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Presented to the library of the
UNIVERSITY OF TORONTO
by
Prof. Robert Finch
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U V R E S
D E
J.J.ROUSSEAU,
DE GENEVE.
Avec Figures. TOME TROISIEME.
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
Uriiversity of Ottawa
http://www.archive.org/details^oeuvresdejjrouss03rous
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Fivntispice du Tome bvistcinc .
Il retourne cliear irs K craiix-
G
V R E S
D E
J. J. ROUSSEAU,
DE GENEVE.
TOME TROISIEME.
Contenant : Difcours fur l'origine & les fondemens de l'inégalité parmi les hommes. : Lettre de M. de Voltaire à M. Routfeau : Réponfe de M. Rondeau à M. de Voltaire : Lettre à M. de Boiffy : Difcours fur l'économie poli- tique.
A PARIS,
Chez DEFER de M AISONNEUVE Libraire, rue du Foin.
1791.
DES ARTICLES
Contenus dans ce troificme Tome.
J70 js d ICA CE j page 5
Préface. 5 r
Avertiffcment. 7 j Dlfcours fur l'origine & les fondemens
de l'inégalité parmi les hommes. 75 Première Partie. 8 1 Seconde Partie. 139 Notes. 201 Lettre de M. de Voltaire à AI. Rouffeau. 27 5 Réponfe de M. Rouffeau à AI. de Fol- iaire. 181 Lettre a M. de Boiffy j aufujet de la
précédente. 2S9 '^v/V a #/2 Anonyme j par J. J. Rouf- feau. !()?, Lettre d'un Bourgeois de Bordeaux à
l'Auteur du Mercure. 297 Réponfe de M. Rouffeau à Aï. de Boifjy j qui lui avoit communiqué
la Lettre précédente. 305
Difcours fur l'économie politique. 3 07
Fin de la Table,
U VRES
DIVERSES DE M. J. J. ROUSSEAU.
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SUR L'ORIGINE ET LES FONDEMENS
DE L'INÉGALITÉ PARMI LES HOMMES.
Uon in depravatis , fed in his qux benè fecundlim
naturam fe habent , confiderandum ejl quid
fit naturelle. Aristot. Politic. L. 2.
Tome ïll.
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A LA REPUBLIQUE
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GENÈVE.
MAGNIFIQUES, TRES-HONORES
ET SOUVERAINS SEIGNEURS,
Convaincu quil n'appartient quau Citoyen vertueux de rendre à fa pa- trie des honneurs qu'elle
Aij
iv DÉDICACE.
puiffe avouer , il y a trente ans que je travaille à mé- riter de vous offrir un hom- mage public y & cette heu- reufe occajlon fup-pléant en partie à ce que mes efforts nont pu faire , j'ai cru qu'il me fer oit permis de confulter ici le ^èle qui m'anime > plus que le droit qui devroit niautorifer. s4yant eu le bonheur de naître parmi vous y com- ment pourrois-je méditer fur V égalité que la nature a mife entre les hommes > & fur V inégalité qu'ils ont inflituée , fans penfer à la profonde fageffe avec la-
DEDICACE. v
quelle Varie & l'autre > heu- reufement combinées > dans cet Etat 9 concourent y de la manière la plus approchan- te de la loi naturelle & la plus favorable à la fociété$ au maintien de V ordre pu- blic > & au bonheur des par- ticuliers ? En recherchant les meilleures maximes que le bon fens puijje dicler fur la conftitution d'un gou- vernement >j'ai été fi frap- pé de les voir toutes en exé- cution dans le vôtre , que même > fans être né dans vos murs , faurois cru ne pouvoir me difpenfer d'of- frir ce tableau de la fo-
Aiij
vj DEDICACE.
ci été humaine à celui de tous les peuples qui me pa- roh en pojféder les plus grands avantages , & en avoir le mieux prévenu les abus.
Si j'avois eu à ckoijîr le lieu de ma naiffance , j' au- rois choifi une fociété d'une grandeur bornée par V éten- due des facultés humaines, ceft-à-dire , par la poffîbi- lité d'être bien gouvernée , & ou, chacun fufpfant à Jon emploi , nul n'eût été contraint de commcîirc à d' autres les fonctions dont il étoit chargé y un Etat où y tous les particuliers fe
DÉDICACE, vij
cojvwijjant entreux > les manœuvres obfcures du vi- ce > ni la modeflie de la vertu n eujjeni -pu fe déro- ber aux regards & au ju- gement du public y & ou cette douce habitude de fe voir & de fe connoître fit, de l'amour de la patrie $ Vamour des Citoyens plu- tôt que celui de la terre.
J'aurois voulu naître dans un pays ou le Sou- verain & le peuple ne pujjent avoir quun jèul & même intérêt y afin que tous les mouvemens de la machine ne iendifent jamais qu'au bonheur commun; ce qui ne
Aiv
viij DÉDICACE.
pouvant fe faire à moins que le peuple & le Souve- rain ne foient une même perfonne , il s9 enfuit que f aurois voulu naîtrg Jbus un gouvernement démocra- tique 9 fagement tempère.
T aurois voulu vivre 6' mourir libre , c'ejl-d-dire , tellement fournis aux loix 3 que ni moi > ni perfonne 11 en pût fecouer l'honora- ble joug ; ce jougfalutaire & doux y que les têtes les plus jier es portent d'autant plus docilement qu elles font faites pour ?i en porter au- cun autre.
J' aurois donc voulu que
DÉDICACE, ix
perfbnne dans l'État n'eût pu fe dire au- de j] us de la loi 9 & que perfonne au dehors n'en pût impofer que VEtat fut obligé de recon- noître: car quelle que puijjè être la conflitution d'un gou- vernement , s'il s'y trouve unfeul homme qui ne foit pas fournis à la loi, tous les autres font néceffaire- ment à la diferétion de ce- lui-ld(*) y Et y s'il y a un chef national y & un autre chef étranger , quelque par- tage d'autorité qu'ils puif fent faire y il efi impojflble que V un & Vautre foient bien obéis y & que l'Etat foit bien gouverné. A v
x DÉDICACE.
Je naurois -point voulu habiter une République de nouvelle inflitution , quel- que bonnes loix qu elle pût avoir y de peur que > le gou- vernement autrement conf- titué peut-être quil ne fau- droit pour le moment , ne convenant pas aux nou- veaux Citoyens > ou les Ci- toyens au nouveau gouver- nement , VRtat ne fût fujet à être ébranlé & détruit prefque dès fa naijjance. Car il en efi de la liberté comme de ces alimens fo- ndes 6 fucculens y ou de ces vins généreux 3 propres à nourrir & fortifier les
DÉDICACE, x]
tempéramens robufles qui en ont V habitude * mais qui accablent , ruinent & eîiivrent les /bibles & dé- licats qui ri y font point faits. Les peuples une fois accoutumés à des Maîtres , ne font plus en état de s'en payer. S'ils tentent de fe~ couer le joug , ils s'c'loi- ■ gnent d'autant plus de la liberté , que > prenant pour elle une licence effrénée qui lui ejl oppofée , leurs révo- lutions les livrent prefqv.c toujours à des fducleurs qui ne font qu aggraver leurs chaînes. Le peuple Romain lui-même , ce m&
Avj
xij DÉDICACE.
de le de tous les peuples li- bres y ne fut point en état de Je gouverner en fortant de V opprejfiion des Tar- quins : avili par Vefclavage & les travaux ignominieux quils lui av oient impofës,ce nétoit d'abord qu une fi li- pide populace qu'il fallut < ménager & gouverner avec la plus grande f âge fie , afin que y s3 accoutumant peu-à- peu à refpirer V air faille taire de la liberté , ces âmes énervées , ou plutôt abru- ties fous la tyrannie , ac- quirent par degrés cette fé- yérité de mœurs * & cette fierté de courage qui en firent
DÉDICACE, xiij
enfin le -plus rejpeclable de tous les peuples, T aurois donc cherché pour ma pa- trie une heureufe & tran- quille République ydont V an- cienneté fe perdît en quelque forte dans la nuit des temps; qui neût éprouvé que des atteintes propres à mani- fejler & affermir dans j es habitans le courage & l'a- mour de la patrie , & où les Citoyens , accoutumés de longue main à une fage in- dépendance , fufjent non- feulement libres , mais di- gnes de Vêtre.
J' aurois voulu me choi- fir une patrie détournée ,
xiv DÉDICACE.
par une heureuje impuif fance > du féroce amour des conquêtes > & garantie > par une po/ition encore plus heureuje , de la crainte de de- venir elle-même la conquête d'un autre Etat y une ville libre placée entre plujleurs peuples y dont aucun n'eût intérêt à l'envahir , & dont chacun eût intérêt d'empê- cher les autres de l'envahir eux-mêmes ; une Républi- que , en un mot , qui ne tentât point V ambition de fes voijins , & qui pût rai- sonnablement compter fur leur fc cours au befoin. Il s'enfuit que , dans une po-
DÉDICACE, xv
fitionfi heureufie , elle n au- roit eu rien à craindre que d'elle-même , & que , fi fies Citoyens s' et oient exercés aux armes r c'eût été plu- tôt pour entretenir chez eux cette ardeur guerrière > 6 cette fierté de courage qui fie d fi bien à la liberté ', & qui en nourrit le goût , que par la nécejjîté de pourvoir à leur propre défenje.
Taurois cherché un pays Ou le droit de légijlation fiât commun à tous les Ci- toyens : car qui peut mieux fif avoir queuxyJous quelles conditions il leur convient de vivre enfiemble dans une
xvj DÉDICACE.
même Jociété ? Mais je naurois pas approuvé des plébijcitesjemb labiés à ceux des Romains , ou les chefs de VÈtat & les plus inté- rejjés à fa confervation étoient exclus des délibéra- tions dont fbuvent dépen- doit Jon Jalut , & ou , par une abfurde coîiféque fa- ce 9 les Magijlrats étoient privés des droits dontjouif fbient les /impies Citoyens. Au contraire > j 'aurois dejïré que , pour arrêter les projets intérejfés & mal con- çus y & les innovations dan- gereujes qui perdirent enfin les Athéniens y chacun r.' eût
DÉDICACE, xvïj
pas le pouvoir de propofer de nouvelles loixdfafan- taifie ; que ce droit appar- tînt aux feuls Magifirats ; quils en ufajjent même avec tant de circonfpeciion; que le peuple , de fbn côté > fût fi réfervé à donner fbn confèntement à ces loix y & que la promulgation ne pût /en faire qu avec tant de folemnité , qu avant que la conflitution fut ébranlée 9 en eût le tems de fe con- vaincre que c'efi jur - tout la grande antiquité des loix qui les rend Jàintes & vé- nérables y que le peuple mé- prife bien -tôt celles qu'il
xviij DÉDICACE.
voit changer tous les jours, & qu'en s3 accoutumant à négliger les anciens ufages fousprétexte défaire mieux, on introduit Jouve nt de grands maux pour en cor- riger de moindres.
T aurois fui fur - tout , comme née ejfaire ment mal gouvernée > une Républi- que ou le peuple , croyant pouvoir fe paj/er de Je s Ma- giflrats ou ne leur laijfer qu'une autorité précaire , auroit imprudemment gar- dé VadminiJlration des tf Jaires civiles & V exécution de fes propres loix. Telle dut être la grcjjîcre conjli-
DEDICACE, xix
iution des premiers gouver- mens fbrtant immédiate- ment de V état de nature , & tel fut encore un des vices qui perdirent la République d'Athènes.
Maisfaurois choiji celle ou les particuliers y Je con- tentant de donner la fane- lion aux loix y & de décider en Corps y & fur le rapport des chefs y les plus impor- tantes affaires publiques , établiroient des Tribunaux 'refpeclés y en dijiingner oient avec foin les divers dépar- temens 9 éliroient d'année en année les plus capables & les plus intègres de leurs
xx DÉDICACE.
Concitoyens -pour adminif- trer la Jujiice & gouverner V État y & où 9 la vertu des Magijlrats portant ainji té- moignage de la Jagejfe du peuple y les uns & les au- tres s'honoreroient mutuel- lement. De forte que , fi ja- mais de fli nèfles m al- en- tendus venaient à troubler la concorde publique , ces temps mêmes d'aveuglement & d'erreur fujfe nt marqués par des témoignages de mo- dération y d'eflime récipro- que y& d'un commun refpecl pour les loix y préfages & garants d'une réconcilia- tion fincère & perpétuelle.
DÉDICACE, xxj
Tels Joilî y MAGNIFIQUES, TRÈS-HONORES y ET SOU- VERAINS Seigneurs, les
avantages que j'aurois re- cherches dans la patrie que je me fer ois choijle. Que Ji la -providence y avoit ajouté de plus une Jituaîion charmante , un climat tem- péré > un pays fertile y & Vafpecl le plus délicieux qui foit fous le ciel > je naurois de/iré, pour com- bler mon bonheur , que de jouir de tous ces biens dans lefeinde cette fie ureufe pa- trie y vivant paifblement dans une douce fociété avec mes Concitoyens y exerçant
xxij DÉDICACE.
envers eux 3 & à Leur exem- ple > V humanité y V amitié & toutes les vertus > & laij- Jant après moi V honorable mémoire d'un homme de bien , & d'un honnête & vertueux patriote.
Si 9 moins heureux ou trop tard J âge , je m' et ois vu réduit à finir en d'au- tres climats une infirme & langui (Jante carrière y re- grettant inutilement le re- pos & la paix dont une jeu- ne Jfe imprudente m aurait privé 9 j'aurois 9 du moins, nourri dans mon ame ces mêmes fentimens dont je n aur ois pu faire ujage dans
DÉDICACE, xxiij
mon pays , & 9 pénétré d'une affection tendre & déjînté- refféepour mes Concitoyens éloignés 9 je leur aurois adreffé y du fond de mon cœur 9 à-peu-près le dif cours fuivant :
Mes chers Concitoyens > ou plutôt mes Frères , puis- que les liens dufang, ainjî que les loix y nous unijjent prefque tous , il mejl doux de ne pouvoir penfer à vous y fans penfer en même temps à tous les biens dont vous jouijje^ 9 & dont nul de vous peut - être ne fent mieux le prix que moi qui les ai perdus* Plus je ré-
xxiv DÉDICACE.
fléchis fur votre filiation politique & civile > & moins Je puis imaginer que la na- ture des chofes humaines puijje en comporter une meilleure. Dans tous les autres gouverne mens, quand il ejl queflion d'ajfurer le plus grand bien de VÉtat > tout je borne toujours à des projets en idées 3 & tout au plus à de Jimples pofji- bilités ; pour vous > votre bonheur ejl tout fait y il ne faut quen jouir , & vous nave^ plus befoin , pour devenir parfaitement heu- reux > que de favoir vous contenter de Vêtre. Votre Souveraineté
DÉDICACE, xxv
Souveraineté acquife ou re- couvrée à la pointe de Vd- pée , & confervée durant deux fiècles à force de va- leur & de JageJ/e , efi en- fin pleinement & univer- jellement reconnue. Des traités honorables fixent vos limites y affurent vos droits , & affermirent vo- tre repos. Votre conflitu- ■tion ejî excellente , 'diclée par la plus fub lime raifibn, & garantie par des Puiffan- ces .amies & rejpeclables ,• votre État efi tranquile ; vous nave^ ni guerres ni x:onquérans à craindre $ vous nave^ point d'autres Tome III. B
xxvj DÉDICACE.
maîtres que de fages loix que vous ave^ faites y ad- minifirées par des Magis- trats intègres qui font de votre choix ; vous nêtes ni aJ7eï ric/ies pour vous éner- ver par la mollejje 9 & per- dre dans de vaines délices le goût du vrai bonheur & des folide s vertus ; ni ajfe^ pauvres pour avoir befoin de plus de fe cours étran- gers que ne vous en procure votre indujlrie ; & cette li- berté précieufe , quon ne maintient che^ les grandes Nations y quavec des impôts exorbitans y ne vous coûte prefque rien à conferver.
DÉDICACE, xxvij
Puijje durer toujours > pour le bonheur de Je s Ci- toyens & l'exemple des peu- ples , une République fi fia- gement & fi heureufiement confi'uuée ! Voilà le fieul vœu <pui vous-refie à faire , & te fieul foin qui vous refi- le à prendre. C'ejl à vous fieuls déformais , non à fai- re votte bonheur : vos An- t être s vous en ont évité la peine / mais à le rendre du- rable par la fiagejfe d'en bien ufier. Cefi de votre union perpétuelle , de votre 'b&iïjfàrttK aux loix , de yotre* refipecl pour leurs Minifircs que dépend votre
Bij.
xxvirj DÉDICACE.
conjervation.. S'il refle par- mi vous le moindre germe d'aigreur ou de défiance , hâtej-vous de le détruire comme un levain funejle d'où réfulteroient tôt ou tard vos malheurs & la ruine de V Etat. Je vous cpnjure de rentrer tous au fond de votre cœur y & de conjulter la voix fecrette de votre conjcience,- Quelqu'un par- mi vous comioit - il dans l'Univers un corps plus intègre * plits'ieclaire', plus refpeclable que celui de votre Magifir attire* Tous Jes membres ne vous don- nent-ils pas V exemple de
DÉDICACE, xxix
la modérai ion , de la /im- plicite de mœurs > du rcfi pe cl peur les loix & de la plus fine ère réconciliation ? Rende^ donc fans réferve à de fi fàges chefs , cette falutaire confiance que la raifon doit à la vertu ; fonge^ quils font de votre choix y qu'ils le jufiifienty & que les honneurs dûs à ceux que vous ave^ confti- îués en dignité > retombent née efi aire ment fur vous- mêmes. Nul de vous ?i efi afie^ peu éclairé pour igno- rer quou ce fie la vigueur des loix & V autorité de leurs defenjeurs y il ne peut
Biij
xxx DÉDICACE.
y avoir ni fureté 3 ni liber- té pour perfbnne. De quoi s'agit - il donc ejitre vous que de faire de bon cœur ë avec une jujîe cojifiance ce qu e vous fer ie^ toujours obligés de faire par un vé- ritable intérêt y par devoir, & pour la raifon. Qu'une cou- pable &funejle indifférence pour le maintien de la conf- titution ne vous fajfe ja- mais négliger 9 au befoiny les f âge s avis des plus éclai- rés & des plus ^élés d'entre vous : mais que V équité y la modération, la plusref peclueufe fermeté , conti- nuent de régler toutes vos
DÉDICACE, xxxj
démarches 3 & de montrer en vous à tout l'Univers l'exemple d'un peuple fier & mo défie y aujfi jaloux de fia gloire que de fa liberté. Gardez-vous Jîir - tout, ( & ce fiera mon dernier con- fiai ) d'écouter jamais des interprétations finfires & des dificours enve?iimés ■*, dont les motifs fie cr et s fient fiouventplus dangereux que les actions qui en fient l'ob- jet. Toute une maifion s'é- veille & fie tient en allar- mes aux premiers cris d'un bon & fidèle gardien qui n'abb oie jamais qu'à l'ap- proche des voleurs; mais
Biv
xxxij DÉDICACE. I
en hait V importunité de ceè animaux bruyans qui trou- blent fans cejje le repos public y & dont les aver- îijjemens continuels & de- places ne Je font pas mê- me écouter au moment quils font neceffaires.
Et VOUS y MAGNIFIQUES ET TRÈS- HONORÉS SEI- GNEURS ?* vous y dignes & refpectablesMagijlrats d'un peuple libre y permettez- moi de vous offrir en par- ticulier mes hommages & mes devoirs. S' il y a dans le monde un rang propre à illujlrer ceux qui l'oc- cupent y c'ejlfans doute ce-
DEDICACE, xxxiij
lui que donnent les îalens & la vertu y celui dont vous vous êtes rendus dignes*, & auquel vos Concitoyens vous ont élevés. Leur pro- pre mérite ajoute encore au vôtre un nouvel éclat; & , choifis par des hommes ca- pables a" en gouverner d'au- tres y pour les gouverner eux-mêmes 9 je vous trou- ve autant au-deffus des au- jj
très Magijlrats , ou' un peu- ple libre , & fur-tout celui que vous ave^ l'honneur de conduire > eji par je s lu- mières & par fa raifort au- dej/us de la populace des autres Etats.
Bv
xxxiv DÉDICACE.
Qu'il me foit permis de citer un exemple dont il de- yroit rejler de meilleures traces y & qui fera toujours préfent à mon cœur. Je ne me rappelle point y fans la plus douce émotion y la mé- moire du vertueux Citoyen de qui j'ai reçu le jour 3 & qui fouvent entretint mon enfance du rejpecl qui vous ctoit du. Je le vois encore vivant du travail de fes mains j & nourriffant fon ame des vérités les plus fhblimes. Je vois Tacite , Plutarque y & Grotius y mê- lés devant lui avec les inf- trume/is de fort métier. Je
PÉDICACE. xxxv
vois àfes côtés un fils ché- ri 9 recevant avec trop peu de fruit les tendres infiruc- iions du meilleur des pè- res. Mais fi les égare mens d'une folle jeuneffe me fi- rent oublier , durant un temps, de fi fages leçons > f ai le bonheur d'éprouver enfin que , quelque pen- chant quon ait vers le vi- ce y il efi difficile qu'une éducation dont le cœur fe mêle 9 refie perdue pour tou- jours.
Tels font y magnifi- ques ET TRES - HONOJR.ES
Seigneurs , les Citoyens , & marie les fiinples habi-
Bvj
xxxvj DÉDICACE.
tans nés dans l'État aue vous gouverne? y tels J ont ces hommes injiruits &Jen- Jés dont y fous le nom d'ou- vriers & de peuple , on a, che^ les autres nations , des idée s fi baffes & fi fauf- fès. Mon père , je V avoue avec joie y nétoit pas dif- ïingué parmi fis Conci- toyens ; il nétoit que ce qu'ils font tous ; & tel qu'il étoity il n'y a point de pays ou Ja jociete n eut ete re- cherchée, cultivée, & mê- me avec fruit , par les plus honnêtes gens. Il ne m'ap- partient pas y & y grâce au Ciel y il n'ejl pas nécefjai-
DÉDICACE, xxxvif
re de vous parler des égards que peuvent attendre de vous des hommes de cette trempe , vos égaux par V éducation 9 ainji que par les droits de la nature & de la naijfance ; vos infé- rieurspar leur volonté , par la préférence quils doivent à votre mérite, tjuils lui ont accordée > & pour la- -quelle vous leur deve^ à votre tour une forte de reconnoijjance. JJ apprends avec une vive fatisfaclian de combien de douceur & de condefcendance vous tempère-^ avec eux la gra-
xxxviij DÉDICACE.
vite convenable aux Mi- nijlres des loix y combien vous leur rende^ en efiime & en attentions ce quils vous doivent d' obéijjance & de rejpecls y conduite pleine de juflice & de fa- gejfe 9 propre à éloigner de plus en plus la mémoire des événemens malheureux qu il faut oublier pour ne les revoir jamais : condui- te d* autant plus judicieufe y que ce peuple équitable & généreux Je fait un plaifir de fon devoir y quil aime naturellement à vous hono- rer y & que les plus ardens
DÉDICACE, xxxix
àjbutenir leurs droits y font les plus portés à refpecler les vôtres.
Il ne doit pas être éton- nant que les chefs d'une fociété civile en aiment la gloire & le bonheur y mais il Vefl trop y pour le repos des hommes , que ceux qui fe regardent comme les Ma- gifirats y ou plutôt comme les maîtres d'une patrie plus fainte & plusfublime.y témoignent quelque amour pour la patrie îerrejlre qui les nourrit. Qu'il m efl doux de pouvoir faire en notre faveur une exception fi rare y & placer au rang
xl DÉDICACE.
de nos meilleurs citoyens t ces ^èlés dépofitaires des dogmes J acre 's auto ri/es pur les Loix y ces vénérables Pajfeurs des âmes 3 dont la vive & douce éloquence porte d'autant mieux dans les cœurs les maximes de V Evangile , qu'ils commen- cent toujours par les pra- tiquer eux-mêmes ! Tout le monde fait avec quel fuc- ces le grand art de la Chai- re efl cultivé à Genève. Mais y trop accoutumés à yoir dire d'une manière & faire d'une autre 9 peu de gens favent jufqu'à quel point l'ejprU du Chrijlia-
DÉDICACE. xij
nifme y la fainteté des mœurs > la ftvérité pour foi- même & la douceur pour autrui , régnent dans le corps de nos Minijlres. Peut-être appartient-il à la feule Taille de Genève , de montrer l'exemple édifiant d'une aujji parfaite union entre une Société de Théo- logiens & de gens de Let- tres, C'ejl y en grande par- tie y fur leur fige /je & leur modération reconnues, c'èjl fur leur ^èle pour la prof périté de l'État 9 que je fonde l'efpoir de fon éter- nelle tranquillité y & je re-
xlij DÉDICACE.
marque avec un plalfir mêlé d' étonnement & de refpecl y comble 71 ils ont d'horreur pour les affreufes maximes de ces hommes facrés & barbares , dont V Hljioire fournit plus d'un exemple , & qui > pour fou- te nu- les prétendus droits de Dieu , c'efi-à-dire > leurs intérêts 9 étolent d'autant moins avares du fang hu- main y qu'ils Je flaltolent que le leur fer oit toujours refpeclé.
Pourrols-je oublier cette précieufe moitié de la Ré- publique qui fait le bonheur
DÉDICACE, xliij
de Vautre y & dont la dou- ceur & la fagejje j main- tiennent la paix & les boa- nés mœurs / Aimables & yertueufes Citoyennes y le fort de votre f exe fera tou- jours de gouverner le no- tre. Heureux ! quand votre chafle -pouvoir , exercé feu- lement dans V union con- jugale y ne fe fait fentir que pour la gloire de VE- tat & le bonheur public ! C'ejl ainfi que les femmes commandoient à Sparte y & c'ejl ainfi que vous mé- rite1^ de commander à Ge- nève. Quel homme barba- re pourroit réfijler à la voix
xliv DÉDICACE.
de l'honneur 6 de la rai- fon dans la bouche d'une tendre epoufe y & qui ne mépriferoit un vain luxe , en voyant votre Jîniple & mode/le parure , qui y par V éclat quelle tient de vous 3 femble être la plus favo- rable à la beauté? Cy ejl à vous de maintenir ton jour s 9 par votre aimable & inno- cent empire 3 & par votre efprit infinuant > V amour des loix dans V Etat & la concorde parmi les ci- îoyens y de réunirpar d'heu- reux mariages les famil- les divifces ; & fur-tout de corriger par la perfuafivc
DÉDICACE. xlv
douceur de vos leçons , & par les grâces modejles de votre entretien y les travers que nos jeunes gens vont -prendre en d'autres pays , dJoù 9 au lieu de tant de thofes utiles dont ils pour- roient profiter 9 ils ne rap- portent, avec un ton pué- rile & des airs ridicules , pris parmûde s femme s per- dues y que V admiration de je. ne 'fais quelles préten- dues grandeurs y\ frivoles dédommagemens de la fer- vitude ,. qui ne vaudront jamais' ¥ œugafie liberté. Soje'i donc toujours ce que
xlvj DÉDICACE.
vous êtes ,. les chajles gar- diennes des mœurs & les doux liens de la paix y & continue-^ de faire valoir en toute occajion les droits du cœur & de la nature au profit du devoir & de la vertw.
Je me flatte de nêtre point démenti par V événe- ment. * en fondant fur de tels' garants Vefpoir du bonheur % commun des ci- toyens y & de la gloire de la République. J'avoue qu'a- vec tous ces avantages > elle ne brillera pas de cet éclat dont la plupart des
DÉDICACE, xlvij
yeux font éblouis $ & dont le puérile & funefle goût efl le plus mortel ennemi du bonheur & de la liberté* Qu'une jeunejje dijjblue aille chercher ailleurs des plaifir s faciles & de longs repentirs. Que les préten- dus gens de goût admirent en d'autres lieux la gran- deur des Palais y la beau- té des équipages y les fu- perbes ameublemens > la pompe des Jpeclacles , & tous les rafinemens de la mollejje & du luxe. A Ge- nève, on ne trouvera que des hommes ; mais pour- tant un tel fpeclacle a bien
xlviij DÉDICACE.
fon prix y & ceux qui le rechercher ontvaudr ont bien les admirateurs du rejle.
Daigne1^, magnifi-
QUJES", T RÈS-HONORÉS ET SOUVERAINS SEI- GNEURS, recevoir tous, avec la même bonté y les refpcclueux témoignages de l'intérêt que je prends à votre profpérité commune. Si j'étois ajje-^ malheureux pour être coupable de quel- que tranfport indifcret dans xette vive effujion de mon cœur , je vous fupplie de le pardonner à la tendre af- fection d'un vrai Patriote ,
&
DEDICACE, xlix
& au ^êle ardent 6 légiti- me d'un homme qui n en- vif âge point de plus grand bonheur pour lui - même 3 que celui de vous voir tous heureux.
Je fuis avec le plus pro- fond rejpecl ,
MAGNIFIQUES, TRr>S-HO- NORÉS ET SOUVERAINS
Seigneu RS,
A Chambcri, Votre très-humble & trh-
le 2i Juin I7H« obéijfant ferviteur &
Concitoyen , JEAN* JACQUES ROUSSEAU,
Tome III t
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PRÉFACE.
L
A plus utile & la moins avancée de toutes les connoif- fances humaines me paroît être celle de Phomme (* 2.); & j'ofe dire que la feule infcrip- tion du Temple de Delphes conrenoit un précepte plus im- portant & plus difficile que tous les gros livres des Moraliftes. Aufli je regarde le fujet de ce Difcours , comme une des ques- tions les plus intérefîantes que la Philofophie puiffe propofer, &, malheureufement pour nous, comme une des plus épineufes
Ci)
lij PRÉFACE.
que les Philofophes piaffent ré- foudre : car comment connoî- tre la fource de l'inégalité par- mi les hommes , fi l'on ne com- mence par les connoître eux- mêmes ? Et comment l'homme viendra-t-il à bout de fe voir tel que Ta formé la nature , à travers tous les changemens que 3a fucceffion des temps & des chofes a dû produire dans fa constitution originelle ; & de dé- mêler ce qu'il tient de fon pro- pre fond d'avec ce que les cir- conftances 6c fes progrès ont ajouté ou changé à fon état pri- mitif? Semblable à la ftatue de Glaucus , que le temps , la mer & les orages avoient tellement défigurée , qu'elle reffembloit moins à un Dieu qu'à une bête
PRÉFACE, lUj
féroce , l'ame humaine , altérée au fein de la fociété par mille caufes fans celle renaiffantes, par l'acquifition d'une multitude de connoiiïances & d'erreurs y par les changemens arrivés à la conftitution des corps , ôc par le choc continuel des pallions , a , pour ainfi-dire , changé d'appa- rence, au point d'être prefque méconnoiiïable ; & Ton n'y re- trouve plus , au lieu d'un être agi (Tant toujours par des prin- cipes certains ôc invariables , au lieu de cette célefte Ôc maje& tueufe fimplicité dont fon Au- teur l'avoit empreinte, que le difforme contrafle de la pafTion qui croit raifonner 6c de l'en- tendement en délire.
Cii;
liv F R E F A C E.
Ce qu'il y a de plus cruel encore , c'en que , tous les pro- grès de l'efpèee humaine l'cioi- gnant fans cefTe de fon état pri- mitif, plus nous accumulons de nouvelles connoiffances , & plus nous nous ôtons les moyens d'acquérir la plus importante de toutes j ôc que c'eft en un fens à force d'étudier l'homme > que nous nous fommes mis hors d'état de le connoître.
Il eft aifé de voir que c'eft: dans ces changemens fuccefïifs de la conftitution humaine, qu'il faut chercher la première ori- gine des différences qui dis- tinguent les hommes , lefquels , d'un commun aveu, font na- turellement aulîi égaux entr'eux,
PREFACE, h
que Yétoient les animaux de chaque efpèce > avant que di- verfes caufes phyfiques eufTent introduit dans quelques - unes les variétés que nous y remar- quons. En effet , il n'eft pas concevable que ces premiers changemens, par quelque moyen qu'ils foient arrivés , aient al- téré tout à la fois, ôc de la mê- me manière , tous les individus de l'efpèce ; mais les uns s'é- tant perfectionnés ou détério- rés , ôc ayant acquis diverfes qualités bonnes ou mauvaifes , qui n'étoient point inhérentes à leur nature , les autres réitè- rent plus longtemps dans leur état originel; Ôc telle fut, par- mi les hommes r la première
Civ
Ivj P RE F A CE.
fource de l'inégalité* , qu'il eQ. plus aifé de démontrer ainfi en général , que d'en afligner avec précifion les véritables caufes.
Que mes Ie£teurs ne s'ima- ginent donc pas que j'ofe me flatter d'avoir vu ce qui me pa- Toît fi difficile à voir. J'ai com- mencé quelques raifonnemens ; )'ai hazardé quelques conjectu- res , moins dans l'efpoir de ré- foudre la queftion , que dans l'intention de l'éclaircir & de la iéduire à Ton véritable état. D'autres pourront aifément al- ler plus loin dans la même rou- te, fans qu'il foit facile à per- fonne d'arriver au terme. Car ce n'eft pas une légère entre-
PRÉFACE. Ivij
prife de démêler ce qu'il y a d'originaire & d'artificiel dans la nature actuelle de l'homme, & de bien connoître un état qui n'exifte plus, qui n'a peut- être point exifté , qui proba- blement n'exiftera jamais , & dont il eft pourtant nécefïaire d'avoir des notions juftes pour bien juger de notre état pré* fent. Il faudroit même plus de Philofophie qu'on ne penfe à celui qui entreprendroit de dé- terminer exactement les pré- cautions à prendre , pour faire fur ce fujet de folides obfer- vations; ôc une bonne folution du problême fuivant ne me pa- roitroit pas indigne des Arifto- tes & des Piines de notre fié-
Cv
Iv'uj PREFACE.
cle: Quelles expériences feroient néceffaïres pour parvenir à con- naître f homme naturel ; êC quels font les moyens de faire ces ex~ périences au fein de la Jociété ? Loin d'entreprendre de réfou- dre ce problême , je crois en avoir afïez médité le fujet , pour ofer répondre d'avance que les plus grands Philofo- plies ne feront pas trop bons pour diriger ces expériences , ni les plus puiffans fouverains pour les faire ; concours auquel il n'eft guères raifonnable de s'attendre , fur - tout avec la perfévérance ou plutôt la fuc- ceffion de lumières & de bon- ne volonté néceffaire, de part & d'autre ; pour arriver aufucccs*
PREFACE, lix
Ces recherches fi difficiles à faire , & auxquelles on a fi peu rongé jufqu ici , font pourtant les feuls moyens qui nous res- tent de lever une multitude de difficultés qui nous dérobent la connoiflance des fondemens réels de la fociété humaine. C'eft cette ignorance de la nature de l'homme, qui jette tant d'incer* titude & d'obfcurité fur la vé- ritable définition du droit natu- rel : car l'idée du droit, dit Aï. Burlamaqui , & plus encore celle du droit naturel , font mani- feftement des idées relatives à la nature de l'homme. C'eft donc de cette nature même de l'honv me, continue-t-il, de fa conf- titution & de fon état , qu'il
Cvi
Ix PREFAC E.
faut ddduire les principes de cette fcience.
Ce n'eft point fans furprife fit fans fcandale qu'on remar- que le peu d'accord qui règne fur cette importante matière en- tre les divers Auteurs qui en ont traité. Parmi les plus gra- ves Ecrivains , à peine en trou- ve-t-on deux qui foient du mê- me avis fur ce point. Sans par- ler des anciens Philofophes qui Semblent avoir pris à tâche de fe contredire entr'eux fur les principes les plus fondamen- taux , les Jurifconfultes Ro- mains affujettiffent indifférem- ment l'homme ôc tous les autres animaux à la même loi natu- relle , parce qu'ils confiderent
PREFACE. Ixj
plutôt fous ce nom la loi que la nature s'impofe à elle-même , que celle qu'elle prefcrit ; ou plutôt , à caufe de l'acception particulière félon laquelle ces Jurifconfultes entendent le mot de loi y qu'ils fembïent n'a- voir pris en cette occafion, que pour l'exprefïion des rapports généraux établis par la nature entre tous les êtres animés , pour leur commune conferva- tion. Les modernes , ne recon- noilTant fous le nom de loi qu'une règle prefcrite à un être moral , c'eft - à - dire , in- telligent , libre , & confidéré dans fes rapports avec d'autres êtres 9 bornent conféquemment au feul animal doué de raifon 9 c'elt- à- dire, à l'homme , la
Ixij PRÉFACE.
compétence de la loi naturel- le ; mais définiffant cette loi chacun à fa mode , ils l'éta- bliiïent tous fur des principes fi métaphyfiques , qu'il y a , même parmi nous, bien peu de gens en état de comprendre ces principes, loin de pouvoir les trouver d'eux - mêmes : de forte que toutes les définitions de ces fçavans hommes > d'ail- leurs en perpétuelle contradic- tion entr'elles , s'accordent feu- lement en ceci , qu'il eft im- poflible d'entendre la loi de na- ture , & par confé'quent d'y obéir , fans être un très - grand raifonneur & un profond Mé- taphyficien. Ce qui fignifie pré- cifément que les hommes ont dû employer pour rétabli/Ter
PRÉFACE, Ixiij
ment de la fociécé , des lumiè- res qui ne fe développent qu'a- vec beaucoup de peine & pour fort peu de gens dans le fein de la fociété même.
ConnoifTant fi peu la nature , & s'accordant fi mal fur le fens du mot de Loi , il feroit bien difficile de convenir d'une bon- ne définition de la loi naturelle. Audi toutes celles quJon trouve dans les livres , outre le défaut de n'être point uniformes , ont- elles encore celui d'être tirées de plufieurs connoifiances que les hommes n'ont point naturel- lement , & des avantages dont ils ne peuvent concevoir l'idée qu'apiès être fortis de l'état de nature. On commence par re-
Ixiv P RE FA CE.
chercher les règles dont, pour l'utilité commune , il feroit à propos que les hommes con- vinrent entr'eux ; & puis on donne le nom de loi naturelle à la collection de ces règles, fans autre preuve que le bien qu'on trouve qui réiuiteroit de leur pratique univerfelle. Voilà afiu- rément une manière très com- mode de compofer des défini- tions , 6c d'expliquer la nature des chofes par des convenances pref- que arbitraires.
Mais tant que nous ne con- noîtrons point l'homme naturel , c'eft en vain que nous voudrons déterminer la loi qu'il a reçue , ou celle qui convient le mieux à fa conftitution. Tout ce que
PRÉFACÉ. lx
nous pouvons voir très claire- ment au fujet de cette loî , c'eft que non feulement , pour qu'elle foit loi , il faut que la volonté de celui qu'elle oblige puiffe s'y foumettre avec connoilTance ; mais qu'il faut encore , pour qu'elle foit naturelle , qu'elle parle immédiatement par la voix de la nature.
LaifTant donc tous les livres fcientifiques qui ne nous ap- prennent qu'à voir les hommes tels qu'ils fe font faits , & médi- tant fur les premières & plus fini pies opérations de l'arne hu- maine , j'y crois appercevoir deux principes antérieurs à la raifon , dont l'un nous intéreiïe ardemment à notre bien-être ôc
Ixvj PREFACE.
à la confervation de nous-mê- mes , & l'autre nous infpire une répugnance naturelle à voir pé- rir ou foufrïir tout être fenfible , & principalement nos fembla- bles. C'eft du concours , & de la combinaifon que notre efprit eft en état de faire de ces deux principes , (ans qu'il foit nécef- iaire d'y faire entrer celui de la fociabilité , que me paroiiTent dé- couler toutes les règles du droit naturel ; règles que la raifon eft enfuite forcée de rétablir fur d'autres fondemens , quand par fes développemens fucceffifs elle eft venue à bout d'étouffer la nature.
De cette manière , on n'eft point obligé de faire de l'hom-
PREFACE, hcvij
me un philofophe avant que d'en faire un homme ; fes de- voirs envers autrui ne lui font pas uniquement diclés par les tardives leçons de la fagelle ; ôc tant qu'il ne réfiftera point à l'impulfion intérieure de la com- mifération , il ne fera jamais du mal à un autre homme , ni même à aucun être fenfible , excepté dans le cas légitime où, facon- fervation fe trouvant intéreifée, il eft obligé de fe donner la pré- férence à lui-même. Par ce moyen , on termine auili les an- ciennes difputes fur la partici- pation des animaux à la loi na- turelle : car il eft clair que, dé- pourvus de lumières ôc de liber- té y ils ne peuvent reconnokre
Ixviij PREFACE.
cette loi; mais tenant en quel- que chofe à notre nature par la fenfibilité dont ils font doués , on jugera qu'ils doivent aufli participer au droit naturel , ôc que l'homme eft afïujetti envers eux à quelque efpèce de devoirs. Il femble , en effet , que , fi je fuis obligé de ne faire aucun mal à mon femblable , c'eft moins parce qu'il eft un être raifonnable, que parce qu'il eft un être fen- fible;quaUté qui, étant commune à la bête & à l'homme , doit au moins donner à Tune le droit de n'être point maltraitée inutile- ment par l'autre.
Cette même étude de l'hom- me originel , de fes vrais be- foins 6c des principes fondamen-
PRÉFACE. Ixix
taux de fes devoirs , eft encore le feul bon moyen qu'on puiiTe employer pour lever ces fouies de difficultés qui fe. préfentent fur l'origine de l'inégalité mo- rale , fur les vrais fondemens du corps politique , fur les droits réciproques de fes membres , &c fur mille autres queftions fem- blables , auffi importantes que mal éclairc'es.
En configurant la fociété hu- maine d'un regard tranquille ÔC défintéreiTé , elle ne femble montrer d'abord que la violen- ce des hommes puiffans & Pop- preffion des foibles. L'efprit fe révolte contre la dureté des uns* , ou eft porté à déplorer l'aveuglement des autres ; &
Ixx PRÉ FA C E.
comme rien n'eft moins ftable parmi les hommes que ces re- lations extérieures que le ha- zard produit plus fouvent que la fagefle, & qu'on appelle foiblefTe. ou puiiTance , richefle ou pau- vreté , les étabiiiTemens humains paroiflent au premier coup -d'oeil fondés fur des monceaux de fa- ble mouvant* Ce n'eft qu'en les examinant de près , ce n'eft qu'après avoir écarté la pouf- iière & le fable qui environnent l'édifice , qu'on apperçoit labafe inébranlable fur laquelle il eft élevé , & qu'on apprend à en iefpe&er les fondemens. Or fans l'étude férieufe de l'homme , de fes facultés naturelles , ôo de leurs développemens fucceilifs ,
PREFACE. Ixxj
on ne viendra jamais à bout de faire ces diftin&ions , & de fé- parer , dans l'actuelle conflitu- tion des chofes , ce qu'a fait la volonté divine d'avec ce que l'art humain a prétendu faire. Les recherches politiques & mo- rales auxquelles donne lieu l'im- portante queftion que j'examine, font donc utiles de toutes ma- nières , & l'hiftoire hypothéti- que des gouvernemens eft pour l'homme une leçon inftructive à tous égards. En confidérant ce que nous ferions devenus , abandonnés à nous-mêmes , nous devons apprendre à bénir celui dont la main bienfaifante , corri- geant nos inftitutions ôc leur don- nant une aiîiette inébranlable, a
Ixxij PREFACE.
prévenu les défordres qui de- vroieru: en ré fui ter , &. fait naître notre bonheur des moyens qui fembloient devoir combler notre mifère.
Quem te Deux e£e Jujjît , & humanâ quâ parte locatus es in. ret Vijce.
AVERTISSEMENT.
AVERTISSEMENT
SUR LES NOTES.
Tai ajouté quelques Notes à cet Ou- vrage , félon ma coutume parejfeufe , de travailler à bâton rompu j ces Notes j'e- cartent quelquefois affe^ du fujet } pour ri être pas bonnes à lire avec le texte \ Je *les ai donc rejettées à la fin du JDifcours , dans lequel fai tâché de fuivre de mon mieux le plus droit chemin. Ceux qui au- ront le courage de recommencer , pour- ront samufer la féconde fois à battre les buijjons , & tenter de parcourir les Notes j il y aura peu de mal que les autres ne Us lifent point du tout.
Tome III. D
QUESTION
Propofee par l 'Académie de Dijon*
Quelle eft l'origine de l'inégalité parmi les Hommes ," & fi elle eft autorifée par la Loi Naturelle?
«Hs © Ut*
DISCOURS
SUR L'ORIGINE
ET LES FONDEMENS
DE L'INÉGALITÉ PARMI LES HOMMES.
V^'Est de l'homme que j'ai à parler, & la queftion que j'examine m'ap- prend que je vais parler à des hommes: car on n'en propofe point de femblables, quand on craint d'honorer la ve'rité. Je défendrai donc avec confiance la caufe de l'Humanité devant les Sages qui m'y invitent , & je ne ferai pas mécontent de moi-même , fi je me rends digne de mon fujet & de mes Juges.
Je conçois dans l'efpèce humaine deux fortes d'inégalités, l'une que j'appelle na- turelle ou phyfique, parce qu'elle eft éta«
Dij
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Œuvres
blie par la nature , & qui confifte dans îa différence des âges , de la fanté , des forces du corps, & des qualités del'ef- prit ou de l'aine ; l'autre qu'on peut ap- peller inégalité morale ou politique , par- ce qu'elle dépend dune forte de conven- tion , & qu'elle eft établie ou du moins autorifée par le confentement des hom- mes. Celle-ci confifte dans les différens privilèges dont quelques-uns jouiffent au préjudice des autres ., comme d'être plus riches , plus honorés , plus puiffans qu'eux , ou même de s'en faire obéir.
On ne peut pas demander quelle eft ïa fource de l'inégalité naturelle , parce que la réponfe fe trouveroit énoncée dans la (impie définition du mot. On peut en- core moins chercher s'il n'y auroit point quelque liaifon effentielle entre les deux inégalités : car ce feroit demander , en d'autres termes , fi ceux qui commandent valent néceffairement mieux que ceux qui obéifient , & fi la force du corps ou de r'efprit, lafageffe ou la vertu fe trouvent toujours dans les mêmes individus , en proportion de la puiffance ou de la ri- chdfc : queftion bonne peut-être à agiter entre des çfcîaves entendus de leurs maî- s , pjais qui ne convient pas à des
DIVERSES. 77
hommes raifonnables & libres , qui cherchent la vérité.
De quoi s'agit-il donc jirécifémenc dans ce Difcours?De marquer, dans le progrès des chofes , le moment où , le droit fuccédant à la violence , la nature fut foumife à la loi ; d'expliquer par quel enchaînement de prodiges , le fort put fe réfoudre à fervir le foible , & le peuple à acheter un repos en idée, au prix d'une félicité réelle.
Les Philofophes qui ont examiné les fondemens de la fociété , ont tous fenti la néceilîté de remonter jufqu'à l'état de nature , mais aucun d'eux n'y eft arrivé. Les uns n'ont point balancé à fuppofer à l'homme, dans cet état, la nation du jufte & de l'injufte , fans fe foucier de mon- trer qu'il dût avoir cette notion , ni mê- me qu'elle lui fût utile. D'autres ont par- lé du droit naturel que chacun a de con- ferver ce qui lui appartient , fans expli- quer ce qu'ils entendoient par appartenir. D'autres , donnant d'abord au plus fort l'autorité fur le plus foible , ont aufli- tôt fait naître le gouvernement fans fon- ger au temps qui dut s'écouler avant que le fens des mots d'autorité & de gouver- nement pût exifter parmi les hommes,
Diij
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Œuvres
Enfin tous , parlant fans cefle de befoîn , d'avidité , d'oppreflîon ., de defirs de d'orgue 1 , ont tranfporté à l'état de na- ture j des idées qu'ils avoient prifes dans la fociété ; ils parloient de l'homme faix- vage, & ils peignoient l'homme civil. Il n'eft pas même venu dans l'efprit de la plupart de douter que l'état de nature eût exiflé, tandis qu'il eft évident , par 'a lecture des Livres facrés,que le premier homme eyant reçu immédiatement de Dieu des lumières & des préceptes , n'e- toit point lui même dans cet état, & qu'en aioûtant aux écrits de Moïfe la foi que leur doit tout Philofophe chré- tien , il faut nier que , même avant le déluge , les hommes fe foient jamais trouvés dans le pur état de nature , à moins qu'ils n'y foient retombés par quelque événement extraordinaire : pa- radoxe fort embnrrafiant à défendre , & tout- à fait impoiîible à prouver.
Commençons donc par écarter tous les faits; car ils ne touchent pointa la queftion. Il ne faut pas prendre les re- cherches dans lefquelles on peut entrer fur ce fujet, pour des vérités hi/toriques mais feulement pour des raifonnemens hypothétiques & conditionnels^! us pro*
DIVERSES. 79
près à éclaircir la nature des chofes qu'à en montrer la véritable origine , & fem- blables à ceux que font tous les jours nos Phy ficiens fur la formation du Monde. La Religion nous ordonne de croire que, Dieu lui-même ayant tiré les hommes de l'état de naturels font inégaux parce qu'il a voulu qu'ils le fuffent ; mais elle ne nous défend pas de former des conjectures ti- rées de la feule nature de l'homme & des êtres qui l'environnent, fur ce qu'auroit pu devenir le genre humain , s'il fût refté abandonné à lui-même. Voilà ce qu'on me demande, & ce que je me propofe d'examiner dans ce Difcours. Mon fujec intéreffant l'homme en général , je tâche- rai de prendre un langage qui convienne à toutes les Nations; ou plutôt oubliant les temps & les lieux, pour ne fonger qu'aux hommes , à qui je parle, je me fuppoferai dans le Lycée d'Athènes , ré- pétant les leçons de mes Maîtres, ayant les Platons & les Xénocrates pour Juges, & le genre humain pour auditeur.
O homme ' de quelque contrée que tu fois , quelles que foient tes opinions , écoute ; voici ton hiftoire telle que j'ai cru la lire , non dans les livres de tes fem« blables qui font menteurs , mais dans la
Div
So Œuvres
nature, qui ne ment jamais. Tout ce qu: iera d'elle fera vrai : il n'y aura de faux que ce que j'y aurai mêlé du mien fans le vouloir. Les temps dont je vais parler font bien éloignés : combien tu as changé de ce que tu étois ! C'eft, pour ainfïdire Ja vie de ton efpèce que je te vais décrire d'après les qualités que tu as reçues, que ton éducation & tes habitudes ont pu dé- praver, mais qu'elles n'ont pu détruire. Il y a , je le fens , un âge auquel l'homme individuel voudroit s'arrêter ; tu cher- cheras l'âge auquel tu defirerois que ton efpèce fe fût arrêtée. Mécontent de ton état préfent , par des raifons qui annon- cent à ta poftérité malheureufe de plus grands mécontentemens encore , peut- être voudrois-tu pouvoir rétrograder ; & ce fentiment doit faire l'éloge de tes pre- miers ayeux, la critique de tes contem- porains , & l'effroi de ceux qui auront le malheur de vivre après toi.
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DIVERSES. 8 1
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PREMIERE PARTIE.
