UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY The Jason A.Hannah Collection in the History of Medical and Related Sciences Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa htip://www.archive.org/details/oeuvresdevicadaz01vicq Ÿ Î n fl | 0] bu } Nf TE ' t \ “ : , Ù î MT » | h mu CAT EL PA î 4 11e , , d 4 V L ACTA 730 | Ait in \ Ve l'énnt k MRTAEE 4 | À - A ON 1h LRO DAZYR + GES HISTORIQUES. x ŒUVRES :‘LO ICQ I Qt CELL TEUNUNUN CET in LL nn NUL = a. \ he & a EE ago Le ES er Ses A FAN RO EL ner” & PR FLN PSN NIS BG wQ we h ee ANS a Lt SIC, 046 M on a Li, :4 pes dhos 0:36 6ppnrano GS ovn | PSS 6 Go, Qu 17 f be dl Q, r NY Dee € \ . M DEN + & Û =" ; ‘ LI - * t qe sé 0 ë \ ge 4 : 4 1 mL" te ‘ cd nr 1 ; + (7% 14 : à Ce : ve } l'A] à rh + #” , 0h] + - : ME MES », e ‘ ’ A L Li - ce * e 2" } ‘n « | Celre Cslaupe 0 7 erorcèns pu élue à do uouvells ee | muiques. Lo Bntures 272 peéle à Diveuc organeæ do cop& Aumats , en vienueur # tusruite à Luv école. Le Gine dec dcences éclare eo 0 | 4 dec Dieux do Lo. “de avec les ouvrages des 27 plc za | Le accenoire« 1 “1 . 4. 4 LA “+ [2 . 4 . % L + 12 L LD L] + À . far L [2 ; un + Ÿ LA OEUVRES * DE VICO-D'AZYR, RECUEILLIES ET PUBLIÉES AVEC DES NOTES ET UN DISCOURS SUR SA VIE ET SES OUVRAGES, par Jaco. L. MOREAU (de la Sarthe), Docteur médecin, Sous- bibliothécaire de l'Ecole de médecine, Membre adjoint de la Société de cette École, membre de la Société phil mathique, des Sociétés de médecine de Paris, de Montpellier, etc. ORNÉES D'UN VOLUME DE PLANCHES, GRAND IN-4.°; ET D'UN FRONTISPICE ALLÉGORIQUE. TOME PREMIER. It ot St St DE L'IMPRIMERIE DE BAUDOUIN. | A PARIS, Chez L. DUPRAT-DUVERGER, rue des Grands- Augustins, N.0 24. AN XIII, = 1009: s'1 ww ! ° ts Ve Ya « PAT A f * » { ri \ 0 AN 7 . DELE PU, - #£ ? {Un 1 Ÿ " ‘ N # 1 L 4 N'a D | y 4119 4 pin f4 ” N KW C0 ; AT LL } ‘ ï \ < , L2 PPT EE RE < OR ARTS, S \ \ ns ns ps + SNL | “ef M, ] = LE + Lin s fe = Lim + — . es CL è A M. CORVISART, PREMIER MÉDECIN DE SA MAJESTÉ L'EMPEREUR, MEMBRE DE LA LÉGION D'HONNEUR, MÉDECIN DE L’HOPITAL DE LA CHARITÉ, PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE ET À L'ÉCOLE DE MÉDECINE DE PARIS : etc. Comme un témoignage de l’attachement respec- tucux de l’un de ses Élèves les plus reconnoissans. MOREAU (de la Sarthe), Éditeur de cet Ouvrage. N* cuis Her, tr Le 2 RE FAC NULLE AE, a hit #0! a8 4 ee re etgato ur A. À A total LAB ja CH eu Hay ANA NP 468 7 : _ ü] RSS ESS INR LEE VV PRÉFACE DE L'ÉDITEUR. Liosrron des œuvres de Vicq-d’Azyr que je publie doit être accueillie avec empressement, et par les médecins qui la désirent et qui lat- tendent depuis long-temps, et par les sayvans et les gens de lettres qui, sans avoir fait une étude particulière des sciences physiologiques et médicales, s'intéressent à leurs progrès, et recherchent les ouvrages où on les présente avec tout le charme du style, et dans leurs rapports avec la haute littérature et la philo- sophie. Cette édition peut être considérée relative- _ ment à Vicq-d’Azyr lui-même, et relativement au public à qui elle est offerte. Un recueil des ouvrages de Vicq-d’Azyr, fait avec soin, étoit nécessaire pour illustrer sa mé- moire autant qu’elle le mérite. En effet, ce sa- vant avoit dispersé ses titres nombreux de gloire ét d’immortalité; en les réunissant, on semble iv PRÉFACE. ajouter à leur éclat; ce sont plusieurs rayons dont le faisceau jette tout à coup une lumière plus forte et plus vive. Une édition des OEuvres de Vicq-d’Azyr est donc le plus beau des monumens que l’on puisse consacrer à sa mémoire. Considerée relativement au public, cette édi- tion ne paroîtra pas moins importante. Ce célèbre médecin est justement mis au nombre des écrivains qui ont appliqué lélo- quence aux sciences physiques, et dont les ouyrages aussi instructifs qu’agréables, ont, comme ceux de Buffon et de Lacépède, un droit égal à l’attention et aux hommages de toutes les classes de lecteurs. Cependant presque tous ces ouvrages sont hors de la portée des personnes qui ont le plus d'intérêt à les consulter , et ne se trouvant suère que dans les grandes bibliothèques et chez quelques riches amateurs, où le goût du luxe ne les livre pas aisément aux besoins de l’ins- truction. Ainsi les Éloges historiques de Vicq-d’Azyr , dont l’ensemble forme une des parties les plus riches et les plus brillantes de l’histoire littéraire et philosophique du dix-huitième siècle , sont épars et presque perdus dans les neuf volumes in-4.® des Mémoires de la Société royale de mé- v PRÉFACE. + decine ; ses beaux discours sur l’anatomie , ces discours que nous ne craignons pas de comparer aux préambules de Pline, ou aux vues générales de Buffon, sont placés à la tête d’un ouvrage devenu très-rare , et que l’on ne peut consulter qu'avec difficulté. Les Mémoires du même auteur sur la voix et les organes de l’ouïe; ses recherches aussi savantes que philosophiques sur le parallèle des extrémités dans l’homme et dans les qua- drupèdes ; ses expériences sur l’anatomie de l'œuf et sur l’incubation ; enfin ses remarques sur les abus en médecine, sur la médecine agis- sante et expectante, la nature de l’inflamma- tion, etc. , etc. : ouvrages aussi recommandables sous le rapport du style que sous celui de la science , dont ils ont reculé les limites , sont également placés très-loin du plus grand nombre des lecteurs, qui se trouvent forcés de les cher- cher péniblement dans les Mémoires de l'Aca- démie des sciences, et dans plusieurs autres col- lectionsacadémiques. Il seroit, je crois, superflu de s’arrêter à prouver qu’il étoit utile, et même indispensable , de recueillir tant de recherches ainsi dispersées , et d’offrir dans leur réunion, un ouvrage presque classique, et désiré depuis long-temps par tous les véritables amis des let- tres et des sciences. J'ai d’ailleurs cherché à lier entreelles, autant a* oo Eprags, de x à v) PRÉFACE. qu’il a été possible, toutes les pièces de cette grande composition. : Je les rapporte à deux divisions principales ; savoir , 1.° les Éloges historiques des membres de la Société royale de médecine 3 2.° les diffé- rens travaux de Vicq-d’Azyr sur les sciences physiologiques et médicales. À la tête de la première partie on troie les vues générales de Vicq-d’Azyr sur le genre de l'éloge historique, qu’il a traité et considéré sous des points de vue particuliers, qu’il dé- veloppe dans ces remarques préliminaires très- peu connues, et devenues assez rares pour avoir tout l’intérêt d’un ouvrage nouveau et inédit. Cette première partie comprend, dans trois sections , l’histoire de la vie et des ouvrages des savans qui, dans le dix-huitième siècle , ont le plus et le mieux contribué aux progrès de l’histoire naturelle, de la physique , de la chi- mie et des sciences physiologiques et médicales. La Société royale ayant considéré la médecine dans ses rapports les plus étendus avec les autres parties des connoissances humaines , ins- crivit sur la liste de ses membres les noms de plusieurs hommes qui ne cultivoient pas même les sciences physiques. Tels furent principale: ment Vergennes et Watelet. Leurs éloges, dont PRÉFACE. vi Vicq-d’Azyr se trouva chargé par une circons- tance particulière, ne pouvant se rapporter à aucune des sections que je viens d’indiquer , je les ai réunis dans une autre section , avec plu- sieurs articles relatifs à la littérature et à la phi- losophie. Toute cette partie présente sans doute une sorte d’épisode dans ce recueil : mais on y verra avec plaisir que Vicq-d’Azyr y conserve la supériorité de son talent, et que son esprit aussi flexible qu’élevé , savoit s'appliquer aux objets les plus éloignés du genre de ses études habituelles. Un supplément a été consacré , 1.0 à l’éloge de Montigny , qui ne pouvoit être rapporté à aucune des sections précédentes , 2.09 à diffé- rentes notices sur plusieurs médecins dont le nom , sans être lié à l’histoire des progrès de la géné- reuses, et méritoit , sous ce rapport, d’être e LA , Q f . science, a été illustré par des actions transmis à la postérité. Trois sections comprennent tout ce qui se rapporte aux sciences physiologiques et médi- cales. Dans la première , j’ai réuni les beaux discours de Vicq-d’Azyr sur lanatomie , son plan , ses tableaux, en un mot toutes les géné- ralités physiologiques , d’où il vouloit partir pour se livrer ensuite avec détail à des recherches + vi) PRÉFACE. sur l’organisation des différentes familles de plantes et d'animaux. Cette division des œuvres de Vicq-d’Azyr doit être regardée elle - même comme un grand ou- vrage , dont le modèle ni la copie n’existe chez aucun peuple , dans aucune langue, et où l’élé- vation des vues, l’importance des vérités et la fécondité des applications , se font autant remar- quer que la noblesse et l’élégance du style. La section suivante comprend plusieurs mé- moires qui intéresseront encoreïtoutes les classes de lecteurs, et qui ont pour objet l'anatomie humaine et comparée, la physiologie et la phi- losophie médicale. La troisième section est toute consacrée à des | recherches et à des observations moins agréa- bles, et dans lesquelles Vicq-d’Azyr n’a eu pour objet que les progrès de la science. C’est dans cette troisième section que j'ai placé le traité du cerveau, composé de l’expli- cation successive de plus de trente planches, qui ont été gravées avec un grand soin, et d’a- près les planches in-fol., qu’elles peuvent rem- placer, du moins sous le rapport de la science, le seul qui puisse intéresser dans de semblables ouvrages. Nous avons ajouté à cette description du cer- | PRÉFACE. ix veau plusieurs articles qui la complètent, et que l’auteur avoit publiés dans lesmémoires de l’Aca- démie des sciences. On trouvera aussi dans cette addition la thèse de Vicq-d’Azyr : An inter ossa capitis varii nisus absumantur communicatione, vVibratione , oppositione ? La traduction libre du Traité sur le danger des sépultures dans les églises, a fait le sujet d’un supplément qui termine le sixième volume. » Vicq-d’Azyr a donné deux autres ouvrages que nous n'avons pas cru devoir faire entrer dans cette collection. Ce sont ses recherches sur l'anatomie considérée relativement au siége des maladies, et l'exposé des moyens curatifs et pré- servatifs qui peuvent être employés contre les maladies pestilentielles des bêtes à cornes. Le premier de ces ouvrages n'étant, de l’aveu même de l’auteur, qu’une compilation, j'ai cru n’en de- voir conserver que quelques fragmens originaux , tels que les considérations générales placées à la tête de l’article ; la conclusion tirée de toutes les observations recueillies sur les plaies de tête, les remarques sur la gibbosité, etc., etc. Quant au traité sur les épizooties , jai pensé qu’il étoit plus convenable et plus utile de le publier séparément, et M. Dupuy, professeur à l’École vétérinaire d’Alfort , a bien voulu, à ma prière, se charger sk - de donner, avec des notes et des additions indis- x PRÉFACE. pensables, une nouvelle édition de cet impor- tant ouvrage, qui est maintenant sous presse. Je ne parlerai pas des remarques et des no- tes que j'ai cru devoir placer quelquefois dans ce recueil. Je dirai seulement que je n’ai jamais fait usage de ces pièces de rapport que par né- cessité, et toujours avec autant de crainte que de circonspection : persuadé que les foibles es- quisses de l’élève ne doivent pas être exposées à côté des tableaux du maître. à Le discours qui se trouve à la tête du recueil, est une seconde édition très-augmentée de celui que j'ai donné, il y a sept ans, sous le titre d'Éloge historique de Vicq-d’Azyr, qui fut reçu alors par le public avec intérêt, et que presque tous les bibliographes étrangers ont daigné tra- duire ou citer depuis avec bienveillance. L'idée du frontispice de l’ouvrage appartient à Vicq-d’Azyr, qui la fit assez mal exprimer à la tête de son Traité d'anatomie, in-fol. Elle con- vient à la nature de ses travaux ; c’est la mé- decine éclairée et secondée par l'anatomie et la peinture. M. Girodet, qui a bien voulu rendre cette pensée , l’a développée , en ajoutant, dans cette composition allésorique, une indication des trois grandes époques de la médecine, et le génie des beaux arts et des lettres , dont le flam- beau est véritablement l’emblème de la lumière PRÉFACE. xj que le style brillant et pur de Vicq-d’Azyr, a su répandre sur les sciences physiologiques et médicales. Nous terminerons cet avertissement en faisant remarquer que les ouvrages de Vicq-d’Azyr ne doivent pas tout leur prix à un simple mérite littéraire, ainsi que veulent le faire croire quel- ques personnes intéressées à une semblable opi- nion ; qu’ils sont encore recommandables sous le rapport de la science; qu’ils se trouvent au niveau des connoiïssances les plus récentes en physiologie et en médecine, qu’ils contiennent même le germe de plusieurs découvertes ulté- rieures ; qu’enfin ils offrent des sources d’ins- truction aussi fécondes qu'agréables, et que la plupart des savans qui ont suivi l’auteur dans la même carrière, n’ont pas, suivant l’ex- pression énergique de Montaigne , « les reins » assez fermes pour marcher front à front avec » cet homme-là ; ils ne vont que de loing après. » Ecole de médecine de Paris, 9 brumaire an xtix. + re - 4 LA DATI TUE tx, 210 MIRE + LES % , - üe < Li it ee {] V ES s Lu T0 a cr) Ÿ k LE PE. - HAGRI rene $ D" En: DISCOURS SUR LA VIE ET LES OUVRAGES VICO-D'AZYR. Finis ejus vitæ nobis luctuosus , patriæ tristis, extraneis etiam ignotisque non sine cura fuit. TACIT. in Âg. C. 42. Ur éloge n’augmente point la gloire du savant dont les travaux méritent à la fois les regrets des contemporains et la reconnoissance de la postérité; mais si les louanges ne peuvent plus rien pour celui à qui on les adresse, elles de- viennent un besoin pour celui qui les donne. L’admiration,commeles autres affections,cherche à se répandre, et l’homme sensible qui l’éprouve, ne mesurant pas l'intervalle qui le sépare de Pobjet de son culte, ne craint point d'offrir aux mânes de l’homme illustre un hommage vulgaire L À 2 DE LA VIE ET DES OUVRAGES et inutile. Persuadé que la force du sentunent en légitime alors l’expression, et inspiré par l'enthousiasme que j'ai puisé dans l’étude des ouvrages de Vicq-d’Azyr, j'ose consacrer à sa mémoire un éloge qui en seroit digne, si, pour louer convenablement un grand homme, il ne falloit que sentir toute l’étendue de sa perte. L'objet que je me propose est, sans doute, aussi grand que difficile ; et si l’on me faisoit remarquer qu’il est au-dessus de mesforces; queVicq-d’Azyr, qui loua si bien les savans les plus illustres du dix-huitième siècle, devoit avoir un panégsyriste digne de lui, je dirois, pour toute réponse, que j'ai été entraîné par mon admiration; et que, sur la tombe de l’homme célèbre, comme sur les autels, toutes les mains et tous les cœurs ont également le droit d’offrir des fleurs et des hommages. Ce discours étant très-étendu, je le diviseraï en plusieurs parties : la première comprendra les premières années de l’existence littéraire de Vicq- d’Azyr, jusqu’à la fondation de la Société royale de médecine. A cette époque, ne pouvant entrer à la fois dans les différentes carrières qu’il a remplies des monumens de sa gloire, je classerai ses travaux pour en mieux faire apprécier la liaison avec l'histoire des sciences dont ils ont reculé les D RE TE ET TE RE LE md DE VICQ-D'AZYR. 3 limites, et je considérerai Vicq-d’Azyr comme anatomiste , comme médecin , et, relative- ment à ses Éloges historiques, comme historien des sciences, dans les annales desquelles il oc- cupe lui-même une place si distinguée; je re- viendrai ensuite, dans une cinquième partie, sur Sa vie privée, pour y choisir plusieurs traits qui peignent son caractère, et les détails et les faits relatifs à sa manière de travailler, à l’occasion de ses travaux, à la liaison de sa pensée et de son esprit avec les circonstances qui en ont favorisé le développement : genre d'observation que l’on néglige trop, peut-être, dans les éloges historiques, et qui pourroit ce- pendant jeter beaucoup d'intérêt et de lumière sur la morale et la saine métaphysique. PREMIÈRE PARTIE. F£rix Virco-n’Azyr, docteur en médecine, membre de l’Académie française et de l’Acadé- mie des sciences, secrétaire perpétuel de la So- ciété royale de médecine, etc., naquit à Valognes en 1748 de Félix Vicq-d’Azyr, médecin, et de Catherine le Chevalier. Je ne m’arêterai pas sur les premières années de sa vie : persuadé que l'éducation de l’enfance n’est pas ordinairement celle du génie; et que, malgré l'exemple de 4 DE LA VIE ET DES OUVRAGES quelques hommes célèbres qui ont laissé deviner leur brillant avenir, on se trompe presque tou- jours en voulant juger, par les premiers pas de l'enfant, du choix et de l’étendue de la carrière que l’homme fait doit parcourir. Vicq-d’Azyr fit ses premières études à Valo- gnes, et son cours de philosophie à Caen. Avant de choisir un état il se livra sans réserve à son goût pour la littérature ; s’exerça dans plusieurs genres, cultiva même la poésie, qu’il a toujours aimée ; et dans le développement particulier de son esprit, comme dans le développement géné- ral de l'esprit humain, des occupations douces et gracieuses, l'étude aimable des lettres et des beaux arts, servirent de prélude à l’étude : plus sévère des sciences physiques. À cette pre- mière et brillante époque de sa vie, il voulut même se consacrer exclusivement aux lettres. Dans ce dessein, il fut sur le point d’embrasser l’état ecclésiastique : espérant , sans doute, qu’il pourroit plus facilement suivre son penchant dans les loisirs de cette profession. Il ne tarda point à revenir de ce premier choix, et, pour ne pas résister aux volontés de ses parens, il consentit à se livrer à l’étude de la médecine. Il vint à Paris en 1765; il n’y fut pas long- temps sans s’apercevoir combien cette grande cité est fayorable aux savans et aux artistes. DE VICQ-D'AZYR. 5 Non seulement tous les talens y sont facilement cultivés, s’y élaborent et s’y perfectionnent ; mais en même temps la pensée est vivement excitée;s tout concourt à donner l'éveil au génie et en détermine les élans et la direction. Micq-d’Azyr l’éprouva bientôt. Introduit dans tous les sanctuaires de la nature et des arts, il sentit, par le nombre et l'énergie de ses émo- tions, qu’il alloit entreprendre avec enthou- siasme ce qu’il croyoit d’abord n’exécuter que par déférence pour sa famille. La médecine se présenta à lui comme la science qui considère la nature sous les aspects les plus utiles. Sai- sissant les rapports nombreux de cette science avec les diverses connoiïssances qui l’éclairent, il se livra à toutes avec un zèle et des succès dont l’ame la plus active et l'esprit le plus pé- nétrant peuvent seuls rendre capable. On pourra juger du nombre et de l'étendue de ses travaux, en jetant un coup d’œil rapide sur l’état des sciences physiques à cette époque. Un changement remarquable dans la mar- che et les progrès de l’esprit humain se ma- nifestoit depuis quelques années. L’éloquence et la poésie, si florissantes dans le dix - septième siècle et au commencement du dix-huitième, n’avoient plus, à la vérité, autant d'éclat, et, selon l'expression de La Harpe, leur flambeau L 6 DE LA VIE ET DES OUVRAGES commençoit à pâlir. Mais la perfectibilité hu- maine ne s'étoit pas ralentie dans son déve- loppement; ce n’étoit pas une décadence, ainsi que l’ont prétendu quelques observateurs super- ficiels, mais un changement de direction. S’ap- pliquant à des objets moins frivoles, les esprits s’éloignoient d’une carrière où les grands succès devenoient plus rares ou plus difficiles; et , par une révolution que l’on pouvoit prévoir en ad- mirant les chefs-d’œuvres de Corneille et de Racine, les sciences et la philosophie, d’abord si négligées, étoient généralement cultivées et: faisoient les progrès les plus rapides. Toutes ces routes , tracées par l’immortel Ba- con, avoient enfin été parcourues : l’expérience et l’observation succédant aux spéculations sté- riles, on avoit consulté la nature; des faits importans, des observations utiles étoient cha- que jour recueillis avec soin dans les Mémoires de l’Académie des sciences de Paris, les Tran- sactions de la Soci£té royale de Londres et les autres annales des plus ‘célèbres académies. Les mathématiques , la physique et les diverses branches de l’histoire naturelle voyoient rapide- ment leurs limites reculées ‘et leurs applications perfectionnées ou étendues par tant de recher- ches et de travaux. Newton avoit analysé la lumière , Locke et Condillac la pensée; le génie x DE VICQ-D’'AZYR. 7 de Franklin alloit incessamment reconnoître et maîtriser la foudre ; l’astroromie perfectionnoit ses instrumens, agrandissoit le champ de ses observations et multiplioit ses découvertes. Plus étonnante et plus admirable peut-être, la chi- mie pneumatique étoit sur le point de naître, et quelques recherches déja faites avec le plus grand succès sur l'air fixe, (1) préparoiïent l’é- poque où cette science pourroit décomposer des corps regardés jusqu'alors comme des élémens ; trouver dans l’air l’aliment de la flamme et de la vie (2); décomposer et composer l’eau à 2 D D (1) L'air fixe, que l’on appelle aujourd’hui gaz acide carbonique, est un air particulier, plus pesant que l'air de l’atmosphère, dont il diffère d’ailleurs par toutes ses propriétés ; ce gaz est sur-tout remarquable par la rapidité avec laquelle il produit lasphyxie. Il forme une partie de l'atmosphère de la fameuse grotte du chien, en Italie; se dégage, avec un dévelopement de chaleur, d’un grand nombre de substances; se trouve dans la bière, le vin de Champagne mousseux et les eaux minérales acidules gazeuses. On attribua pendant long-temps à certaines pro- priétés accidentelles de l'air les effets produits par lair fixe. Black, en 1755, reconnut cette erreur, et vit qu’un air particulier, qu’il nomma air fixe, devoit être distin- gué de l’air atmosphérique; ce qui fut plus évidemment ‘démontré en 1766 par Cavendish. (2) L'air atmosphérique , que l’on regardoit comme un 8 DE LA VIE ET LES OUVRAGES son gré, en tirer un fluide élastique beaucoup plus léger que l'air de l’atmosphère (1); dis- tinguer d’autres corps aériens de l'air atmos- phérique (2), les peser, les comparer, les clas- ser , les employer dans les arts, fournir à. élément, contient deux gaz bien distincts : l’ün, le gaz azote, qui ne peut servir à l'entretien de la flamme et de la vie; l’autre , le gaz oxigène, sans lequel il ne peut y avoir ni respiration ni combustion. Une bougie ou un animal que l’on place sous un récipient font cette analyse de l'air; lorsque l’oxigène est absorbé et qu’il ne reste plus que lazote, la bougie s'éteint, ou l’animal est as- phyxié. (2) L'eau, regardée ainsi que l’air, comme un élément, est composée de quinze parties d’une substance que l’on appelle hydrogène , et de quatre-vingt-cinq d’oxigène. Sa décompo- sition, soupçonnée par MM. Monge et Laplace, fut dé- montrée en 1783 et en 1784 par les belles expériences de Lavoisier. Consultez les Mémoires de l'Académie des sciences depuis 1784. (3) Avant l’époque de la chimie pneumatique, la phy- sique n’avoit pas étendu ses recherches jusqu’aux invi- sibles, et confondoit avec l'air atmosphérique, dont la matérialité fut si long-temps contestée, un grand nombre de fluides élastiques qui diffèrent essentiellement de l’air, et dont les effets jouent des rôles très-importans dans la nature. Ces arrs particuliers ou gaz sont quelques - uns de ceux que nous avons déja nommés, et plusieurs autres, tels que le gaz fluorique, les gaz muriatique et muriatique oxigéné, le gaz acide sulfureux, le gaz ammoniaque, ete. Ne TE DE VICQ-D'AZYR. es l'industrie humaine le moyen de guérir plusieurs maladies (1), attaquer, détruire même les causes . des coñtagions (2) et de la peste; enfin réaliser la fiction d’Icare , dans l’invention des aéros- tats (3) , et buriner d’une manière invisible PRémail des cristaux (4). En même temps la manière d’observer et de décrire les différentes productions du globe s’é- toit perfectionnée ; Linné, ministre d’un nou- veau culte, répandoit sa doctrine et ses élèves jusque dans des lieux où la nature n’avoit jamais été observée. Buffon jetoit les fondemens d’une véritable philosophie de l’histoire naturelle dans ses beaux discours , et, transformant sa plume en (1) Par la médecine pneumatique bien dirigée , et dont Beddoes a fait en Angleterre des essais qui ont été per- fectionnés en France par le docteur Burdin. (2) Par l’acide muriatique oxigéné, suivant les procédés de désinfection de M. Guyton de Morveau. (3) Avec le gaz hydrogène, qui est plus léger que l'air de l’atmosphère, et dont on remplit en conséquence les ballons aérostatiques. (4) Le gaz acide fluorique a, comme propriété spécifique, la faculté d’attaquer la surface du verre , et lorsque l’on fit des expériences chez M. de Chaulnes pour reconnoître la nature de ce singulier fluide, toutes le glaces furent dépolies. On a appliqué cette action d’un agent invisible, à la gravure sur verre, suivant le procédé de la gravure à l’eau-forte. 10 DE LA VIE ET DES OUVRAGES pinceaux, étoit tout à la fois naturaliste et pein- tre. Les sciences physiologiques et médicales avoient eu part à ces progrès. Boërrhaave, à la vérité, régnoit encore, mais Staahl commençoit à être apprécié ; et la célèbre Ecole de Montpellier en épuroit et propageoit la doctrine. On sen- toit enfin que la médecine, et en général la science des corps vivans, forment une science, une doctrine particulière; que leur appliquer les mé- thodes et les résultats des autres sciences physi- ques, c’est s’exposer aux erreurs les plus dange- reuses. On calculoit et on raisonnoit moins ; mais on comparoit, et l’on observoit mieux les mala- dies; on faisoit même d’heureux essais dans la recherche de leurs causes; et, marchant sur les traces de Galien et de Bonnet, Morgagni élevoit en Italie un de ces monumens que l’on ne ces- sera jamais de consulter. L’anatomie, qui pouvoit seule favoriser de semblables travaux, ne laissoit presque plus rien à désirer pour sa partie descriptive, et s’enrichissoit déja par le résultat des expériences physiologiques. L’a- natomie des animaux étoit moins avancée : ce- pendant Daubenton, Collins et Perrault avoient étudié avec succès la structure des grands ani- maux, et Grew, Malpighi, Duhamel celle des plantes. Swammerdam, Reaumur, Lyonnet, avoient soumis à l’analyse anatomique des DE VICQ-D’AZIR. 188 animaux et des organes que leur ténuité et leur délicatessé sembloïent dérober à tout moyen d'expérience et d'observation; enfin l'étude des lois vitales acquéroit insensiblement plus de régularité et d’étendue; et ce Haller que PAI- lemagne compte parmi ses grands poëtes et l'Europe parmi ses savans les plus distingués, Haller avoit non seulement avancé l’anatomie et la physiologie par une foule de découvertes, mais préparoit leurs progrès ultérieurs en réunissant ces deux sciences pour en former une histoire gé- nérale de la structure et des phénomènes de l’organisation. Ce tableau de l’état des sciences physiques vers le milieu du dix-huitième siècle est à peine exquissé : Vicq-d’Azyr le vit se développer avec détail, en observa toutes les parties, et osa me- surer, sans en être effrayé, l’espace immense qu’il avoit à parcourir : son ardeur et son activité parurent même s’augmenter avec ses objets d'étude. Successivement dans les hôpitaux, dans les laboratoires de chimie et d’anatomie, aux herborisations, aux leçons des plus célèbres pro- fésseurs, dans les cabinets de physique et d’his- toire naturelle, il sembloit vouloir interroger à la fois tout ce qui pouvoit l’instruire, et em- brassoit dans ses travaux presque tous les do- maines de la science de la nature. ss DE LA VIE ET DES OUVRAGES Malgré la variété de ses études il s’avança ra- pidement dans la carrière de la médecine, et en 1772 il entra en licence avec un éclat qui sur- prit, malgré la réputation qu’il avoit déja ac- quise avant cette époque. Dans une de sesthèses, il prit pour sujet un très-beau point d’anatomie philosophique, le mécanisme qui, dans la struc- ture de la tête , tend à rompre et à absorber la force des différentes espèces de chocs et de percussion (1). Dans la suite, il continua de cultiver toutes les parties de la médecine et de la philosophie naturelle. Mais l'anatomie physiologique l’occupa d’une manière spéciale. Elle devint pour lui une science de choix, et lui inspira cet intérêt plus vif qui s'empare de la pensée, et fait d’un genre de connois- sances celui auquel les autres sont sans cesse rapportés par un esprit actif et prompt à saisir (1) Vicq-d'Azyr terminoit ainsi cette thèse : Ex his autem omnibus rationem momentis, quorum optima, clarissimis, MM. Hunauld, Bertin, Bordeu, Ant. Petit, præceptori venerando pertinens , concluden- dum venitiiergo, inter ossa capitis Varii nisus absu- muntur, communicatione, vibratione ; oppositione. Cette thèse contient plusieurs recherches nouvelles. Pour ses autres thèses, Vicq-d’Azyr, suivant l'usage, se borna à choisir dans le recueil de la Faculté celles qu’il lui con- venoit de soutenir. DE VICQ-D’AZIR. 13 tout ce qui peut étendre ou éclairer le sujet qui le captive. En 1773, il voulut enseigner cette science, qu’il avoit cultivée avec tant d’ar- deur : dans ce dessein, il ouvrit pendant les vacances un cours d'anatomie de l’homme et des animaux, à l’amphithéâtre des Écoles de mé- decine. Ses succès ne trompèrent point ses espé- rances. Un langage toujours pur et souvent éloquent, le contraste de la jeunesse et du sa- voir, une physionomie pleine d'expression ; en- fin tous les avantages qui peuvent conquérir l'estime publique et former rapidement une grande réputation, se trouvoient réunis dans le nouveau professeur. Son succès fut aussi bril- lant que mérité. On se rendoit en foule à ses leçons ; ses maîtres eux-mêmes et un grand nombre de médecins distingués ne rougirent pas de se mêler à ses auditeurs , dont l’affluence lui permettoit à peine d’arriver jusqu’à sa chaire, où souvent il étoit porté à travers cette multi- tude d’éleves et d’admirateurs. À la rentrée des écoles , l’envie , alarmée d’un début aussi bril- lant , fit interrompre des leçons aussi utiles et aussi nouvelles , sous un prétexte frivole, et en s'appuyant sur des formalités que l’on auroit abolies ou modifiées , si des intérêts étrangers à la science n’avoient pas été le véritable motif de cette persécution. 14 DE LA VIE ET DES OUVRAGES Vicq-d’Azyr ne fut point découragé par ce revers : il vit qu’il le rapprochoit déja de plu- sieurs hommes célèbres. Mais en considé- rant combien les sentiers de la gloire sont pé- nibles et escarpés , il se sentit le courage de les parcourir : et ce fut par de nouveaux succès qu’il chercha à se faire pardonner les premiers: Sûr de forcer ainsi au silence cette foule d’en- nemis que toute réputation naissante excite ; mais qui ne tarde point à changer ses clameurs en applaudissemens lorsque l’homme de génie qu’elle vouloit arrêter triomphe de ses efforts , et l’écrase de tout le poids d’une juste célé= brité. Il fut favorisé dans ce projet par. les circonstances , et Antoine Petit qui étoit son maître et son ami , Antoine Petit , assez grand et assez généreux pour prévoir et avouer que Vicq-d’Azyr le surpasseroit un jour , le choisit pour le remplacer dans le cours d'anatomie du jardin des plantes. Une nouvelle disgrace ac- compagna ce nouveau succès , et le choix dé Petit n ’ayant été confirmé ni par Buffon ni par la cour, la chaire d’anatomie fut donnée à M. Portal, déja membre de l’Académie des sciences , et connu par plusieurs travaux utiles. Vicq-d’Azyr , forcé de quitter un théâtre où il avoit paru un instant avec tant d'éclat, ou- vrit des cours particuliers d’anatomie, et fut a ee re es DE VICQ-D'AZYR. 15 ensuite chargé de l’enseignement de cette science aux Ecoles de médecine. Ce fut alors que , ras- semblant les connoissances nombreuses et va- riées qu'il avoit acquises , il fit le cours d’ana- tomie et de physiologie dont il a conservé le plan dans le Dictionnaire de médecine de l'Ency- clopédie ; plan aussi vaste que philosophique- ment conçu et qui suppose dans le savant qui l’a tracé une variété de connoissances et une force de conception dontil n’existe qu’un petit nombre d'exemples. Dans cette savante esquisse, que Von peut comparer aux études des grands pein- tres, on trouve presque toutes les bases d’une philosophie de la nature vivante. La méthode suivie par Condillac dans le Traité des sensations est appliquée aux autres parties de l’organisation ; on fait entrer dans le même point de vue les considérations anato- miques et les considérations physiologiques ; on sépare, on démonte, en quelque sorte, toutes les pièces du corps humain : mais ne se bor- nant pas à les décrire, on ranime ces ruines et ces monumens ; on y rappelle par la pensée les actions vitales dont ils furent le théâtre ou les instrumens ; et La science physiologique se trouve distribuée sous un petit nombre de titres rap- portés aux diverses fonctions que l’analyse dé- mêle dans les phénomènes de l’organisation et s 16 DE LA VIE ET DES OUVRAGES la vie. L'homme, d’ailleurs, n’est pas seul l’objet de ces ‘grandes considérations. Isolé, dit Vicq- d’Azyr dans un autre de ses ouvrages , il ne paroît pas aussi grand; on ne voit pas aussi bien ce qu’il est : lesanimaux , sans l’homme, semblent être éloignés de leur type, et on ne sait à quel centre les rapporter. Dans le plan qui fait le sujet de ces remarques, les considérations physiolegi- ques sont donc étendues à tous les êtres vivans, et distribuées de manière à éclairer l’étude de l’homme par celle des autres corps animés , dont on indique les caractères anatomiques, depuis le mode d’organisation qui est propre au plus grand développement de la vitalité , jus- qu'aux végétations, où cette vitalité devient à peine sensible. Un crachement de sang très-alarmant força Vicq-d’Azyr à suspendre les leçons qu’il faisoit d’après des idées aussi neuves et aussi philoso- phiques. Lorsque sa santé fut un peu rétablie , il se réfugia dans le lieu de sa naissance , avec l'espoir de rendre sa convalescence plus rapide. Cette retraite, non loin des bords de la mer, ne fut pas perdue pour la science , et devint l’oc- casion de recherches aussi nouvelles que cu- rieuses sur les poissons. Ce travail fut offert à l’Académie des sciences , qui ne tarda point à admettre l’auteur au nombre de ses membres ; DE VICQ-D’AZYR. 17 à cette époque Vicq-d’Azyr entra dans une nou- velle carrière. | La plus désolante épizootie dévastoit le midi de la France : Turgot voulant réunir , dans cette circonstance désastreuse, toutes les res- sources que pouvoient offrir les sciences phy- siques et médicales, demanda à l’Académie des sciences un médecin et un physicien capa- bles d’opposer promptement quelque moyen ef. ficace aux progrès toujours croissans de la con- tagion. Vicq-d’Azyr fut chargé seul de cette double mission. Il part, il arrive, et recon- noît dans le fléau qu’il venoit combattre l’une de ces grandes calamités qui font époque dans l’his- toire des nations. Il s’instruit d’abord des princi- pales causes de la maladie et en détermine la na- ture pardes expériences et des observations ; il fait ensuite employer plusieurs moyens préservatifs ; cherche sur-tout à opérer l'isolement des villages infectés ; se trouve même forcé de recourir à la méthode , peut-être trop désastreuse, de l’as- sommement (1), et ne revient à Paris qu'après avoir rempli l’objet de sa mission et appliqué toutes les ressources qui étoient en sa puissance au soulagement d’un pays où il n’avoit trouvé , . (1) Voyez la troisième partie de cet Eloge. T. 1. .E 18 DE LA VIE ET DES OUVRAGES à son arrivée, que l’image du malheur et du dé- sespoir. Alors Vicq-d’Azyr touchoit à sa vingt- cinquième année , et déja il étoit professeur cé- lèbre , membre de l’Académie des sciences , et docteur de la Faculté de médecine de Paris. A son retour , il fut nommé secrétaire perpétuel d’une Société de médecine qu’il fit établir pour les épizooties , mais qui ne tarda point à em- brasser dans ses travaux toutes les parties des sciences physiologiques et médicales. Dès ce moment on posséda en France une véri- table académie de médecine ; et les médecins, jus- qu’alors isolés et sans correspondance , comme sans encouragement et sans émulation , eurent un point de ralliement. On les excita par la plus noble des passions , par l’amour de la gloire ; on proposa un but et des prix à leurs travaux ; on appela sur-tout leur attention sur l’histoire médicale du paysqu’ils habitoient : et la médecine, agrandie dans ses applications comme dans ses progrès; la médecine, que l’on croit bornée au soulagement des particuliers, se trouva étendue. avec succès à plusieurs parties du service public, et principalement aux mesures nécessaires dans les cas d’épizootie et d’épidémie , aux exhu- mations , à la vente des médicamens, au choix de la nourriture de l’homme et des animaux ; DE VICQ-D’AZYR. ll enfin à des recherches sur les différens genres de méphitisme , et à plusieurs autres points d'hygiène publique et d’édilité médicale. La nouvelle Académie publia le premier vo- lume de ses Actes, pour l’année 1776; et dans ce volume, ainsi que dans les suivans, la méde- cine fut enfin traitée avec tout l’intérêt et l’éten- due que doit offrir une science qui a pour objet de considérer l’homme et la nature sous les points de vue les plus nombreux et les plusutiles, Vicq-d’Azyr a constamment contribué à cette nouvelle collection , sans toutefois renoncer aux travaux particuliers qu’il avoit entrepris, ni à VPAcadémie des sciences, à laquelle il présenta plusieurs mémoires. Mais nous sommes forcés maintenant de le considérer successivement sous plusieurs points de vue, et de consacrer des articles particuliers à ses différens travaux sur plusieurs genres de connaissances , dans l’histoire desquelles ils forment presque tous des époques également remarquables. Ik PARTTE. Vicg-d'Azyr considéré comme anatomiste. ReLaTiveMENT à l’anatomie , les trayaux de Vicq-d’Azyr sont immenses. Dans l’anatomie de l’homme et dans celle des o DE LA VIE ET DES OUVRAGES animaux , ila d’abordremplide grandes lacunes; puis rassemblant ses découvertes et les connois- sances répandues dans de nombreux Ouvrages, il a réuni tous ses matériaux et jeté les fonde- mens d’un édifice que la mort seule a pu l’empé- cher de terminer. Dès le moment de son entrée dans la carrière anatomique , il s'aperçut que l’anatomie des ani- maux, si féconde en résultats physiologiques, et d’abord cultivée avec tant de succès, étoit né- glisée par les modernes. Il s’y livra avec un zèle et une activité infatigables. Les poissons furent les premiers objets de ses recherches. Des physiciens célèbres avoient porté leur scalpel sur quelques individus dé cette classe (1); mais leurs travaux sans ordre, leurs descrip- tions sans nomenclature comparative, n’avoient donné sur l’économie générale de ces animaux que des connoissances très-bornées. Vicq-d’Azyr traita le même sujet en grand; et, persuadé que des différences extérieures très - marquées en supposent de profondes que l’anatomiste doit (1) Ruysch et Stenon ont disséqué la raie; Willis, Bor- richius et Gouan se sont particulièrement occupés des branchies; et Duverney a fait de cet organe respiratoire des poissons une description qu’on peut regarder comme ün modèle pour tous les travaux anatomiques de ce genre. vr DE VICQ-D’'AZYR. 1 découvrir , il a successivement observé dans les poissons cartilagineux , dans les poissons angui- liformes, et dans les épineux, les os , les mus- cles, la sensibilité , les organes digestifs et ceux de la réproduction. La mollesse des os (1), les parties qui rem- placent les cartilages d’encroûtement (2), la structure de la tête (5), la position du bassin (4), l’organe de loue placé dans l’intérieur du crâne et réduit à ses plus simples élémens (5), quelques particularités du cerveau et de l'appareil olfactif que n’avo‘ent observées ni Willis, ni Collins(6): (1) Les os ont la consistance des cartilages; et si on les soumet aux expériences de Hérissant, on trouve qu’ils contiennent moins de base osseuse que ceux des autres animaux. (2) Les têtes articulaires ne sont pas revêtues de ces filets perpendiculaires que Lassone a reconnus dans les cartilages d’encroûtement, mais de lames osseuses et con- tinues à Pos, sur lequel elles se replient. On ne trouve pas de glandes synoviales. (3) La tête est formée d’une seule pièce. (4) Le bassin est au-dessous de l’anus. (3) L’organe de l’ouïe est sur les côtés du crâne, der- rière les orbites; il est formé de conduits demi-circulaires, au milieu desquels se trouvent des osselets qui ont la consistance de l’amidon. (6) Le volume des couches olfactives, et les cellules 22 DE LA VIE ET DES OUVRAGES tels sont les principaux traits anatomiques que Vicq-d’'Azyr observe dans les poissons cartila- gineux. : Ichercheensuite à déterminerla placequ’ils oc- cupent parmi les animaux, et pense queleur orga- nisation les rapproche des animaux à sang rouge et chaud, par des analogies qui s’affoiblissent graduellement dans les poissons épineux (1). Chez ces derniers, les recherches et l’examen sont continués dans le même ordre (2). de la lame cribleuse qui traversent la pulpe de la deuxième paire. (1) Ces analogies consistentsur-toutdans le sens de l’odorat et dans la disposition des organes de la digestion. Il faut en même temps observer que la digestion présente plusieurs particularités. Dans quelques poissons cartilagineux la force de l'estomac est telle, que de petits animaux parvenus dans sa partie inférieure sont déja en putrilage, tandis que ceux qui sont dans sa partie supérieure sont à peine ra- mollis. so (2) Vicq-d’Azyr ne se borne point à l’exposition de ce rapport : il considère encore ceux des poissons cartilagi- neux avec les quadrupèdes ovipares, les serpens, etc. : mais toutes ces connexions se réduisent à de simples traits de similitude; et les analogies les plus nombreuses et les plus marquées sont celles qui unissent cette classe à celle des autres poissons. Dans les’ anguiliformes la tête est. formée d’une seule . DE VICQ-D'AZYR. 3 Vicq-d’Azyr avoit à peine terminé son travail sur les poissons , qu’il fit paroître de nouveaux mémoires sur la partie descriptive et physiolo- gique des os et des muscles des oiseaux (1) : ce travail est entièrement neuf. L’examen du sque- lette et des puissances musculaires (2) ; des rap- prochemens entre ces mêmes organes et les . organes analogues dans l’homme; l'observation des particularités relatives au vol (3), et la pièce; les côtes sont nombreuses et | décroissent gra- duellement comme dans les reptiles ; l'estomac est allongé; Vabdomen se prolonge au-delà de l'anus; des rubans plissés, et étendus de l’anus au foie , sont les organes de la génération, et ne s’apercoivent que dans la saison des amours. _ (1) On s’étoit occupé de l’anatomie des oiseaux : Belon en avoit décrit le squelette, mais d’une manière incom- plète et isolée. Dans les Mémoires pour servir à l’histoire des animaux, les viscères de plusieurs espèces ont été dé- crits. Poupart a donné l’anatomie des plumes; Courard P P ; ; Peyer, Stenon, Thomas et Gaspard Bartholin, Borelli, Olaüs - Borrichius, s’étoient également @gécupés de l’ana- tomie des oïseaux. Vicq-d’Azyr s’instruisit du résultat de à 1! y leurs travaux, et chercha ensuite de nouveaux suiets d’ob- , ] servation. (2) Cet examen est fait par région, selon la méthode d’Albinus. (3) Parmi les dispositions particulières relatives au vol, 24 DE LA VIE ET DES OUVRAGES théorie de cette évolution : tels en sont les prin- cipaux objets. Ils intéressent à la fois le natura- liste et le philosophe, en donnant des exemples multipliés de ces modifications physiques qui dé- terminent d’une manière rigoureuse ct néces- saire les mœurs , les habitudes, et tout ce que nous croyons découvrir de moral dans l’histoire des animaux. En 1774, Vicq-d’Azyr s’exerça sur un nou- veau sujet. Aristote avoit indiqué le parallèle des extrémités supérieures et inférieures dans l’homme ; il avoit observé que les premières, bien différentes des membres antérieurs des quadrupèdes, sont conformées pour saisir, em- il faut sur-tout distinguer la position du centre de gravité entre l'articulation des ailes ; la crête en forme de quille qui s'élève du sternum ; l'étendue des omoplates; les cla- vicules plus droites et plus rapprochées ; los de la four- chette, qui ne se trouve que dans les oiseaux, et qui, dans l’autruche, se confond avec la poitrine. Il faut éga- lement rapporter au vol le volume et la force du grand pectoral , le moyen pectoral qui paroît remplir un usage analogue à celui du deltoïde, dont la masse eût pui à l’exécution du vol. Enfin les muscles qui développent les membranes de Paile, et d’autres muscles qui vont à l'humérus, au lieu de se fixer à l’omoplate, comme dans Fhomme, sont encore des différences que l'oiseau ne présente que pour voler avec plus de facilité. . DE VICQ-D'AZYR. 25 brasser , ou repousser et exécuter des mouve- mens variés et nombreux. Il avoit vu en même temps que les extrémités inférieures sont légè- rement altérées dans leur forme , parce qu’elles ne doivent servir qu’à soutenir ou transporter le corps (1). Vicq-d’Azyr a suivi ce rapproche- ment avec plus de détail ; et les résultats de ses recherches sont aussi curieux qu’étonnans par leur nouveauté. Les principales conséquences que le philosophe en déduit, sont : que les dif- férences entre les extrémités supérieures et infé- rieures se réduisent plus particulièrement à une (1) Dans l’espèce humaine, une main remplace le pied antérieur des quadrupèdes : c’est par cette conformation que l’homme seul est susceptible d’une station parfaite, parce que lui seul a une substance divine, si la sagesse et l'intelligence sont les attributs de la divinité. L’homme ne réuniroit point toutes les qualités de l'esprit s’il tou- choit la terre par une très-grande surface; et la nature, si harmonieuse dans toutes ses productions, lui a donné des membres inférieurs pour porter son corps, et des membres supérieurs pour disposer des objets qui l'entourent, et les mettre à sa portée. La main sur-tout détache l’homme des autres espèces ; et si l’homme surpasse les autres animaux en prudence et en esprit, c'est que la nature l’a doué de l’organe de la main, vous dit Anaxagore. (Ex- trait d'Aristote, TrarTé pes PARTIES. Voy. aussi Hisrorre DES ANIMAUX ; Où des rapprochemens entre les membres sont présentés d’une manière plus positive.) 26 DE LA VIE ET DES OUVRAGES position opposée et à un raccourcissement ou à un prolongement de parties semblables. Ces changemens légers sont autant de dispositions nécessaires pour l’appréhension et pour la lo- comotion ; le plan est essentiellement le même ; et la nature , suivant sa marche ordinaire, n’est pas moins admirable par la constance dans le type, que par la variété des modifications qu’elle Jui fait subir (1). | Cette manière nouvelle de considérer l’ana- tomie , cesrapprochemens philosophiques, qu’on trouvera peut-être un peu forcés , prouvent au moins que Vicq-d’Azyr auroit pu , comme les plus célèbres physiologistes , interpréter ingé- nieusement la nature, s’il n’avoit mieux aimé l’observer , l’interroger et se borner à recueillir, ses réponses. Il ne tarda pas à donner de nou- velles preuves de cette manière d’étudier l’éco- nomie vivante. Les travaux immortels de Senac, (1) Ces dispositions particulières sont principalement la fixité de Pos des ailes, et la mobilité de l’omoplate; les muscles qui agissent sur cette dernière, la saillie et la force des extenseurs du pied, etc. Quant aux analo- gies , elles sont nombreuses; et les os, les muscles ; les vaisseaux et les nerfs des extrémités présentent des dispo sitions semblables, que Vicq-d’Azyr met successivement en parallèle chez l’homme et chez plusieurs familles de mammifères. Et ae 0 de DE VICQ-D'AZYR. 27 de Walte»- et de Haller (1) ; les travaux non moins célèbres de Camper (2), Mecquel (3) et Sabatier (4), venoient d’enrichir l'anatomie par de nombreuses découvertes : et des détails mi- nutieux en apparence avoient donné la solution de plusieurs problèmes physiologiques. Vicq- d’Azyr se livra à des recherches analogues. Les nerfs de la deuxième et troisième paires cervicales n’avoient pas été exactement décrits : il en fit Le sujet d’un mémoire (5), dans lequel sont fidèle- ment exposés la naissance de ces nerfs , la direc- tion , la position et les rapports de leurs troncs et des branches principales, le trajet des filets les plus déliés, etles communicationsnombreuses, dont la connoïissance peut seule donner une explication satisfaisante de plusieurs affections sympathiques (6). (1) Sur le nerf intercostal et le plexus du cœur. (2) Sur les derniers nerfs cervicaux. (3) Sur la cinquième et septième paires cérébrales. (4) Sur la dixième paire cérébrale ou première cervicales (3) Histoire de l'Académie, ann. 1776. . (6) Telles sont principalement les douleurs qui vont jusqu’à l'épaule lors de la formation d’un dépôt dans la glande parotide, qui reçoit des rameaux de la troisième paire. Telles sont encore le rire sardonique, lors d’une la- borieuse dentition , et la toux que détermine une inflam- mation de l'oreille. 28 DE LA VIE ET DES OUVRAGES L’organe de l’ouïe dans les oiseaux, celui de la voix dans plusieurs classes d'animaux , four- nirent à Vicq-d’Azyr le sujet de deux autres mé- moires remplis de découvertes anatomiques et de vues philosophiques qui en augmentent Pin- térêt. Dans le premier, Vicq-d’Azyr fait voir que l’oiseau , déja le premier des animaux sous le rapport de la vue , se rapproche du premier modèle , sous celui de lPouïe , et que quelques parties dont manque son appareil auditif. se trouvent suppléées par des dispositions particu- lières qui n’ont pas moins d’effet que celles dont ilest privé(1). L'oiseau n’offre donc pas, comme on pourroit le croire d’après une observation superficielle, le contraste d’un organe de l’ouïe imparfait avec l'instrument vocal le plus ac- compli. Dans le Mémoire sur les organes de la voix , de nombreuses découvertes sont également pré- G) Ces dispositions particulières sont, à la partie exté- rieure des plumes, disposées pour remplacer l'oreille ex- terne des mammifères, et dans l’intérieur, la caisse du tympan amplifiée par les cellules communieantes du crâne , et les conduits demi-circulaires plus grands4 rela- tivement au volume de l'organe. Ainsi, quoique l'appareil auditif de l'oiseau soit dépourvu de la conque et du k- P q | maçon, quoiqu'il ne contienne qu’un seul osselet, il est évidemment aussi complet que celui des mammifères: Sn ie Lt DE VICQ-D’AZYR. 2 sentées, La respiration n’est pas seulement un des premiers moyens de la vie; elle sert encore à établir une correspondance intime entre les animaux. L’air expiré se convertit en sons indé- finiment variés , devient ainsi l’élément des voix diverses , et rapproche la plupart des êtres ani- més par un langage sans lequel la nature silen- cieuse sembleroïit plongée dans un sommeil éter- nel. Mais quel mécanisme est employé pour produire les sons? et à quelle particularité de leur instrument vocal les différentes espèces d'animaux doivent-elles ces voix qui les distin- guent? C’est principalement à cette dernière question que répondent les découvertes de Vicq- d’Azyr : elles nous révèlent la cause des cris effrayans de l’alouatte (1) , des cris sourds et étouffés de plusieurs singes (2), des voix parti- culières de divers quadrupèdes (3); elles instrui- sent également sur l'appareil compliqué qui (1) Ils sont produits dans une poche osseuse , dans la- quelle l’air se modifie en sortant de la glotte. (2) Des sacs membraneux qui communiquent avec le larynx sont les dispositions qui produisent cet effet. (3) Ces quadrupèdes sont principalement les chats, le bœuf et l’âne : les premiers ont une membrane flottante dans le larynx; le bœuf a le larynx très-évasé; l'âne a une cavité pratiquée dans le cartilage tyroïde. 30 DE LA VIE ET DES OUVRAGES produit les voix bruyantes des cygnes | des hérons (1); et sur les dispositions qui expliquent et les sons mélodieux des oiseaux chanteurs (2), et la voix éteinte des quadrupèdes ovipares(3). Vicq-d’Azyr, continua de donner à l'Aca- démie des sciences des preuves de son zèle pour l’anatomie ; et dans les nouvelles recher- ches qu’il fit pour en reculer les limites , il ne se distingua pas moins par le choix du sujet que par la manière de le traiter. Ainsi, après avoir lons-temps médité sur l’importance du cerveau, après avoir senti combien la connoissance appro- fondie de ce viscère pourroit concourir aux pro- grès de la science de l’homme, il fit paroître ses mémoires sur cet organe (4). (1) Cette complication consiste dans l’étendue et les con- tours de la trachée, qui, dans quelques espèces, va même jusqu’à pénétrer dans le sternum. (2) Parmi ces dispositions, une des principales n’a pas été connue de Vicq-d’Azyr : c’est le larynx inférieur , qui estpropre aux oiseaux, et fait que chez eux la tra- chée n’est plus, cemme dans les autres espèces, bornée au simple emploi du porte-vent dans l’orgue. M. Cuvier a fait de ce premier larynx inférieur des oiseaux le sujet d’un excellent mémoire, qu’on peut regarder comme le complément du travail de Vicq-d’Azyr. (Mag. Enc. première année, n.° VII. pag. 329.) NE (3) Mémoires de l’Académie des sciences , 1781, 1783: (4) Parmi les connoissances nombreuses que renferment DE VICQ-D'AZYR. 32 En effet, quel point de l’économie animale plus digne de fixer l'attention de l’anatomiste. philosophe, que la structure d’un appareil re- gardé comme l’organe de l'intelligence et de la pensée? Et si des dérangemens dans l’œil em- pêchent ou altèrent la vision, pourquoi ne dé- couvriroit-on pas dans le cerveau des disposi- tions capables d’influer sensiblement sur les fonctions intellectuelles ? Vicq - d’'Azyr, après s’être long-temps occupé de ces considérations philosophiques , se livra tout entier aux recher- ches qui pouvoient lui dévoiler l’organisation cérébrale : et si les résultats de ses travaux ne nous ont pas suffisamment éclairés sur cet cbjet, les Mémoires de Vicq-d’Ayr sur le cerveau il faut sur- tout distinguer celles qui sont relatives à la structure de la dure-mère, à la disposition des veines du cerveau , et aux productions qui semblent établir des communications entre toutes les parties de ce viscère. 1. Relativement à la structure de la dure-mère. La dure-mère est formée de lames que n’isole pas le scalpel le plus exercé, mais qu’on aperçoit séparées, à la suite d’une inflammation terminée par la formation du “ ie se place entre les lames de la dure-mère. . Reélativement à la disposition des veines du cer- veau. Les veines du cerveau, comme tous les vaisseaux de cet organe, sont très-nombreuses, et l’appareil qu’elles 32 DE LA VIE ET DES OUVRAGES ils ont au moins ajouté aux découvertes de plu- sieurs anatomistes célèbres. Les recherches et les observations qu’ils ont exigées , et les détails immenses qu’ils contiennent, prouvent en outre qu’on peut réunir à l’imagination la plus active et au génie qui embrasse instantanément tous les rapports, cette attention scrupuleuse et cette patience si nécessaire dans l’étude de la nature. : Vicq-d’Azyr a donné encore à l’Académie plu- sieurs mémoires qui ont reculé les limites de forment se trouve augmenté par les différens sinus qui se trouvent placés dans des intervalles où ils peuvent se dilater sans comprimer les parties environnantes; en même temps les veines se portent dans une direction opposée à celle de la circulation ; le sang qui les remplit est lentement charrié , et subit sans doute des élaborations particulières pendant son long trajet. 3. Relativement au moyen d’union entre les diffé- rentes parties du cerveau. Vicq-d’Azyr les divise en moyen d’union entre les hé- misphères , eten moyen d’union entre les parties de chaque hémisphère, Les premiers sont les corps calleux, les tubercules quadrijumeaux, les commissures antérieures et postérieu- res , l’adossement des jambes du cerveau, la protubérance annullaire, et la commissure molle des couches optiques. Les moyens de la deuxième classe sont le tænia semi- circularis, les piliers de la voûte et les pédoncules de la glande pinéale. DE VICQ-D'AZYR. 33 l'anatomie :! mais, sans interrompre ses re- cherches , il méditoit depuis long-temps sur la réunion de tous les faits anatomiques dans un Traïté complet d'anatomie et de physiologie, appliquées avec le même soin à toutes les formes et à tous les modes d’organisation. | La première partie de ce. grand ouvrage, la seule que l'auteur ait eu le temps de publier, présente, dans deux discours quiservent d’intro- duction , les sommités de la science, ses plus belles généralités , et ces résultats féconds, ces inductions heureuses, ces rapports pleins d’in+ térêt, que Vicq-d’'Azyr s’étoit accoutumé à saisir en méditant sur les écrits de Bacon , de Buffon _ et d’Aristote. Les circonstances, de dégoût qui accompa- gnent l'étude de l'anatomie , les difficultés et Pimportance de cette étude, sont des sujets qui sembloïient épuisés. Cependant, avec quel in- térêt nouveau Vicq-d’Azyr sait les offrir ! Et l’homme le plus étranger à l’étude des sciences physiologiques et médicales pourra-t-il lire sans admiration les pages immortelles où ce savant, que nous ne craindrons pas d'appeler le Buffon es médecins , oppose et compare les deux su- jets de l’étude de l’anatomiste ; le cadavre , le corps jadis animé , tout-à-coup gisant , froid, muet, et sans réaction; et l'animal vivant, sou- T, 1, @ 34 DE LA VIE ET DES OUVRAGES mis à des tortures scientifiques et horriblement tourmenté pour obtenir des vérités aussi crzelles à arracher que di LpRex ARS a géonnofere(: @). Vicq- d'Ayr, dans le même discours , s’ occupe en outre des caractères propres aux corps organisés, et rapporte à deux ordres’toutes les fonctions dont l’ensemble constitue la vie dans l’homme et dans les animaux. L si "Le premier ordre, cute fonctions inté- rieures, nous présente la nutrition, sesdifférens temps ou périodes , et la partie éssentiehe” dé la réproduction (2): eÉCeU ILE à DEPHC Ce premier ordre de fonctions fait toute la vie végétale ; le second n'appartient qu'aux ani maux ; et l’animal seul se répand au-dehors; paroît sensible, exécute des mouvemens Yo- lontaires, et donne une grande étendue à la sphère de son existence. Ce tableat ‘des moyens auxquels l’animal doit une vie moins bornée et comme double, appartiennent essent tiellement toutes les merveilles de la sensibilité et les ressorts de la locomètion ; tous Îles ins trumens de ces évolutions diverses de l’animal qui se joue au milieu dés eaux, de celui qui , | LOTR 2» .@) Voyez la seconde partie de cet ouvrage, tome IV, premier Discours sur l’anatomie. (2) Ibid. à DE VICQ-D'AZYR. + 35 traverse les airs, du quadrupède plus ou moins fixé et retenu sur le sol , et de l’insecte rampant, immobile et volatil aux différentes époques de sa vie. Vicq-d’Azyr réunit dans une savante esquisse des principaux traits de ces différentes disposi- tions ; il jette ensuite un coup d'œil rapide et pénétrant sur les différentes productions de la nature, en saisit l’ensemble , où même les nuances ; et, plaçant l’homme ‘au sommet de l'échelle des êtres organisés, il invite à son étude non seulement le médecin et le naturaliste, mais encore le philosophe , l'artiste, l’homme de lettres, et tous les savans capables de s’arrêter aux objets les plus propres au développement de leur esprit et au perfectionnement de léer raison (1). | Le deuxième discours de Vicq-d’Azyr, plus savant et moins à la portée de toutes les classes (a) « N'est-il pas temps que les hommes qui désirent .s'instruire, après avoir interrogé tout ce qui les entoure, reviennent à eux-mêmes, et donnent quelques instans à leur propre structure ? etc. » ( Premier discours sur l’anato- mie, tome IV.) Liu Qu'est-ce qu'une théorie des sensations, si elle n’est appuyée sur la description des sens eux - mêmes? etc. » Ibid, 3 DE LA VIE ET DES OUVRAGES de lecteurs que le premier, a pour objet d’ap- pliquer l’anatomie comparée à l’histoire natu- relle. Aristote, tout à la fois naturaliste , anatomiste et métaphysicien , observa non seulement les formes extérieures des animaux ; il interrogea encore leurs organes les plus profondément situés , mais moins pour recueillir des obser- vations isolées,’ que pour connoître les pro- priétés générales, apercevoir tous les rapports, et saisir la chaîne souvent déliée qui unit les effets à leurs causes. Buffon avoit souvent imité cette manière du plus ancien comme du plus grand des naturalistes. Il avoit indiqué la préé- minence de certains sens dans plusieurs espèces, et le caractère moral qu’elle détermine (1). Vicq-d’Azyr, en présentant tous les résultats de ses savantes dissections et de ses longues études sur l’anatomie , fait également considérer sous l'aspect le plus philosophique toutes les parti- _. (1) La perfection du toucher rend lhomme attentif et réfléchi; la supériorité du goût et de Podorat donne des appétits véhémens aux carnivores; la perfection de l'œil et de l’ouïe donne à l’oiseau ce caractère mobile qui cot- respond , comme toutes ses autres manières d’être , à Pélé- ment léger au milieu duquel il vit, ( Voyez Buffon, Dis. SYR LA NATURE DES OISEAUX.) DNS DE VICQ-D'AZYR. 37 cularités del’organisation des différentes espèces d'animaux. . Parle-t-il du singe et de la nombreuse famille des quadrumanes , il ne se borne pas à l’expo- sition des caractères qui séparent l’espèce hu- maine des premièrés comme des dernières es- pèces de cette grande famille ; il cherche en même temps à saisir le rapport de la confor- mation avec les habitudes , et indique toutes les dispositions physiques qui déterminent ces ani- maux à vivre sur les arbres, et en forment un genre qui remplit l'intervalle placé entre les qua- drupèdes et les oiseaux. ; Sans quitter le groupe des animaux à ma- melles , Vicq-d’Azyr indique plusieurs rapports découverts ou à découvrir ; il veut qu’on oppose la description des organes de la voix à celle des organes de l’ouïe , la forme si variée des têtes et du cerveau à l'intelligence et à tous les degrés de l'instinct qui leur correspondent : il s’arrête sur-tout au contraste marqué que présentent l'énergie des forces digestives et la foiblesse des organes de l’appréhension. En effet , la pre- mière est toujours en raison inverse de la seconde; et la nature, conséquente dans ses actes, donne elle-même des armes à ces farouches carnivores, qui, sans leurs instrumens de carnage, péri- roient auprès de l'aliment dont se nourrissent et 58 DE LA VIE ET DES OUVRAGES s’engraissent les victimes de leurs violens ap- pétits. Dans l’examen des cétacées , dans celui des oiseaux, Vicq-d’Azyr continue de présenter une foule de vérités nouvelles et indique toutes les conséquences qu'il est permis d’en déduire pour s’éclairer sur quelques-unes des intentions de la nature. Arrivé au mode de réproduction des oiseaux, il s'arrête sur tous les phénomènes de l’incuba- tion ; son éloquente description des merveilles opérées dans l’œuf, auquel vient d’être imprimé le sceau de la vitalité , surpasse tout ce qu’on a écrit sur le même objet. En esquissant à peine le tableau des quadru- pèdes ovipares , des serpens et des poissons, Vicq-d’Azyr cherche encore dans leur histoire peu connue ces grands rapports et ces consi- dérations philosophiques quisembloiïent se mul- tiplier dans l’histoire des quadrupèdes et des oiseaux ; en parlant des serpens il signale et les espèces innocentes , et ces espèces dangereuses par un poison caché comme celui de l’envie, dont il est l'emblème ; enfin, arrivé aux poissons, il fait principalement remarquer leur mode d’ac- couplement , ces unions prolongées et froides qni contrastent si bien avec les jouissances effré- nées des quadrupèdes , les élans et les trans- y tan ‘+ Ph \ # DE VICQ-D’AZYR. 39 “ports de l’homme , et la jouissance instantanée de l'oiseau, que frappe d’un coup rapide la commotion de l'amour: Qui peut méditer sur ces moyens variés pour arriver au même but, sans s’écrier avec Vicq- d'Azyr ? « Qu'elle est féconde cette source où > la nature se résénère au milieu des langueurs, » des transports et des éclairs du plaisir !» Telle est presque toujours la touche éloquente de Vicq-d’Azyr dans ses immortels discours sur l'anatomie. Par-tout ce sont les vastes connoïs: sances de Haller, des corollaires à la manière d’Aristote , et quelquefois des coups de pinceau dignes de Buffon. Vicq-d’Azyr n’a pu achever l’ouvrage immense dont ses discours forment l'introduction ; mais il augmenta encore ses titres de gloire et d’im- mortalité en faisant paroître le deuxième volume ‘du système anatomique, où brillent également le génie dont la vue embrasse toute: és nature , et l’esprit d'observation qui prépare et rassemble avec patience les matériaux nombreux d’une, science nouvelle. L'ouvrage est divisé en deux parties, qui se rapportent à ces deux directions si différentes de la pensée ; savoir, l’une, consacrée à la des- cription anatomique de quelques familles d’ani- maux , et l’autre, composée d’une suite de dis- 4 DE LA VIE ET DES OUVRAGES cours et de tableaux où les plus savantes géné- ralités sont présentées avec tout le charme de l'éloquence , ou rangées avec art d’après les principes d’une méthode sévère. Vicq-d’Azyr s'arrête long-temps à ces vastes | points de vue qui forment la partie brillante et philosophique de la science ; et se plaçant dans la partie la plus élevée de la carrière qu’il a par- courue , il voit de loin, mais d’une manière sûre ; plane pour ainsi dire sur tous les divers sujets de ses observations, et instruit autant qu’il étonne par la nouveauté de ses rapproche- mens et l’exactitude de ses inductions. Une première division a pour objet d'exposer l’ordre dans lequel doivent être rangés les corps vivans dont l’auteur doit décrire la structure. Ces considérations et ces distributions remon- tent nécessairement au parallèle des grandes divisions du domaine de la nature. On les a pendant long-tempsrapportées à trois règnes : Vicq-d’Azyr les réduit à deux classes, celle des corps bruts, et celle des corps vivans. Les premiers obéissent sans résistance aux lois de l'attraction et des affinités. Elles n’engen- drent point , ne sont point engendrées , doïvent leur accroissement à des forces extérieures, sont composées de parties homogènes , ont des formes angulaires et sont entièrement incapables de DE VICQ-D’'AZYR. 41 cette activité de combinaison et de cette réac- tion puissante que l’on remarque dans les corps organisés’: ceux-ci ont des formes constantes, ont été engendrés et engendrent à leur tour, se développent et s’accroissent par des forces intérieures et inhérentes à leur structure ; enfin elles sont des êtres dévorans et avides comme la flamme, les agens des grandes mutations _ de la nature, des foyers où la matière est sans cesse tamisée, élaborée, et soumise à une foule de combinaisons que le chimiste ne peut imiter, et qui forment même des limites au-delà des- quelles il n’a encore élevé que des hypothèses trompeuses et d’éphémères conjectures. Les animaux et les plantes ont tous ces attri- buts essentiels de la vie, et ne forment sous ce rapport qu’une seule classe: les corps bruts n’ont rien d’analogue ; ils sont séparés des corps vivans par un yide que ne remplit aucune production capable de rapprocher ces deux extrémités : vide immense, lacune où s’arrête et se brise la chaîne emblématique de Platon, et de tous les partisans du système direct des productions de la nature (1). (1) Les partisans de ce système, parmi lesquels on compte principalement Bonnet, pensent qu’il n’y a ni saut ni vide dans la nature, que l’ange tient à l’homme, 42 DE LA VIE ET DES OUVRAGES On doit donc reconnoître deux divisions réelles et distinctes dans la nature : l'empire de la mort et celui de la vie ; la matière inerte et la matière organisée ; le théâtre et les acteurs. : Re x Nous connoissons neuf caractères généraux de la vie ou fonctions ; savoir , 1.° la digestion , .° la nutrition , 3.° la circulation , 4.0 la res- ii. , 5.° les sécrétions , 6.° lossilication, 7.° la génération, 8.0 l’irritabilité , 9.° la sensi- bilité. ; 5) Les corps qui possèdent une ou plusieurs de ces fonctions sont des corps organisés et vivans, mais diffèrent beaucoup les uns des autres par le nombre , l’étendue et l'influence de ces ca- ractères. Les insectes, qui ont tout le corps musculaire et contractile , ont une supériorité bien marquée relativement à l'irritabilité et au mouvement. Les quadrupèdes sont les plus: fa: vorisés, sous lerapport des facultés digestives ; les oiseaux , sous celui de la respiration et dela vue; les poissons, dans la faculté de se reproduire ; et chaque classe s'élève ou descend à son tour $ « 4 1 : le ciel à la terre, le minéral au végétal, l’oiseau au qua- drupède, etc. Ils s'appuient en général sur des ressem- blances superficielles et sur des analogies trompeuses, ou du moins relatives à des dispositions qui ne font M vi si94 fature des êtres qu’ils veulent rapprocher. + DE VICQ-D’AZYR. 43 dans l’échelle des êtres, suivant la fonction que l’on prend pour terme de comparaison ; tandis que la perfection dans l’ensemble n’assure qu’à l'espèce humaine une supériorité invariable et absolue. On a cru d'ailleurs pouvoir ranger tous les corps vivans sur deux lignes, qui répondent aux plantes et Aux animaux. Moins variées dans leur structure que les ani- maux, les plantes doivent cependant différer lesunesdes autres par des caractères anatomiques que l’on n’a pas assez étudiés. On a étendu à lor- ganisation végétale les résultats de l'observation superficielle d’un petit nombre d'individus, sans remarquer que peut-être il y a autant de diffé- rence entre la structure d’une plante grasse et celle d’un graminée, qu’entre celle d’un quadru- pède et d’un oiseau. Afin d'acquérir sur l’anatomie et la physio- logie des plantes des connoiïssances plus posi- tives , il est donc nécessaire de disséquer avec soin dans toutes leurs parties, et aux diverses époques de leur vie, un certain nombre d’in- dividus de chaque famille naturelle. Persuadé de ces principes qu’il développe, Vicq - d’Azyr distribue les plantes par fa- mille , et offre une division propre à généra- biser les idées que donnent les observations déja 4h DE LA VIE ET DES OUVRAGES recueillies sur la physiologie et l'anatomie des végétaux. Cette division comprend vingt-huit grandes familles. Elles prouvent bien évidemment que les. plantes peuvent être, ainsi que les animaux, le sujet d’une anatomie comparée ; et parmi les phénomènes qu’elle expose et coordonne on distingue avec un grand intérêt la chaleur naturelle du spadix dans plusieurs espèces d’arum, la structure des joncs , celle des pal- miers, que l’on a mieux connue depuis, l’irrita- bilité des papilionacées en général, et celle de la sensitive en particulier , qui a plus d’ame ou une ame plus fine que toutes les autres , suivant la remarque de Fontenelle, Cette division est suivie d’un tableau où l’on rapproche et réunit tous les résultats des con- noissances acquises sur la structure intérieure -et extérieure des différentes classes de plantes. Vicq-d’Azyr passe de ces différens objets à d’autres articles de physiologie végétale non moins importans ; à la durée des plantes , au nombre et à l’ensemble de leurs organes ; aux d'flérences dans la situation des fleurs ; aux cir- constances locales propres au développement, à l'irritabilité de certaînes plantes. Arrivé à la géné- ration, ilen fait connoîtretoutes les circonstances et les moyens ; et ne se bornant pas à saisir, avec DE VICQ-D’'AZYR. 45 Linné, les rapports qui existent entre les organes de la réproduction dans les plantes, et ces mêmes organes dans les animaux, il donne plus d’éten- due à ces rapprochemens, et fait remarquer que la saison de l’amour est dans les deux règnes une époque où la vie a plus de force et d’éclat ; que le cerf, la plupart des oiseaux , des poissons et des insectes, sont décorés de leurs plus beaux attributs lorsque les plantes embellissent la terre - d’une plus riche parure ; qu’à cette brillante époque succèdent l’abattement,, la langueur, quelquefois la mort; qu’enfin les transports du . plaisir abrègent la vie pour les plantes et les animaux , et que le célibat forcé du papillon et de plusieurs plantes annuelles prolonge leur existence beaucoup au-delà du terme assigné par la nature. Ses vues générales sur les animaux sont présen- tées dans le même esprit : c’est-à-dire avecle des- sein d'appliquer l’anatomie et la physiologie .à l’histoire naturelle , qu’il importe en effet de ne pas borner à des observations superficielles ou à des nomenclatures et à des divisions auxquelles le philoso phe a véritablement le droit de refuser les titres pompeux de systèmes de la nature (1). QG) Vicq-d’Azyr a dû beaucoup, pour les généralités | qui servent d'introduction à son Système anatomique, aux 46 DE LA VIE ET DES OUVRAGES Dans la contemplation rapide et générale de la: nature vivante, Vicq-d’Azyr a:suivi une marche nouvelle; et s’élevant progressivement de la plante à l’homme, il a présenté l’esquisse d’un tableau analytique de l’organisation. Sub= jugué ensuite par l'usage , il w’a point adopté cette méthode pour le système anatomique , où, prenant les mammifères pour point de départ , il se proposoit de donner successive- ment l’histoire des autres grandes familles d’ani- maux et de plantes, si une mort prématurée me l'avoit pas surprisau milieu de ses utiles travaux. Il n’a pu décrire que deux classes, celle des pédi- manes et des rongeurs. Dans les détails anato- miqueset philosophiques qu’ila réunis sur chaque genre de ces deux classes, on à distingué; par l'importance du sujet et la nouveauté des obser- vations , l’histoire du sarigue ; lun de ces äni- maux singuliers, chez lesquels l'accouchement naturel est un avortement, et dont lés fœtus, gros à peine comme une fève au moment'de la nais- sance , sont attachés au sein dans une espèce de - x 20 recherches et aux travaux de Gr. Riche, jeune médecin de Montpellier, qui cultiva l’histoire naturelle d’une ma- . nière très-distinguée , et qu’une mort prématurée a enlevé, comme Vicq-d’'Azyr , ‘au milieu d’une carrière qu’il devoit fournir de la manière la plus glorieuse. : ! 9 à 1 + 4 * DE VICQ-D’AZYR. | 47 bourse : asile, véritablement maternel et dans lequel les petits , plus développés et assez forts pour marcher ; sont reçus de nouyeau dans un pressant danger , et lorsque la mère veut les soustraire à la poursuite des chasseurs. Vicq- d'Azyr s’est encore occupé, dans des Mémoires particuliers , de plusieurs recherches d'anatomie et de physiologie; parmi lesquels on doit distinguer son Mémoire surce qui arrive + qu jaune ER l'œuf après l’'incubation. On ne pouvoit choisir un sujet plus intéressant ; et:si, daprès l’état actuel de nos connoissances sur la rénération ; on est conduit À penser que la na: ture vivante est tout entière ovipare, l'anatomie dél’œuf doit être regardée commeun des moyens les plus propres à répandre quelque lumière-sur la génération. Vicq- d’Azyr a principalement cherché à faire connoître le mécanisme de ce que lon appelle d’une manière assez peu exacte l'entrée du jaune dans le ventre du poulet. Ce jtune sé resserre vers la fin de l’incubation ;, et cédant à Paction des membranes qui le pres- sent , n'entre pas dans Pabdomen, mais se rap- proche des viscères et se trouve placé vers le côté droit du ventre. “Les différens états de ce jaune pendant les Premiers jours de la naissance du poulet, la düninution de son volume , ses changemens de 48 DE LA VIE ET DES OUVRAGES. forme , des rapprochemens entre ces variations dans les oiseaux et dans les insectes ; enfin l’im- portance du jaune relativement à la nutrition du poulet, telles sont les différentes questions que Vicq-d’Azyrtraite successivement, et qu'il éclaire par desobservations et des expériences qui lui sont propres. Son mémoire est terminé par des résul- tats généraux , dont l’ensemble forme un tableau rapide de toutes les nuances de la vie, rappor- tées à différentes époques; savoir , 1.° augerme non fécondé ; 2.° à la fécondation ; 3.° à l’em- bryon, dans lequel quelques-uns des organes, particuliers qui ne dureront qu’un moment nais=. sent, se perfectionnent et meurent ; 4.° à l’état du fœtus, et ensuite, et après la naïssance, aux périodes successives de la puberté, de la maturité, de la vieillesse et de la décrépitude : lorsque les fibres devenant dures.et pesantes , le | mouvement cesse avec la vie , pendant laquelle on a vu se développer une suite non inter- rompue d’évolutions et de destructions par- tielles (1). | fe Vicq - d'Azyr ne se borna point à enrichir D nee pme ou fi Go (1) Vicq-d’Azyr a donné plusieurs autres mémoires sur l'anatomie ; savoir , 1.° des Observations sur plusieurs parties trèsnégligées de l’anatomie des singes. (Mémoires de PAcadémie des sciences, 1981.) 2.° Un Mémoire sur DE VICQ-D'AZYR. 49 anatomie par tant de découvertes et de tra- vaux. Il avoit en outre formé le projet de con- tribuer à ses progrès en refaisant son langage. Il a présenté sur ce sujet les considérations les plus philosophiques , en l’éclairant par tout ce que la lecture de Bacon , de Locke , de Condil- lac et de Linné a pu lui offrir d'applications im- portantes. Il auroit voulu sur-toutune nomencla- ture aussi féconde que celle des chimistes mo- dernes (1), des dénominations communes pour tous les organes analogues de l’homme et des différens animaux (2), et des expressions rela- tives aux rapports des parties, à leur situation la position des testicules. (Mémoires de l’Academ. année 1781.) 3.° En 1785 un autre Mémoire sur les clavicules et les os claviculaires dans les différentes espèces d’ani- maux. 4° En 1777, dans les Mémoires de la Société de médecine, plusieurs expériences sur les animaux vi- vans. 5.° En 1793, plusieurs observations sur les organes de la génération des canards. Ces observations ont été consignées dans le Bulletin de la Société philomathique. QG) M. Duméril, qui, depuis quelques années, à con- tribué avec tant d'activité aux progrès de la philoso- phie naturelle, a essayé de réaliser cette vue de Vicq- d'Azyr. (2) Cette concordance paroît très-difficile à établir, du moins pour les organes qui n’appartiennent pas aux fonctions intérieures et de nutrition. Ts LÀ. D 50 DE LA VIE ET DES OUVRAGES et à leurs attaches, sur-tout pour les muscles (1). ee vues générales sont terminées par une péroraison , où Vicq-d’Azyr, saisit, par un aperçu général, et dans leurs rapports avec les sciences physiologiques et médicales, les pro: grès de l’esprit humain appliqué aux sciences; agrandissement du domaine de la vérité, et la liaison des lettres avec ce perfectionnement qui, en effet, doit fournir à l'esprit poétique et à l'imagination des idées, des métaphores nou- velles, et peut-être des jouissances inattendues et plus vives : tant il est naturel de croire, ajoute-t-il, que parmi les peuples dont les yeux sont pour toujours ouverts à la lumière , le génie doit avoir alternativement différens caractères, en passant , d’âge en âge, par toutes les nuan- ces de la maturité. (Gi) Le professeur Chaussier a essayé avec le plus grand succès une nomenclature, rapportée à la situation et aux rapports des parties, non seulement pour les os et les mus- cles , mais pour le cerveau , les nerfs , et les autres parties de l’organisation. Voyez les deux excellens ouvrages qu’il a publiés à ée sujet, l’un en 1786, in-8.°, et l’autre à une époque plus récente , in-4.