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BOOK 208. 1.L1 19 V.4 c. 1 LACORDAIRE # OEUVRES DU R P H D LACORDAIRE

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ŒUVRES

DU

R. P. H.-D. UCORDMRE

TOME IV

CONFERENCES DE NOTRE-DAME DE PARIS

TOME TROISIÈME

PARIS

ANCIENNE LIDRAIRIE POUSSIELGUF

J. DE GIGORD, éditeur

15.. RUE CASSETTE

1911

ŒUVRES

DU

R. P. HENRI- DOMINIQUE UCORDAIRE

DE L'ORDRE DES FRERES PRÊCHEURS

TOME IV

PROPRIETE DE

J. DE GIGORD

OEUVRES COMPLETES DU R. P. LACORDAIRE

9 vol. in-S" 50 fr. Les mêmes, 9 voL in-18 jésus, 11 25.

On vend séparémeyit :

Vie de saint Dominique. In-18 Jésus, avec portrait. . . . 125 Conférences prêchées à Paris (183n-1851) et à Toulouse. 5 vol.

in-18 Jésus (tomes II à VI des OEuvres), chaque vol. . 1 25 Œuvres philosophiques et politiques. In-18 jésus. . . 1 2.5

Notices et panégyriques, ln-18 jésus 1 25

Mélanges. In-lS jésus 1 25

Vie de saint Dominique. Illustrée daprès le P. Besson. In-S»

raisin 12 »

Lettres à un jeune homme. Joli volume in-32 encadré. 0 75 Sainte Marie Madeleine. Joli volume in-32 encadré . . 0 75 Lectures choisies, UEglise. Jésus-Christ. La Vertu.

3 volumes in-32 encadré, chaque volume 1 »

OEUVRES POSTHUMES DU R. P. LACORDAIRE

Conférences de Nancy (1842-1843) publiées par le R. P. Tuipier.

2 vol. in-12 6 »

Lettres à Th. Foisset. 2 volumes in-8» 12 50

Sermons. Instructions et Allocutions. Notices, textes, frag- ments, analyses. Sermons (1825-1849). In-S". ... 7 »

Tome II. Sermons (1850-1856). Instructions données à l'Ecole de Sorèze (1864-1861). ln-8« 7 »

Le MÊME OUVRAGE. Tomc I. ln-18 Jésus 3 75

Tome II. ln-18 jésus 3 75

Tome III. ln-18 jésus 3 75

CONFÉRENCES ^^

DE

NOTRE-DAME DE PARIS

LE P. HENRI-DOMINIQUE LAGORDAIRE

DES FRÈRE'; PRÊCHEURS MEMBRE DE l'aOADÉMIE FRANÇAISE

l'^'^

TOME TROISIEME

ANNÉES 1846-1848

PARIS

ANCIENNE LIBRAIRIE POUSSIELGUE

J. DE GIGORD, éditeur 15, RUE CASSETTE

1911

CONFÉRENCES

NOTRE-DAME DE PARIS

ANNEE 1846

DE JESUS-CURIST

ÎV. -i

TOENTE-SEPTIEME CONFERENCE

DE LA VIE INTIME DE JESUS-CHRIST

Monseigneur (1),

Messieurs,

Le plan de nos Conférences vous est maintenant connu. Nous ne sommes point partis, pour établir la divinité du christianisme, des profondeurs de la mé- taphysique , ni des régions lointaines de l'histoire ; nous avons pris pour point de départ un phénomène vivant, palpable, qui habite avec nous depuis des siècles ; nous vous avons montré que, sous le rapport de l'intelligence, sous le rapport des mœurs, sous le rapport de la société , l'Église catholique présentait un phénomène unique ici-bas, et par conséquent

0) Me^ Afîre, archevêque de Pans.

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divin. Car tout ce qui est humain est multiple, at- tendu que ce que des hommes ont pu dans un temps et dans un lieu, d'autres hommes le peuvent dans d'autres temps et dans d'autres lieux. Nous avons ainsi changé la tactique : au lieu de partir de la base, nous sommes partis du sommet; au lieu de creuser dans les fondements de la pyramide, nous avons regardé sa tête et sa couronne, commençant par le plus visible pour redescendre ensuite à ce qui est plus caché et qui porte toute la masse. Un écri- vain de ce temps avait dit : « Le christianisme est le plus grand événement qui ait traversé le monde. » Nous avons dit autrement, et peut-être mieux : Le christianisme est le plus grand phénomène qui se soit naturahsé dans le monde, le plus grand phéno- mène intellectuel, le plus grand phénomène moral, le plus grand phénomène social , quelque chose , en un mot, d'unique, et par conséquent, encore une fois, de divin.

Mais ce phénomène, quelle en est la cause pre- mière? Tout phénomène a une cause. Après avoir considéré ce qui apparaît , il faut évidemment consi- dérer ce qui a produit le spectacle, ce qui en est la raison et le soutien. Qui donc a fait l'Éghse catho- hque? Qui a fondé cette société dominatrice des esprits par la certitude, régulatrice des âmes par les plus hautes vertus, bienfaitrice du genre humain par les éléments nouveaux qu'elle a fournis à la civiUsation? Qui a formé, sous une hiérarchie toute spirituelle et désarmée, ce corps la conviction, la sainteté, l'unité, l'universaUté, la stabilité et la vie

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forment un tissu d'une beauté surhumaine et incon- testable? Qui en est l'artiste ou l'ouvrier? Est-ce le temps, le hasard? Est-ce plusieurs, ou serait-ce un seul? C'est un seul, oui, un seul, un homme, c'est- à-dire rien; la parole d'un homme, c'est-à-dire un vent qui passe. Voilà l'artiste! Ainsi, Dieu a voulu que le fondement de ce grand ouvrage fût quelque chose comme nous en apparence, et que nous, si faibles, si vains, nous portassions sur nos épaules, comme Atlas , le ciel et l'éternité. Quel est cet homme ? Quel nom a-t-il dans la langue et dans les souvenirs du genre humain? Je n'ai pas besoin de vous le dire : son nom va tout seul et résonne de soi. Tout homme le sait par amour ou par haine, et, en vous disant Jésus-Christ, je ne suis que l'écho tar- dif de tous les siècles et de tous les esprits. Jésus- Christ donc! Jésus -Christ! voilà l'artiste! C'est lui qui a fondé cette Eglise dont nous avons admiré en- semble l'ineffable architecture : j'entends l'Église sous sa forme actuelle ; car l'Église a existé sur la terre du jour Dieu a parlé à un homme , et un homme a répondu de son cœur à Dieu.

L'artiste trouvé , Messieurs , il nous faut étudier son histoire , afin de juger si l'ouvrier répond à l'œu- vre, et si, après avoir vu que l'œuvre était divine en soi , sa divinité recevra confirmation de la vie même de l'ouvrier. Or, ici , la première question qui se pré- sente est de savoir nous puiserons les éléments de cette vie. L'embarras n'est pas grand. Comme tout homme venu dans un âge historique et célèbre par ses travaux , Jésus -Christ a une histoire, his-

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toire dont l'Église et le monde sont en possession , et qui , entourée de monuments innombrables , a pour le moins la même authenticité que toute autre his- toire née sur le même sol, chez les mêmes peuples et aux mêmes temps. De même donc que, voulant étudier la vie deBrutus et de Gassius, j'ouvrirais tran- quillement Plutarque, j'ouvre l'Évangile pourétudier Jésus-Christ, et je l'ouvre avec la même tranquillité. Nous verrons plus tard si j'aurai failli en admettant cette authenticité préalable; je m'en contente pré- sentement, parce que j'en ai la possession, sauf à revenir plus tard sur nos pas, à vérifier par nous- mêmes les monuments, et les asseoir sur une certi- tude digne, par sa profondeur, du saint objet de notre curiosité. Je prends donc provisoirement l'É- vangile pour mon titre historique. Quant à vous, réservez de votre part, tant que vous le voudrez , la question de son authenticité et de sa véracité; c'est un droit que je ne vous conteste pas, comme aussi je vous sais assez équitables pour respecter, au moins provisoirement, dans l'Évangile la foi de vingt siècles et le poids naturel des choses qui se lient entre elles et à tout.

Seigneur Jésus, depuis dix ans que je parle de votre Église à cet auditoire, c'est, au fond, toujours devons que j'ai parlé; mais enfin, aujourd'hui plus directement, j'arrive à vous-même, à cette divine figure qui est chaque jour l'objet de ma contempla- tion , à vos pieds sacrés, que j'ai baisés tant de fois , à vos mains aimables, qui m'ont si souvent béni, à votre chef couronné de gloire et d'épines, à cette vie

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dont j'ai respiré le parfum dès ma naissance, que mon adolescence a méconnue , que ma jeunesse à reconquise, que mon âge mûr adore et annonce à toute créature. 0 père! ô maître! ô ami! ô Jésus! secondez -moi plus que jamais, puisque étant plus proche de vous, il convient qu'on s'en aperçoive, et que je tire de ma bouche des paroles qui se sentent de cet admirable voisinage!

Il y a deux vies , la vie extérieure et la vie intime. La vie extérieure ne serait rien sans la vie intime. C'est la vie intime qui est le support de l'autre, et par conséquent, voulant étudier la vie de Jésus- Christ, la première chose que je dois faire, c'est d'étudier sa vie intime. Mais qu'est-ce que la vie intime? La vie intime est la conversation de soi- même avec soi-même. Tout homme converse avec soi , tout homme se parle , et cette parole qu'il se dit à lui-même, c'est sa vie intime, comme la parole que Dieu se dit de toute éternité dans le mystère de ses trois saintes personnes, c'est sa vie intime. Tout homme, toute intelligence a cette parole du dedans, cette conversation de soi à soi , qui fait sa vie véri- table. Le reste n'est qu'une apparence, quand il n'est pas le produit de cette vie intime. C'est cette vie in- time qui est tout l'homme, qui fait toute la valeur de l'homme. Tel porte un manteau de pourpre qui n'est qu'un misérable, parce que la parole qu'il se dit à lui-même est la parole d'un misérable; et tel passe dans la rue, nu-pieds, en haillons, qui est un grand homme , parce que la parole qu'il se dit à lui-même est la parole d'un héros ou d'un saint. C'est au jour

du jugement qu'on verra ce volte-face du dehors en dédans, et que, le colloque mystérieux de chaque homme étant connu, l'histoire commencera. Quant à présent, nous marchons comme nous pouvons de la vie extérieure à la vie intime; car si ce don déjuger de l'intérieur par l'extérieur ne nous avait pas été donné, si notre vie extérieure était autre chose qu'une transpiration permanente de notre vie intime, nous ne serions pour les uns et les autres que des spec- tres; nous passerions sans nous voir, comme des masques qui se croisent dans la nuit. Heureusement, et grâce à Dieu, il y a des soupiraux par notre vie intime s'échappe à tout moment, et l'âme a ses pores comme le sang a les siens. La bouche est la première et la plus illustre de ces voies qui amène l'âme hors de son invisible sanctuaire; c'est en parlant des lèvres que l'homme communique cette parole secrète qui est sa véritable vie. Et, bien que tout homme parle ainsi du dedans au dehors, cependant il est des hommes en qui cette manifestation d'eux-mêmes est plus indispensable, plus exigée, plus authentique. Ce sont ceux qui se présentent au monde avec des doctrines destinées par eux à devenir des lois. Car la première réponse que le monde leur fait est celle- ci : Qui êtes- vous? que dites-vous de vous-mêmes? Ce que les prêtres de Jérusalem envoyèrent dire à Jean-Baptiste au désert : Tu quis es? Quid dicis de ieipso (1)? Avant tout , puisque vous êtes un homme autre que les autres, dites-nous ce que vous êtes, ce

(1) Saint Jean , chap. i , vers. 22.

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que vous affirmez de vous-même : Quîd dicîs de teipso ?

Et ce n'est pas peu de chose, Messieurs, que de forcer un homme à dire ce qu'il est , ou ce qu'il croit qu'il est. Car cette parole souveraine de l'homme, ce seul mot qu'il va dire de lui et sur lui décidera de tout. Ce sera la base d'où l'on partira pour le juger. Il faudra que tous les actes de sa vie, dès ce mo- ment , soient en rapport avec la réponse faite à la demande : Quid dicis de teipso? Et par conséquent Jésus -Christ apparaissant au milieu des hommes pour leur apporter des lois nouvelles , une société nouvelle, a subir cette nécessité de dire ce qu'il était, et avec cette nécessité l'épreuve immanquable qui y est attachée. C'est d'abord à ses amis et à ses disciples qu'il a se manifester en leur disant ce qu'il pensait de lui-même. Que leur a-t-il dit?

Un jour, à Césarée de Philippe, il les interroge en cette manière : Qu'est-ce que les hommes disent qu'est le Fils de V homme? Mais, répondent - ils , Jean- Baptiste , ou bien Jérémie, ou bien Élie, ou bien l'un des prophètes. Et vous, reprend Jésus- Christ , que dites-vous que je sois? Alors Simon- Pierre lui dit : Vous êtes le Christ , Fils du Dieu vivant. Jésus-Christ, loin de repousser cette parole comme un blasphème, l'accepte comme une vérité qui le ravit, et il répond à Pierre : Tu es bien heu- reux, Simon pis de Jean, car ce nest pas la chair ni le sang qui te Va révélé, mais mon Père qui est aux deux. Il ajoute aussitôt, comme récompense de la foi de son disciple : Je te dis à mon tour que tu es

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Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l'enfer ne 'prévaudront pas contre elle (1).

Ainsi, à ses disciples Jésus- Christ se présente comme le Fils de Dieu , non pas comme le Fils de Dieu dans le sens nous le sommes tous , mais comme le Fils de Dieu dans le sens vrai et propre; sans quoi il n'eût pas témoigné à son apôtre , en termes aussi singuliers par son énergie, la joie qu'il ressentait de sa confession. En d'autres circonstances d'ailleurs, il s'exprime encore plus clairement avec eux, s'il est possible. Philippe lui dit : Seigneur y faites -nous voir le Père, et cela nous suffit. Jésus- Christ s'indigne de sa demande, et lui répond : Quoi! je suis depuis si longtemps avec vous, et vous ne me connaissez pas ! Philippe y celui qui me voit, voit aussi le Père. Coonment peux-tu dire : Faites-nous voir le Père? Ne croyez-vous pas que je suis dans le Père, et que le Père est en moi? Et dans une autre occasion, voulant toujours exprimer davantage sa filiation divine , il disait à un disciple encore incer- tain : Dieu a tant aimé le monde, qu'il a donné pour lui son Fils unique... Celui qui croit en lui n'est pas condamné , mais celui qui n'y croit pas est con- damné, parce qu'il ne croit pas au nom du Fils unique de Dieu (2). Jésus -Christ se posait donc comme Fils de Dieu sans pareil et sans second , en un sens si étroit, qu'il était dans son Père, et que

(1) Saint Matthieu, chap. xvi, vers. 13. 14, 15, 16, 17, 18.

(2) Saint Jean, chap. xiv, vers. 8, 9, 10.

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son Père était en lui, et que le voir, c'était voir son Père.

Voilà pour les amis et les disciples. Mais au delà des amis et des disciples , il est un autre tribunal il faut que toute doctrine nouvelle se présente : c'est le peuple. Après avoir parlé en secret à ceux que Ton a choisis, il faut sortir de sa chambre, paraître en public, parler à des hommes de tout âge, de tout sexe , de toutes conditions , à des hommes qui n'ont pas reposé sur la poitrine du maître, qui n'ont pas reçu l'éducation de l'amitié, qui ne savent pas ce qu'on leur veut, qui opposent à la parole doctrinale mille passions mêlées à mille préjugés. Jésus-Christ l'a fait; il a entendu mugir la foule autour de lui, et ne s'est pas étonné du compte qu'il avait à lui rendre. Jus- ques à quand, lui crie-t-on, tiendrez - vous notre âme en suspens? Si vous êtes le Christ, dites-nous- le ouvertement. Jésus -Christ leur répond : Je vous parle, et vous ne me croyez pas; pourtant les œu- vres que fai accomplies au nom de mon Père ren- dent témoignage de moi (1)... Mon Père et moi, nous ne sommes qu'un (2). A ce mot, qui dit tout, les Juifs ramassent des pierres pour le lapider ; et Jésus leur dit : Je vous ai montré beaucoup d'œuvres de non Père ; pour laquelle de ces œuvres me lapidez-vous? Les Juifs lui répondirent : Pour aucune de vos bonnes œuvres, mais à cause du blasphème, et parce qu'étant homme, vous vous faites Dieu (3). Le

(1) Saint Jean, chap. x, vers. 24, 25.

(2) Ibid., vers. 30.

(3) Ibid., vers. 32, 33.

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langage de Jésus-Christ, tel qu'il le tenait au peuple pour lui apprendre l'origine et la mission de ce nou- veau maître spirituel, était donc un langage exempt de toute contrainte et d'obscurité. Il lui dit sans crainte cette parole terrible : Ego et Pater unum sumus.

Mais au-dessus du peuple, masse confuse dont la voix est la voix de Dieu et aussi la voix du néant; au-dessus du peuple, qui est à la fois la plus grande et la moindre autorité, s'élève dans le calme, la vigi- lance et le respect de soi-même, la plus haute re- présentation du droit et de la vérité. Chaque nation a quelque part une magistrature suprême qui ras- semble en elle la gloire et la lumière du pays, et c'est que finit par comparaître toute doctrine qui a re- vendiqué l'empire en faisant une violence apparente ou réelle aux traditions reçues. Jésus- Christ ne pouvait échapper à cette loi générale de l'ordre hu- main. Il est cité devant le conseil des anciens, des prêtres et des princes de la Judée. Après des témoi- gnages plus ou moins consistants, enfin le grand prêtre veut mettre la question elle est, il se lève et adresse à l'accusé cette solennelle adjuration : Je vous adjure par le Dieu vivant de nous dire si vous êtes le Christ, Fils de Dieu (1). Jésus -Christ, sans s'émouvoir, lui répond ces deux mots : Ego sum. Je le suis. Et il ajoute immédiatement, pour confir- mer son aveu par la majesté du discours : Je le suis, et vous verrez le Fils de Vhomme assis à la droite de

(1) Saint Matthieu , ciiap. xxvi , vers. 63,

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la puissance de Dieu, et venant sur les nuées du ciel (1). Alors le grand prêtre déchire ses vêtements : Qu'avons-nous besoin de témoi^is? s'écrie-t-il ; vous venez d'entendre le blasphème ; qu'en pensez- vous (2) ? Et tous le jugent digne de mort. On le mène au président romain, qui , ne trouvant pas de motifs à sa condamnation, veut le renvoyer; mais les princes du peuple insistent : Nous avons une loi, et selon la loi il doit mourir, parce qu'il s'est fait le Fils de Dieu (3). Pilate entend si bien la chose, que son oreille romaine , et par conséquent religieuse, se dresse; il tire à part Jésus -Christ, et lui demande d'où il est : Unde es tu (4)? Jésus -Christ se lait; il confirme par son silence tout ce qu'on l'accuse d'a- voir dit de lui-même, et ce qu'il a dit, en effet. Le peuple, spectateur de son supplice, comprend sa con- damnation dans le sens elle a été portée ; il l'in- sulte jusque dans la mort par ces dérisions signifi- catives : Va, toi qui détruis le temple de Dieu, et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même; descends de la croix, si tu es le Fils de Dieu (5). Et quand les ténèbres couvrent la terre, quand les rochers se fen- dent, quand le voile du temple se déchire et que toute la nature avertit l'humanité que quelque chose de grand se passe là, les spectateurs et le centurion

(1) Saint Marc, chap. xiv, vers. 62.

(2) Ibid., vers. 63 , 64.

(3) Saint Jean, chap. xix, vers. 7

(4) Ibid., V, 9.

(5) Saint Matthieu, chap. xxvii , vers. 40.

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romain se frappent la poitrine en disant: Celui-là était vraiment le Fils de Dieu (1)! Et saint Jean Fapôtre termine son Évangile par ces paroles : Ces choses sont écrites pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, Fils de Dieu (2).

Ainsi , devant ses amis, devant le peuple, devant les magistrats, dans sa vie, dans sa mort, partout Jésus -Christ se proclame le Fils de Dieu, Fils uni- que , Fils égal à son Père , un avec son Père , étant en son Père et son Père en lui. C'est le témoi- gnage qu'il rend de lui-même, sa réponse à la fasti- que interpellation : Quid dicis de teipso? Et quelle réponse, Messieurs! Quoi! un homme, un être de chair et d'os , qui n'a pas seulement devant lui les faiblesses de la vie, mais les faiblesses de la mort, un homme ! il ose se dire Dieu ! C'est la première fois dans l'histoire. Aucun personnage historique, avant et après, ne s'est posé comme Dieu. L'idolâtrie avait mille dieux ; mais elle avait un Dieu suprême dont nul autre n'était l'égal , et lorsque la flatterie la plus lâche décernait l'apothéose à des empereurs convaincus de tout crime par leur vie, et de tout néant par leur mort, nul ne voyait dans l'encens offert à leurs cendres qu'une figure poétique , une dernière adulation de la servitude envers la tyrannie, Mahomet , venu pour remplacer le règne des idoles , ne s'est pas dit Dieu, mais un simple envoyé de Dieu. Et si nous voulons remonter plus haut que l'idolâtrie

(1) Saint Matthieu, chap. xxvii, vers. 54.

(2) Saint Jean, chap. xx, vers. 31.

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dans la recherche des plus altières impostures, nous ne découvrirons au fond de l'Inde que des narrations sans corps, des siècles sans date, un abîme informe, notre œil ne découvrira point un mortel authen- tique assez hardi pour s'être dit Dieu formellement et sans phrases , par ces deux ineffables mots : Ego sum! L'homme n'est pas capable d'un si courageux mensonge; c'est une trop forte extravagance d'in- vraisemblance.

C'est aussi une extravagance d'inutilité : car à quoi bon? Que peut servir de se donner pour Dieu? Vous voulez asseoir des lois, fonder un empire? C'est une ambition humaine, et je conçois que vous ne vous posiez pas comme philosophe ; car quicon- que connaît l'histoire sait qu'en se posant comme philosophe on est sûr de rester seul sur son piédes- tal. Un homme profond dans l'ambition ne se posera donc jamais ainsi. Dieu est la pierre angulaire de tout édifice qui doit durer. Son nom , même invoqué par l'imposture, est un ciment efficace, et il était naturel qu'avant et après d'autres Jésus -Christ se donnât pour envoyé de Dieu. Les hommes ont souvent ac- cepté cette idée; ils croient volontiers à l'interven- tion de la Divinité dans les affaires humaines, et leur foi, trompée à cet égard dans l'application, ne l'est jamais quant à la réalité d'une Providence éternelle- ment attentive à leur sort. Jésus-Christ, en se disant l'homme de Dieu , eût donc dit quelque chose de vraisemblable et d'utile ; mais le titre même de Dieu, l'apothéose de soi par soi, n'ajoutait rien à ses pro- jets que des difficultés. Il lui fallait désormais sou-

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tenir dans tous ses actes le personnage de l'Infini; il fallait que dans sa mort même il ménageât des preuves de sa nature divine, et que son tombeau parlât de lui comme l'éternité. Était-ce humaine- ment faisable?

Ajoutez une troisième considération, relative à l'état des croyances religieuses chez les Juifs. Ce peuple n'avait dans sa loi qu'un seul dogme explicite ; tous les autres, quoiqu'il les possédât dans ses tra- ditions, étaient comme voilés et manquant de relief. L^'unité de Dieu, gravée en tête des tables du Sinai, était pour lui le dogme par excellence, celui qui rap- pelait et renfermait tous les autres, tels que la créa- tion, la chute de l'homme, l'immortalité de l'âme. Y toucher, même de loin, c'est toucher à Moïse, au Sinaï, à tous les souvenirs d'Israël, à toutes ses ha- bitudes, à tous ses respects. Or Jésus- Christ, en prenant le titre de Fils de Dieu, même sans rompre l'unité divine , n'entrait pas naturellement dans les oreilles de ce peuple, accoutumé par son législateur et par ses prophètes à ne connaître que le Dieu qui l'avait tiré de l'Egypte, et qui lui avait répété si sou- vent : Je suis le seul Dieu, tu n'en adoreras point d'autre que moi (1).

Si donc Jésus-Christ disait faux en se portant pour Dieu , il s'était créé sans raison d'inexplicables diffi- cultés.

Mais enfin laissons ces réflexions préliminaires , et voyons nous en sommes de la vie que nous étu-

{!] Exode, chap. xx, vers. 2, 3.

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dions. Quelques motifs qu'eût Jésus-Christ de ne pas se dire Dieu, il s'est dit Dieu : voilà le fait. Avant de rechercher s'il disait vrai, une question intermé- diaire se présente, celle de savoir si en se disant Dieu il croyait ce qu'il disait. Entre l'affirmation et la réaUté, entre dire et être, se place la question de la bonne foi et de la sincérité. Jésus-Christ croyait-il à sa divinité? Était-il convaincu de ce dogme intime dont il faisait la base de son enseignement, et pour lequel il est mort? Était-il sincère, ou bien, pardon- nez-moi l'expression, était-il fourbe? Nous ne pou- vons plus faire un pas dans sa vie avant que ce doute soit éclairci. L'humanité tout entière, sans distinc- tion de temps , de Ueux, de peuples , de lois , de reli- gions, se partage en deux lignées chacun marque lui-même sa place : la lignée des fourbes et la lignée des sincères. Trop souvent les fourbes ont conduit les sincères ; mais leur règne se trahit tôt ou tard lui-même, et la sincérité est pour l'homme un be- soin qui l'honore , pour l'erreur un arôme qui la rend moins amère, pour la vérité une couronne qu'on y recherche d'abord. Sachons donc avant tout si Jé- sus-Christ porte cette couronne, s'il est oint de cet arôme, s'il a cet honneur sans lequel il n'y en a point. Qu'en penser, Messieurs? Faut-il que nous le ran- gions dans la lignée des fourbes, ou dans la lignée dessmcères? Était-il de ceux qui ont couvert leur ambition de voiles sacrés et hypocrites, ou bien de ceux qui ont préféré à tout, même au succès, l'hon- neur d'une parole sans tache, et qui ont pris pour devise la devise des Machabées : Moriamur in sîm-

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plicUate nostraf Mourons plutôt dans notre sim- plicité (1) !

C'est la question.

Cette question se décide par le caractère de l'homme, et, dès lors, je pourrais dire que la cause est jugée en faveur de Jésus-Christ. Car aucune figure plus vénérable ne s'est levée sur l'horizon de l'histoire ; le simple cours du temps l'a mise au- dessus de tout, en ne laissant rien paraître qui pût en approcher. De l'aveu de tous, même de ceux qui ne croient pas en lui , Jésus-Christ est un homme de bien, un sage, un élu, un incomparable caractère. Il a fait de si grandes choses , des choses si saintes, que ses ennemis mêmes rendent à tout moment hom- mage à son œuvre et à sa personne.

On a pu entendre, il est vrai, au dernier siècle, un écrivain qui avait pris pour devise en le dési- gnant : Écrasez l'infâme / Mais cette parole, Mes- sieurs, n'a pu franchir le siècle qui l'avait pronon- cée; elle s'est arrêtée , tremblante, aux frontières du nôtre, et, depuis, aucune bouche humaine, même parmi celles qui ne sont pas respectées , n'a osé répéter cette parole d'une guerre impie. Elle est de- meurée sur la tombe de celui qui l'avait dite le pre- mier, et elle y attend , après le jugement d'une pos- térité qui est déjà venue, le jugement plus sévère encore de la postérité à venir.

Je pourrais donc m'arrêter là, puisque rien n'est au-dessus d'un jugement universel , et que toute dé-

(IJ Machabées, chap. ii, vers. 37

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monstration pâlit devant une appréciation qui fait partie du sens commun des hommes. Mais je veux vous donner le plaisir d'analyser le caractère du Christ, et de rechercher par quelle harmonie de beau- tés morales cette physionomie surpasse infiniment les plus illustres figures de tous les temps.

Or le caractère humain se compose de trois élé- ments : l'intelligence , qui est le siège des pensées ; le cœur, qui est le siégé des sentiments ; la volonté , qui est le siège des résolutions. C'est la fusion de ces trois éléments qui détermine par sa mesure tout type moral et lui donne son prix. Il ne nous faut pas cher- cher ailleurs le secret de la perfection que nous re- marquons dans le héros de TÉvangile. Sans doute , pour ceux qui le croient Dieu , la divinité est par- dessous et pénètre tout le tissu visible ; mais sans rien changer à la nature de l'âme pas plus qu'à la nature du corps. Jésus-Christ n'a en lui, pour con- stituer sa physionomie, que des pensées, des senti- ments et des résolutions , mais dans un équilibre et avec des nuances qui font son charme propre, et qu'il s'agit précisément de connaître.

Je ne vous tromperai pas , Messieurs , en vous di- sant de son inteUigence qu'elle avait pour don et pour signe ce quelque chose que nous appelons le sublime. Le sublime est l'élévation, la profondeur et la sim- plicité fondues ensemble d'un seul jet. Quand on vient annoncer au vieil Horace que son fils a fui du combat se décidait la suprématie entre Albe et Rome, et qu'en voyant son indignation, on lui dit pour l'apaiser : « Que vouliez-vous qu'il fît contre

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trois? » le vieillard répond ce mot si célèbre : « Qu'il mourût! » Le mot est sublime ; c'est le cri du devoir sorti instantanément d'une grande âme et nous em- portant tout d'un coup au-dessus de toutes les fai- blesses qui parlent en nous contre le sacrifice de nous-mêmes. Rien n'est plus simple, mais rien n'est plus élevé ni plus profond. Dieu a donné à l'homme la faculté d'atteindre au sublime dans ses actes et dans ses écrits ; mais ce sont des moments rares et fugitifs. Les plus grands hommes ont été sublimes quatre ou cinq fois dans leur vie : tels que César di- sant au batelier qui le conduisait à travers une tem- pête : « Que crains-tu? tu portes César. » La sim- plicité manque trop souvent aux plus belles actions , ou bien, quand elles sont simples, elles ne nous ra- vissent pas assez haut, ou encore elles ne renferment pas dans leur sein une profondeur qui donne suffi- samment à penser. Il en est de même de nos écrits. Il n'est pas rare d'y trouver l'harmonie, la grâce, la beauté , et comme un fleuve qui nous conduit entre des rivages doux et fleuris. On se laisse ainsi aller des pages entières. Tout à coup, et comme par ha- sard, les cheveux se dressent, la respiration devient étroite , la peau se contracte , et un glaive froid va jusqu'à l'âme... C'est le sublime qui est apparu. Mais ce n'est qu'une apparition, et c'est pourquoi il nous tire de notre état naturel, nous faisant une sorte de violence abrupte et courte.

Il n'en est pas de même de Jésus-Christ. Ses actes et ses paroles sont empreints d'une élévation, d'une profondeur et d'une simplicité continues, qui font

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que le sublime y est comme naturalisé et ne nous cause plus d'étonnement, sans rien perdre toutefois de son empire sur l'âme. C'est pourquoi, après tant de chefs-d'œuvre des plus fameuses littératures, l'É- vangile est demeuré un livre unique au monde, un livre reconnu inaccessible à Vimiidiiïon. Bienheureux les pauvres en esprit (1), dit Jésus-Christ. Quoi de plus simple? Et pourtant comme nous voilà tout de suite au-dessus de la terre ! L'ange qui saisit Haba- cuc et l'enleva de son champ jusqu'en Babylonie ne fut pas plus rapide. Trois mots ont suffi pour boule- verser nos idées sur la béatitude, sur la valeur des choses d'ici -bas, sur le but de la vie, pour nous arracher à la cupidité terrestre et nous faire planer joyeusement, comme l'aigle, au-dessus des royau- mes : Bienheureux les pauvres en esprit ! On le re- dira dans tout le monde; l'âme qui aura entendu cette parole une fois y reviendra toujours , et elle y trouvera toujours une main cachée pour l'enle- ver. La méditation y découvrira, en la creusant, des trésors de profondeur, une économie sociale nouvelle, qui changera les rapports des hommes entre eux , anobUra le travail et la peine , abolira l'es- clavage et fera de la pauvreté une profession aussi utile que sainte. Tel est l'Évangile, c'est-à-dire Jésus-Christ, d'un bout à l'autre, et l'on ne peut mieux définir cette souveraine inteUigence qu'en di- sant qu'elle avait reçu de Dieu le don de la sublimité continue.

(1) Saint Matthieu , chap. v, vers. 3.

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D'ordinaire les grands esprits épuisent toute leur force dans leurs pensées , et ils ne peuvent plus don- ner à leur cœur qu'un branle affaibli et secondaire. Cela est surtout remarquable dans les fondateurs d'empires et de doctrines , hommes froids , superbes, maîtres d'eux-mêmes , voyant l'humanité bien au- dessous d'eux, et l'agitant dans le secret de leurs desseins, comme le vent agite un champ de blé qui est mûr et qui attend la main du moissonneur. La conception de leurs plans les absorbe ; le succès les corrompt en justifiant leur orgueil; le revers les ai- grit, et tout les pousse au mépris du genre humain, qui n'est pour eux qu'un piédestal debout ou par terre. Encore même qu'ils ne descendent pas si bas dans la dégradation du cœur, il ne leur est pas per- mis d'élever leur faculté d'aimer aussi haut que leur faculté de concevoir. Le regard de l'aigle n'est pas donné naturellement à l'œil de la colombe. On re- marque ces nuances jusque dans les écrivains. Ra- cine, pardonnez-moi ces comparaisons, Pxacine est tendre; Corneille l'est beaucoup moins, parce que son. génie approche davantage du subUme. On sent en lui quelque chose d'héroïque et de dur, comme ces Romains dont il a dit lui-même :

Et je rends grâce au ciel de n'être pas Romain, Pour conserver encor quelque chose d'humain.

Or Jésus-Christ, sous ce rapport, est une excep- tion à jamais mémorable et sans espérance d'être re- produite, si ce n'est de loin, en ceux qui le prennent

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pour le maître de leur âme. Il a porté la puissance d'aimer jusqu'à la tendresse, et à une tendresse si neuve , qu'il a fallu lui créer un nom , et qu'elle forme un genre à part dans l'analyse des sentiments hu- mains : je veux dire l'onction évangélique. Jésus- Christ a été tendre pour tous les hommes ; c'est lui qui a dit d'eux cette parole : Tout ce que vous ferez^ au plus petit d'entre mes frères , c'est à moi-même que vous l'aurez fait (1) ; parole qui a mis au monde la fraternité chrétienne, et qui chaque jour encore enfante l'amour. Il a été tendre pour les pécheurs ; il s'asseyait à leur table, et lorsque l'orgueil doctri- nal lui en faisait le reproche, il répondait : Je ne suis pas venu pour ceux qui se portent bien, mais pour ceux qui sont souffrants (2). S'il aperçoit un publicain monté sur un arbre pour le voir, il lui dit : Zachée, hâte-toi de descendre, il faut qu'aujour- d'hui je loge dans ta maison (3). Si une femme pé- cheresse s'approche et se hasarde jusqu'à verser des parfums sur sa tête, au grand scandale d'une nom- breuse assemblée, il la rassure par cette immortelle allocution : Beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu'elle a beaucoup aimé (4). Si on lui présente une femme adultère, pour obtenir de lui une sentence qui le compromette par sa douceur même , il répond : Que celui d'entre vous qui est sans péché lui jette la

(1) Saint Matthieu , chap. xxv, vers. 40.

(2) Ihid., chap. ix, vers. 12.

(3) Saint Luc, chap. xix, vers. 3.

(4) Ibid., chap. vu, vers. 47.

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première pierre (1). Il a été tendre pour sa patrie in- grate et parricide , et, voyant de loin ses murailles, il pleurait en disant : Jérusalem! Jérusalem! qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui sont envoyés vers toi, que de fois j'ai voulu rassembler tes enfants comme la poule rassemble ses 'petits sous ses ailes y et tu ne Vas pas voulu (2) ! Il a été tendre pour ses amis, jusqu'à laver leurs pieds et permettre à un tout jeune homme de reposer sur sa poitrine dans un des moments les plus solennels de sa vie. Même dans le supplice il a été tendre pour ses bourreaux , et, le- vant son âme pour eux vers son Père, il disait : Seigneur, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (3). Aucune vie d'ici-bas ne présente un tel tissu de lumière et d'amour. Chaque parole de Jésus- Christ est un accent de tendresse et une révélation sublime ; au même moment il nous ouvre l'infini par son regard , il nous presse de ses deux bras sur son sein. On croit s'envoler par la pensée, on est re- tenu par la charité.

Et, chose qu'il ne faut pas oublier de dire , la ten- dresse de Jésus-Christ, quoique sans bornes, est d'une virginité sans tache. Il est difficile à ceux qui ont reçu une âme propre aux choses de l'amour de contenir ce don précieux dans une chaste limite; c'est l'objet d'un combat souverain, l'on serait tenté quelquefois de regretter le don , ou de souhai-

^1) Saint Jean, chap. viii, vers. 7.

(2) Saint Matthieu, chap. xxiii, vers. 37.

(3) Saint Luc, chap. xxiii, vers. 34.

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ter dans son usage plus de liberté. Jésus-Christ sem^- bie ne pas connaître cette peine ; il porte son amour dans un vase si pur, que l'ombre même du doute n'approche pas de son cœur, et que dix-huit siè- cles d'une postérité qui a cherché ses fautes, n'ont pas osé dire une parole de soupçon contre sa vertu. Le caractère de sa tendresse est d'être in^ffablement chaste.

Reste une chose, Messieurs, pour achever l'appré- ciation du caractère de Jésus-Christ, et conclure en- suite de son caractère à sa sincérité. Une intelligence sublime, un cœur tendre, ne suffisent pas pour con- stituer une volonté capable de grandes résolutions. La volonté est un monde à part, la faiblesse, en dépit de nos vues et de nos sentiments , tient trop souvent le gouvernail. Le caractère de Jésus-Christ, sous ce rapport, est la certitude absolue de soi- même. Nul plus que lui ne s'était proposé un difficile dessein; il voulait être reconnu comme Dieu, aimé comme Dieu , servi comme Dieu , adoré comme Dieu : il semble que la volonté dût quelquefois fléchir sous un si lourd fardeau , et que du moins Jésus-Christ devait recourir à tous les moyens *h'U'mains capables d'assurer le succès d'une aussi gigantesque ambi- tion. Il n'en est rien, Messieurs; Jésus^Christ a mé- prisé tous les moyens humains, ou plutôt il s'en est abstenu.

La politique compte au premier rang de ces moyens. Elle est l'art de saisir dans un moment donné la tendance des esprits, d'assembler des opi- nions et des intérêts qui recherchent satisfaction , de

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pressentir ce que veut un peuple sans qu'il en ait toujours lui-même une conscience exacte; de se po- ser, à l'aide des circonstances, comme son représen- tant naturel, et de le pousser un jour sur une pente qui nous emportera avec lui pour cinquante ans. Telle est la politique, art illustre, dont on peut user pour le bien et pour le mal, et qui est la source des vicissitudes heureuses et malheureuses parmi les nations. Jésus-Christ était admirablement placé pour se faire l'instrument d'une révolution qui eût servi ses desseins religieux. Le peuple dont il était issu avait perdu, sous le joug des Romains , les restes de son antique nationalité; la haine de Rome y était au comble, et chaque jour les déserts et les montagnes de la Judée voyaient se former des bandes libéra- trices sous le commandement de quelque patriote pourvu de hardiesse ou de considération. Ces mou- vements étaient secondés par des prophéties célè- bres, qui avaient annoncé de longue main au peuple juif un chef et un sauveur. Le rapport de ces idées et de ces intérêts avec le nouveau royaume dont Jé- sus-Christ annonçait la venue prochaine, était ma- nifeste. Cependant, loin d'y conniver et de s'en servir, il les foule aux pieds. On lui demande, pour le sonder, s'il faut payer le tribut à César; il se fait apporter une pièce de monnaie, et s'in- formant de qui en est l'image et l'inscription , il ré- pond ensuite froidement : Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu (1). Il

(1) Saint Matthieu, chap. xxii, vers. 21.

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va plus loin. Il annonce la ruine temporelle de sa nation ; il parle contre le temple , objet de la vénéra- tion religieuse et patriotique des Juifs, et il prédit ouvertement qu'il n'en restera pas pierre sur pierre ; ce qui fut cause qu'on rangea ce grief parmi les ac- cusations portées contre lui devant la souveraine magistrature.

Sa doctrine, très -favorable au peuple et aux petits , était de nature à lui concilier une grande popularité, ce qui est un ressort admirable pour les révolutions. Il obtint, en effet, de l'ascendant sur le peuple, jusque-là qu'on veut l'élire pour roi d'Is- raël ; mais il s'enfuit pour éviter cet honneur, et brise entre ses mains une arme que le vulgaire des grands homiAes eût estimée un don et un aveu du Ciel.

Après la politique vient la force , qui en est un appendice, mais que l'on peut considérer en dehors des causes qui la communiquent ordinairement. Jésus -Christ n'a rien tant à cœur que d'éloigner ses disciples d'y croire et d'en user. 11 les envoie, dit-il, comme des agneaux; il leur annonce toutes sortes d'afflictions, sans leur donner d'autres secours que la patience, la douceur et l'humilité. Si, oublieux de ces leçons, ils veulent appeler le feu du ciel sur une ville qui ne les avait pas reçus, il leur reproche de ne pas connaître encore de quel esprit ils sont (1). Au moment de son arrestation, lorsqu'il pourrait se défendre, et qu'un apôtre tire l'épée, Jésus-Çhrist

(1) Saint Luc, chap. xix, vers. 55.

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lui dit : Remets ton épée dans le fourreau, car qui^ conque tirera l'épée périra par Vépée (1). Tandis que d'autres doctrines demanderont à la victoire une sanction , insensés qui ne savent pas que la victoire est mobile et la conscience immuable, Jésus-Christ choisit la croix pour son étendard, et proteste contre tous les succès de la force par le succès de son sup- plice.

Il néglige pareillement la science et la philosophie, ces moyens plus nobles et plus vrais de donner la conviction. Il s'entoure de bateliers au lieu de s'en- tourer de savants, et évitant l'apparence même d'une organisation scientifique et philosophique de sa doc- trine, il la communique par des paraboles et des sentences détachées. Il laisse à ses disciples et à son Eglise le soin futur d'y mêler des raisonnements et d'en ordonner toutes les parties.

Enfin , l'habileté même la plus vulgaire lui semble inconnue; il fait de sa mort, du temps il aura reçu d'elle un si terrible échec à sa divinité, et il ne sera plus pour soutenir les siens, il fait, dis-je, de sa mort un piège à la foi de ses disciples en leur promettant de ressusciter, et en rapportant la confir- mation de toute sa vie à cette épreuve, qui ne peut finir, s'il n'est pas Dieu, que par une ignoble super- cherie ou un éclatant démenti.

Je ne connais pas, Messieurs, d'autres moyens humains de fonder quelque chose ici-bas que ceux dont je viens de faire mention : la politique, la force,

(1) Saint Jean , chap. xviii , vers. 11.

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la science, la philosophie, l'habileté. Jésus-Christ s'est abstenu de tous sans exception , et cependant il n'a pas manqué une seule heure, un seul instant, de confiance en lui-même, de certitude absolue de soi. C'est même l'abstention des moyens humains qui prouve au dernier degré son inébranlable résolution et l'énergie toute-puissante de sa volonté. Pourtant on ne fait rien sans moyens, sans instruments. Quel était donc le moyen ou l'instrument de Jésus-Christ? Ah ! Messieurs, quel il était? Ne le voyez-vous pas? C'était lui-même, sa force intime, la conversation qu'il avait au dedans de lui, la possession sûre de son essence. Les hommes tremblent, parce qu'ils se voient; Jésus-Christ ne tremblait pas, parce qu'il se voyait aussi. Il savait que sa parole toute simple était la voie, la vérité et la vie (1); il la semait à tout ve- nant, comme le laboureur sème le blé. Le laboureur aussi n'a pas besoin de la politique, de la force, de la science, de la philosophie, de l'habileté; il a le blé , la terre et le ciel ; il ouvre la main et jette la vie. Et pendant que la politique humaine va son train, que la force bat la force, que la science use la science, que la philosophie d'aujourd'hui enterre la philoso- phie d'hier, et que l'habile est pris dans ses propres filets, le froment tombé de la main de Dieu dans la main de l'homme, et de la main de l'homme dans le sein de la terre, le froment pousse, croît, verdit, mûrit; on le cueille, on le mange, et l'humanité vitl Ainsi faisait Jésus-Christ; ainsi fait quiconque croit

(1) Saint Jean, chap. xiv, vers, G.

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fermement tenir de Dieu la vérité : il en vit d'abord , il la sème ensuite, et le monde, qui est le champ (1), le monde en vit à son tour.

Résumons - nous , Messieurs. Voici le caractère de Jésus-Christ tel que l'Évangile nous l'a révélé : sous le rapport de l'intelligence, sublimité conti- nue; sous le rapport du cœur, tendresse chaste et ineffable; sous le rapport de la volonté, certitude absolue de soi-même. Or ce caractère est incom- patible avec le vice ignoble que je ne n'ose plus même nommer, tant il est loin déjà de votre pensée. Jésus- Christ était sincère, parce qu'il était un su- blime esprit; il était sincère, parce que son cœur s'est ouvert sur les hommes comme un sanctuaire de tendresse et de chasteté; il était sincère, parce qu'il avait la certitude absolue de lui-même, parce qu'il avait foi dans sa parole, parce qu'il croyait en lui. Jésus- Christ, comme l'Évangile, qui n'est autre que lui, Jésus-Christ était la sincérité même, et le charme si fort qu'on éprouve en le regardant et en l'écoutant, vient de la lucidité intime de sa physio- nomie, qui le laisse passer tout entier en dehors tel qu'il est.

Eh bien! me direz -vous, Jésus -Christ était sin- cère, quoi de plus? tant d'autres l'ont été! Un mo- ment, Messieurs, vous n'y pensez pas. Jésus-Christ, étant sincère, croyait ce qu'il disait ; or il disait qu'il était Dieu; il l'a dit à ses disciples et à ses amis, il l'a dit au peuple , il l'a dit à la magistrature suprême

(1) Saint Matthieu, chap. XIII, vers 38.

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de son pays; il a été condamné et il est mort pour cette affirmation : donc il croyait qu'il était Dieu. Mais il ne pouvait pas le croire s'il ne l'était pas , parce qu'il est imposible de se tromper sur un fait de conscience tel que celui de sa propre personnalité, à moins d'être fou ; or Jésus-Christ n'était pas fou , et il était sincère : donc il était Dieu. Ici, par une exception qui tient à la nature même de la chose , la question de sincérité se confond avec la question de la réalité. Et ce n'est point une découverte de ma part, une vaine recherche de mon esprit. Il y a long- temps. Messieurs, que l'Évangile, en établissant dans l'esprit de ceux qui le lisent attentivement la sincérité de son héros , en persuade la divinité sans autre argument. Tandis que l'ÉgUsecathoUque, fille et épouse de Jésus -Christ, démontre la divinité de son fondateur par la divinité de son propre caractère à elle, l'Évangile, travaillant autrement, prouve aux enfants de l'Église la divinité de celui qui l'a fondée. Et cette impression est commune à des âges bien di- vers, aux trois âges de l'homme, tant elle est natu- relle et fondée sur la vérité.

A douze ans , dans la fleur de notre vie , on nous a lu l'Évangile, on nous a parlé de Jésus-Christ; sa parole nous a paru très-simple, très- douce, très- aimable ; nous y avons cru dans la simplicité , la dou- ceur et ramabilité de notre jeune âme. Mais trop souvent cette première impression diminue et s'ef- face ; la raison grandit avec ses droits réels , les pré- jugés du dehors pénètrent en nous, les passions du dedans s'échauffent au soleil de nos années , et Jésus-

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Christ tombe peu à peu de l'autel l'avaient placé nos premières adorations. Ce temps dure son temps. Les ans passent sur notre servitude, jusqu'au jour la raison, devenue plus personnelle et plus forte, nous fait honte de notre foi à des leçons sans auto- rité, et nos passions elles-mêmes, éclairées par leur domination, nous poussent par lassitude à des instincts de règle, de devoir et de plus grand respect de nous. C'est une heure bénie entre les autres , l'heure nous entrons dans l'ordre par la liberté même, par cette divine liberté de la jeunesse que la Providence nous a préparée et qu'aucune loi ne peut nous ravir. Si alors l'Évangile tombe en nos mains et que nous en fassions la seconde lecture, il n'est pas rare que Jésus-Christ nous touche de nouveau, et avec un empire que nous ne lui disputerons plus, parce que nous le lui aurons donné nous-mêmes dans un âge rien ne plaidera plus contre lui que des passions jugées et des ignorances vaincues. C'est cette seconde lecture de l'Évangile, Messieurs, que nous faisons ensemble.

Il en est une troisième, moins heureuse que les deux premières, parce qu'elle est plus tardive, mais qui apporte à Jésus-Çhrist le tribut de l'homme dans sa maturité, et quia produit des aveux dignes d'une éternelle mémoire. Pendant que le xviu^ siècle ou- trageait à plaisir le Fils de Dieu , il se trouva dans le sein même de ce collège qui l'attaquait un homme ne croyant pas plus que les autres , un homme aussi cé- lèbre que les autres, plus célèbre que tous, un seul excepté , et qui eut par-dessus eux le privilège d'à-

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voir des moiiTements sincères. Dieu le voulait ainsi pour ne pas laisser son nom sans témoignage parmi ceux-là mêmes qui travaillaient à détruire son règne. Cet homme donc, au comble de sa gloire, initié par l'étude aux siècles passés , et par sa vie au siècle dont il était un ornement, eut à parler de Jésus-Qhrist dans une profession de foi il voulait résumer tout ce que ses méditations sur les choses religieuses avaient laissé de doutes et de certitudes dans son es- prit. Après avoir traité de Dieu d'une manière digne, quoique confuse, il en vint à l'Évangile et à Jésus- Çhrist. , cette âme flottante entre l'erreur et la vé- rité perdit tout à coup son hésitation, et d'une main ferme comme celle d'un martyr, oubliant son temps et lui-même, le philosophe écrivit la page d'un théo- logien , une page qui devait être le contre-poids du blasphème : Écrasez Vinfâme, et qui se termine par ces paroles que toutes les voûtes de la chrétienté ré- péteront jusqu'au dernier avènement du Christ : « Si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont d'un Dieu. »

On pouvait croire que la force de cette confession ne serait point surpassée , soit que l'on considérât le génie de l'homme qui l'avait écrite, l'autorité de son incroyance, la gloire de son nom et les circonstances du siècle qui avait été condamné à la subir. On se trompait. Un autre homme, une autre éloquence, une autre gloire, une autre incrédulité, un autre siècle, un autre aveu se sont rencontrés, et plus grands que tous ensemble , si ce n'est chaque partie prise à part, que l'homme, l'éloquence, la gloire,

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Vincrédulite , le siècle et l'aveu que vous venez d'en- tendre. Notre âge donc s'ouvrit par un homme qui surpassa tous nos contemporains, et que nous, ve- nus après, nous n'avons point égalé. Conquérant, législateur, fondateur d'empire, il eut un nom et une pensée qui sont encore présents partout. Après avoir accompli l'œuvre de Dieu sans y croire, il disparut, cette œuvre achevée , et se coucha comme un astre éteint dans les eaux profondes de l'Océan atlanti- que. Là, sur un rocher, il aimait à ramener devant lui-même sa propre vie, et, de lui remontant à d'au- tres auxquels il avait le droit de se comparer, il ne put éviter, sur ce théâtre illustre dont il faisait partie, d'entrevoir une figure plus grande que la sienne. Il la regarda souvent : le malheur ouvre l'âme à des lu- mières que la prospérité ne discerne pas. La figure revenait toujours ; il fallut la juger. Un des soirs de ce long exil qui expiait les fautes du passé et éclai- rait la route de l'avenir, le conquérant tombé s'en- quit d'un des rares compagnons de sa captivité s'il pourrait bien lui dire ce que c'était que Jésus-Christ. Le soldat s'excusa ; il avait eu trop à faire depuis qu'il était au monde pour s'occuper de celte ques- tion. « Quoi! reprit douloureusement l'interlocuteur, tu as été baptisé dans l'Église catholique , et tu ne peux pas me dire, à moi, sur ce rocher qui nous dé- vore , ce que c'était que Jésus-Christ 1 Eh bien ! c'est moi qui vais te le dire. » Et alors ouvrant l'Évangile, non pas de la main , mais d'un cœur qui en était rem- pli, il se mita comparer Jésus-Christ avec lui-même et tous les plus grands hommes de l'histoire ; il rc-

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leva les différences caractéristiques qui mettent Jésus- Christ à part de toute l'humanité, et, après un tor- rent d'éloquence qu'aucun Père de l'Église n'aurait désavoué, il termina par ce mot : « Enfin je me con- nais en hommes , et je te dis que Jésus-Christ n'était pas un homme I »

Ce mot, Messieurs, résume tout ce que j'ai voulu vous dire de la vie intime de Jésus-Christ , et l'im- pression qu'éprouve tôt ou tard tout homme qui lit l'Évangile avec l'équité de l'attention. Vous qui êtes jeunes encore, vous vivrez; vous verrez les savants , les sages , les princes et leurs ministres ; vous assisterez aux élévations et aux ruines ; fils du temps, le temps vous initiera aux secrets de l'homme, et quand vous les saurez , quand vous au- rez la mesure de ce qui est humain, un jour peut- être, redescendant de ces hauteurs auxquelles vous espériez , vous direz à votre tour : Je me connais en hommes , et je te dis que Jésus-Christ n'était pas un homme.

Un jour aussi, sur la tombe de son grand capitaine, la France gravera ces paroles , et elles y brilleront d'un plus immortel éclat que le soleil des Pyramides et d'Austerlitz I

TRENTE-HUITIEME CONFERENCE

DE LA PUISSANCE PUBLIQUE DE JESUS-CHRIST

Monseigneur ,

Messieurs,

Jésus-Christ nous a donné sa parole qu'il était Dieu , il a prouvé la sincérité de sa parole par son caractère : donc il était Dieu. Mais est-ce toute la preuve de sa divinité? Sans doute la parole, c'est- à-dire l'affirmation de soi , est la première manifes- tation des êtres doués d'intelligence; sans doute le caractère, c'est-à-dire l'expression de soi par la phy- sionomie morale, est la seconde et naturelle manifes- tation des mêmes êtres : mais est-ce tout? n'y a-t-il rien au delà? Et quand cette démonstration suffirait pour les rapports vulgaires que les hommes ont entre eux, serait-elle suffisante lorsqu'il s'agit

IV. 2

38 des communications de Dieu avec les hommes? Non, évidemment non. Car, enfin, il faut une certaine pé- nétration pour juger d'un caractère; il faut aussi du temps : ce n'est pas en un jour qu'une physionomie morale se découvre en entier, et lorsque Dieu paraît, Messieurs , lorsqu'il fait tant que de venir, il est ma- nifeste que, du premier coup, il doit y avoir dans son apparition quelque chose qui exclue le doute, qui exclue le débat , qui exclue le temps , qui exclue même la science , quelque chose qui soit reconnais- sable de tous et à l'instant, quelque chose, en un mot, qui soit la puissance pubUque de Dieu et révèle infaiUiblement sa puissance et son action. De môme qu'il existe pour la souveraineté terrestre une ex- pression certaine de sa majesté, il doit y avoir pour Dieu un mode éminent et égal à lui , par lequel , ve- nant à se montrer, toute intelligence , à moins d'une révolte insensée, se courbe et dise : C'est lui. Quel est ce mode de manifestation que j'ai appelé la puissance publique de Dieu? En quoi consiste-t-il ? Jésus-Christ l'a-t-il possédé? Quelles senties objec- tions auxquelles il donne lieu , et la réponse qui les détruit? Tel est, Messieurs, le vaste champ que nous allons parcourir aujourd'hui.

Nul être ne peut se manifester que par les élé- ments qu'il contient en lui et qui constituent sa na- ture. Or tout être , quel qu'il soit , ne renferme que trois éléments, la substance, la force et la loi : la substance, qui est le fond de l'être; la force, qui est son activité; la loi, qui est la mesure de son action. Si nous jetons un regard sur le dernier des êtres ,

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sur rêtre arrivé aussi proche du néant que possible, nous y reconnaîtrons ces trois éléments. Ainsi l'atome a une substance , quelque chose qui se tient , qui se porte , quelque chose que nous ne pouvons pas ana- lyser, mais que nous avons appelé d'un nom mysté- rieux, qui veut dire ce qui est dessous et qui soutient tout ce qui est dessus. L'atome a une force de résis- tance; pour le déplacer, encore faut-il un mouve- ment si léger qu'il soit, et sans ce mouvement il restera là. 11 a une force de cohésion par laquelle ses parties se retiennent ensemble, une force d'affinité par laquelle il attire à lui d'autres atomes; car c'est sa vocation, comme c'est la vôtre, de s'agrandir. Il a une force de passivité par laquelle il reçoit la lu- mière , la chaleur et tous les fluides dont sa vie obs- cure, mais savante et profonde, a besoin. Enfin sa substance et sa force sont réglées par une loi; il n'est pas seul au monde, il est lié à d'autres êtres , il subit des influences comme on subit la sienne; il a une mesure dans son action, comme les autres ont une mesure dans leur action sur lui. Substance , force , loi , tout cela est dans un atome , et tout cela est en Dieu, qui est le père de l'atome. Dieu est la plénitude de la substance, la plénitude de la force, la pléni- tude de la loi; il est la substance infinie, la force absolue , la loi éternelle. Il est plus encore que cela : il est le centre de toutes les substances, qu'il a créées et qu'il conserve ; le centre de toutes les forces , qui partent de lui et reviennent à lui; le centre de toutes les lois, dont il estle principe, la sanction et la majesté. Les êtres étant ainsi faits, depuis l'atome jusqu'à

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Dieu, tout être peut se manifester triplement, par sa substance, par sa force ou par sa loi. Par sa sub- stance : ainsi les corps nous apparaissent- ils; par sa force : ainsi l'âme se révèle-t-elle à nous ; par sa loi : ainsi les astres, même invisibles, se font- ils pressentir de l'astronome à l'aide du mouvement gé- néral qui les gouverne en les tenant ou en les em- portant loin de nos regards. Et par conséquent Dieu lui-même peut se manifester comme substance, comme force et comme loi , comme centre de toutes les substances, de toutes les forces et de toutes les lois. Car si un atome est en cette possession magni- fique de se révéler, si du fond de sa poudre et de son néant il heurte nos yeux, il entre dans nos acadé- mies , il sollicite nos débats , il épuise pendant des siècles notre science, combien plus Dieu aura-t-il le droit et la puissance de se montrer? Un être qui ne se montre pas , il n'est pas. Car la vocation de tous les êtres sans exception, c'est de paraître, c'est de se faire un théâtre et d'agir ; et comme on n'agit pas sans se manifester, se manifester, c'est vivre. Et si Dieu est la vie, il n'est évidemment occupé qu'aune chose, qui est de paraître, de rayonner, de conqué- rir, en un mot, d'être partout ce qu'il est, le roi des substances, le roi des forces, le roi des lois.

Il est vrai, présentement il nous cache sa sub- stance, à nous autres hommes, et nous pouvons dire de lui avec le prophète : Vous êtes vraiment le Dieu caché [\] ! Mais s'il nous dérobe cette vision directe de

(1) Isaïe, chap. xlv, vers. 15.

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lui-même, ce n'est point par impuissanceou par envie, c'est par respect pour notre liberté et pour le com- merce même qu'il veut entretenir avec nous. Si nous eussions vu tout d'abord sa substance, l'éclat irré- sistible de cette manifestation eût ravi notre âme à ses libres mouvements; elle eût adoré Dieu malgré elle, tandis que l'adoration voulue de Dieu, et qu'il a droit de vouloir, est une adoration de choix et d'a- mour qui sorte de notre cœur et qui touche le sien. Il fallait donc que Dieu se manifestât sans nous éblouir et nous rendre les esclaves de sa beauté ; il fallait que nous le vissions sans le voir, que nous fussions certains de sa présence sans en être oppri- més, et c'est pourquoi il nous a caché sa substance tout en nous laissant sa lumière , comme il arrive que le soleil assemble des nuages pour diminuer sa splendeur, tout en demeurant visible au milieu du ciel.

Si la manifestation de Dieu par sa substance eût été trop forte pour notre liberté , il y avait un autre inconvénient à ce qu'il ne se manifestât que par sa loi. La loi de Dieu, c'est la vérité, c'est-à-dire l'en- semble de tous les rapports nécessaires et de tous les rapports possibles , de tous les rapports incréés et de tous les rapports créables. En nous révélant la vérité, Dieu se révèle bien lui-même à nous, mais sous une forme qui nous permet facilement de le méconnaître, parce que nous détachons la vérité du fond vivant qui la porte , et que nous en faisons une sorte de création et d'idole de notre esprit ; ou bien encore, parce que, ne pouvant, en certains cas, la

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saluer comme le produit de notre intelligence, nous la mettons dehors ainsi qu'une étrangère qui nous offense et nous ment. Sans doute , Dieu peut élever la vérité jusqu'à la prophétie, en annonçant de loin les rapports qui s'établiront au fond des âges entre des choses et des empires dont le nom n'existe pas encore; mais la prophétie a besoin de temps pour s'accomplir et se vérifier; jusqu'au dernier moment elle demeure suspendue dans l'histoire comme un rêve indigne de notre attention , et si elle veut s'atta- cher à des événements trop voisins , elle perd de sa force en perdant de son antériorité. Même à l'état prophétique, la vérité ne saurait donc être le signe instantané de la présence divine. De la sorte , tandis que la manifestation de Dieu par sa substance serait trop absolue, celle qu'il nous donne de lui par sa loi, c'est-à-dire par la vérité, est trop faible pour nous convaincre immédiatement.

Reste à Dieu la force pour se révéler avec une clarté qui ne donne ni trop ni trop peu de jour.

Mais la force elle - même , Dieu la possède et peut l'exercer dans trois ordres différents : l'ordre phy- sique , qui renferme tous les règnes de la nature ; l'ordre moral, qui est l'ensemble des choses de l'âme ; l'ordre social, qui comprend l'âme et le corps . -^ l'homme, rangés sous les lois de l'unité. Or Dieu a visiblement appliqué sa force par Jésus -Christ aux deux derniers ordres, c'est-à-dire à l'âme et à la so- ciété, ainsi que nous l'avons vu dans nos conférences antérieures, lorsque nous traitions des vertus réser- vées à l'action de la doctrine catholique, et des effets

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sociaux produits par cette même doctrme, fille de Jésus -Christ. Toutefois ce signe de divinité ne pou- vait être l'auréole immédiate et subite de Jésus- Christ, lorsque, paraissant pour la première fois au milieu des hommes , il avait à leur présenter ses let- tres de créance au nom du Père , dont il se disait l'unique et auguste Fils. La conversion de l'âme, son élévation aux plus inaccessibles vertus , exigent du temps et la coopération de l'homme lui-même; la fondation d'une société visible , douée des privilèges de l'unité, de l'universalité, de la stabilité, de la sainteté exige un temps plus grand encore, et la co- opération d'une multitude innombrable d'hommes disséminés sur la face des âges et des lieux. Dieu ne crée pas une société du jour au lendemain; il ne con- vertit même pas une âme du jour au lendemain ; et quand par hasard il accomplit ce dernier prodige , celui qui en a été l'objet et qui en a l'inébranlable conscience, ne devient pas tout de suite un flambeau qui éclaire le monde du spectacle de sa vertu. On porte longtemps dans l'ombre le mystère de Dieu, on se retire comme saint Paul dans le désert, et ce dé- sert, fût -il la foule elle-même, elle passe bien des jours à côté d'une âme transfigurée avant d'y recon- naître le signe divin.

Que reste-t-il donc à Dieu, Messieurs, pour être son mode éminent d'apparition, son cachet propre et inimitable, le relief public de sa figure dans l'espace et le temps? Il lui reste sa force physique, ou, en d'autres termes , sa souveraineté sur la nature , sou- veraineté qui ne rencontre dans la matière et l'ordre

qui en sont le théâtre, aucune liberté à respecter, et par conséquent aucune coopération à solliciter et à attendre, mais seulement une immense énergie dont la soumission instantanée annonce le maître du ciel et de la terre atout homme qui n'a pas peur de ren- contrer Dieu. Le propre de cet acte souverain est de n'exiger dans le spectateur ni étude, ni science, ni aucun appareil qui coûte du temps ou de la distinc- tion, mais seulement de la bonne foi. Il est si étran- ger à tous les procédés humains , qu'il produit av moins la confusion s'il ne produit la conviction, et que le rebelle n'a que le silence contre l'exclamation de l'homme droit : Digifus Dei est hic (1)! Aussi les langues humaines, organes mystérieux de la vérité, ont -elles donné un nom singulier à l'acte par lequel Dieu exerce sa souveraineté sur la nature et mani- feste instantanément sa présence aux hommes; elles l'ont appelé miracle, c'est-à-dire l'acte admirable par excellence, l'acte qui constitue la puissance pu- blique de Dieu.

Mais Jésus- Christ porte-t-il sur son front ce «igné de la force absolue? A-t-il opéré des mi- racles? A-t-il exercé la puissance publique de Dieu?

Un jour Jean- Baptiste envoie ses disciples pour lui demander : Etes -vous celui qui doit venir, ou bien faut-il que nous en attendions un autre ? Jésus- Christ leur répond : Allez et annoncez à Jean ce que vous avez entendu et ce que vous avez vu. Les

(1) Exode, chap. viii , vers. 19

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aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris , les sourds entendent , les morts ressus- citent, les pauvres sont évangélisés (1). C'est-à-dire que Jésus -Christ, cet homme en qui nous avons re- connu le plus admirable caractère qu'ait signalé l'histoire, ne craint pas de donner pour preuve de sa mission et de sa divinité toute une suite de faits miraculeux opérés par lui. Et en effet, d'un bouta l'autre de ses pages, l'Évangile est un tissu de pa- roles simples qui vont jusqu'au fond de l'âme, et de paroles prodigieuses qui bouleversent la nature jus- que dans ses fondements. En vain veut-on les sépa- rer, et voir deux œuvres dans une seule œuvre; l'É- vangile résiste à cette analyse que prétend extraire de son sein la substance morale au mépris de la substance miraculeuse, ravir au thaumaturge l'appui du sage, et au sage l'appui du thaumaturge. Tous les deux se tiennent étroitement unis contre les sub- tils efforts de l'incrédulité ; la doctrine appuie le mi- racle, le miracle justifie la doctrine, et l'Évangife parcourt le monde avec un caractère invincible d'unité qui ne souffre et n'obtient pour Jésus-Christ qu'une haine absolue ou une totale adoration.

Cette unité , pour qui réfléchit avec quelque pro- fondeur, esta elle seule une démonstration. Pourtant l'incroyance , étonnée de ne pouvoir diviser Jésus- Christ, se retourne sur elle-même et se dit avec anxiété : Est- il donc bien vrai que Jésus -Christ ait rendu la vue aux aveugles, la marche aux boiteux ,

(1) Saint Luc, chap. vu, vers. 20-22.

46 la pureté aux lépreux, l'ouïe aux sourds , la vie aux morts ? Est- il vrai qu'il ait agi en maître de la na- ture , et que chaque jour, sous les yeux du peuple , à la clarté du soleil , son doigt créateur ait prouvé qu'une vertu divine habitait en lui? Est- il vrai que cela soit ? N'y a-t-il pas un horrible mensonge greffé sur la sincérité de cette vie?

Messieurs, l'Évangile est d'un temps historique; il est une histoire. Les miracles de Jésus-Christ ont eu lieu sur les places publiques , en présence d'une foule innombrable de toutes les conditions , devant des ennemis nombreux et acharnés. Ils étaient la base d'un enseignement qui partageait tout un pays, et qui bientôt partagea l'univers. Si , malgré le ca- ractère de vérité qui fait de l'Évangile un livre à part, vous suspectez son témoignage, comme étant l'œuvre de ceux qui croyaient en Jésus-Christ , vous ne pouvez , par une raison contraire , suspecter les récits et les impressions de ceux qui ne croyaient pas au maître nouveau , et qui persécutaient dans tout le monde ses disciples, ses doctrines et jusqu'à son nom. Un débat public était engagé; un homme s'était dit Dieu ; il était mort pour l'avoir dit; sa na- tion, divisée sur sa tombe, en appelait de ce sang, et on en appelait d'elle à ce sang répandu, qui trouvait partout des adorateurs : il y avait un intérêt su- prême et une suprême publicité. Or la publicité est une puissance qui force les ennemis d'une cause à se prononcer tout haut , et à concourir malgré eux à la formation authentique d'une histoire qu'ils détestent et qu'ils voudraient anéantir. C'est en vain, la publi-

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cité les presse, il faut qu'ils parlent, et que, même en calomniant, ils disent assez la vérité pour qu'elle ne puisse plus périr. C'est là, Messieurs, ce qui sauve l'histoire. Il n'y a rien à quoi clans le monde on en veuille plus; les oppresseurs des peuples et les op- presseurs de Dieu ne travaillent à rien plus ardem- ment qu'à empêcher l'histoire d'exister ; ils rassem- blent contre elle le silence des quatre vents du ciel ; ils renferment leurs victimes dans les murs étroits et profonds des cachots; ils mettent autour encore des canons, des lances, tous les appareils de la menace et de la peur : mais la publicité est plus forte que tout empire; elle entraîne ceux-là mêmes qui l'ont en exécration ; elle les contraint de parler ; les canons se détournent, les lances se baissent, et l'histoire passe!

Ainsi a passé, Messieurs, l'histoire des miracles de Jésus - Christ. Elle a passé par ses ennemis mêmes, par les pharisiens qui avaient crucifié Jésus- Christ, par les rationalistes païens, qui crucifiaient sa mémoire. Il fallait bien que les Juifs déicides, de- vant une pubhcité qui remplissait la terre, s'expli- quassent sur la vie miraculeuse du Christ; il fallait qu'ils prononçassent un oui ou un non, et le non, ils n'ont pas osé le dire, parce que personne au monde, dès qu'il parle, ne peut dire un mensonge absolu sur des faits publics. Le mensonge absolu n'est pas plus possible dans l'ordre de '.'histoire, que l'erreur abso- lue n'est possible dans l'ordre de la spéculation. Les Juifs ont dénaturé les miracles du Christ, ils ne les ont pas niés. Ils ont écrit que Jésus avait dérobé

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dans le temple le nom incommunicable de Dieu , et que c'était à l'aide de ce nom souverain qu'il com- mandait à la nature. Cette explication est consignée dans les monuments les plus sérieux de leur tradi- tion , et c'est tout ce qu'ils ont pu contre la mémoire accusatrice de Jésus-Christ, contre ce sang que tout l'univers leur reprochait et leur reproche encore. Mais que pouvaient-ils de plus? La publicité est la maîtresse des hommes qui ont vu ; elle se change en tradition sur leur tombeau , et les poursuit d'âge en âge, de justice en justice, jusque dans leur dernière postérité.

Les rationalistes païens sont venus à leur tour mettre la main dans l'histoire de Jésus-Christ. Sans doute ils n'avaient pas pris part à son supplice et ce n'était pas son sang qui leur faisait peur; mais, avec son sang, Jésus -Christ avait répandu sur le monde une vérité qui convainquait de néant la raison des sages : les sages pouvaient-ils lui pardonner? Ils eurent donc aussi à donner de sa vie un texte cri- tique, et à user, pour l'amoindrir, de toutes les res- sources que pouvaient présenter les traditions el les discussions de leur temps. Qu'ont-ils dit des mira- cles de Jésus-Christ? Qu'en ont dit Celse, Porphyre, Julien, hommes à jamais illustres pour avoir été, dès les premiers siècles de l'ère chrétienne, les hérauts du Fils de Dieu dans les offices incomparables de l'inimitié? Ont-ils nié que Jésus -Christ eût fait des œuvres merveilleuses à l'appui de sa doctrine? Ils ne l'ont pas plus nié que les Juifs; ils ont fait de lui seulement un habile magicien. Pourquoi un magi-

- 49 cien , et non pas un sage? Quelle nécessité d'une aussi étrange expression? C'est que l'histoire était là. On pouvait bien dénaturer le côté miraculeux de Jésus-Christ, on ne pouvait pas s'en taire.

Il reste donc acquis, Messieurs, par le témoignage même des ennemis du Christ, que sa prédication a été accompagnée de prodiges surhumains. Mais il ne faut pas séparer ces motifs extérieurs de foi, tout graves qu'ils sont, du caractère intime de l'Évangile et de Jésus-Christ. Tout se lie dans un édifice de la base au sommet. Si Jésus- Christ a été une nature smcère, ainsi que nous l'avons démontré, une nature marquée au trait d'une supériorité divine, sa sincé- rité et sa supériorité appellent la confiance sur ses miracles comme sur les affirmations pures qu'il a faites de lui. Si Jésus-Christ n'a pas menti en disant qu'il était Dieu, a plus forte raison n'a-t-il pas menti en agissant comme Dieu. Car il est plus honteux, plus contraire à la sincérité d'opérer des prestiges , c'est-à-dire, pardonnez-moi l'expression , mais cette expression même, par sa force, témoigne du mépris de l'humanité pour les prestiges, il est plus honteux, dis-je, d'être un jongleur que d'être un fourbe. Le fourbe n'emploie que sa parole pour tromper ; le jon- gleur y ajoute de viles manipulations destinées à éblouir les yeux de spectateurs ignorants. C'est un mensonge sur un mensonge, une indignité sur une indignité. Et c'est pourquoi les langues humaines, habiles à exprimer le mépris , ont créé cet odieux nom de jongleur pour désigner tout homme qui a l'audace d'appeler le prestige au secours de l'imposture.

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La supériorité de Jésus-Christ n'est pas moins fa- vorable à la réalité de ses miracles que sa sincérité. Nul homme grave et profond n'usera jamais de pres- tige pour appuyer un enseignement doctrinal. Car qu'est-ce que le prestige? C'est l'emploi d'une force inconnue à la science du temps l'on vit. Mais la science ne tardera pas à venir ; absente un moment , elle est inévitable dans le cours de l'humanité ; elle se lève un jour toute radieuse, et, retournant son éclat investigateur sur le passé, elle juge tout, elle pèse tout, elle vérifie tout, et tandis qu'elle donne aux œuvres véritables du génie ou de la Divinité leur dernière consécration , elle réduit en poudre les pué- riles pratiques qui avaient surpris la bonne foi des gé- nérations inexpérimentées. Aussi, rien de grand sur la terre ne s'est fondé sur le prestige ; toute œuvre de quelque force et de quelque dignité , encore même qu'elle ne fût pas pure de mensonge, a puisé dans quelque chose d'ancien et de vrai sa portion de soli- dité. Mahomet vous en est un mémorable exemple. Auteur d'une révolution religieuse dans un pays que n'éclairait pas la science , il a employé à son succès tous les moyens humains , sauf le prestige, parce qi e le prestige n'est pas un moyen humain. Je viens de lire le Coran tout entier. De vingt pages en vingt pages , Mahomet se pose la question des miracles ; il s'objecte ou on lui objecte qu'il n'en fait pas; pas une seule fois il ne se hasarde à dire qu'il en a fait ou qu'il en fera. Il élude constamment la question, 11 invoque Abraham , Moïse , tous les patriarches , tel endroit de sa vie Dieu l'a protégé , telle vie-

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toire qui a couronné ses armes et justifié sa doctrine; il affirme de plus belle que Dieu est Dieu , et que Mahomet est son prophète : voilà tout. Et ce n'est pas une petite marque de son habileté , et même de son génie, que ce mépris du prestige et cette bonne tenue dans les idées de la Providence et les souvenirs traditionnels.

Et vous voulez que Jésus-Christ, l'auteur de l'É- vangile , soit descendu aux plus viles imitations de la toute- puissance de Dieu, qu'il ait passé le temps de sa mission pubUque à tromper les yeux de ses con- temporains par des simulacres aussi honteux qu'im- puissants ! Vous voulez qu'un si misérable jeu ait ob- tenu le plus grand succès de foi dont le genre humain ait encore été l'artisan ! Gela n'est pas possible. Le sens commun parle aussi haut que l'histoire contre une telle supposition. La vie publique de Jésus-Christ correspond à sa vie intime, et sa vie intime confirme sa vie publique. Il s'est dit Dieu, il s'est cru Dieu, il a agi comme Dieu , et précisément parce que cette position est d'une force admirable , il a fallu tenter contre elle les derniers efforts ; l'histoire comme le bon sens parlant trop haut en faveur de Jésus-Christ, il a fallu recourir à la métaphysique et à la physique pour lui arracher au moins le sceptre des miracles. Voyons si Ton a réussi.

On. nous a ddt deux choses. On nous a dit d'abord : Jésus-Christ n'a pas fait de miracles, parce qu'il est impossible d'en faire. On nous a dit en second lieu : 11 importe peu que Jésus-Christ ait fait des mira-

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clés; car tout le monde en peut faire, tout le monde en a fait, tout le monde en fait.

Premièrement, Jésus-Christ n'a pas fait de mira- cles, parce qu'il est impossible qu'on en fasse. Et pourquoi ? Parce que la nature est soumise à des lois générales qui font de son corps une harmonieuse et parfaite unité chaque partie correspond au tout , de manière que, violée dans un seul de ses points, elle périrait tout entière à la fois. L'ordre, même lorsqu'il vient de Dieu , n'est pas une chose arbitraire qui se puisse détruire ou changer à volonté ; l'ordre exclut le désordre nécessairement, et nul plus grand désordre ne saurait être conçu dans la nature que cette action souveraine qui aurait la faculté d'en bri- ser les lois et la constitution. Le miracle est impos- sible à ces deux titres : impossible comme désordre , impossible parce qu'une violation partielle de la na- ture en serait l'anéantissement.

C'est-à-dire, Messieurs, qu'il est impossible à Dieu de se manifester par le seul acte qui annonce publiquement et instantanément sa présence, par l'acte de souveraineté. Tandis que le dernier des êtres a le droit de se produire au sein de la nature par Texercice de la force qui lui est propre, tandis que le grain de sable, appelé dans le creuset du chi- miste, répond à ses interrogations par des signes caractéristiques qui le classent dans les registres de la science, à Dieu seul il serait interdit de manifester sa force dans la mesure personnelle qui le distingue et qui en fait un être à part ! Non-seulement Dieu ne se serait pas manifesté, mais il lui serait impossible

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à tout jamais de se manifester, en vertu même de l'ordre dont il est le créateur. Agir, c'est vivre ; pa- raître, c'est vivre; se communiquer, c'est vivre: mais Dieu ne peut plus agir, paraître, se communiquer; cela lui est interdit. Relégué au fond de son éternité sourde et obscure, si nous l'interrogeons, si nous le supplions, si nous crions vers lui, il ne peut que nous répondre , supposé toutefois qu'il puisse nous répondre : « Que voulez-vous! j'ai fait des lois! de- mandez au soleil et aux étoiles, demandez à la mer et aux sables de ses rivages ; pour moi , mon sort est accompli, je ne suis plus rien que le repos et le servi- teur contemplatif des œuvres de ma droite. »

Ah! Messieurs, ce n'est pas ainsi que jusqu'à pré- sent l'humanité tout entière a compris Dieu. Elle l'a compris comme un être libre et souverain ; et encore qu'elle n'ait pas toujours eu de sa nature une con- naissance exacte, elle ne lui a du moins jamais refusé la puissance et la bonté. Partout et toujours, sûre de ces deux attributs de son Père céleste, elle a fait mon- ter vers lui son inextinguible prière ; elle lui a tout de- mandé, et lui demande chaque jour, à deux genoux, la lumière de l'esprit , la droiture du cœur, la santé du corps, l'éloignement des fléaux, la victoire dans la guerre, la prospérité dans la paix , la satisfactiop de tout besoin au ciel, sur la terre et dans les enfers.

Il y a ici quelque pauvre femme qui entend à peine ce que je dis. Ce matin elle s'est mise à genoux au chevet de son enfant malade, et, abandonnée de tous, n'ayant pas de pain pour la journée, elle a croisé ses mains , elle a fait appel à Celui qui fait

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mûrir le blé et qui crée la charité; elle lui a dit : «Sei- gneur, venez à mon secours , hâtez-vous de venir ! » Et, en ce moment même je parle, des voix in- nombrables s'élèvent vers Dieu de tous les points de la terre pour lui demander des choses la nature toute seule ne peut rien, et ces âmes sont persua- dées que Dieu peut tout. Qu'est-ce donc qui se trompe ici? Qui se trompe du métaphysicien ou du genre hu- main ? Et comment la nature nous a-t-elle appris à mépriser la nature pour nous confier à Dieu ? Car ce n'est pas la science qui nous enseigne à prier; nous prions malgré la science, et comme il n'y a ici-bas que la science, la nature et Dieu, si nous prions malgré la science , il faut bien que ce soit la nature ou Dieu qui nous enseigne à prier et à croire de tout notre cœur aux miracles de la puissance et de la bonté divines. Après cela, que la nature s'en trouve mal ou non, qu'elle doive périr chaque fois que Dieu la touche du doigt, c'est assurément notre moindre souci. Par égard pourtant pour certaines sortes d'es- prits , je prouverai que le miracle n'attente en rien à l'ordre naturel.

La nature, comme je l'ai déjà dit, se réduit à trois éléments : les substances , les forces et les lois. Les substances sont essentiellement variables ; elles changent de forme, de poids, se combinent et se sé- parent à tout moment. Les forces le sont aussi; elles augmentent ou diminuent, s'accumulent ou se dé- tendent. Il n'y a d'immuable que les lois mathéma- tiques 5 qui gouvernent à la fois les forces et les sub- stances , et d'où dépend tout l'ordre de l'univers. La

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mobilité des forces et des substances répand le mou- vement et la vie dans la nature ; l'immutabilité des lois mathématiques y maintient une ordonnance qui ne faillit jamais. Sans les premières touty serait mort; sans les secondes tout y serait chaos. Gela posé , quand Dieu opère un miracle , que fait-il ? Tou- che-t-il au principe de l'ordre universel , qui est la loi mathématique? Pas le moins du monde. La loi mathématique appartient à la région des idées, c'est- à-dire à la région de l'éternel et de l'absolu ; Dieu n'y peut rien , car c'est lui-même. Mais il agit sur les substances et sur les forces : sur les substances , qui sont créées ; sur les forces, qui ont leur racine dans sa suprême volonté. Semblable à nous, qui, soumis aux combinaisons générales de la nature, ti- rons cependant de notre vitalité intime des mouve- ments contraires en apparence aux règles de la pesanteur, Dieu agit sur l'univers comme nous agis- sons sur notre corps. Il applique quelque part la force qui est nécessaire pour y produire un mouve- ment inaccoutumé : c'est un miracle , parce que lui seul , dans le réservoir infini de sa volonté , qui est le centre de toutes les forces créées et créables , peut puiser assez d'éléments pour agir subitement à ce degré. S'il lui plaît d'arrêter le soleil, pour me servir de l'expression vulgaire , il oppose à sa force de pro- jection une force qui la contre-balance, et qui, en vertu même de la loi mathématique, produit le re- pos. Il ne lui est pas plus difficile d'arrêter le mou- rement total de l'univers. Ainsi en est-ii de tous les autres miracles ; c'est

m

une question de force, dont l'usage, loin de blesser l'ordre physique, ce qui serait très-peu de chose, y rentre de soi, et, de plus, maintient sur la terre l'or- dre moral et religieux , sans lesquels l'ordre physique n'existerait pas.

Cette objection éclaircie , Messieurs, hâtons- nous d'épuiser la seconde. On nous dit que le mi- racle ne prouve rien, parce que toutes les doctri- nes ont eu des miracles en leur faveur, et qu'à l'aide d'une certaine science occulte, il est facile d'en opé- rer.

Je nie hardiment qu'aucune doctrine historique, c'est-à-dire, fondée au plein jour de l'histoire par des hommes authentiquement connus , possède pour base des faits miraculeux. Quant aux temps présents, nous n'en avons pas d'exemple; personne, sous nos yeux , parmi tant d'instituteurs du genre humain dont nous avons le spectacle, n'a encore osé nous promettre l'exercice d'une puissance supérieure à la puissance vulgaire dont nous disposons. Personne de nos contemporains n'a paru sur les places publi- ques pour guérir des aveugles et ressusciter des morts. L'extravagance ne s'est montrée que dans les idées et le style, elle n'a pas passé plus loin. En re- descendant du siècle présent jusqu'à Jésus-Christ, personne encore , dans l'innombrable multitude des hérésiarques fameux , n'a pu se vanter de comman- der à la nature, et mettre sous la protection du mi- racle les inspirations de l'orgueil révolté. Mahomet, hérétique et infidèle tout à la fois, ne l'a pas tenté plus que les autres; je l'ai déjà dit, et le Coran le

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dira mieux à qui voudra prendre la peine de lire ce plagiat de la Bible fait par un écolier de rhétorique de la Mecque. Au delà de Jésus- Christ, dans les siè- cles revendiqués par l'histoire, que reste- 1- il, en laissant de côté Moïse et les prophètes, c'est-à-dire les propres ancêtres de Jésus-Christ? Compterons- nous quelques faits singuliers de la Grèce et de Rome? Parlerons-nous de cet augure qui coupa , dit Tite- Live, une pierre avec un rasoir, ou bien de cette ves- tale qui fît marcher un vaisseau en le tirant par sa ceinture, ou bien encore de l'aveugle guéri par Ves- pasien montant à l'empire? Ces faits, quels qu'ils soient, sont isolés ei ne tiennent à aucune doctrine; ils n'ont provoqué aucun débat dans le monde et n'y ont rien établi ; ce ne sont pas des faits doctrinaux. Or il s'agit ici de miracles fondateurs de doctrines religieuses, les seuls dont il y ait à s'occuper; car. évidemment, si Dieu se manifeste par des actes de souveraineté, ce doit être pour une grande cause, digne de lui et digne de nous, c'est-à-dire pour une cause il s'agisse des destins éternels de l'huma- nité. C'est ce qui met hors de la discussion tous ieâ faits isolés , tels que ceux rapportés dans la Vie d'A- pollonius de Thyane.

Ce personnage est du premier siècle de l'ère chré- tienne, et sa Vie a été écrite beaucoup plus tard par un philosophe alexandrin appelé Philostrate, qui a voulu en faire le pendant de l'Évangile , et d'Apollo- nius lui-même le calque de Jésus-Christ. Il est sorti de ce dessein une physionomie très -singulière et on ne peut plus curieuse; mais c'est tout. Qu'a fait

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éoctrinalement Apollonius de Thyane? sont sea écrits, ses œuvres sociales, la trace de son passage sur la terre? Il est mort le lendemain de sa vie. Eût-il, au lieu de quelques faits équivoques, remué les montagnes de son vivant, ce ne serait encore qu'une curiosité littéraire, un accident, un homme, rien.

sont donc les doctrines fondées au soleil de rhistoire sur des faits miraculeux? est dans le monde historique une autre toute-puissance que celle de Jésus-Christ, d'autres miracles que les siens et ceux des saints qui l'ont pris pour maître, et ont puisé dans ses cendres la force de continuer ce qu'il avait commencé? Rien ne paraît à l'horizon; Jésus- Christ reste seul, et ses ennemis, en l'environnant d'une attaque immortelle, ne peuvent lui opposer que des doutes , et pas un fait égal à lui , ou même analogue à lui.

Mais du moins n'existe-t-il pas dans la nature des forces occultes qui nous ont été révélées depuis, et dont Jésus -Christ se serait autrefois emparé? Je nommerai, Messieurs, ces forces occultes auxquelles on fait allusion, je les nommerai sans crainte : on les appelle les forces magnétiques. Et je pourrais m'en délivrer aisément, puisque la science ne les recon- naît pas encore, et même les proscrit. Toutefois, j'aime mieux obéir à ma conscience qu'à la science. Vous invoquez donc les forces magnétiques : eh bien! j'y crois sincèrement, fermement; je crois que leurs efïéts ont été constatés, quoique d'une manière «fiîi est encore incomplète et qui le sera probable-

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ment toujours , par des hommes instruits, sincères et même chrétiens; je crois que ces effets, dans la grande généralité des cas , sont purement naturels ; je crois que le secret n'en a jamais été perdu sur la terre, qu'il s'est transmis d'âge en âge, qu'il a donné lieu à une foule d'actions mystérieuses dont la trace est facile à reconnaître, et qu'aujourd'hui seulement il a quitté l'ombre des transmissions souterraines, parce que le siècle présent a été marqué au front du signe de la publicité : je crois tout cela. Oui, Mes- sieurs, par une préparation divine contre l'orgueil du matérialisme , par une insulte à la science qui date de plus haut qu'on puisse remonter, Dieu a voulu qu'il y eût dans la nature des forces irrégu- lières, irréductibles à des formules précises, presque inconstatables par les procédés scientifiques. Il l'a voulu , afin de prouver aux hommes tranquilles dans les ténèbres des sens , qu'en dehors même de la reli- gion il restait en nous des lueurs d'un ordre supé- rieur, des demi-jours effrayants sur le monde invi- sible, une sorte de cratère par notre âme, échappée un moment aux liens terribles du corps, s'envole dans des espaces qu'elle ne peut pas sonder, dont elle ne rapporte aucune mémoire, mais qui l'avertis- sent assez que l'ordre présent cache un ordre futur devant lequel le nôtre n'est que néant.