V^Uelque important qu'il foit, pour bien juger de l'état naturel de l'homme, de le confidérer dès Ton ori- gine, & de l'examiner, pour ainfi dire* dans le premier embryon de l'efpèce , je ne fuivrai point fon organisation à travers fes développemens fucceuifs : je ne mar- réterai pas à rechercher dans le fyftême animal ce qu'il put être au commence- ment pour devenir enfin ce qu'il eft. Je n'examinerai pas fi, comme ie penfe Arif- tote , fes ongles allongés ne furent point d'abord des griffes crochues ; s'il n'étoit point velu comme un ours, & fi, marchant à quatre pieds ( * 3 ) , fes regards dirigés vers la terre , & bornés à un horifon de quelques pas, ne marquoient point à la fois le caractère & les limites de fes idées. Je ne pourrois former fur ce fujet que des conjectures vagues &: prefque imaginaires. L'Anatomie comparée a fait encore trop peu de progrès, les obferva- tions des Naturalises font encore trop ii>
Dv
8i Œuvres
certaines, pour qu'on puiffe établir fur de pareils fondemens la bafe d'un raifonne- ment folide ; ainfi , fans avoir recours aux connoiffances furnaturelles que nous avons fur ce point, & fans avoir égard aux changemens qui ont dû furvenir dans la conformation tant intérieure qu'exté- rieure de l'homme , à mefure qu'il appli- quoit fes membres à de nouveaux ufages, èc qu'il fe nourriiïbit de nouveaux ali- mens , je le fuppoferai conformé de tout tems , comme je le vois aujourd'hui , marchant à deux pieds, fe fervant de fes mains comme nous faifons des nôtres , portant fes regards fur toute la nature , & mefurant des yeux la vafte étendue du Ciel.
En dépouillant cet être,ainfi conftitué, de tous les dons furnaturels qu'il a pu re- cevoir , & de toutes les facultés artifi- cielles, qu'il n'a pu acquérir que par de longs progrès ; en le confidérant, en un mot, tel qu'il a dû fortir des mains de la nature , je vois un animal moins fort que les uns , moins agile que les autres , mais , à tout prendre, organifé le plus avanta- geufement de tous : je le vois fe rafla fiant fous un chêne , fe défaltérant au premier
DIVERSES 83
ruiffeau , trouvant Ton lit au pied du mê- me arbre qui lui a fourni fon repas , de voilà Tes befoins fatisfaits.
La terre abandonnée à fa fertilité na- turelle (* a ) , & couverte de forêts im- ( * «^ menfes que la coignée ne mutila jamais , offre à chaque pas des magatins & des retraites aux animaux de toute efpèce. Les hommes difperfés parmi eux,obfer- vent , imitent leur induflrie ., & s'élèvent ainfi jufqu'à l'inftinct des bêtes, avec cet avantage que chaque efpèce n'a que le fien propre, & que l'homme n'en ayant peut- être aucun qui lui appartienne , fe les ap- proprie tous , fe nourrit également de la plupart des alimens divers ( * 4 ) que les ( " 4 ) autres animaux fe partagent, & trouve par conféquent fa fubiïftance plus aifé- ment que ne peut faire aucun d'eux.
Accoutumés dès l'enfance aux intem- péries de l'air & à la rigueur des faifons; exercés à la fatigue , & forcés de défen- dre nuds & fans armes leur vie & leur proie contre les autres bêtes féroces , ou de leur échapper à la courfe.les hommes fe forment un tempérament robufte & prefque inaltérable ; les enfans apportant au monde l'excellente conftitution de leurs pères , & la fortifiant par les mêmes
Dvj
84 Œuvres
exercices qui l'ont produite , acquièrent ainlï toute la vigueur dont Te'pèce humai- ne eft capable. La nature en ufe préçifé- ment avec eux comme la loi de Sparte avec les enfans des citoyens; elle rend forts & robuftes ceux qui font bien confti- tués , & fait périr tous les autres ; diffé- rente, en cela.de nos fociétés où l'État, en rendant les enfans onéreux aux pères, les tue indifHnctement avant leur naiflfance. Le corps de l'homme fauvage étant le feul inftrument qu'il connoifle , il l'em- ploie à divers ufages, dont , par le défaut d'exercice , les nôtres font incapables ; & c'eft notre induftrie qui nous ôte la force & l'agilité que la néceflité l'oblige d'acquérir. S'il avoit eu une hache , fon poignet romproit-il de h" fortes branches? S'il avoit eu une fronde , lanceroit- il de la main une pierre avec tant de roideur? S'il avoit eu une échelle , grimpcroit-il il légèrement fur un arbre ? S'il avoit eu un cheval , feroit-il fî vite à la courfe? Laiffez a l'homme civilifé le tems de rafîembler toutes fes machines autour de lui , on ne peut douter qu'il ne furmon- te facilement l'homme fauvage ; mais fi vous voulez voir un combat plus iné- gal encore , mettez-les hûds & défarmés
DIVERSES. 85
vis -à vis l'un de l'autre; & vous recon- nectiez bientôt quel eft l'avantage d'avoir fans cefle toutes fes forces 3 fa difpofi- tion , d'être toujours prêt à tout événe- ment, & de fe porter, pour ainfi dire , toujours tout entier avec foi ( * $. ) (
Iîobbes prétend que l'homme eft na- turellement intrépide _• & ne cherche qu'à attaquer & combattre. Un i hilo'ophe il- luftre penfeau contraire,(& Cumberland &Pufendorff l'arïur.:nt aufîi,) que rien n'eft fi timide que l'homme dans l'état de nature, & qu'il eft toujours tremblant ., & prêt à fuir au moindre bruit qui le frappe, au moindre mouvement qu'il ap- perçoit. Cela peut être ainfi pour les ob- jets qu'il ne connoit pas , & je ne doute point qu'if ne foit effrayé par tous les nou- veaux fpeâacles qui s'offrent à luL toutes les fois qu'il ne peut diftinguer le bien & le mal phyfïque qu'il en doit attendre, ni comparer fes forces avec les dangers qu'il a à courir ; circonftances rares dans l'état de nature, où toutes chofes marchent d'une manière fi uniforme , & où la face de la terre n'eft point fu jette à ces change- mens brufques & continuels qu'y caufent les partions & l'inconflmce des peuples réunis, Mais l'homme fauvage vivant dit*
86 Œuvres
perfé parmi les animaux, & fe trouvant de bonne heure dans le cas de fe mefurer avec eux, il en fait bientôt la comparai- son; & (entant qu'il les furpaflTe plus en adrelTe qu'ils ne le furpafTent en force , il apprend à ne les plus craindre. Mettez un ours ou un loup aux prifes avec un Sauvage robufte, agile, courageux com- me ils font tous , armé de pierres & d'un bon bâton,& vous verrez que le péril fera tout au moins réciproque, & qu'après plufïeurs expériences pareilles, les betes féroces qui n'aiment point à s'attaquer Tu- ne à l'autre , s'attaqueront peu volontiers à l'homme, qu'elles auront trouvé tout auffi féroce qu'elles. A l'égard des ani- maux qui ont réellement plus de force qu'il n'a d'adreffe , il efr. vis-à-vis d'eux dans le cas des autres efpèces plus foibles , qui ne laiffent pas de fubfifter, avec cet avantage pour l'homme , que non moins difpos qu'eux à la courfe, & trouvant fur les arbres un refuge prefque afluré , il a par-tout le prendre 8c le laiiïer dans la rencontre , & le choix de la fuite ou du combat. Ajoutons qu'il ne paroît pas qu'aucun animal fafle naturellement la guerre à l'homme , hors le cas de fa pro- pre défenfeou d'une extrême faim ;nité-
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moigne contre lui de ces violentes an- tipathies qui femblent annoncer qu'une efpece eft dcftinéepar la nature à fervir de pâture à l'autre.
.D'autres ennemis plus redoutables , & dont l'homme n'a pas les mêmes moyens de fe défendre , font les infirmités natu- relles , l'enfance , la vieilleffe , & les ma- ladies de toute efpèce ; triites lignes de notre foiblefTe , dont les deux premiers font communs à tous les animaux, & dont le dernier appartient principalement a l'homme vivant en fociété. J'obferve mê- me , au fujet de l'enfance , que la mère portant par-tout fon enfant avec elle ,a beaucoup plus de facilité à le nourrir,que n'ont les femelles de plufieurs animaux , qui font forcées d'aller & venir fonscefte avec beaucoup de fatigue.d'un côté pour chercher leur pâture , & de l'autre pour âîaiter & nourrir leurs petits. Il eft vrai que , fi la femme vient à périr , l'enfant rifque fort de périr avec elle; mais ce dan- ger eft commun à cent autres efpeces , dont les petits ne font de long-tems en étatd'allercherchereux-mémes leur nour- riture ; & fi l'enfance eft plus longue par - mi nous, la vie étant plus longue auffi , tout eft encore à-peu -près égal en ce
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( * h. ) point , ( * b. ) quoiqu'il y ait fur la durée du premier âge , & fur le nombre des e-
C * 6. ) tits ( ¥ 6) , d'autres régies qui ne font pas de mon fujet Chez les vieillards , qui agifîent & tranfpirent peu, lebefoin d'à* îimens diminue avec la faculté d*y pour- voir ;& comme la vie fauvage éloigne d'eux la goutte & les rhumatifmes, & que la vieillefTe eft de tous les maux celui que les fecours humains peuvent le moins fou- lager , ils s'éteignent enfin , fans qu'on s'apperçoive qu'ils cefTent d'être & pres- que fans s'en appercevoir eux-mêmes.
A l'égard des maladies, ie ne répéte- rai point les vaines & fauffes déclama- tions que font contre la Médecine la plu- part des gens en fanté ; mais je demande- rai s'il y a quelque obfervation folide , de laquelle on pulffe conclure que , dans les pays où cet art eft le plus négligé , la vie moyenne de l'homme foit plus courte, que dans ceux où il eft cultivé avec le plus de foin?Et comment cela pourroit- il être, fi nous nous donnons plus de maux , que la Médecine ne peut nous fournir de re- mèdes ? L'extrême inégalité dans la ma- nière de vivre , l'excès d'oifiveté dans les uns ; l'excès de travail dans les autres J la facilité d'irriter & de fatisfaire nos appé-
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tirs & notre fenfualité, les alimensrrop re- cherchés des riches5qui les nourrifTent de fucs échauffons & les accablent d'indiges- tions; la mauvaife nourriture des pauvres, dont ils manquent même îe plus fouvent, & dont le défaut les porte à Surcharger avidement leur eftomac dansl'occafion; les veilles , les excès de toute efpèce , les tranfports immodérés de toutes les paf- fions.les fatigues ôdépuifement d'efprit, les chagrins & les peines fans nombre qu'on éprouve dans tous les états, & dont les âmes font perpétuellement rongées ; voilà les funeft.es garans,que la plupart de nos maux font notre propre ouvrage , & que nous les aurions prefque tous évités , en confervant la manière de vivre fimple, uniforme^ falutairequi nous étoit pres- crite par la nature. Si elle nous a défîmes à être fains , j'ofe prefque aflurer que l'é- tat de réflexion effc un état contre nature , & que l'homme qui médite eft un animal dépravé.Quand on fonge à la bonne conf- titution des Sauvages , au moins de ceux que nous n'avons pas perdus avec nos li- queurs fortes ; quand on fçait qu'ils oe connoiffent prefque d'autres maladies que les bleiïures 6c la vieilïefle , on eft très porte à croire qu'on feroit aifément
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l'hiftoire des maladies humaines en fui- vant celle des fociétés civiles. C'eft au moins l'avis de Platon , qui juge , fur cer- tains remèdes employés ou approuvés par Podalyre & Macaon au fiége de Troye , que diverfes maladies que ces remèdes dévoient exciter , n'étoient point encore alors connues parmi les hommes.
Avec fi peu de fources de maux , Thomme dans l'état de nature n'a donc guères befoin de remèdes , moins encore de Médecins;l'efpece humaine n'elr. point non plus , à cet égard , de pire condition que toutes les autres , & il efr. aifé de fçavoir des chaffeurs, Ci dans leurs cour- fes ils trouvent beaucoup d'animaux in- firmes. Plufieurs en trouvent qui ont reçu des bleffures confidéraules très bien cicatrifées ; qui ont eu des os & même des membres rompus & repris fans autre Chirurgien que le tems , fans au- tre régime que leur vie ordinaire ; & qui n'en font pas moins parfaitement guéris , pour n'avoir point été tour- mentés d'incifions, empoifonnés de dro- gues , ni exténués de jeûnes. Enfin , quelque utile que puifle être parmi nous la Médecine bienadminiftrée, il efl: tou- jours certain que , fi le Sauvage malade abandonné à lui-même n'a rien à efpérer
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que de la nature , en revanche il n'a rien
à craindre que de Ton mal , ce qui rend
fouvenr. fafituation préférable à la nôtre.
Gardons -nous donc de confondre
I homme fauvage avec les hommes que -nous avons fous les yeux.La nature traite tous les animaux abandonnés à fes foins avec une prédilection qui femble montrer combien elle efl: jaloufe de ce?droit. La- cheval , le chat , le taureau ., l'âne même, ont la plupart une taille plus haute , tous une confHtution plus robufte , plus de vi- gueur, de force & de courage dans les forêts , que dans nos maifons ; ils perdent la moitié de ces avantages en devenant domeftiques , & l'on diroit que tous nos foins à bien traiter Se nourrir ces ani- maux. n'abouti fient qu'à les abâtardir.
II en eft ainfï de l'homme même : en de- venant fociable &efclave, il devient foi» ble, craintif, rampant ; & fa manière de vivre molle & efféminée achevé d'éner- ver à la fois fa force & fon courage. A- joûtons qu'entre les conditions fauvage & domefrique , la différence d'homme à homme doit être plus grande encore que celle de bête à bête; car, l'animal Se l'homme ayant été traités également par la nature, toutes les commodités que
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l'homme fe donne de plus qu'aux ani- maux qu'il apprivoife , font autant de caufes particulières qui le font dégéné- rer plus fenfiblement.
Ce n'eft donc pas un fi grand malheur à ces premiers hommes , ni fur-tout un fi grand obftacle à leur confervation , que la nudité, le défaut d'habitation , & la privation de toutes ces inutilités que nous croyons fi néceflaires. S'ils n'ont pas la peau velue, ils n'en ont aucun befoin dans les pays chauds J & ils fçavent bientôt , dans les pays froids , s'approprier celles des bêtes qu'ils ont vaincues; s'ils n'ont que deux pieds pour courir , ils ont deux bras pour pourvoir à leur défenfe & à leurs befoins. Leurs enfans marchent peut-être tard & avec peine, mais les mè- res les portent avec facilité; avantage qui manque aux autres efpèces ., où la mère étant poufuivie fe voit contrainte d'aban- donner fes petits ou de régler fon pas fur le leur. Enfin ., à moins de fuppofer ces concours finguliers & fortuits de circonf- tances , dont je parlerai dans la fuite , & qui pouvoient fort bien ne jamais arriver, il eft clair , en tout état de caufe , que le premier qui fe fit des habits ou un loge- aient , fe donna en cela des chofes peu né-
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ceffaires, puifqu'ils'en étoit pafle jufqu'a- lors, & qu'on ne voit pas pourquoi il n'eût pu fupporter , homme fait J un genre de vie qu'il fupportoit dès (on enfance
Seul , oifif, & toujours voilin du dan- ger, l'homme fauvage doit aimer à dor- mir, & avoir le fommeil légercomme les animaux qui, penfantpeu, dorment,pour ainfi dire, tout le tems qu'il ne penfent point. Sa propre confervation faifanc prefque fou unique foin > Tes facultés les plus exercées doivent être celles qui ont pour objet principal l'attaque & la défen- fe, foit pourfubjuguer fa proie, foitpour fe garantir d'être celle d'un autre animal; au contraire , les organes qui ne fe per- fectionnent que par la mollefle & la fen- fualité , doivent refter dans un état de groffiéreté qui exclut en lui toute efpèce de délicatefïe ; & Tes fens fe trouvant par- tagés fur ce point, il aura le toucher &: le goût d'une rudefle extrême ; la vue l'ouie & l'odorat de la plus grande fubti- lité. Tel ell l'état animal en général; & c'efl aufli , félon le rapport des voya- geurs , celui de la plupart des peuples lauvages. Ainfi il ne faut point s'étonner que les Hottentots du Cap de Bonne-Ef- perance découvrent , à la fimple vue, des
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vaifTeaux en haute mer, d'auflî loin qu« les Hollandois avec des lunettes ; ni que les Sauvages de l'Amérique fentiflent Jes Efpagnols à la pifte , comme auroient pu faire les meilleurs chiens ; ni que toutes ces Nations barbares fupportent fans peine leur nudité , aiguifent leur goût à force de piment, & boivent les liqueurs Européennes comme de l'eau.
Je n'ai confidéré jufqu'ici que l'hom- me phyfique; tâchons de le regarder maintenant par le côté métaphyfique & moral.
Je ne vois dans tout animal qu'une ma- chine ingénieufe , à qui la nature a donné des fens pour fe remonter elle-même ., & pour fe garantir, jufqu'à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire ou à la déranger. J'apperçoisprécifément les mê- mes chofes dans la machine humaine , avec cette différence , que la nature feule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que 1 homme concourt aux fïennes, en qualité d'agent libre. L'un choifît ou rejette par inftincl: ., & l'autre par un acle de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s'écarter de la régie qui lui eft prefcrite , même quand il lui feroit avantageux de le faire , & que l'homme s'en écarte fou?
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vent à fon préjudice. C'eft ainfi qu'un pigeon mourroitde faim près d'un baflïn rempli des meilleures viandes, & un chat fur des tas de fruits ou de grain , quoique l'un & l'autre pût très bien fe nourrir de l'aliment qu'il dédaigne, s'il s'étoit avifé d'en effayer ; c'eft ainfi que les hommes difïblus fe livrent à des excès qui leur caufent la fièvre & la mort , parce que l'efprit déprave les fens,& que la volonté parle encore quand la nature fe taît.
Tout animal a des idées , puifqu il a des fens : il combine même fes idées jufqu'à un certain point; & l'homme ne diffère, à cet égard, de la bête que du plus au moins; quelques Philofophes ont même avancé qu'il y a plus de différence de tel homme à tel homme , que de tel homme à telle bête. Ce n'eft donc pas tant l'entende- ment qui fait , parmi les animaux , la dis- tinction fpécifique de l'homme , que fa quai ité d'agent libre. La nature comman- de à tout animal , & la bête obéit. L'homme éprouve la même impreflïon » mais il fe reconnoît libre d'acquiefcer ou de réfifter ; & c'eft fur-tout dans la confcience de cette liberté, que fe mon- tre la fpiritualité de fon ame. Car la phy- fique explique en quelque manière le mé- çhanifme des fens & la formation des
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idées ; mais dans la puiflancede vouloir, ou plutôt de choifir , & dans le fentiment de cette puifTànce , on ne trouve que des a clés purement fpirituels.dont on n'expli- que rien par les loix de la méchanique.
Mais quand les difficultés qui envi- ronnent toutes ces queftions, laifferoient quelque lieu de difputer fur cette dif- férence de l'homme & de l'animal , il y a une autre qualité très fpécifique qui les diftingue , & fur laquelle il nepeut y avoir de conteftation , c'eft !a faculté de fe perfeclionner ; faculté qui , à l'aide des circonstances , développe fucceiïivement toutes les autres , & ré- fide parmi nous , tant dans l'efpèce que dans l'individu : au lieu qu'un animal efl:, au bout de quelques mois, ce qu'il fera toute fa vie; & fonefpèceeftauboutde mille ans, ce qu'elle étoit la première année de ces milie ans. Pourquoi l'hom- me feul eft-il fujet à devenir imbécille ? N'eft-ce point qu'il retourne ainfi dans fon état primitif; & que, tandis que la bête qui n'a rien acquis , & qui n'a rien non plus à perdre , relie toujours avec fon initincl , l'homme reperdant, par la vieillefle ou d'autres accidens, tout ce que fa perjeflibilité lui avoit
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fait acquérir , retombe ainfi plus bas que la béte même? Il feroit trifte pour nous d'être forcés de convenir que cette faculté diftinc1ive& prefque illimitée eft la four- ce de tous les malheurs de l'homme , que c'eft- elle qui le tire, à force de temps , de cette condition originaire , dans laquelle il couleroit des jours tranquilles & inno- cens;que c'eft elle qui jfaifantéclorre avec les fiécles fes lumières & fes erreurs , fes vices & fes vertus , le rend à la longue le tyran de lui même, & de la nature. (* 7.) (* 7.) Il feroit a"ffreux d'être obligé de louer comme un être bienfaifant celui qui le premier fuggéra à l'habitant des rives de î'Orénoque l'ufage de ces aïs qu'il appli- que fur les tempes de fesenfans,& qui leur afïiirent du moins une partie de leur imbécillité & de leur bonheur originel.
L'homme Sauvage:livré par la nature au feu! inftincl: , ou plutôt dédommagéde celui qui lui manque peut-être , par des facultés capables d'y fuppléer d'abord & de l'élever enfuite forr au-deflus de celle- là, commencera donc par les fondions purement animales: (*8.)appercevoir & (* g.) fentir fera fon premier état , qui lui fera commun avec tous les animaux. Vouloir & ne pas vouloir , defirer & craindre , Tome Ï1L E
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feront les premières & prefque les feules opérations de fon ame , jufqu'à ce que de nouvelles circonitanc.es y caufent de nouveaux développemens.
Quoi qu'en difent les Moraliftes, l'en- tendement humain doit beaucoup aux pallions, qui, d'un commun aveu , lui doi- vent beaucoup auflj : c'eft par leur activi- té que notre raifon fe perfectionne; nous ne cherchons à connoître que parce que nous defirons de jouir ; & il n'efr. pas pof- fible de concevoir pourquoi celui qui n'auroit ni defirs ni craintes, fe donneroit îa peine de raifonner. Les pallions, à leur tour , tirent leur origine de nos befoins , & leurs progrès de nos connoiilances : car on ne peut defirer ou craindre les cho- (es , que fur les idées qu'on en peut avoir , ou par la (impie impulfion de la nature ; & l'homme fauvage, privé de toute forte de lumières , n'éprouve que les pallions de cette dernière efpece ; fes defirs ne \ * S') parlent pas fes befoins phyfiques; (* p.) les feuls biens qu'il connoiffe dans l'Uni- vers , font îa nourriture , une femelle & îe reposées feuls maux qu'il craigne, font îa douleur & la faim. Je dis la douleur , & non îa mort : car jamais l'animal ne fçaura ce que c'eft que mourir ; & la con-
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noiffance de la mort & de Tes terreurs eft une des premières acquifitions que 1 homme ait faites , en s'éloignant de la condition animale.
Il me feroit aifé , fi cela m'étoit nécef- faire,d'appuyer ce fentiment par les faits, & de faire voir que , chez toutes les Na- tions du monde , les progrès de l'efprit fe font précifément proportionnés aux be- foins que les peuples avoient reçus de la nature , ou auxquels les circonftances les avoient aflujettis, & par conféquent aux pallions qui les portoient à pourvoir à ces befoins.Je montrerois en Egypte les arts naiffans & s'étendant avec les déborde- mens duNil; je fuivrois leur progrès chez les Grecs , où on les vit germer , croî- tre , & s'élever jufqu'aux deux parmi les fables & les rochers de l'Attique , fans pouvoir prendre racine fur les bords fer- tiles de l'Eurotas; je remarquerois qu'en général, les peuples du Nord font plus in- duftrieux que ceux du Midi , parce qu'ils peuvent moins fepafTerde l'être; comme f\ la nature vouloit ainfi égalifer les cho- fes, en donnant aux efprits la fertilité qu'elle refure à la terre.
Mais fans recourir aux témoignages incertains de l'IIiftoire, qui ne voit que
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tout femble éloigner de l'homme fauva- ge la tentation & les moyens de cefler de l'être ? Son imagination ne lui peint rien; fon cœur ne lui demande rien. .Ses modi- ques befoins fe trouvent fi aifément fous fa main , & il efl fi loin du degré decon- noiflances néceiTaires pour defirer d'en acquérir de plus grandes , qu'il ne peut avoir ni prévoyance, ni curiofité. Le fpectacle de la nature lui devient indiffé- rent , à force de lui devenir familier. C'efl toujours le même ordre, ce font toujours les même révolutions ; il n'a pas Tefprit de s'étonner des plus grandes merveilles; &■ ce n'ell: pas chez lui qu'il faut chercher la philofophie dont l'homme a befoin , pour fçavoir obferver une fois ce qu'il a vu tous les jours. Son ame , que rien n'a- gite , fe livre au feul fentiment de fon txiftence actuelle , fans aucune idée de l'avenir , quelque prochain qu'il puilTe être , & fes projets , bornés comme fes vues , s'étendent à peine jufqu'à la fin de la journée. Tel eft encore aujourd'hui le degré de prévoyance du Caraïbe : il vend le matin fon lit de coton , & vient pleurer le foir pour le racheter, faute d'avoir prévu qu il en auroit befoin pou£ la nuit prochaine.
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"Plus on médite fur ce fujet, plus la diftance des pures fenfations aux plus fim* pies connoiffinces s'aggrandit à nos re- gards ; & il efl: impoflîble de concevoir comment un homme auioit pu par Tes feules forces , fans le fecours de la com- munication , & fans l'aiguillon de la né- ceffité , franchir un fi grand intervalle. Combien de fiécles fe font peut-être écoulés , avant que les hommes aient été à portée de voir d'autre feu que celui du ciel? Combien ne leur a-t-il pas fallu de différens hazards pour apprendre les ufa- ges les plus communs de cet élément ? Combien de fois ne l'ont -ils pas laifl'é éteindre , avant que d'avoir acquis l'art de lereproduire?Et combien de foispeut- être chacun de ces fecrcts n'eft - il pas mort avec celui qui l'avoit découvert ? Que dirons- nous de l'agriculture, art qui demande tant de travail & de prévoyan- ce , qui tient à d'autres arts , qui très-évi- demment n'eit pratiquable que dans une fociété au moins commencée, & qui ne nous fert pas tant à tirer de la terre des alimens qu'elle fourniroit bien fans cela, qu'à la forcer aux préférences qui font le plus de notre goût ? Mais fuppofons que les hommes euflent tellement multiplié,
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<que les productions naturelles n'euflent plus fufh* pour les nourrirjfuppofition qui, pour le dire en partant , montreroit un grand avantage pour l'efpece humaine dans cette manière de vivre ; fuppofons que fans forges , & fans atteliers , les in(- trumens de labourage fuffent tombés du Ciel enrre les mains des Sauvages ; que ces hommes eufTent vaincu la haine mor- telle qu'ils ont tous pour un travail con- tinu; qu'ils eufïent appris à prévoir de fi loin leurs befoins ; qu'ils euffent devi- né comment il faut cultiver la terre , fe- mer les grains, & planter les arbres;qu:i!s euflent trouvé l'art de moudre le bled & de mettre le raifin en fermentation ; toutes chofes qu'il leur a fallu faire enfei- gner par les Dieux , faute de concevoir comment ils les auroient apprifes d'eux- mêmes ; quel feroit , après cela , l'homme aflez infenfé pour fe tourmenter à la cul- ture d'un champ qui fera dépouillé par le premier venu , homme, ou béte indiffé- remment , à qui cette moiflon convien- dra? Et comment chacun pourra-t-il fe réfoudre à paffer fa vie à un travail péni- ble ; dont il eft d'autant plus fi r de ne pas recueillir le prix , qu'il lui fera plus néceflaire ? En un mot , comment cette
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fituatîon pourra-t-elle porter les hom- mes à cultiver la terre , tant qu'elle ne fera point partagée entr'eux , c'eft: - à- dire , tant que l'état de nature ne fera point anéanti ï
Quand nous voudrions fuppofer im homme fauvage aulîi habile dans l'arc de penfer j que nous le font nos Philofo- phes; quand nous en ferions^ leur exem- ple, an Plfilofophe lui-même, découvrant; feul les plus fublimes vérités , fe faifant ., par des fuites de railonnemens très-abf- traits, des maximes de juftice & de rai- fon tirées de l'amour de l'ordre en gêné - rai , ou de la volonté connue de fon Créa- teur ; en un mot , quand nous lui fuppo- ferions dans l'efprit autant d'intelligence, & de lumière qu'il doit avoir, & qu'on lui trouve en effet de pefanteur & deftupi- dré, quelle utilité retireroit l'efpece de toute cette métaphyfique, qui ne pour- roit fe communiquer & qui périroitavec l'individu qui l'auroit inventée? Quel progrès pouiroit faire le genre humain épars dans les bois parmi les animaux ? Et jufqu'àquel point pourroient fe per- fectionner & s'éclairer mutuellement des hommes qui , n'ayant ni domicile fixe , ni aucun befoin l'un de l'autre, ferencon-
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treroient , peut être à peine deux fois en leur vie,fans fe connoître,& fans fe parler? Qu'on fonge de combien d'idées nous fommes redevables à l'ufage de la parole; combien la Grammaire exerce & facilite les opérations de l'efprit ; & qu'on penfe aux peines inconcevables & au temps infi- ni qu'a dû coûter la première invention des Langues ; qu'on joigne ces réflexions aux précédentes, & l'on jugera combien il eût fallu de milliers de fiécles, pour déve- lopper fucceiïîvement , dans l'efprit hu- main,les opérations dont il étoit capable. Qu'il me foit permis de confldérer un înftant les embarras de l'origine des Lan- gues. Je pourrois me contenter de citer ou de répéter ici les recherches que M. l' A b- bé de Condillac a faites fur cette matière , qui toutes confirment pleinement mon fentiment , & qui , peut-être , m'en ont donné la première idée. Mais la manière dont ce Philofophe réfout les difficultés qu'il fe fait à lui-même fur l'origine des lignes inftitués j montrant qu'il afuppofé ce que je mets en queftion , favoir une forte de fociété déjà établie entre les in- venteurs du langage, je crois, en ren- voyant à fes réflexions , devoir y joindre les miennes pour expofer les mêmes dif-
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ficultés dans le jour qui convient à mon fujet. La première qui fe pré fente eft d'i- maginer comment elles purent devenir néceflaires : car les hommes n'ayant nul- le correfpondance entr'eux., ni aucun befoin d'en avoir ,, on ne conçoit ni la néceflué de cette invention ,nifapoflibi- lité, fi elle ne futpasindifpenfable. Jedi- rois bien , comme beaucoup d'autres^ que les Langues font nées dans le commerce domeftique des pères , des mères & des enfans : mais , outre que cela ne réfou- droit point les cfbjecKons , ce feroit com- mettre la faute de ceux qui , raifonnant fur l'état de nature , y tranfportent les idées prifes dans la fociété , volent tou- jours la famille raffemblée dans une mê- me habitation , & fes membres gardant entr'eux une union aufli intime & aufli permanente que parmi nous , où tant d'intérêts communs les réunifïent;au lieu que dans cet état primitif, n'ayant ni maifons , ni cabanes , ni propriété d'au- cune efpece, chacun fe logeoitauhazard, & fouvent pour une feule nuit ; les mâles & les femelles s'uniffoient fortuitement félon la rencontre ,1'occafion ,& ledefîr , fans que la parole fût un interprète fort néceflaire des chofes qu'ils avoient à fe
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dire: ils fe quittoient avec la même faci- ès Io.) Jité (* 10.) La mère allaicoit d'abord Tes enfans pour fon propre befoin ; puis l'ha- bitude les lui ayant rendu chers ., elle les nourriffoit enfuite pour le leur ; fî-tôt qu'ils avoient la force de chercher leur pâture , ils ne tardoient pas à quitter la mère elle-même ; & comme il n'y avoit prefque point d'autre moyen de fe re- trouver que de ne pas fe perdre de vue , ils en étoient bientôt au point de ne pas même fe reconnoître les uns les autres, Remarquez encore que l'enfant ayant tous fes befoins à expliquer , & par con- féquent plus de chofes à dire à la mère , que la mère à l'enfant , c'eft lui qui doit faire les plus grands fraix de l'invention, & que la Langue qu'il emploie doit éye en grande partie fon propre ouvragfe ; ce qui multiplie autant les Langues qu'il y a d'individus pour les parler : à quoi contribue encore la vie errante & vaga- bonde qui ne laiffe à aucun idiome le temps de prendre de la confïftance; car de dire que la mère dicte à l'enfant les mots dont il devra fe fervir pour lui de- mander telle ou telle chofe , cela montre bien comment on enfeigne des Langues déjà formées ; mais cela n'apprend point comment elles fe forment.
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Suppofons cette première difficulté vaincue : franchifTons , pour un moment , J'efpace immenfe qui dut fe trouver entre le pur état de nature & le befoin des Langues , & cherchons, en les fuppofant néceifaires, ( * c. ) comment elles purent ( commencer à s'établir. Nouvelle diffi- culté pire encore que la précédente ; car, fi les hommes ont e,u befoin de la parole pour apprendre à penfer , ils ont eu bien plus befoin encore de favoir penfer pour trouver l'art de la parole ; & quand on comprendroit comment les fons de la voix ont étépris pour les interprètescon- ventionnels de nos idées, il refteroit tou- jours à favoir quels ont pu être les inter- prètes mêmes de cette convention poul- ies idées qui , n'ayant point un objet fen- fible, ne pouvoient s'indiquer ni par le gefte , ni par la voix ; de forte qu'à pei- ne peut-on former des conjectures iup- portables fur la naiffance de cet art de communiquer fes penfées , & d'établir un commerce entre les efprits : art fu- blime qui eft déjà fi loin de fon origine, mais que le Philofophe voit encore à une fi prodigieufe diftance de fa perfection , qu'il n'y a point d'homme aflez hardi , pour afïurer qu'il y arrivèrent jamais *
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quand les révolutions que le temps amené néceflairement , feroicnt fufpendues en fa faveur, que les préjugés fortiroient des Académies ou fe tairoient devant elles, & qu'elles pourroient s'occuper de cet objet épineux , durant des fîécles entiers fans interruption.
Le premier langage de l'homme , le langage le plus univerfel , le plus énergi- que , & le feul dont il eut befoin , avant qu'il fallût perfuader des hommes aflem- blés , eft le cri de la nature. Comme ce cri n'étoit arraché que par une forte d'inf- tinct dans les occafions préfixantes , pour implorer du fecours dans les grands dan- gers, ou du foulagement dans les maux vioîens , il n'étoit pas d'un grand ufage dans le cours ordinaire de la vie , où ré- gnent des fentimens plus modérés. Quand Jes idées des hommes commencèrent à s'étendre & à fe multiplier , & qu'il s'é- tablit entr'eux une communication plus étroite, ils cherchèrent des fignes plus nombreux & un langage plus étendu : ils multiplièrent les inflexions de la voix, & y joignirent les geftes , qui , par leur nature , font plus expreffifs , & dont le fens dépend moins d'une détermination antérieure. Ils ex-primoient donc les ob- jets vifibles & mobiles par des geftes,
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& ceux qui frappent l'ouïe par des fons imitatifs : mais comme le gefte n'indique guères que les objets préfens ou faciles à décrire , & les actions vifibles ; qu'il n'eft pas d'un ufage univerfel ., puifque l'obfcurité ou l'interpofirion d'un corps le rendent inutile, & qu'il exige l'atterv tion plutôt qu'il ne l'excite, on s'avifa enfin de lui fubftituer les articulations de la voix, qui, fans avoir le même rap- port avec certaines idées, font plus pro- pres à les repréfenter toutes , comme li- gnes inftitués ; fubftitution qui ne put le faire que d'un commun conientement,&: d'une manière affez difficile à pratiquer pour des hommes dont les organes grof- fîers n'avoient encore aucun exercice, & plus difficile encore à concevoir en elle- même , puifque cet accord unanime dut être motivé j & que la parole paroît avoir été fort néceffaire pour établir l'ulage de la paro!e.
On doit juger que les premiers mots dont les hommes firent uiage , eurent dans leurefprit une lignification beaucoup plus étendue que n'ont ceux qu'on emploie dans les langues déjà formées , & qu'i- gnorant la divifion du difcours en fes par- ties conftitutives, ils donnèrent d'abord
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à chaque mot le Cens d'une proportion entière. Quand ils commenceront à diftinguer le fujet d'avec l'attribut , & le verbe d'avec le nom , ( ce qui ne fut pas un médiocre effort de génie , ) les fubftantifs ne furent d'abord qu'autant de noms propres , l'infinitif fut le feul temps des verbes ; &, à l'égard des adjec- tifs , la notion ne s'en dut développer que fort difficilement , parce que tout ad- jectif eft un mot abftrait , & que les abf- tractions font des opérations pénibles & peu naturelles.
Chaque objet reçut d'abord un nom particulier , fans égard aux genres ., & aux efpèces, que ces premiers inftituteurs n'étoient pas en état de diftinguer; & tous les individus fe préfenterent ifolés à leur efprit , comme ils le font dans le ta- bleau de la nature. Si un chêne s'appel- loit A , un autre chêne, s'appeîloit B : de forte que , plus les c.onnoiffances étoient bornées , & plus le Dictionnaire devint étendu. L'embarras de toute cette no- menclature ne put être levé facilement : car pour ranger les êtres fous des déno- minations communes ik génériques, il en falloit connoître les propriétés & les dif- férences ; il falloit des obfervations Ôc
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des définitions , c'efUà-dire , de l'HiA toire Naturelle & de la Métaphyfïque y beaucoup plus que les hommes de ce tems-là n'en pouvoient avoir.
D'ailleurs , les idées générales ne peuvent s'introduire dans l'efprit qu'à l'aide des mots j & l'entendement ne les faifît que par des proportions. C'eit une des raifons pourquoi les animaux nefau- roient fe former de telles idées, ni jamais acquérir la perfectibilité qui en dépend. Quand un finge va fans héfiter d'une noix à l'autre , penfe-t-on qu'il ait l'idée géné- rale de cette forte de fruit, & qu'il com- pare fon archétype à ces deux individus ? Non fans doute ; mais la vue de l'une de ces noix rappelle à fa mémoire les fenfa- tions qu'il a reçues de l'autre; & fes yeux, modifiés d'une certaine manière, annon- cent à fon goût la modification qu'il va recevoir. Toute idée générale eft pure- ment intellectuelle ; pour peu que l'ima- gination s'en mêle , l'idée devient aufïï- tôt particulière. EfTayez de vous tracer l'image d'un arbre en général, jamais vous n'en viendrez à bout ; malgré vous il fau- dra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé ; & s'il dépendoit de vous de n'y voir que ce qui fe trouve en tout
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arbre , cette image ne refîembleroit plus à un arbre. Les êtres purement abftraits fe voient de même, ou ne fe conçoivent que par le difcours. La définition feule du triangle vous en donne la véritable idée : fi-tôt que vous en figurez un dans votre efprit , c'eft un tel triangle & non pas un autre , & vous ne pouvez éviter d'en rendre les lignes fenfibles ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des propo- rtions , il faut donc parler pour avoir des idées générales : car fi-tôt que l'imagina- tion s'arrête , l'efprit ne marche plus qu'à l'aide du difcours. Si donc les premiers inventeurs n'ont pu donner des noms qu'aux idées qu'ils avoierrt dé'à, il s'en- fuit que les premiers fubftantifs n'ont ja- mais pu être que des noms propres.
Mais lorfque , par des moyens que je ne conçois pas, nos nouveaux Grammai- riens commencèrent à étendre leurs idées &' à généralifer leurs mots , l'ignorance des inventeurs dut afTujettir cette métho- de à des bornes fort étroites ; & comme ■ils avoient d'abord trop multiplié les noms des individus, faute de connottre les . genres & les efpeces, ils firent enfuite trop peu d'efpeces & de genres, faute d'avoir confidéré les êtres par toutes leurs diffé-
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rences. Pour pouffer les divifions afïèz loin , il eût fallu plus d'expérience & de lumières qu'ils n'en pouvoient avoir, & plus de recherches & de travail qu'ils n'y en vouloient employer. Or fi , même au- jourd'hui , l'on découvre chaque jour de nouvelles efpeces qui avoient échappé jufqu'icià toutes nos obfervations, qu'on penfe combien il dut s'en dérober à des hommes qui ne jugeoient des chofes que fur le premier afp'-ict! Quant aux claffes primitives & aux notions les plus géné- rales , il eft fuperflu d'ajouter qu'elles du- rent leur échapper encore. Comment, par exemple, auroient-ils imaginé ou entendu les mots de matière, d'efprit, de fubflance, de mode , de figure , de mouvement , puifque nos Philofophes qui s'en fervent depuis fi longtems , ont bien de la peine à les entendre eux-mêmes , & que les idées qu'on attache à ces mots étant purement métaphyfiques , ils n'en trouvoient au- cun modèle dans la nature?
Je m'arrête à ces premiers pas , & je fupplie mes Juges de fufpendre ici leur lecture pour confidérer fur l'invention des feuls fubftantifs phyfiques , c'eft-à-dire, fur la partie de lalangue la plus facile à trouver , le chemin qui lui refte à faire.
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pour exprimer toutes les penfe'es des hommes, pour prendre une forme conf- iante, pouvoir être parlée en public, Se influer fur la foeiété : je les fupplie de réfléchir à ce qu'il a fallu de temps, & de connoiffances pour trouver les nombres, (*i i . ) (* 1 1 .) > les mots abftraits, les aoriftes, & tous les tems des verbes , les particules, la fyntaxe , lier les proportions , les raifon- nemens , & former toute la Logique du difeours. Quant à moi , effrayé des diffi- cultés qui fe multiplient, & convaincu de l'impollibiiité prefque démontrée que les langues aient pu naître, & s'établir par des moyen:; purement humains , je laiffe à qui voudra l'entreprendre, la difeuflion de cedifficile problème : lequel a été le plus nécefïaire ; de la foeiété déjà liée, à l'inf- titution des langues ; ou des langues déià inventées, à l'établi ffement de la foeiété? Quoi qu il en foit de ces origines , on voit du moins au peu de foin qu'a pris la nature de rapprocher les hommes par des befoins mutuels & de leur faciliter l'ufage de la parole, combien elle a peu préparé leur fociabilité , & combien elle a peu mis du fîen dans tout ce qu'ils ont fait pour en établir les liens. En effet, il eft impoflible d'imaginer pourquoi, dans
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cet état primitif, un homme auroit plutôt befoin d'un autre homme, qu'un finge ou un loup de Ton femblable ; ni , ce befoin fuppofé , quel motif pourroit engager l'autre à y pourvoir; ni même, en ce der- nier cas , comment ils pourroient conve- nir entr'eux des conditions. Je fais qu'on nous répète fans cefle, que rien n'eût été fi miférable que l'homme dans cet état; &, s'il eft vrai , comme je crois l'avoir prou- vé,qu'il n'eût pu.qu'après bien des fiecles, avoir le defir & l'occafiôn d'en fortir,ce feroit un procès à faire à la nature , & non à celui qu'elle auroit ainfi conftituéi Mais , fi j'entends bien ce terme de mifé- rable, c'eft un mot qui n'a aucun fens, ou qui ne lignifie qu'une privation doulou- reufe & la foufFrance du corps ou de Pâ- me : or je voudrois bien qu'on m'expli- quât quel peut être le genre de mi- fere d'un être libre, dont le cœur eft en paix , & le corps en fanté. Je demande la- quelle, de la vie civile ou naturelle, eft la plus fujette à devenir infupportable à ceux qui en jouirTent ? Nous ne voyons prefque autour de nous que des gens qui ie plai- gnent de leur exiftence ; plufieurs même qui s'en privent autant qu'il eft en eux , & la réunion des loix divine & humaine
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fuffit à peine pour arrêter ce défordre. Je demande fi jamais on a ouï dire qu'un Sauvage en liberté ait feulement fongé à fe plaindre de la vie & à fe donner la mort. Qu'on juge donc avec moins d'or- gueil de quel côté eft la véritable mifere. Rien au contraire, n'eût été fi miférable que l'homme fauvage , ébloui par des lu- mières , tourmenté par des parlions , ik raifonnant fur un état différent du fien. Ce fut par une providence très-fage que les facultés qu'il avoit en puiffance ne dé- voient fe développer qu'avec les occa- fions de les exercer , afin qu'elles ne lui fuflent ni fuperflues & à charge avant le temps, ni tardives & inutiles au befoin. Il avoit , dans le feul in(tinc~r. , tout ce qu'il lui falloit pour vivre dans l'état de na- ture; il n'a, dans une raifon cultivée, que ce qu'il lui faut pour vivre en fociété.
Il paroît d'abord que les hommes, dans cet état.n'ayant entr'eux aucune forte de relation morale ni de devoirs connus ., ne pouvoient être ni bons ni méchans , & n'avoient ni vices ni vertus, à moins que, prenant ces mots dans un fens phyfique , on n'appelle vices dans l'individu les qualités qui peuvent nuire à fa propre confervation, & vertus celles qui peuvent
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y contribuer ; auquel cas il faudroit ap- peîler le plus vertueux celui qui réfifte- roit le moins aux fimples impulhonsde la nature. Mais fans nous écarter du fens ordinaire , il eft à propos de fufpendre le jugement que nous pourrions porter fur une telle (îtuation , & de nous défier de nos préjugés , jufqu'à ce que , la balance à la main , on ait examiné s'il y a plus de vertus que de vices parmi les hommes civilifés ; ou fi leurs vertus font plus avan- tageufes que leurs vices ne font funeftes ; ou fi le progrès de leurs connoiflances effc un dédommagement fuffifant des maux qu'ils fe font mutuellement , à mefure qu'ils s'inftruifent du bien qu'ils devroient fe faire ; ou s'ils ne feroient pas , à tout prendre, dans une fituation plus heureufe de n'avoir ni mal à craindre ni bien à ef- pérer de perfonne,que de s'être fournis à une dépendance univerfelle , & de s'obli- ger à tout recevoir de ceux qui ne s'obli- gent à leur rien donner.
N'allons pas fur-tout conclure avec Hobbes, que.pour n'avoir aucune idée de la bonté , l'homme foit naturellement méchant ; qu'il foit vicieux ,pai ce qu'il ne çonnoit pas la vertu ; qu'il refufe
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toujours à fesfemblables des fervices qu'il ne croit pas leur devoir; ni qu'en vertu 'du droit qu'il s'attribue avec raifon aux chofes dont il a befoin , il s'imagine folle- ment être le feul propriétaire de tout l'U- nivers. Hobbes a très bien vu le défaut de toutes les définitions modernes du droit naturel : mais les conféquences quil tire de la fîenne , montrent qu'il la prend dans un fens qui n'eft pas moins faux. En rai- sonnant fur les principes qu'il établit, cet Auteur devoit dire que, l'état de nature étant celui où le foin de notre conferva- tion efr, le moins préjudiciable à celle d'autrui, cet état étoit par conféqueni 3e plus propre à la paix , & le plus con- venable au genre humain. Il ditprécifé- ment le contraire , pour avoir fait entrer mal-à-propos dans le foin de la confer- vation de l'homme fauvage, le befoin de Satisfaire une multitude de pallions qui font l'ouvrage de la fociété , & qui ont rendu les loix néceffaires. Le méchant, dit-il , efr. un enfant robufte ; il refte à favoir Ci l'homme fauvage efl: un enfant robufte. Quand on le lui accorderoit, qu'en concluroit-il ? Que fî , quand il eft robufte , cet homme étoit auiîi dépendant
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des autres que quand il eft foible , i! n'ya forte d'excès auxquels il ne fe portât ; qu'il ne battit fa mere,lorfqu'eIle tarderoit trop à lui donner la mammelle ; qu'il n'é- tranglât un de fes jeunes freres,lorfqu'il en feroit incommodé; qu'il ne mordit la jam- be à l'autre , lorfqu'il en feroit heurté ou troublé : mais ce font deux fuppofitions contradictoires dans l'état de nature qu'ê- tre robufte & dépendant. L'homme eft foible quand il eft dépendant, & il eft émancipé avant que d'être robufte. Hob- bes n'a pas vu que la même caufe qui empêche les Sauvages d'ufer de leur rai- fon, comme le prétendent nos Jurifcon- fultes , les empêche en même tems d'a- bufer de leurs facultés , comme il le pré- tend lui-même ; de forte qu'on pourroit dire que les Sauvages ne font pas mé- chans précifément parce qu'ils ne favent pas ce que c'eft qu'être bons : car ce n'eft ni le développement des lumières , ni le frein de la loi, mais le calme des paillons , & l'ignorance du vice qui les empêchent de mal faire; tanto plus in Mis projicit vitiorum ignoratio , quàm in his cognitio virtutis. Il y a d'ailleurs un au- tre principe que Hobbes n'a point apper»
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çu,& qui /ayant été donné à l'homme pour adoucir , en certaines circonftances, la férocité de fon amour- propre .. ou le delir de fe conferver avant la naiffance ( *i i. ) de cet amour ( * 12.) , tempère l'ardeur qu'il a pour (on bien-être par une répu- gnance innée à voir foufFrir fon fembla- ble. Je ne crois pas avoir aucune contra- diction à craindre, en accordant à l'hom- me la feule vertu naturelle qu'ait été forcé de reconnoître le détracteur le plus outré des vertus humaines. Je parle de la pitié, difpofïtion convenable à des êtres auffî foibles & fujets à autant de maux que nous le fommes; vertu d'autant plus uni- verfelle & d'autant plus utile à 1 homme , qu'elle précède en lui l'ufage de toute ré- flexion ; & fi naturelle , que les bétes mê- mes en donnent quelquefois des fignes fenfibles. Sans parler de la tendrefTe des mères pour leurs petits , & des périls qu'elles bravent, pour les en garantir, on obferve tous les jours la répugnance qu'ont les chevaux à fouler aux pieds un corps vivant. Un animal ne paffe point fans inquiétude auprès d'un animal mo:t de fon efpèce : il y en a même qui leur donnent une forte de fépulture j & les
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trides mugifTemens du bétail entrant dans une boucherie , annoncent l'irrn preflion qu'il reçoit de l'horrible fpec- tacle qui le frappe. On voit avec plai- fir l'Auteur de la Fable des Abeilles , forcé de reconnoître l'homme pour un être compatiffant & fenfible , fortir , dans l'exemple qu'il en donne , de fon ftyle froid & fubtil , pour nous offrir la pathétique image d'un homme en- fermé , qui apperçoit au dehors une béte féroce arrachant un enfant du fein de fa mère , brifant fous fa dent meur- trière les foibles membres , & déchirant de fes ongles les entrailles palpitantes de cet enfant. Quelle afrreufe agitation n'éprouve point ce témoin d'un événe- ment auquel il ne prend aucun intérêt perfonnel ? Quelles angoiffes ne fouffre- t-il pas à cette vue de ne pouvoir porter aucun fecours à la mère évanouie , ni à l'enfant expirant?
Tel eft le pur mouvement de la na- ture , antérieur à toute réflexion : telle eft la force de la pitié naturelle, que les mœurs les plus dépravées ont encore peine à détruire puifqu'on voit tous les jours dans nos fpectacles , s'attendrir Se Jomg III. F.
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pleurer aux malheurs d'un infortuné , tel qui , s'il étoit à la place du tyran , aggra- vèrent encore les tourmens de fon enne- mi. Mandeville a bien fenti qu'avec toute leur morale les hommes n'eufTent jamais été que des monftres , fi la nature ne leur eût donné la pitié à l'appui de la raifon ; mais il n'a pas vu que de cette feule qua- lité découlent toutes les vertus fociales qu'il veut difputer aux hommes. En effet, qu'eft-ce que la générofité , la clémence, l'humanité, finon la pitié appliquée aux foibles, aux coupables , ou à l'efpece hu- maine en général ? La bienveuillance & J'amitié même font, à le bien prendre , des productions d'une pitié confiante , fixée fur un objet particulier : car defirer que quelqu'un ne fouffre point , qu'eft-ce autre chofe que defirer qu'il foit heureux? Quand il feroit vrai que la commiféra- tion ne feroit qu'un fentiment qui nous met à la place de celui qui fouffre, fenti- ment obfcur& vif dans l'homme fauvage; développé , mais foible dans l'homme ci- vil ; qu'importeroit cette idée à la vérité de ce que je dis, finon de lui donner plus de force ? En effet la commifération fera d'autant plus énergique,que l'animal fpec*
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tateur s'identifiera plus intimement avec l'animal fouffrant: or il eft évident que cette identification a dû être infiniment plus étroite dans l'état de nature que dans l'état de raifonnement. C'eft la raifon qui engendre l'amour-propre, & c'eft la ré- flexion qui le fortifie ; c'eft elle qui replie l'homme fur lui-même ; c'eft elle qui le fépare de tout ce qui le gêne & l'afflige. C'eft la Philofophie qui l'ifole ; c'eft par elle qu'il dit en fecret & à l'afpect d'un homme fouffrant : péris fi tu veux ; je fuis en fureté. Il n'y a plus que les dangers de la fociété entière qui troublent le fom- meil tranquille du philofophe&qui l'ar- rachent de fon lit. On peut impunément égorger fon femblable fous fa fenêtre ; il n'a qu'à mettre fes mains fur fes oreilles de s'argumenter un peu , pour empêcher la nature qui fe révolte en lui , de l'identifier avec celui qu'on alTaffine. L'homme fau- vage n'a point cet admirable talent ; & faute de fagefTe & de raifon , on le voit toujours fe livrer étourdiment au premier fentiment de l'humanité. Dans les émeu- tes, dans les querelles des rues, la po- pulace s'aflemble , l'homme prudent s'é- loigne : c'eft la canaille , ce font les fem-
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tries des halles qui féparent les combat- tans , & qui empêchent les honnêtes gens de s'entr'égorger.