°. Voyez aussi ses belles Tables synoptiques. Le professeur Dumas s’est aussi occupé du perfection- nement de la langue anatomique, et a proposé une nou- velle nomenclature. DE VICQ-D'AZYR. si IIIe PARTIE. Vicg-dAzyr considéré comme médecin. Ceux qui ne voient les mathématiques que de loin , c’est-à-dire qui n’en ont pas de connois- sances, peuvent s’imaginer, dit Fontenelle, qu’un géomètre , un mécanicien , un astronome, ne sont que le même mathématicien : c’est ainsi à peu près qu’un Italien , un Français et un Alle- mand passeroient à la Chine pour des compa- triotes. Mais, quand on est plus instruit et qu’on y regarde de plus près, on sait qu’il faut ordi- nairement un homme entier pour embrasser une seule partie des mathématiques dans toute son étendue (1). Quoique les différentes branches de l’art de guérir soient toutes liées entre elles par une dépendance réciproque , la réflexion de Fontenelle s'applique à la médecine , du moins pour ce qui concerne les progrès de cette science (2). En effet, quelques hommes supé- (Gi) Eloge de M. de la Hire, dans les OEuvres de Fon- tenelle, édit. in-12, tome VI, p. 19. (2) Parmi les médecins qui ont cherché à contribuer aux progrès de leur art, les uns ont perfectionné la doctrine 52 DE LA VIE ET DES OUVRAGES rieurs ont pu seuls en embrasser toutes les divi- sions , et contribuer également à leurs progrès. Vicq-d’Azyr fut de ce nombre. Doué de cette force et de cette rapidité de conception qui constituent le génie , son esprit, aussi flexible qu’élevé, s’appliqua presque avec le même suc- cès à toutes les branches de la médecine. La chi- rurgie pratique , qui, plus que toutes les autres parties de notre art, est ordinairement cultivée d’une manière spéciale et exclusive, ne lui fut pas même étrangère ; et il a fait, pour contribuer à ses progrès, des expériences et des ob- servations dont les résultats se trouvent dans les Mémoires de la Société royale de méde- cine (1). La philosophie et la littérature médicales ont néanmoins plus particulièrement occupé Vicq- des fièvres, d’autres celle des inflammations ou des ma- ladies nerveuses; plusieurs se sont plus particulièrement occupés des maladies chroniques, de la chirurgie, de la matière médicale, de l'hygiène, de quelques maladies particulières, ou d’un point de vue spécial de la science. (1) Observations sur la laryngotomie, Mémoire de la Société royale de médecine, année 1776, p. 311. Sur la manière de retirer le stylet de Méjan dans la fistule la- crimale, #bid. , p. 367. Sur la taille latérale de Chelsden, P- 979 etc. DE VICQ-D’'AZYR. 53 d’Azyr, et nous ne craignons pas d'assurer qu’il a saisi les idées les plus fécondes et les aper- çus les plus vastes de ces deux parties de la mé- decine , dans ses Éloges historiques, et dans quelques ouvrages particuliers , tels que ses Re- marques sur la médecine agissante ; l’article Agüs, dans le Dictionnaire de médecine de l’En- cyclopédie ; les Considérations sur une médecine comparée, dans le Traité des épizooties ; une Notice historique sur les Académies, etc. Nous dirons en outre que Vicq-d’Azyr a pré- senté plusieurs Réflexions qui se rapportent à la philosophie médicale , dans le nouveau plan de constitution pour l’enseignement de l’art de guérir en France ; ouvrage qui fut offert à l’As- semblée nationale par la Société royale de méde- cine, mais dans lequel on reconnoît presque par-tout, au moins pour le style, la touche éloquente de Vicq-d’Azyr , et la direction phi- losophique et généreuse de ses conceptions. Ce que Vicq-d’Azyr a écrit sur la médecine pratique et la doctrine médicale se trouve prin- cipalement dans ses vues sur les travaux d’une Académie de médecine, et dansses articles Apus- TION, AccupucruRE, et ArGurczLzoN, de l’Ency- clopédie; il a développé, sous ces différens titres, des idées neuves, lumineuses, et dont 54 DE LA VIE ET DES OUVRAGES les progrès de la physiologie moderne ont cons- taté l’exactitude et étendu les applications. Il ést une autre partie de la médecine pra- tique qui a beaucoup occupé Vicq-d’Azyr, et qui se lioit davantage à la direction particulière de ses travaux: c’est cette anatomie que l’on pourroit appeler médicale , et qui se propose de chercher, après la mort, et au milieu des ruines de l’organisation , les causes, les suites et les traces des maladies. Les premières recherches de ce genre que Vicq-d’Azyr ait publiées se trouvent dans un Mémoire sur une extrémité inférieure dont les muscles avoient été changés en un tissu grais- seux, sans aucune altération dans la forme extérieure. Cettte transformation , qui semble avoir quelque analogie avec les momies grasses des cimetières où l’on a rassemblé un trop grand nombre de cadavres , paroît offrir l’exemple d’une mort anticipée et partielle, au milieu d’un corps dont les autres organes sont encore péné- trés de toutes les puissances de la vie. La para- lysie , bornée d’abord au mouvement et au sen- timent, a dù s'étendre jusqu'aux facultés nutri- tives du membre, dont toutes les parties et les élémens, presque soustraits dès-lors à l’empire de la force vitale, sont devenus susceptibles d’une DE VICQ-D'AZYR. 55 aussi profonde altération (1). Vicq - d’Azyr a décrit avec beaucoup de soin toutes les circons- tances de ce fait, qu’il a éclairé par l'examen de ceux qui s’en rapprochent , et dont les obser- teurs avoient publié des exemples (2). Il avoit été précédé dans l’application de l’anatomie à l’étude des maladies , par Th. Bonnet , Mor- gani , Lieutaud , Portal, et. plusieurs autres : il a employé, en grande partie, leurs travaux, et en a réuni les résultats, sans beaucoup d’ordre, dans une compilation, que toutefois il a enri- chie et éclairée par une foule d’observations et de réflexions nouvelles (3). Ce recueil, qu’il a (1) Ces observateurs sont principalement Salzman, Leuwenoeck , Haller, Ant. Petit, etc. (2) Ces transformations sont le sujet d’un chapitre très- important et plein de vues nouvelles , dans le Traité d’ana- tomie pathologique que M. Dupuytren va incessamment publier. (3) Voyez principalement , dans le Dictionnaire de méde- ciue de l'Encyclopédie , tom. IT, p. 250. Remarques sur la position des vaisseaux du cerveau ; zbid., page 256. Conclu- sion des observations anatomiques sur les plaies de tête ; p. 269. Sur la bosse ou gibbosité; p. 270. Réflexion sur les corps à baleine; p.323. Résumé sur les dilatations du cœur; p. 459. L’Observation de M. Jean - Roi Neveu, rapportée dans le troisième supplément sur les abcès et les épanchemens dans Le bas-ventre; p. 518. Des Considé+ 56 DE LA VIE ET DES OUVRAGES * publié dans l'Encyclopédie , sous le titre de Re- cherches sur l’anatomie | considérée relative- ment au siége des maladies, renferme un grand nombre de matériaux que l’auteur ne destinoit pas d’abord à l’impression , mais qu’il avoit ras- semblés pour son instruction particulière lors- qu’il se disposoit à faire des cours de médecine. Cette suite de faits nécrologiques et de mé- ditations sur la mort a d’ailleurs quelque chose d’imposant, si on en considère le côté moral et philosophique. On la prendroït pour la preuve et. le développement de cette penséé de Racine sur le trépas: Mille chemins ouverts y conduisent toujours. En effet, la vie, qui, en dernière analyse, finit, dans tous les cas, par une expiration, s'éteint et s'achève d’une foule de manières dif- férentes. L’art d’interroger après la mort les entrailles de l’homme et ses autres organes nous éclaire sur ces diversités, et fait connoître les causes des maladies physiques, celles de plu- sieurs maladies morales, et d’une foule d’alté- rations sur les signes de la mort du fœtus, p. 331; sur la fièvre puerpérale ; enfin, p. 335, tout l’article sur les altérations des viscères , observées à La suite des maladies du bas-ventre. DE VICQ-D'AZYR. 5q rations du sentiment et de la pensée; il mous conduit pour ainsi dire sur les voies nombreuses et variées du trépas; montre ce qu’elles ont de commun et ce qu’elles ont de particulier dans les affections aiguës et dans les affections chro- niques et lentes ; nous éclaire sur la marche des morts long-temps préparées et successives; sur la marche des morts subites, et par l'extinction prompte et soudaine de quelques grands foyers de vitalité, tels que le poumon, le cœur et le cerveau; peut enfin retrouver les causes et les vestiges des morts paisibles et douces, des morts violentes et tumultueuses, des diver- sités, des degrés et des nuances de l’agonie (1) : spectacle effrayant sans doute pour le vulgaire, mais digne des regards et des méditations du sage, susceptible d’une foule d’applications utiles (2), et plus propre à éloïgner de vaines (1) L’agonie est susceptible d’une foule de variétés, que mon excellent ami l’Erminier, docteur én médecine, a dé- crites avec une grande exactitude et beaucoup d'intérêt , dans un Mémoire inédit, qu’il a bien voulu me com- muniquer. j (2) L’anatomie médicale, qui a fait de grands progrès depuis Vicq-d’Azyr, et sur laquelle un de nos plus cé- lèbres anatomistes modernes , M. Dupuytren , va incessam- ment publier des Élémens, doit non seulement répandre beaucoup de lumières sur l’histoire et le traitement des 58 DE LA VIE ET DES OUVRAGES terrgurs, et à familiariser avec l’idée du trépas, que toutes les déclamations des moralistes. La médecine ne borne pas ses recherches à l'espèce humaine; elle les étend aux animaux, et sur-tout aux animaux domestiques, et dans ces circonstances tumultueuses où les maladies : épidémiques qui viennent les frapper désolent les campagnes, et forment une de ces calami- tés dans laquelle le médecin peut seul éclairer et diriger l’administration. Vicq-d’Azyr setrouva appelé, par une suite d’occasions bien désas- treuses, à cette extension de l’emploi et des bienfaits de la médecine : envoyé par M. Tur- got dans les provinces méridionales de la |, France, désolées par la plus cruelle épizootie , il se trouva jeté tout-à-coup dans une nouvelle maladies, mais peut seule perfectionner la médecine lé- gale, et contribuer en outre aux progrès de la physiolo- gie. Vicq-d’Azyr a considéré les recherches cadavériques sous ce rapport dans le recueil qui fait l’objet de cet article de son éloge; il a senti aussi qu’il falloit l’ap- pliquer aux animaux, et l’on peut dire que les faits de ce genre sont d’autant plus importans à observer et à recueillir , que l’on doit les considérer comme des expé- riences que la nature nous offre avec calme, et sans s avoir été intérogée , par ces essais cruels et ces tortures physiologiques dont il est si difficile d’apprécier les ré- | sultats. DE VICQ-D'AZYR. 59 carrière; recueillit un grand nombre de faits et publia le résultat de ses observations sous le titre d'Exposé des moyens curatifs et préser- vatifs qui peuvent être employés contre les ma- ladies pestilentielles des bêtes à cornes. Dans cet ouvrage il expose d’abord la cause des fléaux épizootiques, qu’il croit plus fréquens depuis le commencement du dix-huitième siècle ; éclaire l’économie rurale par plusieurs considé- rations philosophiques, et trace un très-beau parallèle entre la peste propre à l’espèce hu- maine et les maladies pestilentielles des animaux domestiques. Il s'arrête ensuite à l’examen des moyens curatifs et préservatifs, offre de lumi- neux rapprochemens entre la médecine humaine et la médecine vétérinaire; et faisant aperce- voir d'une manière générale les différences et les analogies qui les caractérisent sans les sépa- rer, prouve qu’il devroit exister une médecine comme une anatomie comparée. Plusieurs des opinions que Vicq-d’Azyr a adoptées dans son Traité des épizooties pourroient faire aujour- d’hui le sujet d’une importante discussion. En général les circonstances ne lui ont pas per- mis d'observer avec assez de détail le fléau qu’il venoit combattre, et l’ont forcé de se décider d’après ses lectures , sur des points de doctrine que l'expérience pouvoit seule éclairer. Nous \ 6o DE LA VIE ET DES OUVRAGES ne craindrons pas d’ajouter que plusieurs deces questions ne sont pas encore décidées, et qu’il ‘importe d'indiquer à la sollicitude du gouver- nement et aux nouvelles recherches des sa- vans toutes celles qui sont relatives, 1.0 aux causes des épizooties ; 2.° à la qualité de la chair - des animaux que ce fléau moiïssonne ; 3.0 aux propriétés contagieuses des suifs et des cuirs de ces mêmes animaux; 4.° à la méthode vraiment désastreuse de l’assommement , que Vicq-d’Azyr a peut-être conseillée d’une manière trop gé- nérale (1), et sans en examiner tous les incon- véniens et le danger. ; | (1) Voyez, pour plus de détail, les lettres de M. DD. sur l’épizootie qui a ravagé les provinces méridionales de la France, etc. brochure in-8.°, Genève, 1785. L'auteur de ces lettres, qui paroît dirigé par les vues les plus phi- lanthropiques, s’attache à prouver par des faits et par les détails de l’épizootie, qu’il a pu observer avec beaucoup de soin, et dans toutes ces circonstances, 1.° que le mas- sacre des animaux malades est insuffisant et funeste; 2.9 que l’on peut permettre la vente du bœuf mort d’épi- zootie; 3.° qu’il doit également être permis d’exploiter les cuirset les suifs, dont la perte fut portée à plusieurs millions pour la Bourgogne, d’après les calculs de M. Cour- tivron ; 4.° que les précautions exigées par Vicq-d’'Azyr pour ce dernier objet sont impraticahles dans les cam- pagnes. W DE VICQ-D’AZYR. 6a Par un autre de ses ouvrages, le Traité sur les lieux et les dangers des sépultures, Vicq-d’Azyr a contribué de nouveau au perfectionnement de l’administration et de l’hygiène publique. * Moins sages que les nations anciennes, les peuples modernes, du moins ceux de l’Europe, plaçoient, encore dans le dernier siècle, les ci- metières au milieu des villes ; on changeoït même les temples en demeures sépulcrales; et les foyers de la contagion la plus active s’étoient ainsi multipliés dans des lieux où les hommes, déja réunis en trop grand nombre, corrompent l'air et peuvent se nuire par leur accumulation. Pour attaquer et détruire des usages aussi dan- gereux, Vicq-d’Azyr s’appuie sur les autorités les plus respectables, et joint à l’expérience des siècles et des nations les plus sages tous les résultats que les sciences physiques peuvent offrir. La superstition, le fanatisme, les préjugés résistent en vain : leur voix est étouffée, et n'empêche plus de méconnoître la nécessité im- périeuse d’éloigner les inhumations du sein des villes, où tant d’autres foyers d’émanations pu- trides sont rassemblés, où les hommes, grou- pés en quelque sorte sur un seul point, s’in- fectent réciproquement, et trouvent dans leur concours trop nombreux des causes si puissantes d’insalubrité, L’ouyrage de Vicq-d’Azyr a donc 62 DE LA VIE ET DES OUVRAGES contribué d’une manière efficace à l’une des plus belles époques de la police des nations mo- dernes ; et la reconnoissance de la postérité doit lui attribuer les exhumations qui ont eu lieu dans la suite, et que ses vues généreuses et philanthropiques ont préparéeset demandéesavec tant de chaleur et d’éloquence (1). IV. PARTTE: Des Éloges historiques de Vicq-d’Azyr. À L’ExEMrLE de l’Académie des sciences et des autres Académies, la Société royale de mé- decine arrêta dans ses règlemens que l’éloge de chacun de ses membres seroit prononcé après sa mort. Vicq-d’Azyr, en sa qualité de secrétaire perpétuel de la Société, fut chargé de ces élo- . a) Voyez le rapport de M. Thouret sur les exhuma- tions de l’église des Saints-Innocens, opération aussi dif- ficile qu’importante, et d’ont l’ouvrage de Vicq-d’Azyr fit voir sans doute la nécessité. On doit rapporter au mème ouvrage celui qui a été pubblié à Madrid en 1786, sous le titre d’Informe dado al consejo por la real Acade- mia de la historia, en 10 de junio de 1783 , sobre la disciplina ecclesiastica autigua y moderna, relativa al lugar de las sepulturas. Vicq-d’Azyr est souvent cité dans cet ouvrage, et tou- jours avec éloge et reconnoissance, À rs DE VICQ-D'AZYR. 63 ges. La célèbre Compagnie dont il étoit l'organe, ayant considéré la médecine sous le point de vue le plus vaste, et appelé toutes les sciences et tous les savans qui pouvoient l’éclairer, il fut obligé d’appliquer à ce nouveau genre de travail des connoiïssances aussi étendues que variées. Ses succès dans cette nouvelle carrière égalent ceux qu'il a obtenus comme médecin et comme anatomiste. Les savans dont il a fait l'éloge s’étoientexercés sur une foule de sujets très-différens. Il les suit dans toutes les routes qu’ils ont parcourues, et montre combien les connoissances répandues dans leurs. ouvrages lui étoient familières. Mé- decin éclairé, philosophe sensible en parlant de Fothergill, de Pringle et de Sanchez; naturaliste, physicien et chimiste avec détail dans les éloges de Linné, de Duhamel et de Schéele; politi- que profond dans celui de Vergennes; poëte et amateur plein de goût sur la tombe de Watelet; il prend tous les tons, toutes les formes et mérite à la fois le prix du savoir et la palme de Pélo- quence. Tel est constamment Vicq-d’Azyr dans ses . éloges. Panégyriste philosophe, il ne se borne point à une louange stérile; à l’histoire du sa- vant il unit celle de la science, et n’en présente pas moins avec détail tous les événemens parti- 64 DE LA VIE ET DES OUVRAGES culiers qui méritent d’être conservés dans l’his- toire des académiciens à qui ses éloges sont adressés. | Sur le sommet des Alpes , Gesner et Haller , qui les ont parcourues pour en connoître les pro- ductions , sont accablés de fatigue et de lassi- tude : Gesner succombe et s’endort d’un som- meil que l’excès du froid peut rendre éternel. Haller , tremblant pour une vie qui fait le bonheur de la sienne , se dépouille de ses vête- mens, en couvre son ami, le réchauffe , le ra- nime , et le soustrait à un danger auquel il de- meure lui-même exposé sans paroître le craindre. Avec quelle touchante sensibilité Vicq-d’Azyr nous a conservé ce trait de courage et d’amitié, et, dans tout l'éloge de Haller (1), quel mélange agréable de sentiment et de philosophie! Le cœur, l'esprit jouissent tour-à-tour , souvent à la fois ; et l’on ne parvient à l’admiration que: fait éprouver le savant professeur de Gottingue , (1) Haller a parcouru la double carrière de la science et de la littérature. Toutes ses poésies, qui semblent ins- pirées par l’amour et l’amitié, sont adressées à un ami, ou à cette Marianne, cette maîtresse, cette épouse si ten- drement chérie, sur la mort de laquelle il a fait une élégie qu’on peut regarder comme un modèle de poésie et de sensibilité. ‘ — DE VICQ-D’AZYR. 65 qu'après s’être livré aux douces émotions qu’ins- pire le peintre des Alpes, l'ami fidèle de Gesner, et l'amant passionné de la tendre Marianne. On peut appliquer à Vicq-d’Azyr une partie de ce que Thomas a dit de Fontenelle. « Tous les > Tee. » _» » » » objets dont il s’occupe sont grands, et en même temps ils sont utiles ; c’est l'empire des connoissances humaines :. . . , . . ,. » C’est là que vous voyez paroître toutes les nes. 0. . 0,1) A0 » Celles qui s'occupent de notre conservation ; l'anatomie , par l'étude des corps-organisés et sensibles ; la botanique, par celle des végétaux; la chimie, par la décomposition des minéraux et des plantes ; et la science aussi dangereuse que sublime qui naît des trois ensemble, et qui applique leurs lumières réunies aux maux physiques qui nous désolent : tels sont les magnifiques objets sur lesquels roulent ces closes savans. +; 24 an... 1. » Il semble, en les lisant , qu’on soit admis dans l'atelier du génie qui travaille en silence à perfectionner la société, l’homme et la terre. LL . L1 . LZ L2 L » Si maintenant vous passez aux hommes même à qui nous devons ces connoissances, Mn autre, Spectacle vient s'offrir. : . . . . . » Vous voyez les uns , nés dans la pauvreté , T. 1. E 66 DE LA VIE ET DES OUVRAGES » ou se précipitant dans une indigence volon- » taire; les autres, nés dans ce qu’on appelle » un rang, bravant la mollesse.et la honte ; il » en est qui se sont formés en parcourant » l’Europe; il en est dont la pensée solitaire » et profonde n’a vécu qu'avec elle-même. . .. : » ici c’est l'esprit original et ardent ; là l’esprit » de discussion et d’une sage lenteur. Celui-ci a » le secret de ses forces et marche avec audace ; » celui-là, pour affermir tous ses pas, les cal- » cule. Enfin vous voyez ces hommes extraor- » dinaires se faire presque tous un régime pour » la pensée, ménager avec économie toutes » leurs forces, et quelques-uns même, par la » vie la plus austère, s’affranchir , autant qu’ils » le peuvent, de l'empire des sens, pour que » leur ame , dès qu’ils appellent , se trouve » indépendante et libre ». Ces vues générales peuvent s'appliquer sans doute à Vicq-d’Azyr ; mais nous devons ajouter que s’il a parcouru un champ moins vaste que Fontenelle , il sait également s’élever à des idées générales et aux aperçus les plus philosophiques ; qu’il estsur-tout plus profond, plus éloquent , et que toujours il pénètre dans le temple des sciences, dont l’illus- tre secrétaire de l’Académie ne présente souvent que le frontispice. Ces différences , que nous croyons avoir remarquées dans le style de deux Cr h « € DE VICQ-D'AZYR. 67 écrivains également célèbres, dépandent moins sans doute de celles de leur esprit et de leur gé- nie , que de l'influence des temps où ils ont vécu. Lorsque Fontenelle a écrit ses Éloges si juste- ment estimés , le goût de la littérature et des beaux arts régnoit d’une manière presque ex- clusive, et la voix des savans ne pouvoit guère se faire entendre hors de l’enceinte des Acadé- mies. En parlant des recherches scientifiques aux gens du monde, il devoit donc plutôt les indiquer que les développer ; et peut-être ne doit - on pas lui reprocher d’avoir oublié de parler du Traité du feu dans l’'Éloge de Boer- rhaave, et de n'avoir point exposé dans l’'Éloge de Tournefort l’état de la botanique et de l’his- toire naturelle en 1708, époque de la mort de ce grand homme. Dans un temps où l’esprit humain avoit changé d'objet et de direction , et lorsque le goût des sciences étoit plus général, Vicq-d’Azyr a dù, comme il l’a fait, exposer les recherches scienti- fiques avec détail, les embellir des graces du style, sans être trop superficiel ; montrer ce qui est propre aux savans qu’il loue ; Pinfluence des circonstances sur leurs ouvrages et leurs succès ; la cause de leurs découvertes ; leurs rapports avec les contemporains et même avec la posté- rité , dont ils ont plus ou moins préparé les 68 DE LA VIE ET DES OUVRAGES progrès; enfin l’idée qui paroît avoir été le. principe de leur conduite et le mobile de leurs travaux. Vicq-d’Azyr ne perdit jamais un instant de vue l'importance et les difficultés des fonctions dont il s’étoit chargé. Il a consacré plusieurs mois aux recherches et aux études qui lui paru- rent nécessaires pour l'éloge de Schéele. Le pu- blic saura au moins, dit-il à cette occasion, que je le respecte assez pour ne lui offrir que des productions sur lesquelles j’ai méditélong-temps. Il faudroit n’avoir pas lu les œuvres de M. Tho- mas , qui a donné l’exemple et le précepte, et w’avoir pas entendu lillustre secrétaire de l’Aca- démie des sciences (1), pour ignorer combien de tels maîtres ont laissé peu de palmes à cueillir. Ce dernier, le célèbre et malheureux Condor- cet, a donné en effet une partie de ses Éloges historiques à la même époque que Vicq-d’Azyr, et plusieurs sayans ayant également appartenu à l’Académie des sciences , et à la Société royale de médecine , ont été loués par les deux secré- taires des deux académies. Si l’on compare ces deux illustres émules, on verra bien évidem- ment que la différence de leur style tient à celle de leur caractère. (1) Condorcet. DE VICQ-D'AZYR. éd Condorcet cherche rarement à plaire et à émouvoir. Presque toujours profond, sévère, négligé dans sa diction , et peu occupé des effets oratoires , il paroît n’avoir d’autre objet que application des résultats scientifiques et des détails sur la vie des savans, aux progès de la philosophie et de la saine métaphysique. Vicq- d’Azyr veut intéresser et donner des émotions : sa pensée est moins séparée du sentiment. Il aime, il cherche les tableaux; et lorsqu'il des- cend dans toutes les profondeurs de son sujet , c’est toujours pour en tirer des vérités et des conséquences qu’il sait embellir de tous: les charmes du style. Vicq-d’Azyr et Condorcet ont loué Buffon. Dans cet éloge, le premier a plus d’enthou- siasme, d’éloquence et de sensibilité. On diroit même quelquefois qu’il emprunte le style du grand écrivain dont il fait l'éloge, et qu’à son exemple il aime à s’élever aux idées générales et à ces grandes vues qui caractérisent l’éloquence permise aux savans. Condorcet n’a pas autant de chaleur , mais plus d'analyse. Il ne loue pas, il apprécie , il juge , il est impartial comme la postérité. Il attache sur-tout beaucoup plus d'importance aux sciences morales et politiques. Vicq-d’Azyr semble préférer les sciences phy- 79 DE LA VIE ET DES OUVRAGES siques et naturelles : ses Éloges de Haller , de Linné , de Duhamel , de Schéele, sont presque des traités, où la science , considérée d’une ma- nière philosophique , n'offre au lecteur que ses principes , ses vérités générales et ses résultats, dans un point de vue et avec des formes qui semblent ajouter à l’intérêt qu’inspire par lui- même le spectacle de la nature. Condorcet loue en général avec réserve. La louange de Vicq-d’Azyr a plus d'abandon, et tient plus à l’imagination et au sentiment. Dans l’éloge que nous avons déja cité, Con- dorcet compare Buffon à Pline et à Aristote ; mais il ne fait ressortir que les diversités. Vicq-d’Azyr fait les mêmes rapprochemens ; mais il les étend à Platon , et ne paroît d’ailleurs occupé que des ressemblances. S Vicq-d’Azyr ne fut pas long-temps sans jouir des nouveaux droits que ses succès littéraires lui donnoient à la célébrité. Placé par l’opinion publique au nombre des écrivains les plus dis- tingués, il fixa le choix del’Académie française, où il succéda à Buffon , que les sciences et les lettres perdirent en 1788. \ Cette époque fut pour Vicq-d’ Azyr la plus brillante de sa vie. L’honneur qu’il recevoit ; la gloire du savant dont il venoït occuper la place, le regret de sa perte; une admiration aussi DE VICQ-D'AZYR. _ vive qu'éclairée pour ses immortels ouvrages, tout l’inspiroit , et le disposoit aux plus grands effets de l’éloquence lorsque , faisant son entrée à l’Académie, il prononça pour discours de récep- tion l’éloge de son illustre prédécesseur. Cet éloge est digne du philosophe aux mânes du- quel il est offert. Rival de Moïse , d’Hésiode,, de Lucrèce et de Manilius, Buffon osa décrire la formation , les révolutions du monde, les époques et les phénomènes les plus imposans de de la nature. Comme Pope, il fut poëte sublime , mora- liste profond ; et empruntant à la peinture ses pinceaux et son coloris , il a exprimé dans ses tableaux cette diversité de formes, d’attitudes, de mouvemens, et de couleurs dont la nature a prodigué avec tant d’abondance les modèles, les nuances et les combinaisons. Vicq-d’Azyr a considéré Buffon sous ces différens rapports , et toujours avec une éloquence qui ne permet pas de douter que le savant qu’il loue avec tant de chaleur a été constamment son modèle (1). (1) Quoique Vicq-d’'Azyr ait donné beaucoup dé soin à tousses Éloges historiques , on est forcé d’avouer qu'ils m'ont pas tous le même degré de mérite, et l’on s’a- perçoit qu’il s’est perfectionné par l’exercice dans ce genre de composition. Si nous étions forcés de classer ces Éloges 72 DE LA VIE ET DES OUVRAGES Ve PARTIE, Quelques considérations sur la vie privée de Vicqg-d’Azyr. 4. J’Ar successivement considéré Vicq-d’Azyr comme anatomiste et comme médecin; je lai présenté en outre , relativement à ses éloges historiques, comme l’un des principaux modèles de ce genre , qu’il ne cultiva cependant que par circonstance ; et sans abandonner un instant les travaux scientifiques auxquels il s’étoit con- sacré. En le suivant ainsi dans la triple carrière nous placerions au premier rang ceux de Lorry,; de Schéele, de Duhamel, de Buffon et de Linné, de Serrao, de Pringle, de Sanchez, de G. Hunter, de Lamure, de Vergennes, Watelet, Maret, Poulletier de la Salle, etc. On est étonné du silence de M. Palissot sur les Éloges historiques de Vicq-d’Azyr; d’autres littérateurs et les savans les plus recommandables l’ont vengé de cet oubli, non seulement en France, mais chez toutes les nations où la philosophie et la haute littérature sont cultivées. Parmi leurs suffrages nous croyons devoir principalement indiquer ceux de M. Arnaud dans un discours sur les rapports qui existent entre les lettres et les sciences, et de M. Hallé, dans un discours prononcé à une des séances de rentrée de l’École de médecine de Paris. DE Ris? DE VICQ-D'AZYR. 73 qu'il a si glorieusement fournie, j'ai presque borné son éloge à l’histoire de ses pensées et à l’analyse de ses ouvrages. Je vais jeter main- tenant un coup d’œil rapide sur sa vie privée et en saisir les principaux rapports avec ses On doit regretter que de semblables considé- études. rations n’entrent pas ordinairement dans les éloges historiques. L’élévation et la dignité de la haûte éloquence les ont éloignées de l’oraison funèbre , ainsi que plusieurs traits d’une sim- plicité touchante, capables de révéler souvent par un seul mot tout un caractère , et presque toujours au-dessus des plus grands effets de l’art des orateurs (1). Il est possible, sans doute, Gi) Il y a beaucoup de ces traits : par exemple le mot de Saint-Hilaire à son fils : « Ce n’est pas moi qu’il faut pleurer, c’est ce grand homme » (Turenne , qui venoit d’être blessé à mort); — la réponse de ce grand général à un homme qui lui demandoit comment il avoit perdu la bataille de Réthel : « Par ma faute; »— le J'y arrots de La Fontaine à l’ami qui venoit lui offrir sa maison dans une disgrace ; — ce mot sublime de Fréderic IT : « Je serai donc obligé de r'écrire cet ouvrage» (lunique manuscrit de l'Histoire de la guerre de sept ans, que l’imprudeuce d’un page venoit de laisser consumer par les flammes). Plusieurs autres traits et des mots qui, suivant la remar- 74 DE LA VIE ET DES OUVRAGES d’user d’une plus grande liberté pour les éloges historiques ; mais il ne faudroit pas , comme on le fait ordinairement , se borner aux traits qui peuvent répandre de Pintérêt et de l’agrément. On devroit en outre se proposer de contribuer par des observations aux progrès de la con- noissance de l’homme moral , recueillir ainsi des matériaux pour une philosophie en action ; et, jetant, avec ce dessein , un regard péné- trant sur la vie privée des savans léS plus ' illustres , en faire ressortir tous les faits qui intéressent le moraliste; l’occasion des travaux et des découvertes ; les exemples d'une impul- sion première, et, par une sorte d’instinct de talent et de grandeur , ceux d’une impulsion communiquée et plus dépendante de certaines circonstances qu’il importe de faire connoître ;, l'influence du siècle sur le savant , et celle du savant sur son siècle ; la manière de travailler ; la différence des procédés d’études et d’expé- riences ; toutes les particularités du régime in- tellectuel et moral; enfin la liaison que l’on peut que de Thomas, disent plus que vingt pages; ou des faits qui sont au-dessus de tout l’art des orateurs. - Voyez l'Essar sur LES ÉLoces. (OEuvres complètes de Thomas, in-8.°, tome IV, p. 66.) + DE VICQ-D'AZYR. 75 apercevoir entre la nature des affections et celle des ouvrages , et les rapports des pensées et des sentimens (1). La réunion de semblables détails offre en général beaucoup de difficultés. Souvent même l’auteur d’un éloge ou . d’une notice historique n’a connu le savant qui en est l’objet que par ses travaux; et tous les philosophes que la postérité veut connoître dans les moindres circonstances , n’ont pas, ainsi que Montaigne et Rousseau , associé l’homme à l'écrivain , et fondu en péri sorte leur exis- tance dans leurs ouvrages. Vicq-d’Azyr, comme presque tous les savans , m'a rien laissé qui puisse nous aider à le con- sidérer aussi sous un point de vue moral, et + * (1) Il faudroit aussi avoir pu observer le savant ou le grand homme duquel on veut transmettre l'éloge et la vie à la postérité, à ses derniers momens, et pendant la maladie qui termina son existence. On sait tout l'intérêt que MM. Cabanis et Zimmerman ont su donner à ce genre de considération dans leurs notices sur Mirabeau V’aîné et Frédéric IT; notices qu’il faudroit regarder comme des éloges historiques d’un nouveau genre, et dans les- quelles les faits de médecine et de physiologie qui s’y trouvent sont présentés constamment sous le point de vue le plus philosophique, et dans leur rapport avec le moral des deux hommes célèbres dont ils font connoître les der- niers instans. (Voyez ces deux Notices. ) 76 DE LA VIE ET DES OUVRAGES dans les détails de sa vie privée : nous t4- cherons d’y suppléer par les souvenirs de l’ami- tié (1), et par un aperçu de tout ce qu’on peut découvrir des mouvemens de son ame dans ses écrits. Vicq-d’Azyr avoit des mœurs douces , des soûts simples, une sensibilité profonde, et une imagination que la sévérité des sciences médi- cales tempéra, sans néanmoins la dessécher t CE . , PrA # ni jamais la flétrir. Pendant les premières années de son séjour et de ses études à Paris, il se livra presque sans distraction à des travaux qu’il chérissoit , et qui préparoient son glo- rieux avenir. Une dame de sa province, qui avoit su l’apprécier, le consola par les égards les plus affectueux de l'éloignement de sæ famille , et lui fit éprouver un sentiment qui , sans rien avoir du délire de l’amour , étoit cependant plus vifet plus tendre que l’amitié. Il passoiït une grande partie du temps dont il pouvoit disposer chez cette dame, sans contrainte, suivant même ses études auprès d'elle, et jouissant ainsi de cette douce liberté dont nos grandes sociétés, (1) Nous tenons une grande partie des détails qui suivent de M. Jean-Roiï neveu, digne ami de Vicq-d’Azyr, qu'il ne cesse de regretter , et dont il parle toujours avec autant . d'intérêt que d'émotion. ll eg 2 LS AE oi cn + DEVICO-D'AZYR. 1 encore plus exigeantes que frivoles, n’ont ja- mais connu les avantages. Il fut marié de bonne heure et par suite de l’un de ces événemens que l’on appelle romanesques, parce que les progrès de l’égoïsme nous ont accoutumés à ne plus regarder comme naturels et vraisemblables les développemens exaltés et généreux de la sensi- bilité. Vicq-d’Azyr, vers la fin de sa licence , étoit réuni à plusieurs de ses collègues aux Écoles de médecine. Tout-à-coup des cris de douleur et d’effroi se font entendre , et l’on apporte dans le lieu de lassemblée une jeune personne éva- nouie. C’étoit mademoiselle le Noir, nièce de M. Daubenton. Vicq-d’Azyr,àsa vue, n’éprouva pas seulement l'impression qu’un semblable spectacle devoit faire sur tous les spectateurs. Un sentiment plus profond , qui jusque alors lui avoit été étranger, passa dans son ame avec cet intérêt général et ces attendrissantes émotions. Il se précipite, il s’empresse : par l’activité de son zèle et de ses soins, mademoi- selle le Noir est bientôt rappelée à la vie: et, sou- levant ses paupières appesanties, ouvre sur son libérateur des yeux qui ne pourront se refermer sans lui faire éprouver tout ce que la douleur et le désespoir ont de tourment et d'angoisse. Vicq-d’Azyr s’unit à mademoiselle le Noir: 78 DE LA VIE ET DES OUVRAGES quelque temps après cette rencontre ; mais äl ne lui dut son bonheur que pendant dix-huit mois ; il la perdit à la suite d’une maladie aussi longue que cruelle. Inconsolable de cette perte, il plaça dans sa bibliothèque le buste decette épouse” chérie; et, contemplant chaque jour ce monu- ment adoré , il s’'abandonna à une tristesse qui prit ayec le temps le caractère d’une mélancolie douceet paisible. Il se refusatoujours à un second mariage : mais alors, loin de s’isoler et de concen- " trer son existence , il sut l’embellir et l’étendre par les sentimens les plus affectueux. Citoyen sans cesse occupé des idées les plus libérales et les plus philanthropiques ; ami plein de chaleur , de sincérité et de zèle , il jouissoit tour-à-tour du bonheur qu’il pouvoit donner et dessentimens de gratitude que lui faisoient éprouver les services que l’on pouvoit lui rendre. Portant la recon-- noissance et l'admiration jusqu’au culte, il ne parloit jamais sans enthousiasme d’Ant. Petit, de Lassone , de Turgot , et de ce vénérable Daubenton, de qui il reçut les premières lecons d'anatomie comparée et d’histoire naturelle. Cette même sensibilité se retrouve dans ses ou- vrages. On voit qu’elle lui fait chercher ou même rencontrer sans dessein le côté moral de tous les sujets qu'il traite; les applications utiles et usuelles des découvertes dans les sciences ; les DE VICQ-D’AZYR. 79 conséquences que la philosophie peut en tirer pour détruire des préjugés nuisibles, ou pour établir des vérités utiles et touchantes (1); enfin la réunion de la chaleur et de la clarté dans son style, et cet accord du sentiment et de la pensée, sans lequel il n’existe pas de véritable éloquence. Vicq-d’Azyr fut assez heureux pour réunir l’éclat de la gloire et les dons de la fortune; il ne vit dans ces derniers que le moyen de con- tribuer plus utilement aux progrès des sciences, qu'il cultivoit d’une manière spéciale. A une col- lection de livres nombreux et bien choisis, il (1) Après avoir exposé les recherches de Haller sur l’anatomie de l’œuf, et leur résultat, qui prouve que le fœtus appartient entièrement à la mère, et qu’elle a par con- séquent la plus grande part à la réproduction, Vicq- d’Azvr ajoute : Ce système plaira sans doute au sexe qui nous prodigue , dans l’âge le plus tendre, tant de caresses et de soins , et auquel nous devons un si juste tribut d’amour et dereconnoissance ». Tel est aussi ce passage de l'éloge de Van Docvren : « Il avoit épousé une femme qu'il aimoit ten- drement ; il la perdit , et le reste de sa carrière demeura » sans intérêt et sance but, etc. » Nous pourrions citer un grand nombre d'exemples de ces traits , et d'associations des vérités physiques à des idéesmorales , que l’on n'offre jamais quand on n’est que savant et que le cœur n’exerce aucun empire sur la pensée. ? 8o DE LA VIE ET DES OUVRAGES joignit avec luxe ces instrumens, ces appareils de recherche et d’observation , si nécessaires pour les sciences physiques , dans lPavancement desquelles les méditatious et les élans du génie ne peuvent suppléer aux résultats d’expériences difficiles et souvent dispendieuses. Quoique for- mé de bonne heure et avec le plus grand suc- cès dans l’art d’exécuter les opérations pémibles de la dissection , et toutes les recherches anato- miques , il se fit souvent aider pour les détails et pour tout ce qui exige plus de dextérité ma- nuelle que d’intelligence : persuadé , comme Buffon , que le génie doit savoir multiplier ses instrumens , indiquer ou diriger des expériences, et confier au manœuvre tout ce que l’architecte ne peut exécuter sans se livrer en pure perte à des travaux obscurs , minutieux et souvent stériles. | Vicq-d’Azyr peut être regardé comme l’un des savans et des philosophes qui ont le plus médité. sur leurs procédés d’études , et sur le moyen d’ordonner leurs souvenirs. Persuadé que, parmi les émotions et les impressions nombreuses que nous éprouvons chaque jour , ce qui nous a frappé le plus s’efface par des impressions et des pensées nouvelles , il voulut assurer le résultat de ses méditations et de ses lectures, au milieu de ces mouvemens continuels et de ces causes DE VICQ-D’AZYR. gi sans cesse renaissantes d’oubli et de fluctuation. Dans ce dessein, il se rendoit régulièrement compte de ses émotions; recueilloit avec exacti- - tude tout ce qui lui paroissoit digne d’être remar- qué et conservé ; lisoit sur-tout avec beaucoup d'ordre, et, distribuant ses notes , ses extraits sur des feuilles séparées les unes des autres, pouvoit au besoin les faire entrer dans toutes les combinaisons. Il visitoit souvent ce précieux répertoire , et toujours avec un nouveau plaisir. À un seul mot , à un seul fait, à une seule trace de ses pensées ou de ses impressions s’associoient tout-à-coup une foule d’idées, de connoissances et de sentimens : ses souvenirs, ses espérances, ses projets, tout son être en un mot, toute sa Vie, venoient quelquefois se rattacher à l’une de ces petites feuilles, qu’il avoit classées avec tant de soin et d’attention. | Il a recommandé lui - même cette méthode ingénieuse, cette revue de soi-même , et déclare que l’on n’en sortira jamais sans être plus exercé, plus confiant, plus fort, et plus sûr de marcher vers des succès nouveaux (1). Ces principes d’ordre et d'économie, appli- qués aux travaux littéraires, permirent à Vicq- d'Azyr de réunir deux genres de mérite qui LL (1) Voyez l'éloge de Poulletier de la Salle. Ta, de F 82 DE LA VIE ET DES OUVRAGES paroissent s’exclure : une vaste érudition, et cette. liberté d’esprit sans laquelle on ne s'élève jamais à de grandes conceptions. L’étendue et la:va- riété de ses connoissances en faisoient une sorte d’arbitre pour ses collègues les plus instruits ; et,. dansles sociétés savantes, c’étoit presque toujours à lui que l’on s’adressoit pour constater l’exacti-- tude des citations, et la réalitédes découvertes (1). Le désir d'augmenter chaque jour ses connois-- sances et d’agrandir sa bibliothèque doit être regardé comme l’une des passions auxquelles il auroit le plus difficilement résisté. Ce pen- chant avoit commencé à se développer dès son (1) Il eut un jour l’occasion d’éclaircir un doute assez - plaisant, que la lecture d’un Mémoire du docteur *** éleva à la Société royale de médecine. 0 Ce docteur, qui avoit pris-toute son érudition dans Haller, et qui citoit comme auteurs qu’il avoit consultés des autorités dont il ne connoissoit que la nomenclature, parloit souvent d’un docteur Parisini, et accompagnoit sa citation des épirhètes de savant, “illustre, de célèbre. Ces éloges , prodigués à un auteur que personne ne connoïs- : soit, fixèrent l’attention. On consulta Vicq-d’Azyr, qui avoua que le célèbre Parisini lui étoit inconnu. Cette décla- ration fit naître des doutes et donna lieu à des questions et à un examen qui portèrent l’assemblée à se rappeler que le nom de Parisini étoit le titre par lequel Haller désigne ordinairement les membres de l'Académie des scien— ces de Paris. DE VICQ-D'AZYR. 83 entrée dans la carrière médicale et le détermina à tous les genres de sacrifice et de privation ; jusqu’à l’époque où sa grande fortune lui per- mit de le suivre avec moins de difficulté. Quoi- que livré à une foule d’expériences, et à l’étude directe et immédiate de la nature , il attachoit ainsi un grand prix à l’avantage de pouvoir disposer de tous les trésors littéraires ; et c’est d’après ses propres sentimens qu’il a décrit avec tant d’éloquence la situation du jeune Serrao, dans la bibliothèque de Cyrillo , voulant tout voir , tout consulter dans le même instant, et disant à son bienfaiteur qui le surprend dans cette extase et ce ravissement : « O mon maître! » je suis heureux par toi ; en me plaçant à la » source des lumières , tu me dévoiles le passé ; » je te réponds de lavenir » ! La passion de Vicq-d’Azyr n'eut jamais toutefois le caractère de ce désir immodéré d’amasser des livres, qui ressemble à l’avarice , dont il a tous les ri- dicules. Il n’attachoit paint de prix aux livres, parce qu’ils étoient rares, ou recherchés par lés curieux , mais parce qu’ils étoient instructifs et utiles. Il auroit voulu , ainsi qu’il l’a écrit , que l’on eût pu les distribuer d’une manière généalogique , c’est-à-dire d’après une combi- naison. suivant laquelle les auteurs originaux , mis en tête de leurs côpistes ou de leurs com- 84 DE LA VIE ET DES OUVRAGES mentateurs , auroient paru au-dessusdes écrivains qui ont emprunté leur style, leurs formes , leur marche , ou même leur sujet. D’après cet arran- gement , on verroit, ajoute-t-il, un petit nom- bre de grandes idées et de principes féconds marquer les premières places ; à des ouvrages d’un petit volume, mais d’un grand sens , se rapporter les filiations les plus étendues ; on verroit les grands modèles, suivis au loin du servile troupeau des traducteurs , des imita- teurs et des copistes , tenir seuls et sans guide la route de l’immortalité. Parmiles hommes qui se consacrent à l'étude, les uns , recueillis, solitaires , quittent à peine leur retraite um instant , et ne se font connoître dans la société que pour l’étonner et l’enrichir par le fruit de leurs méditations et de leurs veilles. D’autres au contraire se partageant entre leurs travaux et le commerce des hommes, laïs- sent apercevoir dans leurs ouvrages les effets de cette différence. Vicq-d’Azyr fut obligé de faire un semblable partage de sa vie. Sa profession et plusieurs autres circonstances le forcèrent à de nombreux rapports avec la Société. Il passoit successive- ment des séances académiques à la cour, des cercles les plus brillans à l'entretien plus doux DE VICQ-D'AZYR. 85 de ses amis, et près d’un lit de douleur, d’où son art, et son éloquence non moins salutaire, écartoient la souffrance et les anxiétés de la crainte. Souvent aussi il cherchoit avec dessein la société des hommes instruits ; et l’art d’écou- ter et d'interroger, qu’il avoit porté très-loin , ajoutoit beaucoup , pour lui, au plaisir et à l'utilité de leur entretien. Cette conduite lui offrit quelquefois de grands avantages pour les éloges historiques des savans dont les travaux avoient eu pour objet diffé- rentes parties des sciences, ou de la littérature , _ dont il ne s’étoit pas occupé d’une manière spé- ciale. Dans le monde , et quelquefois au milieu des plaisirs , il savoit découvrir :insi des sources d'instruction aussi abondantes qu agréables ; et on peut dire de lui qu’il consulta avec le même avantage et dans le même esprit , les livres, la nature et la société. Les heures que les autres hommes retranchent de leur existence par le sommeil, Vicq-d’Azyr les donnoit au travail, pour se livrer à l'exercice de sa profession et à toutes les distractions auxquelles les circons- tances le condamnoient , sans abandonner ses études chéries et ses plans de recherches ét de travaux. L’excès de ses occupations, et les effets d’un genre de vie irrégulier et pénible, réunis à une disposition dartreuse , portèrent desatteintes 86 DE LA VIE ET'DES OUVRAGES profondes à sa santé. La révolution vint ajouter à cette altération par les chagrins cruels qu’elle. lui fit éprouver. Ici l’histoire de Vicq-d’Azyr se: lie à celle des malheurs quiont désolé la France; mais je n’en veux pas offrir le lugubre tableau, ni faire éprouver d’autres regrets que ceux des la perte du grand homme à qui cet élôge est consacré. Ah ! laissons ces écrivains intolérans , ces vils transfuges de la philosophie, se faire un jeu de notre sensibilité et prolonger nos dou- leurs par les plus désolans souvenirs! le citoyen. vertueux répand solitairement des larmes sur la - tombe des victimes du malheur , prêche ensuite le pardon des injures et l’oubli des vengeances. Je dirai donc seulement que Vicq-d’Azyr trouva dans la révolution des sources nom- breuses de douleur et d’inquiétudes. Parmi les hommes qui eurent le plus à souffrir des événe- mens qui se succédèrent avec tant de rapidité, se trouvaient plusieurs de ses amis et de ses bien- faiteurs. Il ne fut ni assez froidement égoïste, ni assez livré à l'esprit de parti , pour êtreinsen- sible à leurs maux ; et son ame fut remplie de tous les sentimens pénibles de la pitié, des in- quiétudes et des regrets. : Bientôt les angoisses É de la terreur, et toutes ces affections morales : dont la réaction sur le physique est si prompte et si terrible, vinrent empoisonner tous les ins- $ Pre EPS TERRES DE VICQ-D'AZYR. 8 tans de sa vie. Il voulut en vain les combattre , et ses efforts pour les dissimuler ajoutoient à leurs effets, en les rendant plus concentrées. Chaque jour elles devinrent plus cruelles , et malheureusement plus fondées. Bailly et Lavoï- sier n’étoient plus ; la tyrannie révolutionnaire menaçoit toutes les têtes élevées : comment Vicq-d’Azyr n’auroit-il pas craint pour la sienne ? À de si vives anxiétés , et à cette foule d’émo- tions pénibles dont les causes étoient si nom- breuses dans ces temps de crime et de malheur, il joignit la fatigue et l’irritation , occasionnées par une foule de travaux dont il fut accablé. IL se trouva sur-tout chargé d’un grand nombre de rapports à la commission temporaire , dont l’heureuse influence empêcha alors le vanda- lisme d’anéantir les monumens et les chefs- d'œuvres des arts. On lui confia en outre plu- sieurs trayaux dans sa section , et il continuoit de voir un grand nombre de malades, sur-tout dans les classes alors proscrites , et auxquelles il étoit si dangereux de témoigner le plus léger intérêt. Mais comment résister à des causes si nom- breuses d’altération ? la première circonstance orageuse devoit l’accabler. Elle arriva. Force d'assister à cette fête où un tribun hypocrite et ambitieux reconnoissoit avec pompe l’Étre su- 88 DE LA VIE ET DES OUVRAGES etc. prème et l’immortalité de l’ame, il eut beau- coup à souffrir de ce spestans » d’une chaleur excessive , et de la fatigue qu’une marche longue et pénible lui fit éprouver. Quelques jours après il fut attaqué d’une fluxion de poitrine. Tous les secours lui furent en vain prodigués. Sa cons- titution profondément altérée , les affections mo- rales qui compliquoient la maladie, ces images sinistres de tribunal révolutionnaire que lui re- traçoit sans cesse son imagination exaltée par la fièvre, tout se réunit pour le faire succomber. Il mourut le 20 juin 1794, pregin au milieu as sa carrière, du moins à un âge où, occupé, d’une foule de projets et d’espérances , il pou- voit regarder ses travaux antérieurs comme des préludes et des matériaux pour dés ouvrages encore plus dignes de sa propre estime et de la reconnoissance de la postérité. OEUVRES VICQ-D'AZYR. ÉLOGES HISTORIQUES. #: CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. Les académies, en arrêtant que l’éloge de chacun de leurs associés sera prononcé après sa mort, ont pris l'engagement de ne choisir pour membres que des per- sonnes à l’éloge desquelles le public puisse applaudir. Cet usage a pour but d’exciter l’'émulation et d’honorer le talent. Mais ces motifs, qui tiennent à l’amour- propre des particuliers ou à celui des corps, ne sont pas les plus pressans que l’on puisse indiquer pour faire connoître jusqu’à quel point les éloges acadé- miques sont ou peuvent devenir utiles. Où trouve-t-on réumis avec plus d’abondance des matériaux pour l’his- toire de l'esprit humain ? Ce ne sont pas seulement des T. L, 1 arf 2 ÉLOGES HISTORIQUES. résultats que l’on y présente : on y expose la marche à des idées et l’enchaînement des expériences ; l’inven- tion et la méthode mème des inventeurs y sont tracées;. . on y voit le génie sous toutes les formes et dans toutes les positions, aux prises avec la nature et avec la for- tune, et toujours sublime, parce qu’il l’est par-tout, et que, dans les sciences comme dans les lettres, on ne peut l'être que par lui. Au premier coup d'œil tontes ces vies ; tous ces travaux semblent se réduire à un petit nombre de variétés : qu’on les examine avec plus de soin, et on ÿ remarquera un nombre infini de combinaisons, dont aucune n’est indifférente , puisqu’aux yeux du philo- sophe elles font partie du grand problème qui consiste à perfectionner la société pat le développement de la pensée et par les progrès de la raison. On loue Fontenelle qui a si bien loué les savans ses contemporains ; et cela est bien juste. Il ,a dit-on, mis les sciences à la portée des gens du monde, qui ne les cultivoient point alors ; mais à présent , ajoute- t-on, chacun s’en rapporte à ses propres études, aux- quelles rien ne peut suppléer. Je réponds que du temps ‘de Fontenelle il falloit des interprètes aux sciences , parce qu’elles étoient nouvelles pour tous, et qu’il leur en faut aujourd’hui parce qu’elles sont trop profondes ; pour tous. L’auteur très-recommandable de l’Essai sur leséloges, a dit : soit qu’en célébrant les grands hommes vous pre- niez pour modèle la gravité de Plutarque, ou la sagesse piquante de Fontenelle, n'oubliez pas que votre but est Re LA at x CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 3 d’être utile (x). Cette leçon m'a toujours été présente lorsque j’ai écrit un éloge. Pour se rendre utile, jai . pensé que le panégyriste devoit aussi remplir les fonc- tions d’historien, que les véritables époques des sciences n’étoient marquées ni par les années , n1 par les siècles qui divisent le temps sans donner la mesure du savoir, mais par les grandes inventions qui appar- tiennent aux grands hommes; j'ai pensé qu'il falloit fixer ces époques par le tableau de ces inventions , montrer l’état actuel de chaque science, et rechercher ce qui reste à faire pour l'agrandir. En me mettant au travail je me suis aperçu que les difficultés de cette entreprise étoient immenses , et qu’on ne les connois- soit point assez. Fontenelle lui - même , le modèle de tous ceux qui se sont exercés et qui s’exerceront dans ce genre de composition, n’a point exécuté dans toute, son étendue cette partie du plan que je propose. IL n’a point exposé , dans l’Eloge de Tournefort, l’état de la botanique et de l’histoire naturelle en 1708, époque de la mort de ce grand homme ; il ne fait qu'in- diquer la Table des affinités dans l’Eloge de Geoffroy; dans celui: de Boërrhaave, où les grands talens de ce médecin illustre sont présentés d’une manière impo- sante, 1l n’a point parlé du Traité du feu. Fontenelle »craignoit sans doute de rebuter par des longueurs des hommes peu accoutumés au degré d'attention que les sciences exigent, et de manquer, par une exposition trop exacte, l'effet qu’il a si bien produit. (1) OEuvnes de M. Tuomas, tom, JL, p. 301, 1773. 4 ÉLOGES HISTORIQUES. Mais aujourd’hui les circonstances sont changées + le goût des sciences est universellement répandu , et les lecteurs demandent une histoire de leurs progrès Les sciences elles-mêmes ont marché si rapidement , elles sont tellement liées par des connoissances inter- médiaires, qu'il est impossible d’en parler sans entrer dans les détails de leurs procédés. Jusqu’à quel point faut-il y entrer ? Voilà ce qu'il est difficile de dire , et ce qu'il importe de savoir. Les découvertes qui appar- tiennent à chaque auteur doivent sans doute occuper la première place dans son histoire. Tout ce qui ln fut propre, soit en observations ;, soit en essais ; soit en'expériences , soit en méthode, soit en vues ; soit même en projets, mérite d’être remarqué ; car 1l est utile de montrer quand et comment la vérité s’est of- ferte aux regards des hommes. Quelques-uns ont ap- proché très-près d’un fait qu'ils n’ont point aperçu : il faut dire quel obstacle ou quel prestige les en à dé- tournés. Les uns sont restés en-decçà du but, les autres l'ont ontre-passé. Il en est qu’une fausse lueur a pré- cipités dans des systèmes. Après avoir considéré les savans dans le silence du cabinet , ou dans les opéra- tions du laboratoire , il faut les environner des con- temporains qui les ont accompagnés dans la carrière; | les comparer avec ceux qui les ont précédés ; oser même prédire leur influence suivie. J’ai sur-tout cher- ché à saisir l’idée qui a dû être le principe de leur con- duite et le mobile de leurs travanx. C’est ainsi que dans Fothergill j'ai vu l'amour de l'humanité ; dans Haller , l'amour de la gloire; dans Linné , l'amour CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 5 de la nature ; dans Serrao, la haine des préjugés. Girod fut l’ami des pauvres ; Lamure l’ami de ses élèves ; Lorry l’ami de ses malades ; Sanchez |, malheureux et persécuté, cacha dans la retraite ses talens et sa vertu. Targioni Tozetti consacra sa wie presque en- tière à la solution d’une grande énigme proposée par Sténon. Macquer porta dans la chimie la méthode et la clarté; Spielman, l’érudition ; Bergman, la précision du calcul , et Schéele l'influence du génie. Gaubius. et van Doevren, dignes élèves de Bohërrhaave. firent briller dans sa chaire l’éclat d’un profond savoir et d’une littérature étendne. Hunter étala dans l'étude des sciences et des lettres le luxe d’une grande fortune. Macbride et Pringle appliquèrent la physique à la mé- decine. Lieutaud mit de la précision dans l'anatomie. Bucquet mourut dévoré par la soif des connoïssances, et par le désir des succès. Cusson laissa couler dou- cement sa vie, et ne traça que les esquisses des grands projets qu’il avoit conçus. L’infatigable Duhamel em- brassa toute la physique; et tant d’autres ont acquis par une mort utile des droits au souvenir de la postérité. Telles ont été mes vues dans la rédaction des éloges dont je suis chargé depuis dix années. J’atteste Îles manes de ces grands homnres que je n'ai pas à me reprocher d’avoir négligé la moindre circonstance qui pôt intéresser leur gloire, que je ne parlai jamais sans émotion de leurs suceès et de leurs vertus , et que si mes talens avoient égalé mon zèle , 1ls auroient été loués d’une manière digne d’eux. Il y a quelques savans dont les travaux sont si nom- 6 ÉLOGES HISTORIQUES, etc. breux que forcé à ne placer que des sommaires dans leurs éloges, j'en ai donné le développement dans des notes. J'ai pris ce parti pour les éloges de Haller , de Linné, de Fothergilt, Duhamel, Guillaume Hunter, Serrao, Macquer, Bergman, Schéele. Ceux qui liront ce dernier et le supplément que j’y ai ajouté, verront combien j’ai eu de recherches à faire avant d'écrire sur la chimie telle que Schéele l’a traitée : le public saura au moins que je le respecte assez pour ne lui offrir que des productions sur lesquelles j'ai médité. long-temps. Il faudroit n'avoir pas lu les OEuvres de M. Thomas qui a donné l'exemple et le précepte, et ne pas avoir entendu l’illustre secrétaire de l’Acadénue des sciences , pour ignorer combien de tels maîtres ont laissé peu de palmes à cueillir. C’est sur-tout dans cette sorte de discours que l’ora- teur doit se souvenir de la prière adressée aux dieux par Périclès lorsqu'il montoit à la tribune : Faites, disoit-1l, gue je n’avance rien qui ne convienne à MO sujet (1) ! TEE E NT A Ur A NITMRE EN JEU NY EAN AÉRIENNES (1) Ces considérations générales furent mises par Vico-p'Azvr à la tête de l’un des cahiers d'éloges que lon distribuoit gratui- tement et séparément. L ÉLOGES HISTORIQUES. PREMIERE SECTION. NATURALISTES. BUFFON. DISCOURS SUR SA VIE ET SUR SES OUVRAGES, : Prononcé à l’Académie franc. le 11 décembre 1788 (1). Msssreurs, Daxs le nombre de ceux auxquels vous accordez vos suffrages , 1l en est qui déja célèbres par d’immor- tels écrits viennent associer leur gloire avec la vôtre ; (1) Vicq-d’Azyr prononça l'éloge de Buffon lorsque , remplaçant ce célèbre naturaliste à l’Académie française, il vint prendre place pour la première fois parmi les membres de cette académie. Une semblable circonstance explique aisément pourquoi le ton de cet éloge est plus élevé et se rapproche du genre du pa- négyrique et de l’oraison funèbre. Cette même circonstance donne également la raison du silence que Vicq-d'Azyr a gardé sur la vie privée de Buffon, et sur l’époque et les motifs de ses différens ou- vrages; objets très-importans, et sur lesquels nous avons cru devoir donner quelques détails à la fin de ce discours. ( Note de l'éditeur.) 8 ÉLOGES HISTORIQUES. mais il en est aussi qui , à la faveur de l’heureux accord qui doit régner entre les sciences et les arts, viennent vous demander , au nom des sociétés savantes dont: ils ont l'honneur d’être membres , à se perfectionner près de vous dans le grand art de penser et Écrire , le premier des beaux arts, et celui dont vous êtes les arbitres et les modèles. C'est ainsi, Messieurs , c’estusous les auspices des corps savans auxquels j'ai l'honneur d’appartenir , que je me présente aujourd’hui parmi vous. L’un de ces corps (1) vous est attaché depuis long-temps par des liens qui sont chers aux lettres ; dépositaire des secrets de la nature, interprète de ses lois , 1l offre à l’éloquence de grands sujets et de riches tableaux. Quelqu’éloignées que paroissent être de vos occupa- ons les autres compagnies (2) qui m’ont reçu dans leur sein, elles s’en rapprochent, en plusieurs points par leurs études. Peut-être que les grands écrivains qui se sont illustrés dans l’art que je professe, qui ont contribué par leurs veilles à conserver dans toute leur pureté ces langues éloquentes de la Grèce et de l'Italie dont vos productions ont fait revivre les trésors, qui ont le mieux imité Pline et Celse dans l'élégance de leur langage ; peut-être que ces hommes avoïent quelques droits à vos récompenses. Animé par leurs exemples, j'ai marché de loin sur leurs traces ; j'ai fait de grands efforts, et vous avez couronné mes travaux. (1) L'Académie royale des sciences. (2) La Faculté et la Société royale de médecine de Paris. ! F 3 Ÿ DL À LA NATURALISTES. — BUFFON. 9 Et ce n’est pas moi seul dont les vœux sont aujour- d’hui comblés. Que ne puis-je vous exprimer, Messieurs, combien la faveur que vous m’avez accordée a répandu d'encouragement et de joie parmi les membres et les correspondans nombreux de la compagnie savante dont je suis l'organe ! J’ai vu que, dans les lieux les plus éloi- gnés , que par-tout où l’on cultive son esprit et sa rai- son, on connoît le prix de vos suffrages. Et si quelque chose pouvoit ajouter au bonheur de les avoir réunis, ce seroit celui de voir tant de savans estimables par- tager votre bienfait et ma reconnaissance ; ce seroit ce concours de tant de félicitations qu’ils m'ont adres- sées de toutes parts lorsque vous m'avez permis de succéder parmi vous à l’homme illustre que le monde littéraire à perdu. Malheureusement 1l en est de ceux qui succèdent aux grands hommes comme de ceux qni en descendent. On voudroit qu'héritiers de leurs priviléges ils le fus- sent aussi de leurs talens, et on les rend pour ainsi dire responsables de ces pertes que la nature est toujours si lente à réparer. Mais ces reproches, qui échappent au sentiment aïgri par la douleur ; le silence qui règne dans l’empire des lettres lorsque la voix des hommes éloquens a cessé de s’y faire entendre ; ce vide qu’on ne sauroit combler , sont autant d’hom- mages offerts au génie. Ajoutons-y les nôtres, et méri- tons par nos respects que l’on nous pardonne d’être _ assis à la place dn philosophe qui fut une des Iumières de son siècle et l’un des ornemens de sa patrie. La France n’avoit produit aucun ouvrage qu’elle 10 ÉLOGES HISTORIQUES. pût opposer aux grandes vues des anciens sur la nature. Buffon naquit ; et la France n’eut plus à cet égard de regrets à former. | On touchoit au milieu du siècle. L'auteur de la Hen- riade et de Zaïre continuoit de charmer le monde par linépuisable fécondité de son génie ; Montesquieu dé- méêloit les causes physiques et morales qui influentsur les institutions des hommes ; le citoyen de Genève commencçoit à les étonner par la hardiesse et l’éloquence de sa philosophie ; d’Alembert écrivoit cet immortel discours qui sert de frontispice au plus vaste de tous les monumens de la littérature ; il expliquoit la préces- sion des équinoxes, et 1l créoit un nouveau calcul ; Buffon préparoit ses pinceaux ; et tous ces grands es- prits donnoient des espérances qui n’ont point été irompées. Quel grand , quel étonnant spectacle que celui de la nature ! Des astres étincelans et fixes qui répandent au loin la chaleur et la lumière ; des astres errans qui brillent d'un éclat emprunté , et dont les routes sont tracées dans l’espace ; des forces opposées, d’où naît l'équilibre des mondes ; l’élément léger qui se balance autour de la terre; les eaux courantes qui la dégradent et la sillonnent ; les eaux tranquilles dont le limon qui la féconde forme les plaines ; tout ce qui vit sur sa surface et tout ce qu'elle cache en son sein ; l’homme lui-même, dont l’audace a tout entrepris, dont l’in- telligence a tout embrassé, dont l’industrie a mesuré le temps et l’espace ; la chaîne éternelle des causes, la série mobile des effets : tout est compris dans’ ce L *: NATURALISTES. — BUFFON. 14 merveilleux ensemble. Ce sont ces grands objets que M. de Buffon a traités dans ses écrits. Historien, ora- teur, peintre et poëte , 1l a pris tous les tons et mé- rité toutes les palmes de l’éloquence. Ses vues sont hardies, ses plans sont bien conçus, ses tableaux sont magnifiques. Il instruit souvent; 1l intéresse toujours ; quelquefois 1l enchante , 1l ravit ; force l’admira- tion lors même que la raison lui résiste. On retrouve dans ses erreurs l'empreinte de son génie ; et leur tableau prouveroit seul que celui qui les commit fut un grand homme. … Lorsqu'on jette un coup d'œil général sur M. de Buffon , on ne sait ce qu'on doit le plus admirer dans une entreprise si étendue, ou de la vigueur de son espritqui ne se fatigua jamais, ou de la perfection son- tenue de son travail qui ne s’est point démentié, ou de la variété de son savoir, que chaque jour il aug- mentoit par l'étude. 11 excella sur -tout dans l’art de généraliser ses idées et d’enchaîner ses observations. Souvent, après avoir recueilli des faits jusqu'alors isolés et stériles , 1l s'élève, et 1l arrive aux résultats les plus imattendus. En le suivant, les rapports naissent de toutes parts : jamais on ne sut donner à des conjec- tures plus de vraisemblance, et à des doutes l’appa- rence d’une impartialité plus parfaite. Voyez avec quel art, lorsqu'il établit une opinion, les probabilités les plus foibles sont placées les premières : à mesure qu'il avance, 1l en augmente si rapidement le nombre et la force, que le lecteur, subjugué, se refuse à toute réflexion qui porteroit atteinte à son plaisir. Pour 12 ÉLOGES HISTORIQUES. éclairer les objets, M. de Buffon emploie, suivant le besoin, deux manières : dans l’une, un jour doux, égal, se répand sur toute la surface ; dans l’autre; une lumière vive, éblouissante, n’en frappe qu’un seul point. Personne ne voila mieux ces vérités délicates, qui ne veulent qu'être indiquées aux hommes. Et dans son style quel accord entre l'expression et la pensée ! Dans l’exposition des faits, sa phrase n’est qu’élégante ; dans les préfaces de ses traductions 1l ne montre qu’un écrivain correct et sage. Lorsqu'il applique le calcul à la morale , 1l se contente de se rendre intelhgible à tous. S'il décrit une expérience , 1l est précis et clair; on voit l’objet dont il parle; et, pour les yeux exercés, c'est le trait d'un grand artiste : mais on s’apercçoit sans peine que ce sont les sujets élevés qu'il cherche et qu'il préfère. C’est en les traitant qu'il déploie toutes ses forces, et que son style montre toute la richesse de son talent. Dans ses tableaux, où l'imagination se repose sur un merveilleux réel, comme Mamihius et Pope, il peint pour instruire : comme eux; 1l décrit ces grands phénomènes qui sont plus imposans que: les mensonges de la Fable; comme eux , il attend le moment de l'inspiration pour produire ; et, comme eux , il est poëte. En lui la clarté , cette qualité pre- mière des écrivains, n’est point altérée par l’abon- dance. Les idées principales, distribuées avec goût, forment les appuis du discours ; 1l a soin que chaque mot convienne à l'harmonie autant qu'à la pensée ; il ne se sert pour désigner les choses communes que de ces termes généraux qui ont avec ce qui les. + NATURALISTES. — BUFFON. 13 entoure des liaisons étendues. À la beauté du coloris il joint la vigueur du dessin; à la force s’allie la noblesse ; l'élégance de son langage est continue ; son style est toujours élevé, souvent sublime, imposant et majestueux ; il charme l’oreille , 11 séduit l’imagina- tion, il occupe toutes les facultés de l’esprit ; et, pour produire ces effets, 1l n’a besoin m1 de la sensibilité, qui émeut et qui touche, ni de la véhémence, qui entraine et qui laisse dans l’étonnement celui qu’elle a frappé. Que l’on étudie ce grand art dans le discours où M. de Buffon en a tracé les règles ; on y verra par-tout l’au- teur se rendre un compte exact de ses efforts , réflé- chissant profondément sur ses moyens, et dictant des lois auxquelles il n’a jamais manqué d’obéir. Lorsqu'il vous disoit, Messieurs , que les beautés du style sont les droits les plus sûrs que l’on puisse avoir à l’ad- miration de la postérité ; lorsqu'il vous exposoit com- ment un écrivain , en s’élevant par la contemplation à des vérités sublimes , peut établir sur des fondemens inébranlables des monumens immortels , il portoit en lui le sentiment de sa destinée ; et c’étoit alors une prédiction qui fut bientôt accomplie. Je n’aurois jamais osé , Messieurs , parler ici de l’élocution et du style, si, en essayant d’apprécier M. de Buffon sous ce rapport , je n’avois été conduit par M. de Buffon lui-même. C’est en lisant ses ouvrages que l’on éprouve toute la puissance du talent qui les a produits et de l’art qui les a formés. Je sens mieux que personne combien il est difficile de célébrer digne- ment tant de dons rassernblés ; et lors même que 4 ÉLOGES HISTORIQUES. cet éloge me ramène aux objets les plus familiers de mes travaux, j'ai lieu de douter encore que j’aie rempli votre attente. Mais les ouvrages de M. de Buffon sont ‘si répandus, et l’on s’est tant occupé de la nature en. en. l'étudiant dans ses écrits, que, pour donner de ce grand homme l’idée que j’en ai conçue, je n’ai pas craint, Messieurs, de vous entretenir aussi des plus profonds objets de ses méditations et de ses travaux. Avant de parler de l’homme et des animaux | M. de Buffon devoit décrire la terre qu'ils habitent et qui est leur domaine commun : mais la théorie de ce globe lui parut tenir au système entier de l'univers ; et dif- férens phénomènes , tels que l’angmentation succes- sive des glaces vers les pôles , et la découverte des osse- mens de grands animaux dans le Nord, annonçant qu’il avoit existé sur cette partie de notre planète une autre température , M. de Buffon chercha ; sans la trouver, la solution de cette grande énigme dans Ja suite des faits connus. Libre alors , son imagination féconde osa suppléer à ce que les travaux des hommes m’avoient pu découvrir. Il dit avec Hésiode: Vous con- noîtrez quand la terre commença d’être, et comment elle enfanta les hautes montagnes. Il dit avec Lucrèce: J'enseignerai avec quels élémens la nature produit , accroît et nourrit les animaux ; et, se plaçant à Pori- gine des choses : Un astre, ajouta-t1l, a frappé le soleil ; 1l en a fait jaillir un torrent de matière em- brasée , dont les parties, condensées insensiblement par le froid ; ont formé les planètes. Sur le globe que nous habitons , les molécules vivantes se sont com- RS Me TT UE © à A TT PP TE ET cal œu Le NATURALISTES. — BUFFON. 15 posées de l’union de la matière inerte avec l'élément du feu; les régions des pôles où le refroidissement a commencé ont été, dans le principe, la patrie des plus grands animaux. Mais déja la flamme de la vie s’y est éteinte ; et la terre se dépouillant par degrés de sa verdure finira par n'être plus qu’un vaste tom- beau. On trouve dans ces fictions brillantes la source de tous les systèmes que M. de Buffon a formés. Mais pour savoir jusqu’à quel point il tenoit à ces illusions de l’esprit, qu’on le suive dans les routes où il s’engage. Ici, plein de confiance dans ses explications , il rap- pelle tout à des lois que son imagination a dictées : là, plus réservé , il juge les systèmes de VVhiston et de Leïbnitz comme 1l convient au traducteur de New- ton ; et la sévérité de ses principes étonne ceux qui LS à ” 4 ‘savent combien est grande ailleurs la hardiesse de ses ‘suppositions. Est-il blessé par la satyre : 1l reprend ‘ses théories qu’il avoit presque abandonnées ; 1l les accommode aux découvertes qui ont changé la face de la physique ; et , perfectionnées , elles excitent de nouveau les applaudissemens et l’admiration que des critiques maladroits avoient projeté de lui ravir. Plus calme ailleurs ) 11 convient que ses hypothèses sont dé- nuées de preuves ; et 1l semble se justifier plutôt que ‘s’applaudir de les avoir imaginées. Maintenant son art est connu et son seçret est dévoilé. Ce grand homme wa rien négligé de ce qui pouvoit attirer sur lui l’atten- tion générale, qui étoit l’objet de tous ses travaux. Il a voulu lier par une chaîne commune toutes les parties } +. 16 ÉLOGES HISTORIQUES. du système de la nature : il n’a point pensé que, dans une si longue carrière, le seul langage de la raison püt se faire entendre à tous ; et, cherchant à plaire pou” instruire , il a mêlé quelquefois les vérités aux fables, et plus souvent quelques fictions aux vérités. Dans les discours dont je dois rassembler ici les prin- cipales idées , les problèmes les plus intéressans sont proposés et résolus. Ont y cherche parmi les lieux les plus élevés du globe quel fut le berceau du genre hu- main ; on y peint les premiers peuples s’entourant d’animaux esclaves ; des colonies nombreuses suivant la direction et les pentes des montagnes , qui leur servent d’échelons pour descendre au loin dans les plaines ; et la terre se couvrant , avec le temps, de leur postérité. On y demande s'il y a des hommes de plusieurs espèces ; l’on y fait voir que depuis les zones froides, que le Lapon et l’Eskimau partagent avec les pho- ques et les ours blancs , jusqu'aux climats que dis- putent à l’Africain le lion et la panthère, la grande cause qui modifie les êtres est la chaleur. L'on y démontre que ce sont ses variétés qui produisent les nuances de la couleur et les différenges de la stature des divers habitans du globe , et que nul cäractère constant n'établit entre eux des différences déterminées. D'un pôle à l’autre les hommes ne forment donc qu’une seule espèce ; ils ne composent qu’une même famille. Ainsi, c’est aux naturalistes qu’on doit les preuves physiques de cette vérité morale que l'ignorance et la tyrannie ont si souvent méconnue, et que depuis NATURALISTES. — BUFFON. 17 si long-temps les Européens outragent lorsqu'ils achètent leurs frères pour les soumettre sans relâche à un travail sans salaire, pour les mêler à leurs troupeaux, et s’en former une propriété dans laquelle il n’y a de légitime que la haine vouée par les esclaves à leurs oppresseurs, et les imprécations adressées au ciel par ces malheureux contre tant de barbarie et d'impumité. On avoit tant écrit sur les sens, que la matière parois- soit épuisée ; mais on n’avoit point indiqué l’ordre de leur prééminence dans les diverses classes d’ani- maux. C’est ce que M. de Buffon a fait; et considé- rant que les rapports des sensations dominantes doi- vent être les mêmes que ceux des organes qui en sont le foyer , 1l en a conclu que l’homme, instruit sur- tout par le toucher, qui est un sens profond, doit être attentif , sérieux et réfléchi ; que le quadrupède, au- quel l’odorat et le goût commandent , doit avoir des si appétits véhémens et grossiers ; tandis que l'oiseau , que l’œil et l'oreille conduisent , aura des sensations vives, légères , précipitées comme son vol , et étendues comme la sphère où 1l se meut en parcourant les airs. En parlant de l'éducation |, M. de Buffon prouve que , dans toutes les classes d'animaux , c’est par les soins assidus des mères que s'étendent les facultés des êtres sensibles ; que c’est parle séjour que les petits font près d'elles que se perfectionne leur jugement , et que se développe leur industrie : de sorte que les plus impar- faits de tous sont ceux par qui ne fut jamais pressé le sein qui les porta, et que le premier est l’homme, qui, si long-temps foible , doit à celle dont il a recu le Te, 2 18 ÉLOGES HISTORIQUES. jour, tant de caresses , tant d’imnocens plaisirs ; tant de douces paroles , tant d'idées et de raisonnemens, tant d'expériences et de savoir ; que , sans cette pres mière instruction qui forme l'esprit , il demeureroit peut-être muet et stupide parmi les animaux auxquels il devoit commander. Les idées morales sont toutes appuyées sur des vé- rités physiques ; et comme celles-ci résultent de l’ob- servation et de l’expérience , les premières naissent de la réflexion et de la philosophie. M. de Buffon , en les mêlant avec art les unes aux autres , a su tout ami- mer et tout éembellir. Il en a fait sur-tout le plus in- génieux usage pour combattre les maux que répand parmi les hommes la peur de mourir. Tantôt s’adres- sant aux personnes les plus timides , 1l leur dit que le corps énervé ne peut éprouver de vives souffrances au moment de sa dissolution. Tantôt voulant convaincre les lecteurs les plus éclairés , 1l leur montre dans le désordre apparent de la destruction un des effets de la cause qui conserve et qui régénère ; 1l leur fait remarquer que le sentiment de l’existence ne forme point en nous une trame continue , que ce fil se rompt chaque jour par le sommeil , et que ces lacunes, dont personne ne s’effraie, appartiennent toutes à la mort. Tantôt parlant aux vieillards , 1l leur annonce que le plus âgé d’entre eux , s’il jouit d’une bonne santé, conserve l'espérance légitime de trois années de vie ; que la mort se ralentit dans sa marche à mesure qu’elle s’avance , et que c’est encore une raison pour vivre que d’avoir long-temps vécu. NATURALISTES. — BUFFON. 19 Les calculs que M. de Buffon 4 publiés sur ce sujet important ne se bornent point à répandre. des conso- lations ; on en tire encore des conséquences utiles à l'administration des peuples. Il prouve que les grandes villes sont des abîmes où l’espèce humaine s’engloutit. On y voit que les années les moins fertiles en subsis- tances sont aussi les moins fécondes en hommes. De nombreux résultats ÿ montrent que le corps politique languit lorsqu'on l’opprime , qu’il se fatigue et s’épuise lorsqu'on l’ixrite | qu'il dépérit faute de chaleur ou d’aliment, et qu’il ne jouit de toutes ses forces qu’au sein de l'abondance et de la liberté. M. de Buffon est donc le premier qui ait uni la géographie à f'histoire naturelle , et qui ait appliqué Vhistoire naturelle à la philosophie ; le premier qui ait distribué les quadrupèdes par zones, qui les ait comparés entre eux dans les deux mondes, et qui leux ait assigné le rang qu'ils doivent tenir à raison de leur industrie. Il est le premier qui ait dévoilé les causes de la dégénération des animaux; savoir, le chan- gement de climat, d’alimens et de mœnrs, c’est-à- dire l'éloignement de la patrie et la perte de la liberté. Ni Il est le premier qui ait expliqué comment les peuples des deux continens se sont confondus , qui ait réuni “ dans un tableau toutes les variétés de notre espèce , et qui , dans l’histoire de l'homme , ait fait connoître , * Comme un caractère que l’homme seul possède , cette flexibilité d'organes qui se prête à toutes les tempéra- tures, et qui donne le pouvoir de vivre et de vieillir dans tous les climats. 20 ELOGES HISTORIQUES. Parmi tant d’idées exactes et de vues neuves , com- ment ne reconnoîtroit-on pas une raison forte que l'imagination n’abandonne jamais , et qui, soit qu’elle s'occupe à discuter, à diviser ou à conclure, mêlant des images aux abstractions et des emblèmes aux vé- rités, ne laisse rien sans liaison, sans couleur ou sans vie; peint ce que les autres ont décrit ; substitue des ta- bleaux ornés à des détails arides, des théories bril- lantes à de vaines suppositions ; crée une science nou- velle ; et force tous les esprits à méditer sur les objets de son étude , et à partager ses travaux et ses plaisirs? , Dans le nombre des critiques qui s’élevèrent contre la première partie de l'Histoire naturelle de M. de Buffon, M. l’abbé de Condillac , le plus redoutable de ses adversaires , fixa tous les regards. Son esprit jouissoit de toute sa force dans la dispute : celui de M. de Buffon , au contraire , y étoit en quelque sorte étranger. Veut-on les bien connoître : que l’on jette les yeux sur ce qu'ils ont dit des sensations. Ici les deux philosophes partent du même point : c’est un homme que chacun d’eux veut animer. L'un, toujours mé- thodique , commence par ne donner à sa statue qu'un seul sens à la fois : toujours abondant , l’autre ne re- fuse à Fa sienne aucun des dons qu’elle auroit pu temir de la nature. C’est l’odorat, le plus obtus des organes, que le premier met d’abord en usage : déja le second a ouvert les yeux de sa statue à la lumière , et ce qu'il y a de plus brillant a frappé ses regards. M. l’abbé de Condillac fait une analyse complète des impressions qu'il communique; M. de Buffon , au NATURALISTES. — BUFFON. 21 contraire , a disparu ; etce n’est plus lui , c’est l’homme qu'il a créé , qui voit, qui entend et qui parle. La statue de M. l'abbé de Condillac , calme , tranquille , ne s'étonne de rien , parce que tout est prévu, tout est expliqué par son auteur. Il n’en est pas de même de celle de M. de Buffon ; tout l'inquiète , parce qu’a- bandonnée à elle-même elle est seule dans l’univers : elle se meut , elle se fatigue , elle s'endort ; son réveil est une seconde naissance ; et comme le trouble de ses esprits fait une partie de son charme, 1l doit excuser une partie de ses erreurs. Plus l’homme de M. l’abbé de Condillac avance dans la carrière de son éducation, plus il s’éclaire ; 1l parvient enfin à générabser ses idées , et à découvrir en lui-même les causes de sa dé- pendance et les sources de sa liberté. Dans la statue de M. de Buffon, ce n’est pas la raison qui se perfec- tionne : c’est le sentiment qui s’exalte ; elle s’'empresse de jouir ; c’est Galatée qui s’anime sous le cisean de Pygmalion , et l'amour achève son existence. Dans ces productions de deux de nos grands hommes , je ne vois rien de semblable. Dans l’une, on admire une poésie sublime ; dans l’autre , une philosophie pro- fonde. Pourquoi se traitoient-ils en rivaux , puisqu'ils alloient par des chemins différens à la gloire , et que tous les deux étoient également sûrs d’y arriver ? Us Aux discours sur la nature des animaux succéda leur description. Aucune production semblable n’avoit encore attiré les regards des hommes. Swammerdam avoit écrit sur les insectes. Occupé des mêmes tra- vaux ; Réaumur avoit donné à l’histoire naturelle le * 22 ÉLOGES HISTORIQUES. premier asile qu'elle ait eu parmi nous , et ses ou- vrages, quoique diffus , étoient recherchés. Ce fut alors que M. de Buffon se montra. Fort de la conscience de son talent, il commanda l'attention. Il s’attacha d’a- bord à détruire le merveilleux de la prévoyance attri- buée aux insectes ; 1] rappela les hommes à l'étude de leurs propres organes ; et, dédaignant toute mé- thode , ce fut à grands traits qu’il dessina ses tableaux, Autour de l’homme, à des distances que le savoir et le goût ont mesurées, 1l plaça les animaux dont l’homme a fait la conquête ; ceux qui le servent près de ses foyers ou dans les travaux champêtres ; ceux qu'il a subjugués, et qui refusent de le servir; ceux qui le suivent, le caressent et l’aiment ; ceux qui le suivent et le caressent sans l’aimer ; ceux qu'il repousse par le ruse ou qu'il attaque à force onverte ; et les tribus nombreuses d'animaux qui , bondissant dans les tallis, sous les futaies , sur la cime des montagnes ou an sommet des rochers, se nourrissent de feuilles et d’herbes; et les tribus redoutables de ceux qui ne vivent que de meurtres et de carnage. A ces groupes de quadrupèdes il opposa des groupes d'oiseaux. Chacun de ces êtres lui offrit une physionomie , et reçut de lui un caractère. Ilavoit peint le ciel, laterre, homme, etses âges, et ses jeux, et ses malheurs, et ses plaisirs; 1l avoit assigné aux divers animaux toutes les nuancesdes passions. Il avoit parlé de tout , et tout parloit de Jui. Ainsi quarante années de vie littéraire furent pour M. de Buffon qua- rante années de gloire; ainsi le bruit de tant d’applau- NATURALISTES. — BUFFON. 