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OEUVRES
DE
L. B. PICARD.
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THÉJTBE.— TOME VIL
DE L'IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT,
IMPRIMEUR DU ROI, RUE JACOB, N° ll\.
A PARIS,
CHEZ BOSSANGE, PÈRE ET FILS, LIBRAIRES,
rue de Tournon , n° 6 bis.
A LONDRES, chez Martin BOSSANGE et Compagnie,
Libraires, 14 Great-Marlboi'ough street.
OEUVRES
DE
L. B. PICARD,
MEMBRE DE l'institut ( ACADEMIE FRANÇAISE).
TOME SEPTIEME.
A PARIS,
CHEZ J. N. BARBA, LIBRAIRE,
ÉDITEUR -PROPRIÉTAIRE DES OEUVRES DE PIGAULT - LEBRUN,
AU PALAIS-ROYAL, N^ 5x.
M DGCG XXI.
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M. DE BOULANVILLE
ou
LA DOUBLE REPUTATION,
COMÉDIE EN TROIS ACTES ET EN PROSE,
Représentée pour la première fois le 8 février 1816.
L'aigle d'une maison est uu sot dans une autre. Gresset.
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http://www.archive.org/details/oeuvresdelbpicar07pica
PREFACE
Vjette pièce était en cinq actes lorsque je la fis jouer; je la présente au lecteur réduite en trois actes. Peut- être aurais-je dû être encore plus sévère, et la réduire en un acte : elle n'obtint qu'un très-faible succès, et elle ne méritait pas un meilleur sort. Cependant il y a je crois, dans le sujet , une idée de comédie qui demande grâce pour la pièce.
Un passage du roman de Joseph Andrews, deFielding, m'avait fourni le sujet des Ricochets ; un passage du même roman me fournit le sujet de la Double Repu tation.
Le vicaire Abraham Adams s'est arrêté dans une au berge. Il demande à deux voyageurs quel est le maître d'un château qu'il aperçoit dans la campagne : 1 un des deux fait le panégyrique le plus pompeux du maître du château ; l'autre peint le même personnage sous les cou leurs les plus odieuses. Le bon vicaire est si troublé de cette différence d'opinion sur le même homme, qu'il s'imagine qu'ils sont deux. L'aubergiste éclaircit bientôt ses idées en lui apprenant que ce maître du château, en sa qualité de juge-de-paix, a fait perdre un procès à l'un des deux voyageurs , et en a fait gagner un à l'autre. On n'a point de peine à deviner que l'homme .^qui chantait les louanges du juge-de-paix n'était pas celui '■, qui avait perdu son procès.
Avant de commencer la pièce, je me demandai s'il
8 PREFACE.
fallait que mon homme méritât ses deux réputations , ou s'il fallait qu'il n'en méritât aucune des deux. L'un et l'autre parti me semblaient offrir des chances d'un vé- ritable comique. Je me décidai pour le dernier parti , mais alors j'eus tort de vouloir faire cinq actes. Un homme qui ne mérite ni le bien ni le mal qu'on dit de lui, est un homme sans caractère, sans physionomie, qui doit n'être ni bon ni méchant ni sot , ni spirituel. Un tel personnage peut être comique dans une ou deux scènes; mais ensuite il faut qu'il agisse, qu'il montre des qualités ou des défauts , et il perd nécessairement de son originalité.
Le rôle était excessivement difficile à faire; car il ne peut être ni assez passionné pour intéiesser, ni assez ridicule pour faire rire aux éclats. H y a quelque mérite à ne pas l'avoir tout-à-fait manqué. L'action est roma- nesque ; l'amour des deux jeunes gens n'inspire pas un intérêt suffisant. Le père est trop crédule; l'hôtesse est plus étourdie qu'adroite; son mari est un bavard pré- tentieux ; il dit quelquefois de bonnes choses , assez bien exprimées, mais ce sont plutôt des discours sur le sujet que le développement du sujet. Ces deux derniers rôles rentrent dans le domaine de l'ancien théâtre : au lieu d'être , suivant les règles de la bonne et vraie comédie , la peinture d'originaux existants dans le monde, ce sont, comme les Daves et les autres valets de nos vieilles pièces, des personnages de convention théâtrale dont on ne trouve le modèle nulle part.
Ce qui est bien , c'est l'arrivée des deux fermiers expri- f înant avec une fiauchise grossière , l'un la bonne opinion
PREFACE. 9
que son intérêt satisfait lui inspire de M. de Boulanville, l'autre la mauvaise opinion que son intérêt trompé lui inspire de ce même Boulanville; c'est le retour de ces deux hommes mis en présence de Boulanville; c'est le brusque changement de leur opinion et de leur langage , changement encore opéré par un intérêt satisfait et par un intérêt trompé. Cette idée de dénoùment me paraît assez ingénieuse. Mais l'art s'y fait trop sentir, donc elle n'est pas arrangée avec assez d'art.
J'aime le personnage de Boulanville dans toute la première partie de son rôle. C'est là qu'il me semble assez bien représenter un de ces hommes si communs dans le monde, roulant leur vie, si je puis m'exprimer ainsi, sans vices, sans vertus, sans chagrins, sans jouis- sances.
Il m'est arrivé plusieurs fois de faire de mes pièces des espèces d'allégories , de placer la scène dans les classes inférieures , en laissant au spectateur le soin d'ap- pliquer l'action et le but moral aux classes supérieures. C'est ce que j'ai exécuté assez heureusement dans les Marionnettes, beaucoup moins heureusement dans les Capitulations de conscience et ici. Faites vm grand sei- gneur de mon petit propriétaire de province, faites de mes deux paysans deux hommes de la haute société : et vous aurez un tableau fidèle des exagérations auxquelles les hommes se li"\'rent sur le compte de leurs semblables , quand ils sont aveuglés par l'intérêt , par la passion , par l'esprit de parti.
J'ai lu, je ne sais où, qu'Alexandre VI, entrant en vainqueur dans une petite ville d'Italie, aperçut quel-
lo PREFACE.
ques habitants se hâtant d'abattre une potence où l'on avait attaché un mannequin qui le représentait, et quel- ques autres se hâtant de redresser une de ses statues qu'on avait renversée ; et que ce bon pape , se retour- nant vers son neveu César Borgia lui dit: Vides rnijiliy quant levé discrimen inter patibulwn et statuam.
PERSONNAGES.
DORICOUR, négociant, ancien marin.
RAYMOND, officier.
M. DE BOULANVILLE, propriétaire.
DUHOUSSAYE, ) , .
} rernuers. BERTRAND, j
LÉONARD, aubergiste.
Madame LÉONARD, femme de Léonard.
Madame DE VERBOIS , veuve et parente de M. de Bou-
lanville.
HENRIETTE, fille de M. Doricour.
MARIANNE , servante de Léonard.
La scène est chez Léonard , dans un gros bourg , sur la route d'Orléans à Tours , à deux ou trois lieues d'Orléans.
M. DE BOULA NVILLE.
ACTE PREMIER.
Le théâtre représeute une salle d'auberge,
SCÈNE I.
Madame LÉONARD, BERTRAND, LÉONARD, DUHOUSSAYE, MARIANNE.
MADAME LÉONARD, entrant en scene.
UowwEZ-vous la peine d'entrer, monsieur.
BERTRAND, euveloppé d'iui grand manteau. Ah! quel temps, quel temps affreux! j'enrage.
MADAME LÉONARD, appelant, Marianne , monsieur Léonard , aidez- moi donc à servir monsieur.
LÉONARD, entrant en scène. Un moment , ma femme ; j'indiquais notre salle :s cet autre voyageur.
DUHOUSSAYE, entrant en scène enveloppé, comme Bertrand, d'un grand manteau. Ouf! je suis trempé; quel orage! Allons, il faut prendre son parti.
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PREFACE.
ques habitants se hâtant d'abattre une potence où l'on avait attaché un mannequin qui le i eprésentait , et quel- ques autres se hâtant de redresser une de ses statues qu'on avait renversée ; et que ce bon pape , se retour- nant vers son neveu César Borgia lui dit: Vides mijiliy quam levé discrimeii inter patibulum et statuam.
PERSONNAGES.
DORICOUR, négociant, ancien marin.
RAYMOND, officier.
M. DE BOULANVILLE, propriétaire.
DUHOUSSAYE,
BERTRAND,
LÉONARD, aubergiste.
Madame LÉONARD, femme de Léonard.
Madame DE VERBOIS , veuve et parente de M. de Bou-
lanville. HENRIETTE, fille de M. Doricour. MARIANNE, servante de Léonard.
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fermiers.
La scène est chez Léonard , dans un gros bourg , sur la route d'Orléans à Tours , à deux ou trois lieues d'Orléans.
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M. DE BOULA NVILLE.
ACTE PREMIER.
Le théâtre représente une salle d'auberge.
SCENE I.
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Madame LÉONARD, BERTRAND, LEONARD, DUHOUSSAYE, MARLiNNE,
MADAME LÉONARD, entrant 671 scene.
UoivwEZ-vous la peine d'entrer, monsieur,
BERTRAivD, euveloppé d'iui grand manteau . Ah! quel temps, quel temps affreux! j'enrage.
MADAME LÉONARD, appelant. Marianne , monsieur Léonard , aidez-moi donc à servir monsieur.
LÉONARD, entrant en scène. Un moment , ma femme ; j'indiquais notre salle à cet autre voyageur.
DUHOUSSAYE, entrant en scène enveloppé., comme Bertrand y d'un grand manteau. Ouf! je suis trenipé ; quel orage! Allons, il faut prendre son parti.
I
12 M. DE BOULANVILLE.
LÉONARD, à Duhoussaje. Je ne m'en plains pas, puisqu'il amène si bonne compagnie dans mon auberge.
{^Léonard et sa femme s'empressent auprès des deux voyageurs . Bertrand et Duhoussaje sont chacun a un coin du théâtre. Chacun pose son fouet et son chapeau sur une table ou sur une chaise y et se débandasse de son manteau^
MADAME LÉONARD.
Marianne, Marianne.
MARiAJNNE, entrant en scène. Me voilà, madame.
MADA^ME LÉONARD.
Eh! vite un fagot dans la cheminée de la chambre verte; ces deux messieurs causeront ensemble en se chauffant. (.^ Bertrand^) Monsieur voudrait-il prendre quelque chose ?
{Pendant le dialogue suivant , Bertrand et Duhous- saye n'entendent rien de ce que Vautre dit, Léonard et sa femme vont de Vun a Vautre^ et témoignent leur surprise.
BERTRAND, avcc liumcur. Rien. Parbleu ! c'est un bien vilain homme que ce monsieur de Boulanville.
LÉONARD.
C'est possible. Je ne le connais pas. Il n'y a qu'un mois que je tiens cette auberge.
BERTRAND.
Vous ne le connaîtrez que trop tôt. C'est le proprié- taire de ce beau château qui est au bout de cette grande avenue.
ACTE I, SCENE I. i3
LÉONARD.
Ah! oui.
DUHOUSSAYE, foH gaiement.
Eh! la fille, monsieur l'hôte, madame, une tranche de jambon , une bouteille de vin vieux. Cela me fera passer le temps. Ah ! quel honnête homme , quel brave homme que ce monsieur de Boulanville !
MADAME LÉONARD.
Ah! ah!
LÉONARD.
Monsieur , tout le monde n'en pense pas ainsi.
DUHOUSSAYE.
Tant pis pour ceux qui ne savent pas apprécier son mérite.
BERTRAND.
M'oter sa ferme !
DUHOUSSAYE.
Me choisir pour son fermier !
BERTRAND.
Après dix-huit ans ! quelle horreur !
DUHOUSSAYE.
Quelle courtoisie !
BERTRAND.
Malgré la protection de madame de Verbois , sa pa- rente , à qui j'avais promis des épingles.
DUHOUSSAYE.
Moyennant un léger pot-de-vin.
BERTRAND.
Je ne lui pardonnerai de ma vie,
DUHOUSSAYE.
Je n'oublierai jamais sa bonté.
i4 M. DE BOULANVILLE.
LÉONARD.
Marianne, un autre fagot dans la chambre n® 5. Ces deux messieurs pourraient se gêner , s'ils se chauf- faient au même feu.
DUHOUSSAYE.
Je viens de chez lui ; j'ai sa parole , et cela vaut mieux que les meilleurs écrits. L'ancien fermier avait promis des épingles à une certaine dame ; mais mon- sieur de Boulanville n'est pas homme à se laisser in- fluencer par de pareilles manœuvres : moi, je lui ai promis un pot-de-vin, c'est différent; c'est pour lui- même.
BERTRAND.
Je me moque bien des regrets qu'il me témoigne par sa lettre de congé. Parce que je suis veuf, il me renvoie. Au moment où je commençais à me consoler de la mort de ma femme , il renouvelle ma douleur en me retirant sa ferme. MARIANNE, qui pendant tout le dialogue a couru d'une chambre a Vautre. Si ces messieurs veulent entrer , il y a du feu dans les deux chambres.
DUHOUSSAYE.
Fort bien. (^ Zec»/2<3'r<i.) Monsieur l'aubergiste, vous êtes tout neuf dans ce pays ; si vous avez besoin d'un protecteur honnête homme , n'en cherchez pas d'autre que monsieur de Boulanville.
(// entre dans une chambre.^
BERTRAND.
Il n'en est pas quitte. Il vient de s'établir à Orléans un procureur , un avoué normand qui trouve des pro- cès oii l'on veut. Je vais chez lui ; il faut qu'il m'in-
ACTE î, SCÈNE II. i5
vente quelque chicane A présent que nous lisons
les journaux et les romans, on ne nous mène plus, nous autres paysans. ( A Léonard. ) Je vous félicite de ne pas connaître encore ce méchant homme ; tâchez de ne rien avoir à démêler avec lui. C'est ce que je vous souhaite.
( // entre dans une autre chambre. )
SCÈNE II.
Madame LÉONARD, LÉONARD.
MADAME LÉONARD.
Tu fais bien de ne pas les loger dans la même chambre ; ils se battraient.
LÉONARD.
Comme la passion rend les gens communicatifs ! Nos paysans se forment : les voilà qui savent, comme à la ville , offrir des épingles et des pots-de-vin. Quelle bonne et quelle mauvaise réputation ils sont en train de faire au même homme ! Ainsi , tout est passion , tout est prévention ; c'est parce que monsieur de Bou- lanville les a frappés dans leur intérêt , que l'un de ces deux paysans le traite d'homme de bien , et que l'autre le traite de méchant homme ; il en serait de même quand il ne s'agirait que d'une différence d'opinions. Il n'y a ni honneur , ni bonté , ni esprit chez nos en- nemis : chez nos amis , il n'y a ni lâcheté , ni méchan- ceté , ni sottise.
MADABIE LÉONARD.
Courage , monsieur Léonard ; perdez votre temps à jUaire des réllexions sur les voyageurs qui nous arrivent.
i6 M. DE BOULANYILLE.
LÉOIYARD.
Eh 1 n'est-ce pas pour cela que je me suis fait au- bergiste, madame Léonard? Né, j'ose le dire, avec un génie observateur que l'éducation et l'expérience ont perfectionné, après avoir amassé quelque argent dans les divers métiers que j'ai été obligé de faire pour ga- gner ma vie, après avoir eu le bonheur de toucher votre cœur et la dot assez ronde que vous m'avez ap- portée en mariage , j'ai pensé que je devais me choisir pour retraite un état où, vovant beaucoup de monde, et toujours du monde nouveau, je pusse exercer per- pétuellement cet heureux talent d'observer les hommes et les choses. Me voilà depuis un mois maître de la belle auberge du Cheval-Blanc, dans un gros bourg, tout près d'Orléans, sur la route de Bordeaux à Paris; et quelles délices pour moi de pouvoir faire jaser tour- à-tour le parisien qui veut se dépavser, le provincial qui veut voir la grande ville, la jeime veuve qui va tenter la fortune , l'ambitieux qui , plein d'inquiétude et d'impatience , va briguer une place , et que , huit à dix jours après, je vois revenir tantôt fier, joyeux, impertinent , vantant son crédit et ses amis , car il a réussi; tantôt sombre, humble ou colère, se plaignant des ministres, de leurs commis, et méditant une pé- tition à la Chambre des députés , car il a échoué !
MADAME LÉONARD.
Moi, je voudrais que votre manie d'observer ne vous empêchât pas de veiller aux intérêts de votre maison: nous ne faisons déjà plus ce que nous devrions faire; et l'aubergiste du Cheval-!Xoir , à qui notre établisse- ment avait d'abord causé tant d'ombrage, commence à se moquer de nous.
t
ACTE I, SCEXE IL 17
LÉO^TARD.
Oh! pour celui-là, je le déteste; m'enlever le diner de la diligence, où il se trouve toujours quatre ou cinq originaux pour le moins , Gascons , Périgourdins ou Parisiens! C'est un intrigant, c'est.... Eh bien! qu'est- ce que je fais? je blâme la passion chez les autres, et me voilà moi-même partial et passionné ! Pauvres humains !
MADAME LÉONARD.
Eh! croyez-vous qu'il soit bien beau, bien généreux, de chercher^ ainsi à tout savoir pour le seul plaisir d'être instruit? Et moi aussi, je suis curieuse, très- curieuse ; mais je ne cherche à pénétrer le secret des gens , que pour les aider de mes conseils. Si je pro- voque leurs confidences , c'est pour les consoler dans leurs peines , les flatter dans leurs espérances , les ser- vir même de tout mon pouvoir dans leurs desseins. Je tiens fort à mes intérêts; mais je crois les bien enten- dre, en m'occupant beaucoup de ceux d'autrui.
LÉONARD.
Eh bien! c'est à merveille. Tu te mêles de tout, je ne me mêle de rien, ou de peu de chose. i\Iais, prends garde ; avec cette ardeur de rendre service , on se pré- pare souvent des chagrins, et on ne termine pas tou- jours ceux des autres.
MADAME LÉOTfARD.
Toi qui te piques de raisonner si juste, prétends-tu changer mon caractère? Tu n'y parviendras pas plus qu'à changer le tien : tu veux te faire égoïste, et tu seras toujours serviable et bon homme.
LÉONARD.
J'en ai peur. Tome m. 2
3 8 M. DE BOULANVILLE.
SCÈNE III.
Madame LÉONARD, LÉONARD, MARIANNE.
MARIANNE.
Encore un voyageur, et il nous annonce une ber- line qui nous amène un monsieur , sa fille , une femme de chambre et deux laquais. C'est une journée de béné- diction pour notre auberge. Quant à celui qui nous arrive, c'est un jeune homme du pays; il a sa mère et un oncle à trois lieues d'ici : c'est un officier , monsieur Raymond de Courval.
LÉONARD.
Raymond de Courval ! celui dont la mère t'a élevée , avec qui tu as passé ton enfance , et qui a eu tant de bontés pour moi en Italie , lorsqu'il était aide-de-camp du général dont j'étais maître d'hôtel.
MARIANNE.
Le voici.
SCÈNE IV.
LÉONARD, Madame LÉONARD, RAYMOND.
RAYMOND.
Mon cher Léonard, ma bonne Louise, quel bon- heur de vous trouer ici ! j'ai besoin d'amis discrets , in- telligents , dévoués.
MADAME LÉONARD.
Serions-nous assez heureux pour pouvoir vous rendre un service? nous vous avons tant d'obligations!
ACTE I, SCENE IV. 19
LÉOIVARD.
Quelle est l'affaire qui vous amène?
MADAME LÉONARD.
Un mariage? une succession? un procès?
RAYMOND.
Oui , un procès , contre un cousin. Il faut que je voie le notaire de ce bourg, pour des papiers impor- tants que je veux dès ce soir remettre à ma mère : mais que m'importe ce procès , ma fortune même , près du motif qui a précipité mon voyage? Je n'aurais pas
quitté Paris sans une circonstance Dans la berline
qui me suit , se trouve une jeune personne char- mante.
MADAME LÉONARD. •
Ah! c'est de l'amour! parlez, parlez, monsieur, voilà qui m'intéresse encore plus vivement.
RAYMOND.
Il y a un mois, dans un bal, je la vis pour la pre- mière fois. Le lendemain , je fus assez heureux pour me faire présenter chez sa tante : et chaque jour , j'ai mieux senti combien Henriette est bonne , douce , af- fable....
LÉONARD.
Parfaite, suivant l'usage.
RAYMOND.
Oui , mon ami , parfaite : je n'avais pas encore osé déclarer mon amour; mais je me félicitais de me voir assez bien accueilli. Quel est mon désespoir , lorsque hier j'apprends que le père , de retour d'un long voyage j a le matin même emmené sa fille? Ils ont pris la route d'Orléans : on présume qu'il est question d'un mariage. Ah! grand dieu! la marier! Je pars, je vole sur leurs
20 M. DE BOULANVILLE.
traces. Ce n'est qu'à la poste d'Orléans que je parviens à les atteindre. Leur postillon me dit qu'ils doivent s'arrêter dans ce bourg , à l'auberge du Cheval-Blanc , et je ne les précède que d'un moment!
MADAME LÉONARD.
Voilà une affaire qui n'est pas fort avancée, et, il s'il vous plaît, le nom, l'état du père de la jeune per- sonne ?
RAYMOND.
Henriette est la fille unique d'un armateur de Nantes , monsieur Doricour.
LÉONARD.
Doricour! monsieur Doricour l'armateur aurait déjà une fille en âge d'être mariée!
RAYMOND.
Tu le connais ! ^
MADAME LÉONARD.
Il connaît tout le monde, mon cher mari.
LÉONARD.
J'ai fait tant de métiers , parcouru tant de pays ! J'étais spadassin, libertin, apprenti littérateur sur le pavé de Paris , lorsque j'ai connu monsieur Doricour qui travaillait dans une maison de commerce. S'il n'a pas changé, il est homme d'honneur; mais il a de grandes prétentions à la finesse , à la prudence ; il prend un air grave, important, mystérieux en vous parlant, et il est enthousiaste et crédule, allant, pour ainsi dire, au-devant de l'erreur avec tant d'impétuo- sité , que c'est plutôt lui-même qui se trompe qu'il n'est trompé par les autres.
RAYMOND.
Oui, comme tous les marins, connaissant peu les hommes....
ACTE I, SCENE V. 21
MADAME LÉONARD.
Je devine ce que vous attendez de nous. Il faut dé- couvrir si monsieur Doricour vient en effet dans le pays pour y marier sa fille , trouver des obstacles à ce mariage, s'il est vrai qu'il en soit question, vous ai- der à vous faire aimer de la fille , du père....
LÉONARD.
Ma femme , je suis plein d'attachement et de recon- naissance pour monsieur Raymond ; mais je ne veux nuire ni déplaire à monsieur Doricour. Monsieur ne m'en trouvera pas moins prêt à lui administrer tous les conseils, toutes les consolations que m'inspireront mon amitié, les circonstances et ma philosophie.
MADAME LÉONARD.
C'est bien parler en homme froid, insensible
N'écoutez pas mon mari; je le forcerai à vous servir, si vous avez besoin de lui.
SCÈNE V.
LÉONARD, Madame LÉONARD, RAYMOND, DORICOUR, HENRIETTE, MARIANNE.
MARIANNE, accouraut. Voici les gens de la berline. J'ai tout préparé dans le grand appartement. ( A Doricour et a sa Jîlle. ) Entrez , monsieur ; entrez , mademoiselle. ( Aux la- quais qui suivent Doricour. ) Et vous autres , sui- vez-moi.
{Marianne sort avec les gens de Doricour^ DORICOUR, entrant en scène. Oh! oh! ce n'est pas moi qu'on trompe, je suis fin. Monsieur l'aubergiste, bonne chère, bon feu, bons
22 M. DE BOULANVILLE.
lits : nous resterons chez vous plus d'un jour. {^A sa fille. ) Corbleu ! mon enfant , ne crains rien ; le bon- heur de ma fille, voilà mon premier devoir, et tu peux t'en rapporter à ma tendresse et à ma sagacité.
HENRIETTE.
Je connais l'une et l'autre, mon père; mais ne se- rait-il pas possible que nous ne vissions pas les choses précisément de la même manière? et comme c'est mon bonheur que vous désirez.... {^Apercevant Raymond.) Ah!
DORICOTJR.
Eh bien! qu'as-tu donc?
HENRIETTE.
Eh, mon dieu! mon père, voilà une rencontre
une rencontre bien singulière... Monsieur est ce jeune homme que j'ai vu au bal.
DORICOUR.
Ce monsieur Raymond dont ma sœur et toi n'avez cessé de me parler?
MADAME LÉONARD, Ci part.
Ah ! la tante et la nièce en ont parlé au père.
RAYMOND.
Rencontre bien heureuse pour moi , Mademoiselle.
DORICOUR, a Raymond. Monsieur, j'ai bien l'honneur.... {A sajîlle.) Une figure fort intéressante.
HENRIETTE.
Monsieur loge dans cette auberge ?
MADAME LÉONARD.
Monsieur ne fait que passer ; il va chez sa mère , à trois lieues d'ici.
ACTE T, SCENE V. 28
HENRIETTE.
En effet , je m'en souviens; monsieur nous a dit qu'il était des environs d'Orléans.
LÉONARD.
Tandis que nous sommes en train de faire des recon- naissances.... Monsieur Doricour ne se remet pas mes traits...
DORICOUR.
Pardonnez -moi, monsieur l'hote : je crois Eh!
mais, vraiment, c'est Léonard.
LÉONARD.
Tout prêt à vous servir. Monsieur.
DORICOUR.
Et par quel hasard, toi que j'ai vu si brillant à Paris ?...
LÉONARD.
Hélas! Monsieur, des malheurs....
DORICOUR.
Ah! oui, des malheurs; le jeu, les femmes...
LÉONARD.
Chut ! ne parlez pas de mes fredaines devant ma femme. DORICOUR, regardant galamment madame Léonard.
Ah ! c'est ta femme. J'espère que tu ne comptes pas ton mariage au nombre de tes malheurs. Parbleu ! mon cher Léonard, je ne suis pas fâché de loger chez une personne de connaissance. Tu pourras m'être utile. Je sais mettre à profit toutes les circonstances , moi.
RAYMOND.
Je vous laisse , Monsieur; j'ai quelques affaires à ter- miner dans ce bourg : me permettrez-vous d'avoir l'hon-. neur de vous saluer avant mon départ?
24 M. DE BOULANVILLE.
DO RI COUR.
Oui, sans doute, Monsieur, et j'espère bien que ce n'est pas la dernière fois que nous nous verrons. Je viens tout exprès pour visiter une terre que j'ai achetée dans ce canton.
RAYMOND, avec joie.
Comment, Monsieur, c'est là le but, le but unique de votre voyage ?
DORICOUR.
Oh! unique! c'est ce qui vous reste à savoir.
RAYMOND.
Ah! Monsieur, quel plaisir vous me faites en m'an- nonçant.... Que ma mère sera flattée d'un voisinage comme le vôtre!
(^11 sort.)
DORICOUR.
Il est fort poli.
HENRIETTE.
N'est-il pas vrai , mqn père ?
DORICOUR.
Un peu curieux... Mais tu dois avoir besoin de repos, mon enfant.
MADAME LÉONARD.
Je vajis conduire mademoiselle à son appartement.
HENRIETTE.
Mon père , je dois avoir et j'ai toute confiance en vous ; mais , je vous en prie , ne décidez rien sans moi.
DORICOUR.
Sois tranquille.
MADAME LÉONARD.
Venez, Mademoiselle.
( Elle sort avec Henriette. )
ACTE I, SCENE YI. aS
SCÈNE VI.
DORICOUR, LÉONARD, Madame LÉONARD,
QUI RENTRE QUELQUES MOMENTS APRÈS LE COM- MENCEMENT DE LA SCÈNE.
DORICOUR.
Oui , mon cher Léonard , un fondé de pouvoir a effectivement acheté pour moi une terre dans les en- virons de ce bourg. Je n'en connais que le produit : c'est quelque chose. Je viens la visiter; mais mon voyage a un but bien autrement important. Yous avez un monsieur de Boulanville dans ce canton?
LÉONARD.
Oui , Monsieur ; il habite un château à deux pas d'ici.
DORICOUR.
Quel homme est-ce ?
LÉONARD.
Je ne sais. Etabli seulement depuis un mois dans cette auberge....
DORICOUR.
Tu ne le connais pas ?
LÉONARD.
Non , Monsieur,
DORICOUR.
Tant pis.
LÉONARD.
Mais j'ai précisément dans ma maison deux hommes qui y sont entrés à cause de l'orage, et qui, tout-à-l'heure, parlaient de lui.
26 M. DE BOULANVILLE.
DORICOUR.
Fort bien. Il faudra que je les voie.
MADAME LÉONARD, s' avançant. Monsieur a donc un grand intérêt à connaître ce monsieur de Boulanville ?
DORICOUR.
Un très-grand intérêt.
MADAME LÉONARD.
Et peut-on savoir?... Pardon ; mais l'ancien attache- ment de mon mari pour vous , que je partage bien sin- cèrement, justifie mon indiscrétion.
DORICOUR, avec importance.
Vous êtes les seules personnes que je connaisse dans le pays ; vous n'avez pas , vous ne pouvez pas avoir de motifs pour vouloir me tromper : vous le voudriez, d'ailleurs , vous n'y parviendriez pas. Je ne vois pas ce qui m'empêcherait de me confier à vous.
MADAME LÉONARD.
Confiance qui nous honore , Monsieur : nous écou- tons.
LÉONARD, «/?<2/'^
Il n'est pas changé; il se croit discret, et il dit tout.
DORICOUR.
J'avais un ami , un cher et tendre ami , Charles de Boulanville , riche habitant de la Guadeloupe ; il était né en France , à Orléans. La haine d'une belle-mère l'avait forcé de s'expatrier. Il me parlait avec aigreur de deux jeunes frères, tous deux fils de sa belle-mère. Ils avaient aidé, disait-il, à le dépouiller, à le chasser de la maison paternelle. Plein de ressentiment contre sa famille , il avait fait depuis plusieurs années un tes-
ACTE I, SCENE VI. 27
tament , par lequel il m'instituait son légataire univer- sel : je suis loin de mépriser la fortune , mais la mienne me suffit ; j'éprouvais de la répugnance à me voir l'hé- ritier de mon ami aux dépens de ses héritiers naturels, et j'essayai sincèrement de l'engager à changer ses dis- positions. Tous mes efforts furent inutiles. H y a six mois, j'étais encore à la Guadeloupe : il tombe ma- lade , il m'appelle au chevet de son lit , il me serre dans ses bras : mon cher Doricour, me dit-il, ne tente pas d'obtenir la révocation de mon testament; je pardonne à mes parents , mais je ne leur dois rien , je dois tout à ton amitié , et je m'acquitte en assurant ma fortune à ta chère Henriette; je n'ai qu'une grâce à te deman- der : par des nouvelles indirectes que j'ai reçues , j'ai appris que mes deux frères n'existaient plus. Mon frère l'abbé ne laisse personne après lui ; mais l'autre a eu un fils. Ce fils demeure dans une terre près d'Orléans : il me serait bien doux d'emporter au tombeau l'espé- rance que ta fille épousera mon neveu. Tu vas retour- ner en France ; puisse le fils de mon frère te convenir et plaire à ta fille! Remarque bien, ajoute-t-il, que ce n'est pas une loi que je t'impose , c'est une prière que je t'adresse. Tu ne me l'adresses pas en vain,m'écriai-je en pleurant ; je remplirai religieusement tes volontés. Deux jours après il meurt. Je recueille et je réalise sa succession. Quoi qu'il arrive, j'en ferai bon usage; curieux de voir la terre qu'on vient d'acheter pour moi, mais jaloux sur-tout d'accomplir les derniers vœux de mon ami , je pars avec ma fille et me voilà. Vous voyez maintenant quel est le but de mon voyage.
LÉONARD.
Oui, oui, Monsieur, je vois; ce M. de Boulanville,
28 M. DE BOULANVILLE.
notre voisin , est le neveu de votre ami , et vous voulez en faire votre gendre.
DORICOUR.
C'est cela même.
MADAME LÉONARD.
Ainsi, vous allez sacrifier votre fille, la donner h un inconnu.
DORICOUR.
Que parlez -vous de la sacrifier? Je suis trop bon père , pour vouloir marier mon enfant à quelqu'un qui ne la mériterait pas. Je n'ai point oublié les derniers mots de mon ami mourant : 11 faut que mon neveu te convienne et qu'il plaise à ta fille.
MADAME LÉONARD.
Eh bien ! à la bonne heure, monsieur; j'aime à vous entendre parler de la sorte.
DORICOUR.
Les mœurs , le caractère , la bonté , avant toutes les autres convenances. Ce n'est pas tout , je tiens beaucoup à la réputation ; voilà pourquoi , avant de voir monsieur de Boulanville , je suis bien aise de savoir ce que les autres en pensent. Un père qni veut se choisir un gendre, est comme un prince qui veut se choisir un ministre. Pour bien choisir , il faut bien connaître ; pour bien connaître il faut examiner , causer, observer. (_-^ Léonard.) Conduis-moi vers ces deux hommes de la connaissance de Boulanville , que tu as dans ton auberge.
LÉONARD.
Justement, voici l'un des deux.
MADAME LÉONARD, à part.
Je suis curieuse de voir comment il va prendre les discours de ces deux messieurs.
ACTE I, SCENE VIL 29
SCÈNE VIL
DORICOUR, LÉONARD, Madame LÉONARD, DUHOUSSAYE.
DUHOUSSAYE.
Je me sens mieux ; je peux braver la pluie. Hé ! la fille, mon cheval.
DORICOUR, à Duhoussaje. Monsieur est un habitant du pays, m'a-t-on dit.
DUHOUSSAYE.
On vous a dit vrai. Vous voyez en moi Guillaume Duhoussaye, laboureur et vigneron. Est-ce du blé, est-ce du vin que monsieur veut acheter ?
DORICOUR.
Monsieur, je désirerais prendre des informations sur un monsieur de Boulanville : le connaîtriez-vous ?
DUHOUSSAYE.
Oui , monsieur , j'ai l'honneur , j'ai le bonheur de le connaître.
DORICOUR.
Ah! ah! (A Léonard.) Cela commence bien. {Haui'.) Ainsi , vous l'estimez ?
DUHOUSSAYE.
Si je l'estime! c'est un trésor de bonté, un prodige de vertu.
DORICOUR.
En vérité! Il doit être jeune.
DUHOUSSAYE.
Mais oui, c'est un jeune homme; trente à trente- deux ans. Bien fait, figure agréable, franche, ouverte.
3o M. DE BOULA.1N VILLE.
DORicouR, à part. De mieux en mieux. {Haui.) A-t-il de la fortune ?
DUHOUSSATE.
C'est un des plus riches propriétaires du pays; et quel emploi délicat il fait de sa richesse ! ses amis ne l'implorent jamais en vain : c'est le père des pauvres.
DORICOUR.
Il est fort beau d'être charitable ; mais alors ne serait- il pas un peu prodigue ?
DLHOUSSAYE.
Point. De l'ordre , point de dettes ; une maison fort honorable , et tenue avec une économie !
MADAME LÉONARD.
Il est marié peut-être ?
DUHOUSSAYE.
Pas encore.
DORICOUR, a part. Tant mieux.
DUHOUSSAYE.
Les mères se le disputent pour leurs filles; on m'a parlé d'une de ses parentes, une veuve qui habite Orléans, dont j'ignore le nom , et qui a des prétentions sur son cœur.
MADAME LÉONARD.
A.h ! une de ses parentes a des prétentions !
DUHOUSSAYE.
C'est-à-dire, qu'elle est folle de lui. Il est bien fait pour inspirer des passions. Entre nous , je ne vois pas dans le pays un seul parti digne de monsieur de Bou- lanville. Je félicite de tout mon cœur la femme qu'il épousera. Elle sera heureuse celle-là ! Il a des mœurs , une joyeuse humeur, une belle ame, des goûts purs,
ACTE I, SCENE VIL 3i
innocents ; il aime la chasse , la pêche , et l'agriculture ; il n'est pas ennemi de la bonne chère, mais jamais d'excès; il est obligeant, brave; il n'a jamais fait la guerre , mais il ne faudrait pas qu'on Tinsultât ; beau- coup d'esprit, je m'y connais; d'une excellente famille, et il n'en est pas plus fier; il sait tenir son rang sans^ orgueil; un philosophe d'ailleurs, ami des idées... Com- ment notre sous-préfet les appelle-t-il donc ? Ami des idées libérales et philantropiques.
MADAME LÉOIYARD.
C'est un homme parfait.
DUHOUSSAYE.
Du moins ne lui connais -je pas un défaut. Je ne finirais pas, si je vous racontais tous les beaux traits qui sont à son honneur ; mais pardon , mon cheval doit être prêt, ( A Léonard. ) Monsieur l'aubergiste , j'ai compté avec votre servante. Votre vin est bon , et pas trop cher ; j'en puis juger , puisque j'en vends. Ce soir , s'il pleut encore , j'en reviendrai goûter ; car c'est ce soir que je termine pour ma nouvelle ferme. [A Doii- cour^i Ne croyez pas que je parle ainsi de monsieur de Boulanville par reconnaissance des services qu'il a pu me rendre; c'est par justice, c'est sans passion. Inter- rogez ses valets , ses nombreux amis , ses ennemis même , s'il en a , ce que je ne crois pas; je défie qu'on vous en dise du mal. Je parie que tous vous en diront du bien.
{Il sort.)
32 M. DE BOULANVILLE.
SCÈNE VIII.
DORICOUR, LÉONARD, Madame LÉONARD.
DORicouR, tres-jojeux. Eh bien ! mes amis , voilà , je crois , un éloge bien complet.
LÉONARD.
Si complet, que je le trouve un peu exagéré.
MADAME LÉONARD, ironiquement. Oh ! un peu.
DORICOUR.
Ainsi , je peux remplir les veux de mon ami, rendre sa fortune à son neveu, marier ma fille à un honnête homme, à un homme de mérite Un moment, cepen- dant ; le témoignage d'un seul homme ne me suffît pas. Je ne suis pas de ces gens enthousiastes , qui se livrent sans réflexion.
LÉONARD.
J'étais étonné que monsieur oubliât sa prudence ac- coutumée.
DORICOUR.
Tu vois que je ne tarde pas à y revenir.
MADAME LÉONARD.
Voici l'autre voyageur que vous pouvez interroger à son tour.
ACTE I, SCENE IX. 33
SCÈNE IX.
DORICOUR , LÉONARD , Madame LÉONARD , RERTRAND.
BERTRAND.
La pluie a cessé, c'est fort heureux. (^A madame Léonard.^ Combien vous dois-je , madame?
MADAME LÉONARD.
Eh! mon dieu! monsieur, presque rien. Vous comp- terez avec la fille. Deux mots, de grâce. (^Montrant Doricoiir. ) Monsieur, que voilà , s'informait à nous de monsieur de Roulanville.
DORICOUR.
On m'a dit que vous le connaissiez.
BERTRAND.
Hélas! oui, monsieur , j'ai le malheur de le connaître,
DORICOUR, a part. Oh ! oh ! (Haut.^ On m'en a parlé comme d'un fort honnête homme.
BERTRAND.
Ah! oui, joli sujet!
DORICOUR.
Comment donc ?
BERTRAND.
Ma foi, monsieur, je ne vois pas pourquoi je ne vous dirais pas ce que j'en pense; je ne le crains pas, et je lui parlerais en face comme je vais vous parler. C'est
un homme avare, avide, injuste, et d'une probité
Est-il bien sûr qu'il ait de la probité ? DORICOUR, a. part. Voilà un langage bien différent.....
Tome Fil. 3
34 M. DE BOULANVILLE.
MADAME LÉONARD.
N'est-il pas question d'un mainage entre lui et une veuve?....
BERTRAND.
Madame de Verbois.
MADAME LÉONARD.
Elle s'appelle madame de Verbois.
BERTRAND.
Une fort honnête femme. Que je la plains, si elle se marie à ce méchant homme ! Mais c'est encore un ma- riage manqué comme tant d'autres. Personne ne veut de lui dès qu'on le connaît.
DORICOTJR.
Cependant il est jeune.
BERTRAND.
Il fait le jeune homme ; mais il a bien la quarantaine.
MADAME LÉONARD.
Il a une figure agréable.
BERTRAND.
Figure basse, le regard en dessous.
DO RI COUR.
Il a de l'esprit.
BERTRAND.
Si vous appelez cela de l'esprit,... j'en ai donc, moi qui vous parle. Il ne sait que chasser, pêcher, jouer aux cartes, boire, et tourmenter ceux qui l'entourent.
MADAME LÉONARD.
Il est d'une bonne famille ?
BERTRAND.
Assez bonne. Cela ne l'a pas empêché, à certaines époques, d'avoir des opinions très-exaltées: une vraie girouette, pour ne rien dire de plus.
ACTE I, SCENE X. 3S
D O R I C O II R.
Il est riche.
B E R T R A N bi
Oh! riche; je crois sa fortune très-dérangée; il dé- pense beaucoup pour son propre compte, quoiqu'étant vilain pour les autres, et sans pitié pour ses débi- teurs. Il fait le brave; mais il fallait voir comme il était humble et soumis pendant le congé de mon fils le militaire. Ses valets le détestent, ses fermiers le re* doutent, ses égaux le fuient. Si vous exceptez cinq ou six flatteurs qui vont dîner chez lui, il n'a pas d'amis. D o R I c o u R.
Mais c'est donc un monstre, que cet homme-là.
BERTRAND.
Non, ce n'est pas précisément un monstre; il peut avoir quelques qualités; mais il les cache bien. J'ai vingt traits de lui dans ma mémoire, que je vous ra- conterais, si je n'étais pressé d'arriver à Orléans. Au surplus, interrogez qui bon vous semblera; tout le monde vous rendra le même témoignage que moi Jé- rôme Bertrand, fermier propriétaire très-connu dans le pays. Après cela, faites affaire avec lui, si vous voulez. Je vous souhaite bien le bon soir.
{Il sort.)
SCÈNE X.
DORICOUR, LÉONARD, Madame LÉONARD.
D o R I G o U R.
Je reste confondu.
MADAME LÉONARD.
Et moi donc, monsieur.
36 M. DE BOULANVILLE.
LÉONARD, a part. Yoilà deux hommes bien modérés dans leurs pas- sions.
DORICOUR.
Est-il possible que ce soit du même homme qu'on fasse deux portraits si différents?
MADAME LÉONARD.
Par ma foi, ces gens-là nous jettent dans une grande perplexité.
DORICOUR.
Suivant celui-là, c'est le meilleur des hommes.
MADAME LÉONARD.
Si l'on en croit celui-ci, c'est un homme pervers, égoïste et sans foi.
DORICOUR.
Est-ce qu'il y en aurait deux?
LÉONARD.
Eh! non, je vais vous expliquer... MADAME LÉONARD, interrompant son mari. Et pourquoi voulez -vous empêcher monsieur de croire qu'il j en a deux?
LÉONARD.
Comment, pourquoi?
MADAME LÉONARD
Etablis depuis un mois dans le canton, connaissons- nous tous les propriétaires des environs? Quant à moi, d'après le rapport des deux hommes qui nous quittent, je ne serais pas étonnée qu'il y en eût deux.
DORICOUR
Deux frères, peut-être.
MADAME LÉONARD.
Ou d«ux cousins.
ACTE I, SCENE X. 3;
DORICOUR.
Cela se peut. Mon ami Charles de Boulaiiville ne m'a parlé que d'un neveu; mais il a pu ignorer^.
MADAME LÉONARD.
Il était si loin !
DORICOUR.
Lui-même avait deux frères.
MADAME LÉONARD,
Alors...
DORICOUR.
Celui qu'il appelait son frère l'abbé...
MADAME LÉONARD
A pu quitter l'état ecclésiastique....
DORICOU R
Avant de prendre les ordres....
MADAME LÉONARD.
Se marier....
DORICOUR.
Avoir un fils....
MADAME LÉONARD
C'est cela même : ce sont deux cousins.
DORICOUR.
Voilà qui est prouvé; il y en a deux.
MADAME LÉONARD.
Oui , c'est prouvé.
LÉONARD, Stupéfait.
Ah ! c'est prouvé.
DORICOUR, pi^enant sa canne et son chapeau.
Savez-vous ce que je vais faire? 11 n'est pas tard, je n'aime pas à perdre mon temps, (^^éppelant.) Hen- riette! Il faut que je la prévienne;, elle n'est pas si pru- dente que moi....
38 M. DE BOULANVILLE.
SCÈNE XL
DORICOUR, LÉONARD, Madame LÉONARD, HENRIETTE.
HENRIETTE.
Qu'est-ce donc, mon père?
DORICOUR.
Grande, grande nouvelle, mon enfant! il y a deux messieurs de Boulanville.
HENRIETTE.
Il y en a deux!
DORICOUR.
Oui, tous deux neveux de mon ami, cousins ger- mains : l'un jeune, aimable, riche, spirituel, honnête; l'autre, âgé, méchant, sot, dérangé dans ses mœurs et dans sa fortune, et d'une probité fort équivoque.
HENRIETTE.
Et comment savez- vous?... Qui vous a dit?
DORICOUR
Comment je sais?.... On ne me l'a pas dit, je l'ai deviné.
HENRIETTE
Ah! mon père, je ne veux pas épouser le méchant.
DORICOUR.
Je ne veux pas non plus que tu l'épouses; mais l'hon- nête homme!... Ah! l'honnête homme! Il s'agit de sa- voir où il est. Le méchant fait la cour à une madame de Verbois; qu'il l'épouse. Une veuve dont on ne m'a pas dit le nom, est éprise de l'honnête homme; nous arrivons à temps pour empêcher ce mariage. J'ai voulu
ACTE 1, SCENE XII. 89
t'avertir; et je vais de ce pas chez l'un des deux qui demeure tout près d'ici.
HENRIETTE.
Ah! si l'un des deux pouvait ressembler....
DORICOUR.
A qui?
HENRIETTE.
A personne, mon père. Je suis si surprise de la nouvelle... Ne prenez pas garde à ce que je dis : il y en a unjeune, aimable, spirituel; je dois être contente ^ et j'attends votre retour avec impatience.
DORICOUR.
Je te rendrai bon compte de celui que je vais voir.
{Il sort.)
SCÈNE XII.
LÉONARD, Madame LÉONARD, HENRIETTE.
LÉONARD, bas à sa femme. Ma femme, quel est votre projet?
MADAME LÉONARD.
De servir monsieur Raymond.
LÉONARD.
Mais pourquoi laisser croire à monsieur Doricour qu'il y a deux messieurs de Roulanville?
MADAME LÉONARD.
Il y en a peut-être deux , il y en a peut-être trois. Tâchons adroitement de gagner la confiance de la jeune personne. Mademoiselle!... Je suis fort embarrassée,
HENRIETTE.
Eh bien! madame.
4o M. DE BOULANVILLE.
MADAME LÉONARD.
Mon mari est sincèrement attaché à monsieur Do- ricour. Il lui a eu jadis de si grandes obligations ! Ce serait un motif.... quand bien même, dès la première vue, vous ne m'auriez pas inspiré le plus vif intérêt... Mademoiselle.... monsieur votre père a confié à mon mari et à moi le véritable but de votre voyage... Ose- rais-je vous demander si le mariage qui se prépare vous convient?
LÉONARD, à pan. Allons, la voilà lancée.
{Pendant la scène suivante, Léonard s' occuppe au fond du théâtre^ sort et rentre ^ sans écouter les deux autres personnages?)
HENRIETTE.
Vous êtes curieuse, madame.
MADAME LÉONARD.
Beaucoup, je l'avoue, sur-tout pour ce qui touche les personnes que j'aime.
HENRIETTE.
Bien certaine que mon père veut mon bonheur , et qu'il saura l'assurer, je suis prête à lui obéir.
MADAME LÉONARD.
Parfaitement répondu , mademoiselle.... Mais quel- quefois le choix des parents contrarie nos vœux se- crets.... Une jeune fille peut-elle toujours résister aux soupirs, aux regards, aux déclarations?.... Il y a des jeunes gens si adroits, si séducteurs.... Par exemple, ce jeune monsieur Raymond, qui était ici au moment où vous êtes entrée.... Qu'est-ce, mademoiselle? vous vous troublez, vous rougissez?
HENRIETTE.
Moi, madame, je rougis! Mon dieu! non, je ne rou-
ACTE I, SCENE XII. 4i
gis pas : quand cela serait , vous seriez bien méchante de le remarquer.
M/iDAME LÉONARD, d'iiu tou grave. Prenez garde, mademoiselle; je sais jusqu'où les passions peuvent entraîner les cœurs sensibles. Con- naissez-vous ce jeune homme?
HEIYRIETTE.
Eh ! mais , madame , au ton dont vous m'en parlez , vous me feriez craindre qu'il ne fût pas digne de l'es- time qu'il a inspirée non pas à moi, mais à ma
tante. Vous-même, le connaîtriez- vous?
MADAME LÉONARD.
Oui, oui, mademoiselle, je le connais; mais je ne m'expliquerai sur son compte qu'autant que vous au- rez quelque confiance en moi.
HENRIETTE.
Et que voulez- vous que je vous confie?
MADAME LÉONARD.
Ce que vous - même vous pensez de monsieur Ray- mond.
HENRIETTE.
Eh bien!... vous ne voudriez pas me tromper; ce serait bien mal reconnaître les obligations que votre mari peut avoir à mon père. Au bal , où , pour la pre- mière fois, j'ai vu ce jeune homme, et dans les entre- tiens que, depuis, j'ai eus avec lui chez ma tante, je l'ai trouvé aimable... très-aimable... Je crois que, si je ne l'avais jamais vu, j'aurais entendu avec moins d'effroi mon père me parler de son monsieur de Boulan ville... Mais je n'en suis pas moins résignée... décidée, veux- je dire, à épouser celui que mon père aura choisi. Etes - vous contente? je vous ouvre mon cœur avec
42 M. DE BOULANVILLE.
franchise : maintenant , tenez votre parole ; que savez- vous de monsieur Raymond?
MADAME LÉONARD.
Ce que je sais, mademoiselle, c'est ce que vous sa- vez vous - même , quoiqu'il ne vous l'ait pas avoué : c'est qu'il vous aime , c'est que l'amour l'a fait voler sur vos traces , bien plus que le désir de voir ses pa- rents, quoiqu'il soit vrai qu'il en ait dans le pays, et qui sont généralement aimés et considérés. Ah! made- moiselle, que vous me mettez à mon aise! Je n'aurais pas voulu servir ce jeune homme, si vous ne vous étiez senti aucune répugnance pour le mariage projeté par monsieur votre père ; mais du moment que vous m'a- vouez avoir au fond du cœur un sentiment de préfé- rence pour monsieur Raymond , c'en est fait , il faut que ce soit lui que vous épousiez.
HENRIETTE.
Vous vous trompez , madame ; je vous assure que vous vous trompez. Je n'ai de sentiment de préférence pour personne.
{Elle rentre dans son appartement^
MADAME LÉONARD.
Voilà de bonnes nouvelles à porter à monsieur Raymond.
( Elle sort, )
LÉONARD , seul.
Ma femme... mais écoute donc... la voilà partie... Elle sera toujours étourdie. Mais quel est-il ce mon- sieur Boulanville dont on parle si diversement qu'on peut croire en effet qu'il y en a deux; mérite-t-il l'une ou l'autre réputation ? les mérite-t-il toutes les deux ? n'en mérite-t-il aucune des deux ? tout cela s'est vu ; tout cela se voit encore ; que de pajiivres passent
ACTE I, SCÈNE XII. 43
pour riches ! que de sots à qui l'on trouve du génie ! que de coquettes qu'on prend pour des saintes ! que de fripons dont on vante la probité ! sans compter les hommes de mérite qu'on traite d'imbécilles ; c'est plus rare, mais cela se rencontre encore quelquefois.
FIN DU PREMIER ACTE.
44 M. DE BOULANVILLE.
ACTE SECOND.
SCÈNE I.
DORICOUR , HENRIETTE , Madame LÉONARD.
DORICOUR.
Me voilà de retour.
HENRIETTE.
Eh bien ! mon père ?
MADAME LÉONARD.
Eh bien ! monsieur ?
HENRIETTE.
Vous avez vu le maître du château voisin ?
MADAME LÉONARD.
Auquel des deux portraits vous a-t-il paru ressembler? Est-ce le vieux? Est-ce le jeune? Est-ce le bonhomme? Est-ce le méchant? Vous aurez jugé cela du premier coup d'œil.
DORICOUR.
Oui, si je l'avais vu. Il était à la chasse depuis le matin ; ses gens m'ont dit qu'il allait revenir , j'ai at- tendu. Je me suis promené dans le parc, dans le châ- teau. Triste séjour : une grande masure assez gothique, des allées sombres et droites, de vieux meubles, une bibliothèque insignifiante et dépareillée ; tout cela n'em- pêche pas d'être honnête homme. J'ai cherché à faire
ACTE II, SCENE I. 45
jaser les valets. Ce sont des imbécilles, qui n'ont pu me dire ni l'âge, ni la fortune, ni le caractère de leur maître. Je me suis impatienté; j'ai voulu laisser au moins mon nom : on a eu toutes les peines du monde à me trouver une plume et de l'encre. Il paraît qu'on n'écrit pas beaucoup dans cette maison. ( A madame Léonard,^ Or çà, je puis aller chez votre notaire pour ce domaine dont j'ai fait l'acquisition.
MADAME LÉONARD.
Vous ne le trouverez pas. Il vient de partir pour un inventaire. Il ne rentrera que ce soir. C'est ce que m'a dit ce monsieur Raymond que vous avez vu ici à votre arrivée, et qui sortait de chez lui.
DORICOUR.
Allons, il me faut remettre toutes mes affaires.
MADAME LÉONARD.
Ce monsieur Raymond est un jeune homme bien intéressant.
DORICOUR.
C'est possible.
MADAME LÉONARD.
On parle avec beaucoup d'estime de sa mère et de toute sa famille.
DORICOUR.
J'en suis bien aise.
MADAME LÉONARD.
Il est jeune, il est riche, et... je ne sais pourquoi... en causant avec lui, je lui trouvais quelque ressem- blance avec le portrait charmant que le premier voya- geur qui nous a parlé nous a fait du bon monsieur de Boulanville.
DORICOUR.
Oui? mais il se nomme Raymond.
46 M. DE BOÛLANVILLE.
MADAME LÉONARD.
C'est-à-dire que pour vous plaire ^ il faut se nommer monsieur de Boulanville.
DORICOUR.
Précisément.
SCÈNE IL
DORICOUR, HENRIETTE, Madame LÉONARD. MARIANNE.
MARIANNE.
Le propriétaire du château qui est au bout de l'avenue, demande à parler à monsieur Doricour.
DORICOUR.
Monsieur de Boulanville?
MARIANNE.
Lui-même. Il rentrait chez lui , comme vous en sortiez, et il accourt vous rendre sa visite [Indiquant ime/enêtre ouverte.) Tenez , le voilà qui cause devant notre porte avec monsieur Léonard.
DORICOUR, allant à la fenêtre. Ah ! ah ! voyons.
HENRIETTE, regardant par la fenêtre. Voyons. Ah! mon père, ce n'est pas là le jeune homme.
DORICOUR, regardant par la fenêtre. Qu'est-ce que tu dis donc? Cet homme-là n'a pas quarante ans.
HENRIETTE.
Mais il en a plus de trente. Est-ce que vous lui trouvez cette figure franche, ouverte qu'on vous avait annoncée ?
ACTE II, SCENE IIL 47
DORICOUR.
Du moins , n a-t-il ni la figure basse , ni le regard en dessous.
MADAME LÉONARD, regardant par la fenêtre.
Oui, c'est une physionomie comme on en voit beau- coup, pas trop basse, pas trop noble.
DORICOUR.
Voilà un entretien bien important pour nous ! Il faudrait trouver un motif de conversation pour dis- cerner tout d'un coup
MADAME LÉONARD.
Cela vous regarde, monsieur; vous avez bien plus d'imagination que moi.
DORICOUR.
C'est vrai. Aussi je cherche....
MADAME LÉONARD.
Ma foi, monsieur, vous n'avez le temps de rien imaginer. Le voici qui vient avec mon mari.
DORICOUR.
De l'attention , de la prudence.
SCÈNE IIL
DORICOUR, HENRIETTE, Madame LÉONARD, LÉONARD, MARIANNE, ROULANVILLE.
BOULANVILLE.
Eh bien ! oii est-il donc ce monsieur qui paraît si impatient de me voir ?
LÉONARD.
Le voilà.
ROULANVILLE.
Bien fâché, monsieur, de ne m'être pas trouvé chez
48 M. DE BOULANVÏLLE.
moi, quand vous vous y êtes présenté. J'étais à la chasse : je me pique d'y être habile. Celle d'aujourd'hui a été heureuse. En voyant votre nom , je me suis dit : Il fait beau, je ne suis pas las, je n'ai rien à faire, je peux aller moi-même au Cheval-Blanc savoir ce que me veut ce monsieur Daricour.... Déricour.
DORICOUR.
Doricour.
BOULAIYVILLE.
Doricour. Quand on ne connaît pas les personnes , on peut se tromper sur les noms.
DORICOUR.
C'est tout simple.
LÉONARD, h sajemine. Sortons, ma femme.
MADAME LÉONARD.
Monsieur Doricour est bien aise que nous soyons présents.
LÉONARD.
Ah ! tant mieux.
BOULANVÏLLE.
Ainsi, monsieur, vous allez me dire le motif de votre; visite. Est-ce un service que vous venez me demander? Est-ce un service que vous venez me rendre? Dans tous les cas, me voilà.
DORICOUR, h sajîlle.
Il paraît bon homme. (Haut.) Le motif de ma visite est tout naturel. Je viens d'acheter une terre dans ce canton. Je suis pressé de faire connaissance avec mes voisins, et je voulais commencer par vous.
BOULANVÏLLE.
Alors, monsieur, je me félicite d'avoir été auss
ACTE II, SCENE III. 49
prompt à vous rendre votre politesse. Je serai trop heureux, si ma société peut contribuer à vous faire trouver quelque agrément dans notre pays. (^Montrant Henriette.^ Serait-ce mademoiselle votre fille?
DORICOUR.
Oui, monsieur.
BOULANVILLE.
Il y a un air de famille. Nous autres gentilshommes campagnards , nous sommes un peu gauches en fait de compliments; mais, sur mon ame, je ne crois pas que,, dans toute notre province, il y ait une personne qui approche de mademoiselle pour la grâce et pour la beauté.
DORICOUR.
Il est galant.
BOULANVILLE.
Quelle est la terre dont monsieur a fait l'emplette?
DORICOUR.
La terre de Montfort, à trois lieues d'ici , sur la route de Beaugency.
BOULANVILLE.
Une très-belle propriété. Cela touche à la ferme d'une madame de Fondbelle, une veuve sur le retour, fort coquette. {Riant assez niaisement.^) kx\ surplus, quelle femme ne l'est pas?
H EN R I E T T E , à J"C»/2 ^ère.
Est-ce encore là de la galanterie ?
BOULANVILLE.
J'entends par coquetterie ce désir de plaire qui est comme inné chez toutes nos dames... Monsieur compte- t-il habiter le pays toute l'année?
DORICOUR.
Non; j'ai gardé ma maison à Paris. Tome ni, 4
5o M. DE BOULAINVILLE.
BOULAWVILLE.
Ah! Monsieur est de Paris?
DORICOUR.
J'en arrive, monsieur.
BOULANVILLE.
Eh bien! monsieur, quelles nouvelles? Nous ne li- rons que demain les journaux d'hier.
DORICOUR.
Eh! mais, monsieur, à Paris, comme dans toute la France, on se réjouit du retour de la paix, on se con- sole des peines passées par l'espérance d'un meilleur avenir.
ROULAWVILLE.
Ah! monsieur, il était temps que cela finît. Toutes ces dissensions nous ont-elles fait assez de malj? J'étais bien jeune quand elles ont commencé. Je conçois qu'au degré où déjà les lumières étaient parvenues , de grands changements d'administration étaient nécessaires.
DORICOUR.
Monsieur, à ce qu'il me paraît, était partisan de ces changements?
BOULAN VILLE.
Mon dieu! non, monsieur.
DORICO u R.
Vous les blâmiez?
B OU LAN VIL LE.
Mon dieu! non, monsieur.
DORICOUR.
Oh! oh! Et quelle était donc votre opinion? quavez- vous fait?...
BOULA NVILLE.
Moi, monsieur , j'ai fait mes récoltes, j'ai chassé dans
ACTE II, SCENE III. 5i
mes bois, péché dans mes étangs, poursuivi le paie- ment de mes fermages , attendant paisiblement que tous les partis fussent d'accord.
DO RI COUR.
Franchement, doit-on se faire honneur d'une pareille insouciance?
BOULAWVILLE.
Du reste, j'ai monté ma garde, quand on m'a com- mandé; je me suis rendu aux assises, quand j'ai été nommé juré; à mon assemblée électorale, quand on l'a convoquée; j'ai payé un homme pour la conscrip- tion, un autre pour les gardes d'honneur. Entre nous, je crois que beaucoup de gens auraient bien fait de ne pas se mêler plus que moi de la chose publique. En matière de politique et de gouvernement , laissons se débattre ceux que cela regarde; et que les autres fassent leur mérier.
DORicouR surpris.
Ah! ah!
LÉONARD, à sa femme.
Un de ces hommes si communs dans le monde bonnes gens n'oubliant pas leurs intérêts. BOULA]YviLLE,(2 Doricour qui l'a regardé attentive- ment pendant le mot de Léonard a sa femme.
Eh! mais, monsieur, vous me regardez! On dirait que vous cherchez à vous rappeler mes traits... Nous ne nous sommes jamais vus.
DORICOUR.
Non; mais j'ai connu dans mes voyages un homme fort estimable, qui portait votre nom.... Charles de Boulanville, à la Guadeloupe. Seriez-vous son parent?
BOULANVILLE.
Moi, monsieur, je n'ai jamais eu de parent à la
4.
52 M. DE BOULANVILLE.
Guadeloupe. Attendez donc ; cela se pourrait pour- tant: .... oui, mon oncle le mauvais sujet.
DORICOUK.
Plaît-il?
BOULANVILLE.
Pardon: c'était peut-être votre ami, mais voilà comme on le nommait dans la famille. Vous savez : dans presque toutes les familles il y a quelqu'un qui se dérange. Celui-ci s'était enfui tout jeune de chez mon grand-père, il y a bien quarante ans, avant ma naissance; et depuis, nous n'en avons jamais entendu parler.
D o R I c o u R.
C'est cela même.
BOULANVILLE.
Il nous a donné bien du chagrin , bien de l'inquié- tude; il était brutal, envieux, à ce qu'on m'a dit; on tremblait d'apprendre qu'il n'eût mal fini. Quant à moi, je me suis toujours félicité qu'il eût disparu. D'a- bord, son absence rendait ma part plus forte; et puis il menait une conduite si déplorable, il y avait de quoi nous ruiner.
DORicouR, a sa Jîlle.
Rien n'est plus clair; c'est le méchant homme.
BOULANVILLE.
3'ai peut-être tort d'en parler si mal; il a pu s'a- mender. J'ai entendu dire à mon père qu'on avait eu de très-mauvais procédés envers lui. Mon père en rejetait la faute sur son autre frère. Etqu'est-il devenu, mon oncle le mauvais sujet? est-ce qu'il vivrait encore?
DORICOUR.
Non, monsieur, il est mort.
ACTE II, SCENE III. 53
EOTJL ANVILLE.
Il est mort! Eh bien! cela me fait de la peine; mon pauvre oncle! Eh quoi! je n'entends parler de lui après si long-temps, que pour apprendre sa mort, et finir ainsi loin de sa famille , de son pays ! C'est triste. DORicouR, à saJïUe.
Il a bon cœur pourtant.
EOU LAN VILLE.
Et dites-moi, monsieur, avait- il fait fortune dans cette Guadeloupe? Ah! oui, on revient si riche des îles! quand on en revient.
DORICOUR.
C'est ce que je ne sais pas ; je l'avais perdu de vue depuis long-temps. Quelques personnes m'ont dit qu'il s'était marié, qu'il avait fait de mauvaises affaires , qu'après sa mort, sa femme et ses enfants s'étaient embarqués , pour venir en France implorer les secours de sa famille.
BOULA^NVILLE.
Diable !
DORICOUR.
S'il en était ainsi, cette femme et ces enfants pour- raient-ils compter sur vous?
BOULANVILLE.
Compter sur moi! écoutez donc, monsieur, chacun
pour soi; chacun a ses charges Ma fortune n'est
pas si considérable. Je ne suis pas seul de la famille... Moi - même , j'espère bien avoir des enfants Pour- quoi diable mon oncle s'est -il si mal conduit? Pour- quoi s'est-il marié?
DORICOUR, a part.
C'est un égoïste. {Haut.^ En effet, ses enfants
54 M. DE BOULANVILLE.
peuvent réclamer sa part dans l'héritage de votre grand-père.
BOULANVILLE.
Pas du tout, nous sommes en règle; mon grand- père l'avait déshérité. Ce n'est pas que, si par mon crédit, mes connaissances, je pouvais être utile à ses fils ou à ses filles , je ne le fisse de tout mon cœur. On se doit à ses parents.
DORicoiJR, a part.
Il ne manque pas de sensibilité. (^Haut.^) D'autres personnes m'ont dit qu'il était mort fort riche.
BOULANVILLE.
Cela serait bien différent. Il y aurait donc une suc- cession.
DORICOUR.
Oui; mais s'il y a des enfants?
BOULANVILLE.
Vous avez raison. Croyez -vous qu'il y ait des en- fants ?
DORICOUR.
D'ailleurs, vous n'êtes pas seul de la famille; votre cousin....
BOULANVILLE.
J'en ai plus d'un; mais je ne les crains pas , je sau- rai soutenir mes droits : il y en a un avec qui je suis en procès.
DORICOUR.
Enfin , s'il faut en croire d'autres bruits répandus sur votre oncle , il aurait laissé une fille , une fille fort aimable; et de son vivant, il aurait témoigné le désir de la marier en France à quelqu'un de sa fa- mille.
ACTE II, SCENE III. 55
BOULANVILLE.
Eh! mais vraiment, cette fille serait ma cousine, ma cousine germaine. Avec des dispenses je pourrais l'épouser.
MADAME LÉONARD.
Mais êtes-vous libre? On nous a parlé d'une femme...
BOULANVILLE.
D'une femme ! Je suis garçon.
MADAME LÉONARD.
Je le sais; mais n'avez -vous pas des engagements avec une veuve, une parente?
BOULANVILLE.
Je vois ce que vous voulez dire. Oui , une parente plus éloignée, qui m'aime, et à laquelle je pourrai bien songer, si je ne trouve pas mieux. Bonne femme, sans doute; mais qu'elle est loin d'avoir les qualités que je voudrais trouver dans la personne que j'épou- serai !
HENRIETTE.
Et quelles sont les qualités que Monsieur désirerait rencontrer dans sa femme?
BOULANVILLE.
Mademoiselle , si j'avais le bonheur de plaire à une femme qui vous ressemblât....
HENRIETTE.
Laissons les compliments.
BOULANVILLE.
Eh bien! mademoiselle, je voudrais d'abord.... une dot, une belle dot; c'est tout simple. J'ai par moi- même une fort jolie fortune. En me mariant, je serais bien aise de m'arrondir. C'est ce que je trouverais avec ma cousine, si mon oncle s'est enrichi. Je ne se-
56 M. DE BOULANVILLE.
rais pas fâché de rencontrer de la jeunesse , quelque beauté ; or , ma cousine , si j'en ai une , doit encore être fort jeune; mais ce que j'exigerais sur-tout, c'est un bon caractère. Qu'est-ce qu'il nous faut à nous autres qui restons dans nos terres? Une femme qui nous laisse vivre à notre fantaisie , et que nous lais- sions vivre à la sienne; la plus grande liberté, pas trop d'amour, pas trop de jalousie; en un mot, une ménagère qui nous donne des enfants, pour ne pas laisser éteindre notre maison ; qui fasse les honneurs de notre table, quand nous recevons; qui veille sur nos gens, tandis que nous allons chasser ou faire des visites dans les environs, et que nous soyons sûrs de trouver toujours de bonne humeur à notre retour.
HENRIETTE.
Il y a beaucoup de femmes qui ne trouveraient pas cette manière de vivre fort agréable.
DORICOUR.
Mais il y en a beaucoup d'autres qui s'en accommo- deraient,
BOUL ANVILLE.
N'est - ce pas? Or, comme j'espère que ma cousine est du nombre....
DORICOUR.
Au surplus, monsieur, je ne peux rien vous dire de positif sur ce sujet; mais nous y reviendrons.
BOULAIVVILLE.
Oui , certainement , monsieur , nous y reviendrons ; vous me donnerez des renseignements; j'en prendrai de mon côté; nous écrirons; mais je ne m'aperçois pas que je prolonge ma visite, et que je laisse passer l'heure de la pêche. Croyez , monsieur , que je suis en-
ACTE II, SCENE IV. 37
chanté d'avoir pour voisin un homme aussi recom- mandable que vous paraissez l'être. Quant à mon oncle, s'il y a une succession, ou une fille à épouser, c'est une. très-bonne affaire. S'il y a une veuve et des en- fants dans la misère, l'affaire n'est plus si bonne; il n'en faut pas moins les secourir.... Mais j'aime mieux penser qu'il y a une fortune ; et alors , vous en convien- drez avec moi , c'était un bien brave homme que mon oncle le mauvais sujet. Monsieur et mademoiselle, j'ai bien l'honneur de vous saluer.
{Il sort.) LÉONARD, a part. Où diantre ces deux hommes ont -ils été chercher tous les vices et toutes les vertus qu'ils lui supposent ?
SCÈNE IV.
DORICOUR, HENRIETTE, Madame LÉONARD, LÉONARD.
DORICOUR.
Par ma foi , cet homme - là m'échappe ; au moment où je suis tenté de le croire un bon homme, il me fait une réponse qui décèle une ame étroite , avide , intéressée : je le presse, et je suis tout étonné d'en- tendre sortir de sa bouche des expressions qui annon- cent un homme sensible, pensant bien, et sans mé- chanceté.
HENRIETTE.
Je suis loin de croire qu'il mérite tout le mal qu'on vous a dit d'un des deux Boulanville; mais se pour- rait-il que ce fût cet homme-là dont on vous a fait un si grand éloge?
58 M. DE BOULAN^^ILLE.
DORICOUR.
Et cependant , c'est l'un des deux. Il faut voir l'autre.
MADAME LÉONARD.
Je conçois qu'après ce premier entretien il serait
injuste de prononcer Mais quelle différence entre
ce monsieur de Boulanville et tel galant homme...; ce jeune officier par exemple, monsieur Raymond!... Oh! celui-là, on n'a pas besoin d'un long examen. Mais le voici.
SCENE V..
DORICOUR, HENRIETTE, Madame LÉONARD, LÉONARD, RAYMOND.
MADAME LÉONARD, à DovicOUr.
Par curiosité, pour passer le temps, si vous l'inter- rogiez à son tour sur ses sentiments, ses opinions, ses projets...; je vous seconderai.
DORICOUR.
A quoi bon?....
RAYMOND.
Je vais vous paraître importun , monsieur ; mais je n'ai pu résister au désir de vous revoir.
DORICOL R.
Monsieur, c'est fort honnête à vous. i^A safille.^ En effet, il a un autre ton que l'homme qui nous quitte.
RAYMOND.
Je n'ai point oublié tout le charme que j'ai goûté à Paris, dans l'entretien de mademoiselle et de sa respec- table tante; et je souhaite si vivement que vous vou- hez bien former une liaison d'amitié avec ma mère....
ACTE II, SCENE V. Sg
MADAME LÉONARD.
C'est aussi le vœu de monsieur Doricour et de sa fille ; mais , monsieur , quand on veut se lier avec quel- qu'un , il est bon qu'on s'en fasse connaître ; et mon- sieur Doricour serait bien aise de savoir comment vous vivez avec votre famille, quel est votre sort, quelle est votre ambition.
DORICOUR.
Monsieur, ne me croyez pas assez indiscret...,
MADAME LÉONARD.
Ce n'est point une indiscrétion; je suis sûr que monsieur Raymond ne trouve pas d'indiscrétion dans ma demande; quand on n'a point à rougir de sa con- duite, on ne craint pas les enquêtes.
RAYMOND.
Ma mère demeure avec un de mes oncles, son frère, qui a servi, et à qui je dois mon éducation; c'est lui qui , dès mon enfance , m'a inspiré les sentiments , m'a enseigné les devoirs d'un vrai militaire. Je passe auprès de ma mère dans ce pays tout le temps que me laisse mon service. C'est un bonheur pour moi de pouvoir reconnaître, par mes soins, tous ceux qu'elle m'a pro- digués; et pendant mon séjour auprès d'elle, je m'at- tache à la seconder dans le bien qu'elle fait à tous ceux qui l'entourent.
MADAME LÉONARD, à DoricOUr.
Vous l'entendez; c'est une famille de bonnes gens^ comme la vôtre.
RAYMOND.
Pourquoi faut-il que la mort m'ait privé de mon père et d'un autre oncle que je n'ai jamais vu, qui a péri sans doute en voyageant , et que ma mère ne cesse de regretter ! Un seul homme semble vouloir troubler
6o M. DE BOULA.NVILLE.
l'union de notre famille : c'est un cousin qui s'obstine à plaider contre nous; ma mère voulait transiger, mais mon oncle et moi nous lui avons fait sentir que c'était faiblesse plutôt que bonté de céder aux mé- chants.
DORicouR, h sa fille. Eh bien ! voilà un homme qui se prononce ; on n'est pas obligé comme avec l'autre de passer d'une opinion à une opinion contraire.
HEIN'RIETTE.
C'est ainsi que je l'ai jugé quand il s'est présenté chez ma tante.
MADAME LÉONARD.
Avec de tels sentiments, si jamais monsieur songe à se marier, je suis bien sûre qu'il ne s'y décidera par aucun calcul de fortune ou de vanité. LÉONARD, Cl part.
allons, voilà ma femme....
RAYMOND.
Non , certes ; loin de moi ces viles pensées. Il s'en faut que je dédaigne la fortune ; mais je n'ai jamais songé à augmenter la mienne. Il s'en faut que je sois sans ambition ; mais c'est à moi seul que je veux devoir mon avancement; et, dès mes plus jeunes années, je me suis fait une douce habitude de penser que jamais je ne me choisirais une compagne que par amour, par convenance de goûts et de caractère, par désir, par besoin d'être heureux en la rendant heureuse.
DORICOUR.
Ce jeune homme a, dans ses discours, dans toute sa personne , quelque chose qui vous attire , qui vous entraîne.... .T'en suis touché. Monsieur, tout ce que je
ACTE II, SCENE VI. 6i
viens d'entendre me fait prendre une très-bonne opi- nion de vous, de madame votre mère. Certainement je me ferai un plaisir de cultiver sa société.
RAYMOND.
Ah! monsieur, vous m'enchantez.,. Croyez sur-tout que je vous ai dit la vérité. J'ai beaucoup de défauts, sans doute; mais je ne sais ni mentir, ni dissimuler. Pardon ; j'ai quelques ordres à donner à mon valet que je vais envoyer chez ma mère. Mademoiselle , je vous salue.
(// sort.)
SCÈNE VI.
DORICOUR, HENRIETTE, Madame LÉONARD, LÉONAto.
DORICOUR
Parbleu! ce jeune homme est bien aimable.
MADAME LÉONARD.
N'est-ce pas , monsieur ?
DORICOUR.
Je ne désire pas trouver mieux dans le bon monsieur de Boulanville.
MADAME LÉONARD.
Eh! mais, monsieur, si c'était lui.
DORICOUR.
Comment , si c'était lui ?
PIENRIETTE.
Plaît-il , madame ?
LÉONARD, à part. Ah! c'est trop fort.
6i M. DE BOULANVILLE.
DORICOUR.
Parlez , expliquez-vous.
MADAME LÉONARD.
Moi , monsieur ? Je dis que de plus en plus je trouve une ressemblance frappante entre lui et le portrait que vous a fait le premier voyageur.
DORICOUR, vivement.
Je vais plus loin : je vois une grande ressemblance entre lui et mon ami , l'oncle des Boulanville. Oui , mon pauvre ami avait la même générosité , le même désintéressement.
HENRIETTE.
Mais il se nomme Raymond.
DORICOUR.
Il a peut-être deux noms. Raymond ! c est un pré- nom ; il y a un saint qui s'appelle Raymond. Cepen- dant je ne dis pas.... mais tous les jours les plus hon- nêtes gens n'ont-ils pas des motifs pour taire leur véritable nom.
MADAME LÉONARD.
Un procès, une affaire d'honneur, une intrigue d'amour.
DORICOUR.
Avez-vous remarqué les rapports , les analogies qui existent entre sa famille et celle des Boulanville.
MADAME LÉONARD.
Comment?
DORICOUR.
Il regrette un de ses oncles qu'il n'a jamais connu ; il est en procès avec un cousin.
MADAME LÉONARD.
C'est vrai.
ACTE II, SCENE VI. 63
DORICOUR.
Qui sait si ce n'est pas pour se garantir des em- bûches de ce mauvais cousin, qu'il prend le nom de Raymond.
MADAME LÉONARD.
Non, je croirais plutôt Malgré votre prudence,
nous ne sommes pas les premiers à qui vous ayez confié le motif de votre voyage.
DORICOUR.
Quand ce ne serait qu'à ma sœur.
MADAME LEONARD.
Je ne doute pas de la discrétion de madame votre sœur ; mais la femme la plus discrète a au moins un confident.
DORICOUR.
Il aura été instruit par ma sœur, ou par sa femme de chambre, à qui elle dit tout.
MADAME LÉONARD.
Et alors, jaloux de se faire aimer pour lui-même, et non pour la mémoire de son oncle....
DORICOUR.
Il aura pris la résolution de ne se faire connaître que sous le nom de Raymond.
MADAME LÉONARD.
Il aura recommandé à ses gens, à tous ceux qu'il a vus dans le pays, de ne lui donner que le nom de Ray- mond.
DORICOUR.
Ce serait fort délicat.
HENRIETTE.
Oui, si c'est là son motif....
DORICOUR.
Et quel autre motif pourrait-il avoir ?
64 M. DE BOULANVILLE.
MADAME LÉONARD.
Aucun.
DORICOUR.
Voilà qui est prouvé; oui, c'est... quand je dis que c'est prouvé..., un instant. Qu'en penses-tu toi, Léo- nard ? crois-tu que ce soit là en effet le bon monsieur de Boulanville ?
LÉONARD.
Ma foi , monsieur....
MADAME LÉONARD.
Oui, oui, monsieur, mon mari le croit; il le croit comme moi , n'est-il pas vrai?
LÉONARD.
Allons, puisque ma femme le veut....
MADAME LÉONARD.
Vous l'entendez , il en est sûr.
LÉONARD, rt/?<2r/.
Je n'y tiens plus, et j'aime mieux sortir.
{Il sort.)
DORICOUR.
Il est clair qu'il y en a deux : si ce jeune homme est le bon , il est clair que le premier est le méchant : il ne m'a pas paru tel ; mais qui sait s'il n'y a pas beaucoup d'hypocrisie dans son fait?
HENRIETTE.
Mon Dieu! que je voudrais que mon père ne se trompât pas dans ses conjectures !
MADAME LÉONARD.
Chut! il revient.
{^11 s sortent.)
ACTE II, SCENE VIL 65
SCÈNE VIL
DORICOUR, HENRIETTE, Madame LÉONARD, RAYMOND.
DORICOUR.
Or çà , monsieur Raymond , car vous vous nommez Raymond, n'est-ce pas?
RAYMOND.
Vous en doutez !
DORICOUR.
Qui vous dit que j'en doute ? Eh bien 1 monsieur Raymond, j'entends que vous n'ayez rien de caché pour moi , et que vous me fassiez un aveu naïf de ce qui se passe dans votre amç.
RAYMOND.
Qui? moi , Monsieur? que je vous avoue....
MADAME LÉONARD.
Eh! oui, parlez franchement.
RAYMOND.
Eh bien! Monsieur, je n'ai pu voir mademoiselle votre fille sans éprouver un sentiment....
DORICOUR.
Vous l'aimez? Le beau secret, je l'avais deviné. Est-ce là tout ?
RAYMOND.
Que pourrais-je ajouter?
DORICOUR.
N'êtes-vous pas jaloux de vous faire aimer pour vous- même, et non à cause des avantages que pourraient ToîJie VIL 5
66 M. DE BOU LAN VILLE.
vous donner certaines considérations de famille ou de fortune ?
MADAME LÉONARD.
Allons, répondez.
RAYMOND.
Oui, certainement, Monsieur, c'est pour moi-même que je voudrais être aimé : jamais je n'ai pensé à tirer vanité de ma fortune ou de mon nom.
MADAME LÉONARD.
Il l'avoue.
DORICOUR.
Il l'avoue. Or, vous savez à qui, pour obéir aux dernières volontés d'un ami, j'ai pris le dessein de donner mon Henriette.
RAYMOND.
Hélas! oui, Monsieur, je ne le sais que trop !
MADAME LÉONARD,
Il était instruit.
DORICOUR.
Il était instruit. Eh bien ! mon cher , je ne vous dirai pas précisément que ma fille vous aime; mais au moins puis-je vous avouer qu'elle n'aurait aucune répugnance à vous épouser. Vous la donnerai-je ? Ne vous la don- nerai-je pas? C'est ce que vous saurez, quand vous aurez achevé de me parler avec franchise.
MADAME LÉONARD.
Pourquoi dissimuler?
RAYMOND. -
Eh! mais. Monsieur, je ne conçois pas... je vous l'ai dit : j'aime mademoiselle votre fille ; et sachant que vous la destinez à un autre....
ACTE II, SCENE VIL 67
DORICOUR.
Rusé que vous êtes , vous savez bien que c'est à vous que je la destine.
RAYMOND.
Eh quoi! n'est-ce pas au neveu de votre ami mon- sieur de Boulanville?
DORICOUR.
Oui, à l'un de ses neveux.
RAYMOND.
Hé bien !
DORICOUR.
Hé bien' vous vous nommez Raymond : je le crois, mais n'avez-vous pas un autre nom?
RAYMOND.
Oui, je me nomme Raymond...,
MADAME LÉONARD, VinteiTompant. Raymond de Boulanville.
RAYMOND.
De Boulanville ! Hé quoi ! madame , vous vous êtes permis ?...
MADAME LÉONARD.
Moi , je ne me suis rien permis ; c'est monsieur.
DORICOUR.
Oui , c'est moi ; et ma fille vous a deviné comme moi.
HENRIETTE.
Paix donc, mon père.
RAYMOND.
Eh! quoi?
DORICOUR.
Vous venez de me l'avouer; pourquoi le tairiez-vous à ma fille? elle n'en serait pas plus fâchée que moi.
68 M. DE BOULAISYILLE.
RAYMOND.
Hé, quoi! mademoiselle désirerait....
HENRIETTE.
Je ne dis pas cela.
DORICOUR.
Hé! mais que dis-tu donc? Yeux-tu me fâcher, avec tes réticences ?
HENRIETTE.
Hé, bien! mon père, puisque vous m'y autorisez....
RAYMOND.
Ah! monsieur, ah! mademoiselle, ce nom de Bou- lan ville me vaut tant de bonheur! Vous me forcez
DORICOUR.
Oui, par ma perspicacité....
MADAME LÉONARD.
Soyez content , monsieur : ce n'est pas à cause de ce nom de Boulanville que mademoiselle vous a distin- gué. Quand bien même ce nom ne serait pas le vôtre, les sentiments dont vous vous êtes montré animé, suf- firaient pour vous mériter son estime.
HENRIETTE.
Je suis trop franche pour démentir madame.
RAYMOND.
N'oubliez pas cet aveu , qui me comble de joie. J'en atteste l'honneur. Ces sentiments ne cesseront jamais d'être les miens.
DORICOUR.
Et moi aussi, je préférerais les sentiments au nom; mais vous avez le nom et les sentiments , c'est encore mieux.
ACTE II, SCENE IX. 69
SCÈNE VIII.
DORICOUR, RAYMOND, Madame LÉONARD, HENRIETTE, MARIANNE.
MARI A]VNE.
Madame , voilà un de ces deux hommes qui sont entrés hier dans l'auberge à cause de la pluie , et qui avaient promis de revenir.
MADAME LÉOIVARD, Cl part.
Oh ! la maladroite !
DORICOUR.
Ah ! ah ! lequel ?
MARIAWNE.
Le plus jeune, celui qui était si gai.^
DORICOUR.
C'est Duhoussaye, votre protégé, qui nous a dit tant de bien de vous.
SCÈNE IX.
DORICOUR, RAYMOND, Madame LÉONARD, HENRIETTE, DUHOUSSAYE.
DORICOUR, a Duhoussaye, Vous venez à propos , brave homme ; vous allez trouver ici quelqu'un de votre connaissance, l'homme que vous estimez par-dessus tous les autres.
DUHOUSSAYE.
Qui donc ? monsieur de Roulanville ?
DORICOUR.
Lui-même; le voilà.
^o M. DE BOULANVILLE.
DUHOUSSAYE , allant a Raymond avec transport y et devenant stupéfait en le voyant. Ah! mon cher protecteur... mon cher bienfaiteur... Monsieur... j'ai bien l'honneur de vous saluer.
DO RI COUR.
Eh bien! quoi? qu'est-ce?... Vous voilà tout stupé- fait.
RAYMOND, a part. Que je souffre !
MADAME LÉONARD, CL part.
Je devais m'y attendre.
DUHOUSSAYE.
C'est là le monsieur que vous appelez Boulanville?
DORICOUR.
Eh ! quoi ? ne le reconnaissez-vous pas ?
DUHOUSSAYE.
Monsieur peut être un fort honnête homme; mais...
DOR^ICOUR.
Ce n'est pas l'homme généreux dont vous m'avez parlé ?
DUHOUSSAYE.
Non , parbleu !
DORICOUR.
Que veut dire ceci? M'aurait-on trompé? Oui,
on m'a trompé... La confusion du jeune homme, l'em- barras de l'hôtesse... Morbleu!...
RAYMOND, a madame Léonard.
Vous voyez dans quel abyme vous me plongez.
DUHOUSSAYE.
Oh ! oh ! il paraît que ma déclaration vous cause à tous surprise , chagrin, colère; vous êtes donc bien curieux de connaître monsieur de Boulanville ?
ACTE II, SCENE X. 71
DORICOUR.