Tout cela est vrai , je le crois ; mais il est vrai aussi que ces forces obscures sont renfermées dans des li- mites qui ne témoignent d'aucune souveraineté sur l'ordre natorel. Plongé dans un sommeil factice, rhomme voit à travers des corps opaques à de cer-

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taines distances ; il indique des remèdes propres à soulager et même à guérir les maladies du corps ; il paraît savoir des choses qu'il ne savait pas , et qu'il oublie à l'instant du réveil ; il exerce par sa volonté un grand empire sur ceux avec lesquels il est en com- munication magnétique : tout cela est pénible, labo- rieux, mêlé à des incertitudes et des abattements. C'est un phénomène de vision bien plus que d'opé- ration , un phénomène qui appartient à l'ordre pro- phétique, et non à l'ordre miraculeux. On n'a vu nulle part une guérison subite, un acte évident de souveraineté. Même dans l'ordre prophétique, rien n'est plus misérable.

11 semble que cette vision d'un genre extraordi- naire devrait au moins nous révéler quelque chose de cet avenir qu'on pourrait appeler l'avenir présent. Il n'en est rien. Qu'a produit le magnétisme depuis cinquante ans? Qu'il nous dise, non pas ce qui sera dans mille ans , non pas même ce qui sera après de- main, mais ce qui sera demain matin? Tous ceux qui disposent de nos destinées sont vivants ; ils par- lent , ils écrivent , ils remuent des ressorts sensibles : eh bien ! qu'on nous dise le résultat certain de leur action pour une seule affaire publique. Hélas! le ma- gnétisme, qui devrait changer le monde, n'a pas même pu devenir un instrument de poUce ; il confond l'imagination aussi bien par sa stérilité que par son étrangeté. Ce n'est pas un principe, c'est une ruine. Ainsi, sur les bords désolés de l'Euphrate , aux lieux fut Babylone et s'éleva ce monument fameux qui devait porter jusqu'au ciel, pour parler comme

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Bossuet, le témoignage de l'antique puissance des hommes , le voyageur rencontre des débris frappés de la foudre et comme surhumains par leur gran- deur. Il se baisse, il prend dans ses mains avides une brique mutilée; il y discerne des caractères qui fu- rent sans doute l'écriture primitive du genre humain ; niais il fait de vains efforts pour la lire ; le débris sa- cré retombe de ses mains sur le colosse calciné par le feu : ce n'est plus qu'une tuile cassée, que méprise la curiosité elle-même.

Je regarde , Messieurs , je ne vois plus rien : Jésus- Christ est seul.

Pourtant, vous me direz peut-être encore : Si Jésus-Christ a opéré des miracles durant sa vie , et même aux premiers temps de son Église, pourquoi n'en opère- t-il plus? Pourquoi il n'en opère plus? Hélas ! Messieurs , il en opère encore chaque jour ; mais vous ne les voyez pas. Il en opère avec moins de prodigalité , parce que le miracle moral et social , le miracle qui demandait du temps, est accompli, et sous vos yeux. Quand Jésus-Christ posait les fonde- ments de son Église, il lui fallait obtenir la foi à une oeuvre qui ne faisait encore que commencer ; aujour- d'hui elle est faite, quoique pas encore achevée : vous la voyez, vous la touchez, vous la comparez, vous la mesurez, vous jugez si c'est une œuvre hu- maine. Pourquoi donc Dieu prodiguerait-il le miracle à qui ne voit pas le miracle? Pourquoi, par exem- ple , vous conduirais-je aux montagnes du Tyrol pour y voir des prodiges que cent mille de nos contempo- rains y ont vus depuis quinze ans ? Pourquoi ramas-

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serais-je une pierre dans la carrière, quand l'Église est bâtie? Le monument de Dieu est debout : toute force y a touché ; toute science l'a scruté ; tout blasphème l'a maudit; regardez-le, il est là. Il est suspendu de- puis dix-huit siècles entre le ciel et la terre, comme dit le comte de Maistre : si vous ne le voyez pas, que verrez -vous? Dans une parabole célèbre, Jésus- Christ parle d'un mauvais riche disant à Abraham : Envoyez à mes frères quelqu'un des morts. Et Abra- ham répond : S'ils ne croient pas à Moïse et aux prophètes , ils ne croiront pas à quelqu'un revenu des morts (1). L'Église est Moïse, l'Église est tous les prophètes, l'Église est le miraclevivant : qui ne voit pas les vivants, comment verrait-il les morts?

^1) Saint Luc, chap. xvi, vers, 31.

TRENTE-NEUVIEME CONFERENCE

DE l'Établissement du règne de ji^sus-CHRisT

Monseigneur,

Messieurs ,

Soit que nous ayons considéré la vie intime de Jésus-Christ, ou bien sa vie publique, il a vécu en Dieu. Mais vivre, ce n'est que le premier acte de la vie ; le second acte de la vie , c'est de se survivre. Car toute vie a un but , et c'est l'accomplissement de ce but qui juge la vie. Par conséquent, il ne suffît pas de vous avoir prouvé, même avec évidence, que la vie intime de Jésus-Christ et sa vie publique ont eu un caractère divin ; car si cette vie n'a pas atteint son but, si elle n'a rien laissé derrière soi, quoi que nous en puissions penser d'ailleurs, elle a été vaine. Il faut que Jésus-Christ, après avoir vécu en Dieu, se

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soit survécu en Dieu ; sinon , tout ce que nous pour- rons conclure de cette disproportion entre sa vie et les effets de sa vie , c'est qu'il a été le plus magni- fique et le plus inexplicable néant qui ait encore paru. Mais, pour se survivre en Dieu, qu'a faire Jésus-Christ? Rien autre chose que de remplir le but de sa vie, tel qu'il l'avait publiquement annoncé et décrit, qui était de fonder ici-bas le royaume de Dieu. Après que Jean eut été livré, dit l'évangéliste saint Marc , Jésus vint en Galilée , prêchant l'Évan- gile du royaume de Dieu en disant : Les temps sont accom'plis, le royaume de Dieu est proche, faites pénitence, et croyez en l'Evangile (1). Et, envoyant ses disciples prendre leur part de l'apostolat, il tra- çait ainsi leur mission : Dans quelque ville vous entrerez et l'on vous recevra, mangez ce qui vous sera servi, guérissez les onalades, et dites : Le royaume de Dieu est proche. Que si l'on ne vous re- çoit pas , sortez sur les places et dites : Nous se- couons sur vous la poussière de votre ville qui s'est attachée à nous; cependant sachez ceci, c'est que le royaume de Dieu est proche (2). Et quel était ce royaume de Dieu prêché par Jésus -Christ comme étant le but de sa venue sur la terre? C'était lui- même, en tant qu'il devait être reconnu comme Dieu, aimé comme Dieu , adoré comme Dieu , fondateur et chef d'une société universelle dont sa divinité serait la pierre angulaire par la foi , l'amour et l'adoration.

(1) Saint Marc, chap. i, vers. 14 et 15.

(2) Saint Luc, chap. x, vers. 8, 9, 10 et 11.

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Eh bien! Messieurs, cet ouvrage s'est-il accompli? Jésus-Christ, vivant et mort, a-t-il fondé ici-bas un royaume dont il soit le Dieu ? A-t-il fondé le royaume des âmes? Est- il parmi nous le seul et unique roi des âmes? Je n'ai plus besoin de vous le démontrer : voilà dix ans que je vous en expose les merveilles , et, ne Teussé-je pas fait, ce royaume spirituel est sous vos yeux , un grand nombre d'entre vous en sont les membres et les sujets ; c'est quelque chose qui parle de soi et qui est au-dessus de toute démons- tration. Oui, il existe sur la terre, dans cette terre de boue et de passage, un royaume des âmes Dieu est servi en esprit et en vérité, l'on combat contre la chair, le sang et l'orgueil , rien ne ressemble à rien de ce qui est ailleurs, et dont Jésus- Christ est l'auteur, le chef, le roi, le Dieu. Et comme l'ange de l'Apocalypse, spectateur du dernier triomphe de cet empire, en a chanté d'avance la gloire par cet unique mot, jeté au milieu de la stupéfaction des mondes : Factumest, C'est fait (i)\ ainsi, dès à présent, moi, disciple du Christ, enfant du royaume, adora- teur du roi des âmes, je crie à vous : Factum est, C'est fait/

Ce n'est donc plus du fait qu'il s'agit entre nous ; il est démontré, il est palpable, il est ici, et je puis conclure : Après avoir vécu en Dieu , Jésus - Ghrisi s'est survécu en Dieu. Mais il ne saurait être inu- tile de vous montrer combien cet ouvrage surpas- sait toute force créée, et j'essaierai d'y réussir en

fl) Apocalypse, chap. xi, vers. 15.

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vous exposant la double difficulté que Jésus-Christ avait à vaincre. J'appellerai l'une la difficulté in- time, et l'autre la difficulté publique : leur explication emploiera l'heure que Dieu me permet de vous con- sacrer.

La première condition du royaume des âmes et de son établissement, était d'obtenir la foi à son fonda- teur, c'est-à-dire que Jésus-Christ devînt pour une innombrable quantité d'hommes la règle de toutes leurs pensées , et que , s'abdiquant eux-mêmes dans ce qu'ils ont de plus nécessaire et de plus profond , qui est leur intelligence propre, ils acceptassent l'in- telligence de Jésus -Christ comme la leur, jusqu'à pouvoir dire avec saint Paul : « Ce n'est plus moi , c'est Jésus-Christ qui vit en moi. » Non pas, Mes- sieurs , que Jésus-Christ, pour établir son règne par la foi , nous demandât le sacrifice de notre raison , car il est lui-même raison , et c'est lui qui nous donne la nôtre par un reflet de la sienne, selon qu'il est expressément écrit dans l'Évangile de saint Jean. Mais il devait nous demander le sacrifice de notre esprit propre, ce qui est tout autre chose que le sa- crifice de notre raison. En effet , la raison n'est pas en nous à l'état pur ; si elle était à l'état pur, éclairés que nous serions par une lumière une et égale , nous marcherions dans la plus parfaite unanimité. Au lieu de cela, bien que participant à la raison une et uni- verselle , sans quoi nous ne serions pas des intelli- gences, nous y mêlons des faiblesses, des obscurités, des habitudes , des partis pris , mille circonvallations mystérieuses qui en coupent les grands chemins, en

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diminuent la clarté, et font de la raison en nous quelque chose d'étroit et de personnel que nous ap- pelons l'esprit propre. C'est l'esprit propre , résultat de notre servitude et de notre liberté , qui divise les hommes dans la maison de leur commune mère , et ne leur permet pas de fonder ici -bas, par eux- mêmes, la sainte république de la vérité. Nous te- nons , en effet , doublement à l'esprit propre : nous y tenons parce que c'est la raison qui en fait le fond , et qu'il n'y a rien de plus juste que de tenir à la rai- son ; nous y tenons peut-être encore bien davantage par ce quelque chose de particulier qui nous distingue et qui se compose des innombrables impressions que le flux et le reflux de l'intelligence ont déposées en nous depuis le premier jour nous avons usé de cette admirable faculté de voir, d'entendre, déjuger, de raisonner et de sentir. Or par la foi en Jésus- Christ , nécessaire à la constitution du royaume des âmes, nous devons abdiquer cet esprit propre qui nous est si naturel et si cher ; il faut que nous fon- dions notre raison dans la raison supérieure du Christ, que nous brisions le moule personnel , plus ou moins faux et étroit, qui nous fait ce que nous sommes, pour entrer dans le moule large et profond d'où est sorti l'Evangile, et qui est l'intelligence même de Jésus-Christ.

Ce sacrifice, Messieurs, nous est infiniment péni- ble, parce qu'il choisit, pour nous arracher à nous- mêmes, la racine de notre être spirituel. Il nous l'est encore par un autre côté. Non-seulement nous vou- lons nous garder nous-mêmes tels que la nature et

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la liberté nous ont faits , nous voulons de plus nous imposer aux autres , devenir leurs modèles , leurs maîtres, et créer un royaume des âmes dont nous serons les rois. Pour peu que l'homme ait reçu du Ciel une haute intelligence, c'est son penchant; dans l'ordre de l'esprit, comme dans tous les ordres d'action , l'homme veut régner. S'il a été favorisé de ce qu'on appelle la naissance, il veut être roi de nais- sance; si la fortune est son partage, il veut être roi de fortune ; si le pouvoir lui est échu , il veut être roi de pouvoir ; enfin , si l'esprit est le don qui lui a été communiqué, il veut être roi d'esprit. Ce dernier royaume même est le plus convoité de tous, et les rois les plus absolus ne sont pas contents s'ils ne for- cent toute intelligence à s'éclipser devant la leur. Quand donc Jésus-Christ nous demande de sacrifier notre esprit propre à sa souveraine raison , il nous demande l'abdication de la royauté qui nous tient le plus au cœur; il entre dans une conjuration qui a pour objet de nous jeter à bas du trône le plus légi- time où nous puissions aspirer. Car quoi de plus lé- gitime que de régner par l'esprit, ce don qui ne vient pas du hasard , de l'élection , du travail des autres , mais de notre propre fonds , semé par la nature et cultivé par nous? Et d'autant plus le possédons- nous, que ce soit par la science ou par la philo- sophie, d'autant plus nous sentons -nous irrités contre cet usurpateur qu'on appelle le Christ, qui ne prétend pas à moins qu'à mettre son esprit à la place du nôtre, qu'à nous faire respirer sa pensée et parler sa parole. Voilà le secret, Messieurs, de

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cette aversion de tant de savants et de philosophes contre Jésus-Christ : ce sont des gens qui ne veulent pas être détrônés, et naturellement ils ont mille fois raison.

Cependant il a fallu que tous tant que nous som- mes depuis dix-huit siècles, enfants du Christ, nous consentissions à être détrônés , à nous faire petits , à être enseignés non pas seulement dans notre enfance, mais jusqu'au bout de notre vie, et que, chargés d'ans et d'honneurs, ayant gouverné les hommes sous d'autres aspects que ceux de l'esprit, à nos der- niers moments, prêts à paraître devant Dieu, nous abdiquassions encore un fois ce règne de l'entende- ment, si cher à l'orgueil, pour nous reposer en Jésus- Christ comme des enfants, et le charger de nous porter avec ses deux mains bénies au siège de l'es- prit pur et éternel, qui est Dieu son Père.

Aucun autre sur la terre , Messi'i'.urs , aucun autre ne l'a obtenue, cette suprême dictature de l'entende- ment. Les tyrans ont opprimé la pensée humaine en l'empêchant de se manifester, ils ne l'ont jamais gou- vernée; elle échappe à tous les ressorts de la plus savante administration. Les sages ont formé des écoles, mais des écoles éphémères dont les disciples eux-mêmes ont renié les lois. Faut-il s'en étonner? Le disciple du sage est homme comme lui; il adore la pensée du maître jusqu'au jour la sienne, mûre pour une légitime ingratitude , lui permettra d'at- teindre aux honneurs de l'enseignement , et de mar- quer sa place dans l'histoire des mobiles dynasties de la sagesse. Sur un terrain plus solide pourtant,.

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les sectes religieuses n'ont guère mieux réussi. L'hé- résie nous rend l'esprit propre ; le schisme nous rend l'esprit propre; le protestantisme nous rend l'esprit propre : toutes ces doctrines , loin d'enchaî- ner la foi , ont eu pour but de l'affranchir. Le maho- métisme lui-même, comme autrefois l'idolâtrie, n'a pas pu constituer une autorité doctrinale , et aban- donne par conséquent ses fidèles aux chances de leur propre direction. Tout autre que le Christ ou nous laisse ou nous rend notre esprit, et c'est même le charme éternel de l'erreur. Que nous dit-on aujour- d'hui? Qu'est-ce que le siècle présent, incertain de ses voies et presque également incapable de har- diesse dans le mal et dans le bien , demande du Christ avec suppUcation? N'est-ce pas de détendre le faisceau de son empire, de retrancher certains ar- ticles de l'ancienne constitution chrétienne, de réviser le pacte primitif de l'Évangile, de signer enfin une transaction entre le temps et l'éternité? Mais le Christ se rit de ces désirs fragiles qui ne sortent pas d'une entière obéissance à son adorable raison; entre lui et nous il ne peut rien y avoir que lui ou nous, l'ab- dication de notre esprit propre, ou le règne de notre esprit propre : c'est à prendre ou à laisser.

Ce n'est pas même assez pour Jésus- Christ de mettre son esprit à la place du nôtre ; roi de notre intelligence, il n'est encore qu'au commencement de son ambition, il veut plus que la pensée, il veut l'af- fection. Et quelle affection, mon Dieu? un amour qui soit le comble de l'amour humain , et devant lequel disparaisse toute histoire d'amour. Et, afin que vous

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jugiez du prodige qu'il y a à cela, examinez un peu de près la difficulté que nous avons nous-mêmes à être aimés de notre vivant.

A peine la fleur du sentiment point- elle en nous , que nous cherchons dans les compagnons de notre adolescence des sympathies qui s'emparent de notre cœur et le tirent de sa chère et triste solitude. De viennent, dans l'histoire de toutes les vies généreu- ses, ces premiers temps, ces souvenirs anciens qu'au- cun autre n'effacera, et qui, jusqu'à la dernière vieil- lesse, laisseront à notre âme un parfum du passé. Cependant, malgré la force de ces jeunes liaisons, le simple cours des années en suspend le progrès ; nos yeux, en s'affermissant, deviennent moins sensibles aux beautés de notre âge ; quelque chose qui n'est plus de l'enfance nous délivre de ce charme premier qu'aucun autre peut-être n'égalera, mais qui ne nous suffît plus. L'amitié se refroidit dans une confiance grave et virile, et à notre âme montée d'un degré sur le cycle de la vie, il faut un attrait nouveau qui la subjugue en la remphssant. En dirai-je le nom? Et pourquoi ne le dirais-je pas? Il est deux choses de- vant lesquelles, avec l'aide de Dieu, je ne reculerai jamais : le devoir et la nécessité. C'est une nécessité de mon discours que je prononce le nom trop profané du second sentiment de l'homme; je le prononce donc, et je dis : A l'homme gravitant de l'adoles- cence vers la maturité , il faut un attrait qui satis- fasse à la fois sa jeunesse et sa force , son besoin de renouvellement et d'avenir ; Dieu lui a préparé l'a- mour, qui doit, s'il est vrai, c'est-à-dire pur, achever

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l'éducation de sa vie et le rendre digne d'avoir une postérité. Mais, ô faiblesse de notre nature! bientôt les soucis de la virilité plissent notre front, les rides y creusent à la pensée un honorable témoignage : que faut-il de plus ? Incapable d'obtenir désormais la réciprocité d'un enivrement apaisé déjà pour nous, et qui n'a plus assez d'illusions pour se nourrir, nous nous reposons dans un attachement plus calme, plus serein, doux encore, mais qui ne mérite plus d'être comparé à l'entraînement de cette passion que j'ai nommée tout à l'heure par son nom propre.

Toutefois les ressources de l'âme humaine ne sont pas à bout; fille de l'amour éternel, le génie de sa source l'inspirera jusqu'à la fin. Avec les premières ombres de la vieillesse, le sentiment de la paternité descend dans notre cœur et prend possession du vide qu'y ont laissé ses précédentes affections. Ce n'est pas une décadence, gardez-vous de le croire; après le regard de Dieu sur le monde, rien n'est plus beau que le regard du vieillard sur l'enfant, regard si pur, si tendre, si désintéressé, et qui marque dans notre vie le point même de la perfection et de la plus haute similitude avec Dieu. Le corps baisse avec l'âge, l'esprit peut-être encore, mais non pas l'âme, par laquelle nous aimons. La paternité est autant supé- rieure à l'amour, que l'amour lui-même est supé- rieur à l'amitié. La paternité couronne la vie. Ce se- rait l'amour sans tache et plein, si de l'enfant au père il y avait le retour égal de l'ami à l'ami et de l'épouse à l'époux. Mais il n'en est rien. Quand nous étions enfants, on nous aimait plus que nous

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n'aimions , et , devenus vieux , nous aimons à notre tour plus que nous ne sommes aimés. Il ne faut pas s'en plaindre. Vos enfants reprennent le chemin que vous avez suivi vous-mêmes , le chemin de l'amitié , le chemin de l'amour, traces ardentes qui ne leur permettent pas de récompenser cette passion à che- veux blancs que nous appelons la paternité. C'est l'honneur de l'homme de retrouver dans ses enfants l'ingratitude qu'il eut pour ses pères, et de finir ainsi , comme Dieu , par un sentiment désintéressé.

Mais il n'en est pas moins vrai que, poursuivant l'amour toute notre vie, nous ne l'obtenons jamais que d'une manière imparfaite, qui fait saigner notre cœur. Et l'eussions-nous obtenu vivants , que nous en reste-t-il après la mort? Je le veux, une prière amie nous suit au delà de ce monde, un souvenir pieux prononce encore notre nom ; mais bientôt le ciel et la terre ont fait un pas, l'oubli descend, le silence nous couvre, aucun rivage n'envoie plus sur notre tombe la brise étbérée de l'amour. C'est fini, c'est à jamais fini, et telle est l'histoire de l'homme dans l'amour.

Je me trompe, Messieurs, il y a un homme dont l'amour garde la tombe; il y a un homme dont le sépulcre n'est pas seulement glorieux, comme l'a dit un prophète, mais dont le sépulcre est aimé. Il y a un homme dont la cendre, après dix- huit siè- cles, n'est pas refroidie; qui chaque jour renaît dans la pensée d'une multitude innombrable d'hom- mes ; qui est visité dans son berceau par des bergers, et par les rois lui apportant à l'envi et l'or, et l'en-

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cens, et la myrrhe. Il y a un homme dont une portion considérable de l'humanité reprend les pas sans se lasser jamais, et qui, tout disparu qu'il est, se voit suivi par cette foule dans tous les heux de son an- tique pèlerinage, sur les genoux de sa mère, au bord des lacs, au haut des montagnes, dans les sentiers des vallées , sous l'ombre des oliviers , dans le secret des déserts. Il y a un homme mort et enseveli, dont on épie le sommeil et le réveil, dont chaque mot qu'il a dit vibre encore et produit plus que l'amour, pro- duit des vertus fructifiant dans l'amour. Il y a un homme attaché depuis des siècles à un gibet , et cet homme, des millions d'adorateurs le détachent cha- que jour de ce trône de son supplice , se mettent à genoux devant lui , se prosternant au plus bas qu'ils peuvent sans en rougir, et , par terre , lui baisent avec une indicible ardeur les pieds sanglants. Il y a un homme flagellé, tué, crucifié, qu'une inénarrable passion ressuscite de la mort et de l'infamie , pour le placer dans la gloire d'un amour qui ne défaille ja- mais, qui trouve en lui la paix, l'honneur, la joie, et jusqu'à l'extase. Il y a un homme poursuivi dans son supplice et sa tombe par une inextinguible haine , et qui, demandant des apôtres et des martyrs à toute postérité qui se lève, trouve des apôtres et des mar- tyrs au sein de toutes les générations. Il y a un homme enfin, et le seul qui a fondé son amour sur la terre, et cet homme, c'est vous, ô Jésus! vous qui avez bien voulu me baptiser, me oindre , me sacrer dans votre amour, et dont le nom seul, en ce moment, ouvre mes entrailles et en arrache cet accent qui

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me trouble moi-même, et que je ne me connaissai& pas.

Qui donc est aimé des grands hommes ? Qui dans la guerre? Est-ce Alexandre, César, Gharlemagne? Qui dans la sagesse? Est-ce Aristote ou Platon? Qui est aimé des grands hommes? Qui? Nommez -m'en un seul; nommez-moi un homme mort qui ait laissé l'amour sur son tombeau. Mahomet est vénéré des musulmans; il n'est point aimé. Jamais un senti- ment d'amour n'a effleuré le cœur du musulman répétant sa maxime : « Dieu est Dieu , et Mahomet est son prophète. » Un seul homme a rendu tous les siècles tributaires envers lui d'un amour qui ne s'é- teint pas; roi des intelligences, Jésus- Christ est en- core le roi des cœurs, et, par une grâce confirmatrice de celle qui n'appartient qu'à lui, il a donné à ses saints le privilège de produire aussi dans la mémoire des hommes un souvenir pieux et constant.

Toutefois, ce n'est pas tout, le royaume des âmes n'est pas encore établi. Jésus- Christ, étant Dieu , ne devait pas se contenter d'une foi inébranlable et d'un amour immortel; il devait exiger l'adoration. L'adoration est l'anéantissement de soi-même devant un être supérieur, et ce sentiment, Messieurs, est loin de nous être inconnu. Il gît, comme tous les autres , au fond de notre nature ; il y joue un plus grand rôle que peut-être vous ne le pensez. Tous, plus ou moins , ne nous le dissimulons pas, tous nous voulons être adorés. C'est ce désir inné de l'adoration qui a produit toutes les tyrannies. Vous vous éton- nez quelquefois qu'un prince noue des intrigues infi*

Te- rnes pour s'affranchir des lois divines et humaines, qu'il joigne la violence à la ruse, verse des flots de sang et marche droit à l'exécration du genre hu- main : vous vous demandez dans quel but. Eh ! Mes- sieurs , dans le but très-naturel d'être adoré , de voir toute pensée soumise à la sienne, toute volonté con- forme à sa volonté , toute puissance , toute loi , tout droit, tout devoir émanant de lui, et le corps même de l'homme courbé comme un esclave devant son corps mortel. Voilà le fond de notre cœur comme le fond de Satan. Mais, par un contre-poids qui était à cette affreuse maladie de l'orgueil, nous ne pou- vons souhaiter l'adoration pour nous qu'en ayant horreur d'adorer autrui. De vient l'exécration qui s'attache au despotisme. L'humanité , abaissée par une puissance qui méconnaît toute loi , concentre en soi-même sa sourde indignation : elle attend le jour inévitable de la faiblesse, et, ce jour venu, elle se retourne et écrase du talon la vile créature qui l'avait méprisée jusqu'à lui demander de Tencens. Un grand orateur a dit à une tribune célèbre : « Il n'y a qu'un pas du Capitole à la roche Tarpéienne. » Je dirai avec autant de vérité, quoique avec de moins magnifiques expressions : 11 n'y a qu'un pas de l'autel à l'égout. Quiconque a été adoré, tôt ou tard la main populaire le précipitera du haut de la majesté divine usurpée, et le traînera , la corde au cou , aux gémonies de la rue et aux gémonies plus sanglantes encore d'un op- probre éternel. Ainsi le veut l'histoire , cette puis- sance chargée de la promulgation des jugements de Dieu sur l'orgueil de l'homme.

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Cependant, malgré l'histoire, Jésus -Christ est adoré. Homme mortel et mort, il a su conquérir une adoration qui subsiste, et dont il n'y a pas d'autre exemple ici-bas. Quel empereur a gardé ses temples et ses statues? Qu'est devenue toute cette population de dieux créés par la flatterie? La poussière n'en existe même plus, et le souvenir qui en survit n'est qu'une occasion pour la pensée d'admirer l'extrava- gance des hommes et la justice de Dieu. Jésus-Christ seul est demeuré debout sur ses autels , non pas dans un coin du monde, mais par toute la terre et chez les nations célèbres par la culture de l'esprit. Les plus grands monuments de l'art abritent ses saintes images ; les cérémonies les plus magnifiques réunis- sent les peuples à l'ombre de son nom; la poésie, la musique, la peinture, la sculpture s'épuisent à par- ler de lui et à lui faire un encens digne de l'adora- tion que les siècles lui ont vouée. Et encore sur quel trône l'adore-t-on? sur une croix. Que dis-je, sur une croix! On l'adore sous la vile apparence du pain et du vin. Ici la pensée se confond tout à fait. Il semble que cet homme ait pris plaisir à abuser de son étrange puissance et à braver l'hu- manité tout entière en la courbant éperdue devant les simulacres les plus vains. Descendu par son supplice plus bas que la mort, il a fait de la honte même le siège de sa divinité, et, non content de ce triomphe , il a voulu que nous reconnussions sa su- prême essence et son éternelle vie par une adoration qui donnât à nos sens un affreux démenti. Rien se peut-il concevoir d'un tel succès dansune telle audace?

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Il est vrai , des mains nombreuses ont essayé de le jeter bas de ses autels ; mais leur impuissance n'a servi qu'à confirmer sa gloire. A chaque outrage il a paru grandir ; le génie l'a protégé contre le génie, la science contre la science, l'empire contre l'empire; il s'est fait des armes de toutes les armes qu'on a levées contre lui, et, quand on le croyait à terre, le monde l'a vu debout, calme, serein, maître, adoré.

Ainsi a-t-il fondé le royaume des âmes par une foi qui nous coûte le sacrifice de notre esprit propre, par un amour qui surpasse tout amour, par une ado- ration que nous n'avons accordée qu'à lui, triple mystère d'une force qui nous révèle sa dignité et qui nous la révélera bien mieux encore après que nous aurons vu la difficulté publique qui s'opposait à l'éta- blissement de ce royaume surnaturel.

La place était prise, Messieurs, quand Jésus-Christ vint au monde; la place était prise, parce qu'elle n'est jamais vide. Encore qu'il n'eût prétendu établir entre lui et nous que des rapports secrets, une sorte de culte obscur, ce dessein eût rencontré tôt ou tard des craintes et des jalousies qui se fussent manifes- tées par une résistance publique. Mais Jésus-Christ était loin de vouloir cacher son règne sous terre ; il avait dit : Ce que vous entendez à Voreille , prêchez- le sur les toits (1); et lui-même, ennemi de toute initiation mystérieuse , avait constamment parlé et agi sous les yeux de la foule et de l'autorité. Il vou-

(1) Saint Matthieu, chap. x, vers. 27.

79 lait un règne apparent, une constitution sociale de sa doctrine, un sacerdoce reconnu, des temples, des lois , des droits , et par conséquent il était inévitable qu'il trouvât sur son chemin l'établissement religieux et politique qui l'avait précédé. Cet établissement avait deux noms : il s'appelait l'idolâtrie et l'empire romain. L'idolâtrie était le culte qui rassemblait l'u- nivers sous une même forme religieuse, l'empire ro- main était le pouvoir qui gouvernait toute l'humanité connue, à peu de chose près. L'un et l'autre étaient incompatibles avec l'établissement du règne de Jé- sus-Christ , et ce règne ne pouvait commencer qu'en abolissant l'idolâtrie comme une fausse religion , et qu'en modifiant l'empire romain pour l'accommoder aux lois promulguées par l'Évangile.

Jusqu'à présent, peut-être, vous avez considéré l'idolâtrie comme une organisation religieuse facile à renverser : vous vous trompiez de beaucoup. De tous les cultes qui ont pris possession de l'homme , il n'en est aucun , sauf le christianisme , qui ait eu plus d'é- tendue et de solidité que l'idolâtrie. Gela tient à ce que les trois grandes passions de l'homme y étaient servies à souhait. Quelles sont ces trois passions? La première, vous allez vous étonner peut-être, la pre- mière est la passion religieuse, le besoin de com- mercer avec Dieu. Oui, Messieurs, la passion reli- gieuse marche en nous avant toutes les autres, même avant la passion de la volupté. Car la volupté nctou- che qu'aux sens, qui sont fragiles, qui s'épuisent vite , qui se lassent d'eux-mêmes , tandis que le be- soin rehgieux, sorte de faim divine, a sa source au

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plus profond de noire être , et s'y nourrit de toutes les misères qui nous dégoûtent incessamment de la vie présente. L'orgueil aussi ne vient qu'après ; si vif qu'il soit, il est sujet, ici-bas, à trop d'humilia- tions pour ne pas seconder et porter en avant dans notre âme un sentiment meilleur et plus doux, celui qui nous rapproche de Dieu et nous fait chercher dans sa grandeur notre propre dignité. La religion est la première et la plus vieille amie de l'homme ; même lorsqu'il la centriste, il la respecte encore, et se ménage avec elle de secrètes intimités. Que l'état de notre pays, Messieurs, ne vous fasse pas d'illu- sion à cet égard ; parce qu'il y a en France quelques millions d'hommes abrutis dans l'athéisme pratique, ne croyez pas que ce soit l'état naturel du genre humain. C'est la suite de circonstances inouïes, et cette même France, malgré l'irréligion d'une partie de ses enfants, n'a pas cessé un seul jour de porter dans son sein glorieux une multitude d'âmes qui ser- vent Dieu ardemment et honorent leur foi par des œuvres connues de toute la terre.

Or l'idolâtrie , malgré ses apparences peu doctri- nales , donnait satisfaction au besoin rehgieux ; elle avait des temples, des autels, un sacerdoce, des sa- crifices, des prières, des cérémonies publiques et pompeuses, un très-grand état dans le monde, et les lambeaux de sa mythologie cachaient encore assez de souvenirs de Dieu pour que l'âme n'y fût pas tout à fait à jeun et sans aliment.

Mais ce qu'il y avait d'admirable, c'est que l'idolâ- trie , en donnant satisfaction aux penchants élevés de

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notre nature , ne dédaignait pas les plus abjects , et leur jetait avec abondance une pâture sacrée. Je ne sais quel art profond avait broyé ensemble Dieu et la matière, la religion et la volupté, et faisait des- cendre du même autel des pensées graves et de hon- teuses sollicitations. L'idolâtre avait tout dans ses dieux; quoi qu'il voulût, le ciel obéissait à ses dé- sirs. Quel chef-d'œuvre, pour que le ciel à son tour fût obéi ! Joignez à cela que la troisième passion de l'homme, l'orgueil de la domination, avait aussi dans ce culte, savant par sa dégradation même, une am- ple satisfaction. L'idolâtrie n'était pas distincte de l'empire ; le prince , ou le sénat , ou le peuple , dispo- sait de la magistrature sacerdotale, nommait les pon- tifes, réglait les cérémonies, se donnait le plaisir de cacher la robe de ses consuls sous le manteau de ses dieux. La religion était encore la patrie. On voyait du même pas marcher devant la république les fais- ceaux et les autels : les faisceaux, symbole de sa jus- tice et de sa puissance ; les autels , symbole de cette alliance mystérieuse qui rattachait les destinées de l'État aux destinées mêmes des dieux.

Non, vous ne vous représenterez jamais assez la force de cette institution. Ah ! si une cérémonie païenne ressuscitait sous vos yeux; si vous pouviez voir Rome entière montant au temple de Jupiter Ga- pitolin, ce peuple, ces légions, ce sénat, tous les sou- venirs patriotiques montant avec eux, et tous en- semble portant aux dieux la nouvelle victoire de Rome 1 si vous entendiez le silence et le bruit de l'u- nanimité , ce murmure de toutes les passions con-

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vaincues de leur droit et satisfaites de leur triomphe, aussi bien l'orgueil que la volupté, aussi bien la vo- lupté que la religion, le haut et l'abject, le ciel et la terre, tout à la fois, tout dans un seul jour et dans une seule action : si vous aviez vu et entendu cela , vous-mêmes, peut-être, succombant à ce total eni- vrement des facultés humaines, vous eussiez un moment courbé la tête et adoré dans les mains de Rome les antiques dieux du monde !

Pourtant il ne fallait pas les adorer, il fallait les briser: c'était l'ordre de Jésus-Christ. Il fallait les briser par tout l'univers , puisque tout l'univers était le sujet de l'idolâtrie. Et qu'apportait-on pourmettre à la place? Un homme humilié jusqu'au supplice des esclaves; un homme venu d'un pays sur lequel les Romains versaient à flots le ridicule avec l'oppres- sion ; un Juif, et un Juif crucifié ! Voilà ce que des pêcheurs de Judée apportaient à Rome , au Gapitole, pour remplacer la statue de Jupiter Capitolin ! Vous jugez ! Ainsi l'ignominie à la place de la grandeur, la pénitence et la mortification à la place de la vo- lupté. La pénitence et la mortification, quels mots! C'est à peine si j'ose, après dix-huit siècles de natu- ralisation, les prononcer sans déguisement à vos oreilles nourries pourtant du langage évangélique : et il fallait les révéler aux Romains. Il fallait leur dire : Nous vous apportons une religion toute pure et toute sainte, fondée sur l'immolation du corps par la chasteté, et non pas seulement par la chasteté, qui n'est qu'un simple retranchement, mais par la haine directe des sens. Nous venons, la verge à la

83 main , vous apprendre à traiter votre corps comme un esclave, parce qu'il est, en effet, l'esclave des plus vils penchants , et que vous ne pouvez délivrer de lui votre âme qu'en le tenant dans le respect et les châtiments de la servitude. Il fallait dire ces choses à un peuple tout gonflé de sept siècles d'arrogance et de domination , plongé dans les sens autant que dans l'orgueil, et qui était habitué à trouver dans ses dieux, que l'on prétendait détruire, la justification de sa splendide ignominie. Mais Jésus-Christ l'avait ordonné : cela fut dit, cru, adopté, et le règne des ido- les tomba devant le règne de la croix, malgré l'em- pire romain.

L'empire romain était solidaire de l'idolâtrie; mais il avait un autre côté par il n'était pas moins en- nemi de l'établissement chrétien. Cet empire s'était fondé lentement, à force de prudence et de suite dans ses conseils , de courage dans ses armées , d'abnéga- tion dans ses chefs, jusqu'au jour où, devenu le maître du monde , il avait fléchi sous le poids même de sa grandeur, et perdu dans la corruption toutes les libertés publiques qui avaient fait sa gloire et son salut. Rien n'en subsistait quand Jésus-Christ vint au monde , sinon quelques simulacres déjà déshono- rés, et, lorsqu'il mourut, l'empire avait passé d'Au- guste à Tibère, par une décadence qui présageait Néron. La tribune aux harangues était muette ; le peuple se consolait du Forum par un morceau de pain qu'on lui jetait ; le sénat , meurtri et décimé dans ses derniers hommes illustres, ne savait plus opposer au despotisme que la promptitude d'une obéissance

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qui fatiguait quelquefois le caprice insolent du maî- tre. Un seul homme était tout, et cet homme pouvait impunément porter à la servitude tel défi qu'il lui plaisait. Un jour il lui plut de faire déUbérer le sé- nat, c'est-à-dire les reliques de toutes les grandes familles romaines , les descendants de ces pères con- scrits qui avaient porté si fièrement dans les plis de leur toge la guerre et la liberté, il lui plut de les faire délibérer sur la sauce à laquelle on mettrait un pois- son. Je vous remercie, Messieurs , de n'avoir pas ri : c'est ici la plus grande insulte qui ait été faite à la nature humaine dans la personne du plus grand corps politique qu'elle ait jamais produit. Dieu l'a permis, Messieurs , pour nous apprendre jusqu'où tombe l'homme par la corruption de la richesse et par l'apo- stasie de la liberté, cette gardienne de tous les droits et de tous les devoirs. Telle était donc Rome au mo- ment où Jésus-Christ envoyait ses disciples pour la convertir à lui , et tel était avec Rome le monde en- tier. La dominatrice universelle, après avoir enchaîné les nations à sa grandeur, les tenait enchaînées à ses humiliations, et pour la première fois dans l'his- toire du genre humain, la liberté n'avait plus d'asile nulle part.

Je dis que c'était la première fois. Jusque-là, par une providence digne de toutes nos actions de grâces, Dieu avait tenu à ce qu'il y eût toujours quelque terre libre la vertu et la vérité pussent se défen- dre contre la conjuration des plus forts. Tandis que l'Orient était fécond en tyrannies séculaires, l'E- gypte avait des institutions dignes d'estime, etju-

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geait ses rois après leur mort; la Grèce défendait sa tribune contre l'ambition des rois de Perse ; Rome protégeait ses citoyens par un droit qui environnait leur vie d'une foule de remparts sacrés. Si des temps anciens nous passons aux temps modernes , nous y remarquerons la même attention de la Providence à ne point permettre que le despotisme règne partout à la fois. Le monde actuel se divise en trois zones : la zone de la tyrannie sans limites, qui n'a rien à en- vier aux plus sanglantes histoires du passé; une zone intermédiaire quelque mouvement est encore per- mis à la pensée et à la foi ; et enfin cette généreuse zone occidentale dont nous faisons partie, les grands royaumes de France, d'Angleterre, des États-Unis d'Amérique, des Espagnes, les droits et les de- voirs ont des garanties, l'on parle, l'on écrit', l'on débat, , pendant que la force opprime la majesté de Dieu et de l'homme dans les régions lointaines, nous, à la face du monde, nous la dé- fendons, et nous la défendons sans gloire, parce que rien ne menace dans cet office notre tête ni notre honneur !

Un moment unique a été , prenant la carte du globe, vous eussiez vainement cherché une mon- tagne ou un désert pour abriter le cœur de Galon d'Utique, et Gaton d'Utique estimait nécessaire de demander à la mort une liberté qu'aucun point de la terre ne pouvait plus lui donner. Ge moment unique et formidable était celui-là même Jésus- Christ envoyait ses apôtres annoncer l'Évangile à toute créature, et fonder dans leur foi, leur amour

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et leur adoration, le royaume des âmes et de la vé- rité.

Voyons ce qu'était ce royaume par rapport à l'em^ pire romain.

C'était d'abord la liberté de l'âme. Jésus -Christ voulait l'âme ; il la voulait libre de le connaître , de l'aimer, de l'adorer, de le prier, de s'unir à lui. Il ne reconnaissait pas que personne que lui eût des droits sur l'âme , et surtout le droit d'empêcher les commu- nications de l'âme avec lui. Bien plus , Jésus -Christ voulait l'union publique des âmes dans son service ; il n'entendait pas se cacher ; il demandait un culte patent et social. La liberté de l'âme emportait le droit de fonder des églises matérielles et spiritublles, de s'assembler, de prier en commun, d'entendre en commun la parole de Dieu, cette nourriture substan- tielle de l'àme, qui est son pain quotidien, et dont on ne peut la priver sans un sacrilège homicide. La liberté de l'âme emportait le droit de pratiquer en- semble toutes les cérémonies du culte, de recevoir ensemble les sacrements de la vie éternelle , de vivre ensemble de l'Évangile et de Jésus-Christ. Nul sur la terre n'avait plus le gouvernement des choses sa- crées que les oints du Seigneur, les âmes élues , ini- tiées à une foi et à un amour plus grands, éprouvées par les successeurs des apôtres, sanctifiées par l'or- dination. Tout le reste, princes et peuples, étaient exclus de l'administration du corps et du sang de Jésus-Christ , centre divin du royaume des âmes , et qu'il ne fallait pas livrer aux chiens , selon l'expres- sion énergique du très-doux Évangile.

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Mais , comme l'âme est le fondement de Thomme , en créant la liberté de l'âme, Jésus- Christ créait en même temps la liberté de l'homme. L'Évangile , ré- gulateur des droits et des devoirs de tous, s'élevait à la puissance d'une charte universelle , qui servait de mesure à toute autorité légitime, et qui, en la bénis- sant, la préservait des excès le pouvoir humain était tombé partout. Par , le royaume des âmes était absolument l'opposé de l'empire romain , et il était impossible d'imaginer un antagonisme plus achevé. L'empire romain était la servitude totale ; le royaume des âmes, la liberté totale ; l'empire romain était la servitude universelle; le royaume des âmes, la liberté universelle. Entre eux , c'était la question d'être ou de ne pas être. La lutte était inévitable, elle devait être acharnée.

Or de quelle force disposait le royaume des âmes contre cet empire couvert de légions? D'aucune. Le Forum? il n'y en avait plus. Le sénat? il n'y en avait plus. Le peuple? il n'y en avait plus. La parole? il n'y en avait plus. La pensée? il n'y en avait plus. Était-il du moins permis aux premiers chrétiens que le hasard de l'Évangile aurait mis au monde, de se réunir pour combattre un contre cent mille? Non , cela ne leur était pas permis. Quelle était donc leur force? La même qu'avait eue Jésus -Christ. Ils de- vaient confesser son nom et mourir après , mourir aujourd'hui, mourir demain, mourir après-demain, mourir toujours, c'est-à-dire vaincre la servitude par l'usage pacifique de la liberté de l'âme ; vaincre la force , non par la force , mais par la vertu. Il leur

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avait été dit : Si pendant trois siècles vous pouvez dire tout haut : Je crois en Dieu, le Père tout-puis- sanl, créateur du ciel et de la terre, et en son Fils unique Nôtre-Seigneur Jésus-Christ, qui est de la Vierge Marie, qui est mort et ressuscité, si pendant trois siècles vous pouvez dire tout cela tout haut et mourir tous les jours après l'avoir dit, dans trois siè- cles vous serez les maîtres, c'est-à-dire libres.

C'est ce qui est arrivé.

C'est ce qui est arrivé malgré la fureur de l'em- pire romain faisant de l'univers un bourreau, et per- dant dans l'inanité des supplices sa raison épouvan- tée. Je ne dirai rien de plus des martyrs; ils ont vaincu, tout le monde le sait. Et ce royaume des âmes fondé par leur sang, ce royaume des âmes qui devait détruire l'idolâtrie et qui l'a détruite , qui de- vait renverser l'empire romain et qui l'a renversé dans ce qu'il avait de faux et d'injuste; ce royaume des âmes, donc a-t-il établi sa capitale? A Rome! Au siège de la force fut posé le siège de la vertu ; au siège de la servitude, le siège de la liberté; au siège des idoles honteuses, le siège de la croix de Jésus- Christ; au siège d'où se répandaient partout les ordres de Néron, le siège du vieillard désarmé qui, au nom de Jésus -Christ, dont il est le vicaire, ré- pand sur tout le monde la pureté, la paix et la béné- diction. 0 triomphe de la foi et de l'amour! 0 spec- tacle qui ravit l'homme au-dessus de lui-même en lui montrant ce qu'il peut pour le bien avec le se- cours de Dieu ! J'ai vu de mes yeux cette terre libéra- trice des âmes , ce sol fait de la cendre et du sang

so- dés martyrs; et pourquoi ne me laisserais -je pas aller à des souvenirs qui confirmeront ma parole en rajeunissant ma vie?

Un jour donc , le cœur tout tremblant d'émotion , j'entrai par la porte Flaminienne dans cette ville fa- meuse qui avait conquis le monde par ses armes et l'avait gouverné par ses lois. Je courus au Gapitole ; mais le temple de Jupiter Gapitolin n'en couronnait plus l'héroïque sommet. Je descendis au Forum ; la tribune aux harangues était brisée , et la voix des pâtres avait succédé à la voix de Cicéron et d'Hor- tensius. Je gravis les sentiers escarpés du Palatin; les Césars étaient absents, et ils n'avaient pas même laissé à la porte un prétorien pour demander son nom à l'étranger curieux. Pendant que je pesais en mon âme ces fortes ruines , à travers l'azur du ciel italique, j'aperçus dans le lointain un temple dont la coupole me parut recouvrir toutes les grandeurs pré- sentes de cette ville dont je foulais la poussière. Je m'y acheminai, et , sur une place immense autant que magnifique, je trouvai l'Europe assemblée dans la personne de ses ambassadeurs , de ses poètes, de ses artistes , de ses pèlerins , foule diverse d'origine, mais unie, me semblait-il, par une attente commune et profonde. J'attendais moi-même, lorsque, à l'ex- trémité de la place, un vieillard s'avança, porté dans une chaise, le front nu , et tenant dans ses deux mains, sous la forme d'un pain mystérieux, cet homme de la Judée autrefois crucifié. Toute tête s'inclina au passage; les larmes coulèrent dans un silence d'adoration ; et sur aucun visage je ne remar-

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quai la protestation du doute, ni l'ombre d'un senti- ment qui ne fût pas au moins le respect. Pendant que j'adorais moi-même mon Maître et mon Roi, le Roi immortel des âmes, prenant ma part du triom- phe , sans chercher à l'exprimer par aucune parole même intérieure, l'obélisque de granit qui était au milieu de la place chanta pour nous tous , muets et ravis , l'hymne du Dieu victorieux : Christus vincit , Christus régnât, Christus imper at, Christus ab omnimalo plebem suam libérât! Et de peur qu'un ennemi ne se trouvât dans cette multitude, il se re- pondit à lui-même un autre chant célèbre qui nous avertissait de fuir le lion de Juda si nous ne voulions pas l'adorer dans sa victoire. Après bien des années qui ont déjà blanchi mon front, je vous répète ces menaces et ces cris de joie ; heureux si vous ne fuyez pas, mais si, vous approchant de plus près, vous redites avec nous tous, enfants du Christ et membres de son royaume : Christus vincit , Christus régnât, Christus imperat, Christus ab omni malo plebem suam libérât!

QUARANTIÈME CONFÉRENCE

©E LA PERPÉTUITÉ ET DU PROGRÈS DU RÈGNE DE JESUS-CHRIST

Monseigneur ,

Messieurs ,

Comme il l'avait voulu , et comme il l'avait an- noncé, Jésus -Christ a établi sur la terre le royaume de Dieu , le royaume des âmes dont il est le chef; il l'a établi, malgré la difficulté de régner sur les hom- mes par la foi , l'amour et l'adoration , difficulté que j'ai appelée intime, et malgré la difficulté publique que lui présentait la société religieuse et politique telle qu'elle était alors constituée. Mais est-ce assez, Messieurs, pour affirmer que Jésus-Christ s'est sur- vécu en Dieu, que son œuvre est marquée d'un cachet qui ne peut être que celui de la Divinité? Non : car, bien que son succès , en le regardant au

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point nous l'avons laissé , c'est-à-dire à l'avéne- ment de Constantin, ait été prodigieux , cependant c'est le propre de toute puissance qui fait son appa- rition ici-bas, d'avoir sa lutte et son triomphe, lutte et triomphe, j'en conviens, qui n'ont pas tous la même grandeur, mais qui ont enfin cela de commun, de se produire, de se débattre, et d'arriver à quelque moment favorable qu'on appellera le succès. Ce qui est plus difficile et nécessaire pour la confirmation de la victoire, c'est de résister à la victoire elle- même. Un diplomate célèbre a dit : « Le temps est le grand ennemi. » Eh bien! Jésus- Christ a-t-il vaincu le grand ennemi? Après l'idolâtrie, après l'empire romain , a-t-il vaincu cette autre puissance qui n'est que l'éternité déguisée, le temps? Au bout d'une carrière plus ou moins florissante, n'a-t-il pas, comme tous, senti cette main glacée qui, tôt ou tard, déshonore les événements les plus grands , et préci- pite de leur trône les plus solides dynasties? N'est-il pas visiblement atteint de cette foudre lente qui n'é- pargne rien? Telle est la question qui va nous pré- occuper. Je dépose , en un mot, devant vous le bilan de Jésus- Christ, et je vous propose d'en examiner l'actif et le passif.

Pourquoi le temps est-il le grand ennemi? C'est, Messieurs, qu'il est doué d'une double puissance, la puissance de détruire et celle d'édifier. Qui a jeté bas ces empires primitifs de l'Assyrie et de la Chal- dée? C'est le temps. Qui a jeté Das cet empire de Cyrus vainement relevé par Alexandre? C'est le temps. Qui a jeté bas cet empire grossi des ruines

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de tous les autres , et qu'on peut appeler du nom de monde plutôt que du nom d'empire , le monde ro- main? C'est le temps. Qui a jeté bas toutes ces ré- publiques du moyen âge dont nous admirons les débris survivant en marbres et en peintures? C'est le temps. Et, d'un autre côté, qui a construit ces royaumes nouveaux dont nous sommes les fils, les royaumes des Francs, des Germains, des Anglo- Saxons, et le reste? C'est la même main habile à re- créer après avoir défait, et qui, de la poussière même elle s'est jouée avec orgueil, tire la substance, l'ordre et la solidité. Le temps détruit de la main gauche et bâtit de la main droite, également ennemi dans les deux cas , puisque l'édifice qu'il élève ne fait qu'enfoncer plus avant l'édifice qu'il renverse , et que fonder c'est, pour lui, détruire encore.

Toutefois, Messieurs, ne nous arrêtons pas à ces splendides images , qui nous révèlent seulement par le spectacle extérieur la puissance ennemie du temps. Cherchons à en dérober le secret par l'analyse , afin que, connaissant mieux d'où vient au temps sa dou- ble force de destruction et d'édification , nous consi- dérions si Jésus-Christ n'a pas été soumis à l'exer- cice de ce formidable jeu, et pourquoi seul il a pu y échapper, si toutefois nous constatons qu'il y a véri- tablement échappé.

L'action du temps résulte de cmq causes , dont la première est la nouveauté. Le temps est toujours jeune , et pourtant il vieillit tout. A chaque pas qu'il fait , c'est l'aurore qui s'avance, mais en laissant par derrière l'ombre et la nuit. Enfant mobile de l'éter-

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nité, il lui emprunte une jeunesse qui ne meurt pas, mais sans pouvoir la communiquer aux choses qu'il mesure par son cours, si ce n'est pour un moment. Il passe, il jette la vie; mais cette vie d'aujourd'hui sera bientôt celle d'hier, celle d'avant -hier, celle d'autrefois, un souvenir, une antiquité; et toutefois le temps ne s'est pas appauvri : il est toujours fécond et jeune, faisant succéder le nouveau à l'ancien. Or le nouveau a un charme qui séduit l'esprit comme les sens, et qui permet facilement aux doctrines mar- quées de son sceau de prévaloir contre les doctrines devenues surannées par le seul fait de leur perpé- tuité. Remarquez ce qui se passe. Dès qu'un homme est capable de nouer des idées sous une nouvelle forme et de les approprier au cours du temps , il se fait immanquablement des disciples. Pourquoi? Parce qu'il a dit quelque chose qui ne s'était pas encore dit , ou que l'on avait oublié. Nous avons la passion du nouveau dans les idées comme en tout le reste, et il n'est pas difficile de nous en expliquer la raison. Prédestinés que nous sommes à la jouissance de l'infini, l'infini est notre besoin, et nous le pour- suivons partout. Or la nouveauté est la seule chose ici-bas qui nous donne quelque sensation de l'infini. Dès que nous avons considéré un objet, nous disons : C'est assez. Qui tournera la page ? La nouveauté la- tourne, et, en la tournant, elle déguise à notre intelli- gence sa faiblesse par une fausse lueur de progrès qui nous ravit.

Plus que personne. Messieurs, Jésus- Christ avait à redouter cette disposition de notre âme qui arme le

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temps d'un si dangereux pouvoir contre la stabilité doctrinale. Tout miséricordieux qu'est l'Évangile, il ne devait pas se plier à l'inconstance de notre esprit : Le ciel et la terre passeront, avait dit Jésus-Christ , mais ma parole ne passera point (1). Il fallait qu'elle traversât tous les âges, perdant chaque jour la force de la nouveauté sans rien perdre de son comman- dement, ou plutôt il fallait que, semblable à Dieu , dont saint Augustin a dit qu'il était la beauté tou- jours ancienne et toujours nouvelle , la parole évan- gélique gardât dans son antiquité progressive une jeunesse qui charmât le cœur de toutes les généra- tions nouvelles.

Ce premier avantage remporté sur le temps, un second restait à obtenir. La seconde force du temps est dans l'expérience, c'est-à-dire dans la révélation qui résulte de l'application des doctrines à la vie positive de l'humanité. Toute doctrine est un corps de lois qui n'a de valeur qu'autant qu'il est censé contenir les vrais rapports des êtres; c'est comme la création d'un monde. Tant que cette création de- meure dans l'esprit à l'état de pure conception , on peut se tromper sur son mérite réel , parce qu'il est difficile de juger un grand ensemble d'idées ; mais il n'en est plus de même lorsque, entrant dans le do- maine de la réalité , elles sont chargées de fonder ou de maintenir un ordre positif; l'expérience manifeste infailliblement leur faiblesse ou leur fausseté; car une loi fausse ou impuissante est incapable d'établir

(1) Saint Matthieu , chap. xxiv , vers. 33.

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des rapports constants, et, de même qu'une maison s'écroule si elle a été assise sur des mathématiques inexactes , un ordre quelconque ne saurait subsister en ayant pour base des idées qui manquent de l'a- plomb de la vérité.

Or, qui plus que Jésus-Christ avait à redouter cette terrible épreuve de l'expérience? Car il n'avait pas mis au monde avec l'Évangile une société ren- fermée dans les étroites limites d'une race et d'un pays, mais une société universelle, toute âme, quelque part qu'elle fût née, pouvait prétendre au droit de cité; et par conséquent, si l'Évangile était faux , la ruine en devait être aussi grande que l'uni- vers et aussi rapide que le temps, agissant à la fois sur une innombrable quantité de lieux et d'es- prits.

La troisième force du temps est dans la corrup- tion. Toute chose arrivée à un certain point de pros- périté se corrompt, parce qu'une fois qu'on est le maître, on veut jouir, et que la jouissance a pour résultat inévitable cette décomposition de l'âme et du corps que nous appelons la corruption. L'his- toire de tous les succès est l'histoire d'Annibal à Capoue. On oublie, on s'endort, on s'enivre; le poi- son lent de la mollesse détend tous les ressorts de l'activité ; et l'être qui n'est rien que par l'activité, se dissout peu à peu dans l'ignominie d'un lâche som- meil. Nemrod commence, Sardanapale finit. C'est le chemin célèbre des hautes fortunes ; le travail et la vertu les édifient , la jouissance les anéantit jusque dans leurs dernières traces. Mieux que tout autre

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empire encore, la religion est soumise a cette grande loi, et par- dessus toute religion , celle du Christ y était étroitement enchaînée. Car le sang de la croix lui avait donné la vie; issue du supplice d'un Dieu , elle était tenue de se souvenir, aux jours de la pros- périté, des sanglantes mortifications de son berceau. Et, d'une autre part, les tentations que lui préparait son triomphe devaient surpasser de bien loin tout^es les tentations jusque-là connues. Elle devait, tenant à ses pieds les rois de la terre , donner des ordres d'un bout du monde à l'autre , voir des siècles s'in- cliner devant sa parole et son action , couvrir le sol de monuments somptueux, se rendre trfbutaire de tous les besoins d'une puissance et d'une gloire sans bornes, et, sous le poids de cette fortune montant jusqu'au ciel, conserver au front comme au cœur le signe de la pénitence et de Thumilité. Ou bien, si elle venait à succomber dans un des longs jours de sa vie, et à ressentir les atteintes de sa corruption, il fallait que de sa corruption même elle ressuscitât sa vie, non pas une vie étrangère, comme nous le voyons dans la nature, mais sa propre vie; et que, sembla- ble à l'aigle de l'Écriture, renouvelant en elle le charme de sa jeunesse, elle s'envolât les ailes éten- dues , rendues légères comme autrefois par sa pau- vreté et son sang répandu.

La quatrième force du temps, c'est le hasard, c'est- à-dire certaines conjectures qui ne se lient à rien de ce que le génie peut combiner et prévoir, et qui tout d'un coup renversent les desseins les mieux concer- tés. L'histoire en est remplie. La prudence humaine

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échoue à des écueils que rien n'annonce à Toeil le plus pénétrant. C'est le grain de sable dont parle Pascal , qui, un matin, se rencontra dans la vessie de Crom- well, et fit échouer des plans destinés à changer la face de l'Europe.

Vous vous étonnez quelquefois, peut-être, d'un certain équilibre qui se maintient dans le monde, et qui empêche les plus forts d'anéantir les plus faibles au gré de leurs secrètes convoitises. Gomment ces grands empires n'ont-ils pas encore écrasé les petits États qu'ils ont pour voisins ? C'est que les grands empires ont contre eux le grain de sable de la vessie de Gromwell. Au moment leurs conjurations vont tout renverser et préparer la rume du droit sur la terre, je ne sais quel fils de paysan, au coin d'une baraque, aiguise son couteau sur la meule brisée d'un moulin. Ce garçon, au bruit de la guerre, en- fonce sa casquette, fiche son couteau à sa ceinture, et s'en va voir un peu ce qui se passe entre la Provi- dence et les rois. La fumée de la poudre lui ouvre les yeux; le sang l'exalte; Dieu lui met dans les mains un beau coup d'armes ; le voilà grand capitaine , les empires reculent d'un pas devant lui : ce couteau et ce paysan , c'est le hasard.

Or vous jugez combien Jésus-Christ en a eu contre lui dans le cours d'un règne de dix -huit cents ans. Consultez seulement l'histoire de la papauté, et voyez à quel fil léger ont tenu les destinées de ce trône en- touré d'ennemis et toujours subsistant. Il a presque toujours contre lui des desseins habilement tissus; mais ce qui vous effraiera davantage, c'est la conju-

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ration du hasard, le je ne sais quoi qui pouvait le briser à tout moment, et qui a eu la singulière dis- traction de le respecter toujours.

La cinquième force du temps est dans la guerre. Aucune puissance ici- bas ne saurait éviter d'être combattue; elle a nécessairement des ennemis, non- seulement à cause de ses fautes et de ses abus, mais par cela seul qu'elle est. Exister, c'est combattre, parce qu'exister c'est dérober au foyer de la vie com- mune la substance destinée à tous ; et si cela est vrai du plus faible des êtres, combien plus d'une collec- tion d'êtres élevés à l'état de puissance! Aussi Jésus- Christ déclarait qu'il n'était pas venu apporter la paix, 7nais la guerre (1), guerre terrible, et sur un plan dont la grandeur fait reculer l'imagination; car c'est la guerre de l'esprit contre la chair et de la chair contre l'esprit, c'est-à-dire deux éléments qui con- stituent l'homme, et dont l'un ne peut jamais vaincre l'autre totalement. Quand le corps a le dessus, l'âme combat contre lui , et quand l'âme est la plus forte , le corps épie le moment de briser son joug. Mais cette lutte intestine ne s'arrête pas là, elle arrive né- cessairement à une guerre aussi générale qu'elle est profonde. Les âmes s'unissent aux âmes et les corps aux corps; ce sont les corps ensemble contre les âmes ensemble qui font la grande guerre de l'humanité , Jésus-Christ à la tête d'une armée , et Satan à la tête de l'autre : l'armée des passions, de l'orgueil, de la volupté, de la haine, d'un côté ; de l'autre, l'armée

(1) Saint Matthieu, chap. x, vers. 3i.

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dfe l!esprit, de l'humilité, de la chasteté, de l'obéis- sance, de la mortification, de la charité. Tout cela se meut dans les formidables régions du fini et de l'infîni , dans les profondeurs de Dieu , de l'âme et des sens , au milieu de mille causes secondaires qui ajoutent aux ténèbres et aux chances du combat ; et si Jésus-Christ est Dieu, c'est lui qui doit finir par l'emporter, sa figure restant inaltérable, quoique toujours insultée, au sommet vénérable des choses et des temps.

Est-ce là, Messieurs, ce qui s'est passé? Pouvons- nous rendre à Jésus-Christ le témoignage qu'il a été plus fort que la nouveauté, que ^l'expérience, que la corruption, que le hasard, que la guerre, que toutes ces causes réunies ensemble contre lui du- rant un cours de dix-huit cents années? le pouvons- nous?

Oui, Messieurs, je le puis; je puis même vous marquer trois degrés dans ce triomphe de Jésus- Christ sur le temps. Car, premièrement, il vit, son œuvre est devant vous ; encore qu'elle eût souffert plus ou moins d'atteintes dans ce long pèlerinage accompli sous la main révoltée des siècles, cependant elle est debout. Elle reste environnée d'assez d'éclat pour attirer tous les yeux et être encore l'objet d'une vénération à laquelle rien n'est comparable, comme aussi rien n'est comparable à l'acharnement des ennemis qui n'ont point accepté dans sa durée tem- porelle la preuve de son origine au sein même de l'é- ternité. Mais ce n'est pas tout. Non -seulement Jésus-Christ est vivant dans son Église et son Église

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est vivante en lui , mais depuis l'ère chrétienne , aucun établissement religieux ne s'est fondé dans le monde dont Jésus-Christ n'ait été la base et le ciment.

Le premier dans l'ordre des temps est l'islamisme. Or la base de l'islamisme, Grotius l'avait remarqué bien avant moi, est toute biblique. C'est Abraham, Isaac, Jacob; c'est Moïse, le mont Sinaï, le peuple juif dans les faits les plus mémorables de son his- toire; c'est Jésus-Christ lui-même, venu après tous les prophètes, et plus grand qu'eux. A chaque page du Coran, Mahomet insère un récit tiré des anti- quités chrétiennes, ou y fait quelque allusion. Pour- quoi cela? Pourquoi, voulant se donner l'honneur de fonder une religion , Mahomet n'a-t-il pas pris tota- lement une base à lui? Pourquoi, Messieurs? Parce qu'il ne le pouvait pas. L'homme ne peut pas plus bâtir en l'air dans l'ordre des esprits que dans l'ordre des corps ; il lui faut un fondement. Or, selon le mot exprès de Fontenelle , « la religion chrétienne est la seule religion qui ait des preuves, » et partout elle s'est une fois produite avec l'autorité de son his- toire, il est nécessaire que l'erreur y prenne son point d'appui et se greffe à ce tronc puissant qui seul pousse des racines dans l'antiquité. Mahomet vivait dans un siècle et sur un sol déjà tout imprégnés de la sève du christianisme; il touchait à l'Abyssinie, siège d'une grande chrétienté; à l'Egypte, qui en était une métropole; à la Judée, tous les grands mystères chrétiens se sont accomplis ; le sang de son peuple remontait avec une célébrité toute-puissante

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au sang d'Abraham : il ne pouvait , dans de telles conditions, fonder qu'une hérésie, ou, si vous l'ai- mez mieux, se superposer à Jésus-Christ par une infidélité qui lui rendait encore un hommage écla- tant. Voilà pourquoi les musulmans ont toujours permis aux chrétiens de vivre sur leur territoire et d'y adorer Jésus-Christ , non par une tolérance qui venait de la peur, mais par respect pour les tradi- tions communes des deux religions et pour les re- commandations formelles du Coran. Il y a eu guerre entre les chrétiens et les musulmans pour savoir à qui resterait la suprématie; mais il n'y a pas eu per- sécution proprement dite des musulmans contre les chrétiens. Ismaëi réclamait seulement son droit de primogéniture sur Isaac. Et cela vous explique, Mes- sieurs , le singulier spectacle que nous présente au- jourd'hui Constantinople , , quoiqu'il y ait peine de mort contre tout chrétien qui convertit un mu- sulman , néanmoins les chrétiens de toutes les com- munions ont pleine liberté d'exercer leur culte, même publiquement.

'■ Après l'islamisme est venu le schisme grec. Or le schisme grec est toute l'Eglise catholique, sauf deux points : la primauté du Souverain Pontife et la proces- sion du Saint-Esprit. Tout le reste, dogmes, morale, sacrements, hiérarchie, coutumes, a été conservé par les descendants de Photius. Ils ont rejeté le vicaire de Jésus-Christ; mais ils n'ont pas rejeté Jésus-Christ. Jésus-Christ est l'objet de leur foi , de leur amour et de leur adoration, la pierre angulaire de leur édifice religieux.

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II en est de même , quoiqu'à un moindre degré , du protestantisme. Le protestantisme a nié l'Église, mais non pas le Christ; le Christ est encore pour lui le docteur et le roi des âmes , et même pour un grand nombre de protestants il est encore le Fils uni que de Dieu , digne comme tel d'une suprême ado- ration.

Aucun autre établissement religieux ne s'est posé dans le monde depuis l'ère chrétienne. Le brahma- nisme et le bouddhisme étaient antérieurs à Jésus- Christ, et si quelque mouvement s'est fait sentir dans ce dernier à une époque plus rapprochée de nous, il l'a aux communications des chrétiens avec les régions profondes de l'Inde et de la Tartarie. Ainsi a-t-on remarqué dans les montagnes du Thibet, depuis nos célèbres ambassades du moyen âge, une puérile imitation de la papauté. Une fois Jésus -Christ levé sur le monde, sa lumière a fait reculer partout les ténèbres des faux cultes; un très grand nombre a disparu tout à fait , et nul autre ne s'est formé qui n'ait pris pour base son histoire et son nom. Il est devenu le tronc de l'erreur comme celui de la vérité, et quiconque le nie totalement se creuse un abîme rien ne fructifiera que la mort. Son tombeau est aujourd'hui le centre du monde religieux. Les mu- sulmans le gardent, les Grecs le gardent, les pro- testants le gardent, les cathohques le gardent. Tous ensemble, venus des quatre vents du ciel, s'accordent à vénérer la pierre inanimée reposa trois jours et trois nuits le corps supplicié du Christ. Cent batailles se sont livrées tout autour; vingt fois les destins du

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monde y ont changé d'aspect; mais la fuite ou la vic- toire n'y ont jamais apporté que l'hommage des na- tions , et tant de secousses n'ont servi qu'à élever dans la gloire cette tombe fragile tout vient se proster- ner. Si les catholiques seuls en eussent pris la tu- telle , c'eût été une tutelle vulgaire , comme tout ce qui est à la longueur de l'épée ; il convenait mieux aux desseins profonds de Dieu que Jérusalem fût foulée par les nations (1), ainsi que l'avait an- noncé l'Évangile, et que le saint sépulcre, suspendu entre mille mains, apparût au centre de tous les évé- nements comme le signe indicateur que nul établis- sement religieux n'est désormais possible qu'à la condition de participer au Christ par quelque chose au moins de son sang, de sa doctrine et de sa mé- moire.

Le temps, Messieurs, vous en donnera de nou- velles preuves. Vous verrez s'évanouir les débris honteux des cultes sans fondement, à mesure que s'avancera la civilisation dont Jésus -Christ est le créateur et le chef. La fable ne peut pas tenir contre l'histoire, l'antiquité vide contre l'antiquité pleine, le monde vague contre le monde certain, la mort contre la vie. Jésus-Christ poursuit sa course par les infidélités mêmes que l'orgueil lui fait souffrir; il use des schismes et des hérésies comme d'une eau cor- rompue qui le contient encore pour une foule d'âmes préservées du poison par la simplicité de l'ignorance et de la bonne foi. Mais aussi, et c'est son troisième

(1) Isaïe, chap. v, vers. 5.

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triomphe sur le temps, il maintient incorruptible et supérieure à tout sa véritable Église, l'Église catho- lique, apostolique, romaine. Il lui assure même la supériorité numérique : car l'islamisme ne compte que cent millions de sectateurs, le schisme grec soixante millions , le protestantisme un pareil nom- bre, tandis que l'Église catholique tient cent soixante millions d'âmes soumises à son gouvernement. La supériorité hiérarchique : car ni l'islamisme, ni le schisme grec, ni le protestantisme n'ont pu créer une papauté. La supériorité d'indépendance : car nulle autre cité spirituelle n'a pu conserver inviolable le sanctuaire de l'âme , sauf l'Église catholique , qui , à force de donner à cette cause son inépuisable sang, a sauvé du joug sa parole et son action , et mérité l'honneur d'être ici-bas le boulevard du droit et la terre vierge d'une sainte liberté.

Je ne m'étendrai pas davantage , Messieurs, sur les caractères de la véritable Église de Jésus-Christ; je l'ai fait précédemment, et je ne les rappelle ici en toute hâte que pour constater la souveraine providence par laquelle Jésus -Christ les a main- tenus au front de son Église contre tous les efforts du temps.

Ainsi donc une triple perpétuité est acquise à Jé- sus-Christ par l'examen auquel nous venons de le sou- mettre : perpétuité de la vie , perpétuité d'irradiation exclusive de la vie, perpétuité de supériorité dans la vie.

Mais vous me direz : A la bonne heure ! Jésus- Christ a vécu ; il a infiltré de sa vie dans tous les éta-

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blissements religieux postérieurs à lui, et même il a maintenu son Église au-dessus de tout. Cependant , ne discernez -vous pas aujourd'hui dans son œuvre des signes de décadence ? Une foule d'esprits ne se sont-ils pas affranchis de son sceptre? Et, lorsque le signe de la décrépitude commence à paraître, ne peut-on pas pressentir une prochaine et inévitable dissolution?

C'est votre pensée, Messieurs : la mienne est que Jésus-Christ est à l'apogée de sa gloire et de sa force, et, s'il plaît à Dieu, je vais avoir l'honneur de vous le démontrer.

Trois choses constituent la puissance, et le progrès de ces trois choses constitue le progrès de la puissance , savoir : l'état territorial , l'état numé- rique et l'état moral. Or j'affirme que, sous ce triple rapport, Jésus -Christ n'a jamais atteint un point plus élevé que celui nous le contemplons aujour- d'hui.

Premièrement, quel était le territoire de Jésus- Christ sous Constantin ? Il était à peu près renfermé dans les limites mêmes de l'empire, entre le Rhin, l'Euphrate et l'Atlas. S'il passait au delà, cet excé- dant se compensait par les nombreuses parties de l'empire dont l'Évangile n'avait pris qu'une impar- faite et précaire possession. Or maintenant que voyez- vous? Jésus-Christ, il est vrai, a perdu quelques- unes de ses terres primitives , occupées par les mu- sulmans : encore faut-il remarquer qu'il existe des chrétientés sur toute la surface du sol islamique, et que l'islamisme lui-même reconnaît Jésus-Christ et

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ses aïeux. Mais jetez vos regards à l'occident, à l'o- rient, au nord , au midi , et dans toutes les directions du globe , vous reconnaîtrez les pas conquérants du Sauveur. Il a franchi le Rhin; il s'est soumis l'Alle- magne , la Pologne , toutes les Russies , les trois royaumes Britanniques, et a porté jusqu'au pôle, à travers les glaces et les montagnes de la Suède, le soleil de sa domination. L'océan Atlantique s'est ouvert devant lui ; il a passé le cap de Bonne-Espé- rance, attaché au sceptre de ses enfants cette fameuse presqu'île de l'Inde qui était regardée dès l'antiquité comme le réservoir de tous les trésors de la nature. Il a fondé des établissements le long des côtes de l'Afrique, et rejoint par la mer Rouge ses vieilles possessions de l'Abyssinie. Il a fait le tour des deux Amériques , et d'un pôle à l'autre , les rangeant sous ses lois , il y suscite pêle-mêle des républiques , des missions et des évêchés. Il a repris l'Espagne sur Mahomet, et il secoue partout la terre de l'Islam. Tout à l'heure encore, lorsque le chef de la maison de Bourbon était sur le point de descendre du trône et d'emporter dans l'exil sa noble vieillesse , nous avons vu Jésus-Christ, par le bras du vieux roi franc, qui écrivait ainsi son testament parmi nous, nous l'avons vu enlever deux royaumes à l'infidélité, le royaume de la Grèce et le royaume de l'Algérie. Encore plus récemment, la Chine lui a ouvert ses ports si longtemps fermés; la Nouvelle -Hollande se peuple à l'ombre de sa croix ; les îles de l'Océa- nie transforment leurs sauvages habitants en hum- èles et doux adorateurs de son Évangile. Il n'y a

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plus de mers , plus de solitudes , plus de montagnes , plus de lieux inaccessibles Jésus-Christ n'arbore les hardis pavillons de ses enfants confondus avec le sien.

Retournez maintenant en arrière jusqu'à Constan- tin , pesez le monde chrétien de cette époque avec le monde chrétien de la nôtre, et jugez du progrès ter- ritorial qu'a fait Jésus-Christ.

Il en est de même quant à l'état numérique. Je le disais tout à l'heure , l'Église catholique compte cent soixante miUions de fidèles , le schisme grec soixante millions , le protestantisme soixante autres miUions. C'est un total de deux cent quatre-vingts miUions d'hommes qui reconnaissent Jésus-Christ pour leur Sauveur et leur chef spirituel. Sans doute il en est dans ce nombre qui ne portent pas son joug avec une conviction actuelle et présente à leur esprit; mais ce n'est pas à un tel moment de la vie qu'il faut estimer le chrétien, c'est dans l'ensemble, et surtout à l'heure de la mort. Parmi tant d'hommes qui se croient in- crédules, il en est peu qui résistent à Jésus-Christ jusqu'à la fm, et ne lui demandent pardon de leurs égarements bien plus que de leur apostasie. Leur âme , d'ailleurs , fut formée par l'Évangile , et ils en vivent encore au moment ils croient le mécon- naître. A aucune époque l'état numérique de Jésus- ; Christ ne fut plus florissant, et il tend chaque jour à . s'accroître par le développement des populations chrétiennes. Tandis que les races musulmanes s'ap- pauvrissent et que les restes des peuples idolâtres végètent dans leur immobilité, le sang chrétien, béni

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par Dieu, fleurit outre mesure, et de perpétuelles émigrations en portent au loin la surabondance, et avec elles les semences précieuses de la foi.

Si vous remarquez une disproportion entre le ter- ritoire et la population de Jésus-Christ, il est facile de se l'expliquer. La puissance des chrétiens va plus vite encore que leur sang; ils conquièrent et gouver- nent l'espace avec une poignée d'hommes, et leur génie le remplit bien avant leur postérité. Je ne pense pas que cette observation nuise à Jésus-Christ. Mais il en est une autre vous m'attendez certainement, et je vous attends moi-même. Quoi qu'il en soit, direz-vous, du progrès territorial et numérique de Jésus-Christ, phénomène qui s'explique par l'ascen- dant des races chrétiennes , vous ne pouvez pas nier l'invasion et le progrès de l'incrédulité au sein du christianisme. Si Jésus-Christ a renversé les cultes antérieurs au sien, l'incrédulité, plus puissante que lui, renverse à son tour l'ouvrage qu'il avait édifié, et le renverse avec une circonstance plus terrible en- core, puisque c'est le doute et la négation qui pren- nent la place de la foi. Gomme ces terres épuisées par une substance qui a dévoré toute leur sève, et qui ne peuvent plus rien produire, la terre a passé le Christ est une terre maudite , elle ne porte plus que le doute et la négation. Aussi allons-nous à un état pire qu'aucun de ceux dont l'humanité a été le témoin et la victime. Comme ce conquérant qui fît raser Jérusalem et semer du sel sur ses ruines , le Christ a épuisé les convictions du genre humain et semé dans son intelligence le sel de l'incroyance ab-

IV. - 4

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solue. Malheur à nous, sansdoule, malheur à nous, qui ne pouvons plus croire ! Mais à qui sommes-nous redevables de cette incapacité , sinon à la tyrannie du Christ, qui n'a pas été assez fort pour courber à jamais nos esprits sous ses dogmes, et qui l'est assez pour ne plus nous permettre aucune autre foi que la sienne ?

J'en conviens, Messieurs, après dix-sept siècles Jésus-Christ ne fut pas nié , il l'a été enfin au siècle dernier ; il l'est encore aujourd'hui. Mais loin que cet accident menace l'œuvre du Christ, elle en tire un éclat qu'il vous sera facile de reconnaître et d'apprécier. Trois pays étaient le siège de la révolte totale contre Jésus -Christ : l'Angleterre, la France et l'Allemagne. Quant à l'Angleterre, il y a longtemps déjà que l'incrédulité n'y possède plus ni puissance ni renom. Si vos oreilles ont été attentives aux échos du Parlement britannique , cette expression la plus haute des pensées nationales , il ne sera pas venu jusqu'à vous, depuis la naissance du siècle présent , une parole qui ait été une injure ou une menace pour le Christ. L'Angleterre a émancipé les catholiques; elle a rappelé à la tribune de son Parlement la voix proscrite des tenants de la papauté ; elle a ouvert ses campagnes à la charrue des moines, et ses écoles à la science du clergé romain. Les vieux murs d'Oxfort ont entendu les plus célèbres docteurs de l'anglica- nisme y parler de Jésus -Christ comme l'antique Église ; ils ont vu la retraite de plusieurs d'entre eux qui ont passé de la chaire dans l'humihté d'une cel- lule pour y réciter l'office à la façon des religieux ,

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et deMander, au pied du crucifix , le retour de leur âme et de leur pays à la vieille foi des Anglo- Saxons. Des chapelles catholiques, et même des cathédrales, sont sorties brillantes de la terre de proscription , et Jésus-Christ s'est promené triomphalement avec ses évêques et ses prêtres dans les rues les pierres et l'épée l'avaient poursuivi. L'Angleterre enfin est ravie à l'incrédulité, elle qui, la première, l'avait couverte de la protection de ses lords et de ses gens d'esprit.

Si nous regardons ensuite la France , sans doute nous n'y remarquerons pas avec la même plénitude les signes d'un retour à la foi. Cependant nul devons, instruit du passé et du présent , ne comparera en- semble les deux situations. Au dernier siècle, l'in- crédulité était maîtresse absolue des esprits ; elle seule tenait la plume et portait la parole avec élo- quence; ses livres étaient des événements pubhcs, ses grands hommes marchaient à l'égal des vieilles familles de la monarchie, et s'entretenaient fami- lièrement avec tous les rois de l'Europe; une conju- ration flagrante et sans contre-poids élevait jusqu'au ciel toute injure contre Jésus-Christ. En sommes- nous là, Messieurs, à l'heure je vous parle? Jé- sus-Christ n'a-t-il point parmi nous ses écrivains , ses orateurs, son parti, sa jeunesse, sa gloire; et si l'incrédulité subsiste, ne savons-nous pas bien lui faire baisser la tête, et marcher, dans la force de notre âme, contre ses succès vieillis et ses espé- rances si mal justifiées? 11 en est ainsi. Messieurs; le mot d'ordre de la foi, dans ce qu'elle a de plus

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militant, part de la France : nos missionnaires, nos sœurs de Charité, nos frères des Écoles chré- tiennes, le portent jusqu'aux extrémités du monde, et quiconque aime Jésus-Christ sur la terre, tient la main sur notre cœur pour y reconnaître les pulsa- tions de la foi, et remercier le Dieu qui frappe et qui guérit.

Je ne dirai rien de l'Allemagne; elle reste sans doute, quoique avec quelques modifications, le foyer de la guerre contre Jésus- Christ. C'est que nos incroyants vont demander des armes que le génie de la France leur refuse de plus en plus ; mais la chute est grande, et la foudre qui sort des nuages du Rhin n'est pas destinée à faire les mêmes blessures que cette double langue de l'Angleterre et de la France , dont le grand comte de Maistre prédisait, il y a déjà plus d'un quart de siècle, la future alliance au profit de l'ÉgUse et de Jésus-Christ.

Toutefois , Messieurs , ne nous contentons pas de constater par les faits la diminution progressive des forces de l'incrédulité; tâchons d'en découvrir les causes , afin d'arriver à des conclusions qui puissent embrasser l'avenir autant que le passé.

Dieu donc, témoin de l'obscurcissement des es- prits, a pris par la main trois soleils et les a fait le- ver doucement sur l'horizon de l'Église : le soleil de l'histoire, le soleil de la science et le soleil de la liberté. L'histoire était mal connue; de grands tra- vaux, aidés par de grandes révolutions sociales, en ont éclairci les sombres mystères, et Jésus-Christ, calomnié dans les œuvres de son Église, a repris

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dans les réalités du monde une place qu'on avait voulu déshonorer. Tandis que l'histoire revenait à lui par les travaux des protestants et des incrédules autant que par ceux des catholiques, la science ne le servait pas avec un moindre retour de justice et de fidélité. Creusait -elle dans les entrailles de la t( rre, elle y retrouvait les premières pages de Moïse; descendait-elle au fond des temples et des nécropoles de l'Église, elle y découvrait les points de rencontre de l'histoire égyptienne avec l'histoire du peuple de Dieu ; parvenait-elle à déchiffer la langue des hié- roglyphes , ces signes , rappelés à la vie de leur expression, rendaient témoignage à la nouveauté du monde compromise par des calculs d'astronomie; relevait-elle des ruines et des inscriptions, ces ruines et ces inscriptions parlaient pour nous : la nature , interrogée dans tous les sens , renvoyait par tous ses pores un son chrétien , comme si elle eût été créée ou séduite par Jésus-Christ.

La liberté nous rendait aussi, dans son emploi, de signalés services. Elle dénouait en partie les liens dont l'incréduUté avait chargé l'ÉgHse par les mains des rois , et permettait à Jésus -Christ de reprendre le sceptre d'une parole trop longtemps affaiblie par un respect qui n'était plus mérité.

Cependant, Messieurs, l'incrédulité a reçu un coup plus profond encore que tous ceux-là. Car les causes que je viens d'énumérer n'agissent que dans les rangs élevés du monde ; elles ne frappent pas au cœur du genre humain, et ce coup du milieu est nécessaire à toute grande action. Le miUeu du monde, le cœur

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du genre humain, c'est le peuple. Il fallait donc que le peuple eût un signe contre l'incrédulité , et ce si- gne lui a été donné , afin qu'il ne manquât rien aux causes du salut que Dieu nous prépare. Quel signe donc a eu le peuple? Quel signe? Messieurs, le voici : l'âme et le corps du peuple n'ont rien gagné à l'incré- dulité, et le peuple s'en est aperçu. Le peuple avait un Dieu dans le ciel ; quand la terre, si ingrate pour lui, le courbait trop bas, il se relevait les mains join- tes, et, en appelant à Dieu de sa misère présente, il sentait la dignité et la consolation lui venir. Le peuple avait un Dieu, non pas seulement dans le ciel , mais plus proche de lui, un Dieu qui s'était fait homme et pauvre, qui était dans une écurie, dont le corps avait couché sur la paille et qui avait souf- fert de la vie plus que lui. Le peuple avait un Dieu, non pas seulement dans le ciel , non pas seulement dans sa chair et dans sa pauvreté , mais il avait un Dieu sur cette même croix qui porte le peuple, et lorsqu'il se regardait , les deux bras étendus dans son supplice, il trouvait à sa droite son Dieu crucifié pour lui et lui tenant compagnie. Le peuple avait un Dieu, non pas seulement dans le ciel, non pas seule- ment dans sa chair, et dans sa pauvreté , et dans sa propre croix, mais il avait un Dieu vivant dans l'É- glise pour l'enseigner, le défendre et le consoler ; il avait un Dieu vivant dans le prêtre pour recevoir les secrets pesants de son cœur; il avait un Dieu vivant dans la sœur de Charité pour panser ses jambes quand elles lui refusaient le service, pour honorer son âme dans la détresse de son corps. Le peuple

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avait un Dieu dans le ciel et sur la terre : vous lui avez ôté le Dieu du ciel , et vous ne lui avez pas gardé le Dieu de la terre. Qu'avez-vous donc mis à la place? Quel autre Dieu lui avez -vous fait? Ah! j'ai tort, vous lui avez donné pour Dieu le doute, et pour déesse la négation ! Vous lui avez dit : « Peut- être. » Et, trouvant que c'était trop, vous avez repris avec autorité , vous avez dit : « Non ! » De quoi se plaindrait-il? Il n'a plus de Dieu, plus de Christ, plus d'Évangile, plus d'Église ; mais vous lui restez^ et avec vous les vers qui l'ont mis au monde et les vers qui mangeront son cadavre. N'est-ce pas assez pour satisfaire une âme?

Peut-être, ne pouvant supporter vous-mêmes le spectacle de cette implacable spoliation accomplie de vos mains , vous vous retournerez vers le corps du peuple et lui vanterez ce qu'il vous doit de bien- être en échange du bien-vivre. Ah ! je vous y atten^ dais. corps du peuple ! Mais écoutez donc le bruit de Manchester, de Birmingham , des Flandres , le cri non pas de la pauvreté et de la misère, ce sont des mots et des choses d'autrefois , mais le cri du paupérisme , c'est-à-dire le cri de la détresse arrivée à l'état de système et de puissance , et sortant , par une malédictioQ inattendue, du développement même de la richesse. L'économie politique de l'incrédulité a été écrasée par les faits sur tous les théâtres de l'industrie et de l'activité humaine; elle se débat contre ces résultats aussi terribles qu'imprévus; mais cbst l'hydre de Lerne entre les bras d'Her^ cule : le coup qu'elle a reçu est un coup mortel,

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parce que c'est la main du peuple qui le lui a porté!

En un mot, l'âme et le corps du peuple n'ont rien gagné à l'incrédulité, et aujourd'hui, le vingtième du mois de décembre de l'année 1846, l'avant-veille de la naissance commémoralive du Fils de Dieu sur la terre, le peuple le sait.

Mais si vous n'avez rien fait encore pour l'âme et le corps du peuple, peut-être le ferez-vous, peut-être enfin établirez -vous une doctrine à la place de la doctrine du Christ? Je dois vous ôter cette dernière espérance, et, sans même appuyer sur l'inanité de vos efforts antérieurs , vous prouver qu'il vous est impossible de fonder une doctrine. En effet, l'incré- dulité repose sur deux principes généraux, dont voici le premier : l'homme ne doit pas croire à l'homme, parce que tout homme en vaut un autre et n'a rien de plus précieux que Tindépendance de son esprit. Votre second principe est celui-ci : L'homme ne doit pas croire à Dieu, parce que Dieu ne parle point à l'homme. Mais si l'homme ne doit croire ni à l'homme ni à Dieu , à qui donc doit-il croire? Vous répondez : a A soi-même et à soi seul, w Or l'on ne croit qu'à soi-même, il n'y a pas de disciples; il n'y a pas de disciples , il n'y a pas de maîtres ; il n'y a pas de maîtres , il n'y a pas d'unité; il n'y a pas d'unité, il n'y a pas de doctrine. Vous ne fonderez donc pas une doctrine, eussiez-vous de- vant vous mille ans multipliés par mille ans. Que si vous sortez des principes de l'incrédulité, à l'instant même vous retombez en Jésus-Christ, le seul maître

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possible de quiconque reconnaît une autorité, parce qu'en dehors de lui il n'y a rien qui se tienne sur un fondement.

Mais, enfin, admettons que vous fonderez une doc- trine. Il ne vous suffira pas d'en fonder une pour dé- trôner Jésus -Christ; il sera nécessaire que cette doctrine surpasse en perfection celle de Jésus-Christ. Or écoutez ce qui vient de m'arriver. Il y a trois mois, je lisais à votre intention l'homme de ce siècle qui semble avoir eu l'honneur d'écrire contre Jésus- Christ avec le plus d'audace, sinon avec le plus d'habileté, le docteur Strauss. Après avoir dévoré, la sueur au front, quatre gros volumes d'un ennui transcendental , comme disent les Allemands, j'at- teignis enfin le dernier chapitre, intitulé : Conclusion. le docteur Strauss, partant de l'idée que Jésus- Christ est renversé à tout jamais, se demande s'il ne se présentera pas sur le théâtre vide de l'humanité quelque homme capable d'égaler et même de sur- passer Jésus-Christ. Cette question posée, une sorte de justice tardive et éloquente s'empare de l'écri- vain, et, dans une page que j'ai relue plus d'une fois, la seule l'âme se fasse sentir, il déclare qu'il n'est pas probable qu'aucun homme puisse un jour égaler Jésus-Christ ; mais que ce dont il est absolument cer- tain, c'est qu'aucun homme ne le surpassera jamais.

