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EX-LIBRIS

Léon- DVCHESNE de LA SICOTIÈRE

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University of Ottawa

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DES FORGES MAILLARD

ŒUVRES NOUVELLES

II

Les Œuvres nouvelles de P des Forges Maillard ont été tirées à 35o exemplaires in-4° vergé, pour les membres de la Société des Bibliophiles Bretons, et 1 5o in-8'', même papier, pour être mis en vente.

265

EXEMPLAIRE

M. Léon DE LA SICOTIÈRE

OEUVRES NOUVELLES

DES FORGES MAILLARD

AVEC NOTES, INTRODUCTION ET ÉTUDE BIOGRAPHIQUE

ARTHUR DE LA BORDERIE

RENE KERVILER

Tome II LETTRES NOUVELLES

NANTES

SOCIÉTÉ DES BIBIJOPHILES BRETONS

ET DE l'histoire DE BRETAGNE

M.DCCC.XXC.U

AVIS AU LECTEUR

Nous comptions faire tenir les Œuvres nouvelles de Des Forges Maillard dans un seul volume d'une étendue ordinaire. Malgré un choix très-sévère, ce volume se trouve déjà rempli par les Œuvres en prose, c'est-à-dire par les Lettres nouvelles de notre auteur. Ses Poésies nouvelles de fines épigrammes pour la plupart tien- dront bien moins de place, une cinquantaine de pages tout au plus. Mais l'étude biographique, bibliographique et littéraire servant d'introduction, ne peut avoir d'intérêt sans prendre quelque développement : la vie de notre auteur, très-peu connue, étant curieuse à examiner, à restituer dans le détail, avec les nouveaux documents que nous avons rassemblés.

Le Comité de publication de la Société des Bibliophi es Bretons a cru devoir, par ces raisons, scinder la publi- cation en deux volumes. Le tome II, que nous publions aujourd'hui, contient les Œuvres nouvelles en prose, c'est-à-dire les Lettres : le tome I'^'', qui suivra sous peu, comprendra l'introduction dont nous venons de parler et les Œuvres nouvelles en vers.

Un mot sur le tome II publié aujourd'hui.

Pas une des pièces qui s'y trouvent ne figure dans les diverses éditions des Œuvres de Des Forges Maillard imprimées jusqu'ici.

De ces Lettres, les unes entièrement inédites sont prises sur les autographes de l'auteur ; pour nous conformer au vœu énergiquement exprimé par lui (ci-dessous, p. 193), nous avons, sans rien changer, reproduit son ortho- graphe.

Les autres pièces sont exhumées de divers recueils du temps, dont les collections sont rares, certains même à peu près inconnus et d'ailleurs dépourvus de tables : elles gisaient donc là, perdues dans la fosse commune. Celles-ci, nous nous sommes permis d'en rectifier l'orthographe souvent bizarre, mais qui n'émane point directement de notre auteur. Nous avons de plus eu la chance d'y pouvoir assez souvent introduire d'heureuses variantes, prises sur des originaux ou des copies anciennes qui nous ont été communiquées.

Nous joignons aux Lettres de Des Forges Maillard deux vues dessinées d'après nature (par M. Kerviler), l'une du pavillon de travail de notre auteur au Croisic, l'autre, du manoir de Brederac, en Escoublac, qu'il appe- lait sa « case champêtre », qu'il aimait beaucoup, et il passait tous les ans la belle saison.

A. DE r.A B. et R. K.

.Nanles Iiui». Vinccnl Forest et Emile Grimautl, place du Coujinerce, 4

LETTRES NOUVELLES

Lettre au P. du Cerceau *.

Au Croisic, le 3 janvier 1726.

[ E VOUS souhaite, mon Révérend Père ', une bonne et heureuse année, accompagnée de plusieurs autres, avec Taccomplissement de tous vos souhaits et le paradis à la fin de vos jours. Ah ! diroit un autre que vous, délicat hors de saison, l'élégant exorde pour un élève des Muses ! Ventre Apollon ! quel début, supportable à peine dans les lettres d'un procureur, ou dans les compli- ments surannés d'une grisette de la dernière volée !

Mon Dieu, mon R. P., comme nous vivons! Ce n'est point à faire parler le cœur avec vérité que les

* Mercure de France de 1737, août. p. 1755.

DES FORGES MAILLARD

hommes d'aujourd'hui s'étudient ; mais, en revanche, on s'applique avec travail à faire dire à la bouche des termes qu'un usage trop ordinaire n'ait point décre- dités. Quoi ! parce que le public se sert de cette phrase, par cette seule raison je dois la proscrire ? N'est-elle pas tout énergique par le sens qu'elle ren- ferme? et cette manière de s'exprimer, toute dépouillée qu'elle est desornemens les plus peignés et les mieux ajustés, ne paroît-elle pas dictée par l'amitié même ? N'allez pas croire, au bout du compte, qu'en vous faisant l'apologie de cette kirielle vulgaire je veuille me dispenser de vous souhaiter la bonne année en vers, suivant ma coutume. Non, non, mon R. P., je le puis, et je le puis encore avec toute la sincérité de l'amitié la plus vraye.

Qu'à mes vœux attentif, le Ciel puisse à jamais

Faire sur vous de ses bienfaits

Pleuvoir l'abondante rosée ! Que de tous vos desseins et de tous vos souhaits

La réussite soit aisée !

Que de votre tempérament La vigueur par le mal ne soit point épuisée !

Que cet an coule heureusement ! Que d'un pareil bonheur cent autres s'entresuivent !

Et, puisque l'arrêt est certain

Qu'il faut tôt ou tard qu'à leur fin Tous les humains, rois et bergers, arrivent, Qu'après avoir rempli votre illustre destin,

Le Ciel aussitôt vous envoyé

D'anges cent claires légions,

Qui vous conduisent plein de joye

Dans les divines régions !

LETTRES NOUVELLES

Vous voyez, mon R. P., que je vous répète en vers ce que je vous avois à peu près déjà dit en prose. Aussi suis-je, en vers comme en prose, réellement celui de tous les hommes qui vous souhaite le plus de prospérité et de satisfaction. Vale, charissime, etc.

Des Forges Maillard.

Réponse du P. du Cerceau.

A Paris, ce 2 février 1726.

Je suis très-sensible, Monsieur, à l'honneur de votre souvenir, et aux souhaits que vous voulez bien former en ma faveur au commencement de cette année. N'ayez point de scrupule sur la simplicité des termes. En fait de pareils usages, les plus simples et les plus communs sont, selon moi, les meilleurs, et je suis persuadé que le plus brillant génie ne s'expli- queroit point autrement que M. Jourdain, quand il demande ses pantoufles à sa servante, et diroit comme lui : Nicole, apponez-moi mes pantoufles.

Le petit compliment en vers que vous avez joint à la prose ne la dépare pas, et la versification m'en a paru naturelle et aisée. Je m'imagine que, quand vous l'avez fait, vous sortiez de quelque sermon dont vous étiez encore plein, car vous finissez la tirade par me conduire à la vie éternelle. Je ne vous en dédis pas, mais je vous dirai seulement comme dans mes De profundis ' :

Ne hâtons point, s'il vous plaît, la besogne.

DES FORGES MAILLARD

Vous ne trouverez pas que j'aye trop hâté celle de cette réponse. Mais les commencemens d'année, en ce pays-ci, sont dérangés par tant de devoirs, qu'on n'est pas maître de faire ce qu'on veut. Mes compli- mens, pour être tardifs, n'en sont pas moins sin- cères, lorsque je vous souhaite en général tout ce qui peut vous convenir le mieux, et que je vous assure de l'estime, etc.

NOTES.

' Du Cerceau (Jean-Antoine), je'suite. poète inge'nieus, spiri- tuel, amusant, à Paris en 1670, mort en 1730.

» Le P. du Cerceau désigne ainsi son Epître III, adressée « A I. monseigneur l'Evêque d'Angers, sur ce qu'il avoit mandé à (i l'auteur que, n'entendant point parler de lui, il l'avoit cru i( mort et avoit dit nombre de De profundis à son intention. » Le poète remercie le prélat de ses De profundis, en le priant toutefois de les lui épargner désormais, car, dit-il.

De profundis semble appeler la mort ;

C'est réveiller, comme on dit, chat qui dort. Or il ne tient nullement à hâter la venue de la camarde :

Laissons la mort, sans lui hocher le frein.

Paisiblement passer son droit chemin.

Assez déjà sur nos jours elle rogne :

Ne hâtons point s'il vous plaît, la besogne !

II

Lettre i " de Mademoiselle de Malcrais * A un poète qui avait été volé.

Au Croisic, juin 1732.

ous m'écrivez, Monsieur, qu'on vous a volé ; vous ne pouviez vous adresser à personne qui fût plus sensible à ce qui vous touche, ni par conséquent plus portée à vous plaindre. Quoi ! Monsieur, on vous a volé ? Quel accident ! Quelle perfidie ! Quelle cruauté ! Eh ! que vous a-t-on volé, grands Dieux ! Proh ! DU immortales ! Facimis indignum quod narras ! Ce n'est point deux vers, une strophe, un madrigal, une épigramme seulement. Ciel ! c'est sur une ode entière qu'on a eu l'audace de mettre la main*. Le trait est noir, oui certes, et des plus noirs. Ce sont de ces coups qu'un poète supporte rare- ment avec patience, à moins qu'il n'ait, comme

* Mercure de 1732, juin, vol., p. 1264-1291.

DES FORGES MAILLARD

VOUS, l'âme bourrée d'une jacque de maille à la stoï- cienne....

Sérieusement, Monsieur, votre situation me paroît triste, et d'autant plus que Ton ne croit pas toujours le plaignant sur sa déposition. C'est vainement qu'il dira : « Oui, Messieurs, je fis cette strophe un tel jour, à telle heure, et la preuve, la voilà : absorbé que j'étais dans la poétique rêverie, je me rongeai les ongles jusqu'au vif. Voyez-vous ? regardez : ces deux doigts, écorchés par le bout, sont de sûrs ga- rans de la vérité de mes paroles. « Plus de la moitié de vos juges ne sçauroient résoudre leurs doutes, et l'on balance toujours entre le propriétaire et le voleur.

Aujourd'hui, on insulte, on pille, on brave Apollon sur son trône même. La maréchaussée du Pinde n'a plus la force de cheminer. Plutus, le seul Plutus, sçait se faire obéir, se faire craindre, se faire rendre justice, et l'on. prétend que c'est lui qui la dis- tribue.

Si les Muses sont des nourrices, ce ne sont que des nourrices sèches ; leurs nourrissons s'attendent à re- cueillir un aliment qui les rassasie, mais au lieu de lait ils n'en tirent que du vent, qui les fatigue et les exténue. Ceci revient à l'endroit de votre lettre vous dites agréablement en vers que les poètes ne moissonnent que du vent avec leur plume. Ainsi je crois qu'on les peut appeler des instrumens à vent, qui ne rendent que du vent, ne travaillent que pour

LETTRES NOUVELLES

du vent et ne sont récompensés que de vent. Voici une boutade de ma façon à ce sujet :

Si le vent est la nourriture

Des bourgeois malheureux du stérile Helicon, Ils devroient, au lieu d'Apollon, Pour ne point manquer de pâture,

D'Eole le venteux avoir fait leur patron.

Mais, Monsieur, vous vous plaignez d'avoir été doué par la nature d'un mérite inutile au bonheur de votre vie '. Vous vous plaignez ! Eh, croyez-vous être le seul à qui la cruauté du sort a laissé le droit de le maudire? Ma situation, par exemple, n'est-elle point encore plus fâcheuse que la vôtre ? Je ne suis jamais sortie de ma province, presque toujours exilée dans le sein de ma patrie ; triste habitante d'un port de mer les lettres sont, pour ainsi dire, ignorées. J'y avois un compatriote, un illustre ami, M. Bou- guer ', ce mathématicien fameux que l'Académie des Sciences, qui l'a couronné trois fois, a reçu au nombre de ses membres, au grand contentement de ses rivaux découragés; mais il n'est plus de notre païs, le Havre de Grâce nous l'a envié, et il y professe aujourd'hui l'hydrographie ; nous avons pourtant, en son frère qui remplit sa place avec hon- neur, une di gne portion de lui-même. Le peu de réputation que j'ai, je ne la dois qu'à moi seule et à deux cens volumes françois, grecs traduits, latins et italiens, qui forment ma petite bibliothèque. La nom-

DES FORGES MAILLARD

breuse famille dans laquelle je suis née (comme vous l'avez pu voir dans mon ode sur la mort de mon père) ne me laisse point assez de superflu pour faire le voyage de Paris. Cependant les Parisiens n'es- timent point un ouvrage en notre langue, s'il n'est conçu dans leur ville, ou du moins s'il n'y a reçu les derniers coups de lime. . . .