Et je me flatte qne la connaissance ne peut être que fort agréable pour lui.
DUHOITSSA.YE.
En ce cas , attendez-moi. Je me souviens que tantôt il m'a dit que je le trouverais , péchant à la ligne sur le bord de son petit étang : c'est à deux pas.
MADAME LÉONARD, Cl part.
Ah ! voilà de quoi nous achever.
DORICOUR.
Entendons-nous; il y a deuxBoulanville : c'est l'hon- nête homme que je veux voir.
DUHOUSSAYE.
Je ne sais s'il y en a deux; mais je sais que celui que je vais vous amener, est le meilleur homme... Je suis à vous dans un instant.
(// sort.)
SCÈNE X.
DORICOUR , RAYMOND , Madame LÉONARD , HENRIETTE.
MADAME LÉONARD.
Je suis si confuse , que je n'ai pas la force de le re- tenir.
RAYMOND.
Monsieur, je ne vous ai trompé ni sur mon amour pour votre charmante fille , ni même sur mon nom , que vous n'avez pas voulu entendre. Je ne suis pas vm Boulanville, je me nomme Raymond de Courval. Si mon amour pour mademoiselle , si l'engagement que
72 M. DE BOULANVILLE.
je prends devant vous de consacrer toute ma vie à son bonheur, pouvaient vous faire oublier...
DORICOUR.
Eh, quoi! vous oseriez encore prétendre?,..
RAYMOND.
Interrogez sur moi tous les gens du pays , mes chefs , mes camarades...
DORICOUR.
Je n'ai besoin d'interroger personne ; je n'ai point d'affaire avec vous, monsieur.
HENRIETTE.
Il paraît sincère, cependant.
DORICOUR.
Vas-tu prendre sa défense ? étais-tu d'intelligence avec lui ? Je vous trouve bien imprudente d'avoir osé avouer devant moi que vous l'estimiez.
HENRIETTE.
Hé ! mais, mon père , c'est vous qui m'y avez encou- ragée...
DORICOUR.
Je vous y ai encouragée.... N'étais-je pas dupe? Je ne l'aurais pas été long-temps; et j'avais déjà remarqué certain air de fausseté dans ses discours. Ventrebleu ! rentrez dans votre appartement , mademoiselle ; reti- rez-vous, monsieur.
HENRIETTE.
Ah! mon père, je ne peux supporter votre colère. Combien j'en veux à monsieur Raymond , à madame , à moi-même!.... Il m'est affreux de penser qu'il n'est qu'un imposteur. ""
( Elle sort. )
MADAME LÉONARD, CL RajlHOnd.
Revenez me trouver dès que je serai seule.
ACTE II, SCENE XL 73
RAYMOND, h madame Léonard. Eh ! madame , vous avez voulu me servir : vous m'avez perdu. Je ne veux plus m'en rapporter qu'à moi seul. Je verrai ce monsieur de Boulanville. {^4 Do~ ?'icou?\^ Oui, monsieur, je sors. Je conçois votre cour- roux. Je n'ai pas été l'artisan du mensonge ; mais c'est pour moi qu'on a menti. Cependant, j'ose encore vous supplier de ne pas changer en mépris l'estime que vous m'avez témoignée, et dont je ne suis pas tout-à-fait indigne.
{^11 sort. ^
SCÈNE XL
DORICOUR, LÉONARD, Madame LÉONARD,
MADAME LÉONARD.
Il a raison ; c'est moi seule qui suis coupable.
DORICOUR.
Je le sais; c'est vous...
LÉONARD, en entrant. Hé bien! monsieur, êtes-vous toujours enchanté?
DORICOUR.
Ah! te voilà, maître Léonard; viens-tu seconder la fourberie de ta femme? Il est trop tard, mon cher ami. C'est à présent que tout est découvert. LÉONARD, à sa femme.
Là , quand je te le disais.
DORICOUR.
Prétendrais-tu me faire croire que tu n'étais pour rien dans le complot ? A d'autres ; je te connais de longue date.
74 M. DE BOULANVILLE.
MADAME LÉONARD.
Monsieur, n'accusez pas mon mari; il n'était pas mon complice : c'est un honnête homme.
LÉONARD.
Sur mon ame, monsieur, je le savais; mais je n'y trempais pas.
DORICOUR.
Vraiment! En ce cas, je te plains d'avoir une femme aussi peu scrupuleuse.
LÉONARD.
Monsieur, n'accusez pas madame Léonard; c'est une honnête femme , et je n'ai point à redouter qu'elle me rende jamais.... un homme à plaindre.
DORICOUR.
A merveille! tu prends le parti de ta femme;... le mien,...
LÉONARD.
Oui, monsieur, en homme modéré, je blâme tour- à-tour les exagérations des deux parts, votre obstina- tion, son étourderie,
DORICOUR.
Mon obstination !
MADAME^ LÉONARD.
Mon étourderie!
LÉONARD.
Et comme il ne manque jamais d'arriver, je m'attu'e les inimitiés de tous les partis.
MADAME LÉONARD.
He, monsieur, est-ce ma faute si au premier mot que je vous dis vous allez vous persuader que monsieur Raymond de Gourval se nomme Raymond de Boulan- ville.^ Est-ce ma faute si ce jeune homme est aimable,
ACTE II, SCÈNE XL 7$
modeste , généreux ; s'il plaît à votre fille et à vous- même? Que je voudrais que mon mari lui ressemblât! Mais qu'est-ce que je dis? mon Léonard a bien quel- ques défauts ; mais il est bon homme , et j'en suis con- tente ; et franchement , est-ce vous conduire en homme prudent et raisonnable , d'exposer le bonheur de votre fille pour accomplir les derniers vœux d'un ami? En- core , si vous étiez un homme avide ou pauvre ; si vous songiez à retenir la fortune qui vous a été léguée : mais non , vous voulez la rendre ; vous êtes riche , vous êtes désintéressé. Et, par un bizarre entêtement, pas- sez-moi le terme , vous devenez , sans le vouloir , un aussi mauvais père que ceux qui tyrannisent leurs en- fants par cupidité ou par vanité.
DORICOUR.
Combien ce jeune homme vous a-t-il promis, vous a-t-il donné pour défendre si bien ses intérêts? Vous entendez bien qu'après un pareil tour, je ne suis pas assez sot, pour rester dans votre maison. Dès que Du- houssaye sera revenu, je vous quitte pour aller m'établir à cette autre auberge.
LÉONARD.
Au Cheval-Noir ! Vous iriez au Cheval-Noir ! chez mon ennemi ! Morbleu ! madame , vous voyez comme vous compromettez ma maison, ma réputation.
MADAME LÉONARD.
Allons, tout le monde s'en prend à moi.
76 M. DE BOULANVILLE.
SCÈNE XII.
DORICOUR, LÉONARD, Madame LÉONARD, DUHOUSSAYE , BOULANVILLE.
DUHOUSSAYE, parlant de la coulisse. Le voilà , le voilà , mon généreux bienfaiteur,
DORICOUR.
Ah ! nous allons le voir, ce bon monsieur de Boulan- ville.
DUHOUSSAYE,
Je l'ai trouvé au rendez-vous qu'il m'avait indiqué; je lui ai dit que vous n'aviez que des choses agréables à lui confier; le voilà.
BOULANVILLE.
Oui , me voilà.
DORICOUR, en vojant Boulanville. Eh ! quoi , c'est monsieur , dont vous m'avez fait un si pompeux éloge !
DUHOUSSAYE.
Et qui mérite encore bien plus....
DORICOUR.
Eh ! mais, c'est monsieur que j'ai vu tout-à -l'heure.
BOULANVILLE,
Il est vrai; j'ai déjà eu l'honneur de voir monsieur; puis-je savoir ce qu'il a d'agréable à me communiquer?
DORICOUR.
Monsieur , ce que j'ai à vous communiquer , c'est
que Pardon, je voudrais dire deux mots à monsieur
Duhoussaye.
ACTE II, SCENE XII. 77
BOULANVILLE.
A votre aise, monsieur.
DORICOUR.
Êtes -vous bien sûr que cet homme ait un si rare mérite? Il ne le prodiguait pas dans sa première visite.
DUHOUSSAYE.
Modestie, noble simplicité.
DORICOUR.
Au fait, vous devez le connaître mieux que moi. Ce n'est pas sur une simple entrevue.... Il se pourrait
MADAME LÉONARD, Ci part.
Tout est perdu; j'étouffe; j'ai besoin de prendre l'air. ( Elle ouvre une fenêtre comme pour prendre Vair et pousse un cri après F avoir ouverte. ) Ah !
LÉONARD, courant a sa femme. Eh! qu'as-tu donc, ma chère amie?
MADAME LÉONARD , appelant par la fenêtre. Monsieur Bertrand , monsieur Bertrand ! on a deux mots à vous dire. ( allant à Doricour. ) C'est l'autre voyageur que vous avez vu tantôt; il passait sur son cheval sans s'arrêter. Marianne ' priez monsieur Ber- trand de monter. [A Doricour?) Je pense que vous ne serez pas fâché de le voir.
{Elle soi^t.)
DORICOUR.
Eh! mais, vraiment ta femme est folle.
LEONAED.
Un peu.
BOULANVILLE, CL DukoUSSClje.
Diable ! c'est le fermier que je congédie pour vous,
DUHOUSSAYE.
Vous fait-il peur ? *
78 M. DE BOULANVILLE.
BOULANVILLE.
Non , parbleu !
SCÈNE XIII.
DORICOUR, LÉONARD, Madame LÉONARD, DUHOUSSAYE, BOULANVILLE, BERTRAND.
MADAME LÉONARD, amenant Beî^trand. C'est l'affaire d'un instant. Il s'agit seulement de savoir si un certain monsieur de Boulanville, que nous avons dans notre auberge, est celui dont vous avez parlé tantôt à monsieur : tenez le voilà.
BERTRAND, vojant BoulanvUle, C'est lui-même.
DORICOUR, a Bertrand. C'est lui !
BERTRAND.
Oui, c'est lui; ce méchant homme....
BOULANVILLE.
Qu'est-ce, père Bertrand? Tu m'en veux : c'est ta faute ; pourquoi n'as - tu pas avec moi d'aussi bonnes manières que monsieur Duhoussaye ?
BERTRAND.
Je vous conseille de vous glorifier de votre conduite. Elle ne m'étonne pas ; on vous connaît pour ce que vous êtes dans le pays, c'est-à-dire, pour un homme dur, intraitable, égoïste.
BOULANVILLE.
Monsieur Bertrand, ne le prenez pas sur un ton si
haut. •
ACTE II, SCENE XIII. 79
UUHOUSSAYE.
Ne vous compromettez pas avec cet homme-là, mon cher protectem\ Qu'en voulez-vous dire ? Oui, monsieur de Boulanville est connu pour ce qu'il est par tout le monde, c'est-à-dire, pour un homme juste, obligeant, charitable.
EOUL AWVILLE.
C'est vrai.
MADAME LÉONARD, à pai^L
C'est égal ; les injures de l'un amortissent les louanges que lui donne l'autre.
DORicoTJR, h Duhoussaje. Je n'en reviens pas. Répondez-moi : où est l'honnête homme dont vous m'avez parlé !
DUHOussAYE , moutmnt Boulanville. Le voici.
DORicouR, a Bertrand. Où est l'homme dont vous m'avez dit tant de mal.
BERTRAiyD, montrant Boulanville. Le voilà.
DORICOUR.
Quoi? le même !
LÉONARD.
Eh' oui, monsieur, le même, qui n'est ni meilleur ni plus méchant qu'un autre ; car il faut que je dise la vérité, enfin : il n'y en a qu'un.
DORICOU R.
Il n'y en a qu'un ! [A madame Léonard^ Ali ! traî- tresse !
BERTRAND.
Je ne sais s'il y en a deux. Je crois qu'il n'y en a qu'un , et c'est beaucoup trop.
8o M. DE BOULANVILLE.
DUHOUSSAYE.
Oui ; il n'y en a qu'un , et c'est grand dommage. 11 serait bien à souhaiter qu'il y eût beaucoup d'hommes de cette trempe.
BOULAHVtLLE.
Maître Bertrand, vous vous oubliez. Duhoussaye, je vous remercie de votre zèle. {A Doncou7\^ Monsieur, ce n'est pas sans doute pour assister à une pareille scène que vous avez désiré de me voir. Je suis pressé; que me voulez-vous ?
DORICOUR.
Ce que je vous veux? Ma foi! monsieur vous le
saurez; mais pour l'instant je ne crois pas devoir m'expliquer
BOULANVILLE.
C'était bien la peine de me déranger de ma pêche... j'y retourne. Quand il vous plaira de me parler, vous savez où je demeure.... Je suis votre serviteur.
{Il SOî^t.)
SCÈNE XIV.
DORICOUB, LÉONARD, Madame LÉONARD, DUHOUSSAYE, BERTRAND.
DORICOUR.
Mais lequel de vous deux dit la vérité?
BERTRAND et DUHOUSSAYE, ensemble. C'est moi.
DUHOUSSAYE.
Voulez- vous des faits? Il est prouvé qu'une vieille cousine de sa mère ne subsiste que par une rente viagère qu'il a eu la générosité de lui assurer.
ACTE II, SCENE XVI. 8r
BERTRAND.
Il est prouvé qu'il est débiteur bien réel de cette rente , et que la cousine n'a pu demeurer avec lui , tant il a eu de mauvais procédés pour elle !
DUHOUSSAYE.
Bref, monsieur , je confirme et j'affirme tout ce que j'en ai dit. Yous pouvez traiter en toute confiance avec monsieur de Boulanville ; il a trop d'esprit pour être dupe , trop de bonne foi pour vouloir duper les autres.
\ Il sort.)
BERTRAND.
J'affirme et je confirme tout ce que j'en ai dit : ce n'est pas un bon homme, ce n'est pas un homme d'esprit, ce n'est pas un homme sûr; et je vous quitte pour aller de ce pas commencer une petite procédure contre lui.
(// sort.)
SCÈNE XV.
DORICOUR, LÉONARD, Madame LÉONARD.
DORICOUR.
Est -il bon? est-il méchant? Je ne sais; mais je ne reste pas dans cette maison , et ce soir même je couche au Cheval-Noir.
(// sort.)
SCÈNE XVI.
LÉONARD, MADAME LÉONARD.
LÉONARD.
Au Cheval-Noir ! quelle mortification !
Tome VU. 6
8^ M. DE BOULANVILLE.
MADAME LÉONARD.
Ah! je suis consternée.
LÉONARD.
Tu as fait un beau chef-d'œuvre! Il quitte notre maison , et la jeune personne t'aura l'obligation d'épou- ser Boulanville avec un peu plus de regret.
SCENE XVII.
LÉONARD, Madame LÉONARD, MARIANNE.
MARIANNE.
Une dame fort comme il faut, qui arrive dans l'au- berge; elle commande d'un ton impérieux.
MADAME LÉONARD, tOUJourS aSSise.
Recevez-la, donnez-lui une chambre; je suis bien en humeur d'aller faire des politesses.
LÉONARD.
Y pensez-vous, madame Léonard? négliger d'avoir des égards pour les voyageurs ! voilà comme vous nous perdez.
SCÈNE XVIII.
LÉONARD, Madame LÉONARD, MARIANNE, Madame de VERBOIS.
madame de verbois. Il est inconcevable qu'on soit aussi mal servi dans une auberge; je ne vois que des valets et des servantes. Où est le maître ? où est la maîtresse ?
ACTE II, SCENE XVIII. 83
LÉONARD.
Me voici, madame. Allons donc, Marianne, Pierre, François, servez madame.
MADAME DE VERBOIS.
Dites-moi , monsieur l'hôte , auriez- vous vu par ha- sard un certain Bertrand , fermier de monsieur de Bou- lanville ?
LÉONARD.
Oui, madame; il était ici tout à l'heure : il reve- nait d'Orléans.
MADAME DE VERBOIS.
Auriez- vous quelqu'un que je pusse lui dépêcher?
LÉONARD.
Sur-le-champ, si madame le veut.
MADAME DE VERBOIS.
Je VOUS avertirai. Ah! monsieur de Boulanville, vous me jouez de ces tours-là !
MADAME LÉONARD, se levant avec vivacité.
Madame aurait à se plaindre de monsieur de Bou- lanville ?
MADAME DE VERBOIS.
Beaucoup.
MADAME LÉONARD.
Madame, soyez la bienvenue dans ma maison. Al- lons donc , Marianne , hâtez - vous de tout préparer. Madame parlait tout à l'heure du vieux Bertrand; n'aurais-je pas l'honneur de parler à cette parente de monsieur de Boulanville, madame de Verbois?
MADAME DE VERBOIS.
Précisément.
MADAME LÉONARD, hout.
Eh bien! Marianne, la chambre de madame?
84 M. DE BOULANVILLE.
MARIANNE.
Elle est prête.
MADAME LÉONARD.
Beaucoup d'attentions , de soins , de prévenances ; je vous en prie, Marianne.
MADAME DE VERBOIS.
Le traître ! se conduire aussi mal avec mes protégés ! Il me traite déjà comme sa femme.
{Elle sort avec Marianne?)
SCÈNE XIX.
LÉONARD, Madame LÉONARD, RAYMOND,
MADAME LÉONARD.
C'est par là, madame.
LÉONARD.
Fort bien! Occupe -toi de madame; je vais tâcher de retenir monsieur Doricour. Maudit aubergiste du Cheval -Noir!
( // sort. )
MADAME LÉONARD.
Oui, j'entrevois un espoir; c'est le ciel qui envoie ioi cette bonne dame!
( Elle sort. )
FIN DU SECOND ACTE.
ACTE III, SCÈNE L 85
ACTE TROISIEME
SCENE I.
»
LÉONARD, DORICOUR, HENRIETTE.
DORICOUR.
Non, je ne veux rien entendre; je quitte ta maison : tu as beau rejeter tous les torts sur ta femme. Tant pis pour toi si tu te laisses mener par ta femme.
LÉOWA.RD.
Eh ! mais , monsieur , vous serez très - mal au Che- val-Noir.
HENRIETTE, entrant 611 scène.
Eh quoi ! mon père , il n'y en a qu'un , et c'est cet homme si peu aimable que nous avons vu hier au soir?
DORICOUR.
Je te réponds, ma fille, qu'il est plus aimable qu'il ne paraît au premier coup d'oeil; au moins ne cache- t-il point ce qu'il est. Je serais un fou d'attendre un homme parfait. Donc , il doit me suffire que monsieur de Boulanville n'ait point les vices que ce Bertrand lui suppose.
HENRIETTE.
Ah! mon père, je voudrais au moins qu'il eût quel- ques-unes des vertus que lui trouve Duhoussaye.
86 M. DE BOULANVILLE.
DORICOUR.
Il en a plus d'une. Il est impossible qu'un homme fasse un aussi grand éloge d'un autre homme , sans que cet éloge soit mérité dans quelque partie.
HENRIETTE.
Il est impossible qu'un homme dise autant de mal d'un autre homme, sans qu'il y ait quelque vérité.
DORICOUR.
Il est évident que l'un des deux a menti ou s'est. trompé. Pourquoi ne pas croire que l'imposteur est celui qui en dit du mal?
HENRIETTE.
Pourquoi ne pas croire que celui qui en a dit du bien est un complaisant et un flatteur?
LÉONARD.
Dût votre colère contre moi s'augmenter encore , monsieur, je dois vous dire ce que je remarque , ce que je pense, ce que j'observe , puisque je fais métier d'é- pier les gestes et les discours pour deviner le fond des âmes. Ah! que je reconnais bien en vous, comme en Bertrand et Duhoussaye, les effets de la prévention, cette suite fatale et nécessaire de toutes nos passions , qui souvent nous met à la merci du fripon que nous croyons honnête homme , et qui , parfois , nous met en défiance contre l'honnête homme que nous croyons un fripon ! Eh bien ! moi , monsieur , qui suis impartial , je vous dirai que cet homme ne mérite ni le bien ni le mal qu'on en débite ; qu'il n'est ni beau ni laid , ni sot ni spirituel, ni excellent ni pervers; en un mot, qu'il est de la grande famille des hommes vulgaires , si universellement répandue sur le globe ; et s'il en est ainsi pour un pauvre petit gentilhomme campagnard, étonnez-vous que ceux qui jouent un plus grand rôle
ACTE III, SCENE I. 87
dans le monde aient deux , trois , quatre réputations , sans que souvent il y en ait une seule qui soit méritée î Étonnez - vous d'entendre dire à - la - fois du même homme : Quel aigle! Quel oison! C'est un cœur d'or! C'est une ame de boue! Certes, il est de belles et de vilaines actions, de bons et de méchants ouvrages, des hommes de mérite et des sots , sur lesquels la grande majorité s'accorde. Mais encore, le bien trouve des frondeurs , le mal trouve des flatteurs. Après cela , fiez-vous aux réputations! Nous ne sommes justes que pour les morts, et encore.... Où voulais-je en venir? J'y suis. Oui , monsieur, pour l'acquit de ma con- science , je dois vous dire que vous seriez coupable de refuser votre fille au jeune homme qu'elle aime, et dont elle est aimée, pour la donner.... Et gardez- vous d'imputer mes avis à l'intérêt personnel ; si je ne son- geais qu'à moi, loin de vous contrarier, j'abonderais dans votre sens.... Sur- tout, monsieur, n'allez pas au Cheval-Noir ; car , j'en parle sans passion , mon confrère l'aubergiste est un arabe , un intrigant et un mauvais cuisinier.
DORICOUR.
Tu en parles sans passion, et tu l'accables d'in- jures !
HENRIETTE.
Mon père, serais-je heureuse avec monsieur de Bou- lanville ?
LÉONARD.
Non, mademoiselle, vous ne seriez pas heureuse. Monsieur Raymond est-il l'auteur de la ruse? N'est-ce pas ma femme qui a voulu vous tromper ? [A Doricour^ N'est-ce pas vous qui vous êtes trompé vous-même?
88 M. DE BOULANVILLE.
DORICOUR.
Morbleu! tu me rends à toute ma colère, en me parlant de ta femme. Monsieur de Boulanville est le seul et unique neveu de mon ami , et c'est à lui que je don- nerai ma fille.
SCÈNE IL
LÉONARD, DORICOUR, HENRIETTE, Madame LÉONARD.
MADAME LÉONARD, d'uil tOTl COmpOsé.
Monsieur, je croirais manquer à mon devoir, si je ne me hâtais de vous prévenir d'un nouvel incident,
DORICOUR.
Encore quelque mensonge!
LÉONARD.
Encore quelque folie !
MADAME LÉONARD.
Non , mon ami , je ne ferai point de folie. Non , monsieur, je ne me permettrai plus de nouvelles ruses; je me reproche celles que je me suis permises, et je me borne à vous prévenir qu'il vient d'arriver d'ici , dans mon auberge , une dame qui connaît beaucoup l'homme que vous voulez faire épouser à mademoiselle votre fille.
HENRIETTE.
Une dame !
DORICOUR.
Quelle dame?
MADAME LÉONARD.
Comme je vous suis suspecte , je lui laisse le soin de s'expliquer elle-même. La voici.
ACTE III, SCENE III. 89
SCÈNE III.
LÉONARD, DORICOUR, HENRIETTE, Madame LÉONARD, Madame de VERBOIS.
MADAME DE VERBOIS.
Est-ce monsieur qui , peu content des renseignements qu'il a déjà pris sur monsieur de Boulan ville , désirerait en avoir de nouveaux?
DORICOUR.
Oui, Madame.
MADAME DE VERBOIS.
Monsieur, je suis bien votre très-humble servante. {Voyant Henriette. ^\]ne]o\\e personne. {En soupirant.) Eh bien ! que vous a-t-on dit de monsieur de Boulan- ville?
DORICOUR.
On me l'a peint d'abord comme un homme honnête, bon.
MADAME DE VERBOIS.
Il y a quelque chose de vrai.
DORICOUR.
Puis, comme un homme avide, personnel, sans grand génie.
MADAME DE VERBOIS.
C'est encore vrai.
LÉONARD.
C'est-à-dire que suivant madame , il mérite les deux réputations qu'on lui fait.
MADAME LÉONARD.
Bref, monsieur ferait-il bien de lui donner sa fille?
90 M. DE BOULANVILLE.
MADAME DE VE Pi BOIS.
Plaît-il? Comment ! expliquez-vous. Est-ce qu'il serait question de le marier à mademoiselle? Est-ce qu'il aurait voulu vous faire croire qu'il est amoureux de mademoi- selle ? Voici bien autre chose. Monsieur , croyez à tout le mal qu'on vous en a dit ; mais cela ne se peut pas ; il est épris d'une autre femme. 0
DORICOUR.
On me l'a dit : dois-je le croire ?
MA^DAME DE VERBOIS.
Pourquoi dissimuler? cette autre femme , c'est moi.
DORICOUR.
Madame est apparemment cetfee parente , cette veuve..,.
MADAME LÉONARD.
Qui, selon monsieur de Boulanville, est folle de lui.
MADAME DE VERBOIS.
Il VOUS a dit cela ! l'impertinent ! il ne lui manquait plus que d'être fat. C'est lui, au contraire, qui m'a obsédée , tourmentée , persécutée , depuis que j'ai le malheur d'être veuve. Quand il n'y aurait pour preuve que la promesse de mariage qu'il m'a forcée d'accep- ter....
DORICOUR.
Une promesse de mariage !
MADAME LÉONARD.
Il VOUS a fait une promesse de mariage ?
MADAME DE VERBOIS.
Oui, madame : je saurai la produire, s'il est néces- saire. Mon avocat dit qu'elle ne vaut rien : mais mon avocat est un imbécille ; il y a des procureurs de par le monde. Les procès ne me font pas peur; je viens d'en
ACTE III, SCENE IV. 91
gagner un et d'en perdre deux, contre les héritiers de monsieur de Verbois. Ainsi, mademoiselle, ne vous flattez pas de me l'enlever ; non que j'y tienne par in- clination , au moins , mais l'amour-propre et le voisi- nage de nos deux terres, qui n'en feraient plus qu'une... J'ai déposé ma promesse chez le notaire de ce bourg; je vais la chercher. Je suis bien fâchée de déranger vos projets ; mais mademoiselle serait très-malheureuse avec lui. Il faut à cet homme-là une femme de tête , de ca- ractère , qui lui résiste , qui le dirige , qui le mène , comme j'ai mené feu mon pauvre mari, dont je vais bientôt quitter le deuil , mais que je ne cesserai ja- mais de regretter. Monsieur , j'ai l'honneur de vous saluer.
(^Elle sort.)
SCÈNE IV.
LÉONARD, DORICOUR, HENRIETTE, Madame LÉONARD.
MADAME LÉONARD.
J'espère que monsieur ne songe plus à cet homme-là.
HENRIETTE.
Une promesse de mariage à une autre femme ?
BIADAME LÉONARD.
Je ne parle pas de la valeur du titre; je veux bien le croire nul , comme l'avocat de madame de Verbois. Mais quels sont les hommes qui signent des promesses de mariage? Des libertins, s'ils ont affaire à déjeunes personnes ; des hommes cupides, s'ils s'adressent à des femmes sur le retour. Voyez dans quelle classe \l vous plaît de le ranger.
92 M. DE BOULANVILLE.
DORICOUR.
C'est un obstacle. Ce n'est pas que nous puissions en faire un crime à Boulanville; il ne nous connaissait pas; il ne sait même pas encore que je songe à lui. Et puis, c'est cette femme qui avance le fait. Cette promesse existe-t-elle ? il faudra la voir.
MADAME LÉONARD.
C'est cela. Monsieur est trop prudent pour agréer la recherche de monsieur de Boulanville , avant d'avoir la preuve bien authentique , que cette femme n'a aucun droit.
DORICOUR.
Je sais ce que j'ai à faire , madame.
SCÈNE V.
LÉONARD, DORICOUR, HENRIETTE, Madame LÉONARD, MARIANNE.
M A RI ANNE.
J'ai fait servir le déjeûner de monsieur dans son ap- partement.
DORICOUR.
Bonne nouvelle !
MADAME LÉONARD.
Il paraît que monsieur n'est plus en colère contre nous?
LÉONARD.
Qu'il ne songe plus à quitter notre maison ?
MADAME LÉONARD.
Il doit voir que c'est le zèle....
ACTE III, SCENE VI. 93
LÉONARD.
L'amitié , s'il m'est permis de me servir de ce mot.
DORICOUR.
Ah ! patelin.... Je ne dis pas encore que je resterai dans votre maison ; mais en attendant que je sois dé- cidé....
HENRIETTE.
Je suis sûre que monsieur Raymond n'a fait de pro- messe de mariage à personne.
DORICOUR.
Qui sait ? Les hommes!... par ma foi!... On m'en dit tant , et de toutes les façons sur Boulanville , qu'en vé- rité... Allons déjeûner.
( // sort avec sa fille. )
SCÈNE VI.
LÉONARD, Madame LÉONARD, MARIANNE.
MADAME LÉONARD.
Rien n'est perdu.
LÉONARD.
Rien n'est sauvé.
MADAME LÉONARD.
Ce brave monsieur Raymond ! cette aimable Hen- riette! ce serait un meurtre qu'ils ne s'épousassent pas; ils s'aiment tant! Ce nigaud de Boulanville; cette ridicule madame de Verbois ! ils se conviennent si bien ! il faut qu'ils se marient. Marianne, le plus grand silence, la plus grande discrétion , et ne répondez pas si l'on vous interroge,
{Elle sort.)
94 M. DE BOULANVÏLLE.
LÉONARD.
Elle a bon cœur, ma femme ; elle veut que tout le monde se marie.
{Il sort.) MARIANNE, seule. Ne rien dire et ne rien savoir! c'est dur; pour une fille sur-tout. Heureusement on devine. Allons voir si monsieur Doricour n'a pas besoin de mes services.
SCÈNE VIL
BOULANVILLE, MARIANNE.
BOULANViLLE, iiiie lettre a la main. Écoutez donc, la fille, mademoiselle, mon enfant.
M A RI ANNE.
C'est vous , monsieur ; que me voulez- vous ?
BOULANVILLE.
Ce que je veux?.... Hé, mais, vraiment, c'est moi qui serais bien aise de savoir ce que me veulent les autres. D'abord , ce monsieur Doricour qui s'informe de moi à tout le monde ; puis un monsieur Raymond qui m'écrit pour me demander un rendez-vous , et à qui j'ai fait dire qu'il me trouverait au Cheval-Blanc. .T'ai terminé mon affaire avec Duhoussaye. Me voilà ; vous vovez qu'il faut que vous me disiez....
MARIANNE.
Vous vous adressez mal; je ne sais rien. J'ai ordre de ne rien dire ; et comme je crains de commettre quelque indiscrétion, même. en ne sachant rien, je vous souhaite bien le bon jour.
{Elle sort. )
ACTE III, SCÈNE IX. 95
SCÈNE VIII.
BOULANVILLE, seul.
Oh! oh! on a défendu à cette petite de parler.... Il n'en faut pas douter , ce monsieur Doricour a quelque grand secret à me révéler ; et qu'est-ce que c'est que ce monsieur Raymond? son style ressemble à celui d'un cartel. Je ne l'ai jamais vu, il ne peut pas m'en vouloir; apparemment , c'est sa manière d'écrire. Quoi qu'il en soit, tenons-nous sur nos gardes.
SCÈNE IX.
RAYMOND, BOULANVILLE.
RAYMOND, dans le Jond du théâtre. C'est lui, sans doute; approchons. {A Boidanville^j Est-ce à monsieur de Boulanville que j'ai l'honneur de parler ?
BOULANVILLE.
A lui-même , monsieur.
RAYMOND.
Moi, monsieur, je me nomme Raymond de Courval.
BOULANVILLE.
Eh bien! monsieur, me voilà : causons.
RAYMOND.
Causons.
BOULANVILLE.
Par votre billet, vous semblez désirer en moi de la
96 M. DE BOULANVILLE.
franchise ; je ne sais pas mentir : de la générosité ; je m'en pique. Du reste, je ne suis ni querelleur, ni fanfaron ; mais je sais me défendre quand on m'at- taque.
R A.YMOND.
Monsieur, vous pouvez me rendre un grand service.
BOULANVILLE.
Parlez, monsieur, je suis prêt. Ah dieu! je suis si heureux quand il se présente une occasion d'obliger mes semblables !
RAYMOND.
Monsieur , vous devez épouser une femme dont je suis passionnément amoureux.
BOULANVILLE.
Moi, monsieur!
RAYMOND.
Et je suis le plus malheureux des hommes, si vous n'êtes assez généreux pour me la céder.
BOULANVILLE.
Monsieur, voilà une proposition... {^A part^ S'agi- rait-il de madame de Verbois ? ( En riant. ) Ce serait
fort singulier. (^HaïU.) Monsieur, je ne dis pas
cela me coûtera sans doute.... mais j'en aurai plus de mérite.
RAYMOND.
Se pourrait-il ? Ah! monsieur, quelle reconnaissance!
BOULANVILLE.
Mais franchement , monsieur , je suis un peu sur- pris.... Car enfin , qu'un homme comme moi, habitant la province , vivant dans ses terres , ait songé à épouser une femme comme celle dont il est question, c'est tout simple. Mais qu'un jeune militaire, qui doit aspirer à
ACTE III, SCÈNE IX. 97
se distinguer, à se pousser dans le monde, ait conçu pour elle une passion aussi vive que celle dont vous paraissez animé ; c'est ce que j'ai peine à comprendre.
RAYMOND.
Eh ! monsieur , n'a-t-elle pas toutes les vertus , tous les charmes, toutes les grâces?....
BOULANVILLE.
Toutes les vertus...... elle en a beaucoup; tous les
charmes...., il lui en reste encore certainement.
RAYMOND.
Comment ? il lui en reste encore !
BOULANVILLE, CL part.
Comme l'amour nous fascine les yeux ! Et moi aussi , je lui ai trouvé des charmes.
RAYMOND.
Eh! mais, monsieur, j'ai peur que nous ne nous entendions pas.
BOULANVILLE.
Vous croyez?.... Cela se peut. N'est-ce pas de ma- dame de Verbois que vous voulez me parler ?
RAYMOND.
Madame de Verbois !
BOULANVILLE.
La femme que je vous cède. Elle en souffrira; car elle m'aime ; elle m'aime prodigieusement , la pauvre femme !
RAYMOND.
Je ne la connais pas.
BOULANVILLE.
Mais je n'en dois pas épouser d'autre.
RAYMOND.
Eh! quoi, monsieur, vous ignorez?.... Tome VU. 7
98 M. DE BOULâNVILLE.
EOULANVILLE.
Eh! mon Dieu oui, j'ignore tout.
RAYMOND.
Ah! monsieur, prenez pitié de ma situation. Si vous saviez à quelles peines , à quels tourments je suis en proie!... je n'ai plus d'espoir qu'en vous.
BOULANVILLE.
Bon jeune homme! comme il est troublé! 11 m'at- tendrit; remettez-vous, et confiez-vous à moi.
RAYMOND.
Eh bien ! monsieur , apprenez qu'un homme fort respectable , par suite de certaines dispositions testa- mentaires d'un de ses amis, vous destine sa fille.
BOULANVILLE.
En vérité ! sans me connaître ! diable ! c'est bien dif- férent ! Hé , dites-moi , monsieur , la personne est jeune?
RAYMOND.
Elle n'a pas vingt ans.
BOULANVILLE.
C'est un bel âge ! Elle est jolie ?
RAYMOND.
Charmante.
BOULANVILLE.
J'aime beaucoup les jolies femmes Ce n'est pas
que Vous en paraissez si vivement épris.... Sa for- tune ?....
R A Y M O N D.
Son père a quarante mille francs de rente.
BOULANVILLE.
Quarante mille francs ! ah ! mon Dieu ! mais c'est une affaire snperbe. Mon cher monsieur, je compatis
ACTE m, SCENE IX. 99
sincèrement à vos peines. Mais vous voyez bien que je serais un sot de faire un pareil sacrifice.
RAYMOND.
Comment ?
BOULANVILLE.
Mettez- vous à ma place ; le feriez-vous ?
RAYMOIVD.
Eh! mais, monsieur....
boulanVille.
Non, vous ne le feriez pas, ou vous auriez tort. Il
ne me reste plus qu'à la connaître. Attendez donc
je devine. Ne serait-ce pas la fille de ce monsieur Do-
ricour? Oui, voilà le motif qui le rend si curieux
Vous avez raison de la trouver charmante ; et vous dites que c'est par suite de dispositions testamentaires?... J'y suis ; c'est mon oncle le mauvais sujet qui aura fait un testament. Elle paraît avoir de l'esprit; j'aime beau- coup l'esprit , moi ; de la douceur dans le caractère , de la raison , point de coquetterie ; c'est un trésor qu'une femme comme celle-là.
RAYMOND.
Mais ne l'ayant vue qu'aujourd'hui , vous ne pouvez pas l'aimer
BOULANVILLE.
Pardonnez-moi , je l'adore. Oui ; du premier mo- ment que j'ai vu cette aimable fille de monsieur Do- ricour.... Comment s'appelle-t-elle ?
RAYMOND.
Henriette.
BOULANVILLE.
Du premier moment que j'ai vu la céleste Henriette je me suis senti atteint d'une passion....
7»
mo M. DE BOULANVILLE.
RAYMOND.
Et c'est ainsi que vous savez être généreux !
BOULANVILLE.
Oui, monsieur^ la délicatesse, la générosité forment la base de mon caractère : vous l'avez vu ; j'étais prêt à vous abandonner madame de Verbois , une femme d'un vrai mérite; mais à présent pourquoi céderais-je? Pourquoi vous-même ne vous montreriez-vous pas gé- néreux? Allons, jeune homme, du courage; surmontez votre amour ; il est si beau de se vaincre soi-même ! Je vous V engage d'autant plus , que , par le choix du père et les dispositions de mon oncle, j'ai des droits qu'il est de mon devoir, de mon honneur, de faire valoir. Je ne connais pas encore le testament ; mais il paraît qu'il faut que j'épouse pour avoir le bien. C'est le vœu de mon oncle, c'est le vœu dn père, c'est le mien; ce sera celui de la jeune fille.
RAYMOND.
Eh! monsieur, prenez toute sa fortune, prenez la mienne, et laissez-moi sa main.
BOULANVILLE.
Allons donc, vous plaisantez.... Je ne dis pas que si
cela se pouvait; mais il s'agit bien de fortune ici!
Voilà donc pourquoi on s'est avisé de vouloir persuader à monsieur Doricour que nous étions deux;... et quand j'y pense... Un nouveau trait de lumière! Jeune homme, ne serait-ce pas vous qui auriez essayé de vous faire passer pour un Boulanville ?
RAYMOND.
Cela vous déplaît-il , monsieur ?
BOULANVILLE.
Vous l'avouez.
ACTE III, SCENE IX. loi
RAYMOND.
Vous en trouvez-vous offensé?
BOULAjyVILLE.
Point du tout : ruse de jeune homme, ruse d'amour! stratagème inspiré par la passion! je vous le pardonne; je sais trop, par ma propre expérience, à quelles fo- lies l'amour peut nous entraîner.
RAYMOND.
Je vous réponds que je ne serais pas fâché de vous en rendre raison.
BOULANVILLE.
Je vous réponds, moi, que je ne vous en veux pas du tout; n'en parlons plus, je suis tout à mon amour.
RAYMOND.
Allons, vous ne voulez pas m'entendre.
BOUL ANVILLE.
Pardonnez - moi , je vous entends à merveille : une
fille unique qui n'a pas vingt ans quarante mille
francs de rente.... belle.... spirituelle.... aimable.... la fortune de mon oncle.... vous voyez bien que je vous entends. Je cours trouver monsieur Doricour , sa fille^ Ah! trop heureux Boulanville !
RAYMOND.
Mais, monsieur....
BOULANVILLE.
Mais , monsieur , je vous répète que je ne vous sais pas mauvais gré d'avoir cherché à l'emporter sur moi... Je crois que c'est me montrer assez généreux; n'exigez rien de plus , et laissez - moi me livrer tout entier à mon amour et à mon bonheur,
(// sort.)
to2 M. DE BOULANVILLE.
RAYMOND, seul.
Il n'y a pas moyen d'amener cet homme - là à ce qu'on désire de lui.
SCÈNE X.
Madame LÉONARD, RAYMOND.
MADAME LÉONARD.
Ah! vous voilà; je vous cherche de tous les côtés : il est survenu un obstacle au mariage de monsieur de Boulanville : une femme qu'il était sur le point d'é- pouser, qui réclame ses droits.
RAYMOND.
Serait-ce cette madame de Verbois, qu'il me cédait si généreusement tout à l'heure ?
MADAME LÉONARD.
Hé quoi! l'avez-vous vu? lui avez-vous appris?...
RAYMOND.
J'ai cru que mon amour le toucherait; mais dès qu'il a su la fortune du père , il s'est senti pour la fille une passion subite, insurmontable.... et il m'a quitté pour entrer chez monsieur Doricour.
MADAME LÉONARD.
Vous avez eu tort ; n'importe ; l'arrivée de madame de Verbois ne lui en sera pas moins fatale. Pour l'ache- ver, il me faudrait Bertrand Bertrand, fermier au
hameau des Ormes, à un quart de lieue d'ici; courez le chercher.
RAYMOND.
Bertrand! je le connais : c'est le père d'un maréchal- des-logis de ma compagnie.
ACTE III, SCENE XL io3
MADAME LÉONARD.
Tant mieux ! il dira du bien de vous , du mal de monsieur de Boulanville: je ne veux pas lui nuire; mais je veux vous servir. Partez, partez vite. J'entends monsieur Doricour qui vient avec monsieur de Bou- lanville.
{Rajmond sort.)
SCÈNE XL
DORICOUR, BOULANVILLE, Madame LÉONARD.
DORICOUR.
Hé ! mais , monsieur , que voulez-vous de plus ? Oui , j'étais l'ami intime de votre oncle; je suis son légataire universel; sa fortune est à moi; vous n'y avez pas plus de droits qu'à la main de ma fille. Je désire trou- ver un gendre dans le neveu de mon ami. Mais vous devez sentir que j'ai besoin de vous connaître , de vous^ éprouver.
BOULANVILLE.
Eprouvez-moi. K\\ ! monsieur , que mon oncle a bien fait de choisir pour légataire un homme aussi juste, aussi délicat!... D'autrfes voudraient voir le testament, plaider, chicaner; mais moi!.... je respecte l'ami de mon oncle, je souscris aveuglément à ses dernières volontés; et d'ailleurs épris comme je le suis de votre charmante fille... Oui... sa vue seule a suffi pour al- lumer dans mon cœur une passion....
madame LÉONA.RD, bcis à Doricouf\
Et madame de Verbois?
DORICOUR, a madame Léonard.
N'ayez pas peur que je l'oublie. j^A Boulannlle.)
to4 M. DE BOULANYILLE.
Mais qu'est - ce que c'est qu'une certaine madame de Verbois ?
BOULANVILLE.
Madame de Verbois! Comment!... On vous a parlé d'elle? Hé, mon dieu oui, dès que nous autres gens un peu marquants dans le pays nous avons la moindre aventure, cela devient la nouvelle de toutes les socié- tés. Petite intrigue déjà rompue, et qui ne doit pas vous causer la plus légère inquiétude.
DORTCOUR.
Petite intrigue!
BOULANYILLE.
Tenez, monsieur Doricour, j'ai des ennemis. Vous savez comme mon oncle le mauvais sujet, votre res- pectable ami , a été victime d'affreuses calomnies. De grâce ne croyez pas à celles qu'on vous débitera sur mon compte.
DORICOUR.
Monsieur de Boulanville , je vais chez le notaire du bourg, que j'aurais déjà dû voir. Tâchez de vous faire estimer de moi, de ma fille; mais, avant tout, appor- tez-moi la promesse de mariage que vous avez faite à madame de Verbois , ou un écrit d'elle qui me prouve qu'elle renonce à vous. Sans cela, point d'affaires. Bien le bon jour : nous nous reverrons.
( // sort. )
SCÈNE XII.
BOULANVILLE, Madame LÉONARD.
BOULANVILLE.
Ah ! mon dieu ! comment a-t-il su qu'il y avait une
ACTE m, SCÈNE XIII. io5
promesse? Comment décider madame de Verbois à la rendre?... Pauvre femme! je la plains : il faudra pour- tant bien qu'elle en vienne là.
SCÈNE XIII.
BOUL AN VILLE, Madame LÉONARD, LÉONARD,
LÉONARD.
Monsieur, cette dame qui est arrivée tantôt, vient de rentrer par la petite porte du jardin; on lui a dit que vous étiez dans la maison ; elle veut vous voir tout de suite.
BOULANVILLE.
Quelle dame?
LÉONARD.
Madame de Verbois.
BOULANVILLE.
Elle est ici? Eh! que diable vient-elle y faire? c'est pour ce Bertrand, je le parierais. Allons, il ne faut pas perdre la tête, il faut profiter de l'occasion pour l'a- mener... Mais comment? i^A Madame Léonard.^
Madame, vous qui avez tant d'esprit, aidez-moi.
MADAME LÉONARD.
Moi , monsieur , je n'ai pas d'esprit; et ce n'est ni mon métier, ni mon goût de me mêler des affaires d'autrui.
BOULANVILLE.
J'entends bien; mais....
MADAME LÉONARD.
Et je défends à mon mari de s'en mêler.
BOULANVILLE.
Eh quoi! monsieur l'hôte, vous ne pourriez pas?...
io6 M. DE BOULANVILLE.
LÉON A.RD.
Ma femme me le défend. C'est égal ; monsieur Do- ricour n'ira pas au Cheval-Noir.
(// sort avec sajemme.)
SCÈNE XIV.
BOULANVILLE, seul.
Je vois ce que c'est : ils sont dans les intérêts de mon rival. Mais , morbleu ! ils ne parviendront pas à l'emporter sur moi. Ma foi! je vais dire tout simple- ment à madame de Verbois Que lui dirai -je?....
La circonstance m'inspirera. Ciel ! la voici.
SCÈNE XV.
BOULANVILLE, Madame de VERBOIS.
BOULANVILLE.
Eh! c'est vous, ma chère madame de Verbois,
MADAME DE VERBOIS.
Oui, c'est moi, perfide.
BOULANVILLE.
Perfide! Je le vois; vous êtes instruite. De grâce, calmez-vous, et veuillez entendre la raison.
MADAME DE VERBOIS.
Que je me calme! infidèle, parjure!
BOULANVILLE.
Vous sentez bien que je ne puis plus vous épouser, puisqu'il se présente un parti plus avantageux.
MADAME DE VERBOIS.
Il est naïf. Concevez - vous un tel excès d'effron-
ACTE III, SCENE XV. 107
terie; comment se fait -il que j'aie placé mes affections sur un homme d'un caractère aussi avide, aussi sordide ? Ne crois pas m'échapper; je vais trouver celle que tu me préfères; je vais trouver son père. J'ai ta promesse, je la ferai valoir devant les tribunaux ; et quand j'au- rai fait manquer le mariage que tu médites, je te re- fuserai, ou je t'épouserai pour avoir le plaisir de te faire enrager,
B ou LAN VIL LE.
Je suis touché, profondément touché de l'amour vio- lent que vous ressentez pour moi ; mais , puisque vous m'aimez, par intérêt pour moi-même, ne devez-vous pas me laisser libre?
MADAME DE VERBOIS.
Que voilà bien le langage d'un égoïste! Eh! que m'importent à moi les avantages que vous trouverez avec une autre? Je devrais songer à ceux que j'aurais trouvés avec vous, à ceux que j'ai négligés pour vous; mais au milieu des sentiments qui dominent mon cœur, l'amour, la délicatesse, l'honneur, puis -je m'occuper de mes intérêts?
BOULANVILLE.
Mon dieu! qu'on est malheureux d'inspirer d'aussi fortes passions!
MADAME DE VERBOIS.
Me voilà bien récompensée d'avoir interrompu par mon amour pour lui la juste et vive douleur que me causait la mort d'un époux chéri! Ah! Boulanville, Boulanville, quelle conduite affreuse! Que vous me faites de mal !
{Elle se jette dans unjauteuil.)
BOULANVILLE.
Nous sommes seuls ; écoutez-moi , ma chère amie.
io8 M. DE BOULANVILLK
MADAME DE VERBOIS.
Qui? moi? votre chère amie!
BOULANVILLE.
Je vous aime, et je me crois obligé de vous aban- domier. Oui , les dernières volontés de mon oncle m'en font un devoir; car les dernières volontés d'un mou- rant.... c'est sacré. Eh bien! si, à mon exemple, vous aviez le courage de surmonter votre amour , en consi- dérant que vous pouvez y trouver un avantage , ou au moins un dédommagement...
MADAME DE VERBOIS, suspendwit ses larmes.
Plaît-il?
BOULANVILLE.
Il n'y a point de dédit stipulé dans ma promesse ; on dit même que c'est une cause de nullité ; eh bien ! si j'agissais comme s'il y avait un dédit , si je vous fai- sais, en échange de ma promesse, un bon écrit par lequel je m'obligerais à vous payer, le jour où je signerai mon contrat de mariage avec une autre , une somme de vingt mille francs.
MADAME DE VERBOIS.
Ah! ah!... ne croyez pas que l'intérêt Oh! non,
je n'en suis pas moins blessée au cœur.... Ceci demande réflexion.
BOULANVILLE.
Réfléchissez , réfléchissez , ma chère amie ; mais , de grâce , réfléchissez promptement. {A part.) Je la tiens. Oh ! je suis fin , moi ; avec de l'esprit et de l'argent , de quoi ne vient-on pas à bout? [Haut.) Eh bien ! ma chère parente, avez-vous réfléchi?
MADAME DE VERBOIS.
Comme il est pressé de se délivrer de moi ! [A part.)
ACTE III, SCENE XV. jog
Mon avocat soutient que la promesse ne vaut rien.... Nous ferions mauvais ménage.
BOULANVILLE.
Eh bien ! ma tendre amie ?
MADA-ME DE VERBOIS.
Comment dites-vous ? un dédommagement de vine^t- cinq mille francs ?
BOULANVILLE.
Vingt-cinq?... Ai-je dit vingt-cinq?... Eh bien ! oui , ma chère parente , de vingt-cinq mille francs.
MADAME DE VERBOIS.
Vous n'avez jamais eu le moindre égard pour moi , ôter votre ferme au vieux Bertrand, mon protégé , votre fermier depuis dix-huit ans! Quand je pense à un pareil trait, je suis tentée de reprendre ma colère. BOULAN VILLE, vivemeut.
Non, ne la reprenez pas; il n'y a encore rien de fait sur cet article ; il n'y aurait pas de temps à perdre, c'est demain qu'aux termes de l'acte je perds la faculté de me dédire. Voulez-vous que je rende la ferme à Bertrand, que je la retire à Duhoussaye, que je leur écrive à tous les deux. Moi je ne suis pas plus l'ami de l'un que l'ennemi de l'autre. Je ne tiens qu'à ne point renoncer à vous d'une manière incivile, et à remplir les dernières volontés de mon oncle,
MADAME DE VERBOIS.
Ah ! fripon , vous faites de moi tout ce que vous voulez.
BOULANVILLE.
Terminons; vous avez ma promesse?
MADAMEDEVERBOIS.
Oui.
iio M. DE BOULANVÏLLE.
BOULANViLLE, S Œssejant pour écrire. Eh bien ! voilà des plumes , de l'encre. Ah ! je vous regretterai.
MADAME DE VERBOIS.
Commencez par la lettre à Duhoussaye; annoncez- lui que vous retirez votre parole.
BOULAWViLLE, écrwaiit.
Soit : je le dédommagerai... je le lui promets, au moins.... Je lui marque qu'il peut envoyer reprendre chez moi le petit à-compte qu'il m'a donné sur le pot- de-vin convenu. Oh! je suis exact en affaires, moi. Je lui exprime mes regrets bien sincères de lui avoir donné de l'espoir.
MADAME DE VERBOIS.
A la bonne heure. A Bertrand maintenant.
BOULANVÏLLE, écrwcmt. Je vous entends; une lettre qui lui annonce que je lui rends la ferme ?
MADAME DE VERBOIS.
Que vous n'auriez pas dû lui oter. BOULANVÏLLE , Continuant d'écrire et cachetant les lettres.
C'est vrai. Femme vraiment estimable ! au milieu de vos chagrins personnels , songer aux intérêts des autres ! Car ce n'est certainement pas à cause des épingles qu'il vous a promises , que vous vous occupez si vivement de Bertrand.
MADAME DE VERBOIS.
Fi donc! c'est par justice, c'est par humanité. A présent , le titre que vous m'avez promis. Vous entendez mieux les affaires que moi , vous ne voudriez pas me tromper; je m'en rapporte à votre probité, à votre
ACTE m, SCENE XV. m
amitié. Un bon petit écrit bien en règle ; c'est tout ce que je vous demande.
B0ULA.NVTLLE, achevant d'écrire. Je crois que tout est prévu , que rien n'est oublié. (// se levé,)
MADAME DE VERBOis, voulant prendre le papier. Voyons.
BOULANViLLE, retenant le papier. Un moment , ma promesse ? MADAME DE VERBOis , tirant la proîuesse de son sac.
La voilà. BOULANViLLE, montrant le billet qu'il vient d'écrire., mais le tenant toujours. Hé bien ! lisez.
MADAME DE VERBOIS, Usant.
C'est fort bien.
BOULANVILLE.
Changeons MADAME DE VERBOis, donnant la promesse d'une main et prenant le titre de l'autî^e. Voilà votre promesse. BOULANVILLE, dowiaut le titre d'une main, et prenant la promesse de l'autre. Voilà votre titre.
MADAME DE VERBOIS, a part.
Allons, c'est une consolation dans mon malheur.
BOULANVILLE, Cl part.
Monsieur Doricour n'aura plus d'objection à me faire.
MADAME DE VERBOIS.
Il ne s'agit plus que d'instruire Bertrand et Duhous-
112 M. DE BOULANVILLE.
saye ; donnez-moi les deux lettres ; à l'instant je les fais porter.
BOULANVILLE.
Ah! combien il en coûte à mon cœur !...
MADAME DE VERBOIS.
Mais vingt -cinq mille francs; pas davantage. Nous resterons amis, mon cher parent, et je me fais une fête de cultiver la société de votre petite femme.
{^Elle soi^t.)
SCÈNE XVI.
BOULANVILLE, seul.
C'est une bien bonne personne; je croyais trouver plus de difficultés. La jeune demoiselle m'aimera; je vais être si aimable avec elle. Quant à ce jeune homme qui s'avise d'en être amoureux, je le plains; mais c'est bien assez de lui enlever celle qu'il aime, et je n'aurai jamais l'odieux procédé de me battre avec lui.
SCÈNE XVII.
BOULANVILLE, DORIGOUR.
DORICOUR.
Je suis très-content de mon acquisition.
BOULANVILLE, couvaiit tout jojeux , a Doricoitr.
Ah! monsieur, que je suis aise de vous voir! Ap- prenez... {^Prenant tout-a-coup un ton grave. ^Islow- sieur , vous avez paru attacher une grande importance à ce que je pusse me dégager de la promesse de ma- riage faite à madame de Verbois dans un moment
ACTE III, SCENE XVIII. ii3
d'effervescence, bien excusable de la part d'un jeune homme. Tenez , prenez, lisez. (// lui remet la promesse?) DORicouR, prenant la promesse. Elle vous l'aurait rendue?
BOULANVILLE.
Vous voyez; cet écrit n'annonce ni un libertin ni un spéculateur; c'est que je ne suis ni l'un ni l'autre; il annoncerait plutôt un homme sensible : c'est que je le suis bien réellement, et je ne vois pas pourquoi vous ne rempliriez pas les vœux de mon oncle, les vôtres les miens, les nôtres.
DORicouR, a part.
En effet, je n'ai plus de motif. Dois-je m'en féliciter. Il y a des hommes qui valent moins; mais il y en a qui valent mieux.
BOULANVILLE.
Qu'il me tarde de voir votre aimable Henriette ! Mais c'est elle.
SCÈNE XVIII.
BOULANVILLE, DORICOUR, HENRIETTE.
DORICOUR.
Hé bien , mon enfant , madame de Verbois a rendu sa promesse à monsieur Boulanville ; la voilà , je la tiens.
HENRIETTE.
Se peut-il ?
BOULANVILLE.
Ah ! mademoiselle , il m'est donc permis de faire éclater devant vous , devant monsieur votre père , Tome FJI. 8
ii4 M. DE BOULANVILLE.
l'amour brûlant que vous m'inspirez, et que justifient si bien vos grâces et vos vertus.
HENRIETTE.
La facilité avec laquelle une autre femme renonce à vous, est-elle une bonne recommandation?
BOUL AN VILLE.
Facilité!... Mademoiselle, il n'y a pas eu de facilité, cela m'a coûté... beaucoup de peine au contraire... Mais enfin j'ai peint avec tant d'énergie ma passion pour vous, que par délicatesse... Voulez-vous que je vous dise ce qui m'a éloigné de madame de Verbois? c'est que, depuis cette fatale promesse , j'avais cru reconnaître qu'elle avait peu d'élévation dans l'ame ; enfin , made- moiselle, par mon amour, par mes soins empressés, par mon dévouement complet à ses moindres désirs , je me sens capable de rendre parfaitement heureuse la femme qui aura bien voulu agréer ma recherche.
HENRIETTE.
Ce langage est un peu différent de celui que vous teniez tantôt.
BOUL AN VILLE.
Tantôt, mademoiselle, c'était une conversation sans conséquence... maintenant, c'est plus sérieux... Je vous ouvre le fond de mon cœur... Monsieur, si j'osais vous prier de me faire l'honneur d'accepter aujourd'hui même un modeste repas... chez moi... dans mon asyle.
DORICOUR.
Chez vous ! avec ma fille ! ce serait un peu prompt ; venez plutôt dîner avec nous, sans façon dans cette auberge.
BOULANVILLE.
J'accepte, j'accepte avec transport; je vais vous en-
ACTE III, SCENE XIX. ii5
voyer ma chasse et ma pêche ; et pour oter tout pré- texte à la malveillance , je vais vous apporter mes titres, mes papiers. Mon château n'est qu'à deux pas, je cours et je reviens. {^A madame Léonard qui entre avec son mari, ) C'est vous, madame; je ne vous en veux plus, je n'en veux plus à personne; madame de Yerbois m'a remis ma promesse; je l'ai remise à mon- sieur, et je suis certain d'épouser mademoiselle.
(// sort.)
SCÈNE XIX.
DORICOUR, HENRIETTE, LÉONARD, Mada^me LÉONARD.
MADAME LÉONARD.
Serait-il vrai , monsieur ? serait-il vrai , mademoiselle ?
HENRIETTE.
Hélas ! oui , ma chère madame Léonard.
DORICOUR.
Et il vient de déployer devant nous des sentiments nobles, délicats....
HENRIETTE.
Est-il sincère dans ces sentiments ?
MADAME LÉONARD.
Non , il ne l'est pas. H y a bien moins de mal à se laisser donner un nom qui n'est pas le sien , qu'à feindre des sentiments qu'on n'a pas.
DORICOUR.
C'est possible ; mais au lieu de nous faire des remon- trances, madame , songez plutôt que j'ai invité monsieur de Boulanville.
8.
ii6 M. DE BOULANVILLE.
MADAME LÉONARD.
Ma foi , monsieur , ce repas est trop triste pour moi ; je n'ai pas le cœur de m'en occuper.
LÉONARD,
Encore madame Léonard ! vous voulez donc faire la fortune du Cheval-Noir! Soyez tranquille, monsieur, je vais donner le coup-d'œil du maître, et vous serez content.
(// sort^ et rentre quelques instants après. ^
MADAME LÉONARD, h part.
Et monsieur Raymond , qui ne revient pas î
DORicouR, relisant la promesse. Cette femme pouvait le mener très-loin avec cette promesse.
HENRIETTE, a pai't.
Pauvres jeunes filles! faites-vous donc dans votre en- fance un portrait flatteur du mari que vous épouserez.
SCÈNE XX.
DORICOUR, HENRIETTE, LÉONARD, Madame LÉONARD, RAYMOND, BERTRAND,
MADAME LÉONARD,
Voici monsieur Bertrand : c'est heureux.
DORICOUR, apercevant Raymond. Ah! ah! encore ce jeune homme!
HENRIETTE.
Que vient-il faire ici?
BERTRAND.
Mademoiselle , c'est le capitaine , le bienfaiteur de mon fils, et c'est un devoir pour moi de vous assurer
ACTE III, SCÈNE XXII. 117
que monsieur Raymond est aussi honnête, aussi obli- geant , aussi bon que monsieur de Boulanville est sour- nois... dur...
DORICOUR.
Eh ! monsieur , vous m'en avez déjà dit assez de mal.
BERTRAND.
Non, je ne vous en ai pas assez dit; sachez...
SCÈNE XXI.
DORICOUR, HENRIETTE, LÉONARD, Madame LÉONARD, RAYMOND, BERTRAND, MA- RIANNE.
MARIANNE.
On m'a dit que monsieur Bertrand venait d'arriver, ( En remettant une lettre à Bertrand. ) C'est une lettre de monsieur de Boulanville, que madame de Verbois m'avait chargée d'envoyer chez vous ; j'ai remis à mon- sieur Duhoussaye celle qui était pour lui , et voilà toutes mes commissions faites.
( Elle sort. )
SCÈNE XXII.
DORICOUR, HENRIETTE, LÉONARD, Madame LÉONARD, RAYMOND, BERTRAND.
MADAME LÉONARD.
Une lettre ! Qu'est-ce que cette lettre ?
BERTRAND.
Encore quelque horreur, quelque nouveau tour de
ii8 M. DE BOULANVILLE.
sa façon. Cet homme-là me poursuivra jusqu'au tom- beau. Vous permettez. {^11 décachette la lettrée, ) « Mon « cher Bertrand,» (^S' interrompant^ — Ah! oui, je lui suis bien cher, en effet. {^Reprenant la lecture de la lettre?) «J'ai reconnu la justice de vos droits.» (5V;2/er- rompant. ) Oh ! oh ! c'est un autre style que celui au- quel je m'attendais. {^Reprenant sa lecture.) « N'ayant « signé qu'un compromis avec Duhoussaye, je peux « revenir sur mes pas ; je vous rends ma ferme , et je « vous prie de continuer à la faire valoir avec l'intelli- « gence , la capacité et la probité que vous avez mon- te trées déjà dans l'exploitation. » (^ Apres avoir lu.) Il me rend ma ferme , il reconnaît la justice de mes droits ; il avoue qu'il a eu tort. J'ai peut-être eu tort aussi , moi , de vous en dire tant de mal.
MADAME LÉONARD.
Allons , le voilà qui va en faire l'éloge.
BERTRAÎfD.
Certes ; je suis loin de démentir tout le bien que je vous ai dit du capitaine Raymond ; mais puisque mon- sieur de Boulanville reconnaît ses torts, c'est un sou- lagement pour moi de lui rendre mon estime.
DORICOUR.
Ah! ah!
SCÈNE XXIIl.
DORICOUR, HENRIETTE, LÉONARD, Madame LÉONARD, RAYMOND, BERTRAND, DU- HOUSSAYE.
DUHOUSSAYE , la lettre de Boulanville a la main. Je suis ftirieux ; comptez donc sur les promesses des
ACTE III, SCENE XXIV. 119
gens. i^A Doricour.) Monsieur, oubliez tout le bien que j'ai pu vous dire de monsieur de Boulanville.
DORICOUR.
A l'autre, à présent.
DUHOUSSAYE.
C'est un homme sans foi, sans procédés, sans hon- neur. Me retirer sa parole ! Le pauvre sot se sera laissé abuser par quelque intrigapt.
RERTRAND.
Qu'appelez-vous intrigant ? dites plutôt qu'il y avait une intrigue ourdie pour me faire tort, en abusant ce bon monsieur de Boulanville. *
LÉONARD,
Fort bien : ils vont se disputer.
SCÈNE XXIV.
DORICOUR, HENRIETTE, LÉONARD, Madame LÉONx^RD, RAYMOND, BERTRAND, DU- HOUSSAYE, BOULAN^TLLE.
BOULANVILLE.
Je n'ai pas été long-temps. Ah! quand l'amour vous donne des ailes... Ma chasse et ma pêche vont arriver, et voici mes papiers. [Apercevant Bertrand^ C'est toi, père Bertrand? eh bien! tu es content de moi, n'est-ce pas? i^A Do7icouî\) Mon acte de naissance. (^Aper- cevant Diihoussaye.^ Je suis bien fâché, mon cher Duhoussaye , mais je vous dédommagerai... Je vous ren- drai votre pot-de-vin. [A Doricour.) L'extrait mor- tuaire de mon père. {Apercevant Raymond.) Ah ! jeune homme, vous voyez, il faut prendre votre parti; j'aime^ je suis aimé.
I20 M. DE BOULANVILLE.
RAYMOND.
Eh ! monsieur , je n'ai que faire de vos conseils. (// se retire au fond du théâtre. )
BERTRAND.
Si je suis content de vous, mon cher monsieur? en- chanté , voilà le mot.
DUHOUSSAYE.
Ce serait encore mieux,, si vous gardiez l'argent.
DORicouR, a Bertrand. Ainsi, l'honnête homme que vous me vantez?...
BERTRAND, monti^aut Boulanville. C'est monsieur,
DORICOUR.
Quoi! le même dont vous m'avez dit tant de mal?
BERTRAND.
J'étais aveuglé par la colère.
DORICOUR, a Duhoussaye. Le méchant dont vous vous plaignez avec tant d'a- mertume?...
DUHOUSSAYE, montrant Boulanville. C'est monsieur.
DORICOUR.
Quoi ! le même dont vous m'avez dit tant de bien ?
DUHOUSSAYE.
Je me trompais.
DORICOUR.
Avec quelle franchise et quelle abondance de cœur ils se démentent eux-mêmes !
BERTRAND, Cl Duhoussaye. C'est à votre tour à enrager , mon petit monsieur.
DUHOUSSAYE.
Vous ne tenez rien encore; je plaiderai.
ACTE III, SCENE XXIV. 121
RAYBIOWD.
Eh! messieurs, tout peut facilement s'arranger entre vous ; la ferme de Montigny que j'avais promise à Ber- trand, je la donne à monsieur, sans épingles, sans pot-de-vin.
BOULAWVILLE.
Eh bien ! tout est arrangé.
DUHOUSSAYE.
La ferme de Montigny ! joli morceau : voilà un hon- nête homme.
DORICOUR.
C'est vrai.
LÉONARD.
Vous l'entendez , il fait du bien à tout le monde , tout le monde vous en dit du bien; tandis que les mêmes hommes tour à tour exaltent et humilient mon- sieur de Boulanville. C'est une bascule ; quand l'un hausse, l'autre baisse. Vous êtes tous d'accord; je vais vous le prouver. Monsieur de Boulanville, convenez que si mademoiselle n'avait pas de dot , vous en seriez bien moins amoureux; et que vous vous consoleriez facilement de ne pas l'épouser, si monsieur Doricour vous rendait la fortune de votre oncle le mauvais sujet.
BOULANVILLE;
Monsieur, voilà une question....
DORICOUR.
Répondez.
BOULANVILLE.
C'est difficile , parce que , lorsqu'il s'élève un combat dans le cœur....
DORICOUR.
Je vous devine, vous renonceriez à ma fille.
Î22 M. DE BOULANVILLE.
LÉONARD.
Et VOUS, monsieur Raymond, n'est-ce pas que c'est de mademoiselle , et non de sa dot , que vous êtes épris , et que, sa fortune fût-elle réduite à rien, vous vous croiriez encore heureux de l'épouser ?
RAYMOND.
Oui, sans doute.
DORICOUR.
C'est fort bien ; mais....
LÉONARD.
Et vous , monsieur Doricour , n'est-il pas vrai que , s'il vous était démontré que le mariage de mademoi- selle avec monsieur exposât son bonheur, vous feriez volontiers le sacrifice de la fortune dont vous êtes lé- gataire ?
DORICOUR.
Moi!
HENRIETTE.
Oui, mon père m'aime trop pour hésiter.
DORICOUR.
Ma foi oui , j'en ferais le sacrifice; je ne veux pas être moins généreux que ma fille.
BOULANVILLE.
Vrai? vous m'abandonneriez la fortune! {^A Ray- mond.^ Soyez heureux, jeune homme. [A Doricour^ Rendez-moi ma promesse, je retourne à madame de Verbois.
MADAME LÉONARD, vwement , allant embrasser son mari.
Il est charmant , mon cher mari ; il faut que je l'em- brasse.
LÉONARD, à sa femme.
Me reprocheras-tu encore de ne pas me mêler assez
ACTE III, SCENE XXIV. laS
des affaires de mes amis ? l'important est de savoir s'en mêler à propos. Eh bien ! en êtes-vous tous convaincus? Il y a peu ou point de réputation unanime. Parce que vous avez à vous louer d'un homme , ne le traitez pas de héros ; c'est pousser trop loin la reconnaissance : parce que vous avez à vous en plaindre , ne le traitez pas de scélérat ; c'est pousser trop loin la rancune.
DORICOUR.
Voilà qui est prouvé.
FIN DU TROISIEME ET DERNIER ACTE,
LES
DEUX PHILIBERT
COMÉDIE EN TROIS ACTES ET EN PROSE,
Représentée pour la première fois ie lo août 1816.
PRÉFACE.
J E venais d'essayer de composer une comédie sur un homme à qui l'on fait une double réputation et qui n'en mérite aucune des deux : je pensai qu'il pourrait être comique de présenter un homme à qui l'on croit les qualités d'un autre, qu'on est tout étonné de trouver fort différent du portrait que Ion s'en était fait , de la ré- putation qu'on lui attribuait , et je fis les Deux Philibert.
Pour cette fois je ne me trompai point; la pièce est comptée au nombre de mes bonnes comédies. EUe obtint le plus grand succès. J'en fus d'autant plus content que le pubUc commençait à ne me plus gâter. Il était déjà devenu aussi sévère pour les ouvrages que je lui offrais, qu'il s'était montré indulgent pour mes premiers essais.
Les premières scènes sont peut-être un peu embar- rassées ; mais m'étant décidé à faire passer le premier acte dans une rue , je crois avoir réussi à choquer le moins possible la vraisemblance. Il se peut à la rigueur que les choses se passent ainsi dans une rue isolée.
C'est un peu la manière des opéras comiques de Sé- daine, et je ne dis pas cela comme un reproche que je me fais. L'intervention du traiteur de l'allée des \euves qui Aâent demander à Philibert l'homme de mérite le prix du repas servi à Philibert le mauvais sujet , me pa- raît une exposition heureuse et comique.
Un critique me reprocha d avoir montré un homme raisonnable comme M. Buparc, se choisissant un gendre
128 PREFACE.
sur la parole d'un maître de musique. Mon ancien no- taire n'en agit pas ainsi. Il me paraît tout naturel que , désirant marier sa fille, il demande à Clairville, qui est fort répandu dans le monde, s'il ne connaîtrait pas quel- que jeune homme qui convînt à sa fille , tout en se re- servant de bien prendre ensuite ses informations. Le lecteur aura sans doute rencontré comme moi de bons pères de famille, qui, dans l'inquiétude de bien marier leur enfant, disaient volontiers à tout venant: «Trou- « vez-moi donc un mari pour ma fille. »
Un autre critique prétendit que j'aurais du donner plus de développement au rôle de l'homme de mérite. On m'avait déjà fait un reproche à peu près semblable pour les Marionnettes. On aurait voulu que , dans cette dernière pièce, je développasse le personnage du riche ruiné autant que celui du pauvre enrichi. Je crois les deux observations mal fondées. Une des premières rè- gles, selon moi, de lart dramatique, est de tout subor- donner à un principal personnage. Tous les autres rôles doivent se grouper autour de lui , soit comme rôles d'opposition , soit comme rôles servant à développer le caractère de ce principal personnage. Dans les Marion- nettes, c'est l'enivrement de Marcelin que j'ai dû pein- dre; il me suffit d'avoir indiqué que Dorvilé est ruiné. Dans les Deux Philibert, c'est Philibert le mauvais sujet dont je dois développer le caractère ; il me suffit d'indi- quer que son frère est un homme de mérite.
La fin du premier acte et tout le second, me parais- sent comiques et renfermant des détails de mœurs assez vrais. Il y a un rôle presque épisodique qui fait rire : c'est celui du cousin Pastoureau. Franchement, je n'en
PREFACE.
129
attendais pas autant d'effet , il me semblait un peu chargé.
Le troisième acte n'est pas le plus fort, et c'est celui qui réussit le plus à la représentation. Je crois y avoir employé un moyen de succès qui n'est pas à dédaigner. C'est plutôt une suite de tableaux qu'une suite de scènes, Philibert aîné et son valet arrivant tout essoufflés et en désordre , s'asseyant sur des bancs de pierre , sonnant à la grille de la maison de Duparc ; Philibert cadet au balcon du café, tantôt aiguisant sa queue de billard, tantôt buvant un petit verre de liqueur, puis rajustant la toilette de son frère, et de retour au balcon du café s'accusant lui-même : tout cela, je crois, devait plaire dans un temps où le public préfère l'action aux déve- loppements.
Mais la principale cause du succès , c'est que , tout en riant de mon mauvais sujet, on s'intéresse à lui, et qu'au milieu de son libertinage, il est ce qu'on est convenu d'appeler un bon enfant. C'est un grand bonheur pour l'auteur comique d'avoir à peindre un ridicule qui ne retire pas au personnage l'affection du spectateur. Ce bon- heur m'était arrivé déjà dans M. Musard.
Il y a d'ailleurs dans la pièce un fond de vérité qui dut frapper beaucoup de monde. Il est peu de familles qui n'ait son mauvais sujet. On le gronde, on l'aime; on le repousse, on l'accueille; on se plaint de ses fi^e- daines, on en rit; on jure qu'on ne fera plus rien pour lui, et l'on finit toujours par venir à son aide.
Tome VII.
PERSONNAGES.
PHILIBERT aîné.
PHILIBERT cadet.
DUPARC , ancien notaire.
CLAIRVILLE, maître de musique.
PAiSTOUREAU , cousin de Duparc.
JOSEPH , valet de Duparc.
COMTOIS , valet de Philibert aîné.
LE POPiTIER de la maison de M. Duparc.
Un TRAITEUR.
Madame DERVIGNY , belle-mère de Duparc.
SOPHIE, fille de Duparc.
MARIANNE, servante de Duparc, femme de Joseph.
Le prerniei' acte sje passe à Paris, les deux autres à la campagne.
LES
DEUX PHILIBERT.
ACTE PREMIER.
Le théâtre représente une rue solitaire dans le quartier des Invalides. D'un côté , la maison de Duparc ; de l'autre , celle où demeure Philibert aîné. On voit au fond les boulevards.
SCENE I.
PHILIBERT aîné, le PORTIER.
PHILIBERT AINE, sovtant de chez lui.
En qualité de voisin , il est tout naturel que je fasse une visite à son père.
LE PORTIER, qui ochevait de balayer le devant de la porte , voyant Philibert qui s'approche de la maison de Duparc. Où allez-vous donc, monsieur? voilà le portier. Qui demandez-vous ?
PHILIBERT aîné.
Monsieur Duparc.
LE PORTIER, riant. Eh ! mais monsieur , il n'y a que moi d'éveillé dans toute la maison.
9-
3 32 LES DEUX PHILIBERT.
PHILIBERT AINE, tirant S a montre. Pas encore sept heures. [A part ^ Je n'ai pas dormi de la nuit. J'étais si content de loger tout près d'elle! LE PORTIER, toujours riant. Il faut être amoureux , ou avoir des affaires bien pressantes, pour venir de si bonne heure chez les gens. Si monsieur veut attendre, en se promenant sur le boulevard des Invalides....
PHILIBERT aîné.
Mon ami, dites, je vous prie, à monsieur Duparc, que la personne qui a loué le petit appartement de la maison en face de la sienne, est venue pour avoir l'honneur de le saluer, ainsi que sa belle -mère et sa fille.
LE PORTIER,
Ah! c'est monsieur qui a loué cet appartement?
C'est singulier.... On le dit petit, incommode et cher, et il a été loué tout de suite. Moi , qui vois tout ce qui se passe dans le quartier, à peine ai-je eu le temps de remarquer l'écriteau.
PHILIBERT aîné.
Vous souviendrez -vous de mon nom? Philibert. Mais, si vous permettez, je vais m'écrire.
LE PORTIER.
Oui, c'est plus honnête et plus siir. J'ai bonne mé- moire, mais je pourrais oublier Je vais vous ouvrir
ma loge ; vous y trouverez ce qu'on chei-che en vain chez la plupart de mes collègues , du papier propre et de bonnes plumes.
( // entre dans la maison de Duparc avec Phili- bert aîné.)
ACTE I, SCÈNE 11. i33
SCÈNE IL
SOPHIE, MARIANNE, PHILIBERT aîné.
{^Pendant la scène précédente , on a vu Marianne tirer les i^ideaux et ouvrir une fenêtre de la maison de Duparc. )
MARIANNE, o. la fenêtre. Pas un seul nuage. Mon mari qui me soutenait hier qu'il pleuvrait aujourd'hui. Mademoiselle, venez donc voir : nous aurons un temps superbe. SOPHIE, a sa fenêtre. Tant mieux.
MARIANNE.
Monsieur sera bien content. Comme c'eût été con- trariant, si nous avions eu mauvais temps, un jour oii il reçoit tant de monde à la campagne, oii il donne un bal pour la fête du village !
SOPHIE, voyant Philibert aîné qui sort de la maison de Duparc, et se retirant précipitamment de la fenêtre. Ah ! mon Dieu !
MARIANNE.
Eh ! quoi donc , mademoiselle ?
SOPHIE.
C'est le soleil qui m'a éblouie. ( Voyant que Phili- bert aîné ne regarde pas du coté de la fenêtre. ) Mais je m'y accoutume. N'est-ce pas ma bonne maman qui te sonne?
i34 LES DEUX PHILIBERT.
M ARI A]VNE.
J'y suis. Quel bonheur! Nous danserons dans le jardin.
{^Elle quitte la fenêtre.^ SOPHIE, toujours .a la fenêtre. C'est encore lui. C'est le jeune homme que , depuis un mois, je rencontre par-tout. Il sort de notre mai- son. Que veut dire ceci ? Eh bien ! il entre dans la maison en face de la nôtre. Est-ce que ce serait lui qui aurait loué cet appartement?.... Pour le coup, ce serait bien une preuve... Quel est-il? que me veut-il? {Philibert aîné reparaît^ Il revient ; je n'oserai plus ouvrir cette fenêtre. ( Elle quitte la fenêtre et la feiine. )
SCÈNE III.
PHILIBERT AINE, COMTOIS.
PHILIBERT AINE, appelant. Comtois !
COMTOIS, entrant en scène. Me voilà , monsieur.
PHILIBERT aîné.
Eh bien ! mes livres , mes gravures ?
COMTOIS.
Eh ! mais , monsieur , vous vous pressez , vous me pressez, et tout cela pour nous établir dans un quartier perdu, entre les Invalides et la rue de Babylone.
PHILIBERT aîné.
Ah! mon ami, mon cher Comtois, c'est le plus beau quartier de Paris pour moi.
ACTE I, SCENE III. i35
COMTOIS.
Je sais. {^Montrant la maison de Diiparc.) C'est là que demeure la jeune personne qui depuis un mois vous tourne la tête. Aussi votre déménagement a été si prompt , qu'on eût dit d'un homme qui craint une saisie de créanciers ; et , grâce au ciel , nous marchons tête levée, nous ne devons rien. Mais, monsieur, mon attachement pour vous , et la confiance dont vous m'honorez , m'autorisent à vous parler librement. Si , comme vous me l'avez dit, cette jeune Sophie est jolie, riche , d'une famille estimable et estimée , pourquoi n'en pas faire la demande ?
PHILIBERT aîné.
Je n'ose.... Paraîtrai-je à ses parents un parti assez avantageux ?
COMTOIS,
Allons donc ; un jeune homme aimable , instruit , bien fait, attaché au ministère des affaires étrangères , ayant déjà été honoré d'une mission dans le Levant, jouissant d'une excellente réputation , et la méritant, ce qui est plus rare! Rendez-vous justice, mon cher maître ; quelle différence entre vous et monsieur votre frère, le mauvais sujet!
PHILIBERT aîné.
Comtois, je vous ai déjà défendu de mal parler de mon frère.
COMTOIS.
Ma foi , monsieur, je lui donne le nom qu'il se donne lui-même dans ses moments de franchise.
i36 LES DEUX PHILIBERT.
SCÈNE IV.
PHILIBERT aîné, COMTOIS, im TRAITEUR.
LE TRAITEUR.
Pourvu qu'il y ait un numéro neuf dans cette rue.
Le voilà. (^11 s'approche de la maison de Philibert.^
Ah ! ma femme , cela tombe-t-il sous le sens ? faire
crédit à un inconnu, ne pas exiger de gage! Oh! elle
est compatissante pour les jeunes gens.
COMTOIS, au moment oii le traîtew^ va frapper a
la porte.
Monsieur demande quelqu'un dans cette maison?
LE TRAITEUR.
Oui : monsieur Philibert.
PHILIBERT AINE.
C'est moi.
LE TRAITEUR.
Ah! Dieu merci, je tremblais qu'on ne m'eût fait un mensonge. {A PhUibert aîné.^ Parbleu, monsieur, puisque vous déménagiez, il me semble que vous au- riez aussi bien fait de donner à ma femme votre nou- velle adresse , sans me faire courir à cette rue des Trois-Frères , où l'on m'a dit que vous demeuriez ici.
PHILIBERT aîné.
Enfin, monsieur, que me voulez- vous?
LE TRAITEUR.
Pardon , si je vous dérange. Comme c'est aujourd'hui mon jour de recouvrements....
COMTOIS.
Comment, votre jour de recouvrements?
ACTE I, SCENE lY. iSy
LE TRAITEUR.
Je suis un des traiteurs de l'allée des Veuves, aux Champs-Elysées. C'est pour ce petit repas que mon- sieur est venu faire hier au soir chez moi , et dont il a été si content.
PHILIRERT AIjyÉ.
Moij monsieur, j'ai soupe chez vous hier au soir!
LE TRAITEUR.
Oui, monsieur, avec deux dames et un de vos amis.
COMTOIS.
Qu'est-ce que vous dites?
LE TRAITEUR.
Je dis, que par malheur j'étais absent, mais que je suis rentré un moment après le départ de monsieur et de sa compagnie , et que ma femme m'a raconté tout ce qui s'était passé.
COMTOIS.
Allez, allez, l'ami, mon maître ne soupe pas chez/ les traiteurs.
LE TRAITEUR.
Plaît-il ?
COMTOIS.
Et il n'a pas de connaissances parmi les dames qui vont souper à l'allée des Veuves.
LE TRAITEUR.
Eh ! parbleu ! voici votre carte.
COMTOIS.
Vous rêvez
LE TRAITEUR.
Et votre adresse de la rue des Ïrois-Frères , écrite au bas, de votre main.
i38 LES DEUX PHILIBERT.
PHILIBERT KiifiÈ, prenant le billet que lui pré- sente le traiteur. Mon adresse !
LE TRAITEUR.
Nierez-vous votre écriture?
PHILIBERT aîné.
Ah! mon Dieu! c'est de la main de mon frère.
COMTOIS.
Là ! encore un de ses tours.
LE TRAITEUR.
Eh bien ! messieurs ?
COMTOIS.
Eh bien , mon cher ami : tâchez de trouver celui qui a écrit cette adresse. Ce n'est pas mon maître.
LE TRAITEUR.
Là ! encore un repas de perdu.
COMTOIS.
Sachez qu'il y a deux Philibert; monsieur, qu'on appelle l'homme de mérite, et son frère, connu sous le nom du mauvais sujet.
PHILIBERT AÎNÉ.
Tais-toi donc.
COMTOIS.
Laissez donc , monsieur ; il faut bien dire la vérité. Je ne m'étonne pas que le frère de monsieur ait été souper chez vous avec des amis et des dames. Dieu sait quelles dames ! Je ne m'étonne pas qu'il ait donné notre adresse; mais j'espère que monsieur se lassera de payer ses créanciers, et qu'il va commencer par vous.
LE TRAITEUR.
Permettez; que monsieur cesse de payer les detteb
âCïE I, SCENE IV. 1^9
de son frère , il fera fort bien ; mais après avoir ac- quitté le petit souper d'hier. C'est une bagatelle. En- core celle-là , monsieur. Vous êtes trop juste , trop bon
frère D'ailleurs, je ne connais que monsieur; c'est
l'adresse de monsieur qu'on a donnée à ma femme ; monsieur se nomme Philibert. C'est donc monsieur que j'attaque , en lui laissant , bien entendu , son re- cours contre son frère.
COMTOIS.
Nous ne vous craignons pas, et nous ne vous paie- rons pas.
LE TRAITEUR.
C'est ce qu'il faudra voir.
PHILIBERT aîné.
Allons, pour mon entrée dans mon nouveau loge- ment , du bruit , un scandale. Finissons. C'est cin- quante-trois francs qui vous sont dus.
COMTOIS.
Eh quoi! vous voudriez encore?....
PHILIBET aîné.
Paix. En voilà cinquante-cinq.
COMTOIS.
C'est bien dur. Payer un souper qu'on n'a pas mangé !
LE TRAITEUR.
Monsieur laisse , sans doute , le reste pour les gar- çons ?
b
PHILIBERT AINE.
Soit.
COMTOIS.
Et les garçons encore !
LE TRAITEUR.
Mille pardons , monsieur , de ma vivacité ; mais il y
i4o LES DEUX PHILIBERT.
a tant de pertes dans notre état. Nous sommes des jeunes gens qui commençons.
COMTOIS.
Il suffit; vous êtes payé.
LE TRAITEUR.
C'est vrai ; mais convenez que ma femme n'en a pas moins fait une sottise , parce que n'ayant pas l'honneur de connaître monsieur votre frère.... Mon dieu! qu'on est heureux de rencontrer de temps en temps des hon- nêtes gens comme monsieur!
(// sort.)
SCÈNE V.
PHILIBERT aîné, COMTOIS.
COMTOIS.
Courage, monsieur; donnez -vous de la peine pour faire fortune. Il n'y a pas de raison pour que jamais vous soyez riche , puisqu'à mesure que vous gagnez de l'argent, monsieur votre frère le dépense.
PHILIBERT aîné.
]Ve me gronde pas ; c'est mon frère ; il a eu des mal- heurs : et c'eût été hien m'annoncer dans ce quartier que de passer pour ne pas payer mes dettes.