Tel est l'arrêt du sort.

En me résumant, Messieurs, je remarque en Jé- sus-Christ une triple perpétuité : perpétuité dans la vie, perpétuité dans l'irradiation exclusive de la vie , perpétuité dans la supériorité de la vie. J'y remar-

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que aussi un triple progrès : progrès dans l'état ter- ritorial, progrès dans l'état numérique, progrès dans l'état moral. Jésus-Christ a donc vaincu le temps; il a vaincu le grand ennemi , et , en le voyant au haut des siècles dans la sérénité de son imperturbable jeunesse, je me souviens de ce mot que saint Paul disait de lui dans un autre sens : Le Christ ressuscité d'entre les morts ne meurt plus (1). Un jour il des- cendit au tombeau ; mais l'humanité , pour laquelle il était mort, s'est baissée vers lui , et, le levant avec un amour qui n'a jamais pu s'éteindre, elle le tient dans ses deux mains ressuscité. Regardez, Mes- sieurs , regardez , regardez bien : il est vivant. Re- gardez encore : il ne meurt plus, il est jeune, il est roi, il est Dieu. Il a vécu en Dieu, il s'est survécu en Dieu, demain je vous montrerai qu'il s'est préexisté en Dieu. En sorte qu'il ne manquera rien dans ce triple acte de la vie, vivre, se survivre, se préexister, rien en lui qui ne soit marqué au sceau de la divi- nité , et qui ne me contraigne de proclamer avec la souveraineté de la certitude cette autre parole de saint Paul : Le Christ était hier , il est aujourd'hui, il est aux siècles des siècles (2) !

(1) Épître aux Romains, chap. vi, vers. 9.

(2) Épître aux Hébreux , chap. xiii , vers. 8.

QUARANTE-UNIEME CONFERENCE

DE LA PREEXISTENCE DE JESUS-CHRIST

Monseigneur , Messieurs ,

Vivre et se survivre, ce n'est pas encore toute la vie; le troisième acte de la vie, qui est le premier dans l'ordre du temps , c'est de se préexister. Tout être , excepté Dieu , se préexiste dans son germe ; et l'homme, en particulier, se préexiste dans ses aïeu:r;. Nul n'arrive ici-bas sans que son règne ait été pré- paré de longue main, et plus la destinée que la Providence Lui ménage est importante, plus est im- portante elle-même l'action préparatrice de ses an- cêtres. Jésus-Ghrist, en tant qu'homme, devait donc se préexister à la manière des hommes ; et en tant que supérieur à tous les hommes par sa destinée, il

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devait se préexister en une forme éminenle propre à lui seul. Aussi remarqué-je d'abord que, seul entre tous les grands noms, il possède une généalogie au- thentique qui remonte de lui jusqu'au père du genre humain, et qu'il est ainsi, sans contradiction, le pre- mier gentilhomme du monde. C'est peu de chose, j'en conviens ; et aussi sa préexistence ne devait pas se borner là.

Les aïeux, je l'ai déjà dit, sont proportionnés à la postérité. Quiconque n'a pas d'aïeux n'aura pas de postérité, et c'est ce qui vous explique la fragilité des doctrines que vous voyez paraître et disparaître incessamment. Elles commencent à l'homme qui les profère, et, commençant à lui, elles meurent avec lui. Dès qu'un homme sans antécédents dans sa pa- role, un homme le dernier venu en ce monde, ose apporter à l'humanité des doctrines qu'il dit nou- velles, ce mot seul est la prophétie de son impuis- sance et l'énoncé de sa condamnation. Car si les doc- trines dont il s'attribue l'honneur avaient de l'impor- tance, elles lui auraient inévitablement préexisté, il n'en serait tout au plus que le rénovateur. Dire qu'une chose importante commence à soi, c'est prendre le néant pour point de départ, pour horizon et pour fin.

Mais si les aïeux sont proportionnés à la postérité , il s'ensuit que Jésus-Christ a se préexister dans ses ancêtres avec une incomparable grandeur. Et pour arriver à quelque chose de précis, puisque Jé- sus-Christ a eu pour postérité l'œuvre sociale et re- ligieuse la plus considérable des temps postérieurs à lui, il a avoir pour ancêtres l'œuvre sociale et re-

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ligieuse la plus considérable des temps antérieurs à lui. L'Église catholique étant le fruit de sa venue, il faut découvrir avant sa venue quelque chose qui pré- pare dignement l'Église catholique , et qui renferme Jésus -Christ entre un passé et un avenir non pas sans doute égaux l'un à l'autre, mais tellement pon- dérés, que ce qui a été avant lui soit hors de ligne avec tout, comme ce qui a été après lui est hors de ligne avec tout. Le peuple juif, Messieurs, remplit ces conditions. Il a été l'œuvre sociale et rehgieuse la plus considérable des temps qui ont précédé Jésus- Christ, comme l'Église catholique est l'œuvre sociale et religieuse la plus considérable des temps nou- veaux; et de même que Jésus -Christ est l'âme de l'Église catholique , se perpétue sa vie, il a été l'âme du peuple juif, en qui il s'est préexisté. Je dois vous démontrer cette double proposition , et achever ainsi de rassembler sur la tête du Christ tous les rayons promulgateurs de sa divinité.

Que le peuple juif soit la plus grande œuvre so- ciale et religieuse de l'antiquité, je ne pense pas qu'il m'en coûte beaucoup pour l'établir. Commen- çons par sa supériorité sous le rapport social. La législation est le premier élément de la vie d'un peuple, et, dans la législation, le premier point à considérer est la constitution même de la loi. Or la loi hébraïque a deux caractères qui n'appartiennent qu'à elle et qui la mettent hors de toute comparai- son : l'universalité et l'immutabilité. Elle a pour base quelque chose d'universel, savoir : les rapports généraux de l'homme avec Dieu et avec l'humanité.

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Les tables du Sinaï, qui en sont le prologue et la page fondamentale, subsistent encore aujourd'hui comme la plus mémorable expression de tous les grands devoirs; et l'Église catholique, même après la promulgation de l'Évangile, n'a pu substituer au Décalogue rien qu'elle ait jugé digne de le faire ou- blier. Ces dix décrets sont la base de la morale chré- tienne comme ils étaient la base de la morale hébraï- que. En second lieu, la loi juive, quoique renfermant tout l'ordre politique, civil, criminel, commercial, judiciaire , et même cérémoniel , choses essentielle- ment variables de leur nature, a été douée d'une immutabiUté dont il n'y a pas d'autre exemple dans quelque législation que ce soit. En Moïse, le pou- voir législatif des Hébreux a commencé et a fini. Tandis que toute société humaine a dans son sein un pouvoir législatif permanent qui retranche, ajoute, corrige selon les temps et les besoins , et un pouvoir législatif exceptionnel qui va jusqu'à réformer la constitution même ébranlée par la révolution des mœurs , le peuple juif, depuis Moïse, s'est contenté à l'égard de sa loi d'une simple faculté réglemen- taire. La main qui avait gravé les tables du Sinaï et écrit cette vaste législation comprise dans le Pen- tateuque, s'est trouvée assez forte pour asseoir à jamais tout un peuple, quelque temps qu'il pût du- rer, et trois. mille ans passés sur son ouvrage ne lui ont pas donné une seule fois le plus léger démenti. Nous pouvons mieux que personne, Messieurs, après les cinquante dernières années de notre histoire) apprécier le génie surhumain d'une telle fondation.

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La constitution de l'autorité suit en importance . dans une législation, la constitution de la loi ; car c'est l'autorité qui est la gardienne vivante du texte mort de la loi. Or quelle était chez les Hébreux la consti- tution de l'autorité ? On a dit souvent , si je ne me trompe, qu'elle était théocratique : c'est une erreur. Dès les premiers temps, Moïse et Aaron partagent le pouvoir, celui-là chef militaire et civil , celui-ci chef religieux , et cette distinction entre l'ordre temporel et spirituel , profondément tracée par le double sou- venir du législateur et du pontife, se perpétue à tra- vers toute l'histoire du peuple juif, malgré la réu- nion accidentelle de toute autorité dans une même main. Si le pontificat et la suprême judicature se confondent en Samuel , ils se disjoignent aux temps de David et des rois; ils se retrouvent réunis après la captivité, ils se disjoignent encore avant Jésus- Christ. La société hébraïque, comme la société ca- tholique, était fondée sur la distinction entre le pou- voir spirituel et le pouvoir temporel, distinction sans laquelleun peuple ne saurait conserver dans son sein ni la vérité ni la liberté : la vérité , parce qu'étant d'un ordre supérieur, elle ne peut pas tenir sous un sceptiT-c transmis par un mode purement humain ; la liberté , parce que toutes les forces sociales et régu- lières se concentrant sous le sceptre d'une seule pensée et d'une seule action , il devient impossible à qui que ce soit de défendre sa faible personnalité contre la toute -puissante personnalité de l'État. Le peuple , accablé sous le poids d'une effroyable unité , s'agitera sans doute comme le géant sous le poids de

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l'Etna ; mais, sa force n'étant pas rassemblée dans une organisation stable et reconnue, ses mouvements ne seront que de vaines secousses , ou, s'il parvient à renverser l'ordre qui l'écrase , sa victoire lui coû- tera encore sa liberté ; car détruire l'ordre , c'est aussi détruire la liberté. Par la distinction du pou- voir en deux branches qui ne sont point ennemies , qui ne sont pas même rivales, tant leurs attributions diiïèrent, la pensée obtient un appui pacifique contre la force, le droit contre l'oppression, et la société, malgré ses vicissitudes , une sans violence , accom- plit régulièrement sa fonction du temps et sa fonction de l'éternité.

Toutefois cet ordre admirable n'a pu s'établir nulle part que chez le peuple juif et chez les peuples totalement chrétiens , c'est-à-dire catholiques. Par- tout ailleurs, l'État n'a pas manqué d'absorber toute la nature humaine dans sa dévorante unité. Et il ne faut pas s'en étonner, Messieurs : le pouvoir spiri- tuel étant par son essence même un pouvoir dé- sarmé, Dieu seul est capable de lui communiquer la force intérieure dont il a besoin pour résister pacifi- quement au pouvoir temporel. Dieu n'est pas , l'intrigue , la bassesse , la peur ont bien vite subor- donné l'esprit à la matière; et l'ordre spirituel, s'il existe encore, n'est plus qu'un vil fantôme à qui l'État laisse un roseau pour sceptre, le mépris pour garde, et quelques deniers pour salaire. En tant donc que le peuple juif, aussi bien que les nations catholiques , a possédé la prérogative d'un véritable pouvoir spirituel , il est marqué d'un caractère de

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ftrééminence que nul autre peuple ne peut lui dispu- ter dans les temps qui ont précédé le Christ.

La constitution de la famille n'était pas moins re- marquable chez lui que la constitution de la loi et de l'autorité. Les personnes dont l'union compose la famille, et qu'on pourrait appeler les personnes do- mestiques, savoir: le père, la mère, l'enfant et le serviteur, y étaient dans des relations pleines d'or- dre et d'équité. Moïse, il est vrai, n'avait pas sub- stitué formellement l'unité du lien conjugal à la po- lygamie des Orientaux ; mais il en avait insinué la pratique en établissant la faculté de la répudiation pour certains cas, en défendant aux rois à venir d'Israël d'avoir un grand nombre de femmes à la manière des princes de l'Orient, et en ne supposant qu'une seule fois dans toute sa législation qu'un homme pût avoir deux femmes. Aussi, à part quel- ques exemples remarqués dans la suite de l'Écri- ture, la famille hébraïque nous apparaît, sous ce rapport, dans un état analogue à celui de la famille chrétienne. L'unité du mariage y prévalut par les mœurs. L'autorité du père était grande sur l'enfant, sans aller jusqu'à ce droit de vie et de mort qui fai- sait trop souvent de la paternité antique un office de bourreau. Le serviteur appartenait à la famille par une convention volontaire; aucun Hébreu ne pouvait être esclave d'un Hébreu, et même l'engagement d'un service perpétuel n'était permis par la loi qu'après une épreuve de sept années. L'étranger seul, par droit de représailles, était passible de l'es- clavage proprement dit; et encore cet esclavage,

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maintenu dans de certaines limites . était loin d'en- traîner ce mépris et cet abus de l'homme que nous remarquons chez les peuples antérieurs à Jésus- Christ. Toutes les familles juives étaient distrilDuées en douze tribus correspondantes aux douze patriar- ches enfants de Jacob, et formant de la nation douze grandes familles unies dans la charité d'un même sang, d'autant plus fort qu'il coulait d'un même père par douze sources parfaitement reconnaissables. Rien dans l'antiquité n'est comparable à cette insti- tution de la famille hébraïque.

Il en est de même des bases sur lesquelles repo- sait chez lui le système de la propriété. Les mai- sons et les terres ne pouvaient s'aliéner que pour un laps de quarante-neuf ans. Après cela, elles re- tournaient à l'ancien possesseur ou à ses héritiers. Cette singulière disposition avait pour but de pré- venir la ruine des familles et la trop grande iné- galité des fortunes , sans empêcher , toutefois , le mouvement nécessaire du commerce et de l'indus- trie. L'homme riche achetait de l'homme malheu- reux ou coupable tout ou partie de son patri- moine , il en jouissait un demi-siècle ; mais le fils ou le petit-fils du propriétaire dépouillé conservait dans son cœur l'espérance de se rasseoir sous le toit et sous l'arbre de ses aïeux. Par une seconde disposition non moins remarquable, les terres ne devaient être ensemencées que six années sur sept , elles se reposaient la septième année, et tous les fruits qu'elles portaient naturellement, dans un pays chargé de vignes et d'oliviers, appartenaient aux

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pauvres , comme leur part dans le patrimoine com- mun d'Israël.

Telle était, dans les choses les plus fondamen- tales, cette fameuse législation de Moïse, dont les siècles ont respecté l'invulnérable airain, et quia placé ce grand homme à la tête de tous ceux qui ont eu le rare honneur de donner des lois aux na- tions.

Mais la législation n'est que le premier élément de la vie d'un peuple; l'art en est le second. La législa- tion classe un peuple dans l'ordre des actes; l'art détermine son rang dans l'ordre des pensées et de leur expression. Plus grande est la pensée, plus grand est le monument qu'elle se bâtit au dehors, et qui la fait subs.ister même après qu'elle a péri dans l'intelligence elle fut conçue. Or le monument de la pensée hébraïque est un livre qui fait partie du livre par excellence, un livre qui sert de préface à l'Évangile, et qui dans ce voisinage illustre se fait respecter comme le piédestal accompli d'une statue sans tache. En tant qu'histoire, la Bible hébraïque précède toutes les histoires par l'antiquité, la suite et l'authenticité de la sienne ; seule elle remonte au berceau du genre humain, et pose la première pierre de tout l'édifice du passé. En tant que recueil juri- dique, elle n'a pour égale aucune des collections qui contiennent les lois des grands corps de peuples. En tant que philosophie morale , elle oppose ses livres sapientiaux à toutes les maximes des sages les plus renommés , et l'on y sent une présence de Dieu qui élève l'âme au-dessus de la portée naturelle de la

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raison. En tant que poésie, elb a les chants de David et des prophètes , répétés après deux ou trois mille ans par tous les échos du monde chrétien , et créa- teurs d'une langue qui s'est infiltrée dans toutes les langues humaines pour louer et bénir Dieu. Les au- tres peuples ont eu des historiens, des juriscon- sultes, des sages, des poètes, mais qui sont à eux seuls, et forment comme une gloire privée ; le peuple juif a été l'historien, le jurisconsulte, le sage, le poëte de l'humanité.

Aussi son territoire même répondait à cette grande place que nous lui voyons occuper. Il avait reçu , pour porter et nourrir son corps , une terre illustre à l'égal de sa législation et de son art. Si vous jetez un coup d'œil sur une mappemonde, vous y remarque- rez sans peine un point qui est comme le centre de l'Asie, de l'Afrique et de l'Europe; qui, baigné des flots de la Méditerranée, touche par eux à ces cli- mats forts et modérés s'agite dans la plénitude de l'activité humaine la race énergique de Japhet, tandis que, par un autre côté, le fleuve de l'Eu- phrate et le golfe de la mer Rouge ouvrent à ses habitants les routes de l'océan Indien, et leur per- mettent de rechercher sous les zones équatoriales ces richesses fabuleuses Salomon puisa , qu'A- lexandre voulu voir, que les Romains ambition- naient , que le moyen âge découvrit de nouveau , et que la puissance britannique garde présentement avec une si suprême jalousie. Tout proche encore de ce point favorisé de la terre, vous entreverrez Mem- phis, le Nil, les pyramides, et des déserts sublimes,

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rebelles jusqu'à présent à la plus courageuse curio- sité , afin que ces rivages , ayant des portes ouvertes sur tout, eussent aussi des portes fermées à tous. , comme à un rendez-vous inévitable indiqué par la nature et par Dieu, tous les conquérants ont paru. Les primitives monarchies d'Assur et de la Chaldée y ont envoyé sans relâche leurs généraux; Alexandre y fut arrêté devant Tyr, et vint lire à Jérusalem l'histoire de ses triomphes, écrits d'avance, comme ceux de Gyrus ; ses successeurs se disputèrent avec acharnement les débris de sa couronne ; les Romains en prirent possession; le moyen âge y poussa toute sa chevalerie pendant deux cents ans ; Napoléon y fit luire sur le sable un éclair de son épée ; enfin , tout à l'heure, les derniers coups de canon tirés par l'Europe ont réveillé les vieux échos de cette terre fastique, et le doigt scrutateur de ceux qui observent l'avenir l'a marquée comme le champ futur des com- bats réservés à nos neveux. Nous avez nommé la Syrie, Messieurs, et avec elle le territoire qui fut donné au peuple juif comme le complément tempo- rel des grâces magnifiques qu'il avait reçues dans l'ordre de Tesprit.

Toutefois, Messieurs, un peuple n'est pas encore connu lorsqu'on connaît son territoire , son art et sa législation; il faut, de plus, connaître son histoire. L'histoire d'un peuple est la suite des actes accom- plis par lui pour conserver ses lois , ses pensées , ses mœurs , son sol , tout ce qui constitue enfin sa vie propre et sa civilisation. Plus il a été loué splendide- ment, plus il est comptable envers Dieu et les hom-

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m^s du dévouement qu'il mettra dans la détese des dons' q^ii ne sent pas seulement son patrimoine per- sonnel, mais qui forment une partie de la dotation générale de l'humanité, et qui entrent dans les plans par la Providence conduit toutes choses à leur fin. Et selon qu'un peuple s'acquitte bien ou mal de cette grande tâche, il marque dans l'histoire le degré de sa honte ou le degré de son illustration. Ainsi, Messieurs, qui est-ce qui fait la dignité de notre his- toire, à nous Français? C'est qu'ayant reçu de Dieu Hn territoire qui est le cœur de l'Europe , nous l'a- vons tenu sous une garde fidèle depuis quatorze cents ans, ne permettant à personne qu'à nous de poser le pied entre les Alpes et les Pyrénées ; c'est qu'ayant reçu , entre toutes les nations barbares, les prémices de la foi catholique, nous en avons con- servé le dépôt jusqu'au bout, ne laissant ni corrom- pre par l'hérésie ni renverser par le doute le royaume aîné de la chrétienté ; c'est qu'ayant reçu , enfin , la monarchie la plus ancienne et la plus libre de l'Eu- rope , nous y avons conservé dans une pondéra ti-on heureuse, quoique souvent agitée, le double esprit de l'autorité et de la liberté , incapables également de supporter l'anarchie ou le pouvoir absolu. Nous avons, en un mot, maintenu au corps de l'Europe une terre de foi, d'ordre et de liberté.

Le peuple juif avait de plus grands devoirs encore et une plus périlleuse position. Faible en nombre et jeté sur un com de terre qui tentait par sa position tous les empires voisins, il devait protéger contre eux, avec son indépendance, des lois et des tradi-

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tions se rattachaient les destinées de tout l'uni- vers. Nul peuple, chargé d'un plus précieux dépôt dans des. conditions plus favorables, n'a monti'é à le défendre une aussi remarquableet persévérante ma- gnanimité. Ce serait un aveuglement de ne pas le voir, une ingratitude de ne pas le dire. Ninive, Ba- hylone, Memphis, ont tour à tour, et quelquefois ensemble, conjuré la perte de cette poignée d'Israé- lites; des armées innombrables, conduites par des rois puissants, ont envahi leur' territoire et formé le siège de leur capitale; victorieux souvent, ils ont souvent payé leur gloire au prix des plus sanglants revers. Dix de leurs tribus, menées en captivité, ont disparu de l'histoire; les deux autres ont suivi plus tard ce même chemin de l'exil d'où les nations ne reviennent pas. Mais soixante-dix ans d'infortunes kin de leur patrie n'ont point lassé le cœur des cap- tifs; ils ont pénétré par la science et la beauté dans le palais des rois, et gouverné leurs vainqueurs. Gyrus les délivre, Alexandre les visite, et lorsque, du fond de l'Asie, une persécution nouvelle et plus terrible apporte dans leur temple la désolation de l'impiété, ils suscitent du milieu* d'eiix, pour sauver la patrie et la religion, cette racedes Machahées dont le nom est devenu, pour les peuples opprimés par de plus forts qu'eux, le nom même du courage et du droit. Et ce spectacle héroïque, Messieurs, il a duré quinze cents ans! Quinze cents ans de suite Israël s'est maintenu contre les grands empires du monde, et lorsque Rome enfin eut tout surmonté et tout sou- mis, lorsque la terre se taisait devant elle depuis

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plus d'un siècle, Israël encore lui disputait dans les vallées et les montagnes de la Judée les restes de sa liberté. Il fallut que Rome envoyât ses lé- gions et ses capitaines contre une aussi mémorable obstination, et Jérusalem, assiégée encore une fois, jeta jusqu'au ciel, dans une défense implacable, le dernier cri généreux que devaient entendre les Ro- mains.

Était-ce fini, Messieurs? Ce peuple sans territoire et sans prince n'allait-il pas mourir obscurément sur la vaste surface l'avait dispersé la volonté crain- tive encore de ses vainqueurs? Pour tout autre que lui, en effet, l'heure de la mort eût été venue. Mais il se souvint des jours de sa captivité, lorsqu'il sus- pendait sa harpe aux saules de Babylone pour ne pas chanter aux étrangers les cantiques de Sion; comme il avait alors emporté ses lois et ses traditions pour lui être un éternel principe de vie, il les em- porta de nouveau par toute la terre. Il demanda sa subsistance au travail, sa dignité au souvenir de ses ancêtres, sa consolation au Dieu qui l'avait tiré de l'Egypte par Moïse, de la Chaldée par Gyrus, et qui pouvait, du jour au lendemain, le ramener à cette Jérusalem déjà relevée de ses cendres et devenue l'objet des combats de toute la chrétienté. Il vit, ce peuple que son fondateur appelait un peuple dur, et qui, en effet, a opposé au malheur une âme de gra- nit ; il vit encore, il vit partout. Déshérité de son sol, il a cherché dans le commerce cette richesse mobile qui se cache plus vite que la persécution ne se mon- tre , et nous voyons les rois , tributaires de son acti-

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vite, recourir sans honte, pour Taccomplissementcle leurs desseins et l'agrandissement de leur gloire, à la bourse vénérée de quelque Hébreu. Encore une t'ois, Israël vit; il vit depuis dix- sept siècles sans chef, sans temple, sans territoire, souvent persé- cuté, mais ayant avec lui, comme à Jérusalem, ses antiques et inébranlables pensées, ayant de plus qu'alors cette gloire unique de subsister par une force intérieure que rien ne soutient au dehors , et qui s'alimente à l'autel mystérieux d'un passé surhu- main. Ne voyez-vous pas qu'il vous brave? que lui seul entre les nations compte quatre mille ans de durée? que rien ne présage la fin d'un si grand scan- dale contre la nature des choses? Creusez sa tombe, si vous le pouvez ; scellez-la de votre meilleur ci- ment ; mettez des gardes tout autour : il ne fera que rire et se lever, vous prouvant une fois de plus qu'il vit d'un esprit que vous n'avez pas, et que la matière ne peut rien contre l'esprit.

J'ai le droit de conclure. Messieurs, que le peuple juif est, sous le rapport social, le plus considérable monument des temps antérieurs au Christ. Il ne l'est pas moins sous le rapport religieux, et ici je n'aurai besoin que de très-courtes observations.

Car, voyez, tandis que tous les peuples étaient plongés dans les ombres de l'idolâtrie , Grecs , Ro- mains, Assyriens , Égyptiens, ce petit peuple adorait un seul Dieu , et l'antiquité parlait avec étonnement du temple vide de Jérusalem, voulant dire que Dieu n'y était représenté par aucune image capable de faire impression sur les sens; non pas que cette

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représentation soit un mal en soi lorsqu'elle ne blesse rien du vrai caractère de la Divinité ; mais les Hé- breux avaient une telle horreur des idoles, qu'ils avaient mieux aimé , selon l'ordre de leur législateur, laisser Dieu dans leur temple à sa totale invisibi- lité, que d'exposer leur foi au charme saisissant de quelque simulacre. Car l'idolâtrie ne les assiégeait pas seulement du dehors , elle les prenait par leur cœur; et ils y succombèrent souvent. Mais, malgré cette double tentation, ils finissaient toujours par revenir à ce Dieu de leurs pères , qui n'avait qu'eux seuls pour adorateurs.

Ils avaient de lui , par le dogme de la création , une idée qui les séparait encore totalement des idolâtres. Ceux-ci ne se rendaient aucun compte de l'existence de l'univers, ou, s'ils cherchaient à en pénétrer le secret, ils le croyaient volontiers contemporain de leurs dieux , leur accordant tout au plus sur la sub- stance universelle quelque secondaire action. Le peuple juif avait une tout autre doctrine , exprimée dès le premier signe de ses Écritures sacrées par cette étonnante phrase : Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre (1). N'eût-il possédé que cette seule phrase doctrinale , il eût été plus riche en sa- voir sur Dieu que toutes les écoles et toutes les reli- gions de l'antiquité. En un mot, le peuple juif était le seul peuple avant Jésus-Christ qui eût une notion claire de la Divinité , et qui lui rendît un culte exem pt des rêves puérils de l'imagination et des souillures

(1) Genèse, chap. i, vers. \.

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d'une volupté effrontée. Il m'est donc permis de con- clure qu'au point de vue religieux, comme au point de vue social , la nation hébraïque était le plus con- sidérable monument des temps antérieurs à Jésus- Christ.

J'ajoute que Jésus-Christ était l'àme de cette na- tion , et s'y préexistait par une vie que nous allons constater.

Je devrais être las, Messieurs, de vous signaler les singularités du peuple juif. Il en est une pourtant qui surpasse toutes les autres et dont je ne vous ai encore rien dit : je veux parler de l'idée messianique qui circulait dans les veines de ce peuple comme son sang le plus pur, et sans laquelle il est impossible d'expliquer ni sa foi ni ses destinées. L'idée messia- nique se composait de quatre éléments. Sous son in- fluence, le peuple juif croyait en premier lieu qu'un jour le Dieu un et créateur adoré par lui deviendrait le Dieu de toute la terre. Il croyait de plus que cette révolution s'accomphrait par un seul homme, appelé le Messie, le Saint, le Juste, le Sauveur, le Désiré des nations. Il croyait que cet homme serait Juif, de la tribu de Juda et de la maison de David. Il croyait enfin que cet homme prédestiné souffrirait et mour- rait pour accomplir l'œuvre de transformation dont la Providence l'avait chargé.

Que telle fût la loi du peuple juif, il est aisé de s'en assurer près de lui-même, puisqu'il est vivant, et que, malgré quatre mille ans d'une attente qui, à ses yeux, ne s'est pas encore réalisée, il n'a pas cessé de rendre un imperturbable témoignage à l'espérance de

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ses aieux. Mais ne nous contentons pas , Messieurs, de sa parole présente ; ouvrons les monuments de son histoire, et suivons-y les progrès de l'idée mes- sianique à travers les principales phases qui mar- quent le développement de la nation elle-même, telles que sa naissance , sa formation en corps de peuple , le point de sa maturité, sa décadence, sa captivité, et sa renaissance au pied du second temple édifié par Zorobabel.

Nous voici dans les champs de la Chaldée avec Abraham , et nous allons entendre la première parole qui fut comme la semence de la race hébraïque. Re- marquez, Messieurs, qu'il ne s'agit pas de savoir si cette parole est vraie, si elle a été dite par Dieu ; il s'agit seulement de constater l'idée que le peuple juif avait de lui-même et de sa mission ici-bas. Qu'il se trompât dans cette idée, c'est une autre question à juger plus tard.

Dieu donc, selon les monuments hébraïques, dit à Abraham : Sors de ta terre, et de ta parenté, et de la maison de ton père , et viens dans la terre que je te montrerai ; et je ferai de toi une grande natio7i , et je te bénirai , et je rendrai ton nom magnifique , et tu seras béni. Je bénirai ceux qui te béniront , je maudirai ceux qui te maudiront , et en toi seront bénies toutes les nations de la terre (1). Ainsi, du même coup, et d'une manière inséparable, deux mille ans avant Jésus-Christ, le peuple juif vient au monde, et avec lui l'idée messianique, l'idée qu'il

(1] Genèse, chap. xii , vers. 1, 2,3.

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porte dans son sein une bénédiction qui se répandra sur tout l'univers.

Abraham sort de la Ghaldée et vient s'établir dans la terre promise à sa postérité. Il y attend jusqu'à un âge centenaire le fils auquel il doit transmettre l'hé- ritage messianique ; ce fils lui est donné ; et lorsque l'enfant est parvenu à toute la grâce d'une heureuse jeunesse, Dieu demande au patriarche de lui en faire un holocauste sur une montagne mystérieuse. Le vieillard , avec une foi inébranlable en la sagesse et la bonté de Dieu, lève la main sur son fils unique et bien-aimé, et il entend cette seconde parole, plus forte et plus distincte que la première : Je l'ai juré par moi-même, parce que tu as fait cette chose et que tu n*as pas épargne' ton fils unique à cause de moi, je te bénirai et je multiplierai ta semence comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est sur le rivage de la mer. Ta semence possédera les portes de ses ennemis , et en ta semence seront bénies toutes les nations de la terre (1). Le ser- ment est ajouté à la force de la promesse, et il est indiqué plus clairement que la bénédiction mes- sianique se répandra sur le genre humain tout en- tier, non par Abraham lui-même, mais par sa pos- térité.

Isaac, fils d'Abraham, entend la môme promesse et la même prophétie ; elles sont redites à Jacob , fils d'Isaac. Les trois premières générations hébraïques, ainsi confirmées dans l'espérance du Messie , s'épa-

(1) Genèse, chap. xxii. vers. 16, 17, 18.

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nouissent en douze patriarches, pères eux-mêmes de douze tribus, et Jacob, près de mourir, les ras- semble autour de son lit, pour clore le premier âge messianique par une prophétie solennelle qui résume les précédentes , en leur donnant une nouvelle pré- cision. Ayant donc autour de lui ses douze enfants, il annonce à chacun d'eux, par quelques traits carac- téristiques , quel sera leur rôle dans l'avenir. Arrivé à Juda , il lui dit ces mémorables paroles : Juda , tes frères te loueront; ta main sey^a sur la tête de tes en- nemis, et les fils de ton père t'adoreront. Juda est le petit d^un lion; tu esononté, mon fils , pour saisir ta proie; tu t'es couché pour le repos comme un lion et une lionne. Qui Véveillera? Le sceptre ne sera point ôté de Juda , ni un chef de sa race, jusqu'à ce que vienne Celui qui doit être envoyé et qui serai' attente des nations (1). Ainsi, au moment l'hérédité pa- triarcale se subdivise en douze branches, la branche naîtra le Messie est désignée, ce sera celle de Juda, et lejour prédestiné de l'apparition messianique est marqué d'un signe que la postérité reconnaîtra facilement,

Le sang d'Abraham, d'Isaac et de Jacob est dé- sormais fécond ; il se multiplie dans une terre qui lui a donné l'hospitalité, et, devenu bientôt un objet de crainte et de jalousie, il passe de l'exil à la servitude, afin de faire dans la tribulation un apprentissage né- cessaire à ses hautes destinées. On croit le perdre, on le fortifie , Israël est un peuple. Moïse le tire de

(IJ Genèse, chap. xlix, vers. 8, 9, 10.

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rÉgypte et le mène , à travers le désert , au pied du Sinaï, d'où descendent les lois qui doivent le gou- verner. Suivez, Messieurs, suivez cette marche pro- fonde d'un si grand peuple ; vos yeux d'enfant en ont autrefois vu les merveilles, regardez-les de nou- veau avec la pensée de l'homme fait. De campe- ments en campements, Israël arrive en face du Jour- dain, aux frontières de ce territoire habité par ses premiers ancêtres et dont la possession est promise à leur postérité. Il y rencontre tout un peuple en armes attendant ces aventuriers qui ont spolié l'E- gypte, et dont la marche a retenti du désert jusqu'aux collines de la Judée. Moab a rangé ses bataillons; il a dressé ses autels, convoqué ses chefs; Israël est debout avec ses femmes, ses enfants, ses soldats, ses lévites, portant caché sous des peaux d'animaux le tabernacle du Dieu qui vient de lui parler au Sinaï : un homme de l'Orient s'avance entre les deux peuples. Balac , dit- il, Balac , le roi des Moahites , m'a fait venir d'Arain , des montagnes de VOrient; il m'a dit : Viens et maudis Jacob ; hâte-toi de venir et dé- teste Israël. Comment maudirai-je celui que Dieu ne maudit pas? Comment détesterai- je celui que le Seigneur ne déteste pas? Je le verrai du haut des rochers , je le considérerai du haut des collines ; ce peuple habitera solitaire et ne sera point compté 'parmi les nations. Et pourtant qui pourra compter la poussière de Jacob , et connaître le nombre de la descendance d'Israël (1)? Ces bénédictions impré-

1) Nombres, chap. xxin, vers. 7, 8, 9, 10.

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vues épouvantent Moab ; on conjure le prophète de changer de langage ; s'il ne veut pas maudire, on le conjure au moins de ne pas bénir. Trois fois Balaam ouvre la bouche, trois fois il bénit le peuple conqué- rant qu'il a sous les yeux, et enfin la prophétie mes- sianique s'échappe de son sein comme malgré lui : Je le verrai, mais non pas maintenant ; je le con- templerai, mais non pas de près : une étoile se lèvera de Jacob, et une tige surgira d'Israël ; elle frappera les chefs de Moab, et soumettra tous les enfants de Seth... Hélas! qui sera en vie quand Dieu fera ces choses? Ils viendront de l'Italie sur des trirèmes, ils subjuguei^ont les Assyriens , ils étendront leur do- mination sur les Hébreux , et à la fin ils périront eux-mêmes (1).

Remarquez -le encore une fois, Messieurs, il ne s'agit pas de savoir si Balaam était ou non prophète, mais seulement de constater le cours de l'idée messianique dans la vie monumentale du peuple juif. Vous voyez cette idée prendre ici un dévelop- pement nouveau ; ce n'est plus un patriarche Israélite qui annonce la venue du Messie et l'établissement de son règne sur tous les enfants de Seth , c'est-à-dire d'Adam : c'est un étranger. Et il désigne les cir- constances de son avènement avec une perspicacité bien étrange, puisqu'il va jusqu'à désigner la do- mination des Romains sur l'Orient et sur le peupler juif comme le signe précurseur de l'apparition du Messie.

(1) Nombres, chap. xxiv, vers. 17, 23 et 24.

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David et Salomon marquent le point le plus élevé de la monarchie hébraïque, et avec eux commencent ces hymnes nationaux et religieux connus sous le nom de psaumes. Chantés dans le temple de Jéru- salem aux jours des grandes solennités , ils expri- maient d'une manière publique le sentiment inté- rieur, les espérances et les vœux de toute la nation. Or il est facile d'y reconnaître l'idée messianique se faisant jour à tout propos dans l'âme du poêle et du peuple. En les lisant, vous y remarquerez des pas- sages tels que celui-ci : Toutes les nations de la terre se ressouviendront du Seigneur, et se convertiront à lui; toutes les familles des joeuples adoreront en sa présence, parce que le royaume sera au Sei- gneur, et que lui-même gouvernera les nations. Tous les grands de la terre mangeront et adoreront, tout ce qui descend dans la tombe s'abaissera devant lui il).

Plus tard encore , aux approches de la décadence et de la captivité, sept cents ans toutefois avant Jé- sus-Christ, l'idée messianique prend dans Isaïe une clarté et une abondance d'expressions qu'il est im- possible de vous rendre, parce qu'il faudrait vous ci- ter des pages qui vous fatigueraient par leur nombre et leur longueur. C'est lui qui voit le Messie sortir de la race de Jessé, père de David , et qui décrit à la fois, comme si on était au Calvaire ou au Vatican, la splendeur des souffrances et des triomphes de Jé- sus-Christ. Lève-toi, lève-toi, revêts-toi de ta force,

(1) Psaume xxi, vers. 28, 29, 30.

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Sion; 2Jvends tes vêtements de gloire , Jérusalem y cité du Saint; parce que l'immonde et Vincirconcis ne passent plus dans tes murs (1)... Qu'ils sont beaux sur les monts les pieds de celui qui annonce et qui prêche la paix y qui annonce le bien , qui prêche le salut, qui dit à Sion : Ton Dieu régnera (2)!... Le Seigneur a préparé son bras saint sous les yeux de toutes les nations, et toutes les parties de la terre verront le salut de notre Dieu (3). Mon serviteur aura V intelligence , il sera exalté, il sera élevé, il sera sublime outre mesure. Cependant , comme plu- sieurs se sont étonnés de tes misères , Jérusalem , ainsi son visage sera-t-il sans gloire parmi les hom^ mes , et sa figure parmi les enfants des hommes. Il arrosera la ^multitude des nations ; les rois tiendront leur bouche fermée devant la sienne , parce que ceux auxquels il n'avait point été annoncé le verront, et ceux qui n'en avaient point entendu parler le con- templeront (4). Et, immédiatement après, Isaïe com- mence la description des douleurs et des ignominies du Calvaire, et il l'achève en douze versets consécu- tifs. Puis il reprend sans s'arrêter ses chants de triomphe : Celui qui t'a fait, dont le nom est le Sei- g neur des armées , celui-là régnera sur toi, et ton Rédempteur, le Saint d'Israël, sera appelé le Dieu de toute la terre (5) .

(1) Isaïe, chap. lu, vers. 1.

(2) Ihid., vers. 7.

(3) Ibid., vers. 10.

(4) Ihid., vers. 13, 14, 15.

(5) Ibid., chap. liv, vers. 5.

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Mais c'est à Babylone, pendant la captivité, six cents ans avant Jésus-Christ, que l'idée messianique a revêtu une forme qui va jusqu'à la clarté et la pré- cision mathématiques. Faut-il vous rappeler la pro- phétie de Daniel? Écoutez-la donc : Soixante-dix semaines ont été abrégées sur ton peujjle et sur ta sainte ville, pour que la prévarication soit coyisom- mée , et que le péché prenne fin , et que Viniquité soit détruite, et qu'arrive la justice éternelle , et que la vision s'accomplisse avec la prophétie, et que le Saint des saints soit oint. Sache donc et fais atten- tion : à partir du décret pour le rétablissement de Jérusalem jusqu'au Christ roi, il s'écoulera sept se- maines et soixante-deux semaines, et les murs se- ro7it rebâtis dans l'angoisse des temps. Et, après soixante-deux semaines , le Christ sera mis à mort, et il n'aura plus pour peuple celui qui doit le renier. Et un peuple qui doit venir avec un chef renversera la ville et le sanctuaire , et la fin sera la dévasta- tion, et après la fin de la guerre une désolation fixe. Cependant l'alliance sera confirmée pour la multi- tude dans une semaine, et, au milieu de la semaine, l'hostie et le sacrifice cesseront; et Vabomijiation de la désolation sera dans le temple, et la désola- tion persévérera jusqu'à la consommation et à la fin (1).

Je ne m'arrête pas , Messieurs , à faire ressortir les traits de ce discours, qui ressemble moins à une vue de l'avenir qu'à une narration du passé. Le cours des

(1) Daniel, chap. ix, vers. 24, 25, 26, 27.

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choses m'emporte et me conduit pour entendre au pied du second temple, cinq cents ans avant Jésus- Christ, ce dernier mot du prophète Aggée : Encore un peu de temps , dit le Seigneur des armées, etfé- branlerai le ciel et la terre, et la mer et le désert, et f ébranlerai toutes les nations , et le Désiré de toutes les nations viendra ; et je remplirai cette maison de gloire, dit le Seigneur des armées... La gloire de cette seconde maison sera plus grande que la gloire de la première, et dans ce lieu- ci je donnerai la paix (1). Quelle suite, Messieurs, à travers tant de siècles et d'événements ! Quelle fidélité à une même idée de la part de tant d'hommes que les âges séparaient !( Mais l'idée messianique ne s'est pas même renfermée dans la tradition particulière du peuple juif; elle a passé le Jourdain, l'Euphrate, l'Indus, la Méditer- ranée, tous les océans, et, portée sur les ailes invi-' sibles de la Providence, elle a pénétré chez les peu-' pies les plus divers et les plus lointains , pour y créer' une espérance uniforme et un universel souvenir* Gonfucius, à l'extrémité orientale de l'Asie, parlait d'un saint qui était, disait-il, le véritable saint, et qui devait venir à l'Occident. Virgile, traduisant en vers les oracles de la Sibylle de Gumes, annonçail au siècle d'Auguste la venue d'un enfant mystérieux, fils de Jupiter, destiné à bannir du monde les ves- tiges de l'iniquité, et à commencer un ordre aussi grand que nouveau. Tacite, à propos du règne de Vespasien, s'exprimait ainsi : « C'était une persua-

(4) Aggée, chap ii, vers. 7 , 8 et 10.

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sion répandue, que, suivant d'antiques écrits sacer- dotaux, à cette époque-là même, l'Orient devait pré- valoir, et des hommes sortis de la Judée s'emparer du gouvernement des choses. » Les rationalistes du XVIII® siècle, contraints par l'évidence, ont avoué souvent cette unanimité de l'attente messianique. Voltaire a dit : « C'était, de temps immémorial, une maxime chez les Indiens et chez les Chinois, que le Sage viendrait de l'Occident. L'Europe, au contraire, disait que le Sage viendrait de l'Orient (1). » Volney a dit : « Les traditions sacrées et mythologiques des temps antérieurs avaient répandu dans toute l'Asie la croyance d'un grand médiateur qui devait venir, d'un juge final, d'un sauveur futur, roi. Dieu, conquérant et législateur, qui ramènerait l'âge d'or sur la terre , et délivrerait les hommes de l'empire du mal (2). » Boulanger, sous une forme encore plus générale, a confessé que tous les peuples avaient eu une expectative de cette espèce, et il ajoute cette étonnante parole, qu'on pourrait appeler l'Orient le 2)ôle de l'espérance de toutes les nations (3). C'est le mot même de Jacob à son lit de mort.

Il est donc certain. Messieurs, l'idée messianique a été l'âme du peuple juif pendant le cours des deux mille ans qui ont précédé Jésus-Christ, et cette idée s'était répandue chez tous les peuples du monde avec une telle unanimité, qu'il n'est pas même possibla

{\) Additions à l'histoire générale, page lo. (2) Les Ruines, page 228.

{3) Recherches sur l'Origine du despotisme oriental, section x,

IV. —5

14G de s'en rendre compte par les communications de l'hébraïsme avec la gentilité, mais qu'il faut sup- poser une diffusion de cette idée antérieure même à Abraham. Et cette idée messianique, si extraordi- naire dans son universalité , son progrès , sa persé- vérance et sa précision, s'est-elle enfin accomplie? Oui, elle s'est accomplie : le Dieu un et créateur de la Bible hébraïque est devenu le Dieu de presque toute la terre, et les nations mêmes qui ne l'ont pas encore accepté lui rendent hommage par un certain nombre d'adorateurs que la Providence éht dans leur sein. Et cette incroyable révolution, qui l'a donc ac- complie? Un seul homme, le Christ. Et d'où était-il, le Christ? Il était Juif, de la tribu de Juda, de la maison de David. Et comment l'a-t-il accomplie, cette prodigieuse révolution sociale et religieuse? En souffrant et mourant, comme David, Isaïe, Daniel, l'avaient annoncé.

Maintenant, Messieurs, je vous prie, qu'en pensez- vous? Voici deux faits parallèles et correspondants, tous les deux certains , tous les deux d'une propor- tion colossale, l'un qui a duré deux mille ans avant Jésus-Christ, l'autre qui dure depuis dix-huit cents après Jésus-Christ; l'un qui annonce une révolution considérable et impossible à prévoir, l'autre qui en est l'accomplissement, tous les deux ayant Jésus- Christ pour principe, pour terme, pour trait d'union. Encore une fois, qu'en pensez-vous? Prendrez-vous le parti denier? Mais qu'est-ce que vous nierez? Sera-ce l'existence de l'idée messianique? Mais elle est dans le peuple juif, qui est vivant, dans toute la

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suite des monuments de son histoire, dans les tradi- tions universelles du genre humain, dans les aveux les plus exprès de la plus profonde incrédulité. Sera- ce l'antériorité des détails prophétiques? Mais le peuple juif, qui a crucifié Jésus-Christ et qui a un intérêt national et séculaire à lui ravir les preuves de sa divinité, vous affirme que ses Écritures étaient autrefois ce qu'elles sont aujourd'hui, et pour plus de sûreté, deux cent cinquante ans avant Jésus- Christ, sous le roi d'Ég-ypte Ptolémée Philadelphe, et par ses ordres, tout TAncien Testament, traduit en grec, est tombé en la possession du monde grec, du monde romain, de tout le monde civilisé. Vous re- tournerez-vous vers l'autre pôle de la question , et nierez-vous l'accomphssement de l'idée messianique? Mais l'Église catholique, fille de cette idée, est sous vos yeux, elle vous a baptisés. Sera-ce au point de rencontre de ces deux formidables événements que vouschercherezvotrepointd'appui? Nierez-vous que Jésus-Christ ait vérifié dans sa personne l'idée mes- sianique, qu'il soit Juif, de la tribu de Juda, de la maison de David, et le fondateur de TÉglise catho- lique sur la double ruine de la Synagogue et de l'ido- lâtrie? Mais les deux parties intéressées, et irrécon- ciliables ennemies, conviennent de tout cela. Le juif dit : Oui, et le chrétien dit : Oui. Direz-vous que cette rencontre d'événements colossaux au point pré- cis de 'Jésus -Christ est l'effet du hasard? Mais le hasard, s'il y en a, n'est qu'un accident bref et for- tuit; sa définition exclut l'idée de suite, il n'y a pas de hasard de deux mille ans et de dix-huit cents ans

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par-dessus deux mille ans. Direz-vous enfin que c'est le résultai d'une longue conspiration par laquelle le peuple juif, ambitieux et théologien, a cherché à se créer dans le monde une grande existence? Quoi! une conspiration de deux mille ans, fondée sur un chef que soixante générations devront attendre, et qu'il faudra créer après l'avoir si patiemment at- tendu ! Hélas ! on a bien de la peine à conspirer en faveur d'un homme vivant; que sera-ce en faveur d'un homme qui n'existe pas, et qu'on suppose de- voir naître à une époque indéterminée ! Et remarquez que, cet homme venu, les Juifs l'ont crucifié, sans doute parce que le supplice faisait partie de la con- spiration. Remarquez de plus qu'ils l'ont nié après comme avant le supplice, sans doute pour assurer le succès final de la conspiration et tout le succès d'ambition et de théologie qu'ils s'en promettaient ! Messieurs, quand Dieu travaille, il n'y a rien à faire contre lui. Les proportions de Jésus- Christ dans les temps qui l'ont précédé sont plus frappantes encore que les proportions toutes divines de sa vie et de sa survie. Car enfin, quand on vit, on est une puissance , on a une action ; il est possible de conce- voir que certaines circonstances ont favorisé un homme d'un rare génie et lui ont donné sur ses con- temporains un immense ascendant. Même après la mort, il reste des amis, des disciples, le souvenir d'une vie qui a été réelle, et par conséquent un moyeu survivant d'action. Mais sur ce qui nous a précédés, sur le passé, que peut-on? Qui de nous, si éminent qu'il soit, peut se faire un ancêtre? Qui de nous,

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voulant établir une doctrine , se créera une avant garde de générations déjà fidèles à une parole qui n'était pas encore? Qui de nous présentera au monde ses aïeux doctrinaux , s'il n'est pas véritablement fils d'une doctrine antérieure à lui? Ah ! le passé est une terre close ; le passé n'est pas même un lieu Dieu puisse agir, à moins qu'il n'y agisse d'avance en le préparant. Si Jésus-Christ avait été comme l'un de nous, tombé sans une préexistence providentielle entre le passé et l'avenir, il eût vainement demandé à l'histoire accomplie et fermée un piédestal qui le reportât de vingt siècles en arrière de son propre berceau. Au lieu de cela, Abraham, Isaac, Jacob, David, Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, Daniel, un peuple tout entier, le genre humain lui-même, viennent le reconnaître, le saluer dans les bras du vieillard Si- méon s'écriant au nom de tout le passé, dont il est le dernier représentant : Maintenant, Seigneur, vous laisserez mourir votre serviteur en paix, se- lon votre parole , parce que mes yeux ont vu Vau^ leur de votre salut que vous avez préparé à la face de tous les peuples pour être la lumière révélatrice des nations y et la gloire de votre peuple Israël (1). C'est ici le comble, Messieurs; Jésus-Christ nous apparaît le mobile du passé autant que le mobile de l'avenir, l'âme des temps antérieurs à lui aussi bien que l'âme des temps postérieurs à lui. Il nous appa- raît dans ses ancêtres appuyé sur le peuple juif , qui est le plus grand monument social et religieux des

(1) Saint Luc, chap. ii, vers, 29 , 30, 31 , 32.

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temps anciens; et dans sa postérité, appuyé sur l'É- glise cathelique, qui est la plus grande œuvre sociales et religieuse des temps nouveaux. Il nous apparaî'/ tenant dans sa main gauche l'Ancien Testament , le plus grand livre des temps qui l'ont précédé, et te-' nant dans sa main droite l'Évangile, le plus grandi livre des temps qui l'ont suivi. Et cependant, ainsii précédé et suivi, il est encore plus grand en lui-même que ses ancêtres et que sa postérité, que les patriar- ches et les prophètes, que les apôtres elles martyrs. Porté par tout ce qu'il y a de plus illustre en arrière et en avant de lui, sa physionomie personnelle se détache encore sur ce fond sublime , et nous révèle , en surpassant ce qui semblait au-dessus de tout, le Dieu qui n'a point de modèle et qui n'a point d'é- gal. C'est pourquoi, à la vue de cette triple marque de la divinité, avant, pendant et après, dans les ancêtres, dans la postérité, et dans le temps même de la vie, levons -nous. Messieurs; levons -nous tous ensemble, qui que nous soyons, croyants ou non croyants. Levons-nous, croyants, avec le res- pect, l'admiration, la foi, l'amour pour un Dieu qui s'est montré à nous avec tant d'évidence, et qui nous a choisis entre les hommes pour nous faire les dépo- sitaires de cet éclat splendide de sa vérité ! Et nous , qui ne croyons pas, levons-nous aussi, mais avec crainte, avec anxiété, comme des hommes qui sont bien petits avec leur puissance, et leur raisonnement, devant des faits qui remplissent tous les siècles et qui sont si pleins eux-mêmes de l'empire et de la majesté de Dieu !

QUARANTE-DEUXIEME CONFÉRENCE

DES EFFORTS DU RATIONALISME POUR ANEANTIR LA VIE DE JÉSUS-CHRIST

Monseigneur,

Messieurs,

Jésus -Christ a vécu en Dieu, il s'est survécu en Dieu, il s'est préexisté en Dieu; il s'est préexisté dans le peuple juif, il a exprimé sa vie dans l'Évan- gile, il s'est survécu dans l'Église, et c'est ce triple anneau de sa manifestation qui a rendu sa divinité maîtresse ici -bas. Une fois que le genre humain en a eu pleine conscience, il s'est senti comme accablé par cette démonstration, et de Théodose à Louis XIV, dans l'espace de treize cents ans, la discussion a paru impossible contre le Christ, en ce sens du moins que tout le monde l'a subi ou accepté comme fondement.

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Mais, ce temps écoulé, le rationalisme, qui avait été détrôné par Jésus- Christ, a essayé de revendiquer l'empire qu'il avait perdu; il a cru que les siècles, ayant couvert de leurs flots tout ce formidable édi- fice , quelques chances se rencontreraient en faveur du doute et de la négation, et qu'on pouvait deman- der au xviii® siècle de l'ère chrétienne contre une doctrine vieillie d'heureuses représailles et de nou- veaux jugements. Le rationalisme s'est ainsi re- trouvé en face de Jésus- Christ, placé lui-même entre l'Église catholique et le peuple juif, comme entre l'aile droite et l'aile gauche de la vérité, et une triple guerre s'est ourdie pour renverser l'ouvrage dont l'édification s'était autrefois achevée malgré les impuissants efforts qu'on allait renouveler. Le peuple juif fut dépeint comme une race vile, ignoble, odieuse, indigne de toute croyance autant que de tout respect ; l'Église catholique comme un instru- ment de misère pour le peuple, de servitude pour les esprits , d'asservissement pour les nations et les rois : j'ai défendu l'Église devant vous. Messieurs, pendant de longues années ; hier, j'ai rétabli la vé- ritable physionomie du peuple juif : je ne reviendrai ni sur l'une ni sur l'autre de ces discussions. Jésus- Christ m'appelle au cœur même du combat dont il est le centre et le chef. Au fond , le peuple juif était composé d'hommes, l'Église catholique aussi; et, si grands que soient les hommes, ils ne sont pas exempts , même en portant dans leur cœur l'esprit de Dieu , de quelque ombre et de quelque infirmité : il n'en est pas ainsi du Christ. Figure miraculeuse

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par sa perfection , il ne souffre, tel que l'Évangile le montre, aucun doute humain, et s'il reste sur ce pié- destal sans tache, c'est en vain que le rationalisme jettera à droite et à gauche sa foudre perdue ; le Christ, impassible au centre de la vérité catholique, la protégera tout entière de son inébranlable divi- nité. 11 était donc nécessaire de détruire Jésus- Christ, soit en anéantissant sa vie, soit en la déna- turant, soit, au moins, en l'expliquant. On l'a tenté, Messieurs, et c'est l'exposition de cette triple tentative qui terminera nos Conférences de cette année. Com- mençons par celle qui était la plus décisive des trois, et qui avait pour objet de mettre à néant la vie du Christ.

Le Christ est -il une chimère ou une réalité? ap- partient-il à la fable ou à l'histoire? telle est la question. Elle peut vous étonner. Messieurs, et pour- tant elle est sérieuse; car des gens d'esprit ont nié hardiment l'existence de Jésus- Christ, et d'autres, sans aller jusqu'à cette extrême audace, ont cher- ché du moins à diminuer la certitude de sa vie et à en affaiblir avec art l'éclat historique. Il s'agit donc de placer ou plutôt de maintenir Jésus-Christ dans l'histoire, et pour cela nous devons nous enquérir avant tout de la nature et des lois de l'histoire; car, tant que nous ne les connaîtrons pas, il nous sera impossible de décider si Jésus- Christ est ou non une figure historique. Je vais donc traiter de l'histoire: après quoi nous verrons si le Christ y est présent ou s'il en est absent.

L'homme vit dans le temps, c'est-à-dire dans un

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élément singulier qui le fait à la fois vivre et mourir; il s'avance entre un passé qui n'est plus et un avenir qui n'est pas encore, et s'il n'avait pas la faculté de rassembler en lui ces trois états de son existence , il ne ferait que naître incessamment sans jamais par- venir à posséder la vie. Gara peine aurait -il fait un pas que l'oubli en aurait emporté la trace , et ainsi serait -il toujours devant lui-même comme une om- bre qui sort de terre et qui s'évanouit. Dieu , contre cette terrible puissance du temps, lui a donné la mémoire, par laquelle l'homme vit dans ce qui n'est plus aussi bien qu'il vit dans ce qui est présent, en sorte que , ressuscitant à toute heure , quand il le veut, ses jours anciens, il se voit dans la plénitude ae sa personnalité, semblable à un édifice dont les assises ont été successivement posées, mais que l'œil parcourt et découvre tout entier. Or la mémoire qui suffit à l'homme pour vivre, ne suffit pas à l'hu- manité ; tandis que l'homme est avec une mémoire qui subsiste autant que lui, l'humanité est multiple, et sa mémoire expire à chaque génération, ou du moins il n'en transmet à la génération suivante qu'une faible partie. Le père raconte au fils ce qu'il a vu ; le fils le redit au petit -fils ; mais à chaque de- gré le souvenir s'obscurcit , et peu à peu la lumière de cette tradition n'éclaire plus que les sommets lointains des plus grands événements. Encore finit- elle par se dégrader; les lignes se confondent aux yeux d'une postérité qui s'éloigne toujours, et si Dieu n'intervenait pas pour porter secours au genre humain perdant la trace de lui-même, on le verrait

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demeurer dans une éternelle enfance entre un passé informe et un avenir inconnu. L'expérience, source de tous les progrès, lui manquerait constamment. Ni la vérité ni l'erreur, ni le bien ni le mal , ne se con- naîtraient que par un combat puéril recommençant toujours au même point , spectacle indigne de l'homme , indigne de Dieu , la vérité et le bien , faute d'une carrière aussi grande qu'eux-mêmes , ne pourraient jamais déployer leurs caractères de sta- bilité et d'immortalité. Dieu , qui avait pourvu par la mémoire à l'identité progressive de l'homme, devait évidemment pourvoir à la perpétuité continue du genre humain par une mémoire conforme aux desti- nées de ce vaste corps, c'est-à-dire par une mémoire une, universelle, certaine, capable de lui donner la conscience totale de ses œuvres depuis le commen- cement jusqu'à la fin. En parlant ainsi, Messieurs, j'ai défini l'histoire.

L'histoire est la vie de l'humanité présente à elle- même comme notre propre vie nous est présente ; l'histoire est la mémoire du monde. Mais quelles difficultés pour la créer ! Dieu allume dans notre in- telligence un flambeau qui éclaire notre passé, parce qu'il est notre intelligence même, une et indivisible, voilà qui est fait ; mais comment donner au genre humain, multiple et divisé, une semblable lumière ? comment lui donner une mémoire immortelle , à lui qui meurt chaque jour? une mémoire immuable, à lui qui n'est que changement? une mémoire cer- taine, à lui qui peut douter si facilement de ce qu'il ne voit pas? Dieu y pourvut en nous donnant l'écrir

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ture. Par elle , une chose dite une fois peut être en- tendue toujours ; un spectacle une fois donné peut être visible toujours ; elle saisit le flot qui passe et le rend éternel. C'était déjà l'immortalité et l'immuta- bilité, ce n'était pas encore la certitude. Carie faux s'écrit comme le vrai. On a écrit, c'est bien ; mais qui nous garantit la vérité de ce qui est écrit? Un homme, il y a deux mille ans, a fait un livre il raconte des choses dont il affirme avoir été témoin : qu'est-ce qui nous prouve qu'il n'a pas menti, et que la fable ne nous soit pas arrivée sous l'habit appa- rent de l'histoire ? Évidemment l'écriture toute seule ne répond pas à cette question; l'histoire commence avec elle, mais elle n'est pas l'histoire dans la tota- lité de ses éléments. L'histoire, s'il y en a une, doit commander à notre esprit avec la même autorité que toutes les puissances qui ont reçu mission de le gou- verner. De même qu'il y a au monde une force mo- rale qui ne nous permet pas de dire qu'il est légitime à l'enfant de tuer son père, une force mathématique qui ne nous permet pas de bâtir une maison sur un plan privé d'équilibre ; de même aussi il doit y avoir au monde une force historique qui ne nous permette pas de dire à l'histoire : Tu as menti. Si cette force n'existe pas, l'histoire n'existe pas non plus.

Quelles sont donc les conditions de l'histoire, ou plutôt quelles sont les conditions d'une écriture his- torique? Car l'écriture est l'élément fondamental, persistant, substantiel de l'histoire. Sans l'écriture, nous n'avons plus que des traditions plus ou moins confuses; mais comme l'écriture peut tromper, il

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faut que nous connaissions les conditions qui élèvent l'écriture à l'état d'écriture historique, c'est-à-dire à l'état d'écriture authentique, certaine, infaillible, vraie. Ces conditions sont au nombre de trois.

Premièrement, l'écriture doit être publique. Tout ce qui est secret n'a point d'autorité ; toute écriture mystérieuse est une écriture vaine, parce qu'elle n'a pas été contrôlée. Rien n'est puissant en ce genre que par le contrôle de tous. Le peuple est le seul notaire capable de certifier sa propre histoire, parce qu'il est la réunion de tous les âges, de toutes les pensées, de tous les intérêts, et qu'une conjuration populaire pour mentir à la postérité est un spectacle qui, loin de s'être vu, ne peut pas même se conce- voir. Un homme fabrique l'erreur; un peuple a trop d'idées et de passions diverses pour s'entendre dans le but de tromper les siècles futurs. Un peuple, d'ail- leurs, n'est jamais seul : il vit entre les peuples con- temporains dont l'histoire est mêlée à la sienne , et fût-il capable d'un mensonge unanime, il soulève- rait inévitablement la protestation du siècle même sous les yeux duquel il aurait inauguré son com- plot.

La seconde condition de l'écriture pour arriver à l'état d'histoire est de porter sur des événements publics. Tout fait qui n'est pas public n'est pas du domaine de l'histoire, par la raison que je disais tout à l'heure ; car un fait qui n'est pas pubUc, qui est-ce qui l'a vu? C'est un homme, c'est trois hommes, si vous voulez ; mais l'histoire ne peut pas reposer sur le témoignage d'un homme, ni de trois hommes ; ce

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n'est pas de l'histoire, c'est du mémoire. Le mé- moire porte sur des faits privés, tandis que l'histoire porte sur des événements publics. Par exemple, que Louis XIV ait conquis la Flandre, la Franche- Comté, l'Alsace, la Lorraine; qu'il ait attaché ces provinces au royaume de France, d'abord par ses armes, puis par des traités, voilà de l'histoire, ce sont des événements qui intéressaient la France et toutes les nations de l'Europe, et qui ont eu cent mil- lions d'hommes pour spectateurs. Mais que Louis XIV, dans sa chambre à coucher de Versailles , ait dit en présence de M. le duc de Saint-Simon telle parole qui est rapportée dans les livres de cet homme d'es- prit , ce n'est plus que du mémoire. Sans doute , cet élément secondaire entre pour beaucoup dans la composition des annales du genre humain, parce que nous ne supporterions pas des récits n'appa- raîtraient que les grandes lignes de l'architecture historique; les détails privés nous charment plus encore que les mouvements généraux du monde; ils se rapprochent davantage de notre existence person- nelle, et font descendre jusqu'à nous les plus émi- nents personnages des temps accomplis. Dénués d'ailleurs de la solennelle certitude de l'histoire , ils ne manquent pas toujours d'une sanction grave , quoique d'un ordre inférieur ; les actions privées s'entrelacent aux actions publiques ; des témoigna- ges nombreux et concordants établissent le rapport des unes aux autres, et le toutva^d'un pas qui n'est pas trop inégal. Cependant , dès qu'on aspire à la certitude historique absolue, il est nécessaire de

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séparer les deux éléments , et de rendre au premier, par cette séparation, toute sa force et tout son éclat. La troisième condition nécessaire pour élever l'é- criture à l'état d'histoire , est que les faits se coor- donnent dans une trame publique et générale. Rien n'est isolé dans les événements du monde; ils se lient entre eux par un enchaînement semblable à celui qui resserre les idées dans le tissu logique d'un discours. L'histoire doit reproduire cette géné- ration continue de manière à ce que tous les faits qu'elle rapporte entrent naturellement dans la suite des choses dont l'ensemble progressif constitue la vie du genre humain. Un fait solitaire n'est pas un fait historique ; il ne se tient pas debout, il est en l'air. Bien moins encore appellerons -nous de ce nom un fait qui ne peut prendre place dans la trame géné- rale de l'histoire sans en troubler toute l'économie ; c'est le signe infaillible de l'imposture. La force de l'histoire, comme la force de tout ordre réel, est dans l'ensemble et la liaison. Quand un homme est seul, ce n'est rien; quand un fait est seul, ce n'est rien. Mais qu'un homme entre en société avec d'autres, c'est une famille, un peuple, c'est le genre humain tout entier. Et de même, qu'un fait entre en société historique avec d'autres , et non pas seulement avec d'autres, mais avec tous les autres, qu'il soit néces- saire à la trame générale de l'histoire, que l'histoire ne puisse pas se construire sans cet événement, alors il n'a pas seulement la force d'un fait historique , il a la force de l'histoire tout entière ; il faut le subir, ou nier la vie totale du genre humain.

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Ainsi , écriture publique , faits publics , trame pu- blique , voilà les trois éléments de l'histoire ; et quand ces trois éléments sont réunis, j'affirme que l'histoire existe, et qu'on ne saurait y résister sans résister à la force du sens commun. En effet, Mes- sieurs, pour que dans ce cas -là l'histoire fût trom- peuse, voici ce qui devrait être possible : il faudrait qu'un homme, le premier venu, exposant en public des événements d'une nature publique, ces événe- ments supposés faux fussent admis comme vrais, et rattachés, malgré leur fausseté, à la trame générale de l'histoire. Or cela est de toute impossibilité, et rien n'est plus simple que de vous en donner la preuve. Permettez -moi seulement une supposition. Je suppose que demain matin il me plaise de publier un livre dont je résume ainsi la substance : Le l^'' janvier 1847, la France a déclaré la guerre aux trois grandes puissances continentales de l'Europe. Cette guerre avait pour but de rétablir le droit des gens et la foi des traités compromis par des actes violents. On s'est rencontré dans les plaines de Mayence. La France comptait six cent mille hommes sous les armes , les ennemis en avaient un million. La bataille a duré dix jours consécutifs ; le dixième jour, au matin, le sort s'est prononcé en faveur des Français. Les plénipotentiaires de l'Europe se sont réunis à Mayence , et ont signé un traité qui a mis fm à la guerre par un partage nouveau du continent eu- ropéen.

Je vous le demande. Messieurs, croyez- vous que ce roman politique eût des chances d'imposer à la

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postérité? N'est-il pas manifeste que la France l'ac- cueillerait avec le plus profond mépris? Si la France l'acceptait^ n'est-il pas manifeste que toute l'Europe le livrerait à la dérision ? Et si , par un acte de dé- mence universelle, la France et l'Europe consentaient à le revêtir d'une absurde autorité , n'est-il pas ma- nifeste qu'on ne parviendrait pas à l'introduire dans le tissu de l'histoire*, puisque l'état de toutes les affaires contemporaines, et, par suite, de toutes les affaires à venir, serait en contradiction avec cette prétendue guerre et ce traité fictif? Le mensonge, pour se soutenir, exigerait un mensonge perpétuel , et la conjuration d'un seul moment contre la vérité, une conjuration poursuivie jusqu'au dernier jour du monde. L'impossibilité d'un tel concours et d'une telle persévérance dans une imposture universelle, n'est pas seulement une impossibilité morale, c'est une impossibilité métaphysique et absolue.

Or, Messieurs, à quelque époque de Thumanité que nous nous reportions, cette impossibilité sera la même. Partout et toujours , une écriture publique rapportant des événements publics qui se placent naturellement dans la suite générale de l'histoire, sera une écriture authentique et vraie, parce que partout et toujours il y aura impossibilité , dans de telles circonstances, de tromper le genre humain sur sa propre vie, ou d'obtenir de lui de se mentir à lui- même sans but et contre toute raison. Et, remar- quez-le bien, Messieurs, l'histoire existant une fois, le temps n'a pas le privilège d'en diminuer la force : il la confirme, loin de la diminuer. Je dis d'abord qu'il

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ne la diminue pas, et, pour preuve , je vous propose ceci : Pensez à Gésar, puis pensez à Louis XIV, et cherchez à discerner si la certitude historique de Louis XIV et la certitude historique de César diffè- rent par la plus légère nuance dans votre esprit. Évidemment elles ne diffèrent pas : et pourtant dix- sept siècles séparent Louis XIV de César; mais ces dix-sept siècles s'évanouissent devant votre pensée par le coup d'œil électrique qui la porte subitement de l'un à l'autre , et lui fait voir non-seulement que la base historique de César est la même que la base historique de Louis XIV, mais encore qu'en doutant du premier il faudrait douter du second, puisque sans Gésar l'histoire tout entière perdrait son enchaî- nement, et avec son enchaînement la principale cause de sa soHdité. Je dis davantage encore : je dis que le temps confirme la certitude de l'histoire au lieu de la diminuer. Pourquoi cela? Parce que le temps, à chaque pas qu'il fait , développe la toile historique , et que chaque point de l'histoire entrant en partici- pation de la force solidaire du tout , plus cette force s'accroît par la répercussion des événements les uns sur les autres, plus chaque point particulier s'assied, se soutient et s'étend. Ainsi, Moïse a été consolidé par Jésus-Christ; car, bien que Moïse eût écrit pu- bliquement sur des événements publics, la trame de l'histoire était courte de son temps ; elle avait besoin de gagner de l'ampleur, et lorsque Jésus-Christ s'y fut placé , sa présence illumina le passé mosaïque , comme l'avenir chrétien devait à son tour rejaillir jusque sur Jésus -Christ. D'où il suit que nous ne

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faisons pas un mouvement à l'heure qu'il est , sans apporter encore à Moïse l'éclat d'une nouvelle con- firmation, parce que, dans tout ce que nous faisons, c'est lui qui nous porte, et c'est nous, à notre tour, qui expliquons tout ce qu'il a fait. Le fil de l'histoire va et revient sans cesse du passé à l'avenir, de Ta- vcnir au passé , et ce que nous voyons de nos yeux sera plus clair à notre postérité qu'à nous -même, parce qu'elle achèvera sur la toile nous travail- lons des dessins qui ne sont pas encore sortis de la main de l'ouvrier. Comme un édifice dont le faîte couvre la base, ainsi est l'histoire; comme une terre qui s'affermit à force d'être foulée aux pieds, ainsi est encore l'histoire sous les pas des générations. En un mot, le temps, qui semblait le plus grand ennemi de l'histoire, une fois qu'elle est fondée, la protège et l'affermit.

Mais l'histoire existe-t-elle ? Tout ce que nous ve- nons de dire est-il autre chose qu'une magnifique spéculation? Le genre humain connaît-il sa vie? Y a-t-il au monde une histoire du monde? C'est de- mander, Messieurs, s'il existe des écritures publi- ques contenant une longue trame d'événements pu- blics : or ces écritures et cette trame sont sous vos: yeux. L'humanité connaît sa vie primitive par quel- ques traditions fondamentales recueillies à temps, et que confirme leur universalité ; elle connaît sa vie subséquente depuis Moïse par une histoire ininter- rompue qui est allée toujours en se développant. De Moïse à Hérodote, c'est l'aurore de l'histoire; d'Hé- rodote à Tacite, c'est la matinée de l'histoire; Tacite

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en est le midi , et ce midi dure encore. Il est même devenu plus éclatant depuis trois siècles , par une invention célèbre qui a augmenté de beaucoup la publicité et l'immortalité de l'écriture. Comme Dieu avait donné l'écriture à nos pères quand la tradition était en péril de s'obscurcir, il leur a donné l'impri- merie quand l'écriture elle-même était menacée d'oubli et de confusion par la trop grande quantité des monuments. L'imprimerie a sauvé l'histoire quinze cents ans après Jésus-Christ, comme l'écri- ture avait sauvé la tradition quinze cents ans avant lui.

Cela étant donc, Messieurs, et l'histoire existant depuis trente siècles passés, la question est desavoir si Jésus-Christ est dans l'histoire ou s'il est hors de l'histoire. J'afQrme qu'il est dans l'histoire, et que nul au monde n'y occupe une place plus importante et plus assurée que la sienne.

Qu'ai-je à faire. Messieurs, pour le prouver. Évi- demment trois choses : montrer que la vie de Jésus- Christ est contenue dans une écriture pubhque, qu'elle est un tissu d'événements publics, et qu'elle entre naturellement dans la trame publique de l'his- toire.

Or la vie de Jésus-Christ est contenue dans les Évangiles, et les Évangiles sont une écriture publi- que, voilà ma première proposition. Mais vous m'ar- rêtez immédiatement, et vous me dites: Qu'est-ce qui prouve que les Évangiles étaient une écriture publique? Ne sont-ce pas les Évangiles eux-mêmes, et ne prouvez-vous pas ainsi la question par ce qui

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est en question? Messieurs, si les Évangiles com- mençaient ou étaient toute l'histoire, il serait diffi- cile peut-être de répondre à votre interruption; mais vous n'avez pas si vite oublié, je le pense, que l'his- toire préexiste à Jesus-Christ, et Dieu, qui voulait nous donner la certitude de l'existence et des gestes de son Fils, avait apparemment préparé le terrain nous devions un jour le rencontrer. Ce terrain, c'est l'histoire, et au temps se place la vie de Jésus-Christ, c'est-à-dire vers Auguste, l'histoire avait dans le monde un état qui ne dépendait pas de nous. Ce n'est pas nous, catholiques, qui faisions l'histoire; elle se faisait sans nous et contre nous. Elle était entre les mains de nos ennemis, et si nous commencions alors l'histoire de l'Église, celle du monde se poursuivait sur un plan qui n'était pas le nôtre, et aucun pouvoir ne nous était réservé. Or voilà l'histoire que j'invoque en ce moment pour éta- blir la publicité des Évangiles, et je m'appuie avant tout sur une observation que je crois fondamentale : les Évangiles, dirai-je, étaient une écriture publique, parce qu'ils appartenaient à une société doctrinale publique.

Que les premiers chrétiens formassent une société doctrinale , la chose est claire de soi ; que cette so- ciété fût publique, cela n'est pas douteux non plus; et pourtant il importe de l'établir avec la dernière rigueur, car tout gît là. On conçoit, en effet, que quelques hommes réunis sous terre et prêchant une doctrine secrète eussent pu préparer dans l'ombre un livre mystérieux qui n'eût été l'objet d'aucun contrôle

166 et qui se fût répandu de main en main, en gagnant de l'autorité avec le temps. Mais si la société des chrétiens a été publique tout d'abord ; si , dès le sur- lendemain de la mort du Christ, ses apôtres ont paru sur les places de la Judée, et bientôt sur les places de l'empire romain, provoquant non pas une guerre occulte, mais une guerre éclatante; s'ils ont dit har- diment aux Juifs : Jésus de Nazareth, cet homme approuvé de Dieu parmi vous, puissant par les ver- tus , les prodiges et les signes que Dieu a faits par lui au milieu de vous, comme vous le savez ; ce même Jésus que, suivant les conseils et la prescience de Dieu, vous avez livré et mis à mort par la main des méchants , Dieu l'a ressuscité {i) ; si, traînés devant tous les tribunaux de l'empire , lorsqu'on leur a dit : Qui êtes-vous ? ils ont répondu : Nous sommes chré- tiens , c'est-à-dire les enfants du Christ qui a été mis à mort, mais que le bras de Dieu , plus puissant que toutes les conjurations de l'homme, a tiré de sa tombe et a élevé pour être à jamais la tête et le chef de toutes les nations ; s'ils ont dit cela , s'il est certain qu'ils l'ont dit, certain non pas seulement par des écrits venus de nous, mais par des écrits venus des étrangers, de nos ennemis, par une multitude de monuments, j'aurai le droit de conclure que la so- ciété chrétienne, à son commencement, a été une société publique, et que, à la différence de tant de choses qui se préparent sous terre, parce qu'elles n'ont pas foi dans leur force et leur légitimité, l'É-

(1) Actes des Apôtres , chap. i , vers. 22 , 23 , 24.

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glise catholique a commencé publiquement, comme elle a continué publiquement.

Arrivons à la preuve, et écoutez Tacite, le plus célèbre des historiens , Tacite , chargé par Dieu de graver dans l'histoire l'acte de naissance et l'acte de mort de son Fils unique Jésus-Christ. Vingt-sept ans après ce grand drame du Calvaire, Néron eut la fantaisie de brûler Rome , et, pour couvrir l'horreur de cette abominable action, il fit saisir, dit Tacite, une immense multitude d'hommes, ingens mul- tiludo. Quels étaient ces hommes? Tacite va les dé- finir : c'étaient des hommes que le vulgaire appelait chrétiens , quos vulgus chrisiianos appellabat... Re- marquez ce moi vulgus; vingt-sept ans après la mort de Jésus-Christ , le nom de ses disciples était vul- gaire à Rome, la capitale du monde. Mais qu'est-ce que c'était que les chrétiens ? Tacite va nous le dire : L'auteur de ce nom était le Christ , auctor nominis hujus Christus. Vous entendez, Messieurs, vous en- tendez , et la date de ce texte, qui n'a jamais été con- testé par personne , est authentique ; elle est marquée par l'incendie de Rome, l'an 64 de l'ère chrétienne, c'est-à-dire vingt-sept ans après la mort de Jésus- Christ. Mais est-ce tout? Non , vous allez entendre mieux , vous allez entendre le symbole des apôtres sous la plume et avec l'encre de Tacite. L'historien avait à dire ce que c'était que le Christ ; il continue donc : L'auteur de ce nom était le Christ, qui, sous le règne de Tibère, avait été mis à mort par le pro- curateur Ponce -Pilate, auctor nominis hujus Christus , qui, Tiberio imperitante , per procurato-

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remPontium Pilatum supplicio affectus erai. Encore une fois, est-ce Tacite qui parle, ou est-ce le sym- bole des apôtres? Le symbole des apôtres dit: Qui passus est sub Pontio Pilato; Tacite dit : Qui per \)rocuratore'in Pontium Pilatum supplicio affectus erat. C'est bien Tacite, un étranger, un profane, un homme qui , en écrivant ces choses sur un indestruc- tible airain, ne savait pas même ce qu'il disait. Et que disait-il des chrétiens, de cette immense multi- tude que le vulgaire appelait du nom de chrétiens? Il en disait ce que voici, toujours dans le même texte : Cette détestable superstition, réprimée pour le 'moment, faisait une nouvelle irruption, non- seulement dans la Judée, origine de ce mal, mais jusque dans Piome, repressaque iîi prœsens exi- tialis superstitio rursus erumpehat , non modo per Judœam originan hujus mali, sedper Urbem etiam. Quel texte, Messieurs! quelle précision! que de choses en deux lignes! Ainsi donc, vingt-sept ans après la mort de Jésus-Christ, les chrétiens formaient à Rome une immense multitude ; ils étaient connus du vulgaire sous leur véritable nom ; même avant cette époque, ils avaient déjà été réprimés par l'au- torité publique, mais cette répression ne les empê- chait pas de se propager avec une telle puissance, que Tacite l'appelle une irruption ; ils comparais- saient devant les tribunaux et y rendaient témoi- gnage de leur foi; car Tacite ajoute qu'ils furent saisis sur leur aveu, primo correpti qui fateban- tur. Ils étaient odieux à tous, invisos, et leurs mœurs différaient tellement des mœurs générales,.

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que, selon la remarque de l'historien, ils furent inoins convaincus du crime d'incendie que de hcmie envers le genre humain , haud perinde in crimine incendii, quam odio humani generis convicti suni (1 ) . Et Tacite savait tout cela ; il était au courant de la vie de Jésus-Christ ; il connaissait Ponce-Pilate ; le drame du Calvaire lui était présent.

Voulez-vous une autre preuve de la vie publique des chrétiens dès l'origine du christianisme? Dieu et l'histoire ne vous la refuseront pas. L'an 98 de Tère chrétienne, soixante et un ans après la mort de Jé- sus-Christ, Trajan monte sur le trône, et l'histoire nous apporte une lettre d'un de ses proconsuls au sujet des chrétiens, le proconsul de Bithynie el du Pont, Pline le Jeune, homme célèbre. Car, remar- quez-le, Messieurs, quand Dieu veut écrire l'his- toire, il n'est pas malhabile à choisir ses historiens. Tout à l'heure nous étions avec Tacite, voici mainte- nant Pline le Jeune dans une lettre officielle adressée à Trajan. Il écrit à l'empereur pour le consulter sur la procédure qu'il faut suivre contre les chrétiens ; car, dit-il , « je n'ai jamais assisté à ce genre de cau- ses, et je ne sais pas ce que l'on a coutume d'y re- chercher et d'y punir, ni à quel degré. Mon hésita- tion n'est donc pas médiocre pour savoir s'il faut tenir compte de la différence des âges, ou ne s'en pas préoccuper; s'il faut pardonner au repentir, ou. s- il: est inutile de cesser d'être chrétien quand une fois on l'a été; si c'est le nom que l'on poursuit, même

(1) Annales, livre XV.

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exempt de crimes, ou si ce sont les crimes attachés au nom. » Quelles questions, Messieurs, de la part d'un homme d'esprit et d'un homme de bien ! Un nom coupable! des crimes attachés à un nom! Mais que voulez-vous , Pline trouvait sur son chemin des habitudes déjà invétérées contre une société d'hom- mes en lutte ouverte avec l'empire romain , et l'on voit jusque dans les absurdes choses qu'il dit, le désir d'être le plus doux possible sans déplaire à l'empereur. Sa lettre se termine par la remarque (( qu'un grand nombre de personnes de tout âge, de tout rang et de tout sexe, se trouvaient compro- mises, et que d'autres le seraient plus tard ; que non- seulement les villes, mais les bourgs et les campa- gnes étaient inondés de cette contagieuse superstition ; qu'enfin les temples désolés, et les cérémonies sa- crées interrompues depuis longtemps, commençaient à revivre , grâce aux poursuites exercées contre les chrétiens. »

Cette peinture, Messieurs, jointe à celle de Tacite, ne laisse aucun doute sur le point capital qui nous préoccupe, savoir: que, dès l'origine du christia- nisme, les chrétiens vivaient dans une société con- stituée publiquement. Et d'ailleurs , le résultat même qu'ils ont obtenu dans le court espace de trois siè- cles, en est une preuve surabondante. Au bout de trois siècles , les chrétiens ont été les maîtres de l'empire romain ; ils ont porté au trône le premier César qui eût embrassé leur foi, et, non contents de ce prodige de leur puissance, ils ont dit à Constantin : Recule jusqu'au Bosphore, car ici, à Rome, doit être posée

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la chaire de saint Pierre , le pêcheur de Galilée. Et Constantin , par une obéissance instinctive à ce com mandement inexprimé de la Providence , alla porter jusqu'aux bords de l'Euxin une preuve encore sub- sistante de l'avènement social de Jésus-Christ. Or, Messieurs, jamais une société secrète n'a été capable d'un tel succès. Tout ce qui commence dans l'ombre s'achève dans l'ombre. Quand on vous parle d'une société secrète, c'est comme si l'on vous disait que le néant s'est associé. Sans doute ces complots téné- breux pourront travailler sourdement , ébranler les fondements des États, préparer des jours de ruines ; mais ils n'arriveront jamais à la vie réglée et pu- blique. Tout ce qui commence sous terre est frappé de l'incapacité de vivre en plein jour et en plein air. C'est pourquoi l'avènement de la société chrétienne à l'empire, sous Constantin, est une preuve suffisante à elle seule que l'œuvre chrétienne a été une œuvre constamment publique.

Mais si les premiers chrétiens formaient une so- ciété publique, et en même temps une société doctri- nale, il s'ensuit nécessairement que leurs écrits étaient publics. Cherchez à concevoir une société doctrinale publique qui cache ses écrits, vous n'en viendrez pas à bout. Car comment serait-elle publique, si elle ne disait pas hautement ce qu'elle croit? et comment dirait-elle hautement ce qu'elle croit, si elle cachait ses écrits, et ceux-là mêmes qui servent de fonde- ment à sa foi? Encore que les Évangiles n'aient pas été rédigés à l'instant même qui suivit la mort et la résurrection de Jésus-Christ, ils se publiaient dans

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tout l'univers par les prédications apostoliques, et lorsqu'ils parurent successivement, la tradition toute jeune et toute vivante se fondifavec eux dans une même authenticité. Une lutte de près de trois cents ans commença sur le texte même des Évangiles entre les catholiques d'une part, les hérétiques et les phi- losophes de l'autre part. Cette lutte a laissé des mo- numents très-nombreux. On y voitCelse et Porphyre suivre pas à pas, sur les Évangiles, la vie du Sau- veur. Ils n'en contestent pas la publicité et l'authen- ticité. Les hérétiques font quelque chose de plus. Non-seulement ils argumentent du texte consacré par l'adhésion de l'Église, mais ils se fabriquent des Évangiles apocryphes pour les opposer aux Évan- giles approuvés, tant il est vrai que toute la discus- sion portait sur ces textes fondamentaux. On a eu la simplicité de se faire une arme contre nous des Évangiles apocryphes, c'est-à-dire d'invoquer contre Jésus-Christ des livres les principaux mystères de sa vie et de sa mort étaient reconnus , et l'alté- ration même de certaines parties prouTait d'autant plus la vérité de l'ensemble. Il est très - simple qu'une grande publicité appelle des contrefaçons; c'est même le signe par excellence du succès. Toute idée, tout style, tout mode qui réussit, pro- voque une nuée d'imitateurs ou de spéculateurs. Mais qu'est-ce que cela fait à l'homme ou à la chose qui est l'objet de tout ce travail ? A tout le moins, ce n'est pas la publicité qui en souffre ; or la publicité de la vie de Jésus -Christ par les Évan- giles et les livres primitifs des chrétiens est préci-

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sèment le point que je voulais établir, et je ne crois pas que vous m'en demandiez davantage en ce mo- ment.

La vie de Jésus-Christ a été entourée dès l'origine d'une immense publicité. Ses disciples ont formé dès l'origine une société publique; leur profession de foi, leurs écrits, ont rempli tous les tribunaux et toutes les écoles de la terre, et-fmalement, en trois siècles, l'empereur était publiquement chrétien, et le vicaire de Jésus-Christ siégeait publiquement à Rome. Tout cela est certain par l'histoire profane autant que par l'histoire chrétienne. Ce premier point est acquis.

Quant aux événements qui composent la vie même de Jésus-Christ, leur nature est aussi d'une mani- feste et éclatante publicité. De quoi s'agit-il? Était- ce d'un philosophe enseignant quelques disciples sous un portique ou dans un jardin? N'était-ce que Socrate, si célèbre soit -il? Non, il s'agissait d'un homme fondateur d'une religion nouvelle, chose qui touche à tout, aux traditions, aux lois, aux mœurs, aux sentiments, aux intérêts les plus sacrés ; il s'agissait d'un homme fondateur d'une religion exclusive, et qui ne se proposait rien moins que de renverser tous les cultes et tous les sacerdoces exis- tants; il s'agissait d'un homme opérant, disait -on, en public, des prodiges inouïs, et accompagné par- tout d'une foule innombrable, attirée par ses œuvres et sa doctrine; il s'agissait d'un homme appelé au tribunal suprême de sa nation, condamné, mis à mort, puis, disait-on, ressuscité, et ayant envoyé ses

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disciples à la conquête morale de l'univers ; il s'agis- sait d'un homme ayant réussi à soulever une foi iné- branlable dans le cœur d'une multitude d'hommes de toutes les nations, et devenu par son nom seul le point de ralliement d'une nouvelle société. Si jamais il y eut des événements publics, c'étaient assurément ceux-là.

