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Presented to the LiBRARY of the
UNIVERSITY OF TORONTO
by
Prof. Robert Finch
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in 2010 witii funding from
University of Ottawa
littp://www.arcliive.org/details/oeuvresdejjrouss15rous
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J.J.ROUSSEAU,
DE GENEVE.
Avec Figures. TOME QUINZIEME.
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DE L'ÉDUCATION.
Sanabihbus œgroratnus malis ; ipfiquc nos in reûum
genicos ii.'.tura , fi emendari velirnus , juvac.
Ssn. de ira. L. IL c. 13.
TOME PRE xM 1ER.
A PARIS,
Cher DEFER de MAISONNEUVE, Libraire , rue du Foin.
l
ijpi,
V>i E Recueil de réflexions & dobfervations , fans ordre , & prefque fans fuite, fut commencé pour complaire à une bonne mère qui fait p enfer. Je n'avois d'abord projette qu\in Mémoire de quel- ques pages : mon fujet m'entrai- nant malgré moi , ce Pv'Iémoire devint infenfiblement une efpèce d'ouvrage, trop gros, fans doute, pour ce qu'il contient, mais trop petit pour la matière qu'il traite. J'ai balancé long-tems à le publier; & fouvent il m'a fait fentir, en y travaillant, qu'il ne fuflit pas d'a- voir écrit quelques brochures pour fa voir compofer un livre. Après de vains eiforts pour mieux faire, je crois devoir le donner tel qu'il eft, jugeant qu'il importe de tourner l'attention publique de ce coté-là; & que, quand mes idées feroient mauvaifes , fi j'en fais naître de bonnes à d'autres , je n'anrai pas tout-à-fait perdu mon tans, Uq
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homme qui, de fa retraite, jette fes feuilles dans le Public, fans preneurs, fans parti qui les défende, fans favoir même ce qu'on en penfe ou ce qu'on en dit, ne doit pas craindre que , s'il fc trompe , on admette fes erreurs fans examen.
Je parlerai peu de l'importance d'une bonne éducation; je ne m'ar- rêterai pas non plus à prouver que celle qui eft en ufage eft mauvaife; mille autres Tont fait avant moi , & je n'aime point à remplir un livre de chofes que tout le monde fait. Je remarquerai feulement que de- puis des tems infinis il n'y a qu'un cri contre la pratique établie, fans que perfonne s'avife d'en propofer une meilleure. La littérature & le favoir de notre fiècle tendent beau- coup plus à détruire qu'à édifier. On cenfure d'un ton de maître ; pour piopofer, il en faut prendre un autre, auquel la hauteur philo- fophiquefe complaît moins. Malgré
s
tant décrits, qui n'ont, dit-on, pour but que Futilité publique, la pre- mière de toutes les utilités, qui eft l'art de former des hommes, ell encore oubliée. Mon fujet étoit tout neuf après le livre de Lock, & je crains fort qu'il ne le foit encore après le mien.
On ne connoît point l'enfance ; fur les fauffes idées qu'on en a , plus on va , plus on s'égare. Les plus fages s'attachent à ce qu'il im- porte aux homm^es de favoir, fans confidérer ce que les enfans font en état d'apprendre. Ils cherchent toujours l'homme dans l'enfant , fans penfer à ce qu'il eft avant que d'être homme. Voilà l'étude à la- quelle je me fuis le plus appliqué, afin que, quand toute ma méthode feroit chimérique & fauffc, on put toujours profiter de mes obferva- lions. Je puis avoir très - mal vu ce qu'il faut faire ; mais je crois avoir bien vu le fujet fur lequel on
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doit opérer. Commencez donc par mieux étudier vos élèves; car très- afTurément, vous ne les connoiiTcz point. Or fi vous lifez ce livre dans cette vue , je ne le crois pas fans utilité pour vous.
A l'égard de ce qu'on appellera la partie fyllémaiique , qui n'efl: autre chofe ici que la marche de la Nature , c'eft-là ce qui dérou- tera îe plus le Lecteur; c'efl: aulïi par-là qu'on m'attaquera fans doute ; & peut-être n'aura-t-on pas tort. On croira moins lire un Traité d'éducation , que les rêveries d'un vifionnaire fur l'éducation. Qu'y faire ? Ce n'eft pas fur les idées d'autrui que j'écris ; c'eft fur les miennes. Je ne vois point comme les autres hommes ; il y a long- tems qu'on me l'a reproché. Mais dépend-il de moi de me donner d'autres yeux , & de m'afFecler d'autres idées ? Non. Il dépend de moi , de ne point abonder dans
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mon fens, de ne point croire être feul plus fage que tout le monde ; il dépend de moi, non de chan- ger de fentiment ; mais de me dé- fier du mien : voilà tout ce que je puis faire , & ce que je fais. Que fi je prends quelquefois le ton affirmatif, ce n'eft point pour en impofer au Le£Leur; c'efî: pour lui parler comme je penfe. Pour- quoi propoferois - je par forme de doute ce dont, quant à moi, je ne doute point ? Je dis exactement ce qui fe paiTe dans mon efprit.
En expofant avec liberté mon fentiment , j'entends fi peu qu'il fafle autorité , que j'y joins tou- jours mes raifons , afin qu'on les pefe & qu'on me juge: mais quoi- que je ne veuille point m'obfti- ner à défendre mes idées , je ne me crois pas moins obligé de les propofer ; car les maximes fur lef- quelles je fuis d'un avis contraire à celui des autres, ne font point
A ±
s
indifférentes. Ce font de celles dont la vérité ou la fauiïeté im- porte à connoître, & qui font le bonheur ou le malheur du genre- humain.
Propofez ce qui eft faifable, ne ceiTe-î-on de me répéter. C'efl comme fi l'on me difoit; propofez de faire ce qu'on fait; ou du moins, propofez quelque bien qui s'allie avec le mal exiftant. Un tel pro- jet ^ fur certaines matières , eft beaucoup plus chimérique que les miens : car dans cette alliage le bien fe gâte, & le mal ne fe guérit pas. J'aimerois mieux^fuivre en tout la pratique établie , que d'en pren- dre une bonne à demi : il y au- roit moins de contradiction dans l'homme ; il ne peut tendre à la fois a deux buts oppofés. Pères & Mères, ce qui eft faifable eft ce que vous voulez faire. Dois-jo vépondre de votre volonté? En toute efpèce de projet , il
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y â deux chofes à confidérer : premièrement , la bonté abfolue du projet; en fécond lieu^ la fa- cilité de l'exécution.
Au premier égard , il fuffit , pour que le projet foit admifTible & praticable en lui-même, que ce qu'il a de bon foit dans la nature delachofe; ici, par exemple, que l'éducation propofée foit convena- ble à l'homme, & bien adaptée au cœur humain.
La féconde confidération dépend des rapports donnés dans certaines fituations: rapports accidentels à la chofe, lefquels, par confequent, ne font point néceffaires, & peuvent varier à l'infini. Ainli telle éduca- tion peut être praticable en SuilTe & ne l'être pas en France; telle autre peut l'être chez les bourgeois, & telle autre parmi les Grands. La facilité plus ou moins grande de l'exécution dépend de mille circonf- taiices; qu'il efl impoiTiblede déter-
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miner autrement que dans une ap- plication particulière de la méthode a tel ou à tel pays, à telle ou à telle condition. Or toutes ces applica- tions particulières, n'étant pas ef- fentielles à mon fujet , n'entrent point dans mon plan. D'autres pourront s'en occuper^ s'ils veu- lent, chacun pour le Pays ou l'Etat qu'il aura en vue. Il me fuffit que par-tout où naîtront des hommes , on puifle en faire ce que je propofe; & qu'ayant fait d'eux ce que je pro- pofe , on ait fait ce qu'il y a de meilleur & pour eux-mêmes & pour autrui. Si je ne remplis pas cet en- gagement 3 j'ai tort fans doute: mais fi je le remplis, on auroit tort aufïl d'exiger de moi davantage j car je ne promets .que cela.
Explications
Il
EXPLICATIONS
DES Figures.
I. La Figure qui fe rapporte au premier Livre & fert de Front if pice à l'Ouvrage, repréfente Thécis plongeant fou fils dans le Styx , pour le rendre invulnérable. Voyez T. I. p. 49.
II. La Figure qui ejl à la tête du Livre fécond ^ repréfente Chiron exerçant le petit Achille à la courfe. Voyez T. I. p. 394.
III. La Figure qui efl à la tête du troi' fleme Livre «S* du fécond Tome^ repréfente Hermès gravant fur des colonnes les élc~ mens des Sciences. Voyez T. II. p. 'j6y
IV. La. Figure qui appartient an qua-^ trième Livre , & qui efl à la tête du Tome troifièmej repréfente Orphée, enfcignant aux hommes le culte des Dieux. Voyez T. m. p. ïiS,
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V. La Figure qui ejl à la te te du cîn-i qulème Livre & du quatrième Tome j repréfente Circé fe donnant à Ulyfle , quelle ri a pu transformer. Voyez. T. IV. p. 304.
EMILE,
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DE LÉDUCATION.
LIVRE PREMIER.
X o u T eft bien fortant des mains de l'Auteur des chufes : tout dégéiicre entre les mains de l'homme. Il force une terre à nourrir les produâiions d'une autre, un arbre à porrer les fruits d'un autre, il mêle & confond les climats, les élémens, les faifons: i! mutile fou chien, fon cheval, fon efclave: il boule- verfe tout, il déhgure tout: il aime la difformité, les monf^res: il ne veut rien,' tel que l'a fait la nature ; pas même l'homme : il le faut drelfer pour lui ,
comme un cheval de manège j il le faut contourner à fa mode, comme un aibre de {on jardin. '
Sans cela tout iroir plus mal encore," & notre efpèce ne veut pas être fa- çonnée à demi. Dans l'état où font dé- formais les chofes , un homme aban- donné, des fa naiflance , à lui-même, parmi les autres , feroit le plus défi- guré de tous. Les préjugés , l'autorité , la néceffîté , l'exemple , toutes les inf- titutions fociales dans lefquelles nous nous trouvons fubmergcs, ctoufferoient en lui la Nature, ôc ne mettroient rien a la place. Elle y feroit comme un ar- brilTeau que le hazard fait naître au milieu d'un chemin , & que les pafTans font bientôt périr , en le heurtant de toutes parts, 'Se le pliant dans tous les fens.
C'eft à toi que je m'adrelTe , tendre & prévoyante mère (i), qui fus t'écarter
(i) La première éducation eft celle qui importe le plus ; &c cette première éducation appartient incontef- ublemcm aa\ Icmmcs ; ii i'Auceui de U Nature eût
ov DE l'Éducation, i|
de la grande route. Se garantir l'ar- brifTeau naijfTanc du choc des opinions humaines. Cultive, arrofe la jeune plante avant qu'elle meure \ fes fruits feront un jour tes délices. Forme de bonne heure une enceinte autour de l'ame
voulu qu'elle appartînt anx hommes , il leur eût donné du lait pour nourrir les cnfans. Pariez donc toujours aux femmes, par préférence, dans vos Traités d'éduca- tion ■■) car , outre qu'elles font à portée d'y veiller de plus près que les hommes & qu'elles y influent toujours davantage , le fuccès les intérefle aulîi beaucoup plus, puifque la plupart des veuves fe trouve prefque à la merci de leurs enfans, & qu'alors ils leur font vivement fentir , en bien ou en mal, l'cfïer de la manière dont elles les ont élevés. Les loix , toujours fi occupées des biens & C\ peu des perfonnes, parce qu'elles ont pour objet la paix Se non la vertu , ne donnent pas aflez d'autorité aux mères. Cependant leur état e/l plus sût que celui des pères ■■, leurs devoirs font plus pénibles j leurs foins emportent plus au bon ordre de la famille ; généralement elles ont plus d'attachement pour les enfans. Il y a des occatlons où un fi!s qui manq^ue de refpedt à fon père, peut, en quelque forte, être excufé: mais fi , dans quelque occaûon que ce fût, un enfant étoit afTez dénaturé pour en manquer à fa mère , à celle qui l'a porté dans fon fein , qui l'a nourri de fon hit , qui durant des années , s'eft oubliée elle-même pour ne s'occuper que de lui , on devroit fe hâter d'étouffer ce mifcrablc, comme un monllre indigne de voir le jour. Les mères , dit-on , gâtent leurs enfans. En cela, fans doute, elles ont tort, mais moins de tort que vous , peut-être , qui les dépravez. La mcre veuB <ji!c fon enfant foit heureux, qu'il le foii des à préfcûtj
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de ton enfant : un autre en peut mar- quer le circuit j mais toi feule y doit pofer la barrière.
On façonne les plantes par la cul- ture , ôc les hommes par l'éducation. Si l'homme naiflfoit grand & fort , fa taille & fa force lui feroient inutiles , jufqu'à ce qu'il eût appris à s'en servir: elles lui feroient préjudiciables , en empêchant les autres de fonger à l'af- fifter (i')j ôc abandonné à lui-même, il mourroit de mifere avant d'avoir connu fes befoins. On fe plaint de l'état de l'enfance j on ne voit pas que la race
en cela elle a raifon : quand elle fe trompe fur les moyens , il faut l'éclairer. L'ambicion , l'avarice , la tyrannie , la faulTe prévoyance des pcres , leur négH- gence, leur dure infcnfibilité , font cent fois plus funeftcs aux enfaiis, que l'aveugle tendre ire des mères. Au refte, il faut expliquer le fens que je donne à ce nom de mère > & c'eft ce qui fera fait ci-après.
(î.) Semblable a eux à l'extérieur , & privé de la pa- role, ainlî qne des idées qu'elle exprime, il feroit hors d'état de leur faire entendre le befoin qu'il auroit de leurs fecours , Sc rien en lui ne kur nunifeftcroit ce befoin.
eu DE l'ÉdUCATIOK. 17
humaine eue péri , Ci l'homme n'eût commencé par être enfant.
Nous naKTons foibles , nous avons befoin de forces : nous naiflons dépour- vus de tout, nous avons befoin d'afiif- tance: nous nailTons ftupides, nous avons befoin de jugement. Tout ce que nous n'avons pas à notre naiffance ôc dont nous avons befoin étant grands , nous eft donné par l'éducation.
Cette éducation nous vient de la Na- ture , ou des hommes , ou des chofes* Le développement interne de nos fa- cultés ôc de nos organes , eft l'éduca- tion de la Nature : l'ufage qu'on nous apprend à faire de ce développement , eft l'éducation des hommes ; & l'ac- quis de notre propre expérience fur les objets qui nous afteélent, eft l'édu- cation des chofes.
Chacun de nous eft donc formé par trois fortes de Maîtres. Le Difciple dans lequel leurs diverfes leçons fe contrarient eft mal élevé , & ne fera
t$ É M I L Ej
jamais d'accord avec lui-même : ce- lui dans lequel elles tombent toutes fur les mêmes points, ô< tendent aux mêmes fins, va feul à fon but, & vit conféquemment. Celui-là feul eft bien élevé.
Or 5 de ces trois éducations diffc- rentes, celle de la Nature ne dépend point de nous j celle des chofes n'en dépend qu'à certains, égards , celle des hommes eft la feule dont nous foyons vraiment les maîtres : encore ne le fommes-nous que par fuppofition ; car qui eft-ce qui peut efpérer de diriger entièrement les difcours & les actions de tous ceux qui environnent un enfant ?
Si tôt donc que l'éducation eft un art , il eft prefque impoflible qu'elle réulîîlTe , puifque le concours nécef- faire à fon fuccès ne dépend de per- fonne. Tout ce qu'on peur faire à force de foins eft d'approcher plus ou moins au but , mais il faut du bonheur pour l'atteindre.
Qv VT. VÈducatioïJ. 15
Quel eft ce but ? c'eft celai même de la Nature; cela vient d'être prouvé. Puifque le concours d^s trois éduca- tions eft néceflaire à leur perfection j c'eft fur celle à laquelle nous ne pou- vons rien qu'il faut diriger les deux autres. Mais peut-être ce mot de Na- ture a-t-il un fens trop vague : il faut tâcher ici de le fixer.
La Nature , nous dit-on , n'eft que l'habitude. Que fignifie cela ? N'y a - t - il pas des habitudes qu'on ne contra(5le que par force & qui n'é- toufTent jamais la Nature ? Telle eft , par exemple , l'habitude des plantes dont on gêne la diredtion verticale. La plante mife en liberté garde l'in-. clination qu'on l'a forcée à prendre : mais la févfe n'a point changé pour cela fa direélion primitive , & fi la plante continue à végéter , fon pro- longement redevient vettical. Il en eft de même des inclinations des hommes.
10 É M J L i,'.
Tant qu'on refte dans le nisme état, on peut garder celles qui réfulrent de l'habitade & qui nous font le moins naturelles; mais fitôt que la ficuation chanjze , l'hnbitude cclfc & le naturel revient. L'éducation n'eft certainement qu'une habi:ucie. Or n'y a t il pas àcs gens qui oublient 6<: perder.t leur édu- cation ; d'autres qui la gardent? D'où vient cette différence ? S'il faut borner le nom de Nature aux hàbirudes con- formes à la Nature, on peut s'épargner ce galimathias.
Nous naiflons fenfibles, &: àks no- tre naiflance nous fommes afFeélés de diverfes manières par les objets qui nous environnent. Si - tôt que nous avons , pour ainfi dire , la confcience de nos fenfations , nous fommes dif- pofés à rechercher ou à fuir les ob- jets qui les produifent , d'abord félon qu'elles nous font agréables ou déplai- fantes , puis félon la convenance ou
ou DE l'Education. ii
dlfconvenance que nous tr uivons en- tre nous (Se ces objets, &: eniin félon les jugemens que nous en portons fur ridée de bonheur ou de perfeftion que la raifon nous donne. Ces difpofitions s'étendent & s'afîermiflent à mefure que nous devenons plus fenfibles & plus éclaires : mais , contraintes par nos habitudes , elles s'altèrent plus ou moins par nos opinions. Avant cette altération , elles font ce que j'appelle en nous la Nature.
C'eft àonc à ces difpofitions primi- tives qu'il faudroit tout rapporter j & cela fe pourroit, fi nos trois éducations n'étoient que différentes: mais que faire," quand elles font oppofées ? quand , au -lieu d'élever un homme pour lui- même , on veut l'élever pour les au- tres ? alors le concert efl: impofljble." Forcé de combattre la Nature ou les inftitutions fociales, il faut opter entre faite un homme ou un citoyen ; car on ne peut faire .à la fois l'un & l'autre.
21 Ë M I L Ey
Toute fociété partielle , quand elle cft étroite & bien unie , s'aliène de la grande. Tout patriote eft dur aux étran- gers : ils ne font qu'hommes , ils ne font rien a (qs yeux ( 3 j. Cet inconvé- nient eft inévitable , mais il eft foibic. L'eiïentiel eft d'être bon aux zQns avec qui l'on vit. Au dehors le Spartiate étoit ambitieux , avare , inique : mais le défintéreiïement, l'équité, la con- corde, régnoienc dans fes mu's. Dé- fiez-vous de ces cofmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu'ils dédaignent de remplir îuuour d'eux. Tel Philofophe aime les Tartares, pour être difpenfé d'aimer fes voifins.
L'homme naturel eft tout pour lui : il eft l'unité numérique \ l'entier ab- folu qui n'a de rapport qu'à lui-même ou à fon femblable. L'homme civil
(5) Au/Ti les guerres ries Républiques font-elles p!(;s cruelles que celles des Monarchies, Mais fi la guerre des Rtis eft modérée, c'eft leur paix qui eft terrible.
ou DE l'Éducation. 25
n'eft qu'une unité fradtionnaire qui tient au dénominateur, ôc dont la va- leur eft dans fon rapport avec l'entier, qui eft le corps focial. Les bonnes inftitutions fociales font celles qui fa- vent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter fon exiftence abfolue pour lui en donner une relative , ôc tranfporter le moi dans l'unité commune j en forte que chaque particulier ne fe croye plus un , mais partie de l'unité , & ne foit plus fenfible que dans le tout. Un citoyen de Rome n'étoit ni Caïus, ni Lucius y c'étoit un Romain : même il aimoit la patrie exclusivement à lui. Régulus fe prétendoit Carthaginois ,' comme étant devenu le bien de £es maîtres. En fa qualité d'étranger il re- fufoit de fiéger au Sénat de Romej il fallut qu'un Carthaginois le lui ordon- nât. Il s'indignoit qu'on voulût lui ûuver la vie. Il vainquit , ôc s'en re- tourna triomphant mourir dans les fupplices. Cela n'a pas grand rapport.
24 EMILE,
ce ine femble , aux hommes que nous connoiflons.
Le Lacédémonien Pcdarère fe pré- fente pour être admis au Confeil des trois-cents ; il eft rejette. II sqvx retour- ne tout joyeux de ce qu'il s'eft trouvé dans Sparte trois-cents hommes valant mieux que lui. Je fuppofe cette dé- monftration fincere, & il y a lieu de croire qu'elle l'étoit. Voilà le citoyen.
Une femme de Sparte avoit cinq fils à l'armée, & attendoit des nouvel • les de la bataille. Un Ilote arrive ; elle lui en demande en tremblant... Vos cinq fils ont été tués... Vil Efclave, t'ai- je demandé cela ? . . Nous avons gagné la vidoire... La mère court au Temple &: rend grâce aux Dieux. Voilà la ci- toyenne.
Celui qui , dans l'ordre civil , veut conferver la primauté Aqs fentimens de la Nature , ne fait ce qu'il veut. Toujours en contradidion avec lui- tnême, toujours flottant entre ks pen-
chans
ou DE l'Education, i^ clians ôc fes devoirs , il ne fera jamais ni homme ni citoyen j il ne fera bon ni pour lui ni pour les autres. Ce fera un de ces hommes de no5 jours j un Fran- çois , un Anglois , un Bourgeois j ce ne fera rien.
Pour être quelque chofe , pour être foi-même 6c toujours un , il faut agir comme on parle ; il faut être toujours décidé fur le parti qu'on doit prendre, le prendre hautement , & le fuivre tou- jours. J'attends qu'on me montre ce prodige , pour fwoir s'il eft homme ou citoyen , ou comment il s'y prend pour être à la fois l'un & l'autre.
De ces objets néceffairement oppofés viennent deux formes d'inftitutions con- traires j l'une publique 6: commune , l'au- tre particulière (îL' domeftique.
Voulez - vous prendre une idée de l'éducation publique ? Lifez la répu- blique de Platon. Ce n'eft point un ouvrage de politique , comme le pen- fent ceux qui ne jugent des livres que
Tome J, B
lô Emile,
pat leurs titres. C'eft le plus beau Traité d'éducation qu'on ait jamais fait.
Quand on veut renvoyer au pays des chimères , on nomme l'inftitution de Platon. Si Lycurgue n'eut mis la fîenne que par écrit , je la trouverois bien plus chiméfique. Platon n'a fait qu'épu- rer le cœur de l'homme ; Licurgue Ta dénaturé.
L'inftitution publique n'exifte plus ," & ne peur plus exifter -, parce qu'où il n'y a plus de patrie , il ne peut plus y ayoir de citoyens. Ces deux mors , pa- trie ôc citoyen , doivent être efFacés des langues modernes. J'en fais bien la raifoii , mais je ne veux pas la dire j elle ne faic rien à mon fajcc.
Je n'envifage pas comme une infti- fution publique ces rifibles établiffe- mens qu'on appelle Collèges *. Je ne compte pas non> plus l'éducation du
* Il y a dans l'acadcmie de Genève &c dans l'Uni- vwlùé de Paris des ProfefTeurs que j'aime , que j'eflime ^oaucoi!^ , 9c que je croit cfds- capables de bien iôtltuire
ou DE l'Éducation. xj
monde , parce que cette éducation , ten- dant a deux fins contraires , les man- que toutes deux : elle n'eft: propre qu'à faire àQ% hommes doubles , paroiiTartt toujours rapporter tout aux autres , &: ne rapportant jamais rien qu'à eux feuls. Or ces démonftrations étant communes à tout le monde , n'abufent perfonne. Ce font autant de foins perdus.
De ces contradi6tions naît celle que nous éprouvons fans celTe en nous-mê- mes. Entraînés par la nature & par les hommes dans des routes contraires , for- cés de nous partager entre c^% diverfes impulfions , nous en fuivons une com- pofée qui ne nous mené ni à Tun ni I l'autre but. Ainfi combattus & flottans durant tout le cours de notre vie , nous la terminons fans avoir pu nous accor- der avec nous , & fans avoir été bons ni pour nous ni pour les autres.
1.1 jeunefTe , s'ils n'ctoienc forcés ds fuivre l'ufage établi. J'exhorte l'un d'cntr'eux à publier le projet de réforme iju'il a conçu. L'on fera peut-être enfin tenti de guérir - U nul , en voyajjt qu'il u'eû pas fans remède.
Rede enfin l'éducation domeftique ou celle de la Nature. Mais que deviendra pour les îiutres un homme unique- ment élevé pour lui ? Si peut - être le double objet qu'on fe propofe pouvoic fe réunir en un feul , en ôtant les con- tradiélions de l'homme , on ôteroit un grand obftacle à fon bonheur. Il fau- droit , pour en juger , le voir tout for- mé j il faudroit avoir obfervé {qs pen- chans , vu Tes progrès , fuivi fa marche : il faudroit , en un mot , connoître l'homme naturel. Je crois qu'on aura fait quelques pas dans ces recherches , après avoir lu cet écrit.
Pour former cet homme rare , qu'a- vons-nous à faire ? Beaucoup , fans doute ; c'eft d'empêcher que rien ne foit fait. Quand il ne s'agit que d'al- ler contre le vent , on louvoyé • mais fi la mer eft forte , de qu'on veuille ref- ter en place , il faut jeter lancre. Prends garde , jeune pilote , que ton cable ne file , ou que ton ancre ne laboure , &
ou DE l'Éducation. 29
que le vaifleau ne dérive avant que tH t'en fois apperçu.
Dans l'ordre focial , où toutes les places font marquées, chacun doit être élevé pour la fienne. Si un Particulier formé pour fa place en fort , il n'eft plus propre à rien. L'éducation n'eft utile qu'autant que la fortune s'accorde avec la vocation des parens j en tout autre cas elle eft nuifîble à l'élevé , ne fût-ce que par les préjugés qu'elle lui a donnés. En Egypte , où le fils étoit obligé d'embraiïer l'état de fon père , l'éducation du moins avoit un but af- fûté ; mais parmi nous , où les rangs feuls demeurent, ôc où les hommes en changent fans cefTe, nul ne fait fi , en élevant fon fils pour le fîen, il ne tra- vaille pas contre lui.
Dans l'ordre naturel , les hommes étant tous égaux , leur vocation com- mune eft l'état d'homme, <3j quiconque eft bien élevé pour celui - là ne peut mal remplir ceux qui sy rapportent.
B 3
3 o Emile,
Qu'on deftin-e mon élevé à l'épce , d l'églife , au barreau , ptu m'importe. Avant la vocation des parens, la Nature l'appelle à la vie humaine. V^ivre eft le métier que je lui veux apprendre. En ibrtant de mes mains, il ne fera, j'en conviens , ni magiftrat , ni foldat , ni prêtre : il fera premièrement homme ; tout ce qu'un homme doit être, il faura l'être au befoin tout auHi bien que qui que ce foit, & la fortuiie aura beau le faire changer de place, il fera toujours à la (ienne. Occupavi ce, fortuna ^ atquc cepi : omnesque aditus tuos interclufi, ut ad me afprrare non pojjes (4).
Notre véritable étude cil celle de la condition humaine. Celui d'entre nous qui fait le mieux fupporter les biens & \qs niaux de cette vie, eftj à mon gré, le mieux élevé : d'où il fuir que la vé- ritable éducation coniifte moins en pré- ceptes qu'en exercices. Nous commen- çons à nous inftruire, en commençant
(4) Tufcul. V-
ou DE l'Éducation» 51
d vivre ; notre éducation commence avec nous j notre premier précepteur eft notre nourrice. Auffi ce mot édu^ cation avoit-il-chez les Anciens un autre fens , que nous ne lui donnons plus ; il fignifioit nourriture. Educit ohflc" trix y dit Varron, educat nutrix , infli- tu'u p<edûgogus , docet mag'ijler (5). Ainfi l'éducation j l'inftitution , l'inftruc^lion , font trois chofes auiïl différentes dans leur objet , que la gouvernante , le précepteur & le maître. Mais ces dif- tindlions font mal entendues; &, pour çtre bisn conduit, l'enfant ne doit fuivre qu'un feiil guide.
11 fuit donc généralifer nos vues , Se confidérer dans notre élevé l'homme abftrait , l'homme expofé à tous les accidens de la vie humaine. Si les hommes nailToient attachés au fol d'un pays , fi la même faifon duroit toute l'an- née , fi chacun tenoit à fi fortune de manière à n'en pouvoir jamais chan-
(5) Non. Marcell.
C 4
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ger, la pratique établie feioit bonne à certains égards j l'enfant élevé pour (on état, n'en fortant jamais , ne pourroic être expofé aux inconvéniens ci'un au- tre. Mais vu Ja mobilité des chofcs humaines j vu Tefprit inquiet' Se re- muant de ce Ciech qui bouleverfe tout à chaque génération , peut - on conce- voir une méthode plus infenfée que d'élever un enfant comme n'ayant ja- tnais ■ à îortir de fa chambre , comme devant être fans celle entouré de (es . gens ? Si le malheureux fait un feul pas fur la terre , s'il defcend d'un feul degré , il eft perdu. Ce n'eft pas lui apprenrde à fuppotter la peine j c'cft l'exercer à la fentir.
On ne fonge qu'à conferver (on en- faj^it j ce n'eft pas affez : on doit lui apprendre à fe conferver étant homme, à fupporter les coups du fort , ù bra- ver l'opulence <S<; la miferè., à vivre, s'il le faut , dans les glaces d'iflande ou fur le brûlant rocher de Malte.
ov DE l'Éducation, 7,3
Vous avez beau prendre des précautions pour qu'il ne meure pas , il faudra pourtant qu'il meure : Se quand fa mort ne feroit pas l'ouvrage de vos foins, encore feroient-ils mal entendus. Il s'agit moins de l'empêcher de mou- rir , que de le faire vivre. Vivre, ce n'eft pas refpirer j c'eft agir , c'eft faire ufage de nos organes , de nos fens , de nos facultés , de toutes les parties de nous - mêmes qui nous donnent le fentiment de notre exiftence. L'homme qui a le plus vécu n'eft pas celui qui a compté le plus d'années; mais celui qui a le plus fenti la vie. Tel s'ett fait enterrer à cent ans , qui mourut dès fa nailTance. Il eût gaçné de mou- rir jeune , au moins eût-il vécu jufqu'a ce tems-là.
Toute notre fageffe confifte en pré- jugés ferviles ; tous nos ufages ne font qu'alfujettiiTcment , gêne & contrainte. L'homme civil naît , vit , de meure dans l'efclavage : à fii naii-Fance , on le
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coud dans un maillot j à fa mort, on le cloue dans une bière; tant qu'il garde ^ la figure humaine , il eO: enchaîné par nos inftitutions.
, On dit que plufîeurs Sages -Femmes prétendent , en paitriflant la tête des enfans nouveaux-ncs , lui donner une forme plus convenable : Ôc on le fouf- fre! Nos têtes feroient mal de la façon de l'Auteur de notre être ! il nous les faut façonnées au dehors par les Siges- Femmes, Se au-dedans par les Philo- fophes ! Les Caraïbes font de la moitié plus heureux que nous.
« A peine Tenfxnt eft-il forti du fein 30 de la mère, &: à peine jouit-il de la M liberté de mouvoir ^' d'étendre fes » membres, qu'on lui donne de nou- 33 veaux liens. On i'emmaillotte , on 1' le couche la tête fixée de \qs jambes M allongées, les bras pendans à côté du' 3-> corps; il eft entouré de- linges & de î) bandages de toute efpece, qui ne lui .3> permettent pas de changer de fitua-
ou x)E l'Education, 35
» tion. Heureux , fi on ne l'a pas ferré n au point de l'empêcher de refpirer , » & fi on a eu la précaution de le cou- »> cher fur le côté , afin que les eaux 3» qu'il doit rendre par la bouche puif- w fent tomber d'elles-mêmes j car il » n'auroit pas la liberté de tourner la »> tète fur le côté pour en faciliter l'é- 3j coulenient (<?)"•
L'enfant nouveau-né a befoin d'éten- dre & de mouvoir (ts membres , pour les tirer de l'engourdifilement où, raf- femblés en un peloton , ils ont refté fi lonc! tems. On les étend , il efl vrai : mais on les empêche de fe mouvoir j oa afiiijettit la tète même par des tê- tières: il femble qu'on a peur qu'il n'ait Tair d'ctre en vie.
Ainfi l'impullion des parties internes d'un corps qui tend à l'accroifiement , trouve un obftacle infurmonrable aux mouvemens qu'elle lui demande. L'en-
{r^) Hift. Nat. T. lY. p. i^o. m-ii.
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3 ^ É M I L E ^
fani fait concinuellemen: des efforts inutiles qui épuifent fes forces ou re- tardent leur progrès. Il ctoic moins à récroit, monis gêné, moins comprimé dans Tamnios , qu'il n'eft dans iQS langes ; je ne vois pas ce qu'il a gagné de naître.
Uinadion , la contrainte où l'on retient les membres d'un enfant, ne peuvent que gêner la circulation du fang, des humeurs , empêcher l'enfant de fe fortifier , de croître , &: altérer fa conftitution. Dans les lieux où l'on n'a point ces précautions extravagantes, \qs hommes font tous grands forts, bien proportionnés ( 7 ). Les pays où l'on emmaillotte les enfans font ceux qui fourmillent de bolTus, de boiteux, de cagneux, de noués, de rachitiques, de oens contrefaits de toute efpece. De peur que Its corps ne fe déforment par àts mouvemens libres, on fe hâte de U%
(7) Voyez in cote 14 de la £, Tp.
ou z>E l'Éducation. 37
déformer en les mettant en prefTe. On les renJroit volontiers perclus, pour les empêcher de s'eftropier.
Une contrainte Ç\ cruelle pourroit-elle ne pas influer fur leur humeur, ainfî que fur leur tempérament ? Leur premier fentiment eft un fentiment de douleur & de peine : ils ne trouvent qu'obftacles à tous les mouvemens dont ils ont befoin: plus malheureux qu'un criminel aux fers, ils font de vains efforts, ils s'irritent , ils crient. Leurs premières voix , dites - vous , font des pleurs , je le crois bien : vous les contrariez dès leur naiflance j les premiers dons qu'ils reçoivent de vous font àQS chaînes , les premiers traite mens qu'ils éprouvent font des tourmens. N'ayant rien de hbre que la voix, comment ne s'en fervi- roient-ils pas pour fe plaindre ! ils crient du mal que vous leur faites : ainfi ga- rottés, vous crieriez plus fort qu'eux.
D'où vient cet ufage déraifonnable ? d'un uGge dénaturé. Depuis que les
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mères, méprifanc lenr piemier devoir,' n'onr plus voulu nourrir leurs enfans, il a fallu les confier à des femmes mer- cenaires, qui, fe trouvant aind mères d'enfans étrangers, pour qui la Nature ne leur difoit rien, n'ont cherché qu'a s'épargner de la peine. II eût fallu veil- ler fans cefle fur un enfant en liberté : mais, quand il eft bien lié, on le jette dans un coin, fans s'embarrafler de fes cris. Pourvu qu'il n'y ait pas de preu- ves de la négligence de la nourrice , pourvu que le nourriçon ne fe calTe ni bras ni jambes, qu'importe au furplus qu'il périfie , ou qu'il demeure inhrmc le refte de (gs jours ? On conferve (ts membres aux dépens de fon corps j & , quoi qu'il arrive, la nourrice eft dif- culpée.
Ces douces mères, qui, dcbarrafTées de leurs ^n^zns , fe livrent gaiement aux amufemens de la ville , favent- elles cependant quel traitement l'en- fant dans fon maillot reçoit au villacre ?
ou DE VÈdUCATIOK. 5^
Au moindre tracas qui furvient, on le fufpend à un clou comme un paquet de hardes : & tandis que, fans fe pref- fer, la nourrice vaque à fes affaires, le malheureux refte ainfi crucifié. Tous ceux qu'on a trouvés dans cette fitua- tion , avoient le vifage violet : la poi- trine fortement comprimée, ne laifTant pas circuler le fang , il remcntoit à U tcte \ &c l'on croyoit le patient fort tranquille , parce qu'il n'avoit pas la force de crier. J'ignore combien d'heu- res un enfant peut reflet en cet ctat fans perdre la vie : mais je doute que cela puifle aller fort loin. Voilà , je penfe , une des plus grandes commodités du maillot.
On prétend que les enfans en liberté pourroient prendre de mauvaifes fitua- lions , & fe donner des mouvemens capables de nuire à la bonne confor- mation de leurs membres. C'eft - là uti de ces vains raifonnemens de notrs ÉaulTe fageffe , Se que jamais aucune
'^o Emile,
expérience n'a confirmés. De cette mul- titude d'enfans qui , chez des Peuples plus fenfés que nous , font nouiris dans toute la liberté de leurs membres , on n'en voit pas un feul qui fe blelTe , ni s'eftropie : ils ne fauroient donner à leurs mouvemens la force qui peut les rendre dangereux j & quand ils pren- nent une fituation violente, la douleur hs avertit bientôt d'en changer.
Nous ne nous fommes pas encore avifés de mettre au maillot les petits des chiens , ni des chats *, voit on qu'il réfulte pour eux quelque inconvénient de cette néirhc^ence ? Les enfans font plus lourds ; d'accord : mais à propor- tion ils font auffi plus foibles. A peine peuvent-ils fe mouvoir : comment s'ef- tropieroient - ils ? Si on les étendoit fur le dos, ils mourroient dans cette fitua- tion , comme la tortue , fans pouvoir jamais fe retourner.
Non contentes d'avoir celTé d'allai- ter leurs enfans , les femmes ceflenx
ou DE l'Education. 41
d'en vouloir faire 5 la conféquence efl; naturelle. Dès que l'état de mère eft onéreux , on trouve bientôt le moyen de s'en délivrer tout- à- fait: on veut faire un ouvrage inutile, afin de le re- commencer toujours j & l'on tourne au préjudice de l'efpece , l'attrait donné pour la multiplier. Cet ufage , ajouté aux autres caufes de dépopulation, nous anncnce le fort prochain de l'Europe. Les fciences , les arts , la philofophie ôc les mœurs qu'elle engendre , ne tar- deront pas d'en faire un défert. Elle fera peuplée de bètes féroces j elle n'aura pas beaucoup changé d'habitans.
J'ai vu quelquefois le petit manège des jeunes femmes qui feignent de vou- loir nourrir leurs enfans. On fait fe faire prelTer de renoncer à cette fantai- sie : on fait adroitement intervenir les époux , les Médecins , fur - tout les mères. Un mari qui ôferoit confentir que fa femme nourrît fon enfant, fe- roit un homme perdu. L'on en feroit
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un afTaflln qui veut fe défaire d'elle. Maris prudens , il faut immoler à la paix l'amour paternel. Heureux qu'on trouve à la campagne des femmes plus continentes que les vôtres ! Plus heu- reux, fi le tems que celles-ci gagnent n'eft pas deftiné pour d'autres que vous !
Le devoir àts femmes n'eft pas dou- teux: mais on difpute fi, dans le mé- pris qu'elles en font, il eft égal pour les en£\ns d'être nourris de leur lait ou d'un autre? Je tiens cette qucftion, dont les Médecins font les Juges ^ pour décidée au fouhaic des femmes ; & pour moi , je penferois bien auflî qu'il vaut mieux que l'enfant fuce le laie d'une nourrice en fanté , que d'une mère gâtée, s'il avoit quelque nouveau mai à craindre du même fang donc il eft: formé.
Mais la queftiion doit - elle s'envifa- ger feulement par le coté phyfique , & l'enfant a til moins befoin des f^ins
ou DE l'Éducation. 45
cî'une mère que de fa mammelle ? D'au- tres femmes , des bètes même pour- ront lui donner le laie qu'elle lui refu- fe : la follicirude maternelle ne fe fup- plée point. Celle qui nourrie l'enfan* d'une autre, au lieu du fien , eft une mau- vaife mère; comment fera- 1- elle une bonne nourrice? Elle pourra le deve- nir , mais lentement j il faudra que l'habitude change la Nature ; ôc l'en- fant mal foigné aura le tems de périr cent fois , avant que fa nourrice aie pris pour Itii une tendreffe de mère.
De cet avantage même réfulte un inconvénient ', qui feul devroit ôter à toute femme fenfible le courage de faire nourrir fon enfant par une autre î c'efl: celui de partager le droit de mère ou plutôt de l'aliéner ; de voir fon en- fant aimer une autre femme, autant ôc plus qu'elle; de fcntir que la tendrefle qu'il conferve pour fa propre mère eil une grâce, ôc que celle qu'il a pour fa mère adoptive eft un devoir : car
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où j'ai trouvé les foins d'une mère , ne
<3ois-je pas ratcacliemenc d'un fils?
La manière dont on remédie à cet inconvénient , eft d'infpirer aux enfans du mépris pour leur nourrice , en les traitant en véritables fervantes. Quand leur fervice eft: achevé, on retire l'en- fant, ou l'on congédie la nourrice ; à force de la mal recevoir , on la rebute de venir voir £on nourriçon. Au bout de quelques années, il ne la voit plus , il ne la connoît plus. La mère qui croit fe fubftituer à elle, ôc réparer fa négligence par fa cruauté , fe trompe. Au-lieu de faire un tendre fils d'un nourriçon dénaturé , elle l'e- xerce à l'ingratitude j elle lui apprend à méprifer un jour celle qui lui donna la vie, comme celle qui l'a nourri de fon lait.
Combien j'infifterois fur ce point, s'il étoit moins décourageant de re- battre en vain des fujets utiles ! Ceci ^ieiit à plus de chofes qu'on ne penfe.
ou DE l'Éducation, 45
Voulez vous rendre chacun à (qs pre- miers devoirs : commencez par les mè- res ; vous ferez étonnés des change- mens que vous produirez. Tout vient fuccefîivement de cette première dé-' pravation : tout l'ordre moral s'altère ; Je naturel s'éteint dans tous les cœurs ; l'intérieur des maifons prend un air moins vivant ^ le fpedacle touchant d'une famille naiflante n'attache plus \qs maris , n'impofe plus d'égards aux étrangers \ on refpeéle moins la mère dont on ne voit pas les enfansj il ny a point de rélidence dans les familles , l'habitiide ne renforce plus \qs liens dh fang j il n'y a plus ni pères ni mè- res , ni enfans , ni frères, ni fœurs; tous fe connoifTent à peine : comment s'aimeroient - ils ? Chacun ne fonge plus qu'à foi. Quand la maifon n'eft qu'une trifte folitude , il faut bien al-, 1er s'égayer ailleurs.
Mais que les mères daignent nourrir leurs çn^diïis , les mœurs vont fe ré^
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former d'elles-mêmes , \ts fentimens de la Nature fô réveiller dans tous les cœurs j TEtat va fe peupler; ce premier point, ce point fcul va tout réunir. L'attrait de la vie domeftique eft le meilleur contre poifon des mauvaifes moeurs. Le tracas des enfans, qu'on croie importun , devient agréable ; il rend le père & la mère plus nécclfaircs , plus chers l'un à l'autre , il refTerre entr'eux le lien conjugal. Quand la famille ell- vivante ^ animée , les foins domefti- ques font la plus chsre occupation de la femme ^ le plus doux amufement du mari. Amfi de ce feul abus cor*» rigé réfukeroic bientôt une réforme générale j bientôt la Nature auToit re- pris tous fes droits. Qu'une fois \qs femmes redeviennent mercs , bientôt les hommes redeviendront percs &c maris.
Difcours fuperflus ! l'ennui même des plaifirs du Monde ne ramené ja- mais à ceux-là. Les femmes on: cefle
ou DE l'Éducation. ^j
d'être mères •, elles ne h feront plus ; elles ne veulent plus Terre. Quand elles le voudroient , à peine le pourroient- elles: aujourd'hui que l'ufage contraire efl: établi , chacune auroit à combattre roppofition de toutes celles qui l'ap- prochent , liguées contre un exemple que les unes n'ont pas donné , & que les autres ne veulent pas fuivre.
Il fe trouve pourtant quelquefois encore de jeunes perfonnes d'un bon naturel, qui, fur ce point, ôfant braver l'empiie de la mod« Se les clameurs de leur f^xe , remplilTent avec une ver- tueufe intrépidité ce devoir Ci doux que la Nature leur impofe. Puiffe leur nombre augmenter par l'attrait des biens deftinés à celles qui s'y livrent ! Fondé fur des conféquences que donne Je plus fimpîe raifonnement , & fur àes ebfervations que je n'ai jamais vu démenties , j'ôfe promettre à ces di- gnes mères un attachement folide & cpnftant de la parc de leurs m^ris, une
4S È M I L ~E ^
tendrefTe vraiment filiale de la part de leurs enfans , TePcime &: le refped du Public, d'heureufes couches fans acci- dent (k fans fuite, une fanté ferme & vigoureufe , enfin le plaifir de fe voir un jour imiter par leurs filles , & citer en exemple à celles d'autruî.
Point de mère , point d'enfant. En- tr'eux les devoirs font réciproques j & s'ils font mal remplis d'un côté , ils feront négligés de l'autre. L'enfant doit aimer fa mère, avant de favoir qu'il le doit. Si la voix du fancj n'eft fortifiée par l'habitude & les foins, elle s'éteint dans les premières années , &c le cœur meurt , pour ainfi dire , avant que de naître : Nous voila dès les premiers pas hors de la Nature.
On en fort encore par une route oppofée, lorfqu'au-lieu de négliger les foins de mère , une femme les porte à l'excès j lorfqu'elle fait de fon en- fant fon idole j qu'elle augmente &c nourrit fa foibleife pour l'empêcher de
la
ou DE l'ÉdUCATIOÎJ: ^^'^
la fentir , et qu efpéraiic le fouftraire aux loix de la Nature , elle écarte de lui les atteintes pénibles , fans fongec combien , pour quelques incommodi- tés dont elle le préferve un moment , elle accumule au loin d'accidens ôc de périls fur fa tête, et combien c'eft une précaution barbare de prolonger la foi- blelTe de l'enfance fous les fatigues des hommes faits. Thctis , pour rendre fon fils invulnérable , le plongea , die la Fable , dans l'eau du Sryx. Cette al- légorie eft belle Ôc claire. Les mères cruelles dont je parle font autrement : à force de plonger leurs enfans dans la moUelTe, elles les préparent à la fouffrance , elles ouvrent leurs pores aux maux de toute efpece , dont ils ne manqueront pas d'être la proie étanc grands.
Obfervez la Nature , et fuivez'ïa route qu'elle vous trace. Elle exerce continuellement les enfans j elle en- durcit leur tempérament par des épreur Tome L C
5'o Emile,
ves de toure efpice ; elle leur apprend de bonne heure ce que c'eft que peine & douleur. Les denrs qui percent leur donnent la fièvre j des coliques aigucs leur donnent des convulfions ; de lon- gues toux les fuffoquent \ les vers \qs tourmentent ; la pléthore corrompt leur fang j des levains divers y fer- mentent , & caufent des éruptions pé- rilleufes. Prefque tout le premier âge eft maladie & danger : la moitié àts enfans qui naiirejit périt avant la hui- tième année. -Les épreuves faites, l'en- fant a gagné des forces , et fi-tôt qu'il peut ufer de la vie , le principe en de- vient plus alTuré.
Voilà la recèle de la N-uurc. Pour-' quoi la contrariez -vous ? Ne voyez - vous pas qu'en penfant la corriger vous détruifez fon ouvrage , vous em- pêchez l'effet de fes foins ? Faire au- dehors ce qu'elle fait au dedans, c'eft, félon vous , redoubler le danger \ ôc , au contraire , c'eft y faire diverfion j
ou DE l'Éducation. 51
c'eft l'exténaer. L'expérience apprend qu'il meiuc encore plus d'enfans éle- vés délicatemenn que d'autres. Pour- vu qu'on ne paffe pas la mefure de leurs forces , on rifque moins à les employer qu'à les ménager. Exercez- les donc aux atteintes qu'ils auront à. fupporter un jour. Endurciiïez leur corps aux intempéries des faifons , des climats , des élémens j a. li faim , à la foif, à la fatigue j trempez - les dans l'eau du S:yx. Avant que. l'habitude du corps foit acquife , on lui donne celle qu'on veut fans danger : mais quand une fois il eil dans fa confiftance , toute altération lui devient périlleufe. Un enfant fupportera d-js changemens que ne fupporteroit pas un homme : les tibres du premier , molles et flexi- bles , prennent fans effort le pli qu'on leur donne ; celles de l'homme , plus endurcies , ne changent plus qu'avec violence le pli qu'elles ont reçu. On peut djnc rendre un enfant robufte
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fans expofer fa vie et fa faaréj et quand il y aiiroit quelque rifque , encore ne faudroic-il pas balancer. Puifque ce font desrifquesinféparables de la vie humaine , peut-on mieux faire que de les rejetter fur le tems de fa durée où ils font le moins défavantageux ?
Un enfant devient plus précieux en avançant en âge. Au prix de fa perfon- ne fe joint celui des foins qu'il a coû- tés; à la perte de fa vie fe joint en lui le fentiment de la mort. C'eft donc fur-tout à l'avenir qu'il faut fonger en veillant à fa confervation ; c*eft contre les maux de la jeunefiTe qu'il faut l'ar- mer , avant qu'il y foit parvenu : car fi le prix de la vie augmente jufqu'à l'âge de la rendre utile , quelle folie n'eft-ce point d'épargner quelques maux à l'enfance , en les multipliant fur l'âge de raifon ? Sont-ce-U les leçons du maître ?
Le fort de l'homme eft de foufFcir dans tous les tems. Le foin même
ou DE L^ ÉDUCATION.'' 5$
de fa confervation efl attaché à la pei- ne. Heureux de ne connoître dans ion enfance que les maux phyfiques ! maux bien moins cruels , bien moins doulou- reux que les autres , & qui bien plus rarement qu'eux nous font renoncer à la vie. On ne fe tue point pour les dou- leurs de la goutte ; il n'y a guères que celles de l'ame qui produifent le défef- poir. Nous plaignons le fort de l'enfance, et c'eft le nôtre qu'il faudroit plaindre. Nos plus grands maux nous viennent de nous.
En naiiïant , un enfant crie j fa pre- mière enfance fe palfe à pleurer. Tan- tôt on l'agite , on le flatte pour l'ap- paifer ; tantôt on le menace , on le bat pour le faire taire. Ou nous fai- fons ce qui lui plaît , ou nous en exi- geons ce qui nous plaît : ou nous nous foumettons à {es fantaifies , ou nous les foumettons aux nôtres : point de milieu , il faut qu'il donne des or- dres , ou qu'il en reçoive. Ainfi fes
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54 Emile,
premières idées font celles d'empire &: de fervitude. Avanc de favoir parler , il commande \ avanc de pouvoir agir , il obéit -y et qnelcjuefois on le châtie , avanc qu'il puilîe connoîcre (ts fautes ou pkuôc en cominetcre. C'eft ainfi qu'on verfe de bonne heure dans fon jeune cœur les paflions qu'on impuce en- fiiite à la Nature , et qu'après avoir pris peine à le rendre méchant , on fe plaint de le trouver tel.
Un enfant palfe C\x ou fept ans de cetce manière encre les mains d&s fem- mes , vidlime de leur caprice et du {\Qvi : et après lui avoir fait apprendre ceci <5<: cela \ c'eft-à-dire , après avoir chargé fa mémoire ou de mots qu'il ne peut entendre , ou de chofes qui ne lui font bonnes à rien \ après avoir étoufîé le naturel par les pailions qu'on a fait naître , on remet cet être fac- tice entre les mains d'un Précepteur , lequel achevé de développer les ger- mes artificiels qu'il trouve àé]\ touc
ou DE l'ÉdUCJTION. 55
formés, &c lui apprend tout , hors à fe connoîrre , hors à cirer parti de Uù- même , hors à favoir vivre et fe ren- dre heureux. Enfin , quand cet enfant efclave & tyran , plein de fcience & dépourvu de d^ns , également débile de corps & d'ame , eft jeté dans le Monde j en y montrant (ow ineptie, fon orgueil & tous its vices , il fait déplorer la mifere & la perverficé hu- maine. On fe trompe \ c'eft-là l'homme de nos fantailîes : celui de la nature eft fait autrement.
Voulez - vous donc qu'il garde fa forme originelle : confervez - là dès l'in fiant qu'il vient au monde. Si-tôt qu'il naît , emparez-vous de lui , & ne le quittez plus qu'il ne foit homme : vous ne réullirez jamais fans cela. Comme la véritable nourrice t^ la mère , le véritable précepteur eft le père. Qu'ils s'accordent dans l'ordre de leurs fonc- tions ainfi que dans leur fyftême : qufi des mains de l'un l'enfant palfe dans
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5(? È M I L E ^
celles de l'âurre. Il fera mieux élevé par un père judicieux &C bonié , que par le plus habile maîcre du monde j car le zèle fuppléera mieux au talent , que le talent au zèle.
Mais les affaires , les fondions , \qs
devoirs Ah ! les devoirs : fans doute
le dernier efl: celui de père (8) ? Ne nous étonnons pas qu'un homme dont ia femme a dédaigné de nourrir le fruit de leur union , dédaigne de l'élever. Il n'y a point de tableau plus charmant que celui de la Emilie j mais un feul trait manqué défigure tous les autres. Si la mère a trop peu de fanté pour être
(8) Quand on lit dans Plutarque que Caton !c Ccn- feur , qui gouverna Rome avc-c tant d; c,loire, cltva lui-mênr:c fon fils dès le berceau & avec un tel foin , qu'il quittoi: tout pour être préfcnt quand la nourrice , c'eft-à dire la merc- le rcinuoit &; le lavoir •, quand on lit dans Suétone qu'Augufte, maître du Monde , qu'il avoir conquis et qu'il régiiroit lui-même , cnfeignoit lui-même à fes petits-lîls a écrire , à nager , les élémens des Sciences , & qu'il les avoir fans ccffc autour de lui , on ne peut s'empêcher de rire des petites bonnes gens de ce tems-là qui s'amufoient à de pareilles niai- feries ; trop bornes , fans doute . pour favoir vaquer aux grandes affaire* des gtancls - hommes de nos jours.
ou DE l'Éducation, j7
nourrice , le père aura trop d'affaires pour être précepteur. Les enfans , éloi- gnés , difperfés , dans des pen fions , ulans des couvens , dans des collèges , porteront ailleurs l'amour de la mai- fon paternelle , ou , pour mieux dire , ils y rapporteroHt l'habitude de n'être attachés à rien. Les frères ôc les fœurs fe connoîtront a peine. Quand tous fe- ront raflemblés en cérémonie , ils pou- ront être fort polis entr'eux 5 ils fe traiteront en étrangers. Si-tôt qu'il n'y a plus d'intimité entre les parens , fi- tôt que la fociécé de la famille ne faic plus la douceur de la vie , il faut bien recourir aux mauvaifes mœurs pour y fuppléer. Où eft l'homme affez ftupi- de pour ne pas voir la chaîne de tout cela ?
Un père quand il engendre & nour- rit des enfans, ne fait en cela que le tiers de fa tâche. Il doit des hommes à fon efpece , il doit à la fociété des hommes fociables, il doit des citoyens
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à TEcat. Tout homme qui peut payer cette triple dette , & ne le fait pas , eft coupable, ôc plus coupable , peut-être, quand il la paye à demi. Celui qui ne peut remplir les devoirs de père , n'a point droit de le devenir. Il n'y a ni pauvreté, ni travaux, ni refpedt hu- main , qui le difpenfent de nourrir (es enfans , & de les élever lui-même. Ledeurs , vous pouvez m'en croire : je prédis à quiconque a des entrailles & néglige de C\ faints devoirs, qu'il ver- fera Io-il; rems fur fa faute des larmes ameres , & n'en fera jamais confolé.
Mais que fait cet homme riche , ce père de fimille fi affairé, & forcé, fé- lon lui , de lailfer fes enfans à l'aban- don ? il piye un autre homme pour remplir (çs foins qui lui font à charge. Ame vénale ! crois - tu donner à ton fils un autre père avec de l'argent. Ne t'y trompe poiiu : ce n'cft pas même un maître que tu lui doimes j c'tft un valet, li eu fotmeta bientôt un fécond.
ot; DE l^Eduqatioî^, 59
On raifonne beaucoup fur les qua- lités d'un bon gouverneur. La pre- mière que j'en exigerois ( & celle-U feule en fuppofe beaucoup d'autres ) , c'eft de n'être point un homme à ven- dre. Il y a ^es métiers fi nobles, qu'on ne peut les £\ire pour de l'argent fans fe montrer indigne de les faire : tel eft celai de l'homme de guerre ; tel eft celui de l'inftituteur. Qui donc élèvera mon enfant ?.... Je te Tai déjà dit ; toi- même.... Je ne le peux.... Tu le peux ! Fais roi donc un ami. Je ne vois point d'autre relTource.
Un gouverneur î o quelle ame fubli- me !... En vérité, pour faire un homme, il faut être ou père ou plus qu'homme foi - même. Voilà la fonction que vous confiez iranquiUement à des merce- naires !
Plus on y pènfe , plus on apperçoîc de nouvelles dliïicu'tcs. Il faudroit que le gouverneur eût été élevé pour fon élevé, que les domeftiques euffent été
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élevés pour leur maître , que tous ceux qui l'approchent eaflent reçu les im- prelîions qu'ils doivent lui communi- quer j il faudroic , d'éducation en édu- cation , remonter jufqu'on ne fait où. Comment fe peut-il qu'un enfant foie bien élevé par qui n'a pas été bien éle- vé lui-même ?
Ce rare mortel eft-il introuvable ? Je l'ignore. En ces tems d'avililTement , qui fait à quel point de vertu peut attein- dre encore une ame humaine ? Mais fup- pofons ce prodige trouvé. C'eft en con- sidérant ce qu'il doit faire , que nous verrons ce qu'il doit être. Ce que je crois voir d'avance eft qu'un père qui fentiroit tout le prix d'un bon gouver- neur prendroit le parti de s'en palfer j car il mettroit plus de peine à l'acqué* rir qu'à le devenir lui-même. Veut - il donc fe faire un ami : qu'il élève fon fils pour l'être j le voilà difpenfé de le chercher ailleurs , & la Nature a déjà- fait h moitié de l'ouvrage.
ou DE l'Éducation. '<iv.
Quelqu'un , dont je ne connois que le rang, m'a fait propofer d'élever fon fils. II m'a fait beaucoup d'honneur fans doute ; mais , loin de fe plaindre de mon refus , il doit fe louer de ma dif- crétion. Si j'avois accepté fon offre , & que j'eufTe erré dans ma méthode , c'étoic une éducation manquée : fi j'avois réuflî , c'eût été bien pis. Son fils auroiç renié fon titre ; il n'eût plus voulu être Prince.
Je fuis trop pénétré de la grandeur des devoirs d'un précepteur , je fens trop mon incapacité pour accepter ja- mais un pareil emploi , de quelque parc qu'il me foit offert \ et l'intérêt de l'a- mitié même ne feroit pour moi qu'un nouveau motif de refus. Je crois qu'a- près avoir lu ce livre, peu de gens fe- ront tentés de me faire cet offre , & |e prie ceux qui pourroient l'être , de n'en plus prendre l'inutile peine. J'ai fait autrefois un fuffifant elTai de ce métier , pour être alfuré que je n'y fuis
êi Emile,
pas propre ; ôc mon écat m'en dirpen- feroit , quand mes talens m'en ren- droient capable. J'ai cru devoir cette dé- claration publique à ceux qui paroifTent ne pas m'accorder aHez d'eftime pour ne croire fincere ôc fondé dans mes ré- folutions.
Hors d'état de remplir la tâche la plus utile , j'oferai du moins elfayer de la plus aifée. A l'exemple de tant d'au- tres , je ne mettrai point la main à l'œu- vre , mais à ma plume j & au-lieu de faire ce qu'il faut , je m'efforcerai de le dire.
Je fais que , dans les enrrepri fes pa- reilles à celle-ci, l'Auteur, toujours a fon aife dans des fyftèmes qu'il tft dif- peiilé de mettre en pratique, donne fans peine beaucoup de beaux précep- tes impoflibles à fuivre , 3c que, faute de détails & d'exemples , ce qu'il die même de pratiquable refte fans ufage^ quand il n'en a pas montré l'applicar tion.
017 i?E l'Éducation. ^j J'ai donc pris le parti de me don*^ ner un Elevé imaginaire , de me fup- pofer l'âge, la fanté , les cpnnoilfanr ces , & tous les taJens convenables pour travailler à fon éducation , de la conduire depuis le moment de fa naif- fance jufqu'à celui où, devenu homme fait, il n'aura plus beCpiii d'autre guide que lui-même. Cette méihode me pa- roît utile pour empêcher un auteur qui fe défie de lui de s'égarer dans des vi- dons ; car dès qu'il s écane de la prati- que ordinaire , il n'a qu'à faire l'é- preuve de la fienne fur fon Elevé j il fentira bientôt, ou le lecftcur fentira pour lui , s'il fuit le progrès de l'en- fance , ôi. la marche naturelle au cccuc humain.
