elle est la plus malheureuse des créatures, qu'elle est en exécration dans laville; que, quoiqu'il n'y ait aucune plainte contre elle, cependant on prend des informations, et qu'elle risque d'être arrêtée. Wilkes laisse son voyage de France, part pour Bologne, se met tout au travers de la procédure com- mencée, rend à cette indigne la sécurité, et même l'honneur

204 LETTRES A MADEMO ISELLE VOLLAN D.

autant qu'il est en lui, et revient à Naples sans l'avoir vue, l'âme remplie de passion, mais un peu soulagée par la conduite géné- reuse qu'il avait tenue. Il arrive le soir chez lui, et son premier mouvement est de tourner les yeux sur ce canapé il avait vu la première fois cette femme. Qui retrouve-t-il sur ce canapé? Sa Flaminia, sa maîtresse. Elle l'avait devancé, et rapporté tous les effets qu'elle avait pris. Wilkes la reconnaît, pousse un cri, et se sauve chez l'abbé Galiani à qui il apprend la dernière cir- constance de son aventure, la seule qu'il ignorât. Cette femme suit Wilkes chez l'abbé; elle se jette à ses pieds; elle demande à se jeter aux pieds de Wilkes, et elle accompagne sa prière d'un geste bien pathétique; en se relevant elle montre à l'abbé qu'elle est mère, ajoutant que, quelle qu'ait été sa conduite, M. W'ilkes ne doutera point que l'enfant qu'elle porte ne soit de lui. Voilà Wilkes et l'abbé très-embarrassés. Après un moment de silence, Wilkes se lève, et dit à l'abbé : « Mon ami, mon parti est pris; voyez cette femme, conduisez-la chez moi, ordonnez qu'on la serve comme auparavant, et dites-lui qu'elle y attende en repos ma résolution. » L'abbé exécute ce que Wilkes lui dit; cepen- dant celui-ci fait faire ses malles, et cet homme, qui n'avait pas mis le pied dans un vaisseau du roi sans frémir, par la crainte involontaire de la mer et de l'eau, s'expose dans un bateau grand comme une chambre, et traverse la Méditerranée, au hasard de périr cent fois, laissant en partant, à la femme qu'il fuyait, ses chevaux, ses équipages, sa vaisselle, ses meubles, tout ce qu'il y avait dans sa maison, avec trois cents guinées qu'il charge l'abbé de lui remettre. On lit dans les gazettes publiques une partie de ce que je vous dis, et l'abbé Galiani a écrit le reste k Grimm, à peu près comme vous le savez à présent.

Je ne sais ce que vous penserez de Wilkes, mais ce procédé m'a donné la meilleure opinion de son cœur. Si cet homme en use ainsi avec une courtisane ingrate et malhonnête, que ne fera-t-il point pour un ami malheureux, pour une fennne tendre, honnête et fidèle?

Voici une histoire qui s'est passée à ma porte, et qui n'est pas tout à fait de la même couleur. Le lieu de la scène est à la Charité. Le frère Côme avait besoin d'un cadavre pour faire quelques expériences sur la taille. 11 s'adresse au père infirmier; celui-ci lui dit : a Vous venez tout à temps. 11 y a là, numéro /j(3,

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAN'D. 205

un grand garçon qui n'a plus que deux heures à aller. Deux heures? lui répond le frère Côme; ce n'est pas tout à fait mon compte. Il faut que j'aille ce soir k Fontainebleau, d'où je ne reviendrai que demain au soir sur les sept heures au plus tôt. Eh bien! cela ne fait rien, lui dit l'infirmier, parlez toujours; on tcàchera de vous le pousser. » Le frère Côme part, l'infirmier s'en va à l'apothicairerie, ordonne un bon cordial pour le numéro /i6. Le cordial fait à merveille; le malade dort cinq à six heures. Le lendemain l'infirmier s'en va à son lit; il le trouve sur son séant, toussant et crachant librement; presque plus de fièvre, plus d'oppression, pas le moindre mal de côté. « Ah! père, lui dit le malade, je ne sais ce que vous m'avez donné, mais vous m'avez rendu hi vie. Tout de bon? Rien n'est plus vrai. Encore une potion comme celle-là, et je suis hors d'alTaire. Oui, et le frère Côme! qu'en, dira-t-il? Que dites-vous du frère Côme? Rien, rien », répondit l'infirmier en se frottant le menton avec la main et un peu contristé, décontenancé. « Père, lui dit le malade, vous faites la mine; vous voilà comme si vous étiez fâché de ce que je vais mieux. Non, non, ce n'est pas cela, » Cependant, d'heure en heure, l'infirmier allait au lit du malade, et lui disait : « Eh bien! l'ami, comment cela va-t-il? Père, à merveille. » Et l'infirmier en s'éloignant di- sait : « Si cela allait tenir? Je vous l'aurai si bien poussé qu'il en reviendra »; ce qui fut en effet. Le lendemain, le frère Côme arrivepour son expérience: « Eh bien ! dit-il à l'infirmier, mon cadavre? Votre cadavre! il n'y en a point. Comment, il n'y en a point! Non. Aussi c'est de votre faute. Notre homme ne demandait pas mieux que de mourir, c'est vous qui êtes la cause qu'il en est revenu. Pour votre peine vous attendrez. Que diable aussi, pourquoi vous en aller à Fontainebleau? Si vous étiez resté, je n'aurais jamais pensé à lui donner ce cordial qui l'a guéri, et votre expérience serait faite. Eh bien! dit le frère Côme, il n'y a pas grand mal à cela; nous attendrons, ce sera pour une autre fois. »

Pour celle-ci, vous en croirez ce qu'il vous plaira; quant à la précédente, n'en rabattez pas un mot.

Vous pouvez presque vous dispenser de m'envoyer votre conseil sur la conduite de la femme et des deux hommes dont je vous ai raconté la position dans ma lettre précédente. Le

20G LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

jeune homme en est tombé malade. II est alité, et je ne réponds pas qu'il n'en meure. Ce que je puis vous assurer sur quelques lettres de lui qui m'ont été communiquées, c'est qu'il n'est retenu à la vie que par les considérations les plus fortes et les plus honnêtes, la crainte d'abandonner une mère âgée à la misère, ou à la dureté d'un frère cadet. Sa passion dans ses lettres est peinte d'une manière qui fait frémir; c'est un trouble, un désordre, ce sont des exclamations si violentes et si douloureuses, un mélange d'emportement et de tendresse, de délire et de sensibilité que je ne puis vous faire concevoir que par l'impression qu'on en ressent, la commisération et l'effroi. Je ne doute point que la lecture d'une de ces lettres n'ôtât à notre sœur bien-aimée une nuit de sommeil. J'en suis resté, moi, tout triste et tout pensif. Les exemples d'hommes et de femmes qui se sont délivrés d'une passion malheureuse par une mort violente ne sont ni bien communs ni bien rares. Celui-ci pourrait bien être le troisième de ma connaissance. Le troisième? le quatrième.

J'ai prédit à M. Wilkes que sa dona Flaminia le poursuivrait jusqu'à Paris, et qu'il pouvait s'attendre à la trouver un de ces soirs chez lui avec son bambin pendu à sa mamelle.

Il y a quelques jours que j'allai voir mon jeune homme. Je le trouvai couché sur son lit, en bonnet de nuit et en robe de chambre, le visage tiré comme s'il avait fait une longue maladie, les yeux renfoncés dans la tête, et le teint plus jaune que le souci. Je lui parlai longtemps sans qu'il me répondît : il me tenait seulement la main qu'il serrait de temps en temps avec violence en poussant de profonds soupirs. Je ne sais si vous connaissez un certain souris passager, compagnon du désespoir; je le voyais de temps en temps sur ses lèvres. Je lui représen- tais qu'il n'était pas d'un hommede sens, d'une âme forte comme la sienne, de s'abandonner comme il faisait. « Et croyez-vous, me dit-il, que je ne me secoure pas tant que je puis! mais les forces s'épuisent et la passion reste. » Comme je continuais de lui donner les conseils qui me semblaient les plus convenables à son état, il joignit ses mains, et en les élevant en haut il s'écriait : « Ah! ma mère! »

Sa pauvre mère se désespère; elle n'entend rien à son état; elle croit que son enfant devient fou. Elle nie dil qu'il change

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAi\D. 207

cent fois de volonté dans la journée : qu'il se lève, qu'il se met subitement à table; qu'il écrit, qu'il déchire ce qu'il écrit; qu'il lit, qu'il jette les livres dans un coin ; qu'il envoie chercher son perruquier pour se coifïer, qu'il le renvoie, ou qu'après s'être fait accommoder, avoir pris du linge, mis son habit, il se désha- bille sur-le-champ, remet sa robe de chambre, se promène d'un appartement dans un autre et se couche ; que d'autres fois il va jusqu'à la porte de la rue, et puis qu'il remonte; que, quand elle lui remontre qu'il manque à ses devoirs, qu'il oublie les fonctions de son état, que cette négligence peut avoir les suites les plus fâcheuses, il se met à pleurer; il dit: « Je le sais bien, je le voudrais bien, je ne saurais »; il l'embrasse avec une tendresse qui lui déchire l'âme ; mais il a surtout une manière de la regarder à laquelle il lui est impossible de résister. Quand il la regarde ainsi, elle n'y sait autre chose que de s'en aller pleurer toute seule ; elle ajoute : u Si je lui avais jamais remar- qué du goût pour les femmes, je le croirais pris de quelque passion malheureuse ; mais il a toujours été si réservé de ce côté-là; en vérité, je ne crois pas qu'il ait encore connu une femme. Je ne sais ce que c'est. »

jNous connaissons l'un et l'autre une honnête femme de par le monde, pour qui le spectacle de ce jeune homme-là serait une terrible leçon. Adieu, mon amie; n'est-il pas vrai qu'il ne faut laisser concevoir aux hommes aucune espérance vaine ? L'amour! c'est une bête cruelle et sauvage.

XGIX

Le 20 décembre 1765.

Les occupations se succèdent sans interruption, et je com- mence à me désabuser de la chimère du repos. Il y avait avant-hier, sur mon bureau, une comédie, une tragédie, une traduction, un ouvrage politique et un mémoire, sans compter un opéra-comique. L'opéra-comique est de Marmontel ; c'est son conte de la Bcrgùre des Alpes qu'il a mis en scène. On

208 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

me l'a envoyé afin que j'en dise mon avis. Mon avis est que le sujet est ingrat, et qu'à moins que le musicien ne fasse des prodiges, l'ouviage ne réussira pas \ La Baronne ne sait sur quel pied danser dans cette aventure ; elle n'aime pas le poëte, mais elle prend l'intérêt le plus vrai au musicien : c'est de Ko- haut, son maître de luth, celui qui a fait une si jolie soirée à M"" Le Gendre et à M"" Mélanie. J'arrivai hier comme l'auteur et le musicien se querellaient, u Eh ! mes amis, leur dis-je, vous vous pressez trop ; attendez après la première représentation. »

La comédie est d'un de ces jeunes Marseillais ^ que l'ami Gaschon m'a amenés ; elle est mauvaise, et le pis c'est qu'elle ne promet rien de mieux.

La tragédie est d'un jeune homme, grand admirateur du Siège de Calais^ à qui j'ai eu bien de la peine à faire entendre que le temps des reconnaissances et des conjurations était passé, et qu'il y avait presque autant de difficulté à présent à trouver un sujet heureux, intéressant et neuf, qu'à le bien traiter.

La traduction est celle que l'abbé Le Monnier a faite de Té- rence. En vérité, j'ignore quand le pauvre abbé sortira de mes mains; car les amis, qu'on craint moins de mécontenter que les indifférents, sont toujours les derniers servis.

L'ouvrage politique est de ce pauvre abbé Raynal que je fais sécher d'impatience et d'ennui depuis six mois ; et le mémoire est d'un Ecossais appelé M. Fluart, qui dispute un grand titre et un héritage de plusieurs millions à un enfant supposé par des parents entêtés de la postéromanie. C'est presque une cause autant du ressort du géomètre que de l'homme de loi. C'est qu'un homme qui saurait calculer les probabilités aurait beau jeu. Si cette affaire m'était personnelle, je chercherais quel est le degré de vraisemblance d'après lequel le juge se croit auto- risé à condamner à mort un coupable, et je ne crois pas que je fusse embarrassé à démontrer que la vraisemblance de la suppo- sition de l'enfant dont il s'agit est la plus grande; d'où je conclu- rais contre les juges mêmes qu'il y aurait bien de l'atrocité à

1. Cet opôra-comique, mis en musique par Koliaut, tomba sur le thcùtrc de la Comédie-Italienne, le 19 février 1700.

2. Barthe.

1. Sans doute VUisloire philosopliiqne des Deux-Indes à laquelle Diderot prit une part qu'on n'u pu déterminer exactement.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 20O

exiger des preuves plus fortes pour ôler à un homme sa fortune et son nom que celles qu'on exige pour lui ôter l'honneur et la vie. Je ne sais si vous étiez encore à Paris lorsque je fus appelé chez M. d'Outremont pour décider si des lettres produites dans cette affaire étaient réelles ou contrefaites. J'ai relu ces lettres; il est pour moi de la dernière évidence que ces lettres ne sont pas d'un Français ; qu'elles sont d'un Anglais, et que cet Anglais est le père prétendu de l'enfant, qu'il les a écrites sous le nom emprunté d'un accoucheur.

Vous voyez que je suis toujours le plan que je me suis fait de ne vous laisser ignorer aucun des instants de ma vie. Nous avons perdu aujourd'hui, vendredi veille de Saint-Thomas, M. le Dauphin ', après une longue et cruelle maladie dont il a supporté les douleurs avec une patience vraiment héroïque. On en raconte une infinité de beaux traits. On dit qu'il y a quelque temps qu'il se coupa les cheveux, qu'il les partagea entre ses sœurs comme l'unique présent qu'il eût à leur faire. Il y a dans cette action je ne sais quoi de touchant et d'antique qui me plaît infiniment. Un grand seigneur lui écrivit une lettre tout à fait ridicule, pour l'engager à demander au roi une grâce qu'il obtiendrait certai- nement ; parce que, disait-il à M. le Dauphin, il était dans un moment l'on n'aurait rien à lui refuser. M. le Dauphin plai- santa de cette impertinence, et ne nomma point celui qui l'avait faite. 11 a eu, pendant tout le cours de sa maladie, la délicatesse de montrer à ceux qui l'environnaient une sécurité sur sa santé et sur sa vie qu'il était impossible qu'il eût. Il n'a témoigné du regret de la vie que dans un moment il recevait de son père une marque de tendresse dont il était touché. J'ai ouï dire à M. Hume, qui le tenait de M. de Nivernais, qu'il y a quelques mois, ce duc étant allé rendre ses devoirs à M. le Dauphin, il le trouva qui lisait dans son lit les ouvrages philosophiques de Hume, ouvrages que vous connaissez sans doute et qui ne sont pas célèbres par leur orthodoxie. Le duc en fut surpris ; et il dut l'être bien davantage, s'il est vrai, comme M. Hume me l'a dit, que M. le Dauphin ait ajouté : « Cette lecture est très con- solante dans l'état je suis. » C'est une chose bien certaine

1. Père des rois Louis XVI, Louis XVIII et Cliirles X, mort le 20 décembre 1765.

XIX. 14

210 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

que M. le Dauphin avait beaucoup lu, beaucoup réfléchi, et qu'il y avait peu de matières importantes sur lesquelles il ne fut pas très-instruit. Il y a plusieurs traits de lui qui ne permettent pas de douter qu'il n'eût même le ton léger et la plaisanterie assez preste. On dit qu'en dernier lieu, ayant appris qu'on ne per- mettait pas au Genevois Rousseau de s'établir à Strasbourg, il avait désapprouvé cette sévérité, quoiqu'il ne pût douter qu'elle était exigée par les circonstances, et qu'il avait trouvé que c'était un homme à plaindre et non à persécuter. Cela n'est certainement pas d'un intolérant.

11 y a trois jours que Rousseau est à Paris ^ Je ne m'attends pas à sa visite ; mais je ne vous cèlerai pas qu'elle me ferait grand plaisir ; je serais bien aise de voir comment il justifierait sa conduite à mon égard. Je fais bien de ne pas rendre l'accès de mon cœur facile; quand on y est une fois entré, on n'en sort pas sans le déchirer ; c'est une plaie qui ne cautérise jamais bien. Il y a quelque temps qu'il me tomba sous les mains une lettre de lui il y a des choses charmantes. Il y disait des prêtres qu'ils s'étaient constitués juges du scandale, qu'ils exci- taient le scandale, et qu'en conséquence du scandale qu'ils avaient excité ils appelaient ensuite les hommes à leur tribunal pour y être punis de la faute qu'ils avaient eux-mêmes commise ; moyen infaillible, ajoutait-il, pour vexer à discrétion le parti- culier, la société, le sujet, le magistrat, le souverain, une nation entière, toute la terre ; il les comparait ensuite à ce chirurgien logé à l'angle d'un carrefour et dont la boutique s'ouvrait sur deux rues. Ce chirurgien sortait par une porte et blessait les passants; puis il rentrait subitement et ressortait par l'autre porte, pour panser ceux qu'il avait blessés; avec cette petite diffé- rence que l'homme de l'encoignure guérissait en effet le mal qu'il avait fait, au lieu que le prêtre n'accourt que pour l'augmenter.

Rousseau passera ici une quinzaine ; il y attendra le départ de M. Hume, qui le conduira en Angleterre et l'installera à Telham, petit village situé sur les bords de la Tamise, il jouira du repos, s'il est vrai qu'il le cherche. M. de Saint-Lam- bert a dit de lui un mot charmant : ^^e le plaignez pas trop ; il voyage avec sa maîtresse, la Réputation.

l. 11 y revint le 17 décembre 1765.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 211

A l'heure je vous écris, vous êtes seule avec maman, et vous faites la fable du Pigeon sédentaire et du Pigeon voyageur. sont-elles à présent'^ Les chemins son bien mauvais! Elles auront bien soulfert du froid! M"' Mélanie arrivera huit jours trop tard pour entendre le Pantaleonc.

Vous me faites bien plaisir de m'apprendre que je pourrai voir la chère sœur sans courir le risque de rencontrer M"'' Boi- leau. Je crains celle-ci comme le feu. J'ai tort avec elle ; mais je suis plus embarrassé que fâché de ce tort-là.

On a beau battre cette pauvre petite sœur, elle ne se fait point aux coups; cela est malheureux. Il y a bien ])is, c'est qu'elle s'amuse à se battre elle-même, quand les autres sont las.

Vous faites trop d'honneur à ma pénétration. Quand on a un peu d'habitude de lire dans son propre cœur, on est bien savant sur ce qui se passe dans le cœur des autres ; combien de pré- textes honnêtes qne j'ai pris dans ma vie pour de bonnes raisons! Cet examen assidu de soi-même sert moins à rendre meilleur qu'à apprendre que ni soi ni les autres ne sont pas trop bons. Voulez -vous que je vous dise le dernier mot sur la petite sœur ? Il n'y a plus de ressource pour elle que dans la caducité de l'homme. C'est un oiseau que cette petite sœur, et nous ne sommes plus dans l'âge l'on tire au vol. Cela me rappelle un propos bien plaisant qu'elle ne lui tiendra pas. Un homme pressait très-vivement une femme, et cette femme soup- çonnait que cet homme n'avait pas la raison qu'il faut pour être pressant; elle lui disait : « Monsieur, prenez-y garde, je m'en vais me rendre. » Passé cinquante ans, il n'y en a presque aucun de nous que cette franchise n'embarrassât. Faites-en l'es- sai dans l'occasion, et vous verrez. J'en excepte cependant les prêtres et les moines, parce qu'il y a des grâces d'état.

Et pourquoi donc est-ce que la petite sœur n'a pas voulu se charger de la commission fâcheuse? C'est une maladresse de sa part.

Oh ! ne me dites rien de ce que maman fera ou ne fera pas. Je vous jure qu'elle n'en sait rien elle-même, et que je ne serais pas plus avancé à sa place. Je vois que, quand il s'agit de se faire du mal ou d'en faire aux autres, les honnêtes gens finissent toujours par se donner la préférence. Mais pourquoi lisez-vous

212 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

comme cela aux autres ce que je n'écris qu'à vous? Un jour, on craignait que cette confiance ne me mît trop bien avec la nièce ; et moi je crains qu'un jour elle ne mette fort mal avec ses tantes. Je ne veux ni l'un ni l'autre. Vous êtes devenue bien circonspecte ; est-ce que, quand vous vous retenez, vous n'en êtes pas incommodée ?

Je dis toujours, sauf à m'en gronder après : Comment ! don Diego me prendra un mois de suite pour une grue, et je ne lui ferai jamais entrevoir que c'est lui qui l'est? Gela est trop pé- nible.

Si j'ai peu vu M"'' Boileau, en revanche j'ai beaucoup vécu avec l'abbé fabuliste *.

La pièce de Sedaine a été jouée, et jouée avec le succès que j'en attendais-. Le premier jour, combat à mort; les honnêtes gens, les artistes et les gens de goût d'un côté; la foule de l'autre. Ma bonne amie, ne le dites à personne ; mais je vous jure que ceux qui prônent à présent le plus haut cet ouvrage n'en sentent pas le mérite. Gela est si exquis, si simple, si vrai ! Piscis hic non est oymiimn. Je suis sûr que Saurin, Helvétius et d'autres ont pitié du public. Mon amie, ou cela est vrai ou cela est faux (je parle de la pièce). Si cela est faux, cela est détes- table ; mais si cela est vrai, combien de prétendues belles choses détestables !

Pourriez-vous me dire si je dois payer? J'ai gagé avec l'abbé que les comédiens feraient retrancher une certaine scène de génie; les comédiens ne l'ont pas fait retrancher, mais c'est le public. J'ai vu clairement, à la première représentation, qu'entre deux mille personnes il y en avait très-peu qui sentissent le mérite de ce poëme. Il demande un tact bien pur et bien fin. Je n'ai même encore aujourd'hui foi qu'en quelques bonnes âmes d'hommes tout ronds et de femmes sans prétentions, qui en ont été enchantés d'instinct, sans savoir pourquoi. Les gens à protase n'y sont pas. Lcoutez bien mon pronostic : Voltaire en dira pis que pendre. Et la cour? Elle appellera cela du com- mérage et du caquet; oui, mais c'est du caquet et du commé- rage comme Lélius et Scipion étaient soupçonnés d'en dicter à

1. Le Monnior.

'2. le l'hilosuphe sans le savoir fut roprcseutc le 2 décembre 1765.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 213

Térence, avec moins d'élégance et plus de verve. C'est le con- traire que je voulais dire; ce sont les terreurs de la tragédie produites avec les moyens de l'opéra-comique. A l'avant-der- nière scène, il y a quelques jours qu'une jeune fille s'écria du milieu de l'amphithéâtre : Ah! il csl mort! Je voudrais bien que cette petite fille-là eût été la mienne. Comme je l'aurais baisée, et devant tout le monde!

Me faire aulrc? Oui, en tout, excepté l'amant, auquel je ne veux pas toucher; il est bien, mais fort bien, qu'en pensez- vous? Il n'y manque qu'une chose, c'est d'être à côté de celle qu'il aime ; et c'est un défaut dont il est bien pressé de se cor- riger. Bonjour, bonne amie; mon respect à maman.

Paris, le 30 dccembro l'U.").

(Le commencement de la lettre manque.)

Elle* est logée sur le Palais-Royal, et dans un très-bel appartement. J'ai eu le plus grand plaisir à la revoir, et à la revoir en santé. Nous avons déjà fait une ou deux causeries à perte de vue. La première, ce ne fut que des caresses, de la joie, des questions sans fin sur elle, sur vous, sur madame votre mère. Le retour de don Diego les abrégea. La seconde, nous allions entamer des choses plus intéressantes, lorsque nous fûmes interrompus par M'"' Boileau, qui me cribla de plaisan- teries, moitié douces, moitié amères. Mais, Dieu merci, m'en voilà quitte ; à moins qu'avec le temps et les mêmes négligences je ne donne lieu aux mêmes reproches ; ce qui pourrait bien arriver. Je suis incorrigible sur les choses qui ne cadrent point avec mes principes, bons ou mauvais. Je lui ai fait lire votre rêve, à cette petite sœur, et elle trouve que vous rêvez avec plus de sens commun que les autres n'en ont éveillés; et puis

1. M"" Le Gendre.

2U LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

nous étions en train de discuter l'affaire des maisons, lorsque M. de ... arriva. Je crus qu'il était honnête de laisser ensemble des gens qui ne s'étaient vus depuis si longtemps, et qui devaient avoir beaucoup de choses à se dire, toutes celles qu'ils s'étaient écrites. J'allai voir M'"* et M"'' de Blacy; elles m'ont paru se bien porter l'une et l'autre.

Vous savez sans doute que Fayolle s'est marié; je n'entends rien à cet enfant-là. Il a la meilleure conduite avec les indiffé- rents, et la plus mauvaise avec ses parents. Tous les Gayennois, qui sont occupés ici à s'entre-accuser, s'accordent à en dire du bien. M. Aublet* est de retour. Croyez- vous que cette gibe- cière que nous vîmes partir avec Fayolle, si à contre-cœur, lui a été d'un grand secours? C'est M. Aublet qui me l'a dit. Ces insulaires sont sots et ennuyés. Ils ont le plus grand besoin d'être amusés, et on les émerveille k peu de frais.

J'attends les ordres de M"" d'Holbach, qui m'a promis de me voiturer à Versailles je trouverai M. Dubucq, premier commis de la marine pour les colonies, tout disposé à m'accor- der ce que j'ai à lui demander pour le petit cousin. La première chose, c'est qu'il soit conservé dans son poste ; la seconde, c'est qu'on lui donne un brevet d'écrivain. La première est de justice; l'autre est de grâce. Nous verrons. Par la même occa- sion, je tourmenterai M. Rodier pour cette M'"" du Bois à qui j'ai fait un enfant sans l'avoir jamais vue. Songez à votre santé. La mienne est une de ces choses rares dans ce monde, dont on ne vient point à bout.

Je suis bien loin de vos camisoles et de vos flanelles. Tâchez de me persuader auparavant d'avoir du feu.

Ce logement sur le Palais- Royal est bien séduisant. Je ne vous conseille pas de le voir, si vous ne voulez pas l'habiter. Mais si, dans l'incertitude sur le temps la rue Sainte-Anne sera habitable, on obtenait du propriétaire de prolonger le bail de six mois, et qu'on l'obtînt; si vous étiez maîtresse de la lo- cation; si, ce prix une fois fixé à votre volonté, on ne l'augmen- tait pas, quoique celui de la location totale fut de cinq mille francs ; si l'on déterminait le principal locataire de M""^ de Blacy

1. Naturaliste, auteur d'une Histoire des plantes de la Guyane française, 1775, 4 vol. iii-4".

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 215

à la garder neuf mois en lui payant le loyer d'un an! n'allez pas me dire qu'il serait malhonnête d'être logés, sans entrer à proportion dans le prix de la location entière. Ce serait une délicatesse bien mal entendue, tliicore vaut-il mieux qu'il leur en coûte cinq mille cinq cents, moins quinze ou seize cents livres, que cinq mille cinq cents livres. Avec ces précautions, on risquerait un déménagement de moins, la rue Sainte-Aime s'arrangerait; on s'y établirait, ou l'on ne s'y établirait pas, selon que le logement plairait ou déplairait. Le gîte de Meudon m'est plus assuré que jamais. La robe de chambre tant plus que jamais. J'aime mon cabinet et mes livres plus que jamais; et nous sommes presque convenus, la petite sœur et moi, qu'elle ne m'arracherait à ma solitude que dans les cas urgents. Savez- vous quand elle n'aura qu'un cri après moi? C'est lorsque les liens qui commencent à l'enlacer auront fait tant de tours autoiu' d'elle, qu'il n'y aura presque plus moyen de l'en débar- rasser.

Adieu, mon amie, portez-vous bien; recevez le serment que je vous renouvelle, de vous aimer tant qee je vivrai. Présentez pour moi à madame votre mère les mêmes souhaits que vous lui ferez en votre nom; c'est demain le dernier jour de l'an; c'est demain que je vous aurais accablée de baisers, c'est le jour de demain qui eût été un beau jour ! Mais ne pensons pas trop à cela : adieu, adieu, cela fait du mal.

CI

Paris, le 18 janvier 17GG.

Il me prend une bonne envie de vous gronder; comment! vous êtes quinze jours sans entendre parler de moi, et vous ne vous en plaignez pas? Ah! mon amie, l'absence opère; vous m'aimez moins ; vous vous souciez moins d'entendre parler de moi ; vous me faites entrevoir un temps vous pourriez vous en passer tout à fait; et un peu plus éloigné peut-être... Mon amie, ne vous affligez pas : je ne pense pas ce que je vous

216 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAISD.

dis là. Vous avez de l'indulgence pour mes affaires. C'est ma situation seule que vous accusez, et vous avez la délicatesse de n'en pas acci'oître le désagrément par vos reproches. Vous attendrez toujours mes lettres avec impatience; vous les lirez toujours avec plaisir. Ce sera la principale allégeance de votre ennui, dans l'exil je vous vois condamnée à vivre. Qu'il est triste à présent, cet exil! Endurez-le, mon amie; endurez-le encore un moment; bientôt celui qui vous aime, celui que votre cœur désire, vous apparaîtra, et sa présence dissipera toute la tristesse qui vous environne.

Nous avons passé trois jours de suite ensemble, la chère sœur et moi. Elle avait été malade; elle commençait à recou- vrer sa santé lorsqu'elle s'est avisée, par une complaisance assez déplacée, de fixer une indisposition qui tirait à sa fin. Don Diego avait invité douze personnes à dîner; elle descendit dans une petite salle à manger elle fut exposée aux alternatives du froid et du chaud, et au bruit de la redoutable poitrine de Soulîlot, qui ne cessa pas de tonner trois ou quatre heures de suite à ses oreilles délicates; elle remonta avec un mal de tête à devenir folle; la fièvre survint. La nuit fut abominable; la matinée ne fut pas meilleure; et il lui reste encore aujourd'hui un torticolis qui n'est guère moins douloureux qu'incom- mode. Comme si ce n'était pas assez que son indisposition, elle a encore trouvé le secret de se faire une tracasserie domestique. Oh! pour cette fois-ci, don Diego avait raison; et je trouve qu'elle s'est conduite ou comme une femme galante des plus lestes, ou comme une coquette qui a projeté de renverser la tête à son mari, ou comme une étourdie qui ne prévoit les con- séquences de rien. Imaginez qu'elle avait envie de voir le Phi- losophe sans U savoir; c'est le titre de la pièce de Sedaine ; elle avait donc chargé l'ami Gaschon de prendre une loge louée. Gaschon tombe malade de son côté, elle du sien, et la voilà occupée à chercher pratique pour ses billets. Elle y réussit. Le mercredi matin, jour de l'ouverture du théâtre, M"'^ Trouard, qui en avait pris deux, lui en fait demander un troisième; elle pense en elle-même que M. de... n'en a pris un que par égard pour elle, et qu'il ne se soucie guère d'aller au spectacle, sur- tout un jour d'Académie, et la voilà qui écrit à M. de ... que peut-être il emploierait mieux sa soirée ailleurs que dans une

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 217

loge, et que s'il voulait lui renvoyer son billet, ce serait un moyen pour elle de faire un heureux. M. de ... renvoie son billet de loge, et vient passer la soirée avec la chère sœur; tandis que le mari, qui avait gardé le sien, se rend h l'extré- mité de Paris, il avait affaire; au spectacle, il n'arrive que vers la fin du dernier acte, et il n'aperçoit point le seul homme dont l'absence pouvait l'intriguer. Aussitôt les soupçons lui brouillent la cervelle; il revient; il apprend que M. de ... a passé la soirée chez lui, et tout le reste. Jugez de sa belle humeur! 11 ne manquait à cela qu'un hasard qui eût fait tomber le singulier billet à M. de ... entre les mains du mari, et que le présent du mari le lendemain, lorsque la chère sœur faisant à Gaschon le petit dénombrement de ceux qui avaient occupé la loge, et lui nommant M. de..., Fanfan ajouta tout de suite : 11 a bien mieux aimé venir prendre les mains à maman que d'aller à la comédie. En vérité, il n'était pas impossible que toutes ces circonstances se réunissent.

M. Suard est marié d'hier. Depuis environ un mois qu'il m'a confié cette folie qu'il vient de consommer, je porte un malaise dont je ne suis pas encore quitte. Suard est un homme que j'aime; c'est une des âmes les plus belles et les plus tendres que je connaisse; tout plein d'esprit, de goût, de connaissances, d'usage du monde, de politesse, de délicatesse. Qu'un Carmon- telle, qu'un comte de iNesselrode, qu'un Grimm même se marient, je ne serai point inquiet de leur bonheur. Les premiers sont des pierres, et le dernier, quoique sensible, a tant de courage, de ressource, et de fermeté! Mais Suard, le triste, le délicat, le mélancolique Suard! S'il n'a pas le cœur blessé de cent piqûres avant qu'il soit un mois, il faut que sa femme soit capable d'une attention bien rare. Lorsqu'il me consulta, je lui tins deux propos bien eflVayants ce me semble. « N'avez-vous pas été, lui dis-je, autrefois renfermé dans un cachot? Eh bien, mon ami, prenez garde de vous rappeler ce cachot et de le regretter. » J'ajoutai que je l'avais vu, il y a quelque temps, rôder sur les bords de la rivière; que, quoiqu'il me fût cher et que je fusse vivement touché de son état, il m'avait causé moins d'inquiétudes qu'au- jourd'hui ; car, après tout, ce n'était qu'un mauvais moment. Je l'invitai ensuite à venir passer une matinée chez moi nous causerions plus à notre aise d'une affaire qui demandait d'autant

218 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

plus de réflexion, qu'elle ne laissait à l'homme malheureux aucune ressource ; il me promit, et ne vint pas'. J'ai entendu dire depuis qu'il y avait des raisons d'honneur et de maladresse. On ajoute que sa femme est très-jolie, et que, quand on était occupé à lui démontrer qu'on l'aimait, rien n'était plus facile que de pousser la démonstration trop loin. Mais j'ai l'âme ma- lade. Je n'ai pas le courage de plaisanter. Il a peu de fortune; ce qu'il a en est précaire ; elle n'en a, elle, ni précaire ni autre. Il est paresseux, fastueux, élégant, généreux; elle est jeune, folle, gaie, dissipatrice, fastueuse, élégante. Les enfants vien- dront. Plus j'y réfléchis, plus cet homme me paraît perdu. Grimm prétend que s'il ne s'est pas noyé, ce n'est qu'une partie remise. Il y a quelques jours que je disais à la Baronne que ce maudit mariage était un de ses forfaits.

Il me semble que vous ne vous intéressez plus guère à mon jeune amoureux. Oh! il lui est arrivé une aventure à laquelle vous ne vous attendez guère, et qui était bien propre à nous rattacher à la vie. La femme dont il s'agissait a une amie intime; cette amie, le jour de l'an, avait fait des cornets de dragées qu'elle distribuait en étrennes. Elle en offrit un à mon jeune amoureux. Mais savez-vous quel papier faisait son cornet? Ce papier était une lettre de sa déesse, elle disait le diable de lui. Je l'ai vue, je l'ai tenue, cette lettre; et ce qu'il y a de sin- gulier, c'est que cela ne s'est point fait de concert; qu'il n'y a que de l'étourderie, du hasard, nulle méchanceté. La preuve, c'est que les deux amies s'en sont arraché les yeux, et que l'étourdie en a été dans le plus grand désespoir. Nous pensions bien qu'on mettrait tout en œuvre pour replâtrer cela. On n'y a pas manqué. Nous, de notre côté, nous avons joué l'indignation, le mépris, la rupture, et nous continuons. Nous n'allons plus au rendez-vous ; quand nous y allons, nous n'y restons qu'un moment. Plus de soupers; des égards, de l'honnêteté, delà politesse; mais pas un mot doux. Cependant on étouffe; on jette des mots que nous n'entendons pas; nous sommes d'un renchéri du diable. On fait semblant de se rejeter de l'autre côté; on cherche à nous donner de la jalousie que nous ne prenons pas, d'autant moins que l'autre côté a soupçonné sinon la chose, du moins quelque chose qui en approche, et qu'il ne se prête point du tout au rôle qu'on veut lui faire jouer. Celui-ci, parlant de

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 210

lui, (le mon jeune homme et du mari, disait à la dame : « Qu'a- vez-vous donc, madame? Vous rêvez; vous avez un air triste, désolé; on dirait d'un vaisseau battu par trois tempêtes. »

Bonsoir, mon amie. L'amour franc, honnête, vrai, tel que celui que nous nous portons, est le seul qui puisse être heureux. Aimons-nous comme toujours.

CI!

Paris, le 3 février 1700.

Je vous donne, à vous et à votre maman, à deviner en cent ce qui m'occupe maintenant. Les artistes m'ont chargé du projet du tombeau que le roi a ordonné pour le Dauphin ^ Moi ! moi! silence là-dessus. Il ne faut point gâter un service par une in- discrétion. J'en suis à ma troisième tentative. Vous me direz celle qui vous plaît le plus; il faut savoir d'abord que le monu- ment doit être placé au milieu de la cathédrale de Sens, et qu'il doit avoir un rapport visible à la réunion des deux époux. Voici le premier :

J'élève une couche funèbre. Sur cette couche funèbre , je suppose deux oreillers. L'un de ces oreillers reste vacant. La tête de l'époux repose sur l'autre. Il dort de ce sommeil doux et tran- quille que la vertu et la religion ont promis à l'homme juste. 11 a un de ses bras mollement étendu ; de l'autre, il se presse dou- cement la cuisse, comme un époux qui s'est retiré le premier, et qui ménage une place à son épouse. Les anciens s'en seraient tenus à cette seule et unique figure sur laquelle ils auraient épuisé tout leur savoir. Mais les modernes veulent être riches ; ils ne sentent pas que la richesse est la mort du sublime. Pour me plier à leur mauvais goût, j'enrichis donc; mais j'enrichis avec force, noblesse et grandeur. Je place au chevet du lit la Religion. Elle a un bras appuyé sur sa large croix. La main de

1. Les projets insérés dans la Correspondance de Grimm (15 avril 1706), se trouvent déjà, mais moins développés, t. XIII, p. 7:'.

220 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

ce bras montre le ciel de l'index. L'épouse est à côté d'elle, un bras appuyé sur la cuisse de la Religion, en disant de l'autre ; Voyez j Urne fait place-, il m appelle. L'Amour Conjugal, placé de l'autre côté, l'invite à se reposer auprès de son époux ; mais la Religion interpose sa main, et lui dit : J'approuve votre dou- leur; mais il faut attendre V ordre d'enhaut. Cependant laFrance, assise aux pieds de la couche, et le dos tourné à la scène, mé- dite sur la perte qu'elle vient de faire. Elle tient le plus petit des enfants caché dans son giron. L'un des deux autres a la main posée sur l'épaule de son père. Il a la bouche ouverte; il crie; il l'appelle avec douleur et elTroi. L'aîné, debout, attache ses regards sur la Religion; il attend de sa bouche un mot qui lui conserve sa mère. J'ajoute que si l'on trouve le monument trop riche, on n'a qu'à supprimer la France et les trois enfants, et qu'il n'en sera que plus simple et plus beau. Je n'entre point dans le caractère, la position, les différents groupes, les vête- ments, le mouvement; l'action de ces figures. J'ai donné toutes ces choses de technique : je ne vous expose que l'idée.

Ce premier monument montre le moment du sommeil. J'ai voulu montrer, dans le second, celui du réveil, le moment du triomphe de la vertu à la venue du grand jour. Je place au pied de la couche funèbre un grand ange qui sonne le réveil des morts. L'épouse et l'époux se sont, réveillés. Ils se reconnaissent avec une joie mêlée de surprise. L'époux a un de ses bras jeté sur les épaules de sa moitié. Ils se disent : Akï c'est vous! Je vous revois, je ne vous perdrai plus! Ils se sont relevés de dessus leurs oreillers. Ils sont assis au chevet du lit funéraire ; du côté de l'épouse, c'est l'Amour Conjugal qui rallume ses flambeaux en les secouant l'un sur l'autre; du côté de l'époux, c'est la Religion, une main posée sur l'épaule de l'Amour Conjugal, son visage tourné et son second bras étendu vers une autre figure assise de son côté sur les bords de sa couche. Cette autre figure, c'est la Justice éternelle, les reins ceints du serpent qui se mord la queue, les pieds posés sur les attributs de la gran- deur humaine éclipsée, ayant sur les genoux les balances elle pèse les actions des hommes, et présentant à la Religion deux couronnes d'étoiles. Ou je me trompe fort, ou vous trou- verez mes images grandes.

Voici le troisième monument que je propose. Imaginez un

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 221

raveau. Une figure effrayante s'élève de ce caveau; en s'élevant, elle soulève de l'épaulo la pierre qui le couvre. Cette figure, c'est la Maladie : c'est ce! le dont le Dauphin est mort. Elle appelle; elle fait le signe impérieux de descendre. Le Dauphin, debout sur le bord du caveau entr'ouvort, ne la regarde ni ne l'écoute : il est tranquille; il a le visage tourné vers son épouse ; il la con- sole en lui montrant ses enfants. La Dauphine a un de ses bras entrelacé avec celui de son époux. Elle se couvre les yeux de son autre main; elle semble craindre de laisser tomber ses re- gards sur des. objets qui peuvent l'attacher à la vie. Les enfants lui sont présentés par la Sagesse. Elle en a deux devant elle : ce sont les plus jeunes. L'aîné est par derrière, ses deux bras appuyés sur l'épaule de la Sagesse, et la tête penchée sur ses deux bras. Tout près de cet enfant, on voit la France prosternée vers les autels, et implorant le secours du ciel.

Choisissez, mesdames. Si aucun ds trois ne vous convenait, proposez-moi vos difficultés. Faites mieux; s'il vous venait quelque nouvelle idée, dites-la-moi. J'en rumine une quatrième, je voudrais que l'époux dît aux hommes : Apprenez à rnou- rir; et l'épouse dît aux femmes : Apprenez à aimer. S'il vous venait quelques moyens de rendre ces deux mots sensibles, vous me feriez vraiment plaisir de me les communiquer, car la chose me paraît vraiment difficile.

Beau passe-temps, me direz-vous, que de promener son ima- gination parmi des tombeaux! Pardon, mesdames; mais aussi pourquoi êtes-vous des femmes fortes? je vous jure que je n'en connais pas deux autres au monde à qui j'eusse osé demander le même service; quoique ce genre de poésie auquel j'ai donné quelques instants ne m'ait point du tout attristé. A tout hasard, s'il m'est arrivé de jeter du noir dans vos têtes, l'abbé de Bouf- flers va m'aider à le dissiper. "Voici des bouts-rimés qu'il a remplis :

Enfants de saint Benoît, scus la guirnpe et le froc. Du calice chrétien savourez Vamertume. Vous, musulmans, suivez votre triste coutume : Buvez de l'eau, tandis que je vide mon broc. Par vos raisonnements, moins ébranlé qu'un roc, Je crains peu cette mer de soufre et de bitume

222 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

vos sots docteurs ont coutume De noyer les Césars et les rois de Maroc.

Quel que puisse être le maroufle

Que vous nommez pape ou mufti. Je ne baiserai point son cul, ni sa pantoufle. Prêtres noirs qui damnez Marc-Aurèle et Zampti, Par qui Confucius comme un lièvre est rôti. Le diable qui les brûle est celui qui vous souffle.

Ces diables, ce bitume, ces prêtres vous chiffonnent-ils encore l'imagination, et voulez-vous quelque chose de plus gai, de plus fou ? Voici une autre pièce adressée à sa sœur :

Vivons en famille : C'est le destin le plus doux De tous. Nous serons, ma fille. Heureux sans sortir de chez nous. Les honnêtes gens Des premiers temps Avaient d'assez bonnes mœurs ; Et sans chercher ailleurs, Ils offraient leurs cœurs A leurs sœurs. Sur ce point-là nos aïeux N'étaient point scrupuleux. Nous pourrions faire,.

Ma chère. Aussi bien qu'eux, Nos neveux'.

Les suivants ont été faits pour une jetme personne née le jour du solstice d'été :

On vous ébauchait en automne,

On vous achève dans l'été. Vous pourriez ressembler à Cérès ou Pomone ;

Mais, à dire la vérité, Vous tenez de plus près à Flore qu'à personne.

1. Cette pièce d'un ton si singulier, adressée à une sœur, n'a point été recueillie dans les œuvres de l'auteur. (T.).

LETTKES A MADEMOISELLE VOLLAND. 223

Tout l'univers fit son devoir,

Au moment vous êtes née. Le soleil s'arrêta pour vous mieux recevoir,

Et toute la terre étonnée A trouvé que les jours les plus longs de Tannée

Sont encor trop courts pour vous voir.

En voilà dont la délicatesse demande grâce pour les précé- dents, et mérite de l'obtenir. Moi, je suis bon; je pardonnerais en leur faveur même aux quatre qui suivent. Ils ont été faits et envoyés sur une carte à une femme qui avait engagé M. de Choiseul à écrire une satire contre lui :

Pour me déchirer quelque femme^ Choiseul, t'a payé sûrement; Et je gagerais sur mon àme Qu'elle t'a payé largement.

M'"^ Le Gendre prétend que vous n'entendrez pas ceux-là. Bonsoir, mon amie. Dites-moi donc que vous m'aimez comme vous me l'avez dit la dernière fois ; cela me fait si aise ! La chère sœur est toujours malade. C'est bien sûrement la coqueluche qu'elle a prise de son fils.

cm

Paris, le 20 février 1760.

' Vous aimeriez mieux qu'il n'y eût ni France ni enfants? Eh bien ! c'est tout juste ce que je leur avais laissé la liberté d'ôter ; quoique le plus jeune, caché entre les genoux de la France, put un jour devenir une prophétie.

Mon amie, quand on compose ou quand on juge un monu- ment religieux, il faut se prêter au système. Si vous étiez un peu conséquente, le premier, l'on voit une Religion qui arrête la Tendresse conjugale en lui montrant le ciel, perdrait aussi son intérêt et son pathétique. Les anciens, qui savaient

22/t LETTRES A MADEMOISELLE VULLAND.

que la richesse est l'ennemie du sublime, s'en seraient tenus aux deux oreillers et à la seule figure de l'époux qui se range ; car cette figure est vraiment sublime. Pour le sentir, supposez que vous soyez l'épouse, et que vous regardez cet homme qui dort, qui se presse doucement la cuisse et qui vous fait place. Supposez seulement que ce soit ce frère si chéri !

Si vous considérez le second monument en place, cet ange qui annonce le grand jour, tourné vers la porte du temple; cette Justice éternelle, ceinte du serpent qui se mord la queue, ayant sur ses genoux la balance dont elle pèse les actions des hommes et les palmes dont elle couronne le juste, les attributs de la grandeur humaine éclipsée sous ses pieds; vous trouveriez cela beau, parce que cela est vrai, grand et beau. Quand je dis vrai, c'est dans le système.

Le rapport du troisième avec cekii dePigalle est bien léger; d'ailleurs cette Maladie, qui pousse la pierre de son épaule, est terrible. Cet époux, qui ne la voit ni ne l'écoute, marque un bien parfait mépris de la vie; et ces enfants, présentés à l'épouse par la Sagesse, sont tout à fait touchants.

J'aurais bien rendu palpables les deux mots : Aijprcnr: à mourir, apprenez à aimer ; mais c'est par un moyen trop simple, trop au-dessus de notre goût pour être adopté; deux specta- teurs, un homme debout qui regarderait l'époux avec un éton- nement sérieux et pensif; une femme à ses pieds, qui regarde- rait l'épouse avec une admiration mêlée de douleur et de joie. J'y avais pensé.

Au reste, Cochin m'écrit de ces trois projets, que je lui ai envoyé trois enfants bien forts, bien beaux, bien vigoureux, mais bien difficiles à emmaillotter. Il ajoute que ce ne sera pas lui qui choisira ; mais la com', il y a beaucoup de flatteurs et peu de gens de goiàt. Il craint que le mauvais goût, aidé de la flatterie , ne demande que ces figures soit ressemblantes ,• ce qui rendrait le monument plat et maussade. Je réponds que des ressemblances légères, dont la poésie disposerait à son gré, en donnant à la scène un caractère naturel et vrai, ne la ren- drait que plus belle et plus pathétique; que les physionomies changent bien en dix ans, et que, quand elles resteraient ce qu'elles sont à présent, plus les figures seront grandes, nobles et belles, plus la flatterie les retrouvera ressemblantes.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 225

Pour éviter cet écueil des ressemblances, Gochin a demandé qu'en conservant toujours la condition donnée de la réunion future des deux époux, je lui en imaginasse un quatrième il n'y eût que des figures symboliques. Je l'ai fait, et le voici.

Elevez un mausolée. Placez-y deux urnes, l'une fermée et l'autre ouverte. Asseyez entre ces deux urnes la Justice éternelle qui pose d'une main la couronne et la palme éternelles sur l'urne fermée, et qui tient sur son genou, de l'autre main, la couronne et la palme éternelles dont elle couvrira un jour l'urne ouverte. Voilà ce que les anciens auraient appelé un monument.

Imaginez près de ce monument la Religion debout, foulant aux pieds la Mortel le Temps. La Mort, enveloppée de ses longs draps et la face tournée contre terre ; le Temps, dans une attitude contraire, courroucé d'un monument élevé de nos jours à la tendresse conjugale, et le frappant de sa faux qui se met en pièces.

La Religion montre les urnes à la Tendresse conjugale, et lui dit : repose sa cendre ; doit un jour reposer la vôtre, et les mêmes honneurs quil a reçus vous sont destinés.

La Tendresse conjugale, désolée, a le visage caché dans le sein de la Religion; elle a laissé tomber à ses pieds les deux flambeaux, dont l'un est éteint et l'autre brûle encore. Un bel et grand enfant tout nu, symbole de la famille, s'est saisi d'un de ses bras sur lequel il a la bouche collée.

Voilà celui qui plaît le plus à Cochin. L'idée des urnes lui parait noble et ingénieuse ; cette Mort foulée aux pieds par la Religion, et ce Temps courroucé contre le monument, deux figures parlantes; et ce grapd et bel enfant tout nu forme, avec les deux autres figures, un groupe vraiment intéressant. Vous vous doutez bien que la faux brisée lui a tourné la tète.

J'en ai un cinquième; et celui-là, je l'appelle le mien. Peut- être ne sera-t-il pas le vôtre. Je n'en conclurai rien que la diversité de nos goûts. J'aime les impressions fortes, et le tableau que je vais vous décrire fait frémir.

Imaginez un mausolée au haut duquel on an-ive par des degrés. Là, je suppose un cénotaphe ou tombeau creux l'on n'aperçoit que le sommet d'une tête couverte d'un hnceul, avec un grand bras nu qui pend au dehors.

XIX. io

226 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

La Tendresse conjugale a déjà franchi les premiers degrés et se hâte d'aller saisir ce bras.

La Religion l'arrête, en lui montrant le ciel; tandis qu'un grand enfant tout nu, sur lequel la Tendresse conjugale a tourné tendrement ses regards, la retient par un des pans de son vêtement.

L'enfant a la tête tournée vers le ciel et pousse des cris.

A quoi sert, s'il vous plaît, que ces gens-là souffrent dans leurs palais le gladiateur qui expire, Niobé, les enfants de Latone percés de traits, et le Laocoon déchiré par des serpents, s'ils en détournent leurs yeux? Pour moi, voilà ce que j'appelle de la sculpture.

Mais il faut dissiper ces images tristes par quelque chose de gai. On disputait, il y a quelques jours, sur les vanités dont les hommes sont les plus entêtés. Quelqu'un prétendit qu'il n'y en avait aucune dont l'ivresse fût plus violente que celle de la vanité littéraire. Pour nous le prouver, il nous disait qu'à Rome les cardinaux ont des espions qui viennent leur rapporter tout ce qui se débite sur leur compte. Il faut supposer un de ces cardinaux à son bureau écrivant, et l'espion debout devant lui.

LE CARDINAL.

Eh bien! qu'est-ce qu'on dit ?

l'espion. Seigneur, on dit... on dit...

LE CARDINAL.

Vous plairait-il d'achever? On dit...?

l'espion. On dit que vous avez un page charmant qui se porte mal, et que c'est de votre faute.

LE CARDINAL, continuant d'écrire.

Cela n'est pas vrai. C'est moi qui suis malade, et c'est de la sienne.

l'espion.

On ajoute que le cardinal un tel a voulu vous enlever ce page charmant, et que vous l'avez fait assassiner.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 227

LE CARDINAL, éerivaut toujours.

Ce n'est pas du tout pour cela.

l' ESPION.

On parle de votre dernier ouvrage, et l'on assure qu'il est mauvais, et que c'est un autre qui l'a fait

le cardinal, cessant d'écrire et se levant avec fureur.

Eh ! pourriez-vous, monsieur le maroufle, me nommer quel- ques-uns de ces gens-là?

Avez-vous jamais entendu parler d'une demoiselle Basse, danseuse d'Opéra? Elle était entretenue et, qui pis est, aimée par un M. Prévôt que vous connaissez. 11 se présente un grand parti pour ce jeune homme ; de la beauté, de la jeunesse, de l'esprit, des talents : cela ne se refuse pas sans quelque raison secrète. Les parents suivent la conduite de leur fils. Ils décou- vrent l'intrigue. La mère du jeune homme s'adresse à M"* Basse, et la conjure de fermer sa porte à son fils et de se joindre à une famille désespérée pour ramener son enfant. Elle le promet ; mais pour un moyen qu'elle avait d'éloigner son amant, celui-ci en avait cent de se rapprocher d'elle. Elle finit par se mettre au couvent. Le jeune homme se marie. La mère va trouver M"^ Basse et lui présente un contrat. M"*^ Basse le refuse, et dit à M'"^ Prévôt qu'elle avait plus de fortune qu'il ne lui en fallait pour le parti qu'elle avait résolu de prendre : le lendemain, en effet, elle se fait carmélite.

Nous avons achevé l'histoire de M"^ Basse. Nous prétendons qu'un de ces matins elle sautera par-dessus la clôture, et que M'"* Prévôt ira lui porter, dans un grenier, le contrat qu'elle a refusé et qu'elle acceptera.

M. le marquis de Gouffier s'est entêté de M"^ d'Oligny. Il lui a fait faire les propositions les plus folles qu'elle a refusées. Il s'est offert à l'épouser. M"" d'Oligny a répondu qu'elle serait honteuse d'être sa maîtresse, et qu'il serait honteux d'être son mari. Le marquis, un de ces jours qu'au sortir de la Comédie elle s'en retournait chez elle avec sa mère, renverse la mère par terre, tandis que quatre estafiers, dont il était accompagné, se saisissent de la fille et la jettent dans un fiacre. La mère crie, la fille crie. Le fiacre ne veut pas marcher. La garde vient ; on

228 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

arrête les ravisseurs. L'affaire est jugée à Versailles, et le mar- quis enfermé.

Êtes-vous encore parmi les tombeaux? Voyez-vous toujours cette tête couverte d'un linceul, et ce grand bras nu qui pend? Tâchons d'effacer de votre imagination les mausolées, en y éle- vant un autel, et en vous montrant devant cet autel les jeunes époux. J'avais autrefois un ami qui ne manquait pas un ma- riage. Pour peu que la mariée fût jolie, le gros Bouchant, c'est le nom de l'homme en question, disait, au moment de l'anneau, avec une mine et un ton d'humeur difficiles à rendre : Ah ! le bourreau !

Une mademoiselle Fiteau, fille d'un maître des comptes, était promise à un quidam qu'on ne nomme pas. Voilà le contrat passé, et le jour du sacrement venu. Le matin, l'époux futur se ravise. Il trouve qu'il manque trente mille francs à la dot de M"" Fiteau; il en dit les raisons au père. Le père trouve ces raisons bonnes, et promet les trente mille francs. On conduit les époux à l'autel. L'époux, interrogé s'il accepte mademoiselle pour sa femme, répond que oui, à condition que celui-ci se ressouviendra de la promesse qu'il lui a faite. La demoiselle, interrogée ensuite si elle accepte monsieur pour époux, répond : « Non, non non; je ne serai jamais à un homme qui se rappelle, dans ce moment-ci, un sentiment d'intérêt, et qui a l'indécence de le montrer à mon père. »

Le paragraphe qui suit est pour vous.

La santé de la petite sœur n'est guère meilleure : elle avait encore de la fièvre ce soir. Cependant la toux me semble un peu plus moelleuse. Il est survenu depuis trois jours une diar- rhée dont j'avais espéré plus de soulagement. Je crains que la poitrine ne s'affaisse, et le médecin le craint apparemment aussi, puisqu'il attend la cessation de la fièvre pour ordonner le lait de chèvre. L'époux est plein d'attentions ; je ne ferais pas mieux à sa place. L'enfant est guéri. J'ai passé la soirée avec Vialet. Ah ! je voudrais être à côté de vous. Je péris ici de chagrin, d'impatience et d'ennui.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLL\Nn. 22'.)

GJV

A Paris, ce 8 septembre 1707.

Vous ne faites rien du tout, tendre amie, de ce que je vous ai demandé. Je voulais un détail circonstancié de votre voyage ; vous me l'aviez promis ; et vous vous croyez quitte en m'écri- vant : «Nous sommes arrivées à deux heures du matin à Ghàlons. La belle dame a un peu dormi ; maman a été tourmentée de sa colique. » Réparez ce laconisme-là, s'il vous plaît. Le jeudi matin, j'allai savoir de M""' de Blacy à quelle heure vous étiez parties; de au Salon, j'employai mon temps à louer un peu, à blâmer beaucoup, jusqu'à deux heures que je me rendis chez M'"" Le Gendre; elle avait le cœur bien gros de vous savoir évadées sans l'en avoir prévenue, sans lui avoir dit adieu. « On trouve, disait-elle, toujours bien un moment à travers les em- barras et les soins d'un départ; on l'aurait bien trouvé autrefois, mais l'on ne m'aime plus. » Je lui répondis qu'à neuf heures du soir, vous ne saviez pas encore si vous auriez des chevaux pour le lendemain, et que rien n'était plus incertain que le moment de votre départ; qu'il pouvait se faire à la minute ou être différé de deux ou trois jours.

Je lui ramenais M""" de Blacy qu'elle avait invitée et qui s'en était excusée. Nous dînâmes ; nous dînâmes gaiement ; nous passâmes tous ensemble une partie de la soirée : M. de ... y était et nous nous aperçûmes. M""" de Blacy et'moi, que le froid instituteur et la mère coquette faisaient bien du chemin en s'en apercevant ou sans s'en apercevoir. Nous nous séparâmes de bonne heure, parce qu'il fallut remettre à son couvent une amie de M"'' Le Gendre. Gelle-ci est une jolie enfant et qui a le cœur beaucoup plus tendre qu'on ne l'imagine. En arrivant, je la trouvai qui pleurait de ce qu'on différait trop à aller chercher son amie. La mère l'en grondait, et moi je lui en faisais com- pliment.

Le lendemain, c'était vendredi, autre séance aux tableaux oîi il y a quelques belles choses qui perdent à l'examen. Je

230 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

sortis de pour aller dîner au restaurateur de la rue des Pou- lies; on y est bien, mais chèrement traité. L'hôtesse est vrai- ment une très-belle créature. Beau visage, plutôt grec que romain; beaux yeux, belle bouche, ni trop, ni trop peu d'em- bonpoint, grande et belle taille, démarche élégante et légère; mais vilains bras et vilaines mains ^

De là, j'allai passer la soirée chez Van Loo, qu'on avait sai- gné du bras et qu'on a depuis saigné du pied pour un mal de tête violent dont la cause est une dartre rentrée. Cette grosse bête de Lamotte, son médecin, ne voit'pas que tant que la maladie cutanée ne reparaîtra pas, il tirerait à son malade jusqu'à la dernière goutte du sang vicié, qu'il ne le guérirait pas.

J'allai souper rue Neuve-Saint-Augustin nous parlâmes beaucoup de vous. C'est vraiment un amoureux de toute pièce. Il ne s'accommode pas de l'absence : il est triste, mélancolique, ennuyé et jaloux. Je m'amusai, avec ce sang-froid que j'ai quelquefois, à le désespérer, en mettant les choses au pis aller, et en ne voyant aucun inconvénient à ce que M. d'Estaing mît des conditions à l'avancement des deux frères de la belle dame, parce que chaque chose a son pris. Raphaël nous joua, une heure ou deux, de la harpe et du clavecin, et nous nous souhai- tâmes le bonsoir à l'heure accoutumée.

J'allai samedi à Monceaux avec l'ami INaigeon; à neuf heures j'étais chez M'"*" Le Gendre. Elle revenait du spectacle ; elle était morte de lassitude, et elle tombait de sommeil. Nous nous assîmes sur des chaises de paille dans l'antichambre de son fds, oii nous n'avions qu'un quart d'heure à passer. Cependant elle dénouait ses rubans ; elle détachait ses jupons, et nous y étions encore à une heure et demie du matin. Nous parlâmes beaucoup de M. ... Je lui prédis qu'avant trois mois elle en entendrait

1. Dans la rue des Poulies s'ouvrit, en 17Go, le premier restaurant, qui lut ensuite transféré à l'hôtel d'Aligre. C'était un établissement de bouillon il n'était pas permis de servir de ragoût comme chez les traiteurs, mais l'on don- nait des volailles au gros sol, des œufs frais et cela sans nappe, sur de petites tables de marbre. Boulanger, le maître, avait pris pour devise ce passage de l'Kvangile: « Venite ad me oinnes qui stomacho laboratis et ego vos restaHrabo ».• de ce dernier mot vint le nom do restaurant gardé par la maison de Boulanger et pris par tous ceux qui l'imitèrent. La maîtresse du lieu était jolie et la chalandise y gagna. Voir La Mésangère, Le Voyageur à Paris, 1797, in-I2, t. II, p. 88, et Bachauniont, V. 49, cités par Ed. Fournicr dans Paris démoli.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 231

une déclaration en forme. <( Vous vous trompez. C'est vous-même. Il est froid. Il s'échaulTera. Personne n'est plus réservé. D'accord ; mais voici son histoire : il croira vous estimer seulement, et il vous aimera. Il sera peut-être plus longtemps qu'un autre à démêler la nature de ses sentiments : mais il la démêlera. Il voudra vaincre sa passion; mais il n'y réussira pas. Il la renfermera longtemps; il se taira; il sera triste, mélancolique; ilsoulTrira; mais il s'ennuiera de souffrir. Il jettera des mots que vous n'entendrez point, parce qu'ils ne seront pas clairs. Il en jettera de plus clairs que vous n'entendrez pas davan- tage; ot rimpatience et le moment amèneront une scène je ne sais quelle, peut-être des larmes, })eut-être une main prise et dévorée, peut-être une chute aux genoux, et puis des propos troublés, interrompus de votre part, de la sienne. Le beau roman ! Comme votre tête va et arrange! Mais, si j'avais introduit un pareil personnage dans un roman, et que je lui eusse fait tenir cette conduite, comment le trouveriez-vous? Vrai. ~ Et pourquoi dans le roman, sinon parce qu'il l'est en nature?

Laissez-moi en repos: vous m'embarrassez. iAIais savez- vous qu'avant cela, peut-être me prendra-t-il pour confident?

Cela ne se peut; mais si cela était, que lui diriez-vous? Ce que je lui dirais! ce qu'Horace disait à un ami qui étail devenu amoureux de son esclave : Il est beau, il est adroit, il a des mœurs, de l'esprit, des connaissances ; c'est un enfant par- fait de tous points, mais, je vous en préviens, il est un peu fuyard... » Et puis voilà des éclats de rire, la lassitude qui s'oublie, le sommeil qui s'en va, et la nuit qui se passe à causer.

J'oubliais de vous dire qu'au milieu de tout cela je n'ai pas négligé M"^ de Blacy ; je l'ai vue ; je l'ai vue souvent, et nous avons eu des moments tout à fait doux. Nous parlions de maman, et nous pariions de vous ; et c'était à qui vous aimerait le mieux et le dirait plus souvent. Votre sœur est une femme dont je fais un cas tout particulier, d'une probité tout à fait rigoureuse, et qui serait à tout moment dans la société, lorsqu'on y parle de vertu et de probité, autorisée à dire : Ce que tous ces gens-là mettent en maxime, moi je le fais.

Le dimanche matin, car c'est là, je crois, que j'en suis, je passai la matinée à rédiger mes observations de peinture. J'allai dîner rue Sainte-Anne, je m'étais engagé à condition qu'on

232 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

me renverrait à trois heures et demie, ce qu'on fit. Et me voilà cheminant vers Sainte-Périne de Chaillot, par le plus bel orage. A pied? Non : est-ce que je vais à pied ? Et qu'aliiez- vous faire à Sainte-Périne de Chaillot? Voir une femme, cela va sans dire. Et qu'aviez-vous à faire à cette femme? Mais, rien. Et qu'aviez-vous donc à lui dire? C'est l'un ou l'autre, quand ce n'est pas tous les deux. Lui dire qu'il vaut mieux être bonne mère que bonne amante; que le remords est pire que la douleur, etc., etc. C'est une histoire qui n'aurait point de fin, et qu'il vaut mieux que je vous réserve pour votre retour. Je crois que la Providence a résolu de m'adresser tous les malheureux de ce monde.

De retour de Sainte-Périne, j'avais travaillé pendant trois heures à élever la tendresse maternelle et ses devoirs sur les ruines de la passion la plus douce, la plus honnête, la plus du- rable et la plus tendre, je revins passer la soirée avec M'"'' de Blacy.

Mais à propos, je voudrais bien savoir quel parti vous pren- driez s'il fallait quitter un amant, mais le quitter pour toujours, et un amant bien cher, pour aller faire l'éducation de votre fille, prête à sortir du couvent et exposée à tomber en mau- vaises mains. L'amant a été de mon avis : il s'est sacrifié. Que vous dirai-je? Je n'aime pas les amants si généreux. Je les admire, mais je ne les imiterai jamais. Il me semble que, de toute éternité, la raison fut faite pour être foulée aux pieds par l'amour. Il me semble qu'on aime mal quand on connaît quel- ques devoirs. Je ne saurais m'empêcher de soupçonner les amants si sages de s'en imposer à eux-mêmes ; de croire qu'ils aiment comme au premier moment, parce qu'ils ont le langage du premier moment; je crois que, parce qu'ils disent comme autrefois, ils pensent sentir comme autrefois, et qu'il n'en est rien : parce qu'ils n'ont aucune raison de se plaindre récipro- quement l'un de l'autre, ils se persuadent qu'ils sont les mêmes; qu'ils n'ont point changé l'un pour l'autre, parce qu'ils ne voient en eux aucun motif d'inconstance. Cette justice est dans la tête; elle n'est point dans le cœur. La tête dit ce qu'elle veut; le cœur sent comme il lui plaît. Rien n'est plus commun que de prendre sa tête pour son cœur.

Mes amies, mes bonnes amies, je suis le plus heureux de tous les hommes; ma tête me dit que j'ai mille raisons de vous

LKTTIIES A MADEMOISELLE VOLLAND. 233

aimer, et mon cœur ne l'en dédit pas. Puisse ce bonheur et ce concert durer toujours ! Mais il durera, si dix à douze ans d'ex- périence suffisent pour me garantir l'avenir.

Le prince, le triste prince est tout étonné que je sois gai. 11 ne sait pas que je suis accoutumé à vous perdre pour six mois. Faites donc que la belle dame s'accommode de votre terre et que nous ne nous quittions plus. Mais cette belle dame, com- ment a-t-elle supporté la route? comment se porte-t-elle? com- ment en a-t-elle usé avec vous, et vous avec elle? Qu'avez- vous dit? qu'avez-vous fait? Je voudrais bien avoir été à portée d'entendre tout ce que vous avez dit de moi chez M. Duclos, Je voudrais bien être à portée d'entendre tout ce que vous en direz à Isle? Comme j'aurais été, comme je serais transporté de joie! Vous croyez que j'aurais pu tenir dans ce petit coin qui m'aurait recelé? que je ne me serais pas jeté sur maman, que je ne me serais pas jeté sur vous, sur la belle dame, sur M""" Duclos, et que je ne vous aurais pas toutes mangées de caresses ? Maman n'est pas bavarde comme vous ; elle ne dit qu'un mot, mais son mot est si bien dit, si bien choisi, si doux, qu'il vaut mieux que toutes vos phrases ! Chère amie, embrassez-la dix fois, vingt fois, pour moi.

Je la connais, cette maudite colique! J'ai été une fois occupé dans ma vie à la soulager, et cela sur la même route. Vous avez bien fait de m'apprendre en même temps et le mal et la gué- rison. Rappelez-lui, à cette maman, qu'elle est destinée à nous pleurer tous, et qu'il ne faut pas qu'elle trompe d'un jour notre horoscope.

Comment avez-vous vécu à Isle avec la belle daihe? Le prince, à qui vous avez tourné la tête par vos bontés pour elle et pour lui, car c'est ainsi qu'il s'en explique, vous présente son respect. Je suis arrivé lundi au soir chez lui, tout à temps pour y lire une lettre de la belle dame, que je voudrais que vous eussiez; car il m'est impossible de vous rendre la manière honnête, touchante et touchée dont elle parle de vous. Elle écrit fort bien, mais très-bien. C'est que le bon style est dans le cœur; voilà pourquoi tant de femmes disent et écrivent comme des anges, sans avoir appris ni à dire ni à écrire, et pourquoi tant de pédants diront et écriront mal toute leur vie, quoiqu'ils n'aient cessé d'étudier sans apprendre.

23/| LliTTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

Mais, qu'ai-je fait lundi? des descriptions et des critiques de tableaux ; je crois un dîner au restaurateur, parce qu'on y sert bien et que l'hôtesse est jolie. Mardi, jour de fête, j'ai rôdé, j'ai promené mon ennui ; j'ai vu jouer aux échecs ; j'ai été chez M""^ Le Gendre que je n'ai point trouvée ; elle était allée plaire à la barrière Blanche, k vingt ou trente oisifs. Son mari est de retour ; il en était ; mais il ne restera pas longtemps , Dieu merci. J'ai passé la soirée chez le marquis de Grolsmare Damilaville m'a remis votre billet. Je vous réponds ce mercredi matin, et je vais me débarrasser bien vite de deux ou trois im- portuns, pour courir au Salon je suis attendu par Damilaville à qui je remettrai cette lettre, afin qu'il la contre-signe. Adieu, mes amies, mes bonnes, mes tendres, mes respectables amies ; je vous attends toujours, et, en qualité de poëte, je m'adresse de temps en temps au mois de septembre pour l'engager à aller plus vite ; mais le mois de septembre ne m'entend pas, et n'en est toujours qu'au 9 et n'en sera demain qu'au 10.

Mademoiselle c'est comme le premier jour, et quand nous

nous verrons ce sera comme la première fois.

Bonjour, bonjour, bonnes amies. J'ai fait un bel oubli dans ma lettre; mais rappelez-moi dans votre réponse d'y suppléer. Il est question de l'instituteur et de la mère. Cela est trop plai- sant. J'avais prédit la déclaration à trois mois; elle se fit dès le lendemain.

GV

Paris, le 19 septembre 17G7.

Voyez donc si je pourrai vous continuer mon journal. Mes dernières lignes étaient, je crois, de Monceaux. Bonne aventure du retour. Indiscrétion à laquelle on ne s'attend guère, et qui est pourtant fort naturelle. Nous nous en revenions le soir en cabriolet. Nous étions Bron et moi sur le fond, et devant nous une femme avec laquelle il est bien depuis longtemps, et qui, depuis fort longtemps, est jalouse d'une autre chez laquelle il prétend n'avoir aucune liaison, ne point ircquenter. Nous avions

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 235

à passer devant la porte de cette femme; nous y arrivons, et voilà tout à coup le cheval qui se dt'tourne du chemin et qui se jette du côté de cette maison. Le cocher lui donne du fouet. L'animal croit qu'il tourne court ; il s'arrête, puis il fait les mouvements qu'un cheval a coutume de faire lorsqu'il se pré- sente mal et qu'il tâche de se présenter mieux à une entrée de maison. En un mot, on eut toutes les peines à l'empêcher de nous mener nous n'avions certainement aucun dessein d'aller. La femme dit à son ami, assis à côté de moi : « "Vous voyez ; voire cheval est plus vrai que vous. » Le reste de notre route se lit en grand silence.

J'allai souper chez le prince, qui me lut encore une lettre de la belle dame. On ne saurait être plus sensible qu'elle l'est à toutes les affabilités que vous avez eues pour elle ; il est impos- sible de s'en expliquer avec plus de chaleur et de vérité. Lui, il en est transporté de joie ; et je reçois la récompense de vos bons procédés : il m'embrasse, il me caresse, il ne cesse de me remercier ; il me charge de le mettre à vos pieds. C'est le lundi au soir que nous soupâmes ensemble. Depuis, il n'a point en- tendu parler de son amie, et il est tout soucieux. Moi, je le console en lui disant : « Elle arrive, elle a des visites à faire, à recevoir ; peut-être qu'elle est à présent à Metz. Elle est occu- pée à faire sa cour à M. d'Estaing, et à pousser ses frères dans le service. » Il se lève avec fureur; il crie: « Maudit enragé philosophe, est-ce que vous avez résolu de me rendre fou ? » Puis se radoucissant, il ajoute : « Ça, mon ami, plus de ces mauvaises plaisanteries-là; vous me déchirez l'âme de gaieté de cœur. » Le mélancolique ambassadeur de Hollande s'en tient les côtés et rit jusqu'aux larmes; nous traitons ensuite la chose sérieusement.

Nous convenons qu'une femme un peu aimable et un peu leste a cent occasions par mois de nous tromper, sans que nous nous en doutions, et que le plus court, le plus sûr, le plus honnête, est de s'abandonner avec tant de confiance qu'on ait honte de nous trahir. Le prince en convient, mais à condition qu'on lui permettra d'être soupçonneux, jaloux, et qu'on n'en plaisantera pas.

Mardi, depuis sept heures et demie jusqu'à deux ou trois heures, au Salon ; ensuite dîner chez la belle restauratrice de

236 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

la rue des Poulies ; un tour de promenade jusqu'à la chute du jour. Sur les huit heures, rue Saine-Anne. Son fils ' fait des progrès inouïs. M. Digeon vient lui en rendre compte. Elle en est transportée de joie; mais c'est un éclair qui passe, et je les trouve tristes tous deux. Comme ce que je sais de plus est de confidence et non d'observation, il ne m'est pas permis devons en dire davantage. M. Digeon n'a et n'a jamais eu rien de com- mun avec M'"" de Grandpré. On a fait cette découverte à l'occa- sion de l'instituteur qu'on se propose de prendre et qu'on ne prend toujours point. Elle lui disait : u Cela devient absolument nécessaire. Je crains que les assiduités que vous avez ici ne rendent soucieuse une personne à laquelle je serais bien fâchée de causer la moindre peine. Je vous entends, madame ; je vous jure que cette personne prend le plus grand intérêt au succès de mes soins, et qu'elle n'a aucun droit de les désap- prouver.— Mais il peuvent être sus d'une autre. Cette autre- les sait, et il y a longtemps qu'elle est la maîtresse de sa conduite, et moi de la mienne. Nous nous disons tout quand nous nous rencontrons, et nous ne nous reprochons plus rien. Mais le public? J'ai une fille; si l'on vous supposait des vues de son côté, il n'en faudrait pas davantage pour éloigner ceux qui pourraient y prétendre ; et si l'on faisait une autre supposi- tion, il y a des gens sensés qui jugent des UKjeurs de l'enfant par celles de lanière. Madame, je ne sais poiut de réponses à cela. » Et moi j'ajoute au récit qu'on me fait de ces conver- sations : Je ne sais, chère sœur, ce que vous vous proposez ; mais ne concevez-vous pas que vous voilà dans la grande inti- mité; que vous avez autorisé M. Digeon à toucher sans scrupule, avec vous, certaines cordes ; et qu'après les questions indiscrètes que vous lui avez faites, il lui est libre de vous entretenir de ce qu'il lui plaira? Elle en convient. « Mais quel remède à cela? Aucun, si ce n'est, à la première causerie de cette na- ture, de vous expliquer nettement, mais sans que cela paraisse apprêté, sur les devoirs d'une femme honnête, sur les périls de ces sortes de liaisons, la paix domestique perdue, la considéra- lion publique hasardée, le respect de soi-même, et tant d'autres choses que vous peindrez avec force, et qui arrêteront votre

1. Le lils de M'»" Le Gendre.

LETTRES A MADEM-OISELLE VOLLAND. 237

homme tout court, au moins ])our quelques mois. Je ne sais plus ce que cela deviendra. Ni moi non plus. Mais comme il est constant que Nature ne fera pas en votre faveur une excep- tion à la loi générale, que vous favorisiez ou non le penchant de M. Digeon , on s'en apercevra , et voilà votre fils privé du meilleur instituteur qu'il pût avoir, votre porte fermée à M. Digeon, et peut-être l'enfant confiné dans un collège. Arran- gez-vous là-dessus. »

Mardi au soir, en rentrant chez moi, j'ai appris, par un billet, que le Baron était à Paris, et par un autre billet de Grimm, qu'il était revenu de la Briche avec un certain baron de Studuitz, qui ne voulait pas s'en retourner à Gotha sans pouvoir dire à sa pnncesse qu'il m'a vu, tenu, embrassé pour elle, et qu'il ne fallait pas manquer à un pique-nique qu'on avait arrangé pour le lendemain mercredi chez le suisse des Feuillants. Ce billet de Grimm était assaisonné de quelques mots d'humeur qui me blessèrent; que j'allais partout excepté à la Briche; que M""= d'Ëpinay y avait été seule, et m'avait inu- tilement espéré ; qu'elle n'était récompensée des attentions qu'elle avait pour mon goût et même mes fantaisies que par une exclusion qui l'offensait. Imaginez que je n'ai été au Grandval que pour servir le Baron ; à Monceaux que pour la commodité de revenir tous les matins au Salon, et que je ne reste à Paris que pour ce maudit Salon et que pour lui. Le Baron, qui aurait été content de faire ses aflaires à Paris, et de me ramener jeudi au Grandval, trompé dans ses espérances, me fait, d'un autre côté, une sortie abominable. L'impatience me prend; et, rendu éloquent par l'injustice de tous ces gens-là, je fais une sortie abominable contre l'amitié ; je la peins comme la plus insup- portable des tyrannies, comme le supplice de la vie, et je finis .par ces mots : « Mes amis, vous que j'appelle mes amis pour la dernière fois, je vous déclare que je n'ai plus d'amis, que je n'en veux point, et que je veux vivre seul, puisque je suis assez malheureusement pour ne pouvoir faire le bonheur de per- sonne, en m'abandonnant sans réserve à ceux qui me sont chers. » A l'instant, mon âme se serra, je versai un torrent de larmes ; et le marquis, qui était à côté de moi, me prit entre ses bras, m'entraîna dans une autre allée des Tuileries cette scène se passait. En attendant le dîner, il me dit les choses les

238 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLÂND.

plus honnêtes, les plus douces et les plus consolantes; versa un peu de baume sur mes blessures, et me ramena à ces amis que j'avais abjurés, résolu à dîner avec eux, car je voulais m'en aller, et un peu apaisé. Ce qui m'avait ulcéré, c'est un mot de Grimm qui me dit que, puisqu'il ne pouvait plus m' écrire sans me dire la vérité, ei que la vérité me faisait tant de mal, il ne m'écrirait plus. « Voilà, disais-je au marquis, ces hommes qui se piquent de délicatesse; ils me désespèrent, et, quand je me plains des peines qu'ils me causent, ils y mettent le comble en me disant froidement qu'ils ne m'en donneront plus. » Cepen- dant le dîner fut fort bien ; on s'entretint de la petitesse de ceux

qui refusent des secours par vanité On se sépara de bonne

heure et nous nous embrassâmes tous fort tendrement.

Damilaville voulait m'entraîner chez M'"" de Meaux, qui est malade et qui rend le sang par les pieds. J'aimai mieux m'en aller rue Sainte-Amie, et j'y allai. J'y restai peu de temps. M'"" Le Gendre se proposait d'aller reprendre M""" de Blacy chez M. de Tressan, et elle me demandait si je pourrais lui donner des chevaux. J'allai le soir souper avec le prince ; je lui en demandai, ce qu'il m'accorda. Nous passâmes la soirée, le prince et moi, à disputer sur un principe de peinture : c'est qu'il y avait dans la nature beaucoup de masses et peu de groupes. Vous n'entendez rien à cela ; mais il vous suffira de savoir qu'en ayant appelé tous deux aux compositions des grands maîtres, je lui montrai que, dans les compositions du Poussin, oii l'on comp- tait jusqu'à cent, cent vingt figures, il y avait dix, douze, quinze, vingt masses, et à peine deux ou trois groupes ; et spécialement dans le Jugement de Salomon, vingt à trente figures, et pas un groupe.

Le reste de la soirée se passa à causer de mariages dispro- portionnés faits sans le consentement des parents, ; il me dit à ce sujet quelques mots de M. de Parceval, que vous ne savez peut-être pas et qui vous feront plaisir. Son lils se maria sans son aveu. Le lendemain du mariage, sa bru vint chez lui. 11 n'était pas encore levé. Elle se mit à genoux près de son lit, et lui prit une main qu'elle mouillait de ses larmes. M. de Parce- val lui dit : « Est-ce que mon fils n'a pas craint d'être déshé- rité? » Sa bru lui répondit : « Il vous connaît trop pour avoir cette crainte. » Après un moment de silence, M. de Parceval

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 239

ajouta : u Ma fille, levez-vous; vous m'avez ôté mon fils ; j'espère que, dans neuf mois, vous m'en rendrez un autre que vous élèverez si bien qu'il n'osera jamais faire même un bon clioix sans votre consentement » ; et puis il l'embrassa ; mais il ne voulut pas recevoir son fils. Pour l'en rapprocher, on employa la médiation de M. de Saint-Florentin. Au premier mot de M. de Saint-Florentin, le bon Parceval lui dit : a Ah ! Monseigneur, combien vous m'auriez épargné de peine si vous eussiez bien voulu y penser plus tôt ! »

Toute ma journée du jeudi fut employée à ma négociation de Sainte-Périne \ qui est moins avancée que jamais ; et la nuit du jeudi au vendredi, avec une grande partie du vendredi, à mettre à l'encre, chez moi, les observations que j'avais faites au crayon au Salon. Je dînai en famille. Je fis jouer du clavecin à l'enfant. Je reçus la visite de M""^ GeofTrin, qui me traita comme une bête, et qui conseilla à ma femme d'en faire autant. La pre- mière fois, elle vint pour gâter ma fille ; cette fois, elle serait venue pour gâter ma femme et lui apprendre à dire des gros mots et à mépriser son mari.