23 dissemens étouffa les cris aigus de l'envie , qui s’effor: çoit d'arrêter son triomphe; ainsi le dix-huitième siècle rendit à Buffon vivant les honneurs de l’immortalité. M. de Buffon a décrit plus de quatre cents espèces d'animaux ; et, dans un si long travail , sa plume ne s’est point fatiguée. [exposition de la structure et l’é- numération des propriétés, par les places qu’elles occu- pent, servent à reposer la vue et font ressortir les autres parties de la composition. Les différences des habitudes, des appétits , des mœurs et du climat offrent des con- trastes dont le jeu produit des effets brillans. Des épi- sodes heureux y répandent de la variété, et diverses moralités y mêlent , comme dans des apologues, des lecons utiles. S'il falloit prouver ce que j’avance ; qu’au- æois-je , Messieurs , à faire de plus que de retracer des lectures quiont été la source de vos plaisirs ? Vous n'avez point oublié avec quelle noblesse , rival de Virgile, M. de Buffon a peint le coursier fougueux , s’animant au bruit des armes, et partageant avec l’homme les fatigues de la guerre et la gloire des combats ; avec quelle vigueur 1l a dessiné le tigre, qui, rassasié de chair , est encore altéré de sang. Comme on est frappé de l'opposition de ce caractère féroce avec la douceur de la brebis , avec la docilité du chameau, de la vigo- ‘gne et du renne , auxquels la nature a tout donné pour Jeurs maîtres ; avec la patience du bœuf, qui est le sou- tien du ménage et la force de l’agriculture ! Qui n’a pas remarqué, parmi les oiseaux dont M. de Buffon à décrit les mœurs, le courage franc du faucon , la cruauté lâche du vautour , la sensibilité du serin , La 24 ÉLOGES HISTORIQUES. pétulance du moinéeau , la fumiliarité du troglodyte, dont le ramage et la gaîté bravent la rigueur de nos hivers ; et les douces habitudes de la colombe, qui sait aimer sans partage ; et les combats innocens des fauvettes, qui sont l'emblème de l'amour léger ? Quelle variété, quelle richesse dans les couleurs avec les- quelles M. de Buffon a peint la robe du zèbre , la four- rure du léopard, la blancheur du cygne et l’éclatant plumage de l’oiseau-mouche ! Comme on s'intéresse à la vue des procédés industrieux de l'éléphant et du castor ! Que de majesté dans les épisodes où M. de Buffon compare les terres anciennes et brûlées des dé- serts de l'Arabie, où tont a cessé de vivre, avec les plaines fangeuses du nouveau continent qui fourmillent d'insectes, où se traînent d'énormes reptiles , qui sont couvertes d'oiseaux ravisseurs, et où la vie semble naître du sein des eaux ! Quoi de plus moral enfin que les réflexions que ces beaux sujets ont dictées ! C’est, dit-il ( à l’arüicle de l’'ELépmanr ), parmi les êtres les plus iutelligens et les plus doux que la nature a choisi le roi des animaux. Mais je m’arrête. En vain j’accumulerois ici les exemples : entouré des richesses que le génie de M. de Buffon a rassemblées, 1l me seroit également impossible de les faire connoître et de les rappeler toutes - dans ce discours. J’ai voulu seulement, pour paroître meilleur, emprunter un instant son langage; j’ai voulu graver sur sa tombe, en ce jour de deuil, quelques- unes de ses pensées; jai voulu, Messieurs , consacrer ici ma vénération por sa mémoire, et vous montrer qu'au moins j'ai médité long-temps sur ses écrits. NATURALISTES — BUFFON. 25 Lorsque M. de Buffon avoit conçu le projet de son ouvrage , 1l s’étoit flaité qu'il lui seroit possible de l’achever dans son entier. Mais le temps lui manqua ;1l vit que la chaîne de ses travaux alloit être rompue ; 1l voulut au moins en former le dernier anneau , l’atta- cher, et le joindre au premier. Les minéraux, à l'étude desquels 1l a voué la finde sa carrière , vus sous tous les rapports, sont en opposition avec les êtres animés qui ont été les sujets de ses pre- muers tableaux. De toutes parts , dans le premier règne, l’existence se renouvelle et se propage ; tout y est vie, mouvement et sensibilité. Ici, c’est au contraire l’em- pire de la destruction. La terre, observée dans l’épais- seur des couches qui la composent , est jonchée d’osse- mens ; les générations passées y sont confondues ; les générations à vemir s’y engloutiront encore ; nous- mêmes en ferons partie. Les marbres des palais , les murs des maisons , le sol qui nous soutient , le vête- ment qui nous couvre, l'aliment qui nous nourrit, tout ce qui sert à l’homme est le produit et l’image de la mort. Ce sont ces grands contrastes que M. de Buffon ai- moit à saisir ; et lorsque abandonnant à l’un de ses amis, qui s Lu montré digne de cette association hono- rable, mais qui déja west plus , le soin de finir son Traité des Oiseaux , 1l se livroit à l'examen des corps que la terre cache en son sein ; 1l y cherchoit, on n’en peut douter , de nouveaux sujets à peindre ; il vouloit considérer à suivre les continuelles métamorphoses de la matière qui vit dans les organes et qui meurt hors des 26 ÉLOGES HISTORIQUES. limites de leur énergie ; 1l vouloit dessiner ces grands laboratoires où se préparent la chaux, la craie , la soude et la magnésie, au fond du vaste Océan; il vouloit parler de la nature active , j'ai presque dit des sympa- thies de ce métal ami de l’homme , sans lequel nos vaisseaux vogueroient au hasard sur les mers ; il vou- loit décrire l'éclat et la limpidité des pierres précieuses échappées à ses pinceaux ; 1l vouloit montrer Por sus- pendu dans les fleuves , dispersé dans les sables ou ca- ché daus les mines, et se dérobant par-tout à la cupi- dité qui le poursuit ; 1l vouloit adresser un discours éloquent aux nations sur la nécessité de chercher les richesses , non dans des cavernes profondes , mais sur tant de plaines incultes , qui, livrées au laboureur, produiroient à jamais l'abondance et la santé. Quelquefois M. de Buffon montre dans son talent une confiance qui est l’ame des grandes entreprises « Voilà, dit-il, ce que j’aperçois par la vue de lesprit »; et 1l ne se irompe point : car cette vue seule lui a décou- vert des rapports que d’autres n’ont trouvés qu’à force de veilles et de travaux. Il avoit jugé que le diamant étoit inflammable , parce qu'il yavoit reconnu , comme dans les huiles, une réfraction puissante. Ce qu'il a conclu de ses remarques sur l'étendue des glaces aus- irales, Cook l’a confirmé. Lorsqu'il comparoit la respiration à l’action d’un feu toujours agissant; lors- qu'il distinguoit deux espèces de chaleur, l’une Iumi- neuse , et l’autre obscure ; lorsque mécontent du phlo- gistique de Stahl , 1l en formoit un à sa manière ; lors- qu’il créoit un soufre ; lorsque , pour expliquer la calci- NATURAGISTES. — BUFFON. 27 nation et la réduction des métaux , 1l avoit recours à un agent composé de feu, d’air et de lumière : dans ces différentes théories il faisoit tout ce qu’on peut at- tendre de l'esprit ; 1l devançoit l’observation ;ilarrivoit au but sans avoir passé par les sentiers pénibles de Pex- périence : c’est qu’il l’avoit vu d’en haut, et qu’il étoit escendu pour l’atteindre , tandis que d’autres ont à gravir long-temps pour y arriver. : Celui qui a terminé un long ouvrage se repose en y songeant. Ce fut en réfléchissant ainsi sur le grand édi- fice qui étoit sorti de ses mains , que M. de Buffon projeta d'en resserrer l'étendue dans des sommaires , où ses observations, rapprochées de ses principes et mises en action , offriroient toute sa théorie dans un mouvant tableau. À cette vue il en joignit une autre, L'histoire de la nature lui parut devoir comprendre non seulement tous les corps, mais aussi toutes les durées et tous les espaces. Par ce qui reste, 1l espéra qu'il joindroit le présent au passé, et que de ces deux points il se porteroit sûrement vers l'avenir. Il réduisit à cinq grands faits tous les phénomènes du mouvement et de la chaleur du globe ; de toutes les substances mi- nérales , 1l forma cinq monumens principaux ; et, présent à tout , marchant d’une de ces bases vers l’autre , calculant leur ancienneté, mesurant leurs in- tervalles , 1l assigna aux révolutions leurs périodes , au monde ses âges , à la nature ses époques. Qu'il est grand et vaste ce projet de montrer les tra- ces des siècles empreintes depuis le sommet des plus hautes élévations du globe jusqu’an fond des abîmes, 28 ÉLOGES HISTORIQUES. soit dans ces massifs que le temps a respectés, soit dans ces couches immenses formées par les débris des ani- maux muets et voraces qui pullulent si abondamment dans les mers , soit dans ces productions dont les eaux onit couvert les montagnes , soit dans ces dépouilles antiques de l'éléphant et de lhippopotame que l’on trouve aujourd'hui sous des terres glacées , soit dans ces excavations profondes, où, parmi tant de métamor- phoses , tant de compositions ébauchées et tant de formes régulières , on prend l’idée de ce que peuvent le temps et le mouvement , et de ce que sont l'éternité et la toute-puissance. Mille objections ont été faites contre cette compôsi- tion hardie. Mais que leurs auteurs disent si, lorsqu'ils affectent, par une critique aisée, d’en blâmer les dé- tails , ils ne sont pas forcés à en admirer l’ensemble ; si jamais des sujets plus grands ont fixé leur attention; si quelque part le génie a plus d’audace et d’abon- dance. J’oserai pourtant faire un reproche à M. de Buffon. Lorsqu'il peint la lune déja refroidie ; lorsqu'il menace la terre de la perte de sa chaleur et de la des- truction de ses habitans : je demande si cette image lugubre et sombre , si cette fin de tout souvemir , de toute pensée, s1 cet éternel silence offrent pas quelque chose d’effrayant à l'esprit. Je demande si le désir des succès et des triomphes , si le dévouement à l'étude, si le zèle du patriotisme , si la vertu même qui s'appuie si souvent sur l'amour de la gloire; si toutes ces pas- sions, dont les vœux sont sans limites, n’ont pas besoin d’un gvenir sans bornes. Croyons plutôtque les grands VTT - NATURALISTES. — BUFFON. 29 moms ne périront jamais ; et, quels que soient nosplans, ne touchons point aux illusions de l'espérance : sans elles, que resteroit-l, hélas! à la triste humanité? Pendant que M. de Buffon voyoitchaque jour à Paris sa réputation s’accroître, un savant méditoit à Upsal le projet d’une révolution dans l'étude de la nature. Ce savant avoit toutes les qualités nécessaires au succès des grands travaux. Il dévoua tous ses momens à l’obser- yation ; l'examen de vingt mille individus suffit à peine à son activité. Il se servit, pour les classer, de mé- thodes qu'il avoit inventées ; pour les décrire , d’une langue qui étoit son ouvrage ; pour les nommer , de mots qu'il avoit fait revivre, ou que lui-même avoit formés. Ses termes furent jugés bizarres ; on trouva que son idiôme étoit rude: mais 1l étonna par la pré- cision de ses phrases ; il rangea tous les êtres sous une loi nouvelle. Plein d’enthousiasme , il sembloit qu'il eût un culte à établir et qu'il en fût le prophète. La première de ses formules fut à Dieu , qu’il salua comme le père de la nature ; les suivantes sont aux élémens , à l’homme , aux autres êtres , et chacune d'elles est pra @ , = ? 3 une énigme d’un grand sens pour qui veut I appt ofon- 8 dir. Avec tant de savoir et de caractère, Lainné s'em- para de l’enseignement dans les écoles ; 1leut les succès d’un grand professeur : M. de Buffon a en ceux d’un grand philosophe. Plus généreux, Linné auroit trouvé dans les ouvrages de M. de Buffon des passages dignes d'être substitués à ceux de Sénèque , dont 1l a décoré les frontispices de ses divisions. Plus juste, M. de Buffon auroit profité des recherches de ce savant laborieux. 30 ÉLOGES HISTORIQUES. Ils vécurent ennemis , parce que chacun d’eux regarda l'autre comme pouvant porter quelque atteinte à sa gloire. Aujourd’hui que l’on voit combien ces craïntes étoient vaines, qu'il me soit permis à moi, leur admi- rateur et leur panégyriste, de rapprocher, de réconci- her ici leurs noms, sûr qu'ils ne me désavoueroient pas eux-mêmes, s'ils pouvoient être rendus au siècle qui les regrette et qu'ils ont tant illustré. Pour trouver des modèles auxquels M. de Buffon ressemble , c’est parmi les anciens qu’il faut les cher- cher. Platon, Aristote et Pline, voilà les hommes aux- quels il faut qu’on le compare. Lorsqu'il traite des facultés de l’ame , de la vie, de ses élémens, et-des moules qui les forment, brillant, élevé, mais subtil, c’est Platon dissertant à l’Académie ; lorsqu'il recherche quels sont les phénomènes des animaux, fécond , mais exact, c’est Aristote enseignant au Lycée ; lorsqu'on lit ses discours, c’est Plincécrivant seséloquens préambules. Aristote a parlé des animaux avec l’élégante simpli- cité que les Grecs ont portée dans toutes les productions de l’esprit. Sa vue ne se borna point à la surface , elle pénétra dans l’intérieur , où 1l examima les organes. Aussi ce ne sont point les individus , mais les proprié- tes générales des êtres qu'il considère. Ses nombreuses observations ne se montrent point comme des détails ; elles lui servent toujours de preuve ou d'exemple. Ses caractères sont évidens , ses divisions sont naturelles , son style est serré ; son discours est pleim; avant li, nulle règle n’étoit tracée ; après lui , nulle méthode n’a surpassé la sienne : on a fait plus , mais on n’a pasfait NATURALISTES. — BUFFON. 31 mieux ; et le précepteur d'Alexandre sera long-temps encore celui de la postérité. Pline suivit un autre plan et mérita d’autres louanges : comme tous les orateurs et les poëtes latins , il rechercha les ornemens et la pompe dans le discours. Ses écrits contiennent , non. l'examen , mais le récit de ce que l’on savoit de son temps. Il traite de toutes les substances ; 1l révèle tous les secrets des arts ; tout y est indiqué sans que rien y soit approfondi : aussi l’on en tire souvent des citations et jamais des principes. Les erreurs que l’on y trouve ne sont point à lui ; il ne les adopte point , 1l les ra- conte ; mais les véritables beautés , qui sont celles du style , lui appartiennent. Ce sont , au reste, moins les mœurs des animaux que celle des Romains qu'il expose. Vertueux ami de Titus, mais effrayé par les règnes de Tibère et de Néron , une teinte de mélancolie se mêle à ses tableaux ; chacun de çes livres reproche à la na- ture le malheur de l’homme , et par-tout il respire, comme Tacite, la crainte et l'horreur des tyrans. M. de Buffon , qui a vécu dans des temps calmes , regarde au contraire la vie comme un bienfait; il applique aussi les vérités physiques à la morale , mais c’est toujours pour consoler ; 1l est orné comme Pline ; mais, comme Aristote, il recherche, 1l invente ; souvent 1l va de l'effet à la cause , ce qui est la marche de la science; et 11 place l’homme au centre de ses descriptions. Il parle d’Aristote avec respect, de Platon avec étonne- ment, de Pline avec éloge ; les moindres passages d’A: ristote lui paroissent dignes de son attention ; il en examine le sens , il les discute, 1l s’honore d’en être 32 ÉLOGES HISTORIQUES. l'interprète et le commentateur. Il traite Pline avec moins de ménagement , 1l le critique avec moins d’é- gards. Platon , Aristote et Buffon n’ont point, comme Pline , recueilli les opinions des autres ; ils ont répandu les leurs. Platon et Aristote ont imaginé, comme le philosophe français, sur les mouvemens des cieux et sur la réproduction des êtres , des systèmes qui ont do- miné long-temps. Ceux de M. de Buffon ont fait moins de fortune, parce qu'ils ont paru dans un siècle plus éclairé. Si l’on compare Aristote à Pline , on voit com- bien la Grèce étoit plus savante que l'Italie; en lisant M. de Buffon, l’on apprend tout ce que les connois- sances physiques ont fait de progrès parmi nous : ils ont tous excellé dans l’art de penser et dans l’art d’é- crire. Les Athéniens écoutoient Platon avec délices ; Aristote dicta des lois à tout l'empire des lettres ; rival de Quintilien, Pline écrivit sur la grammaire et sur les talens de l’orateur. M. de Buffon vous offrit, Messieurs, à la fois le précepte et l'exemple. On cherchera dans ses écrits les richesses de notre langage , comme nous étu- dions dans Pline celle de Ia langue des Romains. Les savans , les professeurs étudient Aristote ; les philoso- phes , les théologiens lisent Platon; les orateurs , les historiens , les curieux , les gens du monde préfèrent Pline. La lecture des écrits de M. de Buffon convient à tous ; seul 1l vaut mieux que Pline; avec M. Dau- benton, son illustre compétiteur , 1l a été plus loin qu’Aristote. Heureux accord de deuxames dont l’umion a fait la force , et dont les trésors étoient communs; rare assemblage de toutes les qualités requises pour NATURALISTES. — BUFFON. 33 observer , décrire et peindre la nature; phénomène honorable aux lettres, dont les siècles passés n’'offrent ‘point d’exemple, et dont il faut que les hommes gar- dent long-temps le souvenir. S'il n'étoit permis de suivre ici M. de Buffon dans la carrière des sciences physiques, nous l'y retrouve- rions avec cet amour du grand qui le distingue. Pour estimer la force et la durée des bois, il à soumis des forêts entières à ses recherches. Pour obtemir des résul- tats nouveaux sur les progrès de la chaleur, il a placé d'énormes globes de métal dans des fourneaux immen- ses. Pour résoudre quelques problèmes sur l’action du feu , 1l a opéré sur des torrens de flamme et de fumée ; il s’est appliqué à la solution des questions les plus im- portantes à la fonte des grandes pièces d’artillerie ; disons aussi qu'il s’est efforcé de donner plus de per- * fection aux fers des charrues , travail vraiment digne que la philosophie le consacre à l'humanité. Enfin , en réunissant les foyers de plusieurs miroirs en un seul, 1l a inventé l’art qu'employèrent Proclus et Archimède pour embraser au loin des vaisseaux. On doit sur-tout le louer de n'avoir pas, comme Descartes , refusé d’ÿ croire. Tout ce qui étoit grand et beau lui paroissoit devoir être tenté, et 1l n’y avoit d’impossible pour lui que les petites entreprises et Les travaux obscurs, qui sont sans gloire comme sans obstacles. M. de Buffon fut grand dans l’aveu de ses fautes ; 11 les a relevées dans ses supplémens avec autant de mo- destie que de franchise , et ila montré par-là tout ce que pouvoit sur lui la force de la vérité. TA, | 3 34 ÉLOGES HISTORIQUES. Il s’étoit permis de plaisanter sur une lettre dont il ignoroit alors que M. de Voltaire fût l’auteur. Aussi- tôt qu'il l’eut appris, il déclara qu'il regrettoit d'avoir traité légèrement une des productions de ce grand homme ; et il joignit à cette conduite généreuse un procédé délicat, en répondant avec beaucoup d’étendue aux foibles objections de M. de Voltaire, que les na- turalistes n’ont pas même jugées dignes de trouver place dans leurs écrits. Pour savoir tout ce que vaut M. de Buffon , il faut , Messieurs, lavoir lu tout entier. Pourrois-je ne pas vous le rappeler encore, lorsque dans sa réponse à M. de la Condamine il le peignit voyageant « sur ces » montssourcilleux que couvrent des glaceséternelles , » dans ces vastes solitudes où la nature , accoutumée » au plus profond silence, dut être étonnée de s'entendre »interroger pour la première fois». L’auditoire futfrap- pé de cette grande image, et demeura pendant quelques instans dans le recueillement, ayant d’applaudir. Si, après avoir admiré M. de Buffon dans toutes les parties de ses ouvrages, nous comparions les grands écrivains dont notre siècle s’honore avec ceux par qui les siècles précédens furent illustrés , nous verrions comment la culture des sciences a influé sur l’art ora- toire , en lui fournissant des objets et des moyens nou- veaux. Ce qui distingue les écrivains philosophes parmi lesquels celui que nous regrettons s’est acquis tant de gloire , c’est qu'ils out trouvé dans la nature même des sujets dont les beautés seront éternelles ; c’est qu'ils n’ont montré les progrès de l'esprit que par ceux de la NATURALISTES. — BUFFON. 35 raison ; qu’ils ne se sont servis de l'imagination qu’au- tant qu’il falloit pour donner des charmes à l'étude ; c’est qu ’avançant toujours et se perfectionnant sans cesse, on ne sait m1 à quelle hauteur s'éleveront leurs pensées, n1 quels espaces embrassera leur vue, ni quels effets produiront un jour la découverte de tant de vé- rités et l’abjuration de tant d'erreurs. Pour sufhre à d’aussi grands travaux, il a fallu de grands talens , de longues années, et beaucoup de repos. À Montbar , au milieu d’un jardin orné, s'élève une tour antique : c’est là que M. de Buffon a écrit l’histoire de la nature; c'est de là que sa renommée s’est répandue dans l'univers. Il y venoit au lever du soleil, et nul importun n’avoit le droit de l’y troubler. Le calme du matin, les premiers chants des oiseaux , l’aspect varié des campagnes, tout ce qui frappoit ses sens le rappeloit à son modèle. Libre , indépendant , 1l erroit dans les allées ; il précipitoit, il modéroit , 1l suspendoit sa marche : tantôt la tête vers le ciel, dans le mouvement de l'inspiration et satisfait de sa pensée ; tantôt recueilli, cherchant, ne trouvant pas, ou prêt à produire, il écrivoit, il effaçoit, il écrivoit de nouveau pour effacer encore ; rassemblant, accordant avec le même soin , le même goût, le même art, toutes les parties du discours , 1l le prononçoit à diverses reprises, se corrigeant à chaque fois ; et content enfin de ses efforts , il le déclamoit de nouveau pour lui-même’, pour son plaisir, et comme pour se dédom- mager de ses peines. Tant de fois répétée, sa belle prose , comme les beaux vers, se gravoit dans sa 36 ÉLOGES HISTORIQUES. mémoire ; il la récitoit à ses amis , 1l les engageoïit à la lire eux-mêmes à haute voix en sa présence : alors il l'écountoit en juge sévère, et 1l la travailloit sans relâche , voulant s'élever à la perfection que l’écri- vain impatient ne pourra jamais atteindre. | Ce que je peins foiblement , plusieurs en ont été témoins. Une belle physionomie , des cheveux blancs, des attitudes nobles, rendoient ce spectacle imposant et magnifique; car s'il y a quelque chose au-dessus des productions du gémie, ce ne peut être que le gémie lui-même , lorsqu'il compose , lorsqu'il crée , et que dans ses mouvemens sublimes 1l se rapproche autant qu’il se peut de la divinité. Voilà bien des titres de gloire : quand ils seroient tous anéantis, M. de Buffon ne demeureroit pas sans éloge. Parmi les monumens dont la capitale s’honore, il en est un que la munificence des rois consacre à la nature, où les productions de tous les règnes sont réunies, où les minéraux de la Suède et ceux du Potose , où le renne et l'éléphant, le pingouin et le ka- michi, sont étonnés de se trouver ensemble. C’est M. de Buffon qui a fait ces miracles; c’est lui qui, riche des tributs offerts à sa renommée par les sou- verains , par les sayans, par tous les naturalistes du monde, porta ces offrandes dans les cabinets confiés à ses soins. Îl ÿ avoit trouvé les plantes que Tournefort et Vaillant avoient recueillies et conservées ; mais au- jourd’hui ce que les fouilles les plus profondes et les voyages les plus étendus ont découvert de plus curieux et de plus rare, s’y montre rangé dans un petit NATURALISTES. — BUFFON. 37 espace. L'on y remarque sur-tont ces peuples de qua- drupèdes et d’oiseaux qu’il a si bien peints ; et se rap- pelant comment il en a parlé, chacun les considère avec un plaisir mêlé de reconnoissance. Tout est plein de lui dans ce temple , où 1l assista pour ainsi dire à son apothéose; à l'entrée, sa statue, que lui seul fut étonné d’y voir, atteste la vénération de sa patrie, qui, tant de fois injuste envers ses grands hommes, ne laissa pour la gloire de M. de Buffon rien à fare à la postérité. La même magnificence se déploie dans les jardms. L'école , l’amphithéâtre, les serres, les végétaux, l’en- ceinte elle-même, tout y est renouvelé, tout s’y est étendu, tout y porte l'empreinte de ce grand carac- tère qui, repoussant les limites, ne se plut jamais que dans les grands espaces et au mulien des grandes conceptions. Des collines , des vallées artificielles , des terrains de diverse nature , des chaleurs de tous les degrés , y servent à la cultnre des plantes de tous les pays. Tant de richesses et de variétés rappellent l’idée de ces monts fameux de l'Asie dont la cime est glacée, tandis que les vallons situés à leur base sont brûlans, et sur lesquels les températures et les productions de tous les climats sont rassemblées. Une mort douloureuse et lente à terminé cette belle vie. À de grandes souffrances ;, M. de Buffon opposa un grand courage. Pendant de longues insomnies , il se félicitoit d’avoir cohservé cette force de tête qui, après avoir été la source de ses inspirations, l’entre- tenoit encore des grands objets de la nature. IL vécut 38 ÉLOGES HISTORIQUES. tout entier jusqu’au momeut où nous le perdimes. Vous vous souvenez , Messieurs ; de la pompe de ses funérailles ; vous y avez assisté avec les députés des. autres académies, avec tous les amis des lettres et des arts, avec ce cortège innombrable de personnes de tous les rangs ; de tous les états, qui suivoient en deuil, au milieu d’une foule immense et consternée. Un murmure de louanges et de regrets rompoit quel- quefois le silence de l’assemblée. Le temple vers lequel on marchoit ne put contenir cette nombreuse famille d’un grand homme. Les portiques, les avenues demeu- rèrent remplis ; et, tandis que l’on chantoit l'hymne funebre , ces discours, ces regrets, ces épanchemens de tous les cœurs ne furent point interrompus. Enfin en se séparant, triste de voir le siècle s’appauvrir, chacun formoit des vœux pour que tant de respects rendus au géme fissent germer de nouveaux talens, et préparassent une génération digne de succéder à celle dont on trouve parmi vous, Messieurs, les titres et les exemples. J’ai parlé des beautés du style et de l'étendue du savoir de M. de Buffon. Que ne peut s’élever 1c1 ;, Messieurs , pour peindre dignement ses qualités et ses vertus , et pour ajouter beaucoup à vos regrets, la voix des personnes respectables dont il s’étoit environné ! Que ne peut sur-tout se faire entendre la voix élo- quente d’une vertueuse amie, dont les tendres conso- lations , dont les soins affectueux, elle me permettra de dire, dont les hommages ÿ ont suivi cet homme illustre jusqu’au tombeau ! Elle peindroit l’heureuse alliance de la bonté du cœur et de la simplicté du NATURALISTES. — BUFFON. 39 caractère avec toutes les puissances de l’esprit ! elle peindroit la résignation d’un philosophe souffrant et mourant sans plainte et sans murmure ! Cette excel- lente amie a été témoin de ses derniers efforts; elle a recu ses derniers adieux, elle a recueilli ses dernières pensées. Qui mérita mieux qu’elle d’être dépositaire des dernières méditations du gémie ? Que ne peut encore s'élever ici la voix imposante d’un illustre ami de ce grand homme, de cet administrateur qui tantôt, dans la retraite ; éclaire les peuples par ses OUVrALES ;' et tantôt , dans l’activité du mimistère , les rassure par sa présence et les conduit par sa sagesse ! Des sen- timens communs d’admiration, d'estime et d'amitié fapprochoïent ces trois ames sublimes. Que de dou- ceur, que de charmes dans leur union! Étudier la nature et les hommes, les gouverner et les instruire, leur faire du bien et se cacher , exciter leur enthousiasme et leur. amour; ce sont presque les mêmes soins, les mêmes pensées , ce sont des travaux et des vertus qui se ressemblent. | Avec quelle joie M. de Buffon auroit vu cet ami , ce grand ministre , rendu par le meilleur des rois au vœu de tous, au moment où les représentans du plus généreux des peuples vont traiter la grande affaire du salut de l’état; à la veille de ces grands jours où doit S'opérer la régénération solennelle du corps politique ; où de l’umion naîtront l'amour et la force; où le père dela patrie recueillera ces fruits si doux de sa bienfai- sance, de sa modération et de sa justice ; où son auguste compagne ; mère sensible et tendre, si profondément 40 :ÉLOGES HISTORIQUES. occupée des soins qu’elle ne cesse de prodiguer à ses enfans, verra se préparer pour eux, avec la prospérité commune , la gloire et le bonheur ; dans cette époque } la plus intéressante de notre histoire , qui peindra Louis XVI protégeant la liberté près de son trône, comme il l’a défendue au-delà des mers, se plaisant à s’entourer de ses sujets ; chef d’une nation éclairée et régnant sur un peuple de citoyens; roi par la nais- sance ; mais de plus, par la bonté de son cœur et par sa sagesse , le bienfaiteur de ses peuples et le restaura- teur de ses états. Qu'il m'est doux, Messieurs, de pouvoir réunir tant de justes hommages à celui de la reconnoissance que je vous dois ! L’Académie française , fondée par un roi qui fut lui-même un grand homme , forme une répu- blique riche de tant de moissons de gloire , fameuse par tant de conquêtes, et si célèbre par vos propres travaux, que peu de personnes sont dignes d’être - admises à partager avec vous un héritage transmis-par tant d’aïeux illustres ; mais voulant embrasser dans toute son étendue le champ de la pensée, vous appelez à vous des colonies composées d'hommes laborieux dont vous éclairez le zèle, dont vous dirigez les tra- vaux, et parmi lesquels j'ai osé former le vœu d’être placé. Ils vous apportent ce que le langage des sciences et des arts contient d’utile aux progrès des lettres 3 et ce concert de tant de voix, dont chacune révèle quel- ques-uns des secrets du grand art qui préside à la cul- ture de l’esprit , est un des plus beaux monumens que notre siècle puisse offrir à l'admiration de la postérité. ; F Re": er ee F< rat re DRE. \ À . > SR NATURALISTES. — BUFFON.. 41 Tr ST Sd ot nt RÉPONSE DE M. DE SAINT-LAMBERT, ALORS DIRECTEUR DE L'ACADÉMIE. Moxsreur, Ir y a longtemps que l’Académie s’honore par les hommages qu’elle aime à rendre aux talens qu’elle ne possède pas , et aux travaux qui lui sont étran- gers ; elle sait quelles qualités sont nécessaires à ceux qui se consacrent à la recherche de la vérité , etque, dans tous les genres, 1l n’y a qu’une raison supérieure qui puisse apporter de nouvelles lumières à la raison universelle. + Dans le siècle passé , où l’art étoit arrivé à sa perfec- tion , mais où la science avoit encore tant de pasà faire, 1l s’étoit élevé entre l’un et l’autre des barrières qu’on n’essayoit pas de franchir, Des asiles séparés étoient 4 . * ÉLOGES HISTORIQUES. destinés à ceux qui étudioient la nature, et à ceux qui vouloient la peindre ; on ne passoit pas de l’une à l’autre, Les grands artistes qui devoient la connoissance appro- fondie des arts au philosophe de Stagire ne se doutoient pas encore de toutes les obligations qu'ils auroient un jour à la philosophie. Le sage Fontenelle, qui heureusement ne s’étoit anoncé que par des talens agréables , prêta des charmes à quelques parties des sciences ; 1l en inspira le goût aux lecteurs même les plus frivoles , et bientôt , citoyen de deux républiques opposées, 1l en rapprocha les esprits ; 1l apprit aux uns et aux autres à réunir leurs richesses différentes. La connoissance de la nature devint pour la poésie une source de beautés nouvelles. L’anteur de la Henriade orna ce poëme philoso- phique et plusieurs de ses ouvrages des découvertes de Newton. Les sociétés savantes perdirent quelqne chose de leur ancienne austérité. IL régna dans leurs écrits une éloquence noble, simple et modeste ; comme doit être celle des hommes qui ne veulent parler qu’à là raison. Enfin, l’auteur de: la Préface ammortelle de l'Encyclopédie , auteur de l'Histoire naturelle, déco- rèrent de leurs noms la liste de l’Acadénmie;,et le géme des arts fut flatté de s’asseoir à côté du gémie qui avoit enrichi son siècle de nouvelles vérités. Vous avez , Monsieur , fait faire des progrès à une science qui ; dans tous les pays et dans tous les âges, a rencontré plus d'obstacles que d’encouragemens. L'homme veut vivre ét vivre heureux. Pour prévenir ou soulager les maux auxquels sa foible machine est À NATURALISTES. — BUFFON. 43 condamnée ; pour prévenir ou consoler les chagrins qu’il doit aux passions vicieuses ou trop exaltées , lé. tude de l’homme physique et moral devroit être la plus assidue de ses études. IL semble que ceux qui ont sur nous quelque empire devroient nous répéter sans cesse ces mots de l’oracle de Delphes : Cornoëis -tor, Cependant les préjugés de toute espèce se sont opposés long-temps à cette connoissance, et ce que la supers- tition et l'autorité ont peut-être le plus défendu à l’homme , c’est de se connoître. L’ancienne et la moderne Asie ont porté jusqu’au culte le respect pour les morts. Chez les Grecs, négliger de les inhumer , étoit un crime quelquefois puni par la perte de la vie. Il y a encore des sectes religieuses où les prêtres, qui veulent conserver du moins l’empire des tombeaux, en défendent l'entrée à l’anatomie. Ce n’est même que depuis quelques siècles qu'on lu a abandonné deux espèces d'hommes , qui, à la vérité ne sont pas rares dans nos sociétés mal ordounées, des criminels et des misérables. ” Quel est donc cet instinct mal raisonné qui nous attache si fortement aux restes inanimés de notre être ? Et pourquoi la société n’encourage-t-elle pas une science dont la nature a rendu l'étude rebutante ? Ces membres flétris et hivides qu’il faut observer de si près et si long-temps , blessent cruellement nos sens ; il faut vaincre le dégoût qu’ils nous donnent , et cette victoire , difficile à tous les hommes, est pour quel- ‘ques-uns d’eux impossible. Veut-on interroger dans les animaux la nature Â4 ELOGES HISTORIQUES. vivante ? Ces êtres qui sont souvent les victimes de notre intérêt ou de notre amusement , et qui alors ne nous inspirent qu’une foible pitié, nous font éprouver. une pitié déchirante lorsqu'il faut diviser leurs mem- bres sensibles , entendre leurs gémissemens continus, voir tous leurs mouvemens exprimer la plainte, et cependant prolonger et ranimer leurs douleurs. Quelle passion peut donc surmonter des émotions si terribles? Cette curiosité qui, dans les hordes sau- vages, fait chercher à l’homme quelques connoïissances utiles à sa conservation, et qui, dans les sociétés policées, fait chercher à un petit nombre d'hommes des vérités qui seront utiles à tous les siècles. Cet amour de la vérité, ce besoin irrésistible de la découvrir , est la passion dominante des vrais philo- sophes; elle s'empare de leur ame; elle change ou dirige leur caractère; elle fait taire les autres passions et même ce désir vague de la renommée, ce besoin d’occuper de soi l’âge présent , qui a si souvent écarté l’homme des routes de la raison et de la vertu. | C’est cette passion, Monsieur, qui vous a conduit dans vos travaux. Vous êtes peut-être celui des anatomistes qui à le plus comparé l’homme avec lui-même, c’est-à-dire ce qu'ilest dans ses différens âges. Vous avez fait une étude heureuse de plusieurs des organes de nos sens. Per- sonne n’avoit vu aussi bien que vous cette corréspon- dance établie par Ja nature entre ces organes extérieurs qui sont les instrumens de l’ame, et ces organes intérieurs . qui sont le principe de la sensibilité et de la vie. .? Sn NATURALISTES. — BUFFON. 45 Vous avez découvert dans plusieurs espèces d’ani- maux des muscles, des ressorts inconnus avant vous. Les bornes que je dois prescrire à ce discours ne me permettent pas de m'étendre sur tous les succès de vos recherches ingénieuses , et j'y ai regret ; l'exposition de ses découvertes est l’éloge du philosophe, comme le récit de ses actions est l’éloge de l’homme de bien. Mais vos découvertes, Monsieur, déja si connues des _ savans, seront déposées dans le beau monument que vous érigez à la science de l’anatomie. C’est avec le même regret que je ne dis rien des excellens articles dont vous avez enrichi l'Encyclopédie, et de plusieurs mémoires sur différentes parties de l’histoire naturelle qui, avant l’âge de 23 ans, vous avoient mérité une place à l’Académie des sciences. Le désir d’être utile, qui s’est allié en vous à l'amour de la-vérité pour vous soutenir dans vos travaux, les a quelquefois interrompus. Vous avez employé une partie de votre temps à faire des démarches et des écrits pour hâter l'établissement de la Société royale de médecine. Le projet que vous proposiez, de concert avec M. de Lassone , fut adopté promptement par un ministre dont le génie, les connoissances immenses, toutes les actions, toutes les pensées, tous les vœux, n’ont eu qu'un but, le bonheur de sa patrie et du monde (1). 11 savoit que donner aux hommes la facilité de se | communiquer leurs idées, c’est hâter dans tous les genres la marche de l'esprit humain. La correspon- meme etéiséepieetipmemesemmmnmementermes (1) M. Turgot. x 46 ÉLOGES HISTORIQUES. dance de la Société royale avec les plus habiles médecins de l'Europe a fait mieux connoître les influences que pouvoit avoir sur la santé l’air que nous respirons , le sol que nous cultivons, nos alimens, les différens emplois de notre vie; elle a éclairé sur les symptômes, la marche , les retours de plusieurs maladies; elle a appris à démasquer lempirisme le plus artificieux ; enfin, cette science à qui la pusillamimité infirme demande trop , à qui l'ignorance robuste refuse tout , a fait des progrès comme toutes les autres sciences ; elle ne nous promet plus de miracles , elle a augmenté le nombre de ses secours ; elle sait mieux qu’elle ne le savoit autrefois , nous servir , se défier d’elle-même ;' et, quand il le faut, nous livrer à la nature. Quel autre que celui qui avoit eu tant de part à l’éta- blissement de la Société royale, quel autre que celui dont elle aimoit la manière d’écrire et respectoit les connois- sances, devoit être le secrétaire de cette nouvelle aca- démie ? Les acclamations de ceux qui alloient vous en- tendre dans les salles où vous avez long-temps honore la place de professeur, ces acclamations vous appe- loient à une place où 1l faut réumir le double mérite des lumières et de l’éloquence. IL n'est pas permis à celui qui est chargé de faire l'extrait des savans ouvrages de ses confrères de n'avoir que des connoissances superficielles ; c’est un juge et un juge favorable : 1l faut que sa justice et sa bienveillance soient éclairées. Les savans écrivent sou- : vent pour leurs égaux. l’auteur d’un extrait écrit toujours pour le public: il doit, en abrégeant, rendre Es... NATURALISTES. — BUFFON. 47 plus évidentes les vérités et les erreurs : on exige qu'il répande un grand jour sur un espace borné, qu'il épargne le temps aux hommes instruits, et une atten- tion pénible à ceux qui veulent s’instruire. La place de secrétaire des sociétés savantes impose encore un genre d'ouvrage que Fontenelle a porté à sa perfection : ce sont les éloges historiques. L'auteur est un philosophe qui raconte, et non pas un orateur qui veut émonvoir ; toute exagération lui est défendue; on lui demande des détails choisis et de la vérité ; on veut qu'il dessine correctement ses personnages , et non qu'il les peigne avec des couleurs vives et bril- lantes. Mais plus 1l s’interdit les figures et les mou- vemens de l'art oratoire , plus il doit se parer de toutes les richesses de la raison. Il faut qu’on remarque la justesse et la nouveauté de ses pensées plus que le bonheur de ses expressions. Enfin , les réflexions sont le genre d’ornemens qui lui est permis; et, comme tous les ornemens , elles ne doivent pas être prodi- guées ; 11 doit savoir analyser les esprits et connoître le cœur humain. Le lecteur aime à trouver dans ces vies abrégées le caractère des savans et le degré d'estime qui leur est dû ; 1l veut vivre un mornent avec eux et voir quelles passions ont étendu ou borné leurs talens. Voilà, Monsieur, une partie du mérite des éloges de Villustre secrétaire actuel de l’Académie des sciences, et des vôtres. Mos éloges sont aussi l’histoire de la science et des progrès qu’elle a faits de nos jours. Ce qui la caractérise dans ce siècle, c’est d’avoir perfectionné les instrumens 48 ÉLOGES HISTORIQUES: dont elle peut faire usage ; c’est d’en avoir inventé de nouveaux; c’est d’avoir créé des agens, sans les- quels l’industrie et la curiosité humaines auroient des bornes trop resserrées : c’est avec le secours de ces instrumens qu’elle a découvert un nouvel astre plané- taire , et mieux connu les autres ; c’est par un art tout nouveau qu'elle a donné un nouveau degré d'intensité au froid et à la chaleur. Le diamant s’évapore , le mercure est glacé, la foudre est enlevée à la nue; enfin, c’est par des agens de son invention que la doctrine des quatre élémens est reconnue une erreur : l’homme les divise, les réunit, et les change. L'empire de la science n’est plus un vaste désert où l’on trouvoit quelques sentiers pénibles , marqués par les pas des géans : c’est un pays cultivé, semé de toutes parts de rontes faciles qui conduisent de l’une à l'autre, et que les habitans peuvent parcourir sans fatigue. Dans les siècles à venir, ceux qui reculeront les limites de cet empire seront peut-être des hommes moins extraordinaires que leurs prédécesseurs. Avec le secours des agens nouveaux, des instrumens per- fectionnés, quiconque observera la nature verra tom- ber quelques-uns de ses voiles. Eh! sans cette réflexion, pourroit-on se consoler de la perte des grands hommes tels que celui que re- grettent nos académies, la France et l’Europe entière ? M. de Buffon est un de ces génies rares que toutes les sortes d’esprits peuvent admirer. L'analyse élo- quente que vous venez de faire de ses ouvrages me dispense d'en parler avec quelque étendue ; mais quil à NATURALISTES. — BUFFON. 49 . « | è mé soit permis de m’arrêter un moment sur le genre de philosophie et de beautés qui en font le caractère. Après avoir vu tout ce qu’avoient écrit les naturalistes anciens et modernes; après avoir fait [ui-même bean- coup d’expériences; après avoir médité long-temps sur une multitude de faits isolés, M. de Buffon en saisit les rapports ; s’éleva à des idées générales, et donna la Théorie de la terre : elle fut suivie de l’histoire de l’homme et des animaux, et il enrichit par-tout cet ouvrage de grandes vues et des vérités de la philoso- à .phie- Dans la pemture de l’enfance , il expose la manière dont nous recevons nos idées , l’origine de nos passions, de notre raison ; et son style , noble et touchant , jette sur la description de ce premier âge l'intérêt le plus doux et le plus tendre. Peint-il la révolution qui se fait à l’âge de la puberté dans notre organisation ; il n’oublie pas celle qui se fait dans le caractère ; lame est changée avec les organes : la peinture de ce moment est vive et animée; la philo- soplne y répand la décence. L'homme jouit de ses forces physiques et de sa raison, ses passions et ses muscles ont leur énergie; et M. de Buffon peint cet âge viril avec les lumières d’un philo- sophe profond dans la connoissance du cœur humain. Enfin, après une duréé que le chagrin abrège presque toujours , l’homme éprouve des pertes physiques et morales ; et le tableau de sa décadence est un de ceux où il y a le plus d’idées fines , neuves et consolantes. Cet homme que vous avez vu dans tous les âges, on vous le montre dans tous les climats; vous aimez à le ; gi CHEN 4 5o ÉLOGES HISTORIQUES. suivre sous les zones torride, glacées, tempérées, et À voir le ciel qui l’environne, le sol qui le nourrit, déterminant sa couleur , ses traits, ses habitudes , sans cependant altérer ses penchans ; qui sont par-tout les mêmes, et que la philosophie et les lois peuvent diriger vers le bonheur de l'espèce entière. Vous trouverez daus tous ces tableaux la couleur propre au sujet, et ce mérite se fait plus remarquer encore dans d’autres parties de l’Histoire naturelle. Quelle simplicité noble ettouchante dans les descrip- tions de ces animaux, compagnons sensibles de nos. travaux , de nos jeux et de nos dangers! M. de Buffon nous inspire pour eux une reconnoissañce mêlée d’une sorte d’estime, et je ne sais quoi de tendre, que l’é+ goïsme lui-même ne se défend pas tonjours d’éprouver. Quelle énergie facile et sublime dans le tableau de ce tigre, odieux à tous les êtres , ne voyant que sa proie dans tout ce qui respire, et ne jouissant du mie de ses forces que par l'étendue de ses ravages! Le style de M. de Buffon a plus de grandeur et r majesté dans la description du lion, qne la nécessité force à la guerre, mais ennemi sans fraude y pardon- nant souvent à la foiblesse, et quelque fois martyr de la reconnoissance. On relit, on médite la description de cet animal si puissant et si ingénieux, qui entend nos langages, qui conçoit l’ordre de nos sociétés et en distmgue les rangs, qui montre même l’idée et le sentiment de la justice. Le style de cette description n’est point élevé , il est élégant et simple ; c’est le portrait d’un sage. | k ue Le NATURALISTES. — BUFFON. 51 Celni qui a dessiné avec des traits si fiers et si sublimes le lion et le tigre, est-il le même qui a peint avec des traits si doux et des couleurs si aimables la beauté et la grace de la gazelle, le retour du prin- temps et de l'amour, le chant de la fauvette et les caresses de la colombe ? d Dans ses descriptions, M. de Buffon saisit toujours cæ qu'il y a de plus particulier dans le caractère des animaux ; 1l le fait ressortir, et chacun de ses portraits a de la physionomie ; il y mêle toujours quelque allusion à Phomme ; et l'homme, qui se cherche dans tout , lit avec plus d'intérêt l’histoire de ces êtres dans lesquels 1l retrouve ses passions , ses qualités et ses foiblesses. : M. de Buffon explique l’origine physique des idées , des sentimens, de la mémoire , de l'imagination des animaux ; avec la même philosophie qu'il a montrée dans lhistoire de l’homme: c’est à la perfection d’un sens ou à l’imperfection d’un autre qu'il attribue, autant qu’à l’organisation , leur genre de vie, leur caractère , le degré et l’espèce de leur intelligence. Après quelques pages d’une métaphysique digne de Locke ou de Condillac , 1l tombe quelquefois dans des contradictions et des obscurités. Souvenons-nous que , depuis la mort de Socrate, les philosophes de la Grèce se sont enveloppés des ténèbres de la double doctrine , et que celui qui a égalé leur génie à pu imiter leur prudence. S'il excelle dans la description des animaux, il n’est pas moins admirable lorsqu'il peint la surface de la 52 . ÉLOGES HISTORIQUES. terre. Jamais l’éloquence descriptive n’a été plus loin que dans les deux vues de la nature ; c’est le spectacle le plus magnifique que l'imagination s’appuyant surla philosophie ait présenté à l'esprit humain. Lucrèce et Milton n’auroient pas fait une plus belle et plus riche description, et ils n’y auroient pas mis autant de philosophie. Là le grand art du peintre n’est que le choix des circonstances et l’ordre dans lequel elles sont placées ; ce sont toujours de grandes choses exposées avec simplicité ; tous les détails sont grands, l’ensemble est sublime: l’envie a voulu y voir de la parure ; il n’y a que de la beauté. Celui qui le premier avoit porté de grandes vues et des idées générales dans l’histoire naturelle, celui qui avoit retrouvé le miroir d’'Archimède et fait une foule d’heureuses expériences , celui qui avoit fait plusieurs découvertes qu’il devoit à sa sagacité plus qu’à ses études assidues, a été bien excusable d’avoir porté trop loin le talent de généraliser et d’avoir eu quelquefois un sentiment exagéré des forces de l’esprit humain. Ce génie actif et puissant devoit se trouver trop resserré dans les bornes que la nature nous a prescrites. Il fal- loit un nouveau monde à ce nouvel Alexandre. Rapide dans ses idées, prompt dans ses vastes combinaisons, impatient de connoître , pouvoit-1l toujours s’asservir à la marche lente et sûre de la sage philosophie ? Pardonnons-lui de s'être élancé d’un vol au sommet de la montagne vers lequel tant d’autres se contentent de gravir. C’est de là que, portant ses regards dans un espace immense , il a vu la nature créer , développer, { | | NATURALISTES. — BUFFON. 53 perfectionner , altérer, détruire et renouveler les êtres; il l’a comparée avec elle-même , il a vu ses desseins, et a cru voir les moyens qu’elle emploie. De la hauteur où il s’étoit placé, cherchant à découvrir les causes de l’état du globe , les propriétés premières , et les méta- morphoses des substances qui le composent on qui l’habitent, 1l s’est précipité dans cet abîme des temps; dont aucune tradition ne révèle les phénomènes , où le gémie n’a pour guide que des analogies incertaines , et ne peut former que de spécieuses conjectures. Sans doute la doctrine de la formation des planètes et de la génération des êtres animés sera citéeau tribunal dé la raison ; mais elle y sera citée avec les erreurs des grands hommes. Les idées éternelles de Platon, les tourbillons de Descartes, les monades de Leibnitz , tant d'autres moyens d’expliquer toutes les origines ; tous les mouvemens , toutes les formes, n’ont point altéré le respect qu’on a conservé pour leurs inveni- teurs, parce que leurs brillantes hypothèses ont prouvé la force de leur imagination et celle de leur raison- nement. | Nous pouvons refuser d'adopter les systèmes de M. de Buffon; mais soyons justes sur la manière dont 1l les expose et dont il les défend : il ne les enveloppe d’aucun nuage; il est impossible de les présenter avec plus de modestie. IL ne les donne d’abord que comme des suppositions ; 1l commence par les appuyer des preuves les plus foibles : de plus spécieuses succéderont bientôt; il en arrivera de plus puissantes ; 1l les environne de vérités : toutes se lient , se fortifient l’une par l’autre; 54 “ÉLOGES HISTORIQUES. la dialectique est parfaite; le style est toujours majes- tueux, clair et facile; c’est celui que la raison pourroit choisir pour parler aux hommes avec autorités Quelque degré de vraisemblance que le génie de M. de Buffon ait pu prêter à ses systèmes, gardons- mous de croire qu'ils inspirent aujourd’hui une aveugle confiance : nous ne sommes plus au temps où les erreurs se propageoient sous les auspices d’un grand homme. Toutes les opinions sont discutées ; on dis- tingue dans un système ce qu'il y a de vrai ou de faux : si l'expérience ne le soutient pas, sa foiblesse est reconnue ; et on n’a pu la reconnoître sans acquérir de nouvelles lumières. Rendons graces aux hommes de génie qui ont imprimé du monvement à leur siècle ; pardonnons-leur des illusions, lorsqu’en s’écartant de la vérité ils ont augmenté le desir de s’occuper-d’elle. M. de Buffon a inspiré une nouvelle ardeur pour toute les sciences qui tiennent à l'étude de la nature. Il a rendu plus commun le plaisir de la contempleret celui d’en jouir ; il nous a fait partager son enthousiasme pour elle : nous la regardons aujourd’hui avec les yeux attentifs ou charmés du philosophe ou du poëte. Nous lui découvrons de nouvelles beautés, quelque chose de plus majestueux ; nous lui arrachons tous les jours quelques secrets, dont nous nous flattons de faire usage. M. de Buffon a été comblé des faveurs de la renom- mée. On peut le compter dans le petit nombre des hommes qui ont reçn de leur siècle le tribut d'estime et de reconnoissance qu'ils avoient mérité. S'il eût cultive un autregenre de philosophie, peut-être auroit-1l NATURALISTES. — BUFFON. 55 été moins heureux. On aime à se délivrer de l'ignorance de la nature, qui ne peut être utile à personne, tandis qu'il y a encore des hommes qui veulent maintenir l'ignorance morale. Le physicien a des admirateurs, et ses critiques ne relèvent que ses fautes. Le philo- sophe dont les études ont poux objet les droits de l’homme et les règles de la vie recoit de son siècle plus de censures que d’éloges ; quand le temps commence à rendre populaires ses maximes qui combattent l’in- justice , 1l a moins de détracteurs, mais il conserve des ennemis. M. de Buffon , dans ses jardins de Montbar, cher- chant des vérités ou de grandes beautés, rencontrant les unes ou les autres, aimé de quelques amis qui devenoient ses disciples, cher à sa famille et à ses vassaux, goûtoit tous les plaisirs d’une vieillesse occu- pée, qui succède à de beaux jours qu’ont remplis des travaux illustres. S'il quittoit sa retraite délicieuse, c’étoit pour revoir ce Jardin royal, ce Cabinet d’histoire naturelle qui li doivent ce qu'ils possèdent de plus précieux. Les bâti- mens qui renferment une partie de ces trésors avoient été embellis et agrandis par ses soins et mème par ses avances. Les merveilles des trois règnes y sont déposées dans un ordre qui semble être celui que la nature indiqueroit elle-même. Ce jardin , ce cabinet sont devenus une bibliothèque immense qui noué instruit toujours et ne peut jamais nous tromper. Là M. de Buffon, jetant un coup d'œil sur tout ce qui l'environnoit , pouvoit jouir, comme le czar Pierre ; : 56 : ÉLOGES HISTORIQUES. | du plaisir d’avoir repeuplé et enrichi son empire. Ily M: les visites . _ hommages de ; 4 voyageurs, des hommes illustres dans tous les genres, . et même des têtes couronnées. Plusieurs lui apportoient | ou lui envoyoient des animaux, des plantes, des fossiles; des coquillages de toutes les parties de la terre, des rivages de toutes les mers. Aristote, pour rassembler sous ses yeux les productions de la nature, avoit eu s besoin qu’Alexandre fit la conquête de l’Asie; pour rassembler un plus grand nombre des mêmes produc- tions , que falloit-il à M. de Buffon ? Sa gloire. Ÿ. CA | | NOTICES SUR LA VIE. ET.LES OUVRAGES DE BUFFON ET DE DAUBENTON, PAR L'ÉDITEUR. TS BUFFON. QC RS, Div le discours précédent, Vicq-d’Azyr n’a pris, pour ainsi dire ; de la vie et des ouvrages de Buffon que les traits et les résultats les plus propres à l’effet oratoire qu’il vouloit et devoit produire au moment de son entrée à l’A- cadémie française ; il semble au moins avoir tout rapporté à cette intention. Il généralise presque toujours ses idées, évite les détails ou les faits que le philosophe veut connoître, mais qui laissent le public sans émotion ; et lorsqu'il s’ar- rête sur quelques ouvrages, ou sur quelques événemens par- ticuliers, ce n’est que pour en saisir la partie brillante et éle- +0 vée ; les sujets les plus dignes de captiver l'attention , tels _ que la manière de travailler de Buffon , et sa retraite dans la tour ou les allées de Montbar; la nature et le caractère de son style; l’objet de ses recherches et de ses travaux , c’est-à-dire la Théorie de la terre , et les Époques de la na- ture ; l’histoire de l’homme, celle des animaux, et toutes | L 58 ÉLOGES HISTORIQUES. les grandes questions auxquélles le naturaliste philosophe peut être conduit. Nous nous proposons dans cette notice, de réunir sur la vie privée et littéraire de Buffon les différens traits que son éloquent panégyriste a négligés à dessein, et dont le souvenir doit cependant passer à la postérité. . G£onces-Lours Lecrrerc, comte ne Burrow ; trésorier de l’Académie des sciences, membre de l’Académie fran- çaise, etc. , naquit à Montbar le 7 septembre 1707, de Ben- jamin Leclerc de Buffon, conseiller au parlement de Bour- gogne , et de mademoiselle de Marlin. Il fit ses premières études au collége de Dijon, où il se livra. avec une pré- dilection très-marquée aux mathématiques , dont il com- mença l'étude dans les ouvrages du marquis de l'Hôpital. Ceite première direction de son esprit étoit si prononcée que l’on pouvoit y reconnoître tous les caractères d’une véritable passion. Il ne pouvoit se séparer des Elémens de géométrie d’Euclide, et souvent il lui arrivoit , en jouant à la paume avec ses camarades , de quitter le jeu pour aller dans un coin solitaire ouvrir son livre chéri ; ettâcher de résoudre un problème qui le tourmentoit. Un jour, entrainé par son goût extraordinaire pour le mouvement , il monta sur un clocher ; en descendit en- suite avec une corde nouée , s’écorcha les mains qui glis- soient sur cette corde, et ne s’en aperçut point s tant ik étoit occupé d’une proposition de géométrie qu'il ne pou- voit comprendre, et dont le sens se présenta tout-à-coup à. son esprit au moment où il achevoit son pémble exercice. Les succès de Buffon égalèrent ses efforts , et à vingt ans il trouva le bénome de Newton , sans savoir que cette décou- verte eût été faite par le savant qui lui a donné son nom. Il n’a jamais publié, ce fait dans aucun de ses ouvrages; NATURALISTES. — BUFFON. 59 et lorsque Hérault de Séchelles lui en demanda la raison , il lui répondit franchement : « C’est que personne n’auroit » été obligé de m’en croire. » A l’âge de dix-neuf à vingt ans, Buffon se lia à Dijon avec le jeune lord Kingston , dont le gouverneur aimoit les sciences ét les cultivoit avec succès. Cette liaison l'ayant déterminé à voyager , il suivit son ami en Angle- terre et l’accompagna en Italie. Dans cette belle partie dé l'Europe Buffon ne fut frappé ni par les chefs-d’œuvres antiques dont elle est couverte!, ni par les souvenirs du peuple roi dont elle fut la patrie, « Il ne vit, dit Condorcet, que la nature à la fois riante, » majestueuse et terrible, offrant des asiles voluptueux et » de paisibles retraites entre des torrens de laves et sur les » débris des volcans , prodiguant ses richesses à des cam- pagnes qu’elle menace d’engloutir sous des monceaux de cendres, et montrant à chaque pas les vestiges et les preuves des antiques révolutions du globe. La perfec- tion des ouvrages des hommes , tout ce que leur foiblesse a pu leur imprimer de grandeur ; tout ce que le temps a pu leur donner d'intérêt ou de majesté , disparut à ses yeux devant les œuvres de cette main créatrice dont la puissance s’étend sur tous les mondes , et pour qui, dans son éternelle activité, les générations humaines sont à peine un instant. Dès-lors il apprit à voir la nature avec transport, comme avec réflexion ; il réunit le goût de l’observation à celui des sciences contemplatives, et lesmbrassant toutes dans l’universalité de ses connois- sances , il forma la résolution de leur dévouer exclusi- MORE MU US EN SE VO D OL, Wie NE D vement sa vie. » De retour en France il se rendit à Angers où il eut une querelle avec un Anglais , se battit , blessa son adversaire, 60 ‘ÉLOGES HISTORIQUES: : et vint se réfugier à Paris. Il fit ensuite un voyage'en Angleterre, où il ne resta que trois mois. C’est là que finit en quelque sorte sa jeunesse , et que commence la carrière scientifique qu’il a parcourue avec tant de distinction. Ses premiers travaux furent des traductions (1), qu’il enrichit de préfaces où l’on remarque cette gravité noble et sou- tenue qui fait un des principaux caractères de son style. Bientôt il voulut ; à l’exemple de Duhamel , appliquer les sciences physiques à des objets d’une utilité immé- diate , et commença sur les bois une suite d'expériences dont le résultat a prouvé que, pour donner une consistance ligneuse à l’aubier , il suffit d’écorcer les arbres sur pied dans le temps de la sève , et de les laisser sécher! et mourir à la suite de cette opération. Peu de temps après Buffon prouva par le fait la possi- bilité des miroirs d’Archimède, et eut, le premier chez les modernes, la gloire de montrer l’expérience extraordi- naire d’un incendie allumé à deux cents pieds de dis- tance. En 1748 il proposa une lampe à échelons , qui ne fut exécutée que plus de trente ans après par M. Rochon. En 1739 Buffon succéda à Dufaï, qui étoit intendant du. Jardin du roi. Cette circonstance le détermina à se consa= crer entièrement à l’histoire naturelle; mais, à l’exemple de la nature qui travaille lentement ses plus riches pro- ductions , il crut ñe pouvoir perfectionner ses ouvrages qu'avec le temps , et employa dix années à préparer des matériaux , à recueillir des faits , à former des combinai- sons ; à s'exercer dans l’art d'écrire ; et au bout#de ce (1) La traduction de la Statique de Hales, et celle des Fluxions de = 25: D . . . : Î Newton, que, par une méprise assez plaisante, des libraires isnorans placèrent dans un catalogue d'ouvrages de médecine, NATURALISTES. — BUFFON. 61 temps , dit Condorcet , le premier volume de l'Histoire na- turelle vint étonner l’Europe. : Ce volume renferme une nouvelle théorie de la terre, et un discours sur la manière d’étudier et de traiter l’his- toire naturelle. La nouvelle Théorie de la terre fit une très-grande sen- sation ; quoique l’entreprise en fût sans doute téméraire , et que l’imagination , en suppléant au silence des faits dans des hypothèses brillantes , se fit plutôt remarquer par la hardiesse de ses écarts que par l'exactitude de ses conceptions. On a sur-tout reproché à Buffon d'établir sa théorie sur un trop petit nombre d'observations , et d’ad- mettre des hypothèses contraires aux lois du système dont il avoit été en France un des plus zélés défenseurs : ob- jections auxquelles des connoissances ultérieurement ac- quises ont fait ajouter depuis que le granit n’est pas de nature vitreuse , et que plusieurs montagnes n’ont pas été occupées par la mer , comme le suppose la Théorie de Buffon. Le Discours sur la manière d’étudier et de traîter l’histoire naturelle offroit le plan de la révolution que Buffon se proposoit d’opérer dans cette partie des conaois- sances humaines , et l’on y trouve le génie et la méthode de Bacon embellis de toutes les richesses de l’art d'écrire. _ Buffon commencoit à peine à jouir de sa gloire , lors- qu’il fut attaqué par la Sorbonne, dont il dissipa les inquié- tudes et éloigna les persécutions par une explication, dans laquelle on reconnoît un philosophe qui vouloit éclai- rer les hommes et répandre des vérités utiles, avant de dé- truire par une attaque imprudente les erreurs et les préjugés qui gouvernent la multitude. Dans la suite il fut toujours fidèle à ces principes, et donna tous les témoignages de son respect pour une 62 ÉLOGES HISTORIQUES. religion qu’il croyoit nécessaire. À sa terre de Montbar, il se soumettoit même aux pratiques du culte , communioit, alloit à la messe, et donnoit tous les dimanches la valeur d’un louis aux différentes quêteuses ; conduite dans la: quelle on ne peut s’empècher de reconnoître ‘une raison supérieure , et dont les motifs sont d’ailleurs bien fran- chement exprimés par ces paroles de Buffon à Hérault de Séchelles : « Quand je tomberai dangereusement malade » et que je sentirai ma fin s'approcher, je né balancerai » point à envoyer chercher.les sacremens ; on le doit au » culte public , et ceux qui en agissent autrement sont » des fous ; il ne faut jamais heurter de front, comme » faisoient Voltaire ; Diderot et Helvétius : ce dernier » étoit mon amiÿ il a passé plus de quatre ans à Mont- » bar, en différentes fois; je lui recommandois cette mo- » dération, et s’il m’eût cru il eût été plus heureux. » Soit pour jouir de sa gloire avec détail, soit, ainsi qu'il l’a avoué , pour dérober la chaine de ses idées aux hommes vulgaires , Buffon publia séparément et successivement les différentes parties de son Histoire naturelle. Le deuxième et le troisième volume furent consacrés au développement de son système sur la génération , et à une histoire de Phomme où il a réuni et présenté avec tout le charme d’une diction éloquente et souvent pittoresque; les résultats d’une foule d'observations dispersées dans les livres des anato- mistes, des médecins et des voyageurs (1). Les recherches de Haller sur la formation du poulet et les expériences décisives de Spallanzani ne permettent plus (1) Nous suivons, pour cette indication successive des ouvrages . de Buffon, la belle édition in-4.® avec la partie anatomique d Daubenton. | ; NATURALISTES. — BUFFON. 63 sans doute d'admettre aujourd’hui les idées de Buffon sur _ la génération ; et il paroïît prouvé, contre cette opinion, que l'enfant appartient davantage à la mère ; qu’il en est une portion ; un détachement : théorie, ou plutôt vérité incontestable qui plaira sans doute, disoit Vicq-d'Azyr, ‘à ce sexe qui nous prodigue, dans l’âge le plus tendre , tant de caresses et de soins , et auquel nous devons tant de témoignages de reconnoiïssance et d'amour (1). Quant à l'Histoire de l’homme , quoiqu’elle soit loin d’être com- plète (2) et qu’elle contienne quelques erreurs (3), on doit cependant la regarder comme l’un des ouvrages où Buffon a montré le plus d’élévation , d’éloquence et de philosophie. Et en effet avec quel intérêt, dit un phi- losophe qui a bien su apprécier Buffon , avec quel intérêt, parcourant l’univers sur les traces de cet illustre natura liste, on voit l’homme dont le fond est par-tout le même, modifié lentement par l’action continuelle du climat , du (1) Vico-n'Azyr : Éloge historique de Haller. (2) L'histoire particulière , la monographie d’une espèce quel- conquedevant avoir d'autant plus d’étendue que cette espèce inspire plus d'intérêt, l’histoire naturelle de l’homme que Buffon a fait entrer, le premier, avec quelque développement, dans le tableau des productions de la nature, ne devroiït pas se borner à la nature de l’homme , aux âges , au développement des sens , aux variétés de d'espèce humaine ; et l’on regrettera long-temps que Buffon n'ait pu embrasser dans son plan une analyse philosophique de l’or- ganisation, la doctrine des tempéramens, les généralités les plus fécondes de l'hygiène , et toutes les données philosophiques et médicales qu’il importe de répandre et de propager pour les rendre véritablement utiles. … (3) Les opinions de Buffon sur la virginité , les effets de la castra- tion, le siége des passions, l’action du climat, la cause de la vieillesse, eétc., sont au nombre de ces erreurs, 64 . ÉLOGES HISTORIQUES. sol , des habitudes , des préjugés, changer de couleurét de physionomie comme de goût et d'opinion ; acquérir où perdre de la force, de l’adresse, de la beauté, comme de l’intelligence , de la sensibilité et des vertus! Avec: quel plaisir on suit dans son ouvrage l’histoire des. progrès de l’homme , et même celle de sa décadence! Avec quel em-" pressement étudiant les lois de cette correspondance cons- tante entre les changemens physiques des sens ou des or- ganes ,; et ceux qui s’opèrent dans l’entendement ou les passions, on apprend à connoître le mécanisme de nos sens, ses rapports avec. nos sensations et nos idées , les erreurs auxquelles ils nous exposent, la manière dont nous apprenons à voir ; à toucher, à entendre, et dont len- fant, de qui les yeux foibles et incertains aperçoïvent à peine un amas de couleurs , parvient par l’habitude et la réflexion à saisir d’un coup d’œil le tableau d’un vaste horizon , et s’élève jusqu’au pouvoir de créer et de com- biner des images ! Avec quelle curiosité enfin on observe ces détails qui. intéressent le plus vif de nos plaisirs et le plus doux de nos sentimens ; ces secrets de la nature et de la pudeur , auxquels la majesté du style et la sévérité des réflexions donnent de la décence et une sorte de dignité philosophique , qui permet aux sages même d’y arrêter leurs regards, et de les contempler sans rougir (x) ! Les quatrième et cinquième volumes sont consacrés à l’histoire des animaux domestiques. L’histoire des animaux carnassiers commence au sixième , ét est continuée dans le septième , le huitième et le neuvième volume. Dans les volumes suivans , et jusqu’au quatorzième , Buffon renonce à toute espèce de classification ; et dans © 2 ——— —————————————— 2 — (1) CoNDORCEF : Éloge de Buffon. 1 : 1408:2989 NATURALISTES. — BUFFON. 65 dans ces éloquentes descriptions , ainsi que dans la nature dont elles sont le tableau ; on peut choisir les différentes espèces qu’il fait connoître, et après les avoir considérées dans un état d'isolement et de liberté , les grouper ensuite _et les renfermer dans les cadres étroits des zoologistes. Les singes sont seuls le sujet du quatorzième et du quin- zième volume. D’après cette simple indication ilest évident que Buffon, dont le dessein étoit de répandre le goût de l’histoire na- turelle, ou de semer le germe de ses progrès dans de sa- vantes généralités, n’a voulu adopter aucune des classifi- cations des nomenclateurs , ni le genre de style qu’exigent de semblables méthodes. Libre , fécond comme la nature , il a voulu la montrer riche , pompeuse, variée; et dans ces derniers temps , lorsque de prétendus éditeurs ont _ multiplié les contrefaçons des ouvrages de Buffon, il leur a suffi, pour en détruire en partie le charme, de les classer d’après des vues et des systèmes contraires au but que lauteur s’étoit proposé (1). Ce qui caractérise l’éloquence de Buffon, c’est une application heureuse de la poésie à des objets de science + application qui reçoit un nouveau prix et un effet presque inattendu de l’art avec lequel la peinture des sujets phy+ siques est mêlée à des idées morales, et réunit ainsi au plaisir de connoître, tout le charme du sentiment. Les morceaux que Buffon estimoit le plus et qu’il se plaisoit à réciter ou à faire lire, sont le discours du premier homme + (1) L'un de ces éditeurs a porté l'ignorance jusqu’à enlever de PHistoire de l'homme le tableau de la puberté pour le rapporter à la génération , que Buffon ne considère que sous un point de vue général. Le Le 5 66 ÉLOGES HISTORIQUES. successivement animé par le développement de ses diffé. rentes sensations , la peinture des déserts de l’Arabie dans Varticle du CHameau, et une autre peinture dans l’article du Kamicui. Afin de réunir les détails de la science à ses beaux ta- bleaux , Buffon joignit, dans la première édition de son Histoire des quadrupèdes , la partie anatomique et les des- criptions techniques de Daubenton, qu’il supprima dans une seconde édition; séparation que quelques naturalistes (1) lui ont reprochée avec autant d’amertume que d’injustice, et sans laquelle néanmoins ses ouvrages n’auroient pas contribué aussi puissamment à porter le goût et les bien faits des sciences naturelles dans toutes les classes de la société. L'Histoire des oiseaux, qui succéda à celle des quadru- pèdes , étant d’une exécution plus difficile, Buffon con- tinua d'y développer sa facilité à généraliser ses idées , ses grands aperçus, et cette philosophie qui a tant con- tribué aux progrès d’une science dont quelques natura- listes ont prétendu qu’il s’étoit borné à faire aimer l’é- tude par la beauté de ses descriptions. Il fut toutefois obligé de partager ses travaux, afin de gagner ainsi le temps que lui fit perdre une longue maladie. « Cette abréviation de ma vie, dit-il, dans un avertisse- ment qui se trouve à la tête du troisième volume de PHis- toire des oiseaux, en a produit une dans mes ouvrages. J’aurois pu donner, dans les deux ans que j'ai perdus, deux ou trois volumes de l'Histoire des oiseaux , sans re- noncer pour cela à l’histoire des minéraux dont je m’oc- cupe depuis plusieurs années; mais me trouvant aujour- 2 (1) Pallas , et sur-tout Cuvier. L L ( PONTS D > RS Sn EL + Le k \ NATURALISTES. — BUFFON. 67 d’hui dans la nécessité d’opter entre ces deux objets , j'ai préféré le dernier comme m’étant plus familier, quoique plus difficile |, et comme étant plus analogue à mon goût pour les belles découvertes et les grandes vues dont il est susceptible ; et pour ne pas priver le public de ce qu’il est en droit d'attendre au sujet des oiseaux , j’ai engagé l’un de mes meilleurs amis , M. Guenaud de Monbelliard, que je regarde comme l’homme du monde dont la façon de voir ; de juger et d'écrire a plus de rapport avec la mienne ; je l’ai engagé, dis-je, à se charger de la plus grande partie des oiseaux. » M. de Monbelliard eut en effet l’honorable emploi de collaborateur de Buffon , et il imprima sous le nom de ce dernier tous les articles dont il étoit l’auteur , depuis l’au- truche jusqu’à la caille, sans que le public ait paru s’a- percevoir de ce changement. * Les articles qui appartiennent à Buffon dans le second volume des Oiseaux , sont les articles du pigeon , du ra- mier , des tourterelles , et quelques pages de l’histoire du coq. Dans la suite les deux amis signèrent les différens articles qui leur étoient propres. Buffon en fit encore un grand nombre ; et développa toutes les beautés de son style dans plusieurs, mais sur-tout dans celui qu’il a consacré à l’histoire du cygne. Le prince Henry à qui il avoit Lu cet article , lors de son passage à Montbar, lui envoya , en mémoire de cette lecture , un service de por- . célaine, dont il avoit donné lui-même les dessins, et où des cygnes sont représentés dans toutes les attitudes. À l'Histoire des quadrupèdes et des oiseaux succéda celle des substances minérales. Dans cette partie de son ou- vrage, les savans ont reproché à Buffon de manquer sou- vent d’exactitude , et de négliger les applications de La - 68 ÉLOGES HISTORIQUES. - chimie, qui commencoit à être assez perfectionnée pour lui fournir des renseignemens utiles. Mais, malgré ce reproche, on doit cependant avouer avec Condorcet que l’on trouve dans l'Histoire des minéraux le talent et la philosophie de Buffon , ses aperçus ingénieux, ses vues générales et grandes , ce talent de saisir dans la suite des faits tout ce qui peut appuyer ses vues , de s’emparer des esprits , de les entrainer où il veut les conduire, et de faire admirer l’auteur lors mème que la raison ne peut pe si ses principes. Le Traité de l’aimant, qui forme le cinquième volume de l'Histoire des minéraux, est l’ouvrage auquel Buffon a travaillé dans la dernière année de sa vie, et dont il s’oc- cupoit presque exclusivement lors du voyage et de la visite. de Hérault de Séchelles. La partie qu’il a donnée sous le titre de Supplément renferme un grand nombre d’articles de zoologie et de physique générale. On y trouve des expériences remarquables sur la chaleur ; les couleurs accidentelles , la pesanteur que les métaux acquièrent par la calcination , phénomène que Mayow avoit entrevu, et! dont les chimistes modernes ont analysé depuis toutes les. circonstances. Les Époques de la nature ont été placées dans les supplémens ; Buffon y défend sa Théorie de la terre avec une force qui paroït quelquefois supérieure à. celle des objections, et semble balancer par la grandeur des idées et la magnificence du style l’autorité des savans réunis , et même celle des faits et des calculs. Il médita cet ouvrage pendant cinquante ans, et il avoua au théo- logal de Sémur qu’il l’avoit écrit dix-huit fois. Aux descriptions des productions de la nature, Buffon a mêlé, sous la forme de discours, des vues générales, où la philosophie de la science est constamment embellie de ë NATURALISTES. — BUFFON. 69 tous les charmes de l’éloquence et de la poésie. Nous croyons devoir nous arrêter séparément sur ces beaux dis- cours , et les indiquer dans l’ordre qui paroit le plus _ propre à former de leur ensemble un ouvrage bien plus digne du nom de philosophie de la nature, que le recueil déclamatoire qu'un écrivain trop fécond a publié sous ce . titre imposant (1). PREMIER DISCOURS. Première vue de la nature. II. Seconde vue de la nature. III. De la manière d'étudier et de traiter l’histoire na- turelle. IV. Comparaison des végétaux et des animaux. V. De la nature de l’homme et de celle des animaux. VI. Des animaux de l’ancien et du nouveau continent, VII. Des animaux sauvages. VIII. Des animaux domestiques. IX. De la dégénération des animaux. X. De la nature des oiseaux en particulier. XI. De celle des oiseaux de proie nocturnes et diurnes. XII. Des oiseaux aquatiques. XIII. Des perroquets. Ces beaux points de vue ne forment-ils pas en effet, au moins en grande partie, la philosophie de l’histoire natu- relle ; et dans une suite de considérations sur les géné- ralités les plus élevées et les plus étendues de cette science, je ne convient-il pas de voir d’abord la nature en grand , et avec l’extase du peintre et du poëte ; de se recueillir en- suite et de méditer sur les principes de la science ; de (1) De Pisle de Sales. * 70 ÉLOGES HISTORIQUES. signaler les attributs essentiels du minéral , de l’animal, et de la plante ; enfin, de traiter, dans une suite de consi- dérations, de la nature des animaux qui ont le plus d’analogie avec l’homme , de la nature même de lespèce humaine ; des animaux observés dans leurs rapports avec les climats de l’ancien et du nouveau continent, de leur dégénération ; de la nature des oiseaux et de celle de quelques grandes familles de cette classe ? En traitant ces différentes questions que l’on n’avoit pas faitentrer dans l’étude de l’histoire naturelle, et dont l'examen a répandu sur cette science un intérêt dont elle ne paroissoit pas susceptible, Buffon a procédé, comme il le conseille dans ses Remarques sur le style ; et per- suadé que tout sujet, quelque vaste qu’il soit , peut être renfermé dans un seul discours , il a négligé à dessein les repos, les sections ; et ses immortels discours paroïissent avoir été, comme les ouvrages de la nature, exécutés par un acte unique , ef fondus d'un seul jet. Ceux de ces discours où Buffon paroît d’ailleurs avoir contribué davan- tage aux progrès de l’histoire naturelle par une heureuse application de la philosophie de cette science , et par des vues que les naturalistes n’ont pas assez appréciées , sont le Discours sur la nature des animaux (1), celui sur la nature particulière des oiseaux, et les Remarques sur la manière de traiter et d'étudier l’histoire naturelle. (1) Dans le Discours sur la nature des animaux, on trouve princi- palement, et au milieu de quelques erreurs à la vérité, plusieurs idées neuves sur l’animalité; des remarques très-philosophiques sur J’empire des différens sens, comparé dans les diverses espèces d'animaux ; la distinction entre la vie organique et la vie animale, déia entrevue par Bacon, et portée trop loin dans ces derniers temps par un jeune physiologiste, bien recommandable d’ailleurs , et trop NATURALISTES. — BUFFON. 71 Toutes les connoissances postérieuremeut acquises ont confirmé ses Vues sur les rapports des climats du nou- veau et de l’ancien continent avec les animaux ; rien de mieux fondé que ses Remarques sur les singes, de plus philosophique que le Discours sur les perroquets, où la perfectibilité propre à l’homme est comparée à la per- fectibilité des animaux, et examinée relativement à l’in- fluence du mode d’organisation. Le style de Buffon, dont la nature et la direction de nos travaux ne nous permettent pas d’analyser , ou même de reconnoître toutes les beautés, a, comme celui de tous les grands écrivains , une physionomie trop bien caracté- risée pour que l’on puisse la méconnoître. Il se rapproche quelquefois , cependant , de celui de Bossuet , mais sans jamais avoir son mouvement, qu’il rachète par la magni- ficence et la correction. On a reproché à Buffon une sorte d’uniformité et de monotonie dans son style; « mais ce qui peut être fondé dans cette censure, dit Condor- cet, est encore un sujet d’éloge. En peignant la nature tôt enlevé aux sciences, qu'il cultivoit avec autant d'ardeur que de succès. Il faut ajouter à ces grands aperçus de Buffon ses considérations sur la constante uniformité des organes placés au centre, et servant à la vie organique ou intérieure , comparée aux variétés sans nombre des parties extérieures et placées aux extré- mités du corps des animaux : vue admirable et féconde, qui caractérise le grand naturaliste , et dont les travaux du citoyen Cuvier pour perfectionner l’histoire naturelle par l'anatomie com- parée n’ont été pour ainsi dire que des développemens heureux et des applications utiles. En traitant de la nature des oiseaux; Buffon, qui a donné le premier une idée exacte de ce qu’on devoit entendre par nature d’un genre ou d’une classe d’animanx, a. fourni en même temps le modèle de ce genre de considérations. ‘ 72 + ÉLOGES HISTORIQUES. ‘sublime ou terrible , douce ou riante ; en décrivant la fureur du tigre, la majesté du cheval, la fierté et la ra- pidité de l’aigle , les couleurs brillantes du colibri, la lé- gèreté de l’oiseau-mouche , son style prend le caractère “des objets; mais il conserve sa dignité imposante : c’est toujours la nature qu’il peint, et il sait que, même dans les plus petits objets , elle a manifesté toute sa puissance. Frappé d’une sorte de respect religieux pour les grands phénomènes de l’univers , pour les lois générales auxquelles ‘obéissent toutes les parties du vaste ensemble qu’il a en- ‘trepris de tracer, ce sentimént se montre par-tout, et ‘forme en quelque sorte le fond sur lequel il répand de la variété, sans que cependant on cesse de l’apercevoir. » Hérault de Séchelles en comparant Buffon à Rousseau , ‘c’est-à-dire à celui de nos grands écrivains avee lequel il a le moins d’analogie, a fait de ces deux grands hommes un parallèle dont voici quelques fragmens : on y trouvera ‘sans doute plus d'éclat que de justesse. « Rousseau a l’éloquence des passions ; Buffon la pa- role du génie. » Rousseau n’a rien écrit que pour des auditeurs ; Buffon que pour des lecteurs. » Rousseau, par une suite de son caractère, se fait presque toujours le centre de ses idées ; elles lui sont plus per- sonnelles qu’elles ne sont propres au sujet , et l’ouvrage ne produit, ou plutôt ne présente que l’ouvrier : Buffon, par une connoissance de plus du sujet et de l’art d'écrire, rassemble toutes les opérations de l’esprit pour développer fes œuvres de la nature; son style, formé d’une combi- maison de rapports , devient alors un style nécessaire ; il grave tout ce qu’il peint , et il féconde en décrivant, » Enfin Rousseau a mis en activité tous les sens que or ET <<, PORTER NE AE PE NE lotte Te PE Ne NATURALISTES. — BUFFON. 