Voilà ce que j'ai tâché de faire dans toutes les diflicultés qui fe font pré- fentées. Pour ne pas groflic inutilement le livre , je me fuis contenté de po- fer les principes dont chacun devoit fenur la vérité. Mais quanc aux règles
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qui pouvoienc avoir befoin de preu- vêis , ]Q les ai toutes appliquées à mon Emile ou à d'autres exemples , & j'ai fait voir dans des détails très-étendus comment ce que j'écablilfois pouvoic être pratiqué : tel eft du moins le plan que je me fuis propofé de fuivre. C'eft au ledeur à juger fi j'ai réuflî.
Il eft arrivé de-Ià que j'ai d'abord peu parlé d'Emile , parce que mes pre- mières maximes d'éducation, bien que contraires à celles qui font établies , font d'une évidence à laquelle il eft difficile à tout homme raifonnable de refufer fon confentement. Mais à me- fure que j'avance , mon Elevé , autre- ment conduit que les vôtres , n'eft plus un enfant ordinaire j il lui faut un ré- ;gime exprès pour lui. Alors il paroît plus fréquemment fur la fcène, & vers \&s derniers tems je ne le perdi plus un moment de vue,jufqu'à ce que, quoi qu'il en dife , il n'ait plus le moindre befoin de moi.
ou DE L*ÉdUC^TION. ^5
Je ne parle point ici des qualités d'un bon Gouverneur j je les fuppofe ,• ôc je me fuppofe moi-même doué de toutes ces qualités. En lifant cet ou- vrage, on verra de quelle libéralité j'ufe envers moi.
Je remarquerai feulement , contre Topinion commune , que le Gouver- neur d'un enfant doit être jeune , 6c même auffi jeune que peut l'être un homme fage. Je voudrois qu'il fût lui- même enfant s'il étoit poflible ; qu'il pût devenir le compagnon de fon Elè- ve , ôc s'attirer fa confiance en parta- geant fes amufemens. Il n'y a pas afiez de chofes communes entre l'enfance & l'âge mûr , pour qu'il fe forme ja- mais un attachement bien folide à cette diftance. Les enfans flattent quelquefois les vieillards j mais ils ne les aiment jamais.
On voudroit que le Gouverneur eût déjà fait une éducation. C'efl; trop : un même homme nea peut faire qu'une :
€4 É M I L E j,
s'il en falloir deux pour réuffîr , de quel droit entreprendroic - on la pre- mière ?
Avec plus d'expérience on fauroit mieux faire j mais on ne le pourroit plus. Quiconque a rempli cet état une fois affez bien pour en fencir toutes les peines , ne tente point de s'y ren- gager j & s'il l'a mal rempli la première fois, c'eft un mauvais préjugé pour la féconde.
Il efl: fort différent , j'en conviens , de fuivre un jeune homme durant quatre ans , ou de le conduire durant vmgt-cinq. Vous donnez un Gouver- neur à votre fils àé'jù. tout formé ; moi je veux qu'il en ait un avant que de naître. Vorre homme , à chaque luftre, peut changer d'Elevé ^ le mien n'en aura jamais qu'un. Vous diftinguez le Précepteur, du Gouverneur^ autre fo- lie : diftinguez -vous le Difciple , de l'Elevé ? Il n'y a qu'une fcience à en- ieigner aux enfans y c'eft celle des
ou HE l'Éducatjoij. 6j
devoirs de rhomme. Cette fcience eft une , & , quoi qu'ait die Xéiiophon d& réducation <lts Perles, elle ne fc par- tage pas. Au refte, j'appelle plutôt Gou- verneur que Précepteur le Maître de cette fcience j parce qu'ils s'agit moins pour lui d'instruire que de conduire. Il ne doit point donner de préceptes j il doit les faire trouver.
S'il faut choifir avec tant de foia le Gouverneur , il lui eft bien permis de choilir auflî fon Elevé , fur-tout quand il s'agit d'un modèle à propofer. Ce choix ne peut tomber ni fur le génie ni fur le caïadtere de l'enfam , qu'on ne connoît qu'à la fin de l'ouvrage , &: que j'adopte avant qu'il fgic né. Quand je pourrais ehoifir , je ne prendrois qu'un efprit commun , tel que je f ippofe mon ELve. On n'a btfoin d'élever que les hommei vulgaires ; leur éducation doit feule fervir d'exemple à celle de leurs fenibiables. Les autres s'élèvent malgré qu'pn pli aiî. ..,.:.,.
6% É M 1 L E j
Le pays n'eft pas indifférent à ia Culture des hommes j ils ne (om tout ce qu'ils peuvent être que dans les cli- mats tempérés. Dans les climats extrê- mes , le défavantage eft vifible. Un homme n'eft pas planté comnie un ar- bre dans un pays pour y demeurer tou- jours , & celui qui part d'un des extrê- mes pour arriver à l'autre , eft forcé de faire le double du chemin que fait , pour arriver au même terme , celui qui part du terme moyen. •
Que l'habitant du pays tempéré par- coure fucceflivement les deux extrê- mes, fon avantage eft encore évident: car bien qu'il foit autant modifié que celui qui va d'un extrême à l'autre , il s'éloigne pourtant de la moitié moins de fa conftitution naturelle. Un Fran- çois vit en Guinée & en Laponie ; mais un Nègre ne vivra pas de même à Tornéa , ni un Samoyède au Bénin. Il paroît encore que l'organifation du cerveau eft moins parfaite aux deux ex-
ou DE l'Éducation, 6^
trèmes. Les Nègres ni les Lapons n'ont pas le (ens des Européens. Si je veux donc que mon Elevé pui^Te êcre habi- tant de la terre , je le prendrai dans une zone tempérée , en France , par exem"» pie , plutôt qu'ailleurs.
Dans le Nord , les hommes confom- ment beaucoup fur un fol ingrat ; dans le Midi ils confomment peu fur un fol fertile. De-là naît une non-' velle différence qui rend les uns labo* lieux & les autres contemplatifs. La fociété nous offre en un même lieu l'image de ces différences entre les pau- vres ôc les riches. Les premiers habi^ tent le fol ingrat , ôc les autres le pays fertile.
Le pauvre n'a pas befoin d'éduca- tion ; celle de fon état eft forcée , il n'en fauroit avoir d'autre : au con- traire , l'éducation que le riche reçoit de fon état, eft celle qui lui convient le moins , Se pour lui-mcme , ôc poui* la fociété. D'ailleurs , l'éducation na-
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rurelle doit rendre un hommage propre à toutes les conditions humaines : or il efl: moins raifonnable d'élever un j>auYrepour être riche , qu'un riche pour être pauvre ; car , à proportion du nom- bre des deux états , il y a plus de rui- nés que de parvenus. ChoififTons donc un riche : nous ferons sûrs au moins d'avoir fair un homme de plus , au-lieu Tju'un pauvre peut devenir homme de lui-même.
Par la même raifon , je ne ferai pas fâché qu'Emile ait de la nailfance. Ce fera toujours une viétime arrachée au préjugé.
Emile eft orphelin. Il n'importe qu'il ait fon père &c fa mère. Charge de leurs devoirs , je (iKceàs à tous leurs droits. 11 doit honorer fes parensj mais il ne doit obéir qu'A moi. C'eft: ma première ou plutôt ma feula condition.
J'y dois ajouter celk-ci , 'qui n'en efl: qu'une fuite , qu'on ne 'nous ôtera jamais l'an à l'autre que de notre con-
ou DE l'Éducation. 71
fcnternent. Cetre claufe efl: enentielle, Ôc je voudrois même que l'Elevé ôc le Gouverneur ie regardaflent tellement comme inféparables , que le fort de leurs jours fût toujours entr'eux ua objet commun. Si-côc qu'ils envifagent dans l'éloignement leur féparation , fi-tôt qu'ils prévoient le moment qui doit les rendre étrangers l'un à l'autre, ils le font déjà ; chacun fait fon petit fyftcme à part , &L tous deux , occupés du tems où ils ne feront pius enfem- ble , n'y refient qu'à contre-cœur. Le Difciple ne regarde le Maître que comme l'enfeiî^ne & le fléau de l'en- {"ance j le Maître ne regarde le Difci-' pic que comme un lourd fardeau dort il brûle d'être déchargé : ils afpirent de concert au moment de fe voir dé- livrés l'un de l'autre , & comme il n'y a jamais entr'eux de véritable attache- ment, l'un doit avoir peu de vigilance ^^ l'autre peu de docilité.
Mais quand ils fe regardent comme
-ji, Emile,
devant palTer leurs jours enfemble , il leur importe de fe faire aimer l'un de l'autre, & par cela même ils fe devien- nent chers. L'Elevé ne rougit point de fuivre dans fon enfance l'ami qu'il doit avoir étant grand ^ le Gouverneur prend intérêt a des foins dont il doit recueillir le fruit , de tout le mérite qu'il donne à fon Elevé eft un fonds qu'il place au profit de fes vieux jours.
Ce traité , fait d'avance , fuppofe un accouchement heureux , un enfant bien formé, vigoureux & fain. Un père n'a point de choix , & ne doit point avoir de préférence dans la famille que Dieu lui donne : tous i^s enfans font égale- ment (qs enfans ; il leur doit à tous les mêmes foins et la même tendrefle. Qu'ils foient eftropics ou non , qu'ils foient languifTans ou robuftes , chacun d'eux eft un dépôt dont il doit compte à la main dont il le tient , & le mariage éft un contrat fait avec la Nature aufli
bien qu'entre les conjoints.
Mais
ou DE l'Education. 75
Mais quiconque s'impofe un devoir que la Nature ne lui a point impofé , doit s'aflurer auparavant des moyens de le remplir ; autrement il fe rend comptable , même de ce qu'il n'aura pu faire. Celui qui fe chsrge d'un Élevé infirme &c valétudinaire , change fa fonction de Gouverneur en celle de Garde-malade j il perd à foigner une vie inutile le tems qu'il deftinoit à en augmenter le prix ; il s'expofe à voir une mère éplorée lui reprocher un jour la mort d'un fils qu'il lui aura long- tems confervé.
Je ne me chargerois pas d'un enfant maladif & cacochyme , dût -il vivre quatre - vingts ans. Je ne veux point d'un Elevé toujours inutile à lui-mê- me & aux autres , qui s'occupe uni- quement à fe conferver, & dont le corps nuife à l'éducation de l'ame. Que ferois-je en lui prodiguant vainement mes foins , finon doubler la perte de la fociété & lui ôcer deux hommes Tome I, D
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pour un? Qu'un autre, à mon défaut; fe charge de cet infirme, j'y confens, & j'approuve fa charité ; mais mon ta- lent à moi n'efl: pas celui-là: je ne fais point apprendre à vivre à qui ne fonge qu'à s'empêcher de mourir.
Il faut que le corps ait de la vi- gueur pour obéir à l'ame : un bon fer- viteur doit être robufte. Je fais que l'intempérance excite les paflions j elle exténue auflî le corps à la longue , les macérations i les jeûnes produifent fou- vent le même effet par une caufe oppo- fée. Plus le corps eft foible , plus il commande j plus il eft fort , plus il obéit. Toutes les paflions fenfuelles lo- gent dans des corps efféminés j ils s'en irritent d'autant plus , qu'ils peuvent moins les fatisfaire.
Un corps débile affoiblit l'ame. De- là l'empire de la Médecine , art plus pernicieux aux hommes que tous les maux qu'il prétend guérir. Je ne fais , pour moi , de quelle maladie nous gué-
ou DE l'Éducation, j<f
rifTenc les Médecins : mais je fais qu'ils nous en donnenc <ie bien funeftes ; la lâcheté , la pufillanimité , la crédulité ,' la terreur de la mort : s'ils guérifTent le corps , ils tuent le courage. Que nous importe qu'ils fafTent marcher des ca- davres ? Ce font des hommes qu'il nous faut, Se l'on n'en voit point fortir de leurs mains.
La Médecine eft à la mode parmi nous ; elle doit l'être. C'eû l'amufe- ment des gens oififs & défœuvrés, qui; ne fâchant que faire de leur tems, le palTent à fe conferver. S'ils avoient eu le malheur de naître immortels, ils fe- roient les plus miférables des êtres. Une vie qu'ils n'auroient jamais peur de perdre, ne feroit pour eux d'aucun prix.' Il faut à ces gens- là des Médecins qui les menacent pour les flatter , ôc qui leur donnent chaque jour le feul plaifir dont ils foient fufceptibles , celui de n'être pas morts.
Je n'ai nul deffein de m'étendre ici
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75 EMILE,
fur la vanité de la Médecine. Mon ob- jet n'eft que de la confidcrer par le côté moral. Je ne puis pourtant m'empê- cher d'obferver que les hommes font fur fon ufage les mêmes fophifmes que fur la recherche de la vérité. Ils fup- pofent toujours qu'en traitant un ma- lade on le guérit, & qu'en cherchant une vérité on la trouve : ils ne voienc pas qu'il faut balancer l'avantage d'une guérifon que le Médecin opcre , par la mort de cent malades qu'il a tués, & l'utilité d'une vérité découverte, par le tort que font les erreurs qui pafTent en même tems. La Science qui inftruit 6c la Médecine qii guérit font fort bon- nes , fans doute ; mais la Science qui trompe & la Médecine qui tue font mauvaifôs. Apprenez nous donc à le5 diftiqguer. Voilà le nœud de la quef- tion: fi nous favions ignorer la vérité, nous ne ferions jamais les dupes du menfonge ; fi nous favions ne vouloir pas guérir malgré la' Nature , nous ne
ou DE V ÉDUCATION, 77
mourrions jamais par la main du Mé- decin. Ces deux abftinences feroient figes j on gdgneroit évidemment à s'y foumettre. Je ne difpure donc pas quie la Médecine ne foie utile à quelques hommes ; mais je dis qu'elle eft funefte au genre humain.
On me dira , comme on fait fans cefle, que les faïu-es font du Médecin, mais que la médecine en elle - même eft infaillible. A la bonne-heure ; mais qu'elle vienne donc fans le Médecin : car tant qu'ils viendront enfemble, il y aura cent fois plus à craindre des er- reurs de l'artifte , «ju'à efpérer du fe- cours de l'arr.
Cet art menfonger, plus fait pour \q5 maux de i'efpric que pour ceux du corps , n'eft pas plus utile aux uns qu'aux autres: il nous guérit mofns de nos maladies qu'il ne nous en irnorime l'efFroi. Il recule moins la mort qu'rl ne la fait fcntir d'avance j il ufs la vie, au-lieu de la prolonger: Sz quakd
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7$ Ê M 1 L lE i
il la prolongeroic, ce feroit encore au préjudice de refpcce j puifqu'il nous ôte à la fociété par les foins qu'il nous
' impofe , & à nos devoirs par les frayeurs qu'il nous donne. C'eft la connoilTance des dangers qui nous les fait craindre : celui qui fe croiroit invulnérable n'au- joic peur de rien. A force d'armer
- Achille contre le péril , le Poëte lui ôte le mérite de la valeur: tout autre a fa place eût été un Achille au même prix.
Voulez -vous trouver à&s hommes d'un vrai courage? Cherchez- les dans les lieux où il n'y a point de Médecins, où l'on ignore les conféquences des ma- ladies, & où l'on ne fonge guère à la mort. Naturellement l'homme fait fouf- frir conrtamment , Se meurt en paix, Ce font les Médecins avec leurs ordon- nances, les Philofophes avec leurs pré- ceptes, les Prêtres avec leurs exhorta- tions, qui l'aviliflent de cœur, ^ lui font défapprendre à mourir.
ou DE l'Éducation, 7^
Qu'on me donne donc un Elevé qui n'ait pas befoin de tous ces gens-là , ou je le refufe. Je ne veux point que d'au- tres gâtent mon ouvrage : je veux l'éle- ver feul , ou ne m'en pas mêler. Le fa- ge Locke, qui avoir paiTé une partie de fa vie à l'étude de la Alédecine, recom- mande fortement de ne jamais drogueu les enfans, ni par précaution, ni pour de légères incommodités. J'irai plus loin, & je déclare que, n'appellant ja- mais de Médecin pour moi , je n'en appellerai jamais pour mon Emile , à moins que fa vie ne foie dans un danger évident j car alors il ne peut pas lui faire pis que de le tuer.
Je fais bien que le Médecin ne man- quera pas dû tirer avantage de ce délai. Si l'enfant meurt, oii l'aura appelle trop tard j s'il réchappe , ce fera lui qui l'aura fauve. Soit: que le Médecin triomphe ; mais fur-tout qu'il ne foie appelle qu'à l'extrémité.
Faute de fivoir fe guérir , que l'en-
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8o É M I L i ,
fant fâche erre n^iilade j cec art fuppUe à l'aiure , & foisvent réunît beaucoup mieux; ceft l'art de h Narure. Quand l'animal eft malade, il foutfre en (i- lence ôc fe tient coi: or, on ne voit pas plus d'animaux langui (Tans que d'hommes. Combien l'impatience , la crainte, l'inquiétude, &: fur - tout les remèdes ont tué de gens que leur maladie auroic épargnés , & que le tcms feul auroit guéris ! On me dira que les animaux , vivant d'une manière plus conforme à la Nature , doivent être fujets à moins de maux que nous. Hé ! bien , cette manitre de vivre cft précifément celle que je veux donner à mon Elevé ; il en doit donc tirer le- même proiir.
La loule partie utile de la Médecine eft l'hygiene. Encore l'hygiène eft-clle moins une fcience qu'une vertu. La. tempérance de le travail font les deux vrais Médecins de l'homme : le travail aiguife fon appétit, &c la tempérance l'empêche d'en abufer.
ou DE L'ÉDUCATION. Si
Pour favoir quel régime eft le plus utile à la vie & à la fancé, il ne faur cjiie favoir quel régime oMervenc les Peuples qui fe portent le mieux , font \qs plus robuftes, & vivent le plus long-tems. Si par les obfervations gé- nérales on ne trouve pas que l'ufage de la Médecine donne aux hommes une famé plus ferme ou une plus lon- gue viej par cela même que cet art n'eft pas utile, il efl nuifible; puifqu'il emploie le tems, les hommes de les chofes à pure perce. Non feulement le tems qu'on paife à conferver la vie éran: perdu pour en ufer, il l'en faut déduire ; mais quand ce rems eft em- ployé à nous tourmenter, il efl: pis que nul , il ed négatif j & pour calculer équitablement, il en faut ôter autant de celui qui nous refte. Un homme qui vit dix ans fans Médecins , vie plus pour lui-même 6^ pour autrui, que celui qui vit trente ans leur viéiime.
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Ayant fait l'une (Se l'autre épreuve , je me crois plus en droit que perfonne d'en tirer la conclufion.
Voilà mes raifons pour ne vouloir qu'un Élevé robufte & fain , & mes principes' pour le maintenir tel. Je ne m'arrêterai pas à prouver au long l'utilité des travaux manuels de des exercices du corps pour renforcer le tempérament & la fanté j c'eft ce que perfonne ne difpute : les exemples des plus longues vies fe tirent prefque tous d nommes qui ont fait le plus d'exercice, qui ont fupporté le plus de fitigue & de travail *. Je n'entrerai pas, non
* En voici un exemple tiré des papiers Anglois , lequel je ne puis ni'empêclicr de rapporrer, tant il offre de réflexions à faire relatives à mon fujet.
« Un Particulier romiré Patrice Orteil, né en a» 1^47, vient île fe remarier en 17^0 pour la fcptie- » me fois 11 fervit dans les Dragons la dLx-feprieme » année du règne de Charles II , 8c dans diftércns 35 corps jurqu'en J740 qu'il obtint Ton congé. Il a fait 5> toutes les Campagnes d 1 Roi Guillaume & du Duc 5> de Marlboroug. Cet homme n'a jamais bu que de 5) la bier;e ordiuairej U s'ell toujours nourri de vcgé-
ou DE L Education, S3
plus , dans de longs détails fur les foins que je prendrai pour ce feul ob- jet. On verra qu'ils entrent fi nécefTai- rement dans ma pratique , qu'il fuffic d'en prendre l'efprit pour n'avoir pas befoin d'autre explication.
Avec la vie commencent les befoins. Au nouveau-né il faut une nourrice. Si la mère confent à remplir fon de- voir , à la bonne heure j on lui don- nera (qs diredions par écrit : car cet avantage a fon contre-poids & tient le Gouverneur un peu plus éloigné de fon Élevé. Mais il eft à croire que l'in- térêt de l'enfant , &c l'eftime pour ce- lui à qui elle veut bien confier un dé-
SI taux & n'a manpc de la viande que dans quelques « repas qu'il donnoit à fa famille. Son ufage a tou- 3> jours été de Ce lever & de fe coucher avec le Soleil, 31 à moins que Tes devoirs ne l'en aient empêché. II 5> eft à préfent dans fa cent-trcizieme année , entendant » bien , fe portant bien , & marchant fans canne. « Malgré fon grand âge , il ne refte pas un feul mo- 5J ment oi(îf , & tous les Dimanches il va à fa FaroifTe, 5j accompagné de fes cnfans , pctits-cnfans èi arriere- » petits-cr.fcins. jj
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pot fi cher , rendront la mère attentive aux avis du Maître; & tout ce qu'elle voudra faire , on efl: fur qu'elle le fera mieux qu'une autre. S'il nous faut une nourrice étrangère , commençons par la bien choifir.
Une des miferes des gens riches eft d'être trompés en tout. S'ils jugent mal des hommes, faut-il s'en étonner? Ce font les richelTes qui les corrompent j &j par un jufte recour, ils fentent les premiers le défaut du feul inftrument qui leur foit connu. Tout eft mal fait chez eux, excepté ce qu'ils y font eux- nièmes, & ils n'y font prefque jamais tien. S'agit-il de chercher une nourri ce, o-n la fait choifir par l'accoucheur, Qu'arrive-t-il de-là ? Que la meilleure eft toujours celle qui l'a mieux payé. Je n'irai donc pas confiiiter un accou- cheur pour celle d'Emile ; j'aurai foin de la choifir moi-même. Je ne raifon- nerai peut-ctre pas là-delTus fi diferte- îïient qu'un Chirurgien^ mais à coup
ou DE l'Éducation. 85
fur je ferai de meilleure foi, Se mon zèle me trompera moins que fon ava- rice.
Ce choix n'eft point un fi grand myC- tere j les règles en font connues : mais je ne fais fi l'on ne devroit pas faire un peu plus d'attention à l'âge du laie aufli bien qu'à fa qualité. Le nouveau lait eft rout-à-fait féreux j il doit prel- qu'êrre apéritif pour purger les reftes du meconium épailîi dans les inreftins de l'enfant qui vient de naître. Peu- à-peu le lait prend de la confiffcance & four- nit une nourrirure plus folide à l'en- fant devenu p!js fort pour la digérer. Ce n'ell sûrement pas pour rien que dans les femelles de toute efpece la Nature change la confiftance du lait félon l'âge du nourrilfon.
Il fandroit donc une nourrice nou- vellement accouchée à un enfant nou- vellement né. Ceci a fon embarras, je le fais: mais fi-tôt qu'on fort de l'or- dre naturel , tout a ïi% embarras pour
8(j Emile,
bien faire. Le feul expédient commoJe
eft de faire mal j c'eft auflî celui qu'on
choifir.
II faudroit une nourrice aurti faine de cœur que de corps : l'intempérie des partions peut, comme celle des hu- meurs, altérer fon lait j de plus, s'en tenir uniquement au phyfique , c'eil ne voir que la moitié de l'objet. Le lait peut être bon , & la nourrice mau- vaife j un bon caractère eft auHl effen- tiel qu'un bon tempérament. Si Ton prend une femme vicieufe , je ne dis pas que fon nourriffon contra6lera (es vices , mais je dis qu'il en pâtira. Ne Jui doit-elle pas, avec fon lait, des foins qui demandent du zèle, de la pa- tience, de la douceur j de la propreté? Si elle eft gourmande, intempérante, elle aura bientôt gâté fon lait; Ci elle eft négligente ou emportée, que va de- venir à fa merci un pauvre malheu- reux qui ne peut ni fe défendre, ni fe plaindre ? Jamais , en quoi que ce puifîe
ou DE l'Éducation, S7
être , les médians ne font bons à rien de bon.
Le choix de la nourrice importe d'autanc plus , que fon nourriflon ne doit point avoir d'autre Gouvernante qu'elle , comme il ne doit point avoir d'autre Précepteur que fon Gouverneur, Cet ufage étoit celui des Anciens, moins raifonneurs & plus fages que nous. Après avoir nourri des enfans de leur fexe , les nourrices ne les quittoient plus. Voilà pourquoi dans leurs pièces de théâtre la plupart des confidentes font des nourrices. Il eft importible qu'un enfant qui palTe fucceiTivemenc par tant de mains différentes, foit ja- mais bien élevé. A chaque changement, il fait de fecrettes comparaifons qui tendent toujours à diminuer fon eftimie pour ceux qui le gouvernent , de con- féquemment leur autorité fur lui. S'il vient une fois à penfer qu'il y a de grandes per fon nés qui n'ont pas plus de raifon que des enfans, toute l'autorité
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de l'âge eH perdue, ^ l'éducation msn; quée. Un eiifriu ne doit connoitre d'au- tres fiipérieiirs que fon père & fa mère, o'-i , à leur défaut , fa nourrice &: fon Gouverneur : encore eft-ce déjà trop d'un des deux ; mnis ce partage ell inévitable , &: tout ce qu'on peur faire pour y remédier , ert que les perfonnès dQS deux (cxQs qui le gouvernent , foient fi bien d'accord fur fon compte, que les deux ne foient qu'un pour lui. Il faut que la nourrice vive un peu .plus commodément, qu'elle prenne des fllimens un p^u plus fubftantiels , mais non qu'elle change toui-à-fait de ma- nière de vivre ; car un changement prompt & total , mèm.e de mal en mieux , eft toujours dangereux pour la -fanté ; & puifque fon régime ordinaire l'a laide ou rendu faine & bien conf- tiîLiée, à quoi bon lui en faire changer? Lfcs Payfai-.nes mangent moins de viande &i plus àt légumes que les femmes de la ville j ce. régime végétal
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paroît plus favorable que conrraire i elles & à leurs enfans. Quand elles ont des nourriffons Bourgeois, on leur donne dQS pot-au-feux, perfuadé que le potage ôc le bouillon de viande leur font un meilleur chyle ôc fournilTent plus de lait. Je ne fuis point du tout de ce fentiment , & j'ai pour moi l'expé- rience, qui nous apprend que les enfans aind nourris font plus fujers à la colique & aux vers que les autres.
Cela n'eft guère étonnant ; puîfque la lubilance animale en putréFadlion fourmille de vers ; ce qui n'arrive pas de même à la fubftance végétale. Le lait, bien qu'élaboré dans le corps de Tanimal , eft une fubftance végcra- ie (10); fon analyfe le démontre j il tourne facilement à l'acide, &•, lom
(10) Les femmes mangent du pain, Hcs légumes, «lu laic.ii;e : les femelles des chiens Se des chnts ea maa- %eoi aulïï; les louves même paiirent. Voilà des fucî végétaux pour leur lait j rcAe à examiner celui des eC-
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de donner aucun vertige d'alcali volatil , comme font les fubftances animales, il donne, comme les plantes, un fel neutre elTentiel.
Le lait des femelles herbivores eft plus doux Se plus falutaire que celui (.hs carnivores. Formé d'une fubftance ho- mogène à la Tienne , il en confervs mieux fa nature, ôc devient moins fujet à la putréfadion. Si l'on regarde à la quantité, chacun fait que les fa- rineux font plus de fang que la vian- de j ils doivent donc faire auflî plus de lait. Je ne puis croire qu'un enfant qu'on ne fevreroit point trop tôt , ou qu'on ne fevreroit qu'avec des nourri* tures végétales, & dont la nourrice ne vivroit aufli que de végétaux, fût jamais fujet aux vers.
Il fe peut que les nourritures végé- tales donnent un lait plus prompt à s'aigrir j mais je fuis fort éloigné de
peces qui ne peuvent abfolumcnc fe nourrir que de chair, s'il y en a de telles j de quoi )e doute.
ou DE L^ Éducation: çr regarder le lait aigri comme une nour-; ricure mal-faine : des peuples entiers , qui i\Qn ont point d'autre , s'en trou- vent fort bien \ ôc tout cet appareil d'abforbans me paroît une pure char- latanerie. Il y a des tempéramens aux- quels le lait ne convient point, de alors nul abforbant ne le leur rend fup- portable ; les autres le fupportent fans abforbans. On craint le lait trié ou caillé j c'eft une folie, puifqu'on fait que le lait fe caille toujours dans l'eftomac. C'eft ainfi qu'il devient un aliment aflez folide pour nourrir les cnfans, & les petits des animaux: s'il ne fe cailloit point, il ne feroit que pafTer, il ne les nourriroit pas (*). On a beau couper le lait de mille maniè- res, ufer de mille abforbans, qui-
(*) Bien que les fucs qui nous nourrilTcnc foient en liqueur , ils doivent être exprimés d'alimens foli- des. Uu liomme au travail , qui ne vivrait que de bouillon, dépériroit très-pronipcement. Il fe foutiea- droic beaucoup mieux avec du lait, parce qu'il fc caille.
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conque mange du lait digère du fro- mage j cela eft fans exception. L'eftc- mac eft fi bien fait pour cailler le lait, que c'efl: avec l'eftomac de veau que fe fait la prelTure.
Je penfe donc qu'au lieu de changer la nourriture ordinaire àes nourrices, il fuffit' de la leur donner plus abon- dante , ôi mieux choifie dans fon ef- pece. Ce n'eft pas par la. nature des aiimens que le maigre échauffe : c'eft leur aiïaifonnement feul qui les rend mal-fains. Réformez les règles de votre cuifine ; n'ayez ni roux ni friture j que le beurre , ni le fel , ni le laitage ne paffent point fur le feu j que vos légumes cuits à l'eau ne foicnt alTai- fonnés qu'arrivant tout chauds fur la cable ; le maigre , loin d'échautîer la nourrice , lui fournira du lait- en abon- dance Se de la meilleure qualité ( i i ).
(n) Ceux qui voudront difcuter plus au long les aVc)nt2g,cs âc les inconvénicns du régime Pyrliagoricien , pourront conrulrcr les Traites que les Doâcurs Cotchi , £c Biauchi loJi advtrùire , ont t'ai:s fur cet important fujec.
ou DE l'Éducation. 95
Se pOLiri-oit-il que , le régime végétal étant reconnu le meilleur pour l'en- fant, le ré^iine animal fût le meilleur pour la nourrice ? il y a de la contra- didlion à cela.
C'eft fur -tout dans les premières années de la vie , que l'air agit fur la conftitution des enfans. Dans une peau délicate & molle , il pénètre par tous les pores, il affede puifTamment ces corps naifTans , il leur laiffe àQS impreflîons qui ne s'effacent point. Je ne ferois donc pas d'avis qu'on tirât une Payfan- ne de fon village pour l'enfermer en ville dans une chambre , & faire nour- rir l'enfant chez foi. J'aime mieux qu'il aille refpirer le bon air de la campa- gne , qu'elle le mauvais air de la ville. Il prendra l'état de fa nouvelle mère , il habitera fa maifon ruftique , & fon Gouverneur l'y fuivra. Le ledeur fe fouviendra bien qu€ ce Gouverneur n'fcft pas un homme à gages \ c'eft l'ami du pete. Mais quand cet ami ne fô
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trouve pas; quand ce iranfport n'eft pas facile ; quand rien de ce que vous confeillez n'çft faifable, que faire à la place, me dira-t-on ?... Je vous l'ai <léjà dit y ce que vous faites : on n'a pas befoin de confeil pour cela.
Les hommes ne font point faits pour être entafles en fourmilJieres, mais épars fur la terre qu'ils doivent cultiver. Plus ils fe raflemblent, plus ils fe corrom- pent. Les infirmités du corps, ainfi que les vices de l'ame, font l'infaillible effet de ce concours trop nombreux. L'homme eft de tous \qs animaux celui qui peut le moins vivre en troupeau. Des hommes entafles comme des mou- tons périroient tous en très-peu de tems. L'haleine de l'homme eft mortelle à Çqs femblables : cela n'eft pas moins vrai au propre qu'au figuré.
Les villes font le gouffre de l'efpece humaine. Au bout de quelques géné- tations, les races périffent ou dégé- heremj il faut les renouveller, de c'eft
ou DE l'Éducation. 9^
toâijours la campagne qui fournit à ce renouvellement. Envoyez donc vos en- fans fe renouveller , pour ainfi dire , eux-mêmes, & reprendre, au milieu des champs , la vigueur qu'on perd dans l'air mal-fain des lieux tfop peuplés. Les femmes grofles qui font à la cam- pagne fe hâtent de revenir accoucher à la ville j elles devroient faire tout le "contraire j celles fur-tout qui veulent nourrir leurs enfans. Elles auroient moins à regretter qu'elles ne penfenr j ôc dans un féjour plus naturel à l'ef- pece , les plaifirs attaches aux devoirs de la Nature leur ôteroient bientôt Je goût de ceux qui ne s'y rapportent pas. D'abord après l'accouchement , oij lave Tenfant avec quelque eau tiède où l'on mêle ordinairement du vin. Cette addition du vin me paroît peu nécef- faire. Comme la Nature ne produit rien de fermenté, il n'efl: pas à croire que l'ufage d'une liqueur artificielle importe ^ la vie de Îq^ créatures.
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Par la mcme raifon , cette prcc.iu- tion de faire tiédir l'eau n'eft pas non plus indifpenfable, & en effet des mul- titudes de Peuples lavent les enfans nouveaux-nés dans les rivières ou à la mer fans autre ffçon : mais les nôtres, amollis avant que de naître par la mol- lelfe àçs pères &: des mères, apportent en venant au monde un tempérament déjà gâté, qu'il ne faut pas expofer d'abord à toutes les épreuves qui doi- vent le rétablir. Ce n'eft que par de- grés qu'on peut les ramener à leur vi- gueur primitive. Commencez donc d'abord par fuivre l'ufage , & lae vous en écartez que peu-à-peu. Lavez fou- vent les eaifans \ leur mal-propreté eu montre le befoin: quand o;rne fait- que les eflliyer , on les déchire. Mais à me- fure qu'ils fe renforcent , diminuez par degrés la tiédeur de l'eau , jufqu'à ce qu'enfin vous les laviez été & hiv^r â l'eau, froide & même glacée. Comme , ^ pour ne pas les expofer, il importe que
cette
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cette diminution foie lente , fuçceflive de infenhble, on peut fe iervir du ther- momètre pour la mefurtr exad:emen.r.
Cet uffige du bain une fois établi , ne doit plus être interrompu , & il importe de le garder toute fa vie. Je le con- lldère , non- feulemeiic du côté de la propreté àc de la fanté actuelle , mais auflî comme une précaution falucaire pour rendre plus flexible la texture des fibres , & les faire céder fans effort & fans rifque aux divers degrés de cha- leur & de froid. Pour cela je voudrois qu'en grandiifant on s'accoutumât peu- a-peu à fe baigner , quelquefois dans des eaux chaudes à tous les degrés fup- portables , & fouvent dans êiQs eaux froides à tous les degrés poflSbles. Ainfî après s'être habitué à fupporter les di- verfes températures de l'eau, qui, étant un fluide plus denfe , nous touche pat plus de points & nous affeéle davan- tage , on deviendroit prefque infenfible à celles de l'air.
Tome I, E
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Au moment que l'enfant refpire en fortant de fes enveloppes , ne fouffrez pas qu'on lui en donne d'autres qui le tiennent plus à l'étroit. Poir>t de têtiè- res , point de bandes , point de mail- lot 5 des langes flottans ôc larges , qui lailTent tous fes membres en liberté , & ne foient , ni alTez pefans pour gê- ner fes mouvemens , ni affez chauds pour empêcher qu'il ne fente les im- prellîons de l'air (12). Placez-le dans un grand berceau (13) bien rembourré où il puilTe fe mouvoir à l'aife & fans danger. Quand il commence à fe for- tifier , laiffez-le remper par la cham- bre ', laiiïez - lui développer , étendre fes petits membres : vous les verrez fe
(il) On crouffe les enfjiis dans les villes , à force de i^s teair renfermés & vêtus. Ceux qui les goaverncnr en font encore â favoir que l'air froid , loin de leur f.iit? du mal , les renforce. Se que l'air chaud les alioiblic , leur donne la fièvre & les tue.
(1;) Je dis un berceau pour employer un mot u/ué , faute d'autre ; car , d'ailleurs , je fuis perfuadé qu'il n'cft jamais nécefTairc de bercer les enfans , ôc nue cet ^ifigc |:uc .cd fouYçnt pernicieux.
ou DE L'ÉdVCATIOK. 5»9
renforcer de jour en jour. Comparez- ]e avec un enfant bien emmailloté da même âge , vous ferez étonné de la dif-. férence de leur progrès (14).
On doit s'attendre à de grandes op*
(14) ce Les anciens Péruviens laiflbient les bras 11- » bres aux enfans dans un maillot fore large ; lorfqu'ils 3> les eu droicnr , ils les mectoienc en liberté dans un 31 trou fait en terre &: garni de linges , daiïs lequel ils •c les defcendoient jufqu'à la moitié du corps ; de cette 3î façon ils avoient les bras libres , & ils pouvoienc )> mouvoir leur tète &: fléchir leur corps à leur grc » fans tomber ôc fans fe blelfer : Ati qu'ils pouvoienc « faire uu pas , on leur préfcncoit la mammelle d'un » peu loin , comme un appât pour les obliger à mar- 33 cher. Les petits Nègres font quelquefois dans une 33 fituation bien plus fatiguante pour tettcr ; ils embraf- 33 fcnt l'une des hanches de la mère avec leurs genoux 31 &: leurs pieds, & ils la ferrent si bien , qu'ils peuvent 13 s'y foutenir fans le fecours des bras de la mère ; ils 13 s'attachent à la mammelle avec leurs mains , & ils 1) la fucent conftamment fans fe déranger &c fans tom- ji ber , malgré les ditïerens mouvemcns de la mère , 31 qui , pendant ce tems , travaille à fon ordinaire. Ces 33 enfans commencent â marcher dès le fécond mois » 33 ou plutôt à fe traîner fur les genoux & fur les mains : 31 cet exercice leur donne pour la fuite la facilité de \i courir dans cette fituation prefquc aulfi vite que s'ils 33 étoient fL\)/t leurs pieds, si Hiji. Nat. T. IK. in-ii , fagt I9i.
A ces exemples , M. de Buffon aufoit pu ajouter celui de l'Anglctorre , où l'extravagante &: barbare pratique du maillot s'abolit de jour en jour. Voyez auflî Ia Louberc , Voyage de Siam \ le Sieur le Beau , Vo^ago
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loo Emile,
pofitions de la parc des nourrices à qui l'enfant bien garotté donne moins de peines que celui qu'il faut veiller. incelTammenc. D'ailleurs , fa mal-pror prêté devient plus fenfible dans un habit ouvert j il le faut nettoyer plus fouvent. Enfin , la coutume eft un ar- gument qu'on ne réfutera jamais en certains pays au gré du Peuple de tous les états.
Ne raifonnez point avec les nour- rices. Ordonnez , voyez faire , & n'é- pargnez rien pour rendre aifcs dans la pratique les foins que vous aurez prefcrits. Pourquoi ne les partageriez- vous pas ? Dansr les nourritures or- dinaires où l'on ne regarde qu'au phy- ilque , pourvu que l'enfant vive & qu'il ne dépériHe point , le refte n'importe ^uère : mais ici où l'éducation com- mence avec la vie , en naiflant Ten-
du Canada, Sic. Je remplirois vingt pages de citations, fi:j'aYoi£ befoin de cooHmicr ceci par des fait;.
ou DE L'ÉdVCATIOK, loi
faut eft àcjà Difciple , non cîu Gouver- neur , mais de la Nature. Le Gouver- neur ne fait qu'étudier fous ce premier Maître , & empêcher que fes foins ne foient contrariés. Il veille le nourrif- fon , il i'obfervG , il le fuit ; épie avec vigilance la première lueur de fon foible entendement , comme aux ap- proches du premier quartier les Mu- fulmans épient Tinfliant du lever de la lune.
Nous naiflons capables d'apprendre , mais ne fâchant rien , ne connoilTaHC rien. L'ame enchaînée dans des orga^ nés imparfaits Se demi -formés, n'a pas même le fentiment de fa propre exif- tence. Les mouvemens , les cris de l'enfant qui vient de naître (onr des effets purement méchaniques , dépour- vus de connoidànce Se de volonté.
Suppofons qu'un enfant eût, à fa naif- fince , la ftature ôc la force d'un hom- me fait ; qu'il fortît , pour ainfi dire , tout armé du feiii de fa mère , comme
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loi È M 2 L Ej
Pallas da cerveau de Jupiter j ter homme enfant feroic un parfait imbé- cile , un automate , une ftatue im- mobile &c prefque infenfible. Il ne verroit rien , il n'enrendroit rien , il n« connoîtroit perfonne , il ne fauroit pas rourner les yeux vers ce qu'il auroit befoin de voir. Non-feulement il n'ap- percevroit aucun objet hors de lui , il n'en rapporteroic mcme aucun dans î'organe du fens qui !e lui feroit ap- percevoir ; les couleurs ' ne feroienc point dans fes yeux , les fons ne fe- roienc point dans fes oreilles , les corps <]u'il toucheroit ne feroienc point fur le fien j il ne fauroit pas même qu'il en a un j le contact de fes mains feroic dans fon cerveau j toutes (es fenfations fe réuniroienc dans un feul point y il îi'exifteroic que dans J^e commun fcn- forium , il n'auroit qu'une feule Idée , favoir celle du moi , à laquelle il rap- potteroit toutes fes fenfations , & cette idée , ou plutôt ce fentiment feroit la
ou DE l'Éducation. 105
feule chofe qu'il auroit de plus qu'un enfant ordinaire.
Cet homme , formé touc-à-coup , ne fauroit pas non plus fe redrefler fut (es pieds , il lui faudroit beaucoup de tems pour apprendre à s'y fou tenir en équi- libre ^ peut-êcxe n'en feroit-il pas même refTai , & vous verriez ce grand corps fort & robufte refter en place comme une pierre, ou remp^r &c fe traîner comme un jeune chien.
Il fentiroit le mal-aife des befoins fans les connoîcre , ôc fans imagine» aucun moyen d'y pourvoir. Il n'y a nulle immédiate communication entre Iqs muf-Ies de l'eftomac & ceux des bras Ôc des jambes, qui, même entouré d'alimens , lui fît faire un pas pour en approcher , ou étendre la main pour les faifir j & comme fon corps auroic pris (on accroilfement , que {qs mem- bres feroient tout développés , qu'il n'auroit par conféquent ni les inquié^ tudes ni les mouvemens continuels des
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104 Emile,
enfans , il pourroic mourir de faim avant cîe s'être mû pour chercher fa fubfiftance. Pour peu qu'on ait réfléchi -fur l'ordre & le progrès de nos con- noiflances , on ne peut nier que tel ne fût à-peu-près l'état primitif d'igno- rance &■ de ftupidité naturel à l'homme, avant qu'il eût rien appris de l'expérience ou de Tes femblables.
On connoît donc, ou l'on peut con« noître , le premier point d'où part cha- cun de nous pour arriver au degré commun de l'entendement j mais qui eft-ce qui connoît l'autre extrémité ? Chacun avance plus ou moins félon fon génie , fon goût , fes befoins , dis ta- lens , fon zèle , & les occafions qu'il a de s'y livrer. Je ne fâche pas qu'aucun Philofophe ait encore été alTez hardi pour dire : voilà le terme où l'homme peut parvenir , Se qu'il ne fauroit paf- fer. Nous ignorons ce que notre na- ture nous permet d'être j nul de nous n'a mefuré la diftance qui peut fe
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trouver entre un homme & un autre homme. Quelle eft l'ame bafTe que cette idée n échaufFera jamais , de qui ne fe dit pas quelquefois dans fon or- gueil ; combien j'en ai déjà paflTés ! combien j'en puis encore atteindre ! pourquoi mon égal iroit-ii plus loin que moi ?
Je le répète : l'éducation de l'homme commence à fa nailTance ; avant de parler , avant que d'entendre , il s'inf- truit déjà. L'expérience prévient les leçons ; au moment qu'il connoît fa nourrice , il a déjà beaucoup acquis. On feroit furpris des connoiffances de rhomme le plus groflier , fî l'on fuivoit fon progrès depuis le moment oii il eft né jufqu'à celui où il eft parvenu. Si l'on partageoit toute la fcience humaine en deux parties, l'une commune à tous les hommes , l'autre particulière aux favans , celle-ci feroit très-petite eu comparaifon de l'autre ; mais nous ne fongeons guère aux acquifitions géiîé-
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raies , parce qu'elles fe font fans qu'on y penfe & même avant l'âge de raifon ^ que d'ailleurs le favoir ne fe fait re- marquer que par (es différences ; de que , comme dans les équations d'algè- fcre , les quantités communes fe comp- tent pour rien.
Les animaux mêmes acquièrent beau- coup. Ils ont des fens , il faut qu'ils apprennent à en faire ufage : ils ont des befoins , il faut qu'ils aprennent à y pourvoir : il faut qu'ils apprennent à mander ^ à marcher , à voler. Les <juadrupèdes , qui fe tiennent fur leurs pieds dès leur naiflance , ne favent pas marcher pour cela j on voit à leurs premiers pas que ce font des eflais mal aflTurés : les Serins échappés de leurs cages ne favent point voler , parce qu'ils n'ont jamais volé. Tout eft inf- trudion pour les êtres animés ik fen- fibles. Si les plantes avoient un mou- vement progreifif , il faudroit qu'elles culfent des fens ôc qu'elles acquilTejit
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<îes connoiiïances : autrement les efpe- ces périroient bientôt.
Les premières fenfations des enfans font purement afFedives j ils n'apper- çoivent que le plaifir & la douleur. Ne pouvant ni marcher ni faidr , ils ont befoin de beaucoup de tems pour fe former peu-à-peu les fenfations re- préfentatives qui leur montrent les objets hors d'eux-mêmes 5 mais en attendant que ces objets s'étendent , s'éloignent , pour ainfi dire , de leurs yeux , & prennent pour eux des dimen- fions &c des figures , le retour des fen- fations affeftives commence à les fou- mettre à l'empire de l'habitude : ou voit leurs yeux fe tourner fans ceîTe vers la lumière , & fi elle leur vient de côté , prendre infenfiblemenr cette dired:ion ; en forte qu'on doit avoir foin de leur oppofer le vifage au jour , de peur qu'ils ne deviennent louches ou ne s'accoutument à regarder de tra- vers. Il faut aulli qu'ils s'habituent
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de bonne heure aux ténèbres ; autre- ment , ils pleurent ôc crient fi-tôt qu'ils fe trouvent à l'obfcurité. La nourriture & le fommeii, trop exadement mefu- tés , leur deviennent néceflfaires aii Jbout des mêmes intervalles , & bien- tôt le defir ne vient plus du befoin , mais de l'habitude , ou plutôt , l'habi- tude ajoute un nouveau befoin à celui •ae la Nature : voilà ce qu'il faut pré- venir.
La feule habitude qu'on doit lainer prendre à l'enfant , §ft de n'en con- tradler aucune ; qu'on ne le porte pas plus fur un bras que fur l'autre , qu'on ne l'accoutume pas à préfenter une main plutôt que l'autre , à s'en fervir plus fouvent , à vouloir manger , dor- mir j agir aux mêmes heures , à ne pouvoir refter feul ni nuit ni jour. Pré- parez de loin le règne de fa liberté 6c l'ufage de {qs forces , en laifTant à fon corps l'habitude naturelle , en le met- tant en état d'être toujours maître de
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lui-même , & de faire en toute chofe fa volonté, fi-tôt qu'il en aura une.
Dès que l'enfant commence à dif- tinguer les objets , il importe de met- tre du choix dans c€ux qu'on lui mon- tre. Naturellement tous \qs nouveaux objets intéreffent l'homme. Il fe fent fî foible , qu'il craint tout ce qu'il ne connoîc pas : l'habitude de voir des objets nouveaux , fans en être affe(5té , détruit cette crainte. Les enfans éle- vés dans des maifons propres , où l'on ne fouffre point d'araignées , ont peur des araignées , & cette peur leur de- meure fouvent étant grands. Je n'ai jamais vu de payfans, ni homme, ni femme, ni enfant , avoir peur des arai- gnées.
Pourquoi donc l'éducation d'un en- fant ne commenceroit-elle pas avant qu'il parle & qu'il entende , puifque le feul choix des objets qu'on lui pré- fente efl: propre à le rendre timide ou courageux ? Je veux qu'on l'habicue à
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voir des objets nouveaux, des animaiTX Jaids , dégOLUans , bifarres \ mais peu- à-peu , de loin , jufcju'à ce qu'il y foit accoutumé , & qu'à force de les voir manier à d'autres , il les manie enfin lui-même. Si durant fon enfance il a vu fans effroi des crapauds , des fer- pens , des écrevilTçs , il verra fans hor- reur , étant grand , quelque animal que ce foit. 11 n'y a point d'objets affreux pour qui en voit tous les jonrs.
Tous les enfans ont peur des maf- ques. Je commence par montrer .1 Emile un mafque d'une figure agréa- ble. Enfuite , quelqu'un s'applique de- vant lui ce mafque fur le vifage j je me mets à rire , tout le monde rit, & l'enfant rit comme les autres. Peuà- peu je l'accoutume à des mafques moins agréables , & enfin à des figures hideufes. Si j'ai bien ménagé ma gra- dation , loin de s'eifrayer au dernier mafque , il en rira comme du pre- mier. Apres cela , je ne crains plus
ou DE € Éducation, m
qu'on TefFraye avec àQS mafques.
Quand , dans les adieux d'Androma-- que & d'Hector , le petit Aftyanax , effrayé du panache qui flotte fur le cafque de fon père, le méconnoît , fe jette en criant fur le fein de fa nourri- ce, & arrache à fa mère un fouris mêlé de larmes , que faut-il faire pour gué- rir CQi effroi ? Précifément ce cjue fait Hector j pofer le cafque à terre, &: puis caieffer l'enfant. Dans un moment plus tranquille , on ne s'en tiendroit pas là ; on s'approcheroit du cafque , on joue- roit avec les plumes , on les feroit ma- nier à l'enfant, enfin la nourrice pren- droit le cafque &: le poferoit, en riant, fur fa propie tête ; fî toutefois la main d'une femme ôfoit toucher aux aimes d'Hedor.
S'agit -il d'exercer Emile au bruit d'une arme à feu ? Je brûle d'abord une amorce dans un piftolet. Cette flamme brufque & paffagere , cette ef- pece u'cclair le réjouit j je répète la
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même chofe avec plus de poudre : peu- â-peu j'ajoute au piftolec une petite charge fans bourre, puis une plus grande : enfin, je l'accoutume aux coups de fufil, aux boëtes , aux canons , aux détonations \t^ plus terribles.
J'ai remarqué que les en fans ont rarement peur du tonnerre , à moins que les éclats ne foient affreux & ne bleffent réellement lorgane de l'ouïe. Autrement, cette peur ne leur vient que quand ils ont appris que le ton- nerre bleiïe ou tue quelquefois. Quand la raifon commence à les effrayer , faites que l'habitude les raffure. Avec une gradation lente & ménagée , on rend l'homme & l'enfant intrépides à tout.
Dans le commencement de la vie où la mémoire & l'imagination font encore inaârives , l'enfant n'cft atten- tif qu'à ce qui affecte aétuellemenc fcs fens. Ses fenfations étant les premiers matériaux de fes connoilfances , les lui
ou DE VÉdUCJTION, 113
offrir dans un ordre convenable, c'eft préparer fa mémoire à les fournir un jour dans le même ordre à fon enten- dement : mais comme il n'eft attentif qu'à fes fenfations , il fuffit d'abord de lui montrer bien difttn<f>ement la liai- fon de ces mêmes fenfations avec les ob- jets qui les caufent. Il veut tout toucher, tout manier ; ne vous oppofez point a cette inquiétude ; elle lui fuggere un apprentiflfage très-néceflTaire. C'eft aind qu'il apprend à fentir la chaleur , le froid , la dureté , la molleffe , la pe- fanteur , la légèreté des corps , à juger de leur grandeur , de leur figure de de toutes leurs qualités fenfibles , en re- gardant, palpant (15) , écoutant , fur- tout en comparant Ja vue au toucher ,
(ij) L'odorat cfl de tous les fens celui qui fe déve- loppe le plus tard dans les enfans ; jufqu'à l'âge de deux ou trois ans il ne paroît pas qu'ils l'oient feniîblcs ni aux bonnes ni aux mauvaifes odeurs ; ils ont à cet égard l'indiff-érence , ou plutôt l'inlcalibilicé ^u'oa remarque dans plufleurs auinuux.
114 Emile,
en eftîmaiit à l'œil la fenfation qu'ils feroient fous fes doigts.
Ce ii'eft que par le mouvement , que nous apprenons qu'il y a àcs chofes qui ne font pas nous ; & ce n'eft que par notre propre mouvement , que nous acquérons l'idée de l'étendue. C'eft: parce que l'enfant n'a point cette idée , qu'il tend indifféremment la main pour faifir l'objet qui le touche , ou l'objet qui efl: à cent pas de lui. Cet effort qu'il fait vous paroît un figne d'empire , un ordre qu'il donne à l'objet de s'appro- cher ou à vous de le lui apporter j 6c point du tout , c'eft feulement que les mêmes objets qu'il voyoit d'abord dans (on cerveau , puis fur ses yeux , il les voit maintenant au bout de fes brasj- & n'imagine d'étendue que celle où il peut atteindre. Ayez donc foin de le promener fouvent , de le tranfpor- ter d'une place à l'autre , de lui faire fentir le changement de lieu j afin de lui apprendre à juger des diftances.
ocr DE l'Éducation. 115
Quand il commencera de les connoî- ire , alors il faut changer de mÉLho- de, & ne le porter que comme il vous plaît & non comme il lui plaît j car fi-tôt qu'il n'eft plus nbufé par le fens , fon effort change de caufe : ce change- ment eft remarquable , <Sc demande explication.
Le mal aife des befoins s'exprime par des fignes , quand le fecours d'au- trui eft nécelTaire pour y pourvoir. De- là les cris des enfant. Ils pleurent beau- coup : cela doit ctre, Puifque toutes leurs fenfarions font affedives , quand elUs font agréables j ils en jouiflent en filence ; quand elles font pénibles > ils le difent dans leur langage àc deman- dent du foulagement. Or , tant qu'ils font éveillés , ils ne peuvent prefque refter dans un état d'indifférence j ils dorment ou font affedlés.
Toutes nos langues font àts ouvra- ges de l'art. On a long-tems cherche s'ils y avoit une Langue naturelle &
ii6 Emile;
commune à tous les hommes : fans doute, il y en a une ; Se c'efl: celle que hs enfnns pirleiu avant de favoir parler. Cette Langue n'eft pas articu- lée j mais elle eft accentuée , fonore , intellicîible. L'ufa^e des nôtres nous Ta fait négliger au point de l'oublier tout-àfait. Etudions les enfans , 8c bientôt nous la rapprendrons auprès d'eux. Les nourrices font nos maîtres dans cette Langue : elles entendent tout ce que difent leurs nourriçons , elles leur repondent , elles ont avec eux des dialogues très - bien fuivis , Se quoiqu'elles prononcent des mots , ces jîiots fon parfaitement inutiles j ce n'eft point le fens du mot qu'ils enten- dent , mais l'accent dont il eft accom- pagné.
Au langage de la voix fe joint celui du.gefte, non moins énergique. Ce gcfte n'eft pas dans des faibles mains des en- fans ; il eft fur leurs vifages. Il eft éton- nant combien ces phyfionomies mal
ou DE l'Éducation, 117
formées ont déjà d'exprçflîon : leurs traits changent d'un inftant à l'autre avec une inconcevable rapidité. Vous y voyez le fourire , le defir , l'effroi naître & pafTer comme autant d'éclairs ; à chaque fois vous croyez voir un autre vifa^e. Ils ont certainement hs muf- cies de la face plus mobiles que nous. En revanche leurs yeux ternes ne di- fent prefque rien. Tel doit être le genre de leurs fignes dans un âge où l'on n'a que des befoins corporels ; l'expreffion des fenfations eft dans les grimaces ^ l'expreflion des fentimens eft dans les regards.
Comme le premier état de l'homme eft la mifere & la foiblelfe , fes pre- mières voix font la plainte Se les pleurs. L'enfant fent (es befoins de ne les peut fatisfaire , il implore le fecours d'au- rrui par des cris j s'il a faim ou foif, il pleure j s'il a trop froid ou trop chaud , il pleure j s'il a befoin de mouvement ôc qu'on le tienne en repos , il pleure ;
1 ! 8 É h>I 1 L 1. ,
s'il veut dormir & qu'on Tagire , il pleure. Moins fa manière d'ùre eft à fa difpofition , plus il demande fréquem- ment qu'on la change. Il n'a qu'un lan- gage , parce qu'il n'a, pour ainfi dire, qu'une forte de mal-être: dans l'imper- fection de (qs organes , il ne dilHngue point leurs impreffions diverfes \ tous les maux ne forment pour lui qu'une fenfation de doulecir.
De ces pleurs qu'on croiroit C\ peu dignes d'attention , naît le premier rap- port de l'homme à tout ce qui l'envi- ronne : ici fe forge le premier anneau de cette longue chaîne dont l'ordre fo- cial eft formé.
Quand l'enfant pleure , il eft mal à fon aife , il a quelque befoin qu'il ne fauroit fatisfaire ; on examine , on cherche ce befoin , on le trouve , on y pourvoir. Quand on ne le trouve pas ou quand on n'y peut pourvoir , les pleurs continuent , on en eft impor- tuné , oa flatte l'enfant pour le faire
ou DE l'Éducation. 119
taire , on le berce , on lui chante pour l'endormir : s'il s'opiniâtre , on s'im- patiente , on le menace j des nourrices brutales le frappent quelquefois. Voilà d'étranges leçons pour fon entrée à la vie.
Je n'oublierai jamais d'avoir vu un de ces incommodes pleureurs ainfi frappé par fa nourrice. Il fe tut fur le champ , je le crus intimidé. Je me di- fois : ce fera une ame fervile dont on n'obtiendra rien que par la rigueur. Je me trompois , le malheureux fufFo- quoit de colère , il avoir perdu la ref- pîration , je le vis devenir violer. Un moment après vinrent les cris aigus: tous les fignes du relTêntiment , de la fureur, du défefpoir de cer âge, étoierit dans fes accens. Je craignis qu'il n'expirât dans cette agitation. Quand j'aurois douté que le fentiment du jufte ôc de l'injufte fût inné dans le cœur de l'homme, cet exemple feul m'auroit convaincu. Je fuis fui: qu'un tifon ardent tombé par
110 É M I L E y
hafard fur la main de cet enfant , lui eût été moins fenlibie que ce coup allez léger , mais donné dans i'mteniion ma- nifefte de roftenfer.
Cette difpofition des enfans à l'em- portement , au dépit , à la colère , de- mande des ménagemens exceflifs. Boer- rhave penfe que leurs maladies font , pour la plupart , de la claiïe des convul- fives , parce que la tére étant propor- tionnellement plus groffe j ôc le fyftême des nerfs plus étendu que dans les aduU les , le genre nerveux eft plus fufcep- tible d'irritation. Eloignez d'eux avec le plus grand foin les domelHques qui les agacent , les irritent , les impa- tientent j ils leur font cent fois plus dangereux , plus funeftes que les inju- res de l'air &: des faifons. Tant que les enfans ne trouveront de réfîltance que dans les chofes & jamais dans les volontés , ils ne deviendront ni mu-» tins ni colères , &: fe conferveronc mieux en fanté, Ceft ici une éiQs rai-
fons
ou DE l'Education. m
fons pourquoi les eiifans da Peuple plus libres, plus indépendans , fonc généralement moins infirmes , moins délicats, plus robuftes que ceux qu'on prétend mieux élever en les contra- riant fans ceffe : mais il faut fonger toujours qu'il y a bien de la différence entre leur obéir 8c ne les pas contra- rier.
Les premiers pleurs des enfans font des prières : (i on n'y prend garde , elles deviennent bientôt des ordres j ils commencent par fe faire allîfter , ils finilTent par fe faire feivir. Ainfi de leur propre foiblefie , d'où vient d'a- bord le fentiment de leur dépendance, naît enfaite l'idée de l'empire & de la domination ; mais cette idée étant moins excitée par leurs befoins que par nos fervices, ici commencent à fo faire appercevoir les effets moraux dont la caufe immédiate n'eft p.is dans la Nature, ôc l'on voit déjà pourquoi;" dès ce premier âge, il importe de dé-* Tome I. F
12 2 E M T L E ^
mêler l'inrcnrioa fccrctce (]ae dicle le
gefle ou le cri.
Quand l'enfanr rend la mnin avec ^effort fans rien dire , il croit atteindre
à l'objet, parce qu'il n(:n euime pas la •diftance ; il cft da;:5 l'erreur : mais
quand il fe plaint & crie en tendanc .la main, alors il ne s'abufe plus fur
la diftance, il commande à l'objet de Rapprocher , ou à vous de le lui ap- poïEer. Dans le premier cas , portez-le à l'objet lentement & à petits pas : dans le fécond , ne faites pas feulement femblant de l'entendre ; plus il criera , moins vous devez l'ccouter. Il importo de l'accoutumer de bonne heure à ne commander, ni aux hommes, car il n'eft pas leur maître ; ni aux chofes , car elles ne l'entendent point. Ainli , quand un enfant dehre quelque chofe qu'il voit Se qu'on veut lui donner, il yaut mieux porter l'enfant à l'objet que d'apporter l'objet à l'enfant: il tire de cette praiique une conclufion
ou DE l'Éducation. hj
qui eft de fon âge , Se il n'y a poinc d'autre moyen de la lui fuggérer.
