GAVOTTE
/.
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
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du Capitaine Fantôme),
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GAVOTTE
PAR
PAUL FEVAL
PARIS / E. DENTU, ÉDITEUK
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
PALAIS-ROYAL, 17 ET 49, 6ALERW D'ORLÉANS
1876 Tons droits réservés
'( JUL 9 196; ♦ 911812
Au. "baron Taylor.
Bien cher* Baron
Je vous offre ce Volume dont le vrai titre serait le Portefeuille des Autres. 11 contient en effet quatre récits qui me furent donnés par mes amis. Combien le premier, dont vous êtes le vrai père eût gagné à être écrit par vous! mais vous dédaignez de montrer au public le talent de conteur qui est chez vous un merveilleux don.
Le second et le troisième me vinrent, l'un de l'excel- lent général de la M.... qui y joue le principal rôle, l'autre par M. de C...., l'héroïque zouave de Charette : le volon- taire à la barbe blanche. C'est uùe paire d'histoires roya- listes, du temps de la gçande République.
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Le quatrième... je vous demande pardon de vous offrir aussi le quatrième, raconté par un ami beaucoup plus hum- ble, dont les maladresses m'ont causé en ma vie plus d'un désagrément, mais qui, en définitive, depuis ma petite en- fance, me témoigne un sincère intérêt. Vous avez d'ailleurs, cher baron, la bonté d'aimer ce brave homme qui n'est autre que votre collègue fidèlement dévoué.
PAUL PÉVAI.
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Ceci m'a été raconté par mon respectable et bien cher ami le baron Taylor, qui m'a autorisé à l'écrire. C'est lui qui parle.
En 1839, après ma mission en Egypte, je dînais de temps en temps avec deux gourmands d'un grand mérite qui m'avaient été présentés par le docteur Véron, et à qui j'avais pu rendre service pendant mon séjour en Orient, Je n'ai pas dit gourmets, parce qu'il leur fallait la quantité aussi bien que la qualité ; j'ai rarement vu deux estomacs plus capables. M. Soyer-Villermoy man- geait tous les matins six douzaines d'huîtres de Cancale qu'il allait choisir lui-même aux halles où il était connu comme la barbue, et M. Charlemagne, son ami, égale- ment bien vu par les poissardes, avait inventé unmaca-
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roni au coulis de grives avec lequel, pour parler son propre langage, il « se faisait un fond » avant son déjeu- ner. C'étaient de bons esprits, appréciant la littérature dramatique comme digestif et apprivoisant leurs opinions conservatrices jusqu'à lire le Charivari avec plaisir : sous le règne de Louis-Philippe, cet aimable petit jour- nal était la providence des appétits téméraires.
M. Soyer-Yillermoy avait quarante-cinq ans, il était un peu chauve, son ventre proéminait décemment; sans affecter les formes sobres de la statuaire antique, ce ventre portait bien le vaste gilet de satin noir, battu par une chaîne de montre très-belle, mais n'ayant rien d'ef- fronté. Plus jeune et muni de cheveux plats ramenés avec soin, M. Gharlemagne dépassait à peine sa quarante- quatrième année. Il était bel homme, mais gêné par la préoccupation de cacher ses oreilles qui manquaient d'ourlet. Toutes les trois ou quatre minutes il prenait adroitement une pincée de cheveux derrière sa tète pour les mettre sur ses oreilles qu'on n'aurait point remar- quées sans cela. A part ce chagrin, c'était bien l'homme le plus heureux de la rue de Richelieu, où il avait sa maison de banque. M. Soyer-Villermoy, également ban- quier, avait ses bureaux rue de Ménars.
Ils étaient voisins, ils étaient amis, très-riches tous les deux et n'ayant aucun besoin l'un de l'autre ; ils avaient .les mêmes goûts avec certaines nuances heureuses qui permettaient la discussion : tous deux garçons et sans neveux ni nièces, tous deux sans amour, employant la poésie de leurs âmes à chérir le gibier, les truffes et les primeurs : excellentes santés, consciences pures ; je ne crois pas qu'il fût possible de trouver dans Paris une
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paire de philosophes plus dignes d'exciter l'envie,
11 faut que jeunesse se passe ; il y avait bien eu autre- fois entre eux, vers l'année 1820, une petite aventure qui aurait pu les brouiller à mort ; mais vous allez voir comme ils étaient sages dès ce printemps de leur vie. L'aventure se nommait M^^'^ Coquet et jouait les ingénues avec quelque succès au théâtre des Nouveautés. A Paris, ville de perdition, les anges sont moins rares qu'on ne pense, surtout dans le sexe auquel M^^° Coquet n'appar- tenait pas. Don Juan honoraire est un type aussi inté- ressant que connu. Charlemagne et Yillermoy payaient très-cher, savoir : Villermoy, pour qu'on tint Charle- magne à distance, et Charlemagne, pour que Villermoy n'approchât pas. M^^'' Coquet, en cela, ne les trompait ni l'un ni l'autre.
Seulement, il y avait un colonel.
M"° Coquet ayant été obhgée d'abandonner ses rôles candides pour cause de santé, chacun crut qu'une ques- tion terrible allait pendre entre Oreste et Pylade ; il n'en fut rien ; le colonel consentit à être le parrain de l'enfant. Au lieu de se quereller ou de chercher noise au colonel, Villermoy et Charlemagne mirent chacun cinq billets de mille francs dans, une boîte à dragées, et l'envoi fut fait en commun, avec deux cartes sous la même enveloppe, portant cette mention : P. P. C. Les mémoires du temps ne disent pas quelle fut l'attitude du colonel.
Mais quand M^^'' Coquet reprit ses rôles, son ingénuité sembla teintée de mélancolie : un bon cœur ne perd pas ainsi, sans en porter le deuil, l'estime de deux maisons de banque.
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Depuis lors, dans une période de quinze à dix-huit ans, pas un seul nuage ne s'était élevé entre M. Soyer- Villermoy et M. Gharlemagne. Ils avaient renoncé à l'a- mour qui désunit, pour se livrer entièrement à cet autre goût dont la satisfaction reserre les sympathies : la table ; leur cœur avait glissé dans leur estomac. Dévoués tous les deux à ce grand art de la cuisine que notre siècle a élevé à la hauteur d'une religion, ils avaient poussé leurs études si loin que les philogastres les plus transcendants comptaient avec eux ; la gloire était venue les trouver en tapinois, mais ils ne se prodiguaient pas et tenaient rigueur aux princes de la bouche. Ils étaient et préten- daient rester un Tiers-Etat dans leu fourneau. » Je n'ose- rais même pas répéter les termes de mépris dont ils se servaient pour caractériser les dîners des Tuile- ries, des ministères et des ambassades. Ah I elles ne pesaient pas lourd devant leur tribunal les casseroles historiques du premier Empire, de la Restauration et de la royauté de Juillet ! Ils n'admettaient que Pozzo di Borgo, et encore pourquoi ? parce que le colonel Lutu- zow, contrôleur particulier des cuisines de ce diplomate, s'était déguisé en nègre un jour pour arriver jusqu'à leur laboratoire et avait surpris ainsi quelques-unes de leurs recettes. Vous apprécierez comme vous voudrez la conduite de M. Lutuzow ; Gharlemagne et Soyer la qua- lifiaient sévèrement.
Toutes leurs ressources étaient en eux-mêmes, et voilà le malheur, car elles sont mortes avec eux. Depuis l'in- délicate expédition du colonel Lutuzow surtout, ils fai- saient bonne garde autour de leurs secrets. Gharlemagne se servait d'un tout jeune homme à qui il avait fait si-
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gner un engagement de trente et un ans, avec dédit écrasant ; Soyer-Villermoy n'avait même pas de chef, il usait d'un simple cordon-bleu, une femme de génie, Bastienne, qu'il avait tout uniment associée à sa maison. Elle devint folle quand il mourut. Bastienne et Jonquin, le chef de M. Gharlemagne, étaient jaloux l'un de l'autre et se délestaient ; jamais ils n'opéraient ensemble ; au contraire, nos deux banquiers retroussaient leurs man- ches de compagnie et collaboraient franchement. On ne découvrait entre eux aucune trace de rivalité, mais dé- fiez-vous I
Un des derniers jours du mois d'août, je reçus une lettre sur papier bleu réglé, qui portait en tête, à gau- che : « Banque et recouvrements, — J.-M. Soyer-Yiller- moy, — rue de Ménars, 13. » Le corps du billet était stylé ainsi :
« Monsieur le baron,
« Je n'ai pas répondu à la faveur de votre dernière honorée parce que nous comptons sur vous demain soir, nous causerons.
PROGRAMME
Potage secret, de Bastienne. Poule de mer, sauce oursins,
par Charlemagne. Filets marbrés par S.-V. (moi). Godiveau (essai), envoi de Jonquin. Gépée de petits perdreaux, bardés de san- glier caplif, par Bastienne. Salades viandées, de Jonquin.
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Légumes (surprise), par Baslienne. Suprême aux poches, marasquiné, par S.-V. (moi). Bombe bayadère, sorbclée. Pêches de Gavolle. Premier envoi particu- lier de Thomery. Goïaves fraîches.
Chez moi, sept heures, quatre à table, vous, Gharle- magne, moi et Fontévieux. »
A l'heure dite, j'étais rue de Ménars, où se trouvaient déjà réunis les trois autres convives. Vous avez tous connu ce pauvre marquis de Fontévieux, ruiné par l'ex- quise distinction de son goût. Il avait aimé les très-jolies femmes, les très-beaux chevaux et les excellents plats ; il gagnait désormais sa vie à varier les formules d'éloges (et quel talent il y dépensait !) pour payer son écot. Le bon marquis avait l'air un peu gêné quand j'entrai ; si ce n'eût été formellement invraisemblable, on eût pu croire, en vérité, qu'il venait d'assister à une discussion entre Damon et Pythias. On se mit à table.
La mystérieuse soupe de Bastienne était pur délice, et Bastienne fut rappelée. La poule de mer pouvait passer pour un chef-d'œuvre. Fontévieux constata que de tous les poissons connus, c'est celui qui fournit les plus beaux blancs, à la fois tendres, consistants et d'une saveur incomparable. Les plus grosses se pèchent dans les Couraux de Groix, en face de Lorient ; quant à la sauce oursins, pensée et exécutée par Charlemagne, Fontévieux y trouva du velours de soie, du feu, un souf- fle de brise et des étincelles. Ce fut un vif succès. Soyer applaudit, mais il laissa quelque chose sur son assiette.
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Les filets marbrés triomphèrent à leur tour ; je suis honteux de ne pas pouvoir vous dire ce que c'était au juste, mais cet éloquent marquis y mettait du génie, du satin, du printemps et des fragments de symphonie ; peut-être qu'avec ces divers ingrédients, vous auriez quelque peine à reproduire la sauce de M. Soyer-Yiller- moy. C'était merveilleusement bon, Gharlemagne en con- vint, mais il ne mangea pas tout ce qu'on lui avait servi.
Le godiveau de Jonquin réussit beaucoup ; quant à la cépée de perdreaux mineurs, Fontévieux fut tellement saisi par l'admiration, qu'il resta un instant à court de métaphores. « C'est profond, dit-il enfin, fier et grand ; cela procure aux papilles une sensation qui ressemble au respect. »
Et suivant sa pointe à travers un chambertin dont les gorgées ponctuaient son éloquence, il conclut en affir- mant que ce rôt majestueux, mais cordial, était, envers et contre tous les sceptiques, une preuve écrasante de l'existence de Dieu.
Mes deux banquiers l'écoutaient à peine ; certes ils mangeaient beaucoup, rhais il y avait quelque chose dans l'air. Quand le suprême marasquiné aux pêches pa- rut, Charlemagne eut un sourire sardonique et haussa même un peu les épaules en murmurant : « Vieux cou- pable !.» Soyer lui jeta un regard de défi. Fontévieux donna des signes de malaise.
Il entama pourtant bravement l'éloge de suprême, qui était, en vérité, un poëme sucré sans défaut ; mais Gharlemagne, au lieu de manger sa part, l'éparpilla sur son assiette ; la situation se dessinait.
— Vous êtes malade, monsieur Antonin? demarniddi Soyer.
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— Non, répondit Charlemagne.
— Alors, vous ne trouvez pas la chose à votre goût? J'ai oublié de dire que nos deux banquiers faisaient
des armes comme gymnastique apéritive, et qu'ils comptaient au nombre des meilleurs élèves de Grisier. Ils étaient d'égale force. Le suprême prit pour moi odeur de sang ; Fontévieux faisait pitié, c'était sa meilleure maison.
Charlemagne fut longtemps avant ^ répliquer, puis il s'écria d'un Ion où la cordialité se mêlait à la colère : « Mon cher garçon, il ne s'agit pas de votre talent : nous sommes du même mérite, vous et moi, c'est connu, mais voilà : en janvier, je comprends qu'on paie une pêche 60 fr., et même mieux ; en août, seconde quinzaine, je ne comprends pas qu'on paie les pêches à cuire 3 fr. la pièce, c'est mon opinion.
— Ce sont des pêches Gavotte, objecta Soyer qui rougit.
— Gavotte ! Gavotte ! s'écria Charlemagne ; tenez, vous devriez avoir honte ! Un homme de votre âge et dans votre position ! Une marchande de la halle ! »
Et se tournant vers moi avec véhémence, il ajouta : « Baron, soyez juge entre nous, c'est dans son intérêt que je parle, une amitié de vingt-cinq ans m'en donne le droit. Figurez-vous qu'on commence à en parler à la Bourse et partout. Si on ne faisait qu'en parler ! mais ce sont de véritables gorges-chaudes ! M. Soyer- Viller- moy, une maison sérieuse, se compromettre avec Ga- votte ! »
C'était-là, vous en conviendrez, un fort désagréable et ridicule incident. Le suprême en fut tout empoisonné.
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Fontévieux pendait sur son assiette, et je ne savais ab- solument quelle figure faire. Je n'étais pas assez lié avec ces messieurs pour trancher le différend, et l'idée ne me vint même pas de trahir la grande cause de la morale en la galvaudant dans cette histoire qui semblait tourner au burlesque et dont les suites devaient être si étrange- ment tragiques.
Le dîner ne finit pas bien, quoique, pour détourner l'entretien, j'eusse mis sur le tapis une excursion d'au- tomne dans la forêt de Fontainebleau, où la colonie naissante de Barbison m'attirait plusieurs fois chaque année. Je dois avouer que nos deux banquiers s'inté- ressaient médiocrement à mes chers sauvages, Dupré, Théodore Rousseau, Troyon, Dauzats ; mais l'idée d'ins- pecter les treilles de Thomery leur souriait assez, et le chasselas les faisait passer sur la peinture.
Il fut convenu que nous visiterions les gorges à con- dition que je ferais un voyage préparatoire pour stipuler certains protocoles culinaires, d'abord chez mon ami, M. K..., au village de Champagne, en face de Thomery, pour le déjeuner, ensuite à Franchart, pour le diner. Au dessert, on vint chercher Soyer-Villermoy, qui s'ab- senta un instant, et c'est alors que nous pûmes mesurer à quel degré était montée l'irritation de Charlemagne.
Aussitôt que son Pylade fut parti, il lâcha la bride à sa mauvaise humeur et nous déclara que, depuis quelque temps son amitié était mise à la torture par les fredaines de Villermoy, qui perdait toute mesure et se précipitait dans les aventures les plus compromettantes.
— Il a un pied-à-terre rue Taitbout, nous dit-il, avec bou- doir pompadour capitonné en soie ventre de biche ; ce
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qu'il dépense là-dedans, le diable ne le dirait pas ; je me chargerais de tenir table de douze couverts à moitié prix. Et il meuble des entresols en ville I Et on vient le voir jusque dans ses bureaux I Et le voilà descendu aux dames de la halle ! Il n'y a pas à dire, il baisse. Avez-vous re- marqué ses marbres? J'en ai mangé de lui qui étaient des miracles... jadis. Vous verrez qu'il tombera tout d'un coup, le vieux coupable I... »
Il fut interrompu par le retour du « vieux coupable, » qui entrait le sourire aux lèvres et l'œil sensiblement guilleret. Fontévieux respira ; il avait échappé à ce double danger d'approuver ou de blâmer la tirade du moraliste Gharlemagne. Moi, je confesse que je commen- çais à m'intéresscr au côté comique de la situation.
— Eh bien î s'écria Villermoy dès le seuil, et il y avait un joyeux triomphe dans son accent, le rigide An- tonin est-il de meilleure humeur? Je devine qu'il m'a coupé en quatre pendant mon absence; cela a dû le soulager.
— Je n'ai pas dit tout ce que je pensais, répliqua sè- cliement Gharlemagne.
— C'est donc que vous n'aurez pas eu le temps, cher ami ; continuez, ne vous gênez pas, je suis gai comme pinson et je vous donne carte blanche !
Ce disant Villermoy reprit sa place et but un verre de laffitte avec béatitude.
Mais M. Gharlemagne ne profita point de la permission donnée ; il garda un silence rogue, et au bout de cinq minutes, consultant sa montre précipitamment^ il s'é- cria :
— Mon rendez- vous que j'oublie I
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— D'amour? demanda Villermoy.
L'autre lui lança un regard sévère en nous serrant la main ; prit son chapeau et sortit comme la statue du Commandeur.
Il n'avait pas refermé la porte, que Villermoy s'écriait :
— Vous savez qu'Antonin a cinq ans de plus que moi, j'ai découvert sa date ! Vous savez qu'il a loué une « gué- rite » rue des Martyrs, au fond d'un jardin, s'il vous plait, boisée de glaces et plafonnée idem, avec divans tourterelle et autres herbes de la Saint-Jean ! Il va là méditer tous les soirs sur la décadence de mes mœurs, avec qui ? Ça fait trembler ! Il trompe son caissier ; s'il dénonçait tous les faux qu'il commet à son propre pré- judice, il irait au bagne comme un plomb ! Ça lui est venu sur le tard, aussi il se cache comme les chats pour mourir. Son valet de chambre n'en connaît que deux : la veuve d'un bureau de papier timbré et une débitante de tabac ; il est pour l'administration. Aussi, il baisse, vous pouvez voir ! et comme je continue de me tenir plus droit qu'un paratonnerre, il est jaloux enragé de moi. Pauvre cher garçon ! il n'a jamais pu me pardonner d'être plus capable que lui en toutes choses. »
En sortant, Fontévieux me dit : « C'est drôle, ces ami- tiés-là, qui tiennent dur comme fer et où l'on se dé- teste ; ça ressemble à de vieux ménages. »
II
Quelques jours après, un lundi, j'errais dans la forêt de Fontainebleau. Je m'étais promené toute la matinée en revenant de Barbison, où j'avais passé la journée du dimanche dans la cabane de Théodore Rousseau, ce grand écrivain de la brosse qui vécut pauvre, et dont les œuvres se sont vendues au poids de l'or quand il n'était plus là pour profiter de sa gloire. Par un singu- lier hasard, dans une causerie avec Troyon, j'avais encore entendu parler de cette Gavotte qui jetait ses pêches comme des pommes de discorde entre mes deux gastronomes, M. Gharlemagne et M. Soyer-Yillermoy. J'avais même vu son portrait que Troyon venait d'ache- ter (pas cher, car, à Barbison, en ce temps-là, ils avaient tous la bourse bien plate). L'auteur du portrait était une manière de rapin triste et paresseux, nommé Stéphain, qui travaillait chez Troyon plutôt comme domestique que comme artiste. Il n'avait pas de talent, mais ce portrait était une chose remarquable, au dire de Troyon ui-même qui n'aimait pas Stéphain.
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— Gela m'a empêché de le renvoyer, disait-il, parce que j'ai vu qu'il y a, en définitive, quelque chose dans ce maus- sade individu qui ne vous regarde jamais en face. C'est peint de mémoire, et l'animal n'a été qu'une seule fois à Paris depuis trois mois. La ressemblance est étonnante.
Il y avait peu de chose sur la toile : des fraises, des cerises, un pilier et Gavotte. Celle-ci montrait, au-dessus de son éventaire chargé de fruits, un buste charmant que surmontait une figure de jeune fille souriante, déli- cate et ronde comme celle d'une M"''^ Récamier toute jeunette, mais déjà déguisée en Romaine, que j'ai vue à Londres et qu'on attribue là-bas à David. Je cite ce der- nier portrait parce qu'il y avait vraiment un rapport frappant entre la tête de Gavotte et celle de l'illustre amie de M""" de Staël.
Gavotte était pourtant plus petite, plus gaie et plus enfant ; en outre, au lieu du costume antique, qui n'au- rait pas bien fait à la halle, elle portait le joyeux uni- forme des petites coquettes parisiennes, avec un bonnet pompadour tout mignon qui couronnait la richesse en- diablée de ses cheveux blonds. Elle était jolie à croquer, et savez-vous ce que je pensais ? ce pauvre hère de Sté- phain devait être le rival du « vieux coupable », Soyer- Villermoy. Je demandai à voir Stéphain, mais Troyon me répondit : « Je lui ai donné son dimanche, et il a dû aller jusqu'à Melun boire le prix du portrait. »
Le lundi matin, j'étais parti, selon mon habitude, pour gagner à pied le bureau des diligences ; il n'y avait pas encore de chemins de fer. Comme d'habitude encore, je m'étais attardé, dans ma splendide promenade, le long des gorges et sous les futaies ; si bien que l'heure
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du départ était passée depuis longtemps quand j'arrivai au Gros-Fouteau, qui n'était pas du tout sur ma route. Désormais, je ne pouvais plus compter que sur la « con- currence » de Fontainebleau, qui partait le soir. Il fai- sait une de ces chaleurs de forêt qui étouffent, j'avais soif, il me semblait que je ne sortirais jamais de cette gigantesque colonnade où nul souffle d'air ne courait. J'aperçus à travers les gros troncs un homme qui mar- chait à pas lents, les mains derrière le dos. Il avait un paletot-sac gris et un béret rouge déteint. Je l'appelai pour savoir sïl n'y avait pas quelque maison de garde à proximité. Il ne me répondit point et pressa le pas.
Au lieu de le suivre je descendis à l'extrémité du fond de la Sole, où était autrefois la loge du père Bouré ; j'y trouvai à boire et même à manger un morceau, après quoi, comme il était plus de midi, je pris décidément le chemin de la ville, mais je comptais sans cette chaleur orageuse qui me coupait les jambes ; avant même de sortir du fond de la Sole, je fus pris d'une telle lassitude que je m'assis sur l'herbe, dans un bouquet de jeunes hêtres bien touffus.
Je vois encore l'endroit et je réponds que je m'en souviendrai toute ma vie. J'entrevoyais à travers les feuilles le ciel qui se couvrait, et le vent brûlant commen- çait à souffler. J'étais si accablé que cela ne me donna point l'idée de presser mon retour, au contraire, je dési- rais l'averse. Seulement, comme le vent me gênait, je changeai de place pour entrer dans un massif de gené- vriers qui avait à son centre un espace libre, tapissé de mousse, et je m'étendis tout de mon long. Un des hêtres, courbé par un accident déjà ancien, sortait du bouquet
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selon une ligne î'oitement inclinée, et arrondissait son feuillage en voûte juste au-dessus de ma tête.
Je ne voulais pas dormir, et j'avoue que cette appari- tion de l'homme au béret rouge, était une des raisons qui éloignaient de moi la pensée du sommeil. C'était, selon toute apparence, un rôdeur de la pire espèce. Comme il arrive presque toujours, à force de me dire que je restais bien éveillé, je finis par m'assoupir et je rêvai que j'étais chez moi, rue de Bondy, à Paris, où un homme, — le béret rouge, — se pendail au moyen d'une corde accrochée à mon plafond. Je voulais crier, mais je ne pouvais pas. L'homme ne paraissait pas m'accorder la moindre attention ; il avait fait ses préparatifs sans se presser, et quand il eut fini, il dit : « Bonsoir, Louise ! bon débarras ! » Et ce fut tout ; je le vis tourner au bout de la corde, qui se détordait lentement.
Ce ne fut pas ce cauchemar qui me tira de mon sommeil, et je dormis longtemps encore après qu'il eut cessé de me tourmenter. Il était au moins deux heures de l'après-midi quand un grand bruit m'éveilla en sur- saut ; c'était la forêt qui criait sous les premiers efforts de l'orage. Ce n'est pas tout à fait le bruit de la mer en courroux, mais c'est aussi profond et aussi large. Au moment où j'ouvris les yeux, un éclair m'aveugla et j'aperçus à travers cet éblouissement, les arbres envi- ronnants qui s'échevelaient tous du même côté, pliant, les grands comme les petits, sous la rage de l'ou- ragan.
Il faisait sombre et les profils des objets s'estompaient ; ce vent traînait avec soi une brume et ne modérait point la chaleur. La pluie n'avait pas encore commencé ; après
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l'éclair, le tonnerre ne vint pas tout de suite ; on ne l'entendit qu'au bout d'une minute, sourd et très-loin- tain, mais continu et paraissant venir de tout le ciel à la fois.
Tout à coup, dans cette sorte de crépuscule qui tom- bait des nuées couleur d'ardoise, j'eus une singulière vision. Etait-ce mon cauchemar qui revenait? Juste au- dessus de ma tête, une chose à forme humaine remuait, pendue à l'arbre qui s'inclinait en dehors du bouquet de hêtres. C'était vêtu d'un pantalon brun, d'un paletot grisâtre, et la tête était coilïée de rouge ; cela se balan- çait en saccades parce que les oscillations de l'objet étaient contrariées par les secousses que le vent impri- mait à l'arbre même.
Je ne voulus pas croire et j'essayai de rire malgré le frisson qui courait dans mes os. J'aurais juré qu'il n'y avait là rien de pareil au moment où je m'étais en- dormi, et, d'un autre côté, l'idée qui me vint de ces épouvantails qu'on suspend aux arbres fruitiers était misérablement absurde : nous étions en forêt et il s'agis- sait d'un hêtre...
Pourquoi était-il venu mourir ainsi au-dessus de mon sommeil ? Deux heures auparavant, sous le Fouteau, il avait refusé de me répondre, il cherchait son endroit déjà, peut-être.
Car je l'avais bien reconnu ! et mon cauchemar était une vérité : u Bonsoir, Louise ! bon débarras ! » Pauvre diable ! c'était lui qui avait dit cela. Je sautai sur mes pieds, à l'idée qu'on pouvait encore le sauver. En cet instant, une rafale le secoua, imprimant à ses jambes d'horribles mouvements de marionnette ; elles n'étaient
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pas encore roidios. Sa coiffure rouge, arrachée, tomba; c'était bien le béret.
Un bruit nouveau vint des feuiliées que la grêle fu- sillait. J'eus à peine le temps de regarder son visage, qui me parut jeune, malgré une barbe longue et touf- fue. La minute d'après, l'ondée furieuse avait rabattu sa chevelure comme un lambeau mouillé au-devant de ses yeux.
Je n'avais pas alors quatre-vingts ans comme aujour- d'hui, mais j'eus beau faire, il me fut impossible de grimper à l'arbre, malgré sa position inclinée ; l'averse avait rendu le tronc glissant. Après quelques efforts inutiles qui avaient mis mes mains en sang, je pris ma course vers la loge de Bouré où j'arrivai noyé. Par bon- heur, le brave Bouré n'était pas seul, car son âge en- core bien plus avancé que le mien eût rendu sa bonne volonté inutile. Au coin de la petite cheminée, un gros gaiçon tout rond, guêtre jusqu'aux genoux, portant sur le dos une boîte d'herborisation et les yeux armés de lunettes vertes comme en mettent les touristes dans les .glaciers, fumait sa pipe en tisonnant le feu éteint. Au premier mot que je dis de l'aventure, il jeta les pin- cettes et s'écria d'une voix de Stentor :
— Vite ! une échelle 1 Les pendus, ça nous connaît ! Je courus vers lui les bras ouverts, le prenant pour
un apôtre du sauvetage ; il me regarda d'un air étonné et me dit :
— Monsieur et cher compatriote, vous êtes trop mouillé pour embrasser les gens secs.
Bouré, la perle des bonnes âmes, passait déjà sa toile
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cirée. Mon gros garçon reprit, en secouant sa pipe sur l'ongle de son pouce :
— Après ça, je vais être aussi trempé que vous tout à l'heure, malgré mon parapluie.
Il ôta sa boite et ses lunettes, qu'il déposa sur la table, prit dans un coin un monument en cotonade bleue, qui était le parapluie en question, et se déclara prêt à partir.
L'instant d'après, tenant d'une main son parapluie ouvert, de l'autre le bout de l'échelle dont Bouré por- tait l'autre extrémité, il se mit à courir sur mes pas. J'ignore comment je reconnus mon chemin à cette heure de trouble ; ce fut une sorte d'instinct qui me guida; le fait est que je menai mes compagnons tout droit au bouquet de hêtres. Gomme nous arrivions, le gros garçon éleva cette belle voix de basse taille qu'il avait et cria : « Eh ! là-bas, compatriote, un coup de main! il y a un pendu. »
Ce nouveau compatriote était un garde qui descen- dait la coulée, courbé en deux et le nez dans son man- teau. Je ne dis pas qu'il fut content d'être' arrêté dans sa course, mais il vint à l'ordre aussitôt et dit en aper- cevant notre petit gros :
— Tiens, c'est M. Ladumat; bien le bonjour, voilà un temps! S'il y a un pendu, bien sûr qu'il se sera accroché avant la pluie.
— Ça tombe sous le sens, répondit M. Ladumat; bonjour, Morin, mon pays. On ne se pend jamais par la pluie.
Il dressa l'échelle contre le tronc du hêtre et ajouta
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en examinant d'un œil d'amateur le pauvre malheu- reux qui toujours se balançait :
— Joli sujet, mazette I II y avait du temps qu'on n'en avait eu un pareil, M. Noblot va être content. Par exemple, ça n'a pas l'air d'appartenir à la Banque de France, le licou est mûr, on dirait une vieille corde à sauter. Voyons, Morin, au mât de cocagne! je vas préparer mon grattoir.
Il n'avait pas abandonné un seul instant son para- pluie. Pendant que Morin grimpait lestement à Té- chelle, il fouilla dans la poche droite de son pantalon et en retira une énorme lancette dont la lame était fi- chée dans un bouchon.
— Outil de campagne, me dit-il avec une bonhomie pleine d'enjouement, mobilier personnel. Je laisse les trousses du gouvernement à la boutique. Si vous voulez avoir l'obligeance de tenir un instant mon parapluie, je vous respecterai comme un de mes ancêtres. Merci !
Dès que j'eus le manche du parapluie à la main, il dé- gaina sa lame hors de son bouchon et la repassa vi- vement avec le geste des perruquiers. Cela n'interrom- pit nullement le fd de son discours, il continua sans r points ni virgules :
— Doucement, là-haut, Morin ! Pas de dégâts ! M. le docteur NobJot, mon supérieur, maître après Dieu de notre hôpital, attend ce garçon-là ou un autre comme le Messie pour sa leçon sur la région lombaire. C'est un assez vilain compatriote au point de vue des relations privées, mais il a du talent et plaît aux dames... Atten- tion ! hardi-à-moi- là , vieux Bouré! Morin, ne lâchez
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pas! En douceur! Descend-il bien, ce lapin-là! Nou^ l'avons ! Rendons grâce aux dieux!
Il se précipita en brandissant sa lancette sur le corps qui était étendu maintenant dans l'herbe mouillée entre les genévriers. Il m'avait fait signe de le suivre avec le parapluie.
— Maintenant, Morin, mon pays, dit-il, deux hommes de renfort avec une civière. Allez aussi, Bouré, vieux compatriote, et amenez-nous ça en deux temps, pen- dant que je fais le nécessaire.
Les deux gardes obéirent. En parlant, M. Ladumat avait tranché fort dextrement la manche de l'homme au béret. Avant de lui piquer la veine, il cria :
— Morin ! vous apporterez ma boîte et mes lunettes ! Et sa lancette tailla, mais il ne vint pas la moindre
goutte de sang.
Je regardais, le cœur serré par l'anxiété, quoique j'eusse bien peu d'espoir. M. Ladumat hocha la tète et renouvela sa tentative à divers endroits, avec un résul- tat pareillement négatif. Je murmurai :
— C'est bien fini !
— Un peu plus à droite le parapluie ! me répondit M. Ladumat. Fini; fini, je ne sais pas, il n'y a rien de drôle comme les pendus, on ne peut jamais répondre de rien avant d'avoir employé les grands moyens, et le docteur Noblot n'aime pas qu'on empiète sur lui. Du talent, il en a, mais éreinté, ça tient à ses mœurs... Il est gentiment bâti, savez-vous, ce pays-là, quoique mal habillé. La région lombaire est de toute beauté, et c'est le principal pour le moment... A qui ai-je l'avan- tage de parler?
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Je lui dis mon nom, il ôta aussitôt sa casquette.
— Alors, monsieur le baron, s'écria-t-il, en présence d'un compatriote aussi éminent, je ne puis faire moins que de me présenter à mon tour. Le nom, vous le savez ; jusqu'à présent, il manque de célébrité, mais qui sait ce que lui réserve l'avenir? Profession : élève interne à l'hospice de Fontainebleau, ou plus vulgairement cara- bin. Les Ladumat n'ont jamais été aux croisades, mais mon grand-père vivait du temps où la Bastille fut prise, et comme son commerce de mercerie était situé rue du Pas-de-la-Mule, il a pu assister en voisin à cet événe- ment mémorable. Je n'y tiens pas ; mes opinions poli- tiques sont vagues et modérées excepté à l'égard de la Pologne. Jamais en France, jamais l'Anglais, etcœtera... Voici les compatriotes.
En effet, Morin et Bouré revenaient avec deux gardes qui portaient un brancard. Le malheureux homme au béret y fut aussitôt placé avec beaucoup de soin, et nous nous mimes en marche pour la ville. La pluie avait cessé, néanmoins M. Ladumat me couvrit obsti- nément de son parapluie pendant toute la route et ne cessa pas un seul instant de me favoriser de son entre- tien. Il avait de l'esprit et ne disait guère que des sot- tises, ce compatriote de 35 millions de Français qui ont à la fois toute la sottise et tout l'esprit du monde.
Au point de vue de la science, il n'était pas le pre- mier venu ; il connaissait surtout d'une manière admi- rable, historiquement et statistiquement, la question des pendus de la forêt de Fontainebleau.
— C'est notre affaire, me disait-il, nous n'avons pas d'autres ressources pour nous procurer des « sujets. »
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Autrefois, on venait de Paris tout exprès pour se pen- dre ; c'est si commode ici, et quel paysage ' Mais le char- bon nous fait du tort auprès des gens sédentaires. M. Noblot nous disait qu'on avait eu dans le temps à l'hôpital jusqu'à soixante-sept strangulés volontaires dans une année ; l'an dernier, nous n'en avons eu que neuf, et celui-ci est seulement le quatrième du pré- sent exercice. Vous voyez la baisse, nous sommes fin août, nous en aurons six ou sept tout au plus. C'est comme les vipères : je n'ai certes pas Tidée d'établir une connexité quelconque entre ces deux ordres de faits, mais les vipères s'en vont également, et' leur taille diminue. M. Noblot a connu quatorze marchands de reptiles qui gagnaient leur vie très-bien dans la forêt; maintenant, il n'y en a plus que cinq, et ils végètent. D'autre part, le gouvernement exploite les roches pour
i' faire des pavés; nous verrons la fin de la forêt de Fon- tainebleau si nous vivons seulement quatre ou cinq siè- ^cles. »
Quand nous arrivâmes à la ville, un glorieux soleil dorait les campaniles du château et faisait scintiller au- tour de nous des diamants sur tous les brins d'herbe. En voyant les curieux se rassembler autour de nous j'eus un instant l'idée de quitter le cortège, mais quel- que chose me retenait. Le pauvre hère qui était là gi- Sv^nt sur le brancard avec son béret rouge sur la poitrine m'inspirait un intérêt croissant; il me semblait tout jeune ; je découvrais sur sa face convulsée de l'intelli- gence, et aussi de la bonté ; certes, je ne croyais pas sa résurrection possible, mais sait-on définir ces obstina- tions de l'espoir? Je tenais à voir par moi-même l'em-
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ploi des « grands moyens » dont m'avait parlé M. La- dumat. Je suivis donc la procession qui allait sans cesse s'allongeant et j'entrai, derrière la civière, à l'hospice de Fontainebleau.
. Les infirmiers et deux sœurs de charité vinrent à no- tre rencontre dans la cour. M. Ladumat demanda :
— Le chef est-il à la maison ?
Sur la réponse négative, il écarta les rangs et ordonna qu'on portât le sujet à l'amphithéâtre. Il n'avait fallu qu'un coup d'œil aux deux Sœurs pour voir que cet or- dre était malheureusement de saison. Elles s'éloignèrent. Un des infirmiers demanda pourtant, qu'on me par- donne de reproduire le texte exact de sa question :
— A-t-il le coco dévissé ?
— Non, répondit l'interne ; mais c'est tout comme. Chauffez toujours la plaque, amenez deux livres de glace cassée, avec un morceau à manger, et prévenez à la police.
Ce qu'on appelait si pompeusement a l'amphithéâtre » était une petite chambre toute nue avec une table ; le pendu y fut couché ; il était à demi rigide et absolument inerte. On le déshabilla nu comme un ver.
C'était un beau garçon de trente ans à peu près, au visage régulier, à la taille bien proportionnée ; son corps était intact, sauf une cicatrice très-légère et cir- culaire qu'il portait à la jambe gauche, au-dessus de la cheville, et la cravate bleuâtre que la corde avait mar- quée autour de son cou. M. Ladumat l'examinait en connaisseur et le palpait avec une satisfaction non équivoque.
— Pas seulement pour un sou de dégât anatomi-
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quel dit-il en ouvrant son parapluie qu'il mit à sécher dans un coin. Qu'est-ce qu'il pouvait bien être, ce pays-là? Je ne parierais pas pour l'état de proprié- taire. Vous croyez rire? nous avons eu des agents de change, et jusqu'à un vaudevilliste... 11 s'interrompit pour chanter :
El li, et la, Non, je ne crois pas ça ;
Maderirelte, { Et venez me chercher, Ion la ; Y Quand le monde finira!
— C'était, continua-t-il, le fameux Jolicour, auteur de V Apothéose de Bélanger et chef de bureau aux pompes fu- nèbres : chagrins de ménage combinés avec des dettes criardes. Je le connaissais de vue, on me l'avait montré un soir à la Chaumière. J'ai fait deux années à Paris, et le cancan-tulipe ne m'est pas étranger, mais ici, c'est la misère !
Je crus pouvoir sans inconvenance, le rappeler à l'em- ploi des grands moyens qu'il m'avait annoncés. Il me répondit par un geste qui était une condamnation.
— L'obélisque, reprit-il avec gravité, fera passer votre nom à la postérité la plus reculée, à cause de la difficulté du transport, mais il y a un petit morceau cassé en haut, qui le dépare. Moi, je l'aurais fait repri- ser. Je vais chatouiller le compatriote tout à l'heure ; mais, pour tailler en plein drap, à coups de sonde et de bistouri, il faut attendre le patron... Tiens ! voici un pa- pier 1
Il avait remué la pauvre défroque du « compatriote »,
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et de l'une des poches du pantalon un chiffon était tombé avec un cornet à tabac à demi-vide et un cahier de pa- pier à cigarettes qui n'avait plus qu'une feuille. M. La- dumat dit, cette fois avec un vrai sentiment de mélan- colie :
— Ils laissent tous quelque chose.
Au moment où il dépliait le chiffon, je voulus l'arrê- ter, mais je ne réussis pas. Il ajouta noblement :
— Le béret est d'uniforme, quoique tout ça ait bien l'air d'avoir été acheté au Temple. C'est peut-être un ancien étudiant en médecine, je veux voir.
Le chiffon déchiré sans soin, était un lambeau ; il ne portait aucun nom et paraissait avoir appartenu à un brouillon de lettre, car on y voyait nombre de ratu- res. M. Ladumat lut tout haut : « ne serai plus là.
C'est donc pour toi que j'ai fait la chose, tu es bien établie, reste honnête. J'ai été te regarder là-bas dans ton petit établissement ; es-tu assez jolie ! Mais je serais un pavé à ton cou, il faut être raisonnable. Adieu, ché- rie! »
M. Ladumat garda un instant le chiffon dans ses doigts, puis il dit :
— Comprends pas.
Mais il mentait, car l'émotion changeait sa voix. Moi, je devinais qu'il y avait là un de ces pauvres dévoue- ments sublimes et insensés, qu'on trouve encore çà et là dans les rangs populaires.
L'interne s'était rapproché de la table de marbre et examinait attentivement la marque circulaire placée au- dessus de la cheville gauche du pendu. Je l'entendis qui grommelait :
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— Il a été fièrement gêné dans sa chaussure !
Puis il se mit immédiatement à l'ouvrage, faisant son devoir en conscience. Des procédés qu'il employa, la plupart sont connus ; les autres ne peuvent même pas être décrits, surtout un qui me parut être de l'in- vention de M. Ladumat. Le tout se termina par l'ap- plication de la plaque ardente aux pieds et de la glace cassée sur le crâne. Rien ne fit.
Je dois rendre justice à cet excellent jeune homme : il m'offrit de partager son repas qu'on venait d'appor- ter, et qui était posé sur la table de marbre même, à côté des pieds grillés du pendu ; un bouilli froid, que je vois encore d'ici, entouré de cornichons coupés en rouelles. Je. le remerciai. Pourquoi restais-je? Je pense que j'attendais le docteur Noblot. M. Ladumat avait repris sa belle humeur ; il mangeait avec un appétit excellent, ce qui ne l'empêchait pas d'allonger un ba- vardage interminable où il était question de pavés, de vipères, de cordes coupées et de notaires étranglés qui se mêlaient à des souvenirs du Prado et à quelques in- vectives contre la vie de province. Quand il eut avalé sa dernière bouchée, il me demanda poliment si la fu- mée de tabac ne m'incommodait point et alluma sa pipe.
Le jour allait baissant. Mon regard ne pouvait pas se détacher de ce malheureux qui avait quitté la vie parce qu'il était une pierre au cou de la femme aimée, et, à mesure que l'ombre tombait, il me semblait voir des mouvements mystérieux sur ce pâle visage inondé de cheveux désolés. Ses yeux étaient grands ouverts, et parfois, aux jeux de la lumière mourante, il me sem-
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blait voir dans ses prunelles mornes une étrange inten- sité de regard.
— Monsieur et cher compatriote, me dit tout à coup l'interne en secouant sur le marbre les cendres de sa pipe achevée, je respscte le sentiment qui vous guide ; mais le docteur Noblot appartient à la grande famille humaine. 11 est garçon, et je le soupçonne d'avoir di- verses attaches illégitimes dans la banlieue de Fontai- nebleau. Si je me trompe, que Dieu me juge! En tous cas, désormais, il ne rentrera que bien tard, et la con- currence part à neuf heures. Si votre ambition n'est pas ^ de coucher ici, je vous engage à lever le camp.
Ce fut comme si l'on m'eût brusquement éveillé ; je pris aussitôt le chemin de la porte. M. Ladumat sauta sur ses pieds et m'accompagna dehors avec la plus grande courtoisie, disant :
— Je me suis permis de vous parler ainsi parce que le malheureux pays est aux pieds de l'Éternel depuis cinq heures d'horloge pour le moins. Ce qui reste de lui appartient à la science ; je me sens incapable de vous exprimer tout le plaisir que j'ai eu à faire la con- naissance de l'homme aussi éminentqui...
Nous traversions la cour, il fut interrompu par l'arrivée du commissaire de police, qui venait enfin remplir son de- voir. Je sortis précipitamment, mais je pus entendre du dehors la basse-taille de M. Ladumat, disant avec em- phase : « Vous ne vous doutez pas que vous venez de voir passer un de nos compatriotes les plus célèbres à qui je viens d'offrir à souper : M. le baron Taylor, si connu dans le monde des lettres. «
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Il y avait une semaine que j'étais de retour à Paris. Avez-vous souvenir du prince Phram qui coûta tant d'argent au commerce et aussi à la Banque avant d'ap- porter sa confession dernière sur les bancs de la police correctionnelle, — ce prince Phram- Bodenyi, dont les ancêtres avaient possédé tout le territoire de Bel- grade et qui envoyait ses crûs de Tokai, cachetés d'or aux souverains? C'était un très-joli garçon qui avait pris ses belles manières dans ses fonctions de commis- voyageur. Il se présentait vraiment comme un ange, et le faubourg Saint-Germain avait deviné en lui du pre- mier coup d'oeil le Richelieu du Danube. Vous pensez si le faubourg Saint-Germain peut se tromper ! Quand il fut avéré judiciairement que le prince Phram s'ap- pelait de son nom Charpion et qu'il était fils d'un gar- dien du cimetière de Saint-Denis, seize cents voix de marquises s'élevèrent entre la rue de Seine, et le Gros- Caillou pour crier : u Ça sautait aux yeux, nous l'avions bien deviné ! »
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Le prince Phram n'avait pas encore passé en police correctionnelle, mais il commençait à chanceler sur le trône 4es escrocs de haute effronterie qui chez nous n'est jamais vacant. La première fois que je vis Gavotte en propre original, ce fut au bois, dans l'équipage de Phram. Elle était bien plus jolie que dans le portrait de Stéphain. Jamais Boucher ne peignit rien de plus rose ni de plus gracieux. (Vêtait comme un sourire de la jeunesse de Louis XV qui s'épanouissait en plein règne de Louis-Philippe. On la regardait énormément, rien n'amuse la vertu comme la faridondaine ; seule- ment les vraies dames étaient jalouses : ce radieux vi- sage d'enfant les mettait un peu trop à l'ombre.
Il faut vous dire tout de suite que, dans ce court es- pace de temps, M^'® Gavotte (elle avait conservé son nom) était devenue une des gloires de la France, abso- lument comme Fanchon la Vielleuse ou la Belle- Écaillère. Je ne savais rien de cela, je n'avais pas revu Oreste et Pylade depuis notre dîner de la rue de Mé- nars, et je ne peux pas cacher que mon histoire de pendu m'avait laissé un grand fonds de tristesse. Donc, je ne fus pas fâché, un soir, de m'entendre appeler par Fontévieux, qui montait dans son remise à la demi- journée dont le cocher portait sa livrée d'autrefois. Il allait à Longchamps ; je l'y accompagnai. Le tour du lac n'était pas encore inventé. Ma première question fut celle-ci :
— Gharlemagne et Villermoy sont-ils décidément brouillés ?
— Dieu merci ! non, me répondit le marquis ; Phram les a réconciliés.
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— Phram ? répétai-je. Fontévieux me regarda et s'écria :
— Ah ça, de quel Pontoise arrivez-vous donc I
Et comme je lui confessais ma complète ignorance, il reprit : <
— Un ami véritable est une douce chose, et, depuis que le monde est monde, il n'exista jamais d'amitié comparable à celle qui unit nos deux braves camarades, Gharlemagne, qui prend de la mélancolie quand Viller- moy réussit etVillermoy qui devient triste aussitôt qu'il arrive quelque chose d'heureux à Gharlemagne. Cela n'empêche pas qu'ils se mettraient au feu l'un pour l'au- tre. Il y a deux ans, quand Villermoy a été pris dans la crise de Francfort, Gharlemagne s'est gravement compromis pour le sauver, et Yillermoy ne le lui a par- donné qu'après lui avoir rendu la pareille quand Ghar- lemagne à son tour, l'année dernière, a failli sombrer dans l'affaire des Paquebots. L'anecdote que je vais vous raconter est taillée sur le patron des fables d'E- sope ; seulement, c'est un peu plus long et c'est de l'his- toire. Après l'avoir entendue, vous aurez une idée approximative de la quantité de bonne haine que l'ana- lyse chimique pourrait extraire de la douce chose con- nue sous le nom d'amitié.
Vous vous souvenez du funeste dessert qui termina no- tre dernier dîner et des flots de morale qui tombaient de la bouche de Gharlemagne? Une marchande de la halle ! une Gavotte I La conduite de Villermoy couvrait de honte le respectable corps des banquiers ! l']n conséquence, le lendemain, dès huit heures du matin, le même Gharle- magne (il ne se lève jamais qu'à neuf heures), était au
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marché des Innocents, rôdant autour de Téventaire de Gavotte. Malgré l'heure matinale, il était rasé de frais et galamment vêtu. Point de Gavotte. Gharlemagne pensa d'abord qu'elle n'était pas encore arrivée. Lui et 8oyer sont connus là-bas comme le loup blanc ; les marchandes qui le voyaient aller de ci de là lui deman- dèrent ce qu'il voulait : « Gavotte, » répondit-il, et il y eut un éclat de rire. « Ah I ah ! fit-on de toutes parts, vous n'aurez pas de ses pêches aujourd'hui, ni demain, ni jamais ! .) Et une des commères ajouta : « Si vous ête-i venu pour elle, vous vous êtes levé trop tard, mon prince, je l'avais dit dès ce printemps ; c'est une cerise que cette petite-là, elle ne restera chez nous que la saison des ce- rises, et encore ! Eh bien ! elle est venue jusqu'aux pêches et même elle a eu le premier raisin, c'est beaucoup, mais ce matin, on l'a emmenée en calèche. Voilà. Elle n'a pas de malice pour deux liards, la pauvre petiote, mais cane fait pas honneur au marché d'avoir des colifichets pa- reils. » Gharlemagne ne demanda pas le nom du maî- tre de la calèche et partit navré.
G'en était fait ! le « vieux coupable » allait la mettre dans ses meubles ! Tous les gourmands sont diplomates et connaissent l'art de « soulever » à un appétit rival soit un poisson désirable, soit un gibier hors ligne, soit une éclatante primeur. Il n'y a que les amateurs de bi- belots pour se faire entre eux une guerre plus perfide et plus acharnée. Gharlemagne était venu à la halle avec la grande et belle pensée d'opérer le sauvetage de son ami. Rien ne lui eût coûté pour cela ; il aurait poussé Gavotte comme la première botte d'asperges de la sai- son, pour la couper sous le pied de Soyer-Villermoy,
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mais voilà qu'il était trop tard I Villermoy avait sans doute éventé ses projets ; il avait pris livraison, et dé- sormais, en travers du dévouement de Charlemagne, des difficultés presque insurmontables se dressaient.
Mais il se souvint d'un fait qui était Thonneur d» sa carrière et qui eût mérité une place dans les Vic- toires et Conquêtes, si les livres de ce genre s'occupaient de choses artistiques. Lui, Charlemagne, dans sa jeu- nesse, avait renouvelé l'exploit d'Orphée poursuivant Eurydice jusqu'au fond des enfers. Il s'agissait d'une truite perlée de taille mémorable qu'il avait vue un jour à l'étalage de Chevet, et dont il était tombé amoureux. Im- prudent comme son âge, il avait voulu marchander, et, pendant une promenade de coquetterie qu'il faisait sous les galeries, le chevalier de bouche de M. le baron de Rothschild vint à passer et enleva la truite. Inutile de chercher des mots pour peindre le désespoir de Charle- magne en apercevant la place vide où reposait naguère l'objet de sa passion ; il avoua plus tard qu'il avait senti sa raison s'égarer, mais c'est ainsi que naissent les ré- solutions héroïques, et les meilleurs historiens de la Restauration s'accordent à dire que, seul et sans se- cpurs, Charlemagne sut pénétrer dans les cuisines de M. de Rothschild, où, par ses larmes, son éloquence et sa générosité, il parvint à reconquérir Eurydice, dont il composa lui-même le court-bouillon.
Quand on a dans son passé de pareilles garanties, il est permis de compter sur soi-même. En quittant la halle, Charlemagne se rendit aux bureaux de son ami qui était absent, cela ne l'étonna point. Il laissa un mot qui priait M. Villermoy de l'attendre, à son retour,
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pour affaire de la dernière importance (souligné), et re- monta dans sa voiture, qu'il fit arrêter rue Taitbout, en face du « pied-à-terre » de Yillermoy, et il s'établit der- rière le store pour guetter la sortie duce vieux coupable.» Qelui-ci ne tarda pas à se montrer, pimpant, triom- phant, la main dans l'entournure du gilet, et portant sur son visage une expression de contentement qui au- rait fait rugir Gharlemagne si la prudence ne lui eût interdit toute manifestation de cette sorte. Il laissa le «vieux coupable )> descendre la rue Taitbout et tourner le coin du boulevard, puis il sauta résolument sur le pavé.
Son cœur battait plus fort que le jour où il avait pénétré dans les cuisines de l'hôtel Rothschild. 11 monta néanmoins l'escalier et sonna. Un ancien cordon-bleu, admis à la retraite, mais qui n'avait pas su faire d'éco- nomies par suite de son faible pour les breuvages forti- liants, vint lui ouvrir et poussa une exclamation de sur- prise à sa vue. Ils se connaissaient bien tous les deux. « Antonin est-il ici, ma bonne Françoise ? » demanda Gharlemagne d'un air dégagé. Françoise resta tout in- terdite. Malgré la belle heure, elle embaumait déjà le cassis. Gharlemagne reprit : a G'est donc vous qui tenez l'ermitage, chère amie? tant mieux; ça doit être une jolie place. Je me demandais ce que vous étiez deve- nue. » Je ne sais pas ce que Françoise balbutia, Ghar- lemagne mit son épaule entre elle et la porte, et glissa une demi-douzaine de louis dans sa main. « Serpent, murmura Françoise, c'est comme ça que vous avez eu la truite 1 »
Le plus fort était fait, Gharlemagne entra. « Vous
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n'en êtes pas plus avancé, reprit l'ancien cordon-bleu. Vrai comme je suis une honnête femme, le patron vient de partir I » Gharlemagne fit sonner son gousset et ré- pliqua :« Parbleu ! je le sais bien I je le guettais dans la ruel — Ah! serpent! fit la vieille, vous en jouez-vous de ces tours à vous deux ! Ça entretient l'amitié comme les petits cadeaux, mais si vous avez compté me sé- duire, rayez cela de vos papiers, vous m'offririez deux mille francs... — Allons donc! interrompit Gharlema- gne, deux cents francs et dix bouteilles de ma meilleure Chartreuse. Il s'agit d'un pari de cinquante louis. J'irai jusqu'à trois cents francs si vous me faites voir Ga- votte. »
J'espère que vous ne doutez pas du résultat. Après une scène de marchandage très-savamment conduite des deux côtés, le serpent fut introduit dans le fameux boudoir pompadour capitonné en soie ventre de biche. Là commencèrent d'autres enchères ; mais il faut bien vous dire les choses telles que la légende les rapporte. G'est absolument original. La légende accuse les deux banquiers et même aussi le prince Phram d'en avoir été jusqu'à présent pour leurs frais. La petite ne vend que la montre... mais, tenez, la voilà ! »
Ils avaient, en vérité, du succès, Gavotte et son prince. C'était au milieu de la grande allée de Long- champs, vers l'endroit où est maintenant le tir aux pi- geons. Le crépuscule du soir commençait à tomber sous les grands acacias ; quoique le « tout Paris » fût aux eaux, à la mer ou en voyage, il en restait encore assez pour que la double queue des équipages descen- dant de la Porte-Maillot et y remontant n'eût pas un
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seul vide, et les- promeneurs à pied faisaient foule. Le Paris d'été est plus regardeur que celui d'hiver, parce que le provincial et l'étranger y abondent davantage. Littéralement, on dévisageait Gavotte et le prince Phram, qui pour sa part avait l'air enchanté.
Gavotte s'ennuyait un peu, cela se voyait sur sa figure adorablement mignonne, mais elle n'avait ni or- gueil ni honte. Elle était là comme à son éventaire de la halle, et comme elle eût été, je le pense, sur son trône, si Louis XV ressuscité l'avait mise à Louveciennes. Son sourire, quand il venait, et sa moue délicieuse, quand elle la laissait paraître, étaient d'un petit enfant, d'un petit amour ; on rêvait autour d'elle toutes les guirlandes de roses pâles tressées du temps de Vanloo, tous les arbres bleus où les pigeons lilas se becquettent et qui laissent voir à travers leurs troncs de velours la perspective chiffonnée des jardins de l'Armide rococo. Toujours fillette de la halle et déjà duchesse pour rire, elle était jolie, mais jolie à défier le pinceau idéal de ces poètes qui teignaient la nature en gris perle, glacé de rose et d'azur.
Quand elle eut disparu, suivie qu'elle était par cette escorte des piétons qui accompagnent la musique mili- taire et qu'on voit, en carnaval, couper impétueusement au plus court pour regarder une septième fois passer le bœuf gras, Fontévieux reprit :
— Qu'en dites-vous ? Est-ce que le Phram n'a pas bien l'air d'un montreur qui n'a pas encore osé entrer dans la cage de la bête ? Je poursuis mon anecdote : Quand ce serpent de Charlemagne fut introduit par Françoise aux pieds de Gavotte, celle-ci était en train
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de bâiller dans une bergère ; elle ne fut pas effarou- chée le moins du monde et lui dit comme à une vieille connaissance du marché : « C'est à la halle qu'ils vont jaser! » Gharlemagne entama aussitôt la négociation. Sans même s'informer du taux des « avantages » pro- mis par Soyer-Villermoy, il offrit le double, et Gavotte montra tous les ivoires de sa bouche en un rire si naïve- ment coquin, que Françoise, si elle l'avait vue, se fût agenouillée devant elle. Ça va! dit-elle, et on par- tit incontinent pour la « guérite » du serpent, rue des Martyrs, toute boisée de glaces, avec divans tourte- relle, où Gavotte, à peine installée, se remit à bâiller comme une fleur qui entr'ouvre sa corolle. Elle exigea le premier trimestre comptant, et quand Gharlemagne la quitta, elle lui dit avec franchise : « Nom d'un chien ! c'est vrai que ça rapporte pas mal, mais que je m'en- nuie I »
Vous trouvez que toute la poésie de l'histoire s'en- fuit ; détrompez-vous. C'est ici même que le roman entre en scène, et la vertu, et l'attendrissement, et tout ! Il paraîtrait que ce petit bijou de Gavotte est une héroïne à sa manière. J'ai su tout cela par Gharlema- gne, qui cabale maintenant contre Phram et Yiller- moy, son bâilleur de fonds, tout en dînant tous les soirs avec ce dernier. Il y a un grand amour sous jeu, et un gros drame. Gavotte est plus âgée qu'elle n'en a l'air, elle passe vingt ans. Elle avait un amoureux, un fiancé qui faisait je ne sais quoi à Paris, il était apprenti artiste ou étudiant, et Gavotte restait au village, non pas tout à fait paysanne, — elle a de trop gentilles mains pour cela, — mais enfin dans une condition très-modeste.
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Tout d'un coup, la fameuse situation des anciens vau- devilles se produit. Un épouseur de deux ou trois mille écus se présente et le papa de Gavotte déclare que les engagements pris autrefois avec le fiancé pauvre, mais beau garçon, ne sont plus que de simples bêtises, à moins toutefois qu'il n'apporte, lui aussi, deux mille écus, auquel cas on lui garde la prétérence. Pour avoir six mille francs, dame, quand on est rapin ou cin- quième clerc d'avoué, on n'a pas le choix, en fait de moyens, et il paraît que le pauvre diable était terrible- ment amoureux. Du reste vous pouvez arranger les choses comme vous voudrez, car les détails me man- quent. Je sais seulement que le moyen choisi fut mau- vais, car au lieu d'apporter les deux mille écus au père de Gavotte, le malheureux fiancé fut envoyé au bagne. Je dis au bagne, vous voyez qu'il ne s'agissait pas d'une peccadille.
Gavotte s'échappa de chez son père. Elle suivit les débats de la Cour d'assises et fit une grave maladie, après quoi elle s'établit marchande à la halle avec la succession du papa, (|ui mourut sur ces entrefaites. Elle avait un but, et ce but est toujours le môme. J'i- gnore qui la conseille, mais on lui avait dit que rien ne résiste à beaucoup d'argent, ' et qu'avec une grosse somme elle arriverait aisément à briser les chaînes de son fiancé. Voilà pourquoi elle a suivi Villermoy, puis Charlcmagne, puis le prince... »
Ici Fontévieux s'interrompit pour la seconde fois parce que l'équipage de ce victorieux Phram nous croisait de nouveau, entouré toujours des mêmes curio- sités. Le crépuscule s'était assombri, nous étions sur la
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pente qui descend aux terrains de l'Abbaye ; la lune rasant les hauteurs de Saint-Gloud, jetait des rayons pâles à travers les feuillées. Il me sembla que Gavotte n'était plus la même, et, en vérité, notre œil voit les choses à travers nos propres sentiments. L'enfant était devenue femme ; il y avait derrière les mignardises de son sourire, une volonté, une force, une passion qui me la transfiguraient. Par exemple, Phram restait Phram. Je vous défie bien de transfigurer ce prince-là ! Fontévieux continua :
— Il ne me reste plus rien à vous dire, sinon les moyens employés par le vieux coupable pour déposséder à son tour le serpent et arracher Gavotte aux enchantements do la guérite tout en glaces avec divans tourterelle. Vil- Icrmoy, pour cela, ne s'en fia pas à lui-même, et il eut tort ; une seconde surenchère eût suffi, étant donné le sin- gulier petit personnage de Gavotte. Dans sa rage de réus- sir et de rendre à Gharlemagne l'humiliation qu'il avait subie, il crut nécessaire de s'adresser à un vainqueur de profession et choisit Phram, qu'il commandita, comme tant de tailleurs et de bottiers l'avaient déjà fait avant lui dans l'intérêt de leur commerce. On dit que Phram a eu 50,000 fr., dont moitié pour Gavotte, qui a le droit, par leur traité, de le quitter dans un mois pour aller à Brest, marchander à son tour la conscience des geôliers de son fiancé. C'est drôle, si ce n'est pas vrai, et je vous donne la chose au prix qu'elle me coûte. »
Nous nous séparâmes sur le boulevard. Fontévieux soupait ce soir-là même avec Gharlemagne et Yiller- moy. « Vous leur demanderez, lui dis-je en le quittant, si notre partie de Thomery tient toujours. »
IV
Elle tenait, la partie de Thomery; seulement, elle fut un peu retardée. Dans l'intervalle, je fis plusieurs fois le voyage de Barbison, mais sans aller à Fontaine- bleau, parce que je craignais une rencontre avec M. La- dumat, qui m'aurait parlé de notre pendu. Le souvenir de ce pauvre homme restait en moi comme une contu- sion qui fait mal quand on y touche. Je voyais toujours ces grands yeux mornes, fixés sur moi comme le regard vide de l'Antinous du Louvre. Au contraire, il m'arriva plus d'une fois de contempler le portrait de Gavotte, qui n'était vraiment qu'une pochade, mais étonnante de ressemblance et de sentiment. Troyon me dit que l'au- teur du portrait, ce fainéant de Stéphain, n'avait ja- mais reparu. « 11 aura cherché fortune à Paris, ajouta- t-il; ces gaillards-là vont et viennent. » Je ne parta- geais pas son opinion, mais je laissai tomber l'entre- tien.
Un mardi du milieu de septembre, temps froid, vent roide, bon pour l'appétit, au dire de MM. Villermoy et
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Charlemagne qui s'y connaissaient, nous quittions Fontai- nebleau vers dix heures du matin, dans une calèche de louage, pour nous rendre à Champagne de l'autre côté de la Seine, où mon excellent ami, M. K..., Breton de Lorient, qui avait fait sa fortune à centraliser le com- merce des paniers de chasselas, nous attendait avec une cotriade et un envoi de Chevet, expédié ce matin même et comprenant une cloyère d'huîtres de Cancale (elles n'étaient pas encore décédées). Ceci était le déjeuner; pour le diner, on avait envoyé Jonquin à Franchart avec le nécessaire.