Et ces événements qui contredisaient toute la vie passée du genre humain, qui devaient, par consé- quent , s'ils étaient faux , -être repoussés de la trame générale de l'histoire par une invincible possibilité de les y faire cadrer, ont-ils ou non pris leur place dans cet enchaînement rigoureux de la vie humaine depuis trois mille ans? Ils ont fait plus qu'y prendre place , Messieurs; sans eux l'histoire est une énigme incompréhensible. En effet, de Moïse à Pie IX, ces deux termes extrême'^ des annales du monde , quelle est la question principale de l'histoire? Est-ce la fondation et la chute des empires d'Assyrie, la guerre de Troie, les conquêtes d'Alexandre, la fortune des Romains, l'élévation des peuples modernes, la dé- couverte de l'Amérique, les progrès de la science et de l'industrie dans les temps nouveaux? Non, au- cune de ces questions , si vastes quelles soient, n'est la question principale de l'histoire, celle qui em- brasse la totaUté des trois mille ans qui vivent dans la mémoire du genre humain. La question princi- pale, parce qu'elle contient tout, le passé, le présent et l'avenir, est celle-ci : Le monde ayant été idolâtre dans les temps antérieurs à Auguste, comment est-il devenu chrétien dans les temps postérieurs ? Voilà les

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deux versants qui partagent toute l'histoire, le versant de l'antiquité et le versant des âges nouveaux : l'un est idolâtre, plongé dans le matérialisme le plus effréné ; l'autre est chrétien , purifié aux sources d'un spiri- tualisme accompli. Dans le monde antique, la chair prévaut publiquement sur l'esprit ; dans le monde présent, l'esprit prévaut publiquement sur la chair. Quelle en est la cause? Qui a produit un changement aussi grand et d'une étendue aussi générale entre les deux temps de l'humanité? Qui a modifié à ce point la forme humaine et le cours de l'histoire? Vos pères adoraient des idoles ; vous , leur postérité , venus d'eux par un sang corrompu , vous adorez Jésus- Christ. Vos pères étaient matérialistes jusque dans leur culte; vous êtes spiritualistes jusque dans vos passions. Vos pères niaient tout ce que vous croyez; vous niez tout ce qu'ils croyaient. Encore une fois, quelle en est la raison? Il n'y a pas dans l'histoire d'événements sans causes, pas plus qu'en mathéma- tiques il n'y a de mouvement sans un moteur. est la cause historique qui a fait du monde idolâtre le monde chrétien , qui a donné Gharlemagne pour successeur à Néron? Vous êtes obligés de la con- naître, où du moins de la chercher. Nous, catholi- ques, nous disons que ce changement prodigieux correspond à l'apparition sur la terre d'un homme qui s'est dit le Fils de Dieu , envoyé pour effacer les péchés du monde; qui a prêché l'humilité, la pureté, la pénitence, la douceur, la paix; qui a vécu pieu- sement avec les petits et les simples; qui est mort à aine croix, les bras étendus sur nous tous, pour nous

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bénir ; qui nous a laissé dans l'Évangile sa parole et son exemple, et qui, ayant ainsi touché l'âme de plusieurs, pacifié leur orgueil et corrigé leurs sens, a laissé en eux une joie calme si surprenante , que le parfum s'en est répandu aux extrémités du monde, et a séduit jusqu'à la volupté. Nous disons cela. Oui, un homme, un seul homme a fondé l'empire des chrétiens sur les ruines de l'empire idolâtrique, et nous ne nous en étonnons pas, parce que nous avons remarqué dans l'histoire que tout bien comme tout mal part toujours d'un principe un, d'un homme dépositaire de la force cachée du démon ou de la force invisible de Dieu. Nous disons cela, et nous appuyons notre parole de monuments ininterrompus qui commencent à Moïse pour venir jusqu'à nous; nous en appelons à une publicité de trente- deux siècles consécutifs; nous lions entre eux le peuple juif, Jésus-Christ, l'Église catholique, ou plutôt nous ne les lions pas entre eux, ils se présentent à nous étroitement, enchaînés dans une suite de choses qui se soutiennent l'une par l'autre; nous en appe- lons enfin à toute la trame de l'histoire , et au nom de cette trame immense qu'il est absolument né- cessaire d'admettre et d'expliquer, nous vous di- sons : Jésus-Christ est le mot suprême de l'histoire, il en est la clef et la révélation. Non -seulement il entre dans l'histoire, il s'y place au milieu de tous les événements, sans peine et à l'aise, mais l'his- toire n'est pas possible sans lui. Essayez, en suivant la ligne des monuments , de passer du monde ancien au monde nouveau, et de vous expliquer sans Jésus-

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Christ comment le Pape a remplacé les Césars au Vatican. Le pourrez -vous? Et si une lueur de bonne foi reste au fond de votre âme, ne serez- vous pas obligés de dire comme nous : Oui , c'est au Christ , au Calvaire , à ce sang répandu , que la rénovation du genre humain a commencé.

Aussi, Messieurs, avant notre âge, personne n'a- vait osé nié la réalité historique de Jésus -Christ, personne. Avant vous, bien avant vous, Jésus-Christ avait des ennemis ; car avant vous l'orgueil existait, et l'orgueil est le premier ennemi de Jésus- Christ. Avant vous, Jésus -Christ avait des ennemis; car avant vous la volupté existait, et la volupté est la seconde ennemie de Jésus-Christ. Avant vous, Jésus- Christ avait des ennemis; car avant vous l'égoisme existait, et l'égoïsme est le troisième ennemi de Jé- sus-Christ. Et cependant, lorsqu'il a paru pour la première fois, quand il est venu avec sa croix saper votre orgueil, insulter vos sens, traîner votre égoïsme aux gémonies, que lui a-t-on dit? L'orgueil, la vo- lupté, l'égoïsme, avaient alors, comme aujourd'hui, à leur service des gens d'esprit, Celse, Porphyre, toute l'école des Alexandrins , et les gens heureux qui aiment la vie, et la tourbe des courtisans tou- jours prête à voir dans la vérité une secrète ennemie du pouvoir. Qu'ont- ils dit du Christ? Ils l'ont pour- suivi par le supplice des siens, par la dérision de sa vie, par la discussion de ses dogmes, par l'oppres- sion appelée au secours d'une cause qui trahissait la liberté; mais leurs livres subsistant dans mille dé- bris, grâce à l'imprimerie, que j'appelais tout à

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l'heure le salut de l'histoire , leurs livres en font foi, pas un d'eux n'a nié la réalité de la vie de Jésus- Christ. Vous seuls, venus dix-huit siècles après, et croyant que le temps, qui confirme l'histoire, en est le destructeur, vous avez osé combattre la clarté même du soleil , espérant que toute négation est au moins une ombre, et que l'imbécillité humaine, cher- chant un refuge contre la sévérité de Jésus-Christ, accepterait toute arme pour se défendre et tout bou- clier pour se couvrir. Vous vous êtes trompés. L'his- toire subsiste malgré la négation, comme le cœur de l'homme subsiste malgré la débauche des sens, et Jésus-Christ reste, sous l'abri d'une publicité sans exemple et d'une nécessité sans contre -poids, au sommet de l'histoire.

Toutefois vous me jetterez un dernier mot, vous me direz : S'il ne s'agissait que de faits humains, tels que ceux dont se composent les annales ordi- naires des peuples, il est manifeste que la vie de Jésus-Christ contenue dans les Évangiles serait hors de toute discussion. Mais il s'agit dans cette vie d'événements qui n'ont aucune proportion avec ceux dont nous sommes habituellement les témoins. C'est un Dieu qui s'est fait homme , qui est mort ,- qui est ressuscité : comment voulez-vous que nous admet- tions de si étranges faits sur un ensemble de témoi- gnages humains? Car enfin des écritures pubhques, des événements pubUcs , la trame publique et gé- nérale de l'histoire, tout ce concours de preuves est purement de l'homme , et c'est sur ce fondement mortel que vous posez une histoire tout est sur-

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humain. La base croule évidemment sous le far- deau.

Messieurs , je ne méconnais pas la force de celte objection. Oui , je comprends que quand il s'agit de l'histoire d'un Dieu , il y faut une autre encre que pour l'histoire du plus grand homme du monde , c'est vrai. Mais aussi je crois que Dieu a résolu l'ob- jection en créant pour son Fils unique, Jésus-Christ, une histoire qui n'est pas humaine, c'est-à-dire qui est dans des proportions si au-dessus du néant de l'homme, que la puissance historique ordinaire n'y aurait évidemment pas suffi. En effet, trou- verez-vous l'enchaînement du peuple juif, de Jésus- Christ et de l'Éghse catholique? Qu'y a-t-il de pareil nulle part? Et, de plus, sans revenir sur ce qui est déjà énoncé, dites -moi, je vous prie, parmi les histoires que vous connaissez, celle qui a eu pendant trois siècles des témoins morts pour l'attester? sont les témoins qui ont donné leur vie en faveur de Tauthenticité des plus grands hommes et des plus grands événements? Qui est mort pour asssurer l'histoire d'Alexandre? Qui est mort pour assurer l'histoire de César? Qui? mais personne. Personne au monde n'a jamais ré- pandu son sang pour communiquer un degré de plus d'évidence à la certitude historique de quoi que ce soit. On laisse l'histoire aller son train. Mais la faire avec son sang, cimenter le témoignage historique pendant trois cents ans avec du sang humain , voilà ce qui ne s'est pas vu, sauf de la part des chrétiens pour Jésus-Christ. On nous a interrogés trois siècles

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durant, pour savoir qui nous étions; nous avons dit : Çlirétiens. On nous a répondu : Blasphémez ie nom du Olirist ; et nous avons dit : Nous sommes chrétiens. On nous a tués pour cela dans des sup- plices affreux, et, entre les mains des bourreaux, notre dernier soupir exhalait le nom de Jésus, comme un baume pour le mourant et un témoignage pour le vivant au siècle des siècles, Jésus-Christ. Nous ne sommes pas morts pour des opinions , mais pour des faits , le nom même de martyrs le prouve , et Pascal a dit excellemment : « J'en crois des té- moins qui se font égorger. » Et, quoiqu'il y ait in- solence à vouloir mieux dire que Pascal, je dirai pourtant mieux que lui : J'en crois le genre humain qui se fait égorger.

Voulez-vous une autre marque par se révèle encore l'élévation de Jésus -Christ, dans l'histoire, par-dessus toute histoire? Dites-moi quel est l'an- cien peuple du monde, le plus célèbre, à votre choix, qui ait laissé des gardiens sur son tombeau pour y garder son histoire? sont les survivants des As- syriens , des Mèdes , des Grecs , des Romains ? sont- ils? Quel peuple mort rend témoignage de sa vie? Un seul peuple, le peuple juif , à la fois mort et vivant, relique du monde ancien dans le monde nouveau, et témoin à charge contre lui-même du Christ par lui crucifié. Dieu nous a conservé cet irréprochable témoin ; je le produis, il est là. Regar- dez-le ! le sang est dans ses mains. Et nous aussi, catholiques, nous, l'Église, nous sommes à côté de lui, nous parlons avec lui et aussi haut qtie lui

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Société vivante et universelle, nous portons dans les cicatrices de nos martyrs le sang versé par nous pour rendre témoignage à l'histoire de Jésus-Christ; et, de son côté, société vivante aussi, universelle aussi, le peuple juif porte un sang qui n'est pas le sien , mais qui n'est pas moins éloquent que le nôtre. Il y a deux témoins ici et deux sangs. Regardez-les! Regardez à la droite et à la gauche du Christ ; voici le peuple qui l'a crucifié , voici le peuple qui est de sa croix. Ils vous disent t(/js deux la même chose; tous deux souffrent depuis dix-huit cents ans un martyre qui ne se ressemble pas, mais qui a la même source ; tous deux sont ennemis, et ils ne se rencon- trent que dans une seule chose : Jésus- Christ ! Ah ! vous portez un défi à Dieu! Croyez-moi, quand l'homme porte des défis à Dieu, sa Providence s'est inévitablement ménagé une réponse , et vous venez d'entendre, au sujet de Thistoire de Jésus -Christ y celle qu'il vous fait.

Je conclus. Messieurs : nier la réalité historique de la vie de Jésus-Christ est un acte de démence, un coup désespéré. Et vous ne serez pas peut-être sans vous demander pourquoi on l'a fait, soit directe- ment, soit indirectement, avec ou sans précaution. C'est, Messieurs, que la réaUté historique de Jésus- Christ une fois admise, même en bloc, le sentiment de sa divinité se fait jour dans l'esprit , et qu'il est difficile de ne pas succomber plus ou moins. Des ténèbres étaient nécessaires autour d'une existence aussi remarquable , liée d'ailleurs à tant de choses qui le sont aussi. La négation n'eût-elle pour résul-

IV. 6

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tat que d'exiger la preuve du fait, c'était déjà obte- nir une discussion, et une diecussion a du prix sur un terrain inattaquable ; il semble que le pres- tige en soit diminué. Il vaut mieux enfin tenter quel- que chose que de ne rien tenter du tout. Puis la haine aveugle, elle rend les yeux insensibles aux plus fortes clartés, et, en ce sens, il convenait que la réalité historique de Jésus-Christ fût attaquée, comme une preuve de la diminution intellectuelle de ceux qui se font ses e nnemis. La vérité gagne aux violences de l'esprit comme aux violences du corps , et, tranquille dans l'aire inaccessible Dieu l'a placée, sûre d'elle-même par quelque côté qu'on l'assiège, elle peut dire à l'homme, en imitant un vers fameux :

Conteste si tu peux , et consens, si tu Foses.

QUARANTE-TROISIÈME CONFÉRENCE

DES EFFORTS DU RATIONALISME POUR DENATURER LA VIE DF. JESUS-CHRIST

Monseigneur,

Messieurs,

Je vous ai prouvé dans notre dernière Conférence la réalité historique de Jésus-Christ. Mais qu'est-ce à dire, que je vous ai prouvé la réalité historique de Jésus-Christ? Cela veut-il dire qu'il demeure con- stant qu'à une certaine époque un homme a vécu qui s'appelait Jésus -Christ? Si nous n'avions prouvé que cela, nous n'aurions rien prouvé; car un nom n'est rien. Prouver la réalité historique d'un person- nage , c'est prouver la réalité du type vivant qui le constitue. Ainsi, quand je nomme César, je ne nomme pas un homme tel quel; je nomme le Romain qui,

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avant Auguste, a conquis et gouverné les Gaules; qui, rappelé par le sénat, passa le Rubicon, s'em- para de la dictature, et succomba enfin sous le poi- gnard d'une conjuration. Et de même, quand je nomme Jésus-Christ, je nomme celui qui, au temps de Tibère, prêcha en Judée une doctrine religieuse, soutint sa parole par des actes dont vous vous ré- servez le jugement, mais qui étaient au moins singuliers, se fit des disciples, et, après une con- damnation suivie de sa mort, fut présentée tout l'uni- vers comme vivant , et fonda enfin cette hiérarchie , ce dogme, ce culte, cette Église catholique que nous voyons jusqu'à présent. Et avoir prouvé la réalité historique de Jésus -Christ, c'est avoir prouvé la réalité de ce type que je viens de dessiner à grands traits.

J'ai fait plus. Messieurs, j'ai prouvé en même temps l'authenticité des Évangiles. Car un livre est authentique quand il est historique, et j'ai montré que les Évangiles avaient tous les caractères de l'histoire, c'est-à-dire qu'ils étaient une écriture pu- blique , contenant des faits publics adaptés à la trame générale et pubhque des annales du genre humain. C'est la grande authenticité. Il en est une autre , secondaire et peu importante, qui consiste à con- naître la date précise d'un livre et le nom exact de son auteur. Je la mets au-dessous de l'autre, parce qu'un livre peut avoir une date certaine et un auteur certain , sans jouir d'aucune valeur historique, tandis qu'un livre historique emporte avec soi la date et la suite des choses authentiquement promulguées par

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une invincible publicité. Les Évangiles sont authen- tiques des deux façons; mais la première et la grande authenticité suffisant à leur certitude , c'est à l'étabHr que je me suis attaché.

Peut-être en m'écoutant, Messieurs, vous vous êtes demandé à qui j'en voulais, et s'il était bien né- cessaire de se donner tant de peine pour une chose qui ne semble pas contestée. Vous vous seriez trom- pés en cela. Non-seulement dans un ouvrage célè- bre, sur V Origine de tous les cultes, Dupuis a nié la réalité historique de Jésus-Christ, mais il n'est pas un incroyant qui à quelque degré ne fasse de même, et n'ait besoin d'élever des nuages entre son esprit et cette formidable figure du Fils de Dieu venu dans la chair. De vient que vous entendez redire si com- plaisamment et si faussement qu'aucun témoignage contemporain, en dehors de Técole chrétienne, n'at- teste la présence de Jésus-Christ sur le théâtre de l'histoire. De vient que le fameux texte de Flavien Josèphe sur la vie et la mort du Christ a été si vive- ment frappé de suspicion. Il n'est pas d'incroyant que la certitude historique des premiers temps du christianisme ne trouble et n'importune, et qui ne tienne à haut prix le moindre doute à cet égard. Il fallait donc leur en ôter la consolation, d'autant plus, Messieurs, qu'en vous démontrant la divinité de Josus- Christ, j'avais supposé préalablement l'au- thonticité de sa personne et de son histoire , et que si je ne fusse revenu sur mes pas pour l'assurer défini- tivement, tout l'édifice de ma démonstration eût porté sur une hypothèse gratuite. Achevons aujourd'hui

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de substituer le fait à l'hypothèse en vous entretenant d'un autre effort du rationalisme, non plus pour anéantir la vie de Jésus-Christ, mais pour la déna- turer. Car, après avoir dit ou fait entendre que la vie du Christ était une fable, le rationalisme lui- même s'est aperçu que c'était trop demander à la crédulité humaine ; il a craint la lumière toute-puis- sante du bon sens , et au commencement de ce siècle, non pas en Angleterre, non pas en France, mais en Allemagne , un système nouveau s'est produit. On a dit : La vie du Christ n'est pas une fable, c'est un mythe. Qu'est-ce que le mythe? La vie du Christ est-elle un mythe? Tel est, Messieurs, l'objet de cette Conférence et de votre attention.

Rendons-nous bien compte d'abord des causes qui n'ont pas permis au rationalisme de sanctionner de son adhésion la réalité historique de Jésus-Christ. Assurément il reste bien des questions à vider, même lorsqu'on a dit : Jésus- Christ a vécu , son histoire est authentique , la publicité couvre de la plus décisive lumière les origines du christianisme et de la chré- tienté. Cependant, Messieurs, ce pas fait, on se trouve tout de suite en face d'un dilemme très- simple : Ou bien Jésus-Christ et ses apôtres ont été sincères, ou bien ils ont été des imposteurs. Dire qu'ils ont été sincères, c'est au fond confesser la divinité de leur œuvre ; car la réalité de la vie du Christ étant posée d'une part, et de l'autre la sincérité de cette même vie étant accordée, on ne peut pas, devant la nature et la suite des événements qui en forment le tissu , se défendre de cette conclusion :

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Jésus-Christ est Dieu. Si, au contraire, on affirme que Jésus-Christ et ses apôtres ont été des impos- teurs , on se place dans une position très-dure à l'es- prit. Pourquoi? Parce que tout Jésus-Christ, tous les apôtres, tous les martyrs sont la sincérité de l'homme à son degré le plus sensible ; parce que Dieu a mis dans la personne de Jésus-Christ, dans la vie de ses apôtres, dans la mort de ses martyrs, un air et un parfuQi de bonne foi qui ne laisse pas supposer que toute cette belle histoire n'est, durant trois siè- cles, qu'un amas d'impostures plongées dans le sang. Aujourd'hui d'ailleurs, le christianisme est sincère; on ne peut pas accuser de mensonge la multitude d'hommes civilisés qui croient à Jésus-Christ, qui prétendent avoir la démonstration quotidienne de sa divinité, qui disent qu'indépendamment de l'histoire évangéhque , la seule action du Christ sur eux leur en manifeste la toute-puissante réalité; et c'est la thèse d'un Allemand célèbre qui , ayant fait le vide historique autour de lui, et constatant au 'dedans de son âme l'influence du Sauveur des hommes , disait à l'Allemagne : Mais moi qui vis, qui sens, qui pense, je vis avec Jésus-Christ, je sens avec Jésus^ Christ, je pense avec Jésus-Christ; il m'élève au- dessus de moi, il me purifie, il me donne ce que rien île ce monde ne m'a jamais donné ; il est donc plus que moi, plus que le monde, plus que l'âme, il est Dieu. Oui, nous sommes sincères, et si tous les chrétiens ne prouvent pas leur sincérité par leurs vertus , il en est beaucoup du moins qui rendent à Jésus-Christ ce témoignage de leur foi. Oseriez-vous

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les taxer d'hypocrisie? Oseriez-vous flétrir le cœur et les actions d'un si grand nombre d'hommes liés à vous par tant de nœuds? Hypocrites, et pourquoi? dans quel but? Quel plaisir d'être chaste par hypo- crisie ! Quel singulier dessein , et quel étrange sa- laire de ce sacrifice ! Nous sommes donc sincères, et nous pouvons dire de Jésus-Christ, l'époux de nos âmes , comme Pauline de Polyeucte , et avec le même accent :

Mon époux , en mourant, m'a laissé ses lumières , Je vois, je sais, je crois.

Mais si le christianisme est sincère aujourd'hui, comment de la plus haute imposture possible , qui est de se dire Dieu, ce torrent, cette merde sincérité aurait-elle étendu ses golfes et ses horizons jusqu'à nous, jusqu'au centre de l'humanité actuelle? Une cause souillée ne peut pas produire un effet pur, et si aujourd'hui le christianisme est sincère, il l'était hier, avant-hier, au jour de sa jeunesse, il l'était en Jésus-Christ, le premier cœur d'où il est sorti pour embraser le nôtre et le rendre vrai. Ou du moins, si vous niez la conséquence sous cette forme, recon- naissez en Jésus-Christ, dans ses apôtres et ses mar- tyrs, des signes de sincérité plus grands encore que ceux du christianisme présent, et comprenez pour- quoi l'incroyance a besoin de rejeter hors de l'his- toire les temps primitifs de la chrétienté , de peur que leur ayant donné une fois droit de bourgeoisie , ils ne ceignent trop aisément la couronne d'une in-

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contestable divinité. Oui , nos ancêtres , les incroyants français, ont eu la hardiesse qu'il fallait avoir; ils ont mis la question elle est, et quiconque ne les imite pas, à tous risques et périls, est un lâche dans l'ordre de la négation ou un enfant. Nos pères , comme ailleurs, allaient droit au fond des choses ; ils comprenaient, avec l'intrépidité native de leur esprit, qu'il faut tout nier ou tout accorder. Je les en loue; car, après tout, quand on aime l'erreur, il vaut mieux y naviguer comme Colomb que d'y navi- guer comme ces barques timides qui n'osent pas s'a- vancer dans l'Océan , et qui se brisent à la pointe même du rivage. En allant loin, on arrive plus vite au bout, et le même esprit qui poursuivait l'erreur a de plus grandes chances de rentrer à pleines voiles dans la vérité.

Le génie allemand n'est pas doué, semble-t-il, de cet avantage de lucidité et de rapidité. C'est lui qui a créé la théorie du mythe, autour de laquelle il tourne depuis cinquante ans. Mais enfin, qu'est-ce donc que le mythe ? Écartez de la main les voûtes de cette cathédrale, et regardez cette autre voûte dont Pascal a dit : « Le silence éternel de ces espaces in- connus m'effraie. » Par delà les astres que votre œil y découvrira sans peine , et comme à l'extrême fron- tière de l'étendue, vous discernerez je ne sais quelles étoiles problématiques. Sont-elles le fruit d'une vi- sion que trompe l'éloignement? Ont-elles une totale subsistance? ou plutôt leur apparition n'a-t-elle pas pour cause tout à la fois une illusion d'optique et une certaine réalité ? Ainsi arrivera-t-il si , au lieu d'ex-

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plorer les régions profondes du firmament, vous plongez un regard curieux jusqu'aux frontières de l'antiquité. Vous y remarquerez des récits qui in- quiéteront votre intelligence , incertaine si elle doit les repousser tout à fait ou les admettre tout à fait. Je choisis Prométhée pour exemple. Vous connaissez tous le thème de Prométhée , cet homme audacieux qui a dérobé le feu du ciel, et que Jupiter, en puni- tion d'un si grand rapt, a fait clouer sur un roc, son cœur est dévoré par un vautour. L'antiquité était pleine de ce récit, dont Eschyle a fait une des tragé- dies les plus singulières du théâtre grec. Qu'était-ce au fond que Prométhée? Était-ce une fable pure? Il est bien difficile de le penser, Messieurs; l'homme part toujours dans ses croyances et ses souvenirs de quelque réalité, et lorsque ses croyances et ses sou- venirs ont un caractère universel , il n'est pas logique de les déshonorer par un dédain absolu. Mais, d'un autre côté, rangerez-vous dans l'histoire le thème de Prométhée? Nous ne le pouvons pas davantage. Comment admettre qu'un homme a dérobé le feu du ciel, que Dieu l'a enchaîné à un roc, et que son cœur, toujours renaissant, y est la proie d'un vautour qui ne se rassasie jamais? Nous sommes ici évidem- ment entre la fable et Thistoire. Un événement relatif aux destinées religieuses du genre humain s'est passé au fond des siècles primordiaux ; tous les peuples en ont emporté la mémoire dans leurs émigrations ; mais à mesure que l'ombre du passé grandissait sur le monde, la physionomie véritable de cette tragédie antique a perdu de sa clarté ; l'imagination a porté

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secours à la mémoire, et Prométhée, cloué sur son roc, est devenu l'expression populaire et impérissable d'un grand crime suivi d'une grande expiation. C'est le mythe. Le mythe est un fait transfiguré par une idée, et l'antiquité nous apparaît à sa frontière, je répète l'expression , comme gardée par une légion de mythes , qui tous sont l'expression altérée de quelque vérité.

Gela étant, dit le docteur Strauss, l'un des plus célèbres tenants de l'école mythique , pourquoi Jésus -Christ ne serait -il pas un mythe? pour- quoi les Évangiles seraient -ils autre chose qu'un ensemble de mythes , c'est-à-dire de faits réels transfigurés par des idées ? Voyons si la chose n'est pas possible, et, en second lieu, si elle n'est pas réelle.

Qu'elle soit possible d'abord, l'analogie ne laisse guère lieu d'en douter. Est-il une religion, soit l'ido- lâtrie, soit le brahmanisme, ou le bouddhisme, qui ait une autre subsistance que celle d'un vaste en- semble de faits et d'idées altérés les uns par les au- tres? Si vous le niez, chrétiens, vous vous portez à vous-mêmes un bien grand coup ; car vous affir- mez par que l'humanité est capable, tant elle est dépourvue de sens , d'adorer pendant des siècles des fables dénuées de toute espèce de fondement, soit traditionnel, soit idéal. Évidemment, vous ne le pouvez pas; vous devez convenir, sous peine de vous blesser vous-mêmes, que partout l'homme a fléchi le genou avec quelque universalité et quelque perpé- tuité , il avait devant lui des faits incrustés dans des

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conceptions. Mais si c'est le phénomène général , pourquoi le christianisme ne se serait-il pas produit sous l'empire de la même loi? Sans doute les chré- tiens adorent des faits ; Jésus-Christ est un fait ; seu- lement, comme dans toutes les occasions de cette na- ture , le fait primordial , quoique certain , a subi dans la pensée de ses adorateurs , avec le cours du temps et la fascination d'une idée préconçue , des modifica- tions qui le tirent de l'histoire pure pour le ranger dans l'espèce des mythes. Que Jésus-Christ n'ait pas subi une transformation aussi complète que les faits plus lointains de la haute antiquité, on peut sans crainte y consentir ; mais le plus ou le moins n'est qu'une question secondaire, et il n'en reste pas moins que la personne du Christ et l'événement chrétien sont compris dans la loi générale qui rattache au mythe toutes les religions connues.

On peut d'autant moins en douter que la publica- tion des Évangiles n'est pas contemporaine du Christ. De l'aveu même des chrétiens, un assez grand nom- bre d'années de tradition et de prédication a précédé l'ère de l'écriture évangélique, et si l'on s'en rapporte à une critique exacte, ce ne sera pas avant la moilié du II® siècle qu'il sera permis de placer le règne assuré du Nouveau Testament. Que d'espace laissé à l'JTnagination et à la foi pour transformer Jésus- Christ I

Cette transformation était d'autant plus facile, remarquez-le bien , que l'idée messianique préexis- tait à Jésus-Christ. Bien avant qu'il parût, cette idée courait dans les veines du peuple juif; une foule

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d'hommes , attentifs à la voix des prophètes , s'étaient occupés du Messie à venir, et après que le Christ s'en fut attribué la mission, il était naturel qu'on lui en appliquât tous les traits. L'idée messianique était le moule se formait depuis des siècles le mythe de Jésus-Christ; Jésus-Christ n'avait en quelque sorte qu'à se laisser faire, et lorsqu'il fut mort, sa vie entra de soi-même, comme une matière en fusion, dans le moule du messianisme , d'où il sortit enfm tel qu'il est aujourd'hui sous l'œil étonné des géné- rations.

L'analogie, le temps, l'idée préconçue du Messie, toutes ces circonstances nous mènent à conclure que le christianisme a pu se former, comme toutes les religions de l'antiquité , par le principe de la transfi- guration mythique. Mais un examen plus sévère nous conduira bien au delà de cette conclusion , et nous fera discerner dans le Nouveau Testament tous les caractères d'un mythe accompli.

Premièrement, la vie de Jésus-Christ, telle qu'elle est rapportée dans les Évangiles, est empreinte d'un merveilleux continuel. Depuis l'ange qui annonça sa conception au sein de la Vierge Marie, jusqu'à sa résurrection et son ascension , pas un événement de cette existence n'est conforme au cours de la nature. Chaque parole enfante un prodige , chaque pas est un miracle, et le miracle semble lutter avec lui- même pour se surpasser de moment en moment et confondre les dernières espérances de la raison. Or précisément le merveilleux est l'inséparable compa- gnon du mythe, et a le même siège que lui. trou-

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vons-nous, en effet, le merveilleux? Est-ce sous nos regards, proche de nous, dans le monde moderne enfin? Jamais. Tout ce que nous voyons est simple et naturel ; des lois générales , d'où procède un ordre constant, régissent le monde qui est devant nous; Dieu n'y intervient en aucune manière par des coups bizarres et subits ; mais il laisse aux causes secondes leur indissoluble enchaînement. donc trouvons- nous le merveilleux? même nous découvrons le mythe , dans l'antiquité. L'antiquité est le siège de l'un et de l'autre, et le mythe même ne nous est révélé que par la présence du merveilleux. Car si rien n'était merveilleux dans l'antiquité , tout serait histoire. Mais alors, qui est-ce qui distingue le merveilleux de Jésus-Christ de tout autre merveil- leux? En soi, rien; quant à la place, rien encore, puisque cette place est l'antiquité. Pourquoi donc, s'il vous plaît, coupez-vous en deux l'antiquité, l'une fausse, l'autre vraie? Pourquoi repoussez-vous dans le mythe le merveilleux antérieur à Jésus-Christ, et donnez-vous rang d'histoire au merveilleux qui lui est contemporain? La raison ne saisit aucun motif de ce discernement, si ce n'est que vous appelez le temps de Jésus-Christ un temps historique, par op- position à d'autres époques que vous appelez des temps fabuleux. Mais le merveilleux est justement le trait propre qui distingue les siècles de la fable des siècles de l'histoire ; car, sans cela , serait le prin- cipe de leur distinction?

En second lieu , il est manifeste , à la première lecture des Évangiles, qu'ils ne présentent aucune

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suite chronologique, rien qui annonce l'histoire, mais que ce sont de simples matériaux ramassés au ha- sard dans les esprits, sans même que l'on se soit inquiété d'y mettre la moindre vraisemblance d'har- monie. Tout y est confusion et contradiction. Le docteur Strauss n'a eu qu'à laisser courir son regard et sa plume pour former quatre volumes des in- croyables méprises dont ils sont remplis. Et il ne faut pas en accuser les évangélistes ; c'est même la preuve de leur sincérité. Ils ont pris le mythe comme ils l'ont trouvé , flottant , indécis , contradic- toire à lui-même, comme tout ce qui sort du con- fluent ténébreux des faits et des idées. Plus d'un siècle avait passé sur la vie de Jésus -Christ; on en avait promené les lambeaux de l'Orient à l'Occident, sous le coup de sentiments et de pensées qui avaient des origines diverses , et bien que le type eût quel- que unité, à cause de la force messianique qui était le point de départ primitif, néanmoins il était im- possible que l'élaboration finale de tant d'éléments ne portât pas des cicatrices visibles du désaccord et de la variété.

Telle est, Messieurs, l'argumentation de l'école mythique. Je ne crois pas vous en avoir dissimulé la force, je n'aime pas à amoindrir les ennemis de la vérité. A quoi cela peut-il servir? Quand j'aurais abusé un moment de votre pénétration et de votre souvenir des choses, rentrés chez vous, un coup d'œil sur le docteur Strauss vous révélerait mon peu de sincérité , et la cause que je défends , pour avoir gagné un quart d'heure, perdrait un siècle dans

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votre esprit. Non, Messieurs, c'est moins qu'un de- voir, c'est un plaisir d'être sincère quand on a la vérité pour soi, et si les arguments de l'école mythi- que ont manqué de force en passant par ma bouche , c'est qu'après trois mois consacrés à leur étude, il ne m'a pas été possible de leur donner plus d'éclat et plus d'autorité. Ne vous le dissimulez pas, toutefois l'œuvre est habile autant qu'elle a pu l'être. Vous le voyez, la réalité historique de Jésus-Christ n'est pas niée ; on ne vient plus se briser contre la constitu- tion même de l'histoire , et néanmoins , tout en de- meurant un fait, Jésus- Christ est désarmé de la puissance du fait. D'un autre côté, il n'est plus né- cessaire de combattre l'impression de bonne foi qui résulte de sa vie et de la vie des siens. On accorde cette bonne foi. Jésus croyait en soi , et l'on croyait en lui. On y croyait devant César, on y croit devant l'incrédulité. Vos pères donnaient leur sang pour des faits et des idées; vous donnez le vôtre pour des faits et des idées. Seulement , vous ne les entendez pas bien , et il est permis , il est honorable , il est glo- rieux de vivre et de mourir pour des choses que l'on n'entend pas bien.

Je crois , Messieurs , l'exposition suffisante , et je vais aborder de front cette grande machine de guerre germanique.

Nierai-je l'existence des mythes? Non, Messieurs ; le mythe me paraît historiquement la chose du monde la plus véritable. J'admets que l'homme, abandonné à la tradition pendant un long cours de siècles, finit par ne plus bien discerner l'encadrement

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et le texte primitifs des événements. Comme un ta- bleau devant lequel le spectateur recule toujours , le genre humain recule devant le passé, et, si bien qu'il le regarde, il vient un moment sa vue s'obscur- cit. Cependant l'imagination, travaillant sur ce spec- tacle devenu lointain, y ajoute des traits nouveaux; ridée domine le fait, et il se produit quelque chose qui n'est plus ni une histoire ni une fable, mais que nous appelons un mythe. La mythologie est l'en- semble de toutes les créations de l'esprit humain entre l'ombre et la lumière de l'antiquité. Car, re- marquez-le, quel est le théâtre des mythes? C'est l'antiquité , ou plutôt c'est la tradition abandonnée toute seule au cours de l'humanité qui la porte en avançant et la poussant. C'est la tradition pure qui est le siège du mythe; mais se lève l'écriture , apparaît le récit immobilisé, l'airain scriptural est posé en face des générations, à l'ins- tant la puissance mythique de l'homme s'évanouit. Car alors le fait reste devant lui dans ses propor- tions véridiques, il reste en commandant à son ima- gination, et mille ans n'y peuvent pas plus qu'un jour. Jamais, depuis Hérodote et Tacite, vous a-t-on signalé des mythes dans l'histoire? Gharlemagne est-il devenu un mythe au bout de mille ans? Clovis au bout de treize cents? Auguste, César, en s'en- fonçant dans le passé, ont-ils pris quelque appa- rence mythique? Non; le point le plus éloigné l'historien moderne cherche à découvrir le mythe, c'est, par exemple, le commencement de Rome, Romulus et Remus. Pourquoi? Parce que, bien

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qu'on s'approchât de l'écriture, bien qu'elle pré- existât dans d'autres pays , elle n'avait pas encore reçu la garde de l'histoire romaine. Mais , une fois l'écriture vivante, une fois qu'elle s'est emparée de la trame générale de l'histoire, à l'instant le moule mythique est brisé.

Or Jésus-Christ n'appartient pas au règne de la tradition, mais au règne de l'écriture. Il est en pleine écriture, sur un terrain il est impossible au mythe de prendre racine et de se développer. La Providence avait tout prévu et tout préparé de loin , et si vous vous êtes demandé quelquefois pourquoi Jésus-Christ est venu si tard , vous en voyez main- tenant une raison. Il est venu si tard pour n'être pas dans l'antiquité, pour être au centre de l'écriture ; car il n'est pas la première écriture , il s'en est bien gardé , il n'est pas la première écriture, il est l'écri- ture après quinze cents ans, et si vous ne voulez compter que depuis Hérodote, il est encore l'écri- ture après cinq cents ans. Ainsi il est moderne, et quand même le monde durerait des siècles sans nombre, comme au moyen de l'écriture tout est pré- sent, parce que d'un coup d'oeil et avec la rapidité de l'éclair nous parcourons toute la chaîne de l'his- toire, Jésus-Christ est à jamais nouveau, assis dans la pleine réalité des événements qui composent la vie connue et certaine du genre humain.

Je pourrais m'arrêter là. Messieurs; car vous voyez bien que la machine mythique est par terre , puisque la condition fondamentale du mythe, qui est l'absence de l'écriture , manque en Jésus-Christ.

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Le docteur Strauss lui-même convient expressément que le mythe n'est pas possible avec l'écriture ; aussi cherche-t-il à dépouiller Jésus-Christ du caractère scriptural en reculant la publication des Évangiles aussi tard qu'il peut. Nous verrons bientôt la fai- blesse de cette ressource , si vous me permettez de suivre pas à pas la trace de son argumentation.

L'analogie, dit-il, est contre Jésus-Christ, puisque le mythe est la base de toutes les religions connues. Je le nie. Le mythe est la base des religions de l'an- tiquité, sauf le mosaïsme, parce que tous ces cultes plongeaient leurs racines dans une tradition dont l'écriture n'avait point arrêté les ombres et prévenu les écarts. Mais, l'écriture venue, les faux cultes eux-mêmes, tels que celui de Mahomet, ont pris une consistance historique qui les sépare manifestement des sacerdoces et des dogmes corrompus de l'anti- quité. La différence saute aux yeux. C'est pourquoi, nous chrétiens, et vous qui combattez le christia- nisme, il ne vous viendra pas même à l'esprit de combattre Mahomet en faisant de sa personne un mythe, et du Coran un recueil mythique. La force de l'écriture, sous l'empire de laquelle il a vécu, nous interdit jusqu'à la pensée d'une aussi chimérique témérité. Nous sommes contraints d'avouer qu'il est un personnage réel , qu'il a écrit ou dicté le Coran , organisé l'islamisme, et notre seule ressource contre ses prétentions sur nous est de le traiter d'imposteur, de lui dire énergiquement : Tu as menti. Mais la chose est plus difficile en ce cas , le succès tout au- trement coûteux, et voilà pourquoi le rationalisme

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dispute avec tant d'art au Christ sa puissante réalité. Quoi qu'il en soit, l'analogie que l'on invoque pour étendre le nuage du mythe jusque sur lui est une analogie sans fondement. Une grande ligne de dé- marcation sépare en deux hémisphères tous les cultes connus, l'hémisphère mythique et l'hémi- sphère réel : celui-là contient les cultes formés dans les temps primitifs, sous l'empire d'une tradition mobile ; celui-ci contient les cultes vrais ou faux que l'écriture a enchaînés dans une histoire et un dogme déterminés. Pour rejeter les premiers, il suffit de leur opposer leur nature mythique ; pour rejeter les seconds , il faut entrer dans la discussion de leur valeur historique, intellectuelle, morale et sociale. Il est vrai que l'on conteste à Jésus- Christ son caractère scriptural ; mais comment? parce que, dit- on, il est impossible d'établir que la publication des Évangiles ait eu lieu avant l'an IbO de l'ère; d'où il suit que le type du Christ a flotté pendant plus d'un siècle à la merci de la tradition. Messieurs, quand je l'accorderais! quand j'accorderais que nos Évangiles n'ont point paru avant l'an 140! Mais avant 150 l'écriture existait en dehors de l'école chrétienne; elle existait chez les Juifs, chez les Grecs, chez les Romains, sur tout le théâtre se débattait la ques- tion du christianisme ; l'histoire était fondée par la publicité et l'immutabilité des monuments. Avant 150, on annonçait Jésus-Christ mort et ressuscité dans toutes les synagogues qui couvraient , et même au delà, la surface du monde romain ; on l'annonçait publiquement dans le palais des Césars et au pré-

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toire de tous les proconsuls. Avant 150, j'ai cité Tacite et Pline le Jeune qui attestent qu'il en était ainsi. Ces prédications, ces témoignages, ces dis- cussions, cette lutte, ce sang, tout cela était public, était écrit ; ce n'était pas une tradition morte , livrée aux chances du temps et de l'imagination pendant mille ans d'indifférence et de paix. On donnait au même moment sa parole et sa vie, et trois sociétés ensemble, souverainement intéressées à ce qui se passait, la société chrétienne , la société juive et la société romaine, se rencontraient sur le champ de bataille dont vous circonscrivez vous-mêmes à un peu plus d'un siècle la limite traditionnelle. Eh quoi ! ces Juifs à qui l'on disait : Vous avez tué Jésus- Christ ! ces princes et ces présidents dont on foulait aux pieds les ordres au nom de Jésus- Christ; quoi! pas un d'eux ne s'est aperçu qu'il s'agissait d'un mythe à l'état de formation? Non, tout le monde était dans le sang, et par conséquent dans la réalité; tout le monde était dans la discussion, et par consé- quent dans la force et dans la gloire de la publicité, qui est le fondement de toute l'histoire. Peu importe donc la date des Évangiles; car l'histoire porte les Évangiles. S'ils n'ont paru que cent vingt ans après Jésus-Christ, ils vivaient avant de naître, ils vivaient dans la bouche des apôtres , dans le sang des mar- tyrs , dans la haine du monde , dans la poitrine de millions d'hommes qui confessaient Jésus- Christ, mort et ressuscité! Quelle pitié, Messieurs! quelle faiblesse! Comparer une religion dont les origines sont aussi publiques et militantes , et dont la tradi-

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tion n'aurait précédé l'écriture que de cent vingt ans, et ces cultes sans histoire, plongés pendant deux^ mille ans dans les eaux mortes d'une tradition qui n'était confiée à personne, et pour laquelle personne n'a jamais donné une goutte de son sang!

J'ai à peine besoin de vous dire^ Messieurs, que nous n'acceptons pas la date qu'on veut bien assi- gner à la publication des Évangiles. Les Évangiles sont des écritures publiques, contenant des faits pu- blics, qui entrent dans la trame publique de l'his- toire; ils portent le nom de trois apôtres et d'un dis- ciple célèbres qui étaient des hommes publics dans une société publique; or il est impossible qu'une telle attribution , dans de telles circonstances , soit contraire à la vérité. Les lois mathématiques de la publicité ne le permettent pas. Les Évangiles sont des apôtres ; ils ont la valeur de leur témoignage , et la date de leur vie, c'est-à-dire la date d'une vie contemporaine et la valeur d'un témoignage contem- porain. Ce détail d'authenticité se soude à l'authen- ticité générale des origines chrétiennes et n'en est pas séparable. Jugez encore une fois du rapport qui existe entre de tels monuments et les mythes obscurs sortis de l'abîme sourd et sans lumière de la haute antiquité.

En vain, pour rejeter Jésus-Christ plus loin que son temps, appelle-t-on au secours l'idée messia- nique qui avait préparé sa venue. D'abord l'idée messianique n'était pas un mythe ; elle appartenait à un peuple scriptural, à un peuple écrivant et écrit, et elle-même était une part de son écriture. C'était

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une idée fixe et un fait fixe. Mais quand même pri- mitivement le messianisme eût été un mythe , il ne peut plus garder ce caractère dans son application à Jésus -Christ. Car cette application à Jésus- Christ est moderne ; elle s'opérait à une époque toute scrip- turale et publique, et par conséquent, quoi qu'il en eût été dans le passé, le mythe disparaissait au grand jour de Jésus -Christ et de son siècle. La question réelle étouffait la question chimérique.

Restent, Messieurs , les signes mythiques que l'on prétend découvrir dans l'histoire même de Jésus- Christ. Le premier de ces signes est le merveilleux. Le merveilleux, dit- on, est le caractère mythique proprement dit; partout il se montre, l'histoire disparaît; car, le miracle étant impossible en soi, tout récit qui le contient ne saurait évidemment être historique. Ainsi, nous dit le docteur Strauss, je renverse toute votre dogmatisation par ce seul mot : L'Évangile est un tissu de miracles; or le miracle €st impossible : donc l'histoire en est impossible aussi, et, par conséquent, cette histoire n'existe pas. Ce ne peut être qu'un mythe.

Que le miracle soit impossible ou non , c'est une question de métaphysique que j'ai déjà traitée et sur laquelle je ne reviendrai pas. Mais , à tout le moins, c'est une question. Vous rationalistes, vous n'admettez pas la possibilité de l'action sou- veraine de Dieu en ce monde; nous chrétiens, nous l'admettons. Or nous sommes des hommes comme vous, des intelligences comme vous; si vous êtes nombreux, nous le sommes plus que

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vous; si vous êtes savants, nous le sommes autant que vous. Et tandis que vous niez le miracle, nous en demandons tous les jours à Dieu, persuadés qu'il manifeste ainsi sa puissance et sa bonté à notre égard, même encore aujourd'hui. Nous allons plus loin : nous ne concevons pas l'idée de Dieu sans l'idée d'une souveraineté qui puisse se manifester par la toute- puissance de son action: en sorte que pour nous la négation de la possibilité du miracle est la négation même de l'idée de Dieu. Dieu, selon nous, est miraculeux de sa nature, et si l'histoire cesse par le miracle , nous pensons que Dieu cesse sans le miracle. Un abîme sépare, vous le voyez, ces deux sentiments. Que s'ensuit-il? Il s'ensuit que la possibiUte du miracle est une question , et par con- séquent que décider de la réalité de l'histoire par la présence ou l'absence du miracle, c'est décider une question par une autre question, procédé contraire aux règles de la logique et du sens commun. Quoi ! des monuments sont authentiques , ils s'enchaînent les uns aux autres dans un ordre visible et constant, ils se lient à toute la suite de la vie humaine publi- que, ils sont inattaquables, certains, consacrés, c'est folie d'y toucher; mais le doigt de Dieu s'y trouve, ce doigt qui a créé le monde, et cela suffit, l'histoire a disparu. Vous me dispenserez, Messieurs, même en supposant que le miracle soit problématique en soi , de nier le certain à cause de l'incertain. Nous autres chrétiens , nous admettons l'incertain sur la foi du certain : chacun a sa logique.

On insiste en faisant remarquer que le merveil-

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leux est le seul caractère qui distingue la fable de rkistoire. Cela n'est pas, Messieurs; la ligne de démarcation entre rkistoire et la fâskle'. gît ailleurs; elle gît dans la différence des choses sans suite et sans monuments publics avec des choses suivies et orientées de toutes part par la publicité. Je l'ai dit, je ne le répète plus.

Le docteur Strauss est-il plus heureux dans ce qui fait le fond de son livre, le relevé des innombrables méprises et contradictions de nos évangélistes? Je ne le crois pas. J'ai lu ce livre avec attention et la- beur, et voici comment je m'y prenais. Après avoir étudié un paragraphe, toujours fort long, et il y en a cent quarante -neuf distribués en quatre volumes, je fermais le livre pour me remettre un peu de la fatigue et d'une sorte de frayeur iavotontaire causée par l'abondance de l'érudition. Puis, ouvrant l'Évan- gile , que je baisais respectueusement ,. je lisais les textes qui avaient été l'objet de- la discussion , pour voir si, par les seules lumières d'une littérature com- mune et sans le secours d'aucun commentateur, je ne parviendrais pas à rompre le nœud de la diffi- culté. Eh bien ! à part trois, ou quatre passages, il ne m'a jamais fallu plus de dix minutes pour dissiper le charme d'une vaine science et. sourire au dedans de moi de l'impuissance à laquelle Dieu a condamné l'erreur. Je ne puis, Messieurs, vous faire passer en revue toute cette légion de textes torturés par le rationalisme ; je me bornerai à deux exemples pris au hasard.

Saint Luc ayant à raconter la naissance de Jésus-

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Christ à Bethléhem , hors du pays de ses parents , s'exprime en ces termes : // arriva dans ces jours- qu'il parut un édit de César- Auguste pour dé- nombrer toute la terre; ce premier dénombrement fut fait par le président de Syrie Cyrinus. Là- dessus le docteur Strauss, après avoir établi d'abord très -scientifiquement que le dénombrement n'était pas possible, ouvre les Antiquités judaïques de Flavien Josèphe, et montre par un texte formel que Cyrinus n'avait gouverné la Syrie que dix ans après la naissance de Jésus-Christ. Vous jugez du triomphe. Or savez-vous ce qu'il faut pour résoudre la difficulté ? Vous pensez peut-être qu'il sera néces- saire de modifier un mot, une lettre? non, ce sera moins que cela. Vous connaissez tous la valeur d'un accent dans la langue grecque; changez donc un accent , et voici quel sera le sens de févangéliste : // arriva dans ces jours -là qu'il parut un édit de César-Auguste pour dénombrer toute la terre; c'est ce même 'premier dénombrement qui fut fait par le président de Syrie C^n?zws. C'est-à-dire que l'ordre ayant été donné du dénombrement de l'empire ro- main, et cet ordre ayant reçu un commencement d'exécution, il ne fut pourtant accompli que dix années plus tard, sous le président Cyrinus. Et si l'historien sacré fait mention de Cyrinus , c'est pré- cisément pour imprimer un caractère authentique à sa déclaration ; car s'il s'était contenté de dire : Il parut un édit de César - Auguste pour dénombrer toute la terre, on aurait pu lui objecter que le dé- nombrement ne s'était pas accompli au moment de

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la naissance du Christ. Il prévient donc l'objection en disant : C'est ce même premier dénombrement qui fut fait par le président de Syrie Cyrinus.

Voici un autre exemple. Il est dit, à propos de la résurrection de Notre-Seigneur, que les saintes femmes allèrent au tombeau, selon saint Marc, le soleil étant déjà levé, et, selon saint Jean, lorsque les ténèbres régnaient encore. Le docteur Strauss remarque cette contradiction parmi un très -grand nombre d'autres qu'il prétend découvrir dans le fait de la résurrection, et il ne manque pas d'en tirer parti. Mais que faut-il donc pour résoudre cette ter- rible difficulté? Il suffît de comprendre que lorsqu'on commence une course de grand matin, il est pos- sible de partir avec les ténèbres, et d'arriver avec le jour.

Je vous atteste, Messieurs , qu'à part un très-petit nombre de passages, rien ne m'a causé un embarras plus sérieux. En sorte qu'après que le livre me fut souvent tombé des mains par l'ennui , les mains me tombèrent encore en pensant que c'était de la science , la science allemande , cette science au nom de laquelle, à nous prédicateurs et écrivains catho- liques de France, on porte de superbes défis, en nous disant : Vous parlez du Christ et de l'Évangile, vous les citez; mais à l'heure qu'il est, simples que vous êtes, l'Allemagne a détruit le Christ et l'Évan- gile ; elle les a pesés dans la lumière de la critique , et tout cela n'est plus qu'une ombre, un rêve, un mythe 1

Laissons ce triomphe à l'orgueil , et nous , fils du

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bon sens, cherchons pourquoi l'histoire de Jésus- Christ prête au genre d'attaques que je viens de vous signaler. Si la Providence l'eût voulu, Jésus-Çhrist n'eût eu qu'un seul historien conduisant d'un hout à l'autre le fîl de sa vie avec une clarté chronologique qui eût mis chaque partie dans sa vraie place , et le tout à l'abri de la plus légère discussion. Mais la Providence ne l'a pas voulu. Elle souhaitait querÉ- vangile fût l'œuvre de plusieurs hommes différents d'âge , de génie , de style et de point de vue , et dont aucun ne rassemblât sous sa plume tous les maté- riaux de la vie du Christ, mais de simples fragments dont le choix même fût arbitraire. La pensée de Dieu en cela était de faire de la biographie de son Fils un miracle de vérité intime que l'œil le plus vulgaire pût discerner, et qu'on ne rencontrât en aucune autre ^âe de quelque homme que ce fût. En effet, dès le premier regard , la multiplicité des évangélisles est frappante, non -seulement à cause du frontispice, qui porte des noms différents, mais par le reflet de leur nature personnelle en chacun des Évangiles. On voit, on sent que saint Matthieu, saint Marc, saint Luc , saint Jean , sont des âmes diverses , et qu'ils burinent chacun de leur côté la figure de leur maître bien-aimé, sans prendre le moindre souci de ce que fait leur voisin, ni même de ce que demande la suite de la chronologie. De un choix arbitraire de frag- ments, un défaut de Maison, des contradictions ap- parentes, des détails omis dans celui-ci et rappoités dans celui-là , une multitude de variétés dont an ne se rend aucune raison. Cela est vrai. Et pourtant

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c'est bien dans les quatre évangélistes la même figure du Christ, la même sublimité, la même tendresse, la même force, la même parole, le même accent, la même singularité suprême de physionomie. Ouvrez saint Matthieu lepublicain, ou saint Jean le jeune homme vierge et contemplatif ; choisissez telle phrase que vous voudrez dans l'un et dans l'autre, aussi différente par l'expression que par le sujet , et pro- noncez-la devant dix mille hommes assemblés , tous lèveront la tête, ils ont reconnu Jésus-Christ. Et plus on montrera le désaccord extérieur des évangélistes, plus cet accord intime d'où ressort l'unité morale du Christ deviendra une preuve de leur fîdéhté. Sils rendent unanimement si bien la figure inimitable de Jésus-Christ, c'est qu'il est devant eux; ils le voient tel qu'il fut et tel qu'ils n'ont pu l'oublier. Ils le voient avec leur sens, avec leur cœur, avec l'exactitude d'un amour qui va donner son sang; ils sont à la fois témoins , peintres et martyrs. Cette pose de Dieu devant l'homme ne s'est vue qu'une fois, et c'est pourquoi il n'y a qu'un Évangile , bien qu'il y ait quatre évangéhstes.

Aussi quelle âme y est insensible? quelle âme n'oublia un jour la science aux pieds de Jésus-Christ peint par ses apôtres? Écoutez, pour en finir, une parole française qui nous consolera des fureurs d'une science que l'Évangile n'a pas désarmée. Elle est d'un homme dont je vous ai déjà cité le jugement sur Jésus-Christ, et elle exprime dans une langue claire et heureuse le sentiment que laisse au profane comme au chrétien la lecture de l'Évangile: « Dirons-nous

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querhistoiredel'Évaagile estinventéeà plaisir? Mon ami, ce n'est pas ainsi qu'on invemte, et les faits «de Socrate , dont personne ne doute , sont moins attestés que ceux de Jésus-Christ. Au fond , c'est reculer la difficulté sans la détruire ; il serait h\&a plus inconce- vable que plusieurs hommes d'accord eussent fabri- qué ce liyre, qu'il ne l'est qu'un seul en ait fourni le sujet. Jamais des auteurs juifs n'eussent trouvé ce ton ni cette morale ; et l'Évangile a des caractères de vérité si grands , si frappants , si parfaitement inimi- tables, que l'inventeur en serait plus étonnant que le héros ! »

Voilà la lang^ue française et le génie français. Et c'est pourquoi vous ne devez pas être surpris de re- venir au Christ après l'avoir quitté. La lucidité de notre in teUigence nationale soutient en vous la lu- mière de la grâce, et vous fait traverser comme des géants ces abîmes hérissés de science, mais d'aune science qui brave l'âme. Soyez fidèles à ce double don qui vous porte vers Dieu ; jugez de la puissance de Jésus-Christ par les efforts si contradictoires et si vains de ses adversaires , et permettez-moi de vous rappeler, en finissant, un trait célèbre qui peint cette puissance , et dont quinze siècles ont confirmé l'élo- quente prophétie.

Quand l'empereur Julien s'attaquait au christia- nisme par cette ruse de guerre et de violence qui porte son nom, et qu'absent de l'empire, il était allé ■chercher dans les batailles la consécration d'un pou- voir et d'une popularité qui devaient, dans sa pensée, achever la ruine de Jésus-Christ, un de ses fa mi-

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liers , le rhéteur Libanius , rencontrant uïa chrélieB , lui demaiida , par dérision et avec toute l'iimsulte d'un succès déjà sûr, ce que faisait le Galiléen ; le chré- tien répondit : a 11 fait un cercueil. » Quelque temps après, Libanius prononçait l'oraison funèbre de J ulien devant son corps meurtri et sa puissance évanouie. Ce que faisait alors le Galiléen, Messieurs, il le fait toujours, quels que soient l'arme et l'orgueil qu'on oppose à sa croix. 11 serait long d'en déduire tous les fameux exemples ; mais nous en avons quelques- uns qui nous touchent de près, et par Jésus- Christ, à l'extrémité des âges, nous a confirmé le néant de ses ennemis. Ainsi , quand Voltaire se frot- tait de joie les mains, vers la fin de sa vie, en disant à ses fidèles : « Dans vingt ans , Dieu verra beau jeu, )) le Galiléen faisait un cercueil : c'était le cer- cueil de la monarchie française. Ainsi, quand une puissance d'un autre ordre, mais issue de la sienne, à quelque degré, tenait le Souverain Pontife dans une captivité qui présageait la chute au moins ter- ritoriale du vicaire de Jésus-Christ, le Gahléen fai- sait un cercueil : c'était le cercueil de Sainte-Hélène. Et aujourd'hui, en regardant l'Allemagne agitée par les convulsions d'une science qui n'a plus de rives et dont vous venez de voir un si lamentable travail, nous pouvons dire avec autant de certitude que d'es- pérance : Le Galiléen fait un cercueil, et c'est le cer- cueil du rationahsme. Et vous tous, enfants de ce siècle, mal instruits par les misères des erreurs pas- sées, et qui cherchez hors de Jésus-Christ la voie, la vérité et la vie , le Galiléen fait un cercueil contre

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vous, et c'est le cercueil de toutes vos conceptions les plus chères. Et toujours en sera-t-il ainsi, leGa- liléen ne faisant jamais que deux choses : vivre de sa personne, puis, soit avec du sang, soit avec de l'oubli, soit avec de la honte, mettre au tombeau tout ce qui n'est pas lui.

QUARANTE-QUATRIÉME CONFÉRENCE

DES EFFORTS DU RATIONALISME POUR EXPLIQUER LA VIE DE JÉSUS-CHRIST

Monseigneur , Messieurs,

C'est donc en vain que le rationalisme a fait effort pour anéantir et pour dénaturer la vie de Jésus- Christ. Jésus-Christ est debout, la puissanee de l'his- toire le protège contre toutes ces attaques, et le maintient. Aussi a-t-il fallu que le rationalisme ten- tât un dernier et suprême effort pour expliquer au moins cette vie qu'il n'avait pu ni détruire ni désho- norer. Nous catholiques , nous expliquons la vie du Christ, nous expliquons le succès qu'il a obtenu, le plus grand de tous, cette formation dans les eseprits de la certitude ratioBBeMe de la foi, cette formation

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dans l'âme de la sainteté par l'humilité, la chasteté et la charité, cette formation dans le monde de la société spirituelle, une, universelle et perpétuelle , nous l'expliquons par ce seul mot, que Jésus-Christ est le Fils de Dieu. Mais, quand on ne l'explique pas ainsi, quand on suppose que le Christ n'est qu'un homme , il faut cependant se rendre compte à soi- même de ce plus grand succès qui ait été jamais ob- tenu, et qui est le sien. Or comme en dehors de la puissancede Dieu iln'estquela puissance de l'homme, si Jésus-Christ n'a pas agi par la puissance de Dieu, il reste qu'il ait agi par la puissance de l'homme. Mais la puissance de l'homme dans ses résultats étant manifestement inférieure à ce que Jésus-Christ a fait, il s'ensuit qu'il faut chercher dans l'homme une certaine racine de puissance qui, en des cas rares, peut se montrer tout à coup, et expliquer ce qu'a été et ce qu'a fait le Christ. C'est-à-dire que Jésus-Christ n'étant pas le Fils de Dieu , il n'est pas non plus, comme il le disait, le fils de l'homme, il n'est ni le Fils de Dieu, ni le fils de l'homme, il est le fils de l'humanité, le produit illustre de cette action sourde et progressive qui est la vie de l'huma- nité , et qui , à de certains moments fastiques, s'ouvre en quelque sorte, s'épanouit, tire de son sein un être extraordinaire , et le pose dans une gloire tout ce qui viendra après le confirmera , jusqu'à ce que l'humanité, toujours grosse de l'avenir, se trouve mal représentée par cet être héroïque et souverain qu'elle a produit, et un jour, en le saluant encore d'un dernier aspect, le descende à terre et lui dise: Adieu.

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C'est à réfuter ce système que je vais consa notre dernière Conférence de cette année. Gela fa tout ce qui est de la constitution et du caractère, tant de l'Église que du Christ, vous ayant été manifesté dans notre enseignement, il ne nous restera qu'une chose : ce sera d'entrer dans la doctrine même de l'Église et du Christ, pour vous l'exposer dans la plénitude de son enchaînement ; après quoi nous n'aurons plus qu'à nous reposer, vous, Messieurs, de votre attention, et moi du bonheur de vous avoir enseignés si longtemps.

Trois choses sont à expliquer dans la vie et le succès de Jésus-Christ : sa doctrine, qui paraît sur- passer toutes les autres , la foi que le monde a don- née à cette doctrine , et, en troisième lieu , la réunion de cette doctrine et de cette foi dans un corps hiérar- chiquement constitué, qui est l'Église. Or, dit-on, ce triple phénomène s'explique aisément par l'état général des doctrines , des esprits et des nations , au moment Jésus-Christ a paru. D'abord par l'état général des doctrines. On se représente ordinairement celle de Jésus-Christ comme une doctrine neuve , in- connue, créatrice , comme quelque chose qui n'avait ni racines ni modèle dans le passé; c'est, au dire du rationalisme, une très-palpable erreur. Jamais le genre humain n'a été sans doctrine, c'est une part nécessaire de sa vie. Que quelque idiot satisfait dans la débauche de l'orgueil et des sens, passe à travers le monde sans se soucier de doctrines, comme un grain de poussière emporté par le vent passe et s'en va, on n'y contredit point. Mais Thumanité a d'au-

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très vouloirs et d'autres destinées. Il faut, qu'elle connaisse., qu'elle clierche , qu'elle se rende compte d'elle-même et de l'univers , qu'elle ait une foi , et jamais, dans la réalité, elle n'a vécu sans cet élé- ment spirituel. Gomme elle creuse la terre qui la porte, comme elle fouille le ciel qui la couvre, ainsi remue- 1- elle incessamment le sol fécond des doc- trines pour y puiser un aliment qu'elle estime divin. Ce travail n'est pas moins vif en elle que le tra- vail extérieur et le travail scientifique, et tous en- semble forment le tissu d'une action qui ne se décou- rage jamais. Or trois lieux principaux en avaient été le théâtre avant Jésus-Christ, l'Orient, l'Occi- dent, et la Judée, qui était le nœud de l'un et de l'autre.

L'Orient conservait la doctrine sous cette forme : que l'homme était déchu , et qu'il avait besoin d'une expiation pour retourner à un état meilleur; expia- tion que favorisaient de cycle en cycle des incarna- tions mystérieuses de Dieu. L'incarnation orientale, l'expiation orientale, la métempsycose, ou l'épreuve orientale, rien n'est plus célèbre dans l'histoire des doctrines, et il suffit de vous poser ces termes devant l'esprit pour qu'à l'instant même, allant au fond de l'Inde, vous y retrouviez encore vivant cet ordre d'idées. Quanta l'Occident, un travail d'une autre nature s'était accompli dans son sein. Sous l'empire d'une libre discussion, il s'était dépouillé davantage des mythes passés ; il cherchait une sagesse qui moins fondée sur la tradition que sur les données de la raison pure, et Platon avait été le plus mémorable

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instrument de ces explorations de l'esprit humain. Il avait compris que Dieu était en communication avec riiomme non-seulement par des traditions alté- rées ou perdues, mais par l'effusion perpétuelle de son Verbe en nous , le Verbe divin, le Logos éternel, la raison absolue , dont notre raison et notre verbe sont l'image transparente, en sorte qu'en regardant ses propres idées , l'homme voit comme dans un mi- roir les idées mêmes qui sont en Dieu et y forment le Verbe premier. Et cette théorie de la manifestation de Dieu par son Verbe, dont le verbe de l'homme n'est que le diminutif et le reflet, était devenue le point le plus élevé des doctrines de la Grèce et de l'Occident. De son côté, le peuple juif avait main- tenu avec une fidélité particuhèrele dogme de l'unité de Dieu , celui de la création , et de plus une certaine espérance de l'unité fondamentale de l'homme devant un jour se restituer telle qu'elle était dans la famille originelle.

Voilà évidemment l'état général des doctrines au temps du Christ, et ces doctrines, isolées longtemps chacune en leur lieu, avaient fini par se rencontrer à la suite des conquêtes d'Alexandre et des envahis- sements de Rome jusqu'en Asie. L'Orient , l'Occi- dent, la Judée, et avec eux les brahmanes, les pro- phètes, les sibylles, les sages, tous les documents et tous les efforts du passé s'étaient comme donné rendez-vous au pied du trône d'Auguste, le jour il ferma sur le monde les portes prophétiques du temple de la Guerre. Au même moment naissait Jésus-Christ. Doué d'un génie qui correspondait aux

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admirables circonstances de son siècle , il vit d'un coup d'œil sûr le confluent des doctrines; il démêla dans leur rencontre plus qu'une jonction fortuite, il y découvrit les germes d'une profonde unité , et se persuada qu'en leur donnant à toutes satisfaction , en greffant l'Orient sur l'Occident, l'Occident et l'O- rient sur le tronc hébraïque, il arriverait à une doc- trine qui à tout témoins s'assujettirait, dans les di- verses parties du monde, un très -grand nombre d'esprits. Il posa pour fondement le dogme oriental de la chute, et déclara que lui, incarnation dernière, supérieure à toutes celles qui avaient précédé, il ve- nait pour expier définitivement la faute du genre humain, et restituer aux hommes, avec leur pureté native, tous leurs droits de naissance. Puis, comme l'incf rnation orientale était déshonorée par trop d'é- léments fabuleux , il appuya l'idée de la sienne sur ce verbe de Platon , qui avait dégagé la communica- tion de Dieu avec l'homme du mythe traditionnel pour la réduire à une communication permanente d'idées au fond même de l'entendement. Il déclara qu'il était le Verbe de Dieu, la raison de Dieu, Celui qui, de sa nature, illuminait tout homme venant en ce monde, et qui, par la présence effective de sa per- sonnalité, par la lumière extérieure de sa parole, apportait à l'esprit une vision plus complète de la vérité. Le Verbe divin était désormais en face du verbe humain ; l'image n'avait qu'à regarder le mo- dèle , la conséquence n'avait qu'à consulter le prin- cipe, et de cette confrontation du dedans au dehors, de la lumière à la lumière, naîtrait rillumination su-

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prême du genre humain. Platon s'alliait ainsi aux brahmanes de l'Inde, l'Occident à l'Orient; et enfin, pour donner satisfaction aux idées hébraïques, outre que Jésus-Christ se posait comme le Messie, il ac- ceptait encore les dogmes de l'unité de Dieu et de la création , inscrits à la première page de la Bible, et qui étaient comme le patrimoine spécial du peuple hébreu.

Tel fut, Messieurs, selon le rationalisme, le thème de Jésus-Christ, le mode de formation de sa doc- trine, et la cause efficiente de son succès doctrinal, il n'a pas été créateur, mais éclectique ; son succès n'a pas été un succès de création , mais un succès de fusion. Avant de chercher ce qui en est par la com- paraison des doctrines chrétiennes avec les doctrines de fantiquité , sachons d'abord comment Jésus- Christ s'est posé. S'est- il posé comme créateur? A-t-ii dit : Je suis l'inventeur de la vérité? Non, Messieurs ; il a dit : Je suis la vérité (1). 11 a dit : Je ne suis pas venudétruire la loi, mais V accomplir (2). Ce qui signifie : Je suis la vérité de tous les temps et de tous les lieux ; je suis cette vérité qui était dans le sein du Père, qui est apparue au premier homme dans l'innocence du paradis terrestre, que les pa- triarches ses successeurs ont connue, que Noé, en descendant de l'arche , reçut et promulgua de nou- veau , qu'Abraham , aux champs de la Ghaldée et de la Syrie, vit et entendit, que Moïse, au pied du

(1) Saint Jean, chap. xiv, vers. 6.

(2) Saint Matthieu, chap. v, vers. 17.

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Sinaï, recueillit, gravée de la main de Dieu ; je suis cette vérité qui est la première et la dernière, et dont jamais l'homme n'a pu totalement se passer. Voilà, Messieurs , ce que Jésus-Christ a dit de lui , et ce que l'Église dit encore de lui tous les jours. 11 n'a point cherché, et nous ne lui cherchons pas un succès de création ; nous n'avons jamais prétendu que le chris- tianisme ait commencé avec l'apparition du Christ sous Auguste. C'eût été perdre le christianisme que de lui donner un caractère de nouveauté. Dès le pre- mier jour du monde, dès la première parole de Dieu, dès la première lueur divine qui fut en notre âme, c'était le Christ qui agissait, parlait et se révélait, et cette révélation s'est propagée par toute la terre avec la dispersion des branches prim.ordiales du genre humain.

Toutefois , à côté de ce phénomène de la propaga- tion primitive et universelle du christianisme, com- prenons qu'il s'en passait un autre bien différent, je veux dire l'altération et la corruption progressive du christianisme par l'oubli , le raisonnement et l'infidé- lité. De la sorte, Jésus-Christ, quoique n'étant pas nouveau , apportait au monde quelque chose que le monde ne connaissait plus que par des espérances mal définies et des souvenirs défigurés. Et, pour commencer par l'Orient, il est vrai, l'Orient avait conservé l'idée de la chute, de l'expiation, de l'in- tervention divine pour réparer l'homme, nul ne le contestera ; mais l'Orient avait étouffé cette idée entre deux absurdités, le panthéisme et la métem- psycose : l'un ^t l'autre affirmant que la purification

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de l'homme avait pour but et pour effet le retour de l'homme à la substance même de la Divinité, d'où il était sorti , et qu'après des cycles d'épreuves plus ou moins prolongés, Tétat final de l'humanité serait le repos éternel et absolu d'une pleine déification. Or Jésus-Christ a-t-il admis cette doctrine? a-t-il tran- sigé avec l'Orient sur la métempsycose et le pan- théisme? Non, Messieurs : il a enseigné tout le con- traire; il nous a dit : Vous n'êtes qu'un néant qui avez répondu à la parole créatrice de Dieu, et votre destinée, bien qu'elle soit grande, ce n'est pas d'ar- river à Dieu par la confusion de substance avec lui, mais par la simple vision. Vous le verrez un jour, si vous avez cru en lui; vous le posséderez présent, si vous l'avez aimé absent : mais votre nature et votre personnalité subsisteront devant lui. Le panthéisme vous porte à la fois trop haut et trop bas : trop haut en vous promettant d'être un par substance avec Dieu ; trop bas en vous ravissant votre nature propre et votre principe de distinction. Ce n'est point qu'est votre place et la vérité. Dieu et l'homme sont deux à jamais , deux par leur essence , deux par leur personnalité , deux par leur amour ; car Dieu a fait l'homme par amour, et si l'homme correspond à cet amour qui l'a cherché le premier, ce même amour le récompensera éternellement. Si, au contraire, l'homme est infidèle et ingrat, l'amour le repoussera éternellement.

Je vous adjure , Messieurs , était - ce h dogme oriental, ou bien n'en était-ce pas le ren- versement?

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Et quant à l'Occident, on parle de Platon. Mais Platon, d'abord, était-il tout TOccident? Résumait- il en lui l'Occident? Est-ce qu'Aristote, Épicure, Zenon, Pyrrhon, n'existaient pas au même titre, et leurs doctrines ne partageaient-elles pas, avec celles de l'Académie, l'empire des esprits? Vous voulez que Platon ait été ]a plus haute expression de la sa- gesse occidentale; ne le contestons pas, et, envoyant ce qu'il pensait , voyons ce que lui doit Jésus-Christ. Dans l'ordre métaphysique, Platon croyait à l'éter- nité de la matière et du chaos, mettant le monde en face de Dieu comme une substance inférieure, mais parallèle et incréée ; dans l'ordre moral, il niait l'existence du libre arbitre, et affirmait en propres termes que nul n'est volontairement mauvais , parce que tout mal a pour principe une erreur indélibérée de l'esprit. Dualisme et fatalisme, voilà ce Platon tant admiré, que j'ai loué moi-même, que je louerai encore : homme admirable , en eiïet , qui , étant plongé comme tous les autres dans la lumière presque éteinte de l'antiquité, a entrevu çà et l'ombre du vrai , lui a jeté de loin des cris pénétrants , comme s'il l'eût reconnue, et, sans pouvoir l'amènera lui , are- couvert ses désirs et ses regrets de ce royal vêtement qui a fait le charme de ses pensées , la beauté de son discours et la majesté de son renom. Nul sage ne l'égala jamais dans l'invocation de la vérité ; nul n'en pressentit mieux l'avenir ; nul n'habilla le demi-jour de l'erreur d'une pourpre plus étincelante et plus propre à consoler l'âme de n'étreindre qu'un rêve. Mais en faire un ancêtre de Jésus-Christ, et le nœud

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par l'Évangile se rattachait à l'Occident, c'est trop espérer de sa gloire. Jésus-Christ niait le dualisme et le fatahsme platoniciens comme il niait le panthéisme et la métempsycose de l'Inde, et, s'il s'est appelé le Verbe, Fils de Dieu, cette expression relevait d'un mystère que Platon ne connaissait pas , celui d'une triple personnalité dans la substance une et indivi- sible de Dieu.

Les Juifs, à leur tour, quoique possesseurs du christianisme primitif et de l'attente du Messie, avaient corrompu ce dépôt dans leur pensée, en fai- sant de la vérité chrétienne , qui est le patrimoine de tous, leur héritage particulier, en substituant l'idée de la loi à l'idée de la foi, Moïse au Christ, le per- sonnel à l'universel. C'est ce que saint Paul leur re- proche dans l'Épître aux Romains , il se donne tant de peine pour leur expliquer l'infériorité de la loi à la foi , comment le Christ était le principe du salut dès le temps d'Abraham, et comment les œuvres de la loi , entendues et accomplies en dehors de Jésus- Christ, étaient une cause de mort. Les Juifs se mon- traient rebelles à cet énergique langage ; déjà tout couverts du sang libérateur, et même en communion avec lui, ils persistaient à vénérer l'idole qui élevait leur amour-propre national au rang d'un devoir et d'une vertu, et leur persuadait que le judaïsme allait subjuguer l'univers. Dans le sens chrétien, cela était vrai; dans leur sens à eux, cela était faux. Jésus- Christ avait donc à combattre la Judée, aussi bien que l'Orient et l'Occident. Et si vous voulez mieux voir encore que la doctrine chrétienne ne fut pas un

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succès de fusion, mais un succès de contradiction, contradiction à l'Orient, contradiction à l'Occident, contradiction au peuple hébreu, vous n'avez qu'à considérer le panthéisme tel que l'a conservé l'Orient, le judaïsme tel que l'entendent encore les restes d'Is- raël , et le platonisme tel qu'on l'a ressuscité sous nos yeux.

Le panthéisme vit dans l'Inde; l'Inde est aujour- d'hui , comme autrefois, sa terre de prédilection; il y vit sous les mêmes formes et dans les mêmes doctrines qu'au temps de Jésus- Christ. Or aucune contrée et aucun système n'ont opposé plus de résistance à l'a- postolat chrétien. Voici trois siècles que la grande péninsule indique nous est ouverte ; plusieurs nations européennes y ont ensemble et successivement ré- gné; l'Angleterre en est aujourd'hui la maîtresse; nous la tenons par nos missionnaires comme par nos armes sous les serres de notre domination, et nulle part, pas même dans cette Chine qui nous est fer- mée, l'action de Jésus-Christ n'a été moins récom- pensée par le succès. Le brahmanisme a résisté à l'exemple comme à la discussion ; il a été de granit pour la vérité , à la manière d'une chose qui est in- compatible avec une autre, et qui la repousse d'au- tant plus qu'elle s'approche davantage. On en a donné plusieurs raisons , telles que le régime des castes et l'aversion qui en résulte pour nos principes d'égalité. Peut-être aussi le brahmanisme, à cause des tradi- tions même qu'il a conservées sur la chute et la ré- paration , a-t-il été moins sensible au mystère de la Rédemption par le sang de Jésus-Christ; comme on

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voit des âmes en qui la possession d'une certaine me- sure de vérité sert d'un obstacle invincible à l'acqui- sition du reste. L'honnête homme en est souvent, Messieurs, quand il a le malheur de n'être pas chré- tien ; sa probité le rassure contre Dieu , tandis que le misérable, en se regardant, n'a rien qui lui fasse illusion. C'est pourquoi Jésus-Christ disait : Ces femmes que vous appelez perdues voies précéderont dans le royaume du ciel (1). Elles sont, en effet, proche du bien à force d'en être loin ; elles touchent parThumiliation aux pieds de Jésus-Christ, et quand on est aux pieds de Jésus-Christ, on est bien près de son cœur. Ainsi peut-être en est-il des nations qui ont perdu toute la vérité; elles sentent le besoin de la reconquérir, tandis que celles qui en gardent encore les débris, s'enorgueillissant du peu qu'elles ont, méprisent le désir et la recherche de ce qu'elles n'ont pas. Quoi qu'il en soit, le panthéisme indien n'a pas changé ; il est tel aujourd'hui qu'au siècle d'Auguste ; et que son insensibilité envers Jésus- Christ provienne d'une cause ou d'une autre, elle n'en prouve pas moins combien est chimérique la fu- sion de doctrines par laquelle on veut expliquer la formation du dogme chrétien.

Le spectacle de l'hébraïsme vivant nous conduit à la même conclusion. Et pour ce qui est du platonisme. Dieu a permis qu'il ressuscitât de nos jours, afin qu'en le voyant à Toeuvre, nous puissions juger de sa sympathie doctrinale pour Jésus- Christ. Vous

(1) Saint Matthieu, chap. xxi, vers. 31.

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comprenez tous à quelle école je fais allusion; vous savez comment cette école a remis en honneur le dualisme platonicien en écartant de sa philosophie le dogme fondamental de la création du monde par Dieu , et vous savez aussi ce que tout le reste du christianisme est entre ses mains. Nous n'avons pas dans la littérature contemporaine d'ennemis plus avoués que les amis de Platon. Soit donc que nous regardions le panthéisme, l'hébraïsme et le plato- nisme, tous les trois subsistant devant nous comme au temps de Jésus-Christ, il nous est aisé de juger que le christianisme n'a pas été le résultat d'une fu- sion entre toutes les doctrines de l'ancien monde, mais une œuvre de renouvellement et de contradic- tion. L'Évangile a tout renouvelé, parce que tout avait été oublié; il a tout contredit, parce que tout avait été nié ou défiguré ; il a eu pour adversaires toutes les doctrines , parce qu'il les a toutes mécon- nues et repoussées. Et tel il était autrefois, tel il est encore aujourd'hui sous ce rapport. L'intolérance dogmatique qu'on lui reproche définit sa nature et constate son originalité.

Mais le succès de Jésus-Christ n'a pas été seule- ment dans la formation puissante et autochthone de sa doctrine, il a été aussi un succès de foi. Une doc- trine n'est rien encore tant qu'elle n'a pas pris pos- session des esprits par une foi qui lui donne vie et action. Comment l'ancien monde a-t-il cru à Jésus - Christ? Comment les hommes de l'Orient et de l'Oc- cident, les sages comme les simples, et enfin les na- tions, ont-ils abdiqué les enseignements qu'ils avaient

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reçus du passé pour se faire les disciples d'un Juif crucifié à Jérusalem ? Le rationalisme l'explique ainsi. Selon lui, à l'époque d'Auguste, l'esprit im- main était las. D'une part, il n'acceptait plus l'ido- lâtrie , qui était la forme populaire des doctrines an- tiques, et d'une autre part, la philosophie n'ayant rien fondé, il s'en était suivi une double lassitude de l'intelligence, lassitude de la religion publique, las- situde des efforts impuissants de la philosophie. On errait dans le vide et au hasard, en appelant une foi nouvelle. Jésus -Christ vint. Il inaugura devant ce monde épuisé et tout prêt une affirmation qui ne blessait qu'à demi le sens général ; on Técouta , on avait besoin de croire , et l'on crut.

Pour moi, Messieurs, je ne crois guère à cette ge- nèse de la foi chrétienne. Quand une époque a perdu la foi, il n'est pas si aisé de la lui rendre, et nous en avons quelque preuve aujourd'hui. Le rationalisme, en des temps pareils, envahit tous les cœurs, et le rationaUsme n'est jamais convaincu de son impuis- sance, ni las de sa personne. Si quatre ou cinq siè- cles d'efforts inutiles, avant Jésus-Christ, l'eussent découragé, aujourd'hui qu'il compte dix-huit cents ans de plus de vaines tentatives , il devrait être à la veille d'abdiquer. Or y songe-t-il? Ne le voyons- nous pas plus affîrmatif , plus fier, plus sûr de lui que jamais ? Ainsi en sera-t-il encore dans mille ans. Au bout de mille ans, notre postérité verra des maî- tres monter dans les chaires de ce temps-là et lui dire avec un imperturbable aplomb : Messieurs, nous allons créer la philor^ophie , ou du moins , si nous

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n'avons pas cet honneur, nous touchons au siècle fortuné qui en posera les dernières assises. Tel est le rationalisme. Aucune expérience ne l'a dégoûté et ne le dégoûtera jamais de lui ; il renaît de ses cen- dres, ou plutôt il ne vit ni ne meurt, enfant crédule qui aspire à la maturité sans sortir une fois de son berceau. Ne nous en étonnons pas : il part d'un prin- cipe qui exclut la vie, parce qu'il exclut la foi : et pourtant la foi le tuerait. Il n'a que le choix de la mort , et il préfère naturellement celle qui lui laisse l'apparence d'être quelque chose, ne fût-ce qu'un doute et une négation. Le rationalisme est incor- rigible , parce que se corriger, pour lui , c'est n'être plus.

En admettant donc que l'état général des esprits, au siècle d'Auguste, fût le vide et la lassitude, on n'aurait point expliqué par cette remarque la propa- gation de la foi chrétienne qui s'accomplit alors avec tant de puissance et de rapidité. Mais je n'admets pas que tel fût, sous Auguste, l'état général des es- prits. Sans doute l'idolâtrie était tombée dans le mé- pris d'un grand nombre d'hommes éclairés ; mais 1g peuple ne la méprisait pas. L'esprit populaire était sympathique à l'idolâtrie, qui renfermait plus que jamais tous les souvenirs qu'adorait la multitude, et tous les spectacles dont elle avait besoin. L'esprit politique favorisait cette tendance; il soutenait l'ido- lâtrie comme une nécessité de l'État. Et certes, on vit bien en étaient l'esprit populaire et l'esprit politique à cet égard, lorsque enfin Jésus -Christ vint demander à Rome ce droit de cité qu'elle n'avait

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refusé à aucun des dieux qu'elle avait vaincus. Ne sait- on pas quelle fut la réponse? Ne sait-on pas qui répondait aux martyrs du Christ, dans les amphi- théâtres, par l'insulte et les cris de mort? Tandis que les empereurs et les proconsuls rendaient des arrêts contre eux au nom de l'esprit politique, le peuple rendait aussi les siens dans la forme et la puissance qui lui sont propres. L'empire versait le sang, le peuple le réclamait, et, après l'avoir obtenu, il le jetait à la figure du Christ. Et, par derrière l'em- pire et le peuple, le rationalisme, formant l'arrière- garde de l'idolâtrie, retrempait ardemment sa plume aux sources de l'erreur. L'on voyait ces platoniciens si vantés pour leur spiritualisme déchirer l'Évangile phrase à phrase, le torturer, le maudire; on les voyait se reprendre d'amour pour Jupiter et tous les vieux dieux , leur faire des généalogies , leur consa- crer toute une philosophie nouvelle, leur porter des offrandes; et rien ne leur coûtait, ni science, ni sar- casmes, ni pratiques, rien de ce qui pouvait être contre le christianisme un outrage ou un argument. Est-ce ce qu'on appelle la lassitude des esprits? Est-ce cette conjuration tadte des temps en faveur du Christ? Ah! lorsqu'il eut enfin conquis la foi du monde et que les successeurs de ses apôtres parurent à Nicée, on put voir sur leurs visages mutilés s'ils venaient de la paix ou de la guerre , s'ils étaient les enfants de la faveur ou de la persécution , si l'esprit populaire , l'esprit poUtique', l'esprit rationaliste , avaient été leurs serviteurs, et ce que valent ces sys- tèmes conçus après coup , l'on explique la vie du

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patient par la bonne volonté du bourreau qui n'a fait que de le tuer. Julien au moins a dit le vrai mot : (( Galiléen , tu as vaincu ! »

Nous retrouvons ici, comme pour la formation du dogme chrétien, non pas le principe de la fu- sion, mais le principe de la contradiction. Jésus- Christ a contredit tous les esprits comme il avait contredit toutes les doctrines ; il a vaincu tous les esprits aussi bien que toutes les doctrines : voilà la vérité.

Cependant ce n'était pas encore tout pour lui de fonder une doctrine et d'obtenir la foi ; ce n'était pas tout de fonder une doctrine en contredisant toutes les doctrines , de fonder un esprit de foi en contredi- sant tous les esprits. Il lui fallait de plus fonder l'É- glise, c'est-à-dire une société d'hommes vivant de cette doctrine et de cette foi. Ici, le rationalisme in- voque, pour expliquer le succès, l'état général des nations. Il expose qu'au temps d'Auguste un double besoin travaillait les peuples, savoir : un besoin d'af- franchissement et un besoin d'unité. Les peuples avaient subi l'un après l'autre le joug des Romains, et dépouillés de leur indépendance , victimes de la 1 rapacité croissante des proconsuls, ils épiaient d'un œil attentif le progrès de la corruption romaine, attendant, comme tous les esclaves, cette heure de j faiblesse qui suit inévitablement une prospérité sans limites et sans contre-poids. Elle venait à grands pas. Jésus-Christ venait de son côté, à la même heure, à l'heure précise. Et qu'apportait -il? L'élévation aux petits, dans l'idée d'une commune origine et

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d'une sainte fraternité ; la force aux faibles , aux femmes, aux enfants, dans l'idée d'un droit domes- tique nouveau; le secours aux peuples opprimés, dans l'idée d'une république universelle fondée par Dieu même et gouvernée par lui. Quoi de plus ma- gique, de plus sûr de son effet? Quand donc parut Jésus-Christ, et que du fond de la Judée l'air lui- même eut porté jusqu'aux extrémités du monde sa parole libératrice, avec quel saint espoir le genre humain ne dut-il point tressaillir, se lever et regar- der ! Quoi d'étonnant si des femmes, des enfants, des ouvriers, des esclaves, des pauvres, des méprisés de tout genre et de toute patrie lui firent cortège, jetant leurs habits sous ses pieds, agitant des ra- meaux sur son passage , non pas une fois , quand il entrait à Jérusalem la veille de sa mort, mais après sa mort même, ne voulant pas qu'il fût mort, et criant à ses disciples comme à lui : Hosanna au fils de David , béni soit celui qui vient au nom du Seigneur (1)! Cet hosanna était le cri de la délivrance, la réponse à l'homme qui avait entendu le gémissement de l'homme, et d'où qu'il vînt, quel- que nom qu'il prît , quels que fussent sa race et son dessein , homme ou Dieu , il ne pouvait ne pas être accepté tel qu'il se donnait. Qu'importe au pri- sonnier qu'on délivre d'où on lui vient? Au malheu- reux , à l'opprimé , qu'importe d'où vienne le libéra- teur?

Qui sauve son pays est inspiré des cieuxl

{!) Saint Matthieu, chap. XXI, vers 9.

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J'en conviens, Messieurs, ces idées sont belles, cela nous touche, de penser que quand les peuples sont esclaves et corrompus, ils aspirent à l'affran- chissement. Mais, hélas! l'histoire prononce autre- ment que le cœur de l'homme. On sait par elle que les nations tombées dans la servitude ne désirent pas la liberté. De même que l'apostat de la vérité la mau- dit, de même l'apostat de la liberté, le peuple qui l'a perdue par sa faute, et on la perd toujours par sa faute, en prenant un cœur d'esclave, ce peuple-là n'aspire point à la recouvrer. Il souffre, il est avili ; mais, pour sentir son malheur et reconquérir le bien qu'il a perdu , il lui faudrait un cœur d'homme hbre : il ne l'a point. Il aime les bénéfices de la servitude et redoute les charges de la liberté, surtout de celle qu'on n'a plus et qui s'achète si cher. Il lui faudrait mépriser jusqu'à sa vie, être prêt à la jeter au vent, pourvu que de sa mort quelque enseignement sortît, et que son dernier souffle aidât de loin à la délivrance et à l'honneur. Le peuple esclave ne connaît pas cet héroïsme, et peut-être il le méprise. Vous en avez des preuves, Messieurs, ailleurs même que dans l'histoire, et, sans jeter les yeux aujourd'hui sur le continent européen, je vous porte de ce pas sur les rivages de l'Afrique : regardez-y le nègre. Vous lui envoyez des escadres pour protéger sa liberté contre la conjuration des marchands ; vous faites bien, sans doute : c'est un devoir peut-être , un honneur certai- nement. Mais avez-vous la simplicité de croire que vous empêcherez la traite? Partout l'homme veut se vendre, il trouve des acheteurs ; partout des

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cœurs d'esclaves se rencontrent , ils forment des maî- tres , quand même il ne s'en trouverait pas de tout faits. Tant que le nègre vendra la chair de son com- patriote , toutes les escadres du monde civilisé ne le relèveront pas des conséquences de cette atroce bas- sesse de cœur : et il en est de même, plus ou moins, de tous les peuples assouplis à la servitude et à la corruption. Ils ne cherchent pas la délivrance, mais le prix de leur âme et de leur corps , et ils s'estiment assez payés de l'abjection de l'esclavage par l'abjec- tion du vice. C'était l'état du monde romain. Jésus- Christ, il est vrai, lui apportait la liberté, mais avec la vertu et par la vertu. Le marché était trop lourd pour lui, il ne l'accepta point. Même après l'Église fondée , l'empire continua dans la décadence ; il alla de Dioclétien aux eunuques de Constantinople, et quand l'Occident, renouvelé parles barbares, vou- lut lui venir en aide jusqu'au fond de l'Orient, quand il arma pour lui tous ses chevaliers , le mal- heureux ne tendit à la main latine qu'une main inca- pable de sincérité. Il repoussa par la trahison le sang qu'on lui donnait, ayant peur de voir trop près de lui des hommes qui savaient porter le fer et s'abdi- quer.

