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I

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OEUVRES

DUE

J. J. ROUSSEAU

TOME XVI.

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DE L'IMPRIMERIE D$ JULES DIDOT AÎNÉ,

RUS DU PONT-DE-LODI, H* 6.

: è i :

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OEUVRES

I-.

' DE

' J. J. ROUSSEAIL

NOUVELLE ÉDITION, ?^'i X f

. '"^ I I ' iinnuL.ii^ I..1

AVBC DES NOTES HISTORIQUES ET CRITIQUES; AUGMENTÉES

d'un appendice aux confessions FARM. MUSSAYPATHAY.

DIALOGUES.

PARIS.

WERDET ET LEQUIEN FILS,

RUE DU BATTOIR, N^ ao. M DCCC XXVI.

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DÉCLARATION

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU

RELATIVE

A M. LE PASTEUR VERNES.

C'est un des malheurs de ma vie qu'avec un si grand désir d'être oublié je sois contraint de parler de moi sans cesse. Je n ai jamais attaqué personne, et je ne me suis défendu que lorsqu'on m'y a forcé; mais quand l'honneur oblige de parler, c'est un crime de se taire. Si M. le pasteur Vernes se fût contenté de dés- avouer l'ouvrage je l'ai reconnu , j'aurois gardé le silence. Il veut de plus une déclaration de ma part, il faut la faire; il m'accuse publiquement de l'avoir ca- lomnié, il faut me défendre; il demande les raisons que j'ai eues de le nommer, il faut les dire : mon si- lence en pareil cas me seroit reproché, et ce reproche ne seroit pas injuste. Les préventions du public m'ont appris depuis long-temps à me mettre au-dessus de sa censure ; il ne m'importe plus qu'il pense bien ou m£|l de moi, mais il m'importera toujours de me con- duire de telle sorte que , quand il en pensera mal , il ait tort.

Je dois dire pourquoi, faisant réimprimer à Paris

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4 DÉCLARATION

un libelle imprimé à Genève, je lai attribué à M. Ver^^ nés; je dois déclarer si je continue, après son désaveu, à le croire auteur du libelle ; enfin je dois prendre, sur la réparation qu'il désire, le parti qu'exigent la justice et la raison. Mais on ne peut bien juger de tout cela qu'après l'exposé des faits qui s'y rapportent.

Au commencement de janvier, dix ou douze jours après la publication des Lettres écrites de la montagne^ parut à Genève une feuille intitulée Sentiment des ci- toyens : on m'expédia par la poste un exemplaire de cette pièce pour mes étrennes. Après l'avoir lue, je l'envoyai de mon côté à un libraire de Paris , comme une réponse aux Lettres écrites de la montagne^ avec la lettre suivante ;

« Je vous envoie, monsieur, une pièce imprimée et « publiée à Genève, et que je vous prie d'imprimer et « publier à Paris, pour mettre le public en état d'en- « tendre les deux parties , en attendant les autres ré- « ponses plus foudroyantes qu'on prépare à Genève « contre moi. Celle-ci est de M. Vernes , ministre du « saint Évangile, et pasteur à Céligny : je l'ai reconnu « d'abord à son style pastoral. Si toutefois je me trompe, « il ne faut qu'attendre pour s'en éclaircir; car, s'il en « est l'auteur, il ne manquera pas de le reconnoître a hautement selon le devoir d'un homme d'honneur û et d'un bon chrétien ; s'il ne l'est pas , il la désavouera «de même, et le public saura bientôt à quoi s'en « tenir.

« Je vous connois trop , monsieur, pour croire que « vous voulussiez imprimer une pièce pareille si elle

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RELATIVE A M. VERNES. 5

If VOUS venoit d'une autre main ; mais puisque c est i^moi qui vous en prie, vous ne devez vous en faire ^ aucun scrupule. Je vous salue de tout mon cœur. »

A peine la pièce éioit-elle imprimée à Paris, qu'il en fut expédié, sans que je sache par qui, des exemplai- res à Genève avec ces trois mots : Lisez , bonnes gens. Cela donnaoccasion à M. Vendes de m'écrire plusieurs lettres , qu'il a publiées avec mes réponses, et que je transcris ici de Timprimé.

PREMIÈRE LETTRE DE M. LE PASTEUR VERNES.

Genève, le a février 1765.

Monsieur,

On a imprimé une lettre,, «yn^e Rousseau, dans la- quelle on me somme en quelque manière de dire pu- bliquement si je suis l'auteur d'une brochure intitulée Sentiment des citoyens. Quoique je doute fort que cette lettre soit de vous, monsieur, je suis cependant telle- ment indigné du soupçon qu'il paroit qu'ont quelques personnes relativement au libelle dont il est question , que j'ai cru devoir vous déclarer que non seulement je n'ai aucune part à cette infâme brochure, mais que j'ai partout témoigné l'horreur qu'^elle ne peut que faire à tout honnête homme. Quoique vous m'ayez dit des injures dans vos Lettres écrites de la montagne, par- ceque je vous ai dit sans aigreur et sans fiel que je ne pense pas comme vous sur le christianisme , je me garderai bien de m'avilir réellement par une vengeance

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6 DÉCLARATION

aussi basse que celle dont des gens qui ne me connois- sent pas sans doute ont pu me croire capable. J'ai sa- tisfait à ma conscience en soutenant la cause de TÉvan- gile, qui ma paru attaqué dans quelques uns de vos ouvrages : j'attendois une réponse qui fiât digne de vous, et je me suis contenté de dire en vous lisant: Je ne reœnnois pas M. Rousseau, Voilà , monsieur, ce que j'ai cru devoir vous déclarer; et, pour vous, épargner dans la suite de nouvelles lettres de ma part, s'il paroît quelque ouvrage anonyme il y ait de l'humeur, de la bile, de la méchanceté , je vous pré- viens que ce n'est pas mon cachet. J'ai l'honneur d'être , etc.

RÉPONSE.

Motiers, le 4 février 1765.

J'ai reçu , monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'éci'ire le 2 de ce mois , et par laquelle vous désavouez la pièce intitulée Sentiment des ci- toyens. J'ai écrit à Paris pour qu^on y supprimât l'édi- tion que j'y ai fait faire de cette pièce : si je puis con- tribuer en quelque autre manière à constater votre désaveu, vous n'avez qu'à ordonner. Je vous salue, monsieur, très humblement.

SECONDE LETTRE DE M. I^ PASTEUR VERNES.

Genève, le 8 février 1765.

J'avoue, monsieur, que je ne reviens point de ma surprise. Quoi! vous êtes réellement l'auteur de la lettre qui précède le libelle et des notes qui l'accom-

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RELATIVE A M. VERNES. 7

pagnent ! Quoi! c'est vous, de qui j'ai été particulière- ment connu, et qui m'assurâtes si souvent de toute votre estime ; c'est vous qui non seulement m'avez soup çonné capable de l'action la plus basse, mais qui avez fait imprimer cet odieux soupçon! c'est vous qui n'a- vezpointcraintde me diffamer dansles paysétrangers , et, s'il eût été possible , aux yeux de mes concitoyens, dont vous savez combien l'estime doit m'étre précieuse! Et vous me dites après cela , avec la froideur d'un homme qui auroit fait l'action la plus indifférente: Tai écrit h Paris pour quony supprimât t édition que f ai fait faire de cette pièce: si je puis contribuer en quelque autre manière à constater votre désaveu^ vous navez quà ordonner. Vous parlez, sans doute, monsieur, d'une seconde édition , car la première est épuisée. Et par rapport au désaveu , ce n'est pas le mien qu'il s'agit de constater, je l'ai rendu public, comme vous m'y invi- tiez dans votive lettre au libraire de Paris; j'ai fait im- primer celle que j'ai eu l'honneur de vous écrire : mon devoir est rempli; c'est à vous maintenant à voir quel est le vôtre : vous devriez regarder comme une injure si je vous indiquois ce qu'en pareil cas feroit un bon. néte homme. Je n'exige rien de vous, monsieur, si vous n'en exigez rien vous-même. J'ai l'honneur, etc.

RÉPONSE.

Motiers, le i5 février 1765.

De peur, monsieur, qu'une vaine attente ne vous tienne en suspens , je vous préviens que je ne ferai point la déclaration que vous paroissez espérer ou

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8 / DÉCLARATION

désirer de moi. Je n'ai pas besoin de vous dire la rai- son qui m'en empêche , personne au monde ne la sait mieux que vous.

Comme nous ne devons plus rien avoir à nous dire , vous permettrez que notre correspondance finisse ici. Je vous salue , monsieur, très humblement.

TROISIÈME LETTRE DE M. LE PASTEUR VERNES.

Genève, le ao février 1765.

Monsieur,

Je terminerois volontiers une correspondance qui n'est pas plus de mon goût que du vôtre , si vous ne m'aviez pas mis dans l'impossibilité de garder le si- lence : le tour que vous avez pris pour ne pas donner une déclaration qui me paroissoit un simple acte de la justice la plus étroite, et que par je ne croyois pas devoir exiger de vous ; ce tour, dis-je, est sans doute susceptible d'un grand nombre d'explications : mais il en est une qui touche trop à mon honneur pour que je ne doive pas vous demander de me déclarer positi- vement si vous soupçonneriez encore que je suis l'au- teur du libelle, malgré le désaveu formel que je vous en ai fait publiquement. Je n'ose me livrer à cette in- terprétation qui vous seroit plus injurieuse qu'à moi ; mais il suffit qu'elle soit possible pour que je ne doute pas de votre empressement à me dire si je dois l'éloi- gner absolument de votre pensée. C'est tout ce que je vous demande , monsieur : ce sera ensuite à vous à juger s'il vous convient de laisser à la phrase donr

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RELATIVE A M. VERNES. 9

VOUS VOUS êtes servi une apparence de faux-fuyant , ou de me marquer nettement dans quel sens elle doit être entendue. Ce quil y a de certain, c est que je ne crains point de vous voir sortir du nuage vous sera- blez vous cacher. J'ai l'honneur d être, etc.

RÉPONSE.

Motiers, le 24 février 1765.

La phrase dont vous me demandez l'explication , monsieur, ne me paroit pas avoir deux sens : j ai voulu dire le plus clairement et le moins durement . qu'il étoit possible que , nonobstant un désaveu auquel je m^étois attendu, je ne pouvois attribuer qu'à vous seul l'écrit désavoué, ni par conséquent faire une dé- claration qui de ma part seroit un mensonge. Si celle- ci n'est pas claire , ce n'est pas assurément ma faute , et je serois fort embarrassé de m'expliquer plus posi- tivement. Recevez, monsieur, je vous supplie, mes très humbles salutations.

J. J. Rousseau.

QUATRIÈME LETTRE DE M. LE PASTEUR VERNES. Cëligny, le i**" mars 1765.

Monsieur, ^

La lumière n'est assurément pas plus claire que lexpHcation que vous me donnez. Si c'est par ména- gement que vous aviez employé la phrase équivoque de votre précédente lettre, c'est par la mêmeraiso»

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lO DÉCLARATION

cjue j avois écarté le sens dans lequel vous me dé- clarez qu'elle doit être prise. Il reste à présent d autres ténèbres , que vous seul pouvez dissiper. Si , comme il parolt par votre dernière lettre, vous étiez ferme- ment résolu de me croire l'auteur du libelle ; si vous entreteniez au-dedans de vous cette persuasion avec une sorte de complaisance, pourquoi m'aviez- vous invité vous-même à reconnoitre hautement cette pièce , ou à la désavouer ? pourquoi aviez-vous laissé croire qu'il étoit possible que vous fussiez dans l'erreur à cet égard? pourquoi aviez-vous dit: Si je nie trompe , il ne faut çu attendre pour s'en éclaircir ? pourquoi avez-vous ajouté que , lorsque j'aurois parlé , le public sauroit à quoi s'en tenir? Tout cela n'étoit-il qu'un jeu de votre part? ou bien , auriez-vous été capable de former l'o- dieux projet d'ajouter une nouvelle injure à celle que vous n'aviez pas craint de me faire par une odieuse imputation ? C'est à regret , monsieur , que je me livre à une conjecture qui vous déshonoreroit si elle étoit fondée; je ne me résoudrai jamais, à penser mal de vous que lorsque vous m'y forcerez vous-même. Ce n'est pas tout; si mon désaveu n'a fait sur vous au- cune impression, pourquoi donc avez-vous ordonné au libraire de Paris de supprimer votre édition du li- belle? pourquoi, comme je l'ai su de bonne part, avez-vous écrit à un homme d'un rang distingué, qu'ayant été mieux instruit, vous ne m'attribuez plus cette pièce? Je vous le demande, est-il possible de vous trouver en cela d'accord avec vous-même? Si de nouvelles raisons, plus décisives que celles que vous avoit fourni mon prétendu style pastoral ^ qui est la

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RELATIVE A M. VERNES. II

seule que vous ayez alléguée , et dont le ridicule vous auroit frappé, sans son air de sarcasme qui a pu vous séduire; si, dis-je, de nouvelles raisons ont arrêté ce premier mouvement de justice , que la droiture natu^ relie de votre cœur avoit fait naître , pourquoi ne m'exposez-vous pas ces raisons avec cette franchise et cette candeur qu'annonce en vous cette belle devise : Vitam impendere vero? Ce silence ne donnera-til point lieu de croire qu'il est des cas vous aimez à mettre un bandeau sur vos yeux , la découverte de la vérité coûteroit trop à certain sentiment , souvent plus fort que Tamour qu'on a pour elle? Voyez donc, monsieur, quel est le parti qu'il vous convient de prendre. Pour moi, loin de redouter l'exposition des motifs qui vous empêchent de vous rendre à mon désaveu , je suis très curieux de les apprendre, ne pouvant pas en ima- giner un seul. Je vous demande de vous expliquer à x;et égard avec toute la clarté possible , et sans aucun ménagement, tant je suis convaincu que vous ne ferez par que confirmer le jugement de toutes les per- sonnes dont je suis connu, qui dirent, en lisant ma première lettre , que j'aurois me taire sur une im- putation qui tomboit d'elle-même , et ne pouvoit faire tort qu'à son auteur. Je reçois bien volontiers , mon- sieur, vos salutations, et je vous prie d'agréer les miennes.

A la fin du recueil de ces lettres , M. Vemes ajoute : M. Rousseau na pas cru sans doute quil lui convînt de ré- pondre à cette dernière lettre: Un est pas difficile den ima- giner laraison. Non, cela n'est point difficile; mais com*

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12 DÉCLARATION

ment M. Vernes, sentant si bien cette raison, n'en a-t-il pas prévu l'effet? Comment a-t-il pu se flatter de lier^ de suivre avec moi une correspondance en régie pour discuter les preuves de ses outrages , comme on dis- cuteroit un point de littérature? Peut-il croire que j'irai plaider devant lui ma cause contre lui-même; que j'irai le prendre ici pour juge dans son propre fait? Et dans quel fait? Sur la modération qu'il voit régner dans ma conduite , présume-t-il que je puisse penser à lui de sang froid? moi, qui ne lis pas une de ses lettres sans le plus cruel effort; moi, qui ne puis sans frémir entendre prononcer son nom ; que je puisse tranquillement correspondre et commercer avec lui \ }^on : j'ai cru devoir lui déclarer nettement mon sen- timent , et le tirer de l'incertitude il feignoit d'être. Je n'en dois ni n'en veux faire avec lui davantage. Que la décence de mes expressions ne l'abuse plus. Dans le fond de mon cœur je lui rends justice; mais dans mes procédés, c'est à moi que je la rends. Comme mon amour-propre n'est point aveugle , et que j'ai ap pris à m'attendre à tout de la part des hommes , leurs outrages ne m'ont point pris au dépourvu ; ils m'ont trouvé assez préparé pour les supporter avec dignité. L'adversité ne m'a ni abattu ni aigri : c'est une leçon dont j'avois besoin peut-être. J'en suis devenu plus doux, mais je n'en suis pas devenu plus foible. Mes épreuves sont faites : je suis à présent sûr de moi. Je ne veux plus de guerre avec personne , et désormais je cesse de me défendre. Mais , à quelque extrémité qu'on me réduise, il n'y aura jamais ni traité ni com- merce entre J. J. Rousseau et les méchants.

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RELATIVE A M. VERNES. l3

M. Vernes veut savoir les motifs qui m^empéchent de me rendre à son désaveu ; il m'exhorte à m'expli- quer à cet égard avec toute la clarté possible et sans aucun ménagement : c'est une explication que je lut dois; puisqu'il la demande , mais que je ne veux lui donner qu'en public.

Je commence par déclarer que je ne suis point exempt de blâme pour lui avoir attribué publique- ment le libelle ; non que je croie avoir manqué à la vérité ni à la justice, mais dans un premier mouve- ment j'ai manqué à mes principes. En cela j'ai eu tort* Si je pouvois réparer ce tort sans dire un mensonge , je lo' ferojs de tout mon cœur. Avouer ma faute est tout ce que je puis faire: tant que la persuasion je suis subsiste, toute autre réparation ne dépend pas de moi. Reste à voir si cette persuasion est bien ou mal fondée, ou si on doit la présumer de ma part de bonne ou de mauvaise foi. Qu'on saisisse donc la question. Il ne s'agit pas de savoir précisément si M. Vernes est ou n'est pas l'auteur du libelle , mais si je dois croire ou ne pas croire qu'il l'est. Que ne puis-je si bien sé- parer ces deux questions que la dernière ne conclue rien pour l'autre ! Que ne puis-je établir les motifs de ma persuasion sans entraîner celle des lecteurs ! je le ferois avec joie. Je ne veux point prouver que Jacob Vernes est un infâme , mais je dois prouver que J. J. Rousseau n'est point un calomniateur.

Pour exposer d'abord ce qu'il y a eu de personnel entre ce ministre et moi , il faut remonter à nos pre- mières liaisons et suivre l'historique de nos démêlés.

En 1 762 ou 53 , M. Vernes passa à Paris , revenant.

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«4 DÉCLARATION

je crois , d'Angleterre ou de Hollande. Le devin du vil- lage m avoit mis en vogue : il désira me connoitre ; il employa pour cela mon ami M. de Gauffecourt , et nous eûmes quelques liaisons qui finirent à son dé* part, mais qu'il eut soin de renouveler à Genève dans un voyage que j y fis Tannée suivante. Car j*ai deux maximes inviolables dans la prospérité même : Tune , de ne jamais rechercher personne ; Tautre , de ne ja- mais courir après les gens qui s'en vont. Ainsi tous ceux qui m ont quitté durant mes disgrâces sont par* tis comme ils étoient venus.

* Tout Genève fut témoin des avances de M. Vernes , de ses soins, de ses empressements, de ses caresses: il réussit ; c'est toujours mon côté foible ; résister aux caresses n'est pas au pouvoir de mon cœur. Heureu- sement on ne m'a pas gâté là-dessus.

De retour à Paris, je continuai d'être en liaison avec M. Vernes ; mais l'intimité diminua : elle étoit née de la seule habitude; l'éloignement la ralentit. Je ne trouvai pas d'ailleurs dans son commerce ces atten** cions qui marquent l'attachement , et qui produisent la confiance: il tira de l'Encyclopédie 1 article Econo^ mie politique , et le fit imprimer à part sans me consul- ter; il répandit des lettres de M. le comte de Tressan, avec les réponses. Ces lettres, qui n'étoient point de nature à être imprimées, l'ont été à mon insu, et M. Vernes est le seul à qui je les aie confiées. Mille bagatelles pareilles se font sentir sans valoir la peine d'être dites , et , sans montrer une mauvaise volonté décidée , montrent une indiscrétion que n'a point la véritable amitié.

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RELATIVE A M. VERNES. l5

Cependant nous nous écrivions encore de temps en temps jusqu'au commencement de mes désastres: alors je n'entendis plus parler de lui ni de beaucoup d'autres. C'est à la coupelle de l'adversité que la plu- part des amitiés s'en vont en fumée : il reste peu d'or, mais il est pur. Toutefois, quand M. Vernes me sut plus tranquille , il s'avisa de m'écrire une lettre fort pédantesqde et fort sécbe , à laquelle je ne daignai pas répondre. Voilà la source de sa haine contre moi.

Cette cause paroît légère : elle ne l'étoit pourtant pas. Il sentit le dédain caché sous ce silence; son amour-propre en fut blessé vivement; il suffit de con- iloître M. Vernes pour savoir à quel point il porte la suffisance, la haute opinion de lui-même et de ses ta- lents. Je ne récuse sur ce point aucun de ses amis, s'il en a: si j'ai tort, qu'ils le disent, et je me rends. On ne m'a point vu,^ malignement satirique , éplucher les vices, ni même les défauts de mes ennemis; je n'exa- mine point leurs mœurs , leur religion , leurs pri ncipes ; Je n'usai de personnalités de ma vie, et je ne veux pas commencer ; mais ici je dois dire ce qui fait à ma cause ; je dois dire sur quoi j'ai porté mes jugements.

Voilà comment la vanité , la vengeance , enflammé» rent la sainte ardeur de M. Vernes, prédicateur, par- ceque c'est son métier de l'être , mais qui jusque-là n'avoit point été dévoré du zèle de l'orthodoxie; voilà le sentiment secret qui lui dicta les lettres sur mon christianisme. Son orgueil irrité lui mit à la main les armes de son métier. Sans songer à la charité , qui dé- fend d'accabler celui qui souffre ; à la justice , qui , quand même j'aurois été coupable, devoit me trouver

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l6 DÉCLARATIOÎT

trop puni; à la bienséance, qui veut qu*on respecte lamitié, même après qu'elle est éteinte; voilà le bien- disaht, le galant, le plaisant M. Vernes traiisfx>rmé tout- à-coup en apôtre, et lançant ses foudres théologiques sur son ancien ami malheureux*. Est-il étonnant que la haine et Tenvie emploient si volontiers cet expédient? Il est si commode et si doux d'édifier tout le monde , en écrasant pieusement son homme! Ce grand mot, notre sainte religion, dans un livre, est presque toujours une sentence de mort contre quelqu'un ; c'est le manteau sacré dont se couvrent des passions viles et basses qui n'osent se montrer nues. Toutes les fois que vous ver- rez un homme en attaquer un autre avec animosite sur la religion , dites hardiment : L'agresseur est un fripon; vous ne vous tromperez de la vie.

Que le pur zélé de la foi n'ait point dicté les lettres de M. Jacob Vernes sur mon christianisme , cela se voit d'abord par le titre même , par la personnalité la plus révoltante, la moins charitable, par la fierté me- naçante avec laquelle l'auteur monte sur son tribunal pour juger non mes livres, mais ma personne, pour prononcer publiquement en son nom la sentence qui me retranche du corps des chrétiens, pour m'excom- munier de son autorité privée.

Cela se voit encore par l'épigraphe, Ion m'accuse d'offrir au lecteur dans un vase de paroles dorées de l'aconit et des poisons.

* L'ouvrage du pasteur Vernes dont il est question ici a pour titre î Examen de ce qui concerne le christianisme, la réformation évan^élùiue et les ministres de Genève, dans les deux premières Lettres de J, /. Rousseau écrites de la montagne. Genève, 1766, in-8**.

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RELATIVE A M. VERNES. 17

Ce terrible début n'est point démenti par l'ouvrage : on y attaque mes propositions par leurs conséquences les plus éloignées ; ce qui seroit permis , en raisonnant bien , pour montrer que ces propositions sont fausses pu dangereuses, mais non pas pour juger des senti- ments de l'auteur, qui peut n'avoir pas vu ces consé- quences. M. Vernes ne se proposant pas d'examiner si j'ai raison ou tort, mais si je suis chrétien ou non , doit me juger exactement sur ce que j'ai dit , et non sur ce qui peut se déduire subtilement de ce que j'ai dit , par- jcequ'il se peut que je n'aie pas eu cette subtilité; il se peut que j'eusse rejeté le sentiment que j'ai avancé, si j'avois vu jusqu'où il pouvoit me conduire. Quand on veut prouver qu'un homme est coupable, il faut prou- ver qu'il n'a pu ne l'être pas, et ce n'est nullement un crime de n'avoir pas su voir aussi loin qu'un autre dans une chaîne de raisonnements.

Non content de cette injustice, M. Vernes^ va jusqu'à la calomnie , en m'imputant les sentiments les plus punissables et les moins découlants des miens, comme quand il ose me faire dire que Jésus-Christ est un im- posteur, ou du moins me faire mettre en doute ce blas- phème ; doute qu'il étend , qu'il confirme , et sur lequel on voit qu'il appuie avec plaisir, et cela par le raison- nement le plus sophistique et le plus faux qu'on puisse faire , puisqu'il établit à-la-fois le pour et le contre ; car s'il prouve, que je ne suis pas chrétien parceque je n'admets pas tout l'Évangile , comment peut-il prou- ver ensuite par l'Évangile quç, selon moi, Jésus fiit un imposteur? comment peut-il savoir si les passages qu'il cite dans cette vue ne sont point de ceux dont je

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l8 DÉCLARATION

n admets pas lautorité? Qui doute que Jésus ait tait tous les miracles qu on lui attribue peut douter qu'il ait tenu tous les discours qu on lui fait tenir. Je n en* tends pas justifier ici ces doutes, je dis seulement que M. Vemes en fait usage avec injustice et méchanceté ; qu'il me fait rejeter Tautorité de l'Évangile pour me traiter d'apostat, et qu'il me la &it admettre pour me traiter de blasphémateur.

Quand il auroit raison dans tous les points de sa critique, ses jugements contre moi n'«n seroientpas moins téméraires, puisqu'il m'impute des discours qu'il na vus nulle paît être les miens; car enfin, ou a-t-il pris que la profession de foi du vicaire étoit celle de J. J. Rousseau? Il n'a sûrement rien trouvé de cela dans mon livre; au contraire, il y a trouvé positive- ment que jeia donnois pour être d'un autre. Voilà mes expressions. Je transcris un ouvrage, et je dis que je le transcris. Dans un passage on voit que c'est un de mes concitoyens qui me l'adresse, ou moi qui l'adresse à un de mes concitoyens. Dans un autre passage on lit : Un caractère timide suppléait à la gène , et prolongeait pour lui cette époque dans laquelle vous maintenez votre élèveavec tant de soin» Cela décide le doute, et il devient clair par que la profession de foi n'est point un écrit que j'adresse, mais un écrit qui m'est adressé. En re- prenant la pai'ole , je dis que je ne donne point cet écrit pour régie des sentiments qu'on doit suivre en matière de religion. M'imputer à moi tous ces sentiments est donc une témérité très injuste et très peu chrétienne : ^i cette pièce est répréhensible, on peut me poursuivre pour Tpivoir publiée , mais non pas pour en être l'au-

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RELATIVE A M. VERNES. 19

teur, à moins qu on ne le prouve. Or M. Vemes 1 af- firme sans le prouver. Il m'a reconnu sans doute à mon style : de quoi donc se plaint-il aujourd'hui? Je le jugesuivantsarégle ;et, comme onverra tout-à-rheiii;e, j^ai plus de preuves qu'il est Fauteur du libelle fait contre moi qu'il n'en a que je suis l'auteur d'une pro- fession de foi qu'il trouvé si criminelle.

M. Vemes enchérit partout sur le sens naturel des mots pour me rendre plus coupable. Par la forme de l'ouvrage , le style de la profession de foi devoit être familier et même négligé: c'étoit pécher autant contre le goût que contre la charité de presser l'exacte pro- priété des termes. Après avoir loué avec la plus grande énergie la beauté, la sublimité de l'Évangile, le vicaire ajoute que cependant ce même Évangile est plein de choses incroyables. M. Vernes part de pour prendre au pied de la lettre ce terme plein; il l'écrit en itali- que, il le répète avec l'emphase du scandale : comme s'il vouloit dire que l'Évangile est tellement plein de ces choses incroyables qu'il n'y ait place pour nulle autre chose. Supposons qu'entrant dans un salon pou- dreux, vous disiez qu'il est beau, mais plein de pous^ sière; s'il n'en est plein jusqu'au plafond, M. Vernes vous accusera de mensonge. C est ainsi du moins qu'il raisonne avec moi.

Les conséquences qu'il tire de ce que j'ai dit, et les hausses interprétations qu'il en donne, ne lui suffisent pas encore; il me fait penseï; même au gré de sa haine. Si je fais une déclaration qui me soit contraire, il la prend au pied de la lettre, et la pousse aussi loin qu'elle peut aller: si j'en fais une qui me soitfiiVQ*

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20 DÉCLARATION

rable , il la dément par les sentiments secrets qu'il me suppose, et dont il n'a d autre preuv€ que le désir secret de me les trouver. Il cherche partout à me noircir avec adresse par des maximes générales, dont il ne me fait pas ouvertement Fapplication, mais qu'il place de manière à forcer le lecteur de la faire. « Dans «quels écarts, dit->il, ne jettent point l'imagination ft mise jeu par l'esprit de système , la sij^gularité, le « dédain de penser comme le grand nombre, ou quel* 4 que autre passion qui fermente en secret dans le tt cœur ! » Voilà l'imagination du lecteur à son tour mise en jeu par ces paroles , et cherchant quelle est cette passion qui fermente en secret dans mon cœur. M. Vernes dit ailleurs : k Ce mot de M. Rousseau ne « peut s'appliquer qu'à trop de gens. On fait comme « ks autres, sauf à rire en secret de ce qu'on feint de « respecter en public.» A qui M. Vernes veut-il appli- quer ici ces remarques? A personne , dira-t-il; je parle en général : pourquoi M. Rousseau s'en feroit-il l'ap- plication, s'il ne sentoit qu'elle est juste? Voici donc là-dessus ma position. Si je laisse passer ces maximes sans y répondre, le leôteur dira, L'auteur n'a pas lâché ces propos pour rien; sans doute il en sait plus qu!il*n'en veut dire, et Rousseau a ses raisons pour feindre de ne l'avoir pas entendu ; et si je prends le parti de répondre , il dira , Pourquoi Rousseau reléve- roit-il des maximes générales , s'il n'en sentoit l'appli- cation? Soit donc quç je parle ou que je me taise , la maxime fait son effet , isans que celui qui l'établit se compromette. On conviendra que le tour n'est pas- maladroit.

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RELATIVE A M. VERNES. 21

C'étoit peu de mHncuIper par le mal qu'on cher- choit dans moD livre, ou qu'on imputoit à Tauteur; il restoit à m'inculper par bien même : de cette ma- nière on étoit plus en fonds. Écoutez M. Vernes ou rhonnête. atni qu'il se donne , et qui n'est pas moins charitable qXie lui. *

«Remarquez à cette occasion , me dit M..*. , que si «.ïauteur d'Emile se iïit montré ennemi ouvert de la « religion chrétienne , s'il n'eût rien dit qui parût lui « être favorable, ilauroit été moins à redouter ; son ou- « vrage auroit porté avec lui-même sa réfutation , par- « ceque dans le fond il ne renferme que des objections « souvent répétées , et aussi souvent détruites. Mais « je ne connois rien de plus dangereux qu'un mélange « d'un peu de bien avec beaucoup de mat; l'un passe « à la faveur de l'autre :- le poison agit plus sotirde- « ment, mais ses effets n'en sont pas moins funestes : M un ennemi n'est jamais plus à craindre que dans les « moments l'on le croit ami. Ses coups n'en sont «que plus assurés; la plaie n'en est que plus pro- « fonde. » Ainsi tout ce qu'on est forcé de trouver bien dans mon livre, et ce n'est sûrement pas la moindre partie, n'est que pour rendre le mal plus dange- reux ; l'auteur, punissable par ce qui est mauvais, Fest plus encore par ce qui est bon. Si quelqu'un voit un moyen d'échapper à des accusations pareille!*, il m'obligera de me l'indiquer.

Joignez à cela l'air joyeux et content qui régne dans tout l'oUvrage, et le ton railleur et folâtre avec lequel M. le pasteur Vernes dépouille son ancien ami d'un christianisme qui faisoit toute sa consolation; ce

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22 DÉCLARATION

Cbinois surtout si goguenard , si loustick qui le re- présente, et qu'il nous assure être un homme d'esprit et de sens; vous connottrez à tous ces signes si la cruelle fonction qu'il s'im{K>se lui est pénible, si c'est un devoir qui lui coûte , et que son cœur remplisse à regret.

Il ne s'ensuit pdnt de tout ceci que M. Vernes ait raison ni tort dans cette querelle; ce n'est pas de cela qu'il s'agit: il s'ensuit seulement, mais avec évidence, que le zélé de la foi n'est que son prétexte ; que son vrai motif est de me nuire, de satisfaire son animosité contre moi. J'almontré la source de cette animosité : il faut à présent en montrer les suites.

M. Vernes s'attendoit à une réponse expresse dans laquelle j'entrasse en lice avec lui ; il la desiroit, et il disoit avec satisfaction qu'il en tireroit occasion d'am- pliBer les gentillesses de son Chinois. Ce Chinois, plus badin qu'un François, étdit l'enfant chéri du chris- tianisme de M. le pasteur; il se vantoit de l'avoir nourri de ma substance, et c'étoit le vampire qu'il destinoit à sucer le reste mon sang.

Je ne répondis point à M. Vernes ; mais j'eus oc- casion, dans mon dernier ouvrage, de parler deux fms du sien. Je ne déguisai ni le peu de cas que j'en faisois, ni mon mépris pour les motifs qui l'avoient dicté. Du reste , constamment attaché à mes princi* pes, je me renfermai dans ce qui tenoit à l'ouvrage; je ne me permis nulle personnalité qui lui fiit étrangère, et je poussai la circonspection jusqu'à ne pas nommer l'auteur qui m'avoit si souvent nommé avec si peu de ménagement*

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RELAyiYE A. M. VERNES. 23

H étoit facile à reconnottre; il se reconnut: qu'on juge de sa £areur par sa vanité. Blessé dans ses talents littéraires, dans son mérite d'auteur, dont il fait un si grand cas , il poussa les plus hauts cris , et ces cris furent moins de douleur que de rage. Ses premiers transports ont passé toute mesure ; il faut^en avoir * été témoin soi-même pour comprendre à quel point un homme de son état peut s'oublier dans la colère ; ce quil disoit, ce qu'il écrivoit, ne se répète ni ne s'imagine. L'énergie de ses outrages n'est à la portée d aucun homme de sang froid; et ce qui rendit ses transports encore plus remarquables fut qu'il étoit le seul qui s'y livrât A, la première apparition du livre, tout Je monde gardpit le silence* Le Conseil n'avoit point epcore délibéré sur ce qu'il y avoità faire; tous ses clients se taisoient à son imitation. La bourgeoisie elle-même, qui ne vouloit pas> se commettie, atten- doij, pour avouer, ou désavouer l'ouvrage, qu'elle ejftt vu comment le prendroient les magistrats. Il n'y avoit pas d'exemple à Genève que personne eût osé dire ainsi la vérité sans détour. Un des partis étoit con- fondu, l'autre effrayé; tous attendoient dans le plus profond silence que quelqu'un l'osât rompre le pre- mier. C'étoit au milieu de cette inquiète tranquillité que le seul M. Vernes, élevant sa voix et ses cris, s'ef- forçoit d'entraîner par son exemple le public, qujil ne faisoit qu'étonner. Ck)mme il crioit seul, tout le monde l'entendit; et ce que je dis est si notoire, qu'il n'y a personne ù Genève qui ne puisse le confirmer. Toutes les lettres qui m'en vinrent dans ce temps- sont pleines de/:es expressions : « Vernes est hors de lui ,

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24 DÉCLARATION

« Vernes dit des clioses incroyables. Vernes de se pos- « séde pas* La fureur de Vernes est au-delà de toute « idée. » Le dernier qui m'en parla m'écrivit: «Vernes, « dans ses fureurs , est si maladroit qu'il n'épargne pas « même votre style : il disoit hier que vous écriviez tt*commenin charretier. Cela peut être, lui dit quel- « qu'un; vous avouez qu'il fouette diablement fort. » -

Sur la fin de l'année, c'est-à-dire dix ou douze jours après la publication du livre, tandis que le silence pu- blic et les cris forcenés de M. Vernes duroient encore, je reçus par la poste la brochure intitulée. Senti- ment des citoyens. En y jetant les yeux, je reconnus à l'instant mon homme ^ux choses imprimées qirfil dé- bitoit seul de vive voix : de plus je vis un furieux que . la ragé faisoit extra vaguer; et quoique j'aie à Genève des ennemis non moins ardents , je n'en ai point de si maladroits. N'ayant eu des démêlés personnels avec aucun d eux , je n'ai point irrité leur âmour-propre : leur haine est de sang froid , et n'en est que plus ter- rible ; elle porte avec poids et mesure des coups moins pesants en apparence, mais qui blessent plus profond dément.

Les premiers mouvements peignent les caractères de ceux qui s'y livrent. Celui de l'auteur du libelle fut de l'écrire et de le publier à Genève : le mien fut de le publier aussi à Paris, et d'en nommer l'auteur pour toute vengeance. J'eus tort ; mais qu'un auti'e homme d'un esprit ardent se mette à ma place, qu'il Use le li- belle, qu'il s'en suppose l'objet, qu'il sente ce qu'il auroit fait dans le premier saisissement, et puis qu'il mejqge. * -

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HEJLATIVE A M. VERNES. 25

Cependant, malgré la plus intime persuasion de ma part, et même en nommant M. Vernes, non seu- lement je tn'atstins laisser croire que j'eusse d'au- tres preuves que celles que j'avois en effet , mais je m'abstins de donner en public ê^ ces mêmes preuves autant de force qu'elles en avoient pour moi. Je dis que je reconnoissois l'auteur à son style; mais je n'a- joutai point- de quel style j'entendois parler, ni quelle comparaison^m'avoit rendu cette uniformité si frap- pante. Il est vrai qu'aucun Genevois ne put s'y trom^ per à Paris, puisque M. Vernes y r^pandoit par ses correspondants, et entre autres par M. Durade, pré- cisément les mêmes choses que j'avois dites dans le libelle, et j'avois reconnu son style pastoral.

Je fis plus; je déclarai que, soit qu'il reconnût ott désavouât la pièce , on devoit s'çn t«nir à sa djéclara- tion : non que, quant à moi, j'eusse le moindre doute; mais, prévoyant ce qu'il feroit, j'étois content ^ le convaincre entre son cœur etmoL, par son désaveu, qu'il avoit fait deux fois un acte vil. Du reste j'étois très résolu de le laisser en paix, et de ne poinè ôter au public l'impression qu'un désaveu non démenti devoit naturellement y faire. . *

La Aose arriva comme je l'avois prévu. M. Vernes m'écrivit une lettre, où, désavouant hautement le libelle, il le traitoit sans détour de brochure infâme qui devoit être en horreur aux honnêtes gens. J'avoue qupne déclaration si nette ébranla ma persuasion. J'eus peine à Concevoir qu'unbomme, à quelque point qu'il se fût dépravé, pût en^venir. jusqu'à^ s'accuser ainsi, sans détour, d'infamie, jusqu'à se déclarer à

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26 DÉCLARATION

lui-même qu'il devoit faire horreur aux honnêtes gens. J aurois non seulement public le désaveu de M. Vernes, mais j y aurois même ajouté le mien sur cette seule lettre, si je n'y eusse en même temps trouvé un mensonge dont laudace effaçoit l'effet de sa déclaration ; ce fut d'affirmer qu'il s'étoit contenté de dire au sujet de mon livre y Je He reconnais pas M, Rousseau. Il s'étoit si peu contenté de parler de cette manière , et tout le monde le savent si bien, que, révolté de cette impudence, et ne sachant elle pouvoit se borner dans un honune qui eu étoit ca« pable, je restai en suspens sur cette lettre ; et il en résulta toujours dans mon esprit que M. Vernes étoit un homme que je ne pouvois estimer.

Cependant, comme son désaveu me laissoit des scrupules, je remplis fidèlement l'espèce d'engage- ment que j 'a vois pris à cet égard : ainsi , avec la bonne »foi que je mets à toute dbose, j'envoyai sur-le-champ à tous mes amis le désaveu de M. Vernes ; et ne pou- vant le confirmer par le mien, je n'ajoutai pas un mot qui pût4affoiblir. J'écrivis en mémc^ temps au libraire qu'il supprimât la pièce qui ne faisoit que de paroître, et il me marqua m'avoir si bien obéi qu'il neis'en étoit pas débité cinquante exemplaires. Voilà ce«que je crus devoir faire en toute équité ; je ne pouvois aller au-delà sans mensonge. Puisque j'avois fait dépendre ma déclaration de celle de M. Vernes, laisser courir la sienne sans y répondre, et la répandre moi-même, étoit la faire valoir autant qu'il m'étoit permis.

En réponse à sa lettre je lui donnai avis de ce que j'avois fait, et je crus que cette correspondamce fini-

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RELATIVE A M. VERNES. 27

roit là. Point : d'autres lettres suivirent. M. Vernes attendoit une déclaration de ma part ; il fallut lui mar- quer que je ne la voulois pas faire : il voulut savoir la raison àe ce refus , il fallut la.iui dire : il voulut entrer là-dessus en discussion; alors je me tua.

Durant cette négociation parut un second libelle intitulé, Sentiment des jurisconsultes. Dès-lors tous mes doutes furent levés: tant de la conduite de M. Vernes que de Texamen deS deux libelles, il resta clair à mes yeux qu'il avoit fait Fun et l'autre , et que lobjet principal du second étoit de mieux couvrir Fauteur du premier.

Voilà Fhistorique de cette af&ire: voici maintenant les raisons du sentiment dans lequel je suis demeuré.

J'ai à Genève un grand nombre d'ennemis très ardents qui me haïssent tout autant que peut faire M. Vernes ; mais leur haine étant une affaire de parti, et n'ayant rien qui soit personnel à aucun d'eux , n'est point aveuglée par la colère, et, dirigeant à loisir ses atteintes , elle ne porte aucun coup à faux : eDe est d'autant plus dangei^use qu'elle est plus injuste ; je les craindrois beaucoup moins, si je les avois offensés ; mais bien loin de , je n'en oonnois pas même un seul ; je n'ai jamai$ eu le moindre démêlé personnel avec aucun d'eux, à moins qu'on ne veuille en sup- poser un entre l'auteur des Lettres de Itrcampagnê et celui des Lettres de la mor^tagne. Mais qu'y a^tril de per- sonnel dans un pareil démêlé? rien, pui^ue ces deux auteurs ne se connoissent point, et n'ont pas même parlé directement Fun de Fautive. J'ose ajouter que si ces deux auteura ne s'aiment pas'réciproquement , ils

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28 DÉCLARATION

s'estiment; ehacua des 'deux se respecte lui-même : il ne peut y avoir de quefelle entre eUx que pour la csAise publique, et dans ces querelles ils ne se diront sûremeat pas des injiiresi des hommes de cett# trempe ne font point delibelles.

D'ailleurs on sent à la lecture de la pièce que celui qui récrit n est point homme de parti , qu il est très indiffcrem sur cet article , qa'il ne songe qu'à sa co^ 1ère ,. et qu'il ne veut vétoger que lui seul. J'ose ajouter que la stupide indécence qui règne dans le libelle prouve elle-même qu'il vient ni des magistrats, ni de' leurs amis , qui se garderoient-d'avflir ainsi leur cause. Je suis désormais un homme à qui ils doivent des égards par cela seul qu'ils croient lui devoir de la hftine. Attaquer mon honneur seroit de leur part une paission trop inepte et trop basse : la dignité , le noble orgueil d'un tel corps de magistrature ne doit pas lais- ser présumer qu'un homme vil puisse lui porter des coups qui lui soient sensibles , des coups qu'il soit obligé de parer.. . .

Il m'est donc de la dernière évidence, par la nature d«.libelle^ qu'il nepeut être que d'un homme aveuglé par l'indignation de l'amour-propre; et le seul M. Vernes à Genève peut être avec moi dans cecas. Si le public, qui ne sait si j'ai eu des querelles personnellesavec d'au- tre» Grénevoîfe, ne peut seôtir le poids de cette raison , en a-t-ellepour moi moins de force, et n'est-ce pas de ma persuasion qu'il s'agit ici? De plus , combien le pu- blic même ne doit-il pas être frappé de la conformité des propos de M. Vernes avec le libelte ! A qui puis-je attribuer ces propos écrits, si cen'est au seul qui les

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RELATIVE A. M. VERNES. 29

ait tenus de bouche dans le temps, dans le lieu, dws la circonstance le libelle fut publié? Quand il leût été par un autre, cet autre neût fait >qn'çCrire pour ainsi dire sous la dictée de M.Vernes : M. Verneseùt toujours été le véritable auteur; lautre n'eût été que le secrétaire. " '

Troisième raison. L'état de l'auteur se mçntre à dé- couvert dans l'esprit de l'ouvrage; il est impossible de s'y tromper. Dans l'édition originale la pièce entière est de huit pages, dont une pour le préambule; les cinq suivantes, qui font k corps de la pièce, roulent sur des querelles de reUgion, et sur lés ministres fie Genève. A la septième , l'auteur dit : Venons à ce qui nous regarde; c'est y venir bien tard, dans un écrit intitulé. Sentiment des citoyens, Dails ces deux der- nières pages, qui ne disent rien, il revient encore à parler des pasteurs.

Qnhn se rappelle la disposition des esprits à Ge- nève , en ce moment de crise ks deux partis , tout entiers à leurs démêlés > ne songeoient pas seulement Ji ce que j'avois dit de la reUgion et dçs ministres; et qu'on voie à qui Ton peut attribuer un écrit l'auteur , tout occupé de ces messieurs , songe àpeine aux affaires publiques.

Il y a des observations fines et sûres que le grand- nombre ne peut sentir, mais qifi frappent beaucoup les gi^ns attentifs qui les savent faire; et ce qu'il faut pour cela n'est p^s t^nt d'avoir beaucoup d'esprit que ée prendre un grand intérêt à la cho«e : en voici'iine de cette espèce.

a Certes, est-il dit dans la pièce, il ne remplit pas ses

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32 DÉCLARATION

droit-il d'ea souiller la presse, et pourquoi s'abstien* droit-il dans un libelle anonyme de faire des men- songes , puisqu'il ne craint pas d'en faire dans des lettres écrites et signées de sa main? J'en ai relevé un bien hardi dans la première ; ea voici un autre dans la dernière qui n'est p^s plus timidement avancé. M. Vernes me demande dans sa quatrième lettrc?^oui> quoi, comnlie il l'a su de bonne part, j'ai écrit à un homme d'un rang distingué qa ayant été mieux instruit^ je ne lui attribuais plus cette pièce. Je ne sais point rendre raison de ce qui n'est pas , et je suis' très sûr de n'avt)ir rien écrit de pareil à personne. M. le prince de Vir- temberg a bien voulu me faire transcrire ce que je lui avois écrit à ce sujets en voici l'article mot pour mot: « M. Vernes désavoue avec horreur le libelle que j'aî « oru de lui. En attendant que je puisse parler de moi- te même , je crois qu'il est de mon devoir de répandre « son désaveu.)/ En quoi donc sffils-je en contradiction avec moi-même dans ce passage? Si M. Vernes en a qu4^1que autre en vue, qu'il le dise, qu'il dise d'où il tient ce qu'il dit savoir de si bonne part.

Voilà donc des mensonges , de la haine , des calom- nies, indépendamment du libelle, et tout cela biçn avéré. La disconvenance de l'ouvrage à l'auteur, mal- gré son état, n,'est donc pas si grande. Voici plus*: je trouve dajQs la pièce des choses qui me désignent si distinctement M. Vernes, que je ne puis m'y mépren- dre : il falloit toute la mala^esse de la cojère pour feiak ser ces chos^-l^, voulant se cacher. Pour prouver que je jie suis point im savant , ce qui n'avoit assurément pas besoin de preiwes, on m'a fai^, cbus le libelle, au-

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RELATIVE A. M, VERNES. 33

teur d'un opéra et de deux comédies sifflées. Pourquoi deux comédies? je n'en ai donné qu'une au théâtre; mais jjen avois une autre qui ne valoit pas mieu^r , dont j'avois parlé à très peu de gens à Paris, et au seul M. Vernes à Genève, lui seul à Genève sa voit que cette pièce existoit. Je suis, selon le libelle, un bouffon qui reçoit des nazardes à l'Opéra, et qu'on pfbstituoit marchant à quatre pattes sur le théâtre de la comédie* Mes liaisons avec M. Vernes suivirent immédiatement le temps l'on m'ôta mes entrées à FOpéra. J'en par- lois avec lui quelquefois ; cette idée lui est restée. A l'égard de la comédie, il étoit naturel qu'il fntplus frappé que tout autre de celle je suis représenté marchant à quatre pattes, parcequ'il a eu de grandes liaisons avec l'auteur: sans cela, ce souvenir n'eût point été naturel en pareilles circonstances ; car dans ce rôle, l'on me donne des ridicules, on. m'accorde aussi des vertus, ce qui n'est pas le compte de Tauteur du libelle. Il compare mes raisonnements à ceux de La Métrie, dont les livres sont généralement oubliés, mais qu'on sait être un des auteurs favoris de M. Vernes. En un mot, il y a peu de lignes dans tout le libelle je n'aperçoive M. Vernes par quelque côté. J'accorde qu'un autre pouvoir avoir les mêmes idées , mais non toutes à-lafois ni dans la même occasion.

Si j'examine à présent ce qui s'est passé depuis la publication du libelle, j'y vois des soins pour me donner le change , mais qui ne servent quJà me con- 6rmer dans mon opinion. J'ai déjà parlé de la pre- mière lettre de M. Vernes ; j'en reparlerai encore : pas- sons aux autres. Comment concevoir le ton dont elles

XVI. 3

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34 DÉCLARATION

sont écrites? comment accorder la douceur plus qu angélique qui régne dans ces lettres aVec le motif qui feâ dicte, et avec la conduite précédente de celui qui les écrit? Quoi! ce même homme qui, pour avoir été jugé mauvais auteur, se livre aux fureurs les plus excessives, chargé maintenant d'un libelle atroce, lie une paisible correspondance avec celui qui lui intente publiquement cette accusation , et la discute avec lui dans les termes les plus honnêtes! Une si sublime vertu peut-elle être l'ouvrage d'un moment? Que je l'envie à quiconque en est capable! Oui, je ne crains point de le dire; si M. Vernes n'est pas l'au- teur du libelle, il est le plus grand ou le plus vil des mortels.

Mais supposons qu'il en fût l'auteur; que, quel- ques mesures qu'il eût prises pour se bien cacher, le ton ferme avec lequel je le nomme lui donnât quelque inquiétude sur son secret; que, craigoant que je n'eusse contre lui quelques preuves, il voulût éclaircir doucement ce soupçon sans m'irriter ni se compro- mettre, comment paroît-il qu'il devoit s'y prendre? Précisément comme il 'a fait : il feindroit d'abord de douter que l'accusation fût de moi, pour me laisser la liberté de ne la pas reconnoître , et pouvoir, sans me forcer à le soutenir, la feire regarder comme ano- nyme, et pat conséquent comme nulle. Si je la recon- •noissois, il me reprocheroit avec modération mon erreur, et tâcheroit de m'engagera me dédire, sans pourtant l'exiger absolument, de peur de me réduire à casser les vitres. Si je m'en défendois en termes d'au- tant plus dédaigneux qu'ils disent moins et font plus

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RELATIVE A M. TERNES. 35

entendre, feignant de ne les avoir pas compris, il m'en deriianderoit lexplication ; et quand enfin je Taurois donnée, il tâcheroit d'entrer en discussion sur mes preuves, afin quen étant instruit, il pût tra- vailler à les faire disparottre : car, qui jamais , dans une accusation publique, s'avisa d'en vouloir discuter les preuves tête à tète avec l'accusateur? Enfin si , voyant clairement son dessein , je cessois de lui ré- pondre, il prendroit acte de ce silence, et tâcheroit de persuader au public que j'ai rompu la correspon- dance, faute de pouvoir soutenir Téclaiixîissement. Je . supplie ici le lecteur de suivre attentivement les let- tres de M. Vernes, de voir si je les explique, et s'il voit quelque autre explication à leur donner.

Dans rintervalle de cette plaisante* négociation pa- rut le second libelle dont j'ai parlé, écrit du même style que le premier, avec la même équité, la même bien- séance , avec le même esprit. Il me jfiit envoyé par la poste, comme le premier, avec le même soin, sous le même cachet , et j'y reconnus d'abord le même auteur. Dans ce second libelle on censure mon style comme M. Vernes le censuroit de vive voix , comme le même M. Vernes a trouvé mal écrite une lettre de dix lignes adressée à un libraire. Avant que j'eusse repoussé ses outrages, il m'accusoit de bien écrire, et m'en faisoit un nèuveau crime; maintenant je n'ai qu'un style obscur , j'écris comme un charretier, mes lettres sont mal écrites. Ces critiques peuvent être vraies; mais comme elles ne sont pas communes , on voit qu'elles

* On lit dans quelques éditions, Dans l'intervalle de cette com- plaisante n^t^ocmlH^n^ efc. i""

3.

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36 DÉCLARATION

partent de la même main. L auteur connu des unes,

fait connoître Fauteur des autres.

L'objet secret de ce second libelle me paroît cepen- dant avoir été de donner le change sur Tauteur du premier. Voici comment. On avoit sourdement ré- pandu dans le public, à Genève et à Paris, que le libelle étoit de M. de Voltaire ; et M. Vernes , dont on counoit la modestie, ne doutoit pas qu'on ne s'y trompât: les cachets de ces deux auteurs sont si semblables 1 II s'agissoit de confirmer cette erreur ; c est ce qu'on crut faire au moyen du second libelle : car comment penser qu'au moment que M. Vernes uiarquoit tant d'horreur pour le premier il s'occupât à composer le second? On y prit la précaution, qu'on avoit négligée dans le premier, d'employer dans quel- ques mots l'orthographe de M. de Voltaire, comme un oubli de sa paçt, encor^ serait. On affecte d'y parler de la génuflexion dans des sentiments contraires à ceux de M. Vernes, versisviarum indiens: mais qu'a voit affaire dans un libelle écrit contre moi la génuflexion dont je n'ai jamais parlé? C'est ainsi qu'en se cachant maladroitement on se montre.

Quel est l'homme assez dépourvu de goût et de sens pour attribuer de pareils écrits à M. de Voltaire, à la plumera plus élégante de son siècle? M. de Voltaire auroitril employé six pages d'une pièce qui eii con- tient huit à parler des ministres de Genève et à tra- casser sur l'orthodoxie? m'auroit-il reproché d'avoir mêlé l'iri'éligion à. .mes romans? m'auroit-il accusé d'avoir voulu brqïtiilér des pasteurs? àuroit-il dit qu'il n est pa^ pe$&ud^^i^lier des poisons sans offrir 1 an-

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. RELATIVE A M. VERNES. 87

tidote? auroit-il affecté de mettre les auteurs drama- tiques si. fort au-dessous des savants? auroit-il fait si grand'peur aux Genevois d'appeler les étrangers pour juger leurs différents? auroit-il usé du mot de délit commun^ sans savoir ce quil signifie, lui qui met une attention si grande à n employer les termes de science que dans leur sens le plus exact? auroit-il dit que le mot amphigouri signifioit déraison? auroit-il écrit quinze cent, faire cenf indéclinable étant une des fautes de langue particulières aux Genevois? Enfin, après avoir pris si grand soin de déguiser son orthographe dans le premier libelle, se seroit-il négligé dans le se- cond, lorsqu'on Taccusoit déjà du premier? M. de Voltaire sait que les libelles sont un moyen maladroit de nliire; il en connoît de plus sûrs que celui-là.

En rassemblant tous ces divers motifs de croire, quel lecteur pourroit refuser son acquiescement à la persuasion je suis que M. Ternes est Taùteur du libelle, soit par les traits cumulés qui l'y peignent, soit par les circonstances qui ne peuvent se rapporter qu'à lui? Malgré cela, je suis convenu ^ je conviens encore du tort que j'ai eu de le lui attribuer publique- ment : mais je demande s'il m'est permis de réparer ce tort par un mensonge autjbentique , en déclarant publiquement que cette pièce n'est point de lui, tandis que je suis intimement assuré qu'elle en est.

Je conviens cependant que toutes ces raisons , très suffisantes pour me persuader moi-même, ne le se- roienj pas pour convaincre M. Vernes devant les tri- bunaux. J'en ai plus qu'il n'en faut pour croire ; je n'en ai pas assez pour prouver. En cet état tout ce

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38 DÉCLAMATION

que je puis dire, et que je dis assurément de très bon ' cœur, est qu'il est absolument possible que M. Vernes ne soit pas l'auteur du libelle : aussi n^ai-je affirmé qu'il Fétoit qu autant qu'il ne diroit pas le contraire, et en m'appuyant d'une seule raison dont même le public ne pouvoit sentir la valeur.

Or il est possible, à toute rigueur, que la pièce ne soit pas de celui à qui je l'ai attribuée; il est certain, dans cette supposition, que, lui ayant fait la plu» cruelle injure, je lui dois la plus éclatante réparation, et il n'est pas moins certain que je veux faire mon devoir, sitôt qu'il me sera connu. Comment m'y pren- dre en cette occasion pour le connoître? Je ne veux être ni injuste ni opiniâtre ; mais je ne veux être ni lâche ni faux. Tant que je me porterai pour juge 'dans ma propre cause , la passion peut m aveugler : ce n'est plus à moi que je dois m'en rapporter, et en con* science je ne puis m'en rapporter à M. Vernes. Que faire donc? je ne vois qu'un moyen, mais je le crois sûr; la raison me l'a suggéré , mon cœur l'approuve ; en fut-il d'autres, celui-là seroit le plus digue de moi.

Dans une petite ville comme Genève , la police est d'autant plus vigilante qu'elle a pour premier objet le plus vif intérêt des magistrats , il n'est pas possible que des faits tels que l'impression et le débit d'un libelle échappent à leurs recherches, quand ils en voudront découvrir les auteurs. Il s'agit ici de l'hon- neur d'un citoyen, d'un pasteur; et l'honneur des particuliers n'est pas moins sous la garde du gouver- nement que leurs biens et leurs vies.

Que M. Vernes se pourvoie par-devant le Conseil

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lELATIVE A M. VERNEg. Sg

âe Qenève; que le Conseil daigne faire sur Tauteur du libelle les perquisitions suffisantes pour constater que M. Vernes ne Test pas , et qu^il le déclare , voilà tout ee que je demande»

Il y a deui^ voies différentes de procéder dans cette afiaire; M^ Vernes aura le choix. S'il croit las pouvoir suivre juridiquement, quil obtienne une sentence qui le décharge de laccusation^ et qui me cendamne pour lavoir faite; je déclare que je me soumets pour ce fait aux peines et réparations auxquelles me con- damnera cette sentence ,^ et que je les exécuterai de tout mon pouvoir.

Si , contre toute vraisemblance , on ne pouvoit ob- tenir de preuve juridique ni pour ni contre , cela seroit même un préjugé de plus contre M. Vernes; car quel autre que lui pouvoit avoir un si grand in- térêt à se cacher des magistrats avec tant de soin? ppuvoit-il craindre qu'on ne lui fit un grand crime de m'avoir si cruellement traité? a-t-on vu même que ce hbelle effroyable ait été proscrit? Toutefois levons encore cette difficulté supposée. Si le Conseil n'a pas ici des preuves juridiques, ou qu'il veuille n'en pas avoir, il aura du moins des raisons de per- suasion pour ou contre la mienne. En ce dernier cas il me suffit d'une attestation de M. le premier syndic, qui déclare au nom du Conseil, qu'on ne croit point M. Vernes auteur du libelle. Je m'engage en ce cas à soumettre mon sentiment à celui du Conseil, à faire à M. Vernes la réparation la plus pleine, la plus authentique , et lelle qu'il en soit content lui-même. Je vais plus loin : qu'on prouve ou qu'on atteste que

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4o DÉCLARATION RELATIVE A M. VERNES. *

M. Vernes n'est pas Fauteur du second libelle , «t je suis prêt à croire et à reconnoitre qu'il n'est pas non plus Tauteur du premier.

Voilà les engagements que Tamour de la vérité, de la justice, la crainte d avoir fait tort à mon ennemi le plus déclaré me fait prendre à la face du public, et que je remplirai de même. Si ^quelqu'un connoit un moyen plus sûr de constater mon tort et de le réparer, qu il le dise^ et je ferai mon devoir.

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DU SUJET ET DE LA FORME DE CET ÉCRIT.

J'ai souvent dît cpe, si Ton mVût donné d'un autre homme les idées qu'on a données de moi à mes contem- porains, je ne me serois pas conduit avec lui comme ils font avec moi. Cette assertion a laissé tout le monde fort indifférent sur ce point, et je n'ai vu chez personne la moindre curiosité de savoir en quoi ma conduite eût dif- féré de celle des autres, et quelles eussent été mes raisons. J'ai conclu de que le public, |yirfaiteihent sûr de l'im- possibilité d en user plus justement ni plus honnêtement qu'il ne fait à mon égard, l'étoit par conséquent que, dans ma supposition, j'aurois eu tort de ne pas l'imiter. J'ai cru même apercevoir dans sa confiance une hauteur dé- daigneuse qui ne pouvoit venir que d'une grande opinion de la vertu de ses guides et de la sienne dans cette affaire. Tout cela, couvert pour moi d'un mystère impénétrable, ne pouvant s'accorder avec mes raisons, m'a engagé a les dire, pour les soumettre aux réponses de quiconque auroit la charité de. me détromper; car mon erreur, si elle existe, n'est pas ici sans conséquence : die me force à mal penser de tous ceux qui m'entourent; et, comme rien n'est plus éloigné de ma volonté que d'être injuste et ingrat envers eux, ceux qui me désabuseroient, en me ramenant a de meilleurs jugements, substitueroient dans mon cœur la gratitude a l'indignation, et me rendroient sensible et re- connoissant en me montrant mon devoir à l'être. Ce n'est pas cependant le seul motif qui m'ait mis la plume à la main : un autre encore, plus fort et non moins légitime, se fera sentir dans cet écrit. Mais je proteste qu'il n'entre

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44 DU SUJET

plus dans ces motifs l'espoir ni presque le desir d'obtenir enfin de ceux qui m'ont jug^é la justice qu'il» me refusent^ et qu'ils sont bien déterminés à me refuser toujours.

En voulant exécuter cette entreprise, je me suis vu dans un bien singulier embarras : ce n'étoit pas de trouver des raisons en faveur de mon sentiment, c'étoit d'en imaginer de contraires ; c'étoit d'établir sur quelque apparence d'é- quité des procédés je n'en apercèvois aucune. Voyant cependant tout Paris, toute la France, toute l'Europe, se conduire à mon égard avec la plus grande confiance sur des maximes si nouvelles , si peu concevables pour moi , je ne pouvois supposer que cet accord unanime n'eût aucun fondement raisonnable, ou du moins apparent, et que toute une génération s'accordât à vouloir éteindre à plaisir toutes les lumièjes liaturelles-^violer toutes les lois de la justice, toutes les régies du bon sens, sans objet, sans profit, sans prétexte, uniquement pour satisfaire une fantaisie dont je ne pouvois. pas même apercevoir le bujt et l'occasion. Le silence profond, universel, non moins in- concevable que le mystère qu'il couvre, mystère que de- puis quinze ans on me cache avec un soin que je m'abstiens de qualifier, et avec un succès qui tient du prodige; ce silence effrayant et terrible ne m'a pas, laissé saisir la moindre idée qui pût m'éclairer sur ces étranges dispo- sitions. Livré pour toute lumière à mes conjectures, je n'en ai su former aucune qui pût expliquer ce qui m'arrive, de manière à pouvoir croire avoir démêlé la vérité. Quand de forts indices m'ont fait penser quelquefois avoir découvert avec le fond de l'intrigue son objet et ses auteurs, les absurdités sans nombre que j'ai vues naître de ces suppositions m'ont bientôt contraint de les aban- donner, et toutes celles que mon imagination s'est tour- mentée à leur substituer n'ont pas mieux soutenu le moindre examen.

Cependant) pour ne pas combattre une chimère, pour

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DE CET ÉCRIT. 4^

ne pas outrager toute une génération , il falloit ])ien sup- poser des raisons dans le parti approuvé et suivi par tout le monde. Je n'ai rien épargné pour en chercher, pour en imaginer de propres à séduire la multitude; et, si je n'ai rien trouvé qui dût avoir produit cet effet, le ciel m'est témoin que ce n'est faute ni de volonté ni d'efforts, et que j'ai rassemblé soigneusement toutes les idées que mon en- tendement m'a pu fournir pour cela. Tous mes soins n'a- boutissant à rien qui pût me satisfaire, j'ai pris le seul partj qui me restoit à prendre pour m'êxpliquer : c'étoit, ne pouvant raisonner sur des motifs particuliers qui m'étoient inconnus et incompréhensibles , de raisonner sur une hypo- thèse générale qui pût tous les rassembler : c'étoit , entre toutes les suppositions possibles, de choisir la pire pour moi, la meilleure pour mes adversaires; et, dans cette position, ajustée, autant qu'il m'étoit possible, aux ma- nœuvres dont je me suis vu l'objet, aux allures que j'ai en- trevues, aux propos mystérieux que j'ai pu saisir çà et là, d'examiner quelle conduite de leur part eût été la plus raisonnable et la plus juste. Épuiser tout ce qui se pouvoit dire en leur faveur étoit le seul moyen que j'eusse de trouver ce qu'ils disent en effet, et c'est ce que j'ai tâché de faire, en mettant de leur côté tout ce que j'y ai pu mettre de motifs plausibles et d'arguments spécieux, et cumulant contre moi toutes les charges imaginables. Mal- gré tout cela, j'ai souvent rougi, je l'avoue, des raisons que j'étbis forcé de leur prêter. Si j'en avois trouvé de meilleures, je les aurois employées de tout mon cœur et de toute ma force, et, cela avec d'autant moins de peine, qu'il me paroi t certain qu'aucune n'auroit pu tenir contre mes réponses; paijceque celles-ci dérivent immédiatement des premiers principes de la justice, des premiers éléments du bon sens, et qu'elles sont applicables à tous les cas possibles d'une situation pareille à celle je suis.

La forme du dialogue m'ayant paru la plus propre à

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46 DU SUJET

di^uter le pour et le contre, je l'ai choisie pour cette rai- son. J'ai pris la liberté de reprendre *dans ces entretiens mon nom de famille que le public a ju^é èi propos de m'ôter, et je me suis désigne en tiers, à son exemple, par celui de baptême, auquel il lui a plu de me réduire. En prenant un François pour mon autre interlocuteur, je n'ai rien fait que d'honnête et d'obligeant pour le nom qu'il porte, puisque je me suis abstenu de le rendre com- plice d'une conduite que je désapprouve, et je n'aurois rien fait d'injuste en lui donnant ici le personnage que toute sa nation s'em^presse de faire à mon égard. J'ai même eu l'attention de le ramener à des sentiments plus raison- nables que je n'en ai trouvé dans aucun de s^ compa^ triotes; et celui que j^ai mis en scène est tel, qu'il seroit aussi heureux pour moi qu'honorable à son pays qu'il s'y en trouvât beaucoup qui l'imitassent. Que si quelquefois je l'engage en des raisonnements absurdes, je proteste derechef, en sincérité de cœur, que c'est toujours malgré moi; et je crois pouvoir défier toute la France d'en trouver de plus solides pour autoriser les singulières pra- tiques dont je suis l'objet, et dont elle paroît se glorifier si fort.

Ce que j'avois à dire étoit si clair, et j'en étois si péné- tré, que je ne puis assez m'étonner des longueurs, des re- dites, du verbiage, et du désordre de cet écrit. Ce qui l'eût rendu vif et véhément sous la plume d'un autre est préci- sément ce qui l'a rendu tiède et languissant sous la mienne. C'étoit de moi qu'il s'agissoit, et je' n'ai plus trouvé pour mon propre intérêt ce zèle et cette vigueur de courage qui ne peut exalter une ame généreuse que pour la cause d'au- trui. Le rôle humiliant de ma propre 4iÉfense est trop au- dessous de moi, trop peu digne des sentiments qui m'ani- ment, pour que j'aime à m'en charger: ce n'est pas non plus, on le sentira bientôt, celui que j'ai voulu remplir ici; mai» je ne pouvois examiner la conduite du public à

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DE CET ÉCRIT. 4?

tiion égard sanâ me contempler moi-knéme dans la position du monde la plus déplorable et la plus cruelle. Il falloit m'occuper d'idées tristes et déchirantes, de souvenirs amers et révoltants, sentiments les moins faits pour mon cœur; et c'est en cet état de douleur et de détresse qu'il a fallu me remettre chaque fois que quelque nouvel ou- trage, forçant ma répugnance, m'a fait faire un nouvel effort pour reprendre cet écrit si solivent abandonné. Ne pouvant souffrir la continuité d'une occupation si dou- loureuse, je ne m'y suis livré que durant des moments très courts, écrivant chaque idée quand elle me venoit, et m'en tenant ; écrivant dix fois la même quand elle m'est venue dix fois, sans me rappeler jamais ce que j'avois pré- cédemment écrit, et ne m'en apercevant qu'à la lecture du tout, trop tard pour pouvoir rien corriger, comme je le dirai tout-à-l'heure. La colère anime quelquefois le talent , mais le dégoût et le serrement de cœur l'étouffent; et l'on sentira mieux, après m'avoir lu, que c'étoient les dis- positions constantes j'ai me trouver durant ce péni- ble travail.

Une autre difficulté me l'a rçndu fatigant: c'étoit, forcé de parler de moi sans cesse, d'en parler avec justice et vérité, sans louange et sans dépression. CeVa n'est pas dif- ficile à un homme à qui le public rend l'honneur qui lui est dû: il est par dispensé d'en prendre le soin lui- même. Il peut également et se taire sans s'avilir, et s'attri- buer avec franchise les qualités que tout le monde recon- noît en lui. Mais celui qui se sent digne d'honneur et d'estime, et que le public défigure et diffame à plaisir, de quel ton se rendra-t-il seul la justice qui lui est due? Doit- il se parler de lui-même avec des éloges mérités, mais généralement démentis? Doit -il se vanter des qualités t[u'il sent en lui, mais que tout le monde refuse d'y voir? Il y auroit moins d'orgueil que de bassesse à prostituer ainsi la vérité. Se louer alors, même avec la plus rigou- reuse justice, seroit plutôt se dégrader que s'honorer; et

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48 DU SUJET

ce seroit bien mal connoître les hommes que de croire les ramener d^une erreur dans laquelle ils se complaisent^ par de telles' protestations. Un silence fier et dédaigneux est en pareil cas plus à sa place, et eût été bien plus de mon goût, mais il n^auroit pas rempli mon objets et, pour le remplir, il falloit nécessairement que je disse de quel œil^ si j'étois un autre, je verrois un homme tel que je suis. J'ai tâché de m'acquitter équitablement et impartialement d'un si difficile devoir, sans insulter à l'incroyable aveu- glement du public, sans me vanter fièrement des vertus^ qu'il me refuse, sans m'accuser non plus des vices que je n'ai pas, et dont il lui plaît de me charger, mais en ex- pliquant simplement ce que j'aurois déduit d'une consti- tution semblable à la mienne, étudiée avec soin dans un autre homme. Que si l'on trouve dans mes descriptions ie la retenue et de la modération, qu'on n'aille pas m'en faire un mérite. Je déclare qu'il ne m'a manqué qu'un peu plus de modestie pour parler de moi beaucoup plus hono- rablement.

Voyant l'excessive longueur de ces Dialogues, j'ai tenté plusieurs fois de les élaguer, d'en ôter les fréquentes répé- titions, d'y mettre un peu d'ordre et de suite; jamais je n'ai pu soutenir ce nouveau tourment : le vif sentiment de mes malheurs, ranimé par cette lecture, étouffe toute l'at- tention qu'elle exige. Il m'est impossible de rien retenir, de rapprocher deux phrases, et de comparer deux idées. Tandis que je force mes yeux à suivre les lignes, mon cœur serré gémit et soupire. Après de fréquents et vains efforts, je renonce à ce travail, dont je me sens incapable; et, faute de pouvoir faire mieux, je me borne à transcrire ces informes essais , que je suis hors d'état de corriger. Si , tels qu'ils sont, l'entreprise en étoit encore à faire, je ne la feroispas, quand tous les biens de l'univers y seroient at- tachés; je suis même forcé d'abandonner des multitudes d'idées meilleures et mieux rendues que ce qui tient ici leur place, et que j'avois jetées sur des papiers détachés

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DE CET ÉCRIT. 49

dans Fespoir de les encadrer aisément; mais rabattement m'a gagné au point de me rendre même impossible ce l^ger travail. Après tout, j'ai dit à peu près ce que j'avois à dire : il est noyé dans un chaos de désordres et de redites, mais il y est; les bons esprits sauront l'y trouver. Quant à ceux qui ne veulent qu'une lecture agréable et rapide, ceux qui n'ont cherché, qui n'ont trouvé que cela dans mes Confessions, ceux qui ne peuvent souffrir un peu de fatigue ni soutenir une attention suivie pour l'intérêt de la justice et de la vérité, ils feront bien de s^épargner l'en- nui de cette lecture; ce n'est pas à eux que j'ai voulu parler; et, loin de chercher à leur plaire, j'éviterai du moins cette dernière indignité, que le tableau des misères de ma vie soit pour personne un objet d'amusement.

Que deviendra cet écrit? Quel usage en pourrai-je faire? Je l'ignore, et cette incertitude a beaucoup augmenté le découragement qui ne m^a point quitté en y travaillant. Ceux qui disposent de moi en ont eu connoissance aussitôt qu'il a été commencé, et je ne vois dans ma situation aucun moyen possible d'empêcher qu'il ne tombe entre leurs mains tôt ou tard '. Ainsi, selon le cours naturel des choses, toute la peine que j'ai prise est à pure perte. Je ne sais quel parti le ciel me suggérera, mais j'espérerai jus- qu'à la fin qu'il n'abandonnera point la cause juste. Dans quelques mains qu'il fasse tomber ces feuilles, si parmi ceux qui les liront peut-être il est encore un cœur d'homme, cela me suffit, et je ne mépriserai jamais assez l'espèce humaine pour ne trouver dans cette idée aucun

sujet de confiance et d'espoir. ^ .■:

« ' On trouYiera à la fin de ces Dialogues, dans rhistpirç inaHieu- reuse de cet cctit, comment cette prédiction 8*ést vérifiée.

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ROUSSEAU

JUGE

DE JE AN- JACQUES.

PREMIER DIALOGUE.

Du système de condaite envers Jean-Jaeques, adopté par F Admi- nistration , avec l'approbation du public,

Rousseau. Quelles incroyables choses je viens d'ap- prendre! je nep reviens pas : non, je n en reviendrai jamais. Juste ciel! quel abominable homme! qu'il ma Élit de mal! que je vais le détester!

Un François. Et notez bien que e est ce même homme dont les pompeuses productions vous ont df . charmé , si ravi, par les beaux préceptes de vertu qu'il y étale avec tant de £Eiste.

•Rouss. Dites , de force. Soyons justes , même avec les méchants. Le faste n'excite tout au plus qu'une admiration froide et stérile, et sûrement ne me char- iMvsL jamais. Des écrits qui élèvent l'ame et en- flanynent le cœur méritent un autre mot.

Le Fr. ï'aste ou force, qu'importe le mot $i l'idée eat toujours la même , si ce sublime jargon tiré par l'hypocrisie d'une tète exaltée n'en est pas moins dicté par une an/e de boue? ;

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PREMIER DIALOGUE. 5l

. Rousss. Ce choix du mot me paroit moins indiffé-^ rent qu à vous. Il change pour moi beaucoup les idées; et, s'il n y avoit que du faste et du jargon dans les , écrits de Tauteur que vous m'avez peint, il m'inspi- reroit moins d'horreur* Tel homme pervers s'endurcit à la sécheresse des sermons et des prônes, qui reo^ treroit peut-être en lui-même et deviendrait honnête homme si Ion savoit chercher et ranimer dans son cœur ces sentiments de droiture et d'huinanité que la nature y mit en réserve et que les passions étouffent. Mais celui qui peut contempler de sang froid la vertu dans toute sa beauté , -celui qui sait la peindre avec ses charmes lés plus touchants, sans en être ému, sang se sentir épris d'aucun amour .pour elle, un tel être, s'il peut exister, est un méchant sans' ressource; c'est un cadavre moral. . .

Le Fr. Comment! sll peut exister? Sur l'effet qu'ont produit en vous les écrits de ce misérable, qu'en ten* dez-vous par ce doute, ^près les entretiens que nous venons d'avoir? Expliquez-vous. .. >

Rouss. Je m'çxpliqjierai: maïs ce sera prendre le soin le plus inutile et le plu^ superflu ; car tout ce que je vous dirai ne sauroit être entendu que par ceux à qui Ton n'a pas besoin tle le dire. ^

Figurez-Tous donc un monde îdëal semblable au nôtre, et néanmoins tout différent. La iHiture y e^ la même flUe sur notre terre , mais l'éèonomie en est «plus sensible, Tordre en est plu9 n(iarqué, lespec^ack * plus admirable, les fo'rmes sont plus élégances, 4es couleurs plus vives, les odeurs plus «uaves, tous îes objets [flus intéressants. Tonte la nature y esf si belle ^

4'

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S^2 PREMIER DIALOGUE,

que sa contemplation, enflammant les âmes d'amouc. par un si touchant tableau, leur inspire, avec le. der sir de concourir à ce beau système, la. crainte d en troubler Tharmonie; et de là, naît une exquise. sensi- bilité qui donne à ceux qui en sont doués des. jouis- sances immédiates, inconnues aux cœurs, que les mêmes contemplations nont point avivés.

Les passions y sont, comme ici, le mobile de toute actioii, mais plus vives , plus ardentes, ou seulement plus simples et plus piires ; elles prennent par cela seul un caractère tout différent. Tous les premiers mouvements de la nature sont bons et droits. Us tendent le plus directement qu'il est possible à notre conservation et à notre bonheur; mais bientôt, man- quant de force pour suivre à travers tant de résis- tance leur première di^^ection, ils se laissent défléchir par mille obsèdes qui, les détournant du vrai but, leur font prendre des routes obliques Fhomme oublie sa première destinatiou^ L'erreur du jugement, la force des préjugés, aident beaucoup à nous faire prendra ainsi le change; mais cet eff^t vient principa- lement de la foiblesse de lame, qui, suivant molle- ment rimpulsion de la nature, se détourne au choc d'un obstacle, c^mme une boule prend Fangle de réflexion ; au liem que celle qui suit plus vigoureuse- ment sa course ne se détourne point, mais, comme un boulet de canon, force l'obstacle , ou s amortit et tombe à sa rencontre. ^

Les habitants du monde idéal dont je parle ont le * bonheur d'être main^nus par la nature , à laquelle ils sont plus attachés, dans cet heureux point' de vue.

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PREMIER DIALOGUE. 53

elle nous a placé? tous, et par cela seul leur ame garde toujours son caractère originel. Les passions primitives, qui toutes tendent directement à notre lionheur, ne nous occupent que des objets qui s'y rap- portent; et, n'ayant que Tàmour de soi pour principe, sont toutes aimantes et douces par leur essence : mais quand , détournées de leur objet par des obstacles , elles s'occupent plus de l'obstacle pour l'écarter que de l'objet pour l'atteindre , alors elles changent de na- ture et deviennent irascibles et haineuses ; et voilà comment l'atnour de soi, qui est un sentiment bon et absolu, devient amour-propre, c'est-à-dire un senti- ment relatif par lequel on se compare, qui demande des préférences, dont la jouissance est purement né- gative, et qui ne cherche plus à se satisfaire par notre propre bien, mais seulement par le mal d'àutrui.

Dans la société humaine, sitôt que la foule des pas- sions et des préjugés qu'elle engendre a fait prendre le change à l'homme, et que les obstacles qu'elle en- tasse l'ont détourné du vrai but de notre vie, tovt ce que peut faire le sage, battu du choc continuel des passions d'àutrui et des siennes, et, parmi tant de di- rections qui l'égarent, ne pouvant plus démêler celle qui le conduiroit bien, c'est de se tirer de la foule au- tant qu'il lui est possible, et de se tenir sans impa- tience à la place le hasard l'a posé, bien sûr qu'en n'agissant point il évite au moins de courir à sa perte et d aller chercher de nouvelles erreurs. Comme il ne voit dans l'agitation des hommes que la foHe qu'il veut éviter, il plaint leur aveoglement encore plus qu'il ne hait leur maUce; ilne se tourmente point à

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54 pRElJIIER DIALOGUE;

leur rendre mal pour mal, outrage pour outrage; et , si quelquefois il cherche à repousser les atteintes de ses ennemis , c est sans chercher à les leur rendre , 3ans se passionner contre eux , sans sortir ni de sa place ni du calme il veut rester.

!Nos habitants , suivant des vues plus profondes, ar* rivent presque au même but par la route contraire , et c'est leur ardeur même qui les tient dans Tinaction» L'état céleste auquel ils aspirent et qui fait leur pre- mier besoin par la force avec laquelle il s offre à leurs cœurs, leur fait rassembler et tendre sans cesse toutes les puissances de leur ame pour y parvenir. Les obs- tacles qui les retiemiefit ne sauroient les occuper au point de le leur £s^ire oublier un moment; et de ce mortel dégoût pour tout le reste, et cette inaction to- tale quand ils désespèrent d atteindre au seul objet de tous leurs vœux»

Cette différence ne vient pas seulement du genre des passions^ mais aussi de leur force ; car les passions fortes ne se laissent pas dévoyer conmie les autres. Deux amants, Tun très épris, lautre assez tiède, souf- friront néanmoins un rival avec la même impa- tience, Tun à cause de son amour, lautre à cause de son. amour-propre. Mais il peut très bien arriver que la haine du second ^ devenu^ sa passion princi- pale,* survive à son amour et même s'accroisse après qu'il est éteint; au lieu que le 'premier, qui ne hait qu'à cause qu'il aime, cesse de haïr son rival sitôt qu'il lie le craint plus. Or si les âmes fbibles et tièdes sont plus sujettes aux passions haineuses qui ne sont que des passions secondaires et défléchies ^ et si les ame»

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PREMIER DIALOGUE. 55

grandes et £irtes, se tenant dans leur première direc- tion, conservent mieux les passions douces et primi- tives qui naissent directement de Tamour de soi , vous voyez comment, d'une plus grande énergie dans les £eicultés et d'un premier rapport mieux senti, dé- rivent dans les habitants de cet autre monde des pas- sions bien différentes de celles qui déchirent ici-bas les malheureux humains. Peut-être n est-on pas dans ces contrées plus vertuepx qu'on ne Test autour de nous , mais on y sait mieux aimer la vertu. Les vrais penchants de la nature étant tous bons, en s'y livrant ils sont bons eux-mêmes ; mais la vertu parmi* nous oblige souvent à combattre et vaincre la nature, elca- rement sont-ils capables de pareils efforts. La longue inhabitude de résister peut même amollir leurs amei au point de £aiire le mal par foiblesse, par crainte, par nécessité. Ils ne sont exempts ni de fautes ni de vices; le crime même ne leur est pas étranger, puisqu'il e^l des situations déplorables la plus haute vertu suf^t à peine pour s'en défendre et qui forcent au mal l'homme foible, malgré son cœur: mais l'expresse vo- lonté de nuire, la haine envenimée, l'envie, la noir- ceur, la trahison, la fourberie, y sont inconnues; trop souvent on y voit des coupables , jamai« on n'y vit un méchant. Enfin s'ils ûe sont pas plus vertueux qu'on ne l'est ici, du moins, par cela seul qu'ils savent mieux s'aimer eux-mêmes, ils sont moins malveillaifts pour autrui.

lis sont aussi moins actifs, ou, pour mieux dire , moins remuants. Leurs efforts pour atteindre à l'objet qu'ils contemplent consistent en des élans vigoureux;

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56 PREMIER DIALOGUE,

mais, sitôt qu'ils en sentent Fimpuissance , il s'arrê- tent, sans chercher à leur portée des équivalents à cet objet unique, lequel seul peut les tenter.

Comme ils ne cherchent pas leur bonheur dans l'ap- parence , mais dans le sentiment intime , en quelque rang que lésait placés la fortune, ils s'agitent peu pour en sortir; ils ne cherchent guère à s'élever, et descen- droient sans répugnance à des relations plus de leur goût, sachant bien que l'état le plus heureux n'est pas le plus honoré de la foule , iriais celui qui rend le cœur plus content. Les préjugés ont àur eux très peu de prise, lopinion ne les mène point; et, quand ils en sentent l'effet, ce n'est pas eux qu'elle subjugue, mais ceux qui influent sur leur sort.

Quoique sensuels et voluptueux , ils font peu de cas de l'opulence , et ne font rien pour y parvenir , con- noissant trop bien l'art de jouir pour ignorer que ce H,'est pas à prix d'argent que le vrai plaisir s'achète ; ef, quant au bien que peut faire un riche, sachant aiïssi que ce n'est pas lui qui le fait, mais sa richesse ; qu'elle le feroit sans lui mieux encore , répartie entre plus de mains , ou plutôt anéantie par ce partage , et que tout ce bien qu'ail croit faire par elle équivaut ra- rement au mal réel qu'il faut faire pour l'acquérir. D'ailleurs aimant encore plus leur liberté que leurs aises, ils craindroient de les acheter par la fortune , ne fùî-ce qu'à cause de la dépendance et des embarras at- tachés au soin de la conserver. Le cortège inséparable de l'opulence leur seroit cent fois plus à charge que les biens qu'elle procure ne leur seroient doux. Le tour-

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PREMIER DIALOGUE. 5;

ment de la possessiqn émpoisonneroit pour eux tout le plaisir cte la jouissancç.

Ainsi bornés de toutes pa^s par Ja nature et par I^ raisoii, ils s'arrêtent,» et passent la vie à en jouir en iaisant chaque jqur ce qui leur, paroît boa pour eux et - bien poiir autrui^ sans égard à restimdlioivdes bon^mes et aux caprices (1« Topinion.

IfE Fr. Je çheççhe inutilement dans ma tète ce qu'il peut y avoir de commun entre les êtres fantastiques que vpus décrivez et le oionstre dont nous parlions tout-à-rheure. ,

Rouss. Rien, sans doute, et je. le crois ainsi: mais permettez que j achevé. ;. .

Des êtres singuUèrttnent constitués doivent néces- sairement s'e^pi:imer autrejnent que les hommes or- dinaires. Il esf impossible .qu'avec des armes si diiïe- repament modifiées ils ne portent pas dans FexpressioH de leurs sentiments et de leurs idées Fempreinte de ces modifications. Si tcette empreinte échappe à ceux qui^ n'ont aucune notion d^ cet^ê maqière d'être, elle se peut échapper à ceux qui la connoissent et qui en sont affectés eux-mêmes. C'esf un signe caractéris- tique auquel tes initiés se recénnoissent entre eux; et ce qui donne un grand prix à ce signe, si peu connu et encore moins employé, est qu'il ne peut se contre- faire, que jamais il n'agit qu'au niveau de sa source , et que , quand il ne part pas du cœur de ceux qui l'imi- tent, il n'arrive pas non plus aux cœurs faits pour le distinguer; mais shôt qu'il y parvient, on ne sauroit s'y méprendre : il est vrai dès qu'il est senti. C'est dans toute la conduite de la vie, plutôt que dans quelques

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PîTEMIER DIALOGUE.

actions éparses , qu'il se m^fesite le plus sûrement. Mais dans des situations vives J'ame s'exalte in vo- ksntairement, Tinitié diatingue bientôt son frère de celui qui, sans Tétre , vfeut-seuletoent eji prendre lac- cent, et cette distinction se fait sentiv légalement dans les écrits, heê ha^ftairts du monde endiantéfikit géné- ralement peu de livres , et ne s^arrangent point pour en faire; ce n'est jam^fis u»métier pour eux. QuSnd ils en font, il faut qu'ils y soibnt forcés par un stimu- lant plus fort que llntérét «t même que la gloire. Ce stimulant, difficile à contenir, impossible à contre- faire, se fait sentir dans. tout ce qu'il produit. Quelque keureuse découverte à pjiblier, quelque belle et grande véritjé » répandre, quelque ^réùr générale et perni- cieuse'à combattre, enfin quelque point d'utilité pu- blique à établir; voilà les seuls m'otrfs qui puissent leur mettre la' plume à la main : encore faut-il que les idées en soient assez neuves, assez belles, assez frap- pantes pour- mettre leur .zélé en effervescence et le forcer à s'exhaler. H d'y a point pour cela chez ^ux de temps ni d'âge propre.. Comme écrire n'est point pour eux un métier , ils commenceront ou cesseront de bonne heure du tard selon que le stimulant les pous- sera. Quand chacun aura dit ce qu'il avoit à dire, il restera tranquille comme auparavant, sans s'aller fourrant dans le tripot littéraire, sans sentir luette" ri- dicule démangeaison de rabâcher et barbouiller éter- nellement du papier qu'on dit être attachée au métier d'auteur; et tel, peut-être avec du génie, ne s'en doutera pas lui-même et mourra sans étr^ connu de

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PREMIER DIALOGUE. i 5g

personne , si nul objet ne tient animer son zélé au point de le contraindre à se montrer.

Li Fr. Mon. cher M. Rousseau, vou^ m'avez bien lair d'être un des habitants de ce monde-là.

Rouss. J^en reconnoîs un du moins . sans le nu>indris

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6o , PREMIER DIALOGUE.

pour mieux juger de leur liaison , il iaudroit connottre

Ja preuve qu'on a qu'il n'est pas l'auteur du Devin,

Le Fr. La preuve! Il y en a cent, toutes péremp- toires..

* Bouss. C'est beaucoup. Je me contente d'une; mais je la veux , et pour cause , indépendante du témoignage d'autrui.

Le Fr. Ab 1 très volontiers. Sans vous parier donc des pillages bien attestés dont on a prouvé d'abord que cette pièce étoit composée , sans même insister sur le doute s'il sait faire des vers, et par conséqu^t s'il a pu faire ceux du Devin dw village y je me tiens à une chose plus positive et plus sûre , c'est qu'il ne sait pas la musique; d'où l'on peut, à mon avis conclure avec certitude qu'il n'a pas fait celle de cet opéra.

Rouss, Il ne sait pas la musique ! Voilà encore une de ces découvertes auxquelles je ne me serois pas at- tendu.

Le Fît. N'en croyez là-dessus ni moi ni personne , mais vérifiez par vous-même.

Rooss. Si j'avois à surmonter l'horreur d'approcher du personnage que vous venez de peindre , ce ne seroit assurément pas pour vérifier s'il sait la musique; la question n'est pas assez intéressante lorsqu'il s'agit d'un pareil scélérat.

Le Fr. Il £aiut qu'elle ait paru moins indifférente à nos messieurs qu'à vous ; car les peines incroyables qu'ils ont prises et prennent encore tous les jours pour établir de mieux en mieux dans le public cette preuve , passent encore ce qu'ils ont fait pour mettre en évi- dence celle de ses crimes.

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PREMIER DIALOGUE. 6l

Bouss. Gela me paroit assez bizarre; car quand on a si bien prouvé le plus, d'ordinaire on ne s'agite pas si fort pour prouver ]e moins.

Le. Fr. Obi vis-à-vis d'un tel homme, on ne doit négliger nile plus ni le moins. A Tborréur vice, se joint Famour de la vérité, pour détruire dans toutes ses branches une réputation usurpée; et ceux qui se soi^t empressés de montrer en lui un monstre exécra- ble ne doivent pas moins s'empresser aujourd'hui d'y montrer un petit pillsrrd sans talent.

Rouss. Il faut avouer que la destinée de cet homme a des singularitéftbien frappantes: sa vie est coupée en deux parties qui semblent appartenir à deux indi- vidus différents, dont l'époque qui les sépare , c'est- à-dire le temps il a publié des livres, marque la mort de l'un et la naissance de l'autre.

Le premier, homme paisible et dbux, fut bien voulu de tous ceux qui le connurent, et ses aiq^s lui restèrent toujours. Peu propre aux grandes sociétés par son humeur timide et son naturel tranquille, il aima la ret|;ait&, non pçur y vivre seul, mais pour y joindre les douceurs de l'étude aux charmes de l'inti- mit4. Il consacra sa jeunesse à la culture des belles connoissances et des talents agréables, et, quand il se vit forcé de faire usage de cet acquis pour subsister, ce fut avec si peu d'ostentation et de prétention, que les personnes auprès desquelles il vivoit le plus n'ima- ginoient pas même qu'il eût assez d'esprit pour faire des livres. Son cœur, fait pour s'attacher, se donnôit sans réserve; complaisant pour ses amis jusqu'à la foiblesse, il se laissoit subjuguer par eux au point de

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&;2 PREMIER DIALOGUE,

ne pouvoir jdus secouer ce joug ipnpunément. Le se- coud, homme dur, farouche et noir, se fait abhorrer de tout le monde quil fuit, et,, dans son aflreuse misanthropie, ne se plaît qu'à marquer sa haine pour le genre humcdn. Le premier, seul, sans étude et sans maître, vainquit toutes les difficultés à force de zélé, et consiificra ses loisirs ,'non à Foisiveté, encore moins à des travaux nuisibles, mais à remplir $a tète d'i(^es charmantes, son coeur de sentiments délicieux, et à former des projets, chimériques" peut-être à foVce detre utiles, mais d#nt Fexécution, si elle c^t été possible, eût fait le bonheur du{«enre humain. Le séeond, tout occupé de ses odieuses trames, na su rien donner de son temps ni de son esprit à d'agréa- bles occupations, encore moins à des vues«utites. Plongé dans les plus brutales débauches, il a passé sa vie dans leô tavernes et les mauvais lieux, chargé àe tous les vices qu'on y povte ou qu on y contracte, n ayant nourri que les goûts crapuleux et bas* qui en sont inséparables; il fait ridiculement contraster ses inclinations rampantes avec |e6 altièves productions qu'il a laudace de s attribuer. En vain a-t-il paru feuil- leter des livres et s'occuper de recherches philoso- phiques, il n'a rien saisi, rien conçu, que ses horri- bles systèmes; et, après de prétendus essais qui n'avoient pour but que d'en imposer au genre hu- main, il à fini, comme il avoit commencé, par ne rien savoir que mal^feire.

Enfin, sans vouloir suivre cette, (^position dans toutes ses'branches , et pour m'arrête» à celle qui m'y a conduit, le premier, d'une timidité qui alloit jus-

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FREMIBR DIALOGUE. 63

qua la bêtise, osoit à peine montrer, à ses amis les productions de ses loisirs; le second, d'une impu- dence encore plus bête, sapproprioit fièrement et publiquement les productions d autrui. sur les choses qu'il entendpit le moins, he premier aima passionné- ment la musique, en fit son occupation favorite, et avec assez de sticcès pour y faire des découvertes, trouver les déiaut$, indiquer les corrections : il passa une grande partie de sa vie parmi 1^ artistes et les amateurs , tantôt composant de la musique dans tous les genres en diverses occasions, tantôt écrivant. sur cet art, proposant des vues nouvelles, donnant des leçons de composition , constatant par des épreuves lavantage des méthodes qu'il proposoit, et toujours $e montrant instruit dans toutes les parties de 1 art plus que la plupart de ses contemporains ^ dont plu- sieurs étoient à la vérité plus versés que lui dans quel- que partie, mais dont aucun n'en avoit si bien saisi l'eûsemble et suivi -la liaison. Le* second, inepte.au point de s'être occupé de n:yisique pendant quarante ans saus ppuvoir ^"apprendre, s'est réduit à l'occu- pation d'en copier faute d'en savoir faire; encore lui- méme^ne se trouve-tril pas assez savant pour le métier qu'il a choisi : ce qui ne l'empêche pas de se donner avec la phis stupide effronterie pour l'auteur de choses qu'il ne peut exécuter. Vous m'avouerez que voilà des contradictions difficiles à concilier.

Le Fb. Moins que voUs ne croyez ; et, si vos autres énigme^ ne m'étoient pas plus obscures que celle-là, vous tiendriez moins en haleine, .

Rouss. Vous m'éclaircirez donc celle-ci quand il

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64 PBEHIER DIALOOUE.

VOUS plaira, car, pour moi ^ je déclare que je ii*y coin* prends rîén.

Le Fb. De tout mon cœur, et très iacilement; mais commencez vous-même par m'éclaircir votre question.

Bouss. Il n y a plus de question sur le fait que vous venez d exposer. A cet égard nous sommes parfoite- ment d'accord, et j adopte pleinement votre consé-, quence; mais je la porte plus loin. Vous dites quun homme qui ne. sait faire ni musique ni vers n'a pas Seût le Devin du village^ et cela est incontestable : moi j ajoute que celui qui se donne faussement pour Fau- teur de cet opéra n est pas même Fauteur des autres écrits qui portent son nom , et cela n'est guère moins évident; car s'il n'a pas iaît les paroles du Devin puis- qu'il ne sait pas faire des vers , il n'a pas fait non plus t Allée de Sylvie^ qui difficilement en efÏBt peut être l'ouvrage d'un scélérat; et, s'il n'en a pas fait la mu- sique puisqu'il ne sait pas la musique, il n'a pas £aiit non plus la Lettre sur la musique française ^ encore moins le Dictionnaire de n^usique^ qui ne peut être que l'ouvrage d'un homme versé dan'is cet art et sachant la composition.

Le Fr. Je ne suis pas là-dessus de votre sentiment non plus que le public, et nous avons pour surcroit celui d'un grand musicien étranger venu depuis peu dans ce pays.

Rooss. Et, je vous prie, le connoissez-vous bien ce grand musicien étranger? Savez-vous par qui et pour- quoi il a été appelé en France, quels motifs Font porté tout d'un coup à ne Êiire que de la musique fipançoise , et à venir s'établir à Paris ?

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PREMIER DIALOGUE. 65

Le Fr. Je soupçonne quelque chose de tout cela ;

mais il n'en est pas moins vrai que Jean Jacques étant

plu$ que personne son admirateur, donne lui-même

du poids à son suffrage.

Rouss. Admirateur de son talent, d accord, je le suis aussi; mais quant à son suffrage, il faudroit pre- mièrement être au fait de bien des choses avant de savoir quelle autorité Ton doit lui donner.

Le Fr. Je veux bien, puisqu'il vous est suspect, ne m'en pas étayer ici, ni même de celui d'aucun musi- cien; mais je n'en dirai pas moins de moi-même que pour composer de la musique il faut la savoir «ans doute ; mais qu'on peut bavarder tant qu'on veut sur cet art^ans y rien entendre , et que tel qui se mêle d'écrire fort doctement sur la musique seroit bien embarrassé de faire une bonne basse sous un menuet, et même de le noter.

Rouss. Je me doute bien aussi de cela. Mais votre intention est-elle d appliquer cette idée au Diction- ^atre et à son auteur?

Le Fr. Je conviens que j'y pensois.

Rouss. Vous y pensiez! Cela étant, permettez-moi ,

de grâce, encore une question. Avez-vous lu ce livre?

Le Fr. Je serois bien fâché d'en avoir lu jamais une

seule ligne , non plus que d'aucun de ceux qui portent

cet odieux nom.

Rouss. En ce cas , je suis moins surpris que nous pensions, vous et moi, si différemment sur les points qui s'y rapportent. Ici; par exemple, vous ne con- fondriez pas ce livre avec ceux dont vous parlez, et qui , ne roulant que sur des principes généraux , ne

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66 PREMIER DIALOGUE.,

contiennent que des idées vagues ou des notions élé- mentaires tirées peut-être d autres écrits, et qu'ont tous ceux qui savent un peu de musique ; au lieu que le Dictionnaire entre dafis le détail des régies pour en montrer la raison, lapplication, l'exception , et tout ce qui doit guider le compositeur dans leur emploi. L auteur s attache même à éclaircir de certaines par^ ties qui jusqu'alors étoient restées confuses dans la tête des musiciens, et presque inintelligibles dans leurs écrits. L'article Enharmonique^ par exemple, explique ce genre avec une si grande clarté qu'on est étonné de l'obscurité avec laquelle en avoient parlé tous cevoL qui jusqu'alors avoient écrit sur cette ma- tière. On ne me persuadera jamais que cet article , ceux a Expression^ Fugue ^ Harmonie y Licence^ Mode, Modulation j Préparation ^ Récitatif , Trio ^ et grand nombre d'autres répandus dans ce Dictionnaire ^ et qui sûrement ne sont pillés de personne , soient l'ou- vrage d'un ignorant en musique qui parle de ce qu'il n'entend point, ni qtl'un livre dans lequel on peutap?