73 donne la nature, et Buffon, par une plus grande activité, s’est créé un sens de plus. » Buffon a tracé aussi les caractères du style qui lui est propre, et en lisant avec attention ses Remarques sur le style, il est facile de voir que les qualités qu’il exige dans le grand écrivain sont toutes celles qu’il a possédées au plus haut degré, c’est-à-dire , l'élévation et la convenance ; l'unité et l’étendue des conceptions ; l’enchaînement , la gradation des idées et la propriété des mots qui les ex- priment ; la facilité , la chaleur qui naïssent de l’inspira- tion et de la maturité ; la réunion de l'esprit , de l’ame et du goût ; le coup-d’œil du génie; une beauté d’ex- pression qui émane constamment de la beauté et de Pabon- dance des pensées ; enfin la clarté, le coloris , et un ton sublime lorsque, le sujet étant élevé et grand, l’orateur, suivant la remarque même de Buffon , devient le maître de l’'élever et de l’agrandir encore, en développant toute la force et en déployant toute l’étendue de son génie. Plusieurs naturalistes de profession n’ont voulu voir que ces beautés de style dans Buffon , et, méconnoissant leur liaison avec le fond du sujet, ils se sont crus d’autant plus savans qu’ils ont présenté la science sous les formes les moins propres à répandre ses résultats et ses bienfaits ; d’autres , tels que Zacépède, Guenaud de Monbelliard , Bonnet, Lavoisier, Chaptal , Vicq-d’'Azyr, Laplace, Delambre , Haïy, Ramon, Cabanis , Cuvier, etc., ont prouvé, comme Buffon,.et par d’illustres exemples, qu’il étoit important de répandre sur les sujets scientifiques tout l'intérêt de style dont ils sont susceptibles : et comme Vart d'écrire est aussi l’art de penser ; comme cet art exige un des plus beaux emplois des facultés intellectuelles, ces savans ont nécessairement porté dans l'étude de la nature 74 ÉLOGES HISTORIQUES. les vues d’un esprit supérieur , et contribué autant à .. progrès qu’à sa propagation. L’on peut appliquer à la plupart de ceux qui ont suivi une direction différente, ce passage du philosophe qu’ils jugent avec tant de préven- tion. « Les ouvrages bien écrits sont les seuls qui passeront à la postérité ; la quantité des connoissances , la singula- rité des faits, la nouveauté même des découvertes, ne sont pas de sûrs garans de l'immortalité : si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s'ils sont écrits sans goût ; sans noblesse et sans génie , ils périront, parce que les connoissances , les faits et les dé- couvertes s’enlèvent aisément , se transportent et gagnent même à être mis en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l’homme, le style est l’homme même. » Buffon n’essuya qu’un petit nombre de critiques , aux- quelles il ne répondit pas, et qui ne l’empêchèrent point d'arriver à un degré de puissance et de gloire dont peut- être il n’existe point d’exemple dans l’histoire des sciences. Plus heureux même qu’Aristote, il ne se borna pas à faire contribuer un seul gouvernement ou un seul monarque au succès de ses recherches ; mais compta parmi ses ad- mirateurs et ses tributaires presque tous les hommes, aux- quels son éloquence avoit inspiré le goût de l’histoire na- turelle , et qui pensoient avec raison qu’une citation dans ses ouvrages étoit un sûr garant de l’immortalité. Buffon eut en outre le soin constant d'acquérir et de conserver assez de crédit auprès des ministres pour les en- gager à contribuer par tous les moyens qui étoient en leur pouvoir aux progrès de la science à laquelle il s’étoit con- sacré. Louis XV lui donna une marque spéciale de bien- veillance , en érigeant sa terre en comté , et en lui accor- NATURALISTES. — BUFFON. 75 dant les petites entrées. IL voulut même le connoître par- ticulièrement , et après l’avoir appelé à Fontainebleau où il le consulta sur quelques points relatifs à la culture des bois, il lui proposa, mais en vain, l’administration de toutes les forêts qui composoient les domaines. Les princes et les souverains étrangers témoignèrent encore plus d’égards et de considération à Buffon; le prince Henry le visita à Montbar, et écrivit ces mots si remarquables : « Si j'avois besoin d’un ami, ce seroit lui; d’un père , » encore lui ; d’une intelligence pour m'éclairer, eh ! quel » autre que lui ?» L'impératrice de Russie ne donna pas moins d'éclat à son admiration ; elle porta l’attention et les égards jus- qu’au point d’adresser au grand homme qui en étoit l’objet tout ce qui, dans ses vastes états, pouvoit servir de preuve à ses opinions ; elle lui écrivoit en outre, le louoit avec discernement , ou lui proposoit des objections et lui de- mandoit des développemens. Les philosophes les plus célèbres, les grands écrivains, qui sont aussi des puissances, mais des puissances dont le crédit arrive jusqu’à la postérité, prodiguèrent à Buffon des marques d’admiration et d'enthousiasme. Ainsi Rous- seau baïsa avec un respect religieux le seuil de son cabi- net, que le prince Henry nommoit le berceau de lhis- toire naturelle ; Helvétius, Montesquieu furent ses amis ; Raynal le plaça au-dessus de Pline et d’Aristote ; Voltaire lui - même lui rendit hommage; et l’un de nos grands poëtes, Lebrun , lui adressa une ode que l’on peut regarder comme un des plus beaux monumens de l’espèce de culte dont ce grand homme a été l’objet. On pourroit dire peut-être , et sans exagération , que la renommée de Buffon remplissoit le monde, et à tel point 76. ÉLOGES HISTORIQUES. que, pendant la guerre qui eut lieu à cette époque entre les Anglais et leurs colonies d'Amérique, on vit des cor- saires envoyer à Buffon des caïsses qui étoient à son adresse, et garder celles du roi d’Espagne. Au milieu de sa gloire et de ses travaux, Buffon ne fut occupé que d’un seul objet et d’un seul goût, l’histoire de la nature, et l’amour de l’étude qui, en le conduisant à son but, remplissoit délicieusement son existence. Il passoit une grande partie de sa vie à Montbar; et lorsque pen- dant un séjour de quelques mois à Paris il avoit expé- dié ses affaires et celles du Jardin des plantes, il revenoit à sa terre se jeter dans l’étude. En 1743 il fut reçu membre de l’Académie française ; il donna pour discours de réception ses Remarques philoso- phiques sur le style; c’est-à-dire un traité de l’art d'écrire, renfermé dans quelques pages d’une éloquence dont jamais on avoit eu d'exemple dans ce genre de composition. À une autre époque , dans un âge où la félicité ne semble plus attachée qu’aux affections paisibles de la reconnois- sance et de l’amitié , Buffon eut le bonheur d’inspirer une passion aussi tendre que vive à mademoiselle de Saint- Belin, qu’il épousa en 1752. Il en eut un fils, le comte de Buffon , que le tribunal révolutionnaire sacrifia dans Van 3, et qui payant alors de sa vie l’avantage d’être le fils d’un grand homme, mourut en disant avec calme et dignité : Je me nomme Buffon; paroles remarquables qui prouvent que ce jeune homme avoit l’ame élevée et la conscience du respect que le nom de son père devoit inspirer. Presque à peu près dans le même temps ; et à cette époque où, par un double sacrilège , des furieux violoient l’asile des morts et brisoient les chefs-d’œuvres des arts, FER NATURALISTES. — BUFFON. 77 le cercueil de plomb où le corps de Buffon avoit été dé- posé fut ouvert, et les restes de ce grand homme demeus: rèrent sans sépulture. Un citoyen qui aimoit les sciences et que cette profanation avoit indigné , vint s’en plaindre à Paris, et proposa au comité d'instruction publique de placer Buffon au Panthéon. Ces démarches furent inutiles, et on reconnut unanimement que le lieu où l’on devoit déposer Marat seroit profané par la présence d’un homme aussi lié que Buffon à la classe nobiliaire et à l’aristo= cratie. Buffon , doué d’une grande force physique, et joignant, suivant l’expression de Voltaire, le corps d’un athlète à lame d’un sage , fut long-temps exempt des pertes qu’a- mène la vieillesse : une maladie cruelle , une maladie dont Voltaire et d’Alembert furent aussi attaqués , et qui devient trop souvent l'effet des habitudes sédentaires et d’un exercice trop continu de la pensée (1), vint troubler et accélérer la fin d’une si belle carrière. Buffon opposa à ses souffrances la patience et la résignation d’une ame forte et élevée ; il eut même le courage de chercher des distractions dans la continuation de ses travaux, dont ii s’oc- cupa avec intérêt presque jusqu’à ses derniers momens ; et pendant quelques jours seulement, dit Condorcet , il cessæ d’être l’homme illustre dont le génie et les travaux occu- poient l’Europe depuis quarante ans. Les sciences le per- dirent en 1788. Son buste par Houdon est très-ressem- blant. On voit par ce monument que’ Buffon avoit une organisation dont la supériorité paroit sur-tout dans la beauté destraits , le calme et la noblesse de la physionomie. Buffon avoit en outre la taille bien prise et élevée; (1) Le eatarrhe de la vessie. 78 : ÉLOGES HISTORIQUES. presque toujours il marchoit la tête haute, daiïgnant à peine regarder la terre, et semblable à l’homme qu'il a dépeint , dans l'Histoire de l’homme , sans doute d’après lui-même. Il faut ajouter à ces remarques que tous les détails de la constitution organique de Buffon annoncoient une grande force physique, et que par les formes de son corps on l’auroit pris pour une athlète si le dévelopement de sa tête, l’étendue de son esprit, et la plénitude de toutes ses facultés, n’avoient prouvé que la nature l’avoit traité avec une faveur spéciale , en donnant le même degré de perfection à toutes les parties et à toutes les puissances de son organisation. Buffon aimoit la magnificence , le luxe et même la parure. Il se faisoit habituellement friser , même lorsqu'il étoit malade. Les jours de fête il aimoït à se montrer avec un habit richement galonné, et à se promener ainsi sur la place , escorté de son fils et de quelques paysans. Il avoit la voix forte, et quand il parloit ses yeux ne fixoient rien. Ses mots favoris étoient : Touf ca, et Par Dieu: Sa conversation n’étonnoit point; mais quand on l’écoutoit avec attention on remarquoit qu’il parloit bien, et que de temps en temps il animoit l’entretien par les vues les plus intéressantes. Un savant qui sans doute a cru peindre Buffon d’un seul trait a dit qu’il étoit d’un naturel impérieux et porté aux passions , avide d’une jouissance prompte dans les re- cherches de l'esprit comme dans les plaisirs (1). Ce reproche d’une avidité de jouissance dans les re- cherches de l’esprit ne nous paroït pas fondé , et, pour en RS ete: à di ie sie DELTA SPRNESES (1) Cuvrer : Notice sur Danbenton. NATURALISTES. — BUFFON. 79 sentir l'injustice , il suffira de se rappeler que c’est Buffon qui a défini le génie une plus grande aptitude à la pa- tience ; que ce philosophe, qui ne chercha point à établir sa réputation sur des travaux partiels, sur ces mémoires académiques si faciles, et dont le succès est pourtant si rapide , mit dix années à composer le premier volume de son Histoire naturelle ; qu’il écrivit dix-huit fois les Époques de la nature , et qu’il répondit à quelqu'un qui paroissoit surpris de sa grande renommée : J’ai passé cinquante ans à mon bureau. Un des principaux traits du caractère de Buffon étoit sa vanité , dont l’expression naïve et franche pouvoit être regardée comme l’aveu sincère du sentiment de ses forces. Plein de ce sentiment , il disoit que les hommes de génie dans les différens genres étoient très - rares , et ajoutoit que l’on n’en pouvoit guère citer que cinq dans l’histoire de la philosophie, Newton, Bacon, Leibnitz, Montesquieu et lui. Il fut très-sensible à un monument que son fils éleva plutôt à son orgueil qu’à sa ten- dresse (1), et il avouoit avec une sorte de complaisance que madame Necker disoit, en parlant de Thomas, /’homme du siècle, et, en parlant de lui Buffon, /’ homme de tous les siècles. Les passions dominantes de Buffon étoient le désir de la gloire et l’amour des travaux qui fa font acquérir. Il rentroit quelquefois des soupers de Paris à deux heures du matin, (1) Ce monument consistoit dans une colonne que M. Buffon fils plaça auprès de la tour de Montbar, avec une épitaphe qui ex- prime le profond respect et même la vénération religieuse que lui inspiroit le génie de son père. 80 . ÉLOGES HISTORIQUES. lorsqu'il étoit jeune; et le lendemain un domestique ve- noit le tirer par les pieds et le mettre sur le carreau, avec ordre de lui faire violence, dût-il se fâcher. + 10 J'avois alors , disoit-il à Hérault de Séchelles , une petite maîtresse que j’adorois , et je m’efforçois d'attendre que six heures fussent sonnées pour aller la voir, souvent même au risque de ne la plus trouver. Une passion aussi vive dut nécessairement étouffer dans Buffon un penchant plus tendre, et nous explique comment il a pu dire, en parlant de l’amour : Le physique seul en est bon, et, malgré ce que peuvent en dire les gens bien épris, le” , L . , 7 .,! moral n’en vaut rien ;onny trouve que la vanité : vanité dans le plaisir de la conquête ; vanité dans le plaisir de la conserver ; vanité dans la manière d’en jouir; vanité même dans la façon de da perdre. Une invocation à l'Amour, plus éloquente peut-être que celle de Lucrèce à Vénus, précède et amène cet abus, ou, si l’on veut, cet effort de raisonnement, que les femmes ne pardonnèrent pas à Buffon (1). | Buffon avoit dans le caractère plus de sévérité que de sensibilité. Il disoit, en parlant de Rousseau : Je l’aimois assez ; mais, lorsque j’ai vu ses Confessions, j'ai cessé de l’estimer. Son ame m’a révolté. Hérault de Séchelles, qui rapporte ce trait, ajoute avec raison que Buffon n’avoit pas dans le cœur l’élément nécessaire pour juger Rousseau , c’est-à-dire le genre de sensibilité qu’il faut pour connoître le charme de cette vie errante , de cette existence aban- donnée au hasard et aux passions. Fortement occupé pen- dant douze à quinze heures par jour, Buffon ne vouloit (1) Madame de Pompadour lui en fit des reproches avec l’expres- sion du dépit le plus marqué, | À +. ch au POS Te M Ph NATURALISTES. — BUFFON. 81 trouver dans la société habituelle que des distractions fa- ciles, et un abandon propre à le reposer. IL aimoit à diner longuement , et se livroit alors à une gaieté dont l'expression souvent peu mesurée forçoit les femmes à rougir, ou même à sortir. Par une suite des mêmes dis- positions, Buffon recherchoit quelquefois un entretien peu soigné et familier, et, pendant qu’on le coiffoit , il se faisoit donner par ses gens la chronique scandaleuse de Montbar. Une paysanne de cette ville gouvernoiten grande partie sa maison , dont elle partageoit l’empire avec un capucin , Ignace Bougot, dont Buffon a daigné parler dans l’article du SERIN (1). La manière de travailler de Buffon , et tous les détails qui sy rapportent, n’inspirent pas moins d'intérêt que l'histoire de sa vie privée. Aucun philosophe ne s’occupa autant que lui peut-être de la réunion des moyens exté- rieurs qui peuvent rendre l'exercice de la pensée plus facile. Le cabinet où il travailloit pendant l'été se trouve dans un pavillon du château appelé la tour de Saint- Louis : rien n’est plus simple que cet asile solitaire où Buffon venoit se recueillir; il est sous une voûte sem- blable à celle des églises. Au milieu, on voyoit un secré- taire grossier, et au-devant du secrétaire un fauteuil : voilà * tout. Pas un livre, pas un papier; mais l’imagination de- _yoit couvrir avec enthousiasme cette nudité imposante, des belles pages de Buffon , et de ses magnifiques tableaux de Ja nature. (1) Hérault de Séchelles a donné plusieurs détails assez piquans sux ce capucin Ignace, qui servoit souvent de yalet de chambre à Buffon, qu'il amusoit par ses pasquinades. Te 1. 6 82 ÉLOGES HISTORIQUES. : Un autre cabinet où Buffon travailloit plus souvent , celui où il a composé presque tous ses ouvrages , Étoit disposé d’une manière aussi simple ; on n’y voyoit sur le bureau qui en faisoit le principal meuble d’autres papiers que celui dont il se servoit pour le moment. A six heures, Buffon montoit à ce cabinet qui,se.trouve à l'extrémité de ses jardins. Il s’y tenoit comme retranché , et auroit impitoyablement chassé celui de ses gens qui . seroit venu le troubler. Sa manière de travailler consistoit à écrire plusieurs fois, à relire souvent, et sur-tout à ne prendre la plume , ainsi qu’il le conseille, qu’après avoir long-temps médité son sujet. « C’est alors, disoit-il, que » l’on éprouve le plaisir de travailler, plaisir si grand que » je passois douze heures à l’étude : c’étoit tout mon plaisir. » En vérité je m’y Lvrois bien plus que je ne m’occupois » de la gloire, qui vient après si elle le peut , et elle vient » presque toujours. » « Buffon interrompoit son travail toutes les fois qu’il se sentoit le feu à la tête en écrivant , et que la chaleur et la rougeur de son visage lui annonçoient qu'il se fatiguoit. Alors il se promenoit et se rafraichissoit par le repos. Cela m'arrive sur-tout, disoit-il, quand j’ai une opinion et que j’y trouve de grandes dci » Les gens sans talens ne vont jamais sn OS de la contradiction , ils écrivent sans la prévoir (1). » A neuf heures Buffon suspendoit ses travaux , et après quelques momens de repos il les reprenoit jusqu’à une heure. Le style qui, suivant sa manière de voir, doit tenir au fond des idées , est une des choses dont il s’est le plus vccupé. Quoique profondément instruit dans toutes les (1) Mémoires de madame Necker, TT PT ET STE ST NATURALISTES. — BUFFON. 63 parties de la science de la nature, il se faisoit aider pour les détails, les recherches minutieuses, les extraits et les expériences qui exigent plus de dextérité manuelle que de méditation ; et l’on diroit que c’est à l’occasion de sa manière de travailler que Diderot a écrit le passage suivant : « Parmi les hommes qui cultivent les sciences , les uns ont beaucoup d’instrumens et peu d’idées ; les autres ont beaucoup d’idées et n’ont pas d’instrumens. L'intérêt de la vérité demanderoit que ceux qui réfléchissent daignassent enfin s’associer à ceux qui se remuent , afin que le spé- culatif fût dispensé de se donner du mouvement , que le manœuvre eût un but dans les mouvemens infinis qu’il se donne , que tous no$ efforts se trouvassent réunis et di- rigés en même temps contre la résistance de la nature , et que dans cette espèce de ligue philosophique chacun fit le rôle qui lui convient (1). » Buffon vouloit dans un écrivain de la bonne foi , de la bienséance , et sur-tout de la suite dans les opinions. Il ne pardonnoit pas à Rousseau ses contradictions. Dans les derniers temps de sa vie , et même avant cette époque, il lisoit peu, parcouroit rapidement les ouvrages qu’on lui adressoit , et s’arrêtoit seulement sur les parties qui lui paroissoient plus intéressantes ou plus susceptibles de vues nouvelles ; il pensoit que pour se former il faut étendre et varier ses études ; lire au moins les ouvrages principaux dans tous les genres, parce que, suivant la remarque de Cicéron , toutes les sciences sont parentes, et qu’il n'en existe véritablement qu’une seule , la science de la nature. Newton étoit pour lui le plus grand génie qui ait jamais éclairé le genre humain ; et il préféroit Bacon (1) Dinenor : De l'interprétation de la nature. 84 ÉLOGES HISTORIQUES. à Leibnitz, dont il pensoit que les meilleurs ouvrages sont dans les Mémoires de l’Académie de Berlin. Il ne se fit jamais une idée exacte des caractères propres aw style de la poésie , et il critiquoit avec amertume ces vers de Racine et beaucoup d’autres semblables : Le ciel n’est pas plus pur que le fond de mon cœur. Le fer moissonna tout, et la terre humectée But à regret le sang des neveux d’Érichthée. Le voyage de Hérault de Séchelles, où nous avons pris une grande partie de ces détails sur la vie privée de Buffon, renferme plusieurs autres traits que l’on n’auroit pas dà publier , qui ne paroïssent pas même vraisemblables , et qui ne peuvent que diminuer l’admiration et le respect que les hommes de génie doivent inspirer, sans servir d’ailleurs aux progrès de la connoissance de l’homme, ni-à l’histoire des sciences : les seuls objets que l’on doive se proposer dans les éloges et dans les notices historiques. PAR TE NT FE ET Ro AY 1 LI * 4 D NATURALISTES. 85 ST TS ot DAUBENTON. Ps on To a | RES de Daubenton fut tellement liée à celle de Buffon , qu’il n’est guère possible de séparer les souvenirs et les éloges de ces deux illustres naturalistes. D’après cette considération , nous avons cru devoir placer dans un supplément une notice historique sur Daubenton , notice dont nous avons d’ailleurs emprunté le fond à MM. La- cépède (1) et Cuvier (2), sans toutefois adopter le senti- ment de ce dernier sur Buffon , dans lequel il reconnoît à la vérité le célèbre écrivain , sans peut-être rendre assez de justice au grand naturaliste. _ Lours-Jean-Manrte DAUBENTON naquit à Montbar le 29 mai 1716 , de Jean Daubenton, notaire, et de Marie Pichenot. Il fit ses études dans un collége de jésuites , et montra dès. son enfance cette douceur de mœurs et cette (1) Discours sur la vie et les ouvrages de Daubenton , prononcé à l'ouverture des eours d'histoire naturelle au Muséum , l’an 8 de Ka république. (2) Notice sur la vie et les ouvrages de Daubenton , dans laquelle l'auteur donne , à la vérité, les plus grands éloges à l’éloquence de ce grand naturaliste, mais en affectant de ne montrer en lui que le célèbre écrivain , et en accordant peut-être trop d’impor- lance aux services qu’il se fit rendre par Daubenton. 86 ÉLOGES HISTORIQUES. aptitude au travail qui sont les deux principaux traïts de son caractère. FRET t4 Sa vie privée ne commença à se lier avec son existence Littéraire qu’à l’époque où arrivé à Paris pour étudier la théologie , il $’y trouva en quelque sorte entraîné par Vinstinct de son talent , et préféra à la science audacieuse qui s’occupe de la divinité la science plus modeste qui, s’attachant à la terre, se consacre à l’homme souffrant et le soulage , ou du moins le console par de bienfaisantes appli- cations. Maïtrisé par un semblable penchant, Daubenton com- mença l'étude des sciences naturelles par la médecine, et après avoirsuivi avec beaucoup de zèle les savantes leçons de Winslow, Hunauld, Antoine Jussieu, et Baron, il prit ses degrés à Reims en 1741 , époque à laquelle la mort de son père lui donna la liberté de se consacrer entièrement et exclusivement à la profession de son choix. Il retourna alors à Montbär pour y exercer la médecine : ce qu’il commença avee le plus grand succès , en s’opposant, par ses efforts et son zèle , aux progrès d’une maladie épi- démique qui désoloit sa patrie. Une circonstance que sa modestie n’auroit jamais pré- vue vint l’arracher à cette carrière où ses premiers pas avoient été marqués par un de ces bienfaits dont la grati- tude nationale doit assurer le souvenir. « Mais Buffon, qui venoit de succéder au célèbre Dufaï, avoit déja conçu deux grands projets : l’agrandissement ou plutôt une seconde création du Muséum , dont la direction lui étoit confiée, et la formation d’un monument plus durable encore, sur lequel il vouloit graver les fastes de la nature, en réunissant sous les yeux de ses contempo- " NATURALISTES. — DAUBENTON. 87 rains des exemplaires choisis et bien ordonnés de tous les ouvrages sortis des mains de cette nature admirable ; il désiroit laisser à la postérité un modèle unique de ce que peut l’art de l’homme pour manifester la puissance de la mature , léguer l’histoire naturelle aux siècles à venir , et faire plus pour la France qu’Aristote pour les Grecs , et Pline pour les Romains. Son génie cependant étoit trop élevé pour ne pas s’apercevoir de l’immensité de son entreprise. Il ne songea pas à limiter ses vues ; son au- dace s’y seroit refusée : toujours avide de conquérir le domaine entier de la science , il ne pensa qu'à multiplier ses forces en complétant toutes ses ressources. Il connois- soit Daubenton , il avoit eu habileté de le bien juger ; il eut l’heureux discernement et le noble orgueil de voir que Daubenton et lui ne faisant qu’un, renverseroient tous les obstactes et commanderoient tous les triomphes ; il pro- _ posa à son ami cette association qui devoit les illustrer tous. les deux ; et tous les deux répondant à leur appel mutuel vers la gloire et l’immortalité , nrésentèrent ce singulier phénomène de deux hommes doués de qualités supérieures , mais diverses , qui , combinant leurs mouvemens sans perdre de leur énergie , réunissant leurs efforts sans con- fondre leurs facultés , ne mélant leurs lumières que pour en augmenter Péclat , s’aidant sans se nuire ;, acquérant sans perdre, se donnant l’un à l’autre ce que chacun d’eux auroit pu désirer séparément, formoient un ensemble mer- _Yeilleux, jusque-là sans modèle |, comme jusqu’à présent Sans copie , un être composé mais unique, un tout au- dessus de ce que l’on auroit cru pouvoir attendre de la perfection humaine. Par ce premier acte de leurs volon- # * . ., . . . . . tés intimement liées, ils surpassoient pour ainsi dire la 88 ÉLOGES HISTORIQUES. nature , dont ils alloient dévoiler et le pouvoir et les mer. veilles (1). » Daubenton se livra sans interruption aux travaux qui pouvoient s’accorder davantage avec les vues de son bien- faiteur, et par ces mêmes travaux érigea les deux prin- cipaux monumens de sa propre gloire : le Cabinet d’his- toire naturelle qui avant cette époque n’étoit qu’une col- lection informe, et l'Histoire de La partie de ce cabinet consa- crée à la description et à l’anatomie des mammifères. Ce travail parut avec les immortels tableaux de Buffon, et comprend la description tant intérieure qu’extérieure de cent quatre-vingt deux espèces, dont plusieurs n’avoient jamais été désignées ou même décrites ni observées par les naturalistes : travail immense, et encore moins remarquable par les faits nouveaux qu’il contient que par l’esprit d’ordre qui a présidé à son exécution. L’objet de toutes ces descriptions étoit d’ailleurs d’é- clairer l’histoire naturelle par l’anatomie comparée , point de vue entièrement neuf, et à l’occasion duquel Vicq-d’Azyr a dit avec raison qu’au mérite de s’être ouvert la carrière Daubenton avoit joint celui de l’avoir entièrement fournie. Cependant, dans la suite, Buffon séparant cette histoire d’une nature morte de ses tableaux où il peignoit une na- ture vivante et animée , donna une nouvelle édition de son ouvrage sans la partie anatomique de son collaborateur ; et ceux qui lui ont reproché cette conduite avec plus d’a- mertume que de, justice n’ont peut-être pas senti, comme, ils le devoient, que le grand naturaliste dans lequel ils affectent de ne voir que l'écrivain éloquent ne pouvoit, (1) Voyez la Notice de M. Lacépède. 240 NATURALISTES. — DAUBENTON. 89 guères agir autrement sans s’écarter de ses vues, et ralentir la révolution qu’il vouloit opérer dans la direction de l'esprit humain , en propageant le goût et les-résultats philoso- phiques de l’histoire naturelle. Daubenton qui s’affligea d’abord de l'isolement de Buffon , s’en consola dans la suite, et contribua même à plusieurs parties de l'Histoire naturelle. Ses autres travaux sont d’ailleurs assez nombreux, et ont eu pour objet l’enseignement, la rédaction de quelques ouvrages didactiques , et l’examen de plusieurs questions très-importantes , dans des mémoires particuliers. Suivons un instant Daubenton dans cette triple carrière où il s’est également illustré. Le plus grand nombre de ses mémoires ont eu l’histoire naturelle pour objet. Deux d’entre eux, qui sont insérés dans les Mémoires de l’Académie des sciences, ont fait connoître cinq espèces de chauve-souris et une espèce de musaraigne qui jusqu'alors avoient échappé à l’observation des naturalistes (1). Un troisième mémoire a été consacré à l’histoire du chevrotain qui produit le musc , et contient des détails curieux sur son organisation (2). La confor- mation singulière des organes de la voix dans plusieurs oiseaux étrangers a fait le sujet d’un quatrième mémoire qui se trouve également dans le recueil des actes de la même académie (3). Daubenton a fait en outre d’heureuses applications de !’anatomie comparée à la zoologie ; et quoiqu'il n’ait pas toujours été heureux dans ses conjec- } (1) Mém. de l'Acad. des sciences pour 1754 et pour 1756. (2) Mém. de Acad. des sciences pour 1772, seconde partie. (3) Ibid. pour 1781. 99 : ÉLOGES HISTORIQUES. tures, il a, sous ce rapport, ouvert une carrière immense, et détruit, par plusieurs recherches sur les os fossiles, des idées absurdes, que les savans accueillirent quelquefois , et qui se reproduisoient presque toujours lorsque lon dé- terroit les ossemens de quelque grand animal (1). Daubenton considéra aussi la nature dans son ensemble , et, persuadé ainsi que Buffon que le mot animal a peut- être trop d’étendue, et qu’il conviendroit de le restreindre aux animaux à sang rouge , il proposa, dans un mémoire qu’il lut à l’Institut en lan V , de renfermer dans deux sections séparées les animaux vertébrés et les animaux sans vertèbres ; qui nous offrent en effet deux natures orga- niques essentiellement différentes , et que l’on ne peut guère confondre dans une même famille sans joindre ce que la nature n’a pas réuni (2). D’autres travaux particuliers de Daubenton ont éclairé différens points de physiologie végétale. Ainsi ce laborieux naturaliste est le premier qui aïît re- marqué que le mode d’accroissement du palmier se fait par le prolongement des fibres du centre , qui se développent em feuilles : observation que les travaux ultérieurs de M. Des- fontaines ont généralisée et étendue dans la suite à tous les végétaux dont la semence n’a qu’un seul cotylédon (3). Daubenton est aussi le premier qui ait reconnu dans Vécorce des trachées , espèce de vaisseaux brillans et aériens que l’on n’avoit obsérvés jusqu’alors que dans la structure du bois. (1) Voyez les Mém. de l’Acad. pour l’année 1762. (2) Ce mémoire a été lu à l’Institut en l’an VY: (3) Voyez les Leçons de l’école normale. ER *- NATURALISTES. — DAUBENTON. o: La minéralogie, que Daubenton à beaucoup cultivée , lui a dû cependant moins de progrès que les autres parties de Fhistoire naturelle ; mais la postérité n’oubliera pas qu’il fut le maître du célèbre Haüy , que ses savantes leçons ont formé un grand nombre de minéralogistes utiles, ou éclairé les arts nombreux qui tiennent à cette branche des connoissances humaines. - Les principaux travaux de Daubenton sur la minéralogie sont le Tableau du règne minéral, et différentes recherches sur la formation des albâtres (1), et sur les herborisations dans les pierres (2). + Les deux mémoires que Daubenton a consacrés spécia- lement à l’histoire de l’homme comprennent ses Recherches sur le trou occipital , et un Essai sur les indigestions. - Les recherches sur le trou occipital donnent pour ré- sultat à la philosophie, que la situation de cette ouverture vers lé milieu de la base du crâne est un des principaux caractères de l’homme , et que cette disposition appelle et rend nécessaires toutes celles qui font de la station perpen- diculaire une attitude propre à l’espèce humaine, et conve- nable à la supériorité de son organisation. L’Essai sur les indigestions, dont le citoyen Cuvier n’a point parlé, contient de très - belles vues de médecine préservative , et, condui- sant à-une conséquence pratique et féconde , nous apprend que l’estomac étant un des organes par lésquels commence le dépérissement et la vieillesse , qui atteignent successivement toutes les parties de l’économie vivante, il importe, pour (1) Mémoires de l'Institut, classe des Scienc. physiq. et mathém., tome I, (2) Mém. de l'Acad., année 1782. 92 ÉLOGES HISTORIQUES. éviter les indigestions qui tiennent à cette cause , et qui commencent de quarante à quarante-cinq ans, d’en bien déterminer d’abord l’effet, de le prévenir ou de l’éloïgner à l’aide de l’ipécacuanha pris à petites doses, et dans lé dessein de produire une action stimulante, dont l’expérience a confirmé les avantages. Dans des recherches si nombreuses ; dans des travaux si variés, Daubenton se montre presque toujours le même , c’est-à-dire philanthrope par excellence , ami sage et pai- sible de la nature ; ne cultivant la science que pour en obtenir des résultats directement utiles , et contribuer ainsi à l’accroissement des commodités de la vie, des douceurs de la société et du bonheur de ses concitoyens. « Aussi, dit M. Lacépède, traite-t-il des minéraux; il se plait à montrer aux agriculteurs les diverses terres qui peu- vent fertiliser leurs champs ; aux architectes les matériaux de la demeure modeste du citoyen peu fortuné , et les blocs de marbre qui rendent immortels les monumens conser- vateurs de la gloire des peuples ; aux joailliers les pro- priétés diverses de ces pierres rares et brillantes dans les- quelles la nature a réuni , pour ainsi dire, toute sa magni- ficence, et l’art de l’homme la représentation de ses ri- chesses. S'il s’occupe des végétaux , il aime à dire quels sont ceux qui conviennent à la nourriture de l’homme et à celle des animaux compagnons de ses voyages, de ses labeurs , de ses dangers , de ses triomphes ;, de ses plaisirs ; quels rapports lient les vertus actives des plantes avec les divers tempéramens , les divers âges , les diverses saisons, les diverses maladies ; quelles fleurs peuvent , en ornant nos demeures , porter dans nos sens le calme suave de cette sérénité douce qui, se répandant jusqu’à lame, suspend re Te NATURALISTES. — DAUBENTON. 93 les peines, dissipe le trouble ; et charme les soucis ; quels grands arbres semés par la nature , ou transportés par l’art dans nos climats, donnent au navigateur , au charpentier , au menuisier, à l’ébéniste |, au teinturier , les plus belles tiges , les poutres les plus solides , les bois les plus dociles, les planches les plus satinées , les sub- stances les plus précieuses ; quels arbustes, par sta de leurs feuillages ou de leurs bouquets avec les dérentes températures , peuvent peupler ces bosquets destinés à ne pas laisser écouler un seul mois de l’année sans donner aux amis de la nature végétale des jouissances nouvelles , ‘et qu’un de nos collègues (1) , si digne d’imposer des noms aux merveilles de la culture dont il dévoile les mystères , a nommés es bosquets de Daubenton. » Si enfin il considère les animaux, c’est pour les rendre plus utiles. C’est ainsi que nous avons vu ses dernières années s’écouler paisiblement au milieu des soins qu’il donnoit au perfectionnement des races des animaux do- mestiques; et c’est ainsi sur-tout que pendant plus de trente ans il avoit constamment amélioré l’heureux fruit d’une tentative hardie , qui donnant au poil jusque-là trop grossier de la brebis de nos contrées la finesse de celui que l’on n’avoit encore tondu que dans les champs fortunés de l’Es- pagne, répétée ensuite par des savans habiles, et imitée chaque jour par de nouveaux cultivateurs , commence à délivrer nos importantes manufactures du joug pesant d’une industrie étrangère. » C’est plus particulièrement dans ces derniers travaux que brille de tout son éclat le patriotisme de Daubenton. Ses — (1) M. Thouin, 94 ÉLOGES HISTORIQUES. recherches dont l’amélioration de nos laines fut Pobjet., commencèrent en 1766 , et illes continua jusqu’à sa mort, Leurs résultats ont fourni les matériaux d’une suite de. mémoires qui ont été successivement communiqués à l’Aca- démie des sciences, et dans lesquels l’auteur a traité : 1.°.de la rumination et du tempérament des bêtes à laine; 2.° du parcage permanent et de ses avantages; 3.° de amélioration des bêtes à laine en général; 4.° du régime et des médica- mens qui leur conviennent; 5.° de la comparaison entre les laines de France et les laines étrangères ; 6.° des pur- gatifs bons pour les bêtes à laine. Voulant contribuer à la propagation de la science autant qu’à son avancement , Daubenton publia en outre en 1782 une Instruction pour les bergers et les propriétaires de troupeaux , instruction où tout ce qui tient à l’éducation , au régime et au perfectionnement des moutons , est mis à la portée de toutes les classes d’agriculteurs , et peut servir de modèle pour tous les ouvrages" dans lesquels on cherche à étendre les communications de la science jusqu’aux der- niers rangs de la société. Les autres ouvrages de Daubenton qui sont moins des- tinés à l’exposition de quelques découvertes qu’à l’ensei- gnement de différentes parties de l’histoire naturelle , sont le Dictionnaire des animaux vertébrés , dans l’Encyclo- pédie méthodique, et ses Leçons à l’école normale : ouvrages remarquables par la méthode qui y règne , la clarté uni- formément répandue sur toutes leurs parties , et l’attention avec laquelle l’auteur éloigne constamment ou signale tout ce qui est encore douteux et peu connu. Daubenton a laissé en outre le manuscrit complet de ses lecons à l'Ecole vétérinaire , au Collége de France et au Le n bo CHR, À x "4 NATURALISTES. — DAUBENTON. 95 Muséum. Il avoit beaucoup réfléchi sur cette philosophie analytique et distributive qui s’occupe de l’ordonnance et de la transmission des connoïssances ; il pensoit qu’une même science doit être enseignée sous trois formes diffé- rentes ; savoir , 1.° Sous forme élémentaire, dégagée de toute difficulté, de tout sujet capable de fixer trop fortement l’attention , et réduite à des notions simples, préliminaires, et dont Vacquisition püût être regardée comme un premier degré vers des connoissances ultérieures. 2.° Sous forme de cours complet, et dans le dessein de présenter systématiquement et avec détail toutes les par- ties de la science. 3.° Enfin sous forme d’élémens, c’est-à-dire d’une ma- nière transcendante , et dans un point de vue qui embrasse les sommités de la science , ses rapports les plus étendus, ses résultats les plus généraux et ses applications les plus fécondes et les plus utiles. Daubenton , après s’être livré à ces deux premières formes d’enseignement d’une manière pratique à l’école vé- térinaire d’Alfort, et au Muséum d’histoire naturelle, s’éleva jusqu’aux plus sublimes généralités dans ses leçons à l’école normale, dont il connut et apprécia lesprit beaucoup mieux peut-être que les hommes auxquels la France fut redevable de cette célèbre institution. Dans tout ce qui précède nous n’avons considéré Dau- benton que relativement aux sciences dont il a reculé les limites ou répandu les bienfaits. Sa vie privée renferme plusieurs traits qui méritent également d’être recueillis €t qui ne sont pas même sans quelque liaison avec lhis- toire de ses travaux. 96 ÉLOGES HISTORIQUES. … Nous avons déja remarqué que l’époque à laquelle Daubenton vit commencer l'influence des circonstances sür sa direction et ses goûts se rapporte à son arrivée à Paris. Lorsque par un effet de ses liaisons avec Buffon ‘il se trouva dans la suite à la tête du Cabinet d’histoire natu- relle, il se livra à son arrangement et à sa distribution avec une ardeur et un zèle qui, suivant l’expression du citoyen Cuvier, se réveillèrent avec force dans les dernières années de sa vie; lorsque des victoires apportèrent une nouvelle masse de richesses, et que les circonstances per- mirent de donner à l’ensemble un plus grand développe- ment : alors à quatre-vingt-quatre ans , la tête courbée sur la poitrine , les pieds et les mains déformés par la goutte, ne pouvant marcher que soutenu de deux personnes, il se faisoit conduire dans les galeries pour y présider à la dis- position des minéraux, la seule partie qui lui fût restée dans la nouvelle organisation. Une patience à toute épreuve , et une attention à la- quelle aucun détail ne pouvoit pour ainsi dire échapper , furent en quelque sorte une suite de ces goûts primitifs pour l'observation et l’arrangement des productions de la nature. Toutes ces qualités furent portées chez Daubenton à un point que l’on peut à peine imaginer, et jamais sans doute la nature ne fut examinée, interrogée, ou même tourmentée avec une persévérance égale à celle que l’on remarque dans la foule de ses expériences et de ses observations. La candeur et la bonhomie qu’il savoit joindre à l’ac- tivité et à la finesse, paroissoient presque toujours dans l'exposition de ses expériences ou dans sa manière d’en considérer les résultats et de les rapporter à leur cause la plus prochaine. En voici une preuve assez frappante : = NATURALISTES. — DAUBENTON. o7 douze cochons - d’inde auxquels il n’avoit fait donner pour tout aliment que des champignons , afin de constater l’effet de ces plantes sur ces animaux, périrent au bout de huit jours. On vint aussitôt lui annoncer cette nou- velle. De quoi sont-ils morts? demanda-t-il avec viva- cité... De faim, répond tranquillement la personne qu’il interroge. Cela ne m’étonne point , reprend alors Dauben- ton avec encore plus de tranquillité; ces pauvres animaux n’avoient pas dû manger depuis huit jours... La vie de Daubenton , qui s’écoula en général d’une ma- nière si paisible, fut un peu troublée à l’époque où il publia la Description d’une partie du Cabinet d’histoire naturelle. Les basses jalousies , les avilissantes inimitiés qu’excita ce beau travail , furent portées à un tel point, que Buffon se trouva dans la nécessité d’user de son crédit au- près d’une favorite de ce temps pour soutenir son estimable collaborateur, et lui faire obtenir le prix de ses travaux. Dans la suite l’existence de Daubenton fut une succession à peine interrompue de momens paisibles et heureux qui n’auroient pas même été troublés pendant la durée du gou- vernement révolutionnaire, s’il avoit été moins généreux et moins accessible à des chagrins et à des maux qui, sans lui être personnels , ne pouvoient cependant lui être étrangers. Dans ces momens de deuil et de désespoir, il parvint à remplir des formalités odieuses, d’une manière qui ne doit pas échapper aux historiens destinés à retracer cette terrible partie de notre histoire. Dans l'an II de la république, l’octogénaire Daubenton ‘eut besoin > pour conserver une place qu’il remplissoit avec distinction depuis cinquante ans , d’une pièce que lon appeloit alors un certificat de civisme. y AS 7, à | 98 ÉLOGES HISTORIQUES. Ses ouvrages etsa philanthropie lui ayant fait une répu- tation populaire, quelques personnes qui craignoiïent un refus lui conseillèrent de se présenter comme berger à Pas- semblée des Sans-culottes, et d’y demander son certificat en cette qualité. Ce stratagème réussit, et ce fut le berger Daubenton qui obtint le certificat nécessaire au directeur du Muséum d’histoire naturelle. Si l’on en excepte ces nuages passagers, toute la vie de Daubenton fut heureuse , et il sembloit que de toutes les situations, celle où il se trouvoit fût la plus convenable à sa félicité ; il le sentoit et l’exprimoit souvent avec une expression de gratitude envers Buffon. Sans lui, disoit- il à M. Lacépède , je n’aurois pas eu dans ce jardin cin- é —— … quante ans de bonheur. Des mœurs pures , des affections plus douces que vives , la quiétude du talent et de la vertu , une ame étrangère à toutes les passions haineuses ou violentes, et l’habitude d’un travail sans fatigue et sans effort se réunirent en outre pour embellir et prolonger l’existence de Daubenton, à qui sa sagesse autant que ses longues vertus méritèrent si bien le nom de Nestor des naturalistes. Les secrets de son bonheur consistèrent donc dans sa bonté, son habitude d’une occupation paisible , et l’atten- tion avec laquelle il se préserva de ces passions vives qui font toujours sacrifier la félicité de la vie à quelques jouis- sances éphémères , à quelques éclairs de plaisir. Celle de toutes ces passions qui étoit plus liée avec la nature de ses travaux , l’amour de la gloire , ne fut jamais portée chez lui au point de présenter les caractères d’une forte" passion. Ses recherches et ses études étoient plutôt un amusement qu’un travail ; il vouloit s’occuper, être utile LS ‘%, ‘* w NATURALISTES. — DAUBENTON. 99 et passer doucement avec sa gloire, sans alarmer l’en- + vie ni fatiguer la renommée. Toutefois il sentoit le besoin de ces émotions douces que donnent les chefs- d’œuvres de la poésie ou des beaux arts ; un loisir absolu ne pouvoit jamais lui convenir. S’occuper moins fortement étoit sa manière de se reposer , et lorsque dans les der- ‘nières années de sa vie nos romans modernes lui servoient à cet usage , il disoit , en parlant de leur lecture , qu'il mettoit son esprit à la diète. Sa manière de travailler mérite d’être prise pour modèle, et prouve que cet estimable naturaliste avoit beaucoup réfléchi sur la direction de son esprit. « Il n’avoit jamais négligé, dit M. Lacépède, d'examiner avec un soin scrupuleux l’état de la question qu’il dévoit résoudre ; de la débarrasser de toutes les idées secondaires qui n’y étoient pas intimement liées ; de réduire le pro- blème à l’expression la plus simple ; de circonscrire le but de sa recherche; de donner ; par ces précautions , à son sujet la plus grande clarté ; d’employer sans cesse à son avantage l’empire que les sens exercent sur l’imagination ; d’éveiller perpétuellement la pensée par la fprésence de Vobjet dont il vouloit dévoiler quelque qualité ; de le placer dans le lieu le plus apparent de sa retraite de tous les jours; de forcer ainsi ses yeux à recevoir et trans- mettre son image dans tous les momens où une volonté très-déterminée ne les fixoit pas sur quelque autre point ; de ne laisser échapper aucun des hasards qui pouvoient airer une de ces faces difficiles à distinguet , et sur RO cependant se trouve la solution de la difficulté ; de ne présenter qu'avec la retenue la plus circonspecte un résultat général ; de modérer sans relâche la marche de sou 100 ÉLOGES HISTORIQUES. esprit; de passer toujours d’une tentative à une autre, mais de ne s’avancer, pour ainsi dire, que par des nuances de succès; d’assurer ainsi ses pas, de conserver ses forces; de prolonger sa poursuite, et d’imiter cette nature, au culte de laquelle il s’étoit voué, et qui a surchargé tant d'énormes montagnes, de cimes sourcillantes , en étendant, les unes au - dessus des autres, des myriades de couches insen- sibles. » On auroit dit que, comme pour cette nature créatrice , le temps n’étoit rien pour Daubenton, tant étoit grand son art de multiplier les instans ! » Cette réserve extraordinaire avoit trompé quelques hommes médiocres; ils s’étoient mépris sur Daubenton, au point de lui refuser les qualités supérieures dont il étoit doué ; mais combien de fois Buffon, si digne de le juger, ne lui a-t-il pas décerné un éloge que très-peu de savans ou de littérateurs illustres auroiïent pu mériter, en disant que Daubenton n’avoit jamais ni plus ni moins d’esprit que n’en exigeoit le sujet de sa pensée. » C’est de cette heureuse et si rare proportion entre la force et la résistance , que découlèrent non seulement une extrême netteté dans les idées , et par conséquent une sim- plicité lumineuse dans son style , mais encore la paix de son ame et le calme de son caractère. » Et voilà comment n’ayant jamais de déférence aveugle pour aucune autorité, ne jugeant chaque homme etchaque chose que ce qu’ils valoiïent, ne faisant jamais céder les avantages d’un silence discret à la vaine satisfaction d’une passion inconsidérée , voyant du même œil philosophique et l'essai couronné et la tentative infructueuse, attendant tout de la persévérance, ayant su dès sa jeunesse repousser y 2 NATURALISTES. — DAUBENTON. 1:01 la domination de quelques savans en faveur, par la cons+ tance de la raison, la hauteur des hommes en crédit par le sang-froid, la protection de la vanité par une ferté grave, la familiarité de l’orgueil par une dignité simple , mais imposante ; l’ennui par le travail ; le vide des in- somnies par les souvenirs et les réflexions ; les maladies par la tempérance et la régularité du régime; la douleur par la force de ses pensées ; le: chagrin par l’espérance , et la crainte par une vue supérieure au danger; chérissant la tranquillité plus encore que la renommée , et plus heureux que Newton qui se plaignoit d’avoir perdu le | repos en acquérant la gloire , il obtint la gloire sans perdre le repos. Fatigué par la joie bruyante, il étoit agréable ment délassé de ses longs travaux par la gaieté douce; il _ V'étoit encore plus par l’amitié ; et, pour ne parler que-de ceux de ses amis que la mort a enlevés aux sciences ou aux lettres, quels plaisirs tranquilles, quelle jouissance paisible de l'esprit et du cœur ne goûtoit-il pas et ne faisoit-l pas naître dans la, société intime de Montmirail ;, de Trudaine , de Crébillon, de Jussiew, de Diderot , de Montbeillard , de Bezout , de Malesherbes , de la Roche- foucauld ! Quels noms: pour les admirateurs du génie et les adorateurs de læ vertu ! Quels choix auroïent mieux prouvé combien Daubenton savoit apprécier le charme du plus aimable des sentimens ! » Combien de fois Buffon ne m’a-t-il pas dit ! « Dau- » benton n’a jamais refusé à ceux qu’il aime le plus grand > des bienfaits ,. un conseil utile ; je l’ai éprouvé souvent. » Je w’oublierai jamais que je lui dois une résolution qui L , ! . . . ? Ha pas peu contribué au bonheur de ma vie : j’allois J » abandonner le projet que j’avois formé de corriger mes 102 ÉLOGES HISTORIQUES. » ouvrages d’après les bonnes critiques que l’on en feroit, » et de ne pas répondre aux mauvaises. Un libelle m’avoit » justement offensé. Je venois de préparer une réponse : » je la montre à Daubenton : N’est-elle pas victorieuse ? ÿ lui dis-je. Oui; mais vous allez commencer la guerre, » que vous avez toujours évitée : e£ quelle victoire vaut » la paix? » La gratitude étoit, comme l'amitié, une des vertus favorites de Daubenton. Lorsque, dans ces momens d’épan- chement où l’ame ne se réserve aucun de ses secrets, il daignoit m'’entretenir des événemens qui avoient marqué le cours de sa vie, il se plaisoit à me répéter combien il étoit reconnoissant envers Buffon. » Et comment n’auroit pas été sensible celui qui conser- voit avec tant de soin le souvenir des dons de l’amitié , et qui s’en paroit encore lors même que l’objet de son affection n’existoit plus que dans la mémoire des hommes? Comment n’auroit pas été sensible celui qui, quelquefois sans doute, redoutoit pour la vérité les prestiges de l’élo- quence, mais que j'ai vu si souvent admirer , louer, re- chercher les chefs-d’œuvres de nos orateurs et de nos poëtes, et citer les plus beaux morceaux de Voltaire et de Buffon ; qui pendant vingt ans ne revint jamais du Louvre dans ce Muséum , sans s’arrêter sous ces portiques où la muse de Racine a fait verser tant de douces larmes ; qui dans un âge plus avancé , condamné par des infirmités nombreuses à une sorte de retraite, et n’osant plus lutter contre l’espèce de fatigue qui accompagne presque toujours la recherche des plaisirs du théâtre, ne termina jamais sa journée sans lire avec sa digne et respectable épouse quelques actes de ces tragédies qu’il ne pouvoit plus voir représenter, ou sans : À CE + NATURALISTES. — DAUBENTON. :03 s’attendrir avec Clarisse, Estelle , l’Héloïse des rives du Léman , la Zélie du désert, et qui avoit choisi pour la compagne de toute sa vie la femme dont les vertus et les talens portent la touchante empreinte d’une ame des plus aimantes ? » Aussi, continue le même auteur avec le charme de la véritable éloquence et du sentiment, aussi Daubenton a-t-il toujours été heureux , malgré les maux physiques qui l’ont fréquemment atteint, malgré les ans qui ont pesé sur sa tête; parce qu'il a toujours aimé les objets de ses goûts et ceux de ses affections , sans trouble , sans excès, sans inquiétude , sans orages ; parce qu’il n’a laissé aux passions que leur douceur ; parce qu’il a toujours travaillé avec la même constance ; parce qu’il a toujours projeté de travailler jusqu’à sa dernière heure ; parce que le passé et l’avenir ont toujours pour lui embelli le présent ; et tous ces avantages il les a possédés, parce que, jeune encore ;, il voulut fortement que la réflexion fût la première de ses facultés. » Ce caractère réfléchi de son esprit, la solidité des prin- cipes qui en résulta, la modération qui en fut la suite, lui donnèrent le goût , l'habitude et le besoin d’une grande indépendance : et voilà pourquoi ne recevant d'influence que de son propre gré, n’étant entrainé que par sa vo- lonté , n’obéissant qu’à son assentiment intime, il ne cessa d’être {12 dans aucune circonstance de sawie. Mais s’il fut toujours ferme , on ne le vit jamais obstiné, parce que s'il ne consentit à céder qu’à la raison, même en suivant les plus doux de ses penchans, il ne résista jamais volon- tairement à sa lumière. » Il ne faut donc pas être étonné'que , même vers la fin 104 ÉLOGES HISTORIQUES. de ses jours , il se soit empressé d'encourager ; d'étudier, d’a- dopter, de propager toutes les découvertes dont les sciences naturelles s’enrichissent. Avec quel air de satisfaction ne l’entendit-on pas, par exemple, exposer les premières ex- périences sur lesquelles un de nos plus célèbres confrères élevoit sa vaste théorie des formes des cristaux , ou plutôt de la véritable structure des substances minérales , et ré- péter : Z7 va changer la face de la minéralogie ! » Il saisit avec la même facilité et conserva avec le même plaisir les principes de liberté, de justice et d'humanité que la philosophie proclama dans les beaux jours de la révolution française ; et si son dévouement à des maximes qui n’apeloient les premiers hommages que sur les talens- et les vertus avoit pu paroïître en Daubenton un assen- timent intéressé plutôt qu’un sacrifice généreux, il au- roit bientôt repoussé cette accusation par la, vivacité sincère avec laquelle il provoqua auprès des législateurs de la France , occupés alors de donner une nouvelle existence à ce Muséum, la suppression de toutes les places privi- légiées auxquelles la vénération publique avoit appelé; la cessation des fonctions qu’il avoit remplies avec tant d'honneur, mais qu’il croyoit contraires à l’unité du plan . adopté comme le plus utile par ses collègues ; et la di- minution du traitement que sa patrie lui avoit décerné comme une foible marque de la reconnoissance nationale. : » À cette époque, une des plus remarquables de l’histoire du Muséum, où de nouvelles galeries furent construites , de nouveaux jardins plantés , de nouvelles serres fondées, de grandes ménageries projetées, d'immenses collections réunies, de nouvelles chaires créées , une instruction et des rapprochemens d’un nouveau genre imaginés, réalisés NATURALISTES. — DAUBENTON. 105 et développés , Daubenton crut assister à une nouvelle création de l'établissement qui lui étoit si cher. Son cœur échauffant sa tête octogénaire, il rassembla toutes ses forces , entreprit et termina dans ces galeries des arran- gemens importans, se chargea de fonctions que deux pro- fesseurs dans la vigueur de l’âge auroient pu trouver trop pesantes , entreprit deux cours ; et s’ouvrant, pour ainsi dire, une carrière nouvelle , comme si la vie eût été pour lui sans limites , il recueillit de nouvelles couronnes que la tendre admiration des amis des sciences se plaisoit à offrir à ses “efforts en quelque sorte surnaturels , etque, malgré la vue de ses cheveux blanchis , de son corps courbé et de ses pas chancelans, on ne croyoit pas destinées à orner sitôt son urne funéraire. » Mais le terme de ses glorieuses années étoit arrivé. Un événement où son zèle s’est encore manifesté , une de ces combinaisons de petites causes que lon dédaigne , parce que chacune d’elles est foible , et qui ont cependant tant de puissance parce qu’elles forment un faisceau , le ravit à la science au moment même où le respect de ses confrères , l’admiration du peuple français, l’estime du sénat , l’a- mitié d’un héros , venoient de faire flotter au-dessus de son front vénérable la palme civique et rémunératrice ; et pour rapprocher des talens et des vertus qui ont également _ droit à nos hommages , / tomba dans sa gloire comme autrefois Turenne, et, de nos jours, Desaix. O mort digne d’envie ! 6 noble fin de ses travaux que celle que l’on trouve dans le dévouement à ses devoirs, dans la récompense de ses sacrifices , dans le triomphe décerné par un peuple généreux! Mais nous qui n’entendrons plus sa voix patriarcale , qui ne serons plus l’objet de ses soins et fa) s Fe moi qui ne retrouverai plus délhi ds des illustres amis , de ee soutiens en préféré : comme lui, servons É science > 5 comme ss L£ vons l'humanité ; comme lui, servons la patrie. À >» Vs dr 1 " pe. de 74 #7 * 4 “} + NATURALISTES. 107 à TT TT TT CUSSON. ns nt os Puis Cussox, docteur en médecine et profes- seur royal de mathématiques dans l’Umiversité de Montpellier, membre de la Société royale des sciences de la même ville, de l’Institut de Bologne , de l’Aca- démue des sciences de Turin , de la Société physiogra- phique de Lund en Scame , associé régnicole de la Société royale de médecine , naquit à Montpellier , le 24 août 1727, de Nicolas Cusson , négociant, et de Catherine Bertrand. Il fit ses études dans le collége de cette ville, alors dirigé par les jésuites. Comme il y montra du talent , 1ls formèrent le projet de se l’atta- - cher , et ils y réussirent sans peine ; car la jeunesse , docile aux impressions qu’elle reçoit , semble chérir la séduction , et ouvrir soñ ame tout entière à ceux qui veulent s’en emparer. M. Cusson devint donc jésuite , et 1l professa pen- dant plusieurs années la langue latine, les belles-lettres et les mathématiques dans les colléges du Puy, de Béziers et de Toulouse. Heureusement il se souvint de Montpellier et de la médecine que l’on y enseigne avec tant d'éclat , et 1l résolut de se livrer désormais à cette science ; mais il falloit rompre ses premiers enga- gemens, et ses supérieurs s’y opposèrent de toutes leurs forces. Il s’aperçut alors que la liberté étoit le plus 108 ÉLOGES HISTORIQUES. grand de tous les biens ; celui sans lequel 1l n’en est point d'autre ; celui, sur-tout , qu'il est le plus dif- ficile de recouvrer lorsqu'une fois on l’a perdu. Revenu dans sa patrie, 1l y fut reçu docteur en mé- decine en 1753. Ses premiers travaux furent consacrés à l’histoire naturelle et à la botanique, dans lesquelles il se distingua de manière à fixer l’attention de M. de Jussieu, et à mériter sa confiance. Il s’agissoit d’en- voyer un botaniste en Espagne , et sur-tout dans les îles Majorque et Minorque. M. de Jussieu lui ob- tint cette commission, qu'il remplit au - delà des espérances que l’on avoit conçues. Il en rapporta une riche collection de plantes, et il fut arrêté qu'il y feroit un second voyage , auquel une circonstance singulière mit un obstacle imprévu. Les fatigues excessives qu'il avoit essuyées dans un climat brû- lant avoient changé sa constitution : 1l devint en peu de temps d’un embonpoint, tel qu'il ne put entreprendre de nouvelles herborisations en Espagne, mi même dans le Languedoc ; à moins qu’elles ne fussent d’une très-petite étendue. Ainsi disparurent tous ses projets de travaux et de découvertes ; ainsi. s’éclipsèrent les illusions d’un bel avenir. Füen ne fatigne autant, soit au moral, soit au physique ; rien n’est plus propre à étouffer l’émula- tion et le génie que cette lutte perpétuelle contre un fardeau de tous les instans , que le courage soulève quelquefois, mais qui pèse sans cesse, et que l’on retrouve toujours. M. Cusson se soumit sans murmurer y WA! , <= _ célèbres de l’Europe. NATURALISTES. — CUSSON. 109 à son sort ; 1l se voua à la médecine pratique, et il sacrifia tout à ce nouveau plan. Dans ce dessein ; 1l se retira à Sauve, à une petite distance de Montpellier. Il prit ce parti pour y ob- server paisiblement la nature, pour ne point exposer ses premuers essais à être troublés par le bruit de la cabale , par les entreprises de la rivalité ; si com- munes dans les grandes villes et si dangereuses pour les médecins comme pour les malades; en un mot, pour y trouver des hommes qui lui pardonnassent d’avoir cultivé les belles-lettres, d’avoir étudié l’his- toire naturelle , et de posséder des connoissances étran- gères à l’état qu'il avoit embrasse. Son succès fut rapide ; et, quelques années après, 1l fut rappelé à Montpellier , et compté aussitôt parmi les médecins les plus savans et les plus employés de cette ville, Une fois assuré de l'opinion publique, 1l ne craignit plus de paroître occupé de ses premiers goûts. Sem- blable à celui qui rassemble les débris d’un naufrage, il réunit les plantes qu'il avoit conservées 3 il re- commença ses observations au Jardin du roi, et il rétablit sa correspondance avec les botamistes les plus LI Depuis long-temps les plantes ombellifères avoient été le sujet de ses méditations. Il en est de cette famille comme de celle des crucifères , des labiées et des lé- guminenses. Les botamstes la regardent comme na- turelle , parce qu’elle comprend un grand nombre d'individus que des caractères saillans rapprochent 110 ÉLOGES HISTORIQUES. assez l’un de l’autre pour ne former en quelque sorte d’une classe entière qu’un grand genre. Ces analogies, ces ressemblances en rendent les subdivisions très- difficiles : d’où il résulte que plus la composition d’une classe est aisée, plus aussi celle des genres qui en dépendent offre d’obstacles à vaincre En plus l’ob- servateur a d'efforts à faire pour en déterminer les différences , et plus ses moyens doivent être recher- chés et minutieux. ÿ La famulle des ombellifères présente sur-tout les plus grandes difficultés dans ses distributions parti- culières. Il n’existe aucune méthode , n1 celle de Tour- nefort et de Crantz, établie sur le fruit , ni celle de Linnæus , fondée sur l’izvolucrum , dont les botamistes instruits soient satisfaits ; tous en désirent une meil- : leure , et tous espéroient qu’elle seroit l’ouvrage de M. Cusson. Il a prouvé d’abord que le fruit et les pétales étoient, . dans la famille des plantes ombellifères , les organes les plus umportans à examiner, et que le calice pro- prement dit, l'énvolucrum et le sexe, ne devoient occuper que la seconde place dans cette étude. 6 Le fruit donne les caractères les plus étendus et les plus sûrs. On sait qu'il est composé, dans les plantes ombellifères , de deux semences séparées par un axe. On ne connoissoit que le cackrys de Linnæus, dont les semences fussent couvertes par une enveloppe fonguense ; M. Cusson a prouvé que le crithmum étoit dans le même cas. On n’avoit point observé que la tunique externe du fruit fût, dans aucune de ces Le GE M Lu ( : M. NATURALISTES. — CUSSON. 113 plantes , de nature en quelque sorte crustacée. Il a établi ce caractère comme propre à la coriandre. Il a mornitré que les deux tuniques de la semence n’étoient pas toujours contiguës entre elles, comme on l’avoit dit ; que ; dans quelques espèces , la membrane exté- rienre se soulevoit sous la forme de plis, qu'il a ‘in- diqués comme le caractère de l’assrantia mal déter- miné par Crantz , et que le ligusticum alterum Lobelii n’étoit point une variété du légusticum, comme Linnæus l’avoit écrit , mais qu'il devoit former un genre isolé , sous le nom de physo - spermum. Il à vu sur la surface de chaque semence des ombelliféres cinq côtes, qu'il a divisées en premières et en secon- daires , qu'il a déterminées par leur position , et qui lui ont offert une source de remarques importantes pour la construction des genres. Les intervalles qui séparent ces cinq côtes sont quelquefois remplis par un nombre égal de côtes d’une autre structure ; ob- servations qu’il a employées pour établir les différences spécifiques du caucalis, du daucus, des cumins, du tordylium , du chærophyllum et du conium. Ces côtes prolongées forment des espèces d’ailes, qu'il a aussi distinguées en premières et en secoudaires, er L … dorsales et en marginales, et dont l’examen l’a con- duit à reconnoître un genre particulier , auquel il a rapporté trois espèces. Il a aussi tiré de ces considéra- tions un caractère unique pour le lazerpitinm. Mais ces côtes sont elles-mêmes on traversées inté- rieurement par un fil dont la forme varie, ou elles en sont dépourvues. La manière dont les deux semences 112 . EÉLOGES HISTORIQUES. s’unissent, c’est-à-dire, la forme de leurs commis- sures fournit encore de nouveaux moyens de distinc- tion. Il a pénétré dans l’intérieur du fruit, et ily a découvert une structure inconnue aux botamistes, et un caractère qui a, sur tous ceux du dehors, un avantage marqué, puisqu'il ne souffre absolument | aucuneexception. Sous les deux tuniques qui recouvrent chaque semence des ombellifères , 11 a observé un corps de consistance charnue ou cornée, dont l'extrémité supérieure est surmontée par une pointe ; qui est l'organe appelé corculum dans les autres plantes, mais dans lequel, ce qui est particulier aux ombellifères, les cotylédons ne peuvent être aperçus , même avec de fortes loupes ; Sans le secours de la germination. Cette subtance , qui paroïît homogène , 1l l’a appelée periem- brium , et ses différences sont la base de plusieurs genres qu'il a créés ou perfectionnés. Ainsi 1l n’y a pas dans le fruit des végétaux de cette classe une saillie , un contour , un linéament , une rugosité qu’il n'ait décrit , et dont il ne se soit utilement servi. Jamais on n’a montré plus de talent, plus de saga- cité dans l’observation. Tous les autres organes de ces plantes sont examinés avec le même soin dans les mémoires manuscrits qui m'ont été confiés ; et qui. devoient servir d'introduction à un traité complet A 1 sur la même matière. .J’ai espéré, en rédigeant cet article, que le lecteur me pardonneroit de l’avoir entretenu un peu longue- ment d’un ouvrage tant désiré, tant de fois promis, qui a coûté tant de recherches à son auteur , et ER SE A re * NATURALISTES. — CUSSON. 113 dont le souvenir ne nous laisse que des regrets. Veut-on connoître tout le mérite de cette entre- prise ? que l’on interroge l’auteur d'Emile, si cepen- dant son témoignage est ici de quelque poids. On sait que cet illustre misanthrope se consoloit , par l’étude des plantes, des ennuis et des chagrins que lui causoit celle des hommes. La famille des ombellifères avoit aussi fixé son attention ; il a mème fait sur plusieurs de ses espèces des observations que les, botanistes ont trouvées très-Judicieuses. Personne n’a plus ap- plaudi que ce philosophe au projet de M. Cusson , et n’a formé plus de vœux pour son succès. Que l’on écoute sur-tout Linnæus : Aucune étude, a-t-1l dit, ne m'a paru aussi ingrate que celle des plantes de cette classe ; 77 hac, ajoute-t-1l, rumquam , velut in aliis, potui lætari : paroles remarquables, parce qu’elles peignent sa joie lorsqu’après avoir recueilli et exa- miné des végétaux , 1l parvenoit à les ranger dans un ordre élégant et facile. Les corps organisés sont répandus avec profusion par la nature, qui semble créer les hommes pour les rendre témoins de ces merveilles , laisser à leur amour-propre le soin d’en dévoiler le mécanisme et les rapports, et attacher à l'emploi de leurs talens un sentiment de bonheur qui ne le cède qu’à celui de la vertu. Déja Linnæus avoit donné à une plante le nom de M. Cusson ; et Commerson lui avoit consacré une de celles qu'il avoit rapportées d’O - Taïti : enfin un autre savant non moins illustre, Sauvage , se l’as- socia dans ses plus importantes recherches. Ti A 8 114 ÉLOGES HISTORIQUES. La connoissance des maladies est fondée sur deux bases , l’examen des causes et celui des symptômes. Ce dernier constitue la nosologie. En vain on accu- muleroit des remarques sur l'influence des saisons et des climats; en vain on conserveroit l’histoire des constitutions médicales, si, en adoptant une nomen: clature vicieuse , on s’exposoit à confondre plusieurs affections , et à ne pouvoir déterminer les cas anx- quels se rapportent les observations publiées par les divers auteurs. Tel étoit cependant , et tel est en: core , dans quelques ouvrages , l’état de la médecine, Sauvages entreprit de fixer cette incertitude dans une distribution méthodique des différentes maladies ca: ractérisées par leurs symptômes. Ce plan, que Boër- rhaaye loua beaucoup , que Macbride, Vogel, Gorter; Sagar , et le célèbre M. Cnllen ont suivi ; ce plan; de la perfection duquel dépend celle de notre art, a cependant encore des détracteurs nombreux , soit parmi les médecins peu instruits , soit parmi ceux qui, ne voulant rien apprendre au-delà de ce qu'ils savent, blâment et rejettent tout ce qu'ils ignorent. On ne fera point ce reproche à M. Cusson. On trouve dans presque toutes les dissertations à la ré- daction desquelles 1l a contribué le tableau nosolo- gique des maladies qui en sont le sujet. C’est ainsi qu'il a traité des hernies de la vessie, des suppressions ou rétentions d'urine , des fièvres tierces et pourprées, des maladies dont la tuméfaction du ventre est le symptôme , des différentes espèces de hoquet , de la maladie noire, et de la cataracte. Par-tout sl NATURALISTES. — CUSSON. 115 définit, 1l divise avec clarté ; par-tout il établit un diagnostique sûr et complet. Il compare en peu de mots les observations des anciens avec celles des ‘modernes , celles de ses confrères avec les siennes. Son érudition n’étonne point par sa masse: distribuée, fondue dans toutes les parties du discours ; on la reconnoît par l'instruction qu’elle répand , et non par le mélange et la bigarrure de citations et de notes qui fatiguent les yeux et dessèchent l’esprit; en un mot ce ne sont point des passages qu'il copie , mais des faits qu’il discute , qu’il met en ordre : c’est l’his= toire des maladies réduite au simple énoncé de l’ex- périence. M. Cusson a rendu encore d’autres services à la nosologie. Il a recherché, dans un mémoire , lu en 1758 à la Société royale des sciences de Mont- pellier , quels devoient être les fondemens et les ca- ractères de cette méthode, et il a soumis les classes des maladies publiées par Sauvages à l'examen le plus judicieux et le plus sévère. Sa première remarque fut que la neuvième classe de Sauvages , qui contenoit les maladies chirurgicales , étoit vicieuse , soit parce que les maladies internes et externes , dont les symptômes se manifestent à la peau d’une manière analogue , doivent être rangées dans la même classe , soit parce que plusieurs affections cachectiques ou inflammatoires forment des genres dont quelques maladies chirurgicales ne peuvent être séparées sans désordre. Il insista sur ce que les fièvres exanthématiques ne devoient point composer une même 116! ÉLOGES HISTORIQUES. classe avec les inflammatoires proprement dites, non plus que les maladies dont la gène de la respiration est lésymptôme , avec celles qui sont purement convulsives. Sanvages , présent à cette lecture , applaudit au travail de son ami , adopta la plupart de ses correc- tions, et publia le genre de l’ischurie tel qu'il avoit été rédigé par M. Cusson. Ce savant mémoire , dont il est à souhaiter que le public ne soit pas privé plus long-temps , est terminé par une table nosologique complète , formée de treize classes divisées en genres et en espèces , et bien digne d'occuper une place parmi celles que M. Cullen a réunies. Mais les recherches de ce genre ne font pas le seul mérite de M. Cusson. On y lit des observations pré- cieuses sur le traitement des fièvres pétéchiales , sur la méthode antivénérienne adoptée à Montpellier de- puis M. Haguenot , qui en est l’inventeur ; sur ce que l’on doit entendre par la maturité de la cataracte, et sur les circonstances plus nombreuses, qu’on ne le croit communément, où l’abaissement doit être préféré à l'extraction. En 1977 , la chaire de mathématiques dans l'Uni- versité de Montpellier vaqua par la mort de M. Danisy. L'Académie des sciences de cette ville se sou- vint que M. Cusson avoit lu dans ses séances plu- sieurs mémoires sur le calcul intégral et sur la géométrie : elle le nomma à cette chaire , et 1l en a rempli les fonctions pendant sept années. ; M. Cusson n’a jamais été professeur de médecine NATURALISTES. — CUSSON. 117 en titre à Montpellier : il se contenta de mériter cet honneur , sans rien faire de plus pour l’obtenir. Il n’en montra pas moins de zèle, et le public ne lui en accorda pas moins de considération. Il étoit sur- tout chéri par les étudians , qui le regardoient comme leur père , c’est-à-dire comme leur ami. Il les recevoit dans son laboratoire ; 1l leur faisoit des leçons par- ticulières ; 1l les aidoit de ses conseils dans la rédaction de leurs discours et de leurs thèses ; quelquefois nfême il s’en chargeoit entièrement : mais alers on recon- noissoit bientôt ses idées et son style; et, quelques efforts qu’il fit pour se cacher, on ne manquoit ja- mais de découvrir le véritable auteur. Il n’y a point d’aliénation qui se fasse avec plus de peine que celle des. productions. de l’esprit. La fortune , et même les. dignités peuvent, à la manière dont elles sont dis- tribuées dans le monde, changer facilement de maître ; la science , au contraire , tient essentiellement à celui qui la possède. Peut-être aussi M. Cusson voyoit-1l avec quelque plaisir le public lui tenir compte de son travail ; car il y a peu d'hommes qui sachent, à quelque prix que ce soit , faire un entier abandon de leurs opi- nions et de leurs pensées ; et, dans cette sorte d'échange, il doit être bien rare que les deux contractans soient de bonne fot. Le caractère de M. Cusson étoit franc et gai , mais de cette gaieté modérée qui adoucit la douleur sans la braver, Il plaisoit aux malades , qu’il intéressoit par ses récits, par ses discours ; à qui il parloit sans affec- tation et sans trouble ; qu'il traitoit, en un mot; 118 ÉLOGES HISTORIQUES. comme des hommes , bien loin de ressembler à quelques médecins qui traitent tons les hommes comme des malades. Il étoit agréable aux parens , qu'il w’affli- geoit que dans une extrême nécessité. Il n’avoit point cette prudence cruelle qui exagère les dangers pour grossir les succès ou pour masquer les fautes. 11 n’étoit point sévère à l’égard des convalescens : ennemi d’une diète rigoureuse, 1l ne la recommandoit pas sans les plus fortes raisons ; et alors on lui obéissoit toujours: IL louoit et 1l pratiquoit souvent la médecine d’ex- pectation , celle que les ignorans n’exercent jamais. Qu'’attendroient-1ls? Ils ne savent ni quand il faut comi- mencer , m quand il faut finir ; 1ls agissent toujours ; et le plus souvent encore on leur en sait gré. Il avoit obtenu la confiance du riche, ce qui prouve qu'il étoit célèbre; mais 1l y joignoit celle du pauvre, ce qui annonce qu'il étoit humain et généreux : car les indigens ne s'adressent qu’à leurs bienfaiteurs. Quel seroit leur espoir en consultant sur leurs souffrances celui qui ne sauroit pas apporter de soulagement am plus grand de tous leurs maux, à la misère ? Il n’y a pour eux que deux classes d'hommes, qui sont, non les grands et les petits, non les forts et les foibles, mais les hommes durs , avares , insensibles , et ceux dont le cœur est bon , vertueux et compatissant. Avec de telles dispositions , M. Cusson devoit avoir des amis et se plaire dans leur société. Il préféra ces douces jouissances à une grande renommée , qu'il au- roit sans doute obtenue, s'il en avoit eu le désir et le courage. ES 5 NATURALISTES. — CUSSON. 119 Il savoit plusieurs langues ; il parloit très-correcte- ment l'italien , l’anglais et l'allemand ; ce qui contribua beaucoup à rendre son érudition väriée ét sa corres- pondance étendue. Il avoit eu pendant sa jeunesse du talent pour la poésie française ; mais il avoit bien fallu ÿ renoncer, car on ne permettroit pas à un médecin de faire des vers, même quand ils seroient bons. Il cultivoit aussi les arts agréables, tels que la peinture et la musique. Ainsi coulèrent doucement ses jours entre les tra- vaux et les loisirs. Son éloge auroit sans doute été plus long , s’il eût été moins heureux. Il fut tourmenté pendant les dernières années de sa vie par une goutte irrégulière, que son embon- point excessif rendit très-fâcheuse. Elle se compliqua en 1683 avec des tumeurs qui exigèrent des opéra- tions très-douloureuses', et qui se terminèrent par la gangrène et par la mort, le 13 novembre de la même année. Il avoit épousé la nièce du fameux professeur Deidier , si connu par son Voyage à Marseille en 1722, et par son dévouement an salut des pestiférés. On se rap- pelle toujours son nom avec plaisir, parce qu'il est consolant de joindre le souvenir d’un grand bienfait à celui d’une grande calamité. Il a eu de ce mariage deux fils , dont un qui est médecin, a déja obtenu deux accessi£ dans nos con- cours , et mérité le titre de notre correspondant. Encore quelques années, et nous aurions joui du 120 ÉLOGES HISTORIQUES. grand ouvrage de M. Cusson sur les plantes ombel- lifères. La Société royale en a reçu le tableau métho- dique , qu’elle publiera : heureuse de pouvoir dérober à l'oubli ce fragment d’une production utile, et le transmettre à la postérité L pes NATURALISTES. 121 ee "0 5 + 0 0 0 0 St DÜHAMEL. tt tn Phénix: ceux qui ont cultivé les sciences et dont l’hi1s- toire nous a conservé les noms, la plupart les ont regardées comme un délassement agréable , comme un repos au milieu du tumulte de la vie. Plusieurs, con- duits par leur goût, en ont fait leur principale occu- pation, et ont travaillé efficacement à leurs progrès. Mais chaque siècle ne produit qu’un petit nombre de ces hommes dont toute l’activité , concentrée dans un seul objet , ne se laisse distraire par aucun soin étran- ger ; dont l’ame forte et courageuse commande à tous ses besoins pour n’obéir qu’à un seul ; qui, dans tous les momens de la vie, entourés soit des jeux de l’en- fance , soit des glaces de la vieillesse, n’ont jamais cessé d’être fidèles à leur penchant , et pour lesquels faire une observation utile, découvrir une vérité, sont le plus grand de tous les plaisirs. T'el a été toujours Henri-Louis Duhamel, seigneur du Monceau , Vrigni et Secval , inspecteur de la marine , de l'Académie royale des sciences et de celle de ma- rine , de la Société royale de Londres, des académies de Saint-Pétersbourg, de Stockholm , de Palerme , de Padoue , de l’Institut de Bologne , de la Société royale # 122 ÉLOGES HISTORIQUES, d'Edimbourg , de celles d'agriculture de Paris et de Leyde (1), associé libre de la Société royale de méde- cine. Ce savant naquit à Paris en 1700 d'Alexandre Du- hamel , chevalier ; seigneur de Denainvilliers , et de demoiselle Anne Trottier. Dirons-nouns que sa famulle tire son origine d’un Loth Duhamel , gentilhomme hollandais , dont le fils, Charles Duhamel , vint en France en 1400 à la suite de Phikppe-le-Bon , duc de Bourgogne (2)? Ajouterons- nous qu'un Claude Duhamel étoit lieutenant des am- bassadeurs à la cour de Louis XIII? De semblables titres importent-ils à la gloire d’un homme qui s’est illustré par ses propres travaux ? Laissons à l’igno- rance et à la vanité le soin d’exagérer ces avantages. Les distinctions accordées à la naissance ne sont qu’un hommage rendu à la mémoire de citoyens utiles ; que l’on respecte jusque dans leur postérité ; c’est une sorte de culte dont les représentans abuseroient moins sls se souvenoient qu'ils n’en sont point l’objet , et que, semblables aux images que l’on conserve dans nos tem- ples, ce n’est point pour eux que fume l’encens dont 1ls sont environnés, Des honneurs de ce genre ne ten- tèrent point M. Duhamel ; il en chercha qui fussent plus dignes de sa délicatesse et de ses talens. . (1) Il étoit aussi membre d’une société d’agriculture établie à Padoue. | (2) Le nom et les armes de ce Loth Duhamel étoient connus en France avant l'an 1400 ; ce qui fait présumer que ce gentilhomme hollandais étoit français d’origine, NATURALISTES. — DUHAMEL. 123 Ses première années n'offrirent rien de brillant: cet âge est celui des plaisirs et de la légèreté. M. Duhamel a toujours été sérieux et réfléchi. Dans l'enfance, les idées ont une rapidité qui surprend ; les sens , une mo- bilité que rien ne fatigue, et une sorte d'inquiétude que rien ne satisfait. De ces affections, M. Duhamel n’éprouva que la dernière. L'éducation qu’il reçut dans le collége ne s’exerçant point sur des objets assez posi- tüifs , lui fut peu profitable , et sa mémoire refusa long- temps de lui rappeler les mots dont on essayoit de la surcharger. Après plusieurs années de dégoût et d’ennui , 1l en- tendit enfin parler de physique ; il éconta pour la pre- muère fois avec plaisir les lecons du professeur , et l’on s’aperçut qu’il étoit susceptible d'application. IL comprit qu'il devoit exister une philosophie plas pure, plus exacte, et dépouillée de ces explications frivoles et chimériques pour lesquelles il eut toujours un si grand éloignement. Ce fut près des Dufay, des Geoffroy , des Lémeri , des Jussieu, des Duverney , des Vinslow qu'il trouva des instructions plus solides dans les différentes bran- ches de la physique. Les lecons que ces grands maîtres faisoient au Jardin du roi lui parurent si intéressantes, qu'il ne quittoit plus leur école, et qu'il prit un loge- ment auprès de ce jardin pour y être plus assidu. Au milieu de ces agréables travaux, ses parens exi- gerent qu'il fît son droit. Il y consentit, pourvu que ce fût à Orléans, dont les ateliers nombreux et les ma- nufactures étoient pour lui un objet de curiosité. Quoi- 124 ÉLOGES HISTORIQUES. qu’il ne fût guères occupé pendant son séjour en cette ville que de l'étude des arts et de l’examen de leurs procédés , il n’en fut pas moins recu licencié en droit, et 1l revint à Paris pourvu d’un grade dont il n’abusa jamais. M. Duhamel s’appliqua au dessin; il étudia les mathématiques ; 1l fit construire un laboratoire de chimie, et 1l disposa tout dans ses terres pour servir aux nombreux essais qu’il avoit projetés. Ces mesures sagement prises furent la source des longues et utiles recherches qui ont illustré M. Duha- mel. Sous ce nom on doit aussi comprendre un frère que le même zèle animoit pour le progrès des sciences et des arts ; également exact et laborieux , il travailloït toujours en silence et jamais pour lui-même ; il avoit part à tous les travaux, sans en demander aucune à la célébrité. Comme ils n’avoient qu’un seul intérêt , ils n’ambitionnoïient qu’une seule couronne. Jamais deux êtres n’obéirent aux lois d’une harmonie plus in- time : ainsi l’on distingue dans l’ame deux facultés qui ont une même existence , et dont l’une aperçoit tan- dis que l’autre juge. Cet accord , si rare et si honorable pour tous les deux , nous impose la loi à laquelle 1ls s’étoient astreints eux-mêmes. Nous ne parlerons que de M. Duhamel , et nous n’attribuerons qu’à lui cette suite d’expériences et d’essais qui nous surprendra , quoique nous soyons prévenus qu’elle a été l’ouvrage de deux grands hommes. Ceux qui ont eu des sugcès ou des malheurs , en ré- fléchissant sur la chaîne de leurs événemens, en trou- vent toujours un auquel tous les autres se rapportent. NATURALISTES. — DUHAMEI. 