L'Abbé de Saine-Pierre appelloic les hommes de grands enfans ; on pour- roit appeller réciproquement les en- fims de petits hommes. Ces propo- fir'ons ont leur vérité comme fenten- ces j comme principes, elles ont be- foin d'écIaircifTement : mais quand Hobbes appelloic le méchant un enfant robufte , il difoic une chofe abfolu- ment conrradidoire. Toute méchan- ceté vient de foiblenTe , l'enfant n'eft méchant que parce qu'il eft foible ; rendez-le fort , il fera bon : celui qui pourroit tout , ne feroic jamais de mai. De tous les attributs de la Divinité toute- puilTan te, la bonté eft celui fans lequel on la peut le moins conce- voir. Tous les Peuples qui ont re- connu deux principes, ont toujours regardé le mauvais comme inférieur au bon , fans quoi ils auroient fait une fiippoficion abfurde. Voyez ci-
F 2.
J14 E M I Z E ^
après la profelîiaii de foi du Vicaire Savoyard.
La raifoti feule nous apprend à con- noîcre le bien & le mal. La confcience, qui nous fait aimer l'un & haïr l'au- tre, quoiqu'indépendante de la raifon, ne peut donc fe développer fans elle. Avant l'âge de raifon nous faifons le bien & le mal fans le connoître ; &c il n'y a point de moralité dans nos ûdions, quoiqu'il y en ait quelque- fois dans le fentiment des adions d'au- trui qui ont rapport à nous. Un en- fant veut déranger tout ce qu'il voir, il caflTe , il brife tout ce qu'il peut at- teindre, il empoigne un oifeau comme il empoigneroit une pierre , de l'étouffé fans favoir ce qu'il fait.
Pourquoi cela ? D'abord la Philo- fophie en va rendre raifon par àqs vices naturels \ l'orgueil , l'efprit de domination, l'amour-propre, la mé- chanceté de l'homme j le fentiment de fa foiblefle, pourra-t-elle ajouter.
ou i>E l'Éducation. 115
rend Tenfanc avide de faire des adtes de force , 6c de fe prouver à lui-même fon propre pouvoir. Mais voyez ce Vieillard infirme Ôc cafTé, ramené par le cercle de la vie humaine à la foi- blefTe de l'enfance j non- feulement il refte immobile & paiHble , il veiic encore que tout y refte autour de lui j Je moindre changement le trouble & rinquiette , il voudroic voir régner un calme univerfel. Comment la mê- me impuillance , jointe aux mêmes pallions, produiroir -elle des effets fi différens dans les deux â^^es , fi la caufe primitive n'étoic changée ? Se où peut- on chercher cette diverfité de caufes , fi ce n'eft dans l'état phyfique des deux individus ? Le principe adlif commua à tous deux fe développe dans l'un ôc s'éteint dans l'autre ; l'un fe forme & l'autre fe détruit, l'un tend à la vie, ôc l'autre à la mort. L'activité défail- lante fe concentre dans le cœur du vieillard j dans celui de l'enfant elle
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eft furabondante & s'étend au-dehors j il fe fent , pour ainfi dire , afTez de Vie pour animer tout ce qui l'environ- ne. Qu'il fa(re ou qu'il défalTe , il n'im- porte : il fuffit qu'il change l'crat des chofcs ; Se tout changement eft une adion. Que s'il feu/oie avoir plus de penchant à détruire, ce n'eft peint par méchanceté j c'eft que l'adion qui for- me eft toujours lente, d: que celle qui détruit, étant plus rapide, convient mieux à fa vivacité.
En même rems que l'Auteur de la Nature donne aux enfans ce principe adif, il prend fjin qu'il foit peu nui- iible, en leur lailTant peu de force pour s'y livrer. Mais fi-tôt qu'ils peuvent confidérer les gens qui les environ- nent comme des inftrumens qu'il dé- pend d'eux de faire agir, ils s'en fer- vent pour fuivre leur penchant & fup- pléer à leur propre foibleffe. Voild comment ils deviennent incommodes, tyrans, impérieux, méchans, indomp-
ou DE l'Éducation» 117
tables j progrès qui ne vienc pas d'un cTprit naturel de doaiination , mais qui lè leur donne ; car il ne faut pas une longue expérience pour fentic combien il ell agréable d'agir par les mains d'autrui , ik: de n'avoir befoiii que de Tenvuer la langue pour faire mouvoir FUnivers.
En grandiilanc on acquiert des for- ces, on devient moins inquiet, moins remuant , on fe renferme davantage en foi-même. L'ame ôc le corps fe mettent, pour ainii dire, en équilibre, & la Nature ne nous demande plus que le niouve aient néceifaire a notre con- fervation. Mais le defir de comman- der ne s'éteint pas avec le befoin qui l'a fait naîcre ; l'empire éveille ôc flatte l'amour-propre , ôc l'habitude le forti- fie : ainlî fuccede la fantailie au befoin ; ainfi prennent leurs premières racines les préjugés ôc l'opinion.
Le principe une fois connu , nous voyons clairement le point , où l'on
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quitte la route de la Nature ; voyou-, ce qu'il faut faire pour s'y maintenir.
Loin d'avoir àts forces fiiperfliies , les enfans n'en ont pas mcme de fuffi- fantes pour tout ce que leur demande la Nature: il faut donc leur lailler l'u- fage de toutes celles qu'elle leur donne & dont ils ne fauroient abufer. Première maxime.
Il faut les aider , & fuppléer à ce qui leur manque , foit en intelligence , foie en force , dans tout ce qui eft du befoin phyfique. Deuxième maxime.
Il faut , dans les fecours qu'on leur donne , fe borner uniquement à l'utile réel , fans rien accorder à la fantaifie ou au defir fans raifon j car la fantaifie ne les tourmentera point , quand on ne l'aura pas fait naître , attendu qu'elle n'efl: pas de la Nature. Ttoifieme ma- xime*
Il faut étudier avec foin leur lan^a- ge & leurs fignes , afin que, dans un âge où ils ne favent point diflimuler.
ou DE l'Éducation. 129
on diftingiie dans leurs defirs ce qui vient immédiatsment de la Nature , & ce qui vient de l'opinion. Quatrième maxime.
L'efprit de ces règles eft d'accorder aux enfans plus de liberté véritable 3c moins d'empire , de leur laifTer plus faire par eux-mêmes & moins exiger d'autrui. Ainfi s'accoutumant de bonne heure à borner leurs defirs à leurs for- ces , ils fentiront peu la privation de ce qui ne fera pas en leur pouvoir.
Voila donc une raifon nouvelle & très-importante pour laiîTer les corps & les membres des enfans abfolument libres, avec la feule précaution de les éloigner du danger des chiites , & d'é- carter de leurs mains tout ce qui peuc les blelTer.
Infailliblement un enfant , dont le corps & les bras font libres , pleurera moins qu'un enfant embandé dans un maillot. Celui qui ne connoît que les befoins phyfiqueSj ne pleure que quand
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il fouffre , & c'eft un très-grand avan- tage j car alors on fait à point nommé quand il a befoin de fecours \ Se l'on ne doic pas tnrder un moment à le lui donner , s'il eft poflible. Mais fi vous ne pouvez le foulager , reftez tran- fjuille , fans le flatter pour l'appaifer ; vos careifes ne guériront pas fa colique : cependant il fe fouviendra de ce qu'il faut faire pour ttre flatte , & s'il faic une fois vous occuper de lui à fa vo- lonté , le voilà devenu votre maître; roue eft perdu.
Moins contrariés dans leurs mou- vemens , les enfans pleureront moins ; iTioins importuné de leurs pleurs , on fe tourmentera moins pour les faire taire: menacés ou flattés moins fouvent , ils feront moins craintifs ou moins opi- niâtres , Se refteronc mieux dans leur état naturel. C'eft moins en lailfanc pleurer les enfans , qu'en s'empreflanc pour les appaifer , qu'on leur fait ga- gner des defcemcs ; & ma preuve eft
ov DE l'Education. 151
que les enfans les plus négligés y font bien moins fujets que les autres. Je fuis fort éloigné de Vouloir pour cela qu'on les néglige j au contraire , il im- porte qu'on les piévienne , de qLb'on ne fe lailfe pas avertir cle leurs bcfoins par leurs cris. Mais je ne veux pas, non plus j que les foins qu'on leur rend foient mal entendus. Pourqtioi fe feroient-ils faute de pleurer , dès qu'ils voient que leurs pleurs font bon? à tant de chofes ? Inftruits du prix qu'on met à leur filence, ils fe gardent bien de le prodiguer. Ils le font à la fin tellement valoir, qu'on ne peut plus le payer , & c'eft alors qu'à force de pleu- rer fans fuccès , ils s'efforcent , sépui- iQi\z & fe tuent.
Les longs pleurs d'un enfint qui n'eft: ni lié ni malade , & qu'on ne laiiTe manquer de rien , ne font que des pleurs d'habitude &c d'obftination, ll^ ne font point l'ouvrage de la Na- ture , mais de la Nourrice, qui, pour
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131 É M I L E j
n'en favoir endurer l'importunité , la. miilciplie , fans fonger qu'en faifant taire l'enfant aujourd'hui , on l'excite à pleurer demain davantage.
Le fiul moyen de guérir ou préve- nir cette habitude, eft de n'y faire au- cune attention. Perfanne n'aime à pren- dre une peine inutile , pas même les cnfans. Ils font obftinés dans leurs ten- tatives j mais fi vous avez plus de conf- iance , qu'eux d'opiniâtreté , ils fe re- butent , ôc n'y reviennent plus. C'eft ainfi qu'on leur épargne des pleurs , & qu'on les accoutume à n'en verfer que quand la douleur les y force.
Au refte , quand ils pleurent par fantaifie ou par cbftination , un moyen fur pour les empêcher de continuer , cfl: de les diftraire par quelque objet agréable ôc frappant , qui leur fafle oublier qu'ils vouloient pleurer. La p lupart des Nourrices excellent dans cet art ; «Sî , bien ménagé, il eft très uti- le y mais il eft de la dernière importance
ou DE l'Éducation. 133
que l'enfant n'apperçoive pas l'inten- tion de le diftraire , & qu'il s'amufe, fans croire qu'on fonge à lui : or , voilà fur quoi toutes \qs Nourrices font mal-, adroites.
On fevre trop tôt tous les enfans; Le tems où l'on doit les fevrer eft indi- qué par l'éruption des dents , &z CQtie éruption eft communément pénible &: douloureufe. Par un inftindt machi- nal , l'enfant porte alors fréquemment à fa bouche tout ce qu'il tient , pour le mâcher. On penfe faciliter l'opé- ration j en lui donnant pour hochet quelque corps dur , comme l'ivoire ou la dent de loup. Je crois qu'on fe trompe. Ces corps durs , appliqués fur les gencives , loin de les ramollir , les rendent cailleufes , les endurciffenr , préparent un déchirement plus péni- ble ôc pkis douloureux. Prenons tou- jours l'inftindl pour exemple. On ne voit point les jeunes chiens exercer leurs deats naiifances fur des cailloux,
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fur du fef , fi;r des os , mais fur du bois , du cuir , des chiffons , des ma- tières molles qui cèdenc &c où la dent s'imprime.
On ne fait plus êire fimple en rien , pas même autour des enfans. Des gre- lots d'argent , d'or, du corail, des crif- taux à facettes , des hochets de tout prix &: de toute efpece. Que d'apprêts inutiles ôc per'^icieux ! Rien de tout cela. Point de grelots , po.nt de ho- chets ; de petites branches d'arbre avec leurs fruits & leurs feuilles , une tcte de pavot, dans laquelle on entend fon- ner les graines , un bâton de régliife qu'il peut fucer et mâcher j l'amufe- ront autant que ces magnifiques coli- fichets , & n'auront pas l'inconvénient de l'accoutumer au luxe des fa naif- fance.
ïl a été reconnu que la bouillie n'efl: pas une nourriture fort faine. Le laie cuit Se la farine crue font beaucoup 4e faburre <Sc conviennent mal à notre
ou DE l'Éducation. 135 eftomac. Dans la bouillie la farine efi: moins cuite que dans le pain , & de plus elle n'a pas fermenté ; la panade , la crème de riz me paroiflTent préféra- bles. Si Ton veut abfolumenc faire de la bouillie , il convient de griller un peu la farine auparavant. On fait dans mon pays , de la farine ainfi torréfiée , une foupe fort agréable Se fort faine. Le bouillon de viande & le potage font encore un médiocre aliment dont il ne faut ufer que le moins qu'il eft poffible. II importe que les enfans s'accoutument d'abord à mâcher ; c'efl Je vrai moyen de faciliter l'éruption des dents : & quand ils commencent d'avaler , les fucs falivaires , mêles avec. les alimens , en facilitent la di- geftion.
Je leur ferois donc mâcher d'abord des fruits Cecs , des croûtes. Je leur donnerons pour jouer de petits barons de pain dur ou de bifcuit feniblable au pain de Piémont , qu'on appelle dans
t^^ Emile,
le pays des Griffes, A force de ramollir ce pain dans leur bouciie, ils en avale- roient enfin quelque peu , leurs dents fe rrouveroient forties ; & ils fe trou- veroieiu fevrcs prefque avant qu'on s'en fût apperçu. Les Payfans ont pour l'ordinaire l'eftomac fort bon , & l'on ne les fevre pas avec plus de façon que cela.
Les enfans entendent parler (\hs leur naiiTance j on leur parle non - feule- menc avant qu'ils comprennent ce qu'on leur dit , mais avant qu'ils puilfent ren- dre les voix qu'ils entendent. Leur or- gane, encore engourdi, ne fe prête que peu-à-peu aux imitations des fous qu'on leur dide , & il n'eli pas même alfuré que CQS ious fe portent d'abord à leur oreille aufli diftindement qu'à la nô- tre. Je ne défapprouve pas que la Nour- rice amufe l'enfant par des chants & par des accens très-gais &c très- variés ; mais je défapprouve qu'elle l'étourdiffe inceirammeiu d'une multitude de paro-
ou DE l'Éducation. 137
les inutiles , auxquelles il ne com- prend rien que le ton qu'elle y mer. Je voudrois que les premières ariicu- iations qu'on lui fait entendre fiifTen: rares , faciles , diftindes , fouvenc ré- pétées , ôc que les mots qu'elles ex- priment , ne fe rapportafïent qu'à des objets fenfibles , qu'on pùc d'abord montrer à l'enfant. La malheureufe fa- cilité que nous avons à nous payer de mots que nous n'entendons point, com- mence plutôt qu'on ne penfe. L'Eco- lier écoute en clafTe le verbiage de fon Régent , comme il écoutoit au mail- lot le babil de fa Nourrice. Il me fem- ble que ce feroit l'inftruife forr utile- ment que de l'élever à n'y rien com- prendre.
Les réflexions naifTent en foule ," quand on veut s'occuper de la forma- tion du langage ôc des premiers dif- cours des cnfans. (^uoi qu'on falfe , ils apprendront toujours à parler de la
138' Emile,
même manière , ôc tomes les fpécula- tions philofophiques font ici de !a plus grande inuriliré.
D'abord ils ont, pour ainfi dire, une grammaire de leur âge , dont la fvn- raxe a des règles plus générales que la nôtre ; Se fi l'on y faifoit bien atren- lion , l'on feroit étonné de l'exadtitude avec laquelle ils fiiivent certaines ana- logies , très-vicieiifes , fi l'on veut , mais très-régulieres , & qui ne font choquantes que par leur dureté , ou parce que l'ufage ne les admet pas. Je viens d'entendre un pauvre enfant bien grondé par fon père , pour lui avoir die : mon père , irai jet y ? Or , on voit que cet enfant fuivoit mieux l'a- nalogie que nos Grammairiens \ car puifqu'on lui difoit : vas • y , pourquoi n'auroit-il pas dit : ïrai-jc t-y ? Remar- quez , de plus , avec quelle adrelTe il éviioit l'hiatus de irai-je y , ou , ^ irai- je ? Eft-ce la faute du pauvre enfant ,
«Z7 BE VÈDUXATlOïf. 159 Ç\ nous avons mai - à • propos ôté de la phrafe cet adverbe direrminant , y , parce que nous n'en favions que faire ?. G'esc une pédanterie infiipportable &c un foin des plus furperflus , de s'atcacber à corriger dans les enfans toutes ces pe- tites fautes contre l'ufage , defquelles ils ne manquenq jamais de fe corriger d'eux- mcines avec le tems. Parlez tou- jours corredWrïîerît devant eux, faites qu'ils ne fe plaifenc avec perfonne , autan? qu'avec-- vous , & foyez sûrs, qu'infenlîfclemei^t lewr langage s'épurera^ fur îe vôtre ^ f^fis que vous les ayez ja- mais repris.
Mais un abus d'une toute autre im- portance , & qu'il n'eft pas moins aifé de prévenir , eft qu'on fe prelTe trop de les faire parler , comme fi l'on avoir peur qu'ils n'apprilTent pas à parler d'eux-mêmes. Cet empreflfement in- difcret produit un effet directement contraire à celui qu'on cherche. Ils en
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parlent plus tard , plus confu/emeiu : l'extrême attention qu'on donne à tout ee qu'ils difent , les difpenfe de bien articuler ; & comme ils daignent à pei- ne ouvrir la bouche , plufieurs d'en- tr'eux en confervent toute leur vie un vice de prononciation , ^ un parlée confus qui les rend prefque inintelli- gibles.
J'ai beaucoup vécu parmi les Pay- fans 5 & nen ouïs jamais graffeyer au- cun , ni homme ni femme , ni fille ni garçon. D'où vient cela ? Les orga- nes des Payfans font-ils autrement conftruits que les nôtres ? Non ; mais ils font autrement exercés. Vis-àvis de ma fenêtre eft un tertre fur lequel fe ralTemblent , pour jouer , les enfans du lieu. Quoiqu'ils fuient alTez éloi- gnés de moi , je diftingue parfaite- ment tout ce qu'ils difent , oc j'en tire fouvent de bons mémoires pour cet Ecrit. Tous \qs jours mon oreille me
ou DE L*ÉDZ/CATI0N, 141
trompe fur leur âge j j'entends des voix d'enfans de dix ans , je regarde , je vois la ftatiire & les traits d'enfans de trois à quatre. Je ne borne pas à moi feul cette expérience ; les urbains qui me viennent voir , ôc que je con- fults là-defTus , tombent tous dans la même erreur.
Ce qui la produit eft que , jufqu'à cinq ou lîx ans les enfuns des Villes , élevés dans la chambre & fous l'aîle d'une Gouvernante , n'ont befoin que de marmoter pour fe faire entendre; fi- tôt qu'ils remuent les lèvres , on prend peine à les écouter ; on leur diète des mots qu'ils rendent ma! , & , à force d'y faire attention , les mêmes gens étant fans cefle autour d'eux , devinent ce qu'ils ont voulu dire , plutôt que ce qu'ils ont dit.
A la campagne c'eft toute autre cho- fes. Une Payfanne n'eft pas fans ceûe autour de fon enfant , il eft forcé d'ap-
14Z É M I L Ey
prendre à, dire crès-iietceinciit 5^" .très,- haiu ce qu'il a befgin de lui faire en- tendre. Aux champs, les enfans ép.irs , éloignés du pe.re ,■ de , la .mère «Se des autres enfans , s'exercent à fe faire en- tendre à diftance , ôc à mefurer la force de la voix fur l'intervalle qui les fépare de ceux donc ils veulent être entendus. V^jilà comment on apprend véritablement à prononcer , ôc non pas en bcgayaut quelques voyellçs à l'o- reille d'une Gouvernante attentive. Aufli quand on interroge l'enfant d'un Payfan , la honte peut 1,'empécher de répondre j mais ce qu'il dit, il le dit nettement^ au -lieu qu'il faut que k Bonne ferve d'interprète à l'enfant de la Ville , fins quoi l'on n'entend rien à ce qu'il gïommelle entre ùs dents (i^).
{\6) Ceci n'efl: pas fjns exception ; foiivenc les en- fans q^ui fe font d'abord le moins entendre deviennent
ou DB l'Éducation. 143 En grandillanc , [qs garçons de- vroienc fe corriger de ce défaut dans les Collèges, & les filles dans les Coii- wQns j en effet , les uns & les autres parlent en général plus diftin(5lement que ceux qui ont été toujours iÏQyés dans la maifon paternelle. Mais ce qui les empêche d'acquérir jamais une prononciation aulïî nette que celle des Payûns , c'eft la nécefficé d'apprendre par coeur beaucoup de chofes , & de réciter tout haut ce qu'ils ont appris : car, eu étudiant, ils s'habituent à bar- bouiller, à prononcer négligemment (Ik mal ^ en récitant, c'eft; pis encore; ils recherchent leurs mots avec effort.
eafuite les plus écourdiirans , q'.iand ils ont commencé d 'élever la voix. Mais s'il falloic entrer danc toutes ces mimicies , je ne fiuirois pasj tout ledenr fenfédoit voir que l'excès 6c le défaut , dérivés du même abus , font égaleraeiic corrigés par ma méthode. Je regarde c;s deux miximes comme infcparables : toujours ajje\ ; âc jamais trop. De la première bien écablic , l,îautrc s'enfuit nécciTairement.
144 Emile;
ils traînent 8c allongent leurs fyllables : il n'efl: pas poflible que, quand la mé- moire vacille , la langue ne balbutie auflî. Ainfi fe contractent ou fe confer- vent les vices de la Prononciation. On verra ci-après que mon Emile n'aura pas ceux-là, ou du moins qu'il ne les aura pas contrariés par les mêmes cau- fes.
Je conviens que le Peuple & les Vil- lageois tombent dans une autre extré- mité , qu'ils parlent prefque toujours plus haut qu'il ne faut ; qu'en pronon- çant trop exaéVement , ils ont les arti- culations fortes & rudes , qu'ils ont trop d'accent, qu'ils choifilîent mal leurs termes, &c.
Mais premièrement , cette extrémi- té me paroît beaucoup moins vicieufe que l'autre , attendu que , la première loi du difcours étant de fe faire enten- dre, la plus grande faute qu'on puifTe faire, eft de parler fans être entendu.
Se
017 DE l'ÉdUCATIOîÎ. ij^y
Se piquer de n'avoir point d'accent , c'eft fe piquer d'ôcer aux phrafes leur grâce & leur énergie. L'accent eft l'ame du difcours ; il lui donne le fentiment êc la vérité. L'accent ment moins que la parole. C'eft peut-être pour cela que les gens biens élevés le craignent tant. C'eft; de l'ufage de tout dire fur le mê- me ton qu'eft venu celui de perfiffler Iqs gens fans qu'ils le fentenr. A l'ac- cent profciit , fuccedent des manières de prononcer ridicules , affedées , Se fujectes à la mode , telles qu'on les re- marque , fur-tout dans les jeunes gens de la Cour. Cette affeétation de parole 6c de maintien , eft ce qui rend géné- ralement l'abord du François repouf- fant & défagréable aux autres Nations. Au lieu de mettre de l'accent dans fon parler, il met de l'air. Ce n'eft: pas le moyen de prévenir en fa far veur.
Tous ces petits défauts de langage Tome J. G
I4(J É M I L Ey
qu'on craint tant de laiffer contradcr aux enfans, ne font rien; on les pié- vient ou on \qs corrige avec la plus grande facilité : mais ceux qu'on leur fait contrader , en rendant leur parler fourd , confus , timide , en critiquant incelTamment leur ton , en épluchant tous leurs mots , ne fe corrigent ja- mais. Un homme qui n'apprit à parler que dans les ruelles , fe fera mal en- tendre à la tête d'un Bataillon, & n'en impofera guère au Peuple dans une émeute. Enfeignez premièrement aux enfans à parler aux hommes j ils fau- ront bien parler aux femmes , quand il faudra.
Nourris à la campagne dans toute la rufticité champêtre, vos enfans y pren- dront une voix plus fonore , ils n'y contrarieront point le confus bégaie- ment des enfans de la Ville j ils n'y contraderont pas non plus les expref- fions , ni le ton du Village , ou du
OV DE VÉDUCATIOJSr. 14-7
moins ils 1-es perdront aifément , lorf- que le Maître vivant avec eux dès leur naiiFance, & y vivant de jour en jour plus exclufivement, préviendra ou ef- facera par la correction de ion lan- gage rimpreflîon du langage des Pay- fans. Emile parlera un François tout aufll pur que je peux le favoir , mais il le parlera plus diftindtement , & l'articulera beaucoup mieux que moi.
L'enfant qui veut parler ne doit écouter que les mots qu'il peut enten- dre, ni dire que ceux qu'il peut arti- culer. Les efforts qu'il fait pour cela , le portent à redoubler la même fyl- labe , comme pour s'exercer à la pro- noncer plus diftindement. Quand il commence à balbutier , ne vous tour- mentez pas fi fort à deviner ce qu'il dit. Prétendre être toujours écouté , eft encore une forte d'empire j &c Tenfaii n'en doi t exercer aucun. Qu'il vous
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148 EMILE,
fuffife de powrvoir très - attentivement au nécelTaire j c'efl; à lui de tacher de vous faire entendre ce qui ne l'eft pas. Bien moins encore faut-il fe hâter d'exi- ger qu'il parle : il faura bien parler de lui - même , à mefure qu'il en fentira l'utilité.
On remarque, il cft vrai, que ceux qui commencent à parler fort tard , ne parlent jamais fi diftindement que \ès autres j mais ce n'efl: pas parce qu'ils ont parlé tard , que l'organe refte em- barraflfé, c'elt , nu contraire, parce qu'ils font nés avec un crgane embarralTé , qu'ils commencent tard à parler j car, fans cela, pourquoi parleroient-ils plus tard que les autres? Ont-ils moins l'oc- cafion de parler , & les y excite-t-on moins ? Au contraire , l'inquiétude que donne ce retard , aulU - tôt qu'on s'en apperçoic , fait qu'on fe tourmente beaucoup plus à les faire balbutier, que ceux qui ont articulé de meilleure
ou DE L^ÉDUCATJOK. T49
heure; & cet einpreiremenc lual enreii- dii peut contribuer beaucoup à rendre confus leur parler , qu'avec moins de précipitation ils auroient eu le tems de perfectionner davantage.
. Les enfans qu'on preffe trop de parler, n'ont le tems ni d'apprendre à bien prononcer, ni de bien concevoir ce qu'on leur fait dire: au lieu que, quand on les laide aller d'eux - mê- mes , ils s'exercent d'abord aux fylla- bes les plus faciles à prononcer , ôc y joignant peu-à-peu quelque fignifica- tion qu'on entend par leurs geftes, ils vous donnent leurs mots avant de re- cevoir les vôrres : cela fait qu'ils ne reçoivent ceux - ci qu'après les avoir entendus. N'étant point preflTés de s'en fervir , ils commencent par bien ©bferver quel fens vous leur donnez j ôc quand ils s'en font allures , ils les adoptent.
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1 5 0 Emile,
Le plus grand mal de la précipita- tion avec laquelle on fiic parler les enfans avant 1 âge , n'eft pas que les premiers difcours qu'on leur tient & \qs premiers mots qu'ils difeur, n'aient aucun fens pour eux , mais qu'ils aient un autre fens que le nôrre, fans que nous fâchions nous en appercevoir j en ferre que , paroilTant nous repondre fort exacHremenr, ils nous parlent fans nous entendre & fans que jious \qs entendions. C'eft pour l'ordinaire à de pareilles équivoques qu'eft due la furprife où nous Jettent quelquefois leurs propos , auxquels nous prêtons des idées qu'ils n'y ont point jointes. Cette inattention de notre part au véritable fens que les mots ont pour \qs enfans , me paroîc être la caufe de leurs premières erreurs j &c ces er- reurs, même après qu'ils en font gué- ris , influent fur leur tour d'efpric
ov DE l'Éducation. 151
pour le refte de leur vie. J'aurai plus d'une occafion, dans la fuite, d'éclaircir ceci par des exemples.
Renverrez donc le plus qu'il efi: pof- fible le vocabulaire de l'enbnr. C'eft un très -grand inconvénient qu'il aie plus de mots que d'idées , qu'il fâche dire plus de chofes qu'il n'en peut penfer. Je crois qu*une des raifons pourquoi les Payfans ont généralement l'efprit plus jufte que les gens de la ville, eft que leur diélionnaiie eft moins étendu. Ils ont peu d'idées, mais ils les comparent très-bien.
Les premiers développemens de l'en- fance fe font prefque tout à la fois. L'enfant apprend à parler , à manger , à marcher à - peu - près dans le même tems. C'eft ici proprement la première époque de fa vie. Auparavant il n'cft rien de plus que ce qu'il étoit dans le fein de fa mère; il n'a nul fcntimenr, nulle idée, à peine a-t-il des fcnfa-;
G4
'i^i Emile,
rions j il ne fent pas même fa propre exiftence.
yivitj & ejl vli£ nefcius ipfe fua (17). (17) Ovid. TïiÇt. I }.
Fin du premier Livre
o u DE LE DU CATION.
LIVRE SECOND.
V^'est ici le fécond terme de \\ vie , &: celui auquel proprement finit l'en- fance ; car les mots infans & puer ne font pas fynonymes. Le premier eft compris dans l'autre, & fignilie qui ne peut parler'^ d'où vient que dans Valere Maxime ou trouve puerum infantem. Mais je conti- nue à me fervir de ce mot félon l'ufige de notre Langue, jufqu'à l'âge pour le- quel elle a d'autres noms.
Quand les enfans commencent à
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154 É M J L É y
parler , ils pleurent moins. Ce progrès eft naturel j un langage eft fubftitué à l'autre. Si - tôt qu'ils peuvent dire qu'ils fouffrent avec des paroles, pout- quoi le diroient-ils avec des cris. Il ce n'efl: quand la douleur eft trop vive pour que la parole puiHe l'exprimer ? S'ils continuent alors à pleurer , c'eft la faute des gens qui font autour d'eux. Dès qu'une fois Emile aura dit : j'at mal y il faudra des douleurs bien vives pour le forcer de pleurer.
Si l'enfant eft délicat, feniîble, que naturellement il fe mette à crier pour rien, en rendant fes cris inutiles «Se fans effet , j'en taris bientôt la fource. Tant qu'il pleure, je ne vais point à lui; j'y cours, £-tôt qu'il s'eft tû. Bien- tôt fa manière de ni'appeller fera de fe taire , ou tout au plus de jeter un feul cri. C'eft par l'effet fenfible des fignes, que les enfins jugent de leur feus j il n'y a point d'autre convention
ou DE l'Education. 155
pour eux : quelque mal qu'un enfanr fe ùfCe , il cft très-rare qu'il pleure quand il eft feul , à moins qu'il n'aie l'gfpoir d'être entendu.
S'il tombe, s'il fe fait une boffe à la tête 5 s'il iaigne du nez , s'il fe coupe les doigts j au-lieu de m'empreirer .au- tour de lui d'un air allarmé, je referai tranquille , au moins pour un peu de tems. Le mal eft fait, c'cft une nécef-' fité qu'il l'endure ; tout mon em- prelTement ne ferviroit qu'à l'effrayer davanta<7e & augmenter fa fenfibiliré. Au fond, c'eft moins le coup, que la- crainte, qui tourmente, quand on s'eft^ bleffé. Je lui épargnerai du moins cette dernière angoifle ; car tiès-fîirement il jugera de fon mal comme il verra que j'en juge : s'il me voit accourir avec inquiétude , le confoler , le plaindre , il s'eftimera perdu : s'il me voit gar- der mon fang-froid , il reprendra bien- tôt le Clin , &c crûira le mal guéri, quand il ne le fentira plus. C'eft à
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IjtJ È M J L ■£ y
cet âge qu'on prend les premières le- çons de courage , & que , fouffranc fans effroi de légères douleurs , on apprend par dégrés à fupporter les
«zrandes. o
Loin d'être attentif à éviter qu'E- mile ne fe bleflTe , Je ferois fort fâché qu'il ne fe blefsât jamais , & qu'il gran- dît fans connoître la douleur. Souffrir cft la première chofe qu'il doit ap- prendre , & celle qu'il aura le plus grand befoin de favoir. Jl femble que les enfans ne foient petits ^ foibles que pour prendre ces importantes le-» çons fans danger. Si l'enfant tombe de fon haut, il ne fe calTera pas la jambe; s'il fe frappe avec un baron , il ne fc cafTera pas le bras ; s'il failit un fer tranchant, il ne ferrera gutres , & ne fe coupera pas bien avant. Je ne fâche pas qu'on ait jamais vu d'enfant en li- berté fe tuer, s'eftropier, ni fe faire un mal confidérable , à moins qu'on ne l'ait indifcrettement ^xpofé fur êiQ^ lieux
ou DE V Éducation, i^j
élevés, ou feul autour du feu, ou qu'on n'aie lailTé des inftrumens dangereux i\ fa portée. Que dire de ces magafins de machines , qu'on raflfemble autour d'un enfant , pour l'armer de toutes pièces contre la douleur , jufqu'à ce que , devenu grand , il refte à fa mer- ci , fans courage ôc fans expérience , qu'il fe croye mort à la première pi- qûure , Se s'évanouiffe en voyant la première goutte de fon fang?
Notre manie enfeignante 6c pédan- tefque eft toujours d'apprendre aux en- fans ce qu'ils apprendroient beaucoup mieux d'eux - mêmes , Se d'oublier ce que nous aurions pu feuls leur enfeigner, Y a-t-il rien de plus fot que la peine qu'on prend pour leur apprendre à mar- cher , comme Ci l'on eu avoir vu quel- qu'un , qui , par la négligence de fa nourrice, ne sût pas marcher étant grand? Combien voit-on de gens, au contraire, marcher mal toute leur vie, parce qu'on leur a mal appris à marcher ?
i 5 8 É M I L E y
Emile n'aura ni bourlets , ni paniers roulans, ni charriots, ni lilleres, ou, du moins, dès qu'il commencera de favoir mettre un pied devant l'autre, on ne le foutiendra que fur les lieux pavés , & l'on ne fera qu'y pafler en hâte(i). Au lieu de le laiffer croupir dans l'air ufé d'une chambre , qu'on le mené jour- nellement au milieu d'un pré. Là qu'il coure, qu'il s'ébatte, qu'il tombe cent fois le jour , tant mieux : il en apprendra plutôt à fe relever. Le bien - être de la liberté rachette beaucoup de blef- fures. Mon Elevé aura fouvcnt àQS contufions; en revanche il fera toujours gai: (î les vôtres en cm moins, ils font toujours contrariés, toujours en- chaînés , toujours trilles. Je doute que le profit foit de leur côté.
Un autre progrès rend aux enfms la plainte moins ncceffalre, c'efl: celui
(i) Il n'y a rien à.: plus ridicule &; de plus mal afTuré que la déinarche des gens qu'on a :rop menés par la Jifierc étant petits j c'eft encore ici une de ces ohfcr- vations triviales à force d'être julksj Se (jui fout j.uflc9 ta plus d'un fens.
ou de f Éducation. 159
de leur force. Pouvant plus par eux- mêmes , ils ont un befoin moins fré- quent de recourir à autrui. Avec leur force fe développe la connoilfance qui \qs met en état de la diriger. C'eft à ce fécond degré que commence pro- prement la vie de l'individu : c'eft alors qu'il prend la confcience de lui-même. La mémoire étend le fentiment de l'i- dentité fur rous \qs momens de fon exiftence ; il devient véritablement un, le même , & par conféquent déjà capa- ble de bonheur ou de mifere. 11 im- porte donc de commencer à le con(i- dérer ici comme un être moral.
Quoiqu'on afTigne à-peu-près le plus long terme de la vie humaine & les probabilités qu'on a d'approcher de ce terme à chaque âge , rien n'eft p!i>s incertain que la durée de la vie de cha- que homme en particulier ; très-pea parviennent à ce plus long terme. Les plus grands rifqaes de la vie font dans fon commencement j moins on a vécu ,
i6o Emile,
moins on doit efpérei- de vivre. Des enfans qui naiffenc , la moitié , tout au plus , parvient à l'adolefcence , 3<. il eft probable que votre Elevé n'attein- dra pas l'âge d'homme.
Que faut - il donc penfer de cette éducation barbare qui facrihe le pré- fent à un avenir incertain , qui char- ge un enfant de chaînes de toute ef- pece , & commence par le rendre mi- lérable pour lui préparer au loin je ne Cals quel prétendu bonheur dont il efl: à croire qu'il ne jouira jamais ? Quand je fuppoferois cette éducation raifonnable dans fon objet, commen: voir fans indignation de pauvres in- fortunés fournis à un joug infuppor- table, ôc condamnés à des travaux con- tinuels comme des galériens, fans être aluirés que tant de foins leur feront jamais utiles ? L'âge de la gaieté fe paffe au milieu des pleurs , des châti- mens , des menaces , de l'efclavage. On tourmente le malheureux pour fon
ou DE l'ÉdVCATJOÎ^. i^ï bien, &c l'on ne voie pas la mort qu'on appelle, &c qui va le faifir au milieu de ce trifte appareil. Qai fait combien d'en- fans périlfent vidimes de l'extravaganre fageOFe d'un père ou d'un maître? Heu- reux d'échapper à fa cruauté , le fei>l avantage qu'ils tirent des maux qu'il leur a fait fouffrir , eft de mourir fans regretter la vie , dont ils n'ont connu que les tourmens.
Hommes , foyez humains , c'efl votre premier devoir : foyez - le pour tous les états , pour tous les âges , pour tout ce qui n'eft pas étranger à l'homme. Quelle fagefle y a t-il pour vous hors de l'Humanité? Aimez l'enfance; favo- rifez fes jeux, (qs plaifirs, fon aimable inftindt. Qui de vous n'a pas regretté quelquefois cet âge, où le rire eft tou- jours fur les lèvres , S>c où l'ame eft tou- jours en paix ? Pourquoi voulez - vous ôrer à ces petits innocens la jouifTance d'un tems fi court qui leur échappe. Se d'un bien Ci précieux dont ils ne fau-
iéx É M J L Ej
roient abiifer? Pourquoi voulez - vous remplir d'amercume & de douleurs ces premiers ans fi rapides, qui ne revien- dront pas plus pour eux qu'ils ne peuvent revenir pour vous? Pères, favez-vous le moment où la more attend vos enfans? Ne vous préparez pas des regrets en leur ornnt le peu d'inftans que la Nature leur donne : aufîi-toc qu'ils peuvent fentir Je plaifir d'être , faites qu'ils en jouif- fent ; faites qu'à quelque heure que Dieu les appelle, ils ne meurent point fans avoir o-oîné la vie.
o
Que de voix vont s'élever contre moi! J'entends de loui les clameurs de cette fauffe fagefTe qui nous jette incef- fammenc hors de nous^ qui compte toujours le préfent pour ritn, ôc pour- fuivant fans relâche un avenir qui fuit à mefure qu'on avance, à force de nous tranfporter où nous ne fommes pas, nous tranfporte où nous ne ferons jamais.
C'eft , me répondrez vous , le tems de corriger les mauvaifcs inclinations
ou DE VÊDUCATION. l&^
c!e l'homme \ c'eft dans 1 âge de l'en- fance , où les peines font le moins fenfibles , qu'il faut Jes multiplier pour les épargner dans l'âge de raifon. Mais qui vous dit que tout cet arrangement elt à votre dilpofition , & que toutes ces belles inftruârions dont vous acca- blez le foible efprit d''un enfant , ne lui feronr pas un jour plus pernicieufes qu'utiles ? Qui vous afsûre que vous épargnez quelque cliofe par les cha- grins que vous lui prodiguez ? Pour- quoi lui donnez - vous plus de maux que fon état n'en comporte , fans être sûr que ces maux préfens font à la décharge de l'avenir ? £<. comment me prouverez - vous que cqs mauvais pen- chans dont vous prétendez le guérir , ne lui viennent pas de vos foins mal- entendus, bien plus que de la Nature? Malheureufe prévoyance, qui rend un erre aduellement miférable fur l'efpoir bien ou mal fondé de le rendre heu- reux un jour ! Que fî ces raifonneurs
vulgaires confondent la licence avec la liberté, &: l'enfant qu'on rend heu- reux avec l'enfant qu'on gâte , appre- nons-leur a. les difcinguer.
Pour ne point courir après des chi- mères, n'oublions pas ce qui convient à notre condition. L'humanité a fa place dans l'ordre des chofesj l'enfance a la fienne dans l'ordre de la vie hu- maine j il faut confidérer l'homme dans l'homme , ôc l'enfant dans l'en- fant. Alligner à chacun fa place & l'y fixer j ordonner les paflions humaines félon la conftitution de l'homme , eft tout ce que nous pouvons faire pour fon bien-être. Le relie dépend de caufes étrangères qui ne font point en notre pouvoir.
Nous ne favons ce que c'eft que bonheur ou malheur abfolu. Tout eft: mêlé dans cette vie , on n'y goûre au- cun fentiment pur , on n'y refte pas deux momens dans le même état. Les affections de nos âmes, ainfi que les modifications de nos corps j font dans
ou DE l'Éducation. i6^
un flux continuel. Le bien & le mal nous font communs à tous j mais en différentes mefures. Le plus heureux eft celui qui fouffre le moins de pei- nes j le plus miférable eft celui qui fent le moins de plaifirs. Toujours plus de fouffrances que de jouiOances , voilà la différence commune a tous. La félicité de l'homme ici-bas n'eft donc qu'un état négatif j on doit la mefurer par la moindre quantité des maux qu'il fouffre.
Tout fentinient de peine eft infépa- rable du defir de s'en délivrer : toute idée de plaifir eft infcparable du defir d'en jouir: tout defir fuppofe privation, & toutes les privations qu'on fent font pénibles j c'eft donc dans la difpropor- tion de nos defirs ôc de nos facultés, que confifte notre mifere. Un être (qïI' (ibie dont les facultés égaleroient les de* firs, feroit yn être abfolument heureux," En quoi cjonc confifte la fageffe hu- maine ou la route du vrai bonhçur?
ï6<j Emile,
Ce n'efl: pas précifcmenc à diminuer nos defjrs j car s'ils étoieiit au - delfous de notre puiflance , une partie de nos fa- cultés refteioit oiiîve , de nous ne jouirions pas de tout notre être. Ce n'eft pas non plus à étendre nos facul- tés, car fi nos defirs s'étendoient à la fois en plus grand rapporc , nous n'en deviendrions que plus miferables: mais c'eft à diminuer l'excès des defirs fur les facultés , & à mettre en égalité parfaite la puilîance & la volonté. C'eft alors feulement que toutes \ç,s forces étant en adion , l'ame cepen- dant reftera pailible, & que l'homme fe trouvera bien fubordonné.
C'eft ainfi que la Nature, qui fait tout pour le mieux , l'a d'abord inftitué. Elle ne lui donne immédiatement que les defirs néceftaires à fa confcrvation , & les facultés fuftifantes pour les fitif- fàire. Elle a mis toutes les autre;, comme en réferve au fond de fon ame, pour s'y développer au befoin. Ce n'eft que
ou DE L* Éducation. \6j
(3ans cet état primitif que l'équilibre du pouvoir & du defir fe rencontre, ^ que l'homme n'eft pas malheureux. Si- tôt que (qs facultés virtuelles fe met- tent en adlion , l'imagination , la plus adive de toutes , s'éveille & [qs de- vance. C'eft l'imagination qui étend pour nous la mefure des poflibles foie en bien foit en mal , & qui par con- féquent excite & nourrit les defirs par l'efpoir de les fatisfaire. Mais l'objet qui paroilfoit d'abord fous la main ,' fuit plus vite qu'on ne peut le pourfui- vre ; quand on croie l'atteindre , il fe transforme & fe montre au loin de- vant nous. Ne voyant plus le pays déjà parcouru, nous le comptons pour rien; celui qui refte à parcourir, s'aggrandir, s'étend fans celFe : ainfi l'on s'épuife fans arriver au terme; & plus nous ga- gnons fur la jouifTance, plus le bonheur s'éloigne de nous.
Au contraire, plus l'homme efl: refté près de fa condition naturelle , plus?
i6S Emile,
h différence de fcs facultés à Tes defirs eft petite , & moins par conféquent il eft éloigné d'être heureux. Il n'eft ja- mais moins miférable que quand il paroît dépourvu de tout : car la mifere ne confifte pas dans la privation des chofes , mais dans le befoin q«i^'en fait fentir.
Le monde réel a fcs bornes, le monde imaginaire eft infini : ne pouvant élar- gir l'un, rétrécilfons l'autre j car c'cft de leur feule différence que naiifent toutes les peines qui nous rendent vrai- ment malheureux. Otez la force , la fanté, le bon témoignage de foi, tous les biens de cette vie font dans l'opi- nion ; ôtez les douleurs du corps Se ks remords de la confcience , tous nos maux font imaginaires. Ce principe eft commun, dira-t-on: j'en conviens. Mais l'application pratique n'en eft pas com- mune ; & c'eft uniquement de la pratique dont il s'agit ici.
Quand on dit que l'homme eft foi- ble, que veut-on dire? Ce mot àc foi-
bug'c
ou DE l'Éducation, kt^
blcjje indique un rapport , un rapport de l'être auquel on l'applique. Celui donc la force palFe les befoins j fùc-il un infcde , un ver , efl: un être fort : celui dont les beToins paflent la force ," fiit-il un éléphant, un lion j fût-il un Conquérant, uf jéros ; fût-il un Dieu, c'eft un être foible. L'Ange rebelle qui méconnut fa nature ctoit plus foible que l'heureux mortel qui vit en paix félon la fienne. L'homme eft très-fort , quand il fe contente d'être ce qu'il eft: il eft très-foible, quand il veut s'élever au-deflus de l'Humanité. N'allez donc pas vous figurer qu'en étendant vos fa- cultés vous étendez vos forces j vous les diminuez, au contraire, fi votre orgueil s'étend plus qu'elles. Mefurons le rayon de notre fphère , & reftons au centre , comme l'infeéte au milieu de fa toile : nous nous fufîîrons toujours à nous-mêmes , & nous n'aurons poinc à. nous plaindre de notre foiblefte j car nous ne la fentirons jamais.
Tome I, H
X70 Ê M I L E^
Tous les animaux ont exademcnt les facultés nécefTaires pour fe con- ferver. L'homme feul en a de fuper- flues. N'eft-il pas bien étrange que ce fuperflu foie l'inflrument de fa mifere? Dans tout pays les bras d'un homme valent plus que fa fubfiftance. S'il étoit affez fage pour compter ce fuperflu pour rien, il auroic toujours le nécef- faire , parce qu'il n'auroit jamais rien de trop. Les grands befoins , difoit Favorin (2) , naiflent des grands biens , & fouvent le meilleur moyen de fe donner les chofes dont on manque , eft de s'oter celles qu'on a : c'eft à force de -nous travailler pour augmenter notre bonheur , que nous le changeons en mifere. Tout homme qui ne voudroic que vivre , vivroit heureux ; par confé- *quent il vivroit bon , car où feroit pour lui l'avantage d'être méchant ?
Si nous étions immortels , nous fe- rions des êtres très-miférables. Il ell
(i)Noft. Amcl.IX. C 8,
ou DE L'ÊdUCATIOK. 171)
dur de mourir , fans douce \ mais il efl: doux d'efpérer qu'on ne vivra pas tou- jours , &c qu'une meilleure vie finira les peines de celle-ci. Si l'on nous ofFroit l'immortalité fur la terre , qui eft - ce qui vûudroit accepter ce trifte préfent ? Quelle relTouti^, quel efpoir , quelle coufolation nous refteroit-il contre les rigueurs du fort & contre les injuftices des hommes ? L'ignorant qui ne prévoit rien , fent peu 'le prix de la vie Se craint peu de la perdre j l'homme éclairé voit des biens d'un plus grand prix qu'il préfère à celui là. II n'y a que le demi- favoir ôc la faufle fageffe qui , prolon- geant nos vues jufqu'à la mort, & pas au-delà , en font pour nous le pire des maux. La ncceifité de moutir n'eft â l'homme fage qu'une raifon pour fup- porter les peines de la vie. Si l'on n'é- toit pas sûr de la perdre une fois , elle coûtcroit trop à conferver.
Nos maux moraux font tous dans l'opinion , hors un feul , qui eft le cri-
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me , & celui-là dcpend de nous : nos maux phyfiques fe détruifent ou nous détruifent. Le tems ou la more font nos ' remèdes : mais nous fouffrons d'autant plus que nous favoiis moins foufFrir , ôc nous nous donnons plus de tourment pour guérir nos ma!a« dies , que nous n'en aurions à les fup- porter. Vis félon la Nature , fois pa- tient , ôc challe les Médecins : tu n'é- viteras pas la mort j mais tu ne la fen- tiras qu'une fois , tandis qu'ils la por- tent chaque jour dans ton imagina- tion troublée , & que leur 'art men- fonger , au lieu de prolonger tes jours, t'en ôte la jouifTance. Je demanderai toujours quel vrai bien cet art a fait aux hommes ? Quelques-uns de ceux qu'il guérit mourroient , il eft vrai ; mais des millions qu'il tue refteroient en vie. Homme fenfé , ne mets point à cette loterie où trop de chances font tontre toi. Souffre , meurs ou guéris ; mais fur-tout vis jufqu'à ta dernière heure»
or/ DE i^ Éducation. 175
Tout n'eft que folie & contradidion dans \qs infticucions humaines. Nous nous inquiétons plus de notre vie, à mefure qu'elle perd de fou prix. Les Vieillards la regrettent plus quq \^s jeunes Ç[,q\\s ^ ils ne veulent pas per- dre les apprêts qu'ils ont faits pour en jouir ^ à foixante ans il eft bien cruel de mourir avant d'avoir commencé de vivre. On croit que l'homm.e a un vif amour pour fa confervation , &c cela eft vrai; mais on ne voit pas que cet amour, tel que nous le fentons , eft en grande partie l'ouvrage des hommes. Naturellement l'homme ne s'inquiète pour fe conferver qu'autant que les moyens en font en fon pouvoir ; fi-tôt que ces moyens lui échappent , il fe tranquillife &c meurt fans fe tourmen- ter inutilement. La première loi de la réfignation nous vient de la Nature. Les Sauvages, ainfi que les bêces, fe débattent fort peu contre la mort , «Se i'ewdurenc prefque fans fe plaindre.
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Cette loi détruite , il itn forme tine autre qui vient de la raifon • mais peu lavent l'en tirer , & cette réfignation tadice n eft jamais auffi pleine & entière que la première.
La prévoyance ! la prévoyance , qui nous porte fans cefîe au-delà de nous & fouvent nous place ou nous n'arri- verons point j voilà la véritable fource de toutes nos miferer. Quelle manie à Un être aufli palTiger que Thomme de regarder toujours au loin dans un ave- nir qui vient fi rarement , & de né- gliger le préfent dont il eft sûr ! manie d'autant plus funefte qu'elle augmente incefîamment avec l'âge , & que les Vieillards, toujours défians, prévoyans , avares , aiment mieux le refufer au- jourd'hui le néceflaire , que d'en man- quer dans cent ans. Ainfi nous tenons à tout , nous nous accrochons à tout , \qs rems, les lieux, les hommes > les chofes , tout ce qui eft , tout ce qui fera , importe à chacun de nous : no-
©17- DE l'Éducation» 175
tre individu n'eft plus que la moindre partie de nous - mêmes. Chacun s'é- tend , pour ainfi dire , fur la terre en- tière , ôc devient fenfible fur toute certe grande furface. Eft-il étonnant que nos maux fe multiplient dans tous les points par où Ton peut nous bief- fer ? Que de Princes fe défolent pour la perte d'un pays qu'ils n'ont jamais vu ? Que de Marchands il fuffit de toucher aux Indes , pour les faire crier à Paris ?
Eft-ce la Nature qui porte ainfi les hommes fi loin d'eux - mêmes ? Eft- ce elle qui veut que chacun apprenne fon deftin des autres , & quelquefois l'apprenne le dernier j enforte que tel eft mort heureux ou miférable , fans en avoir jamais rien fu ? Je vois un homme frais , gai , vigoureux , bien portant -, fa préfence infpire la joiej fes yeux annoncent le contentement , le bien-être : il porte avec lui l'image du bonheur. Vient une lettre de la pofte j
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l'homme heureux la rcf^arde ; elle eft k ion atlrelTe, il l'ouvre, il la lie. A l'inf- tant ion air change ; il pâlit , il tombe en défaillance. Revenu à lui, il pleu- re , il s'agite 5 il gémit , il s'arrache les cheveux , il fait retentir l'air de (qs cris , il femble attaqué d'affreufes convuHîons. Iiifenfé , cjuel mal t'a donc fait ce papier ? quel membre t'a-t-il ôté ? quel crime t'a-t il fiit cammet- tte ? enfin, qu'a-t il changé dans toi- même pour te mettre dans l'état où je te vois ?
Que la lettre fe fût égarée , qu'une main charitable l'eCu jetée au feu , le fort de ce mortel heureux & malheu- reux à la. fois , eût été , ce me femble , un étrange problème. Son malheur , direz-vous , étoit réel. Fort bien \ mais il ne le fentoit pas : ou étoit-il donc ? Son bonheur étoit imaginaire. J'en- tends ^ la fanté , la gaieté , le bien- être , le contentement d'efprit ne font plus qr.s des vifionv ! Nous n'exiftons
eu DE l'éducation. ' 177
p;]us où nous femmes, nous n'exiftcns qu'où nous ne fommes pas l eft ce la peine d'avoir une fi grande peur de la more , pourvu que ce en quoi n^us vi- vons refte ?
O homme ! refferre ton exiftence au-dedans de toi , & tu ne feras plus miférable. Refte à la place que la Na- ture t'alîigiie dans la chaîne des êtres , rien ne t'en pourra fliire fortir: ne re- gimbe point contre la dure loi de la nécefliré , & n'épuife pas , à vouloir lui rcfifter , des forces que le Ciel ne t'a point données pour étendre ou prolon- ger ton exiftence , mais feulement pour la conferver comme il lui plaît , & au- tant qu'il lui plaît. Ta liberté , ton pouvoir ne s'étendent qu'aufti loin que tes forces naturelles , ^ pas au-delà j tout le refte n'eft qu'efclavage , lUafion, preftige. La domination même eft ier- vile , quand elle tient à l'opinion : car ta dépends des préjugés de ceux que tu gouvenits par les préjugés. Pour les
17» Emile;
conduire comme il te plaîc , il faut te conduire comme il leur plaîc. Ils n'ont qu'à changer de manière de penfer , il faudra bien par force que tu changes de manière d'agir. Ceux qui t'appro- chent n'ont qu'à favoir gouverner les opinions du Peuple que tu crois gou- verner j ou des favoris qui te gouver- nent , ou celles de ta famille , ou les tiennes propres •, ces Vilîrs , ces Cour- tifans , ces Prêtres , ces Soldats , ces Valets , ces Caillettes , &: jufqu'à des enfans , quand tu ferois un Thémillo- cle en génie (3), vont te mener comme un enfant toi-même au milieu de tes légions. Tu as beau faire ; jamais ton autorité réelle n'ira plus loin que tes facultés réelles. Si-iôt qu'il faut voir par
(3) Ce petit garçon que vous Toyez-Ià , difoit Thé- mirtocle à fes amis , ell l'arbicre de !a Grèce j car il gouverne fa mère , fa mère me gouverne , je gouverne les Athéniens , & les Athéniens gouveri-.-nt les (.-•recs. Oh ! quels petits co:idadeurs on trouveroit foiivenr aux plus grands £r. p res , (î du Prince on defcendoit par degrés jufqu'à la première main qui donne le branle CD fecrec 1
ou BB l'Éducation, 171;
les yeux des ancres , il faut vouloir par leurs volontés. Mes Peuples font mes Sujets , dis-tu fièrement. Soit j mais toi j qu'es-tu ? le fujet de tes Minif- tres: & tes Miniftres , à leur tour, que font-ils ? les Sujets de leurs Commis , de leurs MaîtrefTes, les Valets de leurs Valets, Prenez tout , ufurpez tout , & puis verfez l'argent à pleines mains , dredez des batteries de canon , élevez des gibets, des roues, donnez des Loix , des Edits , multipliez les Efpions , les Soldats, les Bourreaux, les Prifons , les chaînes ; pauvres petits hommes, de quoi vous fert tout cela ? Vous n'eu ferez ni mieux fervis , ni moins volés , ni moins trompés , ni plus abfolus. Vous direz toujours , nous voulons , & vous ferez toujours ce que voudront les autres.
Le feul qui fait fa volonté eft celui qui n'a pas befoin , pour la faire , de met- tre \qs bras d'un autre au bouc àqs (iens, d'où il fuit , que le premier de tous [qs
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iSo E M île;
biens n'tfl: pas r.iiuoritc , mais la li- berté. L'homme vraiment libre ne veut que ce qu'il peut , Se fait ce qu'il lui plaît. Voilà ma maxime fondamentale. 11 ne s'agit que de l'appliquer à l'en- fance , & toutes les règles de l'éduca- tion vont en découler.
La fociété a fait l'homme plus foi- ble , non-feulement en lui étant le droit qu'il avoit fur fes propres forces , mais fur- tout en les lui rendant in- fuffifantes. Voilà pourquoi Ces defirs fe multiplient avec fa foiblefle , ôc voilà ce qui fait celle de l'enfance com- parée à l'âge d'homme. Si l'homme eft un être fort oc fi l'enfant eft un être foible , ce n'eft pas parce que le pre- mier a plus de force abfolue que le fécond , mais c'eft parce que le pre- mier peut naturellement fe fufïire a lui-mè.ne & que l'autre ne le peur. L'homme doit donc a oir pi is de vo- lontés & l'enfant plus de fàaiaiiies j
ou DE l'Éducation. i8i mot par lequel j'entends tous les defirs qui ne font pas de vrais befoins , ôc qu'on ne peut contenter qu'avec le fe- cours d'autrui.
J'ai dit la raifon de cet état de foibleffe. La Nature y pourvoit pat l'attachement des pères & des mères : mais cet attachement peut avoir fou excès , (on défaut , fes abus. Des pa- ïens qui vivent dans l'état civil , y tranfportent leur enfant avant l'âge. En lui donnant plus de befoins qu'il n'en a , ils ne foulagent pas fa foiblefie , ils l'augmentent. Ils l'augmentent en- core, en exigeant de lui ce que la Na- ture n'exigeoit pas ; en foumettant à leurs volontés, le peu de force qu'il a pour fervir les fiennes ; en changeant , de part ou d'aurre , en efclavage , la dépendance réciproque où le tient fa foiblelfe , de où les ti^^nt leur attache- ment.
L'homme fige fait refler à fa place ; mais l'enfant qui ne connoîc pas la
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iÈi Emile,
fienne , ne faiiroit s'y maintenir. II a parmi nous mille iffues pour en fortir ; c'eft à ceux qui le gouvernent à l'y re- tenir, ôc cette lâche n'eft pas facile. Il ne doit être ni bète ni homme , mais enfant ; il faut qu'il fente fa foiblefTe , & non qu'il en foufFre j il faut qu'il dé- pende , 8c non qu*il obéifTe j il faut qu'il demande , de non qu'il commande. Il n'eft fournis aux autres qu'à caufe de fes befoins , Si parce qu'ils voient mieux que lui ce qui lui eft utile , ce qui peut contribuer ou nuire à. fa confervation. Nul n'a droit , pas même le père , de commander à l'enfant ce qui ne lui efl bon à rien.
Avant que les préjugés Se les infti- tutions humaines aient altéré nos pen- chans naturels , le bonheur des enfans , ainfi que des hommes , confifte dans l'ufige de leur Uberté ; mais cette li- berté, dans les premiers, eft bornée par leur fcibleffe. Quiconque fait ce qu'il veut , eft heureux , s'il fe fuftit à lui-
ou HE l'Éducation. 185
même j c'eft le cas de l'homme vivant dans l'écac de la Nature. Quiconque fait ce qu'il veut, n'eft pas heureux, fi fes befoins paffenc Ces forces j c'eft le cas de l'enfant dans le même état. Les en- fans ne jouilTenr , même dans 1 état de Nature , que d'une liberté imparfaite , iemblable à celle dont jouilfent les hommes dans l'état civil. Chacun de nous, ne pouvant plus fe palfer des au- tres, redevient à cet égard foible ôc miférable. Nous étions faits pour être hommes j les loix de la fociété nous ont replongés dans l'enfance. Les Riches , les Grands , les Rois , font tous des en- fans qui , voyant qu'on s'emprelle à foulager leur mifere, tirent de cela même une vanité puérile , ôc font tout fiers des foins qu'on ne leur rendroit pas , s'ils étoient hommes faits.
Ces confidérations font importan- tes , & fervent à réfoudre toutes les contradiélions du fyftême focial. Il y a deux fortes de dépendances. Celle
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des chofes , qui eft de la Nature ; celle ^es hommes, qui ert de la focicté. La dépendance des chofes, n'ayant aucune moralité, ne nuit point à la liberté, & n'engendre point de vices: la dépen- dance àQS hommes , étant défordon- née (4), les engendre tous, & c'eft par elle que le Maître & l'Efclave fe dépravent mutuellement. S'il y a quel- que moyen de remédier à ce mal dans la fociété, c'eft de fubfticuer la loi à l'homme , & d'armer les volontés gé- nérales d'une force réelle, fupérieute à l'adiion de toute volonté particulière. Si \qs Loix des Nations pouvoient avoir, comme celles de la Nature, une inflexibilité que jamais aucune force humaine ne pût vaincre , la dépendance àts hommes redeviendroit alors celle des chofes j on rcuniroit dans la Ré.- publique tous les avantages de l'état
(4) Dans mes principes du droit politique , il eft Jémoiuré «jue nulle volomc particulière Jie peut être •idonnée dans le fyilêpic lecial.
ou DE l'Éducation. 185
naturel à ceux de l'érat civil ; on join- droit à la liberté qui maintient l'homme exempt de vices , là moralité qui l'élevé à la vertu.