Je ne sais ce que je devins le reste de la journée. J'allai passer quelques instants avec M""' Le Gendre, qui m'apprit que M'"^ de Blacy était de retour, et qu'elle se servirait des chevaux du prince pour Sceaux, ou pour quelque autre partie de cam- pagne qu'elle avait arrangée avec M. Digeon. Je souris; elle fit tout son possible pour que je laissasse le dîner de Monceaux, et m'entraîner avec elle. Sur mon refus absolu, elle se déter- mina à engager M'"" de Blacy, et puis il lui vint en esprit que peut-être on imaginerait qu'elle redoute un long tête-à-tête; et puis elle ne sut plus ce qu'elle ferait. Le lendemain samedi, elle m'écrivit, à propos d'une petite commission qu'elle avait à me donner, qu'elle avait proposé la partie à M'"'' de Blacy, et celle-ci l'avait acceptée. La voilà donc, elle et M. Digeon, ses enfants et M'"« de Blacy, sur le chemin de Sceaux, et moi sur le chemin de Monceaux, d'où je vous écris, ce matin di- manche, que je retourne à Paris pour dîner avec elle, et de bonne heure, après dîner, pour m'en retourner chez moi et faire mon sac de nuit pour le Grandval je serai conduit par

\. Voir préccdemmcut p. 23:2.

2/|0 LETTRES A MADEMOISELLE VÛLLAND.

le marquis Grimm et Damilaville, demain lundi. J'y passerai le reste du mois; ce qui ne m'empêchera pas de recevoir vos lettres, et d'en mettre quelques-unes à la poste de Boissy.

J'ai oublié, dans ce détail de mes journées, beaucoup de choses. Le sort du prince est décidé. J'ai reçu des nouvelles de Russie. Il me vient un buste de l'impératrice. M. Falconet est brouillé avec le général Betzky; mais il est tellement en faveur auprès de l'impératrice, qu'il est plus à redouter pour leministre que le ministre pour lui. J'ai reçu de lui ce manuscrit sur le sentiment de l'immortalité et le respect de la postérité, que je craignais si fort qu'il ne publiât à Saint-Pétersbourg sans ma participation, et dans ce manuscrit un billet il ajoute de nouvelles instances à celles que vous savez. Vous ne sauriez croire le souci que cela me cause. La reconnaissance que je dois à cette souveraine, la tendresse que j'ai pour vous me tiraillent d'une façon bien cruelle; mais c'est vous, mon amie, qui l'em- porterez toujours. Oui, je puis prendre la masse d'or que j'ai reçue ^ et la jeter aux pieds de l'ambassadeur; mais je ne sau- rais me séparer de vous. Bonjour, mon amie. Ne me grondez point; ne vous joignez point avec mes amis pour me rendre la vie amère. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Présentez mes tendres respects, mon inviolable attachement à maman. Occupez-vous de sa santé; qu'elle s'occupe de la vôtre. Hâtez-vous de revenir. Les beaux jours qu'il fait! et les belles promenades que nous ferons encore à Meudon, si vous le voulez !

Bonjour, bonjour. J'espère que Damilaville, qui contre- signera cette lettre, m'en remettra une de vous.

Mais n'admirez- vous pas avec moi combien nous jugeons mal des choses, et combien de fois nous sommes trompés dans les avantages que nous leur attachons? J'ai vu ma fortune dou- blée presque en un moment; j'ai vu la dot de ma fille toute prête, sans prendre sur un revenu assez modique; j'ai vu l'aisance et le repos de ma vie assurés; je m'en suis réjoui; vous vous en êtes réjouies avec moi ; eh bien ! jusqu'à présent, qu'est-ce que cela m'a rendu? qu'est-ce qu'il y a eu de réel dans tout cela? Ce don d'une impératrice m'a contraint à un emprunt. Cet emprunt a diminué mon petit revenu; le nouvel emploi de mon argent,

L l'uiir la vente de sa bibliothèque ;\ Catherine.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 2hl

dont le fonds s'est trouvé diminué par la rente que j'en avais touchée d'avance, a occasionné un nouvel emprunt; et de vire- ment de parties en virement de parties, à la longue le fonds se réduirait à rien sans avoir été un moment plus riche et sans avoir rien dissipé. En vérité, cela est trop plaisant; mais ce qui ne l'est pas, c'est que, si je ne veux pas être ingrat envers ma bienfaitrice, me voilà presque forcé à un voyage de sept à huit cents lieues; c'est que si je ne fais pas ce voyage je serai mal avec moi-même, mal avec elle, peut-être. Toutes ces idées font mon supplice. Revenez donc; hâtez-vous devons montrer, afin que j'oublie près de vous tous ces devoirs et toutes ces peines. Falconet, à qui M. de La Rivière a remis ma lettre, m'a écrit qu'elle est tout à fait du ton de celles qu'on envoie du coin de la rue Taranne dans la rue d'Anjou, et que, malgré cela, il a déjà été tenté cent fois de l'envoyer à l'impératrice. Il y succom- bera ; c'est moi qui vous le promets. Eh bien! qu'y verra l'im- pératrice? Que j'aime, que j'aime à la folie; que tous les dons ne sont rien pour moi, au prix du bonheur de celle que j'aime. Elle y verra que ce qui m'arrête c'est ce qui a fait faire de tout temps aux hommes les grandes actions, les grands crimes, les petites et les grandes folies; et qne quand on est amoureux, on est tout ce qu'il y a de bien et de mal. Si elle lit et pense bien, elle ne dira pas : Il est ingrat; mais elle dira: Il est amoureux. Je vous réponds qu'elle a déjà ma lettre, et qu'elle m'excuse; j'aime du moins à le penser, cela me tranquillise. Mais revenez; quand je vous verrai, tout sera bien, ou je ne me soucierai plus que tout soit mal. Je me souviens d'avoir dit autrefois d'un certain homme qu'il n'avait pas plus de morale qu'il n'y en avait dans la tète d'un brochet. J'ai changé de com- paraison; je dis à présent : dans le cœur d'un amant. Celui qui est amant n'est que cela. Tant pis pour la probité et pour la vertu, si l'amour s'y oppose. Ce n'est pas qu'on voulût faire une acïion vile ou basse par amour. On ne volerait pas un écu; mais on brûlerait, on tuerait, on se tuerait soi-même.

Bonjour, bonjour. Ils m'avaient promis de m'éveiller de bonne heure, et de me déposer à Paris sur les neuf heures du matin; ils sont partis sans moi. Leur projet est de me retenir ici à dîner, et j'ai bien peur qu'ils n'y réussissent. Cela supposé, j'arriverai tard à Paris; rien ne m'empêchera de voir M'"*^ de XIX. 16

242 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

Blacy : il faut absolument que nous conférions sur son fils. Peut- être aura-t-elle vu celui qui lui a remis les lettres pitoyables qu'elle en a reçues! Il est important qu'avant de m'adresser à M. Dubucq, je sache s'il est innocent ou coupable : cela change de ton.

Est-ce que vous ne m'apprendrez pas dans votre première lettre le jour de votre retour?

Bonjour, encore une fois. Si vous ne m'aimez pas bien, pre- nez garde à ce qui en arrivera : le prince fait ses paquets.

CYI

Au Grandval, le 24 septembre 1767.

Ah! voilà ce qui s'appelle une lettre, cela. Une fois en votre vie, vous aurez du moins causé cinq ou six pages de suite avec moi! Je ne sais pourquoi je ne passe pas mes journées à vous écrire. J'ai tant de plaisir à vous lire! Je vois, par le silence que vous gardez sur plusieurs questions que je me souviens très- bien de vous avoir faites, qu'il y a deux ou trois de mes lettres sur le chemin d'isle. Tant mieux, car elles sont fort longues et de la plus mauvaise écriture; tandis que vous vous userez les yeux à les déchiffrer, vous n'en désirerez pas d'autres et, vous ne songerez pas à me gronder. Tendre amie, je vous en prie, ne me grondez donc plus ; vous ne sauriez croire le mal que cela me fait. Ne voyez-vous pas que les importuns, mes amis, mes affaires, celles des autres ne me laissent presque pas le temps d'être seul avec vous? Pour un maudit opéra dont M. Digeon a besoin, il faut que l'impatience de la chère sœur m'ait appelé dix fois de la rue Taranne au coin de la rue Glos-Georgeot, d'où il est impossible de se retirer, quand on y est. Notre dernière conversation, que je vous ai rendue mot pour mot, avait été précédée d'une autre qui n'était pas de la même couleur, mais qui n'en était pas moins bonne. Il s'agissait de savoir jusqu'où il était permis aux beaux-arts d'exagérer dans l'imitation de la belle nature. Gela me donna occasion de lixer les nuances déli-

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND^ 2k?>

cates qui distinguent le chimérique du possible, le possible du merveilleux, le merveilleux de la nature embellie, la nature embellie de la nature commune. Comme, maman et vous, les choses sérieuses ne vous déplaisent pas, je n'aurais pas été fâché que vous m'eussiez entendu. La chère sœur me parut très-con- tente; mais je ne puis plus guère compter sur son jugement; je lui suis trop nécessaire pour ne pas la trouver indulgente. Je suis le dépositaire de tous les sentiments qu'elle croit dans son cœur, et qui ne sont que des idées de sa tête. Je vous proteste, mon amie, que cette femme-là ne sent rien, mais rien du tout; que M. de. ..sera dupe aussi bien qu'elle-même de son ramage, qui est à la vérité charmant. L'illusion qu'elle se fait cessera avec le besoin de l'homme. Je lui envoyai, il y a quelque temps, un jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans qui m'avait été adressé par le marquis de... 11 n'est ni très-bien ni très-mal de figure ; il a le ton et le propos de sa physionomie qui est tout à fait douce. Des vers très-agréables et très-passionnés de sa façon ne laissent aucun doute qu'il ne sache sa langue. Il a professé plusieurs. années les humanités en province; il sait les mathématiques, la géographie, l'histoire et la musique assez bien pour faire sa partie dans un concert. Ajoutez k cela que sa position étroite et pressée ne l'aurait pas rendu difficile sur les conditions; mais M. Digeon insiste sur le prêtre. J'ai fait observer que, décent ou indécent, ce personnage ne nous convenait guère. 11 en est persuadé; malgré cela, nous aurons le prêtre si nous nous déterminons à prendre quelqu'un. Sa petite assiste quelquefois à nos conversations; il m'a semblé qu'elle sentait à merveille les bonnes choses. A tout moment j'oublie sa présence, et il m'échappe desfolies qui font piétiner sa mère. Il s'agissait, je ne sais quand, du mariage, que je traitais comme vous savez. Je disais que c'était un vœu tout aussi insensé que les autres, à cette unique différence près que par les autres on s'engageait à tenir tout son corps enfermé dans une grande cellule, et que par celui-ci on ne s'engageait qu'à en tenir une partie enfermée dans une petite.

J'étais fait la semaine passée pour me quereller avec tous mes amis. J'avais prié Naigeon, qui a été dessinateur, peintre, sculpteur, avant que d'être philosophe, d'aller quelquefois au Salon pour moi, et il me l'avait promis. Cependant il n'en avait

2hh LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

rien fait. Sa conscience lui reprochait un peu son manque de parole. 11 m'en parla. Je lui dis qu'il pouvait être tranquille, qu'il ne s'agissait pas d'un devoir, mais d'un service; qu'il fallait remplir ses devoirs, mais qu'on rendait service à qui l'on voulait; qu'au reste, cette petite négligence de sa part m'ap- prendrait que j'aimais une fois plus mes amis que je n'en étais aimé; que, depuis dix ans, j'avais donné à Grimm plus de mois que je ne lui demandais de quarts d'heure. Ce petit sermon assez sec a fait effet, et l'on vient de me remettre, avec votre lettre, un billet de lui qui me servira.

J'étais à Monceaux luudi matin, et j'espérais m'en revenir diner chez moi ou chez M'"* Le Gendre j'étais invité. Il n'en fut rien ; on me laissa dormir, on partit, et j'employai toute ma matinée à écrire une énorme lettre que vous recevrez. Je me trompe de jour : c'est le dimanche que j'ai passé tout entier à Monceaux malgré moi. J'engageai M. Bron, l'après-midi, dans un piquet à écrire qui fut très-malheureux, ce qui lui do nna uue humeur qui s'exhalait en plaisanteries amères que j'eus toute la peine du monde à digérer. Les beaux joueurs sont donc bien rares !

Quelle est la raison pour laquelle des gens généreux, même dissipateurs, qui jettent sans façon un louis par la fenêtre, ne peuvent pas se résoudre à perdre un écu au jeu? Est-ce vanité amour-propre blessé de la plus mince de toutes les supériorités? Je ne le crois pas : car ces gens-là confessent leur infériorité, et la confessent sans peine, et dans des choses de toute autre importance. Puisque vous voulez que je vous dise tout, je vous dis bien des bagatelles.

Le dimanche au soir je revins à Paris de bonne heure, dans la même voiture, avec une fille qui me soutint très-sérieuse- ment qu'aujourd'hui les passions sérieuses étaient tout à fait ridicules; qu'on ne se promettait plus que du plaisir qui se trouvait ou ne se trouvait pas ; que cela durait ou ne durait pas ; qu'on s'épargnait ainsi tous les faux serments du temps passé. J'osai lui dire que j'étais encore de ce temps-là. « Tant pis pour vous, me répondit-elle, on vous trompe, ou vous trompez ; l'un ne vaut pas mieux que l'autre. » Ces propos me confir- mèrent ce que l'on m'avait dit: c'est que cette fille, qui a du sens, de l'esprit, des connaissances, ne s'était jamais attachée

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 2/,5

à personne. En a-t-elle été plus ou moins heureuse? C'est à vous à m'apprendre cela.

Tout en suivant ce propos, je la déposai chez elle, et je cou- rus chez moi préparer mon sac de nuit pour le lendemain. J'étais attendu au Grandval. Grimm, Damilaville, le marquis de Croismare et un baron allemand de la cour de Gotha* m'y accompagnèrent. Grimm prit un fiacre qui le conduisit jusqu'à Bonneuil, d'où il acheva son voyage à pied... C'est donc le Grandval que j'habite à présent, et qui me gardera jusqu'à la fin du mois. Nos journées ici se ressemblent toutes; nous nous levons de bon matin ; nous déjeunons gaiement ; nous travail- lons, nous dînons ferme et longtemps; nous digérons en plai- santant sur de grands canapés. Nous faisons deux ou trois tours de passe-dix ruineux; nous prenons nos bâtons, et nous ten- tons des promenades immenses. De retour, nous nous mettons en bonnet de nuit. Kohaut et la Baronne prennent leur luth; nous prenons des cartes; le souper sonne; nout soupons, car il faut souper sous peine de déplaire à la maîtresse de la maison. Après souper, nous causons, et cette causerie nous mène quel- quefois fort loin. Nous nous couchons dans des lits si bons qu'on n'y saurait dormir, et le lendemain nous recommençons.

Je me hâte d'expédier le reste des manuscrits de M. de ... pour me mettre à la besogne de Grimm, dont j'ai apporté tous les matériaux.

La Baronne est fort gaie. M""" d'Aine est plus folle que jamais. Nous avons eu ici son fils et sa bru. Un matin, j'entends de grands éclats de rire dans l'appartement de la belle-mère. On l'habillait. La Baronne et le Baron y étaient. J'y allai. « Vous venez tout à propos, me dit M"'* d'Aine. A quoi, madame, puis-je vous être bon? A prendre la mesure de mon derrière; et puis vous en irez faire autant chez ma bru; et quand vous serez bien assuré que le mien n'y fait œuvre, vous direz à M. le Baron, mon gendre que voilà, qu'il est un sot. » Vous penserez que tout cela est fort plat ; mais vous ferez bien mieux de penser que cela est innocent, que cela est gai, que nous sommes à la campagne, et que tout ce qui amuse et fait rire est fort bon.

1. Le baron de Studuitz.

2/16 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

La querelle de nos deux voisins est restée indécise.

J'ai encore huitaine à passer ici. Priez Dieu que je ne meure pas d'indigestion. On nous apporte tous les jours de Champigny les plus furieuses et les plus perfides anguilles, et puis des petits melons d'Astracan, puis de la sauerkraut, et puis des per- drix aux choux, et puis des perdreaux à la crapaudine, et puis des baba, et puis des pâtés, et puis des tourtes, et puis douze estomacs qu'il faudrait avoir, et puis un estomac il faut mettre comme pour douze. Heureusement on boit en propor- tion, et tout passe.

J'ai pensé acheter hier un cheval dix écus. 11 est vrai qu'il est perdu, et que peut-être il est mort. C'est celui du docteur Gem. Vous n'avez pas encore entendu nommer celui-ci. C'est un bon homme; un fanatique froid. 11 part pour l'Angleterre; il confie son cheval à M. Bergier. Connaissez-vous celui-ci? M. Bergier le prête à un autre, celui-ci à un troisième, ce troi- sième à un quatrième; et il y a bientôt un mois que le docteur court après son cheval. Kohaut nous quitte demain : j'en suis fâché, et la Baronne aussi, et lui plus que tous les deux. A propos, il faut que je vous dise un excellent procédé de notre incompréhensible Baron. Pour faire comme tout le monde, Kohaut joue au passe-dix ; il n'y est pas heureux. Le Baron s'aperçoit un jour qu'il était chagrin d'une perte assez considé- rable qu'il avait faite : il va le malin dans sa chambre; il soup- çonne que les affaires de Kohaut sont embarrassées, et il ne se trompait pas. 11 s'assied ; il le questionne ; il le gronde de son silence déplacé; il le remercie on nepeut plus honnêtement des soins qu'il donne à sa femme, et le force d'accepter cinquante louis. Cela est fort bien, dites-vous. Mais ce n'est pas tout. Le lendemain il pense que peut-être cette somme ne suffira pas à Kohaut pour l'arranger tout à fait, et il lui en fait accepter cin- quante autres, avec des excuses réitérées de ne s'en être pas avisé plus tôt. C'est Kohaut qui est venu me raconter la chose toute fraîche.

On nous a envoyé de Paris une bibliothèque nouvelle autrichienne : c'est l'Esprit du clergé^, les Prêtres dcmas-

I. Esprit du clergé, ou le Christianisme primitif vengé des entreprises et des excès de nos prêtres modernes, traduit de l'anglais (de J. Trcnchard et de Th. Gor-

LKTTRKS A MAI) KM OIS KL LH VOLLAM). 2^7

fjui's^ le Militaire philosoplte'-, V Imposture socerdotalc'^, des Doutes sur la religion'', lu l'héologie portative^. Je n'ai lu que ce dernier. C'est un assez bon nombre de bonnes plaisanteries noyées dans un beaucoup plus grand nombre de mauvaises. Voilà, mesdames, de la pâture qui vous attend à votre retour. Je ne sais ce que deviendra cette pauvre Église de Jésus-Christ, ni la prophétie qui dit que les portes de l'enfer ne prévaudront jamais contre elle. Il serait bien plaisant qu'on élevât des temples chré- tiens à Tunis ou Alger, lorsqu'ils tomberont en ruine à Paris. Ainsi soit-il, pourvu qu'on ne vienne pas nous couper le pré- puce lorsque les musulmans se feront baptiser; j'aime encore mieux le baptême que la circoncision : cela fait moins de mal.

Tout à travers la besogne de M. de ..., j'ai clandestinement entamé la mienne ; Grîmm est ruiné, si cela continue. Le seul tableau de Doyen m'a lourni quinze à seize pages.

Tout cela est fort bon ; mais maman s'impatiente de ne pas trouver jusqu'ici un mot de réponse à votre lettre. Mademoi- selle, cette lettre est charmante. Combien je vous en aimerais, si je pouvais vous aimer davantage! mais de grâce tâchez donc de vous rassurer. Est-ce qu'il ne serait pas plus agréable pour vous de me croire paresseux, négligent, occupé, que malade ou mort? Est-ce que je ne vous ai pas dit cent fois que j'étais éternel? est-ce que jusqu'à présent ce n'est pas vrai? N'allez pas prendre cela pour un mensonge officieux : c'est la pure vérité.

(ion, et refait en partie par le baron d'Holbach); Londres (Amsterdam, M. M. Rey), 1767, 2 vol. in-8". « Ce livre a été traduit et corrige par le Baron, ensuite par mon frère, qui l'a athéisé le plus possible.» {Note manuscrite de Naigeon le jeune).

t. Les Prêtres démasqués, ou des Iniquités du ctergé chrétien (ouvrage traduit do l'anglais et refait en grande partie par le baron d'Holbach); Londres (Amster- dam, M. M. Roy), 1768, in-8".

2. Le Militaire philosophe, ou Difficultés sur la religion proposées au P. Male- branche: Londres (Amsterdam, M. M. Rey), 1768, in-S"; ouvrage refait en grande partie par Naigoon, sur un manuscrit intitulé: Difficultés sur la religion proposées au P. Malebranche. Le dernier chapitre est du baron d'Holbach.

3. De VImposture sacerdotale, ou Recueil de pièces sur le clergé, traduites de l'anglais (par le baron d'Holbach) ; Londres (Amsterdam, M. M. Rey), 1767, in-8''.

4. Doutes sur la religion, suivis de l'Analyse du Traité théologi-politique de Spinosa (par le comte de Boulainvillicrs); Londres, 1767, in-12. Lo premier de ces ouvrages est regarde comme étant de Guéroult de Pival.

5. Théologie portative, ou Dictionnaire abrégé de la religion chrétienne, par l'abbé Dernier (c'est-à-dire par le baron d'Holbach); Londres f Amsterdam, M. M. Rey), 1768, in-8«.

2/i8 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

J'ai bien ouï dire qu'on mourait; mais je n'en crois rien.

Je vous remercie du détail de votre voyage. Vous êtes arri- vées deux heures plus tard à Châlons que nous n'avions calculé, le prince et moi, et vous frappiez à la porte de M. le directeur, endormi à côté d'une femme qui entendrait un autre éveillé, lorsque nous buvions encore à votre santé.

Point d'oraison de saint Julien ^ ; je ne l'aime pas; d'ailleurs ce saint n'exauce peut-être que les hommes.

Eh bien! vous ayez donc passé le vendredi et le samedi à chanter et danser? N'avais-je pas bien raison de dire au prince que nous serions des sots de nous afilger? Je savais par cœur toutes les honnêtetés qui vous attendaient chez M. Duclos. Ne me parlez pas de votre petit amoureux bigot. Le premier bec féminin qui se présente lui tourne la tête; et je ne jurerais pas que, tout en soupirant pour M"" Gargau, il n'eût lorgné fort tendrement la belle M"® d'Ornay. Pour moi, qui suis au plus attentif sur mes pensées, mes paroles et mes actions, qui aime avec une précision, un scrupule, une pureté vraiment angéli- ques, qui ne permettrais pas à un de mes soupirs, à un de mes regards de s'égarer; à qui Céladon a légué sa féalité et sa conscience, legs que j'ai encore amélioré par des raffinements dont aucun mystique, soit en amour, soit en religion, ne s'est jamais avisé; jugez combien j'ai dédaigné la tendresse courante! Je suis un vrai janséniste, et pis encore; et quoique M'"* d'Aine la jeune soit faite au tour, qu'elle ait les plus jolis petits pieds du monde, des yeux très-émerillonnés, très-fripons, même en présence de son mari, deux petits tétons qu'elle montre tant qu'elle peut; sur mon Dieu, je ne les ai pas vus. Je serai placé tout au moins au deuxième ciel du paradis des amants, parmi les vierges j'espère vous trouver, et cela pour cause que

1 . Faire l'oratson de saint Julien est une locution proverbiale qui signifie désirer un bon gite. La Fontaine a dit, Contes, II, 5 :

Bien tous dirai qu'en allant par chemin J'ai certains mots que je dis au matin, Dessous le nom d'oraisun ou d'antienne De saint Julien, afin qu'il ne m'avienne De mal gîter ; et j'ai même éprouvé Qu'en y manquant, cela m'est arrivé. J'y manque peu, c'est un mal que j'évite Par-dessus tout, et que je crains autnnt.

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vous savez. Je ne saif, ce que le voyage fera la santé do la belle clame; mais le prince espère beaucoup de l'inlluence mo- mentanée de votre société sur elle. Il voudrait bien la revoir débarrassée de quelques minuties d'esprit qui font son supplice. Cette femme a tant vu de coquins et de coquines qu'elle ne croit point à la probité. N'allez pas charger maman de la con- vertir là-dessus.

J'aime la malice que M. et M'"" Duclos et M. Evrard vous ont faite. Elle est jolie, et je vous pardonne votre gaieté. Il faut bien faire les honneurs de chez soi. Je dirai cette raison à mon désolé pari ncr, mais je crains bien qu'il ne la goûte pas; il rêve, il soupire, il s'ennuie, il pleure. Je voudrais bien en faire autant, car cela est fort beau; mais lorsque je viens à le regar- der, je ne saurais m'empècher de rire. Cependant je suis sûr que j'aime mieux que lui : car moi je n'ai pas fait vingt-huit lieues pour aller voir une jolie femme, et je n'ai point de remords; mais chut sur ce voyage! Elle a fait, dans sa dernière lettre au prince, un éloge charmant de maman ; du soin qu'elle a de ses vassaux, de l'attachement qu'ils ont pour elle, des secours qu'ils viennent chercher au château, de la manière dont ils sont accordés. Sa lettre est fort belle; mais cet endroit est ce qu'il y a de mieux. Je suis sûr qu'elle s'est plu à l'écrire. Elle était bien faite pour être touchée de toutes vos attendons. Plus elle est ombrageuse sur les procédés, plus elle y est sensible. Elle les sent d'autant mieux qu'il est plus facile d'y manquer. 11 faut continuellement se souvenir et oublier son premier état. J'ai pourtant osé lui dire plus d'une fois que la meilleure façon d'en user avec elle était la plus ordinaire et la plus commune. Elle n en est pas encore tout à fait à saisir cela.

Je ne sais pas ce que le prince se propose ; mais il est à la campagne; j'y suis de mon côté, et ^il a son Fontainebleau, comme je vous ai dit : ses fonctions polidques sont finies. Il n'en paraît point fâché; mais j'ai peur qu'il ne fasse de nécessité vertu. Il attend les ordres de sa cour. Il ne sait ce qu'il devien- dra : ce qui donne le change à son vrai souci, c'est celui de savoir quel parti prendra la belle dame, au cas qu'il s'éloigne. Entre nous, elle a l'estime la plus vraie pour lui; elle le mé- nage autant et plus peut-être que si elle avait de la passion, mais elle n'en a point. Et puis Paris, et puis la santé, et puis

250 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

cent autres considérations réelles, chimériques, bonnes, mau- vaises. Qui de vous, mesdames, aimerait assez pour suivre son amant à Pétersbourg? J'ai vu des femmes, et des femmes bien aimantes, bien éprises, qu'on dépitait à faire passer d'un fau- teuil sur un autre. Ces circonstances, qui nous mettent dans le cas d'apprécier nos sentiments, sont toujours très-fâcheuses. C'est un grand malheur que d'apprendre qu'on aime moins qu'on ne croyait.

Le prince est la simplicité même. Personne n'a jamais eu moins que lui la morgue de son état et de sa naissance. Il croit d'instinct à l'égalité des conditions, ce qui vaut mieux que d'y croire de réflexion. Il n'a jamais connu que son premier titre, celui d'homme. Au sortir de chez le prince des Deux-Ponts, nous avions dîné, il me dit : « C'est un bon homme; mais il passe le premier. » Il ne connaît que par la façade la distribution d'un château et d'une chaumière. Ses mœurs sont aussi unies que son vêtement. Je ne lui ai jamais entendu dire ni une chose mal pensée ni une chose mal sentie ; il est plein de sens et de raison. Il n'y aura occupation qui tienne, je ferai ce qui vous conviendra. Cependant, mon amie, considérez que je suis surchargé de travail. Grimm n'a qu'un cri après moi; il prétend que mon délai d'il y a deux ans l'a si bien dérangé qu'il n'en est pas encore remis. Je serais d'autant plus fâché de lui man- quer en ce moment, que nous venons d'avoir un petit démêlé. Cependant je verrai le prince.

Vous avez, dans ma précédente lettre, la suite des amours de l'instituteur. L'un a parlé, mais l'autre a fait la sourde oreille. Il faut qu'il se soit passé quelque chose de grave dans la partie de Sceaux; car j'ai trouvé de la réserve. Cela viendra dans un autre temps; on sera bien aussi pressé de dire que moi d'en- tendre. Ce qui me fait enrager, c'est que cette femme croit sentir et ne sent rien; qu'elle prend de l'intérêt pour de l'amour, et qu'elle sera certainement la dupe cette fois-ci de sa coquetterie.

Si je vais à Isle, certainement il faudra que vous m'appre- niez ma leçon ; car je suis ou ne saurait plus étranger à faire valoir une terre; mais il ne s'agit pas de savoir si je puis être utile ou non ; il suffît que vous le croyiez.

Vraiment non je ne voudrais pas que votre peine fût perdue !

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 251

Je ferais du chemin pour le seul plaisir d'embellir une fois votre cellule. Tenez-moi donc pour arrivé, si les affaires du prince ne s'opposent à rien. Mais mon Salon? N'importe. Maman, vous me désirez, et vos désirs sont des ordres et des ordres bien doux.

M'°^ de Blacy, qui n'est pas des plus fines, à ce que je crois, ou qui l'est beaucoup, y avait vu tout aussi clair que vous.

Ce n'est donc pas assez de vous aimer; il faut vous le dire; eh bien! je vous le dis. Entendez-vous? je vous aime, je vous aime, je vous aime de tout mon cœur, et je n'aimerai jamais que vous. Bonsoir, mon amie.

CVII

Au Grandval, le 28 septembre 17G7.

Je suis toujours au Grandval. Damilaville s'était engagé à venir me reprendre aujourd'hui lundi; mais n'ayant pu former une carrossée, c'est partie remise à mercredi. Mercredi donc je serai à Paris, vous pourriez bien être arrivée avant moi. Je ne vous dirai pas un mot de la vie que nous menons ici. Un peu de travail le matin, une partie de billard, ou un peu de causerie au coin du feu en attendant le dîner; un diner qui ne finit point, et des promenades qui m'auraient conduit à Isle et par-delà, si, depuis huit à neuf jours que je suis ici, elles avaient été mises l'une au bout de l'autre. Nous avons aujour- d'hui visité la maison et les jardins de M. d'Ormesson d'Am- boile. Il a dépensé des sommes immenses pour se faire la plus triste et la plus maussade demeure qu'il y ait à vingt lieues à la ronde. Imaginez un château gothique enfoncé dans des fossés, et masqué de tous côtés par des hauteurs ; des terrasses sans vues ; des allées sans ombre ; partout l'image du chaos. Si jamais je rencontre cet homme ou son intendant, je ne pourrai jamais m'empêcher de le ruiner par un projet qui embellirait certainement cette demeure, mais qui ne coûterait pas moins de sept à huit cent mille francs. Il y a en face du château une

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petite montagne, au-dessous de cette montagne, une plaine et des eaux tant qu'on en veut. Mon conseil ruineux serait donc de ramasser ces eaux, de les amener au haut de la montagne et d'en former une cascade comme vous en avez vu une à Brunoy. Ces eaux seraient reçues au pied de la montagne dans un beau canal qu'il semble qu'on ait creusé tout exprès pour elles.

Le Daron, qui met de la morale a tout, jure qu'il ne me pardonnerait de sa vie, si cette cascade se faisait; à mouis que je ne prisse les enfants de iM. d'Ormesson, et que je ne les noyasse tous deux dans le canal. Après ces énormes prome- nades dont nous trompons la longueur par une variété de con- versations politiques, littéraires et métaphysiques, nous nous mettons à notre aise; nous commençons un piquet à écrire que nous finissons après souper; et puis, le bougeoir à la main, chacun reprend le chemin de son dortoir. Je ne saurais vous dire combien cette vie innocente, tranquille et saine m'accom- mode! Aujourd'hui, comme nous rentrions à la maison, nous avons trouvé Kohaut; il était parti de Paris dans un fiacre qui l'avait conduit à Charenton. De Charenton, il avait achevé son voyage à pied. 11 était arrivé k six heures et demie. 11 montera le luth de la Baronne; il lui donnera leçon et à ses enfants; il soupera avec nous, et demain il partira pour l'Isle-Adam.

11 a pris à la porte du Baron une lettre de M'""" Le Gendre, toute pleine de coquetterie, mais de coquetterie perdue. Si j'avais eu à donner dans ces filets-là, il y a longtemps que ce serait une alfaire faite. Je vous proteste, tendre amie, qu'elle aurait mille fois plus d'attraits, plus d'esprit, plus de grâces et plus d'art, qu'il n'en serait pas davantage. Vous ne sauriez croire combien on a l'âme honnête quand on a cinquante ans, et avec quel courage on se refuse au plaisir qu'on n'est plus en état de goûter ! Quand une jeune femme serait disposée m'en- tendre, puis-je ignorer combien j'aurais peu de chose à lui dire? Si vous ne comptez pas trop sur la fidélité des hommes, comptez beaucoup sur leur faiblesse. Je vous rapporterai mes deux pattes entières et sans le moindre bout de lacet qui traîne après elles. Je ne sais ce qu'on pense, rue Saint-Thomas-diu- Louvre, de mes visites nocturnes ; mais il est certain que jaime M""^^ de Blacy à la folie ; et que si elle se l'est bien mis dans la tête eh bien?... Eh bien! elle ne serait pas plus dangereuse

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 233

pour moi qu'une autre. C'est toujours la môme houle de porter ses grenouilles ailleurs qu'où l'on a bien voulu s'en contenter. Ce motif n'est pas bien relevé, mais j'ai peur qu'il ne soit vrai. Nous ne valons pas mieux que cela. Voilà pourquoi, le malin, après un sommeil tranquille, une digestion bien douce, je me sens un peu moins de scrupule qu'en tout autre moment de la journée: il y a comme celades moments critiques pour la vertu; heureusement ils sont courts. Ah ! nous sommes tous bien sages quand nous n'avons plus le moyen d'être fous. Nous sommes pleins de respect pour les femmes, quand il n'y en a plus qu'une au monde k qui nous puissions nous montrer décem- ment. Il ne tiendrait qu'à moi de penser autrement ; car j'ai, sans vanité, quelques aventures par-devers moi dont un autre se ferait un honneur infiui. Mais, avant que de m'élever un trophée, il faudrait que j'épluchasse bien tout cela. J'aurais cent questions à me faire, comme celle--ci, par exemple : Mais vous plaisait-elle beaucoup ? Etiez-vous bien sûr de sa santé? N'y avait-il dans votre refus aucun principe d'économie? Ne craigniez-vous point qu'on n'exigeât de vous plus que vous n'aviez en caisse? N'avez-vous pas mieux aimé laisser une haute opinion de vous que d'être jDien aise un moment? Le proverbe belle montre et peu de rapport ne vous aurait-il pas vaguement passé dans l'esprit? N'auriez-vous point rougi que l'effet répon- dit si peu à la promesse, et préféré l'honneur au plaisir? Ah! ma bonne amie ! quand on s'avise de mettre au creuset les actions les plus héroïques des hommes, on ne sait jamais com- ment elles en sortiront; tel s'estime beaucoup de ce qu'il a fait, qui en rabattrait beaucoup s'il s'occupait sérieusement à en démêler la raison. Otez à l'une de vos sœurs sa sagesse; donnez à l'autre un peu de bonne foi, et puis nous verrons après ce qu'il en arrivera. Je ne refuse pas de me louer moi-même ; mais ce ne sera qu'après avoir passé cinq ou six fois par l'épreuve de Robert d'ArbrisseP. Comme il ne faut perdre aucune occa- sion de se connaître, si celle-ci se présente je ne la manquerai pas. Combien je serai fier le lendemain, à condition toutefois

\. Robert J'ArbrissoI. fondateur et premier abbé do l'abbaye de Foiitevrault. faisait, dit-on, coucher dans son propre lit deux religieuses afin de soumettre su chasteté aux plus rudes épreuves. Ses supérieurs et ses contemporains ont très clairement exprimé leurs doutes surrefficacitc de cette pénitence.

254 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

que je ne regretterai pas le lendemain de m'en être si bien ou si mal tiré ; car le remords d'une bonne action en aiïaiblit beau- coup le mérite. Et vous croyez que je dormirais profondément entre deux jeunes Sunamites? et vous croyez que si cela m'était arrivé, je n'en serais pas un peu fâché? J'ai bien de la peine à avoir si bonne opinion de moi. Je vaux peut-être beaucoup plus que je ne crois. C'est peut-être aiïaire de modestie de ma part. Tout cela se découvrira quelque jour-, mais il ne faut pas que ce jour-là soit bien loin. En attendant, je vous aime de tout mon cœur. Je n'aime que vous, et je serais au désespoir d'imaginer que je pusse en aimer une autre. Ceci n'est point une plaisan- terie. En vérité , bonne amie, vous êtes jalouse, et je n'aurais qu'à continuer sur ce ton pour vous tourmenter. Est-il possible qu'après douze ans d'attachement vous ne me connaissiez pas encore? J'embrasserai rue Sainte-Anne, tout à côté de la bou- che; c'est mon usage; et rue Saint-Thomas-du-Louvre l'on me présentera.

Si j'ai pris du goût pour le restaurateur! vraiment oui : un goût infini. On y sert bien, un peu chèrement, mais à l'heure que l'on veut. La belle hôtesse ne vient jamais causer avec ses pratiques; elle est trop honnête et trop décente pour cela; mais ses pratiques vont causer avec elle tant qu'il leur plaît; et elle répond fort bien. On mange seul. Chacun a son petit cabinet son attention se promène : elle vient voir par elle-même s'il ne vous manque rien; cela est à merveille, et il me semble que tout le monde s'en loue.

Van Loo ne va pas mieux. M""' Van Loo et M""" Berger sont certainement très-sensibles à votre souvenir. N'auriez-vous rien à faire dire à IVP® Vernet? j'aime beaucoup les commissions pour elle. J'indiquerai votse Esculape, qui ne sera pas fort habile s'il ne s'y entend pas mieux que Lamotte.

Oh! pour le prince Galitzin, point de miséricorde: chacun a sa bête, et les jaloux sont la mienne. Je suis bien fâché que la belle dame ne vous ait point écrit : vous en auriez reçu une jolie lettre. Mais je vois ce que c'est ; vous lui avez fait peur.

Si Je retournerai à Sainte-Périnel je le crois bien. Vous en voulez trop savoir, et vous ne répondez point aux questions qu'on vous fait. Il faut aller à sa fille ou rester à son amant. Voilà le point. Lequel des deux feriez-vous?

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 255

Le prince ira-l-il, n'ira-t-il point au-devant d'elle? c'est ce que j'ignore; c'est ce qu'il ignore lui-même. 11 attend d'un jour à l'autre des dépêches qui doivent disposer de lui. Je suis sûr que mon absence le soucie beaucoup. Il m'a encore envoyé une lettre de sa cour à répondre. J'ai peur que ces Russes ne soient un peu vilains. J'en excepte l'impératrice, comme vous pensez bien; il n'y a qu'une voix sur son compte. Aurait-elle à elle toute seule ce qu'il y a de lumières et de grandeur d'âme dans tout son empire? Si cela est, que je la plains! Elle méritait cer- tainement de commander une meilleure nation. Il est minuit. Je tombe aussi de sommeil ; mais il faut que Kohaut emporte demain cette lettre, et je ne la clorai pas sans vous avoir em- brassées toutes deux, maman d'abord, et vous après ; sans vous avoir assurées qu'un des sentiments que j'ai le plus de plai- sir à trouver au fond de mon âme, c'est le tendre, le sincère, l'éternel attachement que j'y lis. Vous serez mon amie, mon unique amie tant que je vivrai; elle ne cessera jamais d'être ma respectable maman tant qu'elle vivra; et j'espère tou- jours qu'elle nous survivra. Dites-lui bien qu'elle se conserve et qu'elle a eu assez de soucis pour n'en pas prendre davantage. C'est nous qui serons bien méchants, si nous ne nous occu- pons pas sans cesse à faire son bonheur. Bonsoir, bonsoir, toutes deux.

GVIII

Paris, le 4 octobre 1767.

Je quitte ma petite bonne, qui est en train de jouer de son instrument comme un ange, pour causer avec vous. Me voilà donc revenu du Grandval, bien malgré le Baron, la Baronne, les petits garçons, les petites filles, M'"" d'Aine et les domestiques. Je les abandonne tous. Je cours, j'écris de droite, de gauche, pour leur envoyer quelqu'un qui les secoure. Mais l'abbé aime la ville il est perpétuellement en spectacle : le docteur Gatti est l'ombre de M""" de Choiseul; d'Alinville marque des loges à Fontainebleau; Grimm s'ennuie par bienséance à la Briche; quand l'abbé Morellet n'est pas à Voré, il est sur le chemin : la belle

256 LETTRES A MADEMOISELLE YOLLAND.

dame Helvétius le fait trotter comme un Basque; notre Orphée^ est à risle-Adam ; Suard est à tant de femmes qu'il ne songe plus guère à M""" de ... J'ai prêché inutilement M. Le Romain ^ qu'on aurait grand plaisir à avoir, mais que sa mélancolie retient dans l'obscurité de sa cahute, il aime mieux broyer du noir dont il puisse barbouiller toute la nature que d'aller jouir de ses charmes à la campagne. On débaucherait aisément le gros Bergier, mais on ne s'en soucie pas, parce qu'il est triste, muet, dormeur, et d'un commerce suspect. Damilaville a toujours le prétexte de ses affaires qu'il ne fait point. Naigeon mourrait d'ennui, s'il n'allait pas assidûment chez les Van Loo, il est sûr de trouver M'"" Blondel qu'il n'aime point, et dont il parle toujours, et s'il n'avait pas fait sa tournée au Palais- Boyal à l'heure précise elle s'y promène. L'abbé Raynal est fort mal à son aise partout il ne pérore pas colonies, politi- que et commerce. M. de Saint-Lambert est arrivé à Montmo- rency. Mon fds d'Aine^ court à toutes jambes après l'intendance d'Auch, qu'il dédaigne comme le renard les l'aisins verts. Le baron de Gleichen aimerait mieux être au fond des fouilles d'Herculanum que dans les plus beaux jardins du monde. L'ami Le Roy vil pour lui et ne va jamais dans aucun endroit qu'il n'espère s'y amuser plus qu'ailleurs, et puis voici le temps de la chasse qu'il aime de passion. M. de Croismare a trop besoin de variété pour s'asseoir plus d'un jour; celui-ci n'a jamais mis son bonnet de nuit dans sa poche, et perdu de vue le quai de la Ferraille, les bouquinistes et les brocanteurs, sans le motif le plus important et le plus honnête. Nous aurions bien des femmes, mais nous n'en voulons point, parce qu'il est trop rare que ce soient des hommes. Le docteur Roux cherche des malades. Le docteur Gem court toujours après son cheval. Le docteur d'Arcet est peut-être enfermé sous clef par le comte de Lauraguais, jusqu'à ce qu'il lui ait fait une découverte. Le comte de Creutz est en extase devant ses tableaux, ou devant la femme du peintre, qui est jolie, et plus galante encore. Ilel-

1. Kohaut,

2. Ingénieur en chef de l'ile de la Grenade, auteur d'articles sur les sucres dans VEncyclopéilie.

3. Le beau-frère de d'Holbach, reçu maître des requêtes en 1757, fut plus tard intendant de la généralité de Tours.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 257

vétius, la tête enfoncée dans son bonnet, décompose des phra- ses, et s'occupe, à sa terre, à prouver que son valet de chiens aurait tout aussi bien fait h' bvre De V Esprit que lui. Wilkes n'est plus en faveur, parce qu'incessamment il sera ruiné, et que sans nous en apercevoir nous prenons les devants avec le malheur, et que nous rompons avant qu'il soit arrivé, parce qu'il serait malhonnête de rompre après. Le chevalier de Ghastellux est cloué quelque part; et quand on est jeune, ce clou-l<à tient bien fort. La Baronne dit que l'abbé Coyer est du miel de Narbonne tourné, qu'il ne faut pas le lui envoyer. Il y a près de soixante ans que le chevalier de Yalory fait le rôle du chien de Jean de Nivelle. Voilà presque toute la société. Vous la connaissez presque aussi bien que moi. Je viens, au milieu de notre disette, de leur dépêcher le juif Berlize; c'est le secré- taire de mon fils d'Aine et l'intendant de sa mère. Il joue, il déraisonne ; on s'en moque, il se fâche, et l'on s'en moque bien davantage.

Mon retour à Paris a été différé de trois ou quatre jours par une petite malice de la Baronne, qui a corrompu secrètement ceux qui s'étaient engagés de me venir reprendre. Je suis arrivé tout à temps pour arrêter les suites d'une multitude de petits orages domestiques qui s'étaient élevés pendant mon absence entre la sœur et la sœur, entre la mère et la fille, entre la nièce et la tante. Chacune est venue m'apporter ses griefs; toutes avaient tort. Je leur ai donné raison à toutes. La petite bamboche a promis d'être plus réservée dans ses propos, et tout est calmé. Mon premier soin, en mettant pied à terre, a été d'aller voir M"'* de Blacy, car quoique j'aime bien à rire, j'aime encore mieux consoler ceux qui pleurent.

J'ai fait ensuite ma visite à la petite sœur, que j'ai trouvée lisant vos lettres et hochant du nez à toutes vos protestations d'amitié. M. Digeon y était. On m'invita à dîner pour aujour- d'hui samedi; mais on se ressouvint que ce jour était promis aux campagnards de Monceaux, et cette réflexion nous embar- qua dans une causerie sur la solennité desdites promesses. Notre chère sœur était en train d'étaler là-dessus les plus belles maximes du monde, lorsque je pris la liberté de lui observer qu'il y avait cent façons diverses de promettre qui n'obligeaient pas moins que les protestations les plus expresses, que les bil- XIX. M

258 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

lets signés de sang. " Par exemple, ajoutai-je, il y a des ser- vices sur lesquels mon ami ne s'est jamais expliqué, mais j'y compte parce qu'ils entrent dans le pacte de l'amitié; et quand l'occasion de les demander se présente, je les demande comme une promesse faite à l'instant le nom d'ami fut prononcé entre nous. » Et puis nous voilà embarqués dans les devoirs de l'amitié. Là-dessus, je m'en tins à la fable de La Fontaine ; je voulais qu'on sortît de son lit sur l'inquiétude seule que je ne reposais pas dans le mien, et que l'on y plaçât son esclave, si j'y étais mal couché seul. M. Digeon secoua la tête, à l'esclave, et je lui dis que c'est que j'étais du Monomotapa, et qu'il n'en était pas.

Nous quittâmes ce propos, pour le long séjour que j'avais fait à la campagne et la manière dont on vivait au Grandval. On me demanda si la Baronne était fort heureuse. Je répondis, ce qui est vrai, qu'elle était heureuse partout le Baron se trou- vait bien, et elle avait ses enfants et son luth. Pour entendre ce qui suit, il faut que vous sachiez que M""^ Le Gendre a eu occasion de voir M. Suard deux ou trois fois chez M""^ de Grand- pré, et que M. Suard est ami de quinze ans de M. Digeon et de M"" de Grandpré. A propos de la différence de la vie que la Ba- ronne menait au Grandval et de celle qu'elle mène à Paris, je remarquai, à son honneur, que les amusements de la ville qui lui convenaient le plus étaient sacrifiés sur-le-champ, lors- qu'elle ne remarquait pas sur le visage de son mari l'approba- tion la plus complète. Comme je prononçais ces mots, j'aperçus que M. Digeon et M"* Le Gendre se souriaient l'un à l'autre. Cela me déplut. M. Digeon s'en alla donner leçon au petit bonhomme. Nous restâmes seuls avec M""" deBlacy et moi. Alors, prenant un ton beaucoup plus ferme et plus sérieux que je n'ai coutume, je dis à M"'" Le Gendre que ceux qui ne connaissaient M""' d'Holbach que sur la parole de M. Suard ne la connaissaient point, parce que M. Suard n'était pas payé pour en dire du bien. Je vis, et je crois que je vis bien, que Suard avait eu la malhon- nêteté de décrier la baronne dans l'esprit de son ami ; que cet ami avait fait passer très-légèrement l'opinion fausse qu'il avait eue dans l'esprit de M""* Le Gendre. Après quelques minutes de si- lence, M™^ Le Gendre alluma son bougeoir et disparut : ce qui acheva de confirmer mon soupçon. Voilà donc ce qu'on appelle

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 259

des honnêtes gens! Ils sont admis dans une maison ; le maître de la maison les comble d'honnêtetés, de bons offices, les prend en estime, en amitié, et leur en donne toutes les marques ima- ginables ; et pour l'en récompenser, on met tout en œuvre pour corrompre sa femme; et quand on n'y a pas réussi, on dit pis que pendre de cette femme. Si M. Digeon continue, j'en rabat- trai beaucoup. Cet homme voit le genre humain en noir. Il ne croit point aux actions vertueuses; il les déprime; il les dis- pute : s'il raconte un fait, c'est toujours un fait abominable, scandaleux. Voilà deux femmes de ma connaissance dont il a eu occasion de parler à M""' Le Gendre; il a mal parlé de toutes deux. Elles ont sans doute leurs défauts; mais elles ont aussi leurs bonnes qualités. Pourquoi taire les bonnes qualités et ne relever que les défauts ? Il y a dedans au moins une sorte d'envie qui me blesse, moi qui lis les hommes comme les au- teurs, et qui ne charge ma mémoire que des choses bonnes à savoir et à imiter. La conversation entre Suard et M'"" Le Gen- dre, par une méprise de celui-ci, avait été fort vive. Us avaient recherché les raisons pour lesquelles les âmes sensibles s'émou- vaient si promptement, si fortement, si délicieusement, au récit d'une bonne action. Suard avait prétendu que c'était l'elïet d'un sixième sens que la nature nous avait donné pour juger du bon et du beau. On me demanda ce que j'en pensais. Je répondis que ce sixième sens, que quelques métaphysiciens avaient accrédité en Angleterre, était une chimère; que tout était expérimental en nous; que nous apprenions dès la plus tendre enfance ce qu'il était de notre instinct de cacher ou de montrer. Lorsque les motifs de nos actions, de nos jugements, de nos démonstra- tions nous sont présents, nous avons ce qu'on appelle la science; quand ils ne sont pas présents à notre mémoire, nous n'avons que ce qu'on appelle goût, instinct et tact. Les raisons de nous montrer sensibles au récit des belles actions sont sans nombre : nous révélons une qualité infiniment estimable; nous promet- tons aux autres notre estime s'ils la méritaient jamais par quel- que procédé rare et honnête; nous les encourageons ainsi à l'avoir. Les belles actions nous font concevoir l'espérance de trouver parmi ceux qui nous environnent quelqu'un capable de les faire; et par l'extrême admiration que nous leur accordons, nous faisons concevoir aux autres l'idée que nous en serions

260 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

capables nous-mêmes si l'occasion s'en présentait. Indépendam- ment de toutes ces vues d'intérêt, nous avons une notion, un goût de l'ordre auquel nous ne pouvons résister, qui nous en- traîne malgré nous. Toute belle action n'est jamais sans quelque sacrifice, et il nous est impossible de ne pas rendre hommage à celui qui se sacrifie; quoiqu'en nous sacrifiant, nous ne fai- sons pourtant que ce qui nous plaît davantage, nous sommes portés avec raison à honorer ceux qui se départent des avan- tages les plus précieux pour celui de faire le bien et de s'en estimer davantage eux-mêmes, ou d'en être estimés davantage des autres; celui qui ambitionne la considération publique fait aux autres un compliment fort doux ; il leur dit, comme je ne sais plus quel ancien : « 0 Romains, combien j'ai passé de jours et de nuits pour mériter, pour obtenir un mot flatteur devons ! On ne se donne pas tant de peine pour ceux qu'on méprise. »

M"" Le Gendre ne trouve pas que Suard parle facilement. Je crois qu'elle a tort. C'est le principal mérite que je lui connaisse. Cette discussion me conduisit à parler de ce qui venait d'arriver à Deuil. Le curé de cette paroisse passe à celle de Groslay. Il était si cher à ses paroissiens, que, malgré leur misère, ils se seraient cotisés pour que son sort à Deuil ne fût pas moindre qu'à Groslay, si le pasteur y avait consenti. Il alla prendre possession, il y a quelques jours, de sa nouvelle cure. Au milieu du Te Deum laucUmius, il aperçut dans la foule une vingtaine de ses paroissiens qui pleuraient, et voilà la voix qui lui manque et les larmes qui lui viennent aux yeux. Tout le monde loua le curé et les paroissiens. Cette petite aventure porta merveilleu- sement à l'application des principes que j'avais établis. La con- versation, qui ne déplaisait pas à M"" de Blacy, la retint jusqu'à dix heures et demie du soir. Je lui donnai le bras, et j'allai achever la soirée chez elle; nous y causâmes de maman, de vous. (( Quand reviendront-elles ? Bientôt, Irez-vous à Isle? Cela dépendra plus du prince que de moi. L'avez- vous vu? Non. Et pourquoi? C'est qu'il est parti pour Fontainebleau. Quand en revient-il? Je l'ignore. II y a quatre jours qu'il y est, et il n'a point encore demandé ses che- vaux. — Nous n'aurons donc pas maman ici le jour de sa fête? Je ne crois pas. Je vais lui écrire. Et moi aussi; bonsoir. »

Mademoiselle, joignez mes souhaits, mon bouquet et mon

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLANM). 261

baiser aux vôtres. Dites à maman de ma part tout ce que votre cœur vous inspirera de doux et de tendre, et ne craignez point d'aller au delà de ce que je sens.

II fait un temps déplorable. La belle dame a bien tort de vous retenir seule dans votre triste château. Que fait-elle dans sa province? Si elle s'ennuyait seulement la moitié de ce que ferait le prince, il y a deux jours que vous seriez à Ghàlons. M"'« Duclos a consulté Damilaville sur son voyage à Paris. Elle ne fait que l'embarrasser, lui susciter des querelles à la liriche ; il l'aime tout autant à Châlons, et elle y restera si elle suit son avis. Je ne lui ai point écrit; mais ma petite bonne l'a fait pour moi : c'est la même chose; et puis,, ma foi, j'aime mieux méri- ter ses reproches que les vôtres. J'ai pris une ou deux fois la plume pour elle, et c'est à vous que j'ai écrit. Ilâtez-vous donc de revenir. Savez-vous que vous me devez incessamment un bouquet?

Je ne pense pas, dans la position incertaine se trouve le prince, qu'il puisse aller au-devant de son amie ; il attend à chaque poste l'ordre de se déplacer. Ce sont tous deux des enfants si quinteux, si ombrageux, si pointilleux, si vétilleux, que je ne serais point étonné qu'ils se fussent brouillés par lettres. Les meilleures gens en amitié sont quelquefois les plus sottes gens en amour. Le prince, qui est moraliste jusque par-dessus les oreilles, se sera avisé de lui donner quelques conseils sur leur bonheur à venir. Il y aura mis toute la douceur, tous les ména- ments, tous les égards imaginables ; et avec tout cela, on les aura mal pris, parce que les despotes en général n'aiment pas les conseils, et que les jolies femmes sont toutes despotes. En vérité, je ne saurais souffrir les femmes qui mettent quelque importance à leurs faveurs, passé la première fois.

Adieu, bonnes amies ; j'entends le ciel qui se fond en eau. Je ne vous écris pas aussi souvent que je le voudrais ; mais en revanche je ne finis point. Je compte sur votre solitude et votre amitié. Je compte que, quoi que je vous dise, vous ne lisez jamais que ces mots : Il nous aime, il nous aime, puisqu'il croit que nous nous prêtons sans dégoût à toutes les misères qu'il nous dit.

A propos, savez-vous que M""" d'Aine est devenue esprit fort? Il y a quelques jours qu'elle nous a déclaré qu'elle croyait que

262 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

son âme pourrirait dans la terre avec son corps. (( Mais pour- quoi priez-vous donc Dieu ? Ma foi, je n'en sais rien. Vous ne croyez donc pas à la messe? Un jour j'y crois, un jour je n'y crois pas. Mais le jour que vous y croyez? Ce jour-là, j'ai de l'humeur. Et allez-vous à confesse? Quoi faire? Dire vos péchés. Je n'en fais point; et quand j'en ferais et que je les aurais dits à un prêtre, est-ce qu'ils en seraient moins faits? Vous ne craignez donc point l'enfer? Pas plus que je n'espère le paradis. Mais avez -vous pris tout cela? Dans les belles conversations de mon gendre : il faudrait, par ma foi, avoir une bonne provision de religion pour en avoir gardé une miette avec lui. Tenez, mon gendre, c'est vous qui avez barbouillé tout mon catéchisme ; vous en répondrez devant Dieu. Vous croyez donc en Dieu ? En Dieu! il y a si long- temps que je n'y ai pensé, que je ne saurais vous dire ni oui ni non. Tout ce que je sais, c'est que si je suis damnée, je ne le serai pas toute seule; et quand j'irais à confesse, que j'enten- drais la messe, il n'en serait ni plus ni moins. Ce n'est pas la peine de se tant tourmenter pour rien. Si cela m'était venu quand j'étais jeune, j'aurais peut-être fait beaucoup de petites choses douces que je n'ai pas faites. Mais aujourd'hui, je ne sais pas pourquoi je ne crois rien. Gela ne me vaut pas un fétu. Si je ne lis pas la Bible, il faudra que je lise des romans ; saus cela, je m'ennuierais comme un chien. Mais la Bible est un fort bon roman. Ma foi, vous avez raison; je ne l'ai jamais lue dans cet esprit-là; demain je commence ; cela me fera peut-être rire. Lisez d'abord Ézéchiel. Ah ! oui; à cause de cette 011a et de cette Oliba, et de ces Assyriens qui... Et dont il n'y a plus aujourd'hui. Et qu'est-ce que cela me fait qu'il y en ait ou non ? Il ne m'en viendra pas un; et quand il m'en viendrait une douzaine ?... Vous croyez que vous les enverriez à votre voisine ? C'est selon le moment. Vous avez donc encore des moments? Pourquoi pas? Ma foi, je crois que les femmes en ont jusqu'au tombeau; que c'est leur dernier signe de vie ; quand cela est mort en elles, le reste est bien mort. Vous riez tous, mais croyez que celles qui disent autrement sont des men- teuses ; je vous révèle notre secret. Oh ! nous n'en abuse- rons pas. Je le crois bien. Encore, ne sais-je : si vous n'aviez pour tout partage qu'une femme de mon âge, je veux mourir si

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 263

je la croyais en sûreté, ni vous non plus. Mais revenons à

notie incrédulité. -• Non; laissons-la Il me semble que ce

que nous disons est plus drôle. Ma foi, vous avez raison. »

Et voilà la soirée qui se passe à dire des folies ; Dieu sait quelles. Finissons.

(( Vous dormirez tous dans un quart d'heure, et moi il faut que je dise mes prières. Mais ne nous avez-vous pas dit que vous ne priez point Dieu? Et ne faut-il pas que je me mette à genouX pour ma femme de chambre? Et quand vous êtes à genoux, à quoi rêvez-vous? Je rêve à ce que nous mangerons demain ; cela ne laisse pas de durer, et ma femme de chambre s'en va après cela fort édifiée ; car elle est dévote, et elle ne vaut pas mieux pour cela. »

Si j'avais encore de la place, je vous continuerais ce bavar- dage, dont vous avez peut-être déjà trop. Bonsoir donc, bonnes amies.

CIX

Paris, 11 octobre 1707.

Je n'y saurais tenir. J'interromps mon Salon pour causer un petit moment avec vous. Quelle dilférence de la vie du Grand- val et de celle que je mène ici ! Aussi ma santé s'en est-elle ressentie : je dors mal; je ne saurais digérer ; j'ai eu une mi- graine à devenir fou. Tout cela s'est dissipé; et il me reste des courses que j'ai faites une liberté de membres, une fermeté de jarret que je croyais perdues pour toujours. Je ne marche pas, je vole.

Depuis deux jours, je n'ai point vu les chères sœurs. J'ai passé la matinée de samedi à travailler; le reste de la journée à mes affaires. J'ai sanctifié mon dimanche en faisant compagnie à un malade : c'est M. Devaisnes, qui a la grippe la mieux conditionnée.

Je n'ai point encore vu les Van Loo; mais je les verrai demain. Michel m'a envoyé le beau portrait qu'il a fait de moi; il est arrivé, au grand étonnemenl de M'"'' Diderot, qui le croyait

2G/t LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAÎSD.

destiné à quelqu'un ou à quelqu'une. Je l'ai placé au-dessus du clavecin de ma petite bonne. M""' Diderot prétend qu'on m'a donné l'air d'une vieille coquette qui fait le petit bec et qui a encore des prétentions. Il y a bien quelque chose de vrai dans cette critique. Quoi qu'il en soit, c'est une marque d'amitié de la part d'un excellent homme, qui doit m'être et qui me sera toujours précieuse.

J'attends un buste de l'impératrice. Elle a écrit une lettre charmante à Marmontel sur son Bélisaire. 11 en a reçu une autre du fils de la reine de Suède, avec un très beau présent de sa mère: c'est une boîte d'or l'on a exécuté en émail toutes les estampes de son ouvrage. La belle lettre du fils est encore plus précieuse que le présent de sa mère. Je tâcherai d'obtenir la communication de tout cela, et de vous en régaler. 11 a vu, aux eaux d'Aix-la-Chapelle, le prince héréditaire de BrunsAvick, qui l'a comblé d'amitiés. Après cela, croyez-vous qu'il puisse être sensible aux persécutions de la Sorbonne? J'oubliais de vous dire que la digne Sorbonne est bafouée dans toutes ces lettres. Le grand inquisiteur d'Autriche, le médecin Yan Swieten, a eu l'ordre de l'empereur et de l'impératrice de faire compliment à Marmontel, et il s'en est reposé sur son fils qui s'en est ac- quitté on ne peut pas mieux. Savez-vousce que je vois dans tout cela? C'est que les cours étrangères sont charmées de nasarder un peu notre ministère, et n'en perdent pas la moindre occasion. Il faut que notre langue soit bien commune dans toutes les con- trées du Nord, car ces lettres auraient été écrites par les seigneurs de notre cour les plus polis qu'elles ne seraient pas mieux. Ce que je vois encore, c'est qu'à en juger par l'estime qu'on accorde à l'ouvrage de Marmontel dans ces pays, il faut même qu'en politique on n'y soit pas si avancé qu'ici. Cependant ils ont Montesquieu. Ajoutez à tous ces honneurs le plaisir d'être vengé par Voltaire. Celui-ci vient de décocher contre les Cogé, les Riballier et autres théologiens fanatiques, auteurs de la censure, une satire d'une gaieté d'enfant, mais d'une méchan- ceté efl"royable. Elle est intitulée : Honnêteté théologùpw \ Tout cela vous attend, mais vous ne venez point.

\. On lit diins la Correspondance dcGiimni, IT) drreinhrc 17(18: « Dainihnillofit l'annéo dernière un pamphlet intitule YHonnéteté lliéoloyiiiiie, jiour venger Mar.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 265

Marmontel a encore trouvé aux eaux deux évoques avec les- quels il a eu le plaisir de ferrailler tant qu'il a voulu, et c'en est un grand pour lui. Ces saints pasteurs disaient, en soupirant, que, du train dont on y allait, la religion n'avait pas cinquante ans à durer. C'est bien dommage ! Ils prétendent que les portes de l'enfer sont à Ferney, et ils oublient qu'il est écrit qu'elles ne prévaudront jamais.

La petite sœur s'est si bien trouvée du voyage de Sceaux, qu'elle ne demanderait pas mieux que d'y retourner. Nous attendons le retour du prince et du beau temps pour avoir des chevaux. 11 serait bien plaisant qu'elle trouvât sa défaite dans le lieu même elle s'égara une fois très-inutilement avec M. de ***. Vous en souvenez-vous ? Mais, à propos, n'avez-vous point entendu parler de M. Vialet? Je suis un peu curieux de revoir Suard, et pour cause. Adieu ; bonsoir, bonnes amies. Vous deviez être à Paris le A ou le 5 d'octobre. C'est donc comme cela que vous tenez parole ? Je vous embrasse de tout mon cœur et je vous aime bien.

GX

Paris, le 2i août 17G8.

Mesdames et bonnes amies,

Vous voilà donc arrivées bien fatiguées, bien malades, malgré toutes les politesses et toutes les révérences des maîtres et maî- tresses de poste. C'est que vous n'êtes plus faites pour ces vio- lentes expéditions-là. 11 faut prendre son parti, et s'en aller

montcl des attaques de l'absurde Riballier et de son aide de camp Cogo ; c'est son meilleur ouvrage. Il nous le donna pour être de M. de Voltaire, et tout le monde le crut. En effet, il l'avait fait imprimer à Genève et M. de Voltaire l'avait rcbouisé. La première phrase, par exemple : Depuis que la théologie fait le bonheur du monde, porte trop visiblement son cachet pour être d'un autre. Cogc lui-même, (jui n'est pas le moins bête du troupeau dos cuistres, y avait été trompé, et croyait être rede- vable de V Honnêteté théologique à l'honnêteté do M. de Voltaire. »

266 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

une autre fois tout doucement à Isle. Il vaut mieux s'ennuyer sur les grands chemins deux ou trois jours de plus que d'exposer sa santé. Entendez-vous? Vous en serez quittes cette année pour le torticolis. Maman se redressera tout à fait, je l'espère, mais vous serez les plus méchantes créatures qu'il y ait au monde, si vous souffrez, les années suivantes, qu'elle vieillisse de dix ans en vingt-quatre heures. Entendez-vous? J'irai, un de ces matins, remercier M. Soldin i, et lui demander en grâce, pour l'avenir, les meilleurs postillons et les plus mauvais chevaux.

Vous auriez aussi quelque pitié de moi, si vous saviez l'état misérable d'anéantissement je suis tombé depuis votre dé- part. Cela m'est arrivé sans cjue je m'en doutasse. 11 faut que je vous aime deux fois plus que je ne croyais. Je savais pourtant bien que je vous aimais beaucoup. Vous, mademoiselle, qui devinez tout, devineriez-vous bien d'où je viens? Du concert des Tuileries, tout seul. Convenez qu'il faut être bien embarrassé de sa personne; aussi le suis-je; j'ai de l'ouvrage jusque par- dessus les yeux, et je ne saurais rien faire. Je suis invité au Grandval, à la Briche, à Aubonne, et je ne me soucie pas d'y aller. Je ne me trouve bien ni chez moi, ni ailleurs. La compa- gnie me déplaît quand j'en ai, et je la souhaite quand elle me manque : c'est surtout vers les cinq heures du soir que je sau- terais volontiers jusqu'à onze. Vous trouvez les journées trop courtes, et moi je les ti-ouve trop longues.

Ce n'est pas que je n'aie été secouru par quelque distrac- tion; j'ai conduit deux yVnglais, qu'on m'avait adressés, chez Eckard, qui a été, pendant trois heures de suite, divin, merveil- leux, sublime. Je veux mourir si, pendant cet intervalle-là, j'ai seulement songé que vous fussiez au monde: c'est que je ne songeais pas qu'il y eût un monde; c'est qu'il n'existait plus pour moi que des sons merveilleux et moi.

Le lendemain matin, ma petite bonne eut l'impertinence de jouer les mêmes pièces devant les mêmes auditeurs, et elle ne déplut pas. J'allai passer l'après-midi du même jour chez Damila- ville.ll avait eu la plus mauvaise nuit; il souffrait encore des dou- leurs inouïes. La glande du cou a repoussé l'œsophage de côté. Il marche avec plus de peine que jamais. Son état me lit venir plu- sieurs fuis les larmes aux yeux. Tronchiu travaille à fondre les obstructions ; Bordeu et Roux disent qu'on ne les fondra pas sans

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAMJ. 267

établir une suppuralion intérieure qui sera suivie d'une fièvre lente et de la mort. Ceux-ci ordonnent la douche et les eaux de Bourbonne; celui-là crie qu'il ne soutiendra pas la fatigue du voyage, et que les eaux lui seront au moins inutiles. C'est aussi l'avis de M'"® de Meaux et du malade.

Je conçois bien qu'il reste de la passion au malade; mais croyez-vous qu'il y ait dans la femme quelque chose de plus que de l'honnêteté? Elle ne conseillera jamais à Damilaville d'aller s'établira Châlons; mais, s'il y allait de lui-même, en serait-elle sincèrement aussi fâchée qu'elle se croit obligée de le paraître? Demain j'irai voir Tronchin.

J'ai vu avant-hier M"'" Artaud. M""" Duclos ne sera pas votre voisine. M"'' Artaud me fit asseoir dans sa cellule; j'y causai une heure ou deux; et vous savez bien, mesdames, qu'il ne faut pas tant de temps pour dire bien des folies. J'en dis donc, et on les écouta en souriant et en baissant les yeux.

Hier matin, je conduisis mes deux Anglais chez M"*" Bayon, que j'avais prévenue. Elle joua comme un ange; son âme était tout entière au bout de ses doigts. Mes bons Anglais croyaient qu'elle faisait tout cela pour eux : oh ! que non! c'était pour leur ami Bach, à qui ils ne manqueront pas d'en parler avec enthousiasme; commission qu'elle leur donnait sans qu'ils s'en aperçussent, et peut-être sans s'en apercevoir elle-même.

J'ai reçu trois lettres d'Aix-la-Chapelle ; deux du prince, une de sa femme. J'ai bien peur que M'"^ la princesse Galitzin ne soit une mauvaise tête. Imaginez que sa lettre est anonyme; qu'elle contient la satire d'elle-même la plus sanglante, la moins mé- nagée et la plus indécente; et cela avec tant de sérieux et de vérité, que, si le prince ne m'eût pas dit le mot de l'énigme, je m'y serais trompé, et j'en aurais à coup sûr conçu la plus cruelle inquiétude. Que dites-vous de cette bizarrerie? Cette lettre est incroyable. Il faut la voir. Grimm, à qui je l'ai mon- trée, doute encore qu'elle soit d'elle, en dépit de l'avis du prince qui ne permet pas d'en douter. On me recommande fort de ne la communiquer àpersonne, parce qu'elle pourrait compro- mettre la réputation de la femme et du mari. Madame Galitzin! et si, par hasard, on l'avait décachetée à la poste? Vous pen- serez comme moi qu'avec un peu de sens, d'esprit et de dignité, on n'aurait point eu recours à une espièglerie aussi maussade,

268 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

dans une circonstance sérieuse et qui prêtait par elle-même à des choses tendres, douces, honnêtes, touchantes et dé- licates.

Au milieu de son ivresse, le prince ne me paraît pas sans quelque souci sur- un mariage contracté avant d'avoir obtenu le consentement de sa famille et l'agrément de sa cour. Mais il croit qu'on le boudera pendant quelque temps et qu'ensuite tout ira bien.

L'impératrice persiste à le rappeler, à ce qu'il me dit lui- même. Cela m'est confirmé par une lettre de Falconet, qui croit toujours avoir fait la plus belle chose du monde en donnant de la publicité à son démêlé avec M. de La Rivière. 11 continue de le déchirer à belles griffes. C'est un homme à qui la faveur a tourné la tête.

Puisque je suis en train de vous rendre compte de mon temps, il ne faut pas oublier de vous dire que j'ai été une fois à Monceaux, la journée se serait assez agréablement passée, si le petit ouragan Naigeon ne s'était brouillé avec deux de ses amis à propos d'une question de musique. Il avait raison au fond ; mais il avait doublement tort dans la forme : il a fait ser- ment de ne disputer de sa vie, et de fuir M""" Blondel.

Voilà tout, je crois, mais tout, comme si j'étais à confesse, excepté que j'ai écrit à M. de Saint-Florentin, au nom d'une femme malheureuse, une lettre vraiment sublime* : vous la verrez. Il n'y a qu'un moment pour faire ces choses-là; ce mo- ment passé, on n'y revient plus.

Madame de Blacy, j'ai votre petit agenda sous les yeux; je n'ai rien fait encore; mais je ferai tout. Aimez-moi bien, mais pas tant que je vous aime, car il y aurait peut-être un peu de péché.

Maman, recevez mon respect et mon remerciement pour toutes les choses douces que M"- Volland me dit de votre part. Je n'en rabats rien, au moins; je voudrais les mériter autrement que pai- des bagatelles. Je ne vous recommanderais pas votre santé, si je pouvais me persuader qu'elle vous fût aussi chère qu'à vos enfants. Dites bien à ces enfants-là que s'ils souffrent que vous en abusiez, je les haïrai à la mort. Soyez éternelle comme vous

1. C'est la lettre dont M""' de Vandeul cite quelques lignes. Voir t. I, p. L.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 269

en êtes menacée, si vous voulez conserver la paix entre nous. Bonjour, maman. Donnez menotte.

Bonjour, mademoiselle. Ah! si vous étiez ici, ou si j'étais là, le beau bouquet que je vous ollrirais! L'accepteriez-vous? C'est autre chose. Je vous embrasse de toute mon âme, comme il y a douze ans, et je joins ma fleurette à celle de maman et de votre sœur. Toujours, mon amie, toujours!

Bonsoir et bonne nuit, toutes trois. Je cesse de jaser avec vous précisément à l'heure que je vous quittais.

La veille de la Saint-Louis 1768.

P. S. Je n'ai pas le temps de faire contre-signer celle-ci. Les autres le seront.

CXI

Paris, ce 28 août 17G8.

Mesdames et bonnes amies,

Vous vengeriez-vous cette année de mon silence de l'an passé? seriez -vous mortes toutes trois, et n'en resterait-il pas du moins une qui m'instruisît du sort des deux autres?

Je suis très-assidu chez Damilaville. M'"''Duclos et moi nous attendons avec une égale impatience qu'il plaise à M. Gaudet d'ouvrir ses dépêches et de nous envoyer nos lettres ; mais son mari n'est pas plus exact que vous. Elle le boude de son côté. Je vous boude du mien. Nous causons et nous jouons, pour ne plus penser à des gens qui nous oublient.

Les glandes du malade s'alfaissent un peu; mais ses forces tombent, et ses douleurs continuent. Le médecin, en attaquant le vice radical, joue à croix ou pile la vie de son patient. Je ne lui en sais pas mauvais gré. J'aimerais mieux être mort que de vivre à la condition de payer un petit intervalle de rémission de cinq à six mois de souffrances. Il faut être le premier ministre du maître du monde pour oser dire : Crucifiez-moi, cassez-moi

270 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

bras et jambes, arrachez-moi les dents l'une après l'autre ; pourvu que j'existe, tout est bien.

C'est aujourd'hui lundi. M'"'= Duclos part jeudi. Damilaville sera vendredi ou samedi installé dans son nouvel appartement.

Cette pauvre femme s'en retourne l'âme pleine de chagrin qu'elle dévore. Elle m'a jeté à la dérobée quelques mots d'après lesquels j'ai compris que ses soins étaient payés de mauvais procédés.

On lui avait fait espérer une chambre dans le nouveau do- micile; il y a trois ou quatre jours qu'on lui a déclaré qu'il n'y fallait plus compter ; et la voilà sur le point de vendre ses petits meubles pour rien, et forcée, lorsqu'elle reviendra, de faire en règle la fonction de garde-malade, en couchant au pied d'un lit sur un matelas et des sangles. Sa rivale ne la connaît guère, elle s'y résoudra. Il est bien cruel de priver un homme des soins qu'on lui doit, et qu'on n'a nulle envie de lui rendre, et de prendre, pour y réussir, un moyen qui rendra ces soins infi- niment pénibles à celle qui aura le courage de s'y livrer. C'est dire : Ou tu le laisseras périr, ou tu périras en le secourant.

Ma maison est un petit hôpital en règle ; ma femme a les pieds tiraillés de son humeur goutteuse ; ma petite a le visage et les yeux bouffis d'un rhume conditionné comme pour M"''***. Une nouvelle servante est tombée malade tout en s'installant; M""*" Diderot en a le plus grand soin : elle la regarde comme un pauvre que la Providence lui a adressé. C'est ma phrase qu'elle a tout de suite adoptée.

Je viens de dîner chez le baron de Gleichen, qui attend de- main ou après l'arrivée de son roi. Une petite femme, que je vous nommerais bien, lui dit étourdiment : a Monsieur le baron, votre roi! c'est une tète... » Et le baron ajouta : « Couronnée, madame. »

J'étais invité à aller dîner demain mercredi, à Âubonne, chez M. de Saint- Lambert ; mais j'ai mieux aimé recevoir les adieux de M'"^ Duclos.

La partie devait cependant se faire avec l'abbé Personnel, Suard et le chevalier de Chastellux, que j'aurais étoull'é à force de l'embrasser. Vous avez -su son aventure à Calais avec un offi- cier exclu de son régiment; mais vous ne l'avez pas sue tout entière. Ils s'en revenaient à la ville; le chevalier était blessé

LETTRES A MADEMOISELLE VOLL.VN D. 271

de trois coups d'épée, dont un priiétruit de trois doigts daus sa poitrine. L'officier dit à son colonel : « Monsieur le chevalier, vous marchez, ce me semble, très-fermement, et je crois (jue nous pourrions recommencer. Très-volonliers », répondit le chevalier; et voilà derechef les épées tirées. Celle de l'oiricier, dans le combat, s'embarrasse dans la manche du chevalier; le chevalier la saisit, et, lui appuyant la pointe de la sienne sur la gorge, lui dit : « Je pourrais vous tuer ; mais je vous donne la vie que vous ne méritez pas. Allez, vous n'êtes qu'un lâche. »

Tous les honnêtes gens sont fâchés qu'il ne l'ait pas tué; et il n'y a pas un d'eux qui ne fût fort vain d'avoir fait comme le chevalier. Est-ce sentiment de justice? est-ce envie secrète? Ma foi, je n'en sais rien.

C'est Suard qu'on a chargé de m'inviter à la partie dWu- bonne. J'ai profité de l'occasion que j'avais de lui écrire pour lui laver la tête d'importance. Vous savez ou vous ne savez pas qu'il avait eu l'indiscrétion de m'envoyer sous une enveloppe volante un livre anglais rempli de figures infâmes. J'ai tâché de lui faire comprendre les suites possibles de son action, la corruption de ma fdle, et mon éternelle haine. Voilà nos gens qui portent dans leur poche la toise dont ils mesurent si stric- tement les ouvrages et les procédés; et voilà un d'entre eux qui s'expose à faire sécher son ami de douleur, et qui fait ce qu'un freluquet de quinze ans, qui aurait eu à envoyer un pareil ouvrage rue Froidmanteau, à une catin, n'aurait pas fait, par respect pour lui-même.

Madame de Blacy, voilà une de vos affaires faite. Priez Dieu pour son succès. J'ai appris par l'abbé Le Monnier que M. Trouard partait samedi prochain pour Orléans , avec M. l'évêque d'Orléans ; et aussitôt je me suis mis à écrire à M. Trouard une lettre qu'il pût montrer à l'évêque. Je ne sais ce qu'elle produira; mais je puis vous assurer qu'elle n'est pas plus mal que les placets.

Je ne sais si M. de Villeneuve est de retour d'Alsace : je le saurai demain ou après, et je l'aurai vu. Quoique vous ne parliez plus, je vous crois cependant toutes les trois vivantes.

Maman, n'allez-vous pas trouver que mademoiselle fait bien de me laisser avec les incertitudes qu'elle m'a jetées sur sa santé? 11 faut avoir une belle habitude de gâter ses enfants.

272 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

Attendez-vous que vous serez punie : tôt ou tard les parents sont châtiés pour leurs enfants gâtés. Faites-moi dire au moins que vous vous portez bien, et que vous êtes légère comme un cerf et droite comme un jonc, et je les dispense du reste. Cela n'est pas vrai ; mais un mot d'elles-mêmes, et je les tiens quittes.

Mademoiselle, songez-y bien ; je ne vous écrirai plus : j'écri- rai à maman, j'écrirai à ma sœur aînée qui m'aime et que j'aime mieux que vous; et je leur enjoindrai bien de ne vous pas souf- fler un mot de moi, ni à moi un mot de vous.

Voilà l'Académie française déshonorée derechef, et l'Acadé- mie de peinture dans la boue : je vous raconterai cela une autre fois.

Enfin, la fille du marquis a changé de nom. Le père en est fou. De sa vie, il n'a été si délicieux à voir et à entendre.

Aimez-moi toujours, ce sera fort bien fait : mais dites-le- moi quelquefois.

GXII

Paris, le 10 septembre 1738.

Je ne fais rien, mais rien du tout, pas même ce Salon dont j'espère que ni Grimmni moi ne verrons la fin. Ce n'est pas que le soir, quand je me couche, je n'aie la tête remph'e des plus beaux projets pour le lendemain. Mais le matin, quand je me lève, c'est un dégoût, un engourdissement, une aversion pour l'encre, les plumes et les livres, qui marque ou bien de la pa- resse, ou bien de la caducité. J'aime mieux me tenir les jambes et les bras croisés dans l'appartement de madame et de mademoiselle, et perdre gaiement deux ou trois heures à les plaisanter sur tout ce qu'elles disent et qu'elles font. Quand je les ai bien impatientées, je trouve qu'il est tard pour se mettre à Touvrage; je m'hjjbille et je m'en vais. Où? ma foi, je n'en sais rien : quelquefois chez Naigeon, ou chez Damilaville; un autre jour chez M"" Bayon, qui se met à son clavecin pour moi, et qui me joue tout ce que je veux. Le quai des bouquins est ma dernière ressource. Ce qui me fâche de ce temps-là, c'est ce que

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAXD. 273

nous n'aurons ni raisin ni vin. Du reste, je le trouve très-])ien employé. J'avais deux Anglais à promener; ils s'en sont allés après avoir tout vu. Je trouve qu'ils me manquent beaucoup. Ceux-là n'étaient pas enthousiastes de leur pays, ils remar- quaient que notre langue avait atteint le dernier point de per- fection, tandis que la leur était restée presque barbare. « C'est, leur dis-je, que personne ne se mêle de la vôtre, et que nous avons quarante oies qui gardent le Capitole », comparaison qui leur parut d'autant plus juste, qu'ainsi que les oies romaines, les nôtres gardent le Capitole et ne le défendent pas.