Il eft donc bien certain que la pitié eft un fentiment naturel qui , modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de foi-même, concourt à la confervation mutuelle de toute l'efpèce, C'eft elle qui nous porte fans réflexion au fecours de ceux que nous voyons fouffrir ; c'eft elle qui, dans l'état de nature, tient lieu de loix , de mœurs & de vertu , avec cet avantage que nul n'eft tenté de défobéir à fa douce voix ; c'eft elle qui détournera ïout Sauvage robufte d'enlever à un foible enfant , ou à un vieillard infirme , fa (ubfiftance acquîfe avec peine, fi lui- même efpere pouvoir trouver la fienne ailleurs ; c'eft elle qui , au lieu de cette maxime fublime de juftice raifonnée : Fais à autrui comme tu veux quon te fajfe ; jsnfpire à tous les hommes cette autre ma- xime de bonté naturelle , bien moins par- faite mais plus utile peut-être que la pré- cédente : Fais ton bien avec le moindre mal £ autrui qu'il efl pojfible. C'eft, en un mot , dans ce fentiment naturel , plutôt que daas des argumens fubtils qu'il faut
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chercher la caufe de la répugnance quo tout homme éprouveroit à mal faire * même indépendamment des maximes de l'éducation. Quoiqu'il puiflfe appartenir à Socrate , & aux efprits de fa trempe , d'acquérir de la vertu par raifon, il y a long-temps que le genre humain ne feroït plus , fi fa confervation n'eût dépendu que des raifonnemens de ceux qui te compofent.
Avec des parlions fi peu actives , &: un frein fi lalutaire , les hommes plutôt farouches que méchans , 8c plus atten- tifs à fe garantir du mal qu'ils pouvoient recevoir, que tentés d'en faire à autrui „ n'étoient pas fujets à des démêlés fort dangereux : comme ils n'avoient entre eux aucune efpece de commerce ; qu'ils ne connoiffoient par conféquent ni la va- nité , ni la confédération , ni l'eftime , ni le mépris ; qu'ils n'avoient pas la moin- dre notion du tien & du mien , ni aucune véritable idée de la juftice; qu'ils regar- doient les violences qu'ils pouvoient ef- fuyer comme un mal facile à réparer, & non comme une injure qu'il fautpunir, & qu'ils ne fongeoient pas même à la vengeance, fi ce n'eftpeut être machina-
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lement & fur le champ , comme le chien qui mord la pierre qu'on lui jette , leurs difputes euflent eu rarement des fuites fanglantes, fi elles n'euflent point eu de fujet plus fenfible que la pâture : mais j'en vois un plus dangereux dont il me refte à parler.
Parmi les partions qui agitent le coeur de l'homme , il en eft une ardente , impé- tueufe j qui rend un fexe nécefTaire à l'autre , paflion terrible qui brave tous les dangers , renverfe tous les obftacles , & qui , dans fes fureurs , femble propre à détruire le genre humain qu'elle eft deftinée à conferver. Que deviendront les hommes en proie à cette rage effré- née & brutale , fans pudeur , fans retenue, & fe difputant chaque jour leurs amours au prix de leur fang,?
Il faut convenir d'abord que plus les partions font violentes, plus les loix font néceflaires pour les contenir : mais ou- tre que les défordres & les crimes que ces partions caufent tous les jours parmi nous , montrent affez l'infuffifance des loix à cet égard , il feroit encore bon d'examiner fi ces défordres ne font point nés avec les loix mêmes ; car alors ,
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quand elles feroient capables de les ré- primer, ce feroit bien le moins qu'on en duc exiger , que d'arrêter un mal qui n'exifteroit point fans elles.
Commençons par diftinguer le mo- ral du phyfique dans le fentiment de l'amour. Le phyfique eft ce defir général qui porte un fexe à s'unir à l'autre. Le moral eft ce qui détermine ce defir & le fixe fur un feul objet exclusivement , ou qui du moins lui donne pour cet objet préféré un plus grand degré d'énergie. Or il eft facile de voir que le moral de l'amour eft un fentiment faéHce, né de J'ufage de la fociété, & célébré par les femmes avec beaucoup d'habileté & de foin pour établir leur empire , & rendre dominant le fexe qui devroit obéir. Ce fentiment étant fondé fur certaines no- tions du mérite ou de la beauté qu'un Sauvage n'eft point en état d'avoir, & fur des comparaifons qu'il n'eft point en état de faire , doit être prefque nul pour lui : car comme fon efprit n'a pu fe former des idées abftraites de régularité & de proportion , fon cœur n'eft point non plus fufceptible des fentimen* d'admira- tion & d'amour, qui, même fans qu'on
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s?en apperçoive, naiflentde l'application de ces idées; il écoute uniquement le tempérament qu'il a reçu de la nature, & non le goût qu'il n'a pu acquérir ; & tou- te femme eft bonne pour lui.
Bornés au feul phyiique de l'amour , & affez heureux pour ignorer ces préfé- rences qui en irritent le fentiment & en augmentent les difficultés , les hommes doivent fentir moins fréquemment & moins vivement les ardeurj du tempé- rament^ parconféquent avoir entr'eux des difputes plus rares & moins cruelles. L'imagination qui fait tant de ravages parmi nous, ne parle point à des coeurs fauvages ; chacun attend paifiblement l'impulfion de la nature , s'y livre fans choix avec plus de plaifîr que de fureur ; &,lebefoin fatis fait, tout le defireit éteint. G'eft donc une cho(e inconteftable que l'amour même, ainfi que toutes les autres pallions , n'a acquis que dans la fociété cette ardeur impétueufe qui le rend il fou vent funefte aux hommes ; & il eft d'autant plus ridicule de repréfenter les Sauvages comme s'entr'égorgeant fans cette pour aflouvir leur brutalité, que cette opinion eft directement contraire u
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l'expérience , & que les Caraïbes , celui de tous les peuples exiftans , qui jufqu'icl s'eft écarté le moins de l'état de nature , font précifément les plus paifibles dans leurs amours , & les moins fujets à la jaloufie , quoique vivant fous un climat brûlant qui femble toujours donner à ces paffions une plus grande activité.
A l'égard des inductions qu'on pour- roit tirer , dans plufieurs efpeces d'ani- maux, des combats des mâles qui enfan- glantent en tout temps nos baffes-cours, ou qui font retentir au printems nos fo- rêts de leurs cris en fedifputant la femelle, il faut commencer par exclure toutes les efpèces où la nature amanifeftement établi dans la puiffance relative des fexes , d'au- tres rapports que parmi nous : ainfi les combats des coqs ne forment point une induction pour l'efpèce humaine. Dans les efpèces où la proportion eft mieux ob- fervée , ces combats ne peuvent avoir pour caufes que la rareté des femelles , eu* égard au nombre des mâles , ou les in- tervalles exclufifs durant lefquels la fe- melle refufe conftamment l'approche du mâle , ce qui revient à la première caufe ; car fi chaque femelle ne fouffre le mâle-
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que durant deux mois de l'année , c'efr à cet égard comme fi le nombre des fe- melles étoit moindre des cinq fixiemes. Or aucun de ces deux cas n'efr. applica- ble Mfefpèce humaine où le nombre des feme js furpaiTe généralement celui des mâles , & où l'on n'a jamais obfervé que, même parmi les Sauvages , les femelles aient , comme celles des autres efpèces , des temps de chaleur & d'exclufion. De plus , parmi plufieurs de ces animaux , toute l'efpèce entrant à la fois en effer- vefcence , il vient un moment terrible d'ardeur commune, de tumulte, de dé- fordre & de combat : moment qui n'a point lieu parmi l'efpèce humaine , où l'amour n'eft jamais périodique. On ne peut donc pas conclure des combats de certains animaux pour la potfèflîon des femelles , que la même chofe arriveroit à l'homme dans l'état de nature ; & quand même on pourroit tirer cette conclufion, comme ces diflenffons ne détruifent point les autres efpèces , on doit pen- îer au moins qu'elles ne feroient pas plus funeftes à la nôtre ; & il eft très- apparent qu'elles y cauferoient encore moins de ravages qu'elles ne font dans
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la fociété, fur-tout dans les pays où , les mœurs étant encore comptées pour quel- que chofe , la jal oufie des amans & la ven- geance des époux caufent chaque jour des duels , des meurtres , & pis encore ; où le devoir d'une éternelle fidélité ne fert qu'à faire des adultères , & où les loix mêmes de la continence & de l'honneur étendent néceffairement la débauche j & multiplient les avortemens.
Concluons qu'errant dans les forets fans induftrie J fans parole fans domi- cile , fans guerre & fans liaifons , fans nul befoin de fes femblables , comme fans nul defir de leur nuire , peut-être même fans jamais en reconnoître aucun individuellement, l'homme" fauvage,fujet à peu de parlions , & fe fuffifant à lui- même j n'avoit que les fentimens & les lumières propres à cet état; qu'il ne fen- toit que fes vrais befoins , ne regardoic que ce qu'il croyoit avoir intérêt de voir, & que fon intelligence ne faifoitpas plus de progrès que fa vanité. Si par hazard il faifoit quelque découverte, il pouvoit d'autant moins la communiquer, qu'il ne reconnoiffoit pas même fes enfans. L'art périffoit avec l'inventeur. Il n'y ayoit ni
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éducation , ni progrès ; les générations fe multiplioient inutilement; & chacune partant toujours du même point , les fie- cles s'écouloient dans toute lagrofîîèreté des premiers âges ; l'efpèce étoit déjà vieille , & l'homme reftoit toujours enfant.
Si je me fuis étendu fî longtemps fur la fuppofîtion de cette condition primitive, c'eft qu'ayant d'anciennes erreurs & des préjugés invétérés à détruire , j'ai cru de- voir creu'er jufqu'àla racine, & montrer dans le tableau du véritable état de na- ture , combien l'inégalité même natu- relle , eft loin d'avoir , dans cet état , au- tant de réalité & d'influence que le pré- tendent nos Ecrivains.
En effet , il eft aifé de voir^ju'entre les différences qui diftinguent les hommes,, plufieurs partent pour naturelles, qui font uniquement l'ouvrage de l'habitude & des divers genres de vie que les hommes adoptent dans la fociété. Ainfi un tem- pérament robufte ou délicat, la force ou la foibleffe qui en dépendent, viennent fou- vent plusde la manière dure ou efléminée dont on a étéélevé.quede la conftitution primitive des corps. Il en eft de même des
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forces de l'efprit; & non- feulement l'é- ducation met de la différence entre les efprits cultivés & ceux qui ne le font pas, mais elle augmente celle qui fe trouve entre les premiers , à proportion de la culture ; car qu'un géant & un nain mar- chent fur la même route, chaque pas qu'ils feront l'un & l'autre donnera un nouvel avantage au géant. Or , û* l'on compare la diverfité prodigieufe d'édu- cations & de genres de vie qui règne dans les diftérens ordres de» l'état civil , avec la (implicite & l'uniformité de la vie animale & fauvage , où tous fe nourrif- fent des mêmes alimens , vivent de la même manière , & font exactement les mêmes chofes , on comprendra combien la différence d'homme à homme doit être moindre dans l'état de nature que dans celui de fociété , & combien l'inégalité naturelle doit augmenter dans l'efpèce humaine par l.'inégalité d'inftitution.
Mais quand la nature affecteroitdans la diftribution de fes dons autant de pré- férences qu'on le prétend , quel avanta- ge les plus favorifés en tireroient-ils , au préjudice des autres, dans un état de chofes qui n'admettroit prefque aucune
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forte de relation entr'eux? là où il n'y a point d'amour , de quoi fervira la beau - té ? Que fert l'efprit à des gens qui ne parlent point , & la rufe à ceux qui n'ont point d'affaires ? J'entends toujours répé- ter que les plus forts opprimeront les fai- bles; mais qu'on m'explique ce qu'on veut dire par ce mot d'opprejfîon. Les uns domineront avec violence , lesautres gé- miront aflervis à tous leurs caprices: voilà précifément ce que j'obferve parmi nous; mais je ne vois pas comment cela pourroit fe dire des hommes fauvages, à qui l'on auroit même bien de la peine à faire entendre ce que c'eft que fervi- tude & domination. Un homme pourra bien s'emparer des fruits qu'un autre a cueillis , du gibier qu'il a tué , de l'antre qui lui fervoit d'afyle ; mais comment viendra-t-il jamais à bout de s'en faire obéir, & quelles pourront être les chaî- nes de la dépendance parmi des hommes quinepoffedent rien? Si l'on me chafTe d'un arbre , fi l'on me tourmente dans un lieu , qui m'empêchera de pafler ail- leurs? Se trouve-t-il un homme d'une force affez fupérieureà la mienne, & , de plus , allez dépravé , allez parefleux de
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aflfez féroce pour me contraindre à pour- voir à fa fubfiftance pendant qu'il demeu- re oi/if ? Il faut qu'il fe réfol ve à ne pas me perdre de vue un feul infant , à me te- nir lié avec un très-grand foin durant fon fommeil , de peur que je ne m'échappe ou que je ne le tue: c'eft - à - dire , qu'il eft obligé de s'expofer volontaire- ment à une peine beaucoup plus grande que celle qu'il veut éviter , & que celle qu'il me donne à moi-même. Apres tout cela, fa vigilance fe relâche-t-elle un moment: un bruit imprévu lui fait - il détourner la tête ; je fais vingt pas dans la forêt , mes fers font brifés , & il ne me revoit de fa vie.
Sans prolonger inutilement ces dé- tails ., chacun doit voir que les liens de la fervitude n'étant formés que de la dé- pendance mutuelle des hommes & des befoins réciproques qui les unifient , il efl impoflible d'affervirun homme , fans l'avoir mis auparavant dans le cas de ne pouvoir fe pafTer d'un autre : fituation qui , n'exiftant pas dans l'état de nature , y laifle chacun libre du joug & rend vaine la loi du plus fort.
Après avoir prouvé que l'inégalité
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eft à peine fenfible dans l'état de nature , & que fon influence y eft prefque nulle , il me refte à montrer Ton origine & fes progrès dans les développemensfuccefîïfs de lefprit humain. Après avoir montré que la perfectibilité , les vertus fociales , ôc les autres facultés que l'homme na- turel avoit reçues en puiiïance., ne pou- voient jamais fe développer d'elles-mê- mes ; qu'elles avoient befoin pour cela du concours fortuit de plufieurs caufes étrangères quipouvoient ne jamais naî- tre, & fans lefquel les il fût demeuré éter- nellement dans fa condition primitive , il me refte à confidérer & à rapprocher les différens hazards qui ont pu perfec- tionner la raifon humaine en détério- rant l'efpèce, rendre un être méchant en le rendant fociable , & d'un terme fi éloigné , amener enfin l'homme & le monde au point où nous les voyons.
J'avoue que les événemens que j'ai à décrire ayant pu arriver de plufieurs manières , je ne puis me déterminer fur le choix, que par des conje&ures; mais outre que ces conjectures deviennent des raiîons , quand elles font les plus probables qu'on puifle tirer de la nature
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des chofes , & des feuls moyens qu'orr puifle avoir de découvrir la vérité, les conféquences que je veux déduire des miennes , ne feront point pour cela conjecturales ; puifque , fur les prin- cipes que je viens d'établir , on ne fau- roit former aucun autre fyftême qui ne me fourniffe les mêmes réfultats , & dont je ne puifle tirer les mêmes conclu- ions.
Ceci me difpenfera d'étendre mes réflexions fur la manière dont le laps de temps compenfe le peu devraifemblance des événemens ; fur lapuiflance furpre- nante des caufes très-légères , lorfqu'elles agiflent fans relâche; fur l'impoiTibilité où l'on eft d'un côté de détruire cer- taines hypothèfes , fi de l'autre on fe trouve hors d'état de leur donner le de- gré de certitude des faits ; fur ce que deux faits étant donnés comme réels à lier par une fuite de faits intermédiaires, inconnus ou regardés comme tels , c'eft à l'Hiftoire , quand on l'a, de donner les faits qui les lient ; c'eft à la Philofo- phie, à fon défaut, de déterminer les faits femblables qui peuvent les lier ; enfin fur ce qu'en matière d'événemens , la fimili-
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tude réduit les faits à un beaucoup plus petit nombre de clafles différentes qu'on ne fe l'imagine : il me fuffit d'offrir ces objets à la confidération de mes Juges : il me fuffit d'avoir fait en forte que les lecteurs vulgaires n'eufTent pas befoin de les confidérer.
DIVERSES. I39
SECONDE PARTIE.
J^E premier qui , ayant enclos un terrein , s'avifa de dire , ceci efl à moi , & trouva des gens affez fimples pour le croire, fut le vrai fondateur de la fociété civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de mifères & d'horreurs n'eût point épargné au genre humain ce- lui qui , arrachant les pieux ou comblant Je foffé, eût crié à fes femblables : gar- dez-vous d'écouter cet impofteur ; vous êtes perdus , fi vous oubliez que les fruits font à tous , & que la terre n'eft à per- fonne : mais il y a grande apparence qu'alors les chofes en étoient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer com- me elles étoient ; car cette idée de pro- priété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que fuc- ceffivement , ne fe forma pas tout d'un coup dans l'efprit humain. Il fallut faire bien des progrès , acquérir bien de l'in- duftrie & des lumières, les tranfmettre ôc les augmenter d'âge en âge, avant que d'arriver à ce dernier terme de l'état
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de nature. Reprenons donc les chofes de plus haut, & tâchons de rafTembleï fous un feul point de vue cette lente fuc- eefîîon d'évén'emens & de connoiffan- ces , dans leur ordre le plus naturel.
Le premier fentiment de l'homme fut celui de Ton exiftence ; Ton premier foin, celui de faconfervation. Les productions de la terre lui fourniflbient tous les fe- cours néceflaires ; l'inftinâ: le porta à en faire ufage. La faim, d'autres appétits lui faifant éprouver tour-à-tour diverfes ma- nières d'exifter , il y en eut une qui l'in- vita à perpétuer fon efpèce ; & ce pen- chant aveugle , dépourvu de tout fenti- ment du cœur, ne produifoit qu'un a<5te purement animal. Le befoin fatisfait , les deux fexes ne iereconnoiiTbient plus , Se l'enfant même n'étoit plus rien à la mers fî-tôt qu'il pouvoit fe pafler d'elle.
Telle fut la condition de l'homme naiflfant; telle fut U vie d'un animal bor- né d'abord aux pures fenfations , & pro- fitant à peine des dons que lui offroit la nature, loin de fongeràlui rien arracher; mais il fe préfenta bientôt des difficultés; il fallut apprendre à les vaincre : la hau- teur des arbres qui l'empechoit d at- teindre à leurs fruits, la concurrence des
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animaux qui cherchoient à s'en nourrir , ia férocité de ceux qui en vouloient à fa propre vie , tout l'obligea de s'appliquer aux exercices du corps; il fallut fe ren- dre agile , vite à la courfe, vigoureux au combat. Les armes naturelles, qui font les branches d'arbres & les pierres, fe trou- vèrent bientôt fous fa main. Il apprit à furmonter les obftacles de la nature , à •combattre au befoin les autres animaux , à difputer fa (ubfifrance aux hommes mêmes, ou à fe dédommager de ce qu'il falloit céder au plus fort.
A mefure que le genre humain s'é- tendit , les peines fe multiplièrent avec •les hommes. La différence des terreins , des climats, des faifons, put les forcer à en mettre dans leurs manières de vivre. Des années ftériles, des hivers longs 8c rudes , des étés brûlans qui confument tout, exigèrent d'eux une nouvelle in- duftrie. Le longde la mer & des rivières , ils inventèrent la ligne & le hameçon, & devinrent pêcheurs & ichthyophages. Dans les forêts , ils fe rirent des arcs & des flèches , & devinrent chafleurs & guerriers. Dans les pays froids , ils fe cou- vrirent des peaux des bêtes qu'ils avo nt tuées» Le tonnerre , un volcan , ou quel-
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que heureux hazard leur fit connoître le feu ; nouvelle reflburce contre la ri- gueur de l'hiver ; ils apprirent à confer- ver cet élément , puis à le reproduire , & enfin à en préparer les viandes qu'aupa- ravant ils dévoroient crues.
Cette application réitérée des êtres divers à lui-même , & les uns aux autres , dut naturellement engendrer dansl'efprit de l'homme les perceptions de certains rapports. Ces relations que nous expri- mons par les mots de grand , de petit, de fort ydefoible , de vite, de lent , de peu- reux, de hardi ,& d'autres idées pareil- les, comparées au be:oin & prefque fans y fonger, procluifii ent enfin chez lui quel- que forte de réflexion , ou plutôt une pru- dence machinale.qui lui indiquoit les pré- cautions les plus néceffaires à fa fureté.
Les nouvelles lumières qui réfulterent de ce développement, augmentèrent fa fupériorité fur les autres animaux, en la lui faifant connoître. Il s'exerça à leur drefier des pièges , il leur donna le chan- ge en mille manières ; &, quoique plu- sieurs le furpaflaflent en force au combat, ou en vitefTe à la courfe; de ceux qui pouvoient lui fervir ou lui nuire , il de- vint avec le temps le maitre des uns & le
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fléau des autres. C'eft ainfi que le premier regard qu'il porta fur lui-même, y pro- duifit le premier mouvement d'orgueiî ; c'èft ainfi que fâchant encore à peine dis- tinguer les rangs , & fe contemplant au premier par (on efpècc il fepréparoit de loin à y prétendre par Ton individu.
Quoique Tes femblables ne fufTent pas pour lui ce qu'ils font pour nous , & qu'il n'eût guères plus de commerce avec eux qu'avec les autres animaux , ils ne furent pas oubliés dans fes obfervations. Les conformités que le temps put lui faire ap- percevoir entr'eux , fa femelle & lui-mê- me, le firent 'uger de celles qu'il n'ap- percevoit pas ; & voyanr qu'ils fe condui- foienttous , comme il auroit fait en de pa- reilles cir.onftances , il conclut que leur manière de peiner & de fentir étoit en- tièrement conforme à la fienne ; & cette importante vérité, bien établie dans fon efprit , lui fit fuivre , par un preflenti- ment aulïi fur & plus prompt que la Dia- lectique, les meilleures règles de con- duite que , pour fon avantage & fa fure- té, il lui convînt de garder avec eux.
Infiruit par l'expérience , que l'amour du bien-être eft le feul mobile des ac- tions humaines , il fe trouva en état de
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diftinguer les occafions rares où l'intérêt commun devoir le faire compter fur l'af- fïftance de fes femblables , & celles plus rares encore , où la concurrence devoit le faire défier d'eux. Dans le premier cas, il s'unifToit avec eux en troupeau , ou tout au plus, par quelque forte d'affocia- îion libre qui n'obligeoit perfonne , & qui ne duroit qu'autant que le befoin pafTager qui l'avoi: formée. Dans le fé- cond , chacun cherchoit à prendre fes avantages , foit à force ouverte , s'il croyoit le pouvoir ; foit par adreffe & fubtilité , s'il fe fentoit le plus foible.
Voilà comment les hommes purent infenfiblement acquérir quelque idée groffiere des engagemens mutuels, & de 1 avantagede les remplir , mais feulement autant que pouvoit l'exiger l'intérêt pré- fent & fenfible : car la prévoyance n'étoit rien pour eux ; &, loin de s'occuper d'un avenir éloigné, ils nefongoient pas mê- me au lendemain. S'agifTbit-il de prendre un cerf, chacun fentoit bien qu'il devoit pour cela garder fidèlement fon pofte ; mais fi un lièvre venoitàpaffer à la portée de l'un d'eux , il ne . faut pas douter qu'il ne le pourfuivît fans fcrupule , & qu'ayant atteint fa proie , il ne fe fouciât
fort
DIVERSES. 14 J
fort peu de faire manquer la leur à fes compagnons.
Il eft aifë de comprendre qu'un pareil commerce n'exigeoit pas un langage beaucoup plus rafiné que celui des cor- neilles ou des finges, qui s'attroupent à- peu-près de même. Des cris inarticulés, beaucoup de geftes , & quelques bruits îmitatifs, durent compofer pendant long- temps la langue univer. elle , à quoi joi- gnant dans chaque contrée quelques fons articulés & conventionnels, dont,comme je l'ai déjà d\tJ il n'eft pas trop facile d'ex- pliquer l'inftitution, on eut des langues particulières , mais groflieres , imparfai- tes , & telles à- peu-près qu'en ont enco- re aujourd hui diverfes nations fauvages. Je parcours comme un trait des multitu- des de fiecles , forcé par le temps qui s'écoule, par l'abondance des chofes que j'ai à dire , & par le progrès preiqje in- fenfible des commencemens ; car plus les événemens ctoient lents à fe fuccéder, plus ils font prompts à décrire.
Ces premiers progrès mirent enfin l'homme à portée d'en faire de plus rapi- des. Plus l'efprit s'éclairoit , & plus l'in- duftrie fe perfectionna. Bientôt ceffant de s'endormir fous le premier arbre , ou de Tomç. III, G
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fe retirer dans des cavernes , on trouva quelques fortes de haches de pierres du- res & tranchantes , qui fervirent à cou- per du bois , creufer la terre , & faire des huttes de branchages, qu'on s'avifa en- fuite d'enduire d'argile & de boue. Ce fut- là l'époque d'une première révolution qui forma l'établiffement & la diftinclion des familles, & qui introduifît une forte de propriété ; d'où peut-être naquirent déjà bien des querelles & des combats. Cepen- dant comme les plus forts furent vrai fem- blablement les premiers à fe faire des îogemens qu'ils fe fentoient capables de défendre > il eft à croire que les foibles trouvèrent plus court & plus fur de les imiter , que de tenter de les déloger : & quant à ceux qui avoient déjà des caba- nes , aucun d'eux ne dut chercher à s'ap- proprier celle de fon voifin , moins parce qu'elle ne lui appartenoit pas , que parce qu'elle lui étoit inutile , & qu'il ne pou- voit s'en emparer.fans s'expofer à un com- bat très vif avec la famille qui l'occupoit. Les premiers développemens du c >-. ur furent l'effet d'une fltuation nouvelie.qui réunifloitdans une habitation commune Jes maris & les femmes, les pères & les en'ans ; l'habitude de vivre enfemble fie
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naître les plus doux fentimens qui roient connus des hommes, l'amour conjugal , & l'amour paternel. Chaque famille de- vint une petite fociété d'autant mieux unie, que l'attachement réciproque & la liberté en étoient les feuîs liens ; & ce fut alors que s'établit la première différence dans la manière de vivre des deux fexes , qui jufqu'ici n'enavoient eu qu'une. Les femmes devinrent plus fédentaires & s'accoutumèrent à garder la cabane & les enfans, tandis que l'homme alloit cher- cher la fubfiftance commune. Les deux -fexes commencèrent aufiî , par une vie un peu plus molle , à perdre quelque cho- fe de leur férocité & de leur vigueur : mais fi chacun féparément devint moins propre à combattre les bêtes fauvages , en revanche il fut plus aifé de s'aflem-, bler pour leur réfifter en commun.
Dans ce nouvel état , avec une vie fini- pîe & folitaire , des befoins très bornés , & les inftrumens qu'ils avoient inventés pour y pourvoir , les hommes , jouifiant d'un fort grand loifir, l'employèrent à fe procurer plusieurs fortes de commodités inconnues à leurs pères; & ce fut-là le premier joug qu'ils s'impoferent fans y fonger } & la première fource de maux
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qu'ils préparèrent à leurs defcendans : car outre qu'ils continuèrent ainfi à s'a- mollir le corps & l'efprit , ces commodi- tés ayant par l'habitude perdu pre que tout leur agrément , & étant en même temps dégénérées en de vrais befoins , la privation en devint beaucoup plus cruel- le que la pofleiïïon n'en étoit douce ; & l'on étoit malheureux de les perdre , fans être heureux de les pofleder.
On entrevoit un peu mieux ici com- ment l'ufage de la parole s'établit ou fç perfectionna infenfiblement dans lefein de chaque familles <k l'on peut conjectu- rer encore comment diverfes caufes par- ticulières purent étendre le langage * Se en accélérer le progrès en le rendant plus néceflaire. De grandes inondations ou des tremblemens de terre environnè- rent d'eaux ou de précipices des cantons habités ; des révolutions du globe déta- chèrent & coupèrent en Ifles des por- tions du continent. On conçoit qu'entre des hommes aufll rapprochés , & forcés de vivre enfemb!e , il dut fe former un idiome commun plutôt qu'entre ceux qui erroient librement dans les forêts de la terre ferme. Ainfi il efl: très poflible qu'après leurs premiers elTais de naviga-
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îon , des infulaires aient porté parmi nous l'ufage de la parole; & il eft au moins très vraifembiable que la (ociété & les langues ont pris naiflance dans les Mes , & s'y font perfectionnées avant que d'être connues dans le continent.
Tout commence à changer de face", Les hommes errans jufqu'ici dans les bois, ayant pris une affiette plus fixe , fe rap- prochent lentement, fe réunifient en di- verfes troupes,& forment enfin dans cha- que contrée une nation particulière, uniô de moeurs & de cara6tère , non par des reglemens & des loix , mais par le même genre de vie & d'alimens , & par l'in- fluence commune du climat. Un voîfi- nage permanent ne peut manquer d'en- gendrer enfin quelque liaifon entre di- verfes familles. Déjeunes gens de dif- férens fexes habitent des cabanes voifi- nes ; le commerce paflfager que demande la nature en amène bientôt un autre non moins doux & plus permanent par la fré- quentation naturelle. On s'accoutume à confidérer difiérens objets , & à faire des comparaifons ; on acquiert infenfible- ment des idées de mérite & de beauté qui produifent des fentimens de préférence. A force de fe voir, on ne peut plus fe
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paffer de fe voir encore. Un fentiment tendre & doux s'infirme dans l'ame , Se par la moindre oppofïtion devient une fureur impétueufe : la jaloufie s'éveille avec l'amour ; la difeorde triomphe ., & ïa plus douce des pallions reçoit des fa- crifices de fang humain.
A mefure que les idées & les fen- timens fe fuccèdent , que l'efprit & le cceur s'exercent, le genre humain con- tinue à s'apprivoifer ; les liaifons s'éten- dent & les liens fe relferrent. On s'ac- coutuma à s'affembler devant les caba- nes ou autour d'un grand arbre : le chant & la danfe , vrais enfans de l'amour & du loifir , devinrent l'amufement , ou plutôt l'occupation des hommes & des femmes oififs & attroupés. Chacun com- mença à regarder les autres & à vouloir çtre regardé foi-même; & l'eftime pu- blique eut un prix. Celui qui chantoit ou (Lnfoit le mieux ; le plus beau , le plus fort, le plus adroit ou le plus éloquent devint le plus confidéré ; & ce fut-là le premier pas vers l'inégalité & vers le vice en même temps : de ces prem. ■ préférences naquirent d'un côté la vani ; <k le mépris , de l'autre la honte & 1'. • viej& lu fermentation caufée par ces
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nouveaux levains produifit enfin descom- pofés funeftes au bouheur&à l'innocence* Si-tôt que les hommes eurent com- mencé à s'apprécier mutuellement, & que" l'idée de la confédération fut formée dans leur efprit j chacun prétendit y avoir droit , & il ne fut plus pofiible d'en man- quer impunément pour perfonne. Delà fortirent les premiers devoirs de la civili- té .même parmi les Sauvages; & de-là tout tort volontaire devint un outrage , par- ce qu'avec le mal qui réfultoit de l'inju- re , l'offenfé y voyoit le mépris de fa per- fonne , fouvent plus infupportable que le mal même. C'eft. ainfi que chacun pu- nifTant le mépris qu'on lui avoit témoi- gné, d'une manière proportionnée au cas- qu'il faifoit de lui-même , les vengeances devinrent terribles ., & les hommes fan- guinaires & cruels. Voilà précifément le degré où étoient parvenus la plupart des peuples Sauvages qui nous font connus ; & c'eft faute d'avoir fuffifamment diftin- gué les idées , & remarqué combien ces peuples étoient déjà loin du premier état de nature, que plufieurs fe font hâtés de conclure que l'homme eft naturellement cruel & qu'il a bdoin de police pour l'a- doucir .tandis que rien n'eft fî doux que
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lui dans Ton état primitif, lorfque, placé parla nature à des diftances égales de la ilupidité d*. s brutes & des lumières fu- neftes de l'homme civil , & borné éga- lement par l'inflia'ét & par la raifon à fe garantir du mal qui le menace , il eft re- tenu par la pitié naturelle , de faire lui- même du mal à perionne , fans y être porté par rien , même après en avoir reçu ; car félon l'axiome du fage Locke , il ne fauroit y avoir d'injure où il n'y a -point de propriété.
Mais il faut remarquer que la fociété commencée, & les relations déjà établies entre les hommes , exigeoient en eux des qualités différentes de celles qu'ils te- noient de leur conftitution primitive; que j la moralité commençant à s'intro- duire dans les aétions humaines ,& cha- cun avant les loix étant feul juge & ven- geur des offenfes qu'il avoit reçues , la bonté convenable au pur état de nature n'étoit plus celle qui convenoit à la fo- ciété naiflante ; qu'il falloit que les puni- tions devinffent plus févères à mefure que les occafions d'offenfer devenoient plus fréquentes ., & que c'étoit à la terreur des vengeances de tenir lieu du frein des loix. Ainfi , quoique les hommes fufl'enc
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devenus moins endurans , & que la pitié naturelle eût déjà fouffert quelque altéra- tion ; ce période du développement des facultés humaines , tenant un jufte mi- lieu entre l'indolence de l'état primitif & la pétulante activité de notre amour propre , dut erre l'époque la plus heu- reufe & la plus durable. Plus on y ré- fléchit , plus on trouve que cet état étoit le moins fujet aux révolutions, le meil- leur a 1 homme (* 1 3.) , & qu'il n'en a (' dû fortir que par quelque funefre hazard , qui pour l'utilité commune eût dû ne jamais arriver_L exemple des Sauvages, qu'on a prefque tous trouvés à ce point » femble confirmer que le genre humain étoit fait pour y refier toujours; que cet état eft la véritable jeunefie du monde , & que tous les progrès ulté- rieurs ont été en apparence autant de pas vers la perfection de l'individu , & en effet vers la décrépitude de l'efpèce,
Tant que les hommes fe contentèrent de leurs cabanes ruftiques .. tant qu'ils fe boinerent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arrêtes , à fe parer de plumes & de coquillages , à fe peindre le corps de diverfes couleurs , à perfec- tionner ou embellir leurs arcs & leurs
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flèches, à tailler avec des pierres tran- chantes quelques canots de pécheurs ou quelques girofliers ini? rumens de mufique; en un mot , tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un feul pouvoit fai- re , & qu'à des arts qui n'avoient pas befoindu concours de plufîeurs mains , ils vécurent libres J fains , bons , & heu- reux autant qu'ils pouvoient l'être par leur nature , & continuèrent à jouir en- tr'eux des douceurs d'un commerce indé- pendant: mais des l'inilant qu'un homme eut befoin du iecours d'un autre ; dès qu'on s'apperçut qu'il étoit utile à un feul d'avoir des provifions pour deux., l'égalité difparut , la propriété s'introdui- fn , le travail devint nécelTaire , & les vaftes forêts fe changèrent en des cam- pagnes riantes qu'il fallut arrofer de la fueur des hommes , & dans lefquelles on vit bientôt l'efclavage & la mifere germer & croître avec 1 js moiflon .
La métallurgie & l'agriculture furent les deux arts dont l'invention produifit cette grande révolution. Pour le Poëre , c'eft l'or & l'argent ; mais pour le Phi- losophe, ce font le fer & e bled qui ont civilifé les hommes , & perdu le genre humain. Aulli l'un & l'autre étoient-ils
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inconnus aux Sauvages de l'Amérique, qui pour cela font toujours demeurés tels : les autres peuples fembîent même être reftés barbares tant qu'ils ont prati- qué l'un de ces arts fans l'autre. Et l'une des meilleures raifons peut-être pour- quoi l'Europe a été, fi- non plutôt, du moins plus conftamment & mieux poli- cée que les autres parties du monde, c'eft qu'elle eft à la fois la plus abon- dante en fer & la plus fertile en bled.
Il eft très difficile de conjecturer com- ment les hommes font parvenus à con- noître & à employer le fer : car il n'efl pas croyable qu'ils aient imaginé d'eux- mêmes de tirer la matière de la mine de de lui donner les préparations nécefïaires pour la mettre en fufion avant que de fçavoir ce qui en réfuîteroit. D'un autre côté on peut d'autant moins attribuer cette découverte à quelque incendie ac- cidentel j que les mines ne fe forment que dans des lieux arides , & dénués d'arbres & de plantes ; de forte qu'on di- roit que la nature avoit pris des précau- tions pour nous dérober ce fatal fecret. Il ne refte donc que la circonftanre ex- traordinaire de quelque Volcan, qui , vo» xniflant dts matières métalliques en fu-s
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Œuvres
fîon , aura donné aux obfervateurs l'idée d'imiter cette opération de la nature ; en- core faut-il leur fuppofer bien du cou- rage & de la prévoyance pour entre- prendre un travail auflî pénible, & en- vifager d'aufliloin lesavanrages qu'ilsen pouvoient retirer: ce qui ne convient guères qu'à des efprits déjà plus exercés que ceux-ci ne le dévoient ctre.
Quant à l'agriculture , le principe en fut connu longtems avant que la pratique en fût établie; & il n'eft guéres poffible tjue les hommes , fans cefle occupés à ti- rer leur iubfiftance des arbres & des plan- tes , n'euffent afïez promptement l'idée des voies que la nature emploie pour la génération des végétaux: mais leur in- duftrie ne fe tourna probablement que fort tard de ce côté-là ; foit parce que les arbres qui , avec la chafïe & la pê- che , fourniffoient à leur nourriture , n'a- voient pas befoin de leurs foins ; foit faute de connoître Fufage du bled , foit faute d'inflrumens pour le curtiver , foit faute de prévoyance pour le befoin à venir , foit enfin faute de moyens pour empêcher le: autres de s'approprier le fruit de leur travail. Devenus plus in- duftrieux » on peut croire qu'avec des
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pierres aiguës , & des barons pointus Us commencèrent par cultiv r quelques lé- gumes ouracines autour de leurs cabane3, long-temps avant que de fçavoir pré- parer le bled , & d'avoir les inftrumens nécelTaires pour la culture en grand; fans compter que , pour fe livrer à cette oc- cupation & enfemencer des terres , il faut fe réfoudre à perdre d'abord quel- que chofe pour gagner beaucoup dans la fuite ; précaution fort éloignée du tour d'efprit de l'homme fauvage , qui , comme je l'ai dit , a bien de la peine à fonger le matin à fes befoins du foir.
L'invention des autres arts fut donc néceflaire pour forcer le genre humain de s'appliquera celui de l'agriculture. Dès qu'il fallut des hommes pour fondre & forger le fer, il fallut d'autres hommes pour nourrir ceux-là. H us le nombre des ouvriers vint à fe multiplier , moins il y eut de mains employées à fournir à la fubfiftance commune , fans qu'il y eût moins de bouches pour la confommer ; & comme il fallut aux uns des denrées en échange de leur fer, les autres trou- vèrent enfin le fecret d'employer le fer à la multiplication des denrées. De-là naquirent, d'un côté, le labourage & l'a-
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gricuhure;&, de l'autre, l'art de travail- ler les métaux ., & d'en multiplier les ufages.
De la culture des terres s'enfuivit né- ceffairement leur partage ; & , de la pro- priété une fois reconnue , les premières règles de juftice : car pour rendre à cha- cun le fien , il faut que chacun puifle avoir quelque chofe ;de plus les hommes commençant à porter leurs vues dans l'a- venir, & (e voyant tous quelques biens à perdre, il n'y en avoit aucun qui n'eût à craindre pour foi larepréfailîedes torts qu'il pouvoit faire à autrui. Cette ori- gine eft d'autant plus naturelle , qu'il eft impoffible de concevoir l'idée de la pro- priété naifiante, d'ailleurs que de la main d'eeuvre : car on ne voit pas ce que , pour s'approprier les chofes qu'il n'a point faites , l'homme y peut mettre de plus que fon travail. C'eft le feul travail qui , donnant droit au cultivateur fur le pro- duit de la terre qu'il a labourée , lui en donne par conféquent fur le tonds , au moins jufqu'à la récolte , & ainli d'an- née en année ; ce qui faifant une pof- fellion continue ,fe transforme aifément en propriété. Lorfque les Anciens , dit Grotius , ont donné à Cérès l'épithète
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de légiflatrice, & à une fece célébrée en fon honneur , le nom de Thefmopho- ries , ils ont fait entendre par- là que le partage des terres a produit une nou- velle foi te de droit ;c'eft-à dire , le droit de propriété, différent de celui qui ré- iulte de la loi naturelle.
Les chofes en cet état eufTent pu demeurer égales , fi les talens eufTent été égaux, & que j par exemple , l'emploi du fer & la confommation des denrées euflent toujours fait une balance exacte; mais la proportion que rien ne mainte- noit , fut bien-tôt rormue ; le plus fort faifoit plus d'ouvrage ; le plus adroit ti- roit meilleur parti du fien; le plus ingé- nieux trouvoit des moyens d'abréger le travail ; le Laboureur avoit plus befoin de fer, ou le forgeron plus befoin de bied , & en travaillant également , l'un gagnoit beaucoup , tandis que l'autre avoit peine à vivre. C'eft ainfi que l'iné- galité naturelle fe déploie infenfiblement avec celle decombinaifon, & que les dif- férences des hommes , développées par celles des circonftances , fe rendent plus fenfîbies, plus permanentes dans leurs ef- fets , & commencent à influer dans la mê- me proportion fur le fort des particuliers.
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Les chofes étant parvenues a ce point, il eft facile d'imaginer le refte. Je ne m'arrêterai pas à décrire l'invention fuc- ceflive des autres arts , le progrès des lan 'ues , l'épreuve & l'emploi des ta- lens , l'inégalité des fortunes , Fufage ou l'abus des richefles 3 ni tous les détails qui fui vent ceux-ci & que chacun peut aifément fuppléer. Je me b jrnerai feu- lement à jetter un coup-d'ceil fur le genre humain placé dans ce nouvel ordre de chofes.
Voilà donc toutes nos facultés déve- loppées J la mémoire & l'imagination en jeu, l'amour-propre intéreffé , larai- fon rendue active & l'efprit arrivé pref- qu'au terme de la perfection dont il eft fufceptible. Voilù toute les qualités na- turelles mifes en action , le rang & le fort de chaque homme établi , non-feu- lement fur la quantité des biens & le pouvoir de fervir ou de nuire , mais fur l'efprit , la beauté , la force ou Fa- dreffe , fur le mérite ou les taîens ; & ces qualités étant les feules qui pouvoient attirer de la confédération > il fallut bien- tôt les avoir ou les affecter. Il fallut pour fon avantage fe montrer autre que ce qu'on étoit en effet. Etre & paroître de-
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vinrent deux chofes tout-à-fait diffé- rentes ; & de cette diiKnétion fortirenc » le farte impofant , la rufe trompeufe B > & tous les vices qui en font le cortège. D'un autre côté , de libre & indépen- dant quétoit auparavant l'homme, le voilà par une multitude de nouveaux be- foins aiïujetti , pour ainfî dire , à toute la nature , & fur-tout à fes femblables , dont il devient l'efclave en un fens , mê- me en devenant leur maître ; riche , il a befoin de leurs fervices ; pauvre , il a befoin de leur fecours , & la médiocrité ne le met point en état de fe paffer d'eux. Il faut donc qu'il cherche fans ceffe à les intérefler à (on fort, & à leur faire trou- ver en effet ou en apparence leur profit à travailler pour le lien : ce qui le rend fourbe & artificieux avec les uns', impé- rieux & dur avec les autres , & le met dans la nécefïité d'abufer tous ceux dont il a befoin, quand il ne peut s'en faire craindre, & qu'il ne trouve pas fon intérêt à les fervir utilement. Enfin l'am- bition dévorante, l'ardeur d'élever fa for- tune relative , moins par un véritable befoin que pour fe mettre au-de.Tus des autres , infpire ù tous les hommes un noir penchant à fe nuire mutuellement,
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une jaloufîe fecrette d'autant plus dange- reufe que, pour faire Ton coup plus en fureté, elle prend fouvent le mafque de la bienveuillance ; en un mot, concur- rence & rivalité d'une part ; de l'autre , oppofition d'intérêts ; & toujours le defir caché de faire fon profit aux dépens d'autrui : tous ces maux font le premier effetde la propriété & le cortège infépa- rable de l'inégalité naiflante.
Avant qu'on eût inventé les fignes repréfentatifs des riche/Tes , elles ne pou- voient gueres conftfter qu'en terres &en beftiaux _, les feuls biens réels que les hommes puiffent pofféder. Or quand les héritages fe furent accrus en nombre & en étendue au point de couvrir le fol en- tier 3c de fe toucher tous , les uns ne purent plus s'aggrandir qu'aux dépens des autres, & les furnuméraircs , que la foiblefTe ou Findolence avoient empê- chés d'en acquérir à leur tour, devenus pauvres fans avoir rien perdu, parce que, tout changeant autour d'eux, eux feuls n'avoient point changé, furent obligés de recevoir ou de ravir leur fubfiftance de la main des riches ; & de-là commen- cèrent à naître , félon les divers carac- tères des uns & des autres, la domina-
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tlon & la fervitude » ou la violence Se les rapines. Les riches , de leur côtéa connurent à peine le plaifîr de dominer , qu'ils dédaignèrent bien-tôt tous les au- tres , & fe fervant de leurs anciens efcla- ves pour en foumettre de nouveaux , ils ne fongerent qu'à fubjuguer & aflervir leurs voifîns ; femblables à ces loups af- famés , qui, ayant une fois goûté de la chair humaine , rebutent toute autre nourriture & ne veulent plus que dévo- rer des hommes.
C'eft: ainfî que, les pluspuiffans, ou les plus miférables , fe faifant de leur force ou de leurs befoins une forte de droit au bien d'autrui , équivalent , félon eux , à celui de propriété , l'égalité rompue fut fui vie duplusaifreux défordre: c'eft ainfî que les usurpations des riches , les bri- gandages des pauvres, les parlions effré- nées de tous étouffant la pitié naturelle & la voix encore foible de la juftice, rendirent les hommes avares , ambitieux & médians. Il s'élevoit entre le droit du plus fort & le droit du premier occupant un conflit perpétuel qui n; fe terminoic que par des combats & desmeurtres(*d.) Cd.) La fociété naiOante fit place au plus hor- rible état de guerre; le genre humain
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avili & défolé,ne pouvant plus retour- ner fur Tes pas , ni renoncer aux acquit- tions malheureufes qu'il avoit faites, & ne travaillant qu'à fa honte , par l'abus des facultés qurl'honorent , fe mit lui- même à la veille de fa ruine.
Attonïtus novitate mali , âlvefque, mifîrque , Effugere optât opes, &■ qux modo voverat, oàit.
Il n'eu1 pas pofîîble que les hommes n'aient fait enfin des réflexions fur une fituation aufîi iniférable, & fur les cala- mités dont ils étoient accablés. Les riches* fur-tout durent bientôt fentir combien leur étoit défavantageufe une guerre per- pétuelle dont ils faifoient feuls tous les frais, & dans laquelle le rifque de la vie étoit commun , & celui des biens particu- lier. D'ailleurs , quelques couleurs qu'ils puffent donner à leurs ufurpations , ils fentoient affez qu'elles n'étoient établies que fur un droit précaire & abufif , & que n'ayant été acquifes que par la force , la force pouvoit les leur crer fans qu'ils eufTent raifon de s'en plaindre. Ceux mê- mes que la feule induftrie avoit enrichis., ne pou voient gueres fonder leur proprié- téfur de meilleurs titres. Ils avoient beau
DIVERSES. ï(5j
Ûitq :c'eft moi qui ai bâti ce mur, j'ai ga- gné ce terrein par mon travail. Qui vous adonné les alignemens , leur pouvoit-on répondre, & en vertu de quoi préten- dez-vous être payé à nos dépens d'un travail qui nous ne vous avons point im- posé? Ignorez-vous qu'une mulitudede vos frères périt ou fouffre du befoin de ce que vous avez de trop , & qu'il vous falloit un confentement exprès & unani- me du genre humain pour vous appro- prier , fur la fuhfiftance commune _, tout ce qui allait au-delà de la vôtre f Deftitué de raifons valables pour le juftifier , & de forces fuffifantes pour fe défendre ; écra- fant facilementun particulier ,mais écra- fc lui-même par des troupes de bandits ; feul contre tous . & ne pouvant , à caufe des jaloufies mutuelles , s'unir avec fes pgaux contre des ennemis uni- par l'ef- poir commun du pillage, le riche, preffé par la néceiïité , conçut enfin le projet le plus réfléchi qui foit jamais entré dans l'efprit humain ; ce fut d'employer en fa faveur les forces mêmes de ceux qui l'attaquoient j de faire fes détenfeurs de fes adverfaires , de leur infpirer d'autres maximes , & de leur donner d'autres jnftitutions qui lui fuflfent aufli favora*.
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blés que le droit naturel lui étoit con- traire.
Dans cette vue , après avoir expofé à fes voifîns l'horreur d'une fîtuation qui les armoit tous les uns contre les autres, qui leur rendoit leurs pofTèflions aulli oncreufes que leurs befoins, & où nul ne trouvoit fa fureté ni dans la pauvreté ni dans la richefle , il inventa aifément des raifons fpécieufes pour les amener à fon but. « L niiTons- nous , leur dit il , pour M garantir de l'oppreflion les foibles, con- x tenir les ambitieux, & affurer à chacun 75 la pof effion de ce qui lui appartient ; 30 inftituons des regîemens de juftice & » de paix auxquels tous foientobligésde «fe conformer , qui ne faflent acception 3ïde perfonne ., & qui réparent, en 33 quelque forte, les caprices de la fortune » en fou mettant également le pui(fant& » le foible à des devoirs mutuels. En ua »mot, au l;eu de tourner nos forces *» contre nous- mêmes , raflemblons-les «en un pouvoir fuprêmequi nous gou- » verne félon de fages loix, qui protège »» & défende tous les membres de l'a£- » fociation , repoufTe les ennemis com- * muns , & nous maintienne dans une ?» concorde éternelle».