COMTOIS.
Je conçois ; faiblesse pour lui ; considération pour vous-même. Ah! monsieur, vous êtes trop bon, et monsieur votre frère en abuse. Lui malheureux! je ne vois pas cela. Il ne sait que rire, boire et se divertir. Dès qu'il a un peu d'argent , il brûle le pavé de Paris en cabriolet élégant, recherché dans sa parure, don-
ACTE I, SCENE V. i4r
nant tles fêtes, faisant des cadeaux, et vous envoyant à vous-même des bijoux, des livres et des bourriches.
PHILIBERT aîné.
Eh bien ! c'est bonté , c'est reconnaissance.
COMTOIS.
Point du tout: c'est vanité, c'est foUe; moi je l'ai toujours cru un peu timbré. Deux jours après, ne le voyons -nous pas revenir à nous à pied, se plaignant des hommes et du sort, et le porte - feuille rempli de reconnaissances du Mont-de-Piété?
PHILIBERT AINE.
Comtois, vous allez trop loin.
COMTOIS.
Non , monsieur; dussiez-vous me chasser, il faut que je me soulage. Après la mort de madame votre mère, n'est - ce pas lui qui a bouleversé et vendu à bas prix sa maison de commerce? Et toutes les places que vous lui avez obtenues par votre crédit , dans les vivres , au greffe du palais, dans les contributions, au ministère même oii vous êtes employé, et qu'il a perdues par sa faute, après un ou deux mois d'exercice! Enfin, mon- sieur , les choses en sont venues à un tel point , que vous n'osez plus avouer aux personnes qui ne le connais- sent pas que vous avez un frère , que vous n'osez plus rien solliciter pour lui, et que vous aimez mieux lui faire une pension que de vous exposer à vous brouil- ler avec les gens à qui vous le recommanderiez.
PHILIBERT aîné.
Oui , il est vif et fougueux dans ses passions. Par- lons de mon amour pour Sophie. Crois - tu qu'il soit temps de me présenter de nouveau chez son père? Je
i42 LES DEUX PHILIBERT.
n'ose J'hésite Il est si fâcheux d'être obhgé de
s'annoncer soi-même !
{Ici on entend Claùville chanter dans la coulisse.)
Mais on. revient toujours A ses premiers amours.
PHILIBERT AINE, regardant du coté ou Von entend chanter. Eh! mais cette voix.... Je ne me trompe pas; c'est Clairville , le maître de musique. Aurait-il des écoliers dans ce quartier ?
COMTOIS.
Vous avez de l'amitié pour monsieur Clairville. Je parierais que vous n'avez pas osé lui parler de mon- sieur votre frère.
PHILIBERT AINE.
C'est vrai; laisse-moi avec lui.
COMTOIS.
Il n'y aura bientôt plus que ses créanciers qui sau- ront que vous êtes deux frères.
( // sort. )
SCÈNE VI. ^
PHILIBERT aîné, CLAIRVILLE. CLAIRVILLE, entre en chantant.
Te, bien aimer , ô ma chère Zélie !
Eh! c'est vous, monsieur Philibert? Par quel hasard de si bonne heure dans ce quartier?
PHILIBERT aîné.
Je loge là d'hier soir.
CLAIRVILLE.
Je m'en félicite ; si vous le permettez , nous pour-
ACTE I, SCENE VI. i43
rons faire une connaissance plus intime. {Montrant la maison de Duparc.) Je viens tous les deux jours chez votre voisin.
PHILIBERT AIIVÉ.
Monsieur Duparc !
CL AIRVÎLLE.
Sa fille est une de mes écolières.
PHILIBERT A.INÉ.
Sa fille!
CLAIRVILLE.
Une de mes meilleures écolières. J'avais été le pro- fesseur de sa mère avant qu'elle fût mariée, et madame Dervigny sa grand'mère a bien voulu se souvenir de moi. Cela ne me rajeunit pas, comme vous voyez; mais c'est une preuve d'estime qui m'honore et me flatte infiniment. La jeune personne a moins de voix, mais plus de goût que sa mère. Oh! les Italiens ont bien perfectionné la méthode. [Il fredonne.)
...Pietà... pietà... PHILIBERT aîné.
Et vous venez donner votre leçon ?
CLAIRVILLE.
Non pas aujourd'hui. Monsieur Duparc m'a fait riionneur de m'inviter à dîner à sa maison de cam- pagne. Je devais partir avec toute la famille , mais j'ai tant d'affaires ! Je viens leur dire que j'irai de mon côté.
PHILIBERT AIWÉ.
Vous allez dîner à la maison de campagne de mon- sieur Duparc. Vous êtes bien heureux !
CLAIRVILLE.
Mais, oui : on y fait bonne chère ; il y a très-bonne société.
i44 LES DEUX PHILIBERT.
PHILIBERT AINE.
Ainsi vous êtes l'ami de la maison ?
CLAIRVILLE.
J'ose me donner ce titre. Par mes faibles talents , je suis Tame des fêtes et des soirées que donne madame Dervigny ; par mon caractère , ma conduite et un cer- tain usage du monde, j'ai mérité sa confiance et celle de son gendre.
PHILIBERT AIIVÉ.
Quel homme est-ce que monsieur Duparc?
CLAIRVILLE.
Un très-honnête homme , qui , après avoir été vingt ans notaire à Paris , a conservé une telle passion pour les affaires , que , dans la crainte de s'ennuyer, il s'est fait l'intendant de deux ou trois de ses anciens clients entre autres du duc de Mircour, un de mes écoliers qui vient d'être nommé ministre. Madame Dervigny aussi bonne femme que son gendre est bon homme se fait remarquer par sa tendresse pour sa petite-fille qu'elle aurait gâtée si cette jeune personne n'eût été douée du plus heureux naturel. Il y a en celle - ci un mélange de naïveté, de raison et d'innocente coquet- terie, qui enchante tous ceux qui la voient. Elle est fort bien.
PHILIBERT aîné.
Oui, c'est bien elle; sans lui avoir jamais parlé, je la reconnais à ce charmant portrait. Ah! mon cher Clairville!
CLAIRVILLE.
Eh bien?
PHILIBERT AINE.
Il y a un mois que , pour la première fois , aux Tui- leries, j'ai vu mademoiselle Duparc; j'avais été frappé
ACTE I, SCÈNE VI. 145
de sa beauté ; mais combien je me sentis ému des soins qu'elle prodiguait à sa bonne grand'mère ! Sans affec- tation, je passai plusieurs fois dans l'allée oii elles étaient assises. Elles se levèrent, je les suivis. La vieille femme s'appuyait sur le bras de la jeune fille. Quel échange de doux regards entre elles deux ! Dans ceux de la grand'mère, c'était.... comme une espèce de re- connaissance. Dans ceux de la jeune fille, c'était de l'affection, du dévouement, une expression angélique de tendresse filiale. Depuis ce temps , je vais m'asseoir à quelque distance d'elle dans les promenades qu'elle fréquente. A l'église, derrière un pilier, j'admire sa douce et sincère piété. Au spectacle, je me place dans la galerie au-dessous de la loge qu'elle occupe- je cherche à saisir quelques mots de son entretien avec son père ou sa bonne maman : je remarque dans ceux qui arrivent jusqu'à moi, de l'esprit, du sens, de la bonté. Je n'ose me flatter d'en avoir été remarqué- mais pas un jour ne s'est passé sans que j'eusse le bon- heur de la voir.
CLAIRVILLE.
C'est fort intéressant. Il ne faut plus vous demander pourquoi , depuis quelque temps , on vous voit si rare- ment chez monsieur Forlis.
PHILIBERT aîné.
Mademoiselle Forhs est aimable et bonne; je suis touché de l'amitié que son père me témoigne; mais outre que je ne suis pas assez fat pour croire que l'on songe à moi, c'en est fait, je ne puis aimer que la fille de monsieur Duparc. Mon cher Clairville, puis- je compter sur vous?
CLAIRVILLE.
Compter sur moi! Ecoutez, monsieur Philibert Tome FIT. lO
i46 LES DEUX PHILIBERT.
voilà vingt ans que je fais métier de donner des leçons de musique; oui, vingt ans. Car je commençai immé- diatement après la chute de mon opéra, lequel fut donné un an juste après que j'eus remporté le grand prix de composition musicale.
PHILIBERT aîné.
Au fait de grâce.
CLAIRVILLE.
Je fais fort bien mes affaires. Outre les leçons par- ticulières, j'ai deux collèges et trois pensionnats de jeunes personnes. Or, à quoi dois-je mes succès? à mon talent d'abord; quand on a formé presque tous les premiers sujets des théâtres lyriques de Paris et des départements.... ; mais c'est à la régularité de mes mœurs que je dois l'amitié des parents, l'estime des instituteurs , le respect et la reconnaissance des élèves. Je ne prétends pas avoir été plus qu'un autre à l'abri de tendres erreurs ; j'ai même eu quelques bonnes for- tunes assez remarquables; mais jamais parmi mes éco- lières. Je n'ai fait la cour qu'à une seule, que j'ai épousée , et qui depuis quinze ans fait mon bonheur. Aussi j'ai la jouissance de voir qu'on vante mes prin- cipes de morale presque autant que mes principes de chant et de mélodie.
PHILIBERT AINE.
Je le sais; mais....
CLAIRVILLE.
Ce n'est pas tout. Bien loin de consentir à me mêler d'aucune intrigue , je me suis fait une loi de ne rece- voir aucune confidence d'amour , même quand les vues sont honnêtes, et je me reproche presque d'avoir en- tendu la vôtre. On se plaît tant à médire sur le compte des artistes! Ainsi, mon cher monsieur, je
ACTE î, SCENE VI. 147
vous aime de tout mon cœur. Je crois que mademoi- selle Duparc serait très -heureuse avec vous. Je désire vivement que vous obteniez sa main ; mais ne comptez pas sur moi.
PHILIBERT AINE.
Je ne vous demande qu'une faveur; c'est de me pré- senter à monsieur Duparc comme un de vos amis qui voudrait profiter du voisinage pour se lier avec lui.
CLAIRVILLE.
Comme un de mes amis!
PHILIBERT aîné.
Vous ne mentirez pas.
CLAIRVILLE.
C'est beaucoup d'honneur que vous me faites
Mais pourquoi m'avez - vous avoué que vous aimiez sa fille? Cela va me gêner,... Cependant j'y réfléchirai.... Et demain....
PHILIBERT AIJVÉ.
Pourquoi pas tout de suite?
CLAIRVILLE.
Non. Je connais le bon monsieur Duparc; il est pressé d'aller à la campagne : toute visite qui retarde- rait son départ lui serait importune.
PHILIBERT aîné.
En ce cas , je n'insiste plus. Je cours chez mon pro- priétaire ; j'étais si pressé, que je me suis emparé de l'appartement avant d'avoir signé le bail. Ainsi vous me promettez....
CLAIRVILLE.
Je ne vous promets rien.
PHILIBERT aîné.
Pardonnez - moi , vous promettez de ne pas m'être
10.
i/,8 LES DEUX PHILIBERT.
contraire; et vous ne manquerez pas à la sévérité de vos principes en assurant à monsieur Duparc que sa fille serait avec moi la plus heureuse et la plus aimée des femmes.
( // sort. )
CLAIRVILLE, Seill.
Il est aimable; je le crois honnête et bon, et je re- grette véritablement que mes justes scrupules ne me permettent pas de lui être plus utile.
(// s'approche de la maison de Duparc en fredonnant. )
Je suis Lindor, ma naissance est...
SCÈNE VIL
CLAIRVILLE, DUPARC.
DUPARC, sortant de chez lui. Déjà ici, mon cher Clairville? vous venez prendre ces dames?
CLAIRVILLE.
Je viens les prier de ne pas m'attendra.
DUPARC.
Comment !
CLAIRVILLE.
Oh ! j'irai dîner avec vous ; mais j'arriverai tard , j'ai à courir dans Paris.
DUPARC.
C'est comme moi.
CLAIRVILLE.
Les affaires avant les plaisirs.
DUPARC.
C'est cela, mon cher; les femmes sont bien heu-
ACTE I, SCENE VIL 149
reuses : pendant qu'elles ne songent qu'à se parer et à s'amuser, nous autres, nous travaillons, nous nous in- quiétons de l'avenir pour elles et pour nous.
CLAIRVILLE.
Ce n'est pas vous que l'avenir doit inquiéter.
DUPARC.
Quand votre petite sera en âge d'être mariée, vous saurez ce que c'est que les embarras d'un père de famille.
CLAIRVILLE.
Avec votre fortune et une fille aussi aimable que la vôtre, on peut choisir.
DUPARC.
Tenez, mon cher Clairville, je puis me confier à vous. Vous connaissez mon caractère prompt et impa- tient. Je me suis toujours dit que je marierais ma fille à dix-huit ans , et parce qu'elle en a dix-sept , depuis quelques mois , je me crois déjà en retard. Je me trouve pressé d'ailleurs par une circonstance...; le duc de Mircour , qui vient d'être nommé ministre , m'honore de son amitié. Il vaque en ce moment près de lui une place superbe, et il a eu la bonté de me faire enten- dre, qu'il la donnerait volontiers à celui que je choi- sirais pour mon gendre.
CLAIRVILLE.
Cela fait une belle dot.
DUPARC.
Qui rendra moins exigeant sur celle que je comptais donner ; mais vous sentez qu'il n'y a pas de temps à perdre ; car il faut que la place soit remplie, et si je tarde à proposer un sujet au duc, il en prendra un de la main d'un autre , qui a peut-être aussi une fille à marier. Or, vous savez que ma belle-mère a imagine
i5o LES DEUX PHILIBERT.
de donner des bals à Paris et à la campagne , préten- dant que plus d'une mère avait trouvé de la sorte un mari pour sa fille.
CLAIRVILLE.
Oui, cela se pratique ainsi dans beaucoup d'honnêtes maisons.
DUPARC.
Et cela réussit.
CLAIRVILLE.
Quelquefois.
DUPARC.
Eh bien ! nous venons de passer en revue tous les jeunes gens de notre connaissance, et nous n'en voyons pas un seul qui réunisse toutes les qualités.... Il y a bien notre cousin Pastoureau , que je crois amoureux de Sophie.
CLAIRVILLE.
Le tendre faiseur d'élégies , mon fournisseur de ro- mances, le grand joueur de boston et de billard.
DUPARC.
Il a quelque fortune , il est avocat , il plaide peu ; mais ma belle-mère veut une inclination réciproque , et moi-même, si je pouvais trouver mieux.... Parbleu! mon ami, vous qui donnez des leçons aux jeunes gens des meilleures familles , vous devriez bien me chercher mon affaire parmi vos écoliers.
CLAIRVILLE.
Moi!
DUPARC.
Oui, VOUS. Il faut au duc un homme actif, intelli- gent, instruit; il faut à ma fille un jeune homme ai- mable, sensible. Moi, je veux un gendre d'une humeur
ACTE I, SCENE VIIL i5i
égale, facile. De la probité, de bonnes mœurs, cela va sans dire. Trouvez-nous cela, mon cher ami : je donne au jeune homme une fortune assez considérable après moi , et dès à présent une belle place et une jo- lie femme. Cela n'est pas à dédaigner?
CLAIRVILLE.
Non vraiment; et quoiqu'un homme, tel qu'il le faut à vous, au duc et à votre fille, ne soit pas très-com- mun, par le temps qui court, je croirais assez que celui dont je viens de recevoir la confidence....
DU PARC.
Vous avez reçu la confidence d'un jeune homme?
CLAIRVILLE.
Oui; mais je ne veux vous en rien dire.
DUPARC.
Pourquoi donc cela ?
CLAIRVILLE.
C'est si délicat ! vous connaissez ma répugnance à me mêler de ces sortes d'affaires.
DUPARC.
Je la connais , je l'approuve et je vous en estime davantage. Mais ici songez que c'est le père de la jeune fille qui vous presse. Tenez, voici ma belle-mère qui va se joindre à moi.
SCÈNE VIIL
CLAIRVILLE, DUPARC, Madame DERVÏGNY.
MADAME DERVÏGNY.
Concevez-vous ma petite-fille qui n'est pas encore prête!
i52 LES DEUX PHILIBERT.
DUPARC.
Il n'y a pas de mal. Clairville ne part pas avec vous ; il viendra de son côté. Mais il me parlait d'une affaire bien importante. Il a reçu tout à l'heure la confidence d'un jeune homme très-convenable pour la place et pour ma fille.
CLAIRVILLE.
C'est-à-dire, que je le crois; mais je n'assure rien.
MADAME DERVIGNT.
En vérité? Qu'est-ce que ce jeune homme? Est-il aimable, de bon ton, bien fait, riche? Ah! que je se- rais contente! Parlez, mon cher Clairville ; mais parlez donc.
CLAIRVILLE.
Eh bien ! il peut avoir vingt-sept à vingt-huit ans.
MADAME DERVIGNY.
Bon ! ni trop vieux ni trop jeune.
CLAIRVILLE.
Il est attaché au ministère des affaires étrangères.
DUPARC.
Donc, il conviendrait à M. le duc.
CLAIRVILLE.
Il a rempli pendant quatre ans des fonctions impor- tantes, dans je ne sais quelle légation.
MADAME DERVIGNY.
Si un jour il était nommé secrétaire d'ambassade.
DUPARC, en riant. Ah ! oui , ambassadeur.
CLAIRVILLE.
Je l'ai connu chez M. Forlis , le banquier ; et vrai- ment il ne tiendrait qu'à lui d'épouser la petite Forhs ; car il plaît beaucoup au père et à la fille.
ACTE ï, SCÈNE VIII. i53
DUPARC.
Diable ! voilà un obstacle.
CLAIRVILLE.
Ne vous effrayez pas ; il est passionnément amou- reux de votre fille.
MADAME DERVIGJVY.
Il est amoureux de ma petite-fille?
CLAIRVILLE.
Sans lui avoir parlé , sans avoir jamais osé lui par- ler. Voilà ce qu'il vient de me confier.
MADAME DERVIGNY,
Il se nomme ?
CLAIRVILLE.
Philibert.
DUPARC.
Philibert ! C'est le nom de la personne qui s'est fait écrire chez moi de si grand matin ; un nouveau voisin , à ce que m'a dit mon portier.
CLAIRVILLE.
Il est venu se loger là tout exprès pour voir plus souvent votre fille.
MADAME DERVIGNY.
Savez- VOUS que voilà une preuve d'amour fort dé- licate ?
DUPARC.
Philibert! J'ai connu un Philibert dans ma jeunesse.
CLAIRVILLE.
Un négociant.
DUPARC.
De Rouen.
CLAIRVILLE,
C'était son père.
i54 LES DEUX PHILIBERT.
DUPARC.
Il y a eu entre lui et moi un échange de services et de bons procédés. J'aimerais fort pour mon gendre le fils d'un ancien ami.
MADAME DERVIGWY.
Puisqu'il vous a fait une visite ce matin , ne serait-il pas de la politesse de la lui rendre ?
DUPARC.
Sans doute.
CLAIRVILLE.
Il n'est pas chez lui.
DUPARC.
Je n'ai pas le temps d'attendre. Je vais mettre une carte à sa porte.
CLAIRVILLE.
Voulez -vous me la donner? Je m'en charge.
DUPARC, remettant la carte a Clair ville. Aurez-vous cette complaisance ?
MADAME DERVIGNY.
Et vous nous répondez de tout ce que vous venez d'avancer sur son compte.
CLAIRVILLE.
Un moment.... Je ne voudrais pas.... (^Comme se décidant. ) Eh bien ! oui. Allons , malgré tous mes scrupules , me voilà lancé dans une négociation de ma- riage. C'est la première fois.... Je me trompe; j'ai été pour quelque chose dans celui de la petite Ernestine Dercour, qui plaide aujourd'hui en séparation; mais ici, j'espère qu'il n'en sera pas de même. Cependant, comme je ne me soucie pas d'avoir toute la responsabi- lité.... Vous connaissez monsieur de Préval, monsieur Derlange ? Interrogez-les, interrogez monsieur Forhs lui-même.
ACTE I, SCÈNE VIII. i55
DUPARC.
Justement, je vais dans le quartier de Forlis. En m'y prenant avec finesse, je saurai si, en effet, il songeait à lui donner sa fille. Et ma foi , si son témoignage et celui des autres s'accordent avec le vôtre, j'aime à mener les affaires brusquement ; c'est le fils d'un ancien ami; je donne un grand bal ce soir à la campagne; nous manquons de danseurs. Pourquoi n'inviterais -je pas ce jeune Philibert?
MADAME DERVIGNY.
Monsieur Clairville pourrait se charger de l'amener.
CLAIRVILLE.
Impossible : mes courses ne me permettront pas de me mettre en route avant quatre heures.
MADAME DERVIGNY.
Pourquoi ne viendrait-il pas avec monsieur Pastou- reau? Il m'a fait dire qu'il avait une place à donner dans son cabriolet.
CLAIRVILLE.
Vous le feriez voyager avec un rival?
MADAME DERVÏGH Y.
Oh! un rival. Je vous assure que monsieur Pastou- reau me paraît encore bien moins ce qu'il nous faut, depuis que vous m'avez parlé de votre aimable jeune homme.
DUPARCI
Convenons de nos faits. {A madame Dejvigny.^) Vous allez partir avec ma fille et Marianne dans la calèche ; moi je prends le cabriolet; je vais chez Forlis; je m'in- forme du jeune homme ; si les réponses sont favorables, je lui écris de chez Forlis même un petit billet d'invi- tation que Joseph vient lui apporter ici , tandis que je
i56 LES DEUX PHILIBERT,
termine mes autres affaires. Le jemie homme part avec le cousin Pastoureau; et l'ami Clairville vient nous joindre le plus tôt qu'il pourra.
MADAME DERVIGIYY.
C'est entendu.
DUPARC.
Chut! Voici ma fille.
MADAME DERVIGNY,
Il ne faut rien dire devant elle.
SCÈNE IX.
CLAIRVILLE, DUP ARC, Madame DERVIGNY , SOPHIE, MARIANNE, JOSEPH.
MADAME DERVIGNY.
Allons donc, mon enfant; comment te trouves-tu en retard , toi qui ordinairement es si prompte ? Nous n'avons pas de temps à perdre. Nous aurons du monde , beaucoup de monde; des personnes qui viennent pour la première fois chez mon gendre.
DUP ARC, a madame Deivignj.
Taisez-vous donc.
MADAME DERVIGNY, Cl DuparC.
Vous avez raison. [Haut.) Oh ! tout cela se réduira peut-être à un convive de plus; un jeune homme, un ami de monsieur Clairville.
DUPARC, à madame Deivigny.
Encore.
SOPHIE.
Un ami de monsieur Clairville!
ACTE I, SCENE IX. iSy
MADAME DERVIGIYY.
Allons , partons , partons. Marianne , Joseph.
SOPHIE, à part. Je ne crois pas m'être trompée ; à travers les rideaux , j'ai vu ce jeune homme causer avec monsieur Clairville. JOSEPH , entrant en scène. Les voitures sont sur le boulevard , au coin de la rue de Varennes.
DUPARC.
C'est bon.
MADAME DERViGNY, appelant.
Marianne !
MARIANNE , entrant en scène chai^gée de paquets.
Eh ! mais , madame , quand il faut fermer toutes les portes , descendre tous les paquets. Voilà vos clefs , votre ombrelle, le carton de dessins et la musique de mademoiselle. [A Joseph?) Toi, porte tout cela dans la calèche.
JOSEPH, prenant les paquets.
Que je te voie encore causer avec le portier.
MARIANNE.
Si je t'avais cru si jaloux, je ne t'aurais pas épousé.
{Joseph sort.^
DUPARC.
Des courses dans Paris, une fête à la campagne, une belle place à donner , une fille à marier ; que d'affaires ! Embrasse -moi, mon enfant. Sans adieu, belle-mère; à tantôt, Clairville.
(// sort.)
MADAMEDERVIGNY, à Sophïe.
Tu fais bien d'emporter tes dessins et ta musique. Je veux que tu brilles , qu'on t'admire. {Bas à Clairville.)
î58 LES DEUX PHILIBERT.
Ah! monsieur Clairville, si le jeune homme ressemble
au portrait que vous en faites, c'est un trésor; mais
convenez que j'ai un ange à lui donner pour femme.
[Haut.^ Allons, viens, ma petite fille. {A Clairville?)
Ne tardez pas ; nous vous attendons avec impatience.
(^Elle sort avec Sophie et Marianne. Philibert
aîné paraît et se retire précipitamment ^ comme
craignant d'être vu y au moment ou madame
Dervignj sort. )
CLAIRVILLE, SCul.
Voilà une affaire qui marche plus vite que je ne croyais : tant mieux.
SCÈNE X.
PHILIBERT AiwÉ, CLAIRVILLE.
PHILIBERT K\^± ^ accourant. Vous venez de causer avec madame Dervigny, je n'ai pas osé me montrer.
CLAIRVILLE.
En deux mots , j'avais refusé de prendre l'initiative ; mais le père l'a prise avec moi. Il me pressait de lui trouver un jeune homme qui fût digne à la fois de sa fille et d'une place majeure dont le duc de Mircour lui permet de disposer. Je lui ai parlé de vous. Il s'est souvenu d'avoir été l'ami de votre père ; il voulait vous rendre votre visite , et voilà sa carte que je me suis chargé de vous remettre.
PHILIBERT aîné, prenant la carte.
Il me rend ma visite !
CLAIRVILLE.
Attendez donc. Il connaît monsieur de Préval, mon-
ACTE I, SCENE X. 169
sieur Derlange , monsieur Forlis, il est allé chez eux; et si, comme je l'espère, ces braves gens lui font votre éloge, vous allez recevoir une invitation cle venir au- jourd'hui même dîner à sa maison de campagne.
PHILIBERT aîné.
Aujourd'hui ! chez son père ! avec elle !
CLAIRVILLE.
Attendez donc ; un de ses cousins viendra vous prendre et vous amènera dans son cabriolet.
PHILIBERT AIWÉ.
J'en mourrai de joie.
CLAIRVILLE.
Une bonne idée. C'est aujourd'hui la fête du village. Il donne un bal; en attendant l'invitation et le cousin, faites des couplets, une romance, une ronde. Si j'ai le temps , j'y adapterai un air de ma composition. A pré- sent que j'ai commencé, je me fais un point d'honneur d'achever. Je vais brusquer toutes mes affaires pour être plutôt avec vous. N'oubliez pas des couplets. De l'esprit, du sentiment, quelques traits de génie, voilà tout ce qu'il faut.
(// soi^t en fredonnant^
PHILIBERT AINE, Seul.
Quel ami précieux que ce bon Clairville ! Quel hon- nête homme que ce monsieur Duparc! Voyons si, en me promenant, je pourrai trouver quelques idées. (// tire des tablettes de sa pochée)
i6o LES DEUX PHILIBERT.
SCÈNE XL
PHILIBERT aîné, PHILIBERT cadet.
PHILIBERT CADET.
Ah ! te voilà donc , mon frère.
PHILIBERT AINE, brusquement. C'est toi , mon frère ; que me veux-tu ?
PHILIBERT CADET.
Comme tu me traites durement! Ce que je te veux? Je viens te faire une querelle.
PHILIBERT aîné.
A moi !
PHILIBERT CADET.
Un sage , un philosophe , déménager sans avertir ijersonne ! C'est bon pour nous autres , aimables vau- riens. Qu'en résulte-t-il? Hier soir, je donne un souper délicat, trop délicat, puisque lorsqu'il s'agit de payer, je me trouve dénué de fonds. J'étais un peu gai, et ma foi j'ai trouvé plaisant de prendre ton nom et ta qualité. Ce matin, par procédé, je veux te prévenir, et il me faut courir jusqu'aux boulevards des Invalides pour te trouver. Heureusement j'ai une affaire qui m'amène dans ce quartier : oui , je viens chercher un homme à qui mon ami Salomon a dû me recommander. Mais vois à quoi tu m'exposes, à quoi tu t'exposes toi-même ; si le traiteur va te chercher à ton ancien domicile?....
PHILIBERT aîné.
On s'y est présenté.
PHILIBERT CADET.
Vois-tu ?
ACTE I, SCENE XI. i6i
PHILIBERT AINE.
On est venu me relancer jusqu'ici.
PHILIBERT CADET.
Déjà?
PHILIBERT AINE;
Et j'ai payé.
PHILIBERT CADET.
Tu as payé ! tu as bien fait. J'en suis enchanté pour ces bonnes gens; car, suivant toute apparence, je les aurais fait attendre. Tu as payé, mon frère! voilà un trait ! j'en pleure d'attendrissement et de reconnaissance. Mais je suis accoutumé à tes belles actions.
PHILIBERT AINE.
N'as-tu pas de honte de mener ainsi une vie d'aven- turier? Sans reproche, ne devrais -je pas être las de venir à ton secours? Tu n'as pas pu rester même au ministère auquel je suis attaché. Tu crois te justifier, en disant que tu as une mauvaise tête et un bon cœur. Belle excuse ! c'est celle de tous les gens qui se con- duisent mal. J'ai une mauvaise tête, donc j'ai un bon cœur. Très-mauvaise conséquence. Oui , tu es bon ; je le sais , moi ; mais ceux qui ne te connaissent que par tes folies , ne sont-ils pas en droit d'en douter ? Que leur importe , d'ailleurs , que tes fautes viennent de méchanceté ou d'étourderie?.... Mais, qu'est-ce que je fais? Ce que je te dis-là, je te l'ai dit cent fois; je devrais être bien guéri de la manie de te prêcher : je me tais.
Philibert cadet.
Non, parle, continue, continue, mon cher frère; tu as raison; je ne suis ton cadet que d'un an; et je pa- rais plus vieux que toi; et combien je me trouve en arrière de ta réputation et de ta fortune ! Cela me fait Tome VIT. I T
i62 LES DEUX PHILIBERT.
honte. Combien de fois ne m'est-il pas arrivé, en me faisant annoncer quelque part, d'entendre qu'on se di- sait : « Monsieur Philibert ; est-ce l'homme de mérite ? « Non , c'est son frère. » — Tu conviendras que c'est fort désagréable. Mais tu ne m'écoutes pas.
PHILIBERT aîné.
Parle, parle toujours, je t'entends de reste. {Philibert aîné se promené^ s'assied sur un banc devant sa porte , écrit sur ses tablettes?)
PHILIBERT CADET.
Veux-tu que je te dise ? tout le mal vient de ce que j'ai été gâté par ma mère, tandis que mon père te fai- sait élever admirablement dans un collège de Paris. Après tout, ces emplois que tu m'avais obtenus, je ne les ai plus : est-ce un si grand malheur ? Je ne veux plus de place. Il me faut une existence libre, active, indépendante. Je veux faire des affaires. Oui, mon ami, des affaires de courtage et de commission, mais en grand , d'une manière vaste et avantageuse à mes concitoyens. J'ai déjà commencé. L'homme que je viens chercher dans cette rue précisément, peut m'être très- utile ; et tiens, chez ce traiteur, hier.... c'était un petit souper de spéculation. Nous avions la maîtresse du commis d'un gros négociant... Cela nous a coûté cher, parce que ces femmes aimables.... c'est gourmand et fort exigeant en fait de bonne chère. Mais j'ai jeté là les fondements d'une affaire.... Tu verras, tu verras. Je ferai fortune, je serai riche, très-riche, et alors.... ah dieu ! il me serait si doux de reconnaître ce que tu as fait pour moi ! Je te dois tant; je te dois tout. Eprouve quelque malheur seulement; j'entends que tu ne t'a- dresses pas à d'autre qu'à moi.
ACTE I, SCENE XL ï63
PHILIBERT AINE.
Je te remercie de ta protection, et je ne manquerai pas de la réclamer en temps et lieu. En attendant, compte toujours sur mes services. Mais je t'en prie, n'en exige pas plus que je n'en peux rendre.
PHILIBERT CADET.
Fi donc ! Pour avancer ma conversion , veux-tu me donner à dîner aujourd'hui? tu me feras de la morale, je te conterai mes projets.
PHILIBERT aîné.
Je ne peux pas.
PHILIBERT CADET.
Ah ! tant pis. Heureux frère ! tu es invité dans quel- que bonne maison, peut-être chez ton ministre. Mais quel secret as-tu donc pour plaire ainsi à tout le monde, pour te mettre sur-le-champ au ton et au goût de chacun? Moi, quand je me trouve avec des gens sen- sés et de mœurs régulières , si je veux prendre leurs manières, je suis gêné; si je veux m'égayer, je sens que je vais trop loin.
PHILIBERT AINE, avec vwacité.
Eh! de grâce, laisse-moi.... Mais je ne veux pas me mettre en colère aujourd'hui. Je ne veux songer qu'au bonheur qui m'arrive.
PHILIBERT CADET.
Vrai ? il t'arrive un bonheur. Que tu le mérites bien ! Mais conte -moi donc...
PHILIBERT aîné.
Allons, tu ne veux pas voir que je suis occupé. C'est moi qui te cède la place. Je rentre chez moi. [A part ^ Aussi-bien, il faut que je change d'habit;.... pour un bal!... Ma toilette m'a toujours fort peu occupé ; mais
1 1 .
i64 LES DEUX PHILIBERT.
clois-je rien négliger pour tâcher de plaire....? J'aurai encore le temps....
(// rentre chez lui en relisant ce qu'il a écrit sur ses tablettes, pendant la scène. ^
PHILIBERT CADET, seul.
Eh bien ! c'est honnête ; il ne m'offre pas seulement de me montrer son nouvel appartement. Je voudrais pourtant bien savoir s'il y a une chambre pour moi , parce que s'il m'arrivait de ne savoir oii aller coucher... Ma foi , un frère peut entrer sans façon chez son frère ,
et en sortant de chez la personne que je vais voir
J'ai là son nom (// tire un papier de sa poche.^ : Mon- sieur Duparc , ancien notaire. Tiens ! mon ami Salo- mon a oublié le numéro... Mais je peux m'informer... Mon Dieu ! que je suis content que mon brave frère soit en train d'être heureux !
SCÈNE XII.
PHILIBERT CADET, JOSEPH.
JOSEPH, un billet h la main. Gomme les maîtres vous font courir !
PHILIBERT CADET.
Ah! mon ami, êtes-vous de ce quartier?
JOSEPH.
Oui, monsieur.
PHILIBERT CADET.
Pourriez-vous m'indiquer la demeure d'un monsieur Duparc, ancien notaire?
JOSEPH.
Vraiment! c'est mon maître.
ACTE I, SCENE XII. i65
PHILIBERT CADET.
Eh bien ! conduisez-moi , annoncez-moi.
JOSEPH.
Il n'y est pas. Il va partir pour la campagne, et il faut que j'aille le rejoindre bien vite à l'entrée du fau- bourg Saint- Antoine. Le nom de monsieur, afin que je lui dise....
PHILIBERT CADET.
Philibert.
JOSEPH.
Philibert ! Vous seriez monsieur Philibert? Eh bien ! monsieur, c'est à vous que j'ai affaire. Voilà un billet que monsieur m'a chargé de vous remettre.
PHILIBERT CADET.
Un billet ! pour moi !
JOSEPH, remettant le billet a Philibert cadet. Eh! oui, pour vous. Le voilà.
PHILIBERT CADET, prenant le billet. Pour moi ! Je vois ce que c'est. Mon ami Salomon lui aura si bien parlé de moi.... et sachant qu'aujour- d'hui même je devais me présenter chez lui... Le billet est tout ouvert, sans adresse....
JOSEPH.
Monsieur était si pressé.... Lisez.
PHILIBERT CADET.
Lisons. (// lit.^ « Monsieur Duparc prie monsieur ce Philibert de lui faire l'honneur de venir dîner au-. « jourd'hui à sa maison de campagne. » C'est fort hon- nête.
JOSEPH.
De plus , monsieur m'a chargé de vous dire , que son cousin , monsieur Pastoureau , allait venir vous prendre et vous donner une place dans son cabrioleto
i66 LES DEUX PHILIBERT.
PHILIBERT CADET.
Une place dans le cabriolet d'un cousin ! c'est encore plus honnête.
JOSEPH.
Eh! tenez, le voilà monsieur Pastoureau. J'avais averti son jockei en passant devant sa porte.
SCÈNE XIII.
PHILIBERT CADET, JOSEPH, PASTOUREAU.
PASTOUREAU, cVum VOIX doucereuse, et parlant de la coulisse. Reste là, Jacques, et prends garde que ma jument ne se cabre. (^Entrant en scène.) Eh bien! Joseph, ce monsieur que je dois emmener, est-il là?
JOSEPH, montrant Philibert cadet. C'est monsieur.
PHILIBERT CADET.
Oui, monsieur, c'est moi-même.
JOSEPH, h Pastoureau.
Le fils d'un ancien ami de mon maître , à ce qu'il m'a dit. Voilà ma commission faite , et bien faite. Je vous laisse.
{Il sort.)
SCÈNE XIV.
PHILIBERT CADET, PASTOUREAU.
PASTOUREAU.
Monsieur, je serai ravi de faire la route avec vous.
ACTE I, SCENE XIV. 167
PHILIBERT CADET.
Monsieur, je serai trop heureux, si ma société peut vous être agréable.
PASTOUREAU.
Dans le premier moment, j'ai trouvé le cousin Du- parc un peu indiscret de me donner pour compagnon de voyage un homme que je n'ai pas l'honneur de con- naître ; mais la manière dont vous vous présentez
Et puis, il était l'ami de monsieur votre père,
PHILIBERT CADET.
Ah ! mon père était son ami ? c'est possible. Je me souviens, qu'étant tout petit, j'ai vu chez ma mère un notaire de Paris.... (^^ part.) Le cousin Pastoureau a une petite voix douce qui prévient en sa faveur.
PASTOUREAU.
Monsieur est-il déjà venu chez mon cousin Duparc?
PHILIBERT CADET.
Jamais.
PASTOUREAU,
Charmante maison , point de gêne ; on y est comme chez soi.
PHILIBERT CADET.
C'est ce qu'il me faut.
PASTOUREAU.
Bosquets romantiques , bonne table , un billard. Jouez-vous au billard ?
PHILIBERT CADET.
Un peu.
PASTOUREAU.
Nous verrons votre force. Je suis un élève du garçon du café Turc. Ma petite cousine Sophie Duparc est une personne fort intéressante. Je l'ai vu naître ; j'étais
î68 LES DEUX PHILIBERT.
bien jeune. Elle promet d'avoir beaucoup de sensibilité. Mais nous causerons aussi bien dans le cabriolet que dans la rue. Eh! Jacques, ôte la couverture du cheval.
(// sort?)
PHILIBERT CADET.
J'aime la campagne , moi ; on y joue des proverbes , des charades, on y fait des niches. Comme je vais me divertir chez mon ami Duparc , que je ne connais pas ! PASTOUREAU, reparaissant au fond.
Venez -vous, monsieur?
PHILIBERT CADET.
Me voilà, monsieur.
( // sort avec Pastoureau, au moment ou Comtois entre. )
SCÈNE XV.
COMTOIS , ET ENSUITE PHILIBERT aîné.
COMTOIS.
Je ne conçois pas mon maître. Il est d'une impatience ! PHILIBERT aîné , entrant en scène et achevant de s'habiller. Comtois!
COMTOIS.
Monsieur !
PHILIBERT aîné.
Il n'est venu personne me demander ?
COMTOIS.
Personne, monsieur.
PHILIBERT aîné.
Ce message tarde bien. Oh! l'on va venir, et me
ACTE I, SCENE XVL 169
voilà prêt. Tout en m'habillant , j'ai fait trois couplets ; et pour peu que ce monsieur avec qui je voyagerai , ne soit pas trop bavard, j'en pourrai faire un quatrième pendant la route. Cette invitation se fait bien attendre. Comtois , comment me trouves-tu ?
COMTOIS.
A merveille, monsieur.
PHILIBERT aîné.
Ail! mon cher Comtois, jamais je n'ai eu si peur de ne pas paraître assez aimable. ( Tirant sa montre. ) L'heure se passe, et je ne vois paraître ni l'invitation, ni ce cousin qui doit venir me prendre. Pour le coup, ce n'est pas sans raison que je m'alarme. On ne vient pas. Comtois, frappe à cette porte. Demande monsieur Duparc, madame pervigny, une servante, un valet. Attends, je frappe moi-même. Mille chimères, mille idées fâcheuses me passent par la tête.
[Philibert aîné et Comtois frappent tour a
tour, et a coups redoublés , a la porte de
Duparc. )
PHILIBERT AINE.
Eh bien ! voyez si ce portier répondra.
SCÈNE XVL
COMTOIS, PHILIBERT aîné, LE PORTIER.
LE PORTIER.
Eh ! bon Dieu ! voulez - vous briser notre porte ? ( Reconnaissant Philibert aîné. ) Ah ! c'est vous ! Par ma foi, vous êtes un habile homme. Ce matin, vous venez trop tôt; maintenant, vous venez trop tard.
170 LES DEUX PHILIBERT,
PHILIBERT AIFÉ.
Comment !
LE PORTIER.
Ils sont tous partis pour la campagne.
PHILIBERT aîné.
Tous ?
LE PORTIER.
Tous..
PHILIBERT AIWÉ.
Et le cousin de monsieur Duparc?
LE PORTIER.
Quel cousin? Ah ! monsieur Pastoureau ? il sera parti de son côté.
PHILIBERT AIWÉ.
Que faire ? quel parti prendre ? Mon ami , savez-vous où est la maison de campagne de monsieur Duparc ?
LE PORTIER.
Parbleu! c'est à un joli petit village entte Saint- Maur, Vincennes et Saint-Mandé.
PHILIBERT AIIVÉ.
Mais le nom de ce joli petit village ?
LE PORTIER.
Son nom ?
PHILIBERT AINE.
Oui. Le savez-vous ?
LE PORTIER.
Parbleu! c'est.... attendez donc. Je l'ai su. Ils me l'ont dit ; mais le premier cocher venu des petites voitures vous indiquera bientôt.... Entre Vincennes, logent , Saint - Maur , Neuilly - sur - Marne et Saint - Mandé. Mademoiselle Marianne dit que le pays est charmant.
(// rentre^
ACTE I, SCENE XVI. 171
PHILIBERT AINE.
Me voilà bien avancé. Me présenter moi-même, seul, sans avoir reçu d'invitation!... et comment trouver? N'importe, je chercherai. Si je pouvais rejoindre Clair- ville; mais où est- il à présent? [A Comtois?) Eh bien! tu restes là , comme un terme , à me regarder. Va me chercher une voiture. Non , j'y vais moi-même.
COMTOIS.
Vous suivrai-je, monsieur?
PHILIBERT AIIVÉ.
Oui , sans doute ; n'aurai-je pas besoin de toi pour m'informer, pour chercher, quand je serai là;... et quand y serai-je?.... Entre Vincennes, Saint-Maur et Saint-Mandé... Je ne sais pas où je vais. Mais c'est égal , je pars.
COMTOIS.
Oui , partons. Mon pauvre maître !
FIN DU PREMIER ACTE,
172 LES DEUX PHILIBERT.
ACTE SECOND.
La scène est à la maison de campagne de Duparc.
Le théâtre représente un salon donnant sm- un jardin.
SCENE I.
SOPHIE, MARIANNE.
MARIANNE.
Par ma foi , mademoiselle , c'est un coup d'œil char- mant que celui d'une fête de village. Eh ! mais , qu'avez- vous donc? Je vous ai observée pendant la route; vous étiez rêveuse, distraite.
SOPHIE.
Puisque tu te piques de si bien observer, ma chère Marianne, n'as -tu pas remarqué comme ma bonne maman affectait de nous dire qu'elle n'avait pas de secret, et que je n'étais pour rien dans l'entretien qu'elle a eu avec mon père avant notre départ?
MARIANNE.
C'est vrai.
SOPHIE.
J'en ai conclu qu'ils n'avaient de secrets que pour moi, et que c'est de moi qu'ils s'occupent.
MARIANNE.
Et de quelle affaire croyez-vous qu'il soit question ?
ACTE II, SCENE I. 173
SOPHIE.
De quelle affaire peut-il être question pour une jeune fille? '
MARIANNE.
D'un mariage ! d'un mariage pour vous ! Ah ! made- moiselle , un^ noce ! quel plaisir !
SOPHIE.
Hélas! sais-je quel est l'homme qu'ils me destinent? Quelquefois j'ai eu peur que ce ne fût mon cousin Pastoureau.
MARIANNE, effrayée.
Ah ! mon Dieu !
SOPHIE.
Je suis un peu rassurée de ce côté. Mais, que voulait dire ma bonne maman, en nous répétant que nous aurions probablement aujourd'hui un convive de plus?
MARIANNE.
C'est peut-être le futur.
SOPHIE.
Le futur! Ah! ma bonne Marianne, si tu savais.... c'est que j'ai mes secrets aussi... Je ne les ai révélés à personne.... Depuis un mois, un jeune homme....
MARIANNE.
Un jeune homme?...
SOPHIE,
Je ne sais comment il s'y prend , mais nous ne pouvons aller nulle part, qu'il ne s'y trouve en même temps que nous. Le premier jour que je le vis....- je m'en souviens, il avait l'air en extase en nous regardant. Plus d'une fois, il m'a semblé qu'au spectacle il prêtait l'oreille avec soin à notre conversation ; et , . . . . te l'avouerai-je? jalouse involontairement de m'en faire
Î74 LES DEUX PHILIBERT.
estimer , sachant que j'étais observée, que j'étais écoutée par ce jeune homme, je mettais encore plus de réserve et de scrupule dans mes actions, dans mes paroles. S'est-il aperçu que, de mon coté, je cherchais à l'en- tendre causer avec ses voisins? Je ne sais, mais plus d'une fois aussi ses discours m'ont touchée , attendrie ; et j'en étais si préoccupée , que je me trouvais fort' em- barrassée le soir, quand ma bonne maman me deman- dait mon opinion sur la pièce et sur les acteurs.
MARIANNE.
Voilà un petit commerce bien innocent , bien méri- toire ; il ne sert qu'à vous rendre meilleurs tous les deux. On n'accusera pas votre jeune homme d'être trop en- treprenant. Depuis un mois, se borner à vous suivre dans les promenades , au spectacle !
SOPHIE.
Oh! sans doute; mais....
MARIANNE.
Quoi ? mais....
SOPHIE.
Ce matin , il est venu rendre une visite à mon père.
MARIANNE.
Ah! ah!
SOPHIE.
Et quand je pense à l'air de mystère de mon père et de ma bonne maman....
MARIANNE.
Est-ce que vous croiriez que le nouveau convive qu'on attend, c'est
SOPHIE.
Qui?
Votre jeune homme?
MARIANNE.
ACTE II, SCENE IL 17^
^ SOPHIE.
Toi-même , qu'en penses-tu ?
MARIANNE.
C'est possible.
ê
SOPHIE.
Etonne-toi donc que je sois inquiète!
MARIANNE.
Seriez-vous fâchée que ce fût lui?
SOPHIE.
Il doit m'être et il m'est bien indifférent. Je crains seulement de rougir en le voyant. Je t'en prie, si tu es là quand il paraîtra, tâche qu'il ne s'aperçoive pas de mon trouble.
MARIANNE.
Fiez -vous à moi. Et puis, ce n'est peut-être pas lui. Chut ! monsieur votre père avec votre bonne maman. A votre ouvrage , moi au mien , et tâchons de devinei ce qu'ils veulent nous cacher.
(^Sophie brode à un métier de tapisserie, et Marianne , d'un autre côté, s'occupe d'un ouvrage a l'aiguille. )
SCÈNE IL
MARIANNE, SOPHIE, DUPARC, madame DERVIGNY.
DUPARC.
Vous me voyez ravi , enthousiasmé. S'il faut en croire tous ceux que j'ai interrogés, je ne saurais mieux choisir.
MADAME DERVIGNY.
Prenons garde que Sophie ne nous entende.
376 LES DEUX PHILIBERT.
DUP ARC.
Et pourquoi nous cacherions-nous d'elle ?
MADA.ME DERVIGNY.
En effet; n'avons -nous pas intérêt à ce qu'elle lui paraisse aimable ?
DTjpARC , s' approchant de Sophie qui se ïeve.
Bonjour , ma chère enfant ; laisse donc là ton ouvrage. Eh bien ! comme ta bonne maman te l'avait annoncé , nous aurons un nouveau convive , un jeune homme.
SOPHIE.
Un jeune homme!
DUPARC.
Plein d'esprit , du meilleur ton , fort instruit , d'une conduite exemplaire , joignant aux qualités essentielles qui constituent l'honnête homme , tous les petits talents qui font l'homme aimable. Il danse à ravir, il chante avec goût, il fait des vers, il dessine.
MADAME DERVIGNY, buS CL DuparC.
Doucement donc ; vous en dites tant de bien , qu'elle va l'aimer avant de l'avoir vu. (^Haut.) Certes, je suis loin d'avoir des idées sérieuses sur ce jeune homme ; cependant, s'il a réellement tout le mérite qu'on nous annonce... qui sait?...
DUPARC, bas a madame Dervigny.
Eh! mais c'est vous qui en dites beaucoup trop, [Haut.) J'étais fort lié avec son père. Il se nomme Phi- libert. Il m'a fait une visite, et je l'ai invité. SOPHIE, à Marianne.
C'est lui.
DUPARC.
Je suis étonné qu'il ne soit pas encore arrivé ; j'aurais voulu le faire causer, l'éprouver en attendant le reste de la société.
ACTE II, SCENE ÎII. 177
MADAME DERVIGIVY.
Et moi aussi, je l'éprouverai; mais il faut d'abord l'éblouir, lui plaire. Il s'agit de paraître avec tous tes avantages, ma chère enfant. Ton piano? bon : le voilà. Tes dessins? Marianne, étalez-les négligemment sur cette table. Et ce soir, tâche de bien danser.
SOPHIE.
Je ferai de mon mieux. {^A Marianne.^ Est-ce si maladroit d'avoir trouvé le moyen de se faire inviter par mon père?
DU PARC, a madame Dervignj,
Savez - vous ma crainte? C'est que ce ne soit un homme trop supérieur ; je ne serais pas flatté d'avoir ViXï gendre qui fût trop au-dessus de moi , simple et bon bourgeois....
MADAME DERVIGMY.
Oh ! il ne faut pas trop vous déprécier ; et d'ailleurs , s'il fait le bonheur de votre fille...,
SCÈNE III.
SOPHIE, MARIANNE, DUPARC, Madame DERVIGNY, JOSEPH.
JOSEPH.
Voilà monsieur Pastoureau qui descend de voiture ; il est avec ce monsieur à qui j'ai porté tantôt votre billet d'invitation.
MADAME DERVIGWY.
Ah ! nous allons donc le voir, ce jeune homme aimable.
DUPARC.
Spirituel , sensible , galant. , Tome VII. 12
178 LES DEUX PHILIBERT.
SOPHIE.
Nous allons le voir. MADAME DERViGFY, à Sopkîe , Cil arrangeant ses che- veux et sa T^obe. Allons, ma chère petite, ne tremble pas, ne rougis pas ; tu es charmante et tu vas lui tourner la tête.
(^Elle lui donne un baiser sur le front?)
JOSEPH.
Je lie sais ce qui lui est arrivé d'heureux , mais il rit aux éclats.
DUPARC.
Eh bien ! tant mieux s'il est gai.
MADAME DE R VIGNY.
C'est une qualité de plus.
SCÈNE IV.
SOPHIE, MARIANNE, DUPARC, Madame DER- VIGNY, JOSEPH, PASTOUREAU, PHILIBERT
GADET.
PHILIBERT CADET, entî^ant en scène et se frottant la jambe. Morbleu! voilà un fier butor.
DUPARC.
Qu'est-ce donc? qu'avez-vous, mon cher monsieur? PHILIBERT CADET, toujours en sc frottant la jambe. Ce n'est rien.... J'ai bien l'honneur....
MADAME DERVIGWY.
Vous vous êtes fait mal?
PHILIBERT CADET.
Au contraire.... Enchante.... Aie!
ACTE II, SCÈNE IV. 179
SOPHIE, a Maiianne. Ah! ma chère, ce n'est pas lui.
MARIANNE, Stupéfaite. Ce n'est pas lui !
PASTOUREAU, entrant en scène. Y pensez-vous, monsieur? en descendant de voiture vous mêler à la walse des villageois!
PHILIBERT CADET.
C'était une gaieté... cela m'a bien réussi... Ce gros paysan qui, en pirouettant, me lance un coup de pied; mais je n'y pense plus. C'est à monsieur Duparc que j'ai l'honneur de parler? Combien je suis sensible à l'aimable invitation....!
DUPARC.
C'est moi , monsieur , qui vous remercie d'avoir bien voulu l'accepter.
PHILIBERT CADET.
Comment donc, Monsieur? je n'avais garde de re- fuser.
DUPARC.
-Vous arrivez bien tard, mon cousin.
PHILIBERT CADET.
Oh ! c'est ma faute ; j'ai promis à monsieur Pastou- reau que je le justifierais,
PASTOUREAU.
D'abord, monsieur n'a pas voulu que nous prissions par le faubourg Saint-Antoine.
PHILIBERT CADET.
C'est vrai. Ce faubourg est si long, si triste.... {^A paj^t.) Ce maraud de tapissier, près les Enfants-Trouvés, qui prétend que je lui dois de l'argent.
PASTOUREAU.
Puis, il veut conduire; et entraîné par la chaleur
1 2.
i8o LES DEUX PHILIBERT.
(le la conversation, je ne m'aperçois pas qu'il nous égare
au milieu du bois de Vincennes.
PHILIBERT CADET, €11 Hcint.
C'est vrai. Mais n'est-ce pas que je mène bien ? J'ai eu aussi un cabriolet ,• moi qui vous parle. [En saluant madame Derçignj.) C'est madame votre belle-mère? Figure noble et respectable. {En s'approchant de So- phie pour la saluer.) Ab ! Dieu !
DUPARC.
Quoi donc?
PHILIBERT CADET.
C'est mademoiselle votre fille ?
DUPARC.
Oui.
PHILIBERT CADET.
Je savais que j'allais voir une cliarmante personne ; mais en approchant de j^iademoiselle , on se sent en- core plus émerveillé.... (^A Duparc.) Les traits de mademoiselle votre fîUe me rappellent ceux d'une
femme.... qui était plus grande fort passionnée
Souvenir cher et cruel! Et vous dites donc, monsieur Duparc , que vous avez été l'ami de mon père ; c'était un bien honnête homme. [Prenant un ton grave.) Monsieur , qu'il est honorable pour moi que vous vou- liez bien reporter sur le fils une partie de l'amitié que vous aviez pour le père !
DUPARC.
Monsieur, j'espère.... PHILIBERT CADET, Serrant la main de Duparc.
Monsieur , j'espère aussi que {^A Pastoureau.)
demandez donc à déjeuner.
ACTE II, SCENE IV. i8î
PASTOUREAU.
Or çà , mon cher cousin , il y a loin d'ici à l'heure du dîner.
PHILIBERT CADET.
C'est ce que je disais au cousin pendant la route^ La petite promenade que je lui ai fait faire dans le bois de Vincennes nous a donné de l'appétit. Ne vous dé- rangez pas ; monsieur Pastoureau va me conduire à la salle à manger.
DUPARC.
Eh ! non , c'est inutile. Marianne ! Joseph ! faites servir quelque chose à ces messieurs , ici , dans ce salon.
PHILIBERT CADET, Cl Marianne. Ah! mon Dieu! Mademoiselle , presque rien , un pâté, une volaille froide. A la campagne , on ne fait pas de façons.
{^Marianne et Joseph sortent et rentrent pres- que aussitôt y portant un déjeuner qu'ils servent sur une petite table ronde. )
PHILIBERT CADET.
Une très-belle maison que vous avez là , monsieur Duparc! je m'en accommoderais bien! c'est comme un château. Ah! quand donc aurai-je, à mon tour, quel- que bonne petite propriété!
DUPARC.
C'était une masure lorsque je l'ai achetée; j'y ai dépensé beaucoup d'argent. C'est moi qui ai dessiné le jardin. Vous verrez.
PHILIBERT CADET.
Ah! oui, suivant l'usage de tous les propriétaires, vous brûlez de me faire admirer... Eh bien! monsieur
i82 LES DEUX PHILIBERT.
Duparc, je suis votre homme, j'admirerai tout ce que vous voulez que j'admire. Mais j'aperçois le déjeuner ; mettons-nous à l'œuvre.
PASTOUREAU.
Je ne prendrai presque rien.
PHILIBERT CA.DET.
C'est comme moi.
PASTOUREAU.
Je ne m'assieds pas.
PHILIBERT CADET.
Moi, j'ai l'habitude de manger assis.
( // s'assied et se sert, ) DUPARC, à madame Dervignj. Il se met à son aise.
MADAME DERVIGNY, Cl DuparC.
Les jeunes gens se donnent quelquefois un air d'ai- sance pour cacher leur timidité.
MARiANiN^E, à Sophie. Ce n'est pas votre jeune homme; mais il annonce un joyeux caractère.
SOPHIE, à Marianne. Ah ! Marianne , quelle différence ! PHILIBERT CADET, tendant son verre a Joseph. Versez , mon cher ami. (// attend que son verre soit plein. ) Là , voilà ce que c'est.
JOSEPH, a part. Tiens , il ne hausse pas. PHILIBERT CADET, se levant pour boire a la santé de Duparc , de madame Dervigny et de Sophie. Monsieur , madame et mademoiselle , permettez- moi....
ACTE II, SCENE IV. i83
D u p A R c , S 'inclinant. Monsieur... {A madame Deivigny.) Il a peu d'usage.
MADAME DERVIGNY, Cl DupavC.
C'est de la franchise , de la cordialité. PHILIBERT CADET, apves avoir goûtè le vin. Excellent vin ! Etre ainsi propriétaire d'une jolie maison, d'une bonne cave, et père d'une demoiselle... Vous êtes un heureux mortel , monsieur Duparc.
( // boit. ) MARIANNE, regardant boire Philibert cadet. Comme il boit !
JOSEPH, a part. C'est un gaillard, PHILIBERT CADET, en posant son verre sur la
table , et regardant Marianne. Voilà une jeune servante qui a l'air bien éveillé. JOSEPH, passant entre Marianne et la table. Il est peut-être trop gaillard.
MADAME DERviGNY, tirant à part Pastoureau, pendant que Philibert cadet boit , mange , et re- garde Marianne.
Monsieur Pastoureau , vous avez causé avec lui pen- dant la route?
DUPARC.
Comment avez-vpus trouvé sa conversation .^*
PASTOUREAU.
Très - amusante , très - intéressante ; je lui crois une vraie sensibilité, du goût. Il s'est récrié d'admiration sur ma dernière romance, que je lui ai chantée ; vous savez : Sombres bosquets. Il raisonne sur tous les jeux, et particulièrement sur le billard, en vrai connaisseur. [Haut.) A propos de billard, quand tout votre monde
î84 LES DEUX PHILIBERT.
sera venu , il faudra jouer à la poule. Monsieur Phili- bert, je voudrais bien éprouver votre talent.
PHILIBERT CADET, se levcuU et pcuiaiit la bouche pleine. Je suis à vos ordres, monsieur Pastoureau.
DUPAIIC.
Comment, vous allez au billard!
PHILIBERT CADET.
Un second verre de vin, et me voilà*
JOSEPH, a part. C'est le troisième.
MARIANNE, a pari. Il va se griser.
PHILIBERT CADET.
C'est pour commencer à donner mon coup-d'œil admirateur à votre maison. Monsieur Pastoureau m'a dit que vous aviez une salle de billard ornée avec une élégance ! et un billard d'une justesse !
MADAME DERVIGJYY.
Si nous faisions de la musique ; ma petite-fille a une nouvelle romance.
PHILIBERT CADET.
Ah ! la romance ! genre délicieux. Vous savez com- bien il me plaît, monsieur Pastoureau. Faites de la musique. Quant à nous, partie, revanche et l'honneur, et nous revenons entendre mademoiselle.
DTJPARC.
Nous pourrions nous promener.
PHILIBERT CADET.
Il fait si chaud! nous avons le temps. Votre jardin est sans doute charmant ; mais ils se ressemblent tous. Il y a dans le votre des arbustes , une chaumière , des
ACTE If, SCÈNE IV. i85
rochers , peut-être un pont chinois pour joindre deux buttes qu'on appelle des montagnes. Y a-t-il de l'eau sous votre pont ?
DUPARC.
Une rivière.
PHILIBERT CADET.
Je vous en fais mon compliment.
DUPARC.
Mais permettez....
PHILIBERT CADET.
On vient à la campagne, c'est pour se divertir; vous avez un billard , c'est pour qu'on y joue. Conduisez-moi, monsieur Pastoureau. {^A Diiparc.) Eli! mais, quand j'y pense , j'ai à vous parler d'affaires , monsieur Du- parc. Nous nous reverrons, nous causerons; il me tarde de vous ouvrir mon ame. [A part}) Cette petite ser- vante... [HaïU.) J'aime la joie; cela ne m'empêche pas, quand il le faut, d'être grave, sensible, sur-tout. (^Je- tant sa serviette sur une chaise. ) Me voilà en état d'at- tendre le dîner. Allons jouer au billard.
( // sort. )
PASTOUREAU.
Oui, au billard.
( // sort. )
MARIANNE.
Il me regarde plus que mademoiselle ; c'est flatteur. (Elle sort en emportant une partie du déjeuner.)
" JOSEPH.
J'ai fort mauvaise opinion de cet homme-là; il mange fort, il boit sec, il parle la bouche pleine, et il lorgne ma femme.
(// sort en emportant le reste du déjeuner.)
i86 LES DEUX PHILIBERT.
SCÈNE V.
DUPARC , Madame DERVIGNY , SOPHIE.
DUPARC.
C'est déjà loin de ce que j'attendais Vous con- viendrez qu'il ne brille pas par la politesse Criti- quer mon jardin avant de l'avoir vu ! courir du dé- jeuner au billard!
MADAME DERVIGNY,
Oh! il faut voir; il ne faut pas précipiter son juge- ment. Et puis, n'est-ce pas monsieur Pastoureau qui l'entraîne ?
DUPARC.
Oui ; il ne faut pas se hâter de prononcer : mais je vous réponds qu'ils ne feront qu'une partie. Je les re- joins ; je m'empare à mon tour de monsieur Philibert. Je vois qu'il est de bonne humeur, de bon appétit, c'est fort bien ; mais ces qualités du cœur et de l'esprit qu'il possède , m'a - 1 - on dit , à un si haut degré , je suis impatient de les admirer. Moi qui craignais qu'il ne valût mieux que moi ! je suis rassuré : ce n'est pas un aigle.
( // sort. )
SCÈNE VI.
Madame DERVIGNY, SOPHIE.
SOPHIE, a part. Voilà mon illusion détruite.
MADAME DERVIGNY.
Et toi, mon enfant, qu'en dis-tu?
ACTE II, SCÈNE VIL 187
SOPHIE.
Je suis si surprise , si troublée , qu'en vérité la pa- role me manque. D'après vos discours et ceux de mon père, je m'étais fait une idée J'avais conçu un es- poir...; je me suis bien trompée.
MADAME DERVIGNY.
Ah! voilà comme sont les jeunes filles; elles se pré- viennent sur-le-champ... Eh bien! quoi? on nous avait annoncé un jeune homme doux, timide, modeste : il se trouve qu'il est vif, franc et jovial. Il y a compen- sation.
SOPHIE.
Ah ! ma bonne maman ; vous êtes bien indulgente,
MADAME DERVIGNY.
N'es-tu pas un peu trop sévère?
SOPHIE.
Est-ce que vous ne voyez pas déjà en lui un pauvre jeune homme qui ne réfléchit ni avant déparier, ni avant d'agir, un homme sans éducation, qui veut se donner, parfois, un air de bonne compagnie, et un étourdi qui se croit sensible?
MADAME DERVIGNY.
Elle a de l'esprit, ma petite - fille!.... Il pourrait avoir un meilleur ton; mais s'il a du jugement, un bon cœur....
SCÈNE VIL ,
Madame DERVIGNY, SOPHIE, MARIANNE,
MARIANNE.
Voilà tout notre monde qui nous arrive ; la cour est déjà pleine de voitures.
i88 LES DEUX PHILIBERT.
MADAME DERVIGIVY.
Va faire les honneurs de la maison, ma chère en- fant; tu t'y entends si bien? J'attends ici mon gendre et monsieur Phihbert.'Nous en serons contents; il te paraîtra aimable, j'en réponds : il est impossible que Clairville et tant d'honnêtes gens qui en ont parlé à monsieur Duparc, se soient trompés, ou se soient en- tendus pour nous tromper.
SOPHIE.
Ah! monsieur Clairville, j'aime à croire pour votre honneur que vous avez d'autres amis qui valent mieux que celui-là.
{^Elle sort. )
MARIANNE.
Ma foi , madame , je ne sais pas si ce monsieur Phi- libert a beaucoup de mérite ailleurs, mais il n'en man- que pas au billard, toujours. Je viens de traverser la salle : en un tour de main , il a pris je ne sais combien de points à monsieur Pastoureau. Et tenez, la partie est finie ; le pauvre monsieur Pastoureau est battu. Voilà monsieur qui vient avec le vainqueur.
MADAME DERVIGNY.
Laisse -nous.... Non : je sors avec toi. Je vais rece- voir mon monde et je reviens. L'entretien est d'une grande importance, et je suis bien aise d'avoir tout mon temps à moi.
( Elle sort cwec Marianne. )
ACTE II, SCENE VIII. 189
SCÈNE VIII.
DUPARC, PHILIBERT cadet.
PHILIBERT CADET, parlant de la coulisse. Je suis beau joueur , monsieur Pastoureau , et je ne m'en irai pas sans vous donner votre revanche.
DUPARC.
Le billard a donc bien de l'attrait pour vous, jeune homme ?
PHILIBERT CADET.
Beaucoup d'attrait, je ne m'en cache pas. Avez- vous vu comme j'ai lestement gagné cette première partie? Je pourrais céder des points à l'élève du café Turc. Laissons cela. Vous avez désiré me parler,
DUPARC.
Oui , monsieur.
PHILIBERT CADET.
Moi-même, j'ai de grands projets à vous confier.
DUPARC.
Eh bien! monsieur, causons.
PHILIBERT CADET.
Causons.
DUPARC.
C'est d'après le témoignage de plusieurs de vos amis que nous avons cherché à faire connaissance avec vous.
PHILIBERT CADET.
De plusieurs de mes amis !
DUPARC.
Oui.
igo LES DEUX PHILIBERT.
PHILIBERT CADET.
C'est possible. J'ai cru qu'il n'y en avait qu'un ; tant mieux s'il y en a plus.
DUPAPlC.
Tous m'ont vanté vos excellentes qualités.
PHILIBERT CADET.
Monsieur, ces amis-là sont bien bons, et je leur ai beaucoup d'obligation.
DUPARC.
Mais pour que nous vous accordions tout-à-fait notre estime, il est bon que vous vous fassiez connaître par vous-même.
PHILIBERT CADET.
C'est juste. Je vous dirai d'abord , monsieur , pour vous rendre votre politesse, qu'on m'a parlé de vous comme d'un homme plein de probité , fort habile , et qui, ayant la confiance de plusieurs très-riches parti- culiers, pouvait être très -utile aux jeunes gens qui voulaient faire des affaires.
DUPARC.
Plaît-il, monsieur?
PHILIBERT CADET.
Oh ! c'est la vérité. Vous avez beau repousser l'éloge, je sais que vous le méritez. Quant à moi, vous avez connu mon père; ainsi je n'ai rien à vous apprendre sur ma famille. J'ai eu, comme tant d'autres, une jeu- nesse un peu dissipée. Il est temps de mettre un terme à mes fredaines et à mes caravanes. Quand on a de l'ame et des sentiments, on ne doit jamais perdre cou- rage.
DUPARC.
Eh! mais, voilà des aveux....
ACTE lï, SCENE VIII. 191
PHILIBERT CADET.
Bien francs, n'est-il pas vrai? Je ne cherche pas à me faire meilleur que je ne suis. L'hypocrisie! ah dieu! quel vice affreux!
DUPARC.
Eh! mais, monsieur, n'êtes-vous pas attaché au mi- nistère des affaires étrangères?
PHILIBERT CADET.
Je l'étais; je ne le suis plus.
DUPARC.
Comment ?
PHILIBERT CADET
On m'a fait des injustices, un passe-droit d'une iniquité révoltante : j'ai quitté , comme précédemment j'avais quitté bien d'autres places. Je peux m'en passer.
DUPARC.
Vous m'étonnez beaucoup ; d'après ce que m'avaient dit les personnes que je me suis permis d'interroger sur vous....
PHILIBERT CADET.
Eh bien ! que vous ont-elles dit ces personnes ?
DUPARC.
Rien qui annonçât ces beaux projets d'affaires.
PHILIBERT CADET.
Ecoutez : j'ai cru n'en devoir faire confidence qu'à mon ami Salomon. Vous connaissez mon ami Salomon ?
DUPARC.
Salomon! Ah! un joaillier, un juif.
PHILIBERT CADET,
Très-riche , très-considéré , ne prêtant que de grosses sommes, ne prêtant pas à tout le mond>e« {A part.) Je le sais; malgré notre amitié....
192 LES DEUX PHILIBERT.
DUPARC.
Je l'ai vu hier; il m'a parlé d'un jeune homme....
PHILIBERT CADET.
C'est moi.
DUPARC.
C'est vous !
PHILIBERT CADET.
Moi-même : jeune homme délicat, actif, et, j'ose le dire, capable de conduire un vaste bureau d'agence. Affaires contentieuses ou administratives, civiles ou militaires; j'embrasse tout, j'entreprends tout. J'ai déjà en vue un excellent commis; et dès que j'aurai un premier client, je fais imprimer et distribuer mon prospectus.
DUPARC.
Votre prospectus!
PHILIBERT CADET.
C'est de vous , mon cher monsieur Duparc, que j'at- tends ce premier client. Soyez mon père.
DUPARC.
Votre père!
PHILIBERT CADET.
Oui, mon appui, mon protecteur; vous y trouve- rez votre compte.
DUPARC, a part.
Je m'y perds. {Haut.^ Mais, monsieur, savez -vous bien quelle est l'existence d'un agent d'affaires?
PHILIBERT CADET.
Si je le sais? A huit heures chez les négociants, les banquiers et les jurisconsultes; à dix heures au palais et dans les ministères ; à midi chez Tortoni ou quel- qu'autre, suivant le quartier où l'on se trouve; à trois
ACTE II, SCENE VIIL 193
heures à la bourse ou au bois de Boulogne; a six on a fait sa toilette et l'on dîne; à huit au balcon ou au foyer de quelque spectacle; à toute heure et par -tout des affaires; et le lendemain on recommence.
DUPARC.
Voilà une journée bien remplie.
PHILIBERT CADET.
Oui. On s'enrichit et on s'amuse. Cela me convient; car je veux gagner; pourquoi? pour dépenser : la vie est si courte? Que je réussisse, et je fais de ma maison le rendez-vous de tous les plaisirs. DUPARC, a part.
Allons, allons. J'en ai assez entendu.
PHILIBERT CADET.
Eh bien! monsieur Duparc.
DUPARC.
Eh bien! monsieur, cet entretien a suffi pour fixer l'opinion que je dois avoir de vous.
PHILIBERT CADET, lui setTaiU la main. Je le crois et j'en suis enchanté. {A parti) Me voilà très-bien dans l'esprit de l'ancien notaire. DUPARC, a paît. Est-ce que ce serait une mystification que Clairville aurait voulu nous faire?
PHILIBERT CADET.
Ainsi , nous nous reverrons à Paris.
DUPARC.
Oui, à Paris.
PHILIBERT CADET.
Aujourd'hui ne songeons qu'à rire. Nous sommes ici pour cela.
DUPARC.
C'est vrai. (^A part.) Il ne m'amuse guère. Je sors, Tome FIL l3
T94 LES DEUX PHILIBERT.
car je finirais par m'emporter. {^A madame Dejvignj qui paraît.^ Causez avec lui , vous m'en direz des nou- velles.
( // sort. )
SCÈNE IX.
PHILIBERT CADET, Madame DERVîGINY.
MADAME DERVIGNY.
Oui , à mon tour à présent.
PHILIBERT CADET.
Je ne vois pas ce qui m'empêcherait de retourner au billard.
(// va pour sorti?' et rencontre madame DeTvignj.^
MADAME DERVIGJNY.
Monsieur Philibert.
PHILIBERT CADET.
Madame.
MADAME DERVIGNY.
Je suis bien aise aussi d'avoir une conversation avec vous.
PHILIBERT CADET.
Madame , c'est beaucoup d'honneur....
MADAME DERVIGNY.
Vous avez cherché à vous lier avec mon gendre, et nous nous sommes empressés de vous inviter. Notre maison est fort agréable. Nous donnons des bals , des concerts, et quand on a vos talents....
PHILIBERT CADET.
Oh! mes talents.
ACTE II, SCÈNE IX. îqS
MA.DAME DERVIGNY.
On nous avait bien dit que vous étiez modeste.
PHILIBERT CADET.
J'ai quelque sujet de l'être.
MADAME DERVIGNY.
Vous êtes excellent musicien?
PHILIBERT CADET.
Je joue la contre-danse.
MADAME DERVIGNY.
Vous dessinez?
PHILIBERT CADET.
Pour m'amuser, je crayonne.
MADAME DERVIGNY,
Vous faites des vers?
PHILIBERT CADET.
Des vers ! moi !
MADAME DERVIGNY.
Ne vous en défendez pas. Mon gendre et moi , nous aimons beaucoup la poésie.
PHILIBERT CADET.
Oh! alors.... {^A part.) Peste! on me suppose bien habile.
MADAME DERVIGNY.
Mais ce que j'estime plus que le talent, c'est le ca- ractère.
PHILIBERT CADET.
Le mien est excellent.
MADAME DERVIGNY.
C'est la conduite, ce sont les mœurs.
PHILIBERT CADET.
Ah! sous ce rapport....
196 LES DEUX PHILIBERT.
MADAME DERVIGNY.
On nous a fait de vous un éloge qui ne laisse rien à désirer.
PHILIBERT CADET.
En vérité I
MADAME DERVIGNY.
Tenez , monsieur Philibert , je suis une bonne femme, qui ne sait pas cacher ce qu'elle a dans le cœur; d'ailleurs, ce que j'ai à vous dire ne nous en- gage à rien. Mon gendre n'est plus là. Est-ce que vous n'avez jamais songé à vous marier ?
PHILIBERT CADET.
Mais.... je ne dis pas que, s'il se présentait un bon parti, sur-tout une femme aimable.... aimante....
MADAME DERVIGNY.
Je sais ce qui vous attire ici.
PHILIBERT CADET.
Vous savez....
MADAME DERVIGNY.
Quand il n'y aurait que la vive impression qu'à pro- tluite sur vous la vue de ma petite-fille.
PHILIBERT CADET.
Impression bien naturelle.
MADAME DERVIGNY.
Oh! oui, bien naturelle. Nous savons que vous la trouvez jolie.
PHILIBERT CADET.
Charmante.
MADAME DERVIGNY.
Parfaite , voilà le mot.
PHILIBERT CADET.
Oui, madame, parfaite. i^A pm^t.^ Est-ce qu'on croirait ?.... Ma foi !
ACTE II, SCENE X. 197
MADAME DERVIGIVY.
Soyez franc , vous l'aimez.
PHILIBERT CADET.
Eh bien! oui, madame, je l'aime. {^^-4 part.) Et pourquoi pas?
MADAME DERVIGNY.
Eh bien! monsieur, c'est à vous à justifier la répu- tation qui vous a précédé.
PHILIBERT CADET.
Ah ! diable !
MADAME DERVIGJNY.
Et vous pouvez espérer....
PHILIBERT CADET.
Oui, madame, je m'amenderai, je nie corrigerai.
MADAME DERVIGFY.
Comment vous vous corrigerez ?
PHILIBERT CADET.
C'est-à-dire, je conserverai le peu de vertus qui me restent; je tâcherai d'y joindre celles qui me manquent, et si j'ai le bonheur de devenir le gendre de monsieur votre gendre Ah Dieu! quelle félicité, quelle ten- dresse , quel délicieux avenir ! ( ^ part. ) Me voilà lancé.
MADAME DERVIGNY, Cl part.
Ce jeune homme est vraiment original ! Poursui- vons.
SCÈNE X.
PHILIBERT CADET, MA.DAME DERVIGNY, JOSEPH.
.1 O s E P H.^
Madame.
îgS LES DEUX PHILIBERT.
MADAME DERVIGNY.
Qu'est-ce ?
JOSEPH.
J'ai à vous parler.
MADAME DER VIGNY, à Philibert cadet. Vous permettez?
PHILIBERT CADET.
Liberté , entière liberté.
JOSEPH, bas à madame Dervigny.
Monsieur Derlac, le gros commissaire des guerres et sa petite femme , qui viennent d'arriver , ont paru tout étonnés de voir ici ce monsieur Philibert.
PHILIBERT CADET, Cl part.
Parbleu ! qui m'aurait dit qu'on me croirait et que je deviendrais amoureux , m'aurait bien surpris. JOSEPH, a madame Derçignj.
Monsieur vous prie de venir le trouver tout de suite. Il paraît que monsieur Derlac a fait à monsieur des révélations fâcheuses sur ce jeune homme.
MADAME DERVIGFY.
Ail ! mon Dieu ! Eh ! mais , alors , comment Clair- ville a-t-il pu nous engager ? (.^ Philibert cadet.)
Pardon , monsieur , on m'appelle.
{Elle sort avec Jjoseph.) PHILIBERT CADET , suivant madame Den^igiij. Madame, puis-je me flatter que j'aurai le plaisir de vous revoir....?
SCÈNE XL
PHILIBERT CADET, SEUL.
Je n'en reviens pas. Est-ce que la jeune personne ,
ICTE II, SCENE XIL 199
comme dans certains romans , éprise de moi à mon insu....? c'est possible. Oui, c'est cela. Nous autres, mauvais sujets , nous inspirons parfois des passions à des douairières, à des héritières, et nous finissons par être d'excellents maris. C'est qu'il y a dans cette mai- son un air d'opulence qui vraiment fait plaisir à voir ; des chevaux , des valets , une bonne cave ! comme je ferais sauter tout cela! Philibert, mon ami, tâchez de vous bien conduire. C'est le cas, plus que jamais, de vous observer, de prendre un air de sagesse. Mais quel bonheur ! comme je danserai à ma noce ! ta la la ra la ; la Monaco, ta la la la ra.
(// chante ^ danse et se frotte les mains. ^)
SCÈNE XIL
PHILIBERT CADET, MARIANNE.
MARIANNE, vojant dauser Philibert cadet. Vous voilà bien gai , monsieur.
PHILIBERT CADET, S 'interrompant. Ahî c'est la petite servante.
MARIANNE.
J'ai cru madame ici.
( Elle va pour sortir. ) PHILIBERT CADET, la retenant. Ecoutez donc , la belle enfant. ( ^ part. ) Elle est vraiment gentille, éveillée et fort appétissante.
MARIANNE.
Laissez-moi, Jiionsieur; mon mari m'a défendu de me trouver seule avec vous.
200 LES DEUX PHILIBERT.
PHILIBERT CADET.
Eh ! mais , c'est donc un brutal , un homme qui ne sait pas vivre que ce mari. Oh ! parbleu ! ( // regarde si personne ne vient.) Il n'y a personne. Je veux com- mencer la connaissance entre nous....
( // cherche a l'embrasser. )
MARIANNE.
Finissez, monsieur, ou je vais appeler.
SCÈNE XIIL
PHILIBERT CADET, MARIANNE, Madame DER- VIGNY, DUPARC, JOSEPH.
JOSEPH, entrant au moment ou PJiilibert cadet em- brasse sa femme. Oh ! oh !
MARIANNE.
Ciel ! mon mari !
PHILIBERT CADET.
Ah! diable! je me laisse surprendre par le mari!
JOSEPH.
Morbleu! madame; morbleu! monsieur; voilà une belle action pour le premier jour que vous venez chez nous.
MADAME DERviGNY, entrant avcc Duparc.
Eh! bien, qu'est-ce donc que tout ce bruit?
PHILIBERT CADET, Cl part.
Oh ! c'est bien pis : la grand'mère avec son gendre !
JOSEPH.
Monsieur qui veut embrasser ma femme, et madame qui ne se défend que juste autant qu'il faut pour céder.
ACTE II, SCENE XIV. 201
MARIANNE.
Je suis innocente ; je me défendais d'aussi bon cœur que monsieur m'attaquait.
PHILIBERT CADET, h part.
Là î au moment où je me recommande à moi-même de m'observer.
MADAME DERVIGNY.
Eh ! quoi , monsieur ?
DUPARC.
A merveille, jeune homme.
PHILIBERT CADET.
Madame Monsieur (^ A part.) Parbleu! c'est
avoir du malheur.
JOSEPH.
Ventrebleu ! ai-je tort d'être jaloux ?
MARIANNE.
Oui, tu as tort; et je t'assure....
MADAME DERVIGN Y.
Sortez.
PHILIBERT CADET.
Quelle catastrophe !
( Marianne et Joseph sortent. )
SCÈNE XIV.
PHILIBERT CADET, Madame DERVIGNY, DUPARC.
MADAME DERVIGNY.
Ah! monsieur Philibert, voilà un trait!....
PHILIBERT CADET.
Madame, vous concevez... Nous autres jeunes gens.
202 LES DEUX PHILIBERT.
le cœur n'y est pour rien.... Ce sont de ces distrac- tions.... à la campagne.... {^A part.^ Je sens que je m'embrouille. (^Haut.) Faut-il m'en vouloir pour une plaisanterie ?
DU PARC.
Est-ce aussi une plaisanterie que votre conduite avec monsieur Derlac ?
PHILIBERT CADET.
Derlac ! le gros commissaire des guerres ?
DUPARC.
Il vient de me la raconter.
PHILIBERT CADET.
Il est ici! [A part^ Encore un malheur; je ne puis aller nulle part sans trouver un créancier. (Haut?) Eh bien! Derlac! je serai enchanté de le voir : c'est mon ami ; je l'ai connu quand j'étais dans les vivres. Est-ce qu'il vous aurait dit du mal de moi ? C'est singulier. Ah! je vois ce que c'est. Tenez, il faut vous méfier de lui. Voici le fait. Il m'en veut parce qu'entre nous, sa petite femme est fort jolie, et ma foi....
DUPARC.
Eh ! mais, l'excuse est encore pire que la chose.
PHILIBERT CADET.
Eh ! non , parce que ses soupçons n'avaient pas le sens commun; il y avait encore plus de jalousie de la part du mari , que de coquetterie de la part de la femme.
MADAME DERVIGNY.
Madame Derlac est une femme respectable.
PHILIBERT CADET.
Aussi , loin de contester ses vertus , je veux que le diable m'emporte....
ACTE II, SCÈNE XIV. 2o3
MADAME DERVIGNY.
Plaît-il, monsieur?
PHILIBERT CADET.
Eh ! non, je ne veux pas que le diable m'emporte. {A part.) Morbleu! je m'échappe toujours.
MADAME DERVIGNY, Cl part.
Ah! quel mauvais ton!
DUPARC.
Eh ! monsieur, il ne s'agit ni de la coquetterie de la femme, ni de la jalousie du mari.
PHILIBERT CADET.
Qu'est-ce donc alors? Derlac se serait-il permis de parler de moi d'une manière offensante ? Je ne suis pas. homme à le souffrir. Je vais le trouver.
DUPARC.
Eh ! quoi ? une scène , une querelle chez moi 1
PHILIBERT CADET.
Vous avez raison, point de scène; et même par égard pour vous, je vous promets de lui faire bonne mine; d'ailleurs il m'en veut, moi je ne lui en veux pas. Il vous aura peut-être dit que je lui dois de l'argent; c'est possible; nous avons quelques petits comptes ensem- ble. Eh! mon Dieu! qu'il vienne me voir : si c'est moi qui lui dois, je le paierai, je le paierai sur-le-champ; si c'est lui qui me doit, je lui donnerai tout le temps, toutes les facilités qu'il me demandera. N'est-ce pas parler et agir en honnête homme? Pour en revenir à mon espièglerie avec votre femme de chambre : eh bien! oui, je suis coupable, très-coupable; je m'ac- cuse, je me repens. (^ A part.) C'est cela, les grands moyens ; il faut les étourdir, (Haut.) Mais l'indulgence est une si belle vertu! Vous avez trop de bonté, trop
âo4 LES DEUX PHILIBERT.
de grandeur d'ame, pour ne pas pardonner un moment
d'erreur Ainsi donc, voilà tous les petits nuages
dissipés entre nous, et je peux me livrer sans contrainte aux plaisirs de la fête.
DUPARC, h madame Deivignj. Allons, définitivement, c'est un bouffon ou un fou.
PHILIBERT CADET.
Qu'est-ce , madame Dervigny ? Je vois encore du sombre sur votre physionomie ; est-ce que vous dou- teriez de la sincérité de mes sentiments?
MADAME DERVIGNY.
Oh ! mon dieu ! non , monsieur , je ne doute de rien , et je vous rends pleinement justice.
PHILIBERT CADET.
Vous ne dites pas cela de bon cœur !
DUPARC.
Pardon; je voudrais causer avec ma belle-mère.
PHILIBERT CADET.
Non , je ne vous quitte pas que vous ne m'ayez rendu votre estime.
DUPARC.
Mais, encore une fois, monsieur....
SCÈNE XV.
PHILIBERT CADET, DUPARC, Madame DERVIGNY, PASTOUREAU.
PASTOUREAU.
Et OÙ voul cachez -VOUS donc, monsieur? je vous cherche de tous les cotés. Et ma revanche? quand me la donnerez-vous ?
ACTE II, SCENE XVI. 2o5
PHILIBERT CADET.
Eh ! monsieur Pastoureau , il est trop précieux pour moi de continuer mon entretien avec monsieur Duparc.
DUPARC.
Eh! monsieur, allez jouer au billard; personne ne vous retient.
PHILIBERT CADET.
Oh! il faut absolument que j'achève de me justifier auprès de vous, auprès de madame, et j'y parviendrai.
DUPARC.
Morbleu ! monsieur.
PHILIBERT CADET.
Allons, allons, la paix, mon bon monsieur Duparc ; ne vous fâchez pas. Je le vois , le moment n'est pas favorable, j'en prendrai un autre. Venez vous faire battre encore une fois , monsieur Pastoureau.
PASTOU REAU.
C'est ce qu'il faudra voir, monsieur , je suis en verve.