Jésus-Christ put bien fonder une Église, mais non pas régénérer l'empire. Il forma des âmes libres en formant des âmes saintes qu'il attirait à lui du milieu de la corruption générale ; mais les peuples ne répon- dirent point à son appel en tant que peuples , afin qu'il fût manifeste que son œuvre n'était pas le ré- sultat de circonstances politiques le cours des

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choses avait amené le genre humain. Il eut contre lui la passion de la servitude , au lieu d'avoir pour lui le besoin de l'affranchissement. Et telle est encore la situation de son Église ici-bas. Quoique favorable à tous les droits légitimes qui composent ensemble l'honneur et la liberté des nations , elle suscite inces- samment contre elle , sous le nom même de la Uberté, les instincts de la servitude. On lui demande la li- cence , et on lui propose l'oppression : c'est le cri de la nature dans tous les temps. En les refusant toutes deux, aujourd'hui comme autrefois , elle répond sans doute aux vrais besoins de l'homme; mais elle y ré- pond à la manière de Dieu , par une force qui s'im- pose , et par un bienfait dont nul ne peut réclamer la gloire que le bienfaiteur.

Il en est de même de l'unité. Je ne nie pas que l'empire romain n'eût répandu dans les esprits, par suite d'une administration commune à une foule de peuples divers, l'idée d'une vaste organisation so- ciale. Mais cette idée, au degré elle existait , ne sortait pas du cercle fort étroit d'une domination purement politique. On n'entrevoyait pas , même au fond de cette unité, la pensée que le genre humain fût un seul être ou un seul corps. On entendait par unité qu'une seule nation fût maîtresse des autres , qu'un César fût le César de tout le monde; mais l'unité spirituelle des âmes par la foi, l'espérance et la charité , sous un seul chef visible, représentant et vicaire de Dieu , on n'en avait pas même le pressen- timent le plus confus. Dès que l'Église universelle eut fait un pas dans le monde et eut ainsi révélé ce

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secret de sa destinée, elle ne donna lieu qu'aune peur immense dont elle subit encore maintenant le du- rable contre- coup. La passion de la nationalité est aussi forte aujourd'hui contre l'Église qu'il y a dix- huit siècles , et ceux-là mêmes qui aspirent à l'unité sociale du genre humain ne peuvent supporter l'idée de la république chrétienne, si ce n'est comme un exemple ou une image dont ils se servent pour re- présenter leur propre conception. Quel philosophe ou quel homme d'État songe à l'unité dans le sens chrétien, si ce n'est pour la craindre ou la haïr? Vous le voyez, Messieurs, nous nous retrouvons toujours, par l'examen des faits non-seulement an- ciens, mais présents, à la même conclusion, savoir: que le principe du succès de Jésus -Christ, qu'il s'agisse de la formation de sa doctrine, de la propa- gation de sa foi ou de l'établissement de son Église , n'a pas été un principe de fusion , m.ais un principe de contradiction. Gomme il avait contredit toutes les doctrines par la sienne, tous les esprits parle sien, il a contredit par son Église toutes les nations, c'est- à-dire qu'il a bravé et qu'il brave encore, dans la perpétuité de son œuvre, toutes les forces conjurées du genre humain.

Allons plus loin. Messieurs, et recherchons la cause suprême de cette contradiction. Recherchons pourquoi Jésus-Christ contredit tout et est contredit par tout et par tous, même trop souvent par ceux qui ont sa foi, qui appartiennent à son Église, qui mangent sa chair et qui boivent son sang. La cause n'en est pas dans la région de l'esprit; le rationa-

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lisme se trompe en cherchant l'explication du mystère chrétien. Jésus- Christ va plus loin que l'intelligence; il va jusqu'à l'âme, qui est le centre de tout, pour lui demander le sacrifice de ses plus chers penchants, pour la convertir du mal au bien, de l'orgueil à l'humilité, de la convoitise sensuelle à la chasteté, de la jouissance à la mortification, de l'égoïsme à la charité, de la corruption à la sainteté. Et l'homme oppose à cette entreprise une résistance désespérée; il arme contre Jésus- Christ sa raison, son cœur, le monde, le genre humain, la terre et le ciel, et même , vaincu parle sentiment de sa misère et par la douceur éprouvée du joug de l'Évangile, il ne laisse pas de sentir au dedans de lui, jusqu'au dernier moment, une possibilité et une arrière-soif de révolte. est tout le secret. Et si vous voulez com- prendre la difficulté du triomphe de Jésus-Christ, je ne vous proposerai pas de convertir le monde, non , mais un seul homme. A vous , princes des nations , à vous qui commandez par l'esprit, ou la richesse, ou le pouvoir, je vous demande de faire un homme humble et chaste, un pénitent, une âme qui juge son orgueil et ses sens, qui se méprise, qui se haïsse, se combatte, et, soit comme preuve, soit comme moyen de sa conversion, avoue à vos pieds les er- reurs de sa vie. Je ne vous demande que cela. Le pouvez -vous? l'avez-vous jamais fait? Ah! qu'un roi vous appelle dans son cabinet, tout flamboyant de la majesté du trône, et vous presse d'avouer vos fautes à ses pieds ; vous lui direz : Mais, Sire, j'aime- rais mieux me confesser au cordonnier qui me chausse.

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Que le philosophe le plus célèbre de son siècle emploie toute son éloquence pour vous persuader de vous mettre à ses genoux et de devenir son pénitent, vous ne prendrez pas même la peine de tourner les talons pour lui rire au nez. Pardonnez-moi ces expressions, Messieurs : elles seraient violentes en une autre oc- casion; ici elles ne sont que justes et graves. Et pourtant ce que les rois, les philosophes et les na- tions ne pourraient obtenir, tous les jours un pauvre •jrêtre, un homme inconnu, le plus obscur des nommes l'accomplit au nom de Jésus-Christ. Il voit des âmes touchées de leur misère venir le cher- cher, lui qui ne les connaît pas, et lui avouer ingé- nument les hontes de leurs passions. C'est la porte par l'on entre en Jésus- Christ, par l'on y reste, par l'Église entre elle-même; car l'Église n'est que le monde pénitent, et ce seul mot vous dit tout le miracle de sa fondation et de sa perpétuité, aussi bien qu'il vous explique la force de contradic- tion active et passive qui est en Jésus-Christ. Jésus- Christ contredit toutes les doctrines , parce que sa doctrine est sainte , et que le monde est corrompu ; il contredit tous les esprits, parce que son esprit est saint, et que le monde est corrompu; il contredit toutes les nations , parce que son Église est sainte, et que le monde est corrompu; et, par la même raison, le monde contredit les doctrines, l'esprit et l'Eglise de Jésus-Christ.

C'était donc avec justice, en certain sens, que dans la première procédure dirigée contre les chrétiens par les ordres de Néron , ils furent convaincus , au

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rapport de Tacite, de haine contre le genre humain. Ils haïssaient, en effet, tout ce que le monde estime, ils s'en prenaient à toutes ses pensées et à toutes ses affections pour les renverser de fond en comble, et, bien que ce fût par amour pour lui, le monde n'était pas tenu de le comprendre et de leur en savoir gré. La charité même , tant elle était nouvelle, se revêtait d'une couleur hostile, et la mort de Jésus- Christ sur la croix, ce chef-d'œuvre d'amour, paraissait une insulte plutôt qu'un dévouement. Tout était contra- diction, parce que tout était Dieu; et, afin qu'il fût prouvé qu'en effet rien n'était de l'homme, on devait à tout jamais reconnaître Jésus-Christ à cette mar- que, selon la parole qui avait été dite de lui, lors de sa première apparition parmi les hommes : Celui-ci est posé pour êti^e un signe à qui Von contredira [i). Et lui-même, rappelant les prophètes, avait dit à ses ennemis : N'avez -vous jamais lu cette parole: La pierre que les architectes ont rejetée est devenue la pierre de l'angle; le Seigneur a fait cela, et la merveille est sous vos yeux (2)? La prophétie s'ac- complit encore chaque jour; les princes, les na- tions , les savants , les sages , les habiles , les archi- tectes enfin, rejettent la pierre, ils la déclarent incommode ou usée par le temps ; ils n'en veulent plus : et cependant c'est encore la pierre de l'angle, et la merveille est sous vos yeux. Elle porte tout, quoique tout la repousse; elle a le double caractère

(1) Saint Luc, chap. ii, vers. 34

(2) Saint Matthieu , chap. xxi , \ ors. 42.

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de la nécessité et de l'impossibilité. Reconnaissez là, Messieurs, une lutte entre deux volontés qui ne sont pas égales, la volonté de l'homme qui se révolte , et la volonté de Dieu qui se fait obéir de Thomme , en l'homme et malgré l'homme. Et vous , chrétiens , fils de cet ouvrage , Dieu vous a donné une si heu- reuse place , comprenez la nécessité vous êtes de toujours souffrir, de ne pas triompher par le triomphe, de peur qu'on n'accuse Jésus-Christ de devoir quel- que chose à l'homme, mais de triompher sur la croix, afin que votre victoire soit celle de Dieu , et que vous puissiez redire aujourd'hui, dem.ain et toujours, la parole qui est le plus haut signe de la divinité de Jésus-Christ, après tant d'autres signes que vous en avez vus : La pierre que les architectes ont rejetée est devenue la pierre de V angle; le Seigneur a fait cela^ et la merveille est sous vos yeux.

CONFÉRENCES

NOTRE-DAME DE PARIS

ANNÉE 1848

Il E DIEU

QUARANTE-CINQUIÈME CONFÉRENCE

DE l'existence DE DIEU

Monseigneur (1), Messieurs ,

Nous avons prouvé la divinité de la doctrine ca- tholique en deux manières : nous l'avons prouvée par ses résultats, en montrant que la doctrine ca- tholique produit cette merveille de l'ÉgUse, à quoi rien n'est comparable, et qui surpasse évidemment toutes les forces humaines ; nous l'avons prouvée en établissant qu'elle a eu pour fondateur Jésus-Christ, envoyé de Dieu et Fils de Dieu. L'effet de la doctrine étant divin, et sa source l'étant aussi, il est mani- feste qu'elle porte elle-même le caractère de la divi- nité, ou , en d'autres termes, qu'elle est divine. Il

(1) Mei AiTre, archevêque de Paris

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semble donc, Messieurs, que notre tâche est accom- plie, et qu'ayant mis au front de la doctrine dont nous sommes le ministre, le plus sacré des carac- tères et le plus certain , nous n'avons plus rien que deux choses à vous dire , ou plutôt à vous comman- der : le silence et l'adoration.

Mais l'esprit humain est fait de telle sorte, il a été si bien trempé dans la lumière, que vît-il de ses propres yeux la main de Dieu lui apportant la doc- trine, il ne s'estimerait pas content de la recevoir s'il ne recevait avec elle le droit et la puissance d'en sonder les profondeurs. Sans doute la voie d'au- torité est une voie juste, naturelle, nécessaire à notre état présent; mais elle ne nous suffît pas, car notre état présent renferme les prémisses de l'avenir qui nous est promis , et rien ne nous rassasiera que la lumière vue de face dans l'essence même de Dieu. Nous ne souhaitons pas, Messieurs, de voir dès au- jourd'hui cette lumière dans sa plénitude infinie ; nous concevons que des bornes ont été mises à notre regard et à notre horizon : mais si faible que soit notre regard, c'est le regard d'un esprit; si étroit que soit notre horizon , c'est un horizon tracé par la main de Dieu. Notre regard cherche la lumière , et notre horizon en contient des traits. Sitôt donc qu'une doctrine nous est présentée, de quelque main qu'elle vienne, nous voulons y descendre, l'inter- roger par le dedans , nous assurer enfin qu'elle a d'autres signes de vérité que les signes extérieurs , si grands qu'ils soient. Je ne puis, Messieurs, échap- per à cette loi de votre être , et je ne le veux pas ; je

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la respecte en vous comme en moi-même ; j*y reco nais votre origine et votre prédestination. Il fau. donc après tant d'années je vous ai conduits dans les dehors du christianisme, franchir sous Tœil de Dieu les portes du temple, et regarder, sans crainte comme sans présomption, la doctrine elle-même, fille de Dieu et mère de votre âme.

Je ne vous promets pas de vous en démontrer la supériorité absolue; nous ne le pourrions qu'en quit- tant ce monde pour aborder aux clairs rivages de l'infini. Mais je vous promets qu'en la comparant à toutes les doctrines qui ont essayé d'expliquer les mystères du monde , vous y démêlerez sans peine une incontestable et divine supériorité. Je vous pro- mets qu'une lumière en jaillira, qui, sans atteindre toujours jusqu'à l'évidence, en sera du moins un glorieux crépuscule , et peut-être même quelquefois une sorte de nuance entre la raison de l'homme et la raison de Dieu. Votre âme, en s'élevant avec des vérités obscures, les verra peu à peu blanchir dans l'aube de la contemplation ; elle s'habituera, dans ce saint exercice, à des vols qui lui étaient inconnus, et s'étonnera un jour de la sublime légèreté des plus grands mystères.

Mais prendj:'ons-nous donc notre point d'appui pour fonder la doctrine et nous l'approprier? prendrons -nous des termes de comparaison et des moyens de vérification? Messieurs, il ne nous sera pas nécessaire de les chercher au loin. Dieu a mis proche de nous les instruments destinés par sa Pro- vidence à nous conduire vers lui; il nous les a don-

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nés dans la nature et dans l'intelligence, dans la conscience et dans la société. C'est le quadruple et unique palais qu'il nous a bâti : quadruple par la diversité de ses constructions , unique par les rap- ports qu'elles ont les unes avec les autres , et par le séjour indivisible que nous y faisons. Comme Dieu est tout entier et toujours présent à toutes les parties de l'univers, l'homme est tout entier et toujours pré- sent à la nature , à son intelligence , à sa conscience , à la société ; il y puise une vie qui s'éclaire constam- ment par la réverbération de toutes ses faces , et qui ne le laisse jamais dans l'ombre solitaire de lui- même. La nature parle à l'intelligence, Tintelligence répond à la nature, l'une et l'autre se rencontrent dans la conscience, et la société met le sceau de ses épreuves aux révélations de toutes les trois. C'est notre vie , et c'est que toute doctrine rencontre sa vérification. Une doctrine contraire, soit à la nature, soit à l'intelligence, soit à la conscience, soit à la société, est une doctrine fausse, parce qu'elle détruit notre vie ; une doctrine qui leur est conforme est une doctrine vraie , parce qu'elle affermit et étend notre vie, et que notre vie prise dans sa totalité , c'est le ciel et la terre, la matière et l'esprit, le temps et l'es- pace, l'homme et l'humanité, tout ce qui vient de Dieu et porte avec sa trace une démonstration de lui et de nous.

Je dois donc, Messieurs, vous faire voir la con- formité de la doctrine catholique avec la nature, l'in- telligence, la conscience et la société, et tirer de cette comparaison sans cesse renaissante devant

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vous des éclairs qui nous emportent dans les profon- deurs de l'invisible et dans l'immensité du surnatu- rel. Ce sera la dernière partie de nos Conférences; et, encore qu'elles doivent durer plusieurs années, je ne puis me défendre d'un sentiment de mélancolie en pensant que le jour s'approche il faudra me sé- parer de vous, et je ne verrai plus que de loin, dans l'infirmité des souvenirs, ces belles assemblées Dieu était avec nous. Une certaine consolation se mêle toutefois à la prévision de nos adieux, la conso- lation de l'homme qui touche à son terme, qui a accompli une carrière , et qui entrevoit l'heure il pourra dire avec saint Paul : J'ai combattu un bon combat, fai co7isommé ma course (1). Sentez avec moi , Messieurs , cette tristesse et cette joie ; car nos Conférences vous appartiennent autant qu'à moi; c'est un monument qui est sorti de votre cœur et du mien comme d'un seul principe, et un jour, s'il plaît à Dieu de nous accorder le repos de la vieillesse, nous pourrons, aussi bien que les autres, nous dire, en repassant dans notre esprit les temps que nous avons aimés : J'étais de ces Conférences de Notre- Dame qui ont tenu notre jeunesse captive sous la parole de Dieu.

Monseigneur, l'Église et la patrie vous remercient ensemble de l'exemple que vous nous avez donné à tous dans ces jours de grande et mémorable émo- tion. Vous nous avez appelés dans cette métropole le lendemain d'une révolution tout semblait avoir

(1) II* Épître à Timothée, ohap. iv, vers. 7.

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venus, nous voici tranquilles sous ces voûtes séculaires , nous apprenons d'elles à ne rien craindre pour la religion et pour la France : toutes les deux poursuivront leur carrière sous la main de Dieu, qui les protège; toutes les deux vous rendent grâces d'avoir cru à leur indissoluble al- liance, et d'avoir discerné des choses qui passent celles qui demeurent et s'affermissent par la mobilité même des événements.

La doctrine est la science des destinées. Nous vivons; mais pourquoi? Nous vivons; mais com- ment? Nous et tout ce qui est hors de nous se meut d'un mouvement qui ne s'arrête jamais. Le ciel marche, la terre est emportée, les flots se succèdent aux vieux rivages des mers ; la plante pousse, l'arbre monte, la poussière s'agite, et l'esprit de l'homme, plus inquiet encore que toute la nature, ne s'accorde à lui -même aucun repos. D'où vient? Qu'y a-t-il? Tout mouvement suppose un point de départ, un terme il tend , un chemin par il passe. Quel est donc notre point de départ? quel notre terme? quel notre chemin? C'est à la doctrine de répondre ; c'est à elle de nous dire notre principe , notre fin , notre moyen , et de nous révéler aveceuxle secret de nos destinées. Toute science ne va pas là. Les sciences inférieures nous apprennent la loi des mouvements particuliers; elles nous disent comment les corps s'attirent et se repoussent ; quelle orbite ils suivent dans les espaces indéfinis de l'univers ; comment ils se décomposent et se reconstituent; et mille secrets de cette vie agitée et constante qu'ils mènent au sein fécond de la na-

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ture : mais elles ne nous disent pas la loi générale du mouvement , le principe premier de tout, la fm dernière de tout, le moyen commun de tout. C'est le privilège de la doctrine , autant élevée au-dessus de toutes les sciences que l'universel l'est au-dessus du particulier.

Or, Messieurs , des trois termes qui comprennent le système des destinées, celui que la doctrine doit nous révéler d'abord est sans contredit le principe des choses ; car nous concevons sans peine que du prin- cipe dépend la fin , et que de la fm et du principe découle le moyen. Le principe des êtres renferme évidemment la raison de la fm qui leur est assignée, comme leur principe et leur fin déterminent le moyen qui leur sera donné pour atteindre et remplir leur vocation.

Je pose donc cette question suprême, je la pose avec vous et avec tous les siècles : Quel est le prin- cipe des choses? La doctrine catholique nous répond par ces premiers mots de son symbole : Credo in Deum Patrem omnipotentem, Je crois en Dieu, Père tout-puissant.

Entendons-la nous expliquer sa réponse.

Il y a un être principe; par cela seul qu'il est prin- cipe, il n'a pas de commencement, il est éternel, c'est-à-dire infini par la durée; étant infini parla durée, il l'est aussi parla perfection; car, si quelque chose lui manquait en perfection , il ne serait pas l'être total , il serait limité dans son existence ; il n'existerait pas par lui-même, il ne serait pas prin- cipe. Il y a donc un être infini en durée et en per-

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feclion. Or l'état de perfection implique l'état per- sonnel , c'est-à-dire l'état d'un être qui a conscience et intelligence de soi , qui se rend compte de ce qu'il est, qui distingue de lui ce qui n'est pas lui, qui éloigne de lui ce qui est contre lui; en un mot, qui pense, qui veut , qui agit , qui est libre, qui est sou- verain. L'être principe est donc un esprit infini à Vétat personnel. Telle est la doctrine catholique sur le principe des choses, doctrine renfermée dans cette courte parole : Credo in Deum. Je crois en Dieu.

Entendons maintenant la doctrine contraire ; car il existe une doctrine contraire, et vous ne verrez jamais, Messieurs, le christianisme énoncer un dogme sans rencontrer immédiatement une néga- tion, négation destinée à le combattre, mais qui doit servir à le prouver. Car l'erreur est la contre-épreuve de la vérité , comme les ombres sont le contre-appui de la lumière. Ne vous effrayez donc pas d'une op- position si prompte à l'égard d'un dogme si mani- feste ; appelez -la plutôt de vos vœux, et écoutez la première parole du rationalisme contre la première parole du christianisme : Credo in naturam^ matrem omnipotentem. Je crois en la nature , mère toute- puissante.

Vous l'entendez , le rationalisme, comme le chris- tianisme, admet l'existence d'un principe des choses ; mais pour lui , c'est la nature même qui est l'être- principe , l'être nécessaire, l'être éternel, l'être sou- verain. Or la nature, nous la connaissons, et il est évident pour tous qu'elle est à l'état impersonnel,

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c'est-à-dire qu'elle n'a pas conscience de ce qu'elle est , qu'elle manque de l'unité intellectuelle par chacun de ses membres vivrait de la vie universelle , et l'univers de la vie du moindre brin d'herbe com- pris dans son immensité. Nous sommes plongés dans la nature, nous y puisons l'aliment de notre exis- tence; mais, loin que nous y formions une seule vie par une intelligence commune à tous, nous ignorons jusqu'aux êtres qui nous touchent de plus près. Nous passons les uns à côté des autres comme des étrangers, et l'univers ne répond à nos investiga- tions douloureuses que par le spectacle muet de son inanimée splendeur. La nature est privée de personnalité, et c'est pourquoi le rationalisme , qui veut qu'elle existe par elle-même, définit le prin- cipe des choses une force mflnie à l'état imper- sonnel.

Voilà les deux doctrines.

Et remarquez, Messieurs, que l'esprit humain ne saurait en concevoir une troisième sur le prin- cipe des choses. Car ou bien la nature existe par elle-même et se suffit à elle-même, ou bien il faut chercher sa cause et son support au-dessus d'elle, non pas dans une nature analogue douée de la même infirmité, mais dans un être supérieur répondant par son essence à l'idée et à la fonction de principe. C'est l'un ou l'autre. Si l'on choisit la nature, comme elle manque de personnalité, il faut dire que le prin- cipe des choses est une force infinie à Vétat imper- sonnel. Si l'on repousse la nature, il faut dire que le principe des choses est un être surnaturel, un être

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dont la conception logique mène nécessairement à cette conclusion , que le principe des choses est un esprit infini à l'état personnel. Ainsi la raison hu- maine, quant à la première question du mystère des destinées, la question du principe, est fatale- ment condamnée à l'une ou l'autre de ces profes- sions de foi : Je crois en Dieu, Je crois en la nature.

C'est pourquoi il n'y a dans le monde que deux doctrines fondamentales, le théisme et le panthéisme: la première qui édifie sur l'idée de Dieu, la seconde sur le fait de la nature ; l'une qui part de l'invisible et de l'infini, l'autre du visible et de l'indéfini. Qui- conque n'est pas théiste est logiquement panthéiste , et quiconque n'est pas panthéiste est nécessairement théiste. Tout homme fait son choix entre ces deux doctrines , et la vie humaine s'enlace à l'une ou à l'autre comme à l'arbre de vie et à l'arbre de mort. On vous a donné peut-être le panthéisme comme une rare découverte des siècles nouveaux , comme un trésor lentement extrait des champs de la con- templation par le labeur des sages : le fait est qu'il est aussi vieux que l'humanité corrompue, et qu'il suffit d'une tête d'enfant pour concevoir qu'il y a un Dieu, ou que, s'il n'y en a point, la nature est à elle- même son principe et son Dieu.

C'est un don de la vérité, Messieurs, que sur une question aussi capitale que celle du principe des choses, vous n'ayez à choisir qu'entre deux doc- trines, et que, l'une rejetée, l'autre se montre avec le caractère infaillible de la nécessité logique^

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A quoi vous attendez-vous maintenant, Messieurs? Vous pensez peut-être que je vais vous démontrer l'existence de Dieu? Je vous déclare que pour rien au monde je ne voudrais vous la démontrer, non parce que la chose est impossible, mais parce que telle n'est pas la question. L'existence de Dieu n'est pas un dogme qui soit par terre , et qu'il faille tirer de la poudre ; c'est un dogme qui est debout , qui se tient entre l'Église, dont je vous ai fait voir l'autorilé divine, et Jésus -Christ, dont je vous ai prouvé la divinité personnelle. Dieu a été le fond de tout ce que nous avons vu jusqu'à présent. Il s'est révélé à nous comme se révèlent tous les êtres , par son ac- tion. Si Dieu n'avait pas agi sur la terre, et s'il n'y agissait pas encore tous les jours, nul ne croirait en lui, quelque démonstration qu'en fissent la métaphy- sique et l'éloquence. L'humanité croit en Dieu parce qu'elle le voit agir. La question n'est donc pas de le démontrer, mais d'en approfondir l'idée, et de la porter devant l'esprit à tout l'éclat qu'elle y peut obtenir.

Écartons même ces preuves positives de Dieu; oublions ces travaux dans le monde , et supposons que nous ayons devant nous la question toute nue de son existence. Il ne s'ensuivra pas encore qu'il y ait nécessité de la démontrer directement. Car notre esprit porte en lui-même la certitude qu'il y a un principe des choses, et, en outre, que ce principe est nécessairement ou Dieu ou la nature. Il ne s'agit plus que de choisir, et une affaire de choix est toute autre chose qu'une situation le raisonnement doit

IV.— 8

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tout créer. J'ai à mettre en regard le théisme et le panthéisme : voilà ma tâche; j'ai à rechercher le- quel des deux est en harmonie avec la nature, l'intelligence , la conscience et la société : voilà ma force.

Avant de commencer cette comparaison, ou plutôt en la commençant, je ferai une remarque; c'est que Dieu est ici- bas le plus populaire de tous les êtres, tandis que le panthéisme est un système purement scientifique. Au milieu des champs, appuyé sur son instrument de travail , le laboureur lève les yeux vers le ciel , et il nomme Dieu à ses enfants par un mouvement simple comme son âme. Le pauvre l'ap- pelle, le mourant l'invoque, le pervers le craint, l'homme de bien le bénit, les rois lui donnent leurs couronnes à porter, les armées le placent en tête de leurs bataillons, la victoire lui rend grâces, la défaite y cherche un secours, les peuples s'arment de lui contre leurs tyrans ; il n'est pas un lieu , un temps, une occasion, un sentiment Dieu ne pa- raisse et ne soit nommé. L'amour lui-même, si sûr de son charme , si confiant dans son immortalité propre, n'ose pas pourtant se passer de lui, et il vient au pied de ses autels lui demander la confirmation des promesses qu'il a tant de fois jurées. La colère croit n'avoir atteint son expression suprême qu'après avoir maudit cet adorable nom , et le blasphème est un hommage encore d'une foi qui se révèle en s'ou- bliant. Que dirai- je du parjure? Voilà un homme qui est en possession d'un secret d'où dépend sa fortune, son honneur; lui seul le connaît sur la

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terre, lui seul est son juge. Mais la vérité a un com- plice éternel en Dieu , elle appelle Dieu à son se- cours, elle met le cœur de l'homme aux prises avec le serment, et celui-là même qui sera capable d'en violer la majesté ne le fera pas sans un tremblement intérieur, comme devant l'action la plus lâche et la plus forcenée. Et pourtant qu'y a-t-il dans cette pa- role : Je le jure? Rien qu'un nom , il est vrai, mais c'est le nom de Dieu. C'est le nom qu'ont adoré tous les peuples, auquel ils ont bâti des temples, consa- cré des sacerdoces, adressé des prières ; c'est le nom le plus grand, le plus saint , le plus efficace, le plus populaire que les lèvres de l'homme aient reçu la grâce de prononcer.

En est-il de même du panthéisme? le cherche- rons-nous? Venez avec moi, Messieurs; frappons à cette porte : elle est illustre, et plus d'une main cé- lèbre aussi l'a heurtée. Nous voici devant un sage. Prions- le de nous expliquer le mystère de nos des- tinées ; car il l'a pénétré. Mais que nous dit-il ? qu'il n'y a au monde qu'une seule substance. Pourquoi? Parce que la substance est ce qui est en soi, et que ce qui est en soi est nécessairement unique , infini ^ éternel , Dieu. Voilà donc tout l'éclaircissement de notre vie posée sur une définition métaphysique. Je n'examine pas si elle est vraie ou fausse , si les con- clusions qu'on en tire sont légitimes , s'il est aisé ou non de définir autrement la substance, et de renver- ser par cela même tout l'échafaud de cette doctrine : je défie seulement l'humanité de la comprendre. Car vous-mêmes , Messieurs, vous, initiés dès votre en-

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fance aux spéculations des mots et des idées , vous n'en saisiriez le tissu, si je vous l'exposais, qu'avec une extrême difficulté. Peut-être même beaucoup d'entre vous n'y réussiraient pas ; car rien n'est plus rare que la sagacité métaphysique , que cet œil qui écarte de devant lui toutes les réalités , et pénètre d'un regard fixe le monde des abstractions. Vous sentiriez bientôt se gonfler les veines de votre front, une sorte d'éblouissement saisir votre pensée au fond de ses plus intimes replis, et tout disparaître devant vous, le réel et l'idéal , dans une défaillance doulou- reuse. Et ce serait là, dans ces subtiles et inabor- dables profondeurs, que la vérité première aurait caché sa face 1 Ce serait qu'elle attendrait le genre humain pour lui dicter son sort! Le croyez -vous? Pour moi, je ne le crois pas : je crois au Dieu du pauvre et du simple; je crois au Dieu que la cabane connaît, que l'enfance écoute, dont le malheur sait le nom, qui a trouvé des voies pour arriver à tous, si petits qu'ils soient, et qui n'a d'ennemis que l'orgueil de la science et la corruption du cœur. Je crois à ce Dieu-là; j'y crois parce que je suis homme, et, en répétant avec tous les peuples et à tous les âges le premier article du symbole de l'Église, je ne fais que me dire homme et m'inscrire à mon rang dans la communauté naturelle des âmes.

Vous l'avouerai- je. Messieurs : c'est la première fois depuis que je suis chargé du ministère de la parole divine, c'est, dis-je, la première fois que j'aborde cette question de l'existence de Dieu , si tou- tefois on peut l'appeler une question. Jusqu'ici je l'ai

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dédaignée comme inutile; j'ai cru qu'il ne fallait pas démontrer à un fils l'existence de son père , et que qui ne le connaît pas ne mérite pas de le connaître. Mais le cours de la pensée m'a contraint de vous en dire quelque chose ; et toutefois , en faisant à l'ordre logique cette concession, je n'ai pas voulu vous lais- ser penser que j'eusse pour but de satisfaire au be- soin de votre cœur, ni du peuple et du siècle nous vivons. Grâce à Dieu , nous croyons en Dieu, et si je doutais de votre foi , vous vous lèveriez pour me re- pousser du milieu de vous ; les portes de cette mé- tropolitaine s'ouvriraient d'elles-mêmes sur moi, et le peuple n'aurait besoin que d'un regard pour me confondre, lui qui tout à l'heure, au milieu même de l'enivrement de sa force , après avoir renversé plu- sieurs générations de rois, portait dans ses mains soumises , et comme associée à son triomphe , l'i- mage du Fils de Dieu fait homme ( Applaudisse- ments. )

N'applaudissons pas, Messieurs, la parole de Dieu ; croyons-la, aimons-la, pratiquons-la, c'est la seule acclamation qui monte jusqu'au Ciel et qui soit digne de lui.

Je devrais finir, Messieurs , puisque vous m'aver- tissez de l'heureuse inutilité de mon discours. Per- mettez-moi cependant , avant de le clore , de recher- cher pourquoi l'idée de Dieu est populaire, et si cette popularité ne serait qu'une vaine illusion du genre humain.

Nous avons dit que nous avions en notre pouvoir quatre moyens de vérification des doctrines : la na-

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ture, rintelligence, la conscience et la société. Si donc l'idée de Dieu est légitime, elle doit puiser sa force dans ces quatre sources de lumières, tandis que le panthéisme y rencontrera nécessairement sa condamnation.

La nature est un grand spectacle, elle épuise aisé- ment nos yeux et notre imagination : mais a-t-elle le caractère d'un être sans cause , d'un être qui existe par soi? Peut-elle dire comme Dieu, dans Moïse : Ego swm , qui sum , Je suis Celui qui suis? L'in- fini est le premier caractère de l'être sans cause : la nature a-t-elle ce caractère? Regardons-la, tout ce que nous y voyons a des limites, tout y est figure et mouvement, figure déterminée, mouvement calculé; tout y tombe sous l'empire étroit de la mesure, même les distances qui demeurent inconnues à nos instruments, mais qui ne le sont point à nos concep- tions. Nous sentons la borne même notre œil ne la voit pas ; il nous suffit de la saisir dans un point pour la conclure partout. L'infini est indivisible , et n'y eût-il dans l'univers qu'un atome soumis à notre faible main, nous saurions que la nature est finie, et que son immensité n'est que le voile éclatant de sa misère.

Si la nature était par soi-même, elle aurait de plus le caractère de la liberté absolue, c'est-à-dire de la souveraineté : car, de quoi peut dépendre un être qui n'a point de cause? Mais est-ce ce que nous remarquons dans les opérations qui nous ma- nifestent sa vie? L'univers est serf ; il roule dans un cercle n'apparaît aucune spontanéité; la pierre

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reste la main l'a mise, et l'astre suit une orbite nous le retrouvons toujours. Ces mondes prodigieux par leur masse et leur mouvement n'ont jamais révélé à l'observateur qu'un mécanisme sourd et aveugle, une force esclave, une désespérante im- puissance de dévier de leur loi. Et l'homme lui- même, l'homme, en qui seul apparaît sur la terre cette liberté dont nous cherchons vainement la trace dans tout le reste, l'homme est-il souverain? Naît-il à l'heure qu'il a marquée? meurt- il à l'heure qu'il désignera? Peut -il s'afffranchir de ce qui limite et meurtrit son existence? Comme la nature dont il fait partie, il a sa grandeur, mais une grandeur qui trahit d'autant plus son infirmité. Il est semblable à ces rois qui suivaient le triomphateur au Capitole , et dont l'abaissement s'accroissait des restes mêmes de leur majesté. Aussi deux sentiments naissent à la fois du spectacle de l'univers : l'admiration et la pitié. Et tous les deux, se fortifiant l'un par l'autre , concluent ensemble à la vanité de la nature et à la recherche de son auteur. C'est le langage des mondes , c'est leur éloquence éternelle , c'est le cri de leur conscience , si l'on pouvait donner ce nom à la force qui les contraint de parler pour un plus grand qu'eux, et de redire à tous les échos du temps et de l'espace le cantique de la créature au Créateur : Non nobis, Domine, non nobis, sed nomini tuo glo- riam, Non pas à nous, Seigneur , non pas à nous la glim^e , mais à votre nom ! Oui , mondes sacrés qui roulez sur nos têt^s , astres brillants et joyeux qui menez votre course sous la main du Très-Haut ,

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îles fortunées qui dressez vos rivages dans l'océan du ciel, oui, vous n'avez jamais menti à l'homme!

Il n'importe pas, Messieurs, desavoir si le pan- théisme essaie ou non de détourner de son sens le spectacle de la nature. Ce qui importe , c'est que l'homme pris en général, l'homme de l'humanité, voie du premier coup d'œil que l'univers n'existe pas par lui-même.

Jamais la métaphysique ne détruira cette impres- sion profonde causée à l'homme par la vue des choses dont se compose la scène nous vivons. Un enfant saisit l'incapacité du ciel et de la terre; il la voit, il la sent, il la touche, il y reviendra toujours comme à un sentiment invincible qui fait partie de son être. Vous aurez beau lui dire qu'il est Dieu ; il lui suffit d'avoir eu la fièvre pour comprendre que vous vous moquez de lui.

En regardant la nature, l'homme voit des réalités; en regardant son intelhgence, il voit des vérités. Les réalités sont finies comme la nature qui les contient; les vérités sont infinies, éternelles, absolues, c'est- à-dire plus grandes que l'intelligence nous les dé- couvrons. La nature nous montre des figures de géométrie ; l'intelligence nous révèle la loi mathéma- tique elle-même, la loi générale et abstraite de tous les corps. Elle fait plus, elle nous révèle la loi méta- physique, c'est-à-dire la loi de l'être, quel qu'il soit, la loi qui s'applique aussi bien aux esprits qu'aux corps. A cette hauteur et dans cet horizon , l'univers disparaît aux regards de notre esprit, ou du moins nous ne le voyons plus que comme le reflet d'un

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monde supérieur, comme l'ombre d'une lumière sans rivages ; le réel s'absorbe dans le vrai , qui est sa ra- cine ; la réalité se mesure par la vérité.

Mais est -elle, la vérité? est son lieu, son siège, son essence vivante? Est-ce une pure abstraction de notre esprit? N'est-ce qu^ l'uni- vers agrandi par un rêve? S'il en était ainsi, notre intelligence elle-même serait un songe; la vérité, qui nous paraît le principe de tout, ne serait que l'exagération et comme l'extravagance de la réalité sensible.

Dirons-nous que la vérité a pour siège notre propre esprit? Mais notre esprit est borné, la vérité ne l'est pas ; notre esprit a commencé , la vérité est éter- nelle ; notre esprit est susceptible de plus et de moins , la vérité est absolue. Dire que notre esprit est le siège de la vérité , c'est dire en termes obscurs que notre esprit est la vérité même, la vérité vivante : qui est assez insensé pour le croire? Outre la con- tradiction qui existe entre la nature de notre esprit et la nature de la vérité , ne voyons-nous pas les in- telligences dont se compose le genre humain dans uneguerre perpétuelle d'affirmations et de négations? La vérité serait donc en guerre avec elle-même? Elle dirait oui et non à la fois, tout en restant absolue. C'est le comble de la démence.

Si la vérité n'est pas un vain nom , elle n'est dans l'univers qu'à l'état d'expression, et dans notre esprit qu'à l'état d'apparition ; elle est dans l'univers comme l'artiste dans son œuvre, elle est dans notre esprit comme le soleil dans nos yeux. Mais par delà l'uni-

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vers et notre esprit , elle subsiste en elle-même , elle est une essence réelle, infinie, éternelle, absolue, existant par soi , ayant conscience et intelligence de soi; car comment la vérité ne s'entendrait-elle pas elle-même , puisqu'elle est la source de tout entende- ment? Or dire cela de la vérité, c'est définir Dieu : Dieu est le nom propre de la vérité, comme la vérité est le nom abstrait de Dieu.

11 y a donc un Dieu , s'il y a une vérité. Vous plaît- il de dire qu'il n'y a pas de vérité? C'est votre affaire, et je ne vais pas contre.

Peut-être, Messieurs, vous sentirez mieux encore la force de cette conclusion en l'appliquant à l'ordre de la conscience. De même que la vérité est l'objet et la vie de l'esprit, la justice est l'objet et la vie de la conscience. La conscience aperçoit et approuve une règle des droits et des devoirs entre les êtres doués de liberté. Cette règle est la justice. Mais est- elle la justice? Est-ce un simple résultat de la volonté humaine? En ce cas, la justice n'est qu'une convention, une loi fragile née aujourd'hui, et qui tombera demain. Est-ce un ordre fondé sur la nature même de l'homme? Mais cette nature est variable, corruptible, sujette à des passions qui l'égarent. Ce qui est l'ordre pour l'un sera le désordre pour l'au- tre. Il faut donc, si la justice est une réalité, qu'elle soit une loi éternelle et absolue, réglant les rapports des volontés libres, comme les mathématiques sont une loi éternelle et absolue, réglant les rapports des êtres matériels , et la métaphysique une loi éternelle et absolue, réglant les rapports des intellig^ences

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av6C tous les êtres soil existants, soit possibles. En dehors de cette notion , la justice n'est qu'un mot qui arme les forts contre les faibles , les heureux contre les malheureux. Or cette notion entraîne nécessai- rement celle de Dieu, puisqu'une loi éternelle et ab- solue ne saurait être une réahté que dans la personne d'un être subsistant par soi, ayant une volonté active et droite, capable de promulguer un ordre, de le sou- tenir, de récompenser l'obéissance et de punir la ré- belli-on.

La vérité est le premier nom de Dieu, la justice est le second.

Or qu'il y ait des hommes pour qui la vérité et la justice ne soient qu'un jeu de philosophie, qui s'en- ferment dans la solitude orgueilleuse de leur pensée pour y bâtir leur gloire sur des systèmes qui portent leur nom , cela se comprend. Mais l'humanité pauvre et souffrante n'en est pas ; elle a besoin de vérité pour se nourrir, de justice pour se défendre , et elle sait que le véritable nom de l'une et de l'autre, c'est le nom de Dieu ; que la véritable force de l'une et de l'autre, c'est la force de Dieu. Elle ne s'y est jamais trompée. Quand on l'opprime , elle lève ses mains vers Dieu, elle en inscrit le nom sur ses drapeaux, elle dit à l'oppresseur cette dernière et solennelle pa- role de l'âme qui croit et espère : Je vous cite au tri- bunal de Dieu 1

Ce tribunal a tôt ou tard son heure, son heure tem- porelle et visible , outre son heure éternelle. Les rois y comparaissent dès ici- bas, et les nations aussi. C'est ce tribunal permanent au sein de l'erreur et de

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l'iniquité qui sauve le monde. En vain l'orgueil veut l'abattre; le peuple sauvé par lui le sauve à son tour. S'il n'y avait parmi nous que des sages, l'idée de Dieu pourrait y périr, car un homme seul est toujours puissant contre Dieu; mais malheureuse- ment les nations sont faibles contre lui, parce qu'elles ne peuvent se passer de justice et de vérité. Elles le protègent contre les savantes chimères d'une fausse sagesse ; elles en maintiennent la mémoire avec une fidélité qui n'en conserve pas toujours la parfaite no- lion, mais qui du moins n'a pas permis jusqu'à pré- sent que le soleil et l'histoire vissent un peuple athée. Quoi qu'on ait fait. Dieu est resté la pierre angulaire de la société humaine ; aucun législateur n'a osé le bannir, aucun siècle ne l'a ignoré , aucune langue n'a effacé son nom. Aussi bien sur la terre que dans le ciel, il est parce qu'il est.

Mais si Dieu a pour lui la nature, l'intelligence, la conscience et la société, que reste- t-il au pan- théisme ? sera son point d'appui ? Il le cherchera , Messieurs, dans les ténèbres d'une métaphysique abstruse : il s'isolera de toutes les réahtés , de tous les sentiments et de tous les besoins, pour se com- poser un labyrinthe dont la pensée ne saura plus re- trouver les issues. Il en perdra lui-même le fil; en- fermé dans la prison subtile qu'il se sera construite, il sera pris du rire de l'orgueil qui s'est trompé lui-même, et appelant à lui, du fond corrompu des âges , les esprits curieux des doctrines rares, il jettera sur Dieu et sur le genre humain l'anathème du mé- pris. Dieu passera sans l'entendre, et le genre hu-

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main sans lui répondre. Faisons comme eux, passons aussi.

Nous avons de Dieu une triple intuition : intuition négative dans la nature ; intuition directe dans les idées de vérité et de justice; intuition pratique dans la société humaine. La nature, en nous montrant des caractères incompatibles avec un être qui existerait par soi-même, nous fait remonter jusqu'à sa source ; les idées de vérité et de justice nous nomment Dieu , sans qui elles ne seraient rien ; la société humaine , qui ne peut se passer de lui, nous prouve son exis- tence par sa nécessité. Mais outre ces révélations constantes et inamissibles, il en est que la divine Providence sème de loin en loin sur la route des na- tions; elle frappe des coups de foudre; elle déchire des voiles , elle donne de sa présence un sentiment si plein et si profond, que nul ne s'y trompe, et qu'un peuple entier laisse échapper de son cœur ce cri una- nime et involontaire : Dieu ! c'est Dieu ! Nous assis- tons, Messieurs, à une de ces œuvres Dieu se dé- couvre; hier il a passé dans nos murs, et toute la terre l'a vu. Pourrais-je donc me taire devant lui? Pourrais -je retenir sur mes lèvres tremblantes la prière de l'homme qui, un jour de sa vie, a vu son Dieu de plus près?

0 Dieu, qui venez de frapper ces coups terribles, Dieu, le juge des rois et l'arbitre du monde, regardez dans une lumière propice ce vieux peuple français , le fils aîné de votre droite et de votre Église. Souve- nez-vous de ses services passés, de vos bénédictions premières; renouez avec lui l'antique aUiance qui

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l'avait fait votre homme ; appelez-en à son cœur qui fut si plein de vous, et qui tout à l'heure encore, dans les prémices d'une victoire rien de royal ne fut épargné par lui, vous donnait des gages de l'empire qu'il n'accorde plus qu'à vous. 0 Dieu juste et saint, par cette croix de votre Fils que leurs mains ont portée du palais profané des rois au palais sans tache de votre épouse, veillez sur nous, protégez- nous, éclairez -nous, prouvez au monde une fois de plus qu'un peuple qui vous respecte est un peuple sauvé.

QUARANTE- SIXIEME CONFEP.EINCE

DE LA VIE INTIME DE DIEU

Monseigneur ,

Messieurs,

Dieu existe; mais que tait-il? Quelle est son ac- tion? Quelle est sa vie? C'est la question qui se pré- sente immédiatement à l'esprit. Dès que l'esprit a reconnu l'existence d'un être, il se demande com- ment il vit; et à plus forte raison se le demandera- t-il de Dieu , qui, étant le principe des êtres, excite en nous un besoin de sa connaissance d'autant plus ardent et juste , que son action est le modèle de toute action, et sa vie l'exemplaire de toute vie. Qu'est-ce donc que Dieu fait? A quoi passe-t-il son éternité? Voilà, certes, une question hardie. Pourtant l'homme se la fait, et il veut la résoudre. Mais comment la

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résoudre? Comment pénétrer dans Tessence divine pour y entrevoir l'mcompréhensible mouvement d'un esprit éternel, infini, absolu, immuable?

Trois doctrines se présentent à nous. L'une af- firme que Dieu est condamné par la souveraine ma- jesté de sa nature à un épouvantable isolement; que, seul en lui-même, il se regarde d'un regard qui ne rencontre que lui, et s'aime d'un amour qui n'a d'objet que lui ; qu'en ce regard et cet amour à tout jamais solitaires consistent la nature et la perfection de sa vie.

Selon la seconde doctrine, l'univers nous mani- feste la vie de Dieu, ou plutôt il est la vie même de Dieu. Nous voyons en lui son action permanente, le théâtre se réalise sa puissance et se réflé- chissent tous ses attributs. Dieu n'est pas sans l'u- nivers , pas plus que l'univers n'est sans Dieu. Dieu est le principe, l'univers est la conséquence, mais une conséquence nécessaire, sans laquelle le principe serait inerte, infécond, impossible à conce- voir.

La doctrine catholique réprouve ces deux sys- tèmes. Elle n'admet pas que Dieu soit un être soli- taire, éternellement occupé à une contemplation stérile de lui-même ; elle n'admet pas non plus que l'univers, bien que l'ouvrage de Dieu, en soit la vie propre et personnelle. Elle s'élève au-dessus de ces idées infirmes, et, nous emportant avec la parole de Dieu par delà toutes les conceptions de l'esprit hu- main , elle nous apprend que la vie divine consiste dans l'union coéternelle de trois personnes égales en

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qui la pluralité détruit la solitude, et l'unité la divi- sion ; dont le regard se répond , dont le cœur se com- prend, et qui, plongées dans ce flux et reflux de l'une à l'autre, identiques par la substance, dis- tinctes par la personnalité, forment ensemble une ineffable société de lumière et d'amour. Telle est l'es- sence de Dieu, et telle sa vie, l'une et l'autre forte- ment exprimées par cette parole de l'apôtre saint Jean : Très sunt qui testimonium dant in cœîo , Pa- ter, Verbum , et Spirifus sanctiis. Il y en a trois gui rendent témoignage dans le ciel, le Père, le Fils, et le Saint-Esprit, et ces trois ne sont qu'une chose (1).

Ici , Messieurs , et bien peu de temps après vous avoir promis des clartés, il semble que je prenne plaisir à vous a.ppeler dans un dédale de ténèbres ; car se peut-il rien concevoir de plus effrayant pour la pensée que les termes par je viens d'énoncer, d'après l'Écriture et l'Église, les rapports qui con- stituent la vie intime de Dieu? Toutefois, Messieurs , ne vous fiez pas à cette impression première ; con- fiez-vous plutôt à mes promesses, parce qu'elles sont celles de l'Évangile, il est écrit : Ego sum lux mundi, Je suis la lumière du monde. Et encore : Qui sequitur me non amhulat in tenebris, sed ha^ bebit lumen vitœ. Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie (2). Oui, rassurez-vous, comptez sur Dieu, qui

(1) 1" Épître, chap. v, vers. 7.

(2) Saint Jean, chap. vin, vers. 12.

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ne vous a rien proposé d'inutile à croire, et qui a ca- ché des trésors éclatants dans les mystères les plus obscurs , comme il a caché dans les entrailles de la terre les feux du diamant. Suivez-moi, passons les colonnes d'Hercule, et, laissant la vérité enfler nos voiles , avançons-nous sans crainte jusqu'aux régions transatlantiques de la lumière.

Nous voulons nous rendre compte de la vie divine; la première question à nous faire est donc celle-ci : Qu'est-ce que la vie? Car tant que nous ne saurons pas ce que c'est que la vie en soi, il est clair que nous ne pourrons nous former aucune idée de celle de Dieu. Qu'est-ce donc que la vie? Pour l'entendre, il faut nous demander ce que c'est que l'être ; car la vie est évidemment un certain état de l'être. Nous arrivons ainsi à cette question première et suprême : Qu'est-ce que l'être ? Et nous la résoudrons en cher- chant ce qu'il y a de permanent et de commun dans les êtres infiniment variés dont le spectacle est sous nos yeux. Or en tous, quels que soient leur nom, leur forme, leur degré de perfection ou d'infériorité, nous découvrons une force mystérieuse qui est le principe de leur subsistance et de leur organisation , et que nous appelons l'activité. Tout être, même le plus inerte en apparence , est une activité ; il se con- dense en lui-même , il résiste aux efforts étrangers , il attire et s'incorpore des éléments qui lui obéissent. Un grain de sable est en lutte et en harmonie avec l'univers entier, et il se conserve par cette force qui est le fond même de son être , et sans quoi il s'abî- merait dans l'incapacité absolue du néant. L'activité

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«tant le caractère permanent et commun de tout ce qui est, il s'ensuit que l'être et l'activité sont une seule et même chose, et que nous avons le droit de poser cette définition : L'être est Factivité. Saint Tliomas d'Aquin nous en a donné l'exemple, lorsque ayant à définir Dieu , qui est l'être dans sa réalité totale , il a dit : Dieu est un acte pur.

Mais l'activité entraîne l'action , et l'action c'est la vie. La vie est à l'être ce que l'action est à l'activité. Vivre, c'est agir. Il est vrai que l'action spontanée, et surtout libre, étant l'action parfaite, on marque ordinairement la naissance ou l'apparition de la vie se manifeste ce genre d'action. Ainsi l'on dit que la pierre est, que la plante végète, que l'a- nimal vit ; mais ces différentes expressions ne signa- lent que les gradations de l'activité, dont la pré- sence, si faible qu'elle soit, constitue partout l'être vivant.

Nous savons ce que c'est que la vie. Faisons un pas de plus , cherchons-en les lois générales , et ap- pliquons-les à Dieu.

La première loi générale de la vie est celle-ci : L'action d'un être est égale à son activité. En eiïet, l'action d'un être ne saurait être limitée que par une force étrangère ou par sa propre volonté. Or une force étrangère ne l'arrête qu'au degré il manque lui-même d'énergie, et quant à sa volonté propre, s'il en est doué, elle le porte nécessairement jus- qu'où il peut atteindre par sa nature. Une action su- périeureà son activité lui est impossible; une action inférieure ne lui suffit pas; une action égale à son

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activité est la seule qui le mette d'accord avec lui- même et avec le reste de l'univers. Aussi, Messieurs, soit que vous considériez le mouvement général des mondes ou la tendance de chaque être en particulier, vous les verrez tous agir selon la quantité de leurs forces , et ne mettre de bornes à leur ambition que parce qu'il en existe à leurs facultés. Tous, l'homme compris, vont jusqu'où ils peuvent; tous, parvenus au terme qui les épuise et les arrête, écrivent comme le poëte, en accusant leur impuissance avec or- gueil :

Sistimus hic tandem nobis ubi defuit orbis.

Cette première loi générale connue, je conclurai déjà quelque chose touchant la vie de Dieu ; car l'ac- tion d'un être étant égale à son activité, et Dieu étant l'activité infinie, il s'ensuit qu'il y a en Dieu une ac- tion infinie , ou , pour parler plus clairement encore , qu'une action infinie constitue en Dieu la vie même de Dieu. Mais qu'est-ce qu'une action? La nature et l'humanité ne se composent que d'un tissu d'actions; nous ne faisons pas autre chose depuis l'instant de notre naissance jusqu'à celui de notre mort : et pour- tant savez -vous bien ce que c'est qu'une action? Avez-vous jamais médité sur le sens de ce mot, qui renferme à lui seul tout ce qui se passe au ciel et sur la terre? L'action est un mouvement ; il nous est im- possible d'en concevoir la nature sous une forme plus claire et plus générale. Le corps se meut quand il agit, la pensée se meut quand elle travaille, le cœur

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se meut quand il conçoit des affections; de quelque part que vienne l'acte, la langue n'a qu'un terme pour l'exprimer, et l'entendement qu'une idée pour se le représenter. Tout est en mouvement dans l'uni- vers parce que tout y est action , et tout y est action parce que depuis Tatome jusqu'à l'astre, depuis la poussière jusqu'à l'esprit, tout y est activité. Mais le mouvement suppose un but, un terme l'être as- pire. Je m'agite, je cours, j'expose ma vie : pour- quoi? Qu'est-ce que je veux? Apparemment je cher- che quelque chose qui me manque et dont j'ai be- soin : car si rien ne me manquait, mon mouvement n'aurait pas de cause, le repos serait mon état natu- rel, l'immobilité mon bonheur. Puisque je me meus, c'est pour faire : faire est à la fois le motif et le terme du mouvement, et par conséquent l'action est un mouvement producteur.

Ne vous lassez pas de me suivre , Messieurs ; il est vrai , je vous emporte par des voies dont peut-être vous n'entrevoyez pas encore l'issue; vous êtes pas- sagers sur le vaisseau de Colomb, vous cherchez en vain l'étoile qui vous annonce le port ; mais prenez courage, tout à l'heure vous crierez : Terre ! Nous y touchons.

L'action est un mouvement producteur, je viens de le démontrer, et comme l'action est la conséquence de l'activité, il s'ensuit que la production est la fin dernière de l'activité, c'est-à-dire de l'être, puisque l'être et l'activité sont une seule et même chose. Mais dans quelle proportion l'être produira- 1- il? Évidemment dans la proportion de son activité,

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puisque, selon la première loi générale de la vie, l'action d'un être est égale à son activité. Ainsi vivre, c'est agir; agir, c'est produire; produire, c'est tirer de soi quelque chose d'égal à soi. Sans doute on peut concevoir une production inférieure à l'être d'où elle émane ; mais cette production , si elle a lieu , ne sera pas l'acte principal de la vie , elle n'en sera que l'ac- cessoire et l'accident. Tout être tend à produire dans la plénitude de ses facultés , parce qu'il tend à vivre de la plénitude de sa vie, et il n'atteint ce terme na- turel de son ambition qu'en tirant de lui quelque chose d'égal à lui-même. Il est aisé de le constater par l'observation , après l'avoir établi par le raison- nement. En quoi consiste, par exemple, le doulou- reux travail de l'artiste? L'artiste a eu dans son âme une vision du vrai et du beau ; l'horizon s'est déchiré sous son regard , et il a saisi dans le lointain lumi- neux de l'infmi une idée qui est devenue la sienne et qui le tourmente jour et nuit. Que veut-il, et qu'est- ce qui le trouble? Il veut rendre ce qu'il a vu ou en- tendu ; il veut qu'une toile, qu'une pierre ou qu'une parole exprime sa pensée, comme elle est en lui, avec la même clarté, la même force, la même poésie, la même accentuation. Tant qu'il n'obtient pas cette bienheureuse égalité entre sa conception et son style, il est sous le poids d'un malheur qui le désespère ; car il reste au-dessous de lui-même, et il pleure en larmes ardentes l'inefficacité de son génie, qui lui paraît comme une insulte et une mort. Celui à qui il acte donné davantage, dit l'Évangile, on lui de- mandera davantage. Telle est la loi de la production,

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aussi bien dans l'ordre de la nature et de Fart que dans l'ordre de la vertu.

Mais. Messieurs, pour que la vie produise quel- que chose d'égal à elle-même, il faut qu'elle pro- duise la vie; pour que l'être vivant produise quel- que chose d'égal à lui-même, il faut qu'il produise son semblable, ou, en d'autres termes, qu'il soit fécond. La fécondité est le terme extrême et com- plet de la production, qui est elle-même le terme nécessaire de l'activité. Nous arrivons de la sorte à connaître et à poser cette seconde loi générale de la vie : L'activité d'un être se résume dans sa fécon- dité.

Ici, Messieurs, le spectacle des choses parle si haut, qu'il est presque inutile de l'invoquer. Quel est dans la nature l'être vil et déshérité qui n'ait reçu de Dieu la grâce de produire son semblable, de se voir dans un autre lui-même émané de lui? La plante ne cesse de semer dans la terre le germe qui la mul- tiplie; l'arbre répand autour de lui et confie aux vents du ciel les semences mystérieuses qui lui assu- rent une innombrable filiation ; l'animal rassemble ses petits sous sa mamelle intarissable; et l'homme, après tout, l'homme, esprit et matière , réunit dans sa fragile vie la double fécondité des sens et de la pensée. Il se lègue tout entier à une postérité qui le perpétue par l'âme autant que par le corps, père deux fois béni et deux fois immortel. Oserais-je aller plus loin , et, passant de l'homme aux frontières op- posées de la vie, vous faire remarquer le prodige de la fécondité jusque dans ces êtres à qui la science

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refuse l'organisation , et qui pourtant , malgré leur misère , trouvent encore en eux la force de séduire la nature et de se perpétuer dans son sein par des alliances qui accusent leur vitale énergie? Vaine- ment, d'un pôle à l'autre, de l'homme au ver de terre, je cherche la stérilité; je ne la découvre qu'en un lieu et en une chose, dans la mort. En sorte qu'on peut dire avec une exactitude rigoureuse que la vie est la fécondité, et que la fécondité est égale à la vie.

Levons les yeux maintenant, nous le pouvons , le- vons-les vers Dieu. Si ce que nous avons dit est vrai, Dieu, étant l'activité infmie, est aussi et par cela même la fécondité infinie. Car, s'il était actif sans être fécond , s'il était infiniment actif sans être infi- niment fécond, il s'ensuivrait de deux choses l'une, ou bien qu'il aurait une action improductive, ou bien qu'il ne produirait qu'au dehors de lui-même , dans la région du temporaire et du fini. Dire que l'action de Dieu est improductive, c'est dire qu'il agit sans cause, et que sa vie se consume dans l'im- puissance d'une éternelle stérilité ; dire que son ac- tion n'est productive qu'au dehors, c'est dire que sa vie ne lui est pas propre, ce qui est absurde ; ou bien que l'univers est sa vie , ce qui nous ramène au pan- théisme. Il faut donc conclure que la vie de Dieu s'exerce au dedans de lui-même par une infinie et souveraine fécondité. Ne cherchez pas d'avance, Mes- sieurs, comment s'accomplit cet adorable mystère ; ne précipitez pas votre curiosité au-devant de la lu- mière et de l'abîme, soyez maîtres de vous, regardez

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le point que vous regardez, entendez le son que vous entendez, pas davantage. L'infini, dans le ciel, se voit d'un seul coup; sur la terre, nous soulevons pé- niblement quelque partie du voile qui le dérobe à nos yeux.

Dans ce moment, je neveux de vous qu'une chose: je vous demande si vous pouvez vous faire l'idée de V.èUe sans l'idée d'activité, l'idée d'activité sans l'idée de production, l'idée de production sans l'idée de fécondité. Je vous demande si votre esprit consent à prononcer ce jugement : Dieu est une activité infinie qui aboutit à une infinie stérilité. Vous me direz : Il se regarde et il s'aime, n'est-ce rien? Oui, mais son regard et son. amour sont stériles ; vous en contente- riez-vous vous-mêmes? Quoi ! votre regard et votre amour sont féconds; ils produisent un être vivant, semblable à vous , égal à vous , en qui vous vous voyez et vous vous aimez; et Dieu^ le principe et l'exemplaire des choses, ne posséderait pas, sous une forme infinie et surnaturelle, le mystère que vous possédez sons une forme finie et naturelle ! Son activité extérieure serait assez grande pour donner la vie à l'univers, tandis que son activité intérieure et personnelle n'aboutirait qu'au silence d'une imme- surée solitude ! La fécondité serait-elle donc une misère , et la stérilité une perfection ? Si elle est une perfection, ne voyez- vous pas que Dieu lesrenferme toutes à un degré suréminent? Il faut donc conclure, avec saint Thomas d'Aquin, dans son merveilleux- Traité des Personnes divines : Toute action ayant pour conséquence quelque chose qui pr^ocède de cette

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action y de même qu'il y a une procession extérieure qui suit l'action extérieure , il y a aussi une proces- sion intérieure qui suit V action intérieure... j et c'est ainsi que la foi catholique pose en Dieu une proces- sion (1).

Allons plus loin, Messieurs, demandons - nous pourquoi la fécondité est le résumé ou le terme de l'activité des êtres , pourquoi les êtres tendent à pro- duire leurs semblables et les produisent, en effet. La raison en est contenue dans l'idée même d'activité et d'action. Car une action est un mouvement ; un mou- vement suppose un point de départ, qui est l'être agissant; un point d'arrivée, qui est l'être désiré; et une relation entre le principe et le but du mouve- ment, entre l'être agissant et l'être désiré. Otez cette relation, il ne reste plus de cause du mouvement, par conséquent plus d'action, plus d'activité, plus de vie, plus d'être, rien. La relation est l'essence même de la vie, et nous n'avons qu'à consulter notre propre vie pour en avoir une surabondante dé- monstration. Que faisons-nous, Messieurs, que fai- sons-nous depuis le premier de nos jours jusqu'au dernier? Nous entretenons des relations avec Dieu , avec la nature, avec les hommes, avec les livres, avec les morts et les vivants. Le temps même qui mesure notre âge est une relation , et notre esprit s'abîmerait en vain à se représenter la vie autrement que comme un tissu indivisible d'innombrables rap- ports.

(Ij Question 27, arlicle 1".

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Cela étant, qu'est-ce qu'une relation? Il nous im- porte étrangement de le savoir, puisque est le nœud dernier de tout notre être. Une relation con- siste dans le rapprochement de deux termes distincts. Le rapprochement parfait est l'unité, la distinction parfaite est la pluralité , par conséquent la relation parfaite est l'unité dans la pluralité. Parcourez toute la trame de vos rapports , vous n'y verrez pas autre chose. La vie de notre intelligence est une unité d'es- prit dans une pluralité de pensées ; la vie de votre corps est une unité d'action dans une pluralité de membres; votre vie de famille est une unité d'affec- tion ou d'intérêts dans une pluralité de personnes; votre vie de citoyen est une unité d'origine, de de- voirs et de droits , dans une pluralité de familles ; votre vie catholique est une unité de foi et d'amour dans une pluralité d'âmes qui tendent vers Dieu : ainsi de tout le reste. Que fais-je ici? d'où vient que ma parole s'adresse à vous? Qu'y a-t-il entre elle et cet auditoire? Rien, sinon que mon âme cherche la vôtre pour la conduire au foyer d'une lumière qui, sans détruire la distinction de votre personnalité et de la mienne, nous rassemblera pourtant dans l'unité présente d'une même espérance et dans l'unité future d'une même béatitude.

Or cette merveille de l'unité dans la pluralité ne saurait s'établir que par la similitude des êtres , et la similitude des êtres suppose leur égaUté de nature par leur communauté d'origine. La fécondité, qui produit des êtres semblables à leur auteur et sem- blables entre eux , est donc le principe naturel de

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l'unité dans la pluralité, c'est-à-dire des relations qui constituent la vie des êtres par l'ensemble con- tinu de leurs actes. Il est vrai que nous entretenons des rapports avec des êtres dont ne nous rapprochent pas une origine prochaine ni une similitude exacte; mais aussi ces rapports sont faibles et éloignés; c'est toujours le degré de la ressemblance déterminé par le degré de parenté, qui mesure la force et l'intimité des relations. Ainsi les membres d'une famille se touchent de plus près que les membres d'une cité; les peuples de même race s'unissent plus étroitement que les peuples de race diverse ; et tous les êtres créés viennent .puiser en Dieu, leur père commun, la rai- son des similitudes et des rapports plus ou moins di- rects qui les relient tous ensemble dans la vaste unité de la nature.

Nous sommes donc en droit de poser celte troi- sième loi générale de la vie : Le but de la fécondité est de produire des relations entre les êtres, c'est- à-dire de donner un objet et une raison à leur acti- vité.

Déjà , .Messieurs , vous ne vous étonnez plus de ces prodigieuses paroles par lesquelles l'apôtre saint Jean nous définissait la vie divine : Il y en a trois qui rendent témoignage dans le ciel, le Père, le Fils, et le Saint-Esprit , et ces trois ne sont qu'une chose (1). Vous entendez que le mystère delà vie est un mystère de relations, c'est-à-dire un mystère qui imphque ces deux termes : unité dans la pluralité ,

(1) Chap. VIII, vers. 12.

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pluralité dans l'unité. Mais avant de le conclure d'une manière encore plus formelle, arrêtons-nous un moment à considérer l'effet des relations dans les êtres.

La vie n'est pas le seul phénomène qu'ils présen- tent à nos regards. Par-dessus le mouvement qui les mêle et qui les emporte, nous découvrons un charme que nous appelons la beauté. La beauté est le résul- tat de l'ordre ; partout l'ordre cesse , la beauté s'é- vanouit. Mais l'ordre, qu'est-il, sinon l'unité qui brille en une multitude d'êtres, et qui les ramène tous, malgré leurs distinctions et leurs variétés , à la splen- deur d'un seul acte ?

La bonté est la sœur de la beauté. Elle est le don que les êtres se font réciproquement de leurs avan- tages, et par conséquent elle est aussi l'effet des re- lations. Pour se donner et pour recevoir, il faut être au moins deux.

Ainsi , Messieurs , la vie , le beau et le bien , ont un même principe, qui est l'unité dans la pluralité, et refuser à Dieu ce double caractère, c'est lui refu- ser à la fois la vie, la beauté et la bonté. Les lui re- fuserez-vous? Encore que vous n'entendissiez pas comment un même être peut réaliser en lui l'un et le plusieurs, cette faiblesse de votre intelligence dé- truirait-elle la chaîne des raisonnements et des ob- servations qui nous ont initiés aux secrets les plus profonds de la nature des choses? Mais abordons de face la difficulté.

Dieu est un; sa substance est indivisible parce qu'elle est infinie ; cela est hors de doute pour la foi

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comme pour la raison. Dieu ne peut donc être plu- sieurs par la division de sa substance. Mais s'il n'est pas plusieurs par la division de sa substance , com- ment le sera-t-il? Comment un être un et indivisible peut-il en même temps se trouver plusieurs? Mes- sieurs, je n'ai besoin que d'un mot, et je vous de- mande à mon tour : Pourquoi Dieu a-t-il besoin d'être plusieurs? N'est-ce pas pour avoir en lui- même des relations, ces relations sans lesquelles nous ne saurions concevoir ni l'activité, ni la vie, ni l'être? Eh bien! que la substance de Dieu de- meure ce qu'elle est et ce qu'elle doit être, le siège de l'unité, et qu'elle produise en elle-même, sans se diviser, des termes de relation, c'est-à-dire des termes qui soient le siège de la pluralité en se ré- férant à l'unité. Car ces deux choses , l'un et le plu- sieurs, sont également nécessaires pour constituer des relations , et si la substance de Dieu était divi- sible, l'unité y manquant, les relations y manque- ;raient aussi.

Je vous comprends, Messieurs : vous voulez me dire que vous n'entendez pas même les expressions dont je me sers, et qu'il y a contradiction manifeste entre l'idée d'une substance unique et l'idée de plu- sieurs termes de relation qui y seraient contenus ^ans la diviser. Je vais vous montrer le contraire, et n'eussiez-vous que l'intelligence d'un enfant, elle vous suffira pour me suivre et pour rendre justice à la vérité.

J'étends la main : est-elle, ma main? Elle est dans l'espace. Qu'est-ce que l'espace? Les philoso-

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phes> ont disputé sur sa nature : les uns ont cru que c'était une substance infiniment délicate et subtile; les autres que c'était quelque chose de vide, une simple possibilité de recevoir des corps. Quoi qu'il en soit, substance ou non , l'espace est manifeste- ment une capacité constituée par trois termes de re- lation, la longueur, la largeur et la hauteur, trois termes parfaitement distincts entre eux, égaux entre €ux, inséparables entre eux, si ce n'est par une ab- straction de l'esprit, et pourtant ne formant en- semble dans leur évidente distinction qu'une seule et indivisible étendue, qui est l'espace. Je dis que la longueur, la largeur et la hauteur sont des termes de relation, c'est-à-dire des termes qui se réfèrent l'un à l'autre, puisque le sens de la longueur est dé- terminé par le sens de la largeur, et ainsi du reste. Je dis que ces termes de relation sont distincts l'un de l'autre; car il est manifeste que la longueur n'est pas la largeur, et que la largeur n'est pas la hauteur. Je dis enfin que ces trois termes, malgré leur réelle distinction, ne forment qu'une seule et indivisible étendue, ce qui est encore de la dernière clarté pour les sens et pour l'esprit. Donc, il n'y a ni obscurité ni contradiction de langage à émettre cette proposition : Dieu est une substance unique contenant dans son indivisible essence des termes de relation réellement distincts -erïtre eux.

Voulez- vous un exemple plus positif que celui de l'espace? Car, malgré la réalHté de l'espace, vous pourriez peut-être l'accuser d'être une sorte d'ab- straction : eh bien ! ramassez le premier corps venu.

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Tout corps , quel qu'il soit , pierre ou diamant, est renfermé sous les trois formes de longueur, de largeur et de hauteur. Prisonnier de l'étendue, il la porte avec lui dans sa forme une et triple, et se l'in- corpore en entier par une pénétration réciproque qui fait de l'un et de l'autre une seule chose. Le corps est espace, et l'espace est corps. La longueur, la largeur et la hauteur sont le corps en tant que long, en tant que large, en tant que haut. Divisez le corps tant que vous voudrez, changez sa matière intime selon votre plaisir, toujours subsistera le même phénomène d'unité dans la pluralité; en sorte qu'il n'y a rien dans la nature, espace et corps, le contenant et le contenu, qui ne tombe sous cette définition aussi simple qu'étonnante : une substance unique en irois termes de relation réellement distincts l'un de l'autre.

L'univers parle donc comme saint Jean. Non^ seu- lement rien ne s'y oppose à la légitimité logique des expressions qui rendent le mystère de la vie divine ; non- seulement ces expressions y prennent le carac- tère d'une formule générale et algébrique des êtres ; mais encore la puissance de l'analogie nous conduit à appliquer cette formule au principe même des êtres, à celui qui n'a mettre dans ses œuvres qu'une copie ou un reflet de sa propre nature.

Toutefois , dès qu'on applique à Dieu des expres- sions ou des lois de l'ordre visible, elles y changent subitement de proportions, parce qu'elles passent de la région du fini à celle de l'infini. Vous ne devez donc pas vous étonner. Messieurs, si la doctrine

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'Catholique vous enseigne que les termes de relation revêtent en Dieu la forme de la personnalité. Enten- dons-nous sur ce mot. Tout être , par eela seul qu'il est lui et mon un autre, possède ee que nous appe- lons l'individualité. Tant qu'il subsiste, il s'appar- tient ; il peut croître ou décroître, perdre ou acqué- rir; il peut communiquer à autrui quelque chose de soi, mais non pas le soi-même. Il est lui tant qu'il est; personne autre n'est et ne sera jamais lui, si ce n'est-lui. Telle est la nature et la force de l'indivi- dualité. Supposez maintenant que l'être individuel ait conscience et intelligence de son individualité , qu'il se voie vivant et distinct de tout ce qui n'est pas lui, ce sera une personne. La personnalité n'est pas autre chose que l'individualité ayant conscience et intelligence de soi. L'individualité est le propre des corps, la personnalité est le propre des esprits. Or Dieu est un esprit inOni ; tout ce qui le constitue, substance et terme de relation, est esprit. Par con- ■séquent chaque terme des relations divines a con- science et intelligence de soi ; il se voit distinct des autres en tant que terme de relation , un avec eux en tant que substance : sa distinction fait son indivi- dualité relative; la conscience et l'intelligence de son individualité relative le font une personne. Imaginez l'espace devenuun esprit , vous aurez un phénomène analogue. La longueur, la largeur et lahauteur au- raient conscience et intelHgence de leur individualité relative, con^^cience et intelligence de leur unité abso- lue dans'l'.espare ; elles seraient une parla substance, plusieurs par la distinction élevée à l'état ..personnel.

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Il nous reste à considérer, Messieurs, combien il y a de personnes en Dieu, comment et en quel ordre elles s'y produisent.

Jusqu'ici nous ne nous sommes aidés que des- analogies de la nature extérieure; mais, au point oui nous sommes parvenus, ayant à nous rendre compte? du nombre et de la genèse des personnes divines, ill est nécessaire que nous cherchions dans des pro- fondeurs plus reculées une lumière plus voisine de» la lumière de Dieu.

La nature extérieure n'est pas tout notre horizon et toute notre clarté. Nous la touchons par notre corps; mais elle est hors de nous , même dans notre corps, et, de plus, elle n'est que terre et cendre, et si elle a quelque chose de Dieu , ce n'est qu'un ves- tige et non pas une image de lui. Sortons de la limite de la poudre, entrons en nous-mêmes : ne sommes- nous pas des esprits ? Oui, je suis un esprit. Dans ce sépulcre matériel que j'habite en voyageur , une lampe a été allumée, lampe immatérielle et pure qui éclaire ma vie, qui est ma vraie vie, qui descend de l'éternité et qui m'y ramène comme à mon origine et à ma nature. Que parlais-je tout à l'heure du temps et de l'espace? Qui pouvait m'arrêter dans ces viles comparaisons? Ah ! je le sens, vous m'en faisiez un reproche; vous m'accusiez de tenir mon âme et la vôtre captives dans ces inanités de l'univers, je ne voyais que des ombres, je ne touchais que des morts, je ne suscitais que des empreintes froides et effacées de la vérité. Vous attendiez avec impa- t lience que j'ouvrisse enfin l'arène d'une vision meil-

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îeure : je sens que j'y suis. Je vois ce qui ne se voit pas , j'entends ce qui ne s'entend pas , je lis ce qui n'a ni forme ni couleur : la vérité a encore un voile, mais c'est sa personne; elle a encore des secrets, mais ce sont les derniers. Arrière la nature, et voyons Dieu dans l'esprit!

L'esprit vit comme Dieu de la vie immatérielle, et par conséquent il connaît cette vie les sens n'ont point de part , et qui est celle de Dieu. Que fait donc l'esprit lorsque , renfermé au dedans de lui-même , imposant silence à tout le reste, il vit de sa vie propre? Que fait-il? Ce qu'il fait, Messieurs? deux choses seulement, deux actes inépuisables, qui re- viennent toujours, qui ne se lassent jamais, et dont la trame compose tout son travail avec toute sa joie : il pense et il aime. Il pense d'abord, c'est-à-dire qu'il voit et combine des objets dépouillés de ma- tière, de forme, d'étendue et d'horizon : espèce d'univers devant lequel celui que nous habitons par les sens n'est qu'un cachot sourd et étroit. Il se joue dans cette mer sans rivage des idées. Il appelle à la vie, pour composer la sienne , des mondes sans nom et sans fin qui lui obéissent avec la promptitude de l'éclair. Il peut n'en pas connaître le prix et les dé- daigner; la contemplation pure lui pèsera d'autant plus qu'il l'exercera moins et qu'il enchaînera ses facultés aux abaissements du corps. Mais je ne parle pas de ces trahisons de l'esprit contre lui- même; je parle de l'esprit tel qu'il est par sa na- ture, tel qu'il vit lorsqu'il veut vivre à la hauteur Dieu l'a placé. Il pense donc , c'est son premier acte

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]Mais la pensée, est-ce l'esprit lui-même, ou quel- que chose qui est distinct de l'esprit? n'est pas Tesprit lui-même; car la pensée vient et passe , tandis que l'esprit demeure toujours. J'oublie le lendemain mes idées de la veille ; je les appelle et je les chasse; quelquefois elles m'obsèdent malgré moi. Ma pensée et mon esprit sont deux. Je me parie à moi-même dans la solitude de mon entende- ment; je m'interroge, je me réponds; ma vie inté- rieure n'est qu'un colloque continuel et mystéi^ieux. Et pourtant je suis un. Ma pensée, quoique distincte de mon esprit, n'en est pas séparée ; quand elle est présente, mon esprit la voit en lui; quand' elle est absente, il la cherche en lui. Je suis un et deux à la fois. Ma vie intellectuelle est une vie de -relation'; j'y retrouve ce que j'ai remarqué dans la nature exté- rieure, unité et pluralité, unité résultantde- la- sub- stance même de l'esprit, pluralité résultant' de son action. Que serait, en effet, Faction de Tesprit, si elleétaitinféconde? Quels en seraient la raison, le but et l'objet? L'esprit, comme toute la nature, mais en une manière bien autrement élevée, est donc fécond. Tandisque les corps se divisent pour se multiplier, l'esprit, créé à la ressemblance de Dieu , demeure inaccessible à toute division. Il engendre sa pensée sans rien émettre au dehors de son incorruptible- substance; il la multiplie sans rien perdre de per- fection de l'unité.

Vous le voyez. Messieurs, en nous élevant de la vie extérieure à la vie intérieure, de la vie des corps' à la vie de l'esprit , nous avons retrouvé même

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loi; mais nous lavons retrouvée, comme il était inévitable, avec un accroissement de lumière et de précision. Les corps, malgré leurs révélations mer- veilleuses, nous tenaient à une trop grande distance de Dieu; l'esprit nous a portés jusqu'au sanctuaire de son essence et de sa vie. Pénétrons -y, ou du moins , s'il nous est interdit de franchir certaines limites, allons aussi près que la bonté divine nous le permettra.

Dieu est un esprit, son premier acte est donc de penser. Mais sa pensée ne saurait être , comme la nôtre, multiple, sans cesse naissante pour mourir, et mourant pour renaître. La nôtre est multiple, parce qu'étant finis, nous ne pouvons nous représenter qu'un à un tous les objets susceptibles de connais- sance ; elle est sujette à périr, parce que nos idées se pressant l'une après l'autre , la seconde détrône la première , et la troisième précipite la seconde. En Dieu, au contraire, dont l'activité est infinie, l'esprit engendre d'un seul coup une pensée égale à lui- même, qui le représente tout entier, et qui n'a pas besoin d'une seconde, parce que la première a épuisé l'abîme des choses à connaître , c'est-à-dire l'abîme de l'infini. Cette pensée unique et absolue, premier et dernier de l'esprit de Dieu, reste éternellement en sa présence comme une représentation exacte de de lui-même, ou, pour parler le langage des livres saints , comme son image, la splendeur de sa gloire et la figure de sa substance (1). Elle est sa parole,

(1) Ile Épître aux Corinthiens, chap. iv, vers. 4. Épître aux Hébreux, chap. i, vers. 3.

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son verbe intérieur, comme notre pensée est aussi notre parole ou notre verbe; mais, à la différence du nôtre , verbe parfait qui dit tout à Dieu en un seul mot, qui le dit toujours sans se répéter, et que saint Jean avait entendu dans le ciel lorsqu'il ouvrait ainsi son sublime Évangile : Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu (1).

Et de même qu'en l'bomme \? pensée est distincte de l'esprit sans en être séparée, ainsi, en Dieu, la pensée est distincte, sans être séparée, de l'esprit divin qui la produit. Le Verbe est consubstantiel au Père, selon l'expression du concile de Nicée, qui n'est que l'énergique expression de la vérité. Mais ici , comme dans le reste , il existe entre Dieu et l'homme une grande différence. Dans l'homme, la pensée est distincte de l'esprit d'une distinction im- parfaite, parce qu'elle est finie ; en Dieu , la pensée est distincte de l'esprit d'une distinction parfaite, parce qu'elle est infinie : c'est-à-dire qu'en l'homme la pensée ne va pas jusqu'à être une personne, tandis qu'en Dieu elle va jusque-là. Le mystère de l'unité dans la pluralité ne s'accomplit pas totale- ment dans notre intelligence, et c'est pourquoi nous ne pouvons pas vivre de nous seuls. Nous cherchons au dehors l'aliment de notre vie; nous avons besoin d'un entretien étranger, d'une pensée qui nous soit autre et qui pourtant nous soit proche. En Dieu , la pluralité est absolue aussi bien que l'unité, et c'est

(1) Saint Jean, chap. i, vers. 1.

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pourquoi sa vie se passe tout entière au dedans de lui-même, dans le colloque ineffable d'une personne divine à une personne divine , du Père sans généra- tion au Fils éternellement engendré. Dieu pense, et il se voit dans sa pensée comme dans un autre, mais comme dans un autre qui lui est proche jusqu'à n'être qu'un avec lui par la substance; il est père, puisqu'il a produit à sa ressemblance un terme de relation réellement et personnellement distinct de lui; il est un et deux dans toute la force que l'infmi donne à l'unité et à la dualité ; il peut dire, en con- templant sa pensée, en regardant son image, en entendant son Verbe, il peut dire, dans l'extase de la première et de la plus réelle paternité , cette parole entendue par David : Tu es mon Fils , je t'ai en- g endi'é aujourd'hui {!). Autour d'huil dans ce jour qui n'a ni passé, ni présent, ni futur, dans ce jour qui est l'éternité, c'est-à-dire la durée indivisible de l'être sans changement. Aujourd'hui ! car Dieu pense aujourd'hui, il engendre son Fils aujourd'hui, il le voit aujourd'hui, il l'entend aujourd'hui, il vit au- jourd'hui de cet acte inénarrable qui ne commence ni ne fmit jamais.

Mais est-ce toute la vie de Dieu? La génération de son Fils est-elle son seul acte, et consomme-t-elle avec sa fécondité toute sa béatitude? Non, Mes- sieurs; car, en nous-mêmes, la génération de la pensée n'est pas le terme s'arrête notre vie. Quand nous avons pensé, un second acte se produite

(1) Psaume ii, vers. 7.

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nous aimons. La pensée est un regard qui amène son objet en nous-mêmes; l'amour est un mouve- ment qui nous entraîne au dehors vers cet objet pour l'unir à nous et nous unir à lui , et accomplir ainsi dans sa plénitude le mystère des relations, c'est-à-dire le mystère de l'unité dans la pluralité. L'amour est à la fois distinct de l'esprit et distinct de la pensée : distinct de l'esprit, il naît et il meurt; distinct de la pensée par sa définition même, puisqu'il est un mouvement d'étreinte, tandis que la pensée est une simple vue. Et néanmoins il procède de l'un et de l'autre , et il ne fait qu'un avec tous les deux. Il procède de l'esprit, dont il est l'acte, et de la pensée, sans laquelle l'esprit ne verrait pas l'ob- jet qu'il doit aimer ; et il reste un avec la pensée et l'esprit dans le même fond de vie nous les re- trouvons tous trois , inséparables toujours , et tou- jours distincts.

En Dieu , il en est de même. Du regard coéternel qui s'échange entre le Père et le Fils, naît un troi- sième terme de relation, procédant de l'un et de l'autre, réellement distinct de l'un et de l'autre, élevé par la force de l'infmi jusqu'à la personnalité, et qui est le Saint-Esprit, c'est-à-dire le saint mouvement, le mouvement sans mesure et sans tache de l'amour divin. Gomme le Fils épuise en Dieu la connaissance, le Saint-Esprit épuise en Dieu l'amour, et par lui se termine le cycle de la fécondité et de la vie divine. Car, que voulez-vous que Dieu fasse encore? Esprit parfait, il pense et il aime; il produit une pensée égale à lui , et avec sa pensée un amour égal à tous

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les deux. Que lui reste-t-il à désirer et à produire? Et que vous resterait-il à vous-mêmes si vous aviez comme lui, dans l'unité de votre substance, une pensée sans bornes et un amour sans bornes? Mais, infortunés que nous sommes , la pensée et l'amour ne sont dans notre âme qu'une vue et une possession d'un objet étranger; nous sommes obligés de sortir de nous pour chercher notre vie , pour apaiser notre soif de connaître, notre faim d'aimer. Et au lieu d'aller à la source unique de la vérité et de la cha- rité, qui est Dieu, nous nous attachons à la nature, qui n'est qu'une ombre; à la vie du temps, qui n'est qu'une mort. Ou bien, repliés sur nous par un effort insensé, nous demandons à notre impuissance l'ac- complissement du mystère un et triple qui est la félicité divine; nous essayons de nous suffire dans l'orgueil d'une pensée solitaire, dans la volupté de r amour personnel, et, comme un sable qui se dévore lui-même, nous nous desséchons dans les sanglantes étreintes d'un égoïsme qui serait infini si le néant pouvait l'être.

Ah ! levez les yeux en haut! c'est qu'est la vie, parce que c'est qu'est la fécondité véritable. C'est que vous conduisent le spectacle des lois de la nature et l'étude des lois de votre propre esprit. Tout vous apprend que l'être et l'activité sont une même chose ; que l'activité s'exprime par l'action , que l'action est nécessairement pro<5uctrice ou féconde; que le but de la fécondité est d'établir des relations entre des êtres semblables; que la relation est l'unité dans la pluralité , d'où résultent la vie , la beauté et

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la bonté. Et qu'ainsi, Dieu, l'être infini, l'être bon, beau et vivant par excellence , est infailliblement le plus magnifique ensemble de relations , l'unité par- faite et la pluralité parfaite, l'unité de substance dans la pluralité de personnes; un esprit principe une pensée égale à l'esprit qui l'engendre, un amour égal à l'esprit et à la pensée d'où il procède ; tous les trois, Père, Fils, Saint-Esprit, aussi anciens que Téternité, aussi grands que l'infini, aussi un dans la béatitude que dans la substance ils puisent leur divinité identique. Voilà Dieu ! voilà Dieu, la cause et l'exemplaire de tous les êtres ! Rien n'existe ici-bas qui n'en soit le vestige ou l'image , selon le degré de sa perfection. L'espace le révèle dans sa plénitude une et triple; les corps le font reconnaître dans les trois dimensions qui constituent leur solidité; l'esprit nous le montre de plus près dans la production des deux choses les plus élevées de ce monde , si toute- fois elles sont de ce monde, la pensée et l'amour; enfin le tissu même de l'univers , qui n'est partout que relations, nous est comme une toile la lu- mière divine passe , pénètre et nous laisse entrevoir au-dessus du ciel visible le ciel invisible de la Tri- nité.

Toutes les lois prennent leur source dans ce foyer des relations primordiales. La société humaine, si elle aspire à la perfection , n'a pas d'autre modèle à contempler et à imiter. Elle y découvrira la première constitution sociale dans la première cité ; l'égalité de la nature entre les personnes qui la composent; l'ordre dans leur égalité, puisque le Père est le prin-

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cipe du Fils, et que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils: l'unité cause de la pluralité; la pensée recevant d'en haut son être et sa lumière ; l'amour terminant et couronnant toutes les relations. Ces lois sont assez belles , et les législateurs , s'ils pouvaient les réaliser sur la terre , feraient un ouvrage dont l'Église catholique a seule possédé jusqu'aujourd'hui le privilège et le secret.

Arrêtons- nous. Je ne vous ai pas démontré le mystère de la sainte Trinité; mais je l'ai mis dans une perspective l'orgueil ne la méprisera qu'en s'insultant lui-même. Pardonnons-lui cette joie, s'il est jaloux de se la causer. Pour vous, Messieurs, inspirés d'une sagesse plus humble et plus élevée, remerciez Dieu, qui, en nous révélant le mystère de sa vie, n'a pas accablé notre intelligence d'une lu- mière stéi'ile, mais nous a donné la clef de la nature et de notre propre esprit.

QUARANTE-SEPTIÈME CONFÉRENCE

DE LA CRÉATION DU MONDE PAR DIEU

Monseigneur,

Messieurs ,

Nous avons pénétré jusque dans la vie intérieure de Dieu ; nous savons qu'il est, et comment il vit. La suite des idées nous conduirait maintenant à recher- cher quel est son caractère ; mais deux mots nous suffiront sur ce point. Le caractère de Dieu est la perfection : tout ce qui est renfermé dans l'idée de perfection, comme l'immutabilité, la sagesse, la jus- tice, la bonté, doit être attribué à Dieu dans un degré infini, et constitue son caractère métaphysique et moral. Les difficultés qui peuvent naître de ces divers attributs se résoudront naturellement lorsque nous traiterons des rapports de Dieu avec les êtres

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créés. Nous les franchissons donc à pieds joints, et nous nous trouvons logiquement en présence de cette question : Étant donné Dieu, le principe des choses, comment les choses sont -elles émanées de lui? Par quel procédé, et surtout par quels motifs?

Ici, Messieurs, nous commençons à toucher plus directement aux secrets de nos destinées; car elles prennent sans contredit leur source dans le procédé par lequel nous sommes sortis du sein de notre cause, et bien plus encore dans les motifs qui ont porté l'Être existant par lui-même à produire quel- que chose qui ne fût pas lui. Quel est donc ce pro- cédé? Quels sont ces motifs ?