DIVERSES. l6j
II en fallut beaucoup moins que l'équi- valent de ce difcours pour entraîner des hommes groiïiers, faciles à féduire, qui d'ailleurs avoient trop d'affaires à démê- ler entr'eux , pour pouvoir fe paiïer d'ar- bitres , & trop d'avarice & d'ambition , pour pouvoir long temps fe pafler de maî- tres. Tous coururent au devant de leurs fers, croyant a durer leur liberté: car avec aflez de raifon pour fentir les avan- tages d'un établifTement politique, ils n'avoientpas aflez d'expérience pour en prévoir les dangers ; les plus capables de preflèntir les abus étoient précifément ceux qui comptoient d'en profiter; & les fages mêmes virent qu'il falloit fe réfou- dre à facrifier une partie de leur liberté à la confervation de l'autre, comme un bleffé fe fait couper le bras pour fauver îerelte du corps.
Telle fut ou dut ctre l'origine de la fociété & des loixqui donnèrent de nou- velles entraves au foible, & de nouvelles forces au riche (*;4), détruifirent fans/*,. \ retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété & de l'iné- galité; d'une adroite ufurpation firent un droit irrévocable , & pour le profit
i68 Œuvres
de quelques ambitieux afiujettirent dé- formais tout le genre humain au travail, à la fervitude & à la mifère On voit ai- fémenr comment rérablifiement d'une feule fociété rendit indifpenfable celui de toutes les autres, & comment , pour faire tete à des forces unies ., il fallut s'unir à fon tour. Les C >ciétés fe multipliant ou s'étendant rapidement, couvrirent bien- tôt toute la furface de la terre , & il ne fut plus poflîble de trouver un feul coin dans l'univers où l'on pût s'affranchir du joug ic fouftraire fa tête au glaive fou- vent mal conduit, que chaque homme vit perpétuellement fufpendu fur la fienne. |Le droit civil étant ainfi devenu la règle commune des citoyens , la loi de nature n'eut plus lieu qu'entre les diverfes fo- ciétés.où, fous le nom de droit des gens, elle fut tempérée par quelques conven- tions tacites pour rendre le commerce poiïible & fupplécr à la commifération naturelle , qui., perdant de fociété à fo- ciété prefque toute la force qu'elle avoit d'homme à homme , ne réfîde plus que dans quelques grandes âmes cofmopoli- tes , qui franchisent les barrières imagi- naires qui féparent les peuples , & qui , à
l'exemple
DIVERSES. l6ç
l'exemple de l'être fouverain qui les a créés , embraffent tout le genre humain dans leur bienveuillance.
Les corps politiques refiant ainfï en- tr'eux dans l'état de nature , fe reffenti- rent bientôt des incon véniens qui avoient forcé les particuliers d'en fortir ; & cet état devint encore plus funefte entre ces grands corps , qu'il ne l'avoit été aupara- vant entre les individus dont ils étoient compofés. De-là fortirent les guerres na • tionales, les batailles, les meurtres, les re- préfailles qui font frémir la nature & cho- quent la raifon , & tous ces préjugée hor- ribles qui placent au rang des vertus l'hon- neur de répandre le fang humain. Les plus honnêtes: gens apprirent à compter parmi leurs devoirs celui d'égorger leurs femblables ; on vit enfin les hommes fe maffacrer par milliers , fans fçavoir pour- quoi ; & il fe commettoit plus de meur- tres en un feul jour de combat , & plus d'horreurs à la prife d'une feule ville, qu'il ne s'en étoit commis dans l'état de nature durant des fiecles entiers fur toute la face de la terre. Tels font les pre- miers effets qu'on entrevoit de la divi- iîon du genre humain en différentes fo- ciétés. Revenons à leur inftitution.
loms III. H
ijo Œuvres
Je fçaisqueplufïeurs ont donné d'au- tres origines aux lociétés politiques,com- me les conquêtes du plus puiffant oj l'u- nion des toibles; & le choix entre ces caufes eft indifférent à ce que je veux établincependant celle que je viens d'ex- pofer me paroit la plus naturelle par les rai (onsfui vantes. iQ". Que dans le premier cas, le droit de conquête n'étant point un droit , n'en a pu fonder aucun autre , le conquérant & les peuples conquis ref- tant toujours entr'eux dûns l'état de guerre , à moins que la nation remife en pleine liberté ne choifiiTe volontairement ion vainqueur pour fon chef. Jufques-là, quelques capitulations qu'on ait faites , comme elles n'ont été fondées que fur la violence, & que par conféquent elles font nulles par le fait même , il ne peut y avoir dans cette hypothèfe ni véritable fociété, ni corps politique , ni d'autre loi que celle du plus fort. 2Q. Que ces mots de fort & de foible font équivo- ques dans le fécond cas i que dans l'in- tervalle qui fe trouve entre l'établifTe- me du droit de propriété ou de premier occupant, & celui des gouvernemens poîitiquesje fensde ces termes eft mieux jrendu par ceux de pauvre & de riche ,
DIVERSES. 171
parce qu'en effet un homme n'avoit point avant les loix d'autre moyen d'aflujettir fes égaux qu'en attaquant leur bien , ou leur faifant quelque part du fien.^.Que les pauvres n'ayant rien à perdre que leur liberté , c'eût été une grande folie à eux de s'ôter volontairement le feul bien qui leur reftoit , pour ne rien ga- gner en échange ; qu'au contraire les ri- ches étant ,pourainfî dire, fenfiblesdans toutes les parties de leur bien , il étoit beaucoup plus ailé de leur faire du mal ; qu'ils avoient par conféquent plus de pré- cautions à prendre pour s'en garantir , & qu'enfin il eft railonnable de croire qu'une chofe a été inventée par ceux à qui elle eft. utile , plutôt que par ceux à qui elle fait du tort,
LeGouvernementnailTantneutpoint une forme confiante & régulière. Le dé- faut de Philofophie & d'expérience ne laiffoitappercevoir que les inconvéniens préfens, & l'on ne fongeoit à remédier aux autres qu'à mefure qu'ils fe piéfen- toient. Malgré tous les travaux des plus fages Légiflateurs , l'état politique de- meura toujours imparfait , parce qu'il étoit prefque l'ouvrage du hazard , de que mal commencé , le temps , en dé-
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iji Œuvres
couvrant les défauts & fuggérant des re- mèdes , ne put jamais réparer les vice? de la conftitution ; on raccommodoit fans ceflfe , au lieu qu'il eût fallu com- mencer par nétoyer 1 aire & écarter tous les vieux matériaux , comme fit Lycur- gue à Sparte , pour élever enfuite un bon édifice. La fociété ne confifta d'abord qu'en quelques conventions générales que tous les particuliers s'engageoient ^ obferver , & dont la communauté le rendoit garante envers chacun d'eux. Il fallut que l'expérience montrât com- bien une pareille conftitution étoit foi- ble , & combien il étoit facile aux h- fra&eurs d'éviter la conviction ou le châtiment des fautes dont le public feul devoit être le témoin & le juge; il fallut que la loi fût éludée de mille manières ; il fallut que les inconvéniens & les dé- fordres fe multipliaient continuelle- ment , pour qu'on fongeât enfin à con- fier à des particuliers le dangereux dé- pôt de l'autorité publique , & qu'on commît à des Magiftrats le foin de faire obferver les délibérations du peuple; car de dire que les chefs furent choifis avant que la coafédération fut faite , 8c que les minifcs des loix exigèrent
VIVERSËS. Î73
avant les loix mêmes , c'efi une fuppbfî- tion qu'il n'efr. pas permis de combattre férieufement.
II ne feroit pas plus faifonnabîe de croire que les peuples fe font d'abord jet* tés entre les bras d'un maître abfolu a fans conditions & fans retour , & que le premier moyen de pourvoir à la fureté commune qu'aient imaginé des hommes fiers & indomptés , a été de fe précipi- ter dans l'efclavage. En effet, pourquoi fe font-ils donné des fupérieurs , fi ce n'efr, pour les défendre contre l'oppref- fîon , & protéger leurs biens, leur li- berté & leurs vies , qui font , pour ainfi dire, les élémens confHtutifs de leur être? Or dans les relations d'homme à homme, le pis qui puilfe arriver à fui* étant de fe voir à la diferétiun de l'autre , n'eût- il pas été contre le bon fens de commencer par fe dépouiller entre les mains d'un chef des feules chofes , pou»: la confervation defquelles ils avoienc befoin de fon fecours? Quel équivalent eût- il pu leur offrir pour la conceffion d'un fi beau droit ? Et , s'il eût ofé l'exi- ger fous le prétexte de les défendre, n'eût-il pas aufli tôt reçu la réponfe de l'Apologue: que nous fera de plus l'en-
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nerni ? Ileft donc inconteftable , (& c'eft: la maxime fondamentale de tout le droit politique) que les peuples fe font donné des chefs pour défendre leur liberté & non pour les affervir. Si nous avons un Prince , difoit Pline à Trajan , ceji afin qu'il nous préferve d'avoir un maître.
Les politiques font fur l'amour delà liberté les mêmes fophifmes que les Phi- îofophes ont faits fur l'état de nature ; par les chofes qu'ils voient, ils jugent deschofes très différentes qu'ils n'ont pas vues,& ils attribuent aux hommes un penchant naturel à la fervitude.par la pa- tience avec laquelle ceux qu'ils ont fous les yeux fupportent la leur ; fans longer qu'il en eft de la liberté comme de l'in- nocence & de la vertu , dont on ne fent le prix qu'autant qu'on en jouit foi-mê- me , & dont le goût fe perd 11- tôt qu'on les a perdues. Je connois les délices de ton pays , difoit Brafidas à un Satrape qui comparoit la vie de Sparte à celle de Perfépolis ; mais tu ne peux connoî- tre les plaifirs du mien.
Comme un courfier indompté hérifle fes crins, frappe la terre du pied & fc débat impétueu(ement à la feule appro- che du mords, tandis qu'un cheval dref-
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fé fouffre patiemment la verge & l'épe- ron , 1 homme barbare ne plie point fa tête au joug que l'homme civilifé porte; fans murmure ; & il préfère la plus ora- geufe liberté à un affujettifFement tran- quille. Ce n'eft donc pas par Favilifle- ment des peuples affervis, qu'il faut ju- ger des difpofitions naturelles de l'hom- me pour ou contre la fervitude , mais par les prodiges qu'ont fait tous les peuples libres pour fe garantir de l'oppreffion» Je fçais que les premiers ne font que varr- ter fans cefTe la paix & le repos dont' ils- jouiffent dans leurs fers, & que iniferri- mam fervitutem pacem appeilant : mais quand je vois les autres facrifier les plai- firs, le repos , la richefîe , la pui fiance & la vie même à la confervation de ce feul bien fi dédaigné de ceux qui l'ont perdu; quand je vois des animaux nés libres & abhorrant la captivité , fe brifer la tête contre les barreaux de leur pri- fon ; quand je vois des multitudes de- Sauvages tout nuds méprifer les volup- tés Européennes & braver la faim , le feu , le fer & la mort , pour ne conferver que leur indépendance, je fens que ce n'eft pas à des efclaves qu'il appartient de raifonner de liberté.
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Quant à l'autorité paternelle dont plufieurs ont fait dériver le gouverne- ment abfolu & toute la fociété , fans recourir aux preuves contraires de Lo- cke & de Sidney , il fuffit de remar- quer que rien au monde n'efl: plus éloi- gné de l'efprit féroce du defpotifme , que la douceur de cette autorité qui regarde plus à l'avantage de celui qui obéit , qu'à l'utilité de celui qui com- mande ; que , par la loi de nature > le pè- re n'efl: le maître de l'enfant qu'au (Tî Jong-temps que fon fecours lui eft né- cefîaire; qu'au-delà de ce terme ils de- viennent égaux , & qu'alors le fils par- faitement indépendant du père ne lui doit que du refpeér,, & non de l'obéif- fance : car la reconnoiffance eft bien un devoir qu'il faut rendre > mais non pas un droit qu'on puifle exiger. Au lieu de dire que la fociété civile dérive du pou- voir paternel , il falloir dire au contraire que c'eft d'elle que ce pouvoir tire fa principale force: un individu ne fut re- connu pour le père de plufieurs , que quand ils refterentaffemblés autour de lui. Les biens du père , dont il effc véritable- ment le maître, font les liens qui retien» nent fes enfans dans fa dépendance, & il
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peut ne leur donner part à fa fuccefiîon , qu'à proportion qu'ils auront bien méri- té de lui par une continuelle déférence à fes volonté?, Or , loin que les fujets aient quelque faveur femblabîe à attendre de leur defpote , comme ils lui appartien- nent en propre, eux & tout ce qu ils pofTedent , ou du moins qu'il le prétend ainfi , ils font réduits à recevoir comme une faveur ce qu'il leur laifTe de leur pro- pre bien;il fait juftice quand il lesdépouil- le ; il fait grâce quand il les laifTe vivre.
En continuant d'examiner ainfi les faits par le droit , on ne trouveroit pas plus de folidité que de vérité dans Tétabliffement volontaire de la tyrannie;& il feroit diffi- cile démontrer la validité d'un contrat qui n'obligeroit qu'une des parties , ou Ton mettroit tout d'un côté & rien de l'autre, & qui ne tourneroit qu'au préju- dice de celui qui s'engage. Ce fyftème odieux eft bien éloigné d'être même au- jourd'hui celui des fages & bons mo- narques , & fur-tout des Rois de Fran- ce , comme on peut le voir en divers en- droits de leurs Edits, & en particulier dans le pafTage fuivant d'un écrit célè- bre j publié en 1 C67 , au nom & par les ordres de Louis XIV. Quon ne dife dotic
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point que le Souverain ne foit pas fujet aux loix de fon Etat , puifque la propofuion contraire efl une vérité du droit des gens que la flatterie a quelque- fois attaquée , mais que les bons Princes ont toujours dé- fendue comme une Divinité tutèlaire de leurs Etats* Combien efl-ilplus légitime de dire avec le fage Platon , que la parfaite félicité d'un Royaume eft quun Prince foit obéi de fes fujets , que le Prince obéifje à la loi , & que la loi foit droite & tou- jours dirigée au bien publicl Je ne m'ar- rêterai point à rechercher fi , la liberté étant la plus noble des facultés de l'hom- me, ce n'efl: pas dégrader fa nature, fe mettre au niveau des bétes efclaves de l'infKnct , offenfer même l'auteur de fon être , que de renoncer fans réierve au plus précieux de tous Tes dons, que de fe foumettre à commettre tous les crimes qu'il nous défend _, pour complaire à un maître féroce ou infenfé; & û cet ou- vrier fublime doit être plus irrité de voir détruire que déshonorer fon plus bel ouvrage. Je demanderai feulement de quel droit ceux qui n'ont pas craint de s'avilir eux- mêmes jufqu'à ce point, ont pu foumettre leur pcftérité à la même ignominie , & renoncer pour elle à des biens qu'elle ne tient point de leur liber
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ralité, & fans lefquels la vie même eit onéreufe à tous ceux qui en font dignes ? PufFendorf die que , tout de même qu'on transfère Ton bien à autrui par des conventions & des contrats , on peut auiîî fe dépouiller de fa liberté en faveur de quelqu'un. C'eft-là, cerne femble , un fort mauvais raifonnement : car premiè- rement le bien que j'aliène me devient une chofe tout-à- fait étrangère, & dont l'abus m'eft indifférent ; mais il m'impor- te qu'on n'abufe point de ma liberté , & je ne puis , fans me rendre coupable du mal qu'on me forcera de faire ., m'expo- fer à devenir l'inftrument du crime : de plus, le droit de propriété n'étant que de convention & d'inftitution humaine-, tout homme peut à fon gré difpofer de' ce qu'il poffede; mais il n'en eft pas de' même des dons effentiels de la nature.tels que la vie & la liberté , dont il eft per- mis à chacun de jouir, & dont il eft au moins douteux qu'on ait droit de fe dé- pouiller: en s'ôtant l'une , on dégrade fon être , en s'ôtant l'autre,on l'anéantit autant qu'il eft en foi ; & comme nul bien temporel ne peut dédommager de l'une & de l'autre , ce feroit offenfer à la fois la nature & la-raifon > que d'y renoncer
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à quelque prix que ce fur. Mais quand on pourroit aliéner fa liberté commj fes biens , la différence feroit très grande pour les enfans qui ne jouif- fent des biens du père que par tranf- miflîon de fon droit ; au lieu que , la li- berté étant un don qu'ils tiennent de la nature en qualité d'hommes , leurs pa- rens n'ont eu aucun droit de les en dé- pouiller ; de forte que , comme pour établir l'efclavage il a fallu faire vio- lence à la nature , il a fallu la changer pour perpétuer ce droit; & les Jurif- confulres qui ont gravement prononcé que l'enfant d'une efclave naîtroit efcla- ve , ont décidé en d'autres termes , qu'un homme ne naîtroit pas homme.
Il me paroît donc certain que non feulement les gouvernemens n'ont point commencé par le pouvoir arbitraire , qui n'en eft que la corruption , le ter- me extrême , & qui le ramené enfin à la feule loi du plus fort dont ils furent d'abord le remède , mais encore que, quand même ils auroient ainfl commen- cé , ce pouvoir j étant par fa nature illé- gitime , n'a pu fervir de fondement aux droits de la fociété J ni par conféquent à l'inégalité d'mftkution.
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Sans entrer aujourd'hui dans les re- cherches qui font encore à faire fur la nature du pacte fondamental de tout gouvernement , je me borne , en fuivant l'opinion commune , à confîdérer ici l'é- rablifTement du corps politique comme un vrai contrat entre le peuple & les chefs qu'il fe choifit ; contrat par lequel les deux parties s'obligent à lobferva- tion des loix qui y font ftipu'ées & qui forment les liens de leur union. Le peuple ayant., au fujet des relations fo- ciaies , réuni toutes fes volontés en une feule , tous les articles fur lefquels cette volonté s'explique deviennent autant de loix fondamentales qui obligent tous les membres de l'État fans exception , & l'une defquelles règle le choix & le pouvoir des Magifîrats chargés de veil- ler à l'exécution des autres. Ce pouvoir s'étend à tout ce qui peut maintenir la conftitution , fans aller jufqu'à la chan» ger. On y joint des honneurs qui ren- dent refpecïables les loix & leurs Mi- niftres, &. pour ceux-ci perfonnellement des prérogatives qui les dédommagent des pénibles travaux que coûte une bonne adminiftration. Le Magiftrat , de fon côté , s'oblige à n'ufer du pouvoir
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qui lui eft confié, que félon l'intention des commettans , à maintenir chacun dans la paifible jouiflance de ce qui lui appartient ., & â préférer en toute oc- casion l'utilité publique à fon propre intérêt.
Avant que l'expérience eût montré , ou que laconnoiffance du cœur humain eût faitprcvoir les abus inévitables d'une telle constitution, elle dut paroitre d'au- tant meilleure , que ceux qui étoient chargés de veiller à fa confervation , y étoient eux-mêmes les plus intérefTés : car la magistrature & fes droits n'étant établis que furies loix fondamentales, auiïï-tôt qu'elles fero.-ient détruites , les Alagiflxats ceiTeroient d'être légitimes , le peuple ne feroit plus tenu de leur obéir ; & comme ce n'auroit pas été le Magiftrat , mais la loi qui auroit confli- tué l'eflence de l'État , chacun rentreroit de droit dans fa liberté naturelle.
Pour peu qu'on y réfléchît attentive- ment , ceci fe confîrmeroit par de nou- velles raifons ; & , par la nature du con- trats verroit qu'il ne fçauroit être irré- vocable: car s'il n'y avoit point de pou- voir fupérieur qui pût être garant de la fidélité des comraclans , ni les forcer à
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remplir leurs engagemens réciproques , les parties demeureroienc feuls juges dans leur propre caufe, & chacune d'el- les auroic toujours le droit de renoncer au contrat , fi tôt qu'elle trouveroit que l'autre en enfreint les conditions, ou qu'elles cefTeroient de lui convenir. C'eft fur ce principe qu'il femble que le droit d'abdiquer peut être fondé. Or, à ne confidérer , comme nous faifons , que l'inititution humaine , Ci le Magiflrat qui a tout le pouvoir en main & qui s'appro- prie tous les avantages du contrat, avoit pourtant le droit de renoncer à l'autori- té, à plus forte raifon le peuple, qui paye toutes les fautes des chefs , devroit avoir le droit de renoncer à la dépen- dance. Mais les diffenfions affreufes, les dé/ordres infinis qu'entraîneroit nécef- fairement ce dangereux pouvoir, mon- trent, plus que toute autre chofe , com- bien les gouvernemens humains avoient befoin d'une bafe plus folide que la feule raifon ,& combien il étoit nécefïaire au repos public que la volonté divine in- tervînt pour donner à l'autorité fouve- raine un caractère facré & inviolable, qui ôtât aux lujets le funefre droit d'en difpofer. Quand la Religion n'auroit fait
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que ce bien aux hommes J c'en ferais allez pour qu'ils duffent tous la chérir & l'adopter , même avec les abus ; puis- qu'elle épargne encore plus de fang que le fanatifme n'en fait couler : mais fuir vons le fil de notre hypothèfe.
Les diverfes formes des gouverne- mens tirent leur origine des différences plus ou moins grandes qui fe trouvè- rent entre les particuliers au moment de l'inftitution. Un homme étoit il émi- nent en pouvoir, en vertu , en richefTes ou en crédit; il fut feul élu Magiftrat, & l'État devint monarchique. Si plu- sieurs , à-peu-près égaux entr'eux , Tem- portoient fur tous les autres , ils furent élus conjointement, & l'on eut une aris- tocratie. Ceux dont la fortune ou les talens éto:ent moins difproportionnés, & qui s'étoient le moins éloignés de l'état de nature, gardèrent en commun l'adminiitration fuprême & formèrent une démocratie. Le temps vérifia laquelle de ces formes étoit la plus avantageufe aux hommes. Les uns réitèrent unique- ment fournis aux loix, les autres obéi- rent bien-tôt à des maître?. Les ci- toyens voulurent garder leur liberté ; les fujets ne longèrent qu'à Tôter à
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leurs voifins , ne pouvant fouffrir que d'autres jouiffent d'un bien dont ils ne jouiflbient plus eux-mêmes. En un mot, d'un côté furent les richeffes &r les con- quêtes, & de l'autre le bonheur & la vertu.
Dans ces divers gouvernemens , tou- tes les Magiftratures furent d'abord électives ; & quand la richefle ne l'em- portoit pas , la préférence étoit accor- dée au mérite qui donne un afcendant naturel , & à l'âge qui donne l'expé- rience dans les affaires & le fang- froid dans les délibérations. Les Anciens des Hébreux , les Gérontes de Sparte , le Sénat de Rome , & l'étymologie même de notre mot Seigneur , montrent com- bien autrefois la vieilleiTe étoit refpec- tée. Plus les élections tomboient fur des hommes avancés en âge , plus elles de- venoient fréquentes , & plus leurs em- barras fe faifoient fentir ; les brigues s'introduifirent ., les factions fe formè- rent, les partis s'aigrirent , les guerres civiles s'allumèrent , enfin le fang des citoyens fut facrifié au prétendu bon- heur de l'État ; & l'on fut à la veille de retomber dans l'anarchie des temps anté- rieurs. L'ambition des principaux profita
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de ces circonftances pour perpétuer leurs charges dans leurs familles : le peu- ple ., déjà accoutumé à la dépendance, au repos & aux commodités de la vie, & déjà hors d'état de brifer Tes fers , confentità laifler augmenter fa fervitude pour affermir fa tranquillité; & c'eftainfi que les chefs, devenus héréditaires, s'ac- coutumèrent à regarder leur magiftra- ture comme un bien de famille , à fe re- garder eux-mêmes comme les proprié- taires de l'État dont ils n'étoient d'abord que les officiers J àappeller leurs conci- toyens leurs efclaves , à les compter comme du bétail au nombre des chofes qui leur appartenoient , & à s'appeller eux-mêmes égaux aux Dieux & Rois des Rois.
Si nous fuivons le progrès de l'inéga- lité dans ces différentes révolutions , nous trouverons que l'établiffement de la loi & du droit de propriété fut fon premier terme, l'inititution de la ma- gistrature le fécond ; que le troifieme 8c dernier fut le changement du pouvoir légitime en pouvoir arbitraire : en forte que l'état de riche & de pauvre fut au- torifé par la première époque , celui de puiiïànt & de foible par la féconde , &
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par la troisième celui de maître & d'ef» clave, quieftle dernier degré de l'iné- galité, & le terme auquel aboutirent enfin tous les autres , jufqu'à ce que de nouvelles révolutions dillolvent tout-à- fait le gouvernement ou le rapprochent de I'inftitution légitime.
Pour comprendre la néceflité de ce progrès , il faut moins confidérer les motifs de l'établiflement du corps poli- tique , que la forme qu'il prend dans fon exécution , & les inconvéniens qu'il en- traîne après lui : car les vices qui rendent néceffaires les inftitutions fociales , font les mêmes qui en rendent l'abus inévi- table; & comme , excepté la feule Spar- te , où la loi veilloit principalement à l'éducation des enfans, & où Lycurgue établit des mœurs qui le difpenfoienc prefque d'y ajouter des loix , les loix , en général moins fortes que les pallions, contiennent les hommes fans les chan- ger ; il feroit aifé de prouver que tout gouvernement qui , fans fe corrompre ni s'altérer , marcheroit toujours exac- tement félon la fin de fon inftitution , auroit été inftitué fans néceflité , Se qu'un pays où perfonne n'éluderoit les loix & n'abuferoit de la magiffcrature ,
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n'auroit befoin ni de Magiftrats ni de loix.
Les diftinétions politiques amènent néceflairement des difrinclions civiles. L'inégalité croiffant entre le peuple de fes chefs , fe fait bientôt fentir parmi les particuliers, & s'y modifie en mille ma- nières félon les parlions , les talens & les occurrences. Le Magiftrat ne fçauroit ufurper un pouvoir illégitime, fans fe faire des créatures auxquelles il eft forcé d'en céder quelque partie. D'ailleurs , les citoyens ne fe laiffent opprimer qu'autant qu'entraînés par une aveugle ambition , & regardant plus au-deffous qu'au-deffus d'eux , la domination leur devient plus chère que l'indépendance , & qu'ils confentent à porter des fers pour en pouvoir donner à leur tour. Ii eft très-difficile de réduire à l'obéifïânce celui qui ne cherche point à comman- der; & le politique le plus adroit ne viendroit pas à bout d'aflujettir des hommes qui ne voudroient qu'être li- bres; mais l'inégalité s'étend fans peine- parmi des âmes ambitieufes & lâches , toujours prêtes à courir les rifques de la fortune , & à dominer ou fervir prefque indifféremment , félon qu'elle leur de-
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vient favorable ou contraire. C'efi: ain£ qu'il dut venir un temps où les yeux du peuple furent fafcinés à tel point que fes conducteurs n'avoient qu'à dire au plus petit des hommes : Sois grani , toi £r toute ta, race ; aufll-tôt il paroifïbit grand à tout le monde, ainfi qu'à fes propres yeux ; & fes defcendans s'élevoient en- core à mefure qu'ils s'éloignoient de lui ; plus la caufe étoit reculée & incertaine , plus l'effet augmentoit; plus on pouvoit compter de fainéans dans une famille , & plus elle devenoit illuftre.
Si c'étoit ici le lieu d'entrer en des dé- tails , j expliquerois facilement comment l'inégalité de crédit & d'autorité devient inévitable entre les particuliers (*j y) , [* iy.j fi-tôz que , réunis en une même fociété , ils font forcés de fe comparer enti'eux, & de tenir compte des différences qu'ils trouvent dans l'ufage continuel qu'ils ont à faire les uns des autres. Ces diffé- rences font de plufieurs efpeces; mais en général la richeffe, la nobleffe ou le rang , la puiffance & le mérite perfon- nel , étant les diftinctions principales par lefquelles on fe mefure dans la fociété , je prouverois que l'accord, ou le conflit de ces forces diverfes eft l'indication la
ipo Œuvre s
plus fûre d'un État bien ou mal confti- tué : je terois voir qu'entre ces quatre fortes d'inégalités, les qualités perîon- nelles étant l'origine de toutes les autres, la richeffe eft la dernière à laquelle elles fe réduifent à la fin , parce qu'étant la plus immédiatement utile au bien être & la plus facile à communiquer, on s'en fert aifément pour acheter tout le refte. Obfervation qui peut faire juger affez exactement de la mefure dont cha- .que peuple s'eft éloigné de fon inftitu- tion primitive , & du chemin qu'il a fait vers le terme de la corruption. Je re- marquerois combien ce defir univerfel de réputation , d'honneurs & de préfé- rences, qui nous dévore tous , exerce & compare les talens & les forces , com- bien il excite & multiplie les pallions , & combien , rendant tous les hommes cjncurrens , rivaux ou plutôt ennemis , il cr.ufe tous les jours de revers , de fuccès&decataftrophesde toute efpèce, en faifant courir la même lice à tant de prétendans. Je montrerois que c'efl à cette ardeur de faire parler de loi.s cette fureur de fe diftinguer qui nous tient prefque touiours hors de nous-mêmes , que nous devons ce qu'il y a de meilleur
DIVERSES. ipr
& de pire parmi les hommes , nos ver- tus & nos vices , nos fciences & nos er- reurs , nos conquérans & nos Philofo- phes; c'eft à dire , une multitude de mauvaifes choies fur un petit nombre de bonnes. Je prouverois enfin que , fi l'on voit une poignée de puiflans & de ri- ches au faîte des grandeurs & de la for- tune , tandis que la foule rempe dans l'obfcurité& dans la mifere, c'eft que les premiers n'eftiment les chofes dont ils jouifTent , qu'autant que les autres en font privés , & que , fans changer d'état , ils cefTeroient d'être heureux, fi le peuple cefîbit d'être miférable.
Mais ces détails leroient feuls la ma- tière d'un ouvrage confidérable dans le- quel on péferoit les avantages & les incon- véniens de tout gouvernement, relative- ment aux droits de l'état de nature , & où, l'ondévoileroit toutes les faces différen- tes fous leîquelles l'inégal ités'eft montrée jufqu'à ce jour , & pourra fe montrer dans les fiecles futurs, félon la nature de ces gouvernemens , & les révolutions que le temps y amènera néceffairement. On verroit la multitude opprimée au- dedans par une fuite des précautions mê- mes qu'elle avoit prifes contre ce qui la
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menaçoit au-dehors ; on verroit foppref- fion s accroître continuellement fans que les opprimés puflent jamais fçavoir quel terme elle auroit , ni quels moyens légi- times il leur refteroit pour l'arrêter ; on verroit les droits des citoyens & les li- bertés nationales s'éteindre peu-à peu , & les réclamations des foibles traitées de murmures féditieux ; on verroit la poli- tique reftreindre à une portion merce- naire du peuple, l'honneur de défendre la caufe commune ; on verroit delà for- tir la néceflité des impôts, le cultiva- teur découragé quitter fon champ , mê- me durant la paix & laifler la charrue pour ceindre l'épée; on verroit naître les règles funeftes& bifarres du point- d'honneur ; on verroit les défen'eurs de la patrie en devenir tôt ou tard les en- nemis J tenir fans cefiele poignard levé fur leurs concitoyens ; & il viendroit un temps où l'on les entendroit dire a lop- prefleur de leur pays :
Pectoue fifratris gîadium jurulofiieparentit Condere me jubeas , gravidxque in vifcera part a ConjugiS) invita peragarn tamen ornnia dextrà.
De l'extrême inégalité des conditions & des fortunes , de la diveriîté des
paflions
DIVERSES. I93
parlions Se des tàlens , des arts inutiles , des arts pernicieux , des fciences frivo- les fortiroient des foules de préjugés , également contraires à la raifon ., au bonheur & à la vertu; on verroit fo- menter par les chefs tout ce qui peut af- foblir des hommes raflemblés en Iesdé- funiflant ; tout ce qui peut donner à la fociété un air de concorde apparente , •& y femer un germe de diviiion -éel' ; tout ce qui pe :t infpirer aux différent ordres une défiance & une haîne mu- tuelle par l'oppofition de leurs dro ci de leurs intérêts , & fortifier par cônfe quent le pouvoir qui les contient tous.
C'eft du fein de ce défordre & de ces révolutions que le defpotifme éle- vant par degrés fa tête hideufe Sz dé- vorant tout ce qu'il auroit apperçu de bon & de fain dans toutes les parties de l'Etat , parviendroit enfin à fouler aux pieds les Ioix & le peuple , & à s'établir fur les ruines de la république. Lns temps qui précéderoient ce dernier changement, feroient des temps de troubles & de calamités. ; mais à la fin , tout feroit englouti par le monftre , Se les peuples n'auraient plus de chefs ni de loix , mais feulement des tvrans. Dès
Tome III. I
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cet infiant auflî il cefleroit d'être quef- tion de mœurs & de vertu: car par tout où règne le defpotifme, cui ex honejio nulla eji Jpes , il ne fouffre aucun autre maître; fî tôt qu'il parle, il n'y a ni probité ni devoir à confuîter , & la plus aveugle obéiffance eff. la feule vertu qui re fie aux elclaves.
C'eftici le dernier terme de l'inégalité, & le point extrême qui ferme le cercle j & touche au point d'où nous fommes partis : c'en ici que tous les particuliers redeviennent égaux , parce qu'ils ne font rien ; & que les fujets n'ayant plus d'au- tre loi que la volonté du maître, ni le maître d'autre règle que fes pallions , les notions du bien & les principes de la juftice s'évanouiffent derechef. C'efr. ici que tout fe ramené à la feule loi du plus fort , & par conféquent à un nou- vel état de nature, différent de celui par lequel nous avons commencé, en ce que l'un étoit l'état de nature dans fa pureté, & que ce dernier eft le fruit d'un excès de corruption. Il y a il peu de différen- ce d'ailleurs entre ces deux états , & le contrat de gouvernement eft tellement diflout parle defpotifme, que le des- pote n'eu le maître qu'auffi longtemps
DIVERSES. Ip J
qu'il eft le plus fort , & que, fi tôt qu'on peut l'expulfer, il n'a point à réclamer contre la violence. L'émeute qui finit par étrangler ou détrôner un Sultan , eft un acte auffi juridique , que ceux par les- quels il difpofbit , la veille, des vies & des biens de Tes fujets. La feule force le maintenoit , la feule force le renverfe , toutes chofes fe partent ainfi félon l'or- dre naturel; &, quel que puiffe être l'événement de ces courtes & fréquen- tes révolutions , nul ne peut fe plaindre de l'iniuflice d'autrui, mais feulement de fa propre imprudence, ou de fon malheur.
En découvrant & fuivant ainfi les routes oubliées & perdues qui., de l'é- tat naturel ., ont dû mener l'homme à l'état civil ; en rétabliffant * avec les pofitions intermédiaires que je viens de marquer , celles que le temps qui me prefTe m'a fait fupprimer, ou que l'i- magination ne m'a point fuggérées , tout leéteur attentif ne pourra qu'être frappé de lefpace immenfe qui fépare ces deux états. C'efi: dans cette lente fucceflion des chofes , qu'il verra la fo- luticn d'une infinité de problèmes de morale & de politique que les philo-
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y fophes ne peuvent réfoudre. II fentira que, le genre humain d'un âge n'étant pas le genre humain d'un autre âge , la rairon pourquoi Diogène ne trou- voit point d'hommes, c'eft. qu'il cher- choit parmi Tes contemporains l'hom- me d'un temps qui n'étoit plus. Ca:on , dira-t-il , périt avec Rome & la liber- té , parce qu'il fut déplacé dans fon fîécle ; & le plus grand des hommes ne fit qu'étonner le monde qu'il eût gouverné cinq cents ans plutôt. En un mot , il expliquera comment l'ame & iespafïions humaines jS'altérant infenfi- blement , changent, pour ainfi dire, de nature ; pourquoi nos befoins & nos plaifirs changent d'objets à la longue; pourquoi, l'homme originel s'évanouif- fant par degrés, la fociété n'offre plus aux yeux du fage qu'un affembîage d'hommes artificiels & de paillons fac- tices qui font l'ouvrage de toutes ces nouvelles relations , & n'ont aucun vrai fondement dans la nature. Ce que la réflexion nous apprend là - deflus , ï'obfervation le confirme parfaitement! l'homme fauvage& l'homme policé dif- férent tellement par le fond du cœur & fjçs inclinations , que ce qui fait le bon-
DIVERSES. Îp7
heur fuprêmj de l'un réduiroit l'autre au défefpoir. Le premier ne refpireque le repos & la liberté; il ne veut que vi- vre & refter oifîf ; & l'ataraxie même du Stoïcien n'approche pas de fa profonde indifférence pour tout autre objet. Au contraire , le citoyen toujours actif fue , s'agite , fe tourmente fans cette pout chercher des occupations encore plus laborieufes : il travaille jufqu'à la mort, il y court même pour fe mettre en état de vivre , ou renonce à la vie pour ac- quérir l'immortalité. Il fait fa cour aux grands qu'il hait & aux riches qu'il mé- prife ; il n'épargne rien pour obtenir l'honneur de les fervir ; il fe vante or- gueilleufement de fa bafleffe & de leur protection ; & fier, de fon efclavage , il parle avec dédain de ceux qui n'ont pa3 l'honneur de le partager. Quel fpeéta- cïe pour un Caraïbe , que le: travaux pénibles & enviés d'un Miniftre Euro- péen ! Combien de morts cruelles ne préféreroit pas cet indolent Sauvage à 1 horreur d'une pareille vie , qui fouvent n'eft pas même adoucie par le plaifir de bien faire ? Mais pour voir le but de tant de foins , il faudroit que ces mots , puijfance & réputation , euffent un fens
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dans Ton efprit ; qu'il apprît qu'il y a une forte d'hommes qui comptent pour quel- que chofe les regards du refte de l'uni- vers , qui fçavent être heureux & con- tens d'eux-mêmes fur le témoignage d'autrui plutôt que fur le leur propre. Telle eft , en effet , la véritable caufe de toutes ces différences : le Sauvage vit en lui-même ; l'homme fociable , toujours hors de lui , ne fçait vivre que dans l'o- pinion des autres ; & c'eft , pour ainfî dire , de leur feul jugement qu'il tire le fentiment de fa propre exiftence, Il n*eft pas de mon fujet de montrer comment d'une telle difpofition naît tant d'indif- férence pour le bien & le mal , avec de fî beaux difeours de morale ; comment, tout fe réduifant aux apparences , tout devient factice & joué ; honneur , ami- tié , vertu, & fouvent ju "qu'aux vices mêmes , dont on trouve enfin le fecret de fe glorifier ; comment , en un mot , demandant toujours aux autres ce que nous fommes , & n'ofant jamais nous in- terroger là-deiïiis nous-mêmes, au milieu de tant de Philofophie , d'humanité, de politefie & de maximes fublimes , nous n'avons qu'un extérieur trompeur 8c frivole , de l'honneur lans vertu, de la
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raifon fans fageffe , 3c du plaiiTr fans bonheur. II me fuffit d'avoir prouvé que- ce n'efr. point là l'état origine! de l'hom- me, & que c'efl le feul efprit de la (o- ciété , & l'inégalité qu'elle engendre» qui changent & altèrent aînfi toutes nos inclinations naturelle?.
J'ai tâché d'expofer l'origine & le progrès de l'inégalité, l'établiffement de l'abus des fociétés politiques , autant que ces chofes peuvent fe déduire de la na- ture de l'homme par les feules lumières de la raifon , 3c indépendamment des dogmes- facrés qui donnent à l'autorité fouveraine la fanction du droit divin. Il fuit de ce: expofé.que l'inégalité, étant prefque nulle dans l'état de nature > tire fa force 3c fon. accroiflement du déve- loppement de nos facultés & des pro- grès de l'efprit humain , 8c devient enfin ftable & légitime par l'établiffement de la propriété 3c des îoix. Tl fuit encore que l'inégalité morale, autorifée parle feul droit pofirif , eft contraire au droit naturel , toutes les fois qu'elle ne con- court pas en même proportion avec l'i- négalité phyfi-jue; difHnction qui dé- termine fuffifamment ce qu'on doit pen- ■fer à cet égard, de la forte d'inégalité
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qui règne parmi tous les peuples poli- cés ; puifqu'il efl manifeftement contre la loi de nature, de quelque manière qu'on la dérïniiTe, qu'un enfant com- mande à un vieillard , qu'un imbécille conduife un homme fage , & qu'une poignée de gens regorge de fuperflui- tés , tandis que la multitude affamée manque du néceflaire.
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DÉDICACE, page IX.
[*i.] ITJ.ÉR odote raconte qu'après le meurtre du faux Smerdis , les fept libéra- teurs de la Perfe s'étant alTemblés pour dé- libérer fur la forme de gouvernement qu'ils donneraient à l'Etat > Otanés opina forte- ment pour la République; avis d'autant plus- extraordinaire dans la bouche d'un fatrape , qu'outre la prétention qu'il pouvoit avoir à l'Empire , les grands craignent plus que la mort une forte de gouvernement qui les" force à refpeéter.es hommes. Otanès, com- me on peut bien croire _ ne fut point écouté; & voyant qu'on alloit procéder à l'élection; d'un Monarque , lui qui ne vouloit ni obéir ai commander , céda volontairement aux aui-
Iv
202 Notes.
très concurrens fon droit à la couronne, de- mandant pour tout dédommagement d'être libre & indépendant, lui & fa poftérités ce qui lui fut accordé. Quand Hérodote ne nous apprendrait pas la reftriction qui fut ttrife à ce privilège, il faudrait néceffairement la fuppofer ; autrement Otanès , ne reconnoif. fant aucune forte de loi & n'ayant de comp- te à rendre à perfonne , aurait été tout- paillant dans l'État , & plus puiflant que le Roi même. Mais il n'y avoit gueres d'ap- parence qu'un homme capable de fe con- tenter en pareil cas d'un tel privilège , fût capable d'en abufer. En effet , on ne voit pas que ce droit ait jamais caufé le moindra trouble dans le Royaume , ni par le fage Ota- nès, ni par aucun de fes defeendans.
PRÉFACE, page LI.
[*2.] Dès mon premier pas je m'appuie avec confiance fur une de ces autorités ref- pcctables pour les Philofophes , parce qu'elles viennent d'une raifon foîide & fublime qu'eux feuls favent trouver & fentir.
» Quelque intérêt que nous ayons à nous o>connoîtrenous-mêmes,;e ne fçaisfînousne » connoiifons pa,s mieux tout ce qui n'eftpas
Notes, 20 j
«nous. Pourvus, par la nature, d'organes » uniquement deftinés à notre confervation, » nous ne les employons qu'à recevoir les » impre/ïions étrangères ; nous ne cher- » chons qu'à nous répandre au dehors , & « à exifter hors de nous , trop occupés à m multiplier les fonctions de nos fens & à 3> augmenter l'étendue extérieure de notre- »etre, rarement faifons-nous ufage de ce » fcns intérieur qui nous réduit à nos » vraies dimenfîons , & qui fépare de nous s> tout ce qui n'en eft pas. C'eft cependant s» de ce fens dont il faut nous fervir , fi nous » voulons nous connoître ; c'eft le fe.il par »' lequel nous puiflïons nous juger; mais » comment donner à ce fens Ton activité Se =» tou"c fon étendue ? Comment dégager » notre ame , dans laquelle il réfide , de » toutes les illufions de notre eiprit? Nous m avons perdu l'habitude de l'employer; elle 33 eft demeurée fans exercice au milieu du « tumulte de nos fenfations corporelles; elle *» s'eft deiTéchée par le feu de nos partions; le » cœur , l'cfprit , le fens , tout a travaille » contr'elle «. Hïfi. iV.zr.To m. IV. pag. iji de la nature de l'homme*
Ivj
so} Notes.
DISCOUPvS, page Si.
[*$.] Les changemens qu'un long ufage de marcher fur deux pieds a pu produire dans la conformation de l'homme , les rap- ports qu'on obferve encore entre les bras & tes jambes antérieures des quadrupèdes , & l'induction tirée de leur manière de mar- cher , ont pu faire naître des doutes fur celle qui devoit nous être la plus naturelle. Tous les enfans commencent par marcher à qua- tre pieds , & ont befoin de notre exemple & de nos leçons pour apprendre à fe tenir debout. Il y a même des nations fauvages , tds que les Hottentots , qui, négligeant beaucoup les enfans , les laiilent marcher fur les mains fi long-temps , qu'ils ont enfuite bien de la peine à les redrelfer; autant en font les enfans des Caraïbes des Antilles. 11 y a divers exemples d'hommes quadrupèdes 5 & je pourrais , entr'autres , citer celui de cet enfant qui fut trouvé en 1344, auprès de Hefle , où il avoit été nourri par des loups, & qui difoit depuis à la Cour du Prince Henri , que , s'il n'eût tenu qu'à lui , il eût mieux aimé retourner avec eux , que de vivre parmi les hommes. Il avoit tellement pris l'habitude de marcher comme ces ani-
Notes. 205
maux, qu'il fallut lui attacher des pièces de bois, qui le forçoient àfe tenir debout 8c en équilibre fur fes deux pieds. Il en étoit de même de l'enfant qu'on trouva en 165)4, dans les forêts de Lithuanie , & qui vivoit parmi les ours. Il ne donnoit , dit M. de Condillac , aucune marque de raifon , mar- choit fur fes pieds & fur les mains , n'a- voit aucun langage , & formoit des fons qui ne reifembloient en rien à ceux d'un homme. Le petit fauvage d'Hanovre qu'on mena il y a plufieurs années à la Cour d'An- gleterre , avoit toutes les peines du monde à s'aflujettir à marcher fur deux pieds; Se l'on trouva , en 171^ > deux autres fauvages- dans les Pyrénées , qui couroient par les montagnes à la manière des quadrupèdes. Quant à ce qu'on pourroit objecler que c'eft fe priver de l'ufage des mains dont nous tirons tant d'avantages , outre que l'exem- ple des fînges montre que la main peut fore bien être employée des deux manières, cela prouverait feulement que l'homme peut don- ner à fes membres une deftmation plus com- mode que celle de la nature, & non que la nature a deftiné l'homme à marcher autre- ment qu'elle ne lui enfeigne.
Mais il y a , ce me femble , de beaucoup
206 JV O T E S.
meilleures raiforts à dire pour foutenir que l'homme eft un bipède. Premièrement , quand on feroit voir qu'il a pu d'abord être con- formé autrement que nous le voyons, &: cependant devenir enfin ce qu'il eft, ce n'en feroit pas aflez pour conclure que cela Ce {bit fait ainfi ', car, après avoir montré 1» poflibilité de ces changemens , il faudroit encore , avant que de les admettre , en montrer au moins la vraifemblance. Déplus, fi les bras de l'homme paroiffcnt avoir pu lui fervir de jambes au befoin , c'eft la feule obfèrvation favorable à ce fyftême, fur un grand nombre d'autres qui lui (ont con- traires. Les prîncipates font; que la manière dont la tête de l'homme eit attachée à fon, corps , au lieu de diriger fa vue horifonta- lement , comme l'ont tous les autres ani- maux , & comme il l'a lui-même en mar- chant debout , lui eût tenu , marchant à quatre pieds , les yeux directement fichés vers la terre , fîtuation très peu favorable à la con- servation de l'individu ; que la queue qui lui manque, & dont il n'a que faire, mar- chant à deux pieds , eft utile aux quadru- pèdes, & qu'aucun d'eux n'en eft privé 5 que le fein de la femme tsès bien fitué pour u» bipède qui dent fon enfant dansfes bras.* l'eft
N 0 T E 5". 207
fi mal pour un quadrupède que nul ne l'a placé de cette manière; que le train de der- rière étant d'une exceffive hauteur à pro- portion des jambes de devant, ce qui fait que, marchant à quatre , nous nous traînons fur les genoux , le tout eût fait un animal mal proportionné & marchant peu commodé- ment; que, s'il eût pofé le pied aplat ainlî que la main , il auroit eu dans la jambe poftérieure une articulation de moins que les autres animaux , fçavoir , celle qui joint le canon au tibia ; & qu'en ne pofa-nt que la pointe du pied , comme il auroit fans doute été contraint de faire, le tarfe? (ans parler de la pluralité des os qui le com- pofent , paroît trop gros pour tenir lieu de canon , & fes articulations avec le méta- tarfe & le tibia trop rapprochées , pour donner à la jambe humaine dans cette fî- tuation la même flexibilité qu'ont celles des quadrupèdes. L'exemple des enfans étant pris dans un âge où les forces naturelles ne font point encore développées ni I,es membres raffermis , ne conclut rien du tout ; & j'aimerois autant dire que les chiens ne font pas deftmés à marcher , parce qu'ils ne font que remper quelques femaines après leur naiiïance. Les faits particuliers ont encore.
208 Notes.
peu de force contre la pratique univerfelle de tous les hommes , même des nations qui, n'ayant eu aucune communication avec les autres, n'avoient pu rien imiter d'elles.Un enfant abandonné dans une forêt avant que de pouvoir marcher, & nourri par quelque bête , aura fuivi l'exemple de fa nourrice en s'exerçant à marcher comme elles l'habitude lui aura pu donner des facilités qu'il ne tenoit point de la nature ; & comme des manchots parviennent , à force d'exercice, à faire avec leurs pieds tout ce que nous faifons de nos mains, il fera parvenu enfin à employer les mains à l'ufage des pieds.
Page 83.
E *a.~\ S'il fe trouvoit parmi mes Ie&eurs quelque affez mauvais Phyfîcien pour me faire des difficultés fur la fuppolition de cette fertilité naturelle de la terre , je vais lui ré- pondre par le palTage fuivant:
« Comme les végétaux tirent pour leur »» nourriture beaucoup plus de fubitance de » l'air & de l'eau , qu'ils n'ei tirent de la »• terre , il arrive qu'en pourrifïant ils rendent »> \ la terre plus qu'ils n'en ont tiré ; d'ailleurs 0» une Corse détermine les eaux de la pluie en
Notes. iop
» arrêtant les vapeurs. Ainfî, dans un bois » que l'on conferveroit bien long-temps » fans y toucher, la couche de terre qui fert » à la végétation , augmenterait confîdéra- =» blementj mais les animaux rendant moins » à la terre qu'ils n'en tirent, & les hom- *> mes faifant des confommations énormes »> de bois Sz de plantes pour le feu & =» pour d'autres ufages , il s'enfuit que la » couche de terre végétale d'un pays ha- *> bité doit toujours diminuer & devenir =» enfin comme le terrein de l'Arabie pétrée , »> & comme celui de tant d'autres provin- =» ces de l'Orient , qui eft en effet le climat »Ie plus anciennement habité, où l'on ne =» trouve que du fel & des fables: car le fel =» fixe des plantes & des animaux refte , tan- » dis que toutes les autres parties fe vola- » tilifent ». M. de Buffon, Hijl. Nat*
On peut ajouter à cela la preuve de fait , par la quantité d'arbres & de plantes de toute efpccc , dont étoient remplies prefque toutes les ifles défertes qui ont été découvertes dans ces derniers fiecles, & par ce que l'hiiloire nous apprend des forêts immenfes qu'il a fallu abbattre par toute la terre, à mefurc qu'elle s'eft peuplée ou po- licée. Sur quoi je ferai encore les trois re-
sio Notes*
marques fuivantes: l'une, que, s'il y a une forte de végétaux qui puiflent compenfer la déperdition de matière végétale qui fe fait par les animaux , félon le raifonnement de M. de Buffon, ce font furtouc les bois, dont les têtes 8c les feuilles rafTemblent &: s'approprient plus d'eaux & de vapeurs, que ne font les autres plantes : la féconde, que la deftruction du fol, c'eft-à-dire, la perte de la fubltance propre à la végétation , doit s'accélérer à proportion que la terre eftp'us cultivée, &que les habitans plus induArieux confomment en plus grande abondance fes productions de toute efpcce : ma troifîeme & plus importante remarque eft, que les fruits des arbres fournirent à l'animal une nour- riture plus abondante que ne peuvent faire les autres végétaux: expérience que j'ai faite moi-même , en comparant les produits de deux terreins égaux en grandeur & en qua- lité, l'un couvert de châtaigniers, & l'au < tre femé de bled.
Page 8$.