Les quarante oies viennent de couronner une mauvaise pièce ^ ; pièce plus jeune encore que l'auteur; pièce dont on fait honneur à Marmontel ; pièce que celui-ci a lue à l'assem- blée publique, sans que sa déclamation séduisante en ait pu dérober la pauvreté; pièce qui a ôté le prix à un certain M. de Rulhières, qui avait envoyé au concours une satire excellente sur l'inutilité des disputes, excellente pour le ton et pour les choses, et qu'on a cru devoir exclure sous prétexte de personna- lités. Ce jugement des oies a donné lieu à une scène assez vive entre Marmontel et un jeune poëte appelé Chamfort, d'une figure très-aimable, avec assez de talent, les plus belles appa- rences de la modestie, et la suffisance la mieux conditionnée. C'est un petit ballon dont une piqûre d'épingle fait sortir un vent violent. Voici le début du petit ballon. « Il faut, mes- sieurs, que la pièce que vous avez préférée soit excellente. Et pourquoi cela? C'est qu'elle vaut mieux que celle de La Harpe. Elle pourrait valoir mieux que celle de La Harpe et n'être pas excellente. Mais j'ai vu celle-ci. Et vous l'avez trouvée bonne? Très-bonne. Cela prouve que vous ne vous y connaissez pas. Si celle de La Harpe est mauvaise, et si pourtant elle est meilleure que celle de M. de Langeac, celle- ci est donc détestable? Cela se peut. Et pourquoi ré- compenser une pièce détestable? Et pourquoi n'avoir pas fait cette question-là quand elle a couronné la vôtre?... » etc., etc. Quoi qu'il en soit, tandis que Marmontel donnait les étrivières à Chamfort, le public, de son côté, n'épargnait pas l'Académie.

1. Tout ce paragraphe se retrouve presque textuellement t. XI, p. 374. L'épisode du prix de sculpture y figure aussi; on peut le lire en outre, avec quelques variantes, t. XVIII, p. 207.

XIX. 1g

21k LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

L'homme de Genève continue de persécuter le pauvre La Bletterie. Voici un nouveau trait qu'il vient de lui décocher :

Un mendiant poussait des cris perçants ; Clioiseul le plaint, et quelque argent lui donne. Le drôle alors insulte les passants, Choiseul est juste : aux coups il l'abandonne. Cher La Bletterie, apaise ton courroux ; Reçois l'aumône et souffre en paix les coups.

Le cher La Bletterie a sollicité une délibération de l'Acadé- mie, par laquelle tout encyclopédiste et tout adhérent à VEn- cydopcdic fût exclu à perpétuité de ce corps.

Voilà l'histoire du déshonneur de l'Académie française; et voici l'histoire du déshonneur de l'Académie de peinture, que je vous avais promise. Vous savez que nous avons ici une école de peinture, de sculpture et d'architecture, dont les places sont au concours. On demeure trois ans dans cette école ; on y est nourri, chauffé, éclairé, instruit, et gratifié de trois cents livres tous les ans. Quand on a fait son triennat, on est envoyé à Rome, nous avons une autre école. Les élèves y jouissent des mêmes avantages qu'à Paris, et ils y ont cent francs de plus par an. Il sort de l'école de Paris, tous les ans, trois élèves qui vont à l'école de Rome, et qui font place ici à trois nouveaux entrants. Songez de quelle importance sont ces places pour des enfants dont communément les parents sont pauvres; qui ont coûté beaucoup d'argent à ces pauvres parents ; qui ont travaillé pendant de longues années, et à qui on fait une injustice très- criminelle lorsque c'est la partialité des juges et non le mérite des concurrents qui dispose de ces places.

Tout élève, fort ou faible, peut mettre au prix. L'Académie donne uu sujet. Cette année, c'était le triomphe de David, après la défaite du Philistin Goliath. Chaque élève fait son esquisse au bas de laquelle il écrit son nom. Le premier jugement de l'Académie consiste à choisir entre ces esquisses celles qui sont dignes de concourir; elles se réduisent ordinairement à sept ou huit. Les jeunes auteurs de ces esquisses, peintres ou sculp- teurs, sont obligés de conformer leurs tableaux ou bas-reliefs aux esquisses sur lesquelles ils ont été admis. Alors on les

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 275

enferme chacun séparément, et ils travaillent à leurs morceaux. Ces morceaux faits, sont exposés au public pendant plusieurs jours; et l'Académie adjuge le prix ou l'entrée à la pension le samedi qui suit le jour de la Saint-Louis.

Ce jour, la place du Louvre est couverte d'artistes, d'élèves et de citoyens de tous les ordres. On y attend en silence la no- mination de l'Académie.

Le prix de peinture fut accordé à un jeune homme appelé Vincent. Aussitôt il se fit un bruit d'acclamations et d'applau- dissements. Le mérite, en effet, avait été récompensé. Le vain- queur, élevé sur les épaules de ses camarades, fut promené tout autour de la place; et après avoir joui des honneurs de cette espèce d'ovation, il fut déposé à la pension. C'est une cé- rémonie d'usage qui me plaît et qui vous fera plaisir.

Cela fait, on attendit en silence la nomination du prix de sculpture. 11 y avait trois bas-reliefs de la première force. Les jeunes élèves qui les avaient faits, et qui espéraient que le prix appartiendrait à l'un d'eux, se disaient amicalement: « J'ai fait une assez bonne chose, mais tu en as fait une belle; et si tu as le prix, je m'en consolerai. » Lh bien, mesdames, ils en ont été frustrés tous les trois. La cabale l'a adjugé à un nommé Moitte, élève de Pigalle... Revenons à nos assistants sur la place du Louvre.

C'était une consternation muette. L'élève appelé Millot, à qui le public, la partie saine de l'Académie, et ses camarades, avaient adjugé le prix, se trouva mal. Alors il s'éleva un mur- mure, puis des cris, des injures, des huées, de la fureur. Ce fut un tumulte effroyable. Le premier qui se présenta pour sortir fut l'abbé Pommyer, membre honoraire. La porte était obsédée; il demanda qu'on lui fît passage. La foule s'ouvrit, et tandis qu'il traversait, on lui criait : Passe... L'élève injustement cou- ronné parut ensuite ; les plus jeunes de ses camarades s'atta- chèrent à ses vêtements et lui crièrent : Croûte, croule ahoini- nable, tu n'entreras pas; nous t'assommerons plutôt. Et puis, c'était un redoublement de cris, de huées à ne pas s'entendre. Ce Aloitte, tout tremblant, tout déconcerté, leur disait : u Mes- sieurs! ce n'est pas moi, c'est l'Académie » ; et on lui répon- dait : (( Si tu n'es pas un infâme, remonte et va leur dire que tu ne veux pas entrer. » Il s'éleva, dans ces entrefaites, une

276 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAiND.

voix qui disait : Mettons-le à quatre pattes, et promenons-le autour de la place, avec Millet sur son dos. Peu s'en fallut que cela ne s'exécutât. Cependant les académiciens, quij s'attendaient à être sifïlés, honnis, bafoués, n'osaient se montrer. Ils ne se trompaient pas : ils le furent avec le plus grand éclat possible. Cochin avait beau leur crier : Que les mécontents viennent s'ins- crire chez moi, on ne l'écoutait pas; on bafouait, on sifflait, on honnissait. Pigalle, le chapeau sur la tête, et du ton que vous lui connaissez, s'adressa à un particulier qu'il prit pour un artiste et qui ne l'était pas; il lui demanda s'il était en état de juger mieux que lui. Ce particulier, enfonçant son chapeau sur sa tête, lui répondit qu'il ne s'entendait pas en bas-reliefs, mais qu'il se connaissait en insolents. Vous croyez peut-être que la nuit survint, et que tout s'apaisa. Pas tout à fait : les élèves indignés s'ameutèrent, et concertèrent pour la première assem- blée de l'Académie une nouvelle avanie. Ils s'informèrent exac- tement qui est-ce qui avait été pour Millot, et qui est-ce qui avait été pour Moitte. Ils s'assemblèrent tous le samedi suivant sur la place du Louvre, avec tous les instruments d'un chari- vari, et bonne résolution de les employer; mais cette résolution ne tint pas contre la crainte de la garde et de la prison. Ils se contentèrent de former une haie au milieu de laquelle tous leurs maîtres seraient forcés de passer. Boucher, Dumont, Van Loo et quelques autres défenseurs du mérite, se présentèrent les premiers, et les voilà entourés, accueillis, embrassés et applaudis. Arrive Pigalle. A peine est-il engagé dans la fde qu'on s'écrie : du dos! qu'il se fait un demi-tour, et qu'on le salue du derrière. Mêmes honneurs à Cochin, mêmes honneurs à M. et à M'"" Vien, mêmes honneurs aux autres.

Les académiciens ont fait casser tous les bas-reliefs, afin qu'il ne restât aucune trace de leur injustice. Vous ne serez peut-être pas fâchée de connaître celui de Millot; je l'ai vu et je vais vous le décrire.

A droite, trois grands Philistins, bien contrits, bien humi- liés; l'un les bras liés sur le dos; un Israélite, occupé à lier les bras des deux autres. Ensuite, le jeune David, porté sur son char par des femmes dont une, prosternée, embrasse ses jambes; d'autres l'élèvent; une dernière le couronne. Puis son char attelé de deux chevaux fougueux; à la tête de ces che-

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 277

vaux, un ('cuyer qui les tient par la bride, et se dispos;3 à re- mettre les rênes au triomphateur. Sur le devant, un vigoureux Israélite f[ui enfonce une pique dans la tête de Goliath, qu'on voit énorme, renversé, eirroyable, les cheveux épars sur la terre. Plus loin, à gauche, des femmes qui dansent, qui chan- tent, qui accordent leurs instrinnents. Parmi celles qui dan- sent, une espèce de bacchante, frappant du tambour, déploie, avec une grâce infinie, jambes et bras en l'air. Sur le devant, une autre danseuse qui tient son enfant par la main ; l'enfant danse aussi; mais il a le regard attaché sur l'horrible tête, et son expression est mêlée de terreur et de joie. Sur le fond, des hommes, des femmes, la bouche ouverte, les bias élevés, en acclamation.

Ils ont dit que ce n'était pas le sujet, et on leur a répondu qu'ils reprochaient à l'élève d'avoir du génie. Ils ont repris le char, qui n'est pas même une licence. Cochin, plus adroit, m'a écrit que chacun jugeait par ses yeux, et que celui qu'il avait couronné lui avait montré plus de talent; discours d'un homme sans goût et sans bonne foi. D'autres ont avoué que le bas-relief de Millot était excellent, à la vérité; mais que Moitié était plus habile, et on leur a demandé à quoi bon les prix si l'on jugeait la personne et non pas l'ouvrage?

Mais écoutez une singulière rencontre de circonstances. C'est qu'au moment Millot était dépouillé par l'Académie, mais au même moment, je lisais une lettre de Falconet il me disait : « J'ai vu chez Le Moyne un élève appelé Millot, qui m'a paru avoir du talent et de l'honnêteté; tâchez de me l'en- voyer; je vous laisse le maître des conditions. » Je cours chez Le Moyne; je lui fais part de ma commission. Le Moyne lève les mains au ciel, et s'écrie : « La Providence! la Providence ! » Et moi, d'un ton bourru, je réponds : « La Providence! la Providence ! Est-ce que tu crois que la Providence a été faite pour réparer vos sottises! » Millot survient; je l'invite à me venir voir. Le lendemain, il est chez moi. Ce jeune homme était défait comme après une longue maladie; il avait les yeux gon- flés et rouges; il me disait d'un ton à me déchirer : « Après avoir été à charge à mes pauvres parents pendant dix-sept ans, au moment j'espérais! Après avoir travaillé dix-sept ans, depuis la pointe du jour jusqu'à la nuit! Ah! monsieur! je suis

278 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

perdu. Encore, si j'avais l'espérance de gagner le prix l'an qui vient; mais rien n'est plus incertain; il y a un Stouf, un Foucou ! » Ce sont les noms de ses deux concurrents de cette année. Je lui proposai le voyage de Russie; il me demanda le reste de 1a journée pour en délibérer avec lui-même et ses amis. Il revint, il y a quelques jours, et voici sa réponse : « Monsieur, je suis on ne saurait plus sensible à vos offres ; j'en sens tout l'avantage; mais on ne suit pas notre talent par intérêt. Il faut présenter aux académiciens une occasion de réparer leur injus- tice; il faut aller à Rome ou mourir! » Et voilà, bonnes amies, comme on décourage, on désole le mérite; comme on se désho- nore soi-même et son corps; comme on fait le malheur d'un élève et le malheur d'un autre, à qui ses camarades jetteront au nez, sept ans de suite, la honte de sa réception, et comme il y a quelquefois du sang répandu.

L'Académie inclinait à décimer les élèves. Boucher, doyen de l'Académie, refusa d'assister à cette délibération. Van Loo représenta qu'ils étaient tous également innocents ou coupa- bles; que leur code n'était pas militaire; et qu'il ne répondait pas des suites. En effet, si ce projet avait passé, les décimés étaient bien résolus à cribler Cochin de coups d'épée. Cochin, plus en faveur et plus envié, a supporté la plus forte partie de la haine des élèves et du blâme public.

Je lui écrivais, il y a quelques jours : a Eh bien! vous avez donc été hués, honnis, bafoués par vos élèves. Ils pourraient bien avoir tort; mais il y a cent à parier contre un qu'ils ont raison. Ces enfants-là ont des yeux, et ce serait pour la pre- mière fois qu'ils se seraient trompés. »

En effet, à peine les prix sont-ils exposés qu'ils sont jugés par les élèves, et qu'ils ont dit : Voilà le meilleur. J'ai appris, à cette occasion, un trait singulier de Falconet. Son fils avait concouru. Les prix étaient exposés, et celui du jeune Falconet n'était pas bon. Son père le prit par la main, et, le conduisant dans le salon, il lui dit: « Tiens, juge toi-même. » L'enfant avait la tête baissée, et ne répondait rien. Alors le père, se tour- nant vers les académiciens, ses confrères, leur dit : « Il a fait un sot prix, et il n'a pas le courage de le retirer. Ce n'est pas lui, messieurs, qui l'emporte, c'est moi. » Puis il mit le tableau de son fils sous son bras, et s'en alla. Ah! si ce bourru-là, qui est

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 279

juste et qui déteste Pigalle, avait été à Paris, et à la séance de l'Académie!...

Depuis que les pièces de poésie qui ont concouru ont été imprimées, on a fait ces deux vers à propos de celle de M. de Langeac :

Ordre ù nos grands esprits de trouver ces vers beaux. Signé Louis, et plus bas Phelippeaux.

Eh bien! mademoiselle, voilà ma question ; et, si une de mes lignes vaut une page des vôtres, en êtes-vous? Quand serez- vous quitte? Mais dormez sur cette dette; j'ai de la conscience, et je sais qu'un grain d'or vaut une masse de billon.

Il y a quatre jours que Damilaville demeure rue Saint-Honoré ; il y en a trois que M'"*" Duclos est partie. Elle n'espère plus revoir son ami, et elle s'en est séparée désolée. C'est une belle et bonne âme. Elle a bien soufTert. M""" de Meaux y était-elle, son malade la traitait précisément comme une garde. iN'y était- elle pas, le ton honnête reprenait. J'allai le voir avant-hier. 11 y avait la dame en question, sa fille, le joli doyen, Grimm, d'Alembert, M'"^ d'Épinay, je ne sais qui encore, et moi.

Chacun de ces oiseaux avait son ramage, et je vous jure que le voisinage de cette volière ne vous aurait pas déplu. On remar- qua que la galanterie était en nature; que les animaux étaient galants; que l'homme devait avoir sa manière propre de l'être : et puis voilà les mœurs des différents peuples en jeu. Le sau- vage, qui se grille avec des allumettes; le Musulman, qui se taillade avec son couteau ; l'Espagnol, qui se transit sous une gouttière, la guitare à la main ; le Français, qui pirouette, siffle, persifle, montre sa jambe et ses dents. M. le doyen en est pour le physique bien pur, bien dégagé de toute la mauvaise morale de cette passion. C'est une affaire de la part des femmes : témoin ces rustres à larges épaules qui les traitent mal, et dont elles raffolent. Je croyais, moi, que les femmes ne leur restaient que parce qu'elles n'étaient jamais sûres d'en être aimées; affaire de vanité. Ce texte mène loin, je les y laissai.

Je m'en revenais; ce vent, à écorner les chèvres, ne souf- flait plus; il faisait doux, le ciel était étoile, et je m'en réjouis- sais pour les promenades douces qu'il promettait à mes amies.

280 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

Je ne vous ai pas dit un mot de la santé du malade. 11 est plus faible et plus maigre que jamais; la fièvre est continue, les douleurs sans rémission, les glandes plus enflées; il y en a même sous le menton de nouvelles; les maxillaires si grosses qu'il ne peut baisser le bras. Bordeu dit tant pis; Tronchin dit tant mieux. J'ai bien peur que Bordeu ne soit un grand médecin. M'"^ Duclos nra dit que les symptômes et les souf- frances étaient précisément comme il les avait prédites. Au reste, il a le plus gai des appartements: les bocnges du prési- dent Hénault et d'autres sont sous fenêtres; le massif des arbres des Tuileries au delà.

Eh bien ! la lettre sublime à M. de Saint-Florentin n'a pas été inutile. Il a envoyé, par une croix, quelques louis qu'on a laissés honnêtement sur la cheminée, et promis des secours et une visite en personne. 11 n'est donc pas tout à fait inutile de savoir écrire ; et l'éloquence peut briser les pierres.

Je bois du lait le matin, de la limonade le soir ; je me porte bien ; j'en suis surpris ; et le Baron me prouve, par Stahl et Beccher, que j'ai tort d'être surpris.

J'aurais bien encore une autre belle lettre à vous faire voir, un placet de Poinsinet à vous envoyer, votre dernière à répon- dre ; mais la marge me manque. Rappelez-moi tout cela, avec une fable et un ou même deux contes de ma façon.

Continuez toutes trois de vous bien porter : c'est une des conditions de notre traité. Je reçois une carte dans ce moment ; c'est d'une des demoiselles Artault, qui me charge de vous apprendre la mort de M. Dupérier, arrivée la veille de la fête de la Vierge. 11 était mort à deux heures après midi; à trois, le scellé était apposé.

Mes respects à toutes. Il n'y a pas de place pour davantage.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 281

CXIII

Paris, le l''"' octobre 17G8.

Mademoiselle, vous n'écrivez point; vous ne répondez point aux letti-es qu'on vous écrit; vous vous laissez fourvoyer par l'abbé Marin, que je commence à haïr, et que j'abhorrerai inces- samment. Je vous boude, et, tout en vous boudant, j'allais oublier que c'est demain la fête de maman. Je vous prie de lui offrir mes souhaits, mon tendre et sincère attachement, et tout mon respect. Dites-lui bien que tant que je vivrai il lui restera un joli enfant; et puis vous irez prendre M"'' de Blacy par la main, et vous leur offrirez à chacune un baiser de ma part. Voilà, par exemple, une commission qui ne vous déplaira pas.

11 faut que vous sachiez que M. d'Invaux a commencé à faire des siennes. A juger de son projet par sa première opéra- tion, il est excellent; c'est de couper, autant qu'il pourra, de ces mains inutiles et rapaces par lesquelles passent les revenus du roi, avant que d'arriver à la dernière.

M. de Boulogne, intendant des finances, chassé.

M. Amelin, en fuite.

M. Cromot, plus rien.

Je vous jure que les receveurs généraux des finances ne dorment pas si paisiblement que moi.

Les premiers fermiers généraux s'entendaient mieux que leurs successeurs. Ils n'avaient garde de faire parade de leurs énormes fortunes. Ils avaient une apparence modeste. Ils mou- raient, et leurs enfants trouvaient des tonnes d'or. Boësnier est un des premiers qui aient étalé tout le faste de l'opulence. Je trouve à cela plus de maladresse encore que d'imprudence. Quelle opinion peut-on avoir d'un Collet d'Hauteville, qu'une ou deux campagnes enrichissent de sept à huit millions ; d'un Amelin, qui est pauvre comme Job, et qui fait montre de quatre-vingt mille livres de rente acquises en cinq à six années; d'un Cromot, qu'on voit passer rapidement de la boutique d'un notaire, aux titres, aux terres, et au faste d'un grand seigneur?

282 LETTRES A MxVDEMOISELLE VOLLANl).

Il faut que ces gens-là aient une grande crainte de ne point passer pour fripons. Avec un peu de sens, ne se cacheraient-ils pas tant qu'ils pourraient? Ma foi, tout ceci est peut-être une affaire de mœurs générales. Peut-être pensent-ils que, pourvu qu'on sache qu'un homme est riche, on ne s'avise guère de demander comment il l'est devenu; et peut-être ont-ils raison.

Damilaville a pensé mourir. Nous avons cru que les glandes de l'estomac s'embarrassaient ; heureusement ce n'était pas cela. C'était une fonte de l'humeur qui cherchait à s'échapper par cette voie ; mais cette humeur était si caustique, qu'il se sentait consumé de la soif; si abondante, que les yeux s'étei- gnirent, les oreilles tintèrent, l'esprit se perdit, les défaillances se succédèrent, et que nous crûmes qu'il touchait à la fin de sa vie et de ses douleurs.

L'évacuation s'est faite ; toutes les glandes se sont considé- rablement affaissées, et il est mieux jusqu'à une pareille crise; car il en faut peut-être une vingtaine pour vider ces énormes poches qui embarrassent son cou et sa poitrine.

On a déjà fait un calembour sur M. Maynon d'Invaux. On a dit : Nous avons un habile contrôleur général, mais non.

Je n'ai point encore vu les demoiselles Ârtault ; ainsi je ne saurais rien vous en dire.

Cette humeur qui tiraillait les pieds de ma fennne s'est mise à voyager ; ce n'est pas sans peine qu'on l'a délogée de la tête, des yeux, de la poitrine elle s'était arrêtée.

Notre justification va toujours son train.

11 n'y a encore rien de nouveau à vous apprendre sur un certain rendez-vous dont je vous ai parlé.

Mademoiselle, je ne vous aime plus; vous me négligez.

CXIV

Paris, le 8 octobre 1708.

Ce n'est pas tout; M. de Laverdy a travaillé dimanclie avec le roi; et il s'en allait, plein de sécurité, à Neuville, sa maison

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 283

de campagne, pourvoir aux arrangements arrêtés. 11 y attendait, le lundi, diflférents particuliers à qui il avait donné rendez-vous. Il comptait s'en revenir le mardi à ses fonctions accoutumées ; mais ce jour même, M. de Saint-Florentin lui apparut sur les dix heures. Tout en apercevant le secrétaire d'État, M. de Laverdy lui dit : (c Monsieur le comte, c'est trop matin pour une visite » ; et il avait raison. On dit que le roi n'a jamais le visage plus serein et plus ouvert avec un ministre que la veille de sa dis- grâce. Je ne sais ce qui en est ; mais croiriez-vous bien que je n'oserais l'en blâmer? Les courtisans ont une si grande habi- tude des différentes physionomies de leur maître, que si celui-ci ne se composait pas, il serait deviné sur-le-champ, et qu'il serait accablé de tant de sollicitations, qu'il ne parviendrait pas à renvoyer un serviteur dont il serait mécontent, sans en affliger un grand nombre d'autres qu'il aime peut-être. C'est une dissi- mulation d'autant plus nécessaire qu'on a le caractère plus facile, sans compter les importunités des hommes habiles à succéder et celles de leurs protecteurs. Il n'a guère que ce moyen de se réserver la liberté du choix, et de prévenir toutes les calomnies qui le rendraient perplexe.

Il vient d'arriver ici une petite aventure qui prouve que tous nos beaux sermons sur l'intolérance n'ont pas encore porté de grands fruits. Un jeune homme bien né, les uns disent garçon apothicaire, d'autres garçon épicier, avait dessein de faire un cours de chimie ; son maître y consentit, à condition qu'il payerait pension ; le garçon y souscrivit. Au bout du quartier, le maître demanda de l'argent, et l'apprenti paya. Peu de temps après, autre demande du maître, à qui l'apprenti représenta qu'il devait à peine un quartier. Le maître nia qu'il eût acquitté le précé- dent. L'affaire est portée aux juges consuls. On prend le maître à son serment : il jure. Il n'est pas plutôt parjure que l'apprenti produit sa quittance, et voilà le maître amendé, déshonoré : c'était un fripon qui le méritait; mais l'apprenti fut au moins un étourdi, à qui il en a coûté plus cher que la vie. Il avait reçu en payement ou autrement, d'un colporteur appelé Lécuyer, deux exemplaires du Christianisme dévoilé; et il avait vendu un de ces exemplaires h son maître. Celui-ci le défère au lieu- tenant de police. Le colporteur, sa femme et l'apprenti sont arrêtés tous les trois ; ils viennent d'être piloriés, fouettés et

2Sh LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

marqués, et l'apprenti condamné à neuf ans de galères, le col- porteur à cinq ans, et la femme à l'Hôpital pour toute sa vie. L'arrêt associe au Christianisme dévoilé, r Homme aux quarante écus et les Vestales \ tragédie que nous avons lue manuscrite. 11 n'y a qu'un cri contre M. de Sartine. Mais voyez-vous les suites de cet arrêt ? Un colporteur m'apporte un ouvrage pro- hibé. Si j'en achète plus d'un exemplaire, je suis censé fauteur d'un commerce illicite, et exposé à une poursuite effroyable. Vous connaissez l'Homme aux quarante écus, et vous aurez bien de la peine à deviner par quelle raison il se trouve dans cet arrêt infamant. C'est la suite du profond ressentiment que nos seigneurs gardent d'un certain article Tyran du Dictionnaire portatif^-, dont vous vous souviendrez peut-être. Ils ne pardon- neront jamais à Voltaire d'avoir dit qu'il valait mieux avoir affaire à une seule bête féroce, qu'on pouvait éviter, ([u'à une bande de petits tigres subalternes qu'on trouvait sans cesse entre ses jambes. Et voilà la raison pour laquelle le Dictionnaire portatifs été brûlé dans l'affaire du jeune La Barre qui n'avait point ce livre.

Je crains bien qu'en dépit de toute sa considération, de toute sa protection, de tous ses rares talents, de tous ses beaux ouvrages, ces gens-là ne jouent quelque mauvais tour à notre pauvre patriarche. Je sais bien que la postérité reversera sur eux l'ignominiedont ils auront prétendu le couvrir; mais de quoi cela guérira-t-il l'homme réduit en cendres? Savez-vous qu'ils ont délibéré, il y a trois jours, de le décréter?

Je reviens sur ces deux malheureux qu'ils ont condamnés aux galères. Au sortir de là, que deviendront-ils? Il ne leur reste plus qu'à se faire voleurs de grands chemins. Les peines infamantes, qui ôtent à l'homme toute ressource, sont pires que les peines capitales qui lui ôtent la vie.

J'ai vu M. de La Fargue bien maigre, bien défait, bien jaune. II m'a appris d'abord de vos nouvelles, de votre santé, du désir que vous avez de me voir à Isle, je voudrais être; ensuite du merveilleux effet de ma lettre à M. Trouard. Serais-je assez

\. Éricie ou la Vestale, drame en trois actes, par Fontanelle. Londres (Paris), 1768, in-8.

2. Premier titre du Dictionnaire pltilosoijhiqne.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAM). 285

heureux pour que, d'uue douzaine d'aiïaires pareilles dont je me suis mêlé depuis trois ou quatre mois, celle-ci, à laquelle je prends mille l'ois plus d'intérêt qu'aux autres, fût précisément la seule qui manquât !

Je dois dîner un de ces jours entre M. Dubucq et une grande dame qu'on ne me nomme pas. Vous vous doutez bien, madame deBlacy, que je n'oublierai pas le petit cousin, qui, j'espère, ne vit plus de singes et de perroquets.

Une autre aiïaire dont j'oubliais de vous parler. Si le bureau de la rue Sainte-Anne est supprimé, comme on le dit, que deviendront nos amours ?

On ajoute que l'intérêt de l'argent va être mis à cinq pour cent.

Je vous conseille de vous plaindre de moi, mademoiselle ! Comptez mes lettres, et faites-moi réparation, s'il vous plaît.

Damilaville, hélas ! le pauvre Damilaville soulTre, se courbe, maigrit, se rapetisse à vue d'oeil; il ne peut plus marcher du tout. Si Tronchin le tire de là, je crois à la médecine et aux miracles.

Ce n'est plus l'enfant qui est malade, c'est la mère; sa goutte lui est remontée dans la tête, la poitrine et les yeux. Ce ne sera rien ; elle en sera quitte pour la peur, et nous pour quelques bouffées de mauvaise humeur qu'il a fallu supporter. M"*" Diderot est du petit nombre des femmes qui ne savent pas souffrir.

Je suis tracassé, depuis une huitaine, par des maux d'esto- mac, qui ne seront rien non plus parce que je n'y fais rien.

Mais, par Dieu! faites du feu si vous avez froid, et ne vous enrhumez pas. Ce n'est pas à vous ni à M"'*" de Blacy, qui êtes deux volailles mortes, que je m'adresse : il vous est permis d'être malades tant qu'il vous plaira; mais maman, elle qui, pour se bien porter, n'a qu'à le vouloir. Tenez, cela est insuppor- table.

Si je savais quel jour c était le 4 octobre? Je ne daigne seu- lement pas répondre à cela.

Tous ces bouquets-là me feront grand plaisir, car j'aime bien baiser et j'aime encore mieux l'être; mais gardez cela pour votre retour : cela ne se moisit pas. Une des choses qui m'ont fait le plus de joie, c'est d'apprendre de M. de La Fargue que je

286 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

vous reverrais dans six semaines; il m'a semblé que six semaines étaient moins longues qu'un mois et demi.

jN'allez pas faire honneur à M. Le Gendre de toute cette belle éloquence qui vous émerveille; ce sont des bribes décousues de diiïérentes lettres de condoléance qu'on lui a écrites et qu'il s'est rappelées. L'ami Digeon est bien occupé d'autre chose que d'exalter la tête froide de son futur beau-père. Au reste, il fait très-bien, celui-ci, de vous cajoler toutes deux. Il ne sait pas le secret.

Point de vin! Mademoiselle, cela vous plaît à dire. Ma sœur est fort contente de ses vendanges. Je crains seule- ment que le vin ne se garde pas. Mais il y a un remède, c'est de le boire plus vite.

Je vous fais mon compliment sur vos récoltes. Si la cherté du blé continue, c'est au'il ne peut plus y en avoir de vieux, et que le nouveau n'est pas battu. Je n'ai point de foi au monopole. Le monopole du blé ne peut nuire, à moins qu'il ne s'y joigne de l'autorité.

Que faites-vous de M. Gras? Qu'il fasse le commerce de grains tant qu'il voudra, mais qu'il ne vous fasse pas brûler. On n'a que faire de recommander à maman de s'expliquer là-dessus, et de prendre sa grosse voix.

Ah 1 Dieu soit loué ! voilà donc dom Micon Marin parti ; et vous ne vous excédez plus de fatigue avec lui. S'il ne vous a pas renvoyé deux lettres au moins, je n'y entends plus rien, car il me semble que j'ai écrit presque tous les jours.

Le prince de Galilzin est à Bruxelles; il y restera deux mois. Il en repartira pour Berlin, il passera l'hiver, si on le laisse en repos. De Berlin, il se rendra à Pétersbourg, je veux absolument qu'il emmène sa femme ; car on dit que si elle manque de quelque chose, ce n'est pas de finesse, éloge qu'on peut faire de presque toutes les femmes ; j'en excepte pourtant le mouton de Dieu, que j'aime pour la rareté et pour d'autres belles et bonnes qualités. Ah ! si elle voulait seulement pour un an... Mademoiselle, proposez-lui encore.

Ah ! ah ! vous courez sur les brisées de votre concierge ! Il vous faut aussi du clergé! Mais ce n'est pas un trop mauvais pis-aller. Un homme comme un autre est un prêtre tout nu : demandez plutôt à l'abbé Marin, ou à M""" de Meaux de Vitry,

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAiND. 287

Non, mademoiselle, je ne vous dirai plus que je vous aime; ou si je vous le dis, ce sera malgré moi : c'est que je ne pourrai résister à l'habitude.

Je crois vous avoir dit avant-hier que je vous haïssais. Cela n'est pas vrai ; ne le croyez pas.

Saluez bien maman pour moi ; saluez bien aussi M'"'' de Blacy, et finissons ces rhumes, qui m'ennuient malgré leur bon acabit.

GXV

Paris, le 20 octobre 1708.

Votre dernière lettre, 8, mademoiselle, est du 29 sep- tembre; et c'est aujourd'hui jeudi 20 octobre'. Faites-moi la grâce de m'apprendre si j'ai commis quelque faute qui m'ait fait perdre l'amitié de madame votre mère, l'estime de M""" de Blacy ou la vôtre. Un silence de vingt jours est bien propre à me donner les plus vives inquiétudes sur mon compte ou sur le vôtre. Je n'ai pas manqué un seul jour d'aller chez Damilaville y chercher une ligne de votre main. Gomme il pourrait lui pa- raître, et que, depuis quelques jours, il me semble à moi-même, que ce n'est pas l'intérêt de sa santé qui me conduit chez lui, je n'ose plus lui demander s'il n'a rien à me remettre. J'aime mieux attendre jusqu'à neuf heures, dix heures du soir, qu'il songe de lui-même à m'oiïrir quelqu'une de vos lettres ; et je ne devrais pas vous dire tout le chagrin que je ressens lorsque je vois arriver le moment de le quitter sans en avoir reçu.

S'il est arrivé quelque accident à l'une de vous, ne>me le laissez pas ignorer plus longtemps. Vous ne savez pas les idées qui me passent par la tête : c'est à me la faire tourner.

J'aurais à vous amuser d'une infinité de choses extraordi- naires, parmi lesquelles une aussi extraordinaire qu'il m'en soit jamais arrivé dans ma vie, et que j'avais devinée, annoncée

1. Diderot commet ici une erreur qu'il explique et rectifie dans le cours de cette lettre; elle devrait porter la date du 13 octobre.

288 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

d'avance; mais je n'ai pas la liberté d'esprit nécessaire pour un récit de cette nature. Ayez donc la bonté de me rendre le sens commun : j'en ai encore besoin quelquefois. Mademoiselle, si vous n'êtes pas dangereusement malade, ou M""' de Blacy ou maman, vous êtes bien cruelle. Vingt-un jours de suite sans dire un mot, sans donner le moindre signe de vie; je n'y con- çois rien, mais rien du tout, et j'aime mieux n'y rien concevoir que de me livrer à mes conjectures. Intercepte-t-on mes lettres? Vos réponses se perdent-elles? Je vous ai écrit avec la plus grande exactitude. Je ne vis Damilaville avant-hier qu'un mo- ment, fort tard. C'était un jour de bataille. Je ne le vis point hier. La mauvaise santé de la mère et de sa fille avait fait ren- voyer mon bouquet au 13. 0 mon Dieu, que je suis étourdi! Tenez, sans cette circonstance, je ne me serais pas aperçu que ce n'est qu'aujourd'hui le 13.

Vous êtes moins coupable d'une semaine; c'est quelque chose; cela me rassure un peu. J'irai cette après-midi chez Dauiil avilie, et j'espère en revenir plus content de vous. Il faut que le temps m'ait cruellement duré. N'allez pas prendre cet ennui pour la mesure de mon attachement. Ce serait pis que le premier jour; je veux bien que cela soit, mais je ne veux pas que vous le sa- chiez. Ah ! si je puis une fois cesser de vous aimer toutes, je n'aimerai plus personne : cela fait trop de mal. Mais je crains bien d'en avoir pour toute ma vie.

Bonjour, maman. Je vous prie en grâce de gronder un peu mademoiselle. Je me suis amendé, moi; mais voyez comme cela me réussit. Je vous présente mon respect. J'embrasse de tout mon cœur M'"^ de Blacy, si elle le permet ; mais pour ce méchant enfant qui s'obstine à se taire, rien, rien, rien du tout. Oh ! je suis bien piqué! Ce qui me fait enrager, c'est que cela ne durera pas, et que ce soir je serai peut-être plus doux qu'un agneau.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 289

CXVI

Paris, le 20 octobre ]'f)8.

J'entends : mademoiselle est au régime. Tous les huit jours une fois; elle ne peut pas écrire davantage. Qu'en arrive-t-il? c'est que pour peu que M.*** soit ivre le soir, il remet au lende- main l'ouverture de son paquet; pour peu que le commission- naire de l'hôtel de Clermont soit paresseux, il diiïère sa course rue Saint-Honoré; pour peu que je mette d'intervalle entre les visites que je rends au malade, je suis la quinzaine sans entendre parler de mes amies. Et puis la colère me prend, et j'écris un billet doux tel que celui que vous lisez dans ce moment.

Votre parent est un bourru ; il a perdu sa femme, et la perte n'en est peut-être pas grande; il s'est tout fait donner par elle; je ne l'en blâme pas. Les héritiers en sont enragés, et c'est bien fait à eux. Ils ont réclamé une certaine chaise à porteurs dont il a tant été question par le passé. Ils se sont adressés à M"'' Geof- frin, qui leur a répondu qu'elle avait été délivrée à M. de ***; mais qu'en tout cas, il n'y avait qu'à y mettre un prix, et qu'elle le payerait sans qu'il fût besoin d'élever de nouvelles tracasse- ries pour cette guenille. M. de ***, qui est processif autant que la dame de la rue Saint-Honoré l'est peu, s'est jeté à la traverse, a soutenu la validité de la délivrance de la chaise à porteurs, et offert à M'"*Geofii'in des armes contre les héritiers. M'"" Geoffrin lui a répondu qu'on n'avait que faire d'armes quand on n'avait point envie de se battre. Réplique de l'homme de Gisois ; ré- plique à la réplique, tant et si bien que la vivacité, les mots, l'aigreur s'en sont mêlés, et qu'il est arrivé de Gisors une dernière lettre pleine d'injures grossières accompagnées de la menace d'un libelle. Là-dessus, voilà la dame de la rue Saint- Honoré qui grimpe à mon grenier, qui se précipite sur une chaise et qui m'étale tous ses papiers. Je me suis fà,ché; j'ai écrit à M. de*** une lettre honnête, mais ferme; je lui laisse voir mon goût pour la paix; mais je ne lui dissimule pas que si la guerre a lieu, je la ferai à feu et à sang. Je le préviens en XIX. 19

290 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

même temps qu'ayant à batailler avec un de vos parents, je croirais manquer à tout bon procédé, si je ne vous en deman- dais la permission. Ne pourrez-vous pas partir de pour ta- cher de passer la main sur le dos de ce sanglier hérissé? Je vous jure qu'il joue un mauvais jeu.

Si M'"* GeofiVin se plaint à ses amis, elle sera vengée. Ne conviendrez-vous pas qu'une femme à qui il en coûte dix mille francs et par-delà pour un acte de bienfaisance mal entendu a le droit d'avoir de l'humeur et la prétention bien achetée de demeurer en repos! Je vous prie, mon amie, d'écrire un mot de pacification à ce hargneux; assurez-le bien que s'il me met en besogne, j'inventerai pendant un mois de suiie les contes les plus ridicules sur l'homme de Gisors, et que de deux jours l'un on le vendra dans les rues à deux liards la pièce, et que je saurai bien le faire mourir de rage sans me compromettre.

On dit que M. de Laverdy a été chassé sans pension. On dit que le premier projet de M. d'Invaux est de chasser tous les robins de la finance ; ce sont gens qu'il faut acheter les uns après les autres, et trop cher.

M. d'Invaux est très-bien lié : c'est l'ami de MM. de Mon- tigny, Turgot, Morellet. Ce dernier va devenir bien rauque. Il est fait secrétaire du bureau du commerce, place de quatre mille livres de rente. La confiance du mérite se joignant à celle de la richesse, qui est-ce qui le supportera?

Il est tout jeune, ce M. de Villeneuve! Ce qui achèvera de vous confondre, c'est qu'il est la bonté, la douceur, la politesse, l'allabilité mêmes; et que madame est une bonne grosse femme, bien grasse, bien dodue, belle peau, grands yeux couverts, de grands sourcils noirs, et point du tout à dédaigner. Il y a quel- que diablerie là-dessous que je n'ose déchiffrer; cet homme si doux, si bon, si affable, a le ton singulier.

A votre avis, son procédé est donc bien inhumain ? Votre bonté m'enchante, et ma conscience commence à se tranquil- liser. Yous avez raison : j'aurais été un homme abominable.

Le rendez-vous mystérieux vous intrigue donc beaucoup? Au reste, j'en suis de retour, et voici la copie des quatre lettres qui l'ont précédé.

LETTRES A MADEMOISELLE YOLLAM). 291

P r. I. M liiRE LE T T R !■ .

Si dix-neuf ans d'absence ne m'ont pas, monsieur, absolu- ment elï'acée de votre souvenir, je vous demande un jour je puisse vous communiquer des choses fort importantes pour moi et peut-être pour vous. J'ai trois endroits je puis vous voir avec tout le secret que vous exigerez : ici, à Paris, ou hors des barrières Saint-Michel Ton m'a prêté une maison je vais dissiper un noir chagrin qui me consume. La cause en est si connue que vous la savez sans doute. Ou vous êtes bien changé de ce que vous étiez, ou j'ai lieu d'attendre de vous la complai- sance que je vous demande. Adressez votre réponse ici : on n'ouvre point mes lettres.

Béponae.

Madame,

Je suis à vos ordres. Des trois endroits que vous me propo- sez, choisissez celui qui vous sera le plus commode ; et j'y serai au jour, à l'heure que vous m'indiquerez. S'il est des senti- ments que le temps elï'ace, il en est d'autres qu'un galant homme retrouve toujours en soi.

DEUXIÈME LETTRE.

Je vous reconnais, monsieur, aux derniers mots de votre lettre, et notre rendez-vous serait déjà arrangé, si je n'avais voulu en assurer la tranquillité. Elle est tout à fait nécessaire aux choses que nous avons à nous dire; je tâcherai que ce soit ici. Je vous renouvelle les assurances de toute mon estime.

TROISIÈME LETTRE.

J'ai enfin arrangé notre entrevue à mardi, 11 du mois. Vous viendrez à... vous y serez rendu à cinq heures au plus tôt et au plus tard. Mon appartement est aux entresols, n°... Vous laisserez votre voiture dans un des coins..., et vous mon- terez par l'escalier qui est au bout du corridor du côté... Cette attente a le pouvoir de suspendre mon profond chagrin. Ou je me trompe fort, ou vous aurez le secret de l'adoucir, ce qui est impossible à tout autre.

292 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

J'ai eu quelques aventures singulières en ma vie, mais aucune autant que celle-ci. Elle m'a fait beaucoup rêver. Damilaville, que je consultai, et qui me conseilla d'aller, me rendra justice que j'avais deviné l'énigme. A vous, mesdames; je vous jure que si vous rencontrez, je vous avouerai tout. Je vous assure, mademoiselle, que la position de M. de la Villemenne n'y fait œuvre, et que j'ai bien moins besoin d'indulgence que lui. Après cet aveu, n'allez pas revenir sur vos pas : il faut avoir des principes ou non. Un peu de baume, madame de Blacy, une goutte seulement et point de prières. Mais grand merci de l'un et de l'autre : je n'en ai que faire.

La maladie de la mère avait différé le bouquet de l'enfant au mercredi suivant : c'était Bron, Naigeon, un certain provincial que vous ne connaissez pas, et si vous le connaissez, c'est M. Touche, mon commissaire, qui est trop délicieux pour s'en passer, un M. Fèvre qui est fou de ma fille; et moi. Je ne compte pas les femmes, les musiciens. ÎNous avons soupe jusqu'à dix heures du matin. Je n'ai pas bu une goutte d'eau; ils chance- laient tous, j'étais ferme sur mes pieds. Dix bouteilles de Cham- pagne rouge, trois de Champagne mousseux blanc, une bouteille de Canarie, des liqueurs de deux ou trois sortes, et du café ; sans la moindre insomnie, ni le plus léger mal de tète. Je ne vous disais pas que, le reste de la compagnie partie, nous avons joué, le commissaire Touche et moi, au trictrac jusqu'à cinq heures du matin; et puis me voilà à mon lait le matin et à ma limonade le soir; et frais comme une rose... un peu passée.

Le prince a pensé me faire devenir fou; mais comme il est honnête et bon, tout s'est arrangé. Il est venu à l'heure du souper, et voulait à toute force être du nombre des convives. Je l'ai déterminé à nous laisser ; mais ce n'a pas été sans peine.

Eh bien, vous aurez donc encore votre abbé Marin ? Made- moiselle, si vous vous en trouvez mal, cherchez quelque autre que moi qui vous plaigne.

Les portraits! les portraits! Le hourvari de la petite maison que nous avons évacuée, notre installation dans un hôtel garni, ont un peu dérangé les suites de notre mystification. Ce volume, c'est moi qui l'ai écrit ; c'est la chose comme elle s'est passée. Hélas, oui! INous revoilà dans l'hôtel garni.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLANl). 293

Je comptais avoir de la place pour quelques douceurs. Je coiuptais aussi répondre à M'"" de i)lacy ; mais voilà mes quatre pages remplies : c'est ma tâche. Bonsoir, mesdames.

ex VII

Paris, le 4 noveinbro 17f)f<.

Mesdames et bonnes amies,

Avez-vous reçu un gros paquet que j'avais envoyé au bureau du Vingtième pour y être contre-signe? Maman se prète-t-elle un peu à mes vues? Se fera-t-elle apôtre de l'inoculation dans les campagnes? Le bien trouve mille obstacles dans les grandes villes, il y a toujours une multitude d'hommes intéressés à ce que le mal se perpétue; de petits intérêts particidiers, des considérations personnelles de nulle valeur s'opposent à l'utilité générale; l'on ne rejette une chose que parce qu'elle a été proposée par un étranger, un concurrent, quelqu'un que l'on jalouse. C'est des campagnes que l'inoculation serait entrée sans contradiction dans les villes; et c'est des villes qu'elle aura toutes les peines du monde à gagner les campagnes. On veut commencer par l'aire des expériences sur ceux qui mettent une importance infinie à leur vie. Cela n'a pas le sens commun. Si ces expériences s'étaient faites sur des âmes qu'ils appellent viles, tout le monde aurait applaudi.

Simon début est grave et sévère, c'est que je suis juste; si mon ton se radoucit sur la fin, c'est qu'il y a des gens contre lesquels la colère ne saurait durer, qui le savent bien, et qui en abusent.

M. de Laverdy se porte à merveille. Il a ses vingt mille francs de retraite. Il a chassé son cuisinier. Il a pris une cuisi- nière. Il joue la parade de l'homme pauvre, et il laisse chanter à nos polissons dans les rues, sui" l'air de la Bourbonnaise :

Le roi, dimanche, Dit à Laverdy,

29Z| LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

Dit à Laverdy : Le roi, dimanche, Dit à Laverdy : « Va-t'en lundi. »

Les deux rois se sont vus ^ Ils se sont dit tout plein de choses douces : « Vous êtes monté bien jeune sur le trôné !

Sire, vos sujets ont encore été plus heureux que les miens.

Je n'ai point encore eu l'honneur de voir votre famille. Gela ne se peut pas : vous ne nous restez pas assez de temps ; ma famille est si nombreuse; ce sont mes sujets. » Et puis tous les crocodiles qui étaient présents se sont mis à pleurer.

Ce despote du Nord est de la plus grande affabilité. Il est honnête, il est généreux. Il a été aux Gobelins. On lui a montré les tapisseries ; et le duc de Duras, qui l'accompagnait, lui ayant demandé quelle était celle qu'il avait trouvée la plus belle, il l'a désignée; et aussitôt le duc lui dit qu'il avait ordre du roi son maître de la lui offrir. Il y avait Soulllot, Cochin, Van Loo et d'autres. 11 a commandé son portrait à Van Loo.

Une bouquetière voulait lui présenter un bouquet. M. de Duras l'écartait, et la bouquetière lui dit : « Monsieur, laissez- . moi approcher. Il n'est pas si ordinaire de voir un roi à pied dans les rues. »

11 a été à Warwick-, qui l'a ennuyé; aux Fausses Iiifldé- litcs, qui l'ont amusé; il en a fait compliment à Carthe, qui lui a répondu que son rang était enclin à l'indulgence.

Ne me parlez pas de votre M. de ***. Mademoiselle, je sens en écrivant son nom que ma tète se trouble et que tout le corps me frissonne.

Je n'ai pas été si loin que le Monomotapa. Le rendez-vous en question était à Vincennes; c'est maman qui a deviné. Ainsi, voilà le lieu de la scène connu. Mais le sujet? c'est le point. Imaginez, mesdames, et lorsque vous aurez imaginé quelque chose de commun, dites tout de suite : Ce n'est pas cela.

1. Christian VII, roi do Danemark, était alors à Paris. Ne en 1749, il était monté sur le trône en 17GG. Victime d'intrigues ourdies par sa mère pour le brouiller avec sa femme, Caroline-Matliilde, sœur de George III d'Angleterre, il perdit la raison fort jeune encore et termina tristement ses jours à Rendsbourg, le 13 mars 1808. (T.j

\. Tragédie de La Harpe.

LETTRES \ MADEMOISELLE VOLLVM). 295

Je n'ai point snpprinié do k'Itrcs; il y en a quatre : trois de la dame Doloride, une de moi.

Ne craignez rien pour ma santé. Je ne me suis jamais si bien porté que le lendemain de notre orgie, et cela dure. Un peu de libertinage par intervalle ne nuit pas.

Quand la raison vient aux hommes? Le lendemain des femmes; et ils attendent toujours ce lendemain.

Vous avez très-biou fait de laisser à votre pauvre religieuse le plaisir d'invoquer tous les matins son amie.

Ah ! le bon billet qu'a La Châtre!

Rien n'est si commun, quand nos vignes gèlent, que de donner la pépie aux cannibales. Je crois qu'on ne va plus aux spectacles. Je suis toujours étonné quand je vois sortir quel- qu'un de l'église. TNous faisons tous plus ou moins le rôle du vieillard dans la rue Froidmanteau. Vous savez le conte. C'étaient des mousquetaires qui faisaient bacchanal dans un lieu de plaisir. La foule s'était assemblée. Dans cette foule, une jeune fille à qui le vieillard s'adressa pour savoir la cause de ce concours le lui dit ; le vieillard, tout étonné, lui demanda : Mademoiselle, est-ce que... Comment achèverai-je sa question? si je l'allonge, elle sera mauvaise.

M. Digeon est plus fin que M""' de Blacy ; mais il ne l'est pas plus que moi.

Si le mari en use avec lui comme vous le prophétisez, ce sera bien le cas du proverbe : Aussi bien mordu d'un c/iien que d'une chienne.

Je ne me pique point du tout, mesdames, d'entendre de ce livre-là ce qui n'est pas intelligible pour vous, et je me souviens très-bien d'y avoir rencontré des endroits fort obscurs. L'établir pour l'instruction publique? le maintenir par la force générale d'un peuple qu'on ne résout pas aisément à brûler ses mois- sons ! car lorsque le peuple est instruit, c'est la conséquence évidente pour lui d'un mauvais édit.

Quand vous désirerez que je commence ma lettre par des douceurs, faites en sorte que je ne commence pas par être fâché.

J'attends une visite de l'abbé Le Monnier et de M. Trouard. J'ai un peu questionné l'abbé sur le succès de notre affaire. Il ne m'a rien dit, rien voulu dire. Je n'en augure pas plus mal.

29G LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

Si j'avais réussi ! Aii ! madame de Blacy, je crois que j'en mourrais de joie. Je préférerais ce succès à une nuit d'une femme que j'aimerais... que j'aimerais autant que vous.

Notre malade a fait une observation singulière, c'est que ses glandes augmentent quand ses douleurs diminuent, et récipro- quement. Ses glandes sont énormes, aussi ne soufïre-t-il plus; il dort, mais il ne saurait marcher. Il mange, mais c'est avec dégoût. Tronchin ne sait il en est, car il a abandonné son premier traitement : il tâtonne.

Voltaire vient de nous euvoyer une fable charmante; elle a deux ou trois cents vers : c'est le Marseillais et le Lion. On ne saurait conter avec plus d'esprit, plus de gaieté, plus de faci- lité, plus de grâce. C'est l'ouvrage de la jeunesse; si elle me tombe sous la main, je vous l'envoie.

Je suis brouillé avec Grimm. Il y a ici un jeune prince de Saxe-Gotha. 11 fallait lui faire une visite ; il fallait le conduire chez M'"' Biberon ; il fallait aller dîner avec lui. J'étais excédé de ces sortes de corvées. Je m'en suis expliqué fortement. Je me console du mal que me fait cette brouillerie par la certitude que nous nous raccommoderons, et l'espérance qu'il n'y revien- dra plus. Ces ridicules parades-là m'étaient insupportables.

M. Devaisnes* est marié. 11 m'a écrit une lettre charmante pour m'inviter à faire liaison avec sa famille. Je m'y suis refusé nettement.

J'ai reçu de Sainte-Périne une lettre qui déchire l'âme.

Le Baron a fait quelques voyages à Paris. Je vois qu'il ne me pardonne pas la solitude dans laquelle je l'ai laissé. 'Cela s'entend; il fallait laisser souflVir Damilavile tout seul à Paris, et m'en aller passer gaiement un ou deux mois au Grandval.

M'"'' Therbouche me fera devenir fou. Vous savez qu'elle est retombée dans l'abîme de l'hôtel garni. Un de ces matins, je ferai un signe de croix sur sa tête, et je me retirerai chez moi.

J'ai entrepris de faire payer cinq ou six créanciers de ce qui leur est du. Madame de Blacy, je me recommande à vos saintes prières.

J'ai bien peur que l'ami Naigeon ne soit un peu coilTé de la

1. M. Dcvaisnes était alors premier commis des finances.

LETTRES A MADKMOISKLLK VOLLA^'D. 207

belle clame; il est brillant tous les soirs, et ce n'est pas vers le Louvre qu'il porte ses pas. S'il allait en faire sa femme! Il a des moments diablement soucieux.

Dieu soit loué! je touctie à la fin de mon Salon, Si vous étiez ici, on vous en lirait des lambeaux qui vous amuseraient, mais on ne saurait jouir de tout à la fuis.

Il va y avoir un procès singulier. Une fille veut se marier; elle va lever son extrait baptistaire, et elle se trouve baptisée sous le nom d'un garçon. Mon avis est qu'il faut préalablement vérifier le sexe.

Bonjour, mesdames et bonnes amies. Je vous souhaite du beau temps; cela est assez généreux.

J'ai mille respects de Bruxelles à vous offrir. Vous n'êtes pas oubliées une seule fois. Pas un mot de douceur pour M"'' de *** : cela s'obtient, mais cela ne se commande pas. Eh bien, n'appe- lez-vous pas cela de la fatuité?

CXYIII

A Paris, le 12 novembre 17 tb.

Mesdames et bonnes amies,

Vous ne voulez pas que je me fâche ; je ne me fâcherai pas. Je vais vous parler du plus beau sang-froid, puisque vous l'aimez mieux. Je vous ai dépêché sous le contre-seing de M. d'Ormesson un paquet qui contenait une brochure avec une lettre. Je n'ai point entendu parler de ce paquet.

Je vous ai demandé par une lettre suivante si ce paquet vous était parvenu. Pas plus de nouvelles de cette lettre que du paquet qui l'a précédée.

Je vous suppliais par une troisième lettre de prier maman de vouloir bien être un élève de Gatti. Pas un mot de réponse là-dessus.

En sorte qu'il m'est absolument impossible de deviner pourquoi vous êtes à peu près contente de mon exactitude,

298 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLANl).

puisque je ne m'aperçois pas qu'il vous parvienne un mot de moi.

C'est un pieux M. de Saint-Fargeaii qui a jugé le colporteur et le garçon épicier \ Ce même homme opinait, il y a peu de temps, à appliquer un fils à la question pour le rendre accusa- teur de son père ; il disait qu'il y avait des casuistes qui auto- risaient cette atrocité. Un jeune conseiller lui répondit: « J'ai peu lu vos casuistes ; j'iguore ce qu'ils permettent ; mais je connais la nature qui les défend. »

Croiriez-vous bien que cette fille qui a été baptisée garçon risque de perdre son état? et cela vraisemblablement par une étourderie de sacristain.

Vous ai-je dit que j'avais appris, découvert par la voie de Pantin et de M"*" Guimard, que ce dîner clandestin avec M. Du- bucq devait se faire chez M"'® de Coaslin? J'ai beau lire et relire vos lettres, elles ne me rappellent jamais ce que je vous ai ou n'ai pas dit.

J'avais trois amis : j'étais froidement avec l'un ; presque brouillé avec l'autre; le troisième était malade à mourir. Cette position m'avait causé un tel dégoût des hommes, que j'ai été sur le point de me claquemurer.

Le Baron est de retour; je dînai hier lundi avec lui. Gela s'est un peu rajusté. L'abbé Galiani y était ; il prêcha beaucoup contre l'exportation des grains, et cela par une raison qui n'est pas commune : c'est qu'il faut laisser subsister les mauvaises lois partout oii il n'y a pas dans le ministère des hommes d'assez de tête pour faire exécuter les bonnes en pourvoyant aux inconvé- nients des innovations les plus avantageuses.

Il prêcha contre la faveur accordée à l'agriculture par une raison très-bizarre : il disait que l'agriculture était la plus impor- tante des conditions, et qu'il avait fallu plus de quatre mille ans d'efforts pour l'avilir, et que chercher à la tirer de cet avilisse- ment c'était travailler à réduire les ducs et pairs à rien, et k mener le roi dans son Parlement accompagné de douze boulan- gers. <( D'accord, l'abbé, lui répondis-je; mais dans douze mille ans d'ici. » Oh ! combien de choses on peut faire sans conséquence pour les laboureurs, avant que le cortège du roi en soit composé !

1. Voir précédemment, p. '283.

LETTRES \ MADEMOISELLE VOLLWD. 200

Voltaire a publié deux fables agréables toutes doux, uiais la première charmaute : le Marseillais et le Lion ; les Trois Emjyereurs en Sorbonne. On risquerait de vous les envoyer, si l'on pouvait seulement se promettre de savoir qu'elles vous sont ou ne vous sont pas parvenues. Je ne me fâche pas, vous voyez bien, on ne saurait être plus modéré.

A propos du singulier abbé, il avait autrefois entrepris l'apo- logie de Tibère et de Néron. 11 entama hier celle de Caligula. 11 prétendait que Tacite et Suétone n'étaient que des pauvres gens qui avaient farci leurs ouvrages des impertinents propos de la populace.

J'aime encore mieux ces folies-là qui marquent du génie, des lumières, un penseur, que de plates et fastidieuses rabâcheries sur Jésus-Christ et ses apôtres.

Le Baron fit pourtant une observation qui m'était venue longtemps avant lui : c'est par quel tour bizarre la religion d'un homme qui avait passé sa vie et qui l'avait perdue pour avoir préclié contre les temples et les prêtres était pleine de temples et de prêtres.

Je n'entends pas comment ou ne passe que deux jours à Isle, quand on fait tant que d'y aller. Je ne doute pas que ces deux jours ne se soient passés bien gaiement : les hôtesses du château ne sont pas tristes, ni les survenants non plus.

Je n'aime pas les femmes méchantes; cela est presque contre nature. C'est à nous qui sommes forts qu'il appartient d'être méchants. Si M. Evrard vous a tenu parole, vous devez avoir eu le plaisir du spectacle que vous vous promettiez.

On ennuie ici à plaisir ce roi de Danemark qui est tout à fait aimable. Les pauvres têtes n'ont pu imaginer que la ressource des spectacles, et ils lui font entendre quatorze actes en un jour *.

\. C'était le duc de Duras qui était cliargé de promener le prince. On fit courir le quatrain suivant mis dans la bouche de l'étranger fatigué :

Frivole Paris, tu m'assommes

De soupers, de bals, d'opéras ;

Je suis venu pour voir des hommes :

Rangez-vous, monsieur de Duras.

Ce quatrain, attribué dans le temps à Boufflers et à Cbamfort, se trouve dans les œuvres de ces deux auteurs, niais avec de légères variante?. (T.)

300 LETTRES A MADEMOISELLE YOLLAND.

Ils sont embarrassés de remplir les journées d'un voyageur qui séjourne un mois dans un pays il y a de quoi voir pour dix ans.

Ce prince est souvent très-fin dans ses réponses et dans des occasions difficiles. Le roi lui disait, en lui montrant M"'* de Flavacourt : a Sire, vous voyez cette femme-là; elle est belle; croiriez-vous qu'elle a cinquante-huit ans? oui, cinquante-huit ans : elle est d'un an plus jeune que moi. Sire, lui répondit le jeune souverain , je vois qu'on ne vieillit pas dans votre royaume. »

Il en est arrivé de ce prince tout au rebours des autres; le contraire de la fable des Bâtons flottants.

J'attends que l'histoire de votre remboursement et ses suites soient finies, pour en rire à mon aise.

J'ai beau vous dire que je vous haïrai toutes si vous conti- nuez à vous porter mal, il n'y a que M""" de ••• à qui cela fasse peur.

Vous pouvez soupirer après l'abbé Marin tant qu'il vous plaira ; je ne veux plus m'en soucier.

Moi, je respire. La pauvre artiste * n'est pas encore à la barrière de Charenton, mais elle y sera bientôt ; je vous ferai ce conte-là quand il en sera temps.

Agréez et faites agréer mon respect. Je suis toujours le même, mon amie; oui, toujours. Revenez, si vous en doutez.

CXIX

A Paris, le 15 novembre 1708.

Je vous supplie, mon amie, de ne pas vous plaindre de ma négligence: je réponds sur-le-champ. Votre dernière me parvint le 13 novembre, et votre avant-dernière était datée des derniers jours d'octobre.

Je n'ai pas eu le moindre doute que maman, bonne, humaine,

1. M""' Tlicrbouche.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAISI). 301

bienfaisante, heureuse comme le sont presque toujours les per- sonnes prudentes, n'aquiescât à la proposition que je lui faisais. J'en ai prévenu Gatti, qui attend son retour avec la môme impa- tience que moi, et qui ne deinande pas mieux que de l'initier dans celte pratique de l'inoculation. 11 faut qu'au même moment je la sollicite, le hasard lui envoie une pauvre créature aveuglée par la petite vérole naturelle pour appuyer ma demande. Ne craignez-vous pas que cette méchante femme n'apprenne ou ne soupçonne que vous êtes au fond de cette petite correction, et qu'elle ne fasse quelque coup de tête violent? Mes amies, prenez- y garde.

Le portrait de M"'* Bouchard a été gâté chez elle, et gâté presque sans ressource; l'artiste y a fait ce qu'il a pu, et il est à peu près comme au sortir de ses mains.

J'oubliais de vous dire qu'il est sorti du petit hôpital de Gatti soixante et un enfants inoculés sans qu'il y en ait eu un seul alité.

J'embrasse de tout mon cœur le garçon chirurgien (pii s'oc- cupe à bien faire depuis le matin jusqu'au soir, et qui sait si grand gré à ceux qui le suivent de loin.

Je crois que vous m'aimez toujours; je m'en rapporte plus volontiers à votre goût pour la justice qu'aux apparences.

Pour maman, je suis très-sùr que je lui suis cher : cela tout simplement parce qu'elle vous permet de me le dire.

Quel diable d'amphigouri me faites-vous sur les grains? 11 y a à la halle deux sortes de farines : il y a de la farine dite malicet, du nom de celui qui la fournit, qui est plus belle, plus chère, et peut-être dans des sacs cachetés.

J'aime la conduite de vos magistrats ; il est rare que des offi- ciers municipaux aient cette fermeté-là.

Si je ne me mêle [)as de traîner le cher parent dans la boue, je l'abandonnerai à un certain Target qui s'en acquittera bien pour moi.

J'avoue que je ne connais pas quelle affaire nous pouvons avoir à démêler avec lui. Il a fait ses demandes; elles ont été accordées. 11 était fondé de procuration ; il a transigé pour lui et ses ayants cause. C'est donc un libelle qu'il veut publier; il faut l'attendre, et avoir confiance dans nos ongles et ceux des lois.

302 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

C'est un conte que le bel ange : il y a eu ici quelque rumeur; mais il était question de tout autre chose.

Écoutez la bonne , la grande , l'heureuse nouvelle : M'"^ Therbouche est partie; elle s'avance de dimanche au soir, entre neuf et dix, vers Bruxelles, dans une chaise de poste; car elle n'a jamais voulu honorer la diligence de sa personne. 11 y a cent autres traits de puérile vanité de cette force-là.

Je suis chargé de l'achat de tous les tableaux Gaignat, et je vais y procéder.

Je vous ai dit que Grimin m'avait fait bien du mal.

Hier, ce fut la répétition de la même scène avec le Baron.

Ces gens-là ne veulent pas que je sois moi ; je les planterai tous là, et je vivrai dans un trou : il y a longtemps que ce projet me roule par la tête.

Damilaville est moribond. Plus de force, pas même pour faire un pas. Plus d'appétit; nausées, défaillances, et abandon de médecin.

Je ne saurais vous répondre sur l'histoire des portraits : je ne sais plus ce que c'est. Aussi y a-t-il toujours une bonne quinzaine entre mes lettres et \os réponses ! Voulez-vous par- ler de la mystification? Les embarras d'un départ prochain ont tout suspendu, et le départ tout réduit à rien. II ne nous reste de cela qu'une scène excellente, l'attente trompée de trois ou quatre autres, mais point de portraits.

Je n'ai point vu M. Trouard. J'attends toujours sa visite promise par l'abbé. S'il ne vient pas, j'irai.

Ce dîner, je crois vous l'avoir dit, était un guet-apens j'aurais bien donné sans un de ces hasards de ce pays-ci. Je devais me trouver en tête-à-tête avec M'"^ de Coaslin. Gela s'est éventé par la Guimaid qui le savait, et qui le confia à un libertin de sa société qui m'en avertit. 0 la belle contrée un libertin tient un philosophe par la main, et la duchesse n'est séparée de la fille que par un intermédiaire commun qui dit souvent à la fille ce qu'il laisse ignorer à la duchesse !

J'espère quelquefois que M. Trouard veut me présenter la nomination de l'abbé; c'est un tour tout à l'ait à la façon de l'autre: il faut voir, et ne pas le leurrer de fausses espérances.

Perdez, madame, perdez au trictrac tant qu'il vous plaira, mais n'allez pas gagner au whist; cela ne serait pas honnête.

LETTRI':S A MADEMOISELLE VOLLAND. 303

Ah! voilà M. l'abbé Marin arrivé! J'entendrai parler de vous quand il plaira à Dieu. Mais je commence à me résigner à tout.

Je savais tout ce que vous me dites de M. et de M""" Duclos ; celui-ci est bien heureux de ne pouvoir vieillir; je lui envie ce secret, et le plaisir d'être auprès de vous. Voilà une ligne que vous ne passerez pas, parce qu'écrite elle ne signifie pas grand'- chose, et que passée, on y mettrait de l'importance.

Agréez tout mon respect.

cxx

Paris, le 22 novembre 17(38.

Mesdames et bonnes amies,

Votre départ n'est pas encore fixé. Est-ce que ces mauvais temps-ci ne hâteront pas votre retour? Que faites-vous au châ- teau d'Isle, que vous ne fissiez mieux encore dans la rue Saint- Thomas-du-Louvre? Il y a un jardinet pour le premier rayon du soleil ; des amis que vous désirez et qui vous attendent ; une petite table verte sur laquelle on peut s'accouder ; des n:)uvelles vraies ou fausses qu'on tient de la première main ; un âtre autour duquel on peut se presser dans les grands froids; quel- ques amusements que rien ne peut remplacer à la campagne, lorsque la pluie, les vents, les frimas, ne permettent plus de s'éloigner de la maison. Il y a des jours nous ferions bien à trois ou quatre la monnaie de l'abbé Marin.

est le temps mon impatience, mon dépit, ma colère vous auraient fait grand plaisir? vous auriez été enchantée que je n'eusse donné le temps ni à mes lettres ni à vos réponses d'arriver? deux jours passés sans avoir entendu parler de moi m'auraient été reprochés comme un silence de deux semai- nes? Cela vous paraît injuste aujourd'hui : vous êtes d'une jus- tesse admirable dans vos calculs; on ne saurait avoir plus de raison que vous en avez acquis; vous ne vous fâchez plus; vous

30/i LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

ne voulez plus que je me fâche ; voilà qui est dit : je ne me fâcherai plus.

M""* Van Loo a pensé mourir d'une humeur dartreuse qui s'était jetée sur la poitrine; mais les crachements de sang purulent ont cessé, et elle court les rues jusqu'à nouvel ordre.

M"" de Coaslin ne me verra pas : je l'ai déclaré net à M. Du- bucq, qui entrait chez moi au moment même j'ouvrais le gros paquet de M""' de Blacy. Dites à cette bonne mère d'être par- faitement tranquille sur le compte de son fils; il a tout ce qu'il lui faut, j'en ai la parole expresse de M. Dubucq qui n'est homme ni à promettre ce qu'il ne veut pas faire, u'r à garantir connne fait ce qui ne l'est pas. Les lettres que vous m'adressez par Damilaville me parviennent franches ; si je ne vous ai pas répondu plus tôt sur cet article, c'est qu'il est on ne saurait moins important.

D'oifj'e connais iW^" Gui?nard? Mais, de tout temps, il y a eu cent moyens, et, à mon âge, il y a cent raisons de connaître la Guiniard. On trouve dans ces filles-là je ne sais combien de ressources essentielles qu'on ne peut espérer dans une honnête femme, sans compter celle d'être avec elles comme on veut : bien, sans vanité; mal, sans honte. Au reste, c'est M. de Fal- baire, l'auteur de V Ilonncte criminel, qui la fréquente, je ne sais pas pourquoi, qui m'a garanti, par son indiscrétion, de l'embûche de M. Dubucq et de M™' de Coaslin.

Je me suis trouvé au rendez-vous mystérieux; mais je me suis refusé net à ce qu'on en attendait. Qu'en attendait-on? Si maman se met à y rêver, elle le trouvera avant la fin de deux ourlets. Pour vous, mesdames, je vous conseille de ménager vos têtes : cela est au-dessus de vos forces.

Que diable votre religieuse ne jette-t-elle son froc aux orties, et ne se réfugie-t-elle dans quelque coin ignoré oii elle vivrait et mourrait en paix? Donnez-lui ce conseil que M""^ de Blacy ne désapprouvera pas. Il faut être Épictète en personne pour ne se pas damner dans un cachot.

j'y ferai de mon mieux pour qu'elles vous parviennent, ces fables de Voltaire ; mais vous seriez bien aimables de venir les chercher. C'est entendre assez mal son intérêt que de vous envoyer de l'amusement; si vous pouvez avoir la ville à la cam-

Ll-7rTRES A MADRMOISELLK VOLLAM). 305

pagne, je ne vois plus de raison de revenir de la campagne à la ville.

lîarcomniodc ticcc Griinm? Mais oui, ou à peu près, je le crois ; la chose s'est faite comme je l'avais prédite : j'ai eu la douleur et ne me suis pas sauvé de la visite.

Le prince est venu passer deux heures chez moi en chenille * : c'était le mercredi. Le jeudi, je passai toute la journée avec lui chez le Baron, sans le connaître, du moins à ce qu'ils croyaient tous; mais le Baron m'avait averti, et les trompeurs ont été trompés; j'ai joué mon rôle comme un ange-.

A propos de Sainte-Périne, c'est une nièce de M. de Neu- fond que nous avons épousée; je ne le sais que d'aujourd'hui; jugez combien l'oubli de toute cette histoire est nécessaire.

J'ai démontré à notre artiste, deux heures avant son départ, qu'en moins de quinze mois elle avait dépensé à peu près huit cents louis. Elle est partie; elle est à Bruxelles. Le prince Ga- litzin la remettra dans sa patrie, dans sa famille, avec dignité, et ce ne sera pas de ma faute si son fils n'est pas secrétaire d'ambassadeur.

L'ami i^aigeon s'empiége i?in{ (\\\\\ \)%i\i. Eheiil qiuinto Uibo- ras in Charyhdi, digne puer meliore flammâl M. l'abbé Marin vous expliquera ce latin-là. Au reste, la belle dame a pensé mourir d'une vapeur hystérique accompagnée subitement d'une inflammation de bas-ventre et d'une perte.

Vous avez raison de regretter un peu la lecture de ce Salon ; car il y a, ma foi, d'assez belles choses, et d'autres moins sérieuses et plus amusantes.

Je ne sais qui plaidera pour notre mal baptisée. Si vous avez un peu médité cette affaire, vous y aurez vu plus de difficultés qu'elle n'en présente d'abord 'K

Avant que de prononcer si ferme sur votre exactitude, je voudrais savoir à quel numéro j'en suis.

Il n'y a plus de bon vin dans la cave de ma sœur ; elle m'a envoyé les deux malheureuses pièces qui restaient.

1. En chenille^ ea négligé, expression du temps.

2. Il parait qu'en effet Diderot le joua très-bien, car Grimm, dans sa Corres- pondance, 15 décembre 1768, rend compte de cette journée, et s'amuse de l'igao- rancc était Diderot du rang du jeune étranger. (T.)

3. Voir précédemment, p. 297.

XIX. 20

306 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

Chanson que tout ce que vous me dites de maman. Voici le fait. Vous lui persuadez qu'elle a les jandDes mauvaises. M'"'' de Blacy lui fait compagnie; et vous allez courir les champs en tête-à-tête avec l'abbé. Cela n'est pas maladroit.

Je suis fou à lier de ma fille. Elle dit que sa maman prie Dieu et que son papa fait le bien; que ma façon de penser ressemble à mes brodequins, qu'on ne met pas pour le monde, mais pour avoir les pieds chauds; qu'il en est des actions qui nous sont utiles et qui nuisent aux autres, comme de l'ail qu'on ne mange pas quoiqu'on l'aime, parce qu'il infecte; que, quand elle regarde ce qui se passe autour d'elle, elle n'ose pas rire des Égyptiens; que si, mère d'une nombreuse famille, il y avait un enfant bien méchant, bien méchant, elle ne se résoudrait iamais à le prendre par les pieds et k lui mettre la tête dans un poêle. Et tout cela en une heure et demie de causerie, en atten- dant le dîner.

Je l'ai trouvée si avancée, que dimanche passé, chargé par sa mère de la promener, j'ai pris mon parti et lui ai révélé tout ce qui tient à l'état de femme, débutant par cette question : (( Savez-vous quelle est la différence des deux sexes ? » De là, je pris occasion de lui commenter toutes ces galanteries qu'on adresse aux femmes. « Cela signifie, lui dis-je : Mademoiselle, voudriez-vous bien, par complaisanee pour moi, vous désho- norer perdre tout état, vous bannir de la société, vous ren- fermer à j amais dam un couvent, et faire mourir de douleur votre père et votre mère? » Je lui ai appris ce qu'il fallait dire et taire, entendre et ne pas écouter; le droit qu'avait sa mère à son obéissance; combien était noire l'ingratitude d'un enfant qui affligeait celle qui avait risqué sa vie pour la lui donner; qu'elle ne me devait de la tendresse et du respect que comme à un bienfaiteur; qu'il n'en était pas ainsi de sa mère; quelle était la vraie base de la décence, la nécessité de voiler des par- ties de soi-même dont la vue inviterait au vice. Je ne lui laissai rien ignorer de tout ce qui pouvait se dire décemment, et là- dessus, elle remarqua qu'instruite à présent, une faute commise la rendrait bien plus coupable, parce qu'il n'y aurait plus ni l'excuse de l'ignorance, ni celle de la curiosité. A propos de la formation du lait dans les mamelles et de la nécessité de l'em- ployer à la nourriture de son enfant ou de le perdre par une

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 307

autre voie, elle s'écria: « Ah! mon papa, qu'il est ]ioi'ril)le d'aller jeter dans la garde-robe l'aliment de son enfant ! » Quel chemin on ferait faire à cette tête-là, si l'on osait! il ne s'agirait que do laisser traîner quelques livres.

J'ai consulté sur cet entretien quelques gens sensés; ils m'ont tous dit que j'avais bien fait. Serait-ce qu'il ne faut point blâmer une chose à laquelle il n'y a plus de remède?

Elle m'a dit qu'elle ne s'était jamais occupée de ces choses- là, parce qu'il viendrait apparemment un moment il con- viendrait de les lui apprendre : qu'elle n'avait pas encore songé au mariage; mais que si cette fantaisie l'importunait, elle ne s'en cacherait pas, et qu'elle nous dirait nettement à sa mère et à moi : « Papa, maman, mariez-moi » ; parce qu'elle ne voyait point de honte à cela.

Si je perdais cet enfant, je crois que j'en périrais de dou- leur : je l'aime plus que je ne saurais vous dire.

La dévotion qui impose des pratiques affligeantes donne com- munément de l'humeur qui se répand sur les autres.

Enfin, l'abbé Galiani s'est expliqué net. Ou il n'y a rien de démontré en politique, ou il l'est que l'exportation est une folie. Je vous jure, mon amie, que personne jusqu'à présent n'a dit le premier mot de cette question; je me suis prosterné devant lui pour qu'il publiât ses idées. Voici seulement un de ses principes : Qu'est-ce que vendre du blé? C'est échanger du blé contre de l'argent. Vous ne savez pas ce que vous dites : c'est échanger du blé contre du blé. A présent pouvez-vous jamais échanger avec avantage le blé que vous avez contre du blé qu'on vous vendra ? Il nous montra toutes les branches de cette loi ; et elles sont immenses. Il nous expliqua la cause de la cherté présente ; et nous vîmes que personne ne s'en était douté. Je ne l'ai jamais écouté de ma vie avec autant de plaisir.

Encore une fois, bonnes amies, prenez garde que la méchante femme ne vous devine. Eh! quelle anicroche voulez-vous que votre remboursement souffre?

Je ne sais ce que vous voulez dire avec votre barrière de Gharenton : vous avez mal lu, ou je n'ai su ce que j'écrivais.

Je vous ai dit ce qui était arrivé du portrait de M'"*" Bouchai-cl, quoi que l'artiste ait pu faire, il est resté un peu nébuleux.

308 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

défaut qu'on n'aurait pu lui ôter qu'en le repeignant en entier. Eh! vraiment oui, le jeune roi nous aurait vus tous! C'était une affaire arrangée en dépit de ses, ministres et des nôtres. Nous devions dîner chez le baron de Gleichen; il devait survenir et nous surprendre, mais il est tombé malade, excédé de fêtes et d'ennui. Le baron prétend que c'est seulement une partie remise; je le souhaite, afin de montrer à ces ânes-là que l'on fait ailleurs quelque cas de nous. Je ne voulais pas être de ce dîner; voilà ce qui a occasionné entre le Baron et moi précisé- ment la même scène que j'avais eue huit jours auparavant avec Grimmi.

Les bienfaits ne nous réussisent pas. Nous avons donné gîte à une de nos compatriotes qu'une afiaire malheureuse avait appelée à Paris. Elle s'est amusée pendant trois mois à mettre, par ses caquets, tout mon peuple en combustion.

Tandis que vous restez là, casanières à Isle, vous ne savez pas combien vous me serviriez à Paris. Je viens de recevoir ordre de l'impératrice de faire l'acquisition du cabinet Gaignat. Il pleut des bombes dans la maison du Seigneur; je tremble toujours que quelqu'un de ces téméraires artilleurs-là ne s'en trouve mal. Ce sont des Lettres jjhilosophiques traduites ou supposées traduites de l'anglais de Toland ; ce sont des Lettres à Eugénie', c'est la Contagion sacrée; c'est Y Examen des pro- phéties; c'est la Vie de David ou de Vhoimne selon le cœur de Dieu''-: ce sont mille diables déchaînés. Ah ! madame de Blacy, je crains bien que le Fils de l'Homme ne soit à la porte ; que la venue d'Élie ne soit proche, et que nous ne touchions au règne de l'Antéchrist. Tous les jours, quand je me lève, je regarde par ma fenêtre, si la grande prostituée de Babylone ne se pro- mène point déjà dans les rues, avec sa grande coupe à la main, et s'il ne se fait aucun des signes prédits dans le firmament. Que faites-vous à Isle? Revenez-vous-en vite ici, afin que nous assistions tous ensemble à la résurrection générale des morts. 8i vous attendez que le soleil s'éteigne, comment ferez-vous

1. Diderot vit Cliristiaii VII le 20 novembre 1708, à l'iiôtel d'York, tout le parti philosophique avait été convoque. Grinnn [Corr. litt., 15 décembre 1708) a donné d'intéressants détails sur ces présentations.

2. Tous CCS ouvrages, imprimes en 1768, à Amsterdam, sous la rubrique de Londres, sont du baron d'Holbach, aidé de JNaigeon.

LETTRKS A M \ DL^MOISKI.LE VOLLAND. 309

pour revenir à Paris? il ne fait pas bon voyager quand on ne voit goutte.

Mais M. Trouard ne vient point; si je l'allais voir, ferais-je donc si mal?

Je vous salue et vous embrasse toutes ensemble, et chacune en particulier, avec les distinctions qui conviennent.

Je me porte bien aussi de mon côté, avec de la limonade le matin et du lait froid le soir.

Gatti prétend que ce régime n'est pas si fou qu'on croirait bien.

Je ne m'endors pas comme vous, mademoiselle, quoiqu'il en soit bien l'heure.

CXXI

Paris, le 24 juillet 17G9.

Mesdames et bonnes amies,

Grondez-moi un peu; mais plaignez-moi beaucoup. Je me porte bien, je ne sais pour jusqu'à quand. Joignez à l'accable- ment du travail celui de la chaleur ; je ne crois pas avoir autant travaillé de ma vie. Je me couche de bonne heure ; je me lève de grand matin ; et tant que la journée dure, je suis attaché à mon bureau. Je veux absolument qu'à votre retour, vous me trouviez dégagé de tout lien. Mes libraires veulent publier deux volumes à la fois ; ainsi voyez-moi entouré de planches de la tête aux pieds. L'absence de Grimm me donne une peine que je ne connaissais pas \ Je ne voudrais pas, pour autant d'or que je suis gros, continuer cette corvée le reste de ma vie. Et puis l'ouvrage de l'abbé Galiani - qu'il a fallu lire, relire et corriger. Ajoutez à cela toutes les distractions occasionnées par la bienfai- sance et les importuns, qui, sûrs de me trouver ch^z moi, s'y rendent plus communs que jamais. Vous m'adressez des repro-

1. Diderot s'était chargé de continuer sa Correspondance.

2. Dialogues sur le commerce des blés. Londres (Paris, Merlin), 1770, iu-S,

olO LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

elles de tous côtés; il m'en vient d'Isle par mon amoureuse, il m'en vient de la rue des Vieux-Augustins par M"'^ Bouchard, il m'envient de la rue Sainte-Anne par M. Digeon; et ceux que je me fais à moi-même, je vous assure que ce ne sont pas les moins durs. Malgré ma négligence, si vous ne voulez pas me châtier trop durement, croyez que je vous suis aussi tendrement attaché que jamais.