PHILIBERT CADET.
Quant au gros Derlac, dès que je lui aurai dit deux mots, je vous réponds qu'il sera pour moi. i^A part.\ Oui , en lui promettant de le payer sur la dot... {Haui\) Venez monsieur Pastoureau.
(// so?'t avec Pastoureau^
SCÈNE XVI.
DUPARC, Madame DERVIGNY.
DUPARC.
Eh! bien, madame Dervigny?
MADAME DERVIGNY.
Eh! bien, monsieur Duparc?
2o6 LES DEUX PHILIBERT.
DUPAllC.
Voilà donc ce modèle de toutes les vertus.
MADAME DERVIGIYY.
C'est un modèle de sottise et d'impertinence.
DUP ARC.
Quand je pense aux bons témoignages qu'on m'en a rendus.... je suis si étonné.... que je lui cherche encore quelque qualité.
MADAME DERVIGNY.
Et VOUS ne pouvez lui en trouver une seule.
DUP ARC.
Voilà ma fête troublée ; comment le mettre en pré- sence de Derlac et de sa femme? Je suis très -irrité contre Clairville , très-fâché d'avoir invité le personnage; encore plus fâché qu'il ait accepté l'invitation , et fort embarrassé de ce que j'en vais faire.
SCÈNE XVIL
DUP ARC, Madame DERVIGNY , SOPHIE.
SOPHIE.
J'attendais avec impatience que vous fussiez seuls. Vous ne voudriez pas me sacrifier, me rendre mal- heureuse ; eh bien ! je le serais avec ce monsieur Phi- libert.
madame DERVIGNY.
Sois tranquille , mon enfant ; nous n'y songeons pas nous n'y songeons plus.
SOPHIE.
J'aimerais mieux, je crois, mon cousin Pastoureau.
DUPARC.
Celui-là, au moins, on sait ce qu'il est.
ACTE II, SCENE XVIII. 207
SOPHIE.
Mais non, je ne veux ni i'un ni l'autre.
DUPARC.
Mais Forlis qui me laisse entrevoir qu'en effet il son- geait à donner sa fille à ce Philibert !
MADAME DERVIG]YY.
Il y a des gens bien aveugles dans ce monde.
SOPHIE.
Je plains d'avance la femme qu'il épousera.
MADAME DERVIGHY.
Ce ne sera toujours pas toi , ma petite - fdle. Non , monsieur Duparc, je ne le souffrirai pas.
DUPARC.
Eh ! mon dieu ! madame Dervigny , croyez- vous que j'en veuille plus que vous ?
SOPHIE, à pari.
Mais cet autre jeune homme qui nous suit par-tout et qu'on ne voit pas.
SCÈNE XVIII.
DUPARC, Madame DERVIGNY, SOPHIE,
MARIANNE.
MARIANNE.
Monsieur, venez mettre le holà. Voilà une querelle affreuse , sur un coup , entre ce monsieur Philibert et monsieur Pastoureau, qui prétend avoir carambolé. Monsieur Derlac soutient monsieur Pastoureau; une partie de la galerie s'est prononcée pour monsieur Phi- libert. On commençait à crier et à se dire des mots fort piquants lorsque je les ai quittés pour venir vous avertir.
2o8 LES DEUX PHILIBERT.
DUPARC.
Allons, voilà un scandale.
MADAME DE R VIGNY.
Nous avons fait là une bien mauvaise connaissance.
SCÈNE XIX.
DUPARC , Madame DERVIGNY , SOPHIE , MARIANNE, JOSEPH.
JOSEPH.
C'est apaisé. On a entraîné monsieur Derlac, qui était d'une colère!.... Ils se sont remis tranquillemep:; au jeu; c'est-à-dire, monsieur Pastoureau en grondant entre ses dents , monsieur Philibert en prenant un air encore plus insolent. Voilà trois parties qu'il gagne à l'autre. Il paraît qu'ils jouent gros jeu; j'ai vu de l'or.
DUPARC.
De l'or ! jouer de l'or chez moi ! Ma maison n'est point une académie, et je vais....
MADAME DERVIGNY.
Eh ! laissez-les ; ne vous mêlez pas de cela. Tant pis pour monsieur Pastoureau.
DUPARC.
Les trois grands défauts : le vin , le jeu et les femmes.
SCÈNE XX.
DUPARC, Madame DERVIGNY, SOPHIE, MARIANNE, JOSEPH, PASTOUREAU.
PASTOUREAU.
Votre serviteur, cousin Duparc; je viens chercher mon chapeau. Bon, le voilà.
ACTE II, SCENE XX. 209
DUPARC.
Pourquoi, votre chapeau?
PASTOUREAU.
Je ne suis pas d'humeur de me trouver à table avec un homme comme monsieur Phihbert.
MADAME DERVIGJYY.
Que vous a-t-il donc fait de nouveau ?
PASTOUREAU.
Comment , madame ? il me gagne tout mon argent ; et, quand je veux jouer sur parole, il me dit qu'il est fatigué, et il va se camper sur l'escarpolette, en face des fenêtres de la maison. Tenez, le voyez -vous, en l'air, par-dessus les arbres?
MADAME DERVIGNY.
Il va se casser le cou.
DUPARC.
N'ayez donc pas peur.
PASTOUREAU.
Et je ne suis pas le seul qui s'en aille; monsieur Derlac a demandé ses chevaux.
MADAME DERVIGNY.
Eh quoi ! Derlac aussi ?
DUPARC.
Vous voyez; il fait fuir toute ma société.
MADAME DERVIGNY.
Joseph ! allez dire au cocher de monsieur Derlac de ne pas se presser.
DUPARC.
C'est pourtant vous, ma chère belle -mère, qui, ce matin, en me conseillant d'inviter ce beau monsieur....
MADAME DERVIGNY.
C'est vous , mon gendre , qui , en vous avisant de Tome ni. i4
2IO LES DEUX PHILIBERT.
penser à un inconnu pour votre fille, et une belle
place Allez donc proposer un sujet pareil, à un
ministre; il y aurait de quoi vous perdre auprès de monsieur le duc.
DUPARC.
Je demande un gendre, et l'on m'envoie un bouffon.
PASTOUREAU.
Eh quoi ! cousin Duparc , me charger de conduire dans mon cabriolet un homme à qui vous songez pour votre fille, quand il est à votre connaissance que je soupire pour elle!
DUPARC.
Je vous demande pardon. Le meilleur moyen de re- tenir Derlac, c'est de chasser sur-le-champ cet intri- gant, et je vais....
MADAME DERVIGNY.
Monsieur Duparc , je ne veux pas que vous lui parliez.
DUPARC.
Comment ?
MADAME DERVIGNY.
Je ne vous propose pas de le garder; mais vous vous mettriez en colère , vous vous feriez mal.
PASTOUREAU.
Voulez-vous me charger de l'expédition ?
SOPHIE.
Oui; chargez-en monsieur Pastoureau.
PASTOUREAU.
J'y mettrai des formes.
MARIANNE.
De la politesse.
ACTE II, SCENE XXI. an
PASTOUREAU.
Chut , le voici.
SCÈNE XXI.
DUPARC, Madame DERVIGNY, SOPHIE, MARIANNE, JOSEPH, PASTOUREAU, PHILIBERT CADET.
PHILIBERT CADET.
Comme on s'amuse à la campagne !
DUPARC.
J'ai peine à me contenir.
PHILIBERT CADET.
Eh bien ! monsieur Duparc, êtes - vous calmé ? Pou- vons-nous reprendre l'aimable entretien?...
DUPARC.
Parlez à mon cousin Pastoureau , monsieur; il vous dira ce que je pense et ce que j'exige de vous. [A Pas- toureau^ Qu'il se dépêche de partir, ou morbleu.... Je vais parler à Derlac , et je reviens vous joindre.
[Il sort.) PHILIBERT CADET, CL madame Derngnj. Madame, souffrez....
MADAME DERVIGNY.
Parlez à monsieur Pastoureau. ( A part. ) Ah ! le vilain homme.
{Elle sort.)
PHILIBERT CADET, à Sophte.
Mademoiselle, qu'il serait doux pour moi!...
SOPHIE.
Je n'ai rien à vous dire , monsieur. Il faut que je suive
i4.
212 LES DEUX PHILIBERT.
mon père et ma bonne maman. Parlez à mon cousin Pastoureau.
{^Elle sort.)
SCÈNE XXII.
PHILIBERT CADET , MARIANNE , JOSEPH , PASTOUREAU.
PHILIBERT CADET.
Diable! moi qui suis déjà tout étourdi de ma séance sur l'escarpolette , un pareil accueil n'est pas fait pour me remettre. Eh bien ! monsieur Pastoureau , puisque c'est à vous à m'expliquer....
PASTOUREAU.
Monsieur, je vous dirai..... {A part.) J'ai pris là une commission qui ne laisse pas d'être fort désagréable. [Haut.) Monsieur, je suis chargé par le maître de la maison , dont j'ai l'honneur d'être le parent , de vous apprendre qu'il y a eu erreur dans son invitation.
PHILIBERT CADET.
Comment !
PASTOUREAU.
Je me sers d'un terme poli, pour vous faire entendre...
PHILIBERT CADET.
Quoi ?
MARIANNE, liU donnant son chapeau. Voilà votre chapeau, monsieur.
PHILIBERT CADET.
Ah ! ah ! vous croyez que je suis de trop ici.
PASTOUREAU.
ri donc ! monsieur Duparc sait trop bien les lois de la politesse et de l'hospitalité.... Mais il craint que, ne
ACTE II, SCENE XXII. 2i3
connaissant ici que monsieur Derlac, vous ne soyez gêné, mal à votre aise.
PHILIBERT CADET.
Pas du tout.
PASTOUREAU.
Pardonnez-moi , vous vous ennuieriez avec nous. PHILIBERT CADET, uu peu en colere.
Monsieur Pastoureau....
PASTOUREAU, de même.
Eh bien! monsieur.... {En se radoucissant et d'un ion sentimental.^ Monsieur , remarquez qu'on ne vous prescrit rien , qu'on vous prie seulement de considérer, s'il ne serait pas plus généreux à vous.... Oui, mon- sieur, par égard, par procédé...
PHILIBERT CADET, éclatant de rire au nez de mon- sieur Pastoureau.
Par procédé! Oh! par ma foi, mon cher monsieur Pastoureau , vous vous entendez à merveille à tourner les petits compliments qu'on vous charge de faire; vous y mettez une fermeté de caractère et une dou- ceur d'organe qui enchantent et qui désarment : on obtient tout ce qu'on veut de moi en m'attaquant par les sentiments.
PASTOUREAU.
Je vous sais bien bon gré de prendre ainsi la chose,
PHILIBERT CADET.
Il paraît que ces bonnes gens se sont décidés.... Je me décide aussi. Monsieur Pastoureau, je vous ai vaincu au billard , je ne veux pas vous vaincre ailleurs. Je ne suis pas mécontent de ma matinée; j'ai respiré l'air de la campagne, je vous ai gagné votre argent^ Je ne quitte pas encore le pays ; nous nous reverrona.
2i4 LES DEUX PHILIBERT.
ce soir à la fête du village , et si vous pouvez disposer d'une place dans votre cabriolet en retournant à Pa- ris, je vous prie de me la conserver. Je vous salue de tout mon cœur.
{Il sort y et y en sortant, il embrasse de nouveau Marianne^
JOSEPH.
Bon voyage. Je vais fermer la porte sur lui.
(// sort^
MARIANJVE.
Nous voilà délivrés d'un fier intrigant.
{Elle sort.) PASTOUREAU , posant son chapeau sur une chaise. Il n'y a plus que des honnêtes gens dans la maison ; j'y peux rester.
FIIV^ DU SECOND ACTE.
ACTE III, SCENE I. %i:
ACTE TROISIEME.
Le théâtre représente une place de village ; on voit d'un côté la grille du jardin de Duparc, de l'autre un café ; on lit sur les portes vitrées du café , ICI ON JOUE AU NOBLE JEU DE BILLARD; à côté du café , un cabaret; au fond une montagne.
SCENE I.
PHILIBERT CADET, SEUL, LES MAINS DERRIÈRE LE DOS , FREDONNANT UN AIR ENTRE SES DENTS.
Je me suis bien promené à la foire. Pour un petit endroit comme celui-ci , elle est très-belle. J'en ai vu toutes les curiosités , et me voilà revenu à la grille de la maison de monsieur Duparc. C'est un affront qu'ils m'ont fait là, pourtant; il faut que je sois aussi bon enfant que je le suis, pour ne pas leur en demander raison. Ils sont à table , je crois. Eh bien ! je ne re- grette pas leur dîner ; il aurait fallu peser mes paroles. Le bon ton!... le bon ton ne vaut pas la gaieté, (^/z riant. ) Parlez - moi de la mauvaise société , c'est là qu'on s'amuse. Cette bonne grand'maman, qui me je- tait pour ainsi dire sa petite-fille à la tête.... Tout est manqué; je me n'en pendrai pas. S'il est vrai cepen- dant que la jeune personne m'aime Des parents,
contrarier ainsi l'inclination de leur enfant! C'est bien mal. Quant à moi, d'abord, est-ce un si bon parti? Il y a beaucoup de gens qui brillent, et qui n'en sont
ai6 LES DEUX PHILIBERT.
que moins riches. Et puis, suis-je né pour me claque- murer dans un ménage avec une femme et un trou- peau d'enfants ? Et d'ailleurs ne serait-ce pas faire tort à mon frère? C'est lui qui doit se marier; moi , je dois faire fortune pour laisser tout à lui et à sa famille. Oui, c'est un devoir; par amitié, par reconnaissance pour mon frère , il faut que je me range , que je tra- vaille. Plus de femmes , plus d'excès de table , plus de jeu. (// se trouve près du cqfé^ et il lit.) ici on joue AU NOBLE JEU DE BILLARD. Commc Ics progrès de la civilisation ont répandu par-tout les beaux-arts et la corruption! Il n'y a pas un village en France, au- jourd'hui, où l'on ne trouve trois ou quatre cafés et au moins un billard. C'est décidé; demain je com- mence mon plan de réforme ; aujourd'hui je peux en- core m'en donner.
SCENE IL
PHILIBERT AÎNÉ, PHILIBERT cadet,
( Philibert aîné paraît sur la montagne , le col lâche ^ son vêtement couvert de poussière ^ et s' essuyant le front comme un homme accablé de fatigue. )
PHILIBERT aîné, sur la montagne. Faudra-t-il que la nuit vienne avant d'avoir trouvé la maison?...
PHILIBERT CADET, sans voir son Jrère. J'ai gagné de l'argent au billard du château ; pour- quoi n'en gagnerais -je pas au billard du village? En- trons.
(// entre dans le café.)
ACTE III, SCENE III. 217
SCÈNE III.
PHILIBERT AiwÉ, COMTOIS.
PHILIBERT AINE, apercevant la grille de la maison de Diiparc. ^
C'est ici, c'est ici. {Appelant.) Comtois! Comtois!
COMTOIS, sans paraître. Eh bien ! monsieur. PHILIBERT aîné, descendant rapidement la montagne et ne se ressentant plus de la fatigue. Nous y sommes. Allons, viens, mon ami, un peu de courage.
coMTois, paraît sur la montagne, plus en désordre, et ayant V air encore plus fatigué que son maître. Y sommes-nous , monsieur ? C'est bien heureux.
PHILIBERT aîné.
Oui; voilà le village, la grille, l'avenue, la maison.
COMTOIS.
Ah ! monsieur , ces paysans sont - ils assez sots , ou plutôt assez malicieux clans leurs indications ? Voilà trois grandes heures que nous avons quitté notre voi- ture , et que nous marchons à l'aventure par des che- mins du diable, de village en village. L'un nous dit ; à gauche ; non , c'est à droite , nous dit l'autre. Vous êtes sur la route , vous n'y êtes pas ; prenez le petit sentier , suivez le pavé. Ah ! je n'en peux plus ; je tombe de faim , de fatigue et de soif.
( // s'assied sur un banc de pierre a coté de la grille. )
PHILIBERT aîné.
Nous y voilà. Quel bonheur! Mais que dis-je? il est
2i8 LES DEUX PHILIBERT.
six heures du soir; comment me présenter sans avoir reçu d'invitation? S'il y a eu quiproquo, mal entendu, que doivent- ils penser de moi? Toutes mes craintes me reviennent. Allons, je trouve enfin ce que je cherche; et ce que j'ai de mieux à faire, c'est de reprendre à l'instant la route de Paris.
(// s" assied sur un banc de pierre a côté du café, en face de celui sur lequel Comtois est assis.) COMTOIS, se levant avec vivacité. Pourquoi donc cela, mon cher maître? Je ne sens plus ni la faim ni la soif du moment que je vous vois malheureux, et que je crois pouvoir vous servir. Je vais entrer dans la maison; je trouverai là quelque camarade avec qui je pourrai causer, savoir ce qui s'est passé, où en sont les choses. La grille est fermée, mais il y a une sonnette.
(// sonne.) PHILIBERT AINE, sc levant. Eh bien! soit, mon ami; mais, je t'en prie, point de gaucherie, point de bavardage.
COMTOIS.
Laissez donc , monsieur ; j'ai de l'esprit peut-être.
(Il sonne encore.)
SCÈNE IV.
PHILIBERT AÎNÉ, COMTOIS, JOSEPH.
JOSEPH, derrière la grille, une serviette a la incdn. Un moment , un moment. Que voulez-vous ?
COMTOIS.
Ah! mon ami, mon cher camarade, ouvrez-moi, je vous prie.
ACTE III, SCENE IV. 219
JOSEPH.
Pourquoi ?
COMTOIS.
Je voudrais parler à monsieur Duparc.
JOSEPH.
Cela ne se peut pas ; il est à table.
[Il fait un pas pour se retirer.)
COMTOIS.
Mais attendez donc, c'est de la part....
JOSEPH.
De qui?
COMTOIS.
De monsieur Philibert.
JOSEPH.
Ah! bien oui, monsieur me ferait une jolie scène. Allez vous promener avec monsieur Philibert, nous ne voulons plus entendre parler de monsieur Phili- bert.
(// veut encore se retirer^
COMTOIS.
Permettez donc : si vous ne voulez pas nous faire parler à monsieur Duparc , avertissez notre ami mon- sieur Clairville.
JOSEPH, revenant.
Monsieur Clairville ? c'est bien pis ; il ne fait que d'arriver. Monsieur et madame lui ont fait tant de re- proches , qu'il est encore plus furieux que les autres contre votre monsieur Philibert. Il le renonce à jamais pour son ami. C'était bien la peine de m'interrompre dans mon service !
{lise retire^
220 LES DEUX PHILIBERT.
SCÈNE V.
PHILIBERT âiNÉ, COMTOIS.
COMTOIS.
Eh! mais, écoutez , je vous en prie... Le voilà parti. Un joli accueil.
(Le maître et le valet se regardent d'un air consterné. )
PHILIBERT AINE.
Quand je te disais que tout était perdu.
COMTOIS.
Non, monsieur, tout n'est pas perdu. Ce valet re- fuse de m'ouvrir la grille; mais il doit y avoir une autre porte, je vais faire le tour. Je trouverai un con- cierge, un jardinier, une servante, quelqu'un, enfin, que j'attendrirai. Reposez - vous , attendez - moi , vous aurez bientôt de mes nouvelles.
(// sort^
PHILIBERT AINE, Seul.
Ce bon Comtois! il se flatte; mais moi... Comment se fait-il que ce parent ne soit pas venu me prendre? Je n'ai peut - être pas assez attendu ; et mes couplets , mes pauvres couplets que j'avais faits avec tant de plaisir, tant d'amour! Il fallait demander à Clairville le nom du village , m'attacher à leurs pas , suivre leur voiture. Ah! je suis bien maladroit, je suis bien mal- heureux.
( // s'assied sur le banc de pierre h côté de la grille. )
ACTE III, SCENE VI. 221
SCÈNE VI.
PHILIBERT AmÉ, PHILIBERT cadet.
( Philibert cadet paraît sur le balcon du billard, tenant d'mie main un verre de liqueur, et de Vautre une queue de billard avec une lime. Il pose son verre de liqueur sur la balustrade du balcon , et commence à limer sa queue.^
PHILIBERT CADET.
Si j'ai le coup d'œil juste, j'ai affaire là à de grands innocents qui ne sont guère plus adroits à faire la bille que monsieur Pastoureau. [Apercevant Philibert aîné?) Eh! mais je ne me trompe pas; c'est mon frère que j^aperçois. [Appelant^ Philibert! Philibert! mon frère, mon ami!
PHILIBERT AINE, levant la tête.
Que vois-je ? mon frère ! PHILIBERT CA.DET, reprenant son verre de liqueur.
Attends, attends-moi, je descends; j'ai furieusement de choses à te dire. [Il se hâte de boire son verre de liqueur et quitte le balcon. )
PHILIBERT aîné.
Mon frère! mon frère ici! Par quel hasard? qu'y vient -il faire? Il m'arrive rarement de le rencontrer sans qu'il m'en survienne quelque malheur. PHILIBERT CADET , entrant en scène sans chapeau, et sa queue de billard a la main.
Que tu viens à propos ! que je suis aise de te voir! Embrassons-nous , mon cher frère. ( // embrasse son frère et lui serre la main avec tendresse. ) C'est mon JDori
2Si2 LES DEUX PHILIBERT.
ange qui t'envoie ici. Il faut que je te demande ton avis sur une affaire... ; parce que toi qui es d'un si bon conseil , sur- tout pour ce qui touche au point d'hon- neur.... Il m'est arrivé dans ce pays une aventure
qui commençait à merveille, qui ne finit pas si bien... Tu es compromis, nous sommes compromis, la famille est compromise, et c'est pour toi que j'en souffre; car à moi , qu'est-ce que cela me fait ? Mais mon frère qui tient à la considération, et qui la mérite....
PHILIBERT aîné.
Mais enfin m'expliqueras-tu ?. . .
PHILIBERT CADET.
Viens ; tu es un honnête homme , tu es connu pour tel, on te croira; viens leur dire, je t'en prie, que je suis un honnête homme aussi, moi; c'est-à-dire un bon enfant qui ai fait et qui ferai encore bien des étourde- ries, mais incapable d'une action....
PHILIBERT AIWÉ.
Quelle action ? Qu'as-tu fait ? encore quelque extra- vagance.
PHILIBERT CADET.
Non , sur mon ame. Tu ne te serais pas mieux con- duit. Ils m'ont comblé de politesses; moi, j'y ai répondu d'abondance de cœur; et tout d'un coup , parce que je suis aimable , parce que je suis gai , ils changent de manières avec moi , et.... il faut bien que je te l'avoue, ils me prient de sortir de la maison.
PHILIBERT aîné.
Tu es obscur et confus dans tes discours ; mais je tremble de trop bien deviner.
PHILIBERT CADET.
Comment? tu n'entends pas qu'ils m'ont invité.
ACTE III, SCENE VI. 2^3
amené à leur maison de campagne ; qu'ils ont voulu que j'eusse des talents, que je susse dessiner, faire des vers et de la musique, et qu'ensuite, ils m'ont dit qu'il y avait erreur dans l'invitation ?
PHILIBERT AINE.
Ah! grand Dieu! Est-ce de cette maison, de chez monsieur Duparc qu'on t'a congédié?
PHILIBERT CADET.
Précisément. Tu es indigné d'un pareil procédé, et moi aussi; mais il ne faut pas que cela te consterne : nous en sortirons à notre honneur.
PHILIBERT AIJNTÉ.
Oh ! bien , maintenant , tout est éclairci.
PHILIBERT CADET.
Mon bon frère, si tu savais combien je suis touché du chagrin que te cause mon malheur ! mais ne te dé- sole donc pas pour une chose dont je suis tout consolé; parlons de toi. Où en es-tu de ce bonheur que tu m'as si joyeusement annoncé ce matin ?
PHILIBERT aîné.
Eh! malheureux, c'est toi qui l'as détruit.
PHILIBERT CADET.
Moi ! comment cela ?
PHILIBERT aîné.
C'est à moi que la lettre d'invitation de monsieur Du- parc était destinée. On te l'a remise.
PHILIBERT CADET.
Dieu! n'achève pas. Eh bien! tu me croiras, si tu veux , je m'en suis douté.
PHILIBERT aîné.
Et, grâce à tes extravagances, je ne puis pas me justifier , puisque les valets eux-mêmes refusent de m'entendre.
224 LES DEUX PHILIBERT.
PHILIBERT CADET.
Il faut convenir que je suis un grand misérable : me voilà donc l'artisan du malheur de mon frère , de mon bienfaiteur, du meilleur des frères; bats-moi, accable- moi, tue-moi, je le mérite, tu te rendras service et à moi aussi. Au surplus, je reconnais ton bon goût : la jeune personne est charmante; elle ressemble à cette femme de Lyon, tu sais, Armantine , qui m'a tant aimé ; cela m'a frappé du premier coup-d'oeil.
SCÈNE VIL
PHILIBERT AINE, PHILIBERT cadet; COMTOIS,
SORTAPfT PAR LA GRILLE. COMTOIS.
Ah ! monsieur , j'ai tout appris : un intrigant , un chevalier d'industrie a pris votre nom , s'est présenté à votre place, a été admis, s'est fait chasser.
PHILIBERT aîné.
Eh ! je le sais.
PHILIBERT CADET.
Eh! mon Dieu ! oui, mon pauvre Comtois, nous sa- vons tout; c'est moi qui suis l'intrigant.
COMTOIS.
Quoi! monsieur, vous êtes ici! quoi, c'est vous? Eh! mais, c'est donc un démon acharné après vous que mon- sieur votre frère. (^ Philibert cadet.^ Pardon, mon- sieur....
PHILIBERT CADET.
Je te pardonne , Comtois ; tu n'en saurais trop dire.
COMTOIS.
Et , ce n'est plus un mystère ; monsieur Duparc ,
ACTE III, SCENE VIL aaS
pressé par les circonstances, vient de promettre sa fille et la place à monsieur Pastoin^eau, l'un de ses cousins.
PHILIBERT aîné.
Se peut-il ?
PHILIBERT CADET.
C'est celui qui m'a amené dans son cabriolet.
PHILIBERT aîné.
C'en est fait, il n'y a plus d'espoir.
COMTOIS.
Pardonnez-moi, mon cher maître, il y en a encore. Si vous parvenez , si je puis parvenir à vous faire par- ler à quelqu'un de la maison.... Ils verront bien que vous avez un autre ton, d'autres manières. {^En par- lant ainsi. Comtois arrange la cra^^ate et les cheveux de son maître , il ôte avec un mouchoir la poussière de V habit. Philibert cadet tire son mouchoir de sa poche et ôte de son côté la poussière qui est sur le chapeau de sonjrere.^ Ils ne veulent pas vous recevoir. Eh bien! je trouverai le moyen de vous les amener; oui, mon- sieur , il y a dans cette maison une femme de chambre qui me paraît fort compatissante.
PHILIBERT cadet.
C'est celle que je voulais embrasser,
COMTOIS.
Si je peux la décider à venir vous trouver , j'espère encore.
(// SOJ^t.)
Tome F IL
i5
aa6 LES DEUX PHILIBERT.
SCÈNE VIÏI.
PHILIBERT aîné, PHILIBERT cadet.
PHILIBERT CADET.
Oui , reprends courage ; nous te restons : veux-tu que j'affronte la colère du père, celle de la grand'mère, de la jeune fille, que je m'accuse, que j'appelle en duel ce monsieur Pastoureau?
PHILIBERT aîné.
Eh! non, je t'en prie, je t'en conjure; tu ne m'as déjà fait que trop de mal ; ne te mêle de rien ; retourne à Paris.
PHILIBERT CADET.
Comment ? que je ne me mêle de rien ! Eh quoi ! lorsque je suis guidé par l'amour fraternel le plus pur, le plus désintéressé.... Tu as raison; je gâterais tout, j'en suis capable ; mais je suis trop inquiet. Au lieu de retourner à Paris, je rentre au billard, et je t'en prie, tiens -moi au courant de ce qui t'arrivera. Si tu as besoin de moi , je suis là. Mon pauvre frère ! quelle désolation pour moi ! tiens , vois-tu mes larmes ? ( 7/ pleure et s'essuie les yeux avec son mouchoi?\ ) Bonne chance, c'est ce que je te souhaite, et à moi aussi. Mais je suis plus sûr de mon fait que tu ne l'es du tien. Je gagnerai au billard , c'est certain. Epouseras-tu ta maîtresse? c'est douteux. Sur- tout ne retourne pas à Paris sans moi.
( // rentre au billard. )
PHILIBERT AINE, Seul.
Sa main promise à un autre ! et Clairville lui-même
ACTE III, SCENE IX. 227
qui refuse d'écouter mon valet! Je le conçois; avec ses scrupules....
SCÈNE IX.
PHILIBERT aîné, COMTOIS, MARIANNE.
COMTOIS.
La voilà, monsieur ; je lui ai parlé avec tant d'élo- quence ! J'étais si pénétré de votre situation ! ( A Ma- rianne.^^enez^venex, mademoiselle... madame, veux- je dire ; le mauvais sujet n'y est plus; il n'y a que mon maître.
MARIANNE.
Mais si mon mari allait me surprendre !
PHILIBERT AIIVÉ.
Ah ! de grâce , daignez vous intéresser à moi. J'aime, j'adore votre jeune maîtresse; je ne vous demande rien contre vos devoirs. Ce n'est pas auprès d'elle que j'ose encore réclamer votre appui ; non , c'est auprès de son père , de sa bonne maman.
COMTOIS.
"Vous voyez, nous sommes d'honnêtes gens; c'est aux parents que nous vous prions de nous adresser.
MARIANNE.
Eh bien! à la bonne heure; voilà un jeune homme qui s'exprime avec grâce.
PHILIBERT aîné.
Qu'ils consentent à me voir.
COMTOIS.
Qu'ils ne nous rendent pas victimes de la mauvaise conduite qu'un autre a pu tenir dans leur maison,
i5.
228 LES DEUX PHILIBERT.
PHILIBERT AINE.
Il y aurait de l'injustice....
COMTOIS.
De l'inhumanité.
PHILIBERT aîné.
Vous paraissez si bonne!
COMTOIS.
Vous êtes si gentille !
MARIANNE.
Eli! mais, vraiment, le maître et le valet sont très- aimables.
SCÈNE X.
^ PHILIBERT aîné, COMTOIS, MARIANNE, JOSEPH.
JOSEPH.
Ma femme en conversation avec deux jeunes gens! <3n en chasse un , il en revient deux.
COMTOIS.
Mon cher monsieur , au lieu de gronder votre femme , aidez-la ; joignez-vous à elle pour tâcher de faire rendre justice à mon maître.
MARIANNE.
Eh! mais, mon ami, ce jeune homme est bien dif- férent du premier ; il a bon ton , bonnes manières : il est amoureux.
JOSEPH.
Amoureux !
MARIANNE.
De mademoiselle.
ACTE m, SCENE X. 229
PHILIBERT AIFÉ.
Mes vues sont pures, légitimes ; je ne demande qu'à parler à monsieur Duparc, à madame Dervigny. Te- nez, prenez ceci. (// lui donne de Vm^gent.^ Si vous me refusez , je suis bien à plaindre : prenez , prenez encore.
JOSEPH.
Monsieur , vous me touchez , vous m'attendrissez.
MARIANNE.
Oh! par ma foi, je ne saurais lui tenir rigueur plus long-temps. Ecoutez, si nous vous annonçons, on nous grondera , et on ne voudra pas vous voir. On est sorti de table ; les uns vont faire de la musique , les autres vont se promener. Je vais tâcher d'attirer monsieur et madame de ce côté.
( Elle so?^t. )
JOSEPH.
OÙ vas-tu donc , ma femme ? Un moment.
COMTOIS, retenant Joseph. Si, pour faire connaissance, vous vouliez accepter de vous rafraîchir à cette maison que voilà.
( // indique le cabaret a coté du café. )
JOSEPH.
Monsieur ^A part.^ Le maître me donne pour
boire , le valet me paie à boire ; ce sont d'honnêtes gens.
COMTOIS, a Philibert aîné.
Vivatl les valets sont pour nous.
PHILIBERT AINE,
C'est quelque chose.
aSo LES DEUX PHILIBERT.
COMTOIS.
C'est beaucoup; je m'y connais. ( Comtois et Joseph entrent au cabaret en sejai- sant de grandes politesses. Comtois force Joseph a entrer le premier. )
PHILIBERT AIWÉ, SCul.
Allons, voilà mes affaires en assez bon train.
( On entend Philibert cadet dans le billard. )
PHILIBERT CADET.
J'ai touché, monsieur; je suis sûr que j'ai touché.
UNE VOIX,
Non, monsieur, vous n'avez pas touché.
PHILIBERT CADET.
Je m'en rapporte à la galerie. Parlez, messieurs.
PHILIBERT aîné.
Allons, voilà mon frère qui se dispute au billard.
PHILIBERT CADET.
Fort bien ; vous êtes tous contre moi. Une autre partie.
PHILIBERT aîné.
Qu'il joue, qu'il se dispute; il ne me nuira pas, au moins.
SCÈNE XL
PHILIBERT aîné, MARIANNE, Madame DER- VIGNYj DUPARC.
MARIANNE, airivaut la première. Je les ai rencontrés; je leur ai parlé de vous. Ils me suivent*
ACTE III, SCENE XI. aSi
D u p A. R c , entrant en scène. Eh ! que m'importe que mademoiselle Marianne le trouve à son gré? Je ne veux plus recevoir d'inconnus à la campagne. A-t-il à me parler d'affaires ? qu'il vienne à Paris.
MADAME DERVIGNY.
Eh bien ! Marianne , où est-il ce monsieur qui ne nous demande qu'un moment d'entretien?
MARIANNE.
Le voilà, madame.
MADAME DERVIGNY.
Voyons, monsieur, que nous voulez-vous ? Que pré- tendez-vous ? Qui êtes-vous ?
PHILIBERT aîné.
Madame, je suis.... je viens.... pardon; mais je me
sens tellement déconcerté Faut-il qu'une méprise
que je ne pouvais prévoir, ni empêcher, ait changé les dispositions favorables que vous et monsieur aviez témoignées à mon ami Clairville !
DUPARC.
Vous êtes l'ami de monsieur Clairville? et moi aussi, je l'aime de tout mon cœur; mais je vous avoue qu'a- près ce qui s'est passé, ses recommandations ne sont pas d'un grand poids auprès de nous.
PHILIBERT aîné.
Je conçois et j'approuve votre défiance. Aussi, n'est- ce qu'en tremblant que j'ose vous parler ; mais , mon- sieur, si je ne possède pas toutes les vertus, toutes les qualités dont il a plu à son amitié de me gratifier , croyez au moins à tout ce qu'il a pu vous dire de mon estime pour vous, de mon respect pour madame, de mon amour pour mademoiselle votre fille.
iài LES DEUX PHILIBERT.
MADAME DERVIGNY.
Qu'est-ce à dire ? Vous aimez ma petite-fille ?
PHILIBERT aîné.
Oui , madame , oui , monsieur ; content de la voir , de l'admirer, n'osant vous parler, n'osant concevoir encore aucune espérance , depuis un mois , je vous ai suivies par-tout.
MARIANNE.
Serait-ce notre jeune homme? Je cours chercher mademoiselle ?
(^Elle sort,)
MADAME DERVIGNY.
Eh! mais qu'a-t-elle donc?
DUPARC.
Est-elle folle?
SCÈNE XIL
PHILIBERT AINE, Madame DERVIGNY, DUPARG.
PHILIBERT AINE, auec chaleui\ Ce matin, seulement, je me confie à Glairviile ; il vous révèle mon amour. Vous lui faites espérer que vous allez , aujourd'hui même , m'inviter à venir à votre maison de campagne ; jugez quelle est mon inquiétude en ne voyant pas arriver cette invitation si ardemment désirée; je me hasarde à me présenter sans l'avoir reçue ; je pars, je vous trouve enfin, et c'est pour ap- prendre que vous venez de promettre la main de votre fille à l'un de vos parents. Je n'ai aucun titre, je n'ai aucun droit; mais j'ai eu un moment d'espoir; mais il est impossible d'avoir plus d'amour.
ACTE III, SCÈNE XIII. 233
DUPARC.
Eh quoi ! monsieur , vous soutenez que vous êtes la personne dont Clairville m'a parlé ce matin ?
PHILIBERT aîné.
Oui, monsieur.
MADAME DERVIGNY.
Que vous vous nommez Philibert?
PHILIBERT aîné.
Oui , madame.
DUPARC.
Ah! ah!
(/c^ on entend Clairville chanter dans la cou- lisse. )
Enfant chéri des dames....
DUPARC.
J'entends Clairville, nous allons voir.
SCÈNE XIIL
PHILIBERT aîné. Madame DERVIGNY, DUPARC, PHILIBERT CADET, CLAIRVILLE.
PHILIBERT CADET, au balcon du café. C'est fini; j'ai tout perdu. {^Apercevant les person- nages en scene.^ Oh! oh! écoutons.
DUPARC.
Venez, Clairville; voici un jeune homme....
CLAIRVILLE.
Que vois-je ? encore ici , monsieur !
PHILIBERT AÎNÉ.
De grâce, daignez achever votre ouvrage.
CLAIRVILLE.
Point du tout ; je me reproche de l'avoir commencé.
234 LES DEUX PHILIBERT.
MADAME DERVIGNY.
Mais permettez....
CLAIRVILLE.
Je vous l'ai dit, je ne veux plus me mêler de rien,
PHILIBERT AINE.
Si vous saviez....
CLAIRVILLE.
Ah! monsieur, cela m'a bien étonné.
PHILIBERTAINÉ.
Mais écoutez.
CLAIRVILLE.
Je ne veux rien entendre ; d'ailleurs , monsieur a promis sa fille à monsieur Pastoureau ; ce que vous avez de mieux à faire, c'est d'étouffer votre amour, et de donner congé de votre nouvel appartement.
DUPARC.
Eh ! mais , ce n'est pas monsieur qui est venu , et que nous avons congédié.
CLAIRVILLE.
Ce n'est pas monsieur ! et qui donc ?
PHILIBERT CADET.
Et parbleu ! c'est moi.
PHILIBERT AINE.
Ciel ! mon frère !
DUPARC.
Eh ! oui, c'est lui.
PHILIBERT CADET.
Attendez-moi, je suis à vous. Je vais vous expliquer,.
( // quitte le balcon. )
CLAIRVILLE.
Qu'est-ce que c'est donc que cet homme?
ACTE m, SCENE XIII. ^35
PHILIBERT AINE,
Allons , Clairville ne veut se mêler de rien ; mon frère veut se mêler de tout , et je me trouve froissé entre les deux.
PHILIBERT CADET, entrant en scène.
Parbleu ! messieurs et madame , il faut que vous soyez bien simples, bien innocents, bien.....
PHILIBERT aîné.
Tais-toi donc.
PHILIBERT CADET. /
Laisse donc, c'est une figure de rhétorique pour en venir à les flatter; tu vas voir. Eh ! quoi? vous ne com- prenez pas que nous sommes deux frères?
DUPARC ET MADAME DERVIGNY.
Deux frères !
CLAIRVILLE.
Ah! Ah!
PHILIBERT CADET.
Eh oui, deux frères. Or, si l'on a vu parfois des frères qui se ressemblaient à s'y méprendre, soit au moral , soit au physique , soit en bien , soit en mal , que de différences entre tant d'autres, depuis Caïn et Abel jusqu'au frère de Piron, qui était un imbécille ! {^En riant, ) Moi , messieurs , j'ai une pauvre tête , peu de jugement; j'ai été gâté par ma mère , que je dominais. Tout petit, je faisais cent tours à mon maître d'école: aussi, je ne sais rien que le billard, l'escrime, le trente et un; et dès mon enfance, on m'appelait Philibert le mauvais sujet. {D'un toji graue.) Mais mon frère, en- voyé par mon père dans un collège de Paris , a ete élevé avec soin, tendresse et sévérité. Il a bon cœur, jionne tête et bon jugement. Il sait le grec , le latin , la
236 LES DEUX PHILIBERT.
philosophie , la musique , la danse et les mathématiques ; et , par opposition , on l'appelait et on l'appelle encore Philibert l'homme de mérite. ( En riant. ) Moi , mes- sieurs, je suis un vaurien, un joueur; je m'amuse, et je passe pour avoir un excellent ton en mauvaise société. J'ai mangé mon patrimoine, la maison de commerce de ma mère, je mangerais le diable. {^D'un ton grave.^ Mais mon frère , l'homme de mérite , est sage dans ses mœurs , raisonnable dans sa conduite , modéré dans ses désirs. Il a conservé , il a déjà augmenté sa fortune ; il n'a pas de dettes , et , plus d'une fois , il a payé les miennes , [En riant^ Moi , messieurs , franchement je ferais une folie de me marier , et un père en ferait une plus grande de me donner sa fille. Que diable pourrais- je apprendre à mes enfants? {D'un ton grave?) Mais mon frère , l'homme de mérite ! il a été si bon lils , il est si bon frère , qu'il ne peut manquer d'être bon père et bon mari. Il fera souche d'honnêtes gens , d'hommes de sens , d'hommes d'esprit , parce qu'il a de l'honneur , du sens et de l'esprit. C'est mon frère que vous avez invité, c'est moi qui suis venu. Donc je ne suis pas un intrigant qui ai pris un faux nom; mais mon frère a été victime d'un quiproquo. Es-tu content, frère? T'ai- je tenu parole? Je crois que je n'ai pas dit de sottises.
DUP ARC.
Ainsi , c'est de monsieur , que Clairville , Forhs , Préval, Derlange, m'ont fait un si grand éloge.
PHILIBERT AIWÉ.
Ah! monsieur, je dois cet éloge à leur indulgence. Mon frère ne mérite pas tout le mal qu'il vient de dire de lui-même; mais oui, c'est de moi qu'on vous a parlé ; c'est moi qui vous ai fait une visite ce matin ; c'est à moi que vous l'avez rendue. {Tirant de sa poche
ACTE IIT, SCÈNE XIV. 237
la carie de visite de Dupai^c^ Voici la carte que Clair- ville m'a remise de votre part. C'est moi qui suis at- taché au ministère des affaires étrangères; c'est moi qui ai eu le bonheur de remplir avec succès inie mission à Smyrne.
CLAIRVILLE.
Eh ! mais , mon cher monsieur , que ne me disiez-vous que vous aviez un frère ?
PHILIBERT CADET.
Oh ! il n'y a pas de quoi se vanter.
- SCÈNE XIV.
PHILIBERT aîné , Madame DER VIGNY , DUPARC , PHILIBERT CADET, CLAIRVILLE, MARIANNE, SOPHIE.
MARIANNE.
Venez, venez, mademoiselle; tenez, le voilà.
SOPHIE, vojant Philibert aîné. C'est lui !
MADAME DERVIGNY.
Qui lui?
MARIANNE.
Le jeune homme que mademoiselle a remarqué.
MADAME DERVIGNY.
Eh! quoi? mademoiselle....
PHILIBERT AINE.
J'aurais été assez heureux pour fixer votre attention. Ah ! monsieur , au nom de l'amitié que vous aviez pour mon père, accordez -moi la main de votre fille. Point de dot, point de place, et je suis content; et ma vie tout entière est consacrée au soin de son bonheur.
238 LES DEUX PHILIBERT.
MADAME DERVIGNY.
Voilà du désintéressement, une véritable tendresse.
SOPHIE.
N'est-ce pas , ma bonne maman ?
DUPARC.
C'est fort embarrassant : les engagements que je viens de prendre avec Pastoureau....
SOPHIE.
Mon père, la parole que vous lui avez donnée est- elle donc irrévocable?
SCÈNE XV ET DERNIÈRE.
PHILIBERT AINE, Madame DERVIGNY , DUPARC , PHILIBERT cadet, CL AIRVILLE , MARI ANNE , SOPHIE, PASTOUREAU.
PASTOUREAU.
Me voilà.
MADAME DERVIGIYY.
N'est-ce pas, monsieur Pastoureau, que vous êtes trop délicat pour vouloir épouser une jeune personne malgré elle?
PASTOUREAU.
Comment ?
DUPARC.
C'est qu'il faut vous dire qu'il y a eu véritablement erreur.
PASTOUREAU.
Ab ! ah !
ACTE III, SCENE XV. 289
MADAME DERVIGNY.
Que monsieui^, qui est le frère de monsieur, est la personne que nous attendions.
PASTOUREAU.
Oh ! oh !
Madame dervigny. Il adore ma petite-fille. Elle vient de me faire en- tendre qu'elle avait beaucoup d'estime pour vous, mais...
PASTOUREAU.
Point d'inclination.
SOPHIE.
Pardon, mon cousin.
PASTOUREAU.
Fort bien : vous allez me sacrifier.
PHILIBERT CADET.
Croyez-moi , renoncez. Vous valez mieux que moi ; mais mon frère l'homme de mérite !...
PASTOUREAU.
Allons , me voilà encore premier garçon de noce au mariage d'une demoiselle que j'aurai été sur le point d'épouser.
PHILIBERT AIWÉ.
Ah ! monsieur Pastoureau , quelle générosité !
DU PARC, à Philibert aîné. Ma fille et la place sont à vous.
PHILIBERT CADET.
Allons , morbleu ! de la joie , des chansons , des valses , des rondes , des allemandes et des gavottes. Ah ! sans moi , comme tu serais dans l'embarras ! Petite sœur , aimez-moi comme un bon frère. Et vous, papa Duparc,
24o LES DEUX PHILIBERT.
vous trouvez dans l'aîné un bon gendre, et dans le cadet un bon convive.... pour un repas de garçon; je me tairai quand nous aurons des dames.
FIN DTI TROISIEME ET DERNIER ACTE.
LE
CAPITAINE BELRONDE,
COMÉDIE EN TROIS ACTES ET EN PROSE,
Représentée pour la première fois le 4 mars 1817,
Tome ni. 16
PREFACE
l^A première idée de cette comédie me fiit suggérée par un passage d'une pièce allemande. Un brave mili- taire , déjà sur le retour, veut épouser une jeune per- sonne : elle lui apprend ingénument qu'elle est éprise d'un jeune homme ; il se console en la dotant , et il songe à un autre mariage : pareille aventure lui arrive une se- conde fois.
Je pensai qu'au lieu de ces oncles , de ces pères , de ces tuteurs avares Jaloux , tyrans , ridicules ou méchants qu'on voit si souvent dans nos comédies, il serait pi- quant de mettre sur la scène un homme d'un certain âge , aimable , galant , spirituel et bon , qui n'aurait d'autre ridicule que celui de vouloir épouser une jeune femme, ridicule bien excusable dans un célibataire ou un homme veuf croyant pouvoir compenser la différence d'âge par une grande fortune et des soins assidus , et qui , tout en voulant se rendre heureux lui-même, se propose de rendre parfaitement heureuse la femme qu'il épousera. Je pensai que pour rendre ce rôle comique il fallait le montrer perpétuellement désappointé , perpétuellement trompé dans ses espérances , et j'imaginai de le faire amoureux de trois jeunes femmes et indécis sur le choix à faire entre les trois. Cette hésitation me parut un trait caractéristique de mon personnage. A vingt ans , on est vraiment amoureux et l'on ne peut avoir de passion que
i6.
244 PRÉFACE.
pour un seul objet : à cinquante ans on peut se croire amoureux; mais on n'a réellement qu'un désir vague, incertain , et l'on est tout prêt à se consoler d'échouer près d'une belle , dès qu'on a l'espérance de réussir près d'une autre. Je pensai que , pour exprimer d'une ma- nière comique l'amour un peu ridicule , et le dépit tou- jours croissant de mon homme, il fallait lui donner une habitude de vivre , une profession qui supposât en lui delà franchise, de la vivacité, et je le fis ancien ca- pitaine de marine.
L'anecdote vraie ou fausse d'un voyageur qui se trompe de coche à Mâcon et retourne à Châlons , croyant aller à Lyon , un joli proverbe de Carmontelle intitulé le Boudoir, et une bien vieille comédie de je ne sais quel auteur, qui s'appelle, je crois, le Déniaisé, me fournirent les incidents et les caractères secondaires de ma co- médie.
Les deux premiers actes me semblent présenter sinon des caractères , au moins des physionomies et des situa- tions comiques. L'arrivée successive et variée des trois jeunes gens, le dépit qu'ils causent au capitaine, l'ai- sance avec laquelle ils s'installent dans son château, la confidence de Dutilleul et de sa femme, le brusque chan- gement qui s'opère aux yeux du spectateur dans les ca- ractères d'Olivier et de Victorine, me paraissent des res- sorts de comédie bien imaginés et bien exécutés.
Au troisième acte, je suis moins heureux; à défaut de bonnes scènes , j'ai des jeux de théâti^e. Ces moyens réussissent quelquefois mieux que les bonnes scènes ; mais ils ne les valent pas.
PREFACE. 245
De même que les surprises , les méprises , les quipro- quo sont des sources toujours nouvelles de comique j de même aussi , une conversation entendue par un per- sonnage intéressé sera toujours un bon moyen d'intrigue. Notre grand maître, dans son chef-d'œuvre du Tar- tufe, a employé deux fois ce moyen avec toute la force de son génie. Au troisième acte, Damis se cache dans un cabinet et surprend la déclaration de Tartufe à El- mire. Au quatrième acte , il faut faire surprendre Tar- tufe , par Orgon ; mais , où cacher Orgon ? on ne peut plus songer au cabinet , puisque Tartufe sait que précé- demment Damis s'y est caché. C'est alors que tout na- turellement arrive l'invention admirable de la table sous laquelle se tapit l'époux obstiné : c'est alors qu'Elmire est sûre de tromper Tartufe ; et que , pour compléter sa sécurité, elle peut lui dire :
Il n'importe : sortez , je vous prie , un moment ; Et par-tout là deliors voyez exactement.
Avant Molière , depuis Molière , combien n'y a-t-il pas de pièces où un personnage se cache dans un cabinet, derrière un fauteuil, ou un paravent! Pour donner un peu de nouveauté à ce moyen , j'ai imaginé une grotte à deux issues, et une brèche dans un mur de jardin : j'ai eu beau faire ; cela sent toujours un peu la machine , mais enfin l'effet en était agréable à la représentation.
L'idée de marier à la fin le capitaine Belronde à la mère de l'une des trois jeunes personnes qu'il courtisait m'a toujours paru un heureux dénoùment.
En composant la pièce, je regardai comme un moyert
246 PRÉFACE.
de succès de faire passer chacun de mes actes dans une jolie décoration : au premier acte, un parc bien orné, deux grilles élégantes , dont l'une domine sur la grande route, et l'autre sur le chemin de hallage de la Saône; au deuxième acte, un joli boudoir; au troisième acte, un site agreste, d'un côté un mur avec une brèche, dje l'autre une grotte en coquillages. Je crois que les dé- corations et les jeux de scènes contribuèrent au succès de l'ouvrage.
PERSONNAGES.
LE CAPITAINE BELRONDE , ancien marin.
CHARLES DE BELRONDE , son neveu , officier de cavalerie.
Madame de MONTCLAIR, jeune veuve créole.
Madame DARMAINVILLE , veuve d'un armateur de Nantes.
ROSE DARMAINVILLE , sa fille.
VICTORINE DORSAY, pupille du capitaine,
DUTILLEUL , manufacturier de Lyon.
OLIVIER FORLIS , étudiant en droit.
THOMAS, ancien matelot, valet du capitaine.
BERTRAND, jardinier du capitaine.
La scène se passe dans un château du capitaine, entre Lyon et Mâconj sur les Lords de la Saône.
LE
CAPITAINE BELRONDE.
ACTE PREMIER.
Le théâtre représente une partie du parc en jardin anglais. Au fond du théâtre «ne montagne ; sur le haut de la montagne , un pavillon élégant en forme de temple grec : la montagne est couverte de fleurs et d'arbustes. Des deux côtés, près de l'avant-scène , une grille. Les personnages sont censés voir , par l'une des grilles , la Saône et le chemin de hallage ; par l'autre , la grande route de Paris à Lyon , par la Bourgogne.
SCENE I.
Le capitaine, THOMAS, ouvriers, jardiniers
ET VALETS.
{^Au lever du rideau, le capitaine est sur le pen- chant de la montagne, Thomas au haut de la montagne. Le capitaine, une canne toisée a la main, donne ses ordres aux ouvriers , jardiniers et valets qui travaillent dans le parc et trans- portent des meubles dans le pavillon. Parmi ces meubles sont une harpe dans son étui, et un pupitre de musique.
LE CA.PITAINE.
Eh bien ! Thomas ; l'ouvrage avance-t- il ?
THOMAS.
Oui, mon capitaine. Dans trois petits quarts d'heure les ébénistes et les tapissiers auront fini.
248 LE CAPITAINE BELRONDE.
LE CAPITAINE, descendant de la montagne.
Ah ! Dieu merci , ce matin même , ces dames pour- ront jouir de mon joli pavillon,
THOMAS, descendant la montagne.
Triple sabord ! comme c'est gracieux ! Voilà un bou- doir qui vaut mieux que notre chambre de capitaine sur notre fameux corsaire , la Belle-Française ; et tan- dis que vous faites orner ce pavillon pour les dames de votre compagnie, moi, j'arrange là-bas, au revers de la montagne , une petite tonnelle en feuillage pour les femmes de chambre.
LE CAPITAINE.
Fripon! •
THOMAS.
Ne disons pas de mal de la Belle-Française pour- tant. Nous lui devons notre fortune ; que de prises elle a faites!.... Vous souvient-il, mon capitaine, du jour où nous allions nous faire sauter. Je n'étais encore que simple matelot. J'avais déjà la mèche allumée tout près de la Sainte-Barbe, n'attendant plus que votre signal...
LE CAPITAINE.
Lorsque ces deux gros vaisseaux anglais de la com- pagnie des Indes amenèrent leur pavillon.
SCÈNE II.
Le CAPITAINE, BERTRAND, THOMAS.
BERTRAND , présentant des bouquets au capitaine.
Monsieur le capitaine , voilà , suivant l'usage de chaque matin , les bouquets pour ces dames et ces de- moiselles.
ACTE I, SCENE IL 249
LE CAPITAINE.
Donne. Maintenant, elles peuvent paraître quand elles voudront. Thomas, renvoie les ouvriers du de- hors , qu'il ne reste plus que ceux de l'intérieur ; qu'on ne puisse encore se douter de rien. ( Thomas remonte et renvoie les ouvriers. ) Berti^nd , tu n'oublieras pas de garnir de fleurs les vases et les corbeilles du pa- villon.
BERTRAJYD.
Non, monsieur le capitaine. Grâce aux peintres et aux doreurs , c'est superbe à voir ; grâce à moi ce sera parfumé... Monsieur le capitaine, c'est fort bien de construire des grottes, des rochers, des pavillons grecs, chinois ou turcs ; mais est-ce que vous ne songerez pas à faire réparer les brèches qui sont à nos murs de clôture et d'espalier?
LE CAPITAINE.
J'ai le temps.
BERTRAND.
C'est que , Dieu merci , on ne nous vole pas nos fleurs; mais nos fruits! On nous les vole,.... c'est une bénédiction. Morgue, il y a conscience de faire tort à un si brave homme. Voilà vingt ans que je suis jardi- nier de ce château ; j'y ai vu sept à huit maîtres avant vous , et pas un qui vous valût. Depuis six mois que vous l'avez acheté, comme vous faites travailler le pauvre monde! et sur-tout depuis quatre jours que vous êtes venu vous y établir avec ces belles madames de Paris.
LE CAPITAINE.
Flatteur !
BERTRAND.
Oh ! je sais bien que c'est l'usage des domestiques
aSo LE CAPITAINE BELRONDE.
de faire l'éloge des maîtres qu'ils ont, aux dépens de ceux qu'ils ont eus. Mais vous ! on ne vous présente pas un mémoire que vous ne vous mettiez dans une colère de tous les diables ; et puis , vous payez sans compter , et vous n'oubliez jamais un généreux pour- boire.
LE CAPiTAiiNTE , donnant de V argent a Bertrand, Ah ! tiens. Voilà pour tes bouquets.
( // lui donne de V argent. )
BERTRAND.
Grand merci, monsieur le capitaine. LE CAPITAINE, />oj«!/z/f les bouquets sur un banc.
Avoir trouvé le moyen de faire venir dans ma terre des dames charmantes , et m'être arrangé si bien que je suis seul auprès d'elles! {^avec joie, et se frottant les mains^ ah! capitaine, est-ce adroit de ta part? Et j'espère que personne ne viendra troubler ma soli- tude, jusqu'à ce qu'un heureux mariage... (^Regardant par la grille a droite. ) Qu'est-ce que c'est ? comment ? une chaise de poste dans l'avenue ! Morbleu ! c'est au moment même oii je me félicite de n'avoir personne... Thomas, va donc voir.
THOMAS.
J'y cours, mon capitaine.
{Il sort.)
LE CAPITAINE.
Ventrebleu! si c'est un importun, un jeune homme, il sera mal reçu : non pas que je craigne tous ces jeunes gens.... mais enfin.... {Regardant par la grille.) C'est un militaire ; je reconnais l'uniforme. Quoi ? ce serait mon fripon de neveu. {A Thomas qui retient.) Eh bien, Thomas?
ACTE I, SCÈNE III. a5i
THOMAS.
Mon capitaine , c'est monsieur Charles de Belronde , votre neveu , le lieutenant de dragons ; cet aimable jeune homme....
LE CAPITAINE.
Va te promener avec ton aimable jeune homme; il vient voir, en sa qualité d'héritier, si je lui ai fait une bonne acquisition. Oh ! il ne tient point encore mon héritage.
THOMAS.
Ah, mon capitaine, vous le jugez mal ; il aime trop à dépenser pour être mtéressé.
SCÈNE III.
Le CAPITAINE, BERTRAND, THOMAS, CHARLES.
CHARLES, en dehors. Qu'on remise ma chaise, et dis à l'un des gens de mon oncle de t'indiquer un appartement oii tu dépo- seras mon porte-manteau.
LE CAPITAINE.
Fort bien. Le voilà qui s'installe. CHARLES, entrant. Eh ! bonjour , mon cher oncle.
LE CAPITAINE.
Bonjour, mon cher neveu. Que viens-tu faire ici?
CHARLES.
Vous voir , mon oncle , admirer votre nouveau châ- teau, et vous aider à en faire les honneurs. Vous aimez le monde , les plaisirs. Vous avez , sans doute , une nombreuse société, sans compter le voisinage.
252 LE CAPITAINE BELRONDE.
LE CAPITAINE.
Point du tout, je n'ai personne.
CHARLES.
Ah, personne! On in'a dit que vous aviez des dames.
LE CAPITAINE.
Eh bien ! ces dames ? Si elles veulent vivre solitaires ; si je ne veux pas qu'on les voie.
CHARLES.
Ah ! mon oncle , c'est parler en tuteur jaloux , en mari fâcheux ; je ne reconnais pas votre caractère ai- mable , confiant.
LE CAPITAINE.
Je veux devenir sévère et grondeur.... Je n'ai besoin de personne pour faire les honneurs de ma maison; je les ferai bien tout seul , et je n'aime pas qu'on vienne chez moi sans être invité.
CHARLES.
Seriez-vous assez cruel pour me renvoyer ?
LE CAPITAINE.
Te renvoyer? non.... Mais....
CHARLES.
Eh ! voilà votre fidèle Thomas , autrefois votre ma- telot d'ordonnance, aujourd'hui votre valet de chambre. Bonjour, Thomas.... {A Bertrand^ Bonjour aussi à toi que je ne connais pas. Nous ferons connaissance.
BERTRAND.
Monsieur l'officier, c'est bien de l'honneur. [A Tho- mas.^W. a l'air d'un brave homme, notre neveu.
THOMAS.
C'est de famille.
CHARLES.
Je ne m'effraye pas de voire mauvais accueil. Yous m'aimez.
ACTE I, SCENE III. ^53
LE CAPITAINE.
Je t'aime, je t'aime. Je t'en ai donné assez de preuves en payant deux ou trois fois tes dettes.
CHARLES.
Aussi , mon oncle , est-ce pour vous faire plaisir que j'ai demandé un congé , et que je viens passer avec vous le reste de la belle saison.
LE CAPITAINE.
Le reste de la belle saison ! eh bien ! tu te trompes ; tu ne me fais pas plaisir; je ne te renvoie pas, mais demain ou après demain, quand tu auras visité mon château, tu m'obligeras de reprendre la route de Paris.
CHARLES.
Si vous l'exigez, il faudra bien {^Examinant le
parc. ) On ne m'avait pas trompé. Voilà une propriété magnifique; un beau château, de vastes dépendances, dans un riche pays, entre Lyon et Mâcon.
LE CAPITAINE.
N'est-ce pas? cet endroit du parc, sur-tout. Tiens, vois [montrant la grille a sa gauche^ par cette grille, à deux pas , la Saône , la paisible Saône et ses bords enchanteurs.
THOMAS.
Et tous les matins , à cette heure-ci à-peu-près , les diligences d'eau, ou si vous l'aimez mieux, les coches qui descendent de Mâcon à Lyon ou qui remontent de Lyon à Mâcon.
LE CAPITAINE, montrant la grille a droite.
Et par cette autre grille, la grande route de Paris à Lyon, par la Bourgogne.
THOMAS.
Et les rouliers, les voyageurs j, les passages de trou- pes, les diligences de terre.
254 I^E CAPITAINE BELRONDE.
LE CA.PITAIWE.
C'est un mouvement perpétuel. [A part. ^ Mais, qu'est-ce que je fais? Je me calme, comme si son ar- rivée ne me contrariait pas (-^ Thomas et a Ber- trand.^ Laissez-nous, vous autres. Sur-tout, veillez à ce que ces dames n'entrent pas dans le pavillon.
BERTRAND.
Oh ! voirement , elles sont passablement curieuses , sur-tout les jeunes filles; mais je les ai déroutées, en leur disant que c'était une vieille masure abandonnée , et que j'avais perdu la clef.
LE CAPITAINE.
Tu as bien fait.
( Bertrand sort. )
CHARLES.
Qu'est-ce donc que ce pavillon ?
LE CAPITAINE.
Oh ! cela , mon neveu ; c'est un secret.
THOMAS.
Oui, une surprise, une galanterie.
LE CAPITAINE.
Tais-toi, et va-t'en.
THOMAS.
Je m'en vais, mon capitaine.
(Il sort.)
SCÈNE IV.
Le capitaine, CHARLES.
CHARLES,
Un pavillon, un secret, des surprises ! Est-ce que le bruit qui court sur votre compte aurait quelque fondement?
ACTE I, SCÈNE IV. aSS
LE CAPITAINE.
Quel bruit?
CHARLES.
Que vous allez vous marier.
LE CAPITAINE.
Eh bien ! qui est-ce qui se permettrait d'y trouver à redire ? Serait-ce toi ?
CHARLES.
Non , certes , et je danserai de bon cceur à votre noce,
LE CAPITAINE.
Vrai?
CHARLES.
Oui, mon oncle, vous avez mené une vie laborieuse.
LE CAPITAINE.
l'ai couru les mers pendant trente ans.
CHARLES.
Vous y avez acquis une grande fortune
LE CAPITAINE.
Je suis millionnaire.
CHARLES.
N'est-il pas naturel que vous songiez à jouir en paix et agréablement du fruit de vos travaux avec une aimable compagne , et à donner à la France , dans les enfants que vous aurez, de bons citoyens qui ressem- blent à leur père?
LE CAPITAINE.
Tu ne plaisantes pas à mes dépens , comme cela t'ar- rive quelquefois?
CHARLES.
Ah! mon oncle, vous me raillez de temps en temps, je vous rends vos railleries ; mais je crois n'avoir ja- mais manqué au respect que je vous dois , et quand il s'agit de choses sérieuses.... Mariez-vous, mon oncle.
256 LE CAPITAINE BELRONDE.
LE CAPITAINE.
Je te ferai le moins de tort que je pourrai, et en t'assurant une jolie fortune , il en restera toujours as- sez pour ma femme et pour moi.
CHARLES.
Ne pensez donc pas plus que moi à mes intérêts, mon cher oncle.
LE CAPITAIIYE.
Oh! oui, dans le fond, tu es un bon neveu, un ami. Eh bien ! puisque je te trouve plus raisonnable que je n'espérais, je ne suis plus fâché. Je me félicite même que tu sois venu, et je vais te faire ma confi- dence tout entière.
CHARLES.
Oui, confiez -moi vos projets, et si je peux vous y servir....
LE CAPITAINE.
Eh! mais vraiment, cela n'est pas de refus. J'avais tort de te craindre d'ailleurs. Ne sais-je pas que tu as une passion dans le cœur ?
CHARLES.
Moi, mon oncle!
LE CAPITAINE.
N'as-tu pas un portrait qui ne te quitte pas , et que tu n'as jamais voulu me montrer. Mais comment as-tu fait pour t'éloigner de l'objet adoré ?
CHARLES.
Elle habite ce pays.
LE CAPITAINE.
Elle est de Lyon peut - être ? et tu ne veux pas ab- solument me dire....
CHARLES.
Pas encore, mon oncle; des obstacles....
ACTE I, SCENE IV. aSy
LE CAPITAINE.
Pauvre garçon!
CHARLES.
Parlons de vous.
LE CAPITAINE.
Je suis moins discret que toi.
CHARLES.
Vous êtes donc amoureux aussi?
LE CAPITAINE.
Comme un fou.
CHARLES.
De qui?
LE CAPITAINE.
Je ne sais pas encore.
CHARLES.
Comment?
LE CAPITAINE.
Je flotte, je balance entre trois femmes charmantes. Loin de m'être déjà déclaré, je ne suis pas encore fixé moi-même. Je venais d'acheter cette terre, quand l'idée de me marier m'est arrivée. Finement , j'ai engagé les trois personnes parmi lesquelles je veux choisir à venir y passer la fin de l'été , l'automne , et voilà quatre jours que nous y sommes. Me trouvant seul avec elles, je n'ai point à craindre de comparaison désavantageuse pour moi. Je leur prodigue les petits soins , les politesses, les attentions délicates; elles voient ces terres, ces prés, ces bois, ces belles vignes de Bourgogne, ce parc, ce château que j'ai fait réparer, embellir et meubler avec autant d'élégance que de goût; elles remarquent cet air d'opulence qui plaît tant aux jeunes et aux vieilles, cela les flatte, les touche et leur inspire nécessaire- Tome VU, 17
q58 le capitaine BELRONDE.
ment l'envie de partager toutes ces jouissances avec le propriétaire. Hem?
CHARLES.
C'est très-savamment combiné, mon oncle ; et quelles sont les dames entre lesquelles vous flottez?
LE CAPITAINE.
Tu les connais. D'abord Victorine Dorsay , ma pu- pille , la fille de mon pauvre camarade Dorsay , tué à mes côtés sur le corsaire la Belle-Française , que j'ai retirée, il y a un mois, de la pension où je l'ai fait élever pendant mes courses.
CHARLES.
Fille charmante. Sans connaître les autres, je me décide pour elle.
LE CAPITAINE.
Attends donc. Madame de Montclair, cette jeune veuve , que j'ai ramenée de l'île de Bourbon à mon der- nier voyage.
CHARLES.
Oh! oh! belle, aimable, spirituelle : on la croit co- quette, parce qu'elle est gaie; moi je la crois très-sen- sible. Je comprends qu'on peut balancer.
LE CAPITAINE.
Enfin j'ai chez moi, madame Darmainville , la veuve de ce brave armateur de Nantes, qui me confia mon premier navire.
CHARLES.
Une femme fort agréable encore, de bonne mine.
LE CAPITAINE.
Oui , mais quand on fait tant que de se marier , au- tant vaut choisir une jeune femme. Madame Darmain- ville a de trente à quarante ans .
ACTE I, SCENE IV. aSg
CHARLES.
Tant que cela.
LE CAPITAINE.
Mais elle a une fille qui n'en a pas dix-huit, et qui est ici avec elle.
CHARLES.
Une fille! ah! oui, je l'ai vue dernièrement dans un bal.
LE CAPITAINE.
L'aimable Rose Darmainville.
CHARLES.
Oui, aimable.... (^Se reprenant sans trop d'affecta- tion.^ La trouvez -vous aimable? Elle ma paru bien simple , bien innocente , disant tout ce qui lui passe par la tête, et d'une crédulité...! J'aimerais mieux la réserve , la modestie , la froideur même de votre pu- pille. Je trouve tout naturel que vous soyez incertain , entre madame de Montclair et Victorine; mais pour
mademoiselle Darmainville ma foi, je crois qu'elle
ne vous convient pas.
LE CAPITAINE.
Elles me conviennent toutes trois. Je ne me pro- nonce pour aucune, je n'en rejette aucune. Toutes trois, jeunes, jolies, pleines de talents, sont animées pour moi de la plus sincère amitié ; mais aimant avec ardeur, je veux être aimé de même. Je me déciderai pour celle en qui j'aurai découvert le plus d'ame et de sensibilité ; je serai instruit aujourd'hui même. Oui , puisque j'ai commencé à me confier à toi, je peux te dire le secret du pavillon. C'est moi qui l'ai fait con- struire, (^/z montrant le pavillon sur la montagne.^ Regarde. En dehors, c'est un petit temple grec entouré d'arbres; en dedans, c'est un boudoir, un cabinet d'é-
17.
lîGo LE CAPITAINE BELRONDE.
tudes charmant , orné de glaces , de meubles précieux , de peintures galantes et sentimentales. Depuis quatre jours que je suis arrivé, tous les matins, avant que ces dames soient éveillées, je viens moi-même presser et dirisrer les ouvriers. Tout sera terminé dans une heure , et je m'apprête à étudier avec soin l'impression que la vue de ce joli pavillon fera sur chacune d'elles. J'ai de la pénétration, de l'expérience. Je saurai lire dans le cœur de madame de Montclair, à travers sa gaieté, dans celui de Victorine, malgré sa froideur, dans celui de Rose , à travers son insouciance. Et celle qui daignera m'entendre!.... Ah! mon neveu, que d'amour ! qu'elle sera heureuse ! Je retrouverai auprès d'elle tous les feux de la jeunesse.
CHARLES,
Vous êtes un bien excellent homme, mon oncle; je ne conseillerais à personne de se faire votre rival au- près d'une de vos belles.
LE CAPITAINE.
Ah! vraiment! qu'il m'en vienne des rivaux; je ne les crains pas. Toutefois , pour plus de sûreté, j'aime autant que ces dames soient dans mon château , loin des séductions de Paris et des fadeurs de nos jeunes étourdis; car enfin hier j'ai eu cinquante ans. Il ne faut pas le dire.
CHARLES.
Non , ne le disons pas , j'y avais pensé pourtant , et je voulais fêter votre anniversaire.
LE CAPITAINE.
Ne t'avise pas de cela. Ne parlons pas d'âge , c'est de mauvais ton.
CHARLES.
Mais après le mariage vous retournerez à Paris , et
ACTE I, SCENE V. 261
c'est un séjour aussi à craindre pour les maris que pour les garçons qui veulent se marier.
LE CAPITAINE.
Oui, mais mon amour, mes prévenances, la vertu de ma femme....
CHARLES.
C'est juste.
LE CAPITAINE.
Tiens, voilà les deux jeunes filles. Vois comme Rose accourt et comme Victorine la suit à pas comptés. Eh! vite , mes bouquets.
(// va prendre deux des bouquets qud a déposés sur un banc de pierre au commencement de la scène.^
SCÈNE V.
Le CAPITMNE, CHARLES, ROSE, VICTORINE.
ROSE, accourant. Par ici, par ici, Victorine. Quand je te disais qu'il était arrivé un voyageur, un étranger, un militaire... (Se trouvant en présence de Charles^ Ah ! VICTORINE, arrivant lentement. Eh bien ! pourquoi cette surprise ? c'est monsieur Charles, le neveu de mon tuteur.
ROSE.
Oui, c'est vrai; monsieur Charles.
CHARLES.
Il est bien flatteur pour moi, mademoiselle, que vous daigniez me reconnaître.
ROSE.
Eh! mais, monsieur, comment ne me souviendrais-
262 LE CAPITAINE BELRONDE.
je pas du neveu de monsieur de Belronde? ma mère ne cesse de me recommander d'avoir pour monsieur votre oncle respect, égards, affection; et je me sens tout naturellement portée à lui obéir. J'aime et j'estime monsieur le capitaine de tout mon cœur. LE CAPITAINE, a Charles.
Tu l'entends , elle m'aime , elle m'estime. ROSE, a Charles.
Et puis vous m'avez tant fait rire en dansant avec moi. {A Victorine^ Il se moquait de tout le monde , sur-tout des vieilles filles , qui enrageaient de ce qu'on ne les priait plus de danser; et puis tout d'un coup, il m'a presque fait pleurer en me parlant des bontés , des vertus , des excellentes qualités de son oncle. Allez, allez, monsieur le capitaine, votre neveu vous aime bien.
LE CAPITAINE.
Je te sais bon gré de lui avoir fait mon éloge. {Of- frant ses bouquets a Rose et a Victorine^ Mesdemoi- selles....
ROSE.
Je vous remercie, monsieur le capitaine.
VICTORINE.
Mon cher tuteur, que je suis touchée de vos atten- tions !
LB CAPITAINE, CL Charles.
Tu vois; malgré sa froideur, Victorine est touchée. Si j'étais un fat, ne pourrais-je pas croire....
ROSE.
Ah! voici madame de Montclair.
ACTE I, SCÈNE VI. 263
LE CAPITAINE.
Madame de Montclair : eh vite un autre bouquet. (// va prendre un troisième bouquet sur le banc de pierre.)
SCENE VI.
Le capitaine, CHARLES, ROSE, VICTORINE, Madame de MONTCLAIR.
le capitaine, offrant un bouquet. Belle dame, vonlez-vous bien permettre....
madame de montclair. Bon jour, mon cher capitaine.
CHARLES.
Madame, j'ai l'honneur....
MADAME DE MONTCLAIR.
C'est vous, monsieur Charles ? Qu'on dise donc en- core que votre oncle a voulu n'amener que des dames à sa terre, et qu'il craint les jeunes gens; le voilà qui invite son neveu.
CHARLES.
Mon oncle ne m'a pas précisément invité. LE capitaine.
Je ne l'attendais pas; mais je n'en suis pas moins très-content de le voir.
madame de montclair.
Pour moi , je vois avec plaisir toutes les personnes qui tiennent à vous. Ah! monsieur de Belronde, je n'ou- blierai jamais vos procédés si bons , si délicats pendant cette longue traversée. C'est là que nous nous sommes liés tous les deux d'une franche amitié; aussi je compte
264 LE CAPITAmE BELRONDE.
sur vous, et si l'occasion de me rendre de nouveaux services se présentait, je sais que vous ne la laisseriez pas échapper.
LE CA.PITAI1VE, avec feu. N'en doutez pas.
MADAME DE MONTCLAIR.
N'oubliez pas cette promesse, mon ami, c'est tout ce que je vous demande.
LE CAPITAINE, a Charles.
Je n'ai qu'une crainte , c'est qu'en choisissant l'une des trois, je ne fasse le malheur des deux autres.
MADAME DE MONTCLAIR.
Vous saurez , monsieur Charles , que c'est ici qu'on se réunit tous les matins avant le déjeuner. Il ne nous manque plus que madame Darmainville.
ROSE.
Maman? je l'aperçois.
SCÈNE VIL
Le capitaine, CHARLES, ROSE, VICTORINE, Madame de MONTCLAIR , Madame DAR- MAINVILLE.
ROSE, allant au-devant de sa mère. Eh ! venez donc , venez donc , maman. Le neveu de monsieur le capitaine qui est arrivé.
MADAME DARMAINVILLE.
Elî bien ! eh bien ! petite fille , que signifient ces transports, ces éclats ? (^ Charles. ) Monsieur, je vous salue. i^A part.^ Je n'aime pas ce neveu. {Haut^ Par- lons de vous , mon cher capitaine ; vous avez bon visage; co mment avez-vous passé la nuit ?
ACÏE 1, SCENE VIL 265
LE CAPITAINE.
Très-bien , grâce au ciel , [regardant amoureusement les trois jeunes femmes^ je suis si heureux dans mon château.
CHARLES, donnant le quatrième bouquet a son oncle.
Vous oubliez le quatrième bouquet, mon oncle.
LE CAPITAINE.
Tu as raison. Donne. {^Offrant le bouquet a ma- dame Dannainville.) Madame....
MADAME DARMAINVILLE.
Que vous êtes galant! Que d'obligations ma fille et moi nous vous avons. Je sais que vous avez la générosité de dire que c'est réciproque, et que si mon mari ne vous avait aidé dans votre jeunesse vous n'auriez pas fait votre grande fortune. C'est ainsi qu'entre bonnes gens la vie se passe tout entière en échange de ser- vices et de reconnaissance. ( A Piose. ) Eh ! mais ma- demoiselle, parlez donc. Dites donc à monsieur le ca- pitaine que vous pensez absolument comme moi.
ROSE.
Eh ! mais maman , monsieur le capitaine le sait bien.
MADAME DE MONTCLAIR.
Eh ! madame , est-il une personne ici , qui n'ait à se louer de monsieur de Belronde.
VICTORINE.
Il m'a fait élever avec tant de soin !
CHARLES.
Il a payé mes dettes.
LE CAPITAINE.
Mesdames, mesdemoiselles, mon neveu, vous me comblez , vous m'enchantez.
i66 LE CAPITAINE BELRONDE.
ROSE, regardant par la grille a droite. Ah ! voici la diligence !
viCTORiNE, un peu troublée. La diligence !
ROSE.
Oh! comme elle est chargée ! il y a du monde jusque sur l'impériale.
LE CAPITAINE, regardant. Eh bien ! elle s'arrête devant mon château.
ROSE.
Voilà un jeune homme qui saute à bas de la voi- ture.
CHARLES.
Il se fait donner ses paquets.
MADAME D A R M A I N V I L L E.
Il en charge un petit garçon qui passait sur la grande route.
MADAME DE MONTCLAIR.
Il vient de ce côté.
LE C API T AINE.
Qu'est-ce que cela veut dire?
CHARLES.
Cela veut dire, mon cher oncle, que c'est un ami qui vous arrive.
LE CAPITAINE.
Un ami, morbleu! Un neveu, encore passe; mais Dieu merci je n'en ai qu'un.
ROSE.
Oh ! comme il court. Le voilà déjà à la grille. {Au moment ou Olivier sonne a la grille a droite^ Attendez, ne sonnez pas, je vais vous ouvrir.
( Elle va ouvrir la grille. )
ACTE I, SCENE VIII. 267
SCÈNE VIII.
Le capitaine, CHARLES, ROSE, VICTO- RINE, Madame de MONTCLAIR, Madame DARMAINVILLE , OLIVIER.
OLIVIER, entrant en scène suivi d'un petit garçon qui porte ses paquets. Mademoiselle, je vous remercie bien. [Au petit gar- çon^ Restez-là mon petit ami. Tout à l'heure on vous débarrassera de vos paquets. Ah ! mon Dieu ! que de dames ! Je n'ose avancer.
madame de MONTCLAIR.
Il paraît timide.
LE CAPITAIJYE.
Oui timide , et assez niais ; mais c'est égal. Que de- mandez-vous , jeune homme ?
OLIVIER.
Monsieur le capitaine Belronde? i^En montrant Charles. ) Est-ce monsieur ?
LE CAPITAINE.
Non , c'est moi.
OLIVIER.
Ah! pardon, c'est qu'un capitaine... A l'uniforme... je croyais... J'oubliais... que monsieur de Belronde est un capitaine de marine, retiré, qui ne porte plus d'u- niforme.
LE CAPITAINE.
Enfin, que me voulez- vous?
OLIVIER.
Oh! je vous reconnais à présent. Vous ne me recon- naissez pas , vous ?
^6S LE CAPITAINE BELRONDE.
LE CAPITAINE.
Non.
OLIVIER.
Je vous ai pourtant vu bien souvent chez mon père , quand j'étais au collège , et que je venais dîner à la maison , les jeudis et les dimanches , qui sont les jours de congé.
LE CAPITAINE.
Cela se peut.
OLIVIER.
A présent que je suis un peu remis de mon trouble , je reconnais bien aussi monsieur Charles de Belronde, votre neveu l'officier ; puis madame Darmainvilîe et sa fille; puis madame de Montclair, qu'on dit bien ma- ligne. ( En montrant Victorine. ) Il n'y a que Mademoi- selle que je ne reconnais pas.
LE CAPITAINE.
C'est ma pupille.
OLIVIER.
Ah ! oui , VOUS êtes son tuteur. Elle est bien jolie.
ROSE, a Victorine. Mon Dieu ! qu'il a l'air simple !
VICTORINE.
C'est vrai.
ROSE.
C'est dommage ; il n'est pas mal.
VICTORINE.
Tu trouves ?
LE CAPITAINE.
Enfin monsieur ?
OLIVIER.
Je suis Olivier, l'étudiant en droit, fils de monsieur Eorlis l'avocat, votre ami.
ACTE I, SCENE VIIL 269
LE CAPITAINE.
Eh bien ! oui , Forlis mon ami , mon avocat, qui clans le temps m'a fait gagner plus d'un procès au conseil des prises; homme de mérite, d'esprit, de talent.
OLIVIER.
Oh, oui, mon père!... Oh! oh!
LE CAPITAIWE, CL part.
Il me semble que son fils ne lui ressemble guère.
OLIVIER.
Samedi dernier, chez mon père, on parlait beau- coup de cette terre que vous avez achetée entre Lyon et Mâcon ; on disait que c'était un séjour... divin! Cela me donna l'envie d'y venir passer mes vacances. J'en fis la confidence à ma mère. Ma mère en dit deux mots à mon père , et mon père qui dit que vous n'avez rien à lui refuser , me permit de me camper sur l'impériale de la diligence , parce qu'il n'y avait plus de place ail- leurs , avec une lettre de recommandation que voici dans mon portefeuille. ( // tire gauchement ses gants et son portefeuille. ) Et il m'a chargé de vous dire qu'il viendrait lui-même avec ma mère et ma petite sœur, à la fin des vacances.
LE CAPITAINE.
Eh ! mais , vraiment , mon ami Forlis est sans gêne. Et vous venez passer les vacances chez moi ?
OLIVIER.
Toutes les vacances. Quel plaisir!
LE CAPITAINE.
Et combien durent-elles ?
OLIVIER.
Rien que deux mois. Mais, quand on s'amuse, on les prolonge.
270 LE CAPITAINE BELRONDE.
LE CAPITAINE.
On les prolonge. Voyons la lettre du père. Vous permettez, mesdames.
( // décacheté la lettre. ) CHARLES, a Olwier. Monsieur, mon oncle se fera un plaisir de rendre le séjour de son château agréable au fils d'un de ses amis.
LE CAPITAINE, Ci Cliaiies . Mais, je t'admire; tu fais les honneurs
CHARLES.
Je vous l'ai dit , mon oncle ; je viens exprès pour cela.
LE CAPITAINE,^ part, 611 regardant Olwier.
Ce n'est pas qu'un jeune homme, aussi gauche, puisse être bien dangereux. [Lisant^ « Mon cher client, ce comptant sur votre amitié,... je me permets de vous
« adresser mon fils J'espère qu'il ne vous gênera
« pas. »
OLIVIER.
Ah! mon Dieu! non; je me promènerai, je tra- vaillerai. J'ai apporté mes livres et mes cahiers. LE CAPITAINE, lisant.
« C'est un jeune homme aimable , un peu vif. » iS' interrompant^ Ah! il est vif. {Continuant de lire.^ a Plein d'esprit. »
OLIVIER.
Par exemple, pour l'esprit....
LE CAPITAINE, à Charles. Hem ! Qu'en dis-tu ? lui crois-tu de l'esprit ?
CHARLES, a son oncle. Son père lui en trouve.
ACTE I, SCENE VIII. 271
LE CAPITAINE, à Chciiies ^ d'im ton ironique. Oui, la tendresse paternelle.... (A Oli^^ier.) Allons, monsieur Olivier, puisque votre père vous envoie!....
OLIVIER.
Vous me gardez. Ah ! que je suis content.
ROSE, regardant par la grille h gauche. Voilà la diligence d'eau qui va de Châlons à Lyon.
OLIVIER, regardant. Oh ! que de monde sur le tillac !
CHARLES.
Comme on voyage en France , à présent !
ROSE.
Voilà un voyageur qui se jette dans un batelet.
CHARLES.
Un homme de bonne mine.
OLIVIER.
Et fort leste.
ROSE.
Oh ! que de paquets il porte avec lui !
MADAME DARM AIN VILLE.
Il débarque devant le château.
CHARLES.
Il fait comme monsieur Olivier; il charge un petit garçon de ses paquets.
LE CAPITAINE.
Il va suivre le chemin de hallage.
MADAME DARMAINVILLE.
Point du tout, il suit l'avenue.
CHARLES.
Encore un ami , mon cher oncle.
LE CAPITAINE.
Comment! encore. Eh quoi! je ne veux recevoir
272 LE CAPITAINE BELRONDE.
personne ; et il m'arrive du monde en poste , par la diligence , par le coche. Qu'est-ce que c'est encore que celui-là ?
OLIVIER, au moment ou DutUleul sonne. Le voilà. Attendez, ne sonnez pas, je vais vous ouvrir.
LE CAPITAINE.
Et ce petit sot d'Olifier qui va~lui ouvrir.
SCÈNE IX.
Le capitaine, CHARLES, ROSE, VICTORINE, Madame de MONTCLAIR , Madame DARMAIN- VILLE , OLIVIER ; DUTILLEUL , suivi d'un
petit garçon qui porte ses paquets.
DUTILLEUL, Cl OUvier. Grand merci , jeune homme. ( Au petit garçon. ) Reste-là petit, et attends mes ordres. i^S' avançant.^ Oh ! oh ! des dames , à merveille ; j'aime beaucoup les dames , moi. [Au capitaine^ J'ai sans doute l'honneur de parler au maître de la maison, ?
{Pendant cette scène, les deux petits garçons qui ont apporté les paquets , causent ensemble, puis s'asseyent sur les paquets^
LE CAPITAINE.
Oui, monsieur, au capitaine Belronde. Après?
DUTILLEUL.
Monsieur, c'est une aventure assez singulière qui m'amène chez vous. Je suis fabricant d'étoffes de soie à Lyon. J'ai une maison fort connue aux Terreaux, et ma fabrique dans le faubourg de Vaise. Hier, pour un
ACTE I, SCENE IX.. 2^3
petit voyage de pur agrément , je me suis embarqué sur la diligence d'eau qui remonte la Saône de Lyon à Châlons.