' Tous les articles de musique que j'avois promis pour YEncy- çlopédie furent faits dès l'auDée 1 749 , «t remis par M. Diderot , Tannée suivante, k M> d*Aiembert, comme entrant dans la partie Mi^hématiques y dont il ëtoit charf^é. Quelque temps nprès paru- rent ses Éléments de Musique ^ qu'il n'eut pas beaucoup de peine à faire. En 1 768 parut mon Dictionnaire y et quelque temps après une nouvelle édition de ses Éléments avec des alimentations. Dans l'intervalle avoit aussi paru un Dictionnaire des Beaux-Arts y je reconnus plusieurs des articles que j'avois faits pour V Encyclopédie. M. d'Alembert avoit des bontés si tendres pour mon Dictionnaire encore manuscrit, qu'il offrit oblig^earoment au sieur Guy d'en revoir les épreuves; faveur que, sur l'avis que celui-ci m'en donna, je le priai de ne pas accepter.

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PREMIER DIALOGUE. €7

prendre la composition soit Touvrage de quelqu'un qui ne la saveit pas.

Il est vrai que plusieurs autres articles également importants sont restés seuleoÉent indiqués pour ne pas laisser le vocabulaire imparfait, comme il en avertit dans sa préface; mais seroit-il raisonnable de le juger sur les articles qu'il n'a pas eu le temps de faire plutôt que sur ceux- il a mis la dernière main et qui demandoient assurément autant de savoir que les autres? L'auteur convient, il avertit même de ce qui manque à son livre , et il dit la raison de ce dé- faut. Mais tel qu'il est , il seroit cent fois plus croyi^Ie encore qu'un homme qui ne sait pas la musique eût fait le Devin que le Dictionnaire: car combien ne voit- on pas , surtout en Suisse et en Allemagne , de gens qui ne sachant pas une note de musique, et guidés uniquement par leur oreille et leur goût, ne laissent pas de composer des, choses très agréables et même très régulières, quoiqu'ils n'aient nulle connoissance des régies, et qu'ils ne puissent d^oser leurs compo- sitions que dans leur mémoire». Mais il est absurde de penser qu'un homme puisse enseigner et même éclair- cir dans un livre une science qu'il n'entend point, et bien plus encore dans un art dont la seule langue exige une étude de plusieurs années avant qu'on puisse l'entendre et la parler. Je conclus donc qu'un homme qui n'a pu faire le Devin du village ,' parce- qu'il ne savoit pas la musique , n'a pu (aire à plus forte raison le Dictionnaire, qui demandoit beaucoup plu» de savoir.

Le F&. Ne connoissant ni l'un ni l'autre ouvrage ,

5.

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6$ PREMIER DIALOGUE,

je ne puis par moi-même juger*de votre raisoime* ment." Je sais seulement qu'il y a une différence ex- trême à cet égard dans l'estimation du public, que le Dictionnaire passe pour un ramassis de phrases so- nores et inintelligibles, qu'on en cite un article Génie que tout le monde prône et qui ne dit rien eur la mu- sique. Quant à votre article Enharmonique et aux autres qui, selon vous, traitent pertinemment de lart, je n'en ai jamais ouï parler à personne, si ce n'est à quelques musiciens ou amateurs étrangers qui pa- roissoient en faire cas avant qu'on les eût mieux in* strûits; mais les nôtres disent et ont toujours dit ne rien entendre au jargon de ce livre.

Pour le Devin , vous avez vu les transports d'admi- ration excités par la dernière reprise; l'enthousiasme du public poussé jusqu'au délire fait foi de la subli« mité de cet ouvrage. C'étoit le divin Jean-Jacques; c étoit le moderne Orphée ; cet opé^a étoit le chef- d'œuvre de 1 art et de l'esprit humain, et jamais cet enthousiasme ne fut si vif que lorsqu'on sut que le divin JeanJacques ne «avoit pas la musique. Or, quoi que vous en puissiez dire, de ce qu'un homme qui ne sait pas la musique n'a pu faire un prodige de l'art universellement admiré, il ne s'ensuit pas, selon moi , qu'il n'a pu faire un livre peu lu, peu entendu, et encore moins estimé.

Rotss. Dans les choses dont je veux juger par moi- même, je ne prendrai jamais pour régie de mes juge- ments ceux du public, et surtout quand il s'engoue, comme il-a fait tout d'un coup pour le Devin du viU lage , après l'avoir entendu pendant vingt ans avec un

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^ PREMIER DIALOGUE. 69

plaisir plus modéré. Cet engouement subit, quelle qu'en ait été la cause au moment le soi-disant auteur étoit l'objet de la dérision publique, n a rien eu d'assez naturel pour faire autorité chez les gens sensés. Je vous ai dit ce que je pensois du Diction- naire y et cela, non pas sur l'opinioi) publique, ni sur ce célèbre article Génie^ qui , n'ayant nulle application particulière à l'art, nest que pour la plaisanterie, mais après avoir lu attentivement l'ouvrage entier, dont la plupart des articles feront faire de meilleure musique quand les artistes en sauront profiter.

Quant au Devin , quoique je sois bien sûr que per- sonne ne sent mieux que moi les véritables beautés de cet ouvrage , je suis fort éloigné de voir ces beautés le public engoué les place. Ce ne sont point de celles que Fétude et le savoir produisent, mais de celles qu'inspirent le goût et la sensibilité; et* l'on prouveroit beaucoup mieux qu'un savant compositeur n'a point fait cette pièce, si la partie du beau chant et de l'invention lui manque, qu'on ne prouveroit qu'un ignorant ne l'a pu faire parcequ'il n'a pas cet acquis qui supplée au génie et ne fait rien qu'à force de tra- vail. Il n'y a rien dans le Devin du village qui passe , quant à la partie scientifique, les principes élémen- taires de la composition; et non seulement il n'y |i point d'écolier de trois mois qui, dans ce sens, ne fût en état d'en faire autant; mais on peut bien douter qu'un savant compositeur pût se résoudre à être aussi simple. 11 est vrai que Tauteur de cet ouvrage y a suivi un principe caché qui se fait sentir sans qu'on le remarque, et qui donne à ses chants un effet qu'on

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PREMIER DIALOGUE,

ne sent dans aucune autre musique Françoise, Ma^ ce principe, ignoré de toits nos compositeurs, dédaigné de ceux qui en ont entendu parler, posé seulement par l'auteur de la Lettre sur la musique française ^ qui en a fait ensuite un article du Dictionnaire , et suivi seulement par Fauteur du Devin ^ est une grande preuve de plus que ces deux auteurs sont le même. Mais tout cela montre Finvention d'un amateur qui a réfléchi sur l'art, plutôt que la routine d'un profes- seur qui le possède supérieurement. Ce qui peut faire honneur au musicien d£|ns cette pièce est le récitatif; il est bien modulé, bien ponctué, bien accentué, autant que du récitatif françois peut l'être. Le tour en est neuf, du moins il l'étoit alors à tel point qu'on ne voulut point hasarder ce récitatif à la cour, quoique adapté à la langue plus qu'aucun autre. J'ai peine à conclavoir comment du récitatif peut être pillé, à moins qiion ne pille aussi les paroles; et, quand il n'y auroit que cela de la main de Fauteur de la pièce , j'aimerois mieux, quant à moi, avoir fait le récitatif, sans les airs, qiïeles airs sans le récitatif; mais je sens trop bien la niéme main dans le tout pour pouvoir le par- tager à différents auteurs. Ce qui rend même cet opéra prisable pour les gens de goût, c'est le parfait accord des paroles et de la musique, c'est Fétroite liaison des parties qui le composent, c'est Fensemble exact du tout qui en fait Fouvrage le plus un que je connoisse en ce genre. Le musicien a partout pensé, senti , parlé comme le poète; l'expression de l'un répond toujours si fidèlement à celle de l'autre qu'on voit qu'ils sont toujours animés du même esprit; et Fon me dit que

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PREMIER DIALOGUE. 71

,^ cet aceord si juste et si rare résulte d'un tas de pillages fortuitement rassemblés! Monsieur, il y auroit cent fois plus d'art à composer un pareil tout de morceaux épars et décousus qu à le créer soi-même d un bout à lautre.

Le Pr. Votre objection ne m'est pas nouvelle; elle paroît même si solide à beaucoup de gens, que, re- venus des vols partiels, quoique tous si bien prouvés, ils sont maintenant persuadés que la pièce entière , paroles et musique, est d'une autre main, et que le charlatan a eu l'adresse de s'en emparer et l'impu* dence de se l'attribuer. Cela paroît même si bien étabU que l'on n'en doute plus guère; car enfin il faut bien nécessairement recourir à quelque explication sem- blable ; il faut bien que cet ouvrage , qu'il est incontes- tablement hors d'état d'avoir fait , ait été fait par quel- qu'un. Oo prétend même en avoir découvert te véri- table auteur.

Rouss. J'entends: après avoir d'abord découvert et très bien prouvé les vols partiels dont le Devin du vil- lage étoit composé , on prouve aujourd'hui non moins victorieusement qu'il n'y a point eu de vols partiels; que cette pièce , toute de la même main , a été volée en entier par celui qui se l'attribue. Soit donc, car l'une et l'autre de ces vérités contradictoires est égale pour mon objet. Mais enfin quel est-il donc, ce véritable auteur? Est-il François, Suisse, Italien, Chinois?

Le Fr. C'est ce que j'igndre; car on ne peut guère attribuer cet ouvrage à Pergolèse, coinme \xn Salve Regina..,,.

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72 PREMIER DIALOGUE.

Rouss. Oui, j'en connois un de cet auteur, et qui même a été gravé

Le Fr. Ce n'est pas celui-là. Le Salve dont vous parlez, Pergolèse l'a fait de son vivant ;^ et celui dont je parle en est un autre qu'il a fait vingt ans après

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PREMIER DIALOGUE. 78

alors si neuf qu'il n'ait employé que là? et si c est son unique ouvrage,, comment en a-t-il tranquillement cédé la gloire à un autre, sans tenter de la reven- diquer, ou du moins de la partager par un second opéra semblable? On ma promis de m'expliquer clai- rement tout cela; car j'avoue de bonne foi y avoir trouvé jusqu'ici quelque obscurité.

Bouss.- Bon! vous \(Mk bien embarrassé! le pillard aura fait accointance avec l'auteur ; il se sera fait con- fier sa pièce, ou la Ini.ciura volée, et puis il l'aura em- poisonné. Gela est tout simple.

Le Ffi. Vraiment, vous avez de jolies idées !- Bouss. Ah! ne me faites pj^s honneur de votre bien. Ces idées vous appartiennent; elles sont l'effet naturel de tout ce que vous m'avez appris. Au reste, et quoi qu'il en soit du véritable auteur de la pièce , il me suffit que celui qui s'est dit l'être soit, par son igiiorance et son incapacité, hors d'état de l'avoir faite, pour que j'en conclue , à plus forte raison , (Jh'il n'a fait ni le Dictionnmre qu'il s'attribue aussi , ni la Lettre sur la musique françoise^ ni aucun des autres livres qui por- tent son nom , et dans lesquels il est impossible de ne pas sentir qu'ils partent tous de la même main. D'ail- leurs, concevez- vous qu'un homme doué d'assez de talents pour faire de pareils ouvrages aille, au fort même de son effervescence , piller et s'attribuer ceux d'autrui dans un genre qui non seulement n'est pas le sien, mais auquel il n'entend absolument rien ; qu'un homme qui, selon vous, eut assez de courage, d'or- gueil, de fierté, de force, pour résister à la déman- geaison d'écrire , si naturelle aux jeunes gens qui se

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74 PREMIER DIALOGUE-

sentent quelque talent, pour laisser mûrir ving^ ans sa tête dans le silence, afin de donner plus de profon- deur et de poids à ses productions long-temps médi- tées ; que ce même homme , Famé toute remplie de ses grandes et sublimes vues , aille en interrompre le dé- veloppement, pour chercher, par deâ manœuvres aussi lâches que puériles , une réputation usurpée et très inférieure à celle qu'il peut obtenir légitimement? Ce sont des gens pourvus de bien petits talents par eux-mêmes qui se parent ainsi de ceux d autrui ; et quiconque avec une tête active et pensante a senti le délire et lattrait du travail d'esprit, ne va pas servile- ment sur la trace d'un autre pour se parer ainsi des productions étrangères par préférence à celles qu'il peut tirer de son propre fonds. Allez, monsieur, celui qui a pu être assez vil et assez sot pour s'attribuer le Devin du village sans l'avoir fait, et même sans savoir la musique, n'a jamais fait une ligne du Discours sur f inégalité j ni de Y Emile , ni du Contrat social. Tant d'audace et de vigueur d'un coté, tant d'ineptie et de lâcheté de l'autre , ne s'associeront jamais dans la même ame.

Voilà une preuve qui parle à tout homme sensé. Que d'autres qui ne sont pas moins fortes ne parlent qu'à moi, j'en suis fâché pour mon espèce; elles de- vroient parler à toute ame sensible et douée de l'in- stinct moral. Vous me dites que tous ces écrits qui m'échauffent, me touchent, m'attendrissent, me don- nent la volonté sincère d'être meilleur, sont unique- ment des productions d'une tête exaltée conduite par un cœur hypocrite et fourbe. La figure de mes êtres

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PREMIER DIALOGUÉ. 7$

mirlunaires vous aura déjà feil entendre que je n étoîs pas là-dessus de votre avis. Ce qui me confirme encore dans le mien est le nombre et Tétendue de ces mêmes écrits , je sens toujours et partout la même véhé- mence d'un cœur échauffé des mêmes sentiments. Quoi ! ce fléau du genre humain , cet ennemi de toute droiture, de toute justice, de toute bonté, s'est captivé dix à douze ans dans le cours de, quinze volumes à par- ler toujours le plus doux, le plus pur, le plus éner- gique langage de la vertu , à plaindre les misères hu- maines, à en montrer la source dans les erreurs , dans les préjugés des hommes, à leur tracer la route du vrai bonheur, à leur apprendre à rentrer dans leurs propres cœurs pour y retrouver le germe des vertus sociales qu'ils étouffent sous un faux simulacre dans le progrès mal entendu des sociétés , à consulter tou- jours leur conscience pour redresser les erreurs de leur raison, et à écouter dans le silence des passions cette voix intérieure que tous nos philosophes ont tant à cœur d'étouffer, et qu'ils traitent de chimère parce- qu'elle ne leur dit plus rien: il s'est fait siffler d'eux et de tout son siècle pour avoir toujours soutenu que l'homme étoit bon quoique les hommes fussent mé- chants, que ses vertus lui venoient de Itfi-même, que ses vices lui venoient d'ailleurs : il a consacré son plus grand et meilleur ouvrage à montrer comment s'in- troduisent dans notre ame les passions nuisibles, à montrer que la bopne éducation doit être purement négative, qu'elle doit consister, non à guérir les vices du cœur humain, puisqu'il n'y en a point naturelle- ment, mais à les empêcher de naître , et à tenir exac-

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•y6 PREMIER DIALOGUE,

tement fermées les portes par lesquelles ils s'intro- duisent : enfin , il a établi tout cela avec une clarté si lumineuse, avec un charme si touchant, avec une vé- rité si persuasive , qu'une ame non dépravée ne peut résister à l'attrait de ses images et à la force de ses raisons ; et vous voulez que cette longue suite d'écrits

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PREMIER DIALOGUE. 77

brutaux, cruels ; (fie leur sang appauvri , dépouillé de cet esprit de vie qui du cœur porte au cerveau ces charmantes images d'où naît Tivresse de lamour, ne leur donne par l'habitude que les acres picotements du besoin /^ans y joindre ces douces impressions qui rendent la sensualité aussi tendre que vive? Qu'on me montre une lettre d'amour d'une main inconnue, je suis assuré de connoitre à sa lecture si celui qui l'écrit a des mœurs. Ce n'est qu'aux yeux die ceux qui en ont que les femmes peuvent briller de ces charmes tou- chants et chastes qui seuls font l^e déhre des cœurs vraiment amoureux. Les débauchés ne voient en elles que des instruments de plaisir qui leur sont aussi mé- prisables que nécessaires , comme ces vases dont on se sert tous les jours pour les plus indispensables be- soins. J'aurois défié tous les coureurs de filles de Paris d'écrire jamais une seule des lettres de YHélotse; et le livre entier, ce livre dont la lecture me jette dans les plus angéliques extases, seroit l'ouvrage d'un vil dé- bauché! Comptez, monsieur, qu'il n'en est rien; ce n'est pas avec de l'esprit et du jargon que ces choses- se trouvent. Vous voulez qu'un hypocrite adroit, qui ne marche à ses fins qu'à force de ruse et d'as- tuce, aille étourdiment se livrer à l'impétuosité de l'indignation contre tous les états , contre tous les par- tis sans exception , et dire également les plus dures vérités aux uns e€ aux autres? Papistes, huguenots, grands, petits, hommes, femmes, robins, soldats, moines, prêtres, dévots, médecins, philosophes, 7ro5 Rutulusvefuat, tout est peint, tout est démasqué sans jamais un mot d'aigreur ni de personnalité contre qui

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7^8 PREMIER DIALOGUE,

que ce soit, mais sans ménagement pour aucun parti. Vous voulez qu'il ait toujours suivi sa fougue au point d'avoir tout soulevé contre lui, tout réuni pour Fac- cabler dans sa disgrâce; et tout cela sans se ménager ni défenseur ni appui, sans s'embarrasser n^ême du succès de ses livres, sans s'informer au moins de l'effet qu'ils produisoient et de l'orage qu'ils attiroient sur sa tête , et sans en concevoir le moindre souci quand le bruit commença d'en arriver jusqu'à lui? Cette in- trépidité, cette imprudence, cette incurie, est-elle de l'homme faux et fin que vous m'avez peint? Enfin vous voulez qu'un misérable à qui l'on a ôté le nom de scé^ lérat y qu'on ne trouvoit pas encore assez abject , pour lui donner celui de coquin^ comme exprimant mieux la bassesse et l'indignitë de son ame; vous voulez que ce reptile ait pris et soutenu pendant quinze volumes le langage intrépide et fier d'un écrivain qui , consa- crant sa plume à la vérité , ne quête point les suffrages du public, et que le témoignage de son cœur met au- dessus des jugements des hommes? Vous voulez que, parmi tant de si beaux livres modernes, les seuls qui pénétrent jusqu'à mon cœur, qui l'enflamment d'a- mour pour la vertu , qui l'attendrissent sur les misères humaines, soient précisément les jeux d'un détestable fourbe qui se moque de ses lecteurs et ne croit pas un mot de ce qu'il leur dit avec tant de chaleur et de force; tandis que tous les autres, écrits, à ce que vous m'assurez, par de vrais sages dans de si pures inten- tions, me glacent le cœur, le resserrent, et ne m'in- spirent, avec des sentiments d'aigreur, de peine, et de haine, que le plus intolérant esprit de parti? Tenez,

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PREMIER DIALOGUE. 79

monsieur, s'il n'est pas impossible que tout cela soit, il Test du moins que jamais je le croie , fût-il mille fois démontré. Encore un coup, je ne résiste point à vos preuves; elles m ont pleinement convaincu: mais ce que je ne crois ni ne croirai de ma vie , c'est que VÉmile^ et surtout l'article du goût dans le quatrième livre, soit l'ouvrage d'un cœur dépravé ; que Vfféloïse , et sur- tout la lettre sur la mort de Julie, ait été écrite par im scélérat, que celle à M. d'Alembert sur les specr tacles soit la production d'une ame double; que le sommaire du Projet de paix perpétuelle soit celle d'un ennemi du genre humain; que le recueil entier des écrits du même auteur soit sorti d'une ame hypocrite, et d'une mauvaise tête, non du pur zélé d'un cœur brûlant d'amour pour la vertu. Non, monsieur, non, monsieur; le mien ne se prêtera jamais à cette ab- surde et fausse persuasion. Mais je dis et je soutien- drai toujours qu'il faut qu'il y ait deux Jean-Jacques, et que l'auteur des livres et celui des crimes ne sont pas le même homme. Voilà un sentiment si bien en- raciné dans le fond de mon cœur que rien ne me l'ôtera jamais.

Le Fr. C'est pourtant une erreur, sans le moindre doute, et une autre preuve qu'il a fait des livres, est qu'il en fait encore tous les jours.

Rouss. Voilà ce que j'ignorois , et l'on m'avoit dit au contraire qu'il s'occupoit uniquement depuis quelques années à copier de la musique.

Le Fr. Bon, copier! il en fait semblant pour faire le pauvre, quoiqu'il soit riche, et couvrir sa rage de faire des livres et de barbouiller du papier. Mais per-

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8o PREMIER DIALOGUE.

«onne ici n en est la dupe , et il faut que vous veniez de

bien loin pour Tavoir été.

Rouss. Sur quoi, je vous prie, roulent ces nouveaux livres dont il se cache si bien , si à propos , et avec tant de succès?

Le Fr. Ce sont des fadaises de toute espèce; des le^ ^ns d athéisme, des éloges de la philosophie mo- derne, des .oraisons funèbres, des traductions, des sa- tires.....

Rouss. Contre ses ennemis, sans doute?

Le Fr. Non , contre les ennemis de ses ennemis.

Rouss. Voilà de quoi je ne me serois pas douté.

Le Fr. Oh ! vous ne connoissez pas la ruse du drôle ! Il fait tout cela pour se mieux déguiser. Il fait de vio- lentes sorties contre la présente administration (en 1772) dont il n'a point à se plaindre , en faveur du par- lement qui Ta si indignement traité, et de l'auteur de toutes ses misères, qu'il devroit avoir en horreur. Mais à chaque instant ^a vanité se décèle par les plus ineptes louanges de lui-même. Par exemple, il a fait dernièrement un livre fort' plat, intitulé tAn deux mille deux cent quarante ^ dans lequel il consacre avec soin tous ses écrits à la postérité, sans même excep- ter Narcisse, ,et sans qu'il en manque une seule ligne. .

Rouss. C'est en effet une bien étonnante balourdise. Dans les livres qui portent son nom je ne vois pas un orgueil aussi bête.

Le Fr. En se nommant il se contraignoit; à présent qu'il se croit bien caché, il ne se gêne plus.

Rouss. Il a raison, cela lui réussit si bien! Mais, monsieur, quel est donc le vrai but de ses livres que

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PREMIER DIALOGUE. 8l

€et homme si fin publie avec tant de mystère en fe- veur des gens qu'il devroit haïr, et de la doctrine à la- quelle il a paru si contraire?

Le Fr. En doutez-vous? C est de se jouer du public et de faire parade de son éloquence, en prouvant suc- cessivement le pour et le contre, et promenant ses lecteurs du blanc au noir pour se moquer de leur cré- dulité.

Bouss. Par ma foi! voilà, pour la détresse il se trouve, un homme de bien bonne humeur; et qui, pour être aussi haineux que vous le faites , n'est guère occupé de ses ennemis! Pour moi, sans être vain ni vindicatif, je vous déclare que, si j'étois à sa place, et que je voulusse encore faire des livres, ce neseroit pas pour faire triompher mes persécuteurs et leur doctrine aux dépens de ma réputation et de mes pro- pres écrits. S'il est réellement 1 auteur de ceux qu'il n'avoue pas, c'est une forte et nouvelle preuve qu'il ne l'est pas de ceux quil avoue. Car assurément il faudroit le supposer bien stupide et bien ennemi de lui-même pom* chanter la palinodie si mal à propos.

Le Fr. Il faut avouer que vous êtes un homme bien obstiné, bien tenace dans vos opinions; au peu d'au- torité qu'ont sur vous celles du public, on voit bien que vous n'êtes pas François. Parmi tous nos «ages^ si vertueux, si justes, si supérieurs à toute partialité, parmi toutes nos dames si sensibles , si favorables à un auteur qui peint si bien l'amour , il ne s'est trouvé personne qui ait fait la moindre i^ésistance aux argu* ments triomphants de nos messieurs; personne qui ne se/spit rendu avec empressement, avec joie, aux

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82 PREMIER DIALOGUE,

preuves que ce même auteur qu'on disoit tant aimer, que ce même Jean-Jacques si fêté, mais si rogne et si haïssable, étoit la honte et l'opprobre du genre hu- main; et ^laintenant qu'on s'est si bien passionné pour cette idée qu'on n'en voudroitpas changer quand la chose seroit possible, vous seul, plus difficile que tout le monde , venez ici nous proposer une distinc- tion neuve et imprévue , qui ne le seroit pas si elle avoit la moindre solidité. Je conviens pourtant qu'à travers^ tout ce pathos , qui selon moi ne dit pas grand'chose, vous ouvrez de nouvelles vues qui pour- voient avoir leur usage, communiquées à nos mes- sieurs. Il est certain que, si Ton pouvoit prouver que Jean-Jacques n'a feit aucun des livrés qu'il s'attribue, comme on prouve qu'il n'a pas feit le Devin , on ôte- roit une difficulté qui ne laisse pas d'arrêter ou du moins d'embarrasser encore bien des gens, malgré les preuves convaincantes des forfeits de ce misérable. Mais je serois aussi fort surpris, pour peu qu'on pût appuyer cette idée, qu'on se ftlt avisé si tard delà proposer. Je vois qu'en s'attachant à le couvrir de tout Topprobre qu'il mérite , nos messieurs ne laissent pas de s'inquiéter quelquefois de ces livres qu'ils dé- testent, qu'ils tournent même en ridicule de toute Jeurftrce, mais qui leur attirent souvent des objec- tions incommodes , qu'on léveroit tout d'un coup en affirmant qu'il n'a pas écrit un seul mot de tout cela , et qu'il en est incapable comme d'avoir feit le Devin. Mais je vois qu'on a pris ici une route contraire qui ne peut guère ramener à celle-là; et l'on croit si bien que ces écrits sont de lui ^ que nos messieurs s'occu-

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PREMIER DIALOGUE, 83

pent depuis long-temps à les éplucher pour en ex- traire le poison.

Rouss. Le poison!

Le Fr. Sans doute. Ces beaux livres vous ont séduit comme bien d'autres, et je suis peu surpris qu'à tra- vers toutç cette ostentation de belle morale vous n ayez pas senti les doctrines pernicieuses qu'il y ré- pand ; mais je le serois fort qu'elles n'y fussent pas. Gomment un tel serpent n'infecterdit-il pas de son venin tout ce qu'il touche?

Rouss. Eh bien I monsieur, ce venin! an a*t-on déjà beaucoup extrait de ces livres?

Le Fb. Beaucoup, à ce qu'on m'a dit, et même il s'y met tout à découvert dans nombre de passages horribles que l'extrême prévention qu'on avoit pour ces livres empêcha d'abord de remarquer, mais -qui frappent maintenant de surprise et d'effroi tous ceux qui , mieux instruits , les lisent comme il convient.

Rouss. Des passages horribles ! J'ai lu ces livres avec grand soin, mais je n'y en ai point trouvé detel^, je vous jure. Vous m'obligeriez de m'en indiquer quel- qu'un.

Le Fr. Ne les seyant pas lus, c'çst ce que je ne sau- rois faire : mais j'en demanderai la liste à nos mes^* sieurs ,. qui les ont recueillis, et je vous la communia querai. Je me rappelle seulement qu'on cite une note de VÉmik il enseigne ouvertement l'assassinat.

RcHJSS. GoÉmnènt, monsieur, il enseigne ouverte- ment l'assassinat, et cela n'a pas été remarqué dès la première lecture! 11 falloit qu'il eût en effet des leo* teurs bien prévenus ou bien distraits. Et donc

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84 PREMIER DIALOOUE.

avoient les yeux les auteurs de ces sages et graves^ réquisitoires sur lesquels on Ta si régulièrement dé- crété? Quelle trouvaille pour eux! quel regret de l'avoir manquée !

Le Fr. Ah ! c est que ces livras étoient trop pleins de choses à reprendre pour qu'on pût tout relever*

Rouss. Il est vrai que le bon, le judicieux Joli de Fleuri , tout plein de Thorreur que lui inspiroit fe Sys- tème criminel de la Religion naturelle, nepouvoit guère s arrêter à des bagatelles comme des *leçons d'assas- sinat; ou peut-être, comme vous dites,. son extrême prévention pour le livre Tempêchoit-elle de les re- marquer. Dites, dites , monsieur , que vos chercheurs de poison sont bien plutôt ceux qui l'y mettent, et qu'il n'y en a point pour ceux qui n'en cherchent pas. J'ai lu vingt fois la note dont vous parlez , sans y voir autre chose qu'une vive indignation contre un pré- Jugé gothique non moins extravagant que funeste, et je ne me serois jamais douté du sens que vos mes- sieurs lui donnent, si je n'a vois vu par hasard une lettre insidieuse qu'on a fait écrire à l'auteur à ce sujet, et la réponse qu'il a eu la foiblessed'y faire, et , il explique fe sejas de cette note, qui n'avoit pas besoin d autre explication que d'être lue à sa place par d'honnêtes geps. Un auteur qui ^crit d'après son ùœnr est sujet, en se passionnant, à des fougues qui l'entraînent au-delà du but, et à des écarts ne tom- bent jamais ces écrivains subtils et médiodistes qui, sans s'animer sur rien au monde, ne disent jamais que ce qu'il leur est avantageux de. dire et qu'ils sa- vent tourner sans se commettre, pour produire l'effet

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PREMIER DIALOGUE. 85

qui convient à leur intérêt. Ce sont les imprudences d'un homme confiant en lui-même , et dont Tame gé- néreuse ne suppose pas^méme que Ton puisse douter de lui. Soyez sûr que jamais hypocrite ni fourbe nira s^exposer à découvert. Nos philosophes ont bien ce qu'ils appellent leur doctrine intérieure , mais ils ne renseignent au public qu en se cachant, et à leurs an^is qu'en secret. En prenant toujours tout à la lettre on trouveroit peut-être en effet moins à reprendre dans les livres les plus dangereux que dans ceux dont nous parlons ici, et en général que dans tous ceux Fauteur, sûr de lui-même et parlant d'abondance de cœur, s'abandonne à toute sa véhémence sans songer aux prises qu'il peut laisser au méchant qui le guette de sang froid, et qui ne cherche dans tout ce qu'il offre de bon et d'utile qu'un côté mal gardé par lequel il puisse enfoncer le poignard. Mais lisez tous ces passages dans le sens qu'ils présentent natu- rellement à l'esprit du lecteur et qu' ils avoient dans celui de l'auteur en les écrivant, lisez-les à leur place avec ce qui précède et ce qui suit, consultez la dis- position de cœur ces lectures vous mettent; c'est cette disposition qui vous éclairera sur leur véritable sens. Pour toute répon^ à ces sinistres interpréta- teurs et pour leur juste peine , je ne voudrois que leur faire lire à haute voix l'ouvrage entier qu'ils déchirent ainsi par lambeaux pour les teindre de leur venin; je doute qu'en finissant cette lecture il s'en trouvât un seul assez impudent pour oser renouveler son accu- sation.

Le Fr. Je sais qu'on blâme en général cette manière

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S6 PREMIER DIALOGUE,

d'isoler et défigurer les passages d'un auteur pour les interpréter au gré de la passion d'un censeur injuste ; mais, par vos propres principes, nos messieurs vous mettront ici loip de votre compte; car c'est encore moins dans des traits épars que dans toute la sub- stance des livres dont il s'agit qu'ils trouvent le poison que l'auteur a pris soin d'y répandre: mais il y est fondu avec tant d^art, que ce n'est que par les plus subtiles analyses qu'on vient à bout de le découvrir.

Rouss. En ce cas ,^ il étoit fort inutile de Ty mettre: car, encore un coup, s'il faut chercher ce venin pour le sentir, il n'y est que pour ceux qui l'y cherchent, ou plutôt qui l'y mettent. Pour moi , par exemple , qui ne me suis point atisé d'y en chercher, je puis bien jurer n'y en avoir point trouvé.

Le Fr. £h! qu'importe, s'il &it son effet sans être aperçu? effet qui ne résulte pas d'un tel ou d'un tel passage en particulier, mais de la lecture entière du livre. Qu avez-vous à dire à cela?

Rouss. Rien, sinou qu'ayant lu plusieurs fois en entier les écrits que Jean-Jacques s'attribue, l'effet total qu'il en a résulté dans mon ame a toujours été de me rendre plus humain, plus juste, meilleur que je n'étois auparavant; jamais je ne me suis occupé de ces livres sans profit pour la vertu.

Le Fr. Oh ! je vous certifie que ce n'est pas l'effet que leur lecture a produit sur nos messieurs.

Rouss. Ah! je le.crcfts; mais ce n'est pas la Êiute des livres : car pour moi, plus j'y ai livré mon cœur, moins j'y ai senti ce qu'ils y trouvent de pernicieux; et je suis sûr que cet effet qu'ils ont produit sur moi

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PREMIER. DIALOGUE* 87

sera le même sur tout hoiméte homme qui les lira av^c la même impartialité.

Le Fr. Dite^avec la même prévention; car ceux qui ont senti Teffet contraire, et qui s'occupent pour le bien public de ces utiles recherches, sont tous des hommes de la plus sublime vertu , et de grands phi- losophes qui ne se trompent jamais.

Rouss. Je n'ai rien encore à dire à cela. Mais faites une chose; imbu des principes de ces grands philo- sophes qui ne se trompent jamais, mais sincère dans Tamour de la vérité , mettez-vous en état de prononcer comme eux avec connoissance de cause , et de déci- der, sur cet article, entre eux, d'un côté, escortés de tous leurs disciples qui ne jurent que par les maîtres, et, de l'autre, tout le public avant qu'ils l'eussent si bien endoctriné. Pour cela, lisea vous-même les Uvres dont il s'agit ; et sur les dispositions vous laissera leur lecture jugez de celle étoit l'auteur en les écri- vant, et de l'efifet naturel qu'ils doivent produire quand rien n'agira pour les détourner. C'est, je crois, le moyen le plus sûr de porter sur ce point un jugement équitable.

Le Fb. Quoil vous voulez m'imposer le supplice de lire une immense compilation de préceptes de vertu rédigés par un coquin?

Rouss. Non, monsieur, je veux que vous lisiez le vrai système du cœur humaip rédigé par un hcmnéte homme et publié sous un autre nom. Je veux que vous ne voQs préveniez point contre des livres bons et utiles, uniqueme^nt parcequ'un homme indigne de le» lire a Faudace de s'en dire l'auteur. y ^

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88 PREMIER DIALOGUE.

Le Fr. Sous ce point de vue on pouiroit se résoudre à lire ces livres , si ceux qui les ont mieux examinés ne s'accordoient tous , excepté vous seul , à les trouver nuisibles et dangereux ; ce qui prouve assez que ces livres ont été composés , non, comme vous dites, par un honnête homme dans des intentions louables , mais par un fourbe adroit, plein de mauvais sentiments- masqués d'un extérieur hypocrite, à la laveur duquel ils surprennent , séduisent et trom[>ent les gens.

Rouss. Tant que vous continuerez de la sorte à mettre en fait sur lautorité d autrui Vopinion con- traire à la» mienne, nous ne saurions être d accord. Quand vous voudrez juger par vous-même , nous pour- rons alors comparer nos raiscms, et choisir lopinion la mieux fondée; mais dans une question de fait comme celle-ci , je ne vois point pourquoi je serois obligé de croire sans aucune raison probante que d'autres ont ici mieux vu que moi.

Le Fr. Comptez- vous pour rien le calcul des voix, quand vous êtes seul à voir autrement que tout le monde?

Rouss. Pour faû'e ce calcul avec justesse, il feu- droit auparavant savoir combien de gens dans cette affaire ne voient , comme vous , que par les yeux d au- trui. Si du nombre de ces bruyantes voix on ôtoit les échos qui ne font que répéter celle des autres, et que Ton comptât celles qui restent dans le silence, faute d'oser se faire entendre , il y auroit peut-être moins de disproportion que vous ne pensez. En réduisant toute cette multitude au petit nombre de gens qui mènent les autres, il me resteroit encore une forte

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BEMÏER DIALOGUE. 89

raison de ne pas préférer leur avis au mien : car je suis ici psirfaitement sûr de ma bonne foi, et je n'en puis dire autant avec la même assurance d'aucun de ceux qui , sur cet article , disent penser autreiïient que moi. En un mot , je juge ici par moi-même. Nous ne pouvons donc raisonner au pair, vous et moi , que vous ne vous mettiez en état déjuger par vous-même aussi.

Le Fr. J'aime mieux, pour vous complaire, faire plus que vous ne demandez , en adoptant votre opi- nion préférablement à l'opinion publique ; car je vous avoue que le seul doute si ces livres ont été faits par ce misérable m'empêcheroit d'en supporter la lecture aisément.

Rouss. Faites mieux encore. Ne songez point à l'au- teur en les lisant , et sans vous prévenir ni pour ni contre, livrez votre ame aux iippressions qu'elle en recevra. Vous vous assurerez ainsi par vous-même de l'intention dans laquelle ont été écrits ces livres, et s'ils peuvent être l'ouvrage d'un scélérat qui couvoit de mauvais desseins.

Le Fh. Si je fais pour vous cet effort, n'espérez pas du moins que ce soit gratuitement. Pour m'engager à lire ces livres malgré ma répugnance, il faut, malgré la vôtre, vous engager vous-même à voir l'auteur, ou selon vous celui qui se donne pour tel, à l'examiner avec soin, et à démêler, à travers son hypocrisie, le fourbe adroit qu'elle a masqué si long-temps.

RoDSS. Que m'osez-vous proposer? Moi que j'aille chercher un pareil homme! que je le voie! que je le haiite! Moi qui m'indigne de respirer l'air qu'il res-

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go PREMIER DIALOGUE,

pire , moi qui voudrois met^e le diamètre de la terre* eatre lui et moi, et m'en trouverois trop pràs encore! Rousseau vous a-til donc paru facile en liaisons au point d aller chercher la fréquentation de& méchants? Si jamais j avois le malheur de trouver celui-ci sur mes p^s, je ne m'en consolerois qu'en le chargeant des noms qu'il mérite, en confondant sa morgue hy- pocrite par les plus cruels reproches ,^^ en l'accablant de l'affreuse liste de ses forfaits.

Le Fr. Que dites-vous là? Que vous m effrayez! Avez- vous oublié l'engagement sacré que vous avez pris de garder avec lui le plus profond silence , et de ne lui jamais laisser connoître que vous ayez même aucun soupçon de tout ce que je vous ai dévoilé?

Rouss. Gomment? Vous m'étonnez. Cet engage- ment regardoit uniquement, du moins je l'ai cru, le temps qu'il a fallu mettre à m'expliquer les secrets af* freux que vous m'avez révélés. De peur d'en brouiller le fil, il falloit ne pas l'interrompre jusqu'au bout, et vous ne vouUez pas que je m'exposasse à des discus- sions avec un fourbe, avant d'avoir toutes les instruc- tions nécessaires pour le confondre pleinement. Voilà ce que j'ai compris de vos motifs dans le silence que vous m'avez imposé , et je n'ai pu supposer que ïciAi" gation de ce silence allât plus loin que ne le permet- tent la j ustice et la loi.

Le Fr. Ne vous y tf'ompez donc plus. Votre enga- gement, auquel vous ne pouvez manquer sans violer votre foi, n'a, quant à sa durée, d'autres bornes que celles de la vie. Vous pouvez , vous devez même ré- pandre, publier partout l'aifreux détail de ses vices et

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PREMIER DIALOGUE. 9I

de ses crimes , travailler avec zélé à étendre et ac- croître de plus en plus sa diffamation, le rendre au- tant qu il est possible odieux, méprisable, exécrable à tout le monde. Mais il faut toujours meUre à cette bonne œuvre un air de mystère et de commisération qui en augmente Teffet; et, loin de lui donner jamais aucune explication qui le mette à portée de répondre et de se défendre, vous devez concourir avec tout le inonde à lui faire ignorer toujours ce qu on sait , et comment on le sait.

Rouss. Voilà des devoirs que j'étois bien éloigné de comprendre quand vous me les avez imposés; et, maintenant qu'il vous plaît de me les expliquer, vous ne pouvez douter qu'ils ne me surprennent et que je ne sois curieux d'apprendre sur quels principes vous les fondez. Expliquez-vous donc, je vous prie, et comptez sur toute mon attention.

Le Fr. O mon bon ami! qu'avec plaisir votre ccBur, navré du déshonneur que fait à l'humanité cet homme qui n'auroit jamais naître , va s'ouvrir à des senti- ments qui en font la gloire dans les nobles âmes de ceux qui ont démasqué ce malheureux! Ils étoient ses amis, ils faisoient profession de l'être. Séduits par un extérieur honnête et simple, par une humeur crue alors facile et douce, par la mesure de talents qu il falloit pour sentir les leurs sans prétendre à la concur- rence , ils le recherchèrent , se l'attachèrent , et l'eurent bientôt subjugué, car il est certain que cela n'étoit pas difficile. Mais quand ils virent que cet homme si simple et si doux, prenant tout d'un coup l'essor, s'élevoit d'un vol rapide à une réputation à laquelle

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g2 PREMIER DIALOGUE,

ils ne pouvoiént atteindre, eux qui avoient tant de hautes prétentimis si bien fondées, ils se doutèrent bientôt qu'il y avoit là-dessous quelque chose qui n alloit pas l^en, que cet esprit bouillant n'avoit pas si long-temps contenu son ardeur sans mystère; et, dès-lois, persuadés que cette apparente simplicité n'étoit qu'un voile qui cachoit quelques projets dan- gereux, ils formèrent la ferme résolution de trotirer ce qu'ils cherchoient, et prirent à loisir les mesures les plus sûres pour ne pas perdre leurs peines.

Ils se concertèrent donc pour éclairer toutes ses al- lures de manière que rien ne leur pût échapper. Il les avoit mis lui-même sur la Voie par la déclaration d'une iaute grave qu'il avoit commise et dont il leur confia le secret sans nécessité, sans utilité; non, comme di- soit l'hypocrite , pour ne rien cacher à l'amitié et ne pas paroître à leurs yeux meilleur qu'il n'étoit , mais plutôt, comme ils disent très sensément eux-mêmes, pour leur donner le change, occuper ainsi leur atten- tion, et les détourner de vouloir pénétrer plus avant dans le mystère obscur de son caractère. Cette étour- derie de sa part fut sans doute un coup du ciel qui voulut forcer le fourbe à se démasquer lui-même , ou du moms à leur fournir la prise dont ils avoient besoin pour cela. Profitant habilement de cette ouverture pour tendre leurs pjêges autour de lui, ils passèrent aisément de sa confidence à celle des complices de sa faute, desquels ils se firent bientôt autant d'instru- ments pour l'exécution de leur projet. Avec beaucoup d'adresse, un peu d'argent, et de grandes promesses, ils gagnèrent tout ce qui l'entouroit , et parvinrent ainsi

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PREMIER DIALOGUE. 98

par degrés à être instruits de ce qui le regardoit aussi bien et mieux que lui-même. Le fruit de tous ces soios fut la découverte et la preuve de ce qu ils avoient pressenti sitôt que ses livres firent du bruit ; savoir, que ce grand prêcheur de vertu n'étoit qu un monstre chargé de crimes cachés, qui, depuis quarante ans, masquoit Tame d'un scélérat sous les dehors d'un honnête homme.

Rouss. Continuez, de grâce. Voilà vraiment des choses surprenantes que vous me racontez là.

Le Fr. Vous avez vu en quoi consistoient ces dé- couvertes : vous pouvez juger de lembarras de ceux qui les avoient faites. Elles n'étoient pas de nature à pouvoir être tues , et Ton n avoit pas pris tant de peines pour rien ; cependant, quand il n'y auroit eu à les pu- blier d autre inconvénient que d'attirer au coupable les peines qu'il avoit méritées, c'en étoit assez pour empêcher ces hommes généraux de l'y vouloir expo- ser. Ils dévoient, ils vouloient le démasquer, mais ils ne voulbient pas le perdre; et l'un sembloit pourtant suivre nécessairement de l'autre. Comment le confon- dre sans le punir? Comment l'épargner sans se rendre responsable de la continuation de ses crimes? car pour du riBpentir, ils sa voient bien qu'ils n'en dévoient point attendre de lui. Us savoient ce qu'ils dévoient à la justice , à la vérité, à la sûreté publique; mais ils ne savoient pas moins ce qu'ils se dévoient à e|ix-mêmes. Après, avoir eu le malheur de vivre avec ce scélérat dans l'intimité, ils ne pouvoient le livrer à la vindicte publique sans s'exposer à quelque blâme ; et leurs honnêtes âmes , pleines encore.de commisération pour

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94 PREMIER DIALOGUE*

lui, vouloient surtout éviter le scandale, et faire qu'aux yeux de toute la terre il leur dût son bien-être et sa conservation. Ils concertèrent donc soigneuse-* ment leurs démarches, et résolurent de graduer si bien le développement de leurs découvertes, que la connoissance ne s'en répandit dans le public qu'à me* sure qu'on y reviendroit des préjugés qu'on avoit en sa faveur; car son hypocrisie avoit alors le plus grand succès. La route nouvelle qu'il s'étoit frayée , et qu'il paroissoit suivre avec assez de courage pour mettre sa conduite d'accord avec ses principes; son auda- cieuse morale, qu'il sembloit prêcher par son exemple encore plus que par ses livres ; et surtout son désinté* ressèment apparent, dont tout le monde alorôétoit la dupe ; toutes ces singularités , qui supposoient du moins une ame ferme , excitoient l'admiration de ceux mêmes qui les désappi;ouvoient. On applaudis* soit à ses maximes sans les admettre , et à son exemple sans vouloir le suivre.

Comme ces dispositions du public auroient pu l'em- pêcher de se rendre aisément à ce qu'on lui vouloit apprendre, il fallut commencer par les changer. Ses fautes, mises dans le jour le plus odieux, commencè- rent l'ouvrage ; son imprudence à les déclarer auroit pu paroître franchise , il la fallut déguiser. Cela parois- soit difficile ; car on m'a dit qu'il en avoit fait dans Y Emile un aveu presque formel avec des r^egrets qui dévoient naturellemept lui épargner les reproches des honnêtes gens. Heureusement le public, qu'on animoit alors contre lui, et qui ne voit rien que ce qu\)n veut qu'il voie , n'aperçut point tout cela , et

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PREMIER DIALOGUE. gS

bientôt, avec les renseignements suffisants pour Tac- cuser et le convaincre sans qu il parût que ce fàt lui qui les eût fournis, on eut la prise nécessaire pour commencer l'œuvre de sa diffamation . Tout se trou- Voit merveilleusement disposé pour cela. Dans ses brutales déclamations, il a voit, comme vous le remar- quez vous-même, attaqué tous les états: tous ne de- mandoient pas mieux que de concourir à cette oeuvre qu aucun n'osoit entamer de peur de paroitre écouter uniquement la vengeance. Mais à la faveur de ce pre- mier fait , bien établi et suffisamment aggravé , tout le reste devint facile. On put, sans soupçon d'animosité» se rendre Técho de ses amis , qui même ne le char- geoient qu'en le plaignant, et seulement pour l'acquit de leur conscience; et voilà comment, dirigé par des gens instruits du caractère affreux de ce monstre, le public, revenu peu-à-peu des jugements favorables qu'il en avoit portés si long-temps , ne vit plus que du ^fast^ il avoit vu du courage , de la bassesse il avoit vu de la simplicité, de la forfanterie il avoit vu du désintéressement, et du ridicule il avoit vu de la singularité.

Voilà l'état il fallut amener les choses pour ren- dre croyablesi, même avec toutes leurs preuves, les noirs mystères qu'on avoit à révéler, ^ pour le laisser vivre dans une liberté du moins apparente, et dans une absolue impunité : car, une fois bien connu,. Ton n'avoit plus à craindre qu'il pût ni tromper ni séduire personne; et, ne pouvant plus se donnei* des comr plices, il étoit hors d'état, surveillé comme il l'étoît par ses amis et par leurs amis, de suivre ses projets

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96 PREMIER DIALOGUE,

exécrables, et de faire aucun mal dans la société. Dans cette situation , avant de révéler les découvertes qu on avoit faites , oï\ capitula qu'elles ne porteroient aucun préjudice à sa personne, et que, pour le laisser même jouir d'une parfaite sécurité, on ne lui laisseroit ja- mais connoître qu'on Feût démasqué. Cet engage- ment, contracté avec toute la force possible, a été rempli jusqu'ici avec une fidélité qui tient du prodige. Voulez-vous être le premier à l'enfreindl'e, tandis que le public entier, sans distinction de rang, d'âge, de sexe, de caractère, et sans aucune exception, péné- tré d'admiration pour la générosité de ceux qui ont conduit cette affaire, s'est empressé d'entrer dans leurs nobles vues, et de les favoriser par pitié pour ce malheureux : car vous devez sentir que là-dessus sa sûreté tient à son ignorance, et que, s'il pouvoit jamais croire que ses crimes sont connus, il se pré- vaudroit infailliblement de l'indulgence dont on les couvre pour en tramer de nouveaux avec la même impunité; que cette impunité seroit alors d'un trop dangereux exemple, et que ces crimes sont de ceux qu'il faut ou punir sévèrement ou laisser dans l'obs- curité.

Rouss. Tout ce que vous venez de me dire m'est si nouveau, qujl faut que j'y rêve long-temps pour arranger là-dessus mes idées. Il y a même quelques points sur lesquels j aurois besoin de plus grande explication. Vous dites, par exemple, qu'il n'est pas à craindre que cet homme, une fois bien connu, sé- duise personne, qu'il se donne des complices, qu'il &LSse aucun complot dangereux. Gela s'accorde mal

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g8 PREMIER DIALOGUE.

monde ne peut se fier en aucune sorte, et qui n'est pas même capable du pacte que les scélérats font entre eux. C'est sous cet aspect qu'également connu de tous il ne peut être à craindre à qui que ce soit par ses trames. Détesté des bons pour ses œuvres, il lest encore plus des méchants pour ses livres : par un juste châtiment de sa damnable hypocrisie, lef fri- pons qu'il démasque pour se masquer ont tous pour lui la plus invinéible antipathie. S'ils cherchent à l'ap- procher, c'est seulement pour le surprendre et le tra- hir ; mais comptez qu'aucun d'eux ne tentera jamais de l'associer à quelque mauvaise entreprise.

Rouss, C'est en effet un méchant d'une espèce bien particulière que celui qui se rend encore plus odieux aux méchants qu'aux bons, et à qui personne au monde n'oseroit proposer une injustice.

Le Fr. Oui, sans doute, d'une espèce particulière, et si particulière que la nature n'en a jamais produit et j'espère n'en reproduira plus un semblable. Ne croyez pourtant pas qu'on se repose avec une aveugle confiance sur cette horreur universelle. Elle est un des principaux moyens employés par les sages qui Font excitée, pour l'empêcher d'abuser par des pra- tiques pernicieuses de la liberté qu'on vouloit lui lais- ser, mais elle n'est pas le seul. Ils ont pris des pré- cautions non moins efficaces en le surveillant à tel point qu'il ne puisse dire un mot qui ne soit écrit, ni fairf un pas qui ne soit marqué, ni former un projet qu'on" ne pénètre à l'instant qu'il est conçu. Ils ont fait en sorte que, libre en apparence au milieu des hommes, il n'eût avec eiix aucune société réelle; qu'il.

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PREMIER DIALOGUE. 99

vécût seul dans la foule ; qu'il ne sût rien de ce qui se fait, rien de ce qui se dit autour de lui, riçn surtout de ce qui le regarde et riniéresse le plus ; qu'il se sentît partout chargé de chaînes dont il ne pût ni montrer ni voir le moindre vestige. Ils ont élevé autour de lui des murs de ténèbres impénétrables à ses regards ; ils l'ont enterré vif parmi les vivants. Voilà peut-être la plus singulière, la plus étonnante entreprise qui ja- mais ait été faite.» Son -plein succès atteste la force du génie qui Fa conçue et de ceux qui en ont dirigé Fexé- cution ; et ce qui n'est pas moins étonnant encore est le zèle avec lequel le public entier s'y prête , sans aper- cevoir lui-même la grandeur, la beauté du plan dont il est Faveugle et fidèle exécuteur.

Vous sentez bien néanmoins qu'uo projet de cette espèce , quelque bien concerté qu'il pût être, n'auroit pu s'exécuter, sans le concours du gouvernement : mais on eut d'autant moins de peine à l'y faire entrer qu'il s'agissoit d'un homme odieux à ceux qui en te- noient les rênes , d'un auteur dont les séditieux écrits respiroient Faustérité républicaine, et qui, dit-on, haïssoit le visirat, méprisoit les visirs, vouloit qu'un roi gouvernât par kii-même, que les princes fussent justes, que les peuples fussent libres, et que tout obéît à la loi. L'administration se prêta donc aux manoeuvres nécessaires pour l'enlacer et le surveiller ; entrant dans toutes les vues^le ^Auteur du projet, elle pourvut àJa sûreté du coupable autant qu'à son avilissement, et, sous un air bruyant de prpteetion rendant sa diffama- tion plus solennelle^ parvint par degrés à lui oter avec toute espèce de crédit, de considération, tl'êstimê , toiit

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lOO PREMIER DIALOGUE.

moyen d abuser de ses pernicieux talents pour le mal- heur du genre humain.

Afin de le démasquer plus complélement on n a épargné ni soins, ni temps, ni dépense, pour éclairer tons les moments de sa vie depuis sa naissance jusqu'à ce jour. Tous ceux dont les cajoleries Font attiré dans leurs pièges ; tous ceux qui , Tayant connu dans S£| jeunesse, ont fourni quelque nouveau fait contre lui , quelque nouveau trait à sa charge, «tous ceux en un mot qui ont contribué à le peindre comme on vouloit , ont été récompensés de manière ou d'autre, et plu- sieurs ont été avancés eux ou leurs proches , pour être entrés de bonne grâce dans tontes lés vues de nos mes- sieurs. On a envoyé des gens de confiance , chargés de bonnes instructions et de beaticoup d'argent , à Venise , à Turin, en Savoie, en Suisse, à Genève, partout il a demeuré. On a largement récompensé tous ceux qui, travaillant avec succès, ont laissé de lui dans ces pays les idées qu'on en vouloit donner, et en ont rap- porté les anecdotes qu'on vouloit avoir. Beaucoup même de personnes de tous les états, pour faire de nouvelles découvertes et contribuer à l'œuvre com- mune^ ont entrepris à leurs propres frais et de leur propre mouvement de grands voyages pour biçn con- stater la scélératesse de Jean- Jacques avec un zélé...

Rouss. Qu'ils n'auroient sûrement pas eu dans le cas contraire pour le constater honnête homme : tant l'a- version pour les méchants aplus de force dans les belles âmes que rattachement poi|r les bons !

Voilà, comme vous }e dites, un projet non moine admirable ^if admirablement exécuté. Il serpit bien

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102 PREMIER DIALOGUE,

traiter le misérable comme il le méritoit, il ne falloit que le saisir, le punir, et tout étoit fait. On se fût épar- gné des embarras, des soins, des frais immenses, -et ce tissu de pièges et d'artifices dont on le tient enve- loppé. Mais la générosité de ceux qui Font démasqué» leur tendre commisération pour lui ne leur permettant aucun procédé violent, il a bien fallu s'assurer de lui sans attenter à sa liberté , et le rendre Thorreur de l'u- nivers afin qu'il n'en fût pas le fléau.

Quel tort lui fait-on, et de quoi pourroit-il se plain- dre? Pour le laisser vivre parmt les hommes il a bien fallu le peindre à eux tel quiil étoit. Nos messieurs savent mieux que vous que les méchants cherchent et trouvent toujours leurs semblables pour comploter avec eux leurs mauvais desseins; mais'on les empêche de se lier avec celui-ci en leleur rendant odieux à tel point qu'ils n'y puissent prendre aucune confiance. Ne vous y fiez pas, leur dit-on, il vous trahira pour le seul plaisir de nuire ; n'espérez pas le tenir par un in- térêt commun. C'est 'très gratuitement qu'il se plaît au crime; ce n'ett point son intérêt qu'il y cherche ; il ne connoît d'autre bien pour lui que le mal d'autrui : il préférera toujours le mal plus grand ou plus prompt de ses camarades, au mal moindre ou plus éloigné qu'il pourroit feire avec eu». Pour prouver tout cela , il ne faut qu'exposer sa vie. En faisant son histoire on éloigne de lui les plus scélérats par la terreur. L'effet de cette méthode est si grand et si sûr que, depuis qu'on le surveille et qu'on éclaire tous ses secrets, pas un mortel n'a encore eu l'audace de tenter sur lui l'appât d'une mauvaise action , et ce n'est jamais qu'au

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IPHEMIER DIALOGUE^ Io3

leurré de quelque bonne œuvre qu'on parvient à le sur* prendre.

Rouss, Voyez comme quelquefois les extrêmes se touchent! Qui croiroit qu'un excès de scélératesse pût ainsi rapprocher la vertu? Il n y avoit que vos mes-' sieurs au monde qui pussent trouver un si bel art.

Le Fr, Ce qui rend lexécution de ce plan plus ad- mirable, c'est le mystère dont il a fallu le couvrir. Il falloit peindre le personnage à tout le monde, sans que jamais ce portrait passât sous ses yeux. Il falloit instruire l'univers de ses crimes , mais de telle façon que ce fiit un mystère ignoré de lui seul. Il falloit que chacun le montrât au doigt, sans qu'il crût être vu de personne. En un nàot, Vétoit un secret dont le public entier devoit être dépositaire , sans qu'il parvînt ja- mais à celui qui en étoit le sujet. Cela eût été difficile, peut-être impossible à exécuter avec tout autre : mais les projets fondés sur des principes généraux échouent souvent. En les appropriant tellementà l'individu qu'ils ne conviennent qu'à lui, on en rend l'exécution bien plus sûre. C'est ce qu'où a fait, aussi habilement qu'heureusement avec notre homme. On savoit qu'é- tranger et seul il étoit sans appui , sans parents , sans assistance, qu'il ne tenoit à aucun parti, et que son humeur sauvage tendoit elle-même à l'isoler : on n'a fait, pour l'isoler tout-à-fait, que suivre sa pente na- turelle, y faire tout concourir, et dès-lors tout a été facile. En le séquestrant tout-à-fak du commerce des hommes, qu'il fuit, quel mal lui fait-on? En poussant la bonté jusqu'à lui laisser la liberté, du moins appa- rente, ne falloit-il pas l'empêcher d'en pouvoir abu-

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Io4 PREMIER DIALOGUE*

ser? Ne falloit-il pas, en le laissant au milieu des ci- toyens, s'attacher à le leur bien faire connoître? Peut- on voir un serpent se glisser dans la place publique , sans crier à chacun de se garder du serpent? N'étoit-ce pas surtout une obligation particulière pour les sages qui ont eu l'adresse d'écarter le masque dont il se cou- vroit depuis quarante ans, et de le voir les premiers , à travers ses déguisements, tel qu'ils le montrent de- puis lors à tout le monde? Ce grand devoir de le faire abhorrer pour l'empêcher de nuire, combiné avec le tendre iotérét qu'il inspire à ces hommes subhmes, est le vrai motif des soios infinis qu'ils prennent, des dépenses immenses qu'ils font pour l'entourer de tant de pièges, pour le livrer à tant*de mains , pour l'enla- cer de tant de façons, qu'au milieu de cette liberté feinte il ne puisse ni dire un mot, ni faire un pas, ni mouvoir un doigt , qu'ils ne le sachent et ne le veuillent. Au fond , tout ce qu'on en £ait n'est que pour son bien , pour éviter le mal qu'on seroit contraint de lui^faire, et dont on ne peut le garantir autrement. Il falloit com- mencer par l'éloigner de sts anciennes connoissances pour avoir le temps de les bien endoctriner. On l'a fait décréter à Paris: quel mal lui a-t-on fait? Il falloit, par la même raison, l'empêcher de s'établir à Genève. On l'y a fait décréter aussi : quel mal lui a-t-on fait? On Fa fait lapider à Motiers ; mais les cailloux qui cas- soient ses fenêtres et ses portes ne l'ont point atteint : quel mal donc lui ont-ils fait? On l'a fait chasser, à l'en- trée de l'hiver, de l'île solitaire il s'étoit réfugié , et de toute la Suisse ; mais c étoit pour le forcer charita-

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PREMIER DIALOGUE. lo5

blement d'aller en Angleterre» chercher Fasile qu'on lai préparoit à son insu depuis long-temps, et bien meilleur que celui qu'il s'étoit obstiné de choisir, quoi- qu'il ne pût de foire aucun mal à personne. Mais quel mal lui a-t-on foit à lui-même ? et de quoi se plaint- il aujourd'hui? Ne le laisse-t-on pas tranquille dans son opprobre? Il peut se vautrer à son aise da]^s la fange Ton le tient embourbé. On l'accable d'indi- gnités, il est vrai ; mais qu'importe? quelles blessi:#es lui* font-elles? n'est-il pas fait pour les souffrir? Et quand chaque passant lui cracheroit au visage, quel mal , après tout , cela 1 ui feroit-il ? Mais ce monstre d'in- gratitude ne sent rien, ne sait gré de rien ; et tous les ménagements qu'on a pour lui , loin de le toucher, ne font qu'irriter sa férocité. En prenant plus grand soin de lui ôter tous ses amis, on ne leur a rien tant recommandé que d^en garder toujours l'apparence et le titre, et de prendre pour le tromper le même ton qu'ils avoient auparavant pour l'accueillir. C'est sa coupable défiance qui seule le rend misérable. Sans elle il seroit un peu plus dupe , mais il vivroit tout aussi content qu'autrefois. Devenu l'objet de l'horreur publique, il s'est vu par celui des attentions de tout le monde. C'étoit à qui le féteroit, à qui l'auroit à dî- per, à qui lui ofFriroit des retraites, à qui renchéri- roit d'empressement pour obtenir la préférence. On

' Choisir un Anglois pour mon dépositaire 6t mon confident seroit, ce me semble, réparer d'une manière bien authentique le mal que j*ai pu penser et dire de sa nation. On Ta trop abusée sur mon compte pour que j'aie pu ne pas m'abnser quelquefois sur te iBien.

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Io6 PREMIER DIALOGUE.

eût dit, à lardeur qu'on avoit pour Fattirer, que rieiî

n était plus honorable, plus glorieux, que de lavoir

pour hôte, et cela dans tous les états, sans en ëxcep*

ter les grands et les princes ; et mon ours n étoit pas

content!

Rouss. II avoit tort ; mais il devoit être bien surpris } Ces grands-là ne pensoient pas, sans doute, comme ce seigneur espagnol dont vous savez la réponse à Cteu^les-Quint qui lui demandoit un des ses châteaux pour y loger le connétable de Bourbon \ *

Le Fr. Le cas est bien différent : vous oubliez qu'ici c'est une bonne œuvre.

Rouss. Pourquoi ne voulez-vous pas que l'hospi- talité envers le connétable fût une aussi bonne œuvre que l'asile offert à un scélérat?

Le Fr. Eh! vous ne voulez pas m'entendre. Le con- nétable savoit bien qu'il étoit rebelle à son prince.

Rouss. Jean-Jacques ûe sait donc pas qu'il est un scélérat?

Le Fr. Le fin du pix)jet est d'en user extérieurem*ent avec lui comme s'il n'en savoit rien, ou comme si oa Kignoroit soi-même. De cette sorte, on évite avec lui le danger des explications; et, feignant de le prendre pour un honnête homme, on l'obsède si bien, sous un air d'empressement pour son mérite, que rien

' On a, dit-on, rendu inhabitable le château de Trye depuis €|ue j'y ai logé. Si cette opération a rapport à moi, elle n'est pas conséquente à l'empressement qui m'y avoit attiré, ni à celui avec lequel on engageoit M. le prince de Ligne à m'offrir dans le même temps un asile charmant dans ses terres, par une belle lettre qu*oir (ut même |;rand soin de faire courir dans tout Paris.

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PRECHER DIALOGUE. 107

ce qui se rapporte à lui, ni lui-même, ne peutécha- per à la vigilance de ceux qui rapprochent. Dès qu'il s'établit quelque part , ce qu'on sait toujours (^avance, les murs, les planchers, les sen^ures, tout est disposé autour de lui pour la fin qu'on se propose, et l'on n oubhe pas de l'envoisiner conveuablement, c'est-à- dire de mouches venimeuses, de fourbes adroits, et de filles accortes à qui l'on a bien fait leur leçon. C'est une chose assez plaisante de voir les barboteuses de nos messieurs p^^endre des airs de vierges pour tâcher d'aborder cet ours. Mais ce ne sont pas apparemment des vierges qu'il lui faut; car, ni les lettres pathéti- ques qu'on dicte à celles-là, ni les dolentes histoires qu'on leur feit apprendre, ni tout l'étalage de leur» malheurs et de leurs vertus; ni celui de leurs charmes flétris, n'ont pu l'attendrir. Ce pourceau d'Épicure est devenu tout d'un coup un Xénocrate pour nos messieurs.

Rouss. N'en fut-il point un pour vos dames? Si ce n'étoit pas le plus bruyant de ses forfaits , c'en se- roit sûrement le plus irrémissible.

Le Fr, Ah \ M. Rousseau , il faut toujours être ga- lant; et, de quelque façon qu'en use uhe femme, on ne doit jamais toucher cet article-là.

Je n'ai pas besoin de vous dire que toutes ses lettres sont ouvertes, qu'on retient soigneusement toutes celles dont il pourroit tirer quelque instruction , et qu'on lui en fait écrire de toutes les façons par diffé- rentes mains , tant pour sonder ses dispositions par ses réponses, que pour lui supposer , dans celles qu'il rebute et qu'on garde, des correspondances dont on

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I08 Ï^UEMIER DIALOÇUE.

puisse un jour tirer parti contre lui. On a trouvé Fart de lui foire de Paris une solitude plus afFreuse que les €avern«s et les bois, il ne trouve au milieu des hommes ni communication, ni consolation, ni con* seil, ni lumières , ni rien de tout ce qui pourroit lui aider à se conduire, un labyrinthe immense Ton ne lui laisse apercevoir dans les ténèbres que de fousses routes qui 1 égarent de plus en plus. Nul ne Taborde qui n'ait déjà sa leçon toute feite sur ce qu'il doit lui dire , et sur le ton qu'il doit prendre en lui parlant. On tient note de tous ceux qui demandent à le voir *, et on ne le leur permet qu'après avoir reçu à son égard les instructions que j'ai moi-même été chargé de vous donner au premier désir que vous avez marqué de le connoître. S'il entre en quelque lieu public, il y est regardé et traité comme un pestiféré: tout le monde l'entoure et le fixe, mais en s'écartant de lui et sans lui parler, seulement pour lui servir de barrière; et s'il ose parler lui-même et qu'on daigne lui répondre, c'est toujours ou par un mensonge ou en éludant ses questions d'un ton si rude et si méprisant, qu'il perde l'envie d'en faire. Au parterre on a grand soin de le recommander à ceux qui l'entourent, et de placer toujours à ses côtés une garde ou un sergent qui parle ainsi fort clairement de lui sans rien dire» On l'a montré, signalé, recommandé partout aux facteurs,

* Oq a mis pour cela dans la rue un marchand de tableaux tout vis-à-vis de ma porte, et à cette porte, qu'on tient fermée, un secret, afin que tous ceux qui voudront entrer chez moi soient forcés de s'adresser aux voisins , qui ont lears instructions et leuri Ordres.

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PREMIER DIALOGUE. 109

aux commis, aux gardes, aux mouches , aux sa* voyards , dans tous les spectacles , dans tous les cafés , aux barbiers, aux marchands, aux colporteurs, aux libraires. S'il cherchoit un livre, un almanach, un roman, il n'y en auroit plus dans tout Paris; le seul désir manifesté de trouver une chose telle qu elle soit, est pour lui Tinfaillible moyen de la faire disparoître. A son arrivée à Paris il cherchoit douze chanson- nettes italiennes qu'il y fit graver il y a une vingtaine d'années, et qui étoient de lui comme le Devin du village', mais le recueil, les airs, les planches, tout disparut, tout fut anéanti dès l'instant, sans qu'il en ait pu recouvrer jamais un seul exemplaire. On est parvenu à force de petites attentions multipUées à le tenir dans cette ville immense, toujours sous les yeux de la populace, qui le voit avec horreur. Veut-il passer l'eau vis-à-vis les Quatre-Nations ; on ne passera point pour lui, même en payant la voiture entière. Veut-il se faire décrotter; les décrotteurs, surtout ceux du Temple et du Palais-Royal , lui refuseront avec mépris leurs services. Entre-t-il aux Tuileries ou au Luxem- }x>urg ; ceux qui distribuent des billets imprimés à la porte ont ordre de le passer avec la plus outrageante affectation , et même de lui en refuser net, s'il se pré- sente pour en avoir, et tout cela, non pour Fimpor^ tance de la chose, mais pour le faire remarquer, con- noître, et abhorrer de plus en plus.

Une de leurs plus jolies inventions est le parti qu*ls ont su tirer pour leur objet de l'usage annuel de brûler en cérémonie un Suisse de paille dans Ici rue aux. Ours. Cette fête populaire paroissoit si barbare

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IIO PREMIER DIALOGUE.

€t si ridicule en ce siècle philosophe, que, déjà né- gligée, on alloit la supprimer tout-à-fait, si nos mes- sieurs ne se fussent avisés de la renouveler bic-i pré- cieusement pour Jean- Jacques. A cet effet, ils ont fait donner sa figure et son vêtement à Thomme de paille, ils lui ont armé la main d'un couteau bien luisant, et, en le faisant promener en pompe dans les rues de Paris, ils ont eu soin qu'on le mît en station directement sous les fenêtres de Jean-Jacques» tournant et retournant la figure de tous côtés pour la bien montrer au peuple, à qui cependant de charita- bles interprètes font faire lapplication qu'on désire > et l'excitent à brûler Jean-Jacques en effigie , en atten- dant mieux '. Enfin l'un de nos messieurs m'a même assuré avoir eu le sensible plaisir de voir des men- diants lui rejeter au nez son aumône, et vous com- prenez bien....

Rouss. Qu'ils n'y ont rien perdu. Ah! quelle dou- ceur d'ame! quelle charité! le zèle de vos messieurs n'oublie rien.

Le Fr. Outre toutes ces précautions , on a mis en œuvre un moyen très ingénieux pour découvrir s'il lui reste par malheur quelque personne de confiance qui n'ait pas encore les instructions et les sentiments

' Il y aiiroit à me brûler en personne deux grands inconvénients qui peuvent forcer ces messieurs à se priver de ce plaisir : le pre- mier est quêtant une fois mort et brûlé je ne serois plus en leur pouvoir, et ils perdroient le plaisir plss grand de me tourmenter vif; le second, bien plus grave, est qu'avant de me brûler il fau- droit enfin m'entendre, au moins pour la forme ; et je doute que , malgi^ vingt ans de précautions et de trames , ils osent encore en courir le risque.

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PREMIER DIALOGUE. ïit

nécessaires pour suivre à son égard le pan générale- ment admis. On lui fait écrire par des gens <iui, se feignant dans la détresse, implorent son secours ou ses conseils pour s'en tirer. Il cause avec eux, il les console, il les recommande aux personnes sur les- quelles il compte. De cette manière on parvient à les connoître, et de facilement à les convertir. Vous ne sauriez croire combien par cette manœuVre on a découvert de gens qui Testîmoient encore et qu'il Gontinuoit de tromper. Connus de nos messieurs , ils sont bientôt détachés de lui, et Ton parvient par un art tout particulier , mais infaillible , à le leur rendre aussi odieux qu'il leur fut cher auparavant. Mais soit qu'il pénétre enfin ce manège, soit qu'en effet il lui reste plus personne , ces tentatives sont sans succès depuis quelque temps. Il refuse constamment de s'em- ployer pour les gens qu'il ne connoît pas , et même de leur répondre, et cela va toujours aux fins qu'on se propose, en le faisant passer pour im homme insen- sible et dur. Car encore une fois rien n'est mieux pour éluder ses pernicieux desseins que de le rendre telle- ment haïssable à tous , que, dès qu'il désire une chose , c'en soit assez pour qu'il ne la puisse obtenir, et que, dès qu'il s'intéresse en faveur de quelqu'un, ce quel- qu'un ne trouvé plus ni patron ni assistance.

Rouss. En effet tous ces moyens que vous m'avez détaillés me paroissent iie pouvoir manquer de faire de ce Jean-Jacques la risée , le jouet du genre humain, et de le rendre le plus- abhorré des mortels.

Le Fr. Eh! sans doute. Voilà le grand, le vrai but des soins généreux de nos çiessieurs; et, graces à

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112 PREMIER DIALOGUE,

leur plein siî3cès,je puis vous assurer que, depuis que le monde existe , jamais mortel n a vécu dans une pareille dépression.

Rouss. Mais ne me disiez-vous pas au contraire que le tendre soin de son bien-être entroit pour beaucoup dans ceux qu ils prennent à son égard?

Le Fr. Oui, vraiment, et c'est surtout ce qu'il y a de grand , de généreux , d'admirable dans le plan de nos messieurs , qu'en l'empêchant de suivre ses volontés et d'accomplir ses mauvais desseins, on cherche cependant à lui procurer les douceurs de la vie , de façon qu'il trouve partout ce qui lui est néces- saire, et nulle part ce dont il peut abuser. On veut qu'il soit rassasié du pain de l'ignominie et de la coupe de l'opprobre. On affecte même pour lui des atten- tions moqueuses et dérisoires > , des respects comme ceux qu'on prodiguoit à Sancho dans son île , et qui le rendent encore plus ridicule aux yeux de la populace. Enfin, puisqu'il aime tant les distinctions, il a lieu d'être content; on a soin qu'elles ne lui manquent pas, et on le sert de son goût en le faisant paitout montrer au doigt. Oui monsieur , on veut qu'il vive , et même agréablement, autant qu'il est possible à un méchant sans mal faire : on voudroit qu'il ne manquât à son bonheur que les moyens troubler celui des autres. Mais c'est un ours qu'il faut enchaîner de peur qu'il ne dévore les passants. On craint surtout le poison

' Comme quand on vouloit à tonte fojrce m'envoyer le vin d'hon- neur à Amiens, qu'à Londres les tambours des gardes dévoient venir battre à ma porte, et qu'au Temple M. le prince de Conti m'envoya sa musique à mon lever.

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Il4 PREMIER DIALOGUE,

que nous appelons ses mensonges, avec de Tencre de la Chine, à laquelle on n avoit pas songé: mais si Ton ne peut l'empêcher de barbouiller du papier à son aise, on Fempéche au moins de foire circuler son venin : car aucun chiffon , ni petit , ni grand , pas un billet de deux lignes ne peut sortir de ses mains sans tomber, à Tinstant même , dans celles des gens établis pour tout recueillir. A Fégard de ses discours, rien n'en est pJrdu. Le premier soin de ceux qui l'en- tourent est de s'attacher à le faire jaser: ce qui n'est pas difficile, ni même de lui faire dire à peu près ce qu'on veut, ou du moins comme on le veut pour en tirer avantage , tantôt en lui débitant de fausses nou- velles, tantôt en l'animant par d'adroites contradic- tions , et tantôt au contraire en paroissant acquiescer à tout ce qu'il dit. C'est alors surtout qu'on tient un registre exact des indiscrètes vivacités qui lui échap- pent, et qu'on amplifie et commente de sang froid. Ils prennent en même temps toutes les précautions pos^, sibles pour qu'il ne puisse tirer d'eux aucune lumière, ni par rapport à lui, ni par rapport à qui que ce soit. On ne prononce jamais devant lui le nom de ses pre- miers délateurs , et l'on ne parle qu'avec la plus grande réserve de ceux qui influent sur son sort; de sorte qu'il lui est impossible de parvenir à savoir ni ce qu'ils disent ni ce qu'ils font, s'ils sont à Paris ou absents, ni même s'ils sont morts ou en vie. On ne lui parle jamais de nouvelles , ou on ne lui en dit que de fausses ou de dangereuses, qui seroient de sa part de nou- veaux crimes slL^'avisoit de les répéter. En province» on empéchoit aisément qu'il ne lût aucune gazette.

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Il6 PREMIER DIALOGUE,

qu on pût le laisser libre sans danger, que sa difFaroa-^ tion fût universelle '. Il ne sufBsoit pas de la répandre dans les cercles et parmi la bonne compagnie , ce qui n'étoit pas difficile et fut bientôt fait; il falloit qu'elle s'étendît parmi tout le peuple et dans les plus bas étages aussi bien que dans les plus élevés ; et cela présentoit plus de difficulté , non seulement parceque laffectation de le tympaniser ainsi à son insu pouvoit scandaliser les simples , mais surtout à cause de l'in- violable loi de lui cacher tout ce qui le regarde, pour éloigner à jamais de lui tout éclaircissement , toute in- struction, tout moyen de défense et de justification, toute occasion de faire expliquer personne, de re- monter à la source des lumières qu'on a sur son compte, et qu'il étoit moins sûr pour cet effet de compter sur la discrétion de la populace que sur celle des honnêtes gens. Or, pour l'intéresser, cette popu- lace, à ce mystère, satfs paroître avoir cet objet, ils ont admirablement tiré .parti d'une ridicule arrogance de notre homme, qui est de faire le fier sur les dons, et de ne vouloir pas qu'on lui fasse l'aumône.

Rouss. Mais je crois que vous et moi serions assez

' Je n'ai point voulu parler ici de ce qui se fait an théâtre. et de ce qui s'imprime journellement en Hollande et ailleurs, parceque cela passe toute croyance, et qu'en le voyant, et en ressentant con- tinuellement les tristes effets, j'ai peine encore à le croire moi- même. Il y a quinze ans que tout cela dure, toujours avec, l'appro- bation publique et l'aveu du gotivernem«nt. Et moi je vieillis ainsi seul parmi tous ces forcenés, s;ins aucune consolation de personne, sans néanmoins perdre ni coura(^e ni patience,, et, dans l'igno- rance où l'on me tient , élevant au ciel , pour toute défense , un oœur exempt de fraude , et des mains pures de tout mal.

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FREMIER DIALOGUE. Il'

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Il8 PREMIER DIALOGUE,

chéte tout, etrieii ne le rachète. Quelle que soit Tin- tention de celui qui donne, même par force, il reste toujours bienfaiteur, et mérite toujours comme tel la plus vive reconnoissance. Pour éluder donc la brutale rusticité de notre homme , on a imaginé de lui faire en détail, à son insu, beaucoup de petits dons bruyants qui demandent le concours de beaucoup de gens, et surtout du menu peuple , qu'on feit entrer ainsi sans affectation dans la grande confidence , afin qu'à Fhor- reur pour ses forfaits se joigne le mépris pour sa misère, et le respect pour ses bienfaiteurs. On s'in- forme des lieux il se pourvoit des denrées néces- saires à sa subsistance, et Ton a soin qu au même prix on les lui fournisse de meilleure qualité , et par con- séquent plus chères. Au fond, cela ne lui fait aucune économie , et il n'en a pas besojn , puisqu'il est riche : mais pour le même argent il est mieux servi; sa bas- sesse et la générosité de nos messieurs circulent ainsi parmi le peuple, et l'on parvient de cette manière à Ty rendre abject et méprisable en paroissant ne songer qu'à son bien-être et à le rendre heureux malgré lui. Il est difficile que le misérable ne s'aperçoive pas de ce petit manège , et tant mieux : car s'il se fâche , cela prouve de plus en plus son ingratitude ; et s'il change ^e marchands , on répète aussitôt la même manœuvre ; la réputation qu^on veut lui donner se répand encore plus rapidement. Ainsi plus il âe débat dans ses lacs , et plus il les resserre.

Rouss. Voilà, je vous l'avoue, ce que je ne com- prenois pas bien d'abord. Mais, monsieur, vous ea

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PREMIER DIALOGUE. 119

«|tiî j ai connu toujours un cœur si droit, se peut-il que vous approuviez de pareilles manœuvres?

Le Fr. Je les blâmerois fort pour tout autre ; roai$ ici je les admire par le motif de bonté qui les dicte , sans pourtant avoir voulu jamais y tremper. Je hais Jean-Jacques, nos messieurs Taiment; ils veulent le conserver à tout prix ; il est naturel qu eux et moi ne nous accordions pas »ur la conduite à tenir avec un pareil homme. Leur système, injuste peut-être en lui- même, est rectifié par Fintention.

Rouss. Je crois qu il me la rendroit suspecte : car on ne va point au bi«n par le mal , ni à la vertu par la fraude. Mais, puisque vous m'assurez que Jean-Jac- ques est riche, comment le public accorde-t-il ces choses-là? Car enfin rien ne doit lui sembler plus bizarre et moins méritoire qu une aumône faite par force à un riche scélérat

Le Fr. Oh! le public ne rapproche pas ainsi les idées qu'on a l'adresse de lui montrer séparément. Il le voit riche pour lui reprocher de faire le pauvre^ ou pour le frustrer du produit de son labeur en se disant qu'il n'en a pas besoin. Il le voit pauvre pour insulter à sa misère et le traiter comme un mendiant. Il ne le voit jamais que par le côté qui pour l'instant le montre plus odieux ou plus nàéprisable, quoique incompatible avec les autres aspects sous lesquels il le voit en d'autres temps.

Rouss. Il est certain qu'à moins d'être de la plus brute insensibilité il doit être aussi pénétré que sur- pris de cotte association d'attentions et d'outrages dont il sent à chaque instant les effets. Mais quand.

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120 PREMIER DIALOGUE,

pour Tunique* plaisir de rendre sa diffamation plus complète, ^p lui passe journellement tous ses crimes , qui peut être surpris s'il profite de cette coupable in- du! gencç pour en commettre incessamment de nou* veaux? C'est une objection que je vous ai déjà faite, et que je répète parceque vous Tavez éludée sans y répondre. Par tout ce que vous m'avez raconté, je vois que, malgré toutes les mesures qu'on a prises, il va toujours son train comme auparavant, sans s'em- barrasser en aucune sorte des surveillants dont il se voit entouré. Lui qui prit jadis là-dessus tant de pré- cautions que, pendant quarante ans, trompant exac- tement tout le monde , il j)assa pour un honnête homme ; je vois qu'il n'use de la liberté qu'on lui laisse que pour assouvir sans gêne sa méchanceté, pour commettre chaque jour de nouveaux forfaits dont il est bien sûr qu'aucun n'échappe à ses surveillants, et qu'on lui laisse tranquillement consommer. Est-ce donc une vertu si méritoire à vos messieurs d'aban- donner ainsi les honnêtes gens à la furie d'un scélé- rat, pour l'unique plaisir de compter tranquillement ses crimes, qu'il leur seroit si aisé d'empêcher?

Le Fr. Ils ont leurs raisons pour cela.

Rouss. Je n'en doute point : mais ceux mêmes qui commettent les crimes ont sans doute aussi leurs rai- sons : cela suffit-il pour les justifier? Singulière bonté, convenez-en, que celle qui, pour rendre le coupable odieux, refuse d'empêcher le crime et s'occupe à choyer le scélérat aux dépens des innocents dont.il fait sa proie ! Laisser commettre les crimes qu'on peut empêcher n'est pas seulement en être témoin, c'est'

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PREMIER DIALOGUE. 121

en être complice. D'ailleurs , si on lui laisse toujours faire tout ce que vous dites qu il fait, que sert donc de l'espionner de si près avec tant de vigilance et d'acti- vité? que sert d'avoir découvert ses œuvres > pour les lui laisser continuer comme si Ton n'en savoit rien? que sert de gêner si fort sa volonté dans les choses indifférentes , pour la laisser en toute liberté dès .qu'il s'agit de malfaire ? On diroit que vos messieurs ne cherchent qu'à lui ôter tout moyen de faire §utre chose que des crimes. Cette indulgence vous paroit- elle donc si raisonnable, si bien entendue, Qt digne de personnages si vertyeux?

Le Fr. Il y a dans tout cela , je dois l'avouer, des choses que je n'entends pas fort bien moi-même; mais on ma promis de m'expliquer tout à mon entière sa- tisfaction. Peut-être pour le reildre plus exécrable a- t-on cru devoir charger un peu le tableau de ses crimes , sans se faire un grand scrupule de cette charge qui , dans le fond importe assez, peu ; car, puisqu'un homme coupable d'un crime est capable de cent, tous ceux dont on l'accuse sont tout au moins dans sa volonté, et l'on peut à peine donner le nom d'impostures à de pareilles accusations.

Je veis que la base du système que Ton suit à sou égard est le devoir qu'on s'est imposé qu'il fût bien démasqué, bien connu de tout le monde, et néan- moins de n'avoir jamais avec lui aucune explication , de lui ôter toute connoissance de ses accusateurs et toute lumière certaine des choses dont il est accusé. Cette double nécessité est fondée sur la nature des crimes qui rendroit leur déclaration publique trop

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122 PîlEMIER DIALOGUE.

scandaleuse, et qui ne souffre pas qu'il soit convaincir sans être puni. Or voulez-vous qu'on le punisse sans le convaincre? Nos formes judiciaires ne le permet- troîent pas , et ce seroit aller directement contre les maximes d'indulgence et de commisération qu'on veut suivre à son égard. Tout ce qu'on peut donc faire pour la sûreté publique est premièrement de le sur- veiller si bien, qu'il n'entreprenne rien qu on ne le sache, qu'il n'exécute rien d'important qu'on ne le veuille; et, sur le reste, d'avertir tout le monde du danger qu'il y a d'écouter et fréquenter un pareil scé- lérat. Il est clair qu'ainsi bien avertis , ceux qui s'ex- posent à ses attentats ne doivent, s'ils y succombent, s'en prendre qu'à eux-mêmes. C'est un malheur qu'il n'a tenu qu'à eux d'éviter, puisque, fuyant comme il lait les hommes , ce n'est pas lui qui va les chercher.

Rouss. Autant en peut-on dire à ceux qui passent dans un bois l'on sait qu'il y a des voleurs, sans que cela fasse une raison valable pour laisser ceux-ci en- toute hberté d'aller leur train ; surtout quand , pour les contenir, il suffit de le vouloir. Mais quelle excuse peuvent avoir vos messieurs , qui ont soin de fournir eux-mêmes des proies à la cruauté du barbare par les émissaires dont vous m'avez dit quHls l'en- tourent, qui tâchent à toute force de se familiariser avec lui , et dont sans doute il a soin de faire ses pre- mières victimes?

Le Fr. Point du tout. Quelque familièrement qu'ils vivent chez lui, tâchant même d'y manger et boire sans s'embarrasser des risques, il ne leur en arrive aucun mal. Les personnes sur lesquelles il aimeas^

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PREMIER DIALOGUE. 123

souvir sa furie sont celles pour lesquelles il a de Tes- time et du penchant, celles auxquelles il voudroit donner sa confiance pour peu que leurs cœurs s'ou- vrissent au sien, d*anciens amis qu'il regrette, et dans lesquels il semble encore chercher les consola- tions qui lui manquent. C'est ceux-là qu'il choisit pour les expédier par préférence ; le lien de l'amitié lui pèse, il ne voit avec plaisir que ses ennemis.

Kouss. On ne doit pas disputer contre les faits; mais convenez que vous me peignez un bien sin- gulier personnage, qui n'empoisonne que ses amis^ qui ne fait des livres qu'en faveur de ses ennemis , et qui fuit les hommes pour leur faire du mal.

Ce qui me paroit encore bien étonnant en tout ceci , c'est comment il se trouve d'honnêtes gens qui veuil- lent rechercher, hanter un pareil monstre , dont l'abord seul devroit leur foire horreur. Que la canaille en- voyée par vos messieurs et faite pour l'espionnage s'enipare de lui , voilà ce que je comprends sans peine. Je comprends encore que, trop heureux de trouver quelqu'un qui veuille le souffrir, il ne doit pas, lui, misanthrope avec les honnêtes gens, mais à charge à lui-même, se rendre difficile sur les liaisons; qu'il doit voir, accueillir, rechercher avec grand empres- sement les coquins qui lui ressemblent, pour les en- gager dans ses damnables complots. Eux, de leur côté, dans l'espoir de trouver en lui un bon camarade bien endurci, peuvent,* malgré l'effroi qu'on leur a donné de lui . s'exposer , par l'avantage qu'ils en espèrent, au risque de le fréquenter. Mais que des gens d'honneur cherchent à se faufiler avec lui, voilà ^

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124 PREMIER DIALOGUE,

monsieur, ce qui me pasae. Que lui disent-ils donc? quel ton peuvent-ils prendre avec un pareil person- nage? Un aussi grand scélérat peut très bien être un homme vil qui pour aller à ses fins souffre toutes sortes d'outrages, et, pourvu quon lui donne à dîner, boit les affronts comme Teau , sans les sentir ou sans en faire semblant ; mais vous m'avouerez qu'un comr merce d'insulte et de mépris d'une part y de bassesse et de mensonge de l'autre, ne doit pas être fort attrayant pour d'honnêtes gens»

Le Fr. Ils en sont plus estimables de se sacrifier ainsi pour tien public. Approcher de ce misérable est une œuvre méritoire , quand elle mène à quelque nouvelle découverte sur son caractère affreux. Un tel caractère tient du prodige , et ne sauroit être assez at- testé. Vous comprenez que personne ne l'approche pour avoir avec lui quelque société réelle, mais seur lement pour tâcher de le surprendre, d'en tirer quel- que nouveau trait pour son portrait, quelque nouveau fait pour son histoire, quelque indiscrétion dont on puisse faire usage pour le rendre toujours plus odieux. D'ailleurs comptez-vous pour rien le plaisir de le per- sifler, de lui donner à mots couverts les noms inju- rieux qu'il riaérite, sans qu'il ose ou puisse répondre, de peur de déceler l'application qu'on le force à s'en faire ? C'est un plaisir qu'on peut savourer sans risque , car, s'il se fâche, il s'accuse lui-même; et, s'il ne se fâche pas, en lui disant ainsi ses vérités indirecte- ment, on se dédommage de la contrainte l'on est forcé de vivre avec lui en feignant de le prendre .pour un honnête homme.

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120 PREMIER DIALOGUE,

n étoit pas laliment qu'il falloit à mon cœur. Tant que la fortune ne m'a fait que pauvre , je n'ai pas vécu malheureux. J ai goûté quelquefois de vrais plaisirs dans lobscurité: mais je n'en suis sorti que pour tomber dans un gouffre de calamités; et ceux qui m'y ont plongé se sont appliqués à me rendre insupporta-* blés les maux qu ils feignoient de plaindre , et que je n aurois pas connus sans eux. Revenu de cette douce chimère de lamitié, dont la vaine recherche a (ait tous les malheurs de ma vie, bien plus revenu des er- reurs de Fopinion dont je suis la victime , ne trouvant plus parmi les hommes ni droiture, ni vérité, ni aucun de ces sentiments que je crus innés dans leurs âmes, parcequ'ils Fétoient dans la mienne, et sans lesquels toute société n'est que tromperie et men- songe, je me suis retiré au-dedans de moi ; et, vivant entre moi et la nature , je goûtois une douceur infinie à penser que je n'étois pas seul, que je ne conversois pas avec un être insensible et mort, que mes maux étoicnt comptés, que ma patience étoit mesurée, et que toutes les misères de ma vie n'étoient que des pro- visions de dédommagements et de jouissances pour un meilleur état. Je n'ai jamais adopté la philosophie des heureux du siècle ; elle n'est pas faite pour moi ; j'en cherchois une plus appropriée à mon cœur , plus con- solante dans l'adversité, plus encourageante pour la venu. Je la trouvois dans les livres de Jean-Jacques. J'y puisois des sentiments si conformes à ceux qui m'étoient naturels, j'y sentois tant de rapports avec mes propres dispositions , que , seul parmi tous les auteurs que j'ai lus, il étoit pour moi le peintre de la

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PREMIER DIALOGUE. 127

nature et rhistorien du cœur humain. Je reconnoissois dans ses écrits l'homme que je retrouvois en mqi , et leur méditation m'apprenoit à tirer de moi-même la^ jouissance et le bonheur que tous les autres vont cher- cher si loin d'eux.

Son exemple m'étoit sm^tout utile pour nourrir ma confiance dans les sentiments que j'avois conservés seul parmi mes contemporains. J'étois croyant, je Tai toujours été , quoique non pas comme les gens à sym- boles et à formules. Les hautes idées que j avois de la Divinité me foisoient prendre en dégoût les institu* tions des hommes et les religions factices. Je ne voyois personne penser comme moi; je me trouvois seul au milieu de la multitude autant par mes idées que par mes set^tiinents. Cet état solitaire étoit triste; Jean- Jacques vint m'en tirer. Ses livres me fortifièrent contre la dérision des esprits forts. Je trouvai ses prinqipes si ccmformes à mes sentiments, je les voyois naître de méditations si profondes, je les voyois ap* puyés de si fortes raisons, que je Cessai de craindre, comme on me le crioit sans cesse, qu ils ne fussent louvraip des préjugés et de l'éducation. Je vis que, dans ce siècle la philosophie ne fait que détruire , cet auteur seul édifioit avec solidité. Dans tous les autres livres, je démélois d'abord la passion qui les avoit dictés, et le but personnel que l'auteur avoit eu en vue. Le seul Jean-Jacques me parut chercher la vérité avec droiture et simplicité de coeur. Lui seul me parut montrer aux hommes la route du vrai bonheur enleur apprenant à distinguer la réalité de l'apparence , et rhomme de la nature de rhomme fioictice et iàntas-

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128 PREMIER DIALOGUE.

tique que nos institutions et nos préjugés lui ont sub- stitué : lui seul en un mot nie parut , dans sa véhé- mence , inspiré par le seul amour du bien public sans vlié secrète et sans intérêt personnel. Xe trouvois d'ail- leurs sa vie et ses maximes si bien d'accord, que je me confirmois dans les miennes , et j'y prenois plus de confiance par l'exemple d'un penseur qui les mé- dita si long-temps , d'un écrivain qui , méprisant l'esprit de parti et ne voulant former ni suivre aucune secte , ne pouyoit avoir dans ses recherches d'autre intérêt que l'intérêt public et celui de la vérité. Sur toutes ces idées, je me faisois un plan de vie dont son com- merce auroit fait le charme ; et moi , à qui la société des hommes n'offre depuis long-temps qu'une fausse apparence sans réalité , sans vérité, sans attachement, sans aucun véritable accord de sentiments ni d'idées, et plus digne de mon mépris que de mon empresse- ment, je me livrois à l'espoir de retrouver en lui tout ce que j'avois perdu, de goûter encore les douceurs d'une amitié sincère , et de me nourrir encore avec lui de ces grandes et ravissantes contemplations qui font la meilleure jouissance de cette vie, et la seule conso- lation solide qu'on trouve dans l'adversité.

J'étois plein de ces sentiments, et vous lavez pu connoître, quand avec vos cruelles confidences vous êtes venu resserrer mon cœur et en chasser les douces illusions auxquelles il étoit* prêt à s'ouvrir encore. Non , vous ne connoîtrez jamais à quel point vous l'avez déchiré ;'il faudroit pour cela sentir à combien de célestes idées tenoient celles que vousavez détruites. Je touchois au moment d'être heureux en dépit du sort

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PREMIER DIALOGUE. 12^

et des hommes, et vous me replongez pour jamais dans toute ma misère; vous m'ôtez toutes les espé- rances qui me la faisoient supporter. Un seul homme pensant comme moi nourrissoit ma confiance; un seul homme vraiment vertueux me faisoit croire à la vertu, m'animoit à la chérir, à Fidolâtrer; à tout espérer d'elle ; et voilà qu'en m'ôtant cet appui vous me laissez seul sur la terre englouti dans un gouffre de msmx , sans qu'il me reste la moindre lueur d'espoir dans cette vie , et prêt à perdre encore celui de retrouver dans un meilleur ordre de choses le dédommagement de tout ce que j'ai souffert dans celui-ci.

Vos premières déclarations me bouleversèrent. L'ap- pui de vos preuves me les rendit plus accablantes, et vous navrâtes mon ame des phis amères douleurs que j'aie jamais senties. Lorsqu'entrant ensuite dans le détail des manœuvres systématiques dont ce mal- heureux homme est l'objet, vou^m'avez développé le plan de conduite à son égard , tracé par l'auteur de ces découvertes, et fidèlement suivi par tout le monde, mon attention partagée a rendu ma surprise plus grande etmonafiEliction moins vive. J'ai trouvé toutes ces manœuvres si cauteleuses, si pleines de ruse et d'astuce, que je n'ai pu prendre de ceux qui s'en font un système la haute opinion que vous vouliez m'en donner ; et, lorsque vous les combHez d'éloges , je sen- tois mon cœur en murmurer malgré moi. J'admirois comment d'aussi nobles motifs pouvoient dicter des pratiques aussi basses; comment la &usseté, la trar hison, le mensonge, pouvoient être devenus des in- struments de bienfaisance et de charité; comment

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43o PREMIER DIALOGUE.

en6a tapt de marche^ obliques pouvoient s'allier avec la droiture. Avois-je tort? Voyez vous-même, et rap- pelez-vous tout ce que vous m'avez dit. Ah! convenez du moioi (fie tant d'enveloppes ténébreuses sont un manteau bien étrange pour la vertu.

La ^rce de vos preuves Temportoit néanmoins sur tous les soupçons que ces machinations pouvoient •m'inspirer. Je voyois qu'après tout cette bizarre con- duite, toute choquante qu'elle me paroissoit, n'en étoit pas moins upe œuvre de miséricorde , et que , voulant épargner à un scélérat les traitements qu'il avoit mérités, il falloit bien prendre des précautions exti;£iordinaires pour prévenir le scandale de cette in- dulgence , et la mettre à un prix qui ne tentât ni d'au- tres d'en désirer une pafeille , ni lui-même d'en abuser* Voyant ainsi tout le monde s'empresser à l'envi de le rassasier d'opprobrçs et d'indignités, loin de le plain- dre, je le niéprisois davantage d'acheter si lâchement l'impunité au prix d'un pareil destin.

Vous m'avez répété tout cela bien des fois , et me le disois après vous en gémissant. L'angoisse de mon cœur n'empêchoit pas ma raison d'être subju- guée, et de cet assentiment que j'étois forcé de vous donner résultoit la situation d'ame la plus cruelle pour un honnête homme infortuné, auquel on arra- che impitoyablement toutes les consolations , toutes les ressources , toutes les espérances qui lui rendoient ses maux supportables.

Un trait de lumière est venu me rendre tout cela dans un instant. Quand j'ai pensé , quand vous m'avez confirmé vous-même, que cet homme si indi^pnement

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PREMIEE DIALOGUE, i3l

traité pour t^nt de crimes atroces n avoit été cpn- vaincu d^avLCUû, vous, avez d'un seul mot renversé toutes vos preuves; et, si je nai pas vu Timposture vous prétendez voir Tévidetice, cette évidence au moins a tellement disparu à mes yeux, que dans tout ce que vous i?i aviez démprftré je ne vois plus^ qu'un problème insoluble, un mystère effrayant^ impéné- trable, que la seule conviction du coupable peut éclaircir à mes yeux.

Nous pensons bien différemment, ûionsieur, vous et moi sur cet article. Selon yous , l'évidence des crimes supplée à cette conviction; et, selon moi, cette évi- dence consiste §i essentiellemenf dans cette conviction même, qu elle ne peut exister sans elle. Tant qu'on la'a pas entendu l'acctfsé, les|)reuyes qui le condam- nent, quelque fortes qu'elfes soient, quelque con- vaincantes qu'elles paroissen}^, manquent du sceau qui peut les montrer telles même lorsqu'il n'a pas été possible d'#iitendri^ l'açcuçé , comme lorsqu'on ^t le procès à la méftu)ire d'uu mort; car, en présumant qu'il n'auroit riçn eu à répondre^ on peut avoir raison , mais on a tort de changer cette présomption en cer- titude pour le condamner, et il n'est permis de punir le crime que ^||jand il ne reste aucun moyen d'en douter* Mais quand on vient jusqu'à refuser d'enten- dre l'accusé vivant et présent, bien que la chose soit possible et facile , qucmd on* prend des mesures ex- traordinaires pour l'empêcher de parler, quand on lui cadie avec le plus grand soin l'accusation , l'accu- sateur, les preuves, dès-lors toutes ces preuves de- venues .suspectes perdant toute leur force sur mou

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l32 PHEMÏER DIALOGUE,

esprit. N oser les soumettre à Tépreuve qui les con- firme, c'est me faire présumer qu elles ne la soutien- droîent pas. Ce grand principe, base et sceau de toute justice, sans lequel la société humaine crouleroit par ses fondements , est si sacré, si inviolable dans la pra- tique, que, quand toute la ville auroit vu un homme en assassiner un autre dans la place publique, encore ne puniroit-on point l'assassin sans Tavoir préalable- ment entendu.