Il me reste à vous parler de M. de la Motte ', dont votre lettre m'a appris la mort. J'ai remarqué dans les livres de cet Académicien un esprit exact, un jugement profond, des pensées solides, avec un cer- tain air de probité qui ne régnoit pas moins, nous dit-on, dans son cœur que dans ses divers ouvrages. Après avoir loué ce que j'ai trouvé d'admirable en lui, il faut que j'avoue ce qui m'a déplu. Je dis donc qu'il est trop gravement moral dans ses odes, que son stile est triste, que la poésie languit dans ses tragédies, que ses fables ne sont point naïves, et que ce n'est que dans quelques endroits de ses opéra que je découvre les étincelles du beau feu qui carac- térise le poëte.

Ne passerai-je pas dans votre esprit, Monsieur, pour une indiscrète de déclarer mon sentiment avec tant de liberté sur un auteur aussi célèbre que M. de la Motte ? Je suis femme, et par conséquent peu maî- tresse de me taire. De plus, j'ai vu le jour au milieu d'une nation dont la naïveté et la franchise ont tou- jours été le partage. Mais il me souvient que vous m'engpgez, sur la fin de votre lettre, à faire l'épitaphe de M. de la Motte. Je le devrois, ne fût-ce que pour

LETTRES NOUVRLLES

me venger de sa politesse ' ; je le devrais, je ne le puis. Cependant, attendez, rêvons un moment. Foi de Bretonne, voici tout ce que je sçaurois tirer de mon petit cerveau :

Cy gît La Motte, dont le nom Vola de Paris jusqu'à Rome. Etoit-il bon poète ? Non. Qu'importe ? Il étoit honnête homme.

Notes.

' Le poète auquel s'adresse Des Forges Maillard, caché ici sous le pseudonyme de Mlle de Malcrais, s'appelait Carre- let d'Hautefeuille ; dans le Mercure de janvier 1732 (p. 76) il s'était plaint qu'on eût imprimé, sous une autre signature que la sienne, une ode composée par lui « sur M. Bouhier, évêque de Dijon. Dans le recueil des Poésies de Mlle de Malcrais (p. 258) il y a une épitre de ce Carrelet à Malcrais, en l'honneur de son idylle des Hirondelles.

' Le mérite de savoir faire des vers.

' Bouguer (Pierre), souvent mentionné dans notre Introduc- tion, né au Croisic en 1698, mort en 1758.

' La Motte (Antoine Houdart de), poète, critique, académicien, à Paris en 1672, mort en 1731.

' Le quatrain élogieux de La Motte à Mlle de Malcrais, dans les Poésies de Malcrais, 1735, p 5o.

III

Lettre à Mlle de Malcrais de la Vigne*.

A Marseille, le 12 août 1733.

F. condamnerez-vous, Mademoiselle, si je prends la liberté de vous adresser une plainte que je devrois porter, ce semble, aux auteurs du Mercure ? Lorsqu'on peut remonter aux causes premières, doit-on s'arrêter aux secondes? Cela me procure d'ailleurs le précieux avantage de manifester la haute opinion que j'ai conçue d'une personne

Si grata al Febo e al santo Aonio coro. Ariost. De sorte que, tout inconnu que je vous suis, j'ose me flatter de ne vous point déplaire, quand je vous rendrai compte d'un effet particulier de votre mérite. Voici de quoi il s'agit.

Une dame qui vous admire, Parlant comme Malcrais écrit, Qui vous estime et vous chérit. Qui vous ressemble, c'est tout dire,

* Mercure de 1735, juillet, p. 1465.

LETTKES NOUVELLES

cette dame, à l'abri de la prévention, comme vous voyez, et de la flatterie, fut très étonnée, il y a quel- ques jours, de ne trouver dans le premier volume du Mercure de Juin (1733) aucun ouvrage de votre façon ; elle eut toutes les peines du monde à revenir de sa surprise, et ce ne fut que pour se livrer à un juste dépit. Dans les premiers accès de son chagrin elle s'écria :

Quoi ! vous osez, seigneur Mercure, Vous montrer à nos yeux sans les brillants atours Dont l'illustre Malcrais vous para de nos jours ? Ah ! par Apollon, je vous jure Que vous n'aurez, sans ce secours, Aucun crédit chez la race future !

Ajoutez, Mademoiselle, à cette aimable saillie tout ce qu'une femme véritablement piquée, qui a de l'esprit et qui s'en sert , peut dire en pareille occasion, l'attente d'un plaisir n'a servi qu'à en rendre la privation plus vive et plus sensible. Ce sentiment, dont la vérité avoit pour garant le goût et les lumières de la dame, n'eut point de peine à trou- ver des approbateurs; il fut même le père de plusieurs autres, dont l'expression alarmeroit sans doute votre modestie. Je ne sçaurois toutefois passer sous silence une réflexion aussi juste qu'elle est naturelle :

Au cher La Roque *, tous les ans, Le Mercure produit bel argent, beau suffrage,

Et produira bien davantage Si vous l'ornez toujours de vos écrits charmans.

DES FORGES MAILLARD

Mais si cet amusant volume Se voit privé des jeux de votre aimable plume ,

En bref s'en perdra le débit, Et La Roque à bon droit un jour pourra vous dire : i Votre amitié, Malcrais, n'a servi qu'à me nuire ! t La Roque, qui l'eût cru ? La Vigne, qui l'eût dit ? »

A cette raison de convenance et d'intérêt particu- lier viennent se joindre les motifs sur lesquels le public se fonde pour obtenir de vous, Mademoiselle, ce que vous ne sçauriez lui refuser sans ingratitude. Il vous a donné son approbation de la meilleure grâce du monde (un autre diroit que vous la lui avez ravie), vous l'aviez méritée, mais il serait beau à vous, quce quidem inter Minervœ sequaces tantum extulisti caput

Quantum lenta soient inter viburna cupressi, de lui donner de plus en plus de nouveaux sujets d'éloge et d'exciter de plus en plus sa reconnaissance. Je me borne à vous assurer des applaudissemens qu'on vous a donnés en ce païs-ci, l'on juge beaucoup plus par sentiment que par art, mais où, malgré la vivacité qui y est naturelle, on sent tout le prix des délicatesses.

Arnaud.

Notes.

' Le chevalier de la Roque avait le privilège du Mercure de France, il en était le directeur ou, comme on disait alors, " l'auteur. »

IV

Lettre 2" de Mademoiselle de Malcrais *.

A un qui prétendait mettre Montaigne en style

moderne.

Au Croisic, septembre 1733.

ES Essais de Montaigne ne m'eurent pas sitôt passé par les mains, Monsieur, que je me vis au nombre de ses partisans. J'admirai ses pensées, et je n'aimai pas moins les grâces et la naïveté de son stile. Après ce début, je puis vous déclarer à la franquette ce que je pense de l'entreprise que vous formez d'habiller Montaigne à la moderne, changeant sa fraise en tour de cou, son pourpoint éguilleté en habit à paniers, son grand chapeau en pain de sucre en petit fin castor de la hauteur de quatre doigts, etc. '.

Traduire en langue françoise un auteur original qui vivoit encore au commencement de 1 592, et dont l'ouvrage est écrit dans la même langue, me paroît un projet d'une espèce singulière, et vous en conve- nez vous-même.

Si vous parliez de traduire en françois les poésies

* Mercure de 1733, septembre, p. 1949-1974.

14 DES FORGES MAILLARD

gauloises de Bérenger, comte de Provence, ou celles de Thibaud, comte de Champagne, qui rima d'amou- reuses chansons en l'honneur de la reine Blanche, mère de S. Louis, à la bonne heure. Le stile de ce temps-là est si différent du nôtre qu'il semble que ce ne soit plus la même langue. Mais Montaigne, on l'entend, il n'est personne que son stile vif et varié n'enchante, et je puis sans flatterie ajuster à son sujet ces paroles d'un de nos vieux auteurs : C'est un bel esprit, doué de toutes les grâces, gentillesses, courtoisies et rondeurs que l'on peut souhaiter.

Ses grâces sont également partagées entre le senti- ment et la diction, toute vieille qu'elle est. Quand il invente des termes, ils sont expressifs et ne sçauroient se suppléer avec le même agrément et la même force. Ses tours gascons, qui dérident sa morale, servent partout à égayer le lecteur. Ses négligences mêmes ne sont point désagréables, ce sont des ombres au tableau....

Le stile de Montaigne est un mélange d'enjoué et de sérieux, assaisonnés réciproquement l'un par l'autre ; il ne paroît point qu'il marche, mais qu'il voltige : au lieu que le vôtre, cheminant d'un pas grave et composé, représente un magistrat qui marche en procession, et dont la pluie, la grêle et la foudre ne dérangeroient pas la fière contenance. Par exemple, Montaigne dit :

Certes, c'est un sujet merveilleusement vain, di- vers et ondoyant que l'homme ; il est mal aisé d'y fonder jugement constant et uniforme.

LETTRES NOUVELLES l5

Ce qui est ainsi paraphrasé dans votre traduction : « Au reste, il ne manque pas d'exemples contraires à ceux-ci, ce qui fait voir Tinconstance et, si cela peut se dire, la variation de l'homme ; dans les mêmes cir- constances, il agit différemment et reçoit des mêmes objets des impressions tout opposées, d'où il s'ensuit qu'il n'est pas sûr d'en juger d'une manière constante et uniforme. »

La traduction est plus polie et plus déployée, mais l'original est plus vif et plus dégagé. Et cet on- doyant, qu'en avez-vous fait ? cet ondoyant qui vaut seul tout un discours?...

Notes.

* L"idée bizarre de travestir Montaigne en style Ju XVIII* siècle avait été exposée dans le Mercure de lySS, 2* vol. de Juin, p. 1279-1290, avec la traduction des chap. I, II, IV du livre I" des Essais. L'article n'est pas signé. Il doit être de l'abbé Tru- blet ; car, dans le Mercure de Novembre I733 (p. 2352), en ré- pondant aux critiques de M'" de Malcrais et lui annonçant qu'il renonce au travestissement projeté, l'auteur de ce projet dit: «Je « pense à faire imprimer plusieurs petits écrits que j'ai compo- « ses sur diverses matières. Ce recueil aura pour titre : Essais « sur divers sujets de littérature et de morale.'^ C'est précisément le titre de l'ouvrage de Trublet, dont la première édition parut peu de temps après. Cette réponse débute, d'ailleurs {Ibid. p. 2337) par de grandes louanges de M'" de Malcrais.

Lettre à Voltaire (extrait)

A Montbrison, le 4 avril 1736.

^oNsiEUR, il y a environ quatre mois que je fis les trente premiers vers de TEpître que j'ai l'honneur de vous adresser. Les em- barras m'inondant de tous côtés, je fus obligé de demeurer en chemin. Depuis quinze jours, cet essai m'étant tombé sous la main et les idées s'en- filant d'elles-mêmes, je me suis vu à la fin d'une Lettre' qui vous paroîtra peut-être extrêmement longue, et qui ne le seroit pas si c'étoit vous qui l'eussiez maniée.

[Suit un tableau du Forez et de Montbrison sa capitale, se trouve le trait suivant : ]

Il y a dans cette ville nombre de très-jolies femmes,

aimables de figures, polies par instinct, et galantes

par tempérament. Je ne vous en dis pas davantage :

si je vous peignois ces yeux, dont un seul regard

* D'après YAmateur d'autographes, 1864-63, n* 73, (i" Jan- vier i865), p. 8.

1.E1TRES NOUVELLES 17

pourroit faire descendre le Stilite du haut de cette colonne il vivoit de la grâce, vous galopperiez sans relâche, au hasard d'une pleurésie....

Des Forges Maillard ".

NOTES.

' Cette Lettre, c'est l'Epître en vers dont l'auteur parle plus haut.

' D'après VAmateur d'autographes, d'où nous tirons cet extrait, l'original est une lettre autographe signée de Des Forges Maillard, de 8 pages pleines in-4", dont les 6 premières sont remplies par une Epitie en vers, sur deux colonnes, d'une écriture fine et serrée. Cette Epitre a été publiée dans les OEMvres de notre auteur, édition de lySq, t. I", p. 197-215; elle a plus de 5oo vers de huit pieds.

VI

Lettre i'' à René Chevqye *.

Au Croisic, le 9 de novembre 1736.

jioMMENT vous portez-vous depuis mon départ de Paris? Je ne vous ai point écrit, Monsieur mon très-cher ami', pendant mon séjour à Montbrison, capi- tale du Forez , j'ay demeuré dix-sept ou dix-huit mois dans Temploy de contrôleur du dixième '. Je n'avois rien à vous mander qu'un détail d'affaires publiques qui ne vous intéressoient pas. J'aurois bien pu vous donner de mes nouvelles, me direz-vous, mais enfin c'est une chose échue, et factum infectum Jieri nequit. Pour de la littérature, il n'en étoit plus de mention, mon occupation me vouloit tout entier : occupation laborieuse et tracas- sière, qui me donnoit la liberté de faire du bien et du mal ; mais j'ay sçu ne buter qu'au bien des peuples, gratuitement, et sans prétendre d'aucun la moindre reconnoissance. Ce qu'il y a de gracieux dans ces sortes d'employs, c'est qu'ils attirent des déférences

* Biblioth. de Nantes, lettre autographe.