J'oubliais, parmi les occupations qui prennent mon temps, les soins que je prends de l'éducation de mon enfant : ah ! ma- demoiselle, la jolie enfant que j'ai là. Je vous jure qu'elle vous ferait tourner la tête à toutes. 11 est incroyable le chemin que cette imagination a fait toute seule, combien cela a rêvé ! com- bien cela a réfléchi! combien cela a vu de choses! Il y a quel- ques jours que je lui confiai un ouvrage assez fort pour son âge; à moitié de la lecture, elle me dit : « Cet homme-là ne m'a rien appris jusqu'à présent; j'en savais autant que lui >; ; et " je jugeai aux réponses qu'elle fit à mes questions qu'elle disait vrai. Voilà tout mon bonheur pendant votre absence.

Bonjour, mes bonnes et tendres amies, comptez que les mo- ments que je pourrai vous refuser, je vous les restituerai bien à votre retour. Je me prosterne aux pieds de maman, et je la supplie de ne me plus faire les gros yeux. Je tâcherai à l'avenir d'être un peu plus joli garçon. J'embrasse M'"" de Blacy de tout mon cœur. Vous, mademoiselle, tendez-moi la main et faisons la paix. Quand j'y pense, je ne conçois pas moi-même comment on peut alarmer, inquiéter, faire du mal à celle qu'on aime, quand il ne faut que quatre lignes bien douces pour le lui épargner, et que l'âme, toujours la même, en dicterait un cent tout de suite. Je vous prie de dire à M™"' de Blacy que je n'ai rien négligé jusqu'à présent de toutes les petites commissions qu'elle m'a données; je ne désespère point des bons offices de M. Fontaine : un homme qui craint de s'éloigner sans donner signe de vie me paraît bien intentionné. M. Fontaine m'est venu voir purement et simplement pour me rassurer sur son silence et son absence. J'oubliais de vous dire que j'avais risqué d'aller voir M'"^ Bouchard, et que j'avais été effrayé au premier aspect de son mari ; il faut qu'il ait été à toute extrémité. J'ai bien peur qu'elle n'ait un peu enchéri sur les injures dont on l'avait chargée pour moi.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAM). 311

Bonjour, mesdames et tendres amies. Aimez-moi toujours avec mon défaut; je tâcherai de m'amender. Voilà pourtant un Salon qui me va tomber sur le corps ^ C'est bien dommage que je ne puisse plus vous rendre compte de mes pensées comme autrefois; je vous proteste que nous y perdons tous des moments fort doux. Avez-vous fait de belles récoltes? Êtes-vous bien riches cette année? Quoique je ne vous dise rien de ma vie, ne me laissez rien ignorer de la vôtre, à laquelle je ne saurais prendre un médiocre intérêt sans être le plus ingrat des honunes.

GXXII

Paris, le 10 août 1709.

Mesda.mes et bonnes amies.

Oh ! qu'il fait chaud ! Il me semble que je vous vois toutes trois en chemise de bain. Vous avez grande raison, mademoi- selle, lorsque vous dites qu'il est bien cruel de travailler par ce temps-là; mais, il le faut : on en est quitte pour penser lâ- chement et pour écrire de même.

Mais savez-vous mon grand chagrin? c'est de n'avoir per- sonne à qui lire une foule de petits papiers délicieux. Comme cela vous amuserait, et comme l'espérance de vous amuser me soutiendrait dans mon travail! A l'occasion d'un poëme médiocre, intitulé Nûrcisse-, j'en ai fait un papier joli pour la naïveté, la chaleur et les idées voluptueuses. Tout ce qu'il est possible d'imaginer y est, et cependant M™^ de Blacy le lirait en société sans rougir et sans bégayer.

Je ne saurais écrire l'après-midi, et quand j'en aurais envie, ma fille m'en empêcherait; elle prétend que quand je ne suis pas seul, il faut que je sois avec elle. Oh! le beau chemin que

1. Celui de 1769.

2. Par Malfilùtre. Voir ce morceau, t. VI, p. 355.

312 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

cette enfant-là a fait toute seule! Je m'avisai, il y a quelques jours, de lui demander ce que c'était que l'âme. « L'âme ! me répondit elle ; mais, on fait de l'âme quand on fait de la chair. »

J'étais appelé au Grand val, et si je n'ai pas fait ce petit voyage, j'en ai été bien fâché : je ne manque jamais une occa- sion d'être utile sans regret. J'étais allé dîner à la Chevrette; je comptais reprendre mon bâton à la chute du jour, et regagner mon logis; point du tout; j'y soupai. Sedaine vint. J'entendis la lecture d'un ouvrage de sa façon, le Faucon^, opéra-comique; et à deux heures du matin, je n'étais pas encore à ma porte.

L'abbé Le Monnier m'écrit des duretés; et il se soucie fort peu que je lui réponde ou non; maisje ne lui réponds pas; il faut qu'il ignore si vous vous portez bien, si vous l'aimez toujours; il faut que vous ignoriez aussi qu'il jouit de la plus belle santé; que mieux il se porte, plus il se souvient de vous! et voilà ce qu'il ne saurait me pardonner. Vous ne m'avez point fait de reproches; cela se peut; vous n'avez peut-être pas même pensé que j'en méritais; M'"*" de Blacy qui m'aime, elle, me l'a bien témoigné, et je vous réponds que ses lettres ne sont pas de paille. Je croyais qu'il n'y avait que les prêtres et les curés qu'elle sût malmener; oh! elle ose les gros mots aussi pour les philosophes.

Tenez, mesdames et bonnes amies, je suis et serai le même tant que je vivrai, et si je me casse une jambe, comme j'ai pensé faire hier, je vous l'écrirai tout de suite. Dites-moi, mon amie, est-ce que vous êtes malade? J'accepte la main de maman; je me relève, car j'étais resté à genoux depuis quinze jours; je prends la plume et je m'amende.

Il y eut hier un bacchanal du diable à la Compagnie des Indes. Le ministre l'anéantit. L'abbé Morellet a publié un mémoire qui a fort mal pris. On compare l'abbé attaquant la Compagnie à l'abbé Terrasson défendant le système de Law. A sa place, je n'aimerais pas ce parallèle. Le comte de Lauraguais a écrit une lettre infâme contre l'abbé. Mais ce n'est pas tout : il se fait un autre charivari à la Comédie-Française; et devineriez-vous bien la cause de ce charivari? C'est moi, c'est le Pure de Famille qu'on y joue aujourd'hui, malgré toutes les menées de mes

1. Représenté le 19 mars 1772.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 313

ennemis. Brizard fait le père; Mole, l'amant; M"'' Doligny, So- phie; M'"** Préville, Cécile; le Commandeur, je ne sais qui. Ce pauvre Commandeur a du malhiuu". Je vous jure que je trouve bien mauvais qu'on me traîne ainsi en public, malgré moi. La première fois, je vous instruirai de ma chute ou de mon succès. Bonjour, mesdames et bonnes amies. La sueur de mes mains mouille mon papier. Vos récoltes sont-elles faites? Je vous salue, je vous embrasse sur le front, sur les yeux, partout vous le permettez.

CXXIII

Paris, le 23 août I7G9.

Voilà qui est bien, ma tendre amie; vous m'instruisez de l'emploi de votre temps, de vos amusements, de vos récoltes. Vous supposez que j'y prends intérêt, et vous avez raison. Vos granges et vos greniers sont donc bien pleins! Vous serez donc bien riches! Il n'y aura donc point de pauvres cette année, que les paresseux! Vous ne sauriez croire le plaisir que cela me fait.

Ce pied de maman me chilïonne. Je ne sais comment cela se fait, mais je me soucie moins de vos santés que de la sienne. Je vous aime pourtant toutes également. Si cela n'est pas vrai, maman et sa fille aînée ne le voudraient pas; lisez-leur, si vous voulez, cela; et j'espère qu'elles auront le bon esprit de m'en- tendre et de ne s'en point fâcher. Voilà pourtant un mot doux, et c'est moi qui l'ai dit : il en amènera peut-être d'autres de ma part.

Mes brouillons sont indéchiffrables. Celui qui eu fait des copies pour Grimm m'aura l'obligation de la perte de ses yeux; cependant je verrai : je vous jure que je suis aussi jaloux de vous envoyer les papiers dont je fais quelque cas que vous pou- vez l'être de les avoir. Ne voyez-vous pas qu'après le plaisir de servir mon ami, ma récompense la plus douce est d'amuser un moment mes amies?

Je vais demain jeudi passer la journée au Grandval. Nous

3U LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

n'avons jamais pu former une carrossée. Il me semble que l'an- née est mauvaise pour les amitiés. J'espère que la nôtre se sau- vera de cette épidémie.

On l'a donc joué, ce Père de Famille! Mole Saint-Albin est sublime; Brizard est passable; Cécile M'"*" Préville presque rien; Germeuil estmauvais; le Commandeur Auger, médiocre, excepté dans quelques scènes. M"'' Doligny Sophie, bien, très-bien. Mais une justice que je leur dois à tous, c'est d'y avoir mis tout leur savoir-faire, et de jouer avec un concert si parfait que l'ensemble répare les défauts du détail. L'ouvrage est si rapide, si violent, si fort, qu'il est impossible de le tuer; enfin, il a été senti, et il a obtenu les applaudissements. C'a été, et c'est à toutes les représentations, un monde et un tumulte épouvantables. On n'a pas mémoire d'un succès pareil, surtout à la première re- présentation, où la pièce était, pour ainsi dire, presque nouvelle. 11 n'y a qu'une voix, c'est un bel ouvrage. J'en ai moi-même été surpris. 11 a un tout autre effet encore au théâtre qu'à la lecture. Votre absence nous a tous privés d'un grand plaisir. Si tous les rôles étaient remplis comme celui de Saint-Albin, on n'y tien- drait pas. Qu'on ne me redemande plus une pareille corvée, je n'y suffirais pas. Je ne me sens plus la tête avec laquelle on ordonne une pareille machine. Duclos disait, en sortant, que trois pièces comme celle-là par an tueraient la tragédie. Qu'ils se fassent à ces émotions-là, et qu'ils supportent après cela, s'ils le peuvent. Destouches et Lachaussée. Je désirais savoir s'il fallait écrire la comédie comme je l'ai écrite, ou comme Sedaine. C'est une question bien décidée, et pour moi et pour tout le monde.

Mes amis sont au comble de la joie; je les ai tous vus. Croi- riez-vous bien que Marmontel en a pleuré en m'embrassant! Ma fille y a été, et en est revenue stupide d'étonnement et d'ivresse. Au milieu de tout cela, vous me croyez fort heureux; je ne le suis pas; je ne sais ce qui se passe au fond de mon âme, qui me chagrine : j'ai de l'ennui. Ce pauvre Grimm reviendra tout juste la veille de la dernière représentation. Son ouvrage m'ac- cable. Si vous voyiez la masse énorme que cela forme, et les lectures qu'elle suppose, vous croiriez que j'ai écrit et lu du matin au soir.

Voilà doncla Compagnie des Indes anéantie. L'abbé Morellct

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLVND. 315

a fuit un mémoire contro la Compagnie; il s'est montré un mer- cenaire qui vend sa plume au gouvernement contre ses conci- toyens. M. Necker lui a répondu avec une gravité, une hauteur et un mépris qui doivent le désoler. L'abbé se propose de ré- pondre ; c'est-à-dire qu'après avoir donné un coup de poignard à l'homme, il veut avoir le plaisir de fouler aux pieds le cadavre. L'abbé voit mieux que nous tous : dans un an d'ici, personne ne pensera plus à l'action, et il jouira de la pension qu'on lui a promise.

Bonjour, ma bonne et tendre amie. Avancez vos deux joues que je les baise, et que je vous souhaite une bonne fête. M. Perronet\ à côté de qui j'étais tout à l'heure à la Comédie, me chargea d'ajouter une fleur à mon bouquet. Maman, madame de Blacy, aurez-vous la bonté de donner chacune un baiser pour moi à mademoiselle? Je vous présente à toutes mon respect. J'ai vu une seconde fois M™*^ Bouchard : son mari m'a paru mieux.

GXXIV

A Paris, 1g 2 septembre 17(39.

xMais, ma bonne amie, vous n'aviez pas raison de vous plain- dre : je vous avais écrit; et dans ce moment, vous recevez une autre lettre de moi; car je n'ai point de foi aux lettres perdues. Comment vouliez-vous que j'oubliasse que le 25 était le jour de votre fête? Aussi assuré que je le suis de l'intérêt que vous prenez à ce qui me touche, comment pouvais-je manquer à vous instruire de mon succès? A qui vouliez-vous donc que j'en par- lasse? Quoiqu'il n'y ait presque personne à Paris, le spectacle a toujours été plein jusqu'à la dernière représentation, et qui- conque voulait y trouver place devait s'y prendre de bonne heure. Les comédiens ont été forcés de donner la pièce deux fois de plus qu'ils ne se l'étaient proposé, le parterre l'ayant re-

1. Jean-Rodolphe Perronot, célèbre ingénieur des ponts et chaussées, à Suresnes, en 1708, mort à Paris en 179i.

316 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

demandée. C'est M. Digeon qui m'a instruit de cette particularité que j'ignorais; car je vous proteste que mes amis ont été plus sensibles à cet événement que moi-même. Il y avait longtemps que je m'étais expliqué avec moi-même sur la considération publique; mais l'expérience m'a bien appris que le peu de cas que j'en faisais était très-réel. Enfin M'"*" Diderot prit, le vendredi au soir, la veille de la dernière représentation, le parti d'y aller avec sa fille : elle sentit l'indécence qu'il y avait à répondre, à tous ceux qui lui faisaient compliment, qu'elle n'y avait pas été. Les comédiens jouèrent ce jour-là comme ils n'avaient pas encore fait; elle fut obligée de se prêter, malgré elle, au pres- tige de l'ouvrage et du jeu. Sa fille me dit qu'elle avait été aussi fortement remuée qu'aucun des spectateurs. Ce qui m'a plu davantage de tout cela, c'est d'avoir été embrassé bien serré par toutes ces actrices parmi lesquelles il y en a trois ou quatre qui ne sont pas trop déchirées. Comme tout s'arrange dans ce monde-ci! De tous ceux que j'aurais désirés là, et à qui ce succès aurait tourné la tête, l'un n'est plus, l'autre court les champs», et vous êtes à votre campagne. Ils prétendent que cela doit m'encourager à reprendre ce genre de travail ; pour moi, je n'en crois rien. La tête qui s'exalte à ce point-là, je ne l'ai plus. Soyez bien convaincue qu'un poëte qui devient pares- seux fait fort bien de l'être; et quel que soit son prétexte, la vraie raison de sa répugnance, c'est que le talent l'abandonne; c'est comme un vieillard qui ne se soucie plus de courir : si maman aime encore à galoper, malgré sa patte douloureuse, c'est qu'elle n'est pas encore vieille. Puisque je me plais tant à lire les ouvrages des autres, c'est qu'apparemment le temps d'en faire est passé. Nous verrons pourtant : j'ai un certain S/u'rîf par la tète et dont il faudra bien que je me délivre -, ainsi que des importuns qui me le demandent. Eu attendant, j'ai de la besogne jusque par-dessus les oreilles; je suis trois ou quatre jours de suite enfermé dans la robe de chambre. La boutique de Grimm sera bien fourrée à son retour. Je me suis mis à deux ou trois ouvrages après lesquels les auteurs qui me les avaient confiés soupiraient depuis longtemps. Je vais au Grand-

1. Damilavillo, mort le 13 décembre 1708, et Grimm.

2. Voir le plan de cette pièce, t. VIII, p. 5.

LETTUIOS A MADKMOISKLLI-: VOLLAND. 317

val; je n'en reviendrai pas sans avoir mis la dernière main à ma correspondance avec Falconet. Je suis à présent à la révision de l'ouvrage de l'abbé Galiani, et à la correction de ses épreu- ves. Tandis que je serai absent, qui me remplacera pour cette édition? A vous dire vrai, il y a un lionmie qui en aurait la boime volonté, mais à qui je n'en crois pas le talent. Tout cela me soucie : je voudrais bien c(jntentcr le Baron, et je ne voudrais pas délaisser l'abbé, d'autant plus qu'il est absent, et que je ne voudrais pas qu'il dit que les absents ont tort. Autre aventure; je viens de recevoir une comédie de Voltaire ^ à présenter aux comédiens : c'est Gourville qui donne la moitié de sa fortune à un dévot, qui nie le dépôt, et l'autre moitié à Ninon, qui le rend fidèlement, quoique, dans l'absence de Gourville, elle se soit trouvée dans la plus grande détresse. Tout cela est encore fourré de trois ou quatre personnages. bizarres et comiques. Elle est en vers et en cinq actes. Je doute que les comédiens l'ac- ceptent; et quand les comédiens l'accepteraient, je doute que la police la permette : c'est une copie du Tartuffe. Deuxième aventure dont je ne sais, ma foi, comment nous sortirons. Le censeur que M. de Sartine nous a donné pour l'ouvrage est un capucin renforcé qui joue de la serpe à tort et k travers. J'en ai déjà écrit quatre ou cinq fois au sublime magistrat, lui prolestant sur mon honneur que celui qui faisait les lacunes aurait pour agréable de les remplir.

Tout mon plaisir se réduit à vous écrire quelques lignes à la dérobée, et à m'en aller dans la chambre voisine, quand la tète est bien lasse, persifler la mère et l'enfant. Hier, l'enfant était sur le point de sortir, et voici une petite ébauche de notre cau- serie. « Qu'as-tu sur la tête, qui te |la rend grosse comme une citrouille? C'est une calèche. Mais on ne saurait te voir au fond de cette calèche, puisque calèche il y a. Tant mieux : on en est plus regardée. Est-ce que tu aimes à être regar- dée ? Cela ne me déplaît pas. Tu es donc coquette? Cn peu. L'un vous dit : Elle n'est pas mal; un autre : Elle est bien ; un troisième : Elle est jolie. On revient avec toutes ces petites douceurs-là, et cela fait plaisir. Beau plaisir ! Tenez, mon papa, à tout prendre, j'aimerais mieux plaire un peu à beau-

1. Le Dépositaire, comédie de société, jouée à la campagne en 17G7.

318 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

coup de gens que de plali-e beaucoup à un seuL Ah ça, va- t'en vite avec ta calèche. Allez, laissez-nous faire ; nous savons l)ien ce qui nous va, et croyez qu'une calèche a bien ses petits avantages. Et ces avantages? D'abord, les regards partent en échappade (c'est son mot) ; le haut du visage est dans l'ombre ; le bas en paraît plus blanc; et puis l'ampleur de cette machine rend le visage mignon, » etc., etc.

Je crois vous avoir dit que j'avais fait un Dialogue entre d'Alembert et moi. En le relisant, il m'a pris fantaisie d'en faire un second, et il a été fait. Les interlocuteurs sont d'Alembert, qui rêve, Bordeu, et l'amie de d'Alembert, M"*^ de l'Espinasse. Il est intitulé le Rêve de cVAlembert. II n'est pas possible d'être plus profond et plus fou. J'y ai ajouté après coup cinq ou six pages capables de faire dresser les cheveux à mon amoureuse ; aussi ne les verra-t-elle jamais. Mais ce qui va bien vous sur- prendre, c'est qu'il n'y a pas un mot de religion, et pas un seul mot déshonnète. Après cela je vous délie de deviner ce que ce peut être. A propos de mon amoureuse, eh bien, je lui ai envoyé une lettre de M. Dubucq, qui la doit mettre un peu à son aise. Dites-lui que j'ai fait toutes ses commissions, et que je ne l'en aime pas moins, quoiqu'elle ne cesse de me gronder: les amou- reux qui ne se querellent pas de temps en temps ne s'aiment guère. Je n'ai pas vu W""^ Bouchard, depuis que je lui ai fait le petit plaisir de l'envoyer à la Comédie : eh bien, elle m'em- brassera donc dans la rue si elle m'y rencontre ! Ma foi, partout elle voudra : il est difficile d'être cruel avec ces femmes-là. Ma comédienne de Bordeaux me ferait enrager, si je m'y inté- ressais jusqu'à un certain point '. Imaginez qu'elle est lille de protestants, et qu'elle jouit d'une pension de deux cents livres, en qualité de nouvelle convertie. Eh bien, cette nouvelle con- vertie, qui touche tous les ans deux cents francs pour se mettre à genoux quand le bon Dieu passe, s'est avisée de s'en moquer un jour qu'il passait; on a rapporté ses propos au procureur général : elle a été décrétée, prise et mise en prison, d"où elle n'est sortie qu'à force d'argent. M. Perronet est très-sérieu- sement malade ; il est renfermé^ il ne parle à personne. L'abbé Morellet passe les jours et les nuits à répondre à M. Necker.

1. M""^ Jodin. Voir i)lut> loin les lettres qui lui sont adressées.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 319

J'étais iaviLc à aller dîner uiijoLird"hui à Châtillon, avec M. et M'"' de Trudainc, qui ont de l'amitié pour moi. Je m'en suis excusé comme j'ai pu; mais tout cela n'est que reculer pour mieux sauter. Oh ! cette pièce a fait une diable de sensa- tion. Comme un auti'C en tirerait bon parti pour se faulileravec toute la terre! Cela ne m'arrivera pas, ou je changerais bien. Je n'ai pourtant pas pu me tirer des avances et des cajoleries de M. et de M""' de Salverte. J'en suis a mon second voyage à leur maison de campagne, une des plus agréables qu'il y ait aux environs de Paris; elle est située comme la maison du père Lachaise : Paris paraît avoir été bâti pour elle.

Bonsoir, bonnes amies ; aimez-moi toujours, malgré mon indi- gnité. Portez-vous bien ; que M. Gras guérisse, et que ces mau- dites pluies-ci ne vous chagrinent pas. J'ai écrit à ma sœur pour avoir du vin; à peine en fera-t-elle pour sa provision; et si ce temps dure, il sera cher et détestable. Mais attendons, et voyons ce que les vendanges deviendront.

cxxv

Paris, le 11 septera!jre 17G9

Mesdames et bonnes amies,

Je suis tout à fait sur les dents. Il est temps que Grimm arrive et que je lui remette le tablier de sa boutique. Je suis las de ce métier, et vous conviendrez que c'est le plus plat métier qu'il y ait au monde que celui de lire tous les plats ou- vrages qui paraissent. On me donnerait aussi gros d'or que moi, et je ne suis pas des plus minces, que je ne voudrais pas conti- nuer. Réjouissez-vous; me voilà enfin tout à fait débarrassé de cette édition de YEncyrlopcdie^ grâce à l'impertinence d'un des entrepreneurs. M. Panckoucke, enflé de l'arrogance d'un nou- veau parvenu, et croyant en user avec moi comme il en use apparemment avec quelques pauvres diables à qui il donne du pain, bien cher s'ils sont obligés de digérer ses sottises, s'est avisé de s'échapper chez moi; ce qui ne lui a point réussi du tout. Je l'ai laissé aller tant qu'il a voulu; puis me levant brus-

320 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

quemenl, je l'ai pris par la main; je lui ai dit: « Monsieur Pan- ckoucke, en quelque lieu du monde que ce soit, dans la rue, dans l'église, en mauvais lieu, à qui que ce soit, il faut'toujours parler honnêtement; mais cela est bien plus nécessaire encore quand on parle à un homme qui n'est pas plus endurant que moi, et qu'on lui parle chez lui. Allez au diable... vous et votre ouvrage; je n'y veux point travailler. Vous me donneriez vingt mille louis, et je pourrais expédier votre besogne en un clin d'œil, que je n'en ferais rien. Ayez pour agréable de sortir d'ici, et de me laisser en repos. » Ainsi, voilà, je crois, une inquié- tude bien finie.

Le Pire de Famille a continué d'avoir le plus grand succès. Toujours pleine salle, malgré la solitude de Paris. C'est après- demain la dernière représentation; ils ne veulent pas l'user; ils le réservent pour l'hiver prochain; et d'ailleurs Mole n'y suf- firait pas plus longtemps.

Je me trouvai, il y a huit jours, à l'orchestre entre M. Per- ronet et M""* de La Piuette. Je m'invitai à aller voir ses travaux à Neuilly, à condition que nous ne serions que quatre, en le comptant. Bon; voilà le jour venu; le rendez-vous était chez moi ; ce n'est plus M. Perronet qui me vient prendre, c'est M. de Senneville; nous allons, et nous nous trouvons qua- torze ou quinze à table, sans compter le maître de la maison qui ne vint point. Gela se passa fort bien : M. de Senneville fut on ne peut plus gai et plus affable ; nous parlâmes un peu de M'"^ Le Gendre; il convint qu'il avait eu le cœur un peu égra- tigné. Nous revînmes ensemble dans la voiture de M. Perro- net; il me déposa au Pont-Tournant, et nous nous séparâmes assez contents l'un de l'autre.

Je vis beaucoup dans ma robe de chambre; je lis, j'écris; j'écris d'assez bonnes choses, à propos de fort mauvaises que je lis. Je ne vois personne, parce qu'il n'y a plus personne à Paris. M. Bouchard m'a fait une visite, et j'ai été fort aise de le voir venir de la rue des Vieux-Augustins, rue Taranne, grimper à un quatrième étage; c'est la tâche d'un homme entrain de se bien porter.

Lorsqu'il n'y a point de livres nouveaux dont je puisse rendre compte, je fais des extraits de livres qui ne sont pas, en attendant qu'on les fasse. Quand cette ressource, qui est assez

LETTRES A M\DEMOISELLE VOLLAND. 321

féconde, me manque, j'en ai une autre, c'est de faire de petits ouvrages. J'ai fait un Dialogue entre d'Alembcrt et moi : nous y causons assez gaiement, et même assez clairement, malgré la sécheresse et l'obscurité du sujet. Ace Dialogue il en succède un second beaucoup plus étendu, qui sert déclaircissement au premier; celui-ci est intitulé : le Jlêve de (VAlenibert. Les inter- locuteurs sont : d'Alembert rêvant, M"*^ de L'Espinasse, amie de d'Alembert, et le docteur Bordeu. Si j'avais voulu sacrifier la richesse du fond à la noblesse du ton, Démocrite, Hippocratc et Leucippe auraient été mes personnages ; mais la vraisemblance m'aurait renfermé dans les bornes étroites de la philosophie ancienne, et j'y aurais trop perdu. Cela est de la plus haute extravagance, et tout à la fois de la philosophie la plus pro- fonde ; il y a cjuelque adresse à avoir mis mes idées dans la bouche d'un homme qui rêve : il faut souvent donner à la sa- gesse l'ail- de la folie, afin de lui procurer ses entrées; j'aime mieux qu'on dise: « Mais cela n'est pas si insensé qu'on croirait bien «, que de dire : « Écoutez-moi, voici des choses très- sages. »

Nos promenades, la petite bonne et moi, vont toujours leur train. Je me proposai dans la dernière de lui faire conce- voir qu'il n'y avait aucune vertu qui n'eût deux récompen- ses : le plaisir de bien faire, et celui d'obtenir la bienveil- lance des autres; aucun vice qui n'eût deux châtiments : l'un au fond de notre cœur, un autre dans le sentiment d'aversion que nous ne manquons jamais d'inspirer aux autres. Le texte n'était pas stérile; nous parcourûmes la plupart des vertus ; ensuite, je lui montrai l'envieux avec ses yeux creux et son visage pâle et maigre; l'intempérant avec son estomac délabré et ses jambes goutteuses; le luxurieux avec sa poitrine asthmatique et les restes de plusieurs maladies qu'on ne guérit point, ou qu'on ne guérit qu'au détriment du reste de la machine. Gela va fort bien, nous n'aurons guère de préjugés ; mais nous aurons de la discrétion, des mœurs et des principes communs à tous les siècles et à toutes les nations. Cette dernière réflexion est d'elle.

Je fis hier un dîner fort singulier : je passai presque toute la journée chez un ami commun, avec deux moines qui n'étaient rien moins que bigots. L'un d'eux nous lut le premier ca'iier XIX. 21

322 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

d'un traité d'athéisme très-frais et très-vigoureux, plein d'idées neuves et hardies; j'appris avec édification que cette doctrine était la doctrine courante de leurs corridors. Au reste, ces deux moines étaient les gros bonnets de leur maison ; ils avaient de l'esprit, de la gaieté, de l'honnêteté, des connaissances. Quelles que soient nos opinions, on a toujours des mœurs quand on passe les trois quarts de sa vie à étudier ; et je gage que ces moines athées sont les plus réguliers de leur couvent. Ce qui m'amusa beaucoup, ce furent les efforts de notre apôtre du matérialisme pour trouver dans l'ordre éternel de la nature une sanction aux lois ; mais ce qui vous amusera bien davantage, c'est la bonhomie avec laquelle cet apôtre prétendait que son système, qui attaquait tout ce qu'il y a au monde de plus révéré, était innocent, et ne l'exposait à aucune suite désagréable; tandis qu'il n'y avait pas une phrase qui ne lui valût un fagot.

Pour toute réponse à mon amoureuse, je lui envoie une lettre de M. Dul'ucq, reçue presque au même moment que la sienne.

Je vous salue toutes trois, et vous embrasse de bon cœur. Cà, venez, approchez vos joues, mon amoureuse; maman, don- nez-moi votre main, vous; mademoiselle Volland, tout ce qu'il vous plaira.

Bon! j'allais oublier de vous dire que j'avais eu à la fin le courage d'aller dîner à la campagne, chez M. de Sal verte. La journée se passa fort uniment, fort simplement, très-bien ; nos époux s'aiment, et sont dans la meilleure intelligence avec leurs parents. Chemin faisant, je descendis chez Gasanove, et je trou- vai M"^ Casanove toujours avec de belles joues, de beaux yeux, de très-belles dents, comme je le lui sus très-bien dire. Son mari avait la complaisance de détourner la tête de temps en temps : vous remarquerez que cela se passait à la campagne, et par conséquence sans conséquence'.

\. La première femme de F.-J. Casanove, qui se maria deux fois, était, selon M. Jal, une figurante des ballets de la Comcdie-Italieune.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 323

GXXVl

Paris, le 22 septembre 1769.

Oh, oui! vous avez bien deviné cela, bonne amie ! Grimm m'écrivait la veille de la dernière représentation, de Berlin, qu'il ne lui restait plus que cinq ou six cents lieues à faire. Il est arrivé une scène tout à fait sanglante à cette dernière représentation, qui a pensé troubler tout le spectacle. Au mo- ment où l'on entend du bruit dans la maison, et Saint-Albin menace de tuer le premier qui osera mettre la main sur sa maîtresse, une jeune femme qui était aux premières loges poussa un cri aussi aigu que celui de Saint- Albin, et se trouva mal. Cette jeune femme se montrait au spectacle la première fois après son mariage, comme c'est l'usage. Cela m'a valu la visite de son mari, qui a grimpé à mon quatrième étage pour me remercier du plaisir et de la peine que je leur avais faits. Ce mari est avocat général au parlement de Bordeaux ; il s'appelle M. Dupaty. Nous causâmes très-agréablement. Lorsqu'il s'en allait, et qu'il fut sur mon palier, il tira modestement de sa poche un ouvrage imprimé sur lequel il me pria de jeter' les yeux avec indulgence, s'excusant sur sa jeunesse et la médio- crité de son talent. Le voilà parti ; je me mets à lire, et je trouve, à mon grand étonnement, un morceau plein d'éloquence, de hardiesse et de logique : c'était un réquisitoire en faveur d'une femme convaincue de s'être un peu amusée dans la première année de son veuvage, et menacée, aux termes de la loi, de perdre tous les avantages de son contrat de mariage. J'ai appris depuis que ce même magistrat adolescent s'était élevé contre les vexations du duc de Pdchelieu, avait osé fixer les limites du pouvoir du commandant et de la loi, et faire ouvrir les portes des prisons à plusieurs citoyens qui y avaient été renfermés d'autorité. J'ai appris qu'après avoir humilié le commandant de la province, il avait entrepris les évéques qui avaient annulé des mariages protestants, et qu'il en avait fait réhabiliter quarante. Si l'esprit de la philosophie et du patriotisme allait s'emparer une

32/j LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

fois de ces vieilles têtes-là, oh la bonne chose! Cela n'est pas impossible. Lorsque je revis M. Dupaty, je lui dis qu'en lisant son discours, ma vanité mortifiée n'avait trouvé de ressource que dans l'espérance que, marié, ayant des enfants, la soif de l'aisance, du repos, des honneurs, de la richesse le saisirait, et que tout ce talent ne réduirait à rien. Vous auriez souri de la naïveté avec laquelle il me promettait le contraire ^

J'ai encore huit ou dix jours au moins à porter l'ennuyeux tablier. Je pense que depuis que vous vous êtes félicitées du retour du beau temps, si les eaux de la Marne se sont renflées en proportion de celles de la Seine, la bourbeuse rivière couvre les vordes, et vous tient assiégées dans votre château. Il y a longtemps qu'on a dépouillé les comètes de toute influence sur nos aflaires; est-ce à tort ou à raison ? ma foi, je n'en sais rien. Vous direz, vous, qu'elles font perdre au jeu ; mais maman dira, elle, qu'elles y font gagner; et puis ce sera comme toutes les choses de ce monde, qui ne peuvent nuire à l'un qu'elles ne soient utiles à l'autre. Yitrichy ou plutôt Yillie était un médecin prussien qui publia plusieurs ouvrages, entre autres celui dont vous me parlez, il traita de quelques propriétés merveilleuses du succin et autres substances naturelles. Il n'est point mort à Francfort, comme le dit le président de Thou, mais à Libuze. Si vous en voulez savoir davantage et qu'il y ait dans le canton quelqu'un qui ait besoin d'un autre philtre que celui d'un bon verre de vin que vous lui présenteriez en le regardant d'une certaine façon, je me le ferai prêter. Eh bien, vos récoltes ne sont donc pas achevées? et les chenilles sont donc en train de vous dispenser de celle des navettes? Aussi, que ne les faisiez- vous excommunier ?

L'ouvrage de Neuilly est très-beau à voir; mais l'architecte est toujours claquemuré par sa maladie. M. et M'"' de Trudaine m'ont pris dans une belle passion ; il n'a tenu qu'cà moi d'aller dîner deux ou trois fois à Ghâtillon en petit comité. Je n'en ai rien fait, parce que je suis un ours ; mais j'ai promis, cela ne me

1. J.-B. Mercicr-Dupaty (174if-1788), auteur des Lettres sur l'Italie qnï curent tant de vogue, et président à mortier du parlement de Bordeaux. Le plaidoyer dont il s'agit et que ne mentionne pas Qucrard est intitulé : Discours de M. Dupaty, avocat [/énéral dans la cause d'une veuve, accusée d'avoir forfait avant Van du deuil. 1709, in-8.

LETTRKS A M ADI':M0ISI':LLE VOLLAND. 325

coûte rien, parce que je ne m'engage jamais à tenir mes pro- messes. Je ne puis rien vous dire ni de M. ni de M"" Bouchard, que je n'ai point vus. Un anachorète ne vit pas plus retiré que moi. Je me garderai bien de vous envoyer mes Dialogues; j'y perdrais le plaisir que j'aurais à vous les lire. D'ailleurs, sans me méfier de votre pénétration, je crois qu'il faut un petit com- mentaire. Cet ami qui était en quatrième avec les deux moines et moi, c'est un nommé Touche, dont vous aurez pu entendre parler à M'"" Le Gendre qui le connaissait et l'estimail. Vos jours et vos yeux ! Oh ! je vous conseille de vous avancer davan- tage si vous ne voulez pas que M'"" Casanove aille à l'enchère sur vous. Voici une nouvelle toute fraîche qui vous fera plaisir: le prince de Galitzin vient d'obtenir l'ambassade de La Haye, la meilleure de toutes et la moins pénible. Le voilà riche et pares- seux à jamais; le voilà au centre de la peinture; le voilà proche de ses amis; je suis sûr que la tête lui en tourne. Il part de Pétersbourg avec sa femme, qui fera ses couches à Berlin d'où ils se rendront en Hollande.

Je veux mourir, si je vois dans ce fragment épistolaire autre chose que ce que vous y voyez; un homme qui, à l'occa- sion d'une bagatelle qui a pu vous être agréable, pousse sa pointe, et court après l'avantage d'avoir à se justifier auprès de vous des tendres sentiments qu'il a pris sans votre aveu, et qu'il ne désespérait pas de vous faire agréer. Cela n'est pas maladroit. Qu'il y réussît ou non, il se serait expliqué; mais il ne vous connaît guère : vous ne répondrez pointa cela.

Bonsoir, mesdames et bonnes amies. Je suis harassé de fatigue, et il est temps que Grimm rentre dans sa boutique.

GXXVII

Paris, le 1''' octobre 17'J9.

Grimm n'est pas encore arrivé ; ainsi, bonne amie, je porte encore le tablier de sa boutique ; mais je commence à m'en las- ser, et je ne sais plus ce qui me fait désirer son retour, si c'est

32G LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

le plaisir de revoir un ami, ou celui d'être soulagé d'un fardeau qui me pèse.

L'édition de l'abbé Galiani, mes planches, la corvée de Grimm, le Salon et mes petites affaires particulières m'accablent. Le soir, je suis quelquefois si las que je n'ai pas la force de manger; cela est à la lettre.

Vous ai-je dit que Greuze venait de recevoir le rembourse- ment du mépris qu'il avait eu jusqu'àprésent pour ses confrères? Son but était d'être peintre d'histoire. Il a présenté pour sa réception un tableau d'histoire ; ce tableau était mauvais ; ils ont accepté son mauvais tableau, et l'ont reçu comme peintre de genre. Sa femme s'en ronge les poings de fureur.

Mademoiselle Volland, mettez-vous en prière le soir, et demandez à Dieu le prompt retour de Grimm, et le prompt départ d'un de ses compatriotes appelé Weinacht, ou^en langue chrétienne Noël. Ce Weinacht ou iNoël est le miré de l'impé- ratrice; voilà la troisième ou quatrième fois qu'il m'enivre avec d'excellents vins que nous buvons à la santé de Sa Majesté ; mais je pense que puisque ceci est affaire de prières, vous feriez bien de renvoyer cette commission à mon amoureuse.

Sur ma bonne foi! Oh! l'on peut m'y laisser en toute sûreté. J'ai eu le malheur de voir mon extrait baptistaire hier, avant- hier : ah ! mademoiselle Volland, que je suis vieux! Si je suis nul, je vous réponds qu'il y en a qui ont fermé boutique de

meilleure heure. J'ai je n'oserais vous le dire : cet âge

est effrayant !

Je remis, il y a quelques jours, entre les mains de Mole cette comédie de Voltaire*. Je n'en entends point parler ; je crains bien qu'elle ne me revienne avec un refus.

Ma petite bonne est dans les grandes affaires : il s'agit du bouquet de son papa ; ce n'est pas une bagatelle ; il faut être sublime. Je traverse à'grandspasle salon du clavecin, parce qu'il ne faut pas que j'entende, et je vous jure que je n'entends rien : il ne faut pas apercevoir un bouquet qui doit nous être présenté.

Ce Dialogue entre cVAlembert et moi ; et comment diable voulez-vous que je vous le fasse copier? c'est presque un livre ; et puis, je vous l'ai dit, il faut un connnentateur.

2. Voir iirôcudcmment, pago 321.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 327

Ni moi ni personne ne sait un mot de la maladie de M

C'est un secret entre son médecin, sa femme et lui. Je n'ai point de nouvelles connaissances, et je n'en veux point ; je n'y vois rien à gagner pour soi, et tout à perdre pour ceux qui nous aiment. J'ai fait quelques voyages à la campagne de M. de Sal- verte: le moyen de s'y refuser ?

Quelle fantaisie vous prend d'observer cette comète? Il y a près de cent ans que les comètes ne signifient plus rien.

L'abbé Le Monnier m'a donné une commission ; je m'en suis bien acquité ; il m'a dit des injures, et puis je n'en ai plus en- tendu parler. Je ne sais ce que sont devenus M. et W"" Bouchard.

Bonjour, mesdames et bonnes amies. Portez-vous bien ; reve- nez bien vite ; et n'oubliez pas, le jour de la Saint-François, d'embrasser une bonne maman pour moi, avec vos bouquets. Présentez-lui mes souhaits et mon dévouement éternel. Vous revenez donc bientôt? Ah! la bonne nouvelle !

CXXVIIl

Paris, le 18 octobre 1709.

Enfin, il est de retour, de mardi dernier, à ce qu'on dit; mais certains apprêts fort antérieurs, un voyage à la Briche, une santé bonne à la vérité, mais qui marquait déjà un peu de déchet, me font soupçonner un arrangement que je n'ai garde de blâmer. Il était très-naturel que nous nous vissions le mer- credi ; en effet, son tartare vint me dire qu'il m'attendait à onze heures ; mais à cette heure-là même le carrosse de M. de Sal- verte devait me venir prendre pour aller passer le reste de la journée à la campagne. Je ne vous ai jamais dit un mot de ces honnêtes gens-là. M. de Salverte me paraît faible de santé, un peu vaporeux, inattentif, cherchant le mot désobligeant, et heu- reusement ne le trouvant pas toujours; aimant le faste, la table, le bon vin, même un peu plus qu'il ne faut pour sa force. M'""" de Salverte parle assez bien ; est cachée, silencieuse ; on la croirait fausse, à la juger sur sa physionomie ; elle est certaine-

328 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

ment sèche, mais je ne la crois pas mauvaise. Pour M'"*" De- vaisnes, c'est une des femmes ou plutôt des enfants les plus aimables qu'il soit possible de voir ; de la raison, de la vivacité, de la gaieté, de la naïveté avec un peu de réflexion, une figure assez agréable, tout plein de talents; elle a fout cela et je l'aime beaucoup. J'oubliais de vous dire que M. de Salverte est très- despote et très-personnel ; M. Devaisnes commence à perdre ce ton léger et charmant qu'il tenait du grand monde ; soit que le séjour habituel à la campagne, soit que des pensées plus sérieuses l'aient un peu rembruni, je lui soupçonne plus d'ambition qu'il n'en montre. On arrive tard, on se met à table tout en arrivant ; on mange bien, on boit encore mieux; on n'est ni bien gai, ni bien triste ; on joue après dîner à des jeux d'exercice, on se promène, on cause, on se sépare toujours en souhaitant de se revoir. Le jeudi, comme je suis veuf, madame et mademoiselle étant à Sèvres, je donnai à Grimm rendez-vous chez moi ; il vint de bonne heure, et nous nous séparâmes fort avant dans la nuit. Je ne vous parle pas du plaisir que nous eûmes à nous revoir, après une absence de cinq mois. Je l'aime, et j'en suis tendre- ment aimé. C'est tout dire. Je ne finirais pas si je m'embarquais dans l'histoire des agréments de son voyage ; le roi de Prusse l'a arrêté trois jours de suite à Potsdam, et il a eu l'honneur de causer avec lui deux heures et demie chaque jour. Il en est en- chanté; mais le moyen de ne pas l'être d'un grand prince, quand il s'avise d'être affable ? Au sortir du dernier entretien, on lui présenta de la part du roi, une belle boîte d'or. Cela est fort bien ; le prince de Saxe-Gotha a fait encore mieux : il lui a donné un titre, je ne sais quel, et il a attaché à ce titre une pension de douze cents livres. Ajoutez à cela un ventre très- rondelet et une face lunaire qu'il a rapportés de son voyage, et vous trouverez qu'il n'a pas tout à fait perdu son temps sur les grands chemins. Mais je crains bien que le plus précieux de ces avantages, la santé, ne soit pas de longue durée. Tout à l'heure, vous saurez pourquoi je le présume. Rendez-vous pris chez moi encore pour le lendemain, c'est ce jour-là que je lui ai remis le tablier de la boutique, avec un volume de papiers effrayant. JNous en lûmes ensemble quelques-uns; j'avais choisi les plus amusants; malgré cela, le peu d'attention qu'ils exigeaient lui avait coloré les pommettes des joues d'un incarnat de fâcheux

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 329

augure ; la chaise de paille le tuera, s'il ne prend garde, .le lui demandai en grâce de ménager la pacotille que je lui remettais, de manière à vivre quelque temps là-dessus. C'était en efTet la meilleure récompense que je pusse obtenir de ce pénible travail; il me l'a promise; me tiendra-t-il parole? j'en doute. Il a vu sa mère qui a quatre-vingt-cinq ou six ans passés, et qui jouit de la plus belle santé et de toute sa raison. Il a vu des frères, des neveux, des nièces dont il est enchanté. Au milieu de toutes ces agréables distractions-là, il a eu la bonté de se ressouvenir de M"® Diderot, et de lui apporter un fardeau de musique imprimée des auteurs les plus renommés, et aussi belle que de la musique gravée. J'allai hier voir ma femme et ma fille ; je comptais pas- ser la journée en tête-à-tête avec elles, et je suis tombé dans une cohue de vingt-deux personnes. Nous avions fait la partie d'aller aujourd'hui au Grandval, mais nous en avons été détour- nés par une compagnie qui avait choisi le même jour. N'ous y allons demain mardi ; nous passerons ensemble deux heures et demie en allant, et deux heures et demie très-douces en reve- nant ; voilà ce que nous nous sommes dit, et ce qui est vrai ; mais ce qui ne l'est pas moins, et ce que nous ne nous sommes pas dit, c'est que le baron s'emparera de moi. Et vous, mes- dames, quand me restituerez-vous les autres absents qui me sont chers? Voilà de beaux jours que je maudis de bon cœur; je mène la vie la plus retirée; j'y suis si bien fait, qu'il m'est arrivé une fois de m'habiller et de me déshabiller tout de suite.

Je vous salue, et vous embrasse de tout mon cœur. Si M""' Volland voulait être sincère, elle m'avouerait qu'elle avait oublié le jour de ma fête.

CXXIX

Paris, le 2 novembre 17G9.

Je vous ai écrit deux fois, bonne amie, avant que de faire mon petit voyage du Grandval. Je vous ai parlé du retour de

330 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLÂND.

Griiiim. Je crois vous avoir dit que sa tournée avait été d'environ deux mille cinq cents lieues ; qu'il n'avait pas perdu tout son temps sur les grands chemins, quoiqu'il se fût refusé aux pro- positions les plus avantageuses ; qu'on lui avait donné à Gotha un titre honorifique avec une pension de douze cents livres; que le duc d'Orléans lui avait permis d'accepter l'un et l'autre, et qu'enfin il était riche, s'il était modéré dans ses désirs. Je vous ai priée de remercier mon amoureuse de son baume, dont le sédiment délayé avec un peu d'eau -de-vie de lavande m'a guéri d'un bobo au sein, qui commençait à m'inquiéter par son retour opiniâtre.

Le baron m'a témoigné tant d'humeur de ce qu'après lui avoir promis d'aller vivre avec lui à la campagne, je lui avais manqué de parole; il menait une vie si déplaisante, sa femme, ses enfants, sa belle-mère me désiraient si fort, qu'il a fallu céder. J'ai donc passé dix jours au Grandval ; comme on les y passe : dans la plus grande liberté, et la plus grande chère.

Je me suis presque engagé à y retourner jusqu'à la Saint- Martin, que nous reviendrons tous ensemble à Paris ; à moins que je n'exécute un projet proposé de folie, dans un de ces mo- ments où Ton est si content d'être les uns à côté des autres, qu'on se sent pressé du désir d'y rester, c'est de passer une bonne partie de l'hiver à la campagne. Je me débarrasserais d'une multitude de besognes importunes qui me pèsent sur les épaules, et peut-être en entamerais-je quelques importantes qui me rendraient honneur et profit, et qui me conduiraient jusqu'à la fm de ma carrière ; elle est bien plus avancée que je ne croyais, à moins que je ne veuille la mesurer par la santé ; je suis vieux, mais il est sûr qu'il n'y paraît pas; on ne le croi- rait jamais, à moins que je ne révèle mon secret, ce que je ne fais pas volontiers avec les femmes que j'aime et dont je veux être aimé aussi longtemps que je pourrai leur en imposer. Made- moiselle, n'allez pas commettre cette indiscrétion-là avec mon amoureuse ; elle a, je crois, la meilleure opinion de moi ; je ne veux pas la perdre ; laissez-lui tout le mérite qu'elle peut avoir à me résister. Vous voyez bien qu'il n'est bon ni pour elle ni pour moi de savoir qu'en renonçant à moi elle ne renonce à rien.

Voilà donc maman gaie connue moi ; se portant bien conime

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 331

moi ; libre de toute iiulisposition, comme moi ; jeune comme moi? Dites-lui, en lui présentant mon respect, que je m'en réjouis autant que vous.

J'ai rêvé au motif du voyage de Vialet, et voici ce qui m'a passé par la tète. Le projet de M. Deparcieux d'amener les eaux de la rivière d'Yvette au haut de l'Estrapade est arrêté. M. Per- ronet,qui en est chargé, n'ayant plus pour Vialet une aversion dont la cause ne subsiste plus, et sentant le besoin qu'il a de ses talents, le fait-il venir pour lui succéder dans la conduite de cette entreprise, ou mieux encore, pour remplacer Chésy à l'École, tandis que celui-ci conduira les travaux de l'Yvette? Mais alors, une autre chose qui pourrait bien arriver, c'est que le beau- frère, qui n'a pas plus de religion qu'il ne faut, trouvera plus d'avantage à lui donner sa fille qu'à Digeon, qui n'a que des espérances, et que Digeon fût éconduit.

Je suis veuf; j'arrive du Grandval ; et aussitôt ma femme et ma fille partent pour aller à la campagne ; elles y resteront jusqu'à dimanche prochain, que j'irai les rechercher. Si je me détermine lundi à aller passer la semaine, et faire la Saint-Martin avec le baron, au Grandval, je ne manquerai pas de vous en informer.

Le tablier de la boutique de Grimm me reste encore pour jusqu'à ce qu'il soit délivré des embarras que son absence de cinq mois lui a accumulés. Ajoutez à cela que tout mon temps au Grandval s'en va à blanchir les chiffons des autres.

Je vous salue, vous embrasse, et vous présente à toutes trois les sentiments du plus sincère et du plus tendre respect. A Paris, le lendemain de la Toussaint.

G XXX

Bourbor.iie-k'S-Baius, le juillet 1770.

Mademoiselle, ce n'est pas à vous que je dis, c'est à celles qui m'aiment.

Je ne suis pas venu en province pour mon amusement : je

332 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

m'y attendais à beaucoup d'affaires déplaisantes, et j'y en ai trouvé plus que je n'en espérais. Nous partîmes, Grimm et moi, le même jour que vous ; mais il y a toute apparence que vous n'étiez pas à moitié de votre route que la nôtre était achevée. C'a été l'alTaire de trente-cinq heures. Grimm a dhié et soupe une fois avec nous; le lendemain de notre arrivée, il est parti pour Bourboiine; il y a passé cinq jours sans moi, trois jours avec moi; et moi, cinq jours sans lui. Je ne vous dirai rien de la santé de M""^ de Meaux et de madame sa fille, que vous ne connaissez point, et qui ne peuvent vous inspirer un grand inté- rêt. Mais je puis vous dire des nouvelles positives de celle de M. et de M'"* de Sorlières ; je n'ai pas manqué un seul jour de les aller voir : c'était un si grand plaisir pour eux et une si bonne œuvre de ma part ! M""- de Sorlières est fort bien ; elle a de la gaieté autant que sa position lui en permet. Je ne me suis point aperçu, en comparant son visage et son humeur de Paris avec le visage et l'humeur que je lui ai vus à Bourbonne, que l'un ou l'autre eût souffert de son voyage. M. de Sorlières est à peu près tel qu'il était ; il prétend que son bras a pris un peu plus de liberté ; mais en vérité on le dispenserait volontiers de la preuve qu'il en donne; cela fait une peine infinie à voir; il lui faut deux bonnes minutes au moins pour porter sa main jusqu'à son menton, et c'est un long voyage pour cette main. Sans les douleurs de sa jambe et de sa cuisse, il en ignorerait l'existence. Ces douleurs sont pourtant moins aiguës ; il peut monter un escalier; mais c'est une si terrible corvée que de le descendre, que s'il arrive en visite à l'heure de la promenade, on prend son parti, on le laisse par égard et l'on s'en va. M'"'= de Sorlières ne sort point : je ne l'ai aperçue hors de chez elle qu'une seule fois, c'était au jardin des Capucins, qui est ouvert à tous les malades. Quand je quittai Bourbonne, M. de Sorlières se disposait à s'abandonner à toutes les ressources des eaux, en les prenant à la fois en boisson, en bains et en douches. Ce qui me fâche, c'est que son embonpoint se soutient. Sa maladie est, je crois, une de celles qui ne guérissent point sans empirer. Je voudrais qu'il s'élevât subitement dans cette masse de liqueurs et de chairs une fièvre violente qui le secouât fortement.

Bourbonne est un séjour triste, le jour par la rencontre des malades, la nuit par le fracas de leur arrivée; et puis, nulle

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 333

promenade, un pavé détestable, des enviions arides et déplai- sants; des habitants que 50,000 écus ne peuvent enrichir tous les ans, parce que les denrées de consommation en emportent les deux tiers au loin; point de vivres, môme pour de l'argent; des logements très-chers; des hôtes avides qui regardent les malades comme les Israélites regardent les cailles et la manne dans le désert. J'ai passé une partie de mon temps à m'in- struire des eaux, de leur nature, de leur ancienneté, de leur eflet, de la manière d'en user, des antiquités du lieu, et j'en ai fait une lettre' à l'usage des malheureux que leurs infirmités pourraient y conduire; et puis il ne fallait pas que des mille et une questions que le docteur Roux et mes amis ne manque- raient pas de me faire, je n'eusse réponse à aucune. Mon des- sein était de ne voir personne; malgré que j'en eusse, il a fallu voir tout le monde. J'ai passé mes premiers jours h. Langres dans ma famille et celle de mon gendre futur. Je disais, en arrivant, à Grimm : « Je crois que ma sœur sera bien ca- duque » ; jugez de ma surprise, lorsqu'elle s'est élancée vers notre voiture avec une légèreté de biche, et qu'elle m'a pré- senté à baiser un visage de Bernardin. Toute la ville était en attente sur l'entrevue des deux frères, qui ne se sont pas encore aperçus; ce n'a pas été la faute d'allées, de venues, de pour- parlers, de négociateurs mâles et femelles. La fin de tout cela c'est que les deux frères ne sont point raccommodés, et que la sœur et le frère, qui étaient bien ensemble, seront brouillés. Cela riie peine beaucoup; je n'ai trouvé qu'un moyen de m'étour- dir là-dessus, c'est de travailler du matin au soir; c'est ce que je fais et continuerai de faire. Votre douce solitude pourrait bien être troublée par une compagnie nombreuse : si l'abbé Le Monnier me tient parole, nous mettrons pied à terre à votre grille en même temps. Je prendrai la liberté de vous demander asile pour mon conducteur. M. et M'"'' de Sorlières sont dans le dessein de vous aller voir. Je ne sortirai point d'ici sans avoir arrangé mes affaires. J'ai promis à M'"^ de Meaux et à M. de Sorlières de les visiter encore une fois ; ils comptent peu sur ma parole; cependant je la tiendrai : c'est le sacrifice de deux jours. Je reviendrai à Langres dans le commencement de sep-

1. Voir le Voyage à Bourhonne, tome XVII.

33^ LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

tembre, me rasseoir un moment au milieu des miens; et le 9 ou le 10, je me mettrai en chemin pour ma grande tournée. Je n'ai point oublié que c'est après-demain la fête de mademoi- selle Je joins, mesdames, mon hommage à vos souhaits, et

je vous supplie de le faire agréer. Si M"^ de Blacy est persuadée de mon sincère attachement, elle ne doutera pas de l'inquiétude que j'ai sur le dérangement de sa santé : je vous prie de dire à mon amoureuse que je ne me ferai jamais à ces sortes d'alarmes; il faut pour mon bonheur, ou qu'elle se porte bien, ou que j'ignore qu'elle se porte mal. L'honneur de sa guérison serait bien capable d'abréger mon séjour ici; mais je ne croirai pas aisément que ma personne fasse un miracle que celles d'une bonne sœur et d'une maman comme je n'en connais point ne sauraient faire; elle sera guérie quand j'arriverai, et je n'aurai qu'à jouir de sa bonne santé. Croiriez-vous bien qu'au milieu de mes soucis, je n'ai pas cessé de souffrir de l'incertitude des ré- coltes? Il faisait des pluies continuelles; je voyais des champs couverts, et je ne savais pas si l'on recueillerait un épi. Joignez à cette idée le spectacle présent de la misère. Je commence à me rassurer depuis que je vois la terre se dépouiller; et, à en juger par le soulagement que j'éprouve, il fallait que la crainte de la disette pour mes semblables entrât considérablement dans mon malaise. Maman, consolez-vous de vos mauvaises récoltes; nous aurons la soupe et le bouilli, nous boirons de la bière, et nous serons contents. Le bon dîner est celui qu'on fait avec ceux qu'on aime; et je vous aime autant que je vous respecte. Vous seriez bien aise, mademoiselle, de trouver ici un mot doux, mais votre lettre m'a fait trop de peine, pour n'en pas avoir de ressentiment : je vous aime bien ; mais, par Dieu ! je ne vous le dirai pas. M. Le Gendre n'est donc plus ! s'il avait voulu finir un ou deux ans plus tôt, il aurait été plus regretté. Voilà sa fille sortie du couvent et bien mariée; et son fils sur le point d'être] claquemuré dans un collège. Gomme tout se retourne !

Bonjour, mesdames et bonnes amies. Je vois arriver avec joie le moment de vous embrasser. Recevez toutes trois mon respect.

LETTRES A MADEMO ISELLE VOLL.VND. 335

GXXXl

Paris, le 12 octobre 1770.

Mesdames et bonnes amies,

Il faut pourtant vous rendre compte de ma mauvaise con- duite. Je me remets à ce vendredi matin je fus enlevé d'Isle entre dix et onze heures. Nous arrivâmes à Cliâlons sur les six heures du soir. M'"^Duclos entend des chevaux, une voiture qui entre dans sa rue; elle accourt sur la porte; elle croit aller embrasser M""^ de Meaux et M"'^ de Prunevaux, qu'elle attendait : jugez de son étonnement, lorsqu'elle me vit, moi qu'elle n'at- tendait pas. Je n'en fus pas moins bien reçu.

Je croyais M'"^ de Meaux k Bourbonne, retenue sur son lit par une maladie de femme; elle m'avait écrit à Langres que le docteur Juvet l'avait condamnée h y rester jusqu'au 25; j'allais sans savoir sa marche; elle, sans savoir la mienne; et la chose n'aurait pas été mieux quand elle aurait été concertée. A sept heures, une heure après moi, autre postillon, autres chevaux, autre voiture : c'est M'"^ de Meaux, M'"" de Prunevaux, et un M. de Foissy, écuyerde M. le duc de Chartres, homme de trente ans, mais avec la raison, le jugement de quarante-cinq; plein d'égards, de douceur, de politesse, d'agréments et de gaieté; il avait été conduit à Bourbonne par une sciatique gagnée au service des grands. Là, il avait connu ces dames; il avait pris pour elles beaucoup de goût, elles pour lui; il avait retardé son retour pour les accompagner; il avait cédé sa chaise de poste à une des femmes de chambre; il avait pris la place vacante dans la voiture de M'"^ de Meaux; elles l'avaient mené à Vandœuvre chez M. de Provenchères, qu'il ne connaissait point, et dont il n'était pas connu, et il avait été accueilli comme il le méri- tait; il arrivait à Châlons chez M. Duclos, qu'il ne connaissait point, et dont il n'était point connu davantage, et qui ne l'en accueillit pas moins bien.

Nous voilà donc tous à la fois à Châlons, chez M. Duclos; sa femme était vraiment folle de nous avoir. Je n'ai pas vu de

336 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLÂN D.

ma vie une créature plus heureuse; tout ce qu'il est possible de faire pour vous rendre sa maison agréable, elle l'a fait, et avec une âme et des démonstrations qui ne se rendent pas ; cela était à voir. J'ai passé à Ghâlons le samedi et le dimanche; j'en suis parti le lundi malin ; M'"" de Meaux et les autres y sont restés deux jours de plus. Le dimanche, c'était la clôture du théâtre, nous allâmes à la comédie. Celui qui fit le compliment me savait au spectacle, et me régala publiquement d'un compliment qui n'était pas trop mal fait. Vous me connaissez; jugez de mon embarras; je m'étais baissé, baissé, baissé dans la loge; peu s'en fallait que je ne fusse perdu, par pudeur, sous les cotillons des dames.

Tandis que tout dormait encore, excepté la maîtresse de la maison, on mit nos chevaux; nous déjeunâmes et nous prîmes congé; la bonne Duclos fondait en larmes; son mari en faisait autant; je pleurais aussi; et mon petit gendre était sorti, de peur que la même envie ne le prît. J'ai su que la même scène douloureuse s'était renouvelée en se séparant d'avec M'"'' de Meaux. Je suis arrivé ici le 26 septembre à la chute du jour; j'y serais arrivé pour dîner, si notre postillon, au sortir de Châ- teau-Thierry, n'avait pas pris la route de Soissons au lieu de prendre celle de Paris. Nous partîmes de Château-Thierry à huit heures et demie du matin, et grâce à cette erreur, forcés de revenir trois lieues sur nos pas, nous nous retrouvâmes, à quatre heures du soir, à Château-Thierry.

Je ne manque pas d'embarras journaliers et d'affaires cou- rantes; jugez de ce que j'en ai trouvé d'accumulées après deux mois d'absence. Ma femme était en bonne santé, ma fdle avait été malade, mais très-malade, elle l'était encore; elleva mieux. Pour moi, j'ai déjà perdu tout ce que j'avais ramassé d'embon- point, de force et de gaieté sur les grands chemins.. Les trois premiers jours, il me semblait vivre dans une atmosphère infecte. Je me suis donné tant de peine et de mouvement, que la ma- chine s'est dérangée; jai été malade trois jours sans pouvoir sortir; cela s'est passé, et trois jours après cela m'a repris; c'est l'estomac qui périclite; ce sont les intestins qui font mal leurs fonctions. Ma fête est venue, il a fallu, pour l'amusement des autres, se prêter à une petite débauche de table.

J'allai voir, tout en arrivant, M. et M""' Digeon. Je ne trouvai

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLANI). 337

que matlame avec l'habit de deuil et le visage de la gaieté et de la santé. J'y causai environ deux heures. Hier, je rencontrai M. Digeon; nous nous embrassâmes fort tendrement. Je lui dis tout le bien que je pensais et que vous pensiez de lui. Quelques jours auparavant, j'étais allé faire visite à M'"" Bouchard ; j'y passai la soirée fort gaiement; nous fîmes là, elle, l'abbé de La Cliau^ et moi, de la philosophie très-folle et très-solide. Je lui trouvai bon visage. Notre arrangement pour les papillons, s'ils viennent, est tout convenu : autant de baisers que de pa- pillons; mais pas un baiser à la même place; et comme il y aura beaucoup de papillons, j'espère qu'il n'y aura pas la lar- geur de l'ongle sur toute ma personne qui ne soit baisée plu- sieurs fois; à moins que la dame n'aime mieux racheter tant de baisers à donner pour un seul qu'elle recevra et que je placerai à mon choix. J'ai été à la Briche, M. Grimm et M'""' d'Épinay se, sont réfugiés contre les maçons qui démolissent le pignon sur la rue de la maison qu'occupe ou qu'occupait M'"' d'Lpinay, rue Sainte-Anne. A force de travailler, je suis au courant de mes affaires; ma santé et ma gaieté reviendront; quand? quand vous reviendrez. J'ai et je donne à tout le monde l'espérance que ce sera incessamment; cette espérance est si douce, que tout le monde la prend tout de suite. Je vous embrasse toutes de tout mon cœur; je commence par maman.

Ne m'accusez pas, ni elle non plus, d'avoir oublié le jour de ma naissance; ce jour-là ce fut celui de sa fête, et celui on lui préparait au loin un joli enfant qui l'aimera, la respectera, lui restera attaché toute sa vie. Après maman, de droit, c'est mon amoureuse. Si je voulais, je ne lui dirais pas la moindre petite douceur, parce qu'elle me connaît, qu'elle est sûre de moi, et que mon éloignement, mon silence, mon absence, ne peuvent lui donner aucun souci sur mes sentiments. Pour vous, made- moiselle Yolland, rendez-vous justice à vous-même, et tout sera dit; et puis vous prenant toutes les trois à la fois, je vous réité- rerai ce que je vous ai promis mille fois, que vous m'êtes infini- ment chères autant que jamais; que vous ne pouvez cesser de me l'être, et que j'ai résolu; oh! non; ce n'est pas une ré-

1. L'abbé Gcraud de La Chau, bibliotliécaire, interprète et garde des pierres gravées du duc d'Orléans, auteur d'une Dissertation sur les attributs de Vénus , Prault, 1770, in-4.

338 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

solution, c'est un penchant très-vrai, très-ancien, toujours le même, qui me presse vers vous, auquel je ne résiste ni ne cherche à résister. Revenez, revenez et vous me trouverez tel peut-être que vous ne me supposez pas, mais tel que j'ai tou- jours été.

Bonjour, mes bonnes, mes tendres amies ; bonjour.

GXXXII

Au Grandval, le 2 novembre 1770.

Pienclons à mes amies un petit compte de ma conduite. Vous savez, mesdames et bonnes amies, ce que je suis devenu depuis le 9 d'octobre, jour de ma fête. La veille, joli concert et grand souper; j'ai fait des miennes tant qu'on a voulu; j'ai réconcilié, par occasion, deux êtres qui se méprisaient injustement, et qui, pour s'estimer, n'avaient qu'à se mieux connaître: c'est M^^Bajon et le petit maître de ma fille. Je fis jouer un concerto à celui-ci ; l'autre l'entendit, et trouva qu'il jouait comme un ange. le fis jouer et chanter la demoiselle, à présent dame; elle chanta et joua comme un ange, et l'autre en convint. Kohaut, ce luth que je vous ai nommé quelquefois, y fut conduit par sa curiosité maligne, qui fut trompée en ne trouvant pas de quoi s'exercer. II comptait bien boire du bon vin la veille, et faire de moi et de mes con- vives un bon conte le lendemain ; il n'y eut pas moyen, car tout alla bien. Je me couchai à trois heures du matin; j'étais levé à six heures et demie; à onze heures, j'avais environ cinq heures de travail par devers moi; et j'étais à la Comédie-Italienne h une répétition à laquelle j'étais invité. lAIa petite bonne est moins tourmentée de ses vomissements; ils se passent, ils re- viennent ; avec tout cela je n'en suis pas moins inquiet. Pliili- dor me vint voir, il y a quelque temps ; je fus curieux de savoir ce qu'il penserait de son talent harmonique; il l'entendit pré- luder pendant une demi-heure et plus ; et il me dit qu'elle n'avait plus rien à apprendre de ce côté; qu'il ne lui restait qu'à manger tout son soCd, qu'à se repaître sans fin de bonne

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 339

musique. Quelques jours après la Saint-Denis, je suis parti poul- ie Grandval, j'ai apporté une besogne immense, et j'en ai trouvé de la bien plus difilcile à faire. J'ai commencé par celle sur laquelle je ne comptais pas. Il est impossible que l'on ne snit heureux l'on fait le bien. J'ai fait retirer vos volumes de la chambre syndicale, avant que de quitter la ville. Je n'ai vu qu'une fois l'abbé; je ne sais s'il vous aura écrit la lettre en question; mais de retour à Paris, soyez sûres que j'y veillerai. Nous reviendrons le lendemain de la Saint-Martin tous ensem- ble. A présent que je suis hors de danger, et que je me porte bien, il faut que vous sachiez que j'ai pensé mourir d'une indi- gestion de pain ; cela ne pouvait ni remonter ni descendre : j'ai gardé sur mon estomac pendant plus de quinze heures un poids effroyable qui m'étouffait, et qui ne se laissait pas ébranler par l'eau chaude, de quelque côté que je la prisse. J'en suis encore à vivre de régime, chose difficile ici, les repas sont énormes, et l'on désoblige sérieusement la maîtresse de la maison quand on n'use pas de la bonne chère qu'elle vous fait d'aussi bonne grâce qu'elle y en met. J'ai profité de l'extrême liberté de cette indisposition qui m'a affranchi de toutes les petites servitudes de bienséance, pour me renfermer davantage dans mon apparte- ment, et pour travailler davantage. J'ai mis au net, pour la seconde fois, le Traité d'harnionie du petit-maître de ma fille \ Je vous dirai en passant que le petit Allemand, pour avoir voulu me suivre le jour de ma fête, et faire les honneurs de ma table et de son pays, en a pensé mourir. Je suis après la Mère jalouse de M. Barthe, comédie nouvelle. J'ai encore deux ou trois autres petits projets pour lesquels il me faudrait plus de temps qu'il ne m'en reste. Je m'étais si bien fait à la vie de province que je l'ai regrettée. Je suis si bien fait à la vie de campagne, qu'il ne m'en coûterait rien pour renoncer à la ville, à présent surtout que vous n'y êtes pas; combien on y a de temps, et comme on l'emploie! De ce temps que j'ai ici à profusion, j'en ai donné à Grimm quelques moments. Mous recevons de temps en temps des transfuges de Paris : l'abbé Morellet nous est venu; oh! le plaisant corps! comme je vous en amuserais, si j'en avais le temps! Il m'a laissé le seul exemplaire de son ouvrage, qui a

1. Bemetzriedcr. Voir ce Traite, tome MI.

3/iÛ LETTRES A MADEMOISELLE VÛLLAND.

été supprimé, contre les Dialogues de l'abbé Galiani; je ne l'ai pas encore ouvert; le Baron, qui l'a parcouru, m'a dit qu'il était plein d'amertume.

Adieu, mes amies, mes bonnes, tendres et respectables amies; ne soyez inquiètes ni de ma santé, ni de mon amitié. Écoutez bien : je ne suis ni injuste, ni fou ; je vous aime et vous aimerai toute ma vie, toute la vôtre. Il faudrait, pour le mieux, mourir tous le même jour; mais comme il ne faut pas s'y at- tendre, je jure de rester aux deux qui auront le malheur de survivre; je jure de rester à celle qui survivra. Bonjour, made- moiselle Yolland, mon cœiu' est le même; je vous l'ai dit, et je ne mens pas.

CXXXIII

Paris, le 20 novembre 1770.

Mesdames et bonnes amies,

J'ai fait un second voyage au Grandval. J'y ai passé la vie la plus agréable; des jours partagés entre le travail, la bonne chère, la promenade et le jeu; et puis cette liberté illimitée qu'accorde la maîtresse de la maison à ses hôtes, et qu'en vérité l'on n'a pas chez soi.

Je suis revenu à Paris quatre ou cinq jours après la Saint- Martin, l'âme pleine d'inquiétude. Si j'étais homme à pressen- timents, je vous dirais que j'en avais. Il est inouï tout ce que j'ai souffert depuis mon retour; sans la distraction d'un travail forcé, je crois que j'en serais devenu fou. Premièrement, une bcène violente entre le Baron et moi; scène dans laquelle le tort était de mon côté. Secondement, toutes sortes de commissions déplaisantes du prince de Galitzin, de Grimm et d'autres. Troi- sièmement, mes attaques de néphrétique, plus faibles, mais toujours fort incommodes. Quatrièmement, et cela est à la lettre, le remords continuel de me dire perpétuellement : 11 faut écrire à mes amies, elles sont inquiètes; ce silence les trouble; «et d'arriver d'un jour à l'autre au lendemain sans l'avoir fait.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 3U

Cinquièmement, le désagrément d'avoir donné tout mon temps, tous mes soins, toute ma peine à l'ouvrage de l'abbé Galiani, et de n'en recueillir que chagrin par une petite femme tracas- sière qui se mêle de tout et qui brouille tout, parce qu'elle se croit bonne à tout, et que dans le vrai, elle n'est bonne h rien. Sixièmement, l'indisposition' de ma llllc, qui est tourmentée par un vomissement opiniâtre, qui me désespère. Septièmement, d'avoir tout fait au monde pour prévenir un grand malheur et de n'avoir pu l'empêcher : l'homme que j'estimais s'est, il y a huit jours, cassé la tête de deux coups de pistolet; et la mienne n'en est pas encore remise.

Je pourrais ajouter un huitièmement, c'est une alarme ter- rible qu'on ignore ici, parce que j'ai pu seul remédier à tout : je travaille la nuit, comme vous savez; je travaillais donc, et j'étais si las de fatigue et de peine, que je me suis endormi la tête sur mon bureau ; tandis que je dormais, soit que ma lumière soit tombée sur mes papiers, ou autrement, le feu a pris à tout ce qui m'environnait; la moitié des livres et des papiers qui étaient sur ma table ont été brûlés ; heureusement je n'ai rien perdu d'essentiel. Je me suis tu de cet accident, parce qu'un mot indiscret là-dessus aurait sulïi pour ôter à jamais le repos à ma femme. J'ai si bien pris mes précautions, qu'il n'est pas resté le moindre indice de l'accident qu'elles ont couru et moi aussi.

Pardonnez-moi; recevez mes respects, plaignez-moi, et re- venez toutes trois, si vous voulez voir combien vous êtes sincè- rement respectées, et tendrement aimées.

GXXXIV

La Haye, le 22 juillet 1773.

Mesdames et bonnes amies,

Plus je connais ce pays-ci, mieux je m'en accommode. Les soles, les harengs frais, les turbots, les perches, et tout ce qu'ils appellent ivaterfish^ sont les meilleures gens du monde. Les

3Zi2 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

promenades sont charmantes; je ne sais si les femmes sont bien sages ; mais avec leurs grands chapeaux de paille, leurs yeux baissés, et ces énormes fichus étalés sur leur gorge, elles ont toutes l'air de revenir du salut ou d'aller à confesse. Les hommes ont du sens; ils entendent très-bien leurs affaires; ils sont bien possédés de l'esprit républicain ; et cela depuis les premières conditions jusqu'aux dernières. J'ai entendu dire à un bourrelier-bâtier : « Il faut que je me hâte de retirer mon enfant du couvent; je crains qu'elle ne prenne un peu de cette bas- sesse monarchique. » C'était une fille qu'il faisait élever à Bruxelles.

Je ne m'étendrai pas sur ce pays-ci ; je veux avoir à vous en parler à mon aise au coin de votre foyer, lorsque j'aurai le bonheur de vous y retrouver; car j'espère que vous voudrez bien vous conserver pour vos amis; pour moi qui ai bien résolu de vous aimer toute votre vie et toute la mienne, et qui, par cette raison et beaucoup d'autres, la désire fort longue.

La princesse est revenue de son voyage. C'est une femme très-vive, très-gaie, très-spirituelle, et d'une figure assez aima- ble; plus qu'assez jeune, instruite et pleine de talents; elle a lu ; elle sait plusieurs langues; c'est l'usage des Allemandes ; elle joue du clavecin et chante comme un ange; elle est pleine de 'mots ingénus et piquants; elle est très-bonne : elle disait hier, à table, que la rencontre des malheureux est si douce qu'elle pardonnerait volontiers à la Providence d'en avoir jeté quel- ques-uns dans les rues. Nous avions un butor qui se repentait de ne s'être pas fait peindre à Paris; elle lui demanda s'il n'y était pas au temps d'Oudry\ Elle est d'une extrême sensibilité; elle en a même un peu trop pour son bonheur. Gomme elle a des connaissances et de la justesse, elle dispute comme un petit lion. Je l'aime à la folie, et je vis entre le prince et sa femme, comme entre un bon frère et une bonne sœur.

C'est ici qu'on emploie bien son temps; point d'importuns qui viennent vous prendre toutes vos matinées; le malheur est qu'on se couche fort tard, et qu'on se lève de même. Notre vie est tranquille, sobre et retirée.

J'ai vu ici deux vieillards qui ont eu jusqu'à présent, qu'ils

i. Célèbre peintre d'animaux.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAM). ?>hi

sont un peu sous la remise, ils se trouvent mal et avec rai- son, la plus grande influence dans les aflaires du gouvernement. A leur air grave, à leur ton sentencieux et sévère, en vérité il me semblait que j'étais entre les Fabius et les Régulus; rien ne rappelle les vieux Romains comme ces deux respectables ])er- sonnagps-là : ce sont les deux Bentiiik, l'un Charles Bentink, et l'autre Bentink, comte de Rhoone.

J'ai fait deux ou trois petits ouvrages assez gais^ Je ne sors guère; et quand je sors, je vais toujours sur le bord de la mer, que je n'ai encore vue ni calme ni agitée; la vaste uniformité accompagnée d'un certain murmure incline à rêver; c'est que je rêve bien.

J'ai cherché des livres très-inutilement ; les étrangers ont enlevé tous ceux dont j'espérais me pourvoir.

Je commence à sentir la mauvaise pièce de mon sac; c'est, comme vous savez, mon estomac; pendant le premier mois je me suis cru guéri.

Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Je pré- sente mes compliments et mon respect à M. et M'"'' Bouchard, à M. et M'"* Digeon, à M. Duval, à qui je dois de la reconnais- sance pour l'intérêt qu'il prend à vos affaires et celui qu'il a bien voulu prendre aux miennes. Ne me laissez pas oublier par M. Gaschon, lorsqu'il vous apparaîtra. Je vous souhaite une prompte et heureuse fin d'affaires domestiques. Je vous suis attaché pour tant que je vivrai; et en quelque lieu que le ciel me promène, je vous y porterai dans mon cœur.

cxxxv

La Haye, ce 13 août 1773.

Mesdames et bonnes amies, Est-ce que vous avez résolu de me désespérer? Il y a un

1. Jacques le Fataliste, le Neveu de Rameau et la Réfutation d'Helvétius ont été écrits ou revus à cette époque.

2>hh LETTRES A MADEMOISELLE YOLLAND.

siècle que je n'ai entendu parler de vous; par hasard, est-ce que vous n'auriez pas reçu ma dernière lettre? Mademoiselle, si vous saviez toutes les visions cruelles qui m'obsèdent, vous vous garderiez bien de les laisser durer; dites-moi seulement que vous vous portez bien, et que vous m'aimez : que je voie encore une fois de votre écriture.

Eh bien, mes amies, le sort est jeté : je fais le grand voyage; mais rassurez- vous.

M. de Nariskin, chambellan de Sa Majesté Impériale, me prend ici à côté de lui dans une bonne voiture, et me conduit à Pé- tersbourg doucement, commodément, à petites journées, nous arrêtant par tout le besoin de repos ou la curiosité nous le conseillera. M. de Nariskin est un très-galant homme, qui a pris à Paris pour moi beaucoup d'estime et d'amitié; il s'est fait, dans une contrée barbare, les vertus délicates d'un pays policé : elles lui appartiennent. Ce n'est pas tout ; au mois de janvier prochain, une autre bonne voiture, je m'assiérai à côté du frère du prince de Galitzin et de sa femme qui font le voyage de France, me déposera au coin de la rue Taranne. J'aurais peut-être un jour du regret d'avoir négligé un voyage que je dois à la reconnaissance.

Bonjour, madame de Blacy ; je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Bonjour, madame Bouchard; je vous salue et vous embrasse aussi. Adieu, bonne amie ; adieu, mademoiselle Yolland. Dans quatre joufs je serai en chemin pour Pétersbourg. Faites des vœux pour vous et pour moi. La diflerence des degrés de latitude ne changera rien à mes sentiments ; et vous me serez chère sous le pôle, comme vous me l'étiez sous le méri- dien de Cassini.

Ne vous inquiétez point; ne vous affligez pas; conservez- vous. Nous serons un peu plus éloignés que quand vous partiez de Paris pour Isle ; mais notre séparation sera moins longue; et nos cœurs ne cesseront pas de se toucher. Accordez à des cir- constances importantes ce que vous accordiez à la nécessité d'accompagner une mère chérie dans une terre qui faisait ses délices. Je sais qu'il est dur d'être privé à la fois de tous ceux que nous aimons ; mais, ma bonne, ma tendre amie, nous nous reverrons ! Si vous m'écrivez, adressez, à La Haye, vos lettres au prince de Galitzin, qui me les fera passer à Pétersbourg.

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 3/i5

Je vous salue ; je vous serre entre mes ])ras ; j'ai l'àme pleine de douleur; une seule espérance me soutient, c'est celle de retrouver une femme que j'aime, et de lui ramener un honnne dont elle a toujours été tendrement aimée. Madame Boiicliard, je vais dans une contrée je songerai à votre goût pour l'histoire naturelle, et à la douceur des baisers en croix; j'en aurai quelques-uns si Dieu me prête vie ; mais ce ne sera pas dans les premiers huit jours ; j'espère que vous voudrez bien aban- donner mes joues à M""" Yolland et à M""' de Blacy ; elles seront si aises de me revoir !

Bonjour, toutes ; songez toutes à moi ; parlez-en ; dites-en du bien, dites-en du mal : pourvu que vous en parliez avec in- térêt je serai satisfait. Je vous réitère mes tendres et sincères amitiés. Ne vous attendez, de Pétersbourg, qu'à des généralités. Nous ferons le carnaval ensemble : je vous le promets. Adieu, adieu.

J'espérais trouver Grimm à Pétersbourg, à la suite de la princesse d'Armstadt dont une des filles va épouser le grand-duc; tout a été dérangé, et le temps de cette fête et le voyage de Grimm ; je n'ai pas appris cette nouvelle sans chagrin.

CXXXVI

Pétersbourg, le 20 décembre 1773.

Mademoiselle et bonne amie,

Après avoir été tourmenté des eaux de la Neva pendant une quinzaine, j'ai repris le dessus; je me porte bien. Je suis tou- jours dans la même faveur auprès de Sa Majesté Impériale. J'aurai fait le plus beau voyage possible quand je serai de retour. Nous partirons, Grimm et moi, dans le courant de février. Je vous salue et vous embrasse aussi tendrement que jamais. Mille tendres compliments à M""^ de Blacy, mon amoureuse, et à M, et M'"" Bouchard, h, l'abbé Le Monnier et à M. Gaschon. Combien nous en aurons à dire au coin de votre foyer!

3/j6 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

Pétersbourg, le 29 décembre 1773; c'est la veille du jour l'an. Le reste s'entend.

GXXXVII

La Haye, le 8 avril 1774.