Le Fr. quoi! des formalités judiciaires qui doi- vent être générales et sans exception dans les tribu- naux, quoique souvept superflues, font-elles loi dans des cas de grâce et de bénignité comme celui-ci? D'ail- leurs l'omission de ces formalités peut-elle changer la nature des choses , (aire que ce qui est démontré cesse de l'être, rendre obscur ce qui est évident; et, dans l'exemple que vous Venez de proposer, le délit seroit-il moins avéré, le prévenu seroit-il moins cou- pable quand on négligeroit de l'entendre; et, quand sur la seule notoriété du fait on l'auroit roué sans tous ces interrogatoires d'usage , en seroit-on moins sûr d'avoir puni justement un assasân? Enfin toutes ces formes établies pour constater les délits ordinaires sont-elles nécessaires à l'égard d'un monstre dont la vie n'est qu'un tissu de crimes , et reconnu de toute la terre pour être la honte et l'opprobre de l'huma- nité? Celui qui n'a rien d'humain mérite-t-il qu'on le traite en homme ?

Rouss. Vous me faites frémir. Est-ce vous qui parlez ainsi? Si je le Croyois, je fiiirois, au lieu de répondre. Mais non, je vous connois trop bien. Discutons de

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PREMIER DIALOGUE. l33

sang froid avec vos messieurs ces questions impor- tantes d'où dépend , avec le maintien de l'ordre so- cial, la conservation du genre humain. D après eux, vous parlez toujours de clémence et de grâce; mais, avant d'examiner, quelle est cette grâce , il faudroit voir d'alïord si ç]en est ici le cas , et comment elle y peut avoir lieu. Le droit de faire grâce suppose celui de punir, et par conséquent la préalable conviction du coupable. Voilà premièrement de quoi il s'agît.

Vous prétendez que cette conviction devient su- perflue où régne l'évidence : et moi je pense au cour traire qu'en fait de délit l'évidence ne peut résultei: que de la conviction du coupable, et qu'on ne peut prononcer sur la force des preuves qui le condamr nent qu'après l'avoir entendu. La raison cm est que, pour faire sortir aux yeux des hommes la vérité du sein des passions, il faut que ces passions s'entre- choquent, se combattent, et que celle qui accuse trouve un contre-poids égal dans celle qui défend, afin que la raison seule et la justice rompent l'équi? libre et fassent pencher la balance. Quand un homme se fait le délateur d'un autre, il est probable», il est presque sûr qu'il est mu par quelque passion secrète qu'il a grand soin de déguiseri Mais quelque raison qui le détermine, et ftrt-ce même un motif de pure vertu , toujours est-il certain que du moment qu'il accuse il est animé du vif désir de montrer Faccusé coupable, ne fût-ce qu'afin de ne pas passer pour calomniateur ; et comme d'ailleurs il a pris à loisir toutes ses mesures, qu'il s'est donné tout le temps d'arranger ses machines et de concerter ses moyens

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l34 PREMIER DIALOGUE,

et ses preuves, le moins qu'on puisse faire pour se garantir de surprise est de les exposer à Texamen et aux réponses de laccusé, qui seul a un intérêt suffi- sant pour les examiner avec toute l'attention possible , et qui seul encore peut donner tous les éclaircisse- ments nécessaires pour en bien juger. C'est par une

i témoins, en de poids qu'à- in et réaction laturellement la vérité : c'en it en sa puis- eul avec toute jtre manque i L balance? Le juge , que je veux supposer tranquille , impartial , uni- quement animé de l'amour de la justice , qui commu- némejnt n'inspire pas de grands efforts pour l'intérêt d'autrui, comment s'assurera-t-il d'avoir bien pesé le pour et le contre, d'avoir bien pénétré par lui seul tous les artifices de l'accusateur, d'avoir bien démêlé des feits exactement vrais ceux qu'il controuve , qu'il altère , qu'il colore à sa fantaisie , d'avoir même deviné ceux qu'il tait et qui changent l'effet de ceux qu'il ex- pose? Quel est l'homme audacieux qui, non moins sûr de sa pénétration que de sa vertu , s'ose donner pour ce juge-là? Il faut, pour remplir avec tant de confiance un devoir si téméraire, qu'il se sente l'in- faillibilité d'un dieu.

Que seroit-ce si, au lieu de supposer ici un juge par&itement intégre et sans passion , je supposois

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PREMIER DIALOGUE. l35

animé d'un desir secret de «rouver Taccûsé coupable , et ne cherchant c[ue des moyens plausibles de justifier sa partialité à ses propres yeux?

Cette seconde supposition pourroit avoir j^us d'une appUcation dans le cas particulier qui nous occupe; mais n'en cherchons point d'autre que la célébrité d'un auteur dont les succès passés blessent l'amour- propre de ceux qui n'en peuvent obtenir de pareils. Tel applaudit à la gloire d'un homme qu'il n'a nul espoir d'offusquer, qui travailleroit bien vite à lui faire payer cher Téclat qu'il peut avoir de plus que lui, pour peu quTl vît de jour à y réussir. Dès qu'un homme a eu le malheur de se distinguer à certain point, à moins qu'il ne se fasse craindre ou qu'il ne tienne à quelque parti, il ne doit plus compter sur l'équité des autres à son égard ; et ce sera beaucoup si ceux mêmes qui sont plus célèbres que lui lui par- donnent la petite portion qu'il a du bruit qu'ils vou- cboient faire tout seuls.

Je n'ajouterai rien de plus. Je ne veux parler ici qu'à votre raison. Cherchez à ce que je viens de vous dire une réponse dont elle soit contente, et je me tais. En attendant voici ma conclusion : Il est toujours in- juste et téméraire de juger un accusé, tel qu'il soit, sans vouloir l'entendre ; mais quiconque jugeant un homme qui a feit du bruit danis le monde , non seule- ment le juge sans l'entendre, mais se cache de lui pour le juger, quelque prétexte spécieux qu'il allègue , et fùt-il vraiment juste et vertueux, fàt-il un ange sur la terre , qu'il rentre bien en lui-même , l'iniquité , sans qu'il s'en doute, est cachée au fond de son cœur..

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l36 PREMIER DIALOGUE.

Étranger, sans parents, sans appui, seul, aban- donné de tous, trahi du plus grand nombre, Jean- Jacques est dans la pire position Ton puisse être pour être jugé équitableznent. Cependant, dans les jugements sans appel qui le condamnent à Finfamie , qui est-ce qui a pris sa défense et parlé pour lui? qui est-ce qui s'est donné la peine d'examiner l'accusa- tion, les accusateurs, les preuves, avec ce zélé et ce soin que peut seul inspirer l'intérêt de soi-mêipe ou de son plus intime ami?

Le Fr. Mais vous-même, qui vouliez si fort être le sien, n'avez-vous pas été réduit mi silence par les preuves dont j'étois armé ?

Rouss. Avois-je les lumières nécessaires pour les apprécier , et distinguer à travers tant de trames ob- scures les fausses couleurs qu'on a pu leur donner? , suis-je au fait des détails qu'il faudroit connoître? puis-je deviner les éclaircissements, les objections, les solutions que pourroit donner l'accusé sur des faits dont lui seul est assez instruit? D'un mot peut- être il eût levé des voiles impénétrables aux yeux de tout autre , et jeté du jour sur des manœuvres que nul mortel ne débrouillera jamais. Je me suis rendu, non parceque j'étois réduit au silence, mais parceque je l'y croyois réduit lui-même. Je n'ai rien, je l'avoue, à répondre à vos preuves. Mais si vous étiez isolé sur la terre, sans défense et sans défenseur, et depuis vingt ans en proie à vos ennemis comme Jean-Jac- ques , on pourroit sans peine me prouver de vous en secret ce que vous nfavez prouvé de lui, sans que j'eusse rien non plus à répondre. En seroit-ce asse^

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PREMIER DIALOGUE. iSy

pour vous juger sans appel et sans vouloir vous écouter?

Monsieur, c'est ici, depuis que le monde existe, la première fois qu'on a violé si ouvertement, si pu- bliquement, la première et la plus sainte des lois so- ciales, celle sans laquelle il n y a plus de sûreté pour Finnocence parmi les hommes. Quoi qu'on en puisse dire, il est faux qu'une violation si criminelle puisse avoir jamais pour motif l'intérêt de l'accusé; il n'y a que celui des accusateurs, et même un intérêt très pressant, qui puisse les y déterminer, et il n'y a que la passion des juges qui puisse les faire passer outre malgré l'infraction de cette loi. Jamais ils ne souffi^i- roient cette infraction, s'ils redoutoient d'être in- justes. Non , il n'y a point , je ne dis pas de juge éclairé, mais d'homme de bon sens, qui, sur les me- sures prises avec tant d'inquiétude et de soin pour ca- cher à l'accusé l'accusation, les témoins, les preuves, ne sente que tout cela ne peut dans aucun cas possi- ble s'expliquer raisonnablement que par l'imposture de l'accusateur.

Vous demandez néanmoins quel inconvénient il y auroit, quand le crime est évident, à rouer l'accusé sans l'entendre. Et moi je vous demande en réponse quel est l'homme, quel est le juge assez hardi pour oser condamner à mort un accusé convaincu selon toutes les formes judiciaires, après tant d'exemples funestes d'innocents bien interrogés, bien entendus , bien confrontés, bien jugés selon toutes les formes, et, sur une évidence prétendue, mis à mort avec la plus grande confiance pour des crimes qu'ils n'avoient

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l38 PREMIER DIALOGUE,

point commis. Vous demandez quel inconvénient il y auroit, quand le crime est é\ddent, à rouer Taccusé sans Tentendre. Je réponds que votre supposition est impossible et contradictoire dans les termes; parce- que l'évidence du crime consiste essentiellement dans la conviction de l'accusé, et que toute autre évidence ou notoriété peut être fausse, illusoire, et causerie supplice d'un innocent. En faut-il confirmer les rai* sons par des exemples? Par malheur, il ne nous man- queront pas. En voici un tout récent tiré de la gazette de Leyde, et qui mérite d'être cité. Un homkne accusé dans un tribunal d'Angleterre d'un délit notoire, attesté par un témoignage public et unanime, se dé- fendit par un alibi bien singulier. Il soutint et prouva que le même jour et à la même heure on Favoit vu commettre le crime , il étoit en personne occupé à se défendre devant un autre tribunal , et dans une autre ville, d'une accusation toute semblable. Ce fait, non moins parfaitement attesté , mit les juges dans un étrange embarrais. A force de recherches et d'enquêtes, dont assurément on ne se seroit pas avisé sans cela , on découvrit enfin que les délits attribués à cet ac- cusé avoient été commis par un autre homme moins connu, mais si semblable au premier de taille, de figure et de traits , qu'on avoit constamment pris l'un pour l'autre. Voilà ce qu'on n'eût point découvert si , sur cette prétendue notoriété, on se fût pressé d'ex- pédier cet homme sans daigner l'écouter; et vous voyez comment, cet usage une fois admis, il pourroit aller de la vie à mettre un habit d'une couleur plutôt que d'une autre.

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l4o PREMIER DIALOGUE,

des juges , dans un secret éternel , à moins que quel- que événement extraordinaire ne les en tire.

C en est un de cette espèce qui me rappelle chaque jour ces idées à mon réveil. Tous les matins avant le jour, la messe de la pie, que j'entends sonner à Saint-Eustache*, me semble un avertissement bien solennel aux juges et à .tous les hommes d'avoir une confianoe moins téméraire en leurs lumières, d'opprimer et mépriser moins la foiblesse, de croire un peu plus à l'innocence , d'y prendre un peu plus d'intérêt, de ménager un peu plus la vie et l'honneur de leurs sètaiblables , et enfin de craindre quelquefois que trop d'ardeur à punir les crimes ne leur en fasse commettre à eux-mêmes de bien affreux. Que la sin- gularité des cas que je viens de citer les rende uniques chacun dans son espèce, qu'on les dispute, qu'on les nie enfin si l'on veut, combien d'autres cas non moins imprévus, non moins possibles, peuvent être aussi singuliers dans la leur! est celui qui sait détermi- ner avec certitude tous les cas les hommes, abusés par de fausses apparences , peuvent prendre l'impos- ture pour l'évidence, et l'erreur pour la vérité? Quel est l'audacieux qui , lorsqu'il s'agit de juger capitale- ment un homme , passe en avant, et le condamne sans

* On désignoit sous ce nom une messe qui se disoit chaque jour dans cette église , en mémoire d*une malheureuse servante cjpii fut pendue comme convaincue d'avoir volé quelques pièces d'argen- terie. C'est à Palaiseau que le prétendu vol avoit été commis ; peu de t^mps après ces pièces furent retrouvées dans le clocher de l'église de Palaiseau, avec beaucoup d'autres objets appartenants à différentes personnes, et il fut prouvé qu'une pie les avoit tous portés par l'effet d'une habitude naturelle à cet animal.

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PREMIER DIALOGUE. l4l

avoir pris toutes les précautions possibles pour se ga- rantir des .pièges du mensonge et des illusions de l'erreur ? Quel est le juge barbare qui , refusant à Tac- cusé la déclaration de son crime, le dépouille du droit sacré d'être entendu dans sa défense, droit qui, loin de le garantir d'être convaincu, si l'évidence est telle qu'on la suppose, très souvent ne suffit pas même pour empêcher te juge de voir cette évidence dans l'imposture , et de verser le sang innocent même après avoir entendu l'accusé? Osez-vous croire que les tri- bunaux abondent en précautions superflues pour la sûreté de l'innocence? Elx! qui ne sait au contraire que, loin de s'y soucier de savoir si un accusé est innocent et de chercher à le trouver tel, on ne s'y occupe au contraire qu'à tâcher de le trouver cou- pable à tout prix , et qu'à lui ôter pour sa défense tous les moyens qui ne lui sont pas formellement accordés par la loi; tellement que si, dans quelque cas singu- lier, il se trouve une circonstance essentielle qu'elle n'ait pas prévue, c'est au prévenu d'expier, quoique innocent, cet oubli par son suppHce? Igttorez-vous que ce qui flatte le plus les juges est d'avoir des vic- times à tourmenter, qu'ils aimeroient mieux &ire périr cent innocents que de laisser échapper un cou- pable; et que, s'ils pouvoient trouver de quoi con- danmer un homme dans toutes les formes, quoique persuadés de son innocence , ils se hâteroient de le faire périr en l'honneur de la loi ? Ils s'affligent de la justification d'un accusé comme d'une perte réelle; avides de sang à répandre, ils voient à regret échap- per de leurs mains la proie qu'ils s'étoiçnt promise, et

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1^2 PREMIER DIALOGUE,

n'épargnent rien de ce qu ils peuvent faire impuné- ment pour que ce malheur ne leur arrive pas. Gran- dier, Calas, Langlade, et cent autres ont fait du bryit par des circonstances fortuites; mais quelle foule d'in- fortunés sont les victimes de Terreilr ou de la cruauté des juges, sans que Tinnocence étoufiFée sou§ des monceaux de procédure vienne jamais au grand jour, 'ou tf y vienne que par hasard, long-temps après la mort des accusés, et lorsque pei:^onne ne prend plus d'intéi^t à leur sort ! Tout nous montre ou nous fait sentir Tinsuffisance des lois et Tindifférence des juges pour la protection des innocents accusés , déjà punis avant le jugement par les rigueurs du cachot et des fers , et à qui souvent on arrache à force de tourments laveu des crimes qu'ils n ont pas commis. Et vous^ comme si les formes étabUes et trop souvent inutiles étpient encore superflues , vous demandez quel incon- vénient il y auroit quand le crime est évident à rouer Taccusé sans Fenteujire ! Allez , monsieur, cette ques- tion n avoit besoin de ma part d'aucune réponse ; et si , quand vous la faisiez , elle eût été sérieuse , les mur- miM^es de votre cçmiv y auroient assez répondu.

Mais si jamais cette forme £|i sacrée et si nécessaire pouvpit être omise à l'égard de quelque scélérat re- connu tel de tous les temps, et jugé par la voix pur hlique avant qu'on lui imputât aucun fait particulier dont il eût à se défendre , que puis-je penser de la voir écartée avec tant de sollicitude et de vigilance du ju- gement du monde elle étoit le plus indispensable , de celui d'un homme accusé tout d'un coup d'être un monstre abominable , après avoir joui quarante ans

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PREMIER dialogub;. i43

de Festime publique et de la bienveillance de tous ceux qui l'ont connu? Est-il naturel, est-iLraisonnable , est-il juste , de choisir seul , pour refuser de Fentendre, celui .qu'il faudroit entendre par préférence quand on se permettroit de négliger pour ^'autres une aussi sainte formalité? Je ne puis vous cacher qu'une sécu- rité si cruelle et si téméraire me déplaît et me choque ' dans ceux qjui s'y livrent avec tant de confiance, pour ne pas dire avec tant de plaisir. Si, daqs l'année 1 76 1, <|uelqu'un eût prédit cette légèr^et dédaigneuse façon déjuger un homme alors si universellement estimé, personae ne Feûtpu croire; et, si le public regardoit de sang froid le chemin qu'oi]|' lui a fait faire pour l'amener par degrés à cette étrange persuasion , il se- roit étonué Ivii-mêjme de voir les sentiers tortueux et ténébreux par lesquels on l'a conduit insensiblement jusque-là sans qu'il s'en soit aperçu.

Vous dites quç les précautions prescrites par le bon sens et l'équité avec les hommes ordinaires sont super flues avec un pareil monstre; qu'ayant foulé aux pieds toute justice et toute humanité, il est indigne qu'on s'assujettisse en sa faveur aux régies qu'elles inspi- rent; que la multitude et l'énormité de ses crimes est telle que conviction de chacun en particulier en- tratneroit dans des discussions immenses que l'évi- dence de tous rend superflues.

Quoi ! parceque vous me forgez un monstre tel qu'il^ n'en exista jamais , vous voulez vous dispenser de la preuve qui met le sceau à toutes les autres! Mais qui jamais a prétendu que l'absurdité d'un fait lui servît de preuve, et qu'il suffît pour en établir la vérité de mon-

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l44 PREMIER DIALOGUE,

trer qu'il est incroyable? Quelle porte large et facile vouf ouvrez à la calomnie et à Timposture , si , pour avoir droit de juger définitivement un homme à son insu et en se cachant de lui, il suffit de multiplier, de charger les. accusations, de les rendre noires jusqu'à faire horreur, en sorte que moins elles seront vrai- semblablte , et plus on devra leur ajouter de foi ! Je ne doute point qu'un homme coupable d'un crime ne soit capable de cent; mais ce que je sais mieux encore, c'est qu'un homme accusé de cent crimes peut n'être coupable d'aucun. Entasser les accusations n'est pas convaincre, et n'en sauroit dispenser. La même raison qui, selon vous, rend sa conviction superflue en est une de plus , selon moi , pour la rendre indispensable. Pour sauver l'embarras de tant de preuves , je n'en demande qu'une, mais je la veux authentique, invin- cible , et dans toutes les formes ; c'est celle du premier délit qui a rendu tous les autres croyables. Celui-là bien prouvé, je crois tous les autres sans preuves; mais jamais l'accusation de cent mille autres ne sup- pléera dans mon esprit à la preuve juridique de ce- lui-là.

Le Fr. Vous avez raison : mais prenez mieux ma pensée et celle de nos messieurs. Ce n'est pas tant à la niultitude des crimes de Jean- Jacques qu'ils ont fait . attention, qu'à son caractère affreux découvert enfin, quoique tard, et maintenant généralement reconnu. Tous ceux qui l'ont vu, suivi, examiné avec le plus de soin, s'accordent sur cet article, et le reconnoissent unanimement pour être, comme disoit très bien son vertueux patron, M. Hume, la honte de l'espèce hu-

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PREMIER DIALOGUE. i45

maine et un monstre de méchanceté. L'exacte et ré- gulière discussion des faits deivient superflue quand il n en résulte que ce qu'on sait déjà sans eux. Quand Jean-Jacques nauroit commis aucun crime, il n'en seroit pas fnoinsi capable *de tous. On ne le punit ni d'un délit ni d'un autre , mais on l'abhorre comme les couvant tous dans son cœur. Je ne vois rien que de juste. L'horreur et l'aversion xles hommes est due au méchant qu'ils laissent vivre quand lear clémence les porte à l'épargner.

Rouss. Après nos précédents entretiens, je ne m'at- tendois pas à cette distinction nouvelle. Pour le juger par son caractère , indépendamment des faits , il fau- droit que je comprisse comment, indépendamment de ces mêmes faits ^ on a si subitement et si sûrement re- connu ce caractère. Quand je songe que ce monstre a vécu quarante ans généralement estimé et bien voulu, sans qu'on se soit douté de son mauvais naturel, sans que personne ait eu le moindre soupçon de ses crimes, je ne puis comprendre comment tout^à-coup ces deux choses ont pu devenir si évidentes , et je comprends encore moins que l'une ait pu l'être sans l'autre. Ajoutons que ces découvertes ayant été iaites conjoin- tement et tout d'un coup par la même personne, elle a nécessairement commencer par articuler des faits pour fonder des jugements si nouveaux,. si con- traires à ceux qu'on avoit portée jusqu'alors; et quelle confiance pourrois-je autrement prendre à des appa- rences vagues , incertaines , souvent trompeuses , qui n'auroient rien de précis que l'on pût articuler? Si vous voyez la possibilité qu'il ait passé quarante ans

XVI. !•

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PRfiMIER DIALOGUE. 147

soit en bien soit en m^. On applique à tout ee qu il fait, à tout ce qu'il dit, fidée quon s'est formée de lui. Chacun voit et admet tout, ce qui confirme 3.#n jujjement , rejette ou explique à sa mode tout ce qui le contrarie. Tous ses mouvements , ses regards , ses gestes, sont interprétés §elôa cette idée : on y rapporte ce qui sV rsipporte le moins. Les mêmes choses que mille autres disent ou font, et qu'on dit ou jBaiit soi-* mémeindifliéremment, priment un sens mystérieux dès qu elles viennent de lui. On veut deviner, on veut être pénétrant; c'est le jeunaturèl de l'amour-propre: on ¥oit ce qu'on croit et non pas ce qu'on voit. On ex- plique tout selon le préjugé qu'on a, et l'on ne se console de, l'erreur l'on pense avoir été, qu en se persuadant qua c'est faute d'attention, non de pé%é- tration,"qir'on y est tombé. TôutYîela est si vai que, ' deux hommes ont d'un troisième des opinions oppo- sées, c^te- même ^opposition régnera dans les obser-. vations qu'ils feront sur lui. L'un verra blanc etl'autre noir; 4' un trouvera des vertus, l'autre cfes^ vices, daiis les actes les plus indifférents qui viendront de lui; et chacun, à force dHnterprétations silbtiles, prouvera que c'est lui qui a bien vu. Le même objet, regardé en différents temps avec des yeuy différemment affectés, BOUS fait des impressions très différentes, et knéme , en convenant que Ferrenr vient de notre organe , on peut s'abuser encore en concluant qu'on se trompoit au- trefois , tandis que c'est peut-être aujourd'hui qu'on se trompe. Tout çed seroit vrai quand on n'auroit que l'erreur des préjugés i craindre. Que seroit-ce si le prestige des passions s^yjoignoit encore; si de chari-

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l48 PREMIER DIALOGUE.

tables^interpréteS; toujours alertes, alloient sans cesse au-devant^ de toutes, les idées favorables qu'on pour- rait tirer de ses propres observations pour tout défi- gurer, tout noircir, tout empoisonner? On sait à quel point la haine fascine les yeiix. Qui est-ce qui sait voir des vertus dans Fôbjet de son aversion? qui est-ce qui ne voit pas le mal dans tout ce qui part d'unbonune odieux? On cherche toujours à se justifier ses propres sentiments ; c'est encore un^ disposition très naturelle. On s'efforce à trouver haïssable ce qu'on hait; et, s'il «fit vrai que l'homme prévenu voit ce qu'il croit, il Test bien plus encore que l'homine passionné voit ce qu'il désire. La différence «st donc ici que, voyant jadis Jean-Jacques sans intérêt, on le jugeoit sans partialité, et qu'aujourd'hui la prévention et la haine ne permet- tent plus ^e voir en kii que ce qu'on veut y trouver. Auxquels donc, à votre avis, des anciens ou des nou- veaux jugements le préjugé de la raison doit-il donner plus d'autorité? , *

..S'il est impossible, comme je crois vous l'avoir prouvé, que la connoissance cerl^ne de la vérité, et beaucoup moins l'évidence, résulte de la méthode qu'oA a prise pour juger Jean-Jacques; si l'on a évité à dessein les vrais moyens de porter sur son coippte un jugement impartial, infaillible, éclairé, il s'ensuit que sa condamnation, si hautement, êi fièrement pro- noncée, est non seulement arrogante et téméraire, mais violemment suspecte de la plus noire iniquité ; d'où je conclus que, n'ayant nul droit de le juger clan- destinement comme on a fait, on n'a pas non plus œlui de lui faire grâce, puisque la grâce d'un criminel n'est

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PREMIER DIALOGUE. l^^

que Texemption d'une peine encourue et- juridique* ment infligée. Ainsi la clémence dont vos messieurs se vantent à son égard, cpand même ils useroient envers lui d^une bienfaisaAce réelle, est trompeuse et fausse; et, quand ils comptent pour un bienfait le mal mérité dont ils disent exempter sa personne, ils en imposent et mentent, puisqu'ils ne Tout convaincu d aucun acte pimissable; qu'un innocent ne méintant aucun châtiment n'a pas besoin de grâce, et qu'un pareil mot n'est qu'un outrage poijir lui. Ils sont donc doublement injustes, en ce qu'ils se font un mérite envers lui d'une générosité qu'ils n'ont point, et en ce qu'ils ne feignent d'épargner sa personne quVffind'ou* trager impunément son honneur.

Venons, pour le sentir, à eette grâce sur laquelle vous insistez^ si fort, et voyons en quoi donc elle con- siste. A traîner celui qui la reçoit d'opprobre en op* probré et de misère en misère , sans lui laisser aucun moyen possible de s'en garantir. Connoissez-vous , pour un cœur d'homme, de peine aussi cruelle qu'une pareille grâce? Je m'en rapporte au tableau tracé par YousHBême. Quoi! c'est par bonté, par commisérar tion, par bienveillance, qu'on rend cet infortuné le jouet du public, la risée de la canaille, l'horreur de l'univers; qu'on le prive de toute seciété humaine > qu'on l'étouffé à plaisir 4ans la iftnge, qu'on Vtmuse à l'entériner tout vivant! S'il se pouvoit que nous eus- sions à subir, vous ou moi, le dernier supplice, vour drions-nous l'iviter au prix d'une pareille graoe? voudriops-nous de la vie-è condition de la passer ainsi? Non, sans doute; tl n'y a poii^t datmirmept,,

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ï5q premier dialogue.

point de supplice que nous ne préférassions à celui-là, et la plus douloureuse fin de nos maux nous parokroit dcisirablé et douce plutôt que de les prolonger dans de pareilles angoisses. Eh! (pielle idée ont donc vos messieurs de l'honneur, s'ils ne comptent pas Fin* famie pour un supplice? Non, non, quoi qu'ils en puissent dire , c.e n'est point accorder la vie que de la rendre pire que la mort. *

Le Fr. Vous voyez que notre homme n'en pense pas ainsi, puisqu'au milieu de tout son opprobre il ne laisse pa^ de vivre et de se porter mieux qu'il n'a jamais fait. Il ne faut pas juger des sentiments d'un scélérat par ceux qu'un honnête homme auroit à sa place. L'infamie n'est douloureuse qu'A proportion de l'honneur qu'un homme a dans le cœur. Les âmes viles , insensibles à la honte, y sont dans leur élémleiU. Le mépris n'affecte guère celui qui s'ea sent digne : o'est un jugement auquel son. propre cœur l'a déjà tout accoutumé.

Rouss. L'interprétation de cette ti'anquillité stoï- que^u miUeu des outrages dépend du jugement déjà porté sur celui qui les endure. Ainsi ce n'est pas sur ce lang froid qu'il convient de juger l'homme, mais c'est par l'homme, au contraire, qu'il faut apprécier le sang froid. Pour moi, je ne vois point comment l'impénétrable dissimulation^ la profonde hypocrisie que vous avez prêtée à celui-ci s'accorde avec cette abjection presque incroyable dont vous faites ici son élément naturel. Comment, monsieur, un homme si haut, si fier, si orgueil! eu|c , qui , plein de génie et de feu, apa, seloqi vous, se contenir et garder quarante

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PREMIER. DIALOGUE. l5r

ans le silence pour étonner TEurope de la vigu^ir de sa plume; un homme qui met à un si haut prix 1 opi^ nion des autres, qu'il a tout sacrifié à une iausse afFec-

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l52 PREMIER DiALOGUE.

font essuyer. On auroit tort de leur tenir compté des ir-essources quils nont pujui ôter et qu'ils n ont pas même prévues, parcequ'à sa place ils ne les trou- veroientpas en eux. Vous avez beau me faire sonner ces mots de bienveillance et de grâce; [dans le téné- breux système auquel vous donnez ces noms, je ne vois qu'un raffinement de cruauté pour accabler un infortuné de misères pires que la mort, pour donner aux plus noires perfidies un air de générosité , et taxer encore d'ingratitude celui qu'on diffame, parcequil n'est pas pénétré de reconnoissance des. soins qu'on prend pour l'accabler et le livrer sans aucune défense aux lâches assassins qui le poignardent sans risque , en se cachant à ses regards.

Voilà donc en quoi consiste cette grâce prétendue dont vos messieurs font tant de bruit. Cette grâce n'en seroit pas une, même pour un coupable, à moins qu'il ne fut en même temps le plus vil des mortels. Qu'elle en soit une pour cet homme audacieux qui, malgré tant de résistance et d'ef&ayantes menaces, est venu fièrement à Paris provoquer par sa présence l'inique tribunal qui l'aVoit décrété connoissant par- faitement son innocence; qu'elle en soit une pour cet homme dédaigneux qui cache si peu son mépris aux traîtres cajoleurs qui l'obsèdent et tiennent sa des- tinée en leurs mains': voilà, monsieur, ce que je ne comprendrai jamais; et quand il seroit tel qu'ils le disent , encore falloit-il savoir de lui s'il consentoit à conserver sa vie et sa liberté à cet indigne prix; car une grâce, ainsi que tout autre don, n'est légitime qu'avec le consentement, du moins présumé, de celui

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l54 PREMIER DIALOGUE,

seroit doux pour un coupable, il est affreux pour un ionoceot. Alléguer la douceur de ce traitement pour éluder la conviction de celui qui le souffre est donc un sophisme aussi cruel qu insensé. Convenez de plus que ce monstre, tel qu'il leur a plu de nous le forger, est un personnage bien étrange, bien nouveau, bien contradictoire , un être d'imagination tel qu'en peut enÊuiter le délire de la fièvre, confusément formé de parties hétérogènes, qui, par leur nombre, leur dis- proportion, leur incompatibilité, ne sauroient former un seul tout; et Textravagance de cet a^emblage, qui seule est une raison d'en nier l'existence , en est une pour vous de l'admettre sans daigner la constater. Cet homme est trop coupable pour mériter d'être en- tendu; il est trop hors de la nature pour qu'on puisse douter qu'il existe. Que pensez-vous de ce raisonne- ment? C'est pourtant le vôtre, ou du moins celui de vos messieurs.

Vous m'assurez que c'est par leur grande bonté, par leur excessive bienveillance , qu'ils lui épargnent la honte de se voir démasqué. Mais une pareille gé- nérosité ressemble fort à la bravoure des fanfarons, qu'ils ne montrent que loin du péril. Il me semble qu'à leur place , et malgré toute ma pitié , j'aimerois mieux encore être ouvertement juste et sévère que trompeur et fourbe par charité , et je vous répéterai toujours que c'est une trop bizarre bienveillance que celle qui, faisant porter à son malheu^ux objet, avec tout le poids de la haine, tout l'opprobre de la déri- sion, ne s'exerce qu'à lui ôter, innocent ou coupable, tout moyen de s'y dérober. J'ajouterai que tentes ces

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PREMIER DIALOGUE. l55

vertus que -vous me vantez dans les arbitres de sa des- tinée sont telles, que non seulement, graeeauciel,

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l56 PREMIER DIALOGUE.

t-ilpas y celà^osé, se conduire exaotement omnme il Ta fait, mettre à sa dénonciation la condition de la grince du scélérat, et le ménager tellement, en le démasquant, qu'en lui donnanè la réputation d'un coquin, on lui conservât lu liberté d'un honnête homme? .

llouss. Votre supposition renferme des choses con- tradictoires sur lesquelles j'aurois beaucoup à dire. Dans cette supposition même, je me serois conduit, et vous. aussi, j'en suis très sûr, 6C tout autre homme d'honneur, dWe façon 1res différente, fe'abord, à quelque prix que ce fût, je n'aurois jamais vouluMé- noncer le-scélérat sans tSae montrer et le confondre, vu surtout les liaisons antérieures que vous supposez, et qui obligeoierit encore plue étroitement l'accusa* teur de prévenir préalablement le coupable de c# que son devoir l'obligeoit à faire k son égard. Encore moins atiroi*je voulu prendre des mesures extraor- dinaires pout einpêcher que mon nom , mes accusa- tions, mes* preuves , ne parvinssent à ses oreilles, parcequ'en tout état 4e cause un dénonciateur qui se cache joue un t6ie odieux , bas , lâx:he , j ustement sus- pect d'imposture, et qu'il n'y a nulle raison suffisante qui puisse obliger «n honnête homme à faire un acte injuste et flétrissant. Dès que vous supposez l'ol)!!- gation de dénoncer le itialfaiteur, vous supposez aussifielle de le convaincre, parceque la première de ces deux obligatioùs emporte nécessairement l'autre, et qu'il faut se montrer'et confwidre l'accusé, ou, si l'on veut se cache» de lai ,^ se taire fivGC tout le monde : il n'y a point de milieu. Cette conviction de

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l58 PREMIER DIALOGUE.

son; mms je suis fâché pour vos messieurs.que , parmi tant de meilleures leçons qu'il a données et quil eût mieux valu suivre, ils n aient profité que de celle-là.

Au reste je ne me souviens pas d'avoir rien trpuvé de pareil dans les livres de Jean-Jacques. donc a-t-il établi ce nouveau précité si contraire à tous les* autres?

Le F*. Daûs un vers de comédie.

JRouss. Qu^d est-ce qu'il a fait jouer cette comédie?

Le Fr. Jamais.

Rouss. est-ce qu'il Fa fait imprimer?

Le Fr. Nulle part.

Rouss. Ma foi, je ne vous entends point.

Le Fr. C'est une espèce de farce qu'il écrivit jadis à la hâte et presque impromptu à la campagne, dans un moment de gaieté, qu'il n'a pas même daigné cor- riger , et que nos messieurs lui ont volée comme beau- coup d'autres choses qu'ils ajustent ensuite, à leur façon pour l'édification publique.

Rouss. Mais comment ce* vers est-il employé dans cette pièce? Est-ce lui-même qui le prononce?

Le Fr. Non; c'est une jeune fiUe qui, se croyant trahie par son amant , le dit dans un moment de dépit pour s'encourager à intercepter, ôgavrir et garder une lettre écrite par cet amant à sa rivale.

Rouss. Quoi t Monsieur,, un mot dit par un^ jeune fille amoureuse et piquée, dans l'intrigue galante d'une farce 'écrite autrefois à la hâte, et qui n'a été ni corrigée, ni imprimée, ni représentée; ce mot en Fair dont eUe appuie , dans sa colère, un acte qui de sa part n'est pas même une trahison; ce mot, dont il

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PREMIER DIALOGUE. iSg

VOUS plaît de fiiire une maxime de Jean- Jacques, est Tunique autorité sur laquelle vos messieurs ont ourdi Faffreux tissu de trahisons dont il est enveloppé? Voudriez-vous que je répondisse à cela sérieusement? Me lavez-vous dit sérieusement vousHoaéme? Hon; votre air seul, en le prononçant, uxe dispensoit d'y répondre. Ëb ! qu on lui doive ou non de ne pas le ti^ahir , tout homme d'honneur ne se doit-il pas à lui- même de n'être un ti'attre envers personne? Nos de- voirs envers les autres auroient beau varier selon les temps > les gens, les occasions, ceux envers nous- mêmes ne varient point; et je ne puis penser que celui qui ne se croit pas obligé d'être bonnête homme avec tout le monde le soit jamais avec qui que ce soit. Mais, sans insister sur ce point davantage, allons plus loin. Passons au dénonciateur d'être un lâche et un traître sans néanmoins être un imposteur, et aux juges d'être menteurs et dissimulés sans néanmoins être iniques : quand cette manière de procéder seroit a^ssi juste et permise qu'elle est insidieuse et perfide , quelle en seroit l'utilité dans cette occasiosi pour la fin^ue vous alléguez? donc est la nécessité, pour faire grâce à un criminel , de ne pas l'entendre? Pour- quoi lui cacher à lui seul , avec tant de machines et d'artifices, ses crimes qu'il doit savoir mieux que per- sonne, s'il est vrai qu'il les ait commis? Pourquoi fuir, pourquoi rejeter avec tant d'efïiroi la manière la plus sûre, la plus juste, la plus raisonnable et la plu» naturelle , de s'assurer de lui sans lui infliger d'autre peine que celle d'un hypocrite qui se voit conffmdu? C'est la punition qui naît le mieux de la chose, qui

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l6o PREMIER DIALOGUE,

s'accorde le mieux avec la grâce qu'on veut lui faire, avec les sûretés qu'on doit prendre pour l'avenir , ^t qui seule prévient deux grands scandales; savoir, celui de la publication des crimes et celui de leur im- punités Vos messieurs allèguent néanmoins pour rai- son de leurs prgcédés frauduleux le soin d'éviter le scandale. Mais si le acandale consiste essentiellement dans la publicité , je ne vois point celui qu'on évite en cachant le crime au coupable qui ne peut l'ignorer, et en le divulguant parmi tout le reste des hommes qui n'en savoient rien. L'air de mystère et de réserve qu'on met à cette publication ne sert qu'à l'accélérer. Sans doute le public est toujours fidèle aux secrets TSjta'on lui confie: il** ne sortent jamais de son sein; mais il est risible qu'en disant ce secret à l'oreille à tout le monde, et le cachant très soigneusement au seul qui , s'il est coupable , le sait nécessairement avant tout autre, on veuille éviter par le scandale, et faire de ce badin mystère un acte de bienfaisance et de générosité. Pour moi, avec une si tendre bienveil- lance pour le coupable, j'auroisaçhoisi de le confon- dre sans le diffamer, plutôt que de le diffamer maxs le confondre; et il faut certainement, pour avoir pris le parti contraire, avoir eu d'autres raisons que vous ne m'avez pas dites , et que cette bienveillance ne comporte pas.

Supposons qu^au lieu d'aller creusant sous ses pas tous ces tortueux souterrains , au lieu des triples murs de ténèbres qu'on élève avec tant d'efforts autour de lui, au lieu, de rendre le public et l'Europe entière complices et témoins du scandale qu'on feint de vou-

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PREMIER DIALOGUÉ. l6l

loir éviter, au lieu de liii laisser tranquillement con- tinuer et consommer ses crimes, en se contentant de les voir et de les compter sans éri empêcher aucun; supposons, dis-je, qu'au lieu de tout ce tortilldge on se Rit ouvertement et directement adressé à lui-même et à lui seul; qu'en lui présentant en face son accusa- teur armé de toutes ses preuves on lui eût dit : « Misé- « rable, qui fais l'honnête homme et qui n'es qu'un A scélérat, te voilà démasqué, te voilà connu; voilà « tes faits, en voilà les preuves , qu'as-tu à répondre? » 11 eût nié, direz-vous. Et qu'importe? Que font les négations contre le^ démonstrations? Il fût resté con* vaincu et confondu. Alors on eût ajouté en montrant son dénonciateur: «Remercie cet homme généreux «que sa conscience a forcé de t'accuser, et que sa « bonté porte à te protéger. Par son intercession l'on « veut bien te laisser vivre et te laisser libre ; tu ne « seras même démasqué aux yeux du public qu'autant « que ta conduite rendra ce soin nécessaire pour pré. « venir la continuation de tes forfaits. Songe que des « yeux perçants sont sans cesse ouverts sur toi, que « le glaive punisseur pend sur ta tête , et qu'à ton pre- « mier crime tu ne lui peux échapper. » Y avoit-il, à votre avis , une conduite plus simple , plus sûre et plus droite, pour allier à son égard la justice, la prudence, et la charité? Pour moi, je trouve qu'en s'y prenant ainsi , l'on se fût assuré de lui par la crainte beaucoup mieux qu'on n'a fait par tout cet immense appareil de machines qui ne l'empêche pas d'aller toujours son train. On n'eût point eu besoin de le traîner si bdrba- rement, ou, selon vous, si bénignement, dtfns le

II

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i62 PREMIER DIALOGXJE.

bourbier; on n'eût point hiblilé la justice et la vertu des honteuses livrées de la perfidie et du mensonge; ses délateui:3 et ses juges n eussent point été réduits à se tenir sans cesse enfoncés devant lui dans leurs tanières, comme fuyant en coupables les regards de leur victime, et redoutant la lumière du jour: enfin Ton eût prévenu, avec le double scandale des crimes et de leur impunité, celui d'une maxime aussi funeste qu'insensée que vos messieurs semblent vouloir éta- blir par son exemple, savoir que, pourvu qu'on ait de l'esprit et qu'on £asse de beaux livres , on peut se livrer à toutes sortes de crimes impunément.

Voilà le seul vrai parti qu'on avoit à prendre , si l'on vonloit absolument ménager un pareil miséraUe. Mais pour moi , je vous déclare que je suis aussi loin d'approuver que de comprendre cette prétendue clé- mence de laisser libi^e , nonobstant le péril, je ne dis pas un monstre affreux tel qu'on nous le reprqseiUe, mais un malfaiteur tel <}u'il soit. Je ne trouve dans cette espèce de grâce ni raison, ni humanité, ni sû- reté, et j'y trouve beaucoup moins cette douceur et cette bienveillance dont se vantent vos messieurs avec tant de bruit. Rendre un homme le jouet du public et de la canaille ; le faire chasser successivement de tous les asiles les plus reculés , les plus solitaires , il s'étoit de lui-même emprisonné et d'où certainement il n'étoit à portée de £ciire aucuA mal ; le faire lapider par la populace^ le promener par dérision de lieu en lieu toujours chargé de nouveaux outrages; lui ôter même les ressources les plus indispensables de la so- ciété; lui voler sa subsistance pour lui faire l'aumône,

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FJIEMIEU DlAï^aOUl. i63

le depay^r sur toute la face de la terre; fsôrç ^e tout ce qu il lui importe le plus de savoir autant pour lui de mystères impénétrables; le rendre tellement étraur ger , odieux, méprisable aux honunes, quau lieu'dçs lumières, de T^ssistance et des conseils, que chacun doit trouver au besoin parmi s^s frères, il ne trouve partout qu«mbuches, mensonges, trahisons, insul- tes; le livrer en un mot saps appui, sans protection, sans défense , à ladroite apimosité de ses epqeinis *' c'est le traiter beaucoup plus cruellement que si Top se fût une bopne fois assuré de sa personne par upe détention, dans laquelle , avec la s<vreté de tout le monde, on lui, eût fait trouver la sienne, ou du moins la tranqpiUité, Vous m avez i^ppris qu il désira , qu il demanda lui-même cette détention, et qne, loin de la lui accorder j on lui fit de cette demanda un nou- veau ^ime et un nouveau ridicule% Je croijs voir à-l£^r fois la raison la demande et celle du refus, Ne pouvant trpuver de refuge d^ns les plus solitaino^ retraites, çhas3é ^ucces^vemept du sein disan^ont^^ gnes et du milieu des Jacs, foicé de fuir de lieu en lieu et d'errer sans cesse avec des peines et 4c§ dé- penses excessives au milieu ^s d^Qg^rs et de» ou- trées, réduit, k l'entrée de Tbiver , à çourjr rjgurppe pour y chercher up asile sans plus ss^vpir qU , et ^<;r d avance de n être Ms^é tranqpille nplle pai*t^il étoit naturel que, battu, fatigué de taat d'orage» il dé- sirât de finir se^ pialhenreui^ Jour^ 4ans une paisible <îiiptivité t plptôt que de se vpjr dwssa vieillesse poi^r- m^i^ ç\mi^y Mtottè ^n% relâche dftvtQus côte*i privé d une pww^ popr y poser s^ têt» , et dnn asile

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l64 FREMÏER DIALOGUE.

il pût respirer, jusqu'à ce qu'à force de coufises et de dépenses, on l'eût réduit à périr de misère, ou à vivre , toujours errant, des dures aumônes de ses per- sécuteurs , ardents à en venir pour le rassasier enfin d'ignominie à leuj? aise. Pourquoi n'a-t-on pas con- senti à cet expédient $i sûi**, si court, si facile, qu'il proposoit lui-même, et qu'il demandoit comme une faveur? N'est-ce point qu'on ne vouloit pas le traiter avec tant de douceur, ni lui laisser jamais trouver cette tranquillité si désirée? N'est-ce poi&t qu'on ne vouloit lui laisser aucun relâche , ni le mettre dans-tm état l'on n'eût pu lui attribuer chaque jour de nou- veaux crimeg et de nouveaux livres, ^t peut-être, à force de douceur et de patience , eût4l fait perdre aux gens chargés de sa garde les fausses idées qu'on vouMt donner de lui? N'est-ce point enfin que dans le projet si chéri, si suivi, si bien concerté^ de l'en- voyer en Angleterre , il entroit des vues dont son se- - jour dans ce pays-là, et les effets qu'il y a produits semblent développer assez l'objet? Si l'on peut donner à ce refus d'autres niotifs, qu'on me les, dise, et je promets d'en montrer la fausseté.

Monsieur, tout ce que vous m'avez appris, tout ce que vous m'avez prouvé, est à mes yeux plein de chosesinconcevables , contradictoires , absurdes], qui, pour être admises, demanderoient encore d'autres genres de preuves que celles qui suffisent pour les plus complètes démonstrations ; et c'est précisément ces mêmes choses absurdes que ¥Dus dépouillez de l'épreuve la plus nécessaire et qui met le sceau à toutes les autres. Vous tn avez fabriqué tout à votre aise un

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PREMIER DIALOGUE. i65

être tel qu'il n'en exista jamais , un monstre hors de la nature, hors de la vraisemblance, hors de la possi- bilité, et formé de parties inalliables, incompatibles, qui s'excluent mutuellement. Vous avez donné pour principes à tous ses crimes le plus furieux , le plus in- tolérant, le plus extravagant amour-propre, qu'il n'a pas laissé de déguiser si biei> depuis sa naissance jus- qu'au déclin de ses ans qu'il n'en a paru nulle trace pendant tant* d'années, et qu'encore aujourd'hui de- puis ses malheurs il étouffe ou contient si bien qu'on n'en voit pas le moindre signe. Malgré tout cet in- domptable orgueil , vous m'avez fait voir daus,le méipe être un petit menteur, un petit fripim, un petit cou* reur de cabarets et de mauvais lieux, un vil et crapu- leux débauche pourri de vérole , et qui passoit sa vie à aller escroquant dans les tavernes quelques écus à droite et à gauche aui&nnanants qui les fréquentent. -Vous avez prétendu que ce même personnage étoit le même homme qui, pendant quarante ans, a véeu estimé, bien voulu de tout le monde, l'auteur des seuls écrits dans ce siècle qui portent dans l'ame des lecteuirs la persuasion qui les a dictés, et dont on sent en les lisaût que l'amour de la vertu et le ^éle de la vérité font l'inimitable éloquence. Vous dites quejces livres qui m'émeuvent ainsi le cœur sont les jeux d'un scélérat qui ne sentoit rieii de ce qu'il disoit avec tant d'ardeur «tt de véhémence , et qui caphoit sous un air de probité le venin dont il vouloit infecter ^es lecteurs* Vous me forcez même de croire que ces écrits à-la-fois si fiers, si touchants, si modestes, ont été composés parmi les pots et les pintes, et cbe»les filles dejoie^

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i66 PREMIER Dialogue.

oùTattteur passoit vie, et vous me trandfbtiïiei enfin cet orgueil irascible et diabolique en labjectioti d'un (teur insensible et vil qui se rassasie sans peine de Tignominie dont labreuve à plaisir la cha)*ité du public. Vous m avez figuré vos messieurs qui disposent à leur gré de sa réputation , sa persouné , et de toute sa destinée, comme des modèles de vertu, des pro^ diges de générosité*, des anges pour lui de douceur fet de bienfaisance , et vous m'avez a ppris en même temps queTobjet tous leurs tendres soins avoit été de le rendre l'horreur de l'univers ,1e plus déprisé des êtres, de le traîna d'opprobre en opprobre, et de misère en misère , et de lui faire sentir à loisir dans les calamités de la plus malheureuse vie tous les déchirements que peut éprouver une ame fière en se voyant le jouet et le rebut du genre humain. Vous m'avez appris quepaf pitié ^ par grâce, tous ces hommes vertueux avoient bien voulu lui ôtertout moyen d'être instruit des rai- sons de tant d'oUtrâges , s'abaisser en sa faveur au rôle de cajoleurs et de traîtres, faire adroitement le plon- geon à chaque éclaircissement qu'il cherchoit j l'envi- ranner de souterrains et de pièges tellement tendud que chacun de ses pas fïkt nécessairement une chute ^ enftn le circonvenir avec tant d'adresse qu'en butte aux insultes de tout le monde il ne pût jamais savoir la raison de rien , apprendre un seul mot de vérité , re<- pousser aucun outrage, obtenir aucune explication^ trpuver, saisir aucun agresseur, et qu'à chaque in- stant, atteint des plus cruelles morsures , il sentit dans ceux qui l'entourent la flexibilité des Serpents ausd bi^^que leur venin.

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PREMIER DIALOGUE. 167

Vous avez fondé le système qu'on suit à son égard sur des devoirs dont je n'ai nulle idée, sur des vertus qui me foqt horreur, sur des principes qui renversent dans mon esprit tous ceux de la justice et de la mo* raie. Figurez-vous des gens qui commencent par se mettre chacun un bon masque bien attaché, qui s'ar-» ment de f«r jusqu'aux dents, qui surprennent ensuite leur ennemi , le saisissent par derrière , le mettent nu , lui lient le corps , les bras , les mains , les pieds , la tête , de façon qu'il ne puisse remuer, lui mettent un bâillon dans la bouche, lui crèvent les yeux, retendent à terre, et passent enfin leur noble vie à le massacrer doucement de peur que , mourant de ses blessures , il ne cesse trop tôt de les sentir^ Voilà les gens que vous voulez que j'admire. Rappelez , monsieur, votre équité, votre droiture, et sentez en votre conscience quelle sorte d'admiration je puis avoir pour eux. Vous m'avez prouvé, j'en conviens, autant que cela se pou- voit par la méthode que vous avez suivie , que ITipmme ainsi terrassé est un monstre abominable ; mais , quand cela seroit aussi vrai que difficile à croire , l'auteur et les directeurs du projet qui s'exécute à son égard seroient à mes yeux, je le déclare , encore plus abomi- nables que lui.

Certainement vos preuves sont d'une grande force , mais il est faux que cette force aille pour moi jus- qu'à l'évidence , puisqu'en fait de délits et de crimes, cette évidence dépend essentiellement d'une épreuve qu'on écarte ici avec trop de soin pour qu'il n'y ait pas à cette omission quelque puissant motif qu'on, nous cache et qu'il importeroit de savoir. J'avoue

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l68 PREMIER DIALOGUE,

pourtant, et je ne puis trop le répéter , que ces preuves m'étonnent, et m'ébranleroient peut-être encore, si je ne leur trouvois d autres défauts non moins diri- mants selon moi.

Le premier est dans leur force même et dans leur grand nombre c^Ia part doht elles viennent. Toutcela me paroîtroit fort bien dans des procédures juridi- ques faites par le ministère public: mais pour que des particuliers , et qui pis est des amis , aient pris tant de peine, aient fait tant de dépenses, aient mis tant de tçmps à faire tant d'informations, à rassembler tant de preuves, à leur donner tant de force, sans y être obligés par aucun devoir, il faut qu'ils aient été animés pour cela par quelque passion bien vive qui, tant qu'ils s'obstineront à la cacher, me rendra sus- pect tout ce qu'elle aura produit.

Un autre défaut que je trouve à ces invincibles preuves , c'est qu'elles prouvent trop , c'est qu'elles prouvent des choses qui uaturellement ne sauroient exister. Autant vaudroit me prouver des miracles, et vous savez que je n'y crois pas. Il y a dans tout cela des multitudes d'absurdités auxquelles avec toutes leurs preuves il ne dépend pas de mon esprit d'ac- quiescer. Les explications qu'on leur donne, et que tout le monde, à ce que vous m'assurez, trouve «i claires, ne sont à mes yeux guère moins absurdes , et ont le ridicule de plus. Vos messieurs semblent avoir chargé Jean-Jacquès de crimes, comme vos théolo- giens ont chargé leur doctrine d'articles de foi; l'avant tage de persuader en affirmant , la facihté de feire tout croire , les ont séduits. Aveuglés par leur passion , ils

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170' PREMIER DIALOGUE.

Faccusation revêtue de toutes ses preuves clandestines

doit être présumée une imposture.

Enfin le grand vice de tout ce système est que, fondé sur le mensonge ou sur la vérité, le succès n'en seroit pas moins assuré d'une façon que de l'autre. Supposez, au lieu de votre Jea)i-Jacques , un vérita- blement honnête homme, isolé, trompé, trahi, seul sur la terre, entouré d'ennemis puissants, rusés, mas- qués, implacables, qui, sans obstacle de la part de personne, dressent à loisir leurs machines autour de lui ; et vous verrez que tout ce qui lui arrive, médhant et coupable , ne lui arriveroit pas moins , innocent et vertueux. Tant par le fond que par la forme des preuves, tout cela ne prouve donc rien, précisément parcequ'il prouve trop.

Mcmsieur, quand les géomètres , marchant de dé* mon^ration en démonstration , parviennent à quel- que absurdité, au lieu.de l'admettre, quoique dé* montrée, ils reviennent sur leurs pas, et sûrs qu'il s'est glissé dans leurs principes ou dans leurs raison- nements quelque paralogisme qu'ils n'ont pas aperçu, ils ne s'arrêtent pas qu'ils ne le trouvent; et, s'ils ne peuvent le découvrir, laissant leur démonstration prétendue, ils prennent une autre route pour trouver la vérité qu'ils cherchent, sûrs qu'elle n'admet point d'absurdités^

Le Fr. N'apercevez-vous point que, pour éviter de prétendues absurdités, vous tombez dans une autre, sinon plus forte, au moins plus choquante? Vbus justifiez un seul homme dont la condanmation vous déplaît, aux dépens de toute une nation , quedîs^e?

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PREMIER DIALOGUE. 171

de toute une génération dont vous faites une généra-» tton ^ fourbes? car enfin tout est d'acoord; tout le public, tout le monde sans exception a donné son as^ sentiment au plan qui vous paroit si répréhensil^le ; tout se prête avec zélé à son exécution : personne ne la désapprouvé, personne ù'a commis la moindre in-* discrétion qui pût le faire échouer, personne n'a donné le moindre indice, la moindre lumière à lac» cusé qui pût le mettre en état de se défendre, il n a pu tirer d aucune bouche un seul mot d'édaircisse* ment sur les charges atroces dont on Taccable à Tenvi; tout s'empresse à renforcer les ténèbre^ dont on Fen- vironne, et l'on ne sait à quoi chacun se livre avec plus d'ardeur, de le difiamer absent, ou de le persif- fier présent. Il iaudroit donc conclure de vos raison- nements qu'il ne se trouve pas dans toute la généra- tion présente un seul honnête homme, pas un seul ami de la vérité. Admettez-vous cette conséquence?

Rouss. A Dieu ne plaise ! Si j'étois tenté de l'ad* mettre, ce ne seroit pas auprès de vous, dont je cou'^ nois la droiture invariable et la sincère équité. Mais je connoiê ausài ce que peuvent sur. les meilleurs cœurs les préjugés et les passions, et combien leurs illusions sont quelquefois inévitables.. Votre objection me paroît solide et forte. Elle s'est présentée à mon esprit long-temps avant que vous me la fissiez : elle me paroit plus facile à rétorquer qu'àrésoudre, et vous doit em*- barrasser du moins autant que moi: car enfin, si le public n'est pas tout composé de méchants et de fourbes , tous d'accord pour trahir un seul homme , il est encore mdns oomposé sans exoqptioa d'hommes

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172 PREMIER DIALOGUE,

bienfkisants, généreux, francs de jalousie, d'envie, de haine, de malignité. Ces vices sont-ils don« telle- ment éteints sur la terre qu'il n'en reste pas le moindre germe dans le cœur d'aucun individu? C'est pourtant ce qu'il faudroit admettre, si ce système de secret et de ténèbres, qu'on suit si fidèlement envers JeanJac- ques, n'étoit qu'une œuvre de bienfaisance et de charité. Laissons à part vos messieurs , qui sont des âmes divines , et dont vous admirez la t^idre bienveil- lance poor lui. Il a dans tous les états, vous me l'avez dit vous-même, un grand nombre. d'ennemis très ar- dents qui ne cherchent assurément pas à hli rendre Ja vie agréable et douce. Concevez-vous que, dans cette multitude de gens, tous d'accord pour épargner de l'inquiétude à un scélérat qu'ils abhorreirt et de la honte à un hypocrite qu'ils détestent, il ne s'en trouve pas un seul qui, pour jouir au moins de sa confusion, soit tenté de lui dire tout ce qu'on ««ait de lui? Tout s'accorde avec une patience plus qu'angéUque à l'en- tendre provoquer au milieu de Paris ses persécuteurs, donner des nom& assez durs à ceux qui l'obsèdent, leur dire insolemment: Parlez haut, traîtres que vous êtes; me voilà, Quavez^vous à dire? A ces stimulantes apostrophes, la plus incroyable patience n'abandonne pas un instant un seul homme dans toute cette iBul- titude. Tous, insensibles à ses reproches, les endurent uniquement pour son bien ; et, de peur de lui faire la moindre peine, ils se laissent traiter par lui avec un mépris que leur %ilencè autorise de plus en plus. Qu'une douceur si grande, qu'une si sublime vertu, •nime généralement tous ses ennemis , sans qu'un

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PREMIER DIALOGUE. lyS

seuLdémeate un moment oette universelle mansué- tude; convenez que dans une génération qui naturel- lement n'est pas trop aimante, ce concours de patience et de générosité est du moins aussi étonnant que celui de malignité dont vous rejetez la supposition.

La solution de ces difficultés doit se chercher selon moi dana quelque intermédiaire qui ne suppose, dans toute une génération, ni des vertus angéïiques^ni la noirceur des démons, mais quelque disposition na- turelle au cœur humain , qui produit un effet uniforme par des moyens adroitement disposés à cette fin. Mais eu attendant que mes propres observations me four- nissent là-dessus quelque explication raisonnable , permettez-moi de vous faire une question qui s'y rap- porte. Supposant un moment qu'après d attentives et .impartiales recherches Jean-Jacques, au lieu d'être l'ame infernale et le monstre que vous voyez en lui, se trouvât au contraire un homme simple, sensible et bon; que son innocence universellement reconnue par ceux mêmes qui l'ont traité avec tant d'indignité vous forçât de lui raidre votre estime , et de vous re- procher les durs jugements que vous avez portés de lui, rentrez au fond de votre ame, et dites*moi com- ment vous seriez affecté de ce changement?

Le Fr. Cruellement, soyez-en sûr. Je sens qu'en l'estimant et lui rendant justice je le haïrois alors plus peut-être encore pour mes torts, que je ne le hais maintenant pour ses crimes : je ne ttti pardonnet'ois jamais mon injustice envers lui. Je me reprdche cette disposition, j'en rougis; mais je la sens dans moQ cœur malfi^ré moi.

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174 PREMIER DIALOGUE.

Bocrss. Homme veridiqne et franc, je n en veux pas davantage, et je prends acte de cet ^veu pour irous ie rappeler en temps et lieu; il me^suffit popr le moment de vous y laisser réfléchir. Au reste, consolezpVQusf de cette disposition qui n'est qu'un développeiQent des plus naturels de l'amour-propre. Elle vous est commune avec tous les juges de Jean-Jacques , avecxette difi- férei^pe que yous serez le seul peut^tre qui ait le cou- rage et la fmnchise de lavouer.

Quant à moi, pour leyer tant' de difficultés et dé- terminer mon propre jugement , j'ai besoin d'éclair- cissements et d observations faites par moi-même. Alors seulement je pourrai vous proposer ma pensée avec confiance. Il faut, avant tout, commencer par voir Jean^Jacques, et c'est à quoi je suis tout déter- miné.

Le Fr. Aht ahi vous voilà donc enfin revenu à ma proposition que vous avez si dédaigneusement rejetée? Vous voilà donc disposé à vous rapprocher de cet homme entre lequel et vous le diamètre de la terre étoit encore une distance trop courte à votre gré?

Rocjss. M'en rapprocherl Non , jamais du scélérat que vous m^'avez peint , mais bien de l'homme défi- guré que j'imagiue à sa place, (^è j'aille chercher un scélérat détes^table pour le hanter, l'épier et le trom- per, c'est une indignité qui jamais n'approchera de izion cœur; mais que, dans le doute si ce prétendu scélérat n'est point peut-être un honnête homme iur fortuné, victime du plus noir complot, j 'aille examiner parmoiHQaéme ce qu'il &ut qun j'en pense, c'astun des plus beaux devoirs que se puisse imposer un

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PREMIER DIALOGUE. 17$

cœur juste; et je me lÎTrë àcette noble recherche avec autant d'estime et de contentement de moi-même cjue j aurois de regret et de honte à m'y Uvrer avec ini motif opposé.

Le Fr. Fort bien; mais avec le doute qu'il vous plaît de conserver au milieu de tant de preuves , com- mimt vous y prendrez-vous pour apprivoiser cet ours presque inabordable? Il fendra bien quç vous com- menciez par ces cajoleries que vous avez en si grande aversion. Encore sera-ce un bonheur si elles vous réussissent mieux qu'à beaucoup de gens qui les lui prodiguent sans mesure M sans scrupule , et à qui ell^ n'attirent de sa part que des brusqueries et des mépris.

Rouss. Est-ce à tort? Parlons franchement. Si tet homme ^toit fecile à prendre de cette manière , il seroit par cela seul à demi jugé. Après tout ce que vous m'avez appris du système qu'on suit avec hii, je suis peu surpris qu'il repousse avec dédain la plupart de ceux qui Tabord^it, et qui pour cela l'accusent bien à tort d'être défiant; car la défiance suppose du doiiie, et il n'en sauroit avoir à leur égard: et que peut-il penser de oes patelins flagorneurs dont, vu l'œil dont il est regardé dans le monde, et qui ne peut échapper au sien, il doit pénétrer aisément les motîfe dans l'empressement qu'ils lui marquent? il doit voir clairement que leur dessein n'est ni de se lier avec lui de bonne foi ni même de l'étudier et de le^connoHre, mais élément de le ciixsonvenii;. Pour moi qui n'ai ni besoin ni dessein de le tromper, je ne veux point prendre les allures cauteleuses de ceux qui Tappro-

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176 PREMIER DIALOGUE,

chent dans cette intention. Je ne lui cacherai point la mienne : s'il en étoit alarmé , ma recherche seroit finie, et je n aurois plus rien à faire auprès de lui.

Le Fb. Il vQus sera moins aisé, peut-être, que vous ne pensez de vous faire distinguer de ceux qui Tabor- dent à mauvaise intention. Vous n'avez point la res- source de lui parler à cœur ouvert, et de lui déclarer vos vrais motifs. Si vous me gardez la foi que vous m'avez donnée, il doit ignorer à jamais ce que vous savez de ses œuvres criminelles et de son caractère atroce. C'est un secret inviolable qui , près de lui , doit rester à jamais caché daiiji' votre cœur. Il apercevra votre réserve, il l'imitera, et, par cela seul, se tenant en garde contre vous, il ne se laissera voir que comme il veut qu'on le voie , et non comme il est en effet.

Rouss. Et pourquoi voulez-vous me supposer seul aveugle parmi tous ceux qui l'abordent journellement, et qui, sans lui inspirer plus-de é^onfiance, l'ont vu tous, et si clairement à ce qu'ils vous disent, exacte- ment tel que vous me l'avez peint? S'il est si facile à connoître et à pénétrer quand on y regarde, maJgré sa défiance et son hypocrisie, malgré ses efforts pour se cacher, pourquoi, pleiQ du désir de l'apprécier, serai-je le seul à n'y pouvoir pai^venir, surtout avec une disposition si favorable à la vérité, et n'ayant d'autre intérêt que de la connoître? Est-il étonnant que , l'ayant si décidément jugé d'avance, et n'appor- tant aucundoute à cet examen, ils l'aient vu tel qu'ils le vouloient voir? mes doutes ne me rendront pas nioins attentif, et me rendront plus circonspect. Je ne

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PHEIWER DIALOGUE. 177

^Qrche peint à le voir tel que je me le figure^ jc^ cher- che àjé voir lel qu il est.

Le Fr. Bod ! n avez-vous pas aussi vos" idées? Vous ^ le désirez innocent, j'en suis «très sûr. Vous ferez comme eux dans le sens contraire i vous verrez en lui qp que vous y cherchez.

Rouss. Le cas est .fort différent. Oui^ je le désire innocent 9 et^de tout mon cœur; sans do)||§ je sofpis heureux de trouver enjui ce que j'y cherche : matt ce seroit pour moi le plus grand des malheurs d'y*trouver -ce qui n!y seroit p^s, de le croire hoQnéte homme et de me tromper 4 Vos ipesaieurs ne sont pas dans ^es^ dispositions si favorables à 1^ vérité. Je vois que leur projet est une ancienne et grande entrepns#.qu il%ne veulent pas abi^ddonner, etqu ilsnabao^onneroient pas impunément* L'ignomipie d«nt ils Fonîtxo^vert reja^liroit sur eux tout entière, e\ ils ne seroie&t pks même à lalri de la vi|»dicte publique^ Ainsi, soit pour la s%ete de leurs j^ersonnes, soit pour le repos de leurs» consciences, il leur importe ùop de ne voir en lui qu un scélérat*, pour qu'eux et les leurs y voient jamais autre chose. ^

Le Fr. Mais enfii^ pouvez-ypus cqncevoir, ipm- giner quelque solide réponse aux preuves d(^ vous avez été si frappé? tout ce que vous. verrez ou croirçz voir pourra-'t-il jamais les détruire ? Supposons que vous trouviez un honyêterhomipi; la raison, leboA sens, et tout le mondes, vous montrent un scélérat , qdte s'ensuivra-t-il? Que vos yeux vous tnompent; ott q1|^ fc ganre humain tout entier, excepté Vous^seul, est déppurvu de sens? Laquelle de ces deux 8u{h

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178 PHEMIÊR DIALOGUE.

positiotis VOUS parolt la plus nattirelle, et à laquelle

enfin vous en tiendrez-vous? ' .

Rouss. A- aucune des deux; et cette alternative ne ine parolt pas si néeeissaire qu à vous. Il est une autre explication plus naturelle, qui lève bien des difficultés; c'est de supposer une ligue dont Tobjet est ta di£fa-< mation de Jean-Jacques ■, qu elle a pris soin d'isdier pour cet elfet. Et que dis-je, supposer? par quelque motif que cette ligue se soit formée, elle existe. Sur votre ptopre rapport, elle sembleroit universelle. Elle est du moinâ grande, puissante, noml»*ettse; elle agit de- concert et; àaus le plus profond secret pour toiK ce qui n'y entre pas, et surtout pour Tinfortuné qui en 'Ost^Tobjeè. Pour s'en défendre il n'a ni secours, ni àOH, ni appui, niconseU, ni lumière; tout n'est au- tour; de lui que pièges, mensonges, trahisons , téné«- bfes. Il est absolument seul, et n'a que lui seul pour ressource; il ne doit attendre tA aide ni assistance de qui que-ce soit sur la terre. Une position si. singtilièi'e est unique depuis* Texistence du genre humain. Pour juger sainement de celui qui s'y trouve*etde tout ce qui rapporte à lui , les formes drdiûairfes sur les- qu^les s'établis^etit les jdgem^its hiimains ne |)eu- v«iit pi«t3 suffire. 11 i&efaudroit, quand même FacbU^; pourroit parler et se défendre, des sûretés extraordi- iMÛres pour- icroîre qu'en lui rendant cette liberté Oii Itti donne eti même lieâ){^ Tes ^nnoiësànees , les in- strumaits^ et les moyens nécessaires pour pouvoir se justifier sHl^it innocent, Car enfin, si, quoique fatts- semimt accusé, ip igt^é toutes les trames dont 11 est en)acé > lôîis itiê piîégesi éem^ l^é&tdure ; si* les seuls

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PREMIER Dialogue. 175

àêktmnts qiË'il potnrra trouver, et qui feindront pour lut zélé, tûttt diôîÂ^pour le trahir; si les tétnoiiur qui pourroieilt déposer poar hii se taisent, si cenx qtit parleùt sont ga^poés pour le charger, si Ton fabrique de dusses pièces pour le noircir, si Ton cache ou dé- truit celles qui le justifient, il aura beau dire non contre cent hu% témoignages à qui Ton fera dire oiif, ga négation sera sans effet contre tant d affirmation^ unanimes; et il n'en sera pas moins convaincu , atrx yeux des hommes, de délits qn il n'aura pas commis. Dans Tordre ordinaire des ehoses , cette objection n'a point la même force , par cequ'on laisse à Faecusé tous les moyens possibles de se défeiMire, confondre les faux témoins, de manifester Timposture, et qu'on ne présume pas cette odieuse ligue de plusieurs hommes pour en perdre un. Mais ici cette ligne existé, rien n est plus constant, vous me l'avez appris vous-même; et, pMT cela seul, fton seutement tOM les avan^ges qu'ont les aocnsés pour leur défense sont étés à celui* ci, nuûs le» accusateurs, en les lui ôcant, peuvent les toamer tow contre laknéme; il est pleinement à leur discrétion; maîtres absolus d'établir les faits commeil leur platt , sans avoir aucune contradiction à craindre, ils sont sièuls jttgeS de la validité de leurs propres pièces ; leurs^ témoins, certains de n'être ni confrontés, ni confondus, ni punis, ne craignent rien de leurs mensonges: ils sont sûrs, en le chargeant, de la pro- tection des grsmds, de Tappni des médecins, de Fap- probation des gens de lettres, et de la fevenr ptibli- qoj^; ils soi>t sûrs, en le défendant, d'être perdus. V^, nîonsieur, poorqooi tous les témoignages por^

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i8o PREMIER^ dialoguj:.

contre lui sous les chefs de la ligue , c'eât-à-dire depuis qu'elle s'est formée , u'ont aucune autorité pour moi; et, s'il en est d'antérieurs, de quoi je doute, je ne les admettrai qu'après avoir bien examiné s'il n'y a ni fraude ni antidate, et surtout après avoir entendu les réponses de l'accusé.

. Par exemple, pour juger de sa conduite à Venise, je n'irai pas consulter sottement jce qu'on en dit , et , si vous voulez, ce qu'on en prouve aujourd'hui, et puis m'en tenir là; mais bien ce qui a éié prouvé et re- connu à Venise, à la cour, chez les ministres du roi, et parmi tous ceux qui ont eu connoissance de cette affiiire avant le ministère du duc de Choiseul, avant l'ambassade de l'abbé de Bernis à Venise, et avant le voyage du consul Le Blond à Paris. Plus ce qu'on en a pensé depuiaest différent de ce qu'on en penspit alors, et mieux je rechercherai les causes, d'un changement si tardif et si extraordinaire. De même, pour me dé- cider sur ses pillages en musique, ce ne sera ni à M. d'Alembert, ni à ^es suppôts, ni à tous vos mes- sieurs , que je m'adresserai ; mais je ferai chercher sur les lieux-, par des personnes non suspectes, c'est- à-dire qui ne soient pas de leur connoissance, s'il y a des. preuves audientiques que ces ouvrages ont existé avant que Jean-Jacques les ait donnés pour être de lui.

Voilà la marche que le bon sens m'oblige de suivre pour vérifier les délits, les pillages, et les imputations de toute espèce dont on n'a cessé de le charger depuis la formation du complot, et dont je n'aperçois gas auparavant le moindre vesdjge. Tant que cette.vérifi-

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PREMIER DIALOGUE. l^i

cadon ne me sera pas possible, rien ne sera si aisé qne de me fournir tant de preuves qu'on voudra auxquelles je n'aurai rien à répondre, mais qui n'opéreront sur mon esprit aucune persuasion.

Pour savoir exactement quelle foi je puis donner k Votre prétendue évidence, il faudroit que je connusse bien tout ce qu'une génération entière, liguée contre un seul homme totalement isolé, peut faire pour se prouver à elle-même de cet hoiQme-là tout ce qu'il lui pl^it, et, par surcroit de précaution, en se cachant' de lui très soigneusement. A force de temps, d'in-, trigue et d'argent, de quoi la puissance et la ruse ne viennent-elles point à bout, quand personne ne-s'iop-. pose à leurs manœuvres, quand rien n'arrête et ne contre-mine leurs sourdes opérations ! A quel point ne pourrmt-on point tromper le public, si tous ceux;- qui le dirigent, soit par la force, soit par l'autorité, soit par l'opinfon, s'accordoient pour l'abuser par de^ sourdes menées dont il seroit hors d'état de pénétrer le secret? Qui est-ce qui a déterminé ju8(^'où des coa- jurés puissants, nombreux et bien unis, ccHbme ils le sont toujours pour le crime, peuvent fasciner tes yeux , quand des gens qu'on ne'croit pas se connoitre se con- certeront bien entre eux, quand, aux-deux bouts de l'Europe, des imposteurs d'intelligence et dirigés par- quelque adroit et puissant intrigant se conduiront sur le même plan, tiendront le même langage, présen- teront sous le même dspect un homme à qui l'on a ôté la voix, les yeux, les mains, et qu'on livre pieds et poings liés à la merci de ses ennemis? Que vos mes- sieurs, au lieu d'être tels , soient ses amis comme ils le'

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l8a PRBMIEIl PULOeUJE.

q^m k jtpMJt U monde ; çpi'étpuQwt leur protégé dans 1^ |ang?> ïh B agi^seot aio^i que par bopté, par géné- rppîté, par eompasisiaa pour lui^ soitc je n'ènteods point leur disputer ici ce/s nouvelles vertU3; mais il xésulte tPUJoura de vos propre^ récits qu il y a une ligue y et de mou raisouneioent que > sitôt qu'une ligue existe^ ou ne doit pas pour juger dea preuveii qu elle apporte s'en tenir auxrégles ordinaires, mais en établir 4e plus rigoureuses pour s'assurer que cette ligue n'a- buse pas de Tayantage immense de se concerter, et par d en impeser, comme elle peut certaimonent le £|ire, Ici je yois , au contraire , que tout se passe entre gen3 qui ae prouvent entre eux, sans résistance et sanâ contradiction 9 ce qu il3 sont bien aises de croire; que, donnant ensuite leur unanimité pour nouvelle preuve à ceux qu'ils désirent amener à leur sentiment, loin d admettre au moins l'épreuve indispensable des K^>onses de l'accusé , on lui dérobe avec le plus grand s0in la connoissance de l'aocusatiDn, de l'accusateur, des preuves, et même de la ligue. C'est £aàre cent fois pis qu'A rittqutsitk>a : car si l'ou y force le prévenu de s'accuser luirmême, du moins on ne refuse pas de l'entendre 9 on ne l'empêche 'pas de parler, on ne lui ^che pas qu'il eat accusé, et on ne le juge qu après l'iavoir entendu. L'inquisition veut bien que Faccusé se d^nde ^'iJ peut, mais ici l'on ne veut pas qu'il le puisse^

Cette explication, qui dérive des faits que vous m'avez exposés vous-même, doit vous faire sentir compient^le public, sans être dépourvu de bon sens , maifi séduit par wUe preetigea, peut tomber dans une

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erreur iotvolontaire et preslque exqii^sihle à l^é^prd d un homme auquel U preud dans le fofid très peu d'iatérét, dont lîi siogjularité révolté so{i>inôur-f»*Qpre, «t quHl desîre généralement de tw^tiver c<>upahiè j^titot qu in iioceot, et comment au38i , avee un iaférét fin» sincèye à ce même homme, et plus de soin à Tétudier soi-même, pu pourroit^e awt apti*ement que n6 fait tout le monde ) sans être obligé d'en conclure que ie public est dans le délire , ou qu on est trompé par ses propres yeux. Quand le pauvre LasariUe de Toimes, attaché dans le fond d'une cuve, la tête seule hors dd Teau, couronné de roseaux et d'algue, étoit prosMenéde ville en ville comme un monstre maiin, les specta- teurs extravaguoient-ils de le prendre' pour tel , igno-< rant qu'on |'empéchoit de parler, et que, s'il vouloit crier qu'il n'étoitt pas un monstre marin , une corde tirée en cachette le forçoit de faire à l'iustant le plon- geon? Supppsons qu'un d'entre eux plus attentif, apercevant cette manœuvre , et par devinant le reste, leur ieût crié ;i'on vous trompe, ce prétendu monstre «st un homme^ n'y eûtil pas eu plus, que de l'humeur à s'oiFenser de cette exclamation , comme d'un reproche qu'ils étoient tous des insensés? Le public, qui voit des choses que l'apparence, trompé par elle, est ex- cusable; mais ceux qui se disent plus sages que lui en adoptant son erreur ne le sont pas.

Quoi qu'il en soit des raisons que je vous expc«e, je me sens digne, même indépendai^unent d'elles, de douter de ce qui n^a paru douteux personne. J'ai dans le cceur des témoignages, plus forts <Jue toutes vos preuves, que l'homme que vous m'avez p^eint

« #

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l84 PREMIER DIALOGl».

n'existe point, ou n'est pas du moins vous le voyez. La seule patrie de Jean- Jacques, qui est la mienpe , suffiroit pour m'assurer qu'il n'est point cet homme-là. Jamais elle n'a produit des êtres de cette espèce'; ce n'est ni chez les protestants ni dans les républiques ' qu'ils sont connus. Les crimes dont il est accusé sont^ des crimes d'esclaves , qui n'approchèrent jamais des âmes libres; dans nos contrées on n'en connoit point de pareils; et il me fetudroit plus de preuves encore que celles que vous m'avez fournies pour me per- ' suader seulement que Genève a pu produire un em- poisonneur»

Après vous ^voir dit pourquoi vos preuves , tout évidentes qu'elles vous paroissent, ne sauroient être convaincantes pour moi, qui n'ai ni ne puis avoir les instiiictions nécessaires pour juger S quel point ces jnreuves peuvent être illusoires et m'en imposer par une fausse apparence de vérité, je vous avoue pouri- tant derechef que, saps me convaincre, elles m'in- quiètent, m'ébranlent, et que j'ai quelquefDis peine à leur résister. Je desirerqis sans doute, et d^^tout mon cœur, qu'elles fussent fiiusses, et que l'homme dont elles me font un monstre n'en fKit pas un : mais je désire beaucoup davantage encore de ne pas m'égarer dans cette recherche et de ne pas me laisser séduire par mon penchant. Que puis-je faire dans une pareille situation I pour parvenir, s'il est possible, à démêler

Pour excuser le public autant qu'il se peut, je suppose par-^ tout son erreur presque invincible; mais moi, qui sais dans ma conscience qu^ancun crime jamais n'approcha de mon cœur, je suis sur que tout bdmme vraiment attentif, vraiment juste, dëcouvri-

»' »

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PREMIER piAlof uî:. l85

la vérité? C'est de rej^ef dan» cette «affaire toute au-'' tonte humaine, toute preuve qui dépend du. témoin- * gnage ^'autrui, et de me déterminer uniquement sur ce que je puis voir de mes feux et co&npître ^ar moi- . méMe. Si Jean-Jacques est tel que font peint vos messieurs, et s'il a été si aisément re(5onnu tel par tous ceux qîii 1 ont approcha , je ne serai pas plus mal- . l\eureux qu'eux, car je ne^portëÉai pas à cet examen « iHoins d attentiiS>n, de zélé et de botme foi; et un être aussi méchant , aussi d]|f&i*na^ , aussi dépravé , doit en effet être très factte à pénétrer pour peu qu^on y re- garde. Je m'en tiens donc à la^ésblution de l'examiner par moi-même et de le juger en tout ce que je verrai de lui , non par les secrets desîi^ dejnon coeur , encore - moins par les interprétations^ d'autrui, mais par 'la mesure de bon sens et de jugement que je puis avoir reçue, sans me rapporter sur ce point à l'autorité de personne. Je pourrai me tromper^ sans doute ,»pai^ce^ que je suis homme, mais appès avoir fait tous mes ef- forts pour éviter ce malheur ^ je me rendrai , si [déan- ^ moins il m'arrive, le consolant témoignage que mes passions* ni ma volonté ne sont point complices de moa erreur, et qu'il n'a pas dépendu de moi de m'en garantir. Voilà ma résolution. Donnez-moi mainte- nant les moyens de l'accoinplir et d'arriver 'ik notre' homme, car , à ce que vous m'avez fait ehtendrei son accès n'est pas aisé.

Le Fr. Surtout poui^vous , qui dédaighez les seuls^

roit Fimposture à traverstout Fart d'un complot, parcequ'enfin je ne crois pas possible que jamais le mensonge usur{>e et s'approprie tous les caractères de la "véAté. ^ 4

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|86 PRE]^IER DIALOGUE,

•qui pourroient vous ]'ouviir. Qes moyens sont, je le répète y de s'insinuer à force d'adresse, patelinage, d opiniâtre importunité, de le cajoler sans cesse, de lui parler avec transport de ses talents ^ de ses livres , et mteie de ses viertus ; car ici le mensonge et la feusseté sont des œuvres pies* Le mot d'admiration surtout # d un effet admirable auprès de lui , expârime assez bien . dans un autre sens Tidée des sentiments qu un pareil monstre inspire, et ces doubles ententes jésuitique^, si redierchées de nos messteui^, leur rendent Tusage de ce pprot très familier avec Jeaur Jacques, et très commode en lui parlante Si tout cela ne réussit pas, on ne se rebute point de son froid accueil, on compte ponr rien $es rebuffades; passant tout de suite à Tautre extrémité, on le tance, on le gourmande, et, jprenant le ton le plus arrogant qu il est possible, on tâche de subjuguer de haute lutte. S'il vous fait des grossièretés, on les endure comme venant d'un mi- sérable dont on s'emibalieasse fort peu d'être méprisé. S'il Vous chasse de chez lui, on y revient; s'il vous ferme la porte , on y reste jusqu'à ce qu elle se rouvre , on tâche de, s*y ftur«r. Une fois entre dàn^^son re- paire , on s'y établit , on s^y maintient bon gré malgré. S'il osoit vous en chasser de force, tant mieux: on feroit beau bruit, et l'on iroit crier par toute la terre

EnmVcrivant, c'est la même franchise. « J*ai Thonneur d*être , « avec tous les ftentiments qui vous sont dus, avep les sentiments K les plus distingués, avec une considération très particulière, avec « autant d'estime que de respect, etc. Ces messieurs sont-ils donc, myecces tourmures ampliibolo0iques , moins menteur» que ceuv qui mentent tout romlement? Non. Us sont seulement plus faux et plus doubles, ils metitent seulement plus traîtreusemeilt.

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PREÎMIER DIALOGUE. 187

quHl assassine les geiks qui lui foutThonneur deTaller voip. Il n y a point, à ce qu on m assure, d'autre voie pour slnsinuer auprès de lui. Êtes-vous homme à prendre celle-là?

Rouss. Mais, vous-même, pourquoi ne Favez-vous jamais voulu prendre?

Le Fr. Oh! moi, je n'avois pas besoin de le voir pour le connoître. Je le connois par ses œuvres; c'en est assez et même trop.

Rouss. Que pensez-vous de ceux qui , tout aussi dé- cidés que vous sur son compte^ ne laissent pas de le fréquenter, de l'obséder, et de vouloir s'introduure à toute force dans sa plus intime familiarité?

Le Fr. Je vois que vous n'êtes pas content de la réponse que j m déjà ùàta à cette que^on.

Rouss. Ni Vous non plus , je vois aussi. J ai donc mes raisons pour y revenir^ Presque tout ce que vous m'avez dit dans cet entretien me prouve que vous n'y parliez pas de vous-même. Après avoir appris de vous les sentiments d'autrui, n'appr^idrai-je jamais lès vôtres? Je le vois, vous feignez d'établir des maximes que vous seriez au désespoir d'adopter. Parlez-moi Aime enfin plus franchement.

Le Fr. Écoutez : je n'aime pas Jean-Jacques, mais je hais encore plus l'injustice, encore plus la trahison,. Vous m'avez dit des choses qui me frappent, et aux- quelles je veux réfléchir. Vous refusiez de voir cet in-, fortuné; vous vous y déterminez maintenant. J'ai refusé de lire ses livres ; je me ravise ainsi que vous , et pour cause. Voyez l'homme , je lirai les livres ; après quoi nous nous reverrons.

FIN DU PREMIEft DIALOGUE*

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ROUSSEAU

JUGE

DE JEAN-JÀCQUES.

SECOND DIALOGUE..

Du naturel de Jean-Jacques, et de ses habitudes.

Le François.* bien, monsieur, vous Tavez vu?

Rousseau. bien, monsieur, vous lavez lu?

Le Fr. Allons par ordre, je vous prie, et permettez que nous commencions par vous, qui fdtes le plus' pressé. Je vous ai laissé tout le temps de bien étudier' nôtre homme. Je sais que vous lavez vu par vous-- même , et tout à votre aise. Ainsi vous êtes maintenant en état de le juger, ou vous n'y s^rez jamais. Dites- moi donc enfin ce qu'il £siut penser de cet étrange per- sonnage.

Rouss. Non; dire ce qu'il en faut penser n'est pas de ma compétence; mais vous dire, quant à moi , ce que J'en pense, c'est ce que je ferai volontiers, si cela vous suffit.

Le Fr. Je ne vous en demande pas davantage. Voyons donc.

Rouss. Pour vous parler selon ma croyance , je vous

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SECOND DIALOGUE. 189

dirai donc tout franchement que, selon moi , ce n'est pas un homme vertueux.

Le Fr. Ah! vous voilà donc enfin pensant comme tout le monde !

Rouss. Pas tout-à-fait, peut-être: car, toujours selon mpi, cest beaucoup moins encore un détestable scélérat.

Le Fa. Mais enfin qu'est-ce donc? Car vous êtes dé- solant avec vos éternelles énigmes.

Rouss. Il n y a point d'énigme que celle que vous y mettez, vous-même. C'est un homme sans malice plutôt que bon , une ame saine , mais foible , qui adore la vertu sans la pratiquer, qui aime ardemment le bien et qui n'en fait guère. Pour le crime, je suis per- suadé comme de mon existence qu'il n'approcha jamais de son cœur, non plus que la haine. Voilà le sommaire de mes observations sur son caractère mo- ral.. Le reste ne peut se dire en abrégé; car cet homme ne ressemble à nul autre que je connoisse; il demande une analyse à part et faite uniquement pour lui.

Le Fa. Ohl &ites-la-moi donc cette unique analyse, et montrez-nous comment vous vous y êtes pris pour trouver cet homme sans malice, cet être si nouveau pour tout le reste du monde, et que personne avant vous n'a su voir en lui.

Rouss. Vous vous trompez; c'est au contraire votre Jean-Jacques qui est cet homme nouveau. Le mien est l'ancien , celui que je m'étois figuré avant que vous m'eussiez parlé dejui, celui que tout le monde voyoit en lui avant qu'il eût fait des li vres,. c'est-à-dire jus- qu'à l'âge de quarante ans. Jusque4^ tous ceux qui

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190 SEC019I> DIALOGUE.

Tont comitt, dans en eUtepter tos tHessmirs eux mêmes, Tont vu tel que je le vois niaintenftiit. Cest^ si vous voulez , un bomme que je ressuscite^ mais que je ne crée assurément pas. '

Le Fr. Craignez de vous abuser encore en cela, et de ressusciter seulement une erreur trop tafrddéti^uite* Cet homme a pu , comme je vous lai déjà dit, tromper long-temps ceux qui Tout jugé sur les apparences; et la preuve quil les trompoit est qu eux^némes, quand ôu le lem' a ùlti mieux connoltre, ont abjuré letir an- cienne erreur. En revenant silr ce qu'ils avoient VU jadis , ils en ont jugé tout différemment.

RousB. Ce changement d'opinion me paroit tt^ès nà* turol, san^ fournir la preuve que vous en tirez. Us le voyoîent alors par leurs propres yeux, ils l'ont vij de- puis par ceux des autres. Vous pensei qu'ils se trom- poient autrefois; moi je crois que c'est aujourd'hui qu'ils se trompent. Je ne vois point à votre opinion de raison solide, et j'en vois à la mienne une d'un très grand poids; c'est qu'alors il n'y avoit point de ligue, et qu'il en existe une aujourd'hui; c'est qu'alors per- dOBiie n'ttvoit imérét à déguiser la vérité, et à voir oe^ quin'étoit pas ; qu'aujourd'hui quiconque oseroit dire hautémeut de Jean*Jacques le bien qu'il en pourroit savoir seroit un hompie perdu; que, pour feîre sa CDttr et parvenir, il n'y a point de moyen plus sûr et phis prompt que de renchérir sur ]es charges dont on> l'accable à l'envi; et qu'enfin tous ceux qui l'ont VU dane sa jeutes^e sont sûrs de s'avancer eux et les letïts en tenant sfu* son compte le langage qui convient - à vos^ Messieurs. D'où je conelûs que qui cherche ett

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SECOND DIALOGUE- 19I

siAcérité de cœar la véHté doit remcAiter, pdtir la comioître , au temps persoùne n'avoit intérêt à la déguiser. Yoilà pourquoi ks jugements qu'on pCHPtoit jadis sur cet homme font autorité pofur moi, et pour* quoi ceux que les mêmes ^ens en peuvent portier aii* jourd'hui n'en ffmt plus. Si vous avez à cela quelque bonne réponse, vous m'obligerez de m'en faire part; car je n'entreprends point de soutenir icimon^enti- ment, ni de*vous le faire adopter, et je serai toujours prêt à l'abandonnei^, quoique à regret , quand j:e croirai voir la vérité dans le sentiment contraire. Qijpi qu'il en soit , il ne s'agit point ici de ce que d'autres ont vu, mais de ce- que j'ai vu moi-même ou cru voir. C'e^t que vous demandez, et c'est toiist ce que j'ai à vous dire; sauf à vous d'admettre ou rejeter ïnon opinion quand vous saurez sur que» je la fonde.

Commençons^j^ le premier abord . Je crus , sur les difficultés auxquelles vous m'aviez préparé, devoir premièrement lui écrire. Voici ma lettre , et vèici sa répopse.

Le Fh. Conunênt! il vous a répondu? ^ * Rouss. Dans l'instant même. ^

Le Fr. Voilà qui est particuKep ! Voyons donc cette lettre qui a Mis feire un si grand efïbrt.

Roiiirss. Elle n^e^ pas bien reéliiercké'e, comme voas^ allez voir.

(// Ut. ) n J'ai besoin de vous v^ir, de vous cxmh «buoître, et ce besoin est^ndé sur l'amour de ]jl jafs«« A tice et de la vérité. On dk que vous rebutez les nou^ ft veaux visages. Je ne dirai pas â voiis avez tort oa «raison; mais, si vous êtes Tb^mme de vos Kvrès,

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192 SECOND I>IALOGyE.

t( ouvrez-moi votre porte avec confiance; jt vous en

-Nt conjure? pour moi ^je .vous le conseille pour vous : si

H v*us ne Têtes pas , vous pouvez encore m^admettre

. «sans crainte, «je ne vops importunerai l|)as long-

« temps. »

JRépqfise.. a Yons iêtes le premier que le motif qui

r- « tous amène ait conduit ici : car , de tant 4e gens qui

« ont kl curiosité de ïhe voir, pas un n'a celle de me

ft connoitre; tous^crqient me connoître assez. Venez

Wlonc, pour la ^reté du fait. Mais que me voulez*

« yousji et pourquoi me parler de mes livres? si, tes

«ayant lus, ils ont pu vous laisser.en doute sur' les

«.sentiments de l'auteur, ne v^nez pas; en ce cas je

« ne auis pas votre hpmmej' car vous sauriez être

« le mien. »

La conformité de cette réponse avec mes idées ne ralentit pas mon zèle. Je vole à lui, Je le vois.... Je . vous l'avoue; avajit même que je l'abordas^, ep le voyant, j'augurai bien de mon projet.

Sur ces portrait^ de lui, si vantés, qu'on éta^e de toute.^ parts, et qu'on prônoit comme des chefs- d'œuvre de ressemblance avant qu'il revînt à Paris , je m'attondois à voir figure d'un cyclope affreux comme , celui d'Angleterre, ou d'un petit Crispin grimacier, comme celui de Fiquet; ^et, croyant trouver sur son visage les traits du caractère que- tout le monde lui donne, je m'avertîssôis de me tenir en garde contre une {première impression si. puissante toujours sur moi, et de suspendre, mal^é m'a répugnance, ^ prejllgé qu'elle'^lloit m'inspirer. « Je n'ai pas. eu cetDe peine: au lieu du^iîéroce ou

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194 SECOWD DIALOGUE.

Prrax. EofiB , je pense que^ h soufi sa physionomie la Balafre a ca^hé 1 ame d'un scélérat , die pouvait m elfet mieux la cacher.

Le Fr. J'entends; vous voilà livré en sa faveur au même préjugé contre lequel vous vous étiejj si bien armé s'il lui eût été èontraire.

Rouss. Non; le seul préjugé auquel \^ me Uvrd ici, parcequ'il me paroît raisonnable , e^t bien moins pour lui que contre ses bruyants protecteurs. Ils ont eux- mêmes fait faire ces portraits avaa beaUiCpup de dé- pense et de soin ; ils le^ ont anaonoés av^ç pompe dans les journaux , dans le« gazettes; il§ les ont prônés par- tout: mais, 3'ils n'en peignent p^ mi^uiç Toriginial au moral qu'au physique, on le connçiîti^ ^^eip^ntfprt mal d'après eux. Voici un quatrain que Je^iu-Jaçque» mit au-dessous d'un de ice^ portraits :

Hompaes savant^ dans Tartclie feindre, Qui me préte^ des traits si doux, Vous aurez beau vouloir me peindre, Vous ne péiodree jamais que vous.

I^ç F». Il faut qup pe qu^^ri^in spjt tout nouveau; car il est a^se? joli, et je u ^ft ^vpis po,tnt entendu f»rler,

Rouss. Il y a plus de six ans qu'il est Ë^t : l'auteur Ta donné ou réeité à plus de ciuquantç personnes, qui toutes lui en ont très fidéleui^ut gardé le secret^ 4^u'il ne leur denuaudoit ps^^, et u? crois fm^ que vous vou§ ftttendie;^ à trouver ce quatf^n 4^^ le Mercure, Jl'i|i cru yoir , duns tpute cette bi^tpire de pqiTr traits, des singularités qui pi'oqt porté ^ l^ suivre t^

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SECOND DIALOGUE. igS

j'y ai trouvé, smtout pour celui d'Angleterre, des cir- constances bien extraordinaires. David Hume, étroite- ment lié à Paris avec vos messieurs , sans oublier les dames, devient, on ne sait comment, le patron, le zélé protecteur, le bienfaiteur à toute outrance de Jean- Jacques , et fait tant , de concert avec eux , qu'il parvient enfin, malgré toute la répugnance de celui- ci, à l'emmener en Angleterre. Là, le premier et le plus important de ses soins est de faire faire par Ramsay, son ami particulier , le portrait de son ami public Jean-Jacques. Il desiroit ce portrait aussi ar* demment qu'un amant bien épris désire celui de sa maltresse. A force d'importunités il arrache le con- sentement de Jean-Jacques. On lui fait mettre un bonnet bien noir, lin vêtement bien brun, on le place dans un lieu bien sombre, et là, pour le peindre assis, on le fait tenir debout, courbé, appuyé d'une de ses mains sur une table bien basse , dans une attitude ses muscles, fortement tendus, altèrent les traits de son visage. De toutes ces précautions devoit résulter un portrait peu flatté , quand il eût été fidèle. Vous avte vu ce terrible portrait : vous jugerez de la res- semblance si jamais vous voyez l'original. Pendant le séjour de Jean-Jacques en Angleterre, ce portrait y a été gravé , publié, vendu partçut, sans qu'il lui ait été possible de voir cette gravure. Il revient en France, et il y apprend que son portrait d'Angleterre est annoncé, célébré , Ayante comme un cbef-d'ceuvre de peinture, de gravure, et surtout de ressemblance. Il parvient enfin , non sans peine, à le voir ; il frémit, et dit ce qu'il en pense : tout le monde se moque de lui ;

i3.

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196 SECOND DIALOGUp.

touj le détail qu'il fait paroU la chose la plus natur relie; et, loin d'y voir rien qui puisse faire suspecter la droiture du généreux David Hume, on n aperçoit que les soins de Tamitié la plus tendre dans ceux qu'il a pris pour donner à son ami Jean-Jacques la figure d'un cyclope affreux. Pensez- vous comme le public à cet égard?

Le Fr- Le moyen j sur un pareil exposé? J avoue v au contraire , que ce fait seul , bien avéré , parot- troit déceler bien des choses; mais qui m'assurera qu'il est vrai ?

. Rouss. La figure du portrait. Sur la question pré- sente , cette figure ne mentira pas.

Le Fa. Mais ne donnez-vous point aussi trop d'im- portance à des bagatelles? Qu'un portrait soit dif- forme ou peu ressemblant, c'est la chose du monde la moins extraordinaire : tous les jours on grave , on contrefait, on défigure des hommes célèbres, sans que de ces grossières gravures on tire aucune conséquence pareille à la vôtre.

Rouss. J'en conviens ; mais ces copies défigurées sont l'ouvrage de mauvais ouvriers avides, et non les productions d'artistes distingués , ni le fruit du zélé et de l'amitié. On ne les prône pas avec bruit dans toute l'Europe, on ne les annonce pas dans les papiers pu- blics , on ne les étale pas dans les appartements ornés de glaces et de cadres; on les laisse pourrir sur les quais y ou parer les chambres des cabarets et les boutiques des barbiers. ^

Je ne prétends pas vous donner pour des réalités toutes les idées inquiétantes que fournit à Jean-Jacques

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SECOND DIALOGUE. I97

1 obscurité profonde dont on s'applique à Fenlourer. Les mystères qu'on lui fait de tout ont un aspect si noir, qu'il n'est pas surprenant qu'ils affectent de la même teinte son imagination effarouchée. Mais,parmi les idées outrées et fantastiques que cela peut lui donner, il en est qui , vu la manière extraordinaire dont on procède avec lui, méritent un examen sé- rieux avant d'être rejetées. Il croit, par exemple , que tous les désastres de sa destinée , depuis sa funeste célébrité, sont les fruits d'un complot formé de longue main, dans un grand secret, entre peu de personnes, qui ont trouvé le moyen d'y faire entrer successive- ment toutes celles dont ils avoietit besoin pour son exécution ; les grands, les auteurs, les médecins (cela n'étoit pas difficile), tous les hommes puissants, toutes les femmes galantes , tous les corps accrédités , tous ceux qui disposent de l'administration , tous ceux qui gouvernent les opinions publiques. Il prétend que tous les événements relatifs à lui , qui paroissent accidentels et fortuits , ne sont que de successifs déve- loppements concertés d'avance , et tellement ordon- nés, que tout ce qui lui doit arriver dans la suite a déjà sa place dans le tableau , et ne doit avoir son effet "^ qu'au moment marqué. Tout cela se rapporte assez à ce que vous m'avez dit vous-même, et à ce que j'ai cru voir sous des noms différents. Selon vous, c'e^t un système de bienfaisance envers un scélérat; selon lui, c'est un complot d'imposture contre un innocent; selon moi , c'est une ligue dont je ne détermine pas l'objet, mais dont vous ne pouvez nier l'existence,, puisque vous-même y êtes entré.

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198 SECOND DIALOGUE.