Je ne sais pas si Thomery et le chasselas tout seul eussent déterminé le vieux coupable et le serpent à une excursion si fort en dehors de leurs habitudes, mais il y avait la cotriade. Ils avaient entendu parler de cette bouillabaisse armoricaine par M. Yigier, l'ancien pro- priétaire des bains du Pont-Neuf, devenu roi du Mor- bihan, et l'idée de goûter ce plat sauvage mais célèbre mit fin à leurs hésitations.
La cotriade ou oignonnée est, à proprement parler, la soupe des pêcheurs de l'île de Croix. On la fait avec des pironneaux et des congres. Le pironneau est la dorade en bas âge ; le congre est ce que nous appelons à Paris l'anguille de mer. On remplit la marmite à tiers de pois- son en y ajoutant des crevettes, des crabes et une bonne poignée de gros poivre; on place deux, trois, quatre couches d'oignons et un bouquet de marjolaine; après quoi, on fait bouillir le lout jusqu'à ce que congres et pironneaux soient ;jOMrm de cuire. Alors, on met le sel. Jamais ni beurre, ni huile, ni aucun corps gras, ex- cepté pourtant du lard, si on est riche. Les rois, je le dé-
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déclare, ne mangent pas pareil potage tous les jours.
M. K... avait fait venir de Lorient les pironneaux et les congres dans de la glace.
La cotriade devait être au feu depuis minuit. Gharle- magne et Soyer-Yillermoy en rêvaient, et malgré les splendeurs de la forêt qui commençait à revêtir ses belles couleurs d'automne, dans les coupes d'Avon, les deux petites lieues de Fontainebleau à Thomery leur semblèrent interminables. Leurs dissensions étaient aux antipodes ; l'appétit les rapprochait si étroitement que je me demandais si toutes ces histoires de rivalités et de perfidies n'étaient pas des tissus de fables. Ils se fai- saient redire par moi les détails d'un repas de pêche que j'avais fait à Belle-Ile-en-mer, dans la propriété de M. Trochu (le père de celui qui devait être le général du même nom), repas pantagruélique où brillaient surtout des biftecks de congre aux anchoix et des rougets à l'es- touffade. Ils mangeaient mes souvenirs, et bien avant d'arriver au bac, ils poussaient des cris de famine.
Enfin nous aperçûmes la Seine dont les rides scin- tillaient au soleil entre nous, et l'amphithéâtre en pente douce où s'élèvent les blanches maisons chargées* de treilles. « On dirait l'Italie ! » fit observer Gharlemagne avec quelque amertume, et il ajouta pour expliquer sa mauvaise humeur; » Je n'aime pas le macaroni de Na- ples. Combien de préjugés restent debout! » ' :
Le bac se détacha de l'autre rive. J'avais coutume de rendre visite une ou deux fois par an à M. K... et je connaissais très-bien le passeur. De loin, il me parut que ce n'était plus mon homme. Au lieu du vieux bate- lier, je voyais approcher un solide gaillard, jeune en^
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core à en juger par l'énergie de ses mouvements, mais accoutré d'une singulière façon, surtout par en haut. Il portait en effet un chapeau de peintre en forme de pa- rapluie, et malgré la saison, il avait autour du cou une cravate aussi étoffée que celle de Robert-Macaire. Pen- dant qu'on embarquait la voiture, je lui demandai ce qu'était devenu son prédécesseur; il me répondit je ne sais quoi d'une voix sourde et autant dire inintelligible, en me tournant le dos. Son chapeau me cachait absolu- ment son visage dont je n'apercevais que le bas, char- gé d'une barbe inculte et touffue.
Une fois pourtant le vent fit fouetter les bords du chapeau et j'aperçus une paire d'yeux... mais je me crus fou. Ce fut d'ailleurs rapide comme l'éclair.
Quand je voulus regarder mieux, les bords du grand chapeau cachaient tout jusqu'au menton. Je ne sais plus à quelle occasion Charlemagne venait de pronon- c^%l(^ nom de Villermoy; on eût dit en vérité que c'é- tait ce nom qui avait courbé la tête du passeur jusqu'à la, .faire tpucher sa poitrine. Il ne souffla mot pendant la Irayeirséq. JV^ir^fi^^P^nt où la voiture débarquait, Ville r- iïK)y dit: «Payez, Charlemagne, je n'ai pas de mon- n,:f^c. >>jXji9.jnain du batelier était tremblante quand il ljf]tuyv^,t ,pp,ur recevoir son dû, auquel s'ajoutait un très- hçnnèlte pourboire,; il ne remercia point. Je mentirais si je prétendais, que je donnai sur l'heure môme une ti;p,s-si^ri^use a,tte|ition à tout cela. La chronologie des iî)[îpressiqnSj est la première chose qui se trouble dans la r^^^noirc parce que tout homme est porté à se croire pr9p.l^ète, et tire, vplontiers, après l'événement, les in- ductipiiis (jui n'au.raie;ît;p>asp^û lui échapper en temps
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utile. Le fait est qu'en arrivant à la riante maison de M. K..., tout enguirlandée de treilles admirables, je ne songeais plus à mon passeur.
Je suivais alors une affaire où de lourds intérêts qui n'étaient pas les miens se trouvaient engagés, et j'avais laissé à mon secrétaire l'ordre de me prévenir par ex- près si ma présence faisait besoin à Paris. M. K... m'a- borda, une lettre à la main. Cette lettre m'assignait pour le soir même, à huit heures, un rendez-vous long- temps désiré, et qu'il ne fallait pas manquer sous peine de le voir fuir aux calendes grecques. J'avais assuré- ment de la marge devant moi jusqu'au soir, mais cha- cun sait bien qu'avant certains pourparlers diplomati- ques il faut causer avec soi-même et préparer son combat. J'avouai franchement mon cas, et demandai la permission de regagner Fontainebleau à pied, ne con- naissant pas au monde de meilleur conseiller qu'une promenade solitaire. On m'objecta bien la cotriade, mais elle eut tort, et je pris congé, vers onze heures et demie, après avoir mangé une sandwich, au moment où mes compagnons se mettaient à table.
Quand j'atteignis la rivière à l'endroit du bac, point de passeur. Les embarcations étaient toutes sur l'autre bord, la cabane aussi. J'appelai, on ne me répondit point, et je m'égosillai pendant dix bonnes minutes avant que la cabane donnât signe de vie. Enfin la porte s'ouvrit, et l'homme au chapeau de peintre parut sur le seuil. Il ne se pressait point d'abord, mais, aussitôt qu'il m'aperçut, il changea tout à coup d'allure et marcha rapidement vers la rive d'où il sauta dans le petit bac qui servait au passage des piétons. J'entendis le remue-
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ménage des avirons qu'on borde, et le bateau com- mença à couper le courant. Naturellement, je voyais mon homme de dos puisqu'il nageait vers moi ; il n'a- vait plus sa houppelande de tout à l'heure ; ses épaules étaient couvertes d'un vieux paletot grisâtre. Comme il approchait, je lui dis avec douceur :
— Mon ami, vous m'avez fait beaucoup attendre.
— Monsieur le baron, me répondit-il, vous savez que je ne suis pas vif; l'autre fois, vous m'avez attendu plus longtemps encore.
Ceci fut dit presque gaîment, et pourtant mon cœur sauta comme si j'avais ouï parler un fantôme. Certes, je ne pouvais reconnaître une voix que je n'avais ja- mais entendue, mais comment expliquer cela? C'était la voix de mon pendu, je l'aurais juré, j'en étais sûr. Je descendis dans le bateau, balbutiant cette question:
— D'où savez- vous mon nom?
Au lieu de me répondre, il ôta son grand chapeau et prit entre ses jambes quelque chose de rouge qu'il mit sur sa tête, c'était le béret.
— Alors vous n'étiez pas mort ! m'écriai-je naïvement.
— Non ! me répondit-il en reprenant ses avirons. Et il se mit à nager vers le bord opposé.
Je m'assis à l'arrière en face de lui. Ce changement de coiffure, que vous avez peut-être pris au théâtral, s'était exécuté bonnement et plutôt comme une niche de grand enfant. Mon pendu n'était pas du tout comé- dien.
— Ce coquin de carabin, reprit-il en fixant sur moi ces deux yeux terribles qui avaient complètement changé d'expression, mais qui m'inquiétaient toujours parce
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que, derrière le singulier sourire qui les éclairait, je voyais la lièvre ; ce carabin du diable m'a bien re- gretté. 11 avait besoin de mes os et de ma chair. On les lui rendra. C'est partie remise.
Il m'adressa un signe de caressante menace et ajou- ta :
— Quand un pauvre homme se pend, monsieur le ba- ron, c'est qu'il a ses raisons pour cela. Le plus fort était fait; j'avais souffert ce qu'on soufl're ; vous ne m'avez pas rendu un bon service.
En vérité, je ne savais que lui répondre. Je dis au ha- sard :
— J'espère que vous n'avez pas l'intention de recom- mencer?
11 donna un fort coup d'aviron et lâcha ses rames, le bateau ayant désormais assez d'élan pour gagner le bord tout seul.
— Est-ce que les deux autres ne vont pas repasser? demanda-t-il : j'entends les deux messieurs qui étaient avec vous?
— Si fait, répliquai-je, ce soir.
Je mis la main à la poche, il m'arrêta du geste, di- sant :
— Nous n'avons pas fini. Je vous ai fait attendre parce que j'étais en train d'achever une lettre. Je n'écris pas très-bien ni très-vite. Vous êtes pressé, je ne vous at- tarderai pas, mais vous me permettrez bien de vous accompagner un petit peu. Vous vous intéressez à moi, monsieur le baron, c'est sûr...
— ïrès-sûr ! interrompis-je.
— Merci bien ! Je le mérite tout de même, quoique...
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mais vous saurez tout ça plus tard. Allons chercher ma lettre.
Il se dirigea aussitôt vers sa cabane, et en chemin il poursuivit :
— Est-ce que vous ne voyiez pas bien que je vous re- gardais ?
— Pendant plus d'une semaine, répliquais-je, chaque fois que je voulais m'endormir, vos yeux me réveil- laient.
— Il y a, reprit-il en baissant la voix avec une évi- dente pudeur, une drôle de chose quand l'étrangle- ment commence. Le carabin vous a expliqué ça. J'entendais très-bien ce qu'il vous bavardait. Ces gâte-morts n'ont ni foi ni loi, et quand j'ai eu l'usage de mes mains je me suis tenu à quatre pour ne pas lui frotter les oreilles, mais ce qu'il vous disait est vrai : je l'ai éprouvé et je n'ai pas de paroles pour vous exprimer combien c'est horrible. D'ailleurs, toutes les singeries auxquelles le gredin se livrait sur mon cadavre ne me faisaient ni bien ni mal ; je ne sentais rien, sinon un grand froid partout et du vide plein le cerveau, mais je voyais et j'entendais. Pendant qu'il mangeait son sou- per comme un sans-cœur qu'il est, j'aurais bien cassé une croûte, et vous voyez que je me suis souvenu de votre nom...
Il poussa la porte de la cabane où j'étais entré déjà pour m'abriter un jour de pluie, du temps de son pré- décesseur ; tout y était resté tel que je l'avais vu alors : un grabat, une vieille table, trois chaises et des usten- siles de pêche.
— Qu'est devenu le père Macé? demandai-je.
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— Mort la quinzaine passée. Je le remplace provisoi- rement.
Il appuya sur ce mot. Une grande lettre sans enve- loppe, et fermée par trois pains à cacheter, était au bord de la table. Il la prit et la mit dans la poche de côté de son paletot gris.
— Partons, dit-il ensuite, je ne peux pas marcher bien vite à cause de la plante de mes pieds, où la pla- que de fer chaud a laissé des marques.
— Et votre bac ! demandais-je ; s'il venait quelqu'un ? Il eut un imperceptible mouvement d'épaules et me
répondit :
— M. Charlemagne et M. Villermoy ne repasseront que ce soir.
Je fus étonné qu'il eût retenu ces deux noms, et la pensée me vint que la gratification reçue n'était pas étrangère à cette preuve de mémoire. Cela ne me déplut pas, et je vais vous dire pourquoi : Il est certain qu'on s'attache à ceux qu'on a sauvés. Ce malheureux, pour moi, était atteint de la manie du suicide ; n'avait-il pas laissé échapper ce mot : « C'est partie remise ! » Je cherchais en moi-même un moyen de le rattacher à l'existence. S'il eût été complètement indifférent au gain, j'aurais eu un agent de moins à ma disposition.
En soi, le raisonnement n'était pas mauvais ; seule- ment, je me trompais en pensant qu'il attendait Viller- moy et Charlemagne à cause du pourboire. Il reprit :
— Marchons, si vous voulez, j'irais bien jusqu'à moi- tié chemin d'Avon. Je ne vous en veux pas trop pour m'avoir dépendu ; je sais que c'est votre ca- ractère de vous mêler des affaires des autres : Ça a du
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bon pour bien des gens, mais pour moi, non. Où en étions-nous ? Au carabin qui mangeait comme un sau- vage ? Quelle canaille ! mais pas méchant. Quand vous fûtes parti et que le médecin en chef arriva, M. Ladu- mat lui dit : « Monsieur et honoré patron, nous avons » là un compatriote premier choix, cueilli au fond de la » Sole. Je vous ai attendu pour les grands moyens, et » le baron Taylor a bien regretté de ne pas vous voir. »
Un pauvre petit bonhomme, ce médecin en chef, usé par le travail ou par autre chose, qui écarquille de gros yeux fatigués derrière une paire de lunettes en écaille. Il parut assez content de m'avoir pour sa pro- chaine leçon d'anatomie, mais il ne tenait pas debout. (( Mon brave Ladumat, répondit-il, ce métier-là m'é- puise. S'il n'y a rien de pressé dans les services, je vais me mettre au lit. Fai|es le nécessaire ici et qu'on me monte à souper. » Il s'en alla ; je ne sais pas même s'il me regarda. Dès qu'il eut tourné le dos, M. Ladumat éclata de rire. « Sac à papier ! dit-il, on s'épuiserait à moins ! il y a la grosse fermière de Marlotte, la petite veuve qui n'a jamais été mariée, là-bas, du côté de Moret, et les deux bourgeoises qui demeurent en ville ! Un homme de deux sous! qui perd la tête quand il boit sa demi-bouteille ! »
Il leva les épaules et vint me pincer le nez. Pour- quoi? Je suppose que c'était une caresse. Je sentis la pression de ses doigts vaguement et comme si mon nez eût été très-loin de moi. Après avoir lâché mon nez, il me tapa sur le ventre à tour de bras, bien amicalement. Je sentis encore, mais si peu ! Enfin, il me dit : « Mon pauvre pays, la farce est jouée. Il n'y a pas si grands
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moyens qui tiennent avec un mort. Le nécessaire, c'est d'aller au café du Commerce jouer un bock en trois liées. Ce baron Taylor a eu de la chance avec l'obélisque ; il ne m'arriverait rien de pareil, à moi, pas de danger ! Bonne nuit, ma vieille. »
Et il s'en alla. De l'autre côté de la porte, je l'en- tendis qui criait : « Ehl Fanchette! payse ! montez un consommé de poitrinaire et un filet grillé au compa- triote respectable, savant et éreinté qui dirige les ser- vices médicaux de votre maison : j'ai nommé le doc- teur Noblot ! Si quelqu'un a besoin de mon zèle, je suis au café du Commerce. )> Pas méchant, ce malheu- reux-là ; mais d'en voir tous les jours de toutes les cou- leurs, ça les durcit comme de vieilles noix.
Je pense qu'il aurait suffi, à ce moment, de la moindre des choses pour me remettre sur mes pieds. Je luttais positivement pour me retrouver comme dans le cauchemar. Ah ! je les connais, les cauchemars, j'en ai eu après... après mon affaire. Vous comprendrez mieux ce que je vous dis là demain matin. Ce fut long. La nuit en- tière y passa. Le petit jour blanchissait déjà les carreaux quand je sentis tout à coup mes pieds qui me cuisaient : c'étaient les brûlures de la plaque. L'instant d'après, j'étais debout, bien faible et bien dolent, mais sans autre douleur que les cuissons de ma corde autour du cou et celles de mes pieds. Avec ça une faim d'enfer. Le chan- teau de pain où M. Laduinat avait coupé pour son re- pas était encore sur la table ; je mordis dedans à même, et puis je m'habillai, car mes bardes étaient en tas dans un coin.
Ce fut pour me chausser que j'eus le plus de peine,
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mes plantes étaiont à vif ; mais je voulais m'en aller. Personne n'était encore éveillé dans l'hôpital ; j'arrivai jusqu'à la porte de sortie, qui n'était fermée qu'en de- dans ; je tirai les verrous, j'étais dans la rue et, avant l'heure où les bourgeois de Fontainebleau sortent de chez eux, je pus me traîner jusqu'à la forêt.
Je mis une journée entière à venir jusqu'ici ; je connaissais le père Macé, et je comptais lui demander l'hospitalité pour une nuit. Il s'était éteint bien douce- ment la veille au soir, et le concessionnaire du bac menait les bateaux lui-même, en attendant qu'il eût trouvé un autre passeur. J'offris mes services ; il m'accepta provisoirement, en me disant qu'il prendrait des renseignements sur moi, et ça dure ainsi depuis ce temps...
Il cessa tout d'un coup de parler et de marcher. Nous étions à moitié route d'Avon. Je l'avais écouté sans l'in- terrompre ; je lui dis :
— Vous n'êtes pas fait pour ce métier-là. J'ai des amis et quelque influence, je vous promets de m'occu- per de vous.
— Encore une petite minute, répliqua- t-il en s'asseyant au bord du chemin. Je ne suis pas si fort que vous croyez, mon cœur me fait mal bien souvent. Je vous ai vu pour la première fois ce soir-là, mais il y avait bien du temps que je savais votre nom : j'ai vécu avec des gens qui parlent de vous tard et matin. Je n'ai pas besoin qu'on s'occupe de moi, mon sort est fait : j'aurais déjà recommencé sans une idée que j'avais d'aller encore une fois à Paris pour voir quelqu'un...
— Louise ? murmurai-je en le regardant fixement.
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Il changea de couleur. J'ouvris mon portefeuille, et lui tendis le pauvre chiftbn de papier que nous avions trouvé dans sa poche.
Il le prit d'une main tremblante, le lut et le déchira en mille pièces. Après quoi il releva d'un geste lent le bas de son pantalon pour me montrer sa jambe gauche où était cette marque circulaire, au-dessus de sa che- ville.
— Je vous voyais, reprit-il, pendant que vous re- gardiez cela. C'est bien ce que vous avez cru.
Gomme il vit que j'allais parler, il reprit avec précipi- tation :
— J'ai presque fini. J'ai donc refait encore une fois le voyage de Paris. Là, j'ai appris du nouveau. Il ne s'agit plus de se tuer, comme un rentier et à son aise. J'ai de l'ouvrage maintenant. Je ne peux pas m'en aller avant d'avoir fini.
Il tourna la tête brusquement comme s'il eut voulu me cacher ses yeux.
Au bout d'une seconde, il me regarda de nouveau, et sa figure avait repris son expression de tristesse tran- quille. Il essaya même de sourire et poursuivit :
— Il faut que je retourne à mon bac; si ces deux messieurs faisaient comme vous et devançaient l'heure, ils ne seraient pas contents d'attendre.
Il se leva et retira de sa poche la lettre que j'avais vue dans la cabane.
— Voulez-vous, me demanda-t-il très-posément, me donner votre parole d'honneur de ne pas ouvrir ceci avant demain matin ?
Je vis avec surprise que la lettre était adressée à mon
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nom. Je ne saurais dire ce que je pensai tant ce fut va- gue, mais je répondis : « Non ! »
Notre homme remit aussitôt la lettre dans sa poche et fit mine de se retirer.
— Alors, dit-il d'un air qui n'avait assurément rien de menaçant, je paierai le port et' vous la recevrez de- main par la poste.
Il riait tout à fait et si bonnement que je me moquai de ma propre frayeur. Je pris la lettre et je fis la pro- messe qui m'était demandée.
— Merci, me dit-il, vous retrouverez Louise là-dedans, et bien du bonheur perdu.
Et il reprit le chemin du passage.
Je serrai la lettre dans mon portefeuille. L'idée ne me vint même pas de manquer à ma promesse en ce pre- mier moment. Je regardais le pauvre diable s'éloigner en boitant, et je restai là jusqu'à ce que son béret rouge eût disparu au coude de la route. Puis, ma montre con- sultée me dit que j'étais en retard, et j'allongeai le pas vers Fontainebleau.
La pensée de mon affaire me reprit, impérieuse comme le devoir. Il s'agissait d'une entreprise artistique, mais patriotique aussi, dont la destinée était entre les mains de l'homme qui m'avait assigné un rendez-vous pour ce soir. Cet homme était un ministre ; j'avais à plaider près de lui contre de nombreux adversaires, car personne ne saura jamais dire le nombre des ennemis mortels qui, en France, sont ligués contre les affaires de l'art. Au premier rang sont les artistes eux-mêmes. Mais je ra- conterai quelque jour cette grande et mélancolique his- toire de l'art déchirant son propre sein. Il s'agit main-
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tenant de faire atteler une chaise de poste et de courir ventre à terre vers Paris.
J'eus la bonne chance de trouver des chevaux dispo- nibles, chose rare, et, une heure après avoir quitté l'homme au béret, je brûlais le pavé de Fontainebleau, route de Gorbeil. J'étais déjà plongé au plus profond des arguments que je comptais soumettre à S. Exe. quand j'entendis une voix de baryton à la portière; elle criait :
— Bonjour, monsieur et célèbre compatriote; vous savez, les grands moyens ont agi, le coquin s'est évadé, mais il reviendra, ils reviennent toujours.
Ces derniers mots se perdirent dans l'essoufflement du gros petit Ladumat qui courait après ma voilure. Je le saluai de la main, mais je ne fis pas arrêter et repris ma phrase où je l'avais laissée :« Vous comprenez parfai- tement, monsieur le ministre... »
La phrase s'allongea jusqu'à Paris, et je crois qu'elle aurait pu aller jusqu'à Rome tant elle contenait de bonnes raisons en faveur de mon projet. Vous pensez que mon pendu et même sa Louise étaient à cent lieues de moi. Je mis pied à terre rue de Bondy. S. Exe, qui me faisait l'honneur d'être mon ami depuis plus de vingt ans, m'at- tendait dans mon cabinet et fourrageait ma bibliothèque, cette pauvre collection bien aimée dont je me séparai en 1848 pour soutenir mes Sociétés menacées. Le minis- tre était grand bibliophile, je crus que je ne pourrais pas l'arracher à mes Alde-Manuce. Chaque fois que je voulais entamer l'affaire, il prônait un de mes Elzevirs. Enfin, je l'attaquai si rudement qu'il ferma un «introu- vable» dont il feuilletait les pages un peu jaunies, pour
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m'écouter au moins d'une oreille. Dieu saitoù était l'autre.
Quand j'eus fini, et ce fut long, il voulut bien me pro- mettre, mais là formellement — « qu'il aviserait. » Je crois que je lui fis cadeau de mon Charles XII, avec corrections d'imprimerie de la propre main de Vol- taire.
Il était dix heures du soir quand je dînai, car mon entretien avec le ministre avait nécessité l'expédition d'une assez volumineuse correspondance. Certes, Ghar- lemagne et Villermoy devaient avoir achevé depuis long- temps leur festin du soir à Franchart. Vous dire pour- quoi le souvenir de ces deux braves épicuriens me mit tout à coup un noir dans l'âme, en vérité, je ne saurais. Leurs noms, traversant ma cervelle, évoquèrent bruta- lement l'image de l'homme au béret. Malgré le vif appé- tit que j'avais en me mettant à table, c'est à peine si je pus manger quelques bouchées, (ju'y avait-il en moi? Rien, à proprement parler; le malaise qui me serrait la poitrine se dérobait à toute explication. J'étais triste invinciblement et en même temps très agité. 11 me sem- blait déjà que l'affaire avec le ministre fuyait dans le passé, et que d'autres événements se mettaient entre elle et moi. Quels événements?
Ma fatigue était extrême et de là naissait mon princi- pal étonnement. Je suis l'homme qui ne se fatigue pas. Cetle course à pied entre le bac et Fontainebleau, qui n'était en réalité qu'un jeu pour moi, m'apparaissait comme un long voyage. La figure du passeur me sautait aux yeux tout à coup et je cherchais au travers de ses paroles quelque chose qu'il ne m'avait pas dit.
Je me couchai. Impossible* de fermer l'œil; j'avais la
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fièvre. L'idée d'ouvrir le message que mon pendu m'a- vait confié me tenait depuis longtemps, mais j'avais fait une promesse, et pensez ce que vous voudrez, pour moi c'était une promesse faite « au chevet d'un mourant. » J'étais sûr maintenant (sans que rien de nouveau se fût produit pour faire naître et affermir cette certitude) que l'homme au béret renouvellerait sa tentative de suicide cette nuit même.
Je rallumai ma lampe et je mis la lettre du pendu au- près de moi sur ma table de nuit. Je m'étais engagé à ne l'ouvrir qu'au matin. Dans l'esprit de cette convention, matin signifiait évidemment lever du jour, mais le matin réel commence à minuit. J'attendais minuit, en proie à une véritable angoisse. Au premier coup que ma pen- dule sonna, je fis sauter les trois cachets. Je lus à travers un éblouissement cette phrase sacramentelle que ma terreur attendait: « Quand vous ouvrirez cette lettre, j'aurai cessé d'exister... »
Mais la suite! Je poussai un grand cri que je n'enten- dis pas, je me jetai hors de mon lit et je cherchai mes habits à tâtons, car un voile était sur mes yeux. Dans ma longue existence, j'ai eu de terribles moments, mais je ne me souviens pas d'avoir été frappé jamais avec une pareille violence. Quand mon domestique entra, appelé en sursaut par mon cri, — il m'a dit cela plus tard, — il me trouva essayant de passer mes vêtements, qui me résistaient, et plaignant tout bas comme un petit enfant qui a peur.
La vue de Jean me secoua et je lui dis :
— Il est peut-être encore temps de les sauver! Vite, une voiture !
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Je m'étais redressé et je le poussais vers la porte.
— Monsieur le baron est plus pâle qu'un mort, me dit Jean.
Et en m'habillaut de force, il ajouta :
— Qu'est-ce que vous avez fait pour grelotter comme cela!
Je m'échappai de lui pour courir à la lettre qui était restée sur le tapis, et d'une main tremblante je l'appro- chai de la lampe. L'effort que je fis pour reprendre pos- session de moi-même faillit me renverser. La phrase continuait par ces mots que j'avais devinés plutôt que lus et qui m'avaient lancé hors de ma couche comme une décharge d'électricité: « .. Mais cette fois, je ne m'en irai pas tout seul ! » Puis venaient deux lignes expli- quant cette mystérieuse menace: « La marque que j'ai à la cheville de ma jambe vous l'avait dit: j'ai porté la chaîne à Brest. C'est chez M. Troyon que j'ai entendu parler de vous pour la première fois. Je m'y faisais ap- peler d'un faux nom: Stéphain. Mon vrai, nom, c'est Pierre Champ, et Gavotte s'appelle Louise Gavot... »
Pierre Champ ! vous avez oublié sans doute ce nom d'assassin, mais tout le monde s'en souvenait alors !
La condamnation à mort de Pierre Champ avait fait grand bruit l'année précédente à cause des circonstances singulièrement atténuantes qui avaient accompagné le meurtre. On avait commué sa peine sur le recours en grâce, signé à l'unanimité par le jury. Mais le proverbe inexorable dit: « Qui a bu boira. » Et ce nom de Ga- votte me brûlait les yeux comme si j'avais lu l'arrêt de mort de mes deux pauvres gastronomes qui avaient provoqué sans le savoir ce sauvage ennemi.
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Je me souvenais, en effet, de l'histoire racontée par Fonte vieux. Il n'y manquait que le nom de Pierre Champ. C'était bien pour mon pendu que la jolie marchande de pêches s'était hasardée dans le pays des aventures ; elle le croyait encore à Brest; elle amassait le prix de la clef d'or qui devait ouvrir à son fiancé la porte de la dé- livrance.
Et c'était bien aussi pour Gavotte que mon pendu avait noué la corde autour de son cou. « Adieu, Louise: bon débarras I » Il la délivrait, lui aussi, à sa manière.
Nous nous trouvions là en face d'un grand amour, entouré, il est vrai, par des circonstances vulgaires, mais d'où un drame avait jailli déjà et qui allait en- gendrer une tragédie.
Toutes ces pensées se choquaient dans mon esprit et s'y mêlaient; cependant j'avais repris mon sang-froid parce qu'il fallait tenter, et sans tarder, la dernière chance de salut. J'expliquai à Jean que ce n'était pas un fiacre que je voulais, mais bien une bonne voiture, attelée de forts chevaux. Nous avions un loueur qui ne refusait jamais d'atteler pour moi et dont l'établissement était à deux pas. Jean partit. Je restai en proie à une vé- ritable détresse. Je me disais: « 11 l'aime! ah! il l'aime terriblement! ce rapin sans talent qui a jeté cette esquisse qu'on jurerait brossée par une main de génie! Cet hom- me grossier qui se tue pour la débarrasser! C'est du grand amour! et rien n'arrête ceux qui ont fait le sacrifice de leur vie... »
La pensée me venait de courir d'abord chez Villermoy ou chez Charlemagne. Là, je pourrais savoir tout de suite ; car dans leurs prévisions, ils devaient être de retour
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avant minuit, mais un retard fortuit pouvait avoir eu lieu, et d'ailleurs, c'était dépenser trente ou quarante minutes ; et qui sait ce que valent les minutes en pareille occurrence?
J'étais habillé, je descendis pour être prêt à monter en voiture. J'avais eu la précaution de prendre la lettre et une bougie, car je comptais lire pendant la route. Jean sonnait au moment où je passais devant la loge de mon concierge.
La voiture était là, il me dit :
— Je ne laisserai pas M. le baron partir tout seul. Nous irons grand train, j'ai fait atteler le bédouin.
Le bédouin était un chevs^ de sang, réformé, qui ne payait pas de mine, mais qui'allongeait comme un tigre. Je laissai Jean monter avec moi. « Où allons-nous? » me demanda le cocher. « Au bac de ïhomery », ré- pondis-je d'abord, puis par réflexion: «A l'hospice de Fontainebleau! »
Le cocher resta à me regarder. Je promis un généreux pourboire. « Ce n'est pas ça, me dit il, c'est la route que je ne connais pas. »
Jean voulait retourner chez le loueur, mais l'impa- tience me faisait bouillir le sang.
— Montez dans la voiture, dis-je au cocher, donnez vo- tre carrick à mon domestique qui conduit très bien, il y aura deux louis pour vous.
Le cocher ne se le fit point répéter; une pluie fine commençait à tomber. Il s'accota dans un coin sur la banquette de devant et prit ses dispositions pour dormir sa grasse nuit, après m'avoir dit toutefois :
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— Bourgeois, vous ne raconterez pas la chose au pa- tron.
Jean était déjà dans le carrick et sur le siège. Nous partîmes au galop: j'avais eu le temps de dire à Jean? qu'il s'agissait de vie et de mort.
Le cocher ronflait au bout de trois minutes. Vous vous demandez peut-être pourquoi je l'avais mis avec moi au lieu de le laisser sur le siège auprès de Jean. C'est que je comptais me servir de lui comme d'un cliian- delier pour tenir ma bougie. Je le laissai pourtant som- meiller un instant, car mon abattement me reprenait; j'étais anéanti. Si j'avais ouvert la lettre de Pierre Champ dans ma route du passage à Fontainebleau ; si même j'avais déchiré l'envploppejen chaise de poste... J'avais pris un engagement, il est vrai; mais que valent de pa- reilles promesses quand il s'agit de la vie de deux hommes?
Et cependant pouvais-je deviner ou même soupçonner cet incroyable concours de circonstances ({ui faisait personnages du même drame tant de gens étrangers les uns aux autres? Pour vous, tout cela semble concorder parce que mon récit, fait après coup, a laissé percer malgré moi des impressions postérieures aux événements; mais, dans la réalité, ces événements étaient isolés abso- lument les uns des autres.
Rien ne rattachait pour moi Gavotte à Pieire Champ avant que j'eusse lu la première phrase de la lettre; avant cette même lecture, mon pendu n'était que le pre- mier venu des pauvres diables, et j'ignorais qu'il fût, sous le nom de Stéphain, Fauteur du portrait-esquisse. Le chiffon trouvé dans la poche de l'homme au béret
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parlait, il est vrai, de Louise ; mais quelle puissance de divination m'eût permis de voir dans cette Louise la pe- tite marchande de primeurs, passée à l'état de lionne?
C'est égal, j'aurais donné les trois quarts de mon sang pour ressaisir les heures qui venaient de s'écouler.
J'éveillai brusquement le cocher pour lui demander des allumettes. Il crut que je voulais fumer et me ten- dit sa boite sans même ouvrir les yeux; mais quand j'eus allumé ma bougie et que je lui ordonnai de la por- ter, il perdit son air de béatitude. Tout le temps que dura ma lecture, je fus obligé de le tenir éveillé par des encouragements répétés de minute en minute.
Voici la lettre qui contenait un second pli à l'adresse do Louise. J'en rétablis le début textuel:
« Monsieur le baron Taylor, quand vous lirez ceci, j'aurai avalé ma langue, car je vais recommencer; mais cette fois-ci je ne m'en irai pas tout seul. Je vous ai dit que j'avais un ouvrage à faire : pardonnez-moi le cha- grin que je vais vous causer, je ne peux pas manquer cette occasion-là. La marque de ma cheville gauche est malheureusement bien ce que vous aviez deviné: j'ai porté la chaîne à Brest, je suis un forçat évadé. C'est chez M. Troyon que j'ai entendu parler de vous pour la première fois ; ils disaient que vous étiez un grand cœur et que vous aviez ramené au bien justement des mal- heureux comme moi. Je me faisais appeler Stéphain à cause de la police, qui me cherchait ; mais mon vrai nom c'est Pierre Champ, et Gavotte s'appelle Louise Gavot.
» Louise passait pour être la fille du bonhomme Ga- vot, bedeau de la paroisse de Saint 0..., aupres.de l'Ile-
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Adam (elle et moi nous sommes de ce village) ; mais son père était un colonel qui venait la voir en bourgeois tous les mois jusqu'en juillet 1830, où il fut tué rue de Rohan ; il me semble que je le vois encore: un bel homme avec une rosette de plusieurs couleurs et qui avait l'air doux comme une femme. Quant à sa mère, j'entends la mère de Louise, elle avait été comédienne sous le nom de M"® Coquet.
» Je ne l'ai vue que morte. J'étais déjà à Paris en ce temps-là, et je payai chez le menuisier pour qu'on me donnât le cercueil à porter : je voulais baiser la main froide de la mère de Louise. Elle était belle encore avec son grand crucifix sur la poitrine. C'était le 8 août 1830, onze jours après la fin du colonel.
» Le bonhomme Gavot n'était pas méchant, mais il avait de l'avarice. Quand les parents de Louise furent partis tous les deux, la pension qu'ils payaient s'en alla aussi. Le bonhomme chercha à placer Louise comme domestique; elle n'avait encore que douze ans, mais je l'aimais déjà. Depuis quand? Depuis toujours, je le crois bien. Du temps où feu la bonne femme Gavot était sa nourrice, je laissais les autres gamins jouer dans la rue pour bercer la fillette de Paris. Ce fut moi qu'elle re- garda le premier et j'eus son premier sourire. Elle bal- butia mon nom avant tous les autres. J'ai huit ans de plus qu'elle.
j) Quand elle eut ses douze ans, j'étais donc déjà un grand gars de vingt ans. Aussi je vins à Saint-0... pour tirer au sort et j'eus un bon numéro. Il faut vous dire que tout me réussissait; quand je souhaitais quelque chose, Louise brûlait un cierge et mon souhait était
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exaucé. Au moment où j'allais m'en retourner bien con- tent* le bonhomme me prit à part et me dit :« Pierre, tu )) vas me faire une commission, c'est de faire inscrire la » petite dans un bureau de placement pour être seconde » bonne d'enfants, ou laveuse, ou n'importe quoi. Il » faut qu'elle ait un sort. » Je le regardai tout étourdi : «Comment! m'écriai-je, vous auriez le cœur défaire » cela ! » Il me répondit : « Je ne suis pas à mon aise, » mon fiston. » C'était un mensonge, il avait de l'argent dans sa paillasse. Il ajouta: « Et depuis que la pension )) est morte, la petite m'ôte le pain de la bouche. »
» Je travaillais chez un peintre d'ornement, M. Gas- nel; il était aussi de Sain t-0..., qu'il avait quitté depuis bien des années pour s'établir à Paris ; il disait toujours qu'il y reviendrait prendre sa retraite. Je gagnais chez lui 40 fr. par mois, mais il ne me donnait que le dé- jeuner. Je dis au bonhomme : « Père Gavot, si vous » voulez, je vous paierai une pension de 20 fr. par mois » pour Louise. — Ah bah ! fît-il, tu es donc bien riche toi? » mais 20 fr. ce n'est pas assez, j 'y serais du mien. Elle me » coûte au moins 1 fr. par jour. — Eh bien ! père Gavot, » je vous donnerai les 30 fr. » Il réfléchit un petit peu, puis il reprit: « Je veux un écrit de ça et d'autre n chose. Il ne faut pas que la petiote me reste sur les » bras. Veux-tu signer que tu l'épouseras quand elle » aura ses dix-sept ans? » Ça me fît battre le cœur bien fort, mais je ne voulus pas signer avant d'avoir parlé avec Louise. Au premier mot, elle me jeta ses deux jolis bras autour du cou et je signai.
» Ah ! je n'engraissais pas à ce mélier-là ! 10 fr. par mois pour me vêtir et pour dîner ! Mais pas une seule
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fois le bonhomme n'attendit son dû, j'en réponds. Je venais à pied apporter l'argent et je voyais grdJhdir Louise. Avec le temps, du reste, mes appointements augmentèrent ; je m'ingéniai à peindre des attributs, la nuit, pour le dehors, et quand approcha le moment de remplir ma promesse, je gagnais vraiment assez pour conduire un petit ménage.
» Vers ce temps-là, M. Gasnel parla de se retirer et fit plusieurs voyages à l'Ile-Adam pour chercher une pro- priété aux environs de Saint 0... Je profitais de ses ab- sences qui me donnaient un peu de liberté pour courir les boutiques et je réunissais tout doucement le trous- seau de Louise. Je ne vous parle même pas de l'état de nos cœurs. Elle était jeune fille maintenant, quoiqu'elle restât enfant par le visage et aussi par cer- tains côtés de son caractère. Je l'aimais comme un fou, et pour elle, dans le monde entier, il n'y avait que moi.
» La dernière fois que je vins apporter la pension au bonhomme Gavot, il avait à la main l'écrit signé par moi cinq ans auparavant. « Garçon, me dit-il, tu t'es » bien conduit ; je n*ai rien gagné à notre marché, mais » je n'y ai rien perdu ; c'est quelque chose, cela, quand » il ne s'agit pas de commerce. Aussi, je te tiens quitte )) du reste de ton engagement, tu es libre. » En môme temps et avant que je pusse l'en empêcher, il déchira le papier où je promettais d'épouser Louise. Je crois bien qu'il avait réellement la pensée de me faire un cadeau en agissant ainsi. Je lui dis en riant : « Il n'y a qu'un » petit inconvénient, c'est que Louise et moi nous nous » marions le mois prochain ; tout est convenu entre nous, ^> et je viens pour faire publier nos bans. »
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» Sa figure se rembrunit tout d'un coup à vue d'œil. « Garçon, me dit-il, voilà ce que j'appelle une mauvaise » idée. Vous serez tous deux misère et compagnie, je ne » peux pas consentir à cela. J'ai pour cette chère enfant » le cœur d'un père. Je lui ai choisi un mari, un vrai, qui » la mettra sur un bon pied dans le monde, et qui me » verse 6,000 fr. comptant, dont j'ai besoin pour mes pe- » tites affaires ; ainsi, tu conçois qu'il n'y a plus à y pen- » ser. » Et il me poussa vers la porte.
)) Je voulus voir Louise, elle n'était pas à la maison. L'avait-on éloignée à dessein? J'étais un bien pauvre diable en fait d'affaires, je m'en retournai tout simple- ment à Paris, torturant ma cervelle à chercher un moyen... Ah! si j'avais pu parler avec ma Louisette ! Elle était bien plus avisée que moi, malgré le regard in- génu de ses grands yeux qui souriaient comme l'enfance. Moi, je ne trouvais rien, puisque le bonhomme était le maître et qu'il ne voulait plus. Go fut ce jour-là que la pensée de me tuer me vint pour la première fois. J'étais brave pourtant, les camarades le disaient, mais brave contre le danger : contre le malheur, non.
» Gomme j'entrais en forêt de Montmorency, au re- vers de Chauvry, deux beaux petits bras se nouèrent autour de mon cou, et un rire argentin chanta tout con- tre mon oreille. « Louise! » m'écriai-je. Elle me lâcha pour me donner ses deux joues plus roses qu'à l'ordi- naire, et je sentis, pour la première fois aussi, son cœur battre bien fort contre le mien. « Papa m'avait envoyé » à Méry, me dit-elle, porter des œufs à ma marraine, » et je savais bien que tu viendrais, et j'ai couru de- )) puis là-bas pour couper ta route. »
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» Et nous voilà sous bois, les bras entrelacés et si heureux! Mon Dieu non, Louise n'était pas beaucoup plus avisée que moi. Quand je lui eus raconté ce qui ve- nait de se passer entre le bonhomme et moi, elle se mit à pleurer et ne trouva rien. « C'est donc mon mari, » murmura-t-elle parmi ses larmes, celui qui est venu » hier : un gros vilain homme, avec une barbe grise, » qui parlait argent tout le temps ! Et quand il s'en est » allé, papa m'a montré un papier qu'il avait fait, lui » papa, un testament où il me donne tout ce qu'il a, à ») moi et à mon mari. Je croyais que c'était toi et je l'ai » tant remercié ! n
)) Nous nous assîmes sous les châtaigniers vers Bouf- femont. Oh! je vois bien l'endroit! En toute ma vie, j'ai vécu seulement cette heure-là. Elle avait caché sa tête dans ma poitrine que son front brûlait et je ne voyais plus que les belles boucles de ses cheveux blonds qui nous inondaient tous deux. Ce que nous disions, je ne le sais plus. Je sais seulement que nous avions fini de chercher, car il me semblait que l'heure présente devait durer toujours. Quelle force humaine pouvait l'arracher de mes bras? « Alors », disait-elle de temps en temps, comme si cette pensée eût tourné sans cesse autour de son esprit, « papa veut me vendre I » Elle ajouta une fois : « Eh bien ! achète-moi, toi. » Et comme je ne répondais pas tout de suite, elle releva sur moi ses grands yeux. D'un coup de tête mutin, toutes les boucles de ses cheveux furent jetées en arrière et sa beauté m'éblouit comme le soleil qui sort d'un nuage. Elle me demanda : « Est-ce que tu trouves cela trop » cher, six mille francs? » Trop cher, mon Dieu! J'au-
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rais donné pour elle tous les jours de ma vie et tous ceux de l'éternité. Je lui fermai la bouche dans un bai- ser ; elle dit entre mes lèvres : « Ce n'est pas pour nous » rendre malheureux, ce que fait le père ; il n'est pas » méchant, ça lui est bien égal. Va chercher seulement » l'argent, et il te donnera la préférence. »
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Jean conduisait vaillamment et le bédouin réformé allait grand train ; mais le cocher était un détestable bougeoir. 11 s'endormait à chaque instant, et alors la cire fondue tombait où elle pouvait. Quand je l'éveillais, il me disait : « Bourgeois, je vous demande excuse, ça » n'est pas mon état. » Le coin de mon manteau qui pendait de son côté était comme une rivière congelée. Malgré tout, je continuais la lecture de ma lettre qui di- sait :
» 11 était bien deux heures après midi quand Louise me quitta, toute contente d'avoir trouvé cette belle idée de la préférence que le bonhomme me donnerait, si je lui apportais les six mille francs. Elle me dit : a J'ai » trois louis d'or que tu m'as donnés et sept livres dix » sous qui me viennent de ma marraine, c'est toujours » cela de trouvé. Va chercher le reste et reviens bien » vite. »
» Je restai au milieu de la route à la regarder s'en aller pendant qu'elle remontait vers Ghauvry. Elle n'a- vait jamais porté que le costume des paysannes ; sa
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robe d'indienne ne coûtait pas cher, mais c'est égal, elle avait l'air, là-dessous, d'une petite demoiselle de Paris, et encore je ne dis pas la vérité : dans tout Paris, je vous aurais bien défié de trouver sa semblable. En arrivant au haut de la côte, elle se retourna et souffla vers moi un baiser qu'elle avait mis dans le creux de sa main.
» Quand je ne la vis plus, je pris ma course pour aller chercher les six mille francs. Je trouvais au fond la chose assez simple et je n'y voyais point de trop grandes difficultés. Le bonhomme bedeau devait s'in- quiéter seulement de l'argent, peu lui importait sans doute d'où l'argent lui viendrait. Il y avait bien la su- renchère possible, mais l'idée ne m'en vint pas dans le premier moment. Quant aux moyens de me procurer la somme, j'avais grandi un peu et pris posture ; ma répu- tation de travailleur était bien établie ; je n'étais plus le petit apprenti d'autrefois, et mon patron M. Gasnel, me témoignait quelque confiance. J'avais lieu de croire qu'il m'aiderait à sortir d'embarras.
» Aussitôt arrivé, j'allai le trouver dans son bureau. Il était tout guilleret et s'écria en me voyant : « Tu ar- » rives bien, maître Pierre, on avait besoin de toi. » Je m'assis, car j'étais fatigué de ma longue course. Jamais je n'avais parlé au patron de la pension que je payais pour Louise. Je le connaissais assez pour savoir qu'il regarderait cela comme une « bêtise » et que je per- drais du coup son estime. 11 continuait d'écrire, et moi je cherchais mes mots pour entamer ma négociation, qui ne me semblait déjà plus si facile, quand il me dit : « Tu vas venir avec moi chercher de l'argent. » 11 pa-
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rapha sa signature au bas d'une lettre et se leva. « C'est » justement d'argent que je venais vous causer, patron, » risquai-je bien timidement. » — « Toi, s'écria-t-il, en » me tapant sur l'épaule, de l'argent! Tu en as à pla- » cer? Je suis capable de te vendre ma boutique si tu » veux. Tu gagnes gros comme toi depuis deux ans et » tu ne dépenses rien. Va-t'en voir bien doucement si » Madame est sortie. »
» Madame était comme qui dirait le contre-maître de la maison ; elle surveillait les ouvriers et recevait les commandes. Elle avait été très-belle femme quinze ou vingt ans auparavant. Sa jalousie faisait terriblement peur à M. Gasnel, qui lui avait promis mariage autre- fois, selon les commères du quartier, et qui ne voulait plus. Pour savoir si Madame était sortie, on regardait tout uniment par le trou de sa serrure, c'était reçu. J'allai voir ; Madame avait laissé son costume de bu- reau sur son lit, et son chapeau à fleurs n'était pas pendu à la place ordinaire. Aussitôt que M. Gasnel eut obtenu ce renseignement, il prit sa canne et me fit pas- ser devant : « Au galop ! » dit-il.
» Nous allions chez son banquier. En chemin, je lui eiçpliquai que j'avais besoin de six mille francs pour me marier. Je pus voir avec ravissement que ma de- mande ne lui semblait point malséante ; seulement le chifl're le frappa. « Six mille francs! » répéta-t-il à plusieurs reprises, et il me parut qu'il ajoutait une fois entre ses dents : « C'est peut-être le prix courant ! » Il ricanait dans sa barbe en disant cela.
» La caisse du banquier était fermée, car le soir ve- nait ; mais on avait des complaisances pour M. Gasnel,
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qui était un bon client. Le banquier lui-même, en robe de chambre, se dérangea pour lui changer six billets de mille francs en sacs de pièces de cent sous. « C'était donc » bien pressé, voisin? » dit-il. M. Gasnel répliqua : « Les » gens de la campagne ne se croient pas payés tant » qu'on ne leur donne pas de gros écus. »
» Je pensais au bonhomme bedeau, qui m'aurait jeté Louise entre les bras, si j'avais pu lui porter cette demi-douzaine de sacs. « Voyons, reprit M. Gasnel, » quand nous fûmes dans la rue, lui, portant deux sacs, » et moi, quatre ; déboutonne-toi, je t'écoute. »
» Je n'avais aucune raison pour lui rien cacher. Je lui racontai toute mon histoire avec Louise et il l'écouta sans autre interruption que celle-ci : « C'est vrai, c'est » vrai, tu es de Saint-0..., maître Pierre, je l'avais ou- )) blié, c'est drôle ! »
» Nous allions vite, il marchait un peu en avant de moi, et la nuit tombait, je ne pouvais voir son visage. Il ajouta quand j'eus fini : « C'est donc toi, l'imbécile qui payait » la pension de la mignonnette ? — Comment! m'écriai- » je, vous savez cela ? — Oui ! oui, le papa Gavot est un » drôle de corps. J'ai causé de ci et de là dans le pays, » puisque je vais y acheter ma petite maison bourgeoise.. » — Et allez-vous m'avancer mon argent, patron? » Il ne répondit pas tout de suite.
» Nous arrivions à la maison ; au lieu de monter, il s'arrêta devant la porte, et nous nous trouvâmes face à face. Je promets bien que je n'avais rien contre lui ; bien loin de là, je lui étais attaché assez.
» Je restais là comme quelqu'un qui attend son arrêt; tout d'un coup il me dit : « Ecoute ! tu vas peut-être
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» croire que j'ai peur de Madame, eh bien ! non, ça me » ferait plutôt plaisir qu'elle enten le notre explication : » j'aime à faire d'une pierre deux coups, moi, c'est mon » caractère. » Il avait pris un air fanfaron, mais il était rouge comme un coquelicot, et je devinais bien l'efFort qu'il faisait pour être brave, pourtant je ne voyais pas encore ce que Madame venait faire là-dedans. Il conti- nua : (( Tu peux crier tant que tu voudras, entends-tu ; )) plus tu crieras, plus ça m'ira. Montons. C'est une ma- )) nière tout comme une autre de casser le fil que j'ai à » la patte. »
» Il se lança dans l'escalier ; je le suivis cherchant à comprendre cette conduite bizarre et n'y pouvant point réussir. Quand nous arrivâmes dans le corridor, je lui dis : « Patron, vous ne m'avez pas répondu, est-ce que » je peux compter sur vous pour mon argent? » Il s'ar- rêta court. Nous étions à dix pas tout au plus de la porte de Madame. « Ah ! malheureux ! » s'écria-t-il d'un accent si furieux, qu'un instant je le crus fou, a 'u » veux essayer les bottes de ton patron ! lui couper » l'herbe sous le pied, morbleu! hli souffler sa fiancée » légitime et le bonheur de son existence champêtre ^ » pour laquelle il renonce aux affaires ! Je n'aurais ja- » mais cru ça de toi ! » C'était bien à moi qu'il parlait, mais il était tourné vers la chambre de Madame. Après la première minute de surprise, le chaud commençait à me venir aux oreilles. Pourtant, je n'étais pas .encore bien sûr de comprendre.
» Il reprit en élevant la voix davantage et en se rap- prochant de la porte fermée : « J'ai choisi Louise Ga- » vot entre toutes les jeunes demoiselles qui pouvaient
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» prétendre à ma main, et c'est vrai que je donne six )) mille francs, mais qu'est-ce que cela fait, puisque » M. Gavot rend tout par testament? Ma prétendue est )) légataire universelle... »
» — Est-ce que c'est vrai tout «;e que vous ditss là, » monsieur Gasnel? demandai-je d'une voix qui chevro- )) tait jusqu'au fond de ma gorge ; c'est donc bien vous )) l'homme aux six mille francs ? Répondez-moi et ne )) jouez pas avec ma pauvre tête. Vous voyez bien que » je fais tout ce que je peux pour ne pas vous » croire ! »
» Je ne sais même pas s'il m'entendit. Il ne songeait qu'à Madame, à faire d'une pierre deux coups, comme il disait. Dans son idée, je ne comptais pas, et cette co- médie de dispute lui évitait une explication qu'il redou- tait au-dessus de tout. Madame entendait, Madame allait sortir de sa chambre tout effarée et il ne resterait l)lus qu'à lui dire : « Eh bien, oui, c'est vrai, là, je vais » me marier, jamais je n'aurais osé te l'avouer. »
» S'il m'avait seulement regardé..., mais il faisait presque nuit dans ce corridor et il ne se tourna point de mon côté. J'étais un garçon si doux et si timide ! Avant que j'eusse seulement levé mon petit doigt, Ma- dame aurait eu le temps d'étrangler son homme.
» Au lieu de me répondre, M. Gasnel poursuivit, par- lant toujours à moi :
'< Ma détermination est irrévocable ; si quelque » chose avait pu m'arrêter, penses-tu qu'il n'eût » pas suffi de la femme aimable qui a été la com- » pagne de ma jeunesse? Ah! si j'ai pu sauter à pieds » joints par-dessus le chagrin de me séparer de Ma-
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» dame, crois-tu donc que la pensée de déranger tes » petits projets m'arrêtera? »
» Tout mon sang était dans mon cerveau, ma tête tourna et ce fut ce qui m'empêcha de le frapper à l'ins- tant même. Sans s'occuper autrement de moi, il marcha à pas de loup vers la porte de Madame en grommelant : « Est-ce qu'il n'y aurait personne? Ce serait bien le » diable si j'avais gâché tant de paroles pour rien, car » avec ce bêta de Pierre, trois mots suffisaient : Va- » t'en ! » Il se pencha en même temps pour regarder au trou de la serrure.
» Je mis à terre trois de mes sacs; je pris le qua- trième à deux mains, et l'élevant au-dessus de ma tête, je visai la nuque de M. Gasnel, qui rendit un grand soupir et tomba, assommé comme un bœuf. Il était mort du coup. Je m'assis à terre auprès de lui et ce fut là qu'on m'arrêta. Je ne dormais pas puisque je les en- tendis qui disaient : « Il ronfle, il est ivre », mais je ne savais plus bien ce que j'avais fait. Quand on me con- fronta le lendemain avec le corps de M. Gasnel, je pleurai. J'avais vécu près de lui pendant des années. Il n'était pas mauvais patron. Je m'étais jeté à l'eau un soir, en sortant de table, pour lui sauver la vie... »
Nous venions de dépasser Montgeron ; il y avait du temps que mon cocher-bougeoir ne m'éclairait plus ; il dormait comme une souche et je tenais moi-même ma lumière. Le bédouin ne ralentissait point son allure. Pierre Champ, ou Stéphain, comme vous voudrez l'ap- peler, continuait de me raconter son histoire. Sa lettre, que ma mémoire allonge malgré moi, avait des façons
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de dire courtes et paisibles. Parfois, je me demandais si c'était bien de lui-même qu'il parlait.
La première fois qu'il revit Louise, ce fut à la Cour d'assises, car on n'avait point permis qu'elle entrât dans sa prison. Elle put. arriver jusqu'à lui parce que les gendarmes eurent pitié.
Je vous dis ici l'avis de Pierre Champ, qui est un peu le mien :
Après les réponses simples et sobres de son interro- gatoire, qui n'étaient autre chose qu'un aveu mêlé d'étonnements et de repentirs, le jury penchait en sa faveur, et peut-être qu'il eût été acquitté, mais il avait pour avocat un homme très-éloquent qui fit de la poli- tique et rendit le gouvernement absolument responsa- ble du meurtre de M. Gasnel ; aussi Pierre Champ fut condamné.
C'était juste, Pierre se résigna à mourir, puis à subir la peine bien plus lourde que lui infligeait sa grâce. Au bagne, il fut un modèle pour la bonne conduite et le travail ; la pensée de Louise le tourmentait bien, mais ce rêve éternel du prisonnier, l'évasion, lui venait seu- lement comme un rêve.
• Un jour, une petite Anglaise, qui visitait les travaux avec son père et sa mère, s'approcha de lui pour re- garder sa chaîne et glissa dans sa main une pièce de cinq francs, sous laquelle était collée une lime de Bir- mingham, de taille microscopique. Du temps où il y avait des bagnes les gardiens craignaient ces chères petites Anglaises comme le feu. Elles ont si bon cœur pour les malheureux assassins qui ne sont pas Irlandais!
Pierre cacha la lime ; on lança quelques semaines
7*
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après la frégate la Cybèle, et Pierre s'évada en faisant deux lieues à la nage.
Il vint tout droit à Saint-0..., où Louise n'était plus. Il fut quatre jours errant dans les bois avant d'appren- dre la mort du bonhomme Gavot.
Tout le monde le connaissait dans les environs, et il n'osait interroger personne. Le soir du quatrième jour il arriva, mourant de faim, chez la marraine de Louise, pauvre vieille femme paralytique qui demeurait àMéry- sur-Oise. Il frappa, on ne lui répondit point ; mais il sa- vait ouvrir la porte de la bonne femme, parce que, dans le temps, on l'avait chargé bien souvent de lui porter du bouillon et de la crème. Elle avait 1,500 francs à la Caisse d'épargne ; c'était à son livret que papa Gavot envoyait des douceurs.
Pierre entra. La vieille dormait. Elle vivait seule de- puis le départ de son petit paysan, qui avait été pris soldat. Une voisine charitable venait tous les jours faire son ménage. Il n'y avait pas danger de l'éveiller car elle était sourde. Le premier regard de l'affamé fut pour un chanteau de pain qui était sur la table, mais, avant même qu'il y eut porté la main, il aperçut un papier piqué par une épingle à la couverture du lit. C'est a peine s'il pouvait distinguer de si loin le noir sur le blanc, et pourtant il reconnut l'écriture de Louise.
Le chanteau de pain eut tort. Il arracha la lettre et lut avidement. Il n'y avait qu'une demi-douzaine de li- gnes, où Louise s'excusait de ne venir point voir sa marraine parce que les affaires de son petit commerce la tenaient du matin au soir. C'était daté de Paris, et cela finissait ainsi: «A la halle, il faut toujours êtie
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gaie et de bonne humeur avec les clients, mai j'ai bien du mal à rire quand mes yeux me brûlent pour pleu- rer. Je pense à lui toujours. Yoilà trois fois que je lui écris, et je ne reçois pas de ses nouvelles, Qi j'ai sa mort dans le cœur... »
Pierre cassa un morceau de pain et prit sa course pour Paris. Tout le long du chemin, il dépassait les voi- lures. Quand il arriva, la halle était fermée, il tua sa nuit où il put, et le lendemain, il se glissa dans le mar- ché, interrogeant de loin chaque place. Quand il aper- çut enfln sa fiancée un peu pâle, mais toute pimpante et riant aux acheteurs, ses jarrets plièrent, et il fut un instant aveuglé par les larmes. Il ne s'attendait pas à revoir Louise si jolie...
« Elle me semblait toute petite et plus enfant, conti- nuait la lettre, avec des lumières sur le visage et des rayons dans les yeux. C'était bien sa douce espièglerie d'autrefois, mais la femme était quelque part (je ne sais où, par exemple), dans cet éblouissement de printemps. 11 y avait des étincelles plein ses corbeilles de cerises ; les pèches aux gaités veloutées l'entouraient de reflets et de caresses. Elle parfumait le regard ; jamais Dieu ne fit rien de plus fleur qu'elle. Je suis peintre ; au fond de ma misère je voyais cela mieux qu'un autre, ce n'était pourtant pas cela qui m'écrasait sous trop de bon- heur.
» C'était elle, ah ! ce n'était rien qu'elle, l'adorée pe- tite âme que je connaissais sous cette enveloppe chérie. Je l'aurais aimée laide et chargée de haillons, peut-être mieux aimée. Je ne sais pas dire ces choses : avez-vous regardé de près l'amour d'une mère? C'est ainsi que
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j'étais idolâtre, sans doute parce que je l'avais bercée enfant.
» L'idée que tous les hommes ont leur femme à eux et qu'ils peuvent l'emporter comme une proie ne me vint que plus tard et faillit me tuer. Le bonheur de tout le monde aurait été pour moi une ivresse si folle, que Dieu me l'a refusée. Je ne veux pas y penser, et il me parait à moi-même que c'était l'impossible.
» Si mes jambes ne m'avaient pas refusé le service, je me serais jeté sur Louise; heureusement, je ne pus faire un pas, et la réflexion vint pendant que j'étais ainsi immobile. Je crus d'abord que ces réflexions se rapportaient à moi et à mon danger personnel ; mais, quand le regard de Louise se tourna de mon côté par hasard, je vis bien qu'il ne s'agissait que d'elle. Seule- ment je ne raisonnais pas encore ma frayeur d'être re- connu. Pourquoi m'étais-je évadé alors et que faisais-je ici?
» Quelqu'un dit derrière moi :
« Elle a martel en tête. Gavotte. En voilà déjà deux » qu'elle refuse pour le bon motif... »
« Une grosse voix rouillée me cria en même tamps :
« Range-toi, ma poule, tu empêches mes aff'aires. On » n'en remue déjà pas tant depuis que la petite a mis )) son minois en étalage, m
» Ce fut tout, je m'en allai. Je n'ai vu Louise que cette fois-là, et je ne la reverrai plus jamais.
» C'était une des voisines de Louise qui me renvoyait ainsi parce que j'encombrais le devant de sa place. Il y avait de quoi exciter la jalousie de ces bonnes femmes. La foule se pressait devant l'éventaire de Louise ; on
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voyait là de tout, et même de beaux messieurs. Ce fut en descendant la rue des Bourdonnais qui va vers la rivière que le jour se fit dans mon esprit. J'eus la poi- trine serrée tout à coup, et je me dis : « La voilà en train de se faire un bon sort. »
» Je m'accoudai sur le parapet du quai, la tête entre mes mains. Ceux qui passaient ne voyaient point mes larmes tomber sur le granit. Ah ! il y avait bien des choses dans ces mots que, je répétai plus de cent fois comme un pauvre idiot : « La voilà en train de se faire » un bon sort. »
» J'étais, dans la vie, sur le chemin de Louise comme devant la place de la bonne femme qui m'avait renvoyé tout à l'heure : J'encombrais. Et ce que pèse un boulet, rivé à la cheville, je le savais. Je fus là tout la jour, au moins huit heures d'horloge, sans bouger. 11 faisait déjà brun, quand je fus réveillé d'un grand coup dans le dos, et une voix amicale me demanda :
« Qu'est-ce que tu fais là, rapin? »
VII
» J'étais reconnu, et, certes, dans ma position, il y avait là de quoi trembler, mais je n'eus même pas le plus légef mouvement de frayeur : je me sentais indiffé- rent à tout, parce que j'avais déjà prononcé en moi- même l'arrêt qui me condamnait sans appel. Il se trouva qu'en effet je n'avais aucun sujet de crainte. Le brave qui en usait avec moi si familièrement et qui me tu- toyait à pleine bouche n'avait jamais su mon nom, quoique je l'eusse rencontré bien souvent dans les ate- liers 011 me poussait mon goût ardent pour la peinture. Il est certain que, dans le bas de l'art, il y a un bel et bon sentiment de camaraderie ; peut-être aussi dans le haut, mais je n'en puis parler savamment. Chez M. Th. Rousseau, où il était « secrétaire de la rédaction » (em- ploi qui indique le tri[)le maniement du plumeau, du pinceau et même du balai), on appelait mon ami « le » commandant », je n'ai jamais su pourquoi.