155 Le gouvernement avoit besoin de renseignemens sur la culture du safran; il s’adressa à M. Antoine de Jussieu : celui-ci en chargea M. Duhamel , dont il loua beaucoup les travaux , loin de s’en emparer , comme font tant de protecteurs , et auquel il mérita par ce procédé la confiance du ministère et une place à l’Aca- démie. La culture du safran souffroit depuis long-temps de grandes pertes dans le Gatinois. M. Duhamel observa qu'il suffisoit ‘de transporter un des oignons malades ou une portion du terrain infecté dans un champ pour lui communiquer ce vice. Il fut assez heureux pour en découvrir l’origine en faisant connoître une plante pa- rasite , composée de ganglions et de filamens très-longs qui pénétroient jusque dans les bulbes du safran (1), dont ils détournoient les sucs. Il a remarqué qu’on en arrêtoit sûrement les progrès en faisant une fosse circulaire autour du foyerde la contagion , dont ses essais avoient démontré l’existence. Les végétaux ont donc aussi parmi eux des ennemis cachés , qui ne se perpétuent qu’en les faisant périr. Que de contrariétés apparentes dans les productions dela nature! Pourroit-ilentrer dans son plan que certaines classes d’êtres fussent destinées à tourmen- ter les autres et à se nourrir de leur substance (2)? Ici _ (1) M. Duhamel a observé que cette espèce de trufle parasite s’attachoit aussi à d’autres plantes. ( Académie royale des sciences, 1728. ) (2) Académie royale des sciences, 1740, sur le gui. M. Duhamel a semé du gui sur des branches d'arbres; il en a suivi la végétation, et, trouvant des racines qui s'inséroient profon- 126 ÉLOGES HISTORIQUES. la raison se tait ; car elle n’a point le droit de murmu- rer contre l’ordre éternel qui régit tout , et de vouloir expliquer une grande énigme dont elle-même fait partie. Cette découverte de M. Duhamel donna la plus grande idée de ses talens pour l’observation, et l’Aca- démie se félicita de se l’être associé. Depuis cette épo- que , ses recherches se sont tellement multiphées, qu'il nous seroit impossible d’en resserrer le tableau dans les bornes de ce discours ; si nous n’en tracions le précis avec la plus grande méthode. Nous considérerons donc M. Duhamel sous trois rapports : comme agri- culteur , comme physicien , et comme inspecteur de la marine ; et noustrouverons , en parcourant cette triple carrière , un ample sujet d’éloges et de regrets. - L'agriculture étant le plus précieux de tous les arts , mérite, par-tout où elle se trouve, nos hommages les” plus empressés ; et les premières fleurs que nous jette- rons sur le tombeau de M. Duhamel doivent être cueil- lies dans les champs qu’il a cultivés lui-même. La plupart des habitans des villes regardent leurs possessions comme une portion du globe entièrement dévouée à leur cupidité : pour M. Duhamel, elles étoient un héritage dans lequel 11 auroit rougi de puiser une dement dans le bois, il ne savoit comment des fibres aussi ténues et aussi tendres avoient pu pénétrer un corps aussi dur. Il s’est enfin aperçu que ces racines ne s’enfonçoient pas dans le bois, mais que les couches ligneuses de l'arbre dont le gui se nourrissoit recou- vroient les racines du gui, qui en produisoient de nouvelles entre le Lois et l'écorce. NATURALISTES. — DUHAMET. 127 abondance onéreuse aux cultivateurs. Le seigneur d’une grande terre n’est en effet que le père d’une nombreuse famille | à laquelle il doit des secours, puisqu'elle ne peut tenir que de lui sa subsistance. Y a-t-1l des lois plus sacrées que celles dela nature, qui veut quechacun vive du produit de la terre à laquelle il est attaché, et qui n’a permis l’inégalité des conditions que pour en- tretenir parmi les hommes une subordination néces- saire à leurs besoins, et fondée sur deux bases essen- tiellement liées entre elles, le bienfait et la reconnois- sance ? Non seulement M. Duhamel étoit l’ami de ses labou- reurs , mais encore il se joignoit souvent à eux pour suivre leurs travaux. Il apercut au milieu des procé- dés utiles qu’une longue expérience leur avoit appris, des erreurs très-préjudiciables , et 11 les réforma. Pline disoit aux Romains : « Pourquoi vos champs, autrefois si fertiles lorsqu'ils étoient cultivés par des mains victo- rieuses et triomphantes , ne semblent-ils vous donner qu’à regret des moissons et des fruits ? C’est que, livrés à des esclaves, on diroit qu'ils refusent de faire les mêmes efforts ». Qui mérite mieux que nous ce repro- che? Nos campagnes sont abandonnées à des hommes la plupar tsans intelligenceet sans émulation;etle grand art de l’agriculture ne fait point de progrès. M. Duhamel, qui l’avoit embrassé dans toute son étendue , n’en a pas négligé les plus petits détails ; car il avoit le bonheur de n’être point difficile dans le choix de ses amusemens, c’est-à-dire, de ses travaux. Le morceau de bois le plus grossier lui offroit des 128 ÉLOGES HISTORIQUES. couches (1), des réseaux de fibres dans lesquels il lisoit l’âge de l’arbre auquel il avoit appartenu. Le fruit le plus commun et le plus dur étoit pour lui une produc- tion intéressante, au centre de laquelle les embryons lui paroissoient d'autant plus en sûreté, que le noyau étoit plus impénétrable. En même temps qu’il donnoit des avis aux constructeurs sur l'exploitation (2) et la conservation des bois destinés à faire respecter le pa- villon français , il apprenoit à fendre et à plier l’osier dont le cultivateur se sert pour former des corbeilles , ou pour assurer à ses tonneaux la solidité qu’exige le soin de la vendange. Il aimoit à passer du sujet le plus difficile à celui qui étoit le plus simple et le plus famu- lier, et il se ménageoit ainsi quelques délassemens au milieu de ses travaux. Les hommes , en se réunissant, ont perfectionné quelques-uns de leurs organes ; mais ils ont perdu leur force et leur santé. Près d’eux les animaux oublient leur sexe, et se chargent d’embonpoint au milieu d’une abondance perfide ; les fleurs se remplissent de feuilles inutiles et brillantes qui croissent aux dépens de leur fécondité ; des sucs aqueux circulentdans des vaisseaux moins robustes , et les fruits deviennent succulens, tandis que les plantes s’affoiblissent par la culture. (1) On trouve , dans le volume de l’Académie royale des sciences pour l’année 1737, un mémoire de M. Duhamel, en commun avec M. de Buffon , sur la structure et l’excentricité des couches ligneuses, sur l'accroissement des arbres et sur le tort que leur fait la gelée. (2) Voyez le Traité de M. Duhamel sur l'exploitation des bois, 2 vol., 1764. : NATURALISTES. — DUHAMEI. 129 * M. Duhamel a bien développé cette assertion en démontrant que les arbres greffés sont ceux qui ont le moins de viguenr (1) et dont la durée est la plus courte. Dans le lieu où la greffe est implantée , il se fait un renflement qu’il regardoit comme une glande végétale propre à l'assimilation des sucs. Un sauvageon enté sur lui-même porte des fruits plus doux et plus char- nus ; et il suffit de multiplier ces opérations (2) pour bâter la perfection de l'espèce. On apprend , dans l’ou- vrage de M. Duhamel, que deux sèves (3) destinées à circuler ensemble doivent avoir entre elles une ana- logie déterminée (4), et que l’on rapprocheroit en vain des rameaux que la nature n’a pas formés l’un pour Vautre. Ainsi, deux personnes que l’on a la barbarie de joindre , malgré la disproportion de leur âge ou de leur penchant, ne sont jamais véritablement unies ) et il s'établit entre elles un combat qui ne finit qu'avec leurs jours. ©" Ù tue (1) La force de la végétation se partage entre le bois et le fruit, et la grefle qui la dirige vers celui-ci nuit à l accroissement du premier. (2) Académie royale des sciences, 1731. En greffant sur une greffe , on produit un nœud, un viscère végétal de plus, et on perfectionne le fruit. 11 y a cependant dans cette amélioration des bornes que M. Duhamel a déterminées, (3) Académie royale des sciences , 1744 : Sur les boutures et sur les marcottes. L'auteur y établit l'existence de deux sèves , 1 ’une montante et l’autre descendante. (4) Académie royale des sciences, 1730: Sur les greffes. qui réussit le mieux est celle d’un cerisier sur un merisier, et celle qui réussit le moins bien est la greffe du premier sur J’orme. T. Le 9 La greffe 130 ÉLOGES HISTORIQUES. Les boutures et les marcottes suivent lesmèmes lois. Par-tout où l’on favorise la formation du bourrelet (1), ou renflement végétal , il peut en sortir des radicules ou des bourgeons , suivant que les circonstances 6 dent l’un ou l’autre développement plus facile. Un arbre renversé, de sorte que ses branches soient implantées en terre , reprend après une suspension plus ou moins longue ; et, tandis que ses rameaux fournissent un che- velu, on voit des fleurs et des fruits naître de ses ra- cines. L'art est parvenu à un tel degré d’adresse, que non seulement un arbre peut être couvert de fruits de diffé- rente nature , mais qu’il est encore possible de réumir dans un seul fruit la pulpe de plusieurs autres , dont chaque portion occupesous lamême enveloppeune place distincte et séparée (2). M. Duhamel a exposé ces mer- veilles , et il en a fait connoître les procédés dans plu- sieurs mémoires et dans un Traité sur les arbres frui- tiers (3). On y voit combien le terrain et exposition (1) Le bourrelet formé par les greffes, couvert de terre, y répand aussi des filamens comme celui de la marcotte ou comme la partie la plus tendre de la bouture : de sorte qu’il n’y a pas un point dans l’économie végétale qui ne puisse servir à la reproduction de l’es- pèce, ou à la nutrition de l'individu. (2) Académie royale des sciences, 1728 : Sur la multiplication des espèces de fruits. Les poussières fécondantes, portées par l’inter- mède de l'air d’une plante à l’autre, multiplient les variétés et les espèces ; on est venu au point de réunir dans un même fruit des tranches de citron et d'orange, distribuées alternativement. (3) Voyez ce Traité en deux volumes in-4.°, 1768. On peut le regarder comme un chef-d'œuvre de typographie, REC NATURALISTES. — DUHAMEL. 3:32 apportent de variétés dans les végétaux ; comme l'air, rendu fécond par le mélange des poussières (1) des éta- mines , agit sur les plantes auxquelles il les transmet ; jusqu’à quel point cette alliance influe sur elles (2), et par quelles lois immuables les espèces aimsi changées reprennent leurs premières dispositions lorsqu'elles sont éloignées des circonstances accidentelles qui peuvent voiler, mais qui sont incapables d’altérer les formes primitives de la nature. Si nous suivons M. Duhamel de ses jardins dans ses champs , nous l’y voyons également occupé. Déja il a répété l'expérience de van Helmont (3), et il s'est assuré que l’eau la plus pure suffit pour nourrir les plantes (4) et même les arbres (5). Labourer , c'est soulever la terre pour l’exposer à l’influence de cet agent, soit . (x) M. Duhamel ayant planté beaucoup de térébinthes , arbre qui a du rapport avec le pistachier, auprès d'un pistachier femelle qui ne portoit point de fruit , il fut agréablement surpris en voyant dans la saison suivante que son pistachier en étoit chargé. (2) M. Duhamel ayant remarqué que nous avons des fruits inconnus aux anciens, a soupçonné que ces fruits nouveaux pouvoient dépendre de la fécondation d'une espèce par une autre, toutefois du même genre. Il a rapporté dans le volume de l’Académie des sciences, année 1728 , des observations et des expériences qui justifient sa conjecture; ce qui l’a engagé à proposer des moyens de se procurer ces métis , ou, si l’on veut, ces variétés nouvelles. (3) Académie royale des sciences, 1784 : Sur les plantes que l’on peut élever dans l’eau. . (4) Académie royale des sciences, 1729: Effet de la pluie sur les plantes. “ (3) I en a élevé dans de la inousse, et il a conservé un petit chêne de cette manière pendant plusieurs années. 132 ÉLOGES HISTORIQUES. sous la forme de pluie , soit sous celle de rosée. Les engrais remplissent le même but; 1ls augmentent par leur mélange la division des molécules terreuses > -et ils préviennent le desséchement en y fixant l'humi- dité (1). Il suit de ces principes que si un terrain est assez souvent et assez profondément labouré, l’engrais devient presque inutile. On avoit donc eu tort de ne s'occuper jusqu’à ce moment que de l’art de fumer les terres. Il régnoit encore un autre préjugé : en semant les grains , on les répandoit avec une profusion qui nuisoit en même temps à l’économie et au succès (2). Tous les cultivateurs instruits furent convaincus , par les essais de M. Duhamel, que l’on semoit trop, .et qu’on ne labouroit pas assez ; mais les autres asser- tions de ce physicien ne leur inspirèrent pas la même confiance. Il avoit adopté la méthode de M. Tull (3), qui consistoit à diviser le terrain en plate - bandes (1) Il ne faut cependant pas qu'elle soit trop grande ; c’est pour cette raison que l’on mêle du sable aux terres grasses. (2) Une autre erreur étoit aussi très-répandue : on pensoïit que du blé de deux ans ne pouvoit être employé pour semer, et on réservoit pour cet usage le plus beau blé de l’année. M. Duhamel a prouvé, par des expériences bien faites, que cette précaution n’étoit pas nécessaire. M. l’abbé Tessier a été plus loin; il a fait voir que du blé de plusieurs années pouvoit être semé avec succès, et que le blé qui avoit commencé à germer y étoit également propre. (3) L'ouvrage de M. Tull est un grand in-folio. M. Duhamel l’a réduit à un volume in-12. Voyez 1.° le Traité de la culture des terres , par M. Duhamel, qui a paru en 1750; 2.9 les Élemens d'agriculture par le même, en deux volumes in-12, année 1762. NATURALISTES. — DUHAMEI,. 2:33 étroites, dont les unes étoient alternativement ense- mencées , tandis que les autres restoient en jachère, soit pour rendre plus faciles les soins que l’on donnoit aux grains , soit pour faire des labours destinés à ou- vrir la terre de part et d’antre, et à porter jusqu'aux racines la fraîcheur et l'humidité (1). On ne peut dou- ter que ce genre de culture ne soit très-utile à la végé- tation (2) de chaque plante en particulier; mais la somme de tous les soins et des précautions qu'il re- quiert m’est-elle pas onéreuse aux agriculteurs (3)? Tandis que l’on rejetoit presque sans examen, des moyens. célébrés auparavant avec trop d’enthousias- me, le P. Incarville écrivoit de la Chine que le même procédé y étoit en usage pour la culture du riz : ce qui suffit pour démontrer qu'il n’est point imagi- maire , et qu'il est au moins applicable à certaines cir- eonstances. M. Duhamel ne s’est point borné à ces spéculations dans ses mémoires sur l’agriculture. Le labour n'étant + (1) M. Duhamel se servoit d’une charrue à deux socs , qui creusoit des sillons parallèles, où elle distribuoit le grain dans des propor- tions déterminées , et le recouvroit par le même mécanisme : ainsi le grain se trouvoit caché de manière à ne point devenir la proie des oïseaux, et placé à des distances qui permettoient à toutes les parties de la plante de prendre leur accroissement réciproque. (2) Voyezles Élémens d'agriculture par M. Duhamel du Monceau, nouvelle édition, corrigée et augmentée, avec figures en taille douce. Paris, chez la veuve Desaint , 1 2 vol. im-12. ; 127793 (3) Dans cette méthode, une moitié du terrain est nécessaire- ment en jachère, tandis que l’on seme du blé dans l’autre. On réserve seulement les mauvais terrains pour les menus grains. 134 ÉLOGES HISTORIQUES. pas le même pour les végétaux dont la racine est pi- votante, et pour ceux dans lesquels, s’enfonçant pen, elle se dirige latéralement , cette distinction est celle qu’il a spécialement adoptée (1). N'oublions pas de dire que , dans ses Elémens d’a- griculture, il a corrigé lui-même les erreurs qui s’étoient glissées dansses précédentes recherches. Par-tont il s’est montré exact , et 1l a mis autant de probité dans ses écrits que dans ses mœurs. Son esprit ayant plus de justesse que de saillie, il jouissoit du bonheur inex- primable pour un physicien de n’être point troublé par cette chaleur de tête , par cette effervescence d’imagi- nation , qui, toujours au-delà de la vérité, ne se re- paissent que de fictions et de conjectures. La terre qui nous fournit des alimens , nous pro- digue encore les matériaux des arts. Le chardon à foulon, la gaude, le pastel, la garance (2), dont M. Duhamel a si bien décrit la culture (3), se trouvent aussi dans nos champs : placés à côté du froment ; ils + (:) M. Duhamel est le premier qui ait fait connoître en France comment on peut se procurer des prairies artificielles pour les différentes saisons de l’année ; il a aussi beaucoup insisté dans ses ouvrages sur la manière de passer les grains à la chaux pour prévenir leurs maladies. . (2) Académie royale des sciences, 1757 : Sur la garance. L'ouvrage de M. Duhamel sur la culture de la garance a été imprimé au Louvre en 1751, in-4.°, et peu de temps après in-12+ (3) La culture de Ja garance a sur-tout fixé son attention. Ellese plaît dans les climats humides, où il faut creuser des fossés pour empêcher l’eau d'y séjourner. | PR NATURALISTES. — DUHAMEL. :35 partagent les soins du laboureur ; et l’art d’embellir nos vêtemens est devenu le rival de celui qui nous nourrit. On croira peut-être qu’un physisien aussi habile étoit souvent consulté : c’étoit lui, au contraire, qui demandoit toujours des avis, et rarement on avoit re- cours à ceux qu'il auroit pu donner. Tel est l’aveugle- ment du peuple , que les circonstances dans lesquelles il cherche des lumières sont le plus souvent celles où il ne peut être éclairé , et que, dans tous les événemens où 1l pourroit l’être , 1l s’en rapporte presque toujours à lui seul. Il y a cependant des cas où la routine étant en défaut et le danger très-pressant , on sent toute la supériorité de lexpérience et de l'observation. Les recherches de MM. Duhamel et Tillet sur la maladie des grains de l’Angoumois ont été faites sous de sem- blables auspices (1) : ils trouvèrent que ce grand mal- heur étoit l’ouvrage d’un très-petit insecte de la deu- xième classe des phalènes de Réaumur (2), qui, caché sous un cocon, s’introduisoit par celle des extrémités du grain où l'écorce étoit la plus mince et offroit le (1) En 1760. (2) Les femelles de ces phalènes , douées d’une fécondité funeste, produisent plus de 90 œufs , à la sortie desquels chaque chenille attaque la partie la plus déclive du grain, qui est la plus foible ; elle se couvre d’une gaze de soie, et sous cette enveloppe elle pénètre dans la substance nutritive au milieu de laquelle M. Du- hamel l’a surprise sous toutes ses formes. Les graïns de toute espèce étoient sa pâture ; elle les attaquoit sur pied, dans les champs et dans les greniers 136 ÉLOGES HISTORIQUES. moins de résistance. Ainsi l’homme de bien est en- tourré d’ennemis obscurs , qui, semblables à ces in- sectes , se tourmentent jusqu'à ce qu'ils aient décou- vert l'endroit foible et sensible sur lequel leurs coups seront le plus dangereux et le plus assurés: MM. Du- hamel (1) et Tillet prouvèrent que le fléau de l’Angou- mois pouvoit être détruit en exposant les grains à un degré de chaleur qu'ils déterminèrent (2). On a réduit en principes l’art d'élever des palais aux grands et aux riches ; l’architecture n’a pas dédaigné de donner ses soins au logement des animaux qui font partie de leur luxe : des monumens sont consacrés de toutes parts aux plaisirs et à la frivolité , et nous n’a- vons point encore le plan d’une métairie. On ignore suivant quelles règles doivent être construits ces bâtimens qui contiennent les véritables richesses , le premier aliment de la nation ; ces édifices où sontren- fermés des animaux nécessaires à notre subsistance ; la maison elle-même où le cultivateur et sa laborieuse (1) Indépendamment du mémoire publié en +761 par MM. Duhamel et Tillet sur l’insecte qui dévoroit les blés de l’'Angoumois , M. Duhamel fit imprimer en 1722 un ouvrage in-12 sur le même sujet. (2) Le blé chauffé au-delà de 70 degrés de chaleur ne peut plus germer. C’est au-dessous de ce degré qu’il falloit échauffer l'étuve pour détruire l’insecte de l’'Angoumois. Les cultivateurs eurent bien de la peine à suivre ceite méthode , que plusieurs ont enfin adoptée depuis les sages\ exhortations de M. Turgot, alors intendant de Limoges, et de M. de Blossac, intendant de Poitiers. ( Voyez les Mémoires sur Ja vie et les ouvrages de M. Tumot, première partie, pag. 114 et 1154) NATURALISTES. — DUHAMEL. 137 famille vaquent à des occupations aussi nombreuses qu'utiles. MM. Duhamel ont laissé des modèles dans ce genre bien digne de l’attention des artistes. L’art de recueillir et de conserver les grains seroit plus important encore, si l’on étoit bien convaincu que, dans un pays tel que le nôtre , les productions de l’agriculture sont le plus précieux de tous les biens ; que ce commerce est indépendant , puisqu'il est fondé sur les besoins des autres peuples ; qu’il est facile d’en augmenter l'étendue par des défrichemens , et la va- leur par la liberté de la communication (1). Pénétré de ces grands principes , M. Duhamel a recherché les moyens les plus propres à la conservation des grains (2) et des farines , sans laquelle il seroit impossible de les transporter dans des lieux éloignés. Le desséchement est un moyen préliminaire indispensable. M. Duhamel fit construire à grands frais une étuve très-vaste , où le blé , exposé à une chaleur douce , perdoit en partie l’eau dont il étoit pénétré ; des soufflets mus par des ailes de moulin orientées à tout vent et adaptées à une (1) M. Duhamel a publié, sur les avantages qui résultent de la libre importation des grains, un petit ouvrage qui, sans la protection de M. de Trudaine, lui auroit donné beaucoup de désagrément. (2) Les opérations de M. Duhamel sur la conservation des grains se trouvent rapportées dans un volume ïin-12 qui a paru en 1745. Un supplément au Traité de la culture des grains a été imprimé avec plusieurs mémoires d'agriculture en 1753; et il y a eu une nouvelle édition de cet ouvrage in-12, en 1765. Le même supplé- ment, nouvelle édition , a été beaucoup augmenté en 1771, et particulièrement sur la conservation des farines. 138 ÉLOGES HISTORIQUES. caisse faisoient circuler l’air dans les intervalles des grains dont elle étoit remplie (1) ; et tout cet appareil étoit placé dans une tour , monument élevé par le pa- triotisme , vraiment digne de décorer la maison d’un philosophe ; et bien différent de ces tours antiques dont les murs ont si long-temps servi de remparts à la féodalité et à la tyrannie , où l’on a si souvent entendu gémir l'innocence et la misère, et dont les ruines, maintenant abandonnées à de lugubres oiseaux , sem- blent encore menacer les campagnes sur lesquelles on les voit dominer. Des blés préparés suivant cette méthode, à laquelle M. Duhamel avoit été conduit par des expériences très-coûteuses , se conservèrent pendant des voyages de long cours (2). Le feu roi, qui fut informé de ce suc- cès, désira que M. Duhamel hui présentât lui-même un modèle de la tour et de l’étuve destinées à cet usage. Sa majesté l’honora de l’accueil le plus distingué (3). Les terres de ce physicien étoient un objet de curio- sité pour les voyageurs ; on y admiroit sur-tout une riche collection d’arbres étrangers, acclimatés par ses soins ; il cultivoit aussi tous ceux du pays pour les RM RE (1) En suivant la pratique ordinaire, on agite le blé dans l'air pour empêcher qu’il ne s'échauffe. M. Duhamel, au contraire , faisoit passer l’air entre les grains du blé, contenu dans une caisse disposée de manière à recevoir le tuyau d'un ventilateur. (2) Des blés ainsi préparés ont servi dix ans après aux travaux de la boulangerie. (3) Le roi lai accorda, plusieurs années après, à la sollicitation de M, de Trudaine , une pension de 1590 Jir. k | NATURALISTES. — DUHAMEL. 139 comparer avec les premiers. Mais il ne se contenta pas de les observer isolés ; 11 les considéra réunis dans les forêts. IL y a un grand art à en diriger les planta- tions (1), à en conduire les coupes , de manière à m'endommager ni les bois qu’on exploite, n1 ceux qu’on se propose de conserver. Dans ces détails (2), comme dans tous ceux de physique-pratique , chaque procédé , quelque peu important qu'il paroisse, de- mande un soin particulier, et ne peut être indifférent que pour ceux qui ne connoissent pas tout Le prix de l'expérience (3). , HE! (1) M. Duhamel a décrit plus de 1600 espèces d’arbres dans ses ouvrages. Les fortes gelées , sur-tout celles du printemps, sont funestes à ceux dont la sève est très-aqueuse : il faut les placer dans des terrains secs, les exposer au vent du nord, et les éloigner des lieux et même des plantes qui fournissent beaucoup d'humidité. Les arbres résineux ne sont pas exposés aux mêmes dangers : lorsque le sol est de mauvaise qualité, les couches d’aubier se renflent, et la partie ligneuse a moins de force et d’étendue. Les forêts doivent être coupées par des chemins ou avenues qui sont nécessaires pour favoriser la circulation de l’air et pour arrêter les progrès des incendies. ; C'est M. Duhamel qui a répandu en France les arbres étrangers les plus rares. (2) M. Duhamel a publié un Traité complet des forêts en 8 vol. in-4.° : les deux premiers, sur les Arbres et Arbustes qui se culti- vent en pleine terre, ont paru en 1755; les deux suivans, sur la Physique des arbres, en 1758; le cinquième , sur les Semis et Plan- tations, en 1760 ; les deux suivans, sur l’Exploitation des bois, en 1764 ; et le huitième, sur le Transport des bois, en 1767. (3) M: Duhamel étoit attentif à tout. Ses ouvrages ne parois- sent trop longs qu'à ceux auxquels ils sont tout-à-fait inutiles, et pour lesquels il ne les a point écrits. & 140 ÉLOGES HISTORIQUES. On ne reprochera point à M. Duhamel de s'être laissé séduire par des charmes étrangers au sujet quil a traité. Tout entier à l'étude , uniquement dévoué à l'observation , 1l a publié plus de douze volumes sur la culture des terres et sur celle des arbres, sans qu'il lui ait échappé de parler une seule fois , ni de cette liberté que l’on respire avec l'air des champs, et dont ses grandes occupations ne lui permettoient pas de jouir, ni du bonheur que répand l’abondance de la moisson ou l'ivresse de la vendange, et qu’il n’a jamais eu le temps de partager. #l ne voyoit dans les campa- gnes qu’un vaste théâtre ponries recherches, et il n’a jamais été m1 voulu être agréable que par la variété et l'utilité de ses travaux. M. Duhamel s’est fortement élevé contre deux abus également contraires à l’économie domestique et aux intérêts de l’état, qui sont la dévastation des forêts et la consommation immense que l’on fait du bois dans nos foyers (1). Notre siècle est en effet prodigue en tout: 1l semble qu’il doive être le dernier , tant 1l s’em- presse de multiplier ses jouissances. Semblables à des enfans dont les pères ont fait une ample moisson , nous en usons sans économie : craignons que l’on ne nous reproche d’avoir dégradé l’héritage que nous devons transmettre à la postérité. Un grand nombre : d’autres recherches a occupé (1) MM. Duhamel avoient fait dans leur maison une réforme qui n’a point eu d’imitateurs : ils ont au moins eu le mérite de montrer l'exemple. Ainsi les personnes d’une probité rigoureuse remplissent leur devoir sans s'informer de ce que font les autres. À NATURALISTES. — DUHAMEL. 141 M. Duhamel, telles que l'éducation des abeilles (1), le régime des animaux domestiques (2), et la culture des prairies (3). Cette impulsion s’est communiquée de proche en proche ; de riches cultivateurs ont mul- tiplié leurs essais, et le roi a établi des académies d'agriculture. l’art de cultiver etde conserver les grains a conduit naturellement à celui de les employer de la manière la plus économique , soit en les changeant en farine, soit en les réduisant en pain. Les connoissances acquises ont été successivement appliquées aux objets de première nécessité : le gouvernement a fondé des (1) Voyez Académie royale des siences, 1754. (2) Voyez Académie royale des sciences , 1768 : Sur le danger de surmener le gros bétail. : (3) Ses observations sur ce dernier article l’ont conduit à quelques remarques très-fines, et telles que tous ceux qui se sont trouvés dans les mêmes circonstances doivent être étonnés de ne les avoir pas faites eux-mêmes. 1.9 Les pluies d'orage favorisent l'accroissement de toutes les plantes, même des végé- taux aquatiques, et que l’eau baigne de toutes parts. Ce n'est donc pas alors à ce seul fluide qu'il faut attribuer des effets que les plus grands arrosemens artificiels ne peuvent déterminer. 2,9 M. Duhamel a remarqué qu'un morceau de bois plongé dans l’eau et qui en est pénétré autant qu'il peut l'être, varie de poids quoique toujours plongé, et devient hygromètre. L'eau, pour pénétrer dans le bois, chasse l'air ou le comprime de manière qu'il soit en équilibre avec elle, La température venant à changer, dilate l'air et fait sortir une partie de l’eau; ce qui rend le morceau de bois plus léger ; ou le comprime davantage et y fait rentrer de l’eau, ce qui augmente sa pesanteur. Voyez, Académie royale des sciences, 1737, un mémoire sur les effets des grandes gelées de l'hiver et des petites gelées du printemps. Zbid, 1744, sux l’Imbibition du bois dans l’eau, etc. LE 142 ÉLOGES HISTORIQUES. | écoles de boulangerie ; et cette heureuse révolution, dont M. Duhamel a été le premier moteur, se perpétuera pour le bonheur public, et pour sa gloire. - Nous quittons à regret la campagne, où 1l passoit des jours si calmes et si utilement employés , pour le suivre dans la capitale, où 1l se livroit aux travaux de la physique. Né de parens riches , il avoit toujours joui de cette liberté qui devroit être l’apanage des gens de lettres , trop souvent enchaînés par leurs besoins. Si l’indépen- dance est nécessaire à leur bonheur , elle ne l’est pas moins à la gloire des corps auxquels 1ls appartiennent ; | car , dans les compagnies dévouées par leur institution même à la recherche de la vérité, 1l faut quelque- fois avoir du courage pour la dire , et 1l leur importe que quelques-uns de leurs membres puissent démasquer impunément l'intrigue et braver le crédit des protec- teurs. M. Duhamel se plaisoit sur-tout à poursuivre le charlatanisme. Ce Prothée, sous quelque forme qu'il se présente ; est toujours assuré des suffrages de la : multitude ; plus d’une fois même il a surpris ceux des savans. On le reconnoît par les prétentions qu'il an- nonce et par l’enthousiasme qu’il inspire. Quoique irès-habile à feindre , 1l se décèle encore en ce qu'il lui est impossible d’être modeste. Comme le gémie , 1l s’é- carte des routes ordinaires ; mais ce n’est que pour s’en- velopper de ténèbres : on l’accueille, on le vante, soit parce qu’on en est dupe , soit aussi parce qu’on aime à jouir de l'embarras de ceux que ses succès affligent. C’est une arme dont les ignorans se servent contre ET PSE SSP RE Se RE AT NATURALISTES. — DUHAMEL. 143 ceux qui ont l’ascendant des lumières, et que ces der- niers ne dédaignent pas quelquefois de s’opposer entre eux. En un mot, son faux éclat se mêle avec celui de la vérité , que cet alliage altère et qui , semblable aux métaux les plus précieux , n’est jamais pure entre les mains des hommes. æ C’est dans le sein de l’Académie royale des sciences que M. Duhamel s’est entièrement consacré aux pro- grès de la physique. Il seroit difficile d'exprimer son juste attachement pour cette illustre compagnie : son nom a été pendant cinquante-cinq années inscrit sur sa liste , et 11 la chérissoit comme une patrie dans laquelle 11 jouissoit de toute la considération d’un citoyen distin- gué par ses services. Mais où nous entraîne un zèle indiscret ? Il n'appartient qu’à l’éloquent historien de cette académie d’en parler dignement , et de nous peindre cet homme infatigable , toujours occupé de ses devoirs et de l'honneur d’un corps que nul de ses mem- bres ne méritoit plus que lui de partager. Il n’y a aucune partie de la physique qu'il n'ait en- richie de nouvelles observations. Il a fait connoître un moyen facile pour augmenter la force de l’aimant (1) ; (1) M. Duhamel, après avoir tenté un grand nombre d’essais, nous apprend qu’il faut attacher le barreau d’acier que l’on se propose d’aimanter , sur l'extrémité d’une lame de fer plus longue , et que l'on doit procéder à l'ordinaire sur Le barreau le plus court , auquel ce procédé communique plus de vertu que toute autre méthode, ( Académie royale des sciences, année 1745 ; lisez aussi, dans celui de 1750, l'exposé des moyens pour perfectionner les boussolés. Enfin, voyez l'ouvrage imprimé chez Guérin en 1752, contenant la traduction des expériences faites en Angleterre sur les aimans.) u 144 . ÉLOGES HISTORIQUES. il a recueilli des faits très-curieux sur les embrasemens spontanés (1) et sur l’inoculation (2); 1l a pressent: l’analogie de la foudre avec l'électricité long-temps avant que M. l’abbé Nollet en eût parlé , et que M. Franklin en eût donné des preuves si ingénieuses et si multipliées (3). En faisant des expériences sur la force des bois (4), 1l a obtenu cet étonnant résultat, qu’une poutre sciée aux deux tiers , le trait de la scie étant (1) On trouve dans le volume de l’Académie pour Pannée 1757, des exemples d’inflammation spontanée arrivée à Brest dans des magasins de charbon de terre et dans des amas de toiles nouvelle- ment peintes à l’huile. On se rappellera les épreuves faites der- nièrement en Russie dans le même genre. (2) M. Duhamel n'étoit point partisan ce l’inoculation, dont M. de Denainyilliers sentoit tous les avantages. Après plusieurs discussions élevées entre eux à ce sujet, M. Duhamel prit le parti de publier son sentiment dans une dissertation dont il cacha tou- jours l'existence à son frère, qui feignit de l’ignorer. (3) Long - temps avant cette époque, en rendant compte à l'Académie d'un coup de tonnerre qui avoit tué une personne dans le clocher de Pithiviers, M. Duhamel ajouta des réflexions dont le but étoit de prouver qu’elle avoit péri par l'effet d’une com- motion électrique. M. de Réaumur l’engagea à supprimer cette explication, qu'il regardoit alors comme un système, et qui est devenue une vérité. (4) M. Duhamel, qui avoit entrepris avec M. de Buffon des expériences sur la force des bois, rendit compte de ses essais particuliers en 1742. M. Bernoulli avoit dit avant lui qu'il y avoit dans un morceau de bois prêt à se rompre des fibres qui étoient dans un état de contraction, et d’autres qui éprouvoient, au contraire, de l’allongement , et que la difficulté qu’on éprouvoit dans cette rupture dépendoit de la résistance de ces différens fibres, Ce principe a servi de base aux expériences de M. Duhamel. NATURALISTES. — DUHAMEI. 145 rempli par une lame d’un autre bois , résiste plus à sa rupture que si elle étoit entière ; enfin 1l a publié des essais sur la partie colorante de la pourpre de Provence, développée par l'effet de la lumière , et sur son peu de fixité (1) dans l’art de la teinture : d’où il suit que plus on s’efforce de retrouver le procédé des anciens ÿ plus on s’assure que la pourpre romaine a péri avec la grandeur dont elle étoit l'emblème (2). C’est en chimie, en anatomie et en botanique qu’il s’est le plus distingué : Dans ses mémoires sur la meilleure manière de pu- rifier le tartre (3), 1l a donné la préférence à l’argile (4), considérée comme intermède, parce qu’elle ne se com- bine point avec l'acide tartareux : il y a parlé des sels soyeux , alors inconnus , qui résultent de la combinai- son du vinaigre avec les terres calcaires ; et il avoit vu l’acide mitreux, versé avec excès sur du tartre soluble, former du nitre régénéré; ce qui prouve qu’il a démontré, (1) On trouve dans un mémoire de M. Duhamel des résultats très-curieux à ce sujet. Le suc de ce coquillage est blanc lorsque l’animal est sain : exposé au soleil, il devient vert; et après avoir passé par toutes les nuances du vert, du bleu et du rouge, il prend une couleur purpurine. Un corps opaque, quelque mince qu'il soit, placé entre le soleil et ce suc, empêche le développe- ment de sa couleur, auquel un verre bien transparent , quelque épais qu'il puisse être, ne met point d’obstacle. La chaleur ne supplée qu’imparfaitement à la lumière pour ces différens effets. _ (2) Académie royale des sciences , 1736. (3) Ibid. 1732 et 1735. (4) Toutes les espèces de chaux absorbent et neutralisent l'acide tartareux. L’argile au contraire n'est pas également propre à se combiner avec lui. Ts Le 10 146 ÉLOGES HISTORIQUES. long-temps avant M. Rouelle le jeune, l’existence de l’'alkah fixe dans le tartre. Les, diverses combinaisons dont la base (1) du sel marin est susceptible , celles du sel ammoniac (2), les résultats de son mélange avec différentes substances salines, des recherches sur la composition de l’éther, ont été le sujet deplusieurs autres mémoires. Dans celui qu’il a publié en 1747 (5) sur lachaux , il a rendu compte des effets produits par l’action des différens acides sur cette substance. IL avoit observé qu’en mêlant l’eau de chaux avec des alkalis', il se for- moit un précipité qu'il attribuoit à un acide contenu dans la chaux, et uni à une terre dégagée par les alka- lis. M. Black a prouvé que c’est au contraire l’acide crayeux, uni à ces derniers , qui, se séparant alors, forme de la craie par sa combinaison avec la chaux. Ce phénomène, si bien expliqué par le célèbre chimiste écossais, n’étoit donc pas tont-à-fait inconnu à M. Duha- mel. Il ajoute qu’il se forme des cristaux dans le sel de (1) Académie royale des siences, 1730. (2) L’addition du sel marin n’est d’aucune utilité pour obtenir du sel ammoniac. Il n’en est pas de même de l'esprit de sel. . M. Duhamel a examiné pourquoy le mélange de la chaux avec ce sel donne toujours de l’alkali volatil fluide, tandis qu'en le traitant avec la craie on en obtient de l’alkali volatil sous forme concrète. Ce travail contient des expériences curieuses et bien dirigées. Mais l’auteur s’est trompé dans l'explication du phéno- mène , parce qu'on ne savoit pas alors que l’acide découvert dans la craie et qui n'existe point dans Ja chaux est la cause de toutes ces différences. ( Académie royale des sciences , 1735 ; et sur les cendres des volcans, 1767. ) # (3) Mémoires de l'académie royale des sciences , 1747. NATURALISTES. — DUHAMET. 147 ‘tartre le plus parfait, et qu'ils sont un véritable alkali : il a donc connu la cristallisation de l’alkali végétal uni avec l’acide crayeux , que l’on regarde comme une dé- couverte de M. Montet (1). Ces réclamations sont d'autant plus légitimes , que M. Duhamel ne s’en est permis aucune (2). Tant d’autres ont fait de longs et inutiles efforts pour conso- lider une réputation qui devoit EU avec eux, et 1ls n'ont laissé à leur panégyriste qu’un grand vide à rem- plir, et la pémble fonction de restituer à leurs ER bles auteurs les découvertes dont ils s’étoient emparés. M. Duhamel , au contraire , étoit assez riche de son propre fonds pour oublier une partie de sa gloire , et laisser à son historien le soin de la revendiquer. On sait que le kali, cultivé dans des plages mariti- mes , ne contient que la base du sel marin. M. Duha- mel en fit semer dans le Gatinois, et 1l en retira autant d’alkali végétal que de minéral (3) , sans que ce chan- gement eût porté la moindre atteinte à la vigueur de la plante. On sait aussi depuis quelque temps que le (1) Mémoires de l’académie royale des sciences, 1764, pag. 576. (2) I ne s’étoit occupé de la chimie que dans le commencement de sa carrière, et la nomenclature de cette science ayaut été presque tout-à-fait changée depuis cette époque , il est possible qu’il ait méconnu ses propres idées, ses propres expériences, présen- tées dans d'autres termes. (3) Le kali, semé une seconde fois dans le Gatinois , fournit un peu plus d’afkali végétal que de minéral; de même, les plantes qui croissent sur les vieux bâtimens contiennent beaucoup de nitre : sur les bords de la mer, on trouve du sel marin; et celles qui wégètent dans des terres rouges et ferrugineuses donnent , par l’ana- lyse, des sels vitrioliques, 148 ÉLOGES HISTORIQUES. tamarisc, qui fournit du sel de glauber dans les plages maritimes , ne donne , cultivé loin de la mer, que du tartre vitriolé (1). On s’est donc trompé en regardant les sels formés dans les plantes comme inhérens à leur substance , et comme étant le produit immédiat de la végétation (2). La plupart de ces recherches ont été faites en com- mun avec M. Grosse (3), chimiste très-habile et mem- bre de l’Académie royale des sciences. Contemporain de Bolduc , il étoit comme lui recommandable par l'exactitude de ses connoissances , par un esprit d’in- vention , et par une grande dextérité dans la pratique de son art. Il a vécu souffrant , et sa santé ne lui a pas (a) M. Cornette a fait des expériences nouvelles et curieuses sur les sels du tamarisc. C’est lui qui nous a appris ce fait important. (2) Il pensoit que les plantes, ainsi que les animaux , pouvoient vivre en différentes régions du globe; qu’elles pouvoient, comme eux , être alimentées par des sucs différens , et que la nature de leurs sels varioit dans la même proportion. Le problème à résoudre consiste donc à savoir s’il y a des sels qui se forment dans les plantes indépendamment du terrain qu’elles habitent, et jusqu’à quel point leur organisation influe sur les substances salines dissoutes dans l’eau de végétation. (3) Académie royale des sciences , 1734 : Examen fait en commun avec M. Grosse, d’un prétendu sel de soufre envoyé à l’Académie. Académie royale des sciences, 1734 : Sur l’éther. En 1742, M. Duhamel annonça deux procédés alors nouveaux pour obtenir sans le secours du feu une liqueur éthérée, qui a du rapport avec celle de Frobenius. "" Ibid. 1745 : Mine de fer attirable par l’aimant. Ibid. 1748 : Sur la pierre de grisèle. Ibid, 1750: Sur la diminution du poids des métaux exposés à l'action du feu. è NATURALISTES. — DUHAMEL. :49 permis de se livrer assiduement au travail. À ce mal- “ heur ilen a joint un autre, celut d’avoir associé ses productions aux ouvrages d’un homme très - célèbre ; car une grande réputation , semblable à une vive lu- 6 muère , efface toutes celles dont elle est environnée. Que l’on nous permette cette courte digression en faveur d’un physicien qui a été l'ami de M. Duhamel, et dont on ne trouve point le nom parmi ceux auxquels l’Académie royale des sciences a décerné des éloges. C’est être heureux que de rencontrer un sujet fécond d'observations et de recherches ; mais lorsqu'il se pré- sente , 11 y a du mérite àle reconnoître,etàle saisir. Le ‘ travail de M. Duhamel sur les os (1) a fait naître cette réflexion. Belchier, chirurgien anglais, ayant vu chez un teinturier de Londres les os d’un quadrupède (2) colorés en rouge , et les informations faites, alors lui ayant appris que cette teinture étoit due à la garance mêlée avec les. alimens dont cetanimal avoit été nourri, communiqua ce fait à la Société royale, dont le prési- dent en instruisit M. Geoffroy. M. Duhamel se chargea de répéter ces expériences , qui devinrent pour lui une source de découvertes et de remarques curieuses. (1) M. Duhamel a donné à l’Académie royaïe des sciences des mémoires sur l’anatomie des plantes aux époques suivantes; sur FAnatomie de la poire , en 1731 et 1732; sur la Réunion des frac- tures. des os , 1741; sur le Développement et la crue des os, et sur lessusages du périoste , 1743 et 1742 ; sur la Réunion des plaies des avbres, 1746; sur la Formation des couches ligneuses des arbres; … 2751 ; surl’Accroissement des cornes des animaux, même année. {2) C'étoit un cochon. 150 ÉLOGES HISTORIQUES. Il est résulté de ses nombreux essais que dans les jeunes animaux (1) les cartilages ne se sont teints en rouge qu’au moment où 1ls se sont changés en subs- tance osseuse ; que la couleur étoit plus foncée au mi- heu des os, et que trente-six ou quarante-huit heures ont suffi quelquefois pour que ses progrès fussent très: sensibles. Dans les animaux plus avancés en âge (2), 1l l’a ue se porter principalement à la surface de l'os , et s’y déposer dans des couches (3) qu’il regardoit comme des feuillets détachés successivement du périoste (4); (x) Les alimens dans lesquels on mêle de la garance sont toujours plus ou moins malfaisans pour les animaux qui s’en nourrissent, M. Duhamel a employé les procédés les plus variés, et a pris les plus grandes précautions pour en diminuer le danger. Les diverses espèces d’apparine ont, suivant la remarque de M. Guettard, commié la garance, la propriété .de teindre les os en rouge. : (2) D’après des expériences faites sur de jeunes agneaux et sur de vieilles brebis , il établit que , dans les animaux très-jeunes dont les os n’ont point contracté toute leur dureté, les os se cicatrisent presque comme les chairs ; au lieu que dans les vieux animaux , dont les os sont durs, la fracture ne se réunit pas com plétement; mais il se forme une virole osseuse qui couvre les extrémités des pièces et les maintient. (3) En interrompant et en reprenant successivement cette espèce de nourriture, M. Duhamel a vu des lames alternativement blanches et rouges. ” (4) M. Duhamel a rendu ses recherches plus intéressantes en com- parant toujours la structure des os avec celle des arbres. Sous la partie la plus intime du liber on trouve des lames minces qui s’endurcissent et deviennent ligneuses. IL a vu des lames du périoste qui étoient osseu- par une de leurs extrémités, tandis : que l’autre avoit conservé sa nature ligamenteuse. 11 regardoït le ” liber comme faisant des fonctions analogues à celles du périoste. 1 “: NATURALISTES. — DUHAMEI, :51 il en a conclu que cette membrane étoit lorgane de l’os- sification (1). | ‘L’accroissement des os, suivant leur largeur et leur longueur, a été pour lui un nouveau sujet d'expériences; leur partie moyenne est consolidée la première (2). Dans les cornes des animaux , c’est la partie la plus élevée qui recoit d’abord toute sa consistance : au con- traire , deux marques faites à un arbre vers la partie inférieure du tronc ne s’éloignent plus, tandis que la partie supérienre continue à se développer. L’accrois- sement des bourgeons est semblable à celui de la pre- muère tige sortie de la semence , de sorte qu’un arbre de deux ans est réellement un composé de deux végé- taux entés l’un sur l’autre (3). Les extrémités molles des os ont de l’analogie avec les bourgeons par leurs accroissemens isolés et particuliers. Les ligamens et les tendons s’implantent dans la substance osseuse, et croisant la direction de ses fibres, et en se confondant en partie avec elles , comme les branches d’un arbre se joignent avec le tronc. Enfin, certaines parties ani- males , telles que les substances cornées des oiseaux , (1) Dans l’enfance , la marche de l’ossifieation est rapide. Lorsque la cavité des os est tout-à-fait formée , leurs parois croissent em épaisseur par l’addition des couehes du périoste. Telle est la théorie de M. Duhamel. * (2) Elle ne prend plus aucun acocroïssement lorsque les extré- mités en sont eneore très-susceptibles. * (3) Aussitôt que le corps ligneux s’est endurci, il ne s'étend plus en hauteur; celle des arbres augmente principalement par l'éruption des bourgeons , qui font à la cime des progrès semblables à ceux du jeune arbre qui sort de la semence. 152 ÉLOGES HISTORIQUES. reprennent de bouture comme les rameaux des plan- tes (1). Dans les os fracturés , le périoste se renfle et maintient les pièces réduites , comme le liber le faità l'égard des branches rompues dans les végétaux (2). Il n’y a point de théorie fondée sur un plus grand nom- bre de faits, dont l’ensemble soit plus imposant ; et qui doivent mériter plus d’éloges à son auteur. MM. de Haller, Dethlef et Bordenavye ont fait un grand nombre d’expériences qu’ils regardoient comme opposées (3) au système de M. Duhamel. M. de Fou- geroux , digne neveu du sayant que nous regrettons , leur a répondu avec autant de force que de politesse. Ces objections ; au reste, ne concernent que les fonc- (1) L’ergot d’un coq, enlevé, et implanté sur sa crête récemment coupée , reprend et végète : l'animal, courbé sous ce fardeau, s’y accoutume enfin, et la corne s'accroît dans cette nouvelle place où elle a été fixée. M. Duhamel a fait sur les extrémités de quelques animaux des sec- tions circulaires qu’il pratiquoit en différens temps et successivement, ayant toujours soin de laisser la circatrice des parties coupées se former, avant d’en diviser de nouvelles. 1l coupoit los lui-même dans une de ces sections, de sorte qu'il en résultoit que toute l'épaisseur de l'extrémité avoit été divisée à différentes époques; et que par conséquent il y avoit eu une véritable solution de con- tinuité dans tous les vaisseaux et dans toutes les fibres. M. Duhamel assure que l'animal, après avoir éprouvé ces diverses opérations , a pu se servir de son membre, dans lequel la nutrition et la circulation se faisoient à peu près comme auparavant. -(2) M. Duhamel ne s’est point borné à examiner les effets de la garance sur les os sains; il les a aussi considérés dans les os malades, et il a conclu de ses essais que le périoste est l’organe du cal, comme il l’est de l’ossification. (3) Ils ont objecté que le cal est formé par un suc gélatineux qui suinte des extrémités fracturées et qui s’endurcit sous le périoste, NATURALISTES. — DUHAMET. 1:53 tions attribuées au périoste. Les faits observés et re- cueillis par M. Duhamel sont au-dessus de toute atteinte, et ses adversaires eux-mêmes s’en sont servis pour établir leur opinion contre celle qu'ils combat- toient. Les modernes partagent les êtres naturels en deux grandes classes : l’une, passive, inanimée, obéit aux lois de l’impulsion et de la pesanteur ; l’autre, vivante, active, naît, se développe, se reproduit, et meurt. La vie subsiste dans tout le règne végétal, et des fonctions très-compli- quées s’y exercent sans la sensibilité. Tous les organes destinés à ces usages ont été décrits avec la plus grande exactitude par M. Duhamel dans sa Physique desarbres, et il n’y a aucun point de l’économie végétale qui n’y soit discuté et éclairci (1). Il montrecomment un grand avec lequel il n’a aucune liaison ; que la garance teint les os seu- lement ; qu’elle colore des noyaux placés au milieu des cartilages ; que ces noyaux se forment évidemment sans le secours du périoste ; que cette membrane ayant un tissu tout-à-fait différent de la substance même osseuse , ne peut en devenir une partie constituante; que la lame externe de l'os se continue autour des extrémités , même dans les parties où il n’y a point de périoste ; que l’agran- dissement des cavités cylindriques ne peut être son ouvrage ; que _ le liber dans les arbres diffère beaucoup du bois, puisqu'il n’a point de trachées , tandis que ce dernier en est pourvu en un mot, que c'est sous le périoste et sous le liber, et non dans la substance de ces membranes, que Harvey et quelques autres ont vu la substance gélatineuse, qui se durcit pour se changer en substance osseuse ou ligneuse. (1) Il a répété toutes les expériences de Mariotte ;, de Malpighi , de Hales, de Grew »et ilen a fait beaucoup de nouvelles. M. Du- hamel préféroit la botanique considérée sous ce rapport à la nomen« clature, dont il s’est peu occupé. 154 ELOGES HISTORIQUES. arbre , se divisant et s’épanouissant dans la terre et dans l’air, s'y empare des vapeurs aqueuses éparses entre leurs molécules ; comment les racines serpentent vers les lieux les plus propres à leur nutrition ; avec quelle fécondité elles se répandent au loin ; avec quelle sûreté elles surmontent tous les obstacles qui s’opposent à leur passage (1). Il fait voir, dans le tronc, du tissu cellulaire et des vaisseaux remplis de sucs aqueux; d’autres qui contiennent un fluide mêlé d’air et d’eau ; d’autres , enfin, destinés aux sucs propres du végétal (2). Un duvet léger soutient , dans la face inférieure des feil- les (3), les bouches des yaisseaux absorbans. Les pédi- cules des feuilles se contournent et les dirigent vers les lieux où la lumière, le courant d’air ou la fraîcheur de Phumidité les appellent (4). De leurs aisselles sortent les boutons ; au milieu desquels reposent mollement les germes destinés à reproduire l’espèce. Les folioles, serrées et plissées les unes sur les autres , se dévelop- pent ; des pétales richement nuancées environnent les organes de la fécoudité : on y retrouve avec surprise les deux sexes, qui rapprochés sans volupté , ou séparés sans inquiétude , toujours multipliés , et confondus sans (1) Elles s’insinuent d’une manière lente et insensible dans les espaces étroits où elles grossissent; elles renversent ainsi les murs bâtis le plus solidement. (2) Ces sucs sont le produit de son assimilation particulière. (3) Autant les vaisseaux sont enveloppés dans le bois , autant ils sont à découvert dans les feuilles. (4) Un ordre particulier de vaisseaux placés dans les feuilles rend à l’air une partie de l’eau que les vaisseaux absorbans lus enlèvent. ; he dt à RE en en te 2 se pt oo te mm à AR nr > &S + F LES RTC ES ue NATURALISTES. — DUHAMEL. 155 jalousie, remplissent paisiblement le vœu de la nature, que nous appellons leurs amours. Cette fleur, que nous trouvons si belle, tombe pour faire place au fruit qui lui succède , et dans lequel une pulpe et des enveloppes tiennent lieu de membranes et du placenta (1). Fixés sur un point du globe , ils n’éprouvent pas le besoin de s'agiter sur sa surface. Leurs rameaux se sèchent par le défaut d’alimens , leurs branches tombent sous la hache sans qu’il en résulte pour eux aucun effet ana- logue à la douleur ; et l’homme , si fier de sa sensibi- lité , n’est que trop souvent réduit à envier leur sort. M. Duhamel saisissoit avec empressement toutes les occasions dans lesquelles ses travaux pouvoient être utiles à la médecine. Il est le premier qui ait cultivé la rhubarbe en France. Il a publié des Ob- servations curieuses sur la rage (2), avec la des- cription d’un instrument pour sucer la plaie du blessé. IL à fait employer dans ses terres le polygala de Virginie , et celui de France pour le traitement de la pleurésie (3); mais 1l ne se chargeoit point (1) Une écorce dure et plus ou moins sèche et épaisse recouvre toutes les parties de l’arbre. Les sucs qui du corps ligneux s’élè- vent vers toutes les feuilles , les fleurs et les fruits, reviennent par l'écorce vers la racine. Les fleurs présentent des glandes de diverse nature où il se fait de véritables sécrétions. (2) Dans le Journal de médecine , mars 1772. (3) M. Duhamel , instruit des expériences que Lémery et Antoine de Jussieu avoient tentées d’après les avis d’un médecin d’Edim- bourg, engagea un médecin de Pithivier à employer le poly- gala dans le traitement de la pleurésie. Ce médecin a remarqué 156 ÉLOGES HISTORIQUES lui seul de l'administration de ces remèdes : sa géné- rosité éclairée ne ressembloit point à celle de quelques riches habitans des campagnes , qui n’offrent des se- cours ou des hospices aux indigens que sous-la condi- tion expresse qu’ils auront le plaisir de lesmédicamenter, et qui s’exposent à détruire ainsi par leur empirisme les avantages qui pourroient résulter de leur bienfaisance. Lorque l’Académie des sciences-se proposa de faire connoître les procédés des arts, M. Duhamel se chargea d'en décrire quinze , dont il a publié Phistoire la plus complète. Quelques-uns présentent un mécanisme très-curieux : tels sont ceux de l’épinglier , du serru- rier, du drapier, et du fabricant de cartes (1). En écrivant l’histoire d’un homme aussi utile, on partage successivement la reconnoissance due à ses services , et le plaisir de celui qui les a rendus. En faisant le tableau de ses occupations nombreuses , on y voit avec satisfaction un rempart assuré contre le malheur , un charme puissant contre l’ennui. que le polygala de France produisoit, étant donné à une dose convenable , les mêmes effets que celui de Virginie. Académie royale des sciences, 1739. Ibid. 1768, sur la Rhubarbe. Zbid. 1759, sur un épi de froment ergoté. Celui de l’orge en est encore plus rarement attaqué. Le seigle y estle plus sujet. (1) Il a décrit, de plas, l’art de la serrurerie et de la forge des ancres ; l’art de convertir le bois en charbon; celui du chan- delier ; la manière de réduire le fer en fl d’archal ; l’art du cirier ; l’art de raffiner le sucre ; celui du drapier ; celui de faire des tapis façon de Turquie, connus sous le nom de savonnerie ; l’art de friser ou ratiner les étoffes de laine ; celui du couvreur, du tuilier , du briquetier ; celui de faire les pipes à fumer ; l’art du potier de terre et celui du savonnier.: 4 Me NATURALISTES. — DUHAMEL. 157 Si la carrière de M. Duhamel se terminoit ici (1)9 elle devroit nous étonner par le grand nombre d’ob- _servations nouvelles dont ses ouvrages sont remplis. Combien elle doit plus nous surprendre lorsque nous la voyons se prolonger d’une manière encore plus ho- norable pour sa mémoire ! En 1732, M. de Maurepas, alors ministre de la marine , ayant demandé l'avis de l’Académie sur le choix d’une étuve propre à courber les bordages des vaisseaux, M. Duhamel fut chargé de ce rapport, qu'il fit avec tant de soin, que le ministre continua de soumettre à son jugement tous les objets de ce genre , et créa en sa faveur (2) une place d’inspec- teur de la marine. Pour en remplir dignement les fonctions , M. Du- hamel pensa qu’il devoit visiter les ports et les côtes d'Angleterre, et examiner ensuite comparativement la construction des vaisseaux et l’art de la corderie en France. Placé entre deux élémens dont la résistance et la mobilité se combinent de tant de manières différentes, le vaisseau ne peut être conduit que par les manœuvres. Pour qu'elles s’exécutent avec précision, il est impor- tant de donner aux machines que l’on emploie toute (1) M. Duhamel a ajouté des notes au Dictionnaire du commerce, de Delamare. On trouve dans les volumes de l’Académie royale des sciences, depuis 1740 jusqu’en 1779, une suite d'observations météorologiques par M. Duhamel. (2) En 1732, 158 “LOGES HISTORIQUES. la perfection dont elles sont susceptibles. Les cordagés, si multipliés sur un vaisseau, fixèrent principalement l'attention de M. Duhamel, Il observa qu’ils avoient trop de poids (1) et de roiïdeur , parce qu’ils étoient tors au-delà du degré nécessaire à leur solidité. Il détermina ce degré , et il fit yoir que les fils d’une corde , et la corde elle-même , étant roulés en sens contraire, ne doivent être serrés qu’autant qn'l falloit pour mettre ces deux résistances en équilibre (2). Ce principe a été adopté dans tous les ateliers TOYaux ; les cordages sont devenus en même temps plus sou- ples, plus légers et Plus forts : la diminution de leur poids, sur un vaisseau du premier rang, a été estimée à vingt milliers de livres, et la marine jouit depuis long-temps de ce bienfait. Cet exemple et tant d’autres montrent assez com- bien les connoiïssances exactes doivent avoir d'in: fluence sur l'administration , et combien sont absurdes les prétentions de ceux qui craignent de voir les sa: vaus honorés de la confiance des rois : comme si l’art de gouverner les hommes n’étoit pas celui de les éclairer , et comme si les peuples les plus avilis n’avoient pas toujours été ceux dont les souverains (1) Leur pesanteur agit avec force sur l’extrémité des leviers très-longs auxquels ils sont attachés ; leur résistance augmente à mesure que leur flexibilité diminue : leur force relative devient moins grande dans la même proportion. (2) Voyez l'Art de la corderie perfectionné , ou Traité de la fabrique des manœuvres, 1746; et de l'imprimerie royale, en \ 1557. FRET NATURALISTES. — DUHAMET. 159 ont redouté l’instruction , et parmi lesquels la raison a fait le moins de progrès. Pendant une longue suite de siècles, lart de la construction des vaisseaux ne s’étoit perfectionné qu’au milieu des dangers et des écueils : la seule expérience, c’est-à-dire des désastres sans nombre , avoient appris à connoître les formes les plus propres à la naviga- tion : à force de temps et de malheurs , on avoit ac- quis des lumières, sans que la physique y eût contri- bué ; car l’homme se sert toujours de sa vigueur et de son courage long -temps avant de consulter son jugement et sa raison. Des géomètres célèbres s’étoient enfin emparés de ce sujet: mais comme il y a loin de la théorie la plus brillante à une pratique utile, cette lumière avoit dissipé peu d'erreurs. Il falloit , pour l’avancement de l’art, qu’un savant laborieux et patient ne craignît pas de se renfermer dans les ateliers , de s'associer aux travaux les plus minutieux de la construction , et qu'il devint le coopérateur de ces procédés pour en connoître le mécanisme et travailler à le rendre plus parfait. Telle fut la source où M. Duhamel puisa les descriptions et les principes établis dans son Traité sur la construction des vais- seaux (1). Du sein de l’école qu'il avoit établie, on (1) 11 commenca par l'examen des vaisseaux de toute espèce que l'on regardoit comme les meilleurs voiliers, 11 recueillit les princi- paux faits relatifs à leur navigation ; il en mesura et il en décrivit toutes les parties, qu’il compara avec celles des vaisseaux dans lesquels on connoissoit des défauts déterminés. De ces rapproche- mens il est résulté un certain nombre de principes qui sont autane 160 ÉLOGES HISTORIQUES. vit sortir des hommes tels que MM. Deslauriers et Grognard. L’Académie de marine lui dut en partie son existence ; et des modèles de vaisseaux de toute espèce, réunis à ses dépens et par ses soins, furent déposés dans une salle du palais de nos rois (1). Il dirigea long-temps les travaux dans les ports (2). Les vaisseaux construits suivant ses vues étoient pour lui l’objet du plus vif intérêt : lorsqu'ils étoient : maltraités par la tempête , ou subjugués par les en- de vérités acquises, d’après lesquels on a adopté des formes de construction que toute l’Europe s'est empressée d’imiter, et qui sont décrites dans l'ouvrage de M. Duhamel. Voyez les Elémens d’ar- chitecture navale , ou Traité pratique de la construction des vais- seaux, par M. Duhamel Dumonceau. Paris, chez Antoine Jombert, 1758, in-4.° un volume. Bouguer a écrit en 1747 son Traité du vaisseau. (1) La base de cette collection fut fournie à M. Duhamel par M. le comte de Maurepas, qui lui fit présent des modèles dont il avoit hérité après la mort de M. de Pontchartrain. M. Duhamel y joignit la collection que M. le marquis d’Antin avoit faite dans le même genre , et qui fut vendue après son décès. (2) Il résulta de ces expériences , 1.° que l’eau bouillante atten- drissoit beaucoup les bois, et qu’on pouvoit leur faire prendre ainsi des courbures considérables sans craindre de les rompre ; maïs que ces boïs, extrêmement pénétrés d’eau, se retiroient beaucoup ense séchant, d’où il résultoit de grands inconvéniens ; 2.9 que. l’étuve dans laquelle on employoit la vapeur de l’eau étoit fort bonne pour attendrir des bordages minces comme sont ceux des canots et des chaloupes, mais qu’elle n’avoit pas assez d'action pour attendrir les forts bordages des vaisseaux, et à plus forte raison les préceintes ; 3.3 que l’étuve au sable étant bien conduite, satisfaisoit à tout cc qu'on pouvoit désirer : de sorte qu’il avoit fait prendre cinq pieds de courbure à une preceinte, dans une longueur de vingt-cinq pieds. NATURALISTES. — DUHAMEL. 16» ; L r à ; * _memis de lEtat, il les regrettoit, non seulement comme citoyen , mais encore parce qu'ils étoient en quelque sorte son ouvrage ; et M. Duhamel étoit l'homme de France qu’une guerre maritime inquiétoit le plus. Avec quel plaisir 1l auroit été témoin de cette paix , qui sera durable, parce qu’elle ne succède pas à d’injustes entreprises, à des déprédations barbares, et sur-tout parce qu'on doit la regarder comme le $ repos de plusieurs puissances , toutes intéressées à cé qu’elle ne soit troublée par aucune ! M, Duhamel est le premier qui ait publié en France La E un ouvrage élémentaire sur l’art de conserver la santé des matelots (1). Il'a démontré que les maux si souvent attribués à l'atmosphère de la mer ont leur source dans le vaisseau lui-même (2). Il y a fait placer des ventilateurs (3) dont il a étendu l'usage (1) Moyens de conserver la santé aux équipages des vaisseaux, avec la inanière de purifier l’air des salles des hôpitaux, et une courte description de l'hôpital Saint-Louis , à Paris, avec figures. Paris, chez H. L. Guérin et L. F. Delatour, 1750 , un volume in-12. (2) Il à fait un nouveau règlement pour l'instruction des chirur- giens de la marine, et il a rétabli l’émulation parmi eux. Depuis cette époque, MM. Poissonnier ont porté à sa perfection l’ad- ministration de ces hôpitaux. (3) Il a déterminé dans quel lieu devoient être placés le soufflet de Hales , celui des Suédois , et la machine à vent des Danois, et lequel de ces moyens méritoit d’être préféré. Un tuyau dirigé de bas en haut vers le foyer de la cheminée établissoit dans les parties les plus basses du vaisseau une circulation d'air que la chaleur du feu de la cuisine déterminoit; sorte de ventilateur bien simple qui n’occupoit point une place utile et qui n’exigeoit D F6 | 162 .: ÉLOGES HISTORIQUES. au renouvellement de l'air dans les ‘hôpitaux (1), et il a fait connoître les dangers de la coutume où l’on est d’embarquer une grande quantité d'animaux, qui nuisent et infectent en même temps, et de porter ainsi tous les inconvéniens du luxe et de la bonne chère dans une demeure étroite, plus resserrée en- core par les besoins de ses habitans que par ses propres limites, et dans laquelle tout retrace à l’homme la nécessité d’être économe, frugal et vigilant. M. Duhamel s’étoit concilié ; par sa franchise et ses services , l'estime et la confiance du corps r de la marine. Les ] jeunes officiers l’accablèrent d’abord de questions ; mais ils devinrent plus réservés depuis la réponse qu'il fit à l’un d’entre eux qui s’efforçoit d'expliquer un phénomène, dont M. Duhamel , in- terrogé , répondit qu'il ignoroit la cause. Le jeune homme lui demanda ironiquement à quoi donc il servoit d’être de l’Académie? On y apprend , répartit M. Duhamel, à ne parler que de ce que l’on sait. aucune dépense. 11 démontra alors que la chaleur éprouvée par les animaux dans la cale aux vivres n’étoit qu’apparente ; que ce sentiment n’étoit dû qu’à l’action des vapeurs méphitiques dont elle étoit remplie. M. Duhamel a fait dans cet ouvrage des réflexions très-judicieuses sur les alimens et la boisson des matelots, qui doivent sur-tout être maintenus séchement et proprement. Ces deux conditions si bien remplies par le fameux Cook sont bien exposées dans le traité dont il s’agit, (1) M. Duhamel est le premier qui ait établi des ventilateurs en France dans quelques hôpitaux. Il a aussi fait pratiquer des oûvertures dans la partie la plus élevée des salles, où il faisoit placer un poële : ainsi l’air dilaté par la chaleur circuloit plus rapidement. DT NATURALISTES. — DUHAMEL. :63 Lorsque a ses voyages (1) il pouvoit disposer de quelques momñens , il ne manquoit jamais de vi- siter les pêcheurs , de s’'embarquer avec eux, et d’exa- minér dans tous ses détails un art très - ingénieux , puisqu'il est fondé sur la ruse , et très-ancien , puis- qu'il tient à la subsistance. Dans ce grand combat que les êtres animés se livrent continuellement entre eux, les poissons sont remarquables par leur voracité. C’est en les observant que le pêcheur a trouvé le moyen de (2) s’en rendre maître. Accoutumé à (1) 11 n’a fait aucun voyage sur les côtes ou dans les ports dont il w’ait résulté quelque avantage. En 1739, on s’aperçut qu’un grand approvisionnement de mäts du Nord, déposés dans des fossés de Rochefort, étoient attaqués par des insectes. M. Duhamel, après en avoir déterminé la nature, indiqua des moyens peu coûteux pour défendre les bois contre leur attaque. Il fit en même temps des expériences pour déterminer la force de l’explosion de la poudre à canon, relativement au lieu où doit être placée la lumière dans les pièces d'artillerie. En 1741, il se joignit à M. Lefevre pour substituer un pont de pierre à un pont &e bois qui étoit alors à Rochefort ; entreprise que la mobilité du sol rendoit très-difficile. En 1744, il détermina les causes auxquelles devoit être attribué l’ensablement du port de Bouc dans le golte de Lyon, et il y fit placer un phare, qui est très-utile aux navi- gateurs. Enfin il fut chargé de visiter les côtes de la Normandie pour examiner sur quelle plage pourroit être construit un port si nécessaire pour faire jouir les habitans de ces côtes des avantages attachés à leur position, et sans lequel les Anglais continueront d'avoir dans ces parages la supériorité qu’ils n’ont pu conserver sur le reste des mers. . (2) Tantôt il profite de leur proximité pour leur offrir un appàt funeste ; tantôt il les enveloppe dans un réseau dont ils ne con- noissent le danger qu'au moment où ils ne peuvent plus s'y soustraire. Quelquefois il se sert d’une lumière éclatante pour 164 ÉLOGES HISTORIQUES. braver la fureur des mers sur un L caquif léger et peu solide , habile à se glisser entre les rochers et Les écueils , exercé à tendre des piéges de toute espèce » on ne sait laquelle domine en lui , ou de laMhar- diesse ou de l’industrie. Soit qu'il parcoure les côtes voisines, soit qu’il s'éloigne vers les bords de l’autre continent , soit qu'il aille attaquer les énormes Hiabi- tans des mers glacées , M. Duhamel le suit par-tout : aucun de ses procédés ne lui échappe ; et tout cet art est dévoilé dans un grand ouvrage, qui a été le fruit de ses derniers travaux (1). Dans ses nombreux écrits, l’exposition du sujet est claire quoique un peu longue ; le style est peu correct : mais ils contiennent tant d’observations in- téressantes , que le lecteur instruit en est bien dé- dommagé. Ce qui les caractérise , c’est qu’on y trouve peu d’explications , point de systèmes, et des faits si multipliés , si pressés les uns contre les autres , qu'il les réunir vers le point où il dirigera ses efforts. Il sait dans quelle saison certainés espèces se présentent à son avidité, et il dispose d'avance les piéges qui doivent les surprendre. Quelquefois aussi il les attaque à force ouverte ; c’est ainsi qu’il se comporte à l'égard des cétacées. Chacun de ces moyens est décrit dans le grand ouvrage de M, Duhamel : ce physicien y a joint une histoire exacte et un dessin très-bien fait de chaque espèce de poisson, dont la plupart des organes y sont décrits avec soin. (i) Traité des pêches, et histoire des poissons qu’elles four- nissent, tant pour la subsistance des hommes que pour plusieurs autres usages qni ont rapport aux arts et au commerce; par M. Duhamel du Monceau, 3 vol. in-folio : le premier, chez Saillant, Nvon et veuve Dessaint; le troisième, chez la veuve Dessaint, 1702. . L TR ST DT Me Ps HART HOTTE «Lei, / NATUÜURALISTES. — DUHAMEL. 1:65 est très-difficile d'en donner un abrégé. Il n’a jamais retiré aucun profit de leur vente ; il en faisoit pré- sent au libraire , avec les dessins , et il lui en a coûté fort cher (1) pour faire circuler quelques vérités parmi les hommes : bien différent de tant d’autres qui s’en- richissent en y répandant des erreurs. Sa conversation étoit, comme ses ouvrages, simple , quoique savante , parce qu’il n’y mettoit point d’affectation, et toujours dirigée vers des sujets utiles. Donnant chaque jour douze heures au travail, il ne lui restoit aucun mo- ment , ni pour les plaisirs , dont il ne connut jamais l'attrait , ni pour ses affaires , dont il laissoit le soin à ime sœur respectable. S'il ne s’est point marié, ce n’est pas qu'il eût formé le projet de rester céliba- taire, : 1l n’a jamais eu le temps d’y penser. Sa grande exactitude l’avoit rendu sévère. Il se regardoit comme chargé du soin de redresser tous les torts en matière de science ; et, comme ils sont malheureusement très- nombreux , son esprit conservoit quelquefois un peu de Paigreur qu'il mettoit dans ses réclamations. Sa santé a toujours été robuste ; ses voyages et ses oc- cupations Pavoient fortifiée : car le travail, si sou- vent accusé des maux produits par les autres passions , éloigne, comme la dit Voltaire, les trois plus grands ennemis de l’homme , l'ennui, le vice et la misère. M. Duhamel ra éprouvé , dans toute sa vie, qu’un seul chagrin , celui que la mort de M. de Denainvil- liers son frère lui a causé. Ces deux hommes , quoique (1) Il estimoit cette dépense à 60,900 liy. 166 ÉLOGES HISTORIQUES. d’un caractère très - différent , étoient nécessaires à. l’existence l’un de l’autre. Le premier partageoït som temps et son activité entre ses travaux et ses VOS M. de Denainvilliers concentroit dans sa terre son nom et ses plaisirs : s'il travailloit scen ’étoit que pour son frère, qu'il préféroit à tout, même à la gloire, puis- qu'il a fait pour lui ce qu’il n’a jamais voulu entre- prendre pour elle. M. Duhamel apprenoit avec joie que ses vassaux étoient heureux ; il applaudissoit , sans se distraire de ses travaux , à tout ce qui pouvoit. accroître leur félicité. Mais M. de Denainvilhers, en, étoit l'instrument ; 1l s’étoit réservé leplaisir et les détails de la bienfaisance , dont les résultats suffisoient à M. Duhamel. C’étoit M. de Denainvilliers qui dis- tribuoit les vêtemens aux pauvres ; all commence- ment de l'hiver, et qui, les nourrissant dans la saison la plus rigoureuse, leur donnoit quelques emplois pour leur faire croire qu'ils tenoient de sa justice ce qu'ils ne devoient qu’à sa générosité. M. Duhamel étoit affligé lorsqu'il voyoit ses cultivateurs , divisés par la discorde , consommer le produit de leurs mois- sons dans des procédures dispendieuses ; mais c’étoit M. de Denainvilliers qui jugeoit leurs querelles , et chacun d'eux avoit en lui un ami commun qu rendoit leur accommodement facile. M. Duhamel joignoit sans doute les qualités du cœur à celles de l'esprit ; mais ce dernier étoit en lui le plus exercé : dans M. de Denainvilliers le cœur l’étoit davantage. L'un sera célébré dans les fastes des sciences ; l’autre a été chanté par un poëte sensible , et son nom vivra 0 NATURALISTES. — DUHAMEL. 167 dans les fastes de l'humanité. C’est de li que Colar- deau a dit, dans une épître qu’il lui avoit adressée : « Nouveau Titus, assis ‘sûr un trône de fleurs, » Citoyen couronné, tu règnes sur les cœurs. » Déja n’entends-tu pas au sein de tes domaines » Ce peuple qui cultive et féconde les.plaines , » Tranquille sous les toits que tu viens d'achever, » Bénir le bienfaiteur qui les fit élever (1). » Depuis la mort de M. de Denainvilliers , M. Du- bamel resta triste et gémissant. Outre sa peine , dont il étoit accablé , 1l partageoit celle des habitans de ses terres , qui regardoient M. de Denainvilliers comme leur père. Ce n’est pas qu'il ne fût prêt à sacrifier la même somme à leur soulagement , même à l’augmenter ; mais il n’étoit pas assez éclairé sur leurs besoins ; et dans toutes les circonstances où l'argent a quelque valeur , il la tient toujours de la manière dont 1l est placé. M. Duhamel n’a pas survécu longtemps à son frère : 1l ressentit , le 22 juillet 1782 , dans une des séances de l'Académie royale des sciences , les pre- mières atteintes de la maladie à laquelle il succomba ving-deux jours après. On n’a trouvé après sa mort aucun marché par écrit , aucun registre de dépense | aucune quittance de paiement. Quoique très-peu crédule en matière de science , il se montroit facile et confiant dans le commerce du monde et dans ses affaires domes- (1) Voyez l'Épitre adressée à M. Duhamel de Denainvilliers par M. Colardeau. | 168 | ÉLOGES HISTORIQUES. tiques ;lce qui tenoit sans doute à ce que , très-versé, dans le premier genre de connoissances , il Pétoit, peu dans le second , ou à ce qu'il ne vouloit point se donner pour sa fortune, dont il faisoit peu de cas , les mêmes peines qu’il prenoit pour sa réputa- tion , à laquelle 1l avoit tout sacrifié. Il a laissé pour héritiers quatre neveux et une nièce (1), également recommandables par les vertus que nous avons admirées dans les deux oncles. J’ai recueilli avec respectles principales époques d’une vie aussi mtilement employée, et je me suis efforcé de réunir en un seul foyer tous les rayons de sa gloire. Nous ferons , en finissant, une réflexion bien con- solante pour ceux qui cultivent les sciences & c’est qu'indépendamment de cette carrière brillante que parcourt le gémie, il en existe une autre non moins recommadable qui conduit également à la célébrité , et dans laquelle 1l suffit de joindre à une grande ap- plication le désir de beaucoup voir et la patience nécessaire pour bien observer. , La place d’associé libre , vacante par la mort de M. Duhamel , est maintenant remplie par M.'Fillet. | (:) M. Fougeroux de Bondaroy, membre de l’Académie royale des sciences. M. Fougeroux de Blaveau, chevalier de Saint-Louis, capitaine dans le corps royal du génie. M. Fougeroux de Sceval , chevalier de Saint - Louis , capitaine de vaisseau, inspecteur des fonderies attachées à la marime. M. Fougeroux d’Angerville, auditeur de la chambre des comptes. Madame Titon d'Orgery, veuve de M. Titon d'Orgery, conseiller au parlement. NATURALISTES. 169 D a ST ST Sr ST PS TS LINNÉ (CHARLES). RTE TS Se Dies Liswæus , chevalier de l'Ordre royal de l'étoile polaire , premier médecin du roi de Suède, pro- fesseur de médecine et de botanique dans l’université d’Upsal , un des huit associés étrangers de l’Académie royale des sciences de Paris ; des académies de Montpel- lier , de Toulouse et de Marseille ; de la Société royale . de Londres, des académies de Berlin, de Pétersbourg, de Stockholm , d'Upsal , de Bologne, de Florence, de Berne , d'Edimbourg , de Tronhiem en Norwege; de Rotterdam, de Philadelphie , de celle des Curienx de la nature , et de celle de Zéelande (1), naquit le 23 mai 1707, dans la province de Smolande , en Suède , de Nicolas Linnæus, ministre de la paroisse de Stem- brohalt , et de Christine Broderson. On sera peut-être surpris que nous n’annoncions point le savant auquel cet éloge est consacré , avec le titre de chevalier Von-Linne; mais ayant à choisir entre deux noms, dont l’un a été illustré par les sciences, et l’autre créé par la faveur, nous avons - dû préférer le premier. (1) M. Linnæus a été aussi pendant quelque temps secrétaire de l'académie d’Upsal, L2 170 ELOGES HISTORIQUES. Le goût de la botanique étoit en quelque sorte inné dans- sa famille ; son père s’amusoit à cultiver des plantes. M. Linnœus ressentit dès son enfance le désir le plus pressant de les étudier et de les con- noître. Les talens distingués qu’il avoit reçus de la. nature pour ce genre de travail, et la brillante réputa- tion que ses succès lui ont acquise , démontrent assez l'injustice et la fausseté de. l'assertion: par laquelle un savant professeur (1); taxoit de médiocrité tons les! sujets qui se destinoient à l'étude de la botanique. Cette science présente.en effet une multitude d'objets qui n'exigent que de la mémoire; mais plus ces dé- tails sont nombreux: et variés, plus il est difficile-etl important de lès comparer , de les classer: , et d'en. apprécier les rapports. Sous ce point. de vue, um botaniste- peut être un grand homme; et c’est ainsi que M. Linnæus doit être considéré. 2 En 1717, il fut envoyé au collége de Vexio, seulel | ville de la province de Smolande. Ses maîtres em … furent. peu. satisfaits ; ils attribuèrent au défaut de» disposition et d’aptitude une indifférence pour leurst leçons, qui n'’étoit due qu’à l’ardeur: avec laqnelle M. Linnæns;se sentoit entraîné vers-un autre travail. . Son unique: plaisir étoit de parcourir-les: campagnes: voisines pour y. recueillir des-plantess: et toute son) ambition, se bornoit ,. disoit-il., à pouvoir acquérir: assez de connoissances pour parvemir un jour: à-être» chargé du soin du seul jardin de botanique un peu (1) Kaw Boërrhaare. NATURALISTES. — LINNÉ. ag. considérable qui fût alors en Suède , et qui appar- tenoit à M. Rudbeck. En 1927, il vint à Lund, en Scamie, dans le dessein d’y achever ses études. Il connoissoit déja les végétaux de plusieurs provinces sans avoir jamais lu dans aucun autre livre que dans celui de la Nature. Il trouva enfin chez le docteur Kilian Stobæus , mé- decin et savant antiquaire, divers traités de botanique, et 11 les déyora avec cette avidité que donne la jowis- sance d’un plaisir désiré depuis long-temps. M. Linnæus se rendit l’année suivante à Upsal. Olaüs Celsius (1) , oncle du célèbre astronome de ce nom,, conçut pour lui cet attachement que les grands -“talens inspirent ; et il lui ouvrit une bibliothèque riche dans tous les genres et sur-tout en histoire naturelle. Le célèbre Rudbeck , accablé d’années , continuoit d'enseigner la botanique à Upsal. Aussitôt qu'il, connut M. Linnæus, il lui confia les fonctions de sa chaire , dont le nouveau professeur s’acquitta de la manière la plus distinguée. Un succès aussi brillant enflamma son courage : 1l avoit alors vingt-trois ans. Lorsqu'il eut fait pen- dant deux années le cours de botanique , il com- muniqua à la Société royale d’Upsal le désir qu'il avoit de voyager. Son génie vif et bouillant auroit eu peine à se concentrer dans une sphère dont tous (3) Olaïüs Celsius professoit alors la théologie à Upsal, et il avoit su allier cette étude avec celle de la botanique et de l’histoire naturelle, 11 était aussi très-versé dans la littérature orientale. Il a paru en 1745 un ouvrage de lui, intitulé Hierobotgnicum. # … v 173 ÉLOGES HISTORIQUES. les points lui étoient connus. Îl savoit que celui qui n’a jamais considéré que des objets d’histoire natu- relle réunis pour le luxe, et rangés suivant une méthode , est plutôt un curieux qu’un naturaliste; et 1l regardoit ces riches collections , pour lesquelles on a mis l’ancien et le nouveau monde à contribu- tion , comme une sorte de chaos où les individus que le plus grand éloignement sépare se trouvent souvent confondus ; où la situation des lieux, la position des corps environnans, la forme même des substances , n'étant point conservées , tout est altéré et soumis à l'empire de l'imagination. M. Linnæus sentit com- bien un pareil assemblage est insuffisant pour former un observateur , et il désiroit de le devenir. Il connoissoit déja la province de Smolande et la Scanie ; 1l avoit même éprouvé dans cette dermière un accident auquel il s’en est peu fallu qu'il n’ait succombé. En herborisant en 1728 , 1l fut piqué par cette espèce de ver délié qui tourmente si sonvent les habitans des plages marécageuses situées an nord de la Suède ; où il tombe du milieu des airs sur les corps des animaux, sans que l’on connoisse la source funeste qui le produit M. Linnæus en a gardé un souvenir profond ; et il en a consacré la mémoire , en donnant le nom de furia énfernalis à l'animal qui lui avoit fait courir un si grand danger. En 1732 (1), l’Académie d’Upsal désira qu'il fit un (x) Voyez le Systema naturæ, X.