Il pense que du moment qu on entreprit Tceuvre complète de sa diffamation , pour iaciliter le succès de cette entreprise, alors difficile, on résolut de la gra- duer, de commencer par le rendre odieux et noir^ et 'de finir parle rendre abject, ridicule, et méprisable. Vos messieurs qui n'oublient rien , n'oublièrent pas sa figure; et, après lavoir éloigné de Paris , travail- lèrent à lui en donner une aux yeux du public, con- forme au caractère dont ils vouloient le gratifier. U fedlut d'abord faire disparoitre la gravure qui avoit été faite sur le portrait fait par La Tour : cela fut bien* tôt fait. Après son départ pour l'Angleterre, sur un modèle qu'on avoit fait faire pmr Le Moine, on fit fetre une gravure telle qu'on la desiroit; mais la figure en étoit hideuse à tel point, que, pour ne pas se décou- vrir trop ou trop tôt , on fut contraint de supprimer la gravure. On fit faire à Londres , par les boucs office» de l'ami Hume , le portrait dont je viens de parler; et, n'épargnant aucun soin de l'art pour en faire valoir la gravure, on la rendit moins difforme que la précé- dente, niais plus terrible et plus noôre mille fois. Ce portrait a fait long -temps , à l'aide de vos mes- sieurs, l'admiration de Paris et de Londres, jusqu'à ce qu'ayant gagné pleinement le premier point, et rendu aux yeux du public l'original aussi noir que la gravure, on en vint au second article ; et, dégradant habilement cet affreux coloris, de l'homme terrible et vigoureux qu'on avoit d'abord peint, on fit pcu-à-peu un petit fourbe, un petit menteur, un petit escroc, un coureur de tavernes et de mauvais Ueux, C'est alors que parut le portrait grimacier de Fiquet , qu'on avoit

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SECOND DIALOGUE. Ï99

tenu long-temps en réserve y jasqa à ce le moment de fntblier fùLt venu ^ a&i que la mine basse et risible de la figure répondît à Tidée qti on vouloit donner de Forîginail. C'est eneore ak»?<^que parut un petit me^ dbillonen plâtre sur le codttime de la gravure angloise, l^ais dont dn afVoit eu soki de dbanger l'air terrible et fier é^ tm sotÊti^ traitr# et s^rdoniqoe eonïtne eelui^ èe P^murge ache^mt les moutons de Dinden^ut ^ ou comme celui des gens qui^ rencontrent Jean- Jacqiiies dads ks rues ; et il est certain qu« depuis lorsf vos messieurs se sont moii^ attachés à teire de Im un ob« îef d'horreur qu mi objet de dértsion ; ce qui toutefois nepaUdit pas aller à la fin qu'ils disent avoir de miettire imt It monde en gsrrde contre lui ; car on se tient en garde contre les gens qu'ott^ l'edoute, n^HS noti pas contre ceux qu'on «âéprise.

Voitè fidée qtie }'hî^(l<Mre dee^ différents portraits a' ^it naUï^ à Jenm-Jtacques : mais toutea ces gradua^ tiOn^ préparées de si loin ont bien Fair d'être des coni>- jectures chimériques', fruits a^ez naturds d-one ima- gination &ap^)ée par tamtde mysptèrtes et malheurs; SMS' donc adopter m rejeter k p4»ésent ceâ idées , lais- sotfs^ tous^ ces étranges portmîts , et févemmê^kYovi*^ ginal.

J'avoîs percé jusqu'à» hit; mais que de difficwkés me restôient à vaiâëre dans la> nmnière dont je me proposoid de FexsrtÉiinier 1 i^rès^ avoir é«udié rbomme tonte ÉÊÊtSL vie , j'^rois cru conovoiltre ks hbalrme&r je lÈÈlétGiel^ trompé: Je ne pai^viws jamais à eU' cottBoltre c^ sefÉtl : non qu'en effet Us uÀem àlSËcàesn à Con^^ noltre; mais je m'y pi^Mts mal; et, toujours inter^

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200 SECOND DIALOGUE,

prêtant d après mon cœur ce que je voyois faire aux autres , je leur prétois les motifs qui m auroient fait agir à leur place, e^ je m'abuéoîs toujours. Donnant trop d attention à leurs discours , et pas assez à teurs œuvres, je les écoutois parler plutôt que je ne les re- gàrdois agir ; ce qui , dans ce siècle de philosophie et de beaux discours , me les faiioit prendre pour autant de sages y et juger de leurs vertus par leurs sentences. Que si quelquefois leurs actions attiroient mes re- gards , c étoient celles qu'ils destinoient à cette fin , lorsqu'ils montoient sur le théâtre pour y faire une œuvre d'éclat qui s'y fit admirer, sans songer, daps ma bêtise , que souvent ils nettoient en avant cette œuvre brillante pour masquer, dans le cours de leur vie , un tissu de bassesses et d'iniquités. Je voyois presque tous ceux qui se piquent de finesse et de pé- nétration s'abuser en sens contraire par le même prin- cipe de juger du cœur d'autrui par le sien. Je les voyois saisir avidement en l'air un trait, un geste, un mot inconsidéré , et , l'interprétant à leur mode , s'ap- plaudir de leur sagacité en prêtant à jchaque mouve- ment fortuit d'un homme un sens subtil qui n'existoit souvent que dans leur esprit. Eh ! quel est l'honmie d'esprit qui ne dit jamais de sottise ? quel est l'honnête homme auquel il n'échappe jamais un propos répré- hensible que son cœur n'a point dicté? Si l'on tenait un registre exact de toutes les fautes que l'homme le plus parfait a commises , et qu'on supprimât soigneu- sement tout le reste , quelle opinion donneroiwon de cet homme-là ? Que dis-je , les ihutes ! non , les actions les plus innocentes , les gestes les plus indifférents ,

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SECOND DIALOGUE. 20I

les discours les phis sensés , tout , dans un observateur qui se passionne , augmente et nourrit le préjugé dans lequel il se complaît, quand il détache chaque mot ou chaque fait de sa place pour le mettre dans le jour qui lui convient.

Je voulois m'y prendre autrement pour étudier à part-moi un homme si cruellement, si légèrement, si universellement jugé. Sans marréter à de vains dis- cours qui peuvent tromper , ou à des signes passa- gers plus incertains encore , -mais si commodes à la légèreté et à la malignité, je résolus de Tétudier par ses inclinations, ses moeurs , ses goûts , ses penchants, ses habitudes ; de suivre les détails de sa vie, le cours de son humeur, la pente de ses affections ; de le voir agir ea Fenteiidant parler, de le pénétrer, s'il étoit possible, en dedans de lui-même ; en un mot , de l'ob- server moins par des signes équivoques et rapides, que par sa constante manière d'être ; seule régie iniaillible de bien juger du vrai caractère d'un homme , et des passions qu'il peut cacher.au fond de son cœur. Mon embarras étoit d^écarter les obstacles que , prévenu par vous, je prévoyois dans l'exécution de ce projet

Je savois qu'irrité des perfides empressements de ceux qui l'abordent , il ne cherchoit qu'à repousser tous les nouveaux venus; je savois qu'il jugeoit, et, ce me semble , avec assez de raison , de l'intention des gens par l'air ouvert ou réservé qu'ils prenoient avec lui ; et mes engagements m'ôtant le pouvoir de lui rien dire , je devois m'attendre que ces myâtères ne le disposeroient pas à la familiarité dont j'avois besoin pour mon dessein^ Je ne vis de remède à cela

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aOâ SECOND DIALOGUE,

que de lui laisser voir man projet autant ^e e^ pouYOtt s accorder avec le sâle»ce qui m'éloit iuipoisé y et cela Hfeéme pouvoit loe fournir un premier préju^gé pour ou contre lui : car si^ bien convaincu par ma conduite et par mon langage de la droiture de mes in<- tentions^ il salarmoit néanmoms de mon dessein, sinquiétoit de mes regards y cherdioit à donner le change à ma curiosité, et commençoit par se mettre en garde, c'étoit dans mon esprit on homme à deni^ (ugé. Loin de rien voir de semblable , je fiis aussi touche que surfis y non de Taccueil que cette idée m'attira de sa part, car À n'y mtit aucun em^pressemest ostensible , mais de la joie qu'eUe vue parujt exCker daàs so» cœur. Ses regards attendris m'en dirent plvris que n auroient fait des caresses. Je le vis à km aise avec moi ;, c'étoit le meiUeùr moyea m'y mettre avec lui. A la manière dont il me distingua, dès le premier abord, de tous ceux qui robsédeient.,. je coBft> pris qu'il n'avoit pas un instant pris le change stttr mes moûfe. Car, qiÉoique, cherchant tous également à l'c^sei^ver, ce dessein eomsuun dût donner » 1003* une allure assez sem})lable , nos recherches étQtent tr 09 différentes par leur obpèt , pouj^ que la distinctîein<]|.'en £(^t pas facile à faire. Il vit que tous les autres! ne eluer- choient, ne Vouloient voir que le mai; que ji'étoàs.le seul qui , cherchanC le bien , ne voulût voir que hir vé- rité, et ce motif, qu'il démêla sans peina,, m'attira siai eoo&nce.

Entre tous les exemf^s qu'il m^'a donnés de l'in^ •tention de ceux qui l'approchent, je ne. vous en ciéerai qi&'un. L'uA d'eux s etoit teUementdistingtié'd^ ailles

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SECOND DIALOGUE. 2o3

par de plus affectueuses démonstrations et par un at* tendrissement poussé jusqu'aux larmes, qu'il crut pouvoir s'ouvrir à lui sans réserve, et lui lire ses Con- fissions. Il lui permit même de l'arrêter dans sa lecture pour prendre note de tou^ ce qu'il voudroit retenir par préférence. Il remarqua durant cette longue lec* tui*e, que^ n'écrivant presque jamais dans le» endroits &vorables et honorables, il ne manqua pœnt d'écrire avec soin dans tous ceux la vérité le fofçoit à s'ac- cuser et se charger lui-même. Voilà comment se font les remarques de ces messieurs. Et moi aussi, j'ai Eût celle*là; ixiais je n^ai pas , comme eux , omis les autres; et le tout m'a donné des résultats bien di£Férents des leurs.

Par l'heureux effet de ma franchise, j'avois l'occa- sion la plus rare et la plue sûre de bien connoître un homme , qui est de l'étudier à loisir dans sa vie privée^ et vivant pour ainsi dire avec lui-même ; car il se livra sans réserve, et me rendit aussi maître chez lui que ehez moi.

Une fois admis dans sa retraite, mon premier soin fut de m'informer des raisons qui l'y tenoient cxm- &aé. Je savois qu'il avoit toujours fui le grand wif>s^ et aimé la solitude, mais j^ savois aussi que, dans des sociétés peu nombreuses, il avoit jadis joui des dou^ ceurs de l'intimité en homme do©t le cœur étok iait pour elle. Je voulus apprendre pourquoi maintenant, détaché de tout, il s'étoit tellement concentré dans sa retraite, que ce n'étoit plus que par force qu'cMi par- v^noit à l'aborder.

Fb. Gela n'étoit-il pas tout clair? il se génoit afo^

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!io4 SECOND DIALOGUE,

trefois parceqù'on ne le oonnoissoit pas encore. Au- jourd'hui que, bien connu de tous, il ne gagneroit plus rien à se contraindre , il se livre tout-à-fait à son horrible misanthropie. Il fuit les hommes parcequ'il les déteste; il vit en loup-garou parcequ'il n'y a rien <l'humain dans son cœur.

Rouss. Non, cela ne me parott pas aussi clair qu^à vous; et ce discours, que j'entends tenir à tout le monde, me prouvé bien que les hommes le haïssent , mais non pas que c'est lui qui les hait.

Le Fr. Quoi! ne l'avez-vous pas vu, ne le voyez- vous pas tous les jours, recherché de beaucoup de gens, se refuser durement à leurs avances? Gomment donc expliquez-vous cela?

Rouss. Beaucoup plus naturellement que vous , car la fuite est un effet bien plus naturel de la crainte que de la haine. Il ne fuit point les hommes parcequ'il les hait^ mais parcequ'il en a peur. Il ne les fuit pas pour leur foire du mal, mais pour tâcher d'échapper à celui qu'ils luijveulent. Eux au contraire ne le recherchent pas par amitié, mais par haine, ils le cherchent et il les fuit, comme dans les sables d'Afrique, sont peu d^ommes et beaucoup de tigres, les hommes fuient les tigres et les tigres cherchent les hommes : s'ensuit- il de que les hommes sont méchants, farouches , et que les tigres sont sociables et humains? Même, quel- que opinion que doive avoir Jean-Jacques de ceux qui, malgré celle qu'on a de lui, ne laissent pas de^le rechercher, il ne ferme point sa porte à tout le monde; il reçoit honnêtement ses anciennes contioissahces, quelquefois même les nouveaux venus , quand ils ne

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SECOND D-IALOGUE. 3oS

montrent ni patelinage ni arrogance. Jette Tai jamais* vu se refuser durement qu'à des avances tyrannicpes,. insolentes et malhonnêtes ^ qui déceloient clairement Tintention de ceux qui les faisoient. Cette manière ou- verte et généreuse de repousser la perfidie et la tra- hison ne fut jamais Tallure des méchants. S'il ressem- bloit à ceux qui lerecherchent, au lieu de se dérober à leurs avances, il y répondroit pour tâcher de les payer en mémemonnoie, et leur rendant fourberie pour fourberie , trahisou pour trahison, il se serviroit de leurs propres armes pour se défendre et se venger d'eux; mais , loin qu^on Vait jamais accusé d'avoir tra- cassé dans les sociétés il a vécu, ni brouillé ses amis entre eux, ni desservi personne avec qui il fût en liaison, le seul reproche qu'aient pu lui faire sed- soi-disant amis a été de les avoir quittés ouvertement^ comme il a faire, sitôt que, les trouvant faux et perfides, il a cessé de les estimer. . Non, monsieur, le vrai misanthrope, si un être aussi contradictoire pouvoit exister >, ne fuiroit point dans la solitude: quel mal peut et veut faire aux hommes celui qui vit seul? Celui qui les h^it veut leur nuire, etj)our leur nuire il ne faut pas les fîiir. Les méchants ne sont point dans les déserts, Us sont dans le monde. C'est qu'ils intriguent et travaillent pour satisfaire leur passion et tourmenter les objets de leur haine. De quelque motif que soit animé celui qui veut

' Timon n*étoit point naturellement misanthrope , et même ne meritoit pas ce nom. Il y avoit dans son fai^ pins de dëpit et d*^en- fantillage que de véritable méchanceté : c*étoit un fon mécontemt qui boudoit contre le genre humain.

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!2o6 SECOND DIALOGUE,

s'engager dans la fonle et s'y faire jour^ il doit s'armer de vigueur pour repousser ceux qui le poussent , pour écarter ceux qui sont devant lui , pour fendre la presse et faire son chemin. L'homme débonnaire et doux , rhotnme timide et foible qui n'a point ce courage , et qui tâche de se tirer à lecart de peur d être abattu et foulé aux pieds, est donc un méchant; à votre compte, les autres, plus forts , plus durs , plus ardents à per- cer, sont les bons? J'ai vu pour la première fois cette nouvelle doctrine dans un discours publié par le philo- sophe IKderot, précisément dans le temps que son ami Jean-Jacques s'étoit retiré dans la solitude. // tiyaqut le méchant y dit-il , qui soit seul. Jusqu'alors on avoit re- gardé l'amour de la retraite comme un des signes les moins équivoques d'une ame paisible et saine^exempte 4 ambition, d'envie, et de toutes les ardentes pas- ^ns, filles de l'amour-propre , qui naissent et fer- mentent dans la société. Au lieu de cela, voici, par un coup de plume inattendu, ce goût paisible et doux, jadis si universellement admiré, transformé tout d'un coup en une rage infernale; voilà tant de sages res- pe<^é$, et Descartes lui-même, changés dans un ins- ttat en autant de misanthropes afiréux et de scélé- rats. Le philosophe Diderot étoit seul, peut-être, en écrivant cette sentence, mais je doute qu'il eût été seul^à la méditer, et il prit grand soin de la faire circuler dans le monde. Eh ! plût à Dieu que le mé- chant fdt toujours seul ! il ne se feroit guère de mal.

Je crois bien que les solitaires qui le sont par force peuvent, rongés de dépit et de regrets dans la re-^ traite ils sont détenus, de\)enir inhumains, fé-

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SECOND DIALOGUE. 207

races, et prendre en haifie avec leur chaîne tout oe qui a en est pas chargé comme eux. Mais les soiitttres par goût et par choix sont naturellement humains^ hospitaliers , caressants. Ce n'est pas parcequ'ils haïssent les hommes, mais parcequils aiment re- pos et la paix 9 qu'ils fuient le tumulte et le bruit. La longue privation de la société la leur rend même agréable et douce, quand elle s offre à eux sans con^ trainte. Ils ai jouissent alors délicieusement, et cela se voit> Elle est pour eux ce qu'est le commerce des femmes pour ceux qui ne passent pas leur vie avec elles , mais qui dans les courts moments qu'ils y passent y trouvent des charmes ignorés des galants de profiossion.

Je ne comprends pas comment un homme de bon sens peut adopter un seul moment la sentence du philosophe Diderot; elle a beau être hautaine et tran^ ohante, elle n'en est pas moins absurde et fausse. Eh ! qui ne voit au contraire qu'il n'est pas possible que le méchant aime à vivre seul et vis-à*vis de lui^ même? Il s'y sentiroit en trop mauvaise compagnie , il y seroit trop mal à son aise, il ne s'y supporteroit pas longttemps, ou bien, sa passion dominante y res- tant toujours oisive, il faudrait qu'elle s'éteignit et quil y redevint bon. L'amcmr^propre, principe de toute méchanceté, a*avive et s'exalte dans la sooîélé qui l'a fait naître, et l'on est à chaque instant forcé de ^ eoç^parer; il languit et meurt faute d'aliment dfins la solitude. Quicon^ite $e suffit à Im-méme ne wmI num à qui que ce $mt, Cette maxime est moâns écla-^ iaute et moins arrogente , mais plus sensée et plus

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208 SECOND DIALOGUE,

juste que celle du philosophe Diderot, et préférable au moins, en ce qu'elle ne tend à outrager personne. Ne nous laissons pas éblouir par leclat sentencieux dont souvent Terreur et le mensonge se couvrent : ce n'est pas la foule qui fait la société, et c'est en yain que les corps se rapprochent lorsque les cœurs se re- poussent. L'homme vraiment sociable est plus diffi- cile en liaisons qu'un autre; celles qui ne consistent qu'en fausses apparences ne sauroient lui convenir: Il aime mieux vivre loin des méchants sans penser à eux, que de les voir et les haïr; il aime mieux fuir son ennemi que de le rechercher pour lui nuire. Celui qui ne connoît d'autre société que celle des cœurs n'ira pas chercher la sienne dans vos cercles. Voilà comment Jean-Jacques a penser et se conduire avant la ligue dont il est l'objet; jugez si, maintenant qu'elle existe et qu'elle tend de toutes parts ses pièges autour de lui , il doit trouver du plaisir à vivre avec ses persécuteurs, à se voir l'objet de leur dérision, le jouet de leur haine , la dupe de leurs perfides caresses , à travers lesquelles ils font malignement percer l'air insultant et moqueur qui doit les lui rendre odieuses. Le mépris, l'indignation, la colère, ne sauroient le quitter au milieu de tous ces gens-là. Il les fuit pour s'épargner des sentiments si pénibles ; il les fuit par- cequ ils méritent sa haine et qu'il étoit fait pour les aimer.

Le Fr. Je ne puis apprécier vos préjugés en sa faveur, avant d'avoir appris sur quoi vous les fondez. Quant à ce que vous dites à l'avantage des solitaires, cela peut être vrai de quelques hommes singuliers

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SECOND DIALOGUE. 2O9

qui s'étôient fait de fausses idées de la sagesse ; mais au moins ils domioient des signes non équivoques du louable emploi de leur temps. Les méditations pro- ficmdes et les immortels ouvrages dont les philosophes que vous citez ont illustré leur solitude prouvent assez qu'ils s'y occupoient d'une manière utile et glorieuse, et qu'ils n y passoientpas uniquement leur temps, comme votre homme, à tramer des crimes et des noirceurs.

Rouss. C'est à quoi, ce me semble, il n'y passa pas non plus uniquement le sien. La Lettre à M. d'ÂUm^ bert sur les spectacles, Héldise, Emile, le Contrat social, les Essais sur la paix perpétuelle et sur t Imitation théâ- trale, et d'autres écrits non moins estimables qui n'ont point paru, sont des fruits de la retraite de Jeato-Jac- ques. Je doute qu'aucun philosophe ait médité plus profondément, plus utilei^ent peut-être, et plus écrit en si peu de temps. Appelez-vous tout cela des noir- ceurs et des crimes?

Le Fr. Je connois des gens aux yeux de qui c'en pourroient bien être : vous savez ce que pensent ou ce que disent nos messieurs de ces livres ; mais avQz- vous oublié qu'ils ne sont pas de lui , et que c'est vous- même qui me l'avez persuadé?

Rouss. Je vous ai dit ce que j'imaginois pour expli- quer des contradictions que je voyois alors , et que je ne vois plus. Mais, si nous continuons à passer ainsi d'un sujet à l'autre ^ nous perdrons notre objet de vue , et nous ne l'atteindrons jamais. Reprenons avec un peu plus de suite le fil de mes observations, ayant de passer aux conclusions que^j'en ai tirées^

XVI. ï4

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aïo sb'cond dialogue.

Ma première attention , après m'êtrc introduit dans la fanùliarité de Jean-Jacques , fat d'examiner si nos liaisons ne lui faisoient rien changer dans sa manière de vivre ; et j'eus bientôt toute la certitude possible que non seulement il n'y changeoit rren pour moi , mais que de tout temps elle avoit toujours été la même et paHB:iitement uniforme, quand , maître de la c^hoisir, il avoït pu suivre en liberté son penchant. Il y avoit cinq ans que, de retour à Paris, il avoit recommencé d'y vivre. D'abord, ne voulant se cacher en aucune manière, il avoit fréquenté quelques maisons dans Fintention d'y reprendre ses plus anciennes liaisons, et même d'en former de nouvelles. Mais , au bout d'un an, il cessa de faire des visites, et, reprenant dans la capitale la vie solitaire qu^il roenoit depuis tant d'an- 5, il partagea son tenrps entre l'oc- 'e dont il s'étoit fait une ressource, s champêtres dont i! faisoit son ;. Je lui demandai la raison de cette t qu'ayant vu toute la génération présente concourir à l'oeuvre de ténèbres dont il étoit l'objet, il avoit d'abord mis tous ses soins à clieixîher quelqu'un qui ne partageât pas l'iniquité publique; qu'après de vaines recherches dans les provinces il étoit venu les continuera Paris, espérant qu'au moins parmi ses anciennes connoissances il se trouveroit quelqu'un moins dissimulé , moins faux, qui lui don- neroit les lumières dont il avoit besoin pour percer cette obscurité; qu'après bien des soins inutiles il n^avoit trouvé, même parmi les plus honnêtes gens, que trahisons, duplicité, mensonge, et que tous, en

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SECOND DIALOGUE. au

^'empressant à le recevoir, à le prévenir, à l'attirer, paroissoient si contents de sa difimnation, y contri* buoient de si bon coeur, lui faisoient des caresses si fardées, le louoient d'un ton si peu sensible à son cœur, lui prodiguoient l'admiration la plus outrée avec si peu d'estime et de considération , qu'ennuyé de ces démonstrations inoqueuses et mensongères, et in- digné»4'étre ainsi le jouet de ses prétendus amis, il cessa de les voir, se retira sans leur cacher son dé- dain; et, après avoir cherché long-temps sans succès un homme , éteignit sa lanterne et se renferma tout- à-fait au-dedans de lui.

C'est dans cet état de retraite absolue que je le

trouvai, et que j'entrepris de le conndtre : attentif à

tout ce qui pouvoit manifester à mes yeux son inté-

Tieur, en garde contre tout jugement précipité, résola

de le juger, non sur quelques mots épars ni sur qnel^

ques circonstances particulières, mais sur le ccmcoura

. de ses discours, de ses actions, de ses habitudes, et

sur cette constante manière d'être , qui seule décèle in^

feilliblonent un caractère, mais qui demande, pour

être aperçue, plus de suite, plus de persévérance et

moins de confiance au premier coup d'oeil, que le

tiède amour de la justice, dépouillé de tout autre in^

térêt et combattu par les tranchantes décisions de

Tamour-propre , n'en inspire au commun des hommes.

Il fiaillut, par conséquent, ocnnmencer par tout voir,

par tout entendre, par tenir note de tout , avant de

prononcer sur rien , jusqu'à ce que j 'eusse assemblé des

matériaux suffisants pour ftMider un jugement solkle

qui ne f&t l'ouvrage ni de la passion ni du pc^gé.

14.

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212 SECOND EjIALOGUE.

J6 ne fus pas surpris de le voir tranquille : vous mWiez prévenu quil Tétoit; mais vous attribuiez cette tranquillité à bassesse d'ame ; elle pouvoit venir d une cause toute contraire ; j'avois à déterminer la véritable. Cela n'étoit pas difficile; car, à moins que cette tranquillité ne fôt toujours inaltérable, il ne fal- loit, pour en découvrir la cause, que remarquer ce qui pouvoit la troubler. Si c'étoit la crainte , vo^ aviez raison; si c'étoit Tindignation, vous aviez tort. Cette vérification ne fut pas longue , et je sus bientôt à quoi m'en tenir.

Je le trouvai s'occupant à copier de la musique à tant la page. Cette occupation m a voit paru, comme à vous, ridicule et affectée. Je m appliquai d'abord à ^ connoitre s'il s'y livroit sérieusement ou par jeu, et puis à. savoir au juste quel motif la lui avoit fait re- prendre, et ceci demandoit plus de recherche et de soin. Il falloit connottre exactement ses ressources et l'état de sa fortune , vérifier ce que vous m aviez dit de son aisance , examiner sa manière de vivre , entrer dans le détail de son petit ménage, comparer sa dépeqse et son revenu , en un mot connoitre sa situation présente autrement que par son dire , et le dire contradictoire de vos messieurs. C'est à quoi je donnai la plus grande attention. Je crus m'apercevoîr que cette occupation lui plaisoit, quoiqu'il n'y réussit pas trop bien. Je cherchai la cause de ce bizarre plaisir, et je trouvai qu'elle tenoit au fond de son naturel et de son humeur, dont je n'avois encore aucune idée, et qu'à ceUe oc^ casion je commençai à pénétrer. Il associoit ce travail à un amusement dans lequel je le suivis avec une

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SECOND DIALOGUE. 2l3

égale attention. Ses longs séjours à la campagne lui avoient donné du goût pour Fétude des plantes : il continuoit de se livrer à cette étude avec plus d'ardeur que de succès ; soit que sa mémoire défaillante corn* mençât à lui refuser tout service ; soit, comtûe je crUj» le remarquer, qu'il se fit de cette occupation plutôt un jeu d'enfant qu'une étude véritable. Il s'attachoit plus à faire de joHs herbiers qu'à classer et caracté- riser les genres et les espèces. Il employoit un temps et des soins incroyables à dessécher et aplatir des ra- meaux , à étendre et déployer de petits feuillages , à conserver aux fleurs leurs couleurs naturelles : de sorte que, collant avec soin ces fragments sur des pa- piers qu'il ornoit de petits cadres, à toute la vérité de la nature il joignoit l'éclat de la miniature et le charme de l'imitation.

Je Tai vu s'attiédir enfin sur cet amusement, de- venu trop fatigant pour son âge, trop coûteux pour sa bourse, et qui lui prenoit un temps nécessaire dont il ne le dédommageoit pas. Peut-être nos liaisons ont- elles contribué à l'en détacher. On voit que la contenï- plation de la nature eut toujours un grand attrait poi»r son cœur : il y trouvoit un supplément aux attache- ments dont il avoit besoin ; mais il eût laissé le sup- plément pour la chose , s'il en avoit eu le choix ; et il ne se réduisit à converser avec les plantes qu'après de vains efforts pour converser avec les humains. Je quitterai volontiers, m'a-t-il dit, la société des végé*- taux pour celle des hommes, au premier espoir d'en retrouver.

Mes premières recherches m'aycmt jeté dans les

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ai4 SECOND DIALOGUE,

détails de sa vie domestique, je m'y suis particulier rement attaché ^ persuadé que j en tirerois pour moa objet des lumières plus sûres que de tout ce qu'il pouvoit avoir dit ou fait en public y et que d'ailleurs je u avois pas vu moi-même. C'est dans la familiarité d'uo commerce intime , dans la continuité de la vie privée, qu'un hoomie à la long^ue se laisse voir tel qu'il est, quand le ressort de l'attention sur soi se re- lâche, et qu'oubliant le reste du monde, on se livre à l'impulsion du moment. Cette méthode est sûre, mais longue et pénible : elle demande une patience et une assiduité que peut soutenir le seul vrai aéle de la jus* tice et de la vérité, et dont on se dispense aisément en »ibstituant quelque remarque fortuite et rapide aux observations lentes mais solides que donne un examen égal et suivi.

J'ai donc regardé s'il régnoit chez lui du désordre ou de la régie, de la gène ou de la liberté; s'il étoit sobre ou dissolu, sensuel ou grossier; si ses goûts étoient dépravés ou sains; s'il étoit sombre ou gai dans ses repas, donùfeié par l'habitude ou sujet aux fantaisies, chiche ou prodigue dans son ménage, entier, impérieux, tyran dans sa petite sphère d'au»- torité, ou trop doux peut-être au contraire et trop mou, craignant les dissensions encore plus qu'il n^aiioEie l'ordre, et souffrant pour la paix les choses les plus contraires à son goût et à sa volonté ; comment il sup* porte l'adversité , le mépris , la haine publique ; quelles sortes d'afFections lui sont habituelles ; qu^ genres de peine ou de plaisir altèrent le plus son humeur. Je l'ai suivi dans sa plus constante manière d'être»

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SECOND DIALOGute. 2l5

4pfas ces petites iaégî^tés, j;iOn moius iûéyitablets ^. uoa moins utiles peut-être dans le calme de la vie privée, que de légères variations de Tair et du vent dans celui des beaux jours. J'ai voulu voir comment il se fâche et comment il s'apaise ; s'il exhale ou contient sa colère ; s'il est rancunier ou emporté, facile ou dif- ficile à apaiser ; s'il aggrave ou répare ses torts ; s'il sait endurer et pardonner ceux des autres; s'il est doux et facile à vivre, ou dur et fâicheux dans le com- merce femilier ; s'il aime à s'épancher au<Iehors ou à se concentrer en lui-même ; si soo cœur s'ouvre aisé- ment ou se ferme aux caresses ; s'il est toujours pru- dent, circonspect, maître de lui-même, ou si, se lais- sant dominer par ses mouvements, il montre iudis-^ crétement chaque sentiment dont il |est ému. Je l'ai pris dans les situations d'esprit les plus diverses , les plus contraires qu'il m'a été possible de saisir ; tantôt calme et tantôt agité; dans un transport de colère, eX, dans une effusion d'attendrissement; dans la tristesse^ et l'abattement de cœur ; dans ses courts mais doux moments de joie que la nature lui fournit encore, et que les hommes n'ont pu lui ôter ; dausla gjaieté d'un repas un peu prolongé; dans cesi circonstances impré^- vues, oîi uu homme ardent n'a pas le temps de se dé- guiser, et le premier mouvement de la nature pré- vient toutç réflexion. En suivant tous les détails sa vie, je n'ai point négligé ses discours, ses maximes, ses opinions ; je n'ai rien omis pour bien connottre ses vrais sentiments sur les nxatières qu'il traite (Jaijjâ ses écrits. Je' l'ai sondé sur la nature de Tame, sur Tew- tence de Dieu , suç la moralité de la viçt humaine ,, sur

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2l6 SECOND DIALOGUE,

le vrai bonheur, sur ce qu'il pense de la doctrine à hi mode et de ses auteurs , enfin sur tout ce qui peut faire connottre avec les vrais vSentiments d'un homme sur Fusage de cette vie et sur sa destination ses vrais prin- cipes de conduite. J'ai soigneusement comparé tout ce qu'il m'a dit avec ce que j'ai vu de lui dans la pra- tique, n'admettant jamais pom* vrai que ce que cette épreuve a confirmé.

Je l'ai particulièrement étudié par les côtés qui tiennent à l'amour-propre , bien sûr qu'un orgueil irascible au point d'en avoir iait un monstre doit avoir de fortes et fréquentes explosions difficiles à contenir, et impossibles à déguiser aux yeux d'un homme attentif à l'examiner par ce côté-là, surtout dans la position cruelle je le trouvois.

Par les idées dont un homme pétri d'amour-propre s'occupe le plus souvent, par les sujets favoris de ses entretiens , par l'effet inopiné des nouvelles impré- vues, par la manière de s'affecter des propos qu'on lui tient, par les impressions qu'il reçoit de la conte- nance et du ton des gens qui l'approchent, par l'air dont il entend louer ou décrier ses ennemis ou ses rivaux , par la façon dont il en parle lui-même, par le degré de joie ou de tristesse dont l'affectent leurs prospérités ou leurs revers, on peut à la longue le pénétrer et lire dans son ame, surtout lorsqu'un tem- pérament ardent lui ôte le pouvoir de réprimer ses premiers mouvements, si tant est néanmoins qu'un tempérament ardent et un violent amour-propre puis- sent compatir ensemble dans un même cœur. Mais c'est surtout en parlant des talents et des livres que

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SECOND DIALOGUE. 217

les auteurs se condeunent le moins et se décèlent le mieux : c'est aussi par que je n ai pas manqué d'exa- miner celui-ci. Je Fai mis souvent et vu mettre par d autres sur ce chapitre en divers temps et à diverses occasions; j'ai sondé ce qull pensoit de la gloire litté- raire, quel prix il donnoit à sa jouissance, et ce qu'il estimoit le plus en fait de réputation, de celle qui brille par les talents , ou de celle moins éclatante que donne un caractère estimable. J'ai voulu voir s'il étoit curieux de l'histoire des réputations naissantes ou déclinantes; s'il éplucboit malignement celles qui fei- soient le plus de bruit; comment il s'afFectoit des succès ou des chutes des livres et des auteurs, et com- ment il supportoit pour sa part les dures censures des critiques, les malignes louanges des rivaux, et le mé- pris affecté des brillants écrivains de ce siècle. Enfin je l'ai examiné par tous les sens mes regards ont pu pénétrer, et sans chercher à rien interpréter selon mon désir, mais éclairant mes observations les unes par les autres pour découvrir la vérité ; je n'ai pas un instant oublié dans mes recherches qu'il y alloit du destin de ma vie à ne pas me tromper dans ma conclusion.

Le Fr. Je vois que vous avefis regardé à beaucoup de choses : apprendrai-je enfin ce que vous avez vu?

Rouss. Ce que j'ai vu est meilleur à voir qu'à dire. Ce que j'ai vu me suffit, à .moi qui l'ai vu, pour dé- terminer mon jugement, mais non pas à vous pour déterminer le vôtre sur mon rapport; car il a besoin d'être vu pour être cru; et, après la façon dont "^ vous m'aviez prévenu, je ne l'aurois pas cru moi-même sur

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2l8 SECOND DIALOGUE,

le rapport d autrui. Ce que jai vu ne sont que des choses bien communes en apparence, mais très rares en effet. Ce sont des récits qui d'ailleurs convien- droient mal dans ma bouche; et, pour les Êiire avec bienséance » il faudroit être un autre que moi.

Le Fb. Comment y monsieur! espérez-vous me donner ainsi le change? Remplissez- vous ainsi vos engagements; et ne tirerai-je aucun fruit du conseil que je vous ai donné? Les lumières qu'il vous a pro- curées ne doivent-elles pas nous être communes? et,, après avoir ébranlé la persuasion oti j'étois, vous croyez- vous permis de me laisser les doutes que vous avez fait naître, si vous avez de quoi m'en tirer?

Bouss. Il vous est aisé d'en sortir à mon exemple» en preQant pour vous-même ce conseil que vous dites m'avoir donné. Il est malheureux pour Jean-Jacques que Rousseau ne puisse dire tout ce qu'il sait de lui.. Ces déclarations sont désormais impossibles, parce- qu' " 'les, et que le courage dQ les &ire

ne lumiliatiott de n'être pas cru.

emple, avoir une idée sommaire de prenez directement et eu. tout»

tai il, le contre-pied du Jean-Jac-

qu rs, vous aurez très exactement

celui que j'ai trouvé. Le leur est cruel , féroce et dur jusqu'à la dépravation; le mien est doux et compatis- sant jusqu'à la foiblesse. Le leur est intraitable,, ia* flexible, et toujours repoussant; le mien est facile et mou, ne pouvant résister aux caresses qu'il croit sin- cères, et se laissant subjuguer, quand on sait s'y prendre, par les gens mêmes qu'il n'estime pasu Le

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SECOND DIALOGUE. 219

leur, misfinthrape, fiironche, déteste les hommes; le mien , humain jusqu'à Texoès y et trop j^^sible à leurs peines, sWecte autant des maux quils se fidnt entre eux que de ceux qu'ils lui font à lui-même. Le leur / ne songe qu'à faire du bruit dans le monde aux dépens du repos d'autrui et du sien ; le mien préfère le repos atout, etvoudroitétre ignoré de toute la terre, pourvu ^on le laissât en paix dans son qoin. Le leur, dé- voré d orgueil et du plus intolérant amour^piiDpve , est tourmenté de l'existence de ses semblables , et vou- dn^t voir tout le genre humain s'anéantir devant lui; le mien,, s'aimant sans se ccunparer, n'est pas plus susceptible de vanité que de modestie; content de sentir ce qu'il est, il ne cherche point quelle est sa place parmi les hommes, et je suis sûr que de sa vie il ne lui entra dans l'esprit de se mesurer avec un autre pour savoir lequel étoit le plus grand ou le plus petit. Le leur, plein de ruse et d'art pour eso imposer, voile ses vices avec la plus grande adresse, et cache sa méchanceté sous une candeur apparente ; le mien» emporté* violent même dans ses premiers moments plus rapides que l'éclair, passe sa vie à faire de grandes et courtes fautes, et à les expier par de vifs et longs repentirs; au surplus, sans prudence, sans présence d'esprit, et d'une balourdise incroyable, il offense quand il veut plaire, et dans sa naïveté, plutôt étourdie que franche , dit également ce qui lui sert et qui lui nuit, sans même en sentir la différence. Enfin le leur est un esprit diabolique, aigu, pénétrant; le mien, ne pensant qu'avec beaucoup de lenteur et d'efforts » en craint la &tigue, et, souvent n'entendant les choses

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2ao SECOND DIÂLOGUEé

les plus communes qu en y rêvant à son aise et senl , peut à peine plisser pour un homme d'esprit.

N'est-il pas vrai que, si je multipliois ces opposi- tions, comme je le pourrois faire, vous les prendriez pour des jeux d'imagination qui n auroient aucune réalité? Et cependant je ne vous dirois rien qui ne fût , non comme à vous, affirmé par d'autres , mais attesté par ma propre conscience. Cette manière simple , mais peu A*oyable, de démentir les assertions bruyantes des gens passionnés par les observations paisibles, mais sûres, d'un homme impartial , seroit donc inu- tile et ne produiroit aucun effet. D'ailleurs la situation de Jean-Jacques à certains égards est même trop in- croyable pour pouvoir être bien dévoilée. Cependant, pour le bien connoître,il faudroit la connoître à fond; il faudroit connoître et ce qu'il endure et ce qui le lui feit supporter. Or tout cela ne peut bien se dire : pour le croire, il faut l'avoir vu.

Mais essayons s'il n'y auroit point quelque autre route aussi droite et moins traversée pour arriver au même but; s'il n'y auroit point quelque moyen êe vous faire sentir tout d'un coup, par une impression simple et immédiate, ce que, dans les opinions vous êtes, je ne saurois vous persuader en procédant graduellement, sans attaquer sans cesse, par des né- gations dures, les tranchantes assertions de vos mes- sieurs. Je voudrois tâcher pour cela de vous esquisser ici le portrait de mon Jean- Jacques, tel qu'après un long examen de l'original l'idée s'en est empreinte dans mon esprit. D'abord vous pourrez comparer ce portrait à celui qu'ils en ont tracé ; juger lequel des

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SECOND DIALOGUE. 221

deux est le plus lié dans ses parties^ et pait^t former le mieux un seul tout; lequel explique le plus natu- rellement et le plus clairement la conduite de celui qu'il représente y ses goûts , ses habitudes^ et tout ce quon connoit de lui 9 non seulement depuis qu'il a fait des livres, mais dès son enfance, et de tous les temps ; après quoi il ne tiendra qu'à vous de vérifiei' par vous-même si j'ai bien ou mal vu.

Le Fr. Rien de mieux quç tout cela. Parlez donc; je vous écoute.

Rouss. De tous les hommes que j'ai connus, celui dont le caractère dérive le plus: pleinement de son seul tempérament est Jean-Jacques. Il est ce que l'a feit la nature : l'ééucation ne l'a que bien peu modifié. Si , dès sa naissance, ses facultés et ses forces s'étoient tout à coup développées , dès-lors on l'eût trouvé tel à peu près qu'il fut daùs son âge mûr ; et maintenant, après soixante ans de peines et de misères , le temps, l'adversité , les hommes , l'ont encore très peu changé. Tandis que son corps vieillit et se casse, son cœur reste jeune toi^^ours ; il g^rde encore les mêmes goûts, les mêmes passions de son jeune âge , et jusqu'à la fin de sa vie il ne cessera d'être un vieux enfant

Mais ce tempérament, qui lui a donné sa forme morale, a des singularités qui, pour être démêlées, dentandent une attention plus suivie que le coup d'oeil suffisant qu'on jette sur un homme qu'on croit con^ nottre et qu'on a déjà jugé. Je puis même dire que c'est par son extérieur vulgaire et par ce qu'il a de plus commun, qu'en y regardant mieux je l'ai trouvé

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222 SECOND DIALOGUE.

le plus ^oguiier. Ce paradoxe 6'éclaircira de lui-^néme à mesure que vous m écouterez.

Si , comme je vous 1 ai dit, je fus surpris au^remier abord de le trouver si différent de ce que je me Tétois figuré sur vos récits , je le fus bien plus^u peu d'éclat, pour ne pas dire de la bêtise de ses entretiens : moi qui, ayant eu à vivre avec des gens de lettres, les ai toujours trouvés brillants, élancés, sentencieux comme des oracles , subjuguant tout par leur docte faconde et par la hauteur de leurs décisions. Celui-ci, ne disant guère que des choses communes, et les di- sant sans précision, sans finesse, et sans force, paroît toujours fatigué de parler, même en parlant peu, soit de k peine d'entendre, souveiit même ti'entendant point, sitôt quon dit des choses un peu fines, et n*y répondant jamais à propos. Que, s'il lui vient par hasard quelque mot heureusement trouvé, il en est si aise , que , pour avoir quelque chose à dire , il le répète éternellement. On le prendroit dans la conversation, non pour un penseur plein d'idées vives et neuves, pensant avec fidrce et s exprimant avec justesse, mais pour un écolier embarrassé du choix de ses termes, et subjugué par la suffisance des gens qui en savent plus que lui. Je n avois jamais vu ce maintien timide ef gêné dans nos moindres barbouilleurs de bro- chures; comment le concevoir dans un auteur*qui, foulant aux pieds les opinions de son siècle, sémblok en toute chose moins disposé à recevoir la loi qu'à la foire? S'il n'eût fait que dire des choses triviales et plates , j'aurois pu croire qu'il faisoit l'imbécile pour dépayser les espions dont il se sent entouré; mais,

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SECOND DIALOGUE. 223

quelles que soient les gens qui Técoutent , loin d'user avec eux de la moindre précaution , il lâche étourdi- ment cent propos ifiConVidérés , qui donnent sur lui de grandes prises : non qu au fond ces propos soient répréhensibles, mais parcequ*il est possible de leur donner un mauvais sens , qui , sans lui être venu dans l'esprit , ne manque pas de se présenter par préférence à celui des gens qui Técoutent , et qui ne cherchent que cela. En un mot, je l'ai presque toujours trouvé pesant à penser, maladroit à dire, se fetiguant sans cesse à chercher le mot propre qui ne lui venoit jamais , et embrouillant des idées déjà peu claires par une mauvaise manière de les exprimer. J'ajoute en passant que si, dans nos premiers entretiens, j'avois pu deviner cet extrême embarras de parler , j'en aurois tire, sur vos propres arguments, une preuve nouvelle qu ïl n'avoit pas &it ses livres : car si , selon vous , dé- diifïrant si mal.la musique , il n'en avoit pu composeï*, à plus forte raison , sachant si mal parler , il n'avoit pu si bien écrire.

Une pareille ineptie étoit déjà fort étonnante datts un homme assez adroit pour avoir trompé quarante ans, par de fsmsses apparences, tous ceux qui l'ont approché; mais ce n'est pas toutîiCe même homme, dom l'œil terne et la physionomie effacée semblent, dans les entretiens indifférents , n'annoncer que de la stupidité, change tout-à-coup d'air et de maintien, sitôt qu'une matière intéressante pour lui le tire de sa léthargie. On voit sa physionomie éteinte s'animer, se vivifier, devenir parlante, expressive, et promettre de l'esprit. A juger par l'éclat qu'ont encore alors ses

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224 SECOND DIALOGUE.

yeux à son âge , dans sa jeunesse ils ont lancer des éclairs. A son geste impétueux , à sa contenance agi- tée, on voit que son sang bouillonne » on croiroit que des traits de feu vont partir de sa bouche : et point du tout; toute cette efFervescence ne produit que des pro- pos communs, confus, mal ordonnés, qui, sans être plus expressifs qu'à l'ordinaire, sont seulement plus inconsidérés. Il élève beaucoup la voix; mais ce qu'il dit devient plus bruyant sans être pluà vigoureux. Quelquefois cependant je lui ai trouvé de l'énergie dans l'expression; mais ce n'étoit jamais au moment d'une explosion subite : c'étoit seulement lorsque cette explosion, ayant précédé, avoitdéjà produit son pre- mier effet. Alors cette émotion prolongée, agissant avec plus de régie, sembloit agir avec plus de fdrce^ et lui suggéroit des expressions vigoureuses, pleines du sentiment dont il étoit encore agité. J'ai compris par comment cet homme pouvoit, quand son sujet échauffoit son cœur, écrire avec force, -quoiqu'il par- lât foiblement, et comment sa plume devoit mieux que sa langue parler le langage des passions.

Le Fr. Tout cela n'est pas si contraire que vous pensez aux idées qu'on m'a données de son caractère. Cet embarras d'abord et cette timidité que vous lui at- tribuez sont reconnus maintenant dans le monde pour être les plus sûres enseignes de l'amour-propre et de l'orgueil.

Rouss. D'où il suit que nos petits pâtres et- nos pauvres vdlageoises regorgent d'amour-proprç , et que nos brillants académiciens, 90s jeunes abbéâ et nos dames du grand air, sont des prodiges de mo-

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SECOND DIALOGUE. ' 2^5

àesûe et d'humilité. Oh ! malheureuse nation , toutes les idées de laimable et du bon sont renversées, et Farrogant amour-propre des gens du monde trans- forme en orgueil et en vices les vertus qu'ils foulent aux pieds !

Le Fr. Ne vous échauffez pas. Laissons ce nouveau paradoxe sur lequel on peut disputer, et revenons à la sensibilité notre homme, dont vous convenez vous-même, et qui se déduit de vos observations. D'une profonde indifférence sur tout ce qui ne touche pas son petit individu, il ne s'anime jamais que pour son propre intérêt; mais toutes les fois qu'il s'agit de lui, la violente intensité de son amour-propre doit en effet l'agiter jusqu'au transport ; et ce n'est que quand QStte agit^jlion se modère qu'il commence d'exhaler sa bile et sa rage , qui , dans les premiers moment*^ se concentre avec force autour de son cœur.

Rouss. Mes observations, dont vous tirez ce résultat, m'en fournissent un tout contraire. Il est certain qu'il ne s'affecte pas généralement, comme tous nos auteurs , de toutes les questions un peu fines qui se présentent, et qu'il ne suffit pas, pour qu'une dis- cussion l'intéresse, que l'esprit puisse y briller. J'ai toujours vu, j'en conviens, que pour vaincre sa pa* resse à parler, et l'émouvoir dans la conversation , il feUoit un autre intérêt que celui de la vanité du babil ; mais je n'ai guère vu que cet intérêt, capable de l'ani- mer, fiit son intérêt propre, celui de son individu. Au contraire, quand il s'agit de lui, soit qu'on le cajole par des flatteries, soit qu'on cherche à Foutrager kmots couverts, je lui ai toujours trouvé

XTI. ï5 '

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226 * SECOND DIALOGUE.

«iti air noùchalaBt et dédaigneux, qui ne montroit pas qu'il ftt un grand Cas de tous ces discours^ ni de eeux qui les lui tenoient , ni de leurs opiiÂons sur son compte ; mais Tintérét plus grand ^ plus noble qui lanime et le passionne , est celui de la justice et de la vérité; et je ne lai jamais vu écouter (Je sang froid toute doctrine qu'il crût nuisible au bien public. Son embarras de parler peut souvent Tempécber de se comiâettrey lui et la bonne cause, vis-à-vis ces- bril-^ lantB péroreurs qui savent habiller en termes sédui- sants et magnifiques leur cruelle philosophie; mais il est ai^ de voir alors Feftbrt qu'il fait pour se taire, et dombien son Ooeur souffre à laisser propager des ernrtirs qu'il croit fonesteç au genre humain. Défen- seur indiscret du firible et de l'opprimé quïl ne co&- noîtméme pas, je Tai vu souvent roi^pre impétueu- sement en visière au puissant op[H*esseur qui , sans parottre offensé de son audace , s'apprétoit, sous l'air de lâf modération, à lui faire payer cher un jour cette incartade: de sorte qot, tandis qu'au zélé emporté de l'un on le prend pour un furieux, l'autre, en mé- ditant en secret des noirceurs , paroH un sage qui sa possède; et voilà comment, jugeant toujours sur les apparences , les hommes ,< le plus souvent , prennent le contrè-pied de la vérité.

Je l'ai vu se passionner de même , et souvent jus- qu'aux larmes, pour lés choses bonnes et belles doiit il étoît frappé dans les merveilles de la natui^e, dans les oQuvres des hom.me.s , dans les vertus , dans les ta- lents, dans lesbeàux-arts, et généralement dans tout ce qui porte un caractère force , de graee ou de vé-

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SECOND DIALOGUE. I27

rite, digii6 d emoovoir une ame sentie* Mais surtout oe quô je n'ai vu qu'ei^ lui seul au monde, c'e^t un égal attadiement pour les productions de ses plus cruels ennemis, et même pour celles qui déposoien^ contre ses propres idées, lorsqu'il y trouvoit les beau- tés £aites pour toudier son cœur,' les goil^tant avec le même plaisk*, les louant avec le méïne zélé que si son aoKHir^propre n'en eût, point reçu d atteinte, que si l'auteur eût été son meilleur ami , et s'indignant avec le même feu des cabales &ites pour leur ôter, avec les suffrages du public, le prix qui leur étoit dù.fSon grand malheur est que tout cela n est jamais réglé par la prudence, et qu il se livre impétueusement au tnou- vement dont il est agité, sans en prévoir leffet et les suites, ou sans -s en soucier. S'animer modérément n'ast |Mis une chose no sa puissance ; il faut qu*il soit de flamme ou de gkce : quand il jest tiède , il est nul.

Enfin j'ai remarqué que l'activité de son ame du- rait peu, qu'elle étoit courte à proportion qu'elle. étoit vi¥e, que l'ardeur de ses passion's les consnmoit, les dévoroit ellesHuémes , et qu'après de fortes et rapides #jiplosîons elles s'anéantissoiènt aussitôt, et k lais^ soient retomber dfins ce premier engourdissement qui le livre au seul empire de l'habitude, et me parolt être son état permanent et naturel.

Voilà le précis des observations d'où j'ai tiré la con^ Qoissanee de sa constitution physique , et par des con- séquences nécessaires, confirmées par sa induite en tonte chose, celle de son vrai caractâ*e. Ces observa- tions, et les autres qui s'y ràfij^rtent, offrent pour ré- ssihat un tempéramNit mixte, formé d'éléments qui

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228 SECOND DrALOGUE.

paroissent contraires ; un cœur sensible, ardent , ou très inflammable ; un cerveau compact et lourd , dont les parties solides et massives ne peuvent être ébran- lées que par une agitation du sang vive et prolongée. Je ne cherche point à lever en physicien ces appa- rentes contradictions; et que m'importe? Ce qui m'im- portoit étoit de m assurer de leur réalité, et c*esé aussi tout ce que j'ai fait. Mais ce résultat, pour parcrître à vos yeux dans tout son jour, a besoin des explidàdons que je vais tâcher d'y joindre.

J'ai souvent ouï reprocher à Jean-Jacques, comme vous venez de faire, un excès de sensibilité^ et tirer de l'évidente conséquence qu'il étoit un monstre. C'est surtout le but d'un nouveau livre anglois inti- tulé, Recherches sur tante, où, à la faveur de je ne sais combien de beaux détails anatomiques et tout-à-fait concluants, on prouve qu'il n'y a point d'ame, puisque l'auteur n'en a point vu à l'origine des nerfs; et l'on établit en principe que la sensibilité dans l'homme est la seule cause de ses vices et de ses crimes, et qu'il est Okéchant en raison de cette sensibilité, quoique, par une exception à la régie, l'auteur accorde que cette même sensibilité peut quelquefois engendrer des vertus. Sans disputer sur la doctrine impartiale du philosophe chirurgien, tâchons de commencer par bien entendre ce mot de sensibilité ^ auquel, f$iute de notions exactes , on applique à chaque instant de3 idées si vagues et souvent contradictoires.

La sensibilité est le prindipe de toute action. Un être, quoique ankiEié, qui'Tiie sentiroit rien, nagiroit point rÊatr ou seroit pk)ur?ltii le motif d'agir? Dieu lui-

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SECOND DIALOGUE. 2:^9

même est sensible, puisqu'il agit. Tous les hommes sont donc sensibles , et peut-être au même degré , mais non pas de la même manière. Il y a une sensibilité physique et organique qui, purement passive, paroît n'avoir pour fin que la conservation de notre corps et celle de notre espèce, par les directions du plaisir et de la douleur. Il y a une autre sensibilité, que j'ap- pelle active et morale, qui n çst autre chose que la fa- culté d'attacher nos affections à des êtres qui nous s<Mit étrangers. Celle-ci, dont l'étude des paires de nerfs ne donne pas la connoissance, semble offrir dans les âmes une analogie assez claire avec la faculté at- tractive des corps. Sa force est en raison des rapports^> que nous sentons entre |i6us et les autres êtres; et,^ selon la nature de ces rapporl;^ , elle agit tantôt posi-v tivement par attraction, tantôt négativement par ré- pulsion, comme un aimant ^r ses pôles. L'action^ positive ou attirante est l'oeavéeti^ple de la nature qui cherche à étendre et renforcer le sentiment de- notre être ; la négative ou repolissante , qui comprime^ et rétrécit celui d'autrui, est Une combinaison que la réflexion produit. Delà première naissent toutes lea. passions aimantes et douces ; de la seconde, toutes les passions haineuses et cruelles. Veuillez, monsieur^ vous rappeler ici, avec les distinctions faites dans noa» premiers entretiens entre l'amour de soi-même et l'a- mour-propre, la manière dont Tun et l'autre agissent < sur le cœur humain. La sensibilité positive dérive im-. médiatement de l'amour de soi. Il est très naturel que^ celui qui s'aime cherche à étendre son être et ses jouis- sances, et à s'approprier par l'attachement ee qu'iL

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23o SECOND DIALOGUE,

sent devoir être Un bien pour lui; ceci est Une pure affiure de sentiment , la réflexion n entre pour rien. Mais sitôt ([ue cet amour absolu dégénère en amour propre et comparatif , il produit la sensibilité uégik- tive^ parcequ aussitôt qu'on prend lliabitude de se mesurer avec d'autres, et de se transporter hors de soi, pour s assigner la première et meilleure place, il est impossible de ne pas prendre en aversion tout ce qui nous surpasse, tout ce qui nous rabaisse, tout ce qui nous comprime, tout ce qui, étant quelque chose ^ nous empêche d'être tout. L'amour-propre est tou» jours irrité ou mécontent, parcequ'il voudroit que dlacun nous préférât à tout et à lui-même, ce qui ne se peut ; il s'irrite des préféf ences qu'il sent que d'au* très méritent , quand i^éme ils ne les ol^endrment pas ; il s'irrite des avantages qu^un autre a sur nous ,. sans s'apaiser par ceui dont il se sent dédommagé. Le sentiment de l'infériorité à un seul égard empoi* sonne alors celui de la supériorité à mille autres, et l'on oublie oe qu'on a de plus , pour s'occuper unique- ment de ce qu'onade moins* Vous sentez qu'il n'y a pas à tout cela de quoi disposer Famé à la bienveillance.

Si vous me demandez d'où naît cette disposition à se comparer y qui change une passion naturelle et bonne en une autre passion factice et mauvaise, je vous répondrai qu'elle vient des relations sociales, du ' progrès des idées , et de la culture l'esprit. Tant qu'occupé des seuls besoins absolus on se borne à re- chercher ce qui nous est vraiment utile, on ne jette guère sur d'autres un regard oiseux ; mais à mesuk^ que la société se resserre par le Uen des besoins msor

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tuels, à mesure que Fesprit s'étend, s exerce ^ s'éclaire, il prend plus d'activité, il embratssç plufr d'objets, saisit plus de rapports, examine > compare; dans ces fréquentes comparaisons» il n'oublie ni lui?- même, ni ses semblables , ni la place à laquelle il pré*- tend parmi eux. D^s qu'op a commencé de se mesurer ainsi, Ton ne cesse plus, et le cœur ne sait plus s'oc^ cuper désormais qu'à mettre tout le monde au-dessous- de nous. Aussi jcemarqUMK^n généralement, en con- firmatÎQn de cette théorie, que les gens d'esprit > et sur-tout les gçns de lettres , sont de tous les hommes ceux qui ont une plus grande iotebsité d'amour-pro^ pre, les moins portés à aimer, les plus portés à haïr«

Vous me diripz peut-être que tien n'est plus cc«n- i^un que des sots pétris d'âmour^prOpre. Gela n'est vrai qu'çn distinguant. Fort souvent les sots sont vains, ipais rarement ils sont jaloux » pàrceque^ se croyant bonnement à la première place 4 ils sont tou* jours très contents de leur lot. Un homme jd'esprit n a guère Je même bonheur ; il sent parfaitement et ce qni lui manqi;iQ et l'avantage, qu'en fait de mérite ou de talents uq autre peut avoir sur lui. Il n'avoaie cela^ qu^à lui-n|éme , mais il le senten dépitde lur^ et voilà ce que l'amour-propre ne pardonne point. . Ces éclaircissements m'ont pai*u nécessaires pour jeter du jour sur ces imputations ^ sensibilité r tsout^ nées par les iins en éloges ^t par les autres, en repro- ches, ss^s que les uns ni les autres sachent trop ce qi^'ils veulent dire par là, faute d'avoir coaçiA qu'il est des genres de sensibilité de naturefe différentes et même contraires qui ne sauroient s'allier èademble

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232 SECOND DIALOGUE.

dans un même iadividu. Passons maintenant à lappli- cation.

Jean-Jacques m'a paru doué de la sensibilité phy* sique à un assez haut degré. Il dépend beaucoup de ses sens, et il en dépendroit bien davantage si la sen- sibilité morale n y faisoit souvent diversion ; et c est même encore souvent par celle-ci que Fautre FafFecte si vivement. De beaux sons, un beau ciel, un beau paysage, un beau lac, des fleurs, des parfums, de beaux yeux , un doux regard , tout cela ne réagit si fort sur ses sens qu après avoir percé par quelque cèté jusqu'à son cœur. Je l'ai vu faire deux lieues par jour durant presque tout un printemps pour aller écouter à Berci le rossignol à son aise ; il fallait l'eau , la ver- dure, la solitude et les bois pour rendre le chant de cet oiseau touchant à son oreille, et la campagne elle- même auroit moins de charmes à ses yeux s'il n'y voyoit les soins de la mère commune qui se plaît à parer le séjour de ses enfants. Ce qu'il y a de mixte dans la plupart de ses sensations les tempère, et ôtant- à celles qui sont purement matérielles l'attrait séduc- teur des autres, fait que toutes, agissent sur lui plus modérément. Ainsi sa sensualité, quoique vive, n'est jamais fougueuse, et, sentant moins les privations que les jouissances, il pourroit se dire en un sens plutôt tempérant que sobre. Cependant Tabstinence totale peut lui- coûter quand l'imagination le tour- mente, au lieu que la modération ne lui coûte plus rien dans ce qu'il possède, parcequ'alors l'imagination n'agit plus. S'il aime à jouir, c'est seulement après avoir désiré ; et il n'attend pas pour cesser que le désir

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SECOND DIALOGUE. 233

cesse, il suffit qu'il soit attiédi. Ses goûts sont sains, délicats même, mais non pas raffinés. Le bon vin, les bons mets , lui plaisent fort ; mais il aime par préfé- rence ceux qui sont simples, communs, sans apprêt, mais choisis dans leur espèce, et ne fait aucun cas en aucune chose du prix que dontie uniquement la rareté. Il hait les mets fins et la chère trop recherchée. Il entre bien rarement chez lui du gibier, et il n y en entreroit jamais s'il y étoit mieux le maître. Ses repas, ses festins, sont d'un plat unique et toujours le même jusqu'à ce qu'il soit achevé. En un mot, il est sensuel plus qu'il ne faudroit peut-être , mais pas assez pour n'être que cela. On dit du mal de ceux qui le sont, cependant ils suivent dans toute sa simplicité l'instinct de la nature, qui nous porte à rechercher ce qui nous flatte et à fuir ce qui nous répugne : je ne vois pas quel mal produit un pareil penchant. L'ho la nature; l'homme réfléc celui-ci qui est dangei l'être, quand même il te vrai qu'il faut borner ce tion que je lui donne , et tueux de parade qui se 1

qui , pour vouloir passer les limites du plaisir, tombent dans la dépravation, ou qui, dans les raffinements du luxe, cherchant moins les charmes de la jouissance que ceux de Texclusion, dédaignent les plaisirs dont tout homme a le choix , et se bornent à ceux qui'fbnt envie au peuple.

Jean-Jacques, esclave de ses sens , ne s'affecte pas néanmoins de toutes les sensations ; et pour qu'un

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234 SECOND DIALOGUE,

objet lui &sse impression , il faut (|u a la simple se»- sation se joigne un sentiment distinct de plaisir ou d^ peine qui Tattire ou qui le repousse. Il en est de même des idées qui peuvent frapper son cerveau ; si l'im- pression n en pénétre jusqu'à son cceur, elle est nulle. Bien d'indifférent pour lui ne peut rester dans sa mé- moire , et à peine peut-on dire qu'il aperçoive ce qull ne fait qu'apercevoir. Tout ceU fait qu'il n'y eut januùs sur la terre d'homme, moins. curieux des affairés d'au- trui, et de ce qui ne le toiicbe en aucude sorte , ni de plus mauvais observateur , quoiqu'il ait cru long- temps en être un très bon, parcequ'il croyoit toujours bien voir quand il ne faisoit que sentir vivenkent. Mais celui qui sait voir que les objets qui le touchent en détermine mal l^s rapports ^ et quelque délicat que soit le toucher d'un aveugle, il ne lui tiendra jamais lieu de.deux bons yeux. En un mot, tout ce qui n'est soit dans les arts , ^oit dans le ture, ne tente ni ne flatte Jesat- te , et jamais on ne le verra s'jâu it un seul moment. Tout cela iresse de penset* qui, déjà trop contrariée pour son propre compte , l'empêche d'être affecté des objets indifférents. C'est aussi parla qail fitut expliquer ces distractions continuelles qui dan6 les conversatioùs ordinaires l'empêchent d'entendre presque rien de ce qui se dit, et vont quelquefois jusqu'à la stupidité. Cet distractions ne. viennent pas de ce qu'il pense à autre chose, mais de ce qu'il ne pense à rien , et qu'il ne peut supporter la fatig;ue d'écouter ce qu'il lui importe peu de savoir : il pa-

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rolt ilistraity sans Fétre, et nest exactement qu en- gourdi.

De les imprudentes et les balourdises qui lui échappent à tout moment, et qui lui ont fait plus de mal que ne lui en auroient fait les vices les plus odieux : car ces vices lauroient forcé d'être attentif sur lui- même poui^ les déguiser aux yeux d'aùtrui* Les gens adroits, ftiux, mal&isants , sont toujours en gardé ^t ne donnent aucune prise sur eux par leurs discours» On est bien moins soigneux de cacher le mal quand on sent le bien qui le rachète ^ et qu on ne risque rien à se montrer tel qu on est. Quel est Thonnête homme qui n'ait ni vice ni défaut, et qui , se mettant toujours à découvert, ne dise et ne fasse jamais des choses ré- préhensibles? L'homme rusé qui ne se montre que tel qu'il veut qu'on le voie n'en parott point faire et n'en dit jamais , du moins en public^ mais défions-nous des gens parfaits. Même indépendamment des imposteut*$ qui le défigurait, Jean- Jacques eût toujours difficile^ ment pai*u ce qu'il vaut, parcequ'il ne sait pas mettre son prix en montre , et que sa maladresse y met in- cessamment ses défauts. Tels sont en lui les effet» bons et mauvais de la sensibihté physique.

Quant à la sensibihté morale , je n'ai connu aucun homme qui en fût autant subjugué; mais c'est ici qu'il feut s'entendre : car je n'ai trouvé en lui que celle qui agit positivement, qui vient de la nature et que j'ai ci^levant décrite. Le besoin d'attacher son cœur, satisfait avec plus d'empressement que de choix ^ a causé tous les malheurs de sa vie; mais quoiqu'il s'anime assez fréquemment et souvent très vivement^

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236 SECOND DIALOGUE.

je ne lui ai jamais vu de ces démonstrations affectées et convulsives , de ces siugeries à la mode dont on nous iait des maladies de nerfs. Ses émotions s'aper- çoivent, quoiqu'il ne s'agite pas : elles sont naturelles et simples comme son caractère ; il est parmi tous ces énerguménes de sensibilité comme une belle femme saûl rouge , qui , n'ayant que les couleurs de la na- ture, paroît pâle au milieu des visages fardés. Pour la sensibilité répulsive qui s'exalte dans la société , et dont je disti!>ngue l'impression vive et rapide du pre- mier moment qui produit la colère et non pas la haine, je ne lui en ai trouvé des vestiges que par le côté qui tient à l'instinct moral , c'est-à-dire que la haine de l'injustice et de la méchanceté peut bien lui rendre odieux l'homme injuste et le méchant , mais sans qu'il se mêle à cette aversion rien de personnel qui tienne à l'amour-propre. Rien de celui d'auteur et d'homme de lettres ne se iait sentir en lui. Jamais sen- timent de haine et de jalousie contra aucun homme ne prit racine au fond de son cœur ; jamais on ne l'ouït dépriser ni rabaisser les hommes célèbres pour nuire à leur réputation. De sa vie il n'a tenté, même dans ses courts succès, de se faire ni parti, ni prosélytes , ni de primer nulle part. Dans toutes les sociétés il a vécu , il a toujours laissé donner le ton par d'autres, s'attachant lui-même des premiers à leur char, parce- qu'il leur trouvoit du mérite, et que leur esprit épar- gnoit de la peine au sien ; tellement que dans aucune de ces sociétés on ne s'est jamais douté des talents prodigieux dont le public le gratifie aujourd'hui pour en faire les instruments de ses crimes; et maintenant

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SECOND DIALOGUE. 237

encore s'il vivoit parmi des gens non prévenus , qui ne sussent point qu'il a fait des livres, je suis sûrque^.loin de Fén croire capable , tous s'accorderoient à ne lui trouver ni goût ni vocation pour ce métier.

Ce même naturel ardent et doux se fait constam-r ment sentir dans tous ses écrits comme dans ses dis- cours. Il ne cherche ni n'évite de parier de ses en- nemis. Quand il en parle, c'est avec une fierté sans dédain, avec une plaisanterie sans fiel, avec des re- proches sans amertume , avec une franchise sans ma- lignité. Et de même il ne parle de ses rivaux de gk>ire qu'avec des éloges mérités sous lesquels aucun venin ne se cache; ce qu'on ne dira sûrement pas de ceux qu'ils font quelquefois de lui. Mais ce que j'ai trouvé en lui de plus rare pour un auteur, et même pour tout homme sensibl.e, c'est la tolérance la plus par- faite en fait de sentiments et d'opinions, et Téloigne- ment de tout esprit de parti, même en sa &veur: vou- lut dire en liberté son avis et ses raisons quand la diose le demande, et même, quand son cœur s'é- chaufFe , y mettant de la passion ; mais ne blâmant pas plus qu'on n'adopte pas son sentiment qu'il ne soufire qu'on le lui veuille ôter, et laissant à chacun la même liberté de penser qu'il réclame pour lui-même. J'en- tends tout le monde parler de tolérance, mais je n'ai connu .ide vrai tolérant que lui seul.

Enfin l'espèce de sensibilité que j'ai trouvée en Ifà^ peut rendre peu sages et très malheureux ceux qu'elle gouverne , mais elle n'en fait ni des cerv^ux brûlés ni des monstres : eUe en fait seulement des hommes in- conséquents et souvent en contradiction avec eux-^

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?38 SECOND DIALOGUE,

tnémesy <]uaiid, unissant comme ce)ui-ci un cœur vif et un esprit lent , ils commencent par ne suivre que leurs penchants, et finissent par vouloir rétrograder , mais trop tard, quand leur raison plus tardive les avertit enfin qu'ils s'égarent.

Cette opposition entre les premiers élénients de sa constitution se fait sentir dans la plupart des qualités qui en dérivent et dans toute sa conduite. I{ y a peu de suite dans ses actions , parce<|ue ses mouvements naturels et ses projets réfléchis ne le menant jamais sur la même ligne , les premiers le détournent à chaque instant de la route qu'il s'est tracée, et qu'en agissaqt beaucoup il n'avance point. Il n'y a rien de grand , de beau , de généreux dont par élans il ne soit capable ; mais il se lasse bien vite , et reto^ibe aussitôt dans son inertie : c'est en vain que les actions nc!(3les et belles sont quelques iùstants dans son courage , la paresse et la timidité qui succèdent bièntéit le retiennent, Tanéan- tissent; et voilà comment, avec deé sentiments quel- quefois élevéà et grtmdsr, il fut toujours petit et nul par sa conduite.

Valiez- vouf donc connottre à foqd sa conduite et ses m<Bui%, étudiez bien ses inclinations et ses gerùts, cette coifinoissande vous dcncmera T^utré parfaitement; car jaq^ais homme ne se conduisit moins sur des prin- cipes et des régies , et ne suivit plus aveuglément "^es penchants. IVudence, raison, précaution, pré- voyance, tout cela ne sont pour lui que des mous saas effet. Quand il<est tenté, il succombe; (pwtnd il ne t'est pas, il reste dans sa langueur. Par vous voyez que sa Condtlite doit être inégale et sautillante, quelques

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SECOND DIALOGUE. 289

instants impétueuse, et presque toujours mdle ou nulle. Il ne marche pa9 ; il fait dés bonds, et retombe à la même place ; son aedTÎté même ne tend qu^à le ramener à celle dont la force des chosçs le tire; et, s^il n étodt poussé que par son plus constant désir, il resteroit toujours immobile. Enfin jatnaîs il n exista dêti^e plus sensible à Témotion et moins foripé pour Taction.

Jean-Jacques n a pas toujours fui les bôroiiies ; mais il a toujours aimé la solitude. Il se plaisoit avec les amis qu il orbyoit avoir, ma(is il se plaisoit encore plus avec lui-mémé. Il c^érissoit leur société; mais il avoit quelquefois besoin de $e reeqeillir, et peut-être eût4l encore mieux aimé vivre toujours seul que toujours *V0C' eux. Son affection pour le roma» d^ Robinson m'a 6iit juger qu'il ne se fi(kt pas cru si malbenr^ux que lui , confiné dans son il^ déserte. Pour \xtk honMK^ s^isible, ^aas ambition ^t sans vanité, il e^t moins cruel et moins ^fiBcile de vivre seul daufs u& ^ésert que sohI parmi ses semUables. Du^ste , qiloique cetle inoliii|ition pour la vie retirée et solitaire n'ait certai- m^Euent rien de méchant et demisântàrope, elle c»t oéàamoins si singulière que je ue Tai^jalnais trouvée à ce point qu'en lui seul, et qu'il en-êilloit atb^olument démêler la cause précise, ou renoncer à bien connol* lF« l'homme dans ieipid je la remmxiyioiél

J'ai bien vu d'àboîrd que mesiire dies sociétés or-* dîpaii'es régne une fimiliarité apparenté et une réfiervfi réefle ne po«voitlui conveiiir. L'im]M>ssibiIilé de fiatterson langage et de oaefaer \m mouvemenu ^osk coeur onettoit de s<Nr cëté un dé^rântagq

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24o SECOND DIALOGUE,

énorme vis-à-vis du reste des hommes, qui, sachant cacher ce qu'ils sentent et ce qu'ils sont, se montrent uniquement comme il leur convient qu'on les voie. Il n y avoit qu'une intimité psfrfaite qui pût entre eux et lui rétablir l'égalité. Mais quand il l'y a piise, ils n'en ont mis eux que l'apparence; elle étoit de sa part une imprudence, et de la leur une embûche; et cette tromperie, dont il fut la victime, une fois sentie, a pour jamais le tenir éloigné d'eux.

Mais enfin perdant les douceurs de la société hu- maine, qu'^-t-il substitué qui pût l'en dédommager et lui faire préférer ce nouvel état à l'autre malgré ses inconvénients? Je sais que le bruit du monde afiarou- che les cœurs aimants et tendres , qu'ils se resserrent et se compriment dans la foule, qu'ils se dilatent et s'épanchent entre eux ^ qu'il n'y a de véritable efRision que dans le téte*à-téte , qu'enfin cette intimité déU- cieuse qui fait la véritable jouissance de l'amitié ne peut guère se former et se nourrir que dans la retraite; mais je sais aussi qu'une solitude absolue est un état triste et contraire à la nature ; les sentiments affec- tueux nourrissent l'ame, la communication des idées avive Fesprit. !Notre plus douce existence est relative et collective, et qptre vrai moi n'est pas tout entier eu nous. Enfin telle est la constitution de l'homme en cette vie qu'on n'y parvient jamais à bien jotdxide soi sans le concours d'autrui. Le solitaire Jean-Jacques deyroit donc être sombre, tacitunle et vivre toujouiv mécontent. C'est en effet ainsi qu'il parott dans tous ses portraits, et c'est ainsi qu on me l'a toujours dé- peint depuis ses malheurs; même on lui fait dire daqs

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SECOND DIALOGUE. 24l

une lettre imprimée qu'il n a ri dans toute sa vie que deux fois quil cite, et toutes deux d'un rire de mé- chanceté« Mais on me parloitjadis de lui tout autre- ment,, et je Tai vu tout autre lui-même sitôt qu'il s'est mts à son aise avec moi. J'ai surtout été frappé de ne lui trouver jamais l'esprit si gai, si serein, que quand on l'avoit laissé seul et tranquille, ou au retour de sa promenade solitaire , pourvu que ce ne fui pas un fla- gorneur qui l'accostât. Sa conversation étoit alors encore plus ouverte et douce qu'à l'ordinaire, comme seroit celle d'un homme qui sort d'avoir du plaisir. De quoi s'occupoit-il donc ainsi seul, lui qui y devenu la risée et l'horreur de ses contemporains , ne "voit dans sa triste destinée que des sujets de larmes et de désespoir? «

O Providence! ô nature! trésor du pauvre, res- source de l'infortuné; «elui qui sent, qui connoU vos saintes lois et s^y confie, celui dont le cœnr est en paix et dont le corps ne so«tffre pas , grâces à vous , n'est point tout entier en proie à l'adversité. Malgré tous les complots des hommes , tous les succès des méchants , il ne peut être absolument misérable. Dé- pouillé par des mains cruelles de tous les biens de cette vie, l'espérance l'en dédommage dans l'avenir, l'imagination les lui rend dans l'instant même; d'heu- reus^ fictions lui tiennent lieu d'un bonheur réel; et, que dis-je? lui seul est solidement heureux, puisque les biens terrestres peuvent à chaque instant échfip- per en mille manières à celui qui croit les tenir , mais rien ne peut ôter ceux de l'imagination à quiconque sait en jouir. ^ Il les possède sans risque et sans crainte;

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242 SECOND DIALOGUE.

la fortune et les hommes ne saiiroient Ten dépeniller: Foîble resMuroe, allez-Tou9 dire, que des visions contre une grande advçrsitél Eh! monsieur, ces vi- sions ont plus de réalite peut-être que tous les biens apparents dont tes hommes .font tant de cas, puis- qu il3 ne portent jamais dans Tame un vrai sentiment de bonheur, et que ceux qui les possédeSdt sont éga- lement forcés de se jeter dans lavenir, faute de trouver dans le présent des jouissances qui lea satis- fassent.

Si Ion vous disoit qu u^n mortel, d'ailleurs très in- fortuné; passe régulièrement cinq ou six heures par jour dans des sociétés délicieuses, composées d'hom- mes justes, vrais, gais, aimables, simples avec de grandes lumières, doux avec de grandes vertus; de temmes charmantes et sages, pleines de sentiments et de grâces , modestes sans grimace , badines sans étour- derie, n'usant de l'ascendant de leur sexe et de l'em- pire de leurs charmesP que pour nourrir entre les hommes l'émulation des grandes choses et le zèle de la vertu ; que ce mœtel , connu , estimé , chéri dans ces sociétés d'élite, y vit, avec tout ce qui les compose, dans un commerce de confiance, d'attachement, de familiarité; qu'il y trouve à son choix des amis sûraf, des maîtresses fidèles, de tendres et solides amies, qui valent peut-être encore mieux : pensez-vous que la moitié de chaque jour ainsi passée ne rachéteroit pas Irien les peines de l'autre moitié? JLe souvenir tou- jours présent d'une si douce vie et l'espoir assuré de son prochain retour n'adouciroiVil pas bien encore l'amertume du reste du temps? et croyez-vous qu'à

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SECOI^D DIALOGUE. 243

tout |Nrendre rhomme le plus heureux de la terre compte dans le même espace plus de moments aussi doux? Pour moi, je paase, et vous penserez, je m'as* sure, que cet homme pourroit se flatter, malgré ses peines, de passer de cette manière une vie aussi pleine de bonheur et de jouissance que tel autre mortel que ce soit. bien! monsieur , tel est Fétat de Jean- Jac- ques au milieu de ses afflictions et de ses fictions ; de ce Jean-Jacques si cruellement, si obstinément, si indignement noirci, flétri, diffamé, et quavec des soucis, des soins, des frais énormes, ses adroits, ses puissants persécuteurs travaillent depuis si long- temps sans relâche à rendre le plus malheureux des êtres. Au milieu de tous leurs succès, il leur échappe; et , se réfugiant dans les régH>ns éthérées , il y vit heu« reux en dépit d'eux: jamais, avec toutes leurs ma* chines , ils ne le poursuivrcmt jusque-là.

Les hommes , livrés à lamour^propre et à son triste cortège, ne conncHSsent plus le charme et Teffet de l'imagination, ils pervertissent l'usage de cette faculté consolatrice : au lieu de s'en servir four adoucir le sentiment de leurs maux, ils ne s'en servent que pour l'irriter. Plus occupés des objets qui les blessent que de ceux qui les flattent, ils voient partout quelque sujet de peine, ils gardent toujours quelque souvenir attristant; etf, quand ensuite ils méditent dans la soli- todé sur œ qti les a le plus affectés , leurs cœurs ulcérés remplissent leur imagination de mille objets funestes. Les concurrences, les préférences, les jalousies, les rivalités, les offenses, les vengeances, les méconten- tements de toute espèce, l'ambition, les désirs, les

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^44 SECOND DIALOGUE,

projets, les moyens, les. obstacles, remplissent de pensées inquiétantes les heures de leurs courts loisirs; et si quelque ima||[e agréable ose y paroltre avec l'es- pérance, elle en est effacée ou obscurcie par cent images pénibles que le doute du succès vient bientôt y substituer.

Mais celui qui franchissant Tétroite prison de Tinté- rêt personnel et des petites passions terrestres , s'élève suries ailes de l'imagination au-dessus des vapeurs de notre atmosphère; celui qui^ sans épuiser sa force et ses facultés à lutter contre la fortune et la destinée , sait s'élancer dans les régions «thérées, y planer, et s'y soutenir par de sublimes contemplations , peut de braver les coups du sort et des insensés jugements des hommes. Il est au-dessus de leurs atteintes; il n'a pas besoin de leur suffrage pour être sage, ni de leur faveur pour être heureux. Enfin tel est en nous l'em- pire de l'imagination, et telle en est l'influence, que d'elle naissent, non seulement les vertus et les vices, mais4es biens -et les maux de la vie humaine, et que c'est principalement la manière dont on s'y livre qui rend les hommes bons ou méchants, heureux ou mal- heureux ici-bas.

Un cœur actif et un naturel paresseux doivent in- spirer le goût de la rêverie. Ce goût perce et devient une passion très vive, pour peu qu'il soit secondé par l'imagination. (S'est ce qui arrive trte fréquemment aux Orientaux ; c'est ce qui est arrivé à Jean-Jacques , <fui leur ressemble à bien des égards. Trop soumis à ses sens pour pouvoir, d%ns les jeux de la sienne, en «eoouer le joug, il s'éléveroit pas sans peine à des

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SECOND DIALOGUE. 2j^S

méditations purement abstraites, et ne s y soutien- droit pas îbng- temps. Mais cette foiblesse d'entende- ment lui est peut-être plus avantageuse que ne seroit une tête plus philosophique. Le concours des objets sensibles rend ses méditations moins sèches, plus doi^ces , plus ill usoires , plus appropiûées à lui tout en- tier. La nature s'habille pour lui des formes les plus charmantes; se peint à ses yeux des couleurs les plus vives, se peuple pour son usage d'êtres selon son cœur; et lequel est le plus consolant, dans l'infor- tune, de profondes conceptions qui fatiguent, ou de riantes fictions qui ravissent, et transportent celui qui s'y livre au sein de la félicité? Il raisonne moins, il est vrai, mais il jouit davantage: il, ne perd pas un moment pour la jouissance; et, sitôt qu'il est seul, il est heureux.

La rêverie, quelque douce qu'elle soit, épuise et fa- tigue à la longue, elle a besqin de délassement. On le trouve en laissant reposer sa tête et livrant unique- ment ses sens à l'impressioxi àe» objets extérieurs. Le plus indifférent spectacle a sa douceur par le relâche ^u'il nous procure ; et, pour peu que l'impression ne soit pas tout-à-fait nulle , le mouvement léger dont elle nous agite suffit pour nous préserver d'»n engour- dissement léthargique , et nourrir en nous le plaisir d'exister, sans donner de l'exercice à nos facultés. Le contemplatif Jean-Jacques, len tout autre temps si peu attentif aux objefe qui l'entourent, a souvent grand besoin de ce repos, et le goûte alors avec une sensua>- lité d'enfant dont nos sages ne se doutent guère. Il n'aperçoit rien, sinon quelque mouvement à sohl

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24*6 SECOND DIALOGUE,

oreille ou devant ses yeux; mais c^en est assez po«r lui. Non seulement une parade de foire, une re- vue, un exercice y une procession, I amuse; mais la grue, le cabestan^ le mouton , le jeu d'une machine quelconque,, un bateau qui passe, un moulin qui tourne^ un bouvier qui laboure, des joueurs de boule ou de battoir, la rivière qui court, Toiseau qui vole, attachent ses regards. Il s'arrête même à des spectacles sans mouvement, pour peu que la variété y supplée. Des colifichets en étalage, des bouquins ouverts sur les quais, et dont il ne lit que les litres, des images contre les murs, qu'il parcourt d'un œil stupide , tout cela l'arrête et l'amuse quand son ima- gination fatiguée a besoin de r^os. Mais nos mo- dernes sages , qui le suivent et Vépient dans tout ce badaùdage, en tirent des conséquences à leur mode sur les motifs de son attention , et toujours dans l'ai- mable caractère dont ils l'ont obligeamment gratifié. Je le vis un jour assez long-temps arrêté devant une gravure. De jeunes gens inquiets de savoir ce qui Toc^ cupoit si fort, mais assez polis, contre l'ordinaire ^ pour ne pas s'aller interposer entre l'objet et lui, at- tendirent avec une risible impatience. Sitôt qu'il par- tit, ils coururent à la gravure, et trouvèrent quec'é^ toit le {dan des attaques du fort de Kehl. Je les vis en- suite long-temps et vivement occupés d'un enfretien fort animé ^ dans lequel je compris qu'ils fatiguoient leur Minerve à chercher quel crime on pouvoit médi- ter en regardant le plan de^ attaques du fort de KeU. Voilà, monsieur, une grande découverte, et dont je me suis beaucoup félicité,, car je la regarde conmie

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SECOND DIALOGUE. 34?

clef des autres singularités de cet homme» De cette pente aux douces rêveries j'ai vu dériver tous Jes goûts y tous les penchants, toutes les habîludes de Jean-Jacques, ses vices même, et les vertus qu'il peut avoir. Il n'a guère assea de suite dans ses idées pour former de vrais projets; mais, enflammé par la Icmgue contemplation d un objet, il fait parfois dans sa cham^ bre de fortes et promptes résolutions > qu'il oublie ou qu'il abandonne avant d'être arrivé dans la rue. Toute la vigueur de sa volonté s'épuise à résoudre ; il n'en a plus pour exécuter. Tout suit en lui d'une prenûèré inconséquence. La même opposition qu'offrent les élé^ients de sa constitution se retrouve dans ses inoli"- nations, dcms ses nKBurs, et dans sa conduite. Il est actif, ardent, laborieux, infatigable; il est indolent, paresseux, sans vigueur: il est fier, audacieux, té^- méraire; il est craintif, timide, embairassé: il est froid, dédaigneux, rebutant jusqu'à la dureté; il est doux, caressant, facile jusqu'à la foiblesse, et ne sait pas se défendre de Eure ou souffrir.ce qui lui plaît le moins. En un mot, il passe d'une extré- mité à l'autre avec une incroyable rapidité, sans même remarquer ce passage, ni se souvenir de ce qu'il étoit l'instant auparavant; et, pour rapporter ces effets divers à leurs causes primitives , il est lâche et mou tant que la seule raison l'eKdte , il devient tout <te feu sitôt qu'il est animé par quélgue passion. Vous Aie direz que c'est comme cela /}ue smat tdus les^ hommes. Je pense tout le ccmtraire, et vous ne pen* seriez pas ainsi vous*m^ne, si j'avois mis le içot in- térêt à k place du mot raison , qui dans le fond signifia

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248 SECOND DIALOGUE.

ioi la même chose ; car qu'est-ce que la raison pratique, si ce n est le sacrifice d'un bien présent et passager aux moyens de s'en procurer un jour de plus grands ou de plus solides ; et qu est-ce que Fintérét , si ce n est Taug- mentation et Textension continuelle de ces mêmes moyens? L'homme intéressé songe moins à jouir qu a multiplier pour lui Tinstrumént des jouissances. Il na point proprement de passions, non plus que la- vare , ou il les surmonte, et travaille uniquement par un excès de prévoyance à se mettre en état de satis- feire à son aise celles qui pourront lui venir un jour. Les véritables passions, plus rares quon ne pense parmi les hommes , le deviennent de jour en jour da- vantage; Tintérét les élime, les atténue, les engloutît toutes, et la vanité, qui n'est qu'une bêtise de l'amour- propre, aide encore à les étouffer. La devise du bacon de Feues te se lit en gros caractères sur toutes les ac- tions des hommes de nos jours: C est pour parottre. Ces dispositions habituelles ne sont guère propres à lais- ser agir les vrais mouvements du cœur.

Pour Jean-Jacques, incapable d'une prévoyance un peu suivie, et tout entier à chaque sentiment qui l'a- gite, til ne connoît pas même pendant sa durée qu'il puisse jamais cesser d'en être affecté. Il ne pense à son intérêt, c'est-à-dire à l'avenir, que dans un calme absolu ; mais il t6mbe alors dans un tel engourdisse- ment, qu'autantv^vaudroit qu'il n'y pensât point du tout. Il peut bien, dire, au contraire de ces gens de FÉvangile et de ceux de nos jouro, qu'où est le cœur est aussi son trésor. En un mot; son ame est forte ou foible à l'excès, selon les rapports sous lesquels oa

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SECOND DIALOGUE. 249

renviâage. & fbi^ce n est pas dans lactioD, mais dans la résistance ; toutes les puissances de Tunivers ne fe- roient pas fléchir un instant les directions de sa vo- lonté. L'amitié seule eût eu le pouvoir de l'égarer , il esta répreuve de tout le reste. Sa foiblesse ne consiste pas à se laisser détourner de son but, mais à ipanquer de vigueur pour latteindre , et à se laisser arrêter tout court par le^ premier obstacle qu^ette rencontre, quoi- que facile à surmonter. Jugez si ces dispositions le rendroient propre à faire son chemin dans le monde > Ton ne marche que par zig-zag.

Tout a concouru dès ses premières années à déta- cher son ame des lieux qu'habitoit son corps, pour rélever et la fixer dans ces régions éthérées dont je vous parlois dhdevant. Les hommes illustras de Plu- tarque furent sa première lecture dans un âge ra- rement les enfents savent lire. . Les traces de ces honmies antiques firent en lui des impressions qui ja- mais n'ont pu s effacer. A ces lectures succéda celle de Cassandre et des vieux romans, qui , tempérant sa fierté romaine, ouvrirent ce cœur naissatH à tous les sentiments expansifs et tendres auxquels il n'ét<ttt déjà que trop disposé. Dès-lor^ ît se fit, des hommes et de la société, des idées romanesques et fausses, dont tant d'expériences funestes n'ont jamais bien pu le guérir. Ne trouvant rien autour de lui qui réalisât ses idées,' il quitta sa patrie encore jeune adolescent , et se lança dans le monde avec confiance , y cherchant les Aristides, les Lycurgues , et les Astrées, dont il le croyoit rempli. Il passa sa vie à jeter son cœur dans ceux qu'il crut s'ouvrir pour le recevoir, à croire avoûr

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25'o SECOND DIALOGUE,

trouvé ce qu'il cherchoit, et à se désabuser. Durant sa jeunesse, il trouva des âmes bonnes et simples, mais sans chaleur et sans énergie. Dans son âge mûr, il troa-^ va des esprits vifs , éclairés et fins, mais feux , doubles et méchants, qui parurent laimer tant qu'ils eurent la première place; mais qui, dès qu'ils s'en crurent of* fusqués, n'usèrent de sa confiance que pour Taeca-^ hier d'opprobres ecde malheurs. Enfin , se voyant de^ venu la risée et le jouet de son siècle, sans savoir comment ni pourquoi, il comprit que, vieillissant dans ]a haine publique , il n'avoit plus rien à espérer des hommes; et, se détrompant trop tard des illusions qui l'avoient abusé si long-temps, il se livra tout en* tier à celles qu'il pou voit réaliser tous les jours, et finit par nourrir de ses seules chimères son cœur, que le besoin d'aimer avoit toujours dévore. Tous ses goûts, toutes ses passions ont ainsi leurs objets dans une autre sphère. Cet homme tient moins à celle^û qu'aucun autre mortel qui me soit connu. Ce n'est paa de quoi se iaire aimer de ceux qui l'habitent , et qui , se sentant dépendre de tout le monde, veulent aussi que tout le monde dépende d'eux.

Ces causes, tirées des événements sa vie, au- roient pu seules lui faire fuir la foule et rechercher la solitude^ Les causes naturelles , tirées de sa consti- tution , auroient seules produire aussi le même ef- fet. Jugez s'il pouyoit échapper au conconr» de ces différentes causes, pour le rendre ce qu'il est aujour- d'hui. Pour mieux sentir cette nécessité, écartons nti moment tous les feits, ne supposons connu que le tempérament que je vous ai décrit^ et voyons ce qoi

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SECOND DIALOGUE. ' 25 1

devrcttt naturellement en résulter dans un ê^e fictif dont noua n aurioqs aucune autre idée.

Doué d'un cœur très sensible , et d^une imagination très vive, mais lent à penser, arrangeant difficilement ses pensées, et plus difficilement ses paroles, il fuira les situations. qui lui sont pénibles, et recherchera celles qui lui sont commodes ; il se complaira dans le sentiment de ses avantages, il en jouira tout à son aise dans des rêveries délicieuses; mais il aura la pl{ts forte répugnance à étaler sa gaucherie dans les assem» blées; et Tinutile effort d'être toujours attentif à oe qui se dit, et d'avoir toujours l'esprit présent et tendu pour y répondre, lui rendra les sociétés indifférentes aussi fatigantes que déplaisantes. La mémoire et la réflexion renforceront encore cette répugnance, en hii faisant entendre, après coup, des multitudes de choses qu'il n'a pu d'abord entendre , et auxquelles , forcé de répondre à l'instant , il a répondu de travers^ faute d'avoir le temps d'y penser. Mais , pour de , vrais attachements , la société des cœurs et l'intimité lui seront très précieuses ; et il se sentira d'autant plus à son aise avec ses amis, que, bien connu d'eux cm croyant l'être, il n'aura pas peur qu'ils le jugent sur les sottises qui peuvent lui échapper dans le rapide bavardage de la conversation. Aussi le plaisir de vivre avec eux exclusivement se marquera4-il sensiblement dans ses yeux et dans ses manières ; mais l'arriyée d'uD survenant fera disparaître à l'instant sa confiance et sa gaieté. . ^

Sentant ce qu'il vaut en-dedans, le sentiment de son invincible initie au-dehors pourra lui donner

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souvent du dépit contre lui-même et quelquefois contre ceux qui le forceront de la montrer. Il devra prendre en aversion tout ce flux de compliments qui ne sont qu'un art de s en attirer à soi-même, et de provoquer une escrime en paroles; art surtout em- ployé par les femmes et chéri d'elles, sûres de l'avan- tage qui doit leur en revenir. Par conséquent, quelque penchant qu'ait notre homme à la tendresse , quelque gBâit qu'il ait naturellement pour les femmes, il n'en pourra souffrir le commerce ordinaire, il faut fournir un perpétuel tribut de gentillesses qu'il se sent hors d'état de payer. Il parlera peut-être aussi bien qu'un autre le langage de l'amour dans le téte-à-tête, mais plus mal que qui que ce soit celui de la galanterie dans un cercle.

Les hommes, qui ne peuvent juger d'autruique par ce qu'ils en aperçoivent, ne trouvant rien en lui que de médiocre et de commun t#ut au plus, l'esti- meront au-dessous de son prix. Ses yeux , animés par intervalles, promettroient en vain ce x[u'il seroit hors d'état de tenir. Us brilleroient en vain quelquefois d'un feu bien différent de celui de l'esprit: ceux qui ne connoissent que celui-ci , ne le trouvant point en lui, n'iroient pas plus loin; et, jugeant de lui sur cette apparence, ils diroient: C'est un h(»nme d'esprit en peiiUure, c'est tin sot en original. Ses amis mêmes pourroient se tromper comme les autres sur sa mesure ; et, si quelque événement imprévu les forçoit enfin de reconnoitre en lui plus de talent et d'esprit qu'ils ne lui en. avoient d'abord accordé, leur amour- propre ne lui pardonneroit point leur première erreur

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SECOND DIALOGUE. 253

sur son compte, et ils pourroient le haïr toute leur vie, uniquement pour n avoir pas su d'abord lap- précier.

Cet homme , enivré par ses contemplations des charmes de la nature, l'imagination pleine de types de vertus, de beautés, de perfection de toute espèce, chercheroit long-temps dans, le monde des sujets il trouvât tout cela. A force de désirer, il croiroit sou- vent trouver ce qu'il cherche; les moindres appa- rences lui parottroient des qualités réelles; les moin- dres protestations lui tiendroientlieu de preuves; dans tous ses attachements il croiroit toujours trouver le sentiment qu'il y porteroit lui-même ; toujours troinpé dans son attente, et toujours caressant son erreur, il passeroit sa jeunesse à croire avoir réalisé ses fictions ; à peine l'âge mûr et l'expérience les lui montreroient enfin pour ce qu'elles sont, et, malgré les erreurs, les fautes et les expiations d'une longue vie, il n'y auroit peut-être que le concours des plus cruels malheurs qui pût détruire son illusion chérie, et lui faire sentir que ce qu'il cherche ne se trouve point sur la terre, ou ne s'y trouve que dans un ordre de chosea bien diffé- rent de celui il l'a cherché.

La vie contemplative dégoûte de l'action. H n'y a point d'attf ait plus séducteur que celui des fictions d'un cœur aimant et tendre, qui, dans l'univers qu'il se créfe à son gré, se dilate, s'étend à son aise, délivré des dures entraves qui le compriment dans celui-ci. La réflexion, la prévoyance, mère des soucis et des peines, n'approchent guère d'une ame enivrée des charmes de la contemplation. Tous les soins Êitigants

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delà vie active lui deviennent insupportables, et lui semblent superflus; et pourquoi se donner tant de peines , dans lespoir éloigné d'un succès si pauvre, si incertain, tandis qu on peut dès l 'instant même, dans une délicieuse rêverie , jouir à son aisade toute la féli- cité dont OD sent en soi la puissance et le besoin? Il devîèndroit donc indolent, paresseux, par goût, par raison même, quand il ne le seroit pas par tempéra* ment. Que sr, par intervalle, quelque projet de gloire on d ambition pou voit Témouvoir, il le suivroitd abord avec ardeur , avec impétuosité ; mais la moindre diffi* eulté, le moindre obstacle Tarréteroit, le rebuteroit, le rejett^oit dans Finaction. La seule incertitude du «uocès le détacheroit de toute entreprise douteuse. Sa nonchalance lui montrermt de la folie à compter sur quelque chose ici-bas, à se tourmenter pour un avenir si précaire, et de la sagesse à renoncer à la prévoyance, pour s attacher uniquement au présent, qui seul est en>dotre poQvcMr. r

Ainsi livré par système à sa douce oisiveté, il rem- p£roit ses loisirs de jouissances à sa mode, et, négli- geant ces foules de prétendus devoirs que la sagesse humaine prescrit comme indispensables, il passeroit pour fouler aux pieds les bienséances , parcequ il dé- daigneroit les simagrées. Enfin , loin de. cultiver sa raison pour apfh*endre à se conduire prudemment paarmi les hommes . il n y chercheroit en effet que de nouveaux motifs de vivre éloigné d'eux , et de se livrer tout entier à ^es fictions.

Cette humeur indolente et voluptueuse, se£xant toujours stir des objets riants, le détourneroit par con-

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SECOND DIALOeUE* 255

séquent des idées pénibles et déplaisantes. Les souve- nirs douloureux s'efFaceroient très promptem^Eit de son esprit ; les auteurs de ces maux n y tieudroient pas pliis de place que ces maux mêmes; et tout cela, pai- faitement oublié dans très peu de temps, seroit bientôt pour lui comme nul, à* moins que le mal on Tennemi qu'il auroit encore à craindre ne lui rappelât ce qu il en auroit déjà souffert. Alors il pourroit être extrême- ment efl^rouché des maux à venir, moins précisé- ment à cause de ces maux que par le trouble du repos , la privation du loisir, la nécessité d'agir de manière ou d'autre, qui s'ensnivnoient inévitablement, et qui alarmeroient plus sa paresse que la crainte du mal p'épouvanteroit son courage. Mais tout cet effroi subit et momentané seroit sans suite et stérile en effet. Il craindroit moins la souffrance que Faction. Il aîmeroit mieux voir augmenter ses maux et rester tranquille, que de se tourmenter pour les adoucir; disposition qui donneroit beau jeu aux ennemis qti'il pouvroît avoir..