Avant de vous le dire, Messieurs, je vous prie de bien remarquer l'état de la question. Il ne s'agit pas de savoir si le monde est ou n'est pas un ouvrage : cette question-là est jugée. Quiconque n'est pas pan- théiste est contraint d'admettre que le monde a une cause, qui est l'œuvre d'une intelligence et d'un pou- voir supérieurs; or nous avons écarté le panthéisme, nous avons reconnu Dieu dans l'infirmité même de la nature, et par conséquent nous disons de lui avec le peuple et avec le poëte :

L'Éternel est son nom , le monde est son ouvrage.

Chose digne d'attention , les philosophes de l'an- tiquité qui croyaient à l'éternité de la matière , tels que Platon , ne pouvaient cependant s'empêcher de reconnaître dans l'ensemble des choses visibles le caractère d'une œuvre travaillée, et ils appelaient

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Dieu le grand architecte de l'univers. C'est qu'en effet l'univers porte le signe éclatant de son impuis- sance personnelle, s'il est permis de parler ainsi; et ceux-là mêmes qui ne s'élèvent pas jusqu'à l'idée de sa création, y discernent pourtant la main de l'artiste qui l'a touché et construit. Ils le voient fait, encore qu'ils ne le voient pas créé , et sans cela la pensée de Dieu n'aurait aucune raison dans leur esprit. La production du monde est un dogme qui précède logi- quement le dogme de l'existence de Dieu ; nous di- sons : Le monde est produit, donc Dieu est; et non pas : Dieu est, donc le monde est produit. C'est le raisonnement des anciens philosophes théistes aussi bien que celui des philosophes chrétiens ; seulement il était moins complet dans les premiers que dans les seconds. Aristote, par exemple, après avoir admis l'éternité de la matière , ne pouvait plus remonter à une cause suprême , si ce n'est en découvrant dans la nature quelque chose dont la présence ne s'expliquait pas sans un principe plus élevé. Tel était pour lui le mouvement des corps. L'analyse de ce phénomène l'avait conduit à reconnaître la nécessité d'un premier moteur, et il avait écrit cette proposition presque di vine par sa profondeur et son originalité : « Il y a quelque chose d'immobile qui est le principe du mou- vement. »

Encore une fois , Messieurs , la question n'est donc pas de savoir si le monde est produit, mais comment et pourquoi il a été produit.

Deux systèmes se sont partagé les intelligences en dehors de la doctrine catholique. Le premier affirme

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que le monde a été produit par le concours de Dieu et d'une certaine substance inférieure , coéternelle à Dieu. Figurez- vous , d'une part, l'être absolu et par- fait; de l'autre part, une substance vile, informe, sans mouvement, sans vie, incapable de sortir par elle-même de cet état d'abjection, et toutefois in- créée comme Dieu , éternelle comme Dieu , existant par soi comme Dieu , la matière , en un mot , et encore la matière dépouillée de cette gloire telle quelle que nous lui voyons aujourd'hui. Que Dieu l'eût laissée , elle y serait encore , espèce de tombeau vide et éternel, ne recevant ni la vie ni la mort. Mais Dieu l'a regardée ; il a été saisi de pitié devant l'infinie grandeur de cette misère. Il a dit une parole , et le monde, sortant des langes immobiles de sa concep- tion, a paru tel que nos yeux l'admirent, ancien par son fond , nouveau par sa forme , père et fils à la fois, fils d'un plus parfait que lui, père de lui-même par coopération.

Cette ingénieuse poésie n'a pas satisfait tous les esprits. Beaucoup lui ont refusé leur consentement. Ils ont trouvé misérable devant la logique comme en elle-même cette singulière substance moitié Dieu, moitié néant, Dieu par l'éternité de son être, néant par l'incapacité de se donner le mode de son exis- tence, et ils ont imaginé, pour expliquer la naissance du monde, le système de l'émanation. Dans ce se- cond ordre d'idées, Dieu a tiré de sa propre substance la substance de l'univers, mais sans lui communiquer ni sa personnalité ni sa divinité.

La doctrine catholique repousse ce système aussi

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bien que le premier. Car, de deux choses l'une : ou bien la substance divine est tout entière et indivisible dans le monde, et en ce cas le monde est Dieu ; ou bien la substance divine n'est qu'en partie dans le monde parla vertu de l'émanation, et alors elle perd le caractère absolu sans lequel l'esprit ne saurait la concevoir.

Il n'est pas nécessaire, Messieurs, d'un grand effort de pensée pour saisir le vice ou plutôt le ridi- cule de ces théories sur l'origine de l'univers. Nous rencontrons ici un exemple frappant de la force et de la faiblesse de l'esprit humain. Il a bien vu que la nature sensible ne s'expliquait pas sans l'interven- tion d'une nature plus haute; mais, je ne sais pour- quoi, il lui a été impossible de déterminer le mode et la mesure de cette intervention. Frappé de l'indi- gence de l'univers, il lui refusait l'existence propre pour en faire une émanation de la Divinité ; puis , ne concevant pas ni que Dieu pût sortir de lui-même, ni que sa substance s'appauvrît par cette émission , il attribuait au monde un fonds de vitalité originelle, mais pauvre et retenue aux plus extrêmes limites de l'incapacité. C'était toujours la même contradiction. Il ne fallait, ce semble, qu'un peu de vigueur de logique pour conclure à fond et dans la plénitude du vrai; l'homme ne l'a pas pu. Son œil, errant entre deux abîmes, n'osait accepter ni l'un ni l'autre, et cherchait au milieu un point d'arrêt chimérique.

Maintenant, ouvrez la Bible, et lisez -en la pre- mière phrase : Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Quelle simplicité. Messieurs, et quelle

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fermeté! Moïse n'affirme pas même l'existence de Dieu ; il le nomme et il le défmit par une action qui explique en même temps l'univers. L'univers n'est pas éternel, il n'est pas non plus une émanation de la substance divine ; il a été fait dans toute la force de ce mot, il a été fait par un pur acte de volonté. Dieu a dit, et tout a été fait ; c'est l'expression de David , et c'est l'idée que l'esprit humain n'avait pu découvrir, pas même pour la combattre. Il l'ignorait, quoiqu'elle fût la clef de tout, et depuis qu'elle lui a été révélée , il la repousse comme une incompréhen- sible fiction. Qu'est-ce, dit-il, que faire de l'être par un acte de volonté ? Comment se représenter cette magique opération? Et qu'est-ce qu'une idée qui n'offre à l'entendement aucune image saisissable ? L'homme agit, mais toujours sur une substance pré- existante à son action; il produit, mais de simples modifications dans le sujet s'exerce sa puissance; la création est un abîme il ne découvre rien qu'un mot et un désespoir: un mot au lieu d'une idée, un désespoir au lieu d'une solution.

Qu'en pensez-vous, Messieurs? Est-il nécessaire de se représenter un acte pour en avoir l'idée? Ne suffit-il pas que la force logique nous contraigne d'en affirmer l'existence? La raison, je le veux pour un moment, ne saisit sous aucune face l'acte créateur; oui, mais elle voit que le monde n'est ni éternel, ni émané de la substance de Dieu, et, poussée à bout, elle conclut qu'il a été fait par voie de création : car quelle issue lui reste-t-il, sinon celle-là? Est-il plus aisé de se représenter la matière sortant par émana-

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tion de la substance immatérielle , ou bien existant de toute éternité par sa propre vertu? Assurément, si l'esprit aperçoit quelque chose, il n'aperçoit qu'une impossibilité , et c'est pourquoi il se jette dans la seule route qui lui demeure ouverte, route obscure encore, mais éclairée du moins de la lumière ren- fermée dans toute nécessité logique. Est-il vrai d'ail- leurs que le mot de création ne représente rien à notre entendement? Est-il vrai que nous ne conce- vions en aucune manière comment la volonté divine peut prononcer la souveraine parole : Fiat! Je m'en étonnerais ; car si nous avons démêlé dans notre in- telligence des images qui nous ont introduits jus- qu'au sacré vestibule de l'essence incréée, comment ^e mystère de notre volonté personnelle ne nous ap- prendrait-il rien touchant le mystère de la divine vo- lonté? La volonté est le siège de la puissance; c'est par que l'homme commande, et qu'il est obéi. Com- mander! Messieurs, quel mot! Y avez-vous jamais songé? Un homme laisse tomber de ses lèvres une parole : on écoute, on se presse, on court. Un autre parle, rien ne se fait. Tous les deux ont prétendu commander, un seul a réussi. C'est qu'un seul a dit le mot qui contient la puissance, ce mot : Je veux. Beaucoup pensent le dire, parce qu'ils le pronon- cent ; mais il y en a peu qui le disent en effet. C'est le mot le plus rare qui soit au monde , bien qu'il soit le plus fréquemment usurpé , et quand un homme en a le secret terrible , qu'il soit pauvre et le dernier de tous , soyez sûrs qu'un jour vous le trouverez plus haut que vous. Ainsi fut César.

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Avez-vous remarqué dans les sciences occultes le rôle qu'y remplit la volonté, et comment nul ne s'y rend maître d'un autre que par l'énergie d'une sorte de fluide impératif? Les natures viriles résistent mieux aux ébranlements de ces arts secrets, et c'est pourquoi les anciens oracles avaient choisi pour or- gane la faible bouche des pythonisses. Pardonnez- moi cette allusion à des mystères contestables ; la vé- rité perce partout, et jusque dans les choses dont la nature est voilée et incertaine. C'est ainsi que les nuages portent le soleil en le cachant.

Quoi qu'il en soit, nul ne contestera que le siège de la puissance soit dans la volonté. C'est par la vo- lonté que l'homme exerce l'empire sur ses sembla- bles , et c'est par elle qu'il meut son propre corps. Quand donc la doctrine catholique nous enseigne que le monde est sorti d'un acte de la volonté divine, elle nous dit quelque chose qui se vérifie par l'expérience du lieu gît en nous-mêmes le principe de notre force. En nous, comme en Dieu, la volonté fait de la force : mais qu'est-ce que la force? Je suis immo- bile ; tout à coup, mon bras s'élève, ma main s'étend, ma tête se dresse , mon regard s'allume : que s'est-il passé? Une puissance étrangère à moi m'a -t- elle saisi et soulevé de mon repos? Non, au dedans de moi , dans un lieu calme et immatériel , un acte s'est produit ; j'ai dit : Que mon corps se meuve, et il s'est mû. J'ai porté en même temps à mes membres, dans une proportion exacte, la quantité de force nécessaire à leur mouvement; j'ai voulu, et j'ai fait. Prenez garde! le mouvement n'existait pas. Il n'existait pas

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dans mon corps, qui était à l'état d'immobilité ; li n'existait pas dans mon âme, qui est d'une na- ture spirituelle : je l'ai fait par un simple acte de ma volonté, je l'ai créé. La proposition d'Aristote s'est vérifiée en moi : L'immobile est le principe du mouvement. Qu'est-ce que cela, sinon une création ? Direz-vous que la force motrice préexis- tait dans ma volonté? J'en conviens; mais la force motrice , qu'est-elle autre chose que le principe pro- ducteur du mouvement ? La doctrine catholique n'entend pas que Dieu crée sans une puissance créatrice dont sa volonté est le siège et l'organe. Le Fiat divin , comme le Fiat humain , a une cause efficace sans laquelle il ne serait qu'un mot vide , un désir infécond.

Remarquez bien, Messieurs, que le mouvement corporel est extérieur à l'âme qui le produit par un acte de vouloir intérieur. C'est en cela que gît la dif- férence de la génération et de la création. Quand l'in- telligence conçoit une pensée, elle engendre, parce que la pensée est de même nature qu'elle et demeure en elle-même; quand la volonté suscite le mouve- ment du corps , elle crée , parce que le mouvement n'est pas de même nature qu'elle et naît au dehors. Ces deux actes n'ont rien de commun. Le premier est le principe de la vie interne ; le second, de la vie ex- terne. Le premier est la vie de Dieu et de notre âme ; le second est la vie du monde et de notre corps. Toute activité se réduit à ces deux termes : engendrer et créer, c'est-à-dire produire au dedans et produire au dehors. Nul être n'existe sans cette double faculté.

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Si la première lui manquait, il n'aurait pas de vie intime et personnelle ; si la seconde lui faisait défaut, il n'aurait pas de vie hors de soi. La génération con- centre, la création dilate; elles composent ensemble le mystère de toute vie.

Jugez maintenant si la raison ne se forme aucune idée de l'acte créateur. Il est vrai qu'en Dieu cet acte prend une énergie qui surpasse notre faible por^ tée. Tandis que le mouvement créé par nous s'éteint et meurt bientôt, les choses créées par Dieu s'affer- missent dans une subsistance durable. C'est la même différence que nous avons déjà remarquée entre la production de la pensée divine et la production de la pensée humaine; la subsistance est le cachet des ou- vrages de Dieu , tandis que tout ce que fait l'homme passe de l'être au néant avec une triste rapidité. Mais cet évanouissement de nos œuvres ne détruit pas leur réalité, ni l'analogie qu'elles ont avec les œuvres de l'infini. Nous engendrons réellement comme Dieu, nous créons réellement comme lui ; nous d'une ma- nière incomplète et relative, lui en un mode parfait et absolu. Et nous entendons les deux mystères de la génération et de la création, qui composent la vie, parce que nous sommes réellement, quoique impar- faitement, générateurs et créateurs.

Gela posé, Messieurs, votre place et votre sort vous sont dès à présent connus : vous n'êtes pas des souverains, vous êtes des serviteurs. La souveraineté est l'existence par soi; vous ne l'avez à aucun degré. Vous avez été faits, vous avez été tirés du néant, selon l'énergique expression de la mère des Mâcha-

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bées, et tout au plus pourrez-vous prétendre au titre d'enfants de Dieu. Ce sera le terme extrême de votre ambition. Si par hasard la bonté divine a jeté •dans votre âme et sur votre front des traces de res- semblance avec lui, vous serez ses enfants, et il vous permettra , du fond de votre poudre, de faire monter jusqu'à son trône le nom de Père. Ce sera votre plus haute gloire. Quant à la souveraineté, n'y prétendez pas : qu'est-ce que la souveraineté d'un être qui vit par un autre? On veut pourtant vous la donner. C'est pour cela que le rationalisme s'épuise à prouver l'éternité du monde, et à chercher dans les ruines €t dans la mort les signes de l'indéfectibilité. Car pensez-vous que l'esprit humain se précipitât si ar- demment sur ces questions , si elles ne recouvraient des conséquences pour la direction de l'âme et de la vie? Tout est là, croyez-le. Dire que le monde est incréé, c'est dire que l'homme est souverain; dire que le monde est créé , c'est dire que l'homme est serviteur, et tout au plus enfant. La première doctrine nous donne le droit de nous définir comme Dieu : « Je suis Celui qui suis. » La seconde nous met au cœur la prière de l'Évangile : « Notre Père qui êtes aux cieux ! »

Il faut choisir, Messieurs : il faut ici -bas vivre en dieu ou en créature, dans la modestie de l'obéissance ou dans l'orgueil de la souveraineté. Lequel choisi- rez-vous? Des sages vous diront que vous êtes grands ; ils s'attacheront au côté subUme de votre être, et vous persuaderont qu'il n'y a rien au-dessus de vous. D'autres vous présenteront de vous-mêmes une image

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basse et flétrie ; ils découvriront dans les régions in- fimes de votre nature des secrets qui vous feront rougir, et toutefois ce sera pour vous flatter encore. Seule, la doctrine catholique vous met à votre place sans insulte et sans adulation. Elle voit votre gran- deur et vous la prouve; elle voit votre misère et vous la montre ; elle vous soutient contre l'orgueil qui vous enfle, et contre l'orgueil qui vous déshonore; elle vous donne enfin tout ensemble la raison de votre grandeur et de votre misère dans cette parole qu'elle seule a prononcée : L'homme est une créature, mais c'est la créature d'un Dieu.

La créature d'un Dieu ! Pourquoi? Quel motif a eu cet être inaccessible de regarder au-dessous de lui et d'appeler ce qui n'était pas? Il nous importe de le savoir; car, évidemment, le premier et le dernier mot de notre destinée est dans le motif de notre créa- tion. Perdus que nous étions dans les froides ombres de l'inexistence, incapables de nous éveiller nous- mêmes au fond de ce tombeau , nous n'avions d'autre espérance et d'autre germe de vie que dans la volonté de Dieu , et la volonté de Dieu ne pouvait elle-même se diriger vers nous, nous plaindre et nous nommer, qu'en vertu d'un motif qui la déterminât. Nul être raisonnable, en effet, n'agit sans raison, sous peine d'agir au hasard et d'ignorer ce qu'il fait en ignorant pourquoi il le fait. Aussi saint Thomas d'Aquin , cherchant avant nous le motif de la créa- tion , commence par poser cette maxime : Tout être agit pour une fin; et il appelle la fin du nom de cause finale , pour indiquer qu'étant le mobile des

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actes de la volonté, elle est réellement le principe des choses que la volonté produit. Dieu , en créant le monde, a donc été par unefm, c'est-à-dire par un but qu'il s'est proposé d'atteindre , et qui était le terme de sa pensée, de sa volonté et de son action. Quelle était cette fin? Si, pour le savoir, nous étu- dions les ressorts de nos propres déterminations, nous démêlerons aisément parmi eux le mobile de l'intérêt ou de l'utilité. Nous voulons et nous agis- sons parce que nous avons des besoins ; nos mouve- ments sont l'effort d'un être qui ne vit pas de lui- même, et qui cherche au dehors le soutien ou l'ac- croissement de sa vie. Mais Dieu n'a pas de besoins; il vit de lui et en lui ; rien ne manque à la plénitude de son être et de sa félicité : comment agirait-il par intérêt? Comment eût- il créé l'homme et le monde pour combler le vide de sa nature , ou pour ajouter à l'infini des ressources et des jouissances qui ne s'y trouvaient point contenues? Manifestement, il les possédait toutes ; il n'avait rien à gagner et rien à perdre dans la création de l'univers. Le déploiement extérieur de sa toute-puissance était un acte souve- rainement désintéressé.

11 est vrai, Messieurs, j'ai souvent entendu dire, et vous l'avez entendu vous-mêmes, que Dieu a créé le monde pour sa gloire. Mais cette expression a deux sens, l'un qui est exact et que je vous exposerai bien- tôt, l'autre qui n'est pas admissible, parce qu'il sup- pose que la volonté divine peut être mue par la rai- son de l'utilité personnelle. Oublions donc un instant des termes mal définis, et continuons à chercher

310 quel a été le motif de Dieu dans la vocation du monde à Texistence.

L'homme n'agit pas seulement par intérêt ; il est capable d'agir aussi par devoir, c'est-à-dire de sa- crifier son propre avantage à l'avantage commun, au nom d'une loi suprême qui règle les rapports des êtres et leur impose des actes dont le bénéfice est pour autrui. Ce motif est infiniment plus noble que le premier; il ravit l'âme à l'égoïsme, et lui donne pour mobile une impulsion d'en haut, qui, n'étant autre chose que la vue et le sentiment de l'éternelle justice, semble digne de se rencontrer en Dieu et d'avoir commandé sa résolution quand il créa le monde. Pourtant, Messieurs, il n'en est rien. Dieu est la justice même ; dès qu'il agit , il le fait sous l'empire de cette loi d'équité qui est comprise dans son essence ; mais avant d'agir au dehors pour la première fois, avant de fonder l'univers, il ne lui de- vait rien. Il était libre à son égard de toute la liberté de l'être en face du néant. Il pouvait lui communi- quer l'existence ou la lui refuser selon son plaisir, sans blesser aucun droit, sans méconnaître aucun devoir. L'homme lui-même ne doit rien au néant, et en tirant un autre homme de son sein généreux, il accomplit un acte de pleine et absolue souveraineté. Il est père, parce qu'il l'a voulu, comme Dieu est créa- teur, parce qu'il l'a voulu.

Mais quoi! aucun motif n'a-t-il donc inspiré la vo- lonté créatrice? Gela n'est pas possible. Messieurs, nous vous l'avons démontré. Le motif existe ; ne nous

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lassons pas de le chercher dans le mystère de nos propres délibérations.

Au-dessus du devoir, s'il est possible, ou du moins dans une place non moins profonde et sacrée, gît un autre mobile de nos actions : c'est l'amour. Nous allons parce que nous aimons ; nous souffrons, nous vivons, nous mourons, parce que nous aimons. L'a- mour guide nos actes les plus ardents, et si quel- quefois nous nous sentons capables de tout , si, pous- sant la vie et la mort devant nous avec une force presque sacrilège, nousnouscroyons quelquefois déjà dans l'énergie de l'immortalité , c'est l'amour assu- rément, c'est l'amour qui no'is persuade et qui nous emporte. Nul coursier n'est plus vite, nul ne franchit plus d'abîmes avec plus de bonheur, nul ne nous conduit plus loin, plus haut, et ne nous donne mieux la sensation de l'être qui va créer. Serait-ce donc l'a- mour qui pousse la volonté divine, et qui lui dit in- cessamment : Va et crée, va et crée! Serait-ce l'a- mour que nous aurions pour premier père? Mais, hélas ! l'amour lui-même a une cause dans la beauté de son objet; et quelle beauté pouvait avoir devant Dieu cette ombre morte et glacée qui a précédé l'u- nivers, et à laquelle nous ne donnons un nom qu'en trahissant la vérité? Qu'est-ce que le néant pouvait dire au cœur de Dieu? Gomment aimer ce qui n'est pas ? Ou même , comment aimer la beauté finie quand on possède en soi la beauté parfaite et sans mesure? Déjà l'amour avait produit en Dieu son ineffable fruit ; déjà le Père, le Fils, le Saint-Esprit, respirdent coéternellcment dans le colloque et dans

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i'étreinte de leur triple et une et infinie beauté. Ils voyaient , ils touchaient , ils parlaient ensemble leur béatitude, et, immuables tous trois dans un même ravissement , ils ne pouvaient plus rien voir, ni rien sentir, ni rien entendre qui méritât d'eux une goutte épanchée de leur amour. Le mystère était accompli tout entier, mon Dieu, et que restait-il pour émouvoir votre cœur, et pour qu'il nous découvrît de loin dans yinanité totale nous ne vous attendions même pas? 11 restait quelque chose, Messieurs, n'en doutez pas; il restait quelque chose de plus généreux que l'intérêt, de plus élevé que le devoir, de plus puis- sant que l'amour. Sondez votre cœur, et si vous avez peine à m'entendre, si vos propres dons vous sont inconnus, écoutez Bossuet parlant de vous : «Quand Dieu, dit-il, fit le cœur de l'homme, il y mit pre- mièrement la bonté. » Voilà, Messieurs, une pa- role divine, et Bossuet n'eût -il prononcé que celle- , je le tiens pour un grand homme. La bonté! c'est- à-dire cette vertu qui ne consulte pas l'intérêt, qui n'attend pas l'ordre du devoir, qui n'a pas besoin d'être solUcitée par l'attrait du beau, mais qui se penche d'autant plus vers un objet qu'il est plus pau- vre, plus misérable, plus abandonné, plus digne de mépris! Il est vrai, Messieurs, il est vrai, l'homme possède cette adorable faculté, j'en jure par vous tous. Ce n'est ni le génie , ni la gloire , ni l'amour qui mesurent l'élévation de son âme, c'est la bonté. C'est elle qui donne à la physionomie humaine son premier et plus invincible charme ; c'est elle qui nous rap- proche les uns des autres ; c'est elle qui met en com-

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munication les biens et les maux, et qui est partout , du ciel à la terre , la grande médiatrice des êtres. Regardez au pied des Alpes ce vil crétin sans yeux, sans sourire et sans larmes, qui ne connaît pas même sa dégradation, et qui semble un effort de la nature pour s'insulter elle-même dans le déshonneur de ce qu'elle a produit de plus grand : gardez-vous de croire qu'il n'ait trouvé le chemin d'aucune âme , et que son opprobre lui ait ravi l'amitié de l'univers. Non, il est aimé, il a une mère, il a des frères et des sœurs, il a une place au foyer de la cabane, il a la meilleure et la plus sacrée, parce qu'il est le plus déshérité. Le sein qui l'a nourri le porte encore, et la superstition de l'amour n'en parle que comme d'une bénédiction envoyée par Dieu. Voilà l'homme !

Maispuis-je dire : Voilà l'homme, sans dire aussi : Voilà Dieu? De qui l'homme tiendrait-il sa bonté, si Dieu n'en était l'océan primordial, et si en formant notre cœur, il n'y avait pas versé avant tout une goutte du sien? Oui, Dieu est bon; oui, la bonté est l'attribut qui recouvre en lui tous les autres, et ce n'est pas sans raison que l'antiquité gravait au fron- ton de ses temples cette inscription fameuse la bonté précédait la grandeur. Mais toute perfection suppose un objet s'appliquer. Il fallait donc à la bonté divine un objet aussi vaste et profond qu'elle- même : Dieu l'a découvert. Du sein de sa plénitude, il a vu cet être sans beauté, sans forme, sans vie, sans nom, cet être sans être que nous appelons le néant ; il a entendu le cri des mondes qui n'étaient pas, le cri d'une misère sans mesure appelant une

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bonté sans mesure. L'éternité s'est troublée , et elle a dit au temps : Commence! Le temps et l'univers ont obéi à la volonté de Dieu, comme la volonté de Dieu avait cédé, mais librement, à l'inspiration delà bonté.

Je dis librement, Messieurs, parce que toutes les perfections divines s'exercent au dedans d'elles- mêmes dans le mystère de la sainte Trinité, et que leur action extérieure n'est plus dès lors nécessaire à leur dilatation , mais un effet spontané du libre ar- bitre de Dieu. Dieu était bon avant de créer le monde, et sa bonté absolue se produisait à l'infini dans la communication éternelle des trois personnes incréées. Quand donc il a fait l'univers , il l'a fait par un mou- vement libre de son cœur, et non par nécessité. Il l'a fait gratuitement, sans l'impulsion de l'intérêt, sans la contrainte du devoir, sans l'entraînement d'un amour qui fût mérité , dans la seule fin de satisfaire sa bonté en communiquant la vie. C'est pourquoi saint Thomas d'Aquin traitant cette question dit que Dieu est le seul être parfaitement libéral, parce que seul il n'agit po.s pour son utilité, mais à cause de sa bonté {{).

Cette conclusion, Messieurs, est de la plus haute importance pour toute la suite du dogme chrétien , et il est nécessaire de résoudre les difficultés qu'elle présente, soit au point de vue théologique, soit au point de vue rationnel.

Théologiquement, on oppose un texte de l'Écri-

(1) Somme, quest. 44, art. 4.

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ture ainsi conçu : Universa propter semetipsum operatus est Dommus. Le Seigneur a tout fait pour lui-même (1). Ces paroles ont un caractère de précision et de clarté qui obscurcit, ce semble, toutes les idées que nous venons d'émettre devant vous. Il est aisé pourtant de vous les expliquer. Dieu , pas plus qu'aucun être, ne saurait puiser hors de lui les motifs de ses déterminations ; il les trouve dans sa nature , et en leur cédant , s'il est permis de parler ainsi, il est manifeste qu'il agit pour lui-même, puisqu'il agit sous l'impulsion de quelque chose qui est lui-même. Mais la bonté a cela d'excellent et de singulier, qu'elle a le bien des autres pour but , et qu'en agissant à cause d'elle, on agit cependant pour autrui et d'une manière désintéressée. Ainsi il est vrai de dire qu'en créant le monde par bonté, Dieu l'a créé pour lui , puisque sa bonté c'est lui- même ; et néanmoins il est parfaitement vrai de dire qu'il l'a créé libéralement, puisqu'il se proposait le bien de sa créature, et que ce bien ne pouvait ac- croître sa propre félicité. Mais l'eût-il même accrue, le motif de bonté resterait encore pur et sans re- proche; car il n'y a rien de plus parfait que de trouver du bonheur à communiquer le sien. Cet égoïsme-là, si c'en est un, est celui des grandes âmes, et sans doute, bien que la créature soit inutile à Dieu , il faut croire que notre amour ne lui est pas indifférent , et que, sans le rendre plus heureux, il nous rend au moins chers et précieux devant lui.

(1) Proverbes, chap. xvi, vers. 4.

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Il me sera facile encore de voua expliquer cette autre expression, que Dieu a cmé le monde. pour sa gloire, ludcgloive intérieure de Dieu est dansisa sou- veraine perfection; sa gloire extérieure consiste à être connu et aimé des intelligences libres ; et il est hors de discussion qu'il a , en effet , donné l'être à des intelligences pour en être connu et aimé. Mais pourquoi a-t-il voulu les appeler à le connaître et à l'aimer? Est-ce pour leur bonheur ou pour son utilité personnelle, par le motif de la bonté ou par celui de l'intérêt? Nous avons établi, avec saint Thomas d'Aquin, que c'était par le motif de la bonté, et l'expression dont il s'agit ne décide rien à ren- contre , puisqu'elle ne touche même pas la ques- tion. Il suffît de définir le mot de gloire pour en être assuré.

Arrivons donc aux objections du rationalisme.

Loin de convenir que le monde est un ouvrage de la bonté divine, le rationalisme n'y voit pas même une œuvre de justice. Est-il juste, dit-il, de disposer du. sort d'autrui sans sa participation? Lorsqu'il a plu à Dieu, usant d'une toute-puissance incompré- hensible, d'appeler à la vie des êtres intelligents, des êtres capables de juger si l'existence était un don ou un malheur, avait-il le droit d'agir sans leur consen- tement? Les Romains l'ont écrit avec autant d'élo- quence que de raison : Nemini invito henepcium confertur. Il n'y a pas de bienfait sans la volonté qui l'accepte. De quel droit nous a -t-on faits sans nous ? De quel droit nous a-t-on tirés du néant pour nous jeter, sans que nous le sussions, dans cet

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abîme de maux qu'on appelle la vie? Quoi! nous dormions tranquilles dans l'éternité de notre som- meil, et tout à coup une main invisible nous a saisis, une voix inconnue nous a appelés : elle nous a dit avec empire : Viens, vois, sens, pense, aime! Et après qu'obéissant malgré nous à cet ordre impla- cable , nous avons passé des heures ou des années entre des réalités confuses et des illusions déçues, tout à coup encore la main qui nous avait arrachés à notre première tombe, cette main nous repousse! Et la voix qui nous avait appelés, la môme voix nous crie : C'est assez , couche tes membres , clos tes yeux, sors de ce monde, va-t'en! Mais si c'était pour nous qu'on nous a faits, ne devait -on pas nous consulter pour savoir où, quand, comment, à quelles conditions on nous donnerait la vie? Nul n'y a songé; la vie nous est venue comme nous vient la mort , avec insulte et mépris de nous. Ah ! qu'une vaine théologie dise ce qu'elle voudra , ce n'est pas ici la plainte de l'esprit, c'est le gémissement de lame, c'est la sincérité de la souffrance et l'accu- sation de tous les mondes. Que du moins on nous laisse pleurer sur nous, qu'on respecte la désola- tion des âges, qu'on n'ajoute pas au malheur de notre destinée cet autre malheur de vouloir le com- prendre.

Je me tairais. Messieurs, au bruit de ces accents qui vous ont troublés plus d'une fois, et qui peut- être troublent encore dans cette assemblée bien des cœurs brisés; je me tairais, ou plutôt j'abandonne- rais mes lèvres aux gémissements de la plainte et de

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î'ingratilude , si je prenais dans cette question le même point de départ que vous. Oui , si cette vie était la vie, si cette lumière était la lumière, si ce monde était le monde, oui, je couvrirais mon front de mes mains, et je descendrais avec vous dans l'abîme d'un désespoir je ne souffrirais même pas qu'on voulût me consoler. Mais l'avez-vous cru, et le christianisme vous i'a-t-il dit? l'avez-vous cru que cette vie fût la vie , que cette lumière fût la lu- mière, que ce monde fût le monde? L'avez-vous cru, et qui est-ce qui vous l'a dit? Je vous le demande encore une fois : qui est-ce qui vous l'a dit? Vous- mêmes, personne autre que vous. Eh bien! sachez une chose, c'est que je ne vous crois pas. Je crois que cette vie est un chemin, que cette lumière est une ombre, que ce monde est un prélude; je crois que la vie c'est Dieu, que la lumière c'est Dieu, que le monde c'est Dieu. Et je crois de toute mon âme , au prix de mon sang, s'il le faut, je crois que Dieu nous a créés pour vivre de lui , pour nous éclairer de lui, pour trouver en lui la substance dont tout ce que nous voyons n'est qu'une image incapable et douloureuse. C'est ma foi, c'est celle que je vous an- nonce, et,' pour la combattre, il faut la prendre telle qu'elle est, et non pas telle que vous la faites dans les injustices ou les découragements de votre esprit. Oui, nous souffrons tous : malheur à qui le nierait! Mais nous souffrons du chemin, et non pas de la vie. La vie est abondance, paix, joie, plénitude; quand nous aimons Dieu , nous en recevons quelques saintes prémices, quelques tressaillements impar-

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faits, qui nous suffisent pour oublier le monde pré- sent, ou du moins pour en accepter avec courage les maux passagers. Sied-il, en effet, au voyageur at- tendu par un amour infaillible , de se plaindre de la route, de maudire le sable qui le porte et le soleil qui le conduit? Pour moi, de la douleur comme les autres, atteint des deux blessures de mes pères, le chagrin de l'âme et l'infirmité du corps, je bénis Dieu qui m'a fait et qui m'attend. Je n'exige pas qu'il m'ait consulté sur mon sort ; entre le néant il m'a pris et l'éternité qu'il m'a promise , le choix n'était douteux que pour une démence parricide, et Dieu devait compter sur ma vertu comme il comp- tait sur sa bonté. La justice éternelle ne permettait pas de supposer le refus de la béatitude éternelle : elle avait le droit de stipuler en notre nom la recon- naissance, l'amour, l'acceptation d'une épreuve sans laquelle l'amour n'aurait pu se produire, et à tout le moins dans l'ingratitude elle-même le silence et l'é- quité du remords.

Vous poursuivez cependant. Messieurs, et vous me rappelez une pensée qui a longtemps tourmenté l'adolescence de ma raison. Si tous tant que nous sonames , créatures intelligentes et libres , nous arri- vions, en effet, à la vie de l'éternité, il est certain que les misères de la vie présente s'évanouiraient de notre esprit, n'ayant, comme le dit saint Paul, au- cune proportion avec ce poids de gloire qui sera un jour révélé ennous{\). Mais il n'en est pas de la sorte.

(1) Épître aux Romains, chap. viii, vers. 48.

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La doctrine catholique nous apprend qu'une partie des intelligences créées ne parviennent pas au règne de Dieu , et qu'ainsi la création, au lieu de tourner à leur bonheur, tourne finalement à leur malheur éternel. Il est vrai que c'est par leur faute: mais qu'importe? Dieu le savait, Dieu l'avait prévu. Était- ce un acte de bonté de mettre au monde des êtres qu'une prescience infaillible voyait, que ce fût de leur faute ou non, exclus du bénéfice de leur vocation pri- mitive et précipités dans une perte égale aux biens qui leur étaient destinés? Que si Dieu, dans la créa- tion, n'avait entendu agir qu'en vertu de sa souve- raineté, par un acte de puissance et de bon plaisir, on concevrait peut-être qu'il n'eût pas tenu compte du résultat, et que la misère finale d'une partie de ses créatures, causée par leur prévarication, ne lui eût paru qu'un accident incapable de désarmer le droit et l'efficacité de son vouloir. Mais vous nous dites que le Fiat suprême a été prononcé par bonté, par le désir de communiquer la vie et la gloire aux êtres possibles que Dieu découvrait dans l'horizon de sa pensée. Ce but et ce motif sont-ils compatibles avec la déchéance éternelle des intelligences perdues? Sans doute, nous en convenons, la doctrine catho- lique n'enseigne pas, comme article de foi, que c'est le moindre nombre des hommes qui soit sauvé. Elle enseigne bien moins encore que, sur la totalité des hiérarchies intelligentes, ce soit la minorité qui maintienne ses titres devant la justice de Dieu. Mais qu'est-ce que cela fait? N'y eût-il qu'un seul homme, qu'un seul esprit, qui fût deshérité de la

^ 321 vie véritable: et à jamais, réprouvé, cto seirait: assez pour accuser la bonté divine , ou. du moins pour ne p^s mettre à. sa charge la création, de l'univers. Cherchez donc un autre mobile à la toute-puissance de Dieu ; dites qu'il a fait ce qu'il a voulu parce qu'il l'a voulu , qu'il était le maître, que le crima et l'in- gratitude ne pouvaient lui ravir se& droits de sou- verain, on vous entendra peut-être. Mais devant l'image terrible de la damnation éternelle, ne par- lez point de la bonté de Dieu; tremblons sous sa justice, et taisons-nous devant son impénétrable majesté.

Je ne me tairai pas. Messieurs, car ce que vous venez de dire suffit pour vous répondre. Vous con- venez que si la puissance créatrice entre dans les attributs qui constituent l'essence divine, il est im- possible que Dieu en soit dépouillé par le mauvais vouloir de sa créature. Dire, en effet, que Dieu n'a pas le droit de créer un être qui abusera de ses dons, c'est dire que le méchant peut anéantir Dieu en empêchant l'exercice d'un de ses attributs essen- tiels. Quoi de plus vain et de plus insensé? Or, cela compris, la difficulté tombe de soi. En effet, lors même que Dieu agit par bonté, il agit dans la totalité indivisible de son essence; il agit avec sa puissance, sa sagesse, sa justice, et tout l'ensemble inaliénable de ses perfections. C'est la bonté qui le meut, mais la bonté qui n'abdique rien du reste d^e sa divinité. La bonté ne saurait lui interdire d'être sage, d'être juste, d'être puissant, d'être souverain, et s'il dé- couvre par sa prescience une créature assez ingrate

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pour tourner ses dons contre elle-même, il ne lui retirera pas le bienfait ; car ce serait se retirer en même temps la puissance de créer dans des condi- tions équitables, ce qu'il ne doit pas, et ce qu'il ne ferait qu'en cessant d'exister. Vous direz peut-être : Autre est la puissance en soi, autre l'exercice de la puissance ; Dieu ne saurait perdre la puissance ; mais il est libre de ne pas l'exercer. Assurément , Messieurs; seulement comprenez que quiconque est libre de ne pas exercer une puissance, est libre aussi de l'exercer, sous peine de ne pas l'avoir. Si donc, de votre aveu , Dieu est libre , tous ses attributs con- sidérés, de créer un êlre qui abusera du bienfait de la vie, pourquoi vous étonner qu'en effet il ait usé de cette liberté qui lui appartient et que vous lui reconnaissez ?

Quoi qu'il en soit métaphysiquement, direz-vous encore, le bon sens du cœur s'oppose à une telle con- clusion. Quel est le père qui mettrait au monde un fils, s'il prévoyait que la vie serait pour lui, même par sa faute, un don fatal? Et Dieu n'est-il pas notre père? Doit -il avoir pour nous des en* trailles moins tendres que les entrailles d'un homme mortel?

Ici, Messieurs, la comparaison manque de force, parce qu'elle manque de justesse. Dieu n'a pas créé des individus isolés, ni même des mondes, il a créé un monde unique tous les êtres s'enchaînent par des rapports de dépendance et de services mutuels , et dont un seul ne peut être retranché sans que tous les autres souffrent de ce retranchement. Dans le

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genre humain en particulier, chaque homme ren- ferme en soi une postérité dont le terme n'est pas assignable, et qui fait des générations un faisceau solidaire nul ne perdrait sa place qu'en entraî- nant avec lui la multitude de ses descendants. Sup- primer un seul homme, c'est supprimer une race; supprimer un méchant, c'est supprimer un peuple de justes qui sortiront de lui. Car le bien et le mal s'entrelacent dans la suite mobile de l'humanité : un fils vertueux succède à son père coupable , et l'aïeul contemple trop souvent dans ses lointains rejetons des crimes qu'il n'a pas connus. Or, le regard de Dieu embrassant à la fois toutes les successions de la vie , toutes les renaissances du bien dans le mal et du mal dans le bien, aucune destinée ne lui appa- raissait solitaire , telle qu'en la retranchant du livre anticipé de la vie, il ne coupât qu'une trame indigne de se développer. Adam, prévaricateur, renfermait à ses yeux toute la postérité des saints. Lui refuser l'être à cause de son crime, ce crime même n'eût-il jamais obtenu de pardon, c'était anéantir en lui tous les mérites du genre humain. Comment la bonté de Dieu lui eût-elle demandé ce sacrifice? Comment eût-elle exigé que les méchants fussent préférés aux justes, que la vie fût soustraite à ceux qui devaient en bien user par égard pour ceux qui en feraient un anathème au lieu d'une félicité?

Je connais Dieu, je l'aime, j'espère en lui, je le bénis de ma vie et de ma mort : pourquoi la faute d'un de mes ancêtres, éternellement prévue de la bonté divine , eût- elle intercepté ma naissance, et ne

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m'eût-elle pas même permis de respirer un seul jour dans le mystère de liberté d'où pouvait sortir ma béatitude? Pourquoi eusse -je été condamné au néant pour qu'un de mes pères n'abusât pas de l'existence? seraient en cela la justice, la sa- gesse , la bonté ?

Dieu n'avait pas à choisir entre créer ou ne pas créer un méchant , mais entre créer ou ne pas créer des générations entremêlées de bien et de mal ; et comme toutes présentaient ce mélange à son regard fatidique , il avait à choisir entre créer l'univers ou ne rien créer du tout. La question est bien différente, et assurément le père le plus tendre ne se déciderait pas à mourir sans postérité , si Dieu , lui découvrant l'avenir de sa race, lui montrait, dans les transfigu- rations séculaires de son sang, les inévitables alter- natives de la gloire et de la honte, du bonheur et du malheur. Que serait-ce si, au heu d'une seule géné- ration , il s'agissait de toutes les générations hu- maines? Que serait-ce si on vous donnait le choix à vous-mêmes d'anéantir l'univers ou de le créer? car telle est la question qui a été pesée dans les conseils de Dieu.

Dieu l'a jugée, et le ciel et la terre vous disent comment il l'a jugée.

Vous pouvez, Messieurs, la juger autrement; vous pouvez vous plaindre de la vie , et ne pas estimer qu'elle soit un si grand don. Mais, sachez-le, la vie dont vous vous plaignez , ce n'est pas celle que Dieu vous a faite, c'est la vie que vous vous faites à vous- mêmes. Vous en avez retranché Dieu, et vous vous

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étonnez qu'elle ne soit plus rien. Vous avez produit le vide dans votre âme , et vous vous étonnez que l'infini vous manque. Vous avez couru après toutes les misères, et vous vous étonnez de n'être plus que doutes, ténèbres, amertumes, afflictions. Ah! reve- nez, revenez à la vie, reprenez vos droits dans la création par le courage de la foi , par la sainteté de Tespérance, par la divinité de l'amour, et alors, reportés à votre place et à votre gloire dans les har- monies universeUes, vous redirez avec tous les mondes le témoignage que Dieu s'est rendu à lui- même après qu'il eut achevé son œuvre : Dieu vit tout ce qu'il avait fait, et tout était bon (1).

(1) Genèse, chap. i, vers. 31.

IV. 10

QUARANTE- HUITIEME CONFÉRENCE

DU PLAN GÉNÉRAL DE LA CRÉATION

Monseigneur,

Messieurs ,

Nous avons recherché dans notre dernière Confé- rence par quel procédé et par quel motif le naonde était sorti des mains de Dieu; nous avons vu que c'était par le procédé de la création et par le motif de la bonté. La bonté est, en effet, le caractère sous le- quel le genre humain a toujours conçu Dieu de pré- férence, comme c'est aussi le caractère des hommes qui ont le plus attiré l'amour et la vénération des âges. Quiconque n'a pas été marqué de ce signe auguste n'est point parvenu à la plénitude de la gloire, et ni l'éclat des conceptions, ni le bonheur

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des armes , ni le mépris de la vie , n'ont suffi sans la bonté pour élever la mémoire d'Alexandre ou de Marc-Aurèle. Celle de Dieu, à plus forte raison, repose sur la même base , et rien ne nous est plus naturel que de répéter avec David : Le Seigneur est doux en toutes choses, et sa miséricorde est par- dessus toutes ses œuvres (1).

Dieu donc ayant fait le monde par bonté , c'est-à- dire dans l'intention de lui communiquer ses biens , qui ne sont autres que la perfection et la béatitude, il nous faut maintenant connaître le plan qu'il a suivi dans la réalisation de cette généreuse pensée. Or tout plan se compose de deux éléments nécessaires : les matériaux qui doivent servir à fonder, et l'ordon- nance qui leur sera donnée. J'ai donc à vous entre- tenir aujourd'hui des matériaux de la création, et de leur ordonnance générale.

Selon la doctrine catholique. Dieu a employé dans son œuvre , qui est l'univers , deux sortes de maté- riaux parfaitement dissemblables : la matière et l'esprit :

Qu'est-ce d'abord que la matière? Si je vous dis que c'est quelque chose de pesant, vous m'opposerez les fluides impondérables. Si je vous dis que c'est quelque chose d'étendu, vous me répondrez que plusieurs philosophes estiment qu'on peut la réduire à des atomes, c'est-à-dire à des points indivisibles et par conséquent inétendus. Si je vous dis que c'est quelque chose de coloré, vous m'objecterez qu'on

(1) Psaume cxliv, vers. 9.

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peut aisément la concevoir dépouillée de toute cou- leur. Ainsi en serait -il de la saveur et du son. Mais ce travail de spoliation , par lequel nous enlevons successivement à la matière ses attributs apparents, a cependant une limite s'arrête l'effort critique de notre esprit. Quoi que nous fassions, il reste en elle la susceptibilité permanente de recevoir des formes et des mouvements. Je dis de les recevoir; car nous voyons clairement qu'elle n'a ni pensée , ni volonté , ni liberté , aucune activité personnelle , aucun com- mandement. Elle est à la fois active et inerte: active, puisque c'est une force; inerte, parce qu'elle n'agit pas spontanément, mais sous l'empire d'une irrésis- tible nécessité.

L'esprit, au contraire, n'a ni forme ni mouvement de translation d'un lieu à un autre ; il ne tombe pas sous nos sens. Il pense, il veut, il est libre. Aucune nécessité n'a de prise sur lui. C'est en vain qu'on lui commande, s'il ne se commande pas à lui-même, et tous les assauts de la puissance viennent se briser contre une seule âme qui se respecte.

Tels sont, Messieurs, les matériaux du monde. La doctrine catholique n'en connaît pas d'autres; les sens et la raison ne nous révèlent que ceux-là. Trou- verons-nous encore ici le rationalisme pour nous ar- rêter? Oui, Messieurs, nous le trouverons, et je vous en préviens de nouveau : la doctrine catholique ne posera pas un seul dogme sans que le rationalisme pose contre elle une négation. Attendez -vous -y aujourd'hui, demain, toujours. C'est la nature de l'erreur de créer des ressources contre toute vérité,

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sans quoi la liberté de notre intelligence ne serait qu'une chimère.

Certes, s'il y a quelque chose d'avéré, c'est la co- existence dans le monde de la matière et de l'esprit. Quoi de plus manifeste? La matière est l'objet de nos sens; ils la voient, ils la touchent, ils la sentent, ils en disposent à leur gré, selon des lois invariables, découvertes par la science et vérifiées par l'applica- tion. Aucun effort de la volonté n'est capable de dé- truire l'impression causée dans le genre humain tout entier par le spectacle constant de l'univers. L'esprit n'est pas moins sensible et éloquent pour nous, il l'est davantage encore; car l'esprit c'est nous- mêmes. Nous n'avons pas besoin de nous mettre en rapport avec lui comme avec un objet étranger; il nous est présent et intime ; chacun de ses actes nous le révèle dans ses facultés propres, dans son empire sur la matière et sur les idées, dans sa spontanéité et sa liberté. Cependant, qui le croirait? deux doc- trines contradictoires se sont produites dans l'his- toire de la raison humaine, l'une qui nie l'existence de la matière, l'autre qui nie l'existence de l'esprit. L'idéalisme soutient que tout, dans la nature, est immatériel; le matériaUsme affirme que tout est corps.

Et vraiment, si jamais l'erreur pouvait être une noble et sainte chose , on serait en droit de le dire de l'idéalisme , qui ne prétend ravir l'existence qu'à la partie inférieure de la création , et faute de com- prendre quels rapports entretiendrait avec Dieu une substance dénuée d'intelligence et de sentiment.

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Pourquoi Malebranche , en effet, cet illustre philo- sophe chrétien, disait-il que, sans l'autorité delà foi, il ne croirait pas à la réalité de la matière, si ce n'est parce qu'il ne pouvait se rendre compte du but de Dieu en la créant? Et n'avons-nous pas établi nous-même que le but de Dieu dans la création était de communiquer sa perfection et sa béatitude aux êtres issus de sa toute-puissante bonté? Or comment la matière, incapable de connaître et d'aimer, ré- pondrait-elle à cette vue du Créateur? En quoi lui serait-il permis d'atteindre à la frontière même de l'ordre divin, tout est intelligence, amour, com- préhension? Que Dieu ait fait des esprits, images de sa propre nature , doués de l'honneur de scruter le monde invisible, habitants présomptifs de la gloire éternelle, vases d'une louange volontaire, compa- gnons humbles mais possibles de la très-sainte Tri- nité, on en conçoit le motif et l'exécution. Qui con^ cevra jamais l'office de la matière par rapport à Dieu, et même par rapport aux esprits créés? Si elle n'est pas éternelle, à quoi bon la créer pour un jour? Si elle doit durer au delà des temps, quel rôle rem plira-t-elle dans l'éternité, c'est-à-dire dans le règne pur de Dieu?

D'anciens sages. Messieurs, s'efforçant de pénétrer ce mystère, avaient pensé que la fonction de la sub- stance matérielle était de hmiter les esprits, qui de leur nature, croyaient-ils, n'avaient aucune barrière entre eux et l'infmi. Mais la saine théologie repousse cette explication. Les esprits créés ont leur mesure dans la volonté divine qui les produit ; il leur suffit

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d'être créés pour être bornés, attendu que l'existence par soi-même entre dans la notion de l'infini. Sup- posons toutefois que l'être immatériel et intelligent ne rencontre dans son essence personnelle aucune limitation : quoi ! pensez-vous que Dieu s'ingéniera à lui en donner une par jalousie, de peur qu'il ne devienne son égal, et l'emprisonnera ainsi dans le sépulcre d'un corps? Pensez- vous que les hommes ne soient autre chose que des dieux asservis dans une organisation sensible? Ah! Messieurs, si Dieu avait pu créer des esprits infinis, soyez sûrs qu'il l'eût fait. Il ne demandait pas mieux que d'étendre l'orbite de la création, et vous verrez bientôt que la matière elle-même, loin d'avoir été un instrument de restriction dans sa main , a été l'une des ressources dont a usé sa sagesse pour agrandir le champ de l'u- nivers.

La matière, comme l'esprit, a été appelée à jouir de la perfection et de la béatitude divines ; et plus elle en était incapable, plus Dieu a voulu se jouer dans cette difficulté, tenant à honneur, s'il est permis de parler ainsi, d'imprimer le sceau de sa puissance et de sa miséricorde sur une substance le néant paraîtrait lui disputer l'empire. Que la matière soit inerte tant qu'elle voudra , qu'elle soit muette , sourde, aveugle, insensible, ne lui ménagez pas l'opprobre , elle y consent : mais écoutez l'apôtre saint Paul prenant en main sa cause et vous parlant de sa destinée. Toute chair, dit-il, n'est pas la même chair... Il y a des corps célestes et des corps terres- tres; autre est la gloire des célestes, autre est la

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gloire des terrestres... Le corps est semé dans la corruption, il ressuscitera dans V incorruptibilité , il est semé dans le déshonneur, il ressuscitera dans la gloire; il est semé dans la faiblesse^ il ressusci- tera dans la puissance ; il est semé corps animal , il ressuscitera corps spirituel (1). Vous entendez, Messieurs , saint Paul n'est pas embarrassé du scan- dale de notre boue; il ne croit pas à sa misère finale, il la voit transfigurée jusqu'à devenir spirituelle, et si vous voulez l'ouïr encore prophétiser son avenir, écoutez de nouveau : Nous savons que toute créature gémit et enfante jusqu^ aujourd'hui. . . Car toute créa- ture attend la révélation du jour des enfants de Dieu. Soumise à la vanité contre son gré, elle y a été soumise avec espérance, et elle sera elle-même délivrée de la servitude de la corruption pour être utile à la liberté de la gloire des enfants de Dieu (2). Quel langage !" quelle magnificence ! quelles pro- messes ! Ainsi la plus vile matière est dans l'enfan- tement de sa future grandeur, aussi bien que l'homme lui-même; elle attend la révélation dernière, qui doit discerner les enfants de Dieu et leur marquer une place dans les siècles qui n'ont plus d'ombre ni de retour; elle-même prendra part à la délivrance des esprits , et leur béatitude dépendra de la sienne à un certain degré, puisque la sienne sera utile à la liberté de leur gloire. Quelles singulières

(1) 1" Épîlre aux Corinthiens, chap. xv, vers. 39, -40, 42, 43, 44.

(2) Épître aux Romains, chap. viii, vers. 22, 29, 20, 21.

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expressions , Messieurs, et que la substance honorée de telles prophéties peut se tenir en repos contre les insultes prématurées de l'ignorance et de Ter- reur !

Le roi de Macédoine disait : « Si je n'étais Alexan- dre, je voudrais être Diogène. » Me permettez-vous de dire : Si je n'étais esprit , je voudrais être matière? Car je serais encore l'œuvre de Dieu, le fruit de sa pensée et de sa bonté. Son œil serait encore sur moi, et unie dans l'humanité à une âme immortelle, après l'avoir ici-bas servie dans ses besoins, je la servirais un jour dans un bonheur qui rejaillirait sur moi.

Du reste, Messieurs, en vous exposant tout à l'heure Tordonnance générale du monde, j'espère vous mieux faire saisir le rôle que la matière y rem- plit, et vous donner plus à fond par conséquent la raison de son existence et de sa création.

L'autre camp du rationalisme nie la réalité de l'es- prit. Il aspire à nous convaincre qu'il n'y a rien au monde que la substance palpable, divisible et mal- heureuse, qui tombe sous nos sens extérieurs; et s'il reconnaît les phénomènes de la pensée et de la volonté, il les attribue à l'organisme même du corps vivant. Vous le voyez , cette doctrine est bien diffé- rente de l'autre. La première, quoique fausse, ten- dait à l'élévation de l'homme; celle-ci, à son abaisse- ment. La première nous portait à mépriser la partie inférieure de notre être; celle-ci, à en avilir, à en immoler la partie supérieure. Qui a pu porter des sages, c'est le nom qu'ils prennent, qui a pu les

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porter à ce parricide? Le mouvement naturel des êtres est de se grandir; tous, même ceux qui n'o- béissent qu'à l'instinct, ont une pente vers l'orgueil. Comment l'homme, le chef-d'œuvre visible de la création, a-t-il employé sa pensée, qui l'élève par- dessus tous les autres , à détruire la base de sa gran- deur, et à descendre, par choix, du rang des intelli- gences immortelles? Messieurs, j'ignore s'il y a des matérialistes dans cette assemblée, et vous savez avec quel pieux respect j'ai coutume de traiter non pas l'erreur, mais les personnes. En cette occasion toutefois, je ne puis retenir la liberté de mon minis- tère, et je dirai sans crainte que le matérialisme est une doctrine contre nature, une doctrine abjecte, dont l'origine n'est explicable que par la corruption du cœur humain. Nous sommes trop manifestement des esprits , il n'y a pas assez de raisons contre la di- gnité de notre être, pour nous ravaler de nos propres mains , si des passions d'un ordre inférieur et lâche ne se soulevaient en nous contre nous-mêmes, afm d'y détrôner avec notre essence spirituelle les idées de vérité, de justice, d'ordre, de responsabilité, hôtes illustres et incorruptibles dont la présence fatigue le vice et appelle la révolte. Le vice n'a pas la paix, et il la veut. L'âme lui oppose le remords , cette der- nière couronne de l'homme corrompu , cette voix do- mestique et sainte qui rappelle au bien, ce bon génie de la république qui habite les ruines , et qui appa- raissait encore à Brutus, dans les champs de Phar- sale, la veille du jour Rome devait tomber. Oh I pardonnez mes doutes ! Mais sii vous n'étiez pas purs ,

336 si le remords vous troublait de sa sévère voix, de grâce et par amour pour vous , ne le chassez pas : tant qu'il sera le compagnon de votre âme, vous n'aurez pas perdu les reliques de votre grandeur et de votre espérance; le remords précède la vertu, comme l'aurore précède le jour, et le vice doit le res- pecter pour se respecter lui-même.

Mais quand le vice n'a plus l'instinct de sa réha- bilitation , le remords devient son ennemi capital et dernier, et rien ne lui coûte pour en extirper jusqu'à la racine, qui est notre esprit même. Le matériahsme est le résultat de cette guerre exterminatrice du mal contre le bien ; il n'est autre chose que la suprême tentative pour étouffer le remords. Et voilà pourquoi je l'appelle une doctrine abjecte et contre nature. Si c'est un emportement, je ne m'en excuse pas. Eh quoi! vous m'attaquez jusque dans mon essence, vous me rejetez aux limites de l'animalité, vous me traitez à l'égal du chien ! Que dis-je ? Vous osez écrire cette phrase : « L'homme est un tube digestif

percé aux deux bouts. » Ah ! Messieurs, ne riez

pas, je m'en voudrais mortellement d'exciter votre rire ; écoutez , écoutez ces choses avec le silence de l'exécration. Quoi! disais -je, on ose écrire que l'homme est un tube digestif percé aux deux bouts, et je n'aurais pas le droit, usant de toute la hauteur de la vérité contre l'imposture, de me retourner avec mépris , et d'écraser du talon cette canaille de doc- trine 1

Je n'en devais pas dire davantage, Messieurs; je ne devrais pas faire au matérialisme l'honneur de lui

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demander des comptes. Faisons-le pourtant, si vous le voulez. Demandons à ces fiers gladiateurs de la matière ce qu'ils ont vu dans l'homme pour lui con- tester sa nature intelligente et libre. Nient- ils les phénomènes de la pensée ? Sont-ils aveugles à ceux delà volonté? Non, ils les avouent; ils reconnais- sent qu'il se passe en nous quelque chose d'extraor- dinaire, qui ne ressemble à rien de ce qui tombe sous les sens. Mais ils estiment que la terre, par- venue à un certain degré de perfection, est suscep- tible de produire le sentiment, la pensée et le vouloir, comme elle produit des racines, des fleurs et des fruits. La nature, disent-ils, est dans un travail pro- gressif qui ne s'interrompt nulle part, et qui se ma- nifeste à chaque degré par un enfantement plus parfait. L'homme est le terme de celte progression féconde; il rassemble en lui tous les perfectionne- ments antérieurs, et son cerveau, chef-d'œuvre de la plus savante organisation , fait éclore la pensée aussi naturellement que l'arbre entr'ouvre ses bour- geons.

Pourquoi, Messieurs, cette ingénieuse peinture, car je ne veux pas dire analyse, laisse-t-elle froide et incrédule la presque totalité du genre humain? Pourquoi la philosophie spiritualiste a-t-elle toujours eu la gloire de remuer les entrailles du peuple avec celles du penseur, tandis que le matérialisme, doc- trine de décadence, ne séduit que des âmes rares dans les nations usées? C'est, Messieurs, que l'es- prit s'affirme lui-même avec une présence si vive , que le raisonnement et les analogies périssent devant

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la splendeur de cette affirmation. Que voulez-vous , mon esprit, c'est moi; j'en sens la vérité. Je sens la distinction de mon corps et de mon âme avec un tel empire, qu'il me semble que ma vie tout entière n'est qu'une confrontation de l'un à l'autre, et que chaque instant m'apporte une certitude de leur dualité aussi grande que la certitude de leur union. Je me vois deux et un avec une lucidité que rien ne diminue, parce que rien ne combat contre la présence réelle des choses. Et que me dit-on d'ailleurs pour la com- battre? On m'oppose une progression de la matière; mais une progression n'est que le développement d'un germe qui ne change jamais de nature en se développant. Élevez une force, selon l'expression des mathématiques, à la seconde, à la troisième, à la dixième puissance, jamais vous ne recueillerez dans la force doublée, triplée, décuplée, que l'élément primitif qui s'y trouvait. Pour que la matière, trans- figurée dans sa forme, produisît le sentiment, la pensée et le vouloir, il faudrait que la plus faible particule matérielle fût un être sentant, pensant, voulant, mais à un degré inférieur susceptible d'ac- croissement ou de perfection, comme on le voit dans l'enfance de l'homme comparée à sa maturité. Or en est-il ainsi? Le matérialisme lui-même ne le prétend pas ; il ne croit pas qu'un grain de poussière rem- plisse en miniature les fonctions intellectuelles de l'homme^ à la manière dont une goutte d'eau remplit les offices de l'Océan ; le sens commun s'oppose trop fortement à cette ineptie. Dès lors , la matière élevée tant que vous le voudrez par l'organisation, à lacen-

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lième ou à la millième puissance, ne donnera jamais que le développement de ce qu'elle est, c'est-à-dire des formes plus parfaites, des mouvements plus com- pliqués, une sculpture et une architecture plus dignes d'admiration.

On s'étonne, et c'est une autre objection contre le spiritualisme, on s'étonne de l'influence réci- proque qu'exercent l'un sur l'autre l'âme et le corps. Pourquoi pas, s'ils sont réellement unis? Cette union peut paraître bizarre, inexplicable ; mais qu'importe? c'est un fait. Le fait une fois constaté par la certitude que nous avons de notre double nature spirituelle et matérielle dans une seule per- sonnalité, il est très-simple qu'il y ait action de l'une sur l'autre, sans quoi elles n'auraient entre elles au- cune communication , et n'ayant entre elles aucune communication , elles seraient séparées au lieu d'être unies.

Ainsi, de même que les objets extérieurs, agissant sur le cerveau par l'intermédiaire des sens , portent à l'âme des impressions du dehors, l'âme à son tour porte au cerveau , et par lui dans le reste de l'orga- nisation sensible , le contre-coup de sa vie intime et immatérielle. De ces habitudes invétérées qui prennent à la fois leur source dans les deux parties de notre être , toutes les deux phées en quelque sorte par la répétition des actes , et devenues les esclaves de nos volontés dépravées, après n'en avoir été d'a- bord que les instruments. C'est ce qui a donné lieu à cette science nouvelle du phrénologisme, qui abuse des phénomènes de correspondance de l'âme avec le

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corps et du corps avec l'âme pour attaquer le libre arbitre de l'homme. Je n'examine pas si réellement les aptitudes et les passions ont un signe représen- tatif dans l'enveloppe extérieure du cerveau : suppo- sons-le. Qu'est-ce que cela prouve contre la liberté humaine? Il est manifeste que l'âme et le corps sont dans une incessante communication, et que tout acte, même intérieur, de vice ou de vertu, retentit quelque part dans notre enveloppe mortelle et y creuse des sillons funestes ou heureux. Ces traces subtiles, à leur tour, réagissent sur le foyer profond de notre activité interne , et y sollicitent le retour des mêmes mouvements, c'est-à-dire des mêmes pensées et des mêmes vouloirs. La doctrine cathohque en convient ; elle fait plus qu'en convenir : c'est la base de sa thérapeutique spirituelle, ou, si vous l'aimez mieux, du traitement médicinal qu'elle applique aux maux de notre âme. C'est pour cela que l'Évangile ordonne aux chrétiens de châtier leur corps pour affranchir et purifier leur cœur. C'est pour cela que l'Église impose des abstinences et des jeûnes, qu'elle commande le travail, et qu'à l'exemple de Jésus- Christ, son fondateur, elle bénit ceux qui pleurent et qui souffrent, parce qu'il y a dans les afflictions du corps, outre le bénéfice d'une expiation acceptée, l'infaillible efficacité du redressement des sens. Quelque anciennes, quelque puissantes que soient les empreintes du péché dans les réduits mystérieux du corps , l'âme , aidée de la grâce , fortifiée par la pénitence, peut les effacer lentement et y substituer les vestiges réparateurs de la vertu. Delà, même

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dans la physionomie , ces singulières illuminations qui se font jour à travers les rides obscures du vice. L'âme, après avoir ennobli les régions souterraines qu'avait souillées le crime, arrive un jour au front de l'homme , et y répand des lueurs sereines et saintes qui attendrissent les regards de ceux-là mêmes qui ne connaissent pas Dieu. Les ombres du péché s'enfuient devant la gloire créatrice de la vertu, et ce qui en reste encore dans les affais- sements prématurés de la chair, n'est plus qu'un signe de la mortalité vaincue par l'éternelle beauté du Christ.

0 visages des saints , douces et fortes lèvres ac- coutumées à nommer Dieu et à baiser la croix de son Fils ; regards bien -aimés qui discernez un frère dans la plus pauvre des créatures; cheveux blanchis par la méditation de l'éternité ; couleurs sacrées de l'âme qui resplendissez dans la vieil- lesse et dans la mort : heureux qui vous a vus ! plus heureux qui vous a compris, et qui a reçu de votre glèbe transfigurée des leçons de sagesse et d'immor- Valité 1

Mais, Messieurs, qu'est-ce que je fais? est-ce que je prétends vous démontrer l'existence de l'esprit, la réalité de la matière? A Dieu ne plaise 1 Je ne me suis pas posé devant vous comme un philosophe ap- puyé de sa seule raison et ne se fiant qu'aux décou- vertes de sa propre sagacité. J'ai paru dans cette chaire comme envoyé de Dieu , comme portant sa parole, comme armé de la tradition et de l'autorité de l'Église, et, après avoir établi les titres de ma

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mission, je vous ai promis seulement que jamais le rationalisme n'opposerait à un seul dogme chrétien des négations plus vraisemblables que les affirma- tions de la foi. Je viens encore de tenir ma promesse. Car, je vous le demande, entre la foi, qui affirme la présence dans le monde de deux éléments consti- tutifs, la matière et l'esprit, et le rationalime, qui nie l'un ou l'autre, se trouve, même humaine- ment, la plus grande probabilité du vrai? Je ne veux pas dire la certitude, parce qu'ayant puisé la certi- tude dans l'ordre des enseignements divins, il est inutile que je la cherche encore même où, en bien des rencontres, je serais sûr de l'obtenir. Il me suffit contre le rationalisme de la simple vraisem- blance, et je crois l'avoir, et bien au delà, dans cette question de la double nature des choses. Hàtons- nous de voir maintenant l'ordonnance que Dieu leur a donnée; nous y recueillerons quelques lumières sur les motifs qui ont porté le Créateur à ne pas se contenter, dans la structure du monde, d'un seul ordre de matériaux.

Dieu, avons-nous dit, en tirant les êtres du néant, se proposait de leur communiquer sa perfection et sa béatitude. Or la perfection divine est de trois sortes : elle est métaphysique, intellectuelle et morale, et, par conséquent, elle devait se refléter sous ce triple aspect dans la production et la disposition de l'uni- vers. Commençons par l'aspect métaphysique, qui est naturellement le premier.

Dieu est infini, il est un, il est plusieurs; c'est la réunion de ces trois termes qui constitue sa perfec-

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tion métaphysique. Il est grand, au plus profond de son essence, par l'infinité , l'unité, et la pluralité, et ce devait être aussi le fond de grandeur de l'uni- vers. Mais, par cela même, la pensée créatrice sem- blait tout d'abord rencontrer un obstacle impossible à lever ; car l'infini est incommunicable de sa na- ture. Dès qu'une chose est créée, si vaste qu'elle soit, elle n'existe pas d'elle-même, et elle manque par de l'attribut radical de l'infini. Pourtant le monde, ouvrage de l'infini en personne, manifes- tation de sa gloire , ne pouvait manquer d'une am- pleur représentative de l'immensité incréée. Il lui fallait une projection qui rappelât son point de dé- part , et que tout œil , en le voyant rouler dans la majesté de son orbite, reconnût la main qui l'avait lancé sur une route et dans un espace digne d'elle. Dieu y pourvut. Il avisa , s'il est permis d'animer par ces expressions humaines l'action divine, il avisa entre l'infini et le fini quelque chose d'intermédiaire que nous appelons ici -bas l'indéfini. J'expliquerai ces termes , si vous y consentez. L'infini est ce qui n'a ni commencement ni fin ; le fini est ce qui a un commencement et une fin; l'indéfini est ce qui se développe entre deux termes infiniment distants , de manière à s'en rapprocher toujours. Dieu donc ré- solut de construire le monde sur la projection de l'indéfini , et de donner ainsi à son œuvre un carac- tère figuratif de son essence illimitée.

Rien ne s'y opposait. Entre Dieu, qui avait créé, et [e néant, d'où l'être allait surgir ; entre Dieu, qui est tout , et le néant , qui n'est rien , une distance infinie

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existait de soi-même. Il suffisait de la combler par une création progressive qui, partant d'un centre unique, tendrait à la fois , et sur deux routes diffé- rentes, aux deux extrémités des choses, au néant, par une diminution graduée, à Dieu par une ascen- sion constante. Mais ce plan supposait l'existence de deux éléments tout à fait dissemblables, l'un qui fût susceptible de s'amoindrir toujours en descen- dant vers le pôle négatif de la création , l'autre quiii fût capable de se perfectionner toujours en s'élevant au pôle positif ou divin. Vous me prévenez , Mes- sieurs, vous nommez la matière et l'esprit : l'esprit indivisible, la matière ne se lassant jamais d'être divisée; l'esprit, élément de l'infiniment grand; la matière, esprit de l'infîniment petit; tous deux, dans leur nature diverse , suffisant à combler par leur élévation et leur dégradation calculées l'intervalle infini qui sépare le souverainement imparfait du souverainement parfait. C'est saint Augustin qui nous a révélé en une seule phrase cette belle loi de la genèse des choses ; écoutez ce grand homme : Duo fescisti, Domine, wmm prope nihil, scilicet maîeriam primam ; alterum prope te , scilicet an- gelum. Vous avez fait deux choses, ô mon Dieu, rime proche du néant, qui est la matière première ; Vautre proche de vous, qui est V esprit pur. En vertu de cette conception , qui fut comme l'exorde du monde, Dieu créa deux lignes ou deux séries d'êtres, une série descendante du côté du néant, une série ascendante du côté de lui-même. L'une vous est connue par vos propres sens et par les instruments

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dont la science a doué l'œil de l'homme; l'autre nous est révélée par la foi, et aussi par les induc- tions de l'analogie. Car comment croire que la créa- tion s'arrête à nous, et qu'ayant par notre corps une parenté inférieure qui s'étend jusque dans la région de l'imperceptible , nous n'ayons point par notre es- prit une parenté supérieure qui s'enfonce jusque dans la région de l'infini substantiel? La foi nous le dit, la raison nous le confirme, l'ordre de l'univers l'exige absolument.

Jeté de la terre au ciel sur cette projection infinie, le monde avait autant que possible un rapport de grandeur avec Dieu; et par l'innombrable multipli- cation des êtres appartenant à chaque série, et à chaque degré de ces séries, il avait aussi le carac- tère divin de la pluralité. Mais l'unité, troisième terme de la perfection métaphysique de Dieu , lui manquait encore. 11 y avait deux mondes , le monde de la matière et le monde de l'esprit, le monde ter- restre et le monde céleste : inconvénient suprême, qui ôtait à la création toute harmonie et toute pos- sibilité d'être le miroir de son auteur. Mais comment y remédier ? comment unir réellement deux ordres aussi distincts, aussi radicalement séparés que l'ordre matériel et l'ordre spirituel ?

Dieu se recueillit en lui-même ; il prit conseil en quelque sorte, selon la belle indication de l'Écriture, et en présence de tout ce qui était achevé , devant le ciel attentif et la terre émue, il prononça la dernière parole créatrice, il dit : Faciamus hominem. Fai~ [: S071S l'homme. L'homme obéit à celte vaix, qui ne

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devait plus cesser de lui donner la vie et la lumière. On vit un être participant de la matière , par il se rattachait au monde inférieur, et participant de l'es- prit, par il se rattachait au monde supérieur ; tout à la fois corps et âme , le corps agissant avec i ame et l'âme avec le corps , non pas comme étant deux , mais comme n'étant qu'un ; non pas comme frère et sœur, mais comme un seul être personnel appelé du même nom, l'homme. En l'homme fut résolu le mystère de l'unité universelle; placé au dernier rang de la ligne ascendante des êtres et au premier éche- lon de la hgne descendante , rassemblant dans sa personnalité tous les dons de l'esprit et toutes les forces de la matière, communiquant par ses besoins avec le pôle arctique et avec le pôle antarctique des choses , centre réel de la création , il y mit par sa présence le sceau de l'unité, et avec l'unité le sceau de la perfection. Voilà l'homme, Messieurs, voilà sa place et sa gloire ; voilà pourquoi toutes les grandes scènes religieuses se sont passées sur la terre qu'il habite et au sein même de l'humanité. Le rationa- lisme s'est beaucoup ému de l'importance que l'homme s'attribue; il n'a pas dédaigné d'appelei à son secours l'astronomie pour nous arracher du siège éminent la Providence nous a élevés, el comparant la petitesse de notre race et l'infériorité de notre planète avec tous les soleils fixés dans l'es- pace , il s'est plu à faire de nous des pygmées , pouî ne pas dire des avortons de l'univers. Laissons-lui ces tristes joies de l'apostasie ; et nous qui n'avons pas peur d'être rois parce que nous n'avons pas peui

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des devoirs du trône , sachons mesurer la grandeur à l'essence et aux fonctions des êtres , et non pas à leur masse ou à leur vitesse matérielle. La terre , il est vrai, n'est pas le centre astronomique du monde; il lui suffît de porter l'humanité, qui est le centre réel de la création.

C'est ainsi, Messieurs, que Dieu a communiqué à son œuvre la perfection métaphysique dont il est doué. Quant à la perfection intellectuelle, second terme de sa perfection totale, elle se rencontrait na- turellement dans l'homme et dans les esprits supé- rieurs à rhomme, puisque tous, par leur essence même, étaient capables de connaître. La matière seule, reléguée aux frontières du néant, semblait exclue à jamais du glorieux privilège de penser. Car Dieu lui-même ne peut accomplir ce qui renferme ane expresse contradiction, et la matière, substance inerte et divisible, repousse, de toute la force d'une ncompatibilité absolue, l'idée d'une activité indivi- sible comme la pensée , libre comme la volonté. Mais )ieu, sans aller jusqu'à l'impossible, va jusqu'au niracle. Il voulut donc spiritualiser la matière, selon 'expression de saint Paul , en lui donnant une part lans les fonctions les plus élevées de l'âme humaine, Tt c'est ce secret qui fut entrevu par Aristote, lors- qu'il disait : « Il n'y a rien dans l'intelligence qui 'ait été auparavant dans les sens. » Non pas, Mes- ieurs, que l'amené reçoive en elle-même, antérieu- ement à tout commerce de son corps avec la nature , ne illumination directe de Dieu , illumination qui st à son regard intérieur ce que la lumière sensible

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est à l'œil extérieur; mais, malgré cette divine com- munication, la pensée ne prend sa forme, et en quel- que sorte ses contours, qu'après que les sens, au moyen des images et de la parole, ont apporté à l'âme , dans son sanctuaire le plus profond , le tribut de leur exploration dans le monde visible. L'homme ne pense qu'au moyen de la totalité de son être , comme il ne vit qu'au moyen de la totalité de son êlre. Tous les systèmes idéalistes ou matérialistes sont faux , parce qu'ils divisent l'homme en faisant de lui une intelligence simple ou un corps pur. L'homme, dans toutes ses opérations, n'est ni un corps ni un esprit; il est l'homme, c'est-à-dire cette merveilleuse unité résultant de deux substances intimement entrelacées, la substance matérielle et la substance immatérielle. Tout ce qui les sépare détruit l'homme.

Par , Messieurs , la matière se trouve élevée i un incompréhensible état de dignité. Regardez à vos pieds cette poussière innomée, qui est le derniei degré d'abaissement l'être parvienne sous nos yeux. Regardez-la. Vous l'emporterez tout à l'heun avec vous sans daigner l'apercevoir; le souffle d( l'air la jettera dans un champ; l'ombre et la lumièn l'incorporeront au frêle tissu d'une plante. Déjà c'es du froment. Le même hasard des choses qui l'avai mise à vos pieds , la ramènera sur votre table avcf sa nouvelle forme. Vous ne la reconnaissez menu pas, et pourtant tout à l'heure ce sera votre propr chair. La voilà qui court dans vos veines ; elle nètre vos tissus ; elle remonte jusqu'au siège suprême

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de votre activité extérieure, à ce trône calme et élevé où, sous la protection d'un bouclier puissant, s'éla- borent dans le silence les plus purs éléments de la vie. elle rencontre l'action réciproque de l'âme et du corps ; elle y intervient ; elle frappe à la porte auguste de votre intelligence; elle vous aide à penser, à vouloir; elle est vous-même, et pourtant c'est le grain de poudre qui est maintenant sous vos pieds.

J'avais donc raison d'appeler saint Paul en témoi- gnage de la grandeur du monde jusque dans son élément le plus vil. Que serait-ce si j'allais plus loin, si je vous faisais entendre cette parole fameuse : Le Verbe a été fait chair/ si je vous montrais la poudre dans son éternel hyménée avec Dieu! Mais ne dé- pouillons pas l'avenir au profit du présent; laissons un nuage sur le Thabor de la vérité, et achevons ce discours en vous montrant comment Dieu a commu- niqué au monde sa perfection morale.

La perfection morale de Dieu se résume en deux mots : justice et bonté. Pour que le monde en reçût communication, il ne suffisait pas que l'homme et les esprits supérieurs fussent doués de la double faculté de connaître et de vouloir, de connaître le bien et de le réaliser ; il leur fallait encore un autre don ; celui de choisir entre le bien et le mal. Car, sans ce libre choix , qu'eût été en eux, soit la jus- tice, soit la bonté? Une perfection nécessaire, dé- nuée de tout mérite personnel, et qui eût fait de leur vie un enchaînement d'actes irrésistiblement com- mandés et accomplis. Or en Dieu, dont il s'agissait de

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~ 350 - reproduire la perfection totale , cette fatalité n'existe pas. Dieu est un être libre. Retenu naturellement dans l'ordre immuable de son essence, il agit au dehors avec une pleine liberté ; il crée ou ne crée pas, il donne dans le temps et dans la mesure déter- minés par son souverain vouloir; et lors même qu'il reste en dedans de ses opérations nécessaires, comme le sont les rapports des trois personnes divines, il ne subit le joug de rien qui soit extérieur à lui. Il n'est ni commandé ni nécessité. Si, au contraire, l'homme et les esprits purs n'avaient pas de choix enLre Dieu et eux-mêmes, entre l'infini et le fmi, leur person- nalité n'existerait pas comme une dépendance abso- lue de la personnalité divine; ils seraient autrui, et non pas eux. Ils ne se donneraient pas par justice ou par bonté , mais par un empire étranger à leur propre délibération. Ils seraient privés de la per- fection morale, parce qu'ils auraient une moralité totalement inamissible, et par conséquent imper- sonnelle.

En Dieu , il est vrai , la moralité est inamissible ; mais elle est inamissible sans être impersonnelle, parce que ce n'est pas l'action d'autrui qui subjugua la volonté divine, tandis que dans la nature dénuée de libre arbitre , ce serait l'infini qui opprimerait le fini. Le vouloir humain s'absorberait dans le vouloir divin.

Je n'ai pas besoin d'ajouter, Messieurs , que la matière elle-même, élevée à l'état d'humanité, jouit par son concours avec l'âme des honneurs du libre- arbitre, et qu'elle entre ainsi en participation des

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droits et des périls de l'ordre moral. Vous l'aurez conclu de vous-mêmes, pour peu que ma parole vous ait éclairés sur les ruses de la sagesse divine pour communiquer au monde sa triple et adorable perfection.

La conséquence de la perfection, c'est la béati- tude. Dieu est infiniment heureux, parce qu'il est infiniment parfait. Ayant donc appelé le monde à jouir de sa perfection , il a l'appeler aussi à jouir de sa béatitude ; et la béatitude terminant tout en Dieu, elle est aussi nécessairement le terme final de la création , pour tout être qui n'aura pas démérité de sa destinée. Ici, Messieurs, je touche au nœud gordien de la vérité , et j'ose croire que déjà vous l'avez brisé de vous-mêmes. Vous ne me demande- rez pas pourquoi Dieu n'a pas donné la béatitude sans conditions de mérite ; ou je me trompe, ou vous en avez la raison. Si, en effet, Dieu a voulu commu- niquer au monde tous ses biens, il a les lui com- muniquer dans l'ordre il les possède lui-même, et dans le seul ordre il lui fût possible de les com- muniquer tous. Or les biens divins se réduisent à la perfection et à la béatitude: à la perfection, cause de la béatitude, et à la béatitude, effet de la perfection. Si Dieu eût changé l'ordre, en nous plongeant, par l'acte seul de notre naissance, dans la possession de lui-même, d'où naît sa félicité, il nous eût ravi le premier de ses biens, qui est la perfection. Car, ainsi que nous l'avons vu , le libre arbitre en est un élé- ment nécessaire, que la vue directe et béatifique de Dieu ne nous eût pas permis de posséder même un

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seul instant. Perdus aussitôt que nés dans l'abîme d'une attraction infinie, nous n'eussions offerte la bonté divine aucune représentation de sa propre liberté, aucune vertu, aucun mérite, aucun retour digne de sa gratuite et libérale dispensation à notre égard. Dieu nous devait donc et se devait à lui-même de retarder notre béatitude au profit de notre perfec- tion. Mais la retarder, c'était se cacher pour un temps aux êtres créés ; c'était s'envelopper à leurs yeux dans le voile des choses finies , afin que , le choix leur étant possible, l'épreuve le fût avec le choix, et que de l'épreuve naquît en eux une justice digne d'éloge , une bonté digne d'amour.

Ainsi fut jeté le monde dans la possession d'une souveraineté qui le mettait avec gloire en présence de Dieu. Ainsi, ayant Dieu pour principe et pour fin, devait-il graviter vers lui par une perfection volon- taire et reconnaissante, jusqu'au jour où, l'orbite entière de son épreuve étant parcourue, il se serait reposé au sein de Dieu même dans une béatitude égale à sa fidélité.

Je vous ai dit, Messieurs, tout le plan de la créa- tion. Je vous ai dit les matériaux qui y furent em- ployés, l'ordonnance qu'ils reçurent, les raisons de cette ordonnance, et connaissant déjà votre principe, vous avez appris à connaître votre fin. Votre fin et votre principe ne diffèrent pas : c'est Dieu qui est votre père, et c'est lui qui est votre but. Il est V alpha et Y oméga de votre destinée ; vous ne pouvez regar- der plus bas sans vous perdre, aller moins haut sans périr. En vain, si vous êtes ingrats, en appellerez-

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vous à la bonté contre la justice. Je viens de dé- truire cette espérance en vous montrant dans la bonté elle-même la racine de vos devoirs. C'est la bonté sans doute qui a prononcé cette parole: Venez, les hénis de mon Père , au royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde (1). Mais c'est aussi la bonté qui a dit cette autre parole : Soyez parfait comme voire Père céleste est parfait (2). Car la bonté a pour mouvement naturel de communiquer ses biens, et Dieu n'ayant que deux biens, sa perfec- tion et sa béatitude , l'effet de la bonté divine est de vous communiquer tous les deux dans le même ordre ils sont en lui. Si vous refusez la perfection parce qu'elle vous coûte, vous refusez en même temps la béatitude, qui en est la conséquence. Cet ordre ne dépend pas de Dieu; il est sa propre et rigoureuse nature, la nature même de sa bonté , dont la justice n'est que la sanction.

{!] Saint Mallhieu, chap. xxv, vers. 34. (2) Ihid., chap. v, vers. 48.

QUARANTE-NEUVIÈME CONFÉRENCE

DE L HOMME EX TANT QU ETRE INTELLIGENT

Monseigneur ,

Messieurs,

Nous connaissons déjà deux termes du mystère des destinées : nous savons quel est notre principe et notre fin. Mais cette science, tout importante qu'elle soit, est loin de nous suffire. Que Dieu soit la source dont nous sortons, que notre but soit d'at- teindre à sa perfection et d'obtenir sa béatitude, c'est beaucoup d'en être assurés ; cependant il reste à nous diriger dans cette route périlleuse dont Dieu occupe les deux points extrêmes ; car si nous en ignorons les secrets , nous courons risque de nous égarer dans nos propres voies, et de descendre vers la mort, au lieu de nous élever vers Celui d'où procède toute vie,

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toute perfection, toute félicité. Quel est doncle chemin que nous devons suivre? Est-il tracé? Le connaît-on avec certitude ?

Vous ne pouvez en douter, Messieurs; Dieu, qui nous a révélé notre principe et notre fin , a nous révéler aussi le moyen d'aller de l'un à l'autre, sans quoi son but à lui-même, qui était de satisfaire sa bonté en se communiquant aux créatures , n'eût pas été réalisé. Ici nous quittons l'univers pour concen- trer notre application sur l'homme en particulier; car c'est lui qui nous intéresse d'abord ; et d'ailleurs, en recherchant les sentiers que Dieu nous a ouverts pour monter vers lui , nous rencontrerons sans cesse le reste de la création, nous disputant ou nous frayant le passage, et la théologie de l'homme, en vertu de l'unité qui coordonne et rapproche toutes les parties de l'œuvre divine, se mêlera constamment à la théologie de l'univers. Mais l'homme lui-même, au dedans de sa propre nature, est un être infiniment complexe. Par sa pensée, il appartient à l'ordre in- tellectuel ; par sa volonté , à l'ordre moral ; par son union avec ses semblables, à l'ordre social; par son corps, à l'ordre physique ; par son âme tout entière, à l'ordre religieux; et, sous tous ces rapports, il a reçu des moyens d'arriver a sa fin, qui est la perfec- tion et la béatitude. Il faut donc , pour démêler à fond le dernier pli de ses destinées , l'envisager lui même, et successivement, comme être inteUigent, moral, social, physique, religieux, et nous rendre compte, sous ces divers aspects, des voies que la Sagesse éternelle lui a préparées et il doit mar

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cher pour ne pas périr. La carrière sera longue, Mes- sieurs ; elle embrassera non-seulement les dernières Conférences de cette année, mais toutes celles qui suivront jusqu'au dernier jour Dieu me permettra de vous instruire. En un mot, le principe et la fm de l'homme nous étant connus, nous n'avons plus rien à faire, pour épuiser la doctrine, qu'à vous exposer dans leur suite historique et dogmatique les moyens donnés à l'homme pour atteindre sa fm.

Je commence à l'heure même, et c'est l'homme en tant qu'être intelligent qui me servira d'exorde.

L'intelligence est la faculté de connaître. Con- naître, c'est voir ce qui est, et voir ce qui est, c'est posséder la vérité, car la vérité n'est pas autre chose que ce qui est, en tant qu'il est vu de l'esprit. D'où il résulte que la vérité est l'objet de l'inteUigence , et que la fonction de l'intelligence est de rechercher, de pénétrer, de retenir la vérité; de vivre d'elle et pour elle ; est sa perfection et sa béatitude. C'est d'abord sa perfection : car, en dehors du vrai, l'es- prit est à l'état d'ignorance ou d'erreur ; il ne voit pas , ou il voit mal, et dans l'un et l'autre cas il est privé de son objet et de sa fonction. Il est comme l'œil qui regarde sans découvrir, ou qui découvre ce qui n'a pas de réalité : organe inutile et mort dans le premier cas, instrument faux et dangereux dans le second.

Mais si la vérité est la perfection de l'intelligence, on peut affirmer sans autre preuve qu'elle en est aussi la béatitude. Car celle-ci est une conséquence inévitable de celle-là. Dès qu'une faculté s'unit à son

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objet, dès qu'elle accomplit sa mission, elle arrive au repos parce qu'elle arrive au but, à un repos glo- rieux parce qu'il est légitime, plein de joie parce qu'il a été fait de Dieu sur l'exemplaire de ses pro- pres opérations, tout se termine au ravissement. Ainsi l'intelligence, en recevant la lumière de la vé- rité, s'y repose, s'y complaît, s'y exalte, est heu- reuse enfin selon la nature de la vision qui l'illumine et la remplit. Tous les jours. Messieurs, nous éprou- vons cette béatification de l'entendement. Il n'est pas, jusque dans les plus basses régions de la nature, un être ou un phénomène, si imperceptible qu'il soit, si mdifférent qu'il paraisse, dont la découverte ne nous cause une sorte de magique éblouissement. Vous sa- vez tous l'histoire de ce grand géomètre qui, après avoir lutté de longs jours contre un problème qui ar- rêtait son génie, en pénétra tout à couple secret pen- dant qu'il était au bain. Ravi à lui-même, il se leva , et, la démence de l'enthousiasme lui ôtant jusqu'à la pensée de sa nudité, il parcourut Syracuse en s'é- criant : « Je l'ai trouvé ! j e l'ai trouvé ! » C'est la vive image des saintes noces de l'esprit avec la lumière intelligible, lorsque l'homme s'est rendu digne de cette immatérielle alhance par une vie qui diminue l'assujettissement de sa double nature à l'ordre infé- rieur. Ces belles joies dépendent tout ensemble de la grandeur de l'esprit et de la grandeur des idées qui l'inondent ; elles croissent avec les rivages de l'in- telligence et avec le cours lumineux qui y creuse son lit.