Maintenez l'enfant dans la feule dé- pendance des chofes ; vous aurez fuivi l'ordre de la Nature dans le progrès de fon éducation. N'offrez jamais à (qs vo- lontés indifcrettes que àQS obttacles phyHques ou âQs punitions qui naif- fent des adions mêmes , & qu'il fe rappelle dans roccafion : fans lui dé- fendre de mal faire, il fuffit de l'en empêcher. L'expérience ou l'impuif» fanre doivent feules lui tenir lieu de loix. N'accordez rien à (qs defirs, parce qu'il le demande j mais parce qu'il en a befoin. Qu'il ne fâche ce que c'eft qu'obéilTance , quand il agitj ni ce que c'tfi: qu'empire, quand on agit pour lui; Qu'il fenre également fa libeité dans {es aétious & dans les vôcres. Suppléez à la force qui lui manque, autant pré- cifémenc qu'il en a befoia pour être
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libre , & non pas impérieux ; (]u'eBi recevant vos fervices avec une forte d'humiliation , il afpire au moment où il pourra s'en pafifer , & où il aura l'honneur de fe fervir lui-même.
La Nature a, pour fortifier le corps & le faire croître, des moyens qu'on ne doit jamais contrarier. Il ne faur point contraindre un enfant de refter, quand il veut aller j ni d'aller , quand il veut refter en place. Quand la vo- lonté àQS enfans n'eft point gâtée par notre faute, ils ne veulent rien inutile^ ment. Il faut qu'ils fautent, qu'ils cou- rent, qu'ils crient, quand ils en ont en- vie. Tous leurs mouvemens font des befoins de leur conftitution qui cher- che à fe fortifier: mais on doit fe dé- fier de ce qu'ils défirent , fans le pou- voir faire eux-mêmes , & que d'autres font obligés de faire pour eux. AIgts il faut diftinguer avec foin le vrai be- foin , le befoin naturel , du befoin de fantaifie qui commence à naître j ou de
ou DE L'ÉDVCjiTlON, 187
«eîui qui ne vient que de la furabon- dance de vie dont j'ai parlé.
J'ai déjà dit ce qu'il faut faire, quand un enfant pleure pour avoir ceci ou cela. J'ajouterai feulement que , dès qu'il peut demander en parlant ce qu'il délire, &, que pour l'obtenir plus vite, ou pour vaincre un refus, il appuie de pleurs fa demande , elle lui doit être irrévocablement refufée. Si le befoin Ta fait parler, vous devez le favoir ôc faire auffi-tôt ce qu'il demande : mais céder quelque chofe à (es larmes, c'eft l'exciter à en verfer , c'eft lui appren- dre à douter de votre bonne volonté , & a croire que l'importunité peut plus fur vous que la bienveillance. S'il ne VOU5 croit pas bon , bientôt il fera méchant ; s'il vous croit foible , il fera bientôt opiniâtre : il importe d'ac- corder toujours au premier figne ce qu*on ne veut pas refufer. Ne foyez point prodigue en refus , mais ne les révoquez jamais.
igS É M 1 L E i
Gardez-vous fur-tout de donner â l'enfant de vaines formules de poli- telTe qui lui fervent au befoin de pa- roles magiques , pour foumettre à ies volontés tout ce qui l'entoure , & ob- tenir à l'inftant ce qu'il lui plaît. Dans rédticatioii £içonniere des riches , on ne manque jamais de les rendre poli- ment impérieux , en leur prefcrivanr les termes dont ils doivent fe fervir pour que perfonne n'ôfe leur réfifter : leurs enfans n'ont ni tons, ni tours fupplians j ils font auflî arrogans , mcme plus , quand ils prient, que quand ils com- mandent , comme étant bien plus sûrs d'être obcis. On voit d'abord que sil vous plaît lignifie dans leur bouche il me plaît ^ & que je vous prie (igni- fie je vous ordonne. Admirable poli- teiTc , qui n'aboutit pour eux qu'à changer le fens des mots , & à ne pou- voir jamais parier autrement qu'avec empire ! Quant à moi qui crains moins qu'Emile ne foie gtolîier qu'arrogant ,
ou DE l'ÉdxJCATIOÎ^, 1^9
j'aime beaucoup mieux qu'il dife , en priant , faites cela , qu'en commandant je vous prie. Ce n'eft pas le terme dont il fe fert qui m'importe , mais bien l'acception qu'il y joint.
Il y a un excès de rigueur & un ex- cès d'indulgence tous deux également à éviter. Si vous lailfez pâtir les en- fans , vous expofez leur fanté , leur vie , vous les rendez adtuellemenc mi- férabies ; (\ vous leur épargnez avec trop de foin toute efpèce de mal-ètre , vous leur préparez de grandes mife- res , vous les rendez délicats , fenfi- blés , vous les fortez de leur étai d'hom- mes , dans lequel ils rentreront un jour malgré vous. Pour ne les pas expo- fer à quelques maux de la Nature , vous êtes l'artifan de ceux qu'elle ne leur a pas donnés. Vous me direz que je tombe dans le cas de ces mauvais percs , auxquels je reprochois de fa- criHer le bonheur d&s enfans , à la
ipo Emile,
confidcration d'un tems éloigné qui peut ne jamais être.
Non pas : car la liberté que je don- ne à mon Elevé , le dédommage am- plement des légères incommodités aux- quelles je le laiiîè expofé. Je vois de petits poliflons jouer fur la neige , violets , tranfis ôc pouvant à peine remuer des doigts. Il ne tient qu'à eux de s'aller chauffer , ils n'en font rien j Cl on les y forçoit , ils fentiroient cent fois plus les rigueurs de la contrainte , qu'ils ne fente celles du froid. De quoi donc vous plaignez - vous ? Ren- drai-je votre enfant miférable , en ne l'expofant qu'aux incommodités qu'il veut bien fouffrir ? Je fais fon bien dans le moment préfent , en le laiHant libre ; je fais fon bien dans l'avenir , en l'armant contre les maux qu'il doit fupporter. S'il avoir le choix d'être mon Élevé ou le vôtre , penfez-vous qu'il balançât un inftant ?
Concevez - vous quelque vrai bon-
ou DE l'Education, 191
heur poflible pour aucun ctre hors de fa conflitution ? & n'eft-ce pas for tir l'homme de fa confticution , que de vouloir l'exempter également de rous les maux de fon efpece ? Oui , je le fouclens \ pour fentir les grands biens , il faut qu'il connoi{Te les petits maux ; telle eft fa nature. Si le phyfique va trop bien , le moral fe corrompt. L'homme qui ne connoîrroit pas la douleur , ne connoitroit ni i'attendrif- fement de l'Humanité , ni la douceur de la commifération ; fon cœur ne feroic ému de rien , il ne feroit pas fociable, il feroit un monftre parmi (es femblaw bles.
Savez -vous quel eft le plus sûr moyen de rendre votre enfant miféra- ble ? c'eft de l'accoutumer à tout ob- tenir ; car fes defirs croifTant incef-* famment par la facilité de les fatis- faire , tôt ou tard l'impullfance vous forcera , malgré vous , d'en venir au
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refus , ôc ce refus inaccoutumé lui donnera plus de tourment que la pri- vation mcirie de ce qu'il dcfire. D'a- bord il voudra la canne que vous te- nez i bientôt il voudra votre montre j enfuite il voudra l'oifeau qui vole ; il voudra l'étoile qu'il voit briller, il voudra tout ce qu'il verra : à moins d'être Dieu, comment le contenterez-vous ?
C'eft une difpofition naturelle a l'homme de regarder comme fien tout ce qui eft en fon pouvoir. En ce fens. Je principe de Hobbes eft vrai jufqu'à certain point j multipliez avec nos defirs les moyens de les fatisfaire, cha- cun fe fera le maître de tour. L'enfant donc qui n'a qu'à vouloir pour obte- nir , fe croit le propriétaire de 1 Uni- vers y il regarde tous les hommes comme fes efclaves : & quand enfin l'on eft forcé de lui refufer quelque chofe , Jui, croyant tout poOfible quand il com- mande , prend ce refus pour un uùq
de
ou DE L*£duCATIOîJ, xpj
de rébellion ; toutes les raifons qu'on lui donne dans un âge incapable de raifonnement, ne fonr, à fon gré, que des prétextes ; il voie par - tout de la mauvaife volonté : le fentiment d'une injuftice prétendue aigriflant fon natu- rel , il prend tout le monde en haine,' & fans jamais favoir gré de la com- plaifance , il s'indigne de toute oppo-. lîtion.
Comment concevrois - je qu'un en-r fant ainfî dominé par la colère , & dé- voré des pallions les plus irafcibles,' puilTe jamais être heureux ? Heureux, lui ! c'efl: un Defpote y c'eft à la fois le plus vi'i des efclaves , & la plus mi- férable des créatures. J'ai vu des en fans élevés de cette manière, qui vouloient q-u'on renversât la maifon d'un coup dcpaule ; qu'on leur donnât le coq qu'ils voyoient fur un clocher ; qu'on arrêtât un Régiment en marche pour entendre les tambours plus long-tems,
Ôc qui perçoienc l'air de leurs crij Tome 1. I
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fans -vouloir écouter perfonne , aufll- tôt qu'on tardoic à leur obéir. Tout s'emprefToic vainement à leur com- plaire j leurs defirs s'irricant par la facilité d'obtenir , ils s'obllinoient aux cliofes impoflibles , & ne trouvoienc par-tout que contradictions , qu'obfta- cles , que peines, que douleurs. Tou- jours grondans , toujours mutins , tou- jours furieux , ils palToient les jours à crier , à fe plaiudre : étoient-ce là des êtres bien forituics ? La foibleiïê & la domination rjéunies n'engendrent que folie &c miferé. De deux enfans gâtés, l'un bat la table, ôc l'autre fut fouetter la mer ; ils auront bien à fouetter & à batrre, avant de vivre coa- tens.
'Si ces idées d'empire & de tyran- nie les. irendent miférables dès leur en- fance 9 que fera-ce quand ils grandi- ront s & que leurs rel.uions avec les autres hommes commenceront à s'é- tendre & fe multiplier? Accoutumés'
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à vo.ir tout fléchir devant eux, quelle farprife, en entrant dans le monde, de fentir que tout leur léfifte , & de Te trouver éciafés. du poids de cet Uni- vers qu'ils penfoient mouvoir à leur gré î Leurs airs infolens, leur puérile vanité ne leur attirent que mortifica- tions , dédains , railleries j ils boivent les affronts comme l'eau ; de cruelles épreuves leur apprennent bientôt qu'ils ne connoillent ni leur état , ni leurs forces j ne pouvant tout , ils croient ne rien pouvoir: tant d'obftacles inac- conrumcs les rebutent , tant de mépris les avilirfent j ils deviennent lâches , craintifs, rempans , 6c retombent au- tant au - de'Jous d'eux - mêmes qu'ils s'étoienc élevés au-deflTus.
Revenons à la règle primitive. La Nature a fait les enfins pour être ai- mes «Se fccourus , mais les a-t-elle faits pour c:re obiis de craints? Leur a-t-elle donné un air impofan:, un œil févere, une voix rude ec menaçante pour fe
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faire redouter ? Je comprends que le rugiflement d'un lion épouvante les animaux , & qu'ils tremblent en voyant fa terrible hure: mais fi jamais on vit un fpeclacle indécent , odieux , lili- ble > c'eft un Corps de Magillrats , le Chef à la tête, en habit de cétémonie , profternés devant un enfant au mail- lot , qu'ils haranguent en termes pom- peux , & qui crie ôc bave pour toute réponfe.
A confidérer l'enfance en elle-même, y a-t-il au monde un ctre plus foible , plus miférable, plus à la merci de tout ce qui Tenvironne, qui ait fi grand be- foin de pitié , de foins , de proteciion qu'un enfant? Ne femble-til pas qu'il ne montre une figure (i douce de un air fi touchant qu'afin que tout ce qui l'approche s'intérefie à fa foiblefie, & s'empreiïe à le fccourir ? Qu'y a-t-il donc de plus choquant , de plus con- traire à l'ordre, que de voir un enfant impérieux Se mutin commander à tout
ou DE l'Éducation, 197
ce qui l'enroiue , & prendre impu- demment le ton de Maître avec ceux qui n'ont qu'à l'abandonner pour le faire périr ?
D'autre part , qui ne voit que la foibleire du premier âge enchaîne ks enfans de tant de manières, qu'il cil barbare d'ajouter à cet aîTujertifiement celui de nos caprices , en leur ô:ant une liberté fi bornée , de laquelle ils peuvent fi peu abufer , & dont il eft fi peu utile à eux & à nous qu'on les prive ? S'il n'y a point d'objet fi di- gne de rifée qu'un enfant hautain , il n'y a point d'objet h digne de pitié qu'un enfant craintif. Puifqu*avec l'a-; ge de raifon commence la fervitude civile , pourquoi la prévenir par la fervitude privée ? Soufirons qu'un mo- inent de la vie foit exempt de ce joug que la Nature ne nous a pas impofé , ôc lailfons à l'enfance l'exercice de la liberté naturelle, qui l'éloigné au moins pour un tems , des vices que l'on
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contradte dans l'efclavage. Que ces Inflitiueiirs féveres , que ces pères af- fervis à leurs enhins , viennent donc les uns &c les autres avec leurs hivoles obje(5tions, & qu'avant de vanter leurs méthodes, ils apprennent une fois celle de la Nature.
Je reviens à la pratique. J'ai déjà die que votre enfant ne doit rien ob- tenir, parce qu'il le demande j mais parce qu'il en a befoin ( 5 ' j ni rien faire par obéiiTance , mais feulement par néceflîté : ainfî les mots à'obéir ik de commander feront profcrits de fon Didtionnaire , encore plus ceux de devoir ôc d'obligation • mais ceux de
(5) On doit fentir que, ccmnis la peine eft fouvcnt une nccefliic, le pl.iifir cft quelquefois un befoin. 11 n'y a donc qu'un feul dcfîr des cntans auquel on ne doive jamais complaire; c'ell celui de fe faire obéir. D'où il fuir, que, dans tout ce qu'ils demandent, c'eft fur-tout au motif qui les porte à le demander qu'il fiut faire attention. Accordez-leur, tant qu'il eft poflib'.e , tout ce qui peut leur faire un pbifir réel; rcfufei-lcur tou- jours ce qu'ils ne demandent que pat fantailie , ou pour faire un .i6tc d'ati'-ojjté.
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force 5 de néceffite , d'impuijjance ôc de contrainte y doivent tenir une grande place. Avant l'âge de raifoii , l'on ne fauroit avoir aucane idée des êtres moraux lù des relations fociales j il faut ô^onc éviter , autant qu'il fe peut , d'employer des mots qui les expriment, de peur que IViifanc n'at- taciie d'abord à ces mors ; de faulTes idées qu'on ne faura point, ^ qu'on ne pourra plus détruire. La première faufle idée qui entre dans fa tête eft en lui le germe .de l'erreur' &: uu vice: c'eft à , ce premier pas 'qu'il faut fur- îciî: 'faire attentiori.- Faiff^ç que îant qu'il n'eft frappé que Aqs choÇts kn- fiWes j' 'toutes fcs idées s'arrêtent aux fenfationsj faites que de toutes parts il n'apperçoive autour de lui que le mon- de^ pliy-ïique -. £x^As quoi Toyez fiir qu'il Ile ; vôW'i ëeoufétà pèirir dii -tout , ou qu'il fe f,'ra du mondé moral ,' dont vous lai "parlez i'- cts 'notions fancafti- ques que vous n'efficerez de la vie.
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1X30 Emile,
Raifonner avec les enfans croit la grande maxime de Locke j c'eft la plus en vogue aujourd'hui : {on fuccès ne me paroîc pourtant pas fort propre à la mettre en crédit j ôc pour moi je ne vois rien de plus fot que ces en- fans avec qui l'on a tant raifonné. De toutes les facultés de l'homme la rai- fon, qui n'eft-, pour ainfi dire, qu'un compofé de toures les autres, cil celle qui fe développe îe plus difficilement ik le plus tard: de c'cfi: de celle-là qu'on veut fe fervir pour développer les premières ! Le chefd'œuvre d'une bomie éducation eft de faire un homme raifonnabîe : ôc l'on prétend élever un enfant par la raifon ! C'eft com- mencer par la fin , c'eft vouloir faire rinftrument, de l'ouvrage. Si les enfàns entendoient raifou , ils n'auroient pas befoin d'être élevés j mais en leur par- lant dès leur bas âge une langue qu'ils n'entendent point , on les accoutume à fe payer de mots , à contrôler touc
eu DE L'ÈdUCAI'ION, 201
ce qu'on leur dit, à fe croire auffi fa- ges que leurs Maîtres , à devenir dif- puteurs & mutins , & tout ce qu'on penfe obtenir d'eux par des motifs raifonnables , on ne lobtienc jamais que par ceux de convoitife , ou de crainte, ou de vanité, qu'on eft toujours forcé d'y joindre.
, Voici la formule a laquelle peuvent fe réduire, à-peu-près, toutes les leçons de morale qu'on fait de qu'on peut faire aux enfans.
Le Maure. Il ne faut pas faire cela.
Lenfant. Et pourquoi ne faut-il pas faire cela?
Le Maure. Parce que c'eft mal fiit.
V enfant. Mal fait! Queftce qui eft mal fiiit ?
Le Mahrz. Ce qu'on vous déi-cn.!.
Venfanc, Quel mal y a-t-il à faire ce qu'on me défend ? le
loi E M I L E f
Le Maître. Oïi vous punie pour avoir défobéi»
Lenfant. Je ferai en forte qu'on n'en fachc rien.
Le Maître. On vous épiera.
Venfant. Je me cacherai.
Le Maître, On vous queftionner<i. Venfant. Je mentirai.
Le Maître. 11 ne faut pas mentir. L'enfant. Pourquoi ne faut-il pas mentir ?
Le Maître. Parce que c'tfl: mal fait, &c.
Voilà le cercle inévitable. Sortez- en ; l'enfant ne vous entend plus. Ne font-ce pas là àt% inftrudions fort uti- les? Je ferois bien curieux de favoir ce qu'on pourroit mettre à la place de
ou Ds l'Éducation. 203
ce dialogue ? Locke lui-même y eût, à cdiip sûr , été fore embarra(îc. Coii- noître le bien & le mal , fentir la *.il- foii des devoirs de l'homme , n'ell . pas l'affaire d'un enfanr. r-:
La Nature veut que les enfans foie ne enfans , avant que d'être hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, jious produirons des fruits précoces qui' n'auront ni maturité ni faveur, Se ne tarderont pas à fe corrompre : nous aurons de jeunes doéteiirs &: de vieux enfans. L'enfance a des manières de voir , de penfer , de fentir , qui lui {onz propres ; rieni n'efl: moins fenfé que d'y vouloir fabftiuuer les nôtres ; ôc j'aimerois autant exiger qu'un enfant eût cinq pied de haut, que du juge- ment à dix ans. En effet , à quoi lui ferviroic la raifon à cet âge ? Elle cft le frein de la force , & l'enfant n'a pas befoin de ce frein.
En elTayant de perfuader à vos Ele- vés le devoir de' l'obéillance , vous joi-
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104 E M 1 L E^
gnez à cette prétendue perfiialîon la force & les menaces , ou , qui pis eft , la flatterie & les promeires. Aialî donc, amorcés par l'intérêt , ou contraints par la force, ils font fembinnt d'être convaincus par la raifon. Ils voient rrès-bien que l'obéilTance leur efl avan- tageufe & la rébellion nuifible , auffi- tôt que vous vous appercevez de l'une ou de l'autre. Mais comme vous n'exi- gez rien d'eux qui ne leur loit défk- gréable , & qu'il eft toujours pénible de faire les volontés d'autrui , ils fe ca- chent pour faire les leurs , perfuadés qu'ils font bien , fi l'on ignore leur dé- fobéifTance , mais prêts à convenir qu'ils font mal , s'ils font découverts j de crainte d'un plus grand mal. La raifon du devoir n'étant pas de leiir âge , il n'y a homme au monde qiii vînt à bout de la leur rendre vraiment fenfible: mais la crainte du châtiment, l'efpoir du pardon , l'importunité , l'embarras de fé^-oncre, leur arracheac
ou T>E l'Éducation, 205 tous les aveux qu'on exige , & l'on croie les avoir convaincus , quand on ne les a qu'ennuyés ou intimidés,
Qu'arrive-t-il de là? Premièrement, qu'en leur impofanc un devoir qu'ils ne fèritent pas , vous les indiCpofez contre votre tyrannie , Se les détour- nez de vous aimer j que vous leur apprenez à devenir diffimulés , faux, menteurs , pour extorquer ê^Qs r-écom- penfes ou fe dérober aux châtimens; qu'enfin , les accoutumant à couvrir toujours d'un motif apparent un mo- tif fecret , vous leur donnez vous- même le moyen de vous abufer fans -cefle , de vous ôrer la connoifTance de leur vrai caraûere , & de payer vous & les autres de vaines paroles , dans l'occafion. Les loix , direz-vous , quoi- qu'obligatoires pour la confcience j ufent de même de contrainte avec les hommes faits. J'en conviens : mais que font ces hommes, finon ^qs en- fans gâtes par l'éducation ? Voilà pré-
20^ Emile;
cifément ce qu'il faut prévenir. Em- iployez' la force avec les enfans , &c la raifou avec les hommes : tel efl: l'ordre naturel : le fage n'a pas befoiii de loix. ' : .
Trakez votre Elevé félon (on ace. Mettez-le d'abord à fa place , &: zq- nez-l'y:^' ifi bien , qu'il ne tente plus d'en ibrtir. • Alors, avant de ' fa voir ce qiïfe c'efl: que fagefle , il en prati- querai''la plus 'importante leçon. Ne \\xi commandez jamais rien , quoi que ce foir au monde , abfolument rien. Ne lui laiik-z pas même imaginer que vous prétendii^z avoir -aucune aurorit-é fur lui. Qu'il fiche feulement qu'il eft foi- ble de que vous c tes fort, que par-fdli ctat & le vôtre il èft néceffairemenc à votre merci \ qu'il le fâché , qu'il l'ap- prenne , qu'il le fente : qu'il fente de bonne 'heui^ fur fa tète altiere le dur joug que ht' Nature impofe à l'homme , Je pefaht joiig de la nécertité , fous le- quel il faut que- tout être fini ployé: qu'il voye cette nccefîité dans les chofes ,
ou DE l'Éducation. 207
jamais dans le caprice [6) des hommes j que le frein qui le retient foit la force , & non l'aurorité. Ge dont il doit s'abftenir, ne le lui défendez pas, empêchez- le de le faire, fans expl'ica- tions , fans raifonnemens : ce que vous lui accordez , accordez - le à fon pre- mier mot , fans follicitations, fans prières; fur-tout fans condition. Accordez avec plaifir, ne refufez qu'avec répugnance; mais que tous vos refus foienr -irrévo- cables , qu'aucune importunité ne- vous ébranle, que le non prononcé^ foit un mur d'airain , contre lequel l'enfant n'aura pas épuifé cinq oii fix fois fes forces, qu'il ne tentera plus de le renverfer.^ ■' C'eft ainfi que vous le rendez- pa- tient , égal , rélîgné , paifible , même quand il n'aura pas ce qu'il a voulu ;
• • • ■ > ! t > •* rt
(«) On doit eue sûr que Tcnfant traitera fie c^ric? toute volonté contraire à la ficnne, & dont il ne fen- tira pas la raifon. Or, un enfant ne fcnt la raiCon de ricnj dans tout ce qui choque fes fautaifîes.
to8 Emile,
Car il eft dans la nature de l'homme d'endurer patiemment la néceflité àes chofes , mais non la mauvaife volonté d'autrui. Ce mot , // n'y en a plus , eft une léponfe contre laquelle jamais en- fant ne s'eft mutiné , à moins qu'il ne crût que c'étoit un menfonge. Au relie, il n'y a point ici de milieu; il faut n'en rien exiger du tout, ou le plier d'abord à la plus parfaite obéifiance. La pire éducation eft de le laifter flot- tant entre i^es volontés ôc les vôtres , & de difputer fans cefTe entre vous ôc lui, à qui des deux fera le maitre; j'ai- merois cent fois mieux qu'il le fut tou- jours.
Il eft bien étrange que, depuis qu'on fe mêle d'élever des enfans , on n'aie imaginé d'autre inftrument pour les conduite, que l'émulation, la jaloufîe, l'envie;, la vanité , l'avidité , la vile crainte^ toutes les paflions les plus dan- gereufes. Se les plus promptes à fermen- ter, & ks plus propres à corrompre
ou DE L'Education. 209
J'ame , même avant que le corps foit formé. A chaque inftrudicn précoce, qu'on veut faire entrer dans leur tére, on plante un vice au fond de leur cœur; d'infenfés infticuteurs penfent faire des merveilles , en les rendant méchans pour leur apprendre ce que c*eft que bonté 'y ôc puis ils nous difent grave- ment : tel eft l'homme. Oui , tel eft l'homme que vous avez fait.
On a effayé tous les inflrumens, hors un: le feul précifément qui peut réuflirj la liberté bien réglée. Il ne faut point fe mêler d'élever un enfant, quand on ne fait pas le conduire où l'on veut, par les feules loix du poflîble ôc de l'impof- fible. La fphere de l'un & de l'autre lui étant également inconnue, on l'étend , on la refferre autour de lui comme on veut. On l'enchaîne, on le poufle, on le retient avec le feul lien de la néceffité , fans qu'il en murmure : on le rend fouple &: docile pnr la feule force des chofes , fans qu'aucun vice ait l'occa-
IIO E M I L E y
ûon de germer en lui : car jamais les padioiis ne s'animent j tant qu'elles font de nul effec.
Ne donnez à votre Elevé aucune efpece de leçon verbale , il n'en doit recevoir que de l'expéiience ; ne lui infligez aucune elpcce de châçimeuc > car il ne fait ce que c'eft qu'erre en faute j qe lui £.ices jamais demander pardon , car il ne fauroit vous offen* fer. Dépourvu de toute moralité dans {es actions , il ne peut rien faire qui foie moralement mal , 8c qui mérice ni châtiment, ni réprimande.
Je vois déjà le Ledeur effrayé ju- ger de cet enfant par les . nôtres : il fe trompe. La gêne perpétuelle oii vous tenez vos Elevés irrite leur vivacité ; plus ils font cdntrainïs fous vos yeux , plus iljs font turbulens au hioment qulils s-échhppenc;. iil faut- bien, qu'ils fe dédomlnagent, quand ils peuvent , de ia durs contrainte où vous les tenez. X)eu3!: écoliers de la ville feront plus
ou DE l'Éducation. tu
de dégâc dans un pays que la JeiineîTe de tout un village. Enfermez un petic Monfieur & un petit payfan dans une chambre , le premier aura tout ren- verfé, tour brifé , avant que le feccnd foie forti de fa place. Pourquoi cela ? il ce n'eft que l'un fe hâte d'abufer d'un moment de licence , tandis que l'autre, toujours sûr de fa liberté, ne fe prefTe jamais d'en ufer. Et cepen- dant les enfans des villageois, fouvent flattés ou contrariés , font encore bien loin de l'état où je veux qu'on les tienne.
Pofons pour maxime inconteftable que les premiers mouvemens de la Nature font toujours droits ; il n'y a point de perverficé originelle dans le cœur humain. Il ne s'y trouve pns un feul vice dont on ne puifle dire com- ment & par oii il y eft entré. La feule paiïion naturelle à l'homme , eft l'amour de foi -môme, ou l'amour- propre pris dans un fens étendu. Cet amour-pro-
Ul É M 1 L E j
pre, en foi ou relativemenc à nous, eft bon & utile , & comme ii n'a peine de rapport néceflaire à autrui, il eft, à cet égard , naturellement indifférent j il ne devient bon ou mauvais que par l'application qu'on en fait èc les rela- tions qu'on lui donne. Jufqu'à ce que le guide de l'amour-propre , qui eft la raifon, puilfe naître, il importe donc <ja'un enfant ne faffe rien, parce qu'il eft vu ou entendu , rien en un mot par rapport aux autres , mais feu- lement ce que la Nature lui de- mande j & alors il ne fera rien que de bien.
Je n'entends pas qu'il ne fera ja- mais de dégât , qu'il ne fe blelfera point , qu'il ne brifera pas peut-être un meuble de prix, s'il le trouve à fa portée. Il pourroit faire beaucoup de ' lal fans mal faire, parce que la mau- 'aife adion dcpeud de l'intention de uire , & qu'il n'aura jamais cette in- jntion. S'il l'avoit une feule fois , tout
ou D-E L*ÊDUeAT20}f, iij
feroic déjà perdu ; il feroit méchant prefque fans relfource.
Telle chofe eft mal aux yeux de l'a- varice , qui ne l'eft pas aux yeux de k raifon. En laifTanc les enfans en pleine liberté d'exercer leur écourderie , il convient d'écarter d'eux tout ce qui pourroit la rendre coûteufe , ôc de ne laifler à leur portée rien de fragile ôc de précieux. Que leur appartement foit garni de meubles greffiers & Co' lides : point de miroirs , point de por- celaines , point d'objets de luxe. Quant à mon Emile , que j'élève à la campa- gne , fa chambre n'aura rien qui la difiingue de celle d'un Payfan. A quoi bon la parer avec tant de foin , puif- qu'il y doit refter fi peu ? Mais je me trompe ? il la parera lui-même , & nous verrons bientôt de quoi.
Que, fi malgré vos précautions, l'en- fant vient à faire quelque défordre , a cafler quelque pièce utile , ne le pu- niflTez point de votre négligence , ne
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le grondez point j qu'il n'entende pas un fcul mot de reproche ; ne lui laif- fez pas même enuevoir qu'il vous aie donné du chagrin , agillcz exactement comme il le meuble fe iûc cailc de lui-même j enfin croyez avoir beau- coup fair, fi vous pouvez ne rien dire. Oferai je expofer ici la plus grande , la pUis importante, la plus utile rè- gle, de, toute l'éducation ! ce n'ell pas de eagner du tems , c'efk d'en perdre. Leéleurs vulgaires , pardonnez - moi mes paradoxes: il en faut faire, quand on réflécliit \ & , quoi que vous puiflicz dire, j'aime mieux être homme à pa- radoxes qu'homme à préjugés. Le plus dangereux intervalle de la vie hu- maine , eft celui de la nailTance à l'âge de douze ans. C'eft le tems cù ger- ment les erreurs & les vices , fans qu'on ait encore aucun inftrument pour les détruire ; <Sc quand l'inftrumenc vient , les racines font fi profondes , qu'il n'eft plus tems de les arracher. Si
ou DE l'Éducation. zx ^
les enfans faucoienc roue d'un coup de 11 mammclle à l'âge de raifon , l'édutanon qu'on leur donne pour- roit leur convenir ; mais , félon le progrès naturel , il leur en faur une r^ure contraire. Il faudroic qu'ils ne fiiTent rien de leur ame juf-iu'à ce qu'elle eût toutes Tes facultés; car il eft impoilible qu'elle apperçoive le flambeau que vous lui préfcnrez , tandis qu'elle eft aveu;!e , & qu'elle fuive, da'is l'iniinenfe plaine des idées, une route que la raifon trace encore Ci légcrenient pour les meilleurs yeux.
La première éducation doit donc être purement négative. Elle confifte jion point à enfeigner la verru ni la vérité -, mais à garantir le cœur du vice & TeTprit de l'erreur. Si vous pouviez ne rien faire ôc ne rien laiifcr faire , fi vous pouviez amener votre Elevé fain &c robiifte à l'aG^e de douze ans, fans qu'il sût diftinguer fa main droire de fa main gauche , dh vos premières
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leçons , les yeux de fou entendement s'ouvriioient à la raifon j fans préju- gé , fans habitude , il n'auroit rien en lui qui pût contrarier l'effet de vos foins. Bientôt il devienuroit entre vos mains le plus fage des hommes, & en commençant par ne rien faire , vous auriez fait un prodige d'éducation.
Prenez le contre-pied de l'ufage, & vous ferez prefque toujours bien. Com- me on ne veut pas faire d'un enfant un enfant, mais un Doâ:eur, les Pères & les Maîtres n'ont jamais aflez tôt tan- cé, corrigé, réprimandé, flatté, me- nacé , promis , inftruit , parlé raifon. Faites mieux , foyez raifonnable , & ne raifonnez point avec votre Elevé , fur-tout pour lui faire approuver ce qui lui déplaît j car amener ainfi tou- jours la raifon dans les chofes défa- gréables , ce n'eft que la lui rendre en- nuyeufe , & la décréditer de bonne heure dans un efprit qui n'eft pas en- core en état de l'entendre. Exercez (oxi
corps ,
ou DE L'Éducation. hj corps, fies organes , fes Cens, fes for- ces ; mais tenez foii ame oifive aulîî long-tems qu'il fe pourra. Redoutez tous les fentimens antérieurs au juge- ment qui les apprécie. Retenez , ar- rêtez les impielîîons étrangères : ôc , pour empêcher le mal de naître, ne vous prelTez point de faire le bien ; car il n'eft jamais tel , que quand la raifon i'éclaire. Regardez tous les dé- lais comme des avantages j c'eft ga- gner beaucoup que d'avancer vers le terme fans rien perdre ; laiflez mûrir l'enfance dans les enfans. Enfin quel- que leçon leur devient-elle néceiïaire : gardez-vous de la donner aujourd'hui , fi vous pouvez diftérer jufqu'à demain fans danger. "
Une autre confidération q'ii confir- me rutiliié de cette méthode, eft celle du génie particulier de l'enfant , qu'il faut bien connoître pour favoir quel régime moral lui convitp.r. Chaque efprit a fa forme propre , fcluii laquelle
Tome I. K
xi9 Emile,
il a befoin d être gouverne ; 6c il im- porte au fuccès des foins qu'on prend, qu'il foie gouverné par cette forme & non par une autre. Homme prudent , épiez long-tems la Nature , obfervez bien votre Elevé , avant de lui dire le premier mot j lailTez d'abord le germe de fon caradere en pleine liberté de fe montrer , ne le contraignez en auoi que ce puifTe être , afin de le mieux voir tout entier, Penfez-vous que ce rems de liberté foit perdu pour lui ? Tout au contraire , il fera le mieux employé j car c'eft ainfi que vous apprendrez à ne pas perdre un feul moment dans un tems plus précieux : au-lieu que , (î vous commencez d'agir avant de fa- voir ce qu'il faut faire , vous agirez au hafard j fujet à vous tromper , il faudra revenir fur vos pas ; vous ferez plus éloigné du but que fi vous eufliez été moins prefTé de l'atteindre. Ne faites donc pas comme l'avaie , qui perd beau- coup ppur ne vouloir rien perdre. Sa-
ou DE L'ÉdUCATIOIT. 11^
ciifiez dans le premier âge un tems que vous regagnerez avec ufure dans un âge plus avancé. Le fage Médecin ne donne pas étourdîment des ordon- nances à la première vue 5 mais il étudie premièrement le tempérament du malade avant de lui rien prefcrire : il commence tard à le traiter, mais il le guérit j tandis que le Médecin trop prefle le tue.
Mais où placerons -nous cet enfant pour l'élever comme un être infenfî- ble , comme un automate ? Le tien- drons-nous dans le globe de la Lune , dans une ifle déferre ? L'écarterons- nous de tous les humains ? N'aura-t-il pas continuellement , dans le monde , le fpedacle & l'exemple des pallions d'autrui ? Ne verra- t-il jamais d'autres enfans de fon âge ? Ne verra-t-il pas fes parens , les voifins , fa Nourrice , fa Gouvernante , fon Laquais , fon Gou- verneur même , qui , après tout , ne fera pas un Ange ?
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Cetre objedion eft forte Se folide. Mais vous ai- je an que ce fût une en- trcprife aifée qu'une éducation natu- relle ? O hommes ! eft-ce ma faute fi vous avez rendu difficile tout ce qui eft bien ? Je fens ces difficultés , j'en conviens : peut-être font-elles infur- montables. Mais toujours eft - il sûr qu'en s'appliquant à les prévenir , on les prévient jufqu'à certain point. Je montre le but qu'il faut qu'on fe propo- fe: je ne dis pas qu'on y puilTe arriver; mais je dis que celui qui en approchera davantaîre , aura le mieux réuffij
Souvenez- vous qu'avant d'ôfer en- treprendre de former un homme , il faut s'être fait homme foi-même \ il £iuc trouver en foi l'exemple qu'il fe doit propofer. Tandis que l'enfant eft en- core fans connoiflance , on a le tems de préparer tout ce qui l'approche à ne frapper fes premiers regards que des objets qu'il lui convient de voir. Rendez - vous refoedable à tout le
ou DE l'Éducation. m
monde j commencez pnr vous faire ai- mer , afin que chacun cherche à vous complaire. Vous ne ferez point maî- tre de l'enfant , fi vous ne l'êtes de tout ce qui l'encoure , Se cect(^ autorité ne fera jamais fuffifante , fi elle n'eft fuii- dée fur l'eftime de la vertu. 11 ne s'a- git point d'épuifer fa bourfe & de ver- fer l'argent à pleines mains j je n'ai jamais vu que l'argent fît aimer per- fonne. Il ne faut point être avare & dur , ni plaindre la mifere qu'on peut foulager ; mais vous aurez beau ouvrir vos coffres : fi vous n'ouvrez aulTi vo- tre cœur , celui des autres vous reftera toujours fermé. C'eft vorre tems , ce font vos foins, vos aifedlions , c'eft vous-même qu'il fiut donner j car, quoi que vous puifiiez faire , on ùnz toujours que votre argen: n'eft point vous. Il y a des témoignages d'intérêt ôc de bienveillance qui font plus d'effet , ôc font réellement plus utiles que tous les dons: combien de mal-
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heureux , de malades ont plus befoin (ie confolation que d'aumône ! com- bien d'opprimés à qui la proceilion fert plus que l'argenc ! Raccommodez les gens qui fe brouillent , prévenez \ts procès , portez les enfans au de- voir , îes pères à l'indulgence , favo- rifez d'heureux mariages , empcchez les vexations , employez , prodiguez le crédit des parens de votre Elevé en faveur du foible à qui on refufe juftice & que le puilfant accable. Déclarez- vous hautement le proteâreur ^qs mal- heureux. Soyez jufte, humain , bien* faifanr. Ne faites pas feulement l'au- mône , faites la charité j les œuvres de miféricoide fouîagent plus de maux que l'argent : aimez les autres , <?c ils vous aimeront : fervez-les , & ils vous fçrviront j foyez leur frère , &c ils fe- ront vos enfans,
C'eft encore ici une des raifons pour- quoi je veux élever Emile à la cam- pagne, loin de la canaille, des valets,
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les derniers des hommes après leurs maîtres y loin des noires mœurs des villes que le vernis dont on les cou- vre rend féduifantes & contîigieufes pour Iqs enfans : au-lieu que les vices dus payfans , fans apprêt & dans toute leur grolliereté , font plus propres à re- buter qu'à féduire , quand on n'a nul intérêt à les imiter.
Au village , un Gouverneur fera beau- coup plus maître des objets qu'il vou- dra préfenter à l'enfant ; fa réputation , fes difcours , fon exemple , auront une autorité qu'ils ne fauroient avoir à la ville : étant utile à tout le monde , cha- cun s'empreflera de l'obliger , d'être eftimé de lui , de fe montrer au dif- ciple tel que le Maître voudroit qu'on fût en effet ; & fi l'on ne fe corrige pas du vice , on s'abftiendra du fcandale ; c'efl: tout ce dont nous avons befoiii pour notre objet.
CeflTez de vous en prendre aux au- tres de vos propres fautes : le mal que
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les enfans voienc les corrompt moins que celui que vous leur apprenez. Tou- jours fermoneurs , toujours moraliftes , toujours pédans , pour une idée que vous - leur donnez la croyant bonne , vous leur en donnez à la fois vingt autres qui ne valent rien j pleins de ce qui fe paf- fe dans votre tète , vous ne voyez pas l'efTet que vous produifez dans la leur. Parmi ce long flux de paroles dont vous les excédez incefTamment , pen- fez-vous qu'il n'y en ait pas une qu'ils faiiîiTent à faux ? Pcnfez vous qu'ils ne commentent pas à leur manière vos explications diffufes , ôc qu'ils n'y trou- vent pas de quoi fe faire un fyftème à leur portée qu'ils fauront vous op- pofcr dans l'occafion ?
Ecoutez un petit bon-homme qu'on vient d'endoftfiner ; laiflez-le jafcr , queftionner , extravaguer à fon aife , vc vous allez être furpris du tour étran- ge qu'ont pris vos raifonnemens dans ion efprit : il confond tout ; il renverfe
ou DE L'EdlXATION, Z2 5
tour , il vous impatiente , il vous dé- fole quelquefois par d^s objedlions imprévues. 11 vous réduit à vous taire , ou à le faire taire : & que peur-il pen- fer de ce filence , de la parc d'un hom- me qui aime tant à parltr ? Si jamais il remporte cet avantage , & qu'il s'en apperçoive, adieu l'éducation; tout efi; fini âh$ ce moment : il ne cherche plus à s'inllruiie , il cherche à vous ré- futer.
Maîtres zélés , fuyez (impies , dif- cre ts , retenus j ne vous hâtez jamais d'agir , que pour empêcher d'agir les autres \ je le répéterai fans ceffe , ren- voyez , s'il fe peut, une bonne inftruc- tion , de peur à^Qw donner une mau- vaife. Sur cette terre dont la jNarure eût fait le premier paradis de l'hom- me , craii^nez d'exercer remnloi du zen- tateur , en voulant donner à l'iiinacen- : ce la connoilTance du bien & du mal: ne pouvant empèJier que l'enfaiu ne s'in[truife au-dehors par des exemples.
ii(j Emile,
bornez route votre vigilance a impri- mer CQS exemples dans fon efprit , fous l'image qui lui convient.
Les partions impétueufes produifent un grand effet fur l'enfant qui en efl: témoin , parce qu'elles ont des fîgnes très-fenfibles , qui le frappent ôc le forcent d'y faire attention. La colère fur-tout eft fi bruyante dans (es em- portemcns , qu'il cft impofllble de ne pas s'en appercevoir , étant à portée. Il ne faut pas demander fi c'eft-là pour un Pédagogue Toccafion »d'entamer un beau difcours. Eh ! point de beaux dif- cours : rien du tout , pas un feul mot. Laifiez venir l'enfant : cconné du fpec- tacle , il ne manquera p.is de vous queftionner. La réponfe eft fimple ; elle fe tire des objets mêmes qui frap- pent fes (giis, 11 voit un vifage enflam- mé , des yeux étincelans , un gefte menaçant , il entend des cris 5 tous lignes que le corps n'eft pas dans fon afliecce. Dices-lui pofément , fais af-
Oc; DE L*EdVCATI0N. iiy
fe(5katioii , fans myftere : ce pauvre homme eft malade , il eft dans un ac- cès de fièvre. Vous pouvez de-là tirer occafion de lui donner , mais en peu de mots , une idée dçs maladies , Se de leurs effets : car cela aullî eft de la Nature, ôc c'eft un des liens de la né- ceflité auxquels il fe doit fentir alTu- jetti.
Se peut-il que , fur cette idée , qui n'eft pas faufle , il ne contrade pas de bonne heure une certaine répugnance à fe livrer aux excès des partions , qu'il regardera comme des maladies ; & croyez - vous qu'une pareille notion , donnée à propos , ne produira pas un effet aufli falutaire , que le plus en- nuyeux ftrmcn de morale ? Mais voyez dans l'avenir les confcquences de cette notion ! vous voilà autorifé , fi jamais vous y êtes contraint , à trai- ter un enfant mnrin , comme un en- fant malade ; à l'enfermer dans fa chambre, dans fon lit, s'il le fautj a
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2i8 Emile,
le renir îiu régime , à l'effrayer lui- même de fes vices naiflTans ; à les lui rendre odieux & redoutables , fans que jamais il puifle regarder comme nn châcimenr la févcrité dont vous ferez peut-être forcé d'ufer pour l'en guérir. Que s'il vous arrive à vous- même , dans quelque moment de vi- vacité , de fortir du fang froid &: de la. modération dont vous devez faire votre étude , ne cherchez point à lui déguifer votre faute : mais dites-îui franchement avec un teiidre reproche: lïîon ami j vous m'avez fait mal.
Au refte , il importe que toutes les naïvetés que peut produire dans un enfant la simplicité des .idées dont il eft nourri,; ne foienc jamais relevées en fa préfence, ni citées de manière qu'il puiiTe l'apprendre. Un éclat de lire indifcret peut garer le travail de .^x mo^s , 6c faire un toit irréparable pour toute la vie. Te ne puis affez re- dire que, pour ccre le maii,re de l'en-
ou D'B l'Éducation, 219
fane , il faut être fou propre maître. Je me repi éfcnte mon petit Emiie , au fore d'une rixe entre deux voifines , s'avjnçant vers la plus furieufi , Ôc lai difant d'un ton de commifération : Ma Bonne j vous ct.cs malade ^ j'en fuis bien fâché, A coup sûr, cette faillie ne reftcra pas fins effet fur les Spediateurs , ni peur-ctre fur les Adrices. Sans rire, fp.ns le gronder , fins le louer, je l'em- mene de gré ou de force, avant qu'il puiiïe appercevoir cet effet , ou du moins avant qu'il y penfe , & je me hâte de le dillraire fur d'autres objets qui le lui falfent b'en vite oublier-
Mon deffcin n'eH: point d'entrer dans tous leurs détail; ; mais feulement d'ex- pofer les maximes générales , & de donner des exemples ^^ns les occa- /ions difficiles. Je tiens pour impo(fi- ble qu'au fcin de la fociécé, l'on puilîe amener un enfant à l'âge de dtiuze ans, fans lui donner quelque idée des rap- ports d'homme à homme, & de la mo*
i^o Emile,
ralité des adlions humaines. II" fuffic qu'on s'applique à lui rendre ces no- tions néceflaires le plus tard qu'il fe pourra , & que , quand elles devien- dront inévitables , on les borne à l'a- tilité préfente , feulement pour qu'il ne fe croye pas le maîrre de tout , 5c qu'il ne faiïe pas du mal à autrui fans fcrupule & fans le favoir. Il y a des caradères doux & tranquilles qu'on peut mener loin fans danger dans leur première innocence j mais il y a audî des naturels violens , dont la férocité fe développe de bonne heure , & qu'il faut fe hârer de faire hommes pour n'être pas obligé de les enchaîner.
Nos premiers devoirs font envers nous ; nos fentimens primitifs fe con- centrent en nous-mêmes , tons nos inouvemens naturels fe rapportent d'a- bord à notre confervation ôc à notre bien-être. Ainfi , le premier fcntimenc de la juftice ne nous vient pas de celle que nous devons , mais de celle qui
ou DE l'Éducation. 251
nous efl: due; ôc c'eft encore un des contre-fens des éducations communes , que , parlant d'abord aux enfans de leurs devoirs , jamais de leurs droits, on commence par leur dire le contraire de ce qu'il faut ; ce qu'ils ne fauroienc entendre , Se ce qui ne peut les inté- reffer.
Si j'avois donc à conduire un de ceux que je viens de fuppofer , je me di- rois : un enfant ne s'attaque pas aux perfonnes (7) , mais aux chofes ; &c bientôt il apprend, par l'expérience, à refpeârer quiconque le palfe en âge de en force : mais les chofes ne fe détren-
(7) On ne doit j.imais foiiifrir qu'un enfhnt fe joue aux grandes perfonnes comme avec fes intérieurs , ni même comme avec fcs éc,.^nx. S'il ôfoit fr.ipper féricu- femem q'ielqii'un , fût-ce fon Laquais, fût-ce le Bour- reau , faites qu'on lui rende toujours fes coups avec ufure , &: de manière à lui ûter l'envie d'y revenir. J'ai vu d'imprudentes Gouvernantes animer h mutine- rie d'un enfant , l'exciter à battre, s'en 'aiflcr battre elles mcmes , & rire de fcs foibles coups , Ouïs fongcr qu'ils étoient aut.'.iu de meurtres dms l'intention du petit furieux , Ce que celui qui veut battre étant jeuae^ voudra tuer étant grand.
2^1 E M J J, E ,
dent pas elles-mêmes. La première idée qu'il faut lui donner cft donc moins celle de la liberté , que de la pro- prictc j ôc pour qu'il puilfe avoir cette idée , il faut qu'il ait quelque chofe en propre. Lui citer Cqs hardes , (gs meubles , Tes jouets , c'eft ne lui rien dire ; puifque , bien qu'il difpofe de ces chofes , il ne fait ni pourquoi, ni com- ment il les a. Lui dire qu'il les a , parce qu'on les lui a données , c'eft ne faire gueres mieux j car pour donner , il faut avoir : voilà donc une propriété anté- rieure a la fienne , ôc c'eft le principe de la propriété qu'on lui veut expli- quer j fans compter que le don eft une convention , ôc que l'enfant ne peut favoir encore ce que c'eft que conven- tion ( 8 ). Ledeurs , remarquez , je
(8) Voilà pourquoi la plupart «les cnfins vonlcot ravoir ce qa'ils ont donné, &: p'x-'.irent q :aiK| o;i ne le îciir veut pas r^-iulrt;. Cela nj leur arrive pl'J?, qii.md îîs cnr oa-.i coniju ce que c'c't q'.ie donj feukmcnt ils foi;t alors piu; cJicoDi'i'cdls ù ilouncr.
ou DE l'Éducation. 233
vous plie , dans cet exemple & dans cent-mille autres, comment , fourrant dans la tête dQS enfans des mots qui n'ont aucun fens à leur portée , on croit pourtant les avoir fort bien inf- truirs.
Il s'asit donc de remonter à l'origi- ne de la propriété ; cir c'eft de-là que la première idée en doit naître. L'en- fant , vivant à la campagne , aura pris quelque notion des travaux champê- tres j il ne f^ut pour cela que des yeux , du loifir ; il aura l'un 8c l'autre. Il eft de tout âge , fur-tout du fien , de vouloir créer j imiter , produire , don- ner des figues de puilTance Se d'aéli- vité. Il n'aura pas vu deux fois labou- rer un jardin , fcmer , lever , croîrre des légumes qu'il voudra jardiner à fon tour.
Par les principes ci devant établis, je ne m'oppofe point à fon envie \ au con- traire je la favoiife, je pirtage fon goût je travaille avec lui, non pour fon plai-
154 Ê M J L Ej
fîr , mais pour le mien ; du moins ii le croit ainfi : je deviens fon garçon jardi- nier j en attendant qu'il ait des bras , je laboure pour lui la terre; il en prend polîeflîoa en y plantant une fève , & fû- rement cette pofTerfion eft plus facrée & plus refpecftable que celle que prenoit Nugnès Balboa de l'Amérique méridio- nale au nom du Roi d'Efpagne , en plantant fon étendard fur les Côtes de la mer du Sud.
On vient tous les jours arrofer les fèves, on les voit lever dans des tranf- ports de joie. J'augmente cette joie en lui difant : cela vous appartient ; & lui expliquant alors ce terme d'ap- partenir , je lui fais fentir qu'il a mis là fon tems , fon travail , fa peine , fa perfonne enfin ; qu'il y a dans cette terre quelque chofe de lui-même qu'il peut réclamer contre qui que ce foit , comme il pourroit retirer fon bras de la main d'un autre homme qui voudroic le retenir malgré lui.
ou DE L^ÉdUCATION. I35 Un beau jour il arrive emprefle Se l'arrofoir à la main. O fpeftacle ! o dou- leur ! toutes les fèves font arrachées , tout le terrein eft bouleverfé , la place même ne fe reconnoît plus. Ah ! qu'eft devenu mon travail , mon ouvrage , le doux fruit de mes foins ôc de mes fueurs ? Qui m'a ravi mon bien ? qui m'a pris mes fèves ? Ce jeune cœur fe fouleve; le premier fentiment de l'in- juftice y vient verfer fa ttifte amertu- me. Les larmes coulent en ruifleaux ; l'enfant défolé remplit l'air de gémif- femens & de cris. On prend part à fa peine, à fon indignation; on cherche, on s'informe, on fait des perquifitions , enfin , l'on découvre que le Jardinier a fait le coup : on le fait venir.
Mais nous voici bien loin de comp- te. Le Jardinier , apprenant de quoi l'on fe plaint , commence à fe plaindre plus haut que nous. Quoi! Meilleurs, c'ell: vous qui m'avez ainfi gâté mon ouvrage ? J'avois femé là des melons
1^6 É M I L Ej
de Malte , dont la graine m'avolt été donnée comme un tréfor , 6c defquels j'efpérois vous régaler , quand ils fc- roient murs : mais voilà que , pour y planter vos miférables févcs , vous m'avez détruit mes melons déjà tout levés , & que je ne remplacerai jamais. Vous m'avez fait un tort irréparable , êc vous vous êtes privés vous mêmes du plaifîr de manger des melons ex- quis.
Jean Jacques»
« Fxcufez-nous , mon pauvre Ro- » bert. Vous aviez mis là votre ira- î> vail , votre peine. Je vois bien que sï nous avons eu tort de gâter votre » ouvrage j mais nous vous terons ve- 33 nir d'autre graine de Malte , & nous » ne travaillerons plus la terre, avant » de favoir fi quelqu'un n'y a point mis » la main avant nous. . Rolfen,
9» Oh ! bien , Meilleurs , vous pouvez p donc vous repofer j car il n'y a plus
ou DE L^ÊdUCATION. 237
« gueres de terre en friche. Moi , je ») travaille celle que mon père a bo- « nifiée ; chacun en fait autaiic de foii « côté , ôc toutes les terres que vous » voyez font occupées depuis long-
» tems.
Emile,
33 Monfieur Roberr , il y a donc
» fouvent de la graine de melon per-
» due ?
Rohert,
M Pardonnez-moi , mon Jeune ca- « det j car il ne nous vient pas fouvent « de petits Meffieurs aufll étourdis 33 que vous. Perfonne ne touche an >3 jardin de fon voifin j chacun refpec- 33 te le travail des autres , afin que le »> fien foie en fureté.
EmUe. jj Mais taoi , je n'ai point de jar- » din,
Robert.
« Que m'importe ? fi vous gâtez le »» -iQÎen , je ne vous y laifierai plus pro*
*i8 Emile,
j> mener ; car , voyez-vous ! je ne veux » pas perdre ma peine.
Jean Jacques,
y» Ne pourroit-on pas propofer un t> arrangement au bon Robert ? qu'il » nous accorde, à mon petit ami 6c à » moi , un coin de (on jardin pour le »j cultiver , à condition qu'il aura U »> moitié du produit. Robert,
» Je vous l'accorde fans condition. « Mais fouvenez-vous que j'irai labou- rer vos fèves , fi vous touchez a mes 33 meloiu. f»
Dans cet eflai de la manière d'in- culquer aux enfans les notions primi- tives , on voit comment l'idée de la propriété remonte naturellement au droit de premier occupant par le tra- vail. Cela eft clair , net > fimple , & toujours à la portée de l'enfant. De- là jufqu'au droit de propriété & aux échanges il n'y a plus qu'un pas , après
OV DE L'ÉDUCATION, ij^
lequel il faut s'arrêter tout court. On voit encore qu'une explication, que je renferme ici dans deux pages d'écriture , fera peut-être l'affaire d'un an pour la pratique : car dans la car- rière des idées morales, on ne peut avancer trop lentement , ni trop bien s'affermir à chaque pas. Jeunes Maî- tres , penfez , je vous prie , à cet exem- ple, & fouvenez-vous qu'en toute chofe vos leçons doivent être plus en adions qu'en difcours j car les enfans oublient aifément ce qu'ils ont dit & ce qu'on leur a dit , mais non pas ce qu'ils ont fait Se ce qu'on leur a fait; De pareilles inftru(ftions fe doivent donner, comme je l'ai dit, plutôt ou plus tard , félon que le naturel paifi- ble , ou turbulent de l'Elevé en accé- lère ou retarde le befoin ; leur ufase cft d'une évidence qui faute aux yeux : mais pour ne rien omettre d'impor- tant dans les chofes difficiles, donnons encore un exemple.
1^0 É M I L Ej
Votre enfaiK difcole gâte tout ce qu'il touche , ne vous fâchez point j mettez hors de fa portée ce qu'il peut gâter. Il brife les meubles dont il fe. fert : ne vous hâtez point de lui en donner d'autres j lailTez-lui fencir le préjudice de la privation. Il ca(Tè les fenêtres de fa chambre : laiflTez le venc foufïler fur lui nuit «Se jour fans vous foncier des rhumes j car il vaut mieux qu'il foit enrhumé que fou. Ne vous plaignez jamais des incommodités quil vous caufe , mais faites qu'il les fente le premier. A la fin vous faites raccommoder les vîtres , toujours fans rien dire : il les calfe encore j changez alors de méthode : dites -lui féche- ment mais faiis colère : les fenêtres font à moi , elles ont été mifes là par mes foins, je veux les garantir; puis vous l'enfermerez à l'obfcuriré dans un lieu fans fenèrre. A ce procédé Ci nouveau, il commence par crier, tem- pêter 5 perfonne ne* l'ccoate. Bientôt
il
ou DE l'Éducation. 141
il fe lafTe & change de ton. Il fe plaint, il gémit : un domeftique fe préfente , le mutin le prie de le délivrer. Sans chercher de prétextes pour n'en rien faire , le domeftique répond : fai auffi des vitres à conjerver ^ ôc s'en va. Enfin après que l'enfant aura demeuré la plufieurs heures, aflez long-tems peut s'y ennuyer & sen fouvenir , quelqu'un lui fuggérera de vous propofer un ac- cord au moyen duquel vous lui ren- driez la liberté, ôc il ne cafleroit plus de vitres : il ne demandera pas mieux. Il vous fera prier de le venir voir , vous viendrez ; il vous fera fa propo- fition, & vous l'accepterez à l'inftant, en lui difant : c'ed très-bien penfé , nous y gagnerons tous deux ; que n*a- vez-vous eu plutôt cette bonne idée? Et puis, fans lui demander ni pro- teftation , ni confirmation de fa promef- fe, vous l'embrafferez avec joie & rem- mènerez fur le champ dans fa cham- bre , regardant cet accord comme fa- Tome /. L
i4i Emile,
crc Se inviokbie autant qr.e fi le fer- ment y avoit pane. Quelle idée peii- fez-vous qu'il prendra , fur ce procédé , de la foi des engagemens & de leur utilité? Je fuis trompé s'il y a fur la terre un feul enfant , non déjà gâté , à répreuve de cette conduite , Se qui s'avife, après cela, de cafler une fenêtre à defleirt (9). Suivez la chaîne de tout cela. Le petit méchant ne fongeoic guères , en faifant un trou pour planter
(9) Au refie , quand ce devoir de tenir fes eng.ige- mens ne feroit pas sffïïimi dans l'clprit de l'enfant par le poids de Ion utilité , b'cntôt le fentimcnt intérieur , commençant à poindre, l^'-ii impofcroit comme une loi de la confcience, comme un principe inné qui n'attend, pour fe développer, que les connoiirmccs aux- quelles il s'applique. Ce premier trait n'elt point mar- qué par la main de<; hommes , mais gravé dàîis nos cœurs par l'Auteur de toute jurtice. Otez la loi pri- mitive des conventions & l'obâigation qu'elle impofe , tout eft illufoire, 6v vain dans la fociété humaine. Qui ne tient que par fon prohc à fa piomeflc, n'cit guères plus lié que s'il r.'eût rien promis ; ou tout au plus il en fera du pouvoir de la violer comme de la bifque des Joueurs, qui r.e tardent à s'en prévaloir, que pour attend iç le moment de s'en prévaloir avec plus d'aVantnpe. Ce pr'ncipe cfl; de la dernière impor- tance , & mérite d'être .-) [ ic. iondi ; car c'ell ici que 'homme commence à fe mi.ti;c en contradidion avec iii-même.
ou DE VÈdUCATIOK, 245
fa fève, qu'il fe creuioit. un cachot où fa fcieace ne tarderoic pas à le faire enfermer.
Nous voilà dans le monde moral j voilà la porce ouverte au vice. Avec les conventions & les devoirs , naif- fent la tromperie &: le menfonge. Dès qu'on peut faire ce qu'on ne- doic pas, on veut cacher ce qu'on n'a pas dû faire. Dès qu'un intérêt fait promet- tre , un intérêt plus grand peut faire violer la promeffe ; il ne s'agit plus que de la violer .impunément. La reiïource ell: naturelle; on fe cache &: l'on ment. N'ayant pu prévenir le vice , nous voici déjà dans le cas de le pu- nir : voilà les miferes de la vie hu- maine, qui commencent avec fes er- reurs.
J'en ai die alfez pour faire enten- dre qu'il ne faut jamais infliger aux enfans le châtiment comme châtiment,, mais qu'il doic toujours leur arriver
L 2
244 É M I L E j
comme une fuite naturelle de leur mauvaife adtion. Ainfi, vous ne dé- clamerez point contre le menfonge, vous ne les punirez point précifcmenc pour avoir menti j mais vous ferez que tous les mauvais effets du menfonge, comme de n'être point cru quand on dit la vérité , d'être accufé du mal qu'on n'a point fait, quoiqu'on s'en défende , fe raflfemblent fur leur tête , quand ils ont menti. Mais expliquons ce que c'eft que mentir pour les enfans.