» Le commandant m'accostait pour la raison même qui aurait éloigné bien des gens ; il me le dit :
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a — Pas de tenue, collègue ! »
)) Et de fait, vous pouvez deviner quel était mon accoutrement. Je faisais honte et pitié. Le comman- dant n'eut que pitié. Il m'emmena dans son taudis, où il me donna un vieux pantalon du maître. Son hôtesse lui prêta deux pièces de cent sous qui payè- rent mon béret rouge et mon paletot gris. Si jamais vous avez besoin d'un brave cœur, le commandant est toujours chez M. Rousseau. Je lui ai rendu son pauvre argent, mais le baume qu'il me mit dans l'âme, rien ne peut acquitter cette dette-là. Je lui écrirai avant de partir.
« Cette nuit, je dormis sur son matelas. Ce fut seu- lement le lendemain qu'il me demanda :
« Au fond, vieille, comment t'appelles-tu? »
» Je donnai au hasard le nom de Stéphain, qui m'ap- partenait un petit peu par ma mère. Il me conduisit chez M. Troyon, et le lendemain j'étais installé à Bar- bison pour tout faire.
» Si j'avais eu du talent, peut-être l'idée de vivre me serait-elle venue dans cette maison de l'art, simple et grande. L'occasion de travailler, d'apprendre, se pré- sentait ici sous toutes les formes. Il ne faut pas m'accu- ser : je veux et je ne peux pas : c'est la plus profonde des misères. Et puis, je souffrais trop sans pouvoir épandre au dehors rien de ma peine.
» Le jour et la nuit, je pensais à Louise que j'avais vue si jolie et qui était morte pour moi. Je fis son portrait, il était bien, car M. Troyon me dit : « Imbé- » cile, tu devrais travailler, » et il me l'acheta trente francs. Il ne savait pas que c'était tout ce que j'avais en moi : le sourire de Louise.
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» Quand j'eus les trente francs, le désir me tourmenta d'aller à Paris pour la regarder encore une fois de loin, et je partis de Barbison un samedi soir, l'avant-veille de .ce lundi où nous fîmes connaissance, vous et moi, au fond de la Sole. Je pris par les gorges pour gagner Me- lun, je ne connaissais pas bien la forêt. A Ja brune tom- bante, j'arrivai dans un de ces endroits où ils émiettent les roches pour faire les pavés de Paris, et j'entrai dans la cabane d'un carrier pour demander ma route.
» Tl y avait le père, la mère et six enfants, dont l'aîné avait douze ans. La mère filait auprès du lit de son mari malade. Ce n'était pas de l'ardeur qu'elle mettait à sa tâche, c'était de la violence. On aurait dit qu'elle livrait bataille, et la sueur ruisselait de ses tempes à grosses gouttes. Les petits grouillaient sur la terre qui servait de plancher, je crus d'abord qu'ils jouaient, mais leurs pauvres cris étaient plaintifs, et je connais- sais trop bien la faim pour ne pas tout comprendre au regard de côté que la fille aînée me jeta en disant : « Ils ont bon cœur à Barbison. » » La mère baissa les yeux et murmura : « Papa ne veut pas qu'on demande, Marie. » » Elle était déjà grandette, cette Marie, et je pensai à Louise quand elle allait laire sa première communion, autrefois. Je suis sûr que la mère n'avait pas trente ans, quoique la misère ne lui eut rien laissé de sa jeuuesse. Le mari, au contraire, tout hâve sur son grabat sans linge, avait un jeune et vaillant visage qui peignait l'énergie vaincue. Dès le premier moment, je vis bien que je n'irais pas à Paris.
» Louise m'aimait tant! si je lui avais dit : « Tiens
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» avec moi » ; elle aurait tout quitté sans me demander où je la voulais conduire. Je croyais cela en ce temps ; peut-être que je le crois encore. Eh bien ! où l'aurais-je conduite, moi qui ne pouvais plus ni vivre en plein jour ni dire mon vrai nom ? Ce que je voyais là n'était- ce pas comme un tableau de notre vie à venir ? Dieu m'est témoin qu'au prix de cette souffrance et du dou- ble, et du centuple, je l'aurais voulue pour moi, la vie, l'agonie de ce pauvre homme, avec Louise et les enfants de Louise : nos enfants ! quelle joie que ce martyre ! — Mais elle, ma pauvre petite chérie ! souffrir, avoir faim, avoir froid, et, de plus que cela, avoir honte !
» Non, non, je ne devais pas retourner à Paris, il ne fallait pas jouer avec le feu qui me dévorait le cœur. Une fois ou l'autre, si je m'exposais encore à la regar- der de loin, ma raison faiblirait. Je céderais à ce trans- port qui m'entraînait vers elle, je la saisirais entre mes bras, elle qui était mon bien, et je l'emporterais... où? Ici. Dans la maison des larmes.
» Croyez-le comme je vous le dis, ce moment la sauva de moi et du plus grand des malheurs ; je le compris ; il y eut une joie parmi le chagrin qui oppressait ma poitrine. Ils ne pouvaient pas deviner, ces pauvres gens, pourquoi je me mis à rire tout à coup.
» J'enlevai de terre la seconde fillette, une petite brune, avec de grands yeux bleus cernés qui pétillaient dans le sourire :
» — Comment t'appelles-tu, trésor?
» — Jeanne... Vous n'êtes pas un rôdeur, toujours!
)) Ils font peur, là-bas, les rôdeurs, plus eiiccio que les vipères. #
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» La mère avait de l'inquiétude, mais elle souriait sans arrêter de tourner son rouet à toute vitesse. Jeanne, qui était déjà mon amie, me dit à l'oreille :
» — 11 faut dix écheveaux pour avoir de l'argent ; » elle n'a pas dormi depuis mercredi, et papa manque » de remède. Elle a fait neuf écheveaux, mais il faudra » encore aller jusqu'à Melun, quand ce sera fini.
» — Que dis- tu là. Jeannette ? papa ne veut pas qu'on » demande.
» — Maman, il va bien te dire que je n'ai rien de- » mandé, mais peut-être qu'il va donner tout de » même. »
» Marie me regardait d'en bas, car elle s'était assise, jalouse, aux pieds de sa mère. Laquelle aimais-je le mieux ? Il y a une douloureuse précocité dans la mi- sère. Les longs yeux noirs de Marie étaient d'une femme sous les ébouriffements de ses cheveux blonds.
« — Veux-tu venir avec Jeanne et moi? » lui dis-je.
(( — Où donc? » interrogea la mère.
« — Je ne sais pas, répondis-je : à l'endroit où l'on » peut acheter tout ce dont vous avez besoin. »
» Le malade se souleva à demi :
a — Faut-il, papa, veux-tu?*» demanda la mère, qui essuyait la sueur de son front à la hâte.
» Moi, j'ajoutai gaîment :
« — Jusqu'à concurrence de trente francs, pourtant, » car je n'ai que cela. »
» Et je pris Marie, qui s'était levée, pour la mettre sur mon autre bras.
» C'était une chute qui avait cloué ce pauvre homme à son grabat; il avait les deui^ jambes blessées. Il rejeta
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les lambeaux de sa couverture de soldat et me tendit la main d'un air étonné. Les deux fillettes crièrent à la fois :
« — Papa veut bien ! celui-là n'est pas un rôdeur, » sûr ! sûr ! puisque papa veut bien. »
» Et nous partîmes pour Ghaiily, Marie, Jeanne et moi. Marie marchait à mes côtés en tâchant d'être grave. Jeanne avait une corde à sauter, aumône de quelque enfant riche ; elle allait en avant, faisant deé gambades de cabri, et me sommant à chaque instant de dire comme elle sautait bien. Marie la grondait, mais elle lui em- prunta sa corde. Ah ! monsieur le baron, je n'étais pas méchant. Ce fut mon meilleur jour après ceux qui brillaient si doucement dans mon souvenir : mes jours avec Louise !
» Si Louise m'avait donné deux fdlettes comme cela ! . . . Combien de fois me demandèrent-elles en chemin :
« — Pourquoi pleures-tu, puisque tu es riche ? »
» Nous revînmes chargés de butin. Que de pauvres choses on peut avoir pour 30 fr. ! Ce fut une orgie de bonheur dans la loge ; le blessé m'appelait son frère, mais il avait bien quelque idée que j'étais un peu fou. Les petits me montaient jusque sur la tête. Il n'y, avait que la mère pour me regarder dans les yeux, car Jeanne et Marie me prenaient pour un homme du pays des fées. Je dormis sur une brassée de paille dans un coin, j'étais de la famille. Le lendemain, je menai les fillettes à la messe avec l'aîné des garçons, qui était si fier de me donner la main ! J'avais encore quelque sous, il nen coûtait guère pour les faire heureux.
» Quand nous revînmes, l'homme était levé, il fumait
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sa pipe sur le pas de la porte. Vous souvenez-vous du beau temps qu'il faisait ce dimanche ? L'orage ne vint que le lendemain. Je ne pensais pas beaucoup à Louise, et quand son bien-aimé souvenir m'arrivait, c'était à travers des bouffées d'espérances confuses. Dieu me donnait trêve, c'est bien sûr. Une fois je me dis : ( Elle » m'aime peut-être assez pour être heureuse ainsi dans » une pauvre loge au fond des bois. »
» La mère avait bonne envie d'économiser l'abon- dance présente, mais l'homme n'entendait pas de cette oreille-là. 11 me proposa de vivre à perpétuité chez lui pour mes trente francs. « Je travaillerai pour un de » plus, me dit-il, qu'est-ce que ça fait? » Il demanda de l'eau-de-vie vers le soir, et comme je refusai d'aller lui en chercher, il m'appela « rôdeur ». La fièvre le prit et' nous fûmes obligés de le remettre au lit plus malade. Toute la nuit il délira.
» J'étais debout avant le lever du soleil. La mère me prit les deux mains et dans ses yeux humides je lisais cette question qu'elle n'osa point me faire :
« — Je vois bien que vous souffrez, mais qu'avez- » vous? ))
» A quoi bon le lui dire ? Dans cette maison-là, je n'étais déjà plus bien. Pourquoi? Je ne sais. Je ne voulus pas manger, et quand les deux fillettes m'offrirent de me faire la conduite, mon premier mouvement fut de refu- ser.
» Mais elles partirent en avant malgré moi, courant et chantant. La mère nous suivit longtemps des yeux, et quand je me retournai au coude de la coulée, je vis son bras éitendu vers moi comme si elle m'eût envoyé une
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bénédiction. Les petites ne restèrent pas beaucoup avec moi, je ne les amusais plus. Jeannette me dit adieu de loin ; Marie me demanda :
« — Reviendras-tu ? »
» Et je repris tout seul la route de Barbison. Au bout d'une centaine de pas, ayant voulu rouler une cigarette, je trouvai dans ma poche la corde à sauter de Jeanne qu'elle m'avait donnée à garder. J'appelai, on ne m'en- tendit pas. La corde me resta. .
» Le ciel était d'un bleu profond au-dessus de ma tête ; je le voyais à travers les feuillages immobiles, car il n'y avait pas un souffle d'air. Le chemin que je suivis, je ne m'en souviens plus ; j'allais au hasard et je m'enfonçais sous le couvert dès que j'apercevais quelqu'un au loin sur la route. Je me sentais comme meurtri de mon bon- heur de la veille. Gela était faux et je tressaillais au son monotone de ma propre voix qui radotait dans le silence : ce Jamais ! jamais ! »
» Devinez- vous ? C'était une réponse désespérée à d'autres voix qui me parlaient obstinément des petits enfants blonds, souriant le sourire de Louise, et du bonheur caché à cent pieds sous terre. Jamais, ah ! jainais !
» Vers onze heures du matin, la fatigue me prit, le temps devenait lourd ; je commençai à souffrir comme jamais encore je n'avais souffert. Louise me suivait, disant :
« — Je t'aimerai toujours, et je serai toujours mal- )) heureuse. »
» Ma pensée était une plaie profonde au dedans de moi. Au dehors, un deuil inouï. Les choses prenaient
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des couleurs et des formes que je ne connaissais pas. Rien ne peut dire le poids de tristesse sous lequel j'allais fléchissant.
» Ce fut alors que l'idée me vint : tout de suite invin- cible. Il fallait en finir. J'étais le malheur de Louise. Louise était si bien présente dans ma pensée que je me mis à rire pour la mieux tromper, et je disais : « Quelle » folie ! je ne songe pas à me tuer, du tout, du tout... »
» L'avez-vous vue? On dit que tous les Parisiens la connaissent maintenant. Moi, ce matin, je la vis avec son petit bonnet qui a l'air d'un papillon arrêté dans ses cheveux. Je ne sais quel parfum de roses efTeuillées s'exhalait d'elle et me rendait ivre. Je chancelais en marchant et je fermais les yeux pour ne pas compter les perles de son sourire : le même sourire qu'elle avait dans l'autre forêt, le jour où elle me dit d'aller chercher les six mille francs. Quelque part, entre les arbres, le pauvre M. Gasnel était accroupi avec sa tête qui pendait à sa nuque assommée. Et les deux fillettes, Marie et Jeanne, couraient dans les genévriers, plus petites et devenues Parisiennes, avec des rubans gais dans leurs cheveux qui flottaient. Louise était leur mère, et moi... ah ! jamais ! jamais !
» J'entendis bien que vous m'appeliez sousleFouteau, cela me mit en colère, et je m'enfuis, — non pas bien loin, car je m'assis au pied d'un arbre et je vous aperçu^ qui descendiez vers le fond de la Sole. Je fermai les yeux, et mon rêve de bonheur m'entoura si vivant, si radieux, que mon cœur éclatait. Je tombai dans un anéantissement ; il ne s'y mêlait aucune souff*rance. La mort où j'allais entrer comme en un refuge était pour
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moi la prolongation de ce repos absolu. Elle m'attirait doucement ; j'aurais voulu qu'elle vînt d'elle-même, mais je me résignais à la chercher.
» Quand j'ouvris les yeux, il faisait presque nuit sous leFouteau. C'était l'orage qui déjà couvrait tout le ciel. Pour ce que je voulais faire, cela valait mieux que le grand soleil. Je me levai et je descendis à mon tour les pentes de la Sole pour trouver une basse branche, car, sous le Fouteau, c'était trop haut, a C'est là! » medis-je en apercevant le petit hêtre qui sortait du bouquet en s'inclinant au-dessus des buissons. Je comptais passer tout bonnemefit mon mouchoir dans ma cravate et le nouer à l'arbre ; mais, en cherchant mon mouchoir, ma main rencontra la corde de Jeannette, et je fus content : c'était meilleur.
» Je me croyais bien seul dans ce petit coin de la fo- rêt ; il faisait si noir ! ce fut le premier éclair qui me montra un homme endormi au-dessous de moi. Ma gorge était déjà dans le nœud coulant : a Adieu î Louise, bon » débarras ! » J'étais bien sûr que vous vous éveilleriez trop tard. H^a> Et pourtant, dès que le nœud resserré m'étrangla, 3 essayai de vous appeler et aussi de rompre la corde. Ces grands coups de tonnerre qui mettaient le feu à la forêt me faisaient peur. Mais ma voix ne sortait plus, et la corde tint bon. Tous lés fracas se mêlèrent bientôt en un immense bourdonnement et je me sentis balancé au milieu d'un éblouissement gigantesque. Je ne souf- frais pas ; c'est égal, je ne me pendrai plus ; la fois qui vient, je me noierai. »
VIII
Entre minuit et une heure du matin, notre voiture traversait la ville de Melun endormie. Le cocher avait fini par se coucher sur moi, cela lui était plus commode. Le bédouin ne montrait encore aucun signe de fatigue. Moi, je continuais ma lecture avec acharnement. Je sens bien que votre intérêt ne peut être excité comme l'était le mien : pour vous, ce n'est qu'une histoire ; pour moi, je cherchais passionnément à travers ces hgnes tremblées et difficiles à déchiffrer un prétexte pour espérer, l'in- dication d'une route qui pût conduire au salut, ou bien (et c'était cela que je devais trouver à la fin) le prononcé même d'un arrêt.
Mon pendu ne perdait pas beaucoup de temps ni de papier à me raconter ses sensations sur la table de pierre dans la salle d'anatomie, près de M. Ladumat ; il passait rapidement sur son entrée en fonctions comme batelier provisoire du bac de Thomery ; ce qu'il tenait à me dire, c'était sa seconde visite aux halles. Là était, selon lui, sa justification claire et nette, car les plus sauvages
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contempteurs de la loi ont besoin d'un tribunal, et Pierre Champ m'avait choisi pour juge : ne voyez dans sa longue lettre rien autre chose qu'un plaidoyer.
Les raisons qui l'avaient déterminé à revoir Louise, malgré ses promesses, étaient exposées d'une manière un peu confuse. Il avait honte de cette faiblesse bien plus que de ses crimes passés et futurs qu'il mettait de bonne foi sur le compte de la fatalité. 11 vint à Paris, disait-il, surtout pour consulter un grand médecin, ses pieds ne voulant point se guérir ; mais de la consultation, pas un mot, et sa visite à la halle tenait une longue page.
«... Sa place était vide. Quand je demandai Louise, on me répondit : « Gavotte ? » et tout le monde se mit à rire :
« — Est-ce que vous venez aussi pour l'enlever, gar- » çon?» me cria la grosse femme qui était sa voisine de gauche.
« Et le voisin de droite ajouta :
« — Tu ne pèserais pas lourd à côté des deux mar- )) chands d'argent, mon pauvre coco ! 11 y en a un qui » m'a payé 500 francs, au mois de février, ma première
* demi-botte d'asp.jrges. y> >« — Et l'autre », interrompit une voix plus rouillée, « a flanqué dix louis à M™^ Foin pour un quarteron de )) reines-claudes ! »
... Alors, un grand concert de clameurs monta vers 1 le ciel. Pierre n'aurait point trop su dire si c'étaient des j louanges ou des invectives : du reste, il y avait des deux. Si d'un côté la morale du marché réprouvait la sensualité égoïste de nos épicuriens, de l'autre il est
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bien certain que leurs vices faisaient aller le commerce, et les indignations du commerce contre les vices qui le (( font aller » ne sont jamais bien redoutables.
Deux noms dominaient tout ce bruit : Soyer-Yiller- moy et Gharlemagne ; en dix minutes, Pierre Champ les entendit prononcer plus de cent fois. Cependant, personne ne prenait la peine de lui rien expliquer ; c'était une averse de gros ]azzis,d'allusionsetde gorges- chaudes ; on a la langue dure au marché des Inno- cents.
Le malheureux fut longtemps à comprendre parce qu'il avait un grand amour et une foi sans bornes, mais enfin il comprit que la chute de Louise était au fond de toutes ces plaisanteries ; quelque chose d'écla- tant, cette chute, d'universellement accepté, d'indénia- ble comme ces axiomes populaires qu'il n'est pas même permis de discuter sans être taxé de folie. Gavotte avait été emmenée par Soyer-Yillermoy, puis elle avait suivi Charlemagne, puis encore un prince qui avait un drôle de nom, puis d'autres, et d'autres encore...
Pierre dit à tout ce monde : « Vous en avez menti. » Les femmes s'étouffèrent de rire, il y eut deux gars qui se fâchèrent. Pierre les coucha sur le pavé, on l'applau- dit, il s'assit au coin du trottoir et mit sa tète dans ses mains; quand on vit les larmes couler entre ses doigts, tout le monde le voulut consoler, hommes et femmes, et des âmes charitables lui donnèrent même l'adresse des deux banquiers. D'autres lui dirent d'aller au bois et qu'il verrait Gavotte dans la* gloire de ses dentelles.
« Je m'en allai sans rien répondre, poursuivait la lettre. Je ne sais pas ce que je fis jusqu'au soir, mon
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idée était de ne pas les tuer en plein jour, et puis je voulais y penser, ça me faisait plaisir. Le long des rues, je ne voyais point ceux qui passaient, mais je les voyais, eux, et pas trop différents de ce que je les ai retrouvés dans mon bac ce matin ; je me voyais les tuer, sans armes, est-ce qu'on a besoin d'armes ? Cela m'occupait, le temps n'était pas long. Quand il fit nuit, je n'avais pas fini de penser.
» Une chose étonnante, c'est que je n'en voulais pas à Louise, et ça n'a pas changé. Je crois bien qu'il y a au fond une raison que je ne connais pas. Est-ce que je ne l'ai pas vue toute petite ? Elle est restée l'enfant du bon Dieu. C'est sûr. J'avais beau me dire : a Mais si » elle a tant de velours et de dentelles... » C'est bon, je ne croyais pas, voilà tout ; et j'avais raison de ne pas croire, j'en jurerais.
» Mais alors pourquoi tuer les deux riches? Eh bien ; je ne savais plus trop ce qu'en dire. J'achetai un petit pain et je le mangeai dans la rue de Ménars, sous les fenêtres de celui qui s'appelle Soyer-Villermoy. Pour- quoi le tuer, en effet? Dans mon idée, j'avais si peu de temps à vivre ! Voilà ce que je résolus, je me dis : Je ne les chercherai point. Je donnerai quelques semaines au sort pour nous juger, eux et moi. Leur chemin ne croise pas ma route, ils jouissent à Paris, je souffre dans ma solitude ; sur mille chances, je n'en garde qu'une seule contre eux. Je resterai vingt et un jours à les attendre et à tracer pour Louise l'histoire de mon cœur. S'ils viennent à moi d'eux-mêmes dans cet espace de temps, ce sera bien par la volonté de Dieu. »
La dernière phrase de la lettre était ainsi : « Ils sont
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» venus à moi le vingtième jour. Nous sommes jugés )) tous les trois. »
Le bédouin s'arrêta fumant devant la grande porte de l'hospice de Fontainebleau. Notre cocher, réveillé en sursaut, jaiUit par la portière en criant :
— Les marchands de vin sont fermés, mais on va tm allumer une, à la fin !
Jean vint m'aider à descendre et je me pendis à la cloche de l'hôpital. L'angoisse m'écrasait, c'est à peine si je pouvais tenir sur mes jambes. La porte s'ouvrit tout de suite parce que les concierges étaient debout, causant avec une Sœur infirmière sur le seuil de la loge.
— Est-ce vous déjà, monsieur Ladumat? demanda la Sœur.
Et la concierge, en déshabillé de nuit, se précipita vers nous.
Je l'écartai en criant :
— Où sont-ils? où sont-ils?
Et j'allai tête baissée vers l'amphithéâtre, dont je re- trouvai le chemin par instinct. J'entraînais Jean, quoi- qu'il fût obligé de me soutenir. Les concierges ne nous rejoignirent que dans la salle même, qui était vide.
— Ah ça ! qui êtes-vous ! demanda la bonne Sœur, et qu'est-ce qui vous prend?
Je me nommai ; les concierges se souvenaient de ma visite et du bruit que l'interne avait fait autour de mon nom.
— La profession est si sédentaire, me dit le con- cierge, que nous n'avons pas été voir encore l'obélis- que de M. le baron ; mais nous en avons beaucoup entendu parler.
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La Sœur me mit dans la main un verre de vin sucré et m'ordonna de boire. Je défaillais. Le breuvage eut grand'peine à passer. Pendant que je buvais, la bonne Sœur reprit :
— M. Ladumat est parti tout seul ; ce n'est pas la faute du docteur Noblot, qui est tout à fait à la hau- teur de ses fonctions, mais si fatigué !...
— Ah ! si fatigué ! » répéta le concierge. Et le concierge ajouta :
— Vous savez, il se tue, le pauvre monsieur, tout uniment?
Cela finit par un murmure composé de ces quatre syllabes: « Si fatigué! si fatigué! » fredonnées en chœur. Le moyen que prenait ce bon médecin pour se fatiguer tant que cela inspirait de l'intérêt à tout le monde.
Quand je pus demander pourquoi M. Ladumat était sorti, tous les trois à la fois me répondirent :
— On ne sait pas les détails, mais le bac de Tho- mery a coulé avçc une voiture dedans et des chevaux. Bien sûr que M. le docteur y serait allé sans sa fatigue. Si vous pouviez le voir, le soir, quand il rentre, ça vous ferait pitié. Ce n'est pas son âge mais... quoi! il se tue.
Je n'en pu» obtenir davantage, c'était un garde des coupes d'Avon qui avait apporté la nouvelle vers onze heures de nuit. Maintenant, il était bien près de deux heures, M. Ladumat était parti à minuit avec le vieux IJouré du fond de la Sole et deux autres gardes mé- daillés.
Il y a un cocher fidèle, je l'ai vu sur les enseignes de
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divers cabarets, mais ce n'était pas le nôtre, car nous le trouvâmes dormant comme une souche dans un coin de la porterie ; nous l'y laissâmes : Jean avait fait don- ner l'avoine au bédouin qui repartit avec une nouvelle vaillance sur la route de Thomery.
C'était une belle nuit fraîche et pure. La lune, au plus haut du ciel, éclairait grandement, mais de temps en temps, un nuage qui voguait dans le bleu avec len- teur jetait son ombre sur tout le paysage. De temps en temps aussi, la forêt silencieuse, touchée par un souffle de brise, envoyait son large murmure. J'étais sur le siège auprès de Jean. La Seine nous apparut sous la forme d'un gigantesque bourrelet : la brume basse, qui caressait ses eaux plus chaudes que l'air, faisait matelas entre ses deux rives, et sur l'autre bord, le village de Champagne groupait ses maisons blanches comme des tombes.
La pauvre loge du passeur se voyait à peine sous le bouquet de peupliers qui l'abritait. Tout était désert à l'entour. Je mis pied à terre pour courir à l'endroit où, d'ordinaire, les bacs étaient amarrés ; ils manquaient tous les deux, le grand et le petit, aussi bien que les trois ou quatre barques de louage. Que faire ?
— Il faut aller et suivre le courant, dis-je. Jean me répondit :
— L'eau va vite et ils doivent être bien loin de- puis le temps.
Un nuage vint sur la lune comme il acheVait de parler et il ajouta :
— Voilà des lumières !
Son bras étendu mé. montrait le coude .de la Seine en
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aval. A quelque cent pas du bord, c'est-à-dire dans les taillis maintenant transformés en prairie qui descen- daient jusqu'à l'eau, on voyait en effet des lueurs mar- cher à travers les branches.
Jean l'eprenait les rênes pour mettre encore une fois le bédouin au trot, (juand nous entendîmes un bruit d'avirons en rivière sous le brouillard. En même temps, une voix s'éleva que je crus reconnaître et qui disait :
— Je parie un franc qu'ils n'ont pas été bien loin. Le courant porte là-bas dans les saules au Petit-Cham- pagne : ça vaut les fdets de Saint-Gloud. Nagez ferme.
— Est-ce vous, monsieur Ladumat? m'écriai-je.
Le bateau, toujours invisible, passait juste en face de la loge.
— Monsieur et célèbre compatriote, répondit l'in- terne, vous m'avez fait un accueil un peu bref tan- tôt dans votre chaise de poste, mais je n'ai pas de ran- cune et je vous présente mes civilités empressées.
J'avais couru vers la rive de nouveau.
— Jfe vous en supplie, lui dis-je, abordez et prenez- moi dans votre bateau.
— Abordez! ordonna aussitôt l'interne. Puis, dé- clinant mes noms et titres aux deux paysans qui faisaient, office de rameurs, il ajouta : « Paris lui » doit un de ses monuments les plus curieux. » En un clin d'oeil, je fus assis près de lui et la barque reprit le courant.
M. Ladumat m'apprit alors qu'on avait fouillé la rive avec le plus grand soin, mais sans résultat. Evidem- ment, le petit bac et les embarcations avaient été en-
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voyés à la dérive dans le but de rendre toute recherche impossible. -Lui, Ladumat, avait remonté la Seine à toute course et trouvé enfin un bateau en amont.
— C'est le compatriote de l'autre jour, me dit-il, ce gre- din de pendu qui a fait le coup. Vous souvenez-vous de la marque qu'il avait au-dessus de la cheville? Je le croyais bien mort, sans ça, j'aurais causé avec la gen- darmerie.Et dire que je n'ai pas su qu'il s'était mis pas- seur! Est-ce que c'étaient des gens riches, ces deux messieurs, vos amis?
— Pensez- vous qu'il n'y ait plus d'espoir ? deman- dai-je au lieu de répondre.
11 secoua la tête. Nous avions tourné le coude de la rivière et les lanternes arrivaient sur nous.
— Oh hé ! père Bouré ! héla l'interne. On répondit de la rive.
— Prêtez-nous une de vos chandelles, reprit Ladu- mat, nous allons voir aux saulaies du Petit-Champa- gne.
Nous abordâmes. Le père Bouré et les autres gardes avaient descendu la Seine sans rien trouver jusqu'en face de Samoreau. Là, ils avaient démarré une barque, mais en si mauvais état qu'ils n'avaient pu lutter contre le courant :
— J'ai vu l'instant, dit le vieux garde, où nous allions nous noyer tous.
Comme il entrait dans le bateau avec sa lanterne, un souffle de vent plus fort que les autres balaya la brume comme par enchantement, et nous vîmes la rivière qui roulait à grande eau. En face de nous, sur l'autre bord, le courant portait violemment et bouillonnait en pas-
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sant dans les saules du Petit-Champagne, dont la partie haute formait île :
— Nagez! commanda l'interne, et profitons de l'éclair- cie.
Pendant que nous traversions, le vent chassa les der- niers flocons de brouillard. On y voyait comme en plein jour. Au millieu de la rivière, Ladumat s'écria :
— Je l'aurais juré! Avez- vous de bons yeux, mon- sieur et cher compatriote ? Regardez entre l'île et le bord, à l'endroit où l'eau mousse. Le bac a coulé, mais on voit encore la voiture.
J'avais de bons yeux. Je poussai un cri de joie. L'eau n'arrivait même pas jusqu'à la portière, où je re- connus très bien la bonne figure de Gharlemagne, tête nue, qui se penchait au dehors comme s'il eût musé à un balcon. Au-dessous de lui, à un pied tout au plus, il y avait un objet grisâtre qui semblait flotter. Je dis : « C'est un miracle! ils sont sauvés! »
Personne ne fit écho à mes paroles, et j'en restai tout frappé. Comment croire encore pourtant à un malheur? Le vent tomba tout à coup comme il s'était levé, et l'ha- leine, de la rivière se remit à monter au-dessus du fil de l'eau, d'abord, semblable à de petites flammèches blan- ches, puis prenant corps et redevenant linceul. Mais j'avais vu, mais j'entrevoyais encore. On ne se noie pas par les pieds, et quant à ce qui regardait Charlemagne, du moins, sa position démontrait que le niveau de l'eau ne devait pas dépasser sa ceinture.
La calèche, qui ne bougeait pas, semblait engagée solidement dans les saules. Au moment où le bourrelet de vapeurs se refermait autour de nous par en bas, quoi-
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qu'il laissât voir le ciel dans toute sa splendeur sereine, j'entendis le vieux garde qui disait à Ladumat:
— On a retrouvé un des chevaux dans la taille, ici près, et l'autre vers Samoreau. Les traits étaient coupés proprement.
Ladumat réplû^ua :
— Alors, c'était un coup monté !
— Parbleu! fit le garde.
J'appelai de toute ma force : « Gharlemagne ! Soyer ! » Les murs à treilles de l'autre bord me renvoyèrent dis- tinctement ces deux noms, et Ladumat me dit:
— Pas besoin d'appeler si fort, ils sont maintenant tout près de vous.
Il éleva sa lanterne. Le bateau éprouva un choc flasque en touchant la calèche qui s'enfonça un peu plus dans les saules et nous restâmes stationnaires.
Ma figure était à trois pieds du regard vitreux de Ghar- lemagne, toujours penché hors de la portière et main- tenu dans cette position par son bras qui pendait, la main prise dans les cheveux du passeur. Celui-ci était cet objet grisâtre que l'effort du courant collait aux flancs de la calèche. Il avait la gorge ouverte par une grande plaie qui ne saignait plus et qui était d'un bleu livide.
Ladumat éclaira l'intérieur. Soyer- Yillermoy était ap^ puyé tout droit dans l'autre coin, la tête rejetée en ar- rière et les deux mains passées dans sa cravate qu'il n'a- vait pu dénouer. Sa dernière convulsion avait horrible- ment décomposé ses traits d'ordinaire si paisibles. Faut- il avouer que je no croyais pas encore malgré le frisson qui me secouait du haut en bas? J'allais répétant:
— Mais ils n'ont pas pu se noyer, c'est impossible!
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On embarqua d'abord le passeur et, pendant cette opération, l'interne me regardait de l'air d'un homme qui n'ose pas poser une question indiscrète.
— Vous avez prononcé leurs noms tout à l'heure, monsieur et honoré compatriote, me dit-il enfin: c'est connu en banque...
— Ils ont tous les deux leurs portefeuilles et leur mon- naie, interrompit le vieux garde qui avait fait le tour de la calèche à la nage. Je n'y comprends plus rien!
Les petits yeux de Ladumat fixés sur moi brillèrent :
— Ce qu'il pouvait bien y avoir entre le pauvre diable de passeur et les deux capitalistes, murmura-t-il, M. le baron ne nous le dira pas...
Puis, comme s'il eût voulu m'acheter le mot de l'énigme à force de renseignements libéralement offerts, il ajouta;
— Il faut bien que ce soit une vengeance, car noire ancien pendu ne les a pas dévalisés, et il s'est cou- pé la gorge au lieu d'abattre la main qui le tenait aux cheveux. C'était facile, l'outil était bon puisqu'il a pu trancher les harnais...
Mais êtes-vous bien sûr que c'est lui?... balbu- tiai-je.
M. Ladumat rangea son grand parapluie pour qu'on pût étendre le corps du passeur au fond du bateau. Il avait tout d'abord examiné les deux banquiers. Il me répondit en me montrant le passeur:
— Je vous avais annoncé hier que ce compatriote-là nous reviendrait. On l'a vu travailler au fond de son bac avec
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une scie, sur les deux heures après -midi, et sans les saules, tout serait maintenant sous l'eau. Pourquoi a-t-il fait ce trou-là? Je ne suis pas sorcier, mais je parie bien qu'il y a une femme dans l'affaire. Seulement, deux hommes d'un coup, c'est drôle.
11 attendit une réponse l'espace d'une minute et reprit non sans une nuance de dépit;
— Je ne suis pas juge d'instruction pour vous forcer de me répondre. La chose certaine, c'est que celte fois- ci M. Noblot aura le sujet pour sa leçon sur la région lombaire. C'est un homme de moyens; mais il soigne depuis deux jours la dame du comptoir de Franchart, Yous comprenez, trop est trop. Quant aux deux messieurs de la calèche, simple comme bonjour et pas l'ombre de noyades; deux apoplexies foudroyantes pour cause de bain de pieds après diner. Voilà.
Le baron Taylor se tut. Je lui demandai :
— « Et Gavotte?
IX
Tous les amis de Georges H..., notre grand peintre, sa- vent quel terrible malheur mit en deuil la fin de sa car- rière. Un jour, dans sa maison où retentissaient naguère les jeux sonores de trois beaux enfants gardés par une jeune mère, la meilleure et la plus chérie des femmes, Georges se trouva seul, — tout seul, brisé par le chagrin, qui amenait la maladie.
Je le vis une fois dans la chambre si gaie où souriait encore le portrait de la morte. Il était sur son lit, ou- vrant des yeux sans regard, auprès de la couchette où Hélène, la dernière de ses filles, abandonnée par les mé- decins, dormait, pauvre petit ange qui déjà semblait être du ciel. Je partais pour un voyage triste; c'était un grand deuil aussi qui m'appelait vers ma famille de Bre- tagne; quand Georges murmura l'adieu de sa pauvre
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voix si changée, je répondis: Au revoir! mais je men- tais, je n'espérais pas le retrouver au retour.
Et. voulez-vous savoir ce qui surtout me navrait à l'heure de la séparation? C'était la présence d'une reli- gieuse. Je suis chrétien, mais cet habit parle si cruelle- ment d'abandon ! Voir là, au chevet de celui qui était hier le plus heureux des hommes, une figure inconnue, pâle et douce, mais froide, mais rigide, à la place même ou s'asseyait Fanny, la clière créature chez qui tout riait, jusqu'au tumulte bouclé de ses cheveux blonds ! Dans mon idée, qui exagère souvent les impressions, la» Sœur» auprès d'un lit condamne comme le prêtre au pied de l'échafaud.
Et le bon Georges, autrefois, n'aimait pas les reli- gieuses, quoique, certes, il n'eût rien contre la reli- gion. Est-ce que son bonheur avait le temps de songer à ces choses noires ? Une Sœur, chez lui, c'était navrant.
Je m'en allai; j'avais salué la Sœur en entrant, sans la regarder; en sortant, sans la regarder, je la saluai; je n'aurais point su dire à quel Ordre elle appartenait. Il y a, en effet, dans cette grande armée du cloître beau- coup d'uniformes nouveaux; comme si la foi menacée se hâtait de multiplier ses bataillons. Que Dieu vous garde du voyage que je fis! Entre tous les déchirements de cette vie, le plus poignant j'avais à le subir : ma bien-aimée mère s'éteignait humble et vaillante, aspirant vers Dieu, mais pleurant nos douleurs,
A mon retour, je n'étais plus moi-même. Il m'est ar- rivé d'être courageux, mais j'avais le cœur brisé: je ne pouvais plus. J'aurai de la peine à exprimer ceci, je di- rai même à l'excuser: je pensais à Georges souvent, mais
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i» ne m'étais pas informé de lui. J'avais peur d'appren- dre la vérité. Je l'aimais bien.
Ma première joie fut une lettre de Georges; elle me frappa comme une résurrection et je vis bien que je l'a- vais cru mort. L'écriture en était un peu tremblée, mais on voyait déjà poindre la consolation à travers les pro- fondes mélancolies du langage. Georges ignorait mon malheur; il ne me parlait que de lui-même et de sa pe- tite Hélène, bien faible encore, mais qui a dînait à table )) et que je trouverais étonnamment grandie. M"'" de Luz l'avait sauvée, « M°"^ de Luz » revenait cinq ou six fois pour le moins dans la lettre.
Je souris en moi-même. Mon état est de regarder la nature humaine. Les juges d'instruction et les roman- ciers s'attendent à tout. Je connais parfaitement les an- ges gardiens, et je sais par cœur ce qu'il y a au fond du désespoir des hommes, c'est l'espoir.
Un autre espoir. La vie coupée est un tronc qui laisse pousser des branches nouvelles. Je vis M""" de Luz en fermant les yeux, une femme de vingt-cinq à trente ans, sereine plutôt que gaie, jolie mais sans éclat, beauté d'institutrice : La Maintenon d'un homme qui n'est pas roi. Pauvre brillante Fanny au rire perlé, au bonheur contagieux, rien ne restait d'elle, sinon la petite Hélène et le portrait qu'on ne regarderait bientôt plus !
La lettre me suppliait de venir, et vraiment j'hésitai à cause de l'ange gardien. Il y a de puériles antipathies : je détestais M"^ de Luz. Elle avait dû arriver voilée, modeste, convenable comme une Anglaise, quoique son nom fût méridional, les poches pleines de bonnes re- commandations, juste au moment où Georges fermait
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les yeux pour ne plus voir le sombre costume de la reli- gieuse. Elle avait remplacé la religieuse, et que de ca- resses à Hélène ! Mais vis-à-vis de Georges quelle mer- veilleuse discrétion ! Et pourtant, à travers ses paupières baissées, comme on devinait bien la compassion pro- fonde que lui inspirait le grand artiste, foudroyé en plein cœur ! Elles savent toutes sur le bout du doigt ce rôle difficile, et je défie bien la plus forte comédienne de l'univers de le jouer comme la moins habile d'entre elles.
Est=-il généreux de penser ainsi ? Faut-il exciter des défiances contre ces femmes qui vivent la plupart du temps malheureuses au prix d'une bataille sans trêve ? Il y a en ce monde des êtres dangereux, uniquement parce qu'ils sont malheureux.
En entrant chez Georges, mon premier regard chercha M""" de Luz, elle n'était pas là, et, chose singulière ! la religieuse avait conservé son poste. En général, quand l'ange gardien commence à parfumer l'atmosphère d'un veuvage, la religieuse s'en va comme la nuit devant le jour.
Georges m'avait reçu dans son atelier : il vint à moi les bras ouverts; c'était presque un vieillard maintenant, il avait pris dix années en six mois, et pourtant il y avait du calme, presque de la quiétude sur sa belle figure amaigrie. La petite Hélène, étonnamment grandie, se pendit à mon cou. Elle ressemblait à sa mère d'une fa- çon si frappante que j'eus le cœur serré.
— N'est-ce pas ? fit Georges dont les yeux se rem- plirent de larmes. C'est elle. Cela m'a fait parfois bien du mal, mais maintenant, combien je l'en aime davan- tage !
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Il pressa l'enfant avec passion contre son cœur.
La religieuse était restée dans son coin, tenant encore à la main le livre où Hélène épelait tout à l'heure. Elle était petite de taille et me parut très-jeune au premier aspect. Ce n'était pas ainsi du tout que je me l'étais figurée. Elle nous regardait de loin sans rien dire. Georges me prit par la main et me conduisit à son che- valet : il copiait le portrait de Fanny.
— Je ne me serais pas cru capable de cela, me dit-il, mais M"'^ de Luz l'a voulu.
Il y eut un silence. Mes yeux allaient du portrait à la copie admirablement émue et plus vivante. C'était le nom de M"'" de Luz qui m'avait rendu muet.
— Est-ce que c'est pour M"^" de Luz? dis-je enfin, tu le lui donneras ?
Il répliqua :
— A qui le donnerais-je ?
Son sourire était bien chargé de mélancolie ; mais enfin il souriait. Je pensais en moi-même :« Cette M™^ de Luz est de première qualité et plus forte encore que je ne croyais ! »
Georges reprit avec un serrement de main plus affec- tueux :
— Quand je t'ai écrit, je ne savais pas le malheur qui t'a frappé, toi aussi. On me l'a dit hier.
— Qui te l'a dit ?
— M""" de Luz.
— Ah ! fis-je, l'ange gardien me connaît!
— Je suppose bien qu'il y avait dans mon accent quelque méchante amertume, car le sourire de Georges disparut, et il se hâta d'ajouter :
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— Je vais te présenter à elle.
Je me préparai aussitôt à quitter l'atelier. Pour être présenté*» elle, il fallait de toute nécessité entrer dans la maison, puisqu'il n'y avait ici, outre Georges et moi, qu'Hélène et la religieuse. Ces deux dernières conti- nuaient paisiblement leur leçon. Hélène disait de sa petite voix clairette :
— s, i, 0, n, sion, pension... C'est moi qui ne
voudrais pas y aller, bonne amie !
Je grommelai entre haut et bas :
— Cela dépend de l'ange gardien !
Et je marchai vers la porte, rouge de colère. J'en étais à me demander :
— Est-ce que je vais trouver déjà cette personne ins- tallée dans l'appartement de Fanny?...
— Eh bien 1 où vas-tu ? s'écria Georges, qui était resté à la même place ; tu ne veux pas qu'on te présente?
Jq me retournai fort surpris et je vis la religieuse qui venait à moi, un bras passé autour du cou de la petite Hélène. Tout à l'heure, elle était dans le sombre ; à mesure qu'elle approchait, je distinguais mieux ses traits d'une délicatesse exquise, mais couronnés par deux minces bandeaux de cheveux gris, d'un gris de perle qui caressait le regard. C'était une femme de cin- quante ans pour le moins ; je ne sais comment dire cela : jamais je n'ai rien vu de si jeune que son sourire, où brillait la vaillante ingénuité des enfants. Hélène médit :
— Maman nous l'a envoyée, et j'ai deux mères dont l'une est dans le ciel.
Georges pleurait.
— Est-ce donc là M™^ de Luz 1 m'écriai-je avec
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une joie qui ne fut pas comprise tout à fait, je l'espère, quoique Georges détournât ses yeux de moi.
Elle me donna sa main blanchette et un peu maigre. Je la baisai sans savoir ce que je faisais. Georges vint à moi comme pour me remercier et murmura à mon oreille :
— C'est le baron qui l'alla chercher quand il vit Hélène condamnée. Le docteur avait dit: « il faudrait un miracle. » Le baron répondit : « Je sais où le trou- ver. »
11 y avait Montmorency qui était autrefois « le ba- ron », le premier baron chrétien. Demandez aux blessés des lettres et des arts comment s'appelle autrefois le pre- mier baron de cette autre noblesse qui mène la croisade de la fraternité dans l'art? Tous répondront Taylor; grande et modeste gloire !
A table, je m'assis auprès de M"^'' de Luz. D'où sa- vait-elle toutes les admirables choses qu'elle me dit sur ma pauvre vieille mère? Un instant, la maison pater- nelle l'essuscitée m'entoura de cette atmosphère qui est le souffle même et l'âme de la patrie. M°^° de Luz était mon amie ; il me semblait que je la connaissais et que je l'aimais depuis les jours de ma jeunesse.
Après le dessert, Hélène, jalouse, vint me reprendre sa bonne, amie, « pour jouer ensemble, » car M™^ de Luz jouait avec Hélène et bien mieux qu'Hélène. En s'éloignant, elle se pencha jusqu'à mon oreille pour me dire :
— Un jour ou l'autre, je vous apprendrai ce qui m 'arriva après la mort du pauvre Pierre.
Je répétai ce nom de Pierre. J'étais à cent lieues de
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comprendre. Elle ajouta, pendant que son sourire se voilait de tristesse :
— Nous sommes tous deux, à votre insu, de vieilles connaissances. Le baron m'a avoué qu'il vous avait ra- conté tout le commencement de mon histoire.
Je restai muet de surprise un instant, puis je balbu- tiai :
— Pierre! Pierre Champ! Eh quoi! ce serait vous!
— Fait! cria Hélène derrière les lilas.
Le jeu de cache-cache était commencé, et la reli- gieuse s'élança dehors. Voilà ce qu'était devenue Gavotte.
FIN
LE CITOYEN CAPITAINE SPARTACUS
Ceci rac fut conlé quand j'étais encore presque enfant au chrueau de mon oncle, M. le comte de Foucher de Careil, par le général, marquis de la M... qui avait fait toutes les guerres de la chouannerie, (du bon côté, comme il disait), depuis les premiers combats dans la forêt de Perlre, jusqu'au désastre de Quiberon.
Le 15 août 1793, vers deux heures de l'après-midi, le capitaine Spartacus-Publicola Tricotel cheminait à tra- vers la lande de Bains, conduisant à la Gacilly un déta- chement de milices républicaines, il était parti de Lohéac, petite ville située à moitié route entre Rennes et Redon, dès le matin ; mais sa troupe, sans cesse har-
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celée par des chouans isolés ou réunis en petites bandes, avait fait peu de chemin. Les défenseurs de la patrie continuaient maintenant leur marche sous un soleil ardent ; accablés de fatigue, de soif et de chaleur, ils allaient sans trop garder leurs rangs, tête baissée et le fusil sur l'épaule.
Spartacus marchait le premier :
Républicain rigide, mais sensible à la chaleur, il avait trouvé bon de lâcher d'abord l'agrafe de son hausse-col, puis quelques boutons de son frac, puis enfin la boucle de son ceinturon ; son ventre, libre dé- sormais de toute entrave, s'ébattait au-devant de lui.
Au moment où nous le présentons au lecteui', Spar- tacus modérait les oscillations de cette partie réelle- ment trop développée de son individu, à l'aide de sa longue cravate blanche. Cet ingénieux expédient avait une double utilité, en ce que, tout en maintenant la be- daine, il donnait de l'air à un cou charnu, rouge et gonflé, qui supportait la face apoplectique du bon capitaine, planté carrément qu'il était entre deux épaules d'une énorme largeur.
Après Spartacus, venait le citoyen CoUot, lieutenant. La mort du précédent capitaine, l'aff^aiblissement de la petite garnison cantonnée à la Gacilly et le nombre toujours croissant des chouans, l'avaient contraint à demander un renfort au chef de brigade Perrussel, dont le corps, partagé entre Lohéac et Redon, observait le cours de la Vilaine.
Le citoyen GoUot semblait placé là tout exprès pour faire ressortir la tournure un peu ridicule de son nouveau chef : soldat depuis l'enfance, et n'ayant quitté le ga-
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lant uniforme des gardes françaises que pour revêtir le frac échancré et le pantalon de cotonnade rayée des soldats de la Convention, il tendait le jarret, cambrait sa haute taille, et emboîtait le pas avec méthode. Sa cravate démesurément étoffée, son frac boutonné mili- tairement et surtout la rigueur métronomique de sou pas accéléré, semblaient un tacite reproche de la désin- volture ultra bourgeoise du trop dodu Tricotel.
Derrière eux, le détachement, composé de cinquante à soixante hommes, supportait, tant bien que mal, la chaleur. Les trois quarts, recrues nouvelles, s'autori- saient de t'exemple de Spartacus por.r se mettre à l'aise, tandis que les dix ou douze vétérans, amenés par le lieutenant, copiaient à la lettre sa tenue guhidée et sa marche régulière.
— Citoyen Collot, dit le capitaine en déployant un immense foulard de coton pour essuyer ses tempes bai- gnées de sueur, il fait une chaleur étouffante... une chaleur subversive et désorganisatrice, comme dirait le citoyen Saint-Just, mon petit cousin. Loin de moi la pensée de murmurer contre la République, une et indi- visible, mais voilà un bien triste pays ! Des landes, toujours des landes ! A moins pourtant que ce ne soient des taillis ; cruelle alternative, citoyen: sur la lande, on brille; dans les taillis... dans les taillis, je serais tenté de croire que les fusils croissent en pleine terre, comme on nous le racontait là-bas, à Paris, tant j'ai vu de balles sortir des buissons aujourd'hui! Pourvu que ces enragés factieux ne nous attendent pas encore ca- chés dans la forêt I 11 n'y a point de mal à parler ainsi, je pense ; je ne pactise ni avec Pitt, ni avec Gobourg,
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mais je donnerais quelque chose pour être arrivé ; j'é- prouve le besoin de changer de chaussures... Citoyen, vous réfléchissez?
Cette question fut faite d'une voix timide. L'épais sourcil de Gollot se fronçait de plus en plus à mesure que Spartacus avançait dans sa tirade ; ce dernier fré- mit, craignant d'avoir laissé échapper quelque expres- sion contre-révolutionnaire.
— J'espère, citoyen, commença-t-il, que rien de sus- pect?...
Le lieutenant l'interrompit sans façon et la sérénité qui reparut à ce moment sur son visage dut rassurer Spartacus. Le citoyen Gollot, en effet, avait froncé le sourcil sous l'efTort d'un travail intérieur parfaitement inusité chez lui : un mot l'avait frappé dans la verbeuse lamentation de son chef; il avait entrepris d'y répon- dre. Or, l'improvisation était son côté faible. Etonné de se trouver en verve une fois en sa vie, il se hâta de sai- sir la parole et dit assez couramment.
— Quant à moi, citoyen capitaine, je ne puis pas dire qu'ils se cachent. Je suis dans le pays depuis le commencement de la guerre ; j'ai entendu le premier coup de tocsin tomber du haut de la tour de Redon, et trouver des échos à plus de vingt lieues à la ronde. J'ai vu le lendemain les drôles venir sur nous au pas de course, avec leurs faux emmanchées à revers ; je les ai vus sauter par-dessus nos baïonnettes, se coucher à plat ventre pour éviter la mitraille, puis se relever et nous culbuter au bruit de leurs damnés cantiques ; j'ai vu celaet je ne puis dire qu'ils se cachent. Ils nous sur- prennent quelquefois, mais n'est-ce pas notre métier
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d'être sur nos gardes ? D'ailleurs nous le leur rendons à l'occasion... Citoyen Tricotel, un chouan qui se trouve sous ma main est un homme mort ; je les déteste, parce qu'ils sont les vils suppôts de la superstition et de la tyrannie ; mais ils se hattent bien ; ils ne se battent que trop bien... Attendez seulement un jour ou deux, et vous m'en direz des nouvelles ! Ecoutez ! 11 y a deux mois, notre détachement était de six cents hommes : voilà cinq fois que je vais chercher du renfort, et nous ne sommes plus que trois cents... Ce sont, des ennemis dangereux, infatigables ! Leurs balles sont sûres ; dans une rencontre nous perdons toujours plus d'hommes qu'eux. Faut-il s'en étonner? De jeunes nobles, habi- tués dès l'enfance à manier leurs armes de chasse, qu'ils n'ont point quittées pour nous combattre ; des paysans qui mettent à cent cinquante pas une balle sur le clou d'un soulier ; voilà ce que sont les chouans. Nous avons, nous, des conscrits qui font la charge en douze temps, et tirent, les deux yeux ouverts, à hau- teur d'homme !... Et, pour vous amuser, là-bas, à Pa- ris, on vous conte des histoires de vieilles femmes : des haies qui font des feux de file ; des buissons qui mi- traillent... que sais-je moi? Patience! vous verrez bien- tôt comme les chouans s'y prennent. La bande du Mar- quis tient la forêt...
Ici, Spartacus interrompit le discours de GoUot par une plainte étouffée. Le pauvre homme avait lancé au hasard ce mot contre la manière de combattre des chouans ; il ne s'attendait guère à cette foudroyante réfutation.
— Citoyen, dit-il avec un long soupir, les chouans,
us SPART AGUS
je le vois, sont de bien estimables personnes; mais... je ne me sens pas à mon aise.
Goliot, tout entier à son affaire n'entendit que les premiers mots. Surpris lui-même de son éloquence, et se complaisant dans sa harangue, il continua, sans vou- loir remarquer la détresse de son chef :
— Qui vous parle d'estimer les brigands de ce nu- méro, citoyen? Ce que j'en dis n'est que pour vous faire mieux juger cette canaille, àlaqu(îlle on ne peut refuser un courage à toute épreuve. Le citoyen Perrussel le sait bien, lui, et pourtant, voilà qu'il me renvoie cette fois avec cinquante hommes, tandis qu'il nous en faudrait cinq cents. Il ne m'appartient pas de blâmer ; mais je regretterais la vie sllmé fallait la laisser à des miséra- bles, que l'Etre suprême confonde !... Capitaine, je vois quelque chose se mouvoir sur la lisière du bois ; ferai- je presser le pas?
Le capitaine ne répondit que par un long soupir : le pauvre homme était dans un état déplorable.
— Faites-moi l'amitié de prier les citoyens soldats de s'arrêter, dit-il ; je n'en puis plus*. Encore un pas, la République perd en moi le plus tendre de ses enfants.
A cette formule étrange de commandement, le lieute- nant regarda son chef avec une surprise mêlée de pitié ; l'honnête Spartacus ne tint compte de ce coup d'œil.
Bien que la halte, en plein soleil, fut un pauvre sou- lagement, les soldats s'arrêtèrent avec une satisfaction évidente ; les vétérans s'appuyèrent sur leurs fusils : les recrues s'étendirent sans façon sur la lande.
A cette vue, le lieutenant, qui se tenait immobile et raide devant le front élevait déjà la voix pour gour-
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mander ces fainéants de conscrit?, lorsqu'il avisa le ca- pitaine couché tout de son long et soufflant avec dé- lice. Il n'osa poursuivre ; un haussement d'épaules im- perceptible, un regard involontairement échangé avec les vieilles moustaches qui suivaient son exemple, fu- rent les seules marques de son mécontentement.
— Oh!... oh!... soufflait le gros Spartacus. Sapristi! Saperlotte! Cette chaleur est suspecte... Oh!... Oh!... Mes opinions sont pures, mais, citoyen, quelle épouvan- table contrée! Vous m'obligerez en laissant reposer un peu les citoyens soldats... Reposez- vous, défenseurs de la patrie ; la République vous le permet par ma voix.
Sur ce, il se mit à souffler de plus belle, tamponnant son front, et ses joues à l'aide de son superbe mouchoir; puis, mettant son nez à l'ombre entre deux touffes de bruyère, il s'endormit d'un profond sommeil.
Le lieutenant attendit d'abord avec assez de patience ; il réfléchissait et se demandait à quel métier cet étrange guerrier avait pu gagner son grade ; mais, au bout d'une demi-heure, sa longanimité vint à faiblir. Il se mit à marcher en sifflant la Marseillaise, et remonta par trois fois son hausse-col en grommelant.
Enfin, n'y pouvant plus tenir, il marcha vers Sparta- cus, et lui cria dans l'oreille :
— Citoyen capitaine !
Celui-ci répondit par un ronflement vigoureusement modulé.
— Allez donc courir après les chouans avec une pa- reille espèce! murmura Collot. Citoyen Tricotel!
— Hein? Vive la République une et... Adressez-vous a ma femme !
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— Sa femme! C'est une souche que cet homme... Capitaine I capitaine I
— Là, là, citoyen lieutenant ! dit Spartacus, qui s'é- veillait enfin. A qui en avons-nous donc pour crier ainsi? Je ne dors pas, peut-être ! je prends une minute de repos, voilà tout. Mon opinion est que cela ne peut nuire en rien au salut de la République, à laquelle j'appartiens corps et âme.
Le lieutenant répondit sèchement :
— Nous allons à la Gacilly, où la garnison est en pé- ril. Pendant que nous dormons...
— En conscience, je ne faisais que sommeiller, inter- rompit Spartacus avçc un sourire aimable. N'en parlons plus ; j'ai fini... Citoyens soldats, je vous engage à vous relever ; en route!... Pour mon compte, lieutenant, je vous supplie de croire qu'il me tarde beaucoup de m'im- moler en faveur de la patrie. Je n'ai pas pris pour rien les deux noms que je porte. Spartacus, afin que vous le sachiez, était un vertueux représentant du peuple, très- connu à Rome ; Publicola était un esclave de l'antiquité qui sut briser ses fers, par sa force et par son adresse. Ce sont mes patrons à moi, continua-t-il en s'échauf- fant; jeveux, marchant sur leurs traces, anéantir l'a- ristocratie ; je veux combler cette sentine exhalant au sein du pays ses émanations pestilentielles et contre- révolutionnaires ; je veux... Oui, citoyens! je veux bai- gner dans mon sang l'autel de la patrie, teindre avec mon sang l'étendard de la liberté ; je veux. . .Oui citoyens I
— Peste! il parait que c'est un rude, malgré tout, se dit le lieutenant, étourdi par ce magnifique élan patrio- tique ; nous verrons bien.
Il
Vis-à-vis de la petite troupe républicaine, au-dessus d'un massif d'ormes géants, s'élevaient les toits pointus du château de Sourdéac, ancienne résidence des aînés de la maison de Rieux.
Il y a quelques années à peine, on voyait encore, au sommet du coteau, les pittonîsques constructions du vieux manoii' ; mais elles viennent de faire place à un bâtiment bourgeoisement carré, badigeonné sur toutes les jointures, et auquel deux belles fenêtres en accolade, conservées, nous ne savons trop pourquoi, à l'étage in- férieur, donnent la physionomie la plus bizarrement ridicule.
On dirait qu'un malin architecte, forcé d'ailleurs de suivre à la lettre les burlesques idées de l'acquéreur de fraîche date, a conservé ces deux fenêtres comme .une matérielle et piquante épigramme.
En 1793, la fière devise : A tout heurt, Rieuxf ne selisait déjà plus au fronton du portail. Le château de Sourdéac était veuf et dépouillé déjà ; mais il planait encore, au-
U
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tour du donjon dix fois séculaire, comme un vague res- souvenir de cette race chevaleresque et glorieuse entre les races Bretonnes.
Maintenant tout a disparu, et tout disparaît ainsi tour à tour; la vaillante terre de Bretagne, dont l'histoire se lisait à la face du ciel, depuis les druides jusqu'à nous, dans ses monuments et dans ses ruines, la Bretagne se renouvelle ; elle se drape gauchement sous les oripeaux de Paris; elle gratte elle-même son sol, honteuse de cette poussière des vieux âges qui était sa plus belle parure.
Bientôt, neuve, propre et débarrassée de grands dé- combres, elle reniera son passé ; Rieux, Rohan, Glis- son, Goulaine, noms maussades, décrépits, seront mis sous le voile.
Alors la Bretagne sera une proviace présentable, une province illustre peut-être, car son beurre, ses sardines et ses huîtres sont des gages .plus que suffisants de cé- lébrité.
En avant du château et un peu de côté, la Forêt- Neuve, étageant ses derniers arbres sur le penchant d'une petite colline, descend jusque dans la plaine en pointe aiguë et régulière ; là, elle se trouve bordée par un ruisseau affluent de la rivière d'Oust, qui contourne la pointe et dessine son angle aussi nettenient que s'il était tracé de main d'homme.
^i'espace compris entre le courant et le bois forme un de ces charmants réduits si communs dans le Mor- bihan : Le voisinage de l'eau change la lande en pe- louse moelleuse et touff'ue; la forêt vous prête son ombre et sa fraîcheur ; devant vous, à une lieue de dis-
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tance, la côte de Bains, dont les jolis bosquets se cou- ronnent d'arêtes abruptes et rocheuses, déchire sa rampe tout à coup et vous montre, à perte de vue, la campagne de Redon, diaprée de longues bandes lilas, vertes, dorées ou jaune sombre, selon qu'elle produit le sarrazin, le trèfle, le froment ou les tristes ajoncs ; à droite, le marais de Glénac, lac immense en hiver, en été prairie émaillée de fleurs ; à gauche, l'autre moitié de la colline de Bains, lande aride, rase comme un feutre, dominée seulement par deux pierres druidiques d'une gigantesque hauteur...
C'était de ce côté que venaient les républicains. Au moment où, éloignés d'une demi-lieue à peine, ils se remettaient en marche sur l'appel de leur éloquent ca- pitaine, trois individus étaient couchés au bord du ruis- seau, et s'entretenaient aussi tranquillement en appa- rence, que si le pays eût été en pleine paix.
Deux d'entre eux portaient sur leurs pantalons des blouses de toile écrue, serrées à la taille par des chollets aux couleurs tranchées ; leur coiffure consistait en larges chapeaux de paille, ornés sur le devant d'une cocarde blanche. Tous deux étaient grands, bien faits, et, malgré leur pauvre accoutrement, pouvaient passer, par tous pays, pour de forts beaux garçons.
Le plus jeune avait vingt ans au plus ; son front res- sortait blanc et poli sous les boucles épaisses de ses longs cheveux noirs ; quand son œil se levait sur son compagnon plus âgé, une expression de familiarité, tempérée par un aff'ectueux respect, se lisait dans son regard.
L'autre pouvait avoir trente ans ; il était d'une taille
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un peu moins élevée ; mais ses membres admirablement proportionnés, ses formes qui se dessinaient vigoureuses et nettes sous la toile grossière de son costume, accu- saient une force et une agilité peu communes. Son œil était perçant outre mesure ; on y lisait une détermina- tion indomptable. L'habitude hautaine et réfléchie de son visage entier disait énergiquemcnt que vigueur physique, intelligence et courage se trouvaient réunis en lui, et qu'il lui suffirait de se redresser pour dépas- ser de la tète le vulgaire.
Pour le troisième compagnon, dont nous n'avons pas dit un mot encore, c'était un enfant : une jolie figure féminime aux yeux d'un bleu obscur ; doux et tendres comme les yeux d'une jeune fille, à la peau blanche, délicatement veinée, aux joues un peu trop pâles peut-être, encadrées par deux grappes de boucles blondes et brillantes, les plus gracieuses qu'on pût voir.
Son costume ne ressemblait en rien à celui des deux autres ; c'était quelque chose de bizarre, de presque théâtral.
Une toque de velours vert fleurdelisée d'argent, et portant au milieu une petite cocarde blanche, était jetée de côté sur sa tête, dont elle ne couvrait pas la moitié ; une sorte de spencer, aussi de velours vert, aux mille boutons d'argent, serrait sa taille svelte et dégagée ; un large pantalon de coutil blanc, plissé sur les hanches, descendait jusqu'à ses pieds, d'une merveilleuse peti- tesse, et s'attachait sous des bottines en peau de daim au moyen de courroies assez semblables à nos sous-pieds.