Mesdames et boinnes amies,

Après avoir fait sept cents lieues en vingt-deux jours, je suis arrivé à La Haye, le 5 de ce mois, jouissant d'une très- bonne santé, et moins fatigué de cette énorme route que je ne l'ai quelquefois été d'une promenade. Je vous reviens comblé d'honneurs. Si j'avais voulu puiser à pleines mains dans la cas- sette impériale, je crois que j'en aurais été fort le maître ; mais j'ai mieux aimé faire taire les médisants de Pétersbourg et me faire croire des incrédules de Paris. Toutes ces idées qui rem- plissaient ma têle en sortant de Paris se sont évanouies pendant la première nuit que j'ai passé à Pétersbourg. Ma conduite en est devenue plus honnête et plus haute. N'espérant rien et ne craignant rien, j'ai pu parler comme il me plaisait. Quand au- rons-nous la douceur de nous revoir? Peut-être sous quinzaine; peut-être aussi beaucoup plus tard. L'impératrice m'a chargé de l'édition des Règlements de ses nombreux et utiles établisse- ments. Si le libraire hollandais est un arabe, à son ordinaire, je le plante là, et je viens imprimer à Paris. Si j'en puis obtenir un traitement raisonnable, je reste jusqu'à la fin de ce cette tâche qui ne sera pourtant pas éternelle. Quoique la saison ait été si belle que, soumise à nos ordres, elle ne l'aurait pas été davantage ; que nous ayons eu les plus belles journées et les routes les meilleures, cela n'a pas empêché que nous n'ayons laissé en chemin quatre voitures fracassées. Quand je me rap- pelle le passage de la Dwina, à Riga, sur des glaces entr'ouvertes d'où l'eau jaillissait autour de nous, qui s'abaissaient et s'éle- vaient sous le poids de notre voiture, et craquaient de tous côtés, je frémis encore de ce péril. J'ai pensé me briser un bras et une

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. ?>hl

épaule en passant dans un bac à ^littau une trentaine d'hommes étaient occupés à porter en l'air notre voiture au hasard de tomber et de nous précipiter tous pèle-mèle dans la rivière. Nous avons été forcés à Hambourg d'envoyer nos malles à Amsterdam, par un chariot de poste ; une voiture un peu chargée n'aurait jamais résisté à la difficulté des chemins.

Je suis chez le prince de Galitzin, dont vous pouvez concevoir la joie en me revoyant par celle cjue vous ressentirez ou un peu plus tôt ou un peu plus tard.

Je crois déjà vous avoir dit qu'après m'avoir fait l'accueil le plus doux, permis l'entrée de son cabinet tous les jours depuis trois heures jusqu'à cinq ou six, l'impératrice a bien voulu sous- crire à toutes les demandes que je lui ai faites en prenant congé d'elle : je lui ai demandé de satisfaire aux dépenses de mon voyage, de mon séjour et de mon retour, lui faisant remar- quer qu'un philosophe ne voyageait pas en grand seigneur; elle me l'a accordé; je lui ai demandé une bagatelle cpii tirait tout son prix d'avoir été à son usage ; elle me l'a accordée, et accordée avec une grâce et des marques de l'estime la plus distinguée. Je vous raconterai cela, si ce n'est pas déjà une affaire faite. Je lui ai demandé un des officiers de sa cour pour me remettre sain et sauf je désirerais, et elle me l'a accordé, ordonnant elle-même la voiture et tous les apprêts de mon voyage.

Mesdames et bonnes amies, je vous jure que cet intervalle de ma vie a été le plus satisfaisant qu'il était possible pour l'amour- propre. Oh ! parbleu, il faudra bien c{ue vous m'en croyiez sur ce que je vous dirai de cette femme extraordinaire ! Car mon éloge n'aura pas été payé, et ne sortira pas d'une bouche vé- nale. Je vous salue, vous embrasse, et vous présente mon tendre respect. Vous êtes bien injustes si vous ne croyez pas que je vous rapporte les mêmes sentiments que j'avais en me séparant de vous; ce n'est pas mon cœur, ce seront vos âmes c|ui seront changées.

Je présente mon respect à M""" Bouchard. Si vous voyez M. Gaschon, rappelez-moi à son souvenir. Mademoiselle, je vous embrasse de tout mon cœur. Mais, est-ce que votre santé n'est pas rétablie ?

3^S LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

C XXXV III

La Haye, le 15 juin 1774.

Mesdames et bonnes amies,

Ce n'est pas un voyage agréable que j'ai fait; c'est un voyage très-honorable : on m'a traité comme le représentant des honnêtes gens et des habiles gens de mon pays. C'est sous ce titre que je me regarde, lorsque je compare les marques de distinction dont on m'a comblé, avec ce que j'étais en droit d'en attendre pour mon compte. J'allais avec la recommandation du bienfait, beaucoup plus sûre encore que celle du mérite; et voici ce que je m'étais dit : Tu seras présenté à l'impératrice ; tu la remercieras ; au bout d'un mois, elle désirera peut-être de te voir ; elle te fera quelques questions ; au bout d'un autre mois, tu iras prendre congé d'elle, et tu reviendras. Ne conve- nez-vous pas, bonnes amies, que ce serait ainsi que les choses se seraient passées dans toute autre cour que celle de Péters- bourg?

Là, tout au contraire, la porte du cabinet de la souveraine m'est ouverte tous les jours, depuis trois heures de l'après-midi jusqu'à cinq, et quelquefois jusqu'à six. J'entre; on me fait asseoir, et je cause avec la même liberté que vous m'accordez ; et en sortant, je suis forcé de m'avouer à moi-même que j'avais l'âme d'un esclave dans le pays qu'on appelle des hommes libres, et que je me suis trouvé l'âme d'un homme libre dans le pays qu'on appelle des esclaves. Ah ! mes amies, quelle souve- raine ! quelle extraordinaire femme ! On n'accusera pas mon éloge de vénalité, car j'ai mis les bornes les plus étroites à sa munificence ; il faudra bien qu'on m'en croie, lorsque je la peindrai par ses propres paroles; il faudra bien que vous disiez toutes que c'est l'âme de Brutus sous la figure de Gléopàtre ; la fermeté de l'un et les séductions de l'autre; une tenue incroyable dans les idées avec toute la grâce et la légèreté possibles de l'ex-

LETTRRS A M AI)KM0ISP:LLE VOLLAND. 3^9

pression ; un amour de la vérité porté aussi loin qu'il est possible; la connaissance des adaires de son empire, comme vous l'avez de votre maison : je vous dirai tout cela, mais quand? Ma foi, je voudrais bien que ce fût sous huitaine, car il en faut moins pour arriver de La Haye à Paris du train dont je suis revenu de Pétersbourg à La Haye; mais Sa Mnjosté Impériale et le général Betzky, son ministre, m'ont chargé de l'édition du plan et des statuts des différents établissements que la souveraine a fondés dans son empire pour l'instruction de la jeunesse et le bonheur de tous ses sujets. J'irai le plus vite que je pourrai, car vous ne doutez pas, bonnes amies, que je ne sois aussi pressé de me restituer à ceux qui me sont chers qu'ils peuvent l'être de me revoir. Sachez, en attendant, qu'il s'est fait trois miracles en ma faveur: le premier, quarante-cinq jours de beau temps de suite, pour aller; le second, cinq mois de suite dans une cour, sans y donner prise à la malignité ; et cela, avec une franchise de caractère peu commune et qui prête au lorquet des courtisans envieux et malins ; le troisième, trente jours de suite d'une sai- son dont on n'a pas d'exemple, pour revenir, sans autre accident que des voitures brisées : nous en avons changé quatre fois. Combien de détails intéressants je vous réserve pour le coin du feu! Je commence à perdre les traces de vieillesse que la fatigue m'avait données ; il me serait si doux de vous retrouver avec de la santé, que je me flatte de cette espérance. Je compte beaucoup sur les soins de M""" de Blacy, et sur ceux de M'"'' Bou- chard ; je les salue et les embrasse toutes deux. M'"" Bouchard, qui ne pardonne pas aisément une bagatelle, me permettra apparemment de garder un long et profond ressentiment d'un mal qui ne m'a pas encore quitté. La première fois que vous verrez M. Gaschon, dites-lui que si son affaire n'est pas faite, ce n'est pas que je l'aie oubliée ; les circonstances n'étaient guère propres au succès dans un pays la souveraine calcule. J'ai vu Euler, le bon et respectable Euler, plusieurs fois : c'est l'auteur des livres dont votre neveu a besoin. J'espère qu'il sera satisfait. La princesse de Galitzin en avait fait son affaire avant mon départ, et depuis mon arrivée, le prince Henri s'en est chargé. Vous me direz : Pourquoi se reposer sur d'autres de ce qu'on peut faire soi-même? C'est que l'édition d'un des volumes publiés à Pétersbourg est épuisée, et que l'édition de l'autre

350 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

volume s'est faite à Berlin, je n'ai pas voulu passer, quoique j'y fusse invité par le roi. Ce n'est pas l'eau de la Neva qui m'a fait mal, c'est une double attaque d'inflammation d'entrailles en allant ; ce sont des coliques et un mal effroyable de poitrine causés par la rigueur du froid à Pétersbourg, pendant mon séjour; c'est une chute dans un bac à Mittau, à mon retour, qui ont pensé me tuer ; mais la douleur de la chute et les autres accidents se sont dissipés; et si votre santé était à peu près aussi bonne que la mienne, je serais fort content de vous.

J'avais laissé Grimm malade à Pétersbourg; il est convales- cent et au moment de son retour ; il revient l'âme navrée de douleur : la landgrave de Darmstadt, qu'il avait accompagnée, son amie, la mère de la grande-duchesse, vient de mourir. Je ne saurais vous dire l'étendue de la perte qu'il fait en celte femme. Ma fille m'apprend que, pendant mon absence, vous avez eu quelque bonté pour elle ; je vous en fais bien mes remerciements. Ne craignez rien pour ma santé; nous nous retirons de bonne heure, nous ne soupons presque pas. Je n'ai pas encore le courage de travailler ; il faut laisser le temps à mes membres disloqués de se rejoindre; c'est l'affaire du sommeil; aussi, depuis mon retour, je dors huit à neuf heures de suite. Le prince a son travail politique; la princesse mène une vie qui n'est guère compatible avec la jeunesse, la légèreté de son esprit, et le goiit frivole de son âge; elle sort peu ; ne reçoit presque pas compagnie, a des maîtres d'histoire, de mathéma- tiques, de langues; quitte fort bien un grand dîner de cour pour se rendre chez elle à l'heure de sa leçon, s'occupe de plaire à son mari; veille elle-même à l'éducation de ses enfants; la renoncé à la grande parure ; se lève et se couche de bonne heure, et ma vie se règle sur celle de sa maison. Nous nous amusons à disputer connue des diables; je ne suis pas toujours de l'avis de la princesse, quoique nous soyons un peu férus tous deux de rantiquomanie,et il semble que le prince ait pris à tâche de nous contredire en tout: Homère est un nigaud; Pline, un sot fieffé; les Chinois, les plus honnêtes gens de la terre, et ainsi du reste. Gomme tous ces gens- ne sont ni nos cousins, ni nos intimes, il n'entre dans la dispute que de la gaieté, de la viva- cité, de la plaisanterie, avec une petite pointe d'amour-propre qui l'assaisonne. Le prince, qui a tant acquis de tableaux, aime

LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAM). 351

mieux avouer qu'il ne s'y connaît pas que d'accorder le mérite de s'y connaître à aucun amateur.

Bonjour, mes bonnes amies; agréez mon tendre respect, et me croyez tout à vous, comme j'étais et je serai toute ma vie.

GXXXIX

La Haye, le 3 septembre [11 i.

Mesdames et boxées amies,

Mes caisses ont été embarquées hier pour Rotterdam ; il ne me reste ici de butin que ce qu'on enferme dans un sac de nuit pour un voyage de cinq à six jours.

Le prince et la princesse de Galitzin font tout leur possible pour me retenir jusqu'à la fin du mois; ils prétendent que je devrais attendre, à côté d'eux, la dernière résolution de la cour de Russie sur un projet dont l'impératrice même a fixé l'accomplissement dans le courant de ce mois ; mais il n'en sera rien; l'édition de son ouvrage n'est pas encore achevée; j'ai accordé dans ma tête une huitaine à l'imprimeur; passé ce terme, finira la besogne qui voudra. Malgré toutes les attentions de mes hôtes, malgré la beauté du séjour de La Haye, je sèche sur pied ; il faut que je vous revoie tous. Qui m'aurait dit, lors- que je partis de Paris, qu'un voyage que j'imaginais de cinq à six mois serait presque trois fois plus long ? Je lui aurais bien répondu qu'il en aurait menti par sa gorge. Enfin, je vais rega- gner mes foyers pour ne les plus quitter de ma vie : le temps l'on compte par année est passé, et celui il faut compter par jour est venu; moins on a de revenu, plus il importe d'en faire un bon emploi. J'ai peut-être encore une dizaine d'années au fond de mon sac. Dans ces dix années, les fluxions, les rhumatismes , et les restes de cette famille incommode en prendront deux ou trois ; tâchons d'économiser les sept autres pour le repos et les petits bonheurs qu'on peut se promettre au delà de la soixantaine. C'est mon projet dans

352 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.

lequel j'espère que vous voudrez bien me seconder. J'avais pensé que les fijjres du cœur se racornissaient avec l'âge; il n'en est rien ; je ne sais si ma sensibilité ne s'est pas augmentée : tout me touche, tout m'affecte; je serai le plus insigne /7/^?/r- niclieur vieillard que vous ayez jamais connu. xVdieu, mesda- mes et bonnes amies ; encore un petit moment et nous nous reverrons. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœui\ Madame de Blacy, on dit que, pendant mon absence, quelqu'un m'a coupé l'herbe sous le pied. Si vous êtes restée ce que vous étiez, vous auriez tout ausi bien fait de me garder. Si vous vous êtes départie de la rigidité de vos principes, je vous félicite de votre perversion et de votre inconstance. Gomme je vais être baisé de M'"" Bouchard si elle a conservé son goût pour l'his- toire naturelle! J'ai des marbres, et tant de baisers pour les marbres; j'ai des métaux, et tant de baisers pour les métaux ; des minéraux, et tant de baisers pour les minéraux. Comment fera-t-elle pour acquitter toute la Sibérie? Si chaque baiser doit avoir sa place, je lui conseille de se pourvoir d'amies qui s'y prêtent pour elle : mes baisers, coumie vous pensez bien, seront les plus petits que je pourrai ; mais la Sibérie est bien grande. Vous auriez fait la même faute que moi, si vous m'aviez laissé oublier de M. et M'"" Digeon. Dites encore un petit mot de moi à M. Gaschon, si vous le revoyez avant moi. Il n'aura pas en- core résigné sa charge de satellite du plaisir, la plus excentri- que de toutes les planètes, qui le prou)ène avec elle sur toutes sortes d'horizons. Adieu, mes bonnes amies; adieu; je reparaî- trai bientôt sur le vôtre, et pour ne plus m'en éloigner.

FIN DES LETTRES A MADEMOISELLE VoLLAND.

LETTRES

A L'ABBE LEMONNIER

(17G5-1779.)

23

NOTICE PRELIMINAIRE

Cet abbé Le Monnier, que Diderot rencontra chez les dames Volland et dont il resta l'ami jusqu'à la fin, est une agréable figure de rimeur, d'humaniste et de philanthrope. Mais il a expié le tort d'avoir écrit des fables après La Fontaine et d'avoir traduit Perse et Térence qu'on ne lit plus guère aujourd'hui, même dans une traduction. Quant à la Fête des bonnes gens, elle n'a point survécu à ses fondateurs. Parler de Le Monnier, c'est donc ajouter un chapitre à cette histoire des oubliés et des dédaignés de la littérature que chaque siècle laisse à faire après lui.

Guillaume-Antoine Le Monnier naquit à Saint-Sauveur-le-Vicomte (Manclie), en 1721. Après ses études commencées à Coutances et ache- vées au collège d'Harcourt, il fut nommé, en 17/|3, chapelain de la Sainte-Chapelle, où, pour 1,^00 livres par an, il enseignait aux enfants de chœur le plain-chant et le latin. Plus tard, une épître, fort genti- ment tournée, à son archevêque lui valait une pension de 800 livres qui le garantissait, disait-il, « de la faim comme de l'indigestion ». La maî- trise et la classe ne l'empêchaient pas de se lier avec Diderot, Grétry, Raynal, « qui l'appelait le meilleur des hommes », Élie de Beaumont, Greuze, Moreau le Jeune, Sophie Arnould,

Le Carpentier,

Cochin, Perronet, Cendrier,

Et de leurs pareils quinze ou seize,

Qui sont amis chauds comme braise.

Non content de corriger le Dialogue sur la raison humaine, qui est la première œuvre imprimée de l'abbé, Diderot relisait, la plume à la main, ses deux traductions, et leur cherchait un éditeur. Le Monnier l'en remerciait par une fable dont il empruntait le sujet à une repartie

356 NOTICE PRÉLIMINAIRE.

de M'"" Diderot*. Cochin dessinait pour ses Fables et pour les Saiires de Perse des frontispices aussi compliqués que les énigmes du Mercure d'alors; il ornait son Térence de sept belles planches gravées par Chof- fard, A. de Saint-Aubin, Rousseau et Prévost. Plus tard, un autre ami, Moreau le Jeune, gravait lui-même pour la Fêle des bonnes gens de Canon une de ses plus délicieuses eaux-fortes.

Si l'abbé s'en était tenu à ses traductions, il serait peut-être tout doucement arrivé au fauteuil académique. Par malheur, il s'avisa d'écrire pour Philidor une comédie en un acte et en prose mêlée d'ariettes, intitulée le Don Fils et représentée sur le Théâtre-Italien le 11 janvier 1773. Ce fut une lourde chute. Grimm se garda de signaler l'échec, d'un ami; mais les Mémoires secrets, qui n'avaient pas les mêmes motifs pour ménager l'abbé, se montrèrent impitoyables. Dès la veille de la représentation, ils insinuent que le sujet est emprunté à un conte de Marmontel, « mine féconde puisent tous nos faiseurs d'opéras- comiques ». Le IZi janvier, ils annoncent que les comédiens italiens l'ont jouée : o Les paroles sont d'un certain abbé Le Monnier qui a traduit Térence, mais ne s'entend en rien au théâtre. Indépendamment des vices de construction, la forme n'a aucune beauté; il n'y a pas une scène qui vaille quelque chose ; les ariettes même sont détestables. La musique du sieur Philidor n'a pu compenser tant de défauts, et si le Bon Fils n'est pas tombé, il n'est guère possible qu'il aille bien loin. » Le 5 février : « L'abbé Le Monnier, auteur du Bon Fils, est chapelain de la Sainte-Chapelle. Il a pris un nom postiche et sur les imprimés on lit : Par M. de Vaux. Cependant, comme il est notoirement connu pour l'auteur de cette mauvaise pièce, le Chapitre est furieux contre ce suppôt prévaricateur et l'archevêque de Paris exige, dit-on, qu'il soit destitué de sa place. Cela serait acheter bien cher la honte d'avoir pro- duit une aussi détestable drogue. » C'était dur, en effet ; le pauvre abbé dut quitter Paris. Grâce à Élie de Beaumont, il obtint la cure de Mont- martin-en-Graignes, non loin de Saint-Lô. II y fit le bien et s'occupa de l'institution des fêtes de bienfaisance que la famille d'Élie de Beau- mont avait créées à Canon et à Passais. Dès lors, il ne vint plus guère à Paris. Mais ses amis ne l'oubliaient pas. M'"*' Vallayer-Coster, celle-là même qui avait peint M"'= Volland, exposa au Salon de 1775 un portrait de l'abbé, et Diderot, en 1779, le chargeait de solliciter Target pour le fils de M'"* de Blacy, dans des termes qui prouvent que leur amitié ne s'était jamais refroidie.

La Révolution survint. Le Monnier, dépossédé de sa cure, fut an-été et enfermé, àParis d'abord, à Sainte-Marie-du-Mont, puis à Sainte- Pélagie. Le 9 thermidor l'en fit sortir; et la Convention non-seulement lui accorda une pension, mais, sur la proposition de Letourneur (de la Manche), lui donna la succession de Dom Pingre comme conser- vateur de la bibliothèque du Panthéon. En même temps, il était élu à

i. Voir la fable XXIX : Le Philosoiihe et sa femme.

NOTICE IMîKLIMIN Allii:. '357

l'Institut, dans la section des langues vivantes. 11 paya son tribut par un mémoire sur le pronom Soi et il fit au Lycée la lecture de fal)les et de poésies. Mais les honneurs venaient le cliercher trop tard; il mourut le U avril 1797.

Ouehpies jours après, un de ses collègues du Lycée, le citoyen F. V. Mulot, lisait en séancn pul)li(iue un éloge de Le Monnier, écrit dans la langue pompeuse du temps. L'auteur, bien renseigné, d'ailleurs, sur les particularités de la vie de l'abbé, terminait en souhaitant qu'on plantât sur la tombe « un arbre vert, moins triste que le cyprès qui eût trop contrasté avec la gaîté de son caractère. » Sous le titre (TApot/iéose de Le Monnier viennent tout aussitôt des couplets de Favart sur l'air : Que ne suis-je la fougère? un (iiihyv'dmhe de Desforges (serait-ce l'auteur du Poêle?) et d'autres couplets encore, d'un anonyme, sur l'air : Fem- mes qui voulez savoir, etc. La mémoire aimable de Le Monnier était fêtée comme il convenait.

M. Brière possède presque tous les autographes des lettres de Diderot à l'abbé, publiées par lui. Le fac-similé de l'un d'eux est joint à ce volume. Grâce à la bienveillance de M. Alfred Sensier et de M. J. Des- noyers, nous avons pu enrichir cette série de deux lettres inédites, l'une que plusieurs catalogues ont mentionnée comme adressée à Galiani, l'autre qui est un véritable plaidoyer en faveur du neveu de M"" VoUand. De plus la lecture attentive du texte de nos prédécesseurs nous a fait replacer à leurs dates réelles quelques-unes de ces lettres dont l'ordre chronologique avait été visiblement interverti.

LETTRES A L'ABBÉ LE MONNIER

Monsieur et cher abbé, si j'avais un service vous rendre, je ne manquerais pas d'aller chez vous; mais j'en ai un à vous demander et il l'aut vous en ménager toute la bonne grâce ; don- nez-vous donc la peine de venir chez moi. Demain, par exemple, vous me trouveriez dans la matinée; songez que ce délai peut vous priver du plaisir d'obliger et de m'obliger. Si vous diffé- riez à m'apparaître, je vous croirais indisposé ou retenu par quelque contre-temps fâcheux, et j'en aurais plus de souci que de mon affaire. Et ce Philosophe sans le savoir^ est-il? et ce Tcrence? et ces ligures? "Venez me dire tout cela et que la chose à laquelle je m'intéresse n'est pas infaisable. Bonjour, je vous embrasse de tout mon cœur. Songez à votre poitrine et soyez sage. Voyez de jolies femmes et regardez-les tant qu'il vous plaira. Soupez avec des gens qui boivent du bon vin de Champagne, mais laissez-les faire. Votre serviteur et ami.

Il

Je n'y veux rien faire à cette pièce, mon très-cher abbé*. Malheur à ceux qui n'en seront pas fous! Dans l'état elle est,

1. Cette lettre a été certainement écrite au sortir de la répétition générale du Philosophe sans le savoir, qui eut lieu le 30 novembre 1763, devant M. de Sariine

360 LETTRES A L'ABBÉ LE MONNIER.

c'est un chef-d'œuvre de simplicité, de finesse, de force. Le génie et le naturel y brillent de tout côté. C'est l'ouvrage d'un très-habile et du plus honnête homme du monde. Je courus avant-hier toute la matinée après lui, pour lui accorder une petite portion de sa récompense, l'admiration et l'éloge d'un ami dont il connaît la sincérité, et dont il ne méprise pas le jugement. Je lui remis en même temps une lettre de Grimm qu'il peut regarder comme l'expression des sentiments de toute notre société de la rue Royale. Voyez cette lettre, elle contient quelques observations sensées auxquelles il est facile de satis- faire. Nos vues, bonnes peut-être, le jetteraient dans un travail infini; et puis je craindrais que l'ensemble n'en prît un air tour- menté. Je ne veux point du tout le mot de philosophe, ni dans une bouche ni dans une autre. Il me plaît infiniment que le titre

de la pièce ne s'y trouve pas seulement une fois Si la scène

de la comtesse de province ne fait point d'effet, c'est qu'elle commence mal; je vous l'ai dit, c'est une scène assise. Qu'elle vienne cette comtesse exprès pour s'entretenir avec son frère de l'établissement de- son neveu, alors elle donnera à ce frère cent coups de poignard et qui seront tous sentis du spectateur. Pour la scène des violons, je crois que placée et exécutée comme Grimm l'a pensé, elle fera bien. Ce n'est pas tout cela qu'il faut corriger, mon ami; mais bien premièrement ce foutu Bri- zard qui joue sans âme, sans pathétique, sans force, et qui, au premier coup de marteau qui a fait renverser plusieurs femmes sur le fond de leurs loges, ne sait pas se laisser tomber dans son fauteuil ; c'est cet insipide Grandval qui balbutie son rôle et qui le fait si bêtement, si bêtement, qu'à présent que je me le rappelle, je ne sais comment il n'a pas fait tomber la pièce. Jetez-moi ce sot bougre-là hors de la scène, il n'est plus bon à rien; ce sont les trois quarts de cette racaille au beau milieu de laquelle nous étions, et qui ne seront faits de mille ans d'ici pour bien sentir la vérité et la simplicité de ce drame ; que diable voulez-vous que je réponde à un plat qui me demande si je trouve cela écrit? « Et foutre non, lui réponds-je, cela n'est pas écrit, mais cela est parlé. » Si cet homme était en

et d'autres magistrats. Voir à ce sujet la Correspondance littéraire de Grimm, du 15 décembre 17G5.

LETTRES A L'ABBÉ LE MON NIER. 3G1

('tat de sentir combien ma ri'ponsc est bonne, il ne se serait pas mis dans le cas de l'entendre. iMon clier ami, si Sedaine ne recueille pas de son talent, cette fois-ci, tout l'honneur qui lui est dû, je connais quinze à dix-huit honnêtes gens qui en seront plus aflligés que lui. Parmi ces honnêtes gens-là, il y a trois femmes très-aimables, très-jolies, qui veulent absolument l'embrasser; il n'a qu'à dire quand il lui plaira de prêter ses joues. Je ne sais si jamais vous avez entendu nommer un M. de Saint-Lambert; c'est un homme de mérite et qui veut vous connaître. Bonjour, mon ami. Si vous m'aimez bien comme je le désire et le crois, ne me dites plus que des choses que vous croyez et que je puisse croire. Je vous embrasse de tout mon cœur. Embrassez encore pour vous et pour moi l'ami Sedaine. C'est un furieux homme. Je ne sais s'il a des ennemis; on a quelquefois comme cela plus qu'on ne mérite; mais il les écra- sera tous comme des chenilles. Bonjour.

III

Vous écrivez bien mal, monsieur et très-aimable abbé ; il faut que vous ayez bien peu de vanité pour négliger d'aussi jolis enfants que les vôtres. J"ai eu toutes les peines du monde à vous déchiffrer. Vous me direz à cela que je m'en suis donné tout le temps ; mille pardons. Je ne suis ni paresseux ni négli- gent, et je sens très-bien la marque d'estime que vous m'avez donnée. Mais c'est le diable qui se mêle de mes affaires, et qui ne laisse jamais faire que celles qui me désespèrent et qui m'en- nuient. Enfin, voilà votre dialogue avec les misérables petites observations que vous me demandez '. Il ne tenait qu'à vous que je fisse mieux mon devoir d'Aristarque, vous n'aviez qu'à faire

t. Le Monnior a publii; en 17Gij un Dialogue sur la raiso)i Inimaine que nous n'avons pu nous procurer. Il le refit sur les conseils de Diderot et le replaça dans Ses Fables, Contes et E pitres, sous le titre de ; Le Fils ingrat. La prose a dis- paru, et deux demoiselles de Saint-Cyr ont remplacé les deux enfants de chœur de la première version.

362 LETTRES A LABBl': LE MONNIER.

moins bien votre devoir d'auteur. Premièrement, je n'aime point la prose, je la trouve commune, point d'élégance, et pas assez de naïveté ; que ne causiez-vous de cela, comme quand vous causez avec nous? Relisez-la, et vous verrez que l'apo- logiste de la raison n'a pas le ton d'un camarade, mais celui d'un maître; ce n'est pas que dans cette prose, dont je vous dis tant de mal, il n'y ait pourtant de très-jolis endroits. Venons aux vers. Don prccicu.r, guide fragile, au lien de régir votre argile. Ça vous plaît-il beaucoup? n'y a-t-il rien d'entortillé? dit-on régir l'argile? là, je m'en rapporte à vous. Et cette argile vient-elle bien à propos? Est esclave dans sa 7naison, c'est cela qui est bien. Rayez-moi, s'il vous plaît, les quatre vers suivants. lîoi faible, liai trop débonnaire, etc. La raison est du sexe féminin, l'usage l'a ainsi voulu. C'est une reine, une pauvre reine, j'en conviens; mais c'est une reine. Mais nos sens, rebelle vulgaire, cela a du sens, mais point de facilité, point de grâce, point de musique, faits à la Robe. Fustigés par les écoliers. Fustigés, si j'en avais un autre, je vous le dirais ; bafoué est bas, méprisé est faible. Mais je suis une bête de me tracasser pour vous trouver un autre mot. Parbleu, c'est votre affaire. Qui est-ce qui voudrait se mêler de conseiller un poëte, s'il fallait faire mieux que \\ù.l Pour triompher de l'univers; serviteur au frère chapeau. Je suis charmé de la réponse, etc. Voilà des vers, cela; cela est simple, facile, élégant et clair, et vous le savez bien, perfide abbé, sans que je vous le dise. Il est tout, hors un point, qui seul était en sa jouissance ; j'aimerais bien autant qui même était en sa puissance. Si j'étais un peu de mauvaise humeur, je pointillerais bien sur ces deux vers; mais je ne veux pas que vous hochiez de la tête et que vous . disiez foin des critiques ! parce que toute la fable est charmante, facilement écrite et conduite à ravir ; et les interruptions de l'interlocuteur tout à fait naturelles. Des jeunes gens de son espèce, r échantillon, etc.; à merveille. Vous pouvez m'en croire ; car nous autres Frérons, La Porte, Aliborons, nous ne louons qu'à regret, et nous ne lisons que pour trouver à reprendre. Ce ne sont pas des Heurs, c'est des chardons qu'il nous faut et que nous cherchons. Un tourment, s il est défendu; j'aimerais bien autant s'il était et deviendrait ; mais la mesure ne le veut pas ; à la bonne heure. // est bientôt cueilli, mangé, etc. ; très-

LETTRES A L'ABHÉ LE MONNIER. 363

bien noté. Si l'on juge qu alors le père, etc. Eh bien, qu'en voulez-vous dire?... Point d'humeur. Comme vous prenez feu, je vois bien qu'il n'est pas nécessaire de vous les louer, ces vers-là, et que vous n'en êtes pas moins content que moi. N'est que /'avant-propos ; c'est peut-être ?m avant-propos. Si vous laissez Tavant-propos, je vous demanderai et de quoi ? Quelle guenille! direz-vous, et vous aurez raison. Fils ingrat^ lui dit- il, mais fils ingrat que f aime. Voilà un bon père et qui parle

tvk^-h'iQW. Entre mes bras, /aurai soin, etc s il se trouée en

chemin, etc Je suis un peu fâché que vous n'ayez pu com- mencer par le second membre et dire : s'il se trouve, etc., entre mes bras, f aurai soin de te prendre. Et puis voilà deux soins qui sont un peu proches l'un de l'autre. Voyez; plus pro- mettre^ plus 2Jro, chagrinent un peu mon oreille. L'essai des premiers pas et du bâton est très-bien peint. J'aime le pied pré- curseur, et j'aime bien autant et ne sert cjue de contenance. Ce que dit le père ensuite est on ne peut mieux ; car je suis père aussi, et je m'y connais. Et ne fait qu'à sa tête; auriez-vous quelque répugnance à dire : et ne va qu'à sa tête, ou n'en va qu'à sa tête? car il est ici question de marcher. Puisse le ciel,

Juste vengeur Prenez garde, qu allez-vous dire? C'est tout

le genre humain que vous allez maudire', le père, l'enfant, etc., très-beau, mon cher abbé, très-beau. Cet endroit frappera tout le monde. La suite est un peu négligemment écrite. Mais cela finit à merveille, et par un vers sentencieux qui est très-bien fait. Bonjour, monsieur et cher abbé, recevez mon très-sincère compliment sur votre fable, et que mes chicanes ne vous fassent ni plus ni moins de pitié qu'à moi ; et cela sera fort bien... Mais, à propos de ce bâton, ne trouvez-vous pas qu'on en ferait le même éloge, en quelque forêt qu'il eût été coupé? Le bonze, le derviche, l'iman, le disciple de Moïse, celui de Fô, celui du Christ, et tout autre marchand de bâton, s'accommodera de votre fable. Quoi dire? Y a-t-il ou n'y a-t-il pas bâton et bâton comme il y a fagots et fagots? Me direz-vous qu'il faut s'en tenir à celui qu'on nous met à la main, quand nous venons au monde, en quelque lieu de la terre que ce soit? Fort bien, oui, et allez- vous-en prêcher cette morale-là à messieurs des Missions étrangères, rue du Bac, et vous verrez s'ils s'en accommoderont. J'ai bien peur, monsieur et cher abbé, (|ue le vrai bâton, le bâton

364 LETTRES A L'ABBÉ LE MONNIER.

universel, celui que le père commun des hommes leur a donné, ne soit celte raison même dont vous dites tant de maL II faut au moins avouer que c'est à elle qu'il appartient déjuger du choix du bâton même avec lequel tant d'aveugles se promènent; et puis, tenez, votre maudit bâton ne leur sert qu'à s'entr'assommer les uns les autres ; c'est, c'a été et ce sera à toute éternité le plus terrible sujet de querelle qu'il puisse y avoir entre les hommes. J'aimerais tout autant qu'ils s'en passassent. Moi qui n'en ai point, par exemple, il me semble que je n'en vais pas moins mon droit chemin, sans tomber, sans heurter les passants, et puis voilà que je vais faire le rôle de Gros-Jean qui remontre à son curé. Adieu, monsieur et cher abbé. Je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur. J'ai pour vous les sentiments de l'estime et de l'amitié la plus vraie; trouvez seulement l'oc- casion d'en faire l'essai, et vous verrez si je vous dis vrai. Encore mille pardons de vous avoir gardé votre ouvrage si longtemps. J'ai été bien tenté d'en prendre copie, cependant je ne l'ai pas fait. 11 me fallait votre aveu, et je ne l'avais pas. Quand est-ce qu'on vous verra? C'est toujours par qu'on finit, lorsqu'une fois on vous a vu.

TV

Le l"^'' août 1760.

Vous avez raison, mon chei' abbé; je suis l'homme du monde le plus paresseux, mais vous êtes bien aimable et bien bon de me pardonner comme vous faites un défaut que vous n'avez pas. Je me porte à merveille, quoique je fasse tout ce qu'il faut pour venir à bout de ma santé. Je me couche tard, je me lève matin, , je travaille comme si je n'avais rien fait de ma vie, que je n'eusse que vingt-cinq ans et la dot de ma fille à gagner. Je ne sais rien prendre modérément, ni la peine, ni le plaisir, et si je me laisse appeler philosophe sans rougir, c'est un sobriquet qu'ils m'ont donné et qui me restera. Mon ami, courez bien les champs, soyez sobre, faites de l'exercice, ne pensez à quoi que ce soit au monde, pas même à faire un vers aisé, quoiqu'il vous

LETTRES A I/A15BÉ LE MON NI EU. 365

en coûte bien pou de chose pour le faire bon ; je vous le défends, entendez-vous, et si vous revenez avec une pièce de vingt vers en poche, vous nous la lirez, nous l'écouterons avec plaisir et vous battrons comme plâtre. El sarro sanlo far nicnte. Voilà le seul Dieu auquel nous vous permettions de sacrifier, et boire, manger, dormir, voilà tout son culte.

Nos amies sont bien loin; cela n'empêche pas que nous ne causions très-souvent de vous, elles prennent l'intérêt le plus sincère à votre santé. Si elle est bonne, ne me le laissez pas ignorer, afin qu'elles le sachent et qu'elles s'en réjouissent avec moi. Lorsque vous reverrez l'honnête et aimable commère, et l'époux et toute la poussinée, embrassez tout cela pour moi ; si je pouvais leur être de quelque utilité, vous ne manquerez pas de me le dire, parce qu'il est doux de faire le bien à tout le monde, et surtout à ceux qui en sont aussi dignes. Je vois quel- quefois Sedaine, et jamais sans commémoration du cher abbé. Il y a à la barrière de Seine une petite tanière de jeunes liber- tins, où j'ai encore le plaisir de vous entendre nommer avec éloge. Je vous jure que quand je ne saurais pas combien il y a à gagner à mériter l'estime et l'amitié de ses semblables, je l'aurais bien appris pendant votre absence. Vous avez tout plein d'amis. Je vous dis tout cela par occasion, car la raison, la vraie raison qui me fait écrire, c'est que j'ai vendu votre Encyclo- pédie; non pas autant que je l'aurais bien voulu; le bruit que ces coquins de libraires de Suisse ont répandu, qu'ils allaient donner une édition de l'ouvrage corrigé et augmenté, nous a fait un peu de tort. Envoyez donc prendre chez moi neuf cent cinquante livres qui vous appartiennent; si cela ne suffisait à vos dépenses, à côté du tiroir qui contient votre argent, il y eu a un autre qui renferme le mien. Je ne sais pas ce qu'il y a, mais je le compterai à vos ordres. Quand vous donnez une adresse, ne pourriez-vous pas l'écrire un peu plus lisiblement? Bonjour, mon ami, je vous embrasse de tout mon cœur. Pré- sentez mon respect et embrassez pour moi votre chère cousine. Si je vous disais que nous ne sommes pas pressés de vous re- voir, vous n'en croiriez rien, et vous diiiez que je mens. Me nous revenez cependant qu'à la fin des beaux jours. Le dévot Piron fait de mauvais vers orduriers. Le vieux Voltaire fait des ouvrages tout jeunes. Je lis tout cela; si vous étiez là, j'en causerais;

366 LETTRES A L'ABBÉ LE MON MER.

mais je ne saurais en écrire. Pour Dieu, homme de bien, envoyez- moi une copie de V Oiseau plumé; je n'oserais vous demander le Muphti. Si cependant je l'avais, je l'enverrais à mon impé- ratrice. Après vous avoir dit que si cette dernière pièce parais- sait, on ne manquerait pas de vous accuser d'ingratitude, vous pourriez compter sur ma discrétion. Faites pourtant comme il vous plaira. Vous adresseriez l'une et l'autre àM.Gaudet, direc- teur général du vingtième, et sur la seconde enveloppe, à M. Diderot. Vous comptez sur ma tendre amitié et vous faites bien^

Langres, le 6 anùt 1770.

Voilà, monsieur et cher abbé, vos Adelphes expédiés; je les ai lus deux fois; peut-être l'épreuve, plus nette que votre ma- nuscrit, me montrerait -elle des choses qui me sont échappées, mais j'ai fait de mon mieux. Je suis arrivé ici en trente-cinq heures. Jene suis point fatigué. Je meporte à merveille. Je jouis du plaisir d'être à côté d'une sœur qui m'aime et que je chéris. J'arrange mes affaires, j'ai plus de temps à donner au travail ici qu'à Paris et j'en use bien. Lorsque le moment de mon re- tour sera venu, je vous en préviendrai, afin que nous puissions descendre à Isle tous les deux en même temps. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur ; je vous adresse votre manuscrit à M. Bouret; n'oubliez pas d'aller le retirer.

1. La suscriptioii porte : Au château de Couterne, près Alençon.

LETTRES A L'ABBÉ LE MONNIER. 3G7

VI

1770.

Monsieur et cher abbé, je voulais engager une de ces dames' à vous proposer de venir passer la journée de demain lundi à la campagne avec elles. Mais elles prétendent que vous vous rendez plus aisément à ma prière et à mes avances qu'aux leurs ; rien n'est plus faux, et quoiqu'à dire vrai vous ayez bien de l'amitié pour moi parce que vous ne voudriez pas être un ingrat, il y a cent moments contre un vous leur donneriez la préfé- rence, et vous feriez bien et je ferais comme vous. Mais j'obéis. Voulez-vous passer la journée de demain, mais toute la journée, à compter depuis sept heures du matin jusqu'à neuf du soir, avec la mère, une des filles et moi, si cela vous convient? (11 faudrait que vous fussiez bien maussade, si cela ne vous conve- nait [)as. Qui est-ce qui vous aime et vous estime plus que nous? Qui est-ce qui vous le dira mieux? Qui est-ce qui vous en don- nera des marques plus vraies?) (Je ne savais pas quand cette parenthèse finirait; c'est que, quand on vous cajole, il en coûte si peu qu'on ne finit pas.) En voilà une autre, et si je n'y prends

garde, j'en ferai une troisième Mais enétais-je? Si cela

vous convient; du moins, vous serez tout vêtu, tout chaussé, tout nimable, tout gai, à sept heures du matin que j'irai vous prendre chez vcus, pour disposer de vous comme il nous plaira. Si l'on vous met à mal, eh bien, cher abbé, vous vous en con- solerez. N'oubliez pas votre naïveté que j'aime tant, ni votre voix, afin que nous puissions être enchantés, soit que vous par- liez,, soit que vous chantiez. Un mot de réponse par écrit, sans dire un mot au domestique. C'est une partie qu'on trame en secret; ce qui me fait réellement craindre pour vous. Mais voyez, ou plutôt répondez bravement : tout est vu, et je courrai toutes les aventures qu'il plaira à ces dames de me faire courir.

1. La famille Volland.

368 LETTRES A L'ABBÉ LE MONNIER.

Bonjour, je vous embrasse de tout mon cœur, et si vous en doutez, c'est par coquetterie, afin que je volis embrasse encore une fois.

VU

1170.

Monsieur et cher abbé, tout ce que vous me dites est fort bien dit, mais cela n'en fait que plus de mal; vous m'auriez beaucoup obligé, si vous eussiez jeté les hauts cris. Vous êtes d'une modération tout à fait désespérante; après les douleurs d'un mal d'oreilles de quinze jours, une nouvelle telle que vous m'apprenez ne réconcilie pas avec la vie. Je n'ai ni perdu ni oublié vos deux comédies; mais dussé-je vous ruiner, il est dit que je ne vous les rendrai qu'après les avoir lues. C'est une fata- lité à laquelle je vous conseille de vous résigner, cela vous sera d'autant plus facile que je ne vois pas ce qui peut vous en arriver de pis. Si j'étais un fermier général, je vous prierais de m'envoyer les quatre autres, et tout serait réparé. Persuadez donc à iM"^ Le Gendre de me remettre ce bon qu'elle me retient depuis plus de deux ans ; voilà le moment d'en faire un bon usage. Si Barbou nous manque, peut-être trouverons-nous quelque autre libraire qui le remplacera sans aucun dommage pour vous. Il faut au moins que cela soit pour la tranquillité de ma con- science. Bonjour, je vous salue et n'ose vous embrasser.

VII l

1770.

Monsieur et cher abbé, vous n'avez point vu ces dames de- puis huit jours; et cela est fort mal fait à vous. Si vous les eus- siez vues, elles vous auraient appris que j'étais sur le grabat, et vous seriez venu vous asseoir à coté du malade. Vous n'eu avez rien fait; mais Philémon et Baucis sont réunis, et je vous pardonne.

L1:TTR1:S a LABBÉ le MONMER. 369

IX

1770.

Je fend, inonsieiir et cher al)l)é, pour vous, pour Cochin, pour M. Coilot, pour moi et M. de Sartine, que j'aurais noui- iner le premier, tout ce qu'il faudra pour empêcher ce dernier de faire une injustice. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Faites ressouvenir Cochin ou M. Jombert que Cochin m'a promis communication de lettres écrites de Hollande, il y a des bribes sur les beaux-arts dont je suis friand.

M. Evrard ne sera à Paris que vers le 10 du mois prochain.

Pardon, si je vous griffonne ainsi, etc.

X

1770

Monsieur et cher abbé, laissez partir ces dames pour leur terre; ensuite j'auraiquelques journées dont je pourrai disposer, et vous saurez qu'il y a peu d'hommes avec lesquels j'aime mieux me trouver qu'avec l'abbé Le Monnier. Il faut qu'en attendant j'aille une de ces soirées vous prendre, vous détourner dans quelque endroit nous serons seuls, et causer avec vous de ma position domestique, sans quoi il y aura toujours dans ma conduite quelque chose d'inintelligible, que je n'y veux pas laisser pour vous. Un autre avantage, ce sera de vous donner une marque d'estime et de confiance. Bonjour, mon cher abbé, je vais courir un autre lièvre que le vôtre, et que je n'aurai pas sûrement le même plaisir à prendre. Bonjour encore, point d'humeur, je vous prie; ce n'est point refus, c'est nécessité.

XIX. 24

370 LETTRES A L'ABBE LE MONNIER.

XI

ITTO

Cela va sans dire, jeudi, vous, Sedaine, le gigot et moi. Vous voyez comme je suis honnête, je vous mis vous et l'ami Sedaine avant le gigot, et je me suis mis après; c'est que j'aurai bon appétit, et que le gigot sera un personnage important. Vous vous êtes donné la peine d'envoyer ou de venir vous-même. Mais est-ce que je ne vous avais pas dit que, toute affaire ces- sante, j'étais vôtre à la première réquisition? Je n'oublie rien de ce que j'ai eu beaucoup de plaisir à promettre. A demain donc. Je vous salue et vous embrasse comme je vous aime, de tout mon cœur.

Xll

■70.

Bonjour, monsieur et cher abbé. Sedaine écrivit bier au soir fort tard qu'il avait la mâchoire entreprise d'une lluxion, et qu'il ne pouvait pas venir; ainsi voilà notre dîner et notre espiè- glerie renvoyée à un autre jour. Je n'en suis pas trop fâché, parce que de mon côté je ne me porte pas trop bien, et que je présume que vos offices vous auraient peut-être empêché d'être des nôtres. Bonjour.

XII 1

Mon cher abbé, j'avais été si longtemps sans recevoir aucune épreuve du Perse, que je me croyais cassé aux gages, et j'en

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^i^ iU^^ ^V*^-<f-<— ^^^a^-^»^ ^^^*^^^^7 ^^^^«^^ :?^o-4ï:^

Tiré de la collection dautOPrapKes de MT Bnère .

LETTRKS A L'A 15151'; LK MO.X.NMKR. 371

étais niorlifié. Les nouvelles feuilles ont consolé mon amour- propre, et je suis fort bien.

Autre chose. J'ai oublié parmi mes papiers une souscription; le souscripteur n'euteud pas raison. Comment se tire-t-on de là?

Item, vous m'avez promis un exemplaire commun que je puisse barbouiller tout à mon aise; je l'ai refusé, je l'accepte : vous serez imprimé, à coup sûr, car votre ouvrage réussit comme je le souhaitais. Alors vous trouverez mes observations toutes prêtes.

Satisfaites à tous ces points-là.

XIV

Voilà, monsieur et cher abbé, un mémoire que je vous laisse et que vous irez présenter et recommander fortement à M. le premier président de Maupeou. C'est moi qui vous en prie, et ce sont toutes ces dames en corps qui vous l'ordonnent. Elles prennent le plus vif intérêt à M. Evrard, et vous répondent qu'il n'y a pas un mot à rabatti-e de tout ce qui est avancé dans le mémoire. Lisez-le, car il faut que vous sachiez ce que vous avez à demander; d'ailleurs, il est court, très-bien fait, et de votre ami Target. On refuse une fille riche à un homme qui n'a que du talent et des vertus; si vous ne vous y opposez, des parents avides feront déclarer la grand' mère imbécile, renfer- meront la petite-fiUe dans un couvent, la dégoiiteront du ma- riage, lui feront prendre l'habit religieux pour le bien de son âme et s'empareront de sa fortune. Dites bien à M. de Maupeou qu'il n'est pas honnête de permettre les oppositions à de pareils mariages. L'argent en fait tant et tant tous les jours, qu'on peut bien souffrir une fois, sans conséquence, qu'il s'en fasse un par de meilleurs motifs. Bonjour, mon très-cher et très-estimable abbé. Mais songez que ces dames veulent absolument que M. Evrard, leur protégé, couche avec M"''Gargau, et que l'affaire se plaide samedi, après-demain ; ainsi point de temps à perdre.

372 LETTRES A L'ABBÉ LE MONNIER.

XV

Monsieur et cher abbé, js ne suis pas mort, mais peu s'en faut. Je verse des flots de lait sur ma poitrine inflammable que je ne peux éteindre; c'est un incendie qui se renouvelle à chaque quart d'heure de conversation ; et Dieu a voulu, pour ma santé et pour celles des honnêtes mécréants avec qui vous vivez et auxquels je ne laisse pas devons envier, malgré ce que j'aurais à y perdre et ce qu'ils ont à y gagner, que vous fussiez à une soixantaine de lieues d'ici. Je vous embrasse de tout mon cœur. Je révère sincèremeut les personnes avec lesquelles vous avez la bonté de vous entretenir de moi, mais jugez par le bien que vous leur en dites combien je dois craindre de les connaître. Rappelez-moi à M. le marquis d'Adhémard aussitôt que vous le verrez. J'ai cru longtemps qu'il avait de l'amitié pour moi. Celui qui médite n'est peut-être pas un animal dépravé, mais je suis bien sûr qu'il ne tardera pas à être un animal malsain. Rousseau continue de méditer et de se porter mal. Votre serviteur continue de méditer et ne se porte pas trop bien ; et malheur à vous si vous méditez, car vous ne tarderez pas à être malade. Malgré cela, je n'aimerais le gland, ni les tanières, ni le creux des chênes. Il me faudrait un carrosse, un appartement commode, du linge fin, une fille parfumée, et je m'accommoderais volontiers de tout le reste des malédictions de notre état civilisé. Je me sers fort bien de mes deux pieds de derrière, et, quoi que Rous- seau en dise, j'aime encore mieux que cette main qui trace ces caractères soit une main qui vous écrive que je vous chéris de tout mon cœur et que j'accepte tous les services que vous m'of- frez, que d'être une vilaine patte malpropre et crochue. Adieu, mon cher monsieur; revenez vite auprès de nous et quittez-moi la société dans laquelle vous vivez et risquez de perdre le petit grain de foi que Dieu vous a donné. Je dis un petit grain, car si

1. Inédite. Communiquée par M. Alfred Seni>ier.

LKTTRKS A l/AI'.l'.K LK MO.NMHIi. 373

VOUS en aviez seulement gros comme un grain de navette, il est de soi que vous transporteriez des montagnes et je ne crois pas d'honneur que vous en soyez encore là. Si, par hasard, je me trompais, laissez les montagnes elles sont, mais transportez- vous vous-même ici, seulement pour une minute, que je vous voie, que je vous embrasse, que je vous charge de compliments et de respects pour les personnes qui vous possèdent, et puis vous irez les rejoindre par la même voiture, qui doit être fort douce ainsi que je le présume, quoique je ne l'aie jamais éprouvé. Je suis, avec l'estime la plus sincère et le dévouement le plus vrai, monsieur et cher abbé, etc.

XVI

Paris, 9 octobre 1779.

Voici, monsieur et cher abbé, une belle occasion d'exercer votre bienfaisance. Si la distance des lieux était moins grande et ma santé moins mauvaise, je serais à présent à Canon, et je resterais aux genoux de M. Target jusqu'à ce que j'en eusse obtenu la faveur ou la justice que vous solliciterez à ma place avec autant de chaleur que j'y en mettrais et avec un tout autre avantage, paice que M. Target est votre ami.

Il s'agit de M. Vallet de Fayolle, fds de notre amie commune M'"* de Blacy, et neveu de M"'' Volland, que j'envoyai à Gayenne en 63, je crois, et qui y est malheureux depuis seize ans.

Vous direz à M. Target que Vallet de Fayolle, à l'âge de vingt- deux ans, vint me trouver et me tint le propos qui suit : « Mon cher tuteur, je vous supplie d'intercéder auprès de mes parents pour que l'on me chasse incessamment de Paris ; je me sens entrahié à toutes sortes de vices, et je suis sur le point de me perdre. »

On lui proposa de passer à Gayenne avec la foule de ces

1. Inédite. Communiquée par M. J. Desnoyers, de l'Institut. La suscription porte : A monsieur l'abbé Le Monnier, curé de Montmartin, près Carentan.

37/, LETTRES A L'ABBÉ LE MONNIER.

malheureux qui y ont presque tous péri ; il accepta sans balan- cer. On lui fit une pacotille, et il partit.

Vous direz à M. Target qu'au milieu de toutes les calamités auxquelles les nouveaux colons furent exposés, on lui reconnut tant de moyens, d'intelligence et de fermeté qu'on le choisit unanimement pour aller à Geylan et à la Martinique solliciter du secours, et qu'il répondit parfaitement à la confiance de ses commettants.

Vous direz à M. Target que la misère de la colonie s' accrois- sant de jour en jour par l'avidité des pourvoyeurs et la scélé- ratesse de l'administrateur, il se réfugia dans les forêts avec un nègre et qu'ils y vécurent de singes et de perroquets pendant six mois, jusqu'à l'arrivée de M. de Fiedmond qui, sur les éloges et les regrets qui retentissaient à ses oreilles, fit chercher le jeune homme et se l'attacha en qualité de secrétaire.

Peu de temps après il se maria ; il avait acquis une pauvre habitation et il commençait à respirer de ses peines, lorsque, des chasseurs ayant mis le feu dans les savanes, sa maison fut incendiée. Il se trouva lui, sa femme et sa belle-mère nus, au milieu de la campagne. Sa constance et sa probité ont successi- vement passé par les épreuves les plus dures.

Dites à M. Target que, pauvre, il a joui et qu'il jouit de la considération la plus illimitée dans une contrée l'on ne vaut qu'à proportion de la richesse que l'on possède.

Dites à M. Target que son indigence est devenue respec- table même pour ses créanciers. J'en atteste M. Dubucq.

Vous direz à M. Target que les différents administrateurs qui se sont succédé à Cayenne, divisés d'opinions et de caractères, se sont tous réunis dans l'attestation de ses lumières et de ses vertus.

Vous direz à M. Target qu'il a été en correspondance suivie avec le ministre de la marine et que ses mémoires sur l'amélio- ration de la colonie ne se sont plus trouvés, soit que M. de Borne y ait assez attaché de prix pour les emporter avec lui, soit qu'ils aient été supprimés par des commis intéressés à l'inexécution de ses projets.

Vous diiez à M. Target qu'à l'arrivée de M. Malouet à Cayenne, il fut député, d'une voix unanime, à l'assemblée des colons et qu'il s'y distingua par sa conduite, par ses mémoires, par son intelligence et .surtout par sa hardiesse, se montrant au-

LKTTUKS \ I/ABIU': LK MONNIER. 375

dessus (le toute autre considrration que celle du bien gcin'-ml. Cependant il n'ignorait pas toutes les haines auxquelles il s'ex- posait.

Dites à M. Target ([u'il se concilia la plus haute estime du gouverneur, même en le contredisant, parce ((u'heureusement ce gouverneur était un excellent homme.

J)ites et redites à M. Target que le gouverueur lui ayant oiïert d'acquitter ses dettes en le plaçant dans la classe des colons insolvables, il lui répondit avec noblesse que, quand il aurait vendu tout ce qu'il possédait et qu'il en aurait distribué le montant h ses créanciers, il saurait s'il était insolvable ou non, ([u'il ne lui convenait pas d'accepter des secours plus nécessaires à d'autres qu'à bn', et qu'il ne lui restait que l'honneur et un peu de crédit, deux biens inestimables qu'il ne sacrifierait jamais. Discours que le colon le plus opulent n'aurait pas tenu.

Dites à M. Target que \'allet de Fayolle n'a jamais été ébianlé par le pernicieux exemple d'une multitude de coquins qui prospéraient autour de lui ; et que, pendant quinze ans>de suite, il a mieux aimé suppoiter l'indigence que d'en sortir par les voies déshonnétes et usitées.

Dites à M. Target qu'il continue de s'épuiser de travail dans le cabinet de M. de Fiedniond, qui l'a bercé jusqu'à présent d'éloges et leurré d'espérances qu'il ne réalisera jamais, parce que M. de Fiedniond n'a garde de se priver d'un homme intel- ligent et vertueux en qu'il a mis toute sa confiance et qui lui est essentiel.

Dites enfin à M. Target de ne pas croire un seul mot de tout ce que je viens d'avancer; mais de s'en rapporter à un juge diffi- cile, qui se connaît en hommes et en vertus, M. Malouet.

Il est digne de M. Target de tendre la main, sinon au seul, du moins au plus honnête homme qu'il y ait à Cayenne en lui accordant la direction des biens des Jésuites, poste qui est va- cant et de sa nomination.

J'ai entendu dire, même aux ennemis de Vallet de Fayolle, qu'ils ne connaissaient aucunes fonctions, quelque importantes qu'elles fussent , qu'il ne méritât pas ses vertus et ses lumières.

Monsieur et cher abbé, si vous réussissez, vous aurez ajouté à vos bonnes œuvres une action excellente; vous me l'appren-

376 LETTRES A L'ABBE LE MONNIER.

cirez et vous remplirez mon âme de joie. Songez, mon ami, que c'est moi qui ai envoyé Vallet de Fayolle à Cayenne et que je suis le principal auteur de sa longue infortune. Vallet de Fayolle a quarante ans et il attend encore un instant de bonheur. Je vous salue, je vous embrasse, et vous souhaite toute l'éloquence de M. Target lorsque vous plaiderez ma cause devant lui.

FIN DES LETTRES A LABBE LE MONNIER.

LETTRES A MADEMOISELLE JODIN

(17G5-17G9)

NOTICE PRELIMINAIRE

Sans les lettres que Diderot lui écrivit, M"« Joditi serait absolument inconnue et Tlionneur d'avoir eu un tel correspondant n'a pas suffi à la tirer tout à fait de l'obscurité profonde l'a laissée son talent drama- tique. Ce que l'on sait d'elle peut aisément tenir en quelques lignes. Elle était fille de Pierre Jodin, à Genève en 1715, mort à Saint-Ger- main-en-Laye, le 6 mars 1761, qui avait présenté à l'Académie des sciences le modèle d'un moulin à lavure et publié deux brochures, l'une sur l'horlogerie, Les échappemenls à repos comparés à ceux de recul, lloh, in-12, l'autre sur l'astronomie, Examen des observations de M. de Lalande, 1755, in-12. Ce furent ces travaux qui mirent Jodin en rapport avec Diderot et qui l'amenèrent, dit-on, à collaborer à VEn- cyclopédie, sans doute quand cette grande entreprise s'achevait clan- destinement, car son nom ne figure pas dans les listes placées en tête des huit premiers volumes. Lorsqu'il fut mort, sa fille céda à son goût pour le théâtre et partit pour Varsovie : elle y eut quelques succès, se vit proposer par l'intermédiaire du philosophe un engagement pour Pétersbourg qui n'eut pas lieu et alla jouer à Bordeaux elle fut suivie par le comte de SchuUeinbourg, son amant. Soit qu'elle n'ait eu dans cette ville aucun succès, soit qu'elle ait pris un pseudonyme, son nom ne figure pas une fois dans les travaux de MM. Lamothe et Detcheverry sur les théâtres de Bordeaux. Le seul renseignement bio- graphique que nous ayons sur ce séjour vient encore de Diderot. On a vu (p. 322) que M"" Jodin, protestante convertie et pensionnée comme telle, ayant plaisanté sur le passage d'une procession, avait été empri- sonnée, puis relâchée sous une forte caution. Cette dernière incartade irrita assez vivement Diderot pour qu'il cessât de s'occuper d'elle. Il ne lui avait jusque-là d'ailleurs ménagé ni les reproches ni les conseils. Ses lettres respirent la morale familière la plus pratique, en même temps qu'elles renferment sur l'art dramatique des préceptes dignes

380 NOTICE PRÉLIMINAIRE.

de Fauteur du Paradoxe sur le comédien; et nos prédécesseurs de 182 f pensaient avec raison que leur publication était la meilleure réponse aux injures dont Lamennais venait de couvrir Diderot dans son Essai sur l'indifférence.

M. Brière s'était servi de copies qu'il tenait de P. Bernard d'Héry^ Il a pu les conférer sur les originaux qui, depuis, auraient été détruits.

LETTRES A MADEMOISELLE JODIN

A MADEMOISELLE JODIN, A VARSOVIE.

"21 août ITG.j.

J'ai lu, mademoiselle, la lettre que vous avez écrite à ma- 'clame votre mère. Les sentiments de tendresse, de dévouement et de respect dont elle est remplie ne m'ont point surpris ; vous êtes un enfant malheureux, mais vous êtes un enfant bien né. Puisque vous avez reçu de la nature une âme honnête, con- naissez tout le prix du don qu'elle vous a fait, et ne souffrez pas que rien l'avilisse. Je ne suis pas un pédant, je me garde- rai bien de vous demander une sorte de vertus presque incom- patibles avec l'état que vous avez choisi, et que des femmes du .monde, que je n'en estime ni ne méprise davantage pour cela, conservent rarement au sein de l'opulence, et loin des séduc- lions de toute espèce dont vous êtes environnée. Le vice vient au-devant de vous, elles vont au-devant du vice; mais songez qu'une femme n'acquiert le droit de se défaire des lisières que l'opinion attache à son sexe que par des talents supérieurs et les qualités d'esprit et de cœur les plus distinguées. Il faut mille vertus réelles pour couvrir un vice imaginaire. Plus vous accorderez à vos goûts, plus vous devez, être attentive sur le choix des objets. On reproche rarement à une femme son atta- chement pour un homme d'un mérite reconnu. Si vous n'osez avouer celui que vous aurez préféré, c'est que vous vous en mé-

382 LETTRES A MADEMOISELLE JODIN.

priserez vous-même, et quand on a du mépris pour soi, il est rare qu'on échappe au mépris des autres. Vous voyez que pour un homme qu'on compte entre les philosophes, mes principes ne sont pas austères : c'est qu'il serait ridicule de proposer à une femme de théâtre la morale des capucines du Marais, Tra- vaillez surtout à perfectionner votre talent; le plus misérable état, à mon sens, est celui d'une actrice médiocre.

Je ne sais pas si les applaudissements du public sont très- flatteurs, surtout pour celle que sa naissance et son éducation avaient moins destinée à les recevoir qu'à les accorder, mais je sais que ses dédains ne doivent être que plus insupportables pour elle. Je vous ai peu entendue, mais j'ai cru vous recon- naître une grande qualité qu'on peut simuler peut-être à force d'art et d'étude, mais qui ne s'acquiert pas ; une tîme qui s'aliène, qui s'affecte profondément, qui se transporte sur les lieux, qui est telle ou telle, qui voit et qui parle à tel ou tel personnage. J'ai été satisfait lorsque, au sortir d'un mouvement violent vous paraissiez revenir de fort loin et reconnaître à

peine l'endroit d'où vous n'étiez pas sortie et les objets qui vous environnaient. Acquérez de la grâce et de la liberté, rendez

^' toute votre action simple, naturelle et facile. Tne des plus fortes satires de notre genre dramatique, c'est le besoin que l'acteur a du miroir. N'ayez point d'apprêt ni de miroir, con- naissez la bienséance de votre rôle et n'allez point au delà. Le

^moins de gestes que vous pom-rez ; le geste fréquent nuit à l'énergie et détruit la noblesse. C'est le visage, ce sont les yeux, c'est tout le corps qui doit avoir du mouvement et non les bras. Savoir rendre un endroit passionné, c'est presque ne rien savoir; le poëte est pour moitié dans l'eiïet. Attachez- vous aux scènes tranquilles, ce sont les plus difficiles; c'est qu'une actrice montre du goût, de l'esprit, de la finesse, du jugement, de la délicatesse quand elle en a. Etudiez les accents des pas- sions, chaque passion a les siens, et ils sont si puissants qu'ils me pénètrent presque sans le secours de la parole. C'est la langue primitive de la nature. Le sens d'un beau vers n'est pas à la portée de tous; mais tous sont affectés d'un long soupir tiré douloureusement du fond des entrailles ; des bras élevés, des yeux tournés vers le ciel, des sons inarticulés, une voix faible et plaintive, voilà ce qui touche, émeut et trouble toutes

LETTHF.S A MADKMOISKLLK JOULN. 383

les âmes Je voudrais bien que vous eussiez vu Garrick jouer le rôle d'un père qui a laissé tomber son enfant dans un puits. Il n'y a point de maxime que nos poètes aient plus oubliée que celle qui dit que les grandes douleurs sont muettes. Souvenez- vous-eu pour eux, afin de pallier, par votre jeu, l'impertinence de leurs tirades. 11 ne tiendra ([u'à vous de faire plus d'eiïet par le silence ([ue par leurs beaux discours.

Voilà bien des choses et pas un mot du véritable sujet de ma lettre. Il s'agit, mademoiselle, de votre maman. C'est, je crois, la plus infortunée créature que je connaisse. Votre père la croyait insensible à tous événements, il ne la connaissait pas assez. Elle a été désolée de se séparer de vous, et il" s'en fallait bien qu'elle fût remise de sa peine lorsqu'elle a eu à supporter un autre événement fàclieux. Vous me connaissez, vous savez qu'aucun motif, quelque honnête qu'on put le supposer, ne me ferait pas dire une chose qui ne serait pas dans la plus exacte vérité. Prenez donc à la lettre ce que vous allez apprendre. Elle était sortie; pendant son absence on a crocheté sa porte et on l'a volée. On lui a laissé ses nippes heureusement; mais on a pris ce qu'elle avait d'argent, ses couverts et sa montre. Elle en a ressenti un violent chagrin, et elle en est vraiment changée. Dans la détresse elle s'est trouvée, elle s'est adressée à tous ceux en qui elle a espéré trouver de l'amitié et de la com- misération, mais vous avez appris par vous-même coud^ien ces sentiments sont rares, économes et peu durables, sans compter qu'il y a, surtout en ceux qui ne sont pas faits à la misère, une pudeur qui les retient et qui ne cède qu'à l'extrême besoin. Votre mère est faite autant que personne pour sentir toute cette répugnance; il est impossible que les modiques secours qui lui viennent puissent la soutenir. Nous lui avons olTert notre table pour tous les jours et nous l'avons fait, je crois, d'assez bonne grâce pour qu'elle n'ait point soufTert à l'accepter; mais la nour- riture, quoique le plus pressant des besoins, n'est pas le seul qu'on ait. Il serait bien dur qu'on ne lui eût laissé ses nippes que pour s'en défaire. Elle luttera le plus qu'elle pourra, mais cette lutte est pénible, elle ne dure guère qu'aux dépens de la santé, et vous êtes trop bonne pour ne pas la prévenir ou la faire cesser. Voilà le moment de lui prouver la sincérité des protestations que vous lui avez faites en la quittant. Il m'a sem-

384 LETTRES A MADEMOISELLE JODIN.

blé que mon estime ne vous était pas indifférente; songez, ma- demoiselle, que je vais vous juger, et ce n'est pas, je crois, mettre cette estime à trop haut prix que de l'attacher aux pro- cédés que vous aurez avec votre mère, surtout dans une circons- tance telle que celle-ci. Si vous avez résolu de la secourir comme vous le devez, ne la laissez pas attendre"^ Ce qui n'est que d'hu- manité pour nous est de premier devoir pour vous;' ce n'est pas assez que de prêcher la bonté, il faut être bonne; il ne faut pas qu'on dise que sur les planches et dans la chaire, l'acteur et le docteur de Sorbonne sont également soigneux de recom- mander le bien et habiles à se dispenser de le faire. J'ai le droit par mon âge, par mon expérience, l'amitié qui me liait avec monsieur votre père, et l'intérêt que j'ai toujours pris à vous, d'espérer que les conseils que je vous donnerai sur votre conduite et votre caractère ne seront point mal prisï Vous êtes violente; on se tient à distance de la violence, c'est le défaut le plus contraire à votre sexe, qui est complaisant, tendre et doux. Vous êtes vaine; si la vanité n'est'pas fondée, elle fait rire; si l'on mérite en elTet toute la préférence qu'on s'accorde à soi-même, on humiUe les autres, on les offense. Je ne per- mets de sentir et de montrer ce qu'on vaut que quand les autres l'oublient jusqu'à nous manquer. 11 n'y a que ceux aui sont petits qui se lèvent toujours sur la pointe des pieds. J'ai peur que vous ne respectiez pas assez la vérité dans vos discours. Mademoiselle, soyez vraie, faites-vous en l'habitude; je ne per- mets le mensonge qu'au sot et au méchant; à celui-ci pour se masquer, à l'autre pour suppléer à l'esprit qui lui manque. N'ayez ni détours, ni finesses, ni ruses, ne trompez personne; la femme trompeuse se trompe la première. Si vous avez un petit caractère, vous n'aurez jamais qu'un petit jeu. Le philo- sophe, qui manque de religion, ne peut avoir trop de mœurs. L'actrice, qui a contre ses mœurs l'opinion qu'on a conçue de son état, ne saurait trop s'observer et se montrer élevée. Vous êtes négligente et dissipatrice; un moment de négligence peut coûter cher, le temps amène toujours le châtiment du dissipa- teur. Pardonnez à mon amitié ces réllexions sévères. Vous n'en- tendrez que trop la voix de la llatlerie. Je vous souhaite tout succès. Je vous salue et finis sans fadeur et sans compliment. ^

LETTRES A MADEMOISELLE JODIN. 385

II

A LA MÊME, A VAUSOVIE.

Ce n'est pas vous, mademoiselle, qui pouviez vous oiïenser de ma lettre; mais c'était peut-être madame votre mère. En y regardant de plus près, vous auriez deviné que je n'insistais d'une manière si pressante sur le besoin qu'elle avait de vos secours que pour ne vous laisser aucun doute sui- la vérité de son accident. Ces secours sont arrivés à temps, et je suis bien aise de voir que votre âme a conservé sa sensibilité et son hon- nêteté, en dépit de l'épidémie de votre état, dont je ferais le plus grand cas si ceux qui s'y engagent avaient seulement la moitié autant de mœurs qu'il exige de talents. Mademoiselle, puisque vous avez eu le bonheur d'intéresser un homme habile et sensé, aussi propre à vous conseiller sur votre jeu que sur votre conduite, écoutez-le, ménagez-le, dédommagez-le du dé- sagrément de son rôle par tous les égards et toute la docilité possibles : je me réjouis bien sincèrement de vos premiers suc- cès; mais songez que vous ne les devez en partie qu'au peu de goût de vos spectateurs. Ne vous laissez pas enivrer par des applaudissements de si peu de valeur. Ce n'est pas à vos tristes Polonais, ce n'est pas aux barbares qu'il faut plaire, c'est aux Athéniens. Tous les petits repentirs dont vos emportements ont été suivis devraient bien vous apprendre à les modérer. Ne faites rien qui puisse vous rendre méprisable. Avec un maintien honnête, décent, réservé, le propos d'une fille d'éducation, on écarte de soi toutes ces familiarités insultantes que l'opinion, malheureusement trop bien fondée, qu'on a d'une comédienne, ne manque presque jamais d'appeler h elle, surtout de la part des étourdis et des gens mal élevés qui ne sont rares dans aucun endroit du monde. Faites-vous la ré^)utation d'une bonne et honnête créature. Je veux bien qu'on vous applaudisse, mais j'aimerais encore mieux qu'on pressentît que vous étiez desti- née à autre chose qu'à monter sur des tréteaux, et que sans trop savoir la suite d'événements fâcheux qui vous a conduite XIX. 25

38'i LETTRES A MADEMOISELLE JODIN.

là, on vous en plaignît. Les grands éclats de rire, la gaîté im- modérée, les propos libres, marquent la mauvaise éducation, la , corruption des mœurs, et ne manquent presque jamais d'avilir. Se manquer à soi-même, c'est autoriser les autres à nous imiter.-' Vous ne pouvez être trop scrupuleuse sur le choix des per- sonnes que vous recevez avec quelque assiduité. Jugez de ce qu'on pense en général de la femme de théâtre par le petit nombre de ceux à qui il est permis de la fréquenter sans s'ex- poser à de mauvais discours. Ne soyez contente de vous que quand les mères pourront voir leurs filles vous saluer sans consé- quence. Ne croyez pas que votre conduite dans la société soit indifférente à vos succès au théâtre. On applaudit à regret à celle qu'on hait ou qu'on méprise. Economisez; ne faites rien sans avoir l'argent à la main ; il vous en coûtera moins, et vous ne serez jamais sollicitée par des dettes criardes à faire des sottises.

Vous vous époumonnerez toute votre vie sur les planches, si vous ne pensez pas de bonne heure que vous êtes faite pour autre chose. Je ne suis pas difficile; je serai content de vous si vous ne faites rien qui contrarie votre bonheur réel. La fantaisie du moment a bien sa douceur, qui est-ce qui ne le sait pas? mais elle a des suites amères qu'on s'épargne par de petits sacrifices, quand on n'est pas une folle. Bonjour, mademoiselle; portez-vous bien; soyez sage si vous pouvez; si vous ne pou- vez l'être, ayez au moins le courage de supporter le châtiment du désordre; perfectionnez-vous. Attachez-vous aux scènes tranquilles, il n'y a que celles-là qui sont difficiles. Défaites- vous de ces hoquets habituels qu'on voudrait vous faire prendre pour des accents d'entrailles, et qui ne sont qu'un mauvais technique, déplaisant, fatigant, un tic aussi insupportable sur la scène qu'il le serait en société. JN'ayez aucune inquiétude sur nos sentiments pour madame votre mère ; nous sommes disposés à la servir en toute occasion. Saluez de ma part l'honmie intré- pide qui a bien voulu se charger de la dure et pénible corvée de vous diriger : que Dieu lui en conserve la patience. Je n'ai pas voulu laisser partir ces lettres, que madame votre mère m'a remises, sans un petit mot qui vous montrât l'intérêt que je prends à votre sort. Quand je ne me soucierai plus de vous, je ne prendrai plus la liberté de vous parler durement; et si je

LETTRES A MADEMOISELLE JODI N. 387

vous écris encore, je Unirai mes lettres avec toutes les politesses accoutumées.

Il

A LA MÊME, A VARSOVIE.

Mademoiselle, nous avons reçu toutes vos lettres, mais il nous est difficile de deviner si vous avez reçu toutes les nôtres. Je suis satisfait de la manière dont vous en usez avec madame votre mère. Conservez cette façon d'agir et de penser. Vous en aurez d'autant plus de mérite à mes yeux, qu'obligée, par état, à simuler sur la scène toutes sortes de sentiments, il arrive souvent qu'on n'en conserve aucun, et que toute la conduite de la vie ne devient qu'un jeu, qu'on ajuste comme on peut aux différentes circonstances l'on se trouve.

Mettez-vous en garde contre un ridicule qu'on prend imper- ceptiblement, et dont il est impossible dans la suite de se défaire : c'est de garder, au sortir de la scène, je ne sais quel ton emphatique qui tient du rôle de princesse qu'on a fait. En déposant les habits de Mérope, d'Alzire, de Zaïre ou de Zénobie, accrochez à votre porte-manteau tout ce qui leur appartient. Reprenez le propos naturel de la société, le maintien simple et honnête d'une femme bien née. Ne vous permettez à vous-même aucun propos libre, et, s'il arrive qu'on en Ikasarde en votre présence, ne les entendez jamais. Dans une société d'hommes, distinguez, adressez-vous de préférence à ceux qui ont de l'âge, du sens, de la raison et des mœurs. Après les soins que vous prendrez de vous faire un caractère estimable, donnez tous les autres à la perfection de votre talent. Ne dédaignez les conseils de personne. Il plaît quelquefois à la nature de placer une âme sensible et un cœur très-délicat dans un homme de la condition la plus commune. Occupez-vous surtout à avoir les mouvements doux, faciles, aisés et pleins de grâce. Étudiez là-dessus les femmes du grand monde, celles du premier rang, quand vous aurez le bonheur de les approcher. Il est important, quand on se montre sur la scène, d'avoir le premier moment pour soi, et

388 LETTRES A MADEMOISELLE JODIN.

vous l'aurez toujours si vous vous présentez avec le maintien et le visage de votre situation. Ne vous laissez point distraire dans la coulisse. C'est surtout qu'il faut écarter de soi et les ga- lanteries, et les propos flatteurs, et tout ce qui tendrait à vous tirer de votre rôle. Modérez votre voix, ménagez votre sensibilité, ne vous livrez que par gradation. Il faut que le système général de la déclamation entière d'une pièce corresponde au système général du poëte qui l'a composée; faute de cette attention, on joue bien un endroit d'une scène, on joue même bien une scène, on joue mal tout le rôle. On a de la chaleur déplacée ; on transporte le spectateur par intervalles ; dans d'autres on le laisse languissant et froid, sans qu'on puisse quelquefois en accuser l'auteur. Vous savez bien ce que j'entends par le i/Vvhoquet tragique. Souvenez-vous que c'est le vice le plus insupportable et le plus commun. Examinez les hommes dans leurs plus violents accès de fureur, et vous ne leur remarquerez rien de pareil. En dépit de l'emphase poétique, rapprochez votre jeu de la nature le plus que vous pourrez; moquez- vous de l'harmonie, de la cadence et de l'hémistiche ; ayez la prononciation claire, nette et distincte, et ne consultez sur le reste que le sentiment et le sens. Si vous avez le sentiment juste de la vraie dignité, vous ne serez jamais ni bassement familière, ni ridiculement ampoulée, surtout ayant à rei^dre des poètes qui ont chacun leur caractère et leur génie. JN'alTectez aucune manière, la manière est détestable dans tous les arts ' ^d'imitation. Savez-vous pourquoi on n'a jamais pu faire un bon tableau d'après une scène dramatique? c'est que l'action de l'acteur a je ne sais quoi d'apprêté et de faux. Si, quand vous êtes sur le théâtre, vous ne croyez pas être seule, tout est perdu. Mademoiselle, il n'y a rien de bien dans ce monde que '^ ce qui est vrai ; soyez donc vraie sur la scène, vraie hors de la \/ scène. Lorsqu'il y aura dans les villes, dans les palais, dans les maisons particulières, quelques beaux tableaux d'histoire, ne manquez pas de les aller voir. Soyez spectatrice attentive dans toutes les actions populaires ou domestiques. C'est que vous verrez les visages, les mouvements, les actions réelles de l'amour, de la jalousie, de la colère, du désespoir. Que votre tête devienne ^'iin portefeuille de ces images, et soyez sûre que, quand vous les exposerez sur la scène, tout le monde les reconnaîtra et vous

LETTRKS \ MADKMOISKLLE JODIN. 389

applaudira. Un acteur qui n'a que du sens et du ju[,^em(>nt est froid; celui qui n'a ([ue de la verve et de la sensibilité est fou. C'est un certain tempérament de bon sens et de chaleur qui fait l'homme sublime; et sur la scène et dans le monde, celui qui montre plus qu'il ne sent fait rire au lieu de toucher. Ne cher- chez donc jamais à aller au delà du sentiment que vous aurez; tâchez de le rendre juste. J'avais envie de vous dire un mot sur le commerce des grands. On a toujours le prétexte ou la raison du respect qu'on leur doit pour se tenir loin d'eux et les arrêter loin de soi, et n'être point exposée aux gestes qui leur sont familiers. Tout se réduit à faire en sorte qu'ils vous traitent la centième fois comme la première. Portez-vous bien, vous serez heureuse si vous êtes honnête.

IV

A LA MÊME, A VARSOVIE.

Je ne laisserai point aller cette lettre de madame votre mère, mademoiselle, sans y ajouter une petite pincée d'amitié, de con- seils et de raison. Premièrement, ne laissez pas ici cette bonne femme, elle n'a pas l'ombre d'arrangement, elle vous fera une / dépense enragée et n'en sera que plus mal. Appelez-la auprès y ■de vous, elle vous coûtera moins, elle sera mieux, ne vous ôtera aucune liberté et mettra môme dans votre position quelque dé- cence, surtout si vous vous conduisez bien. Si vous voyez des grands, redoublez d'égards pour leur naissance, leur rang et tous leurs autres avantages, c'est la seule façon honnête et sûre / de les tenir à la distance qui convient. Point d'airs de princesse qui feraient rire là-bas comme ici, car le ridicule se sent partout, mais toujours l'air de la politesse, de la décence et du respect de soi-même. Ce respect qu'on a pour soi en donne l'exemple aux autres. Quand les hommes manquent à une femme, c'est assez communément qu'elle s'est oubliée la première. Plus votre état invite à l'insolence, plus vous devez être en garde. Étudiez sans cesse, point de hoquets, point de cris, de la dignité vraie,

390 LETTRES A MADEMOISELLE JObLN.

un jeu ferme, sensé, raisonné, juste, mâle; la plus grande sobriété de gestes. C'est de la contenance, c'est du maintien qu'il faut déclamer les trois quarts du temps. Variez vos tons et vos accents, non selon les mots, mais selon les choses et les posi- tions. Donnez de l'ouvrage à votre raison, à votre âme, à vos entrailles, et épargnez-en beaucoup à vos bras. Sachez regarder, / sachez écouter surtout; peu de comédiens savent écouter. Ne veuillez pas vous sacrifier votre interlocuteur. Vous y gagnerez peut-être; mais la pièce, la troupe, le poëte et le public y per- dront quelque chose. Que le théâtre n'ait pour vous ni fond ni devant, que ce soit rigoureusement un lieu et d'où personne ne vous voie. Il faut avoir le courage quelquefois de tourner le dos au spectateur, il ne faut jamais se souvenir de lui. Toute actrice qui s'adresse à lui mériterait qu'il s'élevât une voix du parterre qui lui dît : Mademoiselle, je n'y suis pas; et puis le meilleur conseil même pour le succès du talent, c'est d'avoir des mœurs. Tâchez donc d'avoir des mœurs, y Comme il y a une différence infinie entre l'éloquence d'un honnête homme et celle d'un rhéteur qui dit ce qu'il ne sent^ pas, il doit y avoir la même différence entre le jeu d'une honnête femme et celui d'une femme avilie, dégradée par le vice qui jase des maximes de vertu. Et puis croyez-vous qu'il n'y en ait aucune pour le spectateur à entendre une femme d'honneur ou une femme perdue? Encore une fois, ne vous en laissez point imposer par des succès ; à votre place je m'occupe- rais à faire des essais, à tenter des choses hardies, à me faire un ieu qui fût mien. Tant que votre action théâtrale ne sera qu'un tissu de petites réminiscences, vous ne serez rien. Quand l'âme inspire, on ne sait jamais ce qu'on fera, comment on dira, c'est le moment, la situation de l'âme qui dicte, voilà les seuls bons maîtres, les seuls bons soulfleurs. Adieu, mademoiselle, portez- vous bien, risquez d'ennuyer quelquefois les Allemands pour apprendre à nous amuser.^

LETTRES A MADEMOISELLE JODIN. 391

A LA MÊME, A VAUSOVIE.

Nous sommes toujours également disposés, mademoiselle, à servir madame votre mère, et nous n'avons point changé de seniiinents pour vous. Madame votre mère est une bonne créa- ture née pour être la dupe de tous ceux en qui elle se confie, pour se confier au premier venu et pour être toujours étonnée que le premier qui lui vient ne soit pas le plus honnête homme du monde. Nous nous épuisons avec elle en bons conseils qu'elle reçoit avec toute la reconnaissance qu'elle nous devrait peut- être, s'ils lui étaient de quelque utilité ; mais heureusement les contre-temps qui feraient tourner la tête à une autre ne prennent ni sur sa bonne humeur, ni sur sa santé. Elle jouit du plus bel embonpoint, et mourra à cent ans avec toute l'expé- rience de ce monde qu'elle avait à huit ans ; mais ceux qui la trompent sont toujours plus à plaindre qu'elle.