[*4- ] Parmi les quadrupèdes, les deux distinctions les plus univeifellcs des efpèces Voraces fe tirent, Tune de !a figure des dents , & l'autre de la conformation des
Notes. 211
inteftins. Les animaux qui ne vivent que de végétaux ont tous les dents plates , com- me le cheval, le bœuf, le mouton , le liè- vre -, mais les voraces les ont pointues , comme le chat, le chien, le loup, le re- nard. Et quant aux inteftins , les frugivores en ont quelques-uns , tel que le colon , qui ne fe trouvent pas dans les animaux voraces. Il fcmble donc que l'homme , ayant les dents & les inteftins comme les ont les animaux frugivores, devroit natu- rellement être rangé dans cette clailej & non - feulement les obfervations anatomi- ques confirment cette opinion , mais les monumens de l'antiquité y font encore très favorables. » Dicéarque , dit Saint Jérôme , »> rapporte dans fes livres des antiquités » grecques que , fous le règne de Saturne , » où la terre étoit encore fertile par elle- *> même, nul homme ne mangeoit de chair, =» mais que tous vivoient des fruits & des *> légumes qui croiffoient naturellement *»» (1. 2. Aàv. Jovinian.) On peut voir par -là que je néglige bien des avantages que je pourrois faire valoir. Car la proie étant pie:- que l'unique fujet de combat entre les ani- maux carnaciers, & les frugivores vivant entr'eux dans, une paix continuelle > û la»
212 Notes,
pèce humaine étoit de ce dernier genre , it eft clair qu'qlle auroit eu beaucoup plus de facilité à fublîfter dans l'état de nature; beaucoup moins de befoin & d'occafions d'en fortir.
Page Z$.
[ * 5*. ] Toutes les connoifTances qui de- mandent de la réflexion, toutes celles qui ne s'acquièrent que par l'enchaînement des idées , & ne fe perfectionnent que fuccefli- vement, femblent être tout-à-fait hors de la portée de l'homme fauvage, faute de com- munication avec fes femblables , c'eit-à- dire , faute de l'inftrument qui fert à cette communication & des befoins qui la ren- dent néceffaire. Son fçavoir & fon iniuftrie fe bornent à fauter , courir , fe battre , lan- cer une pierre, efealader un arbre. Mais s'il ne fait que ces chofes, en revanche il les fait beaucoup mieux que nous , qui n'en avons pas le même befoin que lui ; & com- me elles dépendent uniquement de l'exer- cice du corps & ne font fufceptibles d'au- cune communication ni d'aucun progrès d'un individu à l'autre , le premier homme a pu y être tout aufli habile que fes der- niers defeendans.
Notes. 213
Les relations des voyageurs font pleines d'exemples de la force & de la vigueur des hommes chez les nations barbares & fau- vagesj elles ne vantent guères moins leur adrefle & leur légèreté ; & comme il ne faut que des yeux pour oblerver ces chofes,rien n'empêche qu'on n'ajoute foi à ce que certi- fient la-deifus des témoins oculaires: j'en tire au hazard quelques exemples des pre- miers livres qui me tombent fous la main.
«Les Hottentots,dit Kolben , entendent » mieux la pêche que les Européens du Cap. =» Leur habileté elt égale au filet , à l'hame- " çon & au dard , dans les anfes comme 31 dans les rivières : ils ne prennent pas » moins habilement le poiffon avec la main. a> Ils font d'une adreiïc incomparable à la •'nage. Leur manière de nager a quelque »> chofe de furprenant & qui leur eft tout- »> à-fait propre. Ils nagent le corps droit & »> les mains étendues hors de l'eau , de forte 3> qu'ils paroifient marcher fur la terre. Dans » la plus grande agitation de la mer, &c =» lorfque les flots forment autant de mon- a> ta» nés , ils danfent en quelque forte fur =3 le dos des vagues , montant & defcen- 33 dant comme un morceau de liège».
514 Notes.
« Les Hottentots, dit encore le même Auteur , font d'une adrefie furprenante à »la chafiej &: la légèreté de leur courfe *> pailc l'imagination ». Il s'étonne qu'ils ne faiTent pas plus fouvent un mauvais ufage de leur agilité] ce qui leur arrive pourtant quelquefois , comme on peut juger par l'e- xemple qu'il en donne. « Un matelot Hol- => landois en débarquant au Cap chargea , 33 dit-il, un Hottentot de le fi-ivre à la ville s» avec un rouleau de tabac d'environ vingt => livres. Lorfqu'ils furent tous deux à quel- »> que diftance de la troupe , le Hottentot «» demanda au matelot s'il fçavoit courir ? s' Courir? répond le Hollandoisj oui, fort " bien. Voyons , reprit l'Africain, &: fuyant " avec le tabac il difparut prefque aufïi-tôt. 3> Le matelot, confondu.de cette merveilleu- »' fe vitefTe, ne penfa point à le pourfuivre » & ne revit jamais, ni fon tabac, ni fon » porteur ».
« Ils ont la vue fi prompte & la main fi » certaine , que les Européens n'en appro- 33 chent point. A cent pas , ils toucheront 3j d'un coup de pierre une marque de la a> grandeur d'un demi-fol 5 &, ce qu'il y a » de plus étonnant, c'eft qu'au lieu de fixe*
Notes. 215
• comme nous les yeux far le but, Hs font » des mouvemens 8c des co îtorfîons con- w> tinuelles. Il femble que leur pierre (bit » portée par une main invisible ".
Le P. du Tertre dit à - peu - près fur les Sauvages des Antilles , les mêmes chofes qu'on vient de lire fur les Kottentots du Cap de Bonne-Elpérance. Il vante fur-tout leur jufteffe à tirer avec leurs flèches les oi- feaux au vol, & les poiffons à la nage, qu'ils prennent enfuite en plongeant. Les Sauvages de l'Amérique feptentrionale ne font pas moins célèbres par leur force & leur adreffe: & voici un exemple qui pour- ra faire juger de celle des Indiens de l'A- mérique méridionale.
En l'année 1746 , un Indien de Buenos- Ayrès ayant été condamné aux galères à Cadix, propofa au gouverneur de rache- ter fa liberté en expofant fa vie dans une fête publique. Il promit qu'il attaqueroit feul le plus furieux taureau fans autre arme en main qu'une corde; qu'il le terrafleroit ; qu'il le faifiroit avec fa corde par telle par- tie qu'on indiqueroit ; qu'il le felleroit , le biideroit, le moiiteroit , & combattroit,
2 1 6 Notes.
ainfî monté, deux autres taureaux plus fu- rieux qu'on feroit fortir du Torillo , & qu'il les mettroit tous à mort l'un après l'autre , dans l'inftant qu'on le lui commanderoit & (ans le fecours de perfonne; ce qui lui fut accordé. L'Indien tint parole 8c réuflît dans tout ce qu'il avoit promis. Sur la manière dont il s'y prit , &; far tout le détail du com- bat, on peut confulter le premier tome in-iz. des Obftrv allons fur l'Hijicire Naturelle de M. Gautier , d'où ce fait eft tiré. Pag. z6z-
Page 88.
[ * h. 1 a' La durée de la vie des chevaux, »» dit M. de Buffon , eit , comme dans tou- » tes les autres efpèces d'animaux , propor- » donnée à la durée du temps de leur ac- 33 crohTement. L'homme, qui eft quatorze ans 35 à croître , peut vivre fîx ou fept fois autant 3> de temps, c'eft- à-dire , quatre -vingt- dix « ou cent ans :1e cheval, dont l'accroillement ^ fe fait en quatre ans, peut vivre iîx ou fept 3'fois autant, c'eft-à-dire vingt-cinq ou trente =>ans. Lesexemples qui pourroient être con- traires à cette règle fontfîrares,qu'on ne doit » pas même les regarder comme une excep- 3' tiondont on puifie tirer desconféquences ; 33 & comme les gros chevaux prennent leur. *> accroifiement en moins de temps que les
chevaux
Notes. 217
*» fins , ils vivent auffi moins de temps & » font vieux dès l'âge de quinze ans ".
Page 88.
(* 6. ) Je crois voir entre les animaux carnaciers £c les frugivores une autre diffé- rence encore plus générale que celle que j'ai remarquée dans la Note ( * 4. ) puifquc celle-ci s'étend jufqu'aux oifeaux. Cette dif- férence confïfte dans le nombre des petits, qui n'excède jamais deux à chaque portée , pour les efpeces qui ne vivent que de vé- gétaux , 6c qui va ordinairement au-delà de ce nombre pour les animaux voraces. Il eit aifé de cçmnoître à cet égard la deitinatiorç. de la nature par le nombre des mammelles, qui n'eft que de deux dans chaque femelle de la première efpèce, comme la jument, la vache, la chèvre, la biche, la brebis, £-c. &: qui eft toujours de fîx ou de huit dans les au- tres femelles , comme la chienne , la chate , la louve, la tigreîTe, bc. La poule, l'oie, la cane, qui font toutes des oifeaux voraces , ainfi que l'aigle , l'épervier , la chouette pon- dent auffi & couvent un grand nombre d'oeufs .-ce qui n'arrive jamais à la colombe, à la tourterelle , ni aux oifeaux qui ne man-
Tome III. K.
2i3 Notes.
gent abfolument que du grain, lefquels ne pondent & ne couvent gueres que deux œufs à la fois. La raifon qu'on peut donner de cette différence , eft que les animaux qui ne vivent que d'herbes & de plantes , de- meurant prefque tout le jour à la pâture , & étant forcés d'employer beaucoup de temps à fe nourrir , ne pourvoient fiiffire à alaiterplu- iîeurs petits , au lieu que les voraces , faifant leur repas prefqif en un inftant , peuvent plus aifément & plus fbuvent retourner à leurs petits &• à leur chaffe , &: réparer la dilïîpation d'une fi grande quantité de lait. Il y auroit à tout ceci bien des obfervations particulières & des réflexions à faire; mais ce n'en eft pas ici le lieu, il me fuffit d'avoir démontré dans cette partie le lyfréme le plus général de la nature , fyftême qui four- nit une nouvelle raifon de tirer l'homme de la claffe des animaux carnaciers &i de le ran- ger parmi les efpèces frugivores.
Page 5)7.
(*7.) Un. Auteur célèbre , calculant les biens ïk les maux de la vie humaine , & comparant les deux fommes ., a trouvé que la dernière furpaflbit l'autre de beaucoup , &
Notes. <? i <>
qu'à tout prendre, là vie étoit pour l'homme un aflez mauvais préfent. Je ne fuis point furpris de fa conclufion j il a tiré tous les rai- fonnemens de la conftitution de l'homme civil : s'il fût remonté jufqu'i l'homme natu- rel , on peut juger qu'il eût trouvé des ré- fultats très-différens ; qu'il eût apperçu que l'homme n'a gueres de maux que ceux qu'il s'efi: donnés lui-même , & que la nature eût été juitiriée. Ce n'eft pas fans peine que nous fommes parvenus à nous rendre fi malheu- reux. Quand d'un côté l'on confidere les im- menfes travaux des hommes, tant defeien- ces approfondies , tant d'arts inventés , tant de forces employées ; des abîmes comblés, des montagnes rafées , des rochers brifés, des fleuves rendus navigables , des terres défri- chées , des lacs creufés , des marais deffé- chés , des bâtimens énormes élevés fur la terre 5 la mer couverte de vaifleaux & de matelots ; 8c que de l'autre on recherche avec un peu de méditation les vrais avantages qui ont réfulté de tout cela pour le bonheur de l'efpèce humaine , on ne peut qu'être frappé de l'étonnante difproportion qui rè- L,ne entre ces chofes , Se déplorer l'aveu- glement de l'homme, qui, pour nourrir fon fol orgueil cV je ne fçais quelle vaine adrhi-
Rij
220 Notes.
ration de lui-même , le fait courir avec ar- deur après toutes les mifères dont il eft fuf- ceptible , & que la bienfaifante nature avoit pris foin d'écarter de lui.
Les hommes font méchans ; une trifte & continuelle expérience difpenfe de la preu- ve ; cependant l'homme eil naturellement bon , je crois l'avoir démontré. Qu'eft-ce donc qui peut l'avoir dépravé à ce point , fï- non les changemens furvenus dans fa confti- tution , les progrès qu'il a faits , & les con- noiffances qu'il a acquifes ? Qu'on admire tant qu'on voudra la fociété humaine , il n'en fera pas moins vrai qu'elle porte né- ceifairement les hommes à s'entre- haïr a proportion que leurs intérêts fe croifentj à fe rendre mutuellement des fervices appa- rens, & à fe faire en effet tous les maux ima- ginables. Que peut-on penfer d'un commerce où la raifon de chaque particulier lui dicte des maximes directement contraires à celles que la raifon publique prêche au corps de la fociété , & où chacun trouve fon compte dans le malheur d'autrui ? Tl n'y a peut-être pas un homme aifé, à qui des héritiers avi- des, &fouvent fes propres enfans,ne fou- baitent la mort en fecretj pas un vailfeau
Notes. 22 s
en mer dont le naufrage ne fut une bonne nouvelle pour quelque négociant ; pas une maifon qu'un débiteur ne voulût voir brûler avec tous les papiers qu'elle contient ; pas un peuple qui ne fe réiouifle des défaftres de (es voifins. C'eft amfi que nous trouvons notre avantage dans le préjudice de nos fem- blables, & que la perte de l'un fait prefque toujours la profpérité de l'autre: mais ce qu'il y a de plus dangereux encore , c'ell que les calamités publiques font l'attente & l'efpoir d'une multitude de particuliers. Les uns veu- lent des maladies, d'autres la mortalité, d'au- tres la guerre, d'autres la famine ; j'ai vu des hommes affreux pleurer de douleur aux ap- parences d'une année fertile ; & le grand & funefte incendie de Londres , qui coûta la vie ou les biens à tant de malheureux , fit peut-être la fortune à plus de dix mille per- fonnes. Je fçais que Montagne blâme l'Athé- nien Démades d'avoir fait punir un ouvrier qui, vendant fort cher des cercueils , gagnoit beaucoup à la mort des citoyens : mais la rai- fon que Montagne allègue étant qu'il fau- drait punir tout le monde, il eft évident qu'elle confirme les miennes. Qu'on pénétre donc au travers de nos frivoles démonfua- tious de bienveuillancc ce qui fepalfe au ïond
Kiij
222 Notes.
ccr cœurs , & qu'on réfléchifle à ce que < ■ u ttie un état de chofes où tous les hom- mes font forcés de fe carelTcr & de fe détruire .mutuellement, & où ils naiifent ennemis par «ievoir Se fourbes par intérêt. Si l'on me ré- pond quelafociétéeft tellement confti tuée que chaque homme gagne à fervirles autres, je répondrai que celaferoit fort bien, s'il ne ga- gnoit encore plus à leur nuire.- Il n'y a point <k profit fi légitime, qui ne ioit furpaiïe par celui qu'on peut faire illégitimement; & le tort fait au prochain eit toujours plus lucra- tif que les fervices. Il ne s'agit donc plus que de trouver les moyens des'aiîïirer l'impunité, Se c'eil à quoi les puifians emploient toutes leurs forces , & les foibles toutes leurs rufes.
L'homme fuuvage, quand il a dîné , eit en paix avec toute la nature, & l'ami de tous fes femblables. S'agit-il quelquefois de dif-
. puter fon repas : il n'en vient jamais aux coups fans avoir auparavant comparé la dif-
.ficulté de vaincre avec celle de trouver ail- leurs fa fubliftance ; 6\r comme l'orgueil ne fe mcle pas du combat , il fe termine par quel- ques coups de poing; le vainqueur mange,
. le vaincu va chercher fortune , 6c tout eft pacifié. Mais chez 1 homme en fociété, ce
Notes, 223
font bien d'autres >aftairesi il s'agit première- ment de pourvoir au nécelïaire &r puis au fu~ perfiu, enfuite viennent les délices, & puis les immenfes richeffes , & puis des fujets, &: puis des^efclaves; il n'a pas un moment de relâche : ce qu'il y a de plus flngulier, c'eft que moins les befoins (ont naturels Se pref- fans, plus les paillons augmentent, &, qui pis elt, le pouvoir de les fatisfaire ; de forte qu'après de longues profpérités, après avoir englouti bien des tréfors & défolé bien des hommes, mon héros finira par tout égor- ger, jufqu'à ce qu'il (bit l'unique maître de 1 Umvers. Tel elt en abrégé le tableau mo- ral , iînon de la vie humaine , au moins des prétentions fecrettes du cœur de tout homme civilifé.
Comparez , fans préjugés , l'état de lnom- ;i avec celui de l'homme fauvage , & recherches, fi vous le pouvez, combien, ou- :téehanceté , lès befoins &: fes mifères , le premier a ouvert de nouvelles portes à la douleur & à la mort. Si vous confidérez les peines d'efprit qui uous confument, les paf- fions violentes qui nous épuifent &: nous dé- foient, les travaux exceflîfs dont les pauvres iout furchar^és , la mcllefle encore plus dan-
Kiv
223. Notes.
gereufe à laquelle les riches s'abandonnent , & qui font mourir les uns de leurs befoins, & les autres de leurs excès; û vous fongez, aux monftrueux mélanges des alimens, à leurs pernicieux afTaifonnsmens , aux denrées cor- rompues, aux drogues falfîfiées, aux fripon- neries de ceux qui les vendent , aux erreurs de ceux qui les adminiffrent , au poifon des yaiffeaux dans lefquels on les prépare ; fi vous faites attention aux maladies épidé- miques engendrées par le mauvais air parmi les multitudes d'hommes raffemblés, à celles qu'occafîonnent la délicatefle de notre ma- nière de vivre , les paffages alternatifs de l'in- térieur de nos maifons au grand air , l'ufage des habillemens pris ou quittés avec trop peu de précaution , & tous les foins que notre fenfualité exceffive a tournés en habitudes néceflaires , & dont la négligence ou la pri- vation nous coûte enluite la vie ou la fan- té > fi vous mettez en ligne de compte les incendies & les tremblemens de terre , qui , confumant ou renverfant des villes entières, en font périr les habitans par milliers ; en un mot , fi vous réunifiez les dangers que toutes ces caufes aflemblent continuellement fur nos têtes , vous fentirez combien la nature nous fait payer cher le mépris que nous avons fait de fes leçons.
Notes. 22$
Je ne répéterai point ici fur la guerre ce que j'en ai dit ailleurs j mais je voudrois que les gens instruits voulurent ou ofaffent don- ner une fois au public le détail des horreurs qui fe commettent dans les armées par les entrepreneurs des vivres & des hôpitaux : on verroit que leurs manœuvres, non trop fe- crettes , par lefquelles les plus brillantes ar- mées fe fondent en moins de rien , font plus périr de foldats, que n'eu moiffonne le fer ennemi; c'eft encore un calcul non moins étonnant que celui des hommes que la mer engloutit tous les ans, foit par la faim , foit par le feorbut, foit par les pirates, ioit par le feu , foit par les naufrages. Il eft clair qu'il faut mettre auffi fur le compte de la proprié- té établie , & par conséquent de la fociété , les aifaiTinats, les empoifonnemens, les vols de grands chemins, & les punitions mêmes de ces crimes, punitions néceffaires pour pré- venir de plus grands maux , mais qui, pour le meurtre d'un homme , coûtant la vie à deux ou davantage , ne laiffent pas de dou- bler réellement la perte de l'efpèce humaine* Combien de moyens honteux d'empêcher la naifîance des hommes & de tromper la na- ture 5 foit par ces goûts brutaux & dépravé? qui infultem fon plus charmant ouvrage ,
Kv
2.i6 Notes.
goûts que les Sauvages ni les animaux ne connurent jamais, &r qui ne font nés dans les pays policés que d'une imagination cor- rompue ; foit par ces avortemens fecrets , di- gnes fruits de la débauche & de l'honneur vicieux ; foit par l'expoiîtion ou le meurtre <Tune multitude d'enfans , victimes de la mifère de leurs parens ou de la honte bar- bare de leurs mères; foit enfin par la muti- lation de ces malheureux dont une partie de l'exiitence & toute la pollérité font facri- flées à de vaines chaiifons , ou , ce qui eft pis encore, à la brutale jaloufîe de quelques hommes : mutilation qui , dans ce dernier cas outrage doublement la nature , & parla traitement que reçoivent ceux qui la fouf- frent, & par l'ufage auquel ils font defti- nés 'Que feroit-ce, fi j'entreprenois de mon- trer Tefpcce humaine attaquée dans fa fource même , & jufques dans le plus faint de tous les liens , où l'on n'ofe plus écouter la nature qu'après avoir confulté la fortune, & où, le defordre civil confondant les vertus & les x'ices , la continence devient une précau- tion criminelle ; & le refus de donner la vie à fon femblable , un acte d'humanité? Mais fans déchirer le voile qui couvre tant d'horreurs,, contentons -nous d'indiquer le
N O 7 E S, 227
mal auquel d'autres doivent apporter le remède.
Qu'on ajoute à tout cela cette quantité de métiers mal-fains qui abrègent les jours, ou détruifent le tempérament ; tels que font les travaux des mines , les diverfes pré- parations des métaux, des minéraux, fur- tout du plomb , du cuivre , du mercure , du coboit , de l'arfenic , du réalgar ; ces au- tres métiers périlleux qui coûtent tous les. jours la vie à quantité d'ouvriers , les uns couvreurs , d'autres charpentiers , d'autres maçons , d'autres travaillant aux carrières ; qu'on réiimiTe , dis-je , tous ces objets , & Ton pourra voir dans l'établiffement & la perfeflion des fociétés, les raifons de la di- minution de l'efpèce, obfervée par plus d'un Philoicphe.
Le luxe , impoifible à prévenir chez des hommes avides de leurs propres corn- moJités cV de la confédération des autres , achevé bien-tôt le mal que les fociétés ont commencé 5 &, fous prétexte de faire vi- vre les pauvres qu'il n'eût pas fallu faire, il appauvrit tout le refte , Sz dépeuple l'État tôt ou tard.
K vj
228 Notes.
Le luxe efl: un remède beaucoup pire que le mal qu'il prétend guérir ; ou plutôt il cil lui-même le pire de tous les maux , dans quelque Etat , grand ou petit , que ce puifle être ; & qui , pour nourrir des foules de valets & de miférables qu'il a faits , ac- cable & ruine le laboureur & le citoyen : femblable à ces vents brîilans du midi, qui, couvrant l'herbe & la verdure d'infectes dé- vorans, ôtent la fubfîftance aux animaux utiles , & portent la difette & la mort dans tous les lieux où ils fe font fentir.
De la fociété & du luxe qu'elle engendre, naiflent les arts libéraux & méchaniques , le commerce , les lettres^ & toutes ces inuti- lités qui font fleurir rindu.ftrie, enrichiflent & perdent les États. La raifon de ce dépé- riffement eft très (impie. Il elt aifé de voir que , par fa nature , l'agriculture doit être le moins lucratif de tous les arts : parce que fon produit étant de l'ufage le plus indif- penfable pour tous les hommes , le prix en doit être proportionné aux facultés des plus pauvres. Du même principe on peut tirer cttee règle , qu'en générai les arts font lu- cratifs en raifon inverfe de leur utilité , & que les plus néceffaires doivent enfin devenir
N O T E S. 229
les plus négligés ; par où Ton voit ce qu'il faut penfer des vrais avantages de l'indul* trie & de 1 effet réel qui réiulte de les progrès.
Telles font les caufes fenfîbles de toutes les mifcres où l'opulence précipite enfin les nations les plus admirées. A mefure que l'induitrie & les arts s'étendent & fleurilTent, le cultivateur méprifé , chargé d'impôts né- ceffaires à l'entretien du luxe, & condamné àpaffer fa vie entre le travail & la faim, abandonne fès champs pour aller chercher dans les villes le pain qu'il y devroit por- ter. Plus les capitales frappent d'admiration les yeux llupides du peuple, plus ilfaudroit gémir de voir les campagnes abandonnées, les terres en friche, & les grands chemins inondés de malheureux citoyens devenus mendians ou voleurs , & devinés à finir un jour leur mifère fur la roue ou fur un fu- mier. C'eit. ainfi que l'Etat , s'enrichiffant d'un côté , s'affoiblit & fe dépeuple de l'au- tre , & que les plus puilTantes monarchies, après bien des travaux pour fe rendre opu- lentes & délertes , finiifent par devenir la proie des nations pauvres qui fuccombent à la funcftc tentation de les envahir, & qui sj'enrichiffent & s'aifoiblifTent à- leur tour juf-
4>ê Notes.
qu'à ce qu'elles foient elles-mêmes envahies & détruites par d'autres.
Qu'on daigne nous expliquer une fois ce qui avoit pu produire ces nuées de barbares qui , durant tant de ficelés , ont inondé l'Eu- rope , l'Afie & l'Afrique. Étoit-ce à l'in- duftrie de leurs arts , à la fagefle de leurs loix, à l'excellence de leur police , qu'ils dé- voient cette prodigieufe population ? Que nos fçavans veuillent bien nous dire pour- quoi, loin de multiplier à ce point, ces hom- mes féroces &: brutaux, fans lumière , fans frein , fans éducation, ne s'entr'égorgeoient pas tous à chaque inftant , pour fe difputer leur pâture ou leur chatte. Qu'ils nous expli- quent comment ces miférables onc eu feu- lement la hardieffe de regarder en face de fî habiles gens que nous étions , avec une fi belle difeipline militaire , de fi beaux co- des , & de fi fages loix : enfin pourquoi , de- puis que la fociété s'eft perfectionnée dans les pays du nord , & qu'on y a tant pris de peine pour apprendre aux hommes leurs de- voirs mutuels & l'art de vivre agréablement & paisiblement enfemble, on n'en voit plus rien fortir de femblable à ces multitudes d'hommes qu'il produifoit autrefois. J'ai bien
Notes. 2.3 1
peur que quelqu'un ne s'avife à la fin de me répondre que routes ces grandes chofes , fçu- voir les arts, les feiences & les loix, ont été très fagement inventées par les hommes, comme une pelle ialutairepour prévenir l'ex- ceflive multiplication de l'eipèce, de peur que ce monde, qui nouseit deiliné, ne devînt à la fin trop petit pour Tes habitans.
Quoi donc! Faut-il détruire les fociétés > anéantir le tien & le mien , Se retourner vivre dans les forêts avec les ours? Conféquence à la manière de mes adverfaires, que j'aime autant prévenir que de leur laifîer la honte de la tirer. O vous , à qui la voix célefte ne s'eft point fait entendre, & qui ne reconnoifîez pour votre elpèce d'autre deftination que d'achever en paix cette courte vie 5 vous qui pouvez lai/Ter au milieu des villes vos fu- neftes acquittions , vos defirs inquiets , vos cœurs corrompus & vos efprits effrénés, re- prenez, puifqu'il dépend de vous , votre an- tique & première innocence ; allez dans les bois perdre la vue & la mémoire des crimes de vos contemporains, & ne craignez point d'avilir votre efpèce , en renonçant à fes lu- mières pour renoncer à fes vices. Quant aux hommes femblables à moi , dont les paillons
2J2 N O T E S.
ont détruit pour toujours l'originelle /Impli- cite , qui ne peuvent plus fe nourrir d'herbe & de glands, ni fe pafler de loix & de chefs ; ceux qui furent honorés dans leur premier père de leçons furnaturelles; ceux qui ver- ront dans l'intention de donner d'abord aux actions humaines une moralité qu'elles n'euflent de long -temps acquife, la raifon d'un précepte indifférent par lui-même & inexplicable dans tout autre fyftème; ceux , e?» un mot, qui font convaincus que la voix di- vine appella tout le genre humain aux lumiè- res Se au bonheur des céîeftcs intelligences ; tous ceux-là tacheront , par l'exercice des vertus qu'ils s'obligent à pratiquer en appre- nant à les connoître , à mériter le prix éternel qu'ils en doivent attendre; ils refpecteront lés facrés liens des fociétés dont ils font les mem- bres ; ils aimeront leurs femblables & les fer- virent de tout leur pouvoir; ils obéiront feru- puleufement aux loix &r aux hommes qui en font les auteurs & les minières; ils honore- ront furtout les bons & fages Princes qui fçauront prévenir, guérir ou pallier cette fou- le d'abus &rde maux toujours prêts à nous ac- cabler; ils animèrent le zèle de ces dignes chefs, en leur montrant fans crainte & fans flatterie la grandeur de leur tâche & la rigueur
Notes, 233
de leur devoir: mais ils n'en mépriferont pas moins une constitution qui ne peut Te main* tenir qu'à l'aide de tant de gens refpedta- bles qu'on defire plus fouvent qu'on ne les obtient, & de laquelle, malgré tous leurs foins , naiffent toujours plus de calamités réelles que d'avantages apparens.
Page 97.
( * 3. ) Parmi les hommes que nous con- noiffons, ou par nous-mêmes, ou par les hiftoriens , ou par les voyageurs, les uns font noiis, les autres blancs, les autres rouges} les uns portent de longs cheveux, les au- tres n'ont que de la laine f'rifée ; les uns font preique tout velus , les autres n'ont pas même de barbe 5 il y a eu & il y a peut-être encore des nations d'hommes d'une taille gigantefque, & , laiflant à part la fable desPygmées, qui peut bien n'être qu'une exagération, on fçait que les Lap- pons & fur-tout les Groënlandois font fort au-deffous de la taille moyenne de l'hom- me 5 on prétend même qu'il y a des peu- ples entiers qui ont des queues comme les quadrupèdes; &, fans ajouter une foi aveu- gle aux relations d'Hérodote & de Ctéfîas ,
2^4 Notes.
on en peut du moins tirer cette opinion très vraifemblable , que , fi l'on avoit pu faire de bonnes observations dans ces temps an- ciens, où les peuples divers fui voient des manières de vivre plus différentes entr'elles qu'ils ne font aujourd'hui , on y auroit auflî remarqué, dans la figure Se dans l'habitude du corps , des variétés beaucoup plus frap- pantes. Tous ces faits , dont il eft aifé de fournir des preuves inconteltables , ne peu- vent furprendre que ceux qui font accou- tumés à ne regarder que les objets qui les environnent, & qui ignorent les puiflans effets de la diverfïté des climats , de l'air , des alimens , de la manière de vivre , des habitudes en général , & fur- tout la fores étonnante des mêmes caufes , quand elles agiflent continuellement fur de longues fui- tes de générations. Aujourd'hui quelecom. merce, les voyages & les conquêtes réu- nifient davantage les peuples divers, 8c que leurs manières de vivre fe rapprochent fans ceiTc par la fréquente communication , on s'apperçoit que certaines différences natio- nales ont diminué ; &, par exemple, chacun peut remarquer que les François d'aujour- d'hui ne font plus ces grands corps blancs & blonds décrits par les hiitonens Latins,
Notes, 23;
quoique le temps, joint au mélange des Francs & des Normands, blancs & blonds eux- mêmes, eût dû rétablir ce que la fréquen- tation des Romains avoit pu ôter à l'in- fluence du climat , dans la conftitution na- turelle & le teint des habitans. Toutes ces obfervations fur les variétés que mille cau- fes peuvent produire & ont produites en effet dans l'efpèce humaine , me font dou- ter fî divers animaux femblables aux hom- mes, pris par les voyageurs pour des bêtes fans beaucoup d'examen , ou à caufe de quelques différences qu'ils remarquoientdans la conformation extérieure, ou feulement parce que ces animaux ne parloient pas , ne feroient point en effet de véritables hom- mes fauvages , dont la race difperfée ancien- nement dans les bois n'avoit eu occafîon de développer aucune de fes facultés vir- tuelles, n'avoit acquis aucun degré de per- fection , & fe trouvoit encore dans l'état primitif de nature. Donnons un exemple de ce que je veux dire.
« On trouve, dit le traducteur de l'Hi£- » toire des voyages , dans le royaume de a> Congo quantité de grands animaux qu'on » nomme Orang-Ow.ang aux Indes Orienta-
2-}6 JV o t e s.
» les ; qui tiennent comme le milieu entre 3' l'efpèce humaine & les Babouins. Battel » raconte que dans les forêts de Mayomba , =» au royaume de Loango, on voit deux for- *» tes de monftres dont les plus grands fe =» nomment Pongos 8c les autres Enjokos. Les ^ premiers ont une reffemblance exacte avec =» l'homme ; mais ils font beaucoup plus =» gros, & de fort haute taille. Avec un vi- => fage humain , ils ont les yeux enfoncés. » Leurs mains , leurs joues , leurs oreilles 3ifont fans poils, à l'exception des fourcils 33 qu'ils ont fort longs: quoiqu'ils aient le =» refte du corps affez velu , le poil n'en eft =» pas fort épais, & fa couleur eft brune. *> Enfin la feule partie qui les diftingue des » hommes eft la jambe qu'ils ont fans mol- •c let. Ils marchent droit en fe tenant de la » main le poil du cou ; leur retraite eft dans a> les bois i ils dorment lur les arbres, Se s'y => font une efpece de toit qui les met à cou- »vert de la pluie. Leurs alimens font des » fruits ou des noix fauvages. Jamais ils ne '> mangent de chair. L'ufage des Nègres =» qui traverfent les forêts , eft dJy allumer s» des feux pendant la nuit. Ils remarquent » que , le matin , à leur départ , les Pongos => prennent leur place autour du feu , 8s
Notes. 237
» ne fe retirent pas qu'il ne foit éteint : car 3j avec beaucoup d'adrefle , ils n'ont point » aflfez de fens pour l'entretenir en y appor- a* tant du bois.
■» Ils marchent quelquefois en troupes & » tuent les Nègres qui traverfent les forêts. »> Ils tombent même fur les éléphans qui « viennent paître dans lis lieux qu'ils ha- *> bitent, & les incommodent fi fort à coups » de poing ou de bâtons, qu'ils les forcent « à prendre la fuite en pouffant des cris. 33 On ne prend jamais de Pongos en vie, « parce qu'ils font fi robuftes , que dix =» hommes ne fufnroient pas pour les arrê- 3> ter : mais les Nègres en prennent quan- » tité de jeunes , après avoir tué la mère , 3' au corps de laquelle le petit s'attache «fortement. Lorfqu'un de ces animaux 3> meurt , les autres couvrent fon corps 3> d'un amas de branches ik de feuillages. » Purchafs ajoute que dans les converfa- 3> tions qu'il avoit eues avec Battel , il avoir. 3> appris de lui-même, qu'un Pongo lui en- 35 leva un petit Nègre qui pafïa un mois 3> entier dans la fociété de ces animaux ; 3' car ils ne font aucun mal aux hommes 10 qu'ds furprennent, du moins lorfque ceux-
238 Notes,
»> ci ne les regardent point , comme le pe- »> tit Nègre l'avoit obfervé. Battel n'a point » décrit la féconde efpcce de monftre.
»> Dapper confirme que le royaume de » Congo eft plein de ces animaux qui por- =» tenc aux Indes le nom d'Orang-Outang , » c'eft-à-dire , habitans des bois , &: que »> les Africains nomment Quojas - Morros. =» Cette bête , dit-il , eit 11 femblableàl'hom- » me , qu'il eft tombé dans l'efprit à quel- ques voyageurs, qu'elle pouvoit être for- » tie d'une femme &: d'un linge : chimère =» que les Nègres mêmes rejettent. Un de ces => animaux fut tranfporté de Congo en Hol- 33 lande & préfenté au Prince d'Orange Fré- *>déric Henri. Il étoit de la hauteur d'un a» enfant de trois ans & d'un embonpoint 3> médiocre, mais quarré & bien propor- »j tionné , fort agile & fort vif ; les jambes =» charnues & robuftes, tout le devant du =» corps nud, mais le derrière couvert de a> poils noirs. A la première vue , fon vifa- « ge relTembloit à celui d'un homme, mais => il avoit le nez plat 8c recourbé ; fes oreil- => les étoient auflï celles de l'efpècç humai- 3> ne ; fon fein , car c'étoit une femelle , «étoit potelé, fon nombril enfoncé, fes
Notes. 239
» épaules fort bien jointes , les mains divi- « fées en doigts & en pouces, fes mollets a» & fes talons gras & charnus. Il marchoit *> fouvent droit fur fes jambes ; il étoit ca- =» pable de lever & porter des fardeaux af- 35 fez lourds. Lorfqu'il vouloit boire, il pre- »> noit, d'une main , le couvercle du pot, &: « tenoitlefond,de l'autre. Enfuiteil s'effuyoit 03 gracieufement les lèvres. Il fe couchoit , m pour dormir , la tête fur un couffin , fe m couvrant avec tant d'adreffe qu'on l'au- =» roit pris pour un homme au lit. Les Ne- » grès font d'étranges récits de cet animal. û Ils afïurent non - feulement qu'il force -*> les femmes & les filles , mais qu'il ofe •35 attaquer des hommes armés ; en un mot oi il y a beaucoup d'apparence que c'eft le m Satyre des anciens. Merolla ne parle peut- => être que de ces animaux , lorfqu'il racon- « te que les Nègres prennent quelquefois => dans leurs chafles des hommes & des fem- pj mes fauvages »j
Il eft encore parlé de ces efpèces d'ani- maux Anthropoformes dans le troifîeme tome de la même hiftoire des voyages fous le nom de Begços & de Mandrills; mais pour nous en tenir aux relations précédentes , on
240 Notes.
trouve dan-, la defcription de ces prérendus monitrcs des conformités frappantes avec l'efpcce humaine, & des différences moin- dres que celles qu en courroie affigner d'hom- me à homme. On ne voit | qijrit dans ces paiTages les raiïons fur lesquelles les au- teurs fe fondent pour refuiî aux animaux en quelVon le nom d'Jv urnes fauvages; mais il eft ailé de conjecturer que c'eit à caufe de ieur ftupidité , & «ulfi ►arce qu'ils ne partaient pas: raifons foibj--. pour ceux qui fçavent que, quoique l'organe de la pa- role foit naturel à l'homme, la parole elle- même ne lui efc pourtant pas naturelle, & qui connoilfent jufqu'à quel point la perfec- tibilité peut avoir élevé l'homme civil au- delfus de fon état originel. Le petit nom- bre de lignes que contiennent ces deferip- tions nous peut faire juger combien ces ani- maux ont été mal obfervés & avec quels préjugés ils ont été vus. Par exemple, ils font qualifiés de monftres , & cependant on convient qu'ils engendrent. Dans un endroit Battel dit que les Pongos tuent les Nègres qui traverfent les forêts: dans un autre Pur- chafs ajoute qu'ils ne leur font aucun mal , même quand ils les furprennenti du- moins .lorfque les Nègres ne s'attachent pas à les
regarder.
N O t E s, 241
regarder. Les Pongos s'affemblent autour des feux allumés par les Nègres , quand ceux- ci fe retirent; & fe retirent à leur tour , quand le feu eft éteint : voilà le fait ; voici maintenant le commentaire de l'obferva- teur ; car avec beaucoup d'adrejfe , ils n'ont pas ajjèi de fens -pour l'entretenir en y apportant du bois. Je voudrois deviner comment Battel , ou Purchafs Ton compilateur, a pu fçavoir que la retraite des Pongos étoit un effet de leur bétife plutôt que de leur volonté. Dans un climat tel que Loango > le feu n'eft pas une chofe fort néceflaire aux animaux, & û les Nègres en allument, c'eft moins con- tre le froid que pour effrayer les bêtes féroces; il eft donc très fîmple qu'après avoir été quelque temps réjouis par la flam- me ou s'être bien réchauffes , les Pongos s'ennuient de relier toujours à la même place , & s'en aillent à leur pâture , qui de- mande plus de temps que s'ils mangeoient de la chair. D'ailleurs , on fçait que la plu- part des animaux , fans en excepter l'hom- me , font naturellement pareiTeux , & qu'ils fe refufent à toutes fortes de foins qui ne font pas d'une abfolue néceflîté. Enfin il pa- roît fort étrange que les Pongos dont on van- te l'adrefle & la force ; les Pongos qui fçavent Tome Illt L
2^i Notes.
emerrer leurs morts & fe faire des toits de branchages , ne (cachent pas pouffer des tifons dans le feu. Je me fouviens d'avoir vu un lînge faire cette même manœuvre qu'on ne veut pas que les Pongos puiffent faire; il eft vrai que, mes idées n'étant pas alors tournées de ce côté , je fis moi-même la faute que je reproche à nos voyageurs , & je négligeai d'examiner iï l'intention du fînge étoit en effet d'entretenir le feu, ou iîmplement, comme je crois, d'imiter l'ac- tion d'un homme. Quoi qu'il en foit , il eit bien démontré que le fînge n'eft pas une va- riété de l'homme , non-feulement parce qu'il eft privé de la faculté de parler, mais fur- tout parce qu'on eft fur que fon efpèce n'a point celle de fe perfectionner , qui eft le ca- ractère fpécifique de l'efpèce humaine : expé- riences qui ne paroilfent pas avoir été faites fur le Pongos & l'Orang-Outang avec affes de foin pour en pouvoir tirer la même con- clufion. il y auroit pourtant un moyen par lequel , f] l'Orang-Outang ou d'autres étoient de l'efpèce humaine, les obfervateurs les plus greffiers pourroient s'en affurer même avec démonftration s mais outre qu'une feule génération ne fuffiroit pas pour cette expé- rience , elle doit pafler pour impraticable *
Notes. 243
parce qu'il faudroit que ce qui n'eft qu'une fuppofïtion fût démontré vrai, avant que l'épreuve qui devroit conftater le fait, pût être tentée innocemment.
Les jugemens précipités , & qui ne font point le fruit d'une raifon éclairée , font fu- jets à donner dans l'excès. Nos voyageurs font fans fa^on des bêtes , fous les noms de Pongos , de Mandrills, d'Orang-Outang , de ces mêmes êtres dont , fous le nom de Sa- tyres , de Faunes, de Sïlvains , les anciens faifoient des Divinités. Peut-être, après des recherches plus exactes , trouvera-t-on que ce font des hommes. En attendant , il me pa- roit qu'il y a bien autant de raifon de s'en rapporter là-delTus à Merolla, Religieux let- tré , témoin oculaire , & qui , avec toute fa naïveté, ne laiflbit pas d'être homme def- prit, qu'au marchand Battel, à Dapper, à Purchafs , & aux autres compilateurs.
Quel jugement penfe-t-on qu'euffent por- té de pareils obfervateurs fur l'enfant trou- vé en 1694, dont j'ai déjà parlé ci-devant, qui ne donnoit aucune marque de raifon , marchoit fur fes pieds & fur fes mains, n'a- voit aucun langage & formoit des ions qui ne reiTembloient en rien à ceux à'un hom~
i.ij
244 Notes,
me. Il fut long-temps, continue le même Phi- lofophe qui me fournit ce fait , avant de pouvoir proférer quelques paroles j encore le rit-il d'une manière barbare. Auffi-tot qu'il put parler, on l'interrogea fur fon premier état; mais il ne s'en fouvint non plus que nous nous fouvenons de ce qui nous eft ar- rivé au berceau. Si, malheureufement pour lui, cet enfant fût tombé dans les mains de nos voyageurs, on ne peut douter qu'après avoir remarqué fon filence & fa ftupidité, ils n'eufTent pris le parti de le renvoyer dans les bois ou de l'enfermer dans une ménage- rie ; après quoi ils en auroient fçavamment parlé dans de belles relations , comme d'une bête fort curieufe qui reflembioit allez à l'homme.
Depuis trois ou quatre cents ans que les habitans de l'Europe inondent les autres parties du monde , & publient fans ceiTe de nouveaux recueils de voyages & de re- lations , je fuis perfuadé que nous ne con- noilfons d'hommes que les feuls Européens ; encore paroît-il, aux préjugés ridicules qui ne font pas éteints, même parmi les gens 4e lettres, que chacun ne fait guères, fous le nom pompeux d/étude de l'homme , que
JV O T E S. 24;
celle des hommes de Ton pavs. Les parti- culiers ont beau aller & venir, il femblc que la philofophie ne voyage point: auflî celle de chaque peuple elt - elle peu pro- pre pour un autre. La caufe de ceci eft manifefte, au moins pour les contrées éloi- gnées : il n'y a guères que quatre fortes d'hommes qui fafTent des voyages de long cours, les marins, les marchands , les fol- dats & les miffionnaires; or on ne doit guères s'attendre que les trois premières clafles fournilfent de bons obfervateurs ; & quant à ceux de la quatrième , occupés de la vocation fublime qui les appelle , quand ils ne feraient pas iujets à des préjugés d'état comme tous les autres , on doit croi- re qu'ils ne le livreraient pas volontiers à des recherches qui paroifTent de pure cu- jiofîté , & qui les détourneraient des tra- vaux plus importans auxquels ils fe defti- nent. D'ailleurs, pour prêcher utilement l'Evangile, il ne faut que du zèle, & Dieo donne le refte; mais pour étudier les hom- mes, il faut des talens que Dieu ne s'en- gage à donner à perfonne & qui ne fonj. pas toujours le partage des faints. On n'ou- vre pas un livre de voyage où l'on ne trou- ve des defcriptions de caractères & de mœurs j
L iij
2^6 Notes.
mais on eft tout étonné d'y voir que ces gens qui ont tant décrit de chofes, n'ont dit que ce que chacun fçavoit déjà, n'ont fçu appercevoir à l'autre bout du monde , que ce qu'il n'eût tenu qu'à eux de remar- quer fans fortir de leur rue , & que ces traits vrais qui diftinguent les nations & qui frappent les yeux faits pour voir , ont prefque toujours échappé aux leurs. De-là eft venu ce bel adage de Morale, lî rebattu par la tourbe philofophefque : que les hom- mes font par-tout les mêmes ; qu'ayant par- tout les mêmes pafïions & les mê- mes vices, il eft aftez inutile de chercher à caraclérifer les différens peuples ; ce qui eft à -peu -près auffi bien raifonné que iï l'on difoit qu'on ne fçauroit diftinguer Pierre d'avec Jacques , parce qu'ils ont tous deux un nez , une bouche & des yeux.
Ne verra-t-on jamais renaître ces temps heureux où les peuples ne fe mêloient point de philofopher , mais où les Platon , les Thaïes & les Pythagore , épris d'un ardent defir de fçavoir , entreprenoient les plus grands voyages, uniquement pour s'inftrui- re , & alloient au loin fecouer le joug des préjugés nationaux, apprendre à connoître
JV O T E S. 2^7
es hommes par leurs conformités & par leurs différences, & acquérir ces connoif- fances univerfelles qui ne font point celles d'un fiécle ou d'un pays exclusivement , mais qui , étant de tous les temps & de tous les lieux, font, pour ainii dire, la feienec commune des fages.
On admire la magnificence de quelques curieux qui ont fait ou fait faire à grands frais des voyages en Orient avec des fça- vans & des Peintres , pour y deffiner des mâfures & déchiffrer ou copier ucî rnfcnp- tions: maïs j'ai peine à concevoir comment:,' dans un fiécle où l'on fe pique de belles connoiffances, il ne fe trouve pas deux hom- mes bien unis, riches, l'un en argent, l'au- tre en génie 5 tous deux aimant la gloire & afpirant à l'immortalité, dont l'un lac rifle vingt mille écus de fon bien , & l'autre dix ans de fa vie à un célèbre voyage autour du monde, pour y étudier, non toujours des pierres & des plantes, mais une fois les hommes & les moeurs, & qui, après tant de fiécles employés à mefurer & considérer la mai fon , s'avifent enfin d'en vouloir con- noître leshabitans.
Liv
2$$ Notes.
Les Académiciens qui ont parcouru les parties feptentrionales de l'Europe & mé- ridionales de l'Amérique, avoient plus pour objet de lesvifîter en Géomètres qu'en Phi- îofophes. Cependant, comme ils étoient à la fois l'un & l'autre , on ne peut pas re- garder comme tout-à fait inconnues les ré- gions qui ont été vues & décrites par les La Condamine & les Maupertuis. Le jouail- lier Chardin, qui a voyagé comme Platon, n'a rien laiiïe à dire fur la Perfe 5 la Chine paroît avoir été bien obiervée par les Jé- fuites. Esnipfbr donne une idée paffable du peu qu'il a vu dans le Japon. A ces rela- tions près, nous ne connoiflbns point les peuples des Indes orientales , fréquentées uniquement par des Européens plus cu- rieux de remplir leurs bourfes que leurs tê- tes. L'Afrique entière & fes nombreux ha- bitans, auflfi finguliers par leur caractère que par leur couleur, font encore à exami- ner ; toute la terre eft couverte de nations dont nous ne connoiflons que les noms , & nous nous mêlons de juger le genre hu- main ! Suppofons un Montefquieu,un Burfon, un Diderot, un Duclos , un d'Alembert , un Condillac , ou des hommes de cette trempe , voyageant pour inftruire leurs corn-
Notes. 249
patriotes , obfervant & décrivant comme ils fçavent faire, la Turquie, l'Egypte, la Barbarie, l'Empire de Maroc, la Guinée, le pays des Caffres, l'intérieur de l'Afrique & fes cotes orientales , les Malabares , le Mogol , les rives du Gange , les royaumes de Siam, de Pégu & d'Ava, la Chine, la Tartarie, & fur-tout le Japon 5 puis dans l'autre hémifphère le Mexique, le Pérou, le Chili , les Terres Magclîaniques , fans oublier les Patagons vrais ou faux, le Tu- cuman , le Paraguai , s'il étoit poffible , le Bréfïl , enfin les Caraïbes, la Floride, & toutes les contrées fauvages , voyage le plus important de tous & celui qu'il faudroit faire avec le plus de foin ; fuppo- fons que ces nouveaux Hercules , de re- tour de ces courfes mémorables , fi fient en- fuite à loifir l'hiftoire naturelle , morale & politique de ce qu'ils auroient vu , nous verrions nous-mêmes fortir un Monde nou- veau de defious leur plume, & nous ap- prendrions ainfi à connoître le nôtre. Je dis que, quand de pareils obfcrvateurs affirme- ront d'un tel animal que c'eft un homme, & d'un autre que c'efi: une bête, il faudra les en croire ; mais ce feroit une grande implicite de s'en rapporter là-deflus à des
Lv
ayo Notes.
voyageurs grofllers , fur lefqucls on feroit quelquefois tenté de faire la même queftion qu'ils fe mêlent de réfoudre fur d'autres animaux.
Page <?S.
(*p. ) Cela me paroît de la dernière évidence, & je ne fçaurois concevoir d'où nos Philofophes peuvent faire naître toutes les partions qu'ils prêtent à l'homme natu- rel. Excepté le feul nécelïairephyfique, que la nature même demande , tous nos autres befoins ne font tels que par l'habitude avant laquelle ils n'étoient point des befoins 5 ou par nos defirs, & Ton ne defire point ce qu'on n'eft pas en état de connoître. D'où il fuit que l'homme fauvage ne defîrantque les choies qu'il connoît, & ne connoiflant que celles dont la poiîeffion eft en fon pou- voir ou facile à acquérir, rien ne doit être fi tranquille que fon ame, & rien fi borné que fon eiprit.
Page 106.
( * 10.) Je trouve dans le gouvernement civil de Locke une objection qui me pa- roît trop fpécieufe pour qu'il me foit permis
Notes, z$i
de la di/fimuler. te La fin de la fociété » entre le mâle & la femelle , dit ce PhU »>lofophe, n'étant pas Amplement de pro- 35 créer, mais de continuer l'efpèce, cette *• fociété doit durer , même après la pro- » création , du moins aufli long-temps qu'il » eft néceifaire pour la nourriture &lacon- a» fervation des procréés, c'eft-à-dire, juf- » qu'à ce qu'ils foient capables de pourvoir 35 eux-mêmes à leurs befoins. Cette règle a> que la fageffe infinie du Créateur a éta- » blie fur les œuvres de fes mains, nous a» voyons que les créatures inférieures à 35 l'homme l'obfervent constamment & avec 35 exactitude. Dans ces animaux qui vivent 35 d'herbe , la fociété entre le mâle &c la fe- » melle ne dure pas plus long -temps que 3» chaque acte de copulation , parce que les 35 mammelles de la mère étant fumfantes 3> pour nourrir les petits jufqu'à ce qu'ils 3> foient capables de paître l'herbe , le maie » fe contente d'engendrer, & il ne fe mêîe » plus après cela de la femelle , ni des pe- 35 tits , à la fubfiftance defquels il ne peut » rien contribuer. Mais au regard des bêtes 35 de proie, la fociété dure plus long-temps, 35 à caufe que , la mère ne pouvant pas bien » pourvoir à fa fubfiftance propre & nour-
L vj
2$ 2 Notes.