LE CAPITAINE.
Comment ! vous vous êtes embarqué pour Châlons ; eh ! mais , le coche d'oii vous sortez en revient.
DUTILLEUL.
Attendez donc , c'est là mon aventure. Vous savez , ou vous ne savez pas , que les coches qui remontent et ceux qui descendent se rencontrent et passent la nuit à Mâcon. Après avoir soupe dans une très-bonne au- berge, au Sauvage, je me suis couché de bonne heure. A quatre heures du matin je dormais d'un très-bon somme, quand le garçon d'auberge est venu me crier aux oreilles qu'on allait partir. Je me suis levé , ha- billé, je suis entré dans le bateau, machinalement, sans me réveiller, pour ainsi dire, et me voilà installé dans le cabinet de Paris , où je me rendors tout-à-fait. Il y a une demi-heure, à-peu-près, je me suis réveillé» Je suis monté sur le tillac pour prendre l'air. On étouffe dans ces coches, et je croyais dormir encore, en remarquant que nous descendions la rivière , au lieu de la remonter. Mais voilà qu'une grosse femme , qui se trouvait à côté de moi , dit à son nourrisson qu'elle tenait dans ses bras, un bel enfant, ma foi : — Ne crie pas , mon petit , nous serons à Lyon de bonne heure, tu verras papa, tu verras maman... — Comment, à Lyon? Est-ce que c'est à Lyon que va' le bateau sur lequel je suis? — Certainement, — Comment, mor- bleu!.... Pardon, si je jure; mais c'est à Châlons que je veux aller. — Mais vous lui tournez le dos. Au mi- lieu de la nuit, encore tout endormi, au lieu de m'era- barquer dans le bateau qui allait de Lyon à Châlons, Tome y II. l8
274 LE CAPrrAlJNE BELROIsDE.
j'étais entré dans celui que vous voyez encore d'ici, et depuis quelques heures, sans m'en douter, je retour- nais rapidement au point d'où j'étais parti la veille.
OLIVIER.
Ah! c'est drôle.
DUTILLEUL.
Ventrebleu! m'écriai-je ;.... pardon si je jure, mais je jurais bien plus fort sur le coche , et tous les voya- geurs rassemblés autour de moi riaient aux éclats, ce qui redoublait ma fureur, lorsque la diligence d'eau passe devant votre château. Je demande à qui ce beau domaine ? on me répond : Au capitaine Belronde , an- cien officier de marine , homme riche , bon , affable , hospitalier. Mon parti est bientôt pris, je me jette dans un batelet , me voilà , et je vois qu'on ne m'a pas trompé en me vantant la société que je trouverais chez vous.
CHARLES, au capitaine.
Il paraît aimable et fort gai.
LE CAPITAINE.
Oui, très-gai. Monsieur, on ne vous a pas trompé non plus en vous disant que j'étais bon, hospitalier.... pour mes amis, et poli pour tout le monde.... Je vais vous donner un guide , des chevaux même qui vous conduiront au prochain village , où il y a une excel- lente auberge et où vous trouverez à choisir des occa- sions pour vous rendre à Châlons.
DUTILLEUL.
Monsieur, bien sensible à votre bon procédé. Ah! j'oubliais... Quand j'ai dit que j'allais m'arrêter à votre château, le commis du coche, qui me connaît, m'a prié de me charger d'un ballot de Paris à votre adresse.
ACTE I, SCENE X. 2^5
LE CAPITAINE.
Ah! oui, c'est de la musique, des romans nouveaux, et quelques autres bagatelles que je fais venir de Paris pour ces dames.
MADAME DARMAINVILLE.
Pour nous ! Quel raffinement de galanterie et d'at- tention ! Remerciez donc , ma fille.
LE CAPITAI]yE.
Je vous sais gré , monsieur , d'avoir bien voulu vous en charger. Mes chevaux sont excellents, et avant un quart d'heure vous serez au village. ( // appelle. ) Thomas.
Charles'.
Ah ! mon oncle , un moment. Monsieur est encore tout étourdi de son aventure. Vous qui vous piquez de politesse , il me semble que vous ne pouvez vous dis- penser de prier monsieur de se reposer.
LE CAPITAINE.
Tu crois ? En effet , puisque le commis de la dili- gence le connaît assez pour lui confier un ballot à mon adresse.... Mais monsieur est pressé peut-être.
DUTILLEUL.
Pas du tout.
SCÈNE X.
Le CAPITAIISE, CHARLES, ROSE, VICTORINE, Madame de MONTCLAIR, Madame DARMAIN- VILLE, OLIVIER, DUTILLEUL, THOMAS.
THOMAS.
Mon capitaine, servira-t-on le déjeuner sous le petit berceau?
i8.
â76 LE CAPITAINE BELRONDE.
LE CAPITAINE.
Oui, sans doute. Qu'on se dépêche,
CHARLES.
Oui, qu'on se dépêche. (^ Dutilleul.) Si monsieur voulait nous faire l'honneur avant de partir de déjeu- ner avec nous.
LE CAPITAINE, à part.
Eh bien! le voilà qui invite....
DUTILLEUL.
Eh ! mais si monsieur le capitaine ne me trouve pas de trop.
LE CAPITAINE, a^^ec cordialité. Monsieur....
DUTILLEUL.
J*accepte.
LE CAPITAINE.
C'est fort hoïinéte de votre part. {^A pàrt.^ Allons passe pour le déjeuner.
DUTILLEUL.
Franchement, je regrette de n'être pas connu de vous, brave capitaine. Je vous aurais prié de vouloir bien me permettre d'attendre chez vous l'autre coche.
CHARLES.
Passera-t-il bientôt?
DUTILLEUL.
Demain matin ; mais vous devez sentir que je ne suis pas assez indiscret.... LE CAPITAINE, embarrassé et avec beaucoup de politesse. Monsieur, vous devez sentir, qu'ayant l'honneur de vous voir pour la première fois, et vous-même n'étant connu d'aucune des personnes qui sont chez moi....
ACTE I, SCÈNE X. 277
iy A madame Darmainville.^ Vous ne connaissez pas monsieur ?
MADAME DARMAINVILLE.
Non.
LE CAPITAINE.
Et toi ? |
|
CHARLES. |
|
Non. |
|
OLIVIER. |
|
Ni moi. |
|
MADAME DE MOWTCLAIR |
|
Je le connais, moi. |
|
LE CAPITAINE. |
|
Vous , madame ? |
|
MADAME DE MONTCLAIR. |
C'est monsieur Dutilleul , un fort galant homme. Je me suis trouvée en société très-souvent avec lui , à I^yon et à Paris.
DUTILLEUL.
Eh ! c'est l'aimable et belle madame de Montclair. Pardon, je ne vous avais pas remarquée; j'étais si troublé, si embarrassé de la manière dont je me pré- sentais.
LE CAPITAINE, Cl madame Darmainvûle.
Embarrassé ; mais pas trop. Est-ce que vous lui avez trouvé l'air embarrassé ?
MADAME D ARM AINVILLE.
Il avait l'air d'être chez lui.
CHARLES.
Eh bien ! du moment que madame de Montclair connaît monsieur....
LE CAPITAINE.
Un instant {^A madame Darmamville.^ Qu'eu
278 LE CAPITAIISfE BELRONDE.
dites-vous ? mon neveu est plus maître que moi dans ma maison.
MADAME DE MOJVTCLAIR.
Monsieur Dutilleul allait peut-être au-devant de sa femme ?
DUTILLEUL.
Précisément.
MADAME DE MOWTCLAIK.
Elle a dû partir de Paris presque en même temps que moi.
• LE CAPITAINE.
Monsieur est marié ?
DUTILLEUL.
A une femme que j'adore.
MADAME DE MONTCLAIll.
Et dont il est tendrement aimé.
LE CAPITAINE.
Ah ! vous êtes marié. Eh bien ! monsieur , le témoi- gnage de madame de Montclair est tout puissant sur moi ; et....
DUTILLEUL.
Et vous êtes assez bon pour me permettre d'attendre chez vous la diligence de demain.
CHARLES.
Oui, sans doute.
DUTILLEUL.
Si je vous gênais cependant....
LE CAPITAINE.
Oh ! mon Dieu ! non , vous ne me gênez pas. ( A part. ) Grâce au ciel , voilà l'heure des diligences pas- sée* j'espère qu'il ne m'arrivera plus personne.
ACTE I, SCENE X. 279
DUTiLLEUL, Ml petit garçoii qui a porté ses paquets. En ce cas-là , petit , va porter mes paquets au château.
OLIVIER, a Vautre petit garçon . Portez aussi les miens, mon ami.
( Les petits garçons sortent})
DUTILLEUL.
Comme je vous l'ai dit, je faisais un voyage de pur agrément; je commençais à le trouver fort désagréable ; mais à présent je ne jure plus et je suis tenté de me réjouir de mon quiproquo.
LE CAPITAINE.
C'est, en effet, un homme d'une humeur joyeuse.
MADAME DE MONTCLAIR.
Ah ! quand vous aurez causé avec lui , vous regret- terez, comme moi, qu'il ne puisse prolonger son sé- jour. Vous voulez faire de votre château le rendez-vous de tous les plaisirs.... Monsieur Dutilleul peut vous y aider merveilleusement.
DUTILLEUL.
Oui, j'aime la joie, les fêtes....
CHARLES.
Mais monsieur pourra revenir?
DUTILLEUL.
Si ma société convient à monsieur le capitaine !
CHARLES.
Il nous amènera sa femme.
DUTILLEUL.
Elle est , comme moi , vive et gaie.
CHARLES.
En attendant , c'est de la musique qui vous vient de
aSo LE CAPITAINE BELRONDE.
Paris , mon oncle ; ce soir même nous pouvons l'es- sayer.
DU TILLEUL.
Je joue de la basse.
CHARLES.
Moi du violon,
LE CAPITAIIVE.
Ces dames, du piano, de la harpe. Et vous, mon- sieur Olivier ?
OLIVIER.
Moi, je ne sais pas une note de musique, mais j'é- couterai , j'applaudirai avec vous , monsieur le ca- pitaine.
DUTILLEUL.
A mon second voyage, vous aimez la chasse, je connais le pays, et je vous indiquerai les bons endroits. Ces dames nous suivront en calèche ; le soir , nous pourrons jouer des proverbes , la comédie. Je suis fou de la comédie, moi.
CHARLES.
Je jouerai les valets.
DUTILLEUL.
Moi, les financiers.
OLIVIER.
Moi , les amants.
LE CAPITAINE, h part. Oui, les niais,
DUTILLEUL.
Ces dames , les ingénuités , les soubrettes , les ca- quettes.
LE CAPITAINE.
Moi, je serai le souffleur. Ma foi, messieurs, votre
ACTE I, SCÈNE XI. iSi
gaieté me gagne , et je me félicite de vous avoir chez moi. Le déjeuner se fait bien attendre.
ROSE.
Je cours voir s'il est bientôt prêt. Viens avec moi , Victorine. Ah! ma bonne amie, des concerts, la co- médie, des rendez-vous de chasse, des promenades en calèche ! Oh ! je suis bien contente.
( -Elle sort en courant. ) VICTORINE, froidement. Comme nous allons nous amuser !
( Elle sort. ) DUTiLLEUL, h madame Darmainvûle. Madame , voulez-vous bien accepter mon bras ? [A Olivier.^ Allons donc, jeune homme, dépêchez-vous d'offrir le vôtre à madame de Montclair. OLIVIER , offrant son bras a madame de Montclair. Puisqu'on m'y exhorte.... Madame. ( Elle sort avec Olwier. Dutllleul sort avec madame Darmainville. )
SCÈNE XI.
Le capitaine, CHARLES.
LE CAPITAINE, Cl Charles. Mais de quoi te mêles-tu, de retenir ce monsieur Dutilleul ?
CHARLES.
J'ai cru bien faire. Ai-je eu tort?
LE CAPITAINE.
Tort? non pas précisément Après tout, Olivier
282 LE CAPITAINE BELRONDE.
est un niais; le fabricant de Lyon est marié; tu as une passion dans le cœur; donc, je suis bien tranquille sur votre compte : mais il m'est arrivé trois jeunes gens aujourd'hui; il peut m'en arriver quatre demain, je n'ai pas de temps à perdre. Mon pavillon est prêt ; tu m'as promis tes services....
CHARLES.
Oui , oui , mon oncle. Faut-il vous ménager un en- tretien, remettre vos billets-doux, les faire s'expliquer, parler; disposez de moi.
LE CAPITAINE.
Brave garçon; comment reconnaître? As-tu en- core des dettes? me voilà. Nomme-moi donc l'objet de ton amour, afin que je lève les obstacles....
CHARLES.
Quand vous aurez fait votre choix, mon cher oncle.
LE CAPITAINE.
Je compte beaucoup sur mon pavillon. Il y a de quoi charmer la veuve , émouvoir le cœur de ma pu- pille , et donner de l'esprit à mademoiselle Darmain- ville. Sur trois femmes charmantes qui ont tant d'amitié pour moi, ce serait bien le diable qu'il n'y en eût pas une qui voulût bien changer cette amitié contre un peu d'amour !
CHARLES.
C'est impossible ; allons rejoindre ces dames.
(//j sortent^)
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE II, SCÈNE I. 283
ACTE SECOND.
Le théâtre représente l'intérieur du pavillon dont on a vu l'extérieur au premier acte. Il est richement et élégamment orné , garni de meubles , sophas, tables, consoles, jardinières et corbeilles de fleurs. Il y a une grande fenêtre an fond , à travers laquelle on voit le parc. Parmi les peintures qui décorent ce pavillon, il y en a iine représentant Vénus et Adonis, surpris par Mars. Une harpe, un pupitre chargé de papiers de musique , un chevalet. Sur un côté, la porte vitrée d'un cabinet.
SCENE I.
Le capitaine, CHARLES, THOMAS, BERTRAND.
(yAu lever du rideau ^ on voit Bertrand arrangeant des fleurs dans les corbeilles et les jardinières.^)
THOMAS.
Entrez, entrez, mon capitaine, et considérez.
LE CAPITAINE, entrant. Viens , viens , mon neveu. Eh bien ! qu'en dis-tu ?
CHARLES.
C'est encore au-dessus de l'idée que je m'en étais faite.
BERTRA]ND.
Et je crois que mes fleurs ne nuisent pas à la beauté de l'ensemble.
284 T-E CAPITAINE BELRONDE.
LE CAPITAINE, lui donnant de V argent. C'est bon. Tiens et sors.
WEKTYiK^vt ., faisant sonner l'argent dans sa main. Ah ! je vous en prie , monsieur le capitaine , ne vous défaites jamais de notre château.
(// sort^
SCÈNE IL
Le CAPITAINE, CHARLES, THOMAS,
CHARLES, examinant le pavillon. Ces peintures....
LE CAPITAINE.
Ces glaces....
CHARLES.
Ces meubles, ces vases...
THOMAS.
Ces vitraux, jaunes, rouges, verts....
LE CAPITAINE.
Gela répand un demi-jour doux et délicat.
THOMAS.
Mille grenades ! cela doit faire venir aux jeunes filles des idées....
LE CAPITAINE.
Admire quelle belle vue. Ouvre cette fenêtre, Thomas. {Thomas ouvre la fenêtre dufond.^
CHARLES.
Il y a de quoi faire vingt paysages.
LE CAPITAINE.
Et comme toutes les trois dessinent fort agréable- ment.... tu vois : un chevalet, des crayons, une harpe, un choix de musique excellent.
ACTE II, SCÈNE IL uS5
CH ARLES.
Ah ! mon oncle , vous êles un homme bien dangereux.
LE CAPITAINE.
Eh! dans mon temps... Dès que je mettais pied à terre quelque part, j'étais la terreur des maris et des duègnes, des mères et des tuteurs; malheureusement, obligé de me rembarquer , il me fallait presque toujours interrompre une intrigue au moment le plus intéres- sant. Aujourd'hui , dans mon château, j'ai le temps de filer et de finir celles que je commencerai. Mais non ; adieu les aventures galantes, je veux me ranger, je suis tout à un sentiment profond....
CHARLES.
Est-ce que depuis tantôt vous auriez fait votre choix ?
LE CAPITAINE.
Je crois que oui. As-tu remarqué comme, pendant le déjeuner, madame Monclair a redoublé d'attentions pour moi. Cependant ces deux jeunes filles sont si jolies.... Toute la compagnie s'est dispersée dans le parc. Monsieur Dutilleul a pris un fusil. Olivier est allé pêcher à la ligne. Dès que ces dames verront la porte du pavillon ouverte, elles ne vont pas manquer d'accourir : ma foi ! je risque ma déclaration à la pre- mière qui vient dans mon pavillon. THOMAS, qui pendant cette scène s'est occupé de ranger les meubles du pavillon.
Eh bien ! mon capitaine , préparez-vous ; en voici une qui s'approche.
LE CAPITAINE.
Ah diable ! laquelle !
THOMAS, regardant par la fenêtre. Je ne sais , elle est encore loin.
16 LE CAPITAINE BELRONDE.
LE CAPITAINE, regardant par la fenêtre. C'est Rose , je crois.
THOMAS.
Non.
Victorine ? Non,
LE CAPITAINE.
THOMAS.
LE CAPITAINE.
Madame de Monclair. Tant mieux. [A Charles^ Je vais te laisser avec elle ; tu amèneras adroitement l'en- tretien, et puis, moi, je paraîtrai... Oui j'ai le temps de me jeter dans le bosquet voisin...
CHARLES, regardant par la fenêtre.
Eh! non, ne vous jetez pas dans le bosquet; ce n'est ni Rose , ni la pupille, ni la veuve, c'est madame Darmainville , la mère de Rose.
LE CAPITAINE.
Que dis-tu ? oh ! mon Dieu ! oui , c'est elle. Je reste ; parbleu ! c'est avoir du malheur , je n'ai qu'une mère chez moi , et c'est elle qui vient la première dans mon pavillon.
CHARLES.
Eh ! elle est encore fort bien.
LE CAPITAINE.
Oui, pour une mère.
{Thomas sort au moment ou madame Darmainville entre. )
ACTE II, SCENE IIÏ. 287
SCÈNE III.
LE CAPITAINE , Madame DARMAINVILLE , CHARLES.
MADAME DARMAINVILLE.
Oh ! c'est délicieux ! voilà donc ce que vous nous cachiez avec tant de soin. C'était une ruine aban- donnée, disiez-vous. Ah! capitaine, quel goût, quelle élégance , quelle richesse !
LE CAPITAINE,
N'est-ce pas , madame ?
MADAME DARMAINVILLE.
Les beaux tableaux ! C'est de l'Histoire sainte , je crois.
LE CAPITAINE.
Eh ! non , madame , c'est de la Fable. Vénus et Adonis.... Diane et Endymion.
MADAME DARMAINVILLE.
Eh ! oui , de la Fable. Et que voulez-vous faire de ce charmant endroit?
LE CAPITAINE.
Eh! mais un cabinet d'études où l'on viendra lire, se reposer, déjeuner, prendre le café, se quereller,.... se raccommoder.
MADAME DARMAINVILLE.
Ah! oui, se raccommoder.... Ce demi-jour a quel- que chose de religieux, de solennel, de tendre; ces fleurs répandent un doux parfum. Savez -vous que je ne voudrais pas me trouver ici en tête-à-tête....
LE CAPITAINE.
Avec moi ? Ma foi , madame.... {A Charles^ Admire
288 LE CAPITAINE BELRONDE.
l'effet de mon pavillon. La mère elle-même m'y paraît jeune et jolie.
MADAME DARMAIIN VILLE.
Que dites-vous?
CHARLES.
Mon oncle et moi , madame , nous admirons en vous cet air de fraîcheur, de jeunesse.
MADAME DARMAIFVILLE.
Est-il vrai? ÇSe levant?) Mais à quoi vais-je penser? Quand on a une fille à marier.... Elle est bien aimable, ma fille.
LE CAPITAIJYE.
Que de grâces! que d'attraits! quel heureux caractère !
CHARLES.
Oui. Je n'ai pas l'honneur de la connaître autant que la pupille de mon oncle. C'est celle-là qui joint à la plus intéressante figure un caractère charmant. Comme elle est bonne , sensible ! {A part?) Quel embarras ! je voudrais plaire à la mère; je veux empêcher mon oncle de songer à la fille.
MADAME DARMAIjyVILLE.
Ma fille, sous son apparence d'étourderie , a beau- coup de sensibilité, et que de talents! Comme elle se fera un plaisir de venir étudier ici le dessin , la musique !
CHARLES.
Oh! pour les talents, mon oncle peut bien dire qu'il a maintenant dans son château un artiste , une virtuose ; madame de Montclair est d'une force!....
MADAME DARMAIWVILLE.
Ma fille chante avec une ame !
CHARLES^.
Puis à la fois spirituelle et gaie, madame de Mont-
ACTE II, SCENE IV. 289
clair tient sa place dans un cercle d'une manière bril- lante..,, comme vous, madame.
MADAME DARMAIIVVILLE.
C'est trop poli de votre part.
LE CAPITAINE, a son neveu. Eh ! mais laisse donc cette bonne mère achever l'éloge de sa fîUe.
M A. DAME DARMAINVILLE.
Je ne conteste pas les louanges qu'on donne à ma- dame de Montclair. D'autres la disent coquette, en- vieuse; je ne le crois pas; elle aime à rire et à railler, voilà tout. Ma fille....
CHARLES.
Chut, voici madame de Montclair.
LE CAPITAINE.
Ah ! bon. Qu'elle est belle î
SCÈNE IV.
Le CAPITAINE, Mada^me DARMAINVILLE, CHARLES , Madame de MONTCLAIR.
madame de montclair, entrant. Ah ! comme c'est joli !
LE capitaine.
C'est le premier mot qui échappe à tout le monde. madame DE MONTCLAIR, regardant le pavillon. Eh! mais, capitaine, c'est le temple des arts. {^Exa- minant les tableaux. ) Sujets bien composés , bien exécutés.
le capitaine. C'est moi qui les ai tous indiqués à mon peintre. Tome ru. 1 9
290 LE CAPITAINE BELRONDE.
MADAME DE MONTCLAiR , s' approchant de la harpe. Ils ne sont pas très-neufs , mais ils sont bien choisis.
CHARLES.
Des suffrages éclairés comme les vôtres sont bien faits pour plaire à mon oncle.
MADAME DARMAINVILLE, Cl part.
Comme il la flatte!
MADAME DE iMONTCLAiR , préludatit sur la harpe.
Une harpe excellente!
LE CAPITAINE.
Entends-tu? Quels accords! quels préludes! [Bas h Charles.) C'en est fait, je me décide pour la veuve. Tâche de lui parler en ma faveur.
CHARLES, bas a son oncle.
Emmenez madame Darmainville.
LE CAPITAIlNfE.
Laisse-moi faire.
MADAME DE MOWTCLAIR.
En vérité, capitaine, votre château devient un palais enchanté. Il me rappelle les jardins d'Armide, ceux d'Alcine.
LE CAPITAINE.
Oui , mes jardins ne sont pas mal. Mon boulingrin , ma grotte , mon labyrinthe ! Vous ne connaisselz pas mon labyrinthe madame Darmainville. J'y projette de grands changements; venez le voir... {Bas à Charles.) Je vais l'égarer dans le labyrinthe.
MADAME DARMAINVILLE.
Madame ne vient pas avec nous ?
MADAME DE MONTCLAIR, s'aSSCjant.
Je me sens un peu lasse.
LE CAPITAINE.
Restez avec mon neveu. {A madame Darmainville.)
ACTE II, SCENE V. 291
Nous reviendrons par mon verger, mon potager; vous me donnerez vos avis. i^A Charles. ) Je reviens dans l'instant.
MADAME DARMA IN VILLE , «^«ri'.
Le neveu avec madame de Montclair ! le prochain ne sera pas épargné. i^En sortant,^ Oui, capitaine, ma fille est une personne....
{Le capitaine sort avec madame Darmainnlle.)
SCÈNE V.
CHARLES, Madame de MONTCLAIR.
CHARLES.
Je suis bien aise que mon oncle et madame Dar- mainville nous laissent.
MADAME DE MONTCLAIR, SC levant.
Moi-même je me félicite de rester avec vous.
CHARLES.
Auriez-vous à me parler ?
MADAME DE MONTCLAIR.
Oui.... C'est-à-dire, ce n'est pas à vous précisément.
^CHARLES.
A qui donc?
MADAME DE MONTCLAIR.
Votre oncle est un bien galant homme, monsieur Charles.
CHARLES.
Qui le sait mieux que moi, madame? (A part.) Oh! oh ! elle commence l'entretien comme je le désire.
MADAME DE MONTCLAIR.
Que de services il m'a déjà rendus !
19.
2g'i LE CAPITAINE BELRONDE.
CHARLES.
Il fait son bonheur d'obliger.
MADAME DE MOIVTCLAIR.
Je le regarde comme mon meilleur ami.
CHA RLES.
Il a pour vous le plus sincère attachement. [A pai^t^) Est-ce qu'elle l'aimerait?
MADAME DE MONTCLAIR.
Eh bien! monsieur Charles, il faut absolument que j'aie avec lui une conversation très-sérieuse.
CHARLES.
Eh bien! madame, je suis précisément chargé par mon oncle de vous prier de lui accorder un entretien particulier. ( A part. ) Mon oncle serait très - heureux avec cette femme -là.
MADAME DE MONTCLAIR.
Un entretien particulier ?
CHARLES.
Oui madame; mais je m'étonne que vous jugiez mon entremise nécessaire pour vous adresser à mon oncle.
MADAME DE MONTCLAIR.
En effet; mais ce que j'ai à lui dire est si délicat!....
Me trouvant seule avec vous, n'est-il pas naturel Il
y a mieux; vous m'avez inspiré aussi beaucoup de confiance, et je méditais de vous faire ma confidence, pour que vous la fissiez à votre oncle.
CHARLES.
Madame, me voilà prêt à la recevoir.
MADAME DE MONTCLAIR.
Apprenez donc Mais non, puisque monsieur de
Belronde a tant d'amitié pour moi , je m'encourage , je l'attends, et bientôt, j'espère, il vous instruira lui- même de ce que je lui aurai dit.
ACTE II, SCÈNE VI. 293
CHARLES.
A la bonne heure, il va revenir, il me Ta promis.
MADAME DE MONTCLAIR.
Et.... savez-vous ce qu'il me veut?
CHARLES.
Oui , madame.
MADAME DE MONTCLA.IR.
Qu'est-ce ?
CHARLES.
Apprenez donc... Mais non, puisque vous avez tant d'amitié pour mon oncle, je veux lui laisser la satisfac- tion de vous expliquer lui-même.... Et tenez, le voici.
MADAME DE MONT CL AIR, à part.
Le capitaine est un honnête homme, un véritable ami, et je peux tout lui dire.
SCÈNE VI.
CHARLES, Madame de MONTCLAIR, LE CAPITAINE.
LE CAPITAINE.
J'ai laissé madame Darmainville avec sa fille , qui est venue la joindre , et je me hâte d'accourir près de vous, belle dame....
madame de montclair. J'ai toujours du plaisir à vous voir, {^A part.^ Me voilà toute tremblante.
le capitaine, a Charles, Eh bien !
CHARLES , au capitaine. Parlez, vous serez bien reçu. Il n'aurait tenu qu'à
294 LE CAPITAINE BELRONDE.
moi de faire pour vous une déclaration; mais je n'ai pas voulu vous enlever le bonheur d'entendre de sa bouche son premier aveu.
LE CAPITAINE.
Tu as bien fait, je t'en remercie.
CHARLES, (^Hailt.)
Madame vient de me faire entendre qu'elle désirait causer avec vous; je sors. {^A son oncle.^ Faites vos affaires (^ A part.) Je vais faire les miennes, et tâcher de me réconcilier avec madame Darmainville.
{Il sort.)
SCÈNE VIL
Le capitaine, Madame de MONTCLAîR.
le capitaine. Madame.
MADAME DE MONTCLAIR.
Eh bien !
LE CAPITAINE, Cl part.
Allons donc, capitaine; qu'est devenu ton courage auprès des dames ? ( Haut. ) Ainsi , madame , vous trouvez du goût dans l'arrangement de ce pavillon.
MADAME DE MONTCLAIR.
Un goût exquis.
LE CAPITAINE.
Quel bonheur pour moi de pouvoir en faire hom- mage à la beauté.
MADAME DE MONTCLAIR.
Ah! capitaine, quittez ce ton complimenteur; je vous le permets devant le monde ; mais , seule avec un
ACTE II, SCEjNE vil 293
sincère ami comme vous, n'ai-je pas droit d'exiger un langage plus sensé , plus convenable à deux personnes qui se trouvent liées entre elles par le sentiment,..., la raison.
LE CAPITAINE.
Oui , mon aimable et tendre amie ; ah ! que vous me charmez! Oui, revenons à la raison,... au sentiment...
MADAME DE MOFTCLAIR.
Votre neveu m'a dit que vous désiriez avoir un en- tretien avec moi.
LE CAPITAINE.
Mon neveu vient de me dire que vous vous proposiez de me faire une confidence.
MADAME DE MONTCLAIR.
Il est vrai.
LE CAPITAINE.
Eh bien! madame... parlez.
MADAME DE MONTCLAIR.
Non, parlez le premier, mon ami.
LE CAPITAINE.
Riche, n'étant pas très -âgé, doué d'une ame sensi- ble, j'ai pensé qu'il m'était permis encore de songer à couler doucement mes jours avec une compagne...
MADAME DE MONTCLAIR.
Eh quoi , vous seriez amoureux ?
LE CAPITAINE.
Oui ; j'aime : mon neveu , garçon sensé, mon unique héritier, m'approuve, m'encourage...
MADAME DE MONTCLAIR.
Eh ! qui ne vous approuverait pas , cher capitaine ? que vous méritez bien...,
LE CAPITAINE.
Ah ! madame... {^A par/..) Elle est à moi.
296 LE CAPITAINE BELRONDE.
MADAME DE MOWTCLAIR.
Et moi aussi , j'aime.
LE CAPITAINE.
Vous aimez ?
MADAME DE MOIiTTCLAIR.
Jeune , douée de quelques agréments , comme on veut bien me le dire, aurais-je pu rester insensible...?
LE CAPITAINE, Cl part.
Oh! quelle tournure délicate de m'a vouer....
MADAME DE MONTCLAIR.
Mais ce n'est pas tout.
LE CAPITAINE.
Comment...,
MADAME DE MONTCLAIR.
Quoique veuve , et par conséquent maîtresse de mes actions, je dois des égards à ma famille, et sur-tout à mon oncle le président, de qui dépend toute ma for- tune. Vous êtes lié avec lui; vous avez tout pouvoir sur son esprit.
LE CAPITAINE.
Il m'aime et m'estime, j'ose le dire.
MADAME DE MONTCLAIR.
Puisque j'ai déjà été si loin avec vous, il faut que j'achève.
LE CAPITAINE.
Oui , belle et sensible amie , achevez»
MADAME DE MONTCLAIR.
Mais quoi ! j'interromps la confidence que vous-même aviez commencée.
LE CAPITAINE.
N'est-ce pas m'occuper de mes propres intérêts, que de m'occuper des vôtres?
ACTE II, SCENE VIL 297
MADAME DE MOWTCLAIR.
Les choses sont plus avancées que vous ne pouvez, vous l'imaginer.
LE CAPITAINE.
Plait-il?
MADAME DE MOWTCLAIR.
En vérité, il faut que j'aie une grande confiance en- vous pour oser....
LE CAPITAINE.
Osez....
MADAME DE MOWTCLAIR.
Eh bien! donc, je suis mais je tremble, j'hésite».
LE CAPITAINE.
Vous augmentez mon impatience. Vous êtes...
MADAME DE MONTCLAIR.
Mariée.
LE CAPITAINE.
Ah! mon Dieu!
MADAME DE MOWTCLAIR.
Secrètement , et je compte sur vous pour faire con- naître mon mariage à ma famille.
LE CAPITAINE.
Sur moi ?
MADAME DE MONTCLAIR.
Oui , mon ami, et je vous recommande le plus pro- fond silence, jusqu'à ce que vous soyez parvenu à faire entendre raison à mon oncle le président.
LE CAPITAINE.
Mariée! et à qui donc?
MADAME DE MONTCLAIR.
À. monsieur Dutilleul.
298 LE CAPITAINE BELRONDE.
LE CAPITAINE.
Quoi ! ce monsieur qui s'est trompé de coche.
MADAME DE MONTCLAIR.
Il ne s'est pas trompé ; c'est un conte qu'il vous a fait pour se présenter chez vous. C'était convenu avec moi.
LE capitaunte.
Ah! c'était convenu.
madame de montclair.
Je lui avais écrit de Paris pour lui annoncer que je venais avec vous dans votre terre , près de Lyon qu'il habite en effet.
le capitaine.
Vous lui aviez écrit !
madame de montclair.
Je lui marquais de trouver un moyen de s'introduire chez vous. Il a imaginé celui-là. Quand il vous a dit qu'il était marié, il n'a pas menti, puisque je suis sa femme. Quand je lui ai dit que probablement il allait au-devant de sa femme, je savais bien que je devinais juste , puisqu'il venait en effet au-devant de moi. Ce qui m'a fait hâter ma confidence, c'est que, ne le con- naissant pas, demain vous l'auriez forcé de reprendre la diligence quand elle passera ; au lieu qu'à présent , sachant quel nœud , quel amour l'attache à moi , vous vous ferez un plaisir, un devoir d'amitié de le garder au château.
le capitaine.
Se peut- il qu'une femme comme madame de Mont- clair, ait choisi pour son mari monsieur Dutilleul, un homme qui me paraît sans éducation!
ACTE II, SCENE VIII. 299
MADAME DE MONTCLAIR.
Il a pris ce ton sans gêne pour se donner un air de bonne foi en se présentant.
LE CAPITAINE. Ah!
MADAME DE MONTCLAIR.
Et puis, mon ami....
LE CAPITAINE, CL pM^t.
Son ami ? ce mot me fait un mal !
MADAME DE MONTCLAiR, en liant.
Est-ce un si mauvais calcul pour une femme de choi- sir un mari un peu au-dessous de soi? elle est plus sûre de le dominer. H ne faut pas tant le dédaigner, d'ailleurs; il a de Tinstruction , de la littérature même... pour un négociant. J'aime la gaieté , et sous la sienne il cache une ame vraiment sensible. C'est comme vous, mon ami , qui sous la rude enveloppe d'un marin , cachez une véritable délicatesse et un cœur d'or pour vos amis.
LE CAPITAINE.
Il faut bien en effet qu'il ait quelques qualités pour avoir mérité votre amour.
MADAME DE MONTCLAIR.
Le voici. Je lui avais dit que j'allais vous avouer notre secret , et je l'avais laissé dans une inquié- tude.,..!
SCÈNE YIII.
LE CAPITAINE, Madame de MONTCLAIR, DUTILLEUL.
MADAME DE MONTCLAIR.
xlpproche , viens, viens, mon ami.
3oo LE CAPITAINE BELRONDE.
LE CAPITAIJYE, CL part.
Ah! le voilà son véritable ami.
MADAME DE MONTCLAIR.
J'ai tout dit au capitaine.
DUTILLEUL.
Vous avez tout dit, madame de Montclair. Eh bien, ma bonne amie, tu as bien fait.
LE CAPITAINE, Cl JKirt.
Sa bonne amie !
DUTILLEUL.
Ah! je vous en conjure, monsieur le capitaine, dai- gnez vous intéresser au sort de deux jeunes gens qui méritent toute votre bienveillance. C'est un ancien amour que le nôtre.
LE CAPITAINE.
Comment ?
DUTILLEUL.
Nous avons été élevés ensemble. Sa mère était de Lyon, et j'aimais Caroline avant qu'elle quittât la France.
MADAME DE MONTCLAIR.
Caroline est mon nom de fille. Jugez de la douleur d'Auguste (il se nomme Auguste Dutilleul), quand il apprit à Lyon que , forcée par ma mère , je m'étais mariée à l'île Bourbon.
DUTILLEUL.
De désespoir, je me mariai de mon coté.
MADAME DE MONTCLAIR.
Monsieur de Montclair était un excellent homme, pour qui j'ai eu tous les égards que méritaient ses bons procédés.
ACTE II, SCÈNE VIII. 3oi
DUTILLEUL.
J'ai été fort à plaindre avec madame Dutilleul. C'était une méchante femme.
MADAME DE MONTCLAIR.
J'eus le malheur de perdre mon mafi.
DUTILLEUL.
La mort interrompit mes querelles avec ma femme.
MADAME DE MONTCLAIR.
Je revins en France.
DUTILLEUL.
Je fis un voyage à Paris.
MADAME DE MONTCLAIR.
J'appris qu'il était veuf.
DUTILLEUL.
Il me revint qu'elle était veuve.
MADAME DE MONTCLAIR.
Nous nous revîmes.....
DUTILLEUL.
Chez un ami commun.
MADAME DE MOIVTCLAIR.
Notre premier feu se ralluma.
DUTILLEUL.
Il ne s'était jamais éteint.
MADAME DE MONTCLAIR.
Nous nous mariâmes.
DUTILLEUL.
Je retournai à Lyon.
MADAME DE MONTCLAIR.
Je restai à Paris.
DUTILLEUL.
Vous voyez bien que voilà un sentiment respectable , intéressant
3o2 LE CAPITAINE BELROISDE..
LE CAPITAINE.
Oui.... je vois.... je comprends.... [A part^ Allons, il faut prendre son parti. [A madame de Montclair, en soupirant^ J'écrirai à votre oncle le président en votre faveur. [A part ^ Il ne me reste plus à choisir qu'entre deux.
DUTILLEUL.
Ah ! ma chère , que tu as bien fait de te confier à ce bon capitaine !
MADAME DE MO NT CLAIR.
Digne ami !
LE CAPITAINE, h part. Toutes les fois qu'elle m'appelle son ami, c'est comme si elle me donnait un coup de poignard.
DUTILLEUL.
Or çà, maintenant que vous savez qui je suis, de- main, vous ne me forcerez pas à partir, et si vous étiez assez bon pour changer mon logement dans votre château. Votre femme de charge m'a relégué.... si loin de ma femme ! tout au bout du corridor , au second. LE CAPITAINE, eii soupirant.
Je vous logerai au premier.
MADAME DE MONTCLAIR.
Que je me reproche de vous avoir si long -temps occupé de moi ! mon mari n'est pas de trop. Mon ami , le capitaine attend de moi un service.
DUTILLEUL.
Eh! quoi, ma femme, vous pourriez être utile au capitaine. Ah ! parlez, parlez, il n'y a rien dont nous ne soyons capables...,
LE CAPITAINE.
Hé bien!... c'est un conseil que je vous demande. Je vous l'ai dit. Je songe à me marier.
ACTE II, SCENE VIII. 3o3
DUTILLEUL.
Ah! Ah!
MADAME DE MONTCLAIR.
Il n'y a pas de femme qui ne se trouvât heureuse de s'unir à vous.
LE CAPITAINE.
Ah ! vous méjugez trop favorablement. Je vous dirai que j'hésite entre trois.... C'est-à-dire, entre deux.
MADAME DE MONTCLAIR.
Je vous devine, nos deux jeunes personnes, Rose et Victorine.
LE CAPITAINE.
Précisément !
MADAME DE MONTCLAIR.
Attendez ; vous penchez pour l'une des deux.
LE CAPITAINE.
Vous croyez?
MADAME DE MONTCLAIR.
Tantôt, pendant le déjeuner, on a de nouveau parlé de jouer la comédie. Vous vous êtes empressé de nous dire que vous aviez une pièce de prédilection , la Pu- pille. Vous vous êtes empressé d'aller la chercher dans votre bibliothèque ; vous vous êtes réservé , comme de raison, le rôle de l'aimable tuteur.
LE CAPITAINE, comme se décidant.
Eh bien! oui, Victorine... J'ai été l'ami de son père... En mourant, il m'a confié le soin de son bonheur. C'est elle que j'aime.
MADAME DE MONTCLAIR.
Vous ne lui avez pas déclaré votre amour ?
LE CAPITAINE.
Eh ! mon Dieu ! non.
3o4 LE CAPITAINE BELRONDE.
MADAME DE MOFTCLAIR.
Elle a beaucoup d'amitié pour moi. Voulez- vous que je cherche à pénétrer ses dispositions?
LE CAPITAINE.
J'allais vous en prier. Mais un moment; ce n'est pas sans raison que j'ai fait orner ce pavillon avec tant de recherche. Victorine est réservée , froide même. J'aurais voulu épier l'impression que le premier aspect fera sur elle.
DUTILLEUL.
C'était très-bien vu.
LE CAPITAINE.
Mais je pense à présent qu'il vaut mieux que ce soit madame de Montclair.... madame Dutilleul veux -je dire....
MADAME DE MONTCLAIR.
Appelez-moi toujours madame de Montclair, jusqu'à ce que je puisse avouer mon mariage.
LE CAPITAINE.
Il vaut mieux, dis-je, que ce soit madame qui parle... ici,... la première à ma pupille... parce que... je ne sais pourquoi... ou plutôt... je sais bien pourquoi... Me voilà timide.
MADAME DE MONTCLAIR.
Vous , l'ancien capitaine de la Belle-Française !
LE CAPITAINE.
Oh! il ne s'agit pas ici d'attaquer un navire.
DUTILLEUL.
Eh bien! Capitaine, laissez faire ma femme; elle a de l'esprit, elle est bonne amie, fort compatissante pour les souffrances du cœur.
MADAME DE MONTCLAIR.
Oui , je sais ce que c'est.
ACTE II, SCENE X. 3o5
SCÈNE IX.
LE CAPITAINE , Madame de MONTCLAIR, DU- TILLEUL ; OLIVIER , IL PARAIT A LA FE]>riTRE , QUI EST RESTÉE OUVERTE.
MADAME DE MONTCLAIR, SaUS VOÎr Olwîer,
Je vais chercher Victorme, l'amener ici.
LE CAPITAINE.
Et moi, je reviens bientôt, guidé par l'impatience et l'amour.
DUTILLEUL.
C'est cela. Attendez; pour être à l'abri des importuns, prenons cette clé. Si vous aviez besoin de moi, je suis à vous. En attendant je vais lire, me promener, jouer au billard.
LE CAPITAINE, Cl madame de Montclair. De grâce , faites valoir mes avantages , peignez mes sentiments....
MADAME DE MONTCLAIR , sortont avBC le Capitaine. Fiez -vous à moi.
DUTILLEUL, en sortant. Fiez-vous à elle. Ah ! cet oncle de ma femme ! s'il était aussi bon, aussi généreux que vous.... Sur-tout n'oubliez pas de me loger au premier.
{Il sort; on l' entend Jermer la porte.)
SCÈNE X.
OLIVIER, SEUL, A LA FENÊTRE.
Hé bien ! ils ferment la porte. C'est égal ! m'y voilà. Tome ni. 20
3o6 LE CAPITAINE BELRONDE.
{^11 saute par^ la Jenêtr^e, et parcourt vivement le théâtre. ) Quel bonheur d'avoir eu la curiosité de re- garder par cette fenêtre ! J'ai bien joué mon rôle; ils me prennent tous pour un nigaud. Elle va venir; mais ils seront là. Si je pouvais me cacher. Bon ! un cabinet. (// va ouvrir la porte du cabinet^ Comment la prévenir? Ah! ma romance qu'elle connaît, dont j'ai composé les paroles et la musique... sur ce pupitre. [Il pose la romance sur le pupitre)) Ce petit dessin de la maison de campagne de sa cousine , où pour la pre- mière fois j'ai osé lui déclarer mon amour , un amour éternel.... sur ce chevalet. {^11 pose le dessin sur le chevalet.^ Elle le verra, elle le reconnaîtra; les autres n'y feront pas attention. Victorine , ma chère Victorine , oh ! qu'il me tarde de vieillir pour t'épouser. Ne vient- on pas? (^11 va regarder h travers la setTure.^ Oui, c'est elle, c'est elle et madame de Montclair. C'est une bonne femme; si elle voulait s'intéresser à nous. Elle s'en ira peut-être. On ouvre. Eh ! vite à mon poste. ( // se cache dans le cabinet. )
SCÈNE XI.
Madame de MONTCLAIR, VICTORINE; OLIVIER, CACHÉ.
MADAME DE MONTCLAIR.
Venez, venez, ma chère enfant.
viCTORiifE, s' arrêtant de surprise. Ah!
MADAME DE MONTCLAIR.
Hé bien , qu'avez- vous donc ?
ACTE II, SCENE XL 807
VICTORINE.
C'est charmant.
MADAME DE MONTCLAIR,
C'est du goût de votre tuteur.
VICTORINE.
Je lui en ferai mon compliment.
MADAME DE MONTCLAIR.
C'est une nouvelle galanterie de sa part.
TICTORINE.
Pour qui ?
MADAME DE MONTCLAIR.
Eh ! mais ! pour vous , sa pupille , la maîtresse de la maison.
VICTORIIYE.
Oh ! pour moi ?
MADAME DE MONTCLAIR.
Il VOUS aime bien votre tuteur.
VICTORIWE.
Il me traite comme une fille chérie, et je l'aime comme un père.
MADAME DE MONTCLAIR, h part.
Comme un père. Ce n'est pas là tout-à-fait ce qu'il voudrait. {Haut.) Est-ce que la vue de toutes ces jolies choses ne fait pas palpiter votre cœur ?
VICTORINE.
Pardonnez-moi, madame.
MADAME DE MONTCLAIR, à part.
Eh! mais mon Dieu! je n'ai jamais été si froide que cela.
VICTORINE , feuilletant le cahier de musique qui est sur le pupitre , et apercevant la romance.
Ah!
10.
3o8 LE CAPITAINE BELRONDE.
MADAME DE M ONT CL AIR.
Quoi donc?
"VICTORINE.
J'examine ces airs, cette musique. Elle est parfai- tement choisie.
MADAME DE MONTCLAIR.
C'est encore du goût de votre tuteur. viCTORiNE, remettant la romance sur le pupitre. Je lui en ai bien de l'obligation.
MADAME DE MONTCLAIR.
Tout à riieure , ici même , il me parlait de vous.
VICTORINE.
il s'en occupe sans cesse.
MADAME DE MOjyTCLAIR, Cl part.
Fort bien. {Haut.') Il me disait que son plus grand désir était d'assurer votre bonheur ; qu'il ne serait content que lorsqu'il vous aurait mariée à un homme aimable, empressé, complaisant, jaloux de vous plaire, eX. qui aurait pour vous tout l'attachement qu'il se sent lui-même.
VICTORIIVE.
Oh! je sais apprécier sa tendresse. (^Aperces^ant le dessin sur le chevalet^. Ah !
MADAME DE MOIYTCLAIR.
Quoi donc encore? viCTORiNE, cachant précipitamment le dessin sous les autres.
En vérité, on marche de surprise en surprise : ces dessins....
MADAME DE MONTCLAIR.
Ils sont choisis par ce cher tuteur. Tenez, ma chère asseyons -nous et causons d'amitié.
ACTE II, SCÈNE XL ^09
VICTORINE.
Nous asseoir ! Pardon, mais c'est que....
MADAME DE MONTCLAIR.
Est-ce que vous voudriez être seule ?
VICTORIFE.
J'ai beaucoup de plaisir à me trouver avec vous , sans doute.... mais c'est que.... vous savez bien, nous devons jouer la comédie de la Pupille. On m'a donné le rôle de Julie, J'ai peu de mémoire , et je voudrais déjà étudier. J'ai pris le livre. Le voilà.
{^Elle tire une brochure de son sac.)
MADAME DE MONTCLAIR.
Ah ! ah ! et que pensez-vous de ce rôle ?
VICTORINE.
Qu'il n'est pas bien difficile à jouer , quand on a un aussi bon tuteur que le mien.
MADAME DE MO]>fTCLAIR, Ci part.
C'est un aveu, je crois. {Haut.) Mais pourquoi tant vous presser?
VICTORINE.
Cela fera plaisir à mon tuteur.
MADAME DE MONTCLAIR.
Oui-da! {A part.) Je renonce à la faire s'expliquer davantage ; elle dit un mot , et se tait. ( Haut. ) Eh bien! mon enfant, je vous laisse. Étudiez, étudiez. Sans adieu, ma chère enfant.
{Elle sort.)
VICTORINE.
Sans adieu, madame.
MADAME DE MONTCLAIR, à part, cu Sortant. Elle aimera son tuteur, autant qu'elle est capable d'aimer. {Elle sort.)
3io LE CAPITAINE BELROINDE.
SCÈNE XIL
OLIVIER, VICTORINE-
(^Au moment où madame de Montclair sort, Victo- torine la suit des jeux jusqu'à la porte. Olivier, entr' ouvrant la porte du cabinet, la suit de même des yeux avec impatience. )
vicTORiNE, tres-vivement. Plus de doute. Olivier est ici. Cette romance, ce dessin....
OLIVIER.
Oui, c'est moi; c'est celui qui vous aime, et qui vous aimera toujom-s.
VICTORINE.
C'est vous , monsiem^ ! Laissez-moi vous gronder. Ce matin, quand vous êtes entré, pas un regard. Je vous avais recommandé de feindre de ne pas me con- naître. Vous avez parfaitement suivi mes instructions. Vous étiez de la plus belle indifférence!....
OLIVIER.
Et vous , d'une tranquillité ! pas un moment de trouble.
VICTORINE.
Ingrat! qu'il m'en a coûté pour cacher mon émo- tion ! Mais tous ces yeux fixés sur moi....
OLIVIER.
Et moi , que j'ai souffert de n'oser vous regarder ! Mais de grâce, ne nous querellons pas. Ah! made- moiselle, ma chère Victorine, depuis le jour où j'ai eu le bonheur de vous voir, à la fête de votre maîtresse
ACTE II, SCENE XIII. 3ii
de pension, j'ai juré que jamais je n'aimerais que vous, que je n'aurais pas d'autre femme que vous. Il y a quinze jours , à la maison de campagne de votre cou- sine, vous avez bien voulu agréer mon amour. Ma sœur, votre compagne , fut notre première confidente; mais j'ai tout dit à ma mère.
VICTORINE.
Et moi , je médite de tout confier à mon tuteur. Mais sortez. Si l'on nous surprenait !
OLIVIER.
Oui, je sors, je vous obéis; ah! toujours je met- trai mon bonheur à vous obéir. Quel dommage de quitter ce lieu charmant! Je m'en vais, je m'en vais.... Que vous êtes belle ! {^En se précipitant a ses genoux^ Avant que je sorte, assurez-moi que vous m'aimez.
VICTORIWE.
Eh bien ! le voilà à mes genoux. {S' éloignant d'Oli- vier?j Oui, je vous aimerai toujours; mais de grâce, levez-vous. OLIVIER, toujours à genoux, suivant Victorine.
Oh ! je suis si bien à vos genoux.
VICTORINE.
Mais sortez donc; non, restez Vous m'avez
fait bien rire tantôt avec votre gaucherie Ciel, on
vient?....
SCÈNE XIIL
OLIVIER, VICTORINE, le CAPITAINE, Madame DE MONTGLAIR,
LE CAPITAINE.
Ah! ahî
3i2 LE CAPITAINE BELRONDE.
VICTORINE.
Mon tuteur!
OLIVIER, se relevant. Le tuteur!
LE CAPITAINE.
Corbleu! madame, vous aviez bien affaire de m'a- mener si vite pour me rendre témoin d'une pareille scène.
MADAME DE MONTCLAIR.
J'étais loin de m'y attendre.
OLIVIER.
Eh bien ! puisqu'il nous a surpris , je n'ai plus de ménagements à garder. Oui, monsieur, nous nous aimons.
LE CAPITAINE.
Vous vous aimez !
VICTORINE.
Je l'ai vu pour la première fois à la fête de ma maî- tresse de pension. Il me fut présenté par sa sœur, ma meilleure amie. Toute la soirée il ne voulut danser qu'avec moi.
OLIVIER.
Et depuis je n'ai cessé de songer à elle. Ah! mon- sieur le capitaine , on vous dit si bon , si indulgent , si compatissant! Madame, joignez-vous à nous pour fléchir monsieur le capitaine.
LE CAPITAINE.
Tu Dieu ! comme notre petit niais en débite !
VICTORINE.
Il n'est pas niais. C'est un rôle qu'il a joué pour être reçu ici , sans vous inspirer de défiance. C'est moi qui avais arrangé tout cela.
ACTE II, SCÈNE XIII. 3i3
MADAME DE MONTCLAIR.
Ah! ah! cette petite pupille si froide, si réservée...
LE CAPITAINE.
Mais, par oii est-il entré? nous avions fermé la porte.
OLIVIEE.
Par la fenêtre. J'ai entendu l'entretien de madame avec mademoiselle.
MADAME DE MONTCLAIR.
OÙ étiez-vous donc?
OLIVIER.
Dans ce cabinet.
LE CAPITAINE.
Eh! mais, c'est un diable que ce petit nigaud-là.
VICTORINE.
J'ai eu tort sans doute d'imaginer cette ruse. En avais-je besoin avec mon tuteur? Il désire si ardem- ment mon bonheur ; il ne refusera pas de m'unir à celui que j'aime.
OLIVIER.
Il ne nous manque que votre aveu. J'ai celui de mon père.... C'est-à-dire, je ne lui en ai pas encore parlé, mais je me suis confié à ma mère, j'en fais ce
que je veux, elle mène mon père; ainsi donc Elle
dit que nous sommes trop jeunes ; mais je lui démon- trerai qu'il faut qu'on nous marie tout de suite. Mon- sieur, vous avez si généreusement rempli vos devoirs de tuteur. N'abusez pas des droits que vous donne ce titre. C'est de vous, de vous seul que je veux l'obtenir. Une fois le mari de Victorine , avec quelle ardeur je travaillerai à mon état ! comme je m'y distinguerai !
3i4 LE CAPITAINE BELRONDE.
MADAME DE MONTCLAIR.
des pauvres enfants !
LE CAPITAINE.
Comment, madame, vous les plaignez?
MADAME DE MOTfTCLAIR.
Pardon , mon cher capitaine , je vous plains aussi. C'est jouer de malheur, mais ils m'attendrissent.
LE CAPITAINE.
Ils ne m'attendrissent pas, moi. {^A Olivier.^ Vous introduire chez moi pour séduire ma pupille î vous allez me faire le plaisir de reprendre sur-le-champ la route de Paris.
SCENE XIV.
OLIVIER, VICTORINE, le CAPITAINE, Madame DE MONTCLAIR, DUTILLEUL.
dutilleul. Eh bien ! comment cela va-t-il avec la pupille ?
LE CAPITAINE.
Morbleu! monsieur, je ne suis pas en train de rire, et vous qui vous êtes aussi introduit dans mon château par surprise, il vous sied mal....
MADAME DE MONTCLAIR.
Paix, tais-toi. Nous avons surpris le jeune étudiant aux genoux de la pupille.
DUTILLEUL.
Oh! oh! il avait raison de nous dire qu'il voulait jouer les amants.
VICTORINE, crua ton caressant. Mon bon tuteur, mon ami, mon père....
ACTE II, SCENE XIV. 3i5
LE CAPITAINE.
Mon père Morbleu! l'un arrive; madame le re- tient, et il se trouve que c'est son mari; l'autre fait le niais, et c'est un sournois qui adore ma pupille. Que de trahisons!
VICTORIA E.
Eh ! quoi ? monsieur est le mari de madame de Montclair ?
MADAME DE MONTCLAIÊ.
Ah! capitaine, vous aviez promis de nous garder le secret.
LE CAPITAINE.
Eh! qu'importe? puisque je me charge d'instruire et d'apaiser votre oncle.
MADAME DE MONTCLAIR.
Et ces jeunes gens?
LE CAPITAINE, auec lui rsste de colère. Ces jeunes gens.... (^ part.) Allons, il ne me reste plus à choisir. {^Haiit.) Nous verrons. (^ Olivier.) J'écrirai à votre père. En attendant, quand je défen- drais à ma pupille de vous aimer...., ce serait l'expo- ser à me désobéir.
OLIVIER, sautant au cou du capitaine. Ah! mon cher tuteur, que je vous embrasse.
MADAME DE MONTCLAIR.
Mon ami.
DUTILLEUL.
Brave capitaine.
LE CAPITAINE.
C'est bon , c'est bon. Mais service pour service.
MADAME DE MONTCLAIR.
Disposez de moi et de monsieur Dutilleul.
3i6 LE CAPITAINE BELRONDE.
VICTORINE.
Comptez sur moi et sur monsieur Olivier,
OLIVIER.
Nous voilà tous les quatre à vos ordres.
LECAPITAIIYE.
Fort bien, à mesure que j'échoue, j'acquiers des amis. {^Prenant a part madame de Montclair^ Il me faut renoncer à Yictorine; c'est dur; mais je n'en per- siste pas moins à vouloir me marier : ma pupille
j'y songeais un peu ; c'était tout naturel. Mais Rose ! voilà celle que j'aime véritablement.
MADAME DE MONTCLAIR.
Hé bien! mon ami, ces jeunes gens ne sont pas de trop.
LE CAPITAINE.
Non, ils ne sont pas de trop.
MADAME DE MONTCLAIR, Cl VictoHlie.
Votre tuteur est amoureux de mademoiselle Dar- mainville.
VICTORINE.
De ma bonne amie! Mon tuteur, c'est là un bon choix pour vous.
DUTILLEUL.
Excellent.
OLIVIER.
Elle vous aime, je le gagerais.
DUTILLEUL.
J'en suis sûr ; comment ne pas vous aimer ? Vous êtes riche, vous êtes bon, vous êtes jeune.
OLIVIER.
Oui, oui, vous êtes jeune. Ah, que je suis heureux que vous n'ayez pas pensé à votre pupille ! vous auriez été pour moi un rival dangereux.
ACTE II, SCENE XIV. Sry
DUTILLEUL.
Eh ! qu avez-voLis besoin de nos services ; faites la demande vous-même ; elle sera bien accueillie.
VICTORINE.
Plusieurs fois nous avons causé ensemble de ma- riage, comme c'est l'usage entre jeunes personnes, et je suis sûre que mon tuteur lui convient.
LE CAPITAINE.
Je le crois;.... mais ma timidité;.... elle va en aug- mentant. Je suis comme un vaisseau battu par la tempête.
VICTORINE.
Eh bien! si vous le permettez, je vais parler à Rose.
MADAME DE MOWTCLAIR.
Moi, je vais trouver sa mère.
LE CAPITAINE.
Que vous êtes bons , mes chers amis ! Oui , certai- nement, j'écrirai; je vais écrire sur-le-champ à votre oncle, à votre père.
MADAME DE MONTCLAIR.
Madame Darmainville sera trop heureuse de vous donner sa fille.
VICTORINE.
Rose est un enfant qui suivra mes conseils ; j'ai beaucoup d'empire sur elle.
MADAME DE MONTCLAIR.
Venez avec moi, monsieur Dutilleul.
VICTORINE.
Suivez-moi, monsieur Olivier.
OLIVIER.
Oui, je me joins à vous.... Mon cher tuteur, que je vous aime ! que vous méritez d'être heureux !
( // sort avec Victorine. )
3i8 LE CAPITAINE BELRONDE.
DUTILLEUL.
Vous aurez bientôt de nos nouvelles. Je suis à toi ma femme.
( // sort avec elle. )
SCENE XV.
Le capitaine, seul.
Sa femme ! les voilà tous heureux. Et moi ! oh ! je le serai à mon tour. Oui , Rose m'aimera. Maudit pa- villon! il m'a porté malheur; je le ferai abattre
Pourquoi donc cela ? Quand j'aurai épousé Rose , ce sera un charmant boudoir pour madame de Belronde.
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE III, SCÈNE II. Srg
ACTE TROISIÈME.
Le théâtre représente une autre partie du parc ; il est fermé du côté droit par un mur: il y a dans le mur, le plus près possible de l'avant-scène , une grande brèche; derrière le mur, un verger; en face de la brèche , une grotte en rocailles ayant deux issues.
SCENE I.
CHARLES, SEUL. Je cours de tous les côtés après mon oncle , et je ne le trouve pas ; je suis dans une inquiétude î Ah î le voici.
SCÈNE IL
Le capitaine, CHARLES, THOMAS.
LE CAPITAINE, tenant deux lettres à la main. Il y en a qui se désespéreraient, mais moi....
CHARLES.
Ah! mon oncle, je vous trouve enfin.
LE CAPITAINE.
Laisse-moi en repos, j'ai bien autre chose à faire que de t'écouter. (^ Thomas.) Eh bien! Thomas, que t'a dit madame de Montclair?
THOMAS.
Qu'elle vous priait de l'attendre ici, près du petit verger , entre la grotte et la grande brèche.
320 LE CAPITAINE BELRONDE.
LE CAPITAINE.
M'y voilà. Oh ! je ne suis pas inquiet de ce qui la regarde.
CHARLES.
Mon oncle, je voudrais vous dire....
LE CAPITAITfE.
Tais-toi donc. ( A Thomas. ) Et Victorine ?
THOMAS.
Je l'ai observée de loin sans lui parler, comme vous me l'aviez recommandé ; elle est toujours en grande conversation avec mademoiselle Rose et monsieur Olivier.
LE CAPITAINE.
Pourvu que ma pupille aussi réussisse Oli! oui.
Aimables jeunes gens , que ma pupille et ce petit Oli- vier ! Bonnes gens que ce monsieur Dutilleul et ma- dame de Montclair! Que je suis heureux de pouvoir contribuer à leur bonheur ! {Remettant les deux lettres a Thomas?) Qu'on porte sur-le-champ ces deux let- tres à la poste.
THOMAS.
Oui, mon capitaine.
{Il sort.)
SCÈNE III.
Le capitaine, CHARLES.
CHARLES.
Enfin , mon oncle , peut-on vous parler ?
LE CAPITAINE.
Que me veux- tu? Je n'aime pas que tu sois sans cesse à m'épier.
ACTE III, SCENE III. 321
CHARLES.
OÙ en êtes-vous avec madame de Montclair?
LE CAPITAINE.
Où j'en suis ? ( ^ part. ) Diable ! ne disons rien à mon neveu, il se moquerait de moi.
CHARLES.
Votre pavillon a-t-il opéré des merveilles ?
LE CAPITAINE.
Oui , oui , mon neveu , des merveilles.
CHARLES.
Ainsi, madame de Montclair vous aime?
LE CAPITAINE.
Oui , oui , mon neveu , et ma pupille aussi , avec qui
j'ai causé ensuite Mais après avoir bien réfléchi, je
crois que ni l'une ni l'autre ne me conviennent , et je me décide pour Rose Darmainville.
CHARLES.
Pour Rose?....
LE CAPITAINE.
Ah! je sais que tu as une prévention contre elle et contre sa mère; ainsi, je ne t' écoute pas.
CHARLES.
Eh ! mais , mon oncle , elle ne vous convient pas : c'est celle qui vous convient le moins. Je vous aime trop pour ne pas m'y opposer : ce serait un très-mau- vais mariage. Qu'est-ce qu'il vous faut à vous , qui voulez faire un emploi honorable de votre fortune ? une femme qui ait l'usage du grand monde, qui puisse faire convenablement les honneurs de votre maison. C'est ce que vous ne trouverez pas dans cette jeune fille; étourdie, babillarde, elle a une amitié enfantine pour tout le monde, et je ne la crois susceptible, ni
Tome m. 21
322 LE CAPITAINE BELRONDE.
de réflexion, ni d'amour. Elle est jolie; soit, mais un peu d'esprit ne gâterait rien.
LE CAPITAINE.
Tais-toi; je ne te demande pas d'en dire du bien comme si toi-même en étais amoureux ; mais du moins n'en dis pas de mal. Comment cette pauvre petite a- t-elle mérité ta haine?
CHARLES.
Moi! mon oncle, je ne la hais pas; je la vois telle qu'elle est. Prenez -y garde, ces jeunes personnes si naïves , si crédules , ne sont pas exemptes de coquet- terie ; ce qui est d'autant plus dangereux , que leur simplicité les laisse sans défense contre les séductions... Relisez votre Molière.
LE CAPITAINE.
Allons , tu la trouves coquette à présent ; il est af- freux de calomnier ainsi l'innocence, la candeur....
CHARLES.
Vous persistez; eh! bien, mon oncle, je suis prêt à vous servir, s'il s'agit de vous faire épouser une des 'deux autres ; mais , pour celle-là , ne comptez pas sur moi.
LE CAPITAINE.
Mais, je n'ai pas besoin de toi; mais je me suffirais bien à moi-même; mais j'ai d'autres amis qui travaillent en ce moment pour moi.
CHARLES.
D'autres amis! Qui donc?
LE CAPITAINE.
Qui ! que t'importe ? permets-moi seulement de te donner un bon conseil ; tâche de te rendre agréable à Rose ; car avant peu , que cela te plaise ou non , il faudra que tu la respectes comme ta tante.
ACTE III, SCÈNE IV. 323
CHARLES.
Comme ma tante ! Eh ! Bien ! mon oncle ^ je change d'avis. Oui, je vous servirai.... (^ A part.) Je vais me jeter au genoux de la mère, me déclarer à sa fille,» {Haut.) Oui, mon oncle, je cours de ce pas....
LE CAPITAINE.
Point du tout, je ne veux pas de toi, tu m'es sus- pect.
SCENE IV.
Le capitaine, CHARLES, DUTILLEUL.
DUTILLEUL.
Ce n'est qu'à l'instant même que nous avons pu commencer notre entretien avec madame Darmainville. Je ne sais ce qui l'a rendue furieuse contre vous , contre monsieur votre neveu ; mais elle veut quitter votre château, elle parle d'envoyer chercher des chevaux de poste.
LE CAPITAINE.
Des chevaux de poste ! Ah ! mon Dieu , vous voyez , monsieur mon neveu ; c'est la suite de vos imperti- nences envers cette dame respectable ; mais morbleu ! Il ne sera pas dit que vous aurez chassé de chez moi des personnes que j'aime, que j'estime, que j'ai in- vitées Vous m'entendez, monsieur, je ne vous re- tiens pas.
CHARLES.
Eh ! mon oncle , croyez que je n'ai parlé que pour votre bien.
21 .
324 LE CAPITAINE BELRONDE.
LE CAPITAINE.
Je ne veux pas que tu t'occupes de moi : suis-je un mineur? est-ce toi qui es l'oncle? suis-je le neveu?
CHARLES.
Là, là! mon oncle, ne vous fâchez pas, je vous laisse. i^A part^ en sortant.^ Je suis perdu si je ne trouve le moyen de parler à Rose.
(// sort.)
SCÈNE V.
Le capitaine, DUTILLEUL.
LE CAPITAINE, avec colere. Corbleu! (^D'iin ton abattu.) Ah! mon cher Du- tilleul , quel malheur ! Madame Darmainville veut partir !
DUTILLEUL.
Ne vous désespérez pas. Entre nous , je crois que ce sont vos assiduités auprès de ma femme et de votre pupille , qui ont vraiment irrité cette bonne dame ; mais elle prend pour prétexte le persiflage et la con- duite de votre neveu.
LE CAPITAINE.
Comment morbleu! mon libertin de neveu Oh!
il faut absolument qu'il sorte de mon château.
DUTILLEUL.
Voici madame Darmainville ; tenez-vous un moment à l'écart. Nous la retiendrons.
LE CAPITAINE.
Oui, oui, mon bon ami, tâchez de la retenir. ( Le capitaine se retire au fond du théâtre. )
ACTE III, SCÈNE VI. SaS
SCÈNE VI.
Le capitaine, DUTILLEUL, Madame DAR- MAINVILLE, Madame de MONïCLAIR.
MADAME DE MONTCLAIE.
Eh ! madame , pourquoi partir ?
MADAME DARMAIWVILLE.
J'ai mes raisons.
DUTILLEUL.
Quel chagrin pour ce bon capitaine !
MADAME DARMATNVILLE.
N'a-t-il pas de quoi se consoler? La société de ma- dame, celle de son intéressante pupille, la votre, et sur-tout celle de son cher neveu ; il nous a fait sentir assez ce matin , combien il se souciait peu de nous ; tantôt avec madame , tantôt avec sa pupille , jamais avec moi ni avec ma fille. Vous entendez bien que ce
n'est pas ce motif qui me détermine! Mais des
affaires d'intérêt , fort importantes , m'appellent à Paris.
MADAME DE MONTCLAIR.
Eh ! mais , si je vous disais que monsieur Dutilleul et moi, nous avons à vous parler, au nom du capitaine, d'une affaire bien plus importante pour vous
MADAME DARMAIWVILLE.
C'est impossible.
DUTILLEUL.
Nous sommes chargés par lui de vous demander votre fille en mariage.
$26 LE CAPITAINE BELRONDE,
MADAME DARMAIJYVILLE.
Plaît-il ? ma fille !
MADAME DE MONTCLAIR.
Voilà précisément ce que je voulais vous dire.
MADAME DARMAINVILLE.
Le capitaine demande la main de ma fille ! Vous aviez raison, ma chère, voilà une affaire très-impor- tante. LE CAPITAINE, s' avançant , et d'un ton timide et galant. Voulez-vous encore quitter mon château?
MADAME DARMAINVILLE.
Eh ! quoi ? vous nous écoutiez !
LE CAPITAINE.
M'en faites-vous un crime ?
MADAME D ARM AIN VILLE, SOuHant,
Je reste,
LE CA^PITAINE.
Ainsi, vous ne me défendez pas d'espérer?
MADAEIE DARMAINVILLE.
Ah! capitaine,... ma fille est à vous.
LE CAPITAINE.
Ah!.... mais pardon ; vous ordonnez; moi, je veux plaire.
DUTILLEUL.
Oui, nous autres vrais amans, nous voulons tout devoir à l'amour.
MADAME DARMAINVILLE.
Ecoutez, je ne suis pas de ces parents qui disent: Il
suffit que je veuille, que je commande Ah! Dieu!
j'aime trop ma fille , je suis trop bonne mère pour vou- loir forcer son inclination; mais je saurai la diriger, et j'entends qu'elle vous épouse.
ACTE III, SCENE VII. 327
LE CAPITAINE.
Ah ! madame ! mon cher Dutilleul ! madame de Montclair ! que d'obligations !
MADAME DE MONTCLAIR.
Eh ! non , c'est nous qui sommes vos obUgés ; vous avez écrit à mon oncle le président ?
LE CAPITAINE.
Oui, oui, la lettre est partie. Et si je suis assez heureux poqr que votre fille daigne entendre ma pu- pille.....
MADAME DARMAINVILLE.
Eh ! quoi , Victorine parle pour vous à Rose ?
MADAME DE MONTCLAIR.
Eh ! oui ; nous nous intéressons tous à ce cher ca- pitaine.
LE CAPITAINE.
Oui; à l'exception de mon neveu qui changera ou qui partira , je ne suis environné que de bons amis. Fassent le ciel , mon humble mérite et ma grande for- tune, que l'aimable Rose veuille combler mon bon- heur!
DUTILLEUL.
Voici monsieur Olivier.
SCÈNE VIL
Le capitaine, Madame de MONTCLAIR, Madame DARMAINVILLE, DUTILLEUL, OLIVIER.
le CAPITAINE, a Olivier. Eh î bien, mon jeune ami? Oh! vous pouvez parler
3a8 LE CAPITAINE BELRONDE.
devant madame Darmainville; elle consent à me don- ner sa fille.
OLIVIER.
Et j'ai d'excellentes nouvelles à vous donner.
LE CAPITAINE, y^r/ y'ojeM^. Voyons, voyons.
OLIVIER.
Votre pupille a facilement amené l'entretien sur le mariage, sur l'amour; mademoiselle Darmainville nous a naïvement déclaré qu'elle n'avait pas d'inclination; puis en parlant de vous : Oui , nous a-t-elle dit , mon- sieur de Belronde m'a d'abord séduite , entraînée , charmée par son air de bonté , de franchise ; j'éprouve à la fois pour lui une estime qui commande la con- fiance, et un respect, une timidité... Il faut la vaincre, me suis-je écrié.
LE CAPITAINE, j'o^eM^.
Elle n'a pas d'inclination; j'ai l'aveu de sa mère; elle m'estime. Heureux capitaine !
OLIVIER.
L'entretien prenant une tournure aussi favorable, votre pupille m'a fait un signe que j'ai compris , et je me suis discrètement retiré afin de laisser causer en- semble les deux jeunes personnes. Elles me suivent.
LE CAPITAINE.
Pour cette fois me voilà donc sûr de mon fait.
MADAME DARMAINVILLE.
Mais je ne reconnais plus ce petit Olivier. Quelle vivacité !
MADAME DE MONTCLAIR.
C'est un secret.
DUTILLEUL.
Nous en avons d'autres à vous apprendre.
ACTE III, SCÈNE VIII. 829
LE CAPITAINE.
C'est à présent qu'il faut multiplier les fêtes dans mon château. Un grand bal pour ce soir; c'est Rose, la charmante Rose qui en sera la reine.
MADAME DARMAINVILLE.
J'y danserai ; une mère peut danser jusqu'au ma- riage de sa fille.
MADAME DE MONTCLAIR.
Jusqu'à ce qu elle soit grand'mère.
LE CAPITAINE.
Eh! vîte des invitations à tout le voisinage. {^11 ap- pelle. ) Eh ! Thomas , Bertrand ! Je cours donner des ordres , et je reviens déposer à ses pieds mon cœur et ma fortune.
( // SOJ^t. ) MADAME DARMAINVILLE.
Ah ! si mon mari avait ressemblé au capitaine , je l'aurais encore bien plus aimé.
OLIVIER.
Voici les deux jeunes filles, éloignons-nous. i^Ih sortent tous. A Victorlne qui paraît la première.^ Re- tenez-la ici, le capitaine va venir.
(// sort.)
SCENE VIII.
ROSE, VICTORINE.
ROSE.
Eh ! mais d'où te vient donc cette gaieté , à toi ordinairement si sérieuse ?
33o LE CAPITAINE BELRONDE.
VICTORINE.
Tu le sauras ; mon tuteur est le meilleur homme!.... Mais toi, ordinairement si gale, si étourdie, pourquoi cette tristesse?
ROSE.
De la tristesse ! J'ai de l'humeur , du dépit plutôt. Adieu tous nos beaux projets de plaisirs dans ce châ- teau, pour moi du moins: ma mère veut retourner à Paris.
VICTORINE.
Elle qui a tant d'amitié pour mon tuteur?
ROSE.
Eh bien! à présent on dirait qu'elle veut se brouiller avec lui. Elle m'a presque recommandé de lui faire mauvaise mine. Je ne le pourrais pas d'abord. Je l'aime tant ce bon capitaine ! C'est l'arrivée de monsieur Charles qui a contrarié ma mère. Je te demande un peu ce que lui a fait ce pauvre jeune homme. Ce n'est pas que je ne lui en veuille beaucoup moi-même : c'est bien maladroit à lui d'avoir déplu à ma mère. Pourvu qu'elle ne veuille pas m'emmener pour terminer un riche mariage , dont elle ne cesse de me parler depuis quelques jours , sans me nommer la personne qu'elle veut me faire épouser. Tu es bien heureuse! tu as un bon tuteur qui ne te mariera pas malgré toi.
(^Ici Charles paraît au fond du théâtre.)
VICTORIFE.
Console-toi ; tu ne partiras pas ; ce cher tuteur saura bien retenir ta mère. Confie-toi à lui. Je suis bien trompée si lui-même n'a pas un secret à te révéler.
ROSE.
Quel secret?
ACTE III, SCENE IX. 33i
VICTORIIYE.
H te le dira,
ROSE.
Tu aimes , tu es aimée ; tu es bien heureuse ! per- sonne ne m'aime ; personne ne m'a dit qu'il m'aimait.
VICTORINE.
Je vais t'envoyer mon tuteur.
{Elle sort.)
ROSE.
Mais, non; attends, écoute.
SCÈNE IX.
ROSE, CHARLES.
CHARLES, s' avançant. Mademoiselle....
ROSE, ejj/rafée. Ah ! mon Dieu ! c'est vous ; vous m'avez fait une peur....
CHARLES.
Les moments sont chers. Je vous ai vue ; je vous aime; je ne puis être heureux qu'avec vous. C'est pour vous, pour vous seule que je suis venu dans ce châ- teau. Ah! mademoiselle, oserais-je me flatter!.... J'en- tends mon oncle, je me sauve.
(// se cache dans la grotte.) ROSE, seule, avec joie. Il m'aime; ah! je suis dans un trouble....
332 LE CAPITAINE BELRONDE.
SCÈNE X.
ROSE , LE CAPITAINE ; CHARLES , caché dans
LA GROTTE.
LE CAPITAINE, 611 entrant. Qu'on dise à Thomas de venir me parler sur-le- champ. {^Apercevant Rose.) La voilà, la voilà, celle auprès de qui je n'ai été prévenu par personne ; je re- prends mon courage. (A Rose.^ Mademoiselle.... ROSE, qui est restée pensive , ^sortant de sa rêverie. Monsieur le capitaine.
LE CAPITAINE.
Mademoiselle [A part.) Diable! ma timidité
revient.
ROSE, à part.
Je me sens plus interdite que jamais en présence de son oncle.
LE CAPITAINE.
Mademoiselle Je vous dirai d'abord une nou- velle qui me comble de joie ; puisse-t-elle aussi vous être agréable!
ROSE.
Quoi donc ?
LE CAPITAINE.
Madame votre mère consent à rester avec nous.
ROSE.
J'allais vous prier de faire tout ce que ma mère désire , afin de l'apaiser.
LE CAPITAINE.
Ah ! mademoiselle , les vœux de madame votre mère
ACTE III, SCENE X. 333
et les miens sont parfaitement d'accord; et.... Madame votre mère est un peu vive ; mon neveu est un peu caustique : mais je lui parlerai; je lui démontrerai que votre simplicité tient à votre candeur....
ROSE.
Il me trouve simple !
LE CAPITAINE.
Que votre crédulité annonce une aimable con- fiance....
ROSE.
Crédule !
LE CAPITAINE.
Que bien loin d'être coquette....
ROSE.
Comment, coquette!
LE CAPITAINE.
Oh ! il vous rendra justice.
ROSE, a part. O ciel ! dire et penser tant de mal de moi !
CHARLES, dans la grotte. Il me perd.
(^Le capitaine se retourne brusquement vers la grotte, Chaides se cache.^
LE CAPITAINE.
Qu'est-ce ? j'entends du bruit ? y aurait-il quelqu'un
dans cette grotte?.... Vous permettez, mademoiselle?
(// entre dans la grotte; au même instant Charles
en sort par Vauti^e issue. )
CHARLES, rapidement à Rose.
Je vous expliquerai pourquoi je lui ai mal parlé
de vous. Je ne pense pas un mot de ce que je lui ai
dit ; vous êtes bonne , vous êtes belle , vous êtes
334 I-E CAPITAINE BELRONDE.
aimable ; votre ingénuité , votre franchise sont les qualités qui m'attachent à vous pour la vie.
(// hd baise la main et saute par-dessus la brèche. Au même instant, le capitaine sort de la grotte , par la même issue que Charles^
LE CAPITAIIYE.
Il n'y a personne; je me suis trompé.
ROSE.
Ah ! à la bonne heure.
LE CAPITAI]N"E.
Entre nous, mademoiselle, il ne faut pas trop en vouloir à mon neveu. Comme tous les hommes amou- reux, il ne voit de vertus, d'esprit, de talents, que dans la personne qu'il aime.
ROSE.
Eh! quoi, monsieur, votre neveu serait amoureux?...
LE CAPITAINE.
D'une Lyonnaise.
ROSE.
D'une Lyonnaise !
LE CAPITAINE.
Il a un portrait , qu'il contemple et qu'il me cache.
ROSE.
Un portrait ! {A part.) ah ! grand Dieu !
LE CAPITAINE.
Mais, voyez si ce Thomas arrivera!
SCÈNE XI.
ROSE , Le CAPITAINE , CHARLES , THOMAS.
THOMAS.
Mon capitaine, je me rends à vos ordres.
ACTE III, SCENE XII. 335
LE CAPITAINE.
Fort bien. {^A Piose.) Mademoiselle, j'ai à parler à Thomas, pour une chose qui vous regarde, ainsi que ces autres dames ; oui , un bal , une petite fête pour ce soir. ( A Thomas. ) Ecoute.
(// mené Thomas a un coin du théâtre et lui parle bas. ) CHARLES, soutant par - dessus la brèche, et parlant
rapidement a Rose , pendant que le capitaine parle
bas a Thomas.
Cette prétendue Lyonnaise, c'est vous. Ce portrait,
que j'ai fait faire à votre insu , c'est le vôtre ; le voici.
(// lui montre un portrait. ) Regardez-le ; n'ayez pas la
cruauté de m'en priver, et jamais il ne me quittera.
(// baise le poî^trait, et saute derrière la brèche?)
ROSE.
Mon portrait !
LE CAPITAINE.
Tu entends.
THOMAS.
Oui , mon capitaine.
(// sort.)
ROSE.
C'est bien mal de se l'être procuré ; mais voilà bien une preuve
SCÈNE XIL
ROSE , Le capitaine ; CHARLES , caché.
LE CAPITAINE.
Me voici tout entier à vous, mademoiselle. Laissons
336 LE CAPITAINE BELRONDE,
mon neveu, et parlons Mademoiselle je viens
d'avoir avec madame votre mère une conversation..... Ne devinez-vous pas quel était l'objet de l'entretien?
ROSE.
Hélas ! monsieur le capitaine, je crains de trop bien le deviner. Il était peut-être question de mariage.
LE CAPITAINE.
Oui, mademoiselle; de mariage.
ROSE.
Ah ! je vous en prie, monsieur le capitaine , servez- vous de l'ascendant que vous avez sur ma mère, pour l'empêcher de me sacrifier.
LE CAPITAINE.
Comment , mademoiselle , vous sacrifier !
ROSE.
Oui, d'après ce que dit ma mère, celui à qui elle pense a plus de quarante ans.
LE CAPITAINE.
Quarante ans!.... Mais enfin, mademoiselle, quoi- qu'il ait quarante ans.... et plus,... si le futur, par ses qualités, son caractère, méritait.... si c'était.... moi....
ROSE.
Vous ! ah ! mon Dieu !
LE CAPITAINE.
Comment ?
ROSE.
Mais non, tant mieux.
LE CAPITAINE.
Vous en êtes contente ?
ROSE.
Oui , vous êtes si bon , si raisonnable. Vous sentirez plus facilement qu'un autre que vous êtes trop vieux....
ACTE III, SCENE XII. 337
non.... que je suis trop jeune.... Vous êtes si riche! il y en a tant d'autres qui vous aimeront !
LE CAPITAINE.
Ainsi mon âge est un obstacle....
ROSE.
Oh ! non ; vous avez tant de mérite , vous êtes si aimable.... Ce ne serait pas un obstacle.... Je vous épouserais sans murmure si
LE CAPITAINE.
Si
Je n'ose. Dites.
ROSE.
LE CAPITAIIYE.
ROSE.
Si je ne croyais avoir au fond du cœur....
LE CAPITAINE.
Quoi ?
ROSE.
De l'inclination pour un autre.
LE CAPITAINE.
Pour un autre ! {.A part?) Allons , voilà la troisième qui m'échappe. [Haut?) Mais vous venez de dire à ma pupille que personne ne vous aimait.
ROSE.
Quand j'ai parlé à Victorine , il ne m'avait pas en- core fait sa déclaration.
LE CAPITAINE.
Et qui donc en si peu de temps.... est-ce qu'il y aurait un autre jeune homme à mon insu dans mon château ?
Tome VII. 22
338 LE CAPITAINE BELRONDE.
ROSE.
Non, personne n'est ici à votre insu; c'est....
LE CAPITAINE.
Juste ciel! mon neveu!
ROSE.
Oui.
LE CAPITAINE.
Qui m'a dit tant de mal de vous.
ROSE.
Il vient de me promettre à l'instant qu'il m'explique- rait pourquoi , et je le devine ; c'est pour vous détourner de penser à moi : oh ! je suis fine.
LE CAPITAINE.
Comment , à l'instant ! et où est-il donc ? (Charles sort doucement de sa cachette, et reste au fond du théâtre.)
ROSE.
Il était d'abord dans cette grotte.
LE CAPITAINE,
Oïl je suis entré ?
ROSE.
Alors il en est sorti par cette autre issue, et il s'est caché derrière cette brèche.
LE CAPITAINE , faisant un pas vers la brèche. Derrière cette brèche !
ROSE.
Ne cherchez pas, il n'y est plus.
LE CAPITAINE, S 'arrêtant. Comment, il n'y est plus?
ROSE.
Le voilà.
ACTE III, SCENE XIII. 339
LE CAPITAIJYE.
Ah ! traître !
CHARLES.
Ah ! mon oncle , voudriez-vous faire mon malheur , le malheur de mademoiselle ?
LE CAPÏTAIIfE.
Comment, son malheur? si je l'épouse.
PlOSE.
Cette passion dont vous savez qu'il est atteint, c'est pour moi. Ce portrait qu'il vous cache, c'est le mien. Montrez , montrez donc à votre bon oncle , comme il est ressemblant.
LE CAPITAINE.
Son bon oncle ! perfide neveu , qui m'arrache lui- même ma confidence !
SCÈNE XIII.
ROSE, Le CAPITAINE, CHARLES, DUTILLEUL, OLIVIER.
CHARLES.
Pourquoi ne pas adresser vos vœux à madame de Montclair, qui a tant d'estime pour vous?
LE CAPITAINE.
Elle est mariée à ce monsieur Dutilleul.
CHARLES.
Mariée ?
DUTILLEUL, s'avançaut. Oui , monsieur.
CHARLES.
En ce cas , que n'épousez-vous votre pupille ?
23 .
34o LE CAPITAINE BELRONDE.
LE CAPITAINE.
Eh! elle est éprise de ce petit Olivier.
OLIVIER, s' avançant. Oui, monsieur.
CHARLES.
Et vous consentez à leur union ! Ainsi , mon oncle , ce n'est qu'à moi que vous rései^vez votre colère, ce n'est que pour moi que vous ne voulez pas être géné- reux.
LE CAPITAINE.
Oui, parce que tu es mon neveu; parce que je n'ai aucun droit sur les autres ; parce qu'il est affreux à toi de te jouer de ton oncle.
SCÈNE XIV.
ROSE, Le CAPITAINE, CHARLES, DUTILLEUL, OLIVIER, Madame DARMAINVILLE , Madame de MONTCLAIR, VICTORINE.