Par dessus son spencer, une écharpe de soie blanche à franges d'argent entourait sa taille, laissant voir les
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cmsses sculptées d'une paire de pistolets et le manche d'un riche poignard oriental.
A voir l'enfant et le costume, on eût dit un de ces pages mignons qui portaient au moyen-âge, le missel à fermoirs dorés des nobles châtelaines.
Il paraissait avoir seize ans à peine.
Tandis que ses compagnons causaient avec vivacité, il restait, lui, demi-couché dans une attitude pensive, et semblait plongé dans quelque vague rêverie.
Chacun de ces trois personnages avait près de lui un fusil double ; à quelques pas d'eux on voyait, attachés aux derniers chênes de la forêt, trois magnifiques et fringants chevaux de selle, qui se reposaient à l'exem- ple de leurs maîtres et broutaient paisiblement les branches basses des arbres.
— Ma foi, mon cousin, disait le plus jeune des inter- locuteurs, vous avez beau dire, je veux envoyer une paire de balles à ces manants qui nous arrivent là-bas.
— Vous êtes un fou, Edouard, répondit l'autre avec quelque impatience. Trois hommes! — vous convien- drez que je suis généreux en parlant ainsi, ajouta-t-il à voix basse en regardant l'enfant : — Trois hommes contre plus de cinquante ! et pour satisfaire un caprice! N'en parlons plus, je vous prie !
— Si fait!... Dussé-je aller seul, je m'en passerai l'envie.
" — Edouard! je suis votre chef, monsieur, et je vous <iis : Je ne veux pas.
Le pliis âgé des cousins, que nous appellerons de son nom de guerre, sous lequel il était redouté des Bleus à dix lieues à la ronde, le Marquis, avait prononcé ces
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mots d'un ton sévère ; mais il ajouta, — et sa voix dé- vint d'une excessive douceur — en s'adressant à l'en- fant :
— Grondez un peu votre frère, Anne ; il s'est mis en tête d'attaquer le détachement qui traverse la lande.
Le jeune homme, ou plutôt la jeune fille, se redressa vivement à ces mots.
— Un détachement! des Bleus! s'écria-t-elle, pendant que son œil, si doux naguère, s'animait d'un feu pres- que cruel. Achevai donc! et en avant!... Edouard a raison, monsieur, et, ne vous en déplaise, vous avez grand tort. En avant, en avant! Qui m'aime me suive!
La volontaire enfant, légère comme un oiseau, était déjà en selle à ces derniers mots, et faisait caracoler son joli cheval avec l'aisance d'un cavalier accompli. Le marquis la regardait d'un air triste.
— Ce serait une folie sans excuse, mademoiselle, dit- il ; je ne le permettrai point.
La jeune fille l'interrompit.
— A votre aise, monsieur! dit-elle avec le ton mutin d'un enfant gâté. Au revoir donc! Viens, Edouard.
Edouard se dirigeait vers son cheval ; le Marquis se leva vivement.
— Restez, je vous l'ordonne, dit-il. Gomme brigadier des armées au service de sa majesté le roi de France et de Navarre, je vous somme, vous, comte Edouard de Vimar, capitaine au service dudit prince, et vous, che- valier de Vimar, qui vous prétendez volontaire dans la compagnie de votre frère, tous deux, par conséquent, sous mes ordres immédiats, je vous somme de me suivre à l'instant même sous peine de rébellion.
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Edouard s'arrêta; mais M"^de Vimar répondit à cette grave sommation par un éclat de rire des plus irrévé- rencieux : et, taisant exécuter à son cheval une auda- cieuse courbette, qui la reporta d'un bond aux côtés du Marquis, elle laissa tomber ces mots en minaudant :
— Monsieur le Marquis, vous n'êtes pas galant. J'ai dit : Qui m'aime me suive ; n'avez-vous donc pas en- tendu?... Vous n'y gagnerez rien ; je vous désobéirai ; c'est résolu... Irrévocablement! ajouta-t-elle avec une emphase moqueuse.
— Voyez-vous, Henri, continua-t-elle, si nous étions au camp, je vous obéirais. Dieu me préserve de donner l'exemple de l'insubordination I mais ici cela ne tire nul- lement à conséquence. Allons, allons, mon cher cousin, (sa voix se faisait caressante), soyez donc plus aima- ble, je vous prie : Un tout petit temps de galop, un coup de fusil ou deux, puis ventre à terre!... Et votre servante très-humble, monsieur le brigadier des armées du roi ; jamais vous n'aurez eu de soldat plus soumis que moi.
A ces mots, et sans attendre la réponse, l'amazone fit sentir l'éperon à son cheval, qui franchit le ravin d'un saut, et s'éloigna rapide comme le vent.
— Nous n'abandonnerons pas ma sœur, monsieur, je suppose ? dit Edouard.
Le Marquis ne jugea point à propos de relever l'amer- tume hautaine qui perçait dans ces paroles.
— Incorrigible enfant ! murmura-t-il en montrant d'un œil inquiet la distance qui les séparait déjà de la Jeune tille.
En même temps, Edouard et lui partirent au galop.
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Spartacus et son détachement les voyaient s'avancer avec surprise.
— Qu'est cela, s'il vous plaît, citoyen CoUot? demanda le premier.
Gollot mit tranquillement le pistolet à la main.
— Citoyen, dit-il, ce sont trois papillons qui viennent se brûler à la chandelle. Voilà tout.
— Gomme ils arrivent ! s'écria Spartacus ; c'est un tourbillon, une tempête !... Si je priais les citoyens sol- dats de faire une petite décharge ?
Collot quitta des yeux la cavalcade pour lever sur son chef un regard de stupéfaction ; depuis le matin, il marchait de surprise en surprise ; cette fois, il crut qu'on se moquait de lui.
Cependant lisant sur la débonnaire physionomie du capitaine un embarras séiieux il répondit :
— Citoyen, cela vous regarde. Moi, je les laisserais avancer encore ; les conscrits sont mauvais tireurs, et...
Avant qu'il eût terminé sa phrase, le plus rapproché des trois cavaliers, celui qui portait la veste de velours vert, et dont les longs cheveux blonds retombaient en gracieuses boucles sur ses épaules, abaissa son fusil, sans s'arrêter, comme en se jouant. Le chapeau du lieu- tenant, percé par une balle s'en alla rouler sur la lande à quelques pas.
— Diable ! dit Collot en courant après son couvre- chef, on ne peut pourtant pas les laisser approcher beaucoup plus.
C'était la première fois, p*eut-être, que le bon Sparta-- eusse trouvait à pareille fête ; toujours est-il que sa
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tenue en présence du danger ne fut pas celle d'un vé- téran.
Dans la matinée, le lieutenant Collot s'était constam- ment chargé de commander la manœuvre. Lorsque le capitaine se vit seul en présence des devoirs de son grade, il sembla tomber dans une étrange perplexité.
Cependant les assaillants arrivaient à la portée de pistolet ; il fallait se décider.
Soit fatigue, soit tout autre motif, la voix de Spartacus trembla sensiblement lorsqu'il adressa à sa troupe cette allocution inusitée :
— Citoyens soldats ! je pense qu'il est temps de tirer un peu, qu'en dites-vous?
— Garde à vous !... joue... feu ! criait au même ins- tant, par derrière Collot, qui avait reconquis sa coif- fure.
— C'est absolument ce que je voulais dire, observa le capitaine, un peu rassuré par la présence de son bras droit.
Mais sa voix se perdit dans le bruit de la décharge, et, dès ce moment, les soldats conçurent une très-mé- diocre idée de son courage.
Au commandement, les assaillants, détournant leurs chevaux,. les firent caracoler à droite, à gauche, en s'é- loignant rapidement. La décharge une fois faite, les bleus les virent revenir comme la foudre, et, avant qu'ils eussent rechargé leurs armes, les cavaliers étaient à demi-portée. Trois coups partirent en même temps, et trois soldats tombèrent.
Alors une voix fraîche et douce arriva jusqu'aux ré- pubHcains.
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— Salut et fraternité, citoyens I disait-elle. Un pour chaque. Il nous reste trois coups encore ; mais si nous nous mettions à prodiguer ainsi vos précieuses existences, nous en verrions trop tôt la fin... Défenseurs de la patrie, au plaisir de vous revoir I
— Brigand ! attends-nous donc ! hurla GoUot écumant de rage.
La jeune fille l'entendit : par une bravade folle, au lieu de s'éloigner avec ses deux compagnons, elle fit encore quelques pas en avant.
Elle ouvrait la bouche pour lancer un nouveau sar- casme, lorsque le lieutenant l'ajusta de son pistolet à la dérobée, et visant avec tout le soin dont il était capable, lâcha son coup.
Le cheval de Fenfant fit un bond ; monture et cava- liers tombèrent.
Au bruit du coup, les deux fugitifs s'étaient retour- nés.
— Anne ! ma sœur ! s'écria Edouard.
— Voilà ce que je craignais ! dit amèrement le Mar- quis. Un effort I mais de la prudence. Songez que, si nous sommes pris, tout espoir de délivrance est perdu pour elle.
Le galop de leurs chevaux les amena près dç la jeune fille en quelques secondes ; mais les soldats, bien plus rapprochés, arrivèrent en même temps. Cependant les deux coups de fusil des royalistes abattirent les premiers républicains ; le Marquis saisissait déjà sa belle cousine, lorsque la balle du second pistolet de Collot effleura le cou de son cheval ; l'animal se cabra et partit comme un trait.
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Edouard, resté seul, entouré de toutes parts, et sur le point d'être lui-même fait prisonnier, passa sur le ventre aux soldats de la Convention, et rejoignit son cousin la rage au cœur.
Quelque temps ils harcelèrent le détachement ; plus d'un Bleu tomba encore avant d'atteindre la lisière delà forêt.
Arrivé là, le lieutenant Collot éleva sa grosse voix, et jura qu'au premier coup de fusil le prisonnier serait passé par les armes.
Aussitôt on vit les deux chouans disparaître derrière les arbres.
Le détachement, moins fort de huit à dix hommes, arriva sans autre accident au lieu de sa destination.
III
A une lieue nord-ouest de la Gacilly, au centre des plus épais taillis de la Forêt-Neuve, il existe une vaste clairière traversée par un ravin profond. Les rives de ce ravin, hautes, coupées à pic, surplombant même quelque fois, portant à leur sommet comme une chevelure de broussailles qui se mêlent si touffues, si embrouillées, que l'œil ne peut percer au-delà et s'arrête sur cette voûte de verdure, recouvrant un précipice de plus de trente pieds. C'est le Saut-duBouc. A l'appui de ce nom fan- tastique, on raconte dans le pays une interminable lé- gende où l'on voit un chevalier, trompé par le démon qu'il poursuit sous la forme d'un bouc, arriver armé de toutes pièces au galop de son cheval de bataille, et s'en- gloutir à la grande joie du maudit, qui se pâme de rire et lui fait des cornes sur l'autre bord. On montre encore l'endroit où Satan posa son pied pour faire le saut. Ce pied a laissé son empreinte sur le roc : quatre doigts et l'orteil, le tout d'une exécution parfaite et dessiné de main de maître.
Non loin de cet endroit qui forme à peu près le centre
SPARTAGUS 133
de la clairière, s'élève une immense pierre quadrangu- laire couchée sur quatre supports géants ; les gens du pays l'appellent la TabLe des païens^ sans doute par sou- venir traditionnel de son ancien usage.
Cette table est, en effet, un monument des Celtes, probablement un autel servant jadis aux cérémonies druidiques.
Les paysans morbihannais sont convaincus qu il revient près de cette pierre ; c'est-à-dire que les âmes des tré- passés affectionnent ce lieu, et s'y donnent volontiers rendez-vous pour leurs nocturnes assemblées. Aussi n'en parlent-ils qu'après un signe de croix préalable. Nulle considération ne pourrait porter un homme seul à s'en approcher dès que la nuit est tombée.
Dans le fond du ravin, et presque verticalement au- dessous de la table, se trouve une excavation d'une étendue considérable : est-ce un ancien lit souterrain du torrent qui l'aurait abandonné depuis des siècles pour suivre sa direction actuelle? est-ce le complément de la table celtique, le temple mystérieux où se consom- maient les sanglants sacrifices des Druides? La der- nière hypothèse est la plus probable.
Quelle que soit d'ailleurs son origine, cette caverne convenait merveilleusement aux réunions d'une secte persécutée ; sa bouche est basse et couverte par une telle profusion de ronces, réunies là comme à plaisir, que, fût-on parvenu au fond du ravin, on pourrait pas- ser et repasser auprès d'elle sans la deviner. D'ailleurs, l'eau qui remplit le torrent une bonne moitié de l'année suffirait seule pour ôter jusqu'à l'idée qu'une habitation humaine put exister en un lieu pareil.
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134 SPARTAGUS
Pourtant si, le 15 août 1793, une heure après les évé- nements que nous venons de rapporter, le hasard ou la trahison eût permis à quelqu'un de glisser un coup d'oeil curieux à travers les broussailles de l'ouverture, un spectacle aussi étrange qu'animé aurait frappé son regard.
La caverne était de forme oblongue ; des deux côtés,. le long des parois humides, s'étendait une litière de paille, large de la hauteur d'un homme et foulée à in- tervalles égaux. A l'une des extrémités de cet immense divan, s'alignaient cinq ou six tentes ou cases formées, de toile grossière ; à l'autre se trouvait un râtelier pour une douzaine de chevaux.
Au-dessus de toutes les places foulées, formant comme autant de sillons sur la paille, étaient suspen- dus, à des crochets de bois fixés dans le roc, tantôt un fusil de chasse luxueusement orné, tantôt une longue et mince canardière, quelquefois un tromblon de cuivre, à la gueule évasée, le plus souvent un fusil de muni- tion.
Le reste du mobilier consistait en escabelles boi- teuses, en vases de terre, etc. Il y avait aussi d'épaisses tables de chêne, à peine dégrossies, comme on en voit dans les fermes.
Aux deux côtés de l'entrée, une sentinelle, en saie de toile et pantalon flottant sur de larges sabots, se tenait debout, le fusil sur l'épaule.
L'œil du curieux aurait glissé sur tous ces détails ma- tériels : la scène que nous avons annoncée comme de- vant captiver son regard, se passait dans la partie la plus éloignée de la grotte.
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SPARTAGUS 13à
Là, en eft'ct, plus d'armes d'aucune espèce, plus rien de ce qui pouvait rappeler la vie aventureuse et san- glante du soldat: une pierre recouverte d'une toile ; sur la pierre, un crucifix ; tout autour, le sol nu ; sur le sol, cent cinquante paysans et quelques femmes agenouillés dans un pieux recueillement.
Debout devant la pierre, autel rustique qui, chaque matin, lui servait à célébrer le saint sacrifice, l'ancien curé de la Gacilly, vieillard au front vénérable, psalmo- diait lentement un verset des hymnes sacrées. Chaque membre dé l'assemblée, animé d'une foi également vive et sincère, adoucissait sa voix rude pour répondre le verset suivant. On chantait vêpres dans le trou des païens^ le jour de l'Assomption, en l'an 1793.
Dieu nous garde ici de faire du pittoresque avec ce qui est touchant ! Comment, d'ailleurs, essayer de ren- dre les détails de cette scène sans en gâter la magnifi- que et simple poésie? Ce vieux prêtre disant avec fer- veur les louanges du Très-Haut quand toutes les mi- sères, toutes les privations pèsent sur les derniers jours de sa vie; ces hommes vaillants, dont l'existence se ré- sume en deux mots : prier, combattre ; qui ne laissent leur rosaire, béni sur l'autel de madame sainte Anne d'Auray, que pour saisir l'arme suspendue au-dessus de leur couche; et confesser, vainqueurs ou mourants, ces deux principes si purs de tout intérêt humain, dévoue- ment au trône écroulé, foi au Christ méconnu; ces femmes à la vertu antique, suivant à la mort leurs frères et leurs époux ; tout cela, prêtres, paysans, gen- tilshommes, femmes, s'appelle d'un nom commun dans l'histoire, ce sont les chouans.
t36 8PARTAGUS *
Vanter leur héroïsme serait peine perdue ; ils n'ont pas plus besoin de nos louanges que souci des insultes de quelques-uns.
Leur récompense, à eux, n'est pas de ce monde. Ce n'était certes point pour inspirer des épopées qu'ils don- naient à la France infidèle et déshonorée l'exemple de l'honneur le plus chevaleresque et de la fidélité la plus touchante.
Les chouans rassemblés dans le trou des païens, étaient les restes d'une bande nombreuse, composée en majeure partie des anciens tenanciers du Marquis. Ce- lui-ci, admirateur passionné de M. de la Rouarie, avait saisi tout d'abord la portée des ingénieuses et vastes combinaisons du créateur de l'association bretonne.
Jugeant les autres d'après lui-même, le Marquis tout jeune encore avait pris au sérieux les acclamations qui s'élevèrent de toutes parts dans les assemblées des no- bles, lorsque M. de la Rouarie y développa pour la pre- mière fois ses plans d'organisation militaire.
Ici, celui qui signe ces pages sent le besoin de pren- dre la parole pour rappeler qu'il n'en est que l'éditeur. Leur auteur véritable, le général, Marquis de la M... garde la responsabilité de son admiration pour la Roua- rie et du bon marché qu'il faisait de l'intelligence poli- tique des gentilshommes Bretons.
Cela dit, je laisse continuer mon auteur:
Le Marquis dut l'econnaître plus tard que les bonnes gens de Bretagne avaient applaudi la Rouarie sans le comprendre. Bien peu mirent ses plans à exécution ; beaucoup agirent en sens diamétralement con- traire.
SPARTACUS 137
Mais nous parlons d'un temps où le Marquis ne dou- tait point du succès.
De retour dans ses terres, sans lever précisément ses hommes, il les avait mis en état de se montrer en armes au premier signal.
Tout ce plan de la Rouarie, si habilement conçu, échoua pourtant, comme chacun sait. Les susceptibili- tés jalouses des chefs secondaires, Tineptie, la faiblesse ou le zèle mal dirrigé de quelques-uns, la trahison de quelques agents salariés, l'absence obstinée des princes, tout se réjinit pour faire manquer l'entreprise.
La Rouarie mourut.
Mais son immense travail ne devait pas rester sans ré- sultat. Lorsque les soldats de la Convention se mirent à sillonner en tous sens la Bretagne, ils trouvèrent dans certaines paroisses une résistance aussi opiniâtre qu'i- nattendue ; on put se convaincre alors de l'efficacité d'une résistance générale qu'on eût organisée sur le même plan.
Si les districts eu effet, qui avaient suivi les instruc- tions de la Rouarie, quoique pou considérables et isolés les uns des autres, causèrent à la République des pertes énormes, quel n'eût point été le résultat d'un soulè- vement opéré avec ensemble et conduit par un chef in- telligent? Lorsque, notamment, le premier détachement de Bleus vint pour occuper Garentoir et la Gacilly, le tocsin sonna dans toutes les paroisses environnantes ; en un clin-d'œil, le Marquis se trouva à la têt^ de plus de mille hommes.
Il combattit et vaillamment, mais les Bleus recevaient sans cesse du renfort ; à l'époque où se passe notre his-
42* .
138 SPARTACUS
(oire, 150 hommes seulement restaient sous ses ordres.
C'était bien peu pour se défendre, et certes ce n'était point assez pour vaincre, cependant, le Marquis nour- rissait toujours l'espoir d'un soulèvement en masse du Morbihan et de l'Ille-et-Vilaine ; il demeurait à son poste pour favoriser au besoin ce mouvement.
En cet endroit, M. de la M... s'arrêtait pour pousser un grandissime soupir et dire:
— Ce n'était pas si fou que vous pourriez le croire. Si la Bretagne avait aperçu seulement à l'horizon le bout du nez d'un prince... mais les princes ont quelque fois le bout du nez trop prudent.
La Bretagne eut beau regarder, le nez de son prince resta hors de vue...
Les vêpres étaient presque terminées lorsque Edouard et le Marquis revinrent de leur malheureuse expédition. A leur entrée dans la grotte, le bruit de leurs pas fit à peine relever quelques têtes de femmes ; dès qu'ils se fu- rent agenouillés en silence, l'assemblée continua de cé- lébrer la fête de la Vierge avec recueillement et piété.
Quand le dernier psaume eut cessé de retentir sous la voûte, le curé se prosterna devant l'autel et dit :
— Mes frères, n'oublions point nos morts. Prions pour eux avec ferveur afin que, notre tour étant venu, nous trouvions, nous aussi, de ferventes prières. Nous allons dire le De profundis pour le repos des âmes de...
Ici une longue liste de noms, souvent interrompue par un pénible soupir sortant de la poitrine d'un père, d'un frère perdu dans la foule, ou parles sanglots étouf- fés des femmes agenouillées de l'autre côté de la grotte. La liste épuisée, le prêtre entonna le De profundis. Les
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chouans, habitués à compter chaque jour sur leur trépas (lu lendemain, répondirent pieusement l'hymne mor- tuaire; puis le prêtre ayant donné la bénédiction, tout le monde se leva
Le Marquis sortit le premier et fit ranger sa bande au fond du ravin.
— Cinquante hommes et un nouveau capitaine arri- vent ce soir à la Gacilly, dit-il. L'attaque projetée n'aura point Ueu cette nuit.
Il I parcourut les rangs du regard et sembla faire un choi\ dans la foule.
^ .loan Huber! Jean Balagny! Joson Guer! Michel! >î !si<»n !
Quake chouans s'avancèrent en silence, le Marquis rontimia en s'adressant au reste de la bande:
— Allez vous reposer, mes fils, et dormez pour deux nuits; ..emain, il vous faudra veiller.
Une fois le gros de la bande rentré dans la caverne, •(' Marquis se trouva seul avec les quatres hommes qu'il vvait choisis, Edouard et le curé.
1 jeta sur ces deux derniers un regard de contrainte fort significatif, mais inutile, attendu la curiosité bien naturelle du bon prêtre et la préoccupation d'Edouard.
— Mademoiselle Anne est prisonnière, dit-il.
— Prisonnière! répétèrent ensemble les quatre paysans.
Leurs yeux interrogeaient le jeune comte de Vimar comme pour implorer le démenti de cette triste nou- velle; Edouard comprit et répondit en baissant la tête.
— Ma sœ»ir esta la Gacilly!
— Hélas! monsieur le Marquis, voilà un jjïen terrible
t4§ SPARTAGUS
événement, dit à son tour le prêtre avec én>otion. Cette chère demoiselle ! Comment cela est-il donc arrivé?
— Monsieur le recteur, répondit le Marquis dont la voix trahissait la secrète impatience, ce serait une lon- gue histoire. Le mal est fait; l'essentiel est de le réparer, et cela sans perdre de temps. La jeune fille est opiniâ- tre ; elle ne révélera certes pas qui elle est, et les Bleus ne font point de quartier...
Edouard se sentit frémir de la tête aux pieds, à cette affreuse idée. Les paysans dirent à la fois:
— Que faut-il faire, monsieur le Marquis? Seigneur Dieu que faut-il faire, pour délivrer notre pauvre demoi- selle!... Allons, monsieur le comte, faut pas pleurer comme ça; nous la sauverons.
Edouard, en effet, avait laissé tomber sa tête sur sa main ; l'image de sa sœur assassinée avait frappé son esprit d'un coup trop violent: il pleurait:
— Edouard, dit doucement le Marquis, vous allez vous retirer. Ce qui reste à faire ne regarde que ces bra- ves et moi.
Le jeune comte releva vivement la tête.
— Oh ! vous ne me donnez pas sérieusement cet ordre, s'écria-t-il, s'indignant à la pensée de rester au camp, tandis que d'autres s'exposeraient pour tenter la déU- vrance de sa sœur, c'est impossible, monsieur !
— Edouard, dit le Marquis à voix basse, vous m'avez résisté déjà une fois aujourd'hui; vous savez ce qui en est résulté.
Puis il ajouta tout haut :
— Monsieur le comte, laissez-nous je vous prie. Cet ordre péremptoij:e ne souffrait pas de réplique,
SPART AGUS 141
moins de se mettre en rébellion ouverte; Edouard obéit; mais, avant de se retirer, il dit encore:
— C'est une cruauté sans motif, monsieur. Souvenez- vous que si malheur arrive, j'aurai le droit de vous de- mander compte de votre conduite de ce soir.
Le Marquis s'inclina avec froideur; puis, comme Edouard s'en allait tristement, il prit à part le curé de la Gacilly.
— Monsieur le recteur, dit-il, ce pauvre enfant me fait peine; n'irez-vous point le consoler?
Le prêtre suivit Edouard. Le Marquis attendait ce mo- ment; il vint se placer au millieu de ses quatre compa- gnons, son regard se peignait la confiance sans bornes qui liait chaque chef de chouans à ses gars^ il dit sans préambule :
— Il y a fort à parier que ceux qui vont aller ce soir à la Gacilly n'en reviendront pas; voulez-vous y venir?
— Oh! monsieur le Marquis, vous le savez bien.
— C'est vrai, mes braves; mais, cette fois, j'ai dû vous montrer le danger. Le malheur de mademoiselle de Yimar intéresse ses parents et amis seulement; nul autre que Sa Majesté n'a le droit de réclamer votre sang. C'est pour le roi que je me suis donné à vous; vous m'aimez bien ; pas un d'entre vous n'eut refusé de me suivre, pour moi-même, mais, avant tout, je suis le chef d'un corps royaliste, et ne puis exposer mes soldats que pour le bien de la cause royale.
Prétendre que les chouans comprirent parfaitement cette distinction serait un peu hasardé peut-être : tou- jours est-il qu'ils portèrent religieusement la main à leur chapeau au nom de Sa Majesté, et qu'ils accueilli-
142 SPART ACUS
rent la conclusion avec une grave et silencieuse défé- rence.
— Nous irons donc seuls, nous cinq, continua le Mar- quis; toi Huber, lu prendras ton fusil...
— Tiens, pardié !
— Silence!... Tu prendras Ion fusil. Vous, Jean, Joson, Michel, je vous donnerai des couteaux; vous n'aurez point d'autre arme.
— Oh!.., firent les gars étonnés. Dame, monsieur le Marquis après ça, si c'est votre idée.
— La réussite de mon plan exige le silence; il ne faut pas qu'il y ait plus d'un coup de tiré... Maintenant, allez dormir une heure ou deux; je vous éveillerai quand il sera temps.
Les quatre chouans soulevèrent en silence l'amas de broussailles qui masquait l'entrée de la grotte; leur chef resta seul appuyé au tronc rabougri d'un vieux chêne qui avait essayé de croître, privé d'air et de soleil, au fond d'un précipice.
Deux heures se passèrent avant que le Marquis chan- geât de position. Pendant ce long espace de tp.mps, son immobilité fut si grande, qu'on aurait pu le prendre pour une statue, si parfois un profond et pénible sou- pir ne fût venu soulever sa poitrine, et montrer que, sous ce calme apparent, se cachait une grande agita- tion intérieure.
11 était, en effet, dans un moment de grave irrésolu- tion.
Sa conduite ultérieure, ce qu'il devait faire pour ser- vir le plus utilement possible la cause à laquelle il s'é- tait si franchement dévoué, c'était là le sujet de ses ré-
SPART AGUS -143
llexions de tous les jours; mais, cette nuit, la captivité de mademoiselle de Vimar venait encore ajouter à ses incertitudes.
Force lui était de s'avouer l'insuffisance de sa bande pour tenir désormais les Bleus en échec. Le nombre des chouans augmentait chaque jour, il est vrai, mais ces nouveaux ennemis de la Convention n'avaient du chouan que le nom et l'intrépidité.
C'étaient tantôt des hommes isolés, qui, ruinés ou traqués parles républicains, leur déclaraient une guerre à mort, et, embusqués dans les bruyères, guettaient nuit et jour leurs victimes ; tantôt de petites bandes de dix, quinze ou vingt hommes au plus, combattant les Bleus, mais ne reculant guère à l'occasion devant le pillage d'un château royaliste ; agissant, du reste sans concert aucun, et plus disposés à se détruire les uns les autres qu'à se prêter un mutuel secours.
Le Marquis savait parfaitement que, pour le parti royaliste, les chances de succès n'étaient \)oint alors en Bretagne ; il connaissait les progrès extraordinaires des généraux vendéens; le général deBonchamp, avec lequel il entretenait une correspondance intime, le pressait de venir joindre son corps. Aussi, la veille même, avait-il résolu de tenter un dernier eflbrt sur la Gacilly, et de passer ensuite la Loire pour rallier l'armée catholique.
La captivité de mademoiselle de Vimar dérangeait tous ses plans.
Les Lepriol de Vimar, vieille noblesse de Josselin et les de la M... (car il faut bien vous avouer que le bon général me racontait sa propre histoire en ayant soin de ne se désigner jamais que par un nom de guerre « Le
144 SPARTAGUS
Marquis » ) étaient alliés depuis des siècles. Le Marquis, après avoir vu Anne toute petite au château de son père, l'avait retrouvée jeune fille quand il était revenu de l'Emigration en pleine Terreur avec le dessein ar- rêté de tirer l'épée en faveur du roi prisonnier au tem- ple.
Au milieu de sa vie de dangers toujours renais- sants, la vue continuelle d'Anne, son exquise beauté, la tournure exceptionnelle de son esprit audacieu sè- ment romanesque, avaient agi sur l'âme du Marquis. Insensiblement, avant qu'il eût songé à y prendre garde, il avait dû s'avouer qu'il aimait M^^° de Vimar.
Dès lors, ce sentiment avait jeté des racines trop pro- fondes pour qu'on pût songer à le combattre. A mesure que son amour augmentait, il déplorait davantage la vie aventureuse d'A.nne, l'oubli où elle mettait les douces habitudes de son sexe.
Oubliant les premières impressions qui avaient agi sur lui si vivement, il regardait maintenant comme au- tant de travers cette hardiesse extraordinaire, ce cou- raec tout viril qui, bien probablement, avaient été les piemiers appâts où s'était pris son cœur. 11 maudissait d'autant plus ce malencontreux héroïsme, qu'il voyait en lui l'obstacle le moins sérieux sans doute, mais le plus insurmontable à sa jonction avec M. de Bon- champ.
Au milieu de la bande du trou des païens^ composée des vassaux du Marquis et de ceux de la maison de Vi- mar, Anne pouvait, en effet, suivre à son aise sa bizarre vocation. Les bons chouans de Bretagne l'admiraient, l'idolâtraient, la respectaient à l'égal d'une sainte ; mais
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ailleurs, dans les rangs de la grande armée royale, que deviendrait la pauvre amazone?
C'étaient ces pensées, la dernière surtout, malgré sa faible importance relative, qui absorbaient le Marquis. Aux reproches de sa conscience, il avait à opposer la captivité d'Anne. Pouvait-il en effet la laisser entre les mains des Bleus?
Mais d'un autre côté, ce malheur serait-il arrivé s'il eût fait taire sa faiblesse et laissé, pour de plus nobles combats, ces inutiles et dangereuses escarmouches de Bretagne?
Il s'indignait d'avoir pu mettre en balance son amour pour une enfant et le service de Sa Majesté ; il avait honte de lui-même. Puis, tout à coup, chose étrange ! honte et indignation s'évanouissaient comme un songe, pour faire place à la rêveuse et mélancolique tristesse de l'amour le plus pastoral, quand il se faisait cette question, tourmentéternel de quiconque met son bonheur à la merci d'une femme : — M'aime-t-elle?
Sa distraction, favorisée par le silence et la solitude, menaçait de se prolonger encore, lorsque, fort heureuse- ment pour sa maîtresse, à qui sa langoureuse rêverie était d'un assez mince secours, un rayon de lune se frayant tout à coup un passage à travers la voûte des brous- sailles, vint frapper d'aplomb son visage. Le marquis tressaillit à cette vue ; mais, avant qu'il eût le temps de faire un mouvement, la voûte se referma, le rayon dis- parut, et un corps pesant tomba au fond du préci- pice.
— Ne vous inquiétez pas, monsieur le Marquis, dit en même temps la voix d'Huber, il doit être bien mort ;
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mais voyez voir pourtant si c'est un effet de votre bonté. Les enragés ont la vie dure.
Le marquis marcha vivement dans l'obscurité ; au se- cond pas qu'il fit, son pied heurta contre un cadavre.
Huber arrivait en ce moment au fond du ravin.
— C'est Mathurin Gaignel, dit-il froidement, sauf res- pect, monsieur le Marquis.
— Et pourquoi l'avoir tué, malheureux?
— Dame! c'était un pataud \]Q m'en doutais depuis hier, et je l'avais guetté aujourd'hui toute la journée ; je l'ai trouvé cette nuit.
— Mais qui te dit qu'il fût un traître ?
— M'est avis que vous n'avez pas regardé le corps, sans cela vous auriez vu briller ses boutons d'étain. Gai- gnel s'était fait Bleu, sauf respect, monsieur le Marquis ; il est en uniforme.
Le Marquis punissait rigoureusement les meurtres iso- lés qui déshonorent inutilement un parti ; mais ici la trahison était flagrante. Ce Caignel était un déserteur, devenu espion et Huber avait probablement sauvé toute la bande d'un danger imminent.
Néanmoins le Marquis prit un ton sévère.
— Pourquoi as-tu quitté le camp sans ordre? deman- da-t-il.
— Dame! balbutia le gars en roulant son chapeau entre ses doigts : j'ai quitté le camp pour guetter Cai- gnel.
— Tu seras puni ; un meurtrier nocturne n'est pas digne de faire partie des troupes de Sa Majesté.
— Dame ! monsieur le Marquis!
Le chouan qui venait de risquer sa vie en attaquant
SPARTAGUS 147
un ennemi nécessairement sur ses gardes, ne trouva que cette exclamation douloureuse pour repousser le repro- che peut-être injuste de son chef,
— Quoi! la nuit est-elle donc si avancée! s'écria ce dernier qui avait poussé le ressort de sa montre ; onze heures et demie! Dieu veuille qu'il ne soit pas trop tard!
Il entra doucement dans la grotte avec Huber, et ré- veilla ses trois autres compagnons d'expédition qui dor- maient côte à côte, d'un profond et bruyant sommeil. Il les fit entrer dans sa case, où il leur distribua, sui- vant sa promesse, des couteaux bien affilés : puis tous les cinq partirent sans bruit, grimpant le long des bords du ravin pour se diriger vers la Gacilly.
Leur marche était silencieuse, bien que rapide ; les Bleus envoyaient souvent des espions dans les bois, té- moin le transfuge Caignel, surpi'is par Huber à dix pas du trou des païens ; le moindre indice pouvait donner l'éveil.
La foret-Neuve s'étend jusqu'à un quart de lieue de la Gacilly. Pendant une demi-heure, nos aventureux voyageurs, couverts par le dôme de verdure qui s'éle- vait au-dessus de leurs têtes, ne s'aperçurent pas qu'un brouillard compacte, commençait à envelopper la plaine. Ce fut seulement à quelques pas de la lisière que le mar- quis s'arrêta en disant :
— Ce brouillard nous fait la partie belle : la lune s'est cachée tout -exprès pour nous. Ecoutez et souvenez- vous... Toi, Huber, tu vas nous quitter ici; tu pren- dras le chemin de Garentoir ; tu tourneras la Gacilly pour arriver par derrière, du côté de la caserne... Ap- f) roche.
148 SPARTAGUS
Le Marquis lui dit quelques mots à l'oreille et ajouta tout haut :
— ïu m'entends ; il n'est pas nécessaire de tuer cet homme.
— Dame! fît Huber, évidemment désappointé ; ça en ferait tout de même un de inoins.
— Tu ne le tueras pas... va! Le paysan partit.
— Pour nous, mes gars, reprit le Marquis, nous avons autre chose à faire. Huber est intelligent ; grâce à lui, je suis sûr de parvenir jusqu'à M^^^ de Vimar, mais ce n'est pas tout : il faut songer au retour. Je connais le lieutenant CoUot ; à la moindre alerte, il envoie des pa- trouilles sur la lande. Pourtant, mes gars. M"** Anne doit être sauvée.
— Ça, c'est sûr, dirent les trois paysans.
— S'il ne faut que se mettre en avant et recevoir les coups à sa place, ajouta Jean Balagui, colosse de plus de six pieds, dont le courage et surtout la force éton- nante faisaient bruit dans sa bande et même parmi les Bleus ; je dis que je suis là moi, Balagui.
Le Marquis jeta sur les membres noueux de l'athlète un regard de satisfaction.
— C'est bien, dit-il ; tu protégeras seul M^^® Anne pendant la retraite. Es-tu content?
— Je suis là, moi, Balagui! répéta seulement le gars en redressant son torse gigantesque.
Le marquis continua :
— A la première alarme tu ôtes tes sabots, tu saisis dans tes bras M^^*' de Yimar et tu prends la fuite sans faire aucun bruit, sans dire une parole... Vous, au coUf
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traire, continua le Marquis en s'adressant aux deux au- tres vous crierez « sauvons la demoiselle, » et vous détale- rez à grand fracas, dans la direction opposée ; il faut qu'on vous poursuive... Joson et toi, Michel, votre tâ- che est la plus dangereuse ; la remplirez-vous?
Les deux chouans répondirent oui d'une mêmevoix; ce simple mot dans leur bouche valait pour le Marquis le serment le plus solennel.
— Dieu nous assiste! dit-il ; en route, mes gars, faites- vous petits et ne soufflez pas.
Ils s'engagèrent sur la lande, leur marche devint lente : les plus minutieuses précautions étaient prises pour éviter le bruit. Ils furent ainsi près d'une heure à franchir le court espace qui sépare la Forêt-Neuve de l'Oust, dont le courant baigne les dernières maisons de la Gacilly.
Pour éviter le pont, sur lequel devait se trouver une sentinelle, la rivière fut traversée à gué, et la petite troupe entra dans le chemin montant et pierreux qui conduit au centre de la ville en longeant les murs du cimetière
A l'angle de ce mur, le Marquis fit faire halte : de cette place, il pouvait voir la prison de sa jeune cousine, et le corps de garde qui veillait devant la porte grillée.
La tâche d'Huber était d'une autre nature, à ce qu'il paraît. Dès qu'il eut fait le détour convenu et qu'il fut à portée des avant-postes républicains, il se mit à faire grand tapage dans le fourré, s'efforçant d'imiter la mar- che de plusieurs hommes, et battant les buissons à la ronde avec le canon de son fusil.
De ce côté, les taillis touchent la ville ; le chouan
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150 SPARTAGUS
était à peine éloigné d'une demi-portée, lorsque la sen- tinelle cria son premier qui vive !
Il ne répondit rien et continua tranquillement son manège en avançant toutefois de manière à tenir un gros arbre qu'il voyait confusément à travers le brouillard, entre lui et le soldat républicain.
— Qui vive! dit encore celui-ci.
Le chouan put Tentendre armer son fusil.
— Ne te gêne pas, mon bonhomme, grommela-t-il en redoublant son tapage.
— Qui vive! répéta pour la troisième fois la senti- nelle.
— Joue!feu! s'écria Huber en éclatant de rire.
Au même instant, il sentit le vent d'une balle qui pas- sait en sifflant à quelques lignes de son visage.
— Je n'étais pas couvert, donc! dit-il avec sang-lroid. Allons! ces Bleus du démon apprennent à viser, c'est sûr.
Puis, arrondissant deux de ses doigts qu'il posa entre ses lèvres, il fil retentir les fourrés de ce sifflement aigu, prolongé, terrible signal bien connu dos Bleus, et cria comme un acteur à la cantonnade.
— Ohé ! oh ! les gars ! dévalez !
Il déchargea son fusil en l'air, tout en continuant à part lui :
• — Si on peut perdre comme ça une balle et un coup de poudre à cinquante pas d'un pataud!... Suffit! mon- sieur le Marquis a des drôles d'idées, mais il ne plai^ santé pas.
Huber ne s'était joint que depuis peu à la bande du trou des païens. Auparavant il faisait la guerre en ama-
SPART AGUS . i5!
teur pour son propre compte. C'était alors un de ces chouans isolés qui harcelaient sans cesse les Bleus et leur faisaient plus de mal que les bandes organi- sées.
En ce temps-là, Huber se retirait les nuits dans son ancienne maison, où sa femme avait été massacrée par les républicains dès le commencement de la guerre. Un jour, ceux-ci mirent le feu à la (*,abane, et le chouan, ajoutant un nouveau serment de vengeance à tous ceux amassés dans son cœur, prit son mobilier, c'est-à-dire sa gourde et sa canardière, et vint se mêler à la bande du Marquis. Pendant qu'il travaillait seul, il avait contrac- té la mauvaise habitude de faire la guerre aux hommes comme on chasse les loups. Ce n'était pas la méthode du Marquis, à ce que disait, du moins, le brave géné- ral de la M... ; néanmoins, on gardait Iluber au 7Vom des païens, à cause de son intelligent dévouement et de l'imperturbable sang-froid qu'il déployait dans les plus terribles dangers.
Huber était généralement taciturne au milieu de ses camarades ; mais dès qu'il se retrouvait seul il causait : c'était là un autre résultat de son long isolement.
En toutes rencontres, même les'^plus périlleuses, il se complaisait en d'interminables monologues, sans que le fracas de la fusillade pût le déterminer à manger une syllabe.
La sentinelle avait crié aux armes, mais ce cri était superflu ; les deux coups de feu avaient éveillé la garni- son ; quelques minutes après, tous les Bleus en armes, se précipitaient sur le lieu de l'attaque présu- mée.
152 SPARTAGUS
Devant la prison, un poste de dix soldats veillait toutes les nuits. Ces hommes, que l'alerte trouva debout, furent les premiers à se porter en avant ; la prison resta sans défense. Le marquis n'attendait que ce moment ; il s'élança aussitôt, suivi de ses trois compagnons.
IV
Lorsqu'elle s'était vue prisonnière, M"*^ de Yimar avait été atterrée d'abord, et, certes, il y avait de quoi ; dans ces guerres d'extermination, l'habitude n'était pas de faire quartier.
Mais bientôt le naturel intrépidement orgueilleux de la jeune fille avait pris le dessus. Ce fut d'un pas ferme et la tète haute qu'elle suivit le détachement dans sa marche sur la Gacilly.
Pendant que les conscrits continuaient leur route, grognons et las comme devant, les deux officiers consi- déraient avec surprise la frêle et délicate beauté du pri- sonnier.
Plusieurs fois le lieutenant fut sur le point de deviner la vérité ; mais le pas leste et l'allure déterminée du jeune chouan le rejetaient dans son incertitude. Le ca- pitaine rompit le premier le silence.
— Ce sont des diables, citoyen lieutenant ! dit-il ; ce sont de véritables diables ! Qui pourrait jamais penser qu'un enfant, car c'est un enfant, et même un bien joli
t54 SPART AGUS
enfant, n'est-ce pas, citoyen? est déjà si avancé dans lo mai! Coquin de pays! Lieutenant, vous n'êtes pas blessé, j'espère?
Le lieutenant ôta son chapeau et montra le trou de la balle.
— Peu s'en est fallu, comme vous voyez, citoyen ca- pitaine, dit-il. Le jeune homme tire bien ; je voudrais en dire autant de nos soldats, dont les cinquante fusils ont fait du bruit et de la fumée : voilà tout. Mauvais outils ! les homnies, s'entend.
Le capitaine approuva du geste, et, redoutant une tirade militaire, il se hâta d'ajouter :
— Quand je vous disais, moi, que les brigands sor- tent de terre dans cette contrée infernale ! Vive la Ré- publi(jue, citoyen ! ah ! Sapristi, vive la République ! mais on pourrait la servir plus agréablement. Sommes- nous bien loin encore du souper?
— Quel est donc cet homme? se demandait CoUot en fronçant le sourcil ; où a-t-il fait la guerre? La Con- vention, il faut le dire, nous envoie de singuliers sol- dats!
— En attendant, reprit Spartacus d'un air qu'il vou- lait rendre narquois, je vais tâcher de circonvenir ce jeune ci-devant. Fiez-vous à moi ; le drôle sera bien fin si je n'en tire pas quelques renseignements précieux sur les dispositions de l'ennemi. Vous allez voir !
Il ralentit le pas pour laisser approcher le prisonnier et commença :
— Citoyen rebelle !...
A cette burlesque apostrophe, Anne le regarda en fermant l'œil à demi ; son visage avait ainsi une exprès-
SPARTACUS 155
sion de moquerie telle, que le rusé diplomate ne put achever sa phrase.
Il resta la bouche ouverte, piteux et entièrement dé- contenancé ; mais notre amazone vint elle-même à son secours. Voyant devant elle une de ces débonnaires et paisibles physionomies dont le cachet est partout bien connu, elle dit avec douceur :
— Eh bien, monsieur le capitaine, vous disiez, je crois : Citoyen rebelle? Pardon, si je vous ai regardé d'un air un peu surpris. Ces deux titres ne m'appar- tiennent pas, il m'était permis de douter qu'ils me fus- sent adressés. Citoyen? û donc \ Pour rebelle, Dieu sait monsieur le capitaine, auquel de nous deux cette quali- fication peut convenir.
— Jeune homme, reprit alors Spartacus, honteux du malheureux succès de son début, peu m'importe le nom que vous voulez prendre. Je vous appellerai comme il vous plaira, désirant user de clémence envers vous.
— Merci. Vous venez de me nommer, jeune homme ; continuez, je vous prie ; le titre est large, et ce s{ rait un grand hasard s'il ne pouvait me convenir.
— Eh bien ! jeune homme, c'est cela ! s'écria le capi- taine en reprenant son astucieux sourire. Causons un peu, voulez-vous?... Il fait une chaleur...
— Etouffante, monsieur.
— Etouffante ! C'est le mot... Jeune homme, vous vous exprimez très-bien. Vous avez reçu, j'en suis sûr, une éducation recommandable... Comme la mienne, du reste.
— Mais, monsieur le capitaine...
— Oh! voyez-vous, je m'y connais... Et, dites-moi,
156 SPARTAGUS
celui que vous nommez le Marquis... Vous savez, hein ?
— Oui... Eh bien?
— Pourrait-on connaître son adresse ?
— Son adresse I répéta le prisonnier étonné.
— N'ayez pas peur ; c'est dans son intérêt... Où ioge- t-il, ce vertueux citoyen ?
— Pas plus citoyen que moi, capitaine.
— J'entends bien!... Où loge-t-il, ce chevaleresque défenseur d'idées et de principes un peu moisis, peut- être, mais qui ont eu leur bon temps? moi, d'abord, je n'ai pas de préjugés : un marquis peut valoir un Save- tier... dites-moi où il loge.
— Vous voudriez le voir, peut-être ?
— C'est le mot! Le voir... Une simple visite d'amitié.
— Capitaine, rien n'est plus facile ; je suis convaincu que lui-même sera très-flatté de faire votre connais- sance.
— En vérité !... bien honnête... Mais son domicile est-il bien gardé ?
Une idée bouffonne traversa l'esprit de la jeune fille ; le capitaine méritait une punition pour ce rôle de traî- tre, qu'il jouait fort mal à la vérité, mais qu'il jouait de tout son cœur.
— Vous voulez dire son palais! rectifia-t-elle avec emphase.
— Son palais, c'est le mot, commençait l'accommo- dant Spartacus, son palais doit être gardé...
11 fut interrompu par le prisonnier, qui reprit sévè- rement :
— Je ne puis répondre à votre question, monsieur.
8PARTAGUS ^ 157
Qui peut se vanter de connaître les créatures qui veillent au seuil de ce palais? Le Marquis est un être très-puis- sant, un être redeutable. Si je vous disais... mais vous ne me croiriez pas.
— Dites toujours, jeune homme, s'écria le capitaine avec une curiosité d'enfant.
— J'ai entendu, reprit Anne mystérieusement, des gens graves et bien informés raconter des choses extra- ordinaires... surnaturelles!
— En vérité ?
— Les balles des mousquets rebondissent sur sa poi- trine, les poignards s'émoussent sur ses flancs...
— Par exemple ! Les poignards !
— Chut ! l'air que nous respirons esta ses ordres, et lui redira nos paroles. Ecoutez! ce vent qui passe, c'esl lui peut-être...
Le capitaine essaya de sourire.
— Moi qui vous parle, reprit encore Anne, je l'ai vu une fois. C'était pendant une longue nuit d'hiver... son front rayonnait d'une lueur pâle, blafarde comme la lueur d'un feu follet des tombeaux. Que ce soit une au- réole divine ou la couronne fatale des maudits, nul ne peut le dire. Ce que chacun sait, c'est qu'il n'est pas né d'une femme... Le Marquis n'est point un homme î
A mesure qu'elle avançait dans sa description fantas- tique, M'^*^ de Vimar devenait plus mystérieuse et plus solennelle ; les derniers mots furent dits avec toule l'emphase désirable. Le capitaine fit un soubresaut en répétant :
. — Point un homme... drôle de pays!
158 SPARTAGUS
Il était un peu pâle et ouvrait déjà de grands yeux effarés.
— Ah ça, mais, demanda-t-ft tout bas, qu'est-il donc, alors ?
— Je ne sais ; ne m'en demandez pas davantage, monsieur. Hélas! pour votre repos, peut-être, vous en ai-je déjà trop dit.
— Gomment, comment. Jeune homme! s'écria Spar- tacus, sérieusement inquiété ; qu'entendez-vous par ces paroles ?
— Chut!
— Mais... permettez...
— Rien! Parlons d'autre chose, je vous supplie... Vous avez l'air bien las, capitaine ?
— C'est soif que j'ai surtout, une soif de bœuf!... Mais, dites-moi donc un peu, jeune homme, c'est une chose incroyable !... On nous racontait bien des histoires, là-bas à Paris... Mais ceci est plus fort, beaucoup plus fort ! Peste ! des balles qui s'émoussent ! La Convention devrait bien décréter quelque chose... Des poignards qui rebondissent ! C'est inimaginable et contraire à la raison !
— Silence, monsieur, dit en ce moment Anne, que le capitaine n'amusait plus. Poursuivre ce sujet brûlant, c'est risquer votre vie!
Le pauvre homme n'osa pas insister davantage.
— C'est inimaginable! répétait-il en rejoignant son lieutenant ; ce jeune homme est fort gentil et il n'avait pas l'air de se moquer de moi. Je sais bien que je risque ma vie, parbleu ! mais en dehors môme des périls de la guerre, que vais-je devenir dans ce pays de diables et
SPARTAGUS 159
de brigands? Hélas! pourquoi ai-je cédé mon fonds de commerce, pourquoi?
Une fois arrivée à Gacilly, Anne, enfermée dans sa prison, dépouilla tout à coup ce masque d'assurance et de gaieté railleuse qu'elle s'était imposé pendant la route. Ce n'était plus le .jeune homme à la mine hau- taine et railleuse, abusant sans vergogne ni pitié de la simplicité parisienne de l'excellent Spartacus.
Sûre d'être seule et ne craignant plus le regard inso- lemment curieux du vainqueur, M^^" de Yimar laissa tomber sa tête entre ses mains et resta quelques mi- nutes comme anéantie. Quand elle la releva, ses grands yeux étaient inondés de larmes ; le guerrier était rede- venu jeune fille.
Et certes elle était plus belle ainsi : son regard hu- mide avait gagné en douceur ce qu'il pouvait avoir perdu de hardiesse et de fierté ; l'ensemble de sa phy- sionomie, rendu au caractère de son sexe, avait repris cette modestie, charme immense, charme nécessaire de la femme, qui se fait, en le dépouillant, un être incomplet, sans nom, privé à la fois de la puissance d'un sexe et de la grâce de l'autre.
Anne essuya ses larmes d'un air découragé ; son re- gard fit lentement le tour de la prison. C'était une chambre triangulaire, formée de la moitié d'une grande salle carrée. La cloison avait élé placée diagonalement, afin que la porte située à l'un des angles pût servir à deux cellules à la fois.
L'escabelle du prisonnier était adossée à la cloison ; son œil se perdait dans les demi-ténèbres de l'angle qui lui faisait face.
16Ô SPARTACUS
Dans cet angle, à quelques pieds du sol, était suspen- due une sorte de pancarte ornée d'une vignette en cou- leur rouge représentant un bonnet phrygien, au bout d'une pique. Sous la vignette, Anne put lire, quand son œil fut habitué à la clarté douteuse de la prison, les trois mots sacramentels de la devise républicaine, « qui mentent comme trois laquais, » disait le général de la M...
Liberté^ Égalité, Fraternité.
Et au-dessus encore :
// faut du sang pour régénérer la République. — Tout agent de la contre-révolution doit être jugé et fusillé dans les vingt-quatre heures.
A la vue de cette menace brutale, qui lui disait son sort du lendemain, Anne se prit à sourire amèrement ; un éclair d'intrépidité brilla dans son œil, redevenu plus hautain que jamais. Ses larmes étaient séchées pour longtemps ; l'écriteau l'avait consolée.
Très-probablement, ce fut la première et la dernière fois qu'il produisit cet effet.
Lorsque M"*' de Vimar avait cédé un instant à sa fai- blesse originelle, ce n'était pas la crainte, mais un sen- timent plus féminin encore, la vanité, qui avait fait couler ses larmes.
Anne était réellement courageuse ; du moins, elle avait cet impétueux mépris du péril, irréfléchi, nerveux pour ainsi dire, qui, chez les hommes, produit les mauvaises télés souvent et parfois les héros ; en aucun cas, elle n'eût craint la mort ; mais ici surtout elle savait que le
SPARTACUS 1^
danger, si terrible en apparence, s'amoindrissait dans la réalité.
Son frère et le Marquis, en ce moment même sans doute, préparaient tout pour sa délivrance ; le lende- main ne devait pas la retrouver dans ce cachot; elle croyait en être sûre.
Mais toute belle, dit un galant proverbe, a le droit d'être capricieuse. Notre jeune amazone usait largement de ce droit.
La veille encore, interrogeant sa conscience, elle s'était avoué que le Marquis occupait dans son cœur une bien grande place ; elle ne s'était pas dit: Je l'aime, elle n'en savait rien ; mais, à part cela, elle avait été franche, avec elle-même.
Tout cet instinct de coquetterie qui la prenait à l'as- pect du Marquis, ce désir immodéré de briller à ses yeux, de paraître pour lui, pour lui seul, belle, bonne spirituelle ; cette envie de plaire, en un mot, elle ne se l'était point dissimulée. Bien plus, quant à son tour, était venue cette question :
— Pourquoi ai-je abandonné mes habitudes -de jeune fille? Pourquoi me suis-je déguisée en homme de guerre, moi qui tremblais jadis au seul bruit du fusil de chasse d'Edouard? Était-ce un besoin, un instinct irré- sistible de courage et de dévouement ? Était-ce une vo- cation?...
Elle avait eu la bonne foi de convenir que toutes ces choses, courage, dévouement, etc., existaient en elle, mih n'eussent point suffi à lui faire perdre ce qu'elle nommait à présent les préjugés de son sexe.
162 SPARTAGUS
Non. Elle avait voulu suivre Edouard, le plus chéri des frères et ne point se séparer du Marquis.
Et pourtant ces larmes qu'elle avait répandues, ces larmes auxquelles nous avons consacré un sentimental paragraphe, étaient tout simplement des larmes de dépit !
En prenant les habits d'un homme, elle en avait endossé la susceptibilité : M. le chevalier de Yimarne pouvait supporter l'idée d'une délivrance, que devait accompagner une série de reproches mérités, affec- tueux, mais humiliants par cela même; elle avait pleuré, parce que le Marquis allait être en droit de lui dire :
— Anne, reprenez, croyez-moi, votre robe de mous- seline blanche qui vous sied si bien ; votre chapeau de paille qui vous rend si jolie, v^ous êtes trop étourdie pour être soldat, monsieur le chevalier ; trop belle, trop aimée surtout pour approcher les Bleus de si près, ma chère cousine.
Or, si elle n'était pas bien sûre d'aimer le Marquis, Anne savait du moins que le Marquis l'aimait. Malheur donc à lui s'il s'avisait de vouloir abuser de l'avantage apparent que lui donnerait la délivrance du jeune vo- lontaire! M"*' de Yimar ne devait point lui pardonner cela.
Dans cette disposition d'esprit, ki vue de la menace muette griffonnée sur la pancarte, et destinée sans doute à reposer les yeux des prisonniers de la Républi- que, fit diversion, fort heureusement pour le Marquis, à des pensées d'orgueil qui lui devenaient de plus en plus hostiles.
SPARTAGUS 163
L'aversion d'Anne pour ces odieuses couleurs qui avaient paré l'échafaud de son père — M. de Yimar avait été guillotiné à Vannes, — se réveilla si puissante à cet aspect, que tout autre sentiment dut lui faire place. Elle se leva tremblante de colère, et parcourut la chambre à grands pas.
La nuit commençait seulement alors; la jeune fille, fortement préoccupée, ne s'aperçut point du passage des heures. Lorsque minuit sonna à l'église, ci-devant paroissiale, elle marchait encore, roulant dans sa tête des projets de vengeance et de combats, dans lesquels involontairement, elle se plaçait toujours entre Edouard et le Marquis, veillant sur deux existences également chères...
Vers une heure du matin, elle fut tirée de sa rêverie par deux coups de feu qui retentirent presque en même temps au dehors.
Quelques secondes après, on frappait violemment à la porte extérieure de la prison.
C'étaient le Marquis et les trois chouans qui profitaient de l'alerte donnée au corps de garde.
— On y va! on y va! répondit à l'intérieur une voix grondeuse et endormie.
Les coups redoublèrent; le dormeur ne s'en pressait pas davantage.
— La, la, grommelait-il; la porte est bonne, vous ne la casserez pas. J'ai entendu des coups de fusil tout comme vous. Faillis chiens que vous êtes! ajouta-t-il tout bas, — que voulez-vous que j'y fasse? Les gars ar- rivent, voilà... donnez-moi la paix. Tant mieux!
Le Marquis laissa échapper une énergique exclamation
164 8PARTAGU8
peu en rapport avec l'urbanité habituelle de ses manières, Mettant deux doigts dans sa bouche, il fit entendre un sifflement semblable à celui d'Huber, quoique moins bruyant, et frappa de nouveau en criant:
— Yvon !
— Saint bon Dieu! dit la voix, qui de grondeuse de- vint tout à coup inquiète, c'est lui pour sûr... Qui est là?
• — Moi, dit le Marquis avec impatience; ouvre!
— Qui ça, vous?
— Tu le sais bien ; ouvre ! te dis- je.
— Plus souvent que j'ouvrirai sans le mot d'ordre, di- tes le ou passez votre chemin.
— Yvon, mon ami, c'est le Marquis... J'ai oublié le mot d'ordre.
— Tant pis! Aussi bien, je n'ai personne en prison qu'un petit gars de deux sous qui ne vaut pas la peine qu'on en parle. Vous ne viendriez pas tout exprès pour délivrer ce freluquet là !
Le temps passait; le Marquis se sentait pris d'un véri- table désespoir.
— Au nom de Dieu! s'écria- t-il, ne me reconnais-tu pas?
— Si fait, bien ! mais quelque malin esprit peut avoir pris votre voix; je veux le mot... Cherchez voir, not'maî- tre; il y a dedans du gibier... .et le reste.
Ces mots rappelèrent au Marquis le signal oublié, q^uit- tant le ton de la prière il dit avec autorité :
— Ouvre, au nom du roi! « Gibet! »
— « Gibier » dit en ouvrant un bon gros paysan, à la bonne heure! Quand on l'a pris au piège, il n'est pas
St>ARTÀGtJS " iU
encore sur la table... on vous salue-bien, monsieur le Marquis! Qui vous attire à cette heure?
— Tu as un prisonnier? demanda vivement le Marquis.
— Un failli gars je vous dis, un...
— Amène-le ici sur-le-champ.
Le paysan recula et baissa la tête.
— Ça ne se peut pas, dit-il. Saint bon Dieu ! être fu- sillé pour un marmot comme ça... ça ne serait pas juste, monsieur le Marquis.
Celui-ci fît un geste d'impatience; le paysan conti- nua:
— Not'maitre, pas plus tard que demain, mon affaire sera faite si le garçon s'en va. On m'a déjà soupçonné pour Huber; Huber, encore passe, mais celui-ci?...
— Celui-ci est ta jeune maîtresse, Yvon, M"'' de Vi- mar!
Le gars tressaillit de la tête aux pieds.
— Saint bon Dieu! dit-il la jeune demoiselle! Ah! Saint bon Dieu ! Saint bon Dieu !
Et, sans pouvoir ajouter une parole, il enjamba rapi- dement l'escalier.
Yvon était un ancien serviteur de la maison deVimar. Quelque temps il avait fait partie de la bande du 7Vou des païens, et le Marquis reconnaissant en lui un dévouement à toute épreuve, l'avait chargé d'une mission aussi péni- ble que dangereuse: Yvon avait dû, lorsque les Bleus oc- cupèrent définitivement le Gacilly, s'établir, lui aussi, dans la ville, feindre un attachement sans bornes à la République, et se proposer pour geôlier à ces faillis chiens de buveurs de sang, comme il appelait les soldais de la Convention.
166 SPARTACUS
Le chouan ne manquait pas d'adresse; malgré son extérieur épais, il joua son rôle au naturel et réussit complètement.
Déjà plusieurs fois, grâce à lui, des captifs, et notam- ment notre connaissance Jean Huber, étaient parvenus à s'évader: mais, depuis la fuite de ce dernier des soup- çons étaient venus à Gollot, sur la fidélité de son geô- lier.
Uu jour, il l'avait mandé près de lui, et lui avait pro- rais de le faire fusiller à la prochaine évasion,
Gollot ne menaçait jamais en vain ; le gars se tint pour averti.
Mais que lui importait maintenant cette menace? Anne, la demoiselle de feu M. le comte, Anne qu'ilavait vu naître, qu'il avait si souvent bercée sur ses genoux, sa petite demoiselle à lui, qu'il aimait avec toute la ferveur de cet attachement que le paysan breton conserve jus- qu'au dernier soupir pour l'enfant d'un bon maître,
Anne était prisonnière! sa vie étail menacée, Yvon pouvait-il songer à autre chose?
Il ouvrit précipitamment la porte et s'élançant dans la prison, il tourna vers W^"" de Yimar l'œil de sa lanterne, et la contempla en silence.
La jeune fille n'avait pris ses habits d'homme que de- puis le départ d'Yvon ; aussi fit-il d'abord éclater sa sur- prise,
— G'est-il bien possible ! dit-il en se frottant les yeux ; notre demoiselle avec les habits d'un jeune monsieur! Bonsoir, tout de même, mademoiselle Anne! me voilà... Yvon... Yous ne me reconnaissez plus, donc... Yvon de la ferme des Cormiers ?
SPART ACUS 167
Anne s'était assise sur son escabelie dans une attitude digne et résignée.
Quand elle avait entendu frapper avec violence, puis monter précipitamment, elle avait cru la tentative du Marquis manquée ; son imagination avait travaillé ; bref elle s'attendait à voir dans le nouvel arrivant un bour- reau chargé de la dépêcher à petit bruit. Aux derniers mots d'Yvon, elle le reconnut enfin, et, se levant avec vivacité, elle dit au lieu de lui répondre:
— Le Marquis? as-tu des nouvelles du Marquis? Et mon frère, mon frère d'abord!... Où sont-ils?
— Saint bon Dieu! comme elle a grandi! murmurait Yvon; c'est tout le portrait de défunte notre bonne dame.
— Mais, réponds-moi donc!
— Vous a-t-elle de l'air comme ça! continuait le paysan, plongé dans une véritable extase ; si on ne dirait pas M. le comte!... Ne vous fâchez pas, notre demoi- selle; M. le Marquis est en bas qui vous attend. Venez vite.
— Et mon frère? dit Anne avec inquiétude.
— Je n'ai pas vu M. le comte, répondit Yvon.