» rir en même temps fes petits par fa feule '» proie, qui eft une voie <ie fe nourrir & «plus laborieufe & plus dangereufe que «n'eft celle de fe nourrir d'herbe, l'aflif- » tance du mâle eft tout-à-fait néceifuire »> pour le maintien de leur commune fa- aï mille , fi l'on peut ufer de ce terme ; la- as quelle , jufqu'à ce qu'elle puifle aller cher- *J cher quelque proie , ne fçauroit Habiliter » que -par les foins du mâle & de la femelle. » On remarque le même dans tous les oi- =» féaux , fi l'on excepte quelques oifeaux =» domelliques qui fe trouvent dans des lieux s» où la continuelle abondance de nourritu- » re exempte le mâle du foin de nourrir les » petits j on voit que , pendant que les :» petits dans leur nid ont befoin d'ali- » mens, le mâle & la femelle y en portent, » jufqu'à ce que ces petits -là puiifent voler =» & pourvoir à leur fubfiftance ».
=» Et en cela , à mon avis , con/îfte la » principale , fi ce n'eft la feule raifon pour- aï quoi le mâle & la femelle dans le genre a» humain font obligés à une fociété plus lon- 35 gue que n'entretiennent les autres créa- » tures. Cette raifon eft que la femme eft «capable de concevoir, 8c eft pour l'ordi»
Notes. 25^
» naire derechef groiTe & fait un nouvel en- =' fant , long-temps avant que le précédent *> foit hors d'état defe pafler du fecours de fes »> parens & puifle lui-même pourvoir à fes » befoins. Ainfiun père étant obligé de pren- » dre foin de ceux qu'il a engendrés, & de éprendre ce foin-là pendant long-temps, il « eft auffi dans l'obligation de continuer à » vivre dans la fociêté conjugale avec la » même femme de qui il les a eus , & de de- » meurer dans cette fociété beaucoup plus *> long-temps que les autres créatures , dont » les petits pouvant fubfifter d'eux-mêmes , *> avant que le temps d'une nouvelle pro- » création vienne , le lien du mâle & de la » femelle fe rompt de lui-même } & l'un & 3J l'autre fe trouvent dans une pleine libér- ai té , jufqu'à ce que cette faifon qui a cou- a> tume de folliciter les animaux à fe joindre » enfemble , les oblige à fe choifîr de nou- » velles compagnes. Et ici l'on ne fçauroit 33 admirer afïez la fagefle du Créateur , qui , » ayant donné à l'homme des qualités pro- 33 près pour pourvoir à l'avenir aum bien qu'au =» préfent , a voulu & a fait en forte que la 35 fociété de l'homme durât beaucoup plus » long-temps que celle du maie &r de la fe- » melle parmi les autres créature s , afin que
2j4 Notes.
» par-là l'induftrie de l'homme Sz de la fem- » me fut plus excitée, &: que leurs intérêts » luttent mieux unis , dans la vue de faire =» des provisions pour leurs enfans & de leur =» laifî'er du bien: rien ne pouvant être plus » préjudiciable à des enfans qu'une conjonc- »' tion incertaine & vague , ou une difïolu- » tion facile & fréquente de laibciété con- » jugale =>.
Le même amour de la vérité qui m'a fait expofer fincerement cette objection , m'ex- cite à l'accompagner de quelques remar- ques ; fînon pour la réfoudre , au moins pour l'éclaircir.
i. J'obferverai d'abord que les preuves morales n'ont pas une grande force en ma- tière de phyfique , & qu'elles fervent plutôt à rendre raifon des faits exiftans qu'à consta- ter l'exiftence réelle de ces faits. Or tel eft le genre de preuve que M. Locke emploie dans le paffage que je viens de rapporter ; car quoiqu'il puiife être avantageux à l'efpéce humaine que l'union de l'homme & de la femme foit permanente , il ne s'enfuit pas que cela ait été ainfî établi par la nature : autrement il faudroit dire qu'elle a auffi inftitué la fociété civile , les arts , le com-
Notes*. 2^
merce & tout ce qu'on prétend être utile aux hommes.
z. J'ignore où M. Locke a trouvé qu'en- tre les animaux de proie la fociété du mâle & de la femelle dure plus long-temps que parmi ceux qui vivent d'herbe, & que l'un aide à l'autre à nourrir les petits; car on ne voit pas que le chien, le chat , l'ours , ni le loup reconnoiffent leur femelle mieux que le cheval, le bélier, le taureau , le cerf, ni tous les autres quadrupèdes nereconnoiiTent la leur. Il femble , au contraire, que, file fecours du mâle étoit néceflaire à la femelle pour conferver fes petits, ce feroit fur-tout dans les efpèces qui ne vivent que d'herbe, parce qu'il faut fort long-tems à la mère pour paître , & que durant tout cet inter- valle elle eft forcée de négliger fa portée, au lieu que la proie d'une ourfe ou d'une louve eft dévorée en un inftant , & qu'elle a, fans fouffrir la faim , plus de temps pour allaiter {es petits. Ce raifonnement eft confirmé par une obfervation fur le nombre relatif de mammelles & de petits qui diftingue les efpè- cescarnacieres desfrugivores & dont j'ai parlé dans la note 6". Si cette obfervation eft jufte & générale , la femme n'ayant que deux
2$6 N O T E S.
mammelles & ne faifant gueres qu'un enfant a la fois , voilà une forte raifort de plus pour douter que l'efpèce humaine foit naturelle- ment carnacieres de forte qu'il fembleque, pour tirer la conclusion de Locke , il fau- drait retourner tout-à-fait fon raifonnement. Il n'y a pas plus de foLdité dans la même diftinclion appliquée aux oifeaux : car qui pourra fe perfuader que l'union du mâle & de la femelle foit plus durable parmi les vau- tours & les corbeaux que parmi les tourte- relles ? Nous avons deux efpèces d'oifeaux domeftiques , la canne & le pigeon , qui nous fourniffent des exemples directement con- traires au fyitéme de cet auteur. Le pigeon, qui ne vit que de grain , refte uni à fa fe- melle, & ils nourriffent leurs petits en com- mun. Le canard , dont la voracité elt con- nue , ne reconnoît ni fa femelle ni fes pe- tits , & n'aide en rien à leur fubfîftance ; & parmi les poules , efpcce qui n'eft gueres moins carnaciere , on ne voit pas que le coq fe mette aucunement en peine de la cou- vée. Que H dans d'autres efpèces le mâle partage avec la femelle le foin de nourrir les petits, c'eft que le:, oifeaux qui d'abord ne peuvent voler Sz que la mère ne peut allai- ter , font beaucoup moins en état de fe
Notes. 25*7
pafler de l'afTiftance du père, que les qua- drupèdes à qui fuffit la mammeile de la mère, au moins durant quelque temps.
3. Il y a bien de l'incertitude fur le fait principal qui fert de bafe à tout le raifonne- ment de M. Locke : car pour fç avoir ii , corn* me il le prétend , dans le pur état de nature, la femme eftpour l'ordinaire derechef groiTe 8c fait un nouvel enfant long-temps avant que le précédent puirfe pourvoir lui-méme- à fes befoins , il faudroit des expériences qu'aflurément Locke n'avoit pas faites & que perfonne n'eft à portée de faire. La co- habitation continuelle du mari &• de la fem- me eft une occafïon a" prochaine de s'expo- fer à une nouvelle groffefle, qu'il efrbien difficile de croire que la rencontre fortuite ou la feule impulfîon du tempérament pro- duisît des effets auffi fréquens dans le pur état de nature que dans celui de la fociété conjugale 5 lenteur qui contribueroitpeut-être à rendre les enfans plus robuftes , & qui d'ailleurs pourroit être compcnfée par la faculté de concevoir , prolongée dans un plus grand âge chez les femmes qui en au- roient moins abufé dans leur jcuneffe. A. l'égard des enfans, il y a bien des raifonsde
2j8 Notes.
croire que leurs forces & leurs organes Ce développent plus tard parmi nous , qu'ils ne faifoient dans l'état primitif dont je parle. La foiblefle originelle qu'ils tirent de la confti- tution des parens , les foins qu'on prend d'envelopper & gêner tous leurs membres , la mollcife dans laquelle ils font élevés , peut- être l'ufage d'un autre lait que celui de leur mère, tout contrarie & retarde en eux les premiers progrès de la nature. L'application qu'on les oblige de donner à mille chofes fur lefquelles on fixe continuellement leur attention , tandis qu'on ne donne aucun exercice à leurs forces corporelles, peut en- core faire une diverfîon confidérable à leur accroilîement ; de forte que , fi , au lieu de furcharger & fatiguer d'abord leur efprit de mille manières, on laiîToit exercer leur corps* aux mouvemens continuels que la nature femble leur demander, il eft à croire qu'ils feroient beaucoup plutôt en état de mar- cher , d'agir , & de pourvoir eux-mêmes à leurs befoins.
4. Enfin M. Locke prouve tout au plus qu'il pourroit bien y avoir dans l'homme un motif de demeurer attaché à la femme lorfqu'elle a un enfant ; mais il ne prouve
Notes. 25$
nullement qu'il a dû s'y attacher avant l'ac- couchement, & pendant les neuf mois de la sroflefle. Si telle femme eft indifférente à l'homme pendant ces neuf mois , fi même elle lui devient inconnue , pourquoi la fe~ courra-t-il après l'accouchement ? pour- quoi lui aidera-t-il à élever un enfant qu'il ne fçait pas feulement lui appartenir , & dont il n'a réfolu ni prévu la naiffance ? M. Locke fuppofe évidemment ce qui eft en queftion : car il ne s'agit pas de fçavoir pourquoi l'homme demeurera attaché à la femme après l'accouchement, mais pour- quoi il s'attachera à elle après la concep- tion. L'appétit fatisfait, l'homme n'a plus befoin de telle femme , ni la femme de tel homme. Celui-ci n'a pas le moindre fou- ci ni peut-être la moindre idée des fuites de fon action. L'un s'en va d'un côté , l'autre d'un autre , & il n'y a pas d'apparence qu'au bout de neuf mois ils aient la mémoire de s'être connus : car cette efpèce de mémoire par laquelle un individu donne la préfé- rence à un individu pour l'acte de la géné- ration, exige , comme je le prouve dans le texte , plus de progrès ou de corruption dans l'entendement humain , qu'on ne peut lui en fuppcier dans l'état d'animalité dont il s'agit
260 Notes.
ici. Une autre femme peut donc contenter les nouveaux defîrs de Fhomme auffi corn-» modément que celle qu'il a déjà connue , & un autre homme contenter de même la femme, fuppofé qu'elle foit prefïce du même appétit pendant l'état de groflefle , de quoi l'on peut raifonnablement douter. Que fi dans l'état de nature la femme ne reflent plus la pafllon de l'amour après la concep- tion de l'enfant, l'obftacle à fa fociété avec l'homme en devient encore beaucoup plus grand , puifqu'alors elle n'a plus befoin ni de l'homme qui l'a fécondée ni d'aucun autre. Il n'y a donc dans l'homme aucune raifon de rechercher la même femme , ni dans la femme aucune raifon de rechercher le même homme. Le raifonnement de Locke tombe donc en ruine , & toute la dialectique de ce Philofophe ne l'a pas garanti de la faute que Hobbes & d'autres ont commife. Ils avoient à expliquer un fait de l'état de nature , c'eft- à-dire, d'un état où les hommes vivoient ifolés, & où tel homme n'avoit aucun mo- tif de demeurer à côté de tel homme , ni peut être les hommes de demeurer à côté les uns des autres, ce qui eft bien pis 5 & ils n'ont pas fongé à fe tranfpoiter au-delà des fiecles de fociété, c'eil-à-dire, de ces
Notes. 261
temps où les hommes ont toujours une raifon de demeurer près les uns des au- tres , & où tel homme a fouvent une rai- fon de demeurer à coté de tel homme ou de telle femme.
Page 107.
(*c.) Je me garderai bien de m'embar- quer dans les réflexions philofophiques qu'il y auroit à faire fur les avantages & les în- convéniens de cette inftitution des lan- gues ; ce n'eft pas à moi qu'on permet d'at- taquer les erreurs vulgaires , & le peuple lettré refpecle trop fes préjugés pour fuppor- ter patiemment mes prétendus paradoxes. Laiifons donc parler les gens à qui l'on n'a point fait un crime d'ofer prendre quelque- fois le parti de la raifon contre l'avis de la multitude. Nec quidquam felicitati kumani ge~ neris decederet , fi , pulfâ tôt linguarum pefle Çr" confufione , unam artem callerent mondes , &* fignis , moûhus , geflibufque licitum foret quid- vis explicare. Nunc vero ita comparatum eji , ut animalium quce vulgo bruta creduntur , melior longé qudm nqflra hdc in parte videatur condi- tio , utpotè quce promptiàs & forfan feliciùs , fenfus G" cogitationes fuas fine interprète figni- ficent , qudm ulli queant mortales , prxferùm fi
2.6i Notes*
peregrino utantur fermone. If Voffius de Poe- mat. Cant. & viribus Rythmi , pag. 66.
Page 1 1 <£.
(* il.) Platon, montrant combien les idées de la quantité difcrette Se de fes rap- ports font néceffaires dans les moindres arts, fe moque avec raifon des Auteurs de fon temps qui prétendoient quePalamede avoit inventé les nombres au fîège de Troie, com- me fi, dit ce Philofophe, Agamemnon eût pu ignorer jufques-là combien il avoit de jambes. En effet, on fent l'impoflibilité que la fociété & les arts fufTent parvenus où ils etoient déjà du temps du fiége de Troie , fans que les hommes eufTent l'ufage des nombres & du calcul : mais la nécefîïté de connoître les nombres avant que d'acqué- rir d'autres connoiffances , n'en rend pas l'invention plus aifée à imaginer. Les noms des nombres une fois connus , il eft aifé d'en expliquer le fens , Se d'exciter les idées ^ue ces noms repréfentent 5 mais pour les inventer, il fallut, avant que de concevoir ces mêmes idées, s'être, pour ainfï dire , fa- miliariféa\ ec les méditations philofophiques, s'être exercé à confïdérer les êtres par leur feule effence, & indépendamment de toute
Notes. 265
autre perception , abfrraction très pénible , très métaphyfîque , très peu naturelle , & fans laquelle cependant ces idées n'euflfent jamais pu fe tranfporter d'une efpèce ou d'un genre à un autre , ni les nombres devenir univerfels. Un fauvage pouvoit confîdérer féparément fa jambe droite & fa jambe gauche, ou les regarder enfemble fous l'idée indivifîble d'une couple fans jamais penfer qu'il en avoit deux; car autre chofe eft l'idée repréfentative qui nous peint un ob- jet, & autre chofe l'idée numérique qui le détermine. Moins encore pouvoit-il calcu- ler jufqu'à cinq 3 & quoiqu'appliquant fes mains l'une fur l'autre , il eût pu remarquer que les doigts fe répondoient exactement , il étoit bien loin de fonger à leur égalité numé- rique ; il ne fçavoit pas plus le compte de fes doigts que de fes cheveux j & fi, après lui avoir fait entendre ce que c'eft que nombres, quelqu'un lui eût dit qu'il avoit autant de doigts aux pieds qu'aux mains , il eût peut- être été fort furpris, en les comparant, de trouver que cela étoit vrai.
Page 120.
( * it.) Il ne faut pas confondre l'amour- propre Se l'amour de foi-même, deux paf-
2<?4r Notes,
fions très différentes par leur nature & par leurs effets. L'amour de foi-même eft un fen- timent naturel qui porte tout animal à veiller à fa propre confervation , & qui, di- rigé dans l'homme par la raifon , & mo- difié parla pitié, produit l'humanité & la vertu. L'amour-propre n'eft qu'un fentiment relatif, factice , & né dans la fociétc , qui porte chaque individu à faire plus de cas de foi que de tout autre , qui inlpire aux hommes tous les maux qu'ils fe font mu- tuellement , Se qui eft la véritable fource de l'honneur.
Ceci bien entendu, je dis que dans no- tre état primitif, dans le véritable état de nature, l'amour -propre n'exifte pas ; car chaque homme en particulier fe regardant lui-même comme le feul fpectateur qui l'ob- fèrve , comme le feul être dans l'Univers qui prenne intérêt à lui , comme le feul juge de Fon propre mérite , il n'eft pas poflible qu'un fentiment qui prend fa fource dans des corn- paraifons qu'il n'eft pas à portée de faire , puiffe germer dans fon ame. Pa . la même raifon cet homme ne fçauroit avoir ni haîne ni defir de vengeance ,paffions qui ne peuvent naître que de l'opinion de quelque offenfe re-
Çucj
Notes. 26c
çue ; & comme c'eft le mépris ou l'intention de nuire , & non le mal , qui conftitue l'offen- fe , des hommes qui ne fçavent ni s'appré- cier ni fe comparer peuvent le faire beau- coup de violences mutuelles , quand il leur en revient quelque avantage , fans jamais s'oftenfer réciproquement. En un mot , chaque homme , ne voyant guèreî fes femblables que comme il verroit des animaux d'une autre efpèce , peut ravir la proie au plus foible ou céder la lîenne au plus fort , fans envifager fes rapines que comme des événemens naturels , fans le moindre mouvement d'infolence ou de dépit , & fans autre paflion que la douleur ou la joie d'un bon ou mauvais fuccès.
Page ijj.
(* 13.) C'eft une chofe extrêmement remarquable que, depuis tant d'années que les Européens fe tourmentent pour ame- ner les fauvages des diverfes contrées du monde à leur manière de vivre , ils n'aient pas pu encore en gagner un feul , non pas même à la faveur du Chriftianifme j car nos millionnaires en font quelquefois des Chré,'
Tomt III, M
2.66 Notes.
tiens ; mais jamais des hommes civilifés. Rien ne peut furmonter l'invincible répu- gnance qu'ils ont à prendre nos mœurs & vivre à notre manière. Si ces pauvres fau- vages font aufli malheureux qu'on le pré- tend , par quelle inconcevable déprava- tion de jugement refufent-ils conftam- ment de fe policer à notre imitation ou d'apprendre à vivre heureux parmi nous ; tandis qu'on lit en mille endroits que des François & d'autres Européens fe font réfugiés volontairement parmi ces nations, y ont pafle leur vie entière, fans pouvoir plus quitter une fi étrange manière de vi- vre , &: qu'on voit même des millionnai- res fenfés regretter avec attendrilîementles jours calmes & innocens qu'ils ont parlés chez ces peuples fi méprifés ? Si l'on répond qu'ils n'ont pas allez de lumières pour ju- ger fainement de leur état & du noue, je répliquerai que l'eftimation du bonheur elt moins l'affaire de la raifon que du fen- timent. D'ailleurs, cette réponfe peut fe ré- torquer contre nous avec plus de force en- core : car il y a plus loin de nos idées à la difpofïtion d'efprit où il faudrait être pour concevoir le goût que trouvent les fauva- ges à leur manière de vivre , que des idées
N O T E S. l6j
des fauvages à celles qui peuvent leur faire concevoir la nôtre. En effet, après quelques obfervations , il leur elt aile de voir que tous nos travaux le dirigent fur deux feuls objets ; fçavoir, pour foi les commodités de la vie , & la confîdéra- tion parmi les autres. Mais le moyen pour nous d'imaginer la forte de plaiiir qu'un fauvage prend à paifer fa vie feul au mi- lieu des bois ou à la pêche, ou à fourHer dans une mauvaife flûte, fans jamais fça- voir en tirer un feul ton & fans fe foucier de l'apprendre?
On a plufieurs fois amené des fauvages à Paris , à Londres , & dans d'autres vil- les ; on s'eft emprefle de leur étaler notre luxe , nos richeffes , & tous nos arts les plus utiles & les plus curieux ; tout cela n'a jamais excité chez eux qu'une admira- tion ftupide, fans le moindre mouvement, de convoitife. Je me fouviens , entr'autres , de l'hiftoire d'un chef de quelques Améri- cains feptentrionaux qu'on mena à la cour d'Angleterre , il y a une trentaine d'an- nées. On lui fit paifer mille chofes devant les yeux pour chercher à lui faire quelque préfent qui pût lui plaire, fans qu'on trou-
Mij
268 Notes.
v.k rien dont il parût fe foucier. Nos ar- mes lui fembloient lourdes & incommodes, nos fouliers lui bleflbient les pieds, nos habits le gênoient, il rebutoit tout; enfin on s'apperçut qu'ayant pris une couverture de laine , il fembloit prendre plaifir à s'en envelopper les épaules. Vous conviendrez , au moins , lui dit-on aufîî-tôt , de l'utilité de ce meuble? Oui, répondit -il, cela me paroît prefque auifi bon qu'une peau de bê- te. Encore n'eût-il pas dit cela, s'il eût por= té l'une & l'autre à la pluie.
Peut-être me dira-t-on que c'eft l'habi- tude qui , attachant chacun à fa manière de vivre , empêche les fauvages de fentir ce qu'il y a de bon dans la nôtre. Et fur ce pied -là il doit paroître au moins fort extraordinaire que l'habitude ait plus de force pour maintenir les fauvages dans le goût de leur mifere , que les Européens dans la jouiffance de leur félicité. Mais pour faire à cette dernière objeclion une réponfe à laquelle il n'y ait pas un mot à répliquer , fans alléguer tous les jeunes feuvages qu'on s'cft vainement efforcé de civiiucr; fans parler des Groënlandois & des habitans de l'Illande , qu'on a tenté
N 6 T Ë f: û.6$
d'élever & nourrir en Danemarck , &r que la trifteiTe & le défefpoir ont tous fait périr , foit de langueur , (bit dans la mer où ils avoient tenté de regagner leur pays, à la nage; je me contenterai de ci. ter un feul exemple bien attefté , & que je donne à examiner aux admirateurs de la police Européenne,
•c Tous les efforts des miffionnaires Hof- ;»landois du Cap de Eonne-Efpérance n'ont *» jamais été capables de convertir un feul =» Hottentot. Van- der - Stei , Gouverneur du =» Cap , en ayant pris un dès l'enfance le » fit élever dans les principes de la Religion
* Chrétienne } & dans la pratique des ufa-
* ges de l'Europe. On le vêtit richement , » on lui fît apprendre plufieurs langues , 8l » fes progrès répondirent fort bien aux foins » qu'on prit pour fon éducation. Le Gou* =»verneur efpérant beaucoup de fon efprit,
* l'envoya aux Indes avec un commiflaire
* général qui l'employa utilement aux af> » faires de la Compagnie. Il revint au Cap =» après la mort du commiflaire. Peu de » jours après fon retour, dans une vifitc 35 qu'il rendit à quelques Hottentots de fes *> parens , il prit le parti de fe dépouiller
Miij
570 7)/ 0 T E s,
=>de fa parure Européenne pour fe revêtir =» d'une peau de brebis. Il retourna au Fort , =>•> dans ce nouvel ajuftement , charge d'un p> paquet qui contenoit fes anciens habits, »> & , les préfentant au Gouverneur , il lui s* tint ce difeours *. Aye\ la bonté , Monfieur , sî de faire attention que je renonce pour tou- î» jours à cet appareil. Je renonce aujji pour tou- w te ma vie à la religion Chrétienne s ma réfo- t» ludon ejl de vivre & mourir dans la religion , e» les manières & les ufages de mes ancêtres. » I,' unique grâce que je vous demande ejl de me z» laijjèr le collier & le coutelas que je porte. Je si les garderai pour l'amour de v ou s. A uflî- tôt =' fans attendre la réponfe de Van-der-Stel , =» il fe déroba par la fuite, de jamais on ne le » revit au Cap ». Hijloire des Voyages , terne y. F- 17S-
Page 163.
(* d.) On pourroit m'objecter que, dans «n pareil défordre , les hommes , au lieu de s'entr'égorger opiniâtrement , fe feroient dif- perfés , s'il n'y avoit point eu de bornes à
* Voyez le Frontifpice.
Notes. 271
leur difperfion. Mais premièrement ces bor- nes euffent au moins été celles du Mon- de ; & fi l'on penfe à l'exceflive population qui refaite de l'état de nature, on jugera que la terre dans cet état n'eût pas tar- dé à être couverte d'hommes ainfi forcés à fe tenir raffemblés. D'ailleurs, ils fe fe- roient difperfés, fi le mal avoit été rapi- de & que c'eût été un changement fait du jour au lendemain; mais ils naiiToient fous le joug, ils avoient l'habitude de le porter quand ils en fentoient la pefanteur , & ils fe contentoient d'attendre l'occafion de le fecouer. Enfin, déjà accoutumés à mille commodités qui les forçoient à fe tenir raifemblés, la difperfion n'étoit plus fi facile que dans les premiers temps où , nul n'ayant befoin que de foi-même , cha- cun pienoit fon parti fans attendre le con- fenteraerjt d'un autre.
Page 1 67.
C 14.) Le Maréchal de V*** contoit que, dans une de les campagnes , les excef- fives fripponneries d'un entrepreneur des vi- vres ayant fait fouffrir 8c murmurer l'ar- mée, il le tança vertement & le menaça
Miv
2.J2 'Notes.
de le faire pendre. Cette menace ne me re* garde pas , lui répondit hardiment le frip- pon , & je fuis bien aife de vous dire qu'on ne pend point un homme qui difpofedecent mille écus. Je ne fçais comment cela fe fit, ajoûtoit naïvement le Maréchal j mais en effet il ne fut point pendu, quoiqu'il eût cent fois mérité de l'être.
Page 18p.
(*ij.) La juftice diftributive s'oppofè- roit même à cette égalité rigoureufe de l'é- tat de nature, quand elle feroit pratiqua- ble dans la fociété civile; & comme tous les membres de l'Etat lui doivent des fervi- ces proportionnés à leurs talens & à leurs forces , les citoyens à leur tour doivent être diltingués & favorifés à proportion de leurs fervices. C'eft en ce fens qu'il faut entendre un pafîage d'Ifocrate dans lequel il loue les premiersAthéniens d'avoir bien (çudiftinguer quelle étoit la plus avantageufe des deux fortes d'égalité, dont l'une conlïlle à faire part des mêmes avantages à tous les ci- toyens indifféremment , &: l'autre à les dis- tribuer félon le mérite de chacun. Ces habi- les politiques, ajoute l'Orateur, banniiiant
Notes, 273
cette injufte égalité qui ne met aucune dif- férence entre les médians & les gens de bien, s'attachèrent inviolablement à celle qui récompenfe & . punie chacun félon fon mérite. Mais premièrement il n'a jamais exifté de fociété, à quelque degré de cor- ruption qu'elles aient pu parvenir , dans la- quelle on ne fît aucune différence des mé- dians & des gens de bien ; & dans les ma- tières de mœurs, où la loi ne peut fixer de mefure aifez. exacte pour fervir de règle au Magiftrat, c'eft très fagement que , pour ne pas laiffer le fort ou le rang des citoyens à fa diferétion, elle lui interdit le jugement des perfonnespour ne lui laiffer que celui des aérions. Il n'y a que des moeurs aufïi pures que celles des anciens Romains qui puilfent fupporter des Cenfeurss & de pareils tribu- naux auroient bientôt tout bonleverfé par-- mi nous: c'eft à l'eftime publique à mettre de la différence entre les médians &: les gens de bien ; le Magiftrat n'eft juge que du droit rigoureux; mais le peuple eft le véritable juge des mœurs, juge intègre & même éclairé fur ce point, qu'on abufe quelquefois , mais qu'on ne corrompt ja- mais. Les rangs des citoyens doivent donc être réglés, non fur leur mérite perfonnelj
Mv
274
N 0 T E S.
( ce qui feroit laifler au Magiftrat le moyen de faire une application prefque arbitraire de la loi ) mais fur les fervices réels qu'ils rendent à l'Etat & qui font fufceptibles «l'une eftimation plus exacte.
=^3g%g^ .
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LETTRE
CE M. DE VOLTAIRE A M. ROUSSEAU,
Qui lui avoit envoyé fort Difcours fur l'inégalité parmi les hommes.
J 'Ai reçu, Monfîeur, votre nouveau livre contre le genre humain; je vousen remercie. Vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités , & vous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la fociété humaine, dont notre igno- rance & notre faibleflè fe promettent tant de confolations. On n'a jamais tant em- ployéd'efprit à vouloir nous rendre bê- tes. 11 prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage. Ce- pendant , comme il y a plus de foixante ans que j'en ai perdu lhabitude, je fens malheureufement qu'il m'eft impofTible de la reprendre; & je laiffe cette allure naturelle à ceux qui en font plus dignes que vous & moi. Je ne peux non plus
M vj
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Œuvres
m'embarquer pour aller trouver les Sau- vages du Canada; premièrement, parce que les maladies dont je fuis accablé me retiennent auprès du plus grand Méde- cin de l'Europe , &: que je ne trouverais pas les mêmes fecours chez les Mitîouris : fecondement , parce que la guerre efr. por- tée dans ces pays-là , & que les exem- ples de nos Nations ont rendu les Sau- vages prefque auffi médians que nous. Je me borne à être un Sauvage paifible dans la folitude que j'ai choifie auprès de votre patrie , où vous êtes tant defîré.
Je conviens avec vous que les belles- lettres & les fciences ont caufé quel- quefois beaucoup de mal. Les ennemis du TaJJe firent de fa vie un tifïu de malheurs ; ceux de Galilée le firent gé- mir dans les priions , à foixante de dix ans , pour avoir connu le mouve- ment de la terre; & ce qu'il y a de plus honteux , c'efr. qu'ils l'obligèrent à fe rétrader. Vous f;avez quelles tra- verfes vos amis effuyerent quand ils commencèrent cet ouvrage , aufli utile qu immenfe , del'Encydopédie .auquel vous avez tant contribué.
Si j'ofais me compter parmi ceux dont les travaux n'ont eu que la perfécurion pour récompenfe , je vous ferais voir des
DIVERSES. 277
gens acharnés à me perdre, du jour que je donnai la tragédie d'Œdipe ; une bi- bliothèque de calomnies imprimées con- tre moi ; un homme qui m'avait des obli- gations aifez connues , me payant de mon fervice par vingt libelles; un autre .beau- coup plus coupable encore, faifant im- primer mon propre ouvrage du Siècle de Louis XIV, avec des notes dans lefqueîles la plus craffe ignorance vomit les plus in- fâmes impofl:ures;un autre qui vend à un Libraire quelques chapitres d'une pré- tendue Hijioire univerfelle fous mon nom ; le Libraire affez avide pour imprimer ce tiffu informe de bévues , de fauflfes dates , de faits & de noms eftropiés ; & enfin des hommes affez injuftes pour nVimputer la publication de cette rapfodie. Je vous fe- rais voir la Société infectée de ce nou- veau genre d'hommes inconnus à toute l'antiquité, qui, ne pouvant embrafles une profeilion honnête , foit de manœu- vre, foit de laquais, & fâchant maiheu- reufement lire & écrire , fe font courtiers de littérature, vivent de nos ouvrages , volent des manufcrits , les défigurent Se les vendent. Je pourrais me plaindre que des fragmens d'une plaifanterie faite , il y a près de 30 ans, fur le même fujet que
278 Œuvres
Chapelain eut la bétife de traiter férieufe- ment , courent aujourd'hui le monde par l 'infidélité & l'avarice de ces malheureux qui ont mêlé leurs groffieretés à ce badi- nage, qui en ont rempli les vuides avec autant de fottife que de malice , & qui en- fin , au bout de trente ans , vendent par- tout en manufcrit , ce qui n'appartient qu'à eux, &qui n'eft digne que d'eux. J'a- jouterais qu'en dernier lieu on a volé une partie des matériaux que j'avais raf- femblés dans les archives publiques pour fervir à l'hifloire de la guerre de 17411 lorfque j'étais Hiftoriographe de France; qu'on a vendu à un Libraire ce fruit de mon travail ; qu'on fe faifit à l'envi de mon bien , comme fi j'étais déjà mort , Se qu'on le dénature pour le mettre à l'en- can. Je vous peindrais l'ingratitude , l'impolrure & la rapine me pourfuivant depuis quarante ans jufqu'au pied des Al- pes , & jufqu'au bord de mon tombeau. Mais que conclurai- je de toutes ces tri- bulations ? Que je ne dois pas me plain- dre ; que Pope , Dej cartes , Bayle , le Ca- inouens , & cent autres ont efluyé les mê- mes injuftices & de plus grandes ; que cette defrinée eft celle de prefque tous ceux que l'amour des lettres a trop fé- duits.
DIVERSES. 279
Avouez , en effet , Moniteur , que ce font-là de ces petits malheurs particu- liers , dont à peine la fociété s'apperçoit. Qu'importe au genre humain que quel- ques frelons pillent le miel de quelques abeilles? Les gens de lettres font grà*nd bruit de toutes ces petites querelles ; le refte du monde ou les ignore , ou en rit. De toutes les amertumes répandues fur la vie humaine , ce font-lk les moins fu- neftes. Les épines attachées à la littéra- ture & à un peu de réputation , ne font que des rieurs en comparaifon des autres maux qui de tout tems ont inondé la terre. Avouez que ni Cicéron, ni Varront ni Lucrèce, ni Virgile , ni Horace n'eurent la moindre part aux profcriptions. Ma- rius étoit un ignorant. Le barbare Sylla, le crapuleux Antoine, l'imbécille Lépide lifoient peu Platon & Sophocle ; & pour ce tyran fans courage , OBave Cépias , fur- nommé Ci lâchement Augufle , il ne fut un déteftable aflaffin,que dans le temps où il fut privé de la fociété des gens de lettres. Avouez que Pétrarque & Bocace ne firent pas naître les troubles de l'Italie. Avouez que le badinage de Marot n'a pas produit la S.-Barthélemi , & que la tragédie du Cil ne caufa pas les troubles
280 Œuvres, &c.
de la Fronde. Les grands crimes n'ont guère été commis que par de célèbres ignorans. Ce qui fait & fera toujours de ce monde une vallée de larmes , c'eft l'in- fariable cupidité &r l'indomptable orgueil dm hommes, depuis Thamas Kouli-Kan , qui ne fçavoit pas lire , jufqu'à un commis de la douane qui ne fçait que chiffrer. Les lettres nourriflent l'ame, la rectifient, la coûtaient; elles vous fervent, Mon- sieur , dans le temps que vous écrivez contr'elles ; vous êtes comme Achille qui s'emporte contre la gloire , & comme le Père Mallcbranche , dont l'imagination brillante écrivoit contre l'imagination.
Si quelqu'un doit fe plaindre des let- tres , c'eft moi ; puifque dans tous les temps, & dans tous les lieux, elles ont fervi à me perfécuter. Mais il faut les ai- mer, malgré l'abus qu'on en fait; comme il faut aimer la fociété, dont tant d'hom- mes méchans corrompent les douceurs; comme il faut aimer fa patrie , quelques injuftices qu'on y efîuye.
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M. ROUSSEAU
A M. DE VOLTAIRE.
\_j'Est à moi, Monfieur, de vous remercier à tous égards. En vous of- frant l'ébauche de mes triftes rêveries, je n'ai point cru vous faire un pré- fent digne de vous , mais m'acquitter d'un devoir & vous rendre un hom- mage que nous vous devons tous , comme à notre chef. Senfible , d'ail- leurs , à l'honneur que vous faites à ma patrie , je partage la reconnoif- fance de mes Concitoyens , & j'efpere qu'elle ne fera qu'augmenter encore,
282 Œuvres
lorfqu'ils auront profité des inftruc- tions que vous pouvez leur donner. Embelliffez l'afyle que vous avez choi- fi : éclairez un peuple digne de vos leçons ; & vous , qui fçavez fi bien peindre les vertus & la liberté, ap- prenez-nous à les chérir dans nos murs comme dans vos écrits. Tout ce qui vous approche doit apprendre de vous le chemin de la gloire.
Vous voyez que je n'afpire pas à nous rétablir dans notre bétife , quoi- que je regrette beaucoup , pour ma part , le peu que j'en ai perdu. A vo- tre égard ., Monfieur , ce retour fe- roit un miracle , f\ grand à la fois & fi nuifibîe , qu'il n'appartiendroit qu'à Dieu de le faire, & qu'au Diable de le vouloir. Ne tentez donc pas de retomber à quatre pattes ; perfonne au monde n'y réuffiroit moins que vous. Vous nous redrefTez trop bien fur nos deux pieds pour cefTer de vous tenir fur les vôtres.
Je conviens de toutes les difgrnces qui pourfuivent les hommes célèbres dans Iqs lettres; je conviens même
DIVERSES. 283
de tous les maux attachés à l'Huma- nité , & qui femblent indépendans de nos vaines connoiffances. Les hommes ont ouvert fur eux-mêmes tant de four- ces de mifère , que , quand le hafard en détourne quelqu'une , ils n'en font guères moins inondés. D'ailleurs , il y a, dans le progrès des chofes , des liaifons cachées que le vulgaire n'ap- perçoit pas , mais qui n'échapperont point à l'œil du Sage , quand il y vou- dra réfléchir. Ce n'eft ni Térence , ni Cicéron , ni Virgile , ni Séneque , ni Tacite ; ce ne font ni lesSçavans, ni les Poëtes qui ont produit les mal- heurs de Rome & les crimes des Ro- mains : mais fans le poifon lent Se fe- cret qui corrompoit peu- à-peu le plus vigoureux gouvernement dont l'hif- toire ait fait mention , Cicéron , ni Lucrèce , ni Sallufte n'eufTent point exifté , ou n'eufTent point écrit. Le fîécle aimable deLélius& de Térence amenoit de loin le fîécle brillant d'Au- gufle & d'Horace, & enfin les fiécles horribles de Séneque & de Néron, de Domitien & de Martial. Le goût des lettres & des arts nait chez un peuple d'un vice intérieur qu'il augmentes &
284 Œuvres
s'il eft vrai que tous les progrès hu- mains font pernicieux à l'efpece , ceux de l'efprit , & des connoiffances qui augmentent notre orgueil & multi- plient nos égaremens .accélèrent bien- tôt nos malheurs. Mais il vient un temps où le mal eft tel que les caufes mêmes qui l'ont fait naître font né- cefïàires pour l'empêcher d'augmen- ter ; c'eft le fer qu'il faut laifler dans la plaie, de peur que le bleflé n'expire en l'arrachant. Quant à moi ., fi j'a- vois fuivi ma première vocation , & que je n'eufTe ni lu , ni écrit , j'en au- rois fans doute été plus heureux. Ce- pendant, fî les lettres étoient mainte- nant anéanties , je ferois privé du feul plaifir qui me refte. C'eft dans leur fein que je me confole de tous mes maux : c'eft parmi ceux qui les cul- tivent que je goûte les douceurs de l'a- mitié, & que j'apprends à jouir de la vie fans craindre la mort. Je leur dois le peu que je fuis ; je leur dois même l'honneur d'être connu de vous : mais confultons l'intérêt dans nos affaires , & la vérité dans nos écrits. Quoi- qu'il faille des Philofophes , des Hifto» riens , des Sçavans , pour éclairer le-
DIVERSES. 285
monde , & conduire fes aveugles ha- bitans ; Ci le fage Memnon m'a dit vrai , je ne connois rien de fi fou qu'un peu- ple de fages.
Convenez- en, Monfîeur ; s'il efl bon qu3 de grands génies inftruifent les hommes , il faut que le vulgaire reçoive leurs inftrucTtions : fi chacun fe mêle d'en donner , qui les voudra recevoir ? Les boiteux , dit Montai- gne , font mal - propres aux exer- cices du corps ; & aux exercices de l'efprit les âmes boiteufes. Mais en ce fiécle fçavant , on ne voit que boiteux vouloir apprendre à marcher aux au- tres. Le peuple reçoit les écrits des (âges pour les juger , & non pour s'inf- truire. Jamais on ne vit tant de Dan- dins. Le Théâtre en fourmille ; les caffés retentifTent de leurs fentences ; ils les affichent dans les Journaux , les quais font couverts de leurs écrits ; & j'entends critiquer VOrphelin ( * ) »
* Tragédie de M. de Voltaire qu'on jouoit dans ce temps-là.
2§6 Œuvres
parce qu'on l'applaudit , à tel gri- maud Ci peu capable d'en voir les dé- fauts , qu'à peine en fent il les beautés.
Recherchons la première fource des défordres de la fociété : nous trou- verons que tous ho maux des hom- mes leur viennent de l'erreur bien plus que de l'ignorance , &: que ce que nous ne fçavons point nous nuit beaucoup moins que ce que nous croyons fça- voir. Ur , quel plus fur moyen de courir d'erreurs en erreurs , que la fu- reur de fçavoir tout ? Si l'on n'eût prétendu fçavoir que la terre ne tour- noit pas , on n'eût point puni Gali- lée pour avoir dit qu'elle tournoir. Si les feuls Philofophes en eufTent récla- mé le titre, l'Encyclopédie n'eût point eu de perfécuteurs. Si cent myrmi- dons n'afpiroient à la gloire , vous joui- riez en paix de la vôtre , ou du moins , vous n'auriez que des rivaux dignes de vous.
Ne foyez donc pas furpris de fentir quelques épines inféparabîes des fleurs qui couronnent les grands talens. les injures de vos ennemis font les accla-
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mations fatyriques qui fuivent le cor- tège des triomphateurs. C'efc l'empref- fement qu'a le public pour tous vos écrits qui produit les vols dont vous vous plaignez : mais les fabrications n'y font pas faciles ; car le fer , ni le plomb ne s'allient point avec l'or. Per- mettez-moi de vous le dire par l'in- térêt que je prends à votre repos & à notre inftruclion : méprifez de vai- nes clameurs , par lefquelles on cher- che moins à vous faire du mal , qu'à vous détourner de bien faire. Plus on vous critiquera , plus vous devez vous faire admirer. Un bon livre eft une terrible réponfe à des injures impri- mées ; & qui vous oferoit attribuer des écrits que vous n'aurez point faits, tant que vous n'en ferez que d'inimi-. tables ?
Je fuis fenfîble à votre invitation ; 8c fi cet hiver me laifle en état d'aller au printemps habiter ma patrie , j'y profiterai de vos bontés. Mais j'aime- rois mieux boire de l'eau de votre fon- taine que du lait de vos vaches ; Se quant aux herbes de votre verger , je crains bien de n'y en trouver d'autres
2l88 Œuvres* &c.
que le lotos qui n'eft pas la pâture des bêtes , & le moly qui empcche les hom- mes de le devenir.
Je fuis , de tout mon cœur & avec refp ec~t, &c,
A Pa ri s > le 10 Septembre 177 J.
LETTRE
a&9
L E TT R E
A M. DE BOISSY*,
yiw /ft/Vl de la précédente.
V^ U A N d je vis , Monfîeur , pa- roître dans le Mercure, fous le nom de M. de Voltaire , la lettre que j'a- vois reçue de lui , je fuppofai que
(*) La Lettre de M. de Voltaire avec la Réponfe de M. Roufleau furent inférées dans le Mercure. Feu M. de Boissy , qui ctoit alors à la tête de ce Journal , y laiifa plufieurs fautes d'impreflîon dont M. Rouf- feau fe plaint dans cette Lettre adreffée à M. de BoilTy lui-même.
Tome III. N
250 Œuvre s
vous aviez obtenu pour cela Ton con- fentement; &, comme il avoit bien voulu me demander le mien pour la faire imprimer , je n'avois qu'à me louer de (on procédé j fans avoir à me plaindre du vôtre. Mais que puis- je penfer du galimathias que vous avez inféré dans le Mercure fuivant , fous le titre de ma Réponfe ? Si vous me dites que votre copie étoit incor- recte , je demanderai qui vous for- çoit d'employer une lettre vifiblement incorrecte , qui n'eft remarquable que par fon abfurdité. Vous abftenir d'in- férer dans votre ouvrage des écrits ridicules , eft un égard que vous de- vez , finon aux Auteurs , du moins au Public.
Si vous avez cru , Monfieur , que je confentirois à la publication de cette lettre , pourquoi ne pas me commu- niquer votre copie pour la revoir ? Si vous ne l'avez pas cru , pourquoi l'imprimer fous mon nom ? S'il eft peu convenable d'imprimer les lettres d'autrui , fans l'aveu des Auteurs , il l'eft beaucoup moins de les leur at-
DIVERSES. 2<pr
tribuer fans être fur qu'ils les avouent, ou même qu'elles foient d'eux ; & bien moins encore , lorfqu'il eft à croire qu'ils ne les ont pas écrites telles qu'on les a. Le libraire de M. de Voltaire qui avoit , à cet égard , plus de droit que perfonne , a mieux aimé s'abftenir. d'imprimer la mienne , que de l'im- primer fans mon confentement qu'il avoit eu l'honnêteté de me demander. Il me femble qu'un homme auflî juf- tement eftimé que vous, ne devroit pas recevoir d'un libraire des leçons de procédés. J'ai d'autant plus, Mon- fîeur Jme plaindre du vôtre en cette occafion , que , dans le même volume où vous avez mis, fous mon nom, un, - écrit auflî mutilé , vous craignez , avec raifon , d'imputer à M. de Voltaire des vers qui ne foient pas de lui. Si un tel égard n'étoit dû qu'à la confédération, je me garderois d'y prétendre ; mais il eft un acte de juftice , & vous la de- vez à tout le monde.
Comme il eft bien plus naturel de m'attribuer une fotte lettre , qu'à vous un procédé peu régulier , & que par
Nij
i§i Œuvres
conféquent je refterois chargé du tort de cette affaire , fi je négligeois de m'en juftifier ; je vous fupplie de vou- loir bien inférer ce défaveu dans le pro- chain Mercure, & d'agréer , Monfieur, mon refpecl: & mes falutations,
A P^xzs* le 4 Novembre 1JSÏ*
DIVERSES. 2Ç$
AVIS
^4 un Anonyme , far J. J. Ràujjeau *•
J 'Ai reçu le 26 de ce mois , une lettre anonyme datée du 28 Octobre dernier , qui , mal adreflee , après avoir été à Ge- nève, m'eft revenue à Paris , franche de
* Deux Anonymes avoient écrit à M. RouC feau , l'un parla voie du Mercure , & l'autre par lapoite. Le premier , qui étoit un Borde- lois, difoit à M. Rouffeau: ce Puifque la fo- 3J ciété ne peut changer de face , les Arts lui a> font néceiïaires, & l'inégalité des conditions 33 inévitable. Pourquoi donc en troubler Tor- » dre, en portant dans fes membres le décoll- ai ragement & Tefprit d'indépendance ?
•• Un homme tel que vous,quand il écrit pour «les autres, ne doit le faire que pour amufer *> ou pour inftruire. Ainfî, fi, au lieu d'avoir éperdu votre tems à faire deux Dilcours,vous m euflîez fait un Opéra comme le Devin du a» Vid(ige,\\ vous auroit une féconde fois gagné »' lescœurs de tous ceux qui l'auroient connu".
On verra par l'Avis de M. Roufl'eau, quel étoit le fujet de la féconde lettre nnonyme.
Niij
2<?4 (Eu V K E S
port. A cette lettre étoit joint un écrit pour ma défenfe que je ne puis donner au Mercure , comme l'Auteur le defire , par des raifons qu'il doitfentir, s'il a réellement pour moi l'eftime qu'il m'y témoigne. Il peut donc le faire retirer de mes mains j au moyen d'un billet de la même écriture ; fans quoi , fa pièce reftera fupprimée.
L'Auteur ne devoit pas croire il faci- lement que celui qu'il réfute, fût citoyen de Genève , quoiqu'il fe donne pour tel ; car ileftaiféde dater de ce pays-là : mais tel fe vante d'en être , qui dit le contrai- re , fans y penfer. Je n'ai ni la vanité ni la confolation de croire que tous mes con- citovens penfent comme moi; mais je connois la candeur de leurs procédés : fï quelqu'un d'eux m'attaque, ce fera hau- tement & fans fe cacher : ils m'eftime- ronta{Tez,en me combattant,ou du moins s'eftimeront affez eux-mêmes , pour me rendre la franchife dont j'ufe envers tout le monde. D'ailleurs, eux pour qui cet ou- vrage eft écrit , eux à qui il eft. dédié, eux qui l'ont honoré de leur approbation, ne me demanderont point à quoi il eft utile : ils ne m'objecteront point , avec
DIVERSES. 295
beaucoup d'autres, que , quand tout cela feroit vrai ., je n'aurois pas dû le dire , comme fi le bonheur de la fociété n'é- toit fondé que fur les erreurs des hom- mes. Ils y verront , j'ofe le croire , de fortes raifons d'aimer leur Gouverne- ment , des moyens de le conferver ; & , s'ils y trouvent les maximes qui con- viennent au bon & vertueux citoyen , ils ne mépriferont point un écrit qui refpire par-tout l'humanité J la liberté, l'amour de la patrie, & l'obéiflànce aux loix.
Quant aux habitons des autres pays, s'ils ne trouvent dans cet ouvrage rieu d'utile ni d'amufant , il feroit mieux ., ce me femble , de leur demander pourquoi ils le lifent que de leur expliquer pour- quoi il eft écrit. Qu'un bel-efprit de Bor- deaux m'exhorte gravement à laifler les difcuflions politiques pour faire des Opéra, attendu que lui, bel-efprit , s'a - nmfe beaucoup plus à la repréfentation du Devin du Village qu'a la lecture du Difcoursfur V inégalité; il a raifon , fans doute, s'il eft vrai qu'en écrivant aux citoyens de Genève, je fois obligé d'a- mufer les bourgeois de Bordeaux.
Niv
o.cj& Œuvres
Quoi qu'il en foit , en témoignant ma jeconnoiffance à mon défenfeur, je le prie de laifler le champ libre à mes ad- verfaires ; & j'ai bien du regret moi- même au temps que je perdois autrefois à leur répondre. Quand la recherche de la vérité dégénère en difputes & querel- les pcrfonnelles , elle ne tarde pas à pren- dre les armes du menfonge ; craignons de l'avilir ainfi. De quelque prix que foit la fcience, la paix de l'ame vaut encore mieux. Je ne veux point d'autre défenfe pour mes écrits , que la raifon & la vé- rité ; ni pour ma perfonne ., que ma con- duite & mes mœurs: fi ces appuis me manquent, rien ne me foutiendra ; s'ils mefoutiennent , qu'ai- je à craindre?
A Paris , le 2$ Novembre 175*5*.
DIVERSES. 297
XXXXXXX:XXXXXXXXXX LETTRE
D'un Bourgeois de Bordeaux à l'Auteur du Mercure*
M
Onsieur, en lifant votre Mercu- re, j'ai trouvé une lettre de l'illuftre Aï. RoufTeau , où il fe défend contre ceux qui ofent attaquer les nouveautés éton- nantes de Tes fyftêmes. Je n'entre point dans toutes ces difcuftîons; mais je ne feindrai pas d'avouer que j'ai été furpris de la hauteur ftoïque & lacédémonien- ne avec laquelle il nous traite. II nous in- fïnue avec une clarté aflez dure j que fon defTein n'eft ni de nous amufer, ni de nous inftruire. Je lui réponds d'abord qu'il fera fun & l'autre malgré lui , par la feule raifon que nous nous occupons à le lire:chofe qu'il ne fçauroit empêcher. Tout le fruit qu'il pourra tirer de famau- vaife intention pour nous, c'eft de nous difpenferde lui être reconnoifîans, pui(- qu'il ne nous éclaire qu'en proteiïant qu'il ne veut pas nous éclairer. Ceft un vrai larcin que nous lui faifons.