LETTRES NOUVELLES ig

des personnes les plus considérables qui ont besoin de rhomme en place.

Pendant tout l'intervalle de cette vacation, je n'ai fait que quelques chansons anacréontiques, que vous avez vues dans les Mercures, sous le nom d'une Nymphe de la mer métamorphosée en berger du pays d'Astrée, comme M. de Voltaire me nommoit dans une lettre qu'il m'écrivoii à Montbrison '. Jay aussi fait une lettre philosophique de quatre cens vers, que j'addresse à ce célèbre auteur, une autre lettre en vers à M. le comte de Rivarol, brigadier des armées du roy, sur un vol qui lui fut fait, et une requête, en vers aussi, à M. de Fulv^', frère de M. le Contrôleur général *, pour lui demander une gratifi- cation à cause des peines que m'a donné mon em- ploy, laquelle gratification m'a été octroyée de 200 * que je n'ai point encore touchées.

Depuis la suppression de mon employ, j'ay demeuré l'espace de trois mois en différentes maisons de campagne de personnes aimables et distinguées '. je me suis appliqué à faire l'essai du genre dra- matique. J'ay composé une comédie en prose en trois actes, dont le sujet est singulier ; elle est pleine de mœurs ; comme il s')' trouve beaucoup de jeu et de badinage en plusieurs scènes, elle ne conviendra qu'au Théâtre italien ; vous y verrez que je ne donne aucune entorse à la bienséance. Je l'envoyray au pre- mier jour à MM. Greslan et Bertrand ', et je leur manderai de vous la faire tenir cachettée par une voye sûre que vous leur indiquerez ; vous sçavez que

CES FORGES MAILLARD

ces sortes d'ouvrages demandent du secret. J'ay un ou deux autres sujets de comédie ; je dresserai en prose le plan de la première que je veux faire en vers en un acte, et je vous en envoyrai le ca- nevas. Je ne compte y travailler que vers la fin de décembre.

Je serai en Bretagne jusqu'à la fin d'avril ou au commencement du mois de mai ; après quoi je retournerai à Paris.

Je vous envoyrai aussi mes poésies diverses pour en faire un triage, affin d'en donner un second volume sous mon nom ; je ne me soucierai pas de la grosseur du second volume, pourvu qu'il s'y trouve de l'amusant et du délicat.

M. Titon du Tillet, à qui M. de Senecé' a envoyé ses poésies, mêles a remises, pour en faire un choix et en donner un volume quand je retournerai à Paris. Quand vous serez à Nantes, je vous ferai part aussi de ce manuscrit. J'allai voir ce poëte presque cente- naire quand je passai à Màcon, et je lui donnai un exemplaire de mon livre. C'est un homme dont l'esprit est encore assez agréable, mais dont le corps n'a plus de force ; il me reçut à merveille et voulut m'engager à passer quelques jours avec lui.

Je vis aussi à Dijon le président Bouhier ', qui est maître de la plus belle bibliothèque que puisse avoir en propre un particulier. Je fus régalé à Lyon par M. Brossette, auteur des commentaires sur Des- préaux, avec qui j'ay été en commerce de lettres. Les MM. Gacon, frères du Poète sans /ard ^ , m'ont aussi

LETTRÉS NOUVELLES

reçu chez eux pendant trois semaines avec de grandes marques d'amitié.

Voilà à peu près les gens de lettres que j'ay vus pendant mes voyages. J'oubliois M. Coquard, avocat et poëte de Dijon ", qui vint souper avec moi et qui me pria d'aller passer quelques jours avec lui en revenant du Forêts ; mais je pris ma route par la Loire, et j'ay fait plus de cent soixante lieues sur cette rivière.

Dites moy à votre tour^ mon très cher amy, com- ment vous avez passé le temps, et si les Muses se sont approprié quelques-uns de vos moments, dont la jurisprudence vous a permis de disposer. Madame Chevaye est-elle en bonne santé ? Votre famille est- elle nombreuse ? Serez-vous encore longtemps dans vos pourpris de Clisson ?

J'attends de vos nouvelles. Je suis du meilleur de mon cœur, Monsieur mon très cher et véritable ami, votre très humble et très obéissant serviteur,

Des Forges Maillard"

NOTES.

' René Chevaye, à Nantes le 24 avril 1698 d'une vieille famille bourgeoise ; auditeur à la Chambre des Comptes de Bretagne; lettré délicat, bibliophile distingué, poêle latin et français, très lié avec Des Forges Maillard et avec Bertrand, dont nous parlons dans la note 6 ci-dessous, Chevaye habitait fré- quemment une belle maison de campagne qu'il avait à Clisson, il paraît même s'être fixé tout à fait vers 1740 et il

DKS FORGES MAILI.ARU

mourut le 3o décembre 1766. Outre Chevaye, cette Lettre n' VI nous fait connaître la plupart des amis et des relations littéraires de notre auteur. Comme elle est autographe, nous en reproduisons exactement l'orthographe, conformément au désir exprimé par Des Forges, ci-dessous Lettre n' XXXVIII.

2 Dans la préface du recueil de ses Œuvres de lySg, Des Forges dit (p. xxxiii) que son « séjour dans le Forez fut d'envi- ron trois ans. » On voit qu'il se trompe de moitié : erreur conce- vable, car il était alors séparé des événements par plus de vingt années. Il y a dans cette préface d'autres inexactitudes de ce genre. Le dixième était un impôt exceptionnel, fort lourd, qui fut mis en France au mois d'août 1734 pour soutenir la guerre contre l'Empire, et qui, cette guerre cessant, cessa au mois d'août lyïô, ce qui entraîna la suppression de l'emploi de Des Forges Maillard, comme il le dit plus bas, et son retour au Croisic.

' De Vassi en Champagne, le 23 juillet lySS. Des Forges a publié cette lettre de Voltaire dans ses Œuvres, édit. 1759, t. I", préface, p. xxxii. Elle est aussi dans la Correspondance générale de Voltaire, mais avec la date de février 1735.

* De ces trois pièces, les deux dernières n'ont pas été publiées, du moins dans les Œuvres de l'auteur; la première est juste- ment l'Epître à Voltaire dont il est question dans la Lettre pré- cédente n" V.— Le comte de Rivarol habitait le château d'Ecotai près Montbrison. M. Orry de Fulvy était frère de Philibert Orry, comte de Vignori, qui fut contrôleur général des finances de 1730 à 1745; ce Fulvy, conseiller d'Etat, fonda à Vincennes de ses deniers la fabrique de porcelaines qui devint plus tard la célèbre manufacture de Sèvres.

5 Des Forges avait donc quitté Montbrison au moins dès le commencement d'août 1736.

^ François-Séraphique Bertrand, à Nantes le 3o novembre 1702, mort dans la même ville le i5 juillet 1762 ; avocat et pro- cureur du roi près la juridiction de la maréchaussée; esprit dis- tingué et très cultivé, savant jurisconsulte; très ami de Des Forges Maillard et de René Chevaye dont il partageait la passion pour l'étude, pour les lettres et pour les livres ; il a laissé un petit volume de Poésies diverses, imprimé en 1749 à Leyde chez Iramenioteyia (c'est-à-dire, à Nantes chez Antoine Marie), on trouve, entre autres, de très jolies épigrammes. Pierre

LETTRIiS NOUVELLES 23

Greslan, aussi à Nantes le 20 mai 1702, mort le 5 décembre 1768, avocat, échevin de Nantes, puis sous-maire et procureur- syndic de cette ville, ami de Des Forges et, comme lui, très lié avec Bertrand et Chevaye, est le principal auteur de l'article Nantes inséré dans le Dictioimaire des Gaules d'Expilly, mono, graphie développée et excellente, réimprimée par M. Dugast- Matifeux dans le volume intitulé Nantes ancien et le pays nantais (Nantes, Morel, 1879, gr. in-S*;.

' Senecé (Antoine Bauderon de), poète fort agréable, à Mâcon en 1643, mort en 1737. Sur Titon du Tillet, voir la note I de la Lettre VIII ci-dessous.

' Sur le président Bouhier, voii la note 1 de la Lettre IX ci- dessous.

' Gâcon (François), poète médiocre, à Lyon en 1667, mort en 1725, avait publié en 1696 un volume de satires sous le nom du Poète sans fard.

'" Cocquard (François-Bernard), à Dijon en 1700, mort en 1772 ; ami de Des Forges et du président Bouhier; a fait des vers français et des vers latins, des ouvrages d'érudition et de jurisprudence.

" L'adresse porte: uA Monsieur Monsieur Chevaye, auditeur de la Chambre des Comptes de Bretagne, à présent à Clisson. A Clisson. » Toutes les lettres à Chevaye sont adressées à Clisson, sauf celles nous indiquons que l'adresse est à Nantes.

VII

Lettre à Monsieur de B.* Histoire de Mademoiselle de Malcraîs

Au Croisic, le 29 de décembre 1736.

Tai repris mon sexe, Monsieur, et je suis re- devenu homme sans équivoque. Comme ma me'tamorphose a fait quelque bruit dans le monde, vous ne serez peut- être pas fâché que je vous en fasse l'histoire. Je vous développerai, pour vous amuser, une énigme qui a paru fort impliquée, quoiqu'au fond il n'y ait rien de plus simple. Je vous informerai aussi de quelques particularités qui me concernent, afin que vous ayez une esquisse de moi-même et de mon état, avant que j'arrive à Paris.

J'ai paru dans le monde pendant six ou sept ans sous le nom de M"'' de Materais de la Vigne, et de- puis un an sous celui d'wne Nymphe de la mer mé- tamorphosée en berger du pays d'Astrée. Le public, * Amusemens du cœur et de l'esprit, t. X. p. 121.

Brederac (kn Escoublac) Case champêtre de Des Forces Maillard.

LETTRES NOUVELLES 25

qui m'a trop honoré de ses suffrages, exige de moi la raison des petites supercheries que je lui ai faites, et je lui dois trop pour balancer de me rendre à ses ordres.

L'origine du premier déguisement est bien simple, comme on va le voir.

J'étois à la campagne ' avec ma famille, pour y faire vendange. L'automne est une saison de plaisir dans les lieux que Bacchus enrichit de ses dons. Le spectacle des divers embarras récrée, la contrainte les bannie, les parures sont dérangées, et la négligence a des charmes ; on ne craint pas même de faire grima- cer la distinction en se mêlant aux danses des ven- dangeurs.

Nous avions avec nous une sœur cadette, qui por- toit encore le nom de sa marraine. Nous lui dîmes en badinant qu'elle étoit assez grande pour en prendre un autre, qui la tirât de l'enfance et lui donnât l'air de grande fille :

Thérèse^ eh quoi, toujours Thérèse ! Ce nom sent la bambine, et vous êtes, ma sœur, Assez grande à douze ans pour un surnom meilleur.

Je vois que vous êtes bien aise.

Et vous faites le joli cœur. Quand de petits galans vous vont, en fariboles Que savent annoncer et la langue et les yeux. Conter leurs doux tourmens et leurs ardeurs frivoles; Non, vous n'êtes point sourde aux propos gracieux.

Quel surnom lui donner? dis-je à la compagnie.

Appelons-la Malcrais ! D'abord on la nomma Malcrais, et pour Malcrais chacun la proclama :

26 DES FORGES MAILLARD

En vain la petite, en furie, Pestant et pleurant, affirma En détester la seigneurie !

Ce nom de Malcrais, que portent quelques vignes qui font partie de notre petite fortune, ne lui plaisoit pas, et nous nous faisions un jeu de la fâcher en l'ap- pelant ainsi.

Eh bien, lui dis-je en riant, puisque vous n'en voulez pas, je le prendrai, moi, et je veux qu'on ne me connaisse dans le monde désormais que pour M"» de Malcrais de la Vigne.

Je badinai sur cette idée, et dans la semaine j'en- voyai à l'auteur du Mercure quelques poésies sous ce nom' : ne comptant en vérité faire usage de ce déguisement que pendant quelques mois. L'auteur du Mercure, quoiqu'il eût inséré plusieurs pièces sous mon nom dans ses journaux, y fut trompé lui- même. Comment ne l'eût-il point été? toutes celles qu'il reçut de la part de la prétendue M"» de Malcrais avoient été transcrites par M"^ de M*** *, ma parente et mon amie, femme de beaucoup d'esprit à qui le vieux Métellus eût pu confier un secret : précaution nécessaire, sans laquelle mon écriture m'eût trahi. Mes nouveaux ouvrages furent aussitôt suivis d'éloges galans, de fleurettes rimées, de billets doux. Les abbés et les officiers m'écrivirent des tendresses. Plusieurs auteurs m'envoyèrent leurs oeuvres, et je vis ma petite bibliothèque accrue de présens aussi curieux qu'honorables.

LETTRES NOUVELLES VJ

Les tendres Céladons, que sur la double cîme Le Dieu des vers combla de ses dons immortels,

Brûloient sur mes chastes autels

L'encens délicat et sublime

De leurs hommages solennels. On me vouoit déjà de doux pèlerinages ; Les Zéphirs amoureux me faisoient des messages.