° édition, Fauna suecica , 20703 * et les Mémojres de l'Académie d’Upsal en 1774, par M. Solander. NATURALISTES. — LINNÉ. 193 ._ voyage en Laponie (1). M. Linnæus parcourut, au milieu des glaces et des frimas ; ce pays où la Na- ture , resserrée par le froid le plus vif, ne peut donner à ses productions tout le développement dont elles ont besoin. IL publia, à son retour, la suite _ des plantes qu’il y avoit observées (2). Pendant l'hiver suivant (3), il visita les mines de la Suède ; 1l fu$ témoin de leur exploitation, et il communiqua , en 1735 , dans un cours de docimasie , les connoissances qu'il avoit acquises. En 1734 , le baron de Reuterholm , gouverneur de la Dalécarlie , province dont les habitans jouissent encore de cette force et de cette rudesse que donnent |, nature et l'indépendance , pria M. Linnæus d’y | aire un voyage , et d’en examiner les productions; ce qu l exécuta avec le plus grand soin. Il pénétra même , en traversant les montagnes les plus escar- pées , et par des chemins presque inaccessibles , jus- qu'en Norwege (4). Quel. spectacle pour un jeune naturaliste que ces contrées , où les hommes, en petit nombre , et peu anis : m'ont fait que les chan- gemens nécessaires à leur subsistance , et où l’art n’a presque rien défiguré ! Il est certain d’y retrouver au moins les traces des premières formes. C’est dans ——————_—_—_—_—_—_—_——_—_——_—_——_——— ——_—_— "#4 (1) Alpes lapponicæ nutriunt plantas Alpium helveticarum, pyre- naïcarum et scoticarum. Flora suecica. ‘+ (2) Flora lapponica , 1732 et 1733. (3) En 1733. (4) 11 a donné la description d’une mine de cuivre qu'il y « obserrée et qui lui a présenté des singularités intéressantes. 174 ÉLOGES HISTORIQUES. cette école que M. Linnæus a puisé ses premiers élémens. à. En 1735, un nouveau théâtre s’ouvrit à ses yeux: il voyagea en Danemarck , en Allemagne, dans les Pays-Bas autrichiens , et en Hollande. Il arriva pen- dant le mois de juillet à Harderovic, où il fut recu docteur (1): 1l vint ensuite à Amsterdam. M. Linnæus, que son père avoit laissé sans for- tune , voyageoit de la mamière la moins dispendieuse et la plus instructive , marchant toujours à pied, à la manière des botanistes |, muni d’un stylet et d’une loupe, chargé de plantes qu’il vouloit conserver , et accoutumé à se nourrir des alimens les plus grossiers: | | | jamais on n’acquit tant de gloire avec si peu de frais ù L’illustre Boërrhaave et le docteur Burmann (2) connurent bientôt le mérite de notre voyageur, et ils lui fournirent l’occasion de développer toute Pé- tendue de ses talens, en le recommandant à M. Chf- fort, qui avoit un superbe jardin de botanique à Hartecamp. M. Linnæus y fut accueilli de la ma: nière la plus flatteuse ; et l’illustre amateur qui le reçut si bien le combla de présens, et le fixa pen- dant plusieurs années dans sa maison , en cachant toujours sous le voile de la délicatesse la plus scru- puleuse tous les services qu’il lui rendoit. (:) Il publia, pour sa réception, une dissertation sur les fièvres : Dissertatio de febribus. Harderovici, 1735. (2) Le docteur Burmann étoit alors professeur de botanique à Leyde. # 1 NATURALISTES. — LINNÉ. 175 _ . Quel bonbeur pour M. Linnæus d’être, à vingt- huit ans, en quelque sorte le maître d’un jardin orné des plantes les plus précieuses, où l’art savoit produire tous les degrés de chaleur nécessaires au développement des végétaux , et dans lequel enfin tout obéissoit à ses dispositions ! Quel plaisir aussi pour M. Cliffort de posséder, au milieu des plantes qu'il cultivoit , l’homme qui lui sembloit être né pour changer la face de la bo- tanique. M. Linnæus fit le meilleur usage des secours et des facihtés qu'il y trouva. Il publia, pendant son séjour à Hartecamp, un grand nombre d’écrits qui annon- nucèrent dès ce moment la place qu’il devoit occuper parmi les plus illustres botanistes. Son premier ouvrage fut le fruit de ses réflexions sur le système de la nature. Rien ne prouve mieux l’ordre et l’enchaînement de ses idées que cette pro: duction , qui a été en quelque sorte la première et la dernière dont il se soit occupé. En 1735, ce Traité consistoit seulement en sept tableaux (1): depuis cette époque , il en a paru onze éditions , très-augmentées, dont plusieurs ont été soignées par des savans du premier ordre (2), tels que MM. Bernard de Jus- (1) Il ya ajouté en 1736 un huitième tableau méthodique , qui contient la manière d’exposer les propriétés, les attributs et les divisions d'un sujet quelconque. C’est un très-beau plan de travail et d'analyse, auquel il s’est presque toujours conformé dans la süite. (2) Ænno 1740, Holmiæ ; 1740, Halæ ; 1744, Parisiis ; 1747; 176 ELOGES HISTORIQUES. sieu ( 1), Hartmann et Gronovius. La dernière, qui a été faite en 1776 , est la plus complète ; elle.offre le plan le plus vaste et le plus hardi que l’on ait publié jusqu'ici sur les trois règnes. is, M. Linnæus a placé l’auteur de la nature en tête de son Système : Dieu lui-même est exprimé par une phrase qui renferme ses principaux attributs. Les astres qui roulent avec majesté sur nos têtes , le globe que nous habitons, et les élémens des corps naturels, sont examinés successivement et décrits par une suite d'expressions mesurées et sententieuses. L’homme , considéré dans les quatre parties du monde, et les quadrupèdes, sont ensuite rangés en sept ordres (2), à raison des différences et des rapports qui existent entre, les parties les plus essentielles à la mastication, à la digestion, à l'allaitement et au déplacement de l’in- dividu , telles que les dents , les mammelles, les estomacs et les extrémités. Les dents offrent sans Halæ ; 1748, Holmiæ ; 1748, Leipsiæ; 1753, Holmiæ; 1762, Leipsiæ ; 1766, Holmicæ. Il est nécessaire de remarquer que l’on n’a tiré qu'un petit nombre d'exemplaires de chaque édition. Ainsi M. Linnæus étoit à portée d’ajouter ses nonvelles observations toutes les fois que l’on réimprimoit cet ouvrage. (1) M. B. de Jussieu a ajouté les noms français à l’édition qu'il a soignée. Le Systema naturæ ne consistoit encore à cette époque qu’en un seul volume in-8°. (2) 1. Primates ; 2. bruta ; 3.° feræ ; 4° glires ; 5° pecora ; 6.° belluæ ; 7.° cete. Ces divisions ont l'inconvénient de n'être point assez nom- breuses ; elles ont conduit M. Linnœæus à plusieurs invraisem- blances. | NATURALISTES. — LINNÉ. 177 - donte un caractère commode ; mais ce qui auroit dû empêcher M. Linnæus d’en faire son premier chef de division , c’est que l’homme et la chauve- souris se trouvent alors nécessairement dans un même ordre , auquel il a donné le nom de primates (1). Il n’avoit pas réfléchi que la présence d’une mème partie dans plusieurs animaux ne prouve nullement qu’ils puissent se rapprocher d’ailleurs. C’est sans doute parce que cette vérité n’est pas assez connue , que plusieurs naturalistes ont établi des genres dont les espèces sont si opposées entre elles. Les becs et les pieds dans les oiseaux (2), la manière de se mou- voir, de respirer et de nager , dans les amphibies (3) et dans les poissons (4) ; le nombre et la nature des Wiy (1) On répond à cette objection que M. Linnæus, en plaçant la chauve - souris auprès de l’homme , a seulement veulu dire gw’elle a les dents disposées d’une manière analogue ; mais alors À il ne falloit pas donner à cet ordre le titre de primates, qui ne peut convenir aux animaux que sa méthode l’a forcé de rappro- cher de l’homme. Sous ce point de vue, l'ouvrage en entier ne devoit point être intitulé Systema naturæ, puisque, loin de contenir une méthode naturelle, celle qui y est adoptée est en beaucoup d’endroits artificielle et arbitraire. (2) Ses divisions pour les oiseaux sont les suivantes : 1.° aoci- pitres ; 2.0 picæ ; 3.° anceres ; 4° grallæ ; 5° gallinæ; 6. passeres. (3) 1.° Reptiles pedati spirantes ore; 2.° serpentes apodes spirantes ore; 3.° nantes spirantes branchiis. M. Linnæus a confondu (et beaucoup d'auteurs après lui) les amphibies et les reptiles, quoi- qu'il y ait beaucoup de différence entre ces deux ordres d’ani- maux. (4) La division des poissons est la suivante : 1.° apodes ; à.° jugu: lares ; 3.° thoracici ; 4.° abdominales, + CNE 12 178 ÉLOGES HISTORIQUES. ailes et des étuis dans les insectes (1) , l'état de mol- lesse , la nature de la substance qui sert d'appui , et le nombre des valves dans les vers (2) , sont les p cipaux caractères que M. Linnæus à choisis. Il a disposé les plantes suivant la méthode sexuelle (3) , qu ï]l auroit étendue à tout le règne animal , $i un motif de pudeur ne l’avoit retenu. M. Linnæus est un des premiers qui aient rangé avec un certain détail les divers minéraux en classes (4). Il a de plus le mérite d’avoir donné pour base de (3) 1.° Coleopteres ; 2° hemipteres ; 3.° lepidopteres ; 4° nevrop= teres ; 5.° hymenopteres ; 6.° dipteres ; 7.° apteres. M. Linnæus a fait moins de genres que M. Geoftroy. (2) 1.° Zntestina; 29 mollusca ; 3.° testacea ; 4.° lytophita ; 5.° z0ophita. (3) M. Linnæus a simplifié ses genres botaniques dans la dernière édition de son Systema naturæ. Ayant plusieurs additions et correc- tions à faire à la partie des végétaux , il a donné successivement deux supplémens connus sous le nom de Mantissa et de Mantissa altera. Les botanistes étant embarrassés pour les comparer avec le texte, M. Murray, professeur de botanique à Gottingue , a refondu le tout et en a fait un ouvrage complet. 1 (4) Ses principales divisions sont les suivantes : 1.0 Petræ ; a.° mineræ ; 3.° fossilia. Dans ces trois ordres sont compris les pierres vitrescibles , calcaires et apyres; les sels, les soufres, les métaux, les pierres composées , les pétrifications et les terres, On peut encore lui reprocher de m’avoir pas établi un nombre suffisant de divisions principales. Aïnsi il a confondu ensemble les cristallisations et les stillicidia , les gypses striés et les sélé- nites. On trouvera dans la Minéralogie de M. Jean Antoine Scopoli, depuis la page 9 jusqu’à la page 19, un exposé très-bien fait des différens systèmes de minéralogie. Pragæ, 1772. NATURAMISTES. — LINNÉ. à ses divisions les formes de trente-neuf cristallisations bien déterminées. On sait combien cette idée est de- enue féconde entre les mains des chimistes et des minéralogistes (1). C’est à M. Linnæus qu’on en doit la première exécution. Telle est l’esquisse d’un travail immense, dans lequel , quoique l’ordre et la distribution pèchent en quelques endroits, les détails bien présentés sont si nombreux , qu’on ne peut lui refuser les plus grands éloges. IL est, à la vérité, écrit d’un style trop concis et quelquefois obscur; de sorte que cet ouvrage, qui a plus besoin d’être étudié que d’être lu, a peut-être un inconvémient , fait sur-tout pour être senti par une nation accoutumée à trouver dans ses philosophes autant d’éloquence que de profondeur , celui d’ins- truire en parlant toujours à l'esprit sans rien dire à l’imagination; de fatiguer , d’effrayer en quelque sorte la mémoire , en lui présentant à la fois un trop grand nombre d’objets , et d’exiger de la part des lecteurs une attention long-temps soutenue , qu’il n’est pas toujours en leur pouvoir d’accorder lors- _ (1) L'ouvrage de Vallerius sur la minéralogie est de beaucoup postérieur aux premières éditions du Systema naturæ de M. Linnæus ; il a paru en 1747. Dans les premières éditions du Systema naturæ , et même dans celle qui a été faite à Paris par M. B. de Jussieu, le règne minéral étoit placé le premier ; les végétaux occupoient le second rang , et les animaux le troisième. Ils occupent au contraire la première place, et les minéraux la dernière , dans l'édition de 1766. 180 ÉLOGÉS BST qu’on n’a pas eu soin de répandre quelque agrément x sur la science dont on les occupe. J C'est sur -tout en botanique que" M. Linnœus excellé. Doué d’un génie ardent et entreprenant ;, sa réforme s’est étendue sur toutes lês branches de cette science. Essayons de présenter en abrégé ses vues. Les anciens ne savoient pas même combien il est important en botanique d'établir des caractères. Les systèmes adoptés depuis Gesner, ou n’avoient point un seul organe pour base, dans tout leur en- chaînement , ou ils étoient fondés sur des parties qui ne sont point essentielles aux végétaux. Les genres n’étoient point déterminés avec assez d’exactitude , la nomenclature ne reconnoissoit aucune règle cons- tante, et les phrases employées étoient trop longues pour servir de noms aux plantes , et trop courtes pour en indiquer invariablement des espèces. Cehiüi qui vouloit éviter ces défauts devoit imaginer un nouveau système , former une nouvelle suite de genres , créer des noms, et donner de nouvelles descriptions de dix mille plantes. L’homme qui a concu un projet aussi vaste pouvoit être regardé comme téméraire, avant d’en avoir commencé l'exécution ; mais 1l a des droits à notre admiration et à notre reconnoissance , sil a réussi. En vain on lui reprochera quelques erreurs dans une révolution pareille; on doit être moins étonné de ses fautes que de ses succès. | Ce fut en 1736 que M. Linnæus fit connoître son système de botanique , dans un tableau intitulé NATURALISTES. — LINNÉ. 181 Methodus sexualis. Vingt - quatre figures offrent les principales divisions de ses classes ; et ce qui annonce avec quelle précision son plan étoit formé, c’est que cet ordre n’a éprouvé aucun changement dans les nombreuses éditions qui en ont été faites. Il semble que M. Linnœus ait voulu justifier ses grandes entreprises par des ouvrages préliminaires. Il a établi, dans un traité intitnlé Fundamenta bota- nica (1) que de toutes les fonctions propres aux vé- " gétaux , 1l n’y en a aucune pour laquelle la nature ait préparé des organes aussi constans que pour la ré- production des individus ; que par conséquent la structure et la proportion des étamines et des pistils doivent former les principales divisions. de ses. classes ; que les genres doivent être déterminés par les organes de la fructification, les espèces par les autres parties de la plante en général, et les variétés par les alte- rations que le sol et la culture peuvent produire dans les semences. de la même plante. Après avoir donné une nouvelle manière de diviser les productions du règne végétal , M. Linnæus a classé les, botanistes. eux-mêmes (2) dans un ouvrage intitulé LL (2) L'ouvrage intitulé Fundamenta botgnica (in-12 de 34 pag.) contient un abrégé de ceux qui sont intitulés Critica , et Bibliotheca botanica ; il y est aussi fait mention des vertus inhérentes à chaque espèce de plante. (2) Il les divise de la manière suivante : 1.9 Collectores; 2.9 me- thodistæ ; 3° ichniographi ; 4° descriptores ; 5.% monographi ; 6.% curiosi ;:7.% adonistæ ; 8° flaristæ ; 9.° peregrinatores. Ce traité a paru en 1756. 182 ÉLOGES HISTORIQUES. Bibliotheca botanica (1). Tous ceux qui ont écrit depuis Théophraste y sont caractérisés et rangés en neuf sections (2). L'histoire des botanistes l’a nécessairement conduit à celle de leurs systèmes, qu'il a exposés dans son traité intitulé Classes plantarum. La première division renferme ceux qui ont pris les parties de la fructifi- cation pour caractères, et 1l les appelle orthodoxes : ceux qui ont suivi une méthode contraire sont placés dans la seconde division ; il les rejette comme hété-" rodoxes. Ainsi, M. Linnæus regardoit l’étude de la nature comme une sorte de religion, dans laquelle 1l avoit peut-être le défaut de n'être pas assez tolérant. L'art de donner des noms devient important lorsque l’on a un grand nombre d'individus à exa- + (1) Cet ouvrage a été publié en 1738. Les systèmes y sont divisés en naturels et artificiels, et les méthodes en universelles et partielles. Les premières sont relatives, 1.° au fruit, 2.° à la fleur , 3.° à la fructification en général. Les secondes, les plus célèbres, concernent les ombelles , les graminées, les mousses, les champignons et les fougères. M. Linnœus a annoncé, dans la préface de cet ouvrage , qu’il travailloit déja à la synonymie dont il avoit formé le plan. (2) Toujours plein de son sujet, M. Linnæus s’est servi, dans la préface de cet ouvrage, d’un singulier emblème pour désigner les différentes phases et les progrès de la botanique, en la com- parant a une plante que les Grecs ont cultivée avec soin, qui, après avoir poussé quelques tiges à Rome, a été transportée en Asie et en Arabie, où elle a langui jusqu'au douzième siècle. Rendue à l'Europe, on l’a vue se furtifier pendant trois siècles; à la fin du seizième une fleur a paru, et dans les deux suivans elle s’est couverte de fruits. L a = NATURALISTES. — LINNÉ. 183 muner (1). Rai, Rivin et Tournefort (2) avoient commencé à changer l’ancienne nomenclature des plantes ; mais aucun n’a porté dans cette réforme le courage et l’intrépidité de M. Linnæus (3). Tous les noms composés de deux mots grecs ou latins (4), ceux que la chimie ou une autre science étrangère avoit pu introduire ; ceux qui avoient été défigurés pour désigner quelque analogie ; ceux enfin qui avoient été créés par d’autres que par des bota- mistes , ont été condamnés à l’oubli le plus absolu. M. Linnæus a conservé tous les noms de botanistes donnés à des plantes (5); mais il a proscrit ceux des autres sayans qui jouissoient des mêmes honneurs : il n’a pas même respecté les noms consacrés au culte de quelques saints. Les astronomes et les anatomistes ne prodiguent pas, disoit-1l , les droits qu’ils ont à (1) Nomina si nescis , perit cognitio rerum. Isipor. Confusis nominibus, omnia confundi necesse est. CAESALPIN. (2) 11 s’éleva à cette époque des dissensions parmi les nistes au sujet des noms que l’on devoit donner à certaines plantes. La nomenclature de Tournefort fut préférée. (3) La nomenclature botanique de la plupart des auteurs est, dit-il, un chaos, Cujus mater est barbaries , pater aütoritas, et præjudicium nutrix. , (4) Ainsi le mot belladona a été changé par M. Linnæus en celui d’atropa. 11 a rejeté les noms qui finissent en oïdes, et ceux formés d'un adjectif et d’un substantif. L'ouvrage intitulé Critica botanica a été publié en 1734 : c’est la quatrième partie de ses Fundamenta botanica. (5) 11 a même proposé une suite de noms de botanistes anciens et moderffes , qui peuvent , selon lui, être donnés à des plantes. | 184 ÉLOGES HISTORIQUES. limmortalité. Les botanistes devant , selon 1m, agir de même , 1l s’est élevé avec force contre un u$age qu’il taxoit d’usurpation. Plusieurs hommes célèbres ont été exclus et mécontens. L'ouvrage intitulé Cririca botanica , dans lequel :l s’est montré si sévère (1), est devenu pour lui une source de divisions ; et il a eu pour ennemis tous les savans dont il avoit choqué l’amour-propre. Le petit nombre de ceux qui en ont parlé avec impartialité auroit seulement désiré qu’il eût montré plus d’égards pour les noms donnés par Tournefort et par Plumier. Plusieurs ont interprété cette conduite d’une manière peu favorable à sa mé- moire ; ils Pont accusé d’avoir voulu augmente# sa gloire en déprimant celle de ces deux grands hommes, et ils ont cru rendre leur cause plus intéressante en se présentant comme enveloppés dans la mème in- justice. * Mais les difficultés irritoient M. Linnæus , loi de le rebuter. Cétoit peu pour lm d’avoir fait les innoygtions dont nous avons rendu compte ; il ima- gima un grand nombre d'expressions qui , en rem- fermant beaucoup d'idées en peu de mots, rendent les descriptions plus courtes et plus faciles. Les élémens de ce nouvel idiome, qui a été adopté (1) 11 faut rendre à M. Linnæus une justice qui lui est due, en annonçant qu’il a rétabli beaucoup de noms anciens qui étoiert tombes dans l'oubli et auxquels on avoit substitué des noms nou veaux et vraiment défectueux. Il a sur-tout beaucoup puisé damsles auteurs grecs. EN e- 2 nil ame CEE D Dépt = ii" Si DURE. EP PS TAF LE" PR. Dsl Le NATURALISTES. — LINNÉ. 185 dans presque toute l’Europe , sont consignés dans un ouvrage intitulé Philosophia botanica (1). Il seroit à souhaiter que les termes dont M. Linnæus s’est servi fussent toujours aussi clairs qu’ils sont précis ; mais n'est-ce pas trop exiger d’un seul homme , qu'il crée une langue, et qu’il la perfectionne en même temps (2). Après avoir établi ces principes, M. Linnæus fit enfin connoître son Système de botanique'et ses genres dans toute leur étendue. ‘Suivant Conrard Gesner (3), c’est principalement par les parties de la fructification que l’on peut dé- terminer les genres des plantes. Cæsalpin ;, Morison et Wôurnefort ont développé &e plus en plus cette vérité; mais 1l y a encore loin de cette ‘assertion à la connoissance du sexe des végétaux , et au (G) M. Linnæus a réuni dans ce savant traité ses Fundamenta critica, et Bibliotheca botanica avec les classes plantarum , et des vues nouvelles et très-intéressantes, que ses ouvrages précédeng ne renferment point. On ne peut s'empêcher de regretter, en le lisant, qu’il ne soit pas écrit avec autant de clarté que l'Zsagoge ad rem herbariam de Tournefort, qui est vraiment un modèle dans ce genre. M. Linnæus s’est contenté de présenter des idées fécondes et hardies , qui avoient peut-être besoin d’être développées avec plus de méthode. Ses coups de pinceau ont presque toujours £té des coups de maïtre. Mais, après avoir fortement exprimé les principaux traits de ses tableaux, entrainé par son ardeur natu- relle , il semble qu’il n’ait pas voulu prendre la peine d’y mettre la dernière main. (2) Il a annoncé dans la préface du traité intitulé Philosophia botanica , qu’il travailloit à l'ouvrage qu’il a publié ensuite avec le nom de Species plantarum. (3) Voyez ses lettres posthumes. 186 ÉLOGES HISTORIQUES. système dont il est la base. L'Allemagne a disputé à la Suède la gloire de cette application ; et l’on a vu, en 1750, Heister faire réimprimer une lettre écrite en 1702 à Leibnitz par le docteur Burckard (1), dans laquelle ce dernier a décrit les anthères sons le nom de vésicules séminales ; et les a considérées comme pouvant , par leurs différences , suffire aux divisions d'une méthode. Au milieu de cette dispute, que la jalousie, toujours adroite à chercher et à trouver des prétextes, suscitoit à M. Lainnæus, ce savant se montra plus équitable que ses adversaires. Il attribua au célèbre Vaillant l'honneur d’avoir expôsé de la mamiere la plus'exacte et la plus vraie la structure et l’usage des parties sexuelles des plantes. A la vérité , le Traité de Burc- kard a paru quinze ans avant le discours du professeur français (2); mais on ne pourra s'empêcher de porter à ce sujet le même jugement que M. Linnæus , si, sans s’en tenir aux dates, on consulte l’ouvrage du (1) La préface, qui est de l'éditeur, n’a pas d’autre but que de déprimer la gloire de M. Linnæus. A la vérité, il est assez, bien prouvé que Bauhin, Malpighi, Menzel, Camerarius, Valdschmid , Rai, Gakenhols, Tournefort et Vaillant, n’ont pas ignoré Îles détails relatifs à plusieurs organes sexuels des plantes ; mais ce que l’on ne peut refuser à M. Linnæus, c'est qu'il a mis cette fonction dans la plus grande évidence, qu’il l'a démontrée dans tous les végétaux qui en sont pourvus, et qu'il a fait connoître la structure de toutes les parties qui y sont destinées. (2) Discours sur la structure des fleurs, leurs différences et l'usage de leurs parties, pronnoncé , etc., le 10 juin 17; traduit en latin et imprimé à Leyde en 4716. Se 50e NATURALISTES. — LINNÉ. 187 premier , dans lequel on ne tronve qu’une notice très- abrégée de quelques organes sexnels des plantes ; et celui de M. Vaillant, qui en a décrit les disposi- tions et les mouvemens avec cette chaleur et cet. enthousiasme que le plaisir d’avoir observé le pre- mier une suite de phénomènes intéressans peut seul inspirer. ’ Toutes les parties de la fructification avoient à peu près la même valeur aux yeux de Tournefort. Il a choisi la corolle pour base de son système , parce qu'elle est très-apparente et qu’elle se développe de bonne heure; mais 1l n’a jamais oublié que les genres et les principes d’une méthode artificielle, étant pure- ment arbitraires, on doit s’en écarter toutes les fois que Vordre naturel l’exige (1). Ainsi il a rangé plusieurs (1) On distingue en botanique deux systèmes, ou méthodes d’ex- position , l’une naturelle et l’autre artificielle. La première suppose des rapports constans dans la forme et dans la structure, qui conduisent, par des nuances insensibles, d’un individu à ceux qui le précèdent et le suivent. Jusqu'ici on a trouvé des familles nombreuses dans lesquelles l’uniformité des caractères semble prouver une analogie parfaite ; mais ces observations ne sont pas assez générales pour que l’on puisse en conclure qu’il existe ou qu’il puisse exister un rapprochement entre les différens ordres des végétaux ; il seroit d’ailleurs difficile d'apporter aucune raison convaincante pour faire pressentir la nécessité de cette analogie. Ce que l’on sait des quadrupèdes qui sont les moins nombreux, les mieux connus , et entre plusieurs ordres desquels on ne trouve aucune liaison , semble jeter des doutes légitimes sur la possibilité d'une méthode naturelle. Les systèmes, ou méthodes artificielles sont donc indispensables : mais il ne faut les donner et les recevoir que pour ce qu’elles valent. 188 ÉLOGES HISTORIQUES. plantes monopétales parmi les Hiliacées : ainsi, quoique les caractères génériques dussent être pris dans la fleur et le fruit, il a cependant établi des genres du second ordre, qu'il caractérisoit par les tiges , les feuilles ou les racines. M. Linnœus a trouvé dans les organes sexuels des plantes un grand nombre de caractères qui étoient inconnus , dont 1l s’est servi pour la division de ses classes , et même quelquefois pour déterminer ses genres. Son système offre, dans ses treize premières classes, beaucoup de vraisemblance et d’unité ; mais la marche de celles qui suivent est plus difficile et plus inconstante (1) ; quelquefois même la délicatesse et la ténuité des parties arrêtent l'observateur dans ses recherches (2). Fidèle à l’ordre qu’il s’est prescrit, M. Linnœus s’y est conformé par-tout avec rigueur : peut-être aussi auroit-1l dû ne point employer les (1) La monadelphie , la diadelphie, la polyadelphie et la poly- gamie , offrent les plus grandes difficultés dans la distribution des 1 A genres et des espèces. 11 s’étoit élevé une discussion très-vive entre Klein et M. Linnæus. Le premier soutenoit que dans plusieurs plantes on ne trouve point de véritables étamines ; de-là est venue la dénomination d’Anandriæ Klenii. . (2) Burckard, qui a écrit ( page 125 de sa dissertation) que l’on pourroit établir un système sur le sexe des plantes, a ajouté (page 155 ) que la finesse de certaines parties lui paroiïssoit cepen- dant rendre l'exécution de ce projet impossible : Quoniem partes genitales minus sunt conspectæ, nec spectantium oculos facilè afficiunt, consultius esse dicam, si earum conformatio in compa- ratione stirpium prætermitiatur, et vesicularum tantim seminalium situs et numerus attendatur, SE 25 ÿ D Set mi ame — EC RS ee Ci ne CE NATURALISTES. — LINNÉ. 189 _ expressions de noces et de polygamie, qui paroïssent peu convenables aux végétaux. Avec beaucoup plus d’étendue dans l’ensemble , et une précision beaucoup plus grande dans les détails ; l’ordre qu'il a adopté s'éloigne plus de la nature que celui dé Tourne- fort (1). C’est cependant ce système ingénieux et plein de défauts qui lui a acquis le plus de réputation ; c'étoit aussi celui de ses ouvrages dont il parloit avec le plus de complaisance. Ainsi, un père préfère souvent celui de ses enfans qui, sans être le meilleur, sait le mieux capter sa bienveillance, en flattant son amour-propre. M. Linnæus ne s’est pas borné à un système : la fécondité de son imagination lui a fait trouver, dans la seule disposition Des cahces , des caractères | uff- " à (1) On sera peut - être surpris qu'une méthode fondée sur la corolle, partie simplement accessoire, soit plus naturelle que le système fondé sur les étamines, qui sont des organes essentiels. Mais M. Linnæus a préféré dans les étamines les caractères les moins essentiels , tels que le nombre , la proportion et la réunion. Tournefort, en distinguant les plantes apétales, monopétales et polypétales, a saisi sans le savoir le caractère le plus essentiel des étamines, qui est leur situation relativement au pistil. Lorsque la corolle est monopétale , elle porte ordinairement les étaminés ; Sielle est polypétale , les étamines sont attachées au même point, que le pistil. Dans les sections, il distingue les plantes qui out le fruit enfoncé dans le calice, de celles dans lesquelles il est dégagé ; et, par ces distinctions , [es étamines attachées au calice se trouvent séparées de celles qui sont portées sur le support du pistil. Le docteur Alston d'Edimbourg est un de ceux qui ont montré le plus d’attachement pour la méthode de Tournefort : il l'a conservée dans ses ouvrages et dans le jardin qui lui étoit confié. 190 ÉLOGES HISTORIQUES. sans pour établir une nouvelle méthode. Magnol avoit déja exécuté le mème projet, mais il avoit été forcé de recourir souvent à la forme du fruit. Au reste, c’est un avantage pour les progrès de la science , que les méthodes artificielles se multiplient : chacune des parties qui leur sert successivement de base, étant bien connue dans les végétaux , leur structure et leurs rapports seront enfin mieux appro- fondis. Nous osons même espérer que bientôt la con- noissance des différens organes des plantes conduira les physiciens à une méthode plus savante et plus sage, dans laquelle, sans se restreindre à un seul caractère principal , on les emploiera tous , et on les disposera de manière à faire voir que la botanique n’est pas seulement l'art de nommer, mais celui de connoître les végétaux. Tel étoit le plan d’un botaniste célèbre que nous regrettons , et dont la perte rious seroit beaucoup plus sensible si son travail n’étoit pas continué par celui auquel il a transmis ses con- noissances et ses talens. M. Linnæus n’a pas tout-à-fait négligé ce que l’on appelle la méthode naturelle. Il a publié, dans cette vue, soixante-cinq ordres (1), à la vérité sans faire part des motifs qui l’ont déterminé. Toutes ces considé- (1) Au sujet des plantes qui restent et dont il n’a point trouvé le rapprochement, il dit: Qui paucas quœæ restant benè absolvet plantas, omnibus magnus erit Appollo. ( Frag. méth. nat.). Cette. réflexion donne une nouvelle force à notre opinion sur la grande difficulté d'établir une méthode naturelle, NATURALISTES. — LINNÉ. 191 rations sont réunies dans un de ses meilleurs ouvrages, intitulé Gerera plantarum (1). T'els furent les travaux dont notre académicien pro- jeta et commença l'exécution pendant son séjour à Hartecamp. Il étoit juste qu’une partie de la gloire qu'il lui avoit acquise rejaillit sur le Mécène auquel il devoit de si doux loisirs. Il donna en 1736 la description du bananier qui avoit fleuri dans le jardin de M. Cliffort. Cette plante singulière (2) croît natu- rellement en Asie et en Afrique. M. Linnæus l’a rap- portée à la famille des palmiers. En 1939, il fit connoître les richesses de son pro- secteur, en publiant la description de son herbier et celle de son jardin de botanique. Cette dernière est ornée de trente-deux planches , dont les dessins sont très-élégamment finis; elle sera pour la postérité un gage de la générosité de M. Cliffort , et des talens distingués du botaniste dont il à vu la renommée s’ac- croître à l’ombre de ses bienfaits. M. Linnæus quitta Hartecamp vers la fin de l’an- née 1738 pour achever ses voyages ; et il reçut , avant son départ, un honneur auquel il fut très-sensible. Boërrhaave le consulta sur les changemens qui devoient D NL nn on. | (1) Édition de 1737. La meilleure est celle de 1764. (2) Elle tient le milieu entre les herbes et les arbres; son fruit est très-agréable : les philosophes de l'Inde s’en nourrissent. Elle est aussi cultivée en Amérique. De la Guinée, on l'a trans- portée aux îles Canaries, et de là à Saint - Domingue. Musa cliffortiana , Leyd. 1736. Z'iridarium cliffortianum, Amstel, 1737. 192 ÉLOGES HISTORIQUES. être faits dans le jardin de botanique de Leyde. La France et l'Angleterre lui restoient à parcourir; et il n’avoit point encore vu Dillenius ni M. Bernard de Jussieu. Celui-ci se lia intimement avec M. Lin- næus pendant son séjour à Paris. Ces deux hommes célèbres, dont l’un étoit le seul rival que l’autre pût redouter, se réunirent dans plusieurs herborisations. L'impatience et l’activité de M. Linnœus, qui ne disoit rien sans chaleur ; opposées à la naïveté et au sang -froid de M. Bernard de Jussieu, qui voyoit toujours Jes beautés de la nature avec des yeux éga- lement satisfaits, durent offrir à tons les deux un 1% contraste bien étonnant. Ils se quittèrent pénétrés d’une estime réciproque. M. Linnœæus ne trouva point dans M. de Jussieu un admirateur , mais un juge équitable qui savoit apprécier ses travaux h. ses projets Po qui voyoit s'élever un botaniste dont les systèmes devoient subjnguer toute l'Europe , sans être tenté de lui dis- uter cette conquête lorsqu'il en avoit tous les moyens, Ï q 1 M. Linnæœus lui a tenu compte de ce désintéressement, et il a rendu à M. de Jussieu vivant, des hommages qu'il a souvent refusés à la mémoire de l'illustre Ll'ournefort. M. Linnæus revint en 1739 à Stockholm, où 1l fut reçu comme un savant qui honore sa patrie. Il fat nommé aux places de médecin de l’amirauté et de président de l’Académie, qui avoit été établie d’a- près son plan ; il lui communiqua , peu de temps après son retour ,; des observations sur un nouveau RÉ NATURALISTES. — LINNÉ. 193 genre d’orchis (1). Il fit des leçons publiques au collége des mines , et 1l pratiqua la médecine jusqu’en 1741, époque à laquelle il fut nommé professeur à la place de M. Olof Rudbeck le fils (2). Le jardin de botanique de cette ville devint bientôt florissant par les soins de M. Linnæus; il en publia le catalogue et les démonstrations, avec les détails de ses herborisations aux environs d'Upsal (2). L'histoire naturelle feroit des progrès plus rapides et plus assurés , si chacun de ceux qui s’en occupent étudioit et décrivoit les productions de son pays: M. Linnœæus a rempli cette tâche dans son traité ; intitulé Fauna suecica ; Qui a paru pour la première fois en 1746 (3). M. Rudbeck le fils lui avoit com- muniqué des dessins d'oiseaux ; Artedi l’avoit mis à portée de décrire un grand nombre de poissons ; de Géer et Joseph Leche lui avoient donné des in- . sectes. Il est résulté de ces différentes recherches un ——————————— (1) Orchidum novum genus. Acta Upsal. 1740. (2) M. Linnæus avoit été professeur d'anatomie : il céda cette chaire au docteur Rosen. Jusqu'à l’époque à laquelle le gouverne- ment lui procura les moyens nécessaires à sa subsistance , il prit dans plusieurs de ses ouvrages l’épigraphe suivante : Laudatur et alget. (3) Æortus upsaliensis. Demonstrationes upsalienses. Herbationes upsalienses ; 1753. (4) Cet ouvrage a été réimprimé en 1761. On voit en tête une estampe allégorique singulière , représentant la Suède environnée d'animaux de toute espèce, avec des formes très - bizarres et à peu près dans le genre du frontispice du traité intitulé Physica sublerranea. Bec. ke, 1: 13 194 ÉLOGES HISTORIQUES. ouvrage très-curieux sur tous les animaux de la Suède (1). ù Le roi, voulant récompenser les services rendus par M. Linnæus , lui donna lé titre de son premier médecin. Cette distinction auroit augmenté son zèle, si son amour pour le travail avoit été susceptible de quelque accroissement ; il ne fit que suivre son goût en continuant ses recherches. Il avoit déja fait connoître en 1747 (2) ses idées sur les vertus des plantes. Deux années après ; 1} publia son Traité de matière médicale; dans lequel il n’a fait mention que des substances médicamen- teuses tirées du règne végétal : 1l regardoit les deux autres règnes comme ayant une efficacité très-infé- rieurè. Quoiqu'il ait fait de louables efforts pour substi- (1) On trouve dans cet ouvrage le style ordinaire de M. Linnæus. Les Lapons, les Norwégiens, etc., y sont classés et désignés par des phrases, ainsi que les quadrupèdes. Dans un autre endroit de ce traité , il fait remonter l’origine de la botanique au moment où le premier homme, placé dans le jardin d’Eden , en examina et en nomma les productions. | f La méthode de description que M. Linnæus a adoptée pour les animaux en général , et qui est celle des botanistes, a été regardée par quelques auteurs comme très-insuffisante pour en faire connoître la structure. Elle en présente à la vérité quelques caractères ; mais on n’y retrouve pas l’ensemble des traits propres à chaque individu : ce que l’on pourroit appeler sa physionomie. | (2) Il publia en 1747 un discours sur les insectes, Oratio de insectis ; des recherches sur les plantes vénéneuses ,, De plantis | venenatis, 17473 et une dissertation intitulée : res plantarum à À | viribus classicis. De nuptiis arborum. j LOS dE ne rt he CRE à NATURALISTES. — LINNÉ. 95 tuer des plantes indigènes aux plantes étrangères (as nous ne pouvons dissimuler que cette production est peu digne de son auteur (2) : comme elle n’a con- tribué en rien à sa réputation , cet aveu ne peut faire aucun tort à sa mémoire. Il à fait, dans plusieurs de ses ouvrages , l’appli- cation de ses connoissances à l’économie rurale et domestique (3). En 1749 »,1l a tenté plus de deux mille expériences pour déterminer quelles sont les plantes agréables , utiles ou nuisibles aux bestiaux de différentes espèces. On trouve les détails de ces essais dans un ouvrage intitulé Pan suecus. M. Lin- næus s’est assuré que plusieurs plantes malfaisantes, lorsqu'elles sont fraîches, cessent de l'être lorsqu'elles ont été desséchées. Il a recherché , dans une Disser- tation, en 1751, à quels végétaux devoit être attri- F : ‘ . F . 241 Ë ‘ } buée une épizootie qui régnoit alors ; etil a disculpé ——_—— (1) Revocavit ipecacuanham ad caprifolium ; Cocculos ad menis- permum , been album ad centauream, myrobolanos emblicos ad phyllantum, et pareiram bravam ad cyssampelon. (2) L'ordre de la division est très-défectueux ; ses subdivisions sont prises de la méthode sexuelle, qui ne convient nullement. dans un traité de matière médicale. Le frontispice offre une boutique de pharmacie, sur les côtés de laquelle les remèdes incisifs sont représentés par des instrumens Wanchans, les stimulans par des pointes , et les remèdes héroïques par des épées. (3) Fructus esculenti , 1763 ; Plantæ esculentæ patriæ, 1752 ( hic cicercoffe et calendula croco substituitur) ; Culina mutata , 1757 ; Hortus culinaris , 1764; Frumentum suecicum » 1758. 196 ÉLOGES HISTORIQUES. entièrement la plante appelée æranthe ; que l’on regardoit comme la cause de ce fléau. En 1759, ila publié des remarques intéressantes sur les plantes qui contiennent des parties colorantes (1), que l’on peut employer dans l’art de la teinture. Dès 1745 , il avoit découvert cette propriété dans plusieurs racines qui n’avoient jamais servi à cet usage. Ces différens traits ne devoient pas être oubliés dans l’éloge de M. Lin- nœus. Les savans méritent sans doute d’être accueillis et considérés par toutes les nations ; mais lorsqu'ils se montrent vraiment utiles, ils acquièrent des droits à leur reconnoissance et à celle de la postérité, Depuis long-temps, M. Linnæus avoit formé le projet de donner la description de toutes les plantes \ connues : et 1l avoit invité les botanistes à l’aider dans 7 ce travail. Il avoit lui-même parcouru les jardins et « examiné les herbiers les plus célèbres de l’Europe. Des élèves nombreux répandus dans les deux con- Ÿ tinens , et animés du zèle qu'il leur avoit inspiré, M avoient augmenté chaque jour sa collection. Tandis que le doctenr Martin recueilloit des végétaux parmi les glaces du Spitzberg , et Montin parmi celles de la Laponie, Alstrœmer bravoit les chaleurs de PEurope australe ; Kalmius parcouroit le Canada ; Osbeck , la Chine ; Pontin, le Malabar ; Forskahl, le Levant; (G:) Plantæ tinctoriæ , 1759. Licopus ad nigrum colorem facit , et cortex berberis ad flavum. 4 Olandska och gottlandska resa Stock. 1745. Shonska resa Stock. 4? 1751. Plantæ officinales, 1753. 1! NATURALISTES. — LINNÉ. 197 Kœæler, l'Italie; Lœfling , l'Espagne; et Hasselquist voyageoit en Egypte , où 1l est mort victime de son amour pour l’histoire naturelle (1). Placé au centre d’une correspondance aussi étendue ; recevant sans cesse de nouveaux envois que chaque partie du globe sembloit hu offrir par les mains de ses élèves , quelle’ idée M. Linnæus ne devoit-il pas avoir de la Nature ! Ce fut au milieu de cet enthousiasme que, plein de r mépris pour de vils détractenrs , auxquels 1} n’a ja- mais opposé que des vues utiles , et prêt à pubher celui de ses ouvrages qui réunit ses travaux avec ceux de ses plus célèbres coopérateurs , 1l déclara dans sa V préface qu’il n’avoit jamais été sensible aux traits lancés - par la main de l'envie ; que les critiques-injurieuses et les persécutions lui paroissoient moins propres à flétrir le mérite qu’à le faire connoître ; et que plus on lni -epposeroit d'obstacles , plus 1} montreroit de courage pour les surmonter (2). Après avoir recueilli les matériaux destinés à faire partie de son Traité sur les espèces des plantes, trois objets fixèrent principalement son: attention. Le pre- mier étoit de donner une synonymie exacte; le second consistoit à rendre la uomenclature plus simple. On (1) Les docteurs Forskahl et Læfling périrent aussi dans leurs voyages. Tantus amor florum! HassezLquisr, Resa Stock. 1757. (2) AÆcerrima convitia, insinuationes, cavillatiorres, buccinnationes Præstantiorum longè virorum. omni ævo: laboris præœmia , tranquillo animo Sustinui, nec ipsarunt autoribus invideo , si inde ipsis apud vulgus gloria: major evadat. Præfat.. Spec. plant. 198 ÉLOGES HISTORIQUES. - avoit été jusqu'alors obligé, pour désigner une espèce quelconque, d'employer une phrase entière : M. Lin- næus y a substitué un adjectif , qui, joint au mot générique , indique le caractère propre et distinctif de la plante ; c’est ce qu'il a appelé le nom trivial, Cette idée l’a conduit à une réforme vraiment utile, parce qu’elle est indépendante de toute méthode. Lé troisième objet étoit la description des plantes. Les phrases de M. Linnæus sont uniquement destinées à cet usage. Les botamistes les regardent comme très- exactes ; et elles ne $seroient peut-être susceptibles d'aucune perfection , si M. Linnœus', en considérant toujours les mêmes parties de chaque plante dans un ordre constant , avoit rendu ses phrases plus compa- ratives qu’elles ne le sont. Malgré ces légers défauts , l'ouvrage de M. L'innæus , intitulé Specïes plantarum, est une de ses plus belles productions ; et on ne peut lui refuser la gloire d’avoir déterminé par ce travail l’état exact des connoissances acquises en botanique, et sur-tout, ce qui est le plus important , d’avoir enrichi cette science d’un très-grand nombre d'observations neuves et intéressantes (1). M. Linnœus s’est cru obligé , comme professeur de médecine pratique à Upsal, de publier ses idées sur les maladies. Il a fait paroître en 1763 eten 1766, (1) M. de Haller, dans sa Bibliothèque de botanique, appelle cet ouvrage eximiun opus ét immortalitate dignum. On compte deux éditions du traité intitulé Species plantarum. La seconde a été copiée à Vienne. TEE, De RÉ as 2 ee LU s dép ME NATURALISTES. — LINNÉ. 1:99 dans ce dessein , deux ouvrages intitulés , l’un, Gerera morborum , et l’autre , Clavis medicinæ. Lie premier est un tableau nosologique , dans lequel l’auteur a em- ployé , avec une sorte de profusion ; des expressions inusitées et barbares pour indiquer et classer les différentes maladies, et même les incommodités les plus légères : de sorte qu’en le lisant 1l semble que le nombre des maux dont l’espèce humaine est affligée soit au moins augmenté de moitié. Le second est un abrégé très-systématique des quatre parties de la médecine. Ce dernier ayant été dédié aux praticiens les plus célèbres dun siècle , devoit avoir quelque part à leur indulgence (1), dont nous sommes forcés d’a- vouer qu'il avoit besoin. Il étoit moins permis à M. Lainnæus qu’à tout autre d'écrire sur les objets qui lui étoient étrangers , parce qu'il y portoit cet esprit de détail et ce style aphoristique et figuré que l’on a regardé comme des défauts, même dans les ouvrages qui ont établi sa réputation (2). (1).M. Linnæus reconnoit deux clefs nécessaires à ceux qui étudient la médecine : Clavis duplex , interior et exterior. La peau et l’intérieur du corps sont soumis à des lois différentes, d’après lesquelles cet ouvrage est divisé. (2) M. Linnæus envoya à l’Académie des sciences de Pétersbourg un discours intitulé : Disquisilio de seru plantarum , en 1751. * En 21766, il a publié une dissertation sur l’usage des muscles. De usu musculorum. En 1773, il prononça un discours, intitulé Deliciæ naturæ , qui fut imprimé la même année. 200 ÉLOGES HISTORIQUES. Les différens Voyages qu'il a pubhés (1), et däns lesquels les plantes de la Suède, de l’île d'Eulande, de la Scanie, du Danemarck ; des Pays-Bas , d’une partie du Languedoc , de l'Angleterre , de la Pales- tine , de plusieurs cantons de lAfrique ; de la Ja- maïque , du Canada , et de l’île de Ceylan (2), sont exposées avec Soin suivant sa méthode ; et la des- cription de plusieurs cabinets (3), rangés suivant son système , ont beaucoup contribué à répandre ses prin- cipes. C’est ainsi qu'il a opéré dans le monde sa- vant une de ces révolutions que la puissance des rois tenteroit en vain , et qu’un seul homme peut exécuter lorsqu'il réumit, comme M. Linnæus, à ce coup d’æil qui aperçoit un objet sous toutes ses faces, cette force qui combine les rapports, et cette activité qui, en se communiquant au-dehors , en+ flamme les esprits susceptibles des mêmes impres- (1) Iter œlardicum , 1745. Westrogoticum , 1747. Scanicurr, 1751. « Palestinum , 1757. Hasselquitii, 1757. Læflingii, 1758. Rariora Norwegiæ, 1768. (2) Florula lapponica. Flora lapponica, 1732; Suecica, 37455 Ceylanica , 1747; Anglica , 1754; Monspeliensis ; 1756 ; Danicæ, 2757 ; Belgica , 1760; Capensis, 1759; Palæstina , 1756; Alpina, 1756 ; Acheroensis , 1769 ; Jamaïcensis ; 1759; Pugillus jamaïcensis ; Specifica Canadensiuwm , 1756; Plantæ africanæ rariores , 1769 ; Plantæ kamtschatkenses, 1753 ; surinamenses , 1775. (3) Musœum tessinianum , 1753. On y trouve une belle suite de cornes d'’Ammon. Musœum Ædolphi Frederici, 1754 ; Musœume reginæ, 1764 ; Ferberi Hortus, 1739; mphibia pile de Ups. 1745. NATURALISTES. — LINNÉ. 201 sions ; et développe en eux la passion de l'étude et la noble émulation de la gloire. M. Linnæus étoit devenu un de ces hommes rares vers lesquels la curiosité , plus souvent que le desir de s’instruire , porte la foule des étrangers. La ville d’'Upsal étoit en quelque sorte peuplée de naturalistes et de botanistes. Vallerius y enseignoit en même temps la minéralogie (1). Tous les deux étant célèbres à pen près dans le même genre, il étoit bien diffiale qu'ils ne fussent pas au moins rivaux (2). Une émulation réciproque les engageoit à publier leurs observations. Celles auxquelles M. Linnæus a eu part ont été réunies en sept volumes in-8°, depuis 1749 jusqu’en 1769 , avec le titre d'Amwænitates academicæ. La variété et le choix de cette collection lui ont mérité les suf- frages de tous les savans. Ici M. Linnœæus démontre l'utilité des voyages dans sa patrie (3), et il indique les plantes utiles qu’il y a découvertes : plus loin, il annonce les propriétés médicales de plusieurs subs- tances (4); et il apprend quelle est l’origine de la () Vallerius a publié Decades binæ thesium medicarum, où ïl a attaqué et critiqué M. Linnæus à chaque page. Vallerius avoit sollicité la chaire de botanique que M, Linnæus a occupée avec tant de célébrité. Telle fut la source de leurs divisions. (2) Sigesbeck est un de ceux qui ont le plus écrit contre M. Lin- næus, dont M. Brovallius, alors évêque d’Abo, et M. Gleditsch, ont pris la défense avec chaleur. (3) De necessitate peregrinationum per patriam. Leyde , 1743. (4) Fungus melitensis contra jacturas sanguinis , 1755. 202 ÉLOGES HISTORIQUES. ‘ sorcocolle , du baume de Tolu , et de la gomme: gutte (1). Dans un autre endroit , 1l divise les mé: dicamens et leurs vertus, à raison des odeurs et des saveurs (2). Deux dissertations sont destinées à dé- terminer sur quelles espèces de plantes vivent les dif- férens insectes qu'il regarde comme propres à modérer Paccroissement du système végétal (3), (4). Ailleurs (5), il s'occupe de plusieurs analogies fondées sur des ob- servatious fines et vraiment philosophiques, et 1l s'égaye par des rapprochemens singuliers et bizarres des végétaux avec les hommes. Les mousses, qui crois- sent et se nourrissent dans des hieux arides, peuvent, dit-il, être comparées aux pauvres , les gramens aux habitans des campagnes ; et les arbres, à l'ombre des- quels les antres productions sèchent et dépérissent , sont l'emblème des grands seigneurs. Les plantes pro- duisent, comme on sait, des espèces de mulets (6). M. Linnæus en a décrit deux, dont un tient le mi- lien entre la véronique et la verveine , et l’autre entre: la primevère et la corthuza. Ces nouvelles plantes ;} qui sont le produit d’une génération extraordinaire ; (1) Plantæ Martino-Burserianæ. (2) De sapore medicamentoram, 1751. Odores medicamentorum , . 1752; (3) Pandora insectorum, 1748. Hospita insectorum, 1752. ° (4) OÆEconomia naturæ, 1747. Dans cet ouvrage il recherche quels rapports d'utilité se trouvent entre les trois règnes. (6) Politia naturæ, 1760. (6) Plantæ hibridæ , 1751. st à Li dé NATURALISTES. — LINNÉ. vo servent difficilement à la réproduction de leurs espèces. Enfin , 1l a fait connoître les plantes les plus propres à croître dans un pays sec et aride , et à fixer les sables en un terrain qui puisse être utilement cultivé. Pour faire sentir combien les connoissances de M. Linnæœus étoient précises , 11 suffira de dire qu'il a déterminé tous les phénomènes du développement des arbres ou arbustes en Suède dans les différens mois-de l’année , et l’époque de leur floraison (1): Il a porté plus loin l'exactitude de ses observations, Ayant connu à peu près l'heure à laquelle différentes fleurs s’épanouissent dans la journée pendant une certaine saison , 1l a indiqué le moyen de disposer dans un parterre une espèce d'horloge botanique. Il s’est permis de conjecturer que plusieurs végétaux jouissent d’une espèce de sommeil (2); que parmi leurs organes, quelques-uns sont vraiment irritables ; qu'il y a entre l’œuf d’un animal et la semence d’une plante de très- grands rapports (3) ; que le pastil tient au tissu médullaire ; que l’étamine est un pro- duit de l'écorce , et que par conséquent l'extérieur est toujours modifié par les organes mâles (4). (1) Calendarium Floræ, 1755; Vernatio arborum, 1753; Ærbustum suecicum, 1756 ; Gemmæ arborum , 1749. (2) Somnus plantarum , 1955. (3) Sponsalia plantarum , 1746 ; Surinamensia grilliana , Ups: 1748. De prolepsi plantarum ; 1749. (4) Generatio ambigena , 1763. 204 ÉLOGES HISTORIQUES. C’est à regret (1) que nous finissons 1c1 l’extrait des Amænitates academicæ : les bornes d’un éloge nous empêchent de parcourir toutes les beautés de ce re- cueil (2). La considération de M. Linnæus en Suède ne le cédoit en rien à sa célébrité. Déja plusieurs mé- dailles avoient été frappées en son honneur (3) : l'Ordre royal de l’étoile polaire, dont aucun savant n’avoit encore été décoré , lui fut conféré en 1753 : à cette époqne , après avoir été reçu chevalier (4), 1 fut appelé Voz Linré. N’auroit-il pas été plus conve- nable de conserver , sans aucun changement , un nom qui, étant illustré par les suffrages de toutes les na- tions , étoit fut pour honorer toutes les listes ? Le rot (Gi) Vide orbis eruditi judicium de Caroli Linnæi scriptis , in-12. Icones plantarum omnium Caroli Linnæi equitis. (2) IL a toujours évité les querelles littéraires, dans lesquelles ses ennemis se sont efforcés de l’entrainer. Il se contentoit de répéter souvent à ce sujet un proverbe suédois : Har jag ratt sa far jag en gang ratt. En français : Si j'ai raison, il faudra bien enfin qu'on me rende justice. (3) M. le comte de Tessin a fait frapper une médaille offrant d'un côté le portrait de M. Linnæus , et de l’autre trois couronnes avec les attributs des trois règnes de la nature, et cette légende : Jllustrat. En 1746, une autre médaille a été frappée en son honneur, aux dépens du même comte de Tessin, du baron Palmstierna et du baron Harleman. (4) La légende suivante lui fut assignée pour ses armes : Famam extendere factis. NATURALISTES. — LINNÉ. 205 Adolphe - Frédéric lui donna en 1761 un rang parmi la noblesse suédoise (1); et le roi actuellement régnant (2) lui accorda en 1776 une augmentation de ses honoraires, avec permission de se faire suppléer dans les fonctions de sa chaire. Ce prince ; qui avoit été témoin, pendant son séjour en France , de la justice que l’on y rendoit à M. Linnæns , fut chargé, lors de son départ pour la Suède, par le feu roi Louis XV , de lui remettre des graines très - rares recueillies dans le jardin de Trianon , et qui li étoient destinées depuis long-temps. Peu de savans ont eu, comme M. Linnæus , l'avantage de recevoir les envois d’un aussi grand prince des mains même de leur souverain : heureuse correspondance , dans laquelle l'étude approfondie de la nature a rapproché trois hommes , dont deux étoient nés pour le trône et un pour la philosophie ! Le gouvernement ayant arrêté que la Bible seroit traduite en langue suédoise , M. Linnœus fut un des commissaires chargés de ce travail; ce qui annonce en même temps l'étendue de ses connoissances en littérature et le degré de confiance dont il jouissoit. Sa santé , qui avoit toujours été très-bonne , fut (1) La reine douairière avoit toujours eu pour lui une estime distinguée ; elle le consultoit souvent sur difiérens objets relatifs à l'administration. (2) Ce prince a donné à M. Linnæus une preuve signalée de sa bonté en lui faisant une visite dans la maison de campagne qu’il avoit à Hammaby près d'Upsal. 206 ÉLOGES HISTORIQUES. interrompue en 1750 par une forte attaque de goutte } dont il croyoit s'être guéri en mangeant beaucoup de fraises. Vers la soixantième année de sa vie , une légère apoplexie le jeta dans un grand affaissement , et détruisit presque entièrement sa mémoire. Il étoit cependant encore possible de Ini rendre une partie de son activité , en le conduisant dans son’ mu- séum (1), et en Îui faisant parcourir ses herbiers. Tout y étoit disposé d’après son système; ses idées se présentoient alors dans leur enchaînement natu- rel, et 1l se retrouvoit lui - même en examinant ses productions. Il se montra toujours très - sensible à lPattachement de ses élèves (2), qui s’empressoient de lui envoyer ce qu’ils recueilloient de plus précieux ; et la reconnoissance est la dernière impression qui se soit effacée de son souvenir. Peu de temps avant sa mort, il traça , dans uné feuille écrite en latin , son caractère, ses mœurs , et sa conformation extérieure. Que l’on ne regarde pas l’amour-propre comme la cause de cette singularité ? M. Linnæus s’y est peint avec des couleurs défavo- rables; 1l s’y est accusé d’impatience , d’une extrèmé vivacité, même d’un peu de jalousie. On aperçoit (1) M. Linnæus avoit un cabinet d'histoire naturelle riche dans tous les genres. 11 étoit rangé suivant son système, et il avoit lui-même écrit les noms des différentes substances suivant sa nomerñclature. (2) Un de ses disciples Ini a érigé un monument dans une des églises d'Edimbourg. NATURALISTES. — LINNÉ. 207 aisément que ce tableau a été fait dans un de ces ins- tans où l’homme le plus vertueux n’est frappé que par ses défauts : au reste, on y reconnoît un natu- raliste dans la manière précise dont il parle de sa personne. Il a porté la modestie et là vérité jusque dans cette esquisse ; et l’on peut dire qu'après avoir décrit la nature entière dans tous ses détails , il & mis la dernière main à son ouvrage ; qui seroit resté incomplet , s’il ne s’étoit pas décrit Ini-même. Îl avoit épousé mademoiselle Elizabeth Moræa , fille d'un médecin de Falum. Il en a eu un fils, qui Ini a succédé dans sa chaire de médecine , à Upsal (1). Vers la fin de 1777, il perdit l’usage de presque tous ses sens :, 1l fut pendant plusieurs mois dans cet état de dépérissement , et il mourut le 10 jan- vier 1770 , âgé de 71 ans. S’étant occupé sans cesse de la contemplation de la nature , sa vie pouvoit être regardée comme un culte non interrompu consacré à son auteur , pour lequel il fut toujours pénétré de la vénération la plus profonde (2). QG) M. Linnæus fils a eu part aux ouvrages suivans : DecasI et II plañtarum, Ups. 1762, in-fol. Supplementum systematis naturæ , edit. XIII. Les frères de M. Linnæus lui ont survécu ; ils ont montré ainsi que lui, pendant leur jeunesse , un goût très-vif pour l’étude de la botanique , et ils auroient montré le même zèle pour les progrès de cette science , si leur famille ne s’étoit pas fortement opposée à leur penchant. (2) IL avoit fait écrire en grosses lettres dans le lieu le plus apparent de son cabinet ces mots : Znnocuè vivito, numen adest. 208 ÉLOG. HIST. NATURAL. — LINNÉ. Le gouvernement de Suède lui a fait élever um magnifique tombeau dans l’église cathédrale d'Up+ sal; et le roi a fait frapper une médaille, offrant d’un côté le portrait de M. Linnæus, et de l’autre une Cybelle , avec les attributs des trois règnes, et cette légende : Deam luctus angit amissi. Sa majesté a ordonné que l’on ajoutât jubente rege , afin de faire mieux connoître sa volonté à cet. égard. En effet, les monumens sont moins destinés à perpétuer la mémoire des grands hommes qu’à honorer celle des nations et des rois qui savent rendre hommage à Le À science et à la vertu. ÉLOGES HISTORIQUES. SECONDE SECTION. PHYSICIENS :r CHIMISTES. as ne ns 07 BERGMAN. ne É; Es grands hommes font seuls la gloire et le sort des nations : c’est par eux qu’elles règnent sur l’opinion et que leur place est marquée dans l’histoire. Déja la Suède avoit fourni à ce siècle un des savans qui l’hono- reront le plus aux yeux de la postérité, je veux dire cet observateur infatigable qui a tont vu, tout classé, tout décrit; dont les mains habiles sembloient se jouer en combinant de mille manières les anneaux de la chaîne immense des êtres ; qui, plus hardi que Leibnitz, osa créer et fit adopter dans l’étude de la Nature une méthode et une langue nouvelles; Linnæus, en un mot. Ma foible voix a célébré ce grand homme. Aujour- d'hui six années sont révolues à peine, et je viens rendre le même tribut à un savant du même ordre et du même pays. Félicitous la Suède d’avoir réuni dans la même école deux professeurs aussi dignes de notre admiration et de ses regrets. Ti: 14 210 ÉLOGES HISTORIQUES. Torserx Bercwar, chevalier de l’ordre royal de Vasa , professeur de chimie à Upsal, membre de l'Académie des sciences de la même ville , associé à celle de Paris, de Londres , de Berlin, de Stockholm, de Dijon, de Montpellier, des Curieux de la Nature, de Gottingue, de Thurin, de Gothembourg et de Lund, associé étranger de la Société royale de médecine, naquit le 20 mars 1735 à Catharinæberg , terre royale située dans la province de Westrogothie , de Berthold ‘Bergman , receveur des finances du domaine, et de Sara Hægg, fille d’un négociant de Gothembourg. Je dois avant tout faire mention ici d’une circons- tance qui répandra peut-être quelque intérêt sur cet écrit, c’est que M. Bergman a recueilli et rédigé lui- même peu de temps avant sa mort les détails relatifs A sa vie et à ses travaux, et que ces recherches ont servi, suivant son vœu, de base à cet éloge. Il s’y est exprimé comme un homme qui ne sera bientôt plus parle de ce qu’il fut autrefois, sansexagérer ni dimi- nuer le mérite de ses ouvrages. Heureux celui qui ; prêt à terminer sa carrière, porte ainsi sans trouble ses derniers regards du passé vers l'avenir ! Elevé au milieu d’une famille honnête , et près du trésor de la couronne, M. Bergman s’accontuma dès l'âge le plus tendre à honorer les mœurs au sein de l’abondance , à jouir avec économie d’une fortune médiocre, qui ne s’accrut point des revenus de l’état, à voirscirculer l’or dans des mains pures , spectacle aussi rare et aussi touchant que l'abus contraire est Lréquent et punissable. PHYSIC. ET CHIM. — BERGMAN. o11 Son père lui destinoit la place qu’il occupoit dans les domaines, et 1l s’applaudissoit de s’être formé un suc- cesseur digne de la confiance du roi. Mais il n’est point de puissance dont les richesses soient comparables à celle de la Nature : ces dernières pouvoient seules en- flammer M. Bergman , et nulle autre ambition n'eut jamais de charmes pour lui. Son enfance a été remarquable par une pétulance extrême. On raconte qu’alors son plus grand plaisir étoit de jeter au feu différens corps; dans le dessein d'observer leur combustion , aux phénomènes de la- quelle on le voyoit déja très-attentif. Il n’est pas éton- nant que l’on ait trouvé quelques rapports entre cet amusement de ses premières années et les travaux chi- miques qui lui ont acquis tant de célébrité ; mais per- sonne à cette époque ne pouvoit le prévoir. L'enfant étoit grondé, menacé , corrigé même ; on l’accnsoit d’avoir brûlé tout ce qui manquoit dans le voisinage, et ses premiers goûts furent la source de ses premiers chagrins. M. Bergman fit ses humanités à Skara;, ville de la Gothie occidentale, céltbre par un collége qui y est établi. A l’âge de dix-sept ans 1l fut envoyé à Upsal et adressé à un de ses parens, qui le logea près de lui pour mieux veiller à sa conduite. Le jeune home avoit pour l’étude des mathématiques et de la physique un penchant auquel ce parent s’opposa de toutes ses forces. M. Bergman nous a lui-même appris l’artifice qu'il employoit pour le tromper. Il avoit fait placer sous sa #12 ÉLOGES HISTORIQUES. _4able un tiroir où il cachoit à propos les Élémens d’'Eu- clide, les Principes de Newton, et l’Astronomie de Keil, quvrages proscrits par son surveillant, aux yeux duquel ils ne paroissoient jamais. On ne cessoit, de lui répéter que les connoissances de ce genre ne menoient à au- enne place : on se trompoits car 1l n’est point de rang au-dessus de celui que donnent les talens et le gémie ; et la première de toutes les places est celle qu’occupe un grand homme. La gloire qui l'entoure est à la vie publique ce que sont la considération et l’estume dans la vie privée, et celni qui réumit ces différens dons du ciel n’a plus de souhaits à former. ; Tel devoit être un jour M. Bergman. Il continua de jeter en secret les fondemens de cette grande renom- mée dont il a joui si peu, et dont ses parens hui fer- moient avec tant de soin toutes les avenues. Comment, dira-t-on , auroient-ils pu se flatter qu’en suivant celte carrière il seroit devenu l’honneur, de son pays? Et c’étoit sans doute , comme il arrive toujours , pour son bien qu’on le persécutoit. Mais y a-t-1l donc tant de cas , en est-1l même quelqu'un où un goût décidé pour les sciences puisse tourner an préjudice de l’homme à talent qui les cultive ? Préféreroit-1l leurs jouissances à l'éclat de l'or, s'il n’étoit pas digne d'elles ; et s’il l'est, ne saura-t-1l pas ou vivre de peu, ou se passer de superflu ? : A #4 . Des veilles immodérées l’affoiblirent tellement qu'il fut obligé de retourner chez son père, où le calme dela vie champêtre rétablit sa santé. sr 11 revint en 1754 à Upsal avec la permission de se PHYSIC. ET CHIM. — BERGMAN. 213 ‘Hvrer aux sciences. Linnœæus remplissoit alors cette capitale de sa renommée, dont le bruit retentissoit au loin dans le monde littéraire. Enflammé par son exem- ple , toute la jeunesse se pressoit sur ses pas : sorties de son école, des colonies savantes portoient au-delà des mers son nom et sa méthode, et toute la terre étoit peuplée de ses disciples. M. Bergman fut vivement frappé par l'éclat de toute cette gloire ÿ il se joignit au cortége du grand homme qui réumissoit tous les hommages, et par lequel il fut bientôt remarqué. Parmi les corps qui composent le règne vivant , les insectes furent ceux que M. Bergman étudia avec le plus de soin et de plaisir. Il aimoit à considérer ce peu- ple si fécond et si varié dans ses procédés et dans ses formes. Réfléchissant que c'est dans l’état de larve qu’ils font le plus de dégât, et qu'il importe sur-tout de les con- noître , il rédigea une méthode très-ingénieuse , dans laquelle ils sont rangés sous ce rapport. ' Il publia ensuite ses recherches sur plusieurs espèces de teignes et de fausses chenilles , et sur les mouches à scie, si souvent et si cruellement dévorées par les larves des ichneumons, qui se nourrissent de leurs ers- trailles et se servent de leur enveloppe pour se convrir : énigme effrayante , dans laquelle nous voyons les ani- maux, soulevés les uns contre les autres, se faire une guerre cruelle et interminable , qui paroît être dans le plan de la nature ; et, ce qui surprend plus encore, des famulles. nombreuses armées par elle, non pour se 214 ÉLOGES HISTORIQUES. combattre mutuellement, mais pour déchirer des êtres foibles , sans défense, et qui semblent n’avoir des nerfs que pour souffrir. Les fausses chenilles ont été divisées par notre aca- démicier en cinq genres, d’après la disposition de leurs anneaux et de leurs pieds. En les considérant dans leur état de repos, 1l a fait une suite d'observations qui supposent une grande sagacité, et 1l en a formé trois familles, parmi lesquelles les unes se trouvent le plus souvent au bord des feuilles , dont le plan prolongé passeroit par l’axe de leur corps. Dans la seconde , 1l a rangé celles qui se disposent en spirale. Les fausses chenilles, qu’il rapporte à la troisième classe, ne se placent point sur les bords des feuilles, et leur corps est “ toujours en ligne droite ou en demi-cercle. A la vue de ces résultats et de tant d’autres du même genre, peut-on ne pas reconnoître combien est grand et rigou- . reux l’ordre qui régit tout, et combien aussi l’homme est peu sage, puisque lui seul au monde murmure contre les lois de l’inexorable nécessité ? | M. Bergman a fait des observations curieuses sur les abeilles , et des expériences très-utiles qui lui méri- térent le prix de l’Académie royale des sciences de Stockholm, sur la manière de s'opposer aux ravages de l’insecte appelé phalæna brumalis, si funeste aux arbres fruitiers. | - Après avoir observé que la femelle de cet insecte M étoit dépourvue d’ailes , 1l vit qu’elle déposoit ses œufs autour des boutons; mais il falloit déterminer quelle route elle suivoit pour y parvenir. Il découvrit que ces # PHYSIC. ET CHIM. — BERGMAN. 15 insectes se métamorphosoient dans la terre, et que les deux sexes s'étant unis , le mâle, quoique ailé, se lais- soit traîner par la femelle, qui montoit le long de l’ar- bre jusqu'aux extrémités des tiges pour y faire sa ponte. Ces cennoissances une fois acquises , le problème étoit résolu ; car 1l suffisoit, pour arrêter la marche de ces ennemis redoutables par leur nombre et par leur fé, condité , d’enduire de poix une bande circulaire de l'écorce. M. le président Cronsted fit cette expérience en grand dans ses terres, et en très-pen de temps il prit plus de vingt mille femelles de ces insectes, dont la réproduction auroit été un grand fléau pour l’agri- culture. On doit encore à M. Bergman des recherches sur les sang-sues, d’après lesquelles Linnæus et M. Muller en ont décrit plusieurs espèces. Il en a observé les yeux et le gosier ; 1l a découvert qu’elles sont ovipares, et que le cocus aquaticus , dont la nature n’avoit point encore été déterminée, est un œuf de cette espèce de ver d’où sortent dix à douze petits. Linnæus, qui avoit d’abord mié ce fait, fut frappé d’étonnement lorsqu'il en con- nut toutes les preuves. Vidi et obstupui, furent les pa- roles qu’il prononça avec enthousiasme, et qu’il écrivit au bas du mémoire où ces observations étoient consi- gnées, en le signant et en lui donnant sa sanction. Ce fut alors qu’il crut devoir accorder à l’auteur de ces travaux une marque authentique de son estime. Il avoit reçu un grand nombre de phalènes dont plusieurs espèces étoient nouvelles : 1l les désigna sons les noms des naturalistes modernes les plus célèbres, tels que 216 ÉLOGES HISTORIQUES. Reaumur , Forskal , Solander, Alstroëmer, Frisch ;, Scræber , Scopoli, et M. Geoffroy que nous avons le. plaisir de voir assis parmi nous. M. Bergman obtint la même faveur, et son nom fut donné à une de ces pha- lènes par celui que l’ascendant de ses lumières et de son caractère avoit constitué le souverain dispensateur de ces sortes de graces. L'histoire naturelle étoit pour Linmnæus une espèce de département où 1l donnoit des lois, où 1l proposoit des travaux et où 1l distribuoit des récompenses. Un seul homme , Bernard de Jussieu, auroit pu lui disputer cet empire, maïs ce philosophe doux et modeste n’en vouloit aucun: content de réunir tonus les vœux, même celui de Linnæus, sa science profonde faisoit en même temps son bonheur et sa gloire. On peut le comparer à ces héros plus grands et plus sages que les rois parce qu'ils n’ont pas voulu l'être. Non seulement M. Bergman se distingua dans l'étude des animaux et des plantes, non seulement som nom se trouve souvent répété dans les Actes d’Upsal et dans les Mémoires de l’Académie des sciences de Stockholm , parmi ceux de Geer, d'Hasselquist, de Kalm , d’Osbech, de Cronsted, de Bergius, natu- raustes et membres illustres de ces compagnies ; il cultivoit encore les mathématiques et la physique. Il a publié quatre mémoires sur les aurores boréales. Deux de ses dissertations , l’une sur Parc-en-ciel , l’au- tre sur le crépuscule, contiennent une histoire com- plète de ces phénomènes; il a recherché quellesscir= constances accompagnent le passage du fluide et sur- PHYSIC. ET CHIM. — BERGMAN. 217 tout de la commotion électriqne au travers de l’eau ; quelle influence peuvent avoir les couleurs des rubans de soie soumis à ce gernire d'expériences ; quelles sont les qualités électriques de la tourmaline et du cristal d'Islande. Il suppléa souvent les astronomes dans lob- servatoire royal de Suède. Enfin, après avoir fait pen- dant long-temps des leçons d’algèbre à la place de M. Meldercreutz , il fut nommé en 1761 professeur adjoint de mathématiques et de philosophie naturelle ; chaire dont il remplit avec distinction les devoirs jus- qu’en 1766. Alors un nouvel ordre de choses s'offre à hui et à nous. Tout va changer de face ; cette première moitié de sa vie disparoît et s’éclipse devant la seconde. M: Bergman étoit tout à la fois naturaliste, physt- cien et géomètre ; 1l va devemir chimiste du premier ordre. Je l'ai peint comme un des plus savans dis- ciples de Linnæus; il me reste à le montrer comme étant lui-même le chef d'une école fameuse, et à dé- crire cette révolution si remarquable dans son lstoire comme dans celle des sciences, et qui paroît avoir été l'ouvrage de quelques instans. M. Vallerius, célèbre professeur de chimie et de minéralogie à Upsal, avoit demandé sa retraite ; et sa chaire avoit été déclarée vacante. M. Bergman osa se mêler parmi les concurrens, et tous se plaignirent de sa hardiesse, parce que tous craignoïent un rival tel que lui; 1ls assuroiïent qu'il ne savoit pas la chi- mie. Cette proposition étoit au moins vraisemblable ; et il est facile de présumer que l’on ne négligea rien 218 ÉLOGES HISTORIQUES. pour la faire valoir. M. Bergman résolut de décon- certer l'envie. Il se renferma dans un laboratoire ; il y fit des essais, les premiers peut-être qu'il eût tentés dans ce genre, et il publia sur la préparation de l’alun et sur les moyens d’y procéder avec plus d'économie qu'on ne faisoit auparavant, un savant mémoire qui n’étonna pas moins ses partisans que ses détracteurs. Personne ne conçut comment en si peu de temps 1l avoit pu faire une suite d'expériences aussi complètes sur nne matière aussi neuve pour Ini. Sa dissertation fut vivement attaquée dans les journaux, et M. Val- lerius la critiqua sans ancun ménagement. Mais, au milieu de tant d’ennemis, il lui restoit un soutien assure. Le prince Gustave, maintenant roi de Suède et alors chancelier de l'Université, prit connoissance de l'affaire. Après avoir consulté les deux hommes les plus propres à l’éclairer, le fameux Swab et Tilais , conseillers des mines, dont le témoignage fut en faveur de M. Bergman , 1l rédigea un mémoire en réponse à tous les griefs allégués contre li, et 1l l’envoya écrit de sa main au sénat, qui confirma le vœu de son altesse royale. C’est donc non à la protection ou à l’autorité ; mais au discernement et aux lumières de ce prince que l’on doit rapporter des succès préparés par sa sa- gesse. Il est juste qu’il trouve ici l'hommage de notre reconnoissance , puisque sanis son généreux appui ur grand homme auroit été repoussé de la carrière vers laquelle 1l étoit porté par la nature; car c’est elle qui dispense la force et l’esprit : c’est le climat qui les mo- difie ; mais 1l n'appartient qu'aux gouverneurs et aux - PHYSIC. ET CHIM. — BERGMAN. 219 rois de les mettre en œuvre et de faire germer ces fruits répandus avec profusion de toutes parts et con- fiés à leur culture. M. Bergman avoit à remplir de grandes espérances conçues et données par son altesse royale ; à justifier le suffrage de Swab, à remplacer Vallerius, à faire taire l'envie. Formé par des connoissances très-étendues en physique et en histoire naturelle , 1l étoit dans un âge où avec de l’ardeur on peut prétendre à tout. Qu’on se le représente, après sa nomination , entrant pour la première fois dans l’école où 1l doit parler en maître, contemplant avec un plaisir mêlé d’effroi tout ce qui l'entoure ; qu’on se le peigne jetant un long regard sur un avenir incertain , sur le grand intervalle qui le sépare encore de la célébrité ; sentant, en un mot, tout le poids de ses devoirs , et l’on partagera sans doute un moment ses inquiétudes : mais aussi que l’on songe avec quelle facilité l'esprit ou plutôt le gémie s'étend pour embrasser un grand espace , s'élève pour at- teindre à de hautes conceptions , s’abaisse jusqu'aux plus petits détails, se replie sur lui-même pour se mouvoir avec plus de force et de mesure ; que l’on conçoive toutes ces qualités réumies dans un seul homme, et alors l’histoire de ses travanx intéressera , loin d’être pénible : on aimera à le voir combattre parce qu’on sera sûr de le voir triompher ; et plus 1l aura d'efforts à faire, plus on jouira de ses succès, Ces sentimens sont ceux que M. Bergman a inspirés dans la plus belle moitié de sa vie. M. Vallerins qui avoit toujours enseigné une chimie 220 ÉLOGES HISTORIQUES. : : systématique , raisonnant beaucoup et opérant pews n’avoit eu besoin que d’un très-petit nombre d’instru- mens ; aussi le laboratoire public en étoit-1l presque tout-à-fait dépourvu lorsqu'il fut remis à M. Bergman. La collection des minéraux étoit très-mcomplète, et celle de Swab , achetée par l'Umiversité , n’avoit poiut encore été mise en place, faute de local. Il fallut obtenir que les salles fussent agrandies et réparées, et que l’om fit l'acquisition du laboratoire entier d’Aurivillius. M. Bergman, promoteur de ces changemens, joigmt son cabinet de minéraux à celui de Swab et de M. Val- lerius. Dans une des salles, il rangea ses pièces suivant l’ordre chimique ou de composition ; dans une autre; suivant l’ordre de leur situation respective, autrement appelé géographique; etdansune troisièmefurent placés des modèles tous construits sur la même échelle , re- présentant les fourneaux et les autres instrumens des- tinés aux arts : il rassembla d’ailleurs tous les livres vraiment ntiles dans ce genre d’étude. Ce grand. zèle dont il étoit pénétré , 1l le répandit parmi ceux quu lent vironnoient; 1l le communiqua sur-tout à la; Jeunesse, qui aime tant à être émue ; et ce fut au milieu de.cet établissement, pour ainsi dire créé par ses soins et soutenu par son activité , qu’il se dévoua à des recher- ches pénibles, et que, dans le court espace de dix-sept ans 1l acquit tant de connoissances et de gloire. M. Bergman ne suivit point ge ordinaire dans l’étude de la chimie. Comme 1l n’avoit reçu les lecons d’ancun maître ; il n’étoit imbu des préjugés d'aucune école. Accoutumé à la précision , et n’ayant PHYSIC. ET CHIM. — BERGMAN. st point de temps à perdre, il recueillit toutes les expé- riences sans faire aucune attention aux théories ; il ré- péta plusieurs fois dans son laboratoire celles qu’il re- gardoit comme importantes et capitales ; 1l en examina soigneusement les circonstances et les rapports ; il en fixa les conséquences , il en remarqua les défauts , 1l y mit un ordre jusqu'alors inconnu : il procéda par lanalyse, à la manière des géomètres, qu'il a le premier introduite dans la chimie et que l’on devroit appliquer à tout; car 1l ne doit y avoir qu’une seule méthode d’enseigner et d'apprendre , comme il n’y en _a qu’une de bien juger, et comme en tont l’homme sage ne manque jamais de choisir la route la plus sûre pour arriver à son but. Ces vues ont été consignées par M. Bergman dans un beau discours, qui contient pour ainsi dire sa pro- {ession de foi en matière de science. C’est là qu’il se montre tout entier au lecteur ; et qu’il est important de Pétudier. Il ya, dit-il , deux méthodes en physique, l’une, qu'il nomme carthésienne ou contemplative ; l’autre , qu'il appelle expérimentale ou newtonienne , nomenclature imposante , parce qu'elle retrace en peu de mots tout ce que peuvent dans les sciences la grandeur et les écarts du génie. Il considère la dermière méthode relativement à l’analyse, et 1l en établit les lois, dont huit propositions contiennent le texte. Dans ce discours : Sur la recherche de la vérité, l’auteur en parle toujours d’une manière digne d’elle, sans enthou- siasme , sans chaleur , mais avec un dévouement , avec une candeur et une franchise qui sont les symboles du véritable culte. 222 ÉLOGES HISTORIQUES. Toutes les dissertations qui composent les trois vo= Jlumes auxquels il a donné le nom simple d’Opuscules sont rédigées avec le même esprit et sur le mème plans et comme les bons écrivains sont toujours caractérisés par un style qui leur est propre, de même :1l seroit facile de reconnoître M. Bergman par la seule marche de ses idées. Une histoire des travaux antérieurs, écrite avec choix , et qui n’est point surchargée d’érudition ; un emploi sage et nouveau en chimie de toutes les connoissances physiques relatives à l’objet qu'il dis- cute ; une suite d'essais ingénieux, tentés d’après des suppositions pour découvrir des quantités inconnues dans un problème imdéterminé ; une application claire et toujours abrégée du calcul aux expériences ; une synthèse rigoureuse qui reproduit la substance dont la décompesition avoit séparé les élémens ; un tableau précis des résultats; un état positif de ce que l’on sa- voit, de ce que l’on a découvert et de ce que l’on ignore , ét par-tout la douce simplicité de la modestie relevée par l'éclat d’un profond savoir , et une estime bien sentie des autres jointe à une grande défiance de soi-même : voilà, sans aucune exagération, j'en appelle À tous ceux qui ont lu ses ouvrages , avec quelle supé- riorité , 1l a traité presque tous ses sujets. Si l’on demande comment il a obtenu ces succès , ceux qui savent les apprécier répondront qu'il a éta- bli sur une base solide l’édifice de ses travaux; quil n’a jamais écrit rien de vague ; et qu’en travaillant à rendre sa vue pénétrante et son jugement sûr, al a perfectionné ses sens et son esprit; instrumens éga- PHYSIC. ET CHIM. — BERGMAN. 