Quelquefois l'esprit est grand sans que la lumière

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le soit ; alors se produisent ces tristesses mystérieuses dont vous avez pu remarquer l'empreinte sur le front généreux de plusieurs de vos contemporains. Vic- times du doute, ils ont bu à la coupe de la science sans boire à celle de la vérité. Ils ont étudié les siè- cles, interrogé les mers, suivi l'orbite des astres; rien ne s'est soustrait à la perspicacité de leurs mé- ditations , et pourtant un voile est demeuré devant eux, qui ne leur permet pas d'aller au fond de ce qu'ils voient et de se rendre compte des clartés de leur propre vie. La lumière même leur est ténèbres ; chaque découverte leur apporte un abîme de plus, et comme le laboureur qui enfonce le soc dans les champs de Thèbes ou de Babylone, heurte à tout moment d'inexplicables ruines , ainsi ces puissants investigateurs des mondes , à chaque sillon qu'ils tracent dans l'immensité des choses, soulèvent du sein même de la science de grandes et doulou- reuses obscurités. Ils n'ont ni la paix de l'ignorance, ni la paix de l'erreur ; ils voient trop pour ne pas savoir, trop peu pour connaître, et, quelque grand que soit le crime qui leur cache la vérité , ils ont du moins l'honneur d'être malheureux de ne pas la pos- séder.

Mais si, après ces longs tourments du doute, le voile se déchire enfin , alors l'intelligence reçoit un de ces coups dont aucune langue ne saurait peindre le voluptueux supplice. Alors Augustin se lève, et, trouvant pour la première fois l'amitié même impor- tune , il va répandre son âme dans un torrent de lar- mes solitaires.' Lui, perdu dans le vain amour de la

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gloire et des créatures, voit s'évanouir en un instant tous les charmes qui ont trompé sa jeunesse. La vé- rité l'emporte ; rien ne le touche plus dans les plaines azurées de la Lombardie, dans les promesses de la renommée , dans les serments plus doux des cœurs égarés; il part, tenant à la main sa vieille mère, et déjà, dès le port d'Ostie, il regarde la solitude obs- cure, croit-il, qui va le dérober pour jamais à l'ad- miration du monde comme aux songes de sa vie pas- sée. Pleur des grands hommes, sacrifices héroïques , vertus nées d'une seule heure, et que les siècles ne peuvent plus détruire, vous nous enseignez le prix de la vérité ! Vous nous prouvez qu'en effet elle est la perfection et la béatitude de l'intelli- gence !

C'est pourquoi, Messieurs, l'un de nos plus redou- tables crimes est de trahir la vérité et de travailler contre elle ; car c'est trahir notre premier bien , c'est nous frapper au sommet d'où descend notre gloire et notre félicité. Qu'est-ce que l'homme sans l'intelli- gence? et qu'est-ce que l'intelligence sans la vérité? Si vous lui ravissez l'intelligence, il n'est plus que le roi découronné du monde animal ; si, lui laissant l'intelligence, vous lui enviez le don de la vérité, c'est lui creuser un abîme aussi profond que l'infini, le tourment d'une faim qui ne sera jamais rassasiée , une aspiration qui n'aboutit qu'à saisir les ombres dans un vide immense et trompeur. Quoi de plus affreux que ce sort ! quoi de plus criminel que d'en être le vo- lontaire instrument! Aussi le mensonge fut-il toujours abhorré du genre humain , et même en choses la

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légèreté paraîtrait excusable, il attire aux lèvres qui se le permettent un infaillible mépris. Nous ne par- donnons pas à l'homme qui, possédant le vrai, y substitue sciemment la parole adultère de l'erreur. Combien moins Dieu et l'humanité pardonnent-iJs à ceux qui se lèvent de dessein formé contre les plus saintes doctrines que nous aietit léguées les âges, et qui, désespérant de les vaincre par une pacifique discussion, s'arment contre elles de toutes les res- sources de la ruse et de la violence ! On l'a vu trop souvent , et il ne faut jamais perdre l'occasion de protester contre ces lâches conjurations de la force, on a vu des pouvoirs institués pour la conservation de tous les droits et de tous les biens, déclarer une uerre ouverte au premier des droits, qui est celui ie connaître, au premier des biens, qui est la vérité. Jaloux de l'empire qu'elle exerce, et qui est, en îffet, le plus grand qui soit au monde, ils s'efforcent le la détrôner pour asseoir à sa place et à leur profit e règne des intérêts et des passions. Tout leur va nieux que la vérité ; ils acceptent tout excepté elle , Is protègent tout excepté elle, ils donnent la li- erté à tout excepté à elle. Ils la poursuivent si xclusivement, avec tant d'art et de persévérance, u'ils la font reconnaître à cette marque même, et ue leur persécution devient un signe de certitude ui la présente aux adorations légitimes de toute la rre.

Mais aussi, Messieurs, ne vous étonnez pas si la érité prend de ses oppresseurs , un jour ou l'autre , e terribles vengeances. Gomme on n'en peut ruiner

IV. 11

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l'autorité sans frapper dans ses racines l'entende- ment humain, il arrive tôt ou tard qu'une sorte de délire pousse les hommes hors de toute crainte et de tout respect, et les précipite à bras tendus contre tout ce qui est. C'est le jour des représailles, jour prophétisé par saint Paul lorsqu'il écrivait aux Ro- mains : La colère de '"Dieu se révèle du haut du ciel contre Vimpiéié et l'iniquité de ces hommes qui re- tiennent la vérité de Dieu dans Vinjustice (1). Alors pâUssent les rois et se troublent les roy£ urnes; la nuit se fait dans Babylone ; Balthasar voit la main qui le condamne, et l'épée de Gyrus n'attend pas au lendemain. Ce n'est pas de l'histoire que je fais, Mes- sieurs ; non , ce n'est pas de l'histoire. Ouvrez vos youx : nous sommes à Babylone, et nous assistom au festin de Balthasar.

Dois -je vous demander pardon si j'ai laissé aile' mon âme aux émotions d'un temps si fertile ei hautes leçons? Ai -je trahi les intérêts de la vérité en vous montrant dans les catastrophes de notr^ siècle le rôle vengeur qu'elle y joue? Si je l'ai fait que la vérité et vous me le pardonnent , et remon tons ensemble aux régions pacifiques rien de ter restre ne se mêle à la contemplation des causes etdekp lois.

La vérité, je viens de l'établir, est la perfection i la béatitude de l'intelligence, et puisque Dieu, en nouLjjj créant, a voulu nous communiquer la perfection (jjj la béatitude, j'en déduis cette conséquence, qu'

(1] Chap. I, vers, xviii. jgj|.

et,c

laire

j.

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nous a communiqué la vérité. Et c'est, en effet, ce que nous enseigne la doctrine catholique. Si nous l'écoutons , elle nous dira que Dieu , en nous mettant au monde, n'a pas abandonné notre esprit au hasard de ses propres découvertes , mais qu'il l'a illuminé dès le principe d'une connaissance telle, que la vérité habitait réellement en lui. Quelle était cette connais- sance primitive qui , sans être infinie , était pourtant la vérité? Cette question nous ramène à la définition que je vous ai donnée dès le commencement de cette Conférence. La vérité , vous ai-je dit, est ce qui est , en tant qu'il est vu de l'esprit. Nous nous sommes arrêtés sans poser cette autre question, que nous ne pouvons plus maintenant éviter : Qu'est-ce donc que ce qui est? Entendons-nous par le ciel, la terre et les mers? Est-ce ce qui est? Mais quoi ! le ciel, la terre, les mers, l'humanité même, tout ce que nous voyons est empreint d'un tel caractère de changement et de bornes , que nous n'y reconnais- sons rien de la grandeur renfermée dans ce mot puis- sant : être. Les langues humaines ont épuisé leur énergie pour exprimer le néant des choses visibles, 3t, quelle que soit la bonne volonté de l'orgueil pour

glorifier le théâtre il s'agite, tout ce qu'il peut aire de plus en faveur de l'univers , est d'y décou- mr une ombre de l'Être, et par conséquent une

)mbre de la vérité. donc est l'Être? est ce qui st? Ah! je le pressens déjà, et même je le sais. ^'Être est l'unité absolue, éternelle, infinie, la plu-- alité sans division, l'Océan sans rivages, le centre ans circonférence , la plénitude qui se contient elle-

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même, la forme sans figure : le tout enfin, hors de quoi tout ce qui est n'est plus qu'un fait et un don. Mais en disant cela, Messieurs, qui ai-je nommé? J'ai nommé Celui qui a dit de lui-même : Ego sum qui sum. Je suis celui qui suis (1). J'ai nommé Celui qui a dit encore : Ego sum veritas. Je suis la vérité [Vj. J'ai nommé Dieu. Voilà l'Être, et voilà la vérité. Dieu seul est la vérité, parce que seul il est l'Être ; il n'a pas la vérité comme si elle était quelque chose d'étranger à lui; mais il est substantiellement et personnellement la vérité, parce qu'il est l'Être se possédant lui-même, parce qu'il est à la fois et par un seul acte l'œil qui voit, l'objet qui est vu, et la vision. Qui le connaît connaît tout; qui ne le connaît pas ne connaît rien. Que connaîtrez-vous , en effet, hors de lui? Les phénomènes de ce monde, leurs lois, la composition et la décomposition des corps, la science de la poussière. Et que dis-je? la science de la poussière! vous n'irez même pas jusque-là; car, pour y atteindre , il vous faudrait pénétrer au moins la raison dernière d'un atome, et la trouverez- vous si vous ignorez Dieu, qui est le principe et la fin de tout?

Delà partent, Messieurs, ces plaintes des plus grands esprits sur la misère de la science, plaintes si éloquemment exprimées par Salomon, l'un d'entre €ux, lorsqu'il disait : J'ai vu tout ce qui se fait sous le soleil, et voilà, tout y est vanité, et affliction de

(1) Exode, chap. m, vers. 14.

(2) Évangile de saint Jean , chap. xiv, vers. 6.

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'entendement (1). C'est qu'en effet la vérité n'est pas sous le soleil, elle est au delà ; elle est en Dieu, sans lequel l'homme ne connaît rien , ni la terre , ni le ciel, ni le présent, ni l'avenir, ni l'homme, pas même son propre cœur. Et plus il apprend sans Dieu et hors de Dieu, plus il agrandit, avec le cercle de ses investigations, celui de ses doutes et de ses lour- mcnts. Au contraire, celui à qui Dieu est révélé se trouve du mêii^e coup au centre et à la circonférence des choses; il en voit le germe initial, le développe- ment, le terme, la raison; ne sût-il rien du détail, il mesure l'ensemble, et sa pensée repose en paix dans la double joie de la connaissance et de la certi- tude. En un mot. Dieu, étant la vérité, est l'objet propre de notre intelligence, il en est la perfection et la béatitude; et lorsque je vous disais tout à l'heure que dès l'origine il nous avait fait le don delà vérité, c'était vous dire que dès l'origine il s'était révélé à nous.

J'en lis une belle confirmation dans la première page de l'Évangile selon saint Jean : Il y eut y ditl'é- vangéliste, un homme envoyé de Dieu qui s'appelait Jean,.. Il n'était pas la lumière , mais il vint pour rendre témoignage à la lumière. Celui-là était la lumière véritable qui illumine tout homme venayit en ce monde [\]. En effet, s'il existe une lumière sou- veraine, mère de tous les esprits, son premier acte, quand ils viennent au monde, doit être de les éclai-

(1) Ecclésiaste, chap. i, vers. 14.

(2) Chap. I, vers. 6, 8 et 9.

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rer, et elle ne peut les éclairer qu'en leur faisant con- naître leur principe, qui est Dieu; leur fin, qui est Dieu ; la vérité, qui est Dieu. Si elle ne le faisait pas, quel moyen auraient-ils d'accomplir leur destinée en tendant à leur fin? Ils n'en auraient aucun. Et ainsi la vérité ne leur est pas due seulement à titre de per- fection et de béatitude de l'intelligence, elle leur est due en outre comme le premier et nécessaire moyen sans lequel , ignorant le but même de leur vie, il leur serait impossible d'y marcher, plus impossible encore d'y parvenir. C'est donc justement que la doctrine catholique fait de la vérité, c'est-à-dire de la con- naissance de Dieu, un des dons primitifs de l'homme, le point de départ, et, je dirais, la colonne milliaire de sa destinée.

Ici, Messieurs, que nous opposera le rationalisme? Vous allez l'apprendre.

Il y a dix-huit siècles, un proconsul romain appela devant lui un accusé, et, après l'avoir regardé atten- tivement, comme un homme qui avait en sa per- sonne quelque signe remarquable, il lui adressa ces brèves paroles : Tu es le roi des Juifs? L'accusé ré- pondit : Mon royaume n'est pas de ce monde; si mon royaume était de ce monde, mes ministres eus- sent combattu pour que je ne fusse pas livré aux Juifs; mais, maintenant, mon royaume n'est pas de ce monde. Le proconsul reprit : Donc tu es roi? L'accusé répondit : Vous dites que je suis roi. Pour moi, je suis et venu au monde pour rendre té- moignage à la vérité. Le proconsul se leva en disant:

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-Quesf-ce que la vérité [\)1 Ce mol terrible , Mes- sieurs, est le même que le rationalisme nous adresse encore aujourd'hui lorsque nous lui parlons de la base même de toute foi et de toute connaissance ; il nous dit comme le Romain : Qu'est-ce que la vérité? Et il doit nous le dire, sous peine de ne pas protester contre le fondement même de tout l'édifice religieux, qui est l'idée du vrai en soi. Or comment ne pro- testerait-il pas jusqu'à ce point? Gomment accor- derait-il à la vérité le droit de s'affirmer sans être contredite? Gomment ne s'efforcerait-il pas de creu- ser sous elle un abîme aussi profond qu'elle, et de faire de l'intelligence une faculté sans certitude et sans autre objet qu'une insaisissable énigme? G'eût été de sa part trop de faiblesse ou de désintéresse- ment. Il n'a pas commis cette faute, il est allé droite la question qui précède toutes les autres, et tandis que l'univers publie les œuvres de la vérité , que les siècles redisent son nom , que les esprits la contem- plent, que son action se perpétue par l'évidence et par la foi à travers toutes les races humaines , le ra- tionalisme, opposant à ce triomphe le sang -froid d'une partie de ses sages , a demandé tout haut et sans crainte : Qu'est-ce que la vérité? Il n'a pas nié; car nier fermement , c'est encore affirmer. Il n'a pas dit : Il n'y a rien; mais : Y a-t-il quelque chose? Il n'a pas dit : Je ne sais pas ; mais : Que sais-je? En un mot, il a levé contre la vérité absolue l'arme gla- cée du scepticisme absolu.

(1) Évangile de saint Jean, chap. xviii, vers. 33, 36, 37 ,38.

368 Faut-il l'écouter, Messieurs? Faut-il faire à la raison qui s'abdique l'honneur de l'entendre et de lui répondre? Oui, écoutons-la ; sachons ce que l'intel- ligence , effrayée de Dieu , peut faire pour s'anéantir, de peur de l'adorer. Le scepticisme raisonne ainsi : L'homme voit dans son esprit quelque chose qu'il appelle des idées, les unes secondaires et déduites, les autres primordiales, sans principe générateur, et qui constituent le fondement inscrutable de sa raison. Toutes les conclusions ultérieures de l'enten- dement jaillissent de cette source première, l'ana- lyse discerne sans effort les notions de l'être, de l'u- nité, del'infmi, de l'absolu, de l'ordre, de la justice, qui toutes ensemble prennent le nom auguste de vé- rité, et un nom plus auguste encore, celui de Dieu. Voilà le fait. Mais de ce que l'esprit a dételles idées, s'ensuit- il qu'il y ait hors de lui des réaUtés qui y correspondent? Ce n'est pas l'esprit lui-même qui est l'être, l'unité, l'infmi, l'absolu, l'ordre, la jus- tice ; ce n'est pas non plus ces choses que l'esprit aperçoit directement. Il n'en voit que l'ombre, si l'on peut parler ainsi, et le mot même d'idée, à consi- dérer son origine, ne veut dire qu'une image. Mais qui nous répond que l'image soit exacte, ou même soit produite par un objet réel? Gomment l'intelli- gence , qui est bornée , serait-elle le miroir de l'in- fmi? Comment contingente, relative, faillible, serait- elle le miroir du nécessaire, de l'éternel, du juste, du parfait? est la preuve que la vision idéale ne nous trompe pas, et quelle soit autre chose que le songe permanent d'un être passager? Nous croyons

369 qu'il n'en est rien; mais nous le croyons sans nous le démontrer, et nous essaierons vainement d'établir cette démonstration; car toute démonstration sup- pose des principes d'où elle part, et ce sont les prin- cipes mêmes de l'entendement qu'il s'agit de vérifier. L'homme rencontre un obstacle invincible, il peut bien remonter le Nil de sa pensée jusqu'aux élé- ments qui en commencent le cours ; plus haut il se perd dans une contemplation qui ne lui rend que la répétition stérile des idées qu'il emploie pour s'élever au delà. L'esprit devient un écho qui se répond ce qu'il se parle , et sa voix , en paraissant lui revenir de plus loin, n'ajoute à son impuissance qu'une illu- sion.

Je ne crois pas, Messieurs, que le scepticisme ait rien dit de plus fort que ce que vous venez d'enten- dre; il l'a dit peut-être d'une manière plus scienti- fique, c'est-à-dire plus obscure, mais non pas avec plus d'énergie et de sincérité. Et je confesse d'abord qu'il est impossible de démontrer les idées premières qui forment comme la substance intime de notre rai- son. Si on pouvait les démontrer, elles ne seraient pas premières : il y en aurait d'autres qui le seraient, et la même difficulté se présenterait pour celles-ci. .On ne démontre que ce qui est une conséquence, et non pas ce qui est un principe. Or notre intelligence, étant la faculté d'un être fini, ne peut être éclairée que par une lumière dérivée, une lumière qui com- mence à un certain point et se termine à un autre , une lumière qui ait un principe et une fin. A l'état de principe, la lumière est un axiome; à l'état de fin,

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elle est un mystère. Tous les deux, Taxiome et le mystère, sont indémontrables, mais l'axiome à cause de sa clarté, le mystère à cause de son obscurité. De même que l'obscurité du mystère est insurmon- table, la clarté de l'axiome est irrésistible; et ainsi l'entendement, aux deux extrémités de l'horizon qu'il embrasse, rencontre une limite se brise sa puissance et cesse sa liberté. Il ne peut rien contre la splendeur des vérités premières, et rien contre l'ombre des vérités dernières ; il s'épuise devant celles-ci, et cède fatalement à celles-là. C'est pour- quoi le scepticisme absolu est un effort contre nature, qui n'aboutit qu'à se mentir à soi-même, et à mettre les actes de l'homme en contradiction perpétuelle avec les raisonnements du sage. « S'il y a , dit Pas- cal, une impuissance de prouver invincible à tout le dogmatisme, il y a une impuissance de douter in- vincible à tout le pyrrhonisme. « Nous ne prétendons pas davantage. Car qu'est-ce que la certitude, sinon l'impuissance de douter? Qu'est-ce que la certitude rationnelle, sinon le ravissement d'une évidence qui enchaîne l'esprit? Le scepticisme, il est vrai, s'élève contre l'évidence des idées primordiales ; il l'accuse d'être purement subjective, c'est-à-dire, pour parler français, de ne pas aller jusqu'à la vision de l'objet que représentent les idées. Mais qu'importe, si cette évidence nous persuade naturellement et invincible- ment de la réahté des choses dont les idées sont la représentation? Il n'y a que Dieu qui, étant l'être, l'unité, l'infini, l'absolu, l'ordre, la justice, con- fonde dans sa vision le sujet et l'objet, le sujet qui

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voit, et l'objet qui est vu. Pour nous, Messieurs, qui possédons la vérité sans être la vérité, nous n'avons d'autre moyen naturel de la voir et d'être certains de sa présence que la lumière elle nous apparaît, lu- mière médiatrice qui s'identifie avec notre esprit, et qui, s'imposant à lui comme partie de lui-même, ne lui laisse pour douter que la ressource d'un sui- cide d'autant plus impuissant qu'il ne s'accomplit jamais.

Du reste , on peut avouer qu'il n'y a rien à répon- dre au scepticisme absolu, parce qu'il n'y a rien à répondre à qui fait de ses idées , de sa parole, de son doute même un objet de doute. Répondre, c'est sup- poser une réalité, ne fût-ce que celle de l'objection ; or le sceptique détruisant toute réalité, son objection s'abîme avec lui dans le néant qu'il se creuse. Se taire est assez devant une ombre; vivre est assez contre un mort. D'autant plus, Messieurs, que le scepticisme n'est que la maladie d'un petit nombre d'esprits dépravés, qui, malgré toute l'énergie de leur orgueil et toute la gloire de leurs aberrations , n'ont jamais pu échapper au châtiment de la solitude. L'universalité des intelligences a constamment dé- daigné leurs sophismes ; elle a cru , d'une foi incor- ruptible, à la réalité du vrai. Que voudriez-vous de plus? L'erreur n'est quelque chose que par l'adhé- sion des hommes ; l'humanité n'est pas dans une certaine mesure , il ne reste à l'erreur que du bruit dans un tombeau. C'est un fantôme qui vou- drait faire peur, et deux rires en font justice , le rire de Dieu et le rire du genre humain. Cela suffît à Dieu,

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cela suffit au genre humain, et cela me suffit à moi- même.

Toutefois, Messieurs, si le scepticisme absolu n'est qu'une chimère sans importance, il n'en est pas de même d'une autre sorte de scepticisme , qui , s'atta- quant à la vérité de moins haut et n'en contestant pas la base première, produit un état sérieux de l'in- telligence dont il est nécessaire de nous occuper. Le scepticisme absolu met en doute les notions primi- tives qui composent le fond de la raison humaine, et par conséquent l'idée même de Dieu ; le scepticisme relatif ou imparfait leur donne son adhésion , mais il refuse sa foi à certaines conséquences qui en déri- vent , et qui embrassent la nature et les actes divins. Le scepticisme absolu est l'athéisme sous une forme négative; le scepticisme imparfait n'implique qu'une ignorance des attributs et des opérations de Dieu. Dieu existe pour lui, mais sans qu'il se rende compte de ce qu'il est, de ce qu'il fait, de ce qu'il veut. C'est l'incroyance vulgaire ; et ce mot même nous avertit qu'il ne s'agit plus d'un état rare et chimérique, mais d'un état trop réel, l'homme, loin d'abdiquer son intelligence, puise, au contraire, des forces pour ré- sister à la vérité, c'est-à-dire à Dieu. Or Dieu, avons- nous dit, s'est manifesté à l'homme dès son berceau, non pas en une manière incomplète, mais autant que le requérait la nécessité nous étions de connaître notre principe, notre fin, et les moyens d'y parve- nir. Gomment donc une partie de l'humanité ignore- t-elle Dieu, ou est-elle par rapport à lui dans un doute qui ne lui permet pas d'apprécier et d'accom plir

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SCS véritables destinées? Est-ce la faute de l'homme, ou la faute de Dieu? Il faut que nous le sachions, sous peine de laisser dans votre esprit des nuages d'autant plus douloureux que notre but et le vôtre en ce moment est de vous instruire des voies intellec- tuelles que Dieu nous a ouvertes pour monter jusqu'à lui.

Je le répète donc, le scepticisme imparfait, tel que je l'ai défini, et languissent tant de créatures rai- sonnables, est-il l'ouvrage de Dieu l'ouvrage de l'homme? Est-ce Dieu qui a été avare de la lumière, ou l'homme qui s'est retiré d'elle? Cette question, pour être résolue, exige que nous recherchions sous quel mode et dans quelle mesure Dieu a pri- mitivement communiqué la vérité au genre hu- main.

Dieu sans contredit pouvait se montrer à nous face à face, dans toute la clarté de son essence, et, en ce cas, le scepticisme n'eût jamais paru sur la terre. Tout voile étant abaissé , le vrai , qui n'est que la na- ture divine, eût pris de notre intelligence une irré- vocable possession. La lumière intelligible , au lieu de nous apparaître entre l'axiome et le mystère, c'est- à-dire avec un principe et une fin , se fût levée pour nous dans la plénitude ineffable de sa propre immen- sité. L'évidence eût été de l'extase, la certitude eût pris le caractère de l'immutabilité , la vérité fût de- venue la vie éternelle de notre esprit. Mais cet état , loin d'être dans le plan divin notre état originel, était précisément le terme suprême nous étions appe- lés. Je vous en ai déjà dit la raison. Je vous ai fait

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voir, en vous exposant l'ordonnance générale de l'u- nivers, que Dieu , conduit par sa bonté , voulait nous communiquer sa perfection et sa béatitude , et que la béatitude, donnée sans la condition préalable du libre arbitre , nous eût ravi le mérite et la gloire de la perfection. D'où il suit qu'un état d'épreuve devait précéder l'état final de la béatification , et cet état d'épreuve fondé sur le libre arbitre renfermait né- cessairement la possibilité de croire ou de ne pas croire, d'admettre ou de repousser la vérité, c'est- à-dire la liberté de l'entendement. Or la liberté de l'entendement était incompatible avec la vision di- recte de l'essence divine, et par conséquent il fallait que Dieu se voilât devant nos regards, et fût tout à la fois pour nous un Dieu caché et un Dieu connu, caché sans envie , connu libéralement.

Mais comment voir ce qui ne se voit pas? Com- ment connaître ce qui ne tombe pas directement sous l'œil de l'esprit? Si cette difficulté n'eût pu se résoudre, le plan de Dieu dans la création n'eût pas été réalisable. Aussi pouvait- elle se résoudre. Dieu avait dans sa propre nature l'exemplaire d'une double vision, la vision intuitive et la vision idéale. Présent à lui-même par la vision intuitive , il décou- vrait par la vision idéale les choses qu'il devait un jour créer. Ces choses évidemment ne faisaient point partie de son essence sous leur forme positive et réalisée: il ne les voyait donc pas en lui sous cette forme substantielle ; il ne les voyait pas non plus hors de lui avant de leur communiquer l'être qui leur manquait. donc et comment les voyait-il,

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sinon, ainsi que je viens de le dire, par voie d'image, de représentation, sous cette forme intelligible et mystérieuse que nous appelons une idée. Saint Thomas d'Aquin pose cette question : « Y a-t-il en Dieu des idées? » Et il répond : « Oui; car le monde « n'ayant pas été fait au hasard , mais par l'action « de l'intelligence divine , il est nécessaire qu'il ait « préexisté dans l'intelligence divine une forme ou « ressemblance du monde, et cette forme ou ressem- « blance est l'idée même (1). » Or, si Dieu voyait le monde sensible par la vision idéale, pourquoi l'homme n'eût-il pas vu le monde divin par le même genre de vision? Pourquoi, sans découvrir la sub-' stance même de l'être, de l'unité, de l'inflni, de l'ab- solu, de l'ordre, de la justice, toutes choses qui sont Dieu sous différents aspects et sous différents noms , n'en eût-il pas reçu l'idée dans son esprit , et avec l'idée une connaissance distincte, qui méritât d'être appelée la vérité? Pouvons-nous dire que nous n'en- tendons pas ce que c'est que l'être, l'unité, l'infmi, l'absolu, l'ordre, la justice? Et si nous l'entendons, si c'est même le flambeau qui illumine tout le reste au dedans et au dehors de notre âme , pouvons- nous accuser Dieu de ne pas nous avoir éclairés , et de n'avoir jeté au-devant de notre vie que la pâle et incertaine lueur des choses visibles? Oui, tout on se cachant , c'est-à-dire en laissant un voile sur le fond substantiel de son être, Dieu s'est pleinement livré à nous par l'impression exacte de sa ressemblance

(1) Somme, I" partie, question xv, art, 1.

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dans la chair vive de notre entendement. Il y a creusé des sillons lumineux, et semé d'une main généreuse ce germe incorruptible du vrai que l'enseignement, la réflexion , l'expérience et le cours même de l'âge développent incessamment, jusqu'à ce que nous ar- rivions , sauf notre faute, à la maturité divine, à ce moment glorieux l'image de Dieu , pleinement formée en nous , brise l'enveloppe qui la recouvre , et rejoint dans l'immortalité le type ineffable qui fut son père et qui reconnaît son fils.

Ce n'est donc pas le défaut de lumière qui préci- pite dans le scepticisme une partie des hommes, et les retient hors de la vérité, c'est l'abus de leur libre arbitre. Les ténèbres ils perdent Dieu sont des ténèbres volontaires ; Dieu se montre, et ils le fuient ; Dieu est l'objet présent de leur intelligence, et ils aiment mieux faire de leur intelligence un sépulcre ou un chaos que d'adorer l'astre qui y resplendit. Ils abandonnent ce soleil intérieur, le seul véritable, pour courir après la magie obscure et impuissante de l'univers matériel , auquel ils demandent la joie de l'apostasie dans l'orgueil d'une fausse science. Et pourtant l'univers, tout borné qu'il est, tout pâle et muet qu'il se lève en face de notre pensée , est lui- même rempli de Dieu. S'il n'en est pas la ressem- blance, il en contient du moins un vestige, un linéa- ment; de l'hysope au cèdre, de la rosée du matin à l'étoile du soir, la nature entière est un reflet de la puissance, de la bonté et de la beauté divines. Dieu, qui dans le corps de l'homme a associé la matière aux plus subtiles opérations de l'esprit, a voulu,

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dans le corps du monde , l'associer à la révélation que son propre esprit fait perpétuellement au nôtre. A chaque rayon de la lumière idéale correspond un rayon de la lumière sensible; à chaque vision du monde incréé, une vision du monde créé; à chaque voix de l'un, une voix de l'autre. Mais l'homme sé- pare ce que Dieu a uni; illuminé, à cause de sa double substance, par une double clarté, il ne re- marque pas que toutes deux se rassemblent dans un seul foyer, comme notre double substance se termine à une personnalité unique, et, scindant la vérité par un divorce qui la détruit, il oppose la révélation du dehors à la révélation du dedans, la nature à Dieu , la matière à l'esprit. Ou du moins il dédaigne la lumière supérieure comme une sorte d'apparition vague dans un horizon mal déterminé , tandis qu'il s'attache à la lumière inférieure comme à la seule qui ait un caractère précis et positif. Dès lors, tout ce qui se rapporte à Dieu, à ses attributs, à ses actes, s'obscurcit dans cet entendement adultère; encore qu'il ne descende pas jusqu'au scepticisme absolu, il ne discerne bien que ce qui frappe les sens , et le vrai n'est guère à ses yeux que ce qui porte le sceau d'une palpable et grossière réalité.

Y aurait-il donc , Messieurs ; y aurait-il , en effet, plus d'ombres dans l'esprit que dans le corps ? Est-ce le monde sensible qui l'emporte en clarté sur le monde intelligible? Est-ce la terre qui, de préfé- rence au ciel, est le grand illuminateur de l'homme ? et Dieu se serait -il trompé dans la construction de notre être jusqu'à sacrifier la partie qui se rap-

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proche de lui à celle qui se rapproche du néant? Vous ne le pensez pas; la doctrine catholique nous affirme le contraire, et la plus simple observation du jeu de nos facultés nous démontre qu'elle a raison. En effet, la science même naturelle, c'est-à-dire celle qui ne s'occupe que de l'ordre visible, ne saurait subsister sans l'emploi des notions qu'elle puise dans l'ordre invisible ou métaphysique. Dépouillez l'homme de ces principes féconds; ôtez-lui les idées d'être, d'unité, d'étendue, de force, de rapport, que sera l'univers pour lui? précisément ce qu'il est pour l'animal, un spectacle. Il le regardera sans penser à autre chose qu'à le regarder ; loin d'en pé- nétrer les lois , il n'aura pas même le pressentiment confus de ce que c'est qu'une loi. Être purement in- stinctif, ne rendant rien au monde de supérieur au monde, il restera silencieux devant lui, et jamais sa main , conduisant de loin les astres , ne leur tracera d'avance la route inévitable qu'ils suivent sans la connaître. C'est l'esprit qui répand la lumière sur l'obscurité de la nature; c'est l'esprit qui découvre la liaison et la cause des phénomènes ; c'est l'esprit qui mesure , qui calcule , qui analyse , qui définit, qui dicte des ordres à la matière , qui démêle enfin dans ce labyrinthe le fil que Dieu y a laissé, et par il le tient encore suspendu à la volonté qui le créa. Mais l'esprit sans l'idée n'est qu'un flambeau inal- lumé, et l'idée sans un germe semé d'en haut, plus grand et plus clair que tous les mondes, n'est elle- même que le reflet impuissant de la nature sur une faculté qui n'a rien à lui répondre, parce qu'elle ne

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possède rien. Le matérialisme a beau nous dire que la sensation devient une idée en tombant dans l'in- telligence : c'est comme si l'on disait que la limite, en entrant dans le vide, devient l'infmi. La sensa- tion, à cause de l'union intime de l'âme et du corps, peut éveiller la semence intelligible qui repose au fond de l'esprit ; elle peut la tirer d'une sorte d'abs- traction solitaire qui n'est pas en rapport avec la constitution d'un être à la fois spirituel et matériel : mais il lui est impossible de donner à l'esprit ce qu'elle n'a pas , ni de recevoir de l'esprit ce que lui- même n'aurait pas non plus. Deux clartés se forti- fient en s'unissant ; une lueur ne devient pas le soleil en passant par les ténèbres.

C'est donc par un abus même des forces de l'ordre intelligible et divin , que l'homme se sépare des hautes régions de la pensée pour s'ensevelir dans la science des phénomènes terrestres. Il tire de son in- telligence des trésors de savoir et d'harmonie ; il les jette à profusion sur le monde; puis, le contemplant revêtu de cette beauté sublime qu'il lui a faite, il croit que c'est le monde qui l'a éclairé , qu'en lui seul est la pleine certitude, que lui seul mérite l'hon- neur d'une culture assidue, et reléguant Dieu sur un trône inaccessible , il ne tarde pas à le perdre de vue, à l'oublier, à le méconnaître, à ne plus avoir de lui qu'une notion vague et sans résultat. Ainsi se forme le scepticisme imparfait de la prédominance volontaire de l'ordre matériel sur l'ordre idéal.

Mais il en est une autre cause que je ne dois pas vous taire, et dont l'exposition achèvera de vous

380 faire connaître les moyens dont Dieu s'est servi pour initier notre intelligence à la perfection et à la béati- tude de la vérité.

En déposant en nous la semence idéale ou intel- ligible, en nous mettant par nos sens en rapport avec les phénomènes et les lois do l'univers , Dieu nous avait éclairés par une double révélation , l'une inté- rieure, l'autre extérieure. C'était beaucoup; mais enfin il ne s'était pas communiqué à nous personnel- lement , en tant qu'il est la vérité ; nous ne l'eussions connu, s'il en fût resté là, que par l'intermédiaire de la nature et des idées, c'est-à-dire indirectement. Il voulut aller plus loin, et, sans nous montrer toutefois son essence , établir entre notre esprit et le sien des rapports personnels. Il nous parla donc. C'est un point fondamental de la doctrine catholique, qu'une parole de Dieu fut, dès l'origine, versée dans l'hu- manité, et qu'elle n'a cessé d'y vivre et de s'y ré- pandre, soit pure, soit altérée, comme un écho im- mortel de la vérité : écho souvent affaibli , souvent corrompu , mais renaissant de ses ruines à travers les générations , et nous rappelant avec l'éloquence de la perpétuité l'existence de Dieu, sa nature, ses actes ; comment il est le principe , la fin , le moyen , la clef de nos destinées. Des traditions communes à tous les peuples et à tous les siècles attestaient de tout temps cette révélation orale faite primitivement au genre humain; la parole humaine elle-même, constamment transmise par voie héréditaire, et ne laissant entrevoir ni historiquement ni logiquement la possibilité d'une origine par voie d'intervention,

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rendait aussi témoignage à la réalité d'une parole antérieure et divine dont la nôtre était issue. On avait découvert dans les forêts l'homme descendu à l'état d'animalité par suite d'un abandon précoce qui l'avait soustrait à tout enseignement. La parole n'était plus sur ses lèvres qu'un son vague et inarti- culé, qu'un cri barbare indiquant la présence des sensations et incapable de transmettre des idées. Tous ces faits confirmaient la page de l'Écriture qui nous montre Dieu parlant avec l'homme, et ache- vant par l'effusion de la lumière orale ce qu'avait commencé en lui le don de la lumière intelligible et de la lumière sensible. Mais il était réservé à notre époque d'acquérir de cette vérité une démonstration aussi merveilleuse qu'inattendue.

Vers la fin du dernier siècle, un prêtre français, touché du malheur de ces pauvres créatures qui naissent privées de la parole parce qu'elles naissent privées de l'ouïe, circonstance qui atteste encore l'étroite liaison du mystère de la parole avec le mystère d'un enseignement préalable; un prêtre, dis-je, touché du sort des sourds-muets, consacra sa vie à les tirer de leur douloureuse solitude, en cher- chant une expression de la pensée qui pût aller jus- qu'à la leur, et arracher enfin de leur poitrine si longtemps fermée le secret de leur état intérieur. Il y parvint. La charité, plus ingénieuse que l'infor- tune , eut ce bonheur d'ouvrir les issues que la na- ture tenait fermées, et de verser en des âmes obscures et captives la lumière ineffable, quoique imparfaite, de la parole. Le bienfait était grand, la récompense

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le fut davantage. Dès qu'on put pénétrer dans ces intelligences inconnues, l'investigation n'y décou- vrit rien qui ressemblât à une idée, je ne dis pas seulement à une idée morale et religieuse , mais à une idée métaphysique. Tout y était image de ce qui tombe sous les sens , rien de ce qui tombe de plus fiaut dans l'esprit. La sensation y était prise en fla- grant délit d'impuissance. Que dis-je , la sensation? L'intelligence elle-même, quoique douée de la se- mence idéale de la vérité , quoique assistée de la révélation du monde sensible, l'intelligence appa- raissait dans les sourds-muets à l'état de stérilité. Des hommes déjà mûrs d'âge , nés dans notre civili- sation, qui ne l'avaient jamais quittée, qui avaient assisté à toutes les scènes de la vie de famille et de la vie publique , qui avaient vu nos temples , nos prêtres, nos cérémonies, ces hommes, interrogés sur le travail intime de leurs convictions, ne savaient rien de Dieu , rien de l'âme , rien de la loi morale , rien de l'ordre métaphysique, rien d'aucun des prin- cipes généraux de l'esprit humain. Ils étaient à l'état purement instinctif. L'expérience a été répétée cent fois; cent fois elle a donné les mêmes résultats ; c'est à peine si, dans la multitude des documents publiés jusqu'à ce jour, on aperçoit quelques doutes ou quelques dissidences sur un fait aussi capital, qui est la plus grande découverte psychologique dont puisse se vanter l'histoire de la philosophie. Quoi donc? la pensée avait -elle reçu dans la parole un auxiliaire si indispensable que, sans son secours, l'homme était condamné à ne pouvoir sortir du

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règne des sensations? La parole était -elle, pour toutes les opérations de l'intelligence, le point ou le moyen de jonction entre l'âme et le corps? Notre double nature exigeait-elle cette sorte d'incarnation de ce qu'il y a de plus immatériel au monde? bien Dieu avait-il voulu nous faire comprendre la dépen- dance de notre esprit, en le rendant incapable de se fé- conder sans l'action extérieure del'enseignement oral ? Quelle qu'en soit l'explication , il était constant que l'homme ne parle qu'après avoir entendu parler, et qu'il ne pense qu'après que les idées contenues dans la parole ont éveillé le germe intelligible déposé au fond de son entendement. S'il ne possédait pas ce germe intelligible, c'est en vain que la parole passant à travers l'ouïe irait solliciter son intelli- gence ; il ne l'entendrait que comme un son, et non comme une expression ; comme un son vide , et non comme une expression vivante de la vérité. Mais la vérité préexiste en lui, à la manière dont l'arbre pré- existe dans sa semence, et dont la conséquence pré- existe dans son principe. De même que l'enseigne- ment postérieur fait éclore en chacun de nous une multitude innombrable de déductions renfermées dans les idées premières, mais dont notre esprit n'avait pas conscience; de même l'enseignement initial fait apparaître à notre œil intérieur les idées premières elles-mêmes. Vous trouvez naturel , Mes- sieurs , que la parole vous révèle les mathématiques, bien que vous les possédiez tout entières dans les notions primordiales d'unité, de nombre, d'étendue, de pesanteur : pourquoi vous semblerait -il étrange

384 que la parole vous fît apercevoir aussi les notions d'unité, de nombre, d'étendue, de pesanteur, qui sont la base des mathématiques? L'un des phéno- mènes n'est pas plus singulier que l'autre; peut- êlre même est -il plus aisé d'entendre le sommeil intégral et profond d'une faculté que rien d'analogue à elle n'a encore remuée , que d'entendre pourquoi cette faculté une fois mise en exercice s'arrête dans sa voie, et attend que la parole lui manifeste de simples conséquences de ce qu'elle voit clairement. Toujours est-il que le lait est incontestable , et que la parole est le moteur primitif et nécessaire de nos idées , comme le soleil , en agitant par son action la vaste étendue de l'air, y produit la scintillation bril- lante qui éclaire nos yeux.

Il suit de là, Messieurs, que la doctrine catholique est dans le vrai lorsqu'elle nous montre Dieu ensei- gnant le premier homme, soit en faisant jaillir la vérité de son intelligence par la percussion du Verbe, soit en lui annonçant des mystères qui surpassaient les forces de l'ordre purement idéal , ainsi que nous le verrons plus tard. En effet, puisque l'homme ne pense et ne parle qu'après avoir entendu parler, et que, d'une autre part, les générations humaines viennent aboutir à Dieu leur créateur, il s'ensuit que le branle premier de la parole et de la pensée remonte à l'heure de la création, et a été donné à l'homme, qui ne possédait rien , par Celui qui possédait tout et qui voulait lui tout communiquer. Une fois ce mouve- ment imprimé, la vie intellectuelle a commencé pour leg^enre humain, et ne s'est plus arrêtée depuis. La

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parole divine, immortalisée sur les lèvres de l'homme, s'est répandue comme un fleuve intarissable et divisé en mille rameaux à travers les vicissitudes des nations, et, conservant sa force aussi bien que son unité dans le mélange infini des idiomes et des dialectes , elle perpétue au sein même de l'erreur les idées généra- trices qui constituent le fonds populaire de la raison et de la religion. Si la liberté humaine en vicie l'en- seignement, ce n'est que d'une manière limitée ; ses efforts ^'atteignent pas jusqu'aux dernières profon- deurs de la vérité. La parole, par cela seul qu'elle est prononcée, porte dans son essence une lumière qui saisit l'âme et se la rend complice , sinon pour tout, du moins pour les principes fondamentaux sans lesquels l'homme s'évanouit tout entier. Ainsi, Dieu, par l'etfusion de son Verbe continué dans le nôtre, ne cesse de promulguer l'évangile de la raison, et tout homme, quoi qu'il fasse, est l'organe et le mis- sionnaire de cet évangile. Dieu parle en nous malgré nous ; la bouche qui le blasphème contient encore la vérité , l'apostat qui le renie fait encore un acte de foi, le sceptique qui se rit de tout se sert de mots qui affirment tout.

Cependant, Messieurs, si le scepticisme absolu est impuissant contre la révélation de la parole, il n'en est pas de même du scepticisme imparfait ou vul- gaire. Celui-ci ne désavoue pas la raison humaine; il n'en conteste que certaines applications relatives à l'ordre supérieur qui ne tombe pas sous nos sens. Il rejette, en particulier, tout rapport personnel entre Dieu et nous au moyen de la parole, il veut

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que nos idées jaillissent par elles-mêmes des sources vives de l'entendement, et, en supposant que la parole soit nécessaire à leur émission intime, il ne reconnaît à cette merveilleuse opératrice aucun ca- ractère traditionnel et divin. Dieu n'a point parlé à l'homme; l'homme s'est parlé tout seul. Il est le fils de ses œuvres , et tout ce qu'il possède de vérités, il le doit au bonheur de ses propres inves- tigations.

Je viens de réfuter ce système , qui est la pierre angulaire du rationalisme, et qui vous explique l'a- veuglement où vivent loin de Dieu tant de créatures destinées à le connaître et à l'aimer. Dieu nous a do'nné la lumière sous trois formes qui se complè- tent l'une par l'autre , la forme intelligible , la forme, sensible , la forme orale ou traditionnelle. Or le ra- tionalisme n'admet que les deux premières, et re- pousse avec la tradition la certitude invincible qui se trouve en des dogmes affirmés par Dieu. Il ouvre à ses adeptes le champ d'une spéculation sans li- mites, où les mieux disposés n'apportent cependant qu'une intelligence imparfaite, obscurcie par des préjugés de naissance et d'éducation, viciée plus dangereusement encore par la domination des sens sur l'esprit. Mais, tous ces obstacles fussent-ils sur- montables, il resterait encore le plus grand de tous, qui est l'ordre établi de Dieu dans la communication qu'il a faite à l'homme de la vérité. Si l'homme était un esprit pur, il verrait la vérité dans la lumière in- teUigible sans le secours d'aucun élément sensible. Si, étant une unité composée de corps et d'âme, il

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n'avait pas été destiné à entretenir des rapports per- sonnels avec Dieu , il eût vu probablement la vérité dans la combinaison de la lumière intelligible et sensible, indépendamment de toute tradition orale. Mais il est à la fois esprit et matière , et de plus , appelé à vivre en société avec Dieu ; c'est pourquoi la vérité lui a été communiquée sous un mode triple et un , correspondant à sa nature et à sa vocation. Veut -il penser comme un ange, il ne le peut; tou- jours quelque image de l'extérieur intervient dans ses plus subtiles opérations. Veut-il penser comme l'animal, il ne le peut non plus; la hauteur de ses spéculations le relève dans l'acte même il se dé- grade, et, tout en concluant qu'il n'est que matière, il prouve qu'il est esprit. Veut-il enfin penser comme un être séparé de Dieu, indépendant de tout rapport personnel avec lui, appuyé sur sa seule raison, il le peut sans doute, mais ce n'est qu'en perdant aussitôt l'équilibre de l'intelligence : il cherche , il hésite , il se trompe, et lors même qu'il met la main sur la vérité, les nuages qui la couvrent et l'horizon qui la restreint lui ôtent l'espérance de soulever à lui seul l'immense fardeau de la terre et du ciel. L'histoire de l'esprit humain en offre à chaque page une sura- bondante démonstration. Deux philosophies s'y dis- putent l'empire : la philosophie religieuse ou tradi- tionnelle, et la philosophie rationaliste ou critique. La première, même lorsqu'elle est mêlée d'erreurs, assoit les esprits et fonde les peuples; la seconde, même lorsqu'elle affirme une portion du vrai, détruit ce que l'autre a édifié.

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En un mot, Messieurs, Dieu, qui est la vérité, s'est fait connaître à nous par trois révélations qui n'en sont qu'une , les idées, l'univers et la parole. Quiconque brise ce faisceau, trouble et divise la clarté qui illumine tout homme venant en ce monde ; il se condamne à une ignorance que le savoir ne fera qu'agrandir; il vivra au hasard comme un être qui n'a ni principe ni fm , parce qu'il se sera ôté à lui- même avec la vérité, c'est-à-dire avec la connais- sance de Dieu, le premier moyen qui nous ait été donné pour accomplir notre destinée, laquelle est de tendre à Dieu, et d'obtenir, en l'imitant, la per- fection de sa nature et la béatitude de son éternelle vie.

CINQUANTIEME CONFERENCE

DE L'HOMME EN TANT QU ETRE MORAL

Monseigneur , Messieurs ,

L'homme n'est pas seulement une intelligence, il n'est pas seulement un être contemplatif. Si Dieu ne lui eût donné que l'activité de la contemplation , sa vie se fût bornée à un simple et perpétuel regard , à une adoration impassible delà vérité. Mais l'homme est aussi un être affectif et opératif ; il est doué d'une seconde faculté, conséquence de la première, et qui a deux actes, dont l'un s'exprime par ce mot : J'aime ; l'autre par ce mot : J'ordonne. C'est la volonté. Nous avons donc à savoir ce que Dieu a fait pour la volonté lors de la création de l'homme, et quel moyen il nous a communiqué en elle et par elle pour

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arriver à notre fm, qui est la perfection et la béatitude.

Mais avant d'entrer dans ce grave sujet, Mes- sieurs, j'ai deux prières à vous adresser. Je vous prie d'abord , quel que soit le sentiment qui vienne à remuer vos cœurs, de n'applaudir jamais. Ce n'est pas que je ne conçoive, même au pied des autels, le mouvement involontaire qui porte une assemblée à se lever en quelque sorte dans un témoignage una- nime de sa sympathie et de sa foi; mais bien qu'en certaines rencontres ces acclamations puissent pa- raître excusables, tant elles sortent avec piété de l'âme des auditeurs, cependant je vous conjure d'o- béir à la tradition constante de la chrétienté, qui est de ne répondre à la parole de Dieu que par le silence de l'amour et l'immobilité du respect. Vous le devez à Dieu ; vous le devez aussi peut-être à celui qui vous parle en son nom. Bien qu'il ne fût pas tenté d'orgueil par vos applaudissements , on peut le soupçonner de n'y être pas insensible ; on peut croire qu'au lieu de vous distribuer gratuitement ce qu'il a reçu gratuite- ment, il vient en chercher le prix dans la gloire delà popularité : récompense honorable quelquefois, mais toujours fragile, et plus fragile, plus vaine encore entre ceux qui reçoivent et celui qui donne les leçons de l'éternité.

La seconde prière que je veux vous adresser est en faveur d'une nation à qui plus d'une fois déjà, et même du haut de cette chaire, j'ai prouvé mon res- pectueux attachement. Hier se sont présentés à moi trois nobles enfants de la Pologne; ils m'ont dit que quatre mille de leurs compagnons, après quinze aûf-

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nées d'exil, allaient se rapprocher de leur patrie, du consentement de la France, qui leur ouvre ses portes, et de l'Allemagne, qui leur permette chemin. Ils ont réclamé de moi, après en avoir obtenu la permission du chef du diocèse, ici présent, que je vous deman- dasse en leur nom une dernière preuve de votre pieuse fraternité; car, si le temps a respecté leur gloire et n'a pas tari leur courage, il ne leur a laissé que ces dépouilles opimes, et rien de plus. Je me suis incliné devant leurs vœux comme devant leur infortune ; je vous les présente ensemble. Vous ne leur ferez pas l'aumône : car, bien que ce mot soit cher à votre cœur de chrétien , il est des occasions l'héroïsme du malheur vous contraint d'en cher- cher un plus grand. Vous ne leur paierez pas un tribut : car, bien que ce mot suppose une dette , et une dette d'un ordre considérable, cependant il ne respire pas assez l'onction de la langue chrétienne. C'est pourquoi , empruntant un mot célèbre du moyen âge, je vous demanderai pour eux un via- tique, c'est-à-dire la solde de voyage qu'on donnait dans ces temps - aux religieux et aux chevaliers qui allaient combattre en terre sainte pour l'affran- chissement de la chrétienté. Vous donnerez un via- tique à ces enfants d'une autre terre sacrée, à ces soldats d'une autre cause généreuse ; vous leur don- nerez le triple viatique de l'honneur, de l'exil et de l'espérance.

Cela dit, Messieurs, cette double satisfaction pro- posée à votre cœur et au mien, j'entre hardmient dans le sujet qui réclame votre attention.

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^ De même que la vérité est l'objet de rintelligence , le bien est l'objet de la volonté. Mais qu'est-ce que le bien? Quelle nuance y a-t-il entre le bien et le vrai? N'est-ce pas la même chose sous deux noms différents ? J'avoue , Messieurs , que le bien et le vrai ont la même racine, le même support substantiel, puisque le vrai c'est l'être , et que le bien c'est l'être aussi. Mais comme l'unité de l'essence divine n'ex- clut pas la triplicité des personnes, l'unité de l'être ne l'empêche pas d'avoir plusieurs aspects. Il est d'abord lumière , et sous cette forme il se révèle à l'intelligence, et s'appelle la vérité. Puis il est ordre, harmonie, beauté, et sous cette forme il saisit la vo- lonté, et s'appelle le bien. Notre nature correspond ainsi à la sienne. En tant qu'il est lumière, nous lui répondons par une faculté qui est destinée à con- naître le vrai; en tant qu'il est ordre, harmonie, beauté, nous lui répondons par une faculté qui est destinée à reproduire le bien en l'aimant et en le fai- sant. Et de même que la vérité est la perfection et la béatitude de l'intelligence, le bien est la perfection et la béatitude de la volonté.

Il en est d'abord la perfection : car en dehors du bien tout est mal, c'est-à-dire désordre, confusion, laideur ; et évidemment la volonté qui aime et qui opère le désordre, la confusion, la laideur, est dans un état faux ou injuste, comme, au contraire, la vo- lonté qui aime et qui opère le bien, c'est-à-dire l'or- dre, l'harmonie, la beauté, est dans un état de jus- tice ou de perfection.

J'ajoute que le bien est aussi la béatitude de lave-

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lonté : car il produit en elle et par elle le sentiment le plus fort de l'homme, celui qui remue et qui rem- plit jusqu'au fond la vaste solitude de son âme. Sans doute la joie de la vérité connue est grande ; il y a dans le regard qui rencontre la splendeur du vrai un frémissement immobile qui touche à l'extase ; mais si l'extase vient, si les pleurs coulent, soyez -en sûrs, l'intelligence n'a pas été seule atteinte, la vi- sion a pénétré plus avant, l'homme a reçu le coup suprême d'en haut, le coup de l'amour qui termine tout en lui comme en Dieu. Dans l'intuition de la vé- rité, l'homme ne sortait pas de lui-même, il regar- dait la lumière présente à son esprit, et en jouissait comme d'un élément ou d'une partie de sa propre personnalité. Parle mouvement de l'amour, il s'é- lance hors de sa personne ou de sa vie; il cherche un objet étranger, il s'y attache, il l'étreint, il vou- drait se transformer et se consommer dans un autre que lui. Ce ravissement de soi-même à soi-même, qu'on croirait un essai de suicide, lui cause un tres- saillement d'indicible bonheur, et l'abandon de son être en devient la plénitude. C'est l'amour. Mais qui lui a commandé l'amour? Qui a été assez fort pour se saisir de cet être et se l'assujettir jusqu'à lui faire de la mort en autrui la meilleure et la première vie? Une puissance, Messieurs, a opéré ce miracle, la puissance du bien. Par delà la lumière l'être lui est apparu^ ou dans cette lumière même , l'homme a vu l'ordre , l'harmonie , la beauté , et, ce spectacle l'arrachant à la contemplation stérile de sa propre excellence, il s'est senti entraîné à se dépouiller

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de lui-même pour vivre dans l'objet de sa vision. Rien, Messieurs, ne nous est plus familier que ce mouvement ; de tous ceux de notre nature, il est le plus universel, le plus vulgaire, et celui que nous poussons le plus volontiers jusqu'à l'extravagance. Notre vie se passe à le subir ou à le régler. Tout être ayant en lui une certaine quantité de bien, c'est-à- dire étant doué d'ordre, d'harmonie et de beauté dan& une certaine mesure, il n'en est aucun qui ne soit capable d'exciter en nous quelque impression d'a- mour. Mais c'est surtout de l'homme à l'homme que cette impression se manifeste et s'agrandit. L'homme est ici-bas le chef-d'œuvre du bien. Il rassemble sur sa noble figure la magie des deux mondes auxquels il appartient , le monde des corps et le monde des es- prits. Supérieur dans la disposition de ses traits à l'imagination elle-même, qui n'a jamais pu se repré- senter rien de plus parfait, il y appelle encore du fond de son âme le reflet de la pensée , et l'expres- sion de la vertu. S'il ouvre les yeux, c'est un esprit qui vous regarde ; s'il laisse ses lèvres silencieuses , c'est la grâce du cœur qui les anime en les fermant ; si la sérénité éclaire son front, c'est la paix d'une con- science droite qui y répand la lumière et le repos ; cha- que pli de sa chair, chaque mouvement de sa vie ren- ferme sous une seule beauté le double empire du bien visible et du bien idéal. De ces attachements qui font de la vie humaine une longue suite de sacrifices récompensés par le bonheur d'aimer et d'être aimé. Nous ne cherchons pas ailleurs le secret d'être heu- reux ; nous savons qu'il est là, et lors même que nous

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en abusons par des passions coupables, nous rendons encore dans le crime un témoignage à cette loi de notre nature. S'il arrive que l'homme nous refuse l'amour dont nous avons besoin , plutôt que de re- noncer à ce bien précieux, nous le demanderons à des êtres placés au-dessous de nous, mais conservant de loin dans leur instinct quelque similitude capable de tromper notre cœur. Le pauvre qui n'a plus d'a- mis s'en fera un de quelque créature plus abandonnée quel ui-même ; il réchauffera dans son sein cet ani- mal obscur et pieux qu'un écrivain chrétien a si hier appelé le chien du pauvre. Il lui sourira de l'ineffable sourire du délaissement : il lui confiera ces larmes inconnues qu'aucune tendresse ne recueille ; il parta- gera avec lui le morceau de pain de sa journée, et ce sacrifice de la faim à l'amitié lui fera goûter jusque dans la misère le grand bonheur de la richesse , qui est de donner.

Ce ne sera pas , Messieurs , le dernier effort de l'homme pour verser de l'amour et pour en recevoir. Le prisonnier ira plus loin encore que le pauvre. Sé- paré par d'inexorables barrières de la nature et de l'humanité, il découvrira dans les fentes de son ca- chot quelque vil insecte , imperceptible compagnon de sa captivité. Il s'en approchera avec le tremble- ment de l'espérance et la délicatesse du respect ; il épiera les mystères de son existence , il étudiera ses goûts; il emploiera de longs jours à ne pas l'effrayer, à le faire passer de la crainte à la confiance , à obte- nir enfin de lui une marque de retour qui diminue la solitude de son coeur et élargisse les murs de sa pri-

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son. Le chien console le pauvre, l'araignée attendrit le captif; Thomme, enfant du bien, en porte partout avec lui un amour qui lui fait une ressource et une félicité des horreurs mêmes de l'abandon.

Ai -je besoin de vous en dire davantage? Votre âme ne s'est-elle pas élancée au delà de mes pa- roles , et ne voyez-vous pas que le bien , réel ou ap- parent , dispose de notre volonté , et en est la béati- tude?

Mais qu'est-ce donc que le bien? il est vrai, je vous l'ai dit déjà ; je vous ai dit que le bien est l'or- dre, l'harmonie, la beauté, que l'intelligence dé- couvre dans la lumière l'être lui apparaît. Ce- pendant cette définition, tout exacte qu'elle est, n'est pas le terme s'arrête votre esprit. Vous souhaitez une explication qui descende plus à fond; vous me demandez est l'ordre, l'harmonie, la beauté?

est-elle, Messieurs? Partout sans doute dans la nature, partout sous vos yeux. Il n'est pas une feuille d'arbre, pas un brin d'herbe, pas un nuage passant dans le ciel, qui ne soit ordre, harmonie, beauté : mais non pas tout l'ordre, toute l'harmonie, toute la beauté, non pas tout le bien. Chaque être, même celui qui est dénaturé par sa faute , en con- tient une portion reconnaissable qui excite notre sympathie; il n'en contient pas la totalité. Celui-là est l'ordre, qui renferme dans son essence la règle d'où découlent tous les rapports des. êtres ; Celui-là est l'harmonie , qui a pesé les mondes ,^ etquiieur a ,tracé dans l'espace les routes ils ne s'égarent ja-

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mais; Celui-là est la beauté, qui a fait l'homme, et qui a mis sur son visage tant de grâce et de majesté; Celui-là est le bien , d'où tout bien découle, et qui l'a répandu à profusion dans l'univers, sans pouvoir le donner tout entier, parce qu'il n'a pu donner l'in- fini, l'ordre, l'harmonie, la beauté, le bien : en un mot, c'est Dieu. De même qu'il est l'être et la vérité, il est aussi le bien. En tant qu'il est l'être, il nous a communiqué l'existence; en tant qu'il est la vérité, il éclaire notre entendement ; en tant qu'il est le bien, il nous inspire l'amour, qui, selon la parole de l'É- vangile, est toute la loi et toute la justice. Car nous ne pouvons rien recevoir de plus, rien donner de plus que l'amour ; il est la créance ou la dette su- prême, et quiconque est quitte envers lui est quitte envers tout. Or le premier à qui nous en sommes comptables, le premier qui a droit à ce trésor uni- que de notre âme, c'est Dieu, puisque Dieu seul est le bien, et que le bien seul est la cause de Tamour.

Quiconque n'aime pas Dieu est assuré de ne pas aimer le bien. Il aimera, je l'avoue, des biens parti- culiers, sa famille, ses amis, sa patrie, l'honneur, le devoir même, si nous entendons le devoir dans le sens étroit qui règle les rapports des hommes entre eux ; il n'aimera pas le bien universel et absolu d'où procèdent tous les biens auxquels il a voué son cœur. Et c'est pourquoi il ne parviendra pas à la perfec- tion et à la béatitude de la volonté, qui, étant dans l'amour du bien, ne peut se rencontrer que dans l'a- mour de Dieu.

Vous le voyez , Messieurs , aussi bien dans le mys-

IV. 12

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tèrc de l'amour que dans le mystère de la vérité, nous arrivons à la même conclusion, qui est qu'en Dieu seul gît notre perfection et notre béatitude. Et il est impossible que vous vous en étonniez, puisque nous avons établi, comme la base de la doctrine et comme le nœud de nos destinées, que Dieu est tout ensemble notre principe et notre fm. Étant notre principe, il l'est de chacune de nos facultés ; étant jiotre fm, il l'est aussi de chacune de nos facultés. Et, cette fin s'identifiant avec la perfection et la béa- titude divines , il est nécessaire que chacune de nos facultés, par la voie qui lui est propre, puise en Dien la vie qui la rend parfaite et qui la rend heureuse. Toutefois les développements je vous conduis ne sont pas une stérile répétition des points de doctrine que nous avons précédemment émis et démontrés;, car, outre qu'ils vous en font voir l'application à chacun des ressorts de l'activité humaine, ils les vé- rifient surabondamment par l'analyse de nos actes et de leurs objets. Quelle joie n'est-ce pas pour nous, par cela seul que nous définissons l'intelligence et la volonté, de rencontrer Dieu au terme de leurs opéra- tions ! Quel ravissement de ne pouvoir nommer la vé- rité, ni le bien, sans nommer Dieu lui-même ! Et de plus. Messieurs, ces investigations nous mènent droit aux moyens que nous avons recevoir pour attein- dre à notre fin. Déjà, dans la conférence antérieure, nous avons constaté que le premier de ces moyens était la connaissance de Dieu ; nous sommes dès maintenant en état de conclure que l'amour de Dieu en est le second.

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En effet , cet amour étant la perfection et la béati- tude de notre volonté, et Dieu s'étant proposé de nous communiquer l'une et l'autre, comme nous l'a- vons vu, il s'ensuit qu'il a dû, selon l'ordre de son dessein , nous créer en état d'amour avec lui ; amour initial, il est vrai, sujet à l'épreuve de notre libre ar- bitre, mais nous préparant et nous conduisant, sauf prévarication de notre part , à l'union finale et béati- fique de la charité consommée. C'est ce que nous en- seigne la doctrine catholique, lorsqu'elle nous peint le premier homme naissant dans la charité ou la justice originelle. Remarquez, je vous prie, cette belle alliance d'expression; danslalanguechrétienne, la charité est synonyme de la justice, et la justice synonyme de la charité. Je vous en ai dit la raison tout à l'heure. Sans cette divine justice de l'amoui, rhomme est séparé de Dieu, même en le connaissant; et, séparé de lui, il ne peut que descendre vers la misère et la mort, dans la route directement op- posée à celle le convie l'ordre de sa création. Selon cet ordre , il a reçu Dieu pour terme, la vérité pour guide, la charité pour moteur. S'il s'égare, ce ne sont pas les moyens qui lai manquent, mais la volonté.

Ici , Messieurs , nous retrouvons encore l'interven- tion du Ubre arbitre dans nos destinées; et, si sa présence vous inquiète, je pourrais me bornera vous redire que sans lui les dons de Dieu resteraient en nous tels que nous les avons reçus, avec un caractère de fatalité qui ferait de notre perfection un ouvrage indigne de Dieu et de nous. Mais cette explication ,

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toute suffisante qu'elle est, appelle des développe- ments qui eussent été prématurés lorsque nous expo- sions le plan général de la création, et qui ne le sont plus à l'heure nous touchons, dans la question de la volonté, aux fondements de l'ordre moral. La vo- lonté est le siège du libre arbitre en même temps que de l'amour; nous aimons par le même organe qui nous donne l'empire de nos actes, et qui nous im- pose avec cet empire la responsabilité de nous- mêmes. Et ce sont ces trois choses liées entre elles , le libre arbitre , l'amour et la responsabilité , qui constituent indivisiblement l'ordre moral. Le libre arbitre présente le choix, l'amour choisit, l'homme répond. Pourquoi en est-il ainsi? Est-ce une sagesse arbitraire qui a enchaîné ces trois éléments de notre activité? ou bien y a-t-il quelque raison profonde que nous devions pénétrer, afm d'illuminer d'un der- nier trait le mystère de Dieu dans la création de ce monde?

Vous pensez bien que j'adopte le dernier parti; je l'adopte, en effet, et je pose cette question, qui en- traîne tout le reste avec elle : Y a-t-il entre l'amour et le libre arbitre une relation essentielle, qui rende l'un la condition de l'autre? Pour le savoir, il est né- cessaire que nous scrutions à fond la nature de l'a- mour. Il joue d'ailleurs un si grand rôle dans notre âme et dans le christianisme , que nous ne regrette- rons pas le regard approfondi que nous aurons jeté sur son essence.

Rien n'est plus simple, plus un que l'amour; et cependant il renferme trois actes dans l'unité de son

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mouvement. Il est d'abord un acte de préférence. L'homme, si vaste que soit son cœur, ne peut s'atta- cher à tout avec la même force; entouré d'objets qui, à divers degrés, portent l'empreinte du bien, il éprouve des nuances dans l'attrait qui l'incline vers eux, nuances sympathiques dont l'ordre ne dépend pas uniquement de la bonté comparée des êtres, mais aussi de leurs secrètes ressemblances avec nous. Souvent même nous ne nous rendons aucun compte des motifs de notre préférence ; ce qui est certain , c'est que nous préférons , et que l'amour commence en nous par ce coup premier, qui est le choix. Ce qui est certain encore, c'est que le choix, dans celui qui en est l'auteur, comme en celui qui en est le terme, donne le branle aux joies élevées de l'amour. On est heureux de choisir, on est heureux d'avoir été choisi. Deux êtres se sont rencontrés dans l'immensité du temps et de l'espace, à travers les chances innom- brables de la création ; ils se sont reconnus comme s'ils se fussent donné rendez-vous de toute éternité, ils se sont liés par une préférence réciproque qui les honore tous deux , et qui flatte dans leur orgueil e côté qui en est pur et vénérable. Rien ne surpasse le charme virginal de cet instant , qui reste le premier dans la mémoire, comme il a été le premier dans le cœur. Quand les années ont affaibli d'autres impres- sions, celle-là subsiste encore dans sa sereine jeu- nesse , et nous ramène aux jours heureux nous eûmes la gloire de choisir et d'être choisis. Mais le choix. Messieurs, le choix, serait-il sans le libre arbitre? serait- il sans la faculté de préférer qui

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Ton veut? Sans doute les motifs de la préférence existent dans la perfection de l'être qui en est l'ob- jet; mais ils existent aussi et parallèlement dans la volonté qui fait le choix. Elle peut méconnaître , elle peut rejeter une excellence qui ne lui est pas sympa- thique pour une autre qui lui correspond, et est le prix de son acte, acte souverain qui ne confère un honneur et ne produit une joie que parce qu'il est souverain.

L'amour cependant ne s'arrête pas à l'acte de choix, il exige le dévouement à l'être choisi. Choisir, c'est préférer un être à tous les autres ; se dévouer, c'est le préférer à soi-même. Le dévouement est l'immo- lation de soi à l'objet aimé. Quiconque ne va pas jusque-là n'aime pas. La préférence toute seule n'implique, en effet, qu'un goût de l'âme qui a be- soin de s'épancher dans la cause d'où il sort, goût honorable et précieux sans doute, mais qui, se bor- nant là , n'aboutit qu'à se rechercher soi-même dans un autre que soi. Si beaucoup d'affections s'arrêtent à ce point, c'est que beaucoup d'affections ne sont qu'un égoïsme déguisé; on éprouve un attrait, on s'y abandonne ; on croit aimer, on a peut-être des lueurs de l'amour véritable ; mais, l'heure du dévouement arrivée, on reconnaît à l'impuissance du sacrifice la vanité du sentiment qui nous préoccupait sans nous posséder. On en voit surtout de fréquents et lamen- tables exemples dans les passions qui ont pour prin- cipe la beauté fugitive du corps. Rien d'intelligible et d'immortel n'intervenant entre les âmes qui se li- vrent à C6S tristes séductions, le charme en disparaît

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bientôt dans l'ardeur même qu'elles produisent, et elles ne laissent dans le cœur que les dévastations d'un égoïsme agrandi par des jouissances trom- peuses. La vertu seule produit l'amour, parce que seule elle produit le dévouement. Nous en voyons la preuve dans toutes les affections elle mêle le baume divin de sa présence. C'est elle qui inspire la mère penchée nuit et jour sur le berceau d'un fils; c'est elle qui inspire la poitrine du soldat, et le con- duit à la mort au nom de la patrie ; c'est elle qui for- tifie le martyr contre les menaces des tyrans, et le couche dans les supplices comme dans le lit nuptial et joyeux de la vérité. Voilà les traits le monde, tout corrompu qu'il est, reconnaît et admire l'amour, et si l'amour n'a pas en tout temps l'occasion de se révéler par d'illustres sacrifices, il montre inces- samment par de moindres immolations qu'il porte avec lui le germe qui le rend aussi fort que la mort (1) , pour me servir d'une expression de Salo- mon.

Mais, Messieurs, le dévouement est- il possible sans le libre arbitre? Se dévouer, avons-nous dit, c'est préférer un autre à soi-même, c'est se donner à autrui pour être sa chose. Or comment se donner, si l'on n'est pas libre? comment préférer un autre à soi, si l'on n'a pas la disposition de soi? L'être privé du libre arbitre est sous l'ascendant fatal d'une domina- tion étrangère ; il ne pense , il ne se meut que par la pensée et la volonté qui le retiennent captif, de cette

(4) Cantique des cantiques, chap. viii, vers. 6,

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captivité intérieure rien n'est plus laissé à l'action propre de la personnalité. Un tel être, ainsi dépouillé de lui-même, conserve-t-il le droit de se donner ? Il peut bien mourir ; mais il meurt comme la pierre tombe, esclave de la mort, et non pas de l'amour. De même donc que le libre arbitre est la condition de l'amour, en tant que l'amour est sentiment de préfé- rence, il en est aussi la condition, en tant que l'amour est impulsion de dévouement.

Reste un troisième acte par se couronne le mer- veilleux drame dont notre volonté est le théâtre et l'auteur. Après que nous avons choisi l'objet de notre préférence, après que nous nous sommes donnés à lui par le sacrifice, tout n'est pas achevé. Lui-même doit nous préférer, lui-même doit se donner à nous, et il résulte de ce choix et de ce dévouement réci- proques une fusion des deux êtres dans les mêmes pensées, les mêmes désirs, les mêmes vouloirs, fu- sion si ardente et si intime qu'elle irait jusqu'à les consommer dans une substance unique, si cette puis- sance de joindre l'unité substantielle à la pluralité personnelle n'était pas le partage exclusif de la très- sainte et indivisible Trinité. Du moins en sentons- nous comme les avant-coureurs, et est-ce pour nous une douloureuse limite que celle expire avec la puissance de l'union la puissance de l'amour créé. L'union, Messieurs, tel est le terme de l'amour, le terme il n'a plus rien à produire que la persévé- rance de ses actes et l'immortalité de son bonheur. Mais, aussi bien que la préférence et le dévouement, l'union ne saurait se passer de l'élément du libre ar-

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bitre; car, pour s'unir, il faut être deux, et l'on n'est deux qu'à la condition de conserver de part et d'autre la plénitude de sa personnalité, ce qui n'a lieu que par le libre arbitre. L'âme le libre arbitre n'existe pas, il n'a jamais existé, qui, à aucun moment, n'a été capable d'émettre une pensée propre ni un vouloir propre, cette âme est absorbée dans autrui; elle est annihilée par l'impuissance d'être l'égale d'une âme libre, et de lui rendre dans la réciprocité de l'amour la préférence, le dévouement st l'union qu'elle en reçoit.

Je ne sais si c'est une illusion, mais il me semble que rien n'est plus clair que cette relation essentielle du libre arbitre et de l'amour; et, par suite, rien n'est plus clair aussi que les raisons la sagesse divine a puisé la résolution de nous mettre au monde avec le don périlleux de la liberté. Dieu n'avait pas besoin de nous ; c'est librement qu'il nous a choisis pour nous communiquer ses biens et nous unir à lui; c'est librement qu'il nous a aimés. Or, de sa nature, l'a- mour exige l'amour; il est impossible de préférer sans vouloir être préféré , de se dévouer sans vouloir qu'on nous rende le dévouement; et, quant à l'u- nion , on ne saurait même la concevoir sans l'idée de la réciprocité. La réciprocité est la loi de l'a- mour ; elle en est la loi entre deux êtres égaux : com- bien plus entre deux êtres dont l'un est créateur et l'autre créature , dont l'un a tout donné , et l'autre a tout reçu ! Dieu avait un droit infini à être aimé de l'homme, parce que lui-même l'avait aimé d'un amour éternel et infini, et, par conséquent, il de-

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vait le placer dans la seule condition l'homme pouvait lui rendre préférence pour préférence , dé- vouement pour dévouement , union pour union , c'est-à-dire dans la gloire et l'épreuve du libre ar- bitre. C'était le droit de Dieu ; mais , chose remar- quable, c'était aussi le droit de l'homme, ou du moins son honneur, puisque , sans ce don du libre arbitre , l'homme n'eût pu ni choisir ni se dévouer, et par con- séquent aimer dans le sens véritable et généreux de ce mot.

Ne demandez donc plus pourquoi l'homme est libre ; ne demandez plus pourquoi il n'est pas dans une perfection et dans une béatitude qui fût sans péril de retour. Il est libre, parce qu'il doit aimer; il est hbre, parce qu'il doit choisir l'objet de son amour; il est libre, parce qu'il doit se dévouer à l'être de son choix ; il est libre , parce que dans l'union qui ter- mine l'amour, il doit apporter la dot sans tache d'une personnalité tout entière; il est libre enfin, parce que Dieu l'a aimé hbrement, et a voulu recevoir de lui la récompense équitable d'une pleine récipro- cité.

Je ne me dissimule pas, du reste, la difficulté qui se présente à votre esprit; elle est grave, et je vais, Messieurs, m'en faire l'exact interprète.

Selon la doctrine catholique, l'épreuve du libre ar- bitre cesse avec la vie présente de l'homme : une fois disparu de ce monde et appelé devant le juge su- prême, l'homme passe à un état de consommation heureux ou malheureux qui ne lui laisse plus ni l'honneur, ni le danger, ni la ressource du choix. Si

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donc le libre arbitre est essentiel à la réalité de l'a- mour, il s'ensuit que les saints, dans la béatitude de l'éternité, n'aiment plus Dieu que sous la forme d'une affection incomplète et impersonnelle, ce qu'il est absurde de penser.

Sans doute, Messieurs, il est absurde de le pen- ser, et je me garde bien de le croire ni de le dire. Quand les saints entrent dans le ciel vainqueurs de la mort et de la vie, ils n'y entrent pas dépouillés de leur existence antérieure, comme des êtres sans passé, sans avenir, sans habitudes conquises : ils y entrent, au contraire, dans la pleine possession d'une personnalité laborieusement perfectionnée, avec toute leur âme et toutes leurs œuvres, selon cette belle prophétie de l'apôtre saint Jean qui, assistant par l'Esprit de Dieu aux derniers jours du monde, en- tendit d'en haut une voix qui disait : Bienheureux tes morts qui r^ieurent dans le Seigneur..., car leurs œuvres les suivent (1). Leurs œuvres les suivent, parce qu'elles sont vivantes comme eux et en eux , vivantes dans l'amour qui en a été le fruit , et qui monte avec les saints dans le ciel , non pas pour y perdre son caractère primitif de choix et de dévoue- ment, mais pour l'y conserver à jamais dans l'im- mutabilité de la vision béatifique. Les saints n'ont pas dans le ciel un autre cœur que celui qu'ils ont eu sur la terre; le but même de leur pèlerinage était de former en eux, au moyen de l'épreuve, un amour qui méritât de plaire à Dieu et de subsister éternel-

(1] Apocalypse, chap. xiv, vers. 13.

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lement en face de lui. Loin que cet amour change de nature, c'est sa nature même, c'est son degré acquis dans le libre exercice de la volonté qui détermine la mesure de la béatitude en chaque élu de la grâce et du jugement. Selon que l'homme apporte à Dieu une affection plus ardente, il puise dans la vision de l'es- sence divine une extase plus profonde, une félicité plus accomplie. C'est le mouvement de son cœur, tel que la mort l'a saisi, qui règle sa place au sein de la vie, et c'est la persévérance inaltérable de ce mou- vement, causée par la vue de Dieu, qui seule dis- tingue l'amour du temps de l'amour de l'éternité. Dieu reconnaît, dans ses saints, les apôtres, les mar- tyrs, les vierges, les docteurs, les solitaires, les hos- pitaliers, qui l'ont autrefois confessé et servi dans les tribulations du monde ; les saints à leur tour re- connaissent en Dieu celui qu'ils ont aimé sans par- tage au temps de leurs angoisses et de leur liberté. Rien ne leur est étranger dans le sentiment qu'ils éprouvent , rien n'est nouveau pour eux dans leur cœur. Ils aiment celui qu'ils avaient choisi ; ils jouis- sent de celui auquel ils s'étaient donnés; ils étrei- gnent celui qu'ils possédaient déjà ; leur amour s'é- panouit dans la certitude et la joie d'une inamissible union, mais il n'est point séparé de la tige il naquit. Dieu le cueille sans le couper; il le couronne sans le changer.

C'est ainsi, Messieurs, que cesse l'épreuve du libre arbitre, et que pourtant l'amour subsiste tout entier dans l'âme Dieu le récompense. Mais jus- que-là il y a lutte dans le cœur de l'homme entre le

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bien et le mal , entre sa tendance vers Dieu par la charité et sa tendance vers lui-même par l'égoïsme des passions. Le monde extérieur s'arme pour le sub- juguer de toutes les beautés qu'il a reçues dans un autre dessein; il oppose le charme visible à l'ordre éternel qui doit obtenir tous nos regards et régler tous nos actes. Balancés que nous sommes entre ces deux attraits , nous avons besoin de force pour nous tenir attachés à l'étoile polaire du bien véritable, et cette force, nous l'appelons d'un nom plus illustre encore que celui de l'amour, nous l'appelons la vertu. L'amour sans la vertu n'est qu'une faiblesse et un désordre ; par la vertu , il devient l'accomplissement de tous les devoirs, le lien qui nous unit à Dieu d'a- bord, puis à toutes les créatures de Dieu ; il devient justice et charité, deux choses qui n'en font qu'une, et qui nous furent données au jour de notre créa- tion, pour être, après la vérité, le second moyen de répondre à notre destinée en atteignant notre fin.

Je n'aurais plus rien à vous dire, Messieurs, si, aujourd'hui comme précédemment, nous ne devions chercher dans le rationalisme la contre-épreuve de la doctrine que je viens de vous exposer. Cette doc- trine atteste qu'il existe entre le bien et le mal une différence infinie , puisque le bien c'est Dieu , en tant qu'il est ordre, et que le mal est l'opposition à l'or- dre , c'est-à-dire à Dieu ; elle atteste que le bien est l'objet de la volonté, sa perfection, sa béatitude, et que la volonté y correspond par l'amour, fruit désin- téressé du libre arbitre et de la vertu ; elle affirme

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enfin que l'homme étant libre d'aimer ou de haïr, de faire ou de ne pas faire le bien , il est responsable de ses actes devant la justice suprême de Dieu. Est-ce aussi la doctrine du rationalisme? En affirmant le contraire, je n'ai pas besoin de vous prévenir que je prends le mot de rationalisme dans son acception gé- nérale, et non comme représentant telle ou telle classe de philosophes. Le rationalisme n'a qu'un principe, qui est la suffisance de la raison toute seule pour expliquer le mystère des destinées ; mais il a mille têtes qui se contredisent, et qui par conséquent ne portent jamais ensemble la responsabilité des mêmes erreurs. Cette diversité décharge bien tel philosophe de tel système condamnable ; elle n'en décharge point le rationahsme, dont le point de départ est la cause de tous les dogmes qui trompent la pensée en cor- rompant le vrai.

J'avais besoin de vous donner cette explication au moment le rationalisme va vous apparaître dans sa forme la plus odieuse. Déjà vous l'avez vu nier Texislence de Dieu, la création du monde par Dieu, le commerce primitif de Dieu avec l'homme, et mettre en doute jusqu'à la notion même de la vérité. Après de telles ruines, pouvait-il respecter la distinction du bien et du mal? Cette distinction n'est qu'une conséquence de l'idée de Dieu ; celle-ci jetée à terre, l'ordre moral s'évanouissait de soi-même. Cependant iRutre chose est d'attaquer l'ordre moral dans sa source , autre chose de l'attaquer de front et directe- ment. N'y eût-il pas de Dieu, ou n'y eût-il qu'un Dieu indifférent aux actes de l'homme, l'âme peut

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encore essayer de se réfugier en elle-même, et de s'y créer par sa propre force des devoirs sacrés. Elle peut , malgré la profondeur des négations elle s'est assise, ne pas se nier elle-même, mais par une con- tradiction généreuse se reconnaître des lois et s'im- poser des dévouements. Si faible que soit cette bar- rière, elle est un débris de la conscience, un honneur pour l'homme, une sauvegarde de la société. Quel crime n'est-ce donc pas de nous en disputer la pos- session, et de poursuivre l'idée du bien jusque dans les ruines nous nous sommes fait ce dernier et misérable abri? Le rationahsme n'en a pas eu honte; après avoir attaqué l'ordre moral dans son principe, qui est Dieu, il s'est jeté sur notre âme comme sur un reste de proie, et, nous défiant dans ce suprême asile de nous-mêmes, il nous a contesté la réalité de l'amour et la réaHté du libre arbitre.

Ingénu que j'étais, je vous parlais tout à l'heure d'entraînements sympathiques, de préférences dé- sintéressées , de sacrifices volontaires ; je vous pei- gnais l'ascendant du bien sur le cœur de l'homme : je vous trompais, Messieurs, s'il faut en croire le rationalisme, je vous trompais cruellement, et moi- même avec vous. Voulez-vous connaître la vérité? L'homme n'agit que par un seul motif, qui est son intérêt propre; il appelle bien ce qui lui est utile, mal ce qui nuit aux choses et aux jouissances dont il est en possession. Le devoir, s'il l'observe, n'est qu'un moyen de préserver ses droits ; l'amour, s'il l'éprouve, n'est qu'un sentiment de plaisir. L'égoïsme est au fond de tout acte humain , de quelque apparence ou

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de quelque nom qu'on veuille le couvrir, et ces ex- pressions superbes de dévouement, d'abnégation, d'immolation de soi-même, ne servent qu'à déguiser nos vrais penchants sous une pompe qui flatte notre orgueil. La mère s'aime et se recherche dans son en- fant ; le soldat s'idolâtre dans la gloire de son capi- taine ou de sa patrie ; la mort est payée par l'admi- ration qui nous fait revivre , croyons-nous , dans la postérité. Assurément, s'il était permis d'espérer de l'homme un sentiment pur d'intérêt personnel, ce se- rait dans l'âme du chrétien qu'il faudrait le chercher, puisque le christianisme repose sur le mystère d'un Dieu mort gratuitement pour nous. Et cependant à quoi le chrétien dévoue-t-il sa vie? à travailler pour son salut, c'est-à-dire pour éviter l'enfer et pour ob- tenir le paradis. Ses œuvres les plus héroïques ne sont qu'un marché qu'il passe avec Dieu. Il sait que toutes sont enregistrées, que pas une ne tombe à terre, et qu'il en retrouvera un jour la moindre par- celle en accroissement de félicité. Est-ce l'oubli de soi-même? Est-ce cette charité descendue du ciel, immolée sur une croix, et ressuscitée du tombeau pour vivre dans le cœur des générations? Hélas ! il vaudrait mieux nous confesser à nous-mêmes notre indélébile égoïsme , et reconnaître avec la sincérité d'une vraie philosophie que tout être , quel qu'il soit, ne saurait agir et vivre que pour lui.

On nous demande un aveu , Messieurs ; commen- çons par le faire. Oui, il est impossible à aucun être doué d'intelligence et de volonté de se séparer com- plètement de ses actes. Je pense, je veux, j'aime;

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en quelque manière que je m'y prenne, c'est moi qui pense, qui veux, qui aime; il n'est pas en mon pou- voir d'ôter ce moi du moi. Que je fasse une bonne ou une mauvaise action, j'y suis présent et j'en jouis. Je vais plus loin ; je ne la ferais pas si je n'en jouis- sais pas. Car toute action suppose une fin, et la fm dernière de l'homme étant la béatitude, pour laquelle Dieu l'a expressément créé, il est absolument chi- mérique d'imaginer qu'il agisse jamais sans avoir devant lui la pensée et le mobile de son bonheur. Et toutefois, je vous le demande, n'y a-t-il aucune dif- férence entre Néron et Titus , entre Néron tuant sa mère, et Titus faisant les délices du genre humain? N'y a-t-il aucune différence entre le soldat qui tourne le dos dans une bataille et le soldat qui meurt la face vers l'ennemi et sa patrie dans le cœur? Léonidas aux Thermopyles, Démosthènes à Chéronée, est-ce la même chose? Vous pouvez le dire, je vous défie de le penser. Vous ne le direz même pas devant une assemblée d'hommes faisant à votre parole Thonneur de l'écouter; votre conscience mentît -elle à elle- même, le courage lui manquerait pour mentir en face de l'humanité. S'il est ici quelqu'un qui confonde dans une même estime ou dans un même mépris le crime et la vertu , qu'il se lève, qu'il parle I Et pour- tant. Messieurs, il est bien vrai , Titus comme Néron cherchait son bonheur ; il n'y avait entre eux sous ce rapport aucune différence , et si l'égoïsme consiste à vouloir être heureux, Titus était égoïste au même titre que Néron. Mais l'éffoïsme consiste-t-il à vouloir être heu-

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reiix, c'est précisément la question. Il serait bien étrange que le bonheur et l'immoralité fussent une même chose. Le bonheur est la vocation de l'homme ; il est le patrimoine naturel et prédestiné de tous les êtres intelligents. Quiconque d'eux vient au monde , y vient pour être heureux. C'est son droit : que dis- je? c'est son devoir. Car son devoir est d'obéir à Dieu , et Dieu lui a intimé deux ordres égaux et pa- rallèles en l'appelant à la vie : l'ordre de la perfection et l'ordre de la béatitude. Mais remarquez bien ce que j'ai dit : le bonheur est le patrimoine de tous, de tous sans exception; il est la terre natale et la patrie future de tous ceux qui ne l'auront pas répu- dié volontairement. Et de il suit une grande chose, c'est que nul ne doit s'attribuer le bonheur d'autrui, et que tous, enfants du même père, héritiers du même royaume , il nous est commandé de vivre en- semble dans la fraternité divine d'une même béati- tude. Celui qui usurpe la part d'un autre, qui veut être heureux aux dépens de ses frères , qui divise par la ruse ou la violence la tunique sans tache et sans couture de la félicité , celui-là est coupable du crime qui renferme tous les autres , il est coupable d'égoïsme, et dès l'origine du monde il a porté un nom et un sceau : le nom de Gain et le sceau de la réprobation. Celui, au contraire, qui veut être heu- heux avec tous , qui n'ôte rien à personne de son droit patrimonial au bonheur, qui donne même de sa part, celui-là, dès l'origine du monde aussi, a porté un nom et un sceau : le nom d'Abel et le sceau de la charité. La charité ne consiste pas à être maU

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heureux, pas plus que l'égoïsme à être heureux : elle consiste à ne pas troubler le bien des autres et à leur communiquer le sien, communication qui, loin d'ap- pauvrir, enrichit à la fois le donataire et le donateur. Le bien a reçu de Dieu cette admirable élasticité , que le partage multiplie sans l'amoindrir, et que tombant dans la main droite il rentre dans la main gauche, semblable à l'Océan qui reçoit toutes les eaux de la terre parce qu'il les rend toutes au ciel.

A la bonne heure, me direz-vous, cette explication justifie le sentiment intime de l'humanité, qui a tou- jours mis entre le bien et le mal une différence in- finie , qui a exécré Néron et adoré Titus ; mais , en accordant que le bonheur personnel est la fin néces- saire de tous les actes de l'homme, ne détruisez- vous pas la notion même de l'amour et du dévoue- ment? Gomment peut-il y avoir sacrifice, préférence des autres à soi, l'on se recherche soi-même?

Messieurs, je n'ai pas dit que le bonheur person- nel fût la fin nécessaire de tous les actes de l'homme: car ce mot de personnel exclut du bonheur de chacun le bonheur de tous, et j'ai prononcé, au contraire, que le bonheur était un patrimoine universel et in- divisible, que nul ne s'appropriait exclusivement sans être coupable du crime d'égoïsme. Entendez donc que le devoir, l'amour, le dévouement, consiste à faire de son bonheur celui des autres , et du bon- heur des autres le sien propre, tandis que l'égoïsme consiste à faire son bonheur du malheur de tous. Néron souhaitait que le peuple romain n'eût qu'une

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tête pour l'abattre d'un seul coup : voilà l'égoïsme. Titus estimait perdre le jour il avait manqué de rendre un homme heureux : voilà l'amour. « Aimer, a dit Leibnitz , c'est mettre sa félicité dans la félicité d'un autre. « Cette sublime définition n'a pas besoin de commentaire ; on l'entend ou on ne l'entend pas. Celui qui a aimé l'entend ; celui qui n'a pas aimé ne l'entendra jamiais. Celui qui a aimé sait qu'une ombre dans le cœur de son choix obscurcissait le sien; il sait que rien ne lui coûtait, prières, larmes, veilles, travail, privations, pour créer un sourire sur des lèvres attristées ; il sait qu'il fût mort pour ra- cheter une vie compromise; il sait qu'il était heu- reux d'aulrui , heureux de ses grâces, heureux de ses vertus, heureux de sa gloire, heureux de son bonheur, et qu'eût-il fallu son sang pour assurer ou pour accroître ce bonheur étranger, devenu le sien , il en eût donné jusqu'à la dernière goutte, avec le seul regret de ne pouvoir mourir qu'une fois. Celui qui a aimé sait cela. Celui qui n'a pas aimé l'ignore; je le plains, et ne lui réponds pas.