J'adressai à M. Houdart de la Motte une ode en prose, dans laquelle je paraissois convenir avec lui, contre M. de Voltaire, qu'on pouvoit faire en prose d'aussi bonne poésie qu'en vers. Il prit le change, et croyant que j'entrois de bonne foi dans le schisme littéraire dont il était le fauteur déclaré, il confondit l'ironie avec la vérité et m'adressa les quatre derniers vers qui soient sortis de sa veine, la mort en ayant séché la source peu de jours après : ils se trouvent dans mon Recueil après l'ode en prose. Quand je dis qu'il confondit l'ironie avec la vérité, je ne parle que de son idée d'introduire la prose poétique au lieu de vers. Au surplus, j'estime ses ouvrages et je respecte sa mémoire.

Pendant cette charmante métamorphose, je rece- vois les missives les plus tendres : on gémissoit sur ma destinée ; j'étois une autre Andromède que le bras du sort lioit cruellement à des rochers effroya- bles, et tous étoient des Persées. Cent Bacchus amou- reux s'apprétoient à fendre les ondes, pour arriver dans l'île de Naxos et pour y consoler Ariane.

Enchanté de tant d'avantageux témoignages, que je croyois prononcés par le goût sans prévention et

28 DES FORGES MAILLARD

publiés unanimement par l'estime, je ne pus me résoudre à quitter un nom qui me paraissoit d'un heureux augure pour ma renommée. Je mourois d'envie d'être fille véritablement, tant je me sentois chatouillé de toutes ces politesses.

La littérature est peu cultivée dans ma patrie, quoi- qu'on y ait de l'esprit naturellement. La navigation est, pour ainsi dire, l'unique science dont le profit périlleux engage nos concitoyens à l'étude.

Pays environné de flots séditieux,

cent termes marins, poussés jusques aux cieux,

Hisse, envergue, défrêle, amarre, amurre, haie,

Vire au cabestan, vire, amène, cargue, cale,

A tribord, à bâbord, s'entendent beaucoup mieux

Que les expressions frisées,

Les délicatesses pincées,

Les gentillesses tamisées.

Dont poètes et prosateurs Parsèment avec art leurs écrits séducteurs.

Très-peu de personnes y voyoient les Mercures, et ceux qui les lisoient, n'ayant pas été témoins de la plaisanterie qui m'avoit soufflé l'idée de mon déguisement, cherchoieni M"« de Materais dans la ville et aux environs sans pouvoir la rencon- trer. Ils me la demandoient à moi-même, et je goûtois le plaisir de la cacher à leur curiosité. Plu- sieurs personnes des villes voisines leur faisoient des questions sur cette demoiselle, tous répondoient qu'ils ne la connaissoient pas et qu'elle ne demeu- roit point au Croisic, à moins que ce ne fût une

LETTRES NOUVELLES

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habitante des ondes, qui logeât dans les rochers dont notre côte est armée, et qu'elle y eût son cabinet et sa bibliothèque.

Je ne m'étois guère écarté jusqu'alors du sein de ma patrie, et faisant nombre parmi douze enfans dans la maison paternelle, il me sembloit que le dieu Genius, au moment de ma naissance, m'eût con- damné à y vivre éternellement. Mes plus longs voyages avoient été de petites échappées à quinze ou vingt lieues, sans quoi j'eusse cru que les hommes dévoient, comme les plantes, continuer la durée de leur vie sur le même terrain qui les avoit vu naître. Un Jésuite établit un commerce de lettres entre le P. du Cerceau et moi en sortant des écoles de philo- sophie ; c'étoit la seule relation que j'eusse au loin, et quoique je ne l'aye jamais vu, il m'a témoigné jusqu'à la mort une amitié parfaite. Dans ma pro- vince, i'étois en relation avec messieurs Deslandes et Dionis, commissaires de la Marine», qui joignent l'un et l'autre beaucoup de science acquise à beaucoup de mérite personnel. J'avois aussi commerce d'esprit avec quelques amis de Nantes qui ont toujours cul- tivé la belle littérature. Pendant que M. Bouguer, mon célèbre compatriote, avoit demeuré au Croisic, il professoit l'hydrographie, les jours ne m'avoient point ennuyé; mais couronné trois fois par l'Acadé- mie des Sciences, la Renommée me l'enleva; il alla au Havre-de-Grace y professer les mathématiques; l'Académie lui fit la justice de le recevoir parmi les siens, et je ne le vis plus. Occupé maintenant à me-

3o DES FORGES I1AII.I.ARD

surer la terre et les cieiix, il parcoun la vaste étendue des mers, associé à cinq autres illustres de la même Académie.

Cependant, il étoit arrêté par la destinée que je verrois la capitale. M. Titon du Tillet, le patron des Muses Françaises, dont il a relevé l'éclat et fixé les rangs par son magnifique Parnasse en bronze, célèbre lui-même par sa curieuse Histoire des poètes et des musiciens et par ses Essais sur les monumens accordés aux savons, m'envoya son ouvrage in-folio. Cène politesse occasionna un commerce de lettres entre nous ; l'amitié qui s'en mêla me déroba mon secret; il m'offrit sa maison, j'allai à Paris.

Titon, mon cher Titon. la véritable Gloire, Qui te vit dès l'enfance aimer, siiiTre ses pas. Porte et grave ton nom au temple de Mémoire Au-dessvis de celui du fameux Mécénas.

Je demeurai six mois à Paris, sans être connu que de très peu de personnes. M. Bouguer m'avoit fait une infidélité : il avoit révélé le mvstère à Messieurs de F"* et N*" '. J'avois adressé dans le Mercure une idylle à M. de F*", dont il m'avoit remercié par une lettre fon obligeante. J'allai lui faire visite, et prenant congé de lui. je fis des façons afin qu'il me laissât sortir sans cérémonie :

Que penseroit-on de moi, me dit-il d'un air gracieux, si je laissois aller une demoiselle sans lui donner la main et sans l'accompagner au moins jusqu'à ma porte ?

LETTRES NOUVELLES 3 l

J'étois toujours chez M. Titon du Tillet, dont l'amitié s'occupoit à me procurer des momens agréables. Pendant l'incertitude du public sur mon vrai sexe, je jouai le principal rôle dans une comédie dont la répétition est assez amusante. Je passai sur le soir au café de Gradot, à la descente da Pont-Neuf; j'y trouvai M. Melon % connu par différens ouvrages ingénieux , et récemment par un livre sur le commerce, l'utile s'énonce par la bouche des Grâces. On se Tarrachoit des mains quand je passai à Lyon, et le commerce florissant y vantoit son législateur. J'approchai de lui, nous nous parlâmes à l'oreille, il me demanda si je voulois qu'il m'an- nonçât sous mon nom de fille.

Gardez-vous en bien, lui répondis-je le plus modestement qu'il me fut possible ; vous défriseriez mon chignon en me décoiffant, et cette catastrophe feroit tort à mon établissement dans le monde.

Quelque prière que je pusse lui faire, il refusa de s'y rendre et m'annonça pour M"» de Malcrais de la Vigne. Cette manière de me démasquer me décon- certa, je pris la fuite et je fus à peine remarqué. Comme il badina, et qu'il eut la précaution de ne point avouer franchement qui j'étois, le bruit courut aussi-tôt que M"« de Malcrais de la Vigne étoit à Paris déguisée en homme. On régala de cette nou- velle M*** 9, magistrat généralement estimé, dont la sagesse et la vigilance font régner le bon ordre dans Paris. On lui fit un roman gaillard sur mon compte; on lui dit que j'étois une jeune fille que le goût du

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libertinage et de Tébat éloignoit de la maison pater- nelle, et qui s'étoit revêtue de l'habit d'homme pour se livrer avec privilège à ses inclinations débauchées. Il n'en fallut pas davantage pour émouvoir la mau- vaise humeur de M*"'" contre M"e de Malcrais, et il ne parloit de rien moins que de l'envoyer prendre par un commissaire. '

Le Fort-l'Evéque étoit la triste résidence

L'étroit, le terrible couvent, Malcrais, à l'abri du soleil et du vent,

Devoit rester en pénitence.

Pour avoir fait l'expérience

Des douceurs de la volupté....

J'avois dîné le jour précédent chez P*** *', libraire, avec une demi douzaine de messieurs les beaux esprits, qu'on nomma à M*** ", qui crut aussi-tôt que tous avoient tiré parti de l'aventure. Il envoya chercher M. de B*** " pour vérifier la chose. Celui- ci l'alla voir et lui protesta que, bien loin d'avoir la figure d'une fille, je portois au menton de la barbe à proportion de l'âge que je paraissois avoir, et qu'elle n'avoit point l'air d'être postiche. L'affaire en resta là, et la comédie finit sans dénouement. Elle me réjouit beaucoup, et j'attendois qu'on en vînt aux éclaircissemens.

On me demandera peut-être ce qui m'a engagé à donner le Recueil de mes poésies sous le nom de Mlle de Malcrais de la Vigne. Les conseils de mes amis : ils me représentèrent qu'étant connu sous l'en-

LETTRES NOUVELLES 33

seigne du beau sexe, il étoit à propos de continuer sous le même titre.

Après avoir passé quatorze ou quinze mois à Paris, une occupation sérieuse et peu compatible avec celle des Muses m'appela dans le Forêts. Je fus contraint de renoncer à la littérature ; cependant cette belle contrée, le berceau des Amours, le pays natal des Grâces, me demandoit au moins quelques grains d'encens en l'honneur du dieu de la tendresse. J'y fis, en m'amusant, quelques chansons galantes. J'y reçus une lettre de M. de Voltaire, dans laquelle il y avoit ces termes : Vous êtes maintenant sur les bords du Lignon, et de Nymphe de la mer vous voilà berger d'Astrée '*. Je fus invité par cette plaisanterie de M. de Voltaire, qui m'honore toujours de son amitié, de mettre le nom qu'il me donnoit à la tête de mes galantes bagatelles, que j'envoyai à l'auteur du Mercure et qu'il a eu la bonté d'imprimer.

Voilà l'histoire de ma métamorphose, Monsieur, dans laquelle le hasard a fait entrer un peu de litté- rature : j'y pourrois ajouter différentes scènes plai- santes qui me sont arrivées, si je ne craignois que ce détail n'eût plutôt l'air d'un roman que d'une lettre. Je me flatte que le public m'a déjà pardonné mes tromperies en faveur de mon intention, qui n'a été que de l'amuser et de lui plaire. Ce qui m'autorise à le présumer, c'est que je suis en relation avec la plu- part des personnes qui m'ont prodigué leurs suffrages sous le nom de M"« de Materais de la Vigne, et

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qu'elles me font la grâce de m'honorer de leurs lettres et de leur amitié. J'espère que vous voudrez bien aussi me continuer la vôtre. J'ai l'honneur d'être, etc.

Des Forges Maillard.

NOTES.

' Cette lettre, fort curieuse, complète et rectifie en plus d'un point l'histoire de M'" de Malcrais, telle que Des Forges la raconta vingt-trois ans plus tard, dans la préface du t. I" de ses Œuvres, édit. de lySg.

^ C'est-à-dire, au petit manoir de Brederac, paroisse d'Escou- blac, à quatre lieues environ du Croisic.

' La première pièce insérée dans le Mercure de France sous le nom de M'" de Malcrais est une Chanson chantée à table au Croisic, au sujet des réjouissances faites pour la naissance du DdM;?/!»!; elle parut dans le d'octobre 1729; nous la publions plus loin en tête des Poésies nouvelles de Des Forges Maillard.

* M"' de Mondoret, encore vivante quand Des Forges écrivait la présente Lettre.

' André Boureau Deslandes, littérateur et naturaliste, com- missaire de la Marine à Brest, à Pondichéri en 1690, mort en i/Sy. Quant à Dionis, il y a eu en France, au XVIII" siècle, plusieurs hommes notables qui ont porté ce nom. Mais il s'agit ici, croyons-nous, de Louis-Achille Dionis du Séjour, vers 1705, mort vers 1791, estimé comme physicien et comme jurisconsulte, et qui a laissé plusieurs ouvrages.

' Fontenelle (Le Bovier de), à Rouen en 1657, mort en 1757, l'un de noms les plus célèbres de la littérature française. Des Forges lui avait dédié l'idylle de Corisque et Ménalis, publiée dans le A/ercure de septembre I733, p. 1941, et dans les Poésies de Malcrais, p. 71.

LETTRES NOUVELLES 35

' Néricault des Touches, plus connu sous le nom de Des- touches, le meilleur poète comique du XVIII' siècle, à Tours en 1680, mort en 1754.

» Melon, ou plutôt Melun, était conseiller au Parlement de Bordeaux ; voir Œuvres de Des Forges, édit. i 759. t. I". préface, p. XXV.

9 et 10 M. Hérault, lieutenant-général de police. " Prault père, libraire sur le quai de Gesvres " M. Hérault.