Le Marquis était donc seul. Il venait s'imposer à elle comme unique libérateur; Edouard n'était pas même là pour partager le danger et prendre sa moitié de recon- naissance. M^^" de Vimar qui s'était levée sentit renaître tous ses fantasques scrupules, et reprit son siège en si- lence.
— Vous ne m'avez donc pas entendu, notre demoi- selle? s'écria Yvon, surpris de cette conduite étrange. Si vous voulez faire prendre M. le Marquis et les trois
168 SPARTAGUS
gars, vous n'avez qu'à vous dépêcher comme vous faites !
Ceci était l'évidence même, et cependant, Anne ba- lançait encore ; un instant elle fut sur le point de res- ter, tant sa fantaisie était puissante.
Par bonheur, ses regards tombèrent encore une fois sur la pancarte, et si brave qu'elle fut, comme elle ne tenait point absolument à servir de cible à l'exercice à feu des recrues républicaines, elle descendit avec Y von.
A son entrée dans la salle du rez-de-chaussée, où l'attendaient avec impatience les quatre chouans, le Marquis s'élança vers elle, et dit en lui prenant la main.
— Vous voici enfin, chère Anne ; Dieu soit loué ! Vous avez bien tardé, et les instants sont précieux... Par- ions !
La jeune fille retira sa main d'un air boudeur.
— Déjà des reproches, dit-elle. Eh ! monsieur, si je vous gêne à ce point, je puis fort bien rester. Je ne vous ai point prié de vous déranger pour moi, je pense !
Le Marquis la regarda comme s'il croyait avoir mal entendu ; ce regard qui disait naïvement son attente d'un accueil meilleur, irrita de plus en plus mademoi- selle de Vimar ; elle fronça le sourcil et reprit :
— Eh bien ! monsieur, ne partons-nous pas ? Je vous attends, moi ! vous exposez la vie de ces braves gens... En vérité, je ne conçois rien à vos retards !
Le Marquis rougit, et, pour toute réponse, s'inclina avec courtoisie. Il commanda le départ d'un geste. Les trois paysans sortirent suivis par leur chef et sa corapa-
SPART AGUS 169
gne, dont la mauvaise humeur était à son comble. Yvon s'arrêta sur le seuil.
— Bonsoir à-r'voir, notre mademoiselle, dit-il ; bon- soir à-r'voir, monsieur le marquis ! que Dieu vous bé- nisse ! Bonsoir à-r'voir, les gars : n'oubliez pas Yvon dans vos prières... Prenez garde, en passant, au fac- tionnaire de l'église... Bonsoir à-r'voir, encore, machèie demoiselle Anne ; je vous demanderais bien de faire dire me messe pour le pauvre Yvon. J'étais domestique au ciiâteau, notre demoiselle...
— Que veut-il dire? interrompit la jeune fdle éton- née.
— Pardon, excuse ! répliqua Yvon respectueusement; il n'y a pas d'ofl'ense, bien sûr... Je disais comme ça bonsoir à-r'voir, mais à-r'voir était de trop...
— Mais pourquoi, Yvon ? Et pourquoi m'as- tu de- mandé une messe ?
— Dame, notre demoiselle, c'est que je vais être fu- sillé ce matin, sauf votre respect ; j'aurais donc voulu... mais c'est égal, n'en parlons plus... Notre bonne dame dira bien un ave là-haut pour moi qui ai sauvé sa de- moiselle ; c'est tout ce qu'il faut... A présent, décampez ; les faillis chiens vont revenir.
— Quoi! monsieur le Marquis, dit Anne, émue jus- qu'aux larmes. Vous laissez là ce brave homme ! Henri... mousieur ; s'il en est ainsi, je ne partirai pas !
Le marquis secoua sa préoccupation.
— Yvon! dit-il, mais tu vas venir avec nous, mon ami ! Je n'ai jamais eu d'autre intention. Ferme la porte, pour qu'ils s'aperçoivent le plus tard possible de la fuite de mademoiselle, et suis-nous.
170 SPART AGUS
l^e brave Yvon, qui serait resté sans murmurer à son posie de mort, n'était pourtant i)as insensible à la vie, car il reçut cet ordre avec de véritables transports de joie. 11 se hâta de fermer les portes à double tour, jeta les clefs dans la cave par le soupirail, et vint rejoindre ses compagnons, comprimant à grande peine ses bru- yantes démonstrations de reconnaissance.
La petite troupe remonta sans bruit jusqu'à l'endroit qui lui avait servi de poste d'attente. La nuit était si sombre en ce moment, qu'ils ne se voyaient pas les uns les autres.
Le Marquis demanda tout bas si personne ne manquait ; puis il appela Yvon pour lui ordonner de marcher en tête.
— Où est Balagui? continua-t-il.
— Ici, répondit une voix rude ; à côté de la demoi- selle.
— C'est bien. Tu te souviens?...
— Si la demoiselle peut être sauvée, je suis là.
Le marquis se plaça de l'autre côté de mademois(;lle de Vimar, mit à l'arrière garde les deux paysans char- gés de donner le change en cas de malheur, et tous descendirent vers le gué.
La rivière fut traversée sans accident ; déjà même ils avaient fait une centaine de pas dans les grands ajoncs, quand Yvon, qui formait l'avant-garde, heurta dans l'ombre un individu marchant vers la Gacilly.
— Qui vive ! dit cet homme à demi-voix.
Et rencontrant sous sa main une forêt de cheveux crépus, il en saisit à tout hasard une poignée.
— Egaillez-vous, les gars ! hurla le rustique d'Assas
SPAaTACUS 171
en secouant sa chevelure pour faire lâcher prise à son ennemi.
Mais le lieutenant Gollot avait un poignet de fer.
Le cri d'Yvon fut inutile ; CoUot marchait au centre de sa troupe ; au moment où le choc avait eu lieu, les chouans étaient déjà débordés par le gros des soldats.
Cependant ; Balagui ne tint compte de si peu de chose ; confiant dans sa force extraordinaire, il se mit en devoir d'exécuter sa promesse. Soulevant lestement mademoiselle de Vimar étonnée, il la plaça d'une main sur son épaule ; de l'autre, il saisit son couteau, et frappa droit devant lui.
Les Bleus marchaient sur trois de profondeur ; le len- demain, on put trouver sur la place six cadavres : trois de chaque côté de la route que le colosse s'était frayée.
Une fois libre, il poussa un cri de triomphe sauvage, et prit tranquillement le chemin du camp.
Le Marquis et ses autres compagnons furent entourés en un instant et réunis à une douzaine d'hommes sans armes, que les Bleus conduisaient prisonniers. La voix grave du lieutenant Gollot se fît entendre.
— Sergent Buzine, dit-il, un de ces drôles s'est échappé, et il m'a semblé entendre tomber un des nôtres.
— Plus d'un, citoyen, plus d'un ! répondit le sergent à voix basse. Il en pleut de ces misérables, cette nuit. Veuille l'Etre suprême que l'averse soit finie !
— Serrez les rangs, dit Gollot ; demain nous saurons notre perte... Combien avons-nous de ces brigands, ci- toyen Buziîie ?
— Une quinzaine à peu près.
172 SPARTAGUS
— Quel que soit leur nombre, leur affaire est claire ; le citoyen capitaine m'a l'air d'un poltron de modéré, mais il n'osera contrevenir aux ordres formels de la Convention.
Un gros et bruyant soupir, ou plutôt une sorte de gémissement, que le lieutenant aurait pu reconnaître, sortit du groupe des prisonniers, à cette irrévérencieuse appréciation des mérites de Spartacus Publicola Tri- cotel.
Personne n'y prit garde.
Prisonniers et soldats gardèrent pendant tout le reste de la route un rigoureux silence.
Une demi-heure après le départ de nos aventuriers du Trou des pakn?, vers minuit, un homme avait soulevé avec précaution la toile de la tente principale, et s'était approché de la couche commune des chouans.
Là, il avait réveillé douze gars choisis parmi les plus braves et les plus vigoureux, leur avait parlé avec cha- leur, puis, les ayant déterminés sans doute, il s'était di- ligé à leur tête vers l'entrée de la caverne. Cet homme était le jeune comte Edouard de Yimar, qui voulait, lui aussi, contribuer à la délivrance de sa sœur.
Prenant moins de précautions que le Marquis, il était arrivé presque en même temps que lui à la Gacilly, et avait profité sans le savoir de l'alerte donnée par Hu- ber.
Il avait passé devant la prison pendant qu'Yvon pressait Anne de le suivre ; voyant au bout de la rue une maison de quelque apparence, sans doute la de- meure du chef, il s'était imaginé que sa sœur y devait être renfermée.
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174 SPARTACUS
Quand Edouard arriva devant cette maison, il n'y avait personne au corps-de-garde, personne dans les deux guérites placées aux côtés de la porte principale. Suivi de ses douze chouans étonnés de cet abandon, il traversa le vestibule désert, monta l'escalier, et entra successivement dans plusieurs chambres.
Toutes étaient éclairées : dans la pUipart, les lits dé- faits et chauds encore témoignaient de la récente pré- sence de leurs propriétaires ; mais toutes étaient videâ.
Enfin, arrivé à la dernière pièce du premier étage, il trouva une porte fermée.
— Il y a quelqu'un ici, du moins, dit-il. Et il frappa.
— Tout de suite, répondit-on, tout de suite, citoyen... Que diable! la République a beau être une et indivisible, elle ne peut exiger que j'affronte les fiaîcheurs de la nuit sans mon caleçon !
Edouard, désappointé, allait monter plus haut, lorsque la porte s'ouvrit ; la large face du capitaine, ornée de sa bonhomie native et d'un bonnet de coton à mèche tri- colore, apparut sur le seuil. Ne voyant qu'Edouard d'a- bord, il le prit pour Anne, qui lui ressemblait un peu en effet.
— C'est vous, jeune homme? dit-il. Etes-vous donc délivré ? Venez-vous attaquer la garnison à Tintérieur, tandis que l'ennemi est aux portes?... Mais, j'y pense, qui vous a ouvert les portes de votre prison .
Quelque préoccupé qu'il fût, Edouard était resté tout surpris à la vue de la bouffonne physionomie du citoyen Tricotel ; sa surprise avait redoublé au discours du brave homme, évidemment adressé à sa sœur. Pour l'ennemi dont il était question, ce ne pouvait être que le Marquis ;
SPARTAGUS 175
mais son attaque avait échoué sans doute : que pou- vaient faire cinq hommes du moment qu'on était pré- venu ?
Profondément blessé de la conduite de son chef dans une circonstance (jui l'intéressait à un si haut degré, le jeune comte eut un moment de secret plaisir en songeant que lui seul allait délivrer sa sœur ; mais les craintes qui lui vinrent aussitôt sur le sort du Marquis lui-même dominèrent bien vite ce petit mouvement de vengeance satisfaite. Il voulut en finir sur-le-champ, afin de venir en aide à son cousin, et démasqua brusquement ses hommes. Le capitaine ouvrit de grands yeux à celle vue.
— Monsieur, dit Edouard, vous avez ici un prisonnier qu'il faut me livrer de suite.
Spartacus rassembla tout ce qu'il pouvait avoir de fermeté pour répondre avec noblesse :
— Et de quel droit, citoyen... ?
— Emparez-vous de cet homme ! interrompit Edouard. Aussitôt Spartacus fut saisi* par les chouans qui le
mirent au milieu d'eux.
— Mon droit est de la dernière évidence, comme vous voyez, reprit le jeune comte. Maintenant vous allez me conduire à la chambre du prisonnier, et cela immédia- tement,, sinon...
Il fit un geste des plus expressifs, montrant une paire de fort ji)lis pistolets passés dans sa ceinture.
Spartacus-Publicola Tricolel, capitaine au service de la République française, avait une cinquantaine d'an- nées. La Révolution lavait trouvé marchand bonnetier, rue de la Ferronnerie, parfaitement établi, et jouissant.
176 SPARTAGUS
depuis la pointe Saint-Eustaclie jusqu'à la place du Châtelet, d'une réputation d'innocence et de probité incontestée.
Quand commencèrent à se former les clubs et les assemblées populaires, Tricotel qui, sans trop savoir ce dont il s'agissait, s'était embrasé d'un zèle tout romain pour la cause de la liberté, s'empressa de troquer ses trois noms de baptême (Elisabeth-Boniface-Esprit) contre ceux des deux personnages illustres dont il nous a lui- même tracé succinctement la biographie authentique, au commencement de cette histoire.
En même temps, il se fît l'un des auditeurs les plus assidus et à coup sûr les plus candides de ces aboyeurs emphatiques vomis par le Palais-Royal, et chargés d'ex- citer par tous les moyens possibles les mauvaises pas- sions de la multitude.
Ayant fini par retenir, à force de les entendre, un nombre considérable de phrases vides et ronflantes à l'usage de ces hurleurs de carrefour, sa pauvre cervelle fermenta. Un beau jour, il s'avisa de monter sur une borne, au marché des Innocents, pour prononcer ce qu'il appela depuis intrépidement son premier discours.
Ce fut une heureuse hardiesse ; son discours eut un succès de frénésie. Très-probablement ses auditeurs ne le comprirent pas ; pour sûr, l'orateur n'y comprenait rien lui-même, mais ceci importait peu. A des inter- valles ménagés avec une sagacité rare, les mots de li- berté, NATION, — MENÉES DÉSORGANISATRICES, MIASMES CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES. — GUILLOTINE, — PANTHÉON,
etc., apparaissaient périodiquement, prononcés de cette voix plaintive et sur-aiguë si frappante chez certains
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sujets chargés d'embonpoint ; ils étaient soutenus de gestes discordants, mais furibonds. Raisonnablement que pouvait-on demander de plus ?
L'assemblée satisfaite outre mesure, éclata en bravos bien flatteurs, et le débutant, ivre de joie, fut porté en triomphe à son domicile, oii la citoyenne Tricotel, son épouse, l'accueiUit avec des larmes d'attendrisse- ment.
Celle-ci, digne moitié du tribun bonnetier, servait aussi la bonne cause à sa manière ; elle brillait au pre- mier rang parmi ces sentimentales et friandes créatures qui s'en allaient, raccommodant les chaussettes conju- gales, applaudir aux spectacles gratuits offerts sur les échafauds de la Convention : bonne femme du reste, et qui se fâchait quand on faisait du mal à un chien !
Depuis ce jour mémorable, Spartacus avait été le grand homme de sa section ; «)n le proclama tout d'une voix l'orateur par excellence, le Mirabeau du quartier des Halles. Lorsque, cédant aux vœux des patriotes al- térés d'éloquence, il voulait bien prononcer son dis- cours, — car c'était toujours le même, son premier, son unique discours, auquel il se tenait avec une héroï- que persistance, — d'enthousiastes clameurs couvraient sa voix depuis le commencement jusqu'à la fin.
Vers le mois de juin 1793,1a citoyenne Tricotel flt une marche forcée pour jouir, le même jour, de quatre exécutions remarquables, mais éloignées les unes des autres; au retour, elle tomba malade. Elle était de ce monde où les plus belles choses ont le destin que chacun sait : une fluxion de poitrine l'enleva en quelques jours à la tendresse de son époux et aux innocentes jouissances
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que lui prodiguaient, sans frais, ces bons citoyens du tribunal révolutionnaire.
Ce fut un malheureux événement pour Spartacus ; cette femme, qui se repaissait avec délices de la vue du sang, était dans son intérieur, une compagne alîec- tueuse el dévouée.
Ce phénomène n'était point rare à cette époque ; ren- tré chez lui, l'assassin lavait ses mains rouges et cares- sait ses enfants ; la tricoteuse allumait sa lampe et pleu- rait à la lecture de quelque fade roman. — Marat en écrivait de fort tendres qui étaient en outre assommants. Spartacus lui-même, malgré sa furieuse éloquence, était, au fond, le plus inoffensif des hommes. La mort de sa femme le laissait complètement seul; son isolement lui pesa. Ses succès d'orateur ne suffirent pas à domp- ter ses regrets, il lui fallut, de nécessité, une autre ma- rotte. Après mûre réflexion, il se prit à songer qu'avant son premier discours, il n'avait aucune idée de l'élo- quence ; or, présentement, il ignorait le maniement du fusil et généralement tout ce qui tient à la théorie du caporal, donc, il devait être un grand homme de guerre. L'argument était sans réplique- Il est resté en usage parmi les co-religionnaires de Spartacus-Publicola Tricotel.
A sa première demande, il obtint une compagnie va- cante dans les brigades de l'Ouest; il était petit cousin de Saint-Just, et, dans ce temps d'égalité modèle, le fa- voritisme se pratiquait avec fureur. Les armées étaient pleines de ces officiers sortant de boutique.
Beaucoup, il faut le dire, devinrent de véritables guerriers, et quelques-uns furent des héros ; l'histoire
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révolutionnaire n'a parlé que de ceux-là, laissant les autres dans l'ombre, et là-dessus on a découpé ce thème- ponsif que les poètes à la douzaine, courtisans de la multitude ont brodé de variations infinies, destinées à battre en brèche l'armée régulière : le guerrier improvisé ^ héros à la minute, qui, paisible courtaud de la veille, affrontait le lendemain, mieux que les meilleurs soldats, la mitraille et les baïonnettes ennemies, et, sans sour- ciller, — conscrit ou général en chef, au choix, — com- mandait ou exécutait les manœuvresles plus compliquées !
Quoi qu'en disent ces farceurs, il est plus facile de hurler des pauvretés sur une borne que de se conduire comme il faut en présence du danger ; aussi, dans l'un et l'autre cas, le succès de notre Spartacus fut-il fort dif- férent ; le début de l'orateur avait été triomphant ; ce- lui du capitaine devait être burlesque.
Au geste menaçant d'Edouard, à l'aspect de tous ces hommes à figures sauvages et résolues, le pauvre Tri- cotel perdit complètement la tête. Il roulait de gros yeux égarés, murmurant, sans le savoir, quelques bribes de son ancienne éloquence : mais cela, d'une voix si faible, heureusement pour lui, que ses gardiens ne pouvaient l'entendre.
— Hâtez-vous, monsieur! fit de nouveau Edouard.
— Citoyen, balbutia Spartacus si je n'avais pas perdu ma femme, je... le sang des traîtres... Saluons l'aboli- tion des privilèges !
— Le prisonnier, monsieur, le prisonnier! interrom- pit le jeune comte avec colère. Si, par votre faute, il lui arrive malheur, vous en subirez les conséquences ; vous me repondez de lui sur votre tête.
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Puis, apercevant sur le lit le frac et les épaulettes de Spartacus :
— Vous êtes le chef du détachement? demanda-t-il avec étonnement.
— Hélas! oui, citoyen, répondit le capitaine en pro- menant sur ses gardiens un regard égaré.
Tout à coup sa figure s'éclairçit ; il appela sur sa lè- vre le sourire aimable d'un marchand qui harangue la pratique :
— Elisabeth-Boniface-Esprit Tricotel, dit-il, succes- seur de son père, — oui, citoyen, à votre service.
Edouard détourna les yeux.
— La frayeur le rend fou, murmura-t-il. Pourtant il faut en finir... Monsieur le capitaine, ajouta-t-il en por- tant la main à son pistolet, qu'il ôta cette fois do sa ceinture : je vous somme encore un coup de me con- duire à la chambre du prisonnier.
Spartacus leva sur lui un regard d'agneau ; Edouard arma son pistolet.
L'infortuné capitaine recommanda son âme à l'Être suprême. Heureusement pour lui, la sentinelle qu'on avait laissée à la porte extérieure parut à ce moment.
— Les patauds! cria-t-elle.
Spartacus avait joint les mains et regardait le pisto- let comme un Africain regarde son fétiche, mais à cette annonce, reprenant quelque assurance, il poussa un large soupir.
— En route! dit Edouard en le poussant. Mes gars, veillez sur cet homme. Il est leur chef, après tout : et sa vie me répond de celle de ma sœur!
Les chouans descendirent précipitamment dans la rue
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et réussirent à gagner la campagne avant l'arrivée du poste qui ne les aperçut même pas. Ils traversaient la lande sans beaucoup de précautions, lorsque vers la li- sière de la forêt, ils furent surpris et faits prisonniers par le lieutenant Collot, comme le Marquis devait l'être avec sa troupe quelques minutes plus tard.
Ceci peut nous expliquer les paroles du sergent Bu- zine, et le douloureux soupir sorti des rangs des prison- niers au nom du capitaine Tricotel, accolé sans façon par le lieutenant à cette insultante et dangereuse épi- thète : Modéré \
Jean Huber, lui, l'homme au coup de fusil, s'était fait un jeu d'éviter les poursuites des Bleus. Quant il eut manœuvré, comme nous Tavons vu, pour éloigner l'ennemi de la prison, il se coucha paisiblement dans un buisson et attendit.
Les républicains, attirés par son manège, passèrent en foule à dix pas de sa retraite ; mais le chouan savait se faire petit à l'occasion. Pelotonné sur lui-même im- mobile, retenant son soulfle, il ressemblait à' s'y mé- prendre à la souche de quelque chêne mort.
Le dernier Bleu passé, Huber se leva, souhaita bonne chance à ceux qui le poursuivaient, et s'en alla, pour tuer le temps, reconnaître les abords de la caserne. Gela fait, il prit, en coupant au plus court, par les rues désertes de la Gacilly, le chemin du rendez-vous que lui avait donné le Marquis, sur la lisière de la Forêt- Neuve.
Là, il attendit encore quelque temps ; mais bientôt, inquiet sur le sort de son chef, il rechargea son fusil, et s'engagea de nouveau dans la lande.
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Le lieutenant Collot et ses soldats marchaient à si pe- tit bruit, la nuit était si noire qu'on n'a pas dû s'étonner de voir les deux troupes royalistes tomber dans le piège ; mais pour un homme seul, un homme comme Huber surtout, véritable chouan, toujours sur le qui vive, la surprise était plus difficile.
Le bruit sourd et à peine sensible du pas des soldats frappa son oreille exercée, lors(ju'il était loin d'eux en- core; en ce moment, Collot, trouvant la reconnaissance suffisamment poussée, commanda la retraite : le chouan sut à quoi s'en tenir.
Dès lors il craignit ce qui, en effet, arriva : les Bleus, dans leur retour, suivaient exactement la ligne condui- sant de la Gacilly au lieu du rendez-vous. Huber voulut tourner l'ennemi pour avertir son chef; déjà même il prenait sa course, quand Edouard vint tomber le pre- mier au milieu des républicains,
Persuadé qu'il venait d'assister à la prise du Marquis, Huber changea de direction aussitôt, et courut donner l'alarme au camp.
Tout dormait dans le Trou des païens quand il entra. Brusquement réveillés par ses cris, les chouans sautè- rent sur leurs armes et furent prêts en un clin d'œil. Huber leur raconta en peu de mots ce qui s'était passé : la double captivité du Marquis et de M'^° de Vi- mar, qu'il croyait encore entre les mains des Bleus; puis, il prit ses dispositions pour partir, ne laissant au camp qu'une faible garde.
Ce fut en ce moment qu'arriva Balagui, portant tou- jours Anne dans ses bras. La jeune fille ne faisait que reprendre ses sens au moment où son rude sauveur la
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déposa sur un siège au milieu de la grotte : à peine re- mise, elle entendit l'ordre du départ.
— Oui, partons, répéta-t-elle d'une voix faible. Les chouans s'arrêtèrent.
— Notre demoiselle, dit Huber, en conscience, vous ne pouvez pas nous suivre.
Le bon prêtre que le bruit avait fait sortir de sa tente, joignit ses instances à celles des paysans; tout fut inu- tile. Nous avons vu, par ce qui précède, que la vertu dominante de M'^** de Vimar n'était pas la soumission.
— Ce n'est qu'une faiblesse passagère, dit-elle, je suis très-bien.
Elle se leva, et l'effort qu'elle fit pour se tenir debout, joint à l'effet de la contradiction, ranima quelques cou- leurs sur ses joues.
— Au revoir, monsieur le recteur, dit-elle. Et vous, mes amis, en avant!
Balagui reprit silencieusement son poste auprès d'Anne ; Huber se mit en tète de la troupe, et tous se dirigèrent au pas de course, vers les positions des Bleus.
A peine de retour à la Gacilly, le lieutenant Gollot prit ses mesures pour que les prisonniers fussent con- duits, sous bonne escorte, dans la maison où siégeait d'habitude le tribunal militaire. Cette cour auguste était composée d'un vieux caporal, dont l'histoire a laissé perdre le nom, du sergent Buzine et de Gollot, qui la présidait lui-même avant l'arrivée de Spartacus ; elle tenait ses séances dans cette maison que le lecteur con- naît déjà pour y avoir assisté avec Edouard à la toi- lette nocturne du valeureux capitaine. Surveillés par
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une douzaine d'hommes, les chouans montèrent l'es- calier ; CoUot, persuadé qu'il ne serait plus inquiété de la nuit, plaça une sentinelle à la porte extérieure, et renvoya le reste de sa troupe à la caserne.
— Allons condamner maintenant, dit-il avec la rési- gnation d'un brave soldat qui ne choisit point entre ses devoirs.
Mais, dans la salle, un spectacle l'attendait sur lequel il ne comptait guère ; ses propres soldats, l'oreille basse, s'étaient serrés les uns contre les autres dans un coin de la chambre, tandis que les chouans, prisonniers, groupés à leur aise, les uns tranquillement assis, les autres debout et le couteau à la main, semblaient jouir de la triste mine de leurs gardiens.
— Qu'est-ce donc à dire I demanda le lieutenant au comble de la surprise ; faites-moi ranger ces drôles, sergent Buzine, et qu'ils se tiennent dans le respect convenable !
D'ordinaire, quand le lieutenant Collot avait donné un ordre, cet ordre était exécuté sur-le-champ : habi- tué à cette promptitude d'obéissance, il reprit sans in- sister davantage.
— Nous allons nous constituer en tribunal afin d'en finir promptement. Qu'on aille prévenir le capitaine... Si nous attendions, cela pourrait se gâter : il ne faut pas s'embarrasser de prisonniers à la veille d'une atta- que, et je gagerais que nous serons attaqués demain... Qu'on aille prévenir le capitaine, vous dis-je ! Eh bien ! Tout le monde est-il sourd?... Pourquoi n'avoir point désarmé ces misérables ?
En ce temps, une seule chose était resiée debout
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au milieu des ruines de toutes les institutions : la su- bordination militaire. Il fallait un motif bien puissant pour retenir tous ces hommes intrépides et soumis, après le commandement formel de leur chef. Il faut croire que le motif existait : du moins le sergent baissa la tête sans répondre.
— Oh! oh! voici du nouveau! s'écria le lieutenant dont la voix tremblait déjà de colère : attention au commandement !
Personne ne bougea ; Gollot tira son épée en ju- rant, et fît un pas vers les siens. Alors le sergent Buzine, quittant les rangs, lui dit quelques mots à demi- voix.
— Prisonnier ! s'écria Gollot en laissant retomber ses deux bras ; le citoyen capitaine prisonnier ! Mais il est donc allé les chercher lui-même. Où est-il? Ce n'est pas possible !
Une voix sortit du groupe des chouans, piteuse, la- mentable, et que, sans nul doute, aucun des badauds politiques de la place des Innocents n'eût voulu recon- naître pour la voix du triomphant bonnetier.
— Citoyen Gollot, dit-elle, je vous présente le bon- soir... Salut et fraternité! Le sort des combats m'a mis, entre les mains, des rebelles... des citoyens... de ces messieurs, enfin. Gela peut arriver à tout le jnonde. J'ai cédé à la force seulement ; la République n'a point à rougir de son plus tendre enfant !
Il y avait, dans cette captivité du capitaine, quelque chose dont Gollot ne pouvait se rendre compte ; mais il n'était pas homme à se préoccuper longtemps des
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causes ; il se bornait à reconnaître le résultat, pour agir en conséquence.
— Citoyen capitaine, dit-il après un moment de si- lence, voilà un contre-temps fâcheux... excessivement fâcheux. Ce sont, du reste, comme vous le savez, les chances de notre métier de soldat, et...
Ici, Collot, faisant appel aux notes les plus persua- sives de sa voix, dessina un geste plein d'onction.
— Et il est bien beau, acheva-t-il, de savoir au be- soin se sacrifier pour la patrie.
— Oh ! oui, c'est bien beau ! s'écria Spartacus avec attendrissement. Je l'ai souvent répété au club... Mais, dites-moi, reprit-il en changeant de ton tout à coup, ne pourriez-vous arranger la chose à l'amiable? Vous m'o- bligeriez plus que je ne puis dire, citoyen lieutenant.
— A l'amiable? répéta Collot en fronçant le sourcil.
— Un petit échange, insinua Spartacus. C'est comme dans le commerce : En y mettant un peu du sien cha- cun, tout le monde y gagne.
Collot n'entendait pas de cette oreille-là. 11 dit :
— Fi donc! capitaine... J'ai tout lieu de croire que le chef des rebelles lui-même se trouve au nombre des prisonniers.
Spartacus frissonna de tous ses membres au souvenir de sa conversation avec Anne ; il jeta un regard timide sur ses gardiens.
— Le Marquis ! murmura-t-il.
Puis il ajouta d'un ton grave et solennel :
— Citoyen lieutenant, j'ai obtenu du jeune captif d'hier les renseignemets les plus curieux sur ce person- nage exceptionnel. Mais il est bon de n'en point trop
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parler, entendez-vous, attendu qu'il n'appartient pas à la catégorie des chouans ordinaires. Je méprise la su- perstition, mais ce Marquis a des accointances avec... avec... enfin l'Être suprême a détrôné le bon Dieu, mais le diable n'a pas été destitué que je sache... Ce marquis... GhutI Laissons-le de côté, s'il vous plaît, et soyez gentil : faites-moi mon petit échange... Est-ce entendu? Allons, citoyen lieutenant, arrangez cela pour moi...Unéchange...c'estune affaire conclue, n'est-ce pas?
Le lieutenant était beaucoup plus embarrassé qu'il ne voulait le paraître ; ce pauvre hère de Tricotel, malgré son imbécilité désormais avérée, n'en était pas moins le chef du détachement ; il avait droit de commander. D'un autre côté, laisser échapper cette occasion d'abat- tre le drapeau des insurgés, de supprimer ce fameux Marquis, dont l'audace et les ressources inépuisables faisaient la principale force des royalistes, c'était re- pousser la seule chance de pacifier le district.
Collot fatiguait vainement sa cervelle et cherchait un argument capable d'entamer Spartacus. Enfin, il revint à la charge.
— Citoyen capitaine, dit-il avec un respectueux salut, votre civisme est connu dans le Morbihan comme à Paris. Est-ce à vous qu'on doit rappeler que la Républi- que a droit au sang de tous ses enfants ?
— Mais du tout !,.. C'est moi qui l'ai dit pour la pre- mière fois aux Innocents... Ah ça! citoyen, je vous ferai observer que je suis fort légèrement vêtu ; je m'en- rhume. Il me semble pourtant que c'est une chose bien simple : renvoyez-moi ces braves gens chez eux ; nous irons tous nous mettre au lit.
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Gollot dut reconnaître que décidément son capitaine ne voulait ou ne pouvait comprendre. Déterminé à ne point lâcher la précieuse proie que le hasard lui met- tait entre les mains, il prit brusquement son parti.
— Soldats! dit-il en prenant le ton du commande- ment, le citoyen Tricotel étant prisonnier de guerre, je deviens seul chef de ce détachement ; comme tel, je vous ordonne de désarmer sur-le-champ ces rebelles 1
— Ah ! lieutenant ! ah ! citoyen CoUot ! disait Spar- tacus éperdu ; vous oubliez que je me trouve à la merci de ces messieurs !
— En avant, marche ! ordonna l'inexorable Gollot. Mais il n'y avait là que des recrues.
— Le premier qui fait un pas est l'assassin de son capitaine ! dit en même temps la voix sonore du Mar- quis.
Sur un geste, dix couteaux menacèrent à la fois la poitrine du malheureux Spartacus, qui se prit à fondre en larmes.
— Honte sur vous, citoyen ! vous déshonorez notre cocarde et vos épaulettes ! criait Gollot exaspéré à la fois par la couardise de son chef et l'hésitation de ses soldats. Et vous, continua-t-il en s'adressant à ces der- niers, pour la seconde fois : En avant 1
Le commandement demeura inachevé; Gollot resta bouche béante, regardant au-devant de lui avec rage et stupéfaction.
La fenêtre brisée venait de tomber à l'intérieur avec fracas, Jean Huber, avec une trentaine de chouans, se précipita dans la chambre, et se plaça lestement entre les prisonniers et les Bleus. Le Marquis, jusqu'alors in-
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visible, s'était élancé à la tète de ce renfort inespéré.
— Trahison 1 vociféra Gollot. Enfants ! faites comme moi!
Tenant d'une main son épée nue, de l'autre un pisto- let, l'intrépide lieutenant allait tomber bravement sur l'ennemi, lorsque la main vigoureuse de Jean Balagui, qui entrait par la porte principale avec le reste de la bande, le saisit et le renversa.
— Feu, quand même ! Feu ! répétait le lieutenant, terrassé qu'il était ; ne faites pas attention à moi. Feu !
Mais les républicains, cernés par une force supérieure, avaient déjà mis bas les armes.
M"*' de Vimar, entrée à la suite de Balagui, s'était jetée dans les bras de son frère.
— Edouard 1 Henri ! disait-elle avec ravissement ; vous voilà donc sauvés à votre tour I
Ce rôle de libératrice (Anne était au nombre des cent vingt ou cent trente sauveurs du Marquis,) mettait la jeune fille en charmante humeur. Elle pardonnait au Marquis de l'avoir délivrée cette nuit.
Cependant Huber, qui avait une vieille rancune contre le lieutenant Gollot, s'était approché de lui, et mettant un genou sur sa gorge, s'apprêtait à faire usage du couteau. Par bonheur, le Marquis l'aperçut à temps pour prévenir cet assassinat. Repoussant rudement d'une main le paysan étonné, il tendit l'autre au vaincu avec courtoisie, et le remit ainsi que le capitaine, à la garde d'Edouard.
— Citoyen rebelle, dit alors Spartacus avec dignité, la République saura que vous m'avez rendu service, je m'engage formellement à l'en instruire.
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Gollot s'en alla s'asseoir le plus loin de lui possible, et baissa la tête avec découragement.
Le Marquis laissa pour les prisonniers une garde suf- fisante ; et, sur l'indication d'Huber, qui n'avait pas en vain reconnu les abords de la caserne, il se dirigea de ce côté à la tête du gros de la bande.
Sans chefs, à peine gardés par des sentinelles haras- sées de fatigue, les Bleus furent surpris. Avant qu'ils pussent se mettre en défense, les chouans s'étaient em- parés des fusils réunis en faisceaux dans la salle d'armes et le corps de garde.
Les républicains, réveillés en sursaut, et voyant l'en- nemi déjà maître du rez-de-chaussée, hc barricadèrent comme ils purent dans les pièces qui servaient de dor- toirs. C'étaient d'intrépides soldats. Quoiqu'ils fussent sans armes pour la plupart, quand ils virent le petit nombre de chouans, ils préférèrent la mort à la honte de se rendre à une poignée d'hommes.
Leur feu, mal nourri, causait néanmoins quelque dommage aux royalistes, tandis qu'eux, au contraire, protégés par les murailles de la caserne, ne perdaient pas un seul homme. Un instant, ils purent se flatter d'anéantir ainsi leurs ennemis en détail ; mais le Mar- quis donna un ordre ; vingt hommes partirent au pas de course, et revinrent presque aussitôt avec des ias- cines et des torches allumées.
— Rendez-vous ! cria le Marquis.
Les Bleus répondirent par une décharge qui, grâce à la clarté des torches, fut des plus meurtrières. Irrités de la mort de leurs frères, les chouans devançaient déjà
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l'ordre, et s'élançaient vers la caserne en secouant leurs brandons ; le marquis les arrêta.
— Rendez-vous, dit-il pour la seconde fois aux Bleus ; vos chefs sont prisonniers ; vous ne pouvez échapper ; rendez-vous !
— Vive la République! crièrent en chœur les sol- dats.
— Que leur sort s'accomplisse ! murmura le Marquis avec tristesse.
Il fit un geste ; au même instant, les fascines s'amon- celèrent le long des murailles, les torches furent lan- cées, le feu se communiqua rapidement.
— Rendez-vous, au nom du ciel! criait incessamment le Marquis : il ne vous sera point fait de mal.
Sa voix était couverte par le bruit de l'incendie et les décharges des Bleus. On entendait aussi, de temps à autre, quelques notes de la Marseillaise^ qui arrivaient par bouffées, et s'affaiblissaient de plus en plus.
Le visage du Marquis trahissait une agitation extra- ordinaire ; ce spectacle le navrait. Les chouans sui- vaient en silence les progrès de l'incendie ; le seul Hu- ber, impitoyable dans sa haine, hasardait encore par- fois une plaisanterie qui ne faisait plus sourire ses com- pagnons.
Bientôt des poutres enflammées commencèrent à tom- ber ; le .vent favorisait l'incendie ; déjà d'épaisses spi- rales de fumée, sortant par toutes les fenêtres à la fois, enveloppaient la caserne d'un voile sinistre. Les dé- charges avaient cessé. La Marseillaise s'entendait tou- jours, mais le chant était rauque, comme le souffle d'un homme qui va mourir.
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Le Marquis ne put supporter plus longtemps la vue de cette terrible agonie.
— Ce sont des ennemis, dit-il, mais ce sont des Fran- çais... et des braves! Des échelles! Je ne veux pas qu'ils meurent!
L'ordre fut exécuté sans empressement, mais sans murmure.
' Pendant qu'on rassemblait des échelles, le feu conti- nuait ses progrès ; elles arrivèrent enfin, mais, pour beaucoup, elles arrivèrent trop tard. Quand la voix du Marquis, dominant tous les tumultes divers, eut porté jusque dans l'intérieur de la caserne des paroles de clé- mence, une cinquantaine de républicains, réduits à l'état le plus misérable, purent seuls profiter du salut qui leur était ofi'ert. Tous furent placés sur des bran- cards et transportés à la maison commune.
Dans cette malheureuse guerre, il n'y avait pas deux manières de traiter les prisonniers. Tout captif était fusillé sur-le-champ. Le Marquis n'en usa pas de même envers les tristes restes du cantonnement de la Gacilly. Capitaine, lieutenant et soldats furent envoyés sous es- corte, jusqu'aux approches de Redon.
Tel fut le combat de la Gacilly, après lequel les troupes républicaines abandonnèrent pour longtemps ce poste où était encore cantonnée une des divisions du corps de Lantivy, lors- de la campagne de 1795.
Ce fut ici la dernière expédition guerrière de la belle Aune de Vimar. Son frère lui fit de si pressantes remon- trances, le Marquis lui adressa de si soumises prières, qu'elle consentit enfin à reprendre le costume et les ha-
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bitudes de son sexe. Edouard continua de servir sous les ordres du Marquis.
Celui-ci passa la Loire après l'événement que nous avons raconté : son entrée en Vendée fit sensation, son nom connu dès longtemps, sa bravoure et la justesse de son coup d'oeil, le mirent à même de rendre d'éminents services à la cause royale. Avant l'hiver de cette même année, il commandait un corps considérable.
Pendant toute la durée de la guerre, sa femme (M"® Anne de Vimar) le suivit constamment. Elle ne faisait plus le coup de fusil ; mais de son intrépidité naturelle, elle avait conservé ce qu'il fallait pour imiter jyjmes ^Q Bouchamps, de Lescure, et tant d'autres vérita- bles héroïnes, qui se dévouaient et priaient sans relâ- che, — demandant grâce pour les prisonniers républi- cains, mais trouvant à l'occasion de puissantes et che- valeresques paroles pour ramener autour du drapeau ceux qu'épouvantait le martyre.
— Il n'en est pas moins vrai, disait M. de la M..., que si Anne n'avait pas pris sa revanche contre moi à la Gacilly, je serais encore garçon !
Et maintenant, passerons-nous sous silence la desti- née postérieure de Spartacus-Publicola Tricotel? En agissant ainsi, nous croirions frustrer le lecteur, qui, sans doute, a deviné en lui notre personnage de prédi- lection, le héros de notre véridique histoire.
Accusé de trahison par son lieutenant, devant le tri- bunal révolutionnaire de Vannes, il sortit vainqueur de la lutte. Un lambeau de son fameux et unique discours, adapté à la circonstance, opéra sur les intelligents ma- gistrats une fascination complète. Alors, décidément
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pénétré des inconvénients attachés au métier de héros, il reprit le chemin de Paris, seul théâtre où ses qualités précieuses pussent se déployer avec avantage. Sa car- rière fut glorieuse. Sous le Directoire et le Consulat, il embéguina les têtes les plus importantes de la Républi- que ; quand vint l'Empire, Sa Majesté Tempereur et roi le breveta bonnetier de la couronne.
Il avait fait choix d'une nouvelle compagne ; un héri- tier naquit de cette union. Heureux père, heureux époux, Spartacus parvint jusqu'à un âge fort avancé, se délectant sans cesse à la vue de la borne historique, tribune où jadis aurait tonné son éloquence, et racon- tant à son héritier, le jeune Napoléon Tricotel, les dan- gers qu'il avait si vaillamment surmontés en Bretagne, cet affreux pays de diables et de brigands!
FIN
LE DOCTEUR BOUSSEAU
Ceci me fut raconlé par ce superbe vieillard qui, dans noire dernière guerre, presque octogénaire qu'il était, s'en- rôla parmi les jeunes gens de Charelte.
Comme Latour d'Auvergne fut le premier grenadier de la république, M. de C... était, sans conteste, le premier zouave de France.
Pour la France, il corabaltit en héros, mais il n'aimait pas . la république.
LES RACOLEURS DE LA REPUBLIQUE
Vers la fin de janvier 4793, il y avait grande foule dans les rues et places de Beaupréau, ville du départe- ment de Maine-et-Loire. La Vendée était alors dans cet état de fiévreuse inquiétude qui prend les peuples au moment d'une crise décisive ; la vie était toute exté- rieure : dans les villes, les ateliers étaient déserts, mais la place publique, bruyante et remplie ; dans les cam- pagnes, on ne voyait que de rares travailleurs courbés
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sur les guérets ; en revanche, une foule compacte en- tourait tout le jour les croix des calvaires.
Sur les marches d'ardoise s'établissait souvent un rus- tique orateur. Il ne faisait point de discours ; une sorte de conférence s'établissait entre lui et son auditoire. On se plaignait, on menaçait ; une haine sourde, mais vi- vace, travaillait les populations.
Cette haine, comprimée jusqu'alors, fermentait d'au- tant plus ; il ne fallait qu'une occasion pour la faire jaillir, puissante, irrésistible, de taille et de force à bri- ser tout obstacle.
Ce n'était ni une fête religieuse ni une solennité poli- tique qui attirait ce jour-là, hors de leurs demeures, les habitants de Beaupréau : sortir était un besoin de toute heure. Chaque heure n'apportait-elle pas quelque fabu- leuse nouvelle? Tantôt c'était une noble femme dont Pa- ris avait insulté le cadavre, et porté la tète en triomphe, comme s'il se fut agi d'un magnifique trophée; tantôt c'était un prince désertant les degrés du trône, pour s'as- seoir dans la fange et renier jusqu'à sa royale origine ; tantôt c'était un monstre tout-puissant, assassiné par une jeune fille, à la vertu païenne ; un roi prisonnier de son peuple ; la liberté déifiée sous la honteuse image d'une courtisane. Dieu lui-même décrété de déchéance par un sanglant rhéteur : le hideux, le grotesque mêlés, exa- gérés à un point que l'imagination la plus folle semblait ne devoir jamais atteindre...
De nombreux groupes stationnaient sur la place de l'église. Pour avoir une idée de ce rassemblement ven- déen, il ne suffirait pas de se reporter à l'époque indi- quée en tête de ce récit : on a parlé de la Vendée pour
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l'exalter ou la rabaisser ; on ne l'a point décrite. Peut- être les solennelles amplifications de quelque panégy- riste trop zélé, ont-elles battu en brèche la gloire de ses guerriers avec plus de succès que les plus furibondes déclamations de ses détracteurs.
Le héros royaliste a été peint en vers, en prose, avec la plume et le burin; hélas!... Il nous souvient d'avoir vu en notre vie un seul portrait de M. de Les- cure; c'était dans une ferme du Nantais; l'artiste l'avait représenté blessé à la tête : ses bandages rappelaient, à s'y méprendre, la commode, mais disgracieuse coiffure qui tient chaud, durant la nuit, le chef des honnêtes bourgeois parisiens. A M. de Larochejacquelin, ce bel et modeste jeune homme, on donne un visage mélodra- lique, un panache d'une coudée et cinq paires de pisto- lets à la ceinture! Voilà pour le crayon; la plume est plus malencontreuse encore : l'un, mettant avant cha- que fait, l'éloge pompeux et académique, arrive au ré- sultat négatif obtenu de tout temps par ces ennuyeux conteurs qui rienif d'avance aux éclats, pour accoucher de quelque banale anecdote ; l'autre, dépouillant ses ac- teurs de toute humaine faiblesse, modèle doucement de petits héros patients, placides, sans angles, à la manière du pius JEneas de Virgile, — moins le génie. D'autres enfin, se plaisent à limer des parallèles à l'instar de Plutarque. Dieu pardonne à ceux-là! On dirait que toutes ces perruques, poudrées de bonnes intentions, sont chargées d'enterrer sous l'ennui l'héroïsme de leurs martyrs I
Pour en revenir à notre histoire, on eût pu remarquer, sur la place de Beaupréau, un étrange amalgame de
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personnages. Il y avait quelques soldats républicains en uniforme, beaucoup de paysans des environs, des bour- geois de la ville, une douzaine de jeunes femmes étran- gères en carmagnole, dont la désinvolture excitait au plus haut point la surprise des habitants de Beau- préau. Il y avait en outre quelques individus à mine équivoque : ceux-ci méritent une attention particulière. Ils semblaient avoir un signe pour se reconnaître et se soutenir au besoin ; certains portaient la veste à larges revers, l'immense cravate blanche, le chapeau pointu à cocarde ou le bonnet phrygien. Leur culotte d'étoffe lé- gère, bien qu'on fût au cœur de l'hiver, pouvait être une sorte de rébus explicatif du nom populaire sous le- quel ils étaient redoutés dans les neuf dixièmes de la France. Ils ne se parlaient point entre eux, mais ils cou- raient les cabarets, et engageaient conversation avec le premier venu.
D'autres, vêtus d'un costume qui tenait le milieu en- tre ce bizarre accoutrement et l'habit du citadin de la Vendée, rabattaient sur leurs visages de grands cha- peaux de paysan.
Les hommes à cocardes se donnaient un mouvement extraordinaire ; on eût dit des commissaires de bal, cher- chant à ranimer la gaité dans une réunion ennuyée. Ils mettaient à chaque instant la main à la poche, et s'at- tachaient surtout aux jeunes paysans, qu'ils poursui- vaient de leurs politesses.
— Citoyen, disaient-ils invariablement, le froid altère et ta figure me revient : voux-tu boire un coupa lasan té de n'importe qui?
LE DOCTEUR BOUSSEAU 199
Puis quand ils étaient attablés en face de quelque gars au cœur simple et sans défiance :
— Sais- tu, citoyen, reprenaient-ils, que tu es bâti comme il convient pour faire un superbe défenseur de
la patrie?... Bois donc! Sans mentir tu aurais une
fîère mine sous l'uniforme. Avec cela que maintenant les épaulettes de capitaine ne sont pas rares, et qu'un bon garçon comme tu parais l'être, peut revenir au bout d'un an général ou quelque chose d'approchant... A ta santé!... C'est agréable. Au jour d'aujourd'hui, comme tu peux l'avoir entendu dire, on a envoyé paître en Chine les préjugés qui causaient du chagrin au peu- ple français ; nous sommes libres, citoyen ; c'est pour- quoi... Tu ne bois pas!... C'est pourquoi, la chose de faire son chemin dans la carrière de Mars et de Bellone est facile. Tel que tu me vois, je suis caporal, et c'est une position pleine d'agrément. On a la poche bourrée de décimes, des congés de quarante-huit heures tous les jours, et la faculté de tourner la tête à des citoyennes qui seraient comtesses ou baronnes, s'il y avait encore de ces bêtes curieuses au moment où j'ai la satisfaction de trinquer à tes amours.
Ce disant, le républicain étendait la main vers la place et montrait les jeunes femmes qui se promenaient lançant à chacun des œillades, et laissant voler au gré du vent les draperies de leur robe lacédémonienne. Le gars regardait, et rougissait en baissant les yeux.
— Est-ce comme cela? reprenait encore l'embaucheur; je vois que tu as une fiancée au pays, mon garçon... A sa santé!.... la constitution ne le défend pas. Eh bien! raison de plus ; tu m'intéresses ; je désire faire ton
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bonheur. Je veux que dans six mois, la citoyenne, ta promise, soit Tépouse d'un fourrier... Encore une ra- sade, pays! C'est l'Être suprême en personne qui t'a en- voyé sur mon chemin !
Comme on voit, la Convention avait ses racoleurs. Pressentant dès longtemps la réaction qui se préparait en Vendée, le gouvernement républicain ne négligeait aucun moyen de changer l'esprit des populations ; héri- tier de toutes les tyrannies, il employait ces petits expé- dients perfides, dont il accusait avec tant d'amertume le despotisme royal.
La nuit commençait à tomber ; les lanternes s'allu- maient aux devantures des lieux publics ; la scène, sur la place, se faisait de plus en plus animée ; les racoleurs continuaient leur métier ; des marchands d'orviétan éta- blissaient leurs tréteaux, donnant pour un sou leur poisson, et gratis des discours pleins d'utopies, appro- priées aux circonstances et à l'intelligence de l'audi- toire : nous l'avons dit, la Convention ne négligeait au- cun moyen.
Assis, l'un près de l'autre, sur un banc de pierre, trois hommes parcouraient ce tableau d'un regard également mélancolique. Tout trois étaient arrivés à l'âge mûr.
Le premier portait le costume bourgeois de l'époque ; son habit était de drap fin, tout son extérieur annon- çait l'aisance. Ses traits, assez beaux, avaient, dans leur ensemble, une expression singulière et changeante. Une haute pensée semblait le préoccuper parfois ; parfois aussi, son regard vague semblait chercher autour de lui le fil rompu de sa méditation.
Celui qui était assis près de lui pouvait avoir trente-
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cinq ans ; c'était un paysan ; sa physionomie annonçait la douceur la plus patiente, mêlée, s'il faut le dire, à une forte dose d'apathie. A voir son regard demi-baisse, plein de modestie et de mansuétude, le triste, mais rési- gné sourire qui relevait le coin de ses lèvres, on aurait pu dire à coup sûr qu'il eût fallu une circonstance bien extraordinaire pour changer ce repos en fièvre, et mettre le feu de la colère dans cet œil timide et débonnaire.
Enfin, à l'extrémité du banc s'asseyait un homme courbé par la fatigue ou par l'âge, et qui semblait avoir intérêt à ne point provoquer les regards : sous son cha- chapeau rabattu, sa figure disparaissait entièrement. Quand parfois il relevait la tête, on apercevait un grave et doux visage, exprimant en ce moment la douleur la plus profonde.
Le premier de ces trois hommes se nommait le docteur Bousseau, le second Cathelineau ; l'autre était M. l'abbé Saulnier, prêtre réfractaire au serment exigé par la Con- vention, ancien curé de la paroisse du Pin-en-Mauge.
Aucune parole n'avait encore été échangée entre eux ; le malheur des temps enseignait la réserve aux plus simples ; néanmoins, leur commune tristesse établissait entre eux une sorte de sympathie ; tous trois se croyaient frères en convictions religieuses ; ils ne se cachaient pas pour souff*rir.
Un racoleur conventionnel, à moitié ivre, grâce aux efforts qu'il avait faits en faveur de la république, vint se planter en face du docteur Bousseau.
— Citoyen, dit-il eh chancelant, je te régale ; si c'est ton idée, viens.
Le médecin fît un geste de dégoût.
202 LE DOCTEUR ROUSSEAU
— Tu n'as pas soif? reprit le soldat déguisé ; c'est étonnant, presque suspect... Je te mets en réquisition I
Et il saisit le collet du docteur. Celui-ci le repoussa rudement, et le racoleur, décrivant une courbe forcée, s'en alla chercher fortune ailleurs.
Le paysan avait suivi de l'œil avec intérêt les mouve- ments de son voisin.
— Ils ont voulu m'enrôler aussi, moi, parmi les sol- dats de la Convention, murmura-t-il, comme en se par- lant à lui-même.
— Citoyen villageois! dit le médecin d'un ton emplia- tique, si tu as refusé, tu as forfait au plus sacré des de- voirs !
Cathelineau leva sur son interlocuteur son œil plein de surprise.
— Écoute-moi, reprit celui-ci. Chacun doit travailler pour sa part à l'œuvre de régénération qui s'élabore, les uns par l'intelligence, les autres par la force maté- rielle. Tu es de ces derniers ; tu as donc eu tort... Villa- geois! je t'exhorte à gagner le district afin d'acquérir le titre enviable de défenseur de la patrie.
Le paysan souleva paisiblement son chapeau et tourna le dos. Ce mouvement le mit en face du prêtre ; il le reconnut sans doute, car ses traits prirent soudai- nement une expression de respect.
Au mouvement significatif du paysan, le citoyen Bousseau avait appelé sur sa lèvre un sourire d'incom- mensurable amertume.
— D'un côté, murmura-t-il, la lifcerté confie sa sainte cause à des misérables ; de l'autre, le despotisme trouve des soutiens parmi les gens simples et vertueux! Il est
LE DOCTEUR BOUSSEAU 203
temps que mon rôle commence. J'aurais voulu vivre obscur et mourir pareillement ; mais l'œuvre de régé- nération me réclame. Le cancer de la contre-révolution dévore au cœur nos campagnes ; je suis l'antidote de ce poison: au travail!... Villageois! (^ontinua-t-il, en en se tournant vers Gathelineau.
Mais celui-ci avait disparu ainsi que le prêtre ; le docteur se trouvait seul maintenant sur son banc.
Le citoyen Bousseau était, lui aussi, à sa manière, un racoleur républicain ; mais, bien différent des agents salariés de la Convention, il agissait, entraîné par un enthousiasme sincère et irrésistible. Les manœuvres du gouvernement étaient connues de lui, et révoltaient pro- fondément son âme droite et probe ; il restait républicain néanmoins ; loin de diminuer, sa ferveur augmentait tous les jours.
C'est que l'établissement de la république avait été, pour le docteur, une question en quelque sorte per- sonnelle ; il avait prédit, sinon fait 89 ; la chute du dra- peau tricolore eût été un démenti donné à son système, une défaite. Il ne faut point croire que nous dessinions ici un type inventé à plaisir, ou seulement perdu de nos jours. Au fond des provinces les plus éloignées de Paris, il existe encore des rêveurs, s'identifiant avec un parti ou un principe, grossissant leur mince importance, au point de supposer que leur opinion, manifestée dans quelque cercle de sous-préfecture, puisse influer sur les événements. Ils suent sang et eau, ces mouches de coche, et lorsque, par hasard, une fois sur cent, un fait arrive, qui ressemble de très-loin à l'une ou l'autre de leurs
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rêveries, vous les voyez retenir à grand'peine leur inno- cent orgueil, et se décerner in petto l'ovation que leur refuse l'injustice contemporaine.
Le docteur Bousseau avait aspiré avea avidité, dans sa jeunesse, ce vent du philosophisme qui, partant de Paris, soufflait sur toute la France ; prosélyte d'abord, il en était venu insensiblement, et de bonne foi, à se croire apôtre. Dans la sincérité de son cœur, il eût sou- tenu à tout venant qu'Helvétius et Rousseau n'avaient fait qu'émettre ses propres idées imparfaitement, et que la Convention, fille de ses œuvres, faussait méchamment la doctrine paternelle.
Jusqu'alors, il s'était tenu à l'écart, dominant de toute la hauteur de sa supériorité les événements du siècle ; mais cette inquiétude, qui plane dans l'air à la veille des révolutions, saisit les fous comme les sages ; le doc- teur 3e sentit incapable de conserver plus longtemps son rôle passif ; il vit se dresser devant lui le devoir'^ obéissant, il résolut de combattre à la fois l'omnipotence conventionnelle et la contre-révolution menaçante.
C'était un double et gigantesque travail.
Pour accomplir une œuvre analogue et moins ardue, il fallut le génie de Napoléon. A défaut de ce génie, le docteur Bousseau possédait cette faconde amphigouri- que, si fort à la mode alors, une renommée de clocher et un courage irréfléchi, mais à toute épreuve.
Le prêtre et Gathelineau s'étaient enfoncés de compa- gnie dans l'une des rues obscures qui viennent aboutir à la place ; le prêtre parlait lentement et à voix basse ; le paysan retenait sa respiration pour écouter.
— Oui, mon fils, disait le prêtre, la route est longue,
LE DOCTEUR BOUSSEAU 205
et de nombreux dangers entravent le chemin ; mais je ne pouvais ajouter foi à tout ce que l'on disait d'horrible sur cette cité maudite. Il me fallait voir Paris pour croire que Sa Majesté très-chrétienne fût emprisonnée comme un scélérat vulgaire ; je suis allé ; j'ai vu
— Hé bien? demanda le paysan dont l'émotion faisait trembler la voix.
— Mon fils, prions Dieu qu'il pardonne à la France : elle a brisé le trône comme l'autel.
Cathelineau mit la main sur son cœur.
— C'est un saint homme, n'est-ce pas, monsieur le recteur, que le roi Louis XVI ? demanda-t-il.
Le prêtre, méditant ou priant sans doute, se contenta de répondre par un signe affirmatif.
— U fut bon, reprit le paysan, trop bon, m'a-t-on dit, au temps de sa puissance. Personne n'a-t-il donc songé à mourir pour le délivrer ?
Cathelineau avait été le paroissien de M. Saulnier ; il passait au village du Pin-on-Mauge pour un homme simple d'esprit, et d'intelligence peu développée. Le curé le regarda avec surprise.
— Quelques-uns l'ont tenté, répondit-il. Ce fut tou- jours en vain.
— Ils se sont lassés bien vite ! dit encore Cathelineau, qui semblait préoccupé.
Puis il continua en s'arrêtant tout-à-coup de mar- cher :
' J'ai une femme et cinq enfants, monsieur le rec-
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206 LE DOCTEUR BOUSSEAU
leur ; mais peut-être que René Blon, mon cousin, qui est riche, voudra bien les prendre à sa charge. Moi, je vais partir pour Paris, et délivrer le roi Louis XVL
— Aux uns la force et l'intelligence, aux autres le dé- voûment ! murmura tristement le prêti'e. Mon fils, l'entreprise n'est point de celles qu'un homme seul puisse tenter.
— S'il faut être deux, s'écria naïvement Cathelineau, René Blon viendra avec moi.
Ainsi parlait, quelques semaines avant la prise d'armes, l'homme qui allait organiser l'insurrection vendéenne.
Un sourire involontaire dérida le front soucieux de M. Saulnier, qui reprit le chemin de la place. Catheli- neau le suivit.
La scène avait encore une fois changé de face ; la foule était rassemblée, compacte, autour d'un tJiéâtre en plein vent, déserté par l'empirique qui l'occupait na- guère. Au lieu du vendeur d'orviétan, un homme en costume décent se tenait debout sur les tréteaux, et ha- ranguait l'assemblée : c'était le citoyen Rousseau qui commençait son rôle actif.
— Citoyens, disait-il d'une voix solennelle et mono- tone, le mot république est un substantif composé de deux vocables empruntés à la langue des Romains ; il signifie littéralement la Chose de tous, et chacun de nous est autant que Robespierre.
A Paris, pas plus qu'en Vendée, une telle proposition n'eût provoqué aucune répression immédiate : la police conventionnelle laissait hurler les orateurs dans la rue,
LE DOCTEUR BOUSSEAU 207
sauf à les arrêter dans leur lit, s'ils devenaient impor- tuns.
— Chacun de nous étant autant que Robespierre, poursuivit le docteur, a le droit, individuellement, de contrôler ses actes ; j'use de ce droit. La France, après avoir sommeillé dans l'abrutissement le plus honteux durant quatorze siècles, s'est enfin levée comme un seul homme, et a dit de sa grande voix : Je veux être libre. Pour une nation, vouloir c'est pouvoir : les entraves quatorze lois séculaires se sont brisées ; la Bastille est tombée, et sous les ruines du dernier des donjons a dis- paru la dernière des tyrannies... Honte et malheur! cela devait être ainsi, et cela n'est point ! la tyrannie vit, elle prospère ; au milieu de vous, citoyens, marchent têtes levées, de fangeux suppôts. L'Etre Suprême a-t-il donc frappé le pays de démence ! n'y a-t-il point de Brutus pour ce multiple et insatiable César qui étouffe la liberté sous ses perfides embrassements !
Ceci n'était que le premier point du discouis de Bousseau ; il allait, à l'aide d'une transition habile, tourner les foudres de sa parole contre le royalisme re- naissant, et stigmatiser les fauteurs d'une contre-révo- 1 ition impie, lorsqu'un incident survint, qui rompit brusquement le fil de son éloquence.
Pendant que pérorait le citoyen docteur, Cathelineau et l'abbé Saulnier s'étaient mêlés à l'auditoire. Le prêtre écoutait d'un air distrait ; le paysan tendait l'oreille, et cherchait en vain à comprendre la fougueuse élucubra- tion du docteur : à ses yeux, un peu prévenus peut-être, mais à coup sûr clairvoyants cette fois, orateur et mar- chand d'orviétan étaient une seule et même chose.
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L'abbé Saulnier se sentit frapper sur lepaule, et se retourna vivement. Un homme était près de lui, dont le costume ressemblait exactement au sien propre.
— Que voulez-vous ? demanda le prêtre avec dé- fiance.
L'étranger souleva le bord rabattu de son chapeau.
— Monsieur de Beauveau ! murmura l'abbé Saulnier, en comprimant une exclamation de surprise.
Cathelineau n'avait point pris garde ; il écoutait tou- jours le docteur.
M. le marquis de Beauveau arrivait de Paris ; il était pâle ; sur ses trails bouleversés se lisait un profond dé- sespoir. U fut quelques minutes avant de prendre la pa- role, comme si l'émotion eût arrêté les mots dans son gosier. Enfin, il prononça un nom ; Cathelineau l'enten- dit et tressaillit de la tête aux pieds.
— Ils l'ont tué ! dit le marquis à voix basse.
— Miséricorde! s'écria le prêtre, en joignant les mains avec angoisse. Ils ont tué le roi!
A ces mots, Cathelineau tomba à genoux sur le pavé de la place ; son œil était fixe et hagard ; deux larmes coulèrent lentement sur sa joue.
Le docteur continuait sa harangue. Tout-à-coup, un cri retentit dans l'auditoire, poussé par une voix ferme et sonore.
— Dieu et le roi ! disait-elle.
Puis la foule, irrésistiblement écartée, donna passage à un homme qui escalada d'un bond les tréteaux ; le docteur repoussé s'en alla prendre place à son tour dans
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l'auditoire. L'homme avait les yeux au ciel ; son visage fortement contracté respirait une puissante colère. C'était Gathelineau, — mais ce n'était plus le paysan timide et borné ; un changement étrange s'était instan- tanément opéré en lui.
— Dieu et le roi ! répéta-t-il d'une voix qui atteignit les coins les plus reculés de la place. Tls ont commencé par Dieu : nous n'avons plus de prêtres pour vivre ou pour mourir. Après, ils ont dressé un échafaud ; et le bon roi Louis XVI, notre père, est allé au ciel... ils l'ont guillotiné !