Nv
2$8 Œuvres
Mais je demande quelle raifon lui avons nous donnée de fe fâcher contre nous ? Si quelqu'un de nos concitoyens a mérité fa colère par quelques petits di- lemmes ernbarraflans , mais point inci- vils, toute la ville qu'il profcrit n'a point de part à cela. Une chofe bien certaine , c'eft que nous admirons fon éloquence comme tout le refte du monde: preuve af- fez évidente que nous valons quelque chofe. Comment peut-il avoir la cruauté de foudroyer ainfî fes admirateurs ?
II femble nous apprendre qu'il n'écrit que pour Genève : cela veut dire qu il n'aime qu'elle. J'avouerai que j'avois cru jufqu'ici que le vrai Philofophe étoit l'a- mi du monde entier ; qu'il regardoit tous les hommes comme des frères. Qu'il ai- me Genève , à la bonne heure ; mais nous ofons le prier de nous aimer un peu, tout Bordelois que nous pouvons être; car après tout, que fçait- il? peut- être fommes-nous des hommes ?
Il feroit mieux , dit-il , de demander à ceux qui ne font pas Genevois , & qui ne me goûtent point , pourquoi ils liient mon ouvrage ., que de leur expli-
DIVERSES. 2Ç(}
quer pourquoi il efl: faic ? Les termes dont il fe fert pour dire cela , ont un air fen- tencieux, mais j'ai bien peur qu'ils n'en aient que l'air. i°. Il efl: très fur que tout le monde le goûte & l'admire , Ge- nevois ou non ; ainfi il fe fonde fur une hypothèfe faulTe.Suppofons, comme lui, l'impolTible ; fuppofons , dis - je , qu'il eût fait un ouvrage où l'utile & l'amufanc ne fe trouvaffent point , & qu'il dît à ceux qui s'en plaindroient : pourquoi le lifiez-vous? Mais , Monfieur , pourroit- on lui répondre, je ne prévoyois pas, en prenant votre livre, qu'il ne dévoie m'amufer ni m'inftruire. La réponfe fe- roit bonne , perfonne n'étant devin.
Cependant , quand je réfléchis à fa fentence, je crois y démêler une idée trop fiere pour être la fienne. Ne vou- droit ■ il pas dire , qu'il eft peu de gens qui doivent le lire , c'eft-à-dire , qu'il en efl: peu qui foient dignes de le faire ; & puis , en cherchant quels font ces mor- tels privilégiés ., il femble que ce font les Genevois, & ceux qui le trouvent inf- rru&if & amufant , ou , pour dire la cho- fe comme elle efl: , ceux qui font fes approbateurs. Voilà une idée qu'on ne
Nvj
300 Œuvres
doit pas attribuer à un Philofophe auflî modefte & aufîî bon Logicien que lui. Il eft donc de l'équité de convenir que fa fentence ne ilgnifie rien.
Au refte , il ne nous a pas appris à quoi peuvent fervir fes fyftcmes, & quel a été Ton but en écrivant. J'ai écrit , di- ra-t-il, pour donner aux Genevois de fortes raifons d'aimer leur Gouverne- ment, pour leur infpirer l'humanité , l'amour de la patrie & de la liberté, & î'obéifTance aux Ioix.
Je crois donc entendre M. Rouffeau parlant ainfî à fes concitoyens: aimez votre Gouvernement], car l'homme au- roit beaucoup mieux fait de n'en point établir. Aimez vos femblables, car nous avons eu tort de fortir de cet état ancien où nous n'aimions que le repos , une fe- melle & la nourriture. Aimez votre pa- trie , puifqu'il eft vrai que nous devrions n'en avoir jamais eu d'autre qu'une ca- verne ou le pied d'un arbre. Soyez libres , artendu que nous fommes à plaindre de n'être plus dépendans d'un Lion ou d'un Ours , qui nous auroit fait fuir devant lui, Enfin obéifTez aux loix, pui (que vous
diverses. 3or
étiez faits pour n'obéir à aucune. Si les Genevois n'avoient pas de meilleures raifons pour être bons citoyens , nous n'aurions pas admiré, comme nous fai- fons , la fagelTe de leur Gouvernement & la pureté de leurs mœurs.
Jefçaisbien qu'il pouvroit répliquer» comme Agamemnon: .Seigneur, je ne rends point compte de mes dcjjeins , fur- tout devant des adverfaires obfcurs & indignes de moi, tels que vous êtes i vous, dont je craindrois de relever la bafleiTe , fi je defcendois iufqu'à elle. De plus , que m'importe qu'on m'approuve, ou qu'on me condamne ? Mes approba- teurs font la raifon & la vérité ; ( à L ieu ne plaife que cela f oit , ) je n'attends rien de perfonne. Je foule aux pieds les criti- ques & les fufifrages : Sifraùtus iltabatur orbis, impavidum ferient ruina!. Tous ces fentimens ont une maiefté philofophi- que qui éblouit ; mais je foupçonne qu'ils font trop métaphyfiques pour être réels. La nature a mis dans nos coeurs un violent defir d'être eftimé de (es fem- blables ; & je croirois fort que , fans ce defir-là, perfonne ne fe feroit imprimer, pas même M. RoufTeau. De plus , répéter
302 Œuvres
mille & mille fois qu'on méprife f eftime des hommes , c'eft répéter qu'on méprife les hommes mêmes. Or , comme le mé- pris dérive toujours d'une comparailon relative à fa propreperfonne, dire qu'on méprife les hommes, c'eft dire, en termes couverts, qu'on fe croit plus qu'eux. Il feroit pourtant un peu violent de fe croire le premier homme du monde.
L'affe&ation efl toujours ridicule. Il y en a , ce me femble, à fe procla* mer Philofophe par un certain ton al- tier & crud , qu'on prend un peu trop dans notre fiecle. Du moins pour l'être , on ne doit pas traiter fon monde d une manière fi hautaine ; car alors il paroîtra qu'on a plus de colère que de philo- fophie.
Pourquoi, par exemple, repondre par des injures? (Le titre de bel-efprit en efl: une de la manière que AI. Roué- feau le donne. ) Pourquoi , dis -je , ne pas répondre par des raifons ? Il n'en avoit point , dira-t-on. Il ne falloit donc pas répondre.
Je connois des gens qui ont cru ap*
DIVERSES. 303
percevoir dans Tes écrits une humeur fort éloignée de cette douceur gracieufe & liante, qui doit être comme l'habit de la véritable vertu. Je n'ai garde d'être de leur avis ; & je fuis perluadé que M, Roufleau eft auffî aimable par Ton carac- tère qu'il eft eftimable par Tes mceurs 3 & admirable par Tes écrits : mais je fuis obligé de convenir que cet avis où il ré- pond fi durement , a été écrit dans quel- que quart-d'heure d'inquiétude ; & je gagerois que fa fanté nétoit pas bien difpofée dans ce moment- là.
Je finirai par l'avertir que I'indifpofi- tion où ilpouvoit être alors lui a empê- ché de faire affez d'attention à la lettre qu'on lui écrit ; en forte qu'il ne lui a pas fait l'honneur de l'entendre. On ne l'ex- horte pas à quitter les difcuflions politi- ques pour faire des opéra ; on s'intérefife trop à fa gloire pour exiger de lui une pareille chute; on croit même que la Littérature perdroit trop, s'il n'étoit que Poëte; & qu'en cas qu'il ne fût que Mu- ficien , la Mufique ne gagneroit pas au- tant que l'Éloquence a déjà gagné à être cultivée par lui. On a voulu lui dire feu- lement qu'il vaut mieux ne faire qu'a-
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mufer, que de donner des instructions fondées fur des principes auflî dangereux que les fiens, d'où dérive naturellement: la conféquence que l'homme n'a été fait ni pour une Morale , ni pour une Reli- gion ; conféquence que la droiture pieufe de fon cœur défavoueroit aiïurément. Du refte , on l'exhorte à pourfuivre fes recherches , & fur-tout à prétendre aux découvertes neuves, fans aimer les nou- veautés. Cet avis , ce n'efl: point les Bor- delois feuls qui le lui donnent ; les Ge- nevois, j'ofe le dire , le lui donnent aulîl.
Je ne crois pas avoir rien dit de cho- quant à M. Rou fléau ., & je viens de re- lire ma lettre , pour voir s'il m'efl: échap- pé la moindre chofe qui démentît les (en- timens d'eftime, d'admiration, & même de refpect , dont je fuis pénétré pour lui. Je fuis même fi affuré de la noblefFe de de la candeur de fes fenrimens , que je fuis perfuadé qu'il confentira lui-même à ce que cette lettre foit inférée dans votre Mercure ; honneur que je vous fupplie de lui accorder.
De Bordeaux , le 14. Janvier 177 6.
DIVERSES. 305
RÉPONSE
De M. R o u s s e ^ u à M. de Boissy,
qui lui avoit communiqué la Lettre
précédente*
ONSIEUR,
Je remercie très humblement M. de Boiffy , de la bonté qu'il a eue de me communiquer cette Pièce. Elle me pa- roît agréablement écrite , aflàifonnée de cette ironie fine & plaifante , qu'on appelle , je crois , de la politeJJ'e , fc je ne m'y trouve nullement offenfé. Non- feulement je confens à fa publication ; mais je defire même qu'elle (bit imprimée dans l'état où elle eft , pour l'inftruc- tion du public & la mienne. Si la mo- rale de l'Aurecr paroît plus faine que fa log'que , & Ces avis meilleurs que fes railonnemens, ne feroit-ce point que les défauts de ma perfonne fe voient bien
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mieux que les erreurs de mon livre ? Au refte , toutes les horribles chofes qu'il y trouve , lui montrent plus que jamais , qu'il ne devroit pas perdre Ton temps à le lire.
Rousseau. A P&rit, U 2^ Janvier 17 $6*
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DISCOURS
SUR
F ECONOMIE POLITIQUE.
J-j E mot Économie ne figniîîe origi- nairement que le fage & légitime gou-« vernement de la maifon , pour le bien commun de toute la famille. Le fens de ce terme a été dans la fuite étendu au gouvernement de la grande famille ., qui eft Y État. Pour diftinguer ces deux ac- ceptions, on l'appelle dans ce dernier cas , Économie générale ou politique , & dans l'autre , Économie dome/lique , ou particulière. Ce n'eft: que de la première qu'il eft queftion dans cet article.
Quand il y auroit entre l'État & la fa- mille autant de rapport que plufieurs Au-
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teurs le prétendent, il ne s'enfuivroit pas pour cela que les règles de conduite pro- pres à l'une de ces deux fociétés , furent convenables à l'autre: elles différent trop en grandeur pour pouvoir être adminis- trées de la même manière , & il y aura toujours une extrême différence entre le gouvernement domeftique , où le père peut tout voir par lui-même ; & le gou- vernement civil, où le chef ne voit pref- cjue rien que par les yeux d'autrui. Pour que les chofes devinflent égales à cet égard , il faudroit que les talens , la force & toutes les facultés du père augmen- ta (Tent en raifon de la grandeur de la fa- mille , & que l'ame d'un puiffant Monar- que fût à celle d'une homme ordinaire , comme l'étendue de fon Empire eft à l'héritage d'un particulier.
Mais comment le gouvernement de l'État pourroit il être Semblable à celui de la famille, dont le fondementeft fî dif- férent? Le père étant phyfîquement plus fort que fes enfans , auflî longtemps que fon fecours leur eft néceffaire , le pou- voir paternel paffe avec raifon pour être établi par la nature. Dans la grande fa- mille, dont tous les membres font na- turellement égaux , l'autorité politique,
DIVERSES. 309
purement arbitraire, quant à fon inftitu- tion , ne peut être fondée que fur des conventions ; ni le Magiftrat commander aux autres , qu'en vertu des loix. Les de- voirs du père lui font dictés par des fen- timens naturels , & d'un ton qui lui per- met rarement de défobéir. Les chefs n'ont point de femblable règle, & ne font réellement tenus envers le peuple qu'à ce qu'ils lui ont promis de faire, & dont il efl: en droit d'exiger l'exécution. Une autre différence plus importante en- core, c'eft qu-i, les enfans n'ayant rien que ce qu'ils reçoiventdu père , il efl: évident que tous les droits de propriété lui appartiennent , ou émanent de lui : c'eft tout le contraire dans la grande famille, où l'adminiitration générale neft établie que pour affurer la propriété particu- lière qui lui efl: antérieure. Le principal objet des travaux de toute la maifon efl de conferver& d'accroître le patrimoine du père , afin qu'il puilfe un jour le par- tager entre fes enfans fans les appauvrir; au lieu que la richefTe du fifc n'eft qu'un moyen, (ouvent mal entendu, pour main- tenir les particuliers dans la paix & dans l'abondance. En un mot , la petite famille efl: deftinée à s'éteindre, & à fe
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réfoudre un jour en plusieurs autres fa- milles femblables; mais la grande étant faite pour durer toujours dans le même état il faut que la première s'augmente pour fe multiplier : & non-feulement il fuffit que l'autre fe conferve , mais on peut prouver aifément que toute augmen- tation lui eft plus pré.udiciable qu'utilet Par plufieurs raifons tirées de la nature de la chofe , le père doit commander dans la famille. Premièrement , l'auto- rité ne doit pas être égale entre le père & la mère : mais il faut que le gouverne- ment foit un , & que dans les partages d'avis il y ait une voix prépondérante qui décide. 2°. Quelque légères qu'on veuille fuppofer les incommodités particulières à la femme j comme elles font toujours pour elle un intervalle d'inaclion , c'eft une raifon fuffifante pour l'exclure de cette primauté : car quand la balance eft parfaitement égale , une paille fuffit pour la faire pencher. De plus, le mari doit avoir' infpeclion fur la conduite de fa femme, parce qu'il lui importe de s'afTu- rer que les enfans , qu'il eft forcé de re- connoître & de nourrir , n'appartiennent pas à d'autres qu'à lir. La femme qui n'a rien de femblable à craindre, n'a pas le
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même droit fur le mari. 3°. Les enfans doivent obéir au père , d'abord par né- ceflité , enfuite par reconnoifTance ; après avoir reçu de lui leurs befoins durant la moitié de leur vie , ils doivent confacrer l'autre à pourvoir aux fiens. 4.0. A l'égard des domeftiques , ils lui doivent aufll leurs fervices en échange de l'entretien qu'il leur donne , fauf à rompre le mar- ché , dès qu'il ceffe de leur convenir. Je ne parle point de l'efclavage , parce qu'il eft contraire à la nature , & qu'aucun droit ne peut l'autorifer.
Il n'y a rien de tout cela dans la So- ciété politique. Loin que le chef ait un intérêt naturel au bonheur des particu- liers , il ne lui eft pas rare de chercher le fîen dans leur mifere. La Magiftrature eft-elle héréditaire: c'eft fouvent un en- fant qui commande à des hommes. Eft- elle élective : mille inconvéniens fe font fentir dans les élections ; & l'on perd, dans l'un & l'autre cas , tous les avantages de la paternité. Si vous n'avez qu'un feul chef, vous êtes à la difcretion d'un maî- tre qui n'a nulle raifon de vous aimer ; fî vous en avez plufieurs , il faut fuppor- ter à !a fois leur tyrannie & leurs divi- sons; En un mot, les abus font inéyi-
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tables & leurs fuites funeftes dans toute Société où l'intérêt public & les loix n'ont aucune force naturelle , & font fans cefTe attaqués par l'intérêt perfonnel & les pafïions du chef & des membres.
Quoique les fonctions du père de fa- mille & du premier Magiftrat doivent tendre au même but , c'eft par des voies fi diff( rentes , leur devoir & leurs droits font tellement diftingués, qu'on ne peut les confondre fans fe former de fauffes idée* des loix fondamentales de la Socié- té , & fans tomber dans des erreurs fata- les au genre humain. Fn effet ., fi la voix de la nature eft le meilleur confeil que doive écouter un bon père pour bien rem- plir fes devoirs , elle n'eft pour le Magif- trat qu'un faux guide qui travaille fans cefle à l'écarter des fiens , & qui l'entraîne tôt ou tard à fa perte, ou à celle de l'État, s'il n'eft retenu par la plus fublime vertu. La feule précaution néceffaire au père de famille ., eft de fe garantir de la déprava- tion , & d'empêcher que les inclinations naturelles ne fe corrompent en lui ; mais ce font elles qui corrompent le Magif- trat. Pour bien faire, le premier n'a qu'à confulter fon coeur; l'autre devient un traître au moment qu'il écoute le fien : fa
rai fon
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faraifon même lui doit être fufpec*te,& il ne doir fuivre d'autre règle que la rai on publique, qui eft la loi. Audi la nature a-t-e!Ie fait une multitude de bons pères de famille; mais il eft douteux qu^, de- puis l'exiftence du monde la fagefle hu- maine ait jamais fait dix hommes capa- bles de gouverner leurs femblables.
De tout ce que je viens d'expofer , il s'enfuit que c'cft avec raifon qu'on a dis- tingué l'Économie publique de l'Économie particulière , & que l'Etat n'ayant rien de commun avec la famille que l'obligation qu'ont les chefs de rendre heureux l'un & l'autre , les mêmes règles de conduite ne fçauroient convenir à tous les deux. J'ai cru qu'il f ufnroit de ce peu de ligner? i pour renverier l'odieux fyftême que le Chevalier Filmera, tâché d'établir dans un ouvrage intitulé Patriarcha , auqual deux hommes illuftres ont fait trop d'honneur en écrivant des livres pour le réfuter. Au refte cette erreur eft fort an- cienne, puifqu'Ariftote même a jugé à propos de la combattre par des raifons qu'on peut voir au premier livre de fes Politiques.
Je prie mes Lecteurs de bien diftin- guer encore V Économie publique dont j'ai
Têmt IlL O
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à parler, & que j'appelle Gouvernement, de l'autorité fuprême que j'appelle Sou- yeraineté: difHn&ion qui confifte en ce que l'une a le droit le'gifîatif , & oblige en certains cas le cor}, s même de la na- tion ; tandis que l'autre n'a que la puif- fance exécutrice , & ne peut obliger que les particuliers.
Qu'on me permette d'employer pour un moment une comparaison commune & peu exaéte à bien des égards , mais propre à me faire mieux entendre.
Le corps politique , pris individuelle- ment, peut être cenfidéré comme un corps organi(é , vivant & femblable à ceiui de l'homme. Le pouvoir fouverain repréfente la tête : les loix & les coutu- mes font le cerveau , principe des nerfs & fîége de l'entendement, de la volonté <§: des fens, dont les Juges &Magiftrats îtmt les organes. Le commerce „ l'induf- trie & l'agriculture , font la bouche & l'eftomachiqui préparent lafubfîftance commune. Les finances publiques font le fang qu'une fage Economie, en faifant les fondions du cœur, renvoie diftribuer par tout le corps la nourriture & la vie. Les citoyens font le corps & les mem- bres qui font mouvoir, vivre & travailler
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la machine , & qu'on ne fauroit McfTer en aucune partie, qu'auftî-tôt i'impref- fion douloureufe ne s'en porte au cer- veau, fi J'animai eft dans un état de fanté.
La vie de l'un & de l'autie eft le mol commun au tout, la fcnfibilité récipro- que & la correfpondance interne de tou- tes les parties. Cette communication vient-elle àceffer, l'unité formelle à s'é- vanouir , & les parties contiguës à n'ap- partenir plus l'une à l'autre que par jux- ta-pofition ; l'homme eft m jrt, ou l'État eft difîbus.
Le corps politique eft donc auffi un être moral qui a une volonté; & cette volonté générale , qui tend toujours à la confervation & au bien-être du tout & de chaque partie , & qui eft la fource/ des loix, eft pour tous les membres de l'État, par rapport à eux & à lui, la règle du jufte & de l'injufte : vérité qui , pour îe dire en paflant , montre avec combien de, fens tant d'Ecrivains ont traité de vol la fubtilici prefcrite aux enfansde Lacédé- mone pour gagner leur frugal repas , comme fi tour ce qu'ordonne la loi pou « voit ne pas être légitime.
Il eft important de remarquer que cet- te règle de juftice , fûre par rapport à
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tous les citoyens , peut être fautive avec les Étrangers ; &: la raifon de ceci eft évi- dente : c'eft qu'alors la volonté de l'Etat , quoique générale par rapport à fes mem- bres , ne l'eft plus par rapport aux autres États, & à leurs membres , mais devient pour eux une volonté particulière & in- dividuelle , qui a fa règle de juftice dans la loi de nature , ce qui rentre également dans le principe établi ; car alors la gran- de ville du monde devient lecorps poli- tique dont la loi de nature eft toujours la volonté générale , & dont les États & Peuples divers ne font que des membres individuels.
De ces mêmes diflindions appliquées à chaque fociété politique & à fes mem- bres, découlent les règles les plus uni- verfelles & les plus fûres fur lefquelles onpuifle juger d'un bon ou d'un mauvais Gouvernement, & en général de la mo- ralité de toutes les actions humaines.
Toute fociété politique eft compofée d'autres fociétés plus petites de différen- tes efpeces > dont chacune a fes intérérs & fes maximes ; mais ces fociétés , que cha- cun apperçoit, parce qu'elles ont une ter- me extérieure & autorifée , ne font pas Us feules qui exiftent réellement dans
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l'État : tous les particuliers qu'un intérêt commun réunit, en compofent autant d'autres , permanentes ou paffageres > dont la force n'eft pas moins réelle pour être moins apparente , & dont les divers rapports bien obfervés font la véritable connoiflancedes mœurs. Ce font toutes ces afïbciations tacites ou formelles qui modifient de tant de manières les appa- rences de la volonté publique par l'in- fluence de la leur. La volonté de ces fo- ciétés particulières a toujours deux rela- tions ; pour les membres de l'aflTociation, c'eft une volonté générale ; pour la gran • de fociété, c'eft une volonté particulière, qui très fouvent fe trouve droite au pre- mier égard, & vicieufe au fécond. Tel peut être Prêtre dévot , ou brave Soldat, ou Patricien zélé , & mauvais citoyen. Telle délibération peut être avantageufe à la petite communauté , & très perni- cieufe à la grande. Il eft vrai que , les fo- ciétés particulières étant toujours fubor- données à celle-ci préférablement aux autres , les devoirs du citoyen vont avant ceux du Sénateur, & ceux de l'homme avant ceux du citoyen ; mais malheureufement l'intérêt perfonuel fe trouve toujours en raifon inverfe du de-
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voir , & augmente à mefure que l'affocia- tion devient plus étroite & l'engagement moins facré;preuve invincible que la vo- lonté la plus générale eft aufli toujours la plus jufte , & que la voix du peuple eft en effet la voix de Dieu.
Il nes'entuitpas pour cela que les dé- libérations publiques foient toujours équitables ; elles peuvent ne l'être pas , îorfqu'il s'agit d'affaires étrangères : j'en ai dit la raifon. Ainfi il n'eft pas impoflî- ble qu'une République bien gouvernée fafle une guerre injufte. Il ne l'eft pas non plus que le confeil d'une Démocratie paffe de mauvais décrets & condamne les innocens ; mais cela n'arrivera jamais , que le peuple ne foit féduit par des inté- rêts particuliers , qu'avec du crédit & de l'éloquence , quelques hommes adroits fçauront fubftituer aux fiens. Alors autre chofe fera la délibération publique, & autre chofe la volonté générale. Qu'on ne m'oppofe donc point la Démocratie d'Athènes , parce qu'Athènes n'etoit point en effet une Démocratie, mais une Ariftocratie très tyrannique , gouvernée par des favans & des orateurs. Examinez avec foin ce qui fe paffe dans une délibé- ration quelconque , & vous verrez que
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la volonté générale efl toujours pour le bien commun; mais très fouvent il fefait une fciffion fecrette , une confédération tacite , qui , pour des vues particulières, fçait éluder la difpofition naturelle de Faflemblée. Alors le corps focial fe di- vife réellement en d'aiures dont les mem- bres prennent une volonté générale , bonne & jufte à l'égard de ces nouveaux corps , injufte & mauvaife à l'égard du tout dont chacun d'eux fe démembre.
On voit avec quelle facilité l'on ex- plique, à l'aide de ces principes , les con- tradictions apparentes qu'on remarque dans la conduire de tant d'hommes rem- plis de fcrupule & d'honneur à certains égards , trompeurs & fripons à d'autres , foulant aux pieds les devoirs les plus fa- crés, & fidèles jufqu'à la mort àdesenga- gemens fouvent illégitimes. C'eftainfi que les hommes les plus corrompus rendent toujours quelque forte d'hommage à la foi publique : c'eft ainfl que les brigands mêmes , qui font les ennemis de la vertu dans la grande fociété , en adorent le fimulacre dans leur caverne.
En établiffant la volonté générale pour premier principe de V Économie publique & règle fondamentale du Gouvernement,
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je n'ai pas cru néceiïaire d'examiner fé- rieufementfilesMagiftratsappartiennent au peuple . ou le peuple aux Magiftrats ; & fi dans les affaires publiques on doit confulter le bien de l'État ou celui des chefs. Depuis longtems cette que/lion a étédécidéed'unemanierepar la pratique, & d'une autre par la raifon ; & , en géné- ral, ce feroit une grande folie d'efpé- rer que ceux qui dans le fait font les maî- tres, préféreront un autre intérêt au leur, ïl feroit donc à propos de divifer encore V Economie publique en populaire & ty- rannique. La première eft celle de tout État où règne entre le peuple & les chefs unité d'intérêt & de volonté ; l'autre exif- tera néceffairement par-tout où le Gou- vernement & le peuple auront des inté- rêts différens & par conféquent ces vo- lonté:; oppofées. Les maximes de celle- ci /ont inferites au long dans les archives de l'hiftoire Se dans les fatyres de Ma- chiavel. Les autres ne fe trouvent que dans les écrits des Phiiofophes qui ofent réclamer les droits de l'humanité.
I. La première & la plus importante maxime du Gouvernement légitime ou populaire , c'eft-à-dire de celui qui a pour objet le bien du peuple, eft donc, comme
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je l'ai dit, de fuivre en tout la volonté gé - nérale ; mais pour la fuivre, il fautlacon- noître, & fur-tout la bien diftinguer delà volonté particulière, en commençant par foi-même : diftinction toujours fort diffi- cile à faire , & pour laquelle il n'appar- tient qu'à la plus fublime vertu de don- ner de fuffifantes lumières. Comme pour vouloir il faut être libre , une autre diffi- culté qui n'efi: gueres moindre , eft d'afïu- rer à la fois la liberté publique & l'auto- rité du Gouvernement. Cherchez les mo- tifs qui ont porté les hommes , unis par leurs befoins mutuels dans la grande (o- ciécé, à s'unir plus étroitement par des fociétés civiles ; vous n'en trouverez point d'autre que celui d'aflurer les biens, la vie &la liberté de chaque membre par la protection de tous; or comment forcer les hommes à défendre la liberté de l'un d'entr'eux, fans porter atteinte à celle des autres? & comment pourvoir aux befoins publics, fans altérer la propriété particu- lière de ceux qu'on force d'y contribuer? De quelques fophifmes qu'on puifTe colo- rer tout cela, il eft certain que.fi Ion peut contraindre ma volonté, je ne fuis plus li- bre , & que je ne fuis plus maître de mo.i bien, fiauelqu'autre peut y toucher. Cetce
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difficulté, qui devoit femblerinfurmonM- ble , a été levée avec la première par la plus fublime de toutes les inftitutions hu- maines, ou plutôt par une infpiration cé- lefte quiappritàl'hommeà imiter ici bas les décrets immuables de la Divinité. Par quel art inconcevable a-t-on pu trouver le moyen d'affuiettir les hommes pour les rendre libres ? d'employer au fervice de l'Etat les biens, les bras & la vie même de tous Tes membres, fans les contraindre & fans les confulter ? d'enchaîner leur vo- lonté de leur propreaveupde faire valoir leur confentement contre leur refus , & de les forcer à fe punir eux-mêmes quand ils font ce qu'ils n'ont pas voulu? Com- ment fe peut-il faire qu'ils obéiflent & que perfonne ne commande ., qu'ils fer- vent & n'aient point de maître ? d'autant plus libres en effet que fous une apparen- te fujettion, nul ne perd de fa liberté que ce qui peut nuire à celle d'un autre? Ces prodiges font l'ouvrage de la loi : c'eft à la loi feule que les hommes doivent la juftice & la liberté : c'eft cet organe fafn- îaire de la volonté de tous , qui rétablit dans le droit l'égalité naturelle entre les hommes : c'eft cette voix célefte qui diète à chaque citoyen les préceptes de la raifon
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publique , & lui apprend à agir félon les maximes de fon propre jugement , & à n'être pas en contradiction avec lui-mê- me : c'eft elle feule auiîî que les chefs doivent faire parler quand ils comman- dent. Car firôt qu'indépendamment des loix, un homme en prétend foumettre un autre à fa volonté privée , il fort à l'inftant de l'état civil, & fe met vis-à-vis de lui dans le pur état de la nature, où l'obéiflance n'efl: jamais prefcrite que par la nécefiîté.
Le plus prenant intérêt du chef, de même que fon devoir le plus indifpen- fabie, eft donc de veiller à robfervation des loix dont il eft le miniftre , & fur les- quelles eft: fondée toute fon autorité. S'il doit les faire obferver aux autres , à plus forte raifon doit-il les obferver lui-même, qui jouit de toute leur faveur. Car fon exemple efr. de telle force , que , quand même le peuple voudroit bien fouifrif qu'il s'affranchit du joug de la loi , il de- vroit fe garder de profiter d'une fï dan- gereufe prérogative , que d'autres s'ef- forceroient bientôt d'ufurper à leur tour., & fouvent à fon préjudice. Au fond r comme tous les engage mens de la fociété font réciproques parleur nature , il riefl
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pas poflîble de fe mettre au-deflus de la loi fans renoncer à fes avantages , & perfonne ne doit rien à quiconque pré- tend ne rien devoir a perfonne. Par la même raifon , nulle exemption de la loi ne fera jamais accordée , à quelque titre que ce puiffe être dans un Gouver- nement bien policé. Les citoyens mê- me qui ont bien mérité de la patrie doivent être récompenfés par des hon- neurs , & jamais par des privilèges : car la République eft à la veille de fa ruine , fîtôt que quelqu'un peut penfer qu'il eft: beau de ne pas obéir aux loix. Mais fi jamais la noblefTe ou le militaire, ou quelqu'autre, Ordre de l'État adoptoit une pareille maxime , tout feroit perdu fan:> reffource.
La puiffance des loix dépend encore plus de leur propre fagefle que de la fé- vérité de leurs miniftres ; & la volonté publique tire fon plus grand poids de la raifon qui l'a dictée. C'eft pour cela que Platon regarde comme une précaution très importante de mettre toujours à la tête des édits un préambule raifonné qui en montre la juftice & l'utilité En effet, la première des loix eft de refpeâer les
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loix : la rigueur des châtimens n'eft qu'une vaine reflburce imaginée par de petits efprirspour fubftitucr Ja terreur à ce refpeér. qu'ils ne peuven' obtenir. On a toujours remarqué que les pays où les fupplices font les plus terribles , font auflî ceux où ils font les plus fréquens ; de (orte que la cruauté des peines ne mar- que guère que la multitude des infrac- teurs, & qu'en puniffant tout avec la même févérité , l'on force les coupables de commettre des crimes pour échapper à la punition de leurs fautes.
Mais quoique le Gouvernement ne foit pas le maître de la loi, c'eft beaucoup d'en être le garant & d'avoir mille moyens de la faire aimer. Ce n'eft qu'en cela que confifte le talent de régner. Quand on a la force en main , il n'y a point d'art à faire trembler tout le mon- de , & il n'y en a pas même beaucoup à gagner les cœurs ;car l'expérience a de- puis long-temps appris au peuple à tenir grand compte a fes chefs de tout le mal qu'ils ne lui font pas , & à les adorer quand il n'en efi: pas haï. Un imbe'cille obéi peut comme un autre punir les for- faits : le véritable homme d'État fçait les prévenir ; c'eft fur les volontés enco-
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re plus que fur les actions, qu'il étend fon refpe&able empire. S'il pouvoir ob- tenir que tout le monde Fît bien , il n'au- roit lui - même plus rien à faire , & le chef-d'œuvre de fes travaux feroit de pouvoir refter oifif. Il eft certain , du moins, que le plus grand talent des Chefs eft de déguifer leur pouvoir pour le rendre moins odieux, & de conduire l'État fi pailiblement qu'il femble n'a- voir pas bdfoin de conducteurs.
Je conclus donc que.comme le premier devoir du i égiflateur eft de conformer les loix à la volonté générale; la pre- mière règle ce V Economie publique eft que l'adminiftration foit conforme aux loix. C'en fera même affez pour que l'État ne foit pas mal gouverné , fi le Légiflateur a pourvu comme ii Iedevoit à tout ce qu'exigeoiéht les lieux , le cli- mat, le fol , les mœurs, le voifinage, & tous les rapports particuliers du peu- ple qu'il avoit à inftituer. Ce n'eft pas qu'il ne refte encore une infinité de dé- tails de Police & d'Economie , abandon- nés à la fâgefTe du Gouvernement ; mais il a touiours deux règle? infaillibles pour fe bien conduire dans ces occafions; Tu- ne eft l'efprit de la loi qui doit fervir à
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la décifion des cas qu'elle n'a pu prévoir; l'autre efl la volonté générale , fource & fupplément déroutes les loix,& qui doit toujours être confultée à leur défaut. Comment , me dira-ton, connoître la volonté générale dans les cas où elle ne s'eft point expliquée ?Faudra-t-iI affem- bler toute la nation à chaque événement imprévu ? Il faud a d'autant moins l'af- fembler J qu'il n'eft pas fur que fa déci- fion fût l'expreffion delà volonté géné- rale; que ce moyen eft impratiquable dans un grand peuple ; & qu'il eft rare- ment néceffaire quand le Gouvernement efl: bien intentionné; caries Chefs fça- ventafTez que la volonté générale eft tou- jours pour le parti le plus favorable à l'in- térêt public, ceft-à dire le plus équitable: de forte qu'il ne faut qu'être jufte pour s'afTurer de fuivre la volonté générale. Souvent quand on la choque trop ou- vertement, elle fe laiffe appercevoir, malgré le frein terrible de l'autorité pu- blique. Je cherche le plus près qu'il m'eft poilîble les exemples à fuivre en pareil cas. A la Chine , le Prince a pour maxime confiante de donner le tort à les Officiers dans toutes les altercations qui s'élèvent entr'eux & le peuple. Le pain
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eft- il cher dans une Province; l'Inten- dant eft mis en prilon : (e fait il dans une autre une émeute; le Gouverneur eft caf- fé : & chaque Mandarin réoond iur (a tê- te de tout le mal qui arrive dans (on dé- partement. Ce n'eft pas qu'on n'examine enfuite l'affaire dans un procès régulier ; mais une longue expérience en a ta;t pré- venir amli lo jugement L'on a rarement en cela quelque injuftice à réparer ; & l'Empereur, perfuadé que la clameur pu- blique nes'éleve jamais fansfujet,démê!e touours,au travers des cris féditieux qu'il pun t, de juftes griefs qu'il redrefTe.
C'efl beaucoup que d'avoir fait régner l'ordre & la paix dans toutes les parties de la République , c'efl: beaucoup que l'Etat foit tranquille & la loi refpe&ée : mais d l'on ne fait rien de plus , il y aura dans tout cela plus d'apparence que de réalité; & le Gouv rnement fe fera difficilement obéir.s'il fe borne à l'obéif- fance. S'il eft bon de fça.voir employer les hommes tels qu'ils font, il vaut beau- coup mieux encore les rendre rels qu'on a befoin qu'ils foient: l'autorité la plus abfolue eft celle qui pénétre jufqu'à l'in- térieur de l'homme , & ne s'exerce pas moins fur la volonté, que fur les actions.
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II efl certain que les Peuples font à la longue ce que le Gouvernement les fait être; guerriers, citoyens, hommes, quand il le veut; populace & canaille, quand il lui plaît : & tout Prince qui méprifefesfujets fe déshonore lui-même, en montrant qu'il n'a pas fçu les rendre eftimables. Formez donc des hommes , fî vous voulez commander à des hom- mes; fi vous voulez qu'on obéifTe aux loix, faites qu'on les aime, & que, pour faire ce qu'on doit, il fuffife de fonger qu'on le doit faire. C'étoit-là le grand art des Gouvernemens anciens , dans ces temps reculés où les Philofophes don- noient des loix aux peuples, & n'em- ployoient leur autorité qu'à les rendre fa- ges & heureux. De-làtant de loix fomp- tuaires, tant de reglemens fur les mœurs , tant de maximes publiques admifes ou rejettées avec le plus grand foin. Les Tyrans mêmes n'oublioientpas cette im- portante partie de l'adminiilration ; & on les voyoit attentifs à corrompre les mœurs de leurs efclaves avec autant de foin qu'en avoient les Magiftrats à cor- riger celles de leurs concitoyens. Mais nos Gouvernemens modernes, qui croient avoir tout fait, quand ils ont tiré
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de l'argent, n'imaginent pas même qu'il foit néceffaire ou polïible d'aller juf- ques-là.
II. Seconde règle effentielle de l'£- eonomie publique, non moins importante que la première. Voulez - vous que la volonté générale foit accomplie? faites que toutes les volonté:- particulières s'y rapportent ; & comme la vertu n'eft que cette conformité de la volonté particu- lière à la générale, pour dire la même chofe en un mot, faites régner la vertu.
Si les politiques étoient moins aveu- glés par leur ambition, ils verroient combien il eft impofTible qu'aucun éta- blifTement.quel qu'il foit, puifle marcher félon l'efprit de fon inftitution , sil n'eft dirigé félon la loi du devoir; ils fenti- roient que le plus grand reifort de l'au- torité publique eft dans le coeur des ci- toyens, & que rien n; peut fuppléer aux mœurs pour le maintien du Gouverne- ment. Non- feulement il n'y a que des .gens de bien qui fâchent adminiftrer les îoix ; mais il n'y a dans le fond que d'honnêtes gens qui fâchent leur obéir. Celui qui vient à bout de braver les re- mords, ne tardera pas à braver les fup- plices , châtiment moins rigou;eux ,
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moins continuel , & auquel on a du moins l'efpoir d'échapper ; &, quelques précautions qu'on prenne , ceux qui n'at- tendent que l'impunité pour mal faire , ne manquent guère de moyens d'élu- der la loi ou d'échapper à la peine. Alors, comme tous les intérêts parti- culiers fe réunifient contre l'intérêt gé- néral qui n'eft plus celui de personne , les vices publics ont plus de force pour énerver les loix , que les loix n'en ont pour réprimer les vices ; & la corrup- tion du peuple & des chefs s'étend enfin jufqu'au Gouvernement , quelque fage qu'il puiffe être. Le pire de tous les abus eft de n'obéir en apparence aux loix que pour les enfreindre en effet avec iûreté. Bientôt les meilleures loix deviennent les plus funeftes ; il vaudroit mieux cent fois qu'elles n'exiitaffent pas; ce feroit une refïburce qu'on auroit encore quand il n'en refte plus. Dans une pareille fituation l'on ajoute vainement Edits fur Edits, Réglemens fur Réglemens. Tout cela ne fett qu'à introduire d'autres abus fans corriger les premiers. Plus vous mul- tipliez les loix , plus vous les rendez mé- prifables ; & tous les furveillans que vous iniHtuez ne font que de nouveaux
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infra&eurs deftinés à partager avec les anciens, ou à faire leur pillage à part. Bientôt le prix de la vertu devient celui du brigandage :les hommes les plus vils font les plus accrédités : plus ils font grands .plus ils (ont méprifables : leur infamie éclate dans leurs dignités , & ils font déshonorés parleurs honneurs. S'ils achètent les fuffrages des chefs ou la protection des femmes , c'eft pour ven- dre à leur tour la juftice, le devoir & l'Etat ; & le peuple , qui ne voit pas que fes vices font la première caufe de fes malheurs, murmure & s'écrie en gém'iC- fant : « Tous mes maux ne viennent » que de ceux que je paye pour m'en » garantir ».
C'eft alors qu'à la voix du devoir qui ne parle plus dans les cœurs , les chefs font forcés de fubftituer le cri de la terreur ou le leurre d'un intérêt appa- rent dont ils trompent leurs créatures. C'eft alors qu'il faut recourir à toutes les petites & méprifables rufes qu'ils appel- lent maximes d'Ecat, & myjîères du Ca- binet. Tout ce qui refte de vigueur au Gouvernement eft employé par fes mem- bres à fe perdre & fupplanter l'un l'autre, tandis que les affaires demeurent aban-
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données , ou ne fe font qu'à mefure que l'intérêt perfonnel le demande , & félon qu'il les dirige. Enfin toute l'habileté de ces grands politiques eft de fafciner telle- ment les yeux de ceux dont ils ont be- foin, que chacun croye travailler pour fon intérêt en travaillant pour le leur: je dis le leur , (î tant eft qu'en effet le vé- ritable intérêt des chefs foit d'anéantir les peuples pour les foumettre , & de ruiner leur propre bien pour s'en afïu- rer la pofleflion.
Mais quand les citoyens aiment leur devoir ., & que les dépofitaires de l'au- torité publique s'appliquent fincererr.ent à nourrir cet amour par leur exemple & par leurs foins, toutes les difficultés s'é- vanouiffènt , l'adminiftration prend une facilité qui la difpenfe de cet art téné- breux dont la noirceur fait tout le myf- tère. Ces efprits vaftes , fi dangereux & fî admirés , tous ces grands iMiniftres dont la gloire fe confond avec les mal- heurs du peuple , ne font plus regret- tés: les mœurs publiques fuppléent au génie des chefs ; & plus la vertu règne , moins les ralens font néceffrires. L'am- bition même eft mieux fervie par le devoir que par l'ufurpation : le peuple ,
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convaincu que fes chefs ne travaillent qu'à faire fon bonheur, les difpenfe par fa déférence de travailler à affermir leur pouvoir ; & l'hiftoire nous montre en mille endroits que l'autorité qu'il accor- de à ceux qu'il aime & dont il eft aimé, efl: cent fois plus abfolue que toute la tyrannie des ufurpateurs. Ceci ne figni- fie pai' que le Gouvernement doive crain- dre d'ufer de fon pouvoir, mais qu'il n'en doit u er que d'une manière légi- time. On trouvera dans l'hiftoire mille exemples de chefs ambitieux ou pufilla- nimes, que la mohefTe ou l'orgueil ont perdus; aucun qui fe foit mal trouvé de n'être qu'équitable. Mais on ne doit pas confondre la négligence avec la mo- dération , ni la douceur avec la foibleffe. Il faut être fevere pour êTe jufte : fouf- frir la méchanceté qu'on a le droit & le pouvoir de réprimer, c'eil être mé- chant foi-même.
Ce n'eft pas afTez de dire aux ci- toyens , foyez bons; il faut leur appren- dre à l'être ; & l'exemple même , qui eft à cet égard la première leçon, n'eft pas le feul moyen qu'il faille employer: l'amour de la patrie eft le plus efficace ; car , comme je lai dé;adit, tout homme
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efl: vertueux,quandfa volonté particuliè- re efr. conforme en tout à la volonté gé- nérale : & nous voulons volontiers ce que veulenc les gens que nous aimons.
Il femble que le fentiment de l'huma- nité s'évapore & s'arrbiblifïe en s'éten- dant fur toute la terre , & que nous ne fçaurionsétre touchés des calamités de la Tartarie ou du Japon , comme de celles d'un peuple Européen. 11 faut en quelque manière borner & comprimer l'intérêt 2c la commifération pour lui donner de l'ac- tivité. Or comme ce penchant en nous ne peut être utile qu'à ceux avec qui nous avons à vivre , il eiî bon que l'humanité concentrée entre les concitoyens , pren- ne en eux une nouvelle force par l'habi- tude de fe voir , & par l'intérêt commun qui les réunit. Il efr. certain que les plus grands prodiges de vertu ont été pro- duits par l'amour de la patrie: ce fen- timent doux & vif, qui joint la force de l'amour-propre à toute la beauté de la vertu , lui donne une énergie qui, fans la défigurer , en fait la plus héroïque de toutes les payions. Ce M: lui qui pro- duifit tant d'action? immortelles dont l'é- clat éblouit nos foibles yeux, & tant de grands hommes dont les antiques vertus
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parlent pour des fables depuis que l'a- mour de la patrie eft tourné en déri- fion. Ne nous en étonnons pas: lestrank» poi ts des cœurs tendres pa: oiffent autant de chimères à quiconq e ne les a point fentis; & l'amour de la patrie, plus vif & plus délicieux cent fou. que celui d'une maitreffe ne fe conçoit de même qu'en 1 éprouvant : mais il eft aifé de remarquer dan> tous les cœurs qu'il échaufie, dans toutes les aérions qu'il mC- pire j cette ardeur bouillante & iubiime dont ne brille pas la plus pure vertu, quand elle en eft fépatée. Ofons op- pofer Socraie meme à C aton ; l'un étoit plus Philofophe , & l'autre plus citoyen. Athènes étoit déia pe.due, & Socrace n'avoit plus de patrie que le monde en- tier : Caton porta toujours la flenne au fond de fon cœur; il ne vivoit que pour elle , il ne put lui furvivre. La vertu de Socrate eft celle du plus fage des hommes : mais entre Céfar & ïompée % Caton ferrrble un Dieu parmi des mor- tels. L'un inftruit quelques particuliers, combat les Sophiftes , & meurt pc ur la vérité : l'autre défend l'Etat , la liberté , les loix contre les conquérans du mon- de , & quitte enfin la terre, quand .1 n'y avoit plus de patrie à fervir. Un di- gne
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gne élève de Socrate feroit le plus ver- tueux de Tes contemporains ; un digne émule de Caton en feroit le plus grand. La vertu du premier feroit fon bon- heur; le fécond chercheroit fon bonheur dans celui de tous. Nous ferions inftruits par l'un , & conduits par l'autre ; & cela feul décideroit de la préférence : car on n'a jamais fait un peuple de fages ; mais il n'eft pas impolllble de rendre un peuple heureux.
Voulons - nous que les peuples foient vertueux? Commençons donc par leur faire aimer la patrie ; mais comment l'aimeront «ils, fï la patrie n'efl: rien de plus pour eux que pour des étrangers , & qu'elle ne leur accorde que ce qu'elle ne peut refufer à perfonne ? Ce feroit bien pis , s'ils n'y jouiffoient pas même de la fureté civile , & que leurs biens , leur vie ou leur liberté fufTent à la dif- crétion des hommes puiffans , fans qu'il leur fût podîble ou permis d'ofer récla- mer les loix. Alors fournis aux devoirs de l'état civil , fans jouir même des droits de l'état de nature, & fans pou- voir employer leurs forces pour le dé- fendre , ils feroient par confcquent dans la pire condition où fe puiffent trouver Tome III. P
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des hommes libres, & le mot de PatrU ne pourroit avoir pour eux qu'un fens odieux ou ridicule. Il ne faut pas croire que 1 on puifle offenfer ou couper un bras, que la douleur ne s'en porte à Jà tête ; & il n'eft pas plus croyable que la volonté générale confente qu'un membre di l'Etat» quel qu'il foit , en blefle ou détruife un autre , qu'i-1 ne l'eft que les doigts d'un homme ufatit de la raifon aillent lui crever les -yeux. La fureté particulière eft tellement- liée- avec la confidération publique, que, fans les égards que l'on doit à la toibleiïe hu- maine , cette convention feroit difloute par le droit , s'il périfioit dans l'État un feul citoyen qu'on eût pu fccour.ir, fi l'on en retenoit à tort un feul en pri- fon , & s'il fe perdoit un feul procès avec une injuftice évidente : car les conven- tions fondamentales étant enfreintes, on ne voit plus quel droit ni quel intérêt pourroit maintenir le peuple dans l'u- nion fociale : à moins qu'il n'y fût rete- nu par la feule force qui fait la difTolu- tion de l'État civil.
En effet , l'engagement du corps de la nation n'eft -il pas de pourvoir à la confervation du dernier de fes membres
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avec autant de foin qu'à celîe de tous les autres? & le falut d'un citoyen eft - i! moins la caufe commune que celui de tout l'État ? Qu'on nous riife qu'il eft bon qu'un feul périfle pour tous , j'ad- mirerai cette fentence dans la bouche d'un digne & vertueux patriote qui fe confacre volontairement & par devoir à la mort pour le falut de fon pays : mais il l'on entend qu'il foit permis au gouver- nement de facrifier un innocent au falut de la multitude , je tiens cette maxime pour une des plus exécrables que jamais la tyrannie ait inventées, la plus fauffe qu'on puifle avancer J la plus dangereufe qu'on puifle admettre, & la plus direc- tement oppofée aux loix fondamentales de la fociété. Loin qu'un feul doive périr pour tous, tous ont engagé leurs biens & leurs vies à la défenfe de chacun d'eux, afin que la foiblefle particulière fût tou- jours protégée par la force publique , 8c chaque membre par tout l'État, .-.près avoir par fuppofition retranché du peu- ple un individu après l'autre , prefîez les partifans de cette maxime à mieux ex- pliquer ce qu'ils entendent par le Corps de VEtai '•, & vous verrez qu'ils le réduiront à la fin à un petit nombre d'hommes qui
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ne font pas le peuple , mais les Officiers du peuple ; & qui , s'étant obligés par un ferment particulier à périr eux- mêmes pour fon falut , prétendent prou- ver par-là que c'efl à lui de périr pour le leur.
Veut-on trouver des exemples de la protection queTÉtat doit à Tes membres, & du refpeér qu'il doit à leurs perfonnes ? Ce n'eft que chez les plus illuftres & les plus courageufes nations de la terre qu'il faut les chercher , & il n'y a guère que les peuples libres ou l'on fâche ce que vaut un homme. A Sparte , on fait en quelle perplexité fe rrouvoit toute la Républi- que, lorïquil étoït queftion de punir un citoyen coupable. En Macédoine , la vie d'un homme écoit une affaire fî impor- tante, que, dans toute la grandeur d'Ale- xandre, ce puiflant Monarque n'eût ofé de fang-froid faire mourir un Macédo- nien criminel , que l'accufé n'eût compa- ru pour fe défendre devant fes conci- toyens, & n'eût été condamné par eux. Mais les Romains fe diftinguerent au- deffus de tous les peuples de la terre par les égards du gouvernement pour les par- ticuliers , & par fon attention fcrupuleu- fs à refpe&er les droits inviolables de
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tous les membres de l'État. Il n'y avoic rien de fi facré que la vie des fimples ci- toyens ; il ne falloit pas moins que l'af- femblée de tout le peuple pour en con- damner un ; le Sénat même ni les Con- fia dans toute leur maiefté,n'en avoietit pasledroit; & chez le plus puifTant peu- ple du monde , le crime & la peine d'un citoyen étoientune défo:_tion publique; auflî parut- il fi dur d'en verfer le fang pour quelque crime que ce pût être , que, par la loi Porcia, la peine de mort fut commuée en celle de l'exil , pour tous ceux qui voudroient furvivre à la perre d'une fi douce patrie. Tout refpiroit à Rome & dans les armées cet amour des concitoyens les uns pour les autres , & ce refpectpour le nom Romain qui élevoit le courage &animoit la vertu de quicon- que avoit l'honneur de le porter. Le cha- peau d'un citoyen délivré d'efclavage , la couronne civique de celui qui avoit fau- ve la vie à un autre , étoit ce qu'on regar- doit avec le plus de plaifir dans lapompe des triomphes ; & il eft: à remarquer que, des couronnes dont on honoroit à la guer- re les belles actions , il n'y avoit que la civique & celle des triomphateurs qui fuf- fent d'herbe 6V de feuilles; toutes les au-
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très n'étoient que d'or. C'ert ainfî que Ro- me fut vercueufe, & devint la maitrefle du monde. Chefs ambitieux! un Pâtre gouverne fes chiens & fes troupeaux , & n'eft que le dernier des hommes. S'il efr, beau de commander , c'eft quand ceux qui nous obéiflent peuvent nous honorer : refpeelez donc vos concitoyens , & vous vous rendrez refpeclables : refpectez la liberté , & votre puiflance augmentera tous les jours : ne paflez jamais vos droits, & bien-toc ils feront fans bornes.