Jai dit que Jean- Jacques n'étoit pas vertueux: notre homme ne le seroit pas non plus; et comment, foible et subjugué par ses penchants, pourroit-il letre, n'ayant toojonrs pour guide que son propre cœur, jamais 'son devoir ni sa raison? Comment la vertu, qui n'est que travail et coanbat, régneroitoelle au sein de la mollesse et des doux loisirs? Il setoit bon, parceque la nature l'auroit fait td; il feroit dm bien, parcequ'il lui seroit doux d'en faire: mais s'il s'agissoit de combattre ses plus cfaers désirs et de dé- chirer son cœur pour remplir .son devoir, le feitût^l

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256 SECOND DIALOGUE,

aussi? J en doute. La loi de la nature, sa voix du moins, ne s'étend pas jusque-là. I} en faut une autre alors qui commande , et que la nature se taise.

Mais se mettroit-il aifssi dans ces situations vio- lentes d'où naissent des devoirs si cruels? J'en doi^e encore plus. Du tumulte des sociétés naissent des mul- titudes de rapports nouveaux et souvent opposés, qui tiraillent en sens contraires ceux qui marchent avec ardeur dans la route sociale. A peine on|ils alors d'autre bonne régie de justice, que de résister à tous leurs penchants, et de faire toujours le contraire de ce qu'ils désirent, par cela se^L 'qu'ils le desirebt. Mais celui qui se tient à l'écart, et fuit ces dangereux com- bats, n'a pas besoin d'adopter cette morale cruelle , n'étant point entraîné par le torrent, ni forcé de céder à sa fougue impétueuse, ou de se roidir pour y ré- sister; il se trouve naturellement soumis à ce grand précepte de morale, mais destructif de tout l'ordre social, de ne se mettre jamais en situation à pouvoir trouver son avantage dans le mal d'autrui. Celi^i qui veut suivre ce précepte à la rigueur n'a point d'autre moyen pour cela que de se retirer tout-à-fait de la société, et c^ui qui en vit séparé suit par cela seul ce précepte sans avoir btsoin d'y songer. ^

Notre homme ne sera donc pas vertueux, parce- qu'il i»aura pas besoin de l'être; et, par la même rai- son; il ne sera ni vicieux, ni médiant; car l'indolenee et l'oisiveté, qui dans la société sont un si grand vice , n'en sont plus un dans quiconque a su renoncer à ses avantages pour n'en pas supporter les travaux. X>e méchant n'«st méchant qu'à cause du besoin qu'il a

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SECOND DIALOGUE. 267

des autres, que ceux-ci ne le favorisent pas assez, que ceux-là lui font obstacle , et qu'il ne peut ni les em- ployer ni les écarter à son gré. Le solitaire n'a besoin que de sa subsistance y qu'it aime mieux se procurer par son travail' dans la retraite , que par ses intrigues daps le monde, qui seroient un bien plus grand travail pour lui. Du reste , il n'a besoin d'autrui que parceque soM cœur a besoin d attachement ; il se donne des amis imaginaires, pour, n'en avoir pu trouver de réels; il ne fuit les tK>mmes qu'après avoir vainement cherché parmi eux ce qu'il doit aimer.

Notre homme ne sera pas vertueux , parcequ'il sera foible , et que la vertu n'appartient qu'aux âmes forte^. Mais cette vertu à laquelle il ne peut atteindre ,*qui est-ce qui l'admirera , la chérira , l'adorera plus que lui? qui est-ce qui, avec une imagination plus vive^ s'en peindra mieux le divin simulacre? qui est-ce qui, avec un cœur plus tendre ,^ s'enivrera plus d'amour pour elle? Ordre, harmonie, beauté, perfection, sont les objets de ses plus douces méditations. Idolâtre du beau dans tous les genres , resteroit-il froid unique- ment pour la suprême beauté? Non ; elle ornera de ses charmes immortels toutes ces images chéries qui rem- plissent son ame , qui repaissejit son cœur. Tous ses premiers mouvements seront vifs et purs ; les seconds auront sur lui peu d'empire. Il voudra toujours ce qui est bien , il le fera cyielquefois ; et si souvent il laisse éteindre sa volonté par sa foiblesse , ce sera pour re- tomber dans sa langueur. Il cessera de bien faire, il ne commencera pas même loi'sque la grandeur de l'ef- , fort^épouvantera sa paresse ; mais jamais il ne fera

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258 SECOND DIALOGUE,

volûiitairemeitt ce qui est niai. En un mot , s^il agit rarement comme il doit, plus rarement encore il agira comme il ne doit pas ^ et toutes ses fautes , même les plus graves , ne seront que des péchés d'omissioa i mais c'est par précisément qû'i! sera le pltis eï| scandale aux hommes, qui, ayant mis toute la morade en petites formules , comptent pour rien le mal dont on s'abstient, pour tout l'étiquette des petift plï^o- Cédés , et sont bien plus attentifs à remarquer les de- voirs auxquels on manque , qu'à tenir comfpte de ceux qu'on remplit.

Tel sera l'homme doué du tempérament dont j'ai parlé , tel j'ai trouvé celui que je viens d*étudîer. Son ame , forte en ce qu'elle ne se laisse point détourûer de soii objet , mais foible pouir surmonter les obstacles , ne prend guère de mauvaises directions, mais suit lâchement la bonne. Quand il est quelque chose , il est Bon, mais plus souvent il est nul : et c'est pour ceïai méïne que, sans être persévérant, il est fermé; que les traits de l'adversité ont moins de prise sur lui cfulfs n'âuroient sur tout autre homme ;^t que, malgré tous ^s malheurs , ses sentiinents sont encore plus affec?- Itneux que douloureux. Son cœur, avide de bonheur et de joie, ne peut garder nulle impression pénible. La douleur peut fe déchirer on moment sans pouvoir y prendre rajcine. Jamais idée affligeante n'a pu" long*- temps l'occuper. Je l'ai vu , dauârks plus grandes 6a- Istmités de sa malheureuse vie , j^sser rapidement de la plus affreuse affliction à la plus pure joie, et ceîà sans qu'il restât pour le moment dims son ame an- cutte trace des douleurs qui venoient de hi décW^r ,

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SECOND DIALOGUE. 259

qeà Falk>îent déchirer fiicore, et qui coDâtkaoieiit pnu* lors son état faadkikuel.

Le^ affectioiis afoxqmeHes il a le plus de peate se. AitiiigQeAl même par des signes physicpes. Pour pev qu'il soit ému 9 ses yeux se mouillent à riustaol» Cependant jamais la «etiJe douleur ne lui fit verger une larme;; mais tout sentiment tendre et doux, ou grand et noble^ dont la irérité passe à son cœur , lui en arradie ioafaiUibleibeat. Il 0e saurcnt pleurer que d'attendrissement ou^'admiraticvn; la tendresse et la générosité sont les deux seules cordes sensibles par lesquelle94m pem vraiment Vaffecter« Il peut voir ses ^mslbeurs ^un œil see , mai& il plepre est pensant à SOQ innoceace et au prix qu'avoit mérité son cœur.

Il est des malheurs auxquels il n'est pas même penms à un honnête homme d'être préparé. Tels sont ceux qu'on hn dtstinoi^. En le prenant au déponrvu , ife dnt commencé par l'abattre : cela de voit être; mai£^ iiê n'ont pu le changer. Il a pu quelques instants se laisser dégrader jusqu'à la bassesse, jusqu'à la lâcheté, jamsMs jusqu'à l'inîit^tice , jusqu^à la f^msseté , jusqu'à fai trahison. Revenu de cette première surf^rise, il s'est reluire et vi?aîsemblaUemeBt ne se laissera plus abat- tre ^ pârl^ue son naturel a repris le dessus, que con« naissant enfin les gens auxquels il a affaire , il est pré- paré à tout, et qu'après avoir épuise sur lui tous les^ trait»' de leor isaige,il& se^sont tiÀs hors d'état de lui feurepis* u ^ .

hn Tdt vu danfr vàe position imique et presq.ue in* erdyabie^ plns^seul aiu milieu de Paris que Bobin#oiv dans^^n He, et séquestré du ecmimerce des honones

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lÔO SECOND DIALOGUE.

par la foule même empressée à Fentourer , pour em- pêcher qu'il ne se lie avec per^nne. Je Tai vu con- courir volontairement avec ses persécuteurs à se ren- dre sans cesse plus isoié ; et, tandis qu'ils travailloient sans relâche à le tenir séparé des autres hommes , s'éloigner des autres et d'eux-mêmes de plus en plus. |Ls veulMit rester pour lui servir de barrière, pour veiller à tous ceux qui pourroient l'approcher , pour les tromper , les gagner ou les écarter , pour observer ses discours , sa contenance , po'ur jouir à longs traits du doux aspect de sa misère , pour chercher d'un œil curieux s'il reste quelque place en son co^r déchiré ils puissent porter encore quelque atteinte. De son fîôté, il voudroit les éloigner, ou plutôt s'en éloigner, parceque leur malignité, leur duphcité, leurs vues cruelles, blessent ses yeux de toutes parts, et que le spectacle de la haine l'afflige et le déchire encore plus que ses effets. Ses sens le subjuguent alors; et , sitôt qu'ils sont ^ppés d'un objet de peine , il n'est plus maître de lui. La présence d'un malveillant le trouble au point de ne pouvoir déguiser son angoisse. S'il voit lin traître le qajoler pour le surprendre, l'indignation le saisit , perce déboutes parts dans son accent, dans son regard, dans son geste. Que le traître disparoisse, à l'in- stant il est oublié ; ôt l'idée des noirceurs que l'un va brasser ne sauroit occuper l'autre une minute à cher- cher lés moyens de s'en défendre: C'ejt pour écarter de lui cet objet de peine, dont l'aspect le tourmente, qu'il voudroit être seul : il voudroit être seul pour vivre à son aise avec les amis qu'il s'est créés;, mais tout cela n'est qu'une raison de plus à ceux qui en

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SECOND DIALOGUE. 261

prennent le masque pour Tohséder plus étroitement. Ils ne Toudroient pas même, s'il leur étoit possible, lui laisser dans cette vie la ressource des fictions.

Je l'ai vu, serré dans leurs lacs, se débattre très peu pour en sortir; entouré de mensonges et de té- nèbres, attendre sans murmure la lumière et la vérité; enfermé vif dans un cercueil , s'y tenir assez tranquille, sans même invoquer la mort. Je l'ai vu pauvre, pas- sant pour riche; vieux, passant pour jeune; doux, passant pour féroce; complaisant et foible, pas9ant^ pour inflexible et dur; gai, passant pour sombre^ simple ei^ jusqu'à la bêtise, passant pour rusé jusr qu'à la noirceur. Je l'ai vu livré par vos messieurs à la dérision publique, flagorné, persiflé, moqué d«6 bon. nétes gens, servir de jouet à la canaille; le voir, le sentir, en gémir, déplorer la misère humaine, et sup porter patiemment son état^

Dans cet étajl, devoit-il se manquer à lui-même, au point d'aller chercher dans la société des indignités peu déguisées dont on se plaisoit à l'y charger? Dcî- voit-<il s'aller donner en spectacle à ces barbares, qui, se £eiisant de ses peines un objet d'amusement, ne cherchdient qu'à lui serrer le coeur par toutes les étreintes de la détresse et d& la douleur qui pouvoient lui être les. plus sensibles? Voilà ce qui lui: rendit in- dispensable la- manière ^le vivre à laquelle il s'est ré- duit, ou pour mieux dive, à laquelle on l'a réduit; car c'est à quoi. Ton en vouloit venir, et l'on s'est at- taché à lui rendre si cruelle et si déchirante la f ré- quentatioti des hommes, qu'il fut forcé d'y renoncer enfin tout-à-^fait. Vous me demandez , disoit-il,. ;K>tir^t(at

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2>62 SECOND IHAXOGïJE.

jefms les hênii^es ; denumiez-hà ewMnêmtf , îh le^memt encore mieux que moi. Mais use aixie expansix^ ehange- t-elle ainsi de nature , et se détache-t-èlle ainsi 4e tout? Tous ses malheurs ne viennent que de ce besoin d ai- noer «qui dévora son ^coeur dès son en&nce , et iqui Tin* <piiéte el le trouble encore au point que , resté seul sur la terre , il attend le moment d'en sortir pour voir réa* liser enfin ses -visions favorites , et retrouver ^ dans ma jneilieur ordre de choses , une patrie et des amis.

Il atteignit et passa Tâge mûr, «ans songier à iaire «des livras , «t sans -sentir un instam le besbîa de œite tiélébritté fatale qui n'étoit pas Ifaite pourftni, dont il m! à goûié que les amertumes , et qu^-on lui a fait payier st ch«r. Ses vîtsioBS chéries lui tenoient iieude tout, ét^^dans le fen delà jeunesse , sa vive imagination , sup- ch&rgée, aocaibléed objets chaînants qui venoient in- cessamment la remplir, tenoitson cœur dans une ivi?ees^ icc^ntÎBUëlle qsi oe lui laissoit ni le pouvoir d'ananger ses idées y ta «élui deies fixer, ni le temps de !les écrive,, ni le désir ide les cottomuniquer. <}e ne fat que quand .ees glands QKHtvements commencèrent à s^apaiser, qiialid «es idées prêtant «ne imardie phis réglée et ^us lemé , il en piit suivre cassez la trace |iour la mav- ^er ; toe fnt, dis-je , ^alors fteulensenit que Tusage de Ja f lumeluidevint possble, et-qu^àrexemfpjeet à Tinsti- gationdes gensde lèttvesavec>lfi8qnelsâl vi{voit:alor&, ;il:|fiii vint en fatitaine de conmmniqserfaii publie oes -^laémes édèes doiit d s'étoft ioog-tempe nourri kn- -juSoie,* et' qu'il )Crut Ktre utiles au {^nre humain.. »Oe intooDème en quelque façtm^par 8iirpr.i8e,<et sansnn savoir fis^rmé fe proJBt, qu'il ^se tnom^ai^tté dansuffitle

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.fimeate carrière, dès-locs peut-être creusoit déjà sous ses pas joes gouffres de malheurs dans les- quels on Fa précipité.

Dès svi jeunesse, il s'étoit souvent demandé pour- .quoi il ne trpuvoit pas tous les hommes hons , sages, heureux,. comme ils lui sembloient faits pour Têtre; il cherchoit dans son cœur l'obstacle qui le&^u em- péchoit, et ne le trouvoit pas. Si tous les hommes, se disoit-il, uie reâsembloient, il régneroit sans doute une extrême langueur dans leur industrie , ils auroient jpeu d'activité, et n!en auroient que par brusques et xares secousses: mais ils vivroient eptre eux dans une 4rès douce société. Pourquoi n y vivent-ils pas ainsi? ^pourquoi , toujours accu&a^it le ciel de leurs misères, travaillent-ils sans cesse les augmenter? En adm^- jrant les progrès de l'esprit humain, il s'étçiunoit de yoir .croître ,en même proportion les calamités publi- ques. Il .eutrevpyqit ^ne, secrète opposition entre la constitution de rhonuneiet.celledejnpa sociétés;. mais c'étoit plutôt un sentiment sourd, une notion confus^ , qu'un ju^emçnt clair et dévfçloppé. Vopinion publi- que l'avoit trop subjugué lui-même pour qu'il osât 4*éclamer.coutre de si unanimes décisions.

Une malheureuse question d'académie,, qu'il lut dfms un Mercure, vii^t totut-à-coup dessiller ses yeux, .débrouiller ce .chaos dans sa tête, lui montrer un autre univers, un véritable âge d'or, des si^iétés d'hommes sifpples, «sages, heureux, net réalisfr en ^^.éranqe toiMes ses visions par la destructioa des préjugés qui Tavoienit subjugué hiiTmême/mais dopt iljcrut en ce moment voir découler les vices et les«

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264 ' SECOND DIALOGUE, misères du genre humiin. De la vive effervescence qui fit alors dans son ame sortirent des étincelles de génie cpon a vues briller dans ses écrits durant dix ans de délire et de fièvre, mais dont aucun vestige n'avbit paru jusqu'alors, et qui vraisemblablement n'auroient plus brillé dans la suite, si , cet accès passé , il^ût voulu continuer d'écrire. Ehiflammé parla con- templation de ces grands objets , il les avoit toujours présents à sa pensée; et, les comparant à l'état réel des choses, il les voyoit chaque jour sous des rap- ports tQut nouveaux pour lui. Bercé du ridicule espoir de faire enfin triompher des préjugés et du mensonge la raison, la vérité, et de rendre les hommes sages en leur montrant leur véritable intérêt , sou cœur, écbaufïé par l'idée du bonheur futur du genre humain et par l'honneur d'y contribuer , lui dictoit un langage digne d'une si grande entreprise. Contraint par de s'oc- cuper fortement et long-temps du même sujet , il as- sujettit sa tête à la fatigue de la réflexion: il apprit à méditerprofondément ; et, pour un moment, il étonna l'Europe par des productions dans fesquelles les âmes vulgaires ne virent que de l'éloquence et de l'esprit, mais celles qiui habitent nps régions éthérées re- connurent avec joie une des leurs. ' Le Fft* Je vous ai laissé parler sans vous inter- rompre ; îaais permettez qu'ici je vous arrête un mo- ment

Rouss. Je devine, . . . une contradiction , n'est-ce jias ?

Le Fr. Non , j'en ai vu l'apparence. On dit que cette apparence est un piège que Jean-Jacques s'amuse à tendre aux lecteurs étourdis. *

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SECOND DIALOGUE. V 265

Rouss. Si cela est , il en esf bien puni par les lec- teurs de mauvaise foi, qui font semblant de s'y prendre, pour Faccuser de ne savoir ce qu'il dit.

Le Fr. Je ne suis point de cette dernière classe , et je tâche de ne pas être de l'autre. Ce n'est donc point une contradiction qu'ici je vous reproche, mais c'est un éclaircissement que je vous demande. Vous étiez ci-devant persuadé que les livres qui portent le nom de JeanrJacques n'étoient pas plus de lui que cette traduction du Tasse si fidèle et si coulante qu'on ré- pand avec tant d'affectation sous son nom *; mainte- nant vous paroissez croire le contraire. Si vous avez en effet chanjgé d'opinion , veuillez m'apprendré sur quoi ce changement est fondé.

Rouss. Cette recherche fat le premier objet de mes soins. Certain que l'auteur de ces livres et le monstre que vous m'avez peint ne'pouvoîent être le même homme, je me bornois , pour lever mes doutes, à ré- soudre cette question. Cependant je suis, sans y songer, parvenu à la résoudre par mélTiode con- traire. Je voulois premièrement cônnoître Fauteur pour me décider sur l'homme, et c'est par la connois- sance de l'homme que je me suis décidé sur l'auteur.

Pour vous faire sentir comment une de ces detix recherches m'a dispensé de l'autre, il faut reprendre les détails dans lesquels je suis entré pour cet effet : vous déduirez de vous-même et très aisément les conséquences que j'en ai tirées.

* Cette traduction, qui parut en 1774 sans nom de traducteur, et qui en effet fut. pendant quelque temps attribuée h. Rousseau, ^st celle de M. le prince Lebrun. Elle a été r^tnprimée en 18^1 3.

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266 » SECOND DULOOUIU

le vous ar dit que je 1 avcâs troavé copiast de la mu- sique à dix sous la page : oocupaliQo peu sort^ble à la dignité d auteur, et qui ne ressembloit gaère à celles 4]ui lui oDjt acquis taut de réputation ,. tant en bien ^u'en m^l. Ce premier article m'ofFroit déjà deux re- icberçhes à&ire : l'une, s'il se Jivroit à ce travail tout vde bon ou seulement pour donner le change au public «ur ses véritables occupations; 1 autre, s'il avoitréelle- ment besoin de ce mé.tier pour vivre, ou ^i cétoit une affectation de simplicité ou de pauvreté pour i»ii^ rjÉpictéte -et le Diogène, comme lassurent vos Oïiessiieurs^.

J'ai commencé par e;i^miner son ouvrage , bien sûr que, s'il n'y vaquoit que par manière d'acquit, j'y ver- rois dés tmces de l'ennui qu'il doit lui donner depuis si loi^-temps. Sa;Bote mal formée m'a paru faite pe- samment^ JLentement , sans facilité , sans grâce., mais avec exactitude. On voit qu'il tâche de suppléer ^Ul^ . disposerons qui fui manquent, à force de travail (it de ;3oins. Mais ceux qu'il y met , ne s'apercevant tque par l'examen, et nlayant leur effet que dai^s rea^cution, sw quoi les musiciens, qui ne l'aiment pas, ne sont pas, toujours sincères, ne condensent jp^s ,«wx yjeuxdu public les défaut3 qui d'abord sautent à .|ayue.

iW'ayant Tesprit cpcésent à ri^ , il ne l'a pas non plus à ^on travail; surtwt forcé, par l'affluesiee des survenants, de l'associer avejc le.babil.U faitbeauco!;y> de fautes , et il les corrige ensuite en grattant son pa- pier avec une perte de temps et des peines incroya- bles. J'ai vu des pages presque .eptières qu'il avoit

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SECOND DJAjLOOUK. 26^

XBieux aimé ^^tter aiasi qube de r^oemoiwQer la fettUla, ce <)iii aiir^t été bîen plus tôt bit; m^s jij €etre dans eoo tour d'eisprit , labodeuscuoènt par^s^ aeiix 9 de ne pouvoir se résoudi^e à i^eiaire k. neul oe qu'il a fait une fois quoi^pe ii)ai. Il amC à le joomg^ une opiniâtreté qu'il ne peut satisfaif e qu a force de peine et ide temps. Du reate Je plus Jong ^ le pluscsi- nuyeuK iravaiil ne saurcât las$er sa patience; et sou- vent , labaiftt faute sur &uie , je Ym vu gratter et xe^ prsLtÊGF jusqu'à ipenoer le pa^r , sur hcfmd ensuite il e0Uoi^>des pièces^ Bien oe ms^ £»ijt ji^^er qoe ce tr^i^ i^enotuyât ; et il pariHt , au boul de six aus , $ y livrer avec le même goûtt et le même «»éle que s'il AeJbtaott <fme ide commencer.

J'ai fiiu qu'il ienoit i^stre de son travail , j'ai de- airé de ?voir ce registre; il me l'a coBcmumiqué. J'y ai wsL que dao6 oae aix ans il ayoit éorit «u ^ia^ple QO|Hie :plu« de aix aHUe{)ages de muéique , 4outwie partie^ aamkpièf^ faârpe et dcfclavecin^ ou soloteit.oQUQ^^rtp de ¥i<d€m , {(rèn 'cbairgés et en plus gra«id papier » idb- «mndejuoe grwde aMenûon et pread ufit temps coo- fiîdérabie. Il a io^veuté, outre sa «note pajr chiffras, une DQUvane manière de copier la muaique:ordipai^ qui la rend plus commode à lire; et, fKWf ^pnéveuiriet vé- ra^udne .toutes les dti&imk^, il a éeritiELB.^^tte manière 4me grande {quantité de^iêc^ die toiit§ ^cf^èce ^ ANit en psu'lîliuii qv'eik p^Wi'U^ aé^^

* CeUe n«tiTe)le in ànfîèf» 4e copier «)â mastqiM esietj^iée assez

tûmj. J);aiilQurs, quoicjui] ^pao^ceaToir 4<rit,4e cette jn*nièrfr une grande quantité de pièces , on n'en trouve point ^ans le recueil de si musique manuscrite déposée à la Bibliothèque royale. '

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268 * SECOND DIALOGUE.

Outre ce travail et son opéra de Daphnis^ et Chloéy dont un acte entier est fait et une bonne partie du reste bien avancée , et le Devin du village , sur lequel il a re- fait à neuf une seconde musique presque en entier , il a, dans le même intervalle, composé plus de cent morceaux de musique en divers genres , la plupart vocale avec des accompagnements , tant pour obliger les personnes qui lui ont fourni les paroles que pour son propre amUsemei^t. Il a fait et distribué des copies de oette musique tant en partition qu'en parties se* parées transcrite sur les originaux cpi'il a gardés. Qu'il ait composé ou pillé tonte cette arnaque , ce n est pas de quoi il s agit ici. S'il ne Fa pas composée , tou- jours est-il certain qu'il l'a écrite et notée plusieurs fois de sa main. S'il ne l'a pas composée , que de temps ne lui a-t-il pas fallu pour chercher, pour choisir dans les musiques déjà toutes faites celle qui convenoit aux paroles qu'on lui founnissoit , ou pour l'y ajuster si bien qu'elle y fûtpar&itement appropriée, mérite qu'a psticulièrement la musique qu'il donne pour sienne! Dans un pareil pillage il y a moins d'invention sans doute, mais il y a pi us d'art, de travail, surtout de con- sommation de temps , et ê'étoit pour lors Tunique objet de ma recherche.

Tout ce travail qu'il a mis sous mes yeux , soit en nature, soit par articles exactement détaillés, fait en- semble plus de huit mille pages de musique , toute écrite de sa main depuis son retour à Paris.

Ces occupations lïe l'ont pas empêché de se livrer à l'amusement de la botanique , à laquelle il a donné ^ndant plusieurs années la meilleure partie de sqn

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SECOND DIALOGUE. 269

temps. Dans de grandes et fréquentes herborisations il a fait une immense collection de plantes ; il les a desséchées avec des soins infinis; il les a collées avec une grande propreté sur des papiers qu'il ornoit de cadres rouges. Il s'est appliqué à conserver la figure et la couleur des fleurs et des feuilles , au point de faire de ces herbiers ainsi préparés des recueils de mi- niatures. Il en a donné, envoyé à diverses personnes , et ce qui lui reste ^ suffiroit pour persuader à ceux qui savent combien ce travail exige 4e temps et de patience qu'il en fait son unique occupation.

Le Fr. Ajoutez le temps qu il lui a fallu pour étudier à fond les propriétés de toutes ces plantes , pour les piler, les extraire, les distiller, les préparer de manière à en tirer les usages auxquels il les destine; car enfin, , quelque prévenu pour lui que vous puissiez être , vous comprenez bien , je pense, qu on n'étudie pas la bota-» . nique pour rien.

, Rouss.Sans doute. Je comprends que le charme de Fétude de lajiature est quelque diose pour toute ame sensible , et beaucoup pour un solitaire. Quant aux préparations.dônt vous parlez, et qui n ont nul rapport à la botanique, je n'en ai pas vu chez lui le mloindre vestige; je ne me suis point aperçu qu'il eût fait aucune étude des propriétés /les plantes , ni même qu'il y crût beaucoup. « Je conuoi^s , m'a-t-il dit , Tor- « ganisation végétale et la structure des plantes sur le « rapport de mes yeux, sur la foi de la nature, qui me « la montre et qui ne ment point; mais je ne connois

' Ce reste a*étë donné presque en entier k M. Bfalthns, qui a acheté mes livres de botanique.

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270 SECOND WALOOUE.

« lefcirs rerttts que sur la foi des bommes , qui sont ti ignorants etmemeursF : kfir autorité a généralement M sot moi trop peu d'empire pour que je lui en dcmne « béàueonp en cela. D'ailleurs cette étude, vraie on te fausse , ne se fuit pas en plein champ comme celle « deJa botanique, mais dans des laboratoires et chez n tes malades; elle demande une vie appliquée et se* K dentaire qui ne meplalt ni ne me 6onvient^ » En eifet; je fi'âi rien' vtr chez lui qui montrât ee goÉrt dephar^ macie. J'y ai vu seulement des cartons remplis des ra-* meaux de plmtes dont je viens de vous parler, et des graines distribuées dans de petites boîtes classées, comme les plantes qurles fournissent, selon le système de Linnaeus. -

Le Fit. Ab ! de petites boites! Eh bien ! moivsieta* , ces petites boîtes, à quoi servent-elfes? qu'en dit^Gh Vous?

Rouss. Belle demande l A empoisonner les gens , à qui il fait avaler en bol toutes ces grames . Par exemple, vous avalerez par mégarde une ooce mi deux^de graines de pavots , tfai vous endormira pour toujours, et du resite cbmàie eela. Cfest encore la même chose à peu près dans les plantes; il vous les fait brouter comme du fourrage, ou bien il vous en fait boire le jus daris des sauces. »

Le Fr. Eto! non, monsieur; on sait bien que ce il est pas la s^te que cbose peut 9e laire, et nos Hlédedn^qm l'ont vo«ikf décider ainst^e sont fait tort cbez'les gens instnûts^ Une écueUée de jus de àguë ne suffit pas à Socr^te , il en fallut une seeonde; ilfsiu- droit donc que Jean Jacques iH boire à soa monde dbs

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SECOND DIALOGUE. ^71

bassins de jus d'herbes ou inanger les Ktrrms <le graines. Oh ! que ce n'est pas ainsi qu'il s'y prend! Il sait, à force d'opérations, de manipuîations , con- centrer tellement les poisons des plantes , qu'ils agis- sent plus fortement que ceux mêmes des minéraux. Il les escamote , et vous les feit avaler sans qu'on s'en aperçoive; il les fait même agir de loin comme la, poudre de sympathie; et, comme le basiHc, il sait em^ poisonner les gens en les regardant. Il a suivi jadis un cours de chimie, rien n'est plus certain. Or vous corn» prenez bien ce que c'est, ce que ce peut être, qu*un homme qui n'est ni médecin ni apodiicaire , et qui néanmoins suit des C0ui?s de chimie et cultive la hota.* nîque. Votis dites cependant h'^oir vu chez^ bar ttuh vestiges de préparations <;hLmiques» Qooî ! point d'a- lambics, de fourneaux, de chapiteaux , de cornues? rien qtri ait rapport à un labômtoire?

Rouss. Pardonnez -moi , vraiment; j'ai vu dails sa petite cui^ne un réchaud, des cafetières de fcr-Wanc, des plats , d«s pots , des éctielles de terre.

Le Fft. Des plats, des pots, des écuelles ! Eh! mais vraiment! voilà l'affaire. Il n'en faut pas davantage pour empoisonner tout le genre humain.

Rouss. Témoin Mignot et ses successeurs.

Le Fft. Vous me direz (|ne les poisons qu'ott prépare dans des éeuellês dcHivent se manger à la cuillère , et que les potages ne s'escamotent pas...

Rotrss. Oh ! non , je ne vous dirai point tout ccfla , je vous jure, ni rien de semblaMe; je me contenterai d'adtnirer. O la savante , lu méthodique marche ^ue d'apprendre la botanique pour se fmre'empoisonneur !

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272 SECOND DIALOGUE.

C'çst comme si Fou apprenoit la géométrie pour se

faire assassin.

Le Fr. Je vous vois sourire bien dédaigneusement. Vous passionnerez-vous toujours pour cet homme-là?

Rouss. Me passionner ! moi ! Rendez-moi plus de justice, et soyez même assuré que jamais Rousseau ne défendra Jean-Jacques accusé d'être un empoison- neur.

Le Fr. Laissons donc tous ces persiflages, et re- prenez vos récits. J'y prête une oreille attentive: ils mintéressent de plus en plus.

. Rouss. Us vous intéresseroient davantage encore , j'en suis très sûr, s'il m'étoit possible ou permis ici de tout dir©. Ce seroit abuser de votre attention que de l'occuper à tous les soins que j'ai pris pour m'asaurer , du véritable emploi de son temps, de la nature de ses occupations, et de l'esprit dans lequel il s'y livre. Il vaut mieux me borner à des résultats, et vous laisser le soin de tffai vérifier par vous-même , si ces recher- ches vous^intéressent assez pour cela.

Je dois pourtant ajouter aux détails dans lesquels je viens d'entrer que Jean-Jacques, au milieu de tout ce travail manuel , a encore employé six mois dans le même intervalle tant à l'examen de la constitution d'une nation malheureuse, qu'à proposer ses idées sur les corrections à faire à cette con^tution , et cela sur les instances réitérées jusqu'à l'opiniâtreté d'un des premiers patriotes de cette nation , qui lui faisoit un devoir d'hun^anité des soins qu'il lui imposoit.

Enfin, malgré la résolution qu'il avoit prise en ar- rivant à Paris de ne plus s'occuper de ses malheurs,

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SECOND DIALOGUE. 278

ni de r^prmdre h pl^me à ce sujet, les indignités coo- tipueUesqu il y ^ so^fertes, les harcélemei^s sans re* I4clieqi|e la çr^intç quil p écrivît lui a fait essuyer, rijpp|irudence e^vec laquelle ou lui attribuoit incessam* méat de aouveau^. livres, çt la stupide ou noaligne crédulité du publipii cet égard , ayaut lassé sa patience , et lui feisant s^ntirqu'il ne gagneroit rien pour son repos k se take, il a fait eucore un effort; et, s'occu- pant derechef t lu^llgré lui, de ^a destipée et de ses persécuteurs, ilja écrit ep fonpe de dialogue uue es- pèce d^ jugement d'eus et de lui assez semblable à ce- lui qui pourra résulter de no^ entretiens. Il m'a sou- vent pr^>$esté que cet écrit étoit de tous ceu:x qu'il a £|its en s^ vie celui qu'il ayoit entrepris avec le plua de répugnance et exécuté avec le plus d'ennui. Il l'eût c^put j^is aband<mné $i l^s outrages augmentant sans ce^se et poussés en6n aux derniers excès ne lavoient ^rcé , v^gré lui , de le poursuivre. Maiç loin qu'il «il; jamais pu 3'en occuper kmgrtemps de suite, il n'en e<àt pasî même enduré l'anjsoissç , ^i son travail journa* li^r ne fi&t venu l'interromp» et la lui foire oiiiblii^r: de sorte qu'il y ^ rarement donné plus . d'un quart d'heure par jour, et c^tte manière d'éçrjre Coupée et interrompue? e^t ^^^ des causas du peu de^uit^ et de^ répétitions continuelles qui régnent dans cet écrit.

^ Aprè^ m'être a^Mré que ce^e ^^opjie de musique nJ^toit point un jeu, il nwB restait à ^e^voir si en eflFet e%,>|tQit nécessaire à sa stt):)sistançe, et pourquoi', ayant 4(4HîP^s t9leuta qu'il pouvoit employer plus uti- lem^ini^pour lui-niéme et{)our le public, il s'étqit at-

tiicbé de préférence 4 celui-là, Ppur fibréger ces re-

^vi. 18

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2^4 SECOND DIALOGUE,

cherches sans manquer à mes engagements envers vous, je lui marquai naturellement ma curiosité, et, sans lui dire tout ce que vous m'aviez appris de son opulence , je me contentai de lui répéter ce que j'avois ouï dire mille fois, que du seul produit de ses livres, et sans avoir rançonné ses libraires, il devoit être as- sez riche pour vivre à son aise de son revenu. '

Fous avez raison , me dit-il, si vous ne voulez dire en cela que ce qui pouvoit être; mais si vous prétendez en conclure que la chose est réellement ainsi, et que je suis riche en effets vous avez tort, tont au moins; car un so- phisme bien cruel pourroit se cacher sous cette erreur.

Alors il entra dans le détail articulé de ce qu'il avoit reçu de ses libraires pour chacun de ses livres, de toutes les ressources qu'il avoit pu avoir d'ailleurs, des dépenses auxquelles il avoit été forcé, pendant huit ans qu'on s'est amusé à le foire voyager à grands frais, lui et sa compagne, aujourd'hui sa femme; et, de tout cela bien calculé et bien prouvé, il résulta qu'avec quelque argent comptant, provenant, tant de son accord avec l'Opéra^ que de la vente de ses livres botanique, et du reste d'un fonds de mille écus qu'il àvoit à Lyon, et qu'il retira pour s'établir à Pa- ris, toute sa fortune présente consiste en huit cents francs de rente viagère incertaine , et dont il n'a au- cun titre, et trois cents francs de fente aussi viagère, mais assurée, du moins autant que la personne qui doit la payer sera solvable. « Voilà très fidélemel^,' «me dit-il, à quoi se borne toute mon opilteilééf/^Si^ « quelqu'un dit me savoir aucun autre fonda! biP^rfe-' » venu, de quelque espèce que c^-puisse étf^l^jé'dîs'

avi

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SECOND DIALOGUE. 276

« qu'il men{, et je me montre ; ec si quelcpi-un dit en 4c avoir à moi , qu il m'en donne le qnart, et je lui fais it quittance du tout.

«Vous pourriez, continua-t-il , dire comme tant « d'autre? , que, pour un philosophe austère, cinze « cents francs de rente devroient, au moins tandis que « je les ai, suffire à ma subsistance, sans avoir besoin « d'y joipdre un travail auquel je suis peu propre, et « que je fais avec plus d'ostentation que de nécessité. « A cela je réponds , premièrement, que je ne suis ni <c philosophe, ni austère, et que cette vie dure, dont «il plaît à vos messieurs de me faire un devoir, n'a «jamais été ni de mon goût, ni dans mes principes, « tant que , par des moyens justes et honnêtes , j'ai pu « éviter de m'y réduire. En me faiscmt copiste de mu- « sique, je n'ai point prétendu prendre un état ans- « tère et de mortification , mais choisir au contraire «une occupation démon goût, qui ne fatiguât pas' «mon esprit paresseux , et qui pût me fournir les com- « modités de la vie que mon mince revenu ne pouvoit « me procurer sans ce supplément. En renonçant, et « de grand cœur , à tout ce qui est de luxe et de vanité , «je n'ai point renoncé aux plaisirs réels; et c'est « même pour les goûter dans toute leur pureté que «j'en ai détaché tout ce qui ne tient qu'à l'opinion. «Les dissolutions ni les excès n'ont jamais été de « mon goût; maiç, sansavoir jamais été riche, j'ai tou- « jours vécu commodément; et il m'est de toute impos- < sibflité de vivre commodément dans mon petit mé- R nage aivec onze cents francs de rente , quand même ^(ils seroienf assurés, bien moins encore avec trois

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276 SECOND DIALOGUE.

« cdnts , auxquels d'un jour à Taiitre je puis être ré- « duit. Mai» écartoos cette prévoyance. Pourquoi vou* « lez-vous que, sur mes vieux jours, je fasse sans né^ « cessité dur apprentissage d'une vie plus que fru- a gale, à laquelle mon corps n'est point ac<»utunié; A tandis qu'un travail qui n est pour moi qu'un plaisir tf me procure la continuation de ces mêmes commo^ icdrlés, dont Thabitude ma fait un besoin, çt qui de « toute antre manière seroient moins à ma portée ou « me Goûteroient beaucoup plus cher? Vos Boiessieurs^, « qui n'ont pas pris pour eux cette austérité qu'ils me )< prescrivent, font bien d'intriguer ou emprunter, « plutôt que de s'assujettir à un travail manuel qui a leur paroit ignoble, usurier, insupportable, etjbe a procuré p^s tout d'un coup des rafles de cinquante n mille francs. Mais moi qui ne pense pas comme eux tfsurla véritable dignité; moi qui trouve une jouis* « sance très douce dans le passage alternatif du travail nàla récréatioGi, par une occupation de mon goût, « que JQ mesur<^ à ma vbkmté, j^ajoute ee qui manque « à tna petite fortune, po^r me procurer une subsis*» « tance aisée , et je jouis des donoeurs d'une vie égale « et siînple autant qu'il dépend de moi. Un désœuvré* a n^Bt absolu m'assujettiroit à Tepuni, me forceroit u peut^^ctre à chercher des ^mwsements (oujours txiù** ft teux, souvent pénibles , rarement innocent»; au lieu K qu'après le travail le simple repos a sou charme, et « sqfBt, a^cfc la promenade, pour l'amusenient dont «j'ai besoin. Enfin, d'est peut*écre un soin que je me «idois dans une situation aussi triste , d^ jetçr du « moins tous les agréments qui restent à ma portée ,

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SSGOMD DIALOGUE. 277

« pour tâcher d ea adoucir. TâoiertuBie^ de peur que « le sebûmeat de mes peiaes, aigri par nue. lie aos- « tère, ue fermentât dau3 mon ame ^ etja'y produisit des « dispositions haineuses et viodicétives, pi^opres.à sfce « rendre méchant et plus tnalbeureux* Je ine «uts tou- « jours l»en trouvé d'ariner m(m oœur contre haine « par touDes les jouissance^ que j'ai pu me procurer «^ « Le succès de cette méthode me la rendra, toujours «chère; et plus ma de^stiûés est déplorable ^ plus je «m^eâSorce à la parsemer de douceurs^ pour me main-- ti tenir toujours bon. / . . .

«Mais^ disent4l8, parnû tant doccikpàtîohs dont «il a le choix, pourquoi choisir par préfér^mœ œUe « à laquelle il paroit le moins propre, et qui doit lui » rendre le moins? Pourquoi copier de lamuskpe au « Uiett. de faire des UTréâ? Il y ga^gneroit datvntage et «1^ se dégradèrent pas. Je répondt-ois vlilottëèrs à «<Qe(te question en la.renversànt.^ikrquot £àke des « livrée /au hem de copier dfe la ra«tsîqiie, puisque ce « travail me plaît et Jne convient plus qâe tout auti^e , « et quelson produit est mi gain juste , honnête ^ çt c(ut « inè. suffit? Penser «st iHsk trai^l pèur.inoi très.pé* tt nibte, qui lAte Êitigiiei, me tnurlaente et medéplait^ « travailler de la main et laisser ma tête en repos sàe . « J^éqrée jet m'aihuset Si j'aime quelqu^bis à penser^ « e'esl lihremént et sans gene>, en laissant aller à leur « gné nwes idées ^ sans les assujettit à n«n. Mais petiser 4 à ceci ou à cela par devoir , par tÀétier ^ .mettre à joae» « pTodùctionsde la correction ^ de la méthode , est pour « nbi le travail d'un galérien; et p«nser pour vivre ^ cme paroit la plus pénible ainsi que ht fius ndicitle

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278 SECOND DIALOGUE.

« de toutes les occupations. Que d autres usent de tt leurs taleiffii comme il leur platt, je ne les en blâme « pas ; mais pour moi je n'ai jamais voulu prostituer « les miens tels quels, en lés mettant à prix, sûr que ff cette yéixalité même les auroit anéantis. Je vends le tt travail de mes mains, mais lés productions de mon « ame ne sont point à vendre; c'est leur désintéresse- « ment qui peut seul leur donner de la force et de « Télévation. Celles que je ferois pour de largent n'en «^audroienc guère, et m'en rendroient encore moios^ « Pourquoi vouloii* que je fasse encore des livres, « quand j ai dit tout ce que j avois à dire , et qu'il ne « me resteroit que la ressource , trop chétive à mes « yeux, de retourner et répéter les mêmes idées? A « quoi bon redire une seconde ibis et mal ce que j'ar « dit une fois de mon mieux? Ceux qui ont la déman- « geaison de parler toujours trouvent toujours quel- « que chose à dire; cela est aisé pour qui ne veut A qu'agencer des mots, mais je n'ai jamais été tenté a de prendre la plume que pour dire des choses gran- « des, neuves et nécessaires, et non pas pour rabâ- « cher. J'ai fait des livres, il est vrai, mais jamais je « ne fus un livrier. Pourquoi Ésdre semblant de vou- « loir que je fesse encore des livres, quand en effet on « craint tant que je n'en fasse, et qu'on met tant de « vigilance à m'en ôter tous les moyens? On me ferme «l'abord de toutes les maisons, hors celles des feu- « teurs de la ligue. On me cache avec le plus grand d soin la demeure et l'adresse de tout le monde. Les « suisses et les portiers ont tous pour moi des ordres « secrets ; autres que ceux de leurs maîtres; on ne m^

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SECOND DIALOGUE. 279

«laisse plus de communication avec les humains, « même pour parler: me permettroit-on d'écrire? On « me laisseroit peuuétre exprimer ma pensée afin de « la savoir, mais très certainement on m'empécberoit « bien de la dire au public.

« Dansjla position je suis, si j'avois à faire des «livres, je n'en devrois et n'en voudrois faire que « pour la défense de mon honneur, pour confondre et « démasquer les imposteurs qui le diffament : il ne « m'est plus permis , sans me manquer à moi-même, « de traiter aucun autre sujet. Quand j aurois les lu- « mières nécessaires pour percer cet abîme de té- «nébres l'on m'a plongé, et pour éclairer toutes « ces trames souterraines, y a-tril du bon sens à sup- A poser qu'on me laisseroit faire, et que les gens qui « disposent de moi sottffriroient que j'instruisisse le « public de leurs manœuvres et de mon sort? A qui « m'adresserois-je pour me faire imprimer, qui ne f&t « un de leurs émissaires , ou qui ne le devînt aussitôt? « M'ont-ils laissé quelqu'un à qui je pusse me conâer? « Ne sait-on pas tous les jours , à toutes les heures, à «qui j'ai parlé, ce que j'ai dit; et doutez- vous que, «depuis nos entrevues, vous-même ne soyez aussi « surveillé que moi? Quelqu'un peut-il ne pas voir « qu'investi de toutes parts , gardé à vue comme je le « suis, il m'est impossible de faire entendre nulle pact « la voix de la justice et de la vérité?- Si l'on paroissoit « m'en laisser le moyen , ce seroit un piège. Quand « j'aurois dit blanc, on me feroit dire noir, sans métaoe « que j'en susse rien ' ; et puisqu'on falsifie tout ouver-

' Gomme on fera ceitaibemeat du cpotena de cet écrit > ù sgtn

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;28o SECOND DIALOGUE.

« tement mes anciens écrits «|ui sont dan& les mains « de tout le monde, manqueroit-on d^ fidsifier eëtix « qui n auroient point encore paru , et dont rien ne « pourroit constater la falsification, puisque ntes pro- « testations sont comptées pour rien? Eh ! monsieur, « pouvez-vous ne pas voir que le gfand, le seul crime « qu'ils redoutent de moi , crime affreux dont Teffi^ôi « les tient dans des transes continuelles, est ma jiis-* « tîfication?

a Faire des livres pour ^subsister eût été Ine mettre < dans la dépendance du public. Il eût été dès-lors «question, non d'instruire et de corriger, mais de « plaire et de réussir. Gela pou voit plus se £edre en « suivant la route que j'avois prise; les temps étbiem «trop changés, et le public avoit trop changé pour «moi. Quand je publiai mes premiers écrits, encore « livré à lui<méme, il n avoh point en total adopté de « secte, et pouvoit écouter la voix de la vérité et de la « raison. Mais aujourd'hui subjugué tout entier, il ne « pense plus , il ne raisonne plus , il n^'est plus rien par «lui-même, et ne suit plus que les impressions que « lui donnent ses guides. L'unique doctrine qu'il peut « goûter désormais est celle qui met ses passions à « leur aise, et couvre d'un vernis de sagesse le déré- «glement de ses mœurs. Il ne reste plus qu'une* « route pour quiconque aspire à lui plaire : c'est de « suivre % la piste les brillants auteurs de ce siècle > « et de prêcher comme eux, dans une morale hypo- « ctite, l'amour des vertus et la haine du vice, mais

existence est connue du public , et qu'il tombe entre les mains de ces messieurs; ce ^i paroit naturellement inévitable.

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SECOND DIALOGUE. 281

tt après avoir commencé par prononcer comme -eux à que tout cela sont des mots vides de sens, faits w pour amuser le peuple; qu'il n'y a ni vice ni vertu n dans le cœur de Thomme , puisqu'il n'y a ni liberté «t dans sa volonté, ni moralité dans ses actions ;'que « tout , jusqu'à cette volonté même , est l'ouvrage d'une «aveugle nécessité; qu'enfin la conscience fet les fe- «mords ne sont que préjugés et chimères, puisqu'on (t ne peut, ni s'applaudir d'une bonne action qu'on a ^ été forcé de faire, ni se reprocher un crime dont oii « n'a pas eu le pouvoir de s'abstenir». Et quelle cha- «leur, quelle véhémence, quel ton de persuasion et «« de vérité pourrois-je mettre, quand je le voudrois, « dans ces cruelles doctrines , qui flattent les heureux « et les riches , accablent les infortunés et les pauvres, « en ôtant aux uns tout ft'ein , toute crainte, tente re- «tenue; aux autres toute espérance, toute consola*» tt tion? et coitiment enfin les accorderoîs-je avec mes «propres écrits, pleins de la réfutation de tous ces « sophismes? Non, j'ai dit ce que je savoir, ce que je «croyois du moins être vrai, bon,* cossolant, utile. « J'en ai dit assez pour qui voudra m'écouter en siti- « cérité de cœur, et beaucoup trop pour le siècle « j'ai eu le malheur de vivre. Ce que je dirois de plus « ne feroit aucun effet, et' je le dirois mal , n'étant *c animé, ni par l'espoir du succès coratne les auteurs

* Voilà ce (pi'ilt ont ouvertement enseigné et pijdbJié jusqu'ici , sans qu*on £|it songé à les décréter pour cette doctrine. Cette p«hie étoit réservée au système impie de la religion naturelle. A présent c'est à Jean-Jacques qu'ils font dire tout cela; eux se taisent, ou crient à l'impie, et le public avec eux. Misum teHeatiSy amicii

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2^2 SECOND DIALOGUE,

«à la mode, ni comme autrefois par cette hauteur de «courage qui met au-dessus, et qu'inspire le seul «amour de la vérité, sans mélange d aucun intérêt « personnel. »

Voyant Tindignation dont il s'enflammoit à ces idées , je me gardai de lui parler de tous ces fatras de livres et de brochures qu'on lui fait barbouiller et pu- blier tous les jours avec autant de secret que de bon sens. Par quelle inconcevable bêtise pourroit-il espé- rer, surveillé comme il est, de pouvoir garder un seul moment lanonyme; et lui à qui Ton reproche tant de se défier à tort de tout le monde, comment auroit-il une confiance aussi stupide en ceux qu il chargeroit.de la pubUcation de ses manuscrits? et si\ avoit en quel- qu'un cette inepte confiance , est-il croyable qu il ne s'en serviroit, dans la position terrible il est, que pour publier d'arides traductions et de frivoles bro^ chures > ? Enfin peut-on penser que , se voyant ainsi journellement découvert, il ne laissât pas d'aller tou- jours son train avec le même myst^^ , avec le même secret si bien gardé, soit en continuant de se confier aux mêmes tratti^es, soit en choisissant de nouveaux confidents tout aussi fidèles?

J'entends insister. Pourquoi, sans reprendre ce mé- tier d'auteur qui lui déplaît tant, ne pas choisir au moins pour t^essource quelque talent plus honorable ou plus lucratif? Au lieu de copier de la musique , s'il étoit vrai qu'il la sût, que n'en faisoit-il ou que ne l'en- sèignoit-il ? S'il ne la savoit pas , il avoit ou passoit

' Aujourd'hui ce sont des livres eu forme ; mais il y a dans Tœur vre qui me regarde un progrès qu'il n ëtoit pas ais^ de prévoir»

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SECOND DIALOGUE. 283

pour avoir dautres connoissances dont il pouvoit donner leçon : Fitalien, la géographie, larithmétique; que sais-je, moi? tout, puisqu'on a tant de facilités à. Paris pour enseigner ce qu'on ne sait pas soi-même. Les plus 'médiocres talents valoient mieux à cultiver pour s'aider à vivre que le moindre de tous , qu'il pos* sédoit mal, et dont il tiroit si peu de profit, même en. taxant si haut son ouvrage. Il ne se fut point mis / comme il a fait, dans la dépendance de quiconque vient armé d'un chifiFon de musique , lui débiter son amphigouri , ni des valets insolents qui viennent , dans leur arrogant maintien, lui déceler les sentiments ca-^ chés des maîtres. Il n eût point perdu si souvent l& salaire de son travail, ne se filit point fait mépriser du peuple, et traiter de juif par le philosophe Diderot,, pour ce travail même. Tous ces profits mesquins sont méprisés des grandes âmes. L'illustre Diderot , qui ne souille point ses mains d'un travail mercenaire, et dédaigne les petits gains usuriers, est aux yeux de TËurope entière un sage aussi vertueux que désinté-^ ressé; et le copiste Jean-Jacques, prei^nt dix sous par page de son travail pour s'aider à vivre, est un juif que son avidité fait universellement mépriser. Mais, en dépit de son âpreté, la fortune paroit avoitr ici tout remis dans Tordre, et je ne vois point que le» usures du juif Jean-Jacques l'aient rendu fort riche, ni que le désintéressement du philosophe Diderot Tait appauvri. Eh! comment peut-on ne pas sentir que si Jean-Jacques eût pris cette occupation de copier de la musique uniquement pour donner le change au pu- blic, ou par affectation, il n'eût pas manqué, pour

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284 SECOND DIALOGUE.

ùter cette arJtne à ses etmenris et se fkire tin niérite de

son métier, de le iaire au prix des autres , ou même

aù-<lessous?

Le Er. L avidrté ne raisonne pas toujours bieti.

Botjss. L'animôsitè raisonne souvent plud mal encore. Cela se sent à merveille quand on etattiinele^ allures de vos messieurs, et leurs singuliers raisonne' ments qui les décéleroient bien vite dut yeux de ((ûi- conque y voudroit regarder et ne partàgeroit pas leur passion.

Toutes ces objections m'étôient présentés quand j ai commencé d'observer notnê homme; û^më en le voyant familièrement^ j'ai senti bientôt et je sens mieux chaque jour que les vrais motifià.qtii le détermh nent dans toute sa conduite se trouvent rarement dati$ d9n plus grand intérêt, et jamais dans» les opinions de multitude. Il les fkut chercher plus près de lui ti Ton ne veut s'abuser sans cesse.

D'abord, comment ne sentit* jwii que pour tirer patiide mas ces petâts talents dont on parle ^ ii éb firadroit un qui lui manque, Savoir celut de les iaire valoir? Il faudroit intriguer, courir à Soii âge î»^" son en maison , faire 6a cô«ir aux gtimds , aux riches, a%ix feiiimes, aux artistes, à tous ceux dont on le Iflifr- seroit approcher; car on mettroit le même choix aux gens dotit on lui pérmettroit l'accès qti'dn met à éeut à qui l'on peVmetleslefl^, et parmi iesqitels je ne serois

pas ^sans vous.

.. Il a faitaissez d'expériences ^e la façom dont le trah teroient les musiciens , s'il se mettoit à leur merci pour l'exécution de ses ouvrages, com^me il y seroit forcé

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SECOND DIALOGUE. 285

pour 64 pouvoir tirçr parti. J ajoute que quand même j à foro^ 4e m^mége, il pourroit réussir, il devroit tou- jours trouver trop cbers des succès achetés à ce prix. Pour moi , du moins , pensant autrement que le pu- blic si^r le véritable honneur, j'en trouve beaucoup plu^ à copier cbe% spi de. la musique à tant la page^ qu'à courir de porte en porte pour y souffrir les re- buffades des valets, les caprices des maîtres, et faire partout le métier de cajoleur et de complaisant. Voîlà ce que tout esprit judicieux devroit sentir lui-même ; mais Viptude particulière de Fbomme ajoute un nou^ veau poids à tout cela.

Jean-Jacques est indolent ^ paresseux , comme tous les contemplatifs; mais cette paresse n'est que dans sa tête. Il ne pepsç qu'avec effort, il se fatigue à pen- ser, il s'effraiiç de tout ce qui ly force, à quelque foibje degré quç spit , et s'il faut qu'il répande à un boi^our dit avec quelque toumuire , U en sera tomr* mente. Cependant il est vif, laborieux à sa manière. Il ne peut souffrir ^ne oisiveté absolue! ; il feut que ses içm^s , que ses pieds , que sies doigta agissent , que son corps soit en exercice, et que sa t^te reste en repos, Voijà d'où vi^nt 3a paasipck pour la promenade; il y çst en mouv#meut sans être obfigé dépenser. Dansl^ rêvçirie on n't^st ppipt actif. ^e§ images se tracent dans le cervew* §i'y combinent comme dans le sossmeil, sans le concours de la volonté ; on laisse à tptut cel^ suivre SA uiari];be,^t I'qj^ jouit sans agir. Mais quand on vfiut arrêter, fixpr lp§ objpts, tes ordonner^ les ar- r^u^r^ cçst ^utre cbp^p ; on y met du sien. Sitôt que le raisonnement et la réfl^i^iau ^!en tnélent, 1^ xf^é^

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a86 SECOND DIALOGUE.

tation n'est plus un repos, elle est une action très pénible ; et voilà la peine qui fait 1 effroi de Jean Jac* ques, et dont la seule idée laccable et le rend pares* seux. Je ne lai jamais trouvé tel, que dans toute oeuvre il faut que Tesprit agisse, quelque peu que ce puisse être. Il n'est avare ni de son temps ni de sa peine; il ne peut rester oisif sans souffrir; il pas- seroit volontiers sa vie à bêcher dans un jardin pour y rêver à son aise : mais ce seroit pour lui le plus cruel supplice de la passer dans un fauteuil , en fati- guant sa cervelle à chercher des riens pour amuser des femmes.

De plus , il déteste la gêne autant qu'il aime Toccu- pation. Le travail ne lui coûte rien, pourvu qu'il le fasse à son heure, et non pas à celle d autrui. Il porte sans peine le joug de la nécessité des choses , mais non celui de la volonté des hommes. Il aimera mieux faire une tâche double en prenant son temps, qu une simple au moment prescrit. !

A-t^il une affaire, une visite, un voyage à faire, il ira sur-le-champ, $i rien ne le presse; s'il feut aller à Finstant, il regimbera. Le moment où, renon- çant à tout projet de fortune pour vivre au jour la journée , il se défit de sa montre , fut un des plus doux de sa vie. Grâces au ciel s'écria-t-U dans un tran^* port de joie, je n'aurai plus besoin de savoir l'heure qu'il est !

S'il se plie avec peine aux fiantaisies des autres , ce n'est pas qu'il en ait beaucoup de son chef. Jamais homme ne fut moins imitateur, et cependant moins capricieux. Ce n'est pas sa raison qui l'empêche de

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SECOND DIALOGUE. 287

l'être, c'est sa paresse; car les capriceç sont des se- cousses de la volonté dont il craindroit la fatigue. Rebelle à toute autre volonté^ il ne sait. pas même obéir à la sienne, ou plutôt il trouve si fatigant même de vouloir, qu'il aime mieux, dans le courant de la vie, suivre une impression purement machinale qui l'entraîne sans qu'il ait la peine de la diriger. Jamais homme ne porta plus pleinement, et dès sa jeunesse, le joug propre des amesfoibles et des vieillards, savoir celui de l'habitude. C'est par elle qu'il aime à faire encore aujourd'hui ce q%'il fit hier, sans autre motif, si ce n'est qu'il le fit hier. La route étant déjà frayée, il a moins de peine à la suivre , qu'à l'effort d'une nouvelle direction. Il est incroyable à quel point cette paresse de vouloir le subjugue. Gela se voit jusque dans ses promenades. Il répétera toujours la même jusqu'à ce que quelque motif le force absolument d'en changer : ses pieds le reportent d'eux-mêmes ils l'ont déjà porté. Il aime à marcher toujours devant lui, parce- que cela se fait sans avoir besoin d'y penser. Il iroit de cette façon toujours rêvant jusqu'à la Chine, sans s'en apercevoir ou sans s'ennuyer. Voilà pourquoi les longues promenades lui plaisent; mais il n'aime pas les jardins à chaque bout d'allée une petite direc- tion est nécessaire pour tourner et revenir sur ses pas ; et en compagnie il se met, sans y penser^ à la suite des autres pour n'avoir pas besoin de penser à son chemin; aussi n'en a-t-il jamais retenu aucun qu'il ne l'eût fait seul.

Tous les hommes sont naturellement paresseux, leur intérêt même ne les anime pas, et les plus f»*es-

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288 SECOND DIALOGUE. -

sants besmas pe les font agir que par secousses ; mais à mesure que 1 amour-propre s éveille , il les excite , les pousse, les tient sans casse en haleine, parceqù'il est la seule passion qui leur parle toujours : c est aitisi qu'on loi voit tous dans le monde. L*bomme en qui Famour-propre ne domine pas, et qui ne va point chercher spii bonheur loin de lui, est le seul qui con- noisse Fincune et les doux loisirs; et Jean-Jacques est œt homme-là, autant que je puis m'y connoître. Rien nest plus uniforme que sa manière de vivre: il se lève , se couche , mange , tr4yaille , sort , et rentre aux méipes heures, sans le v(>ulair et sans le savoir. Tous les jours sont jeté» au même moule, cest le même jour topjonrs répété ; sa routine lui tient lieu de toute autre régie ; il la suit très exactement , sans y manquer et sans y songer. Cette molle inertie n'influe pas seule- ment sur ses actions indifférentes, mais sur toute sa conduite, sur les afiEections même de son» cœur; et lorsqu'il cherchoit si passionnément des liaisons qui lui convinssent, il n'en forma réellement jamais d'autres que celles opie le hasard lui présenta. Lin- dolenoe et le besoin d'aimer ont donné sur lui un as- eeqdant aveugle à tout ce qui l'approchoit. Une ren- contre fortuite, l'occasion, le besoin du moment , l'habitude trop rapidement prise, ont déterminé tou^ sesattacheînénts , etpar eux toute sa destinée. En vaia soD'cœur lui demandoit un choix, son humeur trop facile ne lui en laissa point faire. Il est peut*étre le seul homme au monde des liaisons duquel on ne peut rien conclure ^ parceque son propre goût n'en ferma jamais aucune, et qu'il se trouva toujours suhjugué avant

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SECOIiD DIALOGUE. 289

d avoir eu le temps de choisir. Du reste, Thabitude ne finit point en lui par Tennui. Il vivroit éternelle- ment du même mets , répéteroit sans cesse le même air, reliroit toujours le même livre, ne verroit tou- jours que la même personne. Enfin je ne lai jamais vu se dégoûter d'aucune chose qui une fois lui eût fait plaisir.

C'est par ces observations et d'autres qui s'y rap- . portetit, c'est par l'étude attentive du naturel et des goûts de l'individu , qu'on apprend à expliquer les sin- gularités de sa conduite, et non par des fureurs d'amour-propre , qui rongent les cœurs de ceux qui le jugent sans avoir jamais approché du sien. C'est par paresse, par nonchalance, par-aversion de la dépen- dance et de la gêne, que JeanJacques copie de la mu- sique. Il fsiit sa tache quand et comment il lui plaît; il doit compte de sa journée , de son temps , de son travail, de son loisir à personne. Il n'a besoin de rien arranger, de rien prévoir, de prendre aucun souci de rien; il n'a nulle dépense d'esprit à faire, il est lui et à lui tous les jours, tout 1^ jpup.^ et le soir, quand il se délasse et se promène, sQU-ame ne sort du calme que poi^r se livrer à des émotions délicieuses, sans qu'il ait à payer de sa personne, et à soutei^r le faix de la célébrité par de brillantes ou savantes conversatipns , qui feroient le tourment de sa vie sans flatter sa vanité. y

Il travaille lentement^ pesamment , fait beaucoup de fautes , efface ou recommence sans ce&se ; cela l'a force èfi taxer haut son ouvrage, quoiqu'il en sente mieux que personne l'iijj^perfection. Il n'épargne cependant

XVI. 19

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290 SECOND DIALOGUE,

ni frais ni soins pour lui faire valoir son prix, et il y met des attentions qui ne sont pas sans effet, et qu'on attendroit en vain des autres copistes. Ce prix même, quelque fort qu il soit, seroit peut-être au-dessous du leur, si Ton en déduisoit ce qu'on s'amuse à lui faire perdre, soit en ne retirant ou en ne payant point l'ouvrage qu'on lui fait faire, soit en le détournaift de son travail en mille manières dont les autres copistes sont exempts. S'il abuse en cela de sa célébrité, il le sent et s'en afQige; mais c'est un bien petit avantage contre tant de maux qu'elle lui attire , et il ne sauroit faire autrement sans s'exposer à des inconvénients qu'il n'a pas le courage de supporter; au lieu qu'avec ce modique supplément, acheté par son travail, sa situation présente est, du côté de l'aisance, telle pré- cisément qu'il la faut à son humeur. Libre des chaînes de la fortune, il jouit avec modération de tous les biens réels qu'elle donne; il a retranché ceux de l'opipion, qui ne sont qu'apparents, et qui spnt les plus coûteux. Plus pauvre i il sentiroit des privations, des souffrances; plus riche, il auroit l'embarras des richesses , des soucis , des affaires ; il faudroit renoncer à l'incurie, pour lui la plus douce des voluptés: en possédant dajrantage, il jouiroit beaucoup moins.

Il est vrai qu'avancé déjà tlans la vieillesse il ne peut espérer de vaquer long-temps encore à son tra- vail; sa main déjà tremblotante lui refuse un service aisé, sa note se défeitne, soii activité diminue; il fait moins 4'(>uvrage et moins bien dans plus de temps : un moment viendra*, s'il vieillit beaucoup, qui, lui

' Un autre inconvénient très grave me forcera d'abandonner

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SECOND DIALOGUE. 291

ôtant les ressources qu il s'est ménagées ^ le Edrcera de &ire un tardif et dur apprentissage d'une firugalité Lien- austère. Il ne doute pas même que yos^ messieurs nWnt déjà pour ce temps qui s approche, et qu'ils sauront peut-être accélérer, un nouveau plan de bénér fice, c est-à-dire de nouveaux moyens de lui fsiire manger le pain d'amertume et boire la ooupe d'humi- liation. Il sent et prévoit très bien tout cela; mais, si près du terme de la vie, il n'y voit plus un fort grand inconvénient. D'ailleurs, comme cet inconvénient est inévitable^ c'est folie de s'en tourmenter^ et ce seroit s'y précipiter d'avance que de chercha à le prévenir. Il pourvoit au présent en ce qui dépend de lui, et laisse le soin de l'avenir à la Providence.

J'ai donc vu Jean-Jacques livré tout entier aux oc- cupations que je viens de vous décrire , se promenant toujours seid^ pensant peu ^révafit beaucoup, travail- lant presque machinalement, sans ce^e occupé des mêmes choses sans s'en rebuiter jamais; enfin plus gai, plus content, se portant mieux, en menant cette vie presque automate, qu'il ne fit tout le temps qu'il consacra si cruellement pour lui^ et si peu utilement pour les autres, au triste métier d -auteur.

Mais n'^précions pas cette conduite au-dessus de sa valeur. Dès que cette vie simple et laborieuse n'est pas jouée , elle seroit sublime dans un célèbre écrivain

enfin ce travail, que ^'^^Içurs la' mauvaise volpnté du public me rend plus onéreux qu utile ; c'est l'abord fréquent de quidams étran- gers ou inconnus qui s'introduisent chez moi sous ce prétexte, et qui savent ensuite s'y cramponner maigre moi, sans que je puisse pénétrer leur dessein.

'9'

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29^ SECOND DIALOGUE,

qui pourroit s'y réduire. Dans Jean-Jacques elle n'est que naturelle, parcequelle n'est l'ouvrage d aucun etibrt, ni celui de la raison, mais une simple inïpuU sion du tempérament déterminé par la nécessité. Le seul mérite de celui qui s'y livre est d'avoir oédé sans résistance au penchant de la nature, et de ne s'être pas laissé détourner par une mauvaise honte , ni par une sotte vanité. Plus j'examine cet homme dans le détail de l'emploi de ses journées, dans l'uniformité de cette vie machinale, dans le goût qu'il paroît y prendre, dans le contentement qu'il y trouve, dans l'avantage qu'il en tire pour son humeur et pour sa santé; plus je vois que cette manière de vivre étoit celle pour laquelle il étoit né. Les hommes le figurant toujours à leur mode en ont fait, tantôt un profond génie, tantôt un petit charlatan; d'abord un prodige de laertu, puis un mousû^ de scélératesse; toujours l'être du monde le plus étrange et le plus bizarre. La nature n'en a fait qu'un bon artisan, sensible, il est vrai, jusqu'au transport, idolâtre du beau , passionné pour la justice, dans de courts moments d'efferves- cence capable de vigueur et d'élévation, mais dont l'état habituel fut et sera toujours l'inertie d'esprit et l'activité machinale, et, pour tout dire ^ un mot, qui n'est rare que parcequ'il est simple. Une des choses dont il se félicite est de se retroi^ver dans sa vieillesse à peu près au même rang il est né, sans avoir jamais beaucoup ni monté, m descendu dans le cours de sa vie. Le sort la remis l'avoit placé la nature; il s'applaudit chaque jour de ce concours. Ces solutions si simples, et pour moi si claires, de

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SECOND DIALOGUE. . 298

mes premiers dmites, mont fbit sentir d^^luphis en plus que j'avois pris la seule bonne route pour aller à la source des singularités de cet homme, tant jugé et si peu connu. Le grand tort de ceux qui le jugent n'est pas n'avoir point deviné les vrais motifs de sa conduite ; des gens si fins ne s'en douteront jamais ' ; mais c'est de n'avoir pas voulu les apprendre, d avoir concouru de tout leur cœur aux moyens pris pour empêcher, lui de les dire, et eux de les savoir. Les gens même les plus équitables sont portés à chercher des causes bizarres à une conduite extraordinaire; et au contraire, c'est à force d'être n^iturelle.que celle Jean-Jacques est peu commune; mais c'est ce qu'on ne peut sentir qu'après avoir fait une étude attentive de son tempérament, de son humeur, de ses goûts, de toute sa constitution. Les hommes n'y font pas tant de façon pour se juger entre eux. Ils s'attribuent réciproquement les motifs qui pourroient feire agir le jugeant comme fait le jugé, s'il étoit à sa place, et souvent il& rencontrent juste, parcequ'ils sont tous conduits par l'opinion , par les préjugés , par l'amour-

' Les gens si- fins, totalement tFan^formés par ramour-propre, nont plus la moindre idée des vrais mouvements de la nature, et ne connoitront jamais rien aux. âmes honnêtes, parcequ'ils /^e voient partout que le mal, excepté dans ceux qu'ils ont intérêt de flatter. Aussi les observations des gens fins , ne s'accordant avec la vérité que par hasard, ne font point autorité chez les sages.

Je ne connois pas deux François qui pussent parvenir à me con- noître, quand même ils desireroient de tout leur cœur : la na- ture primitive de l'homme est trop loin de toutes leurs idées. Je ne dis pas néanmoins qu'il n'y en a point, je dis seulement que je n'en connois pas deux.

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propre^ par toutes les passions facdtes qui en sont le cortège, et surtout par ce vif intérêt, prévoyant et pourvoyant , qui les jette toujours loin du présent, et qui n'est rien pour Thomme de la nature.

Mais ils sont si loin de remonter aux pures impul-* 9fons de cette nature et de les connottre, que, s'ils parvenoient à comprendre enfin que ce n'est point par ostentation cpe Jean-Jacques se conduit si diffé- remment qu'ils ne font, le plus grand nombre en concluroit aussitôt que c'est donc par bassesse d'ame, quelques uns peut-être, que c'est par une héroïcjue vertu, et tous se tromperoient également. Il y a de la bassesse à chotsÎT volontairement un emploi digne de mépris, ou à receroir par aumône ce qu'on peut gagner par son travail; mais il n'y en a point à vivre d'un travail honnête plutôt que d'aumônes, ou plutôt que d'intriguer pour parvenir. Il y a de" la vertu à vaincre ses penchants pour faire son devoir, mais il n'y en a point à les suivre pour se livrer à des occu- palioâs de son goût, quoique ignobles aux yeux des hommes.

La cause des faux jugements portés sur Jean-Jac- ques est qnon suppose toujours qu'il lui a fallu de grands efforts pour être autrement que les autres hommes, au lieu que, constitué comme il est, il lui en eût faUu de très grands pour être comme eux. Une de mes observations les plus certaines, et dont le pu- blic se doute le moins, est, qu'impatient, emporté, sujet aux plus vives colères , il ne connoît pas néan^ moins la hcûue, et que jamais désir vengeance n'entra dans son cœur. Si quelqu'un pouvoit admettre

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SECOND DIALOGUE. àgS

lin fait m contraire aux Idéies qu on a de Thomme , on lui donneroit aussitôt pour cause un effort sublime , la pénible victoire sur reunoiir-propre , la gratide mais difficile vertu du pardon des ennemis , et c'est siib- pl^ment un effet naturel du tempérainent que je vous ai décrit. Toujours occupé de lui*méine ou pour lui* même , et trop avide de son pmpre bioi pour avoir le temps de songer au mal d'un autre ,.iLne s'avise point de ces jalouses comparaisons dJamour-prciiire, d'où naissent les passions haineuses, dont j'ai parlé. J'ose même dire qu'il n'y a point die eoikeûtutîon plus éloi- gnée que la sienne de la méchanceté:; car son vice dominant est de s'occuper de4ui plus que des autres, et celui desméchants,aii contraire, est de s'occuper plus des autres que d'eux; et c'est précm<aent pour cela qu'à prendre le jnotdî'égoïsmeixdanô son vrai jE^en» ils sont tous égoïstes, et qu'il ne l'est point, parcequ'it ne se met, ni à c^, ni au-desdlis, ni au*dessous de personne , et que le déplacement de perâcmne «t'est nécessaire à son bonheur. Toutes ses méditations son! douces, parcequ'il aime à jouir. Dans les situations pénibles , il n'y pense que quand elles l'y forcent^ tous les mioments qu'il peu!^ leur dérober se^ donnés à ses rêveries, il sait se soustraire aux idées déplai- santes , et se transporter ailleurs qu'où il est mal. Oc- cupé si peu de ses peines, commelit le seroit-il beuu- coup de ceux qui les lui font souffrir? Il s'en venge en n'y pensant point, non par esprit de vengeance, mais pcHir se délivrer d'un tourment. Paresseux, et volup- tueux, comment s^oit-il haineux et viladicatif? Vqu* droit-il changer %n suppUoes ses conâot%tbns, ses

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296 SECOND DIALOGUE,

jouissances , et les seuls plaisirs qu^on lui laisse ici-bas? Les hommes bilieux et méchants ne cherchent la re- traite que quand ils sont tristes ; et la retraite les attriste encore plus. Le levain de la vengeance fermente dans la solitude, parle plaisir qu'on prend à s y livrer; mais ce triste et cruel plaisir dévore et consume celui qui s y livre; il le rend inquiet , actif , intrigant: la soli- tude qu'il cherchoit fait bientôt le supplice de son cœur haineux et tourmenté; il n y goûte point cette aimable incurie, cette douce nonchalance qui fait le charme des vrais solitaires; sa passion, animée par ses chagrines réflexions, cherche à se satisfaire; et, bientôt quittant sa soillbre retraite, il court attiser dans le monde le feu dont il veut consumer son en- nemi. S'il sort des écrits de la main d'un tel solitaire, ils ne ressembleront sûrement, ai à ï Emile, ni à r/r<^/bi'5a; ils porteront, qûelqueart qu'emploie l'auteur à se déguiser, la tefote de la bile amère qui les dicta. Pour Jean-Jacques , les fruits de sa solitude attestent les sentiments dont il s'y nourrit; il eut de l'humeur tant qu'il vécut dans le monde, il n'en eut plus aussi- tôt qu'il vécut seul .

Cette répugnance à se nourrir d'idées noires et dé- plaisantes se fait sentir dans ses écrits comme dans sa conversation, et surtout dans ceux de longue haleine, l'auteur avoit plus le temps d'être lui , et son cœur s'est mis , pour ainsi dire, plus à son aisé. Dans ses premiers ouvrages, entraîné par son sujet, indigné par le spectacle des mœurs publiques , excité par les gens qui vivoient avec lui, et qui dès-lors peut-être avoient déjà leurs vues, il s'est pernfls quelquefois de

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SECOND DIALOGUE. 397

peindre les méchants et les vices en traits vifis et poi- gnants , lûais toujours prompts et rapides -^ et Ton voit qu'il ne se complaisoit que dans les images riantes, dont il aima de tout temps à s'occuper. Il se félicite à la fin de YHéloisé^d'en avoir soutenu l'intérêt durant six volumes, sans le concours d'aucun personnage méchant, ni d'aucune mauvaise action. C'est là, 'ce me semble, le témoignage le moins équivoque. des vé- ritables goûts d'un auteur.

Le Fh. Eh! comme vo.us vouç abusez! Les bons peignent les méchants sans crainte; ils n'ont pas peur d'être reconnus dans leurs portraits; mais un méchant n'ose peindre son semblable ; il redoute l'ap- plication.

Rouss. Monsievir, cette interprétation si naturelle est-elle de votre façon?

Le Fb. Non , elle est de nos messieurs. Oh ! moi , je n'aurois jamais eu l'esprit de la trouver.

Rouss. Du moins , l'admettez-vous sérieusement pour bonne?

Le Fr. Mais, je vous avoue que je n'aime point à vivre avec le% méchants, et je ne crois pas qu'il s'en- suive de que je sois un méchant moi-même.

Rouss. Il s'ensuit tout le contraire ; et non seulement les méchants aiment à vivre entre eux, mais leuts écrits comme leurs discours sont remplis de peintures effroyables de toutes sortes de méchancetés. Quelque- fois les bons s'attachent de méipe à les peindre, mais . seulement pour les rendre odieuses: au lieu que les méchants ne se^ servent des mêmes peintures que pour rendre odieux moins les vices que les person-

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298 SECOND DIALOGUE,

nages qu'ils ont en vue. Ces diffécences se font biien sentir à la lecture, et les censures vives mais géné- rales des uns s'y distinguent iacilement des satires personnelles des autres. Rien n'est plus naturel à un auteur que de s'occuper par préférence des matières qui sont le plus de son goût. Celui de Jean- Jacques , en rattachante la solitude, atteste, pac les productions dont il s'y est occupé, quelle espèce de chanâe a pu l'y attirer et l'y retenir. Dans sa jeunesse , et durant ses comtes prospérités, n'ayant encore à se plaindre de personne, il n'aima pas moins la retraite qu'il Taime dans sa misère. Il se partageoit alors avec délices entre les amis qu'il croybit avoir et la douceur du re- cueillement. Maintenant si cruellement désabusé, il se livre à son goût dominant sans partage. Ce goût ne le tourmente, ni ne le ronge; il ne le rend ni triste ni sombre; jamais il ne fut plus satisfait de lui-même, moins soucieux des affaires d'autrui, moins occupé de ses persécuteurs, plus content, ni plus heureux, autant qu'on peut Fétre de son propre feit, vivant dans l'adversité. S'il étoit tel qu'on nous le représente, la prospérité de ses ennemis , l'opprobre dont ils l'ac- cablent, l'impuissance de s'en venger, l'auroient déjà fait périr de rage. Il n'eût trouvé, dans la solitude qti'il cherche, que le désespoir et la mort. Il y trouve le repos d'esprit, la douceur d'ame, la santé, la vie. Tous lies mystérieux arguments de vos messieurs n'é- branleront jamais la certitude qu'opère celuiJà dans mon esprit.

Mais y a-t-il quelque vertu dans cette douceur? aucune. Il n'y a que la pente d'un naturel aimant et

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SECOND DIALOGUE. 299

tendre, qui, nourri de visions délicieuses, ne peut s'en détacher pour s'occuper d'idées funestes et de sen- timents dééhirants. Pourquoi s'affliger quand on peut jouir? pourquoi noyer son cœur de fiel et de bile, quand on peut l'abreuver de bienveillance et d'amour? Ce choix si raisonnable n'est pourtant fait, ni par la raison, ni par la volonté; il est l'ouvrage d'un pur in- stinct. Il n'a pas le mérite de la vertu, sans doute, mais il n'en a pas non plus l'instabilité. Celui qui durs^it soixante ans s'est livré aux seules impressions de la nature est bien sûr de n'y résister jamais.

Si ces impulsions ne le mènent pas toujours dans la bonne route, i^arement elles le mènent dans la mau- vaise. Le peu de vertus qu'il a n'ont jamais fait de grands biens aux autres , mais ses vices bien plus nom- breux ne font de mal qu'à lui seul. Sa morale est moins une morale d'action que d'abstinence : sa paresse la lui a donnée, et sa raison l'y a souvent confirmé : ne jamais faire de mal lui paroît une maxime plus utile, plus sublime, et beaucoup plus difficile que celle même de faire du bien : car souvent le bien qu'on fait sous un rapport devient un mal sous mille autres; mais, dans l'ordre de la nature, il n'y a de vrai mal que le mal positif. Souvient il n'y a d'autre moyen de s'abstenir de nuire que de s'abstenir tout-à-feit d'agit; et, selonlui, le meilleur régime, tant moral que phy- sique , est un régime purement négatif. Mais ce n'est pas celui qui éonvient à une philosophie ostentàtrice, qui ne veut que des œuvres d'éclat, et n'apprend rien tant à ses sectateurs qu'à beaucoup se montrer. Cette maxime de ne point faire de mal tient de bien

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3oO SECOND DIALOGUE,

près à une autre qu'il doit encore k sa paresse , mais qui se change en vertu pour quiconque s'en fait un devoir. C'est de ne se mettre jamais dansun^ situation qui lui fasse trouver son avantage dans le préjudice d autrui. Nul homme ne redoute une situation pareille. Ils sont tous trop forts , trop vertueux pour craindre jamais que leur intérêt ne les tente contre leur devoir; et, dans leur fière confiance, ils provoquent sans crainte les tentations auxquelles ils se sentent si su- périeurs. Félicitons-les de leurs forces, mais ne^blâ- mons pas le foible Jean-Jacques de n oser se fier à la sienne^ et d'aimer mieux fuir les tentations que d'avoir à les vaincre, trop peu sûr du succès d'un pareil combat^'

Cette seule indolence l'eût perdu dans la société, quand il n'y eût pas apporté d'autres vices. Les petits devoirs à remplir la lui ont rendue insupportable; et ces petits devoirs négligés lui on,t fait cent fois plus de tort que des actions injustes ne lui en auroient pu faire. La morale du n^onde a été mise comme celle des dévots en menues pratiques, en petites formules, en étiquettes de procédés qui dispensent du reste. Qui- conque s'attache avec scrupule à tous ces petits dé- tails peut au surplus être noir, faux, fourbe , traître et méchant, peu importe; pourvu qu'il soit exact aux régies des procédés, il est toujours assez honnête homme. L'amour-propre de ceux qu'on néglige en pareil cas leur peint cette omission comme un cruel outrage, ou comme une monstrueuse ingratitude; et tel qui donneroit pour un autre sa bourse et son sang n'en sera jamais pardonné pour avoir omis dans quel-

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SECOND DIALOGUE. 3oï

que rencontre une attention de civilité. JeanJacques, en dédaignant tout ce qui est de pure formule , et que font également bons et mauvais, amis et indifférents, pour ne s attacher qu'aux solides devoirs, qui n'ont rien de Fusage ordinaire, et font peu de sensation, a fourni les prétextes que vos messieurs ont si habile- ment employés. Il eût pu remplir sans bruit de grands devoirs dont jamais personne n'auroit rien dit : liiais négligence des petits soins inutiles a causé sa perte. Ces petits soins sont aussi quelquefois des devoirs qu il n'est pas permis d'enfreindre , et je ne prétends pas en cela l'excuser. Je dis seulement que ce mal même ^qui n'en est pas un dans sa source, et qui n'est toâibé que sur lui , vient encore de cette indolence de caractère qui le domine, et ne lui fait pas moins né- gliger ses intérêts que ses devoirs.

Jean-Jacques paroît n'a voir jamais convoité fort ar- demment les biens de la fortune , non par une modé- ration dont on puisse lui faire honneur, mais parce- que ces biens, loin de procurer ç^ux dont il est avide, enôtent la jouissance et le goût. Les pertes réelles, ni les espérances frustrées , ne l'ont jamais fort affecté. Il a trop désiré le bonheur pour désirer beaucoup la richesse; et, s'il eut quelques moments d'ambition, ses désirs comme ses efforts ont été vifs et courts. Au premier obstacle qu'il n'a pu vaincre du premier choc, il s'est rebuté, et, retombant aussitôt dans sa lan- gueur, il a oublié ce qu'il ne pouvoit attendre. Il fut toujours si peu agissant, si peu propre au manège né- cessaire pour réussir en toute entreprise^ que, les choses les plus faciles pour d'autres devenant toujours

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3o2 SECOND DIALOGUE,

difficiles pour lui, sa paresse les lui reudoit impossi- bles pour lui épargner les efforts indispensables pour les obtenir. Un autre oreiller de paresse, dans toute af- faire un peu longue quoique aisée, étoit pour lui Fin- certitude que le temps jette sur les succès qui, dans lavenir, semblent les plus assurés, mille empêche- ments imprévus pouvant à chaque instant faire avorter les desseins les mieux concertés. La seule instabihté de la vie réduit pour nous tous les événements futurs à. de simples probabilités. La peine qu'il faut prendre est certaine, le prix en est toujours douteux, et les projets éloignés ne peuvent paroître que des leurres de dupes à quiconque a plus d'indolence que ,d ambi- tion. Tel est et fut toujours Jean-Jacques : ardent et vif par tempérament, il n'a pu dans sa jeunesse être exempt de toute espèce de convoitisie; et c'est beau- coup s'il l'est toujours , même aujourd'hui. Mais quel- que désir qu'il ait pu former, et quel qu'en ait pu être l'objet, si du premier effort il n'a pu l'atteindre, il fut toujours incapable d'une longue persévérance à y aspirer.

Maintenant il paroît ne plus rien désirer. Indiffé- rent sur le reste de sa carrière, il en voit avec plaisir approcher le terme, mais sans l'accélérer même par ses souhaits. Je doute que jamais mortel ait mieux et plus sincèrement dit à Dieu , Que ta volonté soit faite; et ce n'est pas, sans doute, une résignation fort mé- ritoire à qui ne voit plus rien sur la terre qui puisse flatter son cœur. Mais dans sa jeunesse, le feu du tempérament et de 1 âge dut souvent enflammer ses désirs , il en put former d'assez vifs, mais rarement

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SECOND ajALOGUE. 3o3

d assez durables pour vaincre les obstacles, quelque- fois U^ès surmoûtables, qui Tarrétoieut. En désirant beaucoup, il dut obtenir fort peu, parceque ce ne sont pas les seuls élans du cœur qui font^atteindre à Fobjet ^ et qu il y faut d autres moyens qu'il na jamais su «lettre en œuvre. La plus incroyable timidité, la plus excessive indolence, auroient cédé quelquefois peut- être à la force du désir, s'il n eût trouvé dans cette force même l'art d'éluder les soins qu'elle sembloit exiger, et c'est encore ici des clefs de son caractère celle qui en découvre le mieux les ressorts. A force de s'occuper de l'objet qu'il convoite, à force d'y tendre par ses désirs , sa bienfaisaiM imagination arrive ati terme, en sautant par-dessus les obstacles qui l'arrê- tent ou l'effarouchent. Elle fait plus ; écartantde l'objet tout ce qu'il a d'étranger à sa convoitise , elle ne le lui présente qu'approprié de tout pointa son désir. Parla ses fictions lui deviennent plus douces que des réa- lités mêmes ; elles en écartent les défauts avec les dif- ficultés , elles les lui livrent préparées tout exprès pour lui , et font que désirer et jouir ne sont pour.lui qu'une même chose. Est-il étonnant qu'un homme ainsi con- stitué soit sans goût pour la vie active? Pour lui pour- chasser au loin quelques jouissances imparfaites et douteuses, elle lui ôteroit celles qui valent cent fois mieux, et sont toujours en son pouvoir. Il est plus heureux et plus riche par la possession des biens ima- ginaires qu'il crée , qu'il ne le seroit par celle des Uens, plus réels si l'on veut, mais moins désirables, qui existent réellement.

Mais cette même imagination, si riche en tableaux

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3o4 SECOND BIALOGUE.

riants et remplis de charmes, rejette obstinément les objets de douleur et de peine , ou du moins elle ne les lui peint jamais si vivement que sa volonté ne les puisse effacer. L'incertitude de l'avenir, et l'expé- rience de tant de malheurs, peuvent l'effarouchera Texcès des maux qui le menacent, en occupant son esprit des moyens de les éviter. Mais ces maux sont- ils arrivés, il les sent vivement un moment $ et puis les oublie. En mettant tout au pis dans l'avenir, il se sou- lage et se tranquillise. Quand une fois le malheur est arrivé, il faut le soujffrir sans doute, mais on n'est plus forcé d'y penser pour s'en garantir ; c'est un grand tourment de moins 4^kâs ^n [ame. En comptant d'a- vance sur le mal qu'il waint, il en ôte la plus grande amertume ; ce mal arrivant le trouve tout prêt à le sup- porter; et s'il n'arrivé pas, c'est un bien qu'il goûte avec d'autant plus de joie qu'il n'y comptoit point du tout. Comme il aime mieux jouir que souffrir , il se re- fuse aux souvenirs tristes et déplaisants , qui sont inu- tiles , pour livrer son cœur tout entier à ceux qui le flattent; quand sa destinée s'est trouvée telle qu'il n'y voyoit plus rien d'agréable à se rappeler , il en a perdu toute la mémoire, et, rétrogradant vers les temps heu- reux de son enfance et de sa jeunesse, il les a souvent recommencés dans ses souvenirs. Quelquefois s'élan- çant dans l'avenir qu'il espère et qu'il sent lui être , il tâche de s'en figurer les douceurs en les proportion- nant aux m^ux qu'on lài fait souffrir injustement en ce monde. Plus souvent, laissant concourir ses sens à ses fictions, il se forme des êtres selon son cœur; et vivant avec eux dans une société dont il se sent digne ,

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SECOND mALOGUE. 3o5

il plane dans Fempirée, au milieu des objets char- mants et presque angéliques dont il s'est entouré. Ck>ncevez'V0us que dans ime ame, tendre ainsi dispo- sée les levains haineux fermentent facilement? Non, non, monsieur; comptez que celui qui put sentir un moment les délices habituelles de Jean-Jacques ne mé- ditera jamais de noirceurs.

Lapkis sublime des vertus, celle qui demande le plus de grandeur, de courage et de force d'ame, est le pardon des injures, et l'amour de ses ennemis. Le foible J ean-Jacques , qui n'atteint pas même aux vertus médioci^es , iroit-il jusqu'à celle-là? Je suis aussi loin de le croire que de l'affirmer. Mais qu'importe , si son naturel aimant et paisible le mené l'auroit mené la vertu? qu'eût pu faire en lui la haine s'il l'avoit con- nue? Je l'ignore; il l'ignore lui-même. Comment sau- roit-il l'eût conduit un sentiment qui jamais n'ap- procha de son cœur? Il n'a point eu là-dessus de com- bat à rendre, parcequ'iL n'a point eu de tentation. Celle d'ôter ses facultés à.^€S jouissances , pour les li- vrer aux passions irascibles et déchirantes, n'en est pas même une pour lui. C'est le tourment des ccçurs dévo- rés d'amour-propre , et qui ne conçoissent pointd'autre amour. Ils n'ont pas cette passion par choix, elle les tyrannise , et n'en laisse point d'autre en leur pouvoir. Lorsqu'il entreprit ses Confissions ^ cette œuvre unique pi^rmi les hommes, dont il a profané la lec- ture, en la prodiguant aux tireilles les moins faites pour l'entendre, il avoit déjà passé la maturité de l'âge, et ignoroit encore l'adversité, il a dignement exécuté ce projet jusqu'au temp» des* malheurs de sa

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3o6 SECOND mALOGUE.

vie; dès-lors il s'est vu forcé d'y renoncer. Accoutumé à ses douces rêveries , il ne trouva ni courage ni force pour soutenir la n^éditation de tant d'horreuFs; il nauroit même pu s'en rappeler l'effroyable tissu, quand il s'y seroit obstiné. Sa mémoire a refusé de se souiller de ces affreux souvenirs; il ne peut se rap- peler l'image que des temps qu'il verroit renaître avec plaisir : ceux il fut la proie des méchants en seroient pour jamais effacés avec les cruels qui les ont rendus si funestes, si les maux qu'ils continuent à lui faire ne réveilloient ^quelquefois msdgré lui l'idée de ceux qu'ils lui ont déjà fait souffrir. En un mot, un naturel aimant et tendre , une langueur d'ame qui le porte aux plus douces voluptés , lui faisant rejeter tout sentiment douloureux ,^ écarte de son souvenir tout bbjet dés- agréable. Il n'a pas le mérite de pardonner les of- fenses, parcequ'il les oublie; il n'aime pas ses enne^ mis, mais il ne pense point à eux. Gela met tout l'a- vantage de leur côté , en ce que ne le perdant jamais de vue, sans cesse occupés de lui, pour l'enlacer de plus en plus dans leurs pièges, et ne le trouvant, ni assez attentif pour les voir, ni assez actif pour s'en défendre, ils sont toujours sûrs de le prendre au dé- pourvu, quand et comme il leur plait, sans crainte de représailles. Tandis qu'il s'occupe avec lui-même, eux s'oûcupent aussi de lui. Il sume, et ils le haïssent; voilà roocupation des uns et des autres ; il est tout pour lui-même; il est aussi tout pour eux : car, quant à eux , ils ne sont rien, ni pour lui, ni pour eux-mêmes; et pourvu, que Jean- Jacques soit misérable, ils n'ont pas besoin d'autre bonh^iir. Ainsi ils ont , eux et lui , cha-

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SECOND DIALOGUE. Soy

cun de leur côté, deux grandes expériences à faire; eux , de toutes les peines qu il est possible aux honunes d'accumuler dans Famé d'un innocent , et lui., de toutes tes ]:essources que 1 innocence peut tirer d'elle seule pour les supporter. Ce qu'il y a d'impayable dans tout cela est d'entendre vos bénins i;nessieurs se lamenter, au milieu de leurs horribles trames, du mal que fait la haine à celui qui s'y livre, et plaindre tendrement leur ami Jean-Jacques d'être la proie d'un sentiment aussi tourmentant.

Il faudroit qu'il fût insensible ou stupide pour ue pas voir et sentir son état; mais il s'occupe trop peu de ses peines pour s'en affecter beaucoup. Il se con- sole avec lui-même des injustices des hommes ; en ren- trant dans son cœur, il y trouve des dédommagements bien doux. Tant qu'il est seul, il QSt heureux; et quand te spectacle de la haine le navre, ou [quand le mépris et la dérision l'indignent, c'eat un mouvement passager qui cesse aussitôt que l'objet qui l'excite a disparu. Ses émotions sont promptes et vives, mais rapides et. peu durables, et cela se voit. Son cœur, transparent comme le cristal , ne peut rien cacher de ce qui s'y passe; chaque mouvement qu'il éprouve se transmet à ses yeux et sur son visage. On voit quand et comment il s'agite ou se calme , quand et comment il s'irrite ou s'attendrit; et , sitôt que ce qu'il voit ou ce qu'il entend l'affecte, il Itii est impossible d'en retenir ou dissimuler un moment l'impression. J'ignore com- ment il put s'y prendre pour tromper quarante aqs tout le monde sur son caractère; mais po\ir peu qu'on le tire de sa chère inertie, ce qui par malheur n'est

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3o8 SECOND DIALOGUE,

que trop aisé , je le défie de cacher à personne ce qui se passe au fond de son cœur, et c^est néanmoins de ce même naturel aussi argent qu'indiscret qu'on a tiré, par un prestige admirable, le plus habile hypocrite et le plus rusélourbe qui puisse exister.

Cette remarque étoit importante, et j'y ai porté la - plus grande attention* Le premier art de tous les mé- chants est la prudence, c est-à-dire la dissimulation. Ayant tant de desseins et de sentiments à cacher, ils savent composer leur extérieur, gouverner leurs re- gards, leur air, leur maintien, se rendre maîtres des apparences. Ils savent prendre leurs avantages et cou- vrir d'un vernis de sagesse les noires passions dont ils sont rongés. Les cœurs vifs sont bouillants , empor- tés ; mais tout s'évapore au-dehors ; les méchants sont ! fixiids , posés , le venin se dépose et se cache au fond

de leurs cœurs pour n'agir qu'en temps et lieu: jus- qu'alors rien ne s'exhale; et, pour rendre l'effet plus grand ou plus sûr, ils le retardent à leur volonté. Ces différences ne viennent pas seulement des tempéra- ments , mais aussi de la nature des passions. Celles des cœurs ardents et sensibles , étant l'ouvrage de la nature, se montrent en dépit de celui qui les a; leur première explosion, purement machinale, est indé- pendante de sa volonté. Tout ce qu'il peut faire à force de résistance est d'en arrêter le cours avant qu'elle ait produit son effet, mais non pa« J^vant qu'elle se soit manifestée ou dans ses yeux, ou par sa rougeur, ou par sa voix , ou par son maintien , ou par quelque autre signe sensible.

Mais Tamôur-propre et les mouvements qui en dé-

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SEÇOWD DIALOGUE. SoQ

rivent n étant que des passions secondaires produites par la réflexion y n!agissent pas si sensiblement sur la machine. Voilà pourquoi ceux que ces sortes de pas- sions gouvernent sont plus maîtres des apparences que ceux qui se livrent aux impulsions directes de la nature. £n général, si. les naturels ardents et vifs sont plus aimants, ils sont, aussi plus . emportés , moins endurants, plus colères; mais ces emporte- ments bruyants sont sans conséquence; et, sitôt que le signe de la colère s'efface sur le visage, elle est éteinte aussi dans le cœur. Au contraire les gens flegmatiques et froids,. si doux, si patients, si nio- dérés à Textérieur, en dedans sont haineux , vindicar tifs , implacables ; ils savent conserver, déguiser , nour^ rir leur rancume jusqu'à ce que le moment de Fassou- vir se présente. En général, les premiers aiment plus quils ne haïssent; les seconds haïssent beaucoup plus qu'ils n'aiment, si tant est qu'ils sachent aimer. Les âmes d'une haute trempe sont néanmoins très souvent de celle-ci , comme supérieures aux passions. Les vrais sages sont des hommes froids, je n'en doute pas; niais dans la classe des hommes vulgaires, sans le contre-poids de la sensibiUté, l'amour-prppre em- portera toujours la balance; et, s'ils ue restent nuls, il les rendra méchants.

Vous me direz qu'il y a des hommes vifs et sensi- bles qui ne laissent pas d'être méchants, hainetîx , et rancuniers. Je n'en crois rien; mais il faut s'entendre. Il y a deux sortes de vivacité ; celle des sentiments et celle des idées. Les âmes sensibles s'affectent forte- ment et rapidement. Le sang enflammé par tme agi-*

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3lO SJECOND DIALOGUE.

tation $ubite porte à Toeil, à la voix, çia visage, ces mouvements impétueux qvii marquent la passion. Il est au contraire des esprits vifs qui s'assQciept avec des cœurs glacés, et qui ne tirent que du cerveau Fa- gitation qui paroit aussi dans les yeux, dans le geste, et accompagne la parole, mais par des signes tout dif- férents 4 pantomimes et comédiens plutôt qu'animés et passionnés. Ceux-ci, riches d'idées, les produisent avec une. facilité extrême : ils ont la parole à com- mandement; leur esprit, toujours présent et péné- trant, leur fournit sans cesse des pensées neuves, des saillies, des réponses heureuses; quelque force et quelque finesse qu on mette à ce qu'on peut lem* dire, ils étonnent par la promptitude et le sel de leurs re- parties, et ne restent jamais court. Dans, les choses même de sentiment, ils ont un petit babil si bien agencé, qu'on les croiroitémus jusqu'au fond du coeUr, si cette justesse même d'expression n'attestoit que c'est leur esprit seul qui travaille. Les autres , tout oc- cupés de ce qu'ils sentent, soignent trop peu leurs pa- roles pour les arranger avec tant d'art.. La pesante succession du dis(iours leur est insupportable; ils se dépitent contre la lenteur de sa marche ; il leur semble, dans la rapidité des mouvements qu'ils éprouvent, que ce qu'ils sentent devroit se foire jour et pénétrer d'un cœur à l'autre sans le froid ministère de la parole. Les idées se présentent d'ordinaire aux gens d'esprit en phrases tout arrangées. Il n'en est pas ainsi des senti- ments ; il faut chercher , combiner , choisir un langage propre à rendre ceux qu'on éprouve; et quel est l'homme sensible qui aura la patience de suspendre le

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SECOND DIALOGUE. 3n

cdlirs des affections qui lagitent pour s'occuper à chaque instant de ce triage? Une violente émotion peut suggérer quelquefois des expressions énergiques et vigoureuses; mais ce sont d'heureux hasards que }es marnes situations ne fournissent pas toujours. D'ailleurs 9 un homme vivement ému est-il en état de prêter une attention minutieuse à tout ce qu on peut lui dire, à t<mt ce qui se passe autour de lui, pour y approprier sa réponse ou son propos? Je ne dis pas que tous seront aussi distraits, aussi étourdis, aussi stupides que Jean-Jacques; mais je doute que qui- conque a reçu du ciel un naturel vraiment ardent, vif, sensible et tendre , soit jainais un homme bien preste à la riposte.