Il y a deux fortes de menfonges j celui de fait qui regarde le pa(fé , ce- lui de droit qui regarde l'avenir. Le premier a lieu , quand on nie d'avoir fait ce qu'on a fait , ou quand on af- firme avoir fait ce qu'on n'a pas fait , €c en général quand on parle fciem- ment contre la vérité des chofes. L'au- tre a lieu , quand on promet ce qu'on n'a pas deflTein de tenir , ôc en géné- ral quand on montre une intention
ou DE l^Education. 245
contraire à celle qu'on a. Ces deux menfonges peuvent quelquefois Te raf- ffiuibler dans le même (10); mais je les confidere ici par ce qu'ils onc de différent.
Celui qui fent le befoiii qu'il a du fecours des autres , 6c qui ne ceffe d'éprouver leur bienveuillance , n'a nul intcrêc de les tromper j au con- traire , il a un intérêt fenfible qu'ils voyent les chofes comme elles font, de peur qu'ils ne fe trompent à fon préjudice. Il cft donc clair que le men- fonge de fait n'eft pas naturel aux en- fms y nuis c'ell la loi de l'obéilTance qui produit la nécellîté de mentir , parce que, l'obéllfance étant pénible, on s'en difpenfe en fecret le plus qu'on peut , & que l'intérêt préfent d'éviter le châtiment ou le reproche, l'empor- te fur l'intcréc éloigné d'expo fer la
(10) Comme lorfqu'accufé d'une nauviilo adion , le coupable s'en défcr.d en le difant honnae - Jioiv.iiie. Il nient alors dans le ijit fie dans le droit.
1- 5
1^6 Ê M I L Ej
vérité.. Dans l'éclucation naturelle 5c libre , pourquoi donc votre enfant vous mentiroic-il ? qu'a-t-il à vous cacher ? Vous ' ne le reprenez point , vous ne le punilfcz de rien , vous n'exigez rien de lui. Pourquoi ne vous diroic-il pas tout ce qu'il a fait, auffi- naïvement qu'à fon petit camarade ? 11 ne peut voir à cet aveu plus de dan- ger d'un coté que de l'autre.
Le menfonge de droit efl moins naturel encole , puifque les promelîes de faire ou de s'abftenir font des ac- tes conventionnels , qui fortent de l'état de nature & dérogent à la li- berté. Il y a plus ; tous les engage- mens des enfans font nuis par eux- mêmes , attendu que leur vue boriiée ne pouvant s'étendre au-delà du pré- fent , en s'engageanc , ils ne favent ce qu'ils font. A peine l'enfant peut-il mentir, quand il s'engage; car ne fon- geant qu'à fe tirer d'affaire dans le moment préfent , tout moyen qui n'a
ou BE l'Éducation, i^j
pas un cffeç préfenc lui devient égal: en promeccanc pour un rems futur , il ne promet rien , & fon imagination encore endormie ne fait point étendre fon être fur deux tems différens. S'il pouvoit éviter le fouet , ou obtenir un cornet de dragées en promettant de fe jetter demain par la fenêtre, II le promettroir à l'inflant. Voiià pour- quoi les loix n'ont aucun égard aux engagemens des enfans j & quand les pères & les Maîtres plus féveres exi- gent qu'ils les remplirent, c'eft feu- lement dans ce que l'enEint devroit faire, quand même il ne Tauroit pas promis.
L'enfant ne fâchant ce qu'il fait quand il s'engage , ne peut donc men- tir en s'engageant. Il n'en efl pas de même quand il manque à fa promeife, ce qui efl encore ujie efpece de men- fonge rétroadif j car il fe fouvlenr très bien d'avoir fait cette promefle^ mais ce qu'il ne voit ps, c'eft 1 im-
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i4S É M I L £ j
porrance de Ja tenir. Hors d'éiat de lire dans l'avenir , il ne peut pré- voir les conféquences des chofes , & quand il viole fijs engagemens , il ne fait rien contre la raifon de fon •âge.
Il fuit de - là que les menfonges des •nfans font tous l'ouvrage des Maî- tres , & que vouloir leur apprendre à dire la vérité, n'eft autre chofe que leur apprendre à mentir. Dans l'em- prefleinent qu'on a de les régler, de les gouverner , de les inftruire , on ne fe trouve jamais affez d'inftrumens' pour en venir à bout. On veut fe don- ner de nouvelles prifes dans leur ef- prit par des maximes fans fondement, par des préceptes fans raifon , & l'on aime mieux qu'ils fâchent leurs le- çons ôc qu'ils mentent, que s'ils de- meuroient ignorans d: vrais.
Pour nous , qui ne donnons à nos Élevés que des leçons de pratique , & qui aimons mieux qu'ils foient bon^
ou DE L^ÊDVCATWÎ^, 14^
que favans , nous n'exigeons point d'eux la vérité, de peur qu'ils ne la déguifent , & nous ne leur faifons rien promettre qu'ils foient tentés de He pas tenir S'il s'eft fait en mon abfeîice quelque mal , dont j'ignore l'auteur , je me garderai d'accufer Emile, ôc de lui dire : ejl-ce vous (i i)? Car en cela que ferois-je autre chofe fînon lui apprendre à le nier ? Que fi fon naturel difficile me force à faire avec lui quelque convention , je pren*- drai fi bien mes mefures que la pro- pofition en vienne toujours de lui , jamais de moi j que quand il s'eft en- gagé, il ait toujours un intérêt préfenc & fenfible à remplir fon engagement ^
(11) Rien n'eft plus in<lifcrct qu'une pareille quef- tion , fur-coui qu^nd l'enfanc eft coupable; alors, s'il croit que vous fùvrz ce qu'il a f.;ic , il Verra que vous lui tendez un piège, & cette opinion ne peut mnnqifcr de l'ii:difpo(Vr contre vous. S'il ne le croie p.is , il fe dira : po ir]ti )i dîcouvrirois-je n\\ faïue ? 6c voiià la pro niere truition du meii.'on^c devenue l'c/Fct de vocic i;nprudwii:e qucAion,
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& que, fi Jamais il y manque, ce men- fonge atrire fur lui des maux qa'ii voye forcir de l'ordre même des cho- fes , & non pas de la vengeance de ion Gouverneur. Mais , loin d'avoir befoin de recourir à de ii cruels ex- pédiens , je fuis prcfque fur qu'Emile npprendra fort tard ce que c'eft que mentir , & qu'en l'apprenant il fera fort croiiné , ne pouvant concevoir à quoi peut être bon le menfonge. 11 eâ très-clair que plus je rends fon bien- être indépendant , foit ^o.'^ volontés , foie des jugemens à^f^^ autres , plus je coupe en lui tout intérêt de mentir.
Quand on n'eft point preHe d'inf- truire , on n'eft point prefle d'exiger , & l'on prend fon tems pour ne rien exiger qu'à propos. Alors l'enfant fe forme, en ce qu'il ne fe gare point. Mais cjuand un étourdi de Précepteur, ne fâchant comment s'y prendre , lui fait à chaque inftanr promettre ceci ou cela , fans diftintlion , fans choix ,
ou DE l'Education, i^x
fans mefiire , renfanc ennuyé fur- chargé de toutes ces promelîes , les néglige, les oublie, les dédaigne ei\- fiii j &c les regardant comme autant de vaines formules , fe fiic un Jeu ce les faire & de les violer. Voulez-vous donc qu'il foit fidèle à tenir fa parole? foyez difcret à l'exiger.
Le détail dans lequel je viens d'en- trer fur le menfonge , peut , à bien des égards , s'appliquer à tous les autres devoirs, qu'on ne prefcrit aux enfans qu'en les leur rendant non feulement hailfables , mais impracicables. Pour paroître leur prêcher la vertu , on leur fait aimer tous les vices : on les leur donne , en leur défendant de les avoir." Veut-on les rendre pieux : on le me- né s'ennuyer à l'Eglife; en leur fai- fant incelTamment marrnoter des priè- res; on les force d'afpirer au bonheuc de ne plus prier Dieu. Pour leur inf-> pirer la charité, on leur fait donner, l'aumône , comme fi l'en dédaicrxic
I. G ■'
EMILE,
la donner foi-même. £h! ce n'eft |jas renfluu qui doit donner , c'eft le Maître : quelque attachement qu'il aie pour fou Élevé , il doit lui difputer cet honneur , il doit lui faire juger qu'à fon âge on n'en eft point encore digne. L'aumône eft une adtion d'hom- me qui connoîf la valeur de ce qu'il donne, & le befoin que (on fembla- ble en a. L'enfant qui ne connoît rien de cela , ne peut avoir aucun mérite a donner^ il donne fans charité, fans bienfaifance ^ il eft prefque honteux de donner, quand, fondé fur fon exemple & le vôtre, il croit qu'il n'y a que les enfans qui donnent , & qu'on ne fait plus l'aumône étant grand.
Remarquez qu'on ne fait jamais donner par l'enfant que des chofcs dont il ignore la valeur j des pièces de métal qu'il a dans fa poche , ôc qui ne lui fervent qu'à cela. Un enfant donne roit plutôt cent louis qu'un gâ- ïeau Mais, engagez ce prodigue dillri-
ou DE l'Éducation. 255 buteur à donner les chofes qui lui font chères , des jouets , des bonbons , fou goûter -y Se nous faurons bientôt fi vous Tavez rendu vraiment libéral.
On trouve encore un expédient à cela -y c'eft de rendre bien vite à l'en- fant ce qu'il a donné , de forte qu'il s'accoutume à donner tout ce qu'il fait bien qui lui va revenir. Je n'ai guè- res vu dans les enfans que ces deux efpeces de géncrofiré j donner ce qui ne leur eil bon à rien , ou donner ce qu'ils font fûrs qu'on va leur rendre. Faites en forte , dit Locke , qu'ils foient convaincus par expérience que le plus libéral efl: toujours le mieux partagé. C'eft-là rendre un enfant li- béral en apparence. Se .avare en effet. Il ajoure que les enfans coniradleronc .linfi l'habitude de la libéralité j oui, d'une libéralité ufuriere , qui donne un œuf pour avoir un bccuf. Mais quand il s'agira de donner tout de bon, adiea riiabicude j lorfqu'on celî^ra de leur
i54 É M 1 L r,
rendre , ils cenciont bientôt de don- ner. Il faut regarder à l'habirude de l'ame pliitôc qu'à celle des mains. Tou- tes les autres vertus qu'on apprend aux cnfans refiemblent à ceiie-là , <5v: c'efl: à leur prccher ces folides vertus, qu'on ufe leurs jeunes ans dans la triftclfe. Ne voilà- c- il pas une favance éduca- tion ?
Maîtres, laifTez les fîmagrces, foyez vertueux de bons j que vos exemples fe gravent dans la mémoire de vos Élevés, en attendant qu'ils puiflent entrer dans leurs cœars. Au-lieu de me hâter d'exiger du mien des ades de charité , j'aime mieux les faire en fa préfcncc , ô: lui ôrer même le moyen de m'in>iter en cela , comme un hon- neur qui n'efi: pas de (on âge j car il importe qu'il ne s'accoutume pas à le- garder les devoirs des hommes feu- lement comme des devoirs d'enfans. Que (i, me voyant alfifter les pauvres, il me queftionne là-deiTus & qu'il foie
017 DE l'Éducation. ^55,
ttms de lui répondre (li), je lui di- rai: et mon ami, c'efl: cjue , quand les » pauvres onc bien voulu qu'il y eue « des riches, les riches onc promis y> de nourrir tous ceux qui n'auroienc 33 de quoi vivre ni par leur bien ^ 3> ni par leur travail. Vous avez donc « aulTi promis cela, reprendra- 1- il ? » Sans doute. Je ne fuis maître du » bien qui palfe par mes mains qu'a- »> vec la condition qui elt attachée à >3 fa propriété. »
Après avoir entendu ce difcours ,. ( & l'on a vu comment on peut mettre un enfxnt ea état de l'entendre ) un autre cju'Émiie fer^t tenté de m'imi- ter 6c de fe conduire en homme ri- che ^ en pareil cas, j'empêcherois au moins que ce ne ffit avec oftentaiion ,.
(11) On doit concevoir que je ne réfoiis p.is fes quef- tions quand il lui plaîc , mais quand il rac plaît ; au- trement ce feroit m'affcrvir à fes volontci , & me mettre dans la plus dan^^crcufc dépendance où un GouYctnciir puilTc ûw de fon Elcye.
i$S Emile,
l'aimerois mieux qu'il me dérobât mon - droit &c fe cachât pour donner. C'eft une fraude de fon âge , & la feule que je lui pardonnerois.
Je fais que toutes ces vertus par imi- tarion font des vertus de finge , & que jnille bonne acflion n'cft moralement bonne que quand on la fait comme telle , & non parce que d'autres la font. Mais dans un âjje où le cœur ne fent rien encore, il faut bien faire imiter aux enfans les aâ:es dont on veut leur donner l'habitude, en atten- dant qu'ils \qs puilîènt faire par dif- cernement & par amour du bien. L'homme eft imitateur, l'animal mê- me l'eft \ le goût de l'imitation cft de la Nature bien ordonné j mais il dé- génère en vice dans la ficiccc. Le finge imite l'homme qu'il craint, «Se n'imite pas les animaux qu'il méprife ; il juge bon ce que fait un être meil- leur que lui. Parmi nous , au con- traire nos, Arlequins de toute cfpcce
ou DE l'Éducation. 157
imitent le beau pour le dégrader , pour le rendre ridicule ; ils chercheur dans le fenciment de leur bafleffe à s'égaler ce qui vaur mieux qu'eux j ou s'ils s'etforcent d'imiter ce qu'ils admirent ; on voit dans le choix des objets le faux goût des imitateurs j ils veulent bien plus en impofer aux autres, ou faire applaudir leur talent, que fe rendre meilleurs ou plus fages. Le fondement de l'imitation parmi nous , vient du défit de fe tranfporter toujours hors de foi. Si je réulîîs dans mon entre- prife, Emile n'aura fCirement pas c% delir. Il faut donc nous paflfer du bien apparent qu'il peut produire.
Approfondi (Tez toutes les règles de votre éducation , vous les trouverez ainfi toutes à contre-fens , fur-tout en ce L]ui concerne les vertus & les mœurs. La feule leçon de morale qui convien- ne à l'enfance, & la plus importante à toute âge, efl de ne jamais faire de mal à perfonne. Le précepte même de faire
1 5 8 E M I L E j
du bietij s'il n'tft fubordonnc à celui-là, eft dangereux , faux , contiarli£loire. Qui eft-ce qui ne faic pas du bien ? tout le monde en fait, le incchant comme les autres ; il fait un heureux aux dé- pends de cent mifcrabics , & de-Ià vien- nent toutes nos calamités. Les plus fu- blimcs vertus font négatives : elles font f»u(îi \qs plus difiiciles , parce qu'elles font fans oftentation, & au- delTus même de ce plaifir fi doux au cœur âe l'homme , d'en renvoyer un au- tre content de nous. O quel bien fait uécelTiurement à fcs femblables celui d'entr'eux , s'il en eft un , qui ne leur fait jamais de mal ! De quelle intré- pidité d'ame , de quelle vigueur de ca- radlere il a befoin pour cela! Ce n'tfl pas en raifonnant fur cette maxime, c'eft en tâchant de la pratiquer, qu'on fent combien il eft grand ôc pénible d'y réuftir (13).
—
. (j j) Le précepte de ne jamais nuire à autrui ciuporis
ou DE l'Education^. 2^9
Voild quelques foibles idées des précautions avec iefquelles je voudrois qu'on donnât aux enfans les inftruc- lions qu'on ne peut quelquefois leur refufer ï^ns les expofer à nuire à eux- mêmes & aux aurres , fur-rout à con- trarier de mauvaifes habitudes dont on auroit peine enfuite à les corriger: mais foyons lûrs que cette néceflicé fe préfentera rarement pour les enfans élevés comme ils doivent' l'être \ parce qu'il eft impodible qu'ils deviennent indociles , méchans , menteurs , avi- des , quand on n'aura pas femé dans
celui de tenir à la fociéré humaine le moins qu'il cft j-olîîhle 5 car , dans l'érat Ibcial , le bien de l'un fait nécciraireinenc le mal de l'autre. Ce rapport efl dans rc/Tcnce de h chofe , & rien ne fauroit le changer j qu'on chercl>e , fur ce principe , lequel eu le meilleur «le l'homme focial, ou du folitairc. Un Auteur iiluftre dit qu'il n'y a que le méchant qui foit feul ; moi je dis qu'il n'y a que le bon qui foit feul: fi cctre prof ofition cft moins fentcmieufe, elle eft plus vraie &: mieux rai- fonuce que la précédente. Si le méchant étoit feul , quel mil fcroit-il ? c'cft dans la fociétc qu'il drefle Ces machines pour nuir» aux autres. Si l'on veut rétroquet cet argument pour l'homme de bien , je réponds pa» l'article auquel appartient cette note.
160 EMILE,
leurs cœurs les vices qui les rendent tels. Ainfi, ce que j'ai dit fur ce point fert plus aux exceptions qu'aux règles; mais ces exceptions font plus fréquen- tes à mefure que les enfans ont plus d'occafions de fortir de leur état & de contradler les vices des hommes. Il faut néceflfairement à ceux qu'on élevé au milieu du monde Acs inftructions plus précoces qu'à ceux qu'on élevé dans la retraite. Cette éducation folitaire feroit donc préférable , quand elle ne feroit que donner à l'enfance le tems de mûrir.
Il eft un autre genre d'exceptions contraires pour ceux qu'un heureux na- turel élevé au-deflus de leur âge. Com- me il y a ^Qs honmies qui ne fortent jamais de l'enfance , il y en d'autres qui, pour ainlî dire, n'y palfent point, & font hommes prefque en naiffant. Le mal eft que cette dernière excep- tion eft très-raie , très -difficile à cou-
ou DE L*ÉdtJCATION. iCl
noîcre, & que chaque mère, imaginant qu'un enfant peut être un prodige , nt doute point que le Ç\q\\ n'en foit un. Elle font plus , elles prennent pour des indices e«raordinaires , ceux même qui marquent l'ordre accou- tumé : la vivacité , les faillies , l'é- tourderie , la piquante naïveté j tous (\gnQS caraârériftiques de l'âge , & qui montrent le mieux qu'un enfant n'efl: qu'un enfant. Eft-il étonnant que ce- lui qu'on fait beaucoup parler & à qui l'on permet de tout dire , qui n'eft gêné par aucun égard, par aucune bienféance , faffe par hazard quelque heureufe rencontre ? Il le feroit bien plus qu'il n'en fit jamais j comme il le feroit qu'avec mille menfonges un Aftrologue ne prédît jamais aucune vérité. Ils mentiront tant , difoic Henri IV , qu'à la fin ils diront vrai. Quiconque veut trouver quelques bons mots , n'a qu'à dire beaucoup de for- tifes, Dieu garde de mal les gens à la
l6t É M I L E j
mode qui n'ont pas d'autre mérite pour
êtie fctés.
Les penfées les plus brillantes peu- vent tomber dans le cerveau des en- fans , ou plutôt les meilleurs mots dans leur bouche, comme les diamans du plus grand prix fous leurs mains , fans eue pour cela ni les penfées , ni les, diamans leur appartiennent ] il n'y a point de véritable propriété pour cet âge en aucun genre. Les chofes que dit un enfant ne font pas pour lui ce qu'elles font pour nous j il n'y joint pas les mêmes idées. Ces idées , fi tant ell: qu'il en ait, n'ont dans fa tcte ni fuite ni liaifon ; rien de fixe , rien d'aiïiiré dans tout ce qu'il penfe Exa- minez votre prérendu prodige. En de certains momens vous lui trouverez un redort d'une extrême activité , une clarté d'efprit à percer les nues. Le plus fouvent ce même efprit vous pa- r oît lâche , moîce , &: comme envi- ronné d'un .épais brouillard. Tantôt il
ou DE l'Education. i6^
vous devance, & tanrôc il refte immo- bile. Un iiiftanc vous diriez : c'eft uti génie; & l'inftant d'après: c'eft un foc : vous vous tromperiez . toujours ; c'eft un enhijic. G'eft un aiglon qui fend l'air un.iiiftant, & retombe i'inftaiit d'après dais fon aire. ■ : ■> ^
Traitez- le donc félon fon* âg^ mal-^ gré les apparences , Ôc craignez d e- puifer fes fjrces pour les avoir voulu trop exercer. Si ce jeune cerveau s'é- chauffe , fi vous voyez qu'il commen- ce à bouillonner , laifTez-le d'abord fermenter en bberté ; mais ne l'exci- tez jamais , de peur que tout ne s'ex- hale ; &: quand les premiers efprirs fe feront évaporés , retenez , comprimez les autres j jufqu'à ce qu'avec Iqs an- nées tout fe tourne en chaleur & en vériuble force. Autrement vous per- drez votre tems & \os foins ; vous détruirez votre propre ouvrage , ôc après vous être indifcrettement enivrés de toutes ces vapeurs inflammables ,
2<?4 E M I L E f
il ne vous reftera qu'un marc fans vi- gueur.
Des enfans étourdis viennent les hommes vulgaires j je ne fâche point dobfervation plus générale Ôc plus certaine que celle-là. Rien n'eft plus difficile que de diftinguer dans l'en- fance la ftupidité réelle > de cette ap- parente Ôc trompeufe ftupidité qui eft l'annonce des âmes fortes. II paroîc d'abord étrange que les deux extrêmes aient des lignes fi femblables, ôc cela ê.oit pourtant être ; car dans un âge où l'homme n'a encore nulles vérita- bles idées , toute la différence qui fe trouve entre celui qui a du génie, ôc celui qui n'en a pas, efl: que le dernier n'admet que de fauffes idées , ôc que le premier, n'en trouvant que de telles, n'en admet aucune ; il refTemble donc au ftupide en ce que l'un n'eft capa- ble de rien , ôc que rien ne convient à l'autre. Le feul figne qui peut les diftinguer dépend du hazaid qui peut
offrir
ou DE l'Éducation, 1^5
Q^rir au dernisr quelque idée à fa por- tée , au-lieu que le premier eft tou- jours le même par - tout. Le jeune Ca-, ton , durant fon enfance , fembloit un imbécille dans la niaifon. Il croit ta- citurne & opiniâtre : voilà tout le ju- gement qu'on portoit de lui. Ce ne fut que dans l'anti-chambre de Sylla que fon oncle apprit à le coiinoître. S'il ne fût point entré dans cette anti- chambre , peut-être eûc-il pafTé pour une brute jufqu'à lage de raifon: fi Cé- far n'eût point vécu , peut-être eût-on toujours traité de vifionnaire ce même Caton , qui pénétra fon funefte génie & prévit tous Çqs projets de fi loin. O que ceux qui jugent fi précipitamment jcs enfans font fujets à fe tromper ! Ils font fouvent plus enfans qu'eux. J'ai vu dans un âge alTez avancé un homme qui m'honoroit de fon ami- tic , palTer dans fa famille & chez (qs amis , pour un efprit borné ; cette ex- cellente tête fe mùiilToit en filence: Tcmc /, M
1^(? É M I L E i
Tout -à-coup il s'efl: montic Philofo- plie , & je ne cloute pas que la poflé- rité ne lui marque une place honorable 6c diftinguée parmi les meilleurs rai- fonneurs «Se les plus profonds mécaphy- ficiens de fon fiecle.
Refpedez l'enfance , Se ne vous prelTez point de la juger , foit en bien , foit en mal. Laiflez les exceptions s'indiquer , fe prouver , fe confirmer long-tems avant d'adopter pour elles des méthodes particulières. Laiflez lon^î-tems a^ir la Nature avant de vous mêler d'agir à fa place , de peur de contrarier ks opérations. Vous con- noilfez , dites-vous , le prix du tenis , ôc n'en voulez point perdre. Vous ne voyez pas que c'eft bien plus le perdre d'en ufer mal , que de n'en rien faire ; Se qu'un enfant mal inftruit , efl: plus loin de la figefle , que celui qu'on n'a point inftruit du tout. V^ous ères allar- mé de le voir confumer [qs premières 'années à ne rien f.ûre. Comment !
ou DB l'Éducation. i6j n'e{l-ûe> rien que d'être iieureux ? N'eft- ce rien que de faiiier , jouer , . çouriç toute la joutnée ? De, fa vie il ne fera (î occupé. Platon , dans fa Républi- que, qu'on croit fi auftere, n'élcve les enfans qu'en fêtes , jeu:*:, .chanfons , paiTc-teras j on diroit qu'il a tout fait, quand il leur a bien appris à fe ré- jouir j ôc Sénèque , parlant de l'ancienne Jeuneflfe Romaine : elle étoit , dit-il , toujours debout , on ne lui enfcignoic rien qu'elle dût apprendre afîife. En valoit elle moins , .parvenue à l'âge VÎ5 ril ? effrayez vous donc peu de cette oiliveté prétendue. Que diriez- vous d'un homme qui , pour mettre toure la vie a profit , ne voudroit jamais dor- mir ? Vous diriez : cet homme efi: infenfé ; il ne jouit pas du tems , il fe l'ôce : pour fiiir le fommeil , il court à la mort. Soi^gez donc que c'eft ici la même chofe , Ôc que l'enfance efl le fommeil de la raifon.
L'apparente facilité d'apprendre eft
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^^^ É M I z e;
caufe <le la perte des eiîfans." On ne voie pas que cette facilite même eft la preuve qu'ils n'apprennent rien. Leur cerveau , liiTe & poli , rend comme un miroir les objets qu'on lui préfenre mais rien ne refte , rien ne pénètre. L*enfant retient les mots , les idées fe réfléchiflent j ceux qui l'écoutent le« entendent , lui feul ne les entend point.
Quoique la mémoire & le raifonne- ment foient deux facultés effentielle- mem différentes ^ cependant l'une ne fe développe véritablement qu'avec l'autre. Avant l'âge de raifon , l'enfant ne reçoit pas des idées , mais des ima- ges; fifi il y a cette différence entre les unes & les autres , que les images ne font que des peintures abfolues des ob- jets fenfibles , Ôc que les idées font des notions des objets , déterminâmes par des rapports. \JnQ image peut Être feule dans l'esprit qui fe la repré- fcnte 'y mais toute idée en fuppofe (^'avitreSt Quand on imagine , on ne fait
6u DE l'Éducation, xG^ que voir ; quand on conçoit , on com- pare. Nos fenfacions font purement paflîves , au-lieu que toutes nos percep- tions ou idées nailTent d'un principe adif qui juge. Cela fera démontré ci- après.
Je dis donc que les enfans , n'étant pas capables de jugement , n'ont point de véritable mémoire. Ils retiennent des fons , des figures , des fenfations , rarement des idées , plus rarement leurs liaifons. En m'objedtant qu'ils apprennent quelques élcmens de Géo- métrie , on croit bien prouver contre moi ; & tout au contraire , c'eft pour moi qu'on prouve : on montre que , loin de favoir raifonner d'eux-mêmes , ils ne favent pas môme retenir les rai- fonnemens d'autrui \ car fuivez cqs petits Géomètres dans leur méthode , vous voyez aurti-tôt qu'ils n'ont re- tenu que l'exadte imprelîîon de la fi- gure & les termes de k démonftra- tion. A la moindre objccffcion nou-
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IJO E M J L E y
velle , ils n'y font plus -, renverfez la figuce^ ils n'y font plus. Tout leur fàvoir cft dans la fenfation , rien n'a fade lufqu'à l'entendemenr. Leur mé- moire elle-même' n'efl: gucres plus parfaire que leurs autres facultés j puisqu'il faut prefque ton-ours qu'ils rapprennent , érant grands , les chofes dont ils ont appris les mots dans l'en- fance.
Je fuis cependant bien éloigné de penfer que les enfans n'aient aucune efpece de raifonnement (14). Au con»
(14) J*ai fait cent fois réflexion, en écrivant ^ qu'il efl impoiliblc , dans un lon^ ouvrige, Ac ciomier toii.- joiirs les mêmes fcns aux mcmcs mots. !1 n y a point <ie langue alTaz. riche pour fournir autant clc termes , Ai touti & de pLrafcs , que nos idées peuvent avoir de modifîcacions. La méthode de définir tous les ternes , ti de l'ubUituer fans celle la dchiiition à la place du déHni cft belle , mais impraticable -, car comment éviter, le cercle ? les définitions pourtoi.nt être bonnes fi l'on n'emplnyoit j\is des mots pour L's faire. Malj;re cela , jp fui^ perftiadé qu'on jfeut être clau , même dans la pauvreté de notre Langue ; non pas '•n don- nant toujours les nièmes. .^ûccpCfQBS '/aux mêmes mots : mais en faifant en force , a^tai.t de f-ji": qu'on emploie chaque mot, que l'acception quNin lui donne- foit fulîi» famraent dècermince par les idées qui s'y rapportent , ic que chaque période où ce mot fc trouve, lui letve.
ou DE l'Education, iji
traire , je vois qu'ils raifonnent très- bien dans tout ce qu'ils connoilîent , & qui fe rapporte à leur intérê: pré- feiîc ôc fenfible. Mais c'eO: fur leurs connoiiïances que ïon fe trompo , en Jeur prêtant celles qu'ils n'ont pas , oc Us fAifanr raifonner fur ce qu'ils ne fauroienc comprendre. On fe trompe encore , en voulant les rendre attentifs à des confidéraiions qui ne les tou- chent en aucune manière, comme celle de leur intérêt à venir , de leur bon- heur étant hommes , de l'eftime qu'on aura pour eux quand ils feront grands ; difcours qui , tenus à des êtres dépour- vus de toute prévoyance , ne (îgni- lient abfolument rien pour eux. Or, toutes les études forcées de cqs pau-
poiir ainH dire, de définition. Tr.ntôt je dis que le'; «nfans fonr incapables de riilonr.ement , & tantôt je les fais raifonner avec aflez de fiiicire : je ne crois pas, en ceh , me contredire dans incs idées ; mais je ne puiî diTconvenir qje je ne me eontr^dilc fouvent dans mes expreflioûs.
M 4
2'ji Emile,
vres infortunés tendent à ces objets entièrement étrangers à leurs efprits. Qu'on juge de l'attention qu'ils y peu- vent donner.
Les Pédagogues , qui nous étalent en grand appareil les inftruélions qu'ils donnent à leurs difciples , font payés pour tenir un autre langage : cepen- dant on voit, par leur propre condui- te , qu'ils penfent exaftement comme moi ; car que leur apprennent-ils en» fin ? des mots , encore des mots , Se toujours des mots. Parmi les diverfes fciences qu'ils fe vantent de leur en- feigner , ils fe gardent bien de choi- fir celles qui leur feroient véritable- ment utiles , parce que ce feroient des fciences de chofes , ôc qu'ils n'y ' réufliroient pas ; mais celles qu'on pa- • loît favoir , quand on en fait les tecr mes ; le Blafon , la Géographie j la Chronologie , les Langues , Ôcc. Tou- tes études fi loin de l'honame , Ôc fur-
ou DE l'Education. 275
tout de l'enfant , que c'eft une mer- veille , fi rien de touc cela lui peut être Uvile une feule fois en fa vie.
On fera furpris que je compte l'é- tude des Langues au nombre des inu- tilités de l'éducation j mais on fe fou- yiendra que je ne parle ici que des études du premier âge j & , quoi qu'oa pui^fe dire , je ne crois pas que jufqu*à 1 âge de douze ou quinze ans , nul en- fant, les prodiges à part , aie jamais vraiment appris deux Langues.
Je conviens que, fi l'étude des Lan- gues n'étoit que celle des mots j, c'cft- à-dire , des figures ou des fons qui les expriment , cène étude pourroit con- venir aux enfans j mais les Langues y en changeant les fignes , modifient aufii les idées qu'ils repréfentent. Les tètes fe forment fur les langages, les pen- sées prennent la teinte des idiomes, La raifon feule efl commune ; l'efprit en chaque Langue a fa forme particu- litiej diffctence qui pourroit bien être
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274 H M I L E j
en partie la caufe ou Peffec des carac tères narionaux -, & ce qui paroîc con- firmer cette conjedture , &: que chez toLues les Nations du monde la Lan- gue fuit les viciflitudes des mœurs , de fe conferve ou s'altère comme elles.
De CQS formes diverfes , l'ufage en donne une à l'enfant , & c'eft la feule qu'il garde jufqu'a ISge de raifon. Pour en avoir deux , il faudroit qu'il fût con. parer des idées j Ôc comment les compareroit-il , quand il efl: à peine en état de les concevoir ? Chaque cho- fe peut avoir pour lui mille lignes dif- férens ; mais chaque idée ne peut avoir qu'une forme , il ne peut donc appren- dre à parler qu'une Langue. Il en ap- prend cependant plufieurs , me dit- on : ' je le nie. J'ai vu de ces petits prodi- ges qui croyoienc parler cinq ou fix Lanfzties. Je les ai entendu fuccefli- vemenc parler Al'emand , en termes Latins , en termes Fiançnis , en termes Italiens j ils fe fetvoienr , à la vérité, de
ou DE l'Éducation. 275
cinq ou fix Didiontîaiies j mais ils ne parloienc toujours qu'Allemand. En un mot, donnez aux enfl\ns tanc de fyno- nymes qu'il vous plaira , vous chan- gerez les mois , non la Langue j ils n'en fauront jamais qu'une.
C'eft pour cacher en ceci leur inap- titude , qu'on les exerce par préférence fur les Langues mortes , dont il n'y a plus de juges qu'on ne puide recufer. L'ufage familier de ces Langues étant perdu depuis long-tems , on fe conten- te d'imiter ce qu'on en trouve écrie dans les livres , & l'on appelle cela les parler. Si tel eft le Grec &c le Latin des Maîtres , qu'on juge de celui des enfans ? A peine ont-ils appris par cœur le Rudiment , auqviel ils n'en- tendent abfolument rien , qu'on leur apprend d'abord à rendre un difcours François en mots Latins ; puis , quand ils font plus avancés , à coudre en profe des phrafes de Ciciron , (S«: en vers dès cenuons de Virgile. Alors ils
M 6
^■j6 Emile,
croient parler Latin : qui eft-ce qui
viendra les contredire ?
En quelqu'étude que ce puilTe erre j fans l'idée des chofes repréfemces , les jfignes repréfentans ne font rien. On borne pourtant toujours l'enfant à ces fîgnes , fans jamais pouvoir lui faire comprendre aucune des chofes qu'ils repréfentent. En penfant lui appren- dre la defcription de la terre , on ne lui apprend qu'à connoîcre des cartes : on lui apprend des noms de Villes, de Pays , de Rivières , qu'il ne con- çoit pas exifter ailleurs que fur le pa- pier où l'on les lui montre. Je me fouviens d'avoir va quelque part une Géographie qui commençoit ainfi : Quejl-ce que le Monde f Cejl un glohe de canon. Telle eft précifément la Géo- graphie des enfans. Je pofe en fait qu'après deux ans de fphcre èc de Cof- mographie , il n'y a pas un feul en- fant de dix ans , qui , fur les règles ^u'on lui a données , fût fe conduire
ou HE VÉducatioij, ijj
<3e Paris à Saint-Denys : Je pofc en fait qu'il n'y en a pas un , qui , fur un plan du jardin de fon père , fût en érat d'en fuivre les détours fans s*é- garer. Voilà ces Douleurs qui favent à point nommé où font Pékin , Ifpa- han , le Mexique , & tous les pays de la terre.
J'entends dire qu'il convient d'occu- per des enfans à des études où il ne faille que les yeux j cela pourroit être > s'il y avoic quelque étude où il ne fal- lût que des yeux j mais je n'en cunnois point de telle.
Par une erreur encore p'us ridicule , on leur fair étudier rHiil.)ire : oiî s'imagine que l'Hiftoire eft à leur por- tée , parce qu'elle n'eft qu'un recueil de faits j mais qu'encend-on par ce mot de faits? Groic-on que les rapports qui déterminent les faits hiftoriques , foienc (\ faciles à faifir , que les idées s'en forment fans peine dans l'efpric des enfans f cioic-on que la véiicvible
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connoifTance des événemens foie fépn- rab'e de celle de leurs caufes , de celle de leurs effers , !k. que riiiftori- que tienne fi peu au moral , qu'oa puiiïe connoître l'un fans l'autre ? Si vous ne voyez dans les actions des hommes que les mouvemens exté- rieurs «St purement phydques , qu'ap- prenez-vous dans l'Hiftoire ? abfolu- ment rien ; & cette étude , dénuée de tout intérêt , ne vous donne pas plus de plaifir que dindruclion. Si vous voulez apprécier ces aûlons par leurs rapports moraux , elîayez de faire en- tendre ces rapports à vos Elevés , &: vous verrez alors fi l'Hil^oire efl: de
leur âge.
Leéteur , fouvenez - vous toujours que celui qui vous parle , n'eft ni un Savant ni un Philofophe , mais un homme fimple , ami de la vérité , fans parti , fans fyftcme j un folitaire , qui , vivant peu avec les hommes , a moins d'occafions de simboire de leurs pré-
ou DE ^Education. 179
Ju^és , & plus de rems pour réfléchir fur ce qui le frappe , quand il com- merce avec eux. Mes raifoiinemens font moins fondés fur des principes que fur des fairs ; & je crois ne pouvoir mieux vous metrre à portée d'en ju- ger , que de vous rapporter fouvenc quelque exemple des obf^rvations qui me les fuggerenc.
j'écois allé pnlTer quelques jours à la campagne chez une bonne mère de famille qui prenoit grand foin de fes enfans & de leur éducarion. Un ma- tin que j'étois préfent aux leçons de l'aîné , {on Gouverneur , qui l'avoic très bien inftruic de l'Hiftoire ancienne, reprenant celle d'Alexandre , tomba fur le trait connu du Médecin Phi- lippe qu'on a mis en tableau , <5c qui sûrement en valoir bien la peine. Le Gouverneur , homme de mérite , fit fur l'intrépidité d'Alexandre plufieurs refl.xions qui ne me pliirtnt point , mais que j évitai de combattre , pour
iSo E M I L Ej
ne pas le décréditer dans refpric de fon Elevé. A table , on ne manqua pas , félon la méthode françoife , de faire beaucoup babiller le petic bon- homme. La vivacité naturelle à fou âge , ^ l'attente d'un applaudirTemenc sûr, lui firent débiter mille fottifes, tout à travers dcfqufclles partoient de tems en tems quelques mots heu- reux qui faifoieiit oublier le refte. Enfin vint Thiftoire du médecin Phi- lippe : il la raconta fort nettement ôc avec beaucoup de grâce. Après l'ordi- naire tribut d'éloges qu'exigeoit la rnere & qu'attendoit le fils , on laifonna fur ce qu'il avoir dit. Le plus grand nombre blâma la témérité d'Altxandre j quelques uns , à l'txen.ple du Gouver- neur, admiroient (^ fermeté, fon cou- rage : ce qui me fit comprendre qu'au- cun de ceux qui étoient préfens ne voyoit en quoi coniiftoit la véritable beauté de ce trait. Pour moi , leur dis-je , il me parojt que , s'il y a le
ou DE J^ÊdVCATION. l8l
moindre courage , la moindre fermeté ^nns faction d'Alexandre , elle n'eft qu'une extravagance. Alors tout le monde fe réunit , & convint que c'é- roic une extravagance. J'allois répon- dre & m'échauffer , quand une femme qui étoit à coté de moi , & qui n'avoic pas ouvert la bouche , fe pencha vers mon oreille , & me dit tout bas : tais- toi , Jean-Jacques ; ils ne t'entendront pas. Je la regardai , je fus frappé , & je me tus.
Après le dîner , foupçonnant fur plu- fîeurs indices que mon jeune Dodeuc n'avoit rien compris du tout à Thif- loire qu'il avoir fi bien racontée , je le pris par la main , je fis avec lui un tour de parc , & l'ayant queftionné tout à mon aife , je trouvai qu'il ad- miroit plus que perfonne le courage C\ vanté d'Alexandre : mais favez - vous où il voyoit ce courage ? uniquement dans cehii d'avaler d'un feul trait ua breuvage de mauvais goût > fans hé fi-
îSl Ê M I L E j
ter , fans marquer la moindre répu- gnance. Le pauvre enfinc , à qui l'on avoir fait prendre médecine il n'y avoir pas quinze jours , & qui ne l'a- voir prife qu'avec une peine infinie , en avoir encore le déboire à la bou' che. La mort , J'empolfonnement ne pafToient dans fun efprit que pour des fenfations défagréables , &: il ne con- cevoir pas , pont lui , d'autre poifon que du fénc. Cependant il laat avouer que la fermeté du Héros avoir fait une grande impreffion fur fon jeune cœur , & qu'à la première médecine qu'il faudroit avaler , il avoir bien réfolu d'être un Alexandre. Sans entrer dans des éclaircilfemens qui pafToient évi- demment fa portée , je le confirmai dans CQS difpofitions louables ^ & je m'en retournai riant en moi-même de la haute fagelle des Pères &: des Maî- tres qui penfent apprendre l'hifloire aux enfans.
Il eft aifé de mettre dans leurs bou-
ou DE l'ÉdUCJTIO:^. iSi chcs les mots de Rois ^ d'Empires , de Guerres , de Conquêtes y de Révolutions , de Loix ; mais quand il fera queftioii d'attacher à ces mots des idées nettes » il y aura loin de l'entretien du Jardi- nier Robert à toutes ces explications.
Quelques lecfleurs , mécontens du tais-toi , Jean- Jacques j demanderont , je le prévois , ce que je trouve enfin de fi beau dans l'adion d'Alexandre ? Infortunés 1 s'il faut vous le dire , comment le comprendrez-vous ? c'eft C[u'A!exandre croyoit d la vertu ^ c'ttl qu'il y croyoit fur fa tcte , fur fa pro- pre vie ; c'eft que fa grande ame étoit faite pour y croire. O que cette m'de- cine avalée étoit une belle piofelîioii de foi ! Non, jamais mortel n'en fit une fi fublime: s'il eft quelque moderne Alexandre , qu'on me le montre à de pareils traits.
S'il n'y a point de fcience de mots , il n'y a point d'étude propre aux en- fans. S'ils n'ont pas de vraies idées ,
1?4 E M I L Z^
ils n'ont poinc de véritable mémoire ; car je n'appelle pas ainfi celle qui ne retient que des fenfations. Que fert d'infcrire dans leur tête un catalogue de fignes qui ne repréfentent rien pour eux ? En apprenant les chofes , n'ap- prendront-ils pas les fîgnes ? Pour- quoi leur donner la peine inutile de les apprendre deux fois ? & cependant quels dangereux préjugés ne commen- ce-t-on pas à leur infpirer , en leur fai- fant prendre pour de la fcience , des mots qui n'ont aucun fens pour eux ! C'eft du premier mot dont l'enfant fe paye , c'eft de la première chofe qu'il apprend fur la parole d'autrui , fans en voir l'utilité lui-même , que fon ju- gement eft perdu : il aura long-tems à briller aux yeux des fots , avant qu'il répare une telle perte (15).
(if) La plupart Hes Savans le font à la manière dct enfans. La vafte éruilition réfulte moins d'une multi- tude d'idées que d'une multitude d'imapes. Les d.itcs , ïcs noms propres , les lieux , loiiî les objets ifolcs ou
ou DE l'Education» 1S5 Non ; Cl la Nature donne au cer- veau d'un enfant cette fouplefle qui le rend propre à recevoir toutes fortes d'impreffions , ce n'eft pas pour qu'on y grave des noms de Rois, des dates, des termes de blafon , de fphère » de géographie . Se tous ces mots fans au- cun fens pour fon âge , & fans au- cune utilité pour quelque âge que ce foit , dont on accable fa trifte & ftérile enfance j mais c'eft pour que toutes les idées qu'il peut concevoir *: qui lui font utiles , toutes celles qui fe rapportent à fon bonheur, & doi-
dénués d'idées fe retiennent uniquement par la mé- moire des figncs , 6c rarement fe rappelle-t-on quel- qu'une de CCS chofcs fans voir en même tcms , le reiio ou le verfo de la page où on l'a lue , ou la figure fous liquellc on la vit la première fois. Telle étoit , à-peu» près , la fcience à la mode des fiecles derniers -, celle de notre fieclc eft autre chofe, On n'étudie plus , on H'obferve plus -, on rcye, & l'on nous donne gravement pour de la philofophie les rêves de quelques mauvaifei Bujts, On n»e dira que je rêve auiïi , j'en conviens; mais ( ce que les autres n'ont garde de faire ) je donne mes rêrcs pour des rêves , laifTant chercher au Leiteut s'ils ont quelque chofe d'ucik aux gens éYcilict.
iS'^- Emile,
venc l'éclairer un jour fur fcs dcvoifs , s'y tracent de bonne heure en caiac- teres ineffaç?ibles , 6z lui fervent à fe conduite pendant fa vie d'une ma- nière convenable à fon être 6c à (qs facultés.
Sans étudier dans les livres , l'efpece de mémoire que peut avoir un enfant ne rerte pas pour cela oilive ; tout ce qu'il voit , tout ce qu'il entend le frappe , & il s'en fouvient j il tient re- gidre en lui-même ^qs adtions , des difcours des hommes , Se tout ce qui l'environne eft le livre dans lequel , fans y fonger , il enrichit continuel- lement fa mémoire , en attendant que fon jugement puifle en profiter. C'eft dans le choix de cqs objets , c'eft dans le foin de lui préfenter fans celTe ceux qu'il peut connoître & de lui cacher ceux qu'il doit ignorer , que conlîlle le véritable art de cultiver en lui cette première faculté ; iS: c'tft par-là qu'il faut tâcher de lui former un magahn
ou DE l'Éducation. 287
cîe connoifTances qui ferve à fon éda- cation durant fa jeunefle , & à fa con- duite dans tous les rems. Cette mé- thode, il eft vrai , ne forme point de petits prodiges , ôc ne fait pas brille,r les Gouvernantes & les Précepteurs J mais elle forme des hommes judicieux j robuftes , fains de corps de d'enten- dement , qui , fans s'être fait admirer étant jeunes , fe font honorer étant grands.
Emile n'apprendra jamais rien par coeur, pas même des fables, pas même celles de Lafontaine , toutes naïves , toutes charmantes qu'elles font j car les mots des fables ne font pas plus les fables , que les mots de l'Hif- toire ne font l'Hiftoire. Comment peut-on s'aveugler aflez pour appellec les fables la morale des enfans ; fans fonger que l'apologue , en les amufant , les abufe ; que féduits par le menfonge, ils laiflent échapper la vérité , ôc que ce qu'on fait pour leur rendre
iS8 Emile;
rinftru(5tion agréable les empcche tl'e» profitei ? Les fables peuvent inftruire les hommes , mais il faut dire la vérité nue a4.ix enfans ^ fi-tot qu'on la cou- vre d'un voile , ils ne fe donnent plus la peine de fe lever.
On fait apprendre \ts fables de La- fonraine à tous les enfans , & il n'y en a pas un feul qui \ts entende. Quand ils les entendroient , ce feroit encore pis ; car la morale en eft tellement mêlée & fi difproportionnée à leur â<ye, qu'elle les parteroit plus au vice qu'a la vertu. Ce font encore là , direz- VGUS , des paradoxes \ foir : mais voyons (î ce font des vérités.
Je dis qu'un cnfan-c n'entend point les fables qu'on lui fait apprendre ; parc-e que , quelque effort qu'on faffe pour les rendre fimples , l'iurtruâiion qu'on en veut tirer force d'y faire en- trer <les idées qu'il ne peut faifir , & que le tour même de la poéfie , en \ts lui rendant plus facilis à retenir , les
lui
ou DE l'Education, 289
lui rend plus difficiles à concevoir 5 en forte qu'on achetce l'agrément aux dépens de la clarté. Sans citer cette miiititucle de fables qui n'ont rien d'in- telligible ni d'utile pour les enfans , ôc qu'on leur fait indifcrettement ap- prendre avec les autres , parce qu'elles s'y trouvent mêlées , bornons- nous à celles que l'Auteur femble avoir faites fpécialement pour eux.
Je ne connois dans tout le Recueil de Lafontaine , que cinq ou fix fables où brille éminemment la naïveté pué- rile : de ces cinq ou fix , /e prends pour exemple la première de toutes, parce que c'efl: celle dont la morale eft le plus de tout âge , celle que les en- fans fainflfent le mieux , celle qu'ils apprennent avec le plus de plaifir ,' enfin celle que pour cela même l'Au- teur a mife par piéférence à la tête de fon livre. En lui fuppofant réelle- ment l'objet d'être entendu des en-; fans , de leur plaire Ôc de les ii>ftruire,'
Tome J, N
1^0 É M I L E i
cette fable elt afTarément fon chef- d'œuvre : qu'on me permette donc de la fuivre de de l'examiner en peu de mots.
LE CORBEAU ET LE RENARD,
Fable.
Maître Ccrheaii , fur un arbre perché .y
Maure. Que fignihe ce mot en lai- ^lème? Que ilgnihe-t-ii au-devant d'un nom propre ? Quel fèns a-t-il dans cette occafion ?
Qu'fcft-ce qu'un Corbeau ?
Qu'eft ce qu'zv/z arbre perché"^, l'on ne dit pas , fur un arbre perché : l'on dit , perché fur un arbre. Par confcquent il faut palier des inversons de la Poélle ; il faut dire ce que c'eft que Profe & que Vers.
Teiiolt dans fon hcc un fromage.
Quel fromage ? Etait-ce un froma- ge de SuilTe , de Brie , ou de Hol- lande ? Si l'enfant n'a poinE vu de
ou DE l'Education. 291 Coi beau K , que g^ït^nez vi>us à lui eu parler. S'il en a vu , comment conce- vra-t-il qu'ils tiennent un fromage a leur bec ! Faifons toujours des images d'après Nature.
Maître Renard ^ par l'odeur alléché , Encore un maître ! mais pour celui- ci , c'efl à bon titre : il eft maître pafle dans les tours de fon métier. Il faut dire ce que c'eft qu'un Renard , Qc diftinguer fon vrai n.ituiel , du carac- tère de convention qu'il a dans les fables.
Alléché. Ce mot n'eft pas uficé. Il le faut expliquer : il faut dire qu'on ne s'en fert plus qu'en Vers. L'enfanc demandera pourquoi l'on parle autre- ment en Vers qu'en Profe. Que lui ré- pondrez-vous?
AlUché -par V odeur d'un fromage. Ce fromage tenu par un Coibsau perché fur un arbte , devoir avoir beaucoup d'odeur pour être fenti par le Renard dans un taillis ou dans fon terrier î
N 1
2.t)l E M I L E î
Eft-ce ainfi que vous exercez votre Eîeve à cen efpric de critique judicieu- fe,& qui ne s'en laide impofer qu'à bon- nes enfeignes , de fait difcerner la vé- rité, du menfonge, dans les narrations d'autrui.
Lui tint à peu-pris ce langage: Ce langage. Les Renards parlent donc ? Ils parlent donc la même lan- gue que les Corbeaux ? Sage précep- teur j prends garde à toi : pèfc bien ta réponfe, avant de la faire. Elle importe plus que tu n'as penfé.
Eh \ bon jour , Monjieur le Corbeau !
Monjîeur. Titre que l'enfant voit tourner en dérifion , mcme avant qu'il fâche que c'eft un titre d'honneur. Ceux qui difent Monjîeur du Corbeau auront bien d'autres affaires avant que d'avoir expliqué ce du.
Que vous êtes charmant ! que vous me ftmblc-:^ beau !
Cheville redondance inutile. L'en-
ou DE l'Éducation. 295
faut , voyant répéter la même chofe en d'autres termes , apprend à parler lâchement. Si vous dites que cette redondance eft un art de l'Auteur , &c entre dans le delfein du Renard , qui veut paroître multiplier les éloges avec les paroles j cette excufe fera bonne pour moi , mais non pas pour mon Elevé.
Sans mentir ^ fi votre ramage .^ Sans mentir. On ment donc quel- quefois ? Où en fera l'enfant , fi vons lui apprenez que le Renard ne dit , fans mentir , que parce qu'il ment ?
Répondoit à votre plumage* Répondait. Que fignifie ce mot? Ap- prenez à l'enfant à comparer è^ts qua- lités auQi différentes que la voix & le plumage ; vous verrez com.me il vous entendra !
Vous ferle^ le Pkénix des kôtcs de ces hois. Le Phénix. Qu'eft - ce qu'un Phé- nix? Nous voici tout-à-coup jetés dans
N 3
a94 £ M I L Hj
la menteufe Antiquité j piefqne dans h mythologie.
Les hôtes de ces bois. Quel cîif- cours figuré ! Le flatteur ennoblit fon langage , de lui donne plus de dignité pour le rendre plus féduifant. Un enfant entendra-t- il cette finefle ? fait-il feu- lement , peut-il favoir , ce que c'tft qu'un ftyle noble Sz un ftyle bas? A ces mots , le Corbeau ne fe fent pas de joie;
Il faut avoir éprouvé déjà des paf- fions bien vives pour fentir cette ex- prefîîon proverbiale.
^t , pour montrer/a helle voix^
Noubliez pas que, pour entendre ce vers & toute la fable , l'enfant doit fa- voir ce que c'efl que la belle voix du Corbeau. Il ouvre un large bec , laijfe tomber fa proie»
Ce vers eft admirable ; l'harmonie feule en fait image. Je vois un grand vilain bec ouvert \ j'entends tomber le fromage à travers les branches : mais
ou DE l'Éducation. 195
ces forres de beautés foiic perdues pour les eiifans.
Le Renard s'enfdljît ; & dit : mon bon Mon- Jîeur^ Voilà donc déjà la bonté transfor- mée en bétife ! Afllirément on ne perd pas de tems pour iuftruire les enfans. AppreneT^^ que tout flatteur Maxime générale \ nous n'y fommes plus.
Vit aux dépens de celui qui Ve'coute. Jamais enfant de dix ans n'entendit ce vers-là .
Cette ieccn vaut hicn un fromage , fans doute. Ceci s'entend , & la penfée eft très- bonne. Cependant il y aura encore bien peu d'enfans qui fâchent comp. - rer une leçon à un fromage, &z qui ne préféraffent le fromage à la leçon. Il faut donc leur faire entendre que ce propos n'efl: qu'une raillerie. Que de fineffe pour d^s tnhns !
Le Corbeau, honteux & confus y Autre pléonafme \ mais celui-ci eft inexcufable.
N 4
XO.C Emile,
Jura , mais un peu tard , qu'on ne Vy pren- droit plus,
Jura. Quel eft le foc de Maîrre qui ofe expliquer à l'enfant ce cjue c'eft qu'un ferment ?
Vcilà bien cies dctnils; bien moins cependant qu'il n'en faudroit pour ana- lyfer toutes les idées de cette fable , & \q^ réduire aux idées fimples &' ciémen- laires dont chacune d'elles eft compo- fée. Mais qui eft- ce qui croit avoir be- foin de cette analyfe pour fe faire en- tendre à la Jeuneffe ? Nul de nous n'eft affez philofophe pour favoir fe mettre à la place d'un enfant. PalTons mainte- nant à la morale. ! Je demande fi c'eft à àtz enfans de fix ans qu'il faut apprendre qu'il y a des hommes qui flattent & mentent pour leur profit ? On pourroit tout au plus leur apprendre qu'il y a des rail- leurs qui perfiftlent les petits garçons , & fe moquent en fecret de leur fotte vanité : mais le fromage gâte tout j
ou DE l'ÈdVCATiOA\ loy
on leur apprend moins à ne pas lé laiffer tomber de leur bec , qu'à le faire tom- ber du bec d'un auice. C'eft ici mon fécond paradoxe , ôc ce n'eft pas le moins important.
Suivez les enfans apprenant leurs fables, ôc vous verrez que, quand ils font en état d'en faire l'application , ils en font prefque toujours une con- traire à l'intention de l'Auteur , &■ qu'au lieu de s'obferver fur le défaut dont on les veut guérir ou préfer- ver , ils penchent à aimer le vice ave; lequel on tire parti des défauts des auties. Dans la fable précédente, les enfuis fe moquent du corbeau j mais ils s'afFecVionnent tous au renard. Daiîs la fabie qui fuit , vous croyez leur donner là cigale pour exemple j & point du tout , c'eft la fourmi qu'ils choifiront. On n'aime point à s'humi- lier ^ ils prendront toujours le beau rôle j c'eft le choix de l'amour-pro- pre , c'eft un choix très-naturel. Or ,
N 5
25)S Emile,
quelle horrible leçon pour l'enfance \ le plus odieux de tous les montres feroic un enfant avare & dur , qui fau- roic ce qu'on lui demande & ce qu'il refafc. La fourmi fait plus encore , elle lui apprend à railler dans îts re- fus.
Dans toutes les fables où le lion eft un ^Qs perfon nages, comme c'eft d'or- dinaire le plus brillant , l'enfant ne manque point de fe faire lion j & quand il préfide à quelque partage , bien înftruit par ion modèle , il a quand foin de s'emparer de tout. Mais quand le moucheron terrafle le lion , c'eft une autre affaire ; alors l'enfant n'eft plus lion , il eft moucheron. Il ap- prend à tuer un jour à coups d'aiguil- lon ceux qu'il n'ofcroic attaquer de pied ferme.
Dans la fable du loup maigre ^z du chien gras , au lieu d'une leçon de -modération qu'on prétend lui don- ner, il en prend une de licence, Je
ou DE l'Éducation, z^^ n'oublierai jamais d'avoir va beaucoup pleurer une petite hlle qu'on avoic défolée avec cette fable , tout en lui prêchant toujours la docilité. Ou eue peine à favoir la caufe de fes pleurs ; on la fut enfin. La pauvre enfant s'en- nuyoit d'être à la chaîne : elle fe un- toit le cou pelé j elle pleuroit de n'être pas loup.
Ainfi donc la morale de la première fable citée efl: pour l'enfant une leçon de la plus baflfe flatterie j celle de la féconde , une leçon d'inhumanité, celle de la troifieme , une leçoa d'iiijuflice ; celle de la quatrième , une leçon de fa- tyre j celle de la cinquième , une le- çon d'indépendance. Cette dernière le- çon, pour être fuperflue à mon Elevé, n'en eft pas plus convenable aux vô- tres. Quand vous leur donnez des pré- ceptes qui fe contredifent , quel fruit .efpérez vous de vos foins ? Mais peut- être, à cela près, toute cette morale qui
me fert d'objedlion contre Jqs fables ,
N 6
^OO Ê M J L Ej
foiirnîr-elle aucanr de raifons de les conferver. Il £uit une morale en pa- roles & une en acftions dans la fociété, 6c ces deux morales ne fe red^.mblenc point. La première eft dans Je Caré- chifme , ou on la laiffe ; l'autre eft dans les Fables de Lafontaine pour les enfans, & dans fes Contes pour les raeres. Le même Auteur fuffit à tour.
Compofons , Monfieur de Lafon- taine. Je promets , quant à moi , de vous lire avec choix , de vous aimer , de m'inftruire dans vos Fables j car j'efpere ne pas me tromper fur leur objet. Mais pour mon Elevé , permet- tez que je ne lui en laiffe pas étudier une feule , jufqu'à ce que vous m'ayez prouvé qu'il eft bon pour lui d'appren- dre des clîofes dont il ne comprendra pas le quart y que daiis celles qu'il pourra comprendre , il ne prendra ja- mais le change j"& qu'au-lieu de fe cor- riger fur la dupe , il ne fe formera pas fur le frippon.
ou TiE VÊdUCATION, jOî
En ôtanc ainfi tous hs devoirs des enfans , ]oiq les inftrumeiis de leur plus grande mifere , favoir les livres. La ledure eft le fléau de l'enfance , & prefque la feule occupation qu'on lui fait donner. A peine à douze ans Emile faura-t-il ce que c'eft qu'un li- vre. Mais il faut bien , au moins , dira-t-on , qu'il fâche lire. J'en con- viens : il faut qu'il fâche lire , quand la ledlure lui efl urile \ jufqu'alors elle n'efl: bonne qu'à l'ennuyer.
Si l'on ne doit rien exiger des en- fans par obcidance , il s'enfuit qu'ils ne peuvent rien apprendre dont ils ne fente nt l'avantage adtuel 6<, pré- fent , foit d'agrément, foit d'utilité; autrement , quel motif les porte roit à l'apprendre ? L'art de parler aux abfens & de les entendre , l'art de leur com- muniquer au loin , fans médiateur , nos fentimens , nos volontés , nos defirs , eft un art donc l'utilité peut être ren- due fenfible à tous les âges. Par quel
30Î Emile,
prodige cet arc Çi utile & fi agréable eft- il devenu un tourment pour l'enfance ? Parce qu'on l'a contraint de s'y appli- quer malgré elle , <3c qu'on le met à dts ufages auxquels elle ne comprend rien. Un enfant n'eft pas fort curieux de perfe(5tionner l'inftrument avec le- quel on le tourmente j mais faites que cet inftrument ferve à fes plaifirs , &c bientôt il sy appliquera malgré vous.