" De Beauchamp, auteur des Recherches sur le théâtre fran- çois, en i68o, mort en 1761.

'* Voir Œuvres de Des Forges, édit. 1 739, I, préface, p. xixii- xxxtir.

VIII

Lettre i' à Thon du Tillet* Visite de l'évêque de Nantes au Croisic.

Du Croisic, le 27 mai 1737.

ES événemens à raconter sont très-rares, Monsieur', dans la presqu'isle le destin m'a fait naître, et je ne sais ordinairement ce que j'écrirai à mes amis quand je prends la plume pour entretenir le doux commerce dont la poste est l'organe.

Endormi dans cette profonde solitude, et ronflant au bruit de la musique des Aquilons, concert dont les accords tumultueux ravissoient le tendre Tibulle, je ne me réveille que lorsqu'il prend envie à Calliope ou à quelque autre de ses sœurs de dissiper ma léthargie. Isolés au milieu des vagues que l'Océan roule sur nos côtes, nous n'avons point de relations avec le reste des hommes, nous vivons comme il plaît à Dieu, et prenons le temps comme il vient. Le sommeil n'est point aussi cher ici qu'à Rome

Amusemens du cœur et de l'esprit, t. I", p. 409.

LETTRES NOUVELLES

et à Paris, Juvénal et Despréaux ont prétendu qu'on ne dormoit qu'à proportion de la dépense qu'on pouvoit faire pour un appartement retiré et commode. L'opium et la mandragore nous sont inu- tiles. En un mot, ce coin du monde est l'original ou la copie de cette contrée dont maître François Rabe- lais a fait l'histoire, et La Fontaine, son disciple, homme taciturne et qui n'aimoit pas le bruit, désiroit avec passion établir son domicile :

Et par saint Jean, si Dieu me prête vie, Je le verrai ce pays l'on dort !

L'arrivée de l'évêquede Nantes', que j'avois connu à Paris, m'a retiré de mon assoupissement. Ce prélat a fait sa visite dans son diocèse, dont l'étendue est fort grande. Sa douceur populaire, sa charité com- patissante, sa politesse attentive, le bon exemple qu'il prêche et qu'il donne, ont moissonné pour lui tous les cœurs, aussi charmés de ses manières qu'édi- fiés de sa conduite. Nous montâmes à cheval dix ou douze, et nous allâmes au-devant de lui à plus d'une lieue de notre petite ville.

Quelques-uns de nos concitoyens, qui s'étoient fait un juste point d'honneur de le recevoir avec magni- ficence, l'avoient invité à venir loger chez eux. Pour moi, qui n'ai d'autre logement que la maison mater- nelle, — hospice commun à douze enfants, huit frères et quatre sœurs, je cédai aux plus accommo- dés l'agréable avantage de recevoir notre évêque, à qui je fis le compliment qui suit, en l'abordant :

38 DES FORGES MAILLARD

Monseigneur, j'aurois été charmé de vous offrir ma maison, à l'exemple de quelques-uns de nos magnifiques compatriotes ; mais mon inclination est malheureusement contrariée par la situation je me trouve. Je pourrois vous dire que mes meubles ont été transportés à la campagne, qu'un subit incendie a brûlé mes tapisseries, que la tempête a précipité et confondu le troisième et le premier étage. Non, Monseigneur, la raison que j'ai à vous alléguer est plus véritable et plus essentielle : c'est que je n'ai point de maison qui m'appartienne, ni même de louage. Les poètes, que l'on compare aux cygnes à cause de leur voix mélo- dieuse, et aux cigales à cause de leur babil opiniâtre, vivent à l'ombre des bois et sommeillent au bord des ruisseaux. Mais, Monseigneur, si l'intention peut quelque- fois représenter la chose, c'est assurément aujourd'hui, puisqu'il ne fut jamais d'intention plus vive et plus sincère que la mienne.

Ce compliment grotesque le réjouit beaucoup :

On voit bien, me dit-il, que vous êtes fraî- chement arrivé du Forêts, province voisine du Lan- guedoc et de la Provence, vous y avez humé Tair Gascon.

Je lui répondis comme il convenoit, et chemin fai- sant la conversation fut égayée.

Nous nous arrêtâmes à une demi-lieue de notre ville, et comme je ne croyois pas que la joie de revoir un prélat universellement aimé fût assez marquée par mon gaillard impromptu en prose, je lui récitai les vers suivans :

Prélat, dont l'illustre naissance N'a point enorgueilli la solide vertu

LETTRES NOUVELLES 3()

Je viens, à la réjouissance Qu'inspire à tous Its cœurs votre auguste présence,

Mêler mon hommage ingénu. Contemplant à longs traits son pasteur et son guide, Votre troupeau se livre au plaisir de vous voir, Et le Croisic voudroit, ainsi qu'aux jours d'Armide, Se changer en palais pour vous bien recevoir. Souffrez donc, Mon.seigneur qui confirmez les gens.

Qu'ici ma Muse vous confirme,

Vous dise et sans fard vous afiBrme Que ce troupeau, sensible à vos soins diligens.

N'a point d'ouaille dont le zèle,

L'amour et le devoir fidèle Se puissent comparer aux transports que je sens.

Notre prélat reçut ces éloges avec modestie ; il eut la bonté de m'en remercier et me promit d'y ré- pondre. Nous partîmes après dîner pour nous rendre au Croisic, il fit son entrée au bruit de Tartillerie et au son des cloches (ceci s'en va sans dire), accom- pagné d'environ trente personnes à cheval, dont la plus grande partie étoit allée à sa rencontre. Mais la plaisante aventure qui précéda son entrée ne sauroit manquer de vous divertir.

Nous fûmes devancés par un fourgon, s'étoient nichés nombre de laquais et de servantes; le peuple de notre ville, qui n'est pas dans l'habitude de voir des étrangers de marque, crut de bonne foi, en voyant arriver cette machine, que l'évêque étoit dedans. Voilà tout aussitôt une multitude d'hommes et de femmes à genoux, qui se poussoient et se jetoient les uns sur les autres pour être plus à portée de recevoir

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sa bénédiction. Mais jugez combien ces braves dévots demeurèrent étonnés, quand ils virent sortir du fond du chariot quantité de domestiques des deux sexes, qui folâtroient en riant de leur simplicité crédule et curieuse.

Notre prélat, pendant le cours de ses visites, a donné des preuves d'un zèle infatigable : à l'église depuis six heures du matin jusqu'à trois heures après midi, occupé à donner la confirmation et aux autres cérémonies de son ministère ; exact au surplus à ré- pondre de politesse à toutes les personnes de quelque considération, il s'est tellement concilié les âmes qu'il n'est point de ville dans son diocèse qui n'ait extrêmement souhaité de devenir celle de sa résidence. A propos de souhaits, j'en entendis un fort rare, que faisoit une lingère au moment l'évèque passoit dans la rue :

Je voudrois, disoit-elle, que Monseigneur me donnât trois choses : sa croix, sa bague, et le plus beau de ses laquais.

Ce souhait est modeste, et cette fille nous prouve- roit que l'acquisition de la félicité n'est point aussi difficile que les philosophes se le persuadent.

On m'avoit promis de faire réponse à mes vers, et je reçus celle qui suit deux jours après. C'est toujours au nom de Mademoiselle Malcrais de la Vigne que l'on me régale de toutes ces gentillesses. Quelque chose que je puisse dire, il semble à tous ceux qui me connaissent que je suis réellement métamorphosé.

C'est en vain que je m'écrie : Parbleu, Messieurs,

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examinez, nec habet inento mera Jemina barbam. Un homme en place est le dépositaire d'une longue lettre ', dans laquelle je rends compte au public des causes d'un déguisement, qui ne doit son origine qu'au hasard et à une raillerie naive et sans malice qui m'amusa à la campagne.

Réponse à Mademoiselle de Materais de la Vigne, par l'évêqiie de Nantes.

Illustre de Malcrais, dont la Musc éloquente Sait avec art prodiguer son encens, Tes vers, ton esprit, tout m'enchante. Mais comment répondrois-je à de si doux accens ? Il faudroit en ce jour, pour le faire avec grâce. Qu'en ma faveur Apollon libéral De mon palais épiscopal

Fit un nouveau Parnasse ; Ou que, parmi ses nourrissons M'assignant une place. Il me donnât, par toi, de savantes leçons. Charmante Muse de la Loire, A quoi bon d'ailleurs plus long-tems De tes rares talens Préconiser la gloire ? Tes nobles qualités, tes célèbres écrits, Malgré l'effort des ans, conserveront leur prix Et t'éterniseront au temple de Mémoire.

A vous parler franchement. Monsieur, je ne me crois pas médiocrement honoré de me voir laurea donatum non pas Apollinari, comme dit Horace, mais episcopali.

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M. le comte de Vérac, qui tient une des premières places de notre province, s'est trouvé ici en même temps que Tévêque de Nantes. C'est un jeune homme qui n'a que dix-neuf ans, et qui joint le bel esprit à la belle figure.

Nous vîmes aussi, ces jours derniers, dans notre ville deux Académiciens astronomes, qu'on dit être partis de la capitale pour perfectionner la carte de France. Quelqu'un, qui prétend le tenir de bonne main, m'a fait entendre que cette besogne n'étoit pas l'objet de leur voyage, mais que, l'essieu ou l'axe du monde s'étant faussé ce qui causoit du dérange- ment dans les saisons depuis plusieurs années, ces messieurs erroient dans l'univers afin de prendre les dimensions nécessaires pour redresser cet axe : après quoi le printems commencera régulièrement le 22 de mars, et l'hiver le 22 de décembre.

J'espère, Monsieur, que le mélange de cette Lettre pourra vous amuser, et que vous voudrez bien vous dérober à vos savantes occupations pour vous réjouir un moment avec celui dont le cœur vous est tout dé- voué. J'ai l'honneur d'être etc.

Des Forges Maillard.

NOTES.

' Titon du Tillet (Evrard), en 1677 et mort en 1762 à Paris ; fils de Maximilien Titon, seigneur d'Ognon, directeur- général des manufactures et des magasins d'armes du roi. Titon du Tillet fut successivement capitaine de dragons,

LETTRES NOUVELLES 43

maître d'hôtel de la duchesse de Bourgogne (1697 à 1712) et après la mort de cette princesse, commissaire des guerres. Sa fortune lui permit de satisfaire son goût très prononce' pour les lettres et les arts, et d'assister largement les litte'rateurs et les artistes. Des Forges, entre autres, pendant près de trente ans (de 1733 à 1762) éprouva sous toutes les formes les effets de sa constante et généreuse amitié : il fut, entre autres, hébergé et défrayé à l'hôtel de Titon pendant ses deux premiers séjours à PariSjl'un de 1733 à 1735 (voir ci-dessus p. 3o à 33), l'autre en 1737-1738. Titon est surtout connu pour avoir fait exécuter à ses frais un ouvrage en bronze d'une dizaine de pieds de hau- teur, représentant le mont Parnasse décoré des effigies des prin- cipaux poètes français; ce curieux monument se voit aujourd'hui dans une des salles de la Bibliothèque Nationale. Titon en a expliqué le dessein dans un volume in-folio intitulé : Dei- cription du Parnasse français exécuté en bronze, suivie d^une liste des poètes et des musiciens rassemblés sur ce monument ; Paris, 1732 et 1760. 11 est aussi -uteur d'un Essai sur les honneurs et sur les monuments accordés aux illustres savants pendant la suite des siècles, Paris, 1734, in-12.

" Mgr Turpin de Crissé de Sanzay (Christophe-Louis), qui occupa le siège épiscopal de Nantes du 17 octobre 1723 au 29 mars 1746.

3 C'est la Lettre VII ci-dessus, adressée à M. de B***, datée du 29 décembre I736, mais qui ne fut imprimée qu'en 1741, dans le tome X des Amusemens du cœur et de l'esprit.

IX

Lettre i" au président Bouhier

A Paris, le 26 de septembre 1737 «.

fOTRE traduction des Tuscuîanes avec les notes est fort estimée à Paris, comme tout ce qui sort de votre plume l'est et le doit être. J'en ai lu quelque chose chez un de mes amis, qui l'a achetée. Vous en avez fait présent à quelqu'un, qui se trouva par hasard chez un libraire étoit M. l'abbé d'Olivet, votre associé dans le tra- vail de cette traduction. On parla de votre ouvrage, et ce quelqu'un dit avec une vanité raisonnable :

M. le président Bouhier m'a fait l'honneur de m'en donner un exemplaire.

Vraiment, dit M. l'abbé d'Olivet en rabatant ses sourcils, M. le président Bouhier est bien libéral ! Il n'a qu'à donner tous les exemplaires, on n'en vendra plus.

Comme chacun connoît, ou par soi-même ou par relation, la douceur balsamique et melliflue du carac-

* Bibl. Nat., Ms. fr. 24410, f. 410 R*. Lettre autographe.