223 lement nécessaires à l'instruction et au bonheur des hommes. C’est ainsi qu'il a trouvé des subtances nou- velles où d’autres n’avoient aperçu qu’un mélange irrégulier de matières salines et étrangères : c’est ainsi qu’en le prenant pour modèle, on ajoutera de nou- veaux faits à ceux qui sont déja connus; car le champ des sciences, épuisé par nos pères, ne produit plus qu’à force de soins et de culture; et, pour nous servir. d’un autre emblème, dans le monde savant çomme dans le monde politique , il w’est plus de conquête à faire pour les barbares. Ayant à parler de M. Bergman, nos premniers re- gards ont dû s’arrêter sur sa méthode et sur son génie. Nous réduirons à trois chefs les divers sujets de ses travaux ; savoir , les substances salines , les métaux et les grandes théories chimiques. Parmi les acides nouvellement découverts, plusieurs sont dus à M. Bergman. M. Blak avoit démontré la présence de l’air fixe dans la composition des terres calcaires et des alkalis ; 1l savoit que ce fluide pouvoit en être séparé, soit par le feu , soit avec effervescence par la voie des réactifs ; mais il ignoroit que ce fût un acide particulier : c’est M. Bergman qui nous l’a appris et qui en a déterminé les rapports. Depuis long -temps les chimistes connoissoient un sel essentiel dans le sucre. M. Bergman, en le distil- lant avec l’acide nitreux, en a retiré un acide très-fort et différent de tous les autres par les affinités qui lui sont propres. Celle qui unit à la chaux s'exerce avec tant d'énergie, qu'une goutte de cet acide suffit pour : 224 : ÉLOGES HISTORIQUES. en faire reconnoître un seul grain dans plusieurs pintes d’eau. M. Bergman a retrouvé ce même prin- cipe dans la gomme arabique, dans le miel, dans toutes les substances sucrées, et même dans plusieurs produits du règne animal. | Quelques années après , 1l a publié des observations sur trois nouveaux acides, celui de la molybdène et de la pierre pesante, et celui de la sydérite : 1] ne les regardoit que comme des substances métalliques dé- pouillées de phlogistique, sans avoir aucun égard à l'air vital si abondant dans leur composition. Le célèbre Macquer en combinant l’arsenic avec la base du nitre en avoit formé un sel neutre ; mais 1l n’avoit point examiné l'acide qui en fait partie, il ne l'en ayoit point séparé. C’est ce qui a été exécuté par M. Schéele. M. Bergmança fait connoître ce travail et y a mis le complément , en développant toutes les affinités et les combinaisons de ces fluides. Il mérite encore ici le même reproche que nous lui avons fait au sujet des autres acides métalliques. En général il semble qu'il ait montré plus de talent, et qu'il ait eu plus de succès dans la découverte des faits que dans l'explication des phénomènes. C'est le propre des in- venteurs dans les sciences pen avancées de donner peu d'attention aux théories. Il importe en effet aux progrès des connoïssances d’ajouter de nouvelles ob- servations aux anciennes, et non d’en lier un petit nombre avec un fil qui sera bientôt rompu: La pru- dence veut qu’on ne commence à construire l'édifice qu'après avoir rassemblé les matériaux. Jusque-là, st ÿ . " L 4 + Le 0 PHYSIC. ET CHIM. — BERGMAN. 9225 on se permet quelque ordonnance , il faut que ce ne soit que comme un essai, comme un jeu de l’imagi- nation ou comme un secours à sa mémoire ; Mais on doit s’attendre que ceux qui établiront un jour les vrais principes des sciences naturelles riront de ces petites distributions auxquelles des hommes subtils se livrent avec tant de confiance , et que, sans en tenir compte ils rapporteront tout à des lois que l’expérience aura déterminées : comme on a vu Newton dissiper les systèmes qui obscurcissoient la science du monde, et montrer toutes les sphères mues par une seule force dans le vide immense de l’univers, à jamais rempli de sa gloire. Les terres forment la partie la plus fixe et la moins altérable des corps. Les chimistes en avoient caracté- risé quelques-unes, et 1ls croyoient à peine que l’on pût en découvrir de nouvelles , lorsque M. Schéele fit connoître la terre pesante que M. Bergman a soumise à une suite d'expériences curieuses. La magnésie étoit confondue par la plupart des chimistes avec les subs- tances calcaires : ce fut encore lui qui trouva dans les combinaisons de cette terre des moyens nombreux pour en assigner les différences. La terre siliceuse, qui compose le cristal de roche et le quartz , est très-répandue sur la surface et dans les profondeurs du globe. Il l’a attaquée avec toutes les ressources de l’art ; 1l a fait voir en quoi elle différoit des antres terres , même de la terre argileuse avec laquelle cette substance a beaucoup moins de rapports qu’on ne l’a pensé. L’acide spathique est le seul qui la dissolve. s ES 12 226 ÉLOGES HISTORIQUES. L’eau qui, au terme de l’ébullition ordinaire ; m’agit point surelle , s'en charge peut-être lorsque , renfermée dans des cavernes , elle y acquiert plus d’expansion et d'énergie : il en prouve au moins la possibilité, parce que les eaux très - chaudes de Geyser en Irlande dépo- sent une grande quantité de cette terre. Il résulte de ces expériences qu’elle n’est point une substance sim- ple ; mais nous le retrouvons ici malheureux en expli- cations. Il avoit attribué sa formation à la rencontre des vapeurs de l’eau et de l’acide spathique , hypothèse dont M. Meyer a prouvé l'insuffisance. M. Bergman s’est empressé d’y renoncer. « Mieux instruit, a-t-1l dit dans une lettre écrite à M. Morveau qui l’a rendue publique, j’abandonne mon opinion , et je me réjouis de voir la vérité briller dans tout son jour. » Rien ne décèle mieux une grande ame que cette dis- position à l’oubli des systèmes que l’on a formés : les esprits médiocres tiennent seuls à leurs prestiges ; l’homme de génie est plus élevé, sa vue s'étend plus loin, et ses yeux ne peuvent s’égarer qu’unsmoment dans une sphère qui n’est pas la sienne. Il appartient qu’aux sciences les plus exactes d’ap- pliquer les lois qui gouvernent les grandes masses aux plus petites molécules des corps ; mais pour cette re- cherche on a besoin d’un instrument qui ne soit pas moins sûr dans ses procédés que la nature est constante dans ses opérations. C’est d’après ces vues que M. Berg- man a employé la géométrie dans l'examen des cris- taux spathiques, dont les variétés lui ont offert un pro- blème très-difficile à résoudre. Il a expliqué comment AA | tn pen a PE ‘ PHYSIC. ET CHIM. — BERGMAN. 227 des élémens qui sont des espèces de dés à jouer, et dont les côtés sont un peu obliques, groupés suivant des combinaisons qu'il a déterminées, forment des plans ; comment de ces plans, décroissant smivant certaines lois, il résulte des colonnes exhaèdres, des dodécaèdres ; enfin quélles doivent être en différentes circonstances les dif- formités de ces cristaux. Cetravail a été perfectionné par M. l'abbé Haïüy, qui l’a étendu à presque toutes les cris- talbisations, en continuant d’appliquer les connoissances physiques et mathématiques à celles de la minéralogie. Les pierres changeantes, appelées œil du monde par la plupart des naturalistes, et pierres hydrophanes par Hill, parce qu’ellesdeviennent transparentes dans l’eau, offroient depuis long-temps un phénomène inexplicable aux physiciens. M. Bergman en fit l’analyse, et il prouva que cette propriété dépendoit de l’eau qui s’in- troduisoit entre leurs molécules , en s'étendant progres- sivement de la circonférence vers le centre , à peu près comme on voit un tas de poussière de verre mouillée acquérir une sorte de transparence. Quoique M. Bergman ne fût pas médecin , il a fait les recherches les plus étendues sur les eaux miné- rales. Il étoit malade, il en buvoit souvent ; et ce motif étoit bien suffisant pour l’y déterminer. Six disserta- tions consacrées à ce travail sont, d’après le jugement du célèbre Macquer, autant de chefs-d’œuvres. Ce n’est pas seulement, en effet, un usage bien dirigé des moyens ordinaires: 1l en a créé de nouveaux. On est étonné sur-tont du grand nombre d'expériences qu’il a fallu tenter pour faire connoître les quantités respec- 228 ÉLOGES HISTORIQUES. tives d’acide, de base et d’eau dont sont composés les sels neutres que l’on trouve dans les eaux minérales; car il a poussé la précision jusque-là. Il dit comment on reconnoît par le secours de la chaleur les produits aériformes, et par l’évaporation à siccité les matières étrangères et fixes; comment le résidu du sel doit être lessivé. Il a recommandé avec raison parmi les réactifs la dissolution nitreuse de mercure, faite à chaud ou à froid ; mais il n’a rien dit de celle qui, ayant été faite à chaud , et chargée d’une grande quantité de mercure, le laisse précipiter par l’eau seule, dont Monnet a parlé il yalong-temps, et sur laquelle M. de Fourcroy, chargé par la Société de l’analyse de plusieurs eaux minérales, nous a communiqué des remarques neuves et impor- tantes. M. Bergman a observé que la poussière de silex de chaux, de magnésie et d’argile, pouvoit y être sus- pendue; et, d’une autre part , il a déterminé quelles substances y étoient vraiment dissolubles ; ailleurs 1l a recherché quelle étoit la composition des eaux aérées et des eaux hépatiques chaudes ou froides ; enfin il a enseigné l’art de composer des eaux RNA 0 artifi- cielles, dont , à force de peines et de soins, il a répandu et fait adopter universellement l’usage , tant à la cour que dans la capitale et dans tout le royaume de Suède. M. Bergman nous a transmis l’histoire de cette petite révolution, qui , ainsi que toutes les autres, a eu ses difficultés : il lui a fallu combattre l’incrédulité de ces hommes comme il y en a par-tout, qui, n’examinant rien ou ne sachant rien examiner, tantôt croient, PHYSIC. ET CHIM. — BERGMAN. 229 tantôt refusent de croire, et dont la confiance ou le doute est presque toujours l'appui du charlatanisme ct le fléau de la raison. Il a eu à lutter contre ceux aux- quels l’âge, la paresse où l’insouciance , rendent tout mouvement pémble, et qui ne cessent de reprocher à la jeunesse qu’elle est trop active ; aux nouveautés, qu’elles sont superflues ; aux expériences exaçtes ;, qu’elles sont minutieuses ; enfin, aux inventeurs, qu’il est audacieux de vouloir imiter la nature, Pourquoi , répondoit-1l, ne traiteroit-on pas les eaux minérales comme tant d’autres fluides que le pharma- cien sait apprèter et doser à propos ? Qu'importe en effet que leurs principes soient élaborés par des filtra- tions longues et difficiles, ou que préparés par Pin- dustrie de l’artiste 1ls se combinent plus prontptement et plus tranquillement entre ses mains ? Ne sont - ce pas en effet les mêmes lois que l’on observe, les mêmes forces, les mêmes puissances auxquelles tout obéit ? L'influence de lhomme ne se borne-t-elle pas toujours à changer les circonstances dans lesquelles la nature opère ? Le chimiste habile n’est-1l pas son instrument ? N'est-ce pas elle qui agit en lui, ou lui en elle; et ne seroit-ce pas enfin l’opposer à elle-même que de les opposer entre eux ? Dans un mémoire sur le tartre stibié, ses expc- riences ne pouvoient pas le conduire à un autre ré- sultat qu’à celi:de MM. Macquer et de Lassone, parce que dans chaque partie des recherches physiques il n°y a, pour les bons esprits, qu’un seul but à frapper. Il préféra, comme eux , la poudre d’Algaroth pour 230 ÉLOGES HISTORIQUES. servir de base à ce sel, parce que le régule d’anti- moine y est toujours également calciné, et que cette préparation antimoniale est celle de toutes qui est la plus attaquable, soit par l'acide du tartre pur, soit par le tartre tartarisé , soit par la crême de tartre. Il proposa plusieurs formules pour la composition de ce sel ; et par-tout de nombreux essais, dont plusieurs sont nouveaux, confirment les observations publiées sur le même sujet par MM. Macquer et de Lassone, qu'il loue de cette mamière , la seule qui convienne au vrai mérite, la seule aussi que les physiciens doivent employer entre eux; car, pour le savoir comme pour la vertu , 1l n’y a de louange méritée que celle qu sort des faits et qui se démontre comme eux. En considérant l’ensemble des productions de M. Bergman, on est surpris de la facilité avec laquelle son attention, concentrée dans l’étude des plus petits objets, s’élance tout -à-coup vers les sujets les plus vastes, se développe et n’a plus d’autre mesure que l'immense étendue de leurs surfaces et de leur pro- fondeur. C’est ainsi qu’il passe à l’examen des volcans, On n’avoit point encore analysé leurs produits, dont MM. Ferber et de Troil apportèrent en Suède de riches collections. A cette vue, M. Bergman conçut le projet d'en approfondir la nature : il considéra d’abord les matières les moins altérées par le feu , et dont les formes étoient encore reconnoissables ; 1l suivit pro- gressivement leurs changemens ; il détermina, 1l imuta leurs dégénérescences ; il connut quels effets devoient résulter du mélange et de la décomposition des PHYSIC. ET CHIM. — BERGMAN. 251 substances salines qui se trouvoient abondamment dans ses produits. Il aperçut quels étoient ceux qui se formoient par la voie humide ; et alors, de son laboratoire, 1l observa celui de la nature. Ce combat de flammes et d’explosions , ce chaos où les élémens se heurtent et semblent se confondre , se dévoilèrent à ses yeux : 1l vit le feu des volcans allumé au milieu des combinaisons pyriteuses ; le sel marin décom- posé par des argiles ; l’air fixe, dégagé des pierres calcaires calcinées, s’épancher sur la surface de la terre et remplir ces grottes où la flamme et la vie sont également éteintes : il vit l’acide sulfureux vomu par flots se convertir en acide vitrolique au seul contact de l’air, distiller au travers des rochers , et former les alunières de la solfatare : il vit les bitumes couler, l'air hépatique se répandre, et les eaux devenues minérales, pénétrées des feux et des vapeurs de ces vastes four- naises , offrir aux hommes qui se meuvent et se dis- putent sur la croûte de l’abîme quelque léniment à leurs douleurs. a Mais jouissons d’un spectacle plus paisible : obser- vons M. Bergman dirigeant le feu du chalumeau, et appliquant aux grandes opérations de l’analyse cet instrument employé pour la première fois par Henri Swab dans l'essai de mines. M. Bergman a soumis à son action presque toutes les matières simples et la plupart des combinaisons chimiques : on ne peut assez admirer combien ce moyen est devenu fécond dans ses mains, et avec quelle précision il a tracé Les règles de ce nouvel art. | y 232 ÉLOGES HISTORIQUES. Souvent il importe d'acquérir par des méthodes ex- péditives des connoissances préliminaires sur la nature des corps ; quelques substances sont d’ailleurs si chères ou si rares qu’on ne peut les soumettre aux procédés ordinaires : aucun moyen ne peut alors suppléer à l’usage du chalumeau. Les pierres précieuses sont sur-tout dans ce cas. Les chimistes ont encore moins de peine à se les pro- curer qu'ils n’en ont à les dissoudre, et jamais au- cune analyse n’a réum plus de difficultés. M. Bergman ne prodigua point l’or ; 1l n’alluma point de grands feux pour analyser la terre des gemmes. Un charbôn excavé fut son creuset ; la flamme d’une bougie excitée par le tube de l’émailleur fut son fourneau ; de petites quantités d’alkali fixe minéral, de sel microcosmique, de borax , lui tinrent lieu de fondans : des fragmens d’éméraudes , de saphir, de topaze , d’hyacinthe et de rubis se changèrent par ce mélange en une substance vitreuse , soluble dans l’eau. Sounnise alors à Pénergie des agens chimiques , il fut pour la première fois pos- sible de connoître au moins plusieurs de ses élémens; et ces résultats que les recherches les plus pémibles et les plus dispendieuses n’avoient point obtenus, lui coûtèrent peu d'efforts et peu d'argent : c’est que pour trouver, il faut , suivant la force du mot, être inventeur ; c’est que les moyens les plus ingénieux sont presque tou- jours aussi les plus simples , et que tout secret veut être surpris plutôt qu’arraché. M. Bergman fit voir que la terre de l’alun mêlée avec une portion de terre siliceuse , de terre calcaire etude PHYSIC. ET CHIM. — BERGMAN. 233 fer, étoit la base des pierres précieuses ; que les pro- portions de la terre siliceuse étoient successivement augmentées dans le grenat , le schorl, la tourmaline, la zéolite , le quartz et le cristal de roche, et que la classe des gemmes se lioit ainsi d’une part avec les pierres siliceuses , et de l’autre avec lalun. L'analyse des métaux, celle des chaux métalliques, qui, sous l’apparence d’une terre, cachent souvent la base de quelque régule inconnu, et l'examen des sub- stances qui leur servent de minéralisateurs , sont ce qu'il y a de plus important et de plus difficile dans l'étude de la chimie. M. Bergman, qui sembloit cher- cher les obstacles, parce qu’il étoit certain de les sur- monter, s’y attacha particulièrement ; et les mémoires où ces recherches sont consignées contiennent un grand nombre de découvertes, de vues et d'observations nou- velles,. On avoit des doutes sur l’existence du nickel , sub- stance métallique découverte par Cronsted , et que plusieurs chhmistes regardoient comme un alliage de différens métaux. M. Bergman a fait connoître un procédé pour le séparer de l’arsenic ; et quoiqu'il ne V’ait pas entièrement dépouillé du fer qui hu étoit joint, il a prouvé qu’il devoit être rangé parmi les demi-métaux d’une très-difficile fusion. Le zinc , dont l’usage est maintenant très - répandu dans les arts, et que les Indiens et les Chinois savent depuis très-long-temps séparer de sa mine, n’est'connu parmi nous sous sa forme métallique que depuis 1721; époque à laquelle Henkel le retira de la calamine. 234 - ÉLOGES HISTORIQUES. | Brandt, Swab et Margraff ont perfectionné successives ment cette découverte, et M. Bergman en a fait une savante analyse. Il l’a examiné, soit uni à l’air fixe, dans une sorte d'état spathique , soit combiné avec l'acide vitrolique dans le vitriol de Goslar, soit miné- ralisé par le soufre dans la blende, où 1l a trouvé de plus du fer et un peu de quartz. Ila distingné, dans la combinaison de l’étain et du soufre , deux proportions dont il a enseigné les pro- cédés ; et il a exposé dans le même mémoire la dé- couverte de l’or musif natif, et la manière de recon- noître que le bronze dont on peint les statues west point une production de l’étain. ! Quelques Fhanx d’or fulminent à un certain degré de chaleur et à l’air libre ; explosion qui n’a point lieu dans les vaisseaux fermés. Dans les recherches que M. Bergman fit sur ce sujet en 1769, on entre- voit, comme l’a dit M. Bertholet qui a mis cette belle théorie dans tout son jour, que le dégagement subit d’un gaz fourni par la décomposition de l’alkali vo- latil est la cause de cet étonnant phénomène. On ne savoit à quoi attribuer la supériorité ch l'acier retiré des mines de fer blanches ou spathiques. M. Bergman a démontré dans un mémoire, regardé par des chimistes célèbres comme son plus bel ou- vrage, que cette perfection étoit due au mélange du demi-métal de la manganèse, découvert en 1774 par M. Gahn dans la chaux noire des verreries, et observé peu de temps après par M. Bergman dans les mines de fer spathique, où ce dernier métal se trouve quel- PHYSIC. ET CHIM. — BERGMAN. °35 quefois dans la proportion de trente livres sur un quintal. Certaines espèces de fer sont très-fragiles à froid. M. Bergman a fait, suivant la méthode appelée par les géomètres délimination ou d’exclusion ; une longue suite d’expériences pour déterminer si la cause de cette fragilité dépendoit de la nature même du métal ou d’un corps étranger qui lui fût joint; et 1l en a con- clu qu’on devoit l’attribuer à l’alliage d’une sub- stance métallique nouvelle, qu’il y a trouvée sous l’ap- parence d’une chaux blanche qu’il en a séparée par les acides , et qu'il a désignée sous le nom de syderum, en français sydérite. » Mais cette substance et la manganèse ne sont pas les seules dont le mélange altère le fer , si différent dans les différentes mines dont on le retire. M. Bergman y a encore observé de la plombagine , et accidentelle- ment du zinc et de l’arsemic; et il a démontré, expres- sions que je répète avec assurance d’après M. de La- voisier qui a bien voulu être mon guide, que le fer, tel qu’on l’obtient dans les travaux en grand , n’étoit qu’un alliage de substances métalliques, la plupart inconnues jusqu'à nos jours. Il est peut-être difficile d’entendre sans quelque étonnement prononcer les noms de tant de terres, de sels, de métaux découverts depuis quelques années. Mais ceux qui ont été les témoins de la naissance et du développement de ces filiations nouvelles, ne peu- vent aussi voir sans surprise des chimistes recomman- dables s'élever opimiâtrément contre des observations 236 ÉLOGES HISTORIQUES. que tant de preuves appuient et qu'ils n’ont pas même examinées. Ce sont des parens assez malheureux pour repousser leur propre famille , parce qu’elle s’est promp- tement accrue , et qu’environnée de générations nom- breuses elle commence à parler une autre langue. Ne devroient-ils pas enfin apprendre à la connoître , ou vi- vre au moins avec elle en meilleure intelligence ? Forcé à ne faire qu'indiquer les travaux de M. Berg- man sur les montagnes de la WVestrogothie, province féconde en mines et en minéralogistes, sur l’art de fabri- quer des briques d’une manière durable, sur la combi- naison du mercure avec l’acide marin, sur l’analyse du calcul, sur la terre de l’asbeste , et sur les préparation antimoniales soufrées ; je passe à l’histoire de autel unes de ses recherches, qui comprennent toute l’éten- due des théories et des opérations chimiques. C’est là que , libre de tout préjugé, on voit à chaque pas s’a- grandir la carrière qu'il parcourt. Avant lui on savoit essayer les mines; mais :l a en- seigué l’art d'en faire une analyse complète, d’après laquelle on peut se rendre un compte rigoureux de toutes les matières employées dans l'expérience. Avant lui, tout dans cet art s’exécutoit par le feu : une partie du métal étoit dévorée par les fondans ; tous les pro- duits volatils étoient perdus ; les principes les plus fixes restoient seuls au fond du creuset. Aujourd’hui les dissolvans, appliqués conformément aux règles qu'il a prescrites, opèrent sans trouble et sans déperdition des changemens que l’observateur exact peut apPIQiéee ; et la voie humide, quand bien même elle ne réumiroif PHYSIC. ET CHIM. — BERGMAN. 237 pas tous les avantages que nous lui supposons avec les chimistes modernes les plus célèbres, seroit toujours un grand moyen dont M. Bergman auroit enrichi la métallurgie. Je dis un grand moyen, car 1l fant bien distinguer la découverte d’un fait d'avec celle d’une méthode : la première peut n’être que le fruit de l’exac- titude et des lumières ; la seconde ne peut être que celui du gémie. C’est un bienfait pour tous les temps, pour tous les lieux , pour tous les hommes ; c’est un ins- trument toujours prêt pour combattre l'erreur et con- duire à la vérité. N'oublions pas de présenter ici une des plus grandes difficultés qui se soient offertes à M. Bergman dans ce . travail. Les métaux sont toujours calcinés ans les expériences faites par la voie humide, et leurs chaux sont plus pesantes que le métal revivifié. IL à donc été nécessaire de réunir le calcul à l’observation et à l’expérience pour déterminer le rapport du poids de la chaux à celui du régule de chacune des substances métalliques. C'est ce que M. Bergman a fait, et peut- être ce que nul autre n’auroit pu faire. Ce fut en 1718 que Geoffroy rédigea sa table des affinités, dont plusieurs, regardées comme simples par cet illustre chimiste, sont vraiment composées. Il ignoroit les modifications que la température y ap- porte : la théorie de la combustion, de la calcination, de la dissolution n’existoit point alors; et un grand nombre de combinaisons et de corps a été découvert depuis ce temps. Il falloit donc une main habile pour réparer et compléter ce grand ouvrage : M. Bergman 238 * ELOGES HISTORIQUES. a rempli cette tâche glorieuse et pénible dans des tableaux très - détaillés , où les divers produits de la nature et de l’art sont rangés suivant leurs rapports mutuels , où ces phénomènes , présentés comme des modifications de la grande cause qui meut l’univers, dépendent d’un ordre particulier d’attractions , qu’il appelle électives , où, par une disposition ingénieusé des caractères, le mécanisme des opérations et le jeu des affinités doubles se dévoilent dans des espèces de formules aux yeux du lecteur , où de nouveaux em- blèmes ajoutés à ceux des âges précédens tracent, à la marmière antique, la marche et les révolutions de la science , où enfin la chimie, et son langage perfectionné à la fois, montrent tout ce que peuvent l'expérience ét le génie pour hâter les progrès des connoissances et pour éclairer l'esprit humain. Dans ce moment, M. Bergman a été jugé par-tout digne de son modèle: par-tout sa gloire est associée à celle de Geoffroy, présage infaillible de sa célébrité : car les grands noms, quelques efforts que l’on fasse, ne s’allient jamais qu'avec leurs pareils. Ce que la postérité admirera le plus dans ce travail de M. Bergman, ce Sera sans doute la sagacité avec laquelle, dans un grand nombre d’exceptions appa- rentes aux règles générales , il a distingué ce qui appar- tenoit à la chaleur, aux décompositions et recomposi- tions imprévues, au défaut de la solubilité des matières, à la formation des sels triples, à l’excès d’acide. Toutes ces sources d'erreurs , toutes ces anomalies, pour nous servir de l'expression de M. Bergman lui-même, sont P 5 ? D tie PHYSIC. ET CHIM. — BERGMAN. 239 exposées et décrites dans des articles particuhiers, avec une finesse d’observation et une force de tête qui éton- nent. On ne peut douter que la dissolution et la précipita- tion des métaux ne soient des phénomènes de l’attrac- tion. Il a traité ce sujet important dans une dissertation particulière , où il a prouvé que, dans la précipitation d'un métal par un autre, il se fait en quelque sorte un échange de phlogistique qui passe du corps précipitant dans le précipité ; mais que la quantité de ce principe n'étant pas la même dans tous les métaux, celles qu’ils fournissent doit aussi varier lorsqu'ils se précipitent réciproquement entre eux. Des essais nombreux, aidés par le calcul, ont déterminé ces proportions qu'il a exposées dans une table; et 1l a établi cette loi générale, que les quantités de phlogistique contenues dans le précipité et le précipitant sont réciproquement pro- portionnelles. Le chimiste qui avoit fait l’étude la plus approfondie des substances métalliques et de leurs rapports, qui avoit au moins doublé le nombre de leurs combinaïi- sons , qui avoit développé les principes d’une nouvelle analyse, pouvoit-il ne pas appliquer ses connoiïssances à l’art de classer les minéraux , si avancé par les sa- vantes recherches de M. Daubenton ? M. Bergman y fut invité par M. Ferber qui a été l'éditeur de ce nouvel ouvrage , traduit en français et enrichi de notes par M. l'abbé Mongez. Ici les genres ont pour caractère la substance dominante dans chaque morceau ; la diffé- rence des parties intégrantes constitue les espèces, et 240" ÉLOGES HISTORIQUES. les variétés sont déterminées par les formes extérieures, dont M. Bergman apprend aux minéralogistes à se défier. C’est donc lui qui, après avoir fait parler à la chimie le langage de la physique la plus exacte, après y avoir introduit la méthode des géomètres , a établi la minéralogie sur une base solide, sur l'analyse des corps. Que l’austère pédanterie, que l’envieuse médio- crité conviennent donc qu'il existe des hommes dont le génie vaste suffit pour embrasser plusieurs sphères. Ajontons que cette supériorité de talens est utile : même nécessaire aux progrès des sciences > puisque c’est à elle que semble être confié le soin de les lier l’une à l’autre et de les agrandir en les unissant. Travaillant à une grande distance de cette capitale, et étant très - éloigné d’ailleurs de tonte imitation, M. Bergman a dû suivre une marche différente de celle des chimistes qui se sonit illustrés parmi nous. En expliquant par les seules modifications du phlo- gistique toutes les expériences modernes , 1l a fait preuve d’une étonnante sagacité; mais je ne dois pas dissimuler ici que sa théorie a été attaquée avec un grand avantage par M. de Lavoisier. Ce savant à démontré, la balance à la main, que par-tout où NI. Bergman supposoit la perte du phlogistique, il se faisoit au contraire une augmentation de poids dont le chimiste suédois n’a point tenu compte dans ses ré- sultats, et que l’addition de l’air vital étoit la cause de ce phénomène. Il en est de même , et par la même raison , de tous les acides factices ; leur poids augmente lorsqu'ils se forment, circonstance que M. Bergman " L2 PHYSIC. ET CHIM. — BERGMAN. 241 a négligée ; et c’est, 11 n'en faut point douter, ce de- faut d'attention qui a rendu incomplète la partie de ses tables où 1l a réuni les affinités des gaz. Jusqu'ici nous l'avons trouvé rigoureux dans ses preuves et sur-tout très-sobre dans ses conjectures ; mais peut-être que tant de sévérité devenoit un far- deau qu'il falloit déposer quelquefois pour le reprendre avec plus de courage; peut-être que, fatigué de se con- traindre en suiyant péniblement les sentiers de la nature, son ame ardente avoit aussi besoin d’établir des lois et de créer à son tour. Nous allons le voir re- monter, dans un ouvrage hypothétique, jusqu’à l’origine - des choses, tracer la marche des révolutions du globe, et devenir le rival du grand homme qui en a développé parmi nous la formation et les époques. La plupart de ceux qui ont fait de pareilles entreprises , tels que VWYhiston , Burnet, VVodward, Leibmitz, et M. Valle- rius lui-même, ont eu besoin de l’indulgence des lec- teurs dans toute l’étendue de leur exécution. M. Berg- man n’a été obligé d’y recourir que pour sa première donnée. Qu’on admette avec lui la terre formée, dans son principe, d’un noyau peut-être magnétique, en- veloppé d'une masse fluide, et tous les élémens des corps suspendus dans ce dissolvant : alors la terre s’or- gamisera d’elle-même; étant molle, elle s’arrondira et se renflera par un eflet de sa rotation dans le sens de l'équateur ; les matières les plus denses et les moins solubles composeront, en se séparant, les premières élévations dont le noyau sera hérissé. Ces premiers ossemens du globe acquerront de la consistance. Les T. 1. 16 * 242 ÉLOGES HISTORIQUES. substances salines et métalliques dissoutes s’insinties ront dans les fentes que le desséchement y aura pre- duites ; les cristallisations se formeront , se déposeront dans les rapports des affinités et des pesanteurs ; les eaux condensées vers les pôles S'y changeront en des masses solides qui s’accroîtront chaque jour : dimi- nuées de volume , elles couleront dans les intervalles des montagnes sorties de leur sein et circonscrites dans de vastes contours ; elles répondront par leurs balan- cemens, à la force de la gravitation universelle : les corps les plus mobiles surnageront alors en même temps que les plus lourds seront précipités ; des courans électriques couleront tantôt en silence, tantôt avec fracas ; à la surface de la terre se dégageront diverses atmosphères , brilleront des feux, naîtront des mé- téores, et l’on verra tons ces mouvemens animés par les seules lois que la physique a reconnues dans l’univers. Considéré comme un traité de cosmographie, ce beau travail contient un enchaînement ingénieux des connoissances de tous les genres. Il a été traduit dans toutes les langues de l'Europe, excepté dans la nôtre; et les personnes ‘instruites attendent avec impatience le moment où les savans de l’Académie de Dijon ont promis de le leur faire connoître. La Société royale des sciences de Montpellier cou- ronna en 1773 un mémoire dont M. Bergman étoit auteur, sur les Caractères principaux des terress et, quelques années après , l’Académie royale des sciences reçut et accueillit ses Recherches sur l'analyse de l’indigo. DORE LE AS ei Ÿ TOUTE | « PHYSIC. ET CHIM. — BERGMAN. 243 Parmi ses ouvrages littéraires, on distingue deux Dissertations sur Phistoire de la chimie , considérée depuis les temps les plus reculés jusqu’au milieu du dix-septième siècle, à la fin desquelles 1l rapporte d’une manière précise les découvertes et les observations pro- pres à chacun des âges qu'il parcourt. C'est dans ces recherches qu’il a puisé l’érudition choisie et la saine . critique qu’il a montrées dans tous ses écrits: 11 a aussi prononcé en diverses occasions les éloges de plusieurs savans. Il nous suffira de remarquer à ce sujet une circonstance frappante : c’est qu’il a loué avec le même zèle et la même impartialité M. Valle- nius, son implacable ennemi, et M. Swab, le meil- leur de ses amis, et le plus zélé de ses protecteurs. On lui doit l'édition d’un ouvrage sur la chimie par _Scheffer, qu'il a rédigé d’après les cahiers de M. le baron d’Alstroëmer : il a aussi publié le Traité de l'air et du feu par M. Schéele, son cher et digne coopéra- teur. Arrêtons- nous un moment ici, et que leur amitié, qui fut constante malgré la rivalité de leurs talens, ne soit point oubliée dans cet éloge. M. Schéele occupoit le simple emploi de garçon chez ‘un apothicaire d’Upsal. Là, dans une obscurité pro- fonde, il travailloit, 11 méditoit en silence. Déja les observations les plus neuves et les plus importantes sur l'air , sur le feu , et sur la terre pesante, avoient été le fruit de ses recherches ; et cependant elles étoient, ainsi que son nom , ignorées de toute la terre. M. Bergman l’apprend , il y vole; il est frappé d’étonnement à la 244 ÉLOGES HISTORIQUES. vue de ce phénomène : c’est un trésor, c’est un grand homme qu'il a trouvé; 1l s’en empare ; 1l le montre À ses amis , à ses élèves, à l’Académie ; 1l annonce, il célèbre ses travaux. C’est par lui que la renommée sait tout ce qu'ils valent , et M. Schéele lui-même doit être compté parmi ses découvertes. : Mais une circonstance affligeante vient mêler sou amertume à ce récit. Tandis que M. Schéele, pénétré de reconnoïssance , la témoignoit avec transport à son nouvel ami, la jalousie, si propre, > gun défaut de l’im- me à troubler le calme des bienfaits, répandoit qu’en publiant les expériences de M. Schéele , al s’en attribuoit la gloire. C’est à ceux qui savent avec quels égards 1l a sarl de ce chimiste dans ses écrits ; c’est à ceux qui.ont lu la lettre dans laquelle il a fait à M. de Morveau des reproches sur ce qu'il lui avoit attribué quelques-unes des découvertes dont M. Schéele est an- teur, à nous dire si le savoir de M. Bergman étoit plus grand que sa générosité. Veut - on un nouveau témoignage contre les assertions de l’envie {On le trou- vera dans l'estime de ses confrères, dans la confiance avec laquelle les naturalistes de toute l'Allemagne mn ‘communiquoient leurs observations et lui-demandoient ses avis ; dans le tendre attachement et la vénération de ses élèves, sentimens que la-délicatesse la plus scrupu- leuse et la franchise, la mieux reconmne peuvent seules inspirer. Ces qualités , qui rehaussoient son mérite aux yeux de tous, en rendoient l'éclat plus supportable pour ses égaux. Il jouissoit dans l’Université d’U psal d’un crédit PHYSIC. ET CHIM. — BERGMAN. 245 d'autant plus sûr, qu'il paroissoit n’en vouloir aucun, Cette académie, fondée par la même main qui secoua le joug de Danemarck , riche des bienfaits de plusieurs rois illustres, et d’une princesse amie des lettres, est divisée en deux classes , composées, l’une des pro- fesseurs en théologie , en métaphysique et en philoso- phie ; l’autre , de ceux qui enseignent la géométrie , l’histoire naturelle, la chimie et la médecine : e’est, dans ce siècle, la seconde qui l'emporte ; M. Bergman en a été pendant plusieurs années le plus bel ornement. Élevé au rectorat, 1l en a rempli les devoirs ävec di- gnité , et d’une manière utile pour son corps. Cette place, dont la représentation montre aux hommes un emblème qui devroit leur être cher, l'empire du plus instruit, n’a point encore perdu sa splendeur à Upsal. Chaque citoyen y voit avec respect le chef d’une école fameuse qu’il honore comme le berceau des lettres, comme la source des lumières qui ont illustré la na- tion. De grands priviléges sont les marques extérieures de cette considération publique ; c’est le tribunal de l'université qui juge lui-même ses membres et ses. vassaux. L'emploi de professeur y est regardé comme une fonction importante à l’état. Les beaux arts y | jouissent de cette liberté sans laquelle on les cultive en vain. Les enfans de tous les ordres y sont rassem- blés et confondus, et nul ne se croit dispensé d’y re- courir. Les personnes les plus distinguées par leur naïssance et par leurs places se font gloire d’être asso- ciées à cette république littéraire, dont les droits sont sacrés au milieu d’une monarchie qui en a reçu tant 246 ÉLOGES HISTORIQUES. de services ; et, ce qui ne se trouve nulle part ailleurs, l'héritier présomptif de la couronne en est toujours le chancelier : usage respectable, puisqu'il semble ap- prendre aux hommes que, pour être digne de leur commander, il faut avoir éclairé son esprit et perfec- tionné sa raison. ; : P : à DOS 4 En 1776, un prince qui a créé pour ainsi dire sa fortune et ses états, et dont le caractère est d’aimer et de rechercher avec passion tout ce qui est grand, forma le projet d'enlever M. Bergman à sa patrie, et de le fixer à Berlin; mais le roi de Suède, qui avoit tant de droits sur li, le retint à Upsal. Déja sa santé avoit souffert plusieurs atteintes; elle en éprouva de nouvelles. Des palpitations de cœur; des maux de tête violens troubloient souvent ses travaux. On a dû voir combien ils exigeoient , par leur étendue, de force et de contention d’esprit : on sait aussi combien des expériences chimiques faites sans interruption peu- vent nuire à des nerfs très-sensibles. Le résultat des avis fut qu’il devoit renoncer à ce genre de recherches , ou se résoudre à voir augmenter ses maux. Des gens qui se croient sages s’écrieront sans doute qu'il ny avoit point à balancer ; aussi ne balança:t-1l point: H} continua de suivre une carrière féconde en jouissances et en plaisirs. Falloit-il qu’il perdît plusieurs 4nnées de gloire pour quelques jours de plus qu’il auroit passés dans l’eunui ? Les eaux minérales gazeuses, soit artificielles, sois naturelles , étoient le seul remède qui lui apportät du soulagement. Depuis long-temps il avoit coutume-det ne Se sé RS ne té . PHYSIC. ET CHIM. — BERGMAN. 247 les prendre sur les lieux , à Medewi. Ses forces lui per- mirent encore d’en faire le voyage en 1784; mais elles l’abandonnèrent bientôt après son arrivée, et 1l y mourut dans le mois de juin de la même année. _ Pénétrée de la douleur Ha plus vive, l’Umversité d’Upsal a rendu les honneurs les plus distingués à sa mémoire , et l’Académie de Stockholm lui à eonsacré une médaïlle qui perpétuera ses regrets. En 1771, il avoit épousé mademoiselle Catherine Trast, qui a fait le bonheur de sa vie. Il avoit été forcé de sacrifier l’étude de Fhistoire naturelle à celle de la chimie; madame Bergman y suppléoit autant qu’il lui étoit possible. Elle élevoit des. abeilles, elle recueilloit des insectes, elle cultivoit des plantes; par- tout elle offroit à ses yeux les objets de ses premiers goûts, soignés par une main qui luï étoit chère et qui leur donnoit un nouveau prix en les touchant. Tant que lai physique a consisté dans des disputes frivoles sur les qnalités et les élémens imaginaires des corps; tant que, reléguée dans les cloîtres et dans les écoles, elle a été oisive et querellense , on l’a étudiée sans danger comme sans fruit. Mais depuis que, dé- gagée de ces liens , elle est devenne expérimentale ; depuis que la vie du chimiste a été menacée par les explosions qui sont leffet inattendu de ses mélanges ; depuis qu’en attaquant, qu’en ébranlant la foudre, Phomme a pu l’attirer sur lui-même ; depuis qu'inquiet , curieux , 1l a bravé la fureur des flots, les glaces du Nord et les chaleurs du Midi pour découvrir d’autres peuples, d’autres climats, un autre ordre de biens et 248 ÉLOGES HISTORIQUES. de maux ; enfin depuis qu’en s’élevant dans les airs il à réalisé l’audace et les malheurs que la Fable comptoit parmi ses mensouges, 1l a bien fallu que cette science eût aussi des victimes immolées à son culte ; il a fallu qu’elle eût aussi ses martyrs , auxquels nous devons souvent de l'admiration et toujours de la re- connoissance , soit qu’en périssant ils ne laissent qu’un bel exemple de dévouement et de courage, soit que, semblables à M. Bergman, le sacrifice utile de leurs forces et de leur santé les précipite d’une manière plus lente, mais aussi sûre, vers le tombeau. Quoiqu’en rendant un tribut d’éloges aux confrères | que nous avons perdus, nous ne devions avoir égard qu’à leurs talens et à leurs services, et que cette 1m- partialité soit notre première loi; avouons cependant que nous n'avons pu nous défendre, en écrivant cet éloge, d’un sentiment que tous nos concitoyens doi- vent partager. M. Bergman avoit la Suéde pour patrie ; et pourrions - nous oublier quel accueil y reçut cet illustre Français par qui fut brisé le joug du péripaté- tisme ? Les peuples de ces climats virent alors le palais de leurs rois servir de retraite à un philosophe persécutés ils virent leur souveraine lui offrir sa bibliothèque pour asile, son amitié pour consolation, lui fermer les yeux enfin, et pleurer sur sa cendre; et, de nos jours, le premier monument élevé à ce grand homme ne sera-t-1l pas encore l’ouvrage de l’héritier des Gustaves ? Que n'offririons-nous pas aux savans suédois en échange pour de tels bienfaits ? PHYSICIENS ET CHIMISTES. 249 1 LS Ts ot St BUCQUET. TS IL LS | l'PÉRERER PRÈS avoir consacré à sa patrie les pro- ductions d’une jeunesse laborieuse, les fruits utiles d’un âge plus mûr , et les sages réflexions de sa vieil- lesse, un citoyen succombe sous le poids des années qu'il a vouées au bien public, on doit sans doute des honneurs à sa cendre et des éloges à sa mémoire; mais on n’a point de pleurs à répandre sur sa perte. Soumis aux lois qui veillent à la succession des êtres, il a cessé de vivre, sans que la mort ait eu pour ln de véritables rigueurs. Lorsqu’au contraire elle enlève dans le commencement de sa carrière un homme qui donnoit de grandes espérances , fondées sur de grands succès ; lorsqu’épuisé par des travaux immodérés, pressé par l’amour de l’étude , tourmenté par l’aiguillon de la gloire , dévoré par sa propre ardeur, on le voit des- cendre presque tout vivant dans le tombeau ; lorsque, les yeux à moitié éteints, on sait qu’il formoit encore des projets pour l’avancement des sciences , c’est dans une circonstance aussi triste que l’on ne doit pas craindre de verser quelques larmes. Tels sont les sentimens dont la perte de M. Bucquet nous a pénétrés. Jamais on n’eut un jugement plus sain, ni une élocution plus aisée. Également infati- 250 ÉLOGES HISTORIQUES. gable, soit à la Faculté de médecine, soit à l’Acadé- mie royale des sciences, soit dans le sein de notre Compagnie, sa grande activité suffisoit à tout ; elle multiplioit son existence : elle ajoute beaucoup à nos regrets. : Ce savant (1) naquit à Paris en 1746, le 18 février, d’Antoine-Joseph Bucquet, avocat au parlement, et de Marthe-Denise Marotin. Les talens qui tiennent à la méditation et à la profondeur ne se font apercevoir qu’au moment où la réflexion commence à développer les idées. Il n’en est pas de même de ceux qui dépendent de la promp- titude de la pensée, de l'imagination et de la mémoire. Destinés à faire l’agrément de tous les âges, ils sem- blent éclore avec nos sensations ; ils sont l’ornement de l’enfance et la source de nos premiers succès. Ils donnèrent à M. Bucquet une supériorité marquée sur ses condisciples, et 1l s’accoutuma de bonne heure à n'être devancé par personne. ‘ Son père, qui reconnut en lui une grande facilité d'expression , le destinoit au barreau. M. Bucquet sui- vit en effet pendant quelque temps les écoles de droit; mais il les quitta bientôt. On n’avoit point remarqué que cette éloquence qu’il tenoit de la nature étoit, par la précision et la netteté qui la caractérisoient, (1) Jean-Baptiste-Michel Bucquet, censeur royal, docteur-régent et professeur de chimie dans la Faculté de medecine de Paris, membre de l’Académie royale des sciences, associé ordinaire de la Socicté royale de médecine. PDP ET MT om x 2 PHYSIC. ET CHIM. — BUCQUET. 251 plus propre à l’enseignement qu'au genre vraiment oratoire , et qu’elle ne l’auroit peut-être pas aussi bien servi, sil avoit eu besoin de recourir, dans une cause douteuse, à l’art dangereux d’émonvoir et de séduire. Avec un sens aussi droit et un aussi grand amour de la vérité, M. Bucquet devoit se vouer à l'étude des sciences, parmi lesquelles la médecine fixa son choix. Les leçons de chimie et d'anatomie lui parurent les plus intéressantes. Un tact sûr lui indiquoit les objets qui méritoient toute son attention. Lorsque, excédé de fatigue, il rentroit chez son père, 1l avoit coutume de se renfermer pour méditer sur ce qu’il avoit entendu, vu ou lu. Ainsi, chaque idée étoit aussitôt classée qu’elle étoit acquise ; sa mémoire trou- voit facilement la trace des différentes impressions, et le jugement en apprécioit promptement les rapports. Sans cet ordre, sans ces heureuses dispositions, les connoissances nouvelles sont moins un ornement qu’un fardeau ; elles jettent le trouble dans les opé- rations de l’ame; elles nuisent au développement de ses facultés. Tel, au milieu de ses richesses, est réelle- ment le plus pauvre des hommes, soit qu'il les en- tasse sans en user, comme l’avare, soit qu'il les répande sans discernement comme celui qui les pro- digue. Cette grande méthode que M.'Bucquet a toujours mise dans sa propre éducation , il l’a ensuite apportée dans celle de ses élèves, et auparavant dans l’instruc- tion même de ses condisciples. On appelle du nom de conférences des entretiens 252 : ELOGES HISTORIQUES. familiers dans lesquels les étudians qui doivent se présenter à la licence se réunissent pour essayer leurs forces. Les talens y sont, comme la médiocrité, bien: tôt aperçus et jugés ; et les plus habiles se trouvent naturellement chargés du som d’instruire les autres, qui léur décernent une espèce de supériorité d’autant plus flatteuse et d'autant plus permise que, fondée sur le mérite, elle est en même temps la source et la récompense de l’émulation , et ne se soutient que par des bienfaits. M. Bucquet étoit non seulement dans ces conférences celwi qui montroit le plus de connois- sances et de zèle; 1l faisoit encore à ses condisciples de véritables démonstrations de chimie , d'histoire na- turelle et d'anatomie. Ayant sacrifié une grande partie de son revenu pour suffire aux dépenses que son éducation avoit exi- gées, 1l résolut de se présenter au concours que la Faculté de médecine ouvre au commencement de chaque licence, et dans lequel, pour remplir le vœu d’un de ses membres, elle reçoit sans aucuns frais le sujet qu’elle croit le plus digne de cette faveur. C’est un asile offert au savoir dénué de fortune: M. Bucquet ne remporta point la palme. Cet événe- ment sera à jamais un motif de consolation pour ceux qui éprouveront le même sort. Le mérite du concur- rent étant aussi peu douteux que l’intégrité de ses juges, on ne doit attribuer ce défaut de succès qu’à sa timi- dité. Peut-on en effet ne pas trembler lorsqu'on se présente pour répondre à toutes les questions qu'il est possible de faire sur ume science aussi étendue que la EC AET PHYSIE. ET CHIM. — BUCQUET. 253 médecine ? et le plus instruit, connoissant le mieux toutes les difficultés de cette entreprise, ne doit-il pas souvent être celui qui montre le moins d’assurance dans son exécution ? En réunissant les moyens dont il pouvoit disposer , et ceux que les ressources de ses amis lui procurèrent, M. Bucquet fut en état de satisfaire aux frais de sa licence, à la fin de laquelle la Faculté lui assigna le premier lieu. Les leçons de chimie et d'histoire naturelle qu'il fit alors annoncèrent ce qu’il valoit et ce qu’il devoit être un jour. La rapidité, l'abondance et la facilité de sa diction étonmèrent ses iteurs. Le rapprochement de deux sciences qu'aucun professeur n’avoit encore tenté, parut très-utile, et M. Bucquet ent bientôt les plus grands succès dans l’art difficile de l’enseigne- ment. … Quel art exige en effet plus de talens et de travaux, plus de patience et d’activité ? Quel art offre d’ailleurs plus de jouissances ? Pour enseigner une science, 1l faut la connoître dans tous ses rapports, la posséder dans tous ses détails, la réduire à ses élémens , mettre autant de soin à en exposer les premiers principes, que de sagacité à en expliquer les théorèmes les plus compliqués ; lier adroitement la théorie avec l’expé- rience, sans que l’une fasse rien perdre à l’autre de sa solidité ; répandre sur tous les objets que l’on traite un intérêt si propre à faire naître le goût de l'étude ; et sur-tout inspirer en même temps l’amour de la science et cel de la vertu : telles sont les qualités 254 ÉLOGES HISTORIQUES. qu’il est difficile, mais nécessaire de réunir pour rem- plir dignement les fonctions de professeur. Mais aussi combien le savant qui se distingue dans cette carrière ne trouve-t-il pas de plaisir au sein même de ses travaux ? Tous ceux qui l'entourent lui ont voué l'attachement le plus vif. Au milieu d’un nombreux auditoire, toutes les oreilles sont attentives pour l’en- tendre ; tous les cœurs sont à lui; ses soins paternels sont récompensés par une confiance sans bornes, par une reconnoissance qui ne s’effacera jamais, et par des applaudissemens qui se renouvellent chaque jour. Ses disciples ne voient que par ses yeux; 1ls adoptent et répandent ses opinions ÿ ils se déclarent par-tout ses défenseurs : bientôt son influence est umiverselle, et sa doctrine devient celle de son siècle. Quel homme étoit plus propre que M. Bucquet à remplir ces grandes vues ? Déja l’heureuse révolution opérée par le célèbre Rouelle, après avoir été suspen- due pendant quelque temps, recommencoit avec une nouvelle force. Les physiciens de toutes les classes, les gens de lettres, les amateurs, couroient aux leçons de M. Bucquet , qui suffisoit à peine à leur empressement et à leur nombre ; on sentoit combien il étoit important d'étudier une science si curieuse dans ses recherches, si étonnante dans ses opérations, si lumineuse pour les arts, si nécessaire à la médecine , et dont un professeur éloquent savoit aplanir les difficultés et rendre les détails intéressans. Les femmes, que leur activité et la pénétration de leur esprit rendent peut-être plus propres aux sciences qu’on ne le pense ordinairement ; ET D M TE à LE] PHYSIC. ET CHIM. — BUCQUET. 255 mais qui ne recherchent que la connoissance des objets “exposés avec agrément et précision, trouvèrent ces deux conditions réunies dans les leçons de M. Bucquet; et la science mystérieuse des van Helmont, des Becker , et des Raymond Lulle, qui, au commencement de ce siècle, étoit encore obscure, même pour les philo- sophes, enseignée par M. Bucquet, devint intelligible pour plusieurs femmes aimables, qui consacroient au plaisir de l’entendre des instans dérobés à l’enjouement et à la frivolité. Ce fut dans les écoles de la Faculté de médecine qu'il se fit connoître de la manière la plus avanta- geuse et la plus brillante. Chargé en 1775 de faire les leçons de pharmacie, nommé en 1776 professeur de chimie à la place de M. Roux (1), il eut besoin des heureuses dispositions qu’il devoit à la nature, et de toutes les ressources qu’un travail assidu lui avoit fournies, pour justifier un choix aussi honorable et pour succéder à un chimiste aussi célèbre. Jusqu’a- lors il n’avoit enseigné que dans son laboratoire par- ticulier. Transporté sur un théâtre plus vaste, et excité par les regards du public, son talent parut s’accroître en même proportion : 1l n’avoit pas moins de plaisir et d’empressement à faire ses leçons, que les étudians en témoignoient à les suivre. Il est impossible de peindre leur affluence, leur assiduité, leur silence ; (1) M. Roux mourut le 28 juin 1776. La Faculté nomma unanime- ment M. Bucquet pour Ini succéder ; et il fit son premier cours public en 1777. 256 ÉLOGES HISTORIQUES. il sembloit qu'un secret pressentiment les portàt à jouir d’un professeur qu'ils devoient perdre si tôt , et qu'ils regretteront si long-temps. M. Bucques avoit la connoissance la plus complète. de l’état actuel de la chimie, de ses progrès, et des époques auxquelles elle s’est enrichie d’observations nouvelles. Quoique instruit un des premiers des expé- riences qui ont appris à déterminer la nature et les effets des différentes vapeurs aériformes ; quoiqu'il eût contribué après M. de Lavoisier à faire connoître et à répandre en France la nouvelle théorie des gaz, 1l fut assez sage pour n’abandonner la doctrine de Stahl qu'après avoir été déterminé par les raisons les plus fortes à regarder l'existence du phlogistique comme une supposition dont on s’est servi pour expliquer des phénomènes dépendans de combinaisons alors incon- nues. Il aimoit sur-tout à combattre les erreurs nom- breuses introduites par les chimistes dans la pratique de la médecine. Il avoit à cœur de justifier la science qu'il cultivoit avec tant de distinction, em prouvant qu’elle est assez riche en moyens pour réfuter les préjugés qu’on lui reproche , et pour réparer les fautes qu’on lui attribue. Dans ses lecons à la Faculté, 1l la présentoit comme ayant des rapports immédiats avec la physique animale et avec la connoissance des médi- çcamens. Dans ses lecons de pharmacie, 1l commen- toit le Codex, et il indiquoit les moyens d’en per- fectionner les procédés. Enfin, dans ses leçons d’ana- tomie, car il a aussi enseigné cette science il donnoit une histoire exacte et précise de la structure du corps. PHYSIC. ET CHIM. — BUCQUET. 257 humain ; et quoique, sous cet aspect, 1l ne fût pas de niveau avec les plus grands maîtres, on apercevoit. en lui les dispositions nécessaires pour le devenir. Que l’envie, dont la mort de cet académicien, en- core récente, n’a point entièrement étouffé la voix, cesse donc de faire d’inutiles efforts pour déprimer sa gloire. Demande-t-on quels sont ses droits à l’es- time publique? Son nom , inscrit parmi ceux des plus illustres professeurs de cette capitale, sera transmis avec eux à la postérité. Lui reproche-t-on d’avoir em- brassé plusieurs genres dans lesquels 1l est impossible d’exceller à la fois? Outre que sa grande facilité, sa jeunesse, son ardeur et ses succès le justifient, ne sait- on pas qu'un esprit bowllant, qu’une imagination impétueuse multiplient nécessairement les objets de leur culte, et que, concentrés dans un seul, leur passion se fatigueroit et s’étemmdroit bientôt par l’uni- formité et la continuité de la jouissance? Enfin, veut- on savoir quels sont ses ouvrages ? Le compte que nous devons en rendre soutiendra l’idée que nous avons conçue de ses talens. On le verra suivre avec courage la route pénible de l'expérience ; et, sans s’en tenir à ses recherches particulières, se lier avec les chimistes les plus célèbres pour en faire de communes avec cha- cun d'eux. Joignant à une ardeur naturelle une pa- tience réfléchie qui ne se rebutoit jamais, il étoit tou- jours prêt au travail, et son activité ne se permettoit aucun repos. Comme il enseignoit en même temps l’histoire naturelle et la chimie, il étoit obligé de présenter dans Te. y ES 17 258 ÉLOGES HISTORIQUES. chaque leçon un grand nombre de faits à ses auditeurs, 11 se détermina, pour aider leur mémoire ; à publier deux ouvrages dans lesquels l’enchaînement des des- criptions et des procédés est disposé suivant la méthode qu’il avoit adoptée, soit pour le règne minéral (1), soit pour le végétal (2). En lisant ce qu’il a écrit, on aper- coit combien la voie des dissolvans est lumineuse , et combien le feu nu donne des résultats utiles lorsqu'on soumet à son action les produits retirés des plantes par le moyen des réactifs. Par-tout il a lié les connoissances du chimiste avec celles du naturaliste. Tous les deux ont en effet le plus grand intérêt à profiter réciproque- ment de leurs lumières. L'un , fier de l'immense éten- due qu’il parcourt, et du grand nombre de substances qu'il recueille et qu’il classe , seroit souvent arrêté, s’il ignoroit ce que l’art de l’analyse a découvert; l’autre, trop borné dans ses moyens, ne peut souvent indiquer qu'une partie des élémens dont les corps naturels sont composés ; et si leurs caractères distinctifs lui sont inconnus, son travail, étant indéterminé, devient une source d’erreurs (3). Personne n'étoit plus pénétré (1) Il commença par celui-ci. L'analyse des corps qu’il renferme est plus facile; leurs principes sont plus à nu; et comme ils sont la base du globe que nous habitons, il semble qu'ils doivent être aussi celle de nos connoissances en histoire naturelle. Voyez l'In- troduction à l’étude des corps naturels tirés du règne minéral, 2 vol. in-12, 1771. (2) Voyez l'Introduction à l'étude des corps tirés du règne yégé- tal, 2 vol. in-12, 1773. (3) On trouve une preuve bien frappante de cette assertion dans l’anclyse que le céièbre M. Bcrgman a publiée de six cristaux LP RIT RAR IN ER TRS D TN SRE ï ï à PHYSIC. ET CHIM. — BUCQUET. 259 de cette vérité que M. Bucquet. Si, dans ses leçons et dans ses écrits, il a parlé de la chimie avec une sorte de prédilection, c’est qu'il y excelloit davan- tage ; et cette supériorité que l’on accorde s1 volon- tiers à l’objet essentiel de son étude est peut-être la faute la plus légère que l'amour - propre puisse se permettre ; puisque, si elle nous trompe quelquefois sur l'importance du travail auquel nous nous livrons, elle nous donne presque toujours la force nécessaire pour le suivre avec succès. L’Académie royale des sciences a publié depuis 1773 un grand nombre de mémoires que M. Bucquet a lus dans ses séances. Le premier (1) offre une ‘suite très-considerable gemmes, parmi lesquels il y en a deux que l'on ne peut recon- noître. Ce chimiste parle d’une émeraude orientale, et d'une hya- cinthe orientale jaunâtre, Comment justifier ces dénominations ? On ne connoît point d'émeraudes ni d’hyacinthes orientales, IL n’y a point d’hyacinthes jaunâtres : cette couleur appartient à la topaze. Toute hyacinthe est de couleur orangée. Quelles sont donc les piertes analysées par M. Bergman ? Il n’auroit pas donné la première pour une pierre orientale, si elle n’avoit pas eu plus . de dureté et de pesanteur spécifique que les émeraudes. Il n’y a pas lieu de croire que cette prétendue émeraude orientale fût un diamant vert, puisque M. Bergman a trouvé de grandes dif- férences entre l’analyse des cristaux gemmes et celle du diamant. Il est à présumer que l’hyacinthe jaunâtre étoit une topaze. On voit combien ces incertitudes sont fâcheuses, et combien elles diminuent les avantages des expériences les mieux dirigées d'ailleurs. ( Ces réflexions sont extraites de la Minéralogie de M. Daubenton , que ce savant, auquel j'ai tant d’autres obligations, a bien voulu me confier. ) (1) Tome VII des Sayans étrangers : Expériences physico-chi« 260 ÉLOGES HISTORIQUES. d'expériences propres à faire connoître quels sont les pro- priétés et les effets de l’air fixe. Nous ne dissimulerons point que l’auteur s’est trompé en estimant la pesanteur de ce fluide égale à celle de l’air atmosphérique, et en miant son acidité. Les belles expériences de M. le duc de Chaulnes (1) ont démontré le contraire (2). Nous serions inexcusables si, en rendant compte des ouvrages de M. Bucquet, nous n’imitions pas la franchise qu'il montroit lui-même dans l’aveu de ses fautes. Il a beaucoup perfectionné ce travail dans un mé- moire sur le sel ammoniac (3); il y a considéré la chaux sous trois aspects différens (4), comme chaux vive, comme chaux éteinte, et dans l’état de craie. Les quan- tités respectives des élémens que ces trois substances miques sur l'air qui se dégage des corps dans le temps de leur décomposition, etc. (1) Tome IX des Savans étrangers : Sur l’air fixe qui se dégage de la bière en fermentation, page 521. (2) L'erreur de M. Bucquet doit être attribuée à ce qu’il a opéré sur des quantités trop petites pour avoir des résultats assez remar- quables. (3) Voyez, dans le tome IX des Savans étrangers, un Mémoire sur quelques circonstances qui accompagnent la dissolution du sel ammoniac par la chaux, etc., présenté en 1773, pag. 563. (4) 1.° Comme chaux vive qui est dépourvue d’air et d’eau qui s’échauffe avec cette dernière, et qui décompose le sel amimoniac à froid ; 2.° comme chaux éteinte ou crême saline qui décompose aussi le sel ammoniac à froid, qui est saturée d’eau, maïs qu’il ne faut pas confondre avec la craie, ainsi que d’habiles chimistes l’ont fait ; 3.° comme craie, c’est-à-dire, comme étant de la chaux unie à l'air et à l’eau, qui ne décompose point le sel ammoniac à froid, et qui ne s'échauffe ni ne se dissout dans l’eau pure. CNT ou J'TE CRE te EN Ee 1 PHYSIC. ET CHIM. — BUCQUET. 26: contiennent, et les phénomènes de leur mélange avec le sel ammoniac (1), sont exactement déterminés dans ces recherches. Deux célèbres chimistes, MM. Macquer et Brandt, avoient écrit sur l’arsenic : l’un avoit indiqué les prin- cipaux faits que son analyse présente ; l’autre Pavoit- combiné avec plusieurs acides. M. Bucquet entreprit en 1772 de compléter ces travaux : 1l observa que l’a- cide vitriolique (2) et celui dun vinaigre refusoient de se combiner avec l’arseuic, et que l’ordre des affinités des autres acides avec ce minéral étoit le suivant : lacide nitreux, l’acide marin et celui de la crème de tartre (3). Ces expériences multipliées sur une substance aussi dangereuse nuisirent beaucoup à la santé de M. Buc- quet. Mais plus il trouvoit d'obstacles, plus sa jouis- sance étoit grande, et plus il avoit de plaisir à les sur- monter. Un savant amateur qui pourroit être dépouillé de toutes les prérogatives de sa naissance sans perdre ni (1) Il a fait voir que les métaux ne décomposent le sel ammo- niac qu’en raison de Paction que l'acide marin exerce sur eux ; que le fer et le cuivre sont ceux qui le décomposent le mieux, et que, dans cette décomposition, il se produit un gaz inflammable. f . , , . . (2) Voyez un premier et un second mémoire sur plusieurs com- L binaisons salines de l’arsenic , par M. Bucquet, tome IX des Sayans étrangers. (5) L’acide vitriolique ne décompose point le nitre arsenical. L’acide marin volatilise toujours une partie de l'arsenic, sur lequel il n’agit que dans l’état de la plus grande concentration. Le sel tartareux arsenical est facilement décomposé par le feu, soit à l'air libre, soit dans les vaisseaux fermés. 262 ÉLOGES HISTORIQUES. sa considération, ni ses amis, M. le duc de la Roche- foucauld , se joignit à M. Bucquet pour faire l’analyse de la zéolite (1); ils en retirèrent beaucoup d’eau, et le résidu forma avec l’acide vitriolique un sel disposé en petites aiguilles : d’où 1ls ont conclu qu’elle n’est point un produit de volcan, et qu’elle contient une terre par- ticulière, analogue à la magnésie (2). M. Bergman (3) assure avoir trouvé dans cette substance de la craie «et et de la terre vitrifiable. On attend de nouveaux faits pour prononcer entre ces chimistes. Il n’y a point d'analyse plus difficile et en même temps plus importante que celle des humeurs anunales. Parmi ces dernières, le sang est la plus abondante et la plus composée. Menghini et Rouelle (4) en avoient déja examiné la nature lorsque M. Bucquet résolut de recommencer ce travail et de le suivre dans tous-ses détails. Le mémoire dans lequel 1l les a réumis estum modèle de précision et d’exactitude (5). Lesexpériences a) M. Cronstedt (voyez les Actes de l'Académie de Suède) # fait connoître la zéolite en 1756 : il avoit déja observé qu’elle se boursouffle à la lampe de l’émailleur. (2) Ils ont fait leurs expériences sur la zéolite de File de Ferroé. Ce mémoire se trouve dans le tome IX des Savaus étrangers. On y regarde la zéolite comme une sorte de spath de magnésie, (3) Voyez le Journal de M. l'abbé Rozier, mois d’octobre 1779, p. 276, sur les pierres gemmes, et sur la zéolite en particulier, par le célèbre M. Bergman. (4) Voyez le Journal de médecine, mois de Juillet 1773. (5) Ce Mémoire sur l'analyse du sang a été lu à l'Académie le 31 mai 1774. Il n’est point encore imprimé: PHYSIC. ET CHIM. — BUCQUET. 263 qu'il contient se succèdent avec ordre et s’éclairent mu- tuellement. La partie sérense et lymphatique du sang, celle qui se coagule, celle qui dissout la partie colorante, et qui adhère au caillot, la partie colorante elle-même, sont traitées séparément par tous les moyens que l’ac- tion du feu et celle des réactifs peuvent fournir (21). L’acide nitreux et l’alkah caustique dissolvent la lym- phe lorsqu'elle est coagulée; les sels neutres à base al- kaline ou terreuse ne l’altèrent point; les sels neutres métalliques la décomposent. La partie coagulée se ré- duit par des lotions en une substance blanche, fibreuse, élastique, analogue à la partie glutineuse de certains végétaux sur laquelle l’eau, les huiles, l'esprit de vin et les alkahis n’ont point d'action, mais qui ne résiste point aux acides même légers (2). Les molécules mar- tiales colorantes sont dissoutes dans une vraie Iymphe quiadhère au caillot. Pourquoi ne s’étendent-elles point dans le reste de l'humeur qui l'entoure, et qui ne diffère point essentiellement de celle dont 1l est pénétré? Cette (1) Le phlegme qui s'élève de la lymphe dans la distillation ne change point la couleur du sirop de violettes que la lymphe fraiche verdit : d'où il résulte que cette dernière propriété ne doit point être attribuée à lPalkali volatil. La lymphe se dissout en partie dans Peau bouillante, avec laquelle elle forme un fluide laiteux. (2) Cette substance se trouve dans la proportion d’une once sur ane livre de coagulum. Son charbon est assez compacte et assez facile à incinérer. 11 ne contient ni alkali fixe, ni sel marin. L'eau qui sert à laver le caillot se colore, et donne, dans l’analyse, les mêmes principes que la fymphe, si ce n’est qu'on en sépare une terre martale, qui est la partie colorante. 264 : ÉLOGES HISTORIQUES. question , et tant d’autres qui pourroient être proposées sur les substances animales, semblent inviter les chi- mistes à en chercher la solution. Qu'il nous soit permis de faire des vœux pour qu’une partie des talens qu'ils consacrent à l'examen des principes les plus incoërcibles des corps, soit dirigée vers ce genre de recherches moins brillant, mais plus utile, puisqu'l intéresse 1m- médiatement les progrès de la médecine et la connois- sance du corps humain. Notre académicien a rassemblé dans un mémoire des expériences faites avec M. de la Planche, chimiste et pharmacien très-habile, sur la meilleure manière de préparer les différentes espèces d’éther, et principale- ment le marin et le nitreux (1) : 1l étoit naturel que M. Bucquet cherchät à connoître sous tous ses rapports une substance dont il a tant usé. La grande quantité de fluide élastique qui se dégage dans l'appareil de M. VVonlf (2) est la cause des accidens auxquels 1l expose (3), et ne permet pas d’opérer suivant ce procédé avec des doses un peu considérables. Les auteurs de ce (a) Le Mémoiré de M. Bucquet su les moyens d’obtenir faci- lement les éthers marin et nitreux n’est point encore imprimé. (2) M. Bucquet a donné, à la fin de son ouvrage sur la minéra- logie, un dessin et une description de l'appareil de M. Woulf. (3) M. Baumé explique, dans son excellente Dissertation sur Véther , pourquoi l’on réussit rarement avec l'appareil de M. Woulf. On ne peut, lorsqu'on l’'emploie, remuer le mélange; précaution qui est cependant nécessaire à mesure que l'acide agit sur la por- tion d'esprit de vin qu’il touche. Lorsque M. Roux fit en 1770 l'essai de la méthode de M. Woulf dans l’amphithéâtre de la Faculté de médecine , le matras fut brisé. PHYSIC. ET CHIM. — BUCQUET. 265 mémoire ont conseillé, d’après leurs expériences, d’em- ployer une cornue tubulée, plongée dans l’eau froide et adaptée à deux matras, dans laquelle on doit verser, à diverses reprises, de l’esprit de vin et de l'acide vitriolique sur le nitre (1), ou sur le sel marin (2) qui y est contenu, ayant soin de faire rougir auparavant la cornue lorsqu'on se propose d'obtenir de l’éther marin (3). , Une circonstance particulière .ayant mis MM. de Lavoisier et Bucquet dans le cas de vérifier toutes les expériences fondamentales du règne minéral, ces deux chimistes ont constaté un grand nombre de faits in- certains sur les progrès de la chaleur, sur la nature des acides et sur celle des gaz; ils ont répété plusieurs procédés qui exigeoient un feu violent et des appareils très-compliqués : les résultats de leurs travaux ont été (1) (2) Les doses, dans le premier cas, sont une livre de nitre, huit onces d'esprit de vin et autant d'esprit de vitriol. L’éther coule sans le secours du feu, et on le purifie en le distillant avec de l’alkali fixe, qui s'empare de Pacide surabondant. Les doses rapportées dans le mémoire de M. Bucquet sont, pour le second cas, une livre de sel marin, huit onces d'huile de vitriol et au- tant d'esprit de vin. Comme ïil ne se forme, dans cette opéra- tion, ni acide sulfureux volatil, ni bitume, et que la base du sel marin reste unie à l’acide vitriolique, on peut en conclure que cet éther est réellement marin. La liqueur fumante de Libavius, employée par M. le marquis de Courtanvaux, n'étant pas de l’acide marin pur, il étoit utile de chercher un nouveau procédé pour obte- nir cet éther. C’est en répétant les expériences faites dans cette vue par M. Baumé, que MM. Bucquet et de la Planche ont per- fectionné leur procédé. (3) Tout le succès dépend de cette précaution, 266 ÉLOGES HISTORIQUES. portés, en 15 articles, sur un registre commun qu'ils ont présenté à l’Académie royale des sciences. Nous nous contenterons d’en extraire quelques propositions ; il n'appartient qu’à M. de Lavoisier d’en exposer l’en- semble. Nés tous les deux avec les mêmes talens, tou- jours émules, jamais rivaux, et, loin de se diviser, s'étant toujours réunis pour marcher d’un pas plus ra- pide et plus sûr,'à qui cette partie de la gloire de M. Bucquet pouvoit-elle être mieux confiée qu’à son illustre ami? Si on plonge dans un bain différentes espèces de fluides , ils n’y prennent ni la même température que le bain, ni des températures égales; le mercure est celui dont la chaleur approche le plus promptemenk de celle du bain ; l'esprit de vin et l’éther ont ensuite la marche la plus rapide : celle de l’eau est la plus lente ; elle est accélérée si l’on y ajoute des sels (1). La pierre calcaire, traitée dans un canon de fusil, donne de l’air inflammable; analysée dans des vases de grés, il ne s’en dégage que de l’air fixe : la nature des vaisseaux® n’est donc pas indifférente dans ces opérations. . La proportion de l'air nitreux et de l’air déphlogis- tiqué varie dans l’acide nitreux , de sorte qu’on peut en (1) Dans un mélange de sel marin et de glace, qui donne un froid de 16 degrés au thermomètre, l'esprit de vin n’en peut prendre que 14, l’éther que 13, et l'eau chargée d’alkali fixe que 10; tandis que le mercure prend exactement et en peu de temps le même degré de température que le bgin. ie Te A CE rte en D be ent me Le ET 5 Ce PHYSIC. ET CHIM. — BUCQUET. 267 préparer de fumant, quoique très-foible, comme on peut en faire de fort, quoiqu'il ne soit pas fumant. Le soufre ne peut passer à l’état d'acide vitriolique sans absorber une certaine quanté d’air déphlogistiqué, et l’acide vitriolique ne peut passer à celui de soufre sans en laisser échapper un quantité proportionnée. Dans la combinaison du tartre vitriolé avec la poudre de charbon , ce dernier change l’air déphlogistiqué en ar fixe, que l’on obtient alors avec de l’air inflam- mable. On voit assez combien ces découvertes sur la nature des acides sont importantes, puisqu'elles ouvrent une carrière nouvelle, et qu'elles disposent à une de ces révolutions qui font époque dans l’histoire des sciences. L'observation a fait connoître un air inflammable (1} qui détone, et un autre qui brûle sans bruit. M. Buc- quet a fait voir qu'ils ne différent que par leur mélange avec d’autres gaz : opinion que M. de Lassone avoit déja appuyée sur des faits ; et 1l en: a déterminé les pro- portions dans un mémoire commun avec M. de Four- croy , qu'il avoit choisi parmi ses élèves pour être son coopérateur, et qui s’est montré digne de lui succéder dans son amphithéâtre (2). (1) Le bleu de Prusse fournit par once 150 pouces cubes d'air inflammable , et 53 pouces cubes d’air fixe. ‘ (2) Fondés sur ce que l'air nitreux, mêlé avec l'air inflammable dans une expérience de M. de Lassone, l’a empêché de détoner, sur ce que celui des marais n’est pas toujours combustible, et sur ce que ce gaz est toujours mêlé avéc une certaine quantité d'acide crayeux, ces chimistes pensent qu’il n'y a qu'une seule espèce de 268 ÉLOGES HISTORIQUES. M. Bucquet a heureusement appliqué la chimie à la médecine , dans les mémoires qu'il a communiqués à la Société (1). Ayant remarqué que l'extrait d’oprum préparé avec de l’eau chaude est opaque et très-odo- rant , il essaya de faire la même opération avec l’eau froide; il l’obtint , par ce moyen, écailleux, transparent et tout-à-fait dépouillé de molécules vireuses ; et il observa que l'extrait ainsi préparé portoit le calme dans les sens sans y produire cette stupeur et cet en- gourdissement qui ont rendu l’usage de l’opium si suspect. Dans le procédé mis ordinairement en usage pour la préparation de la pierre à cautère, on n’emploie mi assez de chaux pour décomposer tout lesel fixe, n1 assez d’eau pour enlever tout l’alkali caustique. M. Bucquet, en ajoutant une nouvelle quantité de chaux à la lessive, en filtrant et en distallant jusqu’à siccité dans une cor- nue , a trouvé au fond un sel blanc très-caustique (2). Meyer avoit déja fait connoître la nécessité d'employer beaucoup plus d’eau qu’on n’en prescrit ordinaire- ment, et 1l avoit déterminé la quantité de chaux dont on doit faire usage pour opérer avec succès. . Pin . LA . . fluide aériforme inflammable, dont les effets sont différens , sui- vant qu'il est plus ou moins mêlé avec l'acide crayeux ou air fixe. (Ce mémoire n’est point encore imprimé. } (1) Sur l'analyse de l’opium, dans les Mémoires de la Société, année 1776, pag. 377. (2) M. Bucquet regardoit la fusion comme inutile, puisqu’elle n’ajoute rien à la cansticité, et qu’elle cause une perte considé- rable, une partie du sel passant au travers des pores du creuset. PHYSIC. ET CHIM. — BUCQUET. 269 La véritable éthiologie de l’asphyxie , si bien exposée par Boërrhaave, étoit oubliée où méconnue. Chacun attribuoit à un stimulant particulier la propriété de détruire les fâcheuses impressions de cette maladie. M. Bucquet a fait voir que l’action de l'air frais, celle de l’eau froide, l’usage des eaux spiritueuses et du vi- naigre, celui de l’alkali volatil, de l'esprit de sel et de la vapeur de soufre brûlant, peuvent être employés avec avantage, et que par conséquent ces remèdes n’a- gissent point par une vertu spécifique , mais en 1rritant les fibres, dans lesquelles ils produisent des oscillations capables de faire renaître le jeu des organes, qui n’étoit que suspendu (1). Tels sont les ouvrages auxquels M. Bucquet a mis la dernière main (2). Parlerons-nous des recherches dont il avoit formé le plan? En réunir des débris, en offrir des fragmens, ne seroit-ce pas en diminuer le (1) Voyez son Mémoire sur la manière dont les animaux sont affectés par différens fluides aériformes méphitiques, et sur les moyens de remédier aux effets de ces fluides ; précédé d'une histoire abrégée de ces différens fluides aériformes ou gaz, in-8.°, de l'imprimerie royale , 1778. Voyez aussi un abrégé de ce mémoire dans les Mémoires de la Société royale de médecine , année 1776, HP6:177- (2) Il avoit commencé des travaux, qui sont restés imparfaits, sur l’analyse des schorls, des trapps et des macles , qui, étant formés d'argile et de fer dans des proportious différentes, et ne contenant point d’eau, doivent être regardés comme des produus des volcans ; sur les quantités respectives des principes qui consti- tuent le sel ammoniac et l'acide marin, et sur la meilleure ma- nière de préparer le kermès. 290 ÉLOGES HISTORIQUES. prix ? Ne sait-on pas qu'une imagination féconde ne reconnoît point de limites, que tout lui paroît possi- ble, qu’elle se plaît dans l'abondance , et que son choix ne se fixe qu’au milieu d’un grand nombre de projets dont un est préféré par elle, sans qu’elle renonce à l'espoir de les exécuter tous? S1 les mémoires que nous avons analysés n’offrent point de ces découvertes importantes, de ces vérités précieuses qui sont le fruit d’une patience infatigable et d’une expérience consommée, qu’on se souvienne que, dans la carrière des sciences comme dans celle de la vie humaine, il faut naître et se développer avant de parvenir à cette maturité qui produit les grandes choses, et qu’il n’en est pas de ceux qui se vouent à la recherche des faits, comme des favoris des Muses. Les premières productions des uns peuvent être des chefs- d'œuvres; celles des autres ne sont que des essais. Que l’on juge, par ceux de M. Bucquet, du degré de per- fection auquel il étoit capable d’atteindre. Malgré les occupations dont nous avons rendu comp- te; 11 avoit assez de temps pour en donner à l’étude des maladies et à Ja pratique de la médecine. De riches amateurs avoient trouvé dans sa manière d’enseigner la médecine tant de méthode et de précision, qu'ils s’é- toient aussitôt déterminés À lui confier le soin de leur santé. Ainsi nul moyen étranger n’avoit part à son avancement, et ses succès étoient liés entre eux comme ses Connoissances. Vivant presque toujours parmi les personnes les plus opulentes, il en avoit insensiblemenr pris le goût et PHYSIC. ET CHIM. — BUCQUET. 274 les manières. Il n’avoit pas réfléchi qu’un médecin étant assez heuteux pour avoir à remplir des fonctions utiles , même nécessaires à toutes les classes de citoyens, doit éviter tout ce qui peut avoir la plus légère appa- rence de luxe et d’ostentation. Comment en effet le peuple , peu accoutumé à trouver les riches compatis- sans , oseroit-il offrir le tableau de ses infirmités à celni qu'il croit trop élevé pour descendre jusqu’à lui, et pour s'occuper de ses souffrances ? L'enseignement, lorsque l’on est forcé d'y donner beaucoup de temps, retarde la marche de l’esprit en le retenant dans des routes connues. M. Bucquet, poux multiplier le nombre de ses expériences, et afin de re- tirer plus de fruit de ses peines, varioit ses procédés dans ses différens cours de chimie, de sorte que ceux qui y assistoient pendant plusieurs années voyoiïent tou- jours une nouvelle suite de faits. IL aimoit vraiment et il honoroit la science qu’il enseignoit si bien ; quelques avantages qu’on lui ait offerts , il ne s’est jamais déter- miné à faire de ces leçons uniquement destinées à * l’'amusement de quelques curieux. Ses cours particu- liers avoient une certaine étendue qu'il ne diminuoit jamais; 1l nese proposoit pas d’autre but que celui d’ins- truire , et 1l auroit cru prostituer la science et s’avilir hüi-même, sil avoit admis dans son laboratoire cette classe d'amateurs qui voudroient qu’on leur montrât toute la chimie dans une séance, et qui goûtent dans un cours, comme au spectacle, un plaisir d'autant plus grand, que l'illusion est plus complète, et qu'ils ignorent plus profondément les causes des effets qui les étonnent, 272 ÉLOGES HISTORIQUES: Quoique très-vif, il étoit doux et conciliant; il en 4 donné des preuves dans la discussion qui s’est élevée entre la Faculté de médecine de Paris et le Collège de pharmacie. Ayant eu; comme professeur , un discours à prononcer au Jardin des apothicaires, 1l remplit ce devoir avec assez de sagesse pour satisfaire toute l’as- semblée, sans porter aucune atteinte aux droits de la compagnie respectable dont 1l étoit l’organe : il rendit au corps des pharmaciens la justice qui lui étoit due; et il en fit un élogeque l’on ne peut refuser à leur zèle, et au grand nombre de chimistes habiles que lon compte parmi eux. Ceux qui ont une ame ardente ne peuvent ressentir et inspirer que de fortes passions : telles ont toujours été celles de M. Bucquet. Cher à une compagne aima- ble, que son cœur avoit choisie dès sa plus grande jeunesse, qui, confidente de ses pensées, ne songeoit qu’à lui préparer des délassemens au milieu de ses tra- vaux, qui, riche de son amour et de sa vertu, n’a cessé, pendant plusieurs années de souffrances, de lui prodi- diguer les soins les plus empressés et les plus tendres, qui enfin , après lavoir perdu, réduite à un état dont la médiocrité n’ajoute rien à son chagrin, ne regrette ni sa fortune ni ses plaisirs, mais uniquement celui dont elle aimoit à partager les douleurs; environné d’nne famille dans laquelle il a toujours trouvé les dou- ceurs de l’union la plus parfaite ; entouré d'amis sin- cères et vrais qui lni ont prouvé leur attachement de la manière la plus généreuse et la plus touchante, et dont les bienfaits versés par les mains et dans le sein PHYSIC. ET CHIM. — BUCQUET. 273 de l’amitié ne doivent point rester inconnus, puis- qu'ils sont en même temps honorables et conso- lans pour l'humanité : jamais on n’aima plus, jamais on ne fut plus aimé. Sensible à l'excès, 1l portoit, au sein de la jouissance, cette inquiétude et cette délica- tesse, sources de tant de biens et de tant dé maux, pour lesquelles rien n'est indifférent, dont le tact délié semble constituer un sens particulier, le plus mobile de tous ; auquel rien n'échappe ; qui, sans cesse affecté, ne laisse jamais l’ame tranquille, et qui fait succéder avec une rapidité et des nuances inexprimables les impressions de la douleur au sentiment du plaisir. L'homme le plus laborieux et le plus sensible étoit aussi le plus souffrant et le plus malheureux. Une mi- graine cruelle le tourmentoit souvent par des accès longs et rapprochés ; des insomnies opiniâtres le pri- voient du repos qui lui étoit si nécessaire; et quelque- fois, au milieu de la nuit, il étoit obligé de se lever et de se mettre au travail pour se soustraire à la fougue d’une imagination qui lui présentoit un trop grand nombre d’objets à la fois. Depuis long-temps il ressen- toit des coliques très-vives et des secousses nerveuses qu'il avoit beaucoup de peine à calmer. L’éther fut, de tous les moyens dont 1l fit usage, celui qui lui réussit le mieux et qu'il préféra. En avril 1779, une attaque des plus fortes l’affoiblit considérablement. Un mé- lange affreux de convulsions et de défaillances consti- tuoit cette terrible maladie. De tous les états qu’il éprouvoit, celui de la foiblesse et de l’anéantissement étoit le plus fàcheux pour lui; 1l sembloit que l'habi- Ts de 18 am ÉLOGES HISTORIQUES. tude de sentir vivement lui rendit cette existence né: cessaire. à , Ce fut à cette époque, et presque au milieu de ces tourmens, qu'il résolut, malgré tous ses amis, de faire son cours de chimie à la Faculté de médecine. C'’étoit un dernier sacrifice qu'il vouloit faire aux sciences : aucun obstacle ne put l’en détourner. Vous l’eussiez vu, lorsque l'heure de ses lecons approchoit, cesser ses plaintes, essayer de prendre un visage serein, renfermer en lui-même toutes ses souffrances, se serrer avec une ceinture pour en suspendre la vivacité, s’arracher à son lit pour se rendre en chancelant à son amphi- théâtre, y parler avec une précipitation que ses an- goisses accéléroient et interrompoient tour à tour, se presser enfin contre la table du laboratoire, lorsque ses coliques étotent trop vives, pour étouffer le cri de la douleur, sans perdre jamais de vue le sujet de sa leçon. Ses élèves l’entendoient avec des sentimens mêlés d’attendrissement et d’admiration , et ils recueilloient ; les yeux baignés de larmes, les derniers préceptes et les dernières paroles d’un maître si courageux et Si chéri. | Lorsque ce cours fut achevé, la tristesse s'empara de son ame; il vit bien qu'il ne pourroit plus faire aucun usage de ses talens, que sa mort étoit pro- chaine, et qu’il ne vivroit que pour souffrir. Alors 1l abusa des calmans : il lui est arrivé de prendre en un jour une peinte d’éther, et plus de cent grains d’opium. L'homme le plus dur n’auroit pu lui refuser ces se- cour6, que la voix impérieuse de l'habitude et du besoin PHYSIC. ET CHIM. — BUCQUET. 