Que la patrie fe montra donc la mère commune des citoyens; que les avanta- ges dont ils jouifïent dans leur pays le leur rendent cher; que le Gouvernement leur laifle affez de part à l'adminiftration publique pour fentirqu'ils font chez eux; & que les loix ne foient à leurs yeux que les garans de la commune liberté. Ces droits , tout beaux qu'ils font , appartien ■ nent à tous les hommes ; mais fans paroi- tre les attaquer directement , la mauvaife volonté des chefs en réduit ai fément l'ef- fet à rien. La loi dont on abufe fort à la fois au puiiïànt d'arme offenfive , & de bouclier contre le foible ; & le prétexte du bien public efl: toujours le plus dan- gereux fléau du peuple. Ce qu'il y a de
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pîus>nécenràïre,& peut être de plus diffi- cile dans le gouvernement, c'eft une in- tégrité févère à rendre juftice à tous , 6c fur-tout à protéger le pauvre contre la tyrannie du riche. Le plus grand mal eft déjà fait , quanti on a de? pauvres à dé- fendre & des riches à contenir. C'eft fur la médiocrité feule que s'exerce toute la force des Ioïx ; elles font également im-r puiiTantes contre les tréfors du riche & contre la irifere du pauvre: le premier les élude, le fécond leur échappe: l'un brjfe la toile, & l'autre paffe au travers.
C'eft donc une des plus importantes affaires du gouvernement, de prévenir l'extrême inégalité des Fortunes : non en enlevant les tréfors à lev.rs ^oC'.iîcars , mais en ôiant à tous les. moyens d'en ac- cumuler : non en bâti/Tant des hôpitaux pour les pauvres , mais en gnrantiffant les citoyens de le devenir. Les hommes iné- galement diftribués fur le territoire, & entafics dans urt lieu , tandis que les au- tres fgdépeuplent ;les arts d'agrément & de pure industrie favorifés aux dépens des métiers utiles & pénibles , l'agricul- ture facrifiée au commerce; le Publicain rendu nécefïaire par la mauvaife admi- nifiratiori des dehiers de l'État; enfin la
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vénalité poufTée à tel excès , que la con- fédération fe compte avec les piftoles , &J que les vertus mêmes fe vendent à prix d'argent: telles font les caufes les plus fenfibles de l'opulence & de la mifere , de l'intérêt public , de la haine mutuelle des citoyens, de leur indifférence pour Jacaufe commune , de la corruption du peuple , & del'afFoibliffement de tous les reifbrtsdu Gouvernement. Tels font par conféquent les maux qu'on guérit diffici- lement , quand ils fe font fentir ; mais qu'une fage adminiftration doit prévenir, pour maintenir avec les bonnes mœurs le refpeft pour les loix , l'amour de la pa- trie , & la vigueur de la volonté générale. Mais toutes ces précautions feront in- luffifantes , fi Ton ne s'y prend de plus loin encore. Je finis cette partie de V Eco- nomie publique, par où j'aurois dû la commencer. La patrie ne peut fubfifter fans la liberté, ni la liberté fans la vertu, ni la vertu fans les citoyens : vous aurez tout G vous formez des citoyens : fans ce- la vous n'aurez que de mcchansefclaves, à commencer par les chefs de TÉtat. Or former des citoyens n'efl: pas l'affaire d'un jour ; &, pour les avoir hommes , il faut les inftruire enfans. Qu'on me difè
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que quiconque a des hommes à gouver- ner , ne doit pas chercher hors de leur na- ture une perfection dont ils ne font pas fufceptibles ; qu'il ne doit pas vouloir dé- truire en eux les pallions , & que l'exécu- tion d'un pareil projet ne feroit pas plus defirable que poiïible. Je conviendrai d'autant mieux de tout cela , qu'un hom- me qui n'auroit point de parlions feroit certainement un mauvais citoyen : mais il faut convenir auflî que,fî l'on n'apprend point aux hommes à n'aimer rien , il n'eff, pas impolTïble de leur apprendre à aimer un objet plutôt qu'un autre ., & ce qui efr. véritablement beau ., plutôt que ce qui eft difforme. Si, par exemple , on les exerce aflez tôt à ne jamais regarder leur indivi- du que par fes relations avec le corps de l'État, & à n'appercevoir , pour ainfi di- re, leur propre exiftence que comme une* partie de la fienne ; ils pourront parvenir enfin à s'identifier en quelque forte avec ce plus grand Tout , à fe fentir membres de la patrie , à l'aimer de ce fentimenc exquis que tout homme ifolé n'a que pour foi-même, à élever perpétuellement: leur ame à ce grand objet J & à transfor- mer ainfi en une vertu fublime j cette difpofirion dangereufe d'où naiffenttous
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nos vices. Non feulement la philofophie démontre la poflibilité de ces nouvelles directions, mais fhiftoireen fournit mille exemples éclatans : s'ils font fi rares par- mi nous , c'eft que perfonne ne fe foucie qu'il y ait des citoyens, & qu'on s'avife en- core moins de s'y prendre affez tôt pour les former. II n'efr. plus temps de chan- ger nos inclinations naturelles , quand elles ont pris leur cours, & que l'habitude s'eft jointe à l'amour-prcpre : il n'efl plus temps de nous tirer hors de nous-mêmes , quand une fois le Moi humain concentré dans nos coeurs y a acquis cette méprifa- ble activité qui abforbe toute vertu & fait la vie des petites âmes Comment l'a- mour de la patrie pourroit-il germer au milieu de tant d'autres pallions qui l'é- touffent ? &'. que refte-t-il pour les conci- toyens, dans un eccur déjà partagé entre l'avarice , une maitreffe , & la vanité?
C'efl: du premier moment de la vie , qu'il faut apprendre à mériter de vivre ;, éc comme on participe, en naiffant, aux droits des citoyens , l'inflant de notre nailïance doit être le commencement de l'exercice de nos devoirs. S'il y a des loix pour l;âge mûr J il doit y en avoir pour l'enfance, qui enfeignent à obéir
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aux' autres ; & comme on ne laiiTe pas U raifon de chaque homme unique arbitre de (es devoirs; on doit d'autant moins abandonner aux lumières & aux préjuges des pères l'éducation de leurs enfans , qu'elle importe à l'État encore plus qu'aux pères : car, félon le cours de la na- ture , fa mort du père lui dérobe fouvent Jes derniers fruits de cette éducation ; mais la patrie en fent tôt ou tard les ef- fets : l'Etat demeure & la famille fe dif- fout. Que h" l'autorité publiaue , en pre- nant la place des pères , & fe chargeant de cette importante fonction , acquiert leurs droits en rempliffant leurs devoirs; ils ont d'autant moins fujet de s'en plain- dre , qu'à cet égard ils ne font propre- ment que changer de nom , & qu'ils au- ront en commun , fous le nom de ci- toyens ,1a même autorité fur leurs en- fans qu'ils exerçoient féparément fous le nom de pères, & n'en feront pas moins obéis en parlant au nom de la loi , qu'ils l'étoient en parlant au nom de la nature. L'éducation publique j fous d.s règles prefcrites par le Gouvernement, & fous des Magiltats établis par le Souverain , eft donc une des maximes fondamentales du Gouvernement populaire ou légitime.
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Si les enfans font élevés en commun dans lefeinde régalité,s'ils font imbus des loix de l'État & des maximes de la volonté générale , s'ils font inftruits à les refpec- ter pardefïus toutes chofes , s'ils font en- vironnés d'exemples & d'objets qui leur parlent fans cette de la tendre mère qui les nourrit, de l'amour qu'elle a pour eux, des biens ineftimables qu'ils reçoivent d'elle , & du retour qu'ils lui doivent, ne doutons pas qu'ils n'apprennent ainfi à fe chérir mutuellement comme des frères , à ne vouloir jamais que ce que veut la So- ciété , à fubftituer des actions d'hommes & de citoyens au ftérile & vain babil des Sophiftes , & à devenir un jour les défen- deurs & les pères de la patrie , dont ils auront été fi long-temps les enfans.
Je ne parlerai point des Magiftrats def- tinés à préfider à cette éducarion , qui certainement eft la plus importante affai- rede l'État. On fent que, Ci de telles mar- ques de la confiance publique étoient lé- gèrement accordées fi cette fonction fu- blime n'étoit , pour ceux qui auroient dignement rempli toutes les autres, le prix de leurs travaux , l'honorable & deux repos de leur vieillefle & le comble de tous les honneurs , toute l'entreprife
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feroit inutile & l'éducation fans fuccès: car par-tout où la leçon n'eft pas foute- nue par l'autorité , & le précepte par l'exemple, 1 inftru&ion demeure fans fruit, & la vertu même perd fon crédit dans la bouche de celui qui ne la pratique pas. Mais que des guerriers illuftres, cour- bés fous le faix de leurs lauriers.prêchent le courage ; que des Magiftracs intègres, blanchis dans la pourpre & fur les tri- bunaux , enfeignent la juftice : les uns & les autres fe formeront ainfi de ver- tueux fucceffeurs , & transmettront d'âge en âge aux générations fuivantes , l'ex- périence & les talens des chefs , le cou- rage & la vertu des citoyens , & l'ému- lation commune à tous de vivre & de mourir pour la patrie.
Je ne fçache que trois peuples qui aient autrefois pratiqué l'éducation pu- blique ; fçavoir les Cretois , les Lacédé- moniens & les anciens Perfes. Chez tous les trois elle eut le plus grand fuccès ; elle fit des prod ges chez les deux derniers. Quand le monde s'eft trouvé divifé en nations trop grandes pour pouvoir être bien gouvernées, ce moyen n'a plus été praticable , & d'autres raifons, que le le&eur peut voir aifément , ont encore
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empêché qu'il n'ait été tenté chez aucun peuple moderne. C'eft une chofe tre3 remarquable que les Romains aient pu s'en paiTer ; mais Rome fut durant cinq cents ans un miracle continuel que le monde ne doir plus efpérer de revoir. La vertu des Romains, engendrée par l'hor- reur de la tyrannie & des crimes des ty- rans, & par l'amour inné de la patrie , lit de routes les maifons de Rome autant d'écoles de citoyens : le pouvoir (ans bor- nes d s pères fur leurs enfans mit tant de févéritédans la police particulière , que le père , plu- craint que les •'. agiflrats , étoitdans Ton tribunal domeftique lecen- feurdes mœurs & le vengeur des loir.
C'e-ft: ainfi qu'un Gouvernement atten- tif & bien intentionné, veillant fans ceffe à maintenir ou rappeller chez le peuple l'amour de la patrie & les bonnes mœurs, prévient de loin les maux qui réfultent tôt ou tard de l'indifférence des citoyens pour !e fort de la République , & con- tient dans d'étroites bornes cet intérêt perfonnel , qui ifote Tellement les parti- culiers , que l'État s'jffoiblit par leur puiflance & n'a rien à efpcrer de l< bonne volonté. Par-tout où le peuple aime (on pays, refpe&e les loix & vit
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amplement 3 il refte peu de chofe à faire pour Je rendre heureux; & dans l'admi- niftration publique , où la fortune a moins de part qu'au fort des particuliers , la fageflê eft fî près du bonheur , que ces deux objets fe confondent.
Cen'eilpas affez d'avoir des citoyens & de les protéger; il faut encore fonger à leur fubfiftance : pourvoir aux be- foins publics , eft une fuite évidente de ia volonté générale , &le rroilîeme devoir effentiel du Gouvernement. Ce devoir n'eft par, comme on doit le fentir ., de remplir les greniers des particuliers & les difpenfer du travail ; mais de maintenir l'abondance tellement à leur portée, que, pour Pacquérirje travail foit toujours né- cédai re & ne foit jamais inutile. Il s'étend auffi à toute^ les opérations quiregardent l'entretien du'fîfc, & les dépenfes de Tad- miniflration publique. Ainfi, après avoir parlé de YÉconomk générale par rapport au gouvernement des pet formes ; il nous refte à la co/nfidérer par rapport à Fad- miniftianon des biens.
Cette partie n'offre pas moins de diffi- cultés à réfoudre , ni de contradictions à lever ,que la précédente. Il eftcertaia que le droit de propriété eft: le plus facré
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de tous les droits des citoyens , & plus importantà certains égardsque la liberté même : (bit parce qu'il tient de plus près à la confervation de la vie; foit parce que, les biens étant plus faciles à ufiuper & plus pénibles à défendre que la perfonne, on doit plus refpecler ce qui fe peut ravir plus aifément; foit enfin parce que la propriété eft le vrai fondement de la So- ciété civile , & le vrai garant des enga- gemen> des citoyens : car fl les biens ne répondoient pas des perfonnes , rien ne feroit fi facile que d'éluder fes devoirs & de fe moquer des loix. D'un autre côté, il n'efl: pas moins fur que ie maintien de l'État & du Gouvernement exige des frais & de la dépenfe ; & comme quiconque accorde la fin ne peut refufer les moyens, il s'enfuit que les membres de la fociété doivent contribuer de leurs biens à fon entretien. De plus , il efi: difficile d'af- iûrer d'un côté la propriété des particu- liers fans l'attaquer d'un autre , & il n'eft paspoflible que tous les Réglemens qui regardent l'ordre des fucceffions, îestef- tamens , les conrrats, ne gênent les ci- toyens , à certains égards , lur la difpofi- tion de leur propre bien , & par confé- quent fur leurs droits de propriété.
DIVERSES. 3 f 3
Mais, outre ce que j'ai dit ci-devant de Taccord qui reçue entre l'autorité de la loi & la liberté du citoyen, il y a, par rapport à la difpofition des biens une re- marque importante à faire , qui levé bien des difficultés. C'eft , comme l'a montré Puffendorjf, que par la nature du droit de propriété , il ne s'étend point au-delà de la vie du propriétaire , & qu'à l'inf- tant qu'un homme eft mort , fon bien ne lui appartient plus. Ainfi lui prefcrire les conditions fous lefquelles il en peut diipo- fer , c'eft au fond moins altérer fon droit en apparence , que l'étendre en effet.
Fn général , quoique l'inftitution des loix qui règlent le pouvoir des particu- liers dans la difpofition de leur prorre bien n'appartienne qu'au Souverain ,1'ef- prit dec^sloix j que le Gouvernement doit fuivre dans leur application, eft que, de père en fils & de proche en proche , les biens de la famille en fortent & s'aliè- nent le moins qu'il eft poflible. Il y a une rai'on fenfiblede ceci en faveur des en- fans , à qui le droit de propriété feroit fort inutile , fi le père ne leur laiffoit rien , & qui de plus , ayant fou vent con- tribué par leur travail à l'acquifition des biens du père, font de leur chef aflbdés
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à fon droit. Mais une autre raifon plus éloignée & non moins importante , eft que rien n'efl plus funefte aux mœurs & à la République, que les changemens continuels d'état & de fortune entre les citoyens; changemens qui font la preuve & la fource de mille défordres, qui boul- verfent & confondent tout ; & par les- quels ceux qui font élevés pour une chofe , fe trouvant deftinés pour une au- tre, ni ceux qui montent ni ceux qu'i des- cendent ne peuvent prendre les maximes ni les lumières convenables à leur nouvel état , & beaucoup moins en remplir les devoirs. Je pafie à l'objet des finances publiques.
Si le peuple fe gouvernoit lui-même , & qu'il n'y eût rien d'intermédiaire entre l'adminiftration de l'État & les citoyen?, ils n'auroient qu'à fe cottiferdansfocca- fîon , à proportion des befoins publics & des facultés des particuliers ; & comme chacun ne perdroit jamais de vue le re- couvrement ni l'emploi des deniers , il ne pourroit fe glifler ni fraude , ni abus dans leur maniement: FÉrat ne feroit jamais obéré de dettes, ni le peuple ac- cablé d'impôts ; ou du moins la certitude de l'emploi leconfokroitdcladuretéde
diverses. 3 y y
la taxe. Mais les chofes ne fçauroient al- ler ainii : & quelque borné que foit un État , la fociécé civile y eft toujours trop no<mbreufepour pouvoir être gouvernée par tous fes membres. Il faut néceffaire- mentque les deniers publics paffentpar les mains des chefs , lefquels , outre l'in- térêt de l'État, ont tous le leur particulier, qui n'eft pas le dernier écouté. Le peu- ple , de fon côté , qui s'apperçoit plutôt de l'avidité des chefs, & de leurs folles dépenfes, que des befjins publics, mur- mure de fe voir dépouiller du néceflaire pour fournir au luperflu dautrui ; & quand une forces manœuvres l'ont aigri jufqu'à certain point , la plus intègre ad- miniftration ne viendroit pas à bout de rétablir la confiance. Alors , fi les con- tributions font volontaires, elles ne pro- duifent rien; fi elles font forcées, elles font illégitimes; & c'efl: dans cette cruelle alternative de laifler périr l'État ou d'ar- taqjer le droit facré de la propriété, qui en eft le foutien, queconhite la difficulté d'une juftc & fage Économie.
La première chofe que doit faire , après l'étab!ifleinentde;loix , l'inftituteur d'u- ne République, c'eft d; trouver un fonds fuffilant pour l'entretien desMagiftrats,
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& autres officiers , & pour toutes les dépenfes publiques. Ce fonds s'appelle ALrarium ou Fifc , s'il e(\ en argent ; Do- maine public , s'il eft en terres ; & ce der- nier eft de beaucoup préférable à l'autre, par des raifons faciles à voir. Quiconque aura fuffifamment réfléchi fur cette ma- tière , ne pourra guère être à cet égard d'un autre avis que Bodin , qui regarde le domaine public comme le plus hon- nête & îe plus fur de tous les moyens de pourvoir aux befoins de l'État ; & il efr. à remarquer que le premier loin de Romulus , dans la divifîon des terres , fut d'en deftinerle tiers à cetufage J'avoue qu'il n'efr. pas impofTible que le produit du domaine mal adminiftré , fe réduife à rien ; mais il n'eft pas de Peflfence du do- maine d'être mal adminiftré.
Préalablement à tour emploi , ce fonds doit être afïrgné ou accepté par I'aflem- blée du peuple ou des États du pays , qui doit enfuite en déterminer fufage. Après cette folemnité.qui rend ces fonds inaliénables , ils changent , pour ainfi dire, de nature; & leurs revenus de- viennent tellement (acres , eue c'eft non- feulement le plus infâme de tous les vols, mais un crime de lefe-majefté que d'en
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détourner la moindre chofe au préjudice de leur deftination. C'eft un grand dés- honneur pour Rome que l'intégrité du Quefteur Caton y ait été un fujet de re^- marque & qu'un Empereur, récompen- fant de quelques écus le talent d'un chan- teur , ait eu befoin d'ajouter que cet ar- gent venoit du bien de fa famille , & non de celui de l'État. Mais s'il fe trouve peu de Galba , où chercherons-nous des Ca- tons ? & quand une fois le vice ne désho- norera plus , quels feront les chefs afïez fcrupuleux pour s'abfrenir de toucher aux revenus publics abandonnés à leur difcrétion , & pour ne pas s'en impofer bien-tôt à eux-mêmes , en affe&ant de confondre leurs vaines & fcandaleufes diflipations avec la gloire de l'État,& les moyens d'étendre leur autorité avec ceux d'augmenter fa puifTance ? C'eft fur- tout en cette délicate partie de l'adminiftra- tion que. la vertu efl; le feul infîrument efficace > & que l'intégrité du Magiftrat eft le feul frein capable de contenir fort avarice. Les livres & tous les comptes des Régiffeurs fervent moins a déceler leurs infidélités qu'à les couvrir , & la prudence n'eft jamais auflï prompte à imaginer de nouvelles précautions que
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la friponnerie à les éluder. Laiflez donc les registres & papiers , & remettez les finances en des mains ridelles ; c'eft le feul moyen qu'elles fbient fidèlement régies.
Quand une fois les fonds publics font établie, les chefs de l'Etat en font de droit le adminiftrateurs; car cette adminiftra- tij.i fait une partie du Gouvernement t jujours effentieile, quoique non toujours également : fon influence augmente à mefure que celle des autres refforts di- minue ; & l'on peut dire qu'un Gouverne- ment eft parvenu à fon dernier degré de corruption , quand il n'a plus d'autre nerf que l'argent: or comme tout Gou- vernement tend fans ce'fe au relâche- ment , cette feule raifon montre pour- quoi nul Etat ne peut habiliter., fi les re- venus n'augmentent fans cefTe.
Le premier fentiment de la nécefTité de cette augmentation , eft auflî le pre- mier figne du défordre intérieur de l'État; & le fage adminiftrateur , en fongeant à trouver de l'argent pour pourvoir au be- foin préfcnt , ne néglige pas de recher- cher la caufe éloignée de ce nouveau be- foin : comme un marin» voyant l'eau ga- gner fon vaiiTeau, n'oubl.e pas, en iai-
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Tant jouer les pompes, de faire aufli cher- cher & boucher la voie*
De cette règle découle la plus impor- tante maxime de l'adminiftration des fi- nances , qui eft de travailler avec beau- coup plus de foin à prévenir les befoins qu'à augmenter les revenus. De quelque diligence qu'on puiflTeufer, le fecburs qui ne vient qu'après .le mal, & plus lente- ment, laifîe toujours l'Etat enfouffrance : tandis qu'on: fonge à remédier à un in* convénient , un autre Te fait déjà fentir , &• les refîburces inêmes produifent de nouveaux inconvéniens : de forte qu'à la fin la nation s'obère ,1e peuple eft foulé, le Gouvernement perd toute fa vigueur & rie fait plus que. peu de .cho'e avec beaucoup d'argent. Je croie que de cette grande maxime bien établie, découloient les prodiges des Gouvernemens anciens qui faifoient plus avec leur parfîmonie, que les nôtres avec tous leurs créfors ; 8c c?eft peu'-étre d 3-îà qu'efc dérivi.'e l'ac- ception vulgaire du mot d'Économie, qui s'entend plutôt du fage ménagement de ce qu'on a, que des moyens d'acquérir ce que l'on n'a pas.
Indépendamment dirdomaine public , qui rendà i'Étac à proportion de la .pro-
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bité de ceux qui le régiflent , fi l'on con- noifloit afTcz toute la force de l'adminif- tration générale, furtout quand elle fe borne aux moyens légitimes , on feroit étonné des reflources qu'ont les chefs pour prévenir tous les befoin? publics , fans toucher aux biens des particuliers. Comme ils font les inajîttes de tout le commerce de l'État , rien ne leur eft fi facile que de le diriger d'une manière qui pourvoye à tout , fouv^nt fans qu ils paroiflent s *en mêler. La distribution des denrées , de l'argent & des marchandifes par de juftes proportions, félon les temps & les lieux , eft le vrai fecret des h inan- ces & la fource de leurs richeiîes , pourvu que ceux qui les admimftrent fâchent porter leur vue aflez loin , & faire dans l'occafion une perte apparente & pro- chaine pour avoir réellement des piofits immenfes dans un temps éloigné. Quand on voit un Gouvernement payer des droits, loin d'en recevoir, pour la fortie des bleds dans les années d'abonda; ee,& pour leur introduction dans les années de difette , on a befoin d'avoir de tels faits fous les yeux pour les croire v rit.ble , & on les mettroit au rang des i rrans , s'ils fe fulTent palTés anciennement. Sup- putons
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pofons que,pour prévenir la difette dans les mauvaifes années, on proposât d'éta- blir des magafïns publics, dans combien de pays l'entretien d'un établiffement fi utile ne ferviroit-il pas de prétexte à de nouveaux impôts? A Genèveces greniers établis & entretenus par une fage admi- niftration, font la reflource publique dans les mauvaifes années , & le principal re- venu de l'État dans tous les temps ;^/ùcV ditat , c'eft la belle & jufte infcript:on qu'on lit fur la façade de l'édifice. Pour expofer ici le fyftême économique d'un bon Gouvernement, j'ai fouvent tourne les yeux fur celui de cette République : heureux de trouver ainfi dans ma patrie l'exemple de la fagefîe & du bonheur que je voudrois voir régner dans tous les pays!
Si Ton examine comment croiflent les befoins d'un État, on trouvera que fou- vent cela arrive à-peu-près comme chez les particuliers , moins par une véritable néceffité que par un accroifTtment de de- fîrs inutiles,& que fouvent on n'augmenta la dépenfe que pour avoir un prétexte d'augmenter la recette : de forte que l'État gagneroit quelquefois à fe pafler d'être riche , & que cette rkhefle appa-
Tome III. Q
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rente lui eft au fond plus onéreufr que ne feroit la pauvreté même. On peut elpé- rer , il eft vrai , de tenir les peuples dans une dépendance plus étroite, en leur donnant d'une main ce qu'on leur a pris de l'autre; & ce fut la politique dont u a Jofeph avec les Égyptiens ; mais ce vain fophifme eft d'autant plus funefte à l'É- tat , que l'argent ne rentre plus dans les mêmes mains d'où il eft forti ; & qu'avec de pareilles maximes , on n'enrichit que des fainéans de la dépouille des hommes utiles.
Le goût des conquêtes eft une des cau- fes les plus fenfibles & les plus dange- reuîes de cette augmentation. Ce goût , engendré (ouvent par une autre efpece d'ambition que celle qu'il femble annon- cer, n'eft pas toujours ce qu'il paroît être, & n'a pas tant pour véritable motifle de- * fir apparent d'aggrandir la nation, que le defir caché d'augmenter au-dedans l'au- torité des chefs , à l'aide de l'augmenta- tion des troupes _, & à la faveur de la di- verficn que font les objets de la guerre dans l'efprit des citoyens.
Ce qu'il y a du moins de très certain , c'eft que rien n'eft (î foulé ni fi miférable que les peuples conquérans , & qui leurs
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fuccès mêmes ne font qu'augmenter leur mifere : quand l'hiftoire ne nous l'ap- prendroit pas, la raifon fuffiroit pour nous démontrer que plus un État eft grand , & plus les dépenfes y deviennent propor- tionnellement fortes & onéreufes : car il faut que toutes les provinces fourniflent leur contingent aux frais de l'adminif- tration générale, & que chacune , outre cela , faiTe pour la fienne particulière , la même dépenfe que fi elle étoit indépen- dante. Ajoutez que toutes les fortunes fe font dans un lieu & fe confument dans un autre ; ce qui rompt bien- tôt l'équi- libre du produit & de la confommation & appauvrit beaucoup de pays pour en- richir une feule Ville.
Autre fource de l'augmentation des befoins publics, qui tient à la précédente. Il peut venir un temps où les citoyen-, ne fe regardant plus comme intérefTés à la cau'e commune , cefleroient d'être les défenfeurs de la patrie, & où les Magif- trats aimeroient mieux commander à des mercenaires qu'à des hommes libres, ne fût-ce qu'afin d'employer en temps & lieu les premiers pour mieux affujettir les autres. Tel fut l'État de Rome fur la fin de la République & fous les Empe-
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reurs : car toutes les victoires des pre- miers Romains , de même que celles d'Alexandre , avoienr été remportées par de braves citoyens, qui fçavoient donner au befoin leur fang pour la patrie, mais qui ne le vendoient jamais. Ce ne fut qu'au fiége de Veïes qu'on commença de payer l'infanterie B omaine. Marius fut le premier qui dans la guerre de Jugurtha déshonora les légions , en y introduifant des affranchis, des vagabonds & autres mercenaires. Devenus les ennemis des peuples qu'ils s'étoient chargés de rendre heureux , les tyrans établirent des troupes réglées , en apparence pour contenir l'é- tranger , & en effet pour opprimer l'habi- tant. Pour former ces troupes, il fallut en- lever à la terre des cultivateurs ., dont le défaut diminua la quantité des denrées, & dont l'entretien introduifit des impôts qui en augmentèrent le prix. Ce premier défordre fit murmurer les peuples ; il fallut , pour les réprimer , multiplier les troupes , & par conféquent la mifere; & plu? le dçfefpoir augmentoit, plus l'on (e voyoit contraint de l'augmenter en- core pour en prévenir les effets. D'un au- tre côté ces mercenaires, qu'on pouvoir gftirner fur le prix auquel ils fe ven*
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doient eux-mêmes ., fiers de leuraviliP feiTient , méprifant les loix dont ils étoienr protégés , & leurs frères dont ils mangeoient le pain , fe crurent plus ho- norés d'être les fatellites de Céfar que les défenfeurs de Rome; & , dévoués à une obéifiance aveugle , tenoientpar état le poignard levé fur leurs concitoyens , prêts à tout égorger au premier fîgnal. l\ ne feroit pas difficile de montrer que ce fut -là une des principales caufes de la ruine de l'Empire Romain
L'invention de l'artillerie & des for- tifications a forcé de nos jours les Sou- verains de l'Europe à rétablir l'ufage des troupes réglées pour garder leurs places: mais, avec des motifs plus légitimes , il eft à craindre que l'effet n'en (oit égale- ment funefle. Il n'en faudra pas moins dépeupler les campagnes , pour formel- les armées & les garnifons ; pour les en- tretenir, il n'en faudra pas moins fouler les peuples : & ces dangereux établifle- mens s'accroifTent depuis quelque temps avec une telle rapidité dans tous nos cli- mats , qu'on n'en peut prévoir que la dé- population prochaine de l'Europe, & tôt ou tard la ruine des peuples qui l'ha- bitent.
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Quoi qu'il enfoit, on doit voir que de telles inftitutions renverfenc néceiïaire- ment le vrai fyfïéme économique , qui tire le principal revenu de l'État du do- maine public, & ne laiffe que la ref- fource fâcheufe des fubfîdes & impôts, dont il me refte à parler.
11 faut fe refTouvenir ici que le fonde- ment du pafte focial eft la propriété ; &c là première condition , que chacun foit maintenu dans la paifïble jouilfance de ce qui lui appartient. Il eft vrai que par le même traité chacun s'oblige , au moins tacitement , à fe cottifer dans les befoins publics; maiscetengagementne pouvant nuire à la loi fondamentale , & fuppofant l'évidence du befoin reconnue par les contribuables , on voit que, pour être lé- gitime , cette cottifation doit être volon- taire , non d'une volonté particulière , comme s'il étoit néceffaire d'avoir le confentement de chaque citoyen , & qu'il ne dût fournir que ce qu'il lui plaît , ce qui feroit directement contre l'efprit de la confédération ; mais d'une volonté générale à la pluralité des voix, & fur un tarif proportionnel qui ne laiile rien d'arbitraire à l'impofition.
Cette véritéque les impôts ne peuvent
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être établis légitimement que du confen- tement du peuple ou de les reprélentans, a été reconnue généralement de tous les Philofophes & Jurifcon luîtes qui Te font acquis quelque réputation dans les ma- tières de droit politique , fans en ex- cepter Bodin mcme, Si quelques <*#»ont établi des maximes contraires en appa- rence, outre qu'il eftaifé de voir les mo- tifs particuliers qui les y ont portés , ils y mettent tant de conditions 6c de res- trictions, qu'au fond la chofe revient exactement au même : car que le peuple puiflTe refufer, ou que le Souverain ne doive pas exiger , cela efr. indifférons , quant au droit ; & s'il n'efr. queftion que de la force , c efr. la chofe la plus inutile que d'examiner ce qui eiï légitime ou non.
Les contributions qui fe lèvent fur le peuple font de deux fortes; les unes réelles , qui fe perçoivent fur les chofe?; les autres personnelles , qui fe payent par tête. On donne aux unes & aux au- tres le nom d impôts ou defubfïdes : quand le peuple fixe la fomme qu'il accorde * elle s'appelle fubfide ; quand il accorde tout le produit d'une taxe , alors e'eft un iwj-k.Cn trouve dans le livre de ftjpri
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des Loi x y que l'impofition par tête eft plus propre à la fervitude , & la taxe réelle plus convenable à !a liberté. Cela ïeroit incontestable, d les contingens par tête étoient égaux ; car il n'y auroit rien déplus difproportionné qu'une pa- reifî^axe , & c'eft furtout dans les pro- portions exactement obfervées , que con- iifte l'efprit de la liberté. Mais fi la taxe par tête eft exactement proportionnée aux moyens des particuliers , comme pourroit être celle qui porte en France le nom de capitution, & qui de cette ma- nière eft à la fois réelle & perfonnelle , elle eft la plus équitable J & par confé- quent la plus convenable à des hommes libres. Ces proportions paroifïent d'a- bord très faciles à obferver, parce qu'é- tant relatives à l'état que chacun tient dans le monde , les indications fo;it tou- jours publiques; mais .outre que l'ava- rice, le crédit &: la fraude fçavent élu- der jufques à l'évidence , il eft rare que l'on tienne compte, dans ces calculs , dj tous les élémens qui doivent y entre--. Premièrement, on doit confidérer le rap- port des quantités , félon lequel , toutes chofes égales , celui qui a dix fois plus de bien qu'un autre , doit payer dix foi»
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plus que lui. Secondement , le rapport desufages,c'eft-à dire, la diftin&iondu néceflaire & du fuperflu. Celui qui n'a que le fimple néceflaire, ne doit rien payer du tout ; la taxe de celui qui a du fuperflu , peut aller, au befoinr jufques à la concurrence de tout ce qui excède Ton néceflaire. A cela il dira , qu'eu égard à fon rang, ce qui feroit fuperflu pour un homme inférieur ,eft néceflaire pour lui; mais c'eft un menfonge : car un grand a deux jambes , ainfi qu'un bouvier , & n'a qu'un ventre non plus que lui. De plus, ce prétendu néceflaire t(ï fi peu nécef- faire à fon rang , que , s'il fçavoit y re- noncer pour un fujet louable, il n'en fe- roit que plus refpedé. Le peuple fe profterneroit devant un Miniftre qui iroitau confeil à pied pour avoir vendu fes carrofles dans un preflant befoin de l'État. Enfin la loi ne prefcrit la magni- ficence à perfonne , & la bienféance n'eft jamais une raifon contre le droit»
Un troifieme rapport, qu'on ne compte jamais, qu'on devroit toujours compter le premier, efl: celui des utilités que cha- cun retire de la confédération fociale , qui protège fortement les immenfes pof-
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feflîons du ricne , & lai/Te à peine un mî- féiable jouir de la chaumière qu'il aconf- truite de Tes mains. Tous les avantages de la fociété ne font-ils pas pour les puif- fans & les riches ? Tous les emplois lu- cratifs ne font-ils pas remplis par eux feuls?Toutes les grâces, toutes les exemp- tions ne leur font-elles pas réfervées? & l'autorité publique n'eft-elle pas toufe en leur faveur? Qu'un homme de confédéra- tion vole fes créanciers, ou falTe d'autres friponneries , n'eft-il pas toujours fur de l'impunité ? Les coups de bâton qu'il diftribue, les violences qu'il commet ,les meurtres même & les affailînats dont il fe rend coupable , ne font- ce pas des affaires qu'on affoupit , & dont au bout de fix mois il n'eft plus queftion ? Que ce même homme foit volé , toute la police efl aufli tôt en mouvement , & malheur aux innocens qu'il foupçonne! PafTe t-il dans un lieu dangereux ; voilà les efcortes en campagne : l'effieu de U chaife vient-il à fe rompre ; tout vole à fon fecours : fait -on du bruit à fa porte ; il dit un mot, & tout fe tait ; la foule l'incommode-t-el!e ; il fait un fîgne, & tout fe range : un charretier fe trouve-
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t- il fur Ton paffage ; (es gens font prêts à ra(Tommer;& cinquante honnêtes pié- tons allant à leurs affaires feroient plutôt écrafés qu'un faquin oilif retardé dans fon équipage. Tous ces égards ne lui coûtent pas un fou ; ils font le droit de l'homme liche , & non le prix de la richeffe. Que le tableau du pauvre efr. différent ! plus l'humanité lui doit, plus la fociété l'uire- fufe : toutes les portes lui font fermées , même quand il a le droit de les faire ou- vrir : & fi quelquefois il obtient juftice , c efb avec plus de peine qu'un autre n'ob- tiendroit grâce: s'il va des corvées à faire, une milice à tirer , c'eft à lui qu'on donne la préférence : il porte toujours , outre fa charge, celle dont fon voifin plus riche a le crédit de fe faire exempter : au moin- dre accident qui lui arrive, chacun s'é- loigne de lui : fi fa pauvre charette ren- verfe., loin d'être aidé par perfonne, je le tiens heureux s'il évite en paffant les avanies des gens leftes d'un jeune Duc : en un mot ., toute aflifrance gratuite le fuit au befoin , précifément parce qu'il n'a pas de quoi la payer : mais je le tiens pour un homme perdu, s'il a le malheur d'avoir lame honnête , une fille aimable & un puifTant voifn.
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Une autre attention non moins im- portante à faire , c'eft que 'es pertes des pauvres font beaucoup moins réparables que celles du riche, & que la difficulté d'acquérir croît toujours en raifon du be- foin. On ne fait rien avec rien ; cela eft vrai dans les affaires comme en Phyfique: l'argent eft ia femencede l'argent , & la première piftole eft quelquefois plus dif- ficile à gagner que le fécond million. JI y a plus encore : c'en1 que tout ce que le pauvre paye , eft à jamais perdu pour lui, & refte ou revient dans les mains du ri- che ; & comme c'eft aux feufs hommes qui ont part au Gouvernement, ou à ceux qui en approchent, que pafle tôt ou tard le produit des impôts, ils ont , même en payant leur contingent, un in- térêt fenfîble à les augmenter.
Réfumons en quatre mots le pa<fte Co- dai des deux états. Vous ave\ befoin de moi y car je fuis riche & vous êtes pauvre ; faifons donc un accord entre nous ; je per- mettrai que vous ay:^ V honneur de mefer- vir.à condition que vous me donnent le peu qui vous rejie pour la peine que je prendrai de vous commander.
Si l'on combine avec foin toutes ces chofes , on trouvera que , pour répartir
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les taxes d'une manière équitable & vraiment proportionnelle, l'impolition n'en doit pas être faite feulement en raifon des biens des contribuables; mais en raifon compofée de la différence de leurs conditions & du fuperflu de leurs biens : opération très importante & très difficile que font tous les jours des mul- titudes de commis honnêtes gens & qui fçavent l'arithmétique ; mais dont les Platons Se les Monttfquieu n'euffent ofé fe charger qu'en tremblant & en deman- dant au ciel des lumières & de l'intégrité.
Un autre inconvénient delà taxeper- fonnelle , c'eft de fe faire trop fentir , & d'être levée avec trop de dureté ; ce qui n'empêche pas qu'elle ne foit fujette à beaucoup de non - valeurs , parce qu'il eft plus aifé de dérober au rôle & aux pourfuites fa tête que Ces poffeffions.
De toutes les autres importions, le cens fur les terres ou la taille réJle a toujours paffé pour la plus avantageufe dans le pays où l'on a plus d'égard à la quantité du produit & à la fureté du re- couvrement, qu'àla moindre incommo- dité du peuple. On a même o(é dire qu'il falloit charger lepayfan pour éveil- ler fa parefle , & qu'il ne feroi: ïien , s'il
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n'avoit rien à payer. Mais l'expérience dément chez tous les peuples du monde cette maxime ridicule : c'eft en Hollan- de , en Angleterre, où le cultivateur paye très peu de chofe J & fur tout à la Chine , où il ne pave rien , que la terre eft le mieux cultivée. Au contraire , par- tout où le laboureur fe voit chargé à proportion du produit de Ton champ , il le laifïe en friche, ou n'en retire exac- tement que ce qu'il lui faut pour vivre. Car , pour qui perd le fruit de fa peine, c'eft gagner que de ne rbn faire ; & met- tre le travail à l'amende, eft un moyen fort fingulier de bannir la pareffe.
De la taxe fur les terres ou fur le bled, fur- tout quand die eft excefîive , réful- tent deux inconvéniens fi terribles , qu'ils doivent dépeupler & ruiner à la longue tous les pays où elle eft établie.
Le premier vient du défaut de circu- lation des eipèces; car le commerce & l'induftrie attirent dans les capitales tout l'argent de la campagne; & l'impôt dé- truifant la proportion qui pouvoit fe trouver encore entre les befoins du la- boureur & îe prix de fon bled, l'argent vient fans cène & ne rr tourne jamais ; plus la ville eft riche.plus le pays eft mi-
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férable. Le produit des tailles patte des mains du Prince ou des Financiers dans celles des artiftes & des marchands ; & le cultivateur qui n'en reçoit jamais que la moindre partie , s'épuife enfin en pavant toujours également & recevant toujours moins. Comment voudroit-on que pût vivre un homme qui n'anroit que des veines & point d'artères , ou dont les artères ne porteroient le fang qu'à quatre doigts du coeur ? Chardin dit qu'en Perfeles droits du Roi fur les den- rées fe payent atiffi en denrées ; cet ufa- ge.qu'He'/Wot'e té.noigne avoir autrefois été pratiqué dans le même pays jufqu'à Darius , peut prévenir le mal dont je viens de parler. Mais à moins qu'en Per- fe les intendans , directeurs , commis , & garde- magafins ne foient une autre ef- pèce de gens que par- tout ailleurs, j'ai peine à croire qu'il arrive jufqu'au Roi la moindre chofe de tous ces produits , que les bleds ne fe gâtent pas dans tous les greniers v & que le feu ne confu- me pas la plupart des magafins.
Le fécond inconvénient vient d'un avantage apparent, qui laiiTe aggraver les maux avant qu'on les apperçoive. C'eft que le bled eit une denrée que les
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impôts ne renchériffent point dans îe pays qui l'a produit , & dont , malgré fon abiolue néceffité, la quantité dimi- nue, fans que le prix en augmente; ce qui fait que beaucoup de gens meurent de faim , quoique le bled continue d'être à bon marché , & que le laboureur refte feul chargé de l'impôt qu'il n'a pu défal- quer fur le prix de la vente. Il faut bien faire attention qu'on ne doit pas raifon- ner delà taille réelle comme des droits fur toutes les marchandifes qui en font hauHer le prix , & font ainfi payés moins par les marchands que par les acheteurs. Car ces droits , quelque forts qu'ils puif- fent être , font pourtant volontaires , & ne font payés par le marchand qu'à proportion des marchandifes qu'il ache- té; & comme il n'acheté qu'à proportion de fon débit, il fait la loi au particulier. Mais le laboureur qui, foit qu'il vende ou non , eft contraint de payer à des ter- mes fixes pour le terrein qu'il cultive, n'eft pas le maître d'attendre qu'on mette à fa denrée le prix qu'il lui plaît ; &, quand il ne la vendroit pas pour s'entre- tenir , il feroit forcé de la vendre pour payer la taille, de forte que c'eft quel- quefois l'énormîté^-de l'impofition qui maintient la denrée à vil prix.
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Remarquez encore que 1 es reflburces du commerce & de l'induftrie , loin de rendre la taille plus fupportable pa« l'abondance de l'argent, ne la rendent que plus onéreuse. Je n'infifterai point fur une chofe très évidente, fçavoir que fi la plus grande ou moindre quantité d'argent dans un Etat , peut lui donner plus ou moins de crédit au dehors , elle ne change en aucune manière la for- tune réelle des citoyens , & ne les mec ni plus ni moins à leur aife. Mais je ferai ces deux remarques importantes ; Tune, qu'à moins que l'Etat n'ait des denrées fuperflues & que l'abondance de l'argent ne vienne de leur débit chez l'é- tranger, les villes où fe fait le com- merce, fe Tentent feules de cette abon- dance , & que le payfan ne fait qu'en de- venir relativement plus pauvre ; l'autre, que le prix de toutes chofes hauflant avec l'augmentation de l'argent, il faut auiîi que les impôts hauffent à propor- tion; de forte que le laboureur fe trouve plus chargé fans avoir plus de refïburces. On doit voir que la taille fur les terres eft un véritable impôt fur leur produit. Cependant chacun convient que rien n'ed: fi dangereux qu'un impôt payé par
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l'acheteur : comment ne voit on pas que le mal eft cent fois pire quand cet impôt eir. payé par le cultivateur même ? M'eft ce pas attaquer la fubfiftance de lEtat jufques dans fa fource ? N'cft - ce pas travailler auiïï directement qu'il eft poilible à dépeupler le pays,& par con- féquent à le ruiner à la longue P Car il n'y a point pour une nation de pire di- fette que celle des hommes.
Il n'appartient qu'au véritable hom- me d'Etat d'élever Tes vues dans Paffiet- te des impôts plus haut que l'objet des Finances , de transformer des charges onéreufes en d'utiles reglemens de Po- lice ^ & de faire douter au peuple u de tels établifiemens n'ont pas eu pour fin le bien de la nation plutôt que le pro- duit de taxes.
Les droits fur l'importation des mar- chandifes étrangères dont les habitans font avides fans que le pays en ait befoin , fur l'exportation de celles du crû du pays dont il n'a pas de trop , & dont les étran- gers ne peuvent fe paffer, furies produc- tions des arts inutiles & trop lucratifs , fur les entrées dans les villes des chofes de pur agrément , & en général fur tous les objets du luxe , rempliront tout ce
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double objet. C'eft par de tels impôts , qui foulagent la pauvreté , & chargent la richeiïe , qu'il faut prévenir l'aug- mentation continuelle de l'inégalité des fortunes 3 l'afferviiTement aux riches d'une multitude d'ouvriers & de (ervi- teurs inutiles, la multiplication des gens oififs dans les villes, & la défertion des campagnes.
Il eft important de mettre entre le prix des chofes & les droits dont on les charge, une telle proportion , que l'avidité des particuliers ne foit point trop portée à la fraude par la grandeur des profits. Il faut encore prévenir la fa- cilité de la contrebande , en préférant les marchandifes les moins faciles à ca- cher. Enfin il convient que l'impôt foit payé par celui qui emploie la chofe ta- xée , plutôt que par celui qui la vend , auquel ta quantité des droits dont il fe trouveroit chargé, donneroit plus de tentations & de moyens pour les rrauder. C'eft l'ufage confiant de la Chine , le pays du monde où les impôts font les plus forts & les mieux payés : le mar- chand ne paye rien ; l'acheteur feul ac- quitte le droit, fans qu'il en réfulte ni murmures ni féditions; parce que Us
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denrées nécefTaires à la vie , telles que Te riz & le bled, étant abfolument franches, le peuple n'efr. point foulé , & l'impôt ne tombe que fur les gens aifés. Au refle toutes ces précautions ne doivent pas tant être dictées par la crainte de la con- trebande, que par l'attention que doit avoir le Gouvernement pour garantir les particuliers de la réduction des profits illégitimes, qui, après en avoir fait de mauvais citoyens , ne tarderoit pas d'en faire de malhonnêtes gens.
Qu'on établiffe de fortes taxes fur la livrée , fur les équipages , fur les glaces, luftres & ameublement , fur les étoffes 6c la dorure, fur les cours & jardins des hôtels , fur les fpedacles de toute efpece , fur les profeffions oifejfes , comme ba- ladins, chanteurs, hiftrions, & en un mot fur cette foule d'objets de luxe 3 d'amufement & d'oifiveté, qui frappent tous les yeux, & qui peuvent d'autant moins fe cacher , que leur feul ufage effc de fe montrer , & qu'ils feroient inutiles s'ils n'étoient vus. Qu'on ne craigne pas que de tels produits fufîent arbitraires , pour n être fondés que fur des chofes qui ne font pas d'abfoluenécelTité: c'eft bien malconnoitre les hommes que de croire
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qu'après s'être laifles une fois féduire par le luxe, ils y puiffenr jamais renoncer; ils renonceroient cent fois plutôt au né- cefTaire , & aimeroient encore mieux mourir de faim que de honte. L'augmen- tation de la dépenfe ne fera qu'une nou- velle raifon pour la foutenir, quand la vanité de fe montrer opulent fera fon profit du prix de la chofe & des fraix de la taxe. Tant qu'il y aura des riches , ils voudront fe diftinguer des pauvres, & l'État ne fçauroit fe former un revenu moins onéreux ni plus affuré que fur cette diftinétion.
Par la même raifon l'induftrie n'auroic rien à fouffrir d'un ordre économique qui enrichiroit les finances, ranimeroic l'agriculture, en foulageant le laboureur, & rapprocheroit infeniiblement toutes les fortunes de cette médiocrité qui fait la véritable force d'un État. Il fe pour- roit , je l'avoue, que les impôts contri- buaient à faire palTer plus rapidement quelques modes ; mais ce ne feroit ja- mais que pour en fubftituer d'autres fur lefquelles l'ouvrier gagneroit fans que le fifc eût rien à perdre. En un mot , fup- pofons que l'efprit du Gouvernement Toit conftamment d'a(Teoir toutes les
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taxes fur le fuperfiu des richefles , il ar- rivera de deux chofes l'une : ou les riches renonceront à leurs dcpenfes fuperfliies pour n'en taire que d'utiles , qui retour- neront au profit de l'État ; alors l'afliette des impôts aura produit l'effet des meil- leures loix iomptuaires; les dépenfes de l'État auront nécefïairement diminué avec celles des particuliers ; & le fifc ne içauroit moins recevoir de cette maniè- re, qu'il n'ait beaucoup moins encore à débourfer : ou, fi les riches ne diminuent rien de leurs profufions, le fifc aura dans le produit des impôts les reffources qu'il cherchoit pour pourvoir aux beioins réels de l'État. Dans le premier cas , le fifc s'enrichit de toute la dépenfe qu'il a de moins à faire ; dans le fécond , il s'en- richit encore de la dépenfe inutile des particuliers.
Ajoutons à tout ceci une importante diftinclion en matière de droit politique, & à laquelle les Gouvernemens , jaloux de faire tout par eux-mêmes , devroient donner une grande attention. J'ai dit que les taxes perfonnelles & les impôts fur les chofes d'une abfolue néceffité , atta- quant direclement le droit de propriété, & par conféquent le vrai fondement de
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la fociécé politique, font toujours fujets à des contéquences dangéreuiès , s'ils ne font établis avec l'exprès confentemenr/ du peuple ou de Tes repréfentans. Il n'en eft pas de même des choies dont on peut s'interdire fufage ; car alors le particulier n'étant point absolument contraint à payer , fa contribution peut pafTer pour volontaire : de forte que le confentement particulier de chacun des contribuans iupplée au confentement général , & le fuppofe même en quelque manière : car pourquoi le peuple s'oppoferoit-il à toute împofitionqui ne tombe que fur quicon- que veut bien la payer ? Il me paroit cer- tain que tout ce qui n'eft pas profcrit par les loix , ni contraire aux mœurs, & que le Gouvernement peut défendre, il peut le permettre moyennant un droit. Si , par exemple, le Gouvernement peut inter- dire l'ufage des carrofTes , il peut à plus forte raifon impofer une taxe fur les car- rofles , moyen fage & utile d'en blâmer l'ufage fans le faire ceffer. Alors on peut regarder la taxe comme une efpece d'a- mende , dont le produit dédommage de l'abus qu'elle punit.
Quelqu'un m'objectera peut-être que ceux que Bodin appelle impojîeurs, c'en1-
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àr-dire ceux qui impofent ou imaginent les taxes , étant dans la claffe des riches , n'auront garde d'épargner les autres à leurs propres dépens, & de fe charger eux-mêmes pour fbulager les pauvres. Mais il faut rejetter de pareilles idées. Si dans chaque nation ceux à qui le Souverain commet le gouvernement des peuples, en étoient les ennemis par état, ce ne feroit pas la peine de rechercher ce qu'ils doivent faire pour les rendre heureux.
Fin du Tome troifièmu
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