LETTRES NOUVELLES 4.S

tère de l'abbé ', cette mauvaise humeur surprit beau- coup ceux qui furent les témoins de son épanchement. Pour moi, je ris de bon cœur quand on me raconta cette colère ; je vous la sers aussi comme un régal exquis, et de Paris je vous vois rire à Dijon. M. Huet, dans je ne sçais quelle épigramme toute composée de mots saugrenusj appelle les prêtres Missepecunifices. Je crois qu'on peut nommer de même la plupart de nos beaux esprits de Paris Libripecunijices.

A propos de livres, j'ai mis sur le papier quelques- unes de mes réflexions sur notre langue ; ce ne seroit qu'un petit volume de cent pages ; si je l'achevois, je prendrois la liberté de vous envoyer mon manuscrit par quelque occasion. J'ai fait deux comédies, l'une en un acte, en prose, pour le Théâtre italien, l'autre en trois actes, en vers, avec un prologue aussi en vers, pour le Théâtre françois '. Je me propose de les re- toucher, si mon conseil les trouve dignes de se mon- trer au grand jour. Je pense aussi à faire un opéra, mais ce n'est encore qu'une idée. 11 me faudroit ici quelque emploi facile et médiocrement lucratif. Mais je crois que la pensée de Martial convient à tous les âges :

Semper eris pauper, si pauper es. /Emiliane ;

Nam bona non dantur nunc, nisi divitibiis.

Mes embarras en arrivant à Paris ', quelques par- ties de campagne, l'envie que j'avois de lire votre livre avant de vous écrire, m'ont empêché de le faire plutôt. Je vous demande en grâce que ce délai nedi-

46 DES FORGES MAILLARD

minue point Tamitié que vous voulez bien me témoi- gner. J'ai l'honneur d'être avec la considération la plus vive et la plus respectueuse, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Des Forges Maillard.

P. S. M. Titon du Tillet, chez qui je suis encore, vous fait bien des complimens, c'est comme qui diroit vous salue. M"« du Mesnil débute à la Comédie Françoise avec un succès prodigieux. Ce sera une grande actrice. Je l'ai vue dans le Comte d'Essex faire le rôle d'Elisabeth. M"» Froment, qui a débuté dans le même temps, n'en approche pas de cent lieues.

NOTES.

' Sous la date inexacte du 4 septembre 1737, Des Forges, dans ses Œuvres, édit. lySg (11, p, 187-210), a imprimé une partie de cette lettre que nous ne reproduisons point. Ce que nous donnons est inédit et plus curieux que l'imprimé, surtout l'anecdote relative à l'abbé d'Olivet. - Jean Bouhier, président à mortier au Parlement de Dijon, dans cette ville en 1673, mort en 1746; un des littérateurs et un des érudits les plus célèbres du XVIIl* siècle; poète médiocre, mais profond jurisconsulte; membre de l'Académie françoise en 1727. Des Forges lia con- naissance avec lui en se rendant à Montbrison, au commence- ment de 1735, et depuis ils restèrent toujours en relations épis- tolaires. Les Œuvres de Des Forges contiennent cinq lettres de lui au président Bouhier (t. 11, p. 199, 207, 2i3, i2i et 228); mais il les publia sur des minutes qui différaient des originaux

LETTRES NOUVELLES 47

adressés à Bouhier, lesquels existent encore à la Bibliothèque Nationale, Ms. fr. 24410, et fournissent, non seulement des variantes, mais des parties toutes nouvelles, étendues et très intéressantes.

' Plaisante ironie. D'Olivet (Joseph Thoulier), grammairien, critique, académicien, à Salins en 1682, mort en 1768, était connu pour l'un des plus grincheu.x personnages de France et de Navarre.

' Très-probablement la Double jalousie, dont deux actes sont imprimés dans les Œuvres de Des Forges, édit. lySg, II, p. 338- 395 ; et la comédie en un acte doit être la Jalousie favorable à l'Amour, publiée dans le même volume, p. 322 à 337.

' Il était venu à Paris en juin 1737, comme il l'avait annoncé à Bouhier, dans une lettre datée du Croisic, 3 janvier 1737, il dit : Cl Je suis ici jusqu'au mois de juin, après lequel temps « je retournerai à Paris. J'aurois bien voulu qu'un emploi con- « venable (car il en faut quand on est douze enfans) m'eût fixé « dans votre ville etc. (Bibl. Nat. Ms. fr. 24410, f. 408, lettre autographe publiée en partie par Des Forges, avec la date inexacte du i5 février 1737, dans ses Œuvres, édit. 1759, II, p. 199-204.)

Lettre à René Chevaye

Au Croisic, ce 20 de novembre 1738.

ous devez avoir reçu une lettre de moi, Monsieurmon cher ami, et je vous envoyé Tode dont je vous ai parlé '. Je Tay faite pour disputer le prix aux Jeux floraux. Je vous prie de m'en dire votre avis et de l'examiner at- tentivement. Je crois que les changemens que je vous propose ne valent pas ce que j'ai préféré. J'ai aussi dessein de faire une idille pour les prix, quoique je n'espère rien faire de mieux que celle des ArbreSy qui est achevée ', et que j'ay envoyée et dédiée à une dame de Paris. Mais elle est en vers libres, qui sont dans le vray genre de l'idylle, et j'ay vu qu'à refaire ma pièce en rimes plattes, j'en perdrois toute la beauté.

Voilà aussi le projet du ballet ' dont M. Titon me parle dans votre lettre. Je n'ay encore rien mis en œuvre ; mais l'idée m'en paroît heureuse. Je vous

* Biblioth. de Nantes. Lettre autographe.

LETTRES NOUVELLES

49

prie, mon cher ami, de m'aider de vos lumières pour une juste et coulante disposition de scènes et de jeu de théâtre, quoiqu'il me semble qu'il y ait suffisam- ment de celuy-cy. Il faut surtout des scènes vives et courtes.

Je n'ay point été à Rennes, mon cher ami; je n'ai pas voulu risquer des certitudes pour des accidens. On ne m'a rien donné aux Etats, malgré les sollicita- tions de mon ami M. le président de Robien fils *. Les députez ont agi foiblement. J'écris aujourd'hui assez vivement à ce sujet au gouverneur de M. le duc de Penthièvre. Peut-être que les choses auroient pris un meilleur tour si j'avois été présent ; mais, comme je viens de vous le dire, je n'ai pas voulu bazarder de l'effet pour des vessies pleines de vent. La honte d'une avarice si grande retombera toute sur la pro- vince, d'autant qu'ils ont reçu différens exemplaires de mon ode. J'envoyai à M. le marquis de Brancas ' et à M. le duc de la Trimouille ^ des vers à leur louange. J'ai seulement reçu une lettre de remer- ciment de M. le marquis de Brancas, qui finit en me disant qu'il voudroit bien se trouver à por- tée de me taire plaisir. Mais quand on pense avec honneur, ose-t-on déclarer qu'on demande un pré- sent? Et d'ailleurs, mon parti étoit pris du dé- goût pour les employs des devoirs', et je n'en veux point.

J'ai du malheur, mon cher ami, je me suis cru sur le point d'avoir un entrepôt de 3ooo'*. Quand je m'en croyois le maître, il est survenu une affaire à un

5o DES FORGES MAILLARD

homme qui me protège, il est parti pour le Langue- doc. Celui qui possédoit l'emploi est mort, le fermier général à qui appartenoit cet emploi Fa donné à son neveu, et je suis resté sans rien. On m'avoit promis de le faire demander par M. le Contrôleur général des finances, auprès duquel j'ai des amis. Enfin il faut prendre patience.

L'épître à M. Rousseau est, comme je vous l'ai mandé, de huit cens vers ou plus; c'est une satire vive sur le goût moderne dans les ouvrages de litté- rature. J'y drappe furieusement Piron sur son Gus- tave et sur son ode obscène ; je m'emporte aussi contre les critiques de mauvaise foi, l'abbé Desfon- taines y est sous-entendu. Cette pièce a de grands en- droits et du nouveau ; cependant je serois fâché qu'elle parût sous mon nom*.

J'avois fait retirer les Quêteurs des mains de M. Morand, parce que je me défiois des fourberies des imprimeurs. J'ai changé d'avis, depuis qu'on m'otfre un louis en prenant le manuscrit. Je pense aussi que l'épître à Voltaire, que j'ay retouchée, ne tardera point à paroître.

J'ay été fort sensible au témoignage avantageux que M. Rousseau m'a donné dans les vers qui me concernent *.

J'ay encore quelque ressentiment dans le côté '"; mais j'espère que cela se dissipera insensiblement. Peut-être ferois-je bien de travailler moins, mais la littérature est ma ressource dans un pays l'on ne voit presque point d'hommes, mais nombre de

LETTRES NOUVELLES

simples bipèdes. Cependant j'ay assez engraissé, et je m'amuse.

Portez- vous bien, mon cher ami; mes très humbles respects à Madame. Je suis de tout mon cœur, Mon- sieur mon très cher amy, votre très humble et très obéissant serviteur,

Des Forges Maillard.

Je vous prie, mon cher ami, de n'être point négli- gent à me répondre, parce que j'envoyerai copie de mon ode à M. Titon, afin qu'il m'en écrive aussi ce qu'il en pense. Attendez-vous de plus à recevoir sou- vent de mes lettres; le ballet que j'entreprends est pour moi une ressource. J'ay aussi distribué, il y a longtemps , les scènes d'un opéra-tragédie , dont j'avois fait voir le projet au fameux Mouret, qui l'avoit aprouvé. Chaque chose en son temps. Com- mençons par un ballet.

Vous n'avez donc point examiné vos volumes de pièces des Jeux floraux, pour voir ce qu'il s'y trouve de moi ? Car Je ne sçais trop ce que j'y ay envoyé. Mais Adam chassé du paradis y est allé sûrement ; j'avois péché en un point : il falloit un exorde à la pièce.

Je ne sçais ce que j'ai fait d''Issé. Avez-vous quelques volumes d'opéra ? J'en ay au plus une douzaine de pièces.

52 DES FORGES MAII.I.ARD

NOTES.

' C'est l'ode IX des Œuvres de Des Forges, édit. de 1759, t. I, p. 55-59.

' Imprimée au t. I" des Œuvres de 1759, p. 277-283.

3 L'Amour vengé, opéra-ballet, dont le canevas peu intéres- sant est jointe cette lettre ; l'acte I" de cette pièce est imprimé dans les A musemens du cœur et de l'esprit, t. X, p. 296-3 1 2.

* Sur le président de Robien voir la note i de la Lettre XXIU ci-dessous. Des Forges avait fait distribuer aux Etats de Bre- tagne son ode sur la mort du comte de Toulouse, gouverneur de la province, imprimée dans ses Œuvres, édit. 1739, 1, p. 73- 78 ; il en attendait une récompense, qui ne vint pas. Le duc de Penthièvre, dont il parle dans la phrase suivante, était le fils du comte de Toulouse, auquel il succéda dans les dignités de gou- verneur de Bretagne et d'amiral de France. Ce prince, encore très jeune, avait pour gouverneur M. de Lizardais, capitaine de vaisseau, ami de Titon du Tillet et connu de Des Forges, qui lui adressa une ode imprimée dans ses Œuvres, édit., 1759, I, p. 78-81. Cf. ci-dessous la Lettre XXI, note i.

5 Maréchal de France, commandant en chef en Bretagne (de 1738 à 1746) en l'absence du duc de Penthièvre, gouverneur.

* Président de l'ordre de la noblesse, aux Etats de Bretagne.

' Les devoirs étaient une imposition analogue aux contribu- tions indirectes d'aujourd'hui.

* Nous ne croyons pas que cette pièce ait été publiée.

' Ils se trouvent dans une lettre écrite de Bruxelles, à la fin de juillet ou au commencement d'août 1738, par J.-B. Rousseau à Titon du Tillet: lettre imprimée dans les Amusemens du cœur et de l'esprit, XII, p. 242-244, et dans le Mercure de France d'août 1-50, p. 125-127.

'" Dernière trace de la pleurésie qui dans le premier semestre de 1738, pendant que Des Forges était à Paris, l'avait mis à deux doigts du tombeau.

XI

Lettre 2' au président Bouhier '

Au Croisic, le i5 de décembre 1738.

ONSiEUR, il y a environ un mois que j'ai reçu la nouvelle édition de vos Poésies. M. Titon du Tillet attendoit une occasion pour me l'envoyer, et après l'avoir trouvée, l'homme de l'occasion s'est acheminé à pas de tortue, et l'attente j'étois m'a causé beaucoup d'impatience. Enfin, il est venu, et je l'ai relue avec grand plaisir. Je dis relue, puisque la première édi- tion contient presque tout ce qui est dans celle-cy. Mais vous n'y eussiez ajouté que le Pervigiliutn Veneris ', traduit avec tant de grâce et d'élégance, c'est un nouveau présent dont le public vous doit être infiniment redevable. Vous avez triomphé de deux grandes difficultés, celle d'en rendre bien le sens, et celle d'en bien exprimer les délicatesses. On chante ici communément une chanson dont le refrain est pareil à celui du Pervigilium Veneris : Bibl. Nat., Ms. fr. 24410, f. 41 1 r*. Lettre autographe.