Un murmure agita sourdement la multitude, puis un cri d'horreur s'éleva ; le Vendéen était là en majorité.
— Dieu et le roi ! répéta encore Gathelineau, dont la parole dominait le tumulte. Le temps est venu. Je veux un Dieu et je veux un roi. Qui m'aime me suive !
La place se fit déserte en quelques minutes ; tout ce qui n'était pas racoleur républicain ou fdle perdue se retira. Gathelineau avait disparu.
Le docteur, à peine remis de sa chute, restait aba- sourdi de ce qui venait de se passer.
— J'étais sur le point de convaincre ces masses iné- clairées, se dit-il en reprenant péniblement le cours de ses idées ; j'allais régénérer... Mais n'a-t-on pas dit que le citoyen Gapet est mort, moi't guillotiné ? c'était un juste... ma foi, tant pis ! En attendant, mon intervention en tout ceci est plus urgente que jamais. La Gonvention est une vicieuse application d'un principe héroïque ; mais elle représente ce principe ; ce coup d'État va la mettre en péril ; je la couvrirai de mon corps comme
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d'un bouclier, sauf à l'anéantir plus tard. Combattons d'abord les suppôts des tyrans... Ce villageois m'a meur- tri. Je ne sais, mais son regard est de ceux qui électri- sent la multitude ; s'il est secondé, comme je le crains, il faudra un bras fort pour l'abattre : voilà le mien I
Il
LES VINGT-SEPT PREMIERS VENDEENS
Au village du Pin-en-Mauge, situé près de Beaupréau, dans une chaumière de pauvre apparence, deux hommes et une femme conversaient au lever du jour.
La femme qui était jeune et belle, allaitait un enfant. Quatre berceaux d'osier étaient occupés par quatre au- tres enfants, qui sommeillaient encore. Dans un des coins de la salle, M. l'abbé Saulnier, l'un des deux hommes, disposait sur une table les linges et autres objets nécessaires à la célébration de la messe ; à l'autre extrémité, Cathelineau se livrait à l'exercice de son état, il boulangeait. Le changement opéré en lui par la nouvelle de la mort de Louis XVI, n'avait point été
212 LE DOCTEUR BOUSSEAU
éphémère ; sa physionomie gardait son caractère natif de douceur et de simpUcité, mais il s'y joignait à pré- sent une expression méditative ; son œil indécis, na- guère, brillait d'une mystique ardeur, l'apathie avait fait place à la fermeté calme, mais intrépide. Il venait de parler ; sa jeune femme le regardait avec un craintif étonnement. Le prêtre, discontinuant ses préparatifs, avait croisé ses bras sur sa poitrine, et semblait hésiter.
— Que Dieu vous conseille, mon fils ! dit-il enfin, votre dessein est grand et périlleux ; l'assistance divine peut le rendre exécutable, mais il ne m'appartient point de mettre ma voix dans la balance : je remplis un mi- nistère de paix.
— Les républicains sont cruels et sanguinaires ; il ne faut point les irriter, mon homme, dit doucement la jeune femme. Puis elle ajouta en frissonnant : ils nous tueraient nos enfants !
— Renée, dit le paysan, c'est Dieu qui nous les a donnés : ils sont à Dieu.
La jeune femme baissa la tête d'un air résigné ; l'abbé Saulnier, profondément attendri par cette parole qui mettait à nu, sans emphase, l'ardent et complet dévoû- ment de Cathelineau, marcha vers lui et prit sa main.
— Faites suivant votre conscience, mon fils, dit-il ; la Providence a éclairé votre cœur simple ; une trans- formation que reconnaîtrait le plus aveugle, s'est faite en vous. Peut-être fûtes-vous élu pour relever la croix tombée, et venger les outrages prodigués au nom du Christ : allez, combattez, et que l'Esprit-Saint soit avec vous!
LE DOCTEUR BOUSSEAU 213
— Combattre ! s'écria Renée, en serrant son enfant contre son cœur.
— Et vous, rna fille, reprit le prêtre, priez et remer- ciez Dieu, car les temps de martyre sont revenus.
Un bruit de pas se fit entendre au dehors ; l'abbé Saulnier se remit à son pieux travail. Cathelineau, quit- tant son attirail de boulanger, endossa rapidement son plus bel habit des dimanches. On frappa à la porte et Renée alla ouvrir.
Vingt-six paysans, tous parents ou alliés de Catheli- neau, entrèrent ; ils avaient été convoqués la veille par l'aîné des fils du boulanger, et ne savaient en rien ce dont il s'agissait. A la vue du bon prêtre, leur ancien curé, dont ils étaient séparés depuis plusieurs mois, ce furent des transports unanimes et bruyamment mani- festés. Tous entourèrent l'abbé Saulnier ; les uns lui baisaient les mains avec larmes ; d'autres, ne pouvant approcher, louchaient respectueusemet les pans de sa soutane : l'abbé Saulnier avait revêtu, pour la solen- nité qui se préparait, ses habits sacerdotaux. Les trans- ports redoublèrent, lorsque Cathelineau annonça qu'on allait célébrer le saint sacrifice : il y avait si longtemps que ces hommes pieux, et habitués à regarder la reli- gion comme le premier, l'unique besoin, étaient privés de l'accomplissement de leurs devoirs de chrétiens!
La messe fut célébrée. Au milieu du recueillement général, Cathelineau se distingua par son austère et grande ferveur. Lui seul, ayant pu se préparer, reçut la communion des mains de l'abbé Saulnier. Quand fut terminé l'office, Cathelineau fit asseoir ses hôtes sur des bancs disposés à l'avance. Ceux-ci le regardaient avec
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élonnement, ils ne l'avaient point revu depuis son voyage à Beaupréau ; quelque chose en lui leur sem- blait extraordinaire.
— Mes garçons, dit-il, je suis un ignorant et j'aurais voulu quelqu'un pour parier à ma place. M. le rec- teur a refusé de le faire : je vais tâcher de m 'exprimer comme il faut. Les gens de la Convention avaient chassé du trône, comme vous savez, notre bon roi Louis XVI, qui était un saint homme. Ensuite, ils Font mis en prison.
— En prison ! répétèrent avec stupéfaction les paysans qui ne savaient rien encore : le Roi !
— Oui. C'était une méchante action, n'est-ce pas? cependant, tant que vivait encore Louis XVI, il y avait espoir de le voir reprendre sa couronne et relever l'au- tel...
— Est-il donc mort? s'écria-t-on.
— Mort !... mort assassiné !
Les vingt-six paysans se levèrent d'un mouvement commun ; l'épouvante et la stupeur étaient peintes sur tous les visages.
— Il est mort ! reprit Cathelineau. Maintenant, qui nous rendra nos prêtres? qui relèvera notre croix?
Le silence continuait ; Cathelineau fit un pas en avant.
— N'avons-nous ni cœur ni bras? demanda-t-il.
Et, comme ses parents levaient sur lui un regard in- terrogateur, il s'écria tout à coup :
— Dieu et le Roi ! tous deux insultés, trahis, chassés l'un du sanctuaire, l'autre du trône. Combattons mes fds, et nous remporterons la victoire !
LE DOCTEUR BOUSSEAU 215
Les vingt-six paysans se comptèrent avec effroi ; ils ne répondirent point encore. Gathelineau qu'animait en ce moment un enthousiasme extraordinaire, se pré- cipita sur l'autel et saisit le crucifix.
— Jésus! dit-il, en tombant à genoux, je serai donc seul à mourir pour toi !
— Écoute, garçon, dit Etienne Manceau, frère de llenée, nous ne refusons pas ; où tu iras, nous voulons bien aller, mais nous ne sommes pas beaucoup pour attaquer les Bleus.
— En conscience, c'est la vérité, reprit un autre ; nous ne sommes pas assez !
Gathelineau s'était relevé ; il sentait sa cause ga- gnée.
— Les gens du Bocage (1) sont tous frères en croyance, dit-il ; nous aurons des milliers de combat- tants.
Et, incontinent il développa un plan de prosélytisme, clair, simple, à la portée des intelligences les moins avancées ; les paysans comprenaient et se sentaient ve- nir courage. L'abbé Saulnier écoutait, pris d'une véri- table admiration.
— Nous combattrons quand nous serons cinq cents, dit en terminant Gathelineau ; notre étendard sera la croix ; qu'elle se monti'e une fois victorieuse, et les dé- fenseurs ne lui manqueront pas !
(1) La Vendée historique comprend, comme on sait, \e Bocage et la Plaine. Le Bocage compose en grande partie les quatre dépar- tements de la Loire-Inférieure, Maine-et-Loire, Deux-Sèvres et Vendée.
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— Et qui sera notre chef? demanda Etienne Man- ceau.
— Gathelineau ! s'écrièrent tout d'une voix les autres paysans.
Celui-ci refusa, comme il devait refuser plus tard le titre de généralissime de la grande armée catholique et royale. Il fallut de longues prières et l'influence de l'abbé Saulnier pour vaincre sa modestie. 11 accepta enfin.
Alors eut lieu une scène aussi solennelle qu'impo- sante, si l'on se reporte à ses étonnants résultats. L'abbé Saulnier prit le crucifix ; chaque paysan vint à son tour s'agenouiller devant la divine image, et faire ser- ment d'obéissance à son nouveau chef : la guerre ven- déenne était commencée.
Quand ils se séparèrent, ces hommes simples et dé- voués avaient tous fait dans leur cœur le sacrifice de leur vie à la cause qu'ils venaient d'embrasser. La plu- part moururent à la tâche (1).
Il ne faudrait pas conclure de ce que nous venons de dire, que la Vendée eût été, jusqu'à la mort du Roi, tranquille et soumise au bon plaisir conventionnel. L'in- tronisation des curés assermentés, l'exécution de la loi de recrutement, et diverses autres mesures avaient, au
(1) Nous copions dans la Vendée à trois époques, les noms des parents de Gathelineau : René Lecler, Etienne, Joseph, Charles et Mathurin Laudin, Jean et René Blon, Jean Gabury, Pierre et Jacques Rochard, René et Louis Les-Rochard, Joseph et Mathu- rin Piton, Pierre et Etienne Manceau, René Soycr, René Jamain, Jean Horeau, Jacques Usureau, Mathurin, Michel et Pierre Les- Courans, Joseph Monnier, Pierre Verron, René Oger.
LE DOCTEUR BOUSSEAU 217
contraire, occasionné des prises d'armes dans presque toutes les paroisses ; mais ces insurrections isolées avaient été partout sans résultat. Par un hasard étrange, le foyer de cette grande réaction qui devait ébranler jusqu'en ses fondements le gouvernement républicain, s'alluma dans une petite commune, jusque-là indifférente aux révolutions qui remuaient la France. Son curé M. Saul- nier, chassé sans résistance en 1791, n'avait point été remplacé ; le tirage pour la levée de trois cent mille hommes n'avait pas encore eu lieu au district de Beaupréau. Il semblait que tout dût se réunir pour ôter jusqu'à la possibilité d'un soupçon d'intérêt personnel à ce faible noyau de ce qui allait être la Vendée.
Pendant le mois qui suivit, nos vingt-sept conjurés ne se donnèrent point de repos ; ils parcoururent en tout sens -la campagne, annonçant à ceux qui l'igno- raient la mort de Louis XVI, et prêchant la croisade contre la Convention. Presque partout, ils rencontrè- rent d'insurmontables obstacles ; on ne les connaissait pas ; les paysans des autres villages, accoutumés à prendre foi seulement en leurs nobles et en leurs prê- tres, refusaient confiance à ces inconnus. Eux, poursui- vaient leur œuvre avec une patience infatigable, faisant çà et là quelques prosélytes, et soutenus, dans leur rude travail, par le mobile qui les guidait. Une partie de leur mission réussit, du moins, à souhait. Dans toutes les communes, les jeunes gens soumis au tirage annon- cèrent hautement leur intention de ne point servir la République.
Le 10 mars, devait avoir lieu, à Saint-Florent, le ti- rage pour le recrutement. Le nombre des jeunes gens
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inscrits était de douze cents. Dix -sept venaient de l*in-en- Mauge ; parmi eux, était Jacques Manceau, le neveu de Cathelineau ; c'était un fort et hardi jeune horame, accomplissant sa vingtième année ; il était beau, intel- ligent et brave, son oncle et son père l'avaient admis dans leur confidence.
La Convention avait déployé, en cette conjoncture, une force imposante ; outre les gardes nationales des villes voisines, qui ne laissaient pas de faire un corps considérable, cinq cents soldats stationnaient sur la place de Saint-Florent ; mais là ne s'était pas bornée la prévoyance républicaine. Comme s'il se fût agi de véri- tables sauvages qu'on séduit avec des spectacles et de la verroterie, une foule d'escamoteurs et des banquistes avaient établi leurs tréteaux par la ville ; des essaims de jolies citoyennes papillonnaient aux alentours, jasant et aiguisant l'artillerie de leurs regards. Ainsi armée de toutes pièces, la Convention croyait avoir bon marché de ses futurs conscrits ; ils devaient être séduits ou m' • traillés, suivant les circonstances.
Mais la Convention, si omnipotente qu'elle fût, ne commandait pas aux événements.
D'abord, escamoteurs et déesses de ia liberté, perdi- rent leurs peines ; les jeunes gens du tirage n'arrivèrent point isolément ou par escouades, comme il était natu- rel que cela se fît : la prudence de Cathelineau avait passé par là. Vers midi, les troupes stationnées sur la place les virent déboucher au nombre de douze cents. Pas un n'y manquait : ils avaient pris rendez-vous an- dessous de la ville, et ne s'étaient mis en marche qu'a- près l'arrivée du contingent du dernier bourg.
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Les troupes républicaines étaient commandées par un jeune officier, le major Baulon ; l'aspect des Ven- déens était si hostile, que les Bleus se mirent immédia- tement sur la défensive. Au milieu de la place était la troupe régulière, à droite, la garde nationale de Beau- préau, à gauche, celle de Ghâlonnc, commandée par notre connaissance, le citoyen Bousseau, qui poursuivait décidément son rôle actif. Les recrues avançaient tou- jours, quoiqu'on eût crié « halte! » Baulon ordonna de mettre en joue, mais le docteur, dont la fantaisie s'al- liait à une grande droiture, s'élança entre les deux troupes, et rappela hautement son devoir à l'officier républicain.
— Halte! répéta Baulon.
— Pas de tirage ! répondit Jacques Manceau, qui formait la tête de la colonne insurgée. Nous n'en vou- lons pas.
Les jeunes Vendéens étaient armés de fourches, de socs et bâtons ferrés ; c'est à peine si quelques-uns avaient de vieux mousquets hors d'usage. Du côté des républicains, les fusils étaient naturellement en parfait état ; il y avait, de plus, quatre pièces d'artillerie bour- rées de mitraille jusqu'à la gueule.
Baulon ne répéta pas son avertissement, et commanda le feu \ troupes et gardes nationales tirèrent en même temps que l'artillerie. Un nuage opaque s'éleva, qui cacha la colonne vendéenne ; les républicains tendirent l'oreille. Pas un cri. Un instant, ils crurent que c'en était fait de leurs ennemis. Mais la fumée, se faisant graduellement plus diaphane, finit par se suspendre, comme un léger voile, au-dessus du lieu du combat.
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Alors les Bleus purent voir l'effet de leur décharge.
Chose singulière, et qu'on croirait difficilement, si toutes les mémoires ne s'accordaient à rattester,de toute cette poudre incendiée, de cette masse de plomb et de fer, vomie par huit cents fusils et quatre pièces d'artille- rie, il ne résulta rien. Pas un Vendéen ne tomba ; pas un même ne fut blessé ! La colonne s'était arrêtée ; les soldats de la Convention la virent avec stupeur, intacte et non entamée, comme si la terrible détonation eût été un inoffensif exercice à poudre.
Il y eut dans les deux troupes un moment d'hésitation simultané.
Nous ne devons point oublier que les Vendéens étaient des enfants : encore faut-il faire l'apprentissage de l'héroïsme.
Cependant les républicains, revenus de leur sur- prise, firent feu de nouveau : cette fois, de larges vides s'ouvrirent dans les rangs des Vendéens qui se disper- sèrent aussitôt.
— Victoire ! cria Bousseau ; force reste au principe!
Les Bleus firent chorus ; il eût été plus sage de re- charger les armes. Au moment où Bousseau, brandis- sant la canne à pomme d'ivoire qu'il portait au lieu de glaive, avec son uniforme de garde civique, commen- çait l'exorde d'une improvisation, un bruit confus se fit entendre dans l'une des rues latérales qui débouchent sur la place. Quelques secondes après, les douze cents recrues, ayant à leur tête Jacques Manceau, se précipi- tèrent sur les républicains. Jacques soulevait à deux mains un soc de charrue ; il poussa droit aux canons. La mêlée fut courte, mais furieuse ; la manœuvre des
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royalistes leur livrait le flanc des Bleus ; parmi ceux-ci, les gardes nationaux de Châlonne, commandés par Bousseau, prirent seuls part à l'action. Les troupes ré- gulières et les bourgeois de Beaupréau se retirèrent vers la citadelle. Bousseau demeurait seul à son poste, et gesticulait pour animer sa troupe. Un moment, il se trouva en face de Jacques, qui leva sur sa tête sa terri- ble massue.
— Je crois que mon rôle est fini! murmura le méde- cin sans pâlir : tant pis pour le monde !
Et il prit Tattitude que devaient avoir les pères cons- crits de Rome, sous le fer des soldats de Brennus. Mais le jeune Vendéen passa ; il avait reconnu que son ad- versaire était sans armes.
— Où la grandeur d'âme va-t-elle se nicher ! grom- mela Bousseau avec mauvaise humeur.
Il se retourna, et aperçut seulement alors l'abandon où l'avaient laissé les hommes de Baulon.
— Les misérables ont pris la fuite devant ces en- fants! s'écria-t-il. Nous autres, citoyens, sachons mou- rir !
Cet appel, digne d'un meilleur sort, fut le signal d'une débandade générale. Dès que les bourgeois de Châlonne se virent seuls en présence de l'ennemi, ils lâchèrent pied au plus vite. Bousseau les suivit, indi- gné. Il se retira lentement, se retournant de temps à autre pour brandir sa canne en signe de menace.
Nul, parmi les Vendéens, n'eut l'idée de poursuivre les fuyards. Cette victoire inespérée les afl'olait ; ils se regardaient, étonnés, attendris, et s'embrassaient en versant des larmes de joie. Le succès venait de tripler
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leurs forces. En réalité, la faiblesse des républicains à Saint-Florent, qui est un fait acquis à l'histoire, donna sans nul doute à l'insurrection naissante la plus puis- sante impulsion qu'elle pût recevoir.
Jacques Manceau et sa troupe, revenus de leur pre- mier étourdissement, examinèrent la position, et tin- rent une sorte de conseil ; leur embarras était grand. Dans l'enthousiasme du succès, ils avaient mis en pièces les affûts des canons et ne savaient maintenant que faire de leur victoire. Le temps devait corriger les Ven- déens de cette imprévoyance inouïe, qui fut un des ca- ractères principaux de leur conduite au début de la lutte.
— Mes gars, dit Jacques Manceau, en se grattant l'oreille, m'est avis que nous avons deux choses à faire : nous en aller chacun chez nous, ou prendre le châ- teau ; moi, je ne veux pas m'en aller ; donc, au châ- teau, si le cœur vous en dit !
— Au château ! répétèrent les plus braves.
Les autres n'osèrent pas élever la voix, et la petite armée reprit sa course.
Le château de Saint-Florent, sans être une citadelle importante, était du moins de force à soutenir pendant dix ans, à l'exemple de la cité troyenne, l'assaut de nos douze cents jeunes gens, moins bien armés que les Grecs. Un hasard faillit rendre ses remparts inutiles. Au moment où arrivait la troupe vendéenne, les répu- blicains n'avaient point encore réussi à fermer la maî- tresse porte qui, depuis longtemps hors d'usage, refu- sait de tourner sur ses gonds rouilles. Jacques Manceau vit que la circonstance était décisive ; il s'élança, ses
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compagnons le suivirent. Le neveu de Gathelineau, leste et plein d'ardeur, franchit en quelques secondes la distance qui le séparait du château, et tomba sur les gardiens de la porte, qu'il chargea à l'aide d'une épée conquise dans la lutte précédente. Rien ne put tenir de- vant lui ; déjà il avait ouvert une issue à ses compa- gnons, qui touchaient le seuil, lorsque les lourds bat- tants, cédant à une dernière impulsion, se refermèrent avec fracas.
Un double cri s'éleva, de triomphe au dedans, de dé- tresse au dehors. Exaspérés de la perte de leur chef, les Vendéens se ruèrent contre la porte avec fureur ; vains efforts ! la porte était à l'épreuve ; de longs éclats de rire leur répondirent du haut des murailles.
Quand il se vit seul, entouré d'ennemis, Jacques Man- ceau prit d'abord une attitude menaçante ; les Bleus se tenaient à distance, tant il y avait d'indomptable déter- mination dans la pose du jeune homme. Mais, tout à coup, comme si un découragement subit se fût emparé de lui, il baissa le tête et jeta son épée ; les Bleus se saisirent de lui aussitôt.
— Eh! c'est, je crois, mon jeune vainqueur! dit le citoyen Bousseau... Major, je désire vivement qu'il soit traité avec les égards convenables.
Baulon haussa les épaules.
— Douze hommes dans la courtine ! dit-il. La loi mar- tiale est positive ; tout réfractaire, pris les armes à la main, doit êlre fusillé sur-le-champ.
Le docteur voulut protester, mais Jacques fut immé- diatement entraîné ; quelques secondes après, douze
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coups de feu retentirent simultanément dans l'intérieur du château.
Le citoyen Bousseau s'était précipité sur les pas des exécuteurs, il arriva à temps pour voir tomber le jeune prisonnier la face contre terre.
— 0 Jean-Jacques ! s'écria-t-il, ces gens n'ont jamais lu une seule de tes pages !... Je suis tenté de reprendre mon rôle passif; si je restais avec ces bourreaux, je prendrais le /^rmc/joe en horreur... Positivement! ajouta- t-il avec un frisson, les anciens tyrans valaient mieux, bien que, à tout prendre, ils ne valussent rien du tout.
Tout en parlant, il allait vers le mort. Les exécuteurs s'étaient éloignés, on avait besoin d'eux aux murailles ; le docteur appela un de ses hommes et se fit aider pour transporter le cadavre dans une chambre du château. Le brave homme n'avait point oublié que, s'il vivait en- core, c'était grâce à la générosité du jeune Vendéen ; il résolut de voir si ses blessures pouvaient être pansées, et de le sauver à ses risques et périls.
Pendant qu'il montait l'escalier, chargé, pour sa part, de la tête et des épaules du mort, le citoyen Bousseau crut sentir un faible souffle à sa joue ; il s'arrêta, sur- pris ; le souffl'e cessa, et l'attitude flasque et abandon- née de Jacques fit craindre à son libérateur qu'il ne fût trop tard.
Dans la chambre, les deux porteurs déposèrent leur fardeau sur une table ; le corps s'afl*aissa aussitôt et s'étendit, comme s'il eût perdu ce ressort, cette élasti- cité qui dénotent la vie. Le docteur atteignit hâtivement sa trousse, et se mit à visiter le cadavre.
A ce moment, un grand cri partit des murailles. Les
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Vendéens renouvelaient leur attaque, et les bourgeois de Ghâlonne refusaient de se battre, s'ils n'avaient pas leur chef à leur tête.
Le docteur, incapable de se faire attendre au mo- ment du danger, jeta un regard de regret sur Jacques, et descendit l'escalier, après avoir fermé à double tour la porte de la chambre.
III
LE BISTOURI DU CITOYEN DOCTEUR
Galhelineau et ses parents étaient restés au Pin. Ce n'était pas crainte personnelle; leur conduite ultérieure les met de reste à l'abri d'un pareil reproche, mais ils ne voulaient point compromettre ainsi sur un seul coup de dé le succès de leur grande entreprise. Leur propa- gande, longtemps infructueuse, atteignait enfin ses ré- sultats ; ils avaient des adhérents dans toutes les com- munes environnantes, et n'attendaient plus qu'une occa- sion. Suivant les probabilités, cette occasion devait leur être fournie par le tirage qui avait lieu à Saint-Florent; aussi, tout en se tenant à l'écart, ils voulurent être ins- truits des événements de cette journée du 10 Diars, qui
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pouvait influer si puissamment sur la réussite de leurs projets.
Le malin, Etienne Manceau, père de Jacques, partit avec les instructions de Gathelineau. Il arriva à Saint- Florent vers le soir, au moment où les recrues se vo- yaient repoussées pour la deuxième fois et reculaient, découragées.
Ce fut un terrible coup pour ce pauvre père que la nouvelle de la prise de son fils ; son premier mouvement fut de se mettre à la tète des jeunes Vendéens pour ten- ter un nouvel eft'ort. Mais les instructions de son chef étaient précises; il dut vaincre cet entraînement si natu- rel et si puissant de l'amour paternel: sans artillerie, presque sans armes, on ne pouvait songer sérieusement à s'emparer du château, pourvu en abondance de tout ce qui manquait aux assiégeants, et défendu par une garnison considérable.
Jusqu'ici l'insurrection avait été en réalité victorieuse ; les gens du pouvoir, retranchés derrière leurs murailles, se tenaient sur la défensive. Manceau ne voulut point, pour réparer son malheur personnel, changer cette vic- toire en défaite. Il résolut de garder à sa cause ce noyau d'armée, entier et lortifié par le souvenir d'un succès sans revers.
Les recrues avaient accueilli sa venue avec joie ; d'une commune voix, elles l'avaient élu leur chef. Etienne Manceau, repoussant sa légitime douleur, n'usa de cette influence que pour accomplir la volonté supérieure de Gathelineau. Le jour tombait; il décida que la petite troupe continuerait d'investir le château, pour sauver les apparences, jusqu'au milieu de la nuit. A ce moment,
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la retraite devait s'effectuer sans bruit : on prendrait les ordres de qui de droit pour la direction à suivre ultérieu- rement.
Pendant ce temps, dans la chambre où Ton avait laissé, couché sur une table, le cadavre du Vendéen fusillé, se passait une scène qui, à coup sûr, eût fort émerveillé le citoyen docteur Bousseau.
A peine la porte se fut-elle refermée que Jacques, quittant sa position mortuaire, sauta et retomba sur ses pieds comme un leste et vigoureux vivant qu'il était, l^e jeune paysan avait gardé son sang- froid jusqu'au mo- ment suprême; se voyant perdu, il avait joué tout es- poir de salut sur une seule chance. Une manœuvre que l'instinct suprême de conservation lui enseigna sans doute, et qui depuis joua un grand rôle dans les attaques vendéennes, fut employée par lui: lorsque les soldats, chargés d'exécuter la sentence du major, abaissèrent leurs armes, il se croisa les bras sur la poitrine, indiffé- rent en apparence, mais épiant en effet avec avidité les mouvements des Bleus. Le sous-officier commanda le feu ; Jaques vit le doigt des soldats presser la détente ; il se laissa lourdement choir. Au même instant, la détona- tion retentit.
En une circonstance ordinaire, ce naïf stratagème eût été facilement déjoué; ici, les soldats, obligés de rega- gner leur, poste aussitôt après l'exécution, crurent laisser un cadavre dans la courtine, et s'éloignèrent sans soup- çons. Le docteur lui-même, comme nous l'avons vu, y fut trompé.
Le premier soin de Jacques, après sa résurrection, fut de se précipiter vers la porte ; elle était solidement fer-
LE DOCTEUR BOUSSEAU 229
mée, nul moj^en d'évasion de ce côté. La fenêtre, garnie de forts barreaux de fer, était également inattaquable. Le pauvre prisonnier laissa tomber ses bras le long de son corps avec tristesse ; la fusillade s'entendait au de- hors; parfois aussi venaient jusqu'à lui les cris poussés par ses frères d'armes; et il ne pouvait combattre, et un mur infranchissable le retenait au moment du péril. Pendant plus de deux heures que dura l'escarmouche, Jacques se promena comme une bête fauve fait dans sa cage. Tantôt il se jetait sur la porte, espérant l'ébranler, tantôt il secouait désespérément les barres de fer de la fenêtre. La porte le renvoyait, meurtri, au milieu de la chambre; les barreaux déchiraient ses mains, et la fu- sillade continuait, portant au comble le délire du captif.
Enfin les coups de feu devinrent plus rares; Jacques put conjecturer que ses compagnons s'éloignaient, et sa lièvre diminua peu à peu. Il s'assit sur la table et sonda sa situation d'un coup-d'œil intrépide. De quelque côté que se portassent ses regards, le danger était terrible, inévitable, le salut impossible. Jacques ne sourcilla pas; une fois même le sourire vint à sa lèvre au souvenir du citoyen docteur et de sa trousse. Mais il n'est point donné à l'homme de l'ester longtemps insouciant en face d'une mort certaine. Une pensée traversa tout-à-coup l'esprit de Jacques ; son front se voila de mélancolie: il vit son père, qui se consolait en l'aimant de la perte de sa mère; Etienne Manceau pleurait dans la cabane déserte.
Cette image frappa le cerveau de Jacques au point de devenir une sorte de vision; la fenêtre était étroite et le jour se faisait sombre; le jeune Vendéen voyait l^éellement devant lui son père, abandonné. Puis
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un doux visage apparut près de celui du vieux paysan.
— Marie! murmura Jacques en courbant la tête. Marie était sa fiancée ; il aimait Marie de ce solide et
pur amour qui, dans ces contrées patriarcales, lie deux époux jusqu'au tombeau.
Un bruit de pas se fit dans' l'escalier; Jacques se ré- veilla en sursaut et se frotta les yeux, comme au sortir d'un rêve; puis, rendu subitement au sentiment de sa situation, il s'étendit sur la table et demeura dans une complète immobilité.
La clef grinça dans la serrure et le citoyen docteur entra.
— Si, par le plus grand des hasards, le pauvre diable n'était pas mort tantôt, grommelait-il, ce doit être chose faite maintenant.
Il déposa sur la table, près de Jacques, une clef d'é- norme dimension, battit le briquet, et alluma de la lu- mière. Ce faisant, il continuait son monologue.
— Par goût, disait-il, je n'aime pas cette vie de soldat. N'était le principe.,, où donc ai-je mis cette clef?... l'ef- fusion du sang me répugne. Un homme tel que moi doit travailler avec son esprit, non avec son bras;... mais cette clef, qu'en ai-je fait? la voici... C'est que ma res- ponsabilité est grande ! Avec un morceau de fer sem- blable, une main mal intentionnée pourrait!... mais le moyen de craindre? Lors même qu'on parviendrait à s'en emparer, saurait-on qu'elle ouvre la poterne au bas de l'escalier?
L'âme de Jacques avait passé dans ses oreilles; le doc- teur se débarrassa d'une paire de pistolets qui étaient
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restés inoffensifs à sa ceinture pendant l'assaut, et ouvrit sa trousse.
— Voyons I dit-il.
Et il mit sa main sur la poitrine de Jacques. Son visage exprima un douloureux étonnement.
— Encore chaud! soupira-t-il. Pauvre garçon, peut- être aurais-je pu le sauver!
En même temps, il coupait les vêtements du mort, afin de l'examiner à nu. Il ne songea même pas à tâter préalablement son pouls, tant il lui semblait improbable qu'il pût exister encore.
— Pas une seule blessure ! s'écria-t-il avec surprise. Ah çà ! Le gaillard ne m'avait pourtant pas l'air capable de mourir de peur... c'est fort extraordinaire. J'ai envie d'opérer l'autopsie.
Ce gentil substantif du vocabulaire médical était de l'hébreu pour Jacques, qui demeura impassible. Mais le docteur parla bientôt une langue à la portée de tous. Ayant essuyé son bistouri, il fit, pour assurer sa main, une légère incision au milieu de l'estomac du gars. Ce- lui-ci bondit et se redressa debout sur la table.
Le docteur essuya tranquillement son bistouri et le re- mit dans sa trousse.
— A ce que je vois, dit-il, jeune villageois, tu es en parfaite santé ; je t'en félicite.
Jacques ne répondit point ; il semblait hésiter, et je- tait un regard furtif sur la clef et les pistolets.
— Tu es bien heureux, reprit le -citoyen Bousseau. que je ne sois point comme certains opérateurs impru- dents, qui tranchent étourdiment un sujet, et plongent leur instrument tout d'un coup...
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Jacquesfit un mouvement, comme si une soudaine réso- lution eût fait place au doute qui l'arrêtait naguère ; il sauta sur le plancher, et saisit la clef ainsi que les pistolets.
— Vous allez me suivre, dit-il. Le docteur le regardait, ébahi.
— Rester ici ne serait pas sans danger, reprit le paysan ; ils vous accuseraient de ma fuite ; dehors vous serez en sûreté.
— Dehors! Ta fuite! répéta Bousseau. Jeune villa- geois, lu divagues !
— D'ailleurs, dit encore Jacques, les autres ne vous connaissent pas, quand ils vont entrer dans le château, ils pourraient vous tuer sans savoir...
— Entrer au château*! s'écria le docteur. J'ai réchauf- fé un serpent dans mon sein... Aux armes!
Pour rien au monde, Jacques n'eût porté la main sur cet homme, qui avait voulu lui sauver la vie. Cependant, le cas était critique ; la voix du docteur allait mettre sur pied la garnison. Le jeune homme détacha rapide- ment le choUet qui lui servait de ceinture.
— Comme cela, dit-il, ils verront bien que ce n'est pas la faute du bonhomme.
L'expédient était ingénieux, sinon courtois : il attei- gnait un double but. Jacques s'élança sur le docteur, qu'il terrassa ; puis, il lui noua fortement son mouchoir sur la bouche. Le malheureux Bousseau s'épuisa d'abord en vains efforts pour crier et donner l'alarme. De guerre lasse, il demeura enfin étendu sur le sol.
Jacques sortit, et ferma la porte derrière lui. Plongé dans une complète obscurité, il descendit l'escalier len- tement et avec précaution. Parvenu à la dernière mar-
LE DOCTEUR BOUSSEAU 233
che, il vit, à la lueur d'une petite lampe suspendue au mur, une sentinelle appuyée contre la porte.
Jacques avançait toujours, la clef d'une main le pis- tolet de l'autre.
Il parvint, de cette façon, jusqu'auprès du soldat, sans être aperçu.
— Si tu bouges tu es mort! dit-il, en présentant son pistolet.
Le républicain sauta à cette menace, et toisa d'un rapide regard son adversaire. Jacques était dans un état déplorable ; pâle, la poitrine en sang, les vêtements fendus du haut en bas, le tout par les soins du docteur. La sentinelle, enhardie à cette vue, ne craignit point d'engager une lutte dont le résultat lui parut assuré. Profitant de l'indécision du jeune homme, qui reculait devant la pensée de tuer ainsi à bout portant, le soldat s'élança ; une lutte corps à corps s'engagea, dans laquelle Jacques, faisant enfin usage de son arme, jeta le républicain mort à ses pieds.
Il se mit aussitôt en devoir d'ouvrir la porte. Gomme nous l'avons vu par les quelques mots de Jacques au docteur, son dessein n'était pas seulement de fuir ; l'is- sue que le hasard lui off'rait devait servir à l'entrée triomphale de ses frères. La rencontre de la sentinelle, sur laquelle il n'avait point compté, dérangeait tous ses plans ; le coup de feu avait donné l'alarme ; un grand bruit se faisait à l'étage supérieur, et des pas précipités approchaient dans diverses directions. Jacques ouvrit la porte.
— Que dieu m'assiste! murmura-t-il. Si les autres ar- rivent à temps, je ne regretterai pas ma peau!
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Au lieu de chercher à fuir, il déchargea en l'air le fu- sil du bleu, et cria de toutes les forces de ses pou- mons :
— A moi, les gars : on passe!
Quelques républicains arrivaient déjà aux dernières marches de l'escalier. Jacques avait éteint la lanterne, et se tenait debout, la baïonnette croisée sur le seuil de la poterne.
Au moment où se fit entendre le premier coup de feu, Etienne Manceau venait de donner le signal de la re- traité ; les Vendéens commençaient à s'éloigner. Us s'arrêtèrent.
Une espérance vague, si dénuée de fondement que le cœur seul d'un père pouvait l'accueillir, vint à Etienne.
— Si c'était mon pauvre garçon, pensa-t-il.
Un profond silence régnait dans la troupe vendéenne ; quelques-uns s'attendaient à une sortie de l'ennemi, d'au- tres songeaient à l'arrivée d'un renfort républicain ; tous se tenaient prêts à la défense. Ils entendirent par- faitement la poterne s'ouvrir : leurs yeux attentifs virent la lumière du fusil. Au cri de Jacques, ils se précipi- tèrent d'un commun mouvement.
— Mon gars! c'est mon gars! disait Etienne, fai- sant, pour devancer ses compagnons plus alertes, des efforts désespérés.
La lutte s'était engagée. Jacques barrait la porte avec son fusil mis en travers, et frappait au hasard de la crosse de son pistolet. Les bleus, gênés par leur nom- bre dans cet étroit espace, se blessaient les uns les au- tres, et blasphémaient terriblement, ce qui ne les avan-
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çait à rien. Ils avaient beau frapper ; toujours une ombre de riche taille se tenait à la porte grande ouverte.
Au dehors, des pas retentissaient sur le sol.
(( Fermez la porte! criait du haut de l'escalier le ma- jor Baulon, qui ne pouvait approcher. Tuez! tuez!
— Tiens bon, Jacquet! nous voilà! » criait de son côté Etienne.
Au même instant, la tête de la bande, irrésistiblement lancée, se ficha comme un coin dans l'ouverture. De plus savants dans la tactique militaire eussent hésité à se précipiter dans ces ténèbres, qui, après tout, pou- vaient ne cacher qu'une embuscade. Irréfléchis, mais sans peur, les Vendéens entrèrent et il y eut là une ef- froyable mêlée.
Pendant quelques secondes, ceux qui n'avaient pu entrer encore, n'entendirent que le bruit sec de l'arme blanche perçant la chair, et de sourdes exclamations de rage. Le vide se faisait. A chaque instant, il y avait de la place pour un Vendéen de plus.
Les rares coups de feu qui furent tirés avaient mon- tré l'escalier ; les assaillants, renversant tout obstacle, montèrent ; arrivés dans la galerie supérieure, ils mi- rent en arrêt leurs armes ; nul ne se montra pour les repousser.
Alors, un cri enthousiaste, ébranla le château du sol aux combles. En un même jour c'était la seconde vic- toire que saluait l'insurrection vendéenne.
En considérant d'un œil froid ce fait d'armes, on se demande avec une profonde surprise comment les re-
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crues ne furent pas écrasés dans cet étroit escalier, que dominait un large corridor. Douze hommes bien armés, comme étaient les républicains, devaient défendre ce passage contre une division entière. Une terreur panique s'empara d'eux, sans doute ; mais qui mit au cœur de ces soldats, résolus d'ordinaire, cette panique sans mo- tif et sans excuse?
Nous ne craignons point de le dire, la prise du châ- teau de Saint-Florent, effectuée comme elle le fut, est un de ces événements qui donnent tort à la raison hu- maine. « A Dieu ne plaise disait en cet endroit le vieux zouave de Charrette que je veuille diminuer la gloire de ces héroïques enfants qui s'élancèrent, têtes bais- sées, au-devant du danger ; leur courage ne fut que plus grand, pour s'attaquer à d'insurmontables obsta- cles ; mais ce courage devait se briser, inutile. »
La Vendée remporta, en effet, depuis lors des succès bien autrement éclatants ; tous furent explicables par l'impétuosité ou l'obstination de l'attaque, le bonheur des manœuvres, la connaissance complète du terrain, etc., etc. Si quelques-uns semblèrent dépasser les bornes du possible, le surnaturel fut dans le résultat.
Ici, la valeur seule eût été insuffisante ; il fallut, pour que succombât le drapeau conventionnel, une faiblesse subite et générale, remplaçant à point nommé, chez huit cents hommes, le courage proverbial du soldat français.
11 ne faut donc pas trop s'étonner si la pensée d'un miracle vint à l'esprit de ces enfants vainqueurs.
Ils se portèrent rapidement dans diverses directions ; nulle part ils ne trouvèrent d'ennemis ; le château était évacué. Les Vendéens, saisis d'une joie semblable à celle
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du matin, visitèrent avec transport les richesses con- quises.
Cette fois, ils ne brisèrent point les affûts des canons, et gardèrent avec soin les armes abandonnées par les républicains. 11 y en avait assez pour armer la troupe entière.
Ils s'étaient répandus çà et là dans le château, ou- vrant toutes les portes, visitant, en un mot, leur do- maine, comme un héritier qui prend possession. Leurs investigations vagabondes n'étaient point néanmoins sans but : ils cherchaient les croix et vases sacrés enle- vés aux églises, et n'avaient garde de les trouver : depuis longtemps ces objets sacrés, transformés en monnaie, couraient, pour le plus grand bien de la ré- publique. Gomme leur désir était grand, ils ne se décou- rageaient point, et cherchaient toujours. Jusqu'alors, ils avaient trouvé partout des chambres ouvertes, mais vides; quelques-uns s'arrêtèrent devant une porte close. — Les croix sont-là! s'écrièrent-ils. Et, dans leur impatience, ils battirent en brèche les solides battants de chêne. Plus la porte résistait, plus ils se croyaient surs d'avoir mis enfin le doigt sur le secret trésor du district. Enfin, le bois se fendit; un dernier coup de hache fit tomber en dedans un panneau tout entier ; les plus ardents se précipitèrent et poussèrent un cri de surprise.
Il n'y avait là ni croix ni patène, mais un objet com- plètement profane, que les Vendéens entourèrent aussi- tôt avec de grandes démonstrations de curiosité.
Le lecteur ne peut avoir oublié le citoyen docteur.
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laissé sous clef par Jacques, au moment où celui-ci des- cendait à la poterne. Bousseau avait promptement réus- si à se débarrasser de son bâillon, mais alors déjà l'a- larme était donnée ; le bruit extérieur domina ses cris frénétiques. Le malheureux docteur, l'oreille à la ser- rure, se mit à écouter avidement ; il devina la scène qui se passait à quelques toises au-dessous de lui, et se tor- dit les bras.
— J'ai mal agi! s'écria-t-il. Jean-Jacques n'aurait pas fait cela ; je suis venu en aide aux prêtres et aux tyrans ! mon imprudente clémence va porter au principe un coup funeste. .. Bousseau ! tu avais juré à la face de l'Être suprême, d'élargir la brèche par où l'homme libre et lavé dans les eaux du savoir doit s'élancer hors de la prison des préjugés, franchir les barrières de l'igno- rance superstitieuse, et atteindre la splendide réalisa- tion de ses rêves régénérateurs ; au lieu de cela, Bous- seau, tu as refermé l'ouverture ; ta main a scellé de nouveau la pierre opaque qui intercepte les rayons du jour ; le monde va retomber dans les ténèbres ! le des- potisme est vainqueur.... à Saint-Florent !
Vous souriez n'est-ce-pas? Qu'importe ce petit trou? Qu'importe ce qui s'y passe.
Mais là-bas sur les pentes alpestres qu'importe aussi le grain de sable, une heure avant la chute de l'avalan- che dont il doit être le noyau? On dirait paifois que Dieu s'amuse à disproportionner les effets et les causes. Si la montagne accouc*he d'une souris, tel humble gland qui tombe inaperçu va enfanter une forêt immense.
Ici, Bousseau, pauvre maniaque, rencontrait plus juste que n'eût fait un sage : la prise de Saint-Florent,
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fut 1g premier anneau d'une chaîne crévénements extra- ordinaires, qui devaient amener la Convention sur le l)ord d'un précipice.
Tant que dura le combat, cependant, le docteur con- serva quelque espérance ; mais le cri de triomphe poussé par les Vendéens vainqueurs fut pour lui un véritable coup de poignard.
— J'ai mal agi! répéta-t-il, et je vais me châtier moi-même. Plutôt que d'entendre dans nos campagnes mugir ces féroces soldats, j'en appelle à ce fer qui va met- tre fin à ma honte et à mes jours !
Le docteur à ces mots, leva son bistouri ; on eût dit le citoyen Talma « se frappant » au cinquième acte d'une tragédie de M. de Voltaire ; mais, au moment où l'arme médicale allait toucher la peau, le docteur sembla se raviser ; il posa tranquillement le bistouri sur la table, sourit et se frotta les mains.
— Je vivrai, murmura-t-il, je vivrai pour la confu- sion des soutiens de l'aristocratie : je dois ce sacrifice au principe... Ah ! vous croyez m'avoir vaincu, sauvages villageois ! eh bien ! je vous attends ! venez ! je voudrais que vous fussiez aussi nombreux que les cheveux de ma tète au temps de mon adolescence, mon triomphe serait plus éclatant. Ah! vous croyez...
Le citoyen Bousseau n'acheva pas ; les premiers coups de hache retentirent sur le bois de la porte. 11 accueillit ce bruit avec un orgueilleux sourire, monta sur une table et se croisa les bras sur la poitrine, dans l'attitude du républicain Thémistocle recevant les coups de canne d'un représentant du peuple d'Athènes.
Lorsque les Vendéens entrèrent, au lieu des objets
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saints, ardemment désirés, ils aperçurent le citoyen Bousseau, plein du discours décisif qu'il se proposait de prononcer.
11 ne bougeait pas plus qu'un terme. Les recrues s'approchaient pour le considérer curieusement, ils le prenaient pour une statue. Quelques minutes se passèrent ainsi, pendant lesquelles régna dans la chambre un si- lence solennel.
Enfin, l'un des jeunes gens, sortant des rangs, vint regarder le docteur sous le nez et s'écria en riant :
— « Tiens ! il n'est pas de bois ! c'est le reboutoux de Châlonne ! »
Bousseau n'attendait que ce signal.
— Simples cultivateurs ! dit-il d'une voix ou vibrait l'inspiration ; laboureurs égarés, pâtres plongés dans la nuit de lïgnorance ! jusques à quand enfin repousserez- vous le bienfait de la lumière ? Au moment où tout le reste de la France salue avec transport l'aurore de la li- berté, pourquoi, vous seuls, ô villageois, voilez-vous tristement vos visages ?Etes-vous nobles, pour regretter les privilèges? Etes- vous prêtres, pour ressusciter la re- ligion ?
Le docteur faisait là, il faut en convenir, un magni- fique et juste éloge du désintéressement vendéen. Ses auditeurs ne jugèrent point ainsi de son discours. Com- prenant çà et là quelques mots à travers ce fatras, ils jugèrent qu'on insultait à leurs croyances, et un me- naçant murmure s'éleva.
Heureusement pour le citoyen Bousseau, le jeune homme qui avait parlé habitait les environs de Châ- lonne ; il dit quelques mots à demi-voix ; l'eff^ervescence
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se calma subitement ; et, sur toutes les figures, la com- passion remplaça la colère.
Le docteur, cependant, ne s'était point arrêté ; il con- tinuait sa foudroyante improvisation sans s'inquiéter de rien autre chose. Les Vendéens, surpris d'abord, puis retenus par la curiosité, s'ennuyèrent bientôt. Peu à peu, la salle se vida ; l'orateur était au plus brillant passage de son discours, que déjà il prêchait pour les mu- railles.
Quand il s'en aperçut enfin ; un violent chagrin se pei- gnit sur ses traits.
— Stupides esclaves ! s'écria- t-il en descendant de son piédestal. La Convention nationale est dans le vrai : avec vous, la persuasion ne fait rien ; il faut le glaive pour vous apprendre à vivre !
Tout en parlant, il avait machinalement descendu l'escalier et passé le seuil de la poterne, restée ouverte. En levant la tête, il aperçut le ciel et la campagne.
— Que vois-je ! dit-il, en croirai-je mes yeux ! je suis libre ! libre ! ils m'ont laissé partir!... le destin protège visiblement la république.
11 sortit en toute hâte de la ville et prit, à travers champs, le chemin de Ghâlonne. Sur le sommet de la première côte, il se retourna pour lancer quelque nou- vel anathème à l'insurrection. Une flamme éclatante, brillait sur la place de Saint-Florent ; c'étaient les re- gistres de conscription, dont les Vendéens faisaient un feu de joie.
D'autres que le docteur aperçurent sans doute cette flamme, car, tout le long de la route, les collines s'illu- minèrent graduellement ; la campagne semblait enve-
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loppée d'un vaste réseau de fouées de la Saint-Jean.
— Qu'est-ce que cela? se demandait le citoyen Bousseau.
Gela ? — c'était une matérielle image de l'état de la Vendée : il ne fallait qu'une étincelle pour embraser ces valeureuses campagnes ; l'étincelle avait jailli. — Cela, c'était l'incendie.
IV
UNE DOUCHE
Le lendemain, tout était en grand émoi au village du Pin-en-Mauge. Durant la nuit, on avait aperçu des feux sur les collines environnantes ; Gathelineau fut aussitôt éveillé. Le futur généralissime eut un moment de grave hésitation : ces feux étaient le signal convenu entre les paroisses disposées à l'insurrection ; mais qui les avait allumés ? ce signal devait être donné par lui ; pourquoi d'autres avaient-ils pris l'initiative?
Gathelineau fut épouvanté d'abord de la responsabilité que ses actes avaient assumée ; puis, ayant prié Dieu de lui donner conseil, il fit allumer sur la place de la pa-
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roisse un monceau de fascines. La chaîne des signaux, un instant interrompue, se renoua.
Les heures qui suivirent, furent pleines d'inquiétudes. Les parents de CatheUneau s'étaient assemblés en con- seil, mais les avis étaient contradictoires : le jour commençait à poindre, que rien encore n'avait été ré- solu.
Ce fut alors que l'on vit arriver haletant, couvert de poussière, Jacques Manceau, détaché par Etienne pour porter la nouvelle des victoires de Saint-Florent. Il n'y avait plus à délibérer. CatheUneau, après avoir rendu grâces au ciel, donna incontinent l'ordre de se préparer au départ.
Les paysans coururent aux armes ; CatheUneau resta seul avec sa femme et l'abbé Saulnier. Jusque-là, Renée n'avait pas prononcé une parole ; mais enfin vaincue par la douleur, elle jeta ses bras autour du cou de son mari, et dit en versant des larmes :
— Que vont devenir mes pauvres enfants ?
^— Dieu est bon, dit CatheUneau en se détournant pour cacher son émotion. Son service m'appelle ; je laisse à sa garde tout ce que j'ai de cher en ce monde ; il vous protégera.
— Mais toi, mon homme, toi, s'écria Renée, si tu n'allais pas revenir ?
Un feu subit illumina le regard du paysan.
— Il ne faudrait pas pleurer sur moi, femme, dit-il ; je serais mort en accomplissant mon devoir. Pour vous, (la voix de CatheUneau trembla en prononçant ce dernier mot,) ceux qui survivront parmi nos frères
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prendront soin des veuves et des orphelins, c'est pro- mis. * 4 Les sanglots de la jeune femme redoublèrent.
— Il n'y a donc plus d'espoir ! murmura-t-elle d'une voix brisée. Oh ! prenez pitié de nous, monsieur le rec- teur, dites-lui...
— Ma fille, interrompit le prêtre. Il n'est pas donné à tous de sacrifier le bonheur terrestre sans murmure. Je vouf excuse et je vous plains. Priez, ma fille.
La pauvre Renée baissa la tête et se retira.
Assez d'autres femmes, dans cette guerre, firent preuve d'une vaillance virile. Renée était une simple ménagère, bonne pour aimer ses enfants et son mari, capable de ce dévouement qui ne dépasse pas le seuil domestique. Elle avait compris et aimé Gathelineau tel qu'il était autrefois ; maintenant, elle s'effrayait, parce qu'elle ne le reconnaissait plus.
D'ailleurs, ce n'était pas encore le temps où la Ven- dée, hommes, femmes, enfants, vieillards, se leva comme un seul géant. C'était la première heure des craintes et des hésitations.
Attendons à demain. Demain il n'y aura plus de larmes : la veuve saisira le mousquet de son époux mort, pour le venger et continuer son œuvre ; l'aïeul verra, les yeux secs, tomber autour de lui trois générations de fils, l'enfant sentira grandir son cœur dans sa faible poi- trine ; il s'enfuira, quelque nuit bien noire, de la de- meure paternelle ; il bondira sous les balles qui passent en sifflant par dessus lui à hauteur d'homme, et s'assiéra en riant sur le canon conquis par sa petite main désar- mée.
2r
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A peine Renée était-elle sortie que Jacques Manceau souleva-'le loquet de la porte et entra. Il semblait em- barrassé ; sa main tourmentait machinalement les larges bords de son chapeau de paille.
— Monsieur le recteur, dit-il, m'est avis que vous allez dire la messe avant de partir?
L'abbé Saulnier répondit par un signe de tète affir- matif.
— C'est que, voyez-vous, continua le jeune paysan, j'aurais voulu, si c'était un eflet de votre complaisance, me marier ce matin.
— Te marier ce matin ? répéta le prêtre avec sur- prise.
— Voilà la chose I Vous allez me dire que ce n'est pas le moment. Pourtant, je puis être tué dans la bagarre, et le père se fait vieux... Ma pauvre mère est morte, monsieur le recteur ; si Marie était une fois ma femme, le père Etienne ne resterait pas tout seul.
— Tu es un brave enfant, Jacques ; mais... ton père consent-il ?
— Pour ça, voilà mon oncle qui le sait bien... D'ailleurs nos bans sont publiés ; quant à Marie, elle m'attend à la porte.
— Qu'elle vienne ! dit l'abbé Saulnier. Jacques se précipita au dehors en disant merci.
Une heure après, la messe de mariage se célébrait dans la demeure de Gathelineau. C'était là, s'il en fut jamais, une austère cérémonie. D'autres s'unissent pour vivre ensemble, heureux ; ici, le mariage était un adieu. La fiancée pleurait : l'époux, avant de prononcer le ser- ment conjugal, n'avait-il pas fait, en épousant le glaive.
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un autre et plus solennel serment? L'union consommée, au lieu d'être reconduits en pompe à la demeure com- mune, les deux mariés se séparèrent. Marie suivit ses compagnes ; Jacques lui mit un baiser au front et prit rang parmi les soldats de Gathelinean.
— A présent, se dil-il, le père a deux enfants ; il n'y en a qu'un à se battre ; il aura quelqu'un pour l'aimer sur ses vieux jours.
Les gars du Pin-en-Mauge étaient au nombre de cent, à peu près. C'était, l'armée officielle de la ^'endée ; les insurgés de Saint-Florent, enfants perdus, sans chef i"e- connu, sans but précis, ne faisaient pas régulièrement partie de l'association.
Gathelineau ! voilà la souche réelle, unique de la grande armée royale.
La troupe se rendit en procession, escortée de tout le village, sur la place de la paroisse. Gathelineau monta sur les degrés de la croix du cimetière, et parla.
Si les grands hommes de l'antiquité prononcèrent réellement en temps et lieu les triomphantes harangues que les historiens leur prêtent si généreusement, il faut croire que les jours- avaient alors trente-six heures ou que les batailles ne duraient que dix minutes.
Ge que Gathehneau dit, aucun Tite-live ne nous l'a raconté.
Une croix fut bénie par l'abbé Saulnier, c'était le dra- peau. Au moment où se donna le signal du départ, Ga- thehneau passa son chapelet autour de son cou ; cela remplaça, jusqu'à nouvel ordre, les épaulettes de lieute- nant-général.
Vers dix heures du matin, la troupe se mit en marche.
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La foule l'accompagna jusqu'à l'extrémité du village. Là, Cathelineau, donnant l'exemple, serra sa femme et ses enfants contre sa poitrine, et prononça l'adieu. Longtemps après que le dernier partant eut disparu au détour de la route, les femmes restèrent, écoutant les bruits de la marche, et regardant la poussière soulevée sur le chemin.
— Que la volonté de Dieu soit faite! dit enfin Renée, qui avait trouvé la résignation dans la prière.
Et toutes reprirent la route de leurs cabanes soli- taires.
Cathelineau se dirigea vers le village de la Poitevi- nière. Partout, sur son passage il fît sonner le tocsin ; les paroisses envoyaient leurs populations en masse se joindre aux royalistes ; avant le milieu du jour, Catheli- neau se trouvait à la tête de six cents hommes.
Nulle part encore la petite armée n'avait trouvé de résistance ; il était cinq heures du soir ; le soleil ca- chait déjà la moitié de son disque à l'horizon ; au sommet d'une colline de difficile accès se montra le château de La Jallais. Le drapeau tricolore qui flottait sur les murailles annonçait enfin une place enne- mie.
— La nuit vient, dit Cathelineau : voici un gîte ; en avant !
La garnison du château était nombreuse et bien ar- mée ; elle vit les nouveaux arrivants gravir la colline au pas de course avec une sorte de joie mépri- sante.
— Ce ne sera pas ici comme à Saint Florent, dit le major Baulon, notre ancienne connaissance ; à présent,
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nous savons les allures de ces drôles. Pointez juste et visez comme il faut... Feu !
Les Vendéens arrivaient au haut de la colline ; la dé- charge, habilement dirigée, eut un effet terrible : les assaillants, épouvantés, lâchèrent pied en désordre au milieu des huées des assiégés. Un seul, parmi les Ven- déens, était resté ferme à son poste : c'était Gathelineau. A sa voix, Jacques revint le premier, puis toute la troupe.
Mais cette hésitation, promptement réprimée, eut un eff'et fatal : ici, comme en maintes rencontres, les paysans perdirent tout le fruit de leur première attaque, en donnant aux soldats de la République le temps de recharger leurs armes. La seconde décharge faillit mettre de nouveau' le trouble dans la petite armée; mais Jacques éleva la croix, et poussa le cri de ralliement, désormais connu des deux partis :
« Dieu et le Roi I »
Les Vendéens se ruèrent aussitôt à coups de hache sur une des portes du château.
Les bleus, chassés de Saint- Florent, s'étaient enfermés au château de La Jallais. C'étaient le major Baulon et sa troupe qui se trouvaient ainsi pour la troisième fois en présence des Vendéens. Il se défendit avec courage, mais Gathelineau semblait avoir fait passer sa vaillance dans l'âme de chacun de ses soldats. Ils se précipitèrent par l'ouverture que leur laissa la porte brisée ; une fois entrés, tout obstacle disparut devant leur fougueuse attaque. La croix fut plantée de la main de Jacques au plus haut du rempart, avant que la nuit fût tout-à-fait venue.
Ce n'étaient plus ici des enfants braves, mais irréflé-
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chis. On peut dire que Gathelineau savait la guerre d'instinct. Quand les ennemis eurent évacué le château, toutes les précautions furent prises ; puis, l'appel ayant été fait, le général assembla sa troupe dans un préau découvert, afin de rendre grâce à Dieu.
— Mes enfants, dit-il, remercions celui qui nous a donné la victoire !
— Permettez, citoyens, dit une voix faible à quelque distance ; c'est un cas pressant : quelqu'un parmi vous, ne serait-il pas médecin?
Tous se retournèrent avec surprise. Dans un coin du préau s'élevait un échafaudage dont l'obscurité empê- chait de distinguer la forme et la destination. Gatheli- neau saisit une lanlerHe allumée et marcha dans la di- rection de la voix.
— Qui est là? demanda-t-il.
— C'est moi, citoyen, le docteurBousseau, de Ghâlonne, répondit celui-ci avec le plus grand calme. Les mala- droits n'ont pas même su me couper le cou comme il convient.
La lumière de la lanterne, tombant sur l'échafaudage, montra en efl'et une guillotine, dont le triangle sanglant restait engagé dans le cou du malheureux docteur. Ge- lui-ci, cloué à l'appareil, demeurait immobile, et roulait à droite et à gauche ses yeux brillants et tranquilles.
Au nom de Bousseau, Jacques s'était élancé; il allait porter la main sur le triangle.
— Mon jeune ami, vous allez me tuer, dit le docteur; et, en vérité, je ne vous en saurais pas trop mauvais gré, car mon rôle actif me pèse au dernier point... Il faut soulever ce morceau d'acier avec beaucoup de précau-
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tion... Les niais, sur ma parole, n'ont su toucher aucune des parties vitales... Il est vrai que c'est une guillotine de campagne. Attendez! un faux mouvement pourrait compléter leur ouvrage... Là!
Le docteur, débarrassé, se releva; des flots de sang coulaient de sa blessure.
— Gomme vous voyez, dit-il à Jacques, ils ne guillo- tinent pas mieux qu'ils ne fusillent... 11 ne faudrait pas s'y fier pourtant ! ce n'est pas la bonne volonté qui leur manque, et avec de la pratique...
— Qu'on aille chercher du secours ; interrompit Ca- thelineau.
— Je pense vous avoir vu quelque part, villageois, reprit le docteur. Ah ! je me souviens ; ce futà Beaupréau, sur ce banc où nous étions trois... et puis, le soir, à la tribune... Je ne m'étais pas trompé; j'avais pronostiqué que vous seriez pour la Convention un rude adversaire... A ce propos, je vous engage à ne plus lancer vos sem- blables du haut d'un échafaudage sur le pavé; cela peut occasionner des fractures graves.
Quelques Vendéens, qui s'étaient détachés, revinrent avec une civière; avant de prendre place, le docteur voulut examiner la guillotine et voir pourquoi il n'avait point eu la tête tranchée. Cet examen fait à sa satisfac- tion, il s'étendit sur la civière et se laissa mettre au lit. Ce fut lui qui ordonna minutieusement tous les détails de son pansement, avec autant de sang-froid que s'il eût été question d'un autre.
Nous croyons devoir au lecteur une courte explica- tion touchant ce supplice du citoyen docteur, ordonné par ses frères en croyance.
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En quittant Saint-Florent, il avait pris sa course, craignant que les Vendéens, furieux d'avoir perdu un prisonnier de son importance, ne se missent à sa pour- suite. Arrivé à Châlonne, il trouva la ville plongée dans le sommeil. Le mépris que les paysans insurgés avaient témoigné pour son éloquence l'avait piqué au vif, et lui donnait en ce moment une ardeur extraordinaire ; il jeta dans sa mémoire, comme les anciens faisaient dans un casque, et les modernes dans un simple chapeau, les noms des différentes stations voisines. Dans ce tirage au sort, le premier nom qui sortit fut celui de La Jal- lais. Le citoyen docteur, sans se donner le temps de prendre haleine, dévora la distance qui le séparait de cette place, se fît reconnaître, et fut introduit.
Il faisait alors grand jour.
Bousseau dut être étrangement surpris de l'accueil qu'il reçut à ce terme de sa pérégrination nocturne. A son salut et fraternité! le major Baulon répondit par un impertinent haussement d'épaules ; les officiers infé- rieurs murmurèrent quelques mots peu flatteurs ; les sous-officiers prononcèrent tout haut ce que murmu- raient leurs chefs ; les soldats hurlèrent ce que pronon- çaient les sergents, fourriers et caporaux : en défini- tive, le mot dans toutes les houches était le même, et il était terrible, écrasant. On avait dit : Suspect!
Le citoyen Bousseau bondit comme un jeune coursier de race au premier coup d'éperon ; il se récria. On lui répondit en l'arrêtant au nom de la République une, etc. 11 courba la tête et employa le peu d'instants qui séparèrent l'accusation du jugement à minuter une su- perbe défense que M. de C..., notre auteur passait sous
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silence dans son récit : par pur esprit de parti, sans doute, ne voulant point donner à l'univers une trop haute idée de Téloquence révolutionnaire.
La défense de Bousseau, si entraînante qu'elle fût, ne trouva point grâce dôvant ses juges. Celui qui faisait l'office d'accusateur public fulmina contre l'infortuné médecin, douze ou quinze chefs, parmi lesquels brillaient en première ligne : 1° l'opposition qu'il faisait haute- ment aux actes de la Convention ; 2° les paroles miséri- cordieuses qu'il avait prononcées lors de la condamna- tion du bandit (Jacques) ; 3° les secours qu'il avait portés audit buveur de sang, et l'évasion qui s'en était suivie ; 4° le retour de lui, Bousseau, sain et sauf, après avoir été entre les mains des révoltés.