LE CAPITAINE,?/; madame Darmainville. Venez, venez, madame; je viens de découvrir de belles choses; mon fripon de neveu, qui aime votre fille, et qui en est aimé.
madame DARMAINVILLE.
Ah! ah!
MADAME DE MONTCLAIR.
Ce pauvre capitaine !
LE CAPITAINE.
Vous pouvez la lui donner, si vous voulez; mais je vous préviens que je le déshérite; et pour ne pas
ACTE III, SCÈNE XIV. 34r
m'exposer à revenir sur ma résolution, je trouverai quelque fille ou quelque veuve; je me marierai, et j'aurai des enfants qui se moqueront de lui en le voyant dans la misère.
MADAME DARMAINVILLE.
Monsieur, je suis trop bonne mère pour donner ma fille à un jeune homme déshérité. {^A Rose.) Et vous petite hypocrite...
ROSE.
Ah ! maman , ne me grondez pas ; ce n'est pas ma faute. Cet amour-là m'est venu malgré moi sans que j'y songeasse. (^Au capitaine.) Et vous, monsieur le capitaine, qui êtes si bon pour les autres, pourquoi seriez-vous méchant pour moi seule ?
LE CAPITAINE.
Elle est libre , sa mère me l'accorde , et devant moi , sous mes yeux, on me l'enlève.... Cependant, si je veux ine marier, avant d'être tout-à-fait vieux garçon, je n'ai pas de temps à perdre.
ROSE.
Monsieur le capitaine, ne déshéritez pas votre neveu, et si vous voulez absolument vous marier.... eh! bien!... épousez maman.
MADAME DARM AINVILLE.
Que dites-vous là , mademoiselle ?
LE CAPITAINE.
Votre maman?
MADAME DE MO NTCLAJR.
Elle a raison.
OLIVIER.
C'est plus convenable.
342 X.E CAPITAINE BELRONDE.
CHA.RLES.
Oui, mon oncle, épousez madame Darmainville.
LE CAPITAIIYE.
Eh! mais, ma foi !...
DUTILLEUL.
Excellente idée; trois mariages, sans compter le nôtre qui est fait.
LE CAPITAINE , regardant madame Darmainnlle.
Je l'ai trouvée jeune et jolie dans le pavillon; et ici même, elle me paraît fort bien.... Qu'en dirons-nous ' madame Darmainville ?
MADAME DARMAIiyVILLE.
Comment ! qu'en dirons-nous ? Eh ! mais , ce serait une folie
LE CAPITAINE.
Bien moins grande que celle que je voulais faire. Eh quoi! vous baissez les yeux, vous rougissez? Ah! mon Dieu , la place serait-elle encore prise ?
MADAME DARMAIJNVILLE.
Non.
LE CAPITAINE.
Eh, bien! ma belle amie
MADAME DARMAINVILLE.
Il faut que j'aime bien ma fille En vérité, c'est
pour conserver la fortune à mon gendre
LE CAPITAINE.
Ah ! madame
CHARLES.
Ah ! mon oncle , ma chère tante , que votre neveu vous aimera! Oui, trois mariages.
ACTE III, SCENE XIV. 343
DUTILLEUL.
Quatre noces
VICTORINE.
Mon cher tuteur !
MADAME DE MONTCLAIR.
Mon ami !
OLIVIER.
Brave capitaine !
ROSE.
Ma bonne mère!
(Tous se groupent avec amitié autour du capitaine et de madame Darmainuille.)
LE CAPITAIJYE.
Ah! oui, félicitez-moi, remerciez-moi.... {^Regardant amoweusement madame Darmaitwille^j Cette femme- là est fort bien. Et tout considéré , je crois que je con- viens mieux à la mère qu'à la fille.
CHARLES.
Donnez - nous des beaux - frères , des sœurs , des cousins; il y aura toujours assez de fortune pour nous tous. Et quand le temps de les pourvoir sera venu, nous les marierons , comme nous nous marions aujour- d'hui
LE CAPITAINE.
Selon la convenance et l'inclination.
FIN DU TROISIEME ET DERNIER ACTE,
UNE MATINÉE
DE HENRI IV,
COMÉDIE EN UN ACTE ET EN PROSE,
Représentée pour la première fois le 17 mai 1817^
PRÉFACE
Jr ouR un homme à qui l'on a souvent reproché de ne mettre en scène que des bourgeois, je m'élève tout-à- coup bien haut : voilà un roi de France au milieu de sa cour.
Trouvera - 1 - on que j'aie fait parler convenablement le roi , son ministre et ses courtisans ? je ne sais 5 mais je puis affirmer que presque toutes les paroles de Hen- ri IV et de Sully sont prises textuellement dans les Mé- moires de Sully.
Je fis choix du sujet de la pièce en lisant un article du Spectateur. On y raconte les entretiens du roi Pharamond avec son fidèle serviteur Eucrate. Pharamond confie àEu- crate comment il a trouvé le secret de faire accomplir à ses courtisans tout ce qu'il veut, en faisant lui-même telle action qu'ils se croient obligés d'imiter , en ayant l'air de laisser échapper tel mot qui leur dicte la conduite qu'ils doivent tenir pour lui plaire.
Ce sujet se rapproche évidemment de celui des Ma- rionnettes, avec cette différence qu'ici c'est le roi qui agit sur les personnages, tandis que dans les Marion- nettes, c'est le sort, ce sont les événements qui les pous- sent; mais alors il rentre dans celui de la Vieille Tante , où l'on voit cette brave dame exercer une grande auto- rité sur les volontés des parents qui convoitent sa suc- cession.
Je ne voulus pas mettre en scène le personnage à
34^ PRÉFACE.
peu près imaginaire de Pharamond, indiqué dans l'ar- ticle du Spectateur ; mais il me fallait un prince bon , spirituel et gai : pouvais -je mieux choisir que notre Henri IK?
Un auteur qui met en scène Henri IV, serait bien maladroit de ne pas placer à côté de lui son fidèle Sully. Il se trouve d'ailleurs tout naturellement dans le sujet. C'est le fidèle Eucrate de l'article du Spectateur. Sully ne joue qu'un rôle secondaire dans l'ouvrage ; mais je crois qu'il s'exprime avec noblesse et dignité.
L'idée de la pièce est un peu fine ; pour qu'elle fût bien saisie par le public, j'imaginai d'introduire le personnage historique du premier médecin Du Laurens , à qui j'essayai de donner un caractère observateur et malin.
Les rôles des deux courtisans, et sur -tout celui de Dangel, courtisan des autres courtisans, me semblent assez bien tracés. Il en est de même de celui de la jeune veuve : son amour, qui perce à travers sa fierté, la rend assez intéressante : sa compassion pour le pauvre Feu- gèr es contraste avec ses plaintes contre l'orgueil de Feu- gères en faveur. Elle ne fait pas rire , mais elle fait sou- rire.
Le rôle le plus embarrassant à faire était celui de Feugères : il fallait qu'il oubliât un instant son amour, et le public n'aime pas à voir un personnage auquel il s'intéresse se livrer à un mouvement d'intérêt personnel. J'ai cherché à pallier sa conduite en lui donnant le lan- gage du dépit ; mais il n'en est pas moins vrai qu'il a un moment d ivresse.
PRÉFACE. 3/}9
L'aventure des portes fermées est arrivée à Frédéric II. Il était au spectacle, fort attentif à la pièce qu'on jouait. Il se retourne brusquement , et dit à quelqu'un de sa suite : « Faites fermer les portes. » On s'empresse , on s'inquiète, on se livre à mille conjectures, et l'explication se fait à peu près comme dans ma petite comédie.
J'ai regretté de ne pouvoir placer une anecdote plus récente. Un prince traverse la grande galerie de son pa- lais ; il aperçoit dans la foule des courtisans un de ses ministres. Il l'appelle ; il lui parle , d'abord avec calme et à voix basse d'un grand dont il croit avoir à se plaindre grièvement; bientôt, avec colère, élevant le ton et gesti- culant comme s'il parlait à la personne même qui avait provoqué son courroux : «C'est une conduite infâme; c'est « l'action d'un traître; elle mériterait que celui qui s'en «■ est rendu coupable passât le reste de ses jours dans une «■ prison d'état. » Puis, il continue sa route, sans laisser au ministre le temps de proférer un mot. Le ministre retourne vers les courtisans ; il se fait un grand vide au- tour de lui : on craint de l'approcher; s'il s'avance, on recule. Enfin un plus courageux lui serre la main et, les larmes aux yeux , d'un ton plein de pitié , s'écrie : « Ah ! « mon ami! — Eh bien! — Nous avons entendu... — « Quoi?... » Mais l'ami courageux est déjà rentré dans un des groupes. On assure qu'il fallut plusieurs jours pour que la plupart reprissent l'habitude de faire leur cour au ministre.
PERSONNAGES.
HENRI IV.
Le duc de SULLY.
Le baron d'ERLANGE.
Le chevalier DAWGEL.
FEUGÈRES, lieutenant des gardes.
Du LAURENS , premier médecin du roi.
Madame de CASTENET, dame delà reine.
Un courtisan.
BERINGHEN, premier valet-de-chambre du roi.
Pages, Officiers et Courtisans , personnages muets.
La spène est à Paris , dans une galerie du Louvre ; une grande porte ouverte au fond, laissant voir d'autres appartements.
UNE MATINÉE
DE HENRI IV.
SCÈNE I.
DANGEL , FEUGERES , plusieurs courtisa-ns se
PROME1YA.1YT ET CAUSANT.
DANGEL, entrant en scène. Eh! quoi, le roi est parti pour la chasse !
UN COURTISAN.
Depuis deux heures, monsieur. 11 sera bientôt de retour.
DAN GEL.
Peste soit de l'importun qui m'a retardé ! Ah ! voici le docteur Du Laurens. Je n'aime pas cet homme -là: c'est un railleur; mais il faut le ménager. Il a son franc parler avec le roi.
FEUGERES.
C'est tout simple : un premier médecin !
SCÈNE IL
DANGEL, FEUGERES, Du LAURENS.
DAN GEL, allant au-devant de Du Laurens. Voilà un grand malheur pour moi , docteur ; j'ai manqué le lever.
352 UNE MATINÉE DE HENRI IV.
BU LAURENS.
Ne vous désolez pas, mon cher monsieur Dan gel : le roi ne s'est pas plus aperçu que vous n'y étiez pas aujourd'hui, qu'hier il ne s'est aperçu que vous y étiez.
D AN GEL.
Fort bien ; vous distribuez vos plaisanteries à tout le monde.
SCÈNE III.
DANGEL, FEUGÈRES , Du LAURENS, Le baron d'ERLANGE.
d'erlange. Faites -moi compliment, docteur; j'ai vu le roi, il m'a souri.
DU LAURENS.
Le roi se porte bien, il est de bonne humeur; il a souri à tous ceux qui étaient là.
DANGEL.
Et je n'y étais pas !
d'erlange.
Il m'a distingué, j'en suis certain. Sa majesté ne peut tarder à revenir ; je me placerai sur son passage. DANGEL, a part avec humeur.
Il y a des gens heureux. ( Haut a d'Erlange avec joie. ) Mon cher baron d'Erlange , vous me voyez ravi de ce qui vous arrive.
d'erlange, a Du Laurens sans écouter Dangel.
Je suis franc. Que m'importent les faveurs, les richesses, les grandes alliances? Je ne considère que le bien de ma famille, celui de l'Etat et du roi. Je vais
SCÈNE IV. 353
chez la reine , chez monsieur le comte de Soissons. At- tendez donc, n'est-ce pas Beringhen que j'aperçois dans cette autre salle? Il faut que je le salue. Que le roi est heureux d'avoir un premier valet de chambre aussi attaché ! Qu'il est heureux d'avoir un premier médecin aussi habile que vous!... Vous me connaissez; je ne sais ni flatter, ni mentir : je dis la vérité à tout le monde. Foi de gentilhomme , vous êtes un des plus honnêtes gens que j'aie rencontrés.
( // SOî^t. )
SCÈNE IV.
DANGEL, FEUGÈRES, Du LAURENS.
DAWGEL.
Voilà un homme bien enivré; il ne reconnaît plus personne. Une nièce charmante , une grande fortune et le roi lui sourit ! Il le mérite : mille qualités : un peu fier. Il y a des gens qui prétendent que son affectation de franchise et de brusquerie n'est qu'une adresse pour lancer avec plus de sécurité une dureté à ses inférieurs, ou une flatterie aux gens à qui il veut plaire; moi, je ne le crois pas. Avoir manqué le lever ! Voilà la pre- mière fois depuis deux ans que je suis à la Cour. J'attendrai le retour du roi dans la galerie; j'y verrai monsieur de Villeroi. La cour ne sera ni grosse, ni nombreuse aujourd'hui ; presque tous les grands sont dans leurs terres : tant mieux ! on me verra peut-être. Quel pays! je n'étais pas né pour y vivre. J'aurais tant aimé la retraite, un petit gouvernement et mon indé- pendance. Sans adieu. Du Laurens.
( // sort. ) Tome VU. 9.3
354 UNE MATINÉE DE HENRI IV.
SCENE V.
Du LAURENS, FEUGÈRES.
FEU GÈRES, s' approchant de Du Laurens. Qu'il parle de la fierté des autres; nous avons été au collège ensemble : il avait bonne mémoire alors ; il paraît qu'il l'a perdue dans le monde. Pourquoi se sou- viendrait-il de moi ? De quel avantage peut être pour sa fortune un simple lieutenant aux Gardes ? Je dois vous savoir gré de vouloir bien me parler encore , vous pre- mier médecin de sa majesté ; mais non , je sais mieux vous rendre justice, vous ne méconnaissez pas vos amis. Je pardonnerais volontiers à Dangel son arrogance , son oubli; mais laisser sa sœur dans l'indigence, tandis qu'il vient briller au Louvre ! c'est aussi par trop courtisan.
DU LAURENS.
Ah ! mon cher Feugères , quelle belle étude que la Cour pour un médecin un peu habile à observer tous ces adorateurs de la fortune , qui vont , viennent , montent, descendent , passent , et disparaissent ; aujour- d'hui enchantés d'être nommés à un nouveau poste , pliant sous le poids de leur bonheur ; demain se croyant en droit de prétendre à de plus grandes places , et déjà tourmentés de la crainte d'être précipités ! Les voilà vingt dans cette galerie : regardez-les ; vous ne verrez qu'une seule figure, un même masque plutôt, bien épanoui , bien satisfait de soi-même et des autres; mais que je leur tâte le pouls... quelle fièvre d'ingratitude,
SCEKE V. 355
d'envie , de haine et d'ambition ! Et comme ils viennent s'informer à moi : « Le roi se porte-t-il bien? A-t-il ce passé une bonne nuit? Est-il d'une humeur agréable? » C'est comme s'ils me demandaient : « Le moment « est-il favorable ? Puis -je solliciter telle grâce? Est-il « temps de glisser un mot contre tel ministre? » Pau- vres gens ! que je les plains, et qu'ils m'amusent !
FEUGÈRES.
Vous pouvez en rire. Vous êtes le premier dans votre art : votre ambition est satisfaite ; vous n'avez rien à espérer ni à craindre; vous regardez le jeu, sans vous en mêler; mais, moi!
DU LAUREWS.
Eh bien ! vous , jeune , vif, animé d'une noble et louable ambition ; patience : vous parviendrez.
FEUGÈRES.
Que je souffre de voir les jeunes gens de mon âge poussés par la faveur ou par l'intrigue , et déjà m'acca- blant de leur supériorité! et cependant, qui plus que moi aurait besoin de faire son chemin? Une mère à soutenir, une sœur à marier, et cette soif d'être utile, de me distinguer , qui me dévore ! Peut-on imaginer un plus grand bonheur, une plus grande gloire, que celle d'obtenir un mot, un regard d'un roi comme notre magnanime Henri-Quatre ? Quand cette gloire m'ar- rivera - 1 - elle ? Dans la guerre de Savoie , j'ai saisi l'occasion de bien faire , mais j'ai manqué celle de me faire remarquer.
DU LAURENS.
Et pour que vos chagrins soient complets , vous voilà amoureux.
FEUGÈRES.
Moi! amoureux?
356 UNE MATINÉE DE HENRI IV.
DULAURENS.
De la belle veuve de monsieur de Castenet, de la nièce de ce baron d'Erlange, qui nous quitte si en- thousiasmé d'avoir vu le roi. Mon état n'est - il pas d'étudier la maladie de chacun ? La vôtre ne m'a pas échappé.
FEUGÈRES.
Eh bien! jugez de mon malheur. Une femme riche et bien au-dessus de moi! Elle serait moins haute, moins fière, moins dédaigneuse; son oncle se trou- verait compromis par une alliance avec moi. Je la vis , pour la première fois, dans une assemblée, il y a dix iours. Je fus assez heureux pour danser avec elle. Le lendemain, je voulus lui parler; un regard m'imposa silence, et, tout d'un coup, elle se prit à rire, avec quelques dames qui survinrent : j'en fus déconcerté, au point que je me retirai sans pouvoir trouver une parole. Je l'adore, en détestant son rang et son orgueil. C'est pour la voir, au moment oii elle entre chez la reine, que, tous les matins, je viens dans cette salle; et j'en sors plus malheureux et plus épris de jour en jour.
Dt] LA.URENS.
Écoutez : j'aime à servir mes amis. J'ai de l'esprit , de la malice, disent-ils, mais un cœur obligeant. Je ne lis pas encore aussi bien dans l'ame de madame de Castenet que dans la vôtre; cependant elle est à la fois bonne, étourdie et fière. J'ai vu qu'elle avait remarqué votre amour; et une femme est toujours flattée d'être aimée.
F E u G È R E s.
A'ous croiriez....
SCENE VI. 357
DU LAUEENS.
Qu'il ne faut pas perdre un instant pour vous dé- clarer.
F E TJ G È R E s.
Elle va m'accabler du plus grand mépris , oii d'une gaieté plus insultante encore. N'importe : je suivrai votre avis. Au moins serai-je instruit de mon malheur; c'est toujours une satisfaction.... Dieu! c'est elle.
DU LAUREIYS.
Eh bien! vous voilà tout interdit. A la bonne heure, n'osez pas lui parler de votre amour ; moi , comme mé- decin , je peux lui parler de sa santé.
SCÈNE VI.
Du LAURENS, FEU GÈRES, Madame de CASTENET.
{Feugeres se retire au fond du théâtre^
MADAME DE CASTEWET.
C'est vous , docteur ? Comment se porte la reine , ce matin ?
DULAURENS.
A merveille , madame : voilà ce que j'ai déjà répondu à toutes les dames qui vous ont précédée.
MADAME DE cK.s,T'E.i>i^T , apercevant Feugeres^ Encore ce jeune Feugeres !
DU LAURENS.
Quant à vous, toujours belle, et sur -tout raison- nable et sensée.
MADAME DE CASTENET.
Oh! belle ;... ils me le disent tous, il faut bien que je
358 UNE MATINEE DE HENRI IV.
le croie; raisonnable,.... je m'en fais gloire. Je passe les nuits au bal ou au jeu; les jours à observer tous les originaux de la Cour : c'est un régime dont je me trouve très -bien. Vous savez combien je vous aime : vous êtes si habile à saisir les ridicules des gens. Mais il est tard ; j'entre chez la reine.
DULAUREFS.
Qu'est - ce , madame ? Au milieu de votre gaieté habituelle , d'où vient cette inquiétude ? Vos regards se portent sur mon ami Feugères.
MADAME DE CASTEFET.
Monsieur Feugères est votre ami ?
DU LAURENS.
Dès son enfance.
MADAME DE CASTENET.
On le dit brave. Il est fort aimable. Mais je ne sais, où vous avez vu que j'étais inquiète.
DU LAUREWS.
Je me serai trompé. Mais puisque je vous ai parlé de Feugères , est-ce que vous refuseriez de vous intéresser à lui?
MADAME DE CASTENET.
Non, sans doute. Il danse à merveille; il s'exprime bien. En quoi puis-je lui être utile ?
DU LAURENS.
Il est d'une excellente famille, fort jeune, destiné à faire un jour une brillante fortune. Je conviens qu'il n'est pas encore digne de vous.
MADAME DE CASTENET.
Plaît-il? Y pensez-vous, docteur? Je ne puis croire ce que vous semblez vouloir me faire entendre.
SCENE VIL 359
FEUGÈRES, s' avançant. Croyez-le, madame. Depuis le jour fatal oîi j'eus le bonheur.... le malheur de vous voir, le plus ardent amour
MADAME DE CASTENET.
Monsieur Feugères, vous me surprenez beaucoup. Je connais vos qualités , vos soins touchants pour votre famille, et je n'ai le courage ni de me fâcher, ni de rire à vos dépens ; mais réfléchissez donc que je ne peux ni ne dois entendre un pareil aveu. Je suis veuve du seigneur de Castenet, nièce du baron d'Erlange.
FEUGÈRES.
Je le sais, madame; et moi, je suis le pauvre Feu- gères , simple lieutenant aux Gardes, et les convenances , la distance des rangs et des fortunes....
MADAME DE CASTENET, CL Dit LaurenS.
Mais parlez-lui donc raison , docteur ; il m'afflige , et me rend sérieuse.
SCENE VIL
Du LAURENS, FEUGÈRES, Madame de CASTENET, D'ERLANGE.
d'erlange. Vous ici , ma nièce ? N'apprendrez-vous jamais à bien faire votre cour ? Toutes les autres dames sont déjà chez la reine. {Prenant sa nièce a part, à demi-voix ^ mais assez haut pour être entendu.^) La vieille marquise de Maignan est arrivée une des premières. Je vous ai fait confidence de mes projets; vous sentez combien nous
36o UNE MATINEE DE HENRI IV.
avons intérêt de la ménager. Son fils unique serait un excellent parti pour vous.
FEUGÈRES.
Ciel!
MADAME DE CASTENET.
Parlez donc plus bas , mon oncle.
d'erlange. Pourquoi ?
madame de castenet. Ce pauvre Feugères qui s'avise d'être amoureux de moi.
D ' E R L A N G E.
Qui ? Feugères ? Ah ! le lieutenant : comment , il a osé lever les yeux?... Le roi n'aime pas les mésalliances.
MADAME DE CASTENET.
Oui; dès qu'une femme tient une place à la Cour, ce n'est pas pour elle, c'est pour sa famille qu'elle doit songer à se marier.
d'erlange. Parbleu ! J'ai déjà préparé les voies auprès du com- mandeur, l'oncle du jeune Maignan. Quand je me mêle d'une affaire, on peut s'en fier à moi. Allons, venez.
( // offi^e la main a sa nièce. ) madame de castenet, donnant la main a son oncle ^ et î^egardant Feugères. Il est bien malheureux qu'il ne soit qu'un simple lieutenant.
FEUGÈRES.
Pourquoi faut-il qu'elle soit riche et titrée î (^D'Eiiange conduit sa nièce jusqu'à la porte de
r appartement de la reine, et "va joindre les auti'es
courtisans dans une autre salle. )
SCÈNE VIII. 36j
SCÈNE VIII.
FEUGERES, Du LAURENS.
DU LAURENS.
Mon ami, cette femme-là vous aime; mais elle en épousera un autre , si vous ne vous hâtez de faire for- tune.
FEUGÈRES.
Moi, faire fortune? quelle apparence!
DU LAURENS.
Vous voyez bien qu'elle ne s'est pas moquée de vous. Où trouvez-vous qu'elle soit si fière ? Elle vient de vous parler avec une bonté..,.
FEUGÈRES.
Avec la pitié qu'on éprouve pour un insensé. Et son oncle qui lui propose un autre mariage ! Elle aime ce marquis de Maignan , il n'en faut pas douter. Je ne sais qui me tient que je n'aille lui chercher querelle, le provoquer....
DU LAURENS.
Allons , ne voilà-t-il pas votre mauvaise tête ?
FEUGÈRES.
Etre aussi peu avancé dans ma fortune ! Etre dé- daigné dans mon amour! Et ma mère, et ma sœur, obligées de vivre dans la médiocrité! Ah! docteur, n(; suis-je pas le plus malheureux des hommes?
362 UNE MATINÉE DE HENRI IV.
*
SCÈNE IX.
FEUGÈRES , Du TAURENS , Le duc de SULLY , DANGEL , D'ERLANGE , et autres courtisans.
DAWGEL, accourant. Monsieur le duc de Sully.
DU LAURENS, Cl Feughres. Le duc de Sully ! N'avez - vous pas servi sous ses ordres ?
FEUGÈRES.
Au siège de Charbonnières ; il daigna me témoigner quelque intérêt. Mais se souvient-il de moi ?
DU LAURENS.
Oh ! celui-là ne manque pas de mémoire.
( Sully entre , entouré d'un groupe de courtisans qui le saluent. )
DAWGEL.
Monseigneur !
d'erlange. Monsieur le duc!
SULLY.
Je suis votre serviteur , messieurs. Ronjour , docteur Du Laurens.
DU laurens.
N'êtes -vous pas flatté, monsieur le duc, des hom- mages que vous rend toute la Cour ?
SULLY.
Docteur, je voudrais voir tous ces amis si chauds, autour de moi le jour de ma disgrâce, si elle arrivait;
SCÈNE IX. 363
mais, vive Dieu! c'est ce que je n'ai pas à craindre, tant que le Ciel nous conservera notre glorieux monarque. Comment se fait-il que le roi soit à la chasse ? Il m'avait ordonné de lui apporter ce matin, de bonne heure, un travail sur mes trois principaux emplois.
DU LAUREWS.
Un temps favorable, une excellente santé....
SULLY.
Tant mieux pour la France et pour nous. d'erlange.
Je suis franc, et j'oserais le dire à sa majesté : le roi, et vous , son digne ministre , vous méritez l'admiration et l'amour.
DAN GEL.
L'amour et l'admiration. Quand je pense que votre mérite seul vous a fait parvenir à une si haute fortune...
SULLT.
Dites qu'elle vient tout entière des bienfaits de mon roi. Je dois tout à un seul Dieu et à un seul maître. Pour un homme qui a conduit la finance et la guerre , il était un moyen plus court de s'enrichir : il n'est pas besoin que je le nomme; le passé n'en offre que trop d'exemples, et, malgré ce que je puis dire et faire, je tremble que l'avenir n'en fournisse d'autres preuves.
D ANGEL.
Oui , c'est fort à craindre ; mais , de votre part , c'est une vigilance, une justice, une économie, une incor- ruptibilité....
SULLY.
Assez. [A Du Laurens , en V amenant sur le devant du thèojre.) Du Laurens , connaissez-vous particulière- ment ce monsieur Dangel ?
364 UÎ^E MATINÉE DE HENRI IV.
DU LA UR EN s. ^
C'est un bon courtisan, qui se pique d'être assidu au lever, et se retire content quand il a vu le roi et ses ministres.
SULLY.
On m'a remis hier un mémoire contre lui. On me supplie de venir au secours de sa sœur qu'il néglige , et qui, de désespoir, veut se mettre en religion.
DU LAURENS.
Il a pourtant fait faire un enterrement magnifique à son père.
SULLY.
Le roi n'est pas assez riche pour réparer toutes les fautes pareilles de ses courtisans. Toutefois je saurai la vérité. Voilà de ces gens au cœur dur , au ton poli , qui assiègent les grands, enlèvent les grâces et sont cause de mes querelles avec le Roi.
DU LAURENS.
Monsieur le duc aurait - il gardé le souvenir d'un jeune homme qui a servi sous lui , et dont la conduite est bien différente.
SULLY.
Quel jeune homme ?
DU LAURETfS.
Mon ami Feugères , que j'ai l'honneur de vous pré- senter.
{Il présente Feugères qui s'est approché et qui salue monsieur de Sully.)
SULLY.
C'est un brave. Son père, dans le temps de la Ligue, se déclara pour le roi d'une manière franche et désin- téressée, ce qui fut fort rare.
SCENE X. 365
DU L^llREWS.
Le fils est bien à plaindre.
SULLY.
En quoi ?
DU LAURENS.
Il s'est pris d'amour pour une dame de haut parage , madame de Castenet. Elle le dédaigne. Les naissances sont égales; mais les fortunes sont tellement dispro- portionnées....
SULLY.
Je ne suis pas l'ami de ces grandes passions. Dans mon jeune âge, j'ai failli m'y laisser entraîner, et je crois que , pour faire un bon mariage , il faut que les fortunes soient assorties comme les caractères; mais Feugères peut s'avancer; qu'il compte sur moi, je saisirai l'occasion de parler et d'agir pour lui. En at- tendant le retour du roi, je vais faire une visite à madame de Guise. Oui , Feugères , je croirai bien servir sa majesté en employant un de ses bons gen- tilshommes, et je me tiendrais heureux d'être utile au fils d'un ancien compagnon d'armes. Messieurs, je vous salue.
(// sort.)
SCÈNE X.
FEUGÈRES, Du LIURENS , DANGEL, D'ER-
LANGE , ET AUTRES COURTISANS.
DU LAURENS, à Feitgeres. Eh bien ! voilà une bonne crise.
366 UNE MATINÉE DE HENRI IV-
FEUGÈRES, fort gaîment. Oui, et je commence à espérer. d'erlawge. Mon cher lieutenant, je suis enchanté de l'amitié que vous témoigne monsieur de Sully. Je n'ai pas entendu ce qu'il vous a dit; mais je suis touché de la manière affectueuse dont il vous a parlé. Disposez de moi, je suis tout à vous.
(// se retire au fond de la salle et va causer avec les autres^
DULAURENS.
Vous voyez ; voilà l'oncle qui vient à vous.
FEUGÈRES.
Il me protège.
DANGEL.
Eh! mais, monsieur, il me semble que j'ai l'avantage de vous connaître. Vous vous nommez Feugères ?
FEUGÈRES.
Oui.
DANGEL.
Je ne me trompe pas. Nous avons été au collège en- semble ?
FEUGÈRES.
Vous vous en souvenez !
D A N G E L.
Il est inconcevable que j'aie pu l'oublier; nous étions fort liés quand nous étions camarades. Il y a si peu de temps que vous êtes de retour de l'armée. Je vous ai suivi des yeux dans votre carrière militaire. J'ai pris part à vos succès.
FEUGÈRES.
Oh ! mes succès n'ont pas été bien considérables.
SCÈNE XL 367
DAN GEL.
Pardonnez-moi, puisque le grand-maître de l'artillerie vous a remarqué. Tout ce qui vous plaira de la part de votre serviteur. C'est un homme bien recommandable que ce monsieur de Sully. Ce n'est pas que parfois je ne le trouve un peu flatteur.
DU LAUREWS.
Monsieur le duc de Sully flatteur!....
DANGEL.
Flatteur pour le roi; car pour nous autres, c'est l'homme le plus négatif.
SCÈNE XL
FEUGÈRES , Du LAURENS , DANGEL , D'ER- LANGE, Le ROI, BERINGHEN; officiers et
PAGES.
BERINGHEN.
Messieurs, le roi revient de la chasse.
{lise fait un mouvement parmi tous les courtisans,
d'erlawge. Le roi, messieurs, rangez- vous.
DANGEL.
Oui, sans doute, messieurs. {A d'Erkmge?) Ne vous placez donc pas devant moi.
(On entend battre aux champs; le roi enti^e, précédé et suivi de ses qfjfîciers et de ses pages?)
LE ROI.
Ventre-saint-gris! j'ai fait une bonne chasse. Je ne me suis jamais si bien porté. Docteur , j'ai envie de vous donner votre congé ; j'ai monté à cheval sans aide
%S UNE MATINÉE DE HENRI IV.
ni montoir. Mes oiseaux ont si bien volé, et mes lévriers ont si bien couru, qu'ils m'ont rapporté force per- dreaux et trois grands levrauts. On a retrouvé le meil- leur de mes autours, que je croyais perdu ; et , ce qu'il y a de mieux, c'est que les affaires de mon royaume vont à merveille. On m'écrit de Provence que les brouil- leries de Marseille sont entièrement terminées. Voilà un beau jour pour moi. Qu'on porte de mon gibier à la reine. Attendez : il vient de me souvenir d'un homme avec qui je ne suis pas toujours d'accord , principale- ment quand il est question de ce qu'il appelle des ba- bioles et des bagatelles. Envoyez-le chercher, et qu'on lui mène plutôt un de mes carosses , ou bien le votre. Je crois que vous devinez celui dont je veux parler.
BERIWGHEN.
Monsieur le duc de Sully , sire.
(// sort.)
LE ROI.
Précisément. Je le soupçonne en colère contre moi , et avec quelque raison. Nos petits démêlés ne m'ef- frayent pas ; ils datent de loin. Ce brave Sully ! il ne trouve jamais rien de beau ni de bien fait, quand la chose coûte le double de sa vraie valeur. Il dit que je devrais penser de même de toute marchandise extrême- ment chère. Je n'ignore pas sur quoi et pourquoi il parle de la sorte; mais je n'en fais pas semblant, et il ne faut pas laisser que de l'écouter, car il n'est pas homme à s'en tenir à un mot. Prodigue et dépensier comme je le suis, c'est un bonheur pour moi d'avoir un serviteur économe comme ce méchant huguenot ; il a trouvé le moyen de m'enrichir , sans appauvrir mon peuple. (Ici le Roi se trouve près de Dangel et lui dit assez brusquement •>) Quelle heure est-il?
SCENE XII. 369
D A N G E L , un peu interdit. Eh ! mais, sire, l'heure qui plaira à votre majesté*.
LE ROI.
Plaît-il?.... Mon cher ami, c'est aussi par trop cour- tisan.
DAN GEL, aux oulres. Le roi m'a appelé son cher ami!
SCÈNE XII.
FEUGÈRES, Du LAURENS, DANGEL, Le ROI, d'ERLANGE, BERINGHEN, Le duc de SULLY;
OFFICIERS ET PAGES.
BERINGHEN.
Sire, monsieur le duc de Sully.
LE ROI.
Déjà? Vous êtes diligent, grand-maître. Mais il n'est pas possible que vous veniez de l'Arsenal ?
SULLY.
Sire, je sortais du Louvre, et j'allais chez madame de Guise. Votre majesté m'ordonna hier au soir de lui apporter un travail....
LE ROI , prenant des papiers que lui offre Sully.
Ah! fort bien. J'avais besoin de vous voir, mon plus confident serviteur. Vous m'êtes si utile dans mes cha- grins, il est juste que je vous donne part dans mes bonheurs. J'ai reçu d'excellentes nouvelles du marquis de Saint-Antoine et de nos autres ambassadeurs : mais
* On a blàmé ce mot : c'est une anecdote. Louis XIV voyant une femme de sa cour, lui dit; Eh! mais madame *** quand accoucherez- vous B — Quand il plaira à votre majesté, lui répond la dame.
Tome ru, ' 24
370 UNE MATINÉE DE HENRI IV.
je vous conterai tout cela. Lisons votre travail. Berin-
ghen!
BERINGHEN.
Sire.
LE ROI.
Faites fermer les portes.
BERINGHEN.
Faut-il faire sortir tout le monde?
LE ROI.
Non.
(Le roi lit; Sully reste debout, près de lui. Tous les
courtisans sont en groupe d'un autre côté du
théâtre^
BERINGHEN, CL Dangcl.
Le roi ordonne de fermer les portes.
D ANGEL.
Ah! ah!
BERINGHEN.
Et il veut que personne ne sorte.
D ANGEL.
Si vous preniez sur vous de placer deux sentinelles en dehors.
BERINGHEN.
c'est ce que je vais faire.
[Beringhen va parler à un officier des gardes. On voit celui-ci placer deux sentinelles en dehors , et on referme les portes?)
D A N G E L , a d'Erlange. Le roi ordonne de fermer les portes. d'erlange, a un autre. Le roi ordonne de fermer les portes.
SCENE XII. '^>7ï
DANGEL, h d'Erlange Et il défend à qui que ce soit de sortir.
d'erlange, a un autre. Défenses expresses de sortir.
D A N G E L , à d'Erlange. Et voilà Beringhen qui fait placer deux sentinelles dans la galerie.
d'erlange, à un autre. Ordre de placer des sentinelles dans toute la galerie,
DA1VGEL.
Il y a quelque grande affaire sur le tapis. d'erlange.
Chut! le roi se lève.
LE ROI, .ye levant.
A merveille ; mais regardez bien à ce que vous allez faire ; car si vous manquez , tout le monde criera après vous, et peut-être moi tout le premier. Au surplus, l'argent que vous m'annoncez me viendrait bien à point, ayant fait quelques pertes au jeu que je n'osais vous faire connaître.
SULLY.
Je vois que votre majesté est en bonne humeur , et plus contente de moi qu'elle ne l'était hier.
LE ROI.
Quoi? Vous souvient-il encore de cela? Allez-vous faire le réservé avec moi? je n'y pense plus; je ne me rappelle que les bonnes vérités que vous m'avez dites , et dont je tâcherai de faire mon profit.
SULLY.
Sire, je crains plus de nuire à votre majesté que de lui déplaire.
LE ROI.
Je le sais. Oublions ce petit dépit. Je ne veux m'oc-
24.
37^ UNE MATINEE DE HENRI lY.
cuper que de choses agréables aujourd'hui : je me sens
leste et gai.
D A N G E L , a d'Erlange. Il me semble que le roi a pris une figure sombre depuis un moment. Ce monsieur de Sully a tant de roideur dans le caractère.
LE ROI.
Quoique je me fâche quelquefois, je veux que vous le souffriez ; car je ne vous en aime pas moins. Au contraire , dès l'heure que vous ne me contredirez plus dans les choses que je sais bien qui ne sont pas de votre goût , je croirai que vous ne m'aimez plus. Allons, embrassez -moi et vivez avec moi de la manière que vous avez accoutumée.
[Le i^oi embrasse Sullj^ DAWGEL, a d'Erlange. Voyez - vous avec quelle émotion le roi embrasse monsieur de Sully?
d'eklange. Monsieur de Rosny aura découvert quelque trahison.
DANGEL.
Eh ! eh ! quel grand ministre que ce monsieur de Sully!
SULLY.
Ah ! sire , quelle bonté ! quoique l'éprouvant tous les jours, tous les jours j'en suis touché et surpris. Oui, sire, en toutes les affaires, je justifierai le titre de vrai et franc chevalier, dont votre majesté m'honora dans ma jeunesse.
le roi.
J'y compte. Vois-tu , mon cher Rosny , au milieu de tous ces gens qui m'entourent et qui composent leurs
SCÈNE XII. 373
discours et leurs actions sur ce qu'ils devinent ou croient deviner se passer en moi , mon plus beau trésor c'est ton amitié. Je continue ma lecture.
{Le roi continue de lire debout.^
d'erlange. Nous sommes ici dans une position très-délicate,
D A WGEL.
Très-délicate. Il faudrait parler au roi.
DERLANGE.
Oui, mais je n'ose...
D AWGEL.
Ni moi. Docteur, ce serait à vous...
DU LAUREMS.
A moi?
DAM GEL.
Vous pourriez risquer un mot.
DU LAURENS, souriant. Vous le voulez; j'y consens. [S' approchant du roi.) Sire,
LE ROI.
Qu'est-ce ?
DULAUREIVS.
Tous vos fidèles serviteurs sont alarmés.
LE ROI.
De quoi?
DU LAUREWS.
De l'ordre donné par votre majesté.
LE ROI.
Quel ordre ?
DU LAURENS.
De placer des sentinelles dans la galerie.
374 UNE MATIEÉE DE HENRI IV.
LE ROI.
Moi ! je n'ai point ordonné cela.
d'erlange. Mais voos avez défendu qu'on sortît.
LE ROT.
Point du tout.
BERINGHEN.
Mais votre majesté m'a dit de faire fermer les portes.
LE ROI.
Ah ! oui , parce que j'avais chassé avec grand chaud et grand plaisir , et que j'ai craint de prendre du froid.
DANGEL.
Ah!
LE ROI.
Qu'avez-vous donc pensé?
DAKGEL.
Ah! rien, sire... mais l'attachement que nous avons pour votre personne...
d'erlawge. A pu nous inspirer des inquiétudes...
le ROI.
Pour le coup , j'étais à cent lieues d'imaginer... Est- ce que vous n'avez pas trouvé qu'il faisait froid lout-à- l'heure ?
DANGEL, boutonnant son pourpoint. Oui, froid.
d'erlange. Très-froid.
le ROI
Mais, depuis un instant, le temps s'est réchauffé.
DANGEL , déboutonnant son pourpoint. En effet , voilà le soleil , il fait chaud.
SCENE XIl. 375
d'erlange.
Oui, chaud.
Très-chaud.
VN AUTRE.
LE ROI.
Eh bien! grand -maître, avais-je tort? Vous voyez comme de ma part, un signe, un geste, un mot peut faire aller et venir la tête de tous ces honnêtes gens.
SULLY.
Et comme vos moindres ordres sont interprétés, commentés et dénaturés par chacun, suivant son intérêt ou la disposition de son esprit.
LE ROI, auœ courtisans.
Avez-vous entendu parler des courtisans d'Alexandre?
DAN G EL.
Non, sire,
LE ROI.
Ils penchaient la tête du côté gauche, parce que le roi de Macédoine la portait ainsi.
DANGEL.
Oh ! les flatteurs !
d'erlange. Comme votre majesté possède son histoire ancienne.
le roi. Mon cher Rosny, les hommes n'ont point changé, ils ne changeront pas , et les gens de cour pencheront la tête ou la tiendront droite, suivant l'habitude du prince. Bonne leçon pour moi. Faites relever les senti- nelles , ouvrez les portes , chacun peut rester ou sortir à son gré.
( D'Erlange, Feugeres et quelques autres sortent; DangeU Du Laurens et d'autres restent. )
376 UNE MATINÉE DE HENRI IV.
SCÈNE XIII.
Le roi, Le duc de SULLY, Du LAURENS, DANGEL, AUTRES courtisans.
LE ROI.
Ne serait-ce pas ce monsieur Dangel qui aurait tiré de graves conséquences d'un ordre donné aussi indif- féremment ?
SULLY.
Il vaudrait mieux qu'il songeât à faire du bien à sa sœur que l'indigence va forcer à prononcer ses vœux.
LE ROI.
Oui-da ! {Affectant de parler haut. ) Grand-maître , avez-vous pris le soin d'achever le paiement de la dot de ma sœur Catherine ?
SULLY.
Pas encore, sire. Les termes d'échéance ne sont pas arrivés.
LE ROI.
Ne perdez pas un instant, écrivez à Bar dès aujour- d'hui. N'attendez pas l'échéance. J'entends que ma sœur soit contente de moi. Le soin de rendre ma sœur heu- reuse fait partie de l'héritage que m'a laissé ma glo- rieuse et respectable mère.
SULLY.
Il suffît , sire.
LE ROI.
J'ai une si mauvaise opinion des mauvais frères, des frères insouciants.
SCENE XIV. 377
D A N G E L , CL part.
Ah! mon Dieu! le roi me regarde.
LE ROI.
Quel chagrin pour moi si l'on pouvait penser que je leur ressemblasse!
D A N G E L , à part.
Est-ce que le roi saurait?... C'est ce monsieur de Sully.. Je ne lui pardonnerai jamais cette abomination, d'avoir été dire la vérité au Roi.
LE ROI.
Ne pensez- vous pas comme moi , messieurs ?
DANGEL.
Certainement, sire.
LE ROI.
Après le respect que l'on doit à son père , est-il un devoir plus sacré que l'amour fraternel ?
DANGEL, bas à Du Laurens. Docteur , je cours de ce pas faire une pension à ma sœur; tâchez que le roi le sache.
( // sort. )
SCÈNE XIV.
Le roi, SULLY, Du LAURENS.
LE ROI.
Oii va-t-il?
DU laurens.
Vous imiter, sire, et faire une pension à sa sœur.
le roi. Qu'en dites-vous, Rosny ? n'est-ce pas là une bonne manière de faire accomplir à un liomme un devoir qui
378 tfNE MATINÉE DE HENRI IV.
lui répugnait? Si j'avais donné clans un vice , il s'y serait lancé avec le même empressement. Ainsi l'homme de cour s'accommode au goût et à l'inclination du prince. Le peuple imite les couitisans, et le roi doit prêcher les vertus d'exemple et de parole , puisque sa parole et son exemple sont comme des talismans qui font agir les autres hommes. Mais voilà nos discours qui de- viennent sérieux d'enjoués qu'ils étaient, et je ne le veux pas.
DU LAURENS.
Tandis que sa majesté est en train de commander de bonnes actions, monsieur le duc, ne pourriez -vous pas lui dire un mot en faveur de Feugères?
LE ROI.
Qu'est-ce que Feugères ? Un lieutenant de mes gardes, je crois.
SULLY.
Oui, sire, Il a servi sous moi dans la guerre de Sa- voie. Il est brave jusqu'à la témérité ; il a une mère infirme , une jeune sœur fort intéressante : sa fortune est médiocre, et il en mérite une meilleure. Son père a rendu des services importants à votre majesté pen- dant la Ligue, et il en a été peu récompensé.
LE ROI.
Eh bien! mon ami, que puis-je pour lui? Je le con- tenterai, si raison et justice le peuvent faire.
SULLY.
Il aime madame de Castenet.
LE ROI.
Une fort jolie femme. Son mari fut un de mes bons serviteurs.
SULLY.
lîlle est riche et fière.
SCENE XVI. 379
DU LAURENS.
Mais au fond du cœur, elle répond à l'amour de
Feugères.
LE ROI.
Vous croyez ?
DU LAUREjyS.
J'en suis sûr.
LE ROI.
Docteur, faites venir votre ami.
DU LAURENS.
Je cours le chercher, sire.
( // sort. )
SCÈNE XV.
Le roi, SULLY.
LE ROI.
N'est-elle pas la nièce du baron d'Erlange que j'a- perçois dans ce groupe }
SULLY.
Oui, sire.
LE ROI.
Baron d'Erlange ^
SCÈNE XVl.
Le roi, SULLY, d'ERLANGE.
D ' E R L A N G E.
Sire.
38o UNE MATINÉE DE HENRI IV.
LE ROI.
J'aimais fort ce pauvre Castenet; mais il n'est point de douleurs éternelles ; est-ce que votre aimable nièce ne songe pas à se marier ?
d'erlange. Pardonnez-moi, sire; elle est vivement recherchée par le jeune marquis de Maignan. LE ROI, surpris. Ah!.... le marquis de Maignan?
d'eRL ANGE.
Sa mère m'en a fait à peu près la demande ; je ne vois guère que lui qui puisse convenir à ma nièce, et, si votre majesté daignait nous accorder son agrément pour ce mariage....
SCÈNE XVIL
Le ROI, SULLY, d'ERLANGE, Madame DE CASTENET.
madame de castenet. Sire, la reine désire voir votre Majesté.
LE ROI.
Nous parlions de vous , madame. Votre oncle me faisait part des propositions qui lui ont été faites par la mère du jeune marquis de Maignan. Qu'en pensez- vous ?
MADAME DE CASTENET.
Mon oncle désire ce mariage ?
LE ROI, a d'Erlange. Et quel motif?...
SCENE XVIII. 38i
D ' E R L A W G E.
La fortune et le rang du jeune homme.
LE ROI.
Il n'y a pas d'amour.
d'eE. LANGE.
Ah! sire, l'amour est une folie....
LE ROI, souriant et soupirant légèrement. Le plus souvent , je le sais. Voici Feugères.
MADAME DE CASTENET.
Feugères !
SCÈNE XVIII.
Le roi, SULLY, d'ERLANGE, Madame DE CASTENET, FEUGÈRES, DU LAU- RENS.
DU LAURENS, a Feugh'es. Allons, bon courage.
FEUGÈRES.
Ciel! madame de Gastenet et son oncle !
LE ROI.
Bonjour, Feugères. (^ d'Erlange, après avoii considéré en sowiant Feugères et madame de Caste- net.^ Baron d'Erlange, je ne saurais blâmer le mariage que vous me proposez. Le marquis de Maignan me paraît en effet un parti fort convenable pour madame de Castenet.
FEUGÈRES, a Du Laurens.
Eh bien !
DU L A URENS.
Je n'y conçois rien.
382 UNE MATINÉE DE HENRI IV. FEUGÈRES, à Du Laureus.
C'est décidé : Je me battrai contre Maignan. LE ROI, a Feugeres.
Feugères, je n'ai pas oublié les services de votre père. Sully a déjà remarqué les vôtres. Ce fut une cruelle nécessité pour moi d'être obligé de paraître ingrat envers quelques-uns de mes meilleurs servi- teurs. Je vous rends le titre de baron que votre famille avait perdu sous mes prédécesseurs. Je vous fais capi- taine de mes Chevau- Légers. Vous apprendrez votre métier sous Grillon , le brave des braves. Sully me proposera pour votre mère une pension , et j'entends qu'elle soit proportionnée à la fortune à laquelle vous êtes destiné, si vous continuez de vous bien conduire.
FEUGÈRES.
Ah! sire....
LE ROI, a Sully. Venez avec moi chez la reine, mon ami ; que je vous fasse part devant elle de mes bonnes nouvelles. Qu'on avertisse Villeroi , Silleri et Jeannin : avant mon dîner j'aurai le temps de les en instruire. Soyez heureuse avec le jeune Maignan, madame. Demain, Feugères, vous me présenterez votre mère et votre sœur.
(Ze roi sort avec Sully ^ d'erlange, a madame de Castenet. Et vous dites que Feugères vous fait la cour? C'est un jeune homme qui ira très-loin.
MADAME DE CASTENET.
Il le mérite, mon oncle; mais il faut que j'accom- pagne le roi.
{Elle sort.)
SCENE XIX. 383
SCÈNE XIX.
D'ERLANGE, DU LAURENS, FEUGÈRES;
COURTISANS. FEUGÈRES.
Ah ! mon cher docteur , quels remercîments ne vous dois-je pas? Ma bonne mère, ma chère sœur, quelle sera leur joie !
DU LAURENS.
Mon cher Feugères , que vous allez avoir d'amis !
d'erlange, embrassan t Feugères. Parbleu! mon cher Feugères....
UN COURTISAN.
Que je vous embrasse.
d'erlange. Personne ne prend plus de part....
UN COURTISAN.
Je vous ai toujours aimé, estimé.
( Tous s'empressent autour de Feugères et l'ac- cablent d'embrassades. )
FEUGÈRES.
Messieurs, je suis sensible.... je sais apprécier....
DU LAURENS.
Messieurs, ne l'étouffez pas.
FEUGÈRES, a^ec dépit.
Ah! madame de Gastenet, vous consentez d'épouser le marquis de Maignan ; c'est fort bien.... {Avecjoie^^ Quel bonheur! quel avenir! je connais le roi, il n'en restera pas là. Je ferai un chemin très-rapide. Capitaine
384 UNE MATINÉE DE HENRI IV. à vingt-deux ans, je serai colonel à trente. Que sais-je ensuite ? {^A Du Laurens qui s'est approché et qui lui tâte le poux.^ Eh bien ! qu'est-ce que vous faites donc, docteur?
DU LAURENS.
J'en étais sûr ; il y a un accès.
FEUGÈRES.
De quoi?
DU LAURENS.
De cette fièvre que donne le bonheur, et qui absorbe tous les autres sentiments.
FEUGÈRES.
Qui? moi? Tous vous trompez. Je ne m'oublie pas. Mes sentiments sont toujours les mêmes. Ne me faites pas l'injure de croire que je sois moins votre ami ; au contraire. Je sens ce que vous avez fait pour moi, et, si je suis flatté de ce qui m'arrive , c'est sur-tout par l'espoir de servir dignement mon prince et mon pays.
DU LAURENS.
Oui , on accepte des places par zèle pour l'état , par attachement pour le roi. C'est comme moi qui ne songe qu'à la gloire de mon art; mais qui ne suis pas fâché d'être premier médecin de Sa Majesté. d'erlange.
Je le crois bien; je ne suis pas démonstratif; vous le savez; mais vous me voyez transporté... {Montrant madame de Castenet qui entre.) Et voici ma nièce qui se joint à moi,.,.
SCENE XX. 385
SCÈNE XX.
D'ERLANGE, Du LAURENS, FEUGÈRES, courtisans; Madame de CASTENET.
madame de castenet. Recevez mon sincère compliment, monsieur le ca- pitaine.
FEUGÈRES, avec un dépit ironique. Recevez îe mien , madame , sur votre mariage avec Maignan. C'est un jeune homme fort intéressant, fort riche, fait pour aller à tout.
d'erlajyge. Il a de belles espérances; mais d'autres le valent, et peut-être....
MADAME DE CASTENET.
Que dites-vous donc , mon oncle ?
d'erlange. Pourquoi me tairais-je? Je suis franc et je dis la vé- rité. Rien n'est fait encore.
FEUGÈRES.
Pardonnez-moi, le roi a donné son agrément, et l'on doit respecter....
MADAME DE CASTENET.
Vous croyez , monsieur ?
FEUGÈRES.
Oui, sans doute, madame.
Tome ru. a.-)
386 UINE MATINÉE DE HENRI IV.
SCÈNE XXL
D'ERLANGE,Du LAURENS, FEUGÈRES, Madame de CASTENET, DANGEL; cour- tisans.
DANGEL.
Eh ! le voilà , ce cher Feugères. Je vous cherche par-tout; touchez là, que je vous embrasse. Ce que je viens d'apprendre serait-il vrai? Le roi vous aurait comblé de ses faveurs?
d'erlange.
Oui vraiment, il a une pension.
DARGEL.
Une pension! Monsieur de Feugères, je suis charmé...
d'erlawge. Le roi l'a nommé baron, capitaine....
DANGEL, s' inclinant. Monsieur le baron de Feugères, je suis ravi.... et le roi vous destine, dit-on, le plus grand mariage.... d'erlange. Mais non, il n'est pas question....
DANGEL.
Cela viendra. Vous voilà lancé, vous n'avez plus qu'à vous laisser aller ; vous pouvez ne plus mettre de bornes à votre ambition.
DU LAURENS, Cl part.
Il va le croire.
d'erlange. Il me semble pourtant que si monsieur de Feugères avait fait un choix....
SCENE X.XL 387
MADAME DE CASTENET.
Au nom du ciel, mon oncle, taisez- vous.
FEUGÈRES, h Du Laureus . Vous voyez ; elle retient son oncle. Je lui suis odieux.
DAWGEL.
Et tout cela, parce que vous êtes un frère géné- reux Ah! que je m'applaudis de marcher sur vos
traces ! Si vous saviez la lettre touchante que je viens d'écrire à ma sœur. Cela posé, monsieur le haron de Feugères , oserais -je, en faveur de notre ancienne amitié de collège, compter sur vos bons offices? FEUGÈRES, en regardant madame de'Castenet,
toujours avec dépit. Oui sans doute. Baron ! Capitaine ! Madame , recevez mon hommage. Je ne troublerai pas le bonheur qui vous attend. Je cours chez ma mère.
(// sort?)
DAKGEL.
Voilà un garçon charmant. Il ne s'oublie pas dans la prospérité.
{Il sort.)
SCÈNE XXII.
D'ERLANGE, Du LAURENS, courtisans, Madame de CASTENET;
du laurens. J'aime ce monsieur Dangel ; c'est le courtisan des autres courtisans.
d'erlange. Ne trouvez-vous pas dans la manière dont vous parle Feugères , un mélange de politesse et d'impertinence ?
25.
388 UNE MATINÉE DE HENRI IV.
DU LAURENS.
Il y a du dépit , il y a de l'orgueil ; tout récemment en faveur , tantôt il craint d'être trop fier , tantôt il tremble de ne pas tenir assez bien son rang. Il ne vou- drait pas avoir l'air d'oublier ce qu'il était; il ne vou- drait pas qu'on oubliât ce qu'il est. Il est fort embarrasé. d'erlange.
Le roi a les meilleures intentions ; mais voir tomber les grâces sur des gens qui s'en laissent enivrer de la sorte!....
MADAME DE CASTENET.
Mon oncle, je suis décidée à épouser le marquis de Maignan. Croyez, docteur, que je ne suis point of- fensée... point offensée du tout, je vous assure, de l'espèce de dédain que votre ami vient de me témoigner. Une personne moins maîtresse d'elle-même, ayant moins observé ce qui se passe dans le monde, à la cour sur - tout , pourrait être étonnée de la rapidité avec laquelle il oublie un amour qu'il m'a déclaré ce matin même : moi, je trouve sa conduite toute naturelle; je vous réponds que je suis enchantée de son bonheur, ou plutôt que je le vois avec la plus parfaite indifférence. d'erlange.
C'est fort bien, ma nièce. Après tout, que nous im- porte ? Son bonheur ne change rien au nôtre. Je n'en suis pas moins le baron d'Erlange. Tu as bien fait de me retenir; je n'aurais pas voulu être humilié par un refus.
MADAME DE CASTENET.
Enfin , docteur , vous l'avez entendu , il n'y a qu'un instant : il semblait qu'il ne pouvait vivre , qu'il allait mourir, si je ne répondais à son amour; et, tout d'un
SCÈNE XXII. 389
coup, parce que le roi le distingue, sa tête part, se monte et l'entraîne à un excès d'orgueil... Cela ne vous donne-t-il pas une bien mince idée de son caractère , de son esprit , de son cœur ?
DU LAURENS.
Voulez-vous que je vous dise ce que je pense? Depuis sa faveur, il vous aime moins; vous l'aimez plus; et, quant à ce qui se passe en vous, mon cher monsieur d'Erlange , je n'ose pas trop le dire tout haut; mais n'y entre-t-il pas un peu d'envie ?
d'erlange.
Moi ! de l'envie !
MADAME DE CASTENEÏ.
Moi ! je l'aimerais !
DU LAURENS.
Ecoutez ; quoiqu'il ait aussi un peu moins d'amitié pour moi, je ne lui en suis pas moins attaché. Il nous reviendra.
d'erlange.
C'est ce que nous n'attendrons pas. Allons, ma nièce, le roi approuve votre mariage avec le marquis de Maignan, vous y consentez....
madame de castenet.
Non, mon oncle; votre marquis de Maignan m'est insupportable ; tous les hommes me sont odieux , et je ne veux pas me marier.
d'erlange.
Comment! tu ne veux pas te marier.»* Mais songez donc, ma nièce, que votre mariage est nécessaire à l'avancement de votre famille.
390 UNE MATINÉE DE HENRI IV.
SCÈNE XXIII.
D'ERLANGE, Du LAURENS, DANGEL, Madame DE CASTENET , Le ROI , SULLY ; autres
COURTISANS.
LE ROI.
Ne pensez-vous pas comme moi , mon ami , que c'est pour commencer à me rendre le médiateur de tous les différends entre les princes chrétiens ? {A madame de Castenet. ) Eh bien ! madame , êtes - vous toujours cruelle à ce pauvre Feugères ?
MADAME DE CASTENET.
Moi, sire!
LE ROI.
J'ai appris qu'il se mourait d'amour pour vous. Je ne désapprouve pas votre mariage avec Maignan; mais, je suis loin de l'ordonner; et , si à présent Feugères vous paraissait digne de vous....
MADAME DE CASTENET.
Hélas ! sire , c'est moi maintenant qui suis un parti beaucoup trop mince pour monsieur le baron de Feu- gères , capitaine des Clievau - Légers , honoré des bonnes grâces de votre majesté.
LE ROI.
Plaît-il ?
d'erlange.
Oui, sire. Ce monsieur de Feugères, que votre ma- jesté vient de combler de ses faveurs, nous dédaigne, nous méprise.
SCENE XXIII. 391
LE ROI.
Il VOUS méprise î ventre saint - gris ! qu'on cherche Feugères , et qu'il vienne sur - le - champ. Eh bien , grand-maître , que dites-vous de votre protégé ?
SULLY.
Je dis , sire , que mon protégé ne sait pas mieux se posséder qu'un autre dans la prospérité.
LE ROI.
Vive Dieu! S'imagine-t-il que c'est pour le rendre sot et orgueilleux que j'ai pensé à l'enrichir. Eh bien ! est-on allé chercher Feugères?
DU LAURENS.
Oui, sire.
MADAME DE CASTENET.
Ah ! mon Dieu ! le roi est en colère. d'erlange.
Tant mieux, je laisse de côté notre injure person- nelle, sire; certainement, nous ne pouvons être hu- miliés des mépris de monsieur de Feugères ; ce qui me touche, c'est.... tranchons le mot, son espèce d'ingra- titude envers votre majesté. Regarder comme une dette ce qui n'est qu'un bienfait !
MADAME DE CASTEWET.
Vous allez trop loin , mon oncle.
d'erlange. C'est possible, ma nièce, mais c'est le zèle....
SULLY.
Zèle de cour qui exagère le mal, et diminue le bien...
LE ROI.
Oh ! je le punirai.
MADAME DE CASTENET.
Sire , monsieur de Feugères a parlé de votre majesté
392 UNE MATINÉE DE HENRI IV.
dans les termes de la plus vive et de la plus sincère reconnaissance. Il est jeune , il est ambitieux ; mais son cœur est bon. Il est le soutien de sa mère, de sa sœur. Ses torts envers moi ne doivent pas faire oublier au roi sa bravoure , ses services , les services de son père. Est -il plus coupable de me dédaigner à présent, que je ne l'étais de le dédaigner avant qu'il fût en faveur ?
LE ROI.
Il est fort généreux à vous de l'excuser, madame, mais moi...
MADAME DE CASTENET.
Moi, sire, je ne l'excuse pas; car je dois l'avouer à votre majesté, je l'aimais. A présent, je le déteste; mais ne le punissez pas.
LE R o 1 , e/z souriant a Sully.
Qu'en dites -vous, grand - maître ? Voilà une jeune femme bien éprise,
SCÈNE XXIV.
D'ERLANGE, Du LAURENS, Madame de CAS- TENET, Le ROI, SULLY, FEUGÈRES; autres
courtisans.
feugères. Sire , je me rends aux ordres de votre majesté.
LE ROI.
Approchez, approchez, monsieur le capitaine. Avez- vous appris à votre mère ce que j'ai fait pour vous ?
FEUGÈRES.
Oui , sire. Ma mère est pénétrée de reconnaissance. Elle m'a fait jurer de nouveau de vivre et de mourir
SCÈNE XXIV. 393
pour le service de votre majesté. Quant à moi, j'ai été si étourdi de vos bontés que je tremble d'en avoir perdu la raison.
LE ROI.
{En souriant.^ Vous l'avouez. Je confirme toutes les grâces que je vous ai accordées. {^Reprenant un ton plus grave. ) Madame de Castenet , la reine m'a parlé de vous avec le plus vif intérêt. Vous êtes de toutes ses dames celle dont elle prise le plus l'attachement. J'ai à récompenser en vous les services de votre mari et de votre famille. Je vous donne le titre de comtesse , et je nomme d'avance le mari que vous choisirez avec mon agrément, au premier gouvernement qui vaquera. d'erlange.
Ah ! ah \
LE ROI.
Or çà, maintenant que voilà votre fortune supérieure à celle de Feugères, n'allez pas faire la dédaigneuse avec lui; car, en conscience, je ne peux pas encore le faire colonel.
MADAME DE CASTEJVET.
Je n'attendrai pas qu'il le soit, sire; qui sait ce qui pourrait arriver ?
FEUGÈRES.
Se peut-il ? Ah ! madame , quelle leçon. Sire , daignez- vous me pardonner ?
LE ROI.
Oui ; elle vous pardonne ; quant à moi , grand-maître, ne serait-ce pas trop exiger d'un homme , que de vouloir qu'il reçût une faveur sans un peu de transport au cerveau ! Nul n'est si grand saint qu'il ne pèche.
SULLY.
3 'adore Dieu , sire ! Quel cœur pourrait vous résister?
394 UNE MATINÉE DE HENRI IV.
LE ROI.
Eh ! mon ami , il faut être aussi indulgent pour les faiblesses que sévère pour les vices.
DU LAUREIYS.
Vous êtes un bien meilleur médecin que moi , sire. d'erlange.
Ma nièce comtesse ! Son mari gouverneur! Sire, je suis franc et j'oserai le dire à votre majesté : elle a trop de vertus.
LE ROI.
Trêve à tous vos remercîmentst Servez-moi bien , et vous me trouverez toujours.
SCENE XXV.
D'ERLANGE, Du LAURENS , Madame de CAS- TENET , Le ROI , SULLY , FEUGÈRES ,
DANGEL , ET AUTRES COURTISAWS. LE ROI.
Messieurs , je suis bien aise de vous annoncer à tous le prochain mariage de monsieur le baron de Feugères avec madame la comtesse de Castenet.
DA]VGEL.
Eh ! quoi ? madame est comtesse ! Daignez recevoir mon compliment , mon cher d'Erlange.
LE ROI.
On m'a dit, monsieur Dangel, que vous veniez de fonder une pension à votre sœur; il a fallu un peu de peine pour vous en aviser. Vous lui tiendrez compte des arrérages depuis la mort de votre père , n'est-il pas vrai?
SCENE XXVL 395
DANGEL.
Certainement , sire , tout ce qui plaira à votre majesté.
LE ROI.
Alors, moi, je vous tiendrai compte de votre bonne conduite envers elle.
SCÈNE XXVL
D'ERLANGE, Du LAURENS , Le ROI, SULLY, Madame de CASïENET, FEUGÈRES, DANGEL, BERINGHEN; courtisans.
beringhen. Sire, messieurs Yilleroi , Silleri et Jeannin attendent les ordres de votre majesté.
le ROI.
Nous allons les joindre. J'ai passé une heureuse matinée. J'ai fait une bonne chasse. Je me porte bien. Tout en me jouant , j'ai fait un bienfaisant d'un avare, j'ai changé l'orgueil en bienveillance , je vous ai amenés à vous conduire comme vous le devez pour votre hon- neur et votre bonheur, j'ai fait vos affaires, je vais faire les miennes qui sont encore les vôtres, puisqu'il s'agit des intérêts de mon bon peuple. Venez , mon ami Rosny, que j'aime bien.
DU LAUREKS.
Vive le prince qui s'amuse ainsi !
d'erlange, avec tout le inonde. Oh ! le grand roi , le bon roi !
(0/z bat aux champs^
FIJN DE LA PIÈCE.
VANGLAS,
ou
LES ANCIENS AMIS,
COMÉDIE EN CINQ ACTES ET EN PROSE,
Représentée pour a première fois le a 8 août 1 8 1 7
PRÉFACE.
Je ne sais si les autres auteurs me ressemblent. Mais quand une idée que je crois bonne m'est survenue , je ne l'abandonne pas sans l'avoir envisagée sous tous les aspects ; même en voulant m'en éloigner , je suis entraîné à y revenir et je me trouve presque malgré moi, avoir composé plusieurs ouvrages sur le même sujet. C'est ainsi qu'ayant été frappé dans ma jeunesse de l'idée qu'il y avait plus d'une bonne comédie à faire sur les vers d'Horace, qui peignent si bien les passions, et les habi- tudes de chaque âge de la vie , j'essayai de représenter les passions de la jeunesse dans Uentrée dans le Monde , celles de l'âge mûr dans le Mari Ambitieux , et que j'ai fait le roman di Eugène et Guillaume où j'essaye de mon- trer les variations qu'éprouvent le caractère et les senti- ments de deux personnages pris depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse. C'est ainsi que j'ai encouru le reproche d'a- voir refait plus d'une fois les Marionnettes ; c'est ainsi que , depuis Boulanville , poursuivi pour ainsi dire par l'idée de mettre en scène les effets produits par les ré- putations bonnes ou mauvaises, fausses ou vraies, ac- quises ou usurpées , je fis les deux Philibert et Vanglas. Dans Boulanville^ c'est un homme qui ne mérite aucune des deux réputations qu'on lui fait 5 dans les deux Phili- bert, on attribue à l'un des deux frères la réputation mé- ritée par l'autre frère. Dans Vanglas^ c'est un homme qui mérite à la fois deux réputations contraires.
4oo PRÉFACE.
Je dînais chez un ancien avoué tout récemment nommé juge de paix , et qui s'était cru obligé de célé- brer sa nomination par un repas d'étiquette où il avait invité quelques amis , les personnes qui avaient contribué à le faire élire , et deux ou trois des principaux magistrats de la capitale. Je me trouvai placé près d'un homme que je connaissais pour un grand amateur de comédie. Il me fit, sur ma comédie de Boulannlle, des compliments bien inattendus ; car je croyais la pièce déjà oubliée de tout le monde. Je lui racontai qu'avant de commencer la pièce, j'avais hésité sur la question de savoir si je présen- terais un homme ne méritant aucune de ses deux répu- tations ou les méritant toutes les deux. Tout en con- tinuant à louer la physionomie que j'avais donnée à Boulanville , et qui , selon lui , aurait pu faire une jolie comédie en trois actes , il me blâma de n'avoir pas pris le parti de présenter un homme qui mérite à la fois ses deux réputations. Il crut voir dans cette idée le germe d'une grande et belle comédie, et, pour me prouver qu'un tel homme n'est point imaginaire ; qu'il y a tel personnage qui tour-à-tour est bon et méchant, tour-à- tour fier et humble , sot et spirituel , despote et servile , en un mot, rassemblant en lui seul plusieurs contrastes, il me raconta une anecdote sur laquelle j'ai composé cette comédie de Vanglas. J'en fus frappé. Elle me parut piquante, morale et dramatique, et le jour même, j'a- vais commencé l'ouvrage.
Plusieurs journaux parlèrent de Vanglas comme d'une de mes meilleures comédies. Des amis en qui j'ai con- fiance en ont la même opinion j et moi , je pense comme
PRÉFACE. 4oi
eux. Il ne manque à l'ouvrage selon moi , qu'une condi- tion que semble exiger la hauteur du sujet , c'est d'être en vers ; mais il aurait fallu qu'il fût en bons vers.
La pièce eut un grand succès à la première représen- tation. Aux représentations suivantes , elle continua d'être fort applaudie ; mais elle n'attira pas l'affluence.
Elle a pourtant tous les éléments de grand intérêt, qui ont valu jadis tant de succès aux drames , et qui font aujourd'hui verser tant de pleurs aux habitués des mé- lodrames : un proscrit , la fille du proscrit, une accusation capitale, le proscrit obligé de se cacher, et toujours en danger d'être découvert. Mais la pièce est fondée sur le caractère de Vanglas bien plus que sur le danger de Saint- Phar. Il en résulte qu'on est plus occupé de suivre le développement du caractère de Vanglas , qu'on n'est in- téressé au danger de Saint-Phar; et le développement du caractère offrant plutôt des vices que des ridicules , la pièce qui n'a point l'intérêt du drame , ne peut avoir que le degré de comique qui appartient à la haute co- médie , laquelle n'est pas toujours la comédie amusante.
Il y a beaucoup de personnages ; mais tous me parais- sent assez bien imaginés , assez bien groupés autour du personnage principal.
J'aime le courageux et timide Montgravier, l'envieux Dervière, quoiqu'il ne soit qu'épisodique , le brave et honnête Villeneuve, madame Vanglas à -la -fois bonne, étourdie et tout naïvement enchantée de la fortune de son mari. Le secrétaire et les valets de Vanglas , sont bien ce qu'ils doivent être. Saint-Phar et sa fille ont une phy- sionomie trop commune au théâtre. Madame Montgravier Tome VIL 26
4o2 PRÉFACE.
donne peut-être un peu trop une couleur de commérage aux scènes où elle paraît , sur-tout dans les derniers actes ; si elle ne m'eût été nécessaire pour accompagner Clémence chez madame Vanglas, j'aurais terminé son rôle au premier acte où elle me semble représenter d'une manière assez comique tout l'embarras, toute l'impor- tance d'une bourgeoise qui reçoit un grand. Le jeune subdélégué et sa femme, me paraissent une heureuse création. Grâce à eux, on porte encore quelque intérêt à Vanglas. Grâce à leur juste et vive reconnaissance , je peux au dénouement faire goûter à Vanglas une conso- lation méritée au moment où il est accablé par une dis- grâce également méritée.
Le caractère principal forme à lui seul toute la marche , toute l'intrigue, toute la charpente de la pièce ; et je crois que c'est un mérite. Ce caractère , annoncé d'une manière piquante par les trois portraits qu'on en fait avant que le personnage paraisse , me semble ensuite développé de- puis le premier acte jusqu'au dernier avec une juste et dramatique gradation.
Dans les deux premiers actes c'est un mélange de fa- tuité, de bonhomie, de légèreté, d'ambition, d'avidité, de vraie sensibilité, de vanité et de bonne philosophie. Qu'on me pardonne de me donner des louanges ; je ne peux mériter que celle d'avoir été bon copiste : car j'ai vu, j'ai entendu toutes les scènes, tous les traits, tous les mots.
Je m'applaudis d'avoir commencé le troisième acte par un mouvement généreux de Vanglas. On en supportera avec moins de peine la mauvaise action qu'il va com- mettre. C'est la péripétie de ce troisième acte , c'est le
PRÉFACE. 4o3
moment où Yanglas se décide à faire un mémoire contre l'homme à qui il vient d'offrir un asyle , qui me semblent ce qu'il y a de mieux dans l'ouvrage. Son hésitation , sa résolution me semblent une peinture vraie et bonne du cœur humain. Dans l'anecdote, le personnage n'est pas seul, quand il se plaint que son protecteur veuille l'avilir, et il peut y avoir une sorte d'hypocrisie. Ici , il se parle à lui-même, et l'on doit croire à sa sincérité. J'ai été long -temps l'ennemi des monologues et des a parte. J'avais remarqué que Molière n'avait ni a parte ni mo- nologues dans ses trois grands chefs-d'œuvre , le Tartufe ^ le Misantrope , et les Femmes Savantes. Je reste brouillé avec les a parte , tout en convenant qu'ils sont quelque- fois indispensables. Je ne suis pas encore réconcilié avec tous les monologues. Mais avouez que nous avons dans notre théâtre des beautés d'un ordre supérieur dont nous ne jouirions pas, si nos grands poètes s'étaient in- terdit le monologue. Quoi de plus beau que le mono- logue du Malade Imaginaire , celui de V Avare ^ celui du poète dans la Métromanie; et en tragédie, les Stances du Cidj le monologue d'Auguste et tant d'autres. Seul, on ne parle pas , mais on pense , on se passionne , on délibère ; eh bien ! faites-vous illusion, et remerciez au lieu de le blâ- mer, l'auteur qui, pour vous peindi-e ce qui se passe dans l'ame d'un personnage , vous fait entendre , à l'aide d'un monologue, sa pensée, sa passion, sa délibération, sa conversation , son dialogue avec lui-même. Qu'un confi- dent serait un froid interlocuteur en comparaison de l'homme qui reçoit ses propres confidences , qui répond aux questions qu'il s'est faites ! Je crois que j'ai bien fait
26,
4o4 PRÉFACE.
de ne faire, pour ainsi dire, qu'un long monologue de la fin de mon troisième acte.
Le double caiactère de Vanglas se soutient au qua- trième acte. Il est dans la crise. Ses combats, ses an- .ifoisses me semblent bien exprimés. Le moment où, d'une main , il remet le mémoire contre Saint-Pbar , tandis que de l'autre il donne la clef de l'appartement qui va servir d'asyle à son ami, est ce qui a été le plus goûté dans la pièce : c'est bien; mais ce n'est qu'un jeu de théâtre, une situation de drame. La fin du troisième acte me pa- raît une scène de bonne comédie.
Au cinquième acte, il y a plutôt le résultat que le dé- veloppement du caractère. Il en doit être ainsi. Vanglas y subit la peine de sa mauvaise action , et y reçoit le prix de ce qu'il a fait de bien.
Vanglas , cherchant à se justifier à ses yeux, est encore un homme qui capitule avec sa conscience; mais il ne s'agit pas ici de s'approprier de l'argent trouvé : il paraît moins vil, et cependant quoi de plus monstrueux que d'appeler la peine capitale sur la tête d'un ami !
Je crus devoir placer l'action au temps de la régence pour dépayser le public sur l'anecdote. Je ne m'attendais pas que la censure , établie près de nos théâtres , me re- trancherait tous les traits qui peignaient cette époque; que par exemple il me serait interdit de parler du régent ou en bien, ou en mal; et que ces retranchements me vaudraient le reproche de n'avoir pas été un peintre assez fidèle , ou assez piquant des moeurs de la régence *. La régence n'est dans ma pièce, qu'une époque choi-
* J'ai cru devoir rétablir plusieurs mots , et une scène du second acte , qui était supprimés à la représentation.
PRÉFACE. 4o5
sie. Je n'ai pas voulu en faire le tableau. 11 a pu se ren- contrer, il s'est rencontré sans doute pendant la ré- gence des hommes comme Vanglas; mais il me semble que ce personnage a une physionomie plus moderne. C'est de notre temps que les modèles s'en sont multipliés ; c'est de notre temps sur -tout qu'on a vu des hommes doués d'un vrai talent, d'une grande facilité de travail, d'un bon cœur , d'excellentes intentions , mais dévorés d'ambition, gonflés de vanité, aimant avec fureur le faste et les plaisirs , fort avides non pour amasser , mais pour briller et dépenser, devant leur état et leur éclat à nos troubles politiques , et se donnant maladroitement les ridicules de nos grands seigneurs d'autrefois.
La veille de la première représentation, un de mes amis qui était enthousiasmé de l'ouvrage, me dit en se frottant les mains: « Il me semble lire après -demain, « dans les journaux : L'auteur vient de mettre le sceau à « sa réputation... — Quelle erreur »! lui répondis -je, en l'interrompant, « pour encourager un jeune homme, on « lui prodigue des louanges souvent exagérées ; on se ré- « signe à consacrer les anciens succès d'un vieillard : mais « un homme dans la force de l'âge ! il pourra bien encore « arracher quelques succès ; mais par combien de criti- « ques amères ^ et même injurieuses , ne les lui fera-t-on « pas payer. >> C'est ce qui m'est arrivé , c'est ce qui ne pouvait manquer de m' arriver , à moi sur -tout, pauvre directeur de comédie , obligé par métier d'être en per- pétuel contact avec les intérêts et les vanités les plus irritables. Pour être loué d'abondance de cœur, il faut être jeune homme, ou septuagénaire. J'ai joui delà pre-
4o6 PRÉFACE.
mière époque; j'attends la seconde, avec quelqu'espoir et beaucoup de crainte.
PERSONNAGES.
VAN GLAS, homme en place sous le cardinal Dubois.
Madame VANGLAS.
VILLENEUVE, ^
SAINT-PHAR ,
MONTGRAVIER , } amis de Vanglas.
DERVIÈRE ,
MILCOUR ,
Madame MONTGRAVIER.
CLÉMENCE, fille de Saint-Phar. DURAND , secrétaire de Vanglas. FRANCOEUR , vieux domestique de Saint-Phar. LEBRUN, valet-de-chambre de Vanglas. SAINT-GERMAIN, valet de Vanglas. LA PIERRE , valet de Montgravier. DÉSORMEAUX , protégé de Vanglas. Madame DÉSORMEAUX.
Madame GERNANCE , ancienne amie de Vanglas. Un HUISSIER du cabinet du cardinal. Mademoiselle GERNANCE. Le Duc de CRESNY, Amis et convives de Montgravier j et de Vanglas.
La scène se passe à Paris, sous la régence.
Personnages muets.
LES
ANCIENS AMIS.
ACTE PREMIER.
Il se passe chez Montgravier.
Le théâtre re2)résente le salon d'un riche bourgeois du temps.
SCENE I.
MONTGRAVIER, SAINT -PHAR, CLÉMENCE, Madame MONTGRAVIER.
MONTGRAVIER, entrant en scène avec Saint- Phar et Clémence.
JliH ! La Pierre; qu'on avertisse madame. Dites-lui que c'est notre cousin , notre ami , le bon Saint - Phar qui nous arrive.
MADAME MONTGRAVIER, arrivant d'iui autre côté.
Est -il vrai? Monsieur de Saint-Phar à Paris, avec sa fille!
SAINT-PHAR.
Oui , mes chers amis , c'est moi-même , et c'est pour ma Clémence que j'ai fait le voyage. H y a six mois qu'elle est sortie du couvent et qu'elle m'aide à faire les honneurs de ma maison
4o8 LES ANCIENS AMIS.
MADAME MONTGRAVIER.
Oui ; étant commandant pour le roi dans votre petite ville, vous y tenez un grand état.
SAIJXTT-PHAR.
Elle brûlait du désir de voir Paris ; je me suis décidé tout d'un coup, et je viens loger chez toi, mon cher Montgravier. J'aurais pu vous prévenir , j'ai mieux aimé vous surprendre.
MADAME MONTGRAVIER.
Aimable surprise ! L'appartement que vous occupiez à votre dernier voyage est tout prêt. Vous êtes donc bien contente d'être à Paris , ma belle demoiselle ?
CLÉMENCE.
N'était -il pas naturel que je fusse curieuse de faire connaissance avec les amis que mon père y a laissés, sur-tout avec de bons parents comme monsieur et ma- dame Montgravier?
MONTGRAVIER.
Trop heureux de lui rendre l'accueil qu'il me fit, lorsqu'il y a trois ans j'allai le voir dans sa citadelle !
SCÈNE II.
MONTGRAVIER, SAINT - PHAR , CLÉMENCE, Madame MONTGRAVIER, FRANCOEUR.
FRANC OEUR, chargé de paquets de vojage. Mon commandant, voici tous vos effets.
MONTGRAVIER.
Et tu as toujours le vieux Francœur à ton service ?
CLÉMENCE.
Toujours,
ACTE I, SCÈNE IL 409
SAINT-PHAR.
Il ne nous quittera pas.
FRANCOEUR.
Jamais , mon commandant.
SAIFT-PHAR.
Nous avons fait la guerre ensemble ; il est juste que nous jouissions ensemble du repos.
MONTGRAViER, appelant.
La Pierre. [A Saint- Phar.) Tu arrives bien. Nous avons du monde, beaucoup de monde à souper au- jourd'hui.
SAIWT-PHAR.
Beaucoup de monde !
MADAME MONTGRAVIER.
Mon Dieu , oui ; et cela me donne une peine , un embarras !
SAINT-PHAR, à part. Diable !
MONTGRAVIER.
Oh! des amis, de bons amis. Tu les connais tous. MADAME MONTGRAViER , CL La Pierre qui est entité. La Pierre, conduisez Francœur.
FRAiYCOEUR, bas CL Saùit-Pkar. Je vous en préviens, mon commandant, il faudra qu'ils m'emmènent avec vous à la Bastille. SAIWT-PHAR, bas à Francœur. Silence , devant ma fille sur-tout.
FRANC OEUR, de même. Vous avez raison; mais vous, point d'imprudence. (// sort cLvec La Pierre^)
4io LES ANCIENS AMIS.
SCENE IIL
MONTGRAYIER , SAINT - PHAR , CLÉMENCE , Madame MONTGRAVIER.
MOiyTGRAViER , à lin autre laquais qui est entré en même temps que La Pierre. Il n'y a pas assez de bougies dans la salle à manger. Mettez tous les vins à la glace. Doit -on rien négliger quand on a le bonheur de recevoir un protecteur , un homme puissant , un homme en crédit comme monsieur de Vanglas.
SAIINT-PHAR.
Qui ? Le petit Vanglas que j'ai laissé commis à la guerre sous Chamillard ?
MONTGRAVIER.
Le petit Vanglas est aujourd'hui un des personnages les plus importants du royaume. Il a trois ou quatre grands emplois. Il est l'agent, le favori, le bras droit du ministre , de ce bon abbé Dubois.
SAINT-PHAR.
De ce bon abbé Dubois ! [A part.^ Morbleu ! pour- quoi suis - je venu me loger ici ! ( Haut. ) Tu n'as pas perdu l'habitude de donner aux gens des épithètes honorables.
MONTGRAVIER.
Et moi, mon cher Saint -Phar, tu sais que je me suis jeté dans la finance; je suis l'agent, le favori, le confident intime, et l'homme d'affaires de l'estimable monsieur de Vanglas.
ACTE 1, SCÈNE III. 4ii
SAINT-PHAR.
Toi ! {A part.) Voilà de mes étourderies ordinaires !
MONTGRA VIER.
Il y avait long-temps que je sollicitais monsieur de Vanglas de venir visiter ma demeure.
MADAME MONTGRAVIElî.
Il a enfin accepté pour aujourd'hui.
MONTGRAVIER.
Et avec une grâce , une bonté ! Il a voulu choisir lui-même les convives : il se fait un plaisir de se re- trouver chez moi avec ses anciens amis , les amis de sa jeunesse. Il regrettait que tu n'en fusses pas.
SA1FT-PHA.R.
Vraiment ?
MONTGRAVIER.
Oui. Te voilà, et la réunion sera complète.
SAINT-PHAR, h part. S'il est resté mon ami, j'ai peut-être bien fait. (Haut.) Comme tu dis, j'arrive à merveille.
MONTGRAVIER.
Nous aurons le brave Dervière, l'honnête Milcour, l'aimable madame Gernance, que Vanglas a manque d'épouser ; le bon Villeneuve !
SAiNT-PHAR, virement.
Ah ! mon cher Villeneuve !
CLÉMENCE.
Son fils, monsieur Eugène, vient-il avec lui?
MONTGRAVIER.
Non ; il est à sa garnison.
MADAME MONTGRAVIER.
Vous connaissez son fils ?
4i2 LES ANCIENS AMIS.
CLÉMENCE.
A son retour d'Allemagne il est venu voir mon père.
SAiNT-PHAR, a part. Attendons Villeneuve.
MONTGRAVIER.
Monsieur de Vanglas m'a bien promis qu'il serait ici avant neuf heures.
MADAME MONTGRAVIER.
Je cours achever ma toilette. Il faut songer à la vôtre, ma petite cousine. Il est bien flatteur de recevoir ces grands personnages ; mais on a une telle crainte de manquer à quelque chose de ce qui leur est dû.
MONTGRAVIER.
Allons donc , madame Montgravier , un peu de con- fiance en vous-même. vSongez que je vais demander à Vanglas la permission de vous présenter dès demain à sa femme. C'est une demoiselle de très-grande qua- lité; elle a été élevée à Saint-Cyr. Vous irez avec ma- dame Montgravier, ma chère cousine. La maison de Vanglas est le rendez-vous de tous les plaisirs.
MADAME MONTGRAVIER.
Ah! oui, tous les jours, des fêtes, des bals, des concerts. Ces gens-là sont bien heureux , ils ne songent qu'à s'amuser.
MONTGRAVIER.
Tout le monde s'amuse , dans ce bon temps de la régence.
MADAME MONTGRAVIER.
Venez, venez, ma chère enfant.
CLÉMENCE.
Ah ! mon père , que je vous sais gré de m'avoir amenée à Paris!
{Elle son avec madame Montgravier.)
ACTE I, SCENE IV. /|i3
SCÈNE IV.