DES FORGES MAILLARD

A l'amour on résiste en vain ; Qui n'aime aujourd'hui doit aimer demain.

Je vous prie de me dire si votre santé est toujours bonne et si par conséquent votre goûte vous laisse jouir de votre tranquilité. Je vous souhaite en ce commencement d'année tout ce qu'on peut souhaiter à ses meilleurs amis. Horace l'a rassemblé dans un vers :

Gratta, fama, valetudo contingat abundè .'

Je vous serois aussi bien obligé si vous vouliez bien dire à M. Cocquard que je le compte toujours parmi mes amis, et que je crois qu'il me fait la même grâce.

Enfin ma maladie, qui m'a coûté beaucoup, m'a contraint de retourner dans ma patrie, et cela contre mon gré. On me fait toujours attendre un employ, mais il est lent à venir, parce que ceux qui peuvent, dans ce siècle, sont gens durs et terrestres. Il y a quatre mois que je suis de retour'. Il ne se trouve ici personne avec qui je puisse parler littérature. Jugez si je suis souvent seul. Je fais des vers, n'ayant point autre chose à faire, et M. Titon du Tillet m'écrit toujours :

Grata superveniet, quœ non sperabitur, hora.

Cela me console. Car il faut se consoler de tout' et inventer de la gayeté même, s'il est possible. Tâchez de n'en pas manquer, c'est une bonne provi-

LETTRES NOUVELLES 55

sion. J'ai l'honneur d'être avec la plus grande estime, très respectueusement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Des Forges Maillard.

NOTES.

' Poème latin attribué à Catulle.

* 11 avoit donc quitter Paris avant le i5 août lySS. Il était revenu au Croisic le 21 de ce mois, car il y a une lettre de lui, datée de ce jour et de ce lieu, adressée à M"" du Hallay, dans les Amusemens du cœur et de l'esprit, II, 434.

XII

Lettre i" à Madame du Hallay '.

A Nantes, ce 12 de janvier ijSg.

[e suis à Nantes, Madame'. Cette ville est la plus commerçante et la plus riche de notre province. Quand on y arrive par la Loire, du côté de la mer, on s'étonne à l'aspect du monde qu'on y voit, et l'on croit débarquer sur un échiquier. Les gens y sont de deux couleurs, blancs et noirs. C'est une prodigieuse quantité de nègres qui trottent par les rues. Une femme n'y devient pas plutôt maîtresse d'une certaine fortune, que son ambition se hausse jusqu'à se faire suivre par un noir. Il est heureu.x qu'elles n'ayent pas l'imagination aussi vive que les brebis de Jacob ; ce seroit le moyen de n'ac- coucher que d'enfans noirs ou pies. On aime tant ici à se singulariser que, si l'on savoit une contrée la nature produisît des hommes bleus ou gris de lin, on franchiroit l'intervalle des mers pour les aller en- lever.

* Amusemens du cœur et de l'esprit, t. XI, p. 56q.

LETTRES NOUVELLES

J'étois ici le premier de Tan ; je restai tapi tout le jour dans mon auberge, pour éviter les importuns et faux complimens dont on s'assomme par usage. Un homme que vous n'avez vu qu'une seule fois, vous saute au cou et vous étouffe de caresses ; cela est ridi- cule, peu s'en faut que je ne dise détestable, du dernier détestable ' / Tout le monde paroit ami ce jour-là, pendant qu'un véritable ami est une chose si rare que, si M. Titon du Tillet ne m'aimoit pas, je pourrois dire, comme beaucoup d'autres ;

Et ce phénix est encore à trouver.

Je me ressouviens d'une lettre laconique en vers, qu'écrivit, le premier de l'an, un homme de ma con- naissance. On lui manda de Bordeaux que M. de P**, capitaine de vaisseau, se disoit de ses parens. Celui que je connais n'était pas trop bien en laine et regarda cette nouvelle parenté comme une bonne trouvaille. Cependant, il écrivit à l'autre plusieurs lettres à ce sujet, sans recevoir aucune réponse. Le premier de l'an arrivé, il lui reprocha ainsi son silence :

Que Dieu te doint bon jour, bon an, Monsieur de P**, mon cher parent. Qui mon parent veux bien te dire, Mais pour diable ne veux l'écrire !

Si toutes les rimes ne sont point riches, le sens en est réjouissant, et je crois que vous en rirez aussi.

Je dînai, le jour des Rois, chez un Irlandais, homme aimable et qui a de l'esprit. Il nous régala

8

58 DES FORGES MAILLARD

fort bien : faisan, perdrix, bécasse, et tout ce qui peut ragoûter, y fut servi. Son valet de chambre, qui fait aussi la fonction de maitre-d'hôtel, est de son pays. Son maître ne lui parloit qu'irlandais', et il répondoit en même langue. J'ai l'honneur d'être, etc.

Des Forges Maillard.

NOTES.

' C'est dans son second séjourà Paris, en iy'iy-iy3S, que De Forges connut M. et M"' du Hallay, voisins deTiton du Tillet et liés avec lui ; car Titon demeurait alors près de l'Arsenal, et M"' du Hallay dans la petite rue de la Cerisaye, qui existe en- core aujourd'hui en ce même quartier (voy. Amusemens du cœur et de l'esprit. XI, p. 141). M"* du Hallay, distinguée à la fois par sa beauté, son esprit et son cœur, inspira à Des Forges une admiration mêlée de tendresse, qui ne cessa jamais d'être res- pectueuse. De retour au Croisic, il entretint avec elle un com- merce épistolaire fort suivi pendant environ deux ans ; mais, au mois de juin 1740, si l'image de M"* du Hallay vivait toujours dans l'esprit de Des Forges, la correspondance avait cessé (voir Lettre XX ci-dessous). Outre les cinq lettres de notre auteur à cette dame que nous publions ici (N" XII, XIV, XV, XVI et XVIII), les Amusemens du cœur et de l'esprit en contiennent quatre autres des 21 août, 26 novembre, 26 décembre 1738, et 9 mars 1739 (t. II, p. 434; IV, 325, 336 ; et XI, p. 141), plus deux pièces de vers à elle adressées de Paris le 1" mai 1738 avec la réponse, aussi en vers, de M"' du Hallay [Ibid., II, 67, 69, 70). Deux autres pièces à son adresse sont imprimées dans les Œuvres de Des Forges, édit. lySg, 1, 3 10 et 325.— Nous n'avons trouvé ailleurs aucun renseignement sur cette dame; mais nous serions tenté de croire que son mari devait appartenir à la

LETTRES NOUVELLES So

famille de Joachira des Caseaux du Hallay, célèbre négociant nantais qui, après avoir fait une immense fortune commer- ciale aux Indes et au Mexique, fut choisi pour député du commerce de Nantes à la fin du XVII* siècle, et s'établit à Paris il épousa une fille de vieille noblesse, Henriette- Marie de Briquemault, laquelle devenue veuve fonda de ses deniers, en 1734, l'hôpital des Incurables d'Angers (voy. l'article Nantes de Greslan, dans Expilly, Dictionnaire des Gaules et de la France, V, p. 84, et dans Dugast-Matifeux, Nantes et le pays nantais, P- 497)-

* C'est le mot du marquis de Molière dans la Critique de l'Ecole de^/emmw (scène V):u Détestable, morbleu, détestable! « du dernier détestable ! ce qu'on appelle détestable ! »

' L'irlandais et l'erse (qui se parle dans la haute Ecosse) sont les deux grands dialectes de la langue gaélique, l'une des branches de l'ancien idiome celtique.

XIII

Lettre 3" à René Chevaye '

Au Croisic, ce ii d'avril 1739.

ous avez raison, Monsieur mon cher ami, et vous l'avez bien deviné : le saint temps de Pâques a fait une interruption à mes travaux poétiques, et j'étois occupé à la besogne de ma conscience, grande, pénible et désagréable affaire ! Mais Dieu nous l'ordonne, et ses récompenses ne sont qu'à ce prix . J'étois d'autant plus embarrassé qu'il s'étoit écoulé bien des mois depuis que je n'avois satisfait à cette obligation. Enfin j'en suis quitte, et je voudrois bien l'être aussi devant Dieu. Cela m'a fait remettre de jour en jour la réponse que je suis charmé de vous faire.

Je répondis à M. Titon du Tillet justement le même jour que j'avois fait mes pâques. Je me trouvai alors dans une humeur moralisante, et j'en ai rempli la lettre que je lui ai écrite ; je ne sçais comme il la prendra, lui qui prend le temps comme il vient. Je lui parlai aussi sans déguisement de l'ennui que

* Biblioth. de Nantes, lettre autographe.

LETTRES NOUVELLES 6l

j'avois, et du peu de soins que mes amis et lui-même se donnoient pour mon avancement. Il le prendra tout comme il lui plaira. Je m'apperçois que toutes ces amitiez parisiennes sont vaniteuses, mais qu'elles sonnent comme des pots fêlés, quand on les éprouve en les frappant avec le doigt. Je m'ennuye et je suis rebuté des belles promesses.

M. Titon a eu pour moi des soins paternels pen- dant ma maladie ; mais pour mon avancement, il ne s'en inquiète pas assez. Je vais vous confier une chose que je vous prie de ne point révéler. Avant d'envoyer au prince royal de Prusse son livre du Parnasse ex. ses médaillons, il me pria de lui faire une épître en vers, je la fis. Il en a reçu un présent et me mande que le prince lui envoyé une tabatière d'or en remerciment de son Parnasse et de ses mé- daillons, et il ne me dit pas un mot du succès de ma pièce, qu'il a envoyée en son nom. Tu vois comme les hommes sont hommes en tout. Cependant je ne lui en ai rien témoigné, sinon qu'en répondant à sa lettre il me parle des pertes qu'il a faites, et il com- pare, pour ainsi dire, sa destinée à la mienne, je lui en fais voir la différence, et récemment, lui dis-je, puisqu'il a reçu du prince de Prusse une tabatière d'or en remerciment de son livre du Parnasse et de ses médaillons, ouvrages qui ne regardent ce prince en aucune manière, tandis que j'ay fait des dépenses exprès pour l'impression de quelques ouvrages composez en l'honneur de quelques princes de France, tels que mon ode sur la mort du comte de

62 DES FORGES MAILLARD

Toulouse, sans en avoir reçu le moindre témoignage de reconnoissance. Vous voyez que je la lui coule en taille-douce. Mot de tout cecy, mon cher ami. Vous sentez bien que, dans ma situation, je ne ferois pas cette confidence à tout autre.

Je sçais qu'il paroît à Paris un premier tome de Poésies morales et chrétiennes, je crois que dans la suite il s'y trouvera quelque chose de moi. L'auteur s'appelle Le Fort ', je le connois, mais je n'ai point son adresse. M. Titon fera mieux votre affaire que personne, cet homme allant quelquefois manger de sa soupe.

Je compte aller passer le mois de juin à la Maillar- dière'. Serez-vous à Nantes alors, et pourrons-nous réunir nos âmes de plus près par nos conversations libres et sincères ?

J'écrivis ces jours passez une grande lettre philoso- phique en vers à M. Néricault Destouches, de l'Aca- démie françoise, à Melun, dont il est gouverneur'. Je ne sçais trop à quoi je passe le temps. J'ay nombre d'ouvrages commencez et je n'achève rien : opéra, remarques sur la langue, traductions de quelques lettres d'Aretin. Tout me dégoûte, étant toujours avec des gens qui, outre qu'ils sont sans littérature, n'ont pas l'ombre du goût. Il faut durer, en attendant une fortune meilleure.

Je suis du meilleur de mon cœur. Monsieur mon très cher amy, votre très humble et très obéissant serviteur,

Des Forges Maillard.

LETTRES NOUVELLES

63

NOTES.

' Le Fort de la Morinière, qui publia un Choix de Poésies morales et chrétiennes, dédié à Mgr le duc d'Orléans, en 3 vol. in-8° (Pans, Prault, lySg et 1740). Il est encore question de ce Le Fort et de son recueil ci-dessous, dans les n" XVII, XXI et XXV.

' La Maillardière, château situé à une lieue et demie de Nantes environ, en la paroisse de Vertou, et qui appartenait à René Darquistade, riche négociant, deux fois maire de Nantes, parent et ami de Des Forges Maillard.

3 C'est l'Epître XIX de l'édit. des Œuvres de Des Forges de

1759, t. I, p. 2l5-225.

XIV

Lettre 2' à Madame du Hallay*

A Nantes, chez M. Darquistade, à la Fosse, le i5 août 1739.

j'ai été si piqué, Madame, de voir l'horos- cope que j'avois tiré tourner à gauche *, que la confusion m'a cent fois empêché de vous écrire depuis. Ce n'est point assez que je sois malheureux dans tout ce que j'en- treprens pour moi-même ; il faut encore que la pros- périté que j'annonce aux autres devienne malheur, parce que c'est moi qui la prédis.