On fe fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes d'ap- prendre à lire j on invente des bu- reaux, des cartes: on fait de la cham- bre d'un enfant un attelier d'Impri- merie : Locke veut qu'il apprenne à lire avec des dez. Ne voilà-t-il pas une invention bien trouvée ? Quelle pi- tié ! Un moyen plus sûr que tous ceux- là , & celui qu'on oublie toujours , eft 1 defir d'apprendre. Donnez à l'en- fant ce defir , puis laiflez-là vos bureaux S<. vos dez j toute méthode lui fera bonne.
eu DE l'ÊbUCATIOî^. ^0|
L'intérêt préfenc ; voilà le grand mobil© , le feiil qui mené sûrement 6c loin. Emile reçoit quelquefois de fon père , de fa mère , de (zs parens , de (es amis , des billets d'invitation pour un dîner, pour une promenade, pour une partie fur l'eau , pour voir quelque ^hiQ publique. Ces billets font courts , clairs , nets , bien écrits. Il faut trouver quelqu'un qui les lui life ; ce quelqu'un , ou ne fe trouve pas toujours à point nommé , ou rend à l'enfant le peu de complaifance que l'enfant eut pour lui la veille. Aiiifi l'occafion , le moment fe paffe. On lui lit enfin le billet , mais il n'eft plus tems. Ah ! fi l'on eût fu lire foi-mème î On en reçoit d'autres; ils font fi courts! le fujet en eft fi inrérelfant ! on voa- droit efiayer de les déchiffrer , on trouve tantôt de l'aide & tantôt des refus. On s'évertue \ on déchiffre en- fin la moitié d'un billet j il s'agit
504 Emile,
d'aller demain manger de la crème,.. ^ on ne fait où ni avec qui . . . combien on fait d'efForrs pour lire le refte ! je ne crois pas qu'Emile aie hefoin du bureau. Parlerai-je à préfent de l'é- criture ? Non ^ j'ai honte de m'amufer à CQS niaiferies dans un traité de l'édu- cation.
J'ajouterai ce feul mot qui fait une importante maxime j c'tft que , d'or- dinaire , on obtient très-sûrement de très - vîte ce qu'on n'eft point prefTé d'obtenir. Je fuis prefque sûr qu'Emile faura parfaitement lire & écrire avant l'âge de dix ans , précifcmenc parce qu'il m'importe fort peu qu'il le facile avant quinze j mais j'aimerois mieux qu'il ne sût jamais lire que d'acheter cette fcience au pnx de tout ce qui peut la rendre utile : de quoi lui fer- vira la ledlure , quand on l'en aura re- buté pour jamais ? Jd imprimis cavcre vponcbu j ne Jludia qui amare non'
ou DE L^EdUCJTJON. 305
dùm poterit j oderlt , & amarïtud'uiem femcl perceptam etïàm ultra rudes annos reformidet (*).
Plus j'infifle fur ma méthode inac- tive , plus je fens les objedions fe renforcer. Si votre E!eve n'apprend rien de vous, il apprendra 6iQS autres. Si vous ne prévenez l'erreur par la vérité , il apprendra àts menfonges \ les préjugés que vous craignez de lui donner , il les recevra de roue ce qui Tenvironne ; ils entreront par tous (qs fens , ou ils corrompront fa raifon , même avant qu'elle foie formée , ou fon efprit engourdi par une longue înaâ:ion s'abforbera dans la matière. L'inhabitude de penfer dans l'enfance en ôte la faculté durant le refte de la vie.
Il me femble que je pourrois aifé- ment répondre à cela ; mais pourquoi toujours àQS réponfes ? Si ma méthode
(*) Quintil. J. I. c. i.
-o6 Emile,
répond d'elle - même aux objedions , elle eft bonne ; fi elle n'y repond pas , elle ne vaut rien : je pourfuis.
Si, fur le plan que j'ai commencé de tracer , vous fuivez les règles dlrede- ment contraires à celles qui font éta- blies j fi , au lieu de porter au loin l'ef- prit de votre Elevé j fi , au-lieu de l'é- gaier fans cefle en d'autres lieux , en d'autres climats , en d'autres fiecles , aux extrémités de la terre Ôc Julques dans les cieux , vous vous appliquez à le tenir toujours en lui-même & at- tentif à ce qui le touche immcdiate- menr j alors vous le trouverez capa- ble de perception , de mémoire , ôc même de raifonnemenr : c'efl: l'ordre de la Naiure. A mefure que l'être fcji- fitif devient adlif , il acquiert un dif- cernemenc proportionnel à fes forces j ôc ce n'eft qu'avec la force fu: abon- dante à celle dont il a befoin pour fe conferver , que fe développe en lui la faculté fpécularive propie à employer
ou DS l'Education. 307
cet Q\CQS de force à d'autres ufigcs. Voulez -vous donc cultiver l'iiuelli- gence de votre Eieve , cultiviez \qs forces qu'elle doit gouverner. Exercez coiitinuellemenc (on corps , rendez-le robuflre & fain pour le rendre fage &c raifonnable ; qu'il travaille, qu'il agifî'e, qu'il coure , qu'il crie , qu'il foie tou- jours en mouvement , qu'il foit hom- me par la vigueur , Ôc bientôt il le fera par la raifon.
Vous l'abrutiriez , il eft vrai , par cette méthode , fi vous alliez toujours le dirigeant, toujours lui difant : va , viens, refte j fais ceci, ne fais pas cela. Si votre tête conduit toujours {qs bras, la iienne lui devient inutile. Mais fouvenez-vous de nos conventions ; fi vous n'êtes qu'un pédant, ce n'efl: pas la peine de me lire.
C'eft une erreur bien pitoyable di- maginer que l'exercice du corps nuife aux opérations de l'efpritj comme fi ces deux adions ne dévoient pas mar-
JOS É M 1 L E j
cher de concert , & que l'une ne duc pas toujours diriger l'autre.
Il y a deux fortes d'hommes dont \qs corps font dans un exercice conti- nuel , & qui sûrement fongent aufîl peu les uns que les autres à cultiver leur ame , favoir , les Payfans & les Sauvages. Les premiers fonc ruftres , grofliers , mal - adroits ; les autres , connus par leur grand ÏQns , le font encore par la fubrilité de leur ef- prit : généralement il n'y a rien de plus lourd qu'un Payfnn , rien de plus fin qu'un Sauvage. D'où vient cette différence ? c'eft que le premier , fai- fant toujours ce qu'on lui commande , ou ce qu'il a vu faire à fon père , ou ce qu'il a fait lui-même dès fa jeu- neffe, ne va jamais que par routine; & , dans fa vie prefque automate , oc- cupé fans ceiïe des mêmes travaux , l'habitude Se l'obéilTance lui tiennent lieu de raifon.
Pour le Sauvage , c'eft autre chofe j
ou DE l'Éducation, 309
n'cranc attaché à aurun lieu , n'ayant point de tâche piefcrire , n'obéifTant à perfonne j fans aime loi que fa vo- loncé , il eft forcé de raifoiiner à cha- que adtion de fa vie j il ne fait pas un mouvement , pas un pas , fans en avoir d'avance envifagé les fuites. Ainfi , plus fon corps s'exerce , plus fon ef- pric s'éclaire j fa force & fa raifoii croifTcnt à la fois , ôc s'étendent i'une par l'autre.
Savant Précepteur , voyous lequel de nos deux Elevés refl~emb!e au Sau- vage , Ôc lequel lelTemble au Payfan. Soumis en tout à une autorité toujours enfeignante , le vôtre ne fait rien que fur parole ; il n'ôfe manger quand il a faim , ni rire quand il cft gai, ni pleurer quand il eft trifte , ni préfenter une main pour l'autre , ni remuer le pied que comme on le lui prefcrit 5 bientôt il n'ofera refpirer que fur vos règles. A quoi voulez-vous qu'il pen- fe, quand vous penfez à tout pour lui?
'aïo Emile,
AflTuré de votre prévoyance , qii'a-t-il befoiii d en avoir ? V^oy.inc que vous vous chargez de fa coiifervacioii , de (on bien-être , il fe feue délivré de ce foin j (on. jugc-menc fe rtpofe fur le vôtre j tour ce qi4e vous ne lai défen- dez pas, il le fait fans rétlexion , fâ- chant bien qu'il le fait fans rifque. Qu'a-c-il befoin d'apprendre à prévoir la pluie ? Il fait que vous regardez au ciel pour lui. Qu'a-c-il befoin de régler fa promenade ? Il ne crainc pas que vous lui laiflîez pafler l'heure du dîner. Tant que vous ne lui dé- fendez pas de manger , il mange ; quand vous le lui défendez, il ne mange plus , il n'écoute plus les avis de fou eftomac , mais \qs vôtres. Vous avez beau ramollir fon corps dans l'inac- tion, vous n'en rendez pas fon enten- dement plus flexible. Tout au con- traire , vous achevez de décréditer la rai- fon dans fon efprit, en lui faifant ufer le peu qu'il en a fur les chofes qui lui
ou DE l'Éducation. ^h
paroiflTent le plus inutiles. Ne voyant jamais à quoi elle eft bonne, il juge enfin qu'elle n'efl: bonne à rien. Le pis qui pourra lui arriver de mal raifon- ner , fera d'être repris , & il l'eft fl fou- vent qu'il n'y fonge guères j un danger fl commun ne l'effraye plus.
Vous lui trouvez pourtant de l'ef- prit , & il en a pour babiller avec hs femmes , fur le ton dont j'ai déjà parlé; mais qu'il foit dans le cas d'avoir à payer de fa perfonne , à prendre un parti dans quelque occafion difficile , vous le verrez cent fois plus ftupide & plus bcte que le fils du plus gros manant.
Pour mon Elevé , ou plutôt celui de la Nature , exercé de bonne heure à fe fuffire à lui-même , autant qu'il eft poilîble , il ne s'accoutume point à recourir fans ceflTe aux autres , encore moins à leur étaler Ton grand favoir. En revanche il juge , il pré, oit , il laifonne en tout ce qui fe rapporte
3ii Emile,
iinmédiatemein à lui. Il ne jûfe pas , il agic ^ il ne fair pas un mot de ce qui fe faic dans le Monde , m.iis il faic fore bien faire ce qui Li convient. Comme il eft fans cefle en mouve- ment , il tft forcé d'obferver beaucoup de thofes , de connoître beaucoup d'effets 'y il acquiert de bonne heure une grande expérience , il prend fes leçons de la Nature & non pas des hommes \ il s'inftruit d'autant mieux qu'il ne voit nulle parc l'intention de l'inftruire. Ainfi fon corps & (on ef- prit s'exercent à la fois. Agilîant tou- jours d'après fa penfée , &c n'on d'après celle d'un autre , il unit continuelle- ment deux opérations \ plus il fe rend fort & robufte , plus il devient fcnfc & judicieux. C'ell le moyen d'avoir un jour ce qu'on croie incompatible , & ce que prtfque tous les grands- hom^mes ont réuni : la force du corps & celle de l'ame j la raifon d'un fage & la vigueur d'un athlète.
Jeune
ou DE L^ÊdUCATION, 315
Jeune lafticuteur , je vous prêche un art difficile; c'cfl: de gouverner fans préceptes, & de toiu faire en ne fai- . fant rien. Cet arc, j'en conviens, n'eft pas de votre âge ; il n'eft pas propre à faire briller d'abord vos talens , ni à vous faire valoir auprès des pères j mais c'eft le feul propre à réuffir. Vous ne parviendrez jamais à faire des fages , fi vous ne faites d*aborcl des poliflons : c'écoit l'éducation Aqs Spartiates \ au - lieu de les coller fur des livres , on commençoit par leur apprendre à voler leur dîner. Les Spar- tiates étoienc - ils pour cela grofliers étant grands ? Qui ne connoîc la force &: le fcl de leurs réparties? Toujours faits pour vaincre , ils écrafoient leurs
ennemis en toute efpece de guerre , & les babillards Athéniens craignoienc
autant leurs mots que leurs coups. Dans \qs éducations les plus foi-
gnées , le Maître commande & croit
gouverner ; c'eft en effet l'enfant qui T ne 1. 0'
314 É M I L Ef ^^^'
gouverne. Il fe (en de ce que vous exigez de lui pour obtenir de vous ce qui lui plaît , &: il fait toujours vous faire payer une lieure d'afliduiré par huit jours de complaifaiice. A cha- que infl-ant il faut paâiifer avec lui. Ces traites , que vous propofez à votre mode , ôc qu'il exécute à la fienne , tournent toujouis au profit de fes un- raifies j fur-tout quand on a la mal- adreffe de mettre en condition pour fon profit ce qu'il eft bien sûr d'ob- tenir , foit qu'il rempliflTe ou non la condition qu'on lui impofe en échange. L'enfant, pour l'ordinaire, lit beaucoup mieux dans refprit du Maître , que le Maître dans le cœur de l'enfant , ôc cela doit être j car toute la faga- cité qu'eût employé l'enfant livré à lui - même â pourvoir à la conferva- tion de fa perfonne , il l'emploie à fauver ù liberté naturelle des chaînes de fon tyran : au - lieu que celui ci , n'ayant nul inrére: fi prefTanc à pvuetrer
ou BE l'Éducation. 315
l'autre, trouve quelquefois mieux fou compte à lui lailfer fa pare^Te ou fa vanité.
Prenez une route oppofée avec votre Elevé , qu'il croye toujours être le Maître, & que ce foit toujours vous qui le foyez. II n'y a point d'afTujec- tiiïement fi parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté ; on captive ainfi la volonté même. Le pauvre enfant qui ne fait rien , qui ne peut rien , qui ne connoît rien , neft-il pas à votre merci? Ne difpofez - vous pas, par rapport à lui , de tout ce qui l'environne? N'êtes-vous pas le maître de l'affeâier comme il vous plaît? Ses travaux, fes jeux, (qs plaifirs, (qs peines, tout n'eft-il pas dans vos mains fans qu'il le fâche ? Sans doute , il ne doit faire que ce qu'il veut \ mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu'il faife \ il ne doit pas faire un pas que vous ne l'ayez prévu , il ne doit
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5I(> E M I L E y
pas ouvrir la bouche que vous ne fâchiez ce qu'il va dire.
C'èft alors qu'il pourra fe livrer aux exercices du corps , que lui demande fou âge , fans abrutir fou efprit \ c'eft alors qu'au lieu d'aiguifer fa rufe à éluder un incommode empire , vous le verrez s'occuper uniquement à tirer de tout ce qui l'environne le parti le plus avantageux pour fon bien - ccre adtuel^ c'eft alors que vous ferez étonné de k fubtilicé de its inventions, pour s'approprier tous les objets auxquels il peut atteindre , & pour jouir vrai- ment des chofes , fans le fecours de l'opinion.
En le laiiTant ainlî maître de i^% volontés , vous ne fomenterez point fes caprices. En ne faifant jamais que ce qui lui convient , il ne fera bien- tôt que ce qu'il doit faire; & bien que fon corps foit dans un mouve- ment continuel, tant qu'il s'agira de
ou DE l'Education. 517 fon intérêt 1 réfent & fenfible , vous verrez toute la raiTon donc il eft ca- pable fe développer beaucoup mieux , Se d'une manière beaucoup plus ap- propriée à lui, que dans des études de pure fpéculation.
Ainfi , ne vous voyant point attentif à le contrarier, ne fe défiant point de vous, n'ayant rien à vous cacher, il ne vous trompera point, il ne vous men- tira point , il fe montrera tel qu'il eft fans crainte j vous pourrez l'étudier tout à votre aife, & difpofer tout au- tour de lui les leçons que vous voulez lui donner, fans qu'il penfe jamais ea recevoir aucune.
Il n'épiera point , non plus , vos mœurs avec une curieufe jaloufie , ôc ne fe fera point un plaifir fecret de vous prendre en faute. Cet inconvé- nient , que nous prévenons , eft très- grand. Un des premiers foins des en- fcins eft , comme je l'ai dit , de dé- couvrir le foible de ceux qui les gou-
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3 1 8 Emile,
vernenr. Ce penchant porte à la mé- chanceté , mais il n'en vient pas : il vient du befoin d'éluder une autorité qui les importune. Surchargés du joug qu*on leur impofe, ils cherchent à le fecouer, & les défauts qu'ils trouvent dans les Maîtres , leur fourninTent de bons moyens pour cela. Cependant l'ha- bitude fe prend dobfcrver les ç[^&ï\s par leurs défauts , & de fe plaire à leur en trouver. Il eft clair que voilà encore une fonrce de vices bouchée dans le cœur d'Emile j n'ayant nul in- térêt à me trouver des défauts, il ne m'en cherchera pas , & fera peu rente d'en chercher à d'autres.
Toutes cts pratiques femblent dif- ficiles parce qu'on ne s'en avife pas , mais dans le fond elles ne doivent point l'être. On eft en droit de vous fuppofer les lumières nécefifair^s pour exercer le métier que vous avez choi- fi \ on doit préfuraer que vous con- noiffez la mardie naturelle du cceur
ou T>B L^ÉdUCATION. j l 5)
humain , que vous favez crudier l'hom- me &c l'individu , que vous favez d'a- vance à quoi fe pliera la volonré de voae Elevé , à rocGafion de tous les objets intéreffans pour ïon âge que vous ferez paffec fous fes yeux. Or , avoir les inftrumens & bien favoir leur ufage, n'eft-ce pas être maître de l'opé- ration?
Vous objedez les caprices de l'en- fant : & vous avez tort. Le caprice des enfans n'eft jamais l'ouvrage de la Nature, mais d'une mauvaife dif- cipline : c'eft qu'ils ont obéi ou com- mandé j &-j'ai dit cent fois ^u'il ne falioit ni l'un ni l'autre'. Votre Élevé n'aura donc de caprices que ceux que vous lui aurez donnés; il cil jufte que vous portiez, la peinç de vos fautes. Mais, direz vous , comment y remé- dier-? Cela fe peut encore , avec une meilleure conduite & beaucoup de patience.
Je m'écois chargé, durant quelques
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3 lO É M I L E j
femaines, d'un enfant accoutumé, non- feulement à £.ire (gs volontés , mais encore à les faire faire à tout le monde ; par conféquent plein de fantailles. Dès le premier jour, pour mettre à l'eflai ma complaifance , il voulut fe lever à minuit. Au plus fort de mon fommeil , il faute à bas de fon lit, prend ù robe-de-chambre , ôc m'ap- pelle. Je me levé , j'allume la chan- delle j il n'en vouloir pas davantage: au bout d'un quart-d'heure le fommeil le gigne , &: il fe recouche content de fon épreuve. Deux jours après , il la réitère avec le même fuccès , & de ma part fans le moindre figne d'impa- tience. Comme il m'embrafToit en fe recouchant , je lui dis très pofément : mon petit ami , cela va fort bien ; mais n'y revenez plus. Ce mot excita fa curiofité, ôc dès le lendemain, vou- lant voir un peu comment j'oferois lui défobéir , il ne manqua pas de fe relever à la mcme heure , ôc de
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m'appeler. Je lui demandai ce qu'il vouloir. II me dit qu'il ne pouvoir dor- mir. Tant-pis , repris-je , de je me tins coi. 11 me pria d'allumer la chandelle : jpour quoi faire ? Se je me tins coi. Ce ton laconique commençoit à l'embar- raffer. Il s'en fut à tâtons chercher le fufil , qu'il fit femblant de battre , de je ne pouvois m'empêcher de rire en l'entendant fe doniier des coups fun les doigts. Enfin , bien convaincu qu'il n'en viendroir pas à bout , il m'ap- porta le briquet à mon lit : je lui dis que je nen avois que faire, ôc me tour- nai de l'autre côté. Alors il fe mit à courir étourdiment par la chambre , criant , chantant , faifant beaucoup de bruit , fe donnant à la table & aux chaifes des coups , qu'il avoit grand foin de modérer , ôc dont il ne laifloic pas de crier bien fort , efpérant me caufer de l'inquiétude. Tout cela ne prenoit point , & Je vis que , comptant far de belles exhortations ou far de
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la colère , il ne s'ctoic nullement ar- rangé pour ce fang- froid.
Cependant , réfolu de vaincre ma patience à force d'opiniâtreté , il con- tinua fon tintamarre avec un tel fuc- cès , qu'à la fin je m'échauffai , & pref- fentant que j'allois tout garer par un emportement hors de propos , Je pris mon parti d'une autre manière. Je me levai fans rien dire, j'allai au fufil que je ne trouvai pomt \ je le lui de- mande : il me le donne pccillant de joie d'avoir enfin triomphé de moi. Je bats le fufil , j'allume la chandelle , je prends par la main mon petit bon-hom- me , je le mené tranquillement dans un cabinet voifin , dont \qs volets étoient bien fermés , &: où il n'y avoir rien à calfer j je l'y lalfle fans lumiè- re, puis fermant fur lui la porte à la clef, je retourne me coucher fans lui avoir dit un feul mot. 11 ne faut pas demander fi d'abord il y eut du va« carme ) je m'y étois attendu , je ne
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m*en émus point. Enfui le brait s'Ap- paife: j'écoute, je l'entends s'arranger, je me tranquillife. Le lendemain j'entre au jour dans le cabinet , je trouve mon petit mutin couché fur un lie de repos, & dormant d'un profond fom- meil , dont , après tant de fatigue , il dévoie avoir grand befoin.
L'affaire ne finit pas 1-î. la mere apprit que l'enfant avoir paHé les deux tiers de la nuit hors de fon lit. Auiîi- tôt tout fut perdu j c'croit un enfinc autant que mort. Voyant l'occafioii bonne pour fe venger, il fit le malade, fans prévoir qu'il n'y gagneroit rien. Le Médecin fut appelé. Malheureu- fement pour la mere , ce Médecin écoit un plaifant , qui , pour s'amu- fer de fes frayeurs , s'appliquoit à les augmenter. Cependant il me dit à l'oreille : laiflTez - moi faire ; je vous promets que Tenfant fera guéri pour quelque tems de la fantaifie d'être ma- lade: en efîvit, la diète &c la chambre
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furent prefcrices > & il fut recomman-' dé à l'Apothicaire. Je foupirois de voir cette pauvre mère ainfi la dupe de tout ce qui l'environnoit , excepté moi feul, qu'elle prit en haîne , précifément parce que je ne la trompois pas.
Après des reproches adez durs , elle me dit que fou fils écoit délicat, qu'il ctoit l'unique héritier de fa famille , qu'il falloit le conferver à quelque prix que ce fût , & qu'elle ne vouloit pas qu'il fut contrarié. En cela j'ctois bien, d'accord avec elle, mais elle entendoic par le contrarier, ne lui pas obéir en tout. Je vis qu'il falloit prendre avec la mère le même ton qu'avec l'enfant. Madame , lui dis-je aiïez froidement , je ne fais point comme on élevé un héritier, 5c, qui plus eft, je ne veux pas l'apprendre ; vous pouvez vou» a.rranger là-deffus. On avoii befoin de xpoi pour quelque tems encore : le père appaifa tout , la mère écrivit au Pré- cepteur de bâter fon retour j ôc l'enfanr.
ov DE l'Éducation. 515
voyant qu'il ne gagnoic rien à troubler mon fcmmeil ni à être malade, piic enfin le parti de dormir lui-même & de fe bien porter.
On ne fauroit imaginer à combien de pareils caprices le petit tyran avoit alTervi Ton malheureux Gouverneur j car l'éducation fe faifoit fous les yeux de la mère, qui ne fouffroit pas que l'héritier fût défobéi en rien. A quel- que heure qu'il voulût fortir, il falloir être prêt pour le mener, ou plutôt pour le fuivre , ôc il avoit toujours grand foin de choifir le moment où il voyoit fon Gouverneur le plus occupé. Il voulut ufer fur moi du même empire , & fe venger, le jour, du repos qu'il étoit forcé de me laifler la nuit. Je me prêtai de bon cœur à tout , & je commençai par bien conftater à fes propres yeux le plaihr que j 'a vois à lui complaire. Après cela , quand il fut queftion de le guérir de fa faniaifie, je m'y pris autrement.
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Il fallut d'abord le mettre dans (on tort, & cela ne fut pas difficile. Sa- chant que les enfans ne fongent jamais qu'au préfent , je pris fur lui le facile avantage de la prévoyance : j'tus foin de lui procurer au logis un amiifemenc que je favois être extrêmement de fon goût; & dans le moment où je l'en vis le plus engoué, j'allai lui propofer un tour de promenade; il me renvoya bien loin: j'infiftai , il ne m'ccouta point; il fallut me rendre , ôc il nota précieu- fement en lui-même ce iîgne d'afTujet- tiiTement.
Le lendemain , ce fut mon tour. Il s'ennuya, j'y avois pourvu: moi, au contraire , je paroifTois profondément occupé. Il ncn falloir pas tant pour le déterminer. Il ne manqua pas de venir m'arracher à mon travail pour le mener promener au plus vite. Je refufai, il s'obftina. Non , lui dis-je : en faifant votre volonté , vous m'avez appris à faire la mienne ; je ne veux pas fortir. Hé !
ou DE L^ÉdUCATION. 517
bien, repric-il vivement, je fortirai tout feiil. Comme vous voudrez, ôc je re- prends mon travail.
Il s'habille, un peu inquiet de voir que je le lailfois faire , &c que je ne rimitois pas. Prêt à fortir , il vient me faluer, je le falue: il tâche de m'al- larmer par le récit des courfcs qu'il va faire; à l'entendre, on eut cru qu'il alloit au bout du monde. Sans m'émoii- voir, je lui fouhaite un bon voyage. Son embarras redouble. Cependant il fait bonne contenance, ôc prêt à for- tir, il dit à {on laquais de le fuivre. Le laquais , déjà prévenu , répond qu'il n'a pas le rems, & qu'occupé par mes ordres, il doit m'obcir plutôt qu'à lui. Pour le coup, Tenfant n'y eft plus. Comment concevoir qu'on le lailTe fortir feul , lui qui fe croit l'être im- portant à tous les autres , de penfe que le ciel & la terre font intéreffés à fa confervation? Cependant il commence à femir fa foiblelfe j il comprend
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qu'il va fe trouver feul au milieu de gens qui ne le connoifTenc pas j il voie d'avance les rifques qu'il va courir : l'obfti nation feule le foutient encore ; il defcend l'efcalier lentement & fore interdit. Il entre enfin dans la rue, fe confolanr un peu du mal qui lui peut arriver, par l'efpoir qu'on m'en rendra refpon fable.
C'ctoit là que je l'attendoiè. Tout croit préparé d'avance j & comme il s'a- gilToit d'une efpece de fcène publique, je m'écois muni du confentement du père. A peine avoit-il fait quelques pas qu'il entend à droite & à gauche dif- férens propos fur (on compte. Voifin , le joli Monfieurî où va-i-il ainli tout feul? Il va fe perdre: je veux le prier d'entrer chez nous.... Voifine , gardez- vous-en bien. Ne voyez vous pas que c'eft un petit libertin qu'on a chaffé de la maifon de fon père, parce qu'il ne vou- loir rien valoir? Il ne faut pas retirer les libertins j laiffez-le aller où il vou-
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dra....Hé bien donc! que Dieu le con- diiife j je ferois fâciiée qu'il lui arri- vât malheur. Un peu plus loin il ren- contre des polilfons à peu-près de fbii âge , qui l'agacent & fe moquent de lui. Plus il avance , plus il trouve d'embarras. Seul & fans protedlion , il fe voit le jouet de tout le monde , & il éprouve , avec beaucoup de fur- prife , que fon nœud d'épaule & fou parement d'or ne le font pas plus ref- pedler.
Cependant un de mes Amis qu'il ne connoifloit point , ^ que j'avois chargé de veiller fur lui , le fuivoic pas à pas fans qu'il y prît garde , & l'accofta j quand il en fut tems. Ce rôle, qui reffembloit à celui de Sbrigani dans Pourceaugnac , demandoit un homme d'efprit , Ôc fut parfaitement rempli. Sans rendre l'enfant timide & craintif en le frappant d'un trop grand effroi , il lui fit fi bien fentir l'impru- dence de fon équipée , qu'au bout d'une
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demi - heure il me le ramena foiipîe, confus , & n'ôfanc lever les yeux.
Pour achever le déiaftre de (on ex- pédition , précifément au moment qu'il rentroic , fon peie defcendoit pour for- tir & le rencontra fur l'efcalier. Il fal- lut dire d'où il venoir , & pourquoi je n'étois pas avec lui (i(?). Le pauvre enfant eût voulu être cent pieds fous terre. Sans s'amufer à lui faire une longue réprimande , le père lui dit plus sèchement que je ne m'y ferois attendu : quand vous voudrez fortir feul , vous en êtes le maître j mais com- me je ne veux point d'un bandit dans ma maifon, quand cela vous arrivera, ayez foin de n'y plus rentrer.
Pour moi , je le reçus fans reproche & fans raillerie , mais avec un peu de gravité j & , de peur qu'il ne foupçon-
(lé) En cas pareil, on peut fans rifqiie, exiger rl'un enfant la vérité ; car il fait bien alors qu'il ne faut oit. U déguifer, & que, s'il ôfoit dire un mcnfoBge, il ea ftfoit à l'inflant convaiacj.
Ou DE l'Education. 331
nâc que tout ce qui s'éroit paffe n'é- toit qu'un jeu , je ne voulus point le mener 'promener le même jour. Le len- demain je vis, avec grand plaifir , qu'il paffoit avec moi d'un air de triomphe devant les mêmes gens qui s'étoient moqués de lui la veille pour l'avoir rencontré tout feul. On conçoit bien qu'il ne me menaça plus de forcir [?.v.s moi.
C'eft par ces moyens & d'autres fem- blables , que , durant le peu de tems que je fus avec lui , je vins à bout de lui faire faire tout ce que je voulois fans lui rien prefcrire , fans lui rien défen- dre , fans fermons , uns exhortations , fans l'ennuyer de leçons inutiles. Aulîi lan: que je parlois , il étoit content : mais moH (îlence le tenoit en crain- te j il comprenoic que quelque chofe n'alloit pas bien, d<: toujours la leçon lui venoit de la chofe même; mais revenons.
Non-feulement ces exercices conti- nuels ainfi laifles à la feule diredion.
33i Emile,
de II Nature en fortifiant le corps n'a- bruciffeiit point TeTprit j m.iis au con- traire ils forment en nous la ftule ef- pece de raifon dont le premier â^^e foit fufceptible , & la plus nécedaire à quelque âge que ce foir. Ils nous apprennent à bien connoîcre l'ufage de nos forces, les rapports de nos corps aux corps environnans , Tufage àts inftrumens naturels qui font à notre portée, Se qui conviennent à nos or- ganes. Y a-t-il quelque ftupiditc pa- reille à celle d'un enfant élevé tou- jours dans la chambre & fous les yeux de fa mère, lequel, ignorant ce que c'eft que poids & que réfiftance , veut arracher un grand arbre, ou foulever un locher ? La première fois que je forcis de Genève, je voulois fuivre un che- val au galop , je jetois des pierres con- tre la montagne de Saleve, qui éroit à deux lieues de moi; jouet de tous les cnfans du village , j'étois un véritable idiot pour eux. A dix- huit ans , on
ou DE L*ÉDVCATIOtr, 555
apprend en Phllofophie ce que c'efl: qu'un levier: il n'y a point de petit Payfan, à douze, qui ne fâche fe fervir d'un levier miejx que le premier Mé- chanicien de l'académie. Les leçons que les Écoliers prennent entr'eux dans la cour du Collège leur font cent fois plus utiles que tout ce qu'on leur dira jamais dans la ClafTè,
Voyez un chat entrer pour la pre- mière fois dans une chambre ; il vi- {ite , il reg.irde , il flaire , il ne refte pas un moment en repos , il ne fe fie à rien qu'après avoir tout examiné , tout connu. Ainfi fait un enfant com- mençant à marcher, ôc entrant, pour ainfi dire , dans Tefpace du Monde. Toute la diffirence eft , qu'à la vue, commune à l'enfant ôc au chat, le pre- mier joint , pour obferver , ks mains que liii donna la Nature , Ôc l'autre l'o- dorat fubtil dont elle l'a doué. Cette difpolition bien ou mal cultivée eft ce qui rend les enfaiis adroits ou lourds ,
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pefans ou difpos, écourJis ou pradens. Les premiers mouvemens naturels de l'homme étant donc de fe mefurer avec tour ce qui l'environne , &: d'é- prouver dans chaque objet qu'il ap- perçoic routes les qualités fenfibles qui peuvent fe rapporter à lui, fa premiè- re étude eft une forte de Phyfique expérimentale relative à fa propre coii- fervation, & dont ou le détourne par des études fpéculatives , avant qu'il ait reconnu fa place ici-bas. Tandis -que Ïqs organes délicats & flexibles peu- vent s'ajufter aux corps fur lefquels ils doivent agir, tandis que {<iS fens, en- core purs , (o\M exempts d'illufions , c'eft le tem-; d'exercer les uns & I« autres aux fonctions qui leur font pro- pres j c'eft le tems d'appiendre à con- noîrre les rapports fenfibles que \qs chofes ont avec nous. Comme tout -ce qui entre dans l'entendement hu- main y vient par les fens, la premiè- re raifon de l'homme eft une raifon
ou DE l'Éducation. ^^j
fenfitive, c'efl: elle qui fert de bafe à la raiion intelledluelle : nos premiers Maîcres de Philofophie font nos pieds, nos mains , nos yeux. Siibfticuer des livres à tout cela , ce n'eft pas nous apprendre à raifonner , c'eft nous ap- prendre à nous fervir de la raifon d'au- trui j c'eil nous apprendre à beaucoup croire, & à ne jan)ais rien favoir.
Pour exercer un art, il faut com- mencer par s'en procurer les inftru- mensj & pour pouvoir employer urile- ment ces inftrumens , il faut ks faire allez folides pour réfiflrer à leur ufage. Pour apprendre à penfer , il faut donc exercer nos membres, nos fens , nos organes , qui font les inftrumens de notre intelligence^ ôc , pour tirer tout le par;, poflible de ces inftrumens, il fiuc que le corps , qui les fournit , foie robuftcî & fain. A'mCi , loin que la vé- ritable r^iifon de l'homme fe forme in- dépendamment du corps , c'eft la bonne ■ conftliution du corps qui rend les
3 3^ Emile,
opérations de l'efpric faciles Se sûres.
Eu montrant à quoi Ton doit em- ployer la longue oifiveté de l'enfance , l'entre dans un détail qui paroîtra ridi- cule. Plaifantes leçons, me dira- 1 -on, qui , retombant fous votre critique , fe bornent à enfeigner ce que nul n'a befoin d'apprendre ? Pourquoi con- fum^r le tems à des in ft; ru étions qui viennent toujours d'elles-mêmes, ôc ne coCuent ni peines ni foins. Quel enfant de douze ans ne fait pas tout ce que vous voulez apprendre au vôtre, 6c de plus ce que (qs Maîcres lui ont appris?
Meflieurs , vous vous trompez j j'enfeigne à mon Elevé un art très- long , très -pénible, & que n'ont af- furément pas les vôtres ; cqÙ. celui d'être ignorant; car la fcience de qui- conque ne croit favoir que ce qu'il fait , fe réduit à bien peu de chofe. Vous donnez la fcience , à la bonne heure ; moi je m'occupe de l'inftru- ment propre à l'acquérir. On dit qu'un
jour
ou DE l'Education. 537
jour les Vénicitni mo.urant: en ocande pompe leur rréfor de Saint Marc à un Ambafladeur d'Efpagne , celui-ci , pour tout compliment , ayant regardé fous les tables, leur dit : Qui non ce la radice. Je ne vois jamais un Pré- cepreur étaler le favoir de fou difciple, fans être tenté de lui en dire auraat.
Tous ceux qui or.c réflé.-hi fur la manière de vivre des Anciens , atcii- buent aux exercices de la gymnaltique cette vigueur de corps & d'pme qji les dirtingue le plus fenfiblemeju des Modernes. La manière donc M.)nta- gne appuie ce fentiment , montre qu'il en érolt fortement pénétre j il y re- vient f;\ns cc(^i &: de mille f.iço'is. Ea parlant de l'éducation d'un enfant: pour lui roidir Tmic , il but, dit-il, lui durcir les mulclcs; en l'a^-ctuuu- mant au travail , on l'accoutume à la douleur \ il le faut rompre à l'âprecé des exercices, pour le dicllur à rjprjeté de la diilocation , de la colique 6c de
Tome 1. ~ P
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tous les maux. Le fage Locke , le bon Rolliii , le favanc Fleuri , le pédant de Crouzas , fl différens entr'eux d^ns tout le refte , s'accordent tous en ce feul point d'exercer beaucoup les corps des enfans. C'eft le plus judicieux de leurs préceptes; c'eft celui qui cft &c fera toujours le plus négligé. J'ai déjà fuf- fifammenc parlé de fon importance ; & comme on ne peut lâ-delTus donner de meilleures raifons , ni des règles plus fenfées que celles qu'on trouve dans le livre de Locke , je me con- tenterai d'y renvoyer , après avoir pris la liberté d'ajouter quelques obfecva- tions aux fiennes.
Les membres d'un corps qui croie doivent être tous au large dans leur vêtement ; rien ne doit gcner leur mouvement , ni leur accroiflcment ; rien de trop jufte , rien qui colle au corps , point de ligature. L'habille- ment François , gênant & mal-fain pour les hommes , eft pernicieux fur-tout
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aux enfans. Les humeurs , ftagnantes , aiTC'cées dans leur circulation , crou- piirent dans un repos qu'augmente la vie iiiadtivc &: fétlentaire , fe corrcm- pent & caufent le fcoibuc , maladie tous les jours plus commune parmi nous , & prefv.jue ignorée des Anciens , que leur manière de fe vêtir & de vivre en préfervoit. L'habillement de Houfard , loin de remédier à cet in-. convénient , l'augmente , &: , pour fau- ver aux enfans quelques ligatures , les prefle par tout le corps. Ce qu'il y « de mieux à faire , eft de les lailTer en jaquette auffi long-tems qu'il eft pof- fible , puis de leur donner un vête- ment fort large , de de ne fe point pi- quer de marquer leur taille ; ce qui ne fert qu'à la déformer. Leurs dé- fauts du corps &c de l'efprit viennent prefque tous de la même caufe j on les veut faire hommes avant le tems.
Il y a àcs couleurs gaies & des cou- leurs ttiftes j les premières font plus
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du eout des enfans: elles leur fiéenr mieux aufli , & je ne vcîs pas pour- quoi l'on ne confulreroic pas en ceci àes convenances lî naturelles ; mais du moment qu'ils préfèrent une étofFe parce qu'elle eft riche , leurs coeurs font déjà livrés au luxe , à toutes les fantalGes de l'opinion j & ce goût ne leur eft sûrement pas venu d'eux - mê- mes. On ne fauroit dire combien le choix des vêtemens & les motifs de ce choix influent fur l'éducation. Non- feulement d'aveugles mères promer- tent à leurs enfans des parures pour récompenfe ; on voit même d'infenfcs Gouverneurs menacer leurs Elevés d'un habit plus groflîer & plus fim- ple , comme d'un châtiment. Si vous n'étudiez mieux , li vous ne confer- vez mieux vos hardes , on vous ha- billera comme ce petit Payfin, C'eft comme s'ils leur difoient : Sachez que Thomme n'eft rien que par fes habirs , que votre prix eft tout dans les vôrres.
ou BE vEùUCAtlO^. 541
Faiu il s'cronner que de (\ fages leçons piofitenc à la Jeuneire , qu'elle n'eftime que la parure , ^' qu'elle ne juge du mérire que fur le feul extérieur ?
Si j'avois à remettre la tête d'un ciT- fant ainfi gâté , j'aurois foin que feis habits les plus riches fuiïent les plus incommodes; qu'il y fût toujours gène, toujours contraint , toujours alTu- jetti à mille manières : je ferais fuir la liberté . la gaieté devant fa macîni- ficence : s'il vouloit fe mêler aux jeux d'autres enfans plus fimplemeiit mis , tout ceiîeroit , tout difparoî'^ croit à Tinflant. Enfin , je l'ennuierois , je le raflafierois tellement de fon fafte, je le rendrois tellement l'efclave de fon habit doré , que j'en ferois le Héau de fa vie , 6c qu'il verroit avec moins d'effroi le plus noir cachot que les apprêts de fa parure. Tant qu'on n'a pas affervi l'enfant à nos préjugés , être à fon aife (Se libre eft toujours fon premier defir: le vêtement le plus fim-
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54^ Ê M I L E i
pie , le pins commode , celui qui l'af- fujettic le moins , cft toujours le plus précieux pour lui.
II y a une habirude du corps con- venable aux exercices , dz une autre plus convenable à l'inadion. Celle-ci , laiflaiît aux humeurs un cours égal & uniforme , doic garantir le corps ^qs aUérations de l'air ; l'autre le faifant palTer Tans ceffe de l'agitation au re- pos , & de la chaleur au froid , doit Taccoutumer aux mêmes altérations. li fuie de-là que \qs gens cafaniers & -fédentaires doivent s'habiller chaude- rnent en tout tems , afin de fe confer- ver le corps dans une température uni- forme, la même, à-peii-près, dans toutes les faifons ôc à toutes les heures du jour. Ceux , au contraire , qui vont ic viennent, au vent , au foleil , à la pluie, qui agiiîent beaucoup , & paifent la plupart de leur tems fub dio j doivent être toujours vctus légèrement , afin de s'habituer à toutes les viciffitudes de
ov DE l'Éducation, 543 l'air , & à tous !es degrés de tempéra- ture , fans eu être incommodés. Je con- feillerois aux uns d: aux autres de ne point changer d'habits fclon les fai- Ibns , & ce fera Ja pratique confiante de mon Emile : en c]uoi je n'e-ntends pas qu'il porte l'été fes habits d hiver, comme les gens fédentaires j mais qu'il porte l'hiver ùs habits d'été, comme les gens laborieux. Ce dernier ufage a été celui du Chevalier Newton pendant toute fa vie , & il a vécu quatre-vingt ans.
Peu ou point de coëflPure en toute faifon. Les anciens Egyptiens avoienc toujours la tête nue; les Perfes la cou- vroient de groffes tiares , ôc la cou- vrent encore de gros turbans , dont , félon Chardin , l'air du pays leur rend l'ufage ncceflaire. J'ai remarqué dans im autre endroit (17) la diftinaion que fit Hérodote fur un champ de ba-
(17) Lettre à M. rf'.Alenîbert fur les Spetlacles , pjge top , première édition,
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laille entre les crânes cies Perfes & ceux des Égyptiens. Comme donc il importe que les enux de la tête devien- nent plus durs , plus compactes , moins fragiles &" moins poreux pour mieux armer le cerveau, non-feulement con- tre bs bleffurcs , mais contre les rhu- ines , les fluxions , &c toutes les im- preffiuns de Tair , accoutumez vos mi' fans à demeurer été (Se hiver , jour (5c nuit , toujours tête nue. Que fi , pour la propreté <?«: pour tenir leurs cheveux en ordre , vous leur voulez donner une Coëffure durant la nuit , que ce foit un bonnet mince, à claire voie, ôc fem- blable nu rezeau dans lequel les Baf- ques enveloppent leurs cheveux. Je fais bien que la plupart des mères , plus frappées de l'obfervation de Chardin que de mes raifons , croiront trouver par- tout l'air de Perfe j mais moi Je n'ai pas choifi mon Elevé Euro|>cen pour en faire un Afiatique.
En gcncral , on habille trop les en-
ou BE VÉbuCATION. 345
fans , &C fur tout duran: le premier âge. II faudroic plutôt endurcir au froid qu'au chaud \ le grand froid ne les in- commode jamais , quand on les y laifle exDofés de bonne heure : mais le tilTu de leur peau , trop tendre & trop lâ- che encore , lailTant un trop libre paf- f^ge à la tranfpiration , les livre par i'exrréme chaleur à un épuifement iné- vitable. Aufli remarque-t-on qu'il en meurt plus dans le mois d'Août que dans aucun autre mois. D'ailleurs , il paroît confiant , par la comparaifon des Peuples du Nord &c de ceux de Midi , qu'on fe rend plus robufte en fupportant l'excès du froid que l'excès de la chaleur j mais à mefure que l'en- fant grandit , &c que fes fibres fe for- tifient , accoutumez - le peu-à-peu à braver les rayons du foleil j en allant par dégrés , vous l'endurciriez fans dan- ger aux ardeurs de la Zone torride.
Locke , au milieu des préceptes mâ- les (Se fenfés qu'il nous donne , rctora-
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^4^ È M J L -E y
be dans à^s coiitradidions qu'on n'at- rendioit pas d'un la.fonneur aulîi exa^. Ce même homme qui veut que les en- fans fe baignenr l'été dans l'eau glacée, ne veut pas , quand ils ionc échauffés , qu'ils boivent frais , ni qu'ils fe cou- chent par terre dans des endroits humi- des (i^). Mais puifqu'il veut que les fouliers des enfans prennent l'eau dans tous les rems , la prendront-ils moins quand l'enfant aura chaud, de ne peut- cn pas lui faire , du corps par rapport aux pieds , les mêmes induélions qu'il fait dQS pieds par rapport aux mains , & du corps par rapport au vifage ? Si vous voulez , lui dirois-je , que l'hom- me foit tout vifage , pourquoi me blâ- mez-vous de vouloir qu'il foit tout pieds ?
(i8) Comme fi lîs petits Payfjns choififToicnt la. terre bien fèche pour s'y aiTcoir ou pour s'y coucher, fie qu'on eût jamais ouï dire que l'iiumidité de la terre eût fait du mal à pas un d'eux. A écouter là-dcirus les Mé.-lecins , on croiroit les Sauvages tout perclus de rhumatiimcs.
0,U DE l'ÉdVCATIOK, ^47
Pour empêcher les enfans de boire quand ils ont chaud, il prefcrit de les accoutumer à manger préalablement un morceau de pain avant que de boire. Cela eft bien étrange , que , quand l'enfant a foif , il faille lui donner a manger j J'aimerois mieux , quand il a faim , lui donner à boire. Jamais eu ne me perfuadera que nos premiers appétits foient fi déréglés , qu'on ne puilTe les fatisfaire fans nous expofer à périr. Si cela étoit , le genre-humain fe fût cent fois détruit , avant qu'on eût appris ce qu'il faut faire pour Is conferver.
Toutes les fois qu'Èmi'e aura foif, je veux qu'on lui donne à boire. Je veux qu'on lui donne de l'eau pure 6c fans aucune préparation , pas même de la faire dégourdir, fût-il tout en nage, & fût-on dans le cœur de l'hive*-. Le feul foin que je recommande , eft de diftinguer la qualité à^s eaux. Si c'efl: de l'eau derivie re , donncz-là lui fur
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54^ ^ AI I L E,
le champ telle qu'elle fort de la rivière. Si c'eft de l'eau de fource , il la faut Jaiiïer quelque tems à l'air , avant qu'il la boive. Dans les faifons chaudes > Us rivières fonr chaudes j il n'en eft pas de même des fources , qui n'ont pas reçu le contadl de l'air. Il faut at- tendre qu'elles foienc à la température <ie l'atmofphere. L'hiver, au contraire, l'au de fource eft , à cet égard , moins dangereufe que l'eau de rivière. Mais il n'eft ni naturel ni fréquent qu'on fe mette l'hiver en fuenr , fur-touc en plein air. Car l'air froid , frappant inceflamment fur la peau , répercute en dedans la fueur , Se empêche les pores de s'ouvrir affez pour lui don- ner un paflage libre. Or , je ne pré- tends pas qu'Emile s'exerce l'hiver au coin d'un bon feu , mais dehors en pleine campagne au milieu des gla- ces. Tant qu'il ne s'échauffera qu'à faire ik lancer àcs balles de neige > lailfons-le boire quand il aura foif,,
ou DE l'Éducation. ^^^
qu'il continue de s'exercer après avoir bu , ôc n'en craignions aucun accident.
Que Cl par quelqu'autre exercice il fe mec en fueur , & qu'il ait foif , qu'il boive froid , même en ce tems-là. Faites feu- lement en forte de le m.ener au loin Ôc à petits pas chercher fon eau. Par le froid qu'on fuppofe , il fera fufnfam- ment rafraîchi en arrivant , pour la boi- re fans aucun danger. Sur-tout , prenez CCS précautions , fans qu'il s'en apper- çoive. J'aimerois mieux qu'il fût quel- quefois malade , que fans celle attentif à fa fauté.
Il faut un long fommeil aux en- fans , parce qu'ils font un extrême exer- cice. L'un fert de corredlif à l'autre -y. aufli voit- on qu'ils ont befoin de tous deux. Le tems du repos eft celui de la nuit , il eft marqué par la Nature. C'eft une obfervation confiante que le fom- meil eft: plus tranquille & plus doux" tandis que le foleil eft fous l'hoiifon y ôi que air échauffé de fes rayons né
55© È M I L E 3
maintient pas nos fens dans un fi grand calme. Ainfi l'habitude la plus falutaire eft certainement de fe lever & de fe coucher avec le foleil. D'où il fuit que dans nos climats , l'homme & tous les animaux ont en général befoin de dorniir plus long-iems Thi- ver que l'été. Mais la vie civile n'eft pas affez fimple , affez naturelle , aifez exempte de révolutions , d'accidens , pour qu'on doive accoutumer l'hom- nie à une uniformité , au point de la lui rendre nccelfaire. Sans doute il faut s'affujettir aux règles ; mais \x première eft de pouvoir les enfreindre fans rifque , quand la nécefiité le veut. N'allez donc pas amollir indifcrette- ment votre Elevé dans la continuité d'un paifible fommeil , qui ne loit ja- mais interrompu. Livrez-le d'abord fans gêne à la lof de la Nature , mais n'ou- bliez pas que parmi nous il doit être au-defTus de cette loi j qu'il doit pou- voir fe coucher tard , fe lever maiin ,
017 DE l'Éducation. 551
être éveillé brLifquemeiit , paffer les nuits debout , fans en être incommodé. En s'y prenant alfez tôt , en allant tou- jours doucement & par dégrés , on forme le tempérament aux mêmes cho- ies qui le détruifent , quand on Vy foumet déjà tout forme.
11 importe de s'accoutumer d'abord à être mal couché •, c'eft le moyen de ne plus trouver de mauvais lit. En géné- ral , la vie dure , une fois tournée en habitude , multiplie les fenfations agréa- bles : la vie molle en prépare une infi- nicc de déplaifantes. Les gens élevés irop délicatement ne trouvent plus le fommeil que fur le duvet \ les gens ac- coutumés à dormir fur d^s planches le trouvent par tout : il n'y a point de lie dur pour qui s'endort en fe couchant.
Un lit mollet , où l'on s'enfevelic dans la plume ou dans l'édredon > fond &c dilfout le corps , pour ainll dire. Les reins enveloppés trop chnudement s'é- chauffent. De-là léfultent fouvent la
piètre ou d'autres incommodités j Sc infailliblement une complexion déli- cate qui les nourrit toutes.
Le meilleur lit efc celui qui pro- cure un meilleur fommeil. Voilà ce- lui que nous nous préparons Emile & moi pendant la journée. Nous n'a- vons pas beloin qu'on nous amené des efclaves de Perfe pour faire nos lits ^ en labourant la terre , nous remuons nos matelas.
Je fais par expérience que , quand nn enfant cft en fanté , l'on eft maître de le faire dormir & veiller prefqu'a volonté. Quand l'enfant ell couché , & que de Ion babil il ennuie fa Bon- ne , elle lui dit , dorme:^ • c'eft comme û elle lui difoit , portez-vous bien , quand il eft malade. Le vrai moyen de le faire dormir eft de l'ennuyer lui- même. Parlez tant , qu'il foie forcé de fe taire , & bien-tô: il dormira : \qs fermons font toujours bons à quelque cKofe j autant vaut le prêcher que le
ou DE l'Éducation. J55
bercer : mais fi vous employez le fuir ce narcotique , gardez- vous de l'em- ployer le jour.
J'éveillerai quelquefois Emile, moins de peur qu'il ne prenne l'habicude de dormir trop long-rems, que pour l'ac- coucumer à roue, même à ctre éveillé, même à être éveillé brufquemenr. Au furplus j'aurois bien peu de talent pour mon em.ploi , fi je ne favois pas le for- cer à s'éveiller de lui-même , & à f e lever , pour ainfi dire , à ma volonté , farK que je lui dife un feul mot.
S'il ne dort pas aflez , je lui laifl*e enrrevoir pour le lendemain une ma- tinée ennuyeufe , & lui-même regar- dera comme autant de gagné tout ce qu'il pourra laifler au fommeil : s'il dort trop , je lui montre à Ton réveil un amufement de fon goût. Veux-je qu'il s'éveille à point nommé , je lui dis : demain à fix heures on part pour la pèche , on fe va promener à tel en- droit , voulez-vous en être ? il con--
^54 É Ài I L E j
fenr , il me prie de l'éveiller , je pro- mers , ou je ne promets point , fclon le bcfoin : s'il sévei'Ie trop tnrd , il ine trouve parti. Il y aura du mal- heur , Cl bientôt il n'onpitnd à scvc:!- ler de lui- même.
Au re!^e , s'il arrivoir , ce qui eft rare , que quelqu'enfant indolent eue du penchant à croupir dans la parefTe , il ne faut point le livrer à ce pen- chant , dans lequel il s'engourdiroit tout-à fait , mais lui adminirtrer quel- que ftimulant qui l'éveille. On con- çoit bien qu'il n'eft pas queftion de le faire agir par force , mais de l'é- mouvoir par quelque appétit qui l'y porte , ôc cet appétit , pris avec choix dans l'ordre de la Nature , nous mené à la fois à deux fins.
Je n'imagine rien dont , avec un peu d'adrefTe , on ne pût infpirer le goûc , même la fureur aux enfans, fans vanité , fans émulation , fans jaloulie. Leur vivacité , leur efprit imitateur
ou VE l'Éducation. 555
fuffifent \ fur-rout leur gaieté nacii- relle , inftrumeiu donc la prife eft sûre, &c dont jamais précep:eur ne fut s'avifer. Dans tous les jeux où ils font bien perfuadés que ce n'eft que )cu , ils fouffrent fans fe plaiiidre , &c même en riant , ce qui's ne fouffriroienc jamais autrement, fans verfer des tor- rens de larmes. Les longs jeûnes , les coups , la brûlure , les fatigues de toute efpece font les amufemens à^s jeunes fauvages ; preuve que la dou- leur même à (on alîaifonnement , qui peut en ôter l'amertume j mais il n'ap- partient pas à tous les maîtres de fa- .voir apprêter ce ragoût , ni peut-être à tous hs difciples de le favourer fans grimace. Me voilà de nouveau , C\ je n'y prends garde , égaré dans les ex- ceptions.
Ce qui n'en fouffre point eft ce- pendant TalfujettilTement de l'homme à la douleur , aux maux de iovi ef-
55^ Emile,
pece aux accidens , aux périls de U vie, enfin â la mort; plus on le fa- niiliarifera avec toutes ces idées, plus on le guérira de l'importune fenfibi- lité qui ajûûce au mal l'impatience de l'endurer ; plus on l'apprivoifera avec les foufF'ances qui peuve-.t l'atteindre ) plus on leur orera , comme eût dit Montagne, la p&ir.rure de letrangeté , & plus ludi l'on rendra fon ame in- vulnérable & dure ; fon corps fera la cuiraffe qui rebouchera tous les traits dont il pourroit être atteint au vif. Les approches même de la mort n'étant point la mort , à peine la fentira-t-il comme telle j il ne mourra pas , pour ainfi dire : il fera vivant ou mort , rien de plus. C'eft de lui que le môme Montagne eût pu dire comme il a dit d'un Roi de Maroc , que nul homme n'a vécu fi avant dans la mort. La conftance &: la fermeté iont , ainfi que les autres vertus , des
ou DE l'Education. 357
■apprenti flTages de l'enfance : mais ce ii'eft pas en apprenant leurs noms aux enfans qu'on les leur enfeigne j c'eft: en les leur faifant goûter , fans qu'ils facheiu ce que c'eft.
Mais à propos de mourir , com- ment nous conduirons-nous avec notre Élevé , relativement au danger de la petite vérole ? La lui ferons -nous ino- culer en bas âge, ou Ci nous attendrons qu'il la prenne naturellement ? Le pre- mier parti , plus conforme à notre pra- tique , garantit du pcril l'âge ou la vie eft la plus précieufe , au rifque de celui où elle l'eft: le moins j fi toutefois on peut donner le nom de rifque à l'inoculation bien adminiftrée.
Mais le fécond eft plus dans nos principes généraux , de lailfer faire en tout la Nature , dans les foins qu'elle aime à prendre feule , & qu'elle aban- donne aulfi tôt que l'homme veut s'en p-»çler. L'homme de la Nature eft tou-
358 É M I L Ej
jours préparé: laillons-le inoculer par le maître y il choifira mieux le moment que nous.
N'allez pas de-là conclurre que je blâme l'inoculation : car le raifonne- ir.enc fur lequel j'en exempte mon Élevé iroir trcs-mal aux vôtres. Votre éducation les prépare à ne point échap- per à la petite vérole au moment qu'ils en feront attaqués : fi vous la laiflez venir au hafard , il eft probable qu'ils en périront. Je vois que dans les diffé- rens pays on rtfifte d'autant plus à l'inoculation qu'elle y devient plus né- celTaire , & la raifon de cela fe Tent ai- fémenr. A peine auflî daignerai-je trai- ter cette queftion pour mon Emile. Il fera inoculé, ou il ne le fera pas, félon le tems , les lieux , les circonftances : cela e(l prefque indifférent pour lui. Si on lui donne la petite vérole , on aura l'avantage de prévoir ôc connoîrre fon mal d'avance ; c'efi: quelque chofe '•
ou DE L^EDUCATlOîf, ^j^
niais ;/il la prend naturellement , nous l'aurons préfervé du Médecin j c'eft encore plus.
Vi^Q éducation exclufive , qui tend feulement à diftinguer du peuple ceux qui l'ont reçue , préfère toujours les inftrudlions les plus coûteufes aux plus communes , &; par cela même aux plus utiles. Ainfi les jeunes gens élevés avec foin , apprennent tous à monter à che- val, parce qu'il en coûte beaucoup pour cela 'y mais prefqu'aucun d'eux n'ap- prend à nager , parce qu'il n'en coûte rien , & qu'un Artifan peut favcir na- ger au(li-bien que qui que ce foit. Ce- pendant, fans avoir fait fon académie, un voyageur monte à cheval , s'y lient &z s'en fert afTez pour le befoin j mais dans l'eau, Ci l'on ne nage, on fe noyé, & l'on ne nage point Tans l'avoir ap- pris. ïLnÇin y l'on n'eft pas obligé de monter à cheval fous peine de la vie , au-lieu que nul n'eft sûr d'éviter un danger auquel on eft i\ fouvent expo-
^6o É M 1 L E j
fé. lîmile fera dans Tcan comme fur la terre ; que ne peur ii vivre dans tous les élcmens? Si l'oii pouvoir ap- prendre à voler dans les airs, j'i^n fe- rois un aigle j j'en terois une falaman- dre , fi Ton pouvoir s'endurcir au feu.
On craint qu'un enfant ne fe noyé
en apprenant à nager j qu'il fe noyé en
apprenant , ou pour n'avoir pas appris,
ce fera toujours votre faute. C'eit la
feule vanité qui nous rend téméraires ;
on ne l'eft point , quand on n'eft vu de
perfonne: Emile ne le feroit pas, quand
il feioit vu de tout l'Univets. Comme
l'exercice ne dépend pas du rifque ,
dans un canal du parc de fon père il
apprendroit à traverfer l'Hellefponr ;
mais il faut s'apprivoifer au rifque
même , pour apprendre à ne s'en pas
troubler j c'eft une partie elfentielle
de l'apprentifTage dont je parlois rout-à-
l'heure. Au refte , attentif à mefurer le
danger à {^s forces , & de le partager
toujours avec lui , je n'aurai guèrcs
d'imprudence
ou DE l'Éducation. 551
d'imprudence à craindre, quand je ré- glerai le foin de fa confervation fur celui que je dois à la mienne.
Un enfant eft moins grand qu'un homme ; il n'a ni fa force ni fa raifon ; mais il voie & entend auflî bien que lui, ou à très -peu- près ; il a le goût aufli fenfible, quoiqu'il l'ait moins dé- licat, &■ diftingue aufli-bien les odeurs," quoiqu'il n'y mette pas la même (qvl" fualitc. Les premières facultés qui fe forment ôc fe perfedionnent en nous font les fens. Ce font donc les pre- miers qu'il faudroit cultiver ; ce fonc les feules qu'on oublie , ou celles qu'on néglige le plus.
Exercer les fens n'efl: pas feulement en faire ufage , c'eft apprendre à bien juger par eux, c'efl apprendre, pour ainfi dire , à fentir ; car nous ne favons ni toucher , ni voir , ni entendre que comme nous avons appris.