IN allons donc pas prendre, comme on hit dans le monde, pour des cœurs sensibles des cerveaux brûlés dont le seul désir de briller anime les discours, les ac- tions, les écrits, et qui, pour être applaudis des jeunes gens et des femmes , jouent de leur mieux la sensibilité qu'ils n'ont point. Tout entiers à leur unique objet, c'est-à-dire à la célébrité , ils ne s'échauffent sur rien au monde , ne prennent un véritable intérêt à rien ; leurs têtes , agitées d'idéesifipides , laissent leurs coeurs vides de tout sentiment,' excepté celui de l'amour- propre , qui , leur étant habituel ^ ne leur donne aucun mouvement sensible et remarquable au-dehors. Ainsi, tranquilles et de sang froid sur toutes dioses^ ils ne songentt]u'aux avantages relatifs à leur petit individu , et , ne laissant jamais échapper aucune occasion, s'oc- cupent sans cesse, avec un succès qui n'a rien d'éton- nant, à rabaisser leurs rivaux, à écarter leurs con-

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3l2 SECOND DIALOGUE.

currents, à briller dans le monde, à priiner dansâtes lettres , et à déprimer tout ce qui n'est pas attaché à leur char. Que de tels hommes soient méchants ou malfaisants, ce n'est pas une merveille; mais qu'ils éprouvent d'autre passion que l'égoïsme qui les do- mine , qu'ils aient une véritable sensibilité , qu'ils soient capables d'attachement, d'amitié, même d'amour, c'est ce que je nie. Ils ne savent pas seulement s'aimer eux-mêmes ; ils ne savent que haïr ce qui n'est pas eux. Celui qui sait régner sur' son propre cœur, tenir toutes ses passions sous le joug, sur qui l'intérêt per* sonnel et les désirs sensuels n'ont aucune puissance, et qui, soit en public, soit tout seul et sans témoin, ne fait en toute occasion que ce qui est juste et bon* néte , sans égard aux vœux secrets de son cœur; celui- seul est homme vertueux. S'il existe , je m'en réjouis pour l'honneur de l'espèce humaine. Je sais que des ' foules d'hommes vertueux ont jadis existé sur la terre ; je sais que Fénélon, Catiuat, d'autres moins connus, ont honoré les siècles modernes , et parmi nous j'ai vu George Keith suivre encore leurs sublimes vestiges. A cela près, je n'ai vu dans les apparentes vertus des hommes que forfanterie , hyprocrisie , et vanijé. Mais ce qui se rapproche un peu plus de nous, ce qui est du moins beaucoup plus dans l'ordre de la nature, c'est un mortel bien qui n'a reçu du ciel que des passions expansives et douces, que des penchants aimants et aimables , qu'un cœur ardent à désirer, mais sensible, affectueux dans ses désirs , qui n'a que faire gloire ni de trésors, mais de jouissances réelles, de véri- tables attachements, et qui, comptant pour rien Tap-

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SECOND DIALOGUE. 3l3

pareoce des choses et pourpeu ropinion des hommes , cherche son bonheur en dedans sans égard aux usages suivis et au^ préjugés reçus. Cet homme ne sera pas vertueux, puisqu'il ne vaincra pas ses penchants; mais, en les suivant, il ne fera rien de contraire à ce que feroit, en surmontant les siens , celui qui n'écoute que la vertu. La bonté, laconunisération, la géné- rosité, ces premières inclinations de la nature, qui ne sont que des émanations de Fatnour de soi, ne s'éri- geront point dans sa tête en d'austères devoirs, mais elles seront des besoins de son cœur qu'il satisfera plus pour son propre bonheur que par un principe d'humilité qu'il ne songera guère à réduire en régies. L'instinct de la nature est moins pur peut-éti*e , mais certainement plus sûr que la loi de la vertu ; car on se met souvent en contradiction avec son devoir , jamais avec soap^ichant, pour mal faire.

L'homme de la nature éclairé par la raison a des appétits plus délicats, mais non moins simples que dans sa première grossièreté. Les &ntaisies d'auto- rité, de célébrité, de prééminence, ne sont rien pour lui; il ne veut être connu que pour être aimé; il ne veut être loué que de ce qui est vraiment louable et qu'il possède eneifet. L'esprit, les talentis, ne sont pour lui que des ornements du mérite, et ne les constituent pas. Ils sont des développements nécessaires dans le progrès des choses, et qui ont leurs avantages pour les agréments de la vie , mais subordonnés aux facul- tés plus précieuses qui rendent l'homme vraiment sor ciable et bon, et qui lui font priser l'ordre, la justice, la droiture et l'innocence au-dessus de tous les autres

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3l4 SECOND DIALOGUE,

biais. L'homme de la nature apprend à porter en toute chose le joug de la nécessité et à s'y soumettre , à ne murmurer jamais contre la Providence, qui com- mença par te combler de dons précieux, qui promet à son cœur des biens plus précieux encore, mais qui, pour réparer les injustices de la fortune et des hommes , choisit son heure et non pas la nôtre , et dont les vues sont trop au-dessus de nous pour qu'elle nous doive compte de ses moyens. L'homme de la pâture est as- sujetti par elle et pour sa propre conservation à des transport3 irascibles et momentanés, à la colère, à l'emportement, à l'indignation, jamais à des senti- ments haineux et durables , nuisibles à celui qui en est la proie et à celui qui en est l'objet, et qui ne mènent qu'au mal et à la destruction sans servir an bien ni à la conservation de personne. Enfin l'homme de la na- ture , sans épuiser ses débiles forces à se construire ici-bas des tabernacles, des machines énormes de bonheur ou de plaisir, jouit de lui-même et de son existence, sans grabd souci de ce qu'en pensent les hommes, et sans grand soin de l'avenir.

Tel j'ai vu l'indolent Jean-Jacques; sans affecta- tion, sans apprêt, livré par goûta ses* douces rêve- ries, pensant profondément quelquefois, mais tou- jours avec plus de fatigue que de plaisir , et aimant mieux se laisser gouverner par une imagination riante , que de gouverner avec effort sa tête par la raison. Je l'ai vu mener par ^oût une vie égale, simple, et rou- tinière, sans s'en rebuter jamais. L'uniformité de cette vie et la douceur qu'il y trouve montrent que son ame est en paix. S'il étoit mal avec lui-même, il se lasse-

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SECOND DIALOGUE. 3l5

roit enfin d'y vivre; il lui faudroit des diversions que je ne lui vois point chercher; et si, par un tour d'es- prit difficile à concevoir, il s'obstinoit à s'imposer ce genre de supplice , on verroit à la longue l'effet de cette contrainte sur son humeur, sur son teint, sur sa santé. Il jauniroit, il languiroit, il deviendroit triste et soml)re, il dépériroit. Au contraire, il se porte mieux qu'il ne fit jamais '. Il n'a plus ces souffrances habituelles , cette maigreur , ce teint pâle , cet air mou- rant qu'il eut constamment dix ans de sa vie , c'est-à- dire pendant tout le temps cp'il se mêla d'écrire, mé- tier aussi funeste à sa constitution que contraire à son goût], et qui l'eût enfin mis au tombeau s'il l'eût con- tinué plus l0ii|g-temps. Depuis qu'il a repris les doux loisirs de ^jeunesse il en a repris la sjérénité; il oc- cupe son corps et repose sa tête; il s'en trouve bien à tous égards. En un mot, comme j'ai trouvé dans ses livres l'homme de la nature, j'ai trouvé dans lui l'homme de ses livres, sans avoir eu besoin de cher- cher expressément s'il étoit vrai qu'il en fût l'auteur. Je n'ai eu qu'une seule curiosité que j'ai voulu sa- tisfaire; c'est au sujet du Devin du village. Ce que vous m'aviez dit 1^-dessus m'avoit tellement frappé que je n'aùrois pas été tranquille, si je ne m'en fusse parti- oulièrement éclairci. On ne conçoit guère comment un homme doué de quelque génie et de talents, par lesquels il pourroit aspirer à une gloire méritée , pour se parer effrontément d'un talent qu'il n'auroit pas,

' Tout a son terme ici-bas. Si ma santé décline, et succombe enfin sous tant d'afflictions sans relâche, il restera toujours éton- nant qu'elle ait résisté si long-temps.

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3l6 SECOND DIALOGUE,

iroit se fourrer Sdos. nécessité dans toutes les occa- sions de montrer là-dessus sou ineptie. Mais qu'au milieu de Paris et des artistes les moins disposés pour lui à Tindulgence, un tel homme se donne ^os façon pour Fauteur d'un ouvrage qu il est incapable de faire; qu un homme aussi timide ^ aussi peu suffisant, s'érige parmi les maîtres en précepteur d'un art auquel il n entend rien, et qu'il les accuse de ne pas entendre, c'est assurément une chose des plus incroyables que l'on puisse avancer. D'ailleurs il y a tant de bassesse à se parer ainsi des dépouilles d'autrui, cette manœu- vre suppose tarit de pauvreté d'esprit, une vanité si puérile, un jugement si borné, que quiconque peut s'y résoudre ne fera jamais rien de grand, d'élevé, de beau dans aucun genre, et que, malgré. toutes mes observations , il seroit toujours resté impossible à mes yeux que Jean-Jacques,, se donnant faussement pOur l'auteur du Devin du village^ eût fait aucun des autres écrits qu'il s'attribue, et qui certainement ont trop de force et d'élévation pour avoir pu sortir de la petite tète d'un petit pillard impudent. Tout cela me sem- bloit tellement incompatible que j'en reirenois tou- jours à ma première conséquence de tout ou rien,.

Une chose encore animoit le zélé de mes- recher- ches. L'auteur du Devin du village n'est pas , quel qu'il soit, un auteur ordinaire , non plus que celui des au- tres ouvrages [qui portent le même nom. Il y a dans cette pièce une douceur, un charme, une simpUcité surtout, qui la distinguent sensiblement de toute au- tre productipn du même genre. Il n'y a dans les pa- roles ni situations vives , ni belles sentences, ni pom-

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SECOND DIALOGUE. Siy

peuse morale : il n y a dans la musique ni traits savants, ni morceaux de travail , ni chants tournés , ni harmonie pathétique. Le sujet en est plus comique qu'attendris- sant, et cependant pièce touche, remue, attendrit jusqu'aux larmes : on se sent ému sans savoir pour- quoi. D'où ce charme secret qui coule ainsi dans les cœurs tire-t-il sa source? Cette source unique nul autre n a puisé n'est pas celle de THippocrène : elle vient d ailleurs. L'auteur doit être aussi singulier que la pièce est originale. Si, connoissaut déjà J ean- Jac- ques, j'avois vu pour la première fois le Devin du vil- lage-^'ans qu'on m'en nommât l'auteur, j'aurois dit sans balancer, c'est celui de la Nouvelle Héloise^ c'est Jean-Jacques, et ce ne peut être que lui. Colette inté- resse et touche comme Julie , sans magie de situations , sans apprêts d'événements romanesques; même na- turel, même douceur , même accent: elles sont sœurs, ou je serois bien trompé. Voilà ce que j'aurois dit pu pensé. Maintenant on m'assure au contraire que Jean- Jacques se donne faussement pour l'auteur de cette pièce, et qu'elle est d'un autre: qu'on me le montre donc cet autre-là, que je voie comment il est fait. Si ce n'est pas Jean- Jacques, il doit du moins lui res- sembler beaucoup, puisque leurs productions , si ori- ginales , si caractérisées , se ressemblent si fort. Il est vrai que je ne puis avoir vu des productions de Jean- Jacques en musique, puisqu'il n'en sait pas&ire; mais je suis sûr que, s'il en savoit faire, elles auroient un caractère très approchant de celui-là. A m'en rap- porter à mon propre jugement, cette musique est de lui; par les preuves que l'on me donne, elle n'en est

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3l8 SECOND DIALOGUE,

pas: que dois-je croire? Je résolus de m'éclaircir si bien par moi-même sur cet article qu il ne me pût rester là-dessus aucun doute , et je m'y suis pris de la façon la plus courte , la plus sûre pour y parvenir.

Le Fr. Bien n'est plus simple. Vous ave^fait comme tout le monde; vous lui avee présenté de la musique à lire; et, voyant qu'il ne faisoit que bar- bouiller, vous avez tiré la conséquence, et vous vous en êtes tenu là. '

Rouss. Ce n'est point ce que j'ai fait, et ce n^étoit point de cela non plus qu'il s'agissoit; car il ne s'est pas donné, que je sache, pour un croquesol, ni pour un chantre de cathédrale. Mais en donnant de la mu- sique pour être de lui, il s'est donné pour en savoir jBeiire. Voilà ce que j'avois à vérifier. Je lui ai donc pro- posé de la musique, non à lire, mais à faire. G'étoit aller, ce me semble, aussi directement qu'il étoit pos- sible au vrai point de la question. Je l'ai prié de com- poser cette musique en ma présence sur des paroles qui lui étoient inconnues et que je lui ai fournies sur- le-champ.

Le Fr. Vous avez bien de la bonté; car enfin vous assurer qu'il ne savoit pas lire la musique, n'étoit- ce pas vous assurer de reste qu'il n'en savoit pas com- poser?

Rouss. Je n'en sais rien; je ne vois nulle impossi- bilité qu'un homme trop plein de ses propres idées ne sache ni saisir ni rendre celles des autres; et puisque ce n'est pas faute d'esprit qu'il sait si mal parler, ce peut aussi n'être pas par ignorance qu'il lit si mal la musique. Mais ce que je sais bien, c'est que, si de

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SECOND DIALOGUE. 819

Facte au possible la conséquence est valable, lui voir sous mes yeux composer de la musique étoit m'assurer qu'il en savoit composer.

Le Fr. D'honneur ,< voici qui est curieux! Eh bien! monsieur, de quelle dé£siite vous paya-t-il? Il fit le fier, sans doute, et rejeta la proposition avec hau- teur?

Rouss. Non, il voyoit trop bien mon motif potu- pouvoir s'en offenser, et me parut même pjus recon- noissant qu'humiUé de ma proposition. Mais il me pria de comparer les situations et les âges. « Cionsidérez , «me dit-il, quelle différence ving-cinq ans d'inter- « valle, de longs serrements de cœur, les ennuis, le «découragement, la vieillesse, doivent mettre dans « les productions du même homme. Ajoutez à cela la « contrainte que vous m'imposez, et qui mje plaît par* «ceque j'en vois la raison ^ mais qui n'en met pas « moins des entraves aux idées d'un honmie qui n'a «jamais su les assujettir, ni rien produire qu'à son « heure, à son aise, et à sa volonté. »

Le Fr. Somme toute , avec de belles paroles il refusa r«preuve proposée?

Rouss. Au <;ontraire, après ce petit préambule il s'y soumit de tout son cœur , et s'en tira mieux qu'il n'avoit espéré luidnême. Il me fit, avec un peu de lepteur, mais moi toujours présent , de la musique aussi fratche, aussi chantante, aussi Hen ti^aitée que celle du Devin , et dont le style assez semUable à celui de cette pièce, mais moins nouveau qu'il n'étoit alors, est tout aussi naturel , tout aussi exf»*essif , et tout aussi agréable. Il fut surpris lui-même de son succès. «Le désir, me

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320 SECOND DIALOGUE.

« dit-il, que je vous ai vu de me voir réussir m'a fait « réussir davantage. La défiance m'étourdit » m'appe- « santit et me resserre le cerveau comme le cœur; la «confiance m anime , m'épanouit, et me fait planer « sur des ailes. Le ciel m'avoit &it pour lamitié : elle «eût donné un nouveau ressort à mes facultés, et j'aurois doublé de prix par elle. »

Voilà , monsieur, ce que j'ai voulu vérifier par moi- même. Si cette expérience ne suffit pas pour prouver qu'il a fait le Devin du village^ elle suffit au moins pour détruire celle des preuves qu'il ne l'a pas fait à la- quelle vous vous en élea tenu. Vous savez pourquoi toutes les autres ne font point autorité pour moi : mais voici une autre observation qui achève de détruire mes doutes , et me confirn^e ou me ramène dans mon ancienne persuasion.

Après cette épreuve, j'ai examiné toute la musique qu'il a composée depuis son retour à Paris, et qui ne laisse pas de faire un recueil considérable, et j'y ai trouvé une uniformité de style et de faire qui tom- beroit quelquefois dans la monotonie s'il elle n'étoit autorisée ou excusée par le grand rapport des paroles dont il a fait choix le plus souvent. Jean-Jacqueç, avec un cœur trop porté à la tendresse, eut toujours un goût vif pour la vie champêtre. Toute sa musique^ quoique variée selon les sujets, porte une empreinte de ce goût. On croit entendre l'accent pastoral des pi- peaux, et cet accent se fait partout sentir le même que dans le Devin du village. Un connoisseur ne peut pas plus s'y tromper qu'on ne se trompe au faire des peintres. Toute cette musique a d'ailleurs une simpli-

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SECOND DIALOGUE. 321

cité , j'oserois dirjs une vérité , que ua parmi nous nulle autre musique moderne . Non seulement elle n'a besoin ni de trilles , ni de petites notes , ni d'agréments ou de fleurtis * d'aucune espèce , mais elle ne peut même rien supposer de tout celai Toute son expression est dans les seules nuances du fort et du doux , vrai ca- ractère d'une bonne mélodie; cette mélodie y est tou- jours une et bien marquée , les accompagnements l'animent sans l'offusquer. On n'a pas besoin de crier sans cesse aux accompagnateurs li'ou^, plus doux. Tout cela ne convient encore qu'aHt seul Devin du vil- lage. S'il n'a pas fait cette pièce, il faut donc qu'il en ait l'auteur toujours à ses ordres pour lui composer de nouvelle musique toutes les fois qu'il lui plsdt d'en produire soîis son nom, car il n'y a que lui seul qui en fasse comme celle-là. Je ne dis pas qu'en épluchant bien toute cette musique on n'y trouvera ni ressem- blances , ni réminiscences , ni traits pris ou imités d'autres auteurs ; cela n'est vrai d'aucune musique que je connoisse. Mais , soit que ces imitations soient des rencontres fortuites ou de vrais pillages, je dis que la manière dont l'auteur les emploie les lui approprie; je dis que l'abondance des idées dont il est plein , et qu'il associe à celles-là , ne peut laisser supposer que ce soit par stérilité de son propre fonds qu'il se les at- tribue ; c'est paresse ou précipitation , mais ce n'est pas pauvreté : il lui est trop aisé de produire pour avoir jamais besoin de piller \

* Il donne dans son Dictionnaire l'explication de ce mot^ qui a deux significations en musique, en ajoutant qii't'/ a vieilli en tout ^ns. ' Il y a trois seuls morceaux dans le Devin du village qui ne sont

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Je lui ai conseillé, de rassembler toute cette musi^ que et de chercher à s'en défoire pour s'aider à vivre quand il ne pourra plus continuer son travail, mais de tâcher sur toute chose que ce recueil ne tombe qu'en des mains fidèles et sûres qui ne le laissent ni dé* truire ni diviser : car quand la passion cessera de dicter les jugements qui le regardent , ce recueil four- nira , ce me semble , une forte preuve que toute la

pas uniquement de moi, comme, àhs le commencement, je Fai dit sans eesse à tout le monée ; tous trois dans le divertissement : i** les paroles de la chanson, qui sont en partie, et du moins Fidëe et le refrain, de M. Ck>llé; a** les paroles de Fariette, qui sont de M. Ga- husac, lequel m'engagea à faire, après coup, cette ariette, pour complaire à mademoiselle Fel, qui se plaignoit qu'il n'y avoit rien de brillant pour sa voix dans son rèle; 3** et Feutrée des bergères, que, sur les vives instances de M. d'Holbach, j'arrangeai sur. une pièce de clavecin d'un recueil qu'il me présenta. Je ne dirai pas quelle étoit l'intention de M. d'Holbach ; mais il me pressa si fort d'employer quelque chose de ce recueil, qite je ne pus, dans cette bagatelle, résister obstinément à son désir. Pour la romance, qu'on m'a fait tirer, tantôt de Suisse, tantôt de Languedoc, tantôt de nos psaumes, et tantôt de je ne sais où, je ne l'ai tirée que de ma tête, ainsi que toute la pièce. Je la composai, revenu depuis peu d'Italie, passionné pour la musique que j'y avois entendue, et dont on n'àtoit encore aucune connoissance à Paris. Quand cette con- noissanoe commença de s'y répandre, on auroit bientôt découvert mes pillages, si j'avois fait comme font les compositeurs françois, parcequ'ils sont pauvres d'idées, qu'ils ne connoissent pas même le vrai chant, et que leurs accompagnements ne sont que du bar- bouillage. On 9 eu Fimpudence de mettre en grande pompe, dans le recueil de mes écrits, la romance de M. Vernes, pour faire croire au public que je me Fattribuois. Tonte ma réponse a été de faire à cette romance deux autres airs meilleurs que celui>là. Mon argu- ment est simple : celui qui a fait les deux meilleurs airs n'avoit pas besoin de s'attribuer faussement le moindre.

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SECOND DIALOGUE. 323

musique qui le compose est d.un seul et même au- teur*.

Tout ce qui est §orti de la plume Jean-Jacques durant son effervescence porte une empreinte impos- sible à méconnoitre ^ et plus impossible à imiter. Sa musique, sa prose, ses vers , tout , dans ces dix ans , est d'un coloris, d une teinte, qu'un autre ne trouvera jamais. Oui , je le répète , si j'ignorois quel est Fauteur du Devin du village^ je le sentirois à cette conformité» Mon doute levé sur cette piécevachéve de lever ceux qui pouvoient me rester sur son auteur. La force des preuves qu'on a qu elle n est pas de lui ne sert plus qu'à détruire dans mon esprit celles des crimes dont on laccuse; et tout cela ne me laisse plus qu'une sur- prise, c'est comment tant de mensonges peuvent être si bien prouvés,

Jean-Jacques étoit pour la musique , non pour y payer de sa personne dsms l'exécution, mais pour en

, ' J*ai mis fidèlement dans ce recbeil toute la musique de toute espèce que j'ai composée depuis mon retour à Paris, et dont j'au- rois beaucoup retranché si je n y avois laissé que ce qui me paroit bon; mais j'ai voulu ne rien omettre de ce que j'ai réellement fait , afin qu'on en pût discerner toi^t ce qu'on m'attribue, aussi fausse- ment qu'impudemment même , en ce genre , dans le public , dans les journaux , et jusque dans les recueils de mes propres écrits. Pourvu que les paroles soient grossières et malhonnêtes , pourvu que les &irs soient maussades et plats , on m'accordera volontiers le talent de composer de cette musique-là. On affectera même de m'attribuer des airs d'un bon chant faits par d'autres, pour faire croire que je me les attribue moi-même, et que je m'approprie les^ ouvrages d'autrui. M'6ter mes productions et m'attribuer les leurs a été, depuis vingt ans, la manœuvre la plus constat! te de ces mes* sieurs , et la plus sûre pour n^ décrier.

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324 SECOND DIALOGUE,

hâter les progrès et y -faire des découvertes. Ses idées dans Fart et sur Fart sont fécondes, intarissables. Il a trouvé des méthodes plus claires , plus commodes , plus simples , qui facilitent , les unes la composition , les autres Texécution , et auxquelles il ne manque , pour être admises , que d'être proposées par un autre que lui. Il a fait dans Tharmonie une découverte qu'il ne daigne pas même annoncer , sûr d'avance qu^elle seroit rebutée , ou ne lui attireroit^, comme le Devin du village^ que l'imputation de s'etnparer du bien d'au- trui. Il fera dix airs sur les mêmes paroles sans que cette abondance lui coûte ou lepuise. Je l'ai vu lire aussi fort bien la musique , mieux que plusieurs de ceux qui la professent. Il aura même en cet art l'im- promptu de l'exécution qui lui manque en toute autre chose, quand rien ne l'intimidera, quand rien ne trou- blera cette présence d'esprit qu'il a si rarement, qu'il perd si aisément, et qu'il ne peut plus rappeler dès qu'il l'a perdue. Il y a trente ans qu'on l'a vu dans Paris chanter tout à livre ouvert. Pourquoi ne le peut-il plus aujourd'hui? C'est qu'alors personne ne doutoit du talent qu'aujourd'hui tout le monde lui refuse, et qu'un seul spectateur malveillant suffit pour troubler sa tête et ses yeux. Qu'un homme auquel il aura con- fiance lui présente de la musique qu'il ne connoisse point , je parie , à moins qu'elle ne soit baroque ou qu'elle ne dise rien , qu'il la déchiffre encore à la pre- mière vue el la chante passablement. Mais si , lisant dans le cœur de cet homme , il le voit malintentionné, il n'en dira pas une note; et voilà parmi les specta- teurs la conclusion tirée sans^utre examen. Jean -ac-

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SECOND DfAI.O<ÏUE, 325

ques est sur la musique et sur les choses qu'il sait le mieux comme il étoit j^disaux échecs. Jottôit'il avec un plus fort que lui qu il croyoit plus foiblev ilie bat- toit le plus souvent; avec un plus foible qu'il croyoit plus fort, il étoit battu : la suffisance des autres Tinti- mide et le démonte infailliblement. En ceci Topinion la toujours subjugué, ou plutôt, en toute chose, comme il le dit lui-même, c'est. au degré de sa con- fiance que se montre celui de ses facultés. Le plus grand mal est ici que , sentant en lui^sa capacité, pour désabuser ceux qui en doutent, il se livre sans crainte aux occasions de la montrer, comptant toujours pour cette fois rester maître de lui-même , et, toujours inti- midé, quoi qu'il fasse, il ne montre que son ineptie. L'expérience là-dessus a beau l'instruire » elle ne la. jamais corrigée.

Les dispositions d'ordinaire ahnonceiH l'inclina* tion , et réciproquement. Cela est encore vrai chez Jean-Jacques. Je n'ai vu nul homme aussi passionné que lui pour la musique , mais seulement pour celle qui parle à son cœur; c'est pourquoi il aime mieux en faire qu'en entendre , surtout à Paris , parcequlil n'y en a point d'aussi bien appropriée à lui que la sienne. Il la chante avec une voix foible et cassée , mais encore animée et douce; il l'accompagne, non sans peine, avec des doigts tremblants , moins par l'effet des ans que d'une invincible timidité. Il se livre à cet amuse- ment depuis quelques années avec plus d'ardeur que jamais , et il est aine de voir qu'il s'en Êdt.une aimable diversion à ses peines. Quand des sentiments dou- loureux affligent son cœur, il cherche sur son clavier

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326 SECOND 1)IAL0GUE.

les consolations que les hommes lui refusent. Sa don- leur perd ainsi sa sécheresse , et lui fournit à-la-fois des chants et des larmes. Dans les rues, il se distrait des regarde insultants des passants en cherchant des airs dans sa tête ; plusieurs romances de sa façon d'un chant triste et languissant, mais tendre et doux, n'ont point eu d autre origine. Tout ce qui porte le même caractère lui plaît et le charme. Il est passionné pour le chant du rossignol ; il aime les gémissements de la tourterelle, et les a parfeiitement imités dans laccom- pagnement d'un de ses airs : les regrets qui tiennent à rattachement Fintéressent. Sa passion la plus vive et plus vaine étoit d'être aimé; il croyoit se sentir lait pour rél3*e ; il satisfait du mmns cette fentaisie avec les animaux. Toujours il prodigua son temps et ses soins à les attirer , à les caresser; il étoit Fami , presque Fes- dave de sib c\n&a. , de sa chatte , de ses secins : il a voit des pigeons qui le sui voient partout, qui lui volcûent sur les bras, sur la tête, jusqu'à l'importunité : il ap- privoisoit les oiseaux, les poissons , avec une patience incroyable, et il est parvenu à Monquin à faire nicher des hirondelles dans sa chambre avec tant de con- fiance, qu'elles s'y laissoient même enfermer sans s'ef- faroucher. En un mot , ses aniusements , ses plaisirs, sont innocents et doux comofië ses travaux, comme ses penchants ; il n'y a pas dans son ame un goût qui soit hors de la natuve , ni cdftteux ou criminel à satilsfaire ; et, pour être heureux autant qu'il est possible îci-bas, la fortune lui eût fêté inutile, encore plus la célébrité; il ne hii falloit que la santé , le nécessaire, le repos , et l'amitié.

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SECOND DIALOGUE- 3^7

Je VOUS ai décrit les principaux traits de Thomme que j'ai vu , et je me suis borné dans mes descriptions non seulement à ce qui peut de même être vu de tout autre, s'il porte à cet examen. un œil attentif et ^non prévenu, mais à ce qui n'étant ni bien ni mal en soi ne peut être affecté lopg-temps par hypocrisie. Quant à ce qui, quoique vrai, n'est pas vraisemb)able, tout ce qui n est connu que du ciel et de moi, mais eû^ pu mériter â^ Y être des hommes , ou ce qui y même connu d autrui, ne peut être dit de soi-même avec bien- séance , n'espérez pas que je vous en parle, non plus que ceux dont il est connu : si tout son prix est dans les suffrages des hommes, c'est à jamais autant de perdu. Je ne vous parlerai pas non plus de ses vices ,^ non qu'il n'en ait de très grands ,^ mais parcequ'ils n'ont jamais ikit de mal qu'à lui, et qu'il n'en doit aucun compte aux autres : le mal qui ne nuit point à autrui peut se taire quandon tait le bien qui le rachète. Il n'a pas été si discret dans ses Confissions, et peut-être n'en a-t-il pas mieux fait. A cela près, tous les détails que je pourrois ajouter aux précédents n'en sont que des. conséquences qu'en raisonnant bien chacun peut aisément suppléer. Ils suffisent pour connoitre à fond le naturel de l'homme et j^o^t^aractère. Je ne saurois aller plus loin sans manquer aux engagemeats par les- quels vous m'avez lié. Tant qu'ils 4|tu'eront . tout ce que je puis exiger et attendre de J^an-Jacques est qu'il me donne, comme il a fait, une explication naturelle et raisonnée de sa conduite en toute occasion;.car il se- roit injuste et absurde d'exiger qu'il répondît aux chargfss qu'il ignore , et qu'pn i^e permet pas de lui dé-

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328 SECOND DIALOGUE,

clarer; et tout ce que je puis ajouter du mien à cela, est de m'assurer que cette explication qu'il me donne s accorde avec tout ce que j'ai vu de lui par moi-même, en y donnant toute mon attention. Voilà ce que j ai fait : ainsi je m'arrête. Ou feites-moi sentir en quoi je m'abuse, ou montrez-moi comment mon Jean-Jacques peut s'accorder avec celui de vos messieurs , ou con- venez enfin que deux êtres si différents ne forent ja- mais le même homme.

Le Fr. Je vous ai écouté avec une attention dont vous devez être content. Au lieu de vous croiser par mes idées je vous ai suivi dans les vôtres, et si quel- quefois je vous ai machinalement interrompu , c'étoit lorsqu'étant moi-même de votre avis je voulois avoir votre réponse à des objections souvent rebattues que je craignois d'oublier. Maintenant je vous demande en retour un peu de l'attention que je vous ai donnée. J'éviterai d'être diffus; évitez, si vous pouvez , d'être impatient.

Je commence par vous accorder pleinement votre conséquence , et je conviens franchement que votre Jean-Jacqués et celui de nos messieurs ne sauroient être le même homme. L'un, j'çn conviens encore, semble avoir été fait à pljiisir , pour le mettre en op- position avec l'autre. Je vois même entre eux des in- compatibilités qui t^e frapperoient peut-être nul autre que moi. L'empire de l'habitude et le goût du travail manuel sont, par exemple, à mes yeux des choses inalliables avec les noires et fougueuses passions des méchants ; et je réponds que jamais un déterminé scé- lérat ne fera de jolis herbiers en miniatures , et n'é-

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SECOND DIALOGUE. 3^9

crira dans six ans huit mille pages de musiqne'. Ainsi, dès la première esquisse, nos messieurs et vous ne pouvez vous accorder. Il y a certainement erreur ou mensonge d'une des' deux parts : le mensongen'est pas de la vôtre, j'en suis très sûr, mais Terreur y peut être. Qui m'assurera qu'elle n'y est pas en effet? Vous accusez nos messieurs d'être prévenus quand ils le décrient , n'est-ce point vous qui l'êtes quand vous l'honorez? Votre penchant pour lui rend ce doute très raisonnable. Ilfeudroit, pour démêler sûrement la vé- rité, des observations impartiales; et, quelques pré- cautions que vous ayez prises, les vôtres ne le sont pas plus que les leurs. Tout le monde , quoi que vous en puissiez dire, n'est pas entré dans le complot. Je connois d'honnêtes genë qui ne haussent point Jean- Jacques , c'est-à-dire qui ne professent point pour lui cette bienveillance traîtresse qui , selon vous , n'est qu'une haine plus meurtrière. Ils estiment ses talents sans aimer ni haïr sa personne, et n'ont pas une grande confiance en toute cette générosité si bruyante qu'on admire dans nos messieurs. Cependant, sur bien des points, ces personnes équitables s'accordent à penser comme le public à son égard. Ce qu'elles ont vu par elles-mêmes , ce qu'elles oui appris les unes des autres donne une idée peu favorable de ses mœurs , de sa droiture, de sa douceur, de son humanité, de

* Ayant £ait une partie de ce calcul d'avance, et seulement par comparaison, )*ai mis tout trop au rabais;, et c'est ce que je dé- couvre bien sensiblement à mesure que j'avance dans mon re(];istre, puisqu^au bout de cinq ans et demi seulement j'ai déjà plus de neuf mille pages bien articulées , et sur lesquelles on ne peut contester.

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33o SECOND DIALOGUE.

son désiotéressement , de toutes les vertus qu il éta- loit avec tant de faste. Il faut lui passer des défauts, même des vices, puisqu'il est homme; mais il en est de trop bas pour pouvoir germer dans un cœur bomiéte. Je ne cherche point un homine'parfait , mais je méprise un homme abject, et ne croirai jamais que les heu- reux penchants que vous trouvez dans Jean-Jacques puissent compatir avec des vices tels que ceux dont il est chargé. Vous voyez que je n'insiste pas sur des faits aussi prouvés qu il y en ait au moqde , mais dont l'omission affectée d'une seule iprmalité éoerve, selon yous, toutes les preuves. Je ne dis rien des créatures qu'il s'amusie à violer , quoique rien ue soit moins né- cessaire , des écus qu'il escroque aux passants dans les tavernes, et qu'il nie ensuite tl'a.voir empruntés , des copies qu'il fait payer deux fois, dje cejles il fait de faux comptes, de l'argent qu'il escaj^ote dans les paiements qu'on lui fait, ^de mille autres imputations pareilles. Je veux que tous ces faits, quoique prouvés, soient sujets à chicane comme les auti^es; mais ce qui est généralement vu par tout le monde ue s^roit l'être. Cet homme , en qui vous trouvez unie modestie , une timidité de vierge , est si bien connu pour un sa- tyre plein d'impudence, que, dans les maisons mêmes l'on tâchoit de l'attirer à son arrivée à Paris , on fai- soit, dès qu'il paroissoit, retirer la fille de la n^aison , pour ne pas l'exposer à la brutalité de ses propos et de ses manières. Cet homme, qui. vous paroit si doux, si sociable , fuit tout le monde sans distinction , dé- daigne toutes les caresses, rebute toutes les avances, et vit seul comme un loup-garou. Il se nourrit de vi-

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SECOND DIALOGUE. 33l

sions , selon vous , et s'extasie avec des chimtoes. Mais s'il méprise et repousse les humains, si son cœur se ferme à leur société, que leur importe celle que vous lui prêtez avec des êtres imaginaires? Depuis qu'on s'est avisé de l'éplucher avec plus de soin, on l'a trou^ vé, non seulement différent de ce qu'on le croyoit, mais contraire à tout ce qu'il prétendoit être. Il se di* soit honnête, modeste; on l'a trouvé cynique et dé- bauché; il se vantoit de bonnes mœurs, et il est pourri de vérole; il se disoit désintéressé, et il est de la plus basse avidité ; il se disoit humain , compatissant , il re- pousse durement tout ce qui lui demande assistance; il se disoit pitoyable et doux, il est cruel et sangui- naire; il se disoit diaritable, et il ne donne rien à per- sonne; il se disoit liant, fiwle à subjuguer, et il re- jette arrogamment toutes les honnêtetés dont on le comble. Plus on le recherche , plus on en est dédaigné. On a beau prendre en l'accostaçt un air béat, un ton patdin, dolent, lamentable, lui écrire des lettres à faire pleurer, lui signifier net qu'on va se tuer à l'in- stant si l'on n'est admis, il n'est ému de rien; il seroit homme à laisser faire ceux qui seroient assez sots pour cela; et les plaignants, qui affluent à sa porte, s'en re- tournent tous sans consolation. Dans une situation pareille à la sienne, se voyant observé de si près, ne devroit-il pas s'attacher à rendre contents de lui tous ceux qui l'abordent, à leur &ire perdre, à force de deuceur et de bonnes manières, les noires impressions qu'ils ont sur son compte, à substituer dans leurs âmes la bienveillance à l'estime qu'il a perdue, et à les forcer au moins à le plaindre, ne pouvant plus l'honorer?

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332 SECOND DIALOGUE.

Au lieu de cela , il concourt, par son humeur siauvage et par ses rudes manières, à nourrir, comme à plaisir, la mauvaise opinion qu'ils ont de lui. En le trouvant si dur, si repoussant, si peu tcaitable, ils reconnoisseot aisément Tbomme féroce qu'on leur a peint; et ils s'en i^tournent convaincus par eux-mêmes qu'on n a point exagéré son caractère^ et qu'il est aussi noir que $on portrait.

Vous me répéterez sans doute que ce n'est point l'homme que vous avez vu : mais c'est l'homme qu'a vu tout le monde, excepté vous seul. Vous ne parlez, dites-vous, que d'après vos propres observations. La plupart de ceux que vous démentez parlent non plus que d'après les leurs. Us ont vu noir vous voyez blanc; mais ils soot tous d'accord sur cette couleur noire ; la blanche ne frappe nuls autres yeux que les vôtres ; vous êtes seul contre tous : la vraisemr blance est'^lle pour vous? La raison permet-elle de donner plus de force à votre unique suflFrage qu'aux suffrages unanimes de tout le public? Tout est d'ac- cord sur le compte de cet homme que vous vous ob- stinez seul à croire innocent, malgré tant de preuves auxquelles vous-même ne trouvez rien à répondre. Si ces preuves sont autant d'impostures et de sophismes, que iaut-il donc penser du genre humain? Quoi ! tmte une génération s'accorde à calomnier un innocent, à le couvrir de ÊEinge , à le suffoquer, pour ainsi dire, dans le bourbier de la diffamation, tandis qu'il ne faut, selon vous, cpi'ouvrir les yeux sur lui. pour se convaincre de son innocence, et de la noirceur de ses ennemis ! Prenez garde, M. Rousseau ; c'est vous-même

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SECOND DIALOGUE. 333

qui prouvez trop. Si Jean-Jacques étoît tel que vous Favez vu, seroit-il possible que vous fussiez le premier et le seul à Fa voir vu sous cet aspect? Ne reste-t-il donc que vous seul d'homme juste et sensé sur la terre? S'il en mste un autre qui ne pens« pas ici comme vous, toutes vos observations sont anéanties , et vous restez seul chargé de Faccusation que vous intentez à tout le monde, d'avoir vu ce que vous desiriez de voir, et non de ce qui étoit en effet. Répondez à cette seule ob- jection, mais répondez juste, et je me r^nds sur tout le reste.

Rouss. Pour vous rendre ici franchise pour fran- chise, je commence par vous déclarer que cette seule objection, à laquelle vous me sommez de répondre, est à mes yeux un abîme de ténèbres mbn enten- dement se perd. Jean-Jacques lui-même n'y comprend rien non plus que moi. Il s'avoue incapable d'expli- quer, d'entendre la conduite publique à son égard. Ce concert, avec lequel toute une génération s'empresse d'adopter un plan si exécrable, la lui rend incompré- hensible. Il n'y voit ni des bons, ni des méchants, ni des hommes : il y voit des êtres dont il n'a nulle idée. II ne les honore, ni ne les méprise, ni ne les conçoit; il ne sait pas cejque c'est. Son ame, incapable de haine, aime mieux se reposer dans cette entière ignorance que de se livrer, par des interprétations cruelles, à des sentiments toujours pénibles à celui qui les éprouve, quand ils ont pour objet des êtres qu'il ne^ peut estimer. J'approuve cette disposition , et je l'adopte autant que je puis, pour m'épargner un sentiment de mépris pour mes contemporains. Mais au fond je me

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334 SECOND DIALOGUE,

surprends soufent à les juger malgré taoi : ma raison fitit son office eu dépit de ma volonté, et je prends le ciel à témoin que ce n est pas ma faute si ce jugement leur est si désavantageux.

Si donc vous faites dépendre votre assentivient au résultat de mes recherches de la solution de votre ob- jection 9 il y a grande apparence que , me laissant dans mon opinioi^, vous resteroe dans la vôtre: car j'avoue que cette solution m'est impossible , sans néemmoins que cette impossibilité puisse détruire en moi ia per- suasion commencée par la marche clandestine et tor- tueuse de vos messieurs , et confirmée ensuite par la connoissance immédiat» de Thomme* Toutes yùs preuves contraires tirées de plus loin se briisent contre cet axiome qui m'entraîne irrésistiblement, que la même chose ne sauroit être et n'être pas ; et tout ce que disent avoir vu vos messieurs est, de votre propre aveu, entièrement incompatible avec ce que je suis certain d'avoir vu moi-même.

J'en use dans mon jugement sur cet homme comme dans mai croyance en matière de foi. Je cède à la con- viction directe sans m'arrêter aux objections que je ne puis résoudre, tant parceque ces déjections sont fon- dées sur des principes moins clairs, moins solide^ daus mon esprit, que ceux qui opèrent ma persua- sion , que parcequ'en cédant à ces objections, je tom- berois dans d'autres encore plus invincibles. Je per- drois donc à ce changement la force de l'évidence , sans éviter l'embarras des difficultés. Vous dites que ma raison choisit le sentiment que mon cœur préfère, et je ne m'en défends pas. C'est ce qui ai'rive dans

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SECOND DIALOGUE. 335

toute délibération le jugement Va pas assez de* lumières pour se décider sans le concours de la vo- lonté. Croyez-vous qu'en prenant avec tant d ardeur le parti contraire vos messieurs soient déterminés par un motif plus impartial?

Ne cherchant pas à vous surprendre, je vous devois d'abord cette déclaration. A présent, jetons un coup d'oeil sur vos difficultés , si ce n €St pour les résoudre » au moins pour y chercher, s'il est possible, quelque sorte d'explication.

La principale et qui fait la base de toutes les autres est celle que vous m'avez ci-deyant proposée sur le concours unanime de toute la génération présente à. un complot d'impostures et d'iniquité, contre lequel il seroit, ou trop injurieux an genre humain de supposer qu'aucun mortel ne réclame s'il ^n vo^oit l'injustice, ou ^ cette injustice étant aussi évidente qu'elle me pa- roît, trop orgueilleux à moi, trop humiliant pour le sens commun, de croire qu'elle n'est aperçue par per- sonne autre.

Faisons pour un moment cette supjrosition triviale, que tous les hommes ont la jaunisse, et que vous seul ne l'avez pas.... Je préviens l'interruption que vous me préparez... Quelle plate comparaison! Quest-^e que c est que cette jaunisse?,,. Comment tous les hommes font" ils gagnée excepté vous seul ?C est poser la même question en d autres termes j mais ce n'est pets la résoudre; ce nest pas même téclaircir, Vouliez-vous dire autre chose en m'interrompant?

Le Fr. Non, poursuivez.

Rouss. Je réponds donc. Je crois Téclaircir, quoi

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336 SECOND DIALOGUE,

que vous ei^ puissiez dire y lorsque je fais entendre qu'il est, pour ainsi dire, des épidémies d esprit qui gagnent les honunes de proche en proche , comme une espèce de contagion ; parcéque l'esprit humain , na- turellement paresseux, aime à s'épargner de la peine en pensant d'après les autres, surtout en ce qui flatte ses propres penchants. Cette pente à se laisser en- traîner ainsi s'étend encore aux inclinations, aux goûts, aux passions des hommes; l'engouement gêné* rai, maladie si commune dans votre nation, n'a point d'autre source, et vous ne m'en dédirez pas quand je vous citerai pour exemple à vous-mémet. Rappelez- vous Faveu que vous m'avez fait ci-devant, dans la supposition de l'innocence de Jean- Jacques, que vous ne lui pardonneriez point votre injustice envers lui. Ainsi., par la pCfaie que vous donneroit son souvenir, vous aimeriez mieux Taggraver que la réparer. Ce sen- timent, naturel aux cœurs dévorés d'amour-propre, peut-il l'être au vôtre, régne l'amour de la justice et de la raison? Si vous eussiez réfléchi là-dessus, pour chercher en vous-même la cause d'un sentiment si injuste, et qui vous est si étranger, vous auriez bientôt trouvé que vous haïssiez dans Jean-Jacques, non seulement le scélérat qu'on vous avoit peint, mais Jean-Jacques lui-même; que cette haine , excitée d'abord par ses vices, en étoit devenue indépendante , s'étoit attachée à sa personne, et qu'innocent ou coupable il étoit devenu, sans que vous vous en aper- çussiez vous-même, l'objet de votre aversion. Aujour- d'hui, que vous, me prêtez une attention plus it)^>ar- jtiale, si je vous rappelois vos raisonnements dans

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SECOND DIALOGUE. 33"]

nos premiers entretiens, vous sentiriez qu ils n^étoient point en vous Fouvrage du jugement , mais celui d'une passion fougueuse qui vous dominoit à votre insu. Voilà, monsieur, cette cause étrangère qui séduisoit votre cœur si juste, et fascinait votre jugement si sain dans leur état nalairel. Vous trouviez une mauvaise face à tout ce qui venoit de cet infortuné ^ et une bonne à tout ce qui tendoit à le diffamer; les perfidies, les trahisons, les mensonges, perdoient à vos yeux toute leur noirceur, lorsqu'il en étoit l'objet, et , pourvu que vous n y trempassiez pas vous-même, vous vous étiez accoutumé à les voir sans horreur dans autrui : mais ce qui n étoit en vous qu'un égarement passager est devenu pour le public un délire habituel j un principe constant de conduite, une jaunisse universelle, fruit d'une bile acre et répandue , qui n altère pas seulement le sens de la vue, mais corrompt toutes les humeurs, et tue enfin tout-^à-Êût l'homme moral qui seroit de- meuré bien constitué sans elle^ Si Jesn-Jacques n'eût point existé, peut-être la plupart d'entre eux n'au- roient-ils rien à se reprocher. Otez ce seul objet d'une passiion qui les transporte, à tout autre égard ils sont honnêtes gens comme tdut le monde.

Cette animosité, plus vive^ plus agissante que la simple aversion , me paroît , à l'égard de Jean-Jacques , la disposition générale de toute la génération présente. L'air seul dont il est regardé passant dans les rues mcmtre évidemment 0ette disposition qui se gêne et se contraint quelquefois dans ceux qui lerencontrent, mais qui perce et se laisse apercevoir malgré eux. A l'empressement grossier et badaud de s'arrêter , de

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338 SECOND DIALOGUE,

se retourner, de le fixer, de le suivre , au chuchote- ment ricaneur qui dirige sur li|i le concours de leurs impudents regards , on les prendroit moins pour d'hon- nêtes gens qui ont le malheur dmrencontrer un monstre effrayant, que pour des tas âe bandits , tout joyeux de tenir leur proie, et qui se font un amusement digne d'eux d'insulter à son malheur. Voyez-le entrant au spectacle ) entouré dans Tinàtant d'une étroite enceinte de bras tendus et de cannes , dansJaquellé vous pouvez penser comme il est à son aise! A quoi seft cette bar- rière? S'il veut la forcer, résistera-t-elle? Non, smis doute. A quoi sert-elle donc? Uniquement à se donner l'amusement de le voir enfermé dans cette cage , et à lui bien faire sentir que touç ceux qui l'entourent se font un plaisir d'être, à son égards autant d'argousins et d'archco^s. Est-ce aussi par bonté qu'on ne manque pas de cracher sur lui , toutes les fois qu'il passe à portée, et qu'on le peut sans être aperçu de lui? Envoyer le vin d'honneur 9^ même homme sur qui l'on crache, c'est rendre l'honneur encore plus cruel que l'outrage. 'Tous les signes de haine, de mépris, de fureur même, qu'on peut tacitement donner à un homme, sans y joindre une insulte ouverte et directe, lui sont pro- digués de toutes parts; et tout en l'accablant des plus ' &des compliments, en affectant pour lui les petits soins mielleux qu'on rend aux jolies femmes, s'il avoit besoin «d'une assistance réelle , on le verroit périr avec joie, sans lui donner le moindre secours. Je l'ai vu, dans la rue Saint-Honoré, faire presque sous un car- rosse une diute très périlleuse; on court à lui, mttfs sitôt qu(m reconnoit Jean-Jacques tout se disperse, les passants reprennent leur chemin, les marchands

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SECOND DIALOGUE. SSg

rentrent dans leurs boutiques, et il seroit resté seul dans ce^ état, li un pauvre mercier, rustre et mal instrillt, ne Teût fait asseoir sur son petit banc, et si une servante, tout aussi peu phibsophe, ne lui eût apporté un verre d'eau. Tel est en réalité l'intérêt si vif et si tendre dont Theureux Jean- Jacques est l'objet. Une animosité de cette espèce ne suit pas, quand elle est for.fe et durable , la route la plus couite , mais la plus sûrjs pour 3'assouvir. Or, cette route étant déjà toute tracée dans le plan de vos messieurs ,. le pu^ blic, qu'ils ont mis avec art dans leur confidence, n'a plus eu qu'à suivre cette route ; et tous, avec le même secret entre eux, ont concouru de concert à l'exécu- tipn de ce plan. C'est ce qui s'est fait; mais com- ment cela s'est^il pu foire? Voilà votre difficulté qui revient toujoursi Que cette animosité, une fois ex- citée , ait altéré les focultés de ceux qui s'y sont livres], au point de leur foire voir la bonté, la générosité, la clémence dafis toutes les manœuvres de la {dus noire perfidie; rien n'est plus foci^ à concevoir* Chacun sait.trop que les passions violentes, commençant to^ jt)urs par égarer la raison, peuvent rendre l'homme injuste et méchant dans le foit, et, pour ainsi dire, à l'insu^de lui-même ,*sans avoir cessé d'être juste et bon dans l'ame, ou du moins d'aimer la justice et la vertu. Mais cette haine envenimée , comment est-on venu à bout de l'allumer? Comment a-t-on pu rendre odieux à ce point l'homme du monde le moins foit pour la haine; qui n'eut jamais ni intérêt ifi désir de nuire à autrui; (pii ne fit, ne voulut, ne rendit jamais de mal à personne; qui, sans jalousie, sans concurrence.

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34q second dialogue.

n aspirant à rien, et marcjpiant toujours seul dans sa route, ne fîit un obstacle à nu), autre; et qui, au lieu des avantages attachés à la célébrité . n% trouvé dans la sienne qu outrages, insultes, misère et difiama- tion? J'entreVois bien dans tout cela la cause secrète qui a mis en fureur les auteurs du complot. La route que Jçan-Jacques avoit prise étoit trop contraire à la leur, ppur qu'ils lui pardonnassent de donner un exemple quils ne vouloient pas suivre, et docca* sioner jdes comparaisons qu'il ne leur convenoit pas de souffrir> Outre ces causes générales, et celles que vous-même avez assignées, cette haine primitive et radicale de vos daines et de vos messieurs en a d au- tres particulières et relatives à chaque individu, qu'il n est pi convenable de dire, ni facile à croire, et dont je m'abstiendrai de parler, mais que la force de leurs effets rend trop sensibles pour qu'on puisse douter de leur réalité; et l'on pçut juger de la violence de cette même haine par l'art qu'on met à la calher en l'as- SCMivissaqt. Mais plus cette haine individuelle se dé- cèle, moins on comprend comment on est parvenu à y fiedre participer tout le monde, et ceux même sur qui nul des motifs qui l'ont fait naître ne pouvoit agir. Malgré l'adresse des chefs du complot, la passion qui les dirigeoit étoit trop visible pour ne pas mettre à cet égard le public en garde contre tout ce qui venoit de leur part. Gomment, écartant des soupçons si légi- times, l'ont-ils &it entrer si aisément, si pleinement dans toutes leurs \aieSy jusqu'à le rendre aussi ardent qu'eux-mêmes à les remplir? Voilà ce qui n'est pas facile à comprendre et à expliquer.

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SECOND DIALOGUE. 34 1

Leurs marches souterraines sont trop ténébreuses pour quil soit possible de les y suivre. Je crois seu- lement apercevoir, d'espace en espace , au^lessus de ces gouffres, quelques soupiraux qui peuvent en in*^ diquer les détours. Vous m'avez décrit vous-même, dans notr^ premier entretien , plusieurs decesmanœ» vres que vous supposiez^ légitimes, comme ayant pour objet de démasquer un méchaùt; destinées au contiraire à foire paroitre tel un homme ^i n'est rien moins, elles auront également leur effet. Il sera né- cessairement haï, soit qu'il mérite oa non de l'être^ parcequ'on aura pris des mesures certaines pour par- venir à le rendre odieux. Jusque-là ceci se ccnnprend encore; mais ici l'effet va plus loin: il ne s'agit pas seulement de haine, il s'agit d'animosité; il s'agit d'un concours très actif de tous à l'exécution du projet concerté par un petit nombre, qui seul doit y prendre assez d'intérêt pour agir aussi vivement.

L'idée de la méchanceté est effrayante par elle- même. L'impression naturelle qu'on reçoit d'un mé- chanf dont on a pas personnellement à se plaindre est de le craindre et de le fuir. Content de n'être pas sa victime, personne ne s'avise de vouloir être son bourreau. Un méchant en place, qui peut et veut faire beaucoup de mal, peut exciter l'animosité par la crainte, et le mal qu'on en redoute peut inspirer des efforts pour le prévdnii' ; mais l'impuissance jointe à la méchanceté ne peut produire que le mépris et l'éloignement; un méchant sans pouvoir peut donner de l'horreur, mais point d'animosité. On frémit à sa' vue; loin de le poursuivre on le fuit; èirien n'est plus

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34^ SECOND DIALOGUE,

éloigné TefFet que produit sa rencontre qu'un souris insultant et moqueur. Laissant au ministère public le soin du châtiment qu'il mérite, un honnête ilomme ne s'aviht pas jusqu'à vouloir y concourir. Quand il n y auroit même dans ce x^hâtiment d'autre peine afflictive que Fignominie, et d'être exposé à la risée publique , quel est l'homme d'honneur qui vou- droit prêter la main à cette œuvre de justice, et atta- cher le coupable au carcan? Il est si vrai qu'on n'a point généralement d'anlmosité contre les malfai- teurs, que si l'oQ en voit un poursuivi par la justice et près d'être pris, le plus grand nombre, loin de le livrer, le fera sauver s'il peut, son péril faisant ou- blier qu'il est criminel, pour se souvenir qu'il est honune.

Voilà tout ce qu'opère la heûne qua. les bons ont ^pour les méchants; Vest une haine de répugnance et d'éloignemept, d'horreur même et d'effroi, mais non pas d'animosité. Elle fuit son objet, en détourne les yeux, dédaigne de s'en occuper: mais la Jiaine contre Jean*Jacque& est active, ardente, infatigable; Ibinde fiiir soni^bjet , elle le cherche avec empressement pour en faire à son plaisir. Le tissu de ses malheurs, l'œu- vre combinée de sa difiPamation , montre une ligue très étroite et très agissante, tout le monde s'em-. presse d'entrer. 0iacun concourt avec la plus vive émulation à le circonvenir , à l'environner de trahi* 8on8 et de pièges, à empêcher qu'aucun avis utile ne lui parvienne, à lui ôter tout moyen de justification, toute possibilité de repousser les atteintes qu'on lui porte, de dé&odre son honneur et sa réputation; à

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SECONJ) DIALOGUE. 34^

lui cacher tous ses ennemis , tous ses accusateurs y tous leurs complices. On tremble qu'il n'écrjye pour sa dé- fense ; on s'inquiète de tout ce qu'il dit » de tout ce qu'il fait, de tout ce qu'il peut faire; chacun parolt agité de Fefïroi de voir parottre de lui quelque apologie. On l'observe , on l'épie avec le plus grand soin pour tâ- cher d' éviter ce maiheur. On veille exactement à tout ce qui l'entoure, à tout ce qui l'approche, à quicon- que lui dit un seul mot. Savante, suivie ^ sont de nou- veaux sujetsT d'inquiàude pour le public : on craint qu'une vieillesse aussi fraîche ne démente f idée des maux honteux dont on se flattoitde le voir périr; on craint qu'à la longue les précau^ns qu'on entasse ne suffisait plus pour l'empêcher de parler. Si la voix de l'innocence alloit- enfin se faire entendre ^.travers les huées, qudl malheur afireux me seroit-ce point pour le corps des gens de lettre, pour celui des mé^ decins, pour les grands, pour les magistrats, poar tout le monde? Oui, si, fwçant ses contemporains à le reconnoltre honnête h<mime , il parvenoit à confon- dre enfin ses accusateurs, sa pleine justification seroit la désolation publique.

Tout cela prouve invinciblement que la haine dont Jean Jacques est l'objet i^'est peint la^ haine du vice et de la méchanceté, mais celle de l'individu. Méchant ou bon, il n'importe; consacré à la haine publique, il ne lui peut plus échapper; et, pour peu qu'on cou- noisse les; routes du cœur humain, l'on voit que son innocence reco^pue ne servirent qu'à le rendre plus odieux encore, et à transformer en rage Fammonté dont il est l'objet. On ne lui pardonne pas maintenant

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344 SECOND DIALOGUE,

de secouer le pesant joug dont chacun voudrait Tae- cabler, on lui pardonneroit bien moins les toits qu on se reppocheroit envers lui; et, puisque vous-même avez un moment éprouyé un sentiment si injuste, ces gens si pétris d'amoùr-propre supporteroient-ils sans aigreur ridée de leur propre bassesse, comparée à sa patience et à sa doucetir? Ëh! soyez certain que si c'étoit en effet un monstre, on le fuiroit davantage, mais on le haïroit beaucoup moins.

Quant à moi, pour expliquer de^ pareilles disposi- tions , je ne puis penser autre chose , sinon qu on. s'est servi, pour exciter dans le public cette violente anir mosité, de motifs semblables à ceux qui lavoient fidt naître dans Famé des auteurs du complot. Us avoient vu cetl^mme, adoptant des principes tout contraires aux leui^s, ne vomloir, ne suivre ni parti ni secte; ne dire que ce qui lui sembloit vrai, bon , utile aiix homr mes, 3ans consulter en cela son propre avantage, ni celui de persanne en particulier. Cette marche, et la supériorité quelle lui donnoit sur eux, fut la grande source de leur haine. Us ne purent lui pardonner de ne pas plier, ççmme eux, sa morale à son profit, de . tenir si peu à son intérêt et au leur, et de montrer tout franchement labus des lettres et la forfainterie du métier d'auteur, sans se soucier de lapplication quon nemanqueroit pas de lui faire à lui-même des maximes qu'il établislsoit, ni de la fureur qu'il alloit inspirer à ceux qui se^^antent d'être les arbitres de la renommée, les distnbuteurs de la jj^oire et de la ré- putation des actions des hommes , mais qui ne se van- tent pas , que je sache , de faire cette distribution avec

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SECOND DIALQGUE, 345

justice et désintéressement. Abhorrant la satire au- tant qu'il aimoit vérité, on le vit toujours distinguer honorablement les particuUers et les combler de sin- cères éloges, lorsqu'il avançoit des vérités générales dont ils auroient pu s'offenser. Il faisoit sentir que le mal tenoit à la iiature des choses , et le bien aux vertus des individus. Il £Eiisoit, et pour ses amis et pour les auteurs qu'il jugeoit estimables, les mêmes exceptions qu'il croyoit mériter; et l'on sent, en lisant ses ou- vrages , le plaisir que prenoit son cœur à ces honora- bles exceptions. Mais ceux qui s'en sentoient moins dignes qu'il ne les avoit crus, et dont la conscience repoussoit en secret ces éloges, s'en irritant à mesure qu'ils les méritoient moins, ne lui pardonnèrent ja- mais d'avoir si bien démêlé les abus d'un métier qu'ils tàchoient de faire admirer au vulgaire, ni d'avoir, par sa conduite, déprisé tacitement, quoique involontai- rement, la leur. La haine envenimée que ces réflexions firent naître dans leurs cœurs leur suggéra le moyen d'en exciter une semblable dans les cœurs des autres hommes.

IJb commencèrent par dénaturer tous ses principes, par travestir un républicain sévère çn un brouillon séditieux, son amour pour la liberté liégale en une liceiice effrénée, et son respect pour les lois en aver-* sion pour les princes. Ils l'accusèrent de vouloir ren- verser en tout l'ordre de la société, parcequ'il s'indi- gnoit qu'osant consacrer soup ce nom les plus funestes désordres, on insultât aux ipisères du genre humain en donnant les plus criminels abus pour le3 lois dont ils a»i# la ruine. Sa colère contre les brigandages pu*

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346 SECOND DIALOGUE,

blics, sa haioe contre les puissants fiipons qui les soutiennent, son intrépide audace à dire des vérités dures à tous les états, furent autant de moyens em- ployés à les irriter tous contre lui. Pour le rendre odieux à ceux qui les remplissent , on laccusa de les mépriser personnellement. Les reproches durs, maia généraux, qu il faisoità tous furent tournés en autant de satires particulières dont on fit avec art les plusi malignes applications.

Rien n'inspire tant de courage que le témoignage d'un cœur droit, qui tire de la pureté de ses inten- tions Faudaoe de prononcer hautement et sans crainte des jugements dictés par le seul amour de la justice et de la vérité : mais rien n expose en même temps à tant de dangers et de risques de la part d'ennemis adroits que cette même audace, qui précipite un homme ar- dent dans tous les pièges qu'ils lui tendent; et, le li- vrant à une impétuosité sans régie, lui fait feire contre la prudence mille fautes ne tomba qu'une ame franche et généreuse , mais qu'ils savent transformer en autant de crimes affreux. Les hommes vulgaires, incapable^ de sentiments élevés et nobles^, n'en sup- posent jamais que d'intéressés dans ceux qui se pas- ^cmnent ; et, ne pouvant croire que l'amour de la jus- tice et du bien public puisse exciter un pareil zélé, ils leur controuvent toujcmrs des motifs personnels, sem- blables à ceux qu'ils cathent eux-*mémes sous des noms pompeux, et sans lesquels on ne les verroit ja- mais s'échauffer sur rien.

La chose qui se ppo'donne le moins est un mépris mérité. Celui que Jeai^Jacques avoit marqi#^ur

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SECOND DIALOGUE. 347

tout cet ordre social prétendu , qui couvre en effet les plus cruels désordres, tomboit bien plus sur la con- stitution des différents états que sur les sujets qui les remplissent, et qui, par cette constitution même, sont nécessités à être ce qu ils sont. Il avoit toujours fait une distinction très judicieuse entre les per^onùes et les conditions, estimant souvent les premières, quoi- que livrées à Tesprit de leur état, lorsque le naturel ireprenoit de temps à autre quelque ascendant sur leur intérêt , cfomme il arrive assez fréquemment à ceux qui sont bien nés. L'art de vos messieurs fut de pré- senter les choses «ous un tout autre point de vue , et de montrei;: en lui comme haine des hommes celle que pour Famour d'eux, il porte aux maux qu'ils se font. Il paioît qu'ils ne s'en sont pas tenus à ces imputa- tions génélales, mais que, lui prêtant des discours, des écrits, des œuvres confirmes à leurs vues, ils n'ont épargné ni fictions ni mensonges pour iri'iter contre lui l'amour-propre, et dans tous les états, et chez tous les individus.

* Jean-Jacques a même une opinion qui, si elle est juste, peut aider à expliquer cette animosité générale. Il est persuadé que, dans les écrits qu'on fait passer sous son nom, l'on a pris un soin particulier de lui foire insulter brutalement tous les états delà société, et de changer en odieuses personnaUtés les reproches francs et forts qu'il leur fait qûdquefois. Ce soupçon lui est venu» sur ce que, dans plusieurs lettres, ano-

' C'est ce qu'il m^est impossible de vérifier, parceque ces mes- sieurs ne laissent parvenir jusqu'à moi aucun exemplaire des écrits qu'ils fabriquent ou font fabriquer sous mon nom.

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348 SECOND DIALOGUE,

nymes et autres, on lui rappdle des choses , comme étant de ses écrits , qu'il n a jamais songé à y mettre. Dans Tune, il à, dit-on, mis fort plaisamment en ques- tion si les marins étaient des hommes. Dans «ne autre , un officier lui avoue modestement que, selon l'expres- sion de lui , Jean-Jacques , lui militaire , radote de bonne foi comme la plupart de ses camarades. Tous les jours H reçoit ainsi des citations de passages qu'on lui attri- . bue faussement, avec la plus grande confiance , et qui sont toujours outrageants pour quelqu'un. Il apprit il y a peu temps qu'un homme de lettres de sa plus ancienne connoissance,. et pour lequel il avoit con- servé de l'estime, ayant trop marqué p^ut^tre un reste d'affection pour lui, on Ven guérit en lui persua- dant que Jean-Jacques travailloit à une critiqu&amère de ses^ écrits.

Tels sont à peu près les ressbrts qu'on a pu mettre en jeu pour allumer et fomenter cette animosité si idve et si générale dont il est l'objet , et qui , s'attachant particulièrement à sa difiamation, couvre d'un faux intérêt pour sa personne le soin de l'avilir encore par cet air de faveur et de commisération. Pour moi, n'imagine que ce moyen d'expliquer les différents de- grés de la haine qu'on lui porte, à proportion que ceux qui s'y livrent sont plus dans le cas de s'appUquer les reproches qu'il fait à son siècle et à ses contemporains. Les fripons publics, ies intrigants, les ambitieux, dont il dévoile les manœuvres; les passionnés destructeurs de toute religion y de toute conscience, de toute liberté, de toute morale, atteints plus au vif par ses^ censures, doivent, le haïr et le haïssent en effet encore plus que

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SECOND DUL06UE. 349

ne font les honnêtes gens trompés. En l'entendant seulement nommer , les premier^ ont peine à se con- tenir; et la modération qu il3 tâchent d'affecter se dé-' . ment bien vita, s'ils n ont pas besoin de masque po^r assouvir leur passion. Si la haine de l'homme n'étoit que celle du vice, la proportion se renverseroit; la haine des gens de bien seroit plus marquée, les mé- chants seroient plus indifférents. L'observation con- traire est générale , frappante , incontestable , et pour* roit fournir bien des conséquences : contentons-nous ici de la confirmation que j'en tire de la justesse de mon explication.

Cette aversion une fois inspirée s'étend, se com- munique de proche en proche dans les familles , dans les sociétés, et devient en quelque sorte un sentiment inné qui s'affermit dans les enfants par l'éducation, et dans les jeunes gens par l'opinion publique. C'est en- core une remarque à faire, qu'excepté la confédérati|5n secrète de vos dames et de vos messieurs , ce qui reste de la génération dans laquelle il a vécu n'a pas pour lui une haine aussi envenimée que celle qui se propage dans la génération qui suit. Toute la jeune|se est nourrie dans ce sentiment par un soin particulier de vos messieurs, dont les plus adroits se sont chargés de ce département. C'est d'eux que tous les apprentis philosophes prennent l'attache; c'est de leurs mains que sont placés les gouverneurs des enfants, les secré- taires des pères, les confidents des mères; rien dans l'intérieur des familles ne se fait que par leur direction, sans qu'ils paraissent se mêler de rien ; ils ont trouvé l'art de faire circuler leur doctrine et leur auimosité

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35o , $ëCt)ND DIALOGUE,

dans les séminaires^ dans les collèges , et toute la gé- nération, naissante leur est dévouée dès le berceau. Grands imitateurs de la marche des jésuites ^ ils furent leurs plus ardents ennemis, sans doute pjir jalousie de métier, et maintenant, gçuvernant les esprits avec le même empire, avec la même dextérité que les autres gouvernoient les consciences; plus fins qu eu^ en ce qu'ils savent mieux se cacher en agissant, etsubstituant peu-à-peu Fiiltolérance philosophique à lautre, ils de- viennent, sans qu'on s'en aperçoive, atfssi dangereux que leurs prédécesseurs. C'est par eux que cette géné- ration nouvelle, qui doit certainement à Joen- Jacques d'être moins tourmentée dans son enBgince, plus saine et mieux constituée dans tous les âges, loin de lui en savoir gré, est nourrie dans les plus odieux préjugés et dans les plus cruels sentiments à son égard. Le ve- nin d'animosité qu'elle a sucé presque avec le lait lui fait chercher à l'avilir et le déprimer avec plus de zélé encore que ceux mêmes qui l'ont élevée dans ces dis- positions haineuses. Voyez dans les rues et aux pro- menades l'infortuné Jean-Jacques entouré de gens qui, moins par curiosité que par dérision, puisque la plupart l'ont déjà vu cent fois, se détournent, s'ar- rêtent pour le fixer d'un œil qui n'a rien assurément de l'urbanité françoise : vous trouverez toujours que les plus insultants , les plus moqueurs , les plus achar- nés sont de jeunes gens qui, d'un air ironiquement poli, s'amusent à lui donner tous les signes d'outrage et de haine qui peuvent l'affliger, sans les compro- mettre.

Tout cela eût été moins facile à faire dans tout autre

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SECOND DIALOGUE. , 35l

siècle: mais celui-ci est particulièrement un siècle hai- neux et mal\;ieillant par caractère '. Cet esprit cruel et méchant fe £Edt sentir dans toutes les sociétés , dans toutes les af&ires publiques ; il sufBt seul pour mettre à la mode et faire briller dans le monde ceux qui se distinguent par là. L'orgueilleux despotisme de la phi- losophie moderne a porté Tégoïsme de Tamour-propre à son dernier tenue. Le goût qu'a pris toute la jeu- nesse pour une doctrine si commode la lui a fait adopter avec fureur et prêcher avec la plus vive into- lérance. Ils ee sont ac<x>utumés à porter dans la société ce même top de maître sur lequel ils prononcent les oracles de leur secte, et à traiter avec un mépris ap- parent, qui n'est qu'une haine plus insolente, tout ce qui ose hésiter à se soumettre à leurs décisions/ Ce goût de domination n'a pu manquer d'animer toutes l^s passions irascibles qui tiennent à l'amour-propre. Le même fiel qui coule avec l'encre dans les écrits des maîtres abreuve les cœurs des disciples. Devenus es- claves pom* être tyrans, ils ont fini par prescrire, en leur propre nom, les lois que ceux-là leur avoient dictées , et à voir dans toute résistance la plus cou- pable rébellion. Une génération de despotes ne peut être ni fort doiM^ ni fort paisible, et une doctrine si hautaine, qui d'ailleurs n'admet ni vice ni vertu dans

' Fréron vient de mourir *. On demandoit qui feroit son ëpita- phe. « Le premier qui erachera sur sa tomlne, » répondit à l'insliint M. M***. Quand on ne m'anroit pas nommé Fauteur de ce mot, j'aurois deviné qu'il partoic d'une bouche philosophe , et qu'il étoit de ce siécle-ci.

* Le 10 mars 1776.

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1

352 SECOND DIALOGUE,

le cœur de Thomme, n'est pas propre à contenir, par une morale indulgente pour les autres çt réprimante pour soi, Forgueil de ses sectateurs. De les inclina- tions haineuses qui distinguent cette génération. Il nj a plus ni modérat|om dans les âmes , ni vérité dans les attachements, Ghaioun hait tout ce qui n'est pas loi plutôt qu'il ne s ainje lui-même* On s'occupe trop d'autrui pour savoir s'occuper de soi , on ne sait plu$ que haïr ^ et Ton ne tient point à son propre parti par attachement, encore moins par estime, mais unique- ment par haine du parti contraire. Voilà 'les disposi- tions générales dans lesquelles vos messieurs ont trouvé ou mis leurs contemporains , et qu'ils n'ont en qu'à tourner ensuite contre Jean Jacques ■, qui, tout aussi peu propre à recevoir la loi qu'à la faire, ne pouyoit par cela seul manquer, dans ce nouveau sys- tème ,d'éti*e l'objet de la haine des chefs et du dépit disciples : la foule , empressée à suivre une route qui l'égaré , ne voit pas avec plaisir ceux qui , prenant une route contraire^ semblent par lui reprocher son er- reur î»-

' Dans cette gënëration, nourrie de philosophie et de fiel, rien n*est si facile aux intrigante que de faire tomber sur qui il leur plait cet appétit général de haïr. Leurs succès prodigieux en ce point prouvent encore moins leurs talents que la disposition da public, dont les apparents témoignages d*estime et d*attachement pour les uns ne sont en effet que des actes de haine pour d'autres.

' Taurois peut-étK insister ici sur la ruse farorite de mes persécuteurs, qui est de satisfaire à me§ dépens leurs passions hai- neuses,, de faire le mal par leurs satellites, et de faire en sorte qa*il me soit imputé. Cest ainsi qu ils m'ont successivement attribué le Système de la Nature ^ la Philosophie de la Nature , la note du roman

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SECOND DIALOGUE. 353

Qui connoîtroit bien toutes les causes concou- rantes, tonales différents ressorts mis en œtivre pour exciter dans tous les états cet engouement haineux, seroÉt moins surpris de te voir de proche en proche devenir une contagion générale. Quand une fois le branle est donné , chacun suivant le torrent en aug- mente l'impulsion^ Comment se défier de son senti- ment quand oi\le voit être celui tout le momleP Gomment douter que Tobjet d'une haine aussi univer- selle soit réellement un homme odieux? Alors plus les choses qu'on lui attribue sont absurdes et incroyables , plus on esl prêt à les admettre. Tout fait qui le rend odieux ou ridicule est par cela seul assez prouvé. Sll s'agissoit d'une bonne action qu'il eût faite, nul n'en croiroità ses propres yeux, ou bientôt une interpi;é- tation subite la changeroit du blanc au noir. Led mé- chants ne croient ni à la vertu , ni même à la bonté ; il faut être déjà b«4pL^ soi-même pour croire d'autres hommes meilleurs que soi^ et il est presque impos- sible qu'un homme réellement bon demeure ou soit reconnu tel dans une génération méchante.

Les cœurs ainsi disposés^ tout le reste devint facile. Dès^lors vos messieurs auroiént pu, sans aucun dé- tour, persécuter ouvertement Jean-Jacques avec l'ap- probation publique; mai» ils n'auroient assouvi qu'à demi leur vengeauce , et se compromettre vis-à-vis de

de madame dOrmoy*, etc. jjfest ainsi qu'ils tachoient de faire croire au peuple que c*étoit moi qui ameutoia les bandits qu'ils teno^nt à leur solde lors de la chertë du pain.

* 11 est parlé de cette dame et de çon roman dans les Rêveries. Voyez la deuxième Promenade.

XVI. 23

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354 SECOND DIALOGUE,

lui étoit risquer d'être découverts. Le système qu ils ont adopté remplit mieux toutes leurs vues et prévient tous les inconvénients. Le chef-d œuvre de leur art a été de transformer en ménagements pour leur victime les précautions qu'ils ont prises pour leur sûreté. Un vernis d'humanité, couvrant la noirceur du complot, acheva de séduire le public, et chacun s'empressa de concourir à cette bonne œuvre : il est si doux d as- souvir saintement une passion et de joindre au venin de Fanimosité le mérite de la vertu i Chacun 3e glori- fiant en lui-même de trahir un infortuné se disoit avec complaisance : « Ah ! que je suis généreux ! C'est pour « son bien que je le diflame , c est pour le protéger que «je Tavilis; et Tingrat, loin de sentir mon bienfait, « s'en ofFense ! mais cela ne m'empêchera pas d aller « mon train et de le servir de la sorte en dépit de lui. » Voilà comment, sous le prétexte de pourvoir à sa sûreté , tous , en s'admirant eux-mêmes, se font contre lui les satellites de vos messieurs, et, comme écrivoit . Jean-Jacques à M*** , sont èi fiers d'être des traîtres. Coo- cevez-vous qu'avec une pareille disposition d'esprit on puisse être équitable et voir les choses comme elles sont? On verroit Socrate, Aristide, on verroit un ange, on. verroit Dieu même avec des yeux ainsi fascinés, qu'on croiroit toujours voir un monstre in- fernal

Mais quelque facile que soit cette pente, il est tou- jours bien étonnant, dites- vous, qu'elle soit univer- selle, que tous la suivent sans exception , que pas un seul ny résiste et ne proteste, que la même passion entraîne en aveugle une génération tout entière, et qut

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SECOND DIALOGyE. 355

le consentement soit unanime dans un tel renverse- ment du droit de nature et des gens.

Je conviens que le fait est très extraordinaire; mais, en le supposant très certain , je le trouverois bien plus extraordinaire encore, s'il avoit la vertu pour prin- cipe, car il faudroit que toute la génération préset^t^ se fut élevée par cette unique vertu à une sublimité qu'elle ne montre assurément en nulle autre chose | et que, parmi tant d'ennemis qu'a Jean- Jacques , il ne s'en trouvât pas un seul qui eût la maligne fran- chise de gâter la merveilleuse oeuvre de tous les au- tres. Dans mon explication, i|n petit pombre de gens adroits, puissants, intrigants, concertés de longue main, abusant les uns par de fausses apparences, et animant les autres par des passions auxquelles ilç n'ont déjà que trop de pen^e , fait tout concourir con- tre un innocent qu'on a pris soin de charger (}e cri- mes, en lui ôtant tout n^oyen de s'en laver. Dans l'autre explication, il faut que de toutes les généra^ tiens la plus haineuse se transforme tout d'un coup tout entière, et sans aucupe exception, en èutant d anges célestes en faveur du derpier des scéléiats qu'on s'obstine à protéger et à laisser Ubre, malgré les attentats et les crimes qu'il continue de commettre tout à son aise, sans que personne au monde ose, tant on craint de lui déplaire, sopger à l'en empêcher, ni même à les lui reprocher. Laquelle de ces deux sup- positions vous paroît la plus raisonnable jet la plu^ admissible?

Au reste , cette objection , tû*ée du concours una- nime de tout le monde h lexécutioiv d'un complot

33.

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356 SECOND DIALOGUE,

abominable, a peut-être plus d'apparence que de réa- lité. Premièrement , Fart des moteurs de toute la trame a été de ne la pas dévoiler également à tous les yeux. Ils en ont gardé le principal secret entre un petit nom- bre de conjurés ; ils n'ont laissé voir au reste des hommes que ce qu'il falloit pour les y faire concourir. Chacun n'a vu l'objet que par le côté qui pouvoit l'émouvoir p et n'a été initié dans le complot qu'autant que l'exigeoit la partie de l'exécution qui lui étoit confiée. Il n'y a peut-être pas dix personnes qui sa- chent à quoi tient le fond de la trame ; et , de ces dix, il n'y en a peut-être pas trois qui connoissent assez leur victime pour être sûrs qu'ils noircissent un inno- cent. Le isecret du premier complot est concentré en- tre deux hommes qui n'iront pas le révéler. Tout le reste des complices, plus ou moins coupables, se fait illusion sur des manœuvres qui , selon eux , tendent moins à persécuter l'innocence qu'à s'assurer d'un méchant. On a pris chacun par son caractère parti- culier, par sa passion favorite. S'il étoit possible que cettè^multitude de coopérateurs se rassemblât et s'é- clairât par des confidences réciproques , ils seroient frappés eux-mêmes des contradictions absurdes qu'ils trouveroient dans les faits qu'on a prouvés à chacun d'eux, et des motifs non seulement différents, mais souvent contraires , par lesquels on les a fait concourir tous à l'oÈuvre commune, sans qu aucun d'eux en vU le vrai but. Jean-Jacques lui-même sait bien distin- guer d'avec la canaille à laquelle il a été livré à Mo- tiers, àTryci à Monquin, des personnes d'un vrai mérite, qui, trompées plutôt que déduites, et, sans

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SECOND DIALOGUE. 357

être exemptes de blâme, à plaindre dans leur erreur, n'ont pas laissé, malgré Topinion quelles avoientde lui, de le.recherclier avec le même empressement que ies autres , quoique dans de moins cruelles inten|îons. Les trois quarts peut-être ceux qu'on a fait entrer <lans le complot n y restent que parcequ'ils n en ont pas vu toute la noirceur. Il y a même plus de bassesse que de malice dans les indignités dont le grand nom- bre laccable ; et Ton voit à leur air, à leur ton, dans leurs manières , qu ils lont bien moins en horreur comme objet de haine, qu'eu dérision comme in- fortuné.

De plus, quoique personne ne combatte ouverte- ment l'opinion générale, ce qui seroit se compro- mettre à pure perte, pensez- vous que tout le monde y acquiesce réellement? Combien de particuliers peut- être, voyant tant de manœuvres et de mines souter- raines, s'en indignent, refusent d'y concourir, et gé- missent en secret sur l'innocence opprimée! combien d'autres, ne sachante quoi s'entenirsurlecompte d'un homme enlacé dans tant de pièges, refusent de le juger sans l'avoir entendu ; et, jugeant seulement ses adroits persécuteurs, pensent que des gensf à qui la ruse, la fausseté, la trahison, coûtent si peu, pourroient bien n'être pas plus scrupuleux sur l'imposture ! Suspendus entre la force des preuves qu'on leur allègue, et celles de lamahgnité des accusateurs, ils ne peuvent accor- der tant de zélé pour la vérité , avec tant d'aversion pour la justice, ni tant de générosité pour celui qu'ils accusent , avec ta^nt d'art à gauchir devant lui et se soustraire à ses défenses. On peut s'abstenir de Tini-

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358 SECOND DIALOGUE,

quitéy sans avoir le courage de la combattre. On peut refuser d'être complice d'une trahison, sans oser dé- masquer les traîtres* Un homme juste , mais foible , se retiré alors de foule, reste dans son coin; et, n'osant sVxposer, plaint tout bas Fopprimé ^ craint l'oppresseur, et se tait. Qui peut savoir combien d'hon* nétes gens sont dans ce cas? Ils ne se font ni voir ni sentir: ils laissent le champ libre à vos messieurs jusqu'à ce que le moment de parler sans danger arrive. Fondé sur l'opinion que j'eus toujours de la droiture naturelle du cœur humain, je crois que cela doit être. Sur quel fondement raisonnable peut-on soutenir que cela n'est pas? Voilà, monsieur, tout ce que je puis répondre à l'unique objection à laquelle vous vous réduisez, et qu'au reste je ne me charge pas de résou- dre à votre gré, ni même au mien, quoiqu'elle ne puisse ébranler la persuasion directe qu'ont produite en moi mes recherches.

Je vous ai vu prêt à m'interrompre, et j'ai compris que c'étoit pour me reprocher le soiii superflu de vous établir un fait dont vous convenez si bien vous-même que vous le tournez en objection contre moi , savoir qu'il n^est pa.s vrai que tout le monde soit entré dans le complot. Mais remarquez qu'en paroissant nous accorder sur ce point nous sommes néanmoins de sentiments tout contraires, en ce que, selon vous, ceux qui ne sont pas du complot pensent sur JeaU'- Jacques tout comme ceux qui en sont, et que, selon moi , ils doivent penser tout autrement. Ainsi votre exception , que je n'admets pas , et la mienne , que vous n'admettez pas non plus , tombant sur des per-

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rECOND DIALOGUE. iS^

sonnes différentes, s'excluent mutuellement, ou da moins ne s'accordent pas. Je viens de vous dir/^ sur quoi je £3nde la mienne; examinions la vôtre à pré-^ sent.

D'honnêtes gens , que vous dites ne pas entrer dana le complot et ne pas haïr Jean-Jacques, voient oepen-. daiit en lui tout ce que disent y voir ses plus moiteU ennemis; comme s'il en avoit qui convinssent de Tétre et ne se vantassent pas de laimer ! En ikie faisant cette objection, vous ne vous êtes pas rappelé celle*ci qui la prévient et la détruit. S'il y a complot, tout par son effet devient facile à prouver à ceux mêmes qui ne sont pas du complot; et, quand ils croient voir par leur yeux, ils voient, sans s'en douter, par les yeux d'autrui.

Si ces personnes dont vous parlez ne sont pas de mauvaise foi, du moins elles sont certainement pi*é« venues comme tout le public, et doivent par cela seul voir et juger comme lui. Et comment vos messieurs > ayant une fois la facilité de faire tout croire, auroient^ ils négligé de porter cet avantage aussi loin qu'il pou* voit aller? Ceux qui dans cette persuasion générale, ont écarté la plus sûre épreuve pour distinguer le vrai du faux, ont beau n'être pas à vos yeux du complot, par cela seul ils en sont aux miens; et moi, qui sens dans ma conscience qu'où ils croient voir la certitude et la vérité , il n'y a qu'erreur , mensonge , imposture , puis-je douter qu'il n'y ait de leur faute dans leur per- suasion, et que, s'ils avoient aimé sincèrement lu vérité, ils ne l'eussent bientôt démêlée à travers le$ artifices des fourbes qui les ont abusés? Mais ceux

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36o SECOND DIALOGUE.

r

qui ont d avance irrévocablement jugé Tobjet de leur haine, et qui n en veulent pas démordre, ne voyant en lui que ce qu'ils y veulent voir, tordent e% détour- nent tout au gré de leur passion , et , à force de subti- lités, donnent aux choses les plus contraires à leurs idées l'interprétation qui les y peut ramener. Les per- sonnes que vous croyez impartiales ontrcUes pris les précautions nécessaires pour surmonter ces illusions?

Le Fb. Mais M. Rousseau , y pensez-vous , et qu'exi- gez-vous là du public? Avezrvous pu croire qu'il exa- mineroit la chose aussi scrupuleusement que vous?

Rouss. Il en eût été dispensé sans doute, s'il se fut abstenu d'une décision si cruelle. Mais en prononçant souverainement sur l'honneur et sur la destinée d'un hoB^pe, il n'a pu sans crime négliger aucun des moyens essentiels et possibles de s'assurer qu'il pro- nonçort justement.

Vous méprisez, dites-vous, un homme abject, et ne croirez jamais que les heureux penchants que j'ai cru voir dans Jean-Jacques puissent compatir avec des vices aussi bas que ceux dont il est accusé. Je pense exactement comme vous sur cet article; mais je suis aussi ceitain que d'aucune vérité qui me soit connue que cette abjection, que vous lui reprochez, est de tous les vices le plus éloigné de son naturel. Bien plus près de l'extrémité contraire , il a trop de hauteur dans l'ame pour pouvoir tendre à l'abjection. Jean- Jacques est foible, sans doute, et peu capable de vaincre ses pas- sions; mais il ne peut avoir que les passions relatives à son caractère, et des tentations basses ne sauroient approcher de son cœur. La source de toutes ses con-

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SECOND DIALOGUE. 36i

solations est dans l'estime de lui-même. Il seroit le plus vertueux des hommes si sa force répondoit à sa vo- lonté. Mais avec toute sa foiblesse il ne peut être un homme vil , parcequ'il n'y a pas dans son ame un pen* chant ignoble auquel il ftlt honteuxde céder. Le seul qui Teût pu mener au mal est la mauvaise honte 9 contre laquelle il a lutté toute sa vie avec des efforts aussi grands qu'inutiles, parcequ'elle tient à son hu* meiir timide qui présente un obstacle invincible aux ardents désirs de son cœur, et le fiDrce à leur donner le change en mille façons souvent blâmables. Voilà Tunique source de tout le mal qu'il a pu faire , mais dont rien ne peut sortir de semblable*àux indignités dont vous l'accusez. Eh! conoment ne voyez- vous pas combien vos messieurs eux-mêmes sont éloignés de ce mépris qu'ils veulent vous inspirer pour lui? Com- ment ne voyez-vous pas que ce mépris qu'ils affectent n'est point réel , qu'il n'est que le voile bien transpa- rent d'une estime qui les déchire, et d'une rage qu'ils cachent très mal? La preuve en est manifeste. On ne s'inquiète point ainsi des gens qu'on méprise. On en détourne les yeux, on les laisse pour ce qu'ils sont; on fait à leur égard, non pas ce que font vos messieurs à l'égard de Jean-Jacques, mais ce que lui-même fait au leur. Il n'est pas étonnant qu'après l'avoir chargé de pierres ils le couvrent aussi de boue : tous ces pro- cédés sont très concordants de leur part; mais ceu^ qu'ils lui imputent ne le sont guère de la sienne ; et ces indignités auxquelles vous revenez sont-elles mieux prouvées que les crimes sur lesquels vous n'insistez plus? Non, monsieur; après nos discussions précéi-

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362 SECOND DIALOGUE,

(lentes je ne vois plus de milieu possible entre tout ad- mettre et tout rejeter.

Des témoignages que vous supposez impartiaux, les uns portent sur des faits absurdes et iaux, mais ren- dus croyables à force de prévention , tels que le viol, la brutalité, la débauche, la cynique impndence, les basses friponneries; les autres, sur des faits vrais, mais faussement interprétés, tels. que sa dureté, son dédain, son humeur colère et repoussante, Tobstina* tion de fermer sa porte aux nouveaux visages, surtout aux quidams cajoleurs et pleureux, et aux arrogants mal appris.

Comme je ne défendrai jamais Jean-Jacques accnsé d assassinat et d'empoisonnement, je n'entends pas non plus le justifier d'être un violateur de filles, ud monstre de débauche, un petit filou. Si vous pouvez adopter sérieusement de pareilles opinions sur son compte, je ne puis que le plaindre, et vous pjaindre aussi, vous qui caressez des idées dont vous rougiries comme ami de la justice , en y regardant de plus près, et faisant ce que j'ai fa)t. Lui débauché , brutal , impu- dent, ôy nique auprès du sexe! Eh! j'ai grand'peur que ce ne soit l'excès contraire qui l'a perdu, et que, s'il eût été ce que vous dites , il ne fftt aujourd'hui bien inoins malheureux.Jl est bien aisé de faire, à soù ar- rivée , rétirer les filles de la maison ; mais qu'est-ce que cela prouve , sinon la maligne disposition des parents envers lui?

A-t-on l'exemple de quelque fait qui ait rendu né- cessaire une précaution si bizarre et si affectée? et qu'eu dut-il penser à son arrivée à Paris, lui qui ve-

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SECOND DIALOGUE. 363

noit de vivre à Lyon très femilièrement dans une maison très estimable , la mère et trois filles char- mantes, toutes troirdans la fleur de Fâge et de la beauté, raccabloient à Fenvi d amitiés et de caresses? Est-ce en abusant de cette familiarité près de ces jeunes personnes, est-ce par des mâiiières ou des propos li- bres avec elles qu'il mérita Findigne et nouvel accueil qui Fattendoit à Paris en les quittant? et même encore aujourd'hui, des mères très sages craignent-elles de mener leurs filles chez ce terrible satyre, devant le- quel ces autrés-là n osent laisser un moment les leurs, chez elles, et en leur présence? En vérité, que des farces aussi grossières puissent abuser un moment des gens sensés^ il faiM en ^tre témoin pour le croire. Supposons' un moment qu on eût osé publier tout cela dix ans plus tôt, et lorsque Festime des honnêtes gens, quil eut toujours dès sa jeunesse, étoit montée au plus haut degré: ces opinions, quoique soutenues des mêmes preuves, auroient-elles acquis le même crédit che2 ceux qui maintenant s'empressent de les adopter? Non, sans doute; ils les auroient rejetées avec indignation. Ils auroient tous dit: «Quand un « homme est parvenu jusqu'à cet âge avec Festime « publique, quand, sans patrie, sans fortune et sans « asile, dans une situation gênée, et forcé, pour sub- «sister, de recourir sans cesse aux expédients, on

n'en a jamais employé que d'honorables, et qu'on

* s'est fait toujours considérer et bien vouloir dans sa «détresse, on ne commence pas après Fâge mûr, et « quand tous les yeux sont ouverts sur nous^ à se dé- if voyer de la droite route, pour s'enfoncer dans les

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364 SECOND DIALOGUE.

M sentiers bourbeux du vice; on n'associe point la bas- N sesse des plus vils fripons avec le courage et Télé- f< vation des âmes fières , ni Tamour de la gloire aux H manœuvres des filous; et si quarante ans d'honneur « permettoient à quelqu'un de se démentir si tard à ce « point^.il perdroit bientôt cette vigueur de sentiment « ce ressort, cette franchise intrépide qu'on n'a point « avec des passions basses, et qui jamais ne survit à «l'honneur. Un fripon peut être lâche, un méchant «peut être arrogant; mais la douceur de l'inbocence « et la fierté de la vertu ne peuvent s'unir que dans « une belle ame. »

Voilà ce qu'ils auroient tous dit ou pensé , et ils auroient certainement refusé de le croire atteint de vices aussi bas , à moins qu'il n'en eût été convaincu sous leurs yeux. Ils auroient du moiii«rvoulu l'étudier eux-mêmes avant de le juger si décidément et si cruel- lement. Ils auroient fait ce que j'ai fait; et, avec Fimi- partialité que vous leur supposez , ils auroient tiré de leurs recherches la même conclusion que je tire des miennes. Ils n'ont rien fait de tout cela; les p^uves les plus ténébreuses, les ténioignages les plus sus- pects , leur ont suffi pour se décider en mal sans autre vérification , et ils ont soigeusement évité tout éclair- cissement qui pouvoit leur montrer leur erreur. Donc, quoi que vous en puissiez dire, ils sont du complot; car ce que j'appelle en être n'est pas seulement être dans le secret de vos messieurs , je présume que peu de gens y sont admis; mais c'est adopter leur unique principe, c'est se faire, comme eux, une loi de dire à tout Je monde et de cacher au seul accusé le mal

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SECOND dialogue; 365

qu'on pense ou qu'on feint de penser de lui, et les raisons sur lesquelles on fonde ce jugement, afin de le mettre hors d'état d'y répondre, et de faire^éntendfe les siennes ; car, sitôt qu'on s'est laissé persuader qu'il faut le juger, non seulement sans l'entendre, mais sans en être entendu , tout le reste est forcé, et il n'est pas possible qu'on résiste à tant de témoignages si bien arrangés, et mis à l'abri de l'inquiétante épreuve des réponses de l'accusé. Comme tout le succès de la trame dépendoit de cette importante précaution, son auteur aura mis toute la sagacité de son esprit à don- ner à cette injustice le tour le plus spécieux, et à la couvrir même d'un vernis de bénéficence et de géné- rosité, qui n'eût ébloui nul esprit impartial, mais qu'on s'est empressé d'admirer, à l'égard d'un homme qu'on n'estimcjjt que par force, et dont les singula- rités n'étoient vues de bon œil par qui que ce fût.

Tout tient à la première accusation qui l'a fait déchoir, tout d'un coup, du titre d'honnête homme qu'il avoit porté jusqu'alors, pour y substituer celui du plus affreux scélérat. Quiconque a l'ame saine et croit vraiment à la probité ne se départ pas -aisément de l'estime fondée qu'il a conçue pour un homme de bien. Je verrois commettre un crime , s'il étoit pos- sible, ou faire une àbtion basse à milord-maréchaP , que je n'en^roirôispa^à mes yeux. Quand j'ai cru de

- Il eçt vrai que milord<inaréchal est d*une illustre naissance, et Jeau-Jacques un homme du peuple; mais il faut penser que Rous- seau, qui parle ici , n a pas, en général, une opinioti bien sublime de la haute vertu des gens de qualité , et qu'e Thistoire de Jean-Jac- ques ne doit pas naturellement agrandir cette opinion. *^

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366 SECOND DIALOGUE.

Jean- Jacques tout ce que voui^ m^avez prouvé , c'étoit eu le supposant convaincu. Changer à ce. point sur le compte d'un homme estimé durant toute sa vie, n'est pas une chose facile. Mais aussi ce premier pas fait, tout le reste va de lui-même. De crime en crime, un homme coupable d'un seul devient, comme vous lavez dit, capable de tous. Rien n'est moins surpre- nant que le passage de la méchanceté à l'abjection, et ce n'est pas la peine de mesurer si soigneusement l'in- tervalle qui peut quelquefois séparer un scélérat d'un fripon. On peut donc avilir tout à son aise rhpmpaç qu'on a commencé par noircir. Quand on croit qu'il n'y a dans lui que du mal, on n'y voit plus que cela; ses actions bonnes ou indifférentes changent bientôt d'apparence avec beaucoup de préjugés et un peu d'in- terprétation, et l'on rétracte alors ses jugements avec autant d'assurance que si ceux qu'on leur substitue étoient mieux fondés. L'amour-propre fait qu'on veut toujours avoir vu soi-même ce qu'pn sait,. ou qu'on croit sa voif d'ailleurs. Rien n'est si manifeste aussitôt qu'on y regarde, on a honte de ne l'avoir pas aperçu plus tôt; mais c'est qu'on étoit si distrait ou si pré- venu, qu'on ne portoit pas sop attention de ce côté; c'est qu'on est si bon soi-même quW ne peut sup- poser la méchanceté dans autrui.

Quand enfin l'engpuement» devenu général, par- vient à l'excès , on ne se contente plus de tout croire; chacun, pour prendre part à la fête, cherche à ren- chérir; et tout le monde, s'affectionnant à ce système, se pique d'y apporter du sien pour l'orner ou pour l'affermir. Les uns ne sont pas plus empressés d'in-

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venter que les autres de croire. Toute imputatioa passe en preuve invincible ; et si Ton apprenoit aur jourd'hui qu il s'est commis un crime dans la lune, il seroit prouvé demain, plus clair que le jour, à tout le monde, que c'est Jean-Jacques qui en est lauteur.

La réputation qu'on lui a donnée, uoe fois bien établie, il est donc très naturel qu'il en résulte, même chez les geiis de bonne foi , les effets que vous m'avez* détaillés. S'il fait une erreur de compte, ce sera tou- jours à dessein : est-elle à son avantage, c'est une fri- ponnerie ; est-elle à son préjudice, c'est une ruse. Un homme ainsi vu, quelque sujet qu'il soit aux oublis, aux distractions, aux balourdises, ne peut plus rien avoir de tout cela : tout ce qu'il fait par inadvertance est toujours vu comme fait exprès. Au contraire, les oublis, les omissions, les bévues des autres à son égard, ne trouvent plus créance dans l'esprit de per;^ ^onne; s'il les relève, il ment; s'il les endure, c'est à pure perte. De« femmes étourdies , de jeunes gens évaporés, feront des quiproquo dont il restera chargé; et ce sera beaucoup si des laquais gagnés ou peu fidèles, trop instruits des sentiments des maîtres à son égard, ne sont pas quelquefois tentés d'en tirer avantageàses dépens,biensùrs que l'affaire ne s'éclair- cira pas en sa présence ^ et que, quand cela arriveroit, un pfeu d'effronterie , aidée des préjugés des maîtres , les tireroit d'affaire aisément.

J'ai supposé , comme vous , ceux qui traitent avec lui tous sincères et de bonne foi ; mais si l'on cher- cdioit à le tron^per pour le prendre en faute, quelle facilité savivacité, sop étourderîe, ses distractions, sa

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368 SECOND DIALOGUE.

mauvaise mémoire , ne donneroient-elles pas pour cela? %.