11 n'en fallait pas tant. Bousseau fut militairement jugé et condamné ; comme il réclamait le bénéfice de sa position civile, on lui fit grâce de la fusillade.
Ce jour-là, à La Jallais se trouvait une guillotine voyageuse. Il s'en trouvait partout. Le docteur fut ins- tallé ; deux hommes de bonne volonté firent l'office de bourreau, jusque-là, tout allait sur des roulettes.
Mais ce n'est pas un métier sans difficulté que celui d'exécuteur ; en outre, la guillotine d'occasion était rouillée, non faute de service, mais par la raison con- traire.. Après cinq ou six essais inutiles, on coupa le quart du cou du citoyen Bousseau.
Il se trouva que les Vendéens enfoncèrent la porte du château de La Jallais au moment où le septième essai allait être tenté. Ce concours de circonstances fit que le citoyen Bousseau garda ses carotides entières.
Nous nous serions complètement fourvoyés dans
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notre esquisse, si le lecteur pouvait croire que cet évé- nement dut influer en rien sur la foi républicaine du docteur; Il resta l'esclave du « principe, » tout en se mé- fiant des conséquences. Sa décollation imparfaite aug- menta seulement sa rancune contre ces manchots qui, ayant en main ce levier superbe : La Révolution, n'a- vaient pas encore guindé notre bas monde au niveau du ei-devant Paradis.
Au fond, il ne s'agissait que de les instruire.
En attendant qu'il pût se livrer à ce soin, le pauvre homme soufî'rait horriblement de sa blessure. Les appa- reils, incomplets et posés à la hâte, restaient ineffi- caces; 4e sang coulait toujours. Par bonheur, l'abbé Saulnier suivait avec quelques braves femmes, con- duites par une sœur de charité. On le voit : l'armée royale avait déjà son ambulance. Les prêtres des cam- pagnes, appelés journellement à secourir des malades, possèdent presque tous certaines connaissances médi- cales ; l'abbé Saulnier était de ce nombre. Il s'empressa de régulariser le pansement de Bousseau, et s'établit près de son lit, pour lui prodiguer les secours que ré- clamait son état.
Le fer de la guillotine n'avait off'ensé aucun organe essentiel ; une fois la perte de sang arrêtée, le docteur se retourna sur son oreiller, et s'endormit d'un paisible sommeil.
Les Vendéens, pendant cela, faisaient l'inventaire de leurs conquêtes. Il y avait à La Jallais une nombreuse artillerie ; les insurgés saluèrent surtout, avec de véri- tables transports, la découverte d'une pièce de huit fleurdelisée, qu'ils baptisèrent le Missionnaire^ et qui,
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depuis, partagea avec la fameuse Marie-Jeanne^ leurs soins idolâtres et leur superstitieux amour.
Plus lieui'eux que leurs frères de Saint-Florent, ils trouvèrent aussi à La Jallais une partie du mobilier de l'église de Ghâlonne : la croix, les encensoirs et quel- ques vases sacrés. Nous devons dire, pour excuser le peu d'empressement des républicains à fondre ces saints ustensiles, que l'église de Ghâlonne était pauvre et ne possédait que du cuivre argenté.
Vers une heure de la nuit, le docteur s'éveilla ; il se sentit fort, presque dispos. Ayant jeté son regard au- tour de la chambre, il vit le bon prêtre qui priait, assis près de son lit.
— Citoyen, lui dit-il, je suis touché de vos soins. Bien que vous portiez le costume d'un laboureur, je soup- çonne que vous êtes le pontife de quelque ci-devant paroisse des environs. J'en suis fâché pour vous, ci- toyen ; votre visage annonce la bienfaisance et la fran- chise ; vous semblez fait pour un métier plus intelli- gent.
Le prêtre s'inchna en souriant.
— Et, dites-moi, poursuivit Bousseau, pensez-vous que votre commission martiale me fasse languir long- temps ?
— Votre blessure seule vous empêche d'être libre, monsieur, répondit l'abbé Saulnier.
Le docteur jeta sur lui un regard de défiance.
— Le bout de l'oreille du calotîn perce toujours! murmura-t-il. La vérité leur brûle la langue... Ainsi, continua-t-il, vous ne faites pas de prisonniers?
— Non.
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— A quoi bon vous battre alors?
— Le temps viendra, je le crains, dit le prêtre d'une voix triste et grave, où la guerre prendra ce caractère d'acharnement qui s'attache aux discordes civiles. Le meurtre occasionnera de fatales représailles. Jusqu'ici nous avons été vainqueurs ; nous n'avons point de car- nages à venger. Jo vous l'ai dit, monsieur, vous êtes libre.
— Allons, citoyen, vous me traitez en enfant ma- lade, s'écria le docteur en riant. Cessez ce jeu, et dites- moi franchement : dois-je être fusillé demain ?
— A mon tour, je vous demanderai : à quoi bon?
— A quoi bon ! répéta le médecin avec sui'prise ; à quoi bon ! Citoyen pontife, cette question est un non- sens. Ne savez-vous pas que je suis le docteur Bous- seau?
L*abbé Saulnier ne répondit point. Quelques instants de silence suivirent, puis Bousseau s'écria tout à coup d'une voix irritée :
— Pour me traiter ainsi en homme sans importance, qui êtes-vous et que voulez-vous?
Le prêtre, sans rien perdre de sa douceur, développa en peu de mots les motifs de l'insurrection ven- déenne.
— Ce serait très-beau, dit le docteur, si ce n'était absurde. Quant à vos rêves de modération, je ne m'en occupe même pas. Qui pourrait donner à l'homme tant de mansuétude et tant de vaillance à la fois ?
— La religion, dit le prêtre.
Le docteur était trop poli pour hausser les épaules. Il dit seulement :
' LE DOCTEUR BOUSSEAU 257
— C'est un mot I Et avec ce mot, on fait la Saint- Barthélémy !
L'abbé Saulnier était un modeste serviteur de Dieu, habitué à prêcher les vérités évangéliques à des cœurs simples comme le sien, et tout disposés à croire à sa parole ; ici, se présentait un incrédule à convaincre ; le pauvre prêtre, timide et plein de défiance de soi, hé- sita d'abord à se charger de cette œuvre, qui lui sembla au-dessus de ses forces.
Il parla, pourtant, et son sujet l'inspira ; il fut élo- quent. Le docteur, qui l'avait attentivement écouté, accueilHt la conclusion du prêtre par un sourire de con- descendance.
— Tout cela est vrai, dit-il. Ce sont d'assez bonnes idées; mais, citoyen pontife, je vous ferai remarquer que vous avez puisé largement dans ma doctrine.
— Votre doctrine?... répéta l'abbé Saulnier avec étonnement.
— Oui, citoyen, ma doctrine, ma propre doctrine, la doctrine Bousseau, le fruit de mes veilles et de mes travaux, la doctrine qu'ont pillée avant vous tous les faiseurs de systèmes sociaux...
— Mais, objecta le prêtre, Jésus-Christ, dont je vous ai seulement paraphrasé la divine parole, a dit ces vé- rités il y a dix-sept siècles !
Bousseau couvrit son interlocuteur d'un regard plein de compassion.
— Jésus-Christ ! dit-il en souriant, c'est un esprit in- génieux, mais sans profondeur. Ecoutez ma doctrine à moi, et convertissez-vous, citoyen pontife. Je vais vous expliquer le principe !
22*
258 LE DOCTEUR BOUSSEAU •
Le docteur, changeant de ton aussitôt, donna à sa voix l'inflexion lente et monotone qu'il aff'ectait dans les grandes circonstances. Il amalgama dans un inter- minable discours des phrases de Rousseau, de Fénelon, (je n'y puis rien : le saint homme en a écrit de bien gluantes, malgré son génie) de Volney, de Bernardin de Saint-Pierre, de Babeuf, de Laharpe, de Condorcet, de Robespierre et de l'abbé Sieyes. A ces bribes, il joignit, ce qui fut plus déplorable encore, des morceaux de son propre crû : le tout forma un hachis, un gâchis : quel- que chose d'indigeste et d'extravagant.
A mesure qu'il avançait dans sa harangue, son geste devenait plus animé, son débit plus triomphant ; il sem- blait jouir de l'efTet produit par son éloquence sur un auditoire imaginaire. Le prêtre Fécouta d'abord avec une scrupuleuse attention, puis, vaincu par l'irrésistible influence de cette voix sourde, qui alléguait incessam- ment de ténébreuses et incompréhensibles fadaises, il laissa tomber sa tète sur sa poitrine et se réfugia dans un secourable sommeil.
La médecine a souvent constaté chez les maniaques l'astuce, développée à un très-haut degré. Nous ne sau- rions dire si le docteur avait pi^éparé et médité de lon- gue main l'emploi de sa ruse ; toujours est-il qu'il sut profiter de l'événement avec habileté. Il suivit de l'œil tous les mouvements du. prêtre; quand le tête de ce dernier s'afî'aissa, un imperceptible sourire vint se poser sur la lèvre de Rousseau, qui n'eut garde de s'arrêter et continua son discours avec patience. Un quart d'heure se passa ainsi ; l'abbé Sauhiier dormait profon- dément; le docteur s'arrêta tout à coup ; il passa sans
LE DOCTEUR BOUSSEAU 259
bruit sa jambe hors du lit, ouvrit la fenêtre avec pré- caution, et jeta son regard au dehors.
— Trente pieds ! murmura-t-il. C'est haut, mais mieux vaut mourir ainsi que par la main de ces gens assez bêtes pour me confondre avec Jésus-Christ !
Il revint vers son lit, tordit ses draps, les attacha so- lidement au balcon et se suspendit.
— Si je suis pris, disait-il en se laissant glisser, on me fiisille ; si ce faible soutien se brise, je suis broyé ; si je m'échappe, la guillotine m'attend... Les difficultés qu'on éprouve à régénérer le monde sont vraiment con- sidérables !
Rien de tout cela ne devait arriver.
Le lendemain matin, au moment où les Vendéens, conduits par Cathelineau, sortaient du château de La Jallais, qui restait à la garde d'une garnison suffisante, l'abbé Saulnier se présenta triste et inquiet.
— Le malheureux prisonnier s'est évadé cette nuit, dit-il ; dans l'état où l'avait mis sa blessure, je crains qu'il n'ait pu aller fort loin. La fenêtre de sa chambre donne sur la douve, et...
Il s'interrompit ; son regard venait de tomber sur les draps, encore attachés au balcon, rompus à deux toises du sol..
— Le pauvre homme se sera noyé, dirent quelques- uns.
Une sorte de lien, ouvrage des circonstances, unis- sait Jacques au docteur Bousseau. Le jeune homme s'élança vers la douve.
— Le voilà ! s'écria- t-il aussitôt.
260 LE DOCTEUR BOUSSEAU
Le citoyen docteur était là en effet ; mais quantum mutatus ab illo î . . . son visage, complètement méconnais- sable,' gardait les traces de la fange où il restait enfoncé jusqu'à la ceinture ; il grelottait et faisait peine à voir. Jacques se plongea courageusement dans la douve et parvint à le dégager ; le docteur eut grande peine à monter le fossé. Il portait à chaque instant la main à son front, comme un homme qui s'éveille.
— Citoyens, dit-il, ou messieurs, comme il vous plaira d'être appelés, je n'ai point changé d'opinion, mais je ne garde que le/>rmc/)5e, dans ma poche, sous mon mouchoir, et mon rôle actif est de l'histoire an- cienne... Est-ce que vous tenez beaucoup à me fusiller?
Au lieu de ses notes creuses, il avait maintenant une voix de ténor. Jacques et l'abbé Saulnier le soutinrent et regagnèrent avec lui la chambre où il avait passé la nuit. Ils parvinrent à le rassurer.
— Puisque vous ne tenez pas à me fusiller, mes amis, reprit le docteur en présentant ses membres transis au feu allumé dans la chambre, je vous i)romets d'être neutre... La République deviendra ce qu'elle voudra!
La République devint en effet ce qu'elle put. Quant à la guérison foudroyante du docteur Rousseau, il ne faut pas crier au miracle. Les gens de l'art, auxquels nous avons soumis cette anecdote, nous ont dit que l'eau de la douve avait produit, sur ce cerveau détraqué, une réaction favorable. Ce n'était qu'un fou guéri par une douche.
ROSY KATE
SUR LA ROUTE.
Lors de mon premier voyage à Londres, Owen Bryd- ges, du comté de Mayo, était un honnête garçon d'Irlan- dais à la langue bavarde, bon pied, bon œil, et point trop mal nourri, malgré l'historique famine qui désole sa pa- trie. Owen avait sans doute mangé en sa vie plus de pelu- res de pommes de terre que de bœuf rôti, plus de pous- sière de boulangerie que de pain frais ; mais pelures de pommes de terre et croûtes pulvérisées lui avaient pro- fité assez bien, grâce au bon air du pays, et sa figure sou- riante ne parlait vraiment point trop d'abstinence.
Je fis la connaissance d'Owen Brydges, dans les derniers jours d'automne de l'année 1842. Mon ami
262 ROSY KATE
A. Hoche, le roi des professeurs français établis à Londres, s'était fait mon guide bienveillant et dévoué pour une excursion dans les comtés du centre. Nous re- venions à cheval par l'ancienne route qui longe le rail- M^ay de l'Ouest. Devant nous, sur un des bas côtés de la route, marchait Owen Brydges, qui arrivait tout d'une traite d'Irlande avec sa femme et son jeune fils : — une jolie commère, ma foi, et un beau garçon, rose et blanc comme un ange !
La jeune femme et l'enfant avaient l'air bien las; mais Owen allait gaillardement, quoiqu'il portât sur son épaule le bagage de touie la famille.
Il est vrai de dire que le bagage était assez mince : un petit paquet enfermé dans un mouchoir de toile bleu et pendu au bout d'un joli shillelagh (1).
Owen était en avance de trois ou quatre pas, et chan- tait à plein gosier :
Kalhlecii est ma chère.
Kalhleen de Kilkeiiny,
La fille du fermier. * D'aulres l'aiment parce qu'elle est la [)lus belle, Mais oîi Irouver celui qui me la dispuîcra ?...
C'était un cïiant triste et lent, comme presque tous les motifs gaéliques ; mais la cadence qui le terminait se relevait à l'octave en un cri aigu et joyeux.
Quand Owen piqua la dernière note, il se prit à dan- ser sans arrêter sa marche.
L'enfant et la femme, on pourrait bien dire les deux
(i) Bâton de combat irlandais.
ROSY KATE 263
enfants, malgré leur lassitude, répétèrent le refrain et sautèrent en mesure dans la poudre de la route.
Nous approchions. Nous pouvions déjà voir les trous du pauvre carrick d'Owen, et les taches que la pluie et la poussière avaient mises sur la mante rouge de la jeune femme.
L'enfant avait le costume étrange des petits paysans Irlandais : un habit noir, semblable à ceux des gentle- men, mais étriqué, usé, rapiécé, déteint, une fois trop court, et un petit pantalon de coton qui avait grande peine à couvrir ses genoux. Sa coiffure et celle de son père consistaient en des chapeaux de feutre sans bords, qui avaient perdu toute forme.
Dans la ficelle qui servait de cordon au chapeau d'O- wen, était passée la pipe courte et noire, — le cher cVhourneen.
La femme, qui se nommait Kate, n'avait rien sur la tête, et montrait à nu la magnifique abondance de ses cheveux noirs.
La petite caravane entendit le pas de nos chevaux.
— Owen, dit Kate à son mari, voici des gentlemen. Owen s'arrêta ; l'enfant prit à la main son chapeau
sans bords, et s'élança vers nous en riant.
— Un penny pour les pauvres Irlandais, mes bons Messieurs! cria-t-il.
Gomme nous ne nous arrêtions pas assez vite à son gré, il prit sans façon la bride du cheval de Roche.
— Paddy ! s'écria la mère, veux-tu bien laisser les gentlemen, malheureux I
— Oh! répondit l'enfant, je vous dis que ce ne sont pas des Anglais.
264 ROSY KATE
Là flatte rie opère toujours ; Roche laissa tomber une demi-couroime dans la main de Fenfant, qui poussa un grand cri de joie, et fit une culbute en l'honneur de mon savant ami.
— Que t'a-t-il donné, Paddy? s'écrièrent à la fois le mari et la iemme.
Owen avait une paire de ces longues jambes créées spécialement pour courir dans les grands bogs (tour- bières) de l'Irlande ; en une couple d'enjambées il fut auprès de son héritier.
Celui-ci cachait la demi-couronne entre ses deux mains et tournait sur lui-même avec la rapidité d'un jongleur chinois.
Owen avait sans doule vu briller de loin la pièce d'ar- gent, car il ne plaisantait pas.
— Montre-moi ça, Paddy, répéta-t-il en jetant son paquet pour lever son lourd shillelagh.
Nous eûmes peur ; mais l'enfant était parfaitement tranquille.
La famille irlandaise est constituée sur un pied de gaîté familière. En Irlande, il y a de l'enfant jusque chez les vieillards ; on joue à propos de tout et toujours.
11 semblerait, cependant qu'il faut faire une excep- tion pour ce qui regarde les demi-couronnes. C'est là une chose si rare et si sérieuse, (environ trois francs, ar- gent de France) que la plaisanterie n'est véritablement point de mise, quand il s'agit de pareille aubaine.
Owen fronçait ses gros sourcils et entamait déjà le long chapelet des exclamations particulières à la verte Erin : arrah! musha! begorra! etc.
Heureusement, la jolie Kate vint mettre son (ioux sou-
ROSY KATE 265
rire entre le courroux du père et l'entêtement du fils : elle n'eut qu'à tendre la main pour forcer l'obéissance du petit Paddy.
Quand la demi-couronne parut au jour, ce fut une scène étrange, à la fois joyeuse et bien triste. Owen et Kate se regardèrent un instant en silence. Owen lança en l'air son chapeau, au risque de casser son d'hour- neen ; Kate joignit les mains, et ses grands yeux noirs se remplirent de larmes.
Toute cette proverbiale misère de l'Irlande, noire, in- curable, terrible se dressait devant moi comme un fan- tôme.
Tant de joie pour deux ou trois schellings!
Owen, Kate et Paddy se prirent par la main et vin- rent se placer au-devant du cheval de Roche. Ils par- laient tous à la fois, paraphrasant et variant avec une pétulance inouïe le thème bavard des remerciements irlandais.
Roche, Son Honneur^ en eut vraiment pour son ar- gent.
Quand la kyrielle fut achevée, Owen se redressa de toute sa hauteur, mit son vieux chapeau sur l'oreille, et entonna d'une voix de Stentor VEringo braegh, qui est la Marseillaise de l'Irlande, mais qui ne demande pas de sang pour engraisser les sillons.
23
PATER-NOSÏER STREET.
J'avais donné mon adresse à Owen Brydges.
Un mois après environ, j'étais assis auprès d'une de ces insupportables cheminées de Londres, qui, chauffant à hauteur d'homme, mettent le visage en feu et laissent les pieds glacés. Je lisais paisiblement les journaux de France, lorsque j'entendis le domestique de l'hôtel qui se disputait dans l'antichambre.
Bien que son interlocuteur contînt évidemment sa voix, il me sembla que j'avais entendu déjà cet accent sonore et criard.
J'appelai.
ROSY KATE 267
— C'est un pauvre qui veut entrer, me dit François, mon garçon de service.
François était né dans le faubourg Saint-Jacques, à Paris ; mais il avait dix ou quinze ans de séjour à Lon- dres, et ses mœurs n'étaient plus guère celles d'un Fran- çais.
Or, à Londres, il n'y a point de vices, il n'y a point de crimes qui soient punis si sévèrement que la pauvre- té. Le moi pauvre, appliqué à un homme, est non-seule- ment une injure, mais un impitoyable anathème. Dans cette société fondée sur le trafic, et constituée dans un seul but, l'accroissement indéfini des richesses, la pau- vreté est naturellement la dernière des infamies. C'est une plaie qu'il faut cacher, sinon guérir ; c'est une ma- ladie honteuse.
En beaucoup de pays, on traite la rage de cette façon expéditivc et radicale : le patient est placé entre deux matelas et ti ès-bien étouffé, pour cause de philanthro- pie.
L'Angleterre, dans sa charité redoutable, applique un traitement pareil à ses pauvres. Elle a des orateurs qui parlent, des publicistes qui écrivent, des philosophes qui méditent après boire. Sur l'avis collectif de ces trois classes d'hommes bienfaisants, l'Angleterre bâtit dans chacune" de ses villes un ou deux hangars en bonnes pierres ou en bonnes briques : ce sont les work-houses (maison de force). Dans les ivork-houses, elle parque ses mendiants et les fait travailler de telle sorte, que ceux- ci s'échappent dès qu'ils le peuvent, pour aller mourir de faim sur les grandes routes.
Ce qui n'empêche pas l'Angleterre d'avoir inventé le
268 ROSY KATE
mot philaathropie et de verser des larmes de rhum sur l'ancien sort des nègres : à cet égard, l'Angleterre est d'accord avec son ennemie l'Amérique, qui émancipe les noirs, mais qui les lance tète première sur le pavé quand ils se permettent de monter dans un omnibus...
Un pauvre qui franchit, à Londres, les portes d'une maison honnête, c'est une chose blessante, intolérable, inouïe, shoking! pour tout dire en un seul mot.
Aussi François s'était-il démené comme un beau dia- ble, et portait-il sur son visage les traces d'une légitime indignation.
Derrière lui une tète se montrait à la porte entre- bâillée : tète humble et fanfaronne, tout à la fois triste et gardant un reste de bonne humeur native.
D'un seul coup d'oeil je reconnus mon Irlandais Owen Brydges.
— Faites entrer, dis-je.
François me regarda d'un air stupéfait, tandis qu'une expression de triomphe se peignait dans les grands yeux bleus du pauvre Owen.
11 me fallut répéter mon ordre, pour que François se décidât à le comprendre.
Quand il l'eut compris, il s'effaça pour obéir ; mais cela de mauvaise grâce et en grommelant :
— Un pauvi^eî... a-t-on jamais vu!...
Dès que François fut parti, Owen vint se mettre au- près du foyer.
— Que Dieu vous bénisse. Votre Honneur! me dit-il avec cette bonne humeur familière qui est dans le sang des Irlandais, c'est déjà la moitié de ma consolation que
ROSY KATE 269
de vous voir v ii iiité... Comment se porte le gentleman qui me donna la demi-couronne?
Et avant que j'euss(î pris le temps de répondre, il ajouta en baissant les yeux :
— Oh ! la pauvre Kate et moi nous avons bien pensé à vous !
A un autre, j'aurais fait des questions ; mais je savais qu'Owen Brydges n'avait pas besoin d'être inter- rogé.
— Non, non, reprit-il en secouant sa tête chevelue, nous n'avons pas été heureux ! La femme est déjà toute pâle et l'enfant ne se porte pas bien. Savez-vous ? l'air de Londres ne vaut rien pouf les Irlandais... Je mange- rais volontiers un morceau de pain, Votre Honneur.
Je sonnai François, et quelques minutes après Owen était attablé devant une bonne tranche de jambon.
Je crus d'abord qu'il lui faudrait opter entre son appé- tit et son flux de paroles, mais je ne le connaissais pas encore ; l'Irlandais sait parler en mangeant, et sa lo- quacité ne lui fait pas perdre une bouchée.
— Och ! disait-il en jouant de la mâchoire avec éner- gie. Votre Honneur me permettra bien d'emporter un petit peu de tout cela pour Kate et pour Paddy, la pau- vre amour I Voilà d^à des semaines que je suis à Lon- dres, et c'est la première fois que je fais un si bon repas. Miisha! s'il est permis de se damner pour son ventre, c'est avec de pareille nourriture. Quand votre ami le gentleman nous donna sa demi-couronne, je crus bien que nous avions de quoi vivre pour longtemps ; mais tout est si cher à Londres ! Oh ! le cher pays de l'autre côté du canal ! notre bonne et belle Irlande ! Avant de
23*
270 ROSY KATE
mourir de faim, nous la regretterons plus d'une fois, Votre Honneur.
Tout en psalmodiant ces plaintes mélancoliques, le pauvre Owen mangeait comme quatre et buvait de même ; il ne s'interrompit que pour regarder le jour dans son verre d'ale brune, et pour me dire :
— Je ne vous oublie pas, au moins ! A votre santé, du fin fond de mon cœur !
— Ah ça, mon ami Owen, lui dis-je, vous n'avez donc pas bien débuté à Londres ?
Il secoua la tête en silence.
— Pourquoi diable avez-vous quitté le pays que vous aimez tant? demandai-je encore.
Les sensations d'un Irlandais sont rapides comme l'é- clair et devancent en quelque sorte la pensée. Les yeux d'Owen étaient déjà pleins de larmes. Il ne mangeait plus.
— C'est notre malheur ! murmura-t-il en déposant son couteau. C'est le malheur des Irlandais : ils croient qu'on trouve à vivre dans Londres. Nous étions bien pauvres là-bas, mais l'enfant avait où courir, et quand sa bouche s'ouvrait, c'était un bon air qui lui venait dans la poitrine... Mais, voyez-vous, il y a eu deux sai- sons mauvaises, les pommes de terre ont manqué tout le long du marais jusqu'au bout du Gonnaught. Le père est vieux, car il mène son moulin depuis trente ans, mais il a encore bon appétit, oui, oui, certes, malheu- reusement, il mange comme un homme. L'automne dernier, il vendit aux middlemen (i) la moitié de son
(1) Classe de gens d'affaires spéciale à ririniide, courtiers ru- raux qui se mettent entre le lundlord et son tenancier.
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champ ; restait bien le moulin sur la Doyne, mais quand la moisson manque deux années de suite, que deviennent les meuniers, Votre Honneur ?
Il but un verre d'ale, puis ses yeux humides se le- vèrent au ciel tandis que ses mains jointes tombaient sur ses genoux.
— Oh ! la pauvre petite maison qui est au-dessus du moulin de mon père ! murmura-t-il d'une voix doupe et tout imprégnée de poétique mélancolie ; une nuit d'oc- tobre, voilà cinq ans passés depuis l'automne, j'ai en- tendu le dernier soupir de ma mère. L'enfant que vous avez vu, mon Paddy, était tout petit et Kate allaitait une fille qui est morte... Ceux qui sont morts n'ont plus ni faim ni soif, Votre Honneur !
Un sourire vint parmi sa tristesse, et sa mobile phy- sionomie s'éclaira tout-à-coup.
— Savez-vous ! s'écria-t-il, de l'autre côté de la Doyne, derrière une touffe de pins des marais, il y avait une maison plus petite encore que la nôtre, c'était là que demeurait la vieille Meg, la mère de Rosy, mon cher amour. Elle a nom Kate, vous savez bien, mais on l'appelait Rosy Kate, — « Kate couleur de rose » parce qu'elle brillait doucement comme les fleurs. Allez, Dieu est bon tout de même, et j'ai été bien heureux en ma vie ! Le. matin Kate disait ses prières devant sa fenêtre ; puis elle peignait ses grands cheveux noirs ; puis elle m'envoyait un baiser, et comme mon cœur était joyeuK ! Quand le prêtre nous bénit tous les deux dans l'église de Kilmore, je lui donnai une livre d'Angleterre, Votre Honneur! la seule pièce d'or que j'aie jamais eue, de- puis le jour de ma naissance !... mais j'étais le mari de
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Rosy Kitty, et je n'aurais pas change mon sort pour ce- lui de Sa Seiglieurie, Mylord comte, qui a cent pièces d'or à dépenser tous les jours.
Il y a trois mois, les pommes de terre du petit champ étaient mangées jusqu'à la dernière pelure. Le vieux père nous dit : « Enfants, il faut aller dans la province du Nord chercher du travail auprès des protestants qui sont riches. »
Je fis un petit paquet et nous partîmes pour l'Uster où sont les protestants.
Och! Votre Honneur, à une demi-lieue du moulin, nous nous arrêtâmes pour regarder une dernière fois la maison de mon père, et nos pauvres yeux n'y voyaient plus, tant ils étaient aveuglés par les larmes !
Nous allâmes jusqu'à Donegall, demandant partout de l'ouvrage et n'en trouvant nulle part.
Rosy me dit : « Si nous allions à Londres où tout le monde fait fortune. Nous avons un cousin dans la Cité : il aura soin de nous : et peut-être que notre Paddy sera riche quand il aura l'âge d'un homme. »
Kate ne sait pas écrire ni moi non plus ; mais, pour un schelling, le clerc de la paroisse catholique nous fit une lettre pour notre cousin Joé, qui demeure ici dans Pater-Noster street.
Dans la lettre, je disais à Joé, — un brave garçon, autrefois, Votre Honneur ! — que ma jolie Kate et moi nous étions dans la misère.
Joé nous répondit : a J'aimerais mieux pour vous que votre petit Paddy fût une fille ; mais ma cousine Kate avait les joues roses, autrefois, et les yeux noirs comme
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du jais : venez à Londres, on vous trouvera de l'ou- vrage... »
Kate eut peur; moi je me misa rire, et j'attachai de nouveau notre petit paquet au bout de mon shille- lagh.
Votre Honneur, Kate avait raison de craindre...
Ici, le pauvre Owen Brydges parut hésiter et le rouge lui monta au iront.
— Votre Honneur, reprit-il, Kate et le petit Paddy sont en gage chez mon cousin Joé, dans Pater-Noster street ; je viens chez vous pour vous prier de les reti- rer.
Je comprenais vaguement, et néanmoins je voulus forcer Owen à s'expliquer.
Le pauvre garçon baissait les yeux et tourmentait les débris de son chapeau. A l'aide de précautions infinies et avec des délicatesses de langage que le romancier le plus habile chercherait peut-être en vain, il me fit en- tendre à la fin que le cousin Joé et la créature qui lui tenait lieu de femme avaient prétendu spéculer sur la beauté de Kate.
Kate était un cœur honnête et fier ;.elle avait résisté ; de là, grande colère du couple spéculateur, quf cher- chait maintenant à se venger.
J'étais alors bien neuf sur les mœurs de Londres ; en écoutant Owen je tombai de surprise en surprise. Les Irlandais qui émigrent font souvent de vilains mé- tiers. Le couple de Pater-Noster street gagnait sa vie à mener ces industries interlopes qui se cachent dans la boue de la grande Babylone. La femme vendait des objets volés, quand elle ne faisait pas pis encore. Le
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mari était receleur et faux témoin au cachet, accrédité auprès de la famille des malfaiteurs de Londres.
— Nous n'avons rien en ce monde, Votre Honneur, me dit Owen en achevant son récit, mais nous sommes des chrétiens, et nous aimons mieux mourir que de mé- riter l'enfer.
Je sonnai François. Une seconde fois, le bon garçon faillit tomber à la renverse lorsque je lui demandai mes habits pour sortir avec le pauvre.
Owen Brydges n'oublia point, bien entendu, de fourrer dans ses poches les restes de son repas.
Pendant que nous nous dirigions vers la Cité, il me disait encore :
— J'ai essayé de travailler, allez ! J'ai fait ce que j'ai pu. En arrivant, j'ai été sur le port et j'ai tâché de me mêler aux Utghtermen (déchargeurs de bateaux ). Les lightermen ont fermé les poings et ont menacé de me battre. J'ai voulu porter du charbon sur mes épaules, mais on ne me connaît pas et il y a des gens pour cela. Enfin, j'ai acheté un balai pour imiter ces pauvres dia- bles qui ouvrent des chemins dans la boue des rues, mais les Italiens, qui font ce métier, défendent leur gagne- pain à coup de couteau. Voyez-vous, il n'y a place nulle part dans Londres pour un pauvre homme !
Ceci révoltait mes idées à tel point, que je ne pus m'empêcher de lever les épaules. Londres, la ville de l'industrie infatigable, le centre du travail qui ne s'arrête jamais ! Londres, la patrie des établissements philan- thropiques et des ateliers populaires !
— Vous avez mal cherché, ami Owen, voilà tout, répondis-je ; il ne faut pas calomnier ce qu'on ne connaît
ROSY KATE 275
point. Je me charge, moi, de vous trouver de l'emploi ; un emploi honnête, non-seulement pour vous, mais aussi pour votre femme...
Owen se frotta les mains.
— Mais encore, continuai-je d'un ton victorieux, pour votre enfant !
— Pour Paddy, le cher innocent ! s'écria Owen avec surprise; non, non. Votre Honneur... c'est trop tôt, il faut le laisser grandir...
— Du tout, ami Owen ! les enfants qui travaillent de bonne heure deviennent plus vite des hommes. Laissez- moi arranger tout cela, je vous prie.
Nous arrivions dans Pater-Noster street.
C'est une rue étroite et noire, donnant dans Ave- Maria-Lane. Ces deux dénominations sont peut-être un souvenir du catholicisme, peut-être une raillerie pro- testante : il est difficile de trouver une série d'habitations plus laides et plus indigentes, au moins en appa- rence.
Quelques-unes d'entre elles sont habitées, néanmoins, par des marchands dont le crédit est européen et la for- tune colossale.
Dans la cité de Londres, il n'est point de ruelle, si misérable que soit son aspect, qui ne puisse se vanter de loger.au moins une demi-douzaine de million- naires.
Nous montâmes un sale et ténébreux escalier. Au second étage de cette échelle glissante, Owen tira la ficelle d'un loquet, et nous nous trouvâmes dans une chambre assez spacieuse, encombrée d'une multitude d'objets disparates. -
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On aurait pu se croii'e dans la boutique d'un marchand revendeur. Devant la cheminée, où brûlait un bon feu de coke, Joé, le fameux cousin, prenait le théen com- pagnie de sa femme.
— Oh ! oh ! maître fainéant, dit-il en voyant entrer Owen, vous venez encore encombrer notre maison?
Je passais le seuil à ce moment, et je pus voir la pau- vre Kate avec le petit Paddy, assis par terre à l'autre bout de la chambre.
En m'apercevant, Joé s'interrompit, et sa figure prit une expression d'inquiétude.
— Que veut celui-là? demanda-t-il durement.
— Celui-là est un gentleman, cousin Joé, répondit Owen avec un reste de soumission: un gentleman qui vient vous payer les dix schellings que je vous dois, afin que ma femme et mon petit Paddy puissent sortir de chez vous.
L'enfant était accouru vers moi et me prenait les mains en souriant.
Sa mère, confuse et timide, s'étaitlevee et me faisait de loin la révérence.
Le Joé avait une figure de coquin s'il en fut, et sa femme semblait valoir un peu moins que lui.
Leur thé, saturé de rhum, emplissait la chambre d'un parfum équivoque.
— Emmenez-nous, murmura le petit Paddy, qui cher- chait à m'entrainer; voilà huit grands jours que je n'ai vu le pavé de la rue I
L'indignation me mettait un poids sur le cœur.
— Monsieur, dis-je à Joé, si les magistrats étaient in- formés de votre conduite...
ROSY KATE 277
— Ah! ah! s'écria-t-ii en m'inlcrrompaiit, voilà un homme qui veul se faire une mauvaise affaire!
Il s'était mis sur ses jambes, et sa femme brandissait déjà le massif tisonnier.
Paddy et la pauvre Kate tremblaient de tous leurs membres. On pouvait deviner qu'il s'était passé là, de- puis un mois, plus d'une scène de brutale violence.
Joé s'avança vers moi.
— Je suis un Anglais, entendez-vous, Monsieur, reprit- il en fermant ses gros poings, qu'il croisa au devant de sa poitrine ; quand je dépense de l'argent pour quelqu'un, il faut qu'on me le rende. Si vous voulez payer, payez; si vous ne voulez payer, sortez.
La femme de Joé semblait prévoir une bagarre, et dans cette prévision, elle manœuvrait en mégère habile; au lieu de s'avancei' vers moi pour soutenir son mari, elle s'était dirigée du côté de Kate, et se tenait auprès d'elle, le tisonnier à la main, dans une attitude mena- çante.
Owen qui vit cela voulut s'élancer ; mais la mégère leva son poker brûlant sur Kate, qui courbait la tête comme une victime sous la main de son bourreau.
— Eloignez-vous, dis-je, et laissez venir cette jeune femme; je vais vous payer vos dix schellings.
— C'est quinze schellings maintenant, riposta Joé, qui eut un rire épais.
— C'est vingt schellings! s'écria sa femme. Pendant que je fouillais dans ma poche, elle se tourna
vers Kate et lui fit une grossière plaisanterie sur le genre d'intérêt que je pouvais avoir à payer ainsi sa dé- livrance.
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278 ROSY KATE
Je mis dix schellings sur un coin de table, et je tirai des poches de mon pardessus un pistolet que j'armai.
La vue de cette arme fil sur le digne couple un effet immédiat: la femme laissa tomber son poker, et le mari se recula en grondant.
— Ohl oh! fit-il, vous pouvez bien emmener la bande des mandiants;ce n'est pas votre joujou de pistolet qui nous fait peur, au moins! emmenez, et que le diable vous emporte!
L'instant d'après nous étions tous dans la rue. Owen dansait en tenant son fils entre ses bras; l'enfant riait, la mère pleurait de joie.
Ils ne s'étaient pas demandé encore où ils allaient coucher ce soir.
in
LES AGENTS DE PLACEMENT.
Il était environ midi.
Pendant que Kate et le petit Paddy, assis contre la grille d'un square, dévoraient les restes du déjeuner d'Owen, je me dirigeai vers la maison de M. Bloomfield, le fameux placeur de Temple-Bar.
En délivrant la pauvre famille, j'avais pris un enga- gement qu'il me fallait tenir.
L'antichambre de M. Bloomfield était pleine, comme d'ordinaire, et je dus m'asseoir pour attendre mon tour.
Il y avait là huit à dix messieurs fort bien couverts, et une demi-douzaine de dames en chapeau de paille. Tout auprès de moi, une pancarte collée à la muraille
280 R08Y KATE
annonçait que M. Bloomfield Esq. , possédant la confiance de toutes les honorables maisons de Londres et des com- tés, se chargeait de procurer aux personnes des deux sexes, moyennant une rétribution modérée, des emplois décents et recommandables.
Suivait une interminable nomenclature des places qui étaient à la disposition de M. Bloomfield.
Grâce à lui, les hommes pouvaient devenir intendants, comptables, commis, caissiers, régisseurs, patrons de barques, foremen (contre-maîtres), protes d'imprimerie, laquais de bonne maison, etc., etc.; les dames pouvaient être gouvernantes, demoiselles de compagnie, institu- trices, femmes de confiance, nourrices ou lingères.
Il y avait un choix énorme.
Comme j'étais à me demander laquelle de ces positions pourrait convenir à chacun de mes protégés, une porte intérieure s'ouvrit, et deux messieurs en habit noir pa- rurent sur le seuil.
— Je ne paye rien d'avance, moi, vous savez, dit l'un d'eux; mais si vous me faites avoir les affaires de Mylord, je donnerai cent livres à M. Bloomfield et dix livres à vous.
Celui qui parlait ainsi traversa l'antichambre et sortit. L'autre monsieur parcourut du regard les banquettes d'attente.
— Ohl oh! dit-il en venant à moi directement, le pa- tron vous attend depuis ce matin. Venez vite!
Ceci était manifestement une erreur, mais j'étais ar- rivé le dernier et j'avais en perspective de longues heures d'attente: je n'hésitai pas à profiter de la méprise.
On me fit traverser deux ou trois pièces fort bien meu-
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blées, où des employés tenaient de beaux registres reliés en maroquin rouge; puis on ouvrit une porte revêtue de velours, et le monsieur en habit noir m'annonça.
— Voici M. Burnett, dit-il.
En franchissant le seuil, je pensais, à part moi, qu'on faisait d'assez beaux bénéfices, suivant les apparences, dans le philanthropique métier de placeur.
C'est justice, et Dieu doit au moins l'aisance aux bra- ves gens qui s'occupent ainsi de leurs semblables.
M. Bloomfield était, ma foi, un beau jeune homme, à la cravate blanche nouée en perfection, portant cheveux blonds bouclés et favoris peignés admirablement.
Son cabinet sentait l'ambre, la rose et le portugal, un peu plus que la boutique d'un coiffeur français.
Il ne se leva point pour me recevoir; mais il tourna vers moi sa figure blanche, où deux grands yeux d'un azur pâle roulaient indolemment sous des cils presque incolores.
— Monsieur, lui dis-je, veuillez m'excuser si j'ai pro- fité...
— Monsieur Burnett, interrompit-il, parlons peu, je vous prie; mes instants sont précieux, et je sais parfai- tement votre affaire. Si vous pouvez verser à ma caisse la somme convenue, cinquante livres, n'est-ce pas? Je suis en mesure, moi, de vous procurer une charge qui vaut l'or en barre!
— Permettez, Monsieur..., dis-je en essayant de l'ar- rêter: je ne suis pas M. Burnett.
Il mit son binocle à l'œil.
— Ah ! ah ! fît-il sans changer de ton, que diable
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282 ROSY KATE
chante donc cet étourneau de Stevens? Au fait, je vous reconnais maintenant...
— Permettez, monsieur...
— Parlons peu, s'il vous plaît! Mes instants valent de l'argent... Je suis étonné de n'avoir pas fait attention plus tôt à votre accent. Vous êtes le Français qui de- mande une position dlnslituteur.
— Non pas.
— Comment, non pas?
— Je viens ici...
— Parlofts peu, je vous en supplie 1 J'ai mille affaires en tête, mon cher Monsieur, et je suis bien excusable d'avoir oublié que vous désirez une place de secré- taire...
— Mais, Monsieur...
— Mais, Monsieur, vous êtes donc bien riche si vous pensez me payer toute ma journée ! Je vous le demande en grâce, parlons peu et ne perdons pas de temps.
— Le meilleur moyen, voulus-je dire, serait de vous expliquer tout de suite...
— Je déteste le bavardage inutile ! Savez-vous ce que vaut une de mes heures? La librairie française où vous voulez entrer, je m'en souviens maintenant...
— Mais, Monsieur, répliquai-je avec un commence- ment d'impatience, je ne veux pas entrer à la librairie française.
— Non? C'est donc que vous désirez donner des le- çons d'histoire aux jeunes ladies?
— Non, Monsieur, je voulais seulement vous parler...
— Parler ! parler ! On ne parle que trop ! Et voilà un qiïart d'heure de perdu 1
ROSY KATE 283
7— Vous parler, repris-je, pour un pauvre garçon d'Irlandais, qui a besoin d'ouvrage.
M. Bloomfield se leva tout d'une pièce, et je crois que sa figure blanche prit un peu de couleur.
— Un Irlandais, Monsieur ! prétendez-vous vous mo- quer de moi ?
Il agita une sonnette et appela Stevens.
— Vous êtes une oie, vous ! lui cria-t-il avec colère ; faites sortir cet homme, et allez à tous les diables !
Je suivis le pauvre Stevens, tout étourdi de l'ana- thème lancé contre moi par ce digne gentleman qui n'aimait pas les bavardages.
Persuadé que je m'étais adressé trop haut, je me renfonçai dans la Cité pour chercher un placeur moins fashionable.
Au bout de Thames street, du côté de la Douane, il est une petite ruelle sans nom, qui descend à la rivière ; ce fut là que je me rendis ; mais, cette fois, avec Owen Brydges et sa famille, afin d'éviter toute surprise.
Kate et le petit Paddy avaient fait un bon repas «ur le trottoir d'Inner-Temple. Les quelques jours de prison qu'ils avaient subis dans la tanière du cousin Joé don- naient pour eux à l'air épais de la Cité une exquise saveur. Ils respiraient à pleins poumons la brume gri- sâtre, saturée de vapeur de houille. Kate tenait son fils par la main, et, malgré les trous de sa pauvre mante rouge, plus d'un passant s'arrêtait pour la regarder, tant elle était jolie.
— Oh ! Votre Honneur, me disait Owen en la con- templant avec orgueil, voilà une digne créature qui aime son mari et son enfant! Si on me donne de quoi
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les nourrir tous deux, je ne demanHe qu'à travailler la nuit et le jour, sans dimanches ni l'êtes, voyez-vous !
La dernière masure de la petite ruelle descendant à la Tamise était occupée par le digne Jérémie Hobbe, rami des ouvriers de Londres, comme le disait son article dans l'Almanach, faisant uniquement les affaires des pauvres, et plaçant les malheureux sans ouvrage, pour le saint amour de Notre-Seigneur.
Jérémie Hodde était fort mal logé, mais cela ne m'é- tonna point, car la charité est rarement opulente.
Nous le trouvâmes dans un petit bureau chauffé par un poêle, assis entre un registre gras et une Bible de taille colossale.
A notre entrée, il fît une marque à sa Bible et ôta ses rondes lunettes cerclées de fer.
— Soyez les bienvenus, au nom de Notre-Seigneur, dit-il en copiant la voix nasale des prédicateurs métho- distes ; asseyez-vous, et dites-moi ce qui vous amène.
— 11 s'agit de ce brave garçon, répondis-je.
— Et aussi de la jeune femme, interrompit-il, et en- core de l'enfant, je l'espère bien, car nous sommes tous sur la terre pour travailler, grands et petits.
Je regardai Owen d'un air qui voulait dire :
— Avais-je raison ou tort? Vous voyez bien qu'à Londres il y a du travail pour tout le monde.
— Je suis heureux de vous entendre parler ainsi, ajoutai-je en me tournant vers le digne Jérémie ; je viens de chez un de vos confrères, M. Bloomfîeld de Temple-Bar...
— Un confrèie! s'écria le bonhomme ; les lions dévo- rants et les tigres cruels sont-ils les confrères de la
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douce brebis? Ah! vous venez de chez Bloomfield de Temple-Bar, le Madianite, le Philistin, le plus miséra- ble scélérat qui soit dans la Cité !
Il s'animait, sa figure jaune et ridée prenait des re- flets de pourpre.
— Bloomfield ! poursuivit-il en fermant sa Bible d'un geste convulsif ; ah ! vous venez de chez Bloomfield ! Vous ne savez donc pas qu'il n'a jamais placé per- sonne! Les hommes sont simples, en vérité!... Croyez- vous que les lords vont chercher leurs secrétaires dans les bureaux de placement? Pensez-vous que les ladies s'occupent beaucoup de M. Bloomfield quand elles sont en quête d'une institutrice pour leurs filles? M. Bloom- field est un coquin 1 M. Bloomfield de Temple-Bar ! M. Bloomfield est un voleur. On va chez lui parce qu'il a de beaux bureaux et des commis en habits noirs ! Un tas de fainéants, Monsieur ! Savez-vous la différence qu'il y a entre M. Bloomfield de Temple-Bar et le pau- vre Jérémie Hobbe, l'ami des ouvriers? C'est que ce monsieur-là vous prend des vingt-cinq, des cinquante, des cent guinées pour ne pas vous placer du tout, tan- dis (jue le pauvre Jérémie vous trouve de bonnes places pour quelques schellings.
— Arrah ! dit Owen ; voilà un brave chrétien, par exemple!
Kate et Paddy écoutaient, immobiles. Jérémie Hobbe remit ses lunettes de fer.
— Monsieur, murmura-t-il en attirant devant lui son registre, je suis peut-être un peu sorti des bornes de la modération : j'en demande pardon, non pas à vous, mais à Celui qui lit au fond de nos consciences comme
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en un livre ouvert... Parlons affaires. Gomment vous nomme- t-on, mon ami?
— Owen Brydges, Votre Honneur.
— Hum ! hutn ! fit le bon Jérémie ; un Irlandais de l'Ouest, je pense ; un aveugle de ce malheureux pays, qui se vautre dans la fange honteuse du papisme...
— Musha! fît Owen en fronçant le sourcil ; que dit-il maintenant ce vieil homme?
Jérémie poussa un gros soupir.
— Pas de colère, mon fils ! reprit-il avec onction ; je vous plains, mais je ne suis moi-même qu'un pécheur, et je n'ai pas le droit de condamner.
— Monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers "moi, les offices, établissements et fabriques qui m'honorent de leur confiance sont tous tenus par de bons protes- tants ; il y a lieu d'espérer que notre ami Owen, sa femme et son fils, qui est un joli enfant, je dois le dire, entendront la vraie parole et se convertiront.
— Mon cher monsieur, interrompis-je, vous me per- mettrez de ne point espérer cela ; je suis, moi aussi, catholique.
Jérémie Hobbe poussa un second et plus gros sou- pir.
— Oh ! le Léviatan qui s'assied sur sept collines ! grommela-t-il ; l'enchanteresse impure qu'on appelle Rome! Mais, après tout, ajouta-t-il en changeant de ton, il y a des gens honnêtes parmi les catholiques, comme dans toutes les religions.
H feuilleta son registr,e avec rapidité.
— Ce ne sont pas les places qui manquent, reprit-il ; voulez-vous être forgeron, ami Owen ?
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— Je serai tout ce qu'on voudra, Votre Honneur.
— Voulez-vous entrer dans une brasserie ? poursuivit l'évangélique protecteur des ouvriers de Londres ; vou- lez-vous être imprimeur, fondeur, potier, tisserand, mouleur, maçon, charpentier, tanneur, corroyeur, blanchisseur de coton, dégraisseur de laine ?..j^
— Arrah ! arrah ! fît Owen qui avait l'eau à la bou- che ; si je pouvais seulement être tout cela !
— Mon fils, répliqua Jérémie, j'ai cinquante autres professions à vous offrir, il n'y a chez moi que l'embar- ras du choix.
Moi, je me disais : <f A la bonne heure! nous voici au bout de nos peines ! »
— Quant à la jeune femme, reprit le placeur, veut- elle assembler des gilets, coudre des gants ou des cas- quettes, border des souliers de ladies? Veut- elle être servante dans une taverne respectable? Veut-elle s'as- seoir au contrôle d'un théâtre, d'une exhibition ou d'un polytechnic-muséum ?
— J'aime mieux travailler, répondit Kate modeste- ment ; je sais coudre.
— Bravo! ma digne amie, Mistress Laurie, la plus célèbre modiste des trois royaumes, a justement besoin d'ouvrières dans son atelier du Strand, nous pourrons arranger cela. Pour ce qui est de l'enfant, un bien joli ange, ma chère femme ! on emploie des petits chéru- cins de son âge dans toutes les fabriques... et quand je songe qu'il y a des gens assez perdus pour vociférer, dans les journaux et ailleurs, contre le travail des en- fants ! Les enfants paresseux deviennent des hommes méchants, tandis que, grâce au travail et à la vraie foi,
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nous en faisons des citoyens utiles. Ah ! le inonde se perfectionno, Notre-Seigneur en soit béni, et les enfants de nos enfants verront l'Angleterre changée en para- dis.,. Approchez, mon petit ange.
Kate poussa Paddy, qui s'avança en rougissant.
— Êtes-vous bien laborieux ?
— Oh ! Votre Honneur, répondit l'enfant.
— Avez- vous bien envie de travailler?
— Oh! Votre Honneur...
— Que savez-vous faire ?
— Ohl Votre Honneur...
— C'est qu'il est très-intelligent, ce bambin-là! s'é- cria le bon M. Jérémie. Voyons, nous le placerons dans une fabrique de White-Cahapel, à moins qu'il n'aima' mieux être diable d'imprimerie.
On nomme ainsi, à Londres, les jeunes messagers chargés du service des épreuves.
— Si cela ne lui convient pas, poursuivit le digne Jérémie, nous le mettrons comme apprenti coupeur dans les grands ateliers de M. Jobson, le tailleur fashio- nable. Ah! ah! nous en ferons un petit gaillard bien heureux, allez !
Décidément, ce Jérémie Hobbe était la perle des mé- .th(fdistes !
— Et quelle rétribution?... commençai-je.
— Fi donc I s'écria l'excellent homme, qui ferma brusquement son registre.
Owen enfdait à part Arrah sur Musha! et Musha sur Begorra! 11 était attendri jusqu'aux larmes.
— Cependant, repris-je en voulant insister...
— N'avez-vous pas lu mon enseigne? me demanda
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Jérémie. Je travaille pour le saint amour de Notre-Sei- gneur. Il ajouta néanmoins entre haut et bas :
— Ceux qui sont reconnaissants donnent ce qu'ils veulent.
Je crois avoir dit déjà que j'étais loin d'être riche. A Londres, une demi-livre (dix schellings) est une bien triste offrande. Ce fut pourtant une demi-livre que je déposai discrètement sur le coin de la table.
Puis je me levai en disant :
— Il n'est guère encore qu'une heure, si vous vouliez mettre le comble à vos bontés, mon digne monsieur Hobbe, vous vous occuperiez de ces pauvres gens tout de suite; car ils sont sans asile, et je n'ai pas où les loger.
Mes douze francs cinquante centimes avaient évidem- ment fait peu d'effet ; la figure de Jérémie était devenue un peu froide.
— Sans doute..., sans doute, grommela-t-il ; nous tâcherons..., nous verrons..., nous ferons tous nos ef- forts... Le Livre Saint n*a-t-il pas dit : « Aidez-vous les uns les autres? » Mais les affaires sont les affaires, après tout, et l'homme qui se respecte doit parler avec fran- chise. Je placerai notre ami l'Irlandais, je placerai sa femme et son petit garçon, qui est sur ma foi, fort gen- til;... seulement je travaille pour vivre, et, au prix d'un demi-souverain, je ne puis pas garantir mes pla- cements.
Le prisme au travers duquel je regardais la jaune figure de l'apôtre méthodique s'assombrit subite^ ment.
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— Monsieur, lui dis-je, je vous avais prié de fixer votre prix.
— Parfaitement I interrompit-il ; mais pensez-vous avoir affaire à un marchand? Monsieur, il me faut bien peu de chose pour vivre, et le reste de ce que je gagne est aux malheureux... Voici comme j'avais entendu l'affaire : Je croyais que vous m'auriez offert au moins une guinée, et alors je vous aurais répondu : « Je me charge de toute la famille, je les placerai dès aujour- d'hui; si je ne les place pas, je les logerai dans mai pauvre maison jusqu'au moment où ils entreront à leurs ateliers. »
Il fallait s'exécuter.
Je tirai de ma poche un souverain, que je mis sur la table. Gomme j'allais reprendre ma monnaie, le digne Jérémie m'arrêta le bras.
— Voulez-vous entendre un bon conseil? me dit-il.
— Qu'est-ce encore ?
— Laissez les dix schellings pour la garantie.
Et comme mon regard impatienté demandait une explication, Jérémie reprit d'un ton de bienveillante douceur :
— C'est la différence qu'il y a entre un chrétien comme moi et un pharisien comme ce scélérat de Bloomfîeld. Une fois que j'ai donné ma garantie, je suis lié, mon cher monsieur. Si la première place que je donne se trouve ne point convenir, je m'oblige à en fournir une seconde ; si la seconde est mauvaise, j'en fournis une troisième, et ainsi de suite pendant trois grands mois.
Cet arrangement me parut assez raisonnable. Jéré-
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mie Hobbe, moyennant trente schellings, sans compter le saint amour de Notre-Seigneur, me signa un enga- gement que je remis à Owen Brydges.
J'eus grand'peine à échapper aux témoignages de reconnaissance de la pauvre famille irlandaise.
Dans la rue, je me pris à réfléchir : ce que j'avais fait était sans doute bien peu de chose ; mais la bourse d'un homme de lettres à son début est si légère !
En définitive, j'étais du moins bien sûr que mon ami Owen, sa jolie Kate et le blond chérubin de Paddy allaient vivre honnêtement de leur travail. Gela valait bien un petit sacrifice.
IV
TRAVAIL DES ENFANTS ET DES FEMMES
Quelque temps après, j'étais en train de ranger mes bagages, et j'avais donné Tordre à François de retenir ma place au bateau de Boulogne. Au moment du départ, François m'apporta deux lettres.
L'une de ces lettres était large, carrée, écrite sur ce papier-carton des riches Londonniens ; l'autre était une pauvre missive des plus modestes : j'ouvris cette der- nière, gardant l'opulent message pour la bonne bou- che.
Il y avait bien trois semaines que je n'avais entendu parler d'Owen Brydges ; je ne l'avais pas oublié, pour- tant ; j'avais donné l'adresse du bon Jérémie Hobbe à
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Roche, pour que le pauvre Irlandais eût un protecteur en mon absence. La lettre était d'Owen.
11 prenait la liberté de me faire écrire par un de ses compagnons d'atelier pour me faire savoir qu'il avait une place dans la grande brasserie de l'alderman Smith, dans Tower road ; il n'avait pas eu un moment pour ve- nir me remercier ; il me priait sans façon de l'aller voir à la brasserie, me disant qu'on lui donnerait quel- ques heures de congé, s'il était réclamé par un gentle- man. Il y avait quinze jours qu'il n'avait vu Kate et Paddy...
Par un singulier hasard, la seconde lettre était de l'alderman Smith en personne ; j'avais eu l'avantage de lui être présenté quelques semaines auparavant, et il me priait d'assister au repas que les aldermen de Londres rendaient chez lui au nouveau lord-maire.
Son principal commis, qui était un peu de ma con- naissance, ajoutait en post-scriptum :
« C'est une chose curieuse, Monsieur, et que vous ne verrez pas peut-être deux fois en votre vie. )
Le diner devait avoir lieu le lendemain à trois heures. François reçut contre-ordre, et mon départ fut re- tardé.
Le jour suivant, dès le matin, je pris un cab pour me faire conduire dans Tower road. Les ruisseaux de la rue roulant à pleins bords des flots d'eau chaude, annon- çaient de loin la brasserie de l'alderman. C'était un ma- gnifique établissement, grand comme les trois quarts de notre Louvre, et fabriquant plus de bière à lui seul qu'une douzaine de brasseries ordinaires. M. Smith n'occupait pas moins de six cents ouvriers.
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A la vue de ces bâtiments énormes, et dont l'appa- rence était assurément confortable, je me dis : l'ami Owen doit être là comme le poisson de l'eau.
Je fis demander M. Lowter, le commis principal du brasseur, pour le remercier et concilier à Owen sa puis- sante protection.
M. Lowter était occupé aux préparatifs du diner offi- ciel, dès qu'il me vit, il s'écria :
— Mais vous venez trop tôt ; mais ce n'est que pour trois heures. Pour un empire, voyez-vous, je ne vous montrerais pas la salle maintenant ; vous n'aurez pas occasion de voir cela deux fois en votre vie, il faut vous laisser tout le plaisir de la surprise I
— Cher monsieur, voulus-je dire, je ne viens pas pour cela. Vous avez parmi vos ouvriers un Irlandais du nom d'Owen Brydges?
— Au diable I fit Lowter étonné ; nous avons cent cin- quante coquins d'Irlandais, cher monsieur : quant à sa- voir si quelqu'un de ces drôles se nomme Michel ou Pa- trick...
— C'est que je lui porte un fort grand intérêt.
— C'est différent ! c'est bien différent ! Vous dites qu'il a nom Stephen Sturge?
— Owen Brydges, cher monsieur.
— Vous verrez de par Dieu ! Trois heures précises. Vous me direz s'il y a des choses comme cela en France !
Il avait tiré ses tablettes et inscrit un nom ; je me pen- chai pour lire et je lus : Stephen Sturge.
— Mais c'est Owen Brydges, cher monsieur! m'é- criai-je.
Il me donna la main en souriant.
ROSY KATE 295
— C'est entendu, me dit-il. A bientôt! trois lieures précises. Ah! ah! vous verrez! vous verrez!
Grâce à un foreman qu'il avait appelé, en me quittant, pour se redonner tout entier aux préparatifs de la fête, je pus pénétrer dans les ateliers de Smith and C°. Si nos trapistesde France faisaient de la bière, ils n'observeraient pas, en brassant, un plus rigoureux silence. Je traversai des hangars contenant des centaines d'ouvriers qui ma- nœuvraient avec une précision mathématique et ne pro- nonçaient pas une parole. La plupart avaient sur le vi- sage une apathie morne. Ils travaillaient incessamment, mais sans ardeur, et tous leurs mouvements avaient une lenteur calculée.
Règle générale ; un atelier anglais est la chose lugu- bre par excellence.
Il y a mille fois plus de gaité dans nos prisons fran- çaises que dans les fabriques de Londres.
Js fus obligé de faire un quart de lieue dansée palais du houblon et de la drèche, avant de mettre la main sur mon ami Owen. Je le trouvai enfin, tout au fond d'une grande salle où le marc de porter se foulait à la vapeur. Grâce à la recommandation du commis principal, on me le confia pour une matinée.
Tant que nous fûmes entre les murailles de la fabri- que, Owen me suivit chapeau bas et sans mot dire ; mais, dès que la porte fut passée, il fit une belle cabriole sur le pavé, puis il me prit les mains, m'appela son cher lord et me débita des myriades de compliments irlandais avec une prestigieuse volubilité.
— Och! votre Honneur! s'écria-t-il enfin, que je suis content de vous revoir ! Je savais bien que vous n'auriez
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pas oublié le pauvre Owen Brydges. C'est le bon Dieu qui vous mit sur notre chemin quand nous arrivions d'Ir- lande sans pain et sans argent. Écoutez 1 si vous saviez comme on serait biea dans cette maison si on pouvait parler un petit peu, ou seulement marcher de temps en temps à sa guise! depuis dix jours que je suis là, je n'ai pas prononcé une douzaine de pauvres mots. Ordinai- rement on a le dimanche pour se reposer, mais diman- che dernier, comme j'étais nouveau, on m'a mis à clouer des rideaux de soie dans la grande cuve...
— Comment ! dans la grande cuve ?
— Oui, Votre Honneur, réphqua Owen, qui semblait prendre à tâche sérieuse de se dédommager de son si- lence ; dans la grande cuve qui contient je ne sais com- bien de milliers de tonnes. Mais la bonne bière que nous faisons!... Voyons, il y a encore loin d'ici aux Docks. L'enfant Paddy est de ce côté-là. Allons-y, je vous en prie I
— Mais votre femme? demandai-je, où est-elle?
— Dans le Strand, la chère créature ; nous la verrons après l'enfant, s'il plait à Votre Honneur.
Je le fis monter dans mon cab. Loin de lui couper la parole, la surprise et le plaisir le rendaient encore plus éloquent. Les questions eussent été assurément super- flues.
— Begorra! disait-il en s'étalant dans le cab, voilà comme marchent les seigneurs, et je serai seigneur moi- même un jour ou l'autre, je le sais bien ! et alors, si vous avez besoin de moi, ne vous gênez pas, Votre Honneur ! Savez-vous, je gagne trois schellings par jour, la femme en gagne moitié, l'enfant reçoit une couronne par se-
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maine. Dans deux ans, nous retournerons en Irlande et nous serons tous heureux!
— Je vois que M. Hobbe s'est comporté comme il faut, interrompis-je. ♦
— Ochf s'écria Owen, qui se mit à rire de tout son cœur ; le père Jérémie est peut-être un brave homme tout de même! Le soir du dernier jour où je vous ai vu, il tint sa promesse et ne nous jeta pas dans la rue ; il mit de la paille au bas de son escalier, et nous cou- châmes tous trois là-dessus. Le lendemain, il me plaça comme valet chez M, Risley le boxeur. Lord-Jésus ! M. Risley n'a pas des valets pour le servir, mais pour boxer avec eux et répéter les coups qu'il fait sur le rmg (1). C'est un mauvais métier. Votre Honneur; au bout de deux jours, je m'enfuis avec la poitrine à moitié défoncée !
Je revins chez le vieux Jérémie, où je trouvai ma femme Kate et l'enfant Paddy ; n'avait-il pas voulu pla- cer Kate dans un cabaret de Drury-Lane où les gentle- men lui prenaient le menton !