Il y a un exercice purement natu- rel & méclianique, qui Icit à rendre le
Tome' I, Q
^(Si Emile;
corps robufte , fans donner aucune prife au jugement: nager, courir, fau- ter , fouetter un fnbot , lancer des pier- res ; tout cela eft fort bien : mais n'a- vons-nous que des bras de des jambes ? N'avons-nous pas aufïi des yeux, des -oreilles , & ces organes font-ils fu- perflus à l'ufage des premiers ? N'exer- cez donc pas feulement les forces , exercez tous les fens qui les dirigent , tirez de chacun d'eux tout le parti pof- fible 5 puis vérifiez l'impreffion de l'un par l'autre. Mefurez , comptez , pefez , comparez. N'employez la force qu'a- près avoir eftimé la réfiftance : faites toujours en forte que l'eftimation de l'effet précède l'ufage des moyens. Inté- re0ez. l'enfant à ne jamais faire d'efforts infuffifins ou fuperflus. Si vous l'accou- tumez à prévoir ainfi l'effet de tous fes mouvemens , ôc à redreffer fes erreurs par l'expérience, n'eft-il pas clair que
plus il agira , plus il deviendra judi- cieux ?
ou DT. l'Éj^ucation. 3<?5
S'agit-il d'ébranler une maffe ? s'il prend un levier crop long , il déocn- fera trop de mouvement \ s'il le prend trop court , il n'aura pas alTez de force : l'expérience lui peut apprendre à choi-; fîr précifément le bâton qu'il lui faut.' Cette fagelTe n'eft donc pas audeflus de fon âge. S'agit-il de porter un far- deau? s'il veut le prendre aufîi pe- fant qu'il peut le porter, & n'en point eifayer qu'il ne foulève , ne fera-t-il pas forcé d'en eftimer le poids d la vue ? Sait- il comparer des mafTes de même matière & de différentes grof- feurs ? qu'il choifilTe entre des mafles de même grofleur & de différentes ma- tières j il faudra bien qu'il s'applique à comparer leurs poids fpécifiques." J'ai vu un jeune homme , très bien élevé , qui ne voulut croire qu'après l'épreuve , qu'un feau plein de gros cou peaux de bois de chcne fût moins pefant que le même feau rempli d'eau. Nous ne fommes pas également mai-
Q ^
3^4 Emile,
très de l'iifage de tous nos fens. II y en a un , favoir le toucher , dont l'aélioii n'eft jamais fupendue durant la veille j il a été répandu fur la furface entière de notre corps , comme une garde continuelle , pour nous avertir de tout ce qui peut l'ofFenfer. C'eft auflî celui dont, bon gré, malgré, nous acquérons le plutôt l'expérience par cet exercice continuel , Se auquel par conféquent nous avons moins befoin de donner une culture particulière. Cependant nous obfervons que les aveugles ont le ta6t plus sûr & plus fin que nous y parce que , n'étant pas guidés par la vue, ils font forcés d'apprendre à tirer uniquement du premier fens les ju- gemens que nous fournit l'autre. Pour- quoi donc ne nous exerce -t- on pas à marcher comme eux dans l'obfcurité , à connoître les corps que nous pou- vons atteindre , à juger des objets qui nous environnent , à taire , en un mot , de nuit Se fans lumière , tout ce qu'ils
ou DE l'Éducation, 3(^5
font de jOQf & fans yeux ? Tant que le foleil luit , nous avons fur eux l'a- vaniage ; dans les ténèbres i!s font nos guides à leur tour. Nous fommes aveugles la moitié de la vie ; avec la différence que les vrais aveugles fa- vent toujours fe conduire , & que nous n'ofons faire un pas au cœur d^e la nuit. On a de la lumière , me di- ra-t-on. Eh ! quoi , toujours des ma- chines ! Qui vous répond qu'elles vous fuivront par-tout au befoin? Pour ipoi, j'aime mieux qu'Emile ait des yeux aU bout de Ïqs doigts , que dans la bouti- que d'un Chandelier.
Êtes-vous enfermé dans un édifice au milieu de la nuit ? frappez des mains j vous appercevrez au raifonne- tnent du lieu , (i l'efpace eft grand ou petit , fi vous êtes au milieu ou dans un coin. A demi-pied d'un mur , l'aie moins ambiant & plus réfléchi vous porte une autre fenfation au vifige. Reftez en place , & tournez-vous fuc-
Q 3
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ceflivemenc de tous les côtés ; s'il y a une porte ouverte, un léger courant d'air vous l'indiquera. Eres -vous dans un bateau , vous connoîtrez , à la ma- nière dont l'air vous frappera le vifage, non- feulement en quel fens vous allez, mais fi le fil de la rivière vous en- traîne lentement ou vite. Ces obferva- tions «Se mille autres femblables , ne peuvent bien fe faire que de nuit j quelque attention que nous voulions leur donner en plein jour , nous fe- rons aides ou diftraits par la vue , elles nous' échapperont. Cependant il n'y a encore ici ni mains , ni bâton : que de connoiiïances oculaires on peut acqué- rir par le toucher , même fans rien tou- cher du tout !
Beaucoup de jeux de nuit. Cet avis eft plus important qu'il ne femble. La nuit effraie naturellement les hom- mes, & quelquefois les animaux (19).
(19) Cet efFroi devient très-inaniferte dans les graft- des éclipfes de foleil.
ou DE l'Education. 3^7 La raifon , les connoitlaiices , l'ef- pilt , le courage délivrent peu de gens de ce tribut. J'ai vu des raifon- neurs , des efptits- forts , des Philofo- phes , ^QS Militaires intrépides en plein jour , trembler la nuit , comme des femmes, au bruit d'une feuille d'ar- bre. On attribue cet effroi aux contes des nourrices : on fe trompe ; il y a une caufe naturelle. Quelle eft cette caufe ? La même qui rend les fourds défians & le peuple fuperilitieux ; l'i- gnorance dQS chofes qui nous envi- ronnent & de ce qui fe pafiTe autour de nous (io). Accoutumé d'appercevoii* de loin \qs objets, & de prévoir leurs
(10) Eu voici encore une autre caufe bien expliquée par un Philofophc dont je cite fouvent le Livre , & dont les grandes vues m'inftruifenc encore plus fouvent.
« Lorfque par de; circonftanccs particulières nous » ne pouvons avoir une idée <Ie la lUrtance , Se que ■>■> nous ne pouvons juger des objets que par la graii- >j deur de l'angle, ou plutôt de l'image qu'ils for-
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3^8 - Emile,
impreflîons d'avance , comment , ne voyant plus rien de ce qui m'encoure , n'y fuppoferois-je pas mille êtres, mille moLiveraens qui peuvent me nuire & dont il m'eft impo/Tible de me ga-
* ment dans nos yeux , nous nous trompons alors 55 nécefTairement fur la grandeur de ces objets ; tout 35 le monde a éprouvé qu'en voyageant la nuit , on 3> prend un buifTon , dont on art près, pour un gr.md yt arbre dont on eft loin , ou bien on prend un grand 3> arbre éloigné pour un bjîiroii qui eft voifîn : de M même , (i on ne connoît pas les objets par leur for- 3) me, &c qu'on ne pullFi; avoir par ce moyen aucune 3)- idée de dillance , on Ce trompera encore néccflai- » renient ; une mouche qui paHera avec rapidité à 3> quel.jues pouces de diftancc de nos yeux , nous pa- 31 roirra dans ce cas être un oifeau qui en feroit à une •» grande diftance -, un chtYsi qi!! feroit fans luouve- 3> ment dans le milieu d'une campagne & qui feroit n dans une atritude femblable , par exemple , à celle 3> d'un mouion , ne nous paroîtroit plus qu'un gros 5) mouton, tant que nous ne reconnoîtrons pas que » c'ell un cheval ; mais dès que nous l'aurons rccon- 3> nu , il nous paroitra dans l'inftant gros comme un n cheval , fie nous rcilifierons fur le champ notre pre- » mier jugement.
53 Toutes les fois qu'on fe trouvera , dans la nuit , 35 dans des lieux inconnus, où l'on ne pourra juger 35 de la diftance , & où l'on ne pourra reconnoîtrc 33 la forme des chofes à caufe de l'obfcurité , on fera 33 en danger de tomber à tout inftant dans l'erreur 35 au fujet des jugemens que l'on fera fur les objets « qui fe préfeiueront ; c'cll dc-là que vieiit la frayeur 3) &c l'cTpece de crainte intérieure que l'obTcurieé de
ou DE L*£dUCATION. 5(^9
rantir ? J'ai beau favoir que je fuis en sûreté dans le lieu où je me trouve . je ne le fiiis jamais auflî bien que fi je le voyois aduellement : j'ai donc toujours un fujec de crainte que je
5} la nuit fair fennr à prefque tous les hommes ; c'eft s> fur cela qu'eft fondée l'apparence des fpeûres & des 5> figures gigantefques &c épouvantables que tant de >j gens difent avoir vues. On leur répond communç- 5> ment que ces figures étoicnt dans leur imagination ; sj cependant elles pouvoient être réellement dans 35 leurs yeux , &C il elî très-poûible qu'ils aient en effet » vu ce qu'ils difent avoir vui car il doit arriver né- » ceiïairement , toutes les fois qu'on ne pourra iuger M d'un objet que par l'angle qu'il forme dans l'œil , 35 que cet objet inconnu grortira & grandira, à me • » fure qu'on en fera plus voifin, 6c que, s'il a d'abord 35 para au fpedljteur qui ne peut connoîtrc ce qu'il 33 voit , ni juger à quelle diftance il le voit ; que , s'il ij a paru , dis-je , d'abord de la hauteur de quelques » pieds lorfqu'il étoit à la diUance de vingt ou trente 35 pas , il doit paroître haut de plufieurs toifes lorf- " qu'il n'en fera plus éloigné que de quelques pieds , 35 ce qui doit en effet l'étonner fie l'effrayer, jufqu'à 35 ce qu'enfin il vienne à toucher l'objet ou à le re- 33 connoître •, car dans l'inftant même qu'il reconnoî- 35 tra ce que c'eft , cet objet, qui lui paroiffoit gigan- 33 tefque , diminuera lout-à coup, fic^ ne lui paroîtra >3 plus avoir que fa grandeur réelle ; m.iis fi Ton fuir i3 ou qu'on ^'ôfe approcher , il eft certain qu'on n'aura 3) d'autre idée de cet objet que celle de l'im.ige qu'il 33 formoit dans l'œil , qu'on aura réellement vu une 35 figure gigantefque ou épouvantable par la grandeur » & par la forme. Le préjugé des fpciftres cfl donc » fondé dans la Nature, ôc ces apparences ne dépcn»
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5 70 E M I L E j
n'avois pas en plein jour. Je fais, il cft vrai , qu'un corps écranger ne peuc guères agir fur le mien , fans s'annon- cer par quelque bruit j aulîl, combien j'ai fans celfe roreille alerte ! Au moin- dre briiic donc je ne puis difcerner la caiife , rintérêc de ma confervation me fait d'abord fuppofer tour ce qui doit le plus m'engager à me renir fur mes gardes, & par conféquent tout ce
5> dent pas, comme le croient les Philofophes , uni- 55 quement de l'imagination, jj Hiji. Nat. T. f'^I, pag, XI. in-12..
J'ai tâclié de montrer dans le texte comment il en dépend toujours en partie, & quant à \» caufc expli- quée dans ce paflage , on voit que l'hibitudc de mar- cher la nuit doit nous apprendre à diftingucr les ap- parences que la reiremblance des formes & la diver- fîté des diflances font prendre aux objets à nos ycur dans robfcurité : car lorfque l'air eft encore afTez écl.'.iré pour nous laiflèr apperccvoir les contours des objets , comme il y a plus d'air iaterpoTé dans un plus grand cloignemsnt, nous devons toujours voir ces contours moins marques , quand l'ol^jet cil plus loin de nous ; ce qui fuffit , à force d'habitude , pour nous garantir de l'erreur qu'explique ici NT. de Euifon. Quelqu'exp'ication qu'on préfère, ma méthode ei\ donc toujours efficace, & c'cll ce que l'exférience confirme patfaiceracnt. ^
ou DE l'Education. 371
qui efi: le plus propre à m'effrayer. N'entends-je abfolumenc rien ? Je ne fuis pas pour cela tranquille j car en- fin fans bruit on peut encore me fur- prendre. 11 faut que je fuppofe les chofes telles qu'elles étoient aupara- vant , telles qu'elles doivent encore être , que je voye ce que je ne vois pas. Ainfi forcé de mettre en jeu mon imagination , bientôt je n'en fuis plus maître j & ce que j'ai fait pour me raf- furer , ne fert qu'à m'allarmer davan- tage. Si j'entends du bruit , j'entends des voleufs j Ci je n'entends rien , je vois des phantômes : la vigilance que m'infpire le foin de me conferver ne me donne que fujets de crainte. Tout ce qui doit me ralFurer n'efl: que dans ma raifon : l'indinâ: plus fort me parle tout autrement qu'elle. A quoi bon pen- fer qu'on n'a rien à craindre , puifqu'a- lors on n'a rien à faire ?
La caufe du mal trouvée indique le
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remède. En toiire chofe l'habitude tne l'imagination j il n'y a que les objets nouveaux qui la réveillent. Dans ceux que l'on voit tous ks jours , ce n'efl: plus l'imagination qui agit, c'tfl: la mémoire j & voilà la raifon de l'axiome ab affueds non fie pajjio ; car ce n'efl; qu'au feu de l'imagination que les paf- llons s'allument. Ne raifonnez donc pas avec celui que vous voulez guérir de l'horreur des ténèbres : menez-l'y fouvenc , & foyez sûr que tous les ar- gumens de la Philofophie ne vaudront pas cet ufage. La tète ne tourne point aux couvreurs fur les toîts , & l'on ne doit plus avoir peur dans l'obfcuricé quiconque eft accoutumé d'y être.
Voilà donc pour nos jeux de nuic un autre avantage ajouté au premier : mais pour que ces jeux réuffilîenc , je n'y puis trop recommander la gaieté. Rien n'eft h trifte que les ténèbres : n'allez pas enfermer votre enfant dans
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un cachot. Qu'il rie en entrant dans robfciirifé j que le rire le reprenne avant qu'il en forte ; que , tandis qu'il y eft , l'idée des amufemens qu'il quitte, ôc de ceux qu'il va retrouver, le défende des imaginations phantaf- tiques qui pourroient l'y venir cher- cher.
Il efl: un terme de la vie au-delà duquel on rétrograde, en avançant. Je fens que j'ai paffé ce terme. Je recom- mence , pour ainh dire , une autre carrière. Le vuide de l'âge mûr, qui s'eft fait fentir à moi , me retrace ie doux tems du premier âge. En vieil- lilfant , je redeviens enfant, de je me rappelle plus volontiers ce que j'ai fait à dix ans , qu'à trente. Leâieurs , pardonnez-moi donc de tirer quelque- fois mes exemples de moi-même j car , pour bien faire ce livre , il faut que je le falTe avec plaifir.
J'étois à la campagne en penfîon , chez un Miniftre appelé M. Lambef-
374 E M I L Ej
cier. J'avois pour camarade un Con- fia plus riche que moi , ôc qu'on trai- toit en héritier , tandis qu'éloigné de mon père , je n'ctois qu'un pauvre or- phelin. iVlon grand coufin Bernard ctuit fîngulierement poltron , fur-tout la nuir. Je me moquai tant de fa frayeur, que M. Lambercier, ennuyé de mes vanteries , voulut mettre mon coura^^e à répreuve. Un foir d'automne , qu'il fàifoit très-obfcur , il me donna la clef du Temple , de me dit d'aller chercher dans la chaire la Bible qu'on y avoir laiflee. Il ajouta, pour me piquer d'hon- neur , quelques mots qui me mirent dans rimpuilfance de reculer.
Je partis fans lumière ; fi j'en avois eu , ç'auroir peut-être été pis encore. 11 falloit palfer par le cimetière , je le iraverfai gaillardement ; car tant que je me fentois en plein air, je n'eus jamais de frayeurs nocturnes.
En ouvrant la porte , j'entendis à la voûte un certain retsntilfement que
ou DE l'Education. 375 je crus reflembler à des voix , ôz qui comnîenca d'ébranler ma fermeté ro- maine. La porte ouverte , je voulus entrer: mais à peine eus- je fait quel- ques pas, que je m'arrêtai. En apper- cevant robfcurlté profonde qui régnoin dans ce vafte lieu , je fus faifi d'une terreur qui me fit drefifer les cheveux j je rétrograde , je fors , je me mets à fuir tout tremblant. Je trouvai dans ]a cour un petit chien nommé Sultan, donc les carefTes me rafTurerent. Hon- teux de ma frayeur, je reviens fur mes pas, tachant pourtant d'emmener avec moi Sultan , qui ne voulut pas me fuivre. Je franchis brufqaement la porte , j'entre dans l'Eglife. A peine y fus-je rentré , que la frayeur me reprit , mais fi fortement , que je per- dis la rite *, & quoique la chaire fCir à droite, &i que je le fulfe très-bien, ayant tourné fans m'en appercevoir , je la cherchai long tems à gauche , je m'embarralfai dans les bancs , je ne
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favois plus où j'étois j & , ne pouvait trouver ni la chaire , ni la porte , je tombai dans un bouleverfement inex- primable. Enfin, j'apperçois la porre , je viens à bouc de fortir du Temple , & je m'en éloigne comnhe la première fois, bien rcfolu de n'y Jamais rentrer feu! qu'en plein jour.
Je reviens jufqu'à la maifon. Préc à entrer , je diftingue la voix de M. Lambercier à de grands éclats de rire. Je les pteiîds pour moi d'avance , & , confus de m'y voir expofé , j'hélîte à ouvrir la porte. Dans cet intervalle , j'entends Mademoifelle Lambercier s'inquiéter de moi , dire à la fervanre de prendre la lanterne , Se M. Lam- bercier fe difpofer à me venir chercher, efcorté de mon intrépide coufin , au- quel enfuite on n'auroit pas manqué de faire tout l'honneur de l'expédition, A l'inftanc toutes mes frayeurs ceOTent , & ne me lailfent que celle d'être far- pris dans ma fuite : je cours , je vole
ou DE l'Éducation. 377
au Temple : fans m'égarer , fans tâton- ner , j'arrive à la chaire , j'y monte , je prends la Bible , je m'élance en bas , dans trois faurs je fuis hors du Temple , dont j'oubliai même de fer- mer la porte j j'entre dans la chambre hors d'haleine , je jette la Bible fur la table, effaré, mais palpitant d'aife d'a- voir prévenu le fecours qui m'ctoit deftiné.
On me demandera (î je donne ce trait pour un modèle à fuivre , & pour un exemple de la gaieté que j'exige dans ces fortes d'exercices ? Non \ mais je le donne pour preuve que rien n'eft plus capable de raffurer quicon» que eft effrayé à^s ombres de la nuit , que d'entendre dans une chambre voi- fine une compagnie alfemblée rire & caufer tranquillement. Je voudrois qu'au-lieu de s'amufer ainfi feul avec fon Élevé , on raffemblât les foirs beaucoup d'enfans de bonne humeur ; qu'on ne les envoyât pas d'abord fé-
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parement , mais pîufieiirs cnfenible , ôc qu'on n'en Iiafardât aucun paihii- tement feul , qu'on ne fe fûc bien af- fûté d'avance qu'il n'en feroit pas trop effrayé.
Je n'imagine rien de fi plaifanc Se de fi utile que de pareils jeux , pour peu qu'on voulût ufer d'adrefie à les ordonner. Je feuois dans une grande falle une efpece de labyrinthe , avec des tables , des fauteuils , des chaifes , des paravents. Dans les inextricables tortuoficés de ce labyrinthe , j'arran- gerois au milieu de huit ou dix boîtes d'attrape une autre boîte prefque fem- blable , bien garnie de bonbons ; je défignerois en termes clairs , mais fiic- cinds , le lieu précis où fe trouve ia bonne boîte; je donnerois le renfei- gnement fuffîfant pour la diftinguer à des gens plus attentifs de moins étour- dis que des enfans (ii); puis, après
(il) Pour les exercer à l'aacntion, ne leur dites Ja?
ou DE l'Éducation. }yç
avoir fait tirer au fort les petits cou- ciirrens , je les eiiverrois tous Tuii après i'autre , jiifqu'à ce que la bonne boîte fut trouvée j ce que j'aurois foin de rendre 'difficile , à proportion de leur habileté.
Figurcz-vous un petit Hercule arrivant une boîte à la main , tout fier de fou expédition. La boîte fe met fur la table , on l'ouvre en cérémonie. J'entends d'ici les éclats de rire, les huées de la bande joyeufe , quand , au-lieu des confitures qu'on attendoit , on trouve bien pro- prement arrangés fur de la moufle ou fur du coton , un hanneton , un efcar- got , du charbon , du gland , un na- vet , ou quelque autre pareille denrée. D'autres fois , dans une pièce nouvelle- ment blanchie on fufpendra , près du mur , quelque jouet , quelque petii
mais que des chofes qu'ils aient un intérêt fendble & préfcnt à bien entendre ; fur-tout point de longueurs , jamais uu mot fuperflu. Mais aufTî ne laiflez daûs vos difcouis ni oblcurité ni équivoque.
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meuble qu'il s'agira d'aller chercher , fans toucher au mur. A peine celui qui l'apporreia fera-t-il rentre , que , pour peu qu'il aie manqué à la condi- tion 5 le bout de (on chapeau blanchi , le bout de fes fouliers , la bafque de fon habit, fa marche trahiront fa mal- adreffe. En voilà bien aifez, trop peut- être, pour faire entendre l'efprit de ces fortes de jeux. S'il faut tout vous dire , ne me lifez point.
Quels avantages un homme ainfi élevé n'aura-t-il pas la nuit fur les au- tffcî hoiîimes ? Ses pieds accoutumes à s'affermir dans les ténèbres , ùs mains exercées à s'appliquer aifément à tous les corps environnans , le condui- ront fans peine dans la plus épailTe bbfcurité. Son imagination , pleine des jeux no6lurnes de fa jeunefTe , fe tour- nera difficilement fur êi^s objets ef- frayans. S'il croit entendre des éclats de rire , au-lieu de ceux des efprits follets, ce feront ceux de fes anciens
ov DE l'Education, 381
camarades; s'il fe peint une alTèmblée, ce ne fera point pour lui le fabat, mais la chambre de fon Gouverneur. La nuit ne lui rappellanc que des idées gaies ne lui fera jamais affreufe -, au» lieu de la craindre , il l'aimera. S'a- gic-il d'une expédition militaire: il fera prêt à toute heure, aufîi-bien feul , qu'avec fa troupe. Il entrera dans le camp de Saiil , il le parcourra fans s'é- garer , il ira jufqu'à la tente du Roi fans éveiller perfonne , il stn retour- nera fans être apperçu. Faut-il enlever les chevaux de Rhéfjs : adreffez-vous à lui fans crainte. Parmi les sens au- trement élevés . vous trouverez diffici* lement un Ulyffe.
J'ai vu des gens vouloir , par à^s furprifcs , accoutumer les enfans à ne s'effrayer de rien la nuit. Cette mé- thode eft très-mauvaife ; elle produit un effet tout contraire à celui qu'on cherche, oj ne fert qu'à les rendre tou- jours plus craintifs. Ni la raifon , ni
3 Si É M I L Ej
l'habitiide ne peuvent rafliirer fur l'idée d'un danger préfent, dont on ne peut connoîcre le degré , ni l'efpece j ni fur la crainte des furprifes , qu'on a fouvent éprouvées. Cependant , com- ment s'aiTurer de tenir tonjours votre Élevé exempt de pareils accidens ? Voici le meilleur avis, ce me femble, ' dont on puiffe le prévenir là-deffus. Vous êtes alors , dirois-je à mon Emile , dans le cas d'une jufte défenfe ; car l'àggreiTeur ne vous lailTe pas juger s'il veut vous faire mal ou peur j &, comme il a pris fes avantages, la fuite même n'eft pas un refuse pour vous. Saifif- fez donc hardiment celui qui vous fur- prend de nuit , homme ou bcce , il n'importe ; ferrez-le , empoignez- le de toute votre force j s'il fe débat, frap- pez , ne marchandez point les coups j &, quoi qu'il puilTe dire ou faire, ne lâchez jamais prife , que vous ne fâchiez bien ce que c'eft : réclairci/fement vous «pprendra probablem.ent qu'il
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ou DE l'Éducation. 585
n'y avoic pas beaucoup à craindre, & cette manière de traiter les plaifans doit naturellement les rebuter d' revenir.
Quoique le toucher foit de tous nos fens celui dont nous avons le plus con- tinuel exercice, fes jagemens reftent pourtant, comme je l'ai dit, impar- faits de grofliers, plus que ceux d'au- cun autre j parce que nous mêlons con- tinuellement à fon ufage celui de la vue, ôc que, l'œil atteignant à l'objet plutôt c]ue la main , l'efprit juge pref- que toujours fans elle. En revanche , les jugemens du taâ: font les plus sûrs , précifément , parce qu'ils font les plus bornés: car, ne s'étendant qn'auflî loin que nos mains peuvent atteindre, ils rectifient l'ctourderie des autres fens , qui s'élancent au loin fur des objets qu'ils apperçoivent à peine ; au lieu que tout ce qu'apperçoit le toucher , il l'apperçoic bien. Ajoutez que , joi- gnant , quand il nous plaît , la force
384 Emile,
des mufcles à l'adion des nerfs , nous iinillons , par une fenfation fimulta- lîée , au jugement de la température , des grandeurs, des figures, le juge- ment du poids & de la foliditc. AmCi le toucher, étant de tous les fens celui qui nous inftrult le mieux de l'impref- fîon que les corps étrangers peuvent £îire fur le nôtre , eft celui dont l'u- fage eft le plus fréquent , ôc nous donne le plus immédiatement la connoilTance néceffaire a notre confervation.
Comme le toucher exercé fupplée a la vue, pourquoi ne pourroit-t-il pas aufll fuppicer à l'ouïe jufqu'à certain point , puifque les fons excitent dans les corps fonores des ébranlemens (en^ fibles au taél ? En pofant une main fur le corps d'un violoncelle , on peut , fans le fecours des yeux ni des oreilles, diftinguer à la feule manière dont le bois vibre & frémit, fi le fon qu'il rend eft grave ou aigu , s'il eft tiré de la chanterelle ou du bourdon. Qu'on
exerce
ou DE L*ÊdVCATION. 585
exerce le fens à cqs différences , je ne douce pas qu'avec le tems , on n'y pue devenir fenlîble au point d'entendre un air entier par les doigts. Or, ceci fuppofé , il eft clair qu'on pourroic aifément parler aux fourds en mufî- que j car les fons &c les tems , n'éiant pas moins fufceptibles de combinaifons régulières que les articulations &: les voix, peuvent être pris de même pour les clémens du difcours.
Il y a des exercices qui émoujOfenc le fens du toucher , & le rendent plus obrus : d'autres , au contraire , l'aigui- fent & le rendent plus délicat & plus fin. Les premiers , joignant beaucoup de mouvement & de force à la conti- nuelle impreflion des corps durs , ren- ^ ^cni la peau rude , calleufe , & lui \'^.ent le fentiment naturel j les féconds font ceux qui varient ce même fenti- ment par un tadt léger & fréquent, en forte que l'efpric attentif à des im- preffions inceflamment répétées , ac- Tome L R
3 8<j É M I L E j
quiert la facilité de juger toutes leurs modifications. Cette différence eft {q\\^ fible dans l'ufage des inftrumens de mufique : le toucher dur & meurtrif- fanc du violoncelle , de la contre- balfe , du violon même , en rendant \ts doigts plus flexibles , raccornit leurs extrémités. Le toucher lice & poli du claveffin les rend aufli flexibles & plus fbnfibies en même tems. En ceci donc le clavefîîa eft à préférer.
Il importe que la peau s'endurcifle aux impreflions de l'air , & puifTe bra- ver fes altérations j car c'eft elle qui défend tout le refte. A cela près , je ne voudrois pas que la main trop fervi- lement appliquée aux mêmes travaux , vînt à s'endurcir , ni que fa peau , de- venue prefque oll^ufe , perdît ce {qw^ riment exquis, qui donne à conno^-v^' quels font les corps fur lefquels on la palTe , & , félon l'efpece de contaél , nous fait quelquefois, dans l'obfjurité, ffiironiîçr en diverfes manières.
ou DE l'Éducation. 5S7
Pourquoi faut-il que mon Elevé foit forcé d'avoir toujours fous fes pieds une peau de beuf? Quel mal y au- roit-il que Ja fienne propre pût au befoin lui fervir de femelle î 11 eft clair qu'en cette partie , la délicatefle de îa peau ne peut jamais être utile à rien , & peut fouvent beaucoup nuire. Eveil- lés, à minuit, au cœur de l'hiver, par l'ennemi dans leur ville , les Gene- vois trouvèrent plutôt leurs fufils que leurs fouHers. Si nul d'eux n'avoit fu marcher nuds pieds , qui fait fi Ge- nève n'eût point été prife ?
Armons toujours l'homme contre les accidens imprévus. Qu'Emile coure les matins à pieds nuds , en toiue fai- Jon , par la chambre j par l'efcalier , par le jardin ; loin de l'en gronder , je l'imiterai y feulement j'aurai foin d'écarter le verre. Je parlerai bienrôc des travaux 5c des jeux manuels j du refte , qu'il apprenne à faire tous les pas qui favorifent hs évolutions du
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388 Emile,
corps , a prendre dans toutes les at- ticLides une pofition aifée ôc folide ; qu'il fâche faurer en éloignemenc , en hauteur , grimper fur un arbre , fran- chir un mur j qu'il trouve toujours fon équilibre ; que tous Ces mouvez mens , fes geftes foient ordonnes félon les loix de la pondération , long-tems avant que la Statique fe mêle de les lui expliquer. A la manière dont fon pied pofe à terre , & dont fon corps porte fur fa jambe , il doit fentir s'il eft bien ou mal. Une adiette affurée a toujours de la grâce , &: les pofbures Us plus fermes font aulU les plus élégantes. Si j'étois Maître à danfer , je ne ferois pas toutes les fingeries de Marcel (11) , bonnes pour le pays oîi
(li) Célèbre Maure à danfer de Paris, lequel, con- noifTanc bien Ion monde , faifoic i'excravaganc par rufe , Se donnoic à fon arc une importance qu'on feignoit de trouver ridicule, mais pour laquelle on lui porcoic au- fond le plus grand rcfpv;d. Dans un autre arc , non moins frivole , on voit encore aujourd'hui un Artirtc Comédien faire ainlî l'important &: le fou , Se ne réulîîr pas moins bien. Cette méthode ell toujours fùre en France. Le vrai talent , plus fimplo Se moins charlataa
ov DE l'Education. 389
il les fait : mais , aa-lieu ci'occuper écernellement mon Élevé à àts gam- bades , je le menerois au pied d'un ro- cher : là, je lui montrerois quelle atti- tude il faut prendre , comment il faut porter le corps & la tête , quel mou- vement il faut faire , de quelle ma- nière il faut pofcr, tantôt le pied, tan- tôt la main , pour fuivre légèrement les fentiers efcarpés , raboteux & ru- des , & s'élancer de pointe en pointe , tant en montant qu'en defcendant. J'en ferois l'émule d'un chevreuil , plutôt qu'un Danfeur de l'Opéra.
Autant le toucher concentre (qs opé- rations autour de l'homme , autant la vue étend les fîennes au-delà de lui. C'eft-là ce qui rend celles-ci trom- peufes ; d'un coup-d'œil un homme embraffe la moitié de fon horizon. Dans cette multitude de fenfations fi- multanées & de jugemens qu'elles ex- citent , comment ne fe tromper fur
•'y fait point fortune, La mocicftic y eft li vertu des fots.
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190 Emile,
aucun ? Ainfi la vue cft de tous nos fens le plus fautif, précifcment parce qu'il eft le plus étendu , & que , pré- cédant de bien loin tous les autres , fes opérations font trop promptes ôc trop vaftes, pour pouvoir être reéti- fiées par eux. Il y a plus ; les illufions mêmes de la perfpeclive nous font réceflaires pour parvenir à connoître l'étendue , & à comparer ùs parties. Sun s les faulTès apparences , nous ne verrions rien dans Téloignement ; fans les gradations de grandeur ôc de lu- mière , nous ne pourrions eftimer au- cune diftance , ou plutôt il n'y en au- roit point pour nous. Si de deux arbres égaux, celui qui eft à cent pas de nous nous paroilToit auflî grand Se aufli dif* linél que celui qui eft à dix , nous les placerions à côté l'un de l'autre. Si nous appercevions toutes les dimenfions des objets fous leur véritable mefure , nous ne verrioHS aucun efpace , ôc tout nous paroîtroit fur notre œil.
Le fens de la vue la'a , pour juger
ou DE l'Éducation. 591.
la grandeur des objets & leur diftance , qu'une même niefure , favoir l'ouverture de l'angle qu'ils font dans notre œil ; ôc comme cette ouverture eft un effet (împle d'une caufe compofée , le juge- ment qu'il excite en nous laiffe chaque caufe particulière indéterminée , ovi devient néceflfairement fautif. Car com- ment diftinguer à la fimple vue fi l'an- gle par lequel je vois un objet plus petit qu'un autre , eft tel parce que ce premier objet eft en effet plus petit > ou parce qu'il eft plus éloigné ?
Il faut donc fuivre ici une méthode Contraire à la précédente •, au-lieu de iîmplifier la fenfation , la doubler , la vérifier toujours par une autre j affu- jettir l'organe vifuel à l'organe tadtile , Se réprimer , pour aiiifi dire , l'impé- tuofité du premier fens par la marche pefante & réglée du fécond. Faute de nous affervir à cette pratique, nos me* fures par eftimation font très-inexac- tes. Nous n'avons nulle précifion dans
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je/i, Emile,
le coup-d'œll pour juger les hauteurs , les longueurs , les profondeurs , hs diftances ; & la preuve que ce n'eft pas tant la faute du fens que de fon ufage, c'efl que les Ingénieurs , les Arpen- teurs, les Architecfles , les Maçons, les Peintres , ont en général le coupd'œil beaucoup plus sûr que nous; & appré- cient les mefures de l'étendue avec plus de juftelfe ; parce que -jur métier leur donnant en ceci l'expérience que nous négligeons d'acquérir j ils otent l'équivo- que de l'angle , par les apparences qui l'accompagnent, & qui déterminent pliis exaélcment, à leurs yeux, le rapport des deux caufes de cet anîzle.
Tout ce qui donne du mouvement au corps fans le contraindre , cft tou- jours facile à obtenir des enfans. Il y a mille moyens de les intérefTer à me- furer , à connoître , à eftimer les dif- tances. Voilà un cerilier fort haut , comment ferons-nous pour cueillir des cerifes ? L'échelle de la grange eft-elle
OV DE l'ÊdVCATIOî^. 395.
bonne pour cela ? Voilà nn ruilTÊaii fort lar^e, comment le naverferons- nous? une des planches de la cour po- fera-t-elle fur les deux bords ? Nous voudrions de nos fenêtres pêcher dans les foHes du Château ; combien de braflfes doit avoir notre ligne ? Je vou- drois faire une balançoire entre ces deux arbres , une corde de deux toifes nous fuffirat elle ? On me dit que dans l'autre maifon notre chambre aura vingt-cinq pieds quarrésj croyez-vous qu'elle nous convienne? fera-t-elle plus grande que celle-ci? Nous avons grand faim, voilà deux villages j auquel d^s deux ferons- nous plutôt pour dîner ? &c.
II s'agiffoit d'exercer à la courfe un enfant indolent &c parefleux , qui ne fe portoit pas de lui-même à cet exer- cice ni à aucun autre , quoiqu'on le def- tinât à l'état militaire : il s'étoit perfua- dé , je ne fais comment , qu'un homme de (on ranjî ne dévoie rien faire ni rien favoir , 6c que fa noblelfe dévoie lui
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j(j4 Emile,
tenir lieu de bras , de jambes , aiiifî que de toute efpece de mérite. A faire d'un tel Gentilhomme un Achille au pied léger , l'adrefTe de Chiron même eût eu peine à fuffire. La difficulté étoit d'autant plus grande , que je ne vou- lois lui prefcrire abfolument rien. J'avois banni de mes droits les exhortations , les promelTes , les menaces, l'émulation , le defir de briller: comment lui donner ce- lui de courir fans lui rien dire ? Courir moi-même eût été un moyen peu sûr 6c fujet à inconvénient. D'ailleurs , il s'agiiïoit encore de tirer de cet exer- cice quelque objet d'inftrudion pour lui, afin d'accoutumer les opérations de la machine &: celles du jugement à marcher toujours de concert. Voici comment je m'y pris : moi , c'eft-à-dire , celui qui parle dans cet exemple.
En m'allant promener avec lui les après-midi , je mettois quelquefois dans ma poche deux gâteaux d'une ef- pece qu'il aimoic beaucoup j nous en
ou DE L'ÉdUCATIOIJ, 395
mangions chacun un à la promena- de (ij), & nous revenions fort con- tens. Un jour il s'apperçuc que j'avois trois gâteaux j il en auroit pu manger iîx , fans s'incommoder : il dépêche promptement le fien pour me deman- der le troifieme. Non , lui dis-je j je le mangerois fore bien moi-même , ou nous le partagerions t mais j'aime mieux le voir difputer à la courfe pac ces deux petits garçons que voilà. Je les appelai , je leur montrai le gâteau & leur propofai la condition. Ils ne demandèrent pas mieux. Le gâteau fuc pofé fur une grande pierre qui fervit de but. La carrière fut marquée , nous allâmes nous affeoir j au fignal donné les petits garçons partirent : le vido-
rieux fe faifit du gâteau, & le mangea ■ à
(i}) Promenade champêtre, comme on verra dans rinlimc. Les promenades publiques des villes font per- nicicufes aux entans de l'un 6c de l'autre fexe. C'e/l-lâ qu'ils coinnuncent à fe rendre vains & â vouloir être regardé» ; c'e.'t au Luxembourg , aux Tuileries , fur- tout au Palais toy.il, que la belle Jcuneire de Paris va prendre cet air ir, rcrtinent Se fat qui la rend fi ridicule , ic la faic haer Si accelUt daus coûte l'Europe.
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59^ É M I L E j
fans miféricorde aux yeux des fpe<^a- teurs ôc du vaincu.
Cet amufement valoir mieux que le gâteau ; mais il ne prie pas d'abord 6c ne produire lien. Je ne me rebutai, ni ne me prefTai j l'inltitution des en- fans efl: un métier où il faut favoir perdre du tems pour en gagner. Nous continuâmes nos promenades ; fouvenc on prenoic trois gâteaux , quelquefois quatre , ôc de rems à autre il y en avoir un , même deux , pour les coureurs. Si le prix n'étoic pas grand , ceux qui le difputoient , n'étoienc pas ambitieux : celui qui le remportoic étoit loué , fê- té , tout fe faifoic avec appareil. Pour donner lieu aux révolutions & aue- menter l'intéicr , je marquois la car- rière plus longue , j'y fouffrois plu- fîeurs concurrens. A peine étoient-ils dans la lice , que tous les p.-Jfans s'ar- rêtoient pour \qs voir ; hs acclama- tions, les cris, les battemens de mains Us animoienc j je voyois quelquefois
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mon petit bonhomme trefTaillir , fe lever , s'écrier quand l'an ccoit près d'atteindre ou de paffer l'autre : c'é- toient pour lui les Jeux Olympiques.
Cependant les concurrens ufoienc quelquefois de fupercherie ; ils fe re- tenoient mutuellemenc ou fe faifoienc tomber , ou pouflToient àcs cailloux au palfage l'un de l'autre. Cela me four- nit un fujet de les féparer , & de les faire partir de diffcrens termes , quoi- qu'également éloignés du but \ on verra bientôt la r^ifon de cette pré- voyance ; car je dois traiter cette im- portante affaire dans un grand détail.
Ennuyé de voir toujours manger fous fes yeux êiQs gâteaux qui lui fai- foient grande envie , Monfieur le Chevalier s'avifa de foupçonner en- fin que bien courir pouvoir être bon à quelque chofe , & voyant qu'il avoit aufli deux jambes , il commença de sq^' fayer en fecret. Je me gardai d'en rien voir î mais je compris que mon flra-
5 9^ Emile,
tagciiic avoir rcunî. Quand il fe crue affcz fort , ( &: Je lus avant lui dans fa pcnfcc , ) il affcda de m'importuner pour avoir le gâteau reftant. Je le re- fufe j il s'obftine , & d'un air dépité il me dit à la fin : Hé! bien: mettez- le fur la pierre , marquez le champ , & nous verrons. Bon ! lui dis-je en liant; eft-ce qu'un Chevalier fait cou- lii ? Vous gagnerez plus d'appétit , &c lion de quoi le fatisfaire. Piqué de ma raillerie , il s'évertue & remporte le prix d'autant plus aifément que j'avois fait la lice très-courte , & pris foin d'é- carter le meilleur coureur. On conçoit comment , ce premier pas étant fait , il me fut aifé de le tenir en haleine. Bien- tôt il prit un tel goût à cet exercise , que , fans faveur , il étoit prefque sûr de vaincre mes polilTons à la courfe , quelque longue que fût la carrière.
Cet avantage obtenu en produiht un autre auquel je n'avois pas fongé. Quand il remportoic rarement le prix ,
ou DE V ÉDUCATION. 599
il le mangeoit prefque toujours feul , aind que faifolent ùs concurrens ; mais en s'accoutumanr à la vidoire , il devint généreux , &c partageoic fouvent avec \qs vaincus. Cela me fournit à moi- même une obfervation morale, (5c j'ap- pris par-là quel étoic le vrai principe de la générodré.
En continuanc avec lui ce marquer en difFérens lieux les termes d'où cha- cun devoir partir à la fois , je fis , fans qu'il SQn apperçût , \^s diilances iné- gales , de forte que l'un , ayant à faire plus de chemin que l'autre pour ar- river au même but, avoir un défavan- tage vifible j mais , quoique je laiflafTe le choix à mon Difciple , il ne favoic pas s'en prévaloir. Sa';s s'embarrafiTer de la diftaiîce , il préf-roit toujours le beau chemin j de forre que , prévoyant aifé- ment (on choix » j'étois à' peu- près le maî- tre de lui faire perdre ou gagner le gâ- teau à ma volonté , & cette adrefle avoit auffi fou ufage à plus d'une fin. Cepeii»
398 Emile,
tagême avoir réufll. Quand il fe crut aflez fort, { & je lus avant lui dans fa penfée , ) il affeûa de m'importuner pour avoir le gâteau reliant. Je le re- fufe \ il s'obftine , & d'un air dépité il me dit à la fin : Hé ! bien : mettez- le fur la pierre , marquez le champ , & nous verrons. Bon ! lui dis-je en liant; eft-ce qu'un Chevalier fait cou- rir ? Vous gagnerez plus d'appétit , &c non de quoi le fatisfaire. Piqué de ma raillerie , il s'évertue & remporte le prix d'autant plus aifément que j'avois fait la lice très-courte , & pris foin d'é- carter le meilleur coureur. On conçoit comment , ce premier pas étant fait , il me fut aifé de le tenir en haleine. Bien- tôt il prit un tel goût à cet exercice , que , fans faveur , il étoit prefque sûr de vaincre mes polilTons à la courfe , quelque longue que fût la carrière.
Cet avantage obtenu en produiht un autre auquel je n'avois pas fongé. Quand il remportoit rarement le prix ,
ou DE l'Éducation. 599
il le mangeoit prefque toujours feul , ainfî que faifoient fes concurrens ; mais en s'accoutumant à la vidoire , il devint généreux , ôc partageoic fouvent avec les vaincus. Cela me fournie à moi- même une obfervation morale , & j'ap- pris par-là quel étoic le vrai principe de la générofité.
En continuant avec lui de marquer en différens lieux les termes d'où cha- cun devoir partir à la fois , je fis , fans qu'il s'en apperçCit , les difiaiices iné- gales , de forte que l'un , ayant à faire plus de chemin que l'autre pour ar- river au même but, avoir un défavan- tage vifible j mais , quoique je lailTaiïe le choix à mon Difciple , il ne favoit pas s'en prévaloir. Sap.s s'embarralfer de la diftance , il préféroit toujours le beau chemin j de forre que , prévoyant aifé- ment i^on choix, j'ctois àpeuprcs le maî- tre de lui faire perdre ou gagner le gâ- teau à ma volonté , & cette adrelTe avoit aufli fou ufage à plus d'une fin. Cepen-
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dant: , comme mon deflein étoic qu'il s'apperçLU de la différence , je tâchois de la lui rendre fenfible j mais quoi- qu'indolent dans le calme , il étoic ii vif dans Tes jeux , & fe déhoit fi peu de moi , que j'eus toutes les peines du monde à lui faire appercevoir que je le trichois. Enfin, j'en vins à bouc malgré (on étourderie j il m'en fie êiQS reproches. Je lui dis : de quoi vous plaignez-vous ? Dans un don que je veux bien faire , ne fuis -je pas maîcre de mes conditions ? Qui vous force i courir ? Vous ai-ie promis de faire les lices égales ? N'avez-vous pas le choix ? Prenez la plus courte , on ne vous en empêche point : comment ne vovez- vous pas que c'eft vous que je (ivo- rife , & que l'inégalité dont vous mur- murez eft toute à votre avantage, fi vous favez vous en prévaloir ? Cela étoic clair , il le comprit , & , pour choifir , il fallut y regarder de plus près.__ ^D'abord on voulut compter ki
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pas y mais la mefure des pas d*un en- fant eft lente & fautive ; de plus , je m'avifai de multiplier les courfes dans un mcme jour , ôc alors l'amufemenc devenant une efpece de paiTion , l'on avoir regret de perdre à mefarer les lices le tems deftiné à les parcourir. La vivacité de l'enfance s'accommode mal de ces lenteurs ; on s'exerça donc d mieux voir , à mieux eftimer une diftance à îa vue. Alors j'eus peu de peine à étendre ôc nourrir ce goût. Enfin , quelques mois d'épreuves Se d'erreurs corrigées , lui formèrent tel- lement le compas vifuel , que , quand je lui metrois par la penféeun gâteau fur quelque objet éloigné , il avoit le coup-d'oeil prefque aufil fur que la chaîne d'un Arpenteur.
Comme la vue eft de tous les uns celui dont on peut le moins féparer les jugemens de l'efprit , il faut beau- coup de tems pour apprendre à voir ; il faut avoir long-tems comparé la
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vue au toucher , pour accoutumer le premier de ces deux fens à nous faire un rapport fidèle des figures ôc des dif- tances : fans le toucher , fans le mou- vement progreffif , les yeux du monde les plus perçans ne fauroienr nous don- ner aucune idée de l'étendue. L'Uni- vers entier ne doit être qu'un point pour une huître j il ne lui paroîcroit rien de plus, quand mcme une aine humaine informeroit cette huître. Ce n'eft qu'à force de marcher, de palper, de nombrer , de mefurer les dimen- /îons , qu'on apprend à les eftimer r mais auilî , fi l'on mefuroit toujours, le fens fe repofant fur rinftrument n'ac- querroit aucune jufteffe. Il ne faut pas non plus que l'enfant pafle tout d'un coup de la mefure à l'eftimation ; il faut d'abord que, continuant à com- parer par parties ce qu'il ne fauroic comparer tout-d'un-coup , à des ali- quotes précifes , il fubftitue des ali- cjuotes par appréciation , & qu'au lieu
Ou DE l'Education. 405
d'appliquer toujours avec la main la mefure , il s'accoutume à l'appliquer feulement avec les yeux. Je voudrois pourtant qu'on vérifiât fcs premières opérations par des mefures réelles, afin qu'il corrigeât (qs erreurs, & que, s'il relie dans le fens quelque fauflTe appa- rence , il apprît à la rectifier par un meilleur jugement. On a des mefures naruielles qui font à-peu-près les mc- mes en tous lieux \ les pas d'un homme , l'étendue de fes bras , fa ftature. Quand l'enfant eftime la hauteur d'un étage , fon gouverneur peut lui fervir de toifej s'il eftime la hauteur d'un clo- cher , qu'il le toife avec les maifons.' S'il veut favoir les lieues de chemin , qu'il compte \qs heures de marche ; & fur-tout qu'on ne faiïe rien de tout cela pour lui , mais qu'il le fafle lui-: même.
On ne fauroit apprendre à bien ju- ger de l'étendue & de la grandeur des corps , qu'on n'apprenne à connoître
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auflî leurs figures , & même à les imi- ter ; c.ir , au fond , cette imitation ne tient abfolument qu'aux loix de la perfpefbive , &c l'on ne peut eftimer l'étendue fur {<:$ apparences , qu'on n'ait quelque fentiment de ces loix. Les enfans , grands imitateurs , ef- fayent tors de deflîner j je voudrois que le mien cultivât cet att , non pré- cifément pour l'art même , mais pour fe rendre l'œil jufte & la main flexi- ble ; ôc en général il importe fort peu qu'il fâche tel ou tel exercice , pourvu qu'il acquierre la perfpicacitc du feus & la bonne habitude du corps qu'on gagne par cet exercice. Je me garderai donc bien de lui donner un maître à delliner, qui ne lui donneroit à imiter que des imitations , & ne le feroit def- finer que fur des deflins : je veux qu'il n'ait d'autre maître que la Nature , ni o'autre modèle que les objets. Je veux qu'il ait fous les yeux l'original même & non pas le papier qui le reprcfente.
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qu'il crayonne une inaifon far une mai Ton , un arbre fur un arbre , un homme fur un homme, afin qu'il s'ac- coutume à bien obferver les corps ôc leurs apparences , ô€ non pas à pren- dre des imitations faufTes & conven- tionnelles pour de véritables imita- tions. Je le détournerai même de rien tracer de mémoire en l'abfence des objets, jufqu'à ce que, p^r des obfer- vations fréquentes , leurs figures exades s'impriment bien dans fon imagina- tion y de peur que , fubfticuant à la vérité des chofes , des figures bifarres ôc fantaftiques , il ne perde la con- noiiïance des proportions , «Se le goût des beautés de la Nature.
Je fais bien que, de cette manière, il barbouillera long - tems fans rien faire de reconnoilTable , qu'il prendra tard l'clégance des contours & le traie léger des Deflinateurs , peut-être ja- mais le difcernement des effets pitto- refques «^c le bon goût du defîin j eu
4o5 Emile,
revanche , il contradeia certainement un coup-d'œil plus jufte , une main plus sûre, la connoiflance des vrais rap- ports de grandeur ôc de figure qui font entre les animaux , les plantes , les corps naturels & une plus prompte expérience du jeu de la perfpedlive ; voilà prccifément ce que j'ai voulu faire , de mon inteniiGn n'eft pas tant qu'il fâche imiter les objets que les connoître; j'aime mieux qu'il me mon- tre une plante d'acanthe , S< qu'il trace moins bien le feuillage d'un chapi- teau.
Au refle , dans cet exercice , ainfi que dans tous les autres , je ne pré- tends pas que mon Elevé en ait feui l'amufement. Je veux le lui rendre plus agréable encore , en le partageant fans celle avec lui. Je ne veux point qu'il ait d'autre émule que moi : mais je ferai fon émule fans relâche & fans rifque ; cela mettra de l'intérêt dans {§s occupations fans caafer de jaloufid
ou DE l'Éducation, 407
ent.e nous. Je prendrai le crayon a fcn exemple , je l'emploierai d'abord aiifH mal -adroitement que lui. Je fe- rois un Apelle que je ne me trouverai qu'un barbouilleur. Je commencerai par tracer un homme , comme les la- quais les tracent contre les murs j une barre pour chaque bras , une barre pour chaque jambe , & les doigts plus gros que le bras. Bien long-tems après nous nous appercevrons l'un ou l'au- tre de cette difproportion ^ nous re- marquerons qu'une jambe a de l'épaif- feur , que cette épailFeur n'eft pas par- tout la même , que le bras a fa longueur déterminée par rapport au corps , Sec. Dans ce progrès je mar- cherai tout au plus à côté de lui , ou je le devancerai de fi peu , qu'il lui fera toujours aifé de m'atteindre , & fou- vent de me furpalfer. Nous aurons des couleurs , des pinceaux ; nous tâche- rons d'imiter le coloris des objets & toute leur apparence , aulîi-bieii que
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leur figure. Nous enluminerons , nous peindrons , nous barbouillerons • mAis dans tous nos barbouillages nous ne cefiTerons d'épier la Nature : nous ne ferons jamais rien que fous Jes yeux du maître.
Nous étions en peine d'ornemens pour notre chambre j en voilà de tout trou- vés. Je fais encadrer nos delîins j je les fais couvrir de beaux verres, afin qu'on n'y touche plus , Se que, les voyant ref- ter dans l'état où nous les avons mis , chacun ait intérêt de ne pas négliger les fiens. Je les arrange par ordre au- tour de la chambre , chaque delîîn répété vingt, trente fois, & montrant, à chaque exemplaire , le progrès de l'Auteur , depuis le moment où la maifon n'eft qu'un quatre prefqu'in- forme , jufqu'à celui où fa fiçade , Ton profil , fes proportions , fes ombres , font dans la plus exade vérité. Ces gradations ne peuvent manquer de nous offrir fans ceife des tableaux
intérelfans
ou r>E f Education, 40^
iméi'eflrans pour nous , curieux pour d'autres , & d'exciter toujours plus notre émulation. Aux premiers , aux plus groîîîers de ces deflîns je mers âes cadres bien brillans , bien do- rés , qui les rehauffent ; mais quand l'imitation devient plus exade , Se que le deffin eft véritablement bon , alors je ne lui donne plus qu'un cadre noir très-fimple ; il n'a plus befoin d'autre ornement que lui-même , & ce feroic dommage que la bordure partageât l'at- tention que mérite l'objet. Ainfî , cha- cun de nous afpire à l'honneur du ca- dre uni ; & quand l'un veut dédaigner un deflin de l'autre , il le condamne au cadre doré. Quelque jour , peut- être , ces cadres dorés paflêront entre nous en proverbe , Se nous admirerons combien d'hommes fe rendent juftice , en fe faisant encadrer ainfi.
J'ai dit que la Géométrie n'ctoit pas à la portée des enfans ; mais c'eft no- tre faute. Nous ne fentons pas que
Tome I. S
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leur méthode n'eft point la nôtre , 6c que ce qui devient pour nous l'art de raifonner , ne doit être pour eux que l'art de voir. Au-licu de leur donner notre méthode , nous ferions mieux de prendre la leur. Car notre manière d'apprendre la Géométrie eft bien au- tant une affaire d'imagination que de raifonnement. Quand la propoficion eft énoncée, il faut en imaginer la dé- monftration , c'eft-à-dire , trouver de quelle propofition déjà fue celle - là doit être une conféquence , & , de tou- tes les conféquences qu'on peut tirer de cette m.ème propofition , choifir précifément celle dont il s'agir.
De cette manière le raifonneur le plus exaéV , s'il n'eft inventif, doit refter court. AufTî qu'arrive-t-il de-là? Qu'au-lieu de nous faire trouver les démonftrations, on nous les diélej qu'au- lieu de nous apprendre à raifonner , le maître raifonne pour nous, & n'exerce que notre mémoire.
OIT DE L'EdUCATIOV, 411'
Faites des figures exades , combi- nez-les, pofez • les l'une fur l'autre ; examinez leurs rapports , vous trouve- rez toute la Géométrie élémentaire ea marchant d'obfervation en obferva- tioii , fans qu'il foit queftion ni de définitions ni de problèmes , ni d'au- cune autre forme démonftrative que la fimple fuperpofition. Pour moi, je ne prétends point apprendre la Géo- métrie à Emile , c'eft lui qui me l'ap- prendra : je chercherai les rapports , & il les trouvera ; car je les chercherai de manière à les lui faire trouver. Par exemple, au lieu de me fervir d'un compas pour tracer un cercle , je le tracerai avec une pointe au bout d'un fil tournant fur un pivot. Après cela, quand je voudrai comparer les rayons entr'eux , Emile fc moquera de moi , & il me fera comprendre que le même fil toujours tendu ne peut avoir tracé des diftances inégales.
Si je veux mefurer un angle de foi-
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xante dégrés, je décris du fommet de cet angle, non pas un arc, mais un cercle entier ^ car avec les enfans il ne faut jamais rien fous-encendre. Jô trouve que la portion du cercle, coni- prife entre les deux cotés de l'angle , #fl la fixieme partie du cercle. Après cela je décris du même fommet un autre plus grand cercle , & je trouve que ce fécond arc eft encore la fixieme partie de fon cercle ; je décris un troifieme cercle concentrique fur lequel je fais la même épreuve , ôc je la con- tinue fur de nouveaux cercles, jufqu'à ce qu'Emile, choqué de ma ftupidité , m'avertifle que chaque arc , grand ou petit, compris par le même angle fera toujours la fixieme partie de fon cer- cle , ôic. Nous voilà tout-à-l'heure à l'ufage du rapporteur.
Pour prouver que les angles de fuite font égaux à deux droits , on décrit un cercle; moi, tout au contraire ^ je fais en forte qu'Emile remarque cela,
ou DE l'Éducation. 415
premièrement dans le cercle , & puis je lui dis : Ci l'on ôtoit le cercle , 6c qu'on laifsât les lignes droites , les angles auroient - ils changé de gran- deur? 8cc.
On néglige la juReHe des figures, on la fuppofe, <3<: l'on s'attache à la démonf- tration. Entre nous , au contraire , il ne fera jamais queftion de démonftra- tion. Notre plus importante affaire fera de tirer des lignes bien droites , bien juftes, bien égales j de faire un quarré bien parfait , de rracer un cer- cle bien rond. Pour vérifier la jufteflTe de la figure , nous l'examinerons par toutes Ces propriétés fenfibles , Se cela nous donnera occafion d'en dérouvrir chaque jour de nouvelles. Nous plie- rons par le diamètre les deux demi- cercles, par la diagonale les deux moitiés du quarré; nous comparerons nos deux figures pour voir celle dont ks bords conviennent le plus exadement , & par conféquent la mieux faite j nous
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difpiirerons fi cetce égalité de partage doit avoir toujours lieu dans les pa- rallélogrammes , dans les trapèzes , 9cc. On eflaiera quelquefois de pré- Yoir le fucccs de l'expérience avant de la faire ; on tâchera de trouver dQs raifons , &c.
La Géométrie n'eft pour mon Elevé que Tart de fe bien fervir de la règle àc du compas; il ne doit point la con- fondre avec le deflîn , ou il n'em- ploiera ni l'un ni l'autre de ces inftru- mens; La règle & le compas feronc rejifermés fous la clef, & l'on ne lui en accordera que rarement l'ufage ^ pour peu de tems , afin qu'il ne s'ac- coutume pas à barbouiller; mais nous pourrons quelquefois porter nos figures à la promenade , & caufer de ce que nous aurons fait ou de ce que nous voudrons faire. ^
Je n'oublierai JAmais d'avoir vu à Turin un jeune homme, à qui, dans fon enfance, on avoir appris les rap-
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ports des contours & des furtaces , eu' lui donnant chaque jour à choiiîr dans toutes les figures géométriques des gauffres ifopérimècres. Le petit gour- mand avoit épuifé Tare d'Archimède pour trouver dans laquelle il y avoir le plus A mnnger.
Quand un enfan: joue au volant , il s'exerce l'œil &; le bras à la juftefre j quand il fouette un fabot , il accroît {a force en s en fervant , mais fans rien apprendre. J'ai demandé quelquefois pourquoi l'on n'offroit pas aux enfans les mêmes jeux d'adreffe qu'ont les hommes : la paume , le mail , le bil- lard , l'arc , le ballon , les înftrumens. de mufique. On m'a répondu que quel- ques-uns de ces jeux étoient au-delfus de leurs forces, de que leurs membres & leurs organes n'étoient pas aflfez for- més pour les autres. Je trouve ces rai- fons mauvaifcs ; un enfant n'a pas 1p. taille d'un homme , de ne lailTe pas de porter un habit fait comme le iîen. Je
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n'entends pas qu'il joue avec nos maf- Us fuK un billard haut de trois pieds , je n'entends pas qu'il aille peloter dans nos tripots , ni qu'on charge fa petite main d'une raquette de Paumier j mais qu'il joue dans une falle dont on aura garanti las fenêtres ; qu'il ne fe fcrve que de balles molles. , que ces premiè- res raquettes foient de bois , puis de parchemin , & enfin de corde à boyau- bandée à proporàon' de fon progrès. Vous préférez le volant , parce qu'il fatigue moins & qu'il eft fans danger. Vous avez tort par cc^ deux raifons. Le volant eft un jeu de femmes j mais il n'y en a pas une que ne fît fuir une balle en mouvement. Leurs blanches, peaux ne doivent pas s'endurcir aux meurtrilTures , & ce ne font pas des contulions qu'attendent leurs vifages. Mais nous, faits pour être vigoureux, croyons-nous le devenir fans peine \ ik de quelle défenfe ferons-nous capa- bles , fi nous ne fommes jamais attaqués ?
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On joue toujours lâchement les jeux où l'on peuc ctie mal-adroic fans rif- cjue j un volant qui tombe ne fait de mal à perfonne-, mais rien ne dégour- die les bras comme d'avoir à couvrir la tète , rien ne rend le cou-p-d'œil (1 jufte que d'avoir à garanrir les yeuv. S'élancer du bout d'une falle à l'au- tre , juger le bond d'une balle encore en l'air, la renvoyer d'une main forte & sûre , de tels jeux conviennent moins à l'homme qu'ils ne fervent d le former.
Les fibres d'un enfant, dit-on, font trop molles, elles ont moins de reflTort. Mais elles en font plus flexibles. Sou bras eft foible, mais enfin c'efl: un bras. On en doit faire, proportion gardée, tout ce qu'on fait d'une autre machine fem- blable. Les enlans n'ont dans les mains nulle adreiïe; c'eft pour cela que je veux qu'on leur en donne: un homme au/ïî peu exercé qu'eux ntn auroit pas da- vantage j nous ne pouvons ronnoîtrs
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ruCige de nos organes qu'après les avoir employés. Il n'y a qu'une lon- gue expérience qui nous apprenne a tirer parti de nous-mcmes , «Se certe expérience eft la véritable étude à la- quelle on ne peut trop - tôt nous ap- pliquer.