SAINT-PHAR, MONTGRAVIER/
SAiNT-PHAR, regardant sortir sa fille, et a part.
Pauvre Clémence! si elle savait Interrogeons
Montgravier. (^Flaut , h Montgrauier.^ Ce souper est une grande affaire pour ta femme ?
MONTGRAVIER.
Oui sans doute , et pour moi et pour tous nos amis : aussi ont -ils tous regardé mon invitation comme un bienfait; Villeneuve lui-même qui, comme tu sais, vit dans la retraite, sans état, sans ambition, à ce qu'il dit , et que nous appelons encore le misanthrope , parce qu'il est toujours goguenard quand il n'est pas de mauvaise humeur.
SAINT-PHAR.
Connais mieux Villeneuve. Ne voulant rien pour lui, prêt à tout faire pour les autres, je l'ai vu recher- cher, courtiser même les grands et les gens en place dès qu'il s'agissait d'obtenir justice ou faveur pour un honnête homme.
MONTGRAVIER.
Aussi quelques gens prétendent-ils que , sous ce man- teau philosophique , il est passablement intrigant.
SAINT-PHAR.
Puisse tout le monde intriguer de la sorte! Revenons à Vanglas. Il était dévot du temps du feu roi.
MONTGRAVIER.
Il ne l'est plus.
4j4 les anciens amis.
SAIMT-PHAPi.
Ah ! oui , sous la régence.
MONTGRAVIER.
Ecoute. Tu ne l'as jamais vu ni intolérant ni super- stitieux. Eh bien ! aujourd'hui il n'est ni libertin ni impie; il a les mœurs du jour, avec mesure, avec dé- cence. Il est rempli d'égards pour sa femme. C'est un homme à talent, un homme d'esprit; tranchons le mot, un homme de génie. T'en souviens-tu ? quand je le vovais rêveur et pensif au milieu de nos réunions , je vous disais : Le bon Vanglas ira plus loin que nous ; cela n'a pas manqué. Jamais dur, jamais fier, toujours obligeant, il a cherché et il est parvenu à faire une grande fortune, parce qu'il aime à jouir, parce qu'il tient un rang qui demande de l'éclat, de la représen- tation : cette fortune! il la doit à ses travaux, à son intelligence , à d'honnêtes spéculations pour lesquelles il s'est servi de mon ministère. Moi qui fais toutes ses affaires, je sais combien elle est acquise loyalement. Jamais il n'a songé à faire trafic de son crédit ; ah ! Dieu ! il a sur cet article une délicatesse qui va jusqu'au scrupule : et il ne faut pas croire qu'il adopte aveuglé- ment et en serviteur soumis tout ce que lui propose le ministre ; il sait lui résister avec respect , mais avec fermeté, en homme d'honneur. Mais ce que j'aime sur- tout en ce bon Vanglas , c'est sa constance pour ses anciens amis. Il les sert avec un zèle, il les défend avec un courage, une opiniâtreté L'amitié est un senti- ment qu'il pousse jusqu'au fanatisme. Un ancien ami est pour lui un être sacré qu'il se plaît à couvrir de sa protection. Laborieux et homme de plaisir , aussi aimable dans le monde que profond dans le cabinet, charmant auprès des dames, affable et bon pour les
ACTE I, SCENE V. 4i5
petits , loyal et sûr pour ses égaux , ferme et noble avec les grands. Voilà quel est Vanglas.
SAINT-PHAR.
Vive Dieu ! s'il est ainsi , je suis charmé de me trouver avec lui.
M ONT GRAVIER.
Veux-tu quelque grâce, de l'avancement, un emploi plus considérable ? L'affaire est faite , pour peu qu'elle dépende de lui. Nous pourrons lui en parler ce soir; et demain , pour qu'il s'en souvienne , nous remettrons un mot d'écrit au petit Durand, son secrétaire, avec qui je suis fort bien. Le valet-de-chambre est aussi mon ami et ne manque jamais de m'avertir quand son maître est de bonne humeur.
SCÈNE V.
SAINT -PHAR, MONTGRAVIER, DERVIÈRE.
DERViÈRE, dans la coulisse. Eh! non, ne m'annoncez pas ; je ne suis pas monsieur de Vanglas.
MONTGRAVIER.
C'est Dervière. J'étais sûr qu'il arriverait un des premiers.
DERVIÈRE, entrant en scène. Bonsoir, Montgravier. Que vois- je? Saint-Pharl
MOWTGRAVIER.
Il arrive à l'instant même.
DERVIÈRE.
Je suis ravi qu'il soit des nôtres. {^A part.^ Encore un homme heureux. Il est placé et moi.... (Haut.) Or
4i6 LES ANCIENS AMIS,
çà, mon cher Montgravier, ce n'est donc pas une plaisanterie ; vous avez réellement monsieur de Tanglas à souper?
MONTGRAVIER, en se rengorgeant. Très-réellement, mon bon ami.
DERVIÈRE.
C'est une grande faveur qu'il vous accorde.
MONTGRAVIER.
Pardon, mes amis, j'ai encore quelques ordres à donner; causez, causez ensemble.... Vous verrez, vous verrez comme ce bon Yanglas sera aimable pour nous tous.
{Il sort.)
SCÈNE VI.
SAINT-PHAR, DERVIÈRE.
DERVIÈRE.
Je le souhaite. Qu'en dites- vous , Saint- Phar ? Vous seriez-vous douté autrefois que nous nous trouverions honorés de souper avec monsieur de Vanglas ? Il arrive de singulières choses dans ce monde.
SAINT-PHAR.
Oh! ici, c'est tout simple; un vrai talent, des cir- constances heureuses
DERVIÈRE.
Très -heureuses , en effet.
SAINT-PHAR.
Je me félicite de le voir, puisqu'il fait un si bon usage de sa fortune.
ACTE I, SCENE VI. 417
DERVIÈRE.
Oh ! sans doute, un très-bon usage... pour lui-même et pour ses créatures,
SAINT-PH AR.
Qu'est - ce ? Vous ne semblez pas émerveillé de son mérite,
DERVIÈRE.
Pardonnez-moi. Du mérite?... il en a beaucoup.
SAINT-PHAR.
Douteriez-vous de sa probité ?
DERVIÈRE.
Pas du tout. Sa probité?... C'est un honnête homme; mais
SAINT-PHAR.
Quoi? mais.
DERVIÈRE.
Tenez , mon cher Saint-Phar , nous nous connaissons depuis long-temps, et je puis me confier à vous. Ah! mon ami, quelle misère que cette vie ! Quand je pense que moi qui ai des droits , voilà dix ans que je sollicite sans pouvoir rien obtenir. Parce que , dans un moment d'humeur , j'ai donné ma démission , on me rebute. Certes , il y a des hommes fort dignes de la place qu'ils occupent, vous, par exemple, sans flatterie; mais tout le monde ne vous ressemble pas.
SAlNT-PHAR.
Est-ce que vous croiriez que Vanglas?
DERVIÈRE.
Vanglas {Regardant si personne ne l' écoute.) Il
n'y a personne. Avez -vous un cadeau à offrir à son secrétaire? quelques-uns disent à lui, mais je ne le crois pas. Etes-vous protégé par un duc ou un prince Tome VII. 2 y
4i8 LES ANCIENS AMIS.
dont il ait besoin ? Avez- vous une jolie femme qui s'in- téresse à vous? Oh! alors vous êtes sûr du succès. Mais n'avez -vous que vos talents, la justice et votre bon droit? oh! ma foi, votre affaire est bien aventurée. Esclave empressé du ministre, allant même au-delà de ses ordres pour mieux faire sa cour , fier et sans pitié avec tous les autres , toujours impertinent, même quand il veut faire le bon homme , il sacrifierait à lui-même , à lui seul , ses amis , sa famille , sa femme qu'il ne rend pas très-heureuse , m'a-t-on dit , quoiqu'il fasse le sen- sible devant le monde.
SAINT-PHAR.
Mais cependant ce souper d'aujourd'hui oii il ne veut être entouré que de vrais amis....
DERVIÈRE.
C'est un caprice qui lui prend pour la première fois, depuis qu'il est en place. Puisqu'il était si curieux de nous réunir, n'était -il pas plus convenable de nous inviter chez lui que de nous faire venir chez un autre ? Montgravier vous en aura parlé tout autrement ; Mont- gravier est tout fier de le recevoir, et puis, Vanglas s'en est servi pour des affaires d'agiotage ; c'est une rage depuis ce système de Law. Yous me demanderez pour- quoi, pensant de la sorte, je viens souper ici. Ma foi, mon cher, ce Vanglas dispose de son ministre, le ministre dispose du régent, je crains de lui rompre en visière. Cela me coûte à moi, l'ennemi déclaré de la brigue et de la flatterie, et toujours libre et indépen- dant dans mes discours.
SAINT-PHAR.
Vous m'étonnez; quoi? Vanglas....
DERVIÈRE.
Oh! j'ai peut-être été un peu trop loin : il y a sans
ACTE I, SCENE VIL 419
doute bien des faussetés , bien des calomnies dans ce qu'on m'a dit de lui; car moi je n'invente rien, je ré- pète ce que j'ai entendu. Souvenez-vous bien que tout cela ne vient pas de moi. Je me suis résigné à vivre tranquille, loin des affaires.... Il paraît que c'est un parti pris de ne pas m'employer.... (^Tirant un papier
de sa poche. ^) Si Vanglas était un autre homme
Voilà le quinzième placet, tant à lui qu'à d'autres.... Je ne remettrai pas celui-là.... Eh mais!... J'ai oublié de faire mention.... Permettez que je vous quitte un instant, je vais écrire dans le cabinet de Montgra- vier. (^Haiit.) Je ne vous laisse pas seul; voici Ville- neuve. (Il sort.)
SAINT-PHAR, seul.
Villeneuve ! ah ! grâce au ciel , il ne me trompera pas celui-là, et je vais sortir de mon incertitude.
SCÈNE VIL
SAINT-PHAR, VILLENEUVE.
VILLENEUVE.
Il est donc vrai? C'est lui-même! Mon cher Saint- Phar!
SAINT-PHAR, en l'embrassant. Mon cher Villeneuve ! Voilà mon véritable ami !
VILLENEUVE.
Quel heureux hasard t'amène à Paris? Ta fille est avec toi? Quel éloge mon fils m'a fait d'elle à son re- tour! Il faut qu'il vienne, qu'il obtienne un congé. Comme il se loue de l'accueil qu'il a reçu de toi! comme il est épris de ta Clémence!
^7-
420 LES ANCIENS AMIS.
SAINT -PH AR.
Et je peux t'avouer en confidence que ma fille n'a pu rester insensible au mérite de ton fils.
VILLENEUVE.
Quel bonheur de voir nos enfants si bien d'accord, pour accomplir les doux projets que nous avons for- més sur eux dès leur naissance!... Il fallait venir loger chez moi.
SAINT -PHAR.
Montgravier est mon parent; à tous mes voyages i'ai demeuré chez lui. Cette fois pourtant, j'aurais peut- être mieux fait d'aller ailleurs.
VILLENEUVE.
Pourquoi ?
SAiNT-PHAR, après un moment de silejice. Mon cher Villeneuve, dis -moi, je te prie, quel homme est aujourd'hui ce Vanglas qui fut jadis notre ami, qui joue un rôle si important dans l'Etat, et qu'on attend ici à souper?
VILLENEUVE, souHant. Vanglas?
SAINT-PHAR.
Il peut m'être utile ; il peut me nuire : je viens d'en causer avec Montgravier et Dervière. L'un m'en a dit un bien....
VILLENEUVE.
Montgravier; son agent, son complaisant, ami de tout le monde, trouvant tout le monde honnête et bon.
SAINT-PHAR.
L'autre m'en a dit un mal....
ACTE I, SCENE VIL 421
VILLENEUVE.
Dervière; envieux, mécontent, à l'affût des dis- grâces, fort courageux en arrière des hommes en place, assez servile en leur présence.
SAINT-PHAR.
En vérité, j'étais tenté de croire qu'ils parlaient de deux hommes différents.
VILLENEUVE.
C'est qu'il y a vraiment deux hommes en Vanglas. C'est qu'à part l'exagération de la flatterie et celle de l'envie , il mérite en effet le bien et le mal que Mont- gravier et Dervière en disent ; c'est un bon naturel dé- pravé. Il a, au fond du cœur, le germe et le goût de toutes les vertus; mais de l'ambition, beaucoup de vanité, de la faiblesse, des passions ardentes et un vif amour des plaisirs qui, avec l'âge, est devenu un be- soin de toutes les jouissances de la vie , réelles ou de convention ; par conséquent un besoin de la fortune nécessaire pour se les procurer.
SAINT-PH AR.
Montgravier le dit obligeant et bon.
VILLENEUVE.
C'est vrai.
SAINT-PHAR.
S'il faut en croire Dervière , c'est une ame inté^ ressée.
VILLENEUVE.
c'est encore vrai. Je suis loin de croire qu'il soit vénal, mais je le sais fort avide; et d'un autre côté, l'on cite de lui des traits qui feraient honneur à l'homme^ le plus délicat.
SAINT-PHAR.
Suivant Montgravier, c'est un excellent mari. Eeou-'
422 LES ANCIENS AMIS.
tez Dervière , il rend sa femme très-malheureuse.
VII,LENEUVE.
Je connais peu madame de Vanglas. On en fait l'éloge. Sa naissance et la faveur de Vanglas pour- raient la rendre fière; son caractère, dit-on, la met à l'abri de cette faiblesse. Elle est jeune, étourdie, lé- gère; mais bonne, aimable et sensible. Quant au mari, libertin et ami des mœurs, arrogant et affable, regret- tant la vieille cour avec le duc de Villeroi, s'en mo- quant avec les roués de notre régent, toutes les fois qu'il n'est pas détourné du bien par un motif person- nel, vous êtes sûr qu'il l'accomplira de premier mou- vement, avec chaleur, avec une espèce d'emportement. Pourquoi faut - il qu'il soit aussi prompt à mal faire , lorsqu'il le croit utile à ses intérêts. Son ambition est en perpétuel contraste avec ses dispositions natives qu'elle étouffe, et ses talents supérieurs que souvent elle rend nuisibles. Il s'étourdit, il brûle la vie, pour ainsi dire , tant il est occupé par ses travaux , tant il se fait d'occupation pour ses plaisirs, sa fortune, les nom- breuses et vastes affaires dont il se charge, les visites, les repas de convenance et de considération , et les in- nombrables réponses qu'il faut faire aux demandes que lui adressent tous les ambitieux, tous les opprimés , tous les solliciteurs de la France. Il a une extrême facilité, une mémoire étendue, une santé de fer; mais il se mêle de tout, il embrasse tout : marine, commerce, clergé, parle- ments, guerre, jfînances et opéra. Et il brouille et con- fond beaucoup de choses , et il résulte de ses bonnes qualités naturelles et des mauvaises qu'il a prises dans le monde, qu'il est tour-à-tour et souvent à -la -fois un homme très - précieux , un homme très - dangereux pour l'état, le prince et les gens qui ont affaire à lui.
ACTE I, SCÈNE VII. 423
SAINT-PH AR.
Mais comment se conduit-il avec le ministre? Est-il vrai qu'il ose souvent lui résister? Est -il vrai qu'il le serve toujours en esclave aveugle et complaisant?
VILLENEUVE.
Cela dépend de la situation où il se trouve; quand il a rendu un service, quand il se croit important, utile et même nécessaire, il est ferme, généreux, ami courageux et courageux citoyen. Désire-t-il une faveur, craint-il une disgrâce, sent-il qu'on peut le briser ou le mettre à l'écart comme un meuble inutile; alors l'ambition ou la peur, ces despotes de presque tous, font de lui un souple et docile instrument , et il ne con- naît plus pour devoir que son asservissement aux vo- lontés et aux caprices de monseigneur.
SAIKT-PHAR.
Eli bien! moi, son ancien ami, pourquoi n'aurais-je pas confiance en lui?
VILLENEUVE.
Tu ne peux avoir rien que de juste à lui demander. Moi-même je viens exprès à ce souper pour le solli- citer.,., oui, en faveur de la veuve d'un brave mili- taire. Ce que je fais, d'autres peuvent le faire sans crainte et sans honte.
SAINT-PHAR.
Ce que tu me dis me décide, et je reste. Si Van- glas ignore ce qui se prépare contre moi, point de danger à paraître devant lui ; s'il le sait, je compte sur son amitié.
VILLENEUVE.
De quoi s'agit-il donc? En quoi peut-il te servir ou te nuire? Encore quelque étourderie de ta part. Tu auras donc toujours une mauvaise tête ?
4^4 LES ANCIEISS AMIS.
SAIWT-PHAR.
J'en ai peur. J'ai dit à tout le monde que j'avais en- trepris ce voyage pour faire voir Paris à ma fille , qui le croit comme les autres. Je n'ai mis personne avant toi dans ma confidence que mon vieux Francœur, homme discret et dévoué.
VILLENEUVE.
Tu as bien fait. Parle!
SAIWT-PHAR.
Maintenant ils me feront subir le sort qu'ils vou- dront. Ce n'est que pour ma pauvre fille que je crai- gnais : la voilà à Paris, près de toi; et si elle était privée de son père , tu lui en tiendrais lieu.
VILLENEUVE.
Tu m'inquiètes. De quoi es-tu donc menacé?
SAINT -PH AR,
Oh! moi-même , je me serai peut-être trop vite alar- mé. L'homme qui m'a fait parvenir un fâcheux avis était peut-être mal instruit.
VILLENEUVE.
Enfin.
SAINT-PHAR.
Je dois ma place à l'honnête et vertueux Leblanc...
VILLENEUVE.
Ancien secrétaire-d'état au département de la guerre.
SAINT-PHAR.
A la nouvelle de sa disgrâce , j'ai cru devoir lui écrire que son malheur ne lui faisait rien perdre de ma reconnaissance.
VILLENEUVE.
C'était un devoir.
ACTE I, SCÈNE VIL 426
SAIWT-PH AR.
J'ai lieu de craindre que ma lettre n'ait été inter- ceptée.
VILLENEUVE.
Eh bien !
SAINT-PHAR.
Dans cette lettre , je me permettais des plaisanteries sur l'origine , l'élévation et les intrigues de l'abbé Dubois.
VILLENEUVE.
Eh bien! tout le monde s'en permet, même Vanglas qui est sa créature , même le régent dont il est l'ouvrage.
SAINT-PHAR.
Mes railleries étaient vives, amères, et respiraient une violente indignation.
VILLENEUVE.
Eh bien ! le régent est un prince léger et bon , qui pardonne et qui oublie.
SAINT-PHAR.
Mais son ministre est vindicatif.
VILLENEUVE.
Par fougue, par boutades; mais le plus souvent, comme Jules Mazarin, il rit de lui-même avec les rieurs. Pourquoi voudrait-il se venger de toi, petit commandant de place ? Il réserve sa rancune aux grands qui se trouvent sur son passage. Mais voyons; crain- drais-tu de perdre ton commandement? Il faut en parler dès ce soir à Vanglas.
SAINT-PHAR.
Oh ! s'il ne s'agissait que de perdre mon commande- ment! Chut! j'entends ma fille.
426 LES ANCIENS AMIS.
SCÈNE VIII.
SAINT-PHAR, VILLENEUVE, CLÉMENCE.
CLÉMENCE.
On m'a dit que le père de monsieur Eugène était ici.... (yS arrêtant tout-d'im-coup a V aspect de Ville- neuve.^ Est-ce lui?
VILLENEUVE.
Oui , ma belle demoiselle , c'est lui-même.
SAINT-PHAR.
Pourquoi ce trouble ? Crains-tu d'embrasser mon ami Villeneuve ?
CLÉMENCE.
Non, sans doute. Oh! comme monsieur votre fils vous ressemble !
VILLENEUVE, qiù , de son cote, a examiné Clémence avec beaucoup d'attention.
Mon ami, que mon fils sera heureux avec ta fille! Quand les marions -nous, ces chers enfants? (^ Clé- mence.^ Je sais que mon fils ne vous est pas indifférent.
CLÉMENCE.
Ah ! mon père , vous m'avez trahi !
SAINT-PHAR.
Est-ce te trahir?
CLÉMENCE.
Eh bien ! puisque monsieur Villeneuve le sait, oui;... mais on vient , il ne faut rien dire devant les autres.
ACTE I, SCÈNE X. 4^7
SCÈNE IX.
SAINT-PHAR, VILLENEUVE, MONTGRAVIER, Mâdoie MONTGRAVIER, CLÉMENCE, DER- VIÈRE.
M O W T G R A V I E R.
Tout est prêt , tout sera bien , et notre bon Vanglas peut venir quand il lui plaira.
MADAME MONTGRAVIER , entrant d'un autre côté.
Me voilà. Je n'ai pas été long-temps à ma toilette, je crois. Je vous salue, monsieur Villeneuve. DERViÈRE , entrant en scène et serrant un papier dans sa poche. .
Eh bien! monsieur de Vanglas? je ne le vois pas.
MADAME MONTGRAVIER.
Patience, monsieur Dervière, Ce qui me surprend, c'est le retard des autres personnes.
MOWTGR A.VIER.
Il me semble qu'il n'est pas décent de se faire at- tendre, lorsqu'on sait qu'on doit se trouver avec un personnage...
VILLENEUVE.
Qui se fait attendre lui-môme.
SCÈNE X.
SAINT-PHAR, VILLENEUVE, MONTGRAVIER, Madame MONTGRAVIER, CLÉMENCE, DER- VIÈRE, LA PIERRE, MILCOUR.
LA PIERRE , ouvrant les deux battants et annonçant. Monsieur Milcour.
428 LES ANCIENS AMIS.
MONTGRAVIER.
Eh bien! qu'est-ce que vous faites donc ? [Appelant?) La Pierre ! [A Milcour qui entre et qui salue.^ Ce bon Milcour ! [Bas à La Pierre^ Est-ce que je ne vous ai pas dit de n'ouvrir qu'un battant ? MADA^ME MOKTGRAviER, bas Cl La Pierre en parlant derrière son éventail.
Eh ! oui , les deux battants seulement pour monsieur de Vanglas. [A Milcour.^ Monsieur, je suis ravie de vous voir.
[La Pierre sort.^
MILCOUR.
Que je vous remercie de votre invitation, mon cher Montgravier! Et moi aussi j'ai été le bon ami de mon- sieur de Vanglas. Eh ! voilà Dervière , Villeneuve et Saint-Phar. A merveille , il va se trouver en pays de connaissance.
SCENE XL
SAINT-PHAR, VILLENEUVE, MONTGRAVIER, Madame MONTGRAVIER, CLÉMENCE; DER- VIÈRE, LA PIERRE, MILCOUR, Madame et Mademoiselle GERNANCE; autres coiyvives.
LA PIERRE, n'ouvrant quun battant de la porte et annonçant. Madame Gernance.
MADAME MOIVTGRAVIER,
Eh ! venez donc , ma chère amie !
ACTE I, SCENE XL 429
MADAME GERWAIVCE.
li n'est pas encore arrivé ?
M ONT G RAVIER.
Pas encore.
MADAME GERNANCE.
Je craignais d'être en retard. Me reconnaîtra -t- il? Je n'oserai jamais lui parler.
MONTGRAVIER.
Je vous présenterai.
MADAME GERWAIVCE.
Que j'ai eu tort dans le temps de rejeter ses vœux! Je ne serais pas veuve.
LA PIERRE , prenant tout bas le nom des personnes a mesure qu'elles arrivent et annonçant.
Monsieur et madame Drouville , monsieur Derlange et monsieur Duhoussaye.
CLÉMENCE.
Àh ! que de monde ! me voilà toute honteuse. SAINT-PHAR, à Villeneuve.
Eh! mais, je crains
VILLENEUVE, CL Saint-Pkar. Tous bonnes gens trop occupés de leurs affaires pour songer aux tiennes.
LA PIERRE, annonçant. Monsieur Verpillac , monsieur l'échevin Delorme , monsieur le conseiller Desnoyers.
MONTGRAVIER.
Nous voilà tous.
MADAME MOWTGRAVIER.
Il ne manque plus que lui. Asseyez -vous donc, mesdames.
{Les dames s' asseyent , les hommes restent debout^)
43o LES ANCIENS AMIS.
MONTGRAViER , pronieucuit ses regards avec complai- sance sur la société. Mes amis , mes bons amis , qu'il est doux pour moi que ma maison soit le rendez - vous d'une aussi tou - chante réunion !
MIL COUR.
Savez-vous que c'est un beau trait de la part de monsieur de Vanglas ?
MADAME GERNANCE.
x\u sein de la prospérité se souvenir de ses anciens amis !
MONTGRAVIER.
C'est rare.
D E R V I È R E.
Oh ! le bonheur ne lui a ni tourné la tête ni desséché le cœur.
M I L c o u R. Eh ! nous l'avons vu dans un état bien médiocre.
CLÉMENCE, bas Cl Saùit-Phar. C'est donc un homme bien admirable que ce mon- sieur de Vanglas, attendu avec tant d'impatience?
MOFT GRAVIER.
C'est l'amitié qui l'amène.
DERVIÈRE.
C'est l'amitié qui nous rassemble.
VILLENEUVE.
Olî ! oui , l'amitié ; mais n'y entrerait-il pas aussi de notre part un peu d'intérêt, et de la sienne un peu de vanité ?
MONTGRA VIER.
Lui , venir chez moi par vanité !
ACTE I, SCENE XL 43i
DERVIÈRE.
Nous , poussés par l'intérêt !
MADAME M ONT GRAVIER.
Il est mordant, ce monsieur Villeneuve.
VILLENEUVE.
Qui sait? il n'est pas fâché peut-être de cette oc- casion de briller aux yeux de ses anciens camarades ; et je gage qu'il n'y en a pas deux parmi nous qui n'aient dans leur poche un petit placet à lui présenter.
DERVIÈRE.
Oh ! par exemple !
MILCOUR.
Est-ce pour moi que vous parlez ?
VILLENEUVE.
Est-ce que vous avez un placet dans votre poche, monsieur Milcour.
MILCOUR.
J'en ai ou je n'en ai pas
VILLENEUVE.
Oh ! ne vous fâchez pas. Moi qui vous parle , j'ai le mien; oui, pour la veuve de votre brave cousin Du- plessis, madame Gernance.
DERVIÈRE, a part.
Quel intrigant!
MONTGR 4VIER.
Et quand cela serait; quel mal de profiter de l'oc- casion et du crédit d'un ami?... Mais il ne vient pas.
MADAME MONTGRAVIER.
Pourvu qu'il ne lui soit pas arrivé d'accident.
VILLENEUVE.
Rassurez-vous... Est-ce qu'il serait convenable qu'un homme comme lui ne se fit pas désirer au moins une heure ?
432 LES ANCIENS AMIS.
MADAME MONTGRAVIER.
En vérité, monsieur Villeneuve, il faut avoir bien la rage de plaisanter. Je n'ai pas envie de rire, moi. DERViÈRE, d'un ton triomphant. Il ne viendra pas.
MONTGRAVIER.
Attendez ; voilà une voiture qui entre dans la cour. C'est lui; oui, c'est lui.
MADAME MONTGRAVIER.
Je respire.
SAINT- PHAR, a Villeneuve. J'ai peut-être eu tort de rester.
VILLENEUVE, h Saint- Pha7\ T'y voilà.
SCÈNE XII.
SAINT-PHAR, VILLENEUVE, MONTGRAVIER, Madame MONTGRAVIER, CLÉMENCE, DER- VIÈRE, MILCOUR, Madame et Mademoiselle GERNANCE, LA PIERRE, VANGLAS; autres
CONVIVES.
LA PIERRE, ouvi^ant les deux battants et annonçant. Monsieur de Vanglas.
madame MONTGRAVIER, CL La Pier?^. Faites servir.
MONTGRAVIER, allant au-devant de Vanglas. Oui, qu'on serve sur-le-champ.
(Z« Pieire sort; tout le monde se leve.^ VANGLAS, entrant en scène une lettre a la main. {A Montgravier.) Ah! mon cher [Saluant ma-
ACTE I, SCÈNE XII. 433
dame Montgravier.^ C'est madame... j'ai l'honneur... {^A Montgraner, en lui remettant la lettre.^ Mont- gravier, faites dire, je vous prie, à l'un de mes gens, de porter cette lettre au duc de Cresny, qui me de- mande un rendez-vous pour demain. J'étais si pressé... J'avais oublié... Ecoutez; qu'il retourne chez moi, qu'il attende mes dépêches et qu'il me les apporte ici, à quelque heure que ce soit.
MOJVTGRAViER, prenant la lettre.
Il suffit. (^Appelant.) La Pierre. [A Derviere.^ Un duc qui vient chez lui demain , et ce soir il vient chez moi !
(// remet la lettre a La Pierre , et lui parle bas.^ VANGLAS, à madame Montgravier.
Que je me félicite, madame, de faire connaissance sous d'aussi heureux auspices avec la femme de mon ami Montgravier !
MADAME MONTG RAVIER.
Que ce titre est flatteur pour mon mari, monsieur!... Non qu'il ne le mérite sans doute.... mais au point où vous êtes parvenu... pardon... {^A madame Gernance.) Comme on se trouve à son aise avec lui ! {A Vanglas^ Nous commencions à être un peu inquiets.
VANGLAS.
Est-il si tard? Eh bien! j'ai tout brusqué, j'ai dit à mon cocher de brûler le pavé. {A Montgravier^ Elle est fort bien, votre femme. {Haut.^ Je n'avais garde de manquer un aussi agréable souper ; j'avais fait mes conventions avec Montgravier; je l'avais invité à n'avoir pour convives que d'anciens amis.
MONTGRAVIER, montrant toute la société. Aussi vous voyez.... Tome m. 28
434 LES ANCIENS AMIS.
VANGLA.S, h Derrière. C'est toi, Dervière. Toujours curieux, médisant et malin.
DERVIÈRE.
Oh ! c'est trop de bonté. {A part?) Bon , il me tutoie encore.
VANGLAS, a madame Gernance. Ah ! la belle Aglaé Jacquemin.
MADAME GERNANCE.
Il m'a reconnue!
MONTGRAVIER.
Aujourd'hui madame Gernance.
VANGLAS.
Elle est mariée ?
MADAME GERNANCE, 611 SOUpivailt.
Je l'ai été.
VANGLAS.
Ah!... c'est vrai, j'ai appris votre malheur.
MADAME GERNANCE.
Voici ma fille.
VANGLAS.
Une si grande demoiselle! déjà! {^A Montgravier.) Elle est bien vieiUie. {^A Milcou7\) Monsieur.,... {^A Montgravier.^ Est-ce aussi un de nos amis?
MONTGRAVIER.
Milcour.
VANGLAS.
Ah! qui était abbé?... Non,.... avocat. Oui je me souviens très-bien....
MILCOUR, a part. Il a eu de la peine , mais il s'est souvenu de moi.
ACTE I, SCENE XII. 4^5
VILLENEUVE, à Saùît-Phar. Est-ce l'amitié ou la vanité qui l'amène ?
VANGLAS, a Villeiieiwe virement. C'est vous , mon cher Villeneuve ? vous m'avez dis- gracié ; depuis que je suis en faveur, je ne vous vois plus. {^Apercevant Saint-Phar?) Eh! vous voilà aussi, mon cher Saint-Phar ; vous êtes à Paris ? Demandez à Montgravier comhien je vous aurais regretté. Toujours commandant ?
MONTGRAVIER.
Toujours.
SAIWT-PHAR , a part. Il ne sait rien.
MONTGRAVIER.
Il est venu pour faire voir Paris à sa fille que j'ai l'honneur de vous présenter. Elle loge chez moi avec
son père ; c'est^a parente. scm.LCi
VAN GLAS, scmiard Clémence et prenant la main de Saint-Phar. Mademoiselle , monsieur votre père est un des hommes que j'aime , et que j'estime le plus. CLÉMENCE, saluant. Monsieur....
VILLENEUVE, à SaUit-Pliar. La vanité cesse ; l'amitié commence.
SAINT-PHAR.
Je reconnais avec joie que vous n'avez rien perdu de vos bons sentiments d'autrefois.
VAN GLAS, avec sensibilité.
Avec quelle émotion je me rappelle notre ancienne liaison! Ah! pourquoi ne pouvons-nous plus reprendre ces longs et chers entretiens où nous nous racontions
/,36 LES ANCIENS AMIS.
avec tant d'abandon nos plaisirs, nos chagrins, nos pro- jets, {Avec fatuité}^ En vérité, si l'on n'était consolé, encouragé , soutenu clans nos hautes fonctions par la certitude qu'on mérite la confiance dont on est honoré... De faibles talents, un grand zèle m'ont valu la faveur et l'appui du ministre ; j'en suis flatté sans doute, mais les affaires m'épuisent , m'excèdent.... VILLENEUVE, Cl Scdiit-Phar. La vanité revient.
VANGLAS.
Savez-vous, madame Montgravier, que ma femme voulait venir avec moi ? Oui , si elle n'avait été un peu indisposée....
MONTGRAVIER.
C'est à madame Montgravier à la prévenir.
MiLCOUR, tirant un papier de sa poche. Puisque vous m'avez si bien recoruMi , j'aurais une petite requête à vous présenter. ^
DERVIÈRE.
Et moi, je voudrais vous demander....
VILLENEUVE, a Montgravier. Eh bien ! est-ce l'amitié ou l'intérêt qui les a fait venir ?
VAN GLAS.
Ah! mes amis, de grâce, employons mieux les mo- ments que nous avons à passer ensemble. Je suis tout entier au bonheur de vous revoir. Laissez-moi le goû- ter sans me parler d'affaires.
MONTGRAVIER.
En effet , quelle indiscrétion !
VANGLAS.
Ecoutez. A dater de demain, présentez- vous chez
ACTE I, SCÈNE XIII. 437
moi à l'heure que vous voudrez , tous les jours. Des ordres seront donnés pour que vous soyez reçus, oui, tous. Dès ce soir en rentrant, je remettrai vos noms à mes gens. Quelle que soit l'importance de mes fonc- tions, je trouverai toujours un moment pour mes amis; mais ce soir ne nous livrons qu'aux épanchements du
cœur, aux souvenirs de l'amitié Sur mon ame,
quand je vous considère, je me sens attendri jusqu'aux larmes.
SCÈNE XIII.
SAINT-PHAR, VILLENEUVE, MONTGRAVIER, Madame MONTGRAVIER, CLÉMENCE, DER- VIÈRE, MILCOUR, Madame et Mademoiselle GERNANCE, VANGLAS, LA PIERRE; autres convives.
LA PIERRE, ouvrxint les deux battants. On a servi. VANGLAS, offrant la main a madame Montgravier.
Madame Oui, mes amis, venez me voir : plus
vous me fournirez d'occasions de vous être agréable, plus vous me rendrez heureux. {^A madame Montgra- vier.^ Voulez -vous bien accepter ma main. MADAME MONTGRAVIER, donnant la main œ
Vanglas. Monsieur.... {Passant devant les autres d'un air triomphant.^ Pardon, mesdames.
(^Elle sort avec Vanglas.^
MADAME GERNANCE^
C'est mi homme admirable !
i^EUe sort.).
438 LES ANCIENS AMIS.
DERVIÈRE.
Parfait!
{Il sort.)
MONTGRAVIER.
Divin !
M I L c o u R , serrant son papier. Dès demain je vais chez lui.
VILLENEUVE, Ci Samt-Phar. Attends. Avant de les joindre , achève de m'expli- quer....
( Tous sortent y les hommes donnant la main aux dames. )
SCÈNE XIV.
SAINÏ-PHAR, VILLENEUVE.
SAINT-PHA.R.
Apprends tout. Dans l'avis qui m'a été donné, il était question d'une lettre de cachet, de la Bastille.
VILLENEUVE.
De la Bastille ! morbleu ! Il est menacé d'une lettre de cachet , et il vient se réfugier à Paris ! Et il reste à souper avec le favori du ministre qui le poursuit !
SAINT-PHAR.
Que m'importe? Je veux confondre et démasquer mes ennemis.
VILLENEUVE.
Ne t'imagines-tu pas que tu vas renverser le mi- nistre? Mais quand je te gronderais.... Il faut rester à présent. L'avis est peut-être faux. Vanglas n'est pas
ACTE I, SCENE XIV. 489
dans la confidence.... ne lui parlons pas ce soir; mais il vient de nous dire que sa porte serait toujours ou- verte pour nous, et demain....
SAINT-PHAR.
Oui , demain nous irons.
VILLENEUVE.
Non pas. Reste chez Montgravier; ne te cache pas; mais ne te montre pas. C'est moi qui demain irai chez Vanglas; et s'il est dans son jour de courage et d'a- mitié... J'ai d'autres amis d'ailleurs Oui, le duc de
Saint-Simon.... Allons rejoindre nos convives....
SAINT-PHAR.
Crois-moi, Villeneuve; sans la crainte de faire le malheur de ma pauvre fille, j'irais moi-même me livrer au coup dont on veut me frapper.
FIN DU PREMIER ACTE.
44o LES ANCIENS AMIS.
ACTE SECOND.
La scène est dans le caJjinet de Vanglas.
SCENE I.
VILLENEUVE, seul.
Me voilà donc enfin parvenu à l'appartement de monsieur de Vanglas. Il m'a fallu brusquer le suisse, les laquais. Je l'avais prévu , lorsqu'hier soir il nous
engageait à nous présenter chez lui Malheureux
Saint-Phar ! il n'est que trop vrai ; la lettre de cachet est partie : tandis qu'elle court le chercher dans sa for- teresse, il est en sûreté à Paris; mais si on l'y découvre... J'ai bon espoir en Vanglas. Hâtons-nous;... Et le duc de Saint-Simon qui est à sa terre de la Ferté! on l'at- tend à son hôtel ce soir ou demain : il sera peut-être trop tard.
SCÈNE IL
VILLENEUVE, SAINT-GERMAIN, MILCOUR.
MIL COUR, et Saint-Germain. Mais je vous dis, monsieur, que monsieur de Van- glas m'a promis que les portes seraient toujours ou- vertes pour moi.
ACTE II, SCÈNE III. 44^
SAINT-GERMAIF, Cl MilcOUT.
Mais je vous dis, monsieur, qu'on ne peut pas en- trer sans une lettre de rendez-vous.
MIL COUR.
Tenez, voilà monsieur Villeneuve qui vous affirmera qu'hier nous avons soupe ensemble, que je suis un ancien ami de monsieur de Yanglas , que je viens par amitié , pour lui faire plaisir ; je n'ai qu'un mot à lui dire.
SAINT-GERMAIN.
Eh ! oui , vous êtes tous les amis de la maison , et après cela, monsieur gronde le valet-de-chambre, le valet-de-chambre nous gronde ; vous n'avez tous qu'un mot à dire , et ce mot dure des heures entières ; vous ne pouvez pas rester, [inontrant Villeneuve) ^ monsieur non plus. C'est clair, je crois.
MILCOUR.
Mais, monsieur....
SCÈNE III.
VILLENEUVE, SAINT - GERMAIN , MILCOUR, LEBRUN, DERVIÈRE.
DERviÈRE, d'un ton tres-arrogant. Comment? il n'y est pas! Mais je suis Dervière, autrefois attaché à l'état-major de monsieur le maré- chal de Villeroi. Hier, en rentrant chez lui, Vanglas a dû donner des ordres pour que je fusse reçu, tou- jours reçu.
LEBRUN, CL Deivière. J'en suis désolé , monsieur , mais je n'ai pas d'ordres.
44^ LES ANCIENS AMIS.
SAiNT-GERMAïF, ct MUcour et CL Derviere. Vous voyez? Monsieur le valet - de - chambre dit comme moi.
LEBRUN.
Qu'est-ce, Saint-Germain?
SAINT-GERMAIN.
Ces messieurs qui se prétendent les amis de mon- sieur, qui disent que monsieur leur a donné parole, comme si monsieur n'était pas accoutumé à donner par jour vingt paroles de la sorte, qu'il lui est impossible de tenir.
LEBRUN.
Monsieur Saint-Germain, n'apprendrez -vous donc jamais à mettre un peu plus de politesse et d'égards dans vos discours? Ces messieurs diraient-ils qu'ils sont les amis de monsieur, s'ils ne l'étaient réellement? Monsieur est incapable de promettre une chose qu'il ne voudrait pas tenir; mais ces messieurs doivent sentir que je ne peux rien prendre sur moi. Monsieur est en grande conférence avec monsieur le duc de Cresny ; et comme probablement il m'aura donné aujourd'hui les noms de ces messieurs, revenez demain ou après-de- main.... {^A Saint-Germain.^ Voilà comme on parle.
VILLENEUVE.
Le temps me presse, écrivons.
(7/ s'assied et écrit. ^ DERVIÈRE, à Milcour. Que dites- vous du procédé, Milcour? Il nous invite à venir tout exprès pour nous faire mettre à la porte par ses valets; et ces droles-là sont d'une imperti- nence! {^D'un ton tres-poli à Lebrun.^ J'ai l'hon- neur de vous assurer , monsieur , que monsieur de Vanglas a eu la bonté de nous encourager lui-même...
ACTE II, SCENE IV. 443
MILCOUR,
Oui, notre ami Vanglas....
LEBRUN.
Je n'en cloute pas , messieurs , mais vous ne voudriez pas nous attirer des reproches ; ainsi , faites-moi le
plaisir Je suis désespéré mais moi-même j'ai
l'honneur....
VILLENEUVE, allant a Lebrun au moment ou celui-ci pousse poliment vers la porte Milcour et Deiviere. Remettez ce billet à votre maître de la part de mon- sieur Villeneuve. LEBRUN, un peu déconcerté du ton impératif de Villeneuve. Je le remettrai , monsieur. [A Saint-Germain^ Cet homme a un ton qui vous déconcerte.
MILCOUR.
Ah ! quelle patience il faut avoir !
DERVIÈRE.
Moi, je n'en ai pas, et si je ne craignais de me
compromettre....
SCÈNE IV.
VILLENEUNE, SAINT-GEïîMAïN , MILCOUR, LEBRUN, DERVIÈRE, DURAND, MONï- GRAVIER.
( Montgravier et Durand entrent par une porte la- térale. Durand a des papiers a la main qu'en ar- rivant il pose sur une table. ^
MONTGRAVIER.
Ainsi , mon cher Durand , tout est bien convenu ?
444 LES ANCIENS AMiS.
DURAIYD.
Ce matin même, je présente le travail à la signature. M I L c o u R , revenant sur ses pas , ainsi que Derrière et Villeneuve.
Ah! c'est vous, Montgravier! Mon cher ami, venez à notre secours. Voilà Dervière , voilà Yilleneuve. N'est-il pas vrai qu'hier nous avons soupe chez vous avec monsieur de Yanglas , et que là il nous a dit qu'il se ferait un plaisir de nous recevoir ?
MONTGRAVIER.
Oui, sans doute.
M I L c o u R , en montrant les valets. Eh bien! ces messieurs....
MONTGRAVIER.
Attendez, je vais vous recommander à mon cher ami le secrétaire. {^A Durand.^ Mon bon monsieur Durand, vous m'obligerez personnellement, vous obli- gerez monsieur de Vanglas lui-même si vous voulez permettre à mes amis....
DURAND.
Monsieur Lebrun , quel inconvénient y aurait-il à laisser ces messieurs....?
LEBRUN.
Pardon , monsieur le secrétaire ; mais je ne me per- mets pas de me mêler de vos écritures.... Ainsi....
DURAND.
Plaît-il , monsieur Lebrun ? VILLENEUVE, reprenant son billet des mains de Le" brun y a Durand. Vous êtes le secrétaire de monsieur de Vanglas ?
DURAND.
Oui.
ACTE II, SCÈNE IV. /j/|5
VILLENEUVE.
Deux affaires m'amènent auprès de lui. Je peux vous confier l'uue : il s'agit d'une pension pour la veuve du capitaine Duplessis , mort à la suite de graves blessures reçues dans la guerre de la succession. Voilà ses titres. (// remet des papiers a Durand.^ Vous les présenterez à monsieur de Vanglas; je crois le ser- vir selon ses intérêts, en lui procurant l'occasion de faire une acte de justice et d'humanité. L'autre affaire... je ne peux en parler qu'à lui seul. Remettez-lui, je vous prie, ce billet par lequel je le presse de me recevoir. J'ai à courir, je reviendrai dans une heure. {Tirant sa montre^ Oui, dans une heure. Je vous salue. {A part ^ Mon pauvre Saint -Phar!
{Il sort.) MONTGRAViER, a MUcour et a Derrière.
Faites comme Villeneuve ; contez l'objet de votre visite au secrétaire; c'est comme si vous parliez à mon- sieur de Vanglas.
MfLCOUR.
Ah ! j'entends bien ; mais c'est à lui-même que je voudrais....
MO NT GRAVIER.
En ce cas, mon bon monsieur Lebrun, est-ce qu'il ne vous serait pas possible....? Ces messieurs sont mes amis.
LEBRUN.
Je dirai à monsieur que c'est vous et monsieur le secrétaire qui m'avez forcé.... je vous en avertis.
M O N T G R A V 1 E R.
Je prends tout sur moi.
LEBRUN, a Milcour et à Derçih^e. Restez, messieurs. (Il sort.)
446 LES ANCIENS AMIS.
s AI NT -GERMAIN.
Restez.
(// sort.)
SCENE V.
DURAND, MONTGRAVIER, DERVIERE, MILCOUR.
MONTGRAVIER, Cl MUcour et CL Deîvière. Là, vous voyez.
MILCOUR.
Ah! Montgravier , que d'obligations!....
MONTGRAVIER.
C'est bon, c'est bon.
(MUcour reste placé comme une statue au milieu du théâtre. Derrière se promène avec agitation^ les mains derrière le clos. Montgravier et Durand causent sur le devant de la scène. ) DERviÈRE, a part. Ce Montgravier qui me protège !
( Il continue a se promener. ) MONTGRAVIER, CL Durand. Ainsi, je reviendrai dans la matinée, et je trouverai la commission pour cet entrepôt?
DURAND.
Oui.
DERVIÈRE, a part. Ce petit secrétaire qui me recommande au valet- de-chambre !
( // continue a se promener. )
ACTE II, SCENE VI. 447
MONTGRAVIER.
Ah ! j'oubliais l'essentiel ; nous avons trouvé un prête-nom pour notre grande affaire. DERViÈRE, a part. Et leur maître qui me joue !
( // continue a se promener. )
MONTGRAVIER.
Mes associés m'ont prié de vous offrir un sou dans la livre sociale de l'entreprise , sans mise de fonds , et sans préjudice bien entendu de ceux que monsieur de Vanglas a bien voulu accepter.
DURAND.
Aimable homme !
MONTGRAVIER.
Sans adieu, mon bon Durand; bonne chance, mes chers amis, et je m'esquive par oîi je suis venu.
{^11 sort par une des portes latérales, la même par laquelle il est entré. ^
MILCOUR.
Il est bien heureux ; il connaît les détours et les per- sonnes de la maison.
SCENE VL
MILCOUR, DERVIÈRE, DURAND, LERRUN, SAINT-GERMAIN.
SAINT-GERMAIN, accouraiit. Monsieur Durand, madame vous prie de venir la trouver dès que vous serez libre ; il s'agit de la surprise qu'elle prépare ce soir à monsieur pour sa fête.
448 LES ANCIENS AMIS.
DURAND.
Et il faut que je dirige des fêtes! comme si je
n'avais pas assez d'ouvrage !
LEBRUN, accourant.
Yoilà monsieur qui reconduit monsieur le duc. {^A Milcour et a Derviere^ ^J^z la complaisance de passer dans cette autre pièce.
DERVIÈRE.
Comment ?
SAINT-GERMAIN.
On vous avertira , on vous annoncera.
DERVIÈRE,
Permettez, je voudrais parler seul à monsieur de Vanglas.
LEBRUN.
Cela dépendra des ordres qui nous seront donnés.
MILCOUR, à Lebrun. C'est que je voudrais bien ne pas lui parler en pré- sence de monsieur Dervière.
LEBRUN.
Le voici; passez, je vous en prie.
(^Milcour et Dervière sortent.)
SCÈNE VIL
LEBRUN, SAINT- GERMAIN, DURAND, VAN- GLAS; LE DUC DE CRESNY, PERSONNAGE MUET.
VANGLAS , en robe de chambre et reconduisant le duc. Lebrun , Saint-Germain , voyez si les gens de mon- sieur le duc sont là.
[Saint-Germain sort en courant; Lebrun ouvre les
ACTE II, SCÈNE VIII. 449
deux battants de la porte du fond. Le duc sort en saluant.^
V A ]v G L A. s , sur le seuil de la porte. Monseigneur veut donc bien me permettre de ne pas aller plus loin? {Retenant sur le devant de la scène.) Monsieur Durand!... Ah! vous voilà. (^ Le- brun.) J'appellerai quand il sera temps de m'ha- biller.
(Lebrun et Saint-Germain sortent.)
SCENE YIIL
YANGLAS, DURAND,
VANGLAS.
Que devenez -vous donc, monsieur Durand? Je ne vous ai pas encore vu de la matinée.
DURAND.
J'attendais que monsieur le duc eût quitté mon- sieur.
VAWGLAS.
Vous attendiez, vous attendiez... Eh bien! qu'avons- nous à faire ce matin?
[Il prend un fauteuil et s'assied.)
DURAND.
Voici des lettres.
VANGLAS.
Bon. Je signerai tout-à-l'heure.
DURAND.
Monsieur Montgravier doit revenir chercher la com- mission pour cet entrepôt que vous faites avoir à un Tome FIT. 29
45o LES ANCIENS AMIS.
de ses protégés. Elle est, je crois, dans un de ces pa- quets.
{Il présente des lettres cachetées.^
VANGLAS.
Voyez, décachetez.... Cher Montgravier! son souper d'hier était fort joli. Sa femme se donnait une peine pour que je fusse content ! c'était fort bien. J'ai vrai- ment été touché du zèle de ces bonnes gens... Eh bien! monsieur Durand , cette commission ? DURAND , après avoir décacheté, parcouru et posé plu- sieurs lettres sur la table.
La voilà.
VANGLAS.
Laissez-la sur cette table.... Et puis, j'étais entouré d'anciens amis. A chaque instant, il nous survenait quel- que souvenir. J'étais heureux , je les voyais heureux et je leur portais envie. {A Durand.) Savez-vous qu'hier j'ai été compris dans une distribution d'indemnités? Leduc de Cresny vient de me le confirmer. (^Souriant d'un air mécontent. ) Certes, c'est très - flatteur , et je suis très - reconnaissant de ce qu'on veut bien faire pour moi ; mais peut-être mon dévouement et mon tra- vail méritaient - ils une distinction particulière.... En vérité, il y a des moments où je serais tenté de tout abandonner.
DURAND.
Qui ? vous , monsieur quitter ! Ah ! vous êtes trop nécessaire au ministre.
VANGLAS.
Nécessaire! vous voyez bien que non, puisqu'il me confond avec tout le monde.
DURAND.
Vous êtes trop dévoué au bien de l'Etat.
ACTE II, SCENE VIII. 45i
VAFGLAS.
Ah ! oui , le bien de l'Etat ! on se sert de ce grand mot pour couvrir son ambition personnelle ; mais moi.... Vous ne me connaissez pas, Durand; croyez- vous que je tienne à tout cet éclat qui m'environne ? Eh! mon dieu! une vie obscure, une paisible médio- crité... Je serais plus heureux.... et plus riche : car enfin je me trouve forcé par mon rang à des dépenses... Et que suis-je encore? Rien que l'homme de confiance de l'abbé Dubois qui n'est pas encore premier ministre; je n'ai aucun titre, et comme ils jugent apparemment qu'ils peuvent se passer de moi.... Après?
DURAND.
Voilà un billet d'un monsieur Villeneuve qui doit aussi revenir et qui m'a laissé les titres d'une veuve pour laquelle il sollicite une pension.
VANGLAS, prenant vwement les papiers et les examinant.
Villeneuve ! Je veux tout faire pour lui, je tiens beaucoup à ce qu'il ait bonne opinion de moi. {^Par- courant les papiei^s. ) Je n'ai pas besoin d'examiner les titres. Ecrivez, écrivez bien vite au secrétaire d'état de la guerre une lettre pressante pour la veuve,... {Cherchant le nom sur les papiers .^ Duplessis. Sa de- mande est de toute justice. {Remettant les papiers sur la table?) Dès que monsieur Villeneuve paraîtra, qu'on ne le fasse pas attendre. Je le reconnais là; toujours occupé des autres. Lui et Saint-Phar, voilà ceux de mes anciens amis que j'estime le plus. J'espère que j'aurai encore assez de crédit; et.... Vous avez écrit? Je signe. {Il se ïeve et tout en signant^ Quelles sont les autres lettres ? {Apres avoir signé et se rasseyant^ Et
29.
452 LES ANCIENS AMIS.
ma femme qui me prépare une fête ! C'est bien le mo- ment, quand on m'abreuve de dégoûts.
DURAND, ayant décacheté une lettre. Le ministre attend monsieur à dîner aujourd'hui.
VANGLAS.
Plaît-il? Le cardinal! {Prenant la lettre?) Donnez. Ah! il s'en avise; à la bonne heure.... Et son billet est écrit du style le plus amical.... Il a un nouveau travail à me confier : il veut lui-même m'annoncer une nou- velle faveur.... Nons verrons. Vous avez raison, Du- rand, on se doit à son pays; et quand les dépositaires de l'autorité réclament vos talents et vos services, on ne peut se dispenser.... J'irai.
DURAND, a part.
Adieu les projets de retraite.
V A N G L A s , souriant d'un air satisfait.
Toilà une circonstance qui favorise les petits desseins de ma femme ; n'est-ce pas , monsieur Durand ?
DURAND.
Comment, monsieur?
VANGLAS.
Eh ! oui ; pendant mon absence on pourra s'occuper des préparatifs de ma fête; allons, je ne veux rien savoir, je ne dois rien savoir. Poursuivons. Vous avez écrit pour ce commis qu'on veut révoquer , pour cette danseuse qui veut entrer à l'opéra , et pour cet auteur qui veut être de l'académie ?
DURAND, en montrant les lettres à signer.
Monsieur peut voir.
VANGLAS.
plie est vive et piquante, cette petite danseuse. Je
ACTE II, SCENE IX. 453
me fais un plaisir de lui porter moi-même son ordre de début.... Chut! j'entends ma femme.
{Il parcourt les lettres et les signe.^
SCÈNE IX.
VANGLAS, DURAND, Madame VANGLAS.
MADAME YA]:!(QL.AS, en négligé. Bonjour , monsieur.
VANGLAS, continuant de signer ses lettres. C'est vous , madame ?
MADAME VAi?fGLAs, bos Cl Durancl.. Eh bien ! monsieur Durand ?
DURAND, bas a madame Vanglas. Monsieur m'a retenu.
MADAME VANGLAS, <^e mewe.
Et l'illumination , le feu d'artifice ? Quel temps pren- drons-nous ?
D u R A N D , <i?e ;/ze77ze^ Il va dîner chez le ministre.
MADAME VANGLAS, de même. Nous aurons la musique des mousquetaires.
DURAND, de même. Je n'ai plus qu'à transcrire mes couplets.
MADAME VANGLAS, h part..
Quelle jolie fête !
VANGLAS.
Qu'avez-vous donc de si important à dire à monsieur Durand, madame ? [{Bas a sa femme en souriant^ Si je m'avisais de m'inquiéter sans sujet , comme quelque-
454 LES ANCIENS AMIS.
fois cela vous arrive avec moi?,.. (^Haut.) Monsieur Durand , expédiez bien vite toutes ces lettres et ne vous éloignez pas : si j'ai un moment, je continuerai de vous dicter ce mémoire sur les finances et le nouveau sys- tème. ( Durand soit. )
SCÈNE X.
VANGLAS, MA.DAME VANGLAS.
VAN GLAS.
Félicitez - moi , madame; je craignais que son émi- nence n'eût quelques préventions fâcheuses contre moi ; mais voilà un billet, une invitation; je n'ai jamais été plus avant dans ses bonnes grâces !
MADAME VANGLAS, en SOUHaUt.
Je vous en félicite de tout mon cœnr ! Ce matin vous m'aviez alarmée; il semblait, à vous entendre, que nous n'avions plus qu'à nous retirer. C'eût été affreux : je serais très à plaindre s'il me fallait changer la vie que nous menons à Paris. De la fortune, de la consi- dération, de belles places, cela me rend heureuse, et le bonheur me sied si bien! Oui, j'avoue ingénument que les bals, les spectacles, les assemblées, la toilette, oh! la toillette sur-tout, ont pour moi un attrait qui ne finira pas encore de sitôt. Cela viendra; quand je serai mère de famille, peut-être serai-je plus raisonnable.
VANGLAS.
Eh bien ! voyez le bel avenir qui s'ouvre devant nous. Jusqu'ici , c'eût été une folie de ne point borner notre ambition ; mais aujourd'hui , avec l'appui du ministre et le besoin réel qu'il a de moi , qui peut pré-
ACTE II, SCENE X. 455
voir où je parviendrai ? Je vous annonce une visite pour tantôt, madame Montgravier ; je lui ai promis hier que vous la recevriez aujourd'hui. Elle doit venir avec la fille de Saint-Phar.
MADAME VANGLAS.
Vous allez me lier avec tous vos bourgeois;.... mais qu'est-ce que je dis?... Il me revient de temps en temps des accès de fierté qui n'ont pas le sens commun. C'est la femme d'un de vos amis ; je serai charmée de la voir.
VANGLAS.
Ah! je vous en prie, madame, ménagez madame Montgravier ; son mari est un homme qui m'est fort utile.
MADAME VANGLAS.
Oh ! vous ne voyez que le côté utile des gens ; moi , je veux qu'ils soient aimables ; et votre monsieur Mont- gravier serait un homme détestable , s'il n'était tant soit peu ridicule. Je ne me mêle point d'affaires; je ne veux pas m'en mêler, ce n'est pas le rôle d'une femme. Je ne me suis jamais avisée de vous rien demander, si ce n'est pour le petit Désormeaux , ce jeune avocat si honnête, qu'à ma recommandation vous avez fait nommer subdélégué à Cosne , et qui , par ce moyen , a épousé l'aimable Cécile, votre filleule, dont il était si amoureux.
VANGLAS.
Doux souvenir ! Elle a été pure , cette action !
MADAME VAFGLAS.
Cette bonne petite madame Désormeaux m'a écrit qu'ils allaient faire incessamment le voyage de Paris. S'il se présentait quelque autre affaire semblable, je vous en préviens, monsieur de Vanglas, je deviendrais auprès de vous une ardente soUiciteuse; mais pour
456 LES ANCIENS AMIS.
d'autres, jamais. Je vous quitte. [A part^ Une excel- lente idée qui me vient ! Il faut que j'invite à la fête toutes les personnes qui ont soupe hier avec lui ; il est un peu tard, mais je m'excuserai. {Haut?) Allons, mon ami , jouissons de notre sort ; vos inquiétudes n'étaient pas fondées. Quant à moi, je suis contente, je le serais tout-à-fait, ingrat, si j'étais bien sûre que ma tendresse pour vous fût toujours payée d'un égal retour.
VANGLAS.
Charmante femme !
MADAME VANGLAS.
Oh ! oui , charmante femme ! N'est-ce pas , Vanglas , qu'au milieu des soins qui vous obsèdent , et des beaux exemples qui vous entourent, il est bien cruel d'avoir une femme qui vous importune de son amour ? J'en suis fâchée pour vous, mais je ne me corrigerai jamais de vous aimer.
{Elle sort.) VANGLAS ^ew/, regaixlant sortir sa femme.
Ne suis-je pas bien dupe , quand je puis être heureux , de courir après des distractions, des tourments ou de l'ennui, par caprice ou par vanité Eh! quelqu'un!
SCÈNE XL
VANGLAS, LEBRUN, SAINT-GERMAIN,
VANGLAS, a Lebrun. Mon chocolat?
LEBRUN, a Saint-Germain. Saint-Germain, le chocolat de monsieur? {Saint- Germain sort., et revient en apportant le chocolat. )
ACTE II, SCÈNE XL 4^7
VANGLAS.
Je n'y suis plus que pour monsieur Montgravier et monsieur Villeneuve.
LEBRUN.
Cela suffit. {A Saint-Germain^ Ces messieurs sont- ils encore là ?
SAINT-GERMAIIN^.
Oh ! ils ne se lassent pas.
VANGLAS.
Qu'est-ce ?
LEBRUN.
Deux personnes qui se disent les amis intimes de monsieur , qui n'ont pas de rendez-vous , mais que monsieur Montgravier nous a recommandées.
V AFGLAS.
Oh ! Montgravier ! il recommande tout le monde.
LEBRUN.
L'une se nomme Dervière, et l'autre Savez-vous
son nom, Saint-Germain?
SAINT-GERMAIN.
Milcour, je crois.
VANGLAS.
Diable! ils n'ont pas perdu de temps. Mais, quoi? je suis pressé; y a-t-il long-temps qu'ils attendent?
LEBRUN.
Mais oui, un peu.
VANGLAS.
Pauvres gens ! Allons , faites entrer.
LEBRUN.
Lequel d'abord ?
VANGLAS.
Eh ! mais ensemble. Deux amis ! ils ne doivent pas avoir de secrets l'un pour l'autre.
458 LES ANCIENS AMIS.
LEBRUN, à Saint- Germain. Faites entrer; ensemble.
SAINT -GERMAIN.
Entrez, messieurs.
VANGLAS.
Lebrun, ouvrez le rideau de la volière.
{Lebrun va ouvrir un rideau derrière lequel ou voit
le gfillage d'une grande volière. Vanglas s'en
approche un instant^
SCÈNE XII.
VANGLAS, LEBRUN, SAINT-GERMAIN, DER- VIÈRE, MILCOUR.
DERViÈRE , en entrant. Avec Milcour?
MILCOUR.
Avec Dervière !
DERVIÈRE, allant a Vanglas. Ma foi, mon cher Vanglas
VANGLAS.
Ah! c'est vous, monsieur Dervière?
MILCOUR.
Monsieur de Vanglas , j'ai l'honneur
VANGLAS, a Milcour en s' asseyant. Bonjour.
DERVIÈRE, a part. Eh ! mais hier il me tutoyait.
VANGLAS, déjeunant. Eh bien ! messieurs , quel heureux hasard vous amène ? Vous restez debout ?
ACTE II, SCENE XII. 459
MILCOUR.
Ne faites pas attention , je vous en prie.
DERVIÈRE.
Encouragé par votre offre amicale d'hier soir, je m'empresse de venir vous présenter mes hommages.
MILCOUR.
C'est comme moi.
VANGLAS.
Vous me rendez justice en croyant que je serai tou- jours sensible au plaisir de vous voir.
DERVIÈRE.
Je vous admire ; occupé de si grands intérêts , trouver le moment de donner audience à des amis !
MILCOUR.
Nous vous dérangeons ? Le temps vous est si cher ! VANGLAS, o tant la mie de son petit pain , et s' amusant a la jeter dans la volière.
Je vous l'ai dit, j'y suis toujours pour vous.... Savez- vous qu'hier le souper de monsieur Montgravier était très-bien ordonné?
DERVIÈRE.
Réunion bien précieuse pour nous.
MILCOUR.
Oui , par votre présence. J'en ai rêvé toute la nuit. (// tire timidement un placet de sapoche.^ VAN GLAS, toujours s'amusaut a Jeter du pain dans la volière. Eh bien ? messieurs , que dit-on de nouveau ce matin ?
MILCOUR.
Mais c'est à vous qu'on peut demander....
VAWGLAS, se levant. Moi, je ne sais rien Eh! Lebrun?.... Vous per-
46o LES ANCIENS AMIS.
mettez que je m'habille; j'en use sans façon.
{Saint- Germain apporte V habit de P^anglas.) DERViÈRE, à Milcour. Voilà une jolie manière de recevoir des amis.
MILCOUR, à Derviere. C'est un peu cavalier.
VANGLAS.
Parlez, parlez toujours.
MILCOUR, s' approchant de la volière. Oh ! les jolis petits serins.
VAN GLAS.
Prenez donc garde; vous les effarouchez.^
MILCOUR, s' éloignant. Ah ! mon Dieu ! j'effarouche les serins.
VANGLAS.
Fermez le rideau, Lebrun.
'LT^'ËKVii , fermant le rideau. Ils flattent les serins! c'est pis que moi.
VANGLAS.
Parlez, parlez toujours.
MILCOUR,
Mener ainsi les affaires, tout en se jouant
VANGLAS, a Lebrun. Mon habit.... Etes-vous marié, monsieur Milcour?
MILCOUR.
Oui, et j'ai deux enfants; et n'ayant qu'un petit emploi pour soutenir ma famille , j'en voudrais un plus considérable.
V A N G L A s.
C'est très-bien vu. Il faudra y songer. Quant à vous y Derviere, toujours garçon?
ACTE II, SCENE XII. 461
DERVIÈRE.
Toujours. Monsieur de Vanglas , vous connaissez ma famille, mes talents , j'ose le dire; j'ai servi peu de temps, mais avec zèle.
VA.1YGLAS.
Je sais. Vous auriez pu faire un excellent officier. (A Lebrun qui lui passe son habit.) Vous êtes mala- droit, Lebrun.
DERVIÈRE.
J'ai pris une juste humeur pour un passe-droit qu'on me fit du temps du feu roi.
VAWGLAS.
Oui, ce fut une grande injustice. (^ Lebr^un.) Ma tabatière, mon mouchoir...
SAINT -GERMA IN.
Voilà monsieur Montgravier.
VANGLAS.
Bon! je ^attendais. Or çà, Dervière, et vous, mon- sieur Milcour , je vous sais bien bon gré de la visite que vous m'avez faite. Revenez ; vous serez toujours reçu de même. (// s'approche d'une table et s'occupe à chercher des papiers?)
MILCOUR, a part. C'est encourageant.
DERVIÈRE, a part. Eh bien donc ! il me congédie.
MILCOUR, serrant son placet dans sa poche. Je me résigne et je m'en vais; je serai peut-être plus heureux une seconde fois.
DERVIÈRE.
Moi, je m'obstine et je reste.
462 LES ANCIENS AMIS.
SCENE XIII.
VANGLAS, LEBRUN, SAINT-GERMAIN, DER- VIÈRE, MILCOUR, MONTGRAVIER.
MONTGRAVIER, à MUcour quî sort. Eh bien ! êtes-vous content de lui ?
MILCOUR.
Enchanté.
(// sort.) DERViÈRE, à Vanglas en lui présentant un papier. Un seul mot , et je pars. Je désirerais être employé selon mon grade , et voilà un petit mémoire.
VANGLAS.
Donnez, je le lirai. Y a-t-il quelque vacance? Me désignez-vous quelque chose ?
DERVIÈRE.
Non; confiant dans vos bontés...
VANGLAS.
Mais comment voulez-vous , si vous ne m'indiquez rien?... Les places sont rares, les demandes nom- breuses. C'est égal , je garde votre mémoire; tâchez de découvrir quelque chose à votre convenance, et.... je verrai , j'y penserai. ( // va porter le mémoire sur la table. ) Vous m'excusez de ne pas vous reconduire.
DERVIÈRE.
Ne vous dérangez donc pas. {^A part.) Quelle dif- férence entre l'homme d'hier et l'homme d'aujourd'hui !
{Il sort.)
ACTE II, SCENE XIV. 463
LEBRUN, a paît. Le beau colloque que doivent faire en sortant les deux amis intimes de monsieur.
(// sort avec Saint-Germain,^
SCÈNE XIV.
V#NGLAS, MONTGRAVIER.
MONTGKAVIER.
Ah ! je VOUS en prie, faites quelque chose pour eux.
VAN GLAS.
Oui, oui sans doute. {Remettant un papier a Mont- graner.^ Voilà la commission de votre protégé.
MONTGRAVIER.
Déjà ? Que je me félicite de l'honneur de votre pro- tection !
VANGLAS.
Dites de mon amitié , voilà les termes qui con- viennent entre nous. M'apportez-vous le bordereau de mes intérêts?
MONTGRAViER , lui présentant le bordereau. Le voici.
VAN GLAS, le prenant et V examinant. Eh ! je comptais sur plus. Je dépense en diable. Est- ce que vous ne pourrez pas tirer meilleur parti de mes nouveaux fonds?
MONTGRAVIER.
Pardonnez-moi ; j'en ai causé avec le bon Durand. J'ai une affaire superbe. Voilà le récépissé du petit chevalier, les lettres - de - change de notre homme de Bordeaux. Vous voyez , tout est en règle , tout est bien , tout va bien.
464 LES ANCIENS AMIS.
VANGLAS.
Oh' vous êtes actif, Intelligent.
MONTGRAVIER.
Un respectable ecclésiastique s'est recommandé à moi; il voudrait bien être attaché à quelque bon diocèse. Voilà son nom et sa supplique.
VANGLAS, e;z n'ûî/zL -m^
Ahî ah! Montgravier, vous voulez faire des grands- vicaires. Donnez, je remettrai cela à notre cher car- dinal.
MONTGRAVIER.
Je vous dirai que madame Montgravier est extasiée , ravie de l'honneur que vous avez bien voulu nous faire hier au soir.
VANGLAS.
J'ai annoncé sa visite à madame de Vanglas ; elle l'attend. J'ai été fort content de revoir Saint-Phar. Qu'avait-il donc pendant le souper ? il m'a semblé sou- cieux.
MONTGRAVIER.
Vous croyez? Rien ne vous échappe.
VANGLAS.
Quant à Villeneuve , toujours un peu goguenard.
MONTGRAVIER.
Beaucoup trop goguenard, notre bon Villeneuve. Je cours annoncer vos bonnes intentions à mon petit abbé. Je passe ensuite chez notre honnête agent de la rue Quincampoix ; et ensuite... voilà tout. J'ai l'hon- neur....
(Il sort.)
VANGLAS, seul.
A tantôt. Ne m'oubliez pas. Il fait de bonnes affaires
ACTE II, SCÈNE XV. 465
avec moi, j'en fais de bonnes avec lui.... Eh bien ! quel mal y a-t-il à s'entr'aicler de la sorte ?
SCÈNE XV.
VANGLAS, Madame VANGLAS, DÉSORMEAUX, Madame DÉSORMEAUX.
MADAME VANGLAS, eiiti"' oiwrant la porte. Bon! le voilà seul. Monsieur, je vous amène des personnes que vous serez bien aise de voir, j'en suis sûre.
VANGLAS.
Qui donc, madame?
MADAME VANGLAS.
Celles dont nous parlions tout-à-l'heure , les seules pour lesquelles je me sois avisée de me mêler d'affaires.
VAIVGLAS.
Désormeaux ?
MADAME VAINTGLAS.
Et sa femme. Les voilà.
DÉSORMEAUX, entrant en scène. Mon digne bienfaiteur !
MADAME DÉSORMEAUX.
Mon cher parrain !
VANGLAS.
Vous à Paris , mes bons amis !
DÉSORMEA UX.
J'ai obtenu un congé de monsieur l'intendant. Nous sommes arrivés ce matin.
MADAME DÉSORMEAUX.
Et, comme je l'avais écrit à madame de Vanglas, notre première visite est chez vous.
Tome Vil. 3o
466 LES ANCIENS AMIS.
V A N G L A s , leur prenant la main avec amitié. Elle m'est bien chère, et je vous en remercie.
MADAME VANGLAS.
Eh bien ! comment va le ménage ?
DÉSOEMEAUX.
A merveille, madame.
VANGLAS.
On s'aime toujours bien ?
MADAME DÉSORMEAUX.
Plus que jamais.
DÉSORMEAUX.
Nous sommes heureux dans notre amour, heureux dans notre fortune, et tout ce bonheur c'est à vous que nous le devons.
MADAME DÉSORMEAUX.
Sans vous notre mariage ne se serait jamais fait. Moi, pauvre fille, pouvais-je prétendre à épouser monsieur Désormeaux?
DÉSORMEAUX.
Vous avez parlé à mes parents, vous leur avez fait entendre que je n'aurais la place que s'ils consentaient à mon mariage avec Cécile.
MADAME DÉSORMAUX.
Il ne voulait pas de dot, je lui suffisais; mais son père en voulait une , et , grâce aux bienfaits de ma- dame , tous les obstacles ont disparu.
DÉSORMEAUX.
Aussi avec quels délices nous parlons de vous !
MADAME DÉSORMEAUX.
Oui , tous les soirs ; et nous nous en aimons encore mieux.
ACTE II, SCÈNE XV. 467
vATfGLAS, en les examinant avec attendrissement. Que je suis ému de votre reconnaissance! {A part ^ Qu'elle est préférable aux protestations de tant d'au- tres !
MADAME DÉSORMEAUX.
La place de subdélégué est une des premières de la ville : aussi, nous sommes recherchés, considérés, admis dans la meilleure société. Il n'y a qu'une femme avec qui je me suis brouillée, parce qu'elle disait du mal de vous.
DÉSORMEAUX.
Allons, Cécile, n'importune pas monsieur de Van- glas.
VAWGLA.S.
Laissez la parler , son babil me plaît et m'intéresse. Quelle est donc la femme qui disait du mal de moi ?
MADAME DÉSORMEAUX.
La veuve de l'ancien receveur des tailles qui un jour s'est permis d'avancer, en souriant, avec malice, que vous n'aviez rien à refuser aux dames.
MADAME VANGLAS, CL son mari.
Voyez-vous la belle réputation qu'on vous fait ?
MADAME DÉSORMEAUX.
Fi! madame, lui ai-je répondu : il est affreux de calomnier ainsi monsieur de Vanglas. Qui mieux que moi connaît la pureté de son ame ? moi , sa filleule dont il a protégé , respecté l'innocence , qu'il s'est em- pressé de marier à celui que j'aimais. Monsieur Désor- meaux a exigé que je cessasse de voir cette méchante femme , et j'y ai consenti de bien bon cœur.
VAIVTGL AS.
Mes enfants, le tableau de votre bonheur m'enchante
3o.
468 LES ANCIENS AMIS.
et me fait respirer, pour ainsi dire, au milieu des tra- cas, des affaires, des intrigues qui m'absorbent. Quand je vous regarde, quand je vous écoute.... allez, je suis bien payé.
SCÈNE XVI.
VANGLAS, Madame VANGLAS, DÉSORMEAUX, Madame DÉSORMEAUX, LERRUN.
LEBRUN, annonçant. Monsieur Villeneuve.
VANGLAS.
Qu'il vienne, qu'il entre. (^Lebrun sorl.^ Lui aussi, c'est un honnête homme. Je me réjouis de pouvoir lui annoncer que j'ai fait ce qu'il désirait pour sa protégée. (// ija de nouveau a la table sur laquelle sont ses papiers. ) MADAME VANGLAS, À; Désormeaux et a sa femme. Laissons monsieur de Vanglas travailler et recevoir înonsieur Villeneuve. (^Bas.) Et ce soir, c'est sa fête.
MADAME DÉSORMEAUX, bas.
Nous le savons.
MADAME VANGLAS.
Vous en serez ?
DÉSORMEAUX.
Nous venons tout exprès.
MADAME VANGLAS.
Chut ! Sans adieu , monsieur de Vanglas.
MADAME DÉSORMEAUX.
Nous vous reverrons.
( Elle sort avec madame Vanglas. )
ACTE II, SCENE XVII. 469
V A N G L A s.
Je l'espère , j'y compte.
DÉSORMEAUX.
Je ne suis qu'un bien petit personnage auprès de vous ; jamais je ne pourrai reconnaître ce que vous avez fait pour moi; mais, tant que je vivrai, croyez que vous avez un ami.
{Il sort,)
VAIVGLAS.
Excellent jeune homme !
SCÈNE XVII.
VANGLAS, VILLENEUVE.
VAN GLAS.
Venez , venez , mon cher Villeneuve ; j'ai écrit au secrétaire d'état de la guerre pour la veuve Duplessis,. et je ne doute pas que la réponse ne soit favorable.
VILLENEUVE.
Je suis touché de votre promptitude.... et je n'hésite pas à vous parler d'une affaire bien plus importante.
VAWGLAS.
Encore quelqu'un qu'il s'agit d'obliger ?
VILLENEUVE.
Quelqu'un qui m'est bien cher, qui vous est cher à vous-même.
VANGLAS.
Qui donc?
VILLENEUVE.
Saint-Phar.
470 LES ANCIENS AMIS.
VANGLAS.
Saint-Phar !
VILLENEUVE.
Il y a une lettre de cachet contre lui , avec ordre de le conduire à la Bastille.
VAFGLAS.
Saint-Phar ! lui ! Cela ne se peut pas. En êtes-vous bien sûr?
VILLENEUVE.
Très-sûr. Hier, il n'avait que des craintes Au- jourd'hui, par les informations que j'ai prises, il m'est prouvé que ses craintes n'étaient que trop bien fondées. Vous connaissez Saint-Phar; il n'a rien à se reprocher,
mais il a un ennemi bien puissant Il est perdu, si
vous n'êtes pas assez son ami pour le défendre.
VANGLAS.
Ah! grand Dieu! {^Appelant.^ Lebrun, Saint-Ger- main. {^Plusieurs valets entrent.^ Mes chevaux, mes chevaux à l'instant. ( Les valets sortent. ) Qu'il compte sur moi ; quel que soit le pouvoir de cet ennemi , le mien sera plus fort. Je cours chez le cardinal.
VILLENEUVE.
Eh ! c'est l'abbé Dubois lui-même qui est cet ennemi.
VANGLAS.
Hem ? Plaît-il ? Que dites-vous ?
VILLENEUVE.
Oui , une lettre interceptée et remplie de railleries amères contre l'abbé....
VANGLAS.
Ah! diable! Eh! mais alors Et pourquoi se per- mettre.... {^Api^es avoir réfléchi.^ Je le sauverai, je ré- ponds de le sauver. Où est-il ?
ACTE II, SCENE XVII. 471
VILLENEUVE.
Chez Montgràvier.
VANGLAS. ,
Bon ! Montgràvier est un honnête homme , lin peu faible, mais incapable de trahir notre ami.
VILLENEUVE.
Sa fille croit qu'il ne vient à Paris que par complai- sance pour elle.
VANGLAS.
Il faut la laisser dans l'ignorance. Je vais attendre le ministre à l'issue du conseil, je dîne chez lui d'ailleurs. Je lui parlerai, je lui démontrerai.... Saint-Phar, mon cher Saint-Phar , à la Bastille ! et pour avoir plaisanté sur un homme à qui l'on fait grâce peut-être en se bornant à le railler.... Venez, venez, Villeneuve; tout en gagnant ma voiture , vous me raconterez les détails de cette malheureuse affaire; et, ce soir, trouvez-vous ici à six heures, je serai de retour. Tant que j'aurai quelque crédit, Saint-Phar n'a rien à craindre.
( // va prendre son épèe et son chapeau. ) VILLENEUVE, à part , pendant quc Vanglas prend son épèe et son chapeau.
Quel dommage qu'un homme toujours si bien inspiré par son cœur se soit laissé dépraver!... Profitons de ses bons mouvements.
VANGLAS.
Monseigneur, monseigneur, nous nous brouillerons, ou vous cesserez de persécuter mon ami. {^A Vdlc- neuve.^ Venez.
VILLENEUVE.
J'ai bien fait de m'adresser à vous.
FIN DU SECOND ACTE.
472 LES ANCIENS AMIS.
■ ACTE TROISIÈME.
La scène est toujours chez Vanglas.
Le théâtre ï-eprésente un riche salon. Les trois portes du fond sont ouvertes et laissent voir des jardins. Il y a en outre deux portes latérales. Un lustre non allumé est suspendu au plafond.
SCENE I.
MONTGRAVIER, Madame MONTGRAVIER, CLÉMENCE.
MONTGRAVIER,
C'est par ici , mesdames. Dieu merci, je viens assez souvent dans cet hôtel pour le connaître. Nous sommes dans le salon de cette bonne madame de Yanglas, J'ai
annoncé votre visite; on vous attend; ainsi Mais
quel dommage que votre père n'ait pas voulu venir avec nous , ma chère cousine !
clémence.
C'est pour moi qu'il a fait le voyage, mais il en profite pour terminer quelques affaires ; et il veut que je m'amuse tandis qu'il travaille.
MONTGRAVIER.
Or çà , madame Montgravier , songez que madame de Vanglas est une demoiselle de très-grande qualité , la femme d'un homme qui tient un haut rang dans l'Etat ; ainsi donc , de la mesure , de la réserve dans vos paroles ; n'ayez pas l'air d'une bourgeoise.
ACTE III, SCÈNE IL 473
MADAME MONTGRAVIER.
Oui, oui, je sais comment je dois me conduire. {A Clémence.^ Vous, ma chère, tenez-vous droite, levez les yeux, point de gaucherie, n'ayez pas l'air d'une provinciale.
MONTGR AVTER.
Chut ! madame de Vanglas.
MADAME MOWTGRAVIER.
Je me sens presque aussi intimidée que je l'étais hier quand j'ai reçu son mari.
CLÉMENCE.
Et moi donc ! Cette madame de Vanglas est peut- être fîère, dédaigneuse.
SCENE II.
MONTGRAVIER, Madame MONTGRAVIER, CLÉMENCE, Madame VANGLAS.
MADAME VANGLAS.
Qu'il me tardait de faire connaissance avec vous, madame ! Je vous ai fait un peu attendre,
MADAME MONTGRAVIER.
Ail! madame, je sais ce que c'est que les embarras d'une maîtresse de maison.
MONTGRAVIER.
Et sur -tout quand elle prépare une surprise à son mari. Comme c'est touchant!
MADAME VA.NGLAS, apercevant Clémence,
Voilà une bien jolie personne. C'est mademoiselle votre fille.
474 LES ANCIENS AMIS.
MADAME MONTGRAVIER.
Madame veut rire sans doute ; je ne crois pas être d'âge....
MADAME VANGLAS.
Ah! pardon; mademoiselle a l'air si jeune... [A part^ Pauvre femme ! je suis fâchée de lui avoir fait de la peine.
MONTGR AVIER.
C'est mademoiselle Clémence de Saint-Phar.
MADAME VANGLAS.
Ah! oui, je l'attendais; la fille d'un ami de monsieur de Vanglas.
CLÉMENCE.
Mon père m'a chargée de vous exprimer tous ses regrets, madame; il espère avoir bientôt l'honneur de vous saluer.
MADAME VANGLAS.
Je serai très-contente de le voir. Mon mari est l'ami de votre père, et moi, du premier coup d'œil, je me sens pour vous une véritable affection.
CLÉMENCE.
Eh bien ! madame , c'est aussi ce que j'éprouve pour vous. (A part.) Moi qui craignais qu'elle ne fût fière!
MONTGRAVIER.
Nous sommes venus de bonne heure. Au moment où j'ai reçu votre aimable invitation , madame Mont- gravier était déjà décidée à vous faire une visite.
MADAME MONTGRAVIER.
Nous allons nous retirer si nous vous gênons. MADAME VANGLAS, examinant Clémence avec intérêt.
Restez; vous ne me gênez pas. Sans compliment, mademoiselle a une physionomie qui prévient en sa faveur, et je vous sais bien bon gré de l'avoir amenée.
ACTE III, SCÈNE III. 4?^
CLÉMEWCE.
Alî ! madame , que vous êtes bonne !
MADAME mO]STGB.AYÎER, à part.
Ah ! que de tendresses !
MONTGRAVIER.
Voici monsieur de Vanglas.
MADAME VANGLAS.
Déjà de retour de chez le ministre ?
SCÈNE III.
MONTGRAVIER , Madame MONTGRAVIER , CLÉMENCE , Madame VANGLAS, VANGLAS.
madame VANGLAS.
Venez, venez, monsieur, c'est un jour heureux pour moi. Tantôt je vous ai présenté le jeune Désormeaux et sa femme, et voici madame Montgravier.
VANGLAS.
Madame....
MADAME VANGLAS.
Mademoiselle Clémence, la fille de votre ami Saint- Phar.
VANGLAS, saluant. A part, en regardant Clémence d'un air attendri.
Pauvre jeune fille ! Malheureux Saint-Phar !
MADAME VANGLAS.
Eh ! mais , qu'avez-vous donc ?
VANGLAS, sur le point d'éclater. Ce que j'ai, madame?.... J'ai....
MADAME VANGLAS.
Vous paraissez inquiet, sombre.
VANGLAS.
Vous vous trompez, je suis calme. (^A part.) S&
476 LES ANCIENS AMIS.
peut-il que la haine conduise jusque-là un ministre? un prêtre... mais aussi quel prêtre que l'abbé Dubois!
MADAME VANGLAS.
Vous avez beau vouloir le cacher; vous êtes préoc- cupé.
V ATM GLAS.
Eh bien ! oui , je le suis en effet. J'ai la tête remplie de tant d'objets différents. (^ A part, en regardant Clémence. ) Elle est loin de prévoir le coup qui menace son père.
CLÉMEivcE, a part.
Comme il me regarde ! Hier , à peine m'a-t-il parlé.
MADAME VANGLAS.
Vous paraissez ému à l'aspect de mademoiselle.
VAN GLAS.
Et qui ne le serait en voyant la fille d'un ancien et fidèle ami? Mademoiselle m'intéresse beaucoup.
MADAME VAîfGLAS.
Et moi aussi. Je veux aider madame Montgravier à la faire jouir de tous les agréments de Paris. Demain c'est mon jour aux Français ; et si madame veut disposer de ma loge pour elle et mademoiselle....
MADAME MONTGRAVIER.
Madame, c'est beaucoup d'honneur.
CLÉMENCE.
On donne peut-être une tragédie ?
MADAME VANGLAS.
Oui, OEdipe.
CLÉMENCE.
L'ouvrage de ce jeune auteur qui a déjà tant de ré- putation ^ ? Quel bonheur !
* Je me félicite d'avoir trouvé roccasion de rappeler l'époque de la pièce , en rappelant la première tragédie de Voltaire.
ACTE III, SCÈNE III. 477
MADAME VANGLAS.
Vous voyez , elle est transportée de joie d'être à Paris. vAiyGLAS, a pari.
Transportée de joie [Haut?) Pardon, il faut que
je parle à Montgravier.
MONTGRAVIER.
A moi ? toujours à vos ordres , vous le savez. {A part.) C'est enchanteur , il n'a plus de confiance qu'en moi. MADAME VANGLAS, « Clémence.
Venez avec moi, ma chère. En attendant la société, nous pourrons causer, lire, faire de la musique; j'ai un clavecin et une bibliothèque très-bien composée pour une femme.
CLÉMENCE.
Vous aimez la lecture , la musique , c'est comme moi.
MADAME VAJNTGLAS.