275 réclamoit comme le seul soulagement à ses maux. Quel- ques heures avant de mourir, il s’aperçut qu’un de ses bras étoit ni il le montra en pleurant à sa femme , qui portoit alors dans son sein un enfant assez malheureux pour être destiné à naître dans le deuil , et à ne recevoir jamais les embrassemens de son père. “out ce que madame Bucquet et ses amis éprou- voient de chagrin, ce père infortuné le ressentoit au fond de son cœur, où le feu de la vie, après avoir quitté des membres déja froids et pesans , se concentra tout entier, et ne s’éteignit qu'après s'être ranimé tant de fois et avoir lutté si long-temps contre la force qui tendoit à,le détruire. Il mourut au mois de janvier de cette année, âgé de trente-quatre ans moins quelques jours. Le siége principal de sa maladie étoit dans l’in- testin colon, que l’on a trouvé rétréci, squirreux et ulcéré : l'estomac et les autres intestins étoient enflam- més et ramollis par l'effet de l’éther (1); phénomène singuher, et dont il n’y a jamais eu d’exemple. Il semble que M. Bucquet dût être extraordinaire jusque dans les causes qui lui ont fait perdre la vie. Il aété si tôt enlevé à nos espérances et à ses succès ; nous ne l'avons possédé qu’autant qu’il falloit pour nous apprendre à le regretter : semblable à ces esquisses que la main d’un grand peintre commence et qu’elle refuse d’achever, son histoire offre l’ébauche de tous les traits dont l’assemblage devoit former un grand 4 (1) La bile de la vésicule étoit de couleur de rose; circons- tance très - remarquable. 276 ÉLOGES HISTORIQUES. homme. Sa inort sera à jamais une leçon pour ce petit nombre de savans qui se livrent à létude avec trop d’ardeur : elle leur apprendra que l’on manque souvent son but en se pressant trop de l’atteindre ; que les grands travaux et les grandes réputations sont le fruit de lon- gues années; et qu'enfin, en se vouant par un excès de fatigue à une mort certaine et prématurée, on s’ex* pose à perdre tous ses droits à l’immortalité. PHYSICIENS ET CHIMISTES. 277 Sd LS Se TS TS SR ES ESS MACQUER. en "ns “= "9" "0" ” La De Joscen Macquer , docteur-régent et ancien professeur de la Faculté de médecine de Paris, profes- seur de chimie au Jardin du roi, membre de l’Acade- mie 4 des sciences de Paris , de Stockholm , de Turin , de Philadelphie ; de l’Académie de médecine de Madrid ; censeur royal; et associé ordinaire de la Société, naquit à Paris, le 9 octobre 1718, de Joseph Macquer et de Marie-Anne Caillet. M. Macquer avoit un frère. M. Lebeau, qui prési- doit à leur éducation commune , leur inspira de bonne heure le goût des lettres, qu'il cultivoit déja avec célé- brité. Il remarqua dans l’un de ses disciples une uma- gimation vive et brillante, dans l’autre un esprit actif, dont la marche étoit exacte et sûre ;une curiosité sage, une méthode qui s’appliquoit à tout. M. Lebeau favori- soit ces heureuses dispositions pour les sciences, tandis que sou autre élève s’essayoit avec lui dans la carrière de l’éloquence et de l’histoire. M. Macquer fut reçu en 1742 doctenr dans la Faculté de médecine de Paris. Il a composé et soutenu des thèses ; il a même visité des malades pendant plusieurs années sans qu'aucune de ces circonstances ait pré- senté rien de remarquable, Cette obscurité couvre pour 278 ÉLOGES HISTORIQUES. l'ordinaire les plus doux momens de la vie. Chéri dans la maison paternelle il y étoit heureux, sur-tout par sa liaison avec son frère. Ils réunissoient dans leurs entretiens ce que les sciences et les lettres leur avoient offert de plus curieux. Leur esprit s’enrichissoit ainsi d’une double moisson , et leurs ames éprouvoient , loi de toute inquiétude , un charme aussi difhcile à peindre. qu'il étoit doux à ressentir. Tel fut le commencement d’une vie paisible qu’un profond savoir illustra , et dont toutes les actions furent dirigées par la vertu.m Les détails de cette vie estimable sont imp fa- ciles à exposer. M. Macquer n’a pour ainsi dire fait qu'une seule chose ; 1l ne s’est livré qu’à un seul genre d'étude , à celui de la chimie. On doit le louer sans doute d’avoir ainsi sacrifié tous ses goûts à un seul; mais ce parti, quoique très-sage , ne peut être pris que par le plus petit nombre de ceux qui cultivent les sciences, soit parce que la plupart, nés sans fortune et pressés par leurs besoins, sont bien éloignés de pou- voir s’abandonner à leur penchant; soit parce qu'il y en a quelques-uns dont l'esprit est si actif, le jugement si prompt, et le génie si vaste, qu’ils ne peuvent se con- centrer dans un seul point de l’espace où 1lsse meuvent: ils ne sont pas plus les maîtres de s’arrèter que les autres ne le sont de s’élancer aussi loin qu'eux; et cette supériorité qui réunit tant de talens est, quoi qu’en dise l'envie , aussi naturelle que la perfection de cer- tains organes dont il est rare que l’on soit fer, et ee rare encore que l’on soit jaloux. M. Macquer peut être considéré comme historien où PHYSIC. ET CHIM. — MACQUER. 279 comme promoteur des découvertes chimiques ; et sous ces deux rapports il est nécessaire de remonter jusqu’à l’époque de ses premiers travaux , parce qu’elle est aussi celle du renouvellement de cette partie de la physique en France. De la soif de l’or et du désir immodéré de vivre na- quit un jour la chimie, qui, long-temps occupée de vains projets, ne devint une science que dans les écrits de Beccher. Ce fut sans doute beaucoup pour lui d’avoir réuni en un corps de doctrine des connoissances éparses, et d'Moir substitué des recherches sur les élémens des + + « . . , corps à de ruineuses illusions. Malgré ses grands tra- vaux, cette science restoit embarrassée d’une nomencla- ture difhcile et d’un grand nombre d’emblèmes tirés des dieux et des astres ; car les charlatans adroits ont toujours invoqué le ciel pour tromper les hommes : ils en ont fait descendre, tantôt des esprits, tantôt des fluides, que l'imagination crée et dont la cupidité dis- pose. Stahl continua de déchirer le voile qui couvroit encore la chimie, et il dissipa de plus en plus les ténèbres dont les faiseurs d’or s’enveloppoient, à la manière des empiriques qui ne craignent rien tant que le grand jour. + A cette époque , le goût des recherches chuniques se répandit en France; l’ancienne Académie des seiences compta parmi ses membres Homberg , auteur de plu- sieurs découvertes, et Nicolas Lemery , dont les pro- cédés ont inspiré tant de confiance. Geoffroy observa quels étoient les rapports et la réaction des diverses subs- tances , et 1l en détermina les affinités dans une table. Grosse et Boulduc dirigèrent leurs travaux vers la 280 ÉLOGES HISTORIQUES perfection de la pharmacie et des arts; mais l’impulsion donnée s’affoiblissoit de jour en jour lorsqu'un géme bouillant et hardi réchauffa toutes les têtes du feu de son enthousiasme et devint le chef d’une école dont le souvenir honorera son siècle et sa patrie. On venoit de toutes parts se ranger parmi ses disciples. Son éloquence m’étoit point celle des paroles ; 1l présentoit ses idées, comme la nature offre ses productions, dans un désordre qui plaisoit toujours, et avec une abondance qui ne fati- guoit jamais. Rien ne lui étoit indifférent : 1l parloït avec intébt et chaleur des moindres procédés, et Mioic sûr de fixer l’attention de ses auditeurs, parce qu 7] l'é- toit de les émouvoir. Lorsqu'il s’'écrioit : « Écoutez-moi, car je suis le seul qui puisse vous démontrer ces véri- iés », on ne reconnoissoit point dans ce discours les ex- pressions de l’amour-propre , mais les transports d’une ame exaltée par un zèle sans borne et sans mesure, Ennemi de la routine , il donnoit des secousses utiles à ce peuple d'hommes froids et minutieux qui, travail- lant sans cesse sur le même plan et suivant toujours la mème ligne, ont besoin qu’on rompe quelquefois la trame de leur umiformité. Il écrivit peu ; mais il ins- pira des écrivains : on recueillit ses pensées; il fit jaillir de toutes parts les étincelles de l’émulation ; il féconda, il multiplia le germe des talens , et fut le père de tous les chimistes modernes. Ce tableau n’est qu’une foible esquisse des prodiges que Roxelle à opérés parmi nous. M. Macquer fut le disciple le plus célèbre de cette école illustre : 1l en perfectionna la doctrine par ses PHYSIC. ET CHIM. — MACQUER. 281 travaux ; il en fut l’organe dans ses écrits, et la chunie pritenfin sa place parmi les autres branches des sciences naturelles: Rouelle fournit le creuset où ces connois- sances furent épurées ; M. Macquer sut les en retirer , les classer, achever, en un mot, cette opération utile, et la consacrer à la postérité, qui n’oubliera point ce qu’elle doit à ces deux grands hommes. Parmi les ouvrages de M. Macquer, lesuns sont des- tinés à l’enseignement de la chimie, dont ils contien- nent les élémens ; d’autres montrent les progrès et ex- posent la théorie de cette science; quelques-uns lPa- grandissent par des recherches nouvelles ; et plusieurs en déterminent les rapports avec la médecine et avec les arts. Nous les examinerons successivement et dans cet ordre. Avant que les élémens de chimie théorique et pra- tique eussent paru, le Cours de Lemery étoit le seul livre qu’on pôt offrir aux commencçans ; mais les détails en sont trop étendus et la théorie trop vague pour qu'il serve utilement à cet usage : on n’y trouve n1 ces g8- néralités que M. Macquer a rédigées avec tant d’art, mi cette précision et ce choix qui , liant adroitement les principes avec les conséquences, ne montrent d’exem- ples et de faits que ce qu'il en faut pour cet enchaîne- ment. Il projetoit , lorsque la mort l’a surpris , une troi- sième édition de cet ouvrage , dans laquelle on auroit trouvé plusieurs additions importantes ; car la culture des sciences se fait avec une telle rapidité que la plupart des auteurs voient leurs productions vieillir avant eux, 282 ÉLOGES HISTORIQUES. et qu’ils sont forcés de les rajeunir s'ils veulent qu’elles leur survivent. Les succès dans les recherches physiques tiennent non seulement au zèle de ceux qui s’en occupent, mais sur-tout à ce que l’on a trouvé et à ce que l’on sait mettre en usage la méthode expérimentale qui conduit à la vérité. Comme M. Macquer l’employoit dans ses travaux, 1l en exposoit les procédés dans ses leçons. Il avoit coutume d’enseigner en lisant des cahiers , ma- mière qui a l'avantage de ne rien hasarder et de n’ex- poser que des faits exacts et bien réfléchis , mais qui ne produit point sur la multitude l’effet d’un discours sans apprêt , et que la circonstance semble dicter. Les hommes rassemblés en foule n’ont en quelque sorte Lg une seule volonté , qu’une seule ame ; on diroit de tous leurs sens, rénnis et excités par l’attention, n’en forment qu’un seul , dont le tact exquis aime à recevoir des 1m- pressions variées, et ne se prête à la monotomie du récit qu’en faveur de l’importance du sujet , de la clarté de l'exposition , et de la célébrité du professeur. Ce fut sous ces rapports que M. Macquer obtint et mérita dans ses cours les applaudissemens d’un nombreux auditoire. Il avoit encore un autre obstacle à vaincre dans sès leçons au Jardin du roi, où il est maintenant si digne- ment remplacé. L'usage veut que la théorie y soit sé- parée de la démonstration , et que ces deux parties, destinées à à rendre par leur mélange l’enseignement at- trayant , Y Soient traitées par deux hommes dont l’un ne fait que parler tandis que l’autre agit et parle en «même temps : d’où 1l suit que le premier ne peut être PHYSIC. ET CHIM. — MACQUER. 283 accueilli sans avoir un grand talent, au lieu que le se- cond est toujours sûr d’intéresser en empruntant la voix de l'expérience , et de frapper par la conviction des faits. On trouve dans la marche que les sciences ont suivie l'explication de cette singulière coutume. La physique n’a été pendant plusieurs siècles qu’un tissu de sys- tèmes, qu’un assemblage d’autorités extraites des an- ciens, et que des docteurs environnés de toute la pompe magistrale enseignoient à leurs disciples. Lorsque les progrès des connoissances les ont forcés à sortir des écoles pour interroger la nature dans les laboratoires , ils ont cru qu'il étoit de leur dignité d’y paroître en- core avec leurs robes: ils se sont réduits par cet ap- pareil à l'impossibilité d’y faire autre chose que discou- rir ; et ce n’est pas la première fois que les hommes aient agi contre leurs intérêts, en attachant trop d’im- portance à des formes bizarres et au fantôme de la re- présentation. En jugeant M. Macquer avec rigueur et en le dé- pouillant des circonstances accessoires sur lesquelles sont fondées tant de réputations , plusieurs de ses tra- vaux lui assurent une célébrité durable. " L'arsenic a toujours été un objet d’étonnement pour les chimistes, comme il en est un d’effroi pour le peuple. En examinant en 1746 le résidu de sa distillation avec le nitre, M. Macquer découvrit un nouveau sel parfaitement neutre et cristallisable , dans lequel Par senic se change en un acide ; phénomène que M. Berg- man a mis dans le plus grand jour, en distillant Vacide nitreux sur l’arsenic. Mais M. Macquer avoit 284 ÉLOGES HISTORIQUES. annoncé que cette substance faisoit fonction d'acide dans le nouveau sel neutre , dont la découverte a dé- terminé celle de M. Bergman : l’une a été le germe de Vautre. Ainsi les vérités semblent montrer , par leur enchaînement ,un modèle de la plus parfaite harmonie, et inviter ceux qui les cultivent à resserrer entre eux les liens de la concorde et de l’amitié. En 1745 on ne connoissoit point encore la véritable cause de la dissolubilité des huiles dans l’esprit de vin, M. Macquer fit voir que ce phénomène dépendoit de leur acide, qui se combime avec le phlegme des liqueurs spiritueuses ; que la rectification enlevant une partie de ce principe aux huiles essentielles, devoit aussi diminuer leur solubilité , et qu’au contraire le feu développant l’acide des huiles grasses, deyoit augmenter leur dispo- sition à s’umir avec les esprits ardens : explication dont le complément fut de rendre l’huile d’olive très-disso- luble en la mêlant avec l’acide vitriolique , et de dimi- nuer ensuite cette propriété en la soumettant plusieurs fois à la distillation. Ce mémoire contient des observa- tions qui parurent nouvelles alors ; et celles que l’on a publiées depuis qu’il est écrit ne doivent pas faire ou- blier les premières, qui sont toujours les plus impor= tantes et les plus difficiles à établir. Parmi les trésors qui ont été si funestes aux Péru- viens, dans ces mines dont l’avarice européenne s’est tmparée avec tant de fureur, on a trouvé une subs- tance métallique dont le poids égale à peu près celui de l'or, qui peut s’allier avec elle sans perdre beaucoup de sa couleur. Effrayés par cette ressemblance, les PHYSIC. ET CHIM. — MACQUER. 285 propriétaires de ces riches et infortunés climats se sont efforcés d’en dérober la connoissance aux deux ones mais l'intérêt, toujours habile à tromper l'intérêt, n’a pas permis que nous en fussions tout-à-fait privés , et la chimie a reçu avec empressement ce nouveau tribut d’une terre la plus féconde peut-être en productions utiles aux hommes et la plus maltraitée par eux; à laquelle 1l n’a manqué pour être moins malheureuse que d’avoir un sol ingrat, de contenir une pierre stérile, et d’être cou- verte de joncs et d’épines au lieu de ces arbres salutaires dont l'écorce répand au loin la vigueur et la santé. Tandis que les Espagnols veilloient à ce qu’il ne sortit point de platine des royaumes de Santa-Fé et du Pérou, Shæffer Panalysoit en Suède, Wood et Lewis à ‘Londres, Margraff à Berlin, MM. Macquer et Baumé à Paris. Le plus important de tous leurs résultats , c’est que l’on a trouvé l’art de la séparer de l’or, dans quelques proportions que ces métaux soient umis. Le ministère d'Espagne n’a donc plus , ajoute M. Mac- quer , aucun prétexte pour interdir l'usage d’un métal dont lui seul possède les mines , et qui peut être de la plus grande utilité dans les arts. Quel contraste ! d’une part on proscrit une subs- tance dont on craint que l’on n’abuse : de l’autre , des physiciens laborieux, que cet obstacle excite, loin de les arrêter , découvrent les moyens de la rendre profitable à la nation même qui da rejette ; et ces services lui sont rendus sans qu’elle les ait demandés et sans qu’elle puisse même s’en montrer reconnoissante autrement qu’en profitant des avis qui lui sont offerts. 286 ÉLOGES HISTORIQUES. Quelque avantage que M. Macquer trouvât à suivre ses propres idées , il ne montroit pas moins d’empres- sement À faire valoir celles des autres, soit en leur don- nant plus d’étendue , soit en les appuyant par des dé- monstrations nouvelles. Ce fut ainsi que, cherchant en 1758 une terre propre à la porcelaine , il compléta les expériences de Pott , et qu’il perfectionna le four- ueau mis en usage par Ce chimiste. Pott n’avoit soumis à l’action d’un feu violent qu’un petit nombre de terres; et d’ailleurs l’argile employée dans ses essais n’étoit pas tout-à-fait dépourvue d’un sable fin que l’on y trouve presque toujours en abondance. Parmi plus de huit cents échantillons que M. Macquer examina , un sei- zième à peine lui parut réfractaire. Il prouva que les gypses et les sélénites, mêlés avec les argiles de cette dernière espèce, les rendoient fusibles aussi bien que les terres calcaires elles-mêmes. Mais pour avoir un résul- tat certain , il falloit séparer les différentes terres argi- leuses de toute matière étrangère et les réduire à l’état de terre d’alun. Après avoir pris ces précautions , M. Macquer remarqua que les échantillons ainsi pré- parés résistoient tous au feu , et qu'ils cessoient alors d’être fusibles avec les terres calcaires , propriété qu'il leur rendoit à volonté en y ajoutant une certaine quan- tité de sable, dont l’excès ne devoit cependant pas être porté jusqu’au quintuple , parce qu’alors le mélange redevenoit infusible. Il étoit donc Phervé à ce savant de résoudre avec précision et clarté le problème proposé par Pott. Comme les argiles réfractaires sont très-utiles dans PHYSIC. ET CHIM. — MACQUER. 287 les arts, M. Macquer en a décrit exactement les és- pèces , et en même temps 1l a découvert et révélé plu- sieurs des procédés employés par les potiers, qui en font le plus grand mystère; car c’est le propre de l’igno- rance intéressée de cacher ce qu’elle sait et de se défier de ce que savent les autres. Conduit par les mêmes vues, il applaudit en 1766 aux travaux de M. Darcet sur l’action d’un feu violentappli- qué à plusieurs terres, pierres et chaux métalliques; et il rendit compte l’année suivante de ses recherches sur le même sujet. Celles de M. Darcet avoient été faites dans un four à bois servant à cuire de la porcelaine. Ces deux chimistes étoient également convaincus qu'il fal- loit dans ces expériences se passer de soufflets ,; dont lPimpulsion vive peut jeter du trouble, et même de mi- roirs ardens, dont l’effet est subordonné à certaines qua- lités des corps différentes de leur fusibilité. M. Mac- quer construisit un fourneau à charbon et à vent propre aux mêmes usages que ceux à soufflets ou à flamme ; et le succès le plus complet couronna cette utile entre- prise. Ici les lumières combinées de la physique et de: la chimie ont produit un nouveau moyen sans lequel plusieurs expériences seroient devenues impossibles , et dont on fait un usage habituel dans les laboratoires. C’est en général un objet très-important et dont on ne sauroit trop s'occuper ; que l'invention et la per- féction des instrumens nécessaires aux progrès des sciences. L'homme n’a que deux procédés pour s’ins- trure , observer ou dénaturer les corps ; et dans ces deux cas la sphère de ses connoïissances seroit peu 288 ÉLOGES HISTORIQUES. étendue si elle se bornoit à celle de ses facultés naturelles 4 c’est aux agens créés par son industrie qu’il doit le plai- sir de voir sa curiosité s’accroître chaque jour , et de pouvoir chaque jour aussi la satisfaire ; c’est par eux que tant de merveilles ont illustré la fin de ce siècle, calomnié si mal à propos ; c’est par eux que des milliers d’animaux , de plantes et de minéraux , sont classés et décrits ; que la chaleur et le froid prennent une inten- sité nouvelle; que le mercure se gèle , que le diamant brûle et s’évapore , que des fluides incoërcibles sont analysés, que la lumière et le feu se reproduisent sous des formes étonnantes et bizarres, que le tonnerre est soustrait à la nue, que le ciel s'agrandit, qu’un nou- vel astre est rangé dans le système planétaire , que l'homme enfin marche sous les eaux et plane sur les mers. Trop souvent sans doute on nous retrace nos mi- sères, on nous effraie par le souvenir de nos pertes : hé! ne vaut-il pas mieux nous animer au travail par le récit des grands événemens qui honorent ce siècle et dont chacun de nous a été le témoin ? Si l’on veut savoir combien la chimie s’est perfec- tionnée pendant que M. Macquer s’en est occupé; qu’on lise son mémoire sur la chaux et le plâtre , im- primé en 1747, et qu’on le compare avec ce qu’il a écrit sur le même sujet en 1588. Deux années avant la lec- ture de ses premières observations , M. Malouin croyoit avoir prouvé que la chaux contenoit un sel sélénitique ; et le plâtre, suivant M. Macquer en 1747, contenoit deux substances dont une étoit incalcinable , tandis que la chaux lui paroissoit être un assemblage de parties ’ PHYSIC. ET CHIM. — MACQUER. 289 homogènes. Ouétoitalors bien loin de savoir que , dans la calcination de la pierre calcaire , on ne fait que déga- ger l’air fixe ou acide crayeux, tandis que le:même procédé ne peut séparer l’acide vitriolique du plâtre. C’est dans l'Histoire de l’Académie que tous cespas de la science sont bien marqués; c'est là qu'il faut voir, dans chaque ordre de recherches , l’expérience. repoussant sans cesse les vains systèmes et toutes ces folles érreurs qui ne manquent jamais de s'appeler l’une l’autre , et de reparoître en foule lorsqu'il en renaît quelqu’une parmi nous. ji Autant l'imagination déréglée des adeptes a été con- traire aux progrès de la médecine, autant les travaux de la chimie philosophique peuvent lui êtré utiles, em substituant des procédés simples et sûrs à des formules compliquées et incertaines. M. Macquer ne négligea jamais l’occasion d’appliquer ses connoissances à l’art de guérir , et 1l le fit sur-tout avec un grand succès en 1755. Il existoit alors en Bretagne un citoyen que la postérité comptera dans le petit nombre de ceux dont la bienfaisance a illustré la mémoire : M. le comte de la Garaye ne jouissoit de sa fortune, comme 1l ne culti- voit, les sciences , que pour se rendre utile à l’huma- nité. Les pauvres formoient à ses yeux une famille nombreuse dont 1l se regardoit comme le père, et le château qu’il tenoit de ses ancêtres étoit changé par ses soins, en un vaste hospice peuplé de malades et de convalescens , dont il sembloit avoir oublié qu’il étoit le fondateur , pour se restreindre aux fonctions d’éco- uome et d’oflicier de santé. Ce caractère compatissant T. 1. 19 290 ÉLOGES HISTORIQUES. et doux influa même sur sa manière de prescrire les médicamens ; il craignit que , préparés suivant la mé- thode ordinaire , ils ne fussent trop irritans , et 1l cher cha des moyens propres à rendre leurs molécules très- déliées et très-solubles dans les humeurs , sans employer d’intermède dont on eût à redouter les effets. Plusieurs années avant 1l avoit trouvé le moyen d'obtenir, par la seule trituration dans l’eau , les sels essentiels des plantes et sur-tout celui du quinquina ; mais il lui en manquoit un pour dissoudre les métaux : ayant fait plusieurs tentatives avec les sels neutres et à l’aide d’une longue macération , 1l crut avoir réussi ; et M. Mac- quer fut chargé par le roi d'examiner sur les lieux la nature et les effets de ce procédé. Courbé sous le poids des années, M. de la Garaye laissoit alors entrevoir à ses concitoyens le malheur de sa perte prochaine; et cette crainte mêloit à la recon- noissance un sentiment d'inquiétude qui la rendoit plus touchante encore. M. Macquer vit avec attendrissement ce zéle , ce dévouement sans bornes, cet assemblage de grandes qualités que toutde monde admire , et que per- sonne n’ose imiter. Emu par ce spectacle de bienfai- sance , il est permis de croire que le commissaire du roi n’apporta pas une grande rigueur dans l’examien des remèdes qui en étoient les instrumens. Trois de ces préparations lui parurent sur-tont mé- riter son attention. La première consiste à faire digérer dans l’esprit de vin une masse saline ; formée d’une partie de mercure et de quatre parties de sel ammo- niac, que l’on a triturées à plusieurs reprises et laissées PHYSIC. ET CHIM. — MACQUER. 291 long-temps exposées à l’air : on obtient ainsi une tein- ture mercurielle dont Stahl et Lemery connoïssoient en partie le procédé, et que M. Macquer a comparée aux différens sels formés par l'union du mercure avec l’a- cide marin. Il est résulté de ses expériences que la teinture de la Garaye contient du sublimé corrosif et du sel ammo- niac non décomposé , que l’on ne peut en séparer nt par la sublimation , ni par la cristallisation. C'est ce sel alembroth quadruple que doivent être rapportés les effets de cette teinture dont 1l est malheureusement im- possible de déterminer les doses en suivant la formule prescrite, et que l’on ne peut par cette raison employer sûrement en médecine. :: Dans la deuxième préparation ; M. de la Garaye mê- loit dn fer, soit avec du vitriol bleu, soit avec du nitre, soit avec du sel ammoniac ou marin ; 1l arrosoit cette masse à plusieurs reprises , la séchoit , la faisoit broyer en y versant de l’eau peu à peu , et il formoit ains: une teinture dont quelques gouttes étendues dans une pinte d’eau suffisoient pour lui donner des propriétés apéri- tives et toniques , dont 1l savoit user à propos. Le cuivre, traité avec Le sel ammoniac suivant la même méthode, fournissoit à M. de la Garaye une autre teinture dont il se servoit dans le traitement des vieux ulcères. ! Le rapport de M. Macquer sur ces préparations fut : avantageux, et le roi en acheta le secret, que M. de la Garaye vendit le plus cher qu’il lui fut possible au pro- fit de son hôpital. Occupé des malheureux qui l’envi- ronnoient , tourmenté par le désir d’en soulager un 292 : ÉLOGES HISTORIQUES: plus grand nombre , il étoit tout entier à ce sentiment ; dont nulle autre affection ne pouvoit le distraire. La! recherthe du grand œuvre avoit été le travail de ses prémières années, et 1l n’y avoit renoncé que pour s’a- bandonner aux charmes d’une vie toute tissue de bien- faits. Disons mieux, quelle œuvre offre autant de gran- deur et de dignité, et combien il fut heutessx d’avoir trouvé plus qu'il ne cherchoit ! | it Une analyse de l’eau minérale de Vaugirard, faite en commun avec MM. Cadet et Morand ; et deux mé- moires imprimés dans les volumes de la Société , doi- vent être rangés parmi les productions de M. Macquer relatives à l’art de guérir. ‘ty Dans l’un de ces mémoires al traïte des savons acides et de leur usage en médecme. N'ayant point été satisfait du procédé id M. Achard , il présuma qu'en offrant À l'acide vitriolique l’huile diviséepar l’interpos sition des parties d’une autre substance, comme elle l’est dans le savon alkalin ordinaire, leur combinaison se feroit avec plus d'égalité; et 1l réussit, 47 +101 Dans le second mémoire de M. Macquer on lit des observations sur lainature de la magnésie du sel d’ep: som, séparée par une précipitation faite à grande éau du sel qui la contient. Elle est très-soluble:à froid ; et on la voit se précipiter lorsqu'on fait chauffer l’eau qui la tient en dissolution. Comme elle n’est susceptible d'aucun des caractères dela chaux, on peut la calciner et lui enléver son gaz sans qu’elle acquierre de la cans+ ‘tcité. M. Macquer a indiqué des mélanges d’une.sa- veur assez agréable pour la prescrire. PHYSIC. ET CHIM. — MACQUER. 293 La chimie de arts est peut-être la plus ancienne que l’on connoisse , et la teinture est un de ceux auxquels cette science est le plus nécessaire: Dufaï a publié, au commencement de ce siècle, des recherches sur lappli- cation réciproque de ces deux genres de connoissances. Hellot à recueilli dans son Traité sur la teinture des laines des formules qu'il a perfectionnées ; et M. Mac- quer a consigné dans plusieurs mémoires , et dans son ouvrage sur la teinture en soie , des observations chi- miques très-importantes , et 1l a décrit avec le plus grand soin les procédés de cet art utile, qui ki doit sur- tout deux grands services. Avant lui, le pastel et l’indigo formoient seuls les plus belles couleurs bleues; et celle du bleu de Prusse , dont il a le premier introduit l’usage dans Fa teinture, y étoit encore inconnue. El est parvenu à démontrer que les alkalis sont les véritables dissolvans de la partie co- lorante du bleu de Prusse. Au mérite d’avoir fait cette découverte 1} à joint éelui de la rendre utile, et il a exposé comment des étoftes préparées suivant le pro- cédé dont il est auteur se teignent d’un bien très- éclatant , qui surpasse autant les autres conleurs du mème genre que Pécarlate est au-dessus du rouge de garance. vLa dissolution d’étain ajoutée par Drebel à la tein- ture de cochemille produit un rouge très-vif, qué l’on w’avoit encore employé que pour les laines, lorsque M: Macquer projeta de l'appliquer À Hi soie. Ses expé- riences lui apprirent que laque dé cochemille ob- tenue par l’étam , ne pouvoit , lorsqu'elle étoit une 294 ÉLOGES HISTORIQUES. fois formée, communiquer sa couleur à la soie. Il vit bien qu’il falloit que le précipité d’étain se fit sur là soie même, et non dans le bain de cochenille. La terre métallique, se joignant alors avec la partie colorante, y adhère fortement, et sa couleur s’exalte par la por- tion d’acide qu’elle retient. C’est ainsi que la soie prit, sous la main de M. Macquer , le rouge vif dont per- sonne encore n’avoit pu l’imprégner. Ainsi ces riches couleurs , ces tissus éclatans, si souvent consacrés à parer l'ignorance et l’orgueil , sont encore des présens faits par les sciences au luxe des peuples, qui, fiers de porter leurs livrées et comblés de leurs bienfaits ; me doivent jamais oublier qu'ils tiennent d’elles les divers instrumens de leur amour-propre, de leur fortune et de leur gioire. | illeurs M. Macquer a rendu compte des expériences qu'ila faites en commun avec MM. Hellot et Tillet sur les essais des matières d’or et d'argent; expériences.qui ont été la base d’un règlement très-sage sur cet objet, M. Macquer et ses savans confrères ne se sont pas bornés à la question principale qu’ils ont résolue ; ils ont encore cherché s'il étoit vrai, comme Stahl et Jun- ker l’avoient annoncé , que le plomb , converti.en li- tharge, revivifié et coupellé de nouveau, produisit tou- jours une petite quantité d’argent qual ne conteñoit pas auparavant. Des expériences exactes leur ont appris que des débris de coupelles soumis successivement à plusieurs opérations ont paru tout-à-fait épuisés d’argent à la neuvième. Ce résultat est précieux, parce qu’ilidé- truit toute idée de transmutation métallique du plomb, PHYSIC. ET CHIM. — MACQUER. 295 et qu'il tend à la destruction d’une des plus grandes chimères que les hommes aient poursuivie ; chimère très-dangereuse sans doute puisqu'elle a toujours ruiné ses partisans , au lieu que ceux de tant d’autres s’enri- chissent. Aucune substance n’a des propriétés aussi smgulières que la résine ou gomme élastique , dont le ressort est égal à la souplesse. Le P. Charlevoix , la Condamine et Fresneanu nous ont donné des connoissances assez positives sur son origine. Elle coule, sons forme lai- teuse , des incisions faites à l’arbre qui la produit ; d’où M. Macquer a conclu qu’elle étoit formée d’une huile étendue dans un fluide plus où moins aqueux. Les grands avantages qu’elle sembloit promettre anx arts ont engagé M. Macquer à la soumettre à une site d'essais , et à chercher son dissolvant, c’est-à-diré un fluide dont elle pût être précipitée sans perdre son élas- ticité. L’éther le plus pur a seul rempli les vues de M. Macquer : 1l suffit , lorsqu'il en est chargé, d’y ajouter de l’eau pour que la résine se dégage et se montre à la surface sous lapparence d’une membrane souple et élastique. M. Macquer avoit observé que ke flint-glass étoit souvent gélatineux et rempli de filandres. Il a rendu compte en 1773 des travaux qu’il avoit entrepris pour le porter à sa perfection. On peut les réduire à deux ordres : les uns consistent à déphlogistiquer la chaux de plomb par l’intermède de l'acide vitriolique ; les autres ont pour but de rendre plus intime l’umion de la chaux et du sable par l’addition des fondans : procédés 296 ÉLOGES HISTORIQUES. auxquels on peut, à la vérité, faire quelques reproches, mais dont il a exposé les défauts avec autant de soin que les avantages. | Ces détails montrent combien :il a donné de temps et de soin à la connoissance des arts : quoiqu'ils tiennent de près aux sciences, 1l est cependant très-rare que ceux qui cultivent ces dernières aient les dispositions néces- saires pour y faire de grands progrès. Ils sont accou- tumés à parcourir un espace trop vaste ; ils ont , si l’ex- pression est permise , trop d’élan pour s'arrêter dans le cercle étroit des travaux qu’exige la perfection d’un procédé. Libres , indépendans , ils ne reconnoïssent d’autres lois que celles de la nature. Les arts au con- traire sont subordonnés aux règles du goût , an ca- price même de la mode; tont ce qui les entoure influe sur*eux ; leurs nuances délicates ne sont senties que par un tact exercé ; et l’industrie, qui les varie au gré de l'intérêt, multiplie tellement leurs opérations, que les physiciens les plus habiles ont besoin d’en faire une étude , et d’être long-temps disciples dans cette école avant de pouvoir y parler en maîtres. Patient autant qu’il étoit curieux, M. Macquer avoit fait avec docilité apprentissage nécessaire à son ins- truction. Ses talens furent toujours utilement employés par le ministère : non seulement le roi le chargea de diriger les travaux de la manufacture de porcelaine de Sèvre , dont la perfection est en partie son ouvrage ; mais encore il lui confia l’examen des objets relatifs aw. commerce sur lesquels la chimie pouvoit avoir quelque influence. Jamais on ne donna de bons avis avec plus PHYSIC. ET CHIM. — MACQUER. 297 de modestie ; jamais on ne fut juste avec plus de dou- ceur. Il m’étoit peut-être pas impossible de le tromper , mais il l’étoit qu'il trompât personne ; et si quelque- fois on l’a séduit, ce n’a jamais été qu’en excitant sa pitié par le tableau de la misère , et dans quelques-uns de ces cas où le défaut d’indulgence est presque un excès de rigueur , et où lés secours accordés par le roi, S'ils ne sont pas tout-à-fait mérités par le travail, le sont au moins par le zèle ou par le besoin. Il nous reste à parler de l’ouvrage qui a le plus con- tribué à la réputation de M. Macquer et à l'avancement de la chimie , c’est-à-dire de son Dictionnaire. Parmi les articles de ce recueil justement célèbre , plusieurs réunissent une savante exposition à une belle théorie. Par-tout l’auteur n'offre ses systèmes que comme des liens propres à l’enchaînement des faits, qui , sans ce secours , seroient trop incohérens entre eux : lors même qu'il annonce la conjecture la plus vraisemblable il se garde bien d’en abuser ; il s’en sert avec précau- tion , et 1l la présente avec ses incertitudes au lecteur, qu’il mène toujours calme et tranquille dans les sen- tiers de l’expérience , et auquel il ne cesse d’inspirer , non de l'enthousiasme ou de l’admmiration | mais de l'estime et dé la confiance , et sur-tout cet amour du vrai, qui est le caractère d’un bon esprit. * Ceux 'qui se rappelleront comment il y a traité les + grandes questions de la chimie ajouteront encore à cet éloge. C’est en parlant du phlogistique qu’il a montré le plus d’abondancé ét de hardiesse dans ses idées. Stahl est le premier qui n'ait admis qu’un seul ‘298 ÉLOGES HISTORIQUES. principe inflammable dans tous les corps combustibles. . Ce principe donnoit , suivant lui, l’éclat aux substances métalliques, auxquelles ce chimiste savoit le rendre lors- qu’elles en avoient été privées. Jamais. on ne réunit un plus grand nombre de probabilités et d'expériences en faveur d’une opinion ; jamais l'apparence de la vérité ne fut plus imposante et ne reçut plus d’accueil ; et cependant combien cette réflexion est affligeante pour l'esprit humain ! Cette théorie est maintenant rejetée par plusieurs savans, et ses partisans eux-mêmes con- viennent qu'il s’y est glissé de grandes erreurs. Stahl n’a point fait assez d'attention au contact de l’air et à l'augmentation de poidsdes chaux métalliques dans la calcination et dans la combustion des corps. Étonné de cet oubli , les modernes ont.cru d’abord trouver l'explication qu’ils cherchoiïent dans la seule influence de l’air pur, soustrait on joint à ces substances; was ils se sont bientôt aperçus que les mouvemens rapides de l’ignition déceloient évidemment le principe du feu, soit dans les corps qui brûlent, soit dans les fluides environnans et élastiques, ainsi que M. de/La- voisier le présume. | | Ces difficultés se présentèrent : à M. Macquer Jo. qu’il rédigea l’article P#logistique pour son dermier Dic- tionnaire : il vit une théorie nouvelle s'élever, tandis que l’ancienne étoit ébranlée jusque dans ses fonde- mens ; il recueillit ce que chacune çontenoit d’exact et de vrais il réduisit à leur juste valeur les principes émanés de l’école de Beccher; il employa d’une mat habile les matériaux fournis par les modernes 1Ë PHYSIC: ET CHIM. — MACQUER. 299 résolut de concilier les deux systèmes ; et l’on peut dire que s’il faut être un grand homme pour se tromper comme Stahl, il faut avoir aussi de grands talens pour réparer cet édifice, pour le raffermir, et pour le montrer avec un nouvel éclat. Suivons sa marche dans l'exécution de ce projet. Il commence par établir que le calcination et la combus- tion ne peuvent se faire sans l'influence du principe du feu. Ce principe, il le trouve abondant, actif, répandu et circulant sans cesse dans la matière de la lumière: c’est elle qui donne aux végétaux leur couleur et leur consistance ; elle entre sans nul intermède dans la composition des huiles, d’où elle passe dans le règne minéral par la décomposition de leurs élémens, et dans les animaux par le travail de la digestion. L'air pur la dégage des métaux, qui deviennent plus pesans, et paroïissent sous la forme de texre lorsqu'il y a pris la place de ce fluide ; réciproquement elle est le préci- pitantde l’air dans les chaux métalliques, quireprennent alors leur éclat tandis que leur poids diminue. Enfin les vraies chaux de mercure se revivifient par la seule cha- leur dans les vaisseaux fermés; ce qui étoit inexplica- ble dans le système de Stahl, et dont 1l est facile de rendre raison dans celui de M. Macquer. J’ai pensé que. ce tableau, d’une théorie simple dans sa marche, féconde dans ses résultats, qui comprend les trois rè- gnes, et s'étend aux principaux phénomènes de la na- ture, seroit l’ornement de cet éloge comme elle est ce- lui, de l’ouvrage dont elle fait partie. M. Macquer étoit un des rédactenrs du Journal des 300 ©: ÉLOGES HISTORIQUES. Savans ,; le plus ancien, le mieux fait, et péut-être le moins lu de tous ceux que l’on publie. On le comptoit aussi parmi les fondateurs de la Société philanthropi- que, académie d’un nouveau genre, dont les membres, voués à l’obscurité, cachent leurs noms et ne montrent qué leurs bienfaits. ie Parmi les contrariétés dont la carrière des hommes utiles est toujours remplie, M: Macquer n’éprouva qu’une seule fois un chagrin très-vif : ce fut lorsqu'il perdit son frère. Outre l'amitié qui les avoit toujours unis, leurs goûts s’étoient confondus; et pendant ses dernières années le frère de M. Macquer étoit devenu le témoin et quelquefois le coopérateur de ses recher- ches : on a même répété que la rédaction du Diction- naire de Chimie étoit en partie son ouvrage. En sup- posant qu'il ait été assez heureux pour contribuer à la gloire de son frère ,äl a sans doute eu soin de le faire en secret; et de quel droit oseroit-on scrutér un mys- tère sur lequel l’amitié s’est fait une loi du silence; et qué la mort rend impénétrable ? M. Macquer épousa en 1748 une demoiselle d’une famille honnête, mais qui avoit peu de fortune; et'il éprouva à ce sujet des persécutions qui $eroïent sans doute moins communes si ceux qui les suscitent réflé- chissoient qu’elles ne font qu’augmenter l'ärdeur qu'ils se proposent d’éteindre , et rehausser le prix du sacrifice qu’ils voudroient empêcher. Quelques amis, beaucoup de travaux, et une femme qu'il aimoit, lui tinrent lieu de tout. On le voyoit peu dans le monde, 6ù 1l étoit moins connu qué ses ouvrages, el la considération dont PHYSIC.: ET CHIM. — MACQUER. 30% il jousssoit n’en étoit que plus. grande ; car il est rare que l’on soit content de la personne dont on admire les écrits, soit parce qu’on en exige trop , soit parce qu’om aime à surprendre quelques défauts dans ceux dont on est contraint d’ailleurs de reconnoître la supériorité. Les hommes célèbres accordent trop souvent à d’inu- tiles visites, à d’ennuyeuses invitations, des heures dé- robées à leur gloire ; ou au moins à leur repos. Ils ne savent pas assez que, l’empressement qu’on leur té- moigne n’est que de pure curiosité, qu'ils sont entou- rés de juges difficiles à satisfaire, et qu’au milieu des préjugés et des bagatelles dont les grands cercles sont occupés leur langage ne sauroïit être accueilli. Les savans sont sur-tout ceux qui. s’y montrent avec le moins de succès : on peut les regarder comme formant un peuple peu nombreux, austère dans ses mœurs, sombre dans son caractère, quelquefois même un peu rude dans ses marières, et dont les individus ne sont recherchés par les gens du monde que comme des étrangers fameux que l’on veut voir, que l’on ne comprend guère, que l’on ennuie, et dont on est bientôt ennuyé. M. Macquer n'eut pas besoin de réfléchir long-temps pour fuir ce tourbillon, dont son goût naturel l’éloi- gnoit assez. Ses seuls délassemens étoient les assemblées de. l’Académie royale des sciences, auxquelles il étoit très-assidu : là , toutes les routes de l'expérience sont ouvertes, toutes les portes sont fermées aux prestiges ; là se tiennent les conseils d’une république qui est toujours en guerre avec l'erreur , et dont les différentes hiérarchies s’offrent l’une à l’autre un spectacle digne « 302 ÉLOGES HISTORIQUES. d'elles par la multiplicité des faits, par la variêté des résultats , et par l'intérêt qu’ Mi. toujours la rechert che de la vérité. Nos séances ont été pour M. Macquer un nouveau genre de délassement et de plaisir: Il y parut toujours prêt au travail, acceptant les commissions les plus compliquées par leurs détails , et donnant à chacun dé nous l’exemple de l’émulation et du zèle. 1e Quoiqu'il eût l'apparence et la fraîcheur de la santé, quoique le calme et la sérénité fussent peints sur son visage , il éprouvoit depuis long-temps les effets d’une révolution qui devoit lui ètre funeste. Des migraines souvent répétées, des défaillances, des palpitations très-fréquentes ; l’attaquoient souvent de la manière la plus imprévue, et le forçoient à interrompre son travail. Après avoir inutilement essayé de les combat- tre par tous les remèdes connus en médecine, il prit une résolution à laquelle peu d'hommes peuvent se ré- signer , c’est d'attendre événement en silence, et d'op- poser une vie sage et modérée aux dangers d’une cons- titution vicieuse et souffrante ; maïs en même temps il exigea de madame Macquer que ce secret fût concen- tré entre elle et lui : il Ini suffisoit qu’elle l’écontât et qu’elle le plaignît. Les véritables consolations viennent du cœur; celles de l'esprit et des paroles ne font qu’ai- grir la douleur et angmenter l'ennui. Dans le commen- cément de l’année 1784 ses palpitations redoublèrent ; en février elles devinrent excessives, et l’infiltration des extrémités en fut la suite. Il parloit tranquillement de son état à ses confrères: il n’yavoit que madame Macquer le cabinet anatomique de Kerkrin gius, qu'on y conserve, fut pour lui l’objet du plus sérieux examen. Il parcourut avec autant d'attention que de réspect la tour fameuse où Tycho - Brahé a long-temps observé les astres ; et il fut admis dans la société de l’aimable et savante comtesse de Bentinck , célèbre dans un genre qui d'ordinaire a peu d’attraits pour les dames, dans l'étude de l'antiquité. . À Hanovre , 1l fit connoissance avec le docteur Zim- merman; et 1l visita dans l’église de Saint - Jean le tombeau de Leibnitz. Il lui tardoit d'arriver à Gottingue , où un bel am- phithéâtre a été construit sur les plans de Haller, et où 1l devoit s’entretenir avec les professeurs Michaëlis + Heyne, Forster, Gmelin ; Wrisberg et Blumenbach, dont les noms rappellent le souvenir d’un grand nombre _d’immortels écrits. À Cassel, M. Sæmmering lui montra des prépara- tons anatomiques très-curieuses. À Berlin , il vit MM. Mendelsshon , Formey , Bode, Gerhard, Bloch, WValther , Gledtisch , Theden;, au 310 ÉLOGE HISTORIQUE milieu de ces grands hommes , l’immortel Frédéric ; encore plus grand qu'eux , et ce Henri , que les den des lettres ont mis tant d’empressement à louer lorsqu'il vivoit parmi nous, et qu'il n’est ni moins juste, ni moins convenable de célébrer actuellement qu'il n’y est plus. ” M. Camper voyageoit souvent et tonjonrs à petites journées, parce qu'il vouloit voir, et retenir ce qu'il avoit vu. Quelquefois ses enfans l’accompagnoïent ; ils tenoient alors un journal commun : les vérités, les erreurs ;, les projets, les systèmes, tout étoit observé , tout étoit recueilli. M. Camper connoissoit les auteurs aussi bien que les ouvrages ; il n’étoit étranger à au- cune académie , et aucume académie ne lui étoit étran- gère ; 1l avoit pris sa place dans celles de Paris, de Londres, de Berlin , et il y avoit apporté son tribut. Depuis l'établissement de la Société royale de mé- decine , il avoit fait ici deux voyages et plusieurs fois il s’étoit assis parmi nous; circonstance qui , en nous le faisant mieux apprécier , a beaucoup ajouté à notre estime pour sa personne, et qui ajoute aujourd’hui beaucoup à nos regrets. Il y a deux sources d'instruction dans les sciences ; l’une se trouve dans les livres , et celle-ci est encore de deux sortes, car les livres contiennent des faits et des raisonnemens. Comme on n’est point sûr de ce que les autres ont vu, n1 de la mamière dont ils l'ont vu, mi de celle dont ils l’expriment; comme d’ailleurs un écrit n'offre souvent quedes résultats et qu’il ne montre L? DE CAMPER. 311 presque jamais la série des circonstances qui consti- tuent un évènement quel qu’il soit, 1l n’est point éton- nant qu'il reste si souvent de l'incertitude au lecteur sur les détails qu'il ne connoît point assez. Les ra1i- sonnemens des autres ne nous inspirent aussi que ra- rement une confiance entière. Aussi l’homme qui , dans l’étude des sciences physiques, n’est formé que par les livres, n’a que l'apparence du savoir. Ses ju- gemens sont mal assurés , son opinion est flottante , ses réponses sont incertaines , et on le reconnoît au peu de cas qu’il fait lui-même de ses propres assertions. Il en est autrement de l’homme qui puise ses con- noissances dans l’observation : ce qu’il sait est à lui ; il le possède, et il en dispose ; jamais d’embarras dans ce qu'il dit ; ila mille manières de rendre et d’inter- préter ce qu'il pense , et la clarté de l'expression naît de l'abondance des moyens ; plus on lui oppose d’obs- tacles, plus il montre de ressources ; 1l devient plus fort dans le combat , et l'intérêt qu’il inspire redouble par sa propre sécurité. Tel étoit M. Camper , soit que, traitant une ques- tion douteuse , il essayât d'apprécier par une critique sévère l'importance de chaque témoignage et la valeur de chaque fait; soit qu’en parlant de ses voyages il fit le tableau des recherches entreprises pour l’avancement de notre art , ou celui des obstacles qu'on ne cesse d’opposer à ses progrès ; soit qu’en rendant à chacun ce qui hui étoit dû , 1l racontât les nombreuses injus- tices de la renommée, qui, comme la fortune , a des 312 ÉLOGE HISTORIQUE favoris qu’elle caresse, et qui semble, comme elle , exercer aussi des rigueurs. Il aimoit aussi qu’on lin- terrogeàt sur les sujets qui lui étoient familiers ; parce que , disoit-il, après le plaisir de découvrir des vérités, le plus grand li paroiïssoit être de les répandre. Dans une de nos assemblées à laquelle il assista, et dans laquelle il fnt question de l’inoculation de la petite- vérole , 1l nous permit de lui faire des questions sur les procédés qu'il avoit vu mettre en usage pour cette insertion , dans les différens pays qu’il avoit parcourus. Il se plut à nous dévoiler les ruses que l’empirisme emploie presque par-tout pour cacher soit les petits re- mèdes qu'il conseille anx malades , auxquels le plus souvent 1l n’en faut aucun; soit les petites précautions qu'il accumule dans des circonstances où presque tout est prévu , et où le médecin instruit ne fait rien , sa- chant que tout sera fait à propos par la nature. Le ré- sultat de cette conférence fut qu’il étoit à peu près incertain sur quelle région et en quel nombre les piquûres devoient être pratiquées ; que la disposition la plus favorable au succès étoit celle d’une santé parfaite, et que ce seroit folie alors de prétendre l'améliorer par des médicamens qui ne pourroient que l’affoiblir. Toutes les maladies exanthématiques sont suscep- tibles d’être inoculées : ainsi la maladie épizootique décrite par Lancisi , la même qui a régné depuis 1774 jusqu’en l’année 1778 , dans les provinces méridionales de la France, en Normandie et dans le Maine , où elle a été détruite ; la même qui ravage la Hollande , où TDE CAMPER. 313 elle est devenue, pour ainsi dire , habituelle ; cette épizootie pouvoit être inoculée. Déja MM. Dodson , Layard et Bewley , avoient essayé cette méthode en Anpgleterre ; MM. Noseman, Kool et Tack , en Hol- lande ; on avoit fait les mêmes tentatives dans le Da- nemarck, ‘à Brunswick et à Mecklembourg ; j'avois répété ces expériences dans le Condomois et dans. le pays d’Auch : dans tous ces essais, dont j'ai rendu compte ailleurs ,la maladie épizootique s’étoit commu niquée avec tout son danger. M. Camper avoit établi dans la Frise une société uniquement occupée de cet objet : mais tant de patriotisme demeura long-temps sans succès. Une remarque faite par un cultivateur le mit enfin à portée de recueillir le fruit de ses travaux. Ce cultivateur, appelé Reinders , lui fit observer que l’épizootiecommuniquée par l’insertion à des veaux, nés de mères guéries du même mal , parcouroient tous ses degrés sans orage. M. Camper multiplia les essais d’1- noculation conformément à ces vues, etil parvint à tracer une méthode que ses concitoyens ont adoptée et qu'ils regardent depuis plusieurs années comme un bienfait. Parmi les animaux soumis à cette insertion, il n’en périt pas plus de trois sur cent , et auparavant on en perdoit plus des deux tiers. Cette découverte fut annoncée dans les journaux en 1777, et le servile trou- peau des imitateurs cria de tous côtés qu’il falloit ino- culer l’épizootie en France ; on se plaignit même avec amertume de ce que cette pratique n’y étoit pas encore répandue. Consulté sur cet objet , je fis voir que l’ino- 314 ÉLOGE HISTORIQUE culation de l’épizootie ne pouvoit être utile, et ne de- voit être accueillie que dans les cantons où , comme en Hollande, ce mal ayant jeté des racines profondes, ne pouvoit plus être extirpé ; mais qu’en France où, comme en Angleterre et dans le Brabant, par de grands sacrifices on en a détruit le germe, ce seroit une faute capitale que d’adopter une pratique par laquelle on verroit renaître l'ennemi qu’on a eu tant de peine à étouffer. On avoit calculé les distances, et on nous offroit de nous envoyer de la Frise des fils imbibés du virus contagieux le plus récent, c’est-à-dire , de nous rendre l’épizootie. M. Necker, alors contrôleur-général des finances , repoussa un présent si funeste , et c’est un service de plus que lu doit la patrie. M. Camper a successivement occupé les chaires de philosophie , d'anatomie, de chirurgie et de médecine dans les universités de Franeker | d'Amsterdam et de Groningue. Ilest d'usage en Hollande , comme dans toute l’Al- lemagne , que les professeurs prononcent un discours solemnel d’inauguration lorsqu'ils entrent en exercice ; j'ai parlé ailleurs avec éloge de ceux que Gaubius et van Doevren ont publiés en pareil cas. Les discours de M, Camper ne sont ni moins originaux, ni moins piquans. Tantôt il montre ce que notre-art a de cer tain, et à quels signes on peut le reconnoître ; entre- prise où ,; comme dans beaucoup d’autres , trop de re- cherche nuit; dans laquelle il ne s’agit que de savoir ce que l'expérience conseille à la raison, et dont le DE CAMPER. 315 succès dépend moins peut-être de l’inspiration du génie qui invente , que du travail d’un bon esprit qui s’ap- plique sans relâche, qui combine avec justesse, et qui se détermine sans préjugé. Tantôt il soumet à la critique la plus ingémieuse les idées qu’on s’est formées du beau , soit physique , soit moral , auxquelles ses connoissances dans les arts du- rent le ramener souvent. Il y trouve par-tout des rap- ports de grandeur et de force. De ces premières idées naît celle de l’indépendance qui dispose à la généro- sité. À la vue de ce qui est beau , l’ame s’ément, l’es- prit peut en faire l’analyse ; mais le sentiment en est l'arbitre, et lui seul ne sauroit s’y tromper. Dans un troisième discours , M. Camper montre par des exemples, de quelle utilité les connoissances anatomiques peuvent être dans l’étude des sciences, soit morales , soit physiques. Dans un quatrième , 1l traite une des plus belles questions de la physique, l’analogie des animaux avec les plantes. La plus grande différence entre eux consiste en ce que tous les animaux ont des nerfs qui, ramüfiés en divers sens , aboutissent à un foyer commun; au lieu qu’on n’a trouvé jusqu'ici rien de nerveux dans la structure des végétaux : cependant ils sont pourvus de vaisseaux et de glandes ; on y a découvert des sexes, et lorsqu'on réfléchit qu’il n’y a point d’organes irri- tables dont la pulpe nerveuse ne fasse partie , il est difficile de se refuser à croire qu’une substance ana- 316 ÉLOGE HISTORIQUE logue à celle des nerfs est répandue dans quelques ré- gions du tissu des végétaux; de même qu'ils ont des vaisseaux sans cœur et des conduits absorbans sans intestins, ne se peut-il pas qu'ils aient aussi quelques points nerveux sans cerveau ? Ces points, s'ils existent, ne peuvent être que disséminés, sans qu'aucun lien intermédiaire en forme un système ; leur usage doit se borner à la composition de l’organe qui recoit d’eux une partie de sa mobilité ; de sorte que décrire le som- meil des plantes ou parler de leurs amours pour dé- signer des effets isolés qui ne supposent rien d’analogue au sentiment, c’est se servir d’un langage trompeur qne la poésie recherche, mais que la saine physique ne sauroit adopter. Parmi les découvertes qui contribuent aux progrès des sciences, il en est qui sont à la portée des gens du monde, et c’est par celles-là sur-tout que les répu- tations s’accroissent avec rapidité: M. Camper en a fait de ce genre, parmi lesquelles on doit compter les ob: servations qu'il a publiées sur la présence de l’air dans les cavités intérieures du squelette des oiseaux. Leurs poumons sont adhérens aux côtes, dont les mouvemens devoient , pour cette raison , être remplacés par ceux du sternum ; des vésicules aériennes, formées de mem- branes musculaires, s'étendent dans le ventre le long des os des îles ; des trous placés vers la tête des grands 08; qui sont dépourvus de moëlle, établissent une Libre commumiation entre elles et les poumons; et l’air dont le squelette est rempli, s’épanche aussi sous la peau ; D come ne G DE CAMPER. 317 d’où 1l passe dans les tuyaux des plumes. Aux mer- veilles que les observateurs avoient découvertes dans la structure des oiseaux, M. Camper a donc ajouté l’é- tonnante perméabilité de leurs organes, par laquelle le corps entier devient une sorte de ballon vivant, qui s'étend et se resserre à volonté, que ses propres forces dirigent , et dont chaque partie contient en elle un fluide qui la distend et une puissance qui la meut ; admirable chef-d'œuvre de légéreté, de mobilité, de souplesse , dont l’homme connoît à peine le méca- nisme , et que, malgré d’audacieux essais, son génie est loin encore de pouvoir imiter. Ailleurs , M. Camper expose les changemens que la domesticité produit dans la structure des oiseaux. Dans cet état leur volume s'accroît , et leur poids aug- mente ; les extrémités des os s’arrondissent ; les trous destinés au passage de l’air se bouchent , et, dominé par sa masse , l’oiseau perd dans l'esclavage tous les moyens de conquérir la liberté. L'homme seul résiste aux influences de toutes les températures , de toutes les éducations ; de tous les gouvernemens , de tous les temps ; dans tous les lieux , 1l trouve en lui le senti- ment de sa force , avec lequel il peut tout et que nulle puissance ne sauroit effacer. Les singes ont à la partie antérieure du larynx une poche soit osseuse, soit membraneuse , qui s'ouvre sous l’épiglotte. M. Camper , qui a découvert cette excavation dans l’orang-outang , a observé qu’au lien d’être unique , comme dans les autres singes , elle étoit ñ 318 ÉLOGE HISTORIQUE double dans cet animal , et qu’elle communiquoit par deux ouvertures avec l’intérieur du larynx. Il a prouvé qu'aucune autre espèce de singes connue w’offroit une conformation semblable ; et lisant ensuite dans les ou- vrages de Galien la description du singe qui servoit aux démonstrations anatomiques des anciens , 1l a re- connu sans peine que c’étoit l’orang-ontang ; Gahien parlant avec précision des deux sacs du larynx et des deux trous qui leur appartiennent : grand et juste as- cendant de l’observation! Ce problème tant de fois proposé, sur lequel tant d'illustres critiques avoient épuisé tout leur savoir , a été résolu par M. Camper en un instant, et par la connoissance d’un seul fait. M. Camper a aussi découvert dans le renne un sac membraneux qui est placé sous la peau du cou et qui s'ouvre dans le larynx : mais on ignore absolument et pourquoi ce sac existe dans le singe et dans le renne, et pourquoi deux genres d'animaux si différens l’un de l’autre dans tous les points se rapprochent dans celui-là. On a révoqué long-temps en doute si les poissons étoient pourvus de l’organe de l’ouïe. Les expériences de Rondelet, de l'abbé Nollet et de tant d’autres ne permettant pas d’en douter , il ne s’agissoit plus que d’en connoître l’organe. Déja M. Geoffroi , notre con- frère | auquel l’histoire naturelle doit tant de décou- vertes, avoit fait de cette recherche l’objet particulier de ses travaux : M. Camper a considéré l’organe de l’ouïe dans les divers ordres de poissons. Dans les cartilagineux , trois conduits demi - circu- DE CAMPER. 319 laires osseux , renferment trois conduits de même forme, mais cartilagineux , auxquels ils servent d’en- veloppe. Entre ces conduits est une sorte de bourse , dont la substance est élastique , qui contient deux corps blancs de consistance crayeuse et sur laquelle la pulpe nerveuse s’épanouit. | Dans les poissons épineux , les osselets que la bourse élastique renferme sont au nombre de trois. Un or- gane musculaire tend à volonté cetté bourse , qui met le nerf en mouvement , et aucun des trois conduits demi-circulaires n’a d’enveloppe. Une ouverture exté- rieure que Duverney avoit connue, et que M. Monro a décrite , donne aux ondulations sonores un libre passage ; mais on ne trouve dans cet organe ni conduit auditif, m1 cavité, ni membrane du tympan, dont l'existence se borne aux animaux qui vivent dans l’air, ni bmaçon qui est propre à l’homme et aux quadru- pèdes ; réduit à ses moindres termes, l’organe de l’ouïe consiste dans quelques osselets environnés de nerfs. Pour la classe entière des animaux d’une mollesse ab- solue, le son doit donc être nul , puisqu'ils n’ont au- cune partie sohde où ses vibrations puissent s'arrêter. Dans ces animaux , à mesure que le nombre des organes décroît , la chair devient plus flexible , plus gélati- neuse ; plus palpitante , et cet excès de mobilité sup- plée sans doute en eux au défaut de sentiment. Dans ce beau mémoire sur l’organe de l’ouïe des poissons, M. Camper , voulant déterminer avec pré- cision l’origine des nerfs , a décrit le cerveau : il y 320 ÉLOGE HISTORIQUE admet des lobes. Je pense, au contraire, que dans tous ces animaux la masse cérébrale , dépourvue de lobes, est réduite aux tubercules du centre ;, d’où sor- tent les nerfs. Il me suffit d'exposer 1c1 cette opinion ; je n’essayeral point de la défendre aujourd’hui par des preuves, contre celle d’un savant qui, sil pouvoit revivre , auroit contre moi, sans doute, les plus grands avantages dans cette Académie et devant ce public qui l'ont si justement # si favorablement jugé. Qu'on me permette seulement de dire que ce tribut de louange west point un hommage tardif offert à sa mémoire ; je l’ai honoré vivant, et malgré la différence de nos opinions , je n’ai point attendu , pour lui rendre jus- tice, qu’il fût descendu dans le tombeau. Parmi les tfavaux anatomiques de M. Camper , plu- sieurs ont servi à compléter l'Histoire naturelle des ant- maux ; tels sont la description d’un jeune éléphant, celle de la tête d’un rhinocéros d’Afrique à deux cornes, celle du didelphe d'Asie, qui diffère beaucoup de celui d'Amérique, celle du dromadaire, du fourmilier du Cap, du crocodile du Gange et de quelques parties de la baleine. M. Camper avoit fini par s'occuper spé- cialement de l’étude de l’ostéologie comparée , sans laquelle on n’a jamais que des tonnoissances impar- faites sur la nature des os fossiles. Il avoit réuniun grand nombre de ces pièces par l’inspection desquelles il s’étoit convaincu qu’il a réellement existé des, géné- rations d'animaux , soit d’un genre particulier , et qu’on ne retrouve plus, tels que l'énorme quadrupède DE CAMPER. 321 des bords de l'Ohio, soit analogue aux espèces vivantes , mais d’une taille beancoup plus grande , tels que l'élan aux cornes plumées. M. Camper , ordinaire- Ÿ ment sévère dans ses jugemens, et froid dans la dis- : _ pute, s’animoit à la vue de ces objets sur lesquels il avoit adopté la théorie de son illustre maître, M. de Buffon. Rien en effet n’étonne autant l'esprit que ces débris gigantesques de siècles entièrement inconnus ? qu'on w’atteint que par des conjectures, que l’imagi- nation remplit à son gré de ses chimères, et sur les- quels 1l est si difficile que la raison se repose , puis- qu'enfin le résultat, si l’on s'en permettoit quelqu'un, seroit que le globe se refroidit, que tous les êtres vivans dégénèrent , et que les hommes sont , ainsi que les animaux, menacés de périr quelque jcur faute de chaleur et de mouvement : état dont le nôtre diffère à un tel point qu'il seroit aussi peu sage de le craindre, que superflu de s’en occuper. Ce n’est que vers le milieu de ce siècle qu'on a su faire une juste application du dessin à la description des diverses parties des animaux. On s’étoit borné jusque-là , dans la plupart des planches anatomiques , à montrer les organes sans liaison avec ceux dont ils sont naturellement environnés. Les ramifications vas- culaires ou nerveuses ; ainsi présentées , ressembloient à des racines ou à des branches d'arbres. Haller avoit fait connoître l'insuffisance des travaux de ce genre ; il avoit prouvé que ce n’étoit pas assez d'indiquer la forme d’un organe , qu’il falloit encore en désigner la Lo de 21 322 ÉLOGE HISTORIQUE place , et qu’un dessin bien fait en exposoit mieux que le discours le plus détaillé , les connexions et les rap- ports. M. Camper , reprenant le mème sujet, a prin- De porté son attention sur la manière dont il fant qu’on ordonne les divers objets qu’une figure doit exprimer. Dans un plan géométral , où toutes les lignes sont marquées sans aucun raccourcissement, la disposition ne donne qu’une idée imparfaite des groupes , des élévations et des profondeurs. D’accord avec pres- que tous les professeurs modernes ; Albinus vouloit qu’on préférât la méthode dans laquelle c’est aux lois de la perspective que tout doit obéir : mais une repré- sentation aussi bien concertée suppose que le lecteur instruit sache se placer au point convenable pour bien voir et bien juger ; elle suppose que l’anatomiste et le dessinateur aient fait la même étude et qu’ils aient adopté les mêmes principes ; encore n’y a-t-l qu’un seul cas où cette harmonie puisse être parfaite, celui” où, comme dans les travaux de M. Camper, ces deux personnages se confondent et où ces deux talens n’en font qu’un. Frappé de ces difficultés nombreuses , cet anato- miste a proposé et suivi une méthode mixte dans la- quelle l’œ1l peut se placer successivement en plusieurs points , et comme dans la nature , tourner en quelque sorte autour de son objet. M. Camper ne se contenta point d'étudier comme anatomiste , et de comparer entre elles les formes ex térieures de l’homme et des animaux ; 1l appliqua ces f DE CAMPER. 323 connoïssances à l’art du dessin , et 1l rédigea un cours d’anatomie en faveur des peintres auxquels il enseigna cette science pendant plusieurs années, dans l’amphi- théâtre de l’école de peinture d'Amsterdam. Il avoit fait venir des différentes côtes d'Asie et d'Afrique des têtes de nègres , dont il avoit mesuré la ligne faciale , qu'il croyoit un peu plus inclinée dans les noirs que dans les blancs. En prolongeant cette ligne, en lui donnant différens degrés d’obliquité dans un dessin , 1l exprimoit à volonté une tête humaine ou une tête de quadrupède ou d’oiseau. Ailleurs ; après avoir expliqué pourquoi la région frontale des enfans est plus grande que le reste de la face , où les cavités des sinus n'existent point encore , 1l montre comment dans les femmes la hauteur de la coiffure, se confondant avec celle du front , semble rétablir quelques-unes des proportions de ce bel âge … dont chacun aime à prolonger le souvenir. C’est une entreprise d’une grande utilité que de choisir parmi les observations anatomiques celles qui peuvent jeter le plus de jour sur la connoissance des maladies , et d’en faire une juste application à l’art de guérir. M. Camper a exécuté ce plan dans un grand et bel ouvrage pour ce qui concerne le bras et le bassin. Les parties y sont décrites dans l’ordre où elles se présentent de l'extérieur à l’intérieur. Des planches que l’auteur a dessinées lui-même rendent l’intelli- gence du texte plus facile : on y remarque sur-tout la description vraiment originale des nerfs du bras, celle 324 ÉLOGE HISTORIQUE de l'articulation du bras avec l’omoplate, celle des ligamens des vertèbres et des artères du bassin. On y trouve deux remarques importantes : la première sur la courbure de lurètre plus considérable dans les enfans que dans les adultes ; circonstance qui exige que les sondes soient courbées dans la même propor- tion : la seconde sur la position de l’artère sous-cla- vière entre la clavicule et l’apophyse coracoïde , où , lorsqu'on a pris soin de porter l’omoplate en arrière , on peut avec le doigt tellement comprimer l’artère que ses pulsations cessent aussitôt dans toute l'extrémité. La chirurgie a profité de ces deux observations , et le nom de M. Camper est déja compté parmi ceux des grands hommes qui ont eu part à ses progrès. Pour achever des travaux d’une aussi grande étens due , il y a peu d’auteurs qui n’aient besoin d’y être excités par leurs contemporains , aux yeux desquels c’est souvent peu de chose que des recherches dont s’étonnera la postérité. M. Camper , impatient de jouir de l'espèce de gloire que lui promettoient ses talens et ses veilles , se laissa distraire par quelques soins étrangers. Il concourut aux prix proposés par les aca- démies; de tous côtés les lauriers se réumirent sur sa tête , et au milieu de ces succès il oublia de fuir l'important ouvrage qu’il n’a fait que commencer. Voici quels furent ses dédommagemens et les nôtres. Il mérita par un mémoire sur l'éducation physique des enfans , le prix de l’Académie de Harlem , qui recut en même temps deux dissertations, l’une sur DE CAMPER. 325 l’organe de l’ouïe de la baleine , l’autre sur les causes des hernies des enfans nouveau nés. Par des recher- ches sur les remèdes spécifiques , 1l obtint le prix de l’Académie des sciences de Dijon ; par des observa- tions sur l’inoculation de la petite vérole , 1l rempota celui de l’Académie de Toulouse ; et par un traité des maladies chroniques de la poitrine , celui de l’Acadé- mie de Lyon. L'Académie royale de chirurgie lui dé- cerna trois de ses prix d'hygiène sur l'influence que peu- vent avoir l'air, le sommeil, la veille , et les différentes excrétions considérées dans le traitement des maladies chirugicales. Il contribua par un autre mémoire à bannir les emplâtres de la cure des ulcères, dans la- quelle il a recommandé l’usage des remèdes préparés avec des végétaux astringens. Il a publié dans les re- cueils de la même académie deux autres mémoires , l’un sur le forceps de Smellie et sur le levier de Roonhuysen ; l’autre sur la manière de contenir les hernies par le moyen d’un bandage , dont il a proposé de prolonger le fer jusqu’au-delà de la hanche du côté sain ; en donnant à ces instrumens la forme d’un cer- cle presqu’entier. La Société d'Edimbourg a publié un mémoire dont il est auteur , sur la formation du calus à la suite des fractures. Enfin , 1l a réuni ses obser- vations sur les diverses sortes d’épanchemens séreux : il a indiqué une méthode nouvelle de pénétrer dans l'intérieur des articulations ; soit du genou, soit de la cavité cotyloïde , lorsqu'elles sont remplies de séro- sité; et ce recueil lui a mérité Pun des prix que la 326 ÉLOGE HISTORIQUE Société royale de médecine a proposés sur la nature et le traitement de l’hydropisie. En même temps il enrichissoit les ouvrages de MM. de Buffon , Pallas et Monro de ses découvertes en histoire naturelle et en anatomie ; et 1l écrivoit sur tous les sujets de médecine et de chirurgie dont le public étoit le plus occupé. Lorsque feu M. Sigault , l’un de nos plus estimables confrères, fit, pour la pre- muère fois , sur une femme l'opération de la section du pubis, M. Camper réussit en soumettant aux mêmes essais les femelles de quadrupèdes, dans lesquelles, à la vérité, la proportion des diamètres n’est pas la même que dans la femme , puisque le diamètre transversal sur lequel cette opération a le plus d’influence est le plus petit dans les femelles des quadrupèdes , tandis que dans la femme il est le plus grand. L'opération de la taille en deux temps aétélesujet deses recherches, etilen a recommandé l'usage. Lorsque l’éta- blissement des écoles vétérinaires en France fixa l’at- tention des savans, 1l publia des observations sur l’ozène des chevaux et sur l’origine des douves qui ha- bitent dans le foie des moutons. Lorsque les sociétés d'agriculture furent mises en vigueur, 1l en établit une à Groningue, et 1l fit connnoître le résultat de ses ex- périences sur la culture des prairies. Avec cette grande activité le nom de M. Camper fut répété de toutes parts; sur quelque sujet qu’on écrivit, on avoit toujours ses opinions à discuter. Tous les corps savans se l’asso- cièrent. Il a été en Hollande le premier ;, après Boër- DE CAMPER. 327 haave, dont l’Académie royale des sciences aït inscrit le nom sur la liste si peu nombreuse et si honorable de ses associés étrangers. Cette couronne mit le comble à ses vœux et ne lui laissa dans la carrière des lettres aucun autre souhait à former. Parmi plusieurs dissertations de M. Camper, dont l'abondance des matières ne me permet pas de parler dans cet éloge, il en est deux que je ne pus me déter- miner à laisser dans l’oubli. Dans la première, l’auteur recherche pourquoi l’homme est sujet à un plus grand nombre de mala- dies que les animaux. Lorsqu'on a vécu parmi les hommes , peut-on le demander ? Les animaux sont restés fidèles à la nature ; les hommes, au contraire, ont méconnu ses lois. Ils ont confondu les jours, les âges, les saisons , et les climats. Dans ce déplace- ment tout est contrainte ; dans ce désordre tout est excès : ipar-tout on voit le travail sans repos, ou le repos sans travail; la faim se refuse à l’opulence et poursuit la misère ; de tous côtés le plaisir touche à la douleur ; l’erreur s'attache à la vérité, et le vice est le tourment de la vertu. De ces longs ennuis naissent des maux sans nombre et le plus souvent sans re- mède ; l'imagination qui les produit , qui les mêle avec art, ne les pallie, ne les guérit jamais ; et sous des noms divers que la médecine invente , ce sont les re- grets, les remords , les excès , c’est le malheur enfin qui moissonnent la plus belle partie de la triste humanité. 328 ÉLOGE HISTORIQUE -. Qu’'opposer à tant d'abus? Répondons avec M. Cam- per, la raison privée dans les conseils particuliers ; la raison publique dans les lois d’un gouvernement sage et paternel qui dispense avec équité le travail , le pouvoir et la fortune ; aux yeux duquel tout citoyen ait des droits sacrés ; tel enfin que celui qu’on espère, et dont le peuple français est impatient de jouir. Le second mémoire dont il me reste à parler, semble, au premier coup d’œil , n'être qu'un badimage. On disoit à M. Camper , dans une société composée de ses anciens élèves, que les sujets propres à être traités dans les dissertations de médecine étoient maintenant épuisés. M. Camper prétendoit , au contraire, que ce fonds étoit encore très-riche, et que d’ailleurs le sujet le moins important; le plus ingrat mème en apparence, fût-ce , ajouta-t-il, la forme d’un soulier ; pouvoit dans des mains habiles devenir intéressant. On soutint qu’il lui seroit impossible de remplir une pareille tâche. Il accepte le défi , et peu de temps après 1l publie l’ou- vrage sur lequel je demande la permission de m’arrèter. Il lui fut facile de se justifier d’avoir écrit sur cette matière. Xénophon , ditil, l’un des plus grands gé- néraux dont la Grèce s’honore , a transmis à la pos- térité des réflexions très-judicieuses sur la manière de conserver les pieds des chevaux. Un médecin peut donc bien donuer quelques-uns de ses momens à ceux des hommes. Ce sujet s’est beaucoup étendu sous la plume de M. Camper. Il a considéré le pied comme anatonuste ; DE CAMPER. 1,08) comme mécanicien et comme dessinateur. Il a recher-. ché quel étoit le costume des anciens , et il résulte. d’un examen , moitié sérieux ; moitié plaisant > que depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, l’art de la chaussure est demeuré sans principe ; aussi M. Camper remarque-t-1l que les difformités et les maladies des orteils sont très-anciennement connues , comme on peut s’en convaincre en lisant Celse , Paul d'Algnie et Aetius, qui ont écrit sur ce sujet de longs et savans chapitres. Le pied représente un arc osseux , élastique , qui s’arrondit dans le repos , qui s’applatit, s’allonge lors- qu'on est debout , par le poids du corps , et qui se dé- veloppe sur-tout par le mouvement. Ces circonstances, auxquelles on n’a jamais égard, montrent, dit M. Cam- per, quand et dans quelle attitude on doit prendre la mesure du pied pour éviter les nombreux inconvéniens des chaussures trop étroites. Il prouve ensuite que toutes les formes des chaus- sures sont défectueuses. Les peintres savent que le tiers antérieur du lozange qu'offre la plante du pied est oc- cupé par les orteils , et que la diagonale de ce lozange west point placée. dans le milieu, mais plus près du bord interne que de l’externe. Dans aucune forme les orteils n’ont assez d’espace , et dans toutes la diagonale est au milieu du pied. De cette vicieuse disposition , il suit que le pied se courbe dans tous les sens; le second orteil , qui dans la nature est plus grand que le premier , comme on 330 ÉLOGE HISTORIQUE peut le voir dans le gladiateur, dans l’Antinoïüs, dans l’'Hercule Farnèse , et dans les figures de Vesale, se déforme de si bonne heure et si constamment que ses vraies dimensions ont été méconnues par les plus grands maîtres , tels que Bidloo , Cheselden et Albi- nus, qui en ont publié des dessins très-incorrects dans leurs ouvrages. Une conséquence nécessaire des remarques précé- dentes, c’est que chacun des deux pieds doit avoir une chaussure qui lui soit propre, Il faut encore que le talon soit porté plus en avant pour qu'il réponde au centre de gravité dont 1l doit être le soutien. Tous les autres détails de ce sujet sont examinés avec la même précision. C’est sur la région qui répond aux os cunéiformes du tarse que la chaussure doit être assujétie. M. Camper s'élève avec force contre l'usage des grandes boucles, et en général contre l'application de tout corps inflexible sur un organe composés d'un grand nombre de pièces mobiles dont on détruit ainsi la souplesse. Les anciens avoient encore sur nous , à cet égard , une grande supériorité, et ils ont laissé dans ce genre des modèles de goût que nous n'avons point atteints. En parlant de la chaussure si défectueuse des femmes, M. Camper prouve qu’il en est résulté , non une simple . difformité , mais une vraie dislocation ; ; que, dans cet état , deux des os du tarse , le pape. et l’astragal , sont luxés entre eux; que le pied , ainsi forcé dans sa DE CAMPER. 331 courbure et brisé dans un de ses points, ressemble plus qu’on ne pense à celui des femixes chinoises dont nos dames ont si souvent plaint le sort ; et qu’il est dérai- sonnable enfin de sacrifier à des idées gothiques et barbares, je ne dirai pas seulement les avantages réels de la sûreté dans la marche, mais encore ceux de la vitesse et de la légéreté , qui sont les vrais attributs de la jeunesse sans lesquels la grâce ne peut avoir ni tout son naturel, n1 toute sa liberté. Cette longue suite de travaux n’empêcha pas M. Camper de donner beaucoup de temps et d’ap- plication aux affaires publiques. Nommé successive- ment député de deux bailliages , 1l fut pendant long- temps membre des États de la Frise. En 1793 1l fut élu membre de la régence de Worcum, et en 1786 il fut “appelé au conseil d'état. Placé alors au milieu des factions qui divisoient la Hollande , environné des _ ruines de sa patrie, accusé de n'avoir point fait assez pour son indépendance , comme si le philosophe qui cultive ; qui aime la nature, pouvoit ne pas chérir aussi la liberté : ces distinctions ; ces honneurs furent pour lui la source de mille chagrins; sa santé s’affoiblit et 11 mourut le 7 du mois d'avril 1789. Son corps a été déposé à Leide dans le tombeau de ses pères. . Il a laissé une riche collection de squelettes , d’os fossiles, d’os malades et de préparations anatomiques de tous les genres. Ce qui mérite sur-tout d’être conservé , ce sont ses manuscrits et les nombreux dessins qu'il a faits lui- 332 ÉLOGE HISTORIQUE, etc. même à la plume, avec un talent dont il y à peu d'exemples. La Société royale de médecine , à laquelle M. Camper a communiqué dans un de ses voyages une partie de ses productions , se joindra sans doute. aux autres compagnies savantes dont il étoit membre , pour prier ses fils de faire connoître au plutôt ces restes d’un grand homme qui ne vécut point assez pour les lettres , parce qu'il prit trop de part aux malheurs de son pays. FIN DU PREMIER VOLUME. TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME. Dr scours sur la vie et les ouvrages de Vicg-d'Azyr ; page 1 Considérations générales sur les Eloges historiques. 1 .* Discours sur La vie et sur les ouvrages de Buffon, pro- noncé à l'Académie française ; le 11 décembre 1768. k st D Réponse de M. de Saint-Lambert, alors directeur 2 î l’Académie. A1 Notices sur la vie et les ouvrages de Buffon et de Dau- . benton, par l'Éditeur. 57 Éloge de Cusson 107 —— de Duhamel. 121: —— de Linné (Charles). 169 —— de Bergman. 209 —— de Bucquet. 249 —— de Macquer. 277 ÉLoce ne CAMPER. 305 k- UT | lun DÉS ÿ BU Le er Nr RE PE 1e LI 00 LU Let A ss | 24 Ya [Sn Le LS it me + à à Un A LT #3: Mr. Fire ON LL SR * RS # ] " ur LA ASTON, à: CAT Ge M Ce VU & on ' FE SARA : dot D'HNS c'e v'l De AE CARLA 58 . réa 286% QUE EX (PEN ‘ ee LA PARLE L “ PE: A NI A von » FT FA 2e Don Con 4 et. À LT, ‘+ L'A ñ 1 L pe A À l 0 «re 4 vw L ? he » fe. PGA: she "