Tout ce qui fe fait efl faifable. Or, rien n'cft plus commun que de voir des enfans adroits ik découplés , avoir dans les membres la même agilité que peut avoir un homme. Dans prefque routes les Foires on en voit faire des équilibres , marcher fur les mnins > fauter , danfer fur la corde. Durant combien d'années des troupes d'en- fans n'ont-elles pas attiré par leurs, ballets des Speétareurs à la Comédie Italienne ? Qui eft- ce qui n'a pas ouï parler en Allemigne Se en Italie de la Troupe pantomime du célèbre Nico- lini? Quelqu'un a-t-il jamais remar- qué dans ces enfans des niouvemens moins développés , des attitudes moins.
ou DE l'Éducation, 41^ gracieiifes , une oreille moins jufle , une danfe moins légère que dans les Danfeurs touc formés ? Qu'on aie d'a- bord les doigts, épais, courts, peu mo- biles ^ les mains potelées &c peu capa- bles de rien empoigner, cela empèche- t-il que plufieurs enfans ne fâchent écrire ou deilîner à Tâge où d'autres ne favent pas encore tenir le crayon ni la plume ? Tout Paris fe fouvienc encore de la petite Angloife qui faifoit à i x ans des prodiges far le clavefîin. J'ai vu chez ua Magiftrar , fon fils , petit bon- homrne de huit ans , qu'on mettoit fur la table, au delfert, comme une ftatue au milieu des plateaux , jouer la d'un- violon prefqu'aufîi grand que lui , & furprendre par fon exécution les Ar- tiftes mêmes.
Tous ces exemples 6c cent mille autres prouvent, ce me fembîe , que l'inaptitude qu'on fuppofe aux erifans pour nos exercices eft imaginaire, ôc
que , Cl on ne les voit point réulîic
S S
4ÎO É M I L Ej
dans quelques-uns , c'ell qu'on ne U$ y a jamais exercés.
On me dira que je rom'oe ici , par rapport au corps, dans le défauc de la culture prématurée que je bîàme dans les enfans, par rapport à refprit. La dif- férence eft très-grande j car l'un de ces progrès n'efl; qu'apparent , mais l'autre eft réel. J'ai prouvé que l'efprit qu'ils paroiiïent avoir, ils ne l'ont pasj au-iieu que tour ce qu'ils paroilTent faire , ils Je font. D'ailleurs , on doit toujours fonger que tout ceci n'eft ou ne doit être que jeu , direction facile & vo- lontaire des mouvemens que la Nature leur demande , art de varier leurs ama- femens pour les leur rendre plus agréa- bles, fans que jamais la moindre con- trainte les tourne en travail : car enfin de quoi s'amuferont-ils , dont je ne puifTe faire un objet d'inftrudtion pour eux? ôc quand je ne le pourrois pas, pourvu qu'ils s'amufcnt fans inconvé- nient (Se que le tems fe pafie, leur pro-
ou DE l'Éducation. 421
conte chofe n'importe . pas quant à préfent ; au-lieii que, loilqu'il faut nécefTairemenc leur apprendre ceci ou cela , comme qu'on s'y prenne , il cit toujours impoilible qu'on en vienne à bouc fans contrainte, fans fâcherie Ôc fans ennui.
Ce que j'ai die fur les deux fens dont l'ufai^e eft le plus concina ôc le plus important, peut fervir d'exemple de la minière d'exercer les autres. La vue j le toucher s'appliquent égale- ment fur les corps en repos & fur les corps qui fe meuvent ; mais comme il n'y a que rcbranlement de l'air qui puifTe émouvoir le fens de l'ouïe, il n'y a qu'un corps en iliauvement qui fafie du bruit ou du (on , & , (î tout ctoit en repos, nous n'entendrions ja- mais rien. La nuit donc où, ne nous mouvant nous-mêmes qu'autant qu'il nous plaît , nous n'avons à craindre que les corps qui fe meuvent, il nous importe d'avoir l'oreille alêne , de
42. î E M I L Ey
pouvoir juger par la fenfation qui nous frappe, fi le corps qui la caufe efl: grand ou périt , éloigné ou proche , il fou ébranlement efl: violent ou foi- ble. Uair ébranlé eft fujet à des ré- pc-rcudîons qui le réfléchiirent ; qui , produifant des échos , répètent la fenfa- tion , Se font entendre le corps bruyant ou fonore en un autre lieu que celui où il eft:. Si dans une plaine ou dans ■ une vallée on met l'oreille à terre , on entend la voix des hommes &c le pas des chevaux de beaucoup plus loni qu'en reflant debout.
Comme nous avons comparé la vue au toucher , il eft bon de la compa- rer de même à l'ouïe , ôc de favoir la- quelle des deux impreflfions partant à la fois du même corps arrivera le plu- tôt à fon organe. Quand on voit le feu d'un canon , on peut encore f e mettre à l'abri du coup j mais fi-tôt qu'on en- tend le bruit , il n'efl plus tems , le boulet efl; là. Oa peut juger de la diC-
ou DE L^ÉDUCATION. 41 ^
tance où fe fait le tonnerre , par l'in- tervalle de rems qui fe palTe de l'éclair au coup. Faites eu forte que l'enfant connoilTe toutes ces expériences ; qu'il fafTe celles qui font à fa portée, Se qu'il trouve \qs autres par induâiion ; mais j'aime cent fois mieux qu'il les ignore » que s'il faut que vous les lui difiez.
Nous avons un organe qui répond à l'ouïe , favoir celui de la voix 5 nous n'en avons pas de même qui réponde à la vue, 3c nous ne rendons pas les couleurs comme les fons. C'eft un moyen de plus pour cultiver le premier (ens en exerçant l'organe adlif ^" l'or- gane palîîf l'un par l'autre.
L'homme a trois fortes de voix ; fa- voir , la voix parlante ou articulée,. Il vtit chantante ou mélodieufe , & la voix pathétique ou accentuée, qui fert de langage aux parlions, 6c qui ani- me le chant ôc la paro!e. L'enfant a ces trois fortes de voix ainfi que l'homme, fans les favoir allier de même : il
414 Emile,
a comme nous le rire , les cris , les plaintes , Texclamarion , les gémifTe- mensj niais il ne fait pas en mêler les inflexions aux deux autres voix. Une mulîque parfaite eft celle qui réunie le mieux ces trois voix. Les enfans fonz incapables de cette mufique-là, &: leur chant n'a jamais d'ame. De même, dans la voix parlante leur langage n'a point d'accent; ils crient, mais ils n'accen- tuent pas-, de comme il y a peu d'é- nergie dans leurs difcours, il y a peu d'accent dans leur voix. Notre lîleve aura le parler plus uni , plus fimple encore , parce que {qs pafTions, n'étant pas éveillées, ne mêleront point leur langage au fîen. N'allez - àonc pas lui donner à réciter des rôles de Tragédie ôz de Comédie , ni vouloir lui apppren- dre, comme on dit, à déclamer. Il au ra trop de uns pour favoir donner un ton à des chofes qu'il ne peut enten- dre , ôc de l'expreiïion à des fentimens c[ii'il n'ép touva jamais.
ou DE L*EdUCAT10N. 425
Aprenez - lui à parler uniment , clairemeni: , à bien articuler : à pro- noncer exadlement & ùxns affedlation, à conhoître ôc à fuivre l'accent grAm- matical & la profodie , à donner tou- jours aflTez de voix pour erre entendu, mais à n'en donner jamais plus qu'il ne faut ; défaut ordinaire aux enfans élevés dans les Collèges : en toute chofe rien de fuperflu.
De même dans le chant rendez fa voix jufte , égale , flexible, fonore,fon oreille fenfible à la mefure ôc à l'har- monie , mais rien de plus. La mufique imitative & théâtrale n'eft pas de fon âge. Je ne voudrois pas même qu'il chantât des paroles ; s'il en vouloir chanter ? je tâcherois de lui faire des chanfons exprès intérefianres pour fon âge , & aufli (impies que fes idées.
On penfe bien qu'étant fi peu prelTé de lui apprendre à lire l'écriture , je ne le ferai pas , non plus , de lui appren- dre à Ure la mufique. Écartons de fon
42^ É M I L Ey
cerveau toute attention trop pénible , & ne nous hâtons point de fixer fon efpric fur des fignes de convention. Ceci , je l'avoue , fenible avoir fa dif- ficulté j car fi la connoilfance des no- tes ne paroît pas d'abord plus nécef- faire pour favoir chanter que celle diiS lettres pour favoir parler , il y a pour- tant cette différence , qu'en parlant, nous rendons nos propres idées ., ôc qu'en chantant nous ne rendons guères que celle d'autrui. Or pour les ren- dre , il faut les lire.
Mais premierem^ent , au-lieu de \q,s lire on les peut ouïr , & un chant fe rend à l'oreille encore plus fidèlement qu'à l'œil. De plus , pour bien favoir la mufique , il ne fuffit pas de la ren- dre , il la faut compofer , & l'un doit s'apprendre avec l'autre , fans quoi l'on ne la fut jamais bien. Exercez vo- tre petit Muficien d'abord à faire des' phrafes bien régulières , bien caden- cées j enfuite à les lier encr'clles par
eu Ds l'Éducation. 417 une modulation tiès-fimple j enfin à marquer leurs différens rapports par une pon(5luatioti corredle , ce qui fe fait par le bon choix des cadences 6c des repos. Sur - tout jamais de chanc bifarre , jamais de pathétique ni d'ex- preflion. Une mélodie toujours chan- tante Se fimpie , toujours dérivante des cordes effentielles du ton , ôc toujours indiquant tellement la baiïe qu'il la fente de l'accompagne fans peine j car , pour fe former la voix ôc l'oreille , il ne doit jamais -chanter qu'au cla- vellîn.
Pour mieux marquer les fons , on les articule en les prononçant j de-ld l'u- fage de folfier avec certaines fyllabes. Pour diftineuer les déorés , il faut donner des noms & à ces dégrés ôc à leurs différens termes fixes ; de-là les noms des intervalles , & aulîi les let- tres de l'alphabet dont on marque les touches du clavier ôc les notes de la gamme. C ôc A défignent des fons
428 É M 1 L E j
fixes , invariables , toujours reiuUis par les mtmes rouches. i'r & la font autre chofe. Uc eft conftamment la tonique d'un mode majeur , ou la me- d'iante d'un mode mineur, La eft conf- tamment la tonique d'un mode mi- neur, ou la fixieme note d'un mode ma- jeur. Ainfi les lettres marquent les termes immuables des rapports de no- tre fyftème mufical , ôc les fyl'.abes marquent les termes homologues des rapports Semblables en divers tons. Les lettres indiquent les touches du clavier, &c les fyllabes les degrés du mode. Les Muficieiîs François ont étrangement brouillés ces diftin6cions j ils ont confondu le fens des fyllabes avec le Ceus des lettres , & doublant inutilement les /ignés des touches, ils n'en ont point laifTé pour exprimer ks cordes des tons , en forte que pour eux ut Ôc C font toujours la môme chofe : ce qui n'eft pas , & ne doit pas être ; car alors de quoi ferviroit C ? Aulli
ou DE L'ÉDUCJTIOif, 419
leur manière de follîer eft-e!Ie d'une difficulté exceflive fans être d'aucune utilité, fans porter aucune idée nette à refprir, puifque par cette méthode ces deux fyllabes ut ôc mi y par exemple, peuvent également fignifier une tierce majeure, mineure, fuperflue, ou dimi- muce. Par quelle étrange fatalité Je pays du monde où l'on écrit les plus beaux livres fur la mufique , eft - il precifément celui où on l'apprend le plus difficilement?
Suivons avec notre Elevé une prati- que plus fimple de plus claire j qu'il n'y ait pour lui que deux modes dont les rapports foient toujours les mêmes & toujours indiqués par les mêmes fyl- labes. Soit qu'il chante ou qu'il joue d'un inftrument , qu'il fâche établir fon mode fur chacun des douze tons <jui peuvent lui fervir de bafe, 3c que, foit qu'on module en D, en C, en G, &c. la finale foit toujours ut ou ia félon le mode. De cette manière il
'4J0 Emile,
vous concevra toujours , les rapports eflentiels du mode pour chanter & jouer jufte feront toujours préfens à fon efpric , foa exécution fera plus nette & fon progrès plus rapide. 11 n'y a rien de plus bifarre que ce que \qs François appellent folfier au naturel ; c'eft éloigner les idées de la cliofe pour en fubftituer d'étrangères qui ne îonz qu'égarer. Rien n'eft plus naturel que de folfier par tranfpolîcion, lorfque le mode eft tranfpofé. Mais c'en eft trop £ur la nuifique j enfeignez - la comme vous voudrez , pourvu qu'elle ne foit jamais qu'un amufement.
Nous voilà bien avertis de l'état des corps étrangers par rapport au nôtre , de leur poids , de leur figure , de leurs couleurs , de leur folidité , de leur grandeur , de leur diflance , de lenr température , de leur repos , de leur mouvement. Nous fommes inlhuits de ceux qu'il nous convient d'approcher ou d'éloigner de nous, de la manière
ou DE l'Éducation. 451
dont il faut nous y prendre pour vain- cre leur réfiftance , ou pour leur en oppofer une qui nous préferve d'en être offenfés j mais ce n'eft pas afifez, notre propre corps s'épuife fans cefiTe , il a befoin d'être fans cq{^q renouvelle. Quoique nous ayons la faculté d'en changer d'autres en notre propre fubf- tance , le choix n'eft pas indifférent: tout n'eft pas alin^ent pour l'homme j & , des fubftances qui peuvent l'être , il y en a de plus ou de moins conve- nables j félon la conftitution de fon ef- pece , félon le climat qu'il habite , félon fon tempérament particulier , ôz félon la manière de vivre que lui prefcrit fon état.
Nous mourrions affamés ou empoi- fonnés , s'il falloir attendre , pour choifir les nourritures qui nous conviennent , que l'expérience nous eût appris à les connoître & à les choifir: mais la fuprê- me bonté qui a fait, du plaifir des êtres fcnfibles, rinftrumenc de leur confer-
432- Ê M I L Ey
vation , nous averrit , par ce qui plaît à notre palais , de ce qui convient à notre eftomac. Il n'y a point naturelle- ment pour l'homme de Médecin plus sûr que (on propre appétit j & , à le prendre dans fon état primitif , je ne doute point qu'alors les alimens qu'il trouvoit les plus agréables ne lui fuf- fent auflî les plus fains.
11 y a plus. L'auteur des chofes ne pourvoit pas feulement aux befoins qu'il nous donne , mais encore à ceux que nous nous donnons nous-mêmes j & c'eft pour mettre toujours le dehr a côté du befoia , qu'il fait que nos goûts changent & s'altèrent avec nos maniè- res de vivre. Plus nous nous éloignons de l'état de nature, plus nous perdons de nos goûts naturels j ou plutôt l'ha- bitude nous fait une (econde nature que nous fubftituons tellement à la première, que nul d'entre nous ne con- noît plus celle-ci.
Il fuit dcAi^ que les goûts les plus
naturels
ou DE l'Éducation, 435
naturels doivent être auffi les plus {im- pies ; car ce font ceux qui fe tranf- forment le plus aifcment : au-iieu cu'eii s'aiguifanc , en s'irritant par nos fan- raifies , ils prennent une forme qui ne change plus. L'homme qui n'eft er.core d'aucun pays fe fera fans peine aux ufa- ges de quelque pays que ce foie ; mais l'homme d'un pays ne devient plus celui d'un autre.
Ceci me paroît vrai dans tous les fens , & bien plus , appliqué au goûc proprement dit. Notre premier ali- ment eft le lait : nous ne nous accou- tumons que par dégrés aux faveurs fortes j d'abord elles nous repeignent. Des fruits , des légumes , àcs herbes , & enfin quelques viandes grillées , fans aîlaifonnement &: fans fel , firent les feftins des premiers hommes (14). La première fois qu'un Sauvage boit du
(14)' Voyez l'Arciclic Je Paufanias } voyez aufli le naorce.iu de l'I marque traiifcric ci-après. Tome I. T
^ZA. JE M I L E y
vîji , il fait la grimace & le rejette j 6l mcme paimi nous , quiconque a vécu jufqu'à vingt ans fans goûter de liqueurs fermentées , ne peut plus s'y accoucu- ■ mer : nous ferions tous abftêmes , C\ l'on ne nous eût donné du vin dans nos jeunes ans. Enfin , plus nos goûts font {impies , plus il font univerfelsj les ré- pugnances les plus communes tombent fur dçs mets compofcs. Vit-on jamais perfonne avoir en dégoût l'eau ni le pain ? Voilà la trace de la Nature , voilA donc aufli notre règle. Confervons à l'enfant fon goûc primitif le plus qu'il ed poflible j que fa nourriture foit com- qiune & fimple , que fon palais ne fc familiarife qu'à des faveurs peu rele- vées , de ne fe fut me point un goût exclu flf.
Je n'examine pas ici fi cette ma- nière de vivre ell: plus faine ou non j ce n'til pas ainfi que je l'cnvifage. Il me fuffit de favoir j pour la préférer, q-ie c'cft la plus conforme à la Nature,
ou DE L'ÉdUCATIOS. 435
Se celle qui peut le plus aifémenc fe plier à toute autre. Ceux qui difenc qu'il faut accoutumer les enfans aux alimens dont ils uferont étant grands , ne raifonnent pas bien , ce me femble. Pourquoi leur noarricure doit-elle être la même , tandis que leur manière de vivre eft fi différente ? Vn homme épuifé de travail , de foucis, de peines, a befoin d'alimens fiicculens , qui lui portent de nouveaux efprics au cerveau ; un enfant qui vient de s'é- batrre , & dont le corps croît , a befoin d'une nourriture abondante qui lui faffe beaucoup de chyle. D'ailleurs, l'homme fait a déjà fon ctat, Ton em- ploi , fon domicile j mais qui eft-ce qui peut être sûr de ce que la fortune rcferve à l'enfant ? En toute chofe ne lui donnons point une forme li déter- minée , qu'il lui en coure trop d'é- changer au befoin. Ne faifons pas qu'il meure de faim dans d'autres pays, s'il ne traîne partout à fa fuite un cui-
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45<5 É M I L jf ,
finier François, ni qu'il dife un jour qu'on ne fait manger qu'en France. Voilà , par parenthèfe , un plaifant éloge ! Pour moi , je dirois , au con- traire , qu'il n'y a que les François qui ne favenc pas manger , puifqu'il faut un. art fi parciculier pour leur rendre les mets mangeables.
De nos fenfations diverfes , le août donne celles qui généralement nous af- fedent le plus. Aullî fommes-nous plus intérelTcs à bien juger des fubftances qui doivent faire partie de la nôtre , que de celles qui ne font que l'envi- ronner. Mille chofes font indifFcren- tes au toucher , à l'ouie , à la vue j mais il n'y a prefque rieii d'inditférenc au goût. De plus, l'adlivité de ce fens ell toute pliyfique & matérielle j il eft le feul qui ne dit rien à l'imagination, du moins celui dans les fenfations du- quel elle entre le moins ; au-lieu que l'imltadon & l'imagination mêlent fouveiu du moral à l'imprefllon de tous
ou DE L'ÉDÎi^CATJON. 437
les autres. AiifiTi , généralement , les cœurs tendres & voluptueux , les ca- radères paflionnés de vraiment fenCi-' blés , faciles à émouvoir par les autres fens s font-ils nflez tièdes fur celui-ci. De cela même qui femble mettre le goût au-dedous d'eux , & rendre plus méprifable le penchant qui nous y li- vre , je conclurois au contraire , que le moyen le plus convenable p«ur gou- verner les enfans efl: de les mener par leur bouche. Le mobile de la gouc- mandife eft fur-roiit préférable à celui de la vanité , en ce que la première esc un appétit de la Nature , tenant immé- diatement au fens , Se que la fcconde eft un ouvrage de l'opinion , lnjet au caprice des homfties ôi à toutes fortes d'abus. La gourmandife elb la pafîion de l'enfance ; cette paillon ne tient de- vant aucune autre ^ à la moindire con- currence elle difparoît. Eh ! croyez- moi -, l'enfant ne ccfTera que trop toc de fonger à ce qu'il mange , & quand
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fon cœur fera trop occupé , foii palais ne l'occupera guères. Quand il fera grand , mille fentimens impétueux donneront le change à la gourmandife, £<. ne ftronr qu'irriter la vanité ; car cette dernière paHion feule fait fon pro- iâr des autres, Se à la fin les engloutit tout'SS. J'ai quelquefois examiné ces gens qui donnoient de l'importance aux bons morceaux , qui fongeoient en «'éveillant à ce qu'ils mangeroient dans la journée , 6«: décrivoient un repas avec plus d'exaélitude que n'en met Polybe à décrire un combat. J'ai trou- vé que tous ces prétendus hommes n'étoîent que Ùq.s entans de quarante ans, fans vigueur Se fans confiftance ; fruges confumere nati. La gourmandife eit le vice des cœurs qui n'ont point d'étoffe. L'ame d'un gourmand eft toute dans fon palais , il n'elt fait que pour manger ^ dans fa ftupitle incapacité il n'efl; qu'à table à fa pL^ce , il ne fait juger que des plats; lailfons-lui fans
ou DE l'Éducation, ^yj regret cet emploi : mieux lui vaut ce- lui Il qu'un autre , autant pour nous que pour lui.
Craindre que la gourmandife ne s'enracine dans un enfant capable do quelque chofe , efl: U!ie précaution de petit efprit. Dans l'enfance on ne longe qu'a ce qu'on mange j dans i'adolef- cence on n'y fonge plus , tout nous eft bor. , & l'on a bien d'autres affaires. Je ne voudrois pourtant p.is qu'on al- lât faire un ufage indifcret d'un lel- fort fi bas , ni ctayer d'un bon mor- ceau riionneur de faire une belle ac- tion. Mais je ne vois pas pourquoi .^ toute i'enfance n'étant ou ne devant être que jeux Se folâtres amufemens , êiçs exercices purement corporels n'au- roient pas un prix matériel & fenfible. Qu'un petit Majorquain , voyant un pa- nier fur le haut d'un arbre, l'abbatte à coups de fronde, n'eft-il pas bien jufte qu'il en profite , & qu'un bon déjeuner
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440 Ê M ILE,
repare la force qu'il ufe à le gagner (2 5 ? Qu'un jeune Spartiate , à travers les rifcjties de cent coups de fouet , fe glilVo habilement dans une ci.'ifine , qu'il y vole un renardeau tout vivant, qu'en l'emportant dans fa robe il en foit égra- tigné» mordu, mis en fang, & que, pour n'avoir par la honte d'être furpris , l'en- fant fe lailFe déchirer les entrailles fans foiirciller , fans pourfcr un feul cri, n'eft-il pas jufte qu'il profite en- fin de fa proie , ôc qu'il la mange après en avoir été mangé ? Jamais un bon repas ne doit ctre une récompenfe ; mais pourquoi ne feruit-il pas l'effet des foins qu'on a pris pour fe le pro- curer ? Emile ne regarde point le gâ- teau que j'ai mis fur la pierre comme le prix d'avoir bien couru j il fait feu- lement que le feul moyen d'avoir ce
(15) Il y a bien des ficdcs que les Majorquains ont perdu cet ufage -, il eiï du tems de la ccK-bricc de leurs Frondeurs.
oc; DE l^Édvcation. 441
gâteau eft d'y arriver plutôt qu'une autre.
Ceci ne contredit point les maxi- mes que j'avançois tout-à4'hcure fur la fnnplicité des mers j car pour flat- ter l'appétit des enfans , il ne s'agit pas d'exciter leur fenfualité , mais feule- ment de la fatisfaire ; & cela s'obtien- dra par les chofes du monde les plus communes , fi l'on ne travaille pas à leur rahner le goût. Leur appétit conti- nuel qu'excite le bcfoin de croître, eft un alTaifonnemeiit sûr qui leur tient lieu de beaucoup d'autres. Des fruits, du laitage , quelque pièce de four uti peu plus délicate que le pain ordinaire , fur tout l'arc de difpenfcr fobrem.ent tout cela : voilà de quoi mener àts armées d'enfans au bout du Monde , fans leur donner du goût pour les fa- veurs vives , ni rifquer de leur blafèr le palais.-
Une àQS preuves que le goût de la viande n'efl p\s naturel à l'homme , cfl liiidifférence- que les enfans ont
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44i EMILE',
pour ce mets- là , & la préfcrence qu'ils donnent tous à des nourritures végé- tales , telles que le laitage, la pâtiflerie, les fruits , &c. 11 importe fur-tout de ne pas dénaturer ce goût primitif , & de ne point rendre les enfans carnaf- liers : (\ ce n'eft pour leur fanté , c'eO; pour leur cara6lere ; car , de quelque manière qu'on explique l'expérience , il eft certain que les grands mangeurs de viande font en général cruels S>c fé- roces plus que les autres hommes j cette obfervaticn eft ce tous les lieux & de tous les tems : la barbarie an- gloife eft connue (i6) j les Gaures , au contraire , font les plus doux à^s hom> mes (17). Tous les Sauvages font cruels
[m Je fais que les Anglois vantent beaucoup leur humanité 6c le bon naturel c!e leur Nation , qu'ils ap- jl^clcnt Good naturci pcople ; m.iis ils ont beau crier cela tant qu'ils peuvent , pcrfonne ne le répète après eux.
(2.7) Les Banians qui s'abfliennent de toute chair , plus févcrcment que les Gaures , l'ont prcfque auffi doux qu'eux •, mais comme leur morale efl moins pi!re 6c leur culte moins raifonaable, ils ne fout pas li iionnctcj- gensc
ov DE l'Éducation, 443
& leurs mœurs ne les poifenc point: .1 l'crre ; cette cruauté vient de leurs ali- mens. Ils vont à la guerre comme à la chanTe , ^ traitent les hommes comms les ours. En Angleterre même les Bovi- chers ne font pas reçus en témoignage, non plus que les Chirurgiens. Les grands fcéléiats s'endurcifixMit au meurtre en buvant du (^■i'i%. Homère fait , d^s Cyclopes , mangeius de chair , des hommes affreux , 6c , des Lotephages ,' un Peuple (î aimable , qu'auiîî-tôt qu'on avoir elHyi de leur coiimerce , on ou- blioit jufqu'à fon pays pour vivre avec eux.
« Tu me dem.indes « , difoit PIu- tarque , c« pourquoi Pythagore s'abf- » tenoit de manger de la chair des » bcces 'y mais moi je ce demande , au j> contraire , que! courage d'homme » eut le premier qui approcha de fa » bouche une chair meurtrie , qui îî brifa de fa dent les os d'une bère 50 expirante , qui fit fervir devant lui
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îj des corps morts , des cadavres , & >» engloutit dans fon eftomach des 35 membres qui , le moment d'aupara- »> vant, bèioienc , mugifToient , mar- s5 choient Se voyoient ? Comment fa » main puc-elle enfoncer un fer dans 3J le coeur d'un être fenfible ? Com- 33 ment fes yeux purent-ils fupporter *î un meurtre ? Comment put-il voir « faigner , écorcher , démembrer un J3 pauvre animal fans défenfe ? Com- » meut put-il fupporter i'afpc6b des 35 chairs pantelantes ? Comment leur 3ï odeur ne lui fit-elle pas foulever le »3 cœur ? Comment ne fut-il pas dc- 33 guLité , repoufTé , faifî d'horreur , » quand il vint à manie? l'ordure de 33 ces blefTures , à néct-yer le fang noir y? Ôc figé qui les couvroit ?
» Les peaux rampoient fur la terre ccorchées j
53 Les ch.iirs aa feu uiu^iiroient embrochées >
SD L'homme ne pi.c le manger fans frémir ,
3> Et dans fon feiu les entendit g{mir.
30 Voilà ce qu'il dut imaginer &
ou DE l'EdVCATIOî^, 445
53 fentir la première fois qu'il fiirmon- »» ta la Nature pour faire cet horrible » repas , la première fois qu'il eut 5î faim d'une bcte en vie , qu'il vou- >j lut fe nourrir â'un animal qui paif- » foie encore , & qu'il air comment il 3î falloir égorger, dépecer, cuire la bre- » bis qui lui léchoit les mains. C'cft de » ceux qui commencèrent ces cruels >j feftins, & non de ceux qui les quit- 5> tent , qu'on a lieu de s'étonner : en- >» core ces premiers U pourroient ils »5 juftifier leur barbarie par àts excufes » qui manquent à la nôrre , & dont le 5> défaut nous rend cent fois plus bac- » bares qu'eux.
» Mortels bien - aimés âes Dieux:, » nous diroient cts premiers hommes , » comparez les tems \ voyez combien » vous tiQs lieureux & combien nous » étions milcnbles ! La terre nouvel- » Icment formée, & l'air chargé ce vi- » peurs , étoient encore indociles â »> l'ordre des iaifons j le cours iucer-
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» tain des rivières dcgraJoit leurs rives 5î de toures pairs: des étangs, des lacs, » de profonds marécages inonaoienc »> les trois quarts de la furface du Mon- » de , l'autre quart étoit couv ert de 55 bois & de forêts ftériles. La terre ne » produifoit nuls bons fruirs \ nous « n'avions nuls inftrumens de laboa- 3> rage , nous ignorions l'art de nous " en fervir, &■ le rems de la moifFon 3j ne venoic jamais pour qui n'avoic 35 rien femé : ainfi la faim ne nous 3> quittoit point. L'hiver , la n-i0u(re w & l'ccorce des arbres écoient ncs » mers ordinaires. Quelques racines j> verres de chien -dent & de bruyère >' étoient pour nous un régal \ & quand « les hommes avoient pu rrouver àe^ 3î feines , des noix &: du gland , ils eu >5 danfoient de joie autour d'un chêne » ou d'iin hêtre , au (on de quelque » chanfon ruftique , appelant la terre » leur nourrice & leur mère : c'éroit- » là leur unique fête , c'étoienc leurs
ou DE L'ÉdUCATIOK. 447
« uniques jeux : tout le refte de la vie « humaine n'étoit que douleur , peine 33 êc mifere.
» Enfin , quand la terre dépouillée « & nue ne nous offroit plus rien , « forcés d'outraeer la Nature pour nous » conferver , nous mangeâmes les com- j> pagiions de notre mifere plutôt que » de périr avec eux. Mais vous , hom- ï> mes cruels , q.ii vous force à verfer » du fang ? Voyez quelle affluence 5} de b)eiis vous environne , combien »î de fruits vous produit la terre! Que » de richeffes vous donnent les champs » ôc les vignes 1 Que d'animaux vous » offrent leur lait pour vous nourrir , >3 & leur toifon pour vous habiller î » Que leur demandez-vous de plus , » & quelle rage vous porte à com- >3 mettre tant de meurtres , ranfafiés 33 de biens 6c rejior^eant de vivres ? 33 Pourquoi mentez- vous contre notre » mère , en l'accufant de ne pouvoir 13 vous nourrir ? Pourquoi péchez-
44^ EMILE,
» vous contre Cérès , inventrice deç » faintes loix , & contre le gracieux » Bacchiis , confolateur des hommes , »» comme fi leurs dor;S prodigués ne » fuffifoienc pas à la confervarion du 33 genre humain ? Comment avez- » vous le cœur de mêler avec leurs >5 doux fruits des oOTemens fur vos ta- 3> blés , & de manger avec le lait le 33 fan^ de"; bctes oui vous le donnent? 33 Les panthères & les lions , que vous )j appeliez bcces féroces , fui vent leur »> inftindt par force tSc cuenr les autres 3î animaux pour vivre. Mais vous , }> cent fois plus féroces qu'elles, vons 33 combatte/ 1 inftin(5t fans néccflité ^ î> pour vous livrer à vos cruelles dé- 53 lices. Les animaux c]ue vous man- 33 gcz ne font pas ceux qui mangent 33 les aurres ^ vous ne îts mangez pas 33 ces animaux carnaAiers , vous les 33 innrez. Vous n'avez faim que des 33 bêtes innv)rentes & douces , qui ne 33 font de mal à perfonne , qui s'acca-
ou DE l'Éducation. 449
» client à vous , qui vous fervent , & M que vous dévorez pour prix de leurs >• fervices.
J5 O meurtrier contre Nature ! fi tu »> t'obftines à foutenir qu'elle t'a fait » pour dévorer tes femblables , des « êtres de chair ôc d'os , fenfibles & » vivans comme toi , étouffe donc »> l'horreur qu'elle t'infpire pour ces »> affreux repas j tue \çs animaux toi- j> même , je dis de tes propres mains , îs fans ferremens , fans coutelas j dé- 33 chire-les avec tes ongles , comme » font les lions ôc les ours ; mords » ce beuf 6c le mets en pièces , en- j5 fonce tes griffes dans fa peau \ man- 33 gent cet agneau tout vif, dévore fes » chairs toutes chaudes , bois fon ame j> avec fon fang. Tu frémis , tu n'ôfes 33 fentir palpiter fous ta dent ime chair » vivante ? Homme pitoyable ! tu » commences par tuer l'animal , ôc » pais tu le manges , comme pour I-e » faire mourir deux fois. Ce n'eil pas
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jj aflfez ; la chair, morte te répugne cu- » core j tes entrailles ne peuvent U » fupporter , il la faut transformer par » le feu , la bouillir , la lôtir , l'affai- » fonner de drogues qui la dcguifent ; » il te faut des Charcuriers , des M Cuîfiniers , des Rotifleurs, des gens » pour t'ôter l'horreur du meurtre Se » t'habiller des corps morts , afin que « le fens du goût , trompé par ces dé- ij guifemens , ne rejette point ce qui « lui eft étrange , 3c (avoure avec plai- âj lîr des cadavres dont rœil mCme eût » peine à foufFrir rafpecl 3>.
Quoique ce morceau foit étranger à mon fujer , je n'ai pu réfifter à la ten- tation de le tranfcrire , ôc je crois que peu de lecteurs m'en fauront mauvais
gré.
Au refte, quelque forte de régime que vous donniez aux enfuis , pourvu que vous ne les accoutumiez qu'à des mets communs ôc fimples , laiflez-les manger, courir ôc jouer t.mt qu'il leur
ou DE l'Éducation. 451
plaîc , ôc {oyez sûrs qu'ils ne mange- ront jamais trop ôc n'auront point d'indigeftions : mais fi vous les affa- mez la moitié du tems , ôc quMs trou- vent le moyen d'échapper à votre vi- gilance , ils fe dédommageront de toute leur force , ils mangeront Juf- qu'à regorger , jufqu'à crever. Notre appétit n'eft démefuré que parce que nous voulons lui donner d'autres rè- gles que celles de la Nature. Toujours réglant , prefcrivant , ajoutant , retran- chant , nous ne faifons rien que la ba- lance à la main ; mais cette balance efl: à la mefure de nos fantaifies , ôc non pas à celle de notre eftomach. J'en reviens toujours à mes exemples : chez les Payfans , la huche 6c le fruitier fonc toujours ouverts , ôc les enfans , non plus que les hommes , n'y favenc ce que c'eft qu'indigeftions.
S'il arrivoit pourtant qu'un enfant mangeât trop , ( ce que je ne crois pas pollible par ma méthode , ) avec des
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amufemens de fon goût , il efl fi aile de le diftraire , qu'on parviendroic à l'épuifer d'inanition fans qu'il y fon- geâr. Comment des moyens li sûrs &: fi faciles échappent-ils à tous les Infti- tuteurs ? Hérodote raconte que les Ly- diens , prefTés d'une extrcme difette , s'aviferent d'inventer les jeux & d'au- tres divertiflemens avec lefqueis ils <Jonnoieni le change à leur faim , & pafToient des jours entiers fp.ns fojiger à manger (î.8). Vos favans instituteurs ont peut-être lu cent fois ce pallage , fans ?oir l'application qu'on en peur faire aux eutans. Quelqu'un d'eux me dira peut-être qu'un enfant ne
(i8) Les anciens Hiftoriens font remplis de vues don: on pourrait faire ufrige , ouind même les fai:s qui les rcprcfenrcnt feroient faux : mais i;ous ne favons tirer aucun vrai p.irci de l'iiiitoire -, la critique d'érudi- tion abrorbe tout , comme s'il importoit beaucoup qu'un fait fut vrai , pourvu qu'on en pût tirer une iiiflrutlion utile. Les hommes fenles doivent' regarder l'Hilloire comme un liffu de fables donc la inorali- ill très-appropriée au cœur liuni.iin.
ou DE l'Education. 455
quitte pas volontiers fon dîner pour aller étudier fii leçon. Maître , vous avez raifon : je ne penfois pas à cet amufement-là.
Le (qus de l'odorat efl: au goût ce que celui de la vue eft au toucher : il le prévient , il l'avertit de la ma- nière dont telle ou telle fubflance doit l'affeder , & difpofe à la recher- cher ou à la fuir , félon l'impreflion qu'on en reçoit d'avance. J'ai ouï- dire que les Sauvages avoient l'odo- rat tout autrement afFe<5té que le nô- tre , de jugeoient tout différemment àçs bonnes & iIqs mauvaifes odeurs. Pour moi 5 je le croirois bien. Les odeurs par elles - mêmes font des fenfations foibles ; elles ébranlent plus l'imagi- nation que le fens , & n'affeûent pas tant parce qu'elles donnent que par ce qu'elles font attendre. Cela fup- pofé , les goûts des uns , devenus par leurs manières de vivre fi différens des goûts des autres , doivent leur
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faire porter des jugemens bien oppo- {es des faveurs , Se par coiiféqueni: des odeurs qui les annonceur. Un Tartare doit flairer avec autant de plaifir un quartier puant de cheval mort , qu'un de nos chafleurs une perdrix à moitié pourrie.
Nos fenfations oifeufès , comme d e- tre embaumé des fleurs d'un parterre , doivent être infenfibles à des hommes qui marchent trop pour aimer à fe promener , & qui ne travaillent pas affez pour fe faire une volupté du re- pos. Des gens toujours affamés ne fau- roient prendre un grand plaifir à àes parfums qui n'annoncent rien à man- ger.
L'odorat eft le fens de l'imaoina- tion. Donnant au nerfs un ton pins fort , il doit beaucoup agiter le cer- veau j c'eft pour cela qu'il ranime un inoment le tempérament de l'épuife à la longue. Il a , dans l'amour , des effets alfez connus : le doux parfum
ou DB l'Educatioîj. 45 5 d'un cabinet de toilette n'eft pas un piège aiiflî foible qu'on penfe ; & je ne fais s'il faut féliciter ou plaindre l'homme fage & peu fenfible , que l'odeur des fleurs que fa maîtrefle a fur le fein ne fît jamais palpiter.
L'odorat ne doit pas être fort acftif dans le premier âge, où l'imagination, que peu de pallions ont encore ani- mée , n'eft guères fufceptible d'émo- tion , & où l'on n'a pas encore afftz d'expérience pour prévoir avec un fens ce que nous en promet une autre. Aufli cette conféquence eft-elle parfaitement confirmée par l'obfervation j & il eft certain que ce (qws cfl: encore cbrus & prefqae hébété chez la plupart des enfans : non que la fenfation ne foit en eux aufli fine, & peut être plus , que dans les hommes j mais parce que , n'y joignant aucune autre idée , il ne s'en afteâre pas aifément d'un fentiment de plaifir ou de peine , & qu'ils n'en font ni flattes ni blelfcs comme nous.
45^ £ M I L Ey
Je crois que , fans fortir du même fyf- tême , & fans recourir à l'anatomie com- parée des deux fexes ^ on trouveroit ai- féaienc la raifon pourquoi les femmes en général s'afFedtent plus vivement des odeurs que les hommes.
On die que les Sauvages du Canada fe rendent dès leur jeuneiTe l'odorat fi fubtil , que , quoiqu'ils aient des chiens , ils ne daignent pas s'en fervir à la chaf- f e , & fe fervent de chiens à eux-mê- mes. Je conçois en effet que , fi l'on élevoit les enfans à éventer leur dîner, comme le cliien évente le gibier , on parviendroic peut-être à leur perfec- tionner l'odorat au même point j mais je ne vois pas , au fond , qu'on puifTe en eux tirer de ce fens un ufage fort utile , û ce n'efl: pour leur faire connoître fes rapports avec celui du goût. La Na- ture a pris foin de nous forcer à nous mettre au fait de ces rapports. Elle a rendu l'adion de ce dernier fens pref- que inféparable de celle de l'autre , en
rendant
ou DE L*ÉdUCAT10N. 457
rendant leurs organes volfins , & pla- çant cians la bouche une communica- tion immédiate entre les deux , en forte que nons ne goûtions rien fans h flairer. Je voudrois feulement qu'on n'altéiât pas ces rapports naturels pour tromper un enfant , en couvrant , par exemple , d'un aromate agréable le déboire d'une médecine ; car la dif- corde des deux (ens eft trop grande alors pour pouvoir l'abufer : le ^Qns le plus adif abforbant l'effet de l'autre , il n'en prend pas la médecine avec moins de dégoût : ce dégoût s'étend à toutes les fenfations qui le frappenc en même tems ; à la préfence de la plus foible , fon imagination lui rap- pelle auffi l'autre j un parfum très- fuave n'eft plus pour lui qu'une odeur dégoiirance , & c'efl; ainfi que nos indifcrettes précautions augmentent la fomme des fenfations déplaifantes aux dépends des agréables.
Il me refte à parler dans les livres Tome L V
45? Emile,
fuivans de la culture d'une efpece de fixieme fens appelle (tns commun , moins parce qu'il eft commun à tous les hommes, que parce qu'il réfulre de l'ufage bien réglé des autres fens , de qu'il nous inftruit de la nature des cho- fbs par le concours de toutes leurs ap- parences. Ce fixieme {qws n'a point par coijféquent d'organe particulier ; il ne réfide que dans le cerveiu , & {ts (tn^ fations purement internes s'appellent perceptions ou idées. C'eft par le nom- bre de ces idées que fe mefure l'éten- due de nos connoiflances ; c'eft leur netteté , leur clarté qui fait la juftelfe de l'efprit \ c'eft l'art de les comparer entr'elles qu'on appelle raifon humaine, Ainfi ce que j'appellois raifon fenfitive ou puérile, confifte à former à.QS idées fîmples par le concours de plu (leurs (cn- fations j &: ce que j'appelle raifon intel- leduelle ou humaine , confifte à former des idées complexes pir le concours de plufieurs idées fimples.
ou DE l'Éducation. 4^9
Suppofant donc que ma méthode foit celle de la Nature , & que je ne me fois pas trompé dans Tapplication nous avons amené notre Élevé à travers les pays des fenfations jufqu'aux confins de la raifon puérile : le premier pas que nous allons faire au-delà, doit être \\\\ pas d'homme. Mais avant d'entrer dans cQtZQ nouvelle carrière , jettons un moment les yeux fur celle que nous venons de parcourir. Chaque âge, chaque état de la vie a fa perfection conve- nable , fa forte de maturité qui lui eit propre. Nous avons fouvent ouï parler d'un homme fait , mais confidérons un enfant fait : ce fpeétacle fera plus nou- veau pour nous ^ & ne fera peur-être pas moins agréable.
L'exiflence ^lqs êtres finis eft fi pau- vre Se fi bornée , que , quand nous ne voyons que ce qui eft , nous ne fommes jamais émus. Ce font les chimères qui ornent les objets réels , & fi l'imagina- tion n'ajoute un charme à ce qui nous
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4(^0 É M I L EJ
£rappe , le ftérile plaifir qu'on y prend fe borne à l'organe , &: laine toujours le cœur froid. La rerre parée des tré- fors de l'automne étale une richeffe que l'œil admire : mais cette admira- tion n'eft point touchante ^ elle vient plus de la réflexion que du fentimcnt. Au printems la campagne prefque nue n'eft encore couverte de rien ; les bois n'offrent point d'ombre , la verdure ne fait que de poindre, & le cœur eft tou- ciié à fon afpedt. En voyant renaître ainfi la Nature , on fe fent ranimer foi- mème ; l'image du plaifir nous envi- ronne^ ces compagnes de la volupté^ ces douces larmes , toujours prêtes à fe joindre à tout fentiment délicieux font déjà fur le bord de nos paupières» mais l'afpeâ: des vendanges a beau être animé, vivant, agréable j on le voie toujours d'un œil (qc.
Pourquoi cette différence ? C'eft qu'au fpedacle du printems Timagi- natioii joint celui d^s faifons qui ]e
ou DE l'Éducation. ^6t
doivent fuivre. A ces tendres bour- geons que l'œil apperçoic , elle ajoiue les fleurs , les fruits, hs ombrages, quelquefois les myfteres qu'ils peuvent: couvrir. Elle réunit en un point des tems qui fe doivent fuccéder , ik voit moins les objets comme ils feront que comme elle les defîre, parce qu'il dé- pend d'elle de les choifir. En automne , au contraire , on n'a plus à voir que ce qui eft. Si l'on veut arriver au prin- tems, l'hiver nous arrêts, de l'imagi- nation glacée expire fur la neige &: fur les frimats.
Telle eft la fource du charme qu'on trouve a contempler une belle enfan- ce , préférablement à la perfedtion de l'agc mûr. Quand eft-ce que nous goû- tons un vrai plaifir à voir un homme? C'eft quand la mémoire de fes asSlions^ nous fait rétrograder fur fa vie & le rajeunit , pour ainfi dire , à nos yeux. i nous fommes réduits à le confidéret: tel qu'il eft, ou à le fuppofer tel qu'il
fera dans fa vieillcfle , l'itlce de la Nature déclinante efface tout notre plai- iir. Il n'y en a point à voir avancer un homme à grands pas vers fa tombe , 5c l'image de la more enlaidit tout.
Mais quand je me figure un enfaiir de dix à douze ans , vigoureux , bien formé pour fon âge , il ne me fait pas naître une idée qui ne foit agréable, foie pour le préfent, foit pour l'avenir : je le vois bouillant, vif, animé, fans fouci rongeant, fans longue <St pénible pré- voyance j tout entier à fon être aduel, & joui (Tant d'une plénitude de vie qui fem- ble vouloir s'étendre hors de lui. Je le prévois dans un autre âge exerçant Je fens, l'efprit, \qs forces qui fe dévelop- pent en lui de jour en jour, &•: dont il donne à chaque inftant de nouveaux indices, je le contemple enfant, & il me plaît \ je l'imagine homme , Se il me plaît davantage : fon fang ardent fem- ble réchauffer le mien : je crois vivre de fa vie, & fa vivacité me rajeunir.
ou DE L^EdUCATION. 4^3
L'heure {oimo , quel changement 1 A l'inftant (on œil fe ternie , fa gaieté s'efface , adieu la joie , adieu les folâ- tres jeux. Un homme févere & fâché le prend par la main , lui dit grave- ment , allons Mon/îeur , & l'emmené. Dans la chambre où ils entrent j'entre- vois des livres. Des livres ! quel trille ameublement pour (on âge ! le pauvre enfant fe laiffe entraîner , tourne un œil de regret fur tout ce qui l'envi- ronne , fe taît , ôc part , les yeux gon- flés de pleurs qu'il n'ofe répandre , Se le cœur gros de foupirs qu'il n'ofe exhaler.
O toi qui n'as rien de pareil à crain- dre , toi pour qui nul tems de la vie lî'efl: un tems de gène ik d'ennui , toi qui vois venir le jour fans inquiétude, la nuit fans impatience , &: ne comptes les heures que par tes plaihrs , viens , mon heureux , mon aimable Elevé , nous confoler par ta préfence du dé- part de cet infortuné; viens I{
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arrive » & |e itns à fon approche un mouvement de joie que je lui vois par- tager. C'eft fou ami, fon camarade, e'eft le compagnon de fes jeux qu'il aborde; il eft bien fur, en me voyant, qu'il ne reftera pas long-tems fans amu- fement : nous ne dépendons jamais l'un de l'autre ; mais nous nous ac- cordons toujours, 8c nous ne fommes avec perfonne aufli-bien qu'enfem- ble.
Sa figure, fon port, fa contenance annoncent Taffurance & le contente- ment j la fanté brille fur fon vifage \ fes pas affermis lui donnent un air de vigueur ; fon teint délicat encore fans ctre fade j n'a lien d'une molleffe effé- minée ; l'air & le foleil y ont àé]X mis l'empreinte honorable de fou fexe \ fes mufcles encore arrondis com- mencent à marquer quelques traits d'une phyfionomie naidi^nte ; fes yeux, que le feu du fentiment n'anime point encore , ont au moins toute leur féré-
ou DE l'EdUCATJOîs. 4(?5
ïiité native (zp) ; de longs clingiias ne les ont point obfcurcis , qqs plems fans fin n'ont point fillonné fes joues. Voyez clans fes mouvemens prompts , mais sûrs , la vivacité de fon âge , la fermeté de l'indépendance , l'cxpé- fience des exercices multipliés. îl a l'air ouvert & libre , mais non pas in- folent ni vain \ fon vifagc , qu oa n'a pas collé fur des livres, ne tombe point fur fon eftomach : on n'a pas befoin de lui dire , leve-^ la tête j la honte ni la crainte ne la lui firent jamais baiflcr.
Faifons-lui place au milieu de l'af- femblée. Meffieurs , examinez - le , interrogez-le en toute confiance j ne craignez ni fes importunités , ni fon babil , ni fes queftions indifcrettes. N'ayez pas peur qu'il s'empare de vous, qu'il prétende vous occuper de lui
(i()) Katia. J'emploie ce mot dans une ncceprion h.ilicnne , faute de lui trouver i!a fynon) me zn Fran- çois. Si j'ai tore , peu importe , j-ourvu i^u'on m'en • ttnde.
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feul , & que vous ne puifliez plus vous en défaire.
N'attendez pas, non pins, de lui des propos agréables , ni qu'il vous dife ce que je lui aurai di6lc j n'en atten^ dez que la vérité naïve & fimple , fans ornement, fans apprêt, fans vanité.' II vous dira le m.il qu'il a fait ou celui qu'il penfe, tout auiTi librement que le bien , fans s'embarrafTer en aucune forte de l'effet que fera fur vous ce qu'il aura dit : il ufera de la parole dans toute la fimplicité de fa première inftitution.
L'on aime à bien augurer des enfans, & l'on a toujours regret à ce flux d'i- nepties qui vient prefque toujours ren- verfer les efpérances qu'on voudroic tirer de quelque heureufe rencontre , qui par hafard leur tombe fur la lan- gue. Si le mien donne rarement de telles efpérances , il ne donnera ja- mais ce regret ; car il ne dit jamais un mot inutile, & ne s'épuife pas fur un
ou VË L'EDUCATlOïi. 4(j7
babil qu'il fait qu'on n'écoute point. Ses idées font bornées , mais nettes j s'il ne fait rien par cœur, il fait beau- coup par expérience. S'il lit moins bien qu'un autre enfant dans nos livres, il lit mieux dans celui de la Nature j fon efprit n'eft pas dans fa langue , mais dans fa tète \ il a moins de mémoire que de jugement : il ne faiç parler qu'un langage \ mais il entend ce qu'il dit , & s'il ne dit pas fi bien que les autres difent , en revanche il fait mieux qu'ils ne font.
Il ne fait ce que c'eft que routine , ufage , habitude j ce qu'il fit hier n'in- flue point fur ce qu'il fait aujour- d'hui (50): il ne fuit jamais de forma-
(50) L'attrait /le l'hjljitade vient de h pjrcfle na- turelle à riiomme , &c cette pareffe augmente en s'y livrant : on fait plus aifément ce qu'on a déjà fait, la route étant frayée en devisnt plus facile à fuivre. Auili pcuton remarquer que l'empire de llubitude" eft très-grand fur les vieillards- & fur ks gens indo- lens , très-petit fur la JeunelTe 6i fur les gens vifs. Ce régime a'cfl bon qu'aux aines foiblcs , & les afFoiblic
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4^8 Emile,
le, ne cède point à l'aurorité ni à l'exem- ple , &: n'agit ni ne parle que comme il lui convient. Ainfî , n'attendez pas de lui des difcours d\ù.és ni des manières étudiées , mais toujours l'exprefllon fidelle de fes idées , ôc la conduite qui naît de fes penchans.
Vous lui trouvez un petit nombre de notions morales qui fe rapportent à fon état a<ftuel , aucune fur l'état relatif des hommes : & de quoi lui ferviroienr- elles , puifqu'un enfant n'eft pas encore un membre aéVif de la fo- ciété ? Parlez-lui de liberté, de pro- priété , de convention même j il peut en favoir j*ufqnes-là : il faif pourquoi ce qui eft à lui eft à lui , & pourquoi ce qui n'eft pas à lui n'eft pas à lui, PalTé cela, il ne fait plus rien. Parlez-hii de devoir, d'obéiflance , il ne fait ce
davantage de jour en jotir. La feule habitude utile amt enfans , ell de s'aflervir lans peine à la nécellité des choies ; & la feule habitude utile aux hommes , eiï de s'attervir fans peine à la laiibo. Toute autre habitude tUt fauâc.
ou VE l'Éducation. 4(^9
que vous voulez dire ; commandez-lai quelque chofe , il ne vous entendra pas j mais dires lui : Ci vous me faifiez tel plaifir, je vous le rendrois dans l'occafion : à l'inftant il s'emprelTera de vous complaire j car il ne demande pas mieux que d'érendre fon domaine, & d'acquérir fur vous des droits qu'il fait être inviolables. Peut-être même n'eft - il pas fâché de tenir une place , de faire nombre , d'être compté pour quelque chofe ; mais s'il a ce dernier motif, le voila déjà forti de la Nature , & vous n'avez pas bien bouché d'avance toutes les portes de la vanité.
De fon côté , s'il a befoin de quel- que affiftance , il la demandera indif- féremment au premier qu'il rencontre , il la demanderoit au Roi comme à fon laquais j tous les hommes font encore égaux à fes yeux. Vous voyez à l'air dont il prie , qu'il feiit qu'on ne lui
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doit rien. II fait que ce qu'il demancîe eft une grâce, il faic aulîi que l'huma- nirc porte à en accorder. Ses expref- fions font fimples & laconiques. Sa voix , fon regard , fon ^efte , font d'un erre également accoutume à la coni- plaifance & au refus. Ce n'eft ni la rempante &: fcrvile foumilTîon d'un efclave , ni l'impérieux accent d'un Maître : c'eft; une modefte confiance en fon femblable ; c'efl: la noble & touchante douceur d'un ctre libre , mais fenfible èc foible , qui implore l'aflîftance d'un ctre libre , mais fore & bienfaifant. Si vous lui accordez ce qu'il vous demande, il ne vous remer- ciera pas j mais il fentira qu'il a con- trarié une dette. Si vous le lui refufez, il ne fe plaindra point , il n'infiflera point, il fait que cela feroit inutile: il ne fe dira point ; on. m'a refufé : mais il fe dira ; cela ne pouvoit pas être y ôc y comme je l'ai déjà dit , ou
Gu L'E l'Education. 47 t' ne fe mutine guères contre la nécefïîté bien reconnue.
Laiflez-le feul en liberté , voyez-le agir fans lui rien dire ; confidcrez ce qu'il fera 6c comme il s'y prendra. N'ayant pas befoin de fe prouver qu'il eft libre , il ne fait jamais rien par étourderie , & feulement pour faire un adle de pouvoir fur lui-même : ne fait-il pas qu'il eft toujours maîrre de lui? 11 effc alerte, léger, difpos; ùs mouvemens ont toute la vivacité de fon âge ; mais vous n'en voyez pas un qui n'ait une fin. Quoi qu'il veuille faire, il n'entreprendra jamais rien qui foie au-deiïlis de Ces forces j car il les a bien éprouvées & les connoît ; fes moyens font toujours appropriés à fes delleins , & rarement il agira fans être aiïuré du succès. Il aura l'œil at- tentif & judicieux^ il n'ira pas niai- fement interrogeant les autres fur tout ce qu'il voit , mais il l'examinera lui-
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môme , ôc fe fatiguera pour trouver ce qu'il veut apprendre , avant de lô demander. S'il tombe dans des em- barras imprévus , il fe troublera moins qu'un autre j s'il y a du rifqae , il s'ef- fraiera moins aufli. Comme (on ima- gination refte encore inadlive &: qu'on n'a rien fait pour l'animer , il ne voie que ce qui eft , n'eftime les dangers que ce qu'ils valent, ôc garde toujours fon fang - froid. La néceflîté s'appe- fantit trop fouvent fur lui pour qu'il regimbe encore contr'elle j il en porte le joug dès fa naiflance , l'y voilâ bien accoutumé j il efi: toujours prêt à tout.
Qu'il s'occupe ou qu'il s'amufe, l'un ôc l'autre eft égal pour lui j fes jeux: font {qs occupations , il n'y fent point de différence. Il met à tout ce qu'il fait un intérêt qui fait rire & une liberté qui plaît, en montrant a la fois le tour de (on efprit & la fphère de
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fes connoiflances. N'ert-ce pas le fpec- tacle de cet âge , un fpedlacie char- mant & doux , de voir un joli enfant, l'œil vif & gai , l'air content & fe- rein , la phyfionomie ouverte & rian- te , faire , en fe jouant , les chofes les plus férieufes , ou profondément occupé des plus frivoles amufemens ?
Voulez-vous à préfent le juger par comparaifon ? Mêkz - le avec d'autres enfans, & lailTez le faire. Vous verrez bientôt lequel eft le plus vraiment formé , lequel approche le mieux de la perfedlion de leur âge. Parmi les enfans de la ville nul n'eft plus adroit que lui , mais il eft plus fort qu'aucun autre. Parmi de jeunes payfans , il les égale en force & les palTe en adref- fe. Dans tout ce qui eft à portée de l'enfance, il juge, il raifonne , il pré- voit mieux qu'eux tous. Eft -il queftion d'agir, de courir, de fauter, d'ébran- let àQs corps , d'enlever des mafles 3
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d'eftimer des diftances , d'invenrcr des jeux, d'emporter dçs prix: on diroic que la Nacure eft à Ces ordres , tant il fait aifément plier toute chofe a C^.s volontés. Il eft fait pour guider , pour gouverner Ces égaux: le talent, l'ex- périence lui tiennent lieu de droit Se d'autorité. Donnez- lui Thabit & le nom qu'il vous ph^ira , peu importe ; il primera par-tout, il deviendra par- tout le chef des antres ; ils fentiront toujours fa fupériorité fur eux. Sans vouloir commander, il fera le maure j fans croire obéir , ils obéiront.
Il eft parvenu à ia maturité de Ten- fance , il a vécu de la vie d'un enfant, il n'a point acheté fa perfection aux dépends de fon bonheur : au contraire , ils ont concouru \\m à l'autre. En ac- quérant toute la raifon de fon âge, il a été heureux &: libre autant que fa conftitution lui permet de l'ctre. Si la fuale faulx vient moiflonncr en lui la
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fleur de nos efpérances , nous n'aurons point à pleurer à l.i fois fa vie & fa mort , nous n'aigrirons point nos dou- leurs du foHvenir de celles que nous lui aurons caufées j nous nous dirons: au moins il a joui de fon enfance j nous ne lui avons rien fait perdre de ce que la Nature lui avoit donné.
Le grand inconvénient de cette pre- mière éducation eft qu'elle n'eft fenfi- ble qu'aux hommes clairvoyans , & que , dans un enfant élevé avec tant de foin , àts yeux vulgaires ne voienc qu'un poliiïon. Un Précepteur fonge à fon intérêt plus qu'à celui de fon Dif- ciple \ il s'attache à prouver qu'il ne perd pas fon tenis & qu'il gagne bien l'argent qu'on lui donne ; il le pour-: voit d'un acquis de facile étalage &C qu'on puilfe monter quand on veut; il n'importe que ce qu'il lui apprend foit utile , pourvu qu'il fe voye aifé- ment j il .accumule fans choix , fans
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difcernement , cent fatras dans fa mé- moire. Quand il s'agit ci'examiaer l'enfant , on lui fait déployer fa mar- chandife j il l'étalé , on eft content j puis il replie fon ballot & s'en va. Mon élevé n'eft pas Ci riche , il n'a point de ballot à déployer , n'a rien à montrer que lui-même. Or un enfant, non plus qu'un homme, ne fe voit pas en un moment. Où font les Obfervateurs qui fâchent faifir au premier coup d'œil les traits qui le caradtérifent ? H en eft; mais il en eft peu, & fur cent mille pères , il ne s'en trouvera pas un de ce nombre.
Les queftioHS trop multipliées en- nuient & rebutent tout Je monde , à plus forte raifon les enfans. Au bout de quelques minutes leur attention fe lafle , ils n'écoutent plus ce qu'un obf- tiné qneftionneur leur demande , ôc ne répondent plus qu'au hafard. Cette manière de les examiner cû vaine 6c
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péiiancefque ; foiivent un mot pris à la volée peine mieux leur fens ôc leur efprit que ne feroient ce longs difcours : m?Às il faut prendre garde que ce mot ne foit ni li'tdté ni fortuit. Il faut avoir beaucoup de Jugement foi-même pour apprécier celui d'un enfant.
J'ai ouï racoiuer à feu Milord Hyde," qu'un de fes amis, revenu d'Italie après trois ans d'abfence , voulut examiner les progrès de fon fils âgé de neuf à dix ans. Ils vont un foir fe promener , avec fon Gouverneur & lui , dans une plaine où des Écpliers s'amufoient à guider des cerf-volans. Le père en paf- fant dit à fon fils , cù ejl U cerf volant dont voilà fombre ? fans héfuer , fans lever la tère , l'enfant dit , fur le grand chemin. Et en effet , ajoûtoit Milord Hyde , le grand chemin étoit entre le foleil &c nous. Le père , à ce mot , embralT!i fcn fils, Se finiflTant-Ià fon exa- men , SQ[\ va fans rien dire. Le len-
^7S Emile.
demain il envoya au Gouverneur l'ade d'une penfion viagère , outre (qs appoin- temens.
Quel homme que ce pere-là , & quel fils lui éroic promis ! La queftion efi: prccifément de l'âge \ la réponfe eft bien fimple : mais voyez quelle netteté de judiciaire enfantine elle fuppofe î C'eft ainlî que l'Élevé d'Ariftote appri- voifoit ce courfier célèbre qu'aucun Ecuyer n'avoir pu dompter,
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du Livre deuxième & du Tome première
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