D'autres causes encore ont pu concourir ces feux jugements. Cet homme a donné à vos messieurs, par ses Confessions , qu'ils appellent se^ Mémoires , une prise sur lui qu'ils n'ont eu garde de négliger. Cette lecture qu'il a prodiguée à tant de gens, mais dont si ^u d'hommes étoient capables , et dont bien moins encore étoient dignes , a initié le public dans toutes ses foiblesses , dans toutes ses fentes les plus secrètes. L'espoir que ces Confessions ne seroient vues'qu'après %2L mort lui avoit donné le courage de tout dte«,*et de se traiter avec une justice 'souvent même trop rigou- reuse* Quand il se vit défiguré parmi les hommes , au point d y passer pour un monstre, la conscience, qui lui feisoit sentir en lui plus de bien que de mal , lui donna le courage que lui seul peut-être eut, et aura jamais, de se montrer tel qu'il étoit ; il crut qu'en ma- nifestant à plein l'intérieur de son ame , et révélant ses Confessions^ l'explication si franche, si simple, si naturelle, de tout ce qu'on a pu trouver de bizarre dans sa conduite, portant avec elle son propre témoi- gnage , feroit sentir la vérité de ses déclarations , et la feusseté des idées horribles et fantastiques qu'il voyoit répandre de lui, sans en pouvoir découvrir la source. Bien loin de soupçonner alors vos messieurs, la con- fiance en eux de cet lijpmme si défiant alla, non seu- lement jusqu'à leur lire cette tnstoire de son ame, mais jusqu'à leui* en laisser le dépôt assez long-temps. L'usage qu'ils ont fait de cette imprudence a été d'en tirer parti pour diffemer celui qui l'avoit commise; et

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le plus sacré dépôt de Tamitié est devenu, dans leurs mains, linstrument de la trahison. Ils ont travesti ses défauts en vices, ses £siutes en crimes, les foiblesses de sa jeunesse en noirceurs de son âge mûr : ils ont dénaturé les effets, quelquefois ridicules, de tout ce que la nature a mis d'aimable et de bon dans soname ; et ce qui n'est que des singularités d'un tempérament ardent, retenu par un naturel timide , est devenu par leurs soins une horrible dépravation de cœur et de goût. Enfin , toutes leurs manières de procéder à son égard, et des allures dont le vent m'est parvenu, me portent à croire que pour décrier ses Confessions y après en avoir tiré contre lui tous les avantages possibles , ils ont intrigué, manœuvré, dans tous les lieux il a vécu , et dont il leur a fourni les renseignements, pour défigurer toute sa «vie, pour fabriquer avec art des mensonges, qui en donnent l'air à ses Caressions , et pour lui ôter le mérite de la franchise , même dans les aveux qu'il fait contre lui. Eh ! puisqu'ils savent em- poisonner ses écrits, qui sont sous les yeux de tout le monde, comment n'empoisonneroient-ils pas savie, que le public ne connott que sur leur rapport?

làHéldise avoit tourné sur lui les regai*ds des femmes ; elles avoient des droits assez naturds sur un homme qui décrivoit aM^si l'amour; mais n'en con- noissant guère -que le physique, elles crurent qu'il n'y avoit que des sens très vifs qui pussent inspirer des sentiments si tendces, et cela put leuréonner de celm qui les exprimoit plus grande opinion qu'il ne la mêh ritott peut-être. Supposez cette opinion portée chez quelques unsjusqu à la curiosité, et quecettecuriosité

XTI. ^4

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370 SECOND DIALOGUE,

ne fût pas'^assez tôt devinée ou satisfaite par celui qui en étoit Fobjet ,• vous coacevres aisément dans sa des^ tinée les conséquences de cette balourdise.

Quant à Faccueil sec et dur qu'il fait aux quidams arrogants ou pleureux qui viennent à lui, j'en ai sou* vent été le témoin moi-^éme, et je conviens qu'en pareille situation cette conduite seroit fort imprudente dans un hypocrite deinasqué, qui, trop heureux qu'on voulût bien feindre de prendre le change, de* vrôit se prêter, avec une dissimulation pareille, à cette feinte, et aux apparents- ménagements qu'on feroït semblant d'avoir pour lui. Mais osez-vous re- procher à un homme d'honneur outragé, de ne pas se conduire en* coupable, et de n'avoir pas, dans ses in* fortunes , la lâcheté d'un vil scélérat? De quel œil voulez-vous qu'il envisage les perfides empressements des traîtres qui l'obsèdent, et qui , tout en affectant le plus pur zélé , n'ont en effet d'autre but que de l'en- lacer de plus en plus dans les pièges de ceux qui les emploient? Il faudroit, pour les accueillir, qu'il fut en ^fet tel qu'ils le supposent ; il faudroit qu'aussi fourbe qu'eux, et feignant de ne les pas pénétrer, il leur rendit trahison pour trahison. Tout son crime est d'être aussi franc qu'ils sont faux : mais après tout, que leur importe qu'il les feçoive bien ou mal? Les signes, les plus manifestes de son impatience ou de «on dédain n'ont rien qui les rebute. Il les outrage* roit ouvertement, qu'ils ne &en irpient pas pour cela, ^ous de concert, laissant à sa porte les sentiments d'honneur qu'ils peuventavoiF,^ae.lui montreat qu'in- ^nsiUlité, duplicité, lâcheté, perfidie, et sont auprès

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SECOND DIALOGUE. 3p

de lui cotnme it devroit être auprès dWx, s'il étoit tel qu'ils le représentent; et comment voules-v^us qu'il leur montre une estime qulls ont pris si grand soin de ne lui pas lai^er? Je conviens que le mépôs d'un homme qu'on méprise soi-même est facile à supporter ^ mais encore n'estrce pas chez lui qu'il faut aller en chercher les marques. Malgré tout ce patelinage insi- dieux^ pour peu qu'il croie apercevoir, au fond daè âmes, des sentiments natui^tlement honnêtes, et quelques bonnes dispositions, il se laisse encore sub- juguer. Je ris de sa simplicité, et je l'en fats rire lui* même. Il espère toujours qu'en le voyant tel qu'il est quelques uns du moins n'auront plus le courage de le haïr, et croit, à force de franchise, toucher enfin ces cœurs de brouye. Vous concevez comment cela lui réussit; il le voit lui-même, et, après tant de tristes ex* périences, il doit enfin savoir à quoi s'en t«air.

Si vous eussiez fait une fois les réflexions que la rai-' son suggère, et les perquisitions que la justice exige , avant de juger si sévèrement un infortuné , vous auriez senti que dans une situation pareille à la sienne , et vio* time d'aussi détestables complots, il ne pent plus, il . ne doitplus du moins se livrer, pour ce qui l'entoure, à ses penchants naturels, dont vos messieurs se sont servis si long-temps et avec tant de succès pour le prendre dans leurs filets. Il ne peut {Jus , sans s'y pré* cipiter lui-même, agir en rien dans la simfdidté de son coeur. Ainsi ce n'est plus sur ses oeuvres pré-* sentes qu'il faut le juger, même quand <m pourrcMt en avoir le narré fidèle. Il faut rétrograder vers les tempe rien ne l'empêchoit d'être lui-même , ou bien le pé^

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372 SECOND DIALOGUE,

nétrer plus intimement , intùs et in cute, pour y lire immédiatement les véritables dispositions de son ame , que tant de malheurs n'ont pu aigrir. En le suivant dans les temps heureux de sa vie, et dans ceux même où, déjà la proie de vos messieurs, il ne s'en doutoit pas encore, vous eussiez trouvé Fhomme bienfaisant et doux quil étoit et passoit pour être avant qu'on Teût défiguré. Dans tous les lieux il a vécu jadis, dans les habitations on lui a laissé faire assez de séjour pour y laisser des traces de son caractère, les regrets des . habitants l'ont toujours suivi dans sa re- traite ; et seul peut-êti^ de tous les étrangers qui ja- mais vécurent en Angleterre , il a vu le peuple de Wootton pleurer à son départ. Mais vos dames et vos messieurs ont pris un tel soin d'effacer toutes ces traces , que c'est seulement tsindis qu'elles étoient encore fraîches qu'on a pu les distinguer. Montmo- rency, plus près de nous, offre un exemple frappant de ces différences. Grâce à des personnes que je ne veux pas nommer, et aux oratoriens devenus, je ne sais comment, les plus ard.ents satellites de la ligue, voi^ n'y retrouverez plus aucun vestige de l'attache- ment^ et j'ose dire de la vénération qu'on y eut jadis pour Jean- Jacques , et tant qu'il y vécut, et après qu'il en fut parti : mais les traditions du moins en restent encore dans la mémoire des honnét(&s gens qui firé-' qoentoient alors ce pays-là.

Dans ces épanchements auxquels il aime encore à se livrer, et souvent avec plus de plaisir que de pru- dence, il m'a quelquefois confié. ses peines, et j'ai vu que la patience avec laquelle il les supporte n'ôtoit

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SECOND DIALOGUÉ. 3']3

rien à Tioipression qu'elles font sur son cœur. Celles que le temps adoucit le xboins se réduisent à deux principales, qu'il compte pour les seuls vrais maux que lui aient faits ses ennemis. La première est de lui avoir ôté la douceur d'être utile aux hommes , et secou- rable aux malheureux , soit en lui en ôtant les moyens y soit en ne laissant plus approcher de lui , sous ce passe- port, que des fourbes qui ne cherchent à l'intéresser pour^ux qa'afin de s'insinuer dans sa confiance, l'é- pier, et le trahir. La façon dont ils se présentent, ton qu'ils prennent en lui parlant, les fades louanges qu'ils lui donnent, le patelinage qu'ils y joignent, le fiel qu'ils ne peuvent s'abstenir d'y mêler, tout décèle en eux de petits histrions grimaciers qui ne savent ou ne daignent pas mieux jouer leur rôle. Les lettres qu'il reçoit ne sont, avec des lieux communs de col- lège, et des leçons bien magistrales sur ses devoirs envers ceux qui les écrivent, que de sottes déclama- tions contre les grands et les riches, par lesquelles on croit bien le leurrer ; d'amers sarcasmes sur tous les états ; d'aigres reproches à la fortune , de priver un grand homme comme l'auteur de la lettre, et, par compagnie , l'autre grand homme à qui elle s'adresse, des honneurs et des biens qui leur étoientdus, pour les prodiguer aux indignes; des preuves tirées de là, qu'il n'existe point de Providence; de pathétiques dé- clarations de la prompte assistance dont on a besoin , suivies de.fières protestations de n'en vouloir néan- moins aucune. Le tout finit d'ordinaire par la confi- dence de la ferme résolution l'on est de se tuer, et par l'avis que cette résolution sera mise en exécution

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374 SECOND DIAJ-OOUïU

aonica^ ai Ton «e reçoit bien vite fane réponse satisfais

8ante à la ktte.

Après avoii* été plusieurs fois très sottement la dupe 4e 0^ inei^çaiKs suicides» il a fini par se moquer et d eux et de sa propre bêtise, Mais quand ils n ont plus trouvé la £|£ili(é de s introduire avec oe pathc» , ils ont bientôt repris leur allure naturelle, et substitxié, pour forcer sa porte , la férocité des tigres à la flexibilité des serpents. Il Êiut avoir vu les assauts que sa femixie est ^cée de soiutenir sans cesse , les inj ures et les outrages qu^elle essuie journellement de tous ces humbles ad- mirateurs, de tous ces vertueux infortunés, à la moin- dre résistance qu ils trouvent, pour juger du motif qui les ainéiie , et des gens qui les envoient. Croyez-vous qu il ait tort d econduire toute cetl» canaille, et de ne vouloir pas s m laisser subjugtier? Il lui faïudroit vingt ans d applicatkm pour Ure seulement tous les manu- scrits <}u*on le vient prier de revcrir, de corriger, de refondre; car son temps et sa peine ne coûtent rien à vos messieurs > ; il lui faudroit dix mains et dix secré- taires pour écrii^ les requêtes, placets, letties, mé* moires, compliments, vers, bouquets, dont on vient à Teaivi le cliarger, vu la grande éloquence de sa plume, et la grande bonté de son cœur; car c'est ton-

^ Je à»i$ {Monrtant rendre justice à. eeux qui moment de payer mes peines, et qui sont en assez grand nombre. Au moment même j'écris ceci, une dame de province vient de me proposer douze francs , en attendant mieux , pour lui écrire une belle lettre à un prince. C'est donmiage que je ne me sois pas avise de lever bou- tique sous les charlûersiUs Inflaocents , j'y attroitfin faire assez bien mes affaires.

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8ECOND DIALOGUE. 376

jours lordinaire refrain de ces personnages sin- cères. An mot dlhumanité, qu'ont appris à bourdon- ner autour de lui des essaimsr-de guêpes, elles pré- tendent le cribler de leurs aiguillons bien à leur aise, sans qu'il ose s'y dérober; et tout ce qui lui peut ar- rivei' de plus heureux est de s'en délivrer avec de l'ar- gent, dont ils le remercient ensuite par des iii^ures.

Après avoir tant réchauffé de serpents dans son sein, ils'est enfin déterminé, par une réflexion très simple, à se conduire comme il fait avec tous ces nouveaux venus. A force de bontés et de soins généreuif:, vos messieurs, parvenus à le rendre exécrable à tout Je monde, ne lui ont plus laissé Testime de personne. Tout homme ayant de la droiture et de l'honneur ne peut plus qu'abhorrer et fuir un être ainsi défiguré ^ nu] homme sensé n'en peut rien espérer de bon. Dans cet état, que peut-^il donc penser de ceux qui s'adres- sent à lui par préférence, le recherchent, le comblent d'éleges, lui demandent ou des services ou son amitié; qui, dans l'opinion qu'ils ont de lui, désirent néanmoins d'être liés ou redevables au dernier des scélérats? Peuvent-ils même ignorer que, loin qu'il ait ni crédit , ni pouvoir, ni faveur auprès de p'ersoni^e $ l'intérêt qu'il pourroit pi-endre à eux ne feroit qu€| leur nuire aussi bien qu'à lui; que tout l'effet de sa recommandation seroit, ou de les perdre s'ils'avoient eu recours à lui de bonne foi , ou d'en faire de nou- veaux traîtres destinés à l'enlacer par ses propres bienfaits? En toute supposition possible, avec les ju; geroents portés de lui dans le monde, quiconque laisse pas de recourir à lui n'est-il pas lui-iiïême tin

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376 SECOND DIALOGUE.

homme jugé? et quel honnête homme peut prendre intérêt à de pareils misérables? S'ils n*étoient pas des fourbes y ne seroien^iIs pas toujours des infieunes? et qui peut implorer des bienfaits d'un homme qu il méprise n*est-il pas lui-même encore plus méprisable que lui? *

Si tous ces empressés ne venoient que pour voir et chercher ce qui est, sans doute il auroit tort de les éconduire; mais pas un seul n'a cet objet, et il feu- droit bien peu connottre les hommes et la situation de Jean^acqu^s pour espérer de tous ces gens-là ni vérité ni fidéUté. Ceux qui sont payés veqlent ga{]^er leur argent, et ils savent bien qu-ils n'ont qu'un seul moyen pour cela, qui est de dire , non ce qui est , mais ce qui plalty et qu'ils seroient mal venus à dire du bien de lui. Ceux qui l-épient de leur propre mouve* ment 9 mus par leur passion , ne verront jamais que ce qui la flatte; aucun ne vient pour voir ce qu'il voit, mais pot {iFinterpréter à sa mode. Le blanc et le noir, le poiu* et le contre , leur servent également. Donne- t-il l'aumône, ahl le ca&rd? la refuse-t-il, voilà cet hoipme si charitable! S'il s'enflamme en parlant de la vertu, c'est un tartufe; s'il s'anime en parlant de l'amour, c'est un satyre; s'il lit la gazette % il médite

'AU ^nde satisfaction de mes très inquiets patrons , je re- nonce à cette triste lecture, devenue indiffërente à un homme qu'on a rendu tout-à-fait étranger sur la terre. Je n*y ai plus ni patrie ni frères. Habitée par des êtres qui ne me sont rien, elle est pour moi comme une autre sphère ; et je suis aussi peu curieux désormais d'apprendre ce qui se fait dans le monde que ce qui se passe à Bicétre ou aux Petites-Maisons.

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SECOND DIALOGUE. 877

une conspiration; s'il cueille une rose, oti cherche quel poison la ro^e contient. Trouvez à un hmnme ainsi vu quelque propos qui soît innocent, quelque action qui ne soit pas un crime, je vous en défie«

Si Tadministration publique elle-même eût été moins prévenue ou de bonne foi, Ja constante uniformité de sa vie, é^ale et simple, Vêtit bientôt désabusée; elle auroit compris qu'elle ne verroit jamais que les mê- mes choses , et (pe c'étpit bien perdre son argent, son temps et ses peines, que d'espionner un homme qui vivoit ainsi. Mais comme ce n'^t pas la vérité qu'on cherche , qu'on ne veut que noircir la victloûte , et (|u au lieu d'étudier son caractère on ne veut que le d^ffa- mePi peu importe qu'il se conduise bien ou mal , et qu'il spit innocent ou coupable. Tout ce qui importe est d'être asse^ au fait de sa conduite pour avoir des points fi^essur lesquels on puisse appuyer le système d'împosture dont il est l'objet, sans .s'exposer à être convaincu^ de mensonge; et voilà à quoi l'espionnage est .uniquement destiné. Si vous me reprochez ici de rendre à ses accusateurs les imputations dont ils le chargent, j'en conviendrai sans peine, mais avec cette différence qu'en parlant d'eux Rousseau ne s'en cache pas. Je ne pense mêiâe et ne dis tout ceci qu'avec la plus grande répugnance. Je voudriHs de tout mon cceur pouvoir croire que le gouvernement est à son égard dans l'erreur de bonne foi, mais c'est ce qui m'estimpossible. Quand je n'aurois nulle autre preuve du contriaire , la méthode qu'on suit avec lui m'en fburniroit une invincible. Ce n'est point aux mé-

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378 SECOND DIALOGUE.

chants qu^on fait toutes ces choses-là , ce sont eux qui

les font aux autres.

Pesez la conséquence qui suit de là. Si Tadminis'- tration , si la police elle-même trempe dans le corn*- plot pour abuser le public sur le compte de Jean- Jacques, quel homme au monde, quelque sage qu'il puisse être, pourra se garantir de Terreur à son égard?

Que de raisons nous font sentir que, dans Tétrange position de cet homme infortuné, personne ne peut plus juger de lui avec certitude, ni sur le rapport d autrui ni sur aucune espèce de preuve ! Il ne suffit pas même de voir, il faut vérifier, compai^r, appro- fondir tout par soi-même, ou s abstenir déjuger. Ici, par exemple, il est clair comme le jour qu'à s'en tenir au témoignage des autres le reproche de dureté et d'incommisération, mérité ou non, lui seroit toujours également inévitable : car, supposé un moment qu'il remplit de toutes ses forces les devoirs d'humanité, de charité, de bienfaisance, dont tout homme est sans cesse entouré , qui est-ce qui lui rendroit dans le public la justice de les avoir remplis? Ce ne seroit pas lui-même , à moins qu'il n'y mU cette ostentation phi- losophique qui gâte l'œuvre par le motif; ce ne seroit pas ceux envers qui il les auroit remplis , qui devien- nent, sitôt qu'ils l'approchent, ministres et créatures de vos messieurs; ce seroit encore moins vos mes- sieurs eux-mêmes, non moins zélés à cacher le bien qu'il pourroit chercher à faire, qu'à publiera grand bruit celui qu'ils disent lui faire en secret. En lui fai- sant des devoirs à leur mode pour le blâmer de ne les pas remplir, ils tairoient les véritables qu'il auroit

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SECOND DIALOGUE. 879

remplis de tout son pœur , et lui feroient le même re- proche avec le même succès -, ce reproche ne prouve donc rien. Je remarque seulement qu'il étoit bienfei- sant et bon , quand , livré sans gêne à son naturel, il suivoiten toute liberté ses penchants; et maintenant qu'il se sent entravé de mille pièges , entouréd'espions, de mouches, de surveillants; maintenant qu'il sait ne pas dire un mot qui ne soit recueilli, ne pas faire un mouvement qui ne soit noté , c'est ce temps qu'il choisit pour lever le masque de l'hypocrisie , et se livrer à cette dureté tardive, à tous ces petits larcins de bandits dont l'accuse aujourd'hui le public! Con- veiiez que voilà un hypocrite bien bête, et un trom- peur bien maladroit. Quand je n'aurois rien vu par moi-même, cette seule réflexion me rendroit su^>ecte la réputation qu'on lui donne à présent. Il en est de tout ceci comme des revenus qu'on lui prodigue avec tant de magnificence. Ne faudroit^il pas dans sa po- sition qu'il fût plus qu'imbécile , pour tenter , s'ils étoient réels, d'en dérober un moment la connois- sance au public?

Ces réflexions sur les friponneries qu'il s'est mis à foire, et sur les bonnes œuvres qu'il ne fait plus, peuvent s'étendre aux livres qu'il feit et publife en- core, et dont il se cache si heureusement, que tout le monde , aussitôt qu'ils paroissent , est instruit qu'il en est l'auteur. Quoi! monsieur; ce mortel si ombra- geux , si ferouche , qui voit à peine approcher de lui un seul homme qu'il ne sache ou ne croie être un traître; qui sait ou qui croit que le vigilant magistrat chargé des deux départements de la police et de la li-

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o83 SECOND DIALOGUE,

brairie le tient enlacé dans d'inextricables filets, ne laisse pas d'aller barbouillant éternellement des livres à la douzaine , et de les confier sans crainte au tiers et au quart pour les faire imprimer en grand secret? Ces livres s'impriment , se publient , se débitent hautement sous son nom, même avec une affectation ridicule, comme s'il avoit peur de n'être pas connu; et mon butor, sans voir, sans soupçonner même cette ma- nœuvresi publique, sans jamais croire être découvert, va toujours prudemment son train , toujours barbouil- lant, toujours imprimant, toujours se confiant à des confidents si discrets , et toujours ignorant qu'ils se moquent de lui ? Que de stupidité pour tant de finesse l que de confiance pour un homme aussi soupçonneux! Tout cela vous parott-il donc si bien arrangé, si na- turel, si croyable? Pour moi je n'ai vu dans Jean- Jacques aucun de ces deux extrêmes. Il n'est pas aussi fin que vos messieurs, mais il n'est pas non plus aussi bête que le public, et ne se paieroit pas comme lui de pareilles bourdes. Quand un libraire vient en gmnd appareil s'établir à sa porte, que d'autres lui écrivent des lettres bien amicales, lui proposent de belles éditions, afFeclent d'avoir avec lui des relations bien étroites, il n'ignore pas que ce voisinage, ces visites, ces lettres, lui viennent de plus loin ; et tandis que tant de gens se tourmentent à lui faire fiaiire des livres dont le dernier cuistre rougiroit d'être l'auteur, il pleure ainèrement les dix ans de sa vie employés à en faire d'un peu moins plats.

Voilà , monsieur , les raisons qui l'ont forcé de chan- ger de 'conduite avec ceux qui l'approchent, et de ré-

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SECOND DIALOGUE. 38l

sister aux penchants de son cœur, pour ne pas s'en- lacer lui-même dans \m pièges tendus autour de lui. J'ajoute à cela que son naturel timide et son goût , éloigné de toute ostentation ne sont pas propres à mettre en évidence son penchant à faire du bien , et peuvent méme^ dans une situation si triste , Tarréter quand il auroit lair de se mettre en scène. Je lai vu , dans un quartier très vivant de Paris , s'abstenir mal- gré lui d'une bonne œuvre qui se présentoit, ne pour vaut se résoudre à fixer sur lui les regards malveillants de deux cents personnes; et, dans un quartier peu éloigné, mais moins fréquenté, je l'ai vu se conduire différemment dans une occasion pareille. Cette mau- vaise honte cette blâmable fierté me semble bien naturelle à un infortuné, sûr d'avance que tout ce qu'il pourra faire de bien sera mal interprété. Il vau- droit mieux sans doute braver l'injustice du public; mais avec une ame haute et un naturel timide , qui peut se résoudre, en faisant une bonne action qu'on accusera d'hypqcrisie , de lire dans les yeux des spec- tateurs l'indigne jugement qu'ils en portent? Dans une pareille situation, celui qui voudroit faire encore du bien s'en cacheroit comme d'une mauvaise œuvre, et ce ne seroit pas ce secret-là qu'on iroit épiant pour le publier.

Quant à la seconde et à la plus sensible des peines que lui ont faites les barbares qui le tourmentent, il la dévore en secret, elle reste en réserve au fond de son cœur, il ne s'en est ouvert à personne , et je ne la saurois pas moi-même s'il eût pu me la cacher. C'est par elle que, lui ôtant toutes les consolations qui re»-

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382 SECOND DIALOGUE,

toient à sa portée, ils lui ont rendu la vie à charge, autant qu'elle peut Tétre à un innocent. A juger du vrai but de vos messieurs par toute leur conduite à son. égard, ce but paroît être de Tamener par degrés, et toujours sans qu'il y paroisse , jusqu'au plus violent désespoir, et, sous l'air de l'intérêt et de la commise* ration, de le contraindre, à force de secrètes an- goisses, à finir par les délivrer de lui. Jamais, tant qu'il vivra, ils ne seront, malgré toute leur vigilance, sans inquiétude de se voir découverts. Malgré la triple enceinte de ténèbres qu'ils renforcent sans cesse au- tour de lui, toujours ils trembleront qu'un trait de lu- mière ne perce par quelque fissure, et n'éclaire leurs travaux souterrains. Ils espèrent, qu^nd il n'y sera plus, jouir plus tranquillement de leur œuvre; niais ils se soat abstenus jusqu'ici de disposer tout-à-fait de lui, soit qu'ils craignent de ne pouvoir tenir cet at- tentat aussi caché que les autres , soit qu'ils se fassent encore un scrupule d'opérer par eux-mêmes l'acte au- quel ils ne s'en font aucun de le forcer, soit enfin qu'attachés au plaisir de le tourmenter encore ils ai- ment mieux attendre de sa main la preuve complète de sa misère. Quel que soit leur vrai motif, ils ont pris tous les moyens possibles pour le rendre, à force de déchirements, le ministre de la haine dont il est l'objet. Us ^e sont singulièrement appliqués à le navrer de profondes et continuelles blessures , par tous les en- droits sensibles de son cœur. Ils savoient combien il étoit aixlent et sincère dans tous ses attachements; iU se sont appliqués sans relâche à ne lui pas laisser un seul ami. Ils savoient que, sensible à l'honneur et à

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SECOND DIALOGUE. 383

Testime des honDétes gens , il faisoit un cas très mé- diocre d« la réputation qu'on n'acquiert que par des talents ; ils ont affecté de prôner les siens, en couvrant d'opprobre son caractère. Ils ont vanté son esprit pour déshonorer son cœur. Ils le connoissoient ouveit et franc jusqu'à l'imprudence > détestant le mystère et la fausseté; ils l'ont entouré de trahisons, de mensonges, de ténèbres, de dupHcité. Ils savoient combien il ché- risaoit sa patrie ; ils n'ont rien épargné pour la rendre méprisable , et pour l'y faire haïr. Ils connoissoient son dédain pour le métier d'auteur,, combien il déplo- roit le court temps de sa vie qu'il perdit à ce triste métier, et parmi les brigands qui l'exercent ; ils lui font incessamment barbouiller des livres ^ et ils ont grand soin que ces livres , très dignes des plumes dont ils sortent, déshonorent le nom qu'ils leur font porter. Ils l'ont fait abhorrer du peuple dont il déplwe la mi- sère, des bons dont il honora les vertus, des femmes dont il fut idolâtre , de tous ceux dont la haine pouvoit le plus l'affliger. A force d'outrages sanglants, mais tacites, à force d'attroupements, de chuchotements, de ricanements, de regards cruels et farouches, ou in- sultants et moqueurs, ils sont parvenus à le chasser de toute assemblée , de tout spectacle , des cafés , des promenades publiques; leur projet est de le chasser enfin des rues, de le renfermer chez lui, de l'y tenir investi par leurs satellites, et de lui rendre enfin la vie M douloureuse qu'il ne la puisse plus endurer. En un mot, en lui portant à-la-fois toutes les atteintes qu'ils savoient lui être les plus sensibles, sans qu'il puisse en parer aucune, et ne lui laissant qu'un seul moyen

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n

384 SECOND DIALOGUE,

de s'y dérober, il est clair qu'ils Font voulu forcer à le prendre. Mais ils ont tout calculé sans doute, hors la ressource de l'innocence et de la résignation. Malgré Tàge et l'adversité, sa santé s'est mffermie et se main- tient: le calme de son ame semble le rajeunir; et quoiqu'il ne lui reste plus d'espérance parmi les hommes , il ne fut jamais plus loin du désespoir.

J'ai jeté sur vos objections et vos doutes l'éclaircis- sement qui dépendoit de moi. Cet éclaircissement, je le répète, n*en peut dissiper l'obscurité, même à mes yeux; car la réunion de toutes ces causes est trop au- dessous de l'effet, pour qu'il n'ait pas quelque autre cause encore plus puissante, qu'il m'est impossible d'imaginer. Mais je ne trouverois rien du tout à vous répondre, que je n^en resterois pas moins dans mon sentiment, non par un entêtement ridicule, mais par- ceque j'y vois moins d'intermédiaires entre moi et le personnage jugé, et que, de tous les yeux auxquds il faut que je m'en rapporte, ceux dont j'ai le moins à me défier sont les miens. On nous prouve, j'en con- viens, des choses que je n'ai pu vérifier, et qui me tien- droient peut-être encore en doute, si l'on ne me prou- voit, tout aussi bien , beaucoup d'autres choses que je sais très certainement être fausses ; et quelle autorité peut rester pour être crus en aucune chose à ceux qui savent donner au mensonge tous les signes de la vé- rité? Au reste , souvenez-vous que je ne prétends point ici que mon jugement fasse autorité pour vous; mais après les détails dans lesquels je viens d'entrer, vous ne sauriez blâmer qu'il la fasse pour moi ; et quelque appareil de preuves qu'on m'étale en se cachant de

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SECOND DIALOGUE. 385

raccusé , tant qu'il ne sera pas convaincu en personne , et moi présent, d'être tel que l'ont peint vos ihc;3- sieurs, je me croirai bien fondé à le juger tel que je Fai vu moi-même.

A présent que j'ai fait ce que vous avez désiré , il est temps de vous expliquer à votre tour, et de m'ap* prendre, d'après vos lectures, comment vous l'avez vu dans ses écrits.

Le Fr. Il est tard pour aujourd'hui; je pars demain pour la campagne; nous nous verrons à mon retour.

FIN DU SECOND DIALOGUE.

25

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TROISIÈME DIALOGUE. 387

LeFr. JLa liste que je vous présente vous servira de réponse et d'explication. En la lisant, nul homme rai- sonnable ne sera surpris de la destinée de Tauteur.

Rouss. Voyons donc èette étrange liste.

Le Fr. La voilà. J'autois pu la rendre aisément dix fois plus ample, surtout si j'y avois fait entrer les nombreux articles qui regardent le métier d'auteur et le corps de$ gens de lettres ; mais ils sont si cim- nus, qu'il suffit d'en donner un ou deux pour exem- ple. Dans ceux de toute espèce auxquels je me suis borne, et que j'ai notés sans ordre comme ils se sont présentés , je n'ai fait qu'extraire et transcrire "fidèle- ment les passages. Vous jugerez vous-même des effets qu'ils ont produire , et des qualifications que dut espérer leur auteur sitôt qu'on put l'en charger impu- nément.

25.

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TROISIÈ^ME DIALOGUE. 889

«fondations savantes? Est-ce de donner le change « au peuple, d'altérer sa raison d^avance, et de Fem- « pêcher d'aller au vrai? Professeurs de mensonge, « c'est pour l'égarer que vous feignez de l'instruire, et, « comme ces brigands qui mettent des fanaux sur les «cécueils, vous l'éclairez pour le perdre. » {Lettre à M. de Beaumùnt. )

4* ^ O^ lisoit ces mots gravés sur un marbre aux « Thermopyles : Passant , va dire à Sparte (fue nous « sommes morts ici pour obéir à ses saintes lois. On voit « bien que ce n'est pas l'Académie des Inscriptions « qui a omiposé celle4à. » {Emile y liv. iv. )

LES MÉDECINS.

5. a Un corps débile affoiblit l'ame. De l'empire « de la médecine , art plus pernicieux ^aux hommes « que tous les maux qu'il prétend guérir. Je ne sais a pour moi de quelle maladie nous guérissent lesmé- « decins; mais je sais qu'ils nous en donnent de bien M funestes; la lâcheté, la pusillanimité, la terreur de M la mort; s'ils guérissent le corps, ils tuent lecou- « rage. Que nous importe qu'ils fassent mardier des « cadavres? ce sont des hommes qu'il nous faut, et « l'on n'en voit point sortir de leurs mains.

« La médecine est à la mode parmi nous; elle doit « l'être. C'est l'amusement des gens oisifs et désœu- «vrés. qui, ne sachant que faire de leur temps, le « passent à se conserver. S'ils avoient eu le malheur «de naître immortels, ils seroient les plus miséra- « blés des êtres. Une vie qu'ils n'aurotent jamais peur « de perdre ne seroit pour eux d'aucun prix. Il faut à

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Sgo TROISIÈME DIALOGUE.

« ces gens-là dea médecias qui les menacent pour les ft flatter 9 et qui leur donnent chaque jour le seul H plaisir dont ils soient susceptibles , celui de n être ({ p£^ norts.

« Je n!ai nul dessein de m^tendre ici sur la vanité a de la médecine. Mon objet n'est que de la considérer a par le côté moral. Je ne puis pourtant m'^iipécher a d observer que les hommes font sur son usage les « mêmes sophismes que sur la recherche de la vérité : a 'ùs supposent toujours qu'en traitant un malade on a le guérit, et qu'en cherchant une vérité on la trouve. « Us ne voient pas qu'il faut balancer l'avantage d'une « guérison que le médecin opère par la mort de cent « malades qu'il a tués , et l'utilité d'une vérité décou- «c verte par le tort que font les erreurs qui passent en a même temps. La science qui instruit , et la médecine 9 qui guérit, sont fort bonnes sans doute; mais la «science qui trompe, et la médecine qui tue, sont « mauvaises. Apprenez-^nous donc à les distinguer. « Voilà le nœud de ia question. Si nous savions ignorer a la vérité, nous ne seiions jamais les dupes du men- « songe; si nous savions ne vouloir pas guérir malgré ft la nature j nous ne mourrions jamais par la main du « médecin. Ces deux abstinences seroient sages; on a gagneroit évidemment à s'y soumettre. Je ne dis- u pute donc pas que la médecine ne soit utile à quel* « ques hommes ; maisje dis qu'elle estfuneste augenre ft humain.

« On me dira, conmie on fait sans cesse, que ks « fautes sont du médecin,, mais que la médecine en « elle-même est in&illible. A la bonne heure; mais

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TROISIÈME DIALOGUE. 891

« qu elle vienne donc sans le médecin : car , tant qu'ils «viendront ensemble, il y aura cent fois plus À « craindre des erreurs de l'artiste, qu'à espérer du se* « cours de l'art. » {Emile, liv. i.)

6. « Vis selon la nature, sois patient, et chasse les a médecins. Tu n'éviteras pas la mort, mais tu ne la tt sentiras qu'une fois, au lieu qu'ils la portent cba- « que }Our dans ton imagination troublée , et que leur « art mensonger, au lieu prolonger tes jours, t'en a ôte la jouissance. Je demanderai toujours quel vrai « bien cet art a fiût aux hommes. Quelques uns de « ceux qu'il guérit mourroient, il est vrai, npiais des « millions qu'il tue resteroient en vie. Homme sensé» « ne mets point à cette Ipterie , trop de chances «sont contre toi. Souffre, meurs ou guéris, mais « surtout vis jusqu'à ta dernière heure. » ( Emile; , liv. II. )

7. « Inoculerons-nous notre élève? Oui et non, «çelon l'occasion, les temps, les lieux, les circon- « pitances. Si on lui donne la petite-vérole ,.on aura l'a- « vantage de prévoir et coni^oître son mal d'avance;, « c'est quelque chose ; mais s'il la prend natufelle^ «ment, nous l'aurons préservé du médecin; c'est « encore plus. » {Emile, liv. 11.)

8. «S'agit-il de chercher une nourrice, on la j6ut «choisir par l'accoucheur. Qu'arrive-t-il de là? que la « meilleure est toujours celle qui Ta le mieux payé. J^ «n'irai donc point consulter un accoucheur pour « celle d'Emile ; j'aurai soin de la choisir mov-méme., « Je ne i^sonnerai pas là-dessus si disertement qu'un « chirurgien , mais à coup sûr je serai de meilleure foi ^

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392 TROISIÈME DIALOGUE.

« et mon zélç me trompera moins que son avarice. »

(i&niA,lîv. I.)

LES ROIS, LES GRANDS, LES RICHES.

9. tt Nous étions faits pour être hommes, les lois « et la société nous ont replongés dans l'enfance. Les « riches, les grands, les rois, sont tous des enfants, « qui, voyant qu'on s'empresse à soulager leur misère, « tirent de cela même une vanité puérile, et sont tout « fiers de soins qu'on ne leur rendroit pas s'ils étoient « hommes faits. » {Emile, liv. il)

10. «C'est ainsi qu'il dut venir un temps les « yeux du peuple furent fascinés à tel point, que ses « conducteurs n'a voient qu'à dire au plus petit dfes «hommes, Sois grand, toi et toute ta race; aussitôt « il paroissoit grand à tout le monde ainsi qu'à ses « propres yeux, et ses descendants s'élevoient encore «à mesure qu'ils s'éloignoient de lui; plus la cause « étoit reculée et incertaine , plus l'effet l'augmentoit; «plus on pouvoit compter de fainéants dans une « famille, et plus elle devenoit illustre. » {Discours sur rinégalité. )

1 1. « Les peuples une fois accoutumés à des maîtres « ne sont plus en état de s'en passer. S'ils tentent de «secouer le joug, ils s'éloignent d'autant plus de la «liberté, que, prenant pour elle une licence effré- « née qui lui est opposée, leurs révolutions les livrent « presque toujours à des séducteurs qui ne font qu'ag- « graver leurs chaînes. » {Épître dédit, du Discours sur {Inégalité,)

j2. rt Ce petit garçon que vous voyez fô, disoit Thé-

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TROISIÈME DIALOGUE. 3()3

«mistocle à ses amis, est [arbitre de la Grèce: car il 9t gouverne sa mère, sa mère me gouverne, je gouverne les « Athéniens , et les Athéniens gouvernent les Grecs. Oh ! « quels petits conducteurs on trouveroit souvent aux « plus grands empires , si du prince on descendoit par « degré jusqu'à la première main qui donne le branle «en secret! » {Emile, liv. ii.)

1 3. « Je me suppose riche. II. me faut donc des M plaisirs exclusifs , des plaisirs destructifs ; voici de «tout autres affaires. Il me faut des terres, des bois, «des gardes, des redevances, des honneurs seigneu- « riaux, surtout de Fencens et de Teau bénite.

« Fort bien; mais cette terre aura des voisins ja- « loux de leurs droits , et désireux d'usurper ceux des « autres; nos gardes se chamailleront, et peut-être les «maîtres: voilà des altercations, des querelles, des « haines , des procès tout au moins ; cela n est déjà pas « fort agréable. Mes vassaux ne verront point avec «plaisir labourer leurs blés par mes lièvres, et leur»- «fèves par mes sangliers: chacun n osant tuer Fen- « nemi qui détruit son travail voudra du moins le « chasser de son champ : après avoir passé le jour à « cultiver leurs terres, il faudra qu'ils passent la nuit « à les garder; ils auront des mâtins, des tambours, « des cornets , des sonnettes. Avec tout ce tintamarre «ils troubleront mon sommeil. Je songerai malgré « moi à la misère de ces pauvres gens , et ne pourrai « m'empécher de çie la reprocher. Si j'avois l'honneur « d'être prince , tout cela ne me toucheroit guère ; mais «moi nouveau parvenu, nouveau riche, j'aurai le « cœur encore un peu roturier.

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394 TROISIÈME DIAtOGUE.

« Ce u est pas tout : Taboiidance du gibier tentera «les chasseurs; j'aurcû bientôt des braconniers à M punir ; il me faudra des prisons , des geôliers ^ de$ ar- « ehers > des galères. Tout cela me paroît assez crod. « Les femmes de ces malheureux viendront assiéger « ma porte et m'importuner de leurs cris, ou bien il M fendra qu'on les chasse, quon les maltraite. Les « pauvres gens qui n auront point braconné, et dont «mon gibier aura fourragé la récolte, viendront se « plaindre de leur côté. Les uns seront punis pour a avoir tué le gibier, les autres ruinés pour l'avoir «épargné: quelle triste alternative! Je ne verrai de «tous côtés qu objets de misère, je n'entendrai que «gémissements: cela doit troubler beaucoup, ce me « semble, le plaisir de massacrer à son aise des foules « de perdrix et de liévres^presque sous ses pieds.

« Voulez-vous dégager les plaisirs de leurs peines,

«ôtez-en Texelusion Le plaisir n'est donc pas

M moindre, et Tinconvéniènt est Qté quand on n'a ni » terre à garder, ni braconnier jupunir, ni misérable à « tourmenter. Voilà donc une solide raison de préfé* « rence. Quoi qu'on fasse, on ne tourmente point sans « fin les hommes qu'on n'en reçoive aussi quelque « malaise, et les longues malédictions du peuple ren* « dent tôt ou tard le gibier amer. » {Emile j liv. iv. )

14. «Tous les avantages de la société ue sont-il% « pas pour les puissants et les riches? tous les emplois « lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux seuls? toutes « les grâces, toutes les exemptions, ne leur sont-elles «pas réservées, et l'autorité pubUque n'est-elle pas « toute en leur faveur? Qu'un homme de considéra-

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TROISIÈME DIALOGUE. SqS

« tioa Yole ses créanciers ou fasse d'autres firipomie- «ries, nestril pas toujours sûr de Timpuoité? Les a coups de bâton quil distiîibue, les violences quil « commet, les meurtres même et les assassinats dont «il se rend coupable, ne jsont-ce pas des aS&ires a qu on assoupit, et dont au bout de six mois il n'e^t (c plus question? Que ce même homme soit volé , toute «la police est aussitôt en mouvement; et malheur (t aux innocents qu'il soupçonne? Passe-t-il dans un «lieu dangereux, voilà les escortes en campagne*^ «Tessieu de sa chaise vient-il à rompre, tout vole à «son secours; fait-on du bruit à sa porte, il dit un «mot, et tout se tait; la foule rincommode-t-elle, il « lait un signe, et tout se range. Un charretier se « trouve- t-il sur son passage, ses gens sont prêts ^ Tas- «sommer; et cinquante honnêtes piétons, allant à « leurs affaires , seroient plutôt écrasés qu'un faquin « oisif retardé dans son équipage. Tous ces égçirds ne « lui coûtent pas un sou; ils sont le droit de l'homme « riche, et non le prix de la richesse. Que te tableau «du pauvre est différent 1 plus l'humanité lui dcdt, « plus la société lui refuse. Toutes les portes lui sont « fermées même quand il a le droit de les faire ouvrir; a et, si quelquefois il obtient justice , c'est avec plus « de peine qu'un autre n'obtiendroit grâce. S'il y a des a corvées à faire, une milice à tirer, c'est à lui qu^on «donne la préférence. Il porte toujours, outre sa M charge, celle dont son voisin plus riche a le crédit « de se feire exempter. Au moindre accident qui lui « arrive , chacun s'éloigne de lui. Si sa pauvre charrette « verse, loin d'être aidé par personne, je le tiens heu^

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396 TROISIÈME DIALOGUE.

« reux s'il évite en passant les avanies des gens lestes « d'un jeune duc. En un mot , toute assistance gratuite K ie fuit au besoin , précisément parcequ'il n'a pas de « quoi la payer, mais je Je tiens pour un homme perdu « s'il a le malheur d'avoir l'ame honnête , une fille « aimable, et un puissant voisin. » {De F Économie po- litùfue, )

LES FEMMES.

i5. «Femmes de Paris et de Londres, pardonnez- « le-moi; mais si une seule de vous a l'ame vraiment « honnête, je n'entends rien à nos institutions. » (£mi7e, liv. v.)

1 6. « Il jouit de l'estime publique et la mérite. «Avec cela, fût-il le dernier des hommes, encore ne « faudroit-il pas balancer; car il vaut mieux déroger à « la noblesse qu'à la vertu ; et la femme d'un char- « bonnier «est plus respectable que la maîtresse d'un « prince. » (Nouvelle Héldise^ part, v, lettre xiii.)

LES ANGLOIS.

17. «Ces choses ont changé depuis que j'écrivois «ceci (en 1766), mais mon principe sera toujours « vrai. Il estpar exemple très aisé de prévoir que dans «vingt ans d'ici», l'Angleterre avec toute sa gloire « sera ruinée, et de plus aura perdu le reste de sa « liberté. Toutle monde assure que Tagriculture fleurit « dans cette île, et moi je parie qu'elle y dépérit. Lon- «dres s'agrandit tous les jours, donc le royaume se

* n est bon de remarquer que ceci fut écrit et publié en 1 760, répoque de la plus grande prospérité de l'Angleterre durant le ministère de M. Pitt , aujourd'hui lord Ghatam.

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TROISIÈME DIALOGUE. 897

« dépeuple. Les Anglois veulent être conquérants , « donc ils ne tarderont pas d'être esclaves. » {Projet de paix perpétuelk^ Note. )

1 8. « Je sais que les Anglois vantent beaucoup leur « humanité et le bon naturel de leur nation , qu'ils ap- « pellent good natured people. Mais ils ont beau crier n cela tant qu'ils peuvent, personne ne le répète après « eux: » {Emile , liv. 11. Note.)

Vous auriez trop à faire s'il falloit achever, et vous voyez que cela n'est pas nécessaire. Je savois que tous les états étoient maltraités dans les écrits de Jean-Jac- ques ; mais , les voyant tous s'intéresser néanmoins si tendrement pour lui, j'étois fort éloigné de compren- dre à quel point son crime envers chacun d'eux étoit irrémissible^ Je l'ai compris durant ma lecture; et seulement en lisant ces articles vous devez sentir, comme ïnoi, qu'un homme isolé et sans appui, qui, dans le siècle nous sommes, ose ainsi parler de la médecine et des médecins, ne peut manquer d'être un empoisonneur ; que celui qui traite ainsi la philosophie moderne ne peut être qu'un abominable impie ; que celui qui paroit estimer si peu les femmes galantes et les maîtresses des princes ne peut être qu'un monstre de débauche ; que celui qui ne croit pas à l'infaillibilité des livres à la mode doit voir brûler les siens par la main du bourreau; que celui qui, rebelle aux nou- veaux oracles , ose continuer de croire en Dieu doit être brûlé lui-même à l'inquisition philosophique, comme un hypocrite et un scélérat; que celui qui ose réclamer les droits roturiers de la nature , pour ces

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398 TROISIÈME DIALOGUE,

canailles de paysans contre de si respectables droits de chasse , doit être ti^ité des princes comme les bétes fauves , qu'ils ne protègent que pour les tuer à leur aise et à leur mode. A Tégard de FAngLeterre , les deux derniers passages expliquent trop bien Tardeur des bons amis de Jean-Jacques à Fy envoyer , et celle de David Hume à Fy conduire , pour qu on puisse douter de la bénignité des protecteurs, et de Fingratitu^e du protégé dans toute cette afïaire. Tous ces crimes irré- inissibles, encore aggravés par les circonstances des temps et des lieux , prouvent qu'il n'y a rien d'éton- nant dans le sort du coupable, et qu'il ne se soit bien attiré. Molière, je le sais, plaisantoit les médecins; mais outre qu'il ne faisoit que plaisanter, il ne lescvai- gnoit point. II avoit de bons appuis ; il étoit aimé de Louis XIV; et les médecins, qui n'avoient pas encore succédé aux directeurs aans le gouvernement des femmes, n'étoient pas alors versés, comme aujour- d'hui , dans Fart des secrètes intrigues. Tout a bien changé pour eux; et depuis vingt ans ils ont trop d'influence dans les' affaires privées et publiques pour qu'il fût prudent, même à des gens en crédit, d'oser parler d'eux librement : jugez comme un Jean*Jacques y dut être bien venu ! Mais sans nous embarquer ici dans d'inutiles et dangereux détails , lisez seulement le dernier article de cette liste , il surpasse seul tous les autres.

1 9. « Mais s'il est difficile qu'un grand état soit bien « gouverné , il Fest beaucoup plus qu'il soit bien gou- « verné par un seul homme ; et chacun sait ce qu'il ft arrive quand le* roi se donne des substituts.

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TROISIÈME DIALOGUE. ^ 899

a Un dé&ut essentiel et inévitable, qui mettra tou- ft jours le gouvernement monarchique au-dessous du « républicain^ est que dans celui-ci la voix publique (( n élève presque jamais aux premières places que « des hommes éclairés et capables, qui les remplissent « avec honneur ; au lieu que ceux qui parviennent « dans les monarchies ne sont le plus souvent que de « petits brouillons, de petits fripons, de petits intri- a gants , à qui les petits talents qui font parvenir dans ^ les cours aux grandes places ne servent qu'à mon- * trer au public leur ineptie aussitôt qu'ils y sont par- « venus. Le peuple se trompe bien moins sui" ce choix «que le prince; et un homme d'un vrai mérite est «4)resque aussi rare dans le ministère qu'un sot à la ff tète d'un gouvernement républicain. Aussi , quand», « par quelqueheureux hasard, un de ces hommes nés « pour gouverner prend le timon des affaires dans K une monarchie presque abîmée par ces tas de jolis » régisseurs, on est tout surpris des ressources qu'il « trouve, et cela fait époque dans un pays. * {Contrat social, liv. m , ch. vi. )

Je n'ajouterai rien sûr ce dernier article : sa seule lecture vous a tout dit. Tenez , monsieur , il n'y a dans tout ceci qu'une chose qui m'étonne; c'est qu'un étranger , isolé , sans parents , sans appui , ne tenant à rien sur la terre, et voulant dire toutes ces choses-là, ait cru les pouvoir dire impunément. «

Rouss. Voilà^ce qu'il n'a point cru , je vous assure. Il a s'attendre aux cruelles vengeances de tous ceux qu'offense la vérité, et il s'y est attendu. Il savoit

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4oO TROISIÈME DIALOGUE.

€fae les grands, les visirs , les robins , les financiers , les médecins , les prêtres , les philosophes , et tous les gens de parti qui font de la société un vrai brigandage , ne lui pardonneroient jamais de les avoir vus et mon- trés tels qu'ils sont. Il a s'attendre à la haine, aux persécutions de toute espèce, non au déshonneur, à J'opprobre , à la diffamation. Il a s attendre à vivre accablé de misères et d'infortunes, mais non d'in- £sunie et de mépris. Il est , je le répète , des genres de malheurs auxquels il n'est pas même permis à un honnête homme d'être préparé , et ce sont ceux-là pré- cisément qu'on a choisis pour l'en accabler. Comme ils l'ont pris au dépourvu, du premier choc il s'est laissé abattre, et ne s'est pas relevé sans peine : il lui a fallu du temps pour reprendre son courage et sa tranquillité. Pour les conserver toujours, il eût eu besoin d'une prévoyance qui n'étoit pas dans l'ordre des choses , non plus que le sort qu'on lui préparoit. Non, monsieur , ne croyez point que la destinée dans laquelle il est enseveli soit le fruit naturel de son zèle à dire sans crainte tout ce qu'il crut être vrai , bon , salutaire , utile ; elle a d'autres causes plus secrètes , plus fortuites , plus ridicules , qui ne tiennent en aucune sorte à ses écrits. C'est un plan médité de lon- gue main, et même avant sa célébrité; c'est l'œuvre d'un génie infernal , mais profond , à l'école duquel le persécuteur de Job auroit pu beaucoup apprendre dans l'firt de rendre un mortel malheureux. Si cet homme ne fût point , Jean-Jacques, malgré l'au- dace de ses censures , eût vécu dans l'infortune et dans la gloire ; et les maux , dont on n'eût pas manqué

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TROISIÈME DIALOGUE. 4^1

de Faccabler, loin deTavilir , Fauroient illustré davan- tage. ISon, jamais un projet aussi exécrable n'eût été inventé par ceux mêmes qui se sont livres avec le plus d'ardeur à son exécution*: c'est une justice que Jean- Jacques aime encore à rendre à la nation qui s'em- presse à le couvrir d'opprobres. Le complot s'est formé dans le sein de cette nation , mais il n'est pas venu d'elle. Les François en sont les ardents exécu- teurs : c'est trop, sans doute, mais du moins ils n'en soàt pas les auteurs. Il a fallu pour l'étrè Une noirceur méditée et réfléchie dont ils ne sont pas capables; au lieu qu'il ne faut pour en être les ministres qu'une animosité qui n'est qu'un effet fortuit de certaines circonstances et de leur penchant à s'engouer tant en mal qu'en bien.

Le Fr. Quoi qu'il en soit de la cause et des auteurs du complot, l'effet n'en est plus étonnant pour qui- conque a lu les écrits de Jean-Jacques. Les dures vérités qu'il a dites ^ quoique générales, sont de ces traits dont la blessure ne se ferme jamais dans les cœurs qui s'en sentent atteints. De tous ceux qui se font avec tant d'ostentation ses patrons et ses protec- teurs , il n'y en a jfes un sur qui quelqu'un de ces traits n'ait porté jusqu'au vif. De quelle trempe sont donc ces divines âmes dont les poignantes atteintes iïout &it qu^exciter la bienveillance et l'amour , et, par le plus frappant de tous les prodiges, d'un scélérat, qu'elles dévoient abhorrer, ont fait l'objet de leur plus tendre sollicitude? '

Si c'est de la vertu , elle est Uzarre, mais elle est magnanime, et ne peut appartenir qu'à des âmes fort

XVI. a6

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^0% TROISIÈME DIALOGUE.

au*dessu$ des pelit^ passions vulgaires; mais com-» meot accorder des motife si sublimes avecies indignes moyens employés par ceux qui s'en disent animés? Vous le savez , quelque prévenu , quelque irrité que je fusse contre Jean-Jacques, quelque mauvaise opinion que j'eusse de son caractère et de sesmx^urs, je n'ai jamais pu goûter le système de nos messieurs, ni me résoudre à pratiquer leurs maximes. J'ai toujours trouvé autant de bassesse que de fausseté dans cette maligne ostentation de bienfaisance, qui n'avoit pour but que d'en avilir l'objet. Il est vrai que, ne conce* vant aucun défaut à tant de preuves si claires, je ne doutois pas un moment que Jean Jacques ne fut un détestable hypocrite et un monstre qui n'eût jamais naître ; et , cela bien accordé , j'avoue qu'avec tant de facilité qu'ils disoient avoir à le confondre, j'admi- rois leur patience et leur douceur à se lasser provo-^ quer par ses clameurs sans jamais s'en émouvoir, et sans autre effet que de l'enlacer de plus en plus dans leurs rets povu* toute réponse. Pouvant le convaincre si aisément, je voyois une héroïque modération à n'en rien faire, et méme^ en blâmant la méthode qu'ils vouloient suivre, je ne[>ouvois qu'admirer leur flegme stoïqiie à s'y tenir.

Vous ébranlâtes, dans nos premiers entretiens, la confiance que j'avois dans des preuves, si fortes, qucù* que administrées avec tant de mystère. En y repen^ sant depuis, je fus plus frappé de l'extrême soin qu'on prenoit de lès tacher à l'accusé que je ne l'avois été 4e leur force; et je commençois à trouver sophistiques et foîbles les motifs qu'on alléguoit de cette conduite.

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TPOISIÈME DIALO€>UE.- 4^3

Ces doutes étoient augmentés par mes réflexions sw cette affectation cTintérêt et de bienveillance pour tin pareil scélérat. La vertu peut ûe foire haïr que le vice, mais il est impossible qu'elle fasse aimer le vicieux ; et, pour s'obstiner à le laisser en liberté malgré les crimes qu'on le voit continuer de commettre, il fout certainement avoir quelque motif plus fort que la com*^ nrisération naturelle et l'humanité, qui demanderoient même une conduite contraire. Vous m'aviefc dît cela , » je le sentois; et le zè\e très singulier de nos messieurs pour l'impunité du coupable , ainsi que pour sa diffa-* mation, tae présentoit des foules de contradictions et d'inconséqtiencès qui commençoient à troubler ma première sécurité.

J'étois dans ces dispositions quand , sur les exhor- tations que vous m'aviez faites , commençant à par- courir les livres de Jean- Jacques , je totnbai successi- vement sur les passages que j'ai transcrits , et dont je n'a vois auparavant nulle idée; car j en me parlahf de ses durs sarcasmes , nos messieurs m'avoient fait un secrei de ceux qui les regardoient; et , à la manière dont ils s'intéressoient à l'auteur j je n'anrbis jamais pensé qu'ils eussent des griefs particuliers contre lui. Cette découverte , et le mystère qu'ils m'avoient faft , achevèrent de m'éelaircir sur leurs vrais motifs; toute ma confiance en eux s'évanouit, et je ne doutai plus que ce que sur leur parole j'avois pris pom* bienfai- sance et générosité ne ftlt l'ouvrage d'une apimosité cruelle, masquée avec art par un extérieur de bouté.

Une autre réflexion renforçoit les précédentes. De si subUmes vertus ne vont point smiles. Elles ne sont

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4o4 TROISIÈME DIALOGUE,

que des branches de la vertu : je cjierchois le tronc et ne le trouyois [xiint^Gomment nos messieurs, d ail- leurs si vains, si haineux , si rancuniers , s'avisoient-ils une seule fois en leur vie d'être huioains , généreux , débonnaires, autrement qu'en paroles , et cela préci- sèment pour le mortel , selon evix ,ie moins digne de cette commisération qu'ils lui prodiguoient malgré lui ? Cette vertu si nouvelle et si déplacée, eût dû. m'étre suspecte quand, elle eût agi tout à découvert sans dé- guisement, sans ténèbres : qu en devois*je penser en la voyant s'enfoncer avec ta&t de soin dans des routes obscures et tortueuses , et surprendre en trahison ce- lui qui en étoit l'objet, pour le charger malgré lui de leurs ignominieux bienËiits ?

Plus , ajoutant aijisi mes propres observations aux réflexions que vous m'ayez fait &ire , je méditois sur ce même sujet, plus je m'étonnois de l'aveuglement j'avpis été ijcMqu'alors sur le compte de nos mes- sieurs ; et ma confiance en eux s'évanouit au point de ne* plus douter de leur fausseté. Mais la duplicité de leur manœuvre et l'adresse avec laquelle^ls cachoient leurs vrais motifs n'ébranla pas à mes yeux la cer- titude de leurs preuves. Je jugeai qu'ils exerçoient dans des vues injustes un acte de justice , et tout ce que je concluois de Vart avec lequel ils enlaçoientleur victime étoit qu'un méchant étoit en proie à d'autres méchants.

Ce qui m'a voit confirmé dans cette opinion étoit celle je vous avois vu vous-même que Jean- Jacques n'étoit point l'auteur des écrits qui portent son nom. La seule chose qui pût me foire bien penser de lui ikoit

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TROISIÈME DIALOGUE. ^oS

tè& mêmes écrits dont vous m'aviez fait un si bel éloge, et dont j'avois ouï quelquefois parler avanta- geusement par d'autres. Mais dès qu'il n'en étoit pas l'auteur il ne me restoit aucune idée favorable qui ^ût balancer les horribles impressions que j'avois reçues sur son ccmipte, etiln'étoitpasétonnantqu'unhommé aussi abominable en toute chose fùt assez impudent et assez vil pour s'attribuer les ouvrages d'autrui.

Telles furent à peu près les réflexions que je fis sur notre premier entretiien , et sur la lecture éparse et rapide qui nie désabusa sur le compte de nos mes- sieurs. Je n'a vois commencé cette lecture que par une espèce de complaisance pour l'intérêt que vous pa- raissiez y prendre. L'opinion je continuois d'être que ces livres étoient d'un autre auteur ne me laissoit guère pour leur lecture qu'un intérêt de curiosité.

Je n'allai pas loin sans y joindre un autre motif qui répondoit mieux à vos vues. Je ne tardai pas à sentir en lisant ces livres qu'on m 'a voit trompé sur leur con- tenu , et que ce qu'on m'avoit donné pour de fas- tueuses 'déclamations , ornées de beau langage y mais décousues et pleines de contradictions , étoient des choses profondément pensées et formant arf*système lié qui |K>uvott n'être pas vrai , mais qui n'offroit rien de contradictoire. Pour juger du vrai but de ces livres, je ne m'attachai pas à éplucher çà et quelques phrases éparses et séparées ; mais , me consultant moi-même et durant ces lectures et en les achevant , j'examinois , comme vous l'aviez désiré, dans quelles dispositions d'ame elles me mettoient et melaissoient, jugeant, comme vous, que c'étoit le meilleur moyen

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4o6 TROISIÈME DIALOGUE*

de pénétrer celle étoit Tauteur en les écrivimt , el Tefifet qu'il s'étQÎt proposé de produire. Je n ai pas he- soin de vous dire qu au Uea des mauvaises intentions qu on lui avoit prêtées , je n'y trouvai qu une doctrine aussi saine que simple , qui , sans éptouréisme et sans ea£GU*dage , ne tendoît qu au bonheur du genre hu- main. Je sentis qu un homme bien pl^in de ces senti- ments devoit donner peu d'importance à la fortune et aux affaires de ceUe vie : j aurois craint moi-même, en m'y livrant trop, de tomber bien plutôt dans IW curie et le quiétisme , que de devei^r factieux , tnrbu* lent et brouillon, comme on prétendoit qu'étoit Tau* teur et qu'il vouloit rendre ses disciples.

S'il ne se fût agi que de cet auteur, j aurois dès-lors été désabusé sur le compte de Jean- Jacques; mais cette lecture , en me pénétrant pour l'un de l'estime la plus sincère, me laissoit pour l'autre dans la môme situation qu'auparavant., puisqu'énparoissant vcûr en eux deux hommes différents vous m'aviez inspiré au- tant de vénération pour l'un que je me sentois d'aver- sion pour l'autre. La seule chose qui résultât pour moi de cette lecture , <;oinparée à ce que nos messieurs m'en avaient dit, étoit que, persuadés que ces livres étoient de Jçan-Jacques , et les interprétant dans un tout autre esprit que celui dans lequel ils étoient écrite ^ ils m'enavoient imposé sur leur contenu. Mja lecture ne fit donc qu achever ce qu'avoit commencé notre entretien , savoir de m'ôter. toute l'estime et la confiance qui m avôient &it livrer aux impressions de la ligue , mais sans changer de sentiment sur rhomme qu'elle avoit difiamé. Les livres qu'on m'a-

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TROISIÈME DIALOiGUIS. ^OJ

¥Oit dit être «i cbnf^ereux n'étoieitt rien œoias : ilé inspiroientdes sentiments tout coatrab^ àceux qu'<m prétott à leur auteur ; mais si JeanJacqnes ne Félbît pas, de qnol seryoient*ils à sa justifieatioo? Le soin <|ue TOUS m ayiês finit prendre éunt inutile pour me fiiire ohanger d opinion sur son compte^ et ^ restant daaa oelle que vous m'aviez donnée que ces livres étoioit Touvrage d'un bomme d'un tout autre carac- tère, je ne pouvoisasseam'élonner que jusque-là voM eussiez été le premier et le seul à sentir qu'tm oerveau nourri de pareilles idées étoit inalHable avec un eonur pkin de noirceurs.

J attendois avec empressenneM TUstMre de i^os ob* servations pour savoir à quoi m'en tenir sur le compte de notre homme; Car, déjà flottant sur le jugement que , fondé sur tant de preuves, j'en portois aupffira^ vaut 9 inquiet depuis notre entretien , je Tétois devenu davantage encore depuis que mes lectures m'avoient convaincu de la mauvaise foi de nos nie8siau*s. Ne pouvant pi us les estimer , falloit41 dame n'eslîmer per- sonne et ne trouver partout que des métfaants? Je sen^ lois peu-à-peu germer en moi le desi^que Jean«Jacqoes n'en fîàt pas un. Se sentir seul plein de bons sentiments et ne trouver personne qui les partage est un état trop cruel. On est alors t^ité de se crmre la dupe de soft propre cœur, et de prendre la vertu pour unechimèaié

Le ré(Bt de ce que vous aviez vu me frappa. J'y trouvai si peu de rapport avec les relations des autres, que, forcé d'opter pour l'exdusiony je penohois à donner to«t4-fait à ceux pour qui j'avois déjà perds toute estime. La force même de leurs preuves me re^-

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4o8 TKOISIÈME DIALOGUE.

tenqit moims» Les. ayant trouvés trompeurs en tant de choses, je oommençai de croire qu ils poùvoient bien Fétre' en tout, et à me familiariser avec Tidée qui m'avoit paru jusqu'alors si ridicule de Jean-Jacques ianooenl et persécuté. iL&lloit^ il est yrai, ^ttf^>o8er dans un pareâ tissu d'impostures un art et des pres- tiges qui me ^emUoiént inconcevables. Mais je trou- V(tts<enc<we plus d absurdités éntifôsées dans Tobstina- lÎMi mon premier ^eotinient. :- Avant néanmioios de me décider tout-à-fSrit, je ré- solus de relire ses écrits avec plus de suite et d'attention que je n'avois fait jusqu'alors. J'y avois trouvé des idées et des maiomes très paradoxes , d'aulxes que je ni'avoÂa pu bien entendre. J'y croyois avoir senti des inégalités, même des cojitradictions. Je n'en avois pas saisi l'ensirmUe assez pour juger solidement d'un sys- tème aussi. nouveau pour moi. Ces livres4à ne sont pas^.comme ceux d'aujourd'hui, des agrégations de pensées détachées , sur chacune desquelles l'esprit du leei^ur puisse se reposer. Ce sont les méditations d'un s0Utaiï*e; elles 'demandent une attention suivie qui n'est pas trop'du>gpût de notre nation. Quand on s'ob- stine à vouloir bien, en suivre le fil , il y faut revenir avec eflbrt; et plus; d'inne fois. Je l'a vois trouvé pas- flkmné pour la veHu , pour la liberté , pour l'ordre , mms d'une véhémence qui souvent l'entrainoit au- delà du but. En tout, je sentois en lui un homme très ardent, trps extraordinaire, mais dont caractère et lés principes ne m'étoient pas encore assez développés. Je .orjus qu'en méditant très attentivement ses ou^ vrag^ ,. et comparant soigneusement Fauteur avec

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TROISIÈME DIALOGUE. 4o9

rhomme que vous m'aviez peint, je parvieiidit>is à éclairer ces de|tx objets Fun par l'autre , et à m%s9u- rer si toyt étoit bien d accord etappartenoit incontes- tablement au même individu. Cette question décidée me parut devoir me tirer tout-à*fait de mon irrésolu-: tion sur son compte, et, prenant un plus vif intérêt à ces recherches que je n av<Hs iait jusqu'alors , je me fis un devcûr, à votre exemple, de parvenir, en jin* gnant mes réflexions aux lumières que je teiiois de vous, à me délivrer enfin du doute vous m'aviea jeté, et. à juger Taccusé par moi-même après avoir jugé ses accusateurs. Pour faire cette recherche avec plus de suite et de recueillement, j'allai passer quel- ques mois à la campagne, e^ j'y portai les écrits de Jean-Jacques autant que, j'en pus faire le discerne- ment parmi les recueils frauduleux publiés sous son nom. J'avois senti dèç ma première lecture que oes écrits marchoient dans un certain ordre qu'il filUoit trouver pour suivre la chaîne de leur contenu. J'avois cru voir que cet ordre étoit rétrograde à celui de leur publication, et que l'auteur, remofntant de principes en principes , n'a voit atteint les premiers que dans ses derniers écrits. Il ialloit donc, pour marcher par syn* thèse , commencer par ceux-ci , et c'est ce que je fis en m'attachant d'abord à V Emile y par lequel il a fini, les deux autres écrits qu'il a publiés depuis ne faisant plus partie de son système , et n'étant destinés qu'à la défense personnelle de sa patrie et de son honneur. Rouss. Vous ne lui attribuez donc plus ces autres livres qu'on publie journellement sous son nom, et

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4lO TROISIÈME DiALOGtJEt

dont on a mÂn de fardr les recueils de ses éciits pour

qa'oii ne puisse plus discernep les véritables ?

Le Fr. J*ai pu m'y tromper tant que j'en jugeai sur la parole d'autrui ; mais , après l ayoir lu moi-même , j'ai su bientôt à quoi m en tenir» Après avoir suivi les manoeuvres de nos messieurs , je suis surpris , à la fiioilité qu'ils ont de lui attribuer des livres , qu'ils ne lui en attribuent pas davantage ; car , dans la disposi* fîon ils ont mis le public à son égard, il ne s'impri-» m«ra plus rien de si plat ou de si punissable qu'on ne s'empresse à ca*oire être de lui , sitôt qu'ils vohdront

' l'affirmer.

Pour moi, qtiand même j'ignorerois que depuis douze ans il a quiaé la plume , un coup d'oeil sur les écrits qu'ils lut prêtent me suffiroit pour sentir qu'ils ne sauroient être de lauteur des autres : non que je me croie un juge infaillible en matière de style; je sais que fort peu de gens le sont, et j'ignore jusqu'à quel

/ point un auteur adroit peut imiter le style d'un maître comme Boileau a imité Voitufe et Bafzac '. Mais c'est sur les choses mêmes que je crois ne pouvoir être trompé. J'ai trouvé les écrits de Jean-Jacques pleins d'affemions d'ame qui Ont pénétré la mienne. j)'y ai trouvé des manières de sentir et de voir qui le distin- guent aisément de tous les écrivains de son temps, et de la plupart de ceux qui l'ont pnécédé : c'est, comme vous le disiez, un habitant d'une autre sphère, rien ne ressemble à celle-ci. Son système peut être faux;

. * Notre auteur a donné lui-même nn exemple très remarquable de ce talent d'imitation , en faisant parler Voltaire dans les Lettres de la montagne. Voyes la Lettre cinquième.

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TBOiSIÈMB DIALOGUES 4^^

mais en le développant il s'est peint luinootéme an vrai^ d'une façon si caractéristique et si sûre , qu il m'est impossible de m'y tromper. Ja ne suis pas à la seconde page de ses sots ou malins imitaCears que je sens la singeries et combien ^ croyant dire comme lui, ils sont loin de seùtir et penser comme lui; en le copiant n^ême, ils le dénaturent par la manière de l'encadrer. Il est bien aisé de contrefaire le tour de ses phrases; ce qui est difficile à tout autre est de saisir ses idées, et d'exprimer ses sentiments. Bien n'est si contraire à l'esprit phiLo$ophique de ce siècle, diems leqad ses iTaux imitateurs rel^mbenl toujours.

Dans cette seconde lecture^ mieux ordonnée \et plus réfléchie que la première, suivant de mon mieux le fil de ses méditations, j'y vis partout le dévelop- pement de 3on grand principe, que la nature a iait l'homme heureux et bon, mai? que la société le dé- prave et le rend misérable. V Emile ^ en particulier^ ce livre tant lu, si peu entendu, et si mal apprécié,

' Voyez, par exemple, la Philosophie de la Nature *, qu'on a brûlée auChâtelet, livre exécrable , et couteau à deux tranchants, fait tout exprès pour me l'attribuer, du moins en province et chez IMtraiigér, pour asircQ conséquence^ et propager, i mes dépens, la doctrine de ces daassieurs sous le masque â» la mienne. Je B*ai point vu ce livre, et, j'espère, ne le verrai jamais ^ mais j*ai lu tout cela dans le réquisitoire trop clairement pour pouvoir m'y tromper, et je suis certain qu'il ne peut y avoir aucune vraie res- feiofaâance entre ce livre et let miens, parceqii^ n'y en a aucune entre les -anafes qui les ont dictés. Notes que, depub qa'on a su qoQ j'avois vu ce réquisitoire , on a pris nouvelles mesures pour qu'il ne me parvint rien de pareil à Favenir.

* Ouvrage de Delisle de Sales , traduit en plusieurs langues , et dont U septième édition ( Paris, i6o4 ) est en dix volumes in-8°.

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4l2 TBOI6IÈME DIALOGUE,

nest qu'un traité de la bonté originelle de rhomme, destiné à montrer comment le vice et Terreur, étran- gers à sa constitution, s'y. introduisent du dehors, et lakèrent insensiblement. Dans ses premiers écrits , il s attache davantage à détruire ce prestige d'illusion qui nous donne une admiration stupide pour les in- struments de nos misères^ et à corriger cette estima- tion trompeuse qui nous fait honorer des talents per^ nideux, et mépriser des .vertus utiles. Partout il nous £ût voir l'espèce humaine meilleure , plus sage et plus heureuse dans* sa constitution primitive; aveugle, misérable et méchante, à mesure qu elle s'en éloigne^ Son but est de redresser l'erreur de nos jugements, pour retarder le progrès de nos vices, et de nous montrer que , nous cherchons la gloire et l'édat, nous, ne trouvons en effet qu'erreurs et misères*

Mais la nature humaine ne rétrograde pas, et jamais on ne remonte vers les temps d'innocence et d'égalité quand une fois on s'en est éloigné; c'est encore un des principes sur lesquels il a le plus insisté. Ainsi son objet ne pouvoit être de ramener lés peuples nombreux, ni les grands états à leur première simpA- cité, mais seulement d'arrêter, s'il étott possible, le progrès de ceux dont la petitesse et la situation les ont préservés d'une marche aussi rapide vers la per- fection de la société, et vers la détérioration de l'es^ péce. Ces distinctions méritoient d'être £EÛtes et ne l'ont point été. Ob s'est obstiné à l'accuser de vouloir détruire les sciences, les arts, les théâtres, les aca- démies , et replonger l'univers dans sa première bar- barie; et il a toujours insisté, au. contraire, sur la

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TROISIÈME DIALOGUE. 4l3

conservation des institutions existantes, soutenant que leur destruction ne feroit qu'ôter les palliatifs en laissant les vices , et substituer le Imgandage à la cor- ruption. Il avoit travaillé pour sa patrie et pour les petits états constitués comme elle. Si sa doctrine pou- vait être aux au très de quelque utilité , c étoit en chan- geai|t les objets de leur estime, et retardant peut- être ainsi leur décadence qu'ils accélèrent parleurs Élusses appréciations. Mais malgré ces distinctions si souvent et si fortement répétées, la mauvaise foi des gens de lettres, et la sottise de Tamoùr-propre, qui persuade à chacun que c'est toujours de lui qii'on s'occupe , lors même qu on n y pense pas , ont &it que les grandes nations ont pris pour elles ce qui n avoit pour objet que les petites républiques ; et Ton s est ob- stiné à voir un promoteur de bouleversements et de troubles dans Tbomme du monde qui porte un plus vrai respect aux lois et aux constitutions nationales , et qui a plus d'aversion pour les révolutions et pour les ligueurs de tpute espèce, qui la lui rendent bien.

£n saisissant peu-à-peu ce système par toutes ses branches dans une lecture plus réfléchie, je m'arrêtai pourtant moins d'abord à l'examen direct de cette doctrine , qu a son rapport avec le caractère de celui dont elle portoit le nom ; et, sur 4e portrait que vous m'aviez fait de lui, ce i*apport me parut si frappant^ que je ne pu»refuser mon assentiment à son évidence» D'où le peintre et l'apologiste de -la nature , aujour- d'hui si défigurée et si calonmiée, peut-il avoir tiré son modèle, si ce n^est de son propre cœur? Il l'a dé-

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4l4 TROISIÈME DIALOGUE,

ente comme il se sentoit Ini-méme. Les préjugés dont ilnétoit pas subjugué, les passions factices dont il n etoît pas la proie , n'offusquoient point à ses yeux, comme à ceux des antres, ces premiers traits si gé.né- ralement oubliés ou méconnus. Ces traits si nouveaux pour nous et si vrais, une fois tracés, trouvoient bien encore au fond des cœurs lattestation de leur justesse, mais jamais ils ne s y seraient remontrés deuxièmes, si Thistorien de la nature n'eût com« mencé par ôter la rouille qui les cachoit. Une vie re- tirée et solitaire, un goût vif de rêverie et de contem* platipn , rhabitude de rentrer en soi , et d y rechercher dans le calme des passions ces premiers traits <^- parus cbea la multitude, pouvoient seuls les lui faire retrouver. En un moi, il foUoit cfu^un homme se fôt peint lui-même pour nous montrer ainsi Thomme pri-* mitif , et si lauteur n'eût été tout aussi singulier que ses livres, jamais il ne les eût écrits. Mais est-il cet homme de la nature qui vit vraiment de* la vie hu* maine, qui, comptant pour rien Topinion d autrui, se conduit uniquement d après ses penchants et sa rai- son , sans égard à ce que le public approuve ou blâme? On lecbercbermt en vain parmi nous. Tous, avec un beau vernis de paroles, tâchent en vain de donner le change sur leur vrai but; aucun ne s'y trompe , et pas un n'est la dupe des autres, quoique tous parlent comme lui. Tous cherchent leur bonheur dans l'ap- parence, nul ne se soucie de Id réalité; Tous mettent leur être dans le paroitre; tous, esclaves et dupes de Famoar-propre, ne vivent point pour vivre , mais pour faire croire qu'ils ont yéen. Si vous ne m'eussieat dé-

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TROISIÈME DIALOGUE. 4*5

peiot votre Jeati<TJac({ue$, j aurois cru que rhomme naturel nexistoit plus; mais le rapport frappant de celui que vous m avez peint avec Fauteur dont j'ai lu les livres ne me laisseroit pas douter que Vun ne fût Tautre, q\iand je n aurois nulle autre raison de le croire. Ce rapport marqué me décide ; et sans m'em-* }>arrasser du Jean<Jacques de nos messieurs^ plus monstrueux encore par son éloignement de la nature que le vôtre n est singulier pour en être resié si prè$> j adopte pleinement les idées que vous m'en ave; don* nées; et si votre Jean-Jacques nest pas tout-à-Êiit de* venu le mien, il a Vbonneur de plus d avoir arraché mon estime sans que mon penchant ait rien fait potti> lui» Je ne laimerai peut-être jamais ^ paroeque cela ne dépend pas de moi ; mais je Vhonore , paroeque je veux être juste, que je' le crois innocent, et que je le vois opprimé. Le tort que je lui ai fait, en pensant si mal de lui , étoit i effet d'une erreur presque inviur cible, dont je n ai nul reproche à faire à ma volonté* Quand Taversion que j'eus pour lui dureroit dans toute sa force, je n en serois pas moins disposé à Tes* timer et le plaindre^ Sa destinée est un exemple peut- être unique de toutes les humiliations possibles, et d'une patience presque invincible à les supporter « Enfin le souvenir de Fillusion dont je sors sur son compte me laisse un grand pi*éservatif contre une or^ guaillfuse confiance en mes lumières, et contre la suf- fisance du feux savoir.

Rouss. C'est vraiment mettre à profit rexpérience, et rendre utile l'erreur mteie, que d'apprendre ainsi^ de celle l'on a pu tomber^ à compter moins sur les

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4l6 TROISIÈME DIALOGUE,

oracles de nos jugements, et à ne négliger jamais, quand on veut disposer arbitrairement de Thonneur et du sort d'un homme, aucun des moyens prescrits par la justice et par la raison pour constater la vérité. Si, malgré toutes ces précautions, nous nous trom- pons encof*e, cest uïî effet de la misère humaine, et nous n aurons pas du moins à nous reprocher d'avoir failli par notre &ute. Mais rien peut-il excuser ceux qui, rejetant obstinément et sans raison les formes les plus inviolables, et tout fiers de partager avec des grands et des princes une œuvre d'iniquité , condam- nent sans crainte un accusé, et disposent en maîtres de sa destinée et de sa réputation , uniquement parce- qu'ils aiment à le trouver coupable , et qu'il leur platt de voir la justice et levidence , la fraude et rftnpos- ture sauteroient à des yeux non prévenus !

Je n'aurai point un pareil reproche à me Êuire à l'égard de Jean-Jacques ; et si je m'abuse en le ju- geant innocent , ce n'est du moins qu'après avoir pris toutes les mesures qui étoient en ma puissance pour me garantir de l'erreur. Vous n'en pouvez pas tout-à- fait dire autant encore, puisque vous ne l'avez ni vu, ni étudié par vous-même , et qu'au milieu de tant de prestiges, d'illusions, de préjugés, de mensonges et de faux témoignages, ce soit, selon moi, le seul moyen sûr de le connoître. Ce moyen en amène un autre non moins indispensable, et qui devroic%tre le premier s'il étoit permis de suivre ici l'ordre naturel ; c'est la discussion contradictoire des ftdts par les par- ties elles-mêmes , en sorte (fae les accusateurs et l'ac- cusé soient mis en confrontation, et qu'on l'entende

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TROISIÈME DIALOGUE. 4^7

dans ses réponses. L'effroi que cette forme si sacrée parolt faire aux premiers , et leur obstination à s'y re- fuser, font contre eux, je lavoue, un préjugé très fort, très raisonnable, et qui sûffiroit seul pour leur condamnation , si la foule et la force de leurs preuves, sifrappantes; si éblouissantes, narrêtoient en quelque sorte l'effet de ce refus. On ne conçoit pas ce que l'ac- cusé peut répondre; mais enfin jusqu'à ce qu'il ait donné ou refusé ses réponses, nul n'a droit de pro- noncer pour lui qu'il n'a rien à répondre , ni , se sup- posant parfeitement instruit de ce qu'il peut ou ne peut pas dire, de le tenir, ou pour convaincu tant xju'il ne l'a pas été, ou pour tout-à-fait justifié tant ■qu'il n'a-pas confondu ses accusateurs.

Voilà, monsieur, ce qui manque encore à la certi- tude de nos jugements sur cette affaire. Hommes et sujets à l'erreur, nous pouvons nous tromper en ju- geant innocent un coupable, comme en jugeant cou- pable un innocent. La première erreur semble, il est vrai, plus excusable ; mais peut-on l'être dans une er- reur qui peut nuire, et dont on s'est pu garantir? Non; tant qu'il reste un moyen possible d'éclaircir la vérité , et qu'on le néglige , l'erreur n'est point involontaire . et doit être imputée à celui qui veut y rester. Si donc vous prenez assez d'intérêt aux livres que vous avez lus pour vouloir vous décider sur l'auteur, et si vous baïs^z assez l'injustice pour vouloir réparer celle que , d'une feçon si cruelle, vous avez pu commettre à son égard , je vous propose premièrement de voir l'homme. Venez, je vous introduirai chez lui sans peine. Il esft déjà prévenu ; je lui ai dit tout ce que j'ai pli dire à

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4l8 TROISIÈME DIALOGUE,

votre égard sans blesser mes engagements. II sait d avance que si jamais vous vous présentez à sa porte, ce sera pour le connoitre, et non pas pour le tromper. Après avoir refusé de le voir tant que vous Favez jugé comme a fait «tout le monde , votre première visite sera pour lui la consolante preuve que vous ne désespérez plus de lui devoir votre estime, et d avoir des torts à réparer envers lui.

Sitôt que, cessant de le voir par les yeux de vos messieurs, vous le verrez par les vôtres, je ne doute point que vos jugements ne confirment les miens, et que, retrouvant en lui Fauteur de ses livres, vous ne restiez persuadé , comme moi, qull est Fhomme de la nature, ''et point du tout le monstre qu'on vous a peint sous son nom. Mais enfin, pouvant nous abuser Tun et Fautre dans des jugements destitués de preuves po- sitives et régulières, il nous restera toujours une juste crainte fondée sur la possibilité d'être dans Ferreur, et siifr^la difficulté d'expliquer d'une manière .satisfiu- sante les ^eiits allégués contre lui. Un pas seul alors nous reste à faire pour constater la vérité, pour lui rendre!hommage et lamanifester à tous les yeux : c'est xle nqus réunir pour forcer enfin vos messieurs à s'ex* pliquer hautement en sa présence, et à confondre un coupable aussi impudent, ou du moins à nous dégager du secret qu'ils ont exigé de nous , en nous permettant de le confondre nous-méines. Une instance aussi légi- time sera le premier pas. .. ^

Le Fr. Arrêtez... Je frémis seulement à vous en*- tendre. Je vous ai fait, sans détour, l'aveu que j'ai cru devoir à la justice et à la vérité. Je veux être jiute.

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THOISIÈME DIALOGUE. 419

mais sans témérité. Je ne yeux point me perdre inuti- lement j sans sfiuver Tinnocent auquel je me sacrifie; et c est ce que je ferois en suivant votre conseil : c'est ce que vous feriez vous-même ea voulant le pratiquer. Apprenez ce que je puis et veux faire, et o attendez de moi rien au-delà.

Vous prétendez que je dois aller voir Jean^ Jacques pour vérifier, par mes yeux, ce que vous m'en ave^ dit et ce que. j'infère moi-rméme de la lecture de seç écrits : cette confirmation m'est superflue, et, saqsy recourir, je sais d avance à quoi. m'en tenir sur ce point. Il est singulier que je sois maintenant plus dé- cidé que vous sur les sentiments que vous avez eu tant de peine à me faire adopter ; mais cela est pourtant fondé en raison. Vous insistez encore sur la force dés preuves alléguées contre lui par nos messieurs. Cette force est désormais nulle pour moi, qui e^fii démêlé tout Fartifioe depuis que j'y ai regardé de plue près. J 'ai là-dessus tant de faits que vous^ignorez; j'ai lu si clai- rement dans les cœurs , avec la plus vi^e inquiétude sur ce que peut dire l'accusé , le désir le plus ardent de lui ôter tout moyen de se défendre ; j'ai mx tant de con- cert, de soin, d'activité, de chaleur, dans les mesures prises pour cet effet, que' des preuves admini^ées de , -cettemanière, par des genssi passionnés, perdent^oute aulœrité dans mon esprit visA»vis de vos observations. Le public est trompé , je le vois , je le sais ; mais il se plaît à l'être, et n'aimeroit pias à se voir désabuser. J'fft moi-même été dans ce cas et ne m'en suis pas tiré sans peine. Nos messieurs avoient ma' confiance, par* cequllsfialtoient le penchant qu'ils m'a voient donné,

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42© TROISIÈME DIAtOGUJE.

mais jamais ils nont eu pleinement mon estime; et, quand je vous vantois leurs vertus, je n ai pu me ré- soudre à les imiter. n'ai voulu jamais approcher de leur proie pour la cajoler , la tromper , la circonvenir, à leur exemple; et la même répugnance que je voyois dans votre cœur étoit dans le mien quand je cherchois à la combattre. J'approuvois leurs manœuvres sans vouloir les adopter. Leur fausseté , qu'ils appeloient bienveillance, ne pouvoit me séduire, parcequ au lieu de cette bienveillance dont ils se vantoient , je ne sen- tois pour celui qui en étoit Tobjetqu antipathie, ré- pugnance ; aversion. J'étois bien aise de les voir nour- rir pour lui une sorte d'affection méprisante et déri- soire , quiavoit tous les effets de la plus mortelle haine : mais je ne pou vois ainsi me donner le change à moi- même, et ils me lavoient rendu si odieux, que je le haïssois d^ tout mon cœur, sans feinte et tout à dé- couvert. J aurois craint d'approqher de lui comme d'un monstre effi*oyable, et j'aimois mieux n'avoir pas le plaisir de lui puire, pour n'avoir pas l'horreur de le voir. En me ramenant par degrés à la raison, vous m'a- vez inspiré mitant d'estime pour sa patience et sa douceur que de compassion pour ses infortunes. Ses livres ont achevé l'ouvrage que vous aviez commencé. J'ai senti, en les lisant, quelle passion donnoit tant d'énergie à son ame et véhémence à sa diction.. Ce n'est pas une explosion passagère , c'est un sentiment dominant et permanent qui peut se soutenir ainsi du- rant dix ans , et produire douze volumes toujours pleins du même zélé, toujours^arrachés par la même persuasion. Oui, je le sens, et le soutiens comme

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TROISIÈME DIALOGUE. 4^»

VOUS, dès qu'il est auteur des écrits qui portent sou nom, il ne peut avoir que le cœur d'un homme de bien.

Cette lecture attentive et réfléchie a pleinement achevé*daus mon esprit la révolution que vous aviez commencée. C'est en faisant cette lecture avec le soin qu'elle exige que j'ai senti toute la malignité , toute la détestable adresse de ses amers commentateurs. Dans tout ce que je lisois de l'original , je sentois la sincé- rité, la droiture d'une ame haute etfière, ms^is franche et sans fiel, qui se montre sans précaution, sans crainte, qui censure à découvert, qui loue sans réti- cence, et qui n'a point de sentiment à caeher. Au con- traire , tout ce que je lisois dans les réponses montroit une brutalité féroce, ou une poHtesse insidieuse, traîtresse , et couvroit du miel des éloges le fiel de la satire et le poison de la calomnie. Qu'on lise avec soin la Lettre, honnête mais franche, à M. d'Alembert sur les spectacles , et qu'on la compare avec la réponse de celui-ci, cette réponse si soigneusement mesurée, si pleine de circonspection affectée, de compliments aigre-doux , si propre à faire penser le mal , en feignant de ne le pas dire; qu'on cherche ensuite sur <îes lec- tures à découvrir lequel des deux auteurs est le mé- chant. Croyez-vous qu'il se trouve dans l'univers un mortel assez impudent pour dire que c'est JëâH- Jacques?

Cette différence s'annonce dès l'abord par leurs épi- graphes. Celle de votre ami, tirée de l'^n^ièfe, estune prière au ciel de garantir les bons d'une erreur si fu- neste, et de la laisser aux ennemis. Voici celle de M. d'Alembert , tirée de La Fontaine :

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422 TROISIÈME DIALOGUE.

Quittez-'inoi votre serpe, instrument de dommage.

L'un ne songe qu'à prévenir un mal; l'autre , dès Ta- bord, oublie la question pour ne songer qu'à nuire à son adversaire; et, dans l'examen de l'utilité des théâtres, adresse très à propos à Jean-Jacques ce même vers que, dans La Fontmne, le serpent adresse à l'homme *.

Ah! subtil et rusé d'Alembert! si vous n'avez ^as une serpe, instrument très utile, quoi qu'en dise le serpent, vous avez en revanche un stylet bien affilé, qui n'est guère, surtoutdans vos mains, un outil de bienfaisance.

Vous voyez que je* suis plus avancé que vous dans votre ppopre recherche, puisqu'il vous reste à cet égard des scrupules que je n'ai plus. Non, monsieur, je n ai pas même besoin de voir Jean-Jâcques pour savoir à quoi m'en tenir sur son compte. J'ai vu de trop près les manœuvres xlont il est la victime pour laisser dans mou esprit la moindre autorité à tout ce qui peut en résulter. Ce qu'il étoit aux yeux du public lors de la publication de son premier ouvrage, il le redevient aux miens, parceque le prestige de tout ce qu'on a faijtdés-lors pour le défigurer est détruit, et que je ne voi$ plus dans toutes les preuves qui vous frappent encore que fraude , mensonge, illusion.

Vous demandiez s'il existoit up complot. Oui, sans doute , il en existe un , et tel qu'il n'y en eut et n'y en aura jamais de semblable. Cela n'étoit-il pas clair dès

* Rousseau fait ici une méprise : il n'est pas question de serpent dans la fable (livre XII, fable 20) d'où ce vers est tire.

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TROISIÈME DIALOGUE. 4^3

launée du décret, par la brusque et incroyable sortie de tous les imprimés, de tous les Journaux, de toutes les gazettes , de toutes les brochures , contre cet infbr* tuné? Ce décret fut le tocsin de toutes ces fureurs. Pouvez- vous croire que les auteurs de tout cela, quel* que jaloux, quelque méchants, quelque vils qu'ils pussent être , se fussent ainsi déchaînés de concert en loups enragés contre un homme alors et dès-lors en proie aux plus cruelles adversités? Pouvez-vou» croire qu on eût msolemment fard les recueils de ses propres écrits de tous ces noirs libelles, si ceux qui les écrivoient et ceux qui les employoient n eussent été inspirés par cette ligue, qui, depuis long*temps, graduoit sa marche en silence, et prit alors en pubUc son premier essor? La lecture des écrits de Jean- Jac- ques ma fait £siire en même temps celle de ces veni- meuses productions qu'on a pris grand s^in d'y mêler. Si j avois fait plus tôt ces lectures, j aurois compris dès-lors tout le reste. Gela n'est pas difficile à qui peut les parcourir de sang froid. Les ligueurs eux-mêmes Font senti, et bientôt il^ ont pris une autre méthode qui leur a beaucoup mieux réussi; c'est de n'attaquer Jean-Jacques en public qu'à mots couverts , et le plus souvent sans nommer ni lui ni ses livres; mais de fidre en sorte que l'application de- ce qu'on en diroit fût si clair^ que chacun la ftt sur-le-champ. Depuis, dix ans que l'on suit cette méthode, elle a produit plus d'effet que des outrages trop grossiers, qui, par cela seul , peuvent déplaire au public ou j lui devenir suspects. C'est dans les entretiens particuliers , dans les cercles, dans les petits comités secrets, dans tous

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4^4 troisié;me dialogue.

ces petits tribunaux littéraires dont les femmes sont le^résidents, que s affilent les poignards dont on le crible sous le manteau.

On ne conçoit pas comment la difiamation d un particulier sans emploi, sans projet, sans parti, sans crédit, a pu faire une affaire aussi importante et .aussi universelle. On conçoit beaucoup moins comment une pareille entreprise a pu paroître assez belle pour que tous les rangs, sans exceptioD, se soient em- pressés d'y concourir perfas et nejus , comme à Fœu- vre la plus glorieuse. Si les auteurs de cet étonnant complot, si les chefs qui en ont pris la direction, avoient mis à quelque honorable entre|)rise. la moitié des soins, des •peines, du travail, du temps, de la dé- pense , qu'ils ont prodigués à Texécntion de ce beau projet, ils auroient pu se couronner, d'une -gloire im- mortelle à beaucoup moins de frais" qu'il ne leur en a coûté pour accomplir cette œuvre de ténèbres, dont il ne peut résulter pour eux ni bien ni honiaeur , mais seulement le plaisir d'assouvir en secret la plus lâche de toutes les passions, et dont encore la patience et la douceur de leur yictime ne les laissera jamais jouir pleinement.

Il est impossible que vous ayez une juste idée de la position de votre Jean-Jacquçs, ni de la manière dont il est enlacé. Tout est si bien conoerté à son égard, qu'un ange descendrpit du ciel pour le dé- fendre sans y pouvoir parvenii-. Le complot dont il

On me reprochera , j'en suis très sûr, de me donner une impor- tance prodigieuse. Ah ! si je n*en avois pas plus aux yeux d*autrui qu'aux miens, que mon sort seroit moins à plaindre!

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TROISIÈME DIALOGUE. 4*5

est le sujet n est pas de ces impostures jetées au ba- vard qui font un effet rapide, mais passager, et qu'un instant découvre et détruit. C'est, comme il la seùti lui-même, un projet médité de longue main, dont l'exécution lente et graduée ne s'opère qu'avec autant de précaution que de méthode, effaçant à mesure qu'elle avance et les traces des routes qu'elle a suivies et les vestiges de la vérité qu'elle a fait disparoître. Pouvez-vous croire qu'évitant avec tant de soin toute espèce d'explication , les auteurs et les chefs de ce complot négligent de détruire et dénaturer tout ce qui pourroit un jour servir à les confondre? et, depuis plus de quinze ans qu'il est en pleine exécution , n'ont- ils pas eu tout le temps qu'il leur falloit pour y réussir? Plus ils avancent dans l'avenir, plus il leur est Ëicile d'oblitérer le passé , ou de lui donner la tournure qui leur convient. Le moment doit venir où, tous leS' té- moignages étant à leur disposition, ils pourroient sans risque lever le voile impénétrable qu'ils ont mis sur les yeux de leur victinn^ Qui sait si ce moment n'est pas déjà venu? si, parles mesures qu'ils ont eu tout le temps de prendre, ils ne pourroient pas dès à présent s'exposer à des confrontations qui confon- droient l'innocence et feroient triompher l'imposture? Peut-être ne les évitent-ils encore que pour ne pas paroitre changer de maximes , et, si vous voulez, par un reste de crainte attachée au mensonge de n'avoir jamais assez tout prévu. Je vous le répète, ils ont travaillé sans relâche à disposer toutes choses pour» n'avoir rien à craindre d'une discussion régulière, si jajtiais ils étoient forcés d'y acquiescer; et il me paroît

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4^6 TROISIÈME DIALOGUE.

V

qu'ils ont eu tout le temps et tous les moyens de mettre le succès de leur entreprise à l!abri de tout événement imprévu . Eh ! quelles seroient désormais les ressources de Jean-Jacques et de ses défenseurs, s'il s en osdt présenter? trouveroit-il des juges qui ne fussent pas du complot, des témoins qui ne fussent pas su- bornés, des conseils fidèles qui ne Fégarassent pas? Seul contre toute une génération liguée, d'où recla- meroit-il la vérité que le mensonge ne répondit à- sa place? Quelle protection, quel appui trouveroit-il pour résister à cette conspiration générale? Existe^ t-il, peut-il même exister, parmi les gens en place, un seul homme assez intégre pour se condamner lui- même, assez courageux poul* oser défendre un op- primé dévoué depuis si long-temps à la haine publi- que, assez généreux pour s'animer d'un pareil zélé sans autre intérêt que celui de l'équité? Soyez sûr que, quelque crédit, quelque autorité que pût avoir celui qui oseroit élever la voiii*en sa faveur, et ré- clamer pour lui les premières lois de la justice, il se perdroit sans sauver son client, et que toute la ligue , réunie contre ce protecteur téméraire, commençant par l'écarter de manière ou d'autre , finiroit par tenir, comme auparavant, sa victime à sa merci. Rien ne peut plus la soustraire à aa destinée ; et tout ce que peut foire un- homme sage qui s'intéresse à son sort est de rechercher en silence les vestiges de la vérité pour diriger son propre jugement, mais jamais pour le faire adopter par la multitude, incapable^de re- noncer par raison au parti que la passion lui a feit prendre. %

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TROISIÈME DIALOGUE. 4^7

- Pour moi , je veux vous £siire ici ma confession «ans détour. Je crois Jean-Jacques innocent et vertueux; et cette «royance est teJle au fond de mon ame, qu'elle n a pas besoin d autre confirmation. Bien persuadé de son innocence, je n'aurai jamais Findignité de parler là-dessus contre ma pensée, ni de joindre contre lui ma voix à la voix publique, comme j ai £ait jusqu'ici dans une autre opinion. Mais ne vous attendez pas non plus que j'aille étourdiment me porter à décou- vert pour son défenseur, et forcer ses délateurs à quitter leur masque pour l'accuser hautement en iace. Je ferois en cela une démarche aussi imprudente qu'inutile , à laquelle je ne veux point m'exposer. J'ai un état, des amis à conserver, une famille à soutenir, des patrons à méuager. Je ne veux point foire ici le don Quichotte, et lutter contre les puissances, pour foire un moment parler de moi, et me perdre pour le reste de ma vie. Si je puis réparer mes torts envers Fin fortuné Jean- Jacques , et lui être utile sans m'ex- poser, à la bonne heure; je le ferai de tout mon cœur. Mais si vous attendez de moi quelque démarche d'éclat qui me compromette, et m'expose au blâme des miens, détrompez-vous , je n'irai jamais jusque- là. Vous ne pouvez vous-même aller plus loin que vous n'avez foit, sans manquer à votre parole, et me mettre avec vous dans un embarrat dont nous ne sortirions ni l'un ni l'autre aussi aisément que vous l'avez présumé.

Rouss. Rassurez-vous, je vous prie; je veux bien plutôt me conformer moi-même à vos résolutions, que d'exiger de vous rien qui vous déplaise. Dans la dé-

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428 TROISIÈME DIALOGUE,

marche que j'aurois désiré de faire , j'avois phis pour objet notre entière et commune satisfaction, qae de ramener ni le public ni vos messieurs aux senti* ments de la justice et au chemin de la vérité» Quoique intérieurement aussi persuadé que vous de Tinno- cence de Jean-Jacques , je n'en suis pas régulièrenlent convaincu , puisque , n'ayant pu l'instruire des choses qu'on lui impute y je n'ai pu ni le confondre par son silence, nt4'absoudre par ses réponses. A cet égard, je me tiens au jugement immédiat que j'ai porté sur l'homme, sans prononcer sur les £snts qui combattent ce jugement, puisqu'ils manquent du caractère qui peut seul les constater ou les détruire à mes yeux. Je n'ai pas assez de confiance en mes propres lumières pour croire qu'elles ne peuvent me tromper; et je res- terois peut-être encore ici dans le doute, si le plus légitime et le plus fort des préjugés ne venoit à l'appui de mes propres remarques, et nememontroit le men- songe du côté qui se refuse à l'épreuve de la vérité. Loin de craindre une discussion contradictoire, Jean- Jacques n'a cessé de la rechercher , de provoquer à grands cris ses accusateurs, et de dire hautement, ce qu'il avoit à dire. Eux, au contraire, ont toujours esquivé, Êiit le plongeon, parlé toujours entre eux à voix basse, lui cachant avec le plus grand soin leurs accusations, laurs témoins, leurs preuves, surtout leurs personnes , et fuyant avec le plus évident effrc» toute espèce de confrontation. Donc ils ont de fortes raisons pour la craindre , celles qu'ils allèguent pour cela étant ineptes au point d'être même outrageantes pour ceux qu'ils en veulent payer, et qui, je ne sais

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TROISIÈME DIALOGUE. 4^9

comment, ne laissent pas de s'en contenter: mais pour moi je ne m'en contenterai jamais, et dès-là toutes leurs preuves clandestines sont sans aiuorité sur moi. Vous voilà dans le même cas je sids, mais avec un moindre degré de certitude sur Tinnocence de Faccusé, puisque, ne Fayant point examiné par vos propres yeux, vous ne jugez de lui que par ses écrits, et sur mon témoignage. Donc vos scrupules devroient être plus grands que les mien&, si les manœuvres de ses persécuteurs, que vous avev mieux suivies, ne feisoient pour vous une espèce de com- pensation. Dans cette position, j'ai pensé que ce que nous avions de mieux à faire pour nous assurer de la véçité, étoit de la mettre à sa dernière et plus sûre épreuve, celle précisément qu'éludent si soigneuse- ment vos messieurs. Il me sémbloit que, sans trop nous compromettre , nous aurions pu leur dire : « Nous « ne saurions approuver qu'aux dépens de la justice « et de la sûreté publique vous fassiez à un scélérat «une.grace tacite qu'il n'accepte point, et qu'il dit « n'être qu'une horrible barbarie que vous couvrez « d'un beau nom. Quand cette grâce en seroit réelle- « ment une, étant faite par force, elle change de na- « ture; au lieu d'être un bienfait, elle devient un Cruel '< outnigè; et rten n'est plus injuste et plus tyrannique « que de fotcer un homme à nous être obUgé malgré « lui. C'est sans doute un des crimes de Jean-Jacques «de n'avoir, au lieu de la reconnoissance qu'il vous « doit, qu'uii'xiédain plus que méprisant pour vous et « pour vos manœuvres. Cette impudence de sa part û mérite en particulier une punition sortable ; et cette

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43o TROISIÈME DIALOGUE.