Vous voyez bien , ma chère , qu'il y a une véritable sympathie entre nous deux.
CLÉMENCE.
Ah! madame, que je suis touchée de votre amitié! ( Elle sort avec madame Vanglas. )
MADAME MONTGRAVIER, CL SOU mari.
Je ne suis pas envieuse ; mais si j'avais prévu ce que je vois....
MONTGRAVIER.
Mais , laissez - nous donc , madame Montgravier ; quand les hommes ont à parler ensemble, les femmes doivent se retirer.
[Madame Montgravier sort.)
478 LES ANCIENS AMIS.
SCÈNE IV.
VANGLAS, MONTGRAVIER.
MONTGRAVTER.
On a bien de la peine.... Enfin nous voilà seuls.
VANGLAS.
Ah ! mon ami , mon cher Montgravier , dans quel siècle vivons-nous! Vous me voyez furieux. Saint-Phar...
MONTGRAVIER.
Eh bien! Saint-Phar?
VANGLAS.
Il faut empêcher qu'il sorte. Le ministre.... Je me flattais qu'au milieu de son audacieuse ambition, de son insatiable cupidité , il conserverait au moins quel- que bonté , quelque pitié ; mais non. Ne pensez - vous pas comme moi, Montgravier, que c'est le plus per- vers des hommes?
MONTGRAVIER.
Qui?
VANGLAS.
Dubois.
MONTGRAVIER.
Le ministre ! Eh ! grand dieu ! que dites-vous ?
VANGLAS.
Voulez-vous me démentir?
MONTGRAVIER.
Vous démentir! non pas. Je pense comme vous, je pense toujours comme vous, je m'en fais gloire, je m'en suis fait une habitude; mais l'abbé Dubois....
ACTE III, SCENE IV. 479
VANGLAS.
C'est un homme odieux!
MOWTGRAVIER.
Eh! mais taisez-vous donc.
VANGLAS.
Vindicatif.
MONTGRAVIER, h part.
Eh! mais il est fou.
VANGLAS.
Méchant!
MOWTGRAVIER.
Vous vous perdez, vous me perdez.
VANGLAS.
Quand je pense à tous les mensonges qu'il m'a faits et qui vont lui servir de prétexte pour persécuter mon malheureux ami.... Je voulais lui répondre; mais que dire à un homme emporté qui ne vous laisse pas le temps d'achever une phrase?
MONTGRAVIER.
Eh! mais c'est vous qui ne voulez rien entendre. {^Regardant si personne n'entend.^ Personne ne nous écoute. Oui, je conviens que ce bon abbé est un vé- ritable fléau... mais il faut le dire tout bas.
VANGLAS.
Pourquoi donc cela? Je le brave.
MONT GRAVIER.
C'est à merveille. Si vous vous croyez assez fort pour le braver je vous en fais mon comphment; mais moi,.... je n'en suis pas encore là.
VANGLAS.
Qu'il me poursuive, qu'il m'exile, qu'il me perde, s'il veut, avec Saint-Phar.
48o LES ANCIENS AMIS.
MONTGRAVIER.
Eh! mais qu'est-il donc arrivé? De quoi est menacé mon respectable ami Saint-Phar?
VANGLAS.
Eh quoi! ignorez -vous Eh quoi! Villeneuve et
Saint-Phar ne vous ont point dit?...
^ MONTGRAVIER.
Eh ! mon Dieu ! non , ils ne m'ont rien dit.
VANGLAS.
Mais vous êtes l'ami de Saint-Phar, vous connaissez les devoirs de l'amitié, et, s'il le fallait, vous sauriez les remplir dans toute leur étendue.
M ONT GRAVIER.
Oui, certes.... Cependant.... Je voudrais savoir....
VANGLAS.
Voici Villeneuve ; je l'attendais.
MONTGRAVIER, Cl part.
Tant mieux! il va peut-être cesser, devant Ville- neuve, ces discours imprudents qui me causent un tremblement universel.
SCÈNE V.
VANGLAS, MONTGRAVIER, VILLENEUVE. .
VANGLAS.
Nous pouvons parler devant Montgravier; je l'ai cru instruit , et j'en ai trop dit devant lui pour qu'on puisse lui rien cacher.
VILLE]>fEUVE.
Eh bien! quelles nouvelles?
VANGLAS.
Très-mauvaises. J'ai parlé au ministre avant le dîner,
ACTE III, SCENE V. 481
après le dîner. Au seul nom de Saint - Phar , il entrait dans des transports de fureur. On sait que Saint-Phar a quitté sa forteresse ; on le soupçonne à Paris ; on le fait chercher. Il est question de bien autre chose que de la lettre de cachet qui l'envoie à la Bastille.
M ONT GRAVIER.
A la Bastille! Qui? Saint-Phar!
VILLENEUVE.
Eh ! oui , Saint-Phar. Laissez parler Vanglas.
V AWGLAS.
On veut lui faire son procès selon toute la rigueur des lois militaires, pour avoir quitté son poste sans congé.
VILLENEUVE.
Ah! grand Dieu!
VANGLAS.
On prétend qu'à la veille d'une gUerte qui nous me- nace, son action devient grave, criminelle, inexcusable; on lui fait un crime de sa liaison avec l'honnête et malheureux Leblanc, ancien secrétaire d'état de la guerre ; et , mêlant le mensonge à la vérité , on semble persuadé qu'il était dans la conspiration de Cellamare, qu'il a correspondu dans le temps avec la duchesse du Maine, et qu'il est d'autant plus coupable aujourd'hui qu'alors on lui fit grâce.
VILLENEUVE.
Quelle horreur! quel tissu de faussetés!
MONTGRAVIER.
Eh! mais ne vais-je pas être compromis pour l'avoir logé dans ma maison ?
VANGLAS.
Que dites-vous , Montgravier ? quel langage ! Tome ni. 3 1
482 LES ANCIENS AMIS.
MOWTGRAVIER.
Permettez donc : je suis loin de le trahir ; mais il me semble qu'il est bien mal à lui de ne pas m'avoir prévenu , j'aurais pris mes précautions.
VILLENEUVE.
Si Montgravier craint de le garder, qu'il vienne chez moi.
VANGLAS.
Brave Villeneuve, que vous ajoutez à l'estime que j'avais déjà pour vous! Mais on sait votre liaison in- time avec Saint -Phar. Parce que vous êtes vertueux et sans ambition, on vous compte parmi les mécontents. C'est chez vous qu'on ira d'abord le chercher; peut- être y a-t-on déjà été.
MONTGRAVIER.
On me sait aussi son ami , de plus son parent , et c'est pour sa propre sûreté que je craignais; voilà tout. Des méchants ne me comptent - ils pas aussi au nombre des mécontents?
VANGLAS.
Vous ! Eh! mais..
MONTGRAVIER.
VANGLAS.
Qu'il vienne chez moi; on ne s'avisera pas de le soupçonner chez un homme attaché à son persécuteur.
MONTGRAVIER.
C'est cela. J'aurai le courage de le conduire chez vous.
VANGLAS.
Qui sait cependant? On a vu avec quelle chaleur j'ai pris ses intérêts; mais que m'importe? Oui, j'ai
ACTE III, SCENE V. 483
un petit appartement dans un entre-sol, moi seul en ai la clef; je la porte sur moi. On y entre par une porte de bibliothèque qui se trouve là dans cette ga- lerie.
(// montre une des deux portes latérales.)
VILLENEUVE.
C'est VOUS, Yanglas, qu'il faut nommer un homme généreux !
M ONT GRAVIER.
Homme vraiment admirable ! Mais vous autres sens en place, riches et puissants, vous avez bien plus de facilités que nous autres bourgeois , pour être coura- geux sans vous exposer.
VANGLA.S.
Mais quelle imprudence d'être venu à Paris!
MONTGRAVIER.
Oh! il a toujours eu la plus mauvaise tête!
VANGLAS.
Est-ce pour se livrer , pour se faire reconnaître ? Mais quoi! il n'est pas question de revenir sur ce qui est fait. Lui, Saint-Phar, avoir correspondu avec le prince de Cellamare! Ainsi, on lui prête des crimes imagi- nairesf Est - ce dans l'espoir de les prouver? ce serait impossible; non, c'est pour aggraver une faute... réelle sans doute, mais excusable, mais nécessaire même dans sa position ! Certes , un militaire ne doit pas quit- ter son poste ; mais fallait-il qu'il attendît paisiblement l'ordre qui l'envoie à la Bastille?
VILLENEUVE.
Laissons les déclamations; elles ne mènent à rien. Il faut agir. D'abord, pour ce soir, je pense qu'il n'y a pas d'inconvénient à ce que notre ami reste chez Montgravier. ,
3i.
484 LES ANCIENS AMIS.
MOWTGR A VIER.
Vous croyez?
VILLENEUVE.
Nous sommes avertis. Montgravier, le vieux Fran- cœur et moi , nous pouvons faire le guet autour de la maison , et au moindre danger , emmener Saint - Phar par la porte dérobée.
MONTGRAVIER, en soupiraut.
A la bonne heure.
VILLENEUVE.
Demain nous verrons ce que nous avons à faire. Qui sait si Dubois ne reviendra pas à de meilleurs sentiments?
VANGLAS.
Lui! ne l'espérez pas.
VILLENEUVE.
Je conçois qu'avec sa fougue, et ne se connaissant plus quand il est en colère, il serait imprudent de lui parler ce soir de nouveau; mais demain.... Vous lui avez rendu, vous lui rendez encore d'assez importants services ; vous devez avoir quelque pouvoir sur lui.
VANGLA'S. •
Oui, certes, cela devrait être. Ingrat ministre! ne suffisait - il pas que je lui déclarasse que Saint -Phar était mon ami? ne me devait -il pas le sacrifice de sa haine ? Me voilà bien payé de mon dévouement , de mon asservissement, de mes aveugles complaisances.
VILLENEUVE.
Pour ce soir, cherchez si vous n'avez pas quelque
ami qu'on puisse opposer Montgravier lui-même
n'en a-t-il pas ?
ACTE III, SCENE VI. 485
MONTGRAVIER.
Eh! mon Dieu, non. Je ne connais que monsieur de Vanglas; c'est assez pour moi.
VILLEJYEUVE.
Ce sera de même assez pour Saint-Phar. Votre in- dignation contre le ministre m'est un sûr garant du salut de notre ami. Je vais lui dire combien vous êtes bon et généreux pour lui.
MONTGRAVIER.
Et moi, je vais le gronder de n'avoir pas eu assez de confiance en moi pour me révéler,... Ma femme et sa fille vont rester chez madame de Vanglas.
VILLENEUVE.
Ah ! sa fille ! c'est a elle sur-tout qu'il faut bien ca- cher,,.. Et mon fils, quel sera son chagrin!
VANGLAS.
Paix ! j'entends ma femme.
SCÈNE VI.
VANGLAS, MONTGRAVIER, VILLENEUVE, Madame VANGLAS,
MADAME VANGLAS.
Ah ! monsieur de Vanglas , cette jeune Clémence , la fille de votre ami Saint-Phar, est pleine de talents, d'esprit et de bonté. Je viens de l'installer dans ma bi-r bliothèque, à mon clavecin. Plus je cause avec elle, plus je m'y intéresse , plus je crois voir qu'elle se prend d'amitié pour moi. Je l'ai laissée avec madame Mont- gravier [bas a son rnari)^ qui, je crois, en est ja- louse.
486 LES ANCIENS AMIS.
MONTGRAVIER, Cl part.
Oui, qu'elle lise, qu'elle touche du clavecin,
MADAME VANGLAS.
Votre femme est bien heureuse , monsieur Montgra- vier , de loger chez elle cette aimable parente. Je lui porte envie.
MONTGRAVIER.
Eh ! mon Dieu ! madame , pour peu que cela vous fasse plaisir , elle viendra loger chez vous.
VILLENEUVE.
Oui, madame, le père et la fille méritent tous les sentiments.... Adieu, Vanglas. {^Bas.) Saint-Phar place en vous tout son espoir ; vous ne le tromperez pas. Je compte sur vous. (^ madame Vanglas^ Madame , re- cevez mon hommage.
( // sort. Vanglas V accompagne jusqu'au fond du théâtre. )
MONTGRAViER, Cl madame Vanglas.
Dites donc à notre bon Vanglas d'être un peu plus circonspect dans ses discours sur le ministre.
MADAME VANGLAS.
Comment ?
MONTGRAVIER.
Le ministre a grand tort, sans doute... Mais qu'est-ce que je fais? Et moi aussi, je me surprends à en dire du mal. {^A part.^ Ah! grand Dieu! je m'effraie de moi-même. {^A Vanglas qui revient.^ Je ne vous con- nais qu'un défaut , et c'est une vertu : vous prenez trop chaudement les intérêts de vos amis. Je vous salue de tout mon cœur.
;' // son. ^
ACTE III, SCÈNE VIL 487
SCÈNE VIL
VA.NGLAS, Madame VANGLAS.
MADAME VANGLAS.
Que veut dire monsieur Montgravier? vous parlez mal du ministre.
VANGLAS.
En effet, n'ai-je pas bien à m'en louer ? Eh! madame, vous me l'avez dit cent fois, vous ne voulez pas vous mêler d'affaires ; laissez-moi le soin que me donnent les miennes; qu'il vous suffise de savoir que plus vous prenez d'intérêt à la fille de Saint -Phar, plus vous augmentez mon humeur.
MADAME VANGLAS.
Ëhî qu'y a-t-il de commun entre elle et le ministre?
VANGLAS.
Rien. Ne prenez pas garde à ce que je dis.
MADAME VANGLAS.
Eh ! mais s'il m'arrive de me permettre une légère plaisanterie sur son compte, vous m'imposez silence en paraissant effrayé de ma hardiesse. Vous ne cessez de me vanter sa capacité , son mérite.
VANGLAS.
Eh! sans doute, c'est mon devoir; mais croyez-vous que j'approuve toujours tout ce qu'il fait?.... {apart^ tout ce qu'il me fait faire.
MADAME VANGLAS.
Prenez garde , Vanglas ; vous lui devez tout. C'est de lui que dépend toute votre fortune.
488 LES ANCIENS AMIS.
VAN G LAS.
Eh ! que m'importe ma fortune !
MADAME VANGLAS.
Mais elle m'importe beaucoup à moi ; et ce qui m'im- porte encore plus , c'est que mon mari ne se donne pas l'odieuse couleur d'un ingrat.
VANGLAS.
Qui , moi ? ingrat !
MADAME VANGLAS.
Voyez un peu, vous m'en dites du mal; et, pour voUvS faire ma cour, je venais vous en dire du bien.
VANGLAS.
C'est bien prendre son moment !
MADAME VANGLAS.
Tout-à-l'heure j'étais avec ces dames sur la terrasse du jardin, lorsque le ministre, qui passait dans son car- rosse , m'a reconnue et nous a saluées de la manière la plus gracieuse. Il a beaucoup remarqué la jeune Clé- mence.
VANGLAS, à part.
Fort bien! il remarque la fille et proscrit le père... ( Haut. ) Pardon encore une fois , madame ; mais de grâce , laissez -moi.
(Il s' assied près d'une table. ^
MADAME VANGLAS.
Allons, allons, que je ne vous dérange pas. [A part ^j Je voudrais pourtant bien qu'il passât dans son cabinet ; il me gêne pour les préparatifs de notre fête. {Appelant Lebrun qui passait dans le fond du théâtre.) Ah! Le- brun. [Toujours à part.) Il faut toujours tout arranger dans le jardin. [Elle appelle.) Lebrun !
ACTE III, SCÈNE IX. 489
SCÈNE VIII.
VANGLAS, Madame VANGLAS , LEBRUN.
LEBRUN.
Madame.
MADAME VANGLAS.
Ecoutez-moi.
(^Elle lui parle bas pendant que Vanglas dit ce qui suit. )
VANGLAS.
Quel appui chercher à Saint-Phar? Le duc de
Cresny ? un égoïste. Le duc de un courtisan , dévot
sous madame de Maintenon, aujourd'hui fanfaron de hbertinage. (5e levant.^ Il n'est pas le seul.... La com- tesse Amélie Elle est fort bien avec le ministre
Je vais lui écrire.
SCÈNE IX.
VANGLAS, Madame VANGLAS, LEBRUN, SAINT-GERMAIN, Un HUISSIER du ca- binet DU Cardinal Dubois.
SAINT- GERMAIN, annonçant. Un huissier du cabinet de son éminence.
VANGLAS.
Que me veut-il?
l'huissier, présentant un paquet cacheté. Monseigneur m'a chargé de vous remettre cette dé- pêche.
490 LES ANCIENS AMIS.
V A. N G L A s.
Donnez. (^En décachetant le paquet.) S'il pouvait avoir entendu la justice , l'humanité , son propre in- térêt, car enfin outre que c'est une action mon- strueuse que d'abuser de son autorité pour satisfaire un ressentiment particulier, n'y a-t-il pas de l'imprudence, de la sottise?..,.
{Pendant qu'il lit ce qui suit, sur le devant du théâ- tre, rhulssier reste a quelques pas derrière lui. Madame Vanglas , au fond du théâtre, continue de donner ses ordres aux valets.) « Monsieur de Vanglas voudra bien, sans perdre un « instant, adresser au conseil un rapport sur le colonel « Saint-Phar , qui a déserté son poste , et qu'on croit « caché dans Paris. L'intérêt de l'État exige que l'on « traduise sur-le-champ devant un conseil de guerre, a pour y être jugé selon toute la rigeur des lois mili- te taires , cet officier à qui le roi a fait grâce en ne le « punissant pas de sa complicité dans la conspiration « Cellamare , et qui depuis a entretenu une correspon- « dance avec le sieur Leblanc , que Sa Majesté a jugé « à propos de destituer du ministère de la guerre. » i^S' interrompant.) Juste ciel!
MADAME VAHGLAS, sc rapprochant. Eh ! quoi donc , monsieur ?
VANGLAS, affectant un air calme. Rien , rien , madame. ( Continuant de lire. ) « On joint à cette dépêche toutes les pièces qui ce doivent servir de base à l'accusation dudit Saint- ce Phar....»
i^S' interrompant?) Puis une lettre du ministre. {Li- sant. )
c( Mon cher Vanglas , malgré le vif intérêt que je
ACTE III, SCENE X. 491
« vous ai vu prendre à Saint-Phar.... J'ai tant de con- (c fiance en vous.... »
(^ S' interrompant.^ Morbleu! sa confiance est une calamité !
l'huissier. Monseigneur m'a chargé de revenir chercher dans deux heures le travail que son éminence demande à monsieur.
VANGLAS.
Il suffit, monsieur.
{^L'huissier et les valets sortent.^
SCÈNE X.
VANGLAS, Madame VANGLAS.
VANGLAS.
Que ma main se dessèche , plutôt que d'exécuter un pareil ordre!
MADAME VANGLAS.
Eh ! mais je ne vous ai jamais vu si agité !
VANGLAS.
Eh! madame (^Parcourant toul bas la lettre du
ministre.^ Des promesses.... croit-il me séduire? Des menaces.... croit-il m'intimider? Peu content d'oppri- mer, il prétend avilir! C'est à moi, à moi, ami de Saint-Phar, qu'il donne l'odieuse mission d'être son accusateur !
MADAME VANGLAS.
Mais qu'a donc ce message de si terrible ?
VANGLAS.
Le ministre me charge d'un nouveau travail.
492 LES ANCIENS AMIS.
MADAME VAWGLAS.
Eh bien! monsieur, il faut le faire.
V ANGLAS.
Le faire ! ( A part. ) Ah ! je suis tenté de lui en- voyer la démission de toutes mes places. {Haut et qf- Jeclant de sourire^ En effet, combien d'autres s'em- presseraient et seraient récompensés....
MADAME VANGLAS.
Donc il ne faut pas le laisser faire à d'autres. VAWGLAS, se promené avec agitation -^ madame Van- glas le j^egarde avec inquiétude.
C'en est fait; si cet homme domine en France, il n'y a plus de bonheur, d'espérance, de refuge pour les gens de bien. Certes, je lui dois beaucoup; mais ne me suis-je pas acquitté? Lui-même oii en serait-il de son énorme puissance, sans moi, sans mes services? Et pourquoi me choisir, moi précisément? Est-ce un raf- finement de méchanceté?.... Non ;.... il connaît mon dévouement, et cette facilité de travail dont il s'est trop souvent servi. Mais quoi? me suis-je voué, me suis-je vendu à lui tout entier? Lui dois-je le sacrifice de toutes mes affections ?
(// se jette dans unjauteuil^
MADAME VANGLAS.
Ecoutez, je ne sais pas de quoi il s'agit; je ne veux pas le savoir; mais si le ministre réclame vos services, il faut obéir et vaincie vos répugnances. Au surplus, vous êtes vif en paroles, mais vous êtes prudent en actions, c'est ce qui me rassure; vous ne manquerez pas à la reconnaissance que vous devez au ministre. (^A part.^ J'espère qu'il va se décider enfin à passer dans son cabinet.
(^ Elle sort. )
ACTE III, SCENE XL 49^
SCÈNE XL
VANGLAS, LEBRUN, DURAND.
VANGLAS, appelant. Holà! quelqu'un, Lebrun, Saint-Germain... Il faut pourtant prendre un parti. ( A Lebrun qui paraît. ) Faites venir monsieur Durand. {Apercevant Durand^ Le voilà. {A Lebrun^ Sortez.
DURAND.
Monsieur a reçu un message du ministre; je viens savoir....
VANGLAS.
Allons , mettez - vous là. ( A part. ) Dans quelle situation me suis-je placé? esclave d'un tyran, oui, d'un tyran qui fait peser sur moi sa domination , étouffe mes sentiments , sait mes secrets , et en abuse pour me forcer.... {A Durand^ qui est assis?) Ecrivez ce que je vais vous dicter. (^ A part.) Que vais-je dicter? {Par- courant les papiers qu'il tient à la main?) Mais aussi quelle imprudence à Saint-Phar d'écrire de pareilles lettres! {Dictant. ) Le colonel Saint-Phar a disparu.... Non , effacez ; c'est trop fort. Mettez s'est permis de quitter son poste.... {S' interrompant.) C'est peut-être un bonheur que je sois chargé du rapport ; je pourrai l'excuser, le sauver... oui, les juges, ses camarades, l'absoudront; et moi, son ami, il faut que je l'accuse. {Continuant a dicter?) De quitter son poste sans congé. {S' interrompant.) Ah ! Saint-Phar ! vous , bon officier , vous deviez pourtant bien savoir que la discipline.... {Continuatit de dicter.) C'est un crime.... non,... c'est
494 LES AiNCÏENS AMIS.
une faute.... non, le mot n'est pas suffisant. C'est un délit.... iS' interrompant^ Au fait, les lois militaires de tous les temps , de tous les pays , le signalent. Pauvre Saint -Phar! Mais il est impossible qu'ici, dans cette circonstance, on veuille pousser les choses.... En temps de paix.... la perte de sa place, un exil, dont je ne tarderai pas à le faire revenir , voilà tout ce que Saint- Phar peut avoir à craindre.... [Continuant de dicter?) C'est un délit; les lois militaires sont positives....
SCÈNE XII.
VANGLAS, DURAND, Madame VANGLAS, LEBRUN.
MADAME VANGLASé
Il est encore là , il ne s'en ira pas. Eh ! mais , mon- sieur, je ne prends pas votre cabinet, laissez-moi mon salon. VANGLAS , continuant de dicter sans écouter sa femme.
L'intérêt de l'État....'
MADAME VAWGLAS.
Eh! mais, monsieur, écoutez-moi donc.
VANGLAS.
C'est bon, madame. [S' interrompant et parcourant les papiers qu'il tient a la. main.) Oh! il est coupable; et se permettre des expressions !.... Enfin il s'agit d'un ministre , d'un homme investi de l'autorité , honoré de la confiance, et l'on doit respecter.... (^ Durand.) Avez-vous écrit? [Dictant?) Exige impérieusement... MADAME N K^Q.\.k^ ., faisant des signes a Durand.
Eh! mais, dites-lui donc, monsieur Durand, qu'il serait bien mieux dans son cabinet.
ACTE III, SCÈNE XIII. 495
DURAND.
Mal», en effet, monsieur, comment écrire quand on est distrait ?
V ANGLAS.
Et vous aussi , monsieur Durand , vous vous en mêlez! {A part avec humeiw.) C'est de ma fête qu'ils s'occupent. (Haut.) Allons, puisque madame et mon- sieur Durand le veulent ainsi , passons dans mon ca- binet. (-^ par't.) Dieu me damne ! autant vaudrait s'être livré à Satan.
(// sort, Durand le suit.)
SCÈNE XIII.
Madame VANGLAS , LEBRUN , SAINT-GERMAIN.
MADAMEVANGLAS.
Ah ! grâce au ciel !
LEBRUN.
Le voilà parti.
MADAME VANGLAS, appelant. Lebrun , Saint-Germain !
LEBRUN, appelant. Saint-Germain! Comtois! André!
{Plusieurs laquais entrent.)
MADAME VANGLAS.
Fermez les portes ; des bougies sur cette table ; il n'y a pas de temps perdu , et dans une heure la fête peut commencer. Tous ses amis du souper d'hier ont promis qu'ils viendraient ; et monsieur et madame Désormeaux, et Clémence ma jeune et nouvelle amie. Quelle heu-
reuse soirée nous allons passer!
[Elle sort.)
496 LES ANCIENS AMIS.
LEBRUN, aux autres valets. Fermez les portes; des bougies sur cette table; des banquettes par -tout; ne laissez les meubles que dans ce salon. Que de peines pour les domestiques quand les maîtres s'amusent !
FIjy DU TROISIEME ACTE.
ACTE IV, SCÈNE I. 497
ACTE QUATRIÈME.
Xa scène est toujours chez Vanglas.
(Même décoration qu'au troisième acte. Le lustre allumé, les portes
fermées. )
SCENE I.
DERVIÈRE, LEBRUN.
DERviÈRE, une lettre a la main. Est-ce que vous ne me reconnaissez pas? Dervière, celui que votre maître a reçu ce matin avec tant de cordialité , sans façon, tout en s'habillant. Je suis invité à la fête de ce soir par madame de Vanglas. Je suis venu de bonne heure , avant tout le monde , parce qu'il faut absolument que j'aie un moment d'entretien avec monsieur de Vanglas.
LEBRUN.
Cela ne se peut pas; monsieur travaille en ce mo- ment avec son secrétaire.
DERVIÈRE.
Il travaille , il travaille ; c'est égal , annoncez-moi;... mais non , faites - moi le plaisir de lui remettre cette lettre : (^à part) peut-être vaut-il mieux que je ne le voie qu'après qu'il aura lu la lettre. (Haut.) C'est de la comtesse Amélie.
LEBRUN.
De la comtesse Amélie ! cette dame qui a tant de Tome FJI. 32
498 LES ANCIENS AMIS.
crédit près du ministre? Et que ne le disiez- vous? Je vais la porter sur-le-champ. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir. N êtes-vous pas l'ami de monsieur? Je suis à vous dans l'instant.
[Il sort})
DERVIÈRE, seul.
J'étais bien sûr qu'au seul nom de la comtesse... Dé- signez-moi quelque vacance , m'a dit ce matin Vanglas , et vous pouvez compter sur moi. Eh bien ! voici juste- ment mon fait. Il y a un commandant qui va perdre sa place. Quel est-il ? Je n'en sais rien ; mais je suis là pour le remplacer. Nous allons voir si Vanglas est réellement mon ami. Quel bonheur que ce petit commis de la guerre m'ait appris la chose aujourd'hui! Demain, ce sera la nouvelle de tout Paris , et tous les concur- rents seront en mouvement. Il est bon d'avoir des amis par -tout. Eh bien! jusqu'ici j'en ai eu beaucoup, et cela ne m'a mené à rien. Oh ! c'est que nos amis sont si souvent nos ennemis.
SCÈNE IL
LEBRUN, DERVIÈRE.
LEBRUN.
Voici monsieur. Je lui ai remis la lettre, il ne l'a pas encore décachetée ; mais il va la lire. Attendez.
{Il sort.)
DERVIÈRE, seul.
Pourvu que le moment soit opportun,... Le voici. Tenons-nous un instant à l'écart.
(// se place au fond du théâtre.)
ACTE IV, SCÈNE III. 499
SCÈNE III.
DERVIÈRE, VANGLAS, DURAND.
VAJVGLAS, achevant de lire le rapport et tenant une
lettre cachetée a la main. Il pose le rapport sur la
table.
Allons , Saint-Phar est coupable et ne peut alléguer que des excuses. Certes, je les ferai valoir; mais.... il est coupable , j'ai dû commencer par remplir mon devoir. ( Remettant le rapport a Durand. ) Monsieur Durand, faites sur-le-champ une copie de ce rapport que je viens de vous dicter, et je le signerai. {Durand
sort.^ Le ministre y met de l'animosité mais le
service du Roi.... et dans un moment où l'on se permet tout.... Que me veut la comtesse? [Tout en décache- tant la lettre^ Oh ! Dubois n'est pas précisément un homme de bien... mais c'est un homme d'état... très- capable.... {Ayant parcouru la lettre.^ Que vois-je? Saint-Phar n'est pas encore en jugement, et déjà l'on demande sa place! Pour qui? Pour Dervière, son ami... comme moi... moins que moi; quelle odieuse manœuvre que celle de Dervière !
DERVIÈRE, a part.
Le voilà bien disposé , approchons. ( Haut , en s^ avançant. ) Pardon , si j'ose encore vous importuner.
VANGLAS.
Ah ! c'est vous , monsieur Dervière. Vous êtes tou- jours prompt à me prendre au mot. Je vous dis, ce matin, de m'indiquer les vacances qui surviendront, et vous n'attendez pas même qu'il y ait vacance.
32.
5oo LES ANCIENS AMIS.
DERVIÈRE.
Pardonnez-moi, il va y avoir vacance; je suis instruit, et d'ailleurs ce n'est pas moi, c'est la comtesse qui, par zèle pour moi....
VAWGLAS.
Oui, l'on a comme cela des protecteurs indiscrets, des amis zélés, qui ont l'air de faire des demandes de leur propre mouvement , à l'insu même des personnes pour lesquelles elles s'intéressent.
DERVIÈRE.
Permettez...
VAIVGLAS.
Et tout en les excitant soi-même, on se conserve, on se ménage la ressource de dire qu'on est étranger à la démarche, qu'on ne demande rien.
DERViiîRE.
Vous me traitez bien durement.
VANGLAS.
Ah ! du moins , pour demander la dépouille de votre ami , attendez que son sort soit décidé.
DERVIÈRE.
Mon ami! Qui? Le commandant qui va perdre sa place est mon ami ?
VANGLAS.
Feignez d'ignorer que c'est Saint-Phar.
DERVIÈRE.
Saint-Phar! Ah! grand Dieu! Ce serait lui!.... CroyeZc... si je l'avais su.... Je ne sais ce que j'aurais fait; mais sur mon ame, je l'ignorais.
VAIVGLAS.
jSoit. Je répondrai à la comtesse.
ACTE IV, SCENE IV. 5oi
DERVIÈRE.
Ce pauvre Saint- Phar! Ah! je suis désolé.... mais enfin il lui faut un successeur....
VAWGLAS.
Je répondrai à la comtesse, vous dis-je.
DERVIÈRE, a part. Rien n'est plus clair, cet homme-là est mon ennemi personnel. {^Apercevant Clémence.^ Que vois -je? La fille de Saint -Phar! Elle vient solliciter sans doute. ( A Clémence. ) Ah ! mademoiselle , que je vous plains ! que je prends part au malheur de monsieur votre père !
{Il sort.)
SCÈNE IV.
VANGLAS, CLÉMENCE.
CLÉMENCE.
Au malheur de mon père! Que dit -il? Ah! mon- sieur de Vanglas, parlez, parlez; quel est le malheur qui menace mon père ?
VANGLAS.
Mademoiselle, rassurez - vous. Qui donc a pu vous effrayer?
CLÉMENCE.
Ce monsieur Dervière , qui vous quitte.
VANGLAS.
Dervière! {A part.) Quel homme!
CLÉMEN CE.
Et VOUS - même qui cherchez en vain à me cacher votre trouble.
5o2 LES ANCIENS AMIS.
VANGLAS.
Je ne suis point troublé.
CLÉMENCE.
Et je me rappelle à présent Ah! grand Dieu!
Quelques mots échappés à mon père , à Francœur , pendant la route. Il était question de prison , de per- sécution , de lettre de cachet. Confiante en mon père , j'avais repris ma sécurité; votre trouble augmente. Ah! je le vois, mon père est en danger de sa liberté, de sa vie peut-être ; mais vous êtes son ami , vous lui resterez fidèle. De quoi l'accuse-t-on ? De quoi peut-on l'accuser? Il n'est pas coupable, il ne peut pas être coupable. C'est un homme de bien, un bon serviteur du roi ; vous le savez , vous , n'est - ce pas ? Eh bien ! il faut le dire et le démontrer aux autres. Défendez - le , sauvez-le , sauvez-moi.
VAFGLAS.
Mademoiselle, il n'est pas question....
CLÉMENCE.
Eh! quoi? vous aussi, vous l'abandonneriez! Eh bien! j'irai trouver le ministre, le régent; j'irai me jeter aux genoux du jeune roi; mais que dis-je, peut- être vont -ils déjà l'arrêter. Je cours chez monsieur Montgravier; il faudra qu'ils m'emmènent avec lui.
VAWGLAS.
Eh! de grâce, mademoiselle, calmez-vous.
SCÈNE V.
VANGLAS, CLÉMENCE, FRANCOEUR.
FRANCOEUR.
Est-ce à monsieur de Vanglas que j'ai l'honneur de parler ?
ACTE IV, SCENE V. 5o3
VANGLAS.
Oui, mon ami.
CLÉMENCE, apercevant Francœur. Que vois-je ?
FRANCOEUR, a part. Ciel! notre jeune demoiselle!
CLÉMENCE, a Vanglas. C'est le domestique, le compagnon, l'ami de mon père. [A Francœur^ Tu peux parler , je sais tout. Où est mon père?
FRAWCOEUR.
En route, pour venir dans cette maison prendre possession de l'asyle que monsieur a bien voulu lui offrir.
VANGLAS.
Comment? prendre possession....
FRANCOEUR.
De ce petit appartement, dans un entre -sol dont vous seul avez la clef. Monsieur Villeneuve et mon- sieur Montgravier vous l'amènent. Ils m'ont envoyé devant pour vous prévenir.
CLÉMENCE.
Se peut-il ? Vous seriez assez généreux pour donner un asyle à mon père? Ah! monsieur, qu'elle recon- naissance! Oui, oui, il sera en sûreté ici. Vous êtes un ami bien précieux. Oh! que le ciel répande sur vous toutes ses bénédictions.
VANGLAS.
Mademoiselle... Je ne mérite pas... Oui, sans doute, je le recevrai, je le cacherai; mais il avait été convenu qu'il resterait ce soir chez Montgravier.
5o4 LES ANCIENS AMIS.
FRANCOEUR-
Ce brave monsieur Montgravier a cru voir rôder des personnes suspectes autour de sa maison , et puis de nouveaux renseignements qui sont venus à monsieur Villeneuve....
CLÉMENCE.
Et quoi donc encore?
FRANCQEUR.
Eh ! mademoiselle , point de frayeur ; qu'avons-nous à craindre avec un ami comme monsieur de Vanglas ? CLÉMENCE, Jbrt troublée.
Oui , oui , je me rassure ; avec un ami comme vous , nous n'avons rien à craindre.
FRANCOEUR.
Us ont dû sortir à pied, prendre une voiture de place.
VANGLAS.
Eh ! quoi ? descendre à ma porte
FRANCOEUR.
Laissez - moi donc dire. Us descendront au coin de votre rue , se couleront le long du mur ; il entre tant de monde chez vous, tant de voitures, aujourd'hui sur -tout! Et monsieur Montgravier, qui connaît tous les détours de votre hôtel, s'est fait fort de l'amener jusque dans votre salon par je ne sais quel escalier dérobé. VANGLAS, fort trouble, montrant une des portes latérales.
Oui , le voilà.
FRANCOEUR.
Et de cette manière ils ne seront vus ni de vos la- quais ni de personne.
ACTE IV, SCÈNE VIL 5o5
CLÉMENCE.
Non, ils ne seront vus de personne? Croyez -vous qu'ils puissent être vus? Ah! grand Dieu! si on les sur- prenait !
FRAIYCOEUR.
Si vous le permettez, je cours au-devant d'eux.
VANGLAS.
C'est inutile, voici Montgravier.
SCÈNE YI.
VANGLAS, CLÉMENCE, FRANCOEUR, MONTGRAVIER.
MONTGRAVIER, CL Viiue des portes latérales. Il est là.
VANGLAS.
Il est là ? Qu'il vienne.
CLÉMENCE.
Oui, qu'il vienne.
VANGLAS.
Attendez, n'avancez pas, voilà mon secrétaire.
CLÉMENCE.
Prenez garde.
SCÈNE VIL
VANGLAS, CLÉMENCE, FRANCOEUR, MONT- GRAVIER, DURAND.
VANGLAS.
Qu'est-ce, monsieur Durand?
5o6 LES ANCIENS AMIS.
BU ^K^jy, présentant le rapport. Ce rapport....
V A N G L A s , prenant le rapport. Ce rapport.... Ah! { Il fait un mouvement pour le déchirer, puis s'arrête et dit avec un calme affecté : ) Eh bien! je signe.
(// signe rapidement et en tremblant.)
DURAND.
Je vais y joindre les pièces, les cacheter et les re- mettre à monsieur.
VAWGLAS.
Allez.
(^Durand sort.)
MOFTGRAVIER.
Peut-il entrer?
VANGLAS.
Oui. MONTGRAViER, allant chercher Saint- Phar et Ville- neuve.
Grâce au ciel, nous avons échappé à tous les re- gards.
SCÈNE VIII.
VANGLAS, CLÉMENCE, FRANCOEUR, MONT- GRAVIER, VILLENEUVE, SAINT-PHAR.
VILLENEUVE, CL Vanglas. Je vous l'amène.
CLÉMENCE.
Ah! mon père!
SAINT-PHAR.
Ma fille !
ACTE IV, SCÈNE VIII. 607
FRANCOEUR.
Elle sait tout.
VILLENEUVE.
Tant mieux. Ses questions nous auraient gênés.
CLÉMENCE.
Moi, qui croyais que vous ne veniez à Paris que par bonté, par complaisance pour moi....
SAINT-PHAR.
Ne songeons qu'à remercier l'ami généreux qui veut bien m'accueillir. Vous ne m'avez pas trompé. Van- glas. Je comptais sur vous. CLÉMENCE, serrant les mains de Villeneuve et de Vanglas. Que nous sommes beureux, dans notre malheur, d'avoir des amis!....
MONTGRAviER, s' inclinant pour remercier. Ah! ma chère cousine, nous ne faisons que ce que
nous devons Est-il assez magnanime, notre bon
Vanglas? Quel homme! quelle tête! quel cœur! J'en suis en extase
VILLENEUVE.
Trêve aux vaines paroles. Francœur, empêche qu on ne nous surprenne.
FRANCOEUR.
Oui, je me place là, en vedette.
( // se retire au fond du théâtre. )
CLÉMENCE.
Et moi....
[Elle se retire au fond du théâtre, du coté opposé a Francœur, veille sur les portes, les entr ouvre de temps en temps pour voir si personne ne vient, revient quelquefois à son père, écoute V entretien, puis retourne au fond. )
5o8 LES ANCIENS AMIS.
VILLENEUVE.
Le petit appartement dont vous nous parliez tantôt est-il prêt?
VANGLAS, toujours troublé. Oui , il est prêt , et même Saint-Phar y trouvera des livres, du papier, de l'encre, de la lumière.,..
VILLENEUVE.
Bon! il pourra travailler sur-le-champ à son mé- moire justificatif.
SAIWT-PHAR.
J'ai là, dans mon porte -feuille, vingt pièces qui m'excusent, qui m'honorent, j'ose le dire.
VANGLAS.
Ah! si vous pouviez vous justifier !.... (A part.) Mais que dis-je ? on veut le perdre.
VILLENEUVE.
Vous allez l'installer dans son asyle. Pour qu'il ne soit pas privé de la vue de sa fille , elle logera chez vous. Madame Vanglas, tantôt devant moi, a témoi- gné tant d'amitié à cette jeune personne.... J'ai pensé qu'elle vous saurait gré de l'arrangement. Si vous croyez qu'il soit inutile de mettre votre femme dans la confidence....
VANGLAS.
Mais oui, très-inutile.
VILLENEUVE.
Nous lui dirons que Saint-Phar a été obligé de partir brusquement pour un voyage; que, pour des raisons de famille , il ne faut donner à sa fille que le nom de Clémence; cela déroutera les curieux. Francœur, vieux serviteur de Saint-Phar, restera près de sa jeune maî- tresse, et de cette façon pourra servir son maître se-
ACTE IV, SCENE VIII. 609
crètement, sans que nous soyons obligés de nous confier à aucun autre domestique.
MONTGRAVIER.
Ce qui est fort essentiel. Ce soir même, il appor- tera chez vous leurs effets , leur bagage. Ma femme et moi nous serons désolés de vous perdre, ma chère cousine; mais le salut de votre père....
VILLENEUVE.
Et demain , vous et moi , nous emploierons tous nos efforts pour obtenir justice et réparation à notre ami.
SAIWT-PHAR.
Ah! si, pour combler notre bonheur, vous pouviez faire sauter Dubois !
M ONT GRAVIER.
Pour Dieu ! Saint-Phar , finissez vos blasphèmes. Vous voyez où ils vous ont conduit.
VILLENEUVE.
Tout est convenu, tout est prévu. Vous consentez, vous approuvez. La clef du petit appartement ?
CLÉMENCE.
Voici madame de Vanglas.
VAN GLAS.
Il ne faut pas qu'elle voie Saint-Phar.
VILLENEUVE, montrant le cabinet. Eh bien ! qu'il entre là.
VANGLAS.
Non, mon secrétaire y est encore. {^Montrant la porte par laquelle Saint-Phar est entré. ) Là , pour un moment.
CLÉMENCE.
Oui, là, pour un moment.
5io LES ANCIENS AMIS.
SAINT-PHAR, emmené par Montgravier. Morbleu! il faut que j'aime bien ma fille pour me résoudre à me cacher.
(// sort.)
VILLENEUVE.
Mettons sur-le-champ notre plan à exécution.
SCÈNE IX.
VANGLAS, VILLENEUVE, CLÉMENCE, FRANCOEUR, MONTGRAVIER, Madame VANGLAS.
MADAME VANGLAS.
On m'a dit que vous me cherchiez , ma chère Clé- mence, me voilà. Et monsieur Durand, quand me l'enverrez- vous , monsieur de Vanglas? J'ai du monde ce soir, et j'ai besoin de lui pour m'aider à faire les honneurs.
VANGLAS.
Eh ! mais , bientôt , madame.
MADAME VANGLAS, h Clémence. Je suis bien fâchée que votre père n'ait pas pu venir avec vous.
VILLENEUVE.
A l'instant même , il a été obligé de partir pour un voyage....
MONTGRAVIER.
Oui, pour un voyage.
MADAME VANGLAS.
Quoi ? si tôt ! sans dire adieu 1
ACTE IV, SCÈNE IX. 5ij
VILLENEUVE.
Oui, une affaire imprévue.... {En monùunt Fra?î- cœur.) Voilà ce que son bon et vieux domestique vient de nous annoncer.
F R A N C OE U R.
C'est vrai!
VILLEJNEUVE.
Oh! le voyage ne sera pas long, n'est-ce pas. Van- glas ?
V A.NGLAS.
Je l'espère.
VILLENEUVE.
Et comme la société de mademoiselle a paru vous plaire , monsieur de Vanglas proposait à monsieur Montgravier de laisser mademoiselle chez vous pen- dant l'absence de son père.
MADAME VANGLAS.
En vérité!
VILLENEUVE.
Cet arrangement vous déplairait-il , madame ?
MADAME VANGLAS.
Me déplaire? Il m'enchante au contraire!
CLÉMENCE.
Ah ! madame !
FRANC OEUR.
Et si madame le permet, je resterai aussi pour ser- vir ma jeune maîtresse.
MADAME VANGLAS.
Bien volontiers , mon brave homme. Je vais faire préparer votre appartement. Eh! mais, qu'est-ce? Vous étiez si gaie tout-à-l'heure ? Vous voilà triste , abattue. Pourquoi ce changement? Seriez-vous fâchée de loger chez moi ?
5i2 LES ANCIENS AMIS.
CLÉMENCE.
Oh! non, madame.
VILLENEUVE.
Le chagrin d'être séparée de son père....
MADAME VANGLAS.
Eh bien ! votre père ? vous le reverrez bientôt ; mon- sieur de Vanglas vient de vous le dire. Songez que vous êtes chez ses amis.
CLÉMENCE.
Oh! oui, de bons et de véritables amis.
MADAME VANGLAS.
Que vous êtes venue à Paris pour vous amuser, vous divertir ?
CLÉMENCE.
Oui, pour me divertir.
MADAME VANGLAS.
Venez, venez, ma chère enfant. (Bas.) Lia. fête va commencer. (Haut.) Ah! monsieur de Vanglas, c'est une charmante idée qui vous est venue , et je vous en remercie de tout mon cœur. Envoyez-moi bien vite monsieur Durand.
(Elle sort avec Clémence.)
VILLENEUVE.
Les voilà parties.
VANGLAS.
Silence; voici Durand.
ACTE IV, SCÈNE X. 5i3
SCÈNE X.
VANGLAS, VILLENEUVE, FRANCOEUR, DU- RAND, MONTGRAVIER.
DURAND, remettant un paquet cacheté a Vanglas. Voilà le rapport. J'y ai joint les pièces numérotées,
VANGLAS.
Donnez.
DURAND.
Monsieur n'a plus rien à m'ordonner ?
VANGLAS.
Non , rien. Madame et la société vous attendent.
( Durand sort. )
MONTGRAVIER.
Sans adieu, mon bon Durand.
VILLENEUVE.
Eh! vite, Montgravier, faites sortir Sain t-Phar.
MONTGRAVIER.
C'est ici qu'il faut du caractère.
VILLENEUVE, h Vauglas. Donnez-moi la clef. VANGLAS,yor/^ troublé, tirant une clef de sa poche, et de Vautre main tenant le paquet que lui a remis Durand. Oui,.... la clef.
FRANCOEUR,
On vient encore.
Torne VU, 33
5i4 LES ANCIENS AMIS.
SCENE XL
VANGLAS , VILLENEUVE , FRANCOEUR , DU- RAND , MONTGR A VIER , LEBRUN , L'HUISSIER
DU CABINET DE l'aBBÉ DuBOIS.
LEBRUN, annonçant. L'huissier du cabinet de son excellence.
MONTGRAVIER.
Oh! mon Dieu!
VANGLAS, a Vhuissieî\ Qu'est-ce? Que me veut-on?
l'huissier. Le travail que monseigneur a demandé à monsieur. VANGLAS, remettant le paquet a l'huissier.
Le travail Le voilà.
l'huissier. Monsieur, j'ai l'honneur....
( // sort. )
SCÈNE XII.
VANGLAS, MONTGRAVIER, FRANCOEUR, VIL- LENEUVE.
VILLENEUVE.
La clef?
VANGLAS.
La clef? La voilà.
MONTGRAVIER.
Ah! j'ai eu peur....
ACTE IV, SCENE XIII. 5i5
FRANCOEUR.
Venez, venez, mon commandant.
SCÈNE XIII.
VANGLAS, MONTGRAVIER, FRANCOEUR, VIL- LENEUVE, SAINT-PHAR, CLÉMENCE.
SAINT-PHAR, entrant. Allons, puisqu'il le faut....
CLÉMENCE, rentrant par le fond. J'échappe un instant à madame Vanglas, et je cours la rejoindre. Je voulais vous revoir, vous embrasser encore; mon père, point d'imprudence.
SAINT-PHAR.
Du calme, mon enfant.
VILLENEUVE, Cl Saint- Phar. Viens. Restez , Vanglas. Montgravier , indiquez-nous la petite porte.
MONTGRAVIER, ouvrant la porte du cabinet et mon- trant le cabinet a Villeneuve. A gauche en entrant, et moi, à mon tour, je fais sentinelle.
SAINT-PHAR.
Francœur, je te recommande ma fille.
(// entre dans le cabinet.
CLÉMENCE.
Francœur, veille sur mon père.
{^Elle sort^ MONTGRAVIER, inquiet au milieu du théâtre. C'est comme une conspiration , et m'en voilà com-
33.
5i6 LES ANCIENS AMIS.
plice; je m'étais pourtant bien promis que cela ne
m'arriverait jamais.
{Montgravier sort pat^ le fond; Villeneiwe, Saint-
Phar et Francœur, entrent dans le cabinet;
Vanglas se jette dans un fauteuil?)
SCÈNE XIV.
VANGLAS, SEUL, dans le plus grand trouble.
Eh bien ! c'était mon devoir de l'accuser ; et je remplis le devoir de l'amitié en lui donnant un asyle.... Vains sophismes! En l'accusant, ai-je rempli un devoir? J'ai servi la passion d'un ennemi. [Ici on entend une musique douce et un peu éloignée?) Qu'entends-je?.... Ah! c'est ma fête. {^11 se lèç^e.) Allons, je suis bourrelé,.... au supplice..,, affectons la surprise et la joie.
' SCÈNE XV.
VANGLAS, VILLENEUVE, FRANCOEUR.
VILLENEUVE, Sortant du cabinet pendant que la mu- sique continue et remettant la clef a Vanglas. Il est en sûreté. Voilà la clef.
VANGLAS, remettant la clef a Francœur. Je n'en veux pas; gardez-la, Francœur.
FRANCOEUR.
Je cours chez monsieur Montgravier, je reviens et je ne quitte plus la maison. Nous serons à merveille dans ce petit appartement.
(// sort?)
ACTE IV, SCENE XVI. 5lj
VILLENEUVE
Moi, je reste à la fête. (^E/z serrant la main de Vanglas. ) Bien , Van glas.
SCÈNE XVI.
VANGLAS, Madame VANGLAS, VILLENEUVE, MONTGRAVIER, DERVIÈRE , Madame MONT- GRAVIER, DÉSORMEAUX, madame DÉSOR- MEAUX, CLÉMENCE, MILCOUR, DURAND,
AUTRES PERSONNAGES INVITES A LA FETE.
[La musique devient tout-a-coup éclatante. Les trois portes du fond s'ouvrent et laissent voir les jar- dins illuminés. Tous les personnages entrent en foule sur le théâtre, des bouquets a la main.^
MADAME VANGLAS.
Venez, suivez-moi tous, et sans cérémonie offrons- lui nos bouquets.
VANGLAS.
Eh ! qu'est-ce donc , madame ? Ah ! ma fête ! J'étais loin de m'attendre....
MADAME VANGLAS.
Ah ! oui , faites le surpris ; vous saviez tout ; on ne peut rien vous cacher, mais c'est égal. Ce sont vos parents , vos amis , une partie de vos nombreux proté- gés ; je n'ai pu les inviter tous. Mon cher Vanglas, que je suis heureuse si vous accueillez mon bouquet d'aussi bon cœur que je vous l'offre.
VANGLAS^
Excellente femme l
5i8 LES ANCIENS AMIS.
MONTGRA.VIER, présentant son bouquet. Qu'il m'est doux d'arriver immédiatement après ma- dame ! Qui plus que moi est à portée, par les habitudes d'affaires que j'ai avec vous, d'apprécier votre obli- geance, votre désintéressement.... toutes vos vertus.
VANGLAS.
Ah!.... mes vertus....
DERVIÈRE.
Permettez....
V A N G L A s , avec humeur. Encore Dervière!
[Il lui tourne brusquement le dos.) DERVIÈRE, a part. Il ne cache plus sa haine. {Haut, d'un air riant et comme enchanté de Vanglas^ Quel homme franc et cordial !
M IL COUR.
C'est encore moi.
VAIYGLAS.
Monsieur !... Ah !... Milcour ! (A part.) C'est unique; j'ai là un ami que je ne peux jamais parvenir à recon- naître. {Haut et prenant le milieu de la scène}) Voilà une fort jolie illumination. C'est monsieur Durand qui en a été l'ordonnateur?
DURAND.
Ne voyez que mon zèle et un attachement qui sur- vivrait à votre prospérité
VAIYGLAS.
Oui, je sais.... [A part.) Si nous en étions là...
MONTG RAVIER.
Vive monsieur de Vanglas !
ACTE IV, SCENE XVL Sig
MADAME MOFTGRAVIER.
Vrai modèle d'amour conjugal.
MILCOUR.
Homme d'état, homme aimable.
DERVIÈRE.
Le meilleur des amis.
VANGLAS, a part. Ah ! que ce concert d'éloges m'importune. ( Haut. ) Mes amis, mesdames, je suis touché.... {^A part.^ Si j'excepte ma femme, y a-t-il là un cœur sincère? [Tou- jours a part, et en promenant les yeux sur les person- nages quijont cercle autour de lui^ Oh ! non , presque tous flatteurs, intéressés, prenant la figure de la cir- constance....
MADAME vAivGLAS , à luonsieur et a madame Désor- meaux , qui étaient coiifondus dans la foule. Allons, avancez.
MADAME DÉsoRMEAUx , présentant son bouquet. Mon parrain...
DÉSORMEAUX, présentant son bouquet. Monsieur de Vanglas....
V A N G L A s , avec amitié. Venez, mon cher Désormeaux, ma chère filleule. [A part.) Ah! voilà donc de vrais amis!
DÉSORMEAUX.
Recevez nos vœux.
MADAME DÉSORMEAUX.
Notre hommage.
DÉSORMEAUX.
Puissiez - vous toujours jouir d'un bonheur égal à celui que vous avez versé sur nous !
520 LES ANCIENS AMIS.
VA.1VGLAS.
Bons jeunes gens! Je suis heureux en les voyant. VILLENEUVE, qui y pendant le dialogue précédent, a
pris un bouquet et a causé vivement avec plusieurs
personnes de la société, présentant d'une main son
bouquet, et de Vautre Clémence.
Vanglas , vous avez acquis une haute place dans mon estime, et voici notre aimable Clémence. VANGLAS, troublé.
Mademoiselle.... {^A part.^ L'aspect de cette jeune personne me déchire.
CT.à'M^'N CE. , présentant son bouquet.
Je ne vous connais que depuis bien peu de temps , et personne ne vous doit plus de reconnaissance.
VANGLAS.
Mademoiselle....
DERViiiRE, à part. La fille de Saint - Phar à la fête ! Que diable cela veut-il dire? Ah!... elle est jolie...
MADAME VANGLAS, Cl Clémence. Cette chère Clémence! [A madame Montgraviet .) Vous ne nous en voulez pas de vous l'enlever , madame Montgravier ?
MADAME MONTGRAVIER.
Qui ? Moi , madame ! ( A part. ) Au moins ne me prendra-t-on plus pour sa mère. VANGLAS, à part , pendant que tous les autres per- sonnages causent entre eux. On jouit de trouver une juste et sincère reconnais- sance ; on supporte avec répugnance le témoignage de celle qui est fausse ou intéressée; mais recevoir des
ACTE IV, SCENE XVI. Saï
actions de grâces de ceux dont on sait qu'on mérite les malédictions!... c'est un supplice!
MADAME VA If GLAS.
Eh bien ! Qu'est-ce ? vous voilà tout-à-coup retombé dans votre préoccupation. Oubliez donc pour un in- stant vos affaires.
VANGLAS.
Oui , vous avez raison. La danse va sans doute bien- tôt commencer ?
MADAME VANGLAS.
Oui, dans les bosquets. Lebrun , le signal à l'or- chestre. Saint-Germain, encore des sièges dans le jardin. (A Vanglas^ Donnez-moi la main, monsieur; et vous, mes amis, suivez-nous; je suis comme ivre de joie. VANGLAS, donnant la main a sa femme. Et moi donc, madame? Oui, je suis ivre de joie! {La musique recommence doucement pendant que tous les acteurs sortent, a l'exception de Clé- mence et de Villeneuve^ VILLENEUVE , Cl Clémence , pendant que la musique continue toujours doucement. Allez à la fête, contenez vos larmes, dansez, ayez l'air joyeux et serein. Je cours chez le duc de Saint- Simon dont on vient de m'apprendre le retour. C'est un homme de bien, un peu trop fier de sa noblesse peut-être, mais cela ne l'empêche pas de sentir le mérite et de défendre le malheur dans toutes les conditions.
{Il sort.) CLÉMENCE, seule en pleurant. Danser ? Ah ! mon père ! [Elle sort lentement, et la musique déifient plus vive.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
522 LES ANCIENS AMIS.
ACTE CINQUIÈME.
( Même décoration qu'au quatrième acte. Les portes du t'oud ouvertes laissent voir les jardins illuminés.)
SCENE I.
VANGLAS, SEUL.
Respirons. J'échappe enfin aux hommages, aux res- pects , aux protestations. Ils dansent, ils jouent; ma femme elle-même ne s'occupe plus de moi. Qu'ai -je fait? Accuser et recueillir tout-à-la-fois mon ami! Si le ministre découvre.... je suis perdu. Si mes amis ap- prennent que c'est moi.... que penseront-ils? {En re- gardant la porte du petit appartement.) Il est là , et mon rapport contre lui est entre les mains du cardi- nal. Par quelle fatalité est-ce moi qui suis chargé de faire un rapport?... Comment me soustraire aux dan- gers , à la honte qui me menacent de toutes parts ?
SCÈNE IL
VANGLAS, DURAND.
DURAND.
Ah! monsieur, vous voilà, je vous cherchais : un nouveau message du ministre.
VAWGL2IS. Encore? à cette heure!
ACTE V, SCENE IIL SaS
DURAND.
Dieu merci , dans cette bonne cour de notre régent , il n'y a pas d'heure indue; et c'est la nuit qu'on est le plus sûr de trouver les gens éveillés. Il paraît, d'après ce que m'a dit le messager, que c'est une ex- cellente nouvelle. Je suis abîmé de fatigue , j'ai tant dansé! mais pour vous servir, je trouve de nouvelles forces. [A Vhuissier qui entre?) Venez, voilà monsieur de Van glas.
SCENE IIL
VANGLAS, DURAND, L'HUISSIER.
l'huissier. Une lettre de son excellence. Monseigneur était dans des transports de joie en l'écrivant , en me la donnant , et il m'a bien recommandé de vous dire qu'il vous at- tendait sur-le-champ.
DURAND.
Je cours faire mettre les chevaux.
(// sort.) VANGLAS, tout en parcourant la lettre.
Allons, il est enchanté du travail que je lui ai en- voyé ; il m'en remercie. {En souriant avec 'amertume}^ A la bonne heure... Il me promet de ne pas mettre de bornes à sa reconnaissance. Ah ! sans doute , c'est un assez grand sacrifice que je lui fais et qui mérite bien de sa part.... {Lisant.) « Le système de Law touche a à sa fin. Notre Ecossais se noie de jour en jour. « Nous avons besoin plus que jamais d'hommes à ta- « lents, d'hommes à ressources; et vous avez rendu
024 LES ANCIENS AMIS.
« trop de services à l'état pour que je ne vous réserve « pas une bonne part dans sa succession, c'est-à-dire « dans le nouvel arrangement des finances. » ( Très- joyeux. ) Eh ! mais , il ne s'est jamais expliqué si posi- tivement. {^A rhuissier.^ Dites à son excellence que je suis chez elle dans un instant. ( L'huissiei^ sort. ) Au fait , quel danger court Saint-Phar étant bien renfermé chez moi? Le ministre est content et me récompense; j'avais tort de m'alarmer : mes amis ignoreront que j'ai fait le rapport; Dubois ignorera que j'ai donné asyle à l'homme qu'il persécute. Partons, allons rece- voir les remerciements du ministre, revenons ensuite encourager Saint-Phar et jouir paisiblement des plaisirs de la fête. Ciel! Villeneuve!...
SCÈNE IV.
VANGLAS, VILLENEUVE.
VILLENEUVE.
Vous voilà, Vanglas. Je viens de courir pour notre ami. Apprenez qu'un homme vertueux, éminent dans l'Etat, s'intéresse à nous.
VATVGLAS.
Qui?
VILLENEUVE.
Le duc de Saint-Simon. Il arrive tout-à-l'heure de sa terre de La Ferté.
VANGLAS, a part et effi njé. L'ennemi déclaré de Dubois et le mien î
VILLENEUVE.
Cette nuit même, il veut parler au régenta
ACTE V, SCENE IV. 5^5
VANGLAS.
Impossible. Quand une fois l'heure des soupers est venue , parler d'affaires à son altesse ?
VILLENEUVE.
Il saura forcer les portes. Il sent combien il est pres- sant d'agir. Croiriez-vous que Dubois a commandé à l'un de ses affîdés un rapport contre Saint-Phar? VANGLAs, a part.
Un rapport?
VILLENEUVE.
Et qu'il s'est trouvé un homme assez servîle pour s'empresser de le faire ?
VANGLAS.
En vérité!
VILLENEUVE.
Vous en frémissez d'indignation ; mais cela ne me fait pas peur. Il faut répondre; le duc ne connaît pas assez les détails, et je viens exprès.... Vous les con- naissez, vous? Passons dans votre cabinet, et à nous deux, en peu de mots... nous aurons bien vite exposé avec force, avec clarté....
VANGLAS.
Ah! sans doute!... Mais pourquoi ne vous charge- riez-vous pas tout seul?....
VILLENEUVE.
Non! Pour que l'écrit fasse plus d'effet, il faut qu'il soit signé de vous.
VANGLAS.
De moi! Qui? moi, écrire!...
VILLENEUVE.
C'est l'avis du duc de Saint-Simon.
526 LES ANCIENS AMIS.
VAT^GLAS.
Lui auriez-vous dit que Saint-Pliar est chez moi ?
VILLENEUVE.
Non ; mais il sait que vous êtes son ami , et il pense...
VANGLAS.
Permettez.... dans ma position.... moi! l'homme de confiance du ministre, puis-je me prononcer ouverte- ment contre lui ?
VILLENEUVE.
Eh quoi! vous hésitez? Eh quoi! vous donnez un asyle à Saint -Phar, et vous refusez d'écrire en sa fa- veur?
VAJYGLAS.
Point du tout; vous ne me comprenez pas. Demain, je suis tout à vous; mais il n'y a pas de temps perdu. Ce soir, je suis tout entier à ma fête. {A paj't.) Je me trouble, je m'embarrasse.
VILLENEUVE, a part. . Que veut dire ceci?
SCÈNE V.
VANGLAS, VILLENEUVE, DURAND.
DUR A IV i).
Les chevaux sont mis.
VILLENEUVE.
Et vous sortez?
VANGLAS.
Oui, une affaire....
DURAND.
Le ministre vient de mander monsieur.
ACTE V, SCENE VI. Say
VANGLAS, a Durand. Paix donc! i^A Villeneuve. ) J'ignore pour quel ob- jet; mais vous voyez bien que pour l'instant je ne
puis Venez avec moi, monsieur Durand. Notre
monde ne s'apercevra pas de mon absence , je serai bientôt de retour. Ecrivez, parlez, vous le pouvez, vous, mon cher Villeneuve; mais moi.... Pardon, le ministre m'attend.... i^A part.^ Ah! pour sa sûreté, pour la mienne , il faut absolument que Saint - Phar quitte Paris.
(// sort avec Durand.)
VILLENEUVE.
Je reste stupéfait. Qu'est devenue cette chaleur, ce courage d'amitié?...
(// reste pensif au milieu du théâtre.)
SCÈNE VI.
VILLENEUVE, DERVIÈRE.
DERVIÈRE.
Bon! voilà Villeneuve; tâchons de le faire parler. ( S' appî'ochant de Villeneuve. ) Eh bien ! mon cher Villeneuve ?
VILLENEUVE, sortant de sa rêverie.
Qu'est-ce?
DERVIÈRE.
Ce pauvre Saint-Phar!
VILLENEUVE.
Plaît-il ? Que dites-vous de Saint-Phar ?
DERVIÈRE.
Eh! mon Dieu! je sais tout; j'ai des intelligences
528 LES ANCIENS AMIS.
par-tout , moi. Il y a , dit-on , un rapport foudroyant contre Saint-Phar. Il a bien fait de se cacher. Oh ! il a un bon appui dansVanglas. Cependant, s'il fallait en croire quelques méchants.... Ce qu'il y a de certain, c'est que , dans la soirée , il y a eu plusieurs messages du ministre chez Vanglas, et l'habitude que le mi- nistre a de se servir de lui dans ces sortes de circon- stances....
VILLEINTEUVE, Ci part.
Quel soupçon! grand Dieu! Et il me quitte pour aller chez le ministre !
DERVIÈRE.
Chez le ministre? Qui? Vanglas!
VILLENEUVE.
Courons chez le duc de Saint-Simon; son hôtel est à deux pas.
DERVIÈRE.
Dites- moi....
VILLENEUVE.
Sans adieu , Dervière.
(// sort^
DERVIÈRE, seul.
Eh bien donc ! il me laisse ! Il est convaincu , comme moi , que Vanglas agit contre Saint-Phar. Cet homme- là brave et sacrifie tous ses amis.
SCÈNE VIL
DERVIÈRE, CLÉMENCE.
CLÉMENCE.
Il faut que je quitte la fête , il me serait impossible de me contraindre plus long-temps.
ACTE V, SCENE VIII. 529
DERVIÈRE.
Allons , mademoiselle , du courage. Tenez , le brave Villeneuve a la même opinion que moi. N'ayez pas trop de confiance en Vanglas.
(// sort.) CLÉMENCE, seule. Qui? moi, me défier de monsieur de Vanglas, lors- qu'il fait tout pour mon père ! Il nous trahirait , lui ! C'est impossible. Mais dans quel but me dire?....
SCÈNE VIII.
CLÉMENCE, FRANCOEUR.
FRANC OEUR, entr'ouvrarit la porte latérale par la- quelle il est entré au quatrième acte. Vous êtes seule, mademoiselle; je puis entrer.
CLÉMENCE.
C'est toi, Francœur? Ah! mon ami, on prétend que nous ne devons pas nous fier à monsieur de Vanglas.
FR ANCOEUR.
Qui vous a dit cela?
CLÉMENCE.
Monsieur Dervière, un de leurs amis.
FRANCOEUR.
Gela ne se peut pas, c'est faux.
CLÉMENCE.
Tu penses comme moi, n'est-ce pas? que monsieur de Vanglas est sincère , qu'il sauvera , qu'il protégera mon père?
FRANCOEUR.
Oui, oui, mademoiselle... S'il était vrai pourtant?... Tome VII. 34
53o LES ANCIENS AMIS.
malgré mon grand âge, je ne connais guère plus le monde que vous; j'ai toujours vécu dans les camps.... c'est qu'alors je ne voudrais pas que mon commandant restât une minute de plus dans cette maison.
CLÉMENCE.
Tu pourrais croire.... Voici monsieur Villeneuve.
SCÈNE IX.
CLÉMENCE, FRANCOEUR, VILLENEUVE.
VILLENEUVE.
Morbleu! je reviens sur mes pas, furieux, indigné.
CLÉMENCE.
Ah! monsieur Villeneuve, apprenez... On calomnie monsieur de Vanglas.
FRANCOEUR.
On veut nous faire croire qu'il nous trahit.
CLÉMENCE.
Est-ce que c'est possible !
VILLENEUVE.
Oui , c'est possible ; c'est vrai.
FRANCOEUR.
Mille tonnerres ! Il faut arracher mon maître d'ici. (// entre précipitamment dans le cabinet. \ CLÉMENCE, coiifondue. Il nous trahit!
VILLENEUVE.
Je n'ai pas été bien loin pour en être convaincu ; on venait d'en apporter la preuve au duc de Saint-Simon, que j'ai trouvé montant en voiture pour se rendre chez
ACTE V, SCENE X. 53i
le régent. Je vais l'y rejoindre , dès que j'aurai dit deux mots à votre père.
CLÉMENCE.
Que faire ? quel parti prendre ? Ah ! monsieur Vil- leneuve, mon père est perdu.
SCÈNE X.
CLÉMENCE, VILLENEUVE, VANGLAS, SAINT- PHAR, FRANCOEUR.
{^Vanglas entre par le fond; Saint-Phar et Fran- cœur sortent du cabinet. )
FRANCOEUR, parlant de la coulisse. Il n'y a pas de sûreté ici pour nous , mon comman- dant. VANGLAS , apercevant Saint-Phar et courant a lui. Quelle imprudence! Pourquoi vous montrer? venir dans ce salon?
VILLENEUVE, avcc force. Et vous, pourquoi le dénoncer?
VANGLAS.
Qui ? moi !
VILLENEUVE.
Oui , vous. Je viens de voir le rapport que vous avez fait contre lui.
SAINT-PHAR.
Contre moi ! Vanglas ! un rapport !
VILLENEUVE.
Écrit de la main de son secrétaire , et signé de la sienne. Ah ! si vous n'étiez pas le plus faible des hommes , il faudrait vous fuir comme le plus pervers.
34.
532 LES ANCIENS AMIS.
VAWGLAS.
Permettez.... Ce rapport.... Il fallait le faire.... mais je me proposais....
SAINT-PHAR.
Point d'excuses ; l'action n'en admet pas.
VAN GLAS.
Eh bien ! oui. Après avoir vainement essayé de flé- chir votre ennemi, j'ai été forcé.... Mais je ne lui en ai pas moins donné un asyle ; mais je ne veux pas moins le soutraire à la persécution dont il est l'objet. Rentrez dans votre retraite; demain, avant le jour, vous partirez pour ma terre. Je vous offre une voiture, un passe-port, de l'argent, s'il vous en faut.
VILLENEUVE.
Qu'il accepte ces offres si elles lui conviennent; quant à moi , je sais ce que j'ai à faire. Où sont les pièces justificatives que tu m'as annoncées? SAINT-PHAR, rémettant des papiers a Villeneuve. Les voilà. La copie de ma lettre à Leblanc, qui ne contient que des vérités, la lettre....
VILLENEUVE , prenant les papiers. Donne; je prends tout. Non, non, Saint-Phar, ce n'est pas toi qui es perdu. Suis-moi, Francœur; je peux avoir besoin de toi. Je ne suis ni faux ni faible, moi ; je n'ai pas une double physionomie , un double caractère ; je ne sers pas et je ne trahis pas tout en- semble les deux partis. Vous vous êtes fait l'accusateur de Saint-Phar pour complaire à votre protecteur, et moi, s'il le faut, je me fais votre accusateur pour sau- ver mon ami.
i II sort avec Francœur. )
ACTE V, SCÈNE XI. 533
SCÈNE XI.
VANGLAS, SAINT-PHAR, CLÉMENCE,
VANGLAS.
Il va m'accuser, dit -il? Je saurai me défendre. Le
ministre m'aime; je suis sûr de lui Hélas! et mes
anjis aussi devaient être sûrs de moi. Ah! Saint-Phar,
je réparerai Dubois est trop puissant pour avoir à
redouter les attaques de Villeneuve ; mais s'il apprend que j'ai recueilli chez moi
SAINT-PHAR.
De vos deux actions ce n'est pas celle-là que vous devriez cacher; mais soyez tranquille, je ne vous com- promettrai pas. Adieu, monsieur de Vanglas.
VANGLAS.
Qui ? vous , partir ! De grâce , rentrez , acceptez ce que je vous propose.
SAINT-PHAR.
Est-ce pour me livrer que vous voulez me retenir?
VANGLAS.
Oh, Dieu! quel soupçon! Saint-Phar, mon cher Saint-Phar, vous êtes chez moi, chez un ami, bien en sûreté.
SAINT-PHAR.
Sais~je ce que les événements , la peur et votre am^ bition vous feront faire contre moi?
534 LES ANCIENS AMIS.
SCÈNE XII.
VANGLAS, SAINT-PHAR, CLÉMENCE, Madame VANGLAS.
MADAME VANGLAS.
Eh ! mon Dieu ! monsieur de Vanglas , certain bruit qui circule dans le bal aurait-il quelque fondement?
VANGLAS.
Quel bruit?
MADAME VANGLAS.
Que vous avez donné asyle à un homme proscrit par le ministre.
VANGLAS.
Qui dit cela?
MADAME VANGLAS.
Monsieur Dervière.
VANGLAS.
Encore Dervière ! comment cet homme-là fait-il pour être instruit de tout?
MADAME VANGLAS.
Il serait donc vrai! Mais c'est fort imprudent.
SAINT-PHAR.
Non, madame, il n'y a pas d'imprudence. C'est moi que votre mari a reçu; je pars.
CLÉMEINCE.
Ah! madame, c'est mon père.
MADAME VANGLAS.
Votre père?
ACTE V, SCENE XIII. 535
CLÉMENCE.
Oui , madame , on vous a trompée en vous disant qu'il était parti pour un voyage ; il est persécuté injus- tement.
MADAME VANGLAS.
Votre père! Ah! monsieur de Vanglas , dût-elle vous perdre, j'approuve votre action.
CLÉMENCE.
Vous voyez , mon père , madame de Vanglas est pour nous. Vous pouvez rester. Mais que dis-je, son mari ne nous trahira-t-il pas de nouveau ?
MADAME VANGLAS.
Comment ?
SCENE XIII.
CLÉMENCE, VANGLAS, Madame VANGLAS, SAINT-PHAR , MONTGRAVIER.
MONTGRAVIER.
J'accours tout effrayé. La fête est troublée; notre secret est découvert , chacun cherche à s'esquiver. Que vois-je ? Saint-Pliar ici ! dans un salon tout ouvert !
SAINT-PHAR.
Montgravier, si tu n'as pas de répugnance à me re- cevoir, je retourne à l'instant chez toi.
MONTGRAVIER.
Et pourquoi donc ? tu es si bien ici , si tu veux t'y cacher.
SAINT-PHAR.
Je vous entends, mon courageux cousin. Eh bien ! je suis las de me prêter à toutes ces précautions, je ne
536 LES ANCIENS AMIS.
songe plus à sortir de cette maison , mais je me résigne à mon sort; vienne qui voudra, je me montre, et je me nomme.
{ Saint -Phar s'assied près d'une table ^ la tête ap- puyée sur une main; sa fillç lui prend Vautre main , et ni Vun ni Vautre ne prennent part aux discours des autres interlocuteurs?)
M ONT GRAVIER.
Je vois ce que c'est. On aura dit à Saint-Phar ce qu'on m'a dit à moi - même , que tout en le recueillant vous l'accusiez.
MADAME VANGLAS.
L'accuser ! Qui ? vous ! Ah ! Vanglas , qu'avez- vous fait?
MONTGRAVIER.
C'est ce Dervière qui tient ces discours , et bien d'autres encore.
VANGLAS.
Et toujours Dervière ! Quels autres discours ?
MONTGRAVIER.
Que dans ce moment même on travaille auprès de Son Altesse contre vous et contre le ministre ; et comme on craint moins de s'expliquer sur vous que sur le ministre , il s'ensuit que la haine qu'on lui porte s'exhale contre vous. J'ai voulu leur faire sentir qu'il était odieux de mal parler des gens chez eux-mêmes; ils n'en ont tenu compte, et tous vos bons amis paraissent déjà tous réjouis de votre prochaine disgrâce.
MADAME VANGLAS.
Les voilà bien !
VANGLAS.
Ma disgrâce ! ah ! qu'ils ne s'en réjouissent pas en-
ACTE V, SCÈNE XIV. 537
core; je suis tranquille. Il est impossible que le ministre me laisse immoler pour l'avoir trop bien servi..,. Que pourrait le duc de Saint-Simon , toujours austère , heur- tant et gourmandant le prince, tandis que Dubois tou- jours flatteur et parlant aux passipns..,. Ah! il est à l'abri sous sa pourpre; et moi....
MONTGRA VIER.
Rien n'est plus clair ; le danger de Saint - Phar diminue; celui du bon Vanglas commence et grossit... CLÉMENCE, à madame Vanglas.
Ah! madame ,quel chagrin pour moi si vos dangers succèdent aux nôtres.
SCENE XIV.
VANGLAS , Madame VANGLAS , SAINT-PHAR , CLEMENCE, MONTGRAVIER, madame xMONT- GRAVIER, DÉSORMEAUX, Madame DÉSOR-
meaux.
madame MONTGRAVIER.
Tout le monde est parti ; il ne reste plus que nous , et monsieur et madame. [En montrant monsieur et madame Désormeaux , qui la suivent et restent au fond du théâtre?) Eh ! mais , ma petite cousine , votre père n'a donc pas quitté Paris ?
MONTGRAVIER.
Paix! madame Montgravier, il se passe ici des choses...
madame MONTGRAVIER.
Eh ! je le sais , et l'on dit qu'il est aussi question de la disgrâce du ministre.^
538 LES ANCIENS AMIS.
SAiiVT-PHAR, se levant. Comment ?
VANGLAS.
Mensonge ! Comment le régent pourrait-il se passer de son ministre? comment le ministre pourrait-il se passer de moi? Cela ne se peut pas. L'État serait bouleversé. Paris, la Cour et la France se soulèveraient.
MADAME VANGLAS,
Ah ! monsieur de Vanglas , tous nos amis se sont empressés de quitter le bal.
VANGLAS.
Je me décide; je vais moi-même....
SCÈNE XV.
VANGLAS, Madame VANGLAS, SAINT -PHAR, CLÉMENCE, MONTGRAVIER, DÉSORMEAUX, Madame DÉSORMEAUX, Madame MONTGRA- VIER, FRANCOEUR.
FRANCOEUR, ^«/'/«/z/ cle la coulisse. Victoire, victoire! {Enù^ant en scène. ^ Ronne nou- velle, mon commandant. {^A Saint-Phar.^ Vous êtes sauvé. i^A Vanglas.^ Vous êtes perdu.... Je suis d'une
joie! Il faut vous dire; le duc de Saint-Simon
il a introduit monsieur Villeneuve auprès de Son Al- tesse j'ai vu passer l'abbé il était pâle.... il était
rouge alors, après de grands mots que j'entendais
de la place où j'étais, ils sont sortis. Monsieur Ville- neuve m'a dit : Ton commandant peut se montrer ; plus
de Rastille, plus de procès; par conséquent Je l'ai
laissé avec monsieur le duc, ce damné cardinal et votre
ACTE V, SCÈNE XVI. 539
petit secrélaire, et je suis bien vite accouru.... Mais voici monsieur Villeneuve.
SCENE XYI.
VANGLAS, Madame VANGLAS , SAINT-PHAR , CLÉMENCE , MONTGR A VIER , DÉSORME AUX , Madame DÉSORMEAUX, Madame MONTGRA- VIER, FRANCOEUR, VILLENEUVE.
VILLENEUVE.
Saint-Phar , une pleine et entière justice t'est rendue. Tu conserves ta place. Le ministre a été oblige de si- gner lui-même la révocation de la lettre de cachet ex- pédiée contre toi , et Son Altesse a bien voulu signer cette autre lettre qui t'assure la continuation de ses bonnes grâces.
CLÉMENCE.
Ah ! mon père!
SAINT-PHAll.
Mon ami !
M O N T G R A V I E R .
J'espère que tu ne logeras pas ailleurs que chez moi.
VANGLAS.
Je vous félicite de tout mon cœur , monsieur le com- mandant.
VILLENEUVE, Cl Vaiiglas.
Il a été impossible de parler en faveur de Saint-Phar sans élever la voix contre celui qui s'était rendu l'in- strument de la haine du ministre. Par malheur vous avez beaucoup d'ennemis ; et Dubois voyant qu'il ne pouvait accomplir sa vengeance contre Saint-Phar,
54o LES AI^CIENS AMIS.
s'est brusquement tourné contre vous. C'est sur vous qu'il a jeté tout l'odieux de l'affaire.
VAWGLAS.
Sur moi ! Voilà donc notre sort à nous autres atta- chés aux hommes puissants ; ils nous poussent et nous abandonnent.
VILLENEUVE.
Comme lui , alors changeant de rôle , j'ai pris votre défense avec chaleur; j'ai voulu faire sentir qu'au mi- lieu de votre ambition , il vous survenait de fréquents retours d'honneur et de vertu : mais....
VAN GLAS.
Eh bien !
VILLENEUVE.
Votre secrétaire, qui était présent à mon entretien avec le duc et le ministre, va vous dire ce qui a été résolu sur votre compte.
SCENE XVII.
VANGLAS, Madame VANGLAS , SAINT -PHAR, CLÉMENCE, MONTGRAVIER, DÉSORMEAUX, Madame DÉSORMEAUX, Madame MONTGRA- VIER, FRANCOEUR, VILLENEUVE, DURAND.
DURAND.
Je suis chargé de vous apprendre que désormais vos services sont inutiles au roi , et qu'on a déjà disposé de tous vos emplois.
VANGLAS, avec un rire amer.
Fort bien !
ACtE V, SCÈNE XVII. 54t
CLÉMENCE, en serrant la main de madame Vanglas^ Ah! madame!
MA.DAME MONTGRAVIER.
Et l'abbé?
DURAND.
Il reste en place.
MONTGRAVJER.
Il tin est quitte pour sacrifier son agent.
VILLENEUVE.
Notre régent a de grandes qualités. Tout est gâté par sa faiblesse et l'ascendant de son ancien précepteur.
DURAND.
Le ministre vous conseille de vous éloigner avant deux jours à trente lieues de Paris.
VANGLAS.
On m'honore d'un exil.
DURAND.
Il était entouré de plusieurs personnes qui , ce ma- tin encore, avaient imploré ma protection auprès de vous.
VANGLAS.
Eh bien! une morne stupeur, un touchant intérêt?
DURAND.
Non. tJn silence moqueur interrompu par quelques traits malins. J'ai tâché d'émouvoir monseigneur : Dites à Vanglas , m'a - 1 - il répondu en fronçant le sourcil et en bégayant , ce qui , comme vous savez , est le signe de sa colère, qu'il doit se trouver heureux d'en être quitte pour la perte de ses places et l'exil que je lui conseille. Alors , tous m'ont brusquement ouvert le pas= sage , comme s'ils eussent craint de m'approcher.
542 LES ANCIENS AMIS.
MONTGRAVIER.
Je m'en souviens; dans notre jeunesse, quand je le voyais rêveur et pensif, je me disais : Ce bon Vanglas ! l'ambition le perdra. Cela n'a pas manqué.
SAINT-PHAR.
Point d'épigrammes , Montgravier, contre l'homme que vous flattiez à l'instant. Vanglas, vous m'avez donné un asyle dans mon danger? je vous en offre un dans votre exil. Venez chez moi.
CLÉMENCE, a madame Vanglas.
Ah! oui, venez.
VILLENEUVE, Ci Vaiiglas.
Je connais Saint - Phar ; il ne se souviendra jamais que du beau côté de votre conduite. C'est à vous à ré- fléchir sur sa proposition. [A madame Vanglas^ Ma- dame, mon ami et sa fille n'ont éprouvé de vous que de bons procédés; comptez sur leur reconnaissante amitié.
CLÉMENCE.
Qu'il me serait doux de vous la prouver !
[Saint-Phar, Villeneiwe et Clémence sortent^)
DURAND.
Monsieur connaît mes bons services, et j'ose le dire, ma capacité ; j'espère qu'il ne refusera pas de me re- commander à l'un de ses successeurs.... Monsieur n'a plus besoin de moi?
VANGLAS.
Non , monsieur Durand.
[Durand sort, '• MADAME MONTGRAVIER, à son mari. Il est lard.
ACTE V, SCENE XVIII. 543
MADAME VANGLAS, 36 reculaiit four laisser passer Montgravier et sa femme qui paraissent Jhrt em- ban^assés. Passez , monsieur ; passez , madame.
MONTGRAVIER.
Adieu, mon respectable ami.
(// soj^t auec sajemme^
SCÈNE XVIII.
VANGLAS, Madame VANGLAS, DÉSORMEAUX, Madame DÉSORMEAUX.
{Madame Vanglas s'est assise; Vanglas est debout, pensif^ une main appuyée sur le dos d'un fau- teuil, de Vautre côté du théâti^e. Monsieur et madame Désormeaux sont dans le fond ^ au milieu^
VANGLAS.
Aller chez Saint - Pliar ! sa vue serait pour moi un perpétuel reproche.
MADAME VAJVGLAS.
Et Clémence pourra-t-elle oublier que mon mari a
trahi son père? |
|
VANGLAS. |
|
Nous voilà |
donc déchus! |
MADAME VANGLAS, |
|
Délaissés. |
|
VANGLAS. |
|
Exilés. |
|
MADAME VANGLAS. |
|
Où aller? |
544 LES ANCIENS AMIS.
MONSIEUR ET MA.DAME DÉSORMEAUX , s'avançaut.
Chez nous.
MADAME DÉSORMEAUX.
Loin d'être un reproche , notre vue sera pour vous un continuel sujet de jouissance.
DÉSORMEAUX.
Nous ne savons pas, nous ne voulons pas savoir si vous avez eu des torts envers les autres; mais nous savons et nous n'oublierons jamais que vous vous êtes bien conduit envers nous.
MADAME DÉSORMEAUX.
Grâce à vous , il a un bel état.
DÉSORMEAUX,
Grâce à vous , je suis le mari de Cécile.
MADAME DÉSORMEAUX.
Vous ne trouverez chez nous ni vos brillants plaisirs , ni vos cruels tourments....
DÉSORMEAUX.
Mais le calme.
Madame désormeaux. L'amitié.
DÉSORMEAUX.
La reconnaissance.
MADAME désormeaux!.
Oui , la reconnaissance.
madame vanglas. Ah! monsieur de Vanglas, il faut accepter.
VANGLAS.
Mes bons, mes chers amis, oui, c'est près de vous que je veux vivrez Mon cher Désormeaux, ne m'ap- pelez plus votre bienfaiteur, c'est vous qui êtes le mien.
ACTE V, SCÈNE XVIII. 545
Ainsi je trouve dans l'ingratitude du ministre la peine de ma corruption , et dans votre reconnaissance la ré- compense d'une bonne action.
FIN DU CINQUIEME ACTE ET DU TOME SEPTIEME.
Tome Fil. 35
TABLE
DES PIÈCES CONTENUES DANS CE VOLDME.
«^ «^ 0«< â» cr-4*3^ û
Pages
M. de Boulan ville , ou la Double Réputation. ......... 5
Les Deux Philibert. laS
Le capitaine Belronde. 241
Une Matinée de Henri IV. 345
Vanglas, ou les Anciens Amis 395
FITf DE LA TAELE DU SEPTIEME VOLUME.
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