Musha! ma Ketty est une honnête femme! Quant à l'enfant Paddy, il l'avait mis dans une baraque de Southwarck, où des Écossais faisaient des tours de force, déguisés en sauvages.
Il y avait là un homme qui prenait Paddy, par la peau des reins et le lançait à quinze pieds en l'air, jouant avec lui comme si l'enfant eut été une balle.
Je dis au vieux Jérémie :
(i) Mot à mot : la bague. On nomme ainsi la petite enceinte où combattent les champions du pugilat.
298 ROSY KATE
— Son Honneur vous a payé pour nous placer, et j'ai votre garantie.
— Mon fils, me répondit-il, je me moque de ma ga- rantie comme de la cruche d'ale que j'ai bue hier au soir. Je vous placerai tous les trois, mes pauvres enfants, mais il faut que vous le sachiez, c'est pour le saint amour de notre Seigneur !
Ce jour-là, il mit Kate avec des chanteurs de rue, il fit de Paddy un diable d'imprimerie, comme il appelle cela, et moi, il me plaça chez le fossoyeur du cimetière des Dissidents, au-dessus de Pimlico.
Ce fut bien une autre histoire ; le jour se passa sans encombre ; la nuit,, comme je faisais mon premier somme, mon nouveau maître vint me tirer par les pieds et m'ordonna de' me lever. Devinez pourquoi. Votre Honneur.
— Pour enterrer un mort ?
— Allons donc! il me dit : les braves gens de la Ré- surrection (1) vont venir ; tu vas ouvrir la fosse de ce jeune garçon qu'on a mis en terre aujourd'hui, et tu vas le porter ici sur tes épaules.
Arrah! j'avais appris chez le boxeur à donner des coups de poing ; on peut bien se défendre contre le dia- ble ; je boxai mon nouveau maître, et j'allai coucher dans la rue.
Le lendemain, autre visite au bon vieux Jérémie.
Kate et Paddy n'avaient guère été plus heureux que moi.
(1) Ceux qui vendent les cadavres aux* chirurgiens de Londres pour les études anatomiques.
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Cette fois, le digne M. Hobbe nie plaça chez un bou- cher du quartier des Italiens, de l'autre côté du marché de Sniithfield. Ce fut encore la nuit que celui-là voulut me faire travailler. Les bouchers du quartier des Italiens ne débitent que de la viande de chats ; du diable si je suis bon pour cette chasse !
Enfin, pendant huit grands jours, le vieux Jérémie se moqua de nous pour le saint amour de Notre Seigneur.
Au bout de ce temps, il nous dit :
— Mes pauvres enfants, vous n'avez pas de chance : mais c'est que j'ai oublié de vous apprendre un usage de ma maison : les gens que je place ont coutume de me compter leur première banque (une semaine de leur paye).
Je voulus me fâcher, car cet homme avait reçu vos trente shellings ; mais Kate et le petit Paddy avaient jeûné déjà pendant huit jours : il fallait sortir delà.
Je fis une croix au bas d'un papier qu'il me présenta, et le soir même nous entrâmes dans les bonnes places que nous avons maintenant : Paddy, dans sa filature de coton ; Kate, chez mistress Laurie ; et moi, dans la fa- brique de l'alderman Smith.
Nous avions dépassé le grand dock de l'est, le cab s'arrêta devant de vastes constructions en briques rouges, dominées par trois ou quatre cheminées à vapeur.
G 'était la fabrique de cotons filés de James Hood, Esq., le patron actuel du petit Paddy.
Ici, je n'avais nulle autre protection que ma bourse ; mais cela suffit à Londres pour entrer partout. Les ma- gnificences industrielles de la brasserie Smith and C*
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n'étaient rien auprès de celles que nous voyions mainte- nant : vous eussiez dit une ville! De larges ruisseaux, partant des lavoirs, bouillonnaient avec bruit sous les trottoirs des cours ; on entendait de tous côtés le bruit sourd des métiers et des mécaniques.
Et pas une âme dans ces préaux bordés de hautes constructions! La vie était parquée à l'intérieur ; au de- hors, l'immobilité, la solitude.
Quand mes regards se portaient vers les toitures apla- ties, je voyais les tuyaux à vapeur haleter en mesure, et pousser leurs bouffées intermittentes. •
L'idée folle me venait que peut-être ces tuyaux ren- daient en faisceau toutes les respirations humaines con- densées derrière ces tristes murailles.
L'immense édifice prenait alors pour moi une vie fan- tastique et morne.
Je voyais, à travers le lourd rempart de briques, l'âme mystérieuse et cachée qui bruissait autour de moi.
Et le sonore murmure, produit par ce travail sans trêve, me semblait désormais navrant comme une plainte.
A l'intérieur, comme au dehors, il n'y avait à parler que le bois et le fer ; des centaines d'ouvriers s'ali- gnaient dans les fîloirs, faisant aller leurs bras et leurs pieds selon des mouvements symétriques, toujours les mêmes.
Parfois la voix gutturale d'un contre-maître s'élevait, et cela produisait un effet bizarre. Notre esprit est si prompt à prendre le pli indiqué ! ces hommes ne parlaient point ; donc ils étaient muets, et la parole, qui troublait
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tout à coup ce silence, faisait tressaillir comme quelque chose d'inouï et de surhumain.
L'ouvrier qui nous conduisait était un chef de méca- nique, âgée de trente-sept ans, suivant son propre cal- cul ; on lui en aurait bien donné cinquante-cinq pour le moins.
En passant dans les salles, il prenait la peine de nous expliquer le travail de tous ces bras intelligents qui luttaient de précision avec les machines elles-mêmes ; car c'est là l'idéal rêvé par l'industrie anglaise : amener l'homme à remplir comme il faut l'office d'un rouage, d'un levier ou d'un piston.
Parler de ce que devient la pensée, la divine étincelle, comme disent les poètes, au milieu de cet ensemble humain, combiné en machine colossale, serait assuré- ment fort ridicule.
Qui va songer à la pensée ?
Les Anglais peuvent être philosophes à l'occasion, mais il faut choisir ses sujets et ne point parler psycho- logie à propos de fileurs de coton.
Encore si c'étaient des noirs !
L'économie n'est pas une science romanesque, et quand un adepte des systèmes sociaux fait de la sensi* blerie, soyez sûr qu'il agit à bon escient.
Sous .prétexte d'écrire les pages larmoyantes d'un livre humanitaire, il faut prendre bien garde. Cette idole qu'on nomme l'industrie a l'épiderme cruellement sen- sible I si vous Ja touchez seulement en passant, elle crie, et ses clameurs, vous le savez bien, ébranlent la base solide des trônes.
Prenez garde ! nos temps modernes ont élevé au ha-
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sard les murailles d'un temple vide ; l'industrie a trouvé ouvertes les portes de ce temple, elle est entrée, elle s'est assise sur l'autel. Quel dieu a désormais plus d'a- dorateurs ? quelle religion peut compter plus d'adeptes, et des adeptes plus fanatiques ?
Ils sont là, les prêtres du veau d'or, bigots et ivres de cupidité ; ils sont là, prosternés sur les marches de l'au- tel, adorant l'idole qui se nourrit du sang des hommes.
Les pontifes gaulois tuaient, une fois l'an, de jeunes garçons sur leurs tables de pierre ; la serpe d'or des druidesses, après avoir tranché le gui, se rougissait, cha- que mois dans la chair humaine.
Nous détournons les yeux avec horreur de ces temps de barbarie, et nous passons, le sourire aux lèvres, sous les murs homicides de ces fabriques londoniennes oii s'accomplissent, en une année, plus de sacrifices humains que dans un siècle entier de barbarie.
Il faut se taire ; le commerce a besoin d*une protection éclairée, et ceux qui déclament contre les fabricants millionnaires sont des jaloux, ou des poètes.
En somme, de quoi se plaignent-ils ? on voit parfois des ouvriers de Londres arriver à la cinquantaine. • Mon guide, le chef de mécanique me parlait à peu près dans ce sens. Il avait pris son parti en brave, et je me souviens d'une de ses paroles, qui me sembla souve- rainement significative.
— C'est le gin (genièvre) qui nous tue, et il fait bien, me dit-il ; sans le gin nous irions tous jusqu'à quarante ans. Et après quarante ans, où trouver du travail ?
A cet argument, il n'y a rien à répondre. A quarante ans, quand le travail ingrat et l'atmosphère empoisonnée
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des fabriques n'ont pas mis un homme en terre, il n'a plus qu'à mourir de faim. Donc le travail qui tue est un bienfait ; donc le genièvre assassin est une rosée du ciel.
Hourra ! pour la joyeuse Angleterre !
Au second étage de la fabrique, il y avait un énorme atelier en forme de galerie,, pouvant contenir de cent à cent cinquante métiers à pelotonner ; ces métiers, mus par la vapeur, étaient tous servis par des enfants au- dessous de douze ans.
Ici, la tristesse qu'on éprouve dans les autres divisions de l'établissement arrive à être poignante. Le regard parcourt deux longues files de pauvres petits êtres, pâles, maigres, atrophiés, gardant la même position depuis le matin jusqu'au soir ; les bobines tournent avec une ra- pidité eftrayante ; si la main conductrice de l'enfant baisse par l'effet de la fatigue, ou vient à vaciller, le fil se rompt aussitôt. Et Dieu sait que le contre-maître, qui se promène entre les métiers, a le regard sûr et la main lourde î
La machine à vapeur, située sous le plancher, donne à l'atmosphère une chaleur suffocante . L'air, chargé de particules cotonneuses, entre avec peine dans la poitrine, et procure, au bout de quelques minutes, une toux qu'il n'est point possible de calmer.
Il n'y avait peut-être pas là douze enfants qui ne fussent incurablement asthmatiques. Malgré le bruit des métiers, on entendait leur respiration pénible et leur toux sèche qui serrait le cœur.
Le petit Paddy était assis au bout de l'atelier, à la dernière roue.
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Déjà il ne ressemblait plus guère à l'enfant vif et ré- joui que j'avais vu quelques semaines auparavant ; sa pauvre petite joue était toute pâle, et il me semblait plongé dans une sorte d'engourdissement.
Le contre-maître lui donna dix minutes pour recevoir son père.
Je dois dire que mon ami Owen Brydges était bien loin d'éprouver les mêmes impressions que moi. Depuis notre entrée à la fabrique, il marchait d'admiration en admiration. Tout lui semblait beau et magnifique ; il enviait du fond du cœur le sort des ouvriers de James Hood et compagnie.
L'atelier où étouffait son fils Paddy lui paraissait offrir principalement le nec plus ultra du conforta- ble.
— Comme il fait bon ici ! murmurait-il ; comme ils sont bien chauffés les chers innocents ! et comme ils doivent se plaire là tous ensemble !
— Eh bien, dis-je à l'enfant, comment te trouves-tu ici, Paddy?
— Ici, Voire Honneur? répliqua-t-il d'un air em- barrassé, oh! comment je me trouve?
— Bien n'est-ce pas? interrompit le père. Arrah I ce n'est pas chez nous que tu étais chauffé comme cela I
L'enfant s'essuya le front où il y avait des gouttes de sueur, et une toux creuse souleva sa poitrine.
Le pauvre Owen le prit dans ses bras pour lui parler de sa mère.
Pendant cela, j'attirai à part le chef de mécanique qui nous servait de cicérone.
— Ce heu doit être fort malsain, lui dis-je.
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— Malsain! iV!)L'ta-t-il froidement; le fait est qu'il vaudrait mieux se promener au soleil... Mais tout le monde n'est pas fils de gentleman, monsieur.
— Je suis sûr que ces enfants souffrent et s'affaiblis- sent.
— Bon! fit le chef; je ne sais pas trop s'ils souf- frent... mais j'ai eu deux fils dans cet atelier, qui sont partis tous les deux.
— Vous les avez retirés?
— Non... ils sont morts.
— Comment! m'écriai-je.
Le chef de mécanique continuait paisiblement :
— On ne peut pas retirer les enfants, monsieur, il y a un engagement de deux ans.
— Mais quand il s'agit de leur sauver la vie?
— Gela ne fait rien. La loi anglaise, voyez- vous, protège le commerce.
Les dix minutes étaient écoulées.
— OchI Votre Honneur, me dit Owen en sortant, l'en- fant est ici comme un petit saint ! Je voudrais que sa mère fut seulement de moitié aussi heureuse !
Il ne se sentait pas de joie.
La route est longue des Docks jusqu'au Strand. Pen- dant tout le chemin, le pauvre Owen fit des châteaux en Irlande, il achetait un champ auprès de la maison de son père ; il réparait le vieux moulin ; il voyait Paddy toujours courant sur les rives aimées de la Doyne.
Puis Paddy grandissait; puis Paddy épousait une fille jolie et douce comme la bonne Kate.
Gomme tout le monde serait heureux!
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L'établissement de modes de mistress Johanna Lau- rie est situé dans le Strand, non loin de Temple-Bar, derrière l'église de Saint-É tienne. Pour vendre ses con- fections, mistress Laurie a des dépôts dans Pall Mail, dans Bond-Street, dans la rue de Régent et sur divers autres points du West-End. C'est la modiste fashiona- ble, et toutes les ladies qui ne se fournissent pas à Paris vont chez elle.
Ce n'est ni à Vienne, ni à Pétersbourg, ni même à Paris que l'on trouverait un établissement de confection comparable à celui de mistress Laurie. Les comtés sont ses tributaires : les merveilleuses d'Edimbourg, de Du- blin et autres grandes villes ne connaissent qu'elle pour régler le programme de la mode.
C'est une maison dont l'entrée sur la rue n'a rien de remarquable, bien que sa façade compte trois ou qua- tre fenêtres de plus que le commun des demeures par- ticulières. Mais au-delà de ce premier logis, se trouve une \aste rotonde, éclairée par le haut et dont l'inté- rieur ressemble assez bien à une double salle de specta- cle : une salle où la scène serait remplacée par un autre parterre et où le cordon des galeries se continuerait se- lon la circonférence entière.
On ne saurait point donner ici exactement le nombre des demoiselles qui travaillent pour mistress Laurie, mais il est certain qu'on ne peut évaluer cette armée fé- minine à moins de six cents soldats.
Il y a des ouvrières au rez-de-chaussée ; sur de lon- gues tables qui s'ordonnent avec une symétrie parfaite, la soie, la gaze, le velours et la mousseline des Indes se mêlent en une confusion brillante : c'est l'étage des robes.
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Au-dessus, dans une galerie circulaire, on fait les cha- peaux et ce que nous nommons proprement les modes à Paris.
En France, si un pareil établissement existait, ce se- rait quelque chose de mouvant, de vivant ; on cause- rait, on rirait; vous entendriez les réparties mutines croiser les joyeux lazzis. Ça et là un couplet de chan- son se ferait jour ; et dans ce bataillon de jeunes filles, la discipline serait malaisée à obtenir.
Ici, au contraire, pas une parole : le silence profond, morne, découragé, comme dans tous les autres ateliers de Londres. L'industrie a produit ce miracle d'immobi- liser la langue de la femme !
Quand on voit un caniche bien dressé sauter pour le roi, faire l'exercice ou mener une partie de dominos, on se dit : que de coups il a fallu pour réduire la pauvre bète !
Quand on voit manœuvrer un régiment prussien avec la précision automatique qui fait la gloire de cette na- tion de sergents-majors, on se dit : que de coups de canne, que de schlagues, bon Dieu! que d'avanies!...
Ce fut une impression analogue que j'éprouvai en en- trant dans la rotonde de la célèbre modiste. Que de be- soins fait supposer ce silencieux labeur ! et combien est lourde la tyrannie de la misère !
Quelques paroles échangées rendraient moins dur et moins ingrat ce travail qui prend les deux tiers de la vie ; mais l'industrie anglaise a des calculs particuliers que n'eût point dédaignés l'Harpagon de MoUère. Quand on cause, les mains s'arrêtent parfois, les yeux distraits s'égarent ; on a besoin d'un geste pour se faire
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comprendre ; on fait un mouvement qui ne profite point à la tâche imposée.
C'est de l'argent perdu ! Les meilleurs statisticiens pensent que le mutisme des ouvriers anglais conserve un vingtième du capital de travail !
Cinq pour cent ! Savez-vous ce que vaut un résultat pareil ?
Et qu'a-t-on besoin de bavarder? Ce silence, qui se résout en millions, n'est-il pas une chose respectable ?
Les déclamateurs disent que la tristesse produite par ce mutisme entre pour beaucoup dans la consomption morale qui ronge les travailleurs anglais. By-God! ces faiseurs de discours n'ont pas de fin de mois à payer I L'industrie, d'ailleurs, l'industrie ! On devrait pendre ou guillotiner, ou empaler, suivant les usages des divers pays, quiconque ose seulement toucher aux sacro-saintes coutumes du commerce !
Le travail des modistes est extrêmement doux par lui-même. En Angleterre, on a. trouvé moyen de le ren- dre insupportable par la subdivision exagérée des tâ- ches. C'est une chose particulière et assurément malheu- reuse que cette préoccupation des producteurs britanni- ques. Ils n'ont qu'un but : assimiler l'homme à une partie de machine, briser son intelligence pour le ré- duire à l'état de rouage et lui communiquer cette habi- leté routinière qui concourt, indépendamment de la pensée, au mouvement général.
Dans tous les ateliers, sans exception, cette idée vous frappe dès Fabord. Le travail est tellement éparpillé, que l'homme le plus borné ne peut s'intéresser à sa tâche. Le principe, c'est que chaque individu doit faire
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toujours la même chose, afin de la bien faire par l'habi- tude et machinalement.
Tel ouvrier place et déplace une courroie pendant seize heures tous les jours ; tel autre pousse invariable- ment le même cylindre, que lui renvoie son confrère en torture.
Pour expliquer mieux notre pensée, il arrive en France, par exemple, qu'un ouvrier tailleur confec- tionne un habit tout entier ; en ce cas, il peut prendre à cœur une chose qui est son œuvre et dont il garde la responsabilité. En Angleterre, il faut dix hommes pour assembler les pièces d'une redingote coupée. Celui qui pique le bougran des revers ne saurait pas attacher les boutons ; celui qui met du velours au collet ne pour- rait pas assujettir les plis de la jupe ; il y a un spécia- liste pour doubler les manches, un autre pour ouater le corps.
Parmi ces gens, aucun ne pourrait empiéter sur la tâche de son voisin. Chacun d'eux ne vaut que comme partie d'un tout, que comme pièce de mécanique.
De telle sorte qu'un tailleur de Londres, transporté tout à coup dans une île déserte, ne saurait pas se don- ner l'habit élémentaire de Robinson Crusoé.
Et il en est ainsi pour toutes choses!
Pas n'est besoin d'une imagination bien active pour se faire une idée de Tennui redoutable qui pèse sur ces malheureux, que l'on empêche de parler, et à qui l'on enlève jusqu'à la possibilité de penser !
Toutes les jeunes filles, réunies dans l'atelier de mis- tress Johanna Laui ie, avaient, sans exception, le même aspect de fatigue découragée. Il y en avait bien peu de
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jolies ; la plupart portaient une pâleur transparente et maladive sur leurs visages amaigris.
Pendant que nous passions, elles tournaient vers nous furtivement leurs regards apathiques.
— Ochf me disait Owen à l'oreille, voilà qui est beau, par exemple I J'espère qu'ici on gagne son argent sans se donner beaucoup de peine ! Kate ne se plaindra pas, peut-être.
La pauvre Kate n'avait garde de se plaindre. C'était une douce créature, courageuse et résignée.
On lui permit de venir avec nous dans un petit par- loir. En donnant son front au baiser de son mari, elle avait les larmes aux yeux, mais elle souriait.
— Vous plaisez-vous ici, ma chère enfant? lui de- mandai-] e.
— Si elle se plaît! interrompit Owen ; comment ne se plairait-elle pas?
— Que faites-vous dans la maison ? demandai-je en- core à Kate.
— Le matin je balaye la galerie d'en haut, répondit la jeune femme; pendant le jour, j'enfile les aiguilles des demoiselles.
Owen éclata de rire.
— Eh bien I s'écria-t-il, tu ne dois pas être fatiguée le soir ! par exemple I
Kate poussa un gros soupir et toucha ses yeux en- flammés. Owen poursuivit joyeusement :
— Paddy et toi vous êtes à votre aise, ma parole I voilà des métiers de paresseux !
— Parle-moi de notre petit Paddy, interrompit Kate.
— Bien, bien ! sois tranquille, l'enfant rie se fera pas
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de mauvais sang pour sûr! pas plus que toi, ma femme. Il n'y a que moi qui travaille tout de bon, et c'est dans l'ordre.
— Que fais-tu donc, mon pauvre Owen?
— Je porte des sacs de houblon, et c'est lourd, Be- gorra ! Mais quand je suis fatigué, je pense à toi et je me dis: Nous serons heureux tous ensemble quelque jour!
Kate leva les yeux au ciel.
— Allons ; allons, dit la voix d'une surveillante à la porte du parloir.
Kate embrassa son mari une dernière fois et se retira précipitamment.
En traversant de nouveau la rotonde, nous la vîmes aller d'ouvrière en ouvrière, enfilant les aiguilles, pen- dant que celles-ci brodaient ou cousaient.
Point de relâche, point de trêve ; il faut que la méca- nique aille toujours, toujours !
En remontant dans le cab, Owen riait encore.
— Ma foi, dit-il, voilà ce que j'appelle une agréable vie I Enfiler les aiguilles des autres ! Ses mains ne pren- dront pas de durillons à cet ouvrage-là... Allons, allons, il n'y a que moi qui travaille, et c'est bien fait.
L'heure du fameux dîner approchait. Le cab nous ra- mena à la brasserie de Smith et C".
UN DINER COMME ON n'eN VOIT PCINT
Nous étions bien cinquante à soixante convives à la brasserie de Smith and G°. Ce n'était pas un repas d'é- tiquette officielle : néanmoins il y avait là le lord-maire, tous les aldermen et un grand nombre de négociants considérables, représentant les principales villes manu- facturières.
Je me sentais écrasé dans cette foule imposante sous la conscience de ma nullité commerciale.
A trois heures juste, les musiques réunies du Cirque et du théâtre de la Princesse commencèrent à jouer dans la cour. L'alderman Smith s'avança vers le lord- maire, qui n'était rien moins que Samuel Footes, le
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gros marchand de morue salée, et lui montra d'un geste courtois la porte de la salle d'attente.
La procession commença.
Je n'avais pas bien compris Owen lorsqu'il m'avait dit avoir passé son dimanche à tendre des rideaux de soie dans la grande cuve.
En arrivant dans la cour, l'explication de ce fait me fut donnée.
La grande cuve, toute tapissée de velours et de pas- sementeries voyantes, avait à son sommet une toiture improvisée, d où tombaient des guirlandes de verdure et de fleurs. On y montait par un escalier jonché de roses et de camélias.
L'alderman Smith avait eu l'heureuse et commerciale idée de nous ofl'rir à dîner dans sa cuve.
C'est à cette circonstance qu'il faisait allusion en m*é- crivant que je ne verrais pas deux fois pareil spectacle en ma vie.
Les deux musiques réunies faisaient un tapage d'en- fer. Les ouvriers endimanchés levaient leurs chapeaux et disaient: Long life to Mister Smith! Mister Smith for ever! avec un enthousiasme assez médiocre. Nous passâmes triomphalement parmi (îette foule, et nous montâmes l'escalier de la cuve.
Dans la cuve, il y avait une magnifique table de soixante couverts. On se serait cru dans la salle à man- ger d'un palais, tant les douves grossières étaient bien cachées sous les glaces, sous le velours et sous les fleurs.
Il n'y avait point de femmes. Le dîner commença dans cette gravité silencieuse qui permet de manger
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sans distraction ni trêve. La musique allait toujours, et de temps en temps les contre-maîtres faisaient crier les ouvriers au dehors Long life to Mister Smith I Mister Smith for ever!
Pendant les deux premiers services, on n'essaya pas même d'établir des conversations. Seulement de temps à autre, M. Wat demandait à M. Gill la permission de boire un verre de vin avec lui ; M. Allan de Birmingham profitait de l'occasion pour faire la même offre à sa sei- gneurie lord Samuel Footes, le nouveau maire.
Ces quatre gentlemen se levaient à la fois et buvaient symétriquement leurs verres de sherry.
Tout le monde avait un appétit fort convenable. Ou- tre les vins de Portugal et le clairet bordelais, on fêta énergiquement l'aie et le porter de notre hôte. Au des- sert, il y avait autour de la table soixantes faces rouges comme des homards sortant de l'eau bouillante.
C'est en ce moment et avec cette teinte généreuse que les physionomies britanniques ont toute leur valeur.
C'était l'heure consacrée du speech ; M. Smith se leva, et les deux musiques se turent.
— Écoutez ! écoutez !
— Messieurs, dit l'alderman brasseur, c'est pour ma maison une gloire bien grande, [Ecoutez!) et je me sou- viendrai toute ma vie, d'avoir réuni à ma table mo- deste...
— By Jove! interrompit le lord-maire; modeste, monsieur Smith... ouf! spécialement! que diable!... vous vous moquez de nous, cher monsieur !
Sam Footes était un lord-maire essouflé.
— Modeste... répéta le brasseur après avoir salué;
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j'ai dit modeste, milord.... et je prétends que mes illus- tres convives me font en ce moment trop d'honneur... [E coûtez I écoutez!) Je propose la santé de Sa Majesté la reine.
— Spécialement.,, s'écria le lord-maire; et celle du prince Albert, le cher conjoint... ouf! capital!
On but à la santé de la reine et du prince Albert. Le brave Footes était resté debout pour administrer le counter- speech.
— Messieurs, dit-il, je suis bien aise de vous le dire, je ne me suis jamais senti si gaillard. Le commerce va bien, et les wighs ont la corde... en politique... capi- tal!... Spécialement, que diable!... je ne parle pas du poisson salé. Ouf! et je pense être agréable à tout le monde en proposant la santé de l'immortel vainqueur de Waterloo !
— Longue vie à Wellington ! Wellington pour tou- jours ! cria l'assemblée.
— Alderman Smith, dit le lord-maire, je vous prie... ouf ! d'envoyer un exprès à cheval [Ecoutez l) pour por- ter mon toast à Sa Grâce... spécialement.
Le digne homme se rassit, écarlate et satisfait.
— Milord et messieurs, dit un fileur de coton de Southwarck, c'est une chose diamétrale et providentielle que le développement de l'industrie des trois royaumes. (Très- bien!) Nous produisons deux cent millions ster- lings (cinq milliards de francs)... Ce qui nous manque, c'est un continent nouveau (Ecoutez 1) où nous puissions trouver cent ou cent cinquante millions de consomma- teurs pour le coton. A bas les coquins qui déclament sur le paupérisme, n'est-ce pas?... Avez-vous vu les ou-
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vriers de notre hôte, l'honorable M. Smith^ comme ils sont frais et bien portants ! {Ecoutez !)
— Les chartistes voudraient nous faire voir des étoiles en plein midil glissa M. Watt. 11 n'y a pas de pauvres.
On grogna trois fois pour les chartistes.
— Si Robert Peel...
— Pas de politique ! interrompit le lord-maire ; spé- cialement... ouf!
— Écoutez I écoutez !
— Assurément... reprit le fileur ; je me range volon- tier à l'avis de sa seigneurie... mais on ne m'empêchera pas d'envoyer O'Connell à tous les diables, et de boire à la santé de John Russell, le bon chéri !
Après le fileur de coton, ce fut le tour d'un fabricant d'étoffes de laine, homme éruditet disert, qui reprit en sens inverse le panégyrique de l'industrie anglaise, la- quelle emploie et fait vivre cinq millions d'hommes pour le moins. Il eut des compliments pour tout le monde, pour Londres comme pour les comtés. Il cita les manufactures de coton de Manchester, de Black- burn, de Rochdale, de Boston, de Preston et de War- rington ; il exalta les étoffes de soie de Nottingham, de Reading et de Coventry, les toiles d'Exeter, de Barns- ley et de Leeds. Bien que ces établissements fussent ses rivaux, il ne passa sous silence ni Salisbury, ni Kendal, ni Bradford, ni Halifax, ni Huddersfield. Enfin, il nom- bra dans une période des pkis élégantes les centres de l'industrie céramique, Derby, Worcester, Bristol, New- castle, etc.
A la suite de cette énumération, le lord-maire grom-
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mêla deux ou trois « spécialement, » et approuva du bonnet. Ouf!
Le fabricant de laine déposa son toast sur la tombe de Nelson.
Entre les discours, la musique jouait des petits qua- drilles de Julien, et les ouvriers faisaient un peu de bruit dans la cour pour manifester leur joie à l'instiga- tion des contre-maîtres.
Je reconnaissais la voix de l'ami Owen, qui seul sem- blait crier de tout cœur.
J'avais pour voisin de droite un forgeron d'acier de Birmingham, qui se leva pour prendre la parole à son tour ; il avait nom Sadwell, et pendant tout le repas il avait bu avec une intrépidité digne d'estime.
— Messieurs, dit-il, s'il m'était permis de parler au sein de cette respectable assemblée, je prendrais la li- berté de vous faire remarquer que l'importante cité de Birmingham est située à peu près au centre de l'ancien royaume de Mercie, un royaume saxon, messieurs (Écoutez!) en l'an 585, le roi Kridda donna Birmin- gham, qui s'appelait alors Bermichem, ou quelque chose d'approchant, à l'un de ses lieutenants du nom d'Ulwin. Ce prénom, après plusieurs déviations succes- sives, est devenu Sadwell, comme chacun sait. {Légers mvrmures.)
Messieurs, je méprise cette origine féodale de ma fa- mille, et je n'en conçois aucune espèce d'orgueil. (A la bonne heure!)
Je suis Anglais, messieurs, et ce titre me suffît. {Très- bien l) Birmingham occupe, comme vous pouvez ne pas
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l'ignorer, une langue de terre à l'extrémité nord-ouest du comté de Warwick. Sa position précise est SS^SO de latitude nord, et 4° 18 de longitude ouest de Green- wich... (Assez!)
Messieurs, Birmingham est la reine de l'industrie mé- tallurgique : le cuivre, le fer, l'acier, s'y transforment en fils, en rubans, en tissus. Nous pouvons vous livrer six mille canons de fusils par semaine, et cinq cent mil- lions d'épingles en un jour; en un jour, messieurs. (Écoutez !) Nous fabriquons des boucles de pantalons et de gilets, des boutons de toutes sortes, des couteaux, des rasoirs, des sabres, des tabatières ; nous faisons les jouets d'enfants, la bijouterie, le plaqué, les sièges à étuis, les marchepieds à ressorts. Nous faisons les yeux de poupées, messieurs, les trousses de chirurgien et les instruments de mathématiques. Messieurs, je vous pro- pose de boire à la santé de Sa Grâce le lord archevêque de Canterbury !
La partie de l'assemblée qui s'était endormie pendant ce discours instructif et plein de faits s'éveilla en sur- saut pour porter le toast.
— Ouf!... grommela le lord-maire, que diable!... spécialement... j'expédie beaucoup de saumon salé à Birmingham, capital ! et aussi à Sa Grâce le lord arche- vêque de Canterbury, qui est un Anglais ou que Dieu me damne 1
On s'était mis à table à trois heures et demie, au plus tard. Le dîner se prolongea jusqu'à près de minuit : excepté moi, chacun des soixante convives prononça son speech.
Quand on se leva enfin, le lord-maire, les aldermen et
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tous les notables commerçants des comtés étaient ivres supérieurement, mais ils se tenaient droit.
Gomme chacun avait dormi deux ou trois fois dans le cours du repas, on était assez éveillé à ce moment du départ. Tout le monde parlait à la fois : la laine inter- pellait le coton, la toile de lin disait son fait au com- merce colonial. Le lord-maire se levait, puis retombait lourdement sur son siège pour essayer de se relever en- core ; et tout en travaillant, il murmurait d'une voix engourdie :
— Que diable ! il faut bien s'occuper un peu du sort du peuple I On a dit ici de très-bonnes choses... spécia- lement... et bu de très-bon vin... ouf! Prenez garde d'augmenter*les salaires»., c'est une voie dangereuse... et maladroite. By Jovel Soutenez la foi protestante comme de vrais Anglais !... Sans l'impôt sur le sel on ferait des affaires d'or dans le commerce du poisson... Chassez ces mendiants de Français qui pèchent sur no- tre banc de Terre-Neuve... Laissez parler les chartistes. Où sont les drôles qui disent que le peuple n'a pas de pain?... qu'il mange du poisson alors 1... Vive la reine et à bas les commis de l'impôt, spécialement I... à force de boire on prend soif, expliquez cela... capital I
Deux grooms le prirent par les épaules et l'empor- tèrent dans sa voiture.
Il en fut ainsi pour la plupart des convives de ce mé- morable festin.
— Eh bien! dis-je à Owen en traversant la cour, avez-vous fait bombance, mes gaillards?
— Oh 1 oui. Votre Honneur, on nous a donné à cha- cun une croûte de pain et un verre de bière.
310 ROSY KATE
Sur le seuil de la porte extérieure, je trouvai le com- mis principal de Smith et compagnie.
— Avais-je raison? s'écria-t-il ; un dîner dans une cuve ! Avez-vous de ces choses-là en France ?
— C'est magnifique! répondis-je.
— Quant à votre protégé, reprit-il en me donnant la main, je l'ai recommandé au patron... Stephen Sturges, n'est-ce pas?
— Mais non, Owen Brydges.
— Bien, bien son affaire est faite... Stephen Sturge, Owen Brydges cela se ressemble, je pense !
Le lendemain je partis pour Paris.
VI
LE GIN ET SAINT-GILES
Avant de quitter l'Angleterre, j'avais recommandé Owen, sa femme et son fils à mon ami Roche.
Je ne laissais pas la pauvre famille irlandaise sans protecteurs.
En 1844, je passai de nouveau le détroit, et l'un de mes premiers soins fut de chercher des nouvelles d'O- wen. Je m'intéressais à ces bonnes gens du fond de l'âme, et il me semblait que j'avais charge de veiller sur eux.
Je retournai à la brasserie de Smith and C°. Le prin- cipal commis n'avait point perdu son emploi: seule- ment il était devenu chauve et avait pris du ventre.
322 ROSY KATE
— Oh î oh I s'écria-t-il en m'apercevant, on peut dire que votre protégé a fait son chemin ! voulez-vous le voir?
— Assurément, répondis-je.
Le commis principal me prit sous le bras et me con- duisit à la machine.
— Chef de manœuvres ! poursuivit-il ; rien que cela, monsieur ! Aussi faut-il dire que c'est un garçon intelli- gent, et nous avons des remerciements à vous adresser.
Il se mit à rire du gosier, comme un vrai Saxon qu'il était.
— Quand j'y pense! continua-t-il ; vous n'aviez pas grande confiance en ma mémoire, hé ?
Nous marchions au milieu des roues a acier et des courroies luisantes. Le commis principal s'arrêta devant un grand gaillard demi-nu, qui donnait ses ordres aux chauffeurs.
— Eh bien ! dit-il en lui frappant sur l'épaule, com- ment cela va-t-il, maître Evan Peedge?
Ce nom me sonna comme un présage de malheur. Je restais à contempler ce grand garçon, et le commis nous regardait avec surprise.
— Eh bien ! répéta-t-il, eh bien !
— Ce n'est pas lui... murmurai-je. Le commis se frappa le front.
— Que le diable nous prenne ! s'écria-t-il. Au fait, j'ai un vague souvenir... Ne s'appelait-il pas Stephen Sturges ?
— Owen Brydges, monsieur ! Owen Brydges ! m'é- criai-je en lui tournant le dos.
J'appris au bureau de la brasserie qu'Owen avait
ROSY KATE 323
quitté l'établissement un mois après mon départ. Bien entendu, on n'avait aucun renseignement à me donner sur son sort ultérieur.
Sans perdre de temps, je me fis conduire à la filature de James Hood, où l'on m'apprit que le petit Paddy, après avoir fait ses deux ans d'engagement, était sorti des ateliers depuis plusieurs mois.
Mon cocher eut promesse d'un pourboire et me mena grand train jusqu'au Strand. Dans les ateliers de mis- tress Johanna Laurie, personne ne sut répondre à mes questions. On ne se souvenait même plus de la pauvre Kate.
Qu'étaient-ils donc devenus tous les trois et comment les retrouver?
Je finis par où j'aurais dû commencer sans doute. Je me rendis chez Roche pour lui demander compte du dé- pôt confié.
Notre savant compatriote, malgré les occupations qui pèsent sur lui, a toujours du temps de reste lorsqu'il s'agit de bien faire. Il n'avait point perdu de vue la pauvre famille.
— Owen Brydges venait me voir de temps en temps autrefois, me dit- il, et je faisais pour lui ce que je pou- vais, mais voilà déjà plusieurs mois qu'il n'est venu me demander. Je sais seulement que sa femme demeure au coin de Poultry avec le petit Paddy. Ils sont tous les deux malades et ma domestique leur porte, deux ou trois fois par semaine, ce qu'il leur faut.
Je serrai la main de Roche et je repris mon cab. Dans une petite chambre située, en effet, ou coin d'une ruelle donnant sur Poultry, je trouvai Kate et son
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fils couchés tous les deux sur le même matelas. Ils gar- daient leurs vêtements parce que leur unique couver- ture était usée et pleine de trous.
Des larmes vinrent aux yeux de Kate quand elle m'a- perçut. L'enfant Paddy essaya de se soulever, et sa pau- vre petite figure blèmie eut presque un sourire.
Kate était elle-même bien changée. C'est à peine si on pouvait la reconnaître.
— Que Dieu vous bénisse, Yotre Honneur ! me dit- elle ; vous avez été bien bon pour nous autrefois. Vous souvenez-vous comme l'enfant était frais et gentil dans ce temps-là?... Regardez : voilà comme ils me l'ont rendu!
Paddy baissa les yeux pendant que j'examinais son petit corps maigre et sa figure creusée par la ma- ladie.
— Oh 1 Londres I Londres ! s'écria la mère enjoignant ses mains sur le lambeau de couverture ; c'est la puni- tion des pauvres Irlandais 1 Ils y viennent tous pour souffrir et mourir !
Je ne trouvais point de paroles tant le spectacle qui était devant mes yeux me navrait. Je m'étais trouvé parfois en face de misères plus profondes, car Paddy et sa mère avaient du moins de quoi manger et se soigner, grâce à la charité de Roche. Un reste de feu brûlait dans le poêle ; auprès du matelas, il y avait des fioles contenant des remèdes, et l'unique siège qui meublait la chambrette supportait de la viande et du pain.
Mais j'avais vu l'enfant si frais et si rose ! j'avais vu la femme, si jolie, sourire entre son fils et son mari!
Et maintenant je les revoyais si pâles, si tristes, si changés l
TîOSY KATE 325
Kate avait bien raison : Londres ne vaut rien aux pau- vres Irlandais.
C'est la ville où l'existence est un combat ; c'est l'a- rène où il ne faut point entrer quand on est faible et sans armes.
— Et votre mari? demandai-je encore, n'est-il plus avec vous?
Kate baissa les yeux à son tour.
— Owen a un bon cœur, murmura-t-elle : je le crois... oh! je le crois! il vient ici de temps en temps m'appor- ter un peu d'argent. Et cela le rend bien triste de nous voir si malades. 11 aime l'enfant Paddy comme autrefois... Et j'espère qu'il aime encore sa femme, ajouta-t-elle avec un gros soupir; mais il mène un métier où l'on s'use bien vite, et vous le trouveriez changé presque au- tant que nous, Votre Honneur. C'est lui qui retire le coke à la fabrique de gaz de City-Road.
— Est-ce un emploi lucratif?
— Oh! oui... car il y a bien peu de gens qui osent s'en mêler! On y laisse son corps presque toujours... mon Dieu! Votre Honneur, si vous saviez comme je l'ai prié!... mais il s'ennuyait avec nous. Et puis le poison de Londres! Owen s'est mis à aimer le gin. Et des mé- chants m'ont dit qu'il courait après une autre femme.
— 11 ne faut pas croire cela, Kate.
— Quelle autre femme pourrait l'aimer comme moi? murmura-t-elle en levant au ciel ses grands yeux noirs, élargis par la maigreur de ses joues. Il reviendra, je le sais bien... mais les pauvres gens comme nous ont tou- jours la mort à leur chevet. J'ai peur qu'il ne revienne trop tard.
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326 ROSY KATE
Paddy avait les yeux fermés ; il semblait assoupi : comme je gardais le silence, Kate poursuivit en s'ani- mant :
— C'était ma consolation et mon espoir. Je me disais : Quand je me sentirai mourir, je mettrai ma tête contre sa poitrine et mon dernier souffle sera pour lui. Dieu réunit ceux qui s'aiment sur la terre et qui n'ont point fait de mal. Je comptais être avec lui et notre enfant dans le paradis.... Ah! quand on meurt toute seule, la dernière heure doit être bien cruelle !
Paddy faisait toujours semblant de dormir, mais je voyais de grosses larmes glisser entre ses cils.
— Il ne faut pas parler de cela, ma pauvre Kate! m'é- criai-je ; à votre âge, la mort est bien loin. Votre mari vous aime et vous avez le temps d'être heureuse. Au lieu de vous désoler, contez-moi plutôt ce qui vous est ar- rivé pendant ces deux années.
Elle secoua la tête en essayant de sourire. •
— C'est une triste histoire, Votre Honneur, répondit- elle. On ne peut pas dire qu'Owen ai jamais reculé de- vant le travail, il a essayé de tout ; mais quand on est malheureux, à quoi sert de se raidir? Il a travaillé dans les fabriques de coton et de laine, après son départ de la brasserie ; il a été forgeron et modeleur en terre. Il a été homme de peine chez un tanneur de Richemond et manœuvre dans les chantiers de Greenwich : à chaque fois qu'il commençait à gagner quelque chose, la mala- die venait : ces fièvres de l'Irlande qui nous suivent loin du pays! et on le chassait sans pitié, car il ne faut pas de malades dans les fabriques. Pendant ce temps-là, je m'efforçais aussi et je n'avais pas plus de bonheur. Je
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suis restée six mois dans les ateliers du Strand où vous m'avez vue. Depuis le matin jusqu'au soir, il me fallait enfiler les aiguilles des brodeuses et des couturières ; cela semble bien facile, mais les yeux les plus perçants ne résistent pas à ce travail : Au bout des six mois, j'étais
presque aveugle on me dit .de chercher ma vie
ailleurs.
A Londres, les femmes ont encore bien moins de ressources que les hommes ; pour elles, il n'y a guère qu'une porte ouverte, mais c'est une mauvaise porte... Mais ma mère était une sainte femme, et je remercie Dieu, qui m'a donné la force de souffrir. J'ai fait tous les métiers, excepté celui-là, quand l'enfant Paddy sera devenu homme, il pourra prononcer le nom de sa pauvre mère.
Elle caressa les Monds cheveux de son fils.
— Vous le voyez bien maigre et bien pâle, continuâ- t-elle, mais il était plus malade que cela quand il est revenu. Des Anglais n'ont point de pitié, même pour les enfants. Il est resté un an et demi assis devant le même métier...
— Oh! Votre Honneur! s'écria Paddy en se redressant à l'improviste, j'avais les jambes toutes nouées et je ne pouvais plus grandir. Papa ne venait plus me voir..., quand ils ont cru que j'étais abandonné, ils m'ont retiré de mon métier pour me faire traîner le chariot qui monte le coke à la machine. Le coke est tout au fond d'une cave. Votre Honneur, il fait nuit dans le couloir qui conduit de la cave au fourneau. J'allais et je revenais toujours dans ce couloir mouillé ; quand j'achevais ma tâche, il faisait nuit déjà ; quand je la commençais, il
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faisait nuit encore ; pendant six grands mois, je n'ai pas vu la lumière du jour î
Kate passa son bras faible sous la tête de l'enfant, et l'attira contre son cœur.
— Oui, dit-elle, nou§ avons tous bien souffert! et il y a des milliers de gens comme nous dans Londres. On ne sait pas, quand on passe dans la rue, on voit des hommes robustes qui portent haut la tête, ce sont des 1 ouvriers libres, ils travaillent en plein air, ceux-là ; ils peuvent voir le soleil et respirer tant qu'ils veulent. Ceux qui se tuent à travailler dans les fabriques, on ne les voit jamais... Dieu est bon, car le pauvre petit Paddy aurait pu rester dans ce couloir obscur et humide...
— Oh ! murmura l'enfant qui eut un frisson, bien d'autres y étaient restés avant moi !
— Quand Owen nous vit malades comme cela tous les deux, reprit Kate, il voulut travailler pour trois, car c'est un brave cœur au moins ; mais c'est une tête faible... il travaille tant et ses forces s'usent si vite! Le gin fortifie dans un moment, et le pauvre Owen croyait peut-être bien faire. Ah! Votre Honneur, si nous avions pu ramasser seulement une vingtaine de livres pour acheter un métier. En Irlande, Owen avait appris à ma- nier la navette, nous nous serions établis tisserands de soie dans Spitalfields, etnous aurions été bien heureux... mais nous n'avons jamais pu rien mettre ^e côté.
— Combien gagne Owen? demandai-je.
— Huit schellings par jour, répondit Kate.
— Dix francs! mais il pourrait économiser bien vite les quelques livres dont vous avez besoin.
Kate secoua la tête.
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ROSY KATE 3î9
— Au métier qu'il fait, répliqua- t-elle, les jours comptent pour des semaines et les mois pour des an- nées..., on n'a pas le temps d'économiser.
Elle hésita un instant, puis elle reprit :
— Il avait grande confiance en vous, Votre Honneur, et si vous vouliez aller vers lui, peut-être qu'il vous écouterait.
Je me fis donner l'adresse de la fabrique de gaz.
La pauvre Kate se souleva pour me saluer, et l'enfant me dit qu'il allait prier le bon Dieu pour moi.
Il était six heures et demi du soir quand j'arrivai à la fabrique de Gity-Road.
Je demandai Owen Brydges.
— Que fait-il, celui-là? me dit le foreman.
— Il retire le coke des foutneaux, répondis-je.
— Ah! fit-il, et depuis combien de temps!
— Deux mois, je crois.
— Alors c'est un gaillard! venez si vous voulez.
Il paraîtrait que, dans les conditions ordinaires, on ne dure pas deux mois à ce métier.
La fabrique consiste en deux rangées de fourneaux, séparés par une large voie. Le plancher de cette route est brûlant, et l'air qu'on y respire attaque les poumons avec une violence terrible.
Sur les trottoirs de fer, une armée d'ouvriers s'agitait. Ces gens étaient nus jusqu'à la ceinture et leurs corps ruisselaient de sueur.
— Ce sont des chauffeurs, me dit le foreman; on vit en- core bien sept ou huit ans à cette besogne-là ; mais on ne gagne que quatre schellings. Votre Owen Brydges a voulu gagner huit schellings : c'est son affaire.
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330 ROSY KATE
Nous montâmes un petit escalier, au bout de la voie, et je me trouvai sur un balcon de fonte qui dominait les fours.
— Allons, dit le foreman, voilà justement qu'on re- tire le coke.
Je me penchai sur la balustrade, et je demeurai pétri- fié du spectacle qui s'offrit à mes regards.
C'était une fournaise ardente, immense, marbrée de courants rouges et bleuâtres, telle qu'un poète peut se représenter l'enfer : un océan de coke incandescent dont la chaleur formidable me brûlait à trente pas de distance.
Ils étaient là cinq ou six hommes entièrement nus, dont les silhouettes se détachaient en noir sur la lave éblouissante. Leurs cheveux se collaient à leurs tempes, et l'on voyait la sueur prodigue couler le long de leurs membres.
A l'aide des longs râteaux de fer dont ils étaient ar- més, ils saisissaient le coke et l'attiraient jusqu'à la gueule béante de la cave-étouffoir.
C'était comme un fleuve de feu qui ruisselait dans ce large abîme.
L'incendie s'agitait et lançait les gerbes tournoyantes de ses rouges étincelles.
Il me semblait entendre, parmi les bruits de l'ava- lanche enflammée, les rauques gémissements de ces damnés.
J'étais saisi d'horreur, et ma gorge contractée refusait passage à la parole.
Cela dura bien dix minutes, un siècle I II n'y avait plus de coke dans le chauffoir. La cave se referma. Je
ROSY KATE 331
vis les six patients jeter leurs râteaux et courir vers un hangar, situé en plein air, à l'autre bout delà fabrique. Je reconnus Owen tandis qu'il passait sous le balcon. Ce n'était plus un homme.
Il faisait froid. Les six malheureux, haletants et bai- gnés de sueur, se jetèrent à plat ventre sur la terre glacée.
— Voilà ce qui leur abîme la poitrine I me fit observer froidement le contre-maître.
Que dire à Owen en ce moment? Que faire? comment prêcher la sobriété à cet homme qui avait du feu dans la poitrine.
J'avais la tête perdue. Je m'enfuis.
Je n'étais pas beaucoup plus riche qu'autrefois, mais ce soir-là, j'écrivis à Paris, et avec Faide de Roche, au bout de la semaine, j'avais une trentaine de livres pour mes Irlandais.
C'était assez pour sauver la pauvre famille et pour acheter ce métier de tisserand qui devait la mettre à l'a- bri du besoin.
Je courus dans Poultry. Kate et son fils étaient partis depuis deux jours, pour n'avoir pu payer leur petite chambre.
A la fabrique de gaz de Gity-Road, le contre-maître me dit.:
— Ah! ah! votre Owen Brydges était un rude gaillard!... Mais il lui a bien fallu s'en aller comme les autres.
— Est-il donc mort ?
— Ma foi, je n'en sais rien.
— Et vous ne pouvez pas me dire où il est?
332 ROSY KATE
Le contre-maître haussa les épaules et me tourna le dos.
Chercher une famille dans Londres, sans indice aucun, c'est impossible. Je venais trop tard et tout était fini...
Il m'était arrivé de penser en ma vie que Londres était véritablement le centre des lumières, du comfort, de la civilisation intelligente et libérale : le paradis des classes populaires, enfin.
Je m'étais dit : pourvu qu'un homme soit actif, labo- rieux et doué de facultés intellectuelles en rapport avec la profession qu'il embrasse, Londres lui doit non-seule- ment le pain quotidien, mais l'aisance, au bout d'un temps donné, et dans l'avenir, la fortune.
On m'avait cité tant de brillants exemples ! L'échelle sociale que l'on monte et que l'on descend chez nous, pêle-mêle et les yeux bandés, me semblait être, en An- gleterre, un escalier spacieux et commode où chacun grâce à une police admirable, moulait à son tour et sui- vant ses mérites.
Je me disais : le vieux monde a concentré toutes les forces de son expérience séculaire pour produire un chef-d'œuvre qui est Londres !
Hélas ! depuis que j'avais découvert un petit coin des misères de la grande ville, mes idées avaient bien chan- gé ! Je n'étais pas initié encore à tous les mystères de la moderne Babylone, mais j'en savais assez déjà pour que mon respect se changeât en indignation.
Je commençais à voir au-delà des apparences ; j'ana- lysais en quelque sorte le sang vicié, fiévreux, appauvri, qui coulait dans les veines immenses du géant.
Oh ! que de souffrances et que de hontes ! quelles plaies
ROSY KATE 333
hideuses 1 et combien coûte cher ce fleuve d'or qui ali- mente le commerce des trois royaumes !
Un mois s'était écoulé depuis ma dernière visite à Poul- try. J'avais fait quelques efforts pour retrouver Owen et sa famille, mais sans garder i^ioi-même aucun espoir de succès. Un matin, je descendais le trottoir d'Oxford street, songeant à ma science nouvelle, et découragé déjà par le peu que j'avais vu. On m'avait dit qu'il y avait à Londres une paroisse où la misère atteignait des pro- portions si monstrueuses que l'esprit se refusait à y croire.
Je voulais pénétrer dans Saint-Giles, {i) la petite Irlande, et voir par mes yeux ce rêve, cette féerie de l'infernale pauvreté.
Au bout du noble Oxford street, on arrive, sans tran- sition aucune, à une ruelle infecte, appelée Bainbridge : c'est la porte de Saint-Giles.
C'est une des particularités de Londres que le sang- façon étrange avec lequel la misère s'étale auprès du luxe.
Il n'y a point de nuances. Le maître de telle maison mange vingt mille livres sterling chaque années; sortez, passez le ruisseau, et vous trouverez tout une rue dont les habitants meurent de faim.
De sa fenêtre, le riche pourrait voir ses pauvres voi- sins accroupis dans la fange, au seuil de leurs masures.
A peine eus-je fait une vingtaine de pas dans Bain- bridge que l'atmosphère me sembla changée tout-à-coup. Je respirais un air lourd, épais, fétide.
Ce n'était rien encore. Une fois au bout de Bainbridge, je m'engageai dans un dédale de ruelles non pavées et
(1) Le quartier de St-GUes a été démoli et rebâti en 1858.
334 ROSY KATE
de ténébreux passages dont rien ne peut donner une idée.
11 y avait néanmoins quelque chose de plus triste que Saint-Giles lui-même, c'était la population famélique, qui s'agitait dans cette h(^e.
A la porte de chaque maison, c'étaient des enfants dont on voyait la peau jaunie par les trous de leurs haillons.
Gomme je passais, ils jetaient sur moi des regards pleins d'un morne étonnement. Il n'entre guère d'étran- gers dans Saint-Giles et j'ai connu à Londres même de dignes gentlemen qui révoquaient en doute l'existence de ce quartier néfaste: ces gentlemen dînaient supérieu- rement. A quoi bon attrister la digestion par la vue de cette plaie béante et incurable?
Ma poitrine manqua d'air, au bout de quelques minu- tes, et je cherchais déjà une issue pour sortir de ce dé- dale empesté, lorsqu'une voix s'éleva dans un passage obscur, et fît entendre un chant dont je gardais vague- ment le souvenir.
Ma poitrine se serra davantage; la voix du chanteur était rauque et triste ; mais une chanson c'est de la joie, et la joie faisait ici un contraste si cruel!
La chanson était ainsi :
Kathleen est ma chère,
Kathleen de Kitkenny,
La fille du fermier. D'autres l'aiment parce qu'elle est la plus belle, Mais où trouver celui qui me la disputera?...
Je m'étais arrêté involontairement au bout du pas-
ROSY KATE 335
sage ; un homme en sortit, une manière de sauvage demi-nu, la figure noircie par le charbon ou par la fu- mée, les cheveux longs, hérissés autour du crâne et le pas chancelant.
— Och! Votre Honneur! s'écria-t-il en levant les deux bras. Pardieu! voilà bien longtemps que nous n'avons bu ensemble!
J'interrogeai en vain ma mémoire.
— Musha ! s'écria l'homme qui était ivre à ne pouvoir <e tenir, avez-vous oublié le pauvre Owen Brydges du moulin de la Doyne? Du diable si nous ne trinquons pas tous les deux avec un verre de ruine-bleue (1).
— Oh! dis-je en me reculant, est-ce bien vous, Owen? J'hésitais, en vérité, à le reconnaître.
— Begorra! s'écria-t-il, on peut bien prendre le nom d'un lord; mais qui diable me volerait mon nom, à moi !
Il se frappa le front tout-à-coup.
— Voilà que j'y pense! reprit-il, nous avons reçu un papier d'Irlande, et personne ne sait lire dans le cel- lar (2). Venez! venez! vous nous lirez cela, et peut-être que vous donnerez une demi-couronne à la femme, qui crie toujours famine.
Il me saisit par le bras et m'entraîna dans le passage étroit. Nous fîmes trente à quarante pas, après quoi Owen me dit:
— N'ayez pas peur, voilà notre escalier.
(1) Blue-ruin. C'est ainsi que les gens du peuple de Londres appellent eux-mêmes le poison qui les tue : le gin. Cette liqueur présente en effet des reflets d'un bleu pâle.
(2) Caves où se retirent la plupart des malheureux habitants de Saint-Giles.
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Nous descendîmes une douzaine démarches, et j'en- tendis la voix de Kate qui disait :
— Vous êtes encore ivre, je parie! Que Dieu vous pu- nisse, méchant père, Tenfant n'a pas mangé depuis deux jours.
— Taisez- vous, femme, répliqua Owen; voici Son Honneur qui vient causer avec nous.
Je ne voyais rien ; mais Kate devina sans doute de qui son mari voulait parler, car elle s'empressa d'allumer un bout de chandelle.
Quand elle me vit, elle joignit les mains.
— Vous n'étiez pas revenu, murmura-t-elle; je cro- yais que vous nous aviez abandonnés.
Elle était accroupie sur le sol, et un reste de chemise couvrait à peine sa nudité. Depuis un mois, Owen avait tout vendu pour boire du gin.
L'enfant Paddy, demi-nu comme sa mère, tremblait la fièvre sur une botte de paille humide.
J'allai à lui, e^t je lui mis de l'argent dans la main ; malgré sa faiblesse, il ne fît qu'un saut jusqu'à la porte extérieure.
— Oh! mère! dit-il, nous allons manger!
— Voilà le papier, s'écria Owen; comme il n'y avait pas d'argent dedans, je l'ai laissé dans un coin.
C'était une lettre annonçant que la succession de feu Daniel Biydges, le père d'Owen, était ouverte depuis un an.
Il y avait un peu d'argent, le champ, — et le moulin.
En écoutant cela, Owen n'était plus ivre.
Il se mit à |jenoux„ et Kate fit effort pour l'imiter.
ROSY KATE ' 337
Tous deux récitèrent le De profundis bien dévotement pour le pauvre vieux trépassé.
Puis Owen murmura :
— Si nous avions su cela , au temps où nous avions encore la force de faire la route... Mais maintenant Katc ne peut pas et l'enfant est trop faible I
J'avais sur moi les trentes livres. Point n'est besoin de raconter ce qui se passa.
29
VII
UN ECHAPPE d'enfer.
— Eh bien ! ami, dis-je à Roche en tombant chez lui un matin du mois d'avril 1846, vous m'avez promis de venir avec moi visiter l'Irlande. Je pars; êtes- vous prêt?
Nous avions fait souvent dessein de passer ensemble le canal Saint-Georges, pour aller admirer les merveilleux paysages de l'ancienne patrie des géants. J'allais mettre, quant à moi, ce projet à exécution, car il me fallait des renseignements pour mon livre: La Quittance de minuit; mais Roche s'était marié dans l'intervalle. Quand on est le mari heureux d'une femme charmante et accomplie sous tous les rapports, on n*a plus si grand appétit de voyages. ^
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Roche avait acquis un rang des plus importants, parmi les littérateurs de Londres, en publiant sa belle Histoire d'Angleterre; il achevait alors son Histoire de France^ modèle de clarté noble et d'élégante préci- sion.
Je partis seul.
Mes affaires m'appelaient vers Galway ; mais je fis une pointe jusque dans le Mayo pour voir un peu les fa- meux rivages de la Doyne.
A deux lieues de Killala, je vis un poney galopant dans le bog, et suivant avec une précision gracieuse les sinuosités des trous à tourbes.
Derrière une touffe de pins des marais, j'apercevais au loin un petit clocher qui, selon moi, devait surmonter l'église de Kilmore. Au moment où je quittais la grande route, pour couper court à travers le bog, une voix claire et perçante arriva jusqu'à moi.
— Holàl hé! criait-elle, voilà un Saxon qui va se casser le cou !
Je me tournai vivement. Le poney et son cavalier étaient à cinquante pas de moi. Pendant qu'il continuait de manœuvrer en zigzag entre les tourbières, je regar- dais avec attention la figure fraîche et souriante de l'en- fant, car c'était un enfant. Ses grands cheveux blonds allaient au vent, et il poussait sa monture avec une in- trépidité fanfaronne.
— Sortez du marais, me dit-il ; je n'aime pas les Saxons, mais je ne veux pas voir un homme mou- rir.
— Pardieul me dis-je, si c'est l'enfant Paddy, voilà deux années qui lui ont profité !
340 ROSY KATE
Il passait à ce moment près de moi, et je le recon- naissais parfaitement. Impossible de voir un garçon de douze ans plus beau et mieux venu !
— Eh bien ! m'écriai-je, comment se portent Kate et Owen Brydges, Paddy?
Il ouvrait de grands yeux, et son visage souriant de- vint tout pâle.
— Oh! fit-il seulement en secouant sa longue cheve- lure bouclée. Son Honneur!
Les paroles lui manquaient. Il sauta en bas de son cheval et vint à moi en courant.
— On parle bien souvent de vous, là-bas, murmura- t-il, et votre nom revient tous les jours à la prière du soir. Oh! la mère se porte bien maintenant. Le père est fort, si vous saviez, quoiqu'il ait des cheveux gris... Moi, j'ai grandi, regardez!
L'émotion irlandaise dure peu : Paddy était tout à la joie.
— Ah ! reprit-il, le moulin est réparé : nous avons deux champs de pommes de terre. Arrah! je deviens un homme, et j 'épouserai Sukey, voulez-vous parier? Sukey de la ferme qu'ils aiment tous et que moi seul j'au- rai!
II prit mon cheval par la bride, et me guida dans les sinuosités du marais.
Au bout de cinq minutes de marche, j'entrevis la Doyne à travers les saules, un ruisseau délicieux! J'en- tendais les roues d'un moulin, et, malgré la brume ma- tinale, je voyais une colonne de fumée bleuâtre s'élever vers le ciel.
ROSY KATE 341
Paddy lâcha la bride de mon cheval, ei s'élança en avant.
Je le perdis derrière les saules, mais sa voix me gui- dait. Il criait d'un accent de triomphe :
— Venez, mère, venez, le voilà ! Venez, dad! (papa) voilà Son Honneur, et c'est moi qui l'amène !
L'instant d'après, je m'asseyais, auprès d'un bon feu de tourbe, entre Kate et Owen.
C'était plaisir de voir le bonheur calme que respirait la modeste cabane.
— Dieu a en pitié de nous, me dit Kate ; sans votre aide qu'il nous a donnée, nous aurions laissé nos pau- vres corps là-bas, dans la grande ville.
— Votre Honneur, ajouta Owen en baissant les yeux, demandez à la femme..., je bois un verre de wisky les jours de fête, et c'est tout!
Je ne pus m'empêcher de sourire.
— Gomme cela, dis-je, vous ne regrettez pas Lon- dres?
— Begorra ! fit Owen, en serrant ses poings robustes. - Sainte Vierge! murmura Kate, qui perdit ses belles
couleurs.
— Oh ! fit l'enfant Paddy, dont la voix claire domina celle de ses parents ; quand un pauvre boy (gars) parle de passer le canal pour gagner sa vie, le père et la mère lui donnent de l'argent ou du pain, Votre Honneur. Et quand le boi/ a mangé son content à notre table, le père lui raconte notre histoire. Depuis que nous sommes revenus, les gens de Kilmore ne vont plus à Lon- dres.
342 ROSY KATE
— Et si rémigration, comme ils éippellent cela, conti- nue dans les autres paroisses, ajouta Owen, c'est que ceux qui vont à Londres n'en reviennent jamais pour dire ce qu'ils y ont souffert avant de mourir.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
Gavotte i
Le Citoyen Capitaine Spartacus 6
Le Docteur Bousseau ^95
L — F.es Racoleurs de la République ^95
II. — Les vingl-sepl premiers Vendéens 2i^
IIL — Le Bislouri du citoyen docteur 226
IV. — Une douche = . . . . 243
RosY Kate 26 1
I. — Sur la roule 264
11. — Paler-Nosler-Slreel 266
III. — Les AgenLs de placement 279
IV. — Travail des enrinls et des femmes 292
V. — Un dîner comme en n'en voit pas 312
VI. — Le gin et Sl-Giles ,%, . " 324
VU. -- Un échappé d'Enfer. 338
Saint-Amand. — Imp. de DESTENAY.
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F2 1861 1. 19
Feval, Paul Henri Corentin c Oeuvre s 3
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