« punition que vous lui devez et a vous-même est de « le confondre , afin que, forcé de reconnoitre enfin « votre indulgence , il ne jette plus<les nuages sur les « motifs qui vous font agir. Que la confusion d'un «hypocrite aussi arrogant soit, si vous voulez, sa u seule peine ; mais qu'il la sente pour Tédification , <c pour la sûreté publique, et pour Thonneur de la gé- « nération présente qu il parott dédaigner si fort. Alors «seulement on pourra, sans. risque, le laisser errer «parmi nous avec honte, quand il sera bien au- « tbentiquement convaincu et démasqué. Jqsques à « quand souffrirezrvous cet odieux scandiile, qu avec « la sécurité de Finnocence le crime o$e insolemment « provoquer la vertu , qui gauchit devant lui et se «caché dans Tobscurité? Cest lui qu'il faut réduire « à cet indigne silence que vous gardez, lui présent: « sans quoi l'avenir ne voudra jamais croire que celui « qui se montre seul et sans crf^ilite est le coupable, «et que celui qui, bien escorte, n'ose lattendre est « l'innocent. » ^

En leur parlant ainsi , nous les aurions forcés à s'expliquer ouvertement, ou à convenir tacitementde leur imposture; et, par la discussion contradictoire des fedts , nous aurions pu porter un jugement certain sur les accusateurs et sur l'accusé, et ptonoAi^^ défi- nitivement entre eux et lui. Vous dites que les juges et les témoins, entrant tous dans ligue, auroient rendu la prévarication très facile à exécuter, très dif- ficile à découvrir, et cela doit être : mais il n'est pas impossible aussi que l'accusé n'eût trouvé quelque réponse imprévue et péremptoire qui eût démonté

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TROISIÈME DIALOGUE. 43l

toutes leurs batteries, et manifesté le complot. Tout est contre lui , je le sais , le pouvoir, la ruse, Targent, Tintrigue , le temps , les préjugés , son ineptie , ses dis- tractions, son défaut de mémoire, son emb£ft*ras de s'énoncer, tout enfin, hor^ Imnocence et la vérité, qui seules lui ont donné l'assurance de rechercher, de demander, de provoqueravec ardeur ces explications qu'il auroittant de raisons de craindre si sa conscience déposoit contre lui. Mais ses. désirs attiédis ne sont plus animés, ni par l'espoir d'un succès qu'il ne peut plus attendre que d'un miracle, ni par l'idée d'une ré- paration qui pût flatter son cœur. Mettez-vous un mo- ment à sa place, et sentez ce qu'il doit peii^r de la génération présente et de sa conduite à son égard. Après le plaisir qu'elle a pris à le diffamer en le ca- jolant, quel cas pourroit-il faire du retour de son estiiqf ? et de quel prix pourroient être à ses yeux les caresses sincères des mêmes gens qui lui en prodi- guèrent de si fausses , avec des cœurs pleins d'aversion pour lui? Leur duplicité , leur trahison , leur perfidie , ont*elles pu lui laisser pour eux le moindre sentiment favorable? et ne seroit-il pas plus indigné que flatté de s'en voir fêté sincèrement avec leâ lûémes démonstra- tions qu'ils employèrent si long-temps en dérision à faire de lui le jouet de la canaille?

^on, monsieur, quand' ses contemporains, aussi repen^atits et vrais qu'il§ ont été jusqu'ici faux et cruels à son égard, reviendroient enfin de leur erreur, ou plutôt de leur haine , et que, réparant leur longue in- justice, ils tâcheroient, à force d'honneurs, de lui faire oublier leui*s outrages, pourroit-il oublier la bas-

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432 TROISIÈME DIALOGUE,

sesse et Findignité de leur conduite? pourroit-il cesser de se dire que, quand même il eût été le scélérat qu'ils se plaisent à voir en lui, leur manière de procéder avec ce prétendu scélérat, moins inique , n en seroit que plus abjecte, et que /avilir autour d'un monstre à tant de manèges insidieux étoit se mettre soi-même au-dessous de lui? Non, il n'est plus au pouvoir de ses contemporains de lui ôter le dédain qu'ils ont tant pris de peine à lui inspirer. Devenu même insensible à leurs insultes, comment pourroit-il être touché de leurs éloges? Gomment pourroit-il agréer le retour tardif et forcé de leur estime, ne pouvant plus lui- même en avoir pour eux? Non, ce retour de la part d'un public si méprisable ne pourroit plus lui donner aucun plaisir, ni lui rendre aucun honneur. Il en seroit plus importuné sans en être plus satisfait. Ainsi l'explication juridique et décisive qu'il n'a pu jumais obtenir, et qu'il a cessé de désirer, étoit plus poiir nous que pour lui. Elle ne pourroit plus , même avec la plus éclatante justification, jeter aucune véritable douceur dans sa vieillesse. Il est désormais trop étranger ici-bas pour prendre à ce qui s'y feiit aucun intérêt qui lui soit personnel. N'ayant plus de suffi- sante raison pour agir, il reste tranquille, en atten- dant avec la mort la fin de ses peines, et ne voit plus qu'avec indifférence le sort du peu de jours qui lui restent à passer sur la terre. »

Quelque consolation néanmoins est encore à sa portée; je consacre ma vie à la lui donner, et je vous exhorte d'y concourir. Nous ne sommes entrés ni l'un ni l'autre dans les secrets de la ligue dont il est l'objet;

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nous n avons point partagé la fausseté ceux qui la composent; nous n'avons point cherché à le sur- prendre par des caresses perfides. Tant que vous lavez ^ï, vous Tavez fui, et moi je ne Tai recherché que dans Fespoir de le trouver digne de mon amitié; et répreuve nécessaire pour pçrter un jugement éclairé sur son compte, a^ant été long-temps autant recherchée par lui qu'écartée par vos messieurs, forme un préjugé qui supplée, autant qu'il se peut, à cette épreuve, et confirme ce qiîe j'ai pensé de lui après un examen aussi^ long qu'impartiah II m'a dit cent fois qu'il se seroit consolé de l'injustice publique, s'il eût trouvé un seul cœur d'homme qui s'ouvrit au sien, qui sentit ses peines, et qui les plaignit; l'estime franche et pleine d'un ^eul l'eût dédommagé du mé-^ pris de tous les autres. Je puis lui donner ce dédom-^ magement, et je le lui voue. Si vous vous joignez à moi pour cette bonne œuvre , nous pouvons lui rendre dans ses vieux jours la douceur d^une société véritable qu'il a perdue depuis si long-temps, et qu'il n'espé- roit plus retrouver ici-bas. Laissons le public dans l'erreur il se complaît, et dont il est digne, et mon- trons seulement à celui qui en est la victime que nous ne la partageons pas. Il ne s'y trompe déjà plus à mon égard, il nt s'y trompera point au vôtre; et si vous venez à lui avec les sentiments qui lui sont dus, vous le trouverez prêt à vous les rendre. Les nôtres lui seront d'autant plus sensibles, qu'il ne les àtten- doit ptus de personne; et, avec le cœur que je lui con- nois, il n'avoit pas «^ besoin d'une si longue privation pour lui en faire sentir le prix. Que ses persécuteurs XVI. aS

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434 TROISIÈME DIALOGUE.

Goatinuentde triompher, il verra leur prospérité sans peine; le désir de la vengeance ne le tourmenta jamais. Au milieu de tous leur^ succès, il les plaint encore, et les croit bien plus malheureux que lui. En e,^et, quand la triste jouissance des maux qu ils lui ont£EÛts pourroit remplir lel^'s^cœurs d'un contentement véri- table, peut-elle jamais les garantir de la crainte d être un jour «découverts et démasqués? Tant de soins qu'ils se donnent, tant de mesures quils prennent sans relâche depuis tant d'années , ne marquent-elles pas laAnyeur de n en avoir jamais pris assez? Ils ont beau renfermer la vérité dans de triples murs de men- songes et d'impostures qu'ils renforcent continuel- lement, ilâ tremblent toujours qu'elle ne s'échappe par quelque fissure. L'immébse édifice de ténèbres qu'ils ont élevé autour de lui ne suffit pas pour les rassurer. Tant qu'il vit , un accident imprévu peut lui dévoiler leur mystère, et les exposer à se voir con- fondus. Sa mort même , loin de les tranquilliser, doit augoittiter leurs alarmes. Qui sait s'il n'a point trouvé quelque confident discret qui , lorsque l'animosité du public cessera d'être attisée par la présence du con- damné , saisira pour se faire écouter le moment les yeux commenceront à s'ouvrir? Qui sait si quelque dépositaire fidèle ne produira pas eu temps et lieu de telles preuves de son innocence, que le public, forcé de s'y rendre, sente et déplore sa longue erreur? Qui sait si, dans le nombre infini de leurs complices, il ne s'en trouvera pas quelqu'un que le repentir, <jue le remords fitôse parler? On a beau prévoir ou arranger toutes les combinaisons i^iaginables, on craint ton-

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TROISIÈME DIALOGUE. 4^5

jours qu'il n'eu reste quelqu'une qu'on n a pas prévue , et qui laisse découvrir la vérité quand on y pensera le moins. La prévoyance a beau travailler^ la crainte eêt encore plus active; et les auteurs d'un pareil projet ont, sans y penser, sacrifié à leur baine le repos du reste de leurs jours.

Si leurs accusations étoient véritables , et que Jean- Jacques fût tel qu'ils l'ont peint, l'ayant ^nne fois dé- masqué pour l'acquit de letir conscience, et déposé leur^secret chez ceux qui doivent veiller à l'ordre pu- blic , ils se reposeroient sur etrx du reste , cesseroient de s'occuper du coupable, et ne penseraient plos à lui. Mais l'œil inquiet et vigilant qu'ils ont sans cesse attaché sur lui , les émissaires dont ils l'entourent,' les mesures qu'ils ne cessent de prendre pour lui fermer toute voie à toute explication , pour qu'il ne puisse leur échapper en aucune sorte, décèlent avec leors alarmes la cause qui les entretient et les perpétue: elles ne peuvent plus cesser, quoi qu'ils &ssent; vivant ou mort, il les inquiétera toujours; et s'ilaimôit la vengeance, il en auroit une bien assurée dans la frayeur dont, malgré tant de précautions entassées, ils ne cesseront plus d'être agités.

Voilà le contre-poids de leurs succès et de toutes leurs prospérités* Ils ont én|ployé toutes le^ressour^ ces ^e letH* art pour faire de lui le plus malheureux des êtres; à force d'ajouter moyens sur moyens, ils les ont tous épuisés; et loin de parvenir à leurs fins, ils ont produit l'effet contraire. Ils ont fait trouver à Jean -Jacques des ressources en lui-même qu'il ne connottroit pas sans eux. Après lui avoir fait le pis

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436 TROISIÈME DIALOGUE,

qu'ils pouvoient lui faire , ils Font mis en état de n avoir plus riea à craindre , ni d'eux, ni de personne , et de voir avec la plus profonde indifférence tous les événements humains. Il nyapointd atteinte sensible à son àme qu ils ne lui aient portée ^ mais , en lui fai- sant tout le mal qu'ils lui pouvoient faire , ils l'ont forcé de se réfugier dans des asiles il n'est plus en leur pouvoir de pénétrer. Il peut maintenant les défier et se moquer de leur impuissance. Hors d'état de le rendre plus malheureux , ils le deviennent chaque jour davantage, en voyant que tant d'efforts n ont abouti qu'à empirer leur situation et adoucir la sienne. Leur rage , devenue impuissante , n'a fait que s'irriter en voulant s'assouvir^

Ail reste, il ne doute point que, malgré tant d'ef- forts, le temps ne lève enfin le voile de l'imposture, et ne découvre son innocence. La certitude qu'un jour on sentira le prix de sa patience contribue à la sou- tenir; et en lui tout ôtant, ses persécuteurs n'ont pu lui ôter la confiance et l'espoir. « Si ma mémoire de- « voit, dit-il, s'éteindre avec moi, je me consolerois a d'avoir été si mal connu des hommes^ dofit je serois « bientôt oublié ; mais puisque mon existence doit être « connue après moi par mes livres, et bien plus par « mes malheurs , je ne me trouve point, je l'avoue, « assez de résignation pour penser sans impatience , «moi qui me sens meilleur et plus juste qu'aucun « homme qui me soit connu, qu'on ne se souviendra « de moi que copime d'un monlstre , et que mes écrits, « le cœur qui les dicta est empreint à chaque page, « passeront pour les déclamations d'un tartufe qui ne

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« cherchoit qu à tromper le public. Qu'auront doue a servi mon courage et mon zélé , si leurs monumei;its , «loin d'être utiles aux bons% ne font qu aigrir et « fomenter Tanimosité des méchants ; si tout ce que « Tamour de la vertu m a faitdire sans crainte et sans « intérêt ne fait à Tavenir, comme aujourd'hui , qu'ex- « citer contre moi la prévention et la haine, el ne pro- « duit jamais aucun bien ; si au lieu des bénédictions « qui m'éloient dues , mon nom , que tout devoit rendre «honorable, n'est prononcé dans l'avenir qu'avec « imprécation! Non, je ne supporterois jamais une si « cruelle idée; elle absorberoit tout ce qui m'est resté « de courage et de constance. Je consentirois sans « peine à ne point exister dansia mémoire des hommes, « mais je nc^puis consentir ^ je l'avoue , à y. restei* dif^ «famé. Non, le ciel ne le piermettra point, et, 4w8 « quelque état qug m^ait réduit la destinée , je i\e dése&- « pèrerai jamais de la Providence , sachant bie^ qu'elle « choisit son heure et non pas la nôtre , et qu'elle aime «à frapper son coup au momqnt qu'op ^e l'attend « plus. Ce n'est pas qiie je donne encore aucune im- « portanc#, et surtout par rapport à moi, au peu de «jours qui me restent à vivre, quand même j'y pour- « rois voir renaître pour moi toutes les douceurs dont « on a pris peine h tarir le cours. J'ai trop (sonnu la «misère dçs prospérités humaines, pour être sen-

' Jamais les discours d'uo homme qu'oQ croit 'parler contre sa pensée ne toucheront ceux qui ont cette opinion. Tous ceux qui? pensant mal de moi, disent avoir profité dans la vertu paria lecture de mes livres, mentent, et même très sottement. Ce sonH^ceux-là qui sont vraiment des tartufes.

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n sible , à mon âge , à leur tardif et vain retour ; et quel* a cpie peu croyable qu'il soit, il leur seroit encore plus M aisié de revenir , qu'à moi d'en reprendre le goût. Je «I n espère plus et je désiste très peu de voir de mon 0 vivant la révolution qui doit désabuser le public sur « nion cM^pte. Que mes persécuteurs jouissent en « p^ix^ s^tls peuvent, toute leur vie , du bonheur qu'ils M sa sont (ait des misères de la mienne. Je ne désire de «les voir ni confondus ni punis; et pourvu qu'enfin « la vérité soit connue, je ne demande point que ce » soit à leurs dépens : mais je ne puis regarder comme n une chose indifiBérente aux hommes le rétablissement «de ma mémoire, et le retour de l'estinie publique « qui m'étoit due. Ce seroit un trop grand malheur « pour le genre humain que la manière dont on a pro- * cédé à mon égard servtt de modèle et d'exemple , « que Fhonneur des particuliers dépendit de tout im* « posteur adroit, et que la société, foulant aux pieds « les pins saintes lois de la justice, ne ffllt plus qu'un « ténébreux brigandage de trahisons secrètes et d'im- rf postures adoptées sans confraptation , sans centra- le diction, sans vérification, et sans aucune défense « laissée aux accusés. Bientôt les hommes, à la merci «lés uns des autres, nWroient de force et d*action « que pwr s'entre-déchirer entre eux, sans en avoir «aucune pour la résistance; les bons, livrés tout-à-^ « fait aux méchants, deviendroient d'abordJeur proie, « enfin leurs disciples; l'innocence n'auroit pi us d'asile, «^et la terre, devenue uo enfer, ne seroit couverte que « de dém^s occupés et se tourmenter les uns et les «autres. Son, le ciel ne laissera point un exemple

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^ aussi ftineste ouvrir au crime une route nouvelle ^ « inconnue jusqu'à ^^ jour; il découvrira la noirceur « d une trame aussi cruelle. Un jour viendra , j'en ai la «juste coiifiance, que les honnêtes gens bépiront ma « mémoire , et pleureront sur mon sort. Je suis sûr de « la chose, quoique j^n ignore le teinps. Voilà le fon- â dément de ma patience et de mes consolations. « L'ordre sera rétabli tôt ou tard , même sur la terre , «je n'en doute pas. Mesopprésseurs peuvent reculer « le moment de ^ptajustificalioa, mais ils ne sauroient « empêcher qu'il ne vienne. Cela pie suffit pour être « tranquille au milieu de leurs œuvres : qu'ils contï- « nuent à disposer de moi durant nia vie , mai» qu'ils « se pressent; je vais bientôt leur échapper. »

Tels sont sur ce point les sentiments de Jean- Jacques, et tels sont aussi les miens. Par «un décret dont il ne m'appartient pas de sonder la profondeur, il doit passer le reste de ses jours dans le mépris et l'humiliation: mais j'ai le plus vif pressentiment qu'a- près sa mort et celle de ses persécuteurs , leurs trames seront découvertes , et sa mémoire justifiée. Ce senti- ment me paroît si bien fondé, que, pour peu qu'on y réfléchisse, je ne vois pas qu'on en puisse douter. C'est un axiome généralement admis, que tôt ou lard la vérité se découvre; et tant d'exemples l'ont con- firmé , que l'expérience ne permet plus qu'on en doute. Ici du mqins il n'est pas concevable qu'une tranle aussi compliquée reste cachée aux âges futurs ; il n'est pas même à présumer qu'elle le soit long-temps dans le nôtre. Trop "de signes. la« décèlent pour qu'elle échappe au premier qui voudra bien y regarder , et

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celte volonté viendra sûrement à plusieurs sitôt que Jean-Jacques aura cessé de vivre. De tant de gens em- ployés à fasciner les yeux du public, il n'est paç pos- sible qu'un grand nombre n aperçoive la mauvaise foi de ceux qui les dirigent , et qu'ils ne sentent que si cet homme étoit réellement tel qu'ils le font, il seroit su- perflu d'en imposer au public sur son compte, et d'employer tant d'impostures pour le charger de choses qu'il ne fait pas, et déguiser celles qu'il fait. Si l'intérêt, l'animosité, la crainte, les font concourir aujourd'hui sans peine à ces manœuvres , un temps peut venir oit leur passion calmée, et leur intérêt changé, leur feront voir sous un jour bien différent les œuvres sourdes dont ils sont aujourd'hui témoins et complices. Est-il croyable alors qu'aucun de ces coopérateurs subalternes ne parlera confidemment à personne de ce qu'il a vu, de ce qu'on lui a fait faire, et de l'effet de. tout cela pour abuser le public? que, trouvant d'honnêtes gens empressés à la recherche de la vérité défigurée , ils ne seront point tentés de se rendre encore nécessaires en la découvrant, comme ils le sont maintenant pour la cacher, de se donner quelque importance en montrant qu'ils furent admis dans la confidence des grands, et qu'ils savent des anecdotes ignorées du public? Et poiprquoi ne croi- rois-je pas que le regret d'«avoir contribué à noircir un innocent en rendra quelques uns indiscrets ou véri- diques, surtout à l'heure où, prêts à sortir de cette vie, ils seront sollicités par leur conscience à ne pas emporter leur coulpe %vec eux? Enfin, pourquoi les réflexions que vous et moi faisons aujourd'hui ne

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viendroîent-elles pas alors dans Tesprit de plusieurs personnes, quand elles examineront de sang froid la conduite qu^on a tenue , et la facilité qu'on eut par elle de peindre cet homme comme on a voulu? On sentira qu il est beaucoup plus incroyable qu'un pareil homme ait existé réellement, qu il ne Test que la crédulité pu- blique , enhardissant les imposteurs , les ait portés à le peindre ainsi successivement, et en enchérissant tou- jours , sans s'apercevoir qu'ils passoient même la me- sure du possible. Cette marche , très naturelle à la passion, est un plége qui la décèle, et dont elle se ga- ^ rantit rarement. Celui qui voudroit tenir un registre exact de ce que, selon vos messieurs, il a fait, dit, écrit, imprimé, depuis qu'ils se sont emparés de sa personne, joint à tout ce qu'il a fait réellement, trou- veroit qu'en cent ans il n'auroit pu suffire à tant de choses. Tous les livres qu'on lui attribue, tous les propos qu'on lui fait tenir, sont aussi concordants et aussi naturels que les faits qu'on lui impi:|te, et tout cela toujours si bien prouvé, qu'en admettant un seul de ces feits on n'a plus droitd'en rejeter aucun autre. Cependant, avec un peu de calcul et de bon sens, on verra que tant de choses -^ont incompatibles, que jamais il n'a^pu faire tout cela, ni se trouver en tant de lieux difféi;ents en si peu de temps; qu'il y a par conséquent plus de fictions que de vérités dans toutes ces anecdotes entassées , et qu'enfin les mêmes preuves qui n'empêchent pas les unes d'être des mensonges nésauroient établir que les autres sont des vérités. La force même et le nombre de toutes ces preuves suffiront pour faire soupçonner le complot : et dès-

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lors toutes celles qui n auront pas subi Tépreuve lé^ gale perdront leur force, tous les témoins qui nau* ront pas été confrontés à Taccusé perdront leur au- torité, et il ne restera contre lui de charges solides que celles qui lui auront été connues , et dont il n'aura pu se justifier; c'est-à-dire qu aux fautes près qu'il a déclarées le premier, et dont vos messieurs ont tiré un si grand parti , on n aura rien du tout à lui re- procher. • ^

C'est dans cette persuasion qu'il me paroit raison- nable qu'il se console des outrages âe ses contempo- rains et de: leur injustice. Quoi qu'ils puissent faire, ses livres, transmis à la postérité, montreront que leur auteur ne fut point tel qu'on s'efforce de le pein- dre; et sa vie réglée, simple, uniforme, et la mémo depuis tant d'années, ne s'accordera jamais^ avec le caractère affreux qu'on veut lui donner. Il en sera de ce ténébreux complot, formé dans un si profond se- cret, dévejoppé avec de si grandes précautions, et suivi avec tant de zélé, comme de tous les ouvrage» des passions des hommes , qui sont passagers et pé* rissables comme eux. Un temps viendra qu'on aura pour le siécleJbù vécut Jian-Jacques la même horreur que ce siècle marque pour lui, et que ce^«omplot, im- mortalisant son auteur, comme Érostrate, passera pour un chef-d'œuvre de génie, et plus encoi'e de mé- chanceté.

Le Fr. Je joins de bon cœur mes vœux aiïx vôtres pour l'accomplissement de cette prédiction , mais j'avoue que je n'y ai pas autant de confiance; et à voir le tour qu'a pris cette affaire, je jugerois que des mul-

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titudes de caractères* et d'événements décrits daài Fhistoire n'ont peut-être d'autre fondement que l'in- vention da'éeux qui se sont avisés de les affirmer. Que le tetops fesse triompher la vérité, c'est ce qui doit arriver très souvent; mais que cela arrive tou- jours, comment le sait-on, et sur quelle preuve peut- on l'assûrer? Des vérités long-temps cachées se dé- couvrent enfin par quelques circonstances fortuites: cent mille autres peut-être resteront à jamais offus- quées par le mensonge, sans que nous ayons auciïn moyen de les^^econnoître et de les manifester; car , tant qu'elles restent cachées, elles sont pour nous comme n'existant pas. Otez le hasard qui en fait découvrir quelqu'une, elle continueroit d'être cachée; et qui sait coiâbien il en reste pour qui ce hasard ne viendra ja- mais? Ne dilSons donc pas que le temps fait toujours triompher la vérité, car c'est ce qu'il nous est inn>bs- sible de savoir; et il est bien plus croyable qu'effaçant pas à pas toutes ses traces, il fait plus souvent triom- pher le mens(ftige, surtout quand les hommes ont intérêt à le soutenir. Les conjectures sur lesquelles vous croyez .que le mystère de ce complot sei-a dé- Voilé me paroissefit, à moi qui Tai vu de plus près, beaucoup moins plausibles qu'à vous. La ligue est trop forte , trop nombreuse, trop bien liée, pour pou- voir se dissoudre aîsémeiit; et tant qu'elle durera comme elle est, il est trop périlleux de s'en détacher, pour que personne s'y hasarde sans autre intérêt que celui de la justice. De tant de fils divers qui composent ceWe trame, chacun de côux qui la conduisent ne voit que celui qu'il doit gouverner, et tout au plus ceux

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qui Tavoisinent. Le concours général du tout n'est aperçu que des directeurs, qui travaillent sans re- lâche à démêler ce qui s^osilHtmilIe, à ôteries tiraille- ments, les contradictions, et à faire jouer le tout d'une manière uniforme. La multitude des choses incompatibles entre elles qu'on fait dire et faire à Jean-Jacques n est, pour ainsi dire, que le magasin des matériaux dans lequel les entrepreneurs , feisant un triage, choisiront à loisir les choses assortissantes qui peuvent s'accorder, et, rejetant celles qui tran- chent, répugnent, et se contredisent, parviendront bientôt à les faire oublier, après qu'eUes auront pro- duitleureffet. Inventez toujours , disent-ils aux ligueurs subalternes, nous nous chargeons de choisir et d arranger après. Leur projet est, conune je vous l'ai dit, de feire une refonte générale de toutes les anecdotes recueil- lies ou fabriquées par leurs satellites, et de les arran- ger en un corps d'histoire disposée avec tant d'art, et travaillée^avec tant de soin, que tout ce qui est ab- surde et contradictoire, loin de paroitre un tissu de fables grossières, parottra l'effet de l'inconséquence de l'homme, qui, avec des passions diverses et mons- trueuses, vouloit le blanc et le noir, et passoit sa vie à faire et défaire , faiite de pouvoir acccunplir ses mau- vais desseins.

Cet ouvrftge, qu'on prépare de longue main, pour le publier d'abord après sa mort, doit, par les pièces et les preuves dont il sera muni, fixer si bien le juge- ment du pubUc sur sa mémoire, que personne ne s'avise même de former là-dessus le moindre doute. On y affectera pour lui le même intérêt, la même

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affection dont lapparence bien ménagée a eu tant d'effet de son vivant; et, pour marquer plus d'impar- tialité, pour lui donner comme à regret un carac- tère affreux, on y joindra les éloges les plus outrés de sa plume et de ses talents , mais tournés de iaçon à le rendre odieux encore par là; conmie si dire et prouver également le pour et le contre, tout persuader et ne rien croire, eût été le jeu favori de son esprit. En un mot, Técrivain de cette vie, admirablement choisi pour cela, saura, comme YJietès du Tasse,

Menteur adroit, savant dans Fart de nuire, Sous la forme d*éloge habiller la satire.

Sçs livres, dites-vous, transmis à la postérité, dé- poseront e|i faveur de leur auteur. Ce sera, je Favoue, un argument bien fort pour ceux qui penseront comme vous et moi sur ces livres. Mais savez-vous à quel point on peut les défigurer? et tout ce qui a déjà été fait pour cela avec le plus grand succès ne prouve-t-il pas qi\on peut tout &ire sans que le public le croie ou le trouve mauvais? Cet argument tiré de ses livres a toujours inquiété nos messieurs. Ne pouvaitit les anéantir, et leurs plus malignes interprétations ne suffisant pas encore pour les décrier à leur gré , il$ en ont entrepris te falsification; et cette entreprise, qui sembloit d abord presque impossible, est devenue, par la connivence du public, de la plus fecile exé- iiution. L'auteur n a fait qu'une seule édition de chaque pièce. Ces impressions éparses ont disparu depuis long-temps, et le peu d'exemplaires qui peu- vent rester, cachés dans quelques cabinets^ n'ont

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excite la curiosité de personne pour les comparer avec les recueils dont on afFecte d'inonder le public. Tous ces recueils, grossis de critiques outrageantes, de libelles ^nimeux , et faits avec Tunique projet de dé- figurer les productions de lauteur , d en altérer les maximes, et d en changer peu-à-peu Tesprit, ont été, dans cette vue, arrangés et falsifiés avec beaucoup d'art, d abord seulement avec des retranchements, qui, supprimant les éclaircissements nécessaires, alté- roientle sens de ce qu'on laissoit, puis par d appa- rentes négligences qu'on pouvoit faire passer pour des fautes d'impression, mais qui produisoient des contre-sens terribles , et qui, fidèlement trmiscrites à chaque impression nouvelle , ont enfin substitué , par tradition, ces fausses leçons aux véritables. Pour mieux réussir dans ce projet, on a imaginé de faire de belles éditions, quij^par leur perfection typographi- que, fissent tomber les précédentes et restassent dans les bibliothèques; et, pour leur donner un plus grand crédit, on a tâché d'y intéresser Fauteur méipe par lappàt du gain , et on lui a fait pour cela , par le libraire chargé de ces manœuvres, des propositions assez magnifiques pour devoir naturellement le tenter. Le projet étoit d'établir ainsi la confiance du public, de ne faire passer sous les' yeux de l'auteur que des épreuves correctes, et de tirer à son insu les feuilles destinées pour le public, et le. texte eût été accom- modé selon les vues de nos messieurs. Rien n'eût été si facile par la manière dont il est enlacé, que de lui cacher ce petit manège , et de le faire ainsi servir lui- même à autoriser la fraude dont il de voit ère la vic-

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time, et qu'il eûtigriorée, croyant transmettre à la postérité une édition fidèle de ses écrits. Mais, soit dégoût, soit paresse, soit qu'il ait eu quelque vent du projet^ non content de s'être refusé à la proposition ^ il a désavoué dans une protestation signée tout ce qui s'imprimeroit désormais sous son Qpm. L'on a donc pris le parti de se passer de lui, et d'aller en avant comme s'il participoit à l'entreprise. L'édi- tion se fait par souscription, et s'imprime, dit-on, à Bruxelles^ en beau papier, beau caractère, belles estampes. On n'épargnera rien pour la prôner dans toute l'Europe , et pour en vanter surtout l'exactitude et la fidélité , dont on ne doutera pas phis que de la ressemblance du portrait publié par l'a^ Hume. Comme elle contiendra beaucoup de nouvelles pièces refondue^ lOu fabriquées par nos «messieurs, on aura grand soin de les munir de titres plus que suffisants auprès d'un public qui ne demande pas mieux que de tout croire, et qui ne s'avisera pas si tard de faire le difficile sur leur authenticité.

Bouss. JVIais, comment? cette déclaration de Jean- Jacques, dont vous venez de parler, ne lui servira donc de rien pour se garantir de toutes ces fraudes? et , quoi qu'il puisse dire, vos messieurs feront passer sans obstacle tout ce qu'il lei^ plaira d'imprimer sous son nom ?

Le Fa. Bien plus; ils ont su tourner contre lui jus- qu'à son désaveu* En le faisant imprimer eux-mêmes, ils en ont tiré pour eux un nouvel avantage, en pu- bliant que , voyant ses mauvais principes mis à dé- couvert et consignés dans ses écrits , il tàchoit de se

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448 TROISIÈME DIALOGUE,

disculper en rendant leur fidélité suspecte. Passant habilement sous silence les falsifications réelles , ils ont Eût entendre qu'il accusoit d'être falsifiés des pas- sages que tout le monde sait bien ne Tétre pas; et, fixant toute lattention du public sur ces passages, ils Tout ainsi détourné de vérifier leurs infidélités. Supposez qu'un homme vous dise : Jean-Jacques dit qu'on lui a volé des poires, et il ment; car il a son compte de pommes : donc on ne lui a point volé de poires. Ils ont exactement raisonné comme cet homme-là, et c'est sur ce raisonnement qu'ils ont persifflé sa déclaration. Ils étoient si sûrs de son peu d'effet, qu'en même temps qu'ils la faisoient imprimer ils imprilboient aussi cette prétendue traduction du Tasse tout exprès pour la lui attribuer, et qu'ils lui ont en effet attribuée, sans la moindre objection de la part du public ; coinme si cette manière d'écrire aride et sautillante, sans liaison, sans harmoijîe, et sans grâce, étoit en effet la sienne. De sorte que, selon eux, tout en protestant contre tout ce qui paroitroit désormais sous son nom, ou qui lui seroit attribué, il publioit néanmoins ce barbouillage , non seulement sans s'en cacher, mais ayant grand'peur de n'en être pas cru l'auteur, (X)mme il paroit par la préface sin- geresse qu'ils ont mise à la tête du livre.

Vous croyez qu'une balourdise aussi grossière, une aussi extravagante contradiction devoit ouvrir les yeux à tout le monde et révolter contre Timpadence de nos messieurs , poussée ici jusqu'à la bêtise? Point du tout : en réglant leurs manœuvres sur la dispo- sition où ils ont mis le public, sur la crédulité qu'ils

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' TROISIÈME DIALOGUE. 449

lui ont donnée, ils sont bien plus sûrs dt réussir quel s'ils agissoient aVec plus de finesse. Dès qu'il s'agit de Jean-Jac<jyes , il nest besoin de mettre ni bon sens ni vraisemblance dans les choses qu'on en débite; pi u5 elles sont absurdes et ridicules, plus- on s^em- presse à n ew^pas douter. Si d'Alembert ou Diderot' ^'avisoient d'affirmer aujourd'hui qu'il a deux têtes, en le voyant paster demain dans la rue , tout le monde lui verroit deux tètes très distinctement, et chacun seroit très surpris de* n'avoir pars aperçu plus tôt cette ll^onstruosité. - .

Nos messieurs sentent si bien cet avantage et savent si bien s'en prévaloir^ qu'il entre dans leurs plus effi^ caces ruses d'employer des manœuvres pleines d'au- dace et d'impudence au pi^nt d'en être incroyables , afin que , s'il les apprend et s'en plaint, personne n'y veuille ajouter foi. Quand, pat exemple , un honnête imprimeur, Simon , dira publiquement à tout le monde que Jean-Jacques vient souvent chez lui Voir et corw* riger les épreuves de ces éditiotis fraiiduleiises qq'ils font de ses écrits , qui est-ce qui croira que Jean-Jac- ques ne connoît pas l'imprimeur Simon , et n'avoit pas même ouï parler de ces éditions quand ce discours lui revint? Quand encore on verra son nom pompeu- sement étalé dans les listes des souscripteurs de livres de prix, qui est-ce qui, dès à présent et dans l'avenir, ira s'imaginer que toutes ces souscriptions prétendues sont mises à son insu , ou malgré lui , seulement pour lui donner un air d'opulence et^le prétention qui démente le ton qu'il a pfis? Et cependant*... Rouss. Je sais ce qu'il en est, car il m'a protesté

XVI. 39

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45o TROISIÈME DIALOGUE.

n'avoir fait ep sa vie qu'une seule souscription , savoir

celle pour la statue M. de Voltaire.

Le Fft. HéJâen , monsieur, cette seule soiiscription qu'il a faite est la seule dont on ne sait rien; car le discret d'4lGmbert , qui Fa reçue , n'en a pas faif beau- -coup de bruit. Je comprends bien que oette souscriji^ tion est moins une générosité qu'une vengeance; maia. c'est une vengeance à la Jean-Jacques que Voltaire ne lui rendra pas.

Vous devez sentir, par ces exemples , que , de quel- que façon qu'il s'y pr^ne , et dans aucun temps , il ne peut raisonnablement espérer que la vérité perce à $on égard à travers les filets tendus autour de l|ii , et dans lesquels , en s'y débattant, il ne fait que s'enlacer davantage. Tout ce qui lui arrive est trop hors de l'ordi-e commun des choses pour pouvoir jamais être cru; et ses protestations mêmes ne feront qu'attirer sur li$ les reproches d'impudence et de mensonge que méritent ses ennemis.

Donnez à Jean -Jacques un Conseil, le meilleur peut-être qui lui reste à suivre, environné comme il est d'embûches et de pièges chaque pas ne peut manquer de l'attirer: c'est de rester, s'il se peut, im- mobile, de -ne point agir du tout', de n'acquiescera

' Il ne m'est pas permis de suivre ce conseil, en ce qui regarde la juste défense de mon honneur. Je dois, jusquà la fin, faire tout ce qui dépend de moi, sinon pour ouvrir les yeux à cette aveo^e génération, du moins pour en éclairer une plus équitable. Tous les moyens pour cela me sont 6tés ; je le sais : mais , sans aucun espoir de succès, tons les efforts possibles, quoique inutiles, n'en sont pas moins- dans mon deyoir ; et je n% cesserai de les faire jusqu'à mon dernier soupir. Fay ce <iue doy^ arrive qwjxmrrà.

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TROISIÈME DIALOGUE. ^St

rien de ce qu'on lui propose, sous quelque prétexte que ce soit , et de résister même à ses propres mou- vements tant qu il peut s'abstenir de les suivre. Sous quelque face avantageuse qu'une chose à faire ou à aire se présente à son esprit ^ il doit compter que dès qu'on lui laisse le pouvoir de l'exécuter, c'est qu'on eit sûr d'en tourner l'effet contre lui^ et de la4ui rendre funeste. Par exemple, pour tenir le public en garde contre les falsifications de ses livres , et contre tous les écrits pseudonymes qu'on fait courir joumel- l^oient sous son nom, qu'y avoit-il demeilheur en ap- parence et dont on pût moins abusei^pour lui nuire, que la déclaration dont nous venons de parler? Et ce* pendant vous seriez étonné du parti qu'on a tiré de cette déclaration pour un effet tout contraire; et il a sentir cela de lui-même par le soin qu'on a priô de la faire imprimer à son insu,; car il n'a sûrement pas pu croire qu'on ait pris ce ^in pour lui faire plaisir. L'écrit sur le gouvernement de Pologne *, qu'il n'a feit

' Cet écrit est tombe dans les mains de M. d'Alembert peat-étre aussitôt qu*il est sorti des miennes , et Dieu sait qad usage il en a su faire. M. le comte Wielhorski m'apprit, en venant me dire adien à soiï départ de Paris, quon avoit mis deshorrears de Ini dans la gazette de Hollande. A Tair dont il me dit cela, j*ai jugé, en y re« pensant, qu'il roe croyoit Fauteur de Tarticlè, et je ne doute pas qu^ n'y ait du d'Alembert dans cette, affaire, aussi bien que dans celle d'un certain comte Zanowisch, Dalmate, ef d'un prêtre aven- turier, Polonois, qui a fait mille efforts pour pénétrer chez moi. Les manœuvres de ce M. d'Alembert ne me stirprennent plus : j'y suis tout accoutumé. Je ne puis assurément approuver la conduite du comte Wielhorski à mon égard ; mais, cet article à part, que je n'entreprends pas d'expliquer, j'ai toujours r^ardé et je regarde encore ce seigneur polonois comme un honnête homme et un bon

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452 TROISIÈME DIALOGUE,

que sur les plus touchantes instances, avec le plus parfait désintéressement , et parles seuls motifs de la plus pure vertu, sembloit ne pouvoir^qu'honorer son auteur et le rendre respectable, quand même cet écrit n'eût été qu'un tissu d'erreurs. Si vous saviez par qui, pour qui, pourquoi cet écrit étoit sollicite, Fusage qu'on s'est empressé d'en foire, et le tour qu'on a su lui donner, vous sentiriez parfaitement combien il eût été à désirer pour l'auteur quei résistant à toute cajo- lerie ^ il se refusât à l'appât de cette bonne œuvr«, qui, de la'part de ceux qui la soUicitoient avec tah% d'instance , n'avoit pour but que de la rendre perni- cieuse pour lui. En un mot, s'il connott sa situation, il doit comprendre , pour peu qu'il y réfléchisse, que toute proposition qu'on lui fait , et quelque couleur qu'on y donne, a toujours un but qu'on lui cache, et qui l'empêcheroit d'y consentir si ce but lui étoit connu. Il doit sentir surtout que le motif de foire du bien ne. peut être qu'urt' piège pour lui de la part de ceux qui le lui proposent, et pour eux un moyen réel de foire du mal à lui ou par lui, pour le lui imputer dans la suite; qu'après l'avoir mis hors d'état de rien faire d'utile aux autres ni à lui-même , on ne peut plus lui présenter un pareil motif que pour le tromper;

patriote ; et, si j'ayois la fantaisie et les moyens de faire insérer âe% articles dans les gazettes , j'anrois assurément des choses plus pres- sées à dire et plus importantes pour moi que des satires du comtft Wielhorski. Le succès de toutes ces menées est un effet nécessaire àxL système de conduite que Ton suit à mon égard. Qu'est-ce qifl pourrait empêcher de réussir tout ce qu'on entreprend contre moi, dont je ne sais rien, à <|^oi je ne peux rien, et que tout le monde favorite ?

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TROISIÈME DIALOGUE. 4^3

qu^enfin, u'étant plus, dans sa position, en puissance de &ire aucun l^en, tout ce qu'il peut désormais faire de mieux est de s'abstenir tout-à-fait d'agir, de peuç de malfaire, sans le voir ni le vouloir, comme cela lui arrivera infailliblement bhaque fois qu'il i^era aux instances des gens qui l'environnent , e| qui ont tou- jours leur leçon toute faite sur les choseé qu'ils doi- vent lui proposer. Surtout quHl ne se laisse point émou- voir par le reproqfie de se refuser à quelque bonne œuvre ; sûr au contraire que , si c'étoit réellement une bonne œuvre , loin de l'exhorter à y concourir, tout se réuniroit pour Ten empêcher, de peur qu'il n^en eût le mérite , et qu'il n'en résultât quelque effet en sa fii- veur.

Par les mesures extraordinaires qu'on prend pour altérer et défigarer ses écrits, et pour lui en attribuer auxquels il n'a jamais songé , vous devez juger que l'objet de la ligue ne se borne pas à la génération pré- sente , pour qui ces sœns ne sont plus nécessatres : et puisque ayant sous les yeux ses livres , tels à peu près qu'il les a composés , on n'en a pas tiré l'objection qui nous paroit si forte à l'un et à l'autre contre l'affreux caractère qu'on prête à l'auteur, puisqu'au contraire on les a su mettre au rang de ses crimes , q^ Ja pro- fession de foi du Vicaire est devenue un écrit impie , VHéloïs^fkn roman obscène , le Contrat social un livre séditieux; puisqu'on vient de mettre à Paris Pygma lion, malgré lui, sur la scène, tout exprès pour exciter ce risible scandale qui n'a fait rire personne, et dont nul n'a senti la comique absurdité | puisque enfin ces écrits tels qu'ils existent n'ont p£^s garanti leur auteur

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454 TROISIÈME DIALOGUE,

de la diffamation de soa vivant, Ten garanti ront4t8 mieux après sa mort, quand on le^aura mis dans l'état projeté pour rendre sa mémoire odieuse, et quand les auteurs du complot auront eu tout le tempt* d'efFacer toutes les traces de son innocence, et de leur imposture? Ayant pris toutes leurs mesures en gens prévoyants et pourvoyants qui songent à tout, auroient^ ils oublié la supposition que vous laites du repentir de quelque complice, du moins à Jheure de la mort, et les déclarations incommodes qui pourroient en ré* sulter s'ils n'y mettoient ordre?

Non, monsieur; comptez que toutes leurs mesures sont si bien prises, qu'il leur reste peu de chose à craindre de ce côté-là.

Parmi les singularités qui distinguent le siècle nops vivons de tous les autres , est l'esya^it méthodique et conséquent qui depuis vingt ans dirige les opinions publiques. Jusqu'ici ces opinions erroient sans suite Çt sans régie au gré des passions des hommes; et ces passions s'entre-choquant sans cesse faisoient flotter le public de l'une à l'autre sans aucune direction con* stante. Il n'en est plus de même aujourd'hui. Les pré- jugés eux-mêmes ont leur marche et leurs régies; et ces régies, auxquelles le public est asservi sans qu'il s'en doute, s'établissent uniquement sur les vues de ceux qui le dirigent. Depuis que la sect^ philoso- phique s'est réunie en un corps sous des chefs , ces chefs , par l'art de Tintrigue auquel ils se sont applir qués, devenus les arbitres de l'opinion publique, le sont par eUe de la réputation , même de la destinée des particuUers, et, par eux, de celle de l'état. Leur^

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TROISIÈME DiALOGUEi 455

essai fîit fait sur Jean-Jacques , et la grandeur du succès , qui dut les^ étonner eux-mêmes, leur fit sentir jusqu'où leur crédit pouvoit s'étendre. Alors ils son- gèrent à s associer des hommes puissants, pour ^e* venir avec eux les arbitres de la société; ceux surtout qui , disposés cemfne eux aux secrètes intrigues et aux mines souterraines, ne pou voient manquer rencontrer et d'éventer souvent les leurs. Ils leun firent sentir que j travaillant de concert , ils pouvoient étendre tellemeiit leurs rameaux sous les pas des hommes, que nul ne trouvât plus d'assiette solide et ne pût marcher que sur des terrains qontremihés. Ils se donnèrent des chefs principaux qui , de leur côté , dirigeant «sourdement toutes les forces publiques sur

' les plans convenus entre eux , rendent infaillible l'exé- cution de tous leur» projets. Ces chefs de la ligne philosophique la méprisent , et n'en sont pas estimés; mais l'intérêt commun les tient étroitement unis les uns aux autres , parceque la haine ardente et cachée est la grande passion de tous, et que, par une ren- contre assez naturelle, cette haine commuil^ est tombée sur les mêmes objets. Voilà comment le siècle nous vivons est devenu le siècle de la haine et des secrets complots ; siècle tout agit de concert sans affection pour personne , nul ne tient à son parti par attachement, mais par aversil^ pour le parti con- traire, où, pourvu qu'on fasse le mal d'autrui , nul ne se soucie de son propre bien.

Rouss. C'étoit pourtant chez totis ces gens si hai

^eux que vous trouviez pour Jean-Jacques une affec tion si tendre.

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456 TROISIÈME DIALOGUE.

Le Fr. me rappelez pas mes torts; ilsétoieni moins réejs qu apparents. QuoRjue tpus ces ligueurs m'eussent fasciné Tesprit par un certain jargon pa- pilloté ,noutes ces ridicules vertus, si pompeusement étalées 9 étoient presque aussi^hoquantes à iiies yeux qu'aux vôtres. J'y sentois une fof'fanterie que je ne sayois pas démêler; et tnon jugement, subjugué mais non satisfait, cherchoit des éclaircissements que vous m'avez donnés , sans savoir les trouver de lui-même.

Les complots ainsi arrogés, ricA-n'a été plus facile ^pe de les mettre à exécution par des moyens assortis à cet effet. Les oracles des grands ont toujours uu grand crédit 3ur le peuple. On n'a fait qu'y ajouter un air de mystère pour les faire mieux circuler. Les phi- losophes , pour conserver une certaine gravité, se sont donnée en se faisant chefs de parti, des multitudes de petits élèves qu'ils ont initiés aux secrets de la secte, et dont ils ont fait autant d'émissaires et d'opérateurs de sourdes iniquités; et, répandant par eux les noir- ceurs qu'ils in ventoient et qu'il s feignoient, eux, de voui- loir cacher, ils étendoient ainsi leur cruelle influence dans tous les rangs, sans excepter les plus élevés. Pour s'attacher inviolablement leurs créatures, les chefs ont conunencé par l^s employer à m^lfaire, comme Ga- tilina fit boire à ses conjurés le sang d'un homme, sûrs que, par ce mal ils les a voient fait tremper, ils les tenoient liés pour le reste de leur vie. Vous avez dit que la vertu n'unit les bompies que par des liens fragiles, au lieu que les chaînes du crime sont impos- sibles à rompre. L'^périence en est sensible dans l'histoire de Jean-Jacques. Tout ce qui tenoit à liy

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TRprSiÈME DIALOGUE. 4^7

par Festime et la bienveillance, que sa droiture et la douceur de son commerce dévoient naturellement in- spirer, s'est éparpillé, sans retour; à la première épreuve, ou n'est i^esté que pour le trahir. Mais les complices de nos messieurs n oseront jamais ni les démasquer, quoi qu'il arrive, de peur d'être démas- qués eux-mêmes , ni se détacher d'eux , de peur de leur vengeance, trop bien instruits de ce qu'ils savent faire pour l'exercer. Demeurant ainsf tous unis par la crainte plus qtiïe les bons ne le sont par l'amour, ils forment un corps indissoluble dont chaque membre , ne peut plus être séparé.

Dans l'objet de disppser, par leurs disciples, de l'opinion publique et de la réputation des hommes , ils ont assorti leur doctrine à leurs vues : ils ont ikit adop- ter à leurs sectateurs les principes les plus propres à se les teair inviolablement attachés, quelque usage qu'ils en veuillent faire; et, pour empêcher que les directions d'une importune morale ne ^Tinssent con- trarier les leurs, ils l'ont sapée par la base, en détrui- sant toute religion , to\it libre arbitre , par conséquent tout remords, d'abord avec quelque précaution, par la secrète prédication de leur doctrine, et ensuite tout ouvertement, lorsqu'ils n'ont plus eu de puissance réprimante à craindre. En paroissant prendre le con- tre-pied des jésuites , ils pnl tendu néanmoins au même but par des routes détournées , en se faisant comme eux chefs de parti. Les jésuites se rendoient tout puis- sants en exerçant l'autorité divine sur les consciences, et se &isant, au nom de Dieu, les arbitres du bien et du mal : les philosophes , ne pouvant usurper la même

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458 THOISIÈME D1AL9GUE.

autorité, se sont appliqués à la détruire; etpai^,en paroissant expliquer la nature' à leurs dociles secta- teurs, et s'en faisant les suprêmes interprètes, ils se sont établis en son nom une au^iinté non moins ^- solue que celle de leura ennemis, quoiqu'elle paroisse libre et ne régner sur les volontés que par la raison. Cette baîne mutuelle étoit au fond une rivalité de puis- sance comme celle de Garthage et de Rome. Ces deux corps, tous deux iinpérieux, tous deux intolérants, étoient par conséqilent incompatibles , puisque le sys* tème fondamental de Fun et de l'autre étoit de ré- gner despotiquement. Chacun voulant régner seul, ils ne pouvoient partager l'empire et régner ensemble; ils s'excluoient mutuellement. Le nouveau, suivant plus adroitement les errements de l'autre, l'a sup- planté en lui débauchant ses appuis, et, par «eux, est venu à bout.de le détruire: mais on le voit^éjà mar- cher sur ses traces avec autant d'audace et plus de succès, puisque lautre a toujours éprouvé de la résis- tance, et que celui-ci n'en éprouve plus. Son intolé- rance, plus cachée et non moins cruelle, ne paraît pas exercer la même riguwr, parcequ'elle n'éprouve plus de rebelles; mais, s'il renaissoit quelques vrais défenseurs du théisme, de la tolérance et de la mo- rale, on verroit bientôt s'élever contre eux les plus terribles persécutions; bientôt uae inquisition philo- sophique, plus cauteleuse et non moins sanguinaire

' Nos philosophes ne manquent pas d*ëtaler pompeusement ce mot de nature à la tête de tous leur? écrits. Mais ouvrez le livre, et TOUS verrez quel jargon métaphysique ils ont décoré de et beau

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TROISIÈME DIALOGUE. 4%

quelautre, feroit brûler sans miséricorde quiconque oseroit croirp en Dieu. Je ne vous déguiserai point qu au fond du cœur Je suis resté croyant moi-même aussi bien que vous. Je pense là-dessus, ainsi que Jean-Jacques y que chacun est porté naturellement à croire ce qu'il désire, et que celui qui se sent digne du prix des âmes justes ne peut s'empêcher de l'es- pérer. Mais, sur ce point comme sur Jean-Jacques lui-même, je ne veux point professer hautement et inutilement des sentiments qui me^erdroien t. Je veux tâcher d'allier la prudence avec la droiture , et ne faire m'a véritable profession de foi que quanti j'y serai forcé sous peine de mensongb.

Or cette doctrine de matérialisme et d'athéiàme, prêchée et propagée avec toute l'ardeur des plus zélés missionnaires , n'a pas seulement pour objet de fafre dominer les chefs sur leurs prosélytes, mais, dans les mystères secrets ils les emploient, de n^en craindre aucump indiscrétion durant leur vie, ni au- cune repentance à leur mort. Leurs trames, après le succès, meurent avec leurs complices, auxq«Mdb ils n'ont rien tant appris qu'à ne pas craindre dans Pautrif vie c& Poul-Serrho des Persans, objecté par Jean- Jacques à ceux qui disent que la religion ne fait au- cun bien. Le dogme de Tordre moral rétabli dans l'autre vie a fait jadis réparer bien des torts dans celle-ci; et les imposteurs ont eu, dans les (lerniers moments de leurs complices, un danger à courir qui souvent leur servit de Frein. Mais notre philosophit, en délivrant ses prédicateurs de cette crainte, et leurs disciples cette obligation , a détruit pour jaunis

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46o TROISIÈME DIALOGUE,

tout retour au repentir. A quoi bon des révélations non moins dangereuse qu'inutiles? Si I^ meurt, on ne risque rien, selon eux, à se taire; et Ton risque tout à parler, si Fon en revient. Ne voyez-vous pas que., depuis lohgrtemps, on n'entend plus parler de restitutions, de réparations, de réconciliations au lit de la mort; que tous les mourants, san^ repentir, sans remords, emportent sans effroi dans leur conscience le bien d autrui, le mensonge et la fraude dont ils la chargèrent pendant leur vie? Et que serviroit même à Jean Jacques ce repentir supposé d'un mourant dont les tardives déclarations , étouffées par ceux qui les entourent, ne transpirefoient jamais au-dehors, et ne parviendroient à la connoissance de personne? Igno- rez-vous que tous les ligueurs , surveillants les uns des autres , forcent et sont forcés de rester fidèles au com- plot, *etqu entourés surtout à lem' mort, aucun d'aix ne trouveroit pour recevoir sa confession, au moins à l'égard de Jean- Jacques, que de faux dépositaires qui ne s'en chargeroient que pour l'ensevelir dans un secret éternel? Ainsi toutes les bouches sont ouvertes au mensonge , sans que parmi les vivants et les mourants il s'en trouve désormais aucune qui s'ouvre à lawérité. Dites-moi donc quelle ressource lui reste pour triom- pher, même à force de temps, de l'imposture, et se manifester au public, quand tous les intérêts con- courent à la tenir cachée , et qu'aucun ne porte à la révéler.

Rouss. Non, ce n'est pas â moi à vous dire c#la, c'est à vous-même; et mnréponse est écrite dans votre cœur. Eh! dites-moi donc à votre tour quel intérêt,

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TROISIÈME DIALOGUE. 4^1

quel motif vous ramène de Faversion , de Fanimosité même qu'on vous inspira pour Jean-Jacques , à des sentiments si différents. Après Favoir si cruellement haï quand vous Favez cru méchant et coupable, pour- quoi le plaignez-vous si sincèrement aujourd'hui que vous le jugez innocent ? Croyez-vous donc être le seul homme au cœur duquel parle encor^ la justice indé- pendamment de tout autre intérêt ?-Non, monsieur; il en est encore, et peut-être plus qu'imjne pense, qui sont plutôt abusés que séduits, qui font aujourd'lfui par foiblesse et par imitation ce qu'ils voient faire à tout le monde, mais qui, rendus à eux-mêmes, agi- Foient tout différemment. Jean- Jacques lui-même pense plus iavoraMement que vous de plusieurs ceux qui l'approchent; il les voit, trompés par ses s(Hrdisant patrons, suivre sans le savoir les impres- sions de la haine , croyant de bonne foi suivre celles de ta pitié. Il y a dans la disposition publique uupres- tige entretenu par les chefs de la ligue. S'ils se relâ- choient un moment de leur vigilance , le^ idées dé- voyées par leurs artifices ne tarderoient pas à repren- dre leur cours naturel, et la tourbe elle-même, ou- vrant enfin les yeux , et voyant l'on l'a conduite , s'étonneroit de son propre égarement. Cela, quoi que vous en disiez , arrivera tôt ou tard. La question , si cavalièrement décidée dans notre siècle, sera mieux discutée dans un autre, quand la haine dans laquelle on entretient le public cessera d'être fomentée; et quand, dans des générations meilleures, celle-ci aura été mise à soft prix, ses jugements formeront des pré^ jugés contraires; ce sera une honte d'en avoir élé

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462 TROISIÈME mALOXÎUE.

loué, et une gloire d en avoir été haï. Dans cette géné- ration même il faut distinguer encore et les auteurs du complot , et ses directeurs des deux sexes , et leurs confidents en très petit nombre initiés peut-être dans le secret de l'imposture, d avec le public, qui, trompé par eux, et le croyant réellement coupable, se prête sans scrupule à tout ce qu'ils inventent pour le rendre plus odieux de j«ur en jour. La conscience éteinte dans les premiers n'y laisse plus de prise au repentir; mais Tégarera^nt des autres est l'effet d'un prestige qui peut s'évanouir, et leur Conscience rendue à elle- même peut leur faire sentir cette vérité si pure et si simple , que la méchanceté qu'on emploie à difEaimer m homme prouve que ce n'est polbt pour sa méchan- ceté qu'il est diffamé. Sitôt que la passion et la pré- vention cesseront d'être entretenues, mille choses qu'on ne remaKjue pas aujourd'hui frapperont tous les yeux. Ces éditions frauduleuses de ses écrits, dont vos messieurs attendent un si grand effet, en produi- ront alors un tout contraire , et serviront à les déceler, en manifestant aux plus stupides les perfides inten- tions des éditeurs. Sa vie, écrite de son vivant par des traîtres , en se cachant très soigneusement de lui, portera tous les caractères des plus noirs libelles ; enfin tous l^s manèges dont il est l'objet paroitrpnt alors ce qu'ils sont; c'est tout dire.

Que les nouveaax philosophes aient voulu pré- venir les remords des mourants par une doctrine qui mît leur conscience à son aise, de quelque poids qu'ils aient pu la charger , c'est de quoi je ne doute pas plus que vous , remarquant surtout que la prédi-

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TROISIÈME DIALOGUE. 4^3

cation passionnée de icette doctrine a commencé pré- cisément avec l'exécution du complot , et paroit tenir à d'autres complots dont celui-ci ne fait que partie. Mais cet engouement d'athéisme est un fanatisme, éphémère ouvrage de la mode, et qui se détruira par elle; etTon^roit, par l'emportement avec lequel le peuple s'y livre, que ce n'est qu'une mutinerie contre sa conscience, dont il sent le murmure avec dépit. Cette commode philosophie des heureux et des riches, qui font leur paradis en ce monde , ne sauroit être long-temps celle de la multitude victime de lem^ pas- sions, et qui, faute de bonheur en cette vie, a besoin d'y trouver au moins l'espérance -et les consolations que cette barbare doctrine leur ôte. Des hommes nourris dès l'enfance dans une intolérante impiété poussée jusqu'au fanatisme, dans un libertinage sans crainte et sans honte ; une jtunesse sans discipline , des femmes sans mœurs ' , des peuples sans foi , des rois sans loi, sans supérieur qu'ils craignent, et déli- vrés de toute espèce de frein ; tous les devoirs de la conscience anéantis , l'amour de la patrie et l'attache- ment ail prince éteints dans tous les cœurs ; enfin

' Je viens d'appnîndre que la génération présente se yante sin- gulièrement de bonnes mœurs. J*aurois deviner cela. Je ne doute pas qu'elle ne se yante aussi de désintéressement, de droiture, de franchise et de loyauté. G*est étr? aussi loin des vertus qu*il est pos- sible que d'en perdre Viïée au point de prendre pour elles les yices contraires. Au reste il est tcès naturel qu à force de sourdes intrigues et de noirs complots, à force de se nourrir de bile et de fiel, on perde enfin le goût des vrais plaisirs. Celui de nuire, une fois goûté, rend insensible à tous les autres. C'est une des punitions des mé- chants.

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464 TROISIÈME JUÂLOGUfi.

nul autre lien social que la force : on peut prévoir ai- sément 9 ce me semble, ce qui doit bientôt résulter de tout cela. L'JBurope , en proie à des maîtres instmiits , par leurs instituteurs mêmes, à n avoir d autre guide que leur intérêt, ni d'autre dieu que leurs passions ; tantôt sourdement affamée , tantôt ouviu^tement dé- vastée , parto|^ inondée de soldats * , de comédiens , de filles publiques , de livres corrupteurs et de vices destructeurs , voyant naître et périr dans son sein des races indignes de vivre , sentira tôt ou taiVi, dans ses calamités, le fruit des nouvelles instructions; et, ju- geant d'elles par leurs funestes effets, prendra dans la même horreur et les professeurs et les disciples, et toutes ces dpctrines cruelles qui, laissant Tempire absolu de Fhomme à ses sens , et bornant tout à la jouissance de cette CQurte vie , rendent le siècle elles régnent aussi raépiisable que malheureux.

Ces sentiments innés , que la nature a gravés dans tous les cœurs pour consoler Fhomme dans ses mi- sères et Fencourager à la vertu, peuvent bien, à force dart, d'intrigues et de sophismes, être étouffés dans les individus; mais, prompts à renaître dans les géné- rations suivantes, iU ramèneront toujours Fhomme à ses dispositions primitives, comme la semence d'un arbre greffé redonne toujours le sauvageon. Ce senti- ment intérieur , que nos philosophes adipettent quand il leur est commode, et rejettent quand il leur est im- portun, perce à travers les écarts de la raison, et crie

' Si j*ai le bonheur de tronyer enfin un lecteur équitable, quoique François, j'espère qu'il pourra comprendre, au moins cette ibit, qa Europe et France ne sont pas pour moi des mots synonymes.

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TROISIÈME DIALOGUE. 4^5

à tons les cœurs que la justice a une autre base que l'intérêt de cette vie, et que Tordre moral, dont rien ici-bas ne nous donne Fidée, a son siège dans un systëine différent, -qu'on cherche €ii vain sur la terre, mais tout doit éti*e un jour ramené \ La voix de la conscience ne peut pas plus être étoufféedans le^oœur humain que celle de raison dans Fentendement; et Tinsensibilité morale ê!st tout aussi peu naturelle que la folie.

Ne croyez donc pas que tous les complices d'une trame exécrable puissent vivre et mourir toujours en repos dans leur crime. Quand ceux qui les dirigent n'attiseront plus la passion qui les anima , quand cette passion se sera suffisamment assouvie, quand ils ep auront fait périr l'objet dans les ennuis, la nature in- sensiblement repre^^dra son empire: ceux qui com- mirent l'iniquité en sentiront l'insupportable poids, quand son souvenir ne sera plus accompagné d'aucunef jouissance. Ceux qui en furent les témoins sans y tremper, mais sans la connoitre, revenus de l'illusion qui les abuse , attesteront ce qu'ils ont vu , ce qu'ill ont entendu , ce qu'ils savent, et rendront hommage à la vérité. Tout a été mis en œuvre pour prévenir et empêcher ce retour: mais on a beau faire, l'ordre na- turel.se rétablit tôt ou tard, et le premier qui SQup* çonnera que Jean-Jacques pourroit bien n'avoir pas

* De r utilité de la religion : titre d*un beau livre à faire, et bien nécessaire. Mais ce titre ne peut être dignement rempli ni par un homme d'église, ni par un auteur de profession. II fauc(|roit un homme tel qu'il n'en existe plus de nos jours, et qu'il n*en renaîtra de long-temps. » .

xri. 3o

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466 TROISIÈME DIALOGUE,

été coupable sera bien près de s'en convaiucre> et d'en convaincre, s'il veut, ses contemporains, qui, le complot et ses auteurs n'existant plus , n'auront d'autre intérât que celui d'être justes, et de connoitre la mérité. C'est alors que tons ces moniâuents seront précieux, et que tel &it qui peut n'être aujourd'hui qu'un indice incertain conduira peut-être jusqu'à l'évidence.

Voilà, monsieur, à quoi toift aini de la justice et de la vérité peut, sans se compromettre, et doit con- sacrer tous les soins qui sont en son pouvoir. Trans- mettre à la postérité des éclaircissements sur ce point, c'est préparer et remplir peut-être l'œuvre de la Providence. Le ciel bénira, n'eu doutez pas, une si juste entreprise. Il en résultera pour le public deux grandes leçons, et dont il a voit grand besoin: l'une, d'avoir, et surtout aux dépens d^àutrui , une confiance moins téméraire dans l'orgueil du savoir humain; l'autre, d'apprendre, par un exemple aussi mémo- rable, à respecter en tout et toujours le droit naturel, et à sentir que toute vertu qui se fonde sur une viola- fion de ce droit est une vertu fausse, qui couvre infail- liblement quelque iniquité. Je me dévoue donc à cette œuvre de justice en tout ce qui dépend de moi , et je vous exhorte à y concourir , puisque vous le pouves fÎEiire sans risque , et que vous avez vu de plus près des multitudes de faits qui peuvent éclairer ceux qui vou- dront un jour examiner cette affaire. Nous pouvons , à loisir et sans bruit , faire nos recherches , les recueillir, y joindre nos réflexions; et, réprenant autant qull se peut la trace de toutes ces nianœuvres, dont nous dé- couvrons déjà les vestiges, four^iir à ceux qui vien-

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468 TROISIÈME DIALOGUE.

risque, d'une gloire aussi belle, aussi pure que la

vertu généreuse en puisse obtenir ici-bas.

Le F». Cette proposition est tout-à-feit de mon goût, et j'y consens avec d autant plus de plaisir que c'est peut-être le seul moyen qui soit en mon pouvoir de réparer mes torts envers un innocent persécuté, sans risque de m'en faire à moi-même. Ce n'est pas que la société que vous me proposez soit tout-à-fait sans péril. L'extrême attention qu'on a sur tous ceux qui lui parlent, même une seule fois , ne s'oubliera pas pour nous. Nos messieurs ont trop vu ma répugnance à suivre leurs errements, et à circonvenir comme eux un homme dont ils m a voient fait de si affreux portraits, pour qu'ils ne soupçonnent pas tout au moins qu'ayant changé de langage à son égard, j'ai vraisemblablement aussi changé d'opinion. Depuis long -temps déjà, malgré vos précautions et les siennes, vous êtes ifiscrit comme suspect sur leurs re- gistres, et je vous préviens que, de manière ou d'autre , vous ne tarderez pas à sentir qu'ils se sont occupés de vous : ils sont trop attentifs à tout ce qui approche de Jean-Jacques, pour que personne leur puisse échapper; moi surtout qu'ils ont admis dans leur demi-confidence, je suis sûr de ne pouvoir ap- procher de celui qui en fut l'objet sans les inquiéter beaucoup. Mais je tâcherai de me conduire sans faus- seté, de manière à leur donner le moins d'ombrage qu'il sera possible. S'ils ont quelque sujet de me craindre , ils en ont aussi de me ménager, et je me flatte qu'ils me connoissent trop d'honneur pour

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470 TROISIÈME DIALOGUE,

pu recueillir , tendantes à dévoiler la vérité. Voilà tout ce que la prudence me permet de faire pour Tacquit de ma conseience , pour Fintérét de la justice, et pour le service la vérité.

Rouss. Et c'est aussi tout ce qu il désire lui-même. L'espoir que sa mémoire soit rétablie un jour dans rhonneur qu'elle mérite, et que ses livres deviennent utiles par l'estime due à leur auteur, est désormais le seul qui peut le flatter en ce monde. Ajoutons-y de plus la douceur de voir encore deux cœurs honnêtes et vrais s'ouvrir au sien. Tempérons ainsi l'horreur de cette solitude, l'on le force de vivre au milieu du genre humain. Enfin , sans ibire en sa faveur d'inutiles efforts, qui pourroient causer de grands désordres, et dont le succès même ne le toucheroit plus, ména- geons-lui cette consolation, pour sa dernière heure, que des mains amies lui ferment les yeux.

FIN DU TROISIÈME ET DERNIER DIALOGUE.

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HISTOIRE

DU -

-#•

PRÉCÉDENT ÉCRIT.

Je ne parlerai point ici du sujets ni de lobjet, ni de la forme de cet écrit: c'est ce que j'ai fait dans lavant* propos qui le précède. Mais je dirai quelle étoit sa destination, quelle a été sa destinée, et pourquoi cette copie se trouve ici.

Je m'étois occupé, durant quatre ans, de ces dia- logues, malgré le serrement de cœur qui ne me quit- toit point en y travaillant; et je touchois à la fin de cejjtte douloureuse tâche, sans savoir, sans imaginer comment en pouvoir feire usage , et sans me résoudre sur ce que je tenterois du moins pour cela. Vingt ans d'expérience m'avoient appris quelle droiture et quelle fidélité je pouyois attendre de ceux qui m'entouroient sous le nom d'amis. Frappé surtout de l'insigne dupli- cité de Duclos, que j'avois estimé au point ^e lui confier mes Confessons, et qui, du plus sacré dépôt de l'amitié, n'a voit fait qu'un instrument d'imposture et de trahison , que pouvois-je attendre des gens qu'on avoit mis autour de moi depuis ce temps-là, çt dont toutes les manœuvres m'annonçoient si clairement les intentions? Leur confier mon manuscrit n'étpitautr^ hhose que vouloir le remettre moi-même à mes perse «

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473 HISTOIRE

cuteurs; et la manière dont j'étois enlacé ne me lais-

soit plus le «Qoyem d'aborder personne autre.

Dans cett^ situation, trompé dans tous mes choix, et ne trouvant plus que perfidie et fausseté parmi les honunes, mon ame, enaltée par le seitiiâent de son innacenot et par celui de leur iniquité, s éleva par un «ian jusqu'au siège de tout ordre et de toute vérité , pour y chercher les ressources que je n a vois plus ici- bas. Ne pouvant plus me confier à aucun homme qui ne me trahit, je résolus de me confier uniquement à la Providence, et de remettre à elle seule l'entière dis- position du dépôt que je desirois laisser en de sûres mains.

J'imaginai pour cela de faire une copie au net de cet écrit, et de la'déposer dans uncéglise sur un au- tel; et, pour rendre cette démarche aussi solennelle qu'il étoit possible, je choisis le grand autel de l'église de Notre-Dame, jugeant que partout ailleurs mon 4é- pôt seroit plus aisément caché ou détourné par les curés ou par les moines , et tomberoit infailliblement dans les mains de mes ennemis , r.u lieu qu'il pouvoit arriver que bruit de cette action fit parvenir mon manuscrit jusque sous les yeux du roi; ce qui étoit tout ce que j 'a vois à désirer de plus favorable, et qui pouvoit jamais artlver en m'y prenant de toute autre façon.

Tandis que je travaillois à transcrire au net mon écrit, jp méditois sur les moyens d'exécuter mon pro- jet, ce qui n'étoit pas fort facile, et surtout pour un homme aussi timide que moi. Je pensai qu'un samedi , jour auquel toutes les semaines on va chanter devant

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DU PRÉOÉDENT ÉCRIT. ^^3

Tautei de Notre-Dame .udf motet, durait lequel le chœur reste vide, seroit le jour jaurois le plus de facilité d'y entrer, d'arriver jusqu'à l's^utelf et d'y pla- cer mon dépôt. Pour combiner plus ^rement ma dé- marche, j'allai plusieurs fois de lein en-lpiïi exapiner l'état des choses, et la disposition du chœur et de tes avenues; car ce que j'avois à redouter, c'étoit d*éti:e retenu au passage, sûr que dès-lors mon projet étoit manqué. Enfin, mon manuscrit étant prêt, je l'enve- loppai, et j'y mis la suscription suivante :

DÉPÔT REMIS A LA PROVIDENCE.

«Protecteur des opprimés. Dieu de justice et de « vérité , reçois ce dépôt que remet sur ton auteî et « confie à ta providence un étranger infortuné, seul, «sans appui, sans défenseur sur la terre, outragé, «moqué, diffamé, trahi de toute une génération, « chargé depuis quinze ans, à l'einvi, de traitements «pires que la mort, et d'indignités inouïes jusqu'ici «parmi les humains, sans avoir pu jamais en ap- « prendre au moins la càuse« Toute explication m'est «refusée, toute communication m'est ôtée; je n'at- « tends plus des hommes aigris par leur propre in- « justice qu'affronts, mensonges et trahisons. Provi- « dence éternelle, mon seul espoir est en toi; daigne « prendre mon dépôt sous ta garde, et le faire tomber « en des mains jeunes et fidèles, qui le transmettent « exempt de fraude à une meilleure génération ; qu'elle «apprenne, en déplorant mon sort, comment fut « traité par celle-ci un homme sans fiel et 53ns fard, «ennemi de l'injustice, mais pgtient à l'endurer, et

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474 HISTOIRE

fi qui jamais n a fait , ni voulu , ni ren4u de mal à per* «sonne. Nul n a- droit, je le sais, d'espérer un mi- « racle , pas même Tinnocence opprimée et méconnue. « Puisque tout doit rentrer dans Tordre un jour, il « suffit d attendre. Si donc mon travail est perdu, s'il « doit être livré à mes ennemis , et par eux détnut ou « défiguré , comme cela parolt inévitable , je n en çomp- « terai pas moins sur ton œuvre, quoique j'en ignore «l'heure et les moyens; et après avoir fait, comme «je l'ai dû, mes efForts pour y concourir, j'attends «avec confiance, je me repose sur ta justice, et me « résigne à ta volonté. »

^u verso du titre, et avant la première page, étoit écrit ce qui suit :

¥ Qui que vous soyez , que le ciel a fait l'arbitre de « cet écrit, quelque usage que vous ayez résolu d'en « faire, et quelque opinion que vous ayez de l'auteur, « cet auteur infortuné vous conjure , par vos entrailles « humaines et par les angoisses qu'il a souffertes en « l'écrivant, de n'en disposer qu'après l'avoir lu tout « entier. Songez que cette grâce , que vous demande «un cœur brisé de douleur, est un devoir d'équité « que le ciel vous impose. »

Tout cela fait, je pris sur moi mon paquet, et je me rendis , le samedi 24 février l 'j'jG^ sur les deux heures, à Notre-Dame, dans l'intention d'y présenter le même jour mon offrande.

Je voijus entrer par une des portes latérales , par la- quelle je comptois pénétrer dans le chœur. Surpris de

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DU PRÉCÉDEr^T ÉCRIT. ' 4?^

la trouver fermée , j'ai] pis passer plus bas par lautre porle l.atérale qui donne dans la nef. En entrant, mes yeux*furent frappés d'une grille que je n avois jamais remarquée , et qui séparoit de la nef la partie des bas- côtés qui entoure le chœur. Les portes de cette grille étoient fermées , de sorte que cette partie des bas- côtés dont je viens de parler étoit vide, et qu'il m'é- toit impossible d'y pénétrer. Au moment j'aperçus cette grille , je fus saisi d'un vertige comme un homme ([ui tombe en apoplexie , et ce vertige fut suivi d'un bouleversement dans tout mon être , tel que je ne me. souviens pas d'en avoir éprouvé jamais un pareil. L'église me parut tellement avoir changé de face, que , doutant si j'étois bien dans Notre-Dame, je chercbois avec effort à me reconnoître et à mieux discerner ce qujB je voyois. Depuis trente-six ans que je suis à Pa- ris, j'étois venu fort souvent et en divers temps à No- tre-Dame; j'avois toujours vu k passage autour du chœur ouvert et libre , et je n'y avois même jamais re- marqué ni grille^ ni porte , autant qu'il pût m'en sou- venir. D'autant plus frappé de cej obstacle imprévu , que j Ai'avois dit mon projet àpersonne , je crus, dans mon premier transport, voir concourir le ciel même à Tœuvre d'iniquité des hommes; et le murmure d'in- dignation qui m'échappa ne peut être conçu que par celui qui sauroit se mettre à ma place, ni excusé que par celui qui sait lire au fond des cœurs.

Je sortis rapidement de l'église, résolu de n'y ren- trer de mes jours ; et , me livrant à toute mon agita- tion , je courus tout le reste du jour, errant de toutes parts , sans savoir ni j'étois , ni j'allois, jusqu'à

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"(•■<.

47^ HISTOIRE

ce que , n'en pouvant plus , la lassitude et la nuit me forcèrent de rentrer chez moi , rendu de fatigue et presque hébété de douleur.

Revenu peu-à-peu de ce premier saisissement, je commençai à réfléchir plus posément à ce qui m'étoit arrivé ; et , par ce tour d'esprit qui m'est propre, aussi prompt à me consoler d'ud malheur arrivé qu à m'ef- frayer d'un malheur à craindre , je ne tardai pas d'en- visager d'un autre œil le mauvais succès de ma tenta- tive. J'a vois dit dans ma suscriptionquejen'attendois pas un miracle , et il étoit clair néanmoins qu'il en au- roit fallu ui) pour faire réussir mon projet : car l'idée que mon manuscrit parviendrait directement au roi, et que ce jeune prince prendroit lui-même la peine de lire ce long écrit, cette idée , dis-je , étoit si folle, que je m'étonnois moi-même d avoir pu m'en bercer un moment. Avois-je pu douter que, quand même l'éclat de cette démarche atiroit fait arriver mon dépôt jus- qu'à la cour, ce n'eût été que pour y tomber, non dans les mains du roi , mais dans «lies de mes plus m'alios persécuteurs ou de leurs amis , et par consé- quent pour être ou tout-à-fait supprimé , ou dlfiguré selon leurs vues , pour le rendre funeste à ma mé- moire. Enfin le mauvais succès de mon projet, dont je m'étois si HFort affecté , me parut , à force d'y réflé- chir , un bienfait du ciel , qui m'avoit empêché d'ac- compKr un dessein si contraire à mes intérêts; je trou- vai que c'étoit un grand avantage que mon manuscrit me fût resté pour en disposer plus sagement; et voici l'usage que je résolus d'-en faire.

Je venois d'apprendre qu'un homme de lettres de

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DU PRÉCÉDENT ÉCRIT. 477

ma plus ancienne connoissance , avec lequel j^avois eu quelque liaison, que je navois point cessé d'estimer, et qui passoit une grande partie de Tanné à la cam- pagne , étoit à Paris depuis peu de jours. Je regardai la nouvelle de son retour comme une direction de la Providence , qui m'indiquoit le vrai dépositaire de mon manuscrit. Cet homme étoit, il est vrai , philosophe, auteur, académicien, et d'une province dont les habi- tants n'ont pas une grande réputation de droiture : mais que faisoient tous ces. préjugés contre un point aussi bien établi que sa probité l'étoit dans mon esprit? L'exception, d'autant plus honorable qu'elle étoit rare, ne faisoit qu'augmenter ma confiance en lui ; et quel plus digne instrument le ciel pouvoit-il choisir pour son œuvre que la main d'un homme vertueux?

Je me détermine donc ; je cherche sa demeure : en- fin je la trouve, et non sans peine. Je lui porte mon maùuscrit , et je le lui remets avec un transport de joie , avec un battement de cœur qui fut peut-être le plus digne hommage qu'un mortel ait pu rendre à la vertu. Sans savoir encore de quoi il s'agissoit, il me dit en le recevant qu'il ne feroit qu'un bon et honnête usage de mon dépôt. L'opinion que j'avois de lui me rendoit cette assurance très superflue.

Quinze jours après je retourne chez lui, fortement persuadé que le moment étoit venu le voile de té- nèbres qu'on tient depuis vingt ans sur mes yeux al- loit tomber , et que , de manière ou d'autre , j'aurois de mou dépositaire des éclaircissements qui me pa- roissoient devoir nécessairement suivre de la lecture de mon manuscrit. Rien de ce que j'avois prévu n'ar-

DigitfzêdibyGoOgle

478 HISTOIRE

riva.*Il me parla de cet écrit comme il m'auroit parié d'un ouvrage de littérature que je Faurois prié d'exa- miner pour m'en donner son sentiment. Il me parla de transpositions à faire pour donner un meilleur ordre à mes matières ; mais il ne me dit rien de l'effet qu'a- voit fait sur lui mon écrit, ni de ce qu'il pensoit de Fauteur. Il me proposa seulement de faire une édition correcte de mes œuvres, en me demandant pour cela mes directions. Cette même proposition qui m'avoit été faite , et même avec opiniâtreté par tous ceux qui m'ont entouré, me fit penser que leurs dispositions et les siennes étaient les mêmes. Voyant ensuite que sa proposition ne me plaisoit point, il offrit de me rendre mon dépôt. Sans accepter cette offre , je le priai seule- ment de le remettre à quelqu'un plus jeune que lui , qui pût survivre assez et à moi et à mes persécuteurs, pour pouvoir le publier un jour sans crainte d'offenser personne. Il s'attacha singulièrement à cette dernière idée , et il m'a paru par la suscription qu'il a faite pour l'enveloppe du paquet, et qu'il m'a communiquée , qu'il portoit tous ses soins à faire en sorte , comme je l'en ai prié , que le manuscrit ne fût point imprimé ni connu avant la fin du siècle présent. Quant à l'autre partie de mon intention , qui étoit qu'après ce terme l'écrit fut fidèlement imprimé et publié , j'ignore ce qu'il a fait pour la remplir.

Depuis lors, j'ai cessé d'aller chez lui. Il m'a fait deux ou trois visites, que nous avons eu bien de la peine à remplir de quelques mots indifférents , moi n'ayant plus rien à lui dire, et lui ne voulant me rien dire du tout.

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DU PRÉCÉDENT ÉCRIT. 479

Sans porter un jugement décisif sur raon déposi* taire, je sentis que j'avois manqué mon but, et que vraisemblablement j'avois perdu mes peines et mon dépôt : mais je ne perdis point encore courage. Je me dis que mdh mauvais succès venoit de mon mau- vais choix; qu il falloit être bien aveugle et bien pré- venu pour me confier à un François , trop jaloux de rhonneur de sa nation pour en mai^ifester l'iniquité ; à un homme âgé, trop prudent, trop circonspect, pour s'échauffer pour la justice et pour la défense d'un opprimé. Quand j'aurois cherché tout exprès le dépo- sitaire le moins propre à remplir mes vues , je n aurois pas pu mieux choisir. C'est donc ma faute si j'ai mal réussi ; mon succès ne dépend que d'un meilleur choix. Bercé de cette nouvelle espérance, je me remis à transcrire et mettre au net avec une nouvelle ardeur. Tandis que je vaquœs à ce travail, un jeime Auglois, que j'avois eu pour voisin à Woottpn , passa par Paris , revenant d'Italie, et me vint voir. Je fis comme tous les malheureux , qui croient voir dans tout ce qui leur arrive une expresse direction du sort. Je me dis : Voilà le dépositaire que la Providence m'a choisi; c'est elle qui me l'envoie ; elle n'a rebuté mon choix que pour m'amener au sien. Gemment avois-je pu ne pas voir que c'étoit un jeune homme, un étranger qu'il me falloit, hors du tripot des auteurs, loin des intri- gants de ce pays , sans imtérét de me nuire , et sans passion contre moi? Tout cela me parut si clair que, croyant voir le doigt de Keu dans cette occasion for- tuite, je me pressai de la saisir. Malheureusemen^ma nouvelle copie n'étoit pas avancée; mais je n>e hâtai

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48o HISTOIRE

de hii remettre ce qui étoit fait , renvoyant à l'année prochaine à lui remettre le reste, si, comme je n'en doutois pas , l'amour de la ▼érité lui donnoit le zélé de revenir le chercher.

Depuis son départ, de nouvelles réflexions ont jeté dans mon esprit des doutes sur la sagesse de tous ces choix. Je ne pouvois ignorer que depuis long-temps nul ne m^approche qui ne soit expressément envoyé , et que me confier aux gens qui m'entourent, c'est me livrer à mes ennemis. Pour trouver un confident fidèle, il auroit fiiUu l'aller chercher loin de moi, parmi ceux dont je ne pouvois approcher. Mon espé- rance étoit donc vaine, toutes mes mesures étoient fausses, tous mes soins étoient inutiles , et je devois être sôr que l'usage le moins criminel que feroient de mon dépôt ceux à qui je l'allois ainsi confiant seroit de l'anéantir.

Cette idée me suggéra une nouvelle tentative dont j Wendis plus d'effet; ce fut d'écrire une espèce de billet circulaire adressé à la nation françoise , d'en faire plusieurs copies, et de les distribuer, aux pro- menades et dans les rues, aux inconnus dont la phy- sionomie me plairoit le plus. Je ne manquai pas d'ar- gumenter à ma manière ordinaire en faveur de cette nouvelle résolution. On ne me laisse de communica- tioh, me disois-je, qu'avec des gens apostés par mes persécuteurs. Me confier à quelqu'un qui m'approche n'est autre chose que me confier à eux. Du moins parmi les inconnus il s'en peut trouver qui soient de bonne foi : mais quiconque vient chez moi n'y vient qu'à mauvaise intention ; je dois être sûr de cela.

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DU PRÉCÉDENT ÉCRIT. 4^1

Je fis donc mon petit écrit en forme de biUfg^ et j'eus la patience d'en tirer un grand nombre de co- pies. Mais , pour en faire la distribution , j^éprouvai un obstacle que je navois pas prévu , dans le. refus de le recevoir par ceux à qui je le présentois. La suscrip- tion étoit : A tout François aimant encore la justice et la vérité. Je n'imaginois pas que, sur cette adresse, aucun losât refuser; presque aucun ne Faccepta. Tous, après avoir lu Fadresse , me déclarèrent , avec une ingénuité qui me fit rire au milieu de ma douleur, qu il ne s'a- dressoit pas à eux. Vous avez raison , leur disois-jé en le reprenant, je vois bien que je m^étois trompé. Voilà la seule parole franche que depuis quinze ans j'aie ob- tenue d'aucune bouche françoise.

Éconduit aussi par ce côté , je ne me rebutai pas encore. J'envoyai des copies de ce billet en réponse à quelques lettres d'inconnus qui vouloient à toute force venir chez moi, et je crus £Edre merveille en mettant au prix d'une réponse décisive à ce même billet l'acquiescement à leur fgmtaisie. J'en remis deux ou trois autres aux personnes qui m'accostoient ou qui me venoient voir. Mais tout cela ne produisit que des réponses amphigouriques et normandes qui •m'attesrtoient dans leurs auteurs une fausseté à touts épreuve,

Ce dernier mauvais succès, qui de voit mettre le comble à mon désespoir^ ne m'affecta ptint comme les précédents. En m'apprenant que mon sort étoit sans ressourcé, il m'apprit à ne f\m lutlar contre la

* Voyez cet écrit à la fin du tome III, après les Gonfesëons. XVI. 3i

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482 HISTOIRE

néceftsité. Db passage de ÏÉmile que je me rappelai me fit rentrer'ùn moi-même et m'y fit trouver ce que j'avoM cherché Tainement au-dehors« Quel mid tja fait ^ ce complot? que tVt^l ôté de toi? quel membre t'a»t- il mutilé? quel crime t'a-t-il feiit commettre? Tant que les hommes n arracheront pas de ma pcntriue le cœur quelle eofierme, pour y substituer , m<M vivant, celui d'un malhonnête homme , en quoi pourront-iU altérer , changer^ détériorer mon être ? Ils auront beau fure un Jean-Jacques à leur mode, Rousseau restera toujours le même en dépit d'eux.

N ai-je donc connu la vanité de Topinion que pour me remettre sous son joug aux dépens de la paix de mon ame et du repos de mon cœur? Si les homnàes veulent me voir autre que je ne suis , que m'importe? L'essence de mon être est-elle dans leurs re{];àrds? S'ils abusent et trompent sur mon compte les génén^îons suivantes y que m'importe encore? Je n'y serai plus pour être victime de leur erreur. S'ils emprisonnant éC tournent à mal tout ce que le désir de leur bonheur m'a fait dire et faire d'utile , c'est à leur dam et non pas au mien. Emportant avec moi le témoignage de tù^ conscience, je trouverai, en dépit d'eux, le dédom* magement de toutes leurs indignités. Slls étaient dan^ l'erreur de bonne foi$ je pourrois en meiplaignanttes plaindre encore , et gémir sur eux et sur mcû ; mais quelle erre«r peut excu^r un système aussi exécrable que celui qu'ils suivent à mon égard avec un zélé im- possible à qualifter ? Quelle erreur peut faire traiter publiquement en scélérat convaincu le même homme qu'on empêche avec tant de soin d^apprendre au

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DU PRÉCÉDENT ÉCRIT. 4^3

moins de quoi 0D i'acScuse? Dahs le raffiûement de leur bail>arie, ils ont trouvé Fart de lue faire souffrir une longue mort en me tenant enterré tout vif^ S'ils trouvent ce traitement doux^ il faut qu'ils aient de» âmes de fange; s'ils le trouvent aussi cruel qu'il Test, les Pfaalarîs/ les Agathooles , ont été plus débonnaires €piewié JTai donc eu tort d'espérer les ramener en leur fiio^tratit quHls se tron^pent: ce n'est pas de cela qu'il s'à^t; et, quand ils se tromperdent sur mon coihptey ils ne peuvent ignorer leur propre imqutté« Us ne sont pas injustes et méchants envers moi par erreur, mais par volonté : ils le sont parcequils veulent l'être ; et isé n'est pas à Ictor raison qu'il faudroit parler, c'est à leurs cœurs dépravés par la haine. Toutes les preuves de leur injustice ne feront que Taugmenter; elle est un grief de plus qu'ils ne me pardonneront jamais.

Mais c'est encore plus à tort que je me suis affecté de leurs outrages au point d en tomber dans rabatte- ment et presque dans le désespoir. Gomme s'il étoit au pouvoir des hommes de changer la nature des choses, et de m'ôter les consolations dont rien ne peut dé- pouiller l'innocent! et pourquoi donc cst41 nécessaire à mon bonheur éternel qu'ils me c^nnoissent et me rendent justice? Le ciel n'a-^t-ij donc nul autre moyen de rendre mon ame heureuse et de.la dédommager des maux qu'ils iûtioht fait souffrir injustement? Quand la mort m'aura tiré à» leurs mains , saurai'je et m'in- quiéterai-je de savoir ce qui se passe encore à mçn égard sur la terre? A l'instant que la barrière de l'éter. nité s'ouvrira devant moi , tout ce qui est en-deçà dis- pttroltra pour jamais; et si je me souviens alors de

3i.

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484 Histoire

Texistence du genre humain , il ne sera pour moi dès

cet instant même que comme n'existant, déjà plus.

J'ai donc pris enfin mon parti tout-à-fait; détaché de tout ce qui tient à la terre et des insensés juge- ments des hommes , je me résigne à être à jamais défi- guré parmi eux, sans en moins compter sut le prix de mon innocence et de ma souffrance. Ma félicité doit être d'un autre ordre; ce n'^st plus chez eux que je dois la chercher, et il n'est pas plus en leur pouvoir de l'empêcher/gie de la connoître. Destiné à être dans cette vie la proie de l'erreur et du mensonge , j'attends l'heure de ma délivrance et le triomphe de la vérité sans les plus chercher parmi les mortels. Détaché de toute affection terrestre , et délivré même de l'in- quiétude de l'espérance ici-bas, je ne vois plus de prise par laquelle ils puissent encore troubler le repos de mon cœur. Je ne réprimerai jamais le premier mou- vement d'indignation , d'emportement, de colère , et même je n'y tâche plus ; mais le calme qui succède à cette agitation passagère est un état permanent dont rien ne peut plus me tirer.

L'espérance éteinte étouffe bien le désir, mais elle n'anéantit pas le' devoir , et je veux jusqu'à la fin remplir le mien dans 19a conduite avec les hommes. Je suis dispensé dé^rmais de vains efforts pour leur faire connoître la vérité , qu'ils sont déterminés à re- jeter toujours ; mais jene k suis pas de leur laisser les moyens d'y revenir autant qu'il dépend de moi , et c'est le dernier usage qui me reste à faire de cet écrit. En multiplier incessamment les copies , pour les dé- poser ainsi çà et dans les mains des gens qui m'ap-

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DU PRÉCÉDENT ÉCRIT. 4^5

prochent , seroit excéder inutilement mes forces , et je ne puis raisonnablement espérer que de toutes ces copies ainsi dispersées une seule parvienne entière à sa.destination. Je vais donc me borner à une, dont j'offrirai la lecture à ceux de ma connoissance que je croirai les moins injustes, les moins prévenus, ou - qui , quoique liés avec mes persécuteurs , me paroî- tront avoir néanmoins encore du ressort dans l'ame et pouvoir être quelque chose par eux-mêmes. Tous, je n'en doute pas , resteront sourds à mes raisons i insen- sibles à ma destinée, aussi cachés et faux qu aupara- vant. C'est un parti pris universellement et sans re- tour, surtout par ceux qui m'approchent. Je sais tout cela d'avance , et je ne m'en tiens pas moins à cette der- nière résolution, parcequ'elle est le seul moyen qui reste en mon pouvoir de concourir à l'œuvre de la Providence, et d'y mettre la possibilité qui dépend de moi. Nul ne m'écoutera, l'expérience m'en avertit; mais il n'est pas impossible qu'il s'en trouve un qui m'écoute, et il est désormais impossible que les yeux des hommes s'ouvrent d'eux-mêmes à la vérité. C'en est assez pour m'imposer l'obligation de la tentative, sans en espérer aucun succès. Si je me contente de laisser cet écrit après moi , cette proie n'échappera pas aux mains de rapine qui n'attendent que ma dernière heure pour tout saisir et brûler, ou falsifier. Mais si parmi ceux qui m'auront lu il se trouvoit un seul cœur d'homme, ou seulement un esprit vraiment sensé, mes persécuteurs aufoient perdu leur peine , et bien- tôt la vérité percéroit aux yeux du public. La certi- tude, si ce bonheur inespéré m'arriiie, de ne pouvoir

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4W HISTOIRE

iil*y tromper un moment, m*ënooumge à ce nouvel essai. Je sais d'avance quel ton tous prendront après m'a voir lu. Ce ton sera le même qu'auparavant, in- génu, patelin, bénévole; ils me plaindront beaucoup de voir si noir ce qui est si blanc, car ils ont tous k| candeur des cygnes; mais ils ne comprendront rien à tout ce que j ai dit là. Geux4à , j ugés à Tinstant , ne me surprendront point du tout, et me fâcheront très peu. Mais si, contre toute attente, il s'en trouve un que mes raisons frappent et qui commence à soupçonner la vérité, je ne resterai pas un moment en doute sur éet effet, et j'ai le signe assuré pour le distinguer des autres quand même il ne voudi*oit pas s'ouvrir à moi. C'est de celui-là que je ferai mon dépositaire, sans même examiner si je dois compter sur sa probité : car je n'ai besoin que de son jugement pour l'intéresser à m'étre fidèle. Il sentira qu'en supprimant mon dépôt il n'en tire aucun avantage; qu'en le livrant à mes en- nemis il ne leur livre que ce qu'ils ont déjà, qu'il ne peut par conséquent donner un grand prix à cette trahison, ni éviter, tôt ou tard, par elle le juste re* proche d'avoir fait une vilaine action : au lieu qu'en gardant mon dépôt il reste toujours le maître de le supprimer quand il voudra, et peutun jour , si des ré- volutions assez naturelles changent les dispositions du public, se faire un honneur infini, et tirer de ce même dépôt un grand avantage dont il se prive en le sacrifiant. S'il sait prévoir et s'il peut attendre, il doit, en raisonnant bien, m'étre fidèle. Je dis plus: quand même le public persisteroit dans les mêmes disposi- tions où il est à iion égard , encore un mouvement très

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DU PRÉCÉDENT ÉCRIT. ^^

naturel I0 portera-t-ii, tôt ou tard, à désirer de savoir au moins ce que Jean^Jacques auroit pu dire si on lui eût laissé la liberté de parler. Que mon dépositaire.se montrant leur dise alors : Vous voulez dodo savoir ce qu'il auroit dit? Eh bien! le voilà. Sans prendre mon parti 9 sans vouloir défendre ma cause ni mA mémoire » il peut, en se faisant mon simple rapporteur, et res<- tant au surplus, s'il peut, dans Topinion de tout le monde , jeter cependant un nouveau jour sur le carao* tère de Thomme jug[é : car c'est toujours un trait de plus à son portrait de savoir comment un pareil homme osa parler de lui-même*

Si parmi mes lecteurs je trouve cet homme sensé disposé , pour son propre avantage , à m'étre fidèle , je suis déterminé à lui remettre non seulement cet écrit, mais aussi tous les papiers qui restent entre mes mains, et desquels on peut tirer un jour de grandes lumières sur ma destinée, puisqu'ils contiennent des anecdotes , des eitplications , et des faits que nul autre que moi ne peut donner, et qui sont les seuls clefs de beaucoup d'énigmes qui» sans cela, resteront à jamais inexplicables.

Si cet homme ne se trouve point, il est possible au moins que la mémoire de cette lecture, restée dans l'esprit de ceux qui l'auront faite, réveille un jour €n quelqu'un d%ux quelque sentiment de justice et de commisération , quand , long-temps après ma mort, le délire public commencera à s'affoiblir. Alors ce sou- venir peut produire en son ame quelque heureux effet que la passion qui les anime arrête de mon vivant, et il n'en faut pas davantage pour commincer l'œuvre de

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(êZ HISTOIRE DU PHÉGÉDBNT ÉCRIT,

la Providence. Je profiterai donc des occasions de faire connoitre cet écrit, si je les trouve, sans en attendre aucun succès. Si je trouve un dépositaire que j'en puisse raisonnablement charger , je le ferai , regardant néanmoins mon dépôt comme perdu, et m'en con- solant d avance. Si je n'en trouve point , comme je m'y attends, je continuerai de garder ce que je lui aurois remis , jusqu'à ce qu'à ma mort, si ce n'est plus tôt, mes persécuteurs s'en saisissent. Ce destin de mes papiers, que je vois inévitable, ne m'alarme plus. Quoi que lassent les hommes, le ciel à son tour fera son œuvre. J'en ignore le temps, les moyens, l'espèce. Ce que je sais, c'est que l'arbitre suprême est puissant et juste , que mon ame estlinnocente , et que je n'ai pas mérité mon sort : cela me suffit. Céder désormais à ma destinée , ne plus m'obstiner à lutter contre elle , laisser mes persécuteurs disposer à leur gré de leur proie, rester leur jouet sans aucune résistance durant le reste de mes vieux et tristes jours, leur abandonner même l'honneur de mon nom et ma réputation dans l'ave- nir, s'il plaît au ciel qu'ils en disposent, sans plus m'afFecter de rien, quoi qu'il arrive; c'est ma dernière résolution. Que les hommes fassent désormais tout ce qu'ils voudront; après avoir fait, moi, ce que j'ai dû, ils auront beau tourmenter ma vie, ils ne m'em- pêcheront pas de mourir en paix. ^

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TABLE DES PIÈCES

CONTENUES DANS CB TOLUMB.

DÉCLARATION de J. J. Bousscau relative à M. le pasteur Yernes.

Page I

ROUSSEAU JUGE DE JEAN-JACQUES.

DIALOGUES.

Du sujet et de la forme de cet Écrit 4^

Premier Dialogue. Du système de conduite envers Jean-Jacques, adopté par F Administration, avec Tapprobation du public. . 5o Second Dialogue. Du naturel de Jean-Jacques^ et de ses habi- tudes i88

Troisième Dialogue. De Tesprit de ses livres. Conclusion. 386 Histoire du précédent Écrit ^ji

FIN DU TOME SEIZIÈME.

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