Je le plains, parce qu'il n'a rien connu de la vie humaine, ni de la vie divine; je ne lui réponds pas , parce que le témoignage d'un mort ne prouve rien contre les vivants. Que nous fait à nous autres chré- tiens , s'il faut en venir à nous , que nous fait d'être accusés d'indifférence pour Dieu , par un homme qui n'a jamais aimé Dieu ? Sait-il ce qui se passe en nous? Peut-il même le conjecturer? Il croit que, l'œil fixé sur le ciel et sur l'enfer, nos œuvres dans une main, la balance dans l'autre, nous marchandons

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avec Dieu le prix de notre abnégation. Il ignore que la crainte et l'espérance ne sont que les prélimi- naires de l'initiation chrétienne, et qu'en vertu du premier commandement , qui renferme tous les au- tres, selon la parole même de Jésus-Christ, le chré- tien doit aimer Dieu de tout son cœur, de tout son esprit, de toutes ses forces, par-dessus toutes choses, sous peine, ajoute saint Paul , de n'être rien (1). Il ignore qu'au delà du seuil de la foi, l'âme est tou- chée par la beauté invisible d'un amour que n'éga- lèrent jamais ni en durée, ni en profondeurs, ni en sacrifices, les plus héroïques affections de ce monde, et que cet amour nous entraînant dans l'abîme de charité respire Dieu lui-même, nous y puisons le besoin d'associer toutes les créatures à la perfection et à la félicité dont nous goûtons les prémices , dont nous attendons l'ultérieure révélation. Qui peut nier cet élargissement du cœur de l'homme dans le chris- tianisme? Qui peut le nier, sauf celui qui ne l'a ja- mais connu, et qui, abaissé dans les étroites passions des sens , tout est égoïsme , mesure par son âme l'âme du chrétien et l'âme de l'homme ?

J'ai honte, Messieurs, de prouver devant vous la réalité de l'amour et du dévouement ; le rationa- lisme m'y a contraint.il me contraint encore devons dire quelques mots sur le libre arbitre , qui est avec le désintéressement la principale condition de l'ordre moral. De même que l'ordre moral est détruit si l'homme n'agit qu'en vue de son intérêt, il est égale- Il] P«Épître aux Corinthiens, chap. xiii, vers. 2.

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ment détruit si l'homme n'est pas le maître de ses actes. Aussi, le rationalisme n'a pas assailli notre liberté avec moins d'ardeur que notre générosité ; il a besoin de notre servitude autant que de notre égoïsme: de notre égoïsme pour confondre le bien avec le mal , de notre servitude pour nous enlever la responsabilité , soit du mal, soit du bien.

Sommes-nous libres? Votre conscience et la mienne répondent : Oui. Le rationalisme nous dit : Non. En donne-t-il quelque preuve? Aucune. Il nous de- mande, au contraire, de lui prouver que nous sommes libres, et si nous lui opposons le témoignage de notre sens intime, qui sait apparemment ce qui en est, il le récuse comme aveugle et insuffisant. 11 craint qu'il ne soit le jouet d'une puissance supérieure, qui en fait, sans qu'il le sache, l'instrument de son irré- sistible volonté. Pour nous, Messieurs, qui croyons en Dieu, qui, ployant le genou devant son adorable suprématie, l'avons reconnu pour le père, le maître, le principe et la fin des choses, nous n'éprouvons pas , au sujet de ce qui se passe en nous , les doutes bizarres du rationalisme. Enfants d'une bonté qui n'a point d'égale et d'une sagesse qui n'a point de mesure, nous n'imaginons pas que Dieu torture sa toute-puissance pour tromper le cœur de son ou- vrage, et lui donner dans la servitude l'illusion de la liberté. Nous nous confions à la sincérité divine, et nous ne recherchons même pas s'il serait en son pouvoir, le voulût-elle, de nous induire, au sujet de nous-mêmes et de nos propres actes, en une aussi contradictoire impression. Les vérités s'enchaînent

419 comme les erreurs. Une fois Dieu rejeté ou mis en doute, je permets au rationalisme de méconnaître la conscience humaine; l'édifice étant détruit par sa base, comment en soutenir quelque pan délaché, et quel intérêt d'ailleurs y aurait-il à le faire? Qu'est-ce que l'homme, si Dieu n'est pas? Qu'est-ce que le bien et le mal ? Qu'est-ce que le passé et l'avenir? Il ne vaut pas la peine de s'occuper d'un songe dans une nuit sans réveil. Mais si Dieu est, si le nom qui soutient tout est écrit à la voûte de notre intelligence comme à la voûte du ciel, alors je n'écoute même plus le rationalisme me suggérant des défiances au sujet d'une liberté dont je sens en moi la présence réelle. Je me prends au sérieux, et toutes choses avec moi. Ma conscience est un sanctuaire qui me rend des oracles; ma vie est une puissance qui ré- pond d'elle-même; la solidité divine descend dans tout mon être , et le doute n'est plus devant mon es- prit qu'un blasphème et qu'un jeu. Je suis libre ; je passe du bien au mal, et du mal au bien. Suspendu entre ces deux termes, que l'infini sépare , captif vo- lontaire ou rebelle coupable, je choisis et je fais mon sort à chaque instant. Je choisis de m'aimer ou d'ai- mer Dieu par-dessus tout ; je m'éloigne , je reviens , j'obéis ou je résiste au remords, et jusque dans le crime je sens ma grandeur par ma souveraineté. Il ne me faut qu'une larme pour remonter au ciel, il ne me faut qu'un regard pour retomber dans l'abîme. Cette lutte est grande, cette responsabilité est ter- rible ; mais malheur et mépris à celui qui descend du trône par effroi des devoirs qui y siègent avec lui.

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Dois -je, Messieurs, en finissant, éclaircir cette autre difficulté que le rationalisme oppose à la réa- lité du libre arbite, et qu'il tire non plus de la vanité de notre conscience, mais des attributs mêmes de Dieu? Je le ferai rapidement, avec la crainte de fatiguer votre attention , avec l'espoir de n'en abuser que très-peu. La vérité est brève, parce qu'elle est claire.

La doctrine catholique range parmi les attributs divins la prescience, c'est-à-dire la connaissance an- ticipée et infaillible de l'avenir, même de l'avenir qui dépend des volontés libres. Or comment Dieu peut- il prévoir ce dernier genre d'avenir, sinon parce qu'il est le maître de nos actes et qu'il les dirige comme il lui plaît? Comment sait- il infailli- blement ce que je ferai demain , sinon parce qu'il l'a décrété, et qu'il possède dans sa toute- puissance la certitude de notre détermination?

J'aurai répondu si je découvre dans la nature de Dieu et dans la nature de l'homme un moyen de prévoir les effets de causes libres qui ne détruisent en rien leur liberté.

Or il est manifeste que nul être raisonnable n'agit sans motif, c'est-à-dire sans quelque chose qui dé- termine ses actions. De ces aveux qui nous échap- pent à tout moment : Voici une raison, un intérêt, une occasion qui me détermine, en d'autres termes , qui me persuade d'agir. Et lorsqu'on examine les motifs dont l'impression efficace tire l'homme du repos ou de l'incertitude, on s'assure qu'il n'en existe que deux : le motif du devoir et celui de la passion.

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Ou bien l'homme se décide par la y\\q du vrai , du bon, du convenable, ou bien il se décide par l'en- traînement d'une satisfaction personnelle indépen- dante de toute idée d'ordre. La question seulement est de savoir qui le décidera de l'un ou de l'autre motif. S'il n'était pas libre, ce serait l'attrait du plus fort de sa nature qui l'emporterait , comme c'est le poids supérieur qui fait pencher l'un des plateaux de la balance. Mais l'homme est Hbre; entre deux attraits égaux ou inégaux par eux-mêmes, c'est lui qui prononce souverainement. Toutefois il se pro- nonce en vertu d'un motif qui le persuade , et non pas sans cause ou arbitrairement. Il sait ce qu'il fait, et pourquoi il le fait : il sait même pourquoi il est persuadé de le faire. La persuasion ne lui vient pas seulement du dehors , elle lui vient surtout du de- dans, de l'état intime de sa volonté, de ses goûts, de ses vertus , toutes choses qui sont le fruit du libre arbitre, qui sont le libre arbitre lui-même en acti- vité, tel qu'il s'est fait, tel qu'il veut être, tel qu'il se présente aux attraits extérieurs qui viennent le sol- liciter pour le bien et pour le mal. C'est l'état de la volonté, siège du libre arbitre, qui détermine le choix de l'homme entre les deux motifs du devoir et de la passion. Supposez cet état connu , vous savez ce que fera l'homme dans un cas donné, et dans tous les cas la connaissance de son âme aura précédé pour vous son action. Telle est la base de la prescience humaine aussi bien que de la prescience divine. N'avez-vons jamais, Messieurs, confié votre fortune ou votre honneur à la parole d'un homme? Vous

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l'avez fait , ou , si l'occasion vous a manqué , vous nommerez au dedans de vous-mêmes ceux à qui vous donneriez volontiers une aussi haute marque de votre estime. D"où vous vient cette assurance? Comment êtes-vous certains que vous n'exposeriez pas votre vie à une trahison? Vous en êtes certains, parce que vous connaissez l'âme à qui vous aban- donnez la vôtre ; cette connaissance vous suffit pour prévoir qu'en aucun cas, quel que soit le péril ou la tentation , votre fortune et votre honneur ne seront lâchement sacrifiés.

Ils peuvent l'être cependant; le cœur à qui vous donnerez votre foi est faillible , il est sujet à des as- sauts imprévus; n'importe, vous dormez en paix, et nul ne vous accusera' d'imprudence ni de crédulité. S'il arrive que vous soyez trompés par l'événement , que direz -vous? Vous direz : Je connaissais mal cet homme, je le croyais incapable d'une mauvaise action. Telle est la chance que vous aurez, la chance de mal connaître, parce que, étant une intelligence finie, vous ne pouvez lire directement dans l'âme d'autrui , ni même lire à fond dans la vôtre. D'où il résulte que vous n'avez de vos jugements qu'une certitude morale , et de vos prévisions qu'une assu- rance du même degré.

Il n'en est pas ainsi de Dieu. Dieu, pour me servir de l'expression de saint Paul, pénètre jusqu'au point de division de l'âme et de l'esprit, jusqu'aux racines et à la moelle de notre être, et il discerne les deryiiers replis de nos pensées et de nos inten-^

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fions (1). Nous sommes éternellement à nu devant lui. Il voit avec une prévision infinie l'état de notre volonté, et, connaissant dans la même lumière toutes les circonstances extérieures auxquelles nous serons en butte , il a une certitude infaillible du choix que nous ferons entre le bien et le mal, entre le motif du devoir et celui de la passion. Dès lors il sait notre histoire, qui n'est qu'une lutte plus ou moins longue entre deux attractions opposées, l'une qui nous porte vers notre fin réelle, l'autre qui nous détourne vers un but bas et faux. Et cette science anticipée de nous-mêmes n'étant en rien la cause de nos actes , elle ne gêne pas plus notre liberté que si elle n'exis- tait pas.

L'erreur, en cette matière, est de considérer le libre arbitre comme une sorte de puissance abstraite, indépendante de son propre état, n'ayant d'autre mobile qu'un caprice illimité. S'il en était ainsi, l'homme lui-même ne serait pas capable de prévoir un instant d'avance ses propres actions. Sa souve- raineté ne serait qu'une déraison permanente. Il choisirait entre le bien et le mal sans savoir pour- quoi , et allant au hasard du crime à la vertu , à force d'être libre , nous ne trouverions plus en lui qu'un automate déréglé. Tel n'est point l'homme ni le libre arbitre; je vous l'ai fait voir, et je n'ai plus qu'à laisser votre conscience choisir entre la morale du christianisme et la morale du rationa- lisme.

(1) Épître aux Hébreux, chap. iv, vers 12.

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Le christianisme conclut à la charité et à la liberté ; le rationalisme conclut à l'égoïsme et à la fatalité. Si dans les questions précédentes, qui ne s'adressaient qu'à la raison , quelque reste d'ombre affligeait en- core votre besoin de lumière , cette ombre vient de s'enfuir. L'abîme de l'erreur a éclairé l'abîme de la vérité. De même que les dogmes spéculatifs de l'existence de Dieu, de la Trinité, de la création, de la diversité substantielle de la matière et de l'esprit , de la vocation de l'homme à la perfection et à la béatitude, conduisent au dogme pratique de la dis- tinction du bien et du mal ; de même les dogmes spéculatifs du panthéisme, du dualisme, du maté- rialisme, du scepticisme, conduisent au dogme pra- tique de la confusion du bien avec le mal, terme suprême qui discerne tout, et les ténèbres viennent clarté.

CINQUANTE ET UNIÈME CONFÉRENCE

DE l'homme en tant QU'ÈTRE SOCIAL

Monseigneur,

Messieurs,

Quand Dieu eut fait l'homme , et qu'après l'avoir animé du souffle de la vie, il eut encore répandu dans son âme la lumière et la justice, la lumière de la vérité et la justice de la charité, il s'arrêta, s'il est permis de parler ainsi, pour regarder son ouvrage; et voyant les yeux de l'homme s'ouvrir, ses oreilles écouter, ses lèvres trembler du premier frémisse- ment de la parole , ce limon enfin qu'il avait touché de sa main puissante, devenu une créature sensible et raisonnable, il demeura pensif, comme si quelque chose eût manqué au chef-d'œuvre qu'il venait de produire. En effet, le mystère de notre création n'é-

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tait pas à son terme, Dieu se recueillait une seconde fois pour mettre à notre nature le sceau d'une per- fection plus grande, et d'avance il exprima son des- sein en se disant à lui-même : Non est honum esse hominem solum, Il n'est pas bon que Vhomme soit seul (1).

Pourquoi n'ëtait-il pas bon que l'homme fût seul? En quelle manière cessa- t-il d'être seul? Tel est, Messieurs, l'objet que je propose à vos méditations, et vous verrez que la société est le troisième don primitif que Dieu nous a fait, le troisième moyen qui devait nous servir à l'accomplissement de nos desti- nées.

Aucun être n'est seul. Soit que nous regardions au-dessus ou au-dessous de nous, en Dieu ou dans la nature, nous voyons partout la pluralité et l'asso- ciation. Dieu , qui est un , n'est pas solitaire ; il ren- ferme trois personnes dans l'unité de sa substance, et le monde inférieur, qui est divisé en une multi- tude innombrable de groupes différents, n'en pré- sente aucun la créature ait la solitude pour de- meure et pour loi. A chaque degré de l'existence, nous retrouvons le nombre et l'union, c'est-à-dire la société. Le nombre sans l'union ne serait encore que l'isolement; mais lorsque des êtres distincts parl'in- dividualité, semblables par nature, viennent à se prêter leur vie, à se pénétrer réciproquement , à agir les uns sur les autres par de mutuelles relations, alors il y a société , et tel est l'état de toutes les créa-

(1) Genèse, chap. ii, vers. 18.

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tures inférieures à l'homme; tel est l'état, sous un mode plus parfait, des persomies divines dans le ciel. Cherchez, Messieurs, à vous représenter un être absolument soUtaire, c'est-à-dire n'ayant de res- semblance et de rapports avec rien , vous ne créerez dans votre imagination qu'un fantôme abstrait, sorte de Dieu néant, parce qu'il serait à la fois infini et vide, infini taute de bornes, vide faute d'activité. L'isolement est la négation de la vie, puisque la vie est un mouvement spontané , et que le mouvement suppose des relations ; bien plus encore est-il la né- gation de l'ordre, de l'harmonie, de la beauté, de toute perfection et de toute béatitude, puisque aucune de ces choses ne saurait se concevoir sans la double idée de pluralité et d'unité. La pluralité sans TuniLé est le désordre positif , l'unité sans la pluralité est le désordre négatif. Dans le premier cas, le lien manque aux êtres ; dans le second, les êtres manquent au lien. Or, il y a désordre, il est évident que l'harmo- nie , la beauté , la perfection et la béatitude s'éva- nouissent en même temps. C'était donc avec justice que Dieu, regardant l'homme dans la plénitude de sa création, avait prononcé cette parole : Il n'est pas bon que l'homme soit seul.

Il est vrai que, par sa position intermédiaire entre le monde supérieur et le monde inférieur, l'homme, corps et esprit, se trouvait en relation avec la nature et avec Dieu ; mais cette double relation ne le laissait pas moins seul de son espèce, seul dans le rang qu'il occupait,, sorte de stylite perdu entre la terre et le ciel. Encore que la nature eût suffi aux besoins

428 de son corps, et Dieu aux besoins de son esprit, lui , privé de rapport avec des êtres de même forme et de même degré, n'eût pas suffi à la grandeur du poste qu'il était chargé de remplir. Son histoire eût été trop courte , ses périls trop bornés , ses vertus trop restreintes ; comme il avait un monde au-dessus et au-dessous de lui, il fallait que lui-même fût un monde, et qu'ainsi toutes les parties de la création, bien qu'inégales entre elles par leur place et leur es- sence, se répondissent dans une certaine proportion d'immensité. L'homme devait s'étendre sans se di- viser, croître en nombre pour croître en union, et de- venir dans la majesté du nombre et dans l'harmonie de l'union un théâtre de vertus tel que l'exigeaient la perfection de l'univers et la sienne. Circonscrit dans l'isolement, il n'eût eu que Dieu pour objet de ses devoirs ; membre d'un corps composé d'êtres sem- blables à lui , ses offices embrassent avec Dieu l'hu- manité tout entière. La loi de l'amour, résumé de toute justice, ne rayonnait plus seulement de la créa- ture au Créateur; elle animait de sa vie tous les orbes de la création.

Messieurs , ce grand ouvrage est sous nos yeux : depuis soixante siècles, la société humaine a couvert de ses institutions le champ de l'histoire. Plus forte que le temps , elle a résisté à tous les désastres , et s'est constamment rajeunie dans les ruines s'en- sevelissaient les peuples usés. C'est elle qui a conduit notre enfance dans les hasards des émigrations pri- mitives , et qui nous a partagé la terre. C'est elle qui, après nous avoir dispersés sur tous les rivages habi-

II

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tables, nous a rapprochés malgré la jalousie des dé- serts et les fureurs de l'Océan. C'est elle qui a bâti les cités célèbres, suscité les arts, fondé les sciences, propagé les lettres, élevé l'esprit de l'homme à la perfection, et donné à son cœur avec l'occasion de tous les sacrifi-ces la gloire de toutes les vertus. Elle est enfin le mode permanent de notre vie terrestre, et si le voyageur, au fond des forêts ou sur les bords escarpés de quelques îles perdues, découvre des peu- plades privées de toute civilisation , il y remarque pourtant encore quelques rudiments de l'état social ^ quelques restes ou quelques ébauches de relations , qui démontrent l'impuissance est l'homme de vivre seul.

Et cependant, qui le croirait? le dogme de la so- ciété n'a pas subi de moindres atteintes que les au- tres. Comme il s'est trouvé des sages pour nier Dieu, la création, la distinction de la matière et de l'esprit, la vérité, la différence du bien et du mal, il s'en est trouvé aussi pour soutenir que la société est une in- stitution purement humaine, bien plus encore, une institution contre nature. On a voulu nous persuader qu'elle était la source de tous nos maux, et que notre décadence avait commencé le même jour que notre civilisation. Qui de nous, au temps de sa jeunesse, ne s'est pas représenté qu'il errait librement dans les solitudes du nouveau monde, n'ayant pour toit que le ciel, pour breuvage que l'eau des fleuves incon- nus, pour nourriture que le fruit spontané delà terre et le gibier tombé sous ses coups , pour loi que sa volonté, pour plaisir que le sentiment continu de son

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indépendance et les hasards d'une vie sans limites sur un sol sans possesseur? C'étaient de nos rêves. Notre cœur frémissait en se reconnaissant, si, dans un livre célèbre, nous venions à tomber sur ce pas- sage où l'homme de la civihsation dit à l'homme du désert : a Ghactas , retourne dans tes forêts ; reprends « cette sainte indépendance de la nature que Lopès t( ne veut point te ravir ; moi-même, si j'étais plus « jeune, je te suivrais. » Il nous semblait, en lisant ces paroles, les entendre nous-mêmes; notre âme oppressée s'envolait avec elles dans des régions idéa- les , et ne revenait qu'avec douleur au fardeau mono- tone de la réalité.

Étions-nous donc dans le vrai? Ce mouvement de notre âme hors de la société était-il une aspiration vers l'état primitif que Dieu nous avait fait, ou bien une révolte contre l'ordre établi en notre faveur par sa Providence? C'était une révolte, Messieurs, un élan de l'égoïsme impatient des bornes que nous im- pose la communion universelle avec nos semblables, ■ei faisant effort pour livrer l'univers à notre indivi- dualité toute seule. Tandis que, dans le plan de la bonté divine , le bonheur est le droit et le patrimoine de tous, nous cherchions à sortir de l'humanité pour nous retirer du partage des biens et des maux, et nous affranchir des devoirs qui résultent inévitable- ment d'un grand ensemble de relations. Nous haïs- sions dans la société la dépendance et le travail. La dépendance d'abord : car la société n'existe que par l'unité ; l'unité se forme par des liens; les liens, quand il s'agit d'êtres intelligents , se changent en

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lois obligatoires pour la conscience, et maintenue? par la double autorité de la force publique et de l'o- pinion. C'est un joug accepté de la vertu, qui ne sépare point son sort des autres , mais pesant à l'é- goïsme , qui ne vit que pour lui ; et c'est pourquoi ^ la solitude étant destructive de toutes les lois, parce qu'elle l'est de tous les rapports, l'égoïsme aspire à la solitude pour échapper à la dépendance. Il ne hait pas moins le travail, autre conséquence de l'état de civilisation. Quelques hommes perdus sur un terri- toire immense vivent à peu de frais. La nature aban- donnée à elle-même fournit à leurs besoins, et, l'iso- lement diminuant en eux l'attrait qui reproduit la vie, leur nombre ne s'accroît qu'avec une lenteur qui n'inquiète jamais leur oisiveté. L'homme social, au contraire, a une paternité féconde comme son cœur; il voit, sous la bénédiction de Dieu, la famille se changer en tribu, la tribu en cité, la cité en nation ; les tentes s'abritent derrière les murailles ; les ter- ritoires se déterminent par des bornes; la nature manque devant les flots de l'humanité. Il faut que l'art supplée à son défaut d'espace et de vigueur; il faut qu'un travail assidu seconde les inventions de l'art. Des métiers innombrables sollicitent les bras de l'homme, et les bras de l'homme à leur tour solli- citent les métiers. Nos veines ne se remplissent que du fruit de nos sueurs. Chaque goutte de notre sang est achetée de la terre au prix d'une vertu.

C'est plus qu'il n'est nécessaire pour effrayer l'é- goïsme, et pour lui persuader que l'ordre social n'est qu'une imposture dans un martyre. Je ne le réfute

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pas, Messieurs, je vous explique seulement comment il se fait que le dogme chrétien de la société ait des contradicteurs et des ennemis. Dépendance, travail, ces mots sont durs, je ne puis le nier, et qui ne les accepte pas est nécessairement en révolte contre la réalité des choses humaines.

Il y a peu de jours. Messieurs, vous avez gravé sur les monuments de votre capitale cette inscription mémorable : Liberté , égalité , fraternité. C'est bien, en effet, une partie de la charte primitive qui a uni les hommes entre eux et fondé le genre humain ; mais ce ne l'est pas tout entière. C'est la charte des droits, non celle des devoirs. Or l'homme vivant en société ne peut pas plus se passer de devoirs que de droits. Si la liberté lui est nécessaire pour rester une créature morale , pour ne pas être étouffé dans les étreintes d'une domination exagérée et injuste, l'o- béissance lui est nécessaire aussi pour se soutenir, à Taide d'une loi commune et sacrée, au foyer vivant qui le fait une nation. Si l'égalité lui est nécessaire pour ne pas déchoir du rang Dieu l'a placé par une origine qu'il partage avec tous ses semblables , la hiérarchie lui est nécessaire aussi pour ne pas tomber, faute d'un chef et d'un commandement, dans l'impuissance de la dissolution individuelle. Si la fraternité lui est nécessaire pour qu'un sentiment de confiance et d'amour élargisse les liens étroits de l'ordre social , pour que l'humanité demeure une grande famille issue d'un père commun , la vénéra- tion lui est nécessaire aussi pour reconnaître et affer- mir l'autorité de l'âge, la magistrature de la vertu,

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la puissance des lois en ceux qui en ont le caractère, soit comme législateurs, soit comme souverains. Écrivez donc, Messieurs, si vous voulez fonder de durables institutions , écrivez au - dessus du mot de liberté le mot d'obéissance, au-dessus du mot d'éga- lité le mot de hiérarchie, au-dessus du mot de fra- ternité le mot de vénération , au-dessus du symbole auguste des droits le symbole divin des devoirs. Je vous l'ai dit ailleurs, le droit est la face égoïste de la justice, le devoir en est la face généreuse et dévouée. Appelez-en au dévouement , afin que le dévouement vous réponde, et que votre édifice triomphe des pas- sions ardentes qui , depuis l'origine de la société , ne cessent d'en conjurer la ruine.

La société humaine n'est pas seulement haïe pour elle-même, à cause des vertus civiles qu'elle impose, elle l'est encore par une autre raison qu'il importe que vous sachiez. Dieu , qui a été le fondateur de la so- ciété , en est le conservateur. Il la maintient par la force de son nom, qui s'y est perpétué sous la garde des traditions dogmatiques et des observances re- ligieuses. Nul peuple n'a pu vivre sans ce nom vé- néré ; nulle cité ne s'est bâtie que sur la pierre an- gulaire du temple. Et c'est en vain que l'impie espère abolir la mémoire de Dieu tant qu'il n'aura pas aboli a société, qui en a le dépôt, et qui vit de ce trésor héréditaire de l'humanité. La société humaine et la société religieuse sont deux sœurs nées le même our de la parole divine, l'une regardant le temps ,

autre l'éternité , distinctes par leur domaine et par eur fin , mais indissolublement unies dans le cœur

IV. 13

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de l'homme, s'y soutenant l'une par l'autre, tombant ensemble, se relevant ensemble, bravant ensemble par leur commune immortalité la haine qui les pour- suit toutes deux. Ne perdez pas ce point de vue, Messieurs, si vous voulez vous rendre compte du levain d'anarchie qui soulève le cœur de l'homme contre la société. La société n'est pas autre chose que l'ordre , et l'ordre a en Dieu sa racine invulné- rable. Quiconque n'aime pas Dieu a par cela seul une cause permanente d'aversion contre l'état social, qui ne saurait se passer de Dieu.

De vient que les époques antireligieuses pro- duisent infailliblement des théories antisociales. Vous l'avez vu au dernier siècle. Tandis que les docteurs d'une génération légère livraient au ridicule Jésus- Christ, la Bible et l'Église, d'autres écrivaient, d'une plume non moins hardie , contre la société humaine. On exaltait l'état sauvage comme l'état primitif de l'homme, et incomparablement le meilleur; on ex- hortait à y retourner, l'arc et la flèche en main , les efféminés gentilshommes des délices de Trianon. Or démontrait pour le moins que la société s'était for- mée par un contrat volontaire , et l'on recherchait avec une gravité qui n'était que trop formidable les clauses de ce fabuleux contrat.

Faut-il , Messieurs , vous prouver que l'ordre so- cial n'est ni une institution contre nature , ni un( institution facultative ? Nous sommes loin des tempi s'agitaient ces questions puériles en elles-mêmes mais que rendait considérables la décadence de Lj d monarchie elles étaient traitées. Aujourd'hui qu

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cette monarchie a disparu dans une tempête, et que l'époque de reconstruction a succédé à celle des ruines, les intelligences se préoccupent bien plus des problèmes économiques de la vie sociale que des circonstances de son origine et des causes premières de son établissement. C'est pourquoi je me bornerai au peu de mots qui sont nécessaires pour confirmer rationnellement le dogme de la société tel que le professe la doctrine catholique.

Une chose est naturelle lorsqu'elle est conforme à la constitution réelle d'un être. Or l'état social est évidemment conforme à la constitution de l'homme , puisque partout et toujours il a vécu en société. On nous oppose, il est vrai, les peuplades sauvages de l'Amérique, et d'un grand nombre d'îles semées dans l'Océan; mais ces peuplades elles-mêmes, quoique dépourvues de civilisation , vivent encore dans des rudiments informes de communauté. Ce sont des branches détachées par accident de la grande souche humaine , et qui , privées de la sève des traditions , soustraites à la loi de l'enseignement oral , végètent aux confins extrêmes de la sociabilité sans avoir rompu le dernier anneau qui les y retient. Que la vérité et la charité les cherchent au bout du monde; que la parole de l'Évangile , apportée par les nuées du ciel , vienne à tomber sur la glèbe inculte de leur âme, vous les verrez tendre la main à l'apostolat, couvrir leur nudité , enfoncer la charrue dans le sol de leurs forêts , s'assembler sous l'arbre et le signe d'une croix , et courber leurs fronts devant la pré- sence invisible du Dieu dont ils ne connaissaient

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plus qu'un souvenir aussi incertain que leur vie. Vous ne l'ignorez pas, l'Océanie voit aujourd'hui s'accomplir ces merveilles , et les îles fortunées de Mangaréva envoient jusqu'à nos vieux continents le baume virginal d'une civilisation qui retrouve un berceau dans les ruines du désert.

Je ne veux pas dire que le sauvage passe aisément ni toujours à l'état de perfectionnement social ; non, Messieurs : c'est une œuvre difficile qui coûte du temps, une suite de circonstances heureuses, et qui, à cause de cela , est rarement couronnée de succès. On n'arrache pas en un jour une population tout entière à la torpeur d'une oisiveté invétérée et au libre épancheraent des passions. Il suffît qu'on l'ait fait , ou même qu'on l'ait commencé , pour que l'état sauvage cesse d'être une objection contre le tempé- rament social de l'homme. L'Iroquois ou le Huron n'est pas civilisé ; mais il est apte à le devenir, et s'il ne le devient pas tout seul à l'aide de ses forces propres , c'est par la même raison que le sourd et muet. Nul n'est à lui-même son initiateur; tout homme ou toute tribu sortie de la société, qui est la grande et universelle initiatrice, ne saurait y rentrer que par un législateur qui lui apporte du foyer com- mun la vérité, la justice, l'ordre et le dévouement. Il n'est pas besoin de courir à l'océan Pacifique pour y trouver le sauvage ; quiconque repousse la tradi- tion sociale par des passions sans frein est un sau- vage volontaire , d'autant plus dégradé qu'il touche a source du vrai et du bien. Vous avez rencontré , Messieurs, de ces êtres tombés par leur faute au-

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dessous de la civilisation, et assurément vous n'avez rien conclu de leur misère morale contre la dignité de notre nature et contre sa sociabilité. L'exception n'a jamais détruit une règle, et ici il n'y a pas même d'exception. Le sauvage est à l'homme civilisé ce qu'un avorton est à une plante qui a reçu un déve- loppement régulier; il témoigne par sa difformité même en faveur du type normal dont il n'a pas at- teint la plénitude.

L'homme vit donc socialement en vertu de sa con- stitution native ; il est naturellement sociable, et par suite naturellement social. Ce n'est pas un contrat facultatif qui l'a mis en société ; il est en société. Et s'il arrive qu'il en sorte par un accident funeste qui le sépare de la souche commune , il lui est im- possible d'y rentrer de lui-même sous la forme d'un contrat ou d'une déUbération. Il végète dans cet état jusqu'à ce que l'homme civiUsé vienne toucher sa main , et le relève par la souveraineté fraternelle de la parole au rang d'une intelligence éclairée de Dieu. Car c'est Dieu qui a été le premier initiateur du genre humain à la vie sociale, et qui, après avoir déposé dans ses entrailles avec la vérité et l'amour le germe du rapprochement mutuel , lui a donné la première impulsion. La vérité et l'amour sont la base de l'ordre social ; partout se rencontrent des âmes qui en ont reçu le don, le principe de la société 9xiste en elles et tend à les unir. Mais ce principe peut être assoupi ou dégradé; c'est pourquoi il exige, tout préexistant qa'il est, une intervention initiatrice, qui l'éveille s'il est assoupi, qui le purifie

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s'il est dégradé. En sorte que ces deux choses sont également vraies , que la société est naturelle à l'homme, et que cependant elle est d'institution di- vine. Elle est naturelle à l'homme, parce que l'homme, être intelligent et moral, a reçu dans sa création le germe intelligible de la vérité et de l'amour; elle est d'institution divine , parce que c'est Dieu qui le pre- mier a mis directement l'homme en possession ac- tive de la vérité et de l'amour, et qui , le premier aussi , lui a donné lieu d'appliquer la vérité et l'a- mour dans des relations de semblable à semblable , d'égal à égal.

Il est temps que nous assistions à ce moment su- prême du drame de la création, et que nous voyions la société humaine surgir sous la main bénie à qui nous devons tout.

Quand Dieu eut prononcé cette belle parole : Il n'est pas bon que l'homme soit seul , l'Écriture nous dit qu'il fit descendre sur l'homme, notre premier père, un sommeil profond et mystérieux. C'est que Dieu , en quelque sorte , craignait d'être troublé par le regard de l'homme pendant le travail subUme au- quel il se préparait ; il ne voulait pas qu'aucune autre pensée que la sienne intervînt dans l'acte qui allait donner la pluralité à l'homme sans détruire son unité. Car telle était l'œuvre que sa souveraine puissance se proposait d'accomplir. Prenant pour exemplaire de la société humaine l'ordre éternel de la société divine, il entendait qu'il n'y eût pas seu- lement unité morale dans les relations de l'homme à

439 'homme, mais que ces relations prissent leur source dans une unité substantielle, imitatrice autant que possible du lien qui rassemble les trois personnes incréées dans une ineffable perfection. L'humanité devait être une par la nature , par l'origine , par le sang, et ne former de tous ses membres , au moyen de cette trible unité, qu'une seule âme et qu'un seul corps. Ce plan était conforme au but général de Dieu , qui était de nous créer à son image et à sa ressemblance, afin de nous communiquer tous ses biens ; il était digne de sa sagesse autant que de sa bonté : et quand je songe qu'une vulgaire impiété a pu rire de l'acte magnifique qui en fut la réalisa- tion, je me sens pris d'une pitié profonde pour l'a- baissement où tombe l'intelligence qui méconnaît celle de Dieu.

L'homme était donc aux pieds de son créateur et de son père , enivré de l'inertie d'un sommeil surhu- main , ne sachant rien de ce qu'on méditait sur lui , et Dieu le regardait en pensant. Fallait -il diviser cette belle créature pour la multiplier? Fallait -il créer à côté d'elle une image d'elle-même, sans autre communauté que la similitude , et faire sortir le genre humain d'un premier homme associé à un second? C'eût été détruire l'unité dans la racine même d'où elle devait fleurir. Il y eût eu deux sangs, il n'en fallait qu'un. Il fallait que l'humanité tout entière sortît d'un seul homme, que la plurahté vivante jaillît de l'unité vivante, et que l'homme, multiplié sans divisions reconnût dans son sem- blable , émané de lui , les os de ses os , et la chair

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de sa chair (1). C'est avec cette pensée que Dieu s'incline vers l'homme, et qu'il va le toucher; mais le touchera-t-il? Le front de l'homme, repose avec son intelligence le siège éminent de sa beauté, se présentait naturellement à la main créatrice , et semblait appeler la bénédiction nouvelle qui allait descendre sur nous. Dieu ne le toucha point. Si belle faculté que soit l'intelligence, elle n'est pas le terme de notre perfection ; calme comme la lumière , froide comme elle , ce n'était pas du point qui lui corres- pond dans l'architecture extérieure de l'homme, que Dieu devait susciter le miracle de notre plura- lité consubstantielle. Il connaissait un endroit meil- leur; il y posa la main. Il la posa sur la poitrine de l'homme , le cœur marque par son mouvement le cours de la vie, toutes les saintes affections ont leur retentissement et leur contre- coup. Dieu écouta un moment ce cœur si pur qu'il venait de créer, et arrachant par une pensée de sa toute-puis- sance une partie du bouclier naturel qui le couvre , il forma la femme de la chair de l'homme, et son âme du même souffle qui avait fait l'âme d'Adam.

L'homme vit l'homme. Il se vit dans un autre avec sa majesté , sa force, sa douceur, et une grâce de plus, nuance déUcate, qui ne lui présentait une dissemblance que pour établir entre les deux parties de lui-même une plus étroite fusion. Premier regard de l'homme sur l'homme, quel fûtes -vous? Premier instant nuptial de l'humanité, qui vous dira? Nous

(1) Genèse, chap. ii , vers. 23.

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ne chercherons pas à vous le peindre, Messieurs, nous ne diminuerons pas dans une vaine poésie la solennité de ces noces dont Dieu fut le consécrateur; mais imitant l'austère simplicité de l'Écriture, nous vous dirons ce qu'elle nous a dit.

Après donc que Dieu eut conduit à l'homme sa compagne, selon l'expression des saintes pages, il prononça sur eux en ces termes la bénédiction d'une inépuisable fécondité : Croissez et multipliez -vous , et remplissez la terre (1). Et avec ces paroles, effi- caces comme toutes les paroles de Dieu, l'homme reçut le don de produire et de perpétuer le miracle de la diffusion de son être dans des rejetons person- nellement distincts de lui, mais un avec lui par la forme et par le sang. L'humanité était fondée, et l'homme, en qui elle venait de l'être, l'homme roi, époux, père, portant dans son sein l'innombrable j^oslérité de ses fils, entonna l'hymne du premier hyménée, le chant du premier amour, la loi de la première famille, la prophétie de toutes les généra- tions. Écoutons- le, Messieurs, écoutons notre an- cêtre parlant à sa race au nom de Dieu; écoutons la pi-emière parole de l'homme qui ait traversé les siècles et qui ait enseigné le genre humain. Voici, diMl, Vos de mes os et la chair de ma chair; celle- ci s*appellera vierge parce qu'elle a été tirée de l'homme : c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à son épouse, et ils seront deux dans vue chair (1). Telle est la loi de la fa-

(1) Genèse, cliap. i, vci*s. 28.

(2) Ihid., chap. ii, vers. 23 et 24.

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mille, de la société, de la civilisation ; tel est l'oracle qui réglera à jamais le sort de l'humanité. Tout lé- gislateur qui en méprisera le commandement ne fondera que la barbarie ; tout peuple qui s'en écar- tera n'atteindra point l'ère de la justice et des saintes mœurs. C'est de la constitution de la famille que dépendra dans tous les âges le progrès ou la décadence de la société , et la constitution de la fa- mille signée de l'homme et signée de Dieu, est écrite dans la charte dont vous venez d'entendre la pro- clamation. La femme ne sera point l'esclave de rhomme; elle en sera la sœur, l'os de ses os, la chair de sa chair; partout on la dégradera de ce rang, l'homme sera dégradé lui-même; il ne con- naîtra point les pures joies du véritable amour. As- sujetti à la domination des sens, la femme ne lui sera qu'un instrument de volupté ; elle ne lui par- lera point de Dieu avec l'autorité de la tendresse , elle n'adoucira point son cœur par le charme con- stant du sien, elle ne polira point sa vie par la délicatesse innée de son geste et de sa voix. Le seuil domestique, symbole de la servitude, au lieu de rappeler à l'homme les heures saintes et for- tunées de son passage terrestre , ne lui rappellera que l'inconstance de ses plaisirs, que la durée de ses passions.

Mais la femme ne sera point seulement la sœur de rhomme en vertu de la communauté d'origine; elle en sera l'épouse , elle lui apportera dans la virginité de son corps et de son âme un don inestimable , un don que l'homme ne pourra plus recevoir d'une

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autre, tant que la mort n'aura pas rompu le serment qui en aura été le prix. La femme, dit Adam , s'ap- pellera vierge ; c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à son épouse, et ils seront deux dans une chair. Ils seront deux , et non davantage ; ils seront deux jusqu'à ne plus être qu'une chair ; et comme la mort dissout l'unité de la chair, la mort seule aussi détruira l'unité du ma- riage , source de la vie. Si la fragilité du cœur hu- maine oublie cet ordre, s'il ose élever l'adultère jus- qu'à la sainteté du mariage, en profanant celle-ci, la femme n'existera plus ni comme épouse ni comme mère ; l'enfant issu de ses entrailles par une impar- faite union ne reconnaîtra plus en elle qu'une vic- time déshonorée , et dans ses propres jours que le fruit d'une égoïste paternité.

Ainsi , alliance fraternelle de l'homme et de la femme, alliance exclusive et indissoluble, l'homme cependant exerce l'autorité principale, parce qu'il est la souche d'où sa compagne a été prise, et qu'elle lui a été donnée par Dieu , selon le langage de l'É- criture, comme un être semblable à lui (1) : telle est la constitution régulière de la famille, hors de la- quelle il n'y a plus qu'oppression de la femme et de l'enfant , affaiblissement du sens moral , substitution de la volupté à l'amour, de l'égoïsme au dévouement, enfin barbarie ou décadence, selon l'âge des nations s'est introduit le mépris des lois fondamentales de la société. La société n'est que le développement

^1) Genèse, chap. ii, vers. 18.

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de la famille ; si l'homme sort corrompu de la fa- mille, il entrera corrompu dans la cité. Si la cité veut détruire la famille pour se régénérer, elle subs- tituera un ordre factice et contre la nature à l'ordre établi de Dieu , et elle tombera dans le double abîme d'une tyrannie sans mesure et d'une effrénée disso- lution. Ce sera le grand chemin de la mort.

La société n'étant que le développement de la fa- mille , les lois générales qui régissent la famille régissent aussi la société. De même qu'au foyer do- mestique la femme est sœur de l'homme , le citoyen au forum est frère du citoyen ; de même que l'homme n'appartient qu'à une femme, le citoyen n'appar- tient qu'à une nation ; de même enfin que la femme et l'enfant doivent au père obéissance et respect , le citoyen doit obéissance et respect au magistrat de la cité. Si de la cité nous jetons nos regards sur le genre humain , nous y reconnaîtrons , malgré la différence du langage, des mœurs et de la physio- nomie, le concile dispersé d'une seule race, l'épa- nouissement d'une seule tige, et nous dirons à cha- que homme : Tu es mon frère ; à chaque nation : Tu es ma sœur; à tous, quel que soit leur couleur, leur histoire et leur nom : Voici l'os de mes os et la chair de ma chair. Nous no retrouverons plus , il est vrai , dans le genre humain l'unité d'un seul père, une obéissance commune, un respect unanime : cet ordre a été brisé. Les champs de Babylone ont vu les branches de l'homme se rompre en éclats, et nos ancêtres se dire en un langage confus l'adieu d'une séparation qui subsiste encore. Mais l'heure de

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l'unité préparée et commencée par le Christ semble approcher ; les montagnes s'abaissent ; les mers s'a- brègent ; l'humanité chrétienne, ayant à sa tête le vicaire de Dieu , pousse devant elle et éclaire de sa supériorité désormais assurée les peuples qui n'ont encore point adoré la parole régénératrice de l'É- vangile. Le goût de la paix retient l'épée dans le fourreau ; un langage de fraternité s'échange d'un bout du monde à l'autre; le nègre siège avec le blanc dans les grandes assemblées des nations : tout pré- sage aux esprits attentifs une ère de rapprochement et le siècle s'accomplira , sans détruire la variété ni la liberté des peuples, l'antique prophétie qui nous annonce un seul pasteur pour un seul troupeau (1). Je m'arrête, Messieurs, devant cette magnifique espérance qui doit consoler tous ceux que préoccupe l'avenir du genre humain. Pourquoi faut -il qu'en- core ici je rencontre le rationalisme pour adversaire des vérités qui intéressent à un si haut point la di- gnité de l'homme et son bonheur? Non content d'avoir présenté l'état social comme un état contre nature, le rationalisme en a attaqué la constitution sous trois rapports considérables : il a nié l'unité de la race humaine , l'unité du mariage et son indisso- lubilité. Je ne me préoccuperai point des deux der- nières erreurs , ayant eu déjà l'occasion d'y toucher dans la Conférence nous traitions de l'influence de la société catholique sur la société naturelle quant à la famille , et je me bornerai à confirmer en quel-

(1) Évangile de saint Jean, chap. x, vers. 16.

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ques mots l'unité substantielle qui fait du genre hu- main une famille issue d'un seul amour et d'un même sang.

Il semble, Messieurs, qu'au siècle nous vivons, siècle les idées d'égalité et de fraternité exercent un empire général, s'il est un dogme qui dût échapper à la négation , c'était le dogme qui ramène à l'unité tous les peuples dont se compose le genre humain. Mais le rationalisme croyait prendre ici la vérité chré- tienne en flagrant délit contre les documents de la science, et il ne pouvait manquer cette occasion de la compromettre dans les esprits qui attachent plus de poids à l'apparence des faits qu'à l'évidence des lois. Il s'efforça donc d'établir la diversité absolue des races humaines par l'étude comparée des dissemblances profondes qui en distinguent les plus importants rameaux. Ces dissemblances ne sauraient être niées ; l'ignorant les découvre comme le savant. Le Malais , le Mongol, le nègre ont des traits caractéristiques qui ne permettent pas de les confondre ni entre eux ni avec l'homme d'Europe. Gela est vrai. Toute la question est de savoir si la différence est substan- tielle , ou n'est qu'un accident , si elle constitue une nature séparée emportant une origine propre , ou si elle n'est qu'une nuance causée dans un type pri- mitivement uniforme dans des circonstances de temps, de lieux, de mœurs, et même par des événe- ments fortuits dont l'effet et l'empreinte se sont ensuite perpétués.

Il est incontestable que des variétés sensibles s'in- troduisent dans des êtres de même genre et de même

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lignée ; c'est le résultat de deux forces qui retien- nent la vie dans un juste équilibre, la spontanéité et l'immutabilité. Sans la spontanéité, c'est-à-dire sans un mouvement propre et original , les êtres de- meureraient dans le moulemonotoned'uneuniformité ingrate; sans l'immutabilité, ils perdraient sous le coup de leur action individuelle le type de leur vraie organisation. Ils sont donc à la fois libres et con- tenus ; ils se modifient sans se dénaturer. Telle est la cause de ces changements de physionomie qui ne portent aucun nom lorsqu'ils ne se perpétuent pas, et qui s'appellent des variétés lorsqu'ils sont assez forts pour se transmettre et se maintenir. Car, de même que la forme primitive de l'être vivant résiste à toutes les mutations , la forme secondaire ou acquise peut participer aussi de ce privilège lorsque les causes qui l'ont produite se sont invétérées , et ont passé en quelque sorte jusqu'aux racines de la vie. Le père ou la mère, et quelquefois tous les deux ensemble, communiquent à leurs enfants les traits et l'expres- sion qu'ils ont eux-mêmes reçus de leurs auteurs. Si ce vestige héréditaire disparaît promptement dans des familles de peu de distinction , il acquiert une persistance opiniâtre dans les races plus fortement trempées , qui veillent davantage sur leur sang. Il est surtout remarquable dans la physionomie parti- culière à chaque peuple , quelque rapprochement de climat et de mœurs qu'il y ait entre eux. Le Fran- çais, l'Anglais, l'Allemand, l'Italien, l'Espagnol, qui se touchent sur un sol de peu d'étendue, qui s'a- breuvent des mêmes eaux et du même soleil , qui

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adorent le même Dieu , qui ont été mêlés par une communion ininterrompue de douze à quatorze siè- cles, tous ces peuples ont un type de figure qui leur est personnel , et qui les fait reconnaître à l'instant par l'observateur le moins attentif. S'il en est ainsi entre des corps de nation soumis à l'influence d'élé- ments communs, que sera-ce de ceux que séparent la distance, la lumière, la chaleur, la nourriture, les croyances, les habitudes, toutes les causes enfin ma- térielles et spirituelles qui agissent sur la vie et y déterminent de profondes modifications? Et si la dissemblance de deux peuples européens n'accuse pas la diversité de leur première origine , comment la dissemblance du nègre et du blanc accuserait^elle autre chose que la diversité de leur histoire reli- gieuse, politique et naturelle? Ce qui fait l'homme, c'est une âme intelligente unie à un corps doué de cer- taines proportions. Or le nègre n'a-t-il pas l'âme du blanc j et n'a-t-il pas son corps? Qui dira que l'âme du nègre n'est pas humaine, et que son corps n'est pas humain? Et si l'âme du nègre est humaine, si son corps est humain, n'est-il pas un homme? Et s'il est un homme, qui l'empêche d'avoir eu le même père que nous?

Aussi , Messieurs , une loi physiologique promul- guée par l'illustre Çuvier a décidé la question. Il est acquis à la science que tous les êtres vivants qui s'unissent entre eux, et dont la postérité demeure indéfiniment féconde, appartiennent à la même na- ture et remontent à une souche primordialement unique. Dieu n'a pas voulu, afin de maintenir les

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grandes lignes de la création, que les êtres d'origine et de genre divers pussent, au moyen d'alliances capricieuses, confondre tous les sangs. S'il arrive que ce fait irrégulier se produise , il obtiendra bien de la fécondité trompée un premier résultat; mais il n'ira pas plus loin , l'ordre reprendra immédiatement son empire, et la stérilité punira le fruit d'un commerce réprouvé par la volonté du Créateur. Or, Messieurs, cet anathème n'atteint pas l'union du nègre et du blanc; leurs serments reçus au pied des mêmes autels , sous l'invocation du même Dieu , obtiennent dans une postérité indéfinie la gloire d'un acte légi- time et saint. Bien plus, les deux sangs se reconnais- sent; le plus pur élève à sa splendeur celui qui avait contracté une altération ; de degré en degré, d'al- liance en alliance, toute disparité s'évanouit, et les fils d'Adam se retrouvent, comme il y a soixante siècles , dans les traits fraternels de leur père com- mun.

Arrière donc ces tentatives honteuses d'une science fratricide ! arrière les voix qui ne respectent pas l'in- violable unité du genre humain ! Saluons plutôt , chrétiens , saluons de loin , la face tournée vers tous les vents du ciel, nos frères dispersés par la tempête sur des rivages si divers. Nous qui avons le mieux conservé l'incarnat primitif de notre création, qui avons reçu avec une plus douce influence de la lu- mière naturelle un meilleur partage de la lumière incréée , nous les aînés de la vérité et de la civilisa- tion , saluons nos frères que nous n'avons précédés que pour les conduire , que nous n'avons surpassés

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que pour qu'ils nous égalent un jour. Saluons en eux notre unité passée et notre unité future, l'unité que nous avions en Adam, et celle qui nous attend en Dieu. Touchons la main du Malais et du Mongol; touchons la main du nègre; touchons la main du pauvre et du lépreux. Tous ensemble , unissant nos biens et nos maux dans une immense et sincère fra- ternité , allons à Dieu , notre premier père. Allons à Dieu, qui nous a préparés du même Hmon, qui nous a vivifiés du même souffle, qui nous a pénétrés du même esprit, qui nous a donnés la même parole, qui nous a dit à tous : Croissez et multipliez -vous et remplissez la terre, et soumettez-vous-la, et prési- dez. Lui seul peut nous bénir, lui seul peut nous ouvrir une ère véritable de liberté, d'égalité et de fraternité. Sans lui , c'est en vain que vous gravez ces mots sublimes sur le front de vos monuments. Ils avaient été gravés , il y a trente siècles , sur les tables du Sinaï par un doigt plus puissant que le vôtre , et cependant les tables du Sinaï sont tombées des mains qui les portaient , et se sont brisées au pied de la montagne. C'est que leurs lois étaient écrites sur la pierre, et non dans le cœur de l'homme. N'écrivez donc pas les vôtres sur la pierre, écrivez- les avec le doigt de Dieu dans votre propre cœur, afin que de elles parlent au cœur de tous et s'y assurent une durable immortalité.

CINQUANTE-DEUXIÈME CONFÉRENCE

DU DOUBLE TRAVAIL DE L HOMME

Monseigneur, Messieurs,

Il me resterait à vous entretenir de l'état Dieu créa l'homme en tant qu'être physique , puis en tant qu'être religieux. Sous le premier rapport, il le doua d'immortalité ; sous le second , il le prépara au par- tage de la vie divine elle-même par un don que la doctrine catholique appelle la grâce , c'est-à-dire le don par excellence. Ce devrait donc être l'objet présent de votre attention. Mais , ayant plus tard à traiter devant vous du mystère de la résurrection des corps, je réserve pour ce moment tout ce qui con- cerne l'immortalité extérieure de l'homme; et quant à sa vocation au partage de la vie divine par l'effu-

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sion de la grâce , c'est une matière trop vaste pour y toucher dans un jour qui va clore nos Conférences de cette année. Je la réserve donc aussi, et je suis amené dès lors à la parole qui termine dans l'Écriture le récit de la création. Cette parole est singulière ; la voici : Dieu acheva au septième jour l'œuvre qu'il avait faite, et il se reposa de cette œuvre au sep- tième jour; il bénit le septième jour, et le déclara saint, parce qu'en ce jour-là il avait cessé de créer et de faire son œuvre (1).

Par vous voyez , Messieurs , que le monde n'a- vait pas été l'ouvrage d'un instant, mais que Dieu l'avait produit dans un ordre progressif et distribué en six époques que l'Écriture appelle des jours. Je ne m'arrêterai pas à vous exposer cet ordre , qui est connu de vous , ni à le justifier. La science s'en est chargée depuis un demi -siècle; chacune de ses dé- couvertes est venue à l'improviste constater la pro- fondeur de la cosmogonie biblique , et enfin les en- trailles de la terre mises à nu par de tardives investigations ont révélé dans l'état de leurs couches superposées la réalité de la formation successive qui est la base du récit de la Genèse. Il a fallu re- connaître ou que Moïse était inspiré de Dieu, ou qu'il possédait quinze siècles avant l'ère chrétienne une science qui ne devait éclore que trois mille ans plus tard. J'aborderais volontiers ce magnifique triomphe de notre foi , si la nature de mes travaux me permettait d'y ajouter le poids de l'autorité per-

(1) Genèse, chap. ii, vers. 2 et 3.

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sonnelle , et s'il n'exigeait pas , pour paraître tout ce qu'il est, des développements scientifiques mieux placés dans un livre que dans la chaire sacrée. Je me borne donc à ce fait incontestable, que la cosmo- gonie chrétienne est désormais assurée du respect de quiconque ne méprise pas le témoignage des plus authentiques réalités. Mais ce témoignage, qui suffit pour confondre les injures de l'esprit, ne suffit pas pour satisfaire son désir de savoir. Il se demande encore pourquoi Dieu a créé le monde graduelle- ment, pourquoi il a en quelque sorte diminué sa puissance pour restreindre son action. On conçoit que le temps soit nécessaire à une cause finie; on ne conçoit pas le service qu'il rend à une cause qui peut tout par elle-même. Comment Dieu s'est-il rabaissé à la mesure d'un ouvrier vulgaire ? Gom- ment a-t-il pris, quitté, repris son œuvre? Gomment s'est-il reposé? Toutes ces idées sont étranges, et en les voyant unies au premier acte qui nous a révélé Dieu , à l'acte de la création , l'intelligence vacille , et demeure sous le poids d'un incontestable étonne- ment.

Messieurs, j'ose vous dire que votre instinct vous trompe, et qu'il n'y a rien de plus grand en Dieu que son abaissement. Oui, Dieu s'est abaissé dans la création, comme nous le verrons plus tard s'abaisser dans l'incarnation et la rédemption ; il s'est abaissé, parce qu'il travaillait pour nous, et non pas pour lui ; parce que la force et la grandeur ne se commu- niquent jamais mieux qu'en descendant. Oui , Dieu n'avait pas besoin du temps pour auxiliaire de sort

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éternité. Oui, aucun motif tiré de lui-même ne le portait à diviser en six périodes la formation de l'uni- vers , et à attendre du concours des siècles ce qui dépendait d'un acte de sa souveraine pensée. Mais , s'il était indifférent pour lui d'agir vite ou lentement, il ne l'était pas pour l'homme. Destinés, dans notre passage sur la terre, à un travail qui ne finira qu'avec elle et avec nous , il nous importait de con- naître la loi générale du travail , et Dieu , en posant hors de lui l'opération d'où devait découler toute opération ultérieure, a voulu que sa manière de pro- céder contînt et révélât pour toujours la règle de notre propre activité. Cette règle , en effet , ne s'est jamais effacée de la mémoire du genre humain. Elle a survécu au naufrage des plus saintes traditions, et on en retrouve le vestige dans le partage du temps usité chez la plupart des peuples anciens et nou- veaux. Mais afin de comprendre en quoi elle consis- tait, quel était son but et son importance, il est né- cessaire de nous rendre compte du travail même de l'homme.

Ce mot de travail semble éveiller une idée incom- patible avec l'état primitif Dieu nous avait placés, état de perfection et de bonheur que je vous ai dé- peint, et qui emporte avec soi l'image d'un repos accompli. Le travail n'est-il pas une fatigue? n'est- il pas un châtiment imposé à l'homme par suite d'une prévarication qui l'a fait déchoir des préroga- tives de son état premier? Et d'ailleurs, avant que cette catastrophe eût altéré l'harmonie de nos fa- cultés et attiré sur la terre la malédiction divine,

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quel eût été pour nous l'objet d'un travail , soit du corps, soit de l'esprit? Ces réflexions, Messieurs, me prouvent d'autant plus la nécessité je suis de définir exactement le travail demandé à l'homme par le vœu de sa création.

Travailler, c'est faire. On peut faire avec peine ; mais la peine n'est pas de l'essence du travail. Son essence se résume dans ce mot énergique et glo- rieux : Faire. Or vous ne pensez pas que Dieu, qui a tout fait, eût destiné l'homme à une immortelle oisiveté. L'être le plus infime, en venant au monde, y apporte une mission qui correspond à la fin pour laquelle il a été créé , mission ou fonction qu'il ac- complit par un travail. Lever déterre lui-même fait quelque chose ; il remplit une tâche, il coopère à un but; il appartient enfin à la miUce sacrée des créa- tures utiles. Gomment l'homme, élevé si haut par ses facultés et par la place qu'il occupe dans l'uni- vers , n'eût -il reçu d'autre fonction que celle d'un stérile désœuvrement? Il n'en pouvait être ainsi, et ce n'était pas le langage d'un repos oisif que Dieu tenait à l'homme en lui disant, à l'heure de sa nais- sance : Croissez et multipliez -vous, et remplissez la terre, et soumettez-vous-la, et comm^andez aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel , et à tous les animaux qui se meuvent sur la terre (1). Ce n'était pas une leçon d'oisiveté qu'il lui donnait en amenant en sa présence, selon le récit de la Genèse tous les animaux de la création pour qu'il les nom-

(1) Genèse, chap. i, vers. 28.

456 mât d'un nom qui exprimât leur nature et qui demeurât le leur à jamais (1). Enfin, lorsqu'il l'in- troduisait dans un séjour appelé par l'Écriture le paradis de volupté , ce n'était pas pour s y endormir dans le sommeil de l'inaction ; car il est dit que Dieu l'y plaça pour le travailler et le garder y ut opera- retur et custodiret illum (2). N'unissez donc pas dans votre esprit l'idée de la perfection et du bon- heur, ni même l'idée du repos , avec celle de Tinoc- cupation ou de l'oisiveté. Avant que Dieu se fût donné dans la création et le gouvernement du monde un emploi digne de tous ses attributs, il était déjà l'activité infinie ; il produisait en lui-même, par une éternelle action, le Verbe, qui lui parle toujours, l'Esprit-Saint, qui répond à tous les deux; il épan- chait entre trois , par une fécondité aussi ancienne que lui, l'unité d'une essence dont ce mouvement intérieur est la perfection , la béatitude et le repos. Loin que l'idée de faire , qui est celle du travail , soit incompatible avec la notion d'un état heureux et parfait, elle est l'élément nécessaire qui constitue tout ce que nous savons de cet état ; car, penser c'est faire, vouloir c'est faire, aimer c'est faire, et appa- remment on ne rejettera aucun de ces actes de la définition du bonheur et de la perfection.

Placé au centre des choses créées, appartenant par son âme au monde supérieur des esprits, par son corps au monde inférieur de la nature, ayant la terre

(1) Genèse, chap. m, vers. 19.

(2) Ibid., vers. 15.

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pour passage et Dieu pour fin , l'homme se devait par un double travail à une double fonction. Sa pre- mière fonction était de tendre à Dieu , qui lui avait donné la vérité pour le connaître, la charité pour l'aimer, la participation de sa propre vie pour per- spective et pour terme, mais aussi avec tous ces dons celui de la liberté, qui, en l'élevant à la gloire d'une personne maîtresse d'elle-même, lui permet- tait de répudier sa fin légitime, et ouvrait devant lui la carrière honorable mais périlleuse de la vertu. était son premier travail, le grand travail de l'homme. Si pur qu'il fût dans son âme et dans son corps, il était libre, il pouvait s'éloigner de Dieu, et périr. La prière , la réflexion , la vigilance, un soin perpétuel de son cœur lui était nécessaire pour ne pas déchoir de la splendeur virginale Dieu l'avait créé.

Notre état présent , Messieurs , renferme d'autres difficultés qui ne nous laissent aucun doute sur la grandeur du travail spirituel imposé au genre hu- main. L'abus de la liberté a couvert de ruines toutes les parties de notre être ; notre intelligence s'est obs- curcie; notre amour s'est affaibli; la lutte du bien et du mal a pris , avec le développement des généra- tions , un caractère de profondeur effrayant. Dieu , sans disparaître du milieu de nous , y a trouvé des ennemis conjurés contre sa mémoire , et employant à la détruire toutes les ressources de l'esprit et des passions. Il n'est pas de tradition qui n'ait été niée , pas de devoir qui n'ait été outragé , pas d'établisse- ment divin qui n'ait subi le siège d'une impiété dé-

13*

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sespérée; et si Dieu est demeuré visible dans toute la suite des âges, s'il règne encore sur la posté- rité de sa première créature, ce n'est qu'au prix d'un combat plein de larmes et de sang. Vous as- sistez, Messieurs, à cette guerre divine, vous en faites partie, et vainqueurs ou vaincus, je n'ai rien à vous apprendre sur le prix douloureux de la vérité.

Encore si nous n'avions que le travail de l'âme ; si l'homme pouvait tendre vers Dieu un regard libre de tout autre soin, une main affranchie de tout autre fardeau! Mais il n'en n'est pas ainsi. Dès l'origine, une fonction et un travail d'un ordre différent nous avaient été confiés. Dieu , pour ne pas laisser sans emploi les forces du corps par qui nous tenons au monde inférieur, nous avait appelés au partage de son gouvernement temporel. Il nous avait donné la terre à garder et à féconder, non pas d'abord au prix de nos sueurs, mais par une administration qui tenait de l'empire et ajoutait à nos autres préroga- tives la gloire d'un utile commandement. La terre obéissante nous rendait en échange d'une culture royale et bénie une substance nécessaire au soutien de notre viagère immortalité. Voilà, nous avait dit Dieu , je vous donne pour nourriture toute plante qui porte sa graine, et tout arbre qui porte ses fruits (4). Ce commerce réciproque de la nature et de l'homme n'avait rien primitivement qui fût un obstacle aux rapports de notre âme avec Dieu. L'âme

(1) Genèse, chap. i, vers. 29.

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y trouvait plutôt un aliment spirituel , une source de joie qui rejaillissait sans effort jusqu'à son auteur. Mais cet état ne dura point, et vous savez ce qu'est devenu pour la postérité d'Adam le travail temporel. Une malédiction est descendue sur lui; la terre, qui s'inclinait sous ses désirs , nous refuse tout ce que nous ne lui payons pas d'avance en sueurs et en gémissements ; elle nous mesure ses dons avec une avarice que rien ne peut fléchir, avec une incerti- tude que rien ne peut désarmer. La presque totalité du genre humain, le front courbé vers elle, l'implore par un dévouement assidu, et n'en recueille pour récompense que le pain amer d'une étroite pauvreté. Or la pauvreté du corps entraîne aisément celle de l'âme ; elle crée des servitudes qui enlacent de leurs plis et replis toutes les facultés humaines, et les plongent, en les étouffant, dans un état voisin de la mort. L'homme descend vers l'instinct de l'animal; il oublie, sous la préoccupation de ses besoins maté- riels, son origine et sa fin; il jette au vent la vie divine dont le germe est en lui , et ne se soucie plus que de forcer la terre à lui rendre les biens de l'éter- nité.

N'en accusons que nous-mêmes. Messieurs; Dieu n'est pas responsable de nos fautes et de nos aveugle- ments. Il les avait prévus sans doute, et je vous ai dit pourquoi, malgré cette prévision, il ne nous avait pas refusé le bienfait de la liberté. Mais, puisqu'il les avait prévus, sa sagesse et sa bonté lui comman- daient de venir à notre aide, et de régler par une loi première , fondamentale et imprescriptible , le rap-

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port du travail temporel au travail spirituel , tous les deux nécessaires à l'humanité, l'un comme le prin- cipe de sa vie divine , l'autre comme le principe de sa vie terrestre; tous les deux devant réciproque- ment se limiter sans se détruire , et se limiter dans une équitable proportion. Or qui l'aurait découverte et qui l'aurait posée cette proportion, si Dieu ne l'eût fait? Qui aurait eu la science pour déterminer le temps que l'homme devait à son âme et celui qu'il devait à son corps? Qui aurait eu l'autorité pour obtenir dans une matière si contestable la sanction d'un respect universel? Qui aurait arraché l'homme à la tyrannie de sa propre cupidité , et à la tyrannie non moins à craindre de la cupidité d'un plus fort que lui ? C'est dans la question du travail que toute servitude a sa racine ; c'est la question du travail qui a fait les maîtres et les serviteurs , les peuples conquérants et les peuples conquis, les oppresseurs de tout genre et les opprimés de tout nom. Le travail n'étant pas autre chose que l'activité humaine, tout s'y rapporte nécessairement; et selon qu'il est bien ou mal distribué , la société est bien ou mal ordon- née, heureuse ou malheureuse, morale ou immorale. Nous en avons aujourd'hui, Messieurs, une preuve que les plus aveugles sont obligés de comprendre. De quoi le monde s'émeut-il depuis vingt ans? Quel est le mot des guerres civiles auxquelles nous assis- tons? N'est-ce pas ce mot : Organisation du travail? N'est-ce pas cet autre mot : Vivre en travaillant , ou mourir en combattant? Et si nous remontons la chaîne des révolutions historiques , leur trouverons-

461 nous jamais, quel que soil leur nom, une autre cause première que la question du travail? Les migrations des peuples, les invasions des barbares, les guerres serviles, les troubles du forum, tous les grands mouvements humains se rattachent directe- ment ou indirectement à cette terrible question qui renaît de ses cendres avec une opiniâtre immor- talité. C'est l'axe tournent les destinées du monde.

Et, par conséquent, la première loi religieuse et civile, c'est la loi du travail. Or qui devait, qui pou- vait la poser? Qui le devait, sinon Celui qui ne doit rien à personne , mais qui , s'étant fait par amour le père des esprits , a voulu être la lumière ils pui- sent leur direction? Qui le pouvait, sinon Celui qui a créé l'âme et le corps de l'homme, qui connaît leurs besoins, qui a pesé leurs forces, et qui seul a le secret des limites parce qu'il n'en a point? Il était juste que, dans l'acte de la création, Dieu promulguât toutes les bases de l'ordre physique , moral et reli- gieux, et qu'il les promulguât par des faits assez puissants pour que leur souvenir en portât le com- mandement jusqu'aux dernières générations. La parole n'y eût point suffi ; pas plus à l'origine des choses qu'au Sinaï et au Calvaire, Dieu ne s'est con- tenté de la parole pour édicter ses lois. Il les a con- stamment gravées dans des faits d'une éloquence plus durable que l'airain. La croix du Calvaire, les tables du Sinaï, les Qots du déluge, les jours de la création , sont les quatre grands monuments de la législation divine : monuments impérissables qui

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subsistent après tant de siècles aussi vivants que le premier jour. La croix du Calvaire couvre les cinq parties du monde; les tables du Sinaï se lisent aux mêmes lieux que couronne la croix ; les flots du dé- luge ont laissé leur empreinte des Alpes au Caucase, du Caucase à l'Himalaya , de l'Himalaya aux som- mets des Cordillères : et les jours de la création, religieusement conservés dans les couches du globe, font revivre sous le choc de nos charrues cette magnifique loi du travail qui a précédé toutes les autres et qu'il faut enfin vous montrer de plus près.

Déjà vous en avez entendu les termes : Dieu, est-il dit, acheva au septième jour V œuvre qu'il avait faite, et il se reposa de cette œuvre au septième jour; il bénit le septième jour et le déclara saint, parce quen ce jour-là il avait cessé de créer et de faire son œuvre. Telle est la proportion du travail tem- porel au travail spirituel, du travail du corps au tra- vail de l'âme, selon que Dieu l'a déterminée par l'exemple souverain de sa propre opération. Et certes, Messieurs, si la question eût dépendu de l'homme, on peut affirmer qu'elle n'eût pas été ré- solue de la sorte. Maintenant même que nous con- naissons la loi , sommes-nous capables de nous l'ex- pliquer? Pourquoi le nombre sept exprime-t-il la totalité des deux genres de travaux? Pourquoi \q travail spirituel ne doit- il s'élever qu'à la septième partie du travail temporel? Pourquoi celui-ci est-il de six jours continus , et non pas d'un temps plus court ou plus long? Y a-t-il dans les forces du corps

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rien qui nous indique cette juste mesure? dans les relations du corps et de l'âme , rien qui nous con- duise à cette proportion de six à un? Ou bien , est-ce la nature qui nous la révèle par l'harmonie géné- rale de ses lois? Non, Messieurs, ni les phénomènes de la nature, ni les nécessités du corps, ni les be- soins de l'âme ne nous donnent les éléments d'une semblable induction. Lorsque les dictateurs ratio- nalistes de la révolution française, par haine de toute origine traditionnelle et sacrée, voulurent effa- cer du calendrier d'un grand peuple l'antique pé- riode des sept jours, ils ne surent prendre la base d'un calcul nouveau , si ce n'est dans la com- modité d'un système de numération. Ils décrétèrent que la semaine serait de dix jours, afin d'introduire dans le travail comme dans les poids et mesures l'uniformité du mode décimal. Le citoyen français dut travailler neuf jours et se reposer le dixième, uniquement parce qu'on avait établi une semblable division dans toutes choses de nombre, et qu'il est plus aisé d^aligner des chiffres par ce procédé que par tout autre. On ne s'inquiéta même pas de savoir SI le corps de l'homme supporterait une telle aggra- vation de travail, et, s'en fût- on préoccupé, il est laianifeste que toute limite précise eût été le résultat li'uh choix arbitraire, et non le fruit de l'expérience l)u du raisonnement.

Le nombre sept choisi par Dieu ne se rapporte à Imcune convenance mathématique. Il ne se justifie bas non plus par le degré des forces du corps ; car Imne voit pas clairement, par exemple, que l'homme

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n'eût pas pu travailler sept jours et se reposer le huitième. C'est un nombre pris dans une région plus élevée que l'ordre physique, et cela devait être, puisqu'il s'agissait de régler le rapport de deux sortes de travaux, dont l'un est matériel et l'autre spirituel. Évidemment, entre deux genres de choses aussi parfaitement diverses, le médiateur ne pouvait venir que d'un point qui dominât l'une et l'autre, c'est-à-dire l'âme et le corps. Or Dieu seul domine tous les êtres qui composent la hiérarchie de l'uni- vers ; lui seul a dans son essence universelle et créa- trice l'exemplaire de la leur, la raison de leur exis- tence, la loi de leurs relations, le principe de leur harmonie. C'est donc en lui-même, dans les mathé- matiques supérieures et mystérieuses de sa propre nature , que Dieu a choisi le nombre qui convenait au règlement de notre double activité. Aussi n'est-ce pas seulement dans l'œuvre de la cosmogonie que ce nombre apparaît; il joue un rôle considérable dans tout le reste des opérations divines , telles que l'Écriture nous les a manifestées. Nous le voyons! reluire dans les sept semaines d'années du jubilé! hébraïque , dans les sept branches du chandelier de Jérusalem , dans les sept dons du Saint-Esprit, dans les sept sacrements de l'Église, dans les sept sceaux de l'Apocalypse , et dans une multitude d'occasions qu'il serait trop long d'énumérer. Presque à chaquf page des livres saints, son importance nous est mar- quée par l'emploi que Dieu en fait directement ci indirectement.

Bref, Messieurs, aux yeux de la raison pure, 1(

J.

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nombre sept est un nombre arbitraire ; aux yeux de la raison éclairée parla foi, c'est un nombre divin; aux yeux de l'histoire, c'est un nombre traditionnel ; aux yeux de l'expérience , c'est un nombre qui a concilié les besoins et les devoirs du corps avec les besoins et les devoirs de l'âme. Six jours de travail temporel ont suffi à l'homme dans tous les temps et sous tous les climats pour gagner sa subsistance sans affaiblir ses forces, pour féconder la terre sans compromettre sa santé ni son bonheur; le septième jour, consacré au repos dans le culte de Dieu , lui a suffi pareille- ment pour rajeunir son âme, conserver la vérité, réchauffer son amour, marcher enfin paisiblement et joyeusement vers le terme auguste d'une créature bénie de Dieu. Quel que soit le jugement métaphy- sique que vous portiez sur cette mémorable division du travail temporel et du travail spirituel, il y a deux choses que vous ne pouvez nier : son univer- salité et son efficacité ; universalité et efficacité d'au- tant plus remarquables , qu'on n'en voit pas ration- nellement la cause, tout en étant forcé de conclure que cette cause existe quelque part. Voulez-vous rompre l'équilibre de l'activité humaine, engendrer l'avilis- sement des âmes , l'oppression des faibles , la cupi- dité de tous et la misère du plus grand nombre? Le voulez-vous? Il vous est facile : touche? à la loi du travail telle qu'elle a été promulguée par l'œuvre de la création; augmentez le travail temporel; dimi- nuez par la violence ou la ruse le travail spirituel; abandonnez l'homme à l'inspiration de sa convoitise et à la volonté de ses maîtres ; faites cela , et vous

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serez assurés d'en recueillir le fruit dans une géné- ration qui vous satisfera si vous aimez la dégrada- tion morale et physique de l'humanité.

Je dis la dégradation physique autant que la dégradation morale ; car l'observance du septième jour n'a pas été établie seulement dans une vue de sanctification religieuse , mais aussi et directement dans une vue de conservation terrestre. C'est pour- quoi l'Écriture se sert en même temps de deux ex- pressions remarquables : elle dit que Dieu s'est reposé le septième jour, et qu'il l'a sanctifié. Et comme le but de Dieu était de nous tracer par son exemple la règle de notre activité , il s'ensuit qu'il nous recom- mandait deux choses à la fois, le repos et la sanctifi- cation du septième jour. Et si vous en doutez, si vous ne croyez pas que Dieu tienne à si haut prix le bien- être équitable du corps de Thomme, écoutez-le pro- clamant de nouveau par Moïse au pied du Sinaï la grande loi du sabbat : Tu travailleras six jours; le septième jour est le sabbat y c'est-à-dire le repos du Seigneur ion Dieu. Tu ne feras aucune œuvre en ce jour-là, toi, et ton fils et ta fille , ton serviteur et ta servante, et ton bœuf et ton âne, et tous tes ani- maux domestiques , et l'étranger qui est entre tes portes (1). Voilà la loi. Or écoutez-en la raison, que Dieu donne immédiatement: Afin, dit -il, que ton serviteur et ta servante se reposent commue toi (2). Et, allant plus loin encore, il disait dans une autre

(1) Deutéronome, chap, v, vers. 13 et 14. (2] Ihid.

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rencontre à tout le peuple assemblé : Tu travailleras six jours; le septième, tu cesseras de travailler, afin que ton bœuf et ton âne se reposent , et que se rafraîchissent le fils de ta servante et V étranger (1). Ici Dieu stipule en faveur des animaux qui parta- gent le travail de l'homme ; il les associe au bénéfice de sa miséricordieuse providence , et , puisqu'ils se fatiguent avec la créature raisonnable, il veut que le repos de la créature raisonnable s'étende jusqu'à eux. Vous reconnaissez là, Messieurs, le cœur de Dieu , et si votre intelligence doutait encore tout à l'heure du sens temporellement philanthropique at- taché par l'Écriture à la loi du septième jour, il ne vous reste plus d'excuse devant des textes qui défient l'interprétation par leur clarté. Écoutez cependant encore. Après que Dieu a recommandé à son peuple l'observance du sabbat au profit des plus pauvres et des plus laborieux , il termine par cette solennelle adjuration : Souviens -toi que tu as servi toi-même en Egypte, et que le Seigneur ton Dieu fa tiré de avec une main puissante et un bras étendu; et c'est pourquoi il fa ordonné d'observer le jour du sab- bat (2). Ainsi , c'est en mémoire de la servitude d'E- gypte, et en la leur rappelant, que Dieu impose à la postérité de Jacob la charte du repos dans le travail, c'est -dire la charte première et fondamentale de toute liberté. Car qu'est-ce que la liberté d'un homme attaché à la glèbe d'un labeur sans rémission? Qu'est-

(1) Exode, chap. xxiii , vers. 12. (2j Deutéronome, chap. v, vers. 45.

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ce que la liberté d'un corps qui ne se relève jamais vers la voûte du ciel , et la liberté d'une âme qui ne se relève jamais vers la lumière de Dieu?

C'est à vous , Messieurs , c'est à toutes les généra- tions des maîtres d'autrui que s'adressent ces formi- dables jDaroles qui retentissaient, il y a trois mille ans , dans les déserts de la mer Rouge : Souviens- toi que tu as servi ioi-mê7ne en Egypte ! Tous , dans nos aïeux , nous avons servi ; tous , dans notre pos- térité , nous servirons en Egypte. C'est en vain que nous portons sur nous les signes de l'affranchisse- ment , et que nous demandons à l'avenir la fidélité qu'il refuse aux rois ; nous sommes d'un sang que le travail servile a pétri, que le travail servile pétrira de nouveau. Regardez dans vos mains la trace de la terre ; nous venons de la terre , et nous allons à la terre. Il n'y a d'exception pour personne, pas plus pour l'enfant du palais que pour l'enfant de la ca- bane. Tôt ou tard la longue main de l'infortune nous ressaisit et nous ramène au travail obscur qui fut notre berceau. Et s'il était ainsi dans des siècles de stabilité, combien plus aujourd'hui que toute pierre angulaire a été détruite , et que nous bâtissons dans les orages de l'égalité le mouvant édifice de nos des- tinées ! Ecoutez donc la parole qui vous rappelle la servitude d'Egypte; respectez dans vos frères vivant du service le service qui fut le vôtre et qui le rede- viendra. Ne leur ravissez pas le jour de trêve qui leur fut préparé dès l'origine pour être la liberté de leur âme et de leur corps, et qui leur fut préparé avec une munificence que vous ne soupçonnez peut-être pas.

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Car, remarquez-le, Dieu n'a pas fait du sabbat une institution privée, un jour à prendre au hasard par chacun de nous dans une suite quelconque de jours occupés. Non , il en a fait l'institution sociale par excellence; il a convoqué le genre humain au même jour et à la même heure pour toute la suite des siècles , en l'invitant à se reposer, à se réjouir et à s'édifier en lui. Il a fondé, en un mot, une fête pério- dique, et perpétuelle pour l'humanité. Car l'homme a besoin de fêtes. Retenu loin de la cité permanente qui est le terme de son pèlerinage , et portant au cœur la mélancolie de l'épreuve et de l'absence , il a besoin de sortir par des secousses de l'ombre mono- tone de sa vie. Il a besoin , comme Saûl , d'entendr^ le bruit de la harpe , ou , comme David , de marcher en cadence devant l'arche de Dieu. Mais qui donnera des fêtes au pauvre peuple de ce monde? qui lui donnera des palais , des statues , des peintures , des voix, des flambeaux? qui lui donnera des émotions dignes de lui , et cette joie rare la conscience est ravie comme le cœur? Le peuple est pauvre et sans art; il n'a rien de grand que lui-même et que Dieu qui le protège. Le peuple et Dieu se mettront en- semble, et ce sera la fête de l'humanité. Voilà soixante siècles que tous deux sont fidèles à ce rendez -vous, et qu'ils se donnent sans interruption cette fête qui ne coûte rien au peuple que de s'assembler, et à Dieu que de le voir.

Les législateurs des nations ont reconnu ce besoin populaire de jouissances communes et publiques ; ils ont cherché à le satisfaire par des pompes reli-

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gieuses par des spectacles, des triomphes, des jeux, des combats. Mais, au lieu d'instruire et d'élever l'homme, rien n'a servi davantage à le dégrader; les passions les plus honteuses venaient chercher des assouvissements applaudis. Le sang et la volupté s'y donnaient rendez-vous devant les saintes images de la patrie, et la publicité, mère de la pudeur, n'y était pour la multitude qu'une débauche de plus. C'est qu'en effet les plaisirs de la fouie tournent aisé- ment vers tous les vices. Un politique célèbre a dit : « Qui assemble le peuple l'émeut. » On pourrait dire avec non moins de vérité : Qui amuse le peuple le corrompt. Dans les temps modernes, on a vu des législateurs rationahstes essayer de créer des fêtes pour remplacer celle du septième jour qu'ils avaient abolie. Ils n'ont réussi qu'à inventer des imitations de l'antiquité , avec le ridicule de plus et le peuple de moins. Le sens public était devenu trop juste et trop profond sous l'inspiration du christianisme pour accueillir ces puériles rénovations. Il a donc fallu, dans les grandes occasions de la vie civile, se borner à des divertissements vulgaires , et Dieu seul est de- meuré en possession de donner au genre humain des solennités graves , qui le rassemblent , le remuent , l'améliorent et le reposent.

En est-il un seul parmi vous, Messieurs, qui n'ait été quelquefois touché du spectacle que présente une population chrétienne dans le jour consacré à Dieu? Les voies pubUques se couvrent d'une multi- tude ornée de ses meilleurs habits; tous les âges y paraissent avec leurs espérances et leurs peines , les

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unes et les autres tempérées par un sentiment plus ^ haut de la vie. Une joie fraternelle anime les yeux qui se rencontrent; le serviteur est plus proche de son maître; le pauvre est moins éloigné du riche; tous , par la communauté du même devoir accompli et par la conscience de la même grâce reçue, se sentent plus étroitement les fils du même Père qui est au ciel. Le silence des travaux serviles, compensé par la voix joyeuse et mesurée des cloches , avertit des milliers d'hommes qu'ils sont libres , et les pré- pare à supporter pour Dieu les jours ils ne le seront pas. Rien d'austère n'obscurcit les visages; l'idée de l'observance est modérée par celle du repos, et l'idée du repos est embellie par l'image d'une fête. L'encens fume dans le temple , la lumière brille sur l'autel, la musique remplit les voûtes et les cœurs, le prêtre va du peuple à Dieu et de Dieu au peuple ; la terre monte, et le ciel descend. Qui ne sortira plus calme ? Qui ne rentrera meilleur? Oh ! pour moi , Messieurs, jamais ce jour ne m'a laissé sans atten- drissement , et même ici, dans cette capitale tant d'âmes ne la respectent pas, je n'en vois jamais l'effet populaire sans m'élever vers Dieu par une aspiration de reconnaissance et d'amour.

Tel est donc le sens , tel est le résultat de cette grande loi du travail que Dieu a voulu promulguer et consacrer dans l'acte même de la création. Après vous l'avoir interprétée , pourrais-je retenir un sen- timent douloureux qui m'oppresse ? Pourrais-je ne pas me plaindre à vous qu'il y ait un peuple chré- tien qui méprise cette loi, et que ce peuple soit le

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nôtre? Est-ce bien la France qui méconnaît à ce point les devoirs les plus sacrés de l'homme envers l'homme? Est-ce elle qui déchire le pacte fondamen- tal de l'humanité, qui livre au riche l'âme et le corps du pauvre pour en user à son plaisir, qui foule aux pieds le jour de la liberté, de l'égalité, de la frater- nité, le jour sublime du peuple et de Dieu? Je vous le demande, est-ce bien la France? Ne l'excusez pas en disant qu'elle permet à chacun le libre exercice de son culte, et que nul, s'il ne le veut, n'est con- traint de travailler le septième jour; car c'est ajouter à la réalité de la servitude l'hypocrisie de l'affran- chissement. Demandez à l'ouvrier s'il est libre d'a- bandonner le travail à l'aurore du jour qui lui commande le repos. Demandez au jeune homme qui consume sa vie dans un lucre quotidien dont il ne pro- fite pas, s'il est libre de respirer une fois par semaine l'air du ciel et l'air plus pur encore de la vérité. De- mandez à ces êtres flétris qui peuplent les cités de l'industrie s'ils sont libres de sauver leur âme en soulageant leur corps. Demandez aux innombrables victimes de la cupidité personnelle et de la cupidité d'un maître , s'ils sont libres de devenir meilleurs , et si le gouffre d'un travail sans réparation physique ni morale ne les dévore pas vivants. Demandez à ceux-là mêmes qui se reposent, en effet, mais qui se reposent dans la bassesse des plaisirs sans règle , demandez-leur ce que devient le peuple dans un repos qui n'est pas donné et protégé par Dieu. Non , Messieurs , la liberté de conscience n'est ici que le voile de l'oppression ; elle couvre d'un manteau d'or

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les lâches épaules de la plus vile des tyrannies , la tyrannie qui abuse des sueurs de l'homme par cupi- dité etparimpiété. Si la liberté de conscience était ici pour quelque chose, apparemment l'Angleterre pro- testante s'en serait aperçue ; apparemment la démo- cratie des Etats-Unis d'Amérique s'en serait avisée : et dans quels lieux du monde le droit du septième jour fut-il plus respecté? Sachent donc ceux qui l'ignorent , sachent les ennemis de Dieu et du genre humain, quelque nom qu'ils prennent, qu'entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit. Le droit est l'épée des grands, le devoir est le bouclier des petits.

Il en est temps, Messieurs, arrachons de la France cette lamentable erreur qui n'a que trop duré. Aussi bien les tempêtes nous avertissent qu'il n'est pas bon de violer les commandements qui furent promulgués avec la création , renouvelés dans les foudres du Sinaï, et retrempés dans le sang du Calvaire. Qui est contre Dieu est contre Thumanité, et si quelques malheureux, armés de ce qu'ils appellent la raison, ne craignent pas de se faire ces deux ennemis , nous pouvons nous fier de la vengeance à l'avenir tout seul, à cet avenir qui est déjà le présent, et qui nous avertit tous de penser à nos fautes et de les combattre généreusement dans une salutaire répara- tion. La France le fera ! Oui , mon Dieu , la France le fera! Nous en avons l'augure dans le respect qu'elle vous porte au milieu des ruines qu'elle vient si soudainement d'accomplir. Elle écoutera les pro-

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phéties de l'expérience, elle se relèvera vers vous par les difficultés de s'asseoir d'elle-même; elle reconnaîtra pour principe de son salut cette belle parole que vous avez dite à tous les peuples du monde par Jésus -Christ, votre Fils unique : Cher- chez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît (1). Entendez , mon Dieu , cette voix qui vous parle de la France , et lorsqu'une année descendue de votre éternité sur notre courte vie nous ramènera dans ce temple, faites que nous y trouvions debout, plus fortes et plus glorieuses que jamais, la patrie et la vérité.

(1} Saint Matthieu, chap. vi, vers. 33.

TABLE

ANNEE 1840. DE JÉSIS-CHRIST

Trente - SEPTIÈME Conférence. De la vie iulime de Jésus-Christ 3

Trente-huitième Conférence. De la puissance publique de Jésus-Christ . ... 37

Trente-neuvième Conférence. De l'établissement du règne de Jésus-Christ 63

Quarantième Conférence. De la perpétuité et du pro- grès du règne de Jésus-Christ 91

Quarante et unième Conférence. De la préexistence de Jésus-Christ 119

Quarante-deuxième Conférence. Des efforts du rationa- lisme pour anéantir la vie de Jésus -Christ 151

Quarante- troisième Conférence. Des efforts du ra- tionalisme pour dénaturer la vie de Jésus-Christ. . . 183

Quarante-quatrième Conférence. Des efforts du ra- tionalisme pour expliquer la vie de Jésus-Christ. . . . 213

476

ANNEE 1848. DE DIEU

Quarante-cinquième Conférence. De l'existence de Dieu. 243 Quarante-sixième Conférence. De la vie intime de

Dieu 267

Quarante-septième Conférence. De la création du

monde par Dieu 297

Quarante-huitième Conférence. Du plan général de la

création . 327

Quarante-neuvième Conférence. De l'homme en tant

qu'être intelligent. 355

Cinquantième Conférence. De l'homme en tant qu'être

moral 389

Cinquante et unième Conférence. De l'homme en tant

qu'être social 425

Cinquante- deuxième Conférence. Du double travail

de l'homme ,,...... 431

ÉVREUX, imprimerie ch. hkrïssey, patl hérissey. succ^