Grâces, Jeux, fondez-vous en eau, Pleurez le poupon de Lesbie ! Jasmin, violette jolie. Naissez autour de son tombeau.

Sur sa mère, qu'il vit si belle, Quand il sortit de l'Orient, Il tourna les yeux en riant. Charmé d'abord d'être d'elle.

* Amusemens du cœur et de l'esprit, t. V, p. 107.

LETTRES NOUVEr. LES 65

Sa langue déjà bégayoit Mainte petite gentillesse, Et déjà la délicatesse Brilloit dans ce qu'il essayoit.

Toutes ses façons enfantines Respiroient un air gracieux; Je ne sai quoi d'ingénieux Animoit ses charmantes mines.

Il sourioit si joliment ! Ainsi sourit celle que j'aime... Et s'il pleuroit, ses larmes même S'épanchoient avec agrément.

Il descendit dans les lieux sombres, Cet enfant beau comme le jour ; ■Il tient la place de l'Amour, Parmi les voltigeantes ombres.

C'est lui qui sans cesse y marie La jeune rose et le printems. Et qui fait chanter en tout tems L'oiseau sur l'épine fleurie.

Mais de sa mère la douleur Par mes vers n'est point apaisée; Ses yeux se couvrent de rosée, Et j'entens soupirer son cœur...

Consolez-vous, Madame, consolez-vous. La plus belle plante voit tous ses fruits abattus par un subit orage, mais le retour du printemps en répare bientôt la perte. Ne vous impatientez donc pas, et croyez que le ciel est intéressé à laisser au monde des copies

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DES FORGES MAILLARD

d'un si charmant modèle. Mais peut-être que mes vœux sont déjà à demi prévenus....

La moisson prolifique est beaucoup plus abondante sur nos ports de mer qu'ailleurs. Tant d'enfans y fourmillent sur nos quais, qu'il semble aux étrangers qu'il y croisse à la fois des générations d'hommes et de nains. Les maris y portent vraiment la corne d'abondance. Les naturalistes en attribuent la cause à la vertu des coquillages.

Cette fécondité a donné cours parmi nous à certain proverbe, dont voici l'origine et l'histoire. M. Godart, hydrographe à Saint-Malo, avoit une jeune femme qui le bénéficioit d'un rejeton tous les neuf mois régulièrement, de manière qu'il sembloit qu'elle fût incessamment en couche. De vint que, quand la femme d'un autre étoit accouchée, on disoit du mari que c'étoit un Godart. Ce quolibet a circulé si bien, que nous appelons Godarts tous les maris dont les femmes sont nouvellement accouchées. S'il arrive, pendant ces interstices, que quelqu'un de ces Godarts soit prié d'un repas d'amis et de plaisir, on le sert à table avec beaucoup de révérence, en disant : Serves Godart, sa femme est en couche*.

Vous ignoriez peut-être, Madame, cette anecdote bretonne, dont le dicton eût pu trouver place dans le roman de Michel Cervantes ou dans la Comédie des Proverbes ', si la date de son origine n'était pas trop récente.

Mon bon ami M. Titon du Tillet vous aura dit que je suis toujours le jouet de la cruelle et bur-

LETTRES NOL'VEI.t.ES

lesque Fortune. Les grâces et les bienfaits ne se dis- tribuent qu'à ceux qui les demandent au bruit pom- peux de leurs carosses, et qu'à ceux qui peuvent les payer au denier six ou huit.

Un homme d'une de nos isles d'outre-mer, plus ami des présens que de la Justice, rebutoit ceux qui lui venoient demander des grâces les mains vides. Quelquefois aussi il leur faisoit des questions ridi- cules, mettant les privilèges qu'ils désiroient au prix d'une solution qu'il leur étoit impossible de donner. Un de ces respectueux visiteurs l'étant venu trouver, il lui dit qu'il vouloit bien lui promettre ce qu'il souhaitoit, à condition qu'il lui dit comment se nommoit le père de Melchisedec. Le marin, qui connoissoit mieux la manœuvre que la Bible, perdit la boussole, et lui dit que cela n'étoit point du tout sur la carte :

Allez, lui dit le questionneur, vous n'êtes qu'un ignorant, qui n'entendez pas votre métier.

Un autre, informé de la réception qu'on avoit faite à son camarade, crut avoir deviné le mot du Sphinx. Il apporta sous un coin de son habit un bon sac d'écus, et la même question lui étant faite :

Monsieur, répondit-il d'un air délibéré, versant avec fracas son sac d'écus sur le comptoir, le père de Melchisedec s^appeloit Crésus.

Oh ! c'est un habile homme que celui-ci, dit le questionneur tout émerveillé. Je ne croyois pas que les gens de mer fussent si forts sur l'histoire. J'aime la littérature et ceux qui la cultivent, et je

68 DES FORGES MAILLARD

VOUS accorde, Monsieur, ce que vous me demandez

Vous savez. Madame, que je ne suis point assez riclie pour résoudre de si belles questions, et qu'ainsi j'ai bien l'air de demeurer long-tems pour reverdir en attendant la rosée.

Contre fortune bon cœur. Madame ; il faut bien rire pour tâcher d'adoucir sa mélancolie. Nous n'avons point ici * grand nombre de personnes d'un certain goût, soit en hommes soit en femmes. Je me promenois, ces jours derniers, avec une Muse pro- vinciale, qui me demanda d'un ton précieux si j'avois lu les Gogues de Fontenelle :

Non, lui répondis-je avec une sorte de fureur, ni les Gogues, ni la farce.

Cette bêtise me mit de si mauvaise humeur que je la ramenai chez elle sans lui dire un seul mot davantage.

Quelle différence des femmes de province à vous ! Quand on a goûté le plaisir de vous entendre, peut- on résister à l'ennui de leurs longues et stériles con- versations ? Mais vous ne pensez peut-être plus à moi, et vous payez d'un oubli profond le souvenir que j'aurai sans cesse de votre mérite et de vos talens. Eloigné de vous, je chéris, j'adore votre idée. Que je serois ravi si vous vouliez m'assurer que mon inquiétude me trompe, et que vous me permettez de vivre encore dans votre mémoire. Donnez-moi donc de vos nouvelles. Je serai ici jusqu'à la fin du mois , après quoi je retournerai me tapir dans nos rocailles".

LETTRES NOUVELLES gt)

Je suis et serai toujours respectueusement, avec une tendre et véritable estime, Madame, votre très humble et très-obéissant serviteur.

Des Forges Maillard.

NOTES.

* M"" du Hallay venait de perdre un enfant âgé de quelques mois, à qui notre auteur avait prédit, avant sa naissance, toutes sortes de prospérités.

" Serve:j Godard, car sa femme est en couche: par ce dicton se termine la curieuse petite comédie de Visé intitulée l'Embar- ras de Godard ou l'Accouchée, représentée à Paris en 1667 sur le théâtre du Palais-Royal, récemment rééditée par M. Victor Fournel dans son recueil les Contemporains de Molière, t. III, p. 461 à 482 (Paris, Didot, iSyS). Des Forges fait connaître ici l'origine de ce dicton, qui aurait pris naissance en Bretagne et qui avait vraisemblablement donné à Visé l'idée de sa comédie.

' La Comédie des proverbes, représentée en 1616, est d'Adrien de Montluc, comte de Cramail.

Ici, c'est-à-dire à Nantes.

' La dame évidemment voulait dire les Eglogues deFont&neils. Gogue (plaisanterie, raillerie, farce), vieux mot qui existait en- core au dernier siècle dans l'usage populaire, a complètement disparu de la langue, en nous laissant toutefois deux de ses dérivés, goguette et goguenard.

' Dans les rochers du Croisic.

XV

Lettre 3" à Madame du Hallay Anecdotes nantaises.

1

è\

A Nantes, ce 29 août lySg.

ES bons cœurs qui m'arrêtent ici, Madame, m'y laisseroient jusqu'à la veille du Jugement, si l'ennui et le dégoût ne m'engageoient à prendre mon congé de moi-même. Les hommes sont durs, chacun n'aime que soi, et pourvu qu'on ait les pieds chauds, on ne s'embarrasse pas qu'il neige ou qu'il grêle sur ceux qui voyagent. Le révérend père Adam devoit souffrir de grandes contrariétés dans ses humeurs, pour avoir produit des générations si bizarres et si différentes les unes des autres. Si les hommes sont frères, ce sont, en général, les frères de la Thébaïde '. Je suis bien en peine comme ils feront, ces hommes, pour s'aimer et se supporter dans l'autre monde ?

Les faux cœurs des hommes m'ont rendu misan- thrope , et je suis sur le point de me brouiller avec tout le genre humain, à l'exception de vous et de

* Amusemens du cœur et de l'esprit, t. VII, p. b.

LETTRES NOUVELLES

7'

M. Titon du Tillet. Cependant, ne croyez pas que j'aye voulu, dans ma dernière lettre, fronder toute cette ville ' de gayeté de cœur, en vous écrivant qu'il s'y trouvoit peu de personnes qui eussent du goût et de la littérature. Peu n'est point exclusif. Le nombre n'en est pas grand, mais il y en a. Quelques jeunes avocats, par exemple, tels que M. Bertrand, qui joint à une science fort étendue une mémoire prodigieuse et beaucoup de délicatesse d'esprit ; M. Chevaye, auditeur des Comptes, dont vous avez eu quelques poésies françoises, et qui en fait aussi de latines qui m'ont paru dignes de l'antiquité. On peut encore compter quelques amiesdes Muses parmi le beau sexe, comme Madame de Saint-G**, qui pense et qui sait. Elle me disoit en soupant qu'un poète ne devoit être amoureux que d'une belle pensée; c'est extrêmement subtiliser la matière ; cependant elle n'avoit pas tort pour le moment : j'étois alors tout avec vous et de cœur et d'esprit. Je dois vous dire un petit mot de Madame de M***. Elle est femme d'un des plus habiles commerçans du royaume ', dont l'honneur égale la capacité et sur- passe de beaucoup la richesse. Cette dame n'est pas seulement intelligente en prose et en poè'sie, elle l'est encore en architecture. La maison elle demeure est fort belle : c'est elle qui en a donné le dessein , et qui en a dirigé l'exécution. Le compas et l'équerre à la main, ce Vitruve femelle conduisoit ses ouvriers, faisoit bâtir, démolir : et l'ouvrage, achevé selon les ordres qu'elle donnoit, fait voir aujourd'hui la com-

72 DES FORGES MAILLARD

modité et la magnificence, l'élégance et la simplicité. J'avois quelques remords de conscience sur la manière dont je vous avois parlé des personnes qui composent cette ville et j'étois bien aise de leur faire cette réparation d'honneur. Vos Parisiens s'indigne- roient du parallèle, si l'on prenoit la liberté de les comparer en quelque chose aux gens de province. Ils nous regardent comme les habitants des limbes, qui ne sont pas faits pour goûter les joies du para- dis : cependant, ils sont aussi surpris de ce qu'ils voyent de nouveau dans nos cantons que nous le sommes d'abord en voyant les merveilles de l'Opéra. Il y a ici, à l'une des extrémités de la ville, un édifice curieux qui s'appelle YHermitage.Ct monas- tère de Capucins est situé sur le rivage de la Loire ; placé sur la pointe d'un roc escarpé, il offre en perspective toute la ville ; son élévation est telle que les vaisseaux hollandois qui flottent au pied de ce coteau, ne paroissent pas plus grands que des esquifs. Un Parisien qui s'y promenoit, disoit en admirant la largeur de la Loire : Voilà cependant une belle rivière, pour une rivière de province !

Un autre Parisien dînoit ici chez M. de S. G** ; on servoit des artichauts dont on avoit tiré le foin : Comment, dit-il, en s'adressant d'un air étonné au maître de la maison,/e5 artichauts de province n'ont pas de foin! Je vous prierai. Monsieur, de m'en donner de la graine, j'en veux emporter à Paris.

La première fois que j'allai dans la capitale, on trouvoit à redire sur beaucoup de mes termes et

LETTRES NOUVELLES yS

sur ma façon de les prononcer. On rioit de moi ; et je riois aussi quand j'entendois ces Aristarques pro- noncer alieurs, melieur, ce qui est absolument opposé à l'orthographe.

Les Parisiens courent aux termes nouveaux, comme les bigotes aux indulgences. Pendant mou séjour à Paris, il étoit trop commun de dire une tabatière, on ne disoit plus qu'une bo'ite : Madame, prête\-moi votre boîte ; Madame, combien vous coûte cette boite d'or? On faisoit sonner et bondir stkome, au lieu de cet homme ; astkeure, au lieu de dire uniment à présent ou bien à cette heure. Je ne me souviens plus de mille expressions affectées, qui me déplaisoient beaucoup, et que vous n'approuviez point aussi.

Il est vrai que la province a ses précieux comme Paris. Cependant ils y sont plus rares, et nous ne les prenons pas pour modèles, comme on fait à Paris.

J'ai vu des choses puériles, ridicules, faire indis- tinctement les délices de la cour, de la ville et des faubourgs de Paris. On adoroit des chansons dont le refrain étoit