Mais vous, est-ce que vous n'apprendrez jamais à bien con- naître ceux en qui vous aurez à placer votre confiance? N'espé- rez pas trouver des amis parmi les hommes de votre état. Traitez vos compagnes avec honnêteté; mais ne vous liez avec aucune.

Lorsqu'on réfléchit aux raisons qui ont déterminé un homme à se faire acteur, une femme à se faire actrice, au lieu le sort les a pris, aux circonstances bizarres qui les ont portés sur la scène, on n'est plus étonné que le talent, les mœurs et la probité soient également rares parmi les comédiens.

Voilà qui est bien décidé ; M"^ Clairon ne remonte pas. Le public vient d'être un peu dédommagé de sa perte par une- jeune fille hideuse de visage, qui est de la laideur la plus amère, dont la voix est sépulcrale, qui grimace, mais qui se laisse de temps en temps si profondément pénétrer de son rôle, qu'elle fait oublier ses défauts et qu'elle entraîne tous les applaudisse- ments.

Comme je fréquente peu, très-peu les spectacles, je ne l'ai

/

392 LETTRES A MADEMOISELLE JOUIN.

point encore vue. Je serais porté à croire qu'elle pourrait bien devoir une partie de son succès à la haine qu'on porte à M'"" Clai- y' ron. C'est moins une justice que l'on rend à l'une qu'une mortification qu'on veut donner à l'autre ; mais tout ceci n'est qu'une conjecture.

Exercez-vous, perfectionnez-vous, il y a quelque apparence qu'à votre retour vous trouverez le public disposé à vous ac- cueillir, et la scène sans aucune rivale que vous ayez à redouter.

Bonjour, mademoiselle, portez-vous bien, et songez que les mœurs, l'honnêteté, l'élévation des sentiments ne se perdent point sans quelque conséquence pour les progrès et la perfec- tion dans tous les genres d'injitation. Il y a bien de la différence entre jouer et sentir. C'est la différence de la courtisane qui séduit, à la femme tendre qui aime, et qui s'enivre elle-même et un autre.

Madame votre mère n'a pas voulu fermer sa lettre sans y en- fermer un petit mot de moi, et je ne me suis pas fait presser. Je m'acquitte, par l'intérêt que je prends ta vous, de tout ce que je devais à monsieur votre père.

VI

A LA MÊME, A VARSOVIE.

1767.

11 est fort difficile, mademoiselle, de vous donner un bon conseil ! Je vois presque égalité d'inconvénients aux différents partis que vous avez à prendre. 11 est sûr qu'on se gâte à une mauvaise école, et qu'il n'y a que des vices à gagner avec des comédiens vicieux. Il ne l'est pas moins que vous profiteriez plus ici spectatrice, qu'en quelque endroit que ce soit de l'Eu- rope, actrice. Cependant, c'est le jugement, c'est la raison, c'est l'étude, la réflexion, la passion, la sensibilité, l'imitation vraie de la nature, qui suggèrent les finesses de jeu; et il y a des défauts grossiers dont on peut se corriger par toute la terre. Il suffit de se les avouer à soi-même et de vouloir s'en défaire. Je vous ai dit, avant votre départ pour Varsovie, que vous aviez

LETTRES A MADEMOISELLE JODIN. 393

contracté un hoquet habituel, (jui revenait à chaque instant, et qui m'était insupportable, et j'apprends par de jeunes seii,nieui-s qui vous ont entendue que vous ne savez pas vous tenir, et que vous vous laissez aller à un balancement de corps très-déplai- sant. En ellet, qu'est-ce que cela signilie? cette action est sans dignité. Est-ce que, pour donner de la véhémence à son discours, il ftiut jeter son corps à la tête? Il y a partout des femmes bien nées, bien élevées, qu'on peut consulter, et dont on peut apprendre la convenance du maintien et du geste. Je ne me soucierais de venir à Paris que dans le temps j'aurais fait assez de progrès [)our profiter des leçons des grands maîtres. Tant que je me reconnaîtrais des défauts essentiels, je resterais ignorée et loin de la capitale. Si l'intérêt se joignait encore à ces considérations, si, par une absence de quelques mois, je pouvais me promettre plus d'aisance, une vie plus tranquille et plus retirée, des études moins interrompues, plus suivies, moins distraites; si j'avais des préventions à détruire, des fautes à faire oublier, un caractère à établir, ces avantages achèveraient de me déterminer. Songez, mademoiselle, qu'il n'y aura que le plus grand talent qui rassure les comédiens de Paris sur les épines qu'ils redoutent de votre commerce ; et puis le public, qui semble perdre de jour en jour de son goût pour la tragédie, est une difficulté également effrayante et pour les acteurs et pour les auteurs. Rien n'est plus commun que les débuts malheureux. Étudiez-vous, travaillez, acquérez quelque argent; défaites-vous des gros défauts de votre jeu, et puis venez ici voir la scène, et passez les jours et les nuits vous conformer aux bons modèles. Vous trouverez bien quelques hommes de lettres, quelques gens du monde, prêts à vous con- seiller; mais n'attendez rien des acteurs et des actrices. N'en .-est-ce pas assez pour elles du dégoût de leur état, sans y ajou- ter celui des leçons, au sortir du théâtre, dans les moments qu'elles ont destinés au plaisir ou au repos? Votre mère a été sur le point d'acheter des meubles, elle a loué un logement, il ne lui reste plus qu'à se conformer à vos vues, selon le parti que vous suivrez. Elle n'ira point se réinstaller chez votre oncle ; cet homme est dans l'indigence, et serait plus à charge qu'utile. J'accepte vos souhaits, et j'en fais de très-sincères pour , votre bonheur et vos succès.

39/i LETTRES A MADEMOISELLE JODIN.

VI [

A LA MEME, A VARSOVIE.

1707.

Quoi! mademoiselle, ce serait tout de bon, et en dépit de l'étourdissement de l'état, des passions et de la jeunesse, qu'il vous viendrait quelque pensée solide, et l'ivresse du présent ne vous empêcherait pas de regarder dans l'avenir! Est-ce que vous seriez malade ? Auriez-vous perdu l'enthousiasme de votre talent? Ne vous en promettriez-vous plus les mêmes avantages? J'ai peu de foi aux conversions, et la prudence m'a toujours paru la bonne qualité la plus incompatible avec votre caractère. Je n'y comprends rien. Quoi qu'il en soit, si vous persistez à vouloir placer une somme à fonds perdus, vous pouvez me l'adresser quand il vous plaira. Je tâcherai de répondre à cette marque de confiance en vous cherchant quelque emploi avan- tageux et solide; comptez sur ma discrétion, comptez sur toute la bonne volonté de M'"" Diderot. Nous y ferons tous les deux de notre mieux. Envoyez en même temps votre extrait baptis- taire si vous l'avez, ou dites-nous sur quelle paroisse vous avez été baptisée, afin qu'on puisse se pourvoir de cette pièce qui constate votre âge et vos surnoms. Il n'y a presque aucune for- tune particulière qui ne soit suspecte, et il m'a semblé que dans les plus grands bouleversements de finances, le roi avait toujours respecté les rentes viagères constituées sur lui. Je donnerais donc la préférence au roi, à moins que vous ne soyez dune autre opinion. Mais je vois avec plaisir par votre lettre du jour (le l'an que ce projet de vous assurer quelque revenu tout événement, quoiqu'il soit bien sage, n'est point le tour de tête d'un bon moment, et que vous y persistez. Je vous en fais mon compliment; nous voilà donc tout prêts à vous servir, et moi en mon particulier un peu soulagé du reproche que je me faisais d'avoir peut-être donné lieu par mon silence et mon délai à la dissipation de votre argent, et rendu inutile une des

LILTTHKS A MÂDEMOISKLLK .lODIN. 395

meilleures vues que vous avez eues. Détacliez-vous donc promp- tement de cet argeut, qui est certainement dans les mains les moins sûres que je connaisse, les vôtres. Si je ne le tiens pas avant un mois d'ici, je ne compterai sur rien. La mère et l'en- fant sont infiniment sensibles à vos souhaits et à votre éloge, elles seront très-heureuses toutes les fois qu'elles apprendront quelque chose d'agréable de vous. Vous savez, pour moi, que si l'intérêt que je prends à vos succès, à votre santé, à votre considération, à votre fortune, pouvait servir à quelque chose, il n'y aurait sur aucun théâtre du monde aucune femme plus honorée, plus riche et plus considérée. Notre scène française s'appauvrit de jour en ,our; malgré cela, je ne vous invite pas encore à reparaître ici.' Il semble que ce peuple devienne d'au- tant plus difficile sur les talents, que les talents sont plus rares chez lui; je n'en suis pas étonné, plus une chose distingue, plus on a de peine à l'accorder. L'impératrice de Russie a chargé quelqu'un ici de former une troupe française,- aurez-vous le courage de passer à Pétersbourg et d'entrer au service d'une des plus étonnantes femmes qu'il y ait au monde! Réponse là- dessus. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Sa- crifiez aux grâces, et étudiez surtout la scène tranquille; jouez tous les matins pour votre prière la scène d'Atbalie avec Joas, et pour votre prière du soir quelques scènes d'Agrippine avec Néron; dites pour bénédicité la scène première de Phèdre et de sa confidente, et supposez que je vous écoute ; ne vous ma- nierez point surtout. Il y a du remède à V empesé, au raide, au rustique, au dur, à l'ignoble; il n'y en a point à la petite ma- nière ni à l'alléterie. Songez que chaque chose a son ton. Ayez quelquefois de l'emphase, puisque le poëte en a. N'en ayez pas aussi souvent que lui, parce que l'emphase n'est presque ty jamais dans la nature; c'en est une imitation outrée. Si vous sentez une fois que Corneille est presque toujours à Madrid et presque jamais dans Rome, vous rabaisserez souvent ses richesses par la simplicité du ton, et ses personnages prendront dans votre bouche un héroïsme domestique, uni, franc, sans apprêt, ^ qu'ils n'ont presque jamais dans ses pièces. Si vous sentez une fois combien la poésie de Racine est harmonieuse, nombreuse, filée, chantante, et combien le chant cadencé s'accorde peu avec la passion qui déclame ou qui parle, vous vous étudierez à

396 LETTRES A MADEMOISELLE JODIN.

nous dérober son extrême musique ; vous le rapprocherez de la conversation noble et simple, et vous aurez fait un grand pas, un pas bien difficile. Parce que Racine fait toujours de la musique, l'acteur se transforme en un instrument de musique; parce que Corneille se guindé sans cesse sur la pointe des pieds, l'acteur se dresse le plus qu'il peut; c'est-à-dire qu'on ajoute au défaut des deux auteurs. C'est le contraire qu'il fal- lait faire. Yoilà, mademoiselle, quelques préceptes que je vous envoie: bons ou mauvais, je suis sûr qu'ils sont neufs; mais je les crois bons. Garrick me disait un jour qu'il lui serait impos- sible de jouer un rôle de Racine, que ses vers ressemblaient à de grands serpents qui enlaçaient un acteur, et le rendaient immobile; Garrick sentait bien et disait bien. Rompez les ser- pents de l'un, brisez les échasses de l'autre.

VIII

A LA MÊME, A VARSOVIE.

1768.

J'apprends, mademoiselle, tous vos succès avec le plus grand plaisir; mais en cultivant votre talent tâchez aussi d'avoir des mœurs.

Je n'ai point fait la commission en livres que vous m'aviez donnée, parce que j'ai toujours attendu que M. Dumolard me remît des fonds, ce qu'il ne se presse pas de faire.

Je suis tellement accablé d'afïiiires, que je suis forcé de vous écrire à Varsovie comme si vous demeuriez à quatre pas de chez moi.

Mon respect à madame votre mère. Encore une fois ce n'est pas assez que d'être grande actrice, il faudrait encore être iionnête femme, j'entends comme les femmes le sont dans les autres états de la vie. Cela n'est pas bien rigoureux. Songez quelquefois à l'étrange contraste de la conduite de l'actrice avec les maximes honnêtes dispersées de temps en temps dans son rôle.

Un rôle honnête fait par une actrice qui ne l'est pas me

LETTRES A MADEMOISELLE JODIN. 307

choque presque autant qu'un rôle de fille de quinze ans lait par une femme de cinquante.

Bonjour, mademoiselle, portez-vous bien et comptez tou- jours sur mon amitié.

IX

A LA MÊME, A VARSOVIE.

21 février 1708.

J'ai reçu, mademoiselle, et votre lettre et celle qui servira à arranger votre compte avec M. Dumolard, et votre certificat (le vie et la procuration très-ample que vous m'accordez pour traiter de vos aflaires, et la lettre de 12,000 francs sur MM. Tourton et Baure. Comme cette lettre est à un mois et demi d'échéance, cela me donnera le temps de me retourner et de préparer un emploi sûr de votre argent. Vous êtes bien plus sage que je ne vous croyais, et vous me trompez bien agréable- ment.^ Je savais que le cœur était bon; pour la tète, je ne pen- sais pas que femme au monde en eût jamais porté sur ses épaules une plus mauvaise. Me voilà rassuré sur l'avenir; quelque chose qui puisse vous arriver, vous avez pourvu, pour vous et pour votre mère, aux besoins pressants de la vie. Je verrai M. Dumolard incessamment. Je souhaite que notre entrevue se passe sans, aigreur ; j'en doute. Je ne prononce rien sur la droiture de M. Dumolard, mais je ne puis faire un certain cas d'un homme qui divertit à son propre usage un argent qui ne lui appartient pas. Ninon, manquant de pain, n'aurait pas fait ainsi. Je me hâte de vous tranquilliser. Ilàtez- vous de me répondre sur les propositions que je vous fais au nom de M. Mitreski, chargé de former ici une troupe. Je me sers du mot propre, et vous savez, par le cas que je fais des grands talents, en quelque genre que ce soit, que mon dessein n'est pas de vous humilier. Si j'avais l'âme, l'organe et la figure de Quinault-Dufresne, demain je monterais sur la scène, et je me tiendrais plus honoré de faire verser des larmes au méchant même sur la vertu persécutée, que de débiter dans une chaire,

398 LETTRES A MADEMOISELLE JODIN.

en soutane et en bonnet carré, des fadaises religieuses qui ne sont intéressantes que pour les oisons qui les croient. Votre morale est de tous les temps, de tous les peuples, de toutes les contrées; la leur change cent fois sous une très-petite latitude. Prenez donc une juste opinion de votre état : c'est encore un des moyens d'y réussir. Il faut d'abord s'estimer soi-même et ses fonctions. Il est difficile de s'occuper fortement d'une chose qu'on méprise. J'aime mieux les prédicateurs sur les planches que les prédicateurs dans le tonneau. Voyez les conditions que l'on vous propose pour la cour de Pétersbourg. Pour appointe- ments, 1,600 roubles, valant argent de France 8,000 francs; pour aller, mille pistoles, autant pour revenir. On se fournit les habits à la française, à la romaine et à la grecque ; ceux d'un costume extraordinaire se prennent au magasin de Ja cour. On s'engage pour cinq ans. Il y a carrosse pour le service impérial seulement. Les gratifications sont quelquefois très-fortes, mais il faut, comme partout ailleurs, les mériter. Qu'aussitôt ma lettre reçue vous m'instruisiez de vos desseins, et que M. Mi- treski sache s'il doit ou ne doit pas compter sur vous. Au cas que les 8,000 francs et le reste vous conviennent, faites deux lettres, à huit jours de date l'une de l'autre, dans l'une desquelles vous demanderez plus qu'on ne vous offre, et dans la seconde vous accepterez les offres qu'on vous a faites; envoyez-les toutes les deux à la fois. Je ne produirai d'abord que la première. Surtout expliquez-vous clairement; ni M. Mitreski ni moi n'avons rien pu comprendre aux précédentes. Bonjour, mademoiselle, vous voilà en bon train; persistez, je ferai, pour l'avancement de vos alïaires ici tout ce qui dépendra de moi.

A L.\ MÊME. A DPxESDE.

■^.f

G avril 17G8.

Me VOUS arrêtez à Strasbourg que le moins que vous pour- rez, mademoiselle, vos alTaires demandent ici votre présence.

LETTRES A MADEMOISELLE JOIMN. 399

J'ai reçu tout ce que vous m'avez envoyé. Je vous fais passer ces deux lettres qui vous auraient attendue ici trop longtemps. Je laisse en repos le Dumolard, avec lequel vous serez la maî- tresse d'en user comme il vous plaira. Le sieur Baure n'ira pas en avant sans m'avoir vu. J'espère qu'après demain au plus tard votre argent sera placé. Je n'ai pu faire plus de diligence, parce que les rentes viagères sur le roi étaient fermées quand j'ai reçu vos fonds. J'ai laissé en l'air votre poursuite contre la cour de Saxe. Ce n'est pas que je n'aie bien pressenti vos vues, mais je crains que vous ne fassiez en ceci une fausse démarche, peut-être une folie qui vous attirerait à Paris un traitement encore plus fâcheux qu'à Dresde. Il ne faudrait qu'une plainte de l'ambassadeur à la cour de France. Vous n'avez pas bien pesé les choses. Ce n'est pas mauvaise volonté de la part de M""" Diderot, ni aucun éloignement à vous obliger en tout; mais son avis, qui me paraît bon, était que vous logiez un mois en hôtel garni ; que vous déposiez vos effets, et que vous nous donniez le loisir de chercher un appartement qui vous con- AÎenne ; parti forcé par le mo;nent, le terme de Pâques étant passé. Je vous écris à la hâte, je suis désolé de votre aventure; mais vous arrivez, nous nous verrons et nous consulterons sur vos affaires. Bonjour, mademoiselle. Un mot encore: ce n'est pas s'annoncer favorablement aux comédiens français que de faire liaison avec Aufresne^ qui s'est séparé d'eux mécontent. Songez à cela, portez-vous bien, et arrivez.

XI

A L\ MÊME, A DRESDE.

Il juillet 1708.

Vous ne me persuaderez jamais, jamais, mademoiselle, que vous n'ayez pas attiré vous-même le désagrément qui vous est

1. Aufresnc, refusé comme sociétaire après son début au Tliéâtre-Fraiiçais, mérita les applaudissements de Frédéric à Berlin, et ceux de Catherine à Péters- bourg. Sa fille a écrit quelques pièces pi)ur le théâtre de l'Ermitage.

/lOO LETTRES A MADEMOISELLE JODIN.

arrivé sur la route. Quand on veut être respectée des autres, il faut leur en donner l'exemple par le respect qu'on se porte à soi-même. Vous avez commis une autre indiscrétion, c'est d'avoir donné à cette aventure de la publicité par une poursuite juridique. Ne concevez-vous pas que c'est une nouvelle objection que vos en- nemis ne manqueront pas de vous faire, si, par des événements qu'il est impossible de prévoir, vous étiez malheureusement forcée k revenir à votre état? Et puis vous vous réclamez de moi dans une circonstance tout à fait scandaleuse. Mon nom pro- noncé devant un juge ne peut alors donner meilleure opinion de vous et ne peut que nuire à la bonne opinion qu'on a de moi. J'ai touché les 200 livres de votre pension sur le roi. M. de \an-Eycken a payé le billet tiré sur lui, et M. Baure a accepté la lettre de change que vous savez. J'ai donc entre mes mains une bonne somme d'argent dont je disposerai comme i) vous plaira. J'ai aussi le portrait de M. le comte et la copie du vôtre. Surtout, mademoiselle, ne parlez point de cet argent à madame votre mère. La pension que vous lui avez assignée lui sera exactement payée; mais si elle me savait un fonds, dissi- patrice comme elle l'est, nous en serions perpétuellement har- celés, et bientôt il vous resterait peu de chose. J'attends tou- jours qu'on expédie le contrat de vos rentes viagères constituées sur le roi. Gela ne peut plus guère souffrir de délai. L'hôtesse de l'hôtel de la rue Saint -Benoît prétendait obliger votre mère à rester trois mois ; il y a eu un procès que nous avons gagné. Soyez sage, soyez honnête, soyez douce; une injure répondue à une injure faite sont deux injures, et l'on doit être plus hon- teux de la première que de la seconde. Si vous ne travaillez pas sans relâche à modérer la violence de votre caractère, vous ne pourrez vivre avec qui que ce soit, vous serez malheureuse, et personne ne pouvant trouver le bonheur avec vous, les sen- timents les plus doux qu'on aura conçus pour vous s'éteindront, et l'on s'éloignera d'une belle furie dont on s'ennuiera d'être tourmenté. Deux amants qui s'adressent des propos grossiers s'avilissent tous deux. Regardez toute querelle comme un com- mencement de rupture. A force de détacher des fils d'un câble, quelque fort qu'il soit, il faut qu'il se rompe. Si vous avez eu le bonheur de captiver un homme de bien, sentez-en tout le prix; songez que la douceur, la patience, la sensibilité sont les

LETTHES A MADEMOISELLE JODIN. ^01

vertus propres de la femme, et que les pleurs sont ses vérita- bles armes. Si vos yeux s'allument, si les muscles de vos joues et de votre cou se gonflent, si vos bras se raidissent, si les ac- cents durs de votre voix s'élèvent, s'il sort de votre bouche des propos violents, des mots déshonnêtes, des injures grossières ou non, vous n'êtes plus qu'une femme de la halle, une créa- ture hideuse à voir, hideuse à entendre, vous avez renoncé aux qualités aimables de votre sexe, pour prendre les vices odieux du nôtre. 'Il est indigne d'im galant homme de frapper une femme, il est plus mal encore à une femme de mériter ce châ- timent. Si vous ne devenez pas meilleure, si tous vos jours con- tinuent à être marqués par des folies, je perdrai tout l'intérêt que je prends à vous; présentez mon respecta M. le comte, faites son bonheur puisqu'il se charge du vôtre.

A LA MÊME, A SALTZ-VEDEL, PRÈS MAGDEBO URG.

IG juillet 1708.

Vous avez écrit à madame votre mère une lettre aussi dure que peu méritée. Elle a gagné son procès. La Brunet ne me ()araît pas une femme trop équitable. J'ai touché la pension sur le roi. J'ai reçu deux lettres de change de M. Fischer, l'une de 1,373 livres 18 sous 6 deniers sur MM. Tojrton et Baure : elle est acceptée et sera payée le 9 du mois prochain ; l'autre de 2,376 livres 1 sou 6 deniers sur M. de Van-Eycken qui est payée. Ces deux sommes font celle de 3,750 livres qui répondent à mille écus de Saxe. Je ferai faire votre bracelet par un M. Belle, de mes amis, dont je réponds pour le travail et pour la probité. Mais de deux choses l'une, c'est que le portrait est de beaucoup trop grand et qu'il en faudra supprimer presque jusqu'au cha- peau, ce qui ne nuira à rien ; l'autre, c'est que l'entourage du portrait et celui du chillre seront bien mesquins en n'y mettant que cent louis. L'artiste, qui ne demande ni à vendre ni à XIX. 26

h02 LETTRES A MADEMOISELLE JODIN.

gagner, prétend que, pour que ces bracelets soient honnêtes, il y faut consacrer 3,000 livres ou 1,000 écus. En ce cas, voyez ce que vous avez à faire. Faites-moi réponse là-dessus, et présentez mon respect à M, le comte. Tâchez, pour Dieu, de ne faire aucune folie ni l'un ni l'autre, si vous ne voulez pas en être châtiés l'un par l'autre. Aimez-vous paisiblement, et ne per- vertissez pas la nature et la fin d'une passion qui est moins précieuse par les plaisirs qu'elle nous donne que par les maux dont elle nous console. Si vous vous déterminez à dépenser 1,000 écus à vos bracelets, il me restera 750 livres dont je dis- poserai comme il vous plaira. Soyez bien aimable, bien douce surtout et bien honnête. Tout cela se tient. Si vous négligez une de ces qualités, il sera difficile que vous ayez bien les deux autres.

A LA MÊME, CHEZ M. LE COMTE DE SCHULLEMBO URG, A BORDEAUX.

10 septembre 17G8.

Mademoiselle, je ne saurais ni vous approuver ni vous blâ- mer de votre raccommodement avec M. le comte. 11 est trop incertain que vous soyez faite pour son bonhem* et lui pour le vôtre. Vous avez vos défauts, qu'il n'est jamais disposé à vous pardonner; il a les siens, pour lesquels vous n'avez aucune indulgence. 11 semble s'occuper lui-même à détruire l'effet de sa tendresse et de sa bienfaisance. Je crois que de votre côté il faut peu de chose pour altérer votre cœur et vous porter à un parti violent. Aussi je ne serais pas étonné qu'au moment vous recevrez l'un et l'autre ma belle exhortation à la paix, vous ne fussiez en pleine guerre. 11 faut donc attendre le succès de ses promesses et de vos résolutions. C'est ce que je fais sans être indifférent sur votre sort.

J'ai reçu votre procuration, elle est bien. Il me faut à présent un certificat de vie légalisé. Ne différez pas d'un instant à me l'envoyer. Je vous enverrai, par la voie que vous m'indiquerez,

LETTRES A MADEMOISELLE JODIN. ^03

le portrait et les lettres de M. le comte. Cela serait coûteux par la poste.

A la lecture de la défense que vous faites à votre mère de rien prendre sur les sommes dont je suis dépositaire, elle en est tombée malade. En effet, que voulez-vous qu'elle devienne et que signifie cette pension annuelle de 1,500 francs que vous prétendez lui faire, si vous en détournez la meilleure partie à votre propre usage? Si vous n'y prenez garde, il n'y aura de votre part qu'une ostentation qui ne tirera pas votre mère du malaise. Il ne s'agit que de calculer un peu pour vous en con- vaincre et vous amener à de la raison, si vous avez réellement à cœur le bonheur de votre mère.

Gomme vos intentions m'étaient expliquées de la manière la plus précise, je l'ai renvoyée à votre réponse, cju'elle attend avec la plus grande impatience.

Je ne sais d'où vous vient cet accès de tendresse pour la Brunet, qui vous a déchirées toutes les deux chez le commis- saire de la manière la plus cruelle et la plus malhonnête. Il n'y a rien de si chrétien que le pardon des injures.

Un avis que je me crois obligé de vous donner, c'est que votre femme de chambre est en correspondance avec la dame Brunet; vous en ferez l'usage qu'il vous plaira.

Comme vous n'avez pas pensé à me marquer votre adresse à Bordeaux, je vous écris à tout hasard.

Autre chose; il n'y a plus de rentes viagères sur le roi; mais si votre argent était prêt, je le placerais à 6 pour 100 sur des fermiers-généraux, et le fonds vous resterait.

C'est un service que je pourrais aussi rendre à M. le comte, mais il n'y aurait pas un moment à perdre.

Je vous salue, mademoiselle. Je vous prie de présenter mon respect à M. le comte.

Je voudrais bien vous savoir heureux l'un et l'autre. Je n'ai pas le temps de moraliser. 11 est une heure passée, il faut que cette lettre soit à la grande poste avant qu'il en soit deux.

Donnez attention, mademoiselle, aux petits états de reçus et de dépenses que je vous envoie, et jugez là-dessus de ce que vous avez à faire pour madame votre mère, c[ui est malade, inquiète et dans un besoin pressant de secours. /

Ainsi point de délai sur tous les objets de ma lettre; et ta-

hOk LETTRES A MADEMOISELLE JODIN.

chez d'être sensée, raisonnable, circonspecte, et de profiter un peu de la leçon dupasse pour rendre l'avenir meilleur.

XIV

A LA MEME, CHEZ M. JAMBELLANT, MARCHAND SELLIER, RUE PORTE-BASSE,

A BORDEAUX.

21 novembre 1768.

Je vais, mademoiselle, répondre à vos deux dernières lettres. Je suis charmé que vos dernières petites commissions aient été faites h votre gré. Je n'ai point traité votre oncle trop durement. Tout homme qui s'établira chez une femme, qui y boira, man- gera, qui en sera bien accueilli, et qui, au moment oii cette femme ne se trouvera plus en état de lui rendre les mêmes bons oflîces, la calomniera, la brouillera avec sa fille, et l'exposera h tomber dans l'indigence, est un indigne qui ne mérite aucun ménagement. Ajoutez à cela le mépris qu'il a m'inspirer par ses mensonges accumulés. Quand on est assez méchant pour faire une noirceur, il ne faut pas avoir la lâcheté de la nier. Votre mère ne voit point, n'a point vu la dame Traas ; elle n'a reçu de compagnie que celle que votre oncle lui a donnée, et il est faux qu'elle soit raccommodée avec lui. M. Roger, qui vous est attaché, qui vous sert, qui ne demande pas mieux que d'être utile à votre mère, également maltraité dans le libelle de votre oncle, n'a eu que le ressentiment qu'il devait avoir, et, à son âge, ressentir et se venger, c'est presque la même chose. Bref, mademoiselle, je ne saurais souffrir les gens à ton mielleux et à procédés perfides. Si vous eussiez donné un peu plus d'atten- tion à la lettre qu'il vous a écrite, vous y eussiez reconnu le tour platement ironique, qui blesse plus encore que l'injure. On a fait toutes les démarches nécessaires pour préparer à sa fille un avenir moins malheureux; il s'y est opiniâtrement re- fusé. Il a mieux aimé la garder et la sacrifier à ses prétendus besoins domestiques. Vous voilà quitte de ce côté, envers vous-

LETTRES A MADEMOISELLE JODIN. ^05

même et envers votre nièce. Vous avez un autre pauvre parent qui s'appelle Massô, qu'on dit honnête homme, et qui se recom- mande à votre commisération. Le secours le plus léger lui ser- virait infiniment. Voyez si vous voulez faire quelque chose pour lui; ce sera une lionne action une fois faite. J'ai fait passera votre oncle la dernière lettre que vous lui avez écrite, mais il me reste entre les mains un gros paquet à son adresse, que j'ai retenu jusqu'à ce que vous fussiez instruite de ses procédés, et que vous m'apprissiez l'usage que j'en devais faire. Vous ne m'avez rien répondu sur ce point, et le paquet tout cacheté est encore sur ma table, tout prêt ou à vous retourner ou à aller à votre oncle, comme vous le jugerez à propos. Ne m'oubliez ja- mais auprès de M. le comte. Le meilleur moyen que j'aie de reconnaître ses marques d'estime, c'est de vous prêcher son bonheur. Faites tout, mademoiselle, pour un galant homme qui fait tout pour vous. Songez que vous êtes moins maîtresse de vous-même que jamais, et que la vivacité la plus légère et la moins déplacée serait ou prendrait le caractère de l'ingra- titude. Il sent trop délicatement pour déparer ses bienfaits; vous avez de votre côté un tact trop fin pour ne pas sentir com- bien votre position actuelle exige de ménagement. Une femme commune se croirait affranchie, et vous serez cette femme-là si vous ne concevez pas que c'est de cet instant tout juste que commence votre esclavage. Il peut y avoir des peines pour vous, il ne doit plus y en avoir pour lui. Il a acquis le droit de se plaindre, même sans en avoir de motif, vous avez perdu celui de lui répondre, même quand il a tort, parce qu'il vaut mieux souffrir que de soupçonner son cœur. Je n'oserais approuver vos tentatives au théâtre, je ne vois pas un grand avantage à réussir, et je vois un inconvénient bien réel à manquer de suc- cès. Ce que vous perdrez dans l'esprit de M. le comte par le défaut de succès est bien au-dessus de ce que vous y gagnerez par des applaudissements. Mademoiselle, ne vous y trompez pas; malgré qu'il en ait, un refus du public ou du tripot fera elfet sur lui. C'est ainsi que l'homme est bâti. Je ne suis point surpris de son ennui dans une ville il y a si peu de conve- nances avec son cœur, son caractère et ses qualités personnelles. S'il m'oflre l'occasion de lui être utile, vous ne doutez pas que je ne sois très-heureux de la saisir. Tout ce que vous prévoyez

hOQ LETTRES A MADEMOISELLE JODIN.

de son sort me paraît bien pensé, et je ne lelui dissimulerai pas. Au reste, je garderai le silence sur tout ceci avec madame votre mère. Je n'insistais à placer sur sa tète et la vôtre que par une crainte qui nous aurait été commune, c'est son pitoyable état dans le cas elle aurait eu le malheur de vous survivre ; mais, puisque vous lui voyez une planche assurée dans ce naufrage, je n'ai plus rien à vous objecter, et les choses seront arrangées selon votre désir. Je vous salue et vous embrasse. L'ordre que vous commencez à mettre dans vos affaires, et le coup d'oeil, le premier peut-être que vous ayez jeté de votre vie sur l'avenir, me donne bonne, meilleure opinion de votre tête; soyez sage, et vous serez heureuse. ^

XV

A LA MÊME.

1769.

Je ne saurais vous dire combien je suis satisfait de la manière dont vous en usez avec madame votre mère. Si vous étiez là, je vous embrasserais de tout mon cœur, car j'aime les enfants qui ont de la sensibilité et de l'honnêteté. Vous la mettez au courant de ses affaires. Quinze cents francs nets sont plus que suffisants pour lui faire une vie aisée. Je lui viens de déclarer même avec un peu de dureté qu'elle n'obtiendra rien ni de vous ni de moi au delà de cette somme, et que s'il arrive que par mauvais arrangement, esprit de dissipation, ou autre- ment, elle se constitue dans de nouvelles dettes, ce sera tant pis pour elle ; j'espère qu'elle y regardera.

Votre oncle, permettez que je vous le dise, est un fieffé maroutle qui s'est mis en tête de la brouiller avec vous du moment on lui a déclaré qu'elle n'était plus en état de le nourrir. Il lui reproche des dépenses qu'elle n'a faites que pour lui, des sociétés ou qu'elle n'a point eues, ou qu'il lui a menées lui-même. J'ai été profondément indigné de la lettre qu'il vous a écrite; c'est un ingrat. Celle il vous fait juge de ses pro- cédés et de ceux de votre mère est un insolent persiflage qui

LETTRES A MADEMOISELLE JODIN. /,07

ne mérite de votre part que le silence ou la réponse la plus verte. Il vint chez moi, il y a ({uelques jours; je lui reprochai hi noirceur qu'il y avait à brouiller avec une fille une mère qui l'avait comblé d'amitié. Il s'en défendit; il entassa mensonges sur mensonges; je lui mis votre lettre, ou plutôt celle qu'il vous avait écrite, sous le nez; il resta confondu, il balbutia, et tandis qu'il balbutiait, je le pris par les épaules, et le chassai comme un gueux.

Vous eûtes pitié de sa fille, votre nièce, et vous laissâtes des nippes, du linge et quelque argent pour faciliter son entrée dans un couvent. L'argent a été mangé, les nippes vendues, et la pauvre créature est sans vêtements, sans pain, sans res- sources, exposée à mourir de faim dans une chambre on l'enferme toute seule. Cet état misérable et les suites qu'il peut amener me déchirent l'âme. Ce n'est pas le père, qu'il faut abandonner au sort qu'il mérite, ce n'est pas la mère, qui ferme cruellement les yeux sur la misère de son enfant, qu'il faudrait soulager ; c'est cette enfant. Mademoiselle, faites une bonne action, faites une action que vous puissiez vous rappeler toute votre vie avec satisfaction. Tendez la main à cette enfant. 11 ne faut sacrifier à cela que ce qu'un domino un peu orné pourrait vous coûter pour un bal de parade. Privez-vous d'une partie de plaisir, d'un ajustement, d'une fantaisie coûteuse, et votre nièce vous devra la vie, l'honneur, le bonheur de sa vie.

Si vous joignez cette bonne action au bon procédé que vous avez avec votre mère, vous serez vraiment respectable à mes yeux, plus respectable que bien des femmes fières de la régularité de leurs mœurs, et qui croient avoir tout fait quand elles se sont sauvées de la galanterie.

Présentez mon respect à M. le comte, faites son bonheur, puisqu'il veut bien se charger de faire le vôtre. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Nous nous réjouirons tou- jours de vos succès.

Z|03 LETTRES A MADEMOISELLE JODIN.

XVI >

A LA MÊME.

10 février 17G9.

Vous voilà, mademoiselle, sulïisamment garantie contre tous les événements fâcheux de la vie. Vous êtes en jouissance d'un revenu honnête dont rien ne peut vous priver. Je sais très-bien quelle est la vie que le bonheur et la raison devraient vous dicter, mais je doute qu'il soit dans vos vues et votie caractère de vous y soumettre. Plus de spectacles, plus de théâtre, plus de dissipations, plus de folies. Un petit ap[)arte- ment en bon air et en quelque recoin tranquille de la ville, un régime sobre et sain, quelques amis d'un commerce sûr, un peu de lecture, un peu de musique, beaucoup d'exercice et de promenade; voilà ce que vous voudriez avoir fait lorsqu'il n'en sera plus temps. Mais laissons cela; nous sommes tous sous hi main du destin qui nous promène à son gré, qui vous a déjà bien ballottée, et qui n'a pas l'air de vous accorder sitôt le repos. Vous êtes malheureusement un être énergique, turbu- lent, et l'on ne sait jamais est la sépulture de ces êtres-là. Qui vous eût dit, à l'âge de quatorze ans, tous les biens et tous les maux que vous avez éprouvés jusqu'à présent, vous n'en auriez rien cru. Le reste de votre horoscope, si on pouvait vous l'annoncer, vous semblerait tout aussi incroyable, et cela vous est commun avec beaucoup d'autres. Une petite fille allait régulièrement à la messe en cornette plate , en mince et légère siamoise; elle était jolie comme un ange, elle joignait au pied des autels les deux plus belles menottes du monde. Cependant un homme puissant la lorgnait, en devenait fou, en faisait sa femme ; la voilà riche, la voilà honorée; la voilà entourée de tout ce qu'il y a de grand à la ville, à la cour, dans les sciences, dans les lettres, dans les arts; un roi la reçoit chez lui et l'appelle maman \ Une autre, en petit juste, en cotillon

1. M""^ GeofTrin.

LETTRES A MADEMOISELLE JODIN. /jOO

court, faisait fiiie des poissons dans une aubergn; de jeunes libertins relevaient son cotillon court par derrière, et la cares- saient très-lihrenient. Elle sort de là; elle circule dans la société, et subit toutes sortes de métamorphosos jusqu'à ce qu'elle arrive à la cour d'un souverain. Alors toute une capitale reten- tit de son nom; toute une cour se divise pour et contre elle; elle menace les ministres d'une chute prochaine, elle met presque l'Europe en mouvement K Et qui sait tous les antres ridicules passe-temps du sort? Il fait tout ce qu'il lui plaît. C'est bien donuriage qu'il lui plaise si rarement de faire des heureux.

Si vous êtes sage, vous laisserez au sort le moins de lisières que vous pourrez, vous songerez de bonne heure à vivre comme vous voudriez avoir vécu. A quoi servent toutes les leçons sévères que vous avez reçues, si vous n'en profitez pas? Vous êtes si peu maîtresse de vous-même! Entre toutes les marion- nettes de la Providence, vous êtes une de celles dont elle secoue le fil d'archal qui l'accroche d'une manière si bizarre que je ne vous croirai jamais qu'où vous êtes, et vous n'êtes pas à Paris, et vous n'y serez peut-être pas sitôt.

Il est bien honnête à vous de me proposer de me faire gra- ver, presque aussi honnête qu'il serait vain à moi de l'accepter ; mais c'est une aflaire faite. Un artiste-, que j'avais obligé et qui m'estimait, me dessina, me fit graver et graver supérieurement, et m'envoya la planche avec une cinquantaine d'épreuves. Ainsi l'on vous a coupé l'herbe sous les pieds.

Bonjour, mademoiselle, portez-vous bien, usez de circons- pection, ne corrompez pas vous-même votre propre bonheur, et croyez que la vraie récompense de celui qui mérite de nous obli- ger est dans les petits services mêmes qu'il nous rend.

1. M""- Du Barry. 2 .Greuze.

MO LETTRES A MADEMOISELLE JODIN.

XVII

A LA MEME,

24 mars 17G9.

Je vous suis infiniment obligé, mademoiselle, de l'énorme jambon que vous m'avez envoyé. Il ne sera pas mangé sans boire à votre santé avec madame votre mère.

Cultivez vos talents, je ne vous demande pas les mœurs d'une vestale, mais celles dont il n'est permis à personne de se pas- ser : un peu de respect pour soi-même.

Il faut mettre les vertus d'un galant homme à la place des préjugés auxquels les femmes sont assujetties.

Méfiez-vous de la chaleur de votre tète qui sans cela vous mènera souvent trop loin, et du premier mouvement de votre cœur facile qui vous conseillera de bonnes actions indiscrètes.

Si vous vous donnez le temps de la réflexion, vous ne ferez jamais le mal, et vous ne ferez que le bien qui convient à votre situation; vous ne serez jamais méchante et vous serez bonne avec juste mesure. Je prêche l'économie à votre mère tant que je puis, mais l'économie est entre les autres vertus une chose de caractère et d'habitude ; cela ne se prend pas en un moment.

XVIII

A LA MÊME.

11 mai 1709.

Je suis bien aise que vous ayez débuté avec succès, car il n'y a guère que des applaudissements continus qui puissent dédommager de la fatigue et des dégoûts de votre état. Mon dessein n'est pas de vous décourager ni de flétrir un moment

LETTRES A MADEMOISELLE JODIN. /(Il

heureux; mais songez, mademoiselle, qu'il y a bien de la dif- férence entre le public de Bordeaux et le public de Parisi Com- bien n'avez-vous pas entendu dire d'une femme qui chantait en société et qui même chantait fort bien qu'elle était au-des- sus de la Le Maure? Quelle différence cependant, lorsque, placée l'une à côté de l'autre sur les planches, on venait à les com- parer! C'est ici, en scène avec M"'' Glairoir ou M'"' Dumesnil, que je voudrais que vous eussiez obtenu de notre parterre les éloges que l'on vous donne à Bordeaux. Travaillez donc, travaillez sans cesse; jugez-vous sévèrement, croyez-en moins aux claque- ments de mains de vos provinciaux qu'au témoignage que vous vous rendrez à vous-même. Quelle confiance pouvez-vous avoir dans les acclamations de gens qui restent muets dans les mo- ments où vous sentez vous-même que vous faites bien, car je ne doute point que cela ne vous soit arrivé quelquefois? Per- fectionnez-vous surtout dans la scène tranquille. ^

Ménagez votre santé; faites-vous respecter, montrez-vous sensible aux procédés honnêtes. Recevez-les même quand ils vous seront dus comme si l'on vous faisait grâce en vous les accordant. Mettez- vous au-dessus de l'injure et n'y répondez jamais. Les armes de la femme sont la douceur et les grâces, et l'on ne résiste point à ces armes-là.

^L le duc d'Orléans ne prend rien à fonds perdu, même de ceux qui vivent dans son intimité.

M'"" et M"" Diderot sont tout à fait sensibles à vos succès et à votre souvenir.

XIX

A LA MÊME.

15 juillet 17G9,

Toutes vos affaires, mademoiselle, sont dans le meilleur ordre; n'ayez, je vous prie, aucune inquiétude sur la sûreté de vos fonds. J'en ai usé pour vous comme j'aurais fait pour moi- même, et, lorsque vous serez de retour à Paris et que je vous

kl2 LKTTRES A MADEMOISELLE JODIN.

remettrai vos titres, vous verrez que je me serais bien gardé d'aventurer une somme assez considérable sur la tête de ma fille, si cet emploi ne m'avait pas semblé plus avantageux et plus solide qu'aucun autre. Dormez tranquillement ; pour que vous souffrissiez quelque chose, il faudrait que l'Etat se boule-, versât de fond en comble. Jusqu'à présent les rentes viagères ont été sacrées. Le gouvernement n'ignore pas qu'il est dépo- sitaire, en cette partie, de toute la fortune de ceux qui ont eu confiance en lui, et qu'en trompant cette confiance il réduirait un million de citoyens à la mendicité; ce qu'il n'a jamais fait et ce qu'il ne fera point. C'est son intérêt. C'est sous peine de ruiner absolument son crédit. Celui que j'avais chargé de tou- cher vos rentes a égaré votre certificat de vie. Aussitôt ma lettre reçue, ayez la bonté de m'en envoyer une autre. Le plus tôt sera le mieux.

Travaillez, ne vous contentez pas de vos succès, prêtez moins l'oreille à ceux qui vous applaudissent qu'à ceux qui vous criti- quent. Les applaudissements vous laisseront vous en êtes; les critiques, si vous en profitez, vous corrigeront de vos dé- fauts et perfectionneront votre talent. Mettez à profit leur mau- vaise volonté.

Adoucissez votre caractère violent, sachez supporter une injure; c'est le meilleur moyen de la repousser. Si vous répon- dez autrement que par le mépris, vous vous mettrez sur la même ligne que celui qui vous aura manqué.

Surtout mettez tout en œuvre pour vous rendre agréable à vos associés.

Je vous ai tant prêchée sur les mœurs, et ma morale est si facile à suivre, qu'il ne me reste plus rien à vous dire là-dessus.

FIN DES LETTRES A MADEÎMOISELLE JODIN.

CORRESPONDANCE GENERALE

(17 49-1784)

NOTICE PRELIMINAIRE

Naigeon, à qui la tcâche eût été plus facile qu'à tout autre, n'a point pris la peine de réunir les lettres de Diderot; l'édition Belin en avait rassemblé dix-neuf auxquelles l'édition Brière joignit, outre les corres- pondances avec Le Monnier et ]\F'= Jodin, douze lettres inédites, ainsi que divers billets ou réponses de Voltaire, Rousseau, Galiani, M""= Ric- coboni. Nous en offrons près du triple; dans ce nombre trente environ sont inédites, et le reste était dispersé dans des recueils peu consultés ou dans des publications plus récentes.

Ce résultat n'est pas tel, certes, que nous l'eussions souhaité; mais nous sommes bien forcé d'arrêter des investigations poursuivies pendant plus de trois années, et, sans vouloir fatiguer le lecteur du récit de nos déceptions ou des péripéties de nos recherches, nous cite- rons les noms de ceux qui se sont faits nos collaborateurs bénévoles.

Tout d'abord, nous ne ferons aucune difficulté de reconnaître que nous devons un avantage ainsi marqué sur nos prédécesseurs au goût des autographes, qui, à peine soupçonné il y a cinquante ans, a, de nos jours, presque renouvelé l'érudition historique et littéraire. Aussi les premiers noms que nous devons inscrire ici sont ceux des dignes représentants de la science créée par Jacques Charavay et Auguste Laverdet. Le successeur de celui-ci, M. Gabriel Charavay, a mis à notre disposition les exemplaires annotés des ventes qu'ils ont dirigées; quant à M. Etienne Charavay, non content de nous prodiguer les indi- cations les plus utiles, il a usé de la légitime considération dont l'hono- rent les amateurs pour nous procurer l'accès de collections que nous n'espérions pas toujours voir s'ouvrir.

C'est ainsi que le doyen des amateurs parisiens, M. Boutron-Char- lard, nous a permis de copier une épître très-flatteuse au président de Brosses et un bulletin de victoire, tout brûlant d'enthousiasme, adressé à Voltaire, lors de la première représentation, à Paris, du Père de Fa-

Z,16 NOTICE PRÉLIMINAIRE.

mille; c'est ainsi que M. Alfred Sensier nous a communiqué, outre la lettre à Le Monnier qui figure plus haut, quelques piquants l)illets à Suard; c'est ainsi encore que le regretté M. Ratliery a, par le prêt de lettres à Langeac et à Sartine, comblé deux des lacunes trop nom- breuses que nous révélaient les catalogues de ventes.

M. Moulin, à qui nous devons une autre lettre à Sartine, nous en- gageait à aller frapper à la porte de M. le marquis de Fiers, et, tout aussitôt, celui-ci mettait sous nos yeux trois lettres à Tabbé Gayet de Sansale, qui forment un véritable petit drame judiciaire. Sur la re- commandation de M. Ch.-L. Livet, M. le baron de Boyer de Sainte-Su- zanne autorisait, dans les termes les plus gracieux, la reproduction de quatre longues lettres relatives au séjour et au retour de Russie.

C'est de Saint-Pétersbourg même que M. Hovvyn de Tranchère nous faisait connaître en quels termes Diderot posait sa candidature à l'Académie impériale des arts. M. Dubrunfaut, à qui M. Assézat devait de pouvoir collationner le texte de Jacques sur une copie ancienne, lui remettait en même temps diverses lettres inédites à Grimm et à Suard.

M. le duc de Broglie empruntait à ses archives de famille un inté- ressant remerciement du philosophe à M'"" Necker.

Au moment de se séparer de sa magnifique collection, M- Benjamin Fillon nous permettait de prendre copie d'une curieuse lettre de recom- mandation adressée aussi à cette femme célèbre dont le salon fut un des derniers qu'il fréquenta dans sa vieillesse.

Une requête conservée à la Bibliothèque nationale (Département des manuscrits, réserve) nous révélait que Diderot prenait, à Vincennes même, sur Vlllsloire naturelle, des notes qu'il demandait la permission d'ofTrir à BufTon ; la bibliothèque Victor Cousin nous fournissait deux réponses, fort différentes par la date et le contenu, à Jaucourt et à Mercer, et nous permettait de rétablir, dans une lettre à Voltaire, tout un passage Diderot osait le combattre sur sa haine pour Shakes- peare.

On trouvera, d'ailleurs, au bas de chaque pièce nouvelle, le nom de son possesseur ou l'indication de sa provenance, renseignement qui nous a parfois manqué pour les lettres contenues dans les éditions Bel in et Brière.

Nous avons suivi, pour le classement, l'ordre chronologique même lorsque, malgré l'absence fréquente des dates, le contenu de la lettre ou le nom du destinataire nous éclairait sur l'époque elle avait être écrite, et nous avons rejeté aux dernières pages quelques billets que nous aurions été contraint de placer arbitrairement, si nous les eussions sujiposé écrits àçtel moment ou adressés à tel personnage.

NOTICK PRKLIMINAIRE. Zil7

Quant aux desiderata dont, pliH que personne, nous connaissons le nombre et rimportancc, l'un des appendices du vingtième volume i-cnlermera tout au moins, siii* ceux qui nous auront définitivement ciiappé, des renseignements que nos successeurs mettront peut-être un jour à profit. Jusque-là, nous voulons espérer que nos derniers appels aux détenteurs de certains autographes seront entendus.

XIX. 27

CORRESPONDANCE GENERALE

A YOLTAIRE».

11 juin 1749.

Le moment j'ai reçu votre lettre, monsieur et cher maître, a été un des moments les plus doux de ma vie; je vous suis infiniment obligé du présent que vous y avez joint. Vous ne pouviez envoyer votre ouvrage à quelqu'un qui fût plus admi- rateur que moi. On conserve précieusement les marques de la bienveillance des grands ; pour moi, qui ne connais guère de distinction réelle entre les hommes que celles que les qualités personnelles y mettent, je place ce témoignage de votre estime autant au-dessus des marques de la faveur des grands que les

1. Dans la notice de la Lettre sur les Aveugles, M. Assézat ayant annoncé qu'il donnerait la lettre de Voltaire 5. laquelle celle-ci répond, nous la publions ici, par exception ; pour les autres lettres ou réponses de Voltaire et de Rousseau, le lec- teur voudra bien se reporter aux éditions complètes de ces deux écrivains.

« Je vous remercie, monsieur, du livre ingénieux et profond que vous avez eu la bonté de m'envoyer ; je vous en présente un qui n'est ni l'un ni l'autre, mais dans lequel vous verrez l'aventure de l'aveugle-né plus détaillée dans cette nouvelle édi- tion que dans les précédentes. Je suis entièrement de votre avis sur ce que vous dites des jugements que formeraient, en pareil cas, des hommes ordinaires qui n'auraient que du bon sens, et des philosophes. Je suis fâché que, dans les exem- ples que vous citez, vous ayez oublié l'aveugle-né qui, en recevant le don de la vue, voyait les hommes comme des arbres.

« J'ai lu avec un extrême plaisir votre livre qui dit beaucoup, et qui fait entendre davantage. 11 y a longtemps que je vous estime autant que je méprise les barbares stupides qui condamnent ce qu'ils n'entendent point, et les méchants qui se joi- gnent aux imbéciles pour proscrire ce qui les éclaire.

w Mais je vous avoue que je ne suis point du tout de l'avis do Saunderson, qui

/t20 CORRESPONDANCE GENERALE.

grands sont au-dessous de vous. Que ce peuple pense à présent de ma Lettre sur les Aveugles tout ce qu'il voudra; elle ne vous a pas déplu; mes amis la trouvent bonne : cela me suffit.

Le sentiment de Saunderson n'est pas plus mon sentiment que le vôtre; mais ce pourrait bien être parce que je vois. Ces rapports qui nous frappent si vivement n'ont pas le même éclat pour un aveugle: il vit dans une obscurité perpétuelle; et cette obscurité doit ajouter beaucoup de force pour lui à ses raisons métaphysiques. C'est ordinairement pendant la nuit que s'élè- vent les vapeurs qui obscurcissent en moi l'existence de Dieu; le lever du soleil les dissipe toujours; mais les ténèbres durent pour un aveugle, et le soleil ne se lève que pour ceux qui voient. 11 ne faut pas que vous imaginiez que Saunderson dût apercevoir ce que vous eussiez aperçu à sa place : vous ne pouvez vous substituer à personne sans changer totalement l'état de la question.

Voici quelques raisonnements que je n'aurais pas manqué de prêter à Saunderson, sans la crainte que j'ai de ceux que vous m'avez si bien peints.

S'il n'y avait jamais eu d'êtres, lui aurais-je fait dire, il n'y en aurait jamais eu; car pour se donner l'existence il faut agir, et pour agir il faut être : s'il n'y avait jamais eu que des êtres matériels, il n'y aurait jamais eu d'êtres spirituels ; car les êtres spirituels se seraient donné l'existence ou l'auraient reçue des êtres matériels, ils en seraient des modes ou du moins des

nie un Dieu parce qu'il est aveugle. Je me trompe peut-être ; mais j'aurais, à sa place, reconnu un être très-intelligent, qui m'aurait donné tant de supplé- ments de la vu'^, et en apercevant, par la pensée, des rapports infinis dans toutes les choses, j'aui-ais soupçonné un ouvrier infiniment habile. Il est fort impertinent de prétendre deviner ce qu'il est, et pourquoi il a fait tout ce qui existe; mais il me paraît bien hardi de nier qu'il est. Je désire passionnément de m'entretcnir avec vous, soit que vous pensiez êtie un de ses ouvrages, soit que vous pensiez être une portion nécessairement organisée d'une manière éternelle et nécessaire. Quelque chose que vous soyez, vous êtes une partie bien estimable de ce grand tout que je ne connais pas. Je voudrais bien, avant mon départ pour Lunéville, obtenir de vous, monsieur, que vous me fissiez l'honneur de faire un repas philoso- phique chez moi avec quelques sngcs. Je n'ai pas l'honneur de l'être, mais j'ai une grande passion pour ceux qui le sont à la manière dont vous l'êtes. Comptez, monsieur, que je sens tout votre mérite, et c'est pour lui rendre encore plus de justice que je désire de vous voir et de vous assurer à quel point j'ai rhoincur d'être, etc. »

CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. /,2l

eiïets, ce qui n'est point du tout votre compte. Mais s'il n'y avait jamais eu que des êtres spirituels, vous allez voir qu'il n'y aurait jamais eu d'êtres matériels. La bonne philosophie ne m(i permet de supposer dans les choses que ce que j'y aperçois distinctement; mais je n'aperçois distinctement d'autres facultés dans l'esprit que celles de vouloir et de penser, et je ne conçois non plus que la pensée et la volonté puissent agir sur les êtres matériels ou sur le néant, que le néant et les êtres matériels sur les êtres spirituels. Prétendre qu'il ne peut y avoir d'action du néant et des êtres matériels sur les êtres purement spirituels, parce qu'on n'a nulle perception de la possibilité de cette ac- tion, c'est convenir qu'il ne peut y avoir d'action des êtres purement spirituels sur les êtres corporels; car la possibilité de cette action ne se conçoit pas davantage. Il s'ensuit donc de cet aveu et de mon raisonnement, continuerait Saunderson, que l'être corporel n'est pas moins indépendant de l'être spi- rituel que l'être spirituel de l'être corporel, qu'ils composent ensemble l'univers, et que l'univers est Dieu. Quelle force n'ajouterait point ce raisonnement l'opinion qui vous est connnune avec Locke : que la pensée pourrait bien être une modification de la matière !

Mais, lui répliquerez-vous, et ces rapports infinis que je découvre dans les choses, et cet ordre merveilleux qui se montre de tous côtés; qu'en penserai-je? Que ce sont des êtres métaphysiques qui n'existent que dans votre esprit, vous répondrait-il. On remplit un vaste terrain de décombres jetés au hasard, mais entre lesquels le ver et la fourmi trouvent des habitations fort commodes; que diriez-vous de ces insectes, si, prenant pour des êtres réels les rapports des lieux qu'ils ha- bitent avec leur organisation, ils s'extasiaient sur la beauté de cette architecture souterraine, et sur l'intelligence supérieure du jardinier qui a disposé les choses pour eux ?

Ah ! monsieur, qu'il est facile à un aveugle de se perdre dans un labyrinthe de raisonnements semblables, et de mourir athée, ce qui toutefois n'arriva point à Saunderson ! Il se recom- manda, en mourant, au dieu de Claïke, de Leibnitz et de New- ton, comme les Israélites se recommandaient au dieu d'Abraham, d'isaac et de Jacob, parce qu'il est à peu près dans une position semblable ; je lui laisse ce qui reste aux sceptiques les plus dé-

;,22 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

terminés, toujours quelque espérance qu'ils se trompent; mais que cela soit ou non, je ne suis point de leur avis. Je crois en Dieu, quoique je vive très-bien avec les athées. Je me suis aperçu que les charmes de l'ordre les captivaient malgré qu'ils en eussent; qu'ils étaient enthousiastes du beau et du bon, et qu'ils ne pouvaient, quand ils avaient du goût, ni supporter un mauvais livre, ni entendre patiemment un mauvais concert, ni souffrir dans leur cabinet un mauvais tableau, ni faire une mau- vaise action : eu voilà tout autant qu'il m'en faut ! Ils disent que tout est nécessité. Selon eux, un homme qui les offense ne les offense pas plus librement que ne les blesse la tuile qui se détache et qui leur tombe sur la tête : mais ils ne confondent point ces causes, et jamais ils ne s'indignent contre la tuile, autre conséquence qui me rassure. Il est donc très-important de ne pas prendre de la ciguë pour du persil, mais nullement de croire ou de ne pas croire en Dieu : « Le monde, disait Mon- taigne, est un esteuf qu'il a abandonné à peloter aux philosophes», et j'en dis presque autant de Dieu même. Adieu , mon cher maître.

A TÎERNARD DU GHATELET,

GOUVERKEUR DU CHATEAU DE Vl^CENNES'.

A Vincennes, ce 30 septembre 1749. MOiXSIEUR,

Lorsque vous me fîtes sortir du Donjon, vous eûtes la bonté de me promettre que les cahiers que j'y avais écrits mo seraient i-endus. Si vous les avez parcourus, vous vous serez aperçu que des observations, bonnes ou mauvaises, sur V Histoire tuilurelle composent la plus grande partie de ce qu'ils contiennent. On travaille actuellement à une seconde édition de cet ouvrage, et je serais bien aise de communiquer mes remarques à M, de Buffon

1. Inédite. Bibliotlièquo nationale. Département des manuscrits. (Réserve.)

CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. /i23

pour qu'il en fît l'usage qu'il jugerait à propos. Voilà, monsieur, la seule raison que j'aie de vous redemander des matériaux in- formes, dont je ne fais pas grand cas dans l'état ils sont, mais qui peuvent devenir meilleurs. Je vous supplie de me conti- nuer les marques de votre bienveillance auprès de M. d'Argenson, car j'en ai plus besoin que jamais. J'ai l'honneur d'être, monsieur, etc.

III

A .TAUCOURTi.

Je vous dois, monsieur, en mon particulier, un remerciement pour l'article Aruitoniie. J'emploierai votre article Byftse, ceux que M. David m'a fait passer de votre part et les autres que vous voudrez bien nous communiquer ; et je n'ignore pas ce que notre Dictionnaire y gagnera. Je serai bien charmé d'avoir l'hon- neur de vous voir chez moi, mais permettez que je vous fasse une visite. Nous causerons chez vous plus à notre aise, et je veux mettre à profit cette conversation même pour la perfection de notre ouvrage. Je serai chez vous, dimanche matin prochain, entre neuf et dix. En attendant, je suis, avec toute l'estime et le respect que l'on doit aux hommes de votre mérite, mon- sieur, etc.

Si le jour et l'heure que je prends ne vous conviennent pas, vous pouvez m'en marquer d'autres.

1. Inédite. Collection d'autographes de la bibliothèque Victor Cousin. La sus- cription porte : A monsieur, monsieur le chevalier de Jaucourt, rue de Grenelle.

h2h CORRESPO?sDANCE GÉNÉRALE.

IV

A FORMEy\

Paris, 5 mars 1751

Monsieur,

On ne peut être plus sensible que je le suis à l'honneur que vous m'annoncez'.

Pour savoir à quel titre je dois l'accepter, je n'ai qu'cà me juger en parcourant les noms célèbres auxquels l'Académie n'a pas dédaigné de joindre le mien. Il est heureux que pour la seule fois qu'elle eut à se relâcher de ses maximes, ce fut en ma faveur; et qu'elle ait accordé à l'espérance d'encourager en moi quelque talent ce qu'on n'avait obtenu d'elle, jusqu'à ce jour, que sur des preuves d'un mérite supérieur.

Tels sont, monsieur, les sentiments avec lesquels j'ai reçu son diplôme et que je vous supplie de lui rendre dans les expres- sions les plus fortes. Moins j'avais lieu de m'atiendre à une grâce de sa part, plus j'en dois être pénétré.

Nous nous sommes promis, mon illustre collègue M. d'Alem- bert et moi, de lui présenter les volumes de V Encyclopédie à mesure qu'ils seront publiés. L'avantage que j'ai d'appartenir à un corps aussi illustre m'est une forte raison pour souhaiter qu'entre les articles que j'ai faits dans cet ouvrage il s'en ren- contre quelques-uns qui ne soient pas indignes de paraître à côté des vôtres.

Je suis avec dévouement et respect, monsieur, etc.

1. Bibl. impériale de Berlin. Autog., vol. 4. Extrait des Lettres et pièces rares ou inédites, publiées par M. Matter. Paris, Amjot, 1846, iu-8.

2. Sa nomination de membre de l'Académie de Berlin.

GORUESPONDAN'GE GENKUALK. /,25

AU r. CASTEL*.

(Sans date.)

Monsieur,

11 me faudrait un an et un gros livre pour y uietlre autant d'esprit que vous en avez mis dans la lettre obligeante que vous avez la bonté de m'écrire, mais il ne faut qu'un moment et l'amour de la vérité pour vous assurer combien je suis sensible à cette marque de bonté. La personne par laquelle vous m'avez fait tenir cette lettre vous en dira là-dessus bien plus que je ne peux vous en exprimer. 11 y a des choses qu'il faut voir, mon- sieur et révérend Père, et les signes de joie que j'ai ressentis quand on m'a annoncé quelque chose de votre part sont de ce nombre.

Je puis donc compter deux moments doux dans ma vie. L'un me fut procuré quand mon aveugle cluirvoydiU- parut; cette lettre m'en valut une autre de M""' la marquise du Châ- telet et mon sourd-muet m'en vaut une autre de vous. Mais, au nom de Dieu, mon révérend Père, à quoi pense le P. Berthier de persécuter un honnête homme qui n'a d'enneinisdans la société que ceux qu'il ;s'estfais par son attachement pour la comp^ignie de Jésus et qui, tout mécontent qu'il en doit être, vient de repousser avec le dernier mépris les armes qu'on lui oflrait contre elle? Vous le dirai-je, mon révérend Père? Sans doute, je vous le dirai, car vous êtes un homme vrai, et par conséquent disposé à prendre les autres pour tels. A peine mes deux lettres eurent-elles paru, que je reçus un billet conçu en ces termes : « Si M. Diderot veut se venger des Jésuites, on a de l'argent et des mémoires à son service; il est honnête homme, on le sait; il n'a qu'à dire: on attend sa réponse. » Cette réponse atten-

1. Cette lettre et la suivante ont été publiées, à la suite d'un article nécrolo- gique sur Diderot, par l'abbé de Fontenay, dans les Annonces, affiches et avis divers OH Journal général de France, du 7 août llSi, 95.

2. La Lettre sur les Aveugles.

^26 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

due, la voici : (c Je saurai bien me tirer de ma querelle avec le P.Berthier sans le secours de personne; je n'ai point d'argent, mais je n'en ai que faire. Quant aux mémoires que l'on m'offre, je n'en pourrai faire usage qu'après les avoir très-sérieusemenl examinés et je n'en ai pas le temps. »

Jugez-nous actuellement le P. Berthier et moi, vous, mon révérend Père, qui joignez tant d'équité à tant de discer- nement.

Je suis, monsieur et révérend Père, avec le respect le plus profond et toute la vénération qu'on doit aux hommes supé- rieurs, etc.

VI

AU MEME.

2 juillet 1751.

Monsieur,

Je ne connais rien de si fin et de si délié et qui marque tant de goût et tant de précision que vos observations ; vous avez raison partout. Les deux Ajax sont mal dessinés*, mais c'est leur faute et non la mienne. Quant à la nuit de Veniet, je con- viens que, tout admirable qu'elle soit dans son tableau, elle n'avait pas la majesté ni le pathétique de la nature, ce qui si- gnifie tout au plus que mon exemple est mal choisi, mais ce qui n'empêche pas mon principe d'être vrai. 11 est certain, je crois, que toutes les fois que le plaisir réfléchi se joindra au plaisir de la sensation, je dois être plus vivement affecté que si je n'éprouvais que l'un ou l'autre. Je viens de recevoir de bien loin une autre lettre sur la même matière, et l'on me propose à cette occasion cinq ou six questions bien délicates à discuter ; mais comment faire au milieu des énormes occupations dont je suis accablé? Si cependant je pouvais dérober un moment à V En- cyclopédie, je ne dis pas qu'il ne m'échappât une troisième

1. Dans la Lettre sur les sourds et muets. Voir ces deux figures tome I pages 422 et 423. Leur se rapporte sans doute aux dessinateurs.

CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. h21

lettre qui, grâce à vous, monsieur, et à votre esprit (car c'est le caractère de ceux qui en ont vraiment d'en donner aux autres) ne fût bien supérieure aux précédentes. En tout cas, je devrais à la part que vous auriez à cette lettre tout au moins j'attenliun de vous la communiquer manuscrite et je n'y man- querai pas.

Mais revenons aux deux autres ; je suis bien fâché que vous n'ayez pas été chargé de les faire connaître au public; il y au- rait gagné et je n'aurais pas perdu; vous avez si bien saisi ce qu'il peut y avoir de bon dans ces petits écrits, que, tout en marquant ce qu'il y a de faible et de mauvais, il se fût fait dans votre examen une moyenne de critique et d'éloge dont j'aurais été bien content; car j'aime surtout la vérité et la vertu, et quand ces deux qualités se réunissent dans un même homme, il va dans mon esprit de pair avec les dieux. Jugez donc, mon- sieur, des sentiments de dévouement et de respect que je dois avoir pour vous. Pardonnez-moi ce laconisme, mais d'ici à trois ans et demi, si je goûte quelque plaisir, ce ne sera guère qu'à la dérobée. J'ai l'honneur d'être, etc.

VU

1

A LA C; ON D A. MI NE

10 décembre l'.j'i.

Notre ami M. d'Alembert me renvoie à vous, monsieur, pour avoir ï Apologie de iiiilord Boluigbroke et le Tombeau de la Sorbonne- , Si vous me procurez la lecture de ces deux bro- chures, je vous en serai très-obligé. Je sais qu'elles sont rares.

1. Cette lettre, dont l'original, scellé d'un cachet représentant une fronde, a figuré aux ventes Lajarriette (18()0) et Fossé-Darcossc (i8C2), a été publiée dans l'Intermédiaire (4« année, col. S'ili), par M. P. -A. Labouclière, qui n'a omis sans doute que les formules de politesse.

2. Défense de milord Bolingbroke. Berlin, 1751, la-^. Tombeau de la Sorbonne, 1751, in-12. Ces deux brochures, dont la première est certainement de Voltaire, et dont la seconde, inspirée par la censure de la thèse de l'abbé de Prades, a été au

h2S CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

VIII

A MADAME DE *** '. M A D A M E ,

Je crains toute épithète et ne mérite point celle de philo- sophe; je ne suis ni d'âge ni d'étoffe à. faire un Caton, et il est cent occasions je serais bien fâché qu'une femme aimable n'eût à louer que ma sagesse.

Pour poëte, je ne me souviens pas d'avoir sommeillé sur le Parnasse assez longtemps pour être à mon réveil salué de ce nom.

Pour laire un vers mauvais ou bon, Je ne vais point à la fontaine Qui baigne le sacré vallon : J'aime la jeune Célimène, Sa gorge fait mon Hélicon; Or, devinez mon Hypocrène.

Le titre de musicien ne me va pas plus. Il y a cinq ou six ans que j'ai perdu le peu de voix que j'avais, pour la raison que nous ne pratiquons pas en France la méthode de la faire dui-er autant qu'en Italie.

La stérilité du menton est donc la seule qualité qui soit commune entre Phébus et moi. Aussi ses malheurs ne me tou- chent-ils guère, et je vous jure que si j'avais vécu comme lui avec neuf pucelles et qu'elles eussent la même bonne volonté pour moi, mortel chétif, j'aurais mieux employé mon temps que ce dieu.

moins rovuo par lui, ont été rcimprinices dans les diverses éditions de ses œuvres complètes.

1. Cette lettre, publiée dans les éditions Belin et Brièro, avec les Puésies. semble plutôt un jeu d'esprit qu'une lettre réellement adressée h une fL'mnie. Nous la plaçons à cette date, parce que Grimm cite le sixain qu'elle renfei'ine dans son «ordinaire» du 15 juillet 175i.

CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. /i20

Ouatit à Daphné, vous conviendrez que cette fille était de mauvais goût, et qu'avec toutes les raisons qu'elle avait de se défier d'un chanteur qui allait jusqu'au la, il valait mieux ris- quer d'être déesse que de s'exposer à devenir laurier et faire la récompense de l'amant (jue la couronne du poète.

Enfin, madame, je n'ai ni les vices ni les vertus d'Apollon, seul de ses frères à qui leur père ait accordé un équi- page et même assez brillant. Il tranchait du petit-maître et personne ne l'est moins que je ne le suis. jaloux jusqu'à la fureur, il fit à Vénus une tracasserie dont je suis incapable, car si je ne parviens pas à nie procurer le bonheur de Mars, je ne suis pas homme à donner à Vulcain avis de son malheur.

IX

1

AU PRESIDENT DE BROSSES^

A Paris, ce (sic) janvier 1753.

Monsieur,

C'est dans l'état était votre manuscrit sur la matière étymologique et non dans celui vous vous proposez de le porter que j'en ai été enchanté. Je serais trop dilTicile si je ne deman- dais un mieux que je ne conçois [)as. Je l'accepte donc comme je l'ai vu et comme il est, et je l'accepta avec toutes les condi- tions que vous y mettez. Les unes sont trop justes, les autres, nous faisant un devoir de reconnaître devant le public l'obliga- tion que nous aurons, nous sont trop agréables. Ayez donc la bonté de recueillir en notre faveur les fragments dispei'sés de votre manuscrit et de les adresser à Le Breton^ libraire et imprimeur . rue de la Harpe, vis-à-vis de la rue Saint-Séceria. C'est un des associés de V Encyclopédie.

1. lni.'due. Communiquée par M. Boutron-Chaiiard.

kZi} CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

M. de Buflbn m'avait déjà parlé de votre Histoire des terres australes *. Je voudrais bien que vous eussiez été à portée d'en- tendre ce qu'il m'en disait. Le suffrage et les éloges d'un homme tel que lui font la récompense la plus réelle des travaux d'un homme de lettres. Lorsque vos occupations vous pennet- tront de mettre la dernière main à votre morceau sur l'étymo- logie, je serais très-flatté d'en être l'éditeur, si vous m'esti- mez toujours assez pour me conserver ce titre; mais en attendant que vous puissiez le publier séparément, c'est un service dont je sens tout le prix que la liberté que vous nous accordez de le faire connaître. Je vous réponds au nom de tous ceux qui veu- lent bien coopérer à la perfection de notre Dictionnaire. Il n'y en a aucun qui ne doive craindre de voir votre travail à côté du sien, mais il n'y en a aucun qui ne doive s'en tenir honoré. Je suis avec un profond respect, monsieur, etc.

A PIGALLE.

Paris, 1750.

Comme je suis très-sensible aux belles choses, depuis, mon- sieur, que j'ai vu votre Mort, votre Hercule, votre France, et vos Animaux, j'en suis obsédé-. J'ai beaucoup pensé aux criti- ques qu'on vous a faites, et je me crois obligé en conscience de vous avertir que celles qui tombent sur votre Amour ne mar- quent pas une véritable idée du sublime dans les personnes à qui elles se sont présentées ; que ces critiques passeront, et que ce casque dont vous aurez couvert la tête de votre enfant restera et détruira en partie ce contraste du doux et du terrible que quelques artistes anciens ont si bien connu, et qui produit toujours le frémissement dans ceux qui sont faits pour admirer

1. lliHloire des navigations aux terres australes. Paris, Durand, 1750,2 vol. in-4.

'J. 11 s'agit du mausolée du maréchal de Sa\c, à Strasbourg.

CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. ù31

leurs ouvrages... Celui qui saura voir sera frappé dans le vôtre d'un enfant et d'une femme en pleurs, mis en opposition ici avec votre Hercule, avec un spectre eiïrayant; d'un autre côté, avec ces animaux que vous avez si bien renversés les uns sur les autres. Supprimez cette ligure, plus d'harmonie dans la composition ; les autres figures seront désunies ; la France, ados- sée à de grands drapeaux nus, n'aura plus d'elfet, et l'œil sera choqué de rencontrer presque dans une ligne droite, dont rien ne rompra la direction, trois têtes de suite, celles du Maréchal, de la France et de la Mort. Transformez cet Amour en un génie de la guerre, et vous n'aurez plus qu'une seule figure douce et pathétique contre un grand nombre de natures fortes et de figures terribles. J'en appelle à vos yeux et à ceux du premier homme de goiit que vous placerez devant votre ouvrage, et qui voudra bien se transporter au delà du moment présent. J'ajou- terai que le symbole de la guerre sera double, et que ce second symbole, déjà superflu par lui-même, sera encore équivoque; car, pourquoi ne prendrait-on pas sous un casque un enfant avec son llambeau pour ce qu'il est en effet, pourun Amour déguisé ? Pour Dieu, monsieur, laissez cet enfant ce que votre génie l'a fait.

Je suis sûr que ce que je vous dis, la postérité le verra, le sentira, le dira; et n'allez pas croire qu'elle examine jamais avec nos caillettes de Paris et nos aristarques modernes, si décents et si petits, en c|uel lieu le Maréchal allait prendre les femmes qu'il destinait à ses plaisirs. L'Amour entre dans les composi- tions les plus nobles, antiques et modernes: il n'eût point été déplacé sur le tombeau d'Hercule ; cet Hercule fut sa plus grande victime. L'Amour eût marqué dans un pareil monument, comme dans le vôtre, que ce héros, de même que votre Maré- chal, avait eu la passion des femmes, et que cette passion lui avait ôté la vie au milieu de ses triomphes. Adieu, monsieur. Quand on sait produire de belles choses, il ne faut pas les aban- donner avec faiblesse. Un grand artiste comme vous doit s'en rapporter à lui-même plus qu'à personne. Et croyez-vous, mon- sieur, que s'il s'agissait d'avoir son avis et de le préférer à celui du maître dont on juge la composition, je n'aurais pas eu le mien comme un autre? Selon mon goût à moi, par exemple, la Mort, courbée sur le tombeau, la main gauche appuyée sur le

/t32 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

devant et relevant la pierre de la main droite, aurait été tout entière à cette action ; elle n'eût ni regardé le héros, ni entendu la France : la mort est aveugle et sourde. Son moment vient, et la tombe se trouve ouverte. J'aurais laissé tomber mollement les bras du Maréchal, et il serait descendu en tournant la tête avec quelque regret sur les symboles d'une gloire qu'il lais- sait après lui: il en eût été plus pathétique et plus vrai; car, quelque héros qu'on soit, on a toujours du regret à mourir. Le reste du monument serait demeuré comme il est, excepté peut- être que j'aurais couvert les os du squelette d'une peau sèche qui en aurait laissé voir les nodus, et qu'on n'en aurait aperçu que les pieds, les mains et le bas du visage. C'eût été un être vivant; cet être en fût devenu plus terrible encore; et l'on eût sauvé l'absurdité de faire voir, entendre et parler un fantôme qui n'a ni langue, ni yeux, ni oreilles. Voilà, monsieur, ce que j'aurais voulu ; mais j'ai pensé que quand un grand ouvrage était porté à un haut point de perfection, et que l'eflet en était grand, il valait mieux se taire que de jeter de l'incertitude dans les idées de l'artiste, que de l'exposer à gâter un chef d'œuvre. Je vous conseille donc de ne faire aucune attention à ce que je viens d'avoir la témérité de vous dire, et de laisser votre mo- nument tel qu'il est. Ce sera toujours un des plus beaux mor- ceaux de sculpture qu'il y ait en Europe. Je suis, etc.

XI

.- 1

A LAN DOIS

29 juin 175G.

Il y a, mon cher, tant de griefs dans votre lettre, qu'un gros volume, tel que je suis condamné d'en faire, m'acquitterait

\. Cette lettre a été écrite à l'occasion du poëine de Voltaire sur le Désastre de Lisbonne, et conservée par Grimni, qui garda copie de ce >• chef-d'œuvre » avant d'envoyer l'original au destinataire, Paul Landois, auteur de Sylvie, tragédie bour- geoise en un acte et en prose, et dj divers articles de V Encyclopédie sur la peinture.

CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. ^33

à peine, si je donnais à chaque cliose plus de quatre mois de réponse que vous me demandez. Si vous êtes toujours aussi pressé de secours que vous le dites, pourquoi attendez-vous à la dernière extrémité pour les appeler ? Vos amis ont assez d'honnêteté et de délicatesse pour vous prévenir; mais, errant comme vous êtes, ils ne savent jamais vous prendre. On n'obtint pas la première rescription qui vous fut envoyée aussi prompteinent qu'où l'aurait désiré, parce qu'on n'en accorde point pour des sommes aussi modiques ; elle était datée du 17, elle ne fut remise à D... que le 18, et à moi que le 19 ; le 20 les lettres ne partaient pas : ajoutez à ces délais sept à huit jours de poste, et vous retrouverez ces douze jours de retard que vous me reprochez... Que je me suppose le patient si je peux. Et depuis trois ou quatre ans que je ne reçois que des injures en retour de mon attachement pour vous, ne le suis-je pas? Et ne faut-il pas que je me mette à tout moment à votre place pour les oublier, ou n'y voir que les effets naturels d'un tempéra- ment aigri par les disgrâces et devenu féroce?... Je ne vous répondis poiiit, je n'envoyai point le mot de recomnunulation pour M. de V...; c'est que j'avais résolu de vous servir et de ne plus vous écrire. Je ne connais point V.,. ; je l'aurais connu, que je ne vous aurais point adressé à lui. Cet homme est dangereux, et vous eussiez fait à frais communs des imprudences dont vous eussiez porté toute la peine. Voila les raisons de mon silence. Je me soucie peu, dites-vous, de la manière dont vous voyez mes prorédés', il est vrai que je me soucie beaucoup plus qu'ils soient bons. Tant que je n'aurai point de reproches à me faire, je serai peu touché des vôtres. Le point important, mon ami, c'est que l'injustice ne soit pas de mon côté. Je passe par-des- sus les cinq ou six lignes qui suivent, parce qu'elles n'ont point le sens commun. Si un homme a cent bonnes raisons, il peut en avoir une mauvaise; c'est toujours à celle-ci que vous vous en tenez.

Mais, venons à l'affaire de votre manuscrit ; c'est un ouvrage capable de me perdre; c'est après m'avoir chargé à deux reprises des outrages les plus atroces et les plus réfléchis que vous m'en proposez la révision et l'impression. Vous n'ignoriez pas que j'avais femme et enfant, que j'étais noté, que vous me met- tiez dans le cas des récidives : n'importe, vous ne faites aucune XIX. 28

h^k CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

de ces considérations, ou vous les négligez ; vous me prenez pour un imbécile, ou vous en êtes un; mais vous n'êtes point un imbécile. L'on doit n'exiger jamais d'un autre ce que vous ne feriez pas pour lui, ou soumettez-vous à des soupçons de finesse ou d'injustice. Je vois les projets des hommes, et je m'y prête souvent, sans daigner les désabuser sur la stupidité qu'ils me supposent. Il suffit que j'aperçoive dans leur objet une grande utilité pour eux, assez peu d'inconvénient pour moi. Ce n'est pas moi qui suis une bête, toutes les fois qu'on me prend pour tel.

Aux yeux du peuple, votre morale est détestable ; c'est de la petite morale, moitié vraie, moitié fausse, moitié étroite aux yeux du philosophe. Si j'étais un homme à sermons et à messes, je vous dirais : ma vertu ne détruit point mes passions; elle les tempère seulement, et les empêche de franchir les lois de la droite raison. Je connais tous les avantages prétendus d'un sophisme et d'un mauvais procédé, d'un sophisme bien délicat, d'un procédé bien obscur, bien ténébreux; mais je trouve en moi une égale répugnance à mal raisonner et à mal faire. Je suis entre deux puissances dont l'une me montre le bien et l'autre m'incline vers le mal. Il faut prendre parti. Dans les commencements le moment du combat est cruel, mais la peine s'affaiblit avec le temps ; il en vient un le sacrifice de la passion ne coûte plus rien; je puis même assurer par expérience qu'il est doux : -on en prend à ses propres yeux tant de grandeur et de dignité ! La vertu est une maîtresse à laquelle on s'attache autant par ce qu'on ftiit pour elle que par les charmes qu'on lui croit. Malheur à vous si la pratique du bien ne vous est pas assez familière, et si vous n'êtes pas assez en fonds de bonnes actions pour en être vain, pour vous en com- plimenter sans cesse, pour vous enivrer de cette vapeur et pour en être fanatique.

ISoits recccom, dites-vous, la vertu comme le malade reçoit un remède, auquel il préférerait, s'il en était cru, toute autre chose qui llatterait son appétit. Cela est vrai d'un malade insensé : malgré cela, si ce malade avait eu le mérite de décou- vrir lui-même sa maladie ; celui d'en avoir trouvé, préparé le remède, croyez-vous qu'il balançât à le prendre, quelque amer qu'il fut, et qu'il ne se fit pas un honneur de sa pénétration et

CORRESPONDANCE GENERALE. Z,35

de son courage? Qu'csl-ce qu'un homme vertueux? C'est un homme vain de cette espèce de vanité, et rien de plus. Tout ce que nous faisons, c'est pour nous : nous avons l'air de nous sacrifier, lorsque nous ne faisons que nous satisfaire. Reste à savoir si nous donnerons le nom de sages ou d'insensés à ceux qui se sont fait une manière d'être heureux aussi bizarre en apparence que celle de s'immoler. Pourquoi les appellerions- nous insensés, puisqu'ils sont heureux, et que leur bonheur est si conforme au bonheur des autres? Certainement ils sont heu- leux ; car, quoiqu'il leur en coûte, ils sont toujours ce qui leur coûte le moins. Mais si vous voulez bien peser les avantages qu'ils se procurent, et surtout les inconvénients qu'ils évitent, vous aurez bien de la peine à prouver qu'ils sont déraison- nables. Si jamais vous l'entreprenez, n'oubliez pas d'apprécier la considération des autres et celle de soi-même tout ce qu'elles valent : n'oubliez pas non plus qu'une mauvaise action n'est jamais impunie; je dis jamais, parce que la première que l'on commet dispose à une seconde, celle-ci à une troisième, et que c'est ainsi qu'on s'avance peu à peu vers lemépris de ses sem- blables, le plus grand de tous les maux. Déshonoré dans une société, dira-t-on, je passerai dans une autre je saurai bien me procurer les honneurs de la vertu : erreur. Est-ce qu'on cesse d'être méchant k volonté? Après s'être rendu tel, ne s'agit-il que d'aller à cent lieues pour être bon, ou que de s'être dit : je veux l'être? Le pli est pris, il faut que l'étoffe le garde.

C'est ici, mon cher, que je vais quitter le ton de prédicateur pour prendre, si je peux, celui de philosophe. Uegardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens; qu'il n'y a point et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; que nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'orga- nisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement. On ne conçoit non plus qu'un être agisse sans motif, qu'un des bras d'une balance agisse sans l'action d'un poids, et le motif nous est toujours extérieur, étranger, attaché ou par une nature ou par une cause quelconque, qui n'est pas nous. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le

koQ CORRESPONDAlNCE GÉNÉRALE.

libre. jNolis avons tant loué, tant repris, nous l'avons été tant de fois, que c'est un préjugé bien vieux que celui de croire que nous et les autres voulons, agissons librement. Mais s'il n'y a point de liberté, il n'y a point d'action qui mérite la louange ou le blâme; il n'y a ni vice ni vertu, rien dont il faille récom- penser ou châtier. Qu'est-ce qui distingue donc les hommes? la bienfaisance et la malfaisance. Le malfaisant est un homme qu'il faut détiuire et non punir; la bienfaisance est une bonne fortune, et non une vertu. Mais quoique l'homme bien ou mal- faisant ne soit pas libre, l'homme n'en est pas moins un être qu'on modifie ; c'est par cette raison qu'il faut détruire le mal- faisant sur une place publique. De les bons effets de l'exem- ple, des discours, de l'éducation, du plaisir, de la douleur, des grandeurs, de la misère, etc. ; de une sorte de philosophie pleine de commisération, qui attache fortement aux bons, qui n'irrite non plus contre le méchant que contre un ouragan qui nous remplit les yeux de poussière. Il n'y a qu'une sorte de causes, à proprement parler ; ce sont les causes physiques. 11 n'y a qu'une sorte de nécessité ; c'est la même pour tous les êtres, quelque distinction qu'il nous plaise d'établir entre eux, ou qui y soit réellement. Voilà ce qui me réconcilie avec le genre humain; c'est pour cette raison que je vous exhortais à la phi- lanthropie. Adoptez ces principes si vous les trouvez bons, ou montrez-moi qu'ils sont mauvais. Si vous les adoptez, ils vous réconcilieront aussi avec les autres et avec vous-même: vous ne vous saurez ni bon ni mauvais gré d'être ce que vous êtes. ]Ne rien reprocher aux autres, ne se repentir de rien : voilà les premiers pas vers la sagesse. Ce qui est hors de est préjugé, fausse philosophie. Si l'on s'impatiente, si l'on jure, si l'on mord la pierre, c'est que dans l'homme le mieux constitué, le plus heureusement modifié, il reste toujours beaucoup d'ani- mal avant que d'être misanthrope : voyez si vous en avez le droit. Au demeurant, voilà votre apologie : la mienne est celle de tous les hommes. H y a bien de la différence entre se sépa- rer du genre humain et le haïr. Mais pourriez-vous me dire si, parmi tous les hommes, il en est un seul qui vous ait fait la centième partie du, mal que vous vous êtes fait à vous-même? Est-e la malice des hommes qui vous rend triste, inquiet, mé- lancolique, injurieux, vagabond, moribond ? Pardonnez-moi la

CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. ^37

question ; nous raisonnons et vous connaissez l)icn ma façon de penser. Si les méchants sont plus entreprenants avec vous qu'avec un autre, et cela à proportion de votre faiblesse et de votre impuissance, c'est la loi générale de la nature ; il faut, s'il vous plaît, s'y soumettre : car il y aurait peut-être bien du mal à la changer; et puis ne dirait-on pas que la nature entière conspire contre vous ; que le hasard a rassemblé toutes les sortes d'infortunes pour les verser sur votre tête? diable avez-vous pris cet orgueil-là? Mon cher, vous vous estimez trop, vous vous accordez trop d'iniportance dans l'univers. Excepté une ou deux personnes, qui vous aiment, qui vous plaigfient, ([ui vous excusent, tout est tranquille autour de vous, et dormez. Avec vos cinq cents livres, vous êtes et ce que vous êtes, vous êtes mieux que moi avec mes deux mille cinq cents livres je suis et ce que je suis. Vos criailleries

impatientent D Et n'est-il pas vrai que si tous ceux qui

sont plus malheureux que vous faisaient autant de vacarme, on ne tiendrait pas dans ce monde? ce serait un sabbat inter- minable. Qu'est-ce que vous voulez dire avec tout ce gali- matias de pitié qu'on n<i point de vous, de inmirnis offires quon TOUS rend, de iwtre perte qu'on veut^ d'abimes qu'on vous

creuse, de préeipiee qui i^ous entraine? Et f , une bonne

fois pour toutes, laissez vos accusations, ces jérémiades, et rapprochez-vous des hommes dont vous vous plaignez, pour les voir tels qu'ils sont, et arrêtez ce torrent d'invectives et de fiel qui coule depuis quatre ans. Vous avez dit : Je nui pas assez,

et]) a fait davantage. J'y ajoute peu de chose ; mais vous

pouvez y compter tant que je vivrai. Vous avez dit encore :

Mais tout peut mêehapper, et I) a assuré votre sort. De quoi

s'agit-il à présent? on est exact. Pourquoi faites-vous des demandes qui sont au moins déplacées ! A juger de la position de D.... par la mienne, je puis me priver en trois mois de vingt-cinq francs, mais non de cinquante: chacun a son arran- gement.

Vous vous indignez du ton de D.... ; mais ne connaissez- vous pas son caractère et sa dialecte ? Tel mot ne signifie rien dans la bouche d'un homme honnête, mais violent, qui outrage dans la bouche d'un autre qui pèse toutes les syllabes. Vous vous piquez de connaître les hommes, et vous en êtes encore à

/)38 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

ignorer que cliacun [a sa langue qu'il faut interpréter par le caractère.

Si le hasard vous jetait dans quelque embarras, notre con- duite vous permet-elle de penser qu'on vous y laisserait? Vous demandez donc à D.... ce qu'on ne refuse à personne, et vous marquez toujours à vos amis de la défiance; eh mordieu ! allez droit votre chemin, et soyez sûr de ceux que vous n'avez point encore vu broncher.

J'avais envie de vous suivre jusqu'au bout, mais je n'en ai pas le temps, et grâce à votre lettre qui ne finit point, voici un bavardage éternel. Cependant combien d'injures, de soupçons, de mots aussi ridiculement que malignement jetés, j'aurais à reprendre encore ! mais je vous ferai bien rougir de toutes

ces sottises, si vous revenez jamais de votre délire Vous

voudriez ne me rien devoir fai occasionné en partie votre

mauvaise situation je veux vous perdre..., qu'est-ce que

cela signifie ? et pour Dieu, laissez toutes ces f phrases, et

surtout, considérez qu'à la fin on se rassasie d'invectives. En vérité, je ne conçois pas comment vous osez vous plaindre du ton de D.... et en prendre avec moi un aussi déplacé.

Je ferai ce que vous me demandez dans votre lettre. Adieu, portez-vous bien, et tenez-vous-en sur le compte de vos amis au témoignage de votre conscience. Ce n'est pas elle, c'est votre mauvais jugement qui ne cesse de les accuser. Adieu, encore une fois adieu.

Bu jour de la Saint-Pierre.

XII

A J. J. ROUSSEAU.

Vous voyez bien, mon cher, qu'il n'est pas possible de vous aller trouver par le temps qu'il fait, quelque envie, quelque besoin même que j'en aie. Auparavant tout le monde était ma- lade chez moi ; moi d'abord qui ai été tourmenté de colique et de dévoiement pour avoir pris de mauvais lait ; ensuite l'enfant,

CORRESPOND AN CF. GKNKRALK. 439

d'un rhume de poitrine qui faisait tourner la tète à la mère et qui m'a inquiété, tant il était sec et rauque. Tout va mieux, mais le temps ne permet rien. Savez-vous ce que vous devriez faire? Ce serait d'arriver ici et d'y demeurer deux jours inco- gnito. J'irais samedi vous prendre à Saint-Denis, nous dînerions et de nous nous rendrions à Paris dans le fiacre qui m'aurait amené. Et ces deux jours, savez-vous à quoi nous les emploierions? A nous voir, ensuite à nous entretenir de votre ouvrage ; nous discuterions les endroits que j'ai soulignés et auxquels vous n'entendrez rien si nous ne sommes pas vis-à-vis l'un de l'autre. Vous finirez en même temps l'allaire du manus- crit du Baron, soit avec Pisso(, soit avec Briasson, et vous pren- drez des arrangements pour le vôtre, et peut-être arrangerez- vous une troisième affaire dont je me réserve avons parler quand vous viendrez. Voyez donc si vous voulez que j'aille vous prendre. Je suis bien aise que mon ouvrage vous ait plu et qu'il vous ait touché *. Vous n'êtes pas de mon avis sur les ermites. Dites-en tant de bien qu'il vous plaira, vous serez le seul au monde dont j'en penserai, encore y aurait-il à dire là-dessus si l'on pouvait vous parler sans vous fâcher. Une femme de quatre- vingts ans! On m'a dit une page d'une lettre du fils de M"'* d'Épinay qui a vous peiner beaucoup, ou je connais mal le fond de votre âme. Je vous salue, je vous embrasse, j'attends votre réponse pour vous aller prendre à Saint-Denis et même jusqu'au parc de Montmorency, voyez. Adieu, j'embrasse aussi M'"^ Levasseur et sa fille. Je vous plains tous beaucoup par le temps qu'il fait. Jeudi.

Je vous demande pardon de ce que je vous dis sur la soli- tude où vous vivez. Je ne vous en avais point encore parlé. Oubliez ce que je vous en dis et soyez sûr que je ne vous en parlerai plus.

Adieu, le citoyen! C'est pourtant un citoyen bien singulier qu'un ermite.

1. Ces trois premières lettres se rattachent à la brouille qui éclata entre Dide- rot et Rousseau, à propos du Fils naturel, et qui est racontée en détail dans le neuvième livre des Confessions, l'on trouve des fragments dos deux pre- mières. Elles ont été imprimées intégralement pour la première fois, ainsi que les deux autres, dans J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis, correspondance publiée par MM. Streckeisen-Moultou et J. Lcvallois. Lévy, 18G5, 2 vol. in-8.

^^0 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

XIII

AU MÊME.

Janvier 1757.

Il est vrai qu'il y a quinze ans que j'ai femme, enfant, do- mestique, nulle fortune, et que ma vie est si pleine d'embarras et de peines que souvent même je ne peux jouir de quelques heures de bonheur et de relais que je me promets. Mes ennemis en font, selon leur caractère, un sujet de plaisanterie ou d'in- jure. Après cela, de quoi aurais-je à me plaindre? Je ne veux plus aller à Paris. Je n'irai plus ^ pour eetle fois je Vai résolu. Il n'est pas absolument impossible que ce soit le ton de la raison.

Vous ne savez quelle peut être l'alTaire que j'ai à vous pro- poser, cependant vous la refusez et m'en remerciez. Mon ami, je ne vous ai jamais rien proposé qui ne fut honnête, et je n'ai pas changé de ce que j'étais.

A peine y a-t-il quinze jours que le temps j'ai vous parler de votre ouvrage est expiré, il fallait en conférer ensemble ; il le faut, et vous ne voulez pas venir à Paris. Eh bien, samedi matin, quelque temps qu'il fasse, je pars pour l'Ermitage. Je partirai à pied, mes embarras ne m'ont permis d'y aller plus tôt, ma fortune ne me permet pas d'y aller au- trement, et il faut bien que je me venge de tout le mal que vous me faites depuis quatre ans.

Quelque mal que ma lettre ait pu vous faire, je ne me repens pas de vous l'avoir écrite. Vous êtes trop content de votre ré- ponse, vous ne reprocherez point au ciel de vous avoir donné des amis. Que le ciel vous pardonne leur inutilité!

Je suis encore effrayé du danger de M'"'' Levasseur, et je n'en reviendrai que quand je l'aurai vue (je vous dirai tout bas que la lecture que vous lui avez faite de votre lettre pouvait être un sophisme bien inhumain), mais à présent elle vous doit la vie et je me tais.

(:ORRI^SPO^M)ANCE GKiNKRALE. /,/,!

Le lettré ' a, vous écrire qu'il y avait sur le rempart vingt pauvres qui mouraient de faim et de froid et qui attendaient le liard que vous leur donniez. C'est un échantillon de notre petit babil, et si vous entendiez le reste il vous réjouirait comme cela.

Il vaut mieux être mort que fripon; mais malheur à celui qui vit et qui n'a point de devoir dont il soit esclave !

Scipion avait pour amis tout ce qu'il y avait de grands dans la république, et je me doute bien que le chemin de Rome à Linterne et de Linterne à Rome était souvent embarrassé de litières. Mais le plus opulent des vôtres ne saurait payer le louage d'un (iacre sans se gêner, et voilà pourquoi l'on ne trouvera sur le chemin de l'Ermitage à la Chevrette que quelques philo- sophes pédestres, gagnant pays le bâton à la main, mouillés jusqu'aux os et crottés jusqu'au dos.

Cependant, en quelque endroit du monde que vous voulussiez vous sauver deux, leur amitié vous suivrait, et l'intérêt qu'ils prennent à M""' Levasseur; vivez, mon ami, vivez et ne craignez pas qu'elle meure de faim.

Quelque succès qu'ait eu mon ouvrage , et quoi que vous m'en disiez, je n'en ai guère recueilli que de l'embarras et n'en attends que du chagrin. Adieu, à samedi ".

XIV

AU MEME.

Janvier I7ô7.

M'"' d'Epmay m'a fait dire vendredi par monsieur son fils que vous arriveriez samedi et qu'il était inutile que j'allasse à l'Ermitage. 11 eût été si bien à vous de venir et j'étais si con-

1. Surnom que l'on donnait dans Tintimitc an jeune fils de M""" d'Épinay.

2. I-a réponse de Rousseau à cette lettre est datée du mercredi soir 1757, et commence par: « Quand vous prenez des engagements... »

lih-i CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

vaincu que vous arriviez que je vous attendis tout le jour. Il n'est pas difficile de deviner par quelle raison une femme honnête et vraie a pu se déterminer à ce petit mensonge.

Je comprends, vous m'auriez chargé d'injures; vous m'auriez fermé votre porte, et l'on a voulu vous épargner un procédé qui m'aurait affligé et dont vous auriez eu à rougir. Mon ami, croyez-moi, n'enfermez point avec vous l'injustice dans votre asile, c'est une fâcheuse compagnie. Une bonne fois pour toutes, demandez-vous à vous-même : Qui est-ce qui a pris part à ma santé quand j'ai été malade? Qui est-ce qui m'a soutenu quand j'ai été attaqué? Qui est-ce qui s'est intéressé vivement à ma gloire ? Qui est-ce qui s'est j éjoui de mes succès? Répondez-vous avec sincérité et connaissez ceux qui vous aiment. Si vous avez dit à M"" d'Épinay quelque chose qui soit indigne de moi, tant pis pour vous : on me voit, on m'entend, et l'on comparera m;i conduite avec vos discours. Je vous renvoie votre manuscrit, parce qu'on m'a fait assez entendre qu'en vous le reportant je vous exposerais à maltraiter votre ami. Oh! Rousseau, vous de- venez méchant, injuste, cruel, féroce, et j'en pleure de douleur. Une mauvaise querelle avec un homme que je n'estimai et que je n'aimai jamais comme vous m'a causé des peines et des in- somnies. Jugez quel mal vous me faites. Mais je crains que les liens les plus doux ne vous soient devenus fort indifférents. Si je ne vous éloigne point par ma visite, écrivez-le-moi et j'irai vous voir, vous embrasser et conférer avec vous sur votre ouvrage. 11 n'est pas possible que je vous en écrive, cela serait trop long. Vous savez que je n'ai que les mercredis et les samedis, et que les autres jours sont à la chimie. Faites-moi signe quand vous voudrez et j'accourrai ; mais j'attendrai que vous fassiez signe.

M. d'Holbach vous prie de prendre arrangement avec quel- que imprimeur ou libraire, alin que l'ouvrage que vous savez puisse paraître.

CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. ^3

XV

V mi:me.

[Automne I7")7].

Je suis fait pour vous aimer et pour vous donner du chagrin. J'apprends que M'"*' d'Épinay va à Genève et je n'entends point dire que vous l'accompagniez. Mon ami, content de M""" d'Epi- nay, il faut partir avec elle. Mécontent, il faut partir beaucoup plus vite. Êtes-vous surchargé du poids des obligations que vous lui avez, voilà une occasion de vous acquitter en partie et de vous soulager. Trouverez-vous une autre occasion dans votre vie de lui témoigner voti'e reconnaissance? Elle va dans un pays elle sera comme tombée des nues, elle est malade, elle aura besoin d'amusements et de distractions.

L'hiver ! voyez, mon ami, l'objection de votre santé peut être beaucoup plus forte que je ne le crois. Mais êtes-vous plus mal aujourd'hui que vous ne l'étiez il y a un mois et que vous le serez au commencement du printemps? Ferez-vous dans trois mois d'ici le voyage plus commodément qu'aujourd'hui? Pour moi, je vous avoue que si je ne pouvais supporter la chose, je prendrais un bâton et je la suivrais. Et puis, ne craignez-vous point qu'on ne mésinterprète votre conduite : on vous soupçon- nera ou d'ingratitude ou d'un autre motif secret. Je sais bien que, quoi que vous fassiez, vous aurez pour vous le témoignage de votre conscience; mais ce témoignage suflira-t-il seul? Et est-il permis de négliger jusqu'à un certain point celui des autres hommes? Au reste, mon ami, c'est pour m'acquitter avec vous et avec moi que je vous écris ce billet; s'il vous déplaît, jetez-le dans le feu et qu'il n'en soit non plus question entre nous que s'il n'avait point été écrit. Je vous salue, vous aime et vous embrasse.

hhh CORRESPONDANCE GENERALE.

XVI

AU MÊME.

[Automne 1757.]

II est certain qu'il ne vous reste plus (Tamis que moi ; mais il est certain que je vous reste. Je l'ai dit sans déguisement à tous ceux qui ont voulu l'entendre, et voici ma comparaison : c'est une maîtresse dont je connais bien tous les torts, mais dont mon cœur ne peut se détacher. Une bonne fois pour toutes, mon ami, que je vous parle à cœur ouvert. Vous avez supposé un. complot entre tons vos amis pour vous envoyer à Genève, et la supposition est fausse. Chacun a parlé de ce voyage selon sa fa- çon de penser et de voir. Vous avez cru que j'avais pris sur moi le soin de vous instruire de leurs sentiments, et cela n'est pas. J'ai cru devoir vous donner un conseil et j'ai mieux aimé risquer de vous en donner un que vous ne suivriez pas que de manrpier à vous en donner un que vous devriez suivre. Je vous ai écrit, homme prudent, une lettre qui n'était que pour vous et que vous communiquez à Grimm et à M""' d'Épinay ; et des embarras, des réticences équivalentes à de petits mensonges, des équivoques, des questions adroites, des réponses détournées ont été les suites de cette indiscrétion ; car après tout, il fallait garder le silence que vous m'aviez imposé, et tous vos torts avec moi ne pouvaient me dispenser de la parole que je vous avais donnée.

Autre inadvertance : vous me faites une réponse et vous la lisez à M'"^ d'Épinay, et vous ne vous apercevez pas qu'elle con- tient des mots oflénsants pour elle, qu'elle montre une âme mécontente, que ses services y sont appréciés et réduits, et que sais-je encore? Et qu'est-ce, par rapport à moi, que cette ré- ponse ? Une ironie amère, une leçon aigre et méprisante, la leçon d'un précepteur due à son clerc ; et voilà le coup d'œil sous lequel vous ne craignez pas de nous faire voir l'un et l'autre à une femme que vous avez jugée.

J'ignorais sans doute beaucoup de choses que peut-être il

CORRESPONDANCE GENERALE. hh^o

eût fallu savoir pour vous conseiller ; mais il y en avait de, très- importantes dont vous m'aviez instruit vous-même et je n'ai rien entendu des autres que je ne susse comme eux. Pour Dieu, mon ami, permettez à votre cœur de conduire votre tète et vous ferez le mieux qu'il est possible de faire; mais ne souiïrez pas que votre tète fasse des sophismes à voire cœur : toutes les fois que cela vous arrivera, vous aurez une conduite plus étrange que juste, et vous ne contenterez ni les autres, ni vous- même.

Que deviendrais-je avec vous, si l'âpreté avec laquelle vous m'avez écrit m'avait déterminé à ne j)lus vous parler de vos affaires que quand vous me consul teriez"'? Mais tenez, mon ami, je m'ennuie déjà de toutes ces tracasseries; j'y vois tant de petitesse et de misère que je ne conçois pas comment elles peuvent naître et moins encore durer entre des gens qui ont un peu de sens, de fermeté et d'élévation.

Pourquoi délogez-vous de l'Ermitage? Si c'est impossibilité d'y subsister, je n'ai rien à dire; mais toute autre raison d'en déloger est mauvaise, excepté celle encore du danger que vous y pourriez courir dans la saison nous allons entrer. Songez à ce que je vous dis là, votre séjour à Montmorency aura mau- vaise grâce. Eh bien,, quand je me mêlerais encore de vos ad'aires sans les connaître assez, qu'est-ce que cela signifierait? Rien. Ne suis-je pas votre ami, n'ai-je pas le droit de vous dire tout ce qui me vient en pensée? N'ai-je pas celui de me trom- per? Vous communiquer ce que je croirai qu'il est honnête de faire, ce n'est pas mon devoir? Adieu, mon ami, je vous ai aimé il y a longtem[)S, je vous aime toujours; si vos peines sont atta- chées à quelque mésentendu sur mes sentiments, n'en ayez plus, ils sont les mêmes '.

1. M. de Casti'ies, dans le temps de la quenelle de Diderot et de Rousseau, dit avec impatience à M. de R..., qui nie l'a répété : « Cela est incroyable, on ne parle que de ces gens-là, gens sans état, qui n"ont point de maison, logés dans un grenier; on ne s'accoutume point à cela. » (Gliamfort, cJ. Hetzel, p. 205.)

hho CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

WII

A GRIMM.

[Octobre ou novembre 1757.]

Cet homme* est un forcené. Je l'ai vu, je lui ai reproché, avec toute la force que donnent l'honnêteté et une sorte d'in- térêt qui reste au fond du cœur d'un ami qui lui est dévoué de- puis longtemps, l'énormité de sa conduite, les pleurs versés aux pieds de M"'^ d'Epinay, dans le moment même il la chargeait près de moi des accusations les plus graves ; cette odieuse apologie qu'il vous a envoyée, et il n'y a pas une seule des raisons qu'il avait à dire; cette lettre projetée pour Saint-Lam- bert, qui devait le tranquilliser sur des sentiments qu'il se reprochait, et où, loin d'avouer une passion '^ née dans son cœur malgré lui, il s'excuse d'avoir alarmé M""" d'Houdetot sur la sienne. Que sais-je encore? Je ne suis point content de ses ré- ponses; je n'ai pas eu le courage de le lui témoigner; j'ai mieux aimé lui laisser la misérable consolation de croire qu'il m'a trompé. Qu'il vive! Il a mis dans sa défense un emportement froid qui m'a alTligé. J'ai peur qu'il ne soit endurci.

Adieu, mon ami; soyons et continuons d'être honnêtes gens: l'état de ceux qui ont cessé de l'être me fait peur. Adieu, mon ami; je vous embrasse bien tendrement... Je me jette dans vos bras comme un homme effrayé; je tâche en vain de faire de la poésie; mais cet homme me revient tout à travers mon travail, il me trouble, et je suis comme si j'avais à côté de moi un damné : il est damné, cela est sur. Adieu, mon ami... Giimm, voilà l'elfet que je ferais sur vous, si je devenais jamais un mé- chant : en vérité, j'aimerais mieux être mort. 11 n'y a pas le sens connnun dans tout ce que je vous écris, mais je vous avoue

1. J.-J. lioiissuaii.

2 Sun amour pour M""^ d'Houde-Ot; cotte passion date du printemps 1757. (Bu.)

GORUESPONDANCI-: GKMIH ALK. l^[^l

(|ue je n'ai jamais ('prouvé un trouble d'ànie si leirihleque celui que j'ai.

Oh! mon ami, quel spectacle que celui d'un homme méchant et bourrelé! Brûlez, déchirez ce papier, qu'il ne retombe plus sous vos yeux; que je ne revoie plus cet homme-là, il me ferait croire aux diables et à l'enfer. Si je suis jamais forcé de retour- ner chez lui, je suis sûr que je frémirai tout le long du chemin ; j'avais la lièvre en revenant. Je suis fâché de ne lui avoir pas laissé voir l'horreur qu'il m'inspirait, et je ne me réconcilie avec moi qu'en pensant que vous, avec toute votre fermeté, vous ne l'auriez pas pu à ma place : je ne sais pas s'il ne m'aurait pas tué. On entendait ses cris jusqu'au bout du jardin; et je le voyais! Adieu, mon ami, j'irai demain vous voir; j'irai chercher un hommedebien, auprès duquel je m'asseye, qui me rassure, et qui chasse de mon âme je ne sais quoi d'infernal qui la tour- mente et qui s'y est attaché. Les poètes ont bien fait de mettre un intervalle immense entre le ciel et les enfers. En vérilé, la main me tremble.

X ^' 1 1 1

A M. N..., A GEiNÈVE.

Des occupations, des embarras, des chagrins, de la mau- vaise santé, voilà, monsieur, depuis deux mois que je vous dois une réponse, ce qui m'a fait dire tons les jours : demain, demain. Mais quoique ma négligence soit inexcusable, vous m'en accor- derez le pardon, vous imiterez celui qui nous reçoit en quelque temps que nous revenions, et qui jamais n'a dit : C'est trop lard.

J'ai été touché de vos éloges plus que je ne puis vous l'ex- primer; et comment ne l'aurais-je pas été? Ils étaient d'un liomme chargé par état, et digne par ses taleuts, de prêcher la vertu à ses semblables. En approuvant mes ouvrages, et en m'encourageant à les continuer, il semblait m'associer à son ministère. C'est ainsi que je me considérais un moment, et j'en

4^8 CORRESPONDANCE GÉNÉUALE.

étais vain; je me sentais échauffé, et j'aurais pu entreprendre même la vie de Socrate, malgré mon insuffisance que vous me faisiez oublier. Vous voyez combien la louange de l'homme de bien est séduisante. Quoique je n'aie pas tardé à rentrer en moi-même et à reconnaître combien le sujet était au-dessus de mes forces, je n'y ai pas tout à fait renoncé, mais j'attendrai. C'est par ce morceau que je voudrais prendre congé des lettres. Si jamais je l'exécutais, il serait précédé d'un discours dont l'objet ne vous paraîtra ni moins important, ni moins difficile à remplir : ce sérail de convaincre les hommes que, tout bien considéré, ils n'ont rien de mieux à faire dans ce monde que de pratiquer la vertu.

J'y ai déjà pensé, mais je n'ai encore rien trouvé qui me satisfasse. Je tremble lorsqu'il me vient à l'esprit que si la venu ne sortait pas triomphante du parallèle, il en résulterait presque une apologie du vice. Du reste, la tâche me paraît si grande et si belle, que j'appellerais volontiers à mon secours tous les gens de bien. Oh! combien la vanité serait puérile et déplacée dans une occasion il s'agirait de confondre le méchant et de le réduire au silence ! Si j'étais puissant et célibataire, voilà le prix que je proposerais en mourant; je laisserais tout mon bien à celui qui mettrait celte question hois d'atteinte, au jugement d'une ville telle que la vôtre. J'ai dit en mourant, et pourquoi pas de mon vivant? Moi ([ui estime la vertu à tel point que je donnerais volontiers ce que je possède pour être parvenu jus- qu'au moment je vis avec l'innocence que j'apportai en nais- sant, ou pour arriver au terme dernier avec l'oubli des fautes que j'ai faites et la conscience de n'en avoir point augmenté le nombre! Et est le misérable assez amoureux de son or pour se refuser à cet échange? est le père qui ne l'acceptât avec transport pour son enfant? est l'homme qui, ayant atteint l'âge de quarante-cinq ans sans reproche, n'ainuit mieux mourir mille fois que de perdre une prérogative si précieuse par le mensonge le plus léger? Ah ! monsieur, étendez cet honnne sur de la paille au fond d'un cachot, chargez-le de chaînes, accu- mulez sur tous ses membres toute la variété des tourments, vous en arracherez peut-être des gémissements; mais vous ne l'em- pêcherez point d'être ce qu'il aime le mieux; pi'ivez-le de tout, faites-le mourir au coin d'une rue, le dos appuyé contre une

CORUKSPONDANCr. r.KNKIl.VLH. /iij9

borne, et vous ne l'empèclieroz [)oint de mourir content.

Il n'y a donc rien au monde à quoi la vertu ne soit préfé- rable; et si elle ne nous paraît pas telle, c'est que nous sommes corrompus et qu'il ne nous en reste pas assez pour en connaître tout le prix. Je ne vous écris pas, mais je cause avec vous comme je causais autrefois avec cet honmie qui s'est enfoncé dans le fond d'une foi'êt son cœur s'est aigri, ses mœurs se sont perverties. (}ue je le plains!... Imaginez que je l'aimais, ({ue je m'en souviens, que je le vois seul entre le crime et le remords avec des eaux profondes à côté de lui Il sera sou- vent le tourment de ma pensée; nos amis conununs ont jugé entre lui et moi; je les ai tous conservés, et il ne lui en reste aucun.

C'est une action atroce que d'accuser publiquement un ancien ami, même lorsqu'il est coupable; mais quel nom donner à l'ac- tion s'il arrive que l'ami soit innocent? Et quel nom lui donner encore si l'accusateur s'avouait au fond de son cœur l'innocence de celui qu'il ose accuser?

Je crains bien, monsieur, que votre compatriote ne se soit brouillé avec moi parce qu'il ne pouvait plus supporter ma pré- sence. 11 m'avait appris deux ans à pardonner les injures par- ticulières, mais celle-ci est publique, et je n'y sais plus de remèdes; je n"ai point lu son dernier ouvrage. On m'a dit qu'il s'y montrait religieux : si cela est, je l'attends au dernier mo- nieni '.

XIX

A G R[>nr, A GENKVE.

Eh bien ! mon ami, ètes-vous arrivé, êtes-vous un peu i-emis de votre frayeur? Je ne sais pas ce que vous aviez dit à M""' d'Esclavelles, mais elle envoya chez moi le surlendemain de votre départ, dès les six heures du matin, pour me faire part

1. Cette lettre est probablement de rannéc 1757, époque de la ruptui-e de lloiisseau avec Diderot. (13r.)

XIX. 29

450 CORRESPONDANCE GENERALE.

des nouvelles qu'elle avait reçues de sa fille. Il nous faut un mot de votre main qui remette un peu nos esprits, qui m'apprenne votre arrivée en bonne santé, et qui me dise que ^jme d'j^pinay est mieux. Oh ! que je serais content d'elle, de vous et de moi, si nous en étions quittes pour une alarme. Cependant je sèche d'ennui; que voulez-vous que je fasse avec les autres? Je ne sais que leur dire. Je vous envoie le reste de la besogne que vous m'avez laissée. A tout hasard j'ai pris des doubles, et vais tâcher de faire contre-signer cet énorme paquet.

Tandis que vous alliez, nos amis nous supposaient tous deux à la campagne ; ils n'ont su qu'hier votre départ. J'apparus comme un revenant, chez le Baron, au milieu de la grande as- semblée. Je le pris d'abord à part. Je lui contai ce qui vous était arrivé, et, au milieu du dîner, il le répéta tout haut. Je n'ai été réellement content dans cette occasion que du marquis de Croismare. Chacun bavarda à sa guise sur cet événement.

Bonjour, mon ami : bonjour, jouissez de votre voyage, écrivez-moi tout ce que vous ferez. J'ai eu trop de peine à vous voir partir, pour que vous croyiez que votre retour me soit indifférent; mais je veux d'abord votre satisfaction. Revenez quand il vous plaira; si c'est bientôt, vous serez content de vous ; si ce n'est pas bientôt, vous serez encore content de vous : quoi que vous fassiez, vous serez toujours content, parce que vous avez dans le cœur un principe qui ne vous trompera jamais. N'écoutez que lui vous êtes, et, de retour à Paris, n'écoutez encore que lui. Heureusement, cette voix crie forte- ment en vous, et elle étouffera tout le petit caquetage de la tracasserie qui ne s'élèvera pas jusqu'à votre oreille. Je vous souhaite heureux partout vous serez. Je vous aime bien tendrement, je le sens, et quand je vous possède et quand je vous perds. Ne m'oubliez pas auprès de M. Tronchin ; présentez mon respect à M. de Jully et à M""' d'h^nnay; dites à son fils que je l'aimerai bien s'il est bon, et que c'est de la bonté sur- tout que nous faisons cas. Lisez et corrigez les paperasses que je vous envoie, et que je sache, du moins, que je n'ai plus rien à y faire et que vous êtes content. Adieu, encore une fois.

CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. ^451

XX

A VOLTAIllE.

19 février i7o8.

Je VOUS demande pardon, monsieur et cher maître, de ne vous avoir pas répondu plus tôt. Quoi que vous en pensiez, je ne suis que négligent. Vous dites donc qu'on eti use avec nous d'une manière odieuse, et vous avez raison. Vous croyez que j'en dois être indigné, et je le suis. Votre avis serait que nous quittassions tout à fait Y Encyclopédie ou que nous allas- sions la continuer en pays étranger, ou que nous obtinssions justice et liberté dans celui-ci. Voilà qui est à merveille; mais le projet d'achever en pays étranger est une chimère. Ce sont les libraires qui ont traité avec nos collègues; les manuscrits qu'ils ont acquis ne nous appartiennent pas, et ils nous appar- tiendraient qu'au défaut des planches, nous n'en ferions au- cun usage. Abandonner l'ouvrage, c'est tourner le dos sur la brèche, et faire ce que désirent les coquins qui nous persé- cutent. Si vous saviez avec quelle joie ils ont appris la déser- tion de d'Alembert et toutes les manœuvres qu'ils emploient pour l'empêcher de revenir! Il ne faut pas s'attendre qu'on fasse justice des brigands auxquels on nous a abandonnés, et il ne nous convient guère de le demander ; ne sont-ils pas en possession d'insulter qui il leur plaît sans que personne s'en bfTense ? Est-ce à nous à nous plaindre, lorsqu'ils nous asso- cient dans leurs injures avec des hommes que nous ne vau- drons jamais? Que faire donc? Ce qui convient à des gens de courage : mépriser nos ennemis, les poursuivre, et profiter, comme nous avons fait, de l'imbécillité de nos censeurs. Faut-il que, pour deux misérables brochures, nous oubliions ce que nous nous devons à nous-mêmes et au public? Est-il honnête de tromper l'espérance de quatre mille souscripteurs, et n'avons-nous aucun engagement avec les libraires? Si d'Alembert reprend et que nous finissions, ne sommes-nous pas

Z,52 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

vengés? Ah! mon cher maître! est le philosophe? est celui qui se comparait au voyageur du Boccalitii? Les cigales l'auront fait taire. Je ne sais ce qui s'est passé dans sa tète; mais, si le dessein de s'expatrier n'y est pas à côté de celui de quitter V Encyclopédie, il a fait une. sottise; le règne des ma- thématiques n'est plus. Le goût a changé. C'est celui de l'his- toire naturelle et des lettres qui domine. D'Alembert ne se jettera pas, à l'âge qu'il a, dans l'étude de l'histoire naturelle, et il est bien ditFicile qu'il fasse un ouvrage de littérature qui réponde à la célébrité de son nom. Quelques articles de V En- cyclopédie l'auraient soutenu avec dignité pendant et après l'édition. Voilà ce qu'il n'a pas considéré, ce que personne n'osera peut-être lui dire, et ce qu'il entendra de moi; car je sais fait pour dire la vérité à mes amis, et quelquefois aux indilïérents; ce qui est plus honnête que sage. Un autre se réjouirait en secret de sa désertion : il y verrait de l'honneur, de l'argent et du repos à gagner. Pour moi, j'en suis désolé, et je ne négligerai rien pour le ramener. Voici le moment de lui montrer combien je lui suis attaché; et je ne me manquerai ni à moi-même, ni à lui. Mais, pour Dieu, ne me croisez pas. Je sais tout ce que vous pouvez sur lui, et c'est inutilement que je lui prouverai qu'il a tort si vous lui dites qu'il a raison. D'après tout cela, vous croirez que je tiens beaucoup à l'Ency- clopédie et vous vous tromperez. Mon cher maître, j'ai la qua- rantaine passée; je suis las de tracasseries. Je crie, depuis le maiin jusqu'au soir. Le repos, le repos, et il n'y a guère de jour que je ne sois tenté d'aller vivre obscur et mourir tran- quille au fond de ma province. Il vient un temps toutes les cendres sont mêlées. Alors, que m'importera d'avoir été Vol- taire ou Diderot, et que ce soient vos trois syllabes ou les trois miennes qui restent ? 11 faut travailler, il faut être utile, on doit compte de ses talents, etc.. Être utile aux hommes ! Esi-il bien sûr qu'on fasse autre chose que les amuser, et qu'il y ait grande difterence entre le philosophe et le joueur de llùte? Ils écoutent l'un et l'autre avec plaisir ou dédain, et demeu- rent ce qu'ils sont. Les Athéniens n'ont jamais été plus mé- chants qu'au temps de Socrate, et ils ne doivent peut-être à son existence qu'un crime de plus. Qu'il y ait dedans plus d'humeur que de bon sens, je le veux; et je reviens à VEncy-

C 0 ]\ R !•: s P 0 N D A N C E G l'] N K I'. A L !•:. h 5 ."

rlopi'dic. Les libraires sentent aussi bien que moi que d'AlcMu- l)eit n'est pas un homme facile à remplacer; mais ils ont trop d'intérêt au succès de leur ouvrage pour se refuser aux dépen- ses. Si je peux espérer de faire un huitième volume deux fois meilleur que le septième, je continuerai; sinon serviteur à VEncydopcdie. J'aurai perdu quinze ans de mon temps : nmn ami d'Alembert aura jeté par la fenêtre une quarantaine de mille francs, sur lesquels je comptais et qui auraient été toute ma fortune ; mais je m'en consolerai, car j'aurai le repos.

Adieu, mon cher maître, portez-vous bien et aimez-moi toujours.

Ne soyez plus fâché, et surtout ne me redemandez plus vos lettres; car je vous les renverrais et n'oublierais jamais cette injure. Je n'ai pas vos articles, ils sont entre les mains de d'Alembert et vous le savez bien. Je suis pour toujours avec attachement et respect, monsieur et cher maître, etc.

XXI

AU MEME '.

14 juin 1758.

Si je veux vos articles, monsieur et cher maître, est-ce qu'il peut y avoir de doute à cela? Est-ce qu'il ne faudrait pas faire le voyage de Genève et aller vous les demander à genoux, si on ne pouvait les obtenir qu'à ce prix? Choisissez, écrivez, envoyez, envoyez souvent. Je n'ai pu accepter vos offres plus tôt; mon arrangement avec les libraires est à peine conclu. Nous avons fait ensemble un beau traité, comme celui du diable et du paysan de La Fontaine. Les feuilles sont pour moi, le grain est pour eux; mais au moins ces feuilles me seront assurées.

1. Le 19 mai 1758, Voltaire s'était plaint à d'Argcntal du silence de Diderot : <i J'ai fait, dit-il, des recherches très-pi''iiibles pour rendre les articles Histoire et Idolâtrie intéressants et instructifs... Je vous demande en grâce d'exiger de Dide- rot une réponse catégorique et prompte. Je ne sais s'il entend les arts et métiers et s'il a le temps d'entendre le monde... »

h5h CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

Voilà ce que j'ai gagné à la désertion de mon collègue. Vous savez, sans doute, qu'il continuera de donner sa partie mathé- matique. 11 n'a pas dépendu de moi qu'il ne fit mieux. Je croyais l'avoir ébranlé; mais il faut qu'il se promène. 11 est tourmenté du désir de voir l'Italie. Qu'il aille donc en Italie; je serai con- tent de lui s'il revient heureux, etc.

XXII

A l'abbiî de la porte et a marmontel*.

1758.

Des personnes mal informées, monsieur, ayant répandu que la traduction imprimée du Pcre de Famille de Goldoni avait été faite par M. Deleyre et celle du Véritable Ami par M. de Forbonnais, la connaissance que j'ai eue de ces deux traductions m'oblige de déclarer que celles qui paraissent sont très-dilTé- rentes; et il est constaté que ni l'un ni l'autre n'a eu part à l'édition de ces ouvrages.

Je suis, etc.

1. La copie de cette déclaration et la lettre suivante^ adressée sans nul doute à Malesherbes, appartenaient à M. Rathery,

« Paris, 21 novembre 1~58.

« Monsieur, j'ai l'honneur de vous remercier de l'égard que vous avez bien voulu avoir pour mes intérêts dans l'affaire des dédicaces. Pour me conformer à l'esprit de ces dames et lever le seul inconvénient que vous trouviez à ma juste demande, j'ai donné un modèle de lettre à insérer dans les journaux que M. Di- derot a signé et dont je vous envoie la copie. Ainsi tout est consommé. « Je suis, etc., etc.

« De FonBONNAis. »

Ces deux pièces ont trait aux épîtres dédicatoires à la comtesse de La Marc'ic et à la princesse de Robecq, jointes par Grimni aux traductions du Père de Famille et du Véritable Ami, de Goldoni, faites par Deleyre pour disculper Diderot de l'accusation de plagiat. « Ces deux illustres offensées, dit Barbier, se disposaient à faire punir le malheureux éditeur, lorsque Diderot leur dit, pour les calmer, qu'il était l'auteur de ces deux épîtres; ces dames surent bientôt qu'il se chargeait du délit de Grimm, mais l'affaire eu resta là. »

CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. 455

XXIII

A MAL KSHKRBES'.

A Paris, ce 7 avril 1759.

Monsieur,

J'apprends de tous côtés que l'on m'attribue une brochure intitulée : Mnnoire pour Abraham CJummcix^. Je vous proteste sur tout ce que les hommes ont de plus sacré que je n'y ai au- cune part soit directe, soit indirecte. Si ce que l'on m'a dit de cet ouvrage est vrai, il ne peut être que d'un ennemi attaché à la perte de VE/icyrloprclie et de ses auteurs. Je suis assuré, monsieur, que les mesures que votre équité vous inspirera pour en découvrir l'auteur me justifieront pleinement aux yeux du public et aux vôtres.

Je suis, avec respect, monsieur, votre très-humble et très- obéissant serviteur.

XXIV

AU MÈME^

A Paris, ce l*"'' dimanche de juin 1760.

Monsieur,

J'apprends que des personnes mal instruites ou mal inten- tionnées m'attribuent une brochure intitulée : Préface de la Comédie des Philosophes'^. Je crois devoir vous prévenir que je

1. Inédite. Communiquée par M. Etienne Cliaravay.

2. Barbier, qui dans le Supplément à la Correspondance littéraire do Grimm, 1814, in-8, avait attribué cette brocliurc à Diderot, poncliait ensuite, malgré le désaveu de Morelb't, à considérer celui-ci comme Tauteur de ce Mémoire, indigne de l'un et de l'autre.

3. Inédite. Communiquée par M. Rathcry.

4. C'est la brochure qui fit enfermer Morellet à la Bastille.

Zj56 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

n'ai aucune part, quelle qu'elle puisse être, ni directe ni indi- recte, à cet ouvrage, et que je n'en connais ni n'en soupçonne l'auteur. Si les recherches les plus rigoureuses que j'ose vous demander en grâce d'ordonner vous conduisent à quelque décou- verte contraire à ce que j'ai l'honneur de vous assurer, j'aurai ■* mérité toute votre indignation moins pour avoir eu la moindre connaissance de ce qui a rapport à la brochure en question que pour vous avoir menti indignement en le niant. 11 est bien mal- heureux pour moi d'avoir à vous importuner sans cesse et qu'il ne suffise pas toujours d'être innocent pour être' tranquille. Je n'ai point été à la pièce des Philosophes. Je ne l'ai point lue. Je n'ai point lu la préface de Palissot et je me suis interdit tout ce qui a irait à cette indignité. Loin de ces injures atioces, je ne serai point tenté de manquer à la promesse que je me suis faite et que je me suis tenue jusqu'à présent de ne pas écrire un mot de représailles. Quand les honnêtes gens veulent bien s'indigner pour nous, nous sommes dispensés de l'être. Je suis, avec un profond respect, etc.

XXV

A VOLTAIRE.

Le 28 novembre ITôO.

Monsieur et cher maître, l'ami Tliiriot aurait bien mieux fait de vous entretenir du bel enthousiasme qui nous saisit ici, à l'hôtel de Glermont-Tonnerre, lui, ]'an)i Damilaville et moi, et des transports d'admiration et de joie auxquels nous nous li- vrâmes deux ou trois heures de suite, en causant de vous et des prodiges que vous opérez tous les jours, que de vous tracasser de quelques méchantes observations communes que je hasardai entre nous sur votre dernière pièce'. C'est bien à regret que je vous les communique; mais, puisque vous l'exigez, les voici.

1. Tancrède, tragédie représentée pour la première fois le 30 septembre l'OO.

GORHKSl'ONDANCI-: GKNKRALK. ^57

Rien à objecter à voire premier acte. 11 commence avec di- gnité, marche de même, et liiiit en nous laissant dans la plus grande attente.

Mais rintérèt ne me semble pas s'accroître au second, à proportion des événemenis. Pourquoi cela? Vous le savez mieux que moi. C'est que les événements ne sont presque rien en eux-mêmes, et que c'est de l'art magique du poëLe qu'ils em- pruntent toute leur importance. C'est lui qui nous fait des ter- reurs, etc.

Tant qu'Argire ne me montrera pas la dernière répugnance à croire Âménaïde coupable de trahison, malgré la preuve (pi'il pense en avoir; tant que la tendresse ])aternelle ne luttera pas contre cette preuve, comme elle le doit; tant que je n'aui-ai pas vu ce malheureux père se désoler, appeler sa lille, embrasser ses genoux, s'adresser aux chefs de l'État, les conjurer par ses cheveux blancs, chercher à les fléchir par la jeunesse de son enfant, tout tenter pour sauver cet enfant, l'acte n'aura pas son effet. Je ne prendrai jamais à Aménaïde plus d'intérêt que je n'en verrai prendre à son père. Tâchez donc qu'Argire soit plus père, s'il se peut; et que je connaisse davantage Aménaïde. Ne serait-ce pas une belle scène que celle le père la presserait de s'ouvrir lui, Aménaïde ne pourrait lui répondre?

Le troisième acte est de toute beauté. Rien à lui comparer au théâtre, ni dans Racine, ni dans Corneille. Ceux qui n'ont pas approuvé qu'on redit à Tancrède ce qui s'était passé avant son arri^ée sont des gens qui n'ont ni le goût de la vérité, ni le goût de la simplicité; à force de faire les entendus, ils mon- trent qu'ils ne s'entendent à rien. Dieu veuille que je n'encoure pas la même censure de votre {jart.

Ah! mon cher maître, si vous voyiez la Clairon traversant lasc'îne, à demi renversée sur les bnurieaux qui l'environnent, ses genoux se dérobant sous elle, les yeux fermés, les bras tom- bants comme morte; si vous entendiez le cri qu'elle pousse en apercevant Tancrède, vous resteriez plus convaincu que jamais que le silence et la pantomime ont quelquefois un pathétique que toutes les ressources de l'art oratoire n'atteignent pas.

J'ai dans la tête un moment de théâtre tout est muet, et le spectateur reste suspendu dans les plus terribles alarmes.

Ouvrez vos portefeuilles. Voyez YE.sther du Poussin parais-

^58 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

sant devant Assiicrus; c'est la Clairon allant au supplice. Mais pourquoi Aménaïde n'est-elle pas soutenue par ses femmes comme YEsther du Poussin? Pourquoi ne vois-je pas sur la scène le même groupe?

Après ce troisième acte, je ne vous dissimulerai pas que je tremblai pour le quatrième; mais je ne tardai pas à me rassurer. Beau, beau.

Le cinquième me parut traîner. Il y a deux récitatifs. Il faut, je crois, en sacrifier un, et marcher plus vite. Ils vous diront tous, comme moi : Supprimez, supprimez, et l'acte sera parfait.

Est-ce tout? Non. Voici encore un point sur lequel il n'y a pas d'apparence que nous soyons d'accord. Tancrède doit-il croire Aménaïde coupable? Et s'il la croit coupable, a-t-elle droit de s'en offenser? Il arrive. Il la trouve convaincue de trahison par une lettre écrite de sa propre main, abandonnée de son père, condamnée à mourir, et conduite au supplice. Quand sera- t-il permis de soupçonner une femme, si l'on n'y est pas auto- risé partant de circonstances? Vous m'opposerez les mœurs du temps, et la belle confiance que tout chevalier devrait avoir dans la constance et la vertu de sa maîtresse. Avec tout cela, il me semblerait plus naturel qu' Aménaïde reconnût que les apparences les plus fortes déposent contre elle; qu'elle en ad- mirât d'autant plus la générosité de son amant ; que leur pre- mière entrevue se fît en présence d'Argire et des principaux de l'État, qu'il fût impossible à Aménaïde de s'expliquer claire- ment; que Tancrède lui répondît comme il fait; et qu'Aménaïde, dans son désespoir, n'accusât que les circonstances. Il y en aurait bien assez pour la rendre encore malheureuse et intéres- sante.

Et lorsqu'elle apprendrait les périls auxquels Tancrède est exposé, et qu'elle se résoudrait à voler au milieu des combat- tants et à périr s'il le faut, pourvu qu'en expirant elle puisse tendre les bras à Tancrède et lui crier : Tancrède, j'étais inno- cente; croyez-vous alors que le spectateur le trouverait étrange?

Voilà, monsieur et cher maître, les puérilités qu'il a fallu vous écrire. Revenez sur votre pièce; laissez-la comme elle est ; et soyez sûr, quoi que vous fassiez, que cette tragédie passera toujours pour oiiginale, et dans son sujet, et dans la manière dont il est traité.

CORRESPONDANCK GÉNÉRALE. ^59

On dit que M"'^ Clairon demande un échafaud dans la déco- ration; ne le soulîVez pas, morbleu! C'est peut-être une belle chose en soi; mais si le génie élève jamais une potence sur la scène, bientôt les imitateurs y accrocheront le pendu en personne.

M. Thiriot m'a envoyé, de votre part, un exemplaire com- plet de vos œuvres. Qui est-ce qui le méritait mieux que celui qui a su penser et qui a eu le courage d'avouer, depuis dix ans, à qui le veut entendre, qu'il n'y a aucun auteur français qu'il aimât mieux être que vous? En efTet, combien de couronnes diverses rassemblées sur cette tête! Vous avez fait la moisson de tous les lauriers; et nous allons glanant sur vos pas, et ramassant par-ci par-là quelques petites feuilles que vous avez négligées et que nous nous attachons fièrement sur l'oreille, en guise de cocarde, pauvres enrôlés que nous sommes!

Vous vous êtes plaint, à ce qu'on m'a dit, que vous n'aviez pas entendu parler de moi au milieu de l'aventure scandaleuse qui a tant avili les gens de lettres et tant amusé les gens du monde ; c'est, mon cher maître, que j'ai pensé qu'il me conve- nait de me tenir tout à fait à l'écart; c'est que ce parti s'accor- dait également avec la décence et la sécurité; c'est qu'en pareil cas il faut laisser au public le soin de la vengeance; c'est que je ne connais ni mes ennemis, ni leurs ouvrages; c'est que je n'ai lu ni les Petites Lettres sur de grands Philosophes^ , ni cette satire- dramatique l'on me traduit comme un sot et comme un fripon; ni ces préfaces l'on s'excuse d'une infamie qu'on a commise, en m'imputant de prétendues méchancetés que je n'ai point faites, et des sentiments absurdes que je n'eus jamais.

Tandis que toute la ville était en rumeur, retiré paisible- ment dans mon cabinet, je parcourais votre Histoire universelle. Quel ouvrage! C'est qu'on vous voit élevé au-dessus du globe qui tourne sous vos pieds, saisissant par les cheveux tous ces scélérats illustres qui ont bouleversé la terre, à mesure qu'ils se présentent; nous les montrant dépouillés et nus, les mar- quant au front d'un fer chaud, et les enfonçant dans la fange de l'ignominie pour y rester à jamais.

\. De Palissot.

'i. Les Philosophes.

^60 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

Les autres historiens nous racontent des faits pour nous apprendre des fails. Vous, c'est pour exciter au fond de nos âmes une indignation forte contre le mensonge, l'ignorance, l'hypocrisie, la superstition, le fanatisme, la tyrannie, et cette indignation reste, lorsque la mémoire des faits est passée.

Il me semble que ce n'est que depuis que je vous ai lu que je sache que de tous les temps le nombre des méchants a été le plus grand et le plus fort; celui des gens de bien, petit et persécuté ; que c'est une loi générale à laquelle il faut se soumettre; que, de toutes les séductions, la plus grande est celle du despotisme ; qu'il est rare qu'un être passionné, quel- que heureusement qu'il soit né, ne fasse pas beaucoup de mal quand il peut tout; que la nature humaine est perverse; et que, comme ce n'est pas un grand bonheur que de vivre, ce n'est pas un grand malheur que de mourir.

J'ai pourtant lu la Vanité^ le Pauvre diable, et le Russe à Paris-, la vraie satire qu'Horace avait écrite, et que Rousseau et Boileau ne connurent point, mon cher maître, la voihà. Toutes ces pièces fugitives sont charmantes.

Il est bon que ceux d'entre nous qui sont tentés de faire des sottises sachent qu'il y a sur les bords du lac de Genève un homme armé d'un grand fouet, dont la pointe peut les atteindre jusqu'ici.

Mais est-ce que je finirai cette causerie sans vous dire un mot de la grande entreprise ? Incessamment le manuscrit sera complet, les planches gravées; et nous jetterons tout à la fois onze volumes in-folio sur nos ennemis.

Quand il en sera temps, j'invoquerai votre secours.

Adieu, monsieur et cher maître. Pardonnez à ma pa- resse.

Ayez toujours de l'amitié pour moi. Conservez-vous; songez quelquefois qu'il n'y a aucun homme au monde dont la vie soit plus précieuse à l'univers que la votre.

Et Poinpignanos seniel arrogantes sublimi tange flagello.

Je suis, etc.

COHUKSPONDANCK GKNKUALK. k^l

XXVI

AU MKMK'.

A Paris, ce 20 février \1CA.

(]e n'est pas moi f[ui l'ai voulu, mou cher maître, ce sont eux (|ui ont imaginé que l'ouvrage pourrait réussir au théâtre ; et puis les voilà qui se saisissent de ce triste Pcrc de Famille et qui le coupent, le taillent, le châtrent, le rognent à leur fan- taisie. Ils se sont distribué les rôles entre eux et ils ont joué sans fjueje m'en sois mêlé. Je n'ai vu (jue les deux dernières répéti- tions et je n'ai encore assisté à aucune représentation. J'ai réussi à la première autant qu'il est possible quand presque aucun des acteurs n'est et ne convient à son rôle. Je vous dirais là- dessus des choses assez plaisantes si l'honnêteté toute particu- lière dont les comédiens ont usé avec moi ne m'en empêchait. Il n'y a que Brizard, qui faisait le père de famille, et M'"^ Préville, qui faisait Cécile, qui s'en soient bien tirés. Ce genre d'ouvrage leur était si étranger que la plupart m'ont avoué qu'ils trem- blaient en entrant sur la scène comme s'ils avaient été à la première fois. M'"'' Préville fera bientôt une excellente actrice, car elle a de la sensibilité, du naturel, de la finesse et de la dignité. On m'a dit, car je n'y étais pas, que la pièce s'était soutenue de ses propres ailes et que le poëte avait enlevé les suffrages en dépit de l'acteur. A la seconde représentation, ils y étaient un peu plus; aussi le succès a-t-il été plus soutenu et plus général, quoiqu'il y eût une cabale formidable. A'est-il pas incroyable, mon cher maître, que des hommes à qui on arrache des larmes fassent au nu^me moment tout leur possible pour nuire à celui qui les attendrit? L'âuie de l'homme est-elle donc une caverne obscure que la vertu partage avec les furies ? S'ils pleurent, ils ne sont pas méchants; mais si, tout en pleu- rant, ils souftVent, ils se tordent les mains, ils grincent les dents,

1. Inédite. Communiquée par M. Boutron-Gliarlaril.

h&2 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

comment imaginer qu'ils soient bons? Tandis qu'on me joue pour la troisième fois, je suis à la table de mon ami Damilaville et je vous écris sous sa dictée que si le jeu des acteurs eiit un peu plus répondu au caractère de la pièce, j'aurais été ce qu'ils appellent aux nues et que, malgré cela, j'aurai le succès qu'il faut pour contrister mes ennemis. Il s'est élevé du milieu du parterre des voix qui ont dit : Quelle réplique à la satire des P/i«7o.soj»^^5/ Voilà le mot que je voulais entendre. Je ne sais quelle opinion le public prendra de mon talent dramatique et je ne m'en soucie guère, mais je voulais qu'on vît un homme qui porte au fond de son cœur l'image de la vertu et le senti- ment de l'humanité profondément gravés, et on l'aura vu. Ainsi Moïse peut cesser de tenir les mains élevées vers le ciel. On a osé faire à la reine l'éloge de mon ouvrage. C'est Brizard qui m'a apporté cette nouvelle de Versailles. Adieu, mon cher maître, je sais combien vous avez désiré le succès de votre dis- ciple et j'en suis louché. iMon attachement et mon hommage pour toute ma vie.

On revient de la troisième représentation. Succès, malgré la rage de la cabale.

XXVIl

A SARTINe'.

Ce 13 octobre 1701.

Monsieur,

Lorsqu'il fut question de recouvrer les diamants de la parure de M""^ la Dauphine, le sieur Belle, marchand joaillier, rue Saint-Louis, dont j'ai eu l'honneur de vous parler comme d'un homme distingué par sa droiture, reçut vos différents ordres ci-joints.

i. Cette lettre inédite, communiquée par M, Moulin, n'a pas de suscription. Elle porte en tête cette note : M. Puissant. La demande est juste. Écrire un mot au sieur Belle pour lui permettre de vendre le diamant, et tout à coté, d'une autre écriture : Le 15 octobre, écrit à M. Belle qu'il peut disposer des deux gros bril- lants de 18,000 livres et de deux brillants pesant environ 7 grammes.

CORRESPONDANCE GENKIlALE. ^G3

L'un de ces ordres retenait entre ses mains quelques pièces désignées par leur valeur et par leur poids, ou comme apparte- nant à la parure ou comme pouvant convenir à la rétablir. Cependant il s'est trouvé que l'une de ces choses n'était pas et que l'autre n'a point eu lieu. En comparant les pierres du sieur Belle avec les chatons qui restaient de la parure, on a reconnu que ces pierres n'appartenaient point à la parure et cette parure a été rétablie sans qu'on ait songé à faire usage des pierres du sieur Belle.

Il vous supplie donc, monsieur, de lui rendre la liberté du

commerce de ces pierres qui sont d'un prix considérable, qu'il

a gardées jusqu'à présent par le respect qu'il doit à vos ordres,

mais qu'il ne pourrait garder plus longtemps sans gène et sans

préjudice.

Il mérite votre protection et la même justice que vous avez accordée à ses confrères, et j'ose la solliciter pour lui.

Je suis, avec un profond respect, monsieur, etc., etc.

XXVIII

A VOLTAIRE'.

29 septembre 1762.

Non, très-cher et très-illustre frère, nous n'irons ni à Berlin ni à Pétersbourg achever X Encyclopédie, et la raison, c'est qu'au moment je vous parle on l'imprime ici, et que j'en ai des épreuves sous mes yeux. Mais chut. Assurément c'est un énorme soufllet pour mes ennemis que la proposition de l'impé- ratrice de Russie ; mais croyez-vous que ce soit le premier de cette espèce que les maroulles aient reçu? Oh! que non. Il y a plus de deux ans que ce roi de Prusse, qui pense comme nous, qui pense aux plus petites choses en en exécutant de grandes, leur en avait appliqué un tout pareil. Si vous avez la bonté

1. Nous avons rétabli sur l'autographe de cette lettre (bibliothèque Victor Cousin) tout le passage sur Shakespeare qui manque dans l'édition de 1821.

Z(64 CORRESPONDANCE GENERALE.

d'écrire en mon nom un mot à M. de Schouvalof, comme je vous en supplie, vous ne manquerez pas de faire valoir cette conformité de vues entre la princesse régnante et le plus grand monarque qui soit. L'un et l'autre n'ont pas dédaigné de nous tendre la main, et cela dans ces circonstances l'on ne s'occupe d'une entreprise de littérature que quand on a reçu une de ces tètes rares qui embrassent tout à la fois. Par les oflres qu'on nous fait, je vois qu'on ignore que le manuscrit de XEncydo- /jéV/iV ne nous appartient pas; qu'il est en la possession des libraires qui l'ont acquis à des frais exorbitants, et que nous n'en pouvons distraire un feuillet sans infidélité. Quoi qu'il en soit, ne croyez pas que le péril que je cours en travaillant au milieu des barbares me rende pusillanime. Notre devise est : sans qiuirtîpr pour les superstitieux, pour les fanatiques, pour les ignorants, pour les fous, pour les méchants et pour les tyrans, et j'espère que vous le reconnaîtrez en plus d'un endroit. Est-ce qu'on s'appelle philosophe pour i-ien? Quoi ! le mensonge aura ses martyrs, et la vérité ne sera prêchée que par des lâches? Ce qui me plaît des frères, c'est de les voir presque tous moins unis encore par la haine et le mépris de celle que vous avez appelé Yinfânie que par l'amour de la vérité, par le sentiment de la bienfaisance, et par le goût du vrai, du bon et du beau, espèce de trinité qui vaut un peu mieux que la leur. Ce n'est pas assez que d'en savoir plus qu'eux, il faut leur mon- trer que nous sommes meilleurs, et que la philosophie fait plus de gens de bien que la grâce sulfisante ou efficace. L'ami Dami- laville vous dira que ma porte et ma bourse sont ouvertes à toute heure et à tous les malheureux que mon bon destin jn'envoie; qu'ils disposent de mon temps et de mon talent, et que je les secoure de mes conseils et de mon argent; c'est ainsi que je sers la cause commune, et les fanatiques qui m'environ- nent le voient et en frémissent de rage. Ils voudraient bien, les pervers qu'ils sont, que je les autorisasse par quelque mau- vaise action à décrier nos sentiments; mais, ventrebleu! il n'en sera rien. Ils en sont réduits à dire que Dieu ne permettra pas que je meure dans mon incrédulité, et qu'un ange descendra sans faute pour me ramener, dans mes derniers moments : et moi, je leur promets de revenir à leur absurdité si l'ange descend. Cette manie de n'accorder de la probité qu'à ses sec-

CORRESPONDANCE GKN KRALE. /)65

tateiirs n'cst-clle pas particulière au christianisme? Adieu, grand frère, portez-vous bien, conservez-vous pour vos amis, pour la philosophie, pour les lettres, pour l'honneur de la na- tion qui n'a plus que vous, et pour le bien de l'humanité à laquelle vous êtes plus essentiel que cinq cents monarques fon- dus ensemble!

Damilaville m'a communiqué vos remarques sur Ciima. Le rival de Corneille devenu son commentateur ! Mais laissons cela; votre motif est trop honnête pour oser vous gronder. Au demeurant, toutes vos critiques sont justes. Je vous trouve seu- lement l)ien plus d'indulgence que je n'en aurais ; cela vient sans doute de ce que la difficulté de l'art vous est mieux connue. Convenez que c'est un homme bien extraordinaire que Shakespeare*. Il n'y a pas une de ces scènes dont avec un peu de talent on ne fît une grande chose. Est-ce qu'une tragédie ne commencerait pas bien par deux sénateurs qui reproche- raient à un peuple avili les applaudissements qu'il vient de pro- diguer à son tyran? Et puis quelle rapidité et quel nombre ! Adieu, encore une fois. M. Thiriot, votre ami et le nôtre, vous aura dit combien je vous suis attaché, combien je vous admire et vous respecte. N'en rabattez pas un mot, s'il vous plait. Quelque temps avant son départ, nous bûmes à votre conva- lescence; buvez ensemble à notre santé.

Ah! grand frère, vous ne savez pas combien ces gueux qui, faisant sans cesse le mal, se sont imaginé qu'il était réservé à eux seuls de faire le bien, souffrent de vous voir l'ami des hommes, le père des orphelins, et le défenseur des opprimés. Continuez de faire de grands ouvrages et de bonnes œuvres et qu'ils en crèvent de dépit. Adieu, sublime, honnête et cher An té-christ.

1. La Correspondance de Métra, qui n'est certes pas suspecte de partialité en faveur do Diderot, rapporte (2'' édition, 1787, t. VI, p. 425;, une conversation de Voltaire avuc le philosophe dans laquelle celui-ci reprit sa comparaison fameuse entre Shakespeare et le saint Christophe de Notre-Dame, œuvre d'un maron, mais dont les jambes laissent passer les hommes les plus grands. « Cotte réponse vous paraît, sans doute, vigoureuse et pleine de sens, ajoute Métra. Aussi Voltaire no fut-il pas excessivement content de Diderot. » Il était, en effet, le seul de ses con- toMiporaip.s qui osât lui tenir tète sur cette question irritante.

XIX. 30

Z,66 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

XXIX

A NAIGEON.

Voici, mon ami, ce qu'un Genevois qui aurait de l'esprit et de la délicatesse dirait à Rousseau :

Sans doute, vous avez bien mérité d'une patrie que vous illustrez par vos talents; il se peut que vos concitoyens ne vous aient pas rendu tous les égards qu'ils vous devaient ; mais Gi- mon, Thémistocle, Aristide, Miltiade ont été traités plus indi- gnement que vous par les Athéniens, et ne se sont pas plaints. Thémistocle était presque le fondateur d'Athènes, et vous n'avez point fondé Genève. Vous n'avez pas encore, comme Miltiade, battu sur mer et sur terre le grand monarque de l'Asie ; vous n'avez ni les vertus guerrières, ni les vertus civiles de Cimon. J'avoue que vous êtes bien aussi juste qu'Aristide ; mais vous ne l'êtes pas davantage. Lorsque ces braves et glorieux citoyens ont été ignominieusement chassés de leurs maisons, de leurs villes, arrachés à leur famille, ils s'en sont allés, en souhaitant à leur patrie des hommes qui l'aimassent autant qu'eux, et qui la servissent mieux. Aucun d'eux ne s'est avisé de s'en venger, en jetant parmi ses habitants divisés un ouvrage capal)le de les armer les uns contre les autres, et d'ensanglanter les rues, les places publiques, les temples ! Et s'il arrivait, malheureusement pour vous, que l'ouvrage que vous venez de publier produisît cet effet, qu'il y eût un seul coup de poignard de donné, un seul de vos concitoyens d'égorgé, Rousseau, je vous connais; vous verriez sans cesse le sang de ce citoyen couler; le cadavre de l'infortuné serait sans cesse sous vos yeux, et vous péririez de chagrin ! Je sais bien que vous ne manquerez ni de raisons ni d'éloquence pour me prouver que Thémistocle, Aristide et Mil- tiade ont fait ce qu'ils devaient, et vous aussi. Je sais bien qu'il faudrait avoir toute votre fécondité et toute votre éloquence pour vous répondre : mais ce que je sens encore mieux, c'est qu'il faut bien de l'art pour fau-c votre apologie, et qu'il n'en

CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. MJV

faut point pour faire celle de Thcmistocle ou de Miltiadc. J'ai toutes les peines du monde à vous trouver innocent, et je trouve les autres innocents, justes, honnêtes, sans y rédéchir. Tout cela, mon ami, un peu mieux arrangé, embarrasserait un peu l'ami Jean-Jacques ; surtout si l'on ajoutait : Si vous n'êtes pas plus juste qu'Aristide, vous n'êtes pas non plus plus sage que Socrate, et vos concitoyens ne vous ont pas condamné à la mort comme il le fut par les siens. Cependant Socrate ne dit })oint à ses juges : Je ne suis pas le seul qui connaisse les mystères d'Eleusine; Platon ne les ignore pas plus que moi, et Crilon ne méprise pas moins les Eumolpides ; ainsi c'est trop ou trop peu d'une coupe. Il ne dénonça point Criton comme un criminel fait ses complices, et il ne s'en porta point l'accusateur, parce qu'il lui avait offert tous ses biens pour le racheter. Ceci rendrait l'apologie plus difficile encore, et l'embarras de l'ami Jean-Jac- ques plus grand.

XXX

A LE BRETON.

12 novembre 176i..

Ne m'en sachez nul gré, monsieur, ce n'est pas pour vous que je reviens ; vous m'avez mis dans le cœur un poignard que votre vue ne peut qu'enfoncer davantage. Ce n'est pas non plus par attachement à l'ouvrage que je ne saurais que dédaigner dans l'état il est. Vous ne me soupçonnez pas, je crois, de céder à l'intérêt. Quand vous ne m'auriez pas mis de tout temps au-des- sus de ce soupçon, ce qui me revient à présent est si peu de chose, qu'il m'est aisé de faire un emploi de mon temps moins pénible et plus avantageux. Je ne cours pas enfin après la gloire de finir une entreprise importante qui m'occupe et fait mon supplice depuis vingt ans; dans un moment, vous concevrez combien cette gloire est peu sure. Je me rends à la sollicitation de M. Briasson. Je ne puis me défendre d'une espèce de conmii- sération pour vos associés qui n'entrent pour rien dans la tra- hison que vous m'avez faite, et qui en seront peut-être avec

m CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

vous les victimes. Vous m'avez làcliement trompé deux ans de suite ; vous avez massacré ou fait massacrer par une bête brute le travail de vingt honnêtes gens qui vous ont consacré leur temps, leurs talents et leurs veilles gratuitement, par amour du bien et de la vérité, et sur le seul espoir de voir paraître leurs idées, et d'en recueillir quelque considération qu'ils ont bien méritée, et dont votre injustice et votre ingratitude les aura privés. Mais songez bien à ce que je vous prédis : à peine votre livre paraîtra-t-il, qu'ils iront aux articles de leur com- position, et que voyant de leurs propres yeux l'injure que vous leur avez faite, ils ne se contiendront pas, ils jetteront les hauts cris. Les cris de MM. Diderot, de Saint-Lambert, Turgot, d'Hol- bach, de Jaucourt et autres, tous si respectables pour vous et si peu respectés, seront répétés par la multitude. Vos souscripteurs diront qu'ils ont souscrit pour mon ouvrage, et que c'est presque je vôtre que vous leur donnez. Amis, ennemis, associés élève- ront leur voix contre vous. On fera passer le livre pour une plate et misérable rapsodie. Voltaire, (jui nous cherchera et ne nous trouvera point, ces journalistes, et tous les écrivains périodiques, qui ne demandent pas mieux que de nous décrier, répandront dans la ville, dans la province, en pays étranger, que cette volumineuse compilation, qui doit coûter encore tant d'argent au public, n'est qu'un ramas d'insipides rognures. Une petite partie de votre édition se distribuera lentement, et le reste pourra vous demeurer en maculatures. Ne vous y trompez pas, le dommage ne sera pas en exacte proportion avec les sup- pressions que vous vous êtes permises; quelque importantes et considérables qu'elles soient, il sera inliniment plus grand qu'elles. Peut-être alors serai-je forcé moi-même d'écarter le soupçon d'avoir connivé à cet indigne procédé, et je n'y man- querai pas. Alors on apprendra une atrocité dont il n'y a pas d'exemple depuis l'origine de la librairie. En eOét, a-t-on jamais ouï parler de dix volumes in-folio clandestinement mutilés, tronqués, hachés, déshonorés par un imprimeur? Votre syndicat sera marqué par un trait qui, s'il n'est pas beau, est du moins unique. On n'ignorera pas que vous avez manqué avec moi à tout égard, à toute honnêteté et à toute promesse. A votre ruine et à celle de vos associés que l'on plaindra, se joindra, mais pour vous seul, une infamie dont vous ne vous laverez

CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. ^G'J

jamais. Vous serez traîné dans la boue avec votre livre, et l'on vous citera dans l'avenir comme un homme capable d'une infi- délité et d'une hardiesse auxquelles on n'en trouvera point à comparer. C'est alors que vous jugerez sainement de vos ter- reurs paniques et des lâches conseils des barbares ostrogolhs et des stupides vandales qui vous ont secondé dans le ravage que vous avez fait. Pour moi, quoi qu'il en arrive, je serai à couvert. On n'ignorera pas qu'il n'a été en mon pouvoir ni de pressentir ni d'empêcher le mal quand je l'aurais soupçonné; on n'ignorera pas que j'ai menacé, crié, réclamé. Si, en dépit de vos efforts pour perdre l'ouvrage, il se soutient, comme je le souhaite bien plus que je ne l'espère, vous n'en retirerez pas plus d'honneur, et vous n'en aurez pas fait une action moins perfide et moins basse; s'il tombe, au contraire, vous serez l'objet des j-eproches de vos associés et de l'indignation du public auquel vous avez manqué bien plus qu'à moi. Au demeurant, disposez du peu qui reste à exécuter comme il vous plaira ; cela m'est de la dernière indifférence. Lorsque vous me remettrez mon volume de feuilles blanches, je vous donne ma parole d'honneur de ne le pas ou- vrir que je n'y sois contraint pour l'application de vos planches. Je m'en suis trop mal trouvé la première fois : j'en ai perdu le ])oire, le manger et le sommeil. J'en ai pleuré de rage en votre présence; j'en ai pleuré de douleur chez moi, devant votre as- socié, M. Briasson, et devant ma femme, mon enfant, et mon domestique. J'ai trop souffert, et je souffre trop encore pour m'exposer à recevoir la même peine. Et puis, il n'y a plus de remède. Il faut à présent courir tous les affreux hasards auxquels vous nous avez exposés. Vous m'aurez pu traiter avec une in- dignité qui ne se conçoit pas: mais en revanche vous risquez d'en être sévèrement puni. Vous avez oublié que ce n'est pas aux choses courantes, sensées et communes que vous deviez vos premiers succès, qu'il n'y a peut-être pas deux hommes dans le monde qui se soient donné la peine de lire une ligne d'his- toire, de géographie, de mathémathiques et même d'arts, et que ce qu'on y a recherché et ce qu'on y recherchera, c'est la phi- losophie ferme et hardie de quelques-uns de vos travailleurs. Vous l'avez châtrée, dépecée, mutilée, mise en lambeaux, sans jugement, sans ménagement et sans goût. Vous nous avez ren- dus insipides et plats. Vous avez banni de votre livre ce qui en

Z,70 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

a fait, ce qui en aurait fait encore l'attrait, le piquant, l'inté- ressant et la nouveauté. Vous en serez châtié par la perte pécuniaire et par le déshonneur : c'est votre affaire : vous étiez d'âge à savoir combien il est rare de commettre impunément une vilaine action ; vous l'apprendrez par le fracas et le désastre que je prévois. Je me connais ; dans cet instant, mais pas plutôt, le ressentiment de l'injure et la trahison que vous m'avez faites sortira de mon cœur, et j'aurai la bêtise de m'afïliger d'une disgrâce que vous aurez vous-même attirée sur vous. Puissé-je être un mauvais prophète ! mais je ne le crois pas : il n'y aura que du plus ou du moins; et avec la nuée de malveillants dont nous sommes entourés, et qui nous observent, le plus est tout autrement vraisemblable que le moins. Ne vous donnez pas la peine de me répondre; je ne vous regarderai jamais sans sentir mes sens se retirer, et je ne vous lirai pas sans horreur.

Voilà donc ce qui résulte de vingt-cinq ans de travaux, de peines, de dépenses, de dangers, de mortifications de toute es- pèce ! Un inepte, un ostrogoth détruit tout en un moment : je parle de votre boucher, de celui à qui vous avez remis le soin de nous démembrer. Il se trouve à la fin que le plus grand dommage que nous ayons souffert, que le mépris, la honte, le discrédit, la ruine, la risée nous viennent du principal proprié- taire de la chose ! Quand on est sans énergie, sans vertu, sans courage, il faut se rendre justice, et laisser à d'autres les en- treprises périlleuses. Votre femme entend mieux vos'Jntérêts que vous ; elle sait mieux ce que nous devons aux persécutions et aux arrêts qu'on a criés dans les rues contre nous ; elle n'eût jamais fait comme vous.

Adieu, monsieur Le Breton ; c'est à un an d'ici que je vous at- tends, lorsque vos travailleurs connaîtront par eux-mêmes la digne reconnaissance qu'ils ont obtenue de vous. On serait persuadé que votre coignée ne serait tombée que sur moi, que cela suffi- rait pour vous nuire infiniment ; mais. Dieu merci ! elle n'a épargné personne. Gomme le baron d'Holbach vous enverrait paître vous et vos planches, si je lui disais un mot ! Je finis tout à l'heure, car en voilà beaucoup ; mais c'est pour n'y revenir de ma vie. Il faut que je prenne date avec vous ; il faut qu'on voie, quand il en sera temps, que j'ai senti, coinine je devais, votre odieux procédé, et que j'en ai prévu toutes les suites. Jus-

GORHESPONDANCE GÉNÉRALE. ^71

qu'à ce moment vous n'entendrez plus parler de moi ; j'irai chez vous sans vous apercevoir; vous m'obligerez de ne me pas aper- cevoir davantage. Je désire que tout ait l'issue heureuse et pai- sible dont vous vous bercez ; je ne m'y opposerai d'aucune manière ; mais si, par malheur pour vous, je suis dans le cas de publier mon apologie, elle sera bientôt faite. Je n'aurai qu'à raconter nùinent et simplement les faits comme ils se sont passés, à prendre du moment où, de votre autorité privée et dans le secret de votre petit comité gothique, vous fîtes main-basse sur l'article Intendant et sur quelques autres dont j'ai les épreuves.

Au reste, ne manquez pas d'aller remercier M. Briasson de la visite qu'il me rendit hier. Il arriva comme je me disposais à aller dîner chez M. le baron d'Holbach, avec la société de tous ses amis et les miens. Ils auraient vu mon désespoir (le terme n'est pas trop fort) ; ils m'en auraient demandé la raison, que je n'aurais pas eu la force de la leur celer, et votre ouvrage serait décrié et perdu. Je promis à Briasson de me taire, et je lui ai tenu parole. J'ai fait plus : j'ai bien dit à M. Briasson tout le désordre que vous aviez fait ; mais il ignore comment j'ai pu m'en assurer, et ne sait pas que j'ai les volumes ; c'est un se- cret que vous êtes le maître de lui garder encore. Je fais si peu de cas de mon exemplaire, que sans une infinité de notes margi- nales dont il est chargé, je ne balancerais pas à vous le faire jeter au milieu de votre boutique. Encore s'il était possible d'obtenir de vous les épreuves, afin de transcrire à la main les morceaux que vous avez supprimés! La demande est juste, mais je ne la fais pas : quand on a été capable d'abuser de la confiance au point vous avez abusé de la mienne, on est capable de tout. C'est mon bien, pourtant, c'est le bien de vos auteurs que vous retenez. Je ne vous le donne pas ; mais vous, vous le re- tiendrez, quelque serment que je fasse de ne les employer à aucun usage qui vous soit le plus légèrement préjudiciable. Je n'insiste pas sur cette restitution qui est de droit : je n'attends rien de juste ni d'honnête de vous.

P. S. Vous exigez que j'aille chez vous, comme auparavant, revoir les épreuves ; M. Briasson le demande aussi : vous ne savez ce que vous voulez ni l'un ni l'autre; vous ne savez pas combien de mépris vous aurez à digérer de ma part : je suis blessé pour jusqu'au tombeau. J'oubliais de vous avertir que je

472 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

vais rendre la parole à ceux à qui j'avais demandé et qui m'avaient promis des secours, et restituer à d'autres les articles qu'ils m'avaient déjà fournis, et que je ne veux pas livrer à votre despotisme. C'est assez de tracasseries auxquelles je serai b'wn- tôt exposé, sans encore les multiplier de propos délibéré. Allez demander à votre associé ce qu'il pense de votre position et de la mienne, et vous verrez ce qu'il vous en dira.

XXXI

A d'aLEMBERT',

[1765.1

Grand merci, mon ami. Je vous avais déjà lu et vous m'avez fait grand plaisir-. Ils n'en diront rien, mais ils n'en enrageront pas moins. Je voudrais bien qu'il y eût une gazette moliniste, comme il y en a une janséniste, afin que votre épigraphe se vérifiât et que vous eussiez le plaisir de voir l'une approuvant ce que l'autre blâmerait, et réciproquement votre impartialité bien constatée. La belle nuée d'ennemis secrets que vous allez vous faire! Mais il faut en passer par là, ou renoncer à dire la vérité. Recevez mon compliment et mon remerciement. Faites- nous souvent de ces ouvrages-là, pour l'honneur de la philoso- phie, le vôtre et votre santé. Car il est impossible qu'on n'ait pas grand plaisir à écrire ce qu'on en a tant à lire. C'est bien dom- mage que cela n'ait pas paru plus tôt; j'en aurais tiré bon parti. Les ennemis de la philosophie sont faits pour recevoir coup sur coup toutes ces sortes de désagréments : l'année est mauvaise pour eux. Voici un événement qui ne les réjouira pas plus que votre ouvrage. J'avais fait proposer par Grimm, à l'impératrice de Russie, d'acheter ma bibliothèque. Savez-vous ce qu'elle a

1. Piihliée dans les OEnvrcs posthumes de d'Alenibert, Paris, Poiigens, an Vil (1799), 2 V. in-12, t. I, p. V2i.

2. 11 s'agit de la brochure : Sur /.t dcstructijii des Jésuites par un uuteur désintéressé, 1765, in-12.

CORnKSPONDANCK GKNKRALE. hl'^

fait? Elle la prend, elle me la fait payer ce que j'en ai deinandé, elle me la laisse et elle y ajoute cent pistoles de pension; et il faut voir avec quelle attention, quelle délicatesse, quelle grâce tous ces bienfaits sont accordés. Me voilà donc lieuicu\ et complètement heureux; et ce ([ui me convient beaucoup, j'ai l'obligation de mon bonheur à mon ami et à une souveraine qui a tout fait pour vous appeler auprès d'elle. C'est un peu de l'estime particulière qu'elle fait de vous qui aura réfléchi sur moi avec un penchant naturel à la bienfaisance. Si vous avez occasion d'écrire à cette cour, joignez, je vous prie, vos remerciements aux miens. Qu'on y voie que tous les honnêtes gens de ce pays-ci sont sensibles au choix qu'elle a fait de moi parmi ceux qui partagent ses grâces. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Portez-vous mieux.

XXXII

A s U A R D ^

[1705.

Je ne suis, mon cher ami, ni ingrat, ni paresseux, ni négli- gent; mais je deviens fou. J'ai passé plus de temps à chercher ce maudit extrait de Montamy qu'il ne m'en aurait fallu pour le refaire à neuf. Pendant quinze jours que je n'en ai eu aucun besoin, je ne rencontrai pas autie chose sous mes yeux. Eh bien, il faut que le diable l'ait emporté. J'ai retourné et retourné dix fois, vingt fois et portefeuilles, et tiroirs, et cartons, inutilement. Nous n'avons plus qu'une ressource : c'est que peut-être il est parmi des papiers que je remis au domestique de M. de Montamy lorsqu'il m'apporta le livre. Je vous prie très- instamment d'y envoyer. Si l'extrait dont il s'agit se retrouve là, envoyez-le-moi. Je m'y mets sur-le-champ et vous serez satisfait. Bonjour, ayez

1. Inédite. Sans date ni signature. Communiquée par M. Dubrunfaut.

hlk CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

le moins d'humeur que vous pourrez, je vous en conjure. Pour cette fois, je ne suis pas coupable.

XXXIII

A G RI MM ^

3 décembre 17C5.

Si je savais, mon ami, trouver Sedaine, j'y courrais pour lui lire votre lettre et vos observations. Ouf! je respire. Voilà le jugement que j'en ai porté, et hier, en l'écoutant, à chaque ins- tant je me suis surpris pensant à vous et devinant vos trans- ports. Mais une chose dont vous ne me parlez point et qui est pour moi le mérite incroyable de la pièce, ce qui me fait tom- ber les bras, me décourage, me dispense d'écrire de ma vie et m'excusera solidement au jugement dernier, c'est le naturel sans aucun apprêt, c'est l'éloquence la plus vigoureuse sans l'ombre d'effort ni de rhétorique. Combien d'occasions de pérorer aux- quelles on ne se refuse jamamais sans le goût le plus grand et le plus exquis! Exemple : « Je me suis couché le plus tranquille et le plus heureux des pères et me voilà! » Vous avez raison, ne nous plaignons pas encore du public. Il faut être un ange en fait de goût pour sentir le mérite de cette simplicité-là. J'ai quelquefois eu hier la vanité de croire, au milieu de deux mille personnes, que je le sentais seul, et cela, parce qu'on n'était pas fou, ivre comme moi, qu'on ne faisait pas des cris... Je ne pouvais souffrir qu'on dît froidement, avec un petit air de satis- faction indulgente : Oui, cela est naturel Saindieu ! croyez- vous qu'on mérite ces ouvrages-là, quand on en parle ainsi?

Au sortir, l'abbé Le Monnier me fit entrer au café. Un blanc- bec s'approche de lui, et lui dit : u L'abbé, cela est joli. » A l'ins- tant je me lève de fureur, et je dis à l'abbé : « Sortons, je n'y

1. Lettre écrite le lendemain de la première représentation du Philosophe sans le savoir et insérée par Grinim dans son « Ordinaire » du Ij décembre 170j.

CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. /,75

saurais tenir. Comment, mordieu ! vous connaissez des gens comme cela ? »

Oui, mon ami, oui, voil.àle vrai goût, voilà la vérité domes- tique, voilà la chambre, voilà les actions et les propos des hon- nêtes gens, voilà la comédie.

Ou cela est faux, ou cela est vrai. Si cela est faux, cela est détestable. Si cela est vrai, combien il y a sur nos théâtres de choses détestables, et qui passent pour sublimes!

J'étais à côté de Gochin, et je lui disais : « Il faut que je sois , un honnête homme, car je sens vivement tout le mérite de cet ouvrage. Je m'en récrie de la manière la plus forte et la plus vraie ; et il n'y a personne au monde à qui elle dût faire plus de mal qu'à moi, car cet homme me coupe l'herbe sous les pieds, »

J'attends à présent tous nos petits censeurs de la rue Royale. Je ne me donnerai pas la peine de les contredire; mais leur jugement va devenir pour moi la règle et la mesure du goût qu'ils ont.

Eh bien, monsieur le plaisant, m'en croirez-vous une autre fois, quand je vous louerai une chose? Je vous disais que je ne connaissais rien qui ressemblât à cela ; que c'était une des choses qui m'avaient le plus surpris; qu'il n'y avait pas d'exemple d'autant de force et de vérité, de simplicité et de finesse. Dites le contraire, si vous osez.

Je sens bien, je juge bien, et le temps finit toujours par prendre mon goût et mon avis. Ne riez pas : c'est moi qui anti- cipe sur l'avenir, et qui sais sa pensée.

Il faut que je vous voie aujourd'hui. Ilatmann m'a envoyé un clavecin ; nous en causerons ce soir. Bonjour. Je vous em- brasse de tout mon cœur. Il me semble que vous me soyez plus cher encore; cette conformité de voir et de sentir me serre contre vous d'une manière délicieuse. Comme je vous baiserais, si vous étiez à côté de moi!

Zj76 CORURSPONDANCC GÉNÉRALE.

XXXIV

t

A DAMILA VILLE

1766.

Je viens, mon ami, de recevoir votre dissertation sur les moi- nes, où je me doute, avant que de l'avoir lue, que vous prouvez à merveille que des sociétés de célibataires ordonnés, à votre mode, dans un certain état de société, loin d'être nuisibles seraient avantageuses, peut-être même nécessaires; s'agissait-il de cela? Aucunement; mais de nos moines tels qu'ils sont dans l'état nous sommes. Il s'agissait de savoir si les nations voi- sines qui n'ont ni moines, ni prêtres, ni célibataires, n'ont pas de l'avantage sur nous. Je m'arrête là; je vous lirai quand je serai sorti de la poussière des livres et des copeaux des menui- siers. Vous n'êtes jamais un sot; mais vous aimez à contredire ; et souvent vous ne voulez pas voir que, puisqu'il n'y a rien de bon qui n'ait quelque inconvénient, pas même la vertu; rien de mauvais qui n'ait quelque avantage, pas même le crime; le bon jugement consiste à peser et à rejeter nettement comme mauvais ce qui est plus mauvais que bon ; pareillement dans les questions abstraites, à traiter comme faux ce qui a le moins de vraisemblable ; car quelle est la question spéculative en faveur de laquelle on ne puisse trouver une raison? Il n'y en a pas une d'assez indigente. Malebranche prouve que l'homme voit tout en Dieu, Berkiey qu'il est lui le seul existant; personne ne les en a crus et je n'oserais assurer que personne leur ait encore bien répondu. Le fil de la vérité sort des ténèbres et aboutit à des ténèbres. Sur la longueur il y a un point le plus lumineux de tous, il faut savoir s'arrêter et au delà duquel l'obscurité semble renaître.

1 Cette lettre inédite, copiée par M. L. Godard à l'Ermitage, répond à une lettre également inédite de Damilaville, conservée da is le même volume et que sa longueur ne nous permet pas de reproduire ici.

CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. Z,77

J'en appelle à tous mes amis, à vous-même; je ne suis aucu- nement tyran des opinions, je dis mes raisons et j'attends ; j'ai remarqué plusieurs fois au bout d'un certain temps que mou adversaire et moi nous avions tous les deux changé d'avis. Je ne désespère pas qu'un jour je ne croie à l'utilité des moines, et que vous n'y croyez plus. Ce que je dirai quand je verrai de votre façon un ouvrage en faveur de la religion ehrélienne'/ Je dirai que vous avez fait le plus grand abus de l'esprit qu'il était possible de faire; cette religion étant à mon sens la plus absurde et la plus alroce dans ses dogmes ; la plus inintelligible, la plus métaphysique, la plus entortillée et par conséquent la plus sujette à divisions, sectes, schismes, hérésies, la plus funeste à la tranquillité publique, la plus dangereuse pour les souverains par son ordre hiérarchique, ses persécutions et sa discipline, la plus plate, la plus maussade, la plus gothique et la plus triste dans ses cérémonies, la plus puérile et la plus insociable dans sa morale considérée non dans ce qui lui est commun avec la morale universelle, mais dans ce qui lui est propre et ce qui la constitue morale évangélique, apostolique et chrétienne, la plus intolérante de toutes; je dirai que vous avez oublié que le luthéranisme débarrassé de quelques absurdités est préférable au catholicisme, le protestantisme au luthéranisme, le socinia- nisme au protestantisme, le déisme, avec des temples, des cérémonies, au socinianisme : je dirai que puisqu'il faut que l'homme superstitieux de la nature ait un fétiche, le fétiche le plus simple et le plus innocent sera le meilleur de tous. Je dirai que, puisque l'idée de ce fétiche est sujette à varier comme toutes les autres chimères, le seul moyen d'ôter aux diverses opinions leur danger effroyable c'est de les tolérer toutes sans aucune exception, et de les décrier les unes par les autres, en les rapprochant les unes des autres. Je dirai que si le minis- tère avait le bon jugement de n'attacher aucune prérogative, aucune distinction, à certaine façon de parler et de penser en matière de religion, on aurait atteint tout ce qu'il y aurait de mieux; je finirai par dire qu'un mystère est encore bien bar- bare, quand il n'a pas songé à pourvoir à la chose à laquelle l'homme attache plus d'importance qu'à sa fortune, sa liberté, son honneur et sa vie.

Il est vrai que l'impératrice vient de me donner une marque

678 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

nouvelle de sa bienveillance, et que cette grâce n'est pas moins approuvée des honnêtes gens que la première ; mais il ne l'est pas moins que je n'y ai pas été aussi sensible que je l'aurais été dans un autre temps et dans d'autres circonstances. Si j'ai dit à nos amis que vous m'écriviez de la déraison, ce n'est pas dans le dessein de vous desservir; c'est la suite de la conversation, et d'une effusion d'âme qui entraîne ces sortes d'indiscrétions ; c'est qu'on est porté naturellement à croire que ceux qui nous écoutent y mettent encore moins d'importance que nous. Mon ami, je pense que l'Amour est un maître sau- vage et cruel. Qu'il soit impossible d'allier plus de raison avec tant de passion que vous le faites, c'est ce que je n'avouerai jamais. J'ai été quelquefois dans votre position ; je trouvais bien dans ma tête les mêmes sophismes que vous, je me les propo- sais à moi-même et aux autres, comme vous faites; mais je ne pouvais m'empêcher d'en sentir le faux et d'en rire; ce qui me dépite, c'est que vous donniez sérieusement dans toutes ces subtilités qui n'ont besoin que d'être traduites en d'autres ter- mes pour devenir d'un ridicule comique. Mon ami, lisez Té- rence, Plante, Molière, Regnard et les autres ; vous y trouverez les amants aussi bons raisonneurs que vous. Ce qui me déplaît, c'est cet état, mi-parti de raison et de folie; c'est son incompa- tibilité avec le bonheur. Je n'y aurais trouvé qu'un remède quand j'étais jeune : c'était d'avouer la chose telle comme elle était, et de m'avouer toute mon extravagance, et de regarder mon jugement comme une planche à sauver du naufrage. Je pensais comme un sage et j'agissais comme un fou. Mais je ne l'ignorais pas, je n'en voulais pas imposer à la complice de ma folie. M'objectait-elle quelque chose de sensé? je disais : « Vous avez raison; mais votre raison me désespère et votre folie me ferait tant de plaisir. » A l'intrépidité avec laquelle vous préten- dez concilier les sentiments les plus incompatibles, les projets les plus disparates, les rôles les plus antipathiques, on dirait que vous êtes d'hier et que vous n'avez pas la première no- tion du cœur humain ; et j'ai la bêtise d'argumenter en forme contre vous, tandis que l'ironie me suffirait. Adieu, bonjour, portez vous bien : aimez-moi comme je vous aime, et vous m'aimerez beaucoup. Madame prétend ne vous avoir rien écrit de pareil à vos lignes soulignées sur l'affaire du précepteur

CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. /j79

manqué. Car je me suis plaint sincèrement qu'elle me dît d'une façon et qu'elle vous écrivît d'une autre.

XXXV

AU GÉNÉRAL BETZKY.

Paris, 170(1.

Monsieur,

Je suis très-honoré des marques de confiance que vous avez eu la bonté de me donner, et j'ai tâché d'y répondre avec tout le zèle et toute l'activité possibles ; mais Son Excellence le prince de Galitzin a su si bien gagner mon Falconet, qui, de son côté, a apporté tant de facilité à nos vues, qu'il ne me reste presque aucun mérite dans le succès de cette affaire. L'affabilité charmante du prince et le désintéressement singulier de l'artiste ont tout fait. Je perds un bon ami que le prince de Galitzin m'enlève; et l'honneur d'être appelé par la plus grande des souveraines, et de travailler à la gloire du plus grand des monarques, ravit à la nation un homme excellent qu'elle regrette. Il n'y a qu'une voix sur le choix de votre artiste.

Falconet partira le 15 du mois de septembre prochain. Il n'y a aucune sorte d'intérêt qu'il n'ait sacrifié à l'empresse- ment flatteur que vous avez de le posséder. Permettez, monsieur, à l'amitié de vous révéler ce que la hauteur d'âme de mon artiste vous aurait certainement laissé ignorer.

Il s'éloigne d'un pays il est honoré; il quitte à cin- quante ans son foyer, la maison qu'il a lui-même bâtie, les arbres qu'il a plantés, le jardin qu'il cultivait lui-même de ses mains, des amis qui lui sont chers; il renonce à la méditation, à l'étude, à toutes les douceurs d'une retraite délicieuse ; avec une âme bonne et sensible, telle que Votre Excellence l'a reçue de la nature, elle concevra toute la force de ces sortes de liens, et combien il en doit coûter pour les rompre. Falconet les a rompus, et ce n'est ni la soif de l'or, ni l'ambition d'une plus

Zj80 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

grande fortune qui l'ont déterminé. Il méprise l'or, il est âgé, et il a la fortune du sage; mais il est entraîné par le talent et le désir de s'immortaliser par une grande et belle chose.

Il avait un état de maison tel qu'il convenait de l'avoir à un homme qui est dans l'aisance. A peine son voyage a-t-il été arrêté que tous ses effets ont été donnés, dissipés ou vendus.

M. le prince de Galitzin vous dira qu'il n'a réservé, du prix de la location de sa maison, qu'une pension annuelle très-mo- dique qu'il faisait à une de ses parentes dont il est le bienfaiteur et le soutien.

On a disposé de la place qu'il occupait à la manufacture de Sèvres, et qui lui rendait deux mille quatre cents livres par an.

Il a renoncé à la place de professeur, aux grades académi- ques et aux honoraires qui y sont attachés.

11 avait seize cents livres de pension de la cour; et il est d'autant plus incertain que ces seize cents livres lui restent, qu'on a refusé d'accepter, en payement d'un bloc de marbre qui lui avait été fourni, mille écus qu'on lui redevait sur cette pension.

Il a confié à un autre sculpteur, qui a bien voulu s'en char- ger^ le soin d'achever à ses dépens la statue de saint Ambroise qu'il travaillait pour les Invalides.

Je n'entre dans tous ces détails que pour supplier Votre Excellence d'épargner à mon ami toutes sortes de regrets, de lui accorder votre protection entière, et de lui procurer un travail facile et un séjour heureux. Je mourrais de chagrin, si j'avais jamais à me reprocher les conseils que je lui ai donnés et les assurances que je lui ai faites. Vous avez à remplir avec mon ami toutes les promesses que je lui ai faites.

Le duc de Wurtemberg a permis que les deux statues qu'il avait entreprises pour lui, et qui étaient presque finies, appar- tinssent k Sa Majesté Impériale, à qui, soit dit sans offense, elles conviendraient beaucoup mieux. L'une représente h Sou- veraineté appuyée sur son faisceau, l'autre la Gloire qui entoure d'une guirlande un médaillon l'image de Catherine sera très-bien placée.

Une troisième, qui montre une femme assise qui enveloppe d'un pan de sa robe des fleurs d'hiver, semble avoir été proje- tée pour la Russie. Les deux premières figures sont très-

CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. ^81

belles; mais cette dernière est de position, de caractère, de simplicité, de mouvements, de draperies, un chef-d'œuvre à placer à côté de l'antique.

Les trois caisses qui renferment ces trois morceaux sont accompagnées de dix-sept autres, dont cinq contiennent quel- ques effets appartenant à l'artiste; les autres sont pleines de dessins, de plans, d'estampes, d'outils; en un mot, de choses relatives à l'étude et à la pratique de l'art; et le projet de Falconet est de les abandonner à l'usage de l'Académie.

Il est à propos que Votre Excellence veille à la sûreté de ces caisses, et empêche qu'elles ne soient ouvertes avant l'arrivée de l'artiste : il serait fâcheux que des choses précieuses, qui auraient échappé aux périls du voyage, fussent brisées par des ouvriers maladroits.

Jusqu'à présent, je n'ai pas dit un mot à Votre Excellence du traité fait avec Falconet; c'a été l'ouvrage d'un quart d'heure, et l'écrit d'une demi-page.

Nous nous sommes informés de ce que de pareils monu- ments exécutés avaient produit, à Paris, aux artistes qu'on en avait chargés, à Bouchardon, à Pigalle, à Le Moyne, et nous avons su que leurs honoraires avaient été évalués à cent mille écus, sans compter une infinité de petits gains malhonnêtes, connus dans tous les métiers sous le nom de tour du hâloii.

Votre Excellence imagine bien que nous avons laissé ces gains qui ne nous convenaient pas, et qui ne devaient con- venir à aucun honnête homme; nous avons même négligé des considérations plus justes, telles que la nécessité de s'expatrier, et toutes les peines qu'elle cause, et toutes les pertes qui en sont la suite nécessaire, et nous avons proposé cent mille écus à Falconet. Notre artiste nous a répondu qu'il ne lui fallait que deux cent mille francs, que celui qui ne- savait pas être heureux avec deux mille livres de rente ne l'était pas avec cent mille; et que, quant aux autres cent mille francs dont il se départait sans peine, on les lui rembourserait en bons pro- cédés; ce qui ne coûterait rien à personne. Je supplie Votre Excellence déjuger à ce trait mon ami.

Le traité ne porte donc que deux cent mille francs, il a fallu en passer par là. Nous n'avons jamais pu vaincre là- dessus l'opiniâtreté de notre statuaire; ainsi ce n'est pas éco- XIX. 31

Z,82 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

nomie de notre part, c'est refus de la sienne. C'est lui-même qui a réduit son honoraire à ce prix modique, malgré que nous en eussions, et au grand scandale de tous nos artistes qui ont su son procédé honnête et qui ne le lui pardonnent pas.

Les monuments de cette espèce coûtent ici des millions, et durent un temps infini. Si tout répond aux vues de notre ar- tiste, qui ne pense pas qu'il soit plus permis de voler un sou- verain qu'un particulier, Sa Majesté Impériale saura combien il en faut rabattre, et pour le temps et pour la dépense, quand on a affaire à un honnête homme et à un habile homme.

11 est à présumer que moins un artiste pense à lui-même, plus il pense à ses ouvriers ; Falconet avait son intérêt à les choisir excellents, c'est ce qu'il a fait. Et Votre Excellence verra qu'il ne leur a presque rien accordé au delà de ce qu'ils ga- gnent dans les ateliers de Paris.

Que Votre Excellence me permette de lui représenter que le travail de mon ami lui rend environ dix mille francs à Paris, et qu'en ajoutant à ces dix mille francs son honoraire annuel de la manufacture de Sèvres, ses pensions, ses honoraires académiques et le reste de son revenu, son traité avec la cour de Russie n'ajoute presque rien à sa fortune. Comblez donc d'honneurs mon Falconet, rendez -le donc heureux, faites qu'il jouisse du repos; faites qu'il ne trouve aucun dégoût, aucun obstacle qui le retardent dans ses opérations, et l'empêchent d'exécuter pour vous une grande et belle chose ; et il aura ob- tenu la récompense dont il fait cas. Je vous demande son bon- heur avec mille fois plus d'instance que je n'oserais vous demander le mien. Qu'il m'écrive incessamment qu'il est heu- reux, et qu'à son retour il puisse m'embrasser avec joie! C'est à ces conditions que je vous l'envoie.

11 part avec un de ses ouvriers et une jeune personne âgée de dix-neuf ans^ Il sera suivi d'un second ouvrier, et il en prendra un troisième à Berlin.

Le ministre précédent avait accordé au peintre La Grenée dix mille francs pour son voyage. Alon statuaire, qui se distin- gue jusque dans les plus petites choses, a pensé que la même somme suffirait pour cinq personnes, et il n'en a pas demandé davantage.

1. :\i"<^ CûUot.

CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. Z,83

Je ne vous dis rien des autres articles du traité; j'espère que Votre Excellence reconnaîtra que l'intérêt n'en a dicté au- cun, et que tout y a été dirigé à l'économie, à la célérité et au succès.

11 n'est pas indifférent que vous sachiez que les ouvriers qui accompagnent ou suivent mon ami ont, la plupart, fempie et enfants qu'ils laissent dans ce pays, et à la subsistance des- quels il est juste qu'ils pourvoient.

Tout en arrivant, mon statuaire vous présentera son ébau- che. C'est un homme qui pense et sent grandement; son idée m'a paru neuve et belle, elle est sienne; il y est singulière- ment attaché, et je pense qu'il a raison. Avec le talent le plus distingué, il a encore la modestie de ne pas trop présumer de lui-même; cependant je ne doute point qu'il n'aimât mieux s'en revenir en France, après avoir supporté la fatigue d'un long et pénible voyage, que de se soumettre à faire une chose ordinaire et commune. Le monument sera simple, mais cor- respondra parfaitement au caractère du héros. On pourrait l'en- l'ichir sans doute ; mais vous savez mieux que moi que, dans les beaux-arts, la richesse est presque toujours l'ennemie mor- telle du sublime. Nos artistes sont accourus dans son atelier; tous l'ont félicité de s'être affranchi de la route battue; et c'est la première fois que j'ai vu une idée nouvelle aussi uni- versellement applaudie, et des gens de l'art, et des gens du monde, et des ignorants, et des connaisseurs. Un de ses ou- vriers lui dit à l'aspect de son modèle: a JN'est-ce pas vous qui avez fait cela? C'est le czar. »

Je relis le traité à mesure que j'ai l'honneur de vous écrire, et je n'y vois rien que Sa Majesté Impériale ne puisse approu- ver. Si cependant, contre notre attente, il se trouvait, soit dans la forme, soit dans quelques autres points, quelque chose qui ne s'arrangeât pas pourtant avec les coutumes, les mœurs, les usages du pays, on peut attendre du bon esprit de mon ami qu'il se prêtera à toutes les rectifications qui ne croiseront ni la célérité ni le succès de son entreprise.

11 ne me reste plus qu'à remercier Votre Excellence de toutes les choses obligeantes qu'elle a la bonté de me dire. Il est na- turel que dans la seule occasion que j'aurai peut-être de ma, vie de lui témoigner mon respect et mon dévouement, je sou-

kSk CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

haite ardemment que ma conduite ait été bien conforme à ses intentions. J'espère qu'elle ne dédaignera pas de m'en instruire, afin que je puisse m'excuser, si j'ai failli; ou jouir de la satis- faction la plus douce, si j'ai eu le bonheur de la contenter.

Surtout que Votre Excellence ne confonde pas mon artiste avec la foule des artistes communs. C'est un homme qui a des idées, et qui sait penser par lui-même. J'ignore sur quelle en- treprise plus intéressante Votre Excellence pourrait avoir dans la suite à me consulter; mais quand mon Falconet sera à côté du général Betzky, il n'aura plus besoin de personne. Qu'on le laisse faire, et il fera de grandes choses.

Cependant Votre Excellence peut disposer de moi en toutes circonstances, elle doit connaître mon dévouement. S'il est vrai que ce soit le cœur qui rende disert, ce sera surtout quand il sera question de la servir et de célébrer Sa Majesté Impériale que je suis très-siir de trouver du génie, s'il est vrai que la na- ture m'en ait départi quelque étincelle.

Vous avez déjà un sculpteur à Pétersbourg, et même de notre Académie. Pour peu qu'il ait d'âme, il est difficile qu'il voie arriver un autre artiste pour exécuter un monument qu'il ne doit pas juger au-dessus de son talent ou de sa médiocrité: les hommes ne se rendent pas cette justice. Il est naturel qu'il regarde l'artiste avec un œil jaloux, et l'ouvrage d'un œil cri- tique; qu'il examine, qu'il censure, qu'il inquiète, et qu'il sus- cite des difficultés et des arguments ; il est tout simple que Sa Majesté Impériale et vous, monsieur, qui êtes son ministre, interposiez votre autorité, et disiez les mots graves qui font taire. Il ne faut pas que notre artiste, qui aura besoin de toute la tranquillité de sa tête, soit importuné et distrait dans une grande opération par le bourdonnement et la piqûre des guêpes.

11 espère trouver dans les écuries de Sa Majesté, ou des sei- gneurs de sa cour, de beaux modèles de chevaux, et quelques bons écuyersàson service.

Quant à la suite des opérations, la construction des ateliers, la préparation du petit modèle et l'exécution du grand, elles se succéderont, comme j'ai eu l'honneur de vous le marquer dans la précédente lettre à laquelle Votre Excellence a fait une ré- ponse que je regarde comme un témoignage précieux de sou estime et de sa bienveillance.

CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. ?j85

Un jeune comédien russe qui voyage aux dépens de Sa Ma- jesté, sacliant que c'était au général Betzky que mon Falconet était adressé, s'écria avec une naïveté qui me remplit de joie : «Le général! c'est le plus honnête homme de la Russie. M. Fal- conet ne sera pas plus tôt arrivé, qu'il sera son enfant. »

11 ne me reste plus qu'un mol à dire à Votre Excellence : le projet de Sa Majesté serait-il d'appeler dans ses Ktats des Fran- çais? le moment est favorable. Mais oserais-je vous représenter, monsieur, que ce soient surtout des jeunes gens? Il faut les prendre lorsque leur éducation est faite, leur tempérament fort et vigoureux, et leur talent bien décidé, entre vingt à trente ans. Ce n'est qu'à cet âge qu'on n'a point de patrie et qu'on en prend une. C'est dans cet intervalle qu'on épouse une contrée, et qu'on l'épouse si bien qu'on n'imagine plus qu'on puisse sub- sister heureusement sans un vitchoura. C'est alors que les pas- sions se développent, et qu'on sent le besoin d'une compagne. Le vieillard arrive, rend les services qu'on lui demande, forme quelques élèves qui s'abâtardissent, reçoit les honoraires qu'on lui a promis, s'en retourne; le jeune homme prend femme, a des enfants, et fait une famille qui reste.

XXXVI

A VOLTAIRE^

Paris, 1760.

Monsieur et cher maître, je sais bien que quand une bête féroce - a trempé sa langue dans le sang humain, elle ne peut

1. Cette lettre a été écrite au mois de juillet ou d'août 17GG, comme le prou- vent plusieurs faits qui y sont rapportés. On ne trouve point [Correspondance générale de Voltaire) la lettre qui donna occasion à cette réponse. « C'était, dit Naigeon, une lettre en forme de mémoire, que Voltaire fit remettre par une voie indirecte, et dans laquelle, après un exposé des faits qu'il soumettait à Fexamen de Diderot, il lui communiquait librement toutes ses craintes et lui conseillait d'abandonner la terre qui Tavait vu naître, l'invitait à le suivre dans sa retraite, et le conjurait, au nom de l'humanité, de ne pas rester exposé à la proscription dont le Parlement venait de donner le premier signal, et de ne pas sacrifier, par un stoïcisme déplacé, une vie et des talents qui pouvaient être encore longtemps utiles aux sciences et à la société. » (Br.)

2. Le Parlement.

/,86 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

plus s'en passer; je sais bien que cette bête manque d'aliment, et que, n'ayant plus de Jésuites à manger, elle va se jeter sur les philosophes. Je sais bien qu'elle a les yeux tournés sur moi et que je serai peut-être le premier qu'elle dévorera ; je sais bien qu'un honnête homme peut en vingt-quatre heures perdre ici sa fortune, parce qu'ils sont gueux; son honneur, parce qu'il n'y a point de lois; sa liberté, parce que les tyrans sont ombra- geux; sa vie, parce qu'ils comptent la vie d'un citoyen pour rien, et qu'ils cherchent à se tirer du mépris par des actes de terreur. Je sais bien qu'ils nous imputent leur désordre, parce que nous sommes seuls en état de remarquer leurs sottises. Je sais bien qu'un d'entre eux a l'atrocité de dire qu'on n'avancera rien tant qu'on ne brûlera que des livres. Je sais bien qu'ils viennent d'égorger un enfant^ pour des inepties qui ne méritaient qu'une légère correction paternelle. Je sais bien qu'ils ont jeté, et qu'ils tiennent encore dans les cachots, un magistrat respectable- à tous égards, parce qu'il refusait de conspirer à la ruine de sa province et qu'il avait déclaré sa haine pour la superstition et le despotisme. Je sais bien qu'ils en sont venus au point que les gens de bien et les hommes éclairés leur sont et leur doivent être insupportables. Je sais bien que nous sommes enveloppés des fils imperceptibles d'une nasse qu'on appelle police^ et que nous sommes entourés de délateurs. Je sais bien que je n'ai ni la naissance, ni les vertus, ni l'état, ni les talents qui recomman- daient M. de La Chalotais, et que quand ils voudront me perdre, je serai perdu. Je sais bien qu'il peut arriver, avant la lin de l'année, que je me rappelle vos conseils, et que je m'écrie avec amertume : O Solon, Solonl Je ne me dissimule rien, comme vous voyez; mon âme est pleine d'alarmes; j'entends au fond de mon cœur une voix qui se joint à la vôtre, et qui me dit : a Fuis, fuis » ; cependant je suis retenu par l'inertie la plus stupide et la moins concevable, et je reste. C'est qu'il y a à côté de moi une femme déjà avancée en âge ; et qu'il est difficile de l'arracher à ses parents, à ses amis et à son petit foyer. C'est que je suis

t. Le chevalier de La Barre, décapité le !'■' juillet 170G, à l'âgedc dix- neuf ans.

2. Louis-Rcné-Caradeuc de La Ciialotais, procureur général au Parlement de Bretagne, celui qui porta la parole contre le duc d'Aiguillon, et qui fit un rapport contre les .Jésuites. Il fut enlevé et renfermé dans la citadelle de Saiut-Malo, et de transféré à la Bastille. (Br.J

COHRESI'ONDANCK (lÉNKRALE. /t87

père d'une jeune fille à qui je dois l'éducation; c'est que j'ai aussi des amis. Il faut donc les laisser, ces consolateurs toujours présents dans les malheurs de la vie, ces témoins honnêtes de nos actions; et que voulez- vous que je fasse de l'existence, si je ne puis la conserver qu'en renonçant à tout ce qui me la rend chère? Et puis je me lève tous les matins avec l'espérance que les méchants se sont amendés pendant la nuit; qu'il n'y a plus de fanatiques; que les maîtres ont senti leurs véritables intérêts, et qu'ils reconnaissent enfin que nous sommes les meilleurs sujets qu'ils aient. C'est une bêtise, mais c'est la bê- tise d'une belle âme qui ne peut croire longtemps à la méchan- ceté. Ajoutez à cela que le danger qui nous menace tient à une disposition des esprits qui ne s'aperçoit point. La sociéti' pré- sente un aspect si tranquille-que l'âme, lasse de se tourmenter, se livre à une sécurité, perfide à la vérité, mais à laquelle il est presque impossible de se refuser. L'innocence et l'obscurité de sa vie sont deux autres sophismes bien séduisants. Et com- ment voulez-vous que celui qui n'en veut à personne s'imagine, sous les tuiles il s'occupe à se rendre meilleur, que des bourreaux attendent le jour pour se saisir de lui, et le jeter dans un bûcher? Quand on s'est rassuré par sa nullité, on se rassure par son importance. Dans un autre moment on se dit à soi-même : a Ils n'auront pas le front de persécuter un homme qui a consumé ses plus belles années à bien mériter de son pays ; n'est-ce pas assez qu'ils aient laissé à d'autres le soin de l'honorer, de le récompenser, de l'encourager? s'ils ne m'ont pas faitde bien, ils n'oseront me faire du mal. » C'est ainsi qu'on est alternativement dupe de sa modestie et de son orgueil. Qui que vous soyez qui m'avez écrit la lettre pleine d'intérêt et d'es- time que notre ami commun m'a remise, je sens toute la re- connaissance que je vous dois, et je jette d'ici mes bras autour de votre cou. Je n'accepte ni ne refuse vos offres. Plusieurs honnêtes gens, effrayés du train que prennent les choses, sont tentés de suivre le conseil que vous me donnez. Qu'ils partent, et quel que soit l'asile qu'ils auront choisi, fût-ce au bout du monde, j'irai. Notre ami m'a fait lire un ouvrage nou- veau'. Je tremble pour le moment cet ouvrage sera connu.

1 . Sans doute l'Examen important de milord DoUngbrolie qui ne fut in)primé qu'en avril 1767, selon Beuchot, mais dont Damilaville avait peut-êtrcreçu une copie.

/j88 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

C'est un homme qui a pris la torche de vos mains, qui est entré fièrement dans leur édifice de paille, et qui a mis le feu de tous côtés. Ils voudront faire un exemple, et, dans leur fureur, ils se jetteront sur le premier venu. Si cet ouvrage vous est connu, et que vous puissiez en différer la publicité jusqu'à des circon- stances plus favorables, vous ferez bien. Je vais déposer votre lettre, afin qu'atout événement vous puissiez joindre à ma jus- tification que je vous recommande le témoignage des précau- tions que vous aviez prises pour leur épargner un crime nou- veau. Si j'avais le sort de Socrate, songez que ce n'est pas assez de mourir comme lui pour mériter de lui être comparé.

Illustre et tendre ami de l'humanité, je vous salue et vous embrasse. 11 n'y a point d'homme un peu généreux qui ne par- donnât au fanatisme d'abréger ses années, si elles pouvaient s'ajouter aux vôtres. Si nous ne concourons pas avec vous à écraser la bête, c'est que nous sommes sous sa griffe, et si, con- naissant toute sa férocité, nous balançons à nous en éloigner, c'est par des considérations dont le prestige est d'autant plus fort qu'on a l'âme plus honnête et plus sensible. Nos entours sont si doux, et c'est une perte si difficile à réparer!

XXXVÏI

FENOUILLOT DE FALIÎAIRE A GAURICK

Je n'ai point l'honneur, monsieur, de vous connaître per- sonnellement, ni d'être connu de vous; mais je connais vos talents, votre réputation, et je sais que votre âme n'est point

1. Cette lettre a été publiée pour la première fois dans The privale corres- pondenceof David Garr/e/f, Londres, 1832, '2 vol. in-4'', à la date erronée de 1703. Non-seulement, en effet, l'autographe porto 1707, mais les autres lettres de Fe- nouillot insérées dans le même recueil confirment ce qu'il dit dans celle-ci. Le 2i) mars 1707, il le prévient qu'il attend sa réponse aux deux lettres qu'il lui a écrites et au sujet de la comédie jointe à la première. Il le prie d'envoyer la réponse chez M. Diderot, Grande rue Tarannc, ])aico qu'il va déménager. Le 18 novembre suivant, il lui adresse un exemplaire d'une petite pièce qu'il connaît déjà et dont

CORRESPONDANCK GÉNÉRALE. /,89

du tout au-dessous. Malgré la distance des lieux et la dilTri-ence du pays, le goût d'un art que je cultive et que vous end)eHissez doivent nous rapprocher, ainsi que l'amitié de M. Diderot, qui nous est commune à tous deux. L'un et l'autre m'autorisent à vous demander un service que je sais que vous avez rendu à plusieurs autres avec lesquels vous avez été en société de tra- vail, pour les aider à composer des pièces dignes de vous avoir pour acteur. J'ai fait une comédie dans un genre assez particulier et qui ne peut être jouée en France, parce que le protestantisme en est la base, et que c'est proprement la tolé- rance mise en action. Je crois, monsieur, qu'elle pourrait réus- sir sur votre théâtre, si vous aviez la bonté de la traduire et de l'accommoder à votre scène. C'est un vrai sei'vice que vous me

il lui a paru qu'il faisait cas, Ijien qu'il ne l'ait pas jug;ée propre à son tliéùtro. « Je travaille actuellement, ajoute-t-il, à une tragédie qui, je l'espère, sera plus heureuse. C'est, au jugement de M. Diderot, le sujet le plus théâtral et le plus dramatique qui ait été mis à la scène ; il intéresse particulièrement votre nation, et je pourrai vous envoyer la pièce pour Pâques. Les dessins en sont déjà tous faits par M. Gravelot, votre ami et le mien, qui pense, ainsi que M. Diderot, que si vous voulez lui donner vos soins, cette pièce ne peut manquer de réussir sur votre scène. » Il s'agit, cette fois, du Fabricant de Londres. V.n 1708, Fcnouillot écrit encore à Garrick : « J'ai l'honneur de vous envoyer la l'' édition de mou Honnête Criminel, joué plusieurs fois chez M°" de Villeroy. »

M. Gabriel Charavay, en imprimant dans V Amateur d'autographes (n" 44,

10 octobre 1863) la lettre du 20 janvier 1767, dont l'original fut acheté 4i francs à la vente du marquis Raffaoli, par le British Muséum, la fit précéder de l'excellente note que nous reproduisons ici :

« VUonnéte Criminel, drame en vers et en cinq actes, de Fenouillot de Fal- baire, est une des pièces de théâtre les plus caractéristiques du xviii" siècle. Sous ce titre paradoxal, elle offre la mise en scène d'un épisode très-émouvant des der- nières persécutions exercées contre les Réformés. Jean Fabre, protestant de INinies, obtint, en 1756, do prendre la place de son père, condamné aux galères pour avoir pratiqué son culte. 11 fut mis en liberté six ans plus tard, par le ministre Choi- seul. Tel est le sujet du drame. Imprimé en 1707, il fut joué en province, mais l'auteur ne put obtenir de le faire représenter à Paris. Il fallut que la lîévolution brisât la puissance du clergé pour lever Tinterdiction qui pesait sur V Honnête Cri- minel. 11 fut représenté enfin sur le Théâtre-Français, le 4 janvier 1790. Il eut un succès de larmes et d'opinion. Depuis, il a figure aux répertoires de tous les théâtres de France, et, sous la Restauration, il devint une arme de guerre, entre les mains des libéraux, contre l'intolérance religieuse. Il n'est donc pas sans intérêt de connaître l'origine d'une pièce de théâtre qui a fait tant de bruit. La lettre que nous publions ci-après nous donne à ce sujet do piquants détails. Elle est adressée à Garrick, à Londres. La première moitié est écrite par Fenouillot de Falbaire, et l'autre moitié par Diderot, qui s'y montre dans tout son déshabillé philosophique.

11 nous dit qu'il est l'inspirateur de ce drame, mais il a en faire aussi quelques- unes des scènes les plus vigoureuses, que l'on reconnaîtrait à sa touche. »

Z,90 CORRESPONDANCE GENERALE.

rendriez et que j'ose espérer de vous. Tous les gens de lettres et les honnêtes gens n'ont qu'une patrie, et je sais qu'à ces deux titres on peut tout attendre de M. Garrick. Je vous envoie ma pièce sous l'enveloppe de l'ambassadeur de France, chez qui je vous prie de vouloir bien la faire prendre. Je vous laisse absolument le maître de tous les changements que vous jugerez nécessaires, et je suis sûr que mon ouvrage gagnera beaucoup à passer par vos mains. Si ce premier drame me procure l'avan- tage d'entrer avec vous, monsieur, en société de travail, je serai trop flatté pour ne pas la continuer. J'ai actuellement sur le métier une tragédie d'un genre aussi très-neuf, qui, par le sujet et les allusions, intéressera particulièrement votre nation, et que la hardiesse des pensées et de l'intrigue rend trop forte pour la mienne ^ C'est un second enfant que je vous prierai encore d'adopter, et auquel je tâcherai de donner d'autres pères, dans la confiance que vous prendrez de tous le même soin. Au reste, monsieur, l'avantage le plus précieux et le plus flatteur que j'y envisage, c'est l'amitié que j'espère qui en résultera entre nous. L'envie que j'ai de mériter et d'acquérir la vôtre est égale aux sentiments d'estime et de considération avec lesquels j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Fenouillot,

Chez M. de La Brosse, rue d'Anjou-Dauphine, faubourg Saiut-Gerniain.

XXXVIIl

DIDEROT A GARRICK.

A Paris, ce 20 janvier 17G7.

Monsieur et très-honoré Roscius, c'est moi qui ai donné au poëte qui vous écrit au coin de mon feu le conseil de travailler

t. Allusion au Fabricant de Londres, drame en cinq actes et en prose, Paris, 177J,in-8; cinq figures de Gravclot.

GORRESPONDANCK GÉNKUAU:. /jOl

plutôt pour le théâtre de Londres que pour le nôtre. 11 est jeune ' mais il a l'âme haute, et il pense que s'il n'est pas per- mis de mettre sur la scène les prêtres, les rois, leurs ministres, en un mot tous les grands bélîtres de ce monde, il n'y a qu'à fermer boutique. Les personnages les plus ridicules, les moi- nes, les religieuses, les abbés, les évêques, les présidents à mortier nous sont interdits, tant c'est une chose rt'^pectable pour nous qu'une croix et un capuchon. Celui qui oserait inti- tuler son drame Jacques Clément, Henri IV, Piichelieu, Da- miens, Coligny, risquerait d'obtenir un logement uu\ dépens de l'État, à la Bastille ou à Bicètre, et la fantaisie de mon jeune ami serait de mériter cette faveur et de ne pas l'obtenir. La pièce que vous recevrez et qu'il vous soumet est son coup d'essai; s'il est possible de l'ajuster à votre costume, je vous demande, par l'amitié que vous avez pour moi et que je vous rends bien, et par l'intérêt que vous devez à un talent qui naît et qui promet, s'il est encouragé, de vous en occuper. M. Fe- nouillot n'est point du tout indigne que vous fassiez pour sa gloire et pour sa fortune ce que vous faites pour la gloire et la fortune de M. Colman -. S'il arrive, après que vous vous serez bien gratté le front et rongé les ongles pour réussir (mi com- mun, que le pied vous glisse, la chute sera pour lui seul. En cas de succès, il sera très-flatté de voir son nom en accolade avec le vôtre, et, pardieu! je le crois bien. Du reste, vous en userez avec lui connue il vous plaira. Quoiqu'il soit presque aussi gueux qu'il convient à un enfant d'Apollon, il aimerait encore mieux une feuille de laurier qu'une grosse pièce d'or. Il a lu, je ne sais où, qu'anciennement ceux qui mâchaient du lau- rier prophétisaient, et il a grand appétit de ce fourrage. Adieu, monsieur et très-aimable; souvenez-vous de temps en temps de la synagogue de la rue Royale et du petit sanctuaire de la rue Neuve-des-Petits-Champs; on y fait souvent conuuémoration de vous, le verre en main, et l'on vous y boit en bourgogne, en

1. «Tous les biographes font naître Fenouillot de Falbairo eu 1727. Il nous semble qu'ils le vieillissent au moins de dix ans ; car il en aurait eu quarante à l'époque de cette lettre, et à cet âge on n'est plus, à proprement parler, un jeune homme. Remarquez que Diderot insiste plus bas sur ce point, en l'appi-laiit « mon jeune ami ». (G. G.)

2. George Colman, célèbre auteur dramatique anglais.

Z|92 CORRESPONDANCE GENERALE.

Champagne, en malaga, en toutes couleurs, en tout pays. Je suis, comme vous savez, votre admirateur, et je serais bien fâclié que vous ne me comptassiez pas au nombre de vos amis.

XXXIX

A l'académie impébiale des beaux-arts

A SAIXT-PÉTEBSr.OURG^

5 février 1TG7.

Messieurs,

Comblé par Sa Majesté Impériale de bienfaits, que j'ai très- peu mérités, j'ose aspirer à un honneur qu'assurément je ne mérite pas davantage. Voilà l'effet ordinaire des grâces ; on s'en- hardit, par celles qu'on a obtenues, à solliciter celles qu'on peut obtenir encore ; avec un mérite borné, on forme des prétentions sans mesure, et le philosophe même n'est pas à l'abri de cette séduction.

L'Académie est composée de trois classes l'on voit le talent qui produit, entre la protection qui encourage et le bon goût qui apprécie. Si je me demande à moi-même quelle est, de ces trois classes, celle je puis être admis, je ne suis pas peu embarrassé de me répondre; en effet, suis-je un grand, un homme puissant? Non, messieurs. Un artiste distingué? Non, messieurs. Un amateur éclairé? Je craindrais d'en appeler sur ce point même au témoignage de M. Falconet, mon ami; il seraib heureux pour moi messieurs, que vous vous proposassiez d'imiter une fois notre auguste fondatrice, et que vous ne dédaignassiez pas d'illustrer gratuitement celui qu'Elle a si gra- tuitement enrichi; alors je pourrais compter sur quelques-uns de vos suffrages. Les autres membres de l'Académie honore- raient leur titre, je serais très-honoré du mien. L'Académie

1. Incdito. Communiquée par M. Howyn de Tranchère.

CORRESPONDANCK (ÎENKRALK. /|03

serait vaine de vous posséder tous, moi je serais vain de lui appartenir.

Je suis avec respect, messieurs, etc., etc.

XL

AU GÉNiUaL IÎF.TZIvY.

Paris, 29 décembre 17117.

Monsieur, je suis confondu, je reste stupéfait des bontés nouvelles dont il a plu à Sa Majesté Impériale de me combler. Jamais grâces n'ont été moins méritées, plus inattendues ; et jamais reconnaissance ne fut plus vivement sentie et plus difficile à témoigner.

Grande princesse, je me prosterne à vos pieds, je tends mes deux bras vers vous ; je voudrais parler ; mais mon âme se serre, ma tête se trouble, mes idées s'embarrassent, je m'atten- dris comme un enfant, et les vraies expressions du sentiment qui me remplit expirent sur les bords de ma lèvre.

Monsieur, prenez mon ami Falconet par la main ; conduisez- le au pied du trône, et qu'il tâche de parler pour moi. Mais non ; n'en faites rien, il est touché de mon bonheur comme du sien, et il ne dira pas mieux que moi. Ah ! malheur à celui qui jouirait de tout son esprit à ma place; cet homme aurait un cœur bien froid.

Sans doute il y a eu des souverains bienfaisants ; mais qu'on m'en cite un seul qui ait mis à ses bienfaits cette singulière dé- licatesse qu'y met votre souveraine et la mienne. Oui, monsieur, elle est aussi la mienne; puisque c'est elle qui m'honore, qui me protège, et qui se charge d'acquitter la dette de mon pays.

0 Catherine ! soyez sûre que vous ne régnez pas plus puis- samment sur les cœurs à Pétersbourg qu'à Paris. Vous avez ici une cour et vos courtisans, et ces courtisans ont des âmes nobles, hautes, honnêtes, généreuses, et leur caractère principal est de ne l'être que des héros et de vous. Ce sont tous nos

/|9/4 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

habiles gens ; ce sont tous nos honnêtes gens ; ce sont tous mes amis.

Depuis que la nouvelle des bienfaits récents de Sa Majesté s'est répandue, voilà les hommes dont je suis entouré. Que ne peut-elle être témoin de leurs embrassements! Que ne peut-elle entendre les éloges qui les accompagnent ! Quel spectacle pour son âme! Quel concert pour son oreille ! « Qu'elle est grande, s'écrient-ils, qu'elle est noble, cette souveraine! quelle délica- tesse elle met à tout! Nous autres hommes, continuent-ils, nous n'avons que des vertus d'emprunt ; une âme moitié nôtre, moitié à ceux qui la pétrissent dans l'enfance. On nous fait ce que nous sommes. Une femme, quand elle est grande, l'est d'elle- même. Elle ne doit rien qu'au ciel qui la forma ; et quand elle agit, il y paraît bien. »

Yoilà les discours qui retentissent autour de moi. Cependant une épouse sensible, une mère tendre qui les entend, en verse des larmes de joie. Elle est debout à côté de son enfant qui la tient embrassée. Je les regarde et je ne sais plus ce que je deviens. Un noble enthousiasme me gagne; mes doigts se portent d'eux-mêmes sur une vieille lyre dont la philosophie avait coupé les cordes. Je la décroche de la muraille elle était restée suspendue ; et la tête nue, la poitrine découverte, comme c'est mon usage, je me sens entraîné à chanter ;

Vous, qui de la Divinité Nous montrez sur le trône une image fidèle;

Vous, qui partagez avec elle Lo plaisir, par les rois si rarement goûté.

De consacrer l'autorité, Sans cesse formidable et quelquefois cruelle,

Au bonheur de l'humanité;

Souffrez qu'aujourd'hui je révèle, Entre tant de vertu, cette unique bonté Qui seule aurait suffi pour vous rendre immortelle. Je servirais mon siècle et la postérité

Si, dans Tivresse de mon zèle, Je peignais dignement de ma félicité

L'histoire touchante et nouvelle ;

Si je pouvais apprendre aux rois

Que Catherine, leur modèle, Dédaignant ces aOreux et trop communs exploits Qui malheureusement conduisent à la gloire,

CORRESPONDANCK GÉNÉRALE. Zj95

Enclianta l'univers par les mêmes vertus

Oui font adorer la nirtnoire

Des Antonins et des Titus. Que sa grande âme, en ressources féconde,

S'élançait dos bornes du monde i*our honorer les arts et faire des heureux; Qu'elle daigna chercher et parvint à connnaître lu étranger obscur, sans brigue, sans aïeux,

Ignoré même de son maître, Et souffrant sans murmure un destin rigoureux ; Qu'elle vint le surprendre au sein de la misère. Et lui montrer, dans ses dons généreux,

I.a magnificence des dieux

Et la tendresse d'une mère. Au récit consolant de ces faits précieux.

Tout mortel sensible respire, Et crie à ces héros dont le glaive odieux Veut du sang à répandre et des murs à détruire. Qu'il est un art plus doux, plus sur. plus glorieux, D'asservir sans carnage et de vaincre sans nuire ;

Que de la Reine que j'admire Tous les infortunés devinrent les sujets; Qu'elle sut à la fois gouverner, plaire, instruire,

Et reculer par ses bienfaits

Les limites de son Empire'.

El vous croyez donc, monsieur, que je consumerai dans une stérile oisiveté les jours heureux que l'impératrice m'a faits? Vous croyez que je laisserai les instruments qu'elle m'a confiés se couvrir d'une honteuse poussière ? Non, il n'en sera rien. Je jure qu'avant de mourir j'aurai élevé à sa gloire une pyramide qui touchera le ciel, et dans les siècles à venir les souverains verront, parce que le sentiment seul de la reconnaissance aura entrepris et exécuté, ce qu'ils auraient obtenu du génie si leurs bienfaits l'avaient cherché.

Jeune élève de Praxitèle, hâtez-vous de rendre les traits de

1. Dans la lettre XIII à Falconet, Diderot a déjà parlé de ces vers « qui n'étaient pas mauvais ». Sont-ils bien réellement de lui? Le Recueil de quelques articles liréy de différents ouvrages périodiques, de Jean Devaisnes (imp. d'abord à 14 ex. au château de Dampierre), contient cette pièce de vers avec de très-légères variantes et cette note : « Diderot pria un de ses amis d'exprimer sa reconnaissance pour l'achat de sa bibliothèque, et celui-ci fit cotte épître qui fut envoyée à Catherine en 1700 {sic). »

Z,96 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

mon auguste bienfaitrice. Oubliez-moi; car si vous vous rappelez que vous avez sous vos yeux celle à qui je dois mon bonheur, je connais votre âme, l'ébauchoir vous tombera des mains, et vous pleurerez. Si c'est en vain que je vous préviens et qu'il vous échappe une larme, essuyez-la bien vite. Songez que les instants précieux que Sa Majesté vous accorde sont pris sur le temps qu'elle doit aux grandes choses que sa tête projette ; songez qu'elle est pressée de parcourir les diverses contrées de son vaste empire, et de porter les espérances d'une ielicité fu- ture à cent peuples qui l'attendent et dont vous suspendez les acclamations. Hâtez-vous donc ; cependant rendez bien cette physionomie pleine de bonté, de douceur, de grâces, de linesse et de dignité ; et qu'en voyant ce buste sur le piédestal que je lui destine, il me transporte, m'anime, m'en impose, et ne me permette pas d'écrire une ligne médiocre.

Monsieur, j'ai assez de fortune si je sais en quoi consiste le vrai bonheur et je n'en aurai jamais assez si j'iguore ce point. Arrêtez donc, je vous en supplie, la main bienfaisante de Sa Majesté Impériale. Mais je n'ai d'elle qu'une bien mau- vaise gravure. S'il est vrai que M""= Victoire fasse son portrait, et que vous vouliez mettre le comble à toutes les obligations que je vous ai, vous ordonnerez qu'on m'en envoie une copie réparée par la jeune artiste.

Vous ne voulez donc plus être Excellence: eh bien, mon- sieur, soyez satisfait; mais vous resterez excellent, malgré que vous en ayez.

Non, mon excellent, non, je ne m'en dépars pas, c'est l'afla- bilité du prince de Galitzin, le désintéressement de l'artiste, et peut-être, s'il faut dire tout, le noble désir de s'illustrer par un grand monument, qui ont arraché mon artiste philosophe à sa retraite, qui lui était plus chère encoi'e que sa patrie. Je ne saurais accepter un mérite que je n'ai point. S'il a plu à Sa Majesté Impériale de récompenser magnifiquement une marque légère de mon zèle à la servir, je n'en suis point surpris : c'est qu'il convient aux souverains comme elle de récompenser magnifiquement les moindres bagatelles qu'on fait pour eux.

Je suis trop heureux d'avoir arrangé à la satisfaction de Sa Majesté et à la vôtre les conditions du voyage de Falconet, Ah ! vous me promettez le bonheur de mon ami, de Falconet ;

CORRESPONDANCI': GKNKRALK. ^97

monsieur, après m'être jeté aux pieds de Sa Majesté Impériale, permettez que je me jette à votre cou. Je ne vous dissimulerai point que le départ de l'impératrice et votre absence de la Russie ne m'aient causé les plus vives alarmes. Je jugeais de votre cour par la notre, le déplacement, la mauvaise volonté d'un com- mis suffisent pour embarrasser, retarder, faire échouer les projets les plus importants. Un certain Agatocles, je crois, disait qu'il était l'homme le plus puissant de la Grèce, parce ({u'il disposait d'Aspasie, qui disposait de Périclès, qui disposait d(; la Grèce; mais le prince de Galitzin m'a dit qu'il n'y avait ni commis ni Agatocles à redouter en Russie, et j'ai recouvré le sommeil.

Je n'ai point douté, monsieur, que vous ne reconnussiez en mon ami les lumières, l'honnêteté, le talent et les mœurs que je vous en avais promis ; et je m'attendais aux reproches obligeants que vous me faites sur M"^ Collot. C'est qu'il y a quelques circon- stances heureuses il est possible à l'amitié d'exagérer. Au reste, et le maître et l'élève ont la tête tournée des bontés de Sa Majesté et des vôtres, et moi, je l'ai du récit qu'ils m'en ont fait.

Continuez, monsieur, de les honorer l'un et l'autre de votre protection. Le temps ne leur ôtera rien de leurs bonnes qualités; faites qu'il ne leur ôte rien de la bienveillance du premier instant. Si Falconet exécute une grande et belle chose, comme je n'en doute pas, on devra son succès autant au repos qu'il tiendra de vous qu'à l'excellence de son talent.

Eh bien, monsieur, me voilà donc obligé en conscience de vivre cinquante ans; bien pis, de ne plus mourir, puisque Sa Majesté Impériale m'assure à jamais un bienfait limité précé- demment à la seule durée de ma vie. J'ignore de combien je puis demeurer en reste ; mais je sais que tous mes jours seront marqués par des vœux, et ces vœux, vous croyez sans doute qu'ils seront faits pour elle; non, monsieur, ils seront tous pour le peuple qu'elle gouverne. Lorsque la Providence destine à un trône, c'est toujours un malheureux qu'elle condamne à des travaux infinis. 11 n'y a presque pas une journée pure pour le père d'une si nombreuse famille. Et puis, quels redoutables en- gagements Catherine n'a-t-elle pas pris avec l'univers ! Il a les yeux attachés sur elle. La voilà dans la nécessité de montrer que la nature n'a fait les obstacles que pour discerner les grandes âmes des âmes communes; et on le verra.

x)x. 3^

/i98 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

J'ai vu entre les mains de M'"'' Geoffrin une lettre dont j'ai commencé par baiser les sacrés caractères. Ils étaient tracés de la main de ma bienfaitrice. Mais jugez de l'état de mon âme à la lecture des choses touchantes que j'y ai trouvées. Il me sem- blait n'avoir plus mie goutte de mon sang qui m'appartînt. Que les souverains ne feraient-ils pas de nous s'ils daignaient en prendre la peine !

C'est par vous, monsieur, que mon bonheur a commencé ; c'est vous qui fîtes pour la première fois entendre mon nom à votre auguste souveraine. C'est à ce titre que je vous dois tous les sentiments tendres d'un enfant pour son père ; et c'est avec ce profond respect que j'ai l'honneur d'être, etc.

. XLI

A JOHN Wir.KES'.

Paris, 2 avril 17G8.

Monsieur,

J'ai reçu avec le plus grand plaisir la nouvelle de votre élection. Je me trouvais avec le président quand votre lettre nie fut remise; elle fut lue immédiatement, et toute la compagnie, qui était très-nombreuse, fut ravie de votre succès. Vos vertus sociales rendront en tout temps et partout votre mémoire chère et précieuse à vos amis et la justice qui vous a été rendue d'une manière si publique et si distinguée vous indemnise suffisam- ment des ennuis de votre exil. Quelle satisfaction de régner sur le cœur des hommes! Vous régnez sur ceux de vos conci- toyens, et vous méritez de régner sur eux dont vous avez dé- fendu les droits; en véritables enfants de la liberté qu'ils sont, ils ont couronné par acclamation le champion de leurs libertés.

I. Publiée t. V, p. 2i3, de The Correspondence of the late John Wilkes iv)*h his friends. London, 1805, 5 vol. in-8. C'est la traduction de la « translation » en anj^iais que nous publions.

CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. /j99

L'unanimité peu commune avec laquelle les électeurs ont voté en votre faveur est une preuve incontestable de leur im- partialité. La corruption, l'intrigue et les manœuvres clandes- tines, qui sont si communes dans les élections, n'ont pas eu place dans la vôtre. L'amour de la liberté enflammait chaque poitrine et dictait le suffrage des électeurs indépendants. Et je ne doute pas que vous n'eussiez été choisi par Londres elle-même, les intérêts différents qui nai^^sent du commerce ont mis tant de ressorts en mouvement, si, à Guildhall, les électeurs avaient été aussi libéraux qu'ils sont intéressés au commerce : mais l'inté- rêt, vous le savez, gouverne le monde.

Votre conduite calme et paisible vous fait un honneur infini et vos principes généreux et patriotiques rendront votre nom immortel. Vous avez quitté Paris, cette agréable retraite, votre amabilité et vos manières affables vous avaient gagné tant d'amis; et nonobstant tous les divertissements que nous nous sommes efforcés de vous procurer dans le but de rendre votre séjour le plus agréable possible, vous observiez les événements et vous avez volé à la défense des droits de votre pays. Coriolan méditait la ruine du sien, et, sous prétexte de défendre ses libertés, se proposait de lui faire sentir le joug douloureux de l'esclavage, après avoir démoli ses murs. Poussé par un senti- ment infiniment plus noble, vous rentrez dans le vôtre en paci- ficateur, et comme récompense de tout ce que vous avez souf- fert pour sa cause, vous ne demandez cependant qu'à être encore tout à son service.

En ce moment, Londres vous ouvre ses portes et les citoyens leurs cœurs; mais laplus grande partie des électeurs, contraints ou paralysés par la puissante influence des autres candidats, n'ont point osé s'aventurer à vous donner leurs votes. L'indé- pendant et fameux comté de Middlesex vous a d'ailleurs indem- nisé des secrètes machinations des uns et de la dégradante pusillanimité des autres. L'Europe sera surprise de votre patrio- tisme et de votre succès; ou plutôt elle admirera l'un et se réjouira de l'autre. Je suis le premier k vous féliciter à cette occasion et à joindre mes compliments à ceux de tous les amis de l'humanité, qui certainement ne voulut jamais se consumer dans les fers.

L'auguste sénat de la Gi-ande-Bretagne comptera encore un

500 CORRESPONDANCE GENERALE.

Wilkes parmi ses plus illustres membres; et la liberté de votre pays trouvera en vous un généreux défenseur de ses droits et de ses privilèges.

J'ai l'honneur d'être, etc.

XLII

A SUARD (?) '.

Cela m'est bien doux, mon ami, de me donner du temps pour le morceau et de ne m'en point donner pour le portrait.

Voilà le portrait, belle épreuve ; la petite page viendra bien avant le temps que vous m'accordez.

Mon respect à madame. Ou m'a dit que vous aviez lu l'ar- icle Jésuite et qu'il ne vous avait pas déplu. Lisez encore , si vous n'avez rien de mieux à faire, Intolérance et Jouissance.

XLIII

A l'abcé gayet de sansale,

CONSEILLER AU PARLEMENT ET DOC TEL' P. DE LA MAISON DE SO F. BONNE-',

Le 30 juillet 17GS.

Monsieur,

J'ai lu les deux mémoires et je vais vous en dire mon avis sans partialité. Je connais particulièrement le père, la mère, les

\. Sans date ni signature. Inédite. Communiquée par M. Alfred Sensier.

2. Cette lettre et les deux autres qui suivent sont inédites. Elles font partie de la magnifique collection d'autographes commencée par M. le marquis de Fiers et continuée par son fils à qui nous en devons la communication. Diderot fait allusion, ce nous semble, à la femme dont il prend si chaleureusement ici les intérêts dans le passage de la lettre du ti'i novembre I7GS àM""= Volland: «Les bienfaits ne nous réussissent pas. Nous avons donné gîte à une de nos compatriotes qu'une affaire malheureuse avait appelée à Paris. Elle s'est amusée pendant trois mois à mettre, par ses catiuets, tout mon peujjle en combustion. »

CORRESPONDANCK GÉNÉRALE. 501

frères, les sœurs, toute cette niallieureuse famille et toute leur petite fortune. Le père et la mère ont été un exemple frappant que les meilleurs parents peuvent avoir les plus méchants en- fants. La sœur n'est pas bonne. Ses frères sont des bêtes féroces, avec cette différence que les frères ont fait le supplice et la ruine de la maison et que la sœur en a fait la consolation et le soutien. Les frères n'ont pas vécu un jour sans le marquer par quelque acte de violence, de débauche et d'extravagance. Ils étaient redoutés de leur père môme et ils font aujourd'hui la terreur de toute une ville, au point qu'il n'y a pas un habitant qui osât déposer contre eux, pas un magistrat qui osât en faire justice. Ils sont connus pour des hommes de sang, des brigands capables de se porter aux plus effroyables extrémités. Souvenez- vous de ma prédiction, mon père : ils périront malheureusement. Ils ont déjà subi des condamnations infamantes. La peine capi- tales les attend. Ils sont gens à m'oter la vie à moi ou à quel- qu'un des miens, s'ils avaient le moindre soupçon que je me suis mêlé de leur affaire. Le mémoire de la sœur et celui des deux frères ne sont que des tissus de mensonges. La sœur nie ce qui est, les frères assurent ce qui n'est pas. Il n'est pas surprenant que des parents aient eu de la prédilection pour une fdle qui consumait sa vie à les servir. Les parents, sages ou pusillanimes, mais sages plutôt, étaient obligés de prendre des voies détour- nées pour récompenser cette enfant de ses soins continus et l'in- demniser des dépenses sans cesse renouvelées qu'ils étaient contraints de faire pour les frères, à la fureur desquels ils l'au- raient exposée par un exercice plus franc de leur justice et de leur bienveillance. Ils lui permirent de bonne heure de faire un petit commerce de coutellerie. Elle est active, austère, avare. Elle ne tarda pas à avoir en propre un petit pécule, des nippes, des meubles, des effets de toute espèce : elle emprunta, elle prêta de l'argent. Les parents, qui savaient que les effets de cette fdle n'étaient pas en sûreté dans leur propre domicile, en autorisèrent le dépôt en différentes maisons; les dépôts chan- geaient de place d'un moment à l'autre, parce que la terreur sai- sissait les dépositaires. Lorsqu'on en portait la connaissance aux parents, la même terreur leur faisait blâmer ce qu'ils approu- vaient. Tous craignaient le ressentiment des redoutables frères. Voilà, monsieur, l'origine de la petite fortune de cette fdle, la

502 CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

nécessité de ces dépôts, la cause de leurs variations, la raison de l'approbation et de l'improbation alternatives des parents, les apparences de spoliation et la cause des dépositions et de la contradiction de ces dépositions. Qu'avait donc de mieux à faire cette fille attaquée juridiquement par ses frères, si elle avait été bien avisée et bien conseillée, sinon de dire nettement la vérité? Elle ne l'a pas fait : c'est une imprudence qui lui a attiré la con- damnation des deux premiers tribunaux; encore ces tribunaux lui ont-ils laissé une porte ouverte, en exigeant l'affirmation des frères, condition qui marque ou que la spoliation n'est pas avé- rée ou que la valeur appréciée à 1,500 francs est exagérée. Mais, medirez-vous, ci'oyez-vous que cette fille n'ait pas été favorisée par ses père et mère? Je crois qu'elle l'a été et qu'il était na- turel et juste qu'elle le fût. Croyez-vous qu'elle n'ait pas lassé la bienveillance de sa mère et que cette mère ne l'ait pas secrè- tement avantagée? Je crois que l'un et l'autre s'est fait. Croyez- vous que cette fille, après le décès de sa mère, n'a pas été tentée de s'égaliser à ses frères par quelques effets détournés? Je n'en doute pas. Mais, monsieur, si vous saviez ce que c'est que la misérable petite fortune d'un ouvrier de province ; ce que c'est que ces petits avantages que les parents font de la main à la main de préférence à un enfant ; ce que c'est que ces soustrac- tions, soit en argent, soit en linge, soit en ustensiles, qu'on peut faire disparaître après leur décès, cela vous ferait pitié. Je vous en parle selon ma conscience, je ne donnerais pas dix louis de tout ce que les frères peuvent légitimement répéter contre leur sœur ; et encore est-elle exposée à perdre la vie pour se pro- curer ce petit avantage illicite : car elle était morte si elle eût été rencontrée dans les rues, lorsqu'elle portait de nuit, sous dif- férents déguisements, des paquets déguenillés dans son tablier. Desgrey père était forgeron, mon père l'était aussi. Ces deux ouvriers étaient amis intimes. La fortune de mon père était dix fois au moins plus considérable que celle de Desgrey, et je vous jure, monsieur, qu'il eût été impossible à ma mère ou à ma sœur de soustraire deux louis à l'insu de mon père. Les petits particuliers connaissent jusqu'cà un écu la somme de leurs épar- gnes. Les gros effets apparents sont en évidence, le reste n'est rien ; et dans une maison incomparablement mieux fournie que celle de Desgrey, la maison de mon père, nous n'avons pas cru

COUItKSPOISDANCK GKNl'RALE. 503

que le mobilier valût la peine d'être partagé : il est resté en entier à notre sœur. D'après ce que j'ai l'honneur de vous expo- ser, je me constitue juge dans cette aflaire. J'appelle devant moi la fille de Desgrey, je l'interroge; voici mes questions et voici ses réponses : « Avez-vous eu de l'argent en propre pen- dant la vie de vos père et mère? Oui. Comment l'avez- vous acquis? Par un petit commerce qui leur était connu et qu'ils avaient autorisé. Qu'est-ce que ces nippes que vous avez déposées en différents endroits? Des nippes acquises de mon argent. Pourquoi les avez-vous déposées hors de la maison paternelle? Parce qu'elles n'y étaient en sûreté ni pendant la vie de mes parents ni après leur mort, et que m'appartenant j'en pouvais disposer à mon gré. Pourquoi avez-vous changé si fréquemment les dépôts? Je les ai changés et multipliés par la terreur qu'inspiraient mes frères à mes dépositaires. Pourquoi est-il arrivé quelquefois à vos parents de les ignorer ou du moins de le paraître, et de blâmer et vos emprunts et vos prêts et vos achats et vos dépôts? C'est qu'ils étaient égale- ment effrayés de la fureur de deux enfants capables de porter leurs mains parricides sur eux et fratricides s'ils m'avaient évi- demment protégée. Qu'est-ce qui vous autorise àprononcer si cruellement contre vos frères? Toute leur conduite. Qui est-ce qui dépose de cette mauvaise conduite? Toute leur vie, des actes juridiques, une ville entière qui se tait, par ter- reur, des magistrats qui savent et qui n'osent parler, parce que tout le monde craintpour sa vie de la part de furieux qui comp- tent la leur pour rien. Mais après le décès de vos parents, ii y a preuve d'effets transportés par vous nuitamment. Cela se peut. Qu'est-ce que ces effets? Les miens. Pour- quoi, s'ils vous appartenaient, en celer le transport? Parce qu'ils m'auraient été ravis par la violence ou qu'il m'aurait fallu souffrir le partage entre moi et mes frères à qui ils n'ap- partenaient pas. Mais vous avez engagé des particuliers à en revendiquer qui pouvaient être de la succession? 11 est vrai. Pourquoi l'avez-vous fait? C'est qu'ils n'étaient pas de la succession, qu'ils étaient à moi et à d'autres et qu'ils ne pouvaient revenir que par cette voie. Vous conviendrez qu'il y a du moins beaucoup de louche, d'imprudence, d'ap- parences défavorables dans toute votre conduite ? J'en con-

50h CORRESPONDANCE GÉNÉRALE.

viens. Que vous vous êtes rendue suspecte? J'en con- viens. — Que si vous êtes strictement jugée par les lois vous serez condamnée à des indemnités? Cela sera fâcheux et je n'endors point. Que ces indemnités peuvent être appréciées ce que l'on voudra? Je ne le pense pas, car quand on regar- derait comme directement soustrait tout ce qui en a l'apparence, c'est trop peu de chose et mes fautes sont plutôt celles de mes frères que les miennes; et je crois que là-dessus ce n'est pas au serment de mes frères, mais au mien qu'il faut s'en rapporter, car si j'ai soustrait, personne ne connaît mieux que moi le prix de la soustraction. Jurez donc ou que vous n'avez rien à vos frères ou que telle est la valeur de ce que vous avez à leur res- tituer..... »

Je ne sais, monsieur, si cette forme s'accorde ou non avec celles de la loi; mais je suis sûr qu'elle est selon la justice natu- relle et la droite raison. Le serment doit être exigé de celui qui sait. Le serment doit être exigé de préférence du plus honnête. Or, certainement, il n'y a nulle comparaison sur ce point entre la sœur, à qui l'on n'a jamais fait le moindre reproche, qui est estimée, qui a des mœurs, de la vertu, de la probité, et des frères qui sont sans foi, sans loi, sans mœurs et sans principes. Voilà, monsieur, tout ce que je connais de cette malheureuse affaire dont je me mêle bien malgré moi. J'espère que le compte que je prends la liberté de vous en rendre sera profondément ignoré, car, je vous le répète, si ma démarche venait jamais à la con- naissance des frères Desgrey, je ne répondrais plus de ma vie, ni de celle des miens.

Je suis, etc.

FIN DU TOME DIX-iN E U VIE ME .

TABLE

DU ÏOMI-: DIX-NEUVIEME.

COURESPONDANCE. II

L. LI. LU.

LUI.

LIV.

LV.

LVI.

LVII.

LVIH.

LL\.

LX.

LXL

Lxn.

LXIH.

LXIV.

LXV.

LXVI.

LXVII.

LXVIII.

LXLX.

LXX.

LXXL

LXXIL

LXXIIf.

LXXIV.

LXXV.

LXXVI.

LXXVIL

LXXVIII

LXXIX.

LXXX.

LXXXI.

LXXXII.

LETTRES A MADEMOISELLE VOr.LAND (fIN).

l'ages.

Paris, 3 novembre 17(10 1

Paris, G novembre 176(1 4

Paris, 10 novembre 17fi(> 22

Paris, 11 novembre 17()0 20

Paris, 21 novembre 17(iO 27

Paris, 2o novembre 1760 32

Paris, 1''' décembre 1760 40

Paris, 12 septembre 17(')l 42

Paris, 17 septembre 1761 46

Paris, 22 septembre 1761 49

Paris, 28 septembre 1761 54

Paris, 2 octobre 1761 58

Paris, 7 octobre 1761 61

Paris, 12 octobre 1761 65

Paris, 19 octobre 1761 69

Paris, 25 octobre 1761 72

Paris, 25 juillet 1762 78

Paris, 28 juillet 1762 83

31 juillet 1762 87

4 août 1762 ■. . . . 91

Paris, 8 août 1762 95

Paris, 12 août 1762 98

Paris, 15 août 1762 102

Paris, 19 août 1762 105

Paris, 22 août 1762 109

Paris, 26 août 1762 111

Paris, 29 août 17(32 M^

Paris, 2 septembre 1762 1 1^»

.Paris, 5 septembre 1762 121

Paris, 19 septembre 1762 1-^

Paris, 23 septeml)re 1762 '132

Paris, 28 sçptpml)re 1762 l'^8

Paris, 30 septembre 1762 1^1

506

TABLE.

Pages

LXXXIII. Paris, 3 octobre 17G2 144

LXXXIV. Paris, 15 mai 1705 147

LXXXV. Paris, 20 mai 1765 140

LXXXM. Paris, 20 mai 1705 150

LXXXVII. 21 juillet 17G5 150

LXXXVIII. Paris, 25 juillet 17(J5 îo7

LXXXIX. 1" août 1765 161

XC. Paris, 18 août 1705 165

XCI. 8 septembre 1705 171

XCII. Paris, 20 septembre 1765 177

XCIII. 6 octobre 1765 182

XCIV. 20 octobre 1765 188

XCV. Paris, 10 novembre 1765 190

XCVI. Paris, 17 novembre 1765 1!>2

XGVII. Paris, 21 novembre 1765 200

XCVIII. Paris, !"■ décembre 1705 '^02

XCIX. 20 décembre 1765 . 207

C. Paris, 30 décembre 1765 213

CI. Paris, 18 j:invier 1766 215

Cil. Paris, 3 février 1766 219

cm. Paris, 20 février 1766 223

CIV. Paris, 8 septembre 1767 229

CV. Paris, 19 septembre 1767 2i4

CVI. Au Grandval, 24 septembre 1767 242

CVII. Au Grandval, 28 septembre 1707 251

CVIII. Paris, 4 octobre 1707 255

CIX. Paris, 11 octobre 1767 263

ex. Paris, 2i août 1768 265

CXI. Paris, 28 août 1768 269

CXII. Paris, 10 septembre 1768 272

CXIII. Paris, l^' octobre 1768 . 281

CXIV. Paris, 8 octobre 1768 282

CXV. Paris, 20 octobre 17()8 287

CXVI. Paris, 26 octobre 1768 289

CXVII. Paris, 4 novembre 1768 293

CXVIII. Paris, 12 novembre 1768 2'.i7

CXIX. Paris, 15 novembre 1768 HOO

CXX. Paris, 22 novembre 1768 303

CXXI. Paris, 24 juillet 1769 309

CXXII. Paris, 10 août 1769 311

CXXIII. Paris, 23 août 1769 313

CXXIV. Paris, 2 septembre 1769 315

CXXV. Paris, 1 1 septembre 1 76'.» 319

CXXVI. Paris, 22 septeml re 1769 323

CXXVll. Paris, 1" octobre 1769 325

CXXVIII. Paris, 18 octobre 1769 327

CXXIX. Paris, 2 novembre 1769 329

CXXX. Bourbonnc-les-Bains, 15 juillet 1770 331

CXXXI. Paris. 12 octobre 1770 335

CXXXIl. Au Grandval, 2 novembre 1770 338

CXXXIII. Paris, 20 novembre 1770 340

CXXXIV. La Haye, 22 juillet 1773 341

CXXW. La Haye, 13 août 1773 343

CXXXVI. Pi'tersbourg, 29 décembre 1773 345

CXXXVH. La Haye, 8 avril 1774 34G

CXXWlII.La Haye, 15 juin 1774 348

CX.XXIX. La Haye, 3 septembre 1774 351

TABLE. 507

t, E T T R E s \ I. A n B E I. K M 0 N N I E R .

Pages.

Notice préliminaiiv H5r)

I. Sans date 3.V,I

II. Sans date 3rj',)

III. Sans dato M\[

IV. l*^^-- août 17()U 3(ii.

V. Langrt's, () août 1770 :(()(»

VI. 1770 ;{G7

VII. 1770 308

VIII. 1770 308

IX. 1770 309

X. 1770 :m

XI. 1770 370

XII. 1770 :i70

XIII. Sans date 370

XIV. Sans date 371

XV. Sans date 372

XVI. Sans date 373

LETTRES A MADEMOISELLE ,1 O D I ^ .

Notice préliminaire 370

I. 21 août 1765 381

II. Sans date 385

III. Sans date 387

IV. Sans date 389

V. Sans date 391

VI. 1767 .392

VU. 1707 39i

VIII. 1768 .390

IX. 21 février 1708 397

X. 6 avril 17G8 398

XI. Il juillet 1708 39 1

XII. 10 juillet 1708 101

XIII. 10 septembre 1708 402

XIV. 21 novembre 17l8 104

XV. 1700 4(0

XVI. 10 février 1709 i08

XVII. 24 mars 1769 410

XVIII. 11 mai 1709 410

XIX. 15 juillet 1709 411

CORRESPONDANCE GENERALE. I

Notice préliminaire '*!''

I. A Voltaire. 11 juin 1749 419

II. A Bernard du Chàtelet.—Vincennes, 30 septembre 1749. (Inédite.) . . 422

III. A Jaucourt. Sans date. (Inédite.) 423

IV. A Formey. Paris, o mars 1751 I2i

508

TABLE.

Pages^

V. Au P. Castel. Sans date 425

VI. Au môme. 2 juillet 1751 420

VII. A La Condamine. 10 décembre 1752. (Inédite.) 42T

VIII. A M""' de M*" 1754 428.

IX. A de Brosses. Paris, janvier 1755. (Inédite.) 429'

X. APigalle.— Paris, 1750 43t^

XI. A Landois. 29 juin 1750 432-

XIF. A J.-J. Rousseau. Sans date. 43S

Xllf. Au même. Janvier 1757 440

XIV. Au même. Janvier 1757 44t

XV. Au même. Automne, 1757 443'

XVI. Au même. Automne, 1757 444'

XVII. A Grimm. Octobre ou novembre 1757 416-

XVIII. A M. N..., à Genève. Sans date 447

XIX. A Grimm, à Genève. Sans date 440'

XX. A Voltaire. !'.> février 1758 451'

XXI. Au même. 14 juin 1758 . 453'

XXII. A l'abbé de La Porte et à Marmontel. 1758. (Inédite.). . . . 454

XXIII. A Maleshcrbcs. —Paris, 7 avril 1750. fincdite.) 455'

XXIV. Au même. Paris, P'' dimanche de juin 1700. (Inédite.) . . . 455-

XXV. A Voltaire. —28 novembre 1700 456-

XXVI. Au même. Paris, 20 février 1701. (Inédite.) 401

XXVII. A Sartine. 13 octobre 1701. (Inédite.) 402:

XXVIII. A Voltaire. 29 septembre 1702 40 J

XXIX. A Xaigeon. Sans date 400-

XXX. A Le Breton. 12 novembre 1704 407

XXXI. A d'AIembert. 1705 472:

XXXII. A Suard. 1705. (Inédite.) 473-

XXXIH. A Grimm. 3 décembre 17G5 474

XXXIV. A Damilaville. 1700. (Inédite.) 476-

XXXV. Au général Betzlcy. Paris, 1700 479'

XXXVL A Voltaire.— Paris, 1700 48.5

XXXVII. Fenouillot de Falbaire à Garrick. Sans date 488.

XXXVIII. Diderot à Garrick. Paris, 20 janvier 1707 490'

XXXIX. A l'Académie impériale de Saint-Pétersbourg. 5 février 1707.

(Inédite.) 492

XL. Au général Betzky. Paris, 29 décembre 1707 493-

XLI. A John Wilkes. Paris, 2 avril 1708 498

XLII. A Suard. Sans date. (Inédite.) .500'

XLIII. A l'abbé Gayet de Sansale. 30 juillet 1708. (Inédite.) 50D"

FIN DE r. A T A B r, E DU TOME D I X- \ E U V I E M E .

l'AT, IS. Imiir. J. CL.^YE. A. Quastix st C, rue Samt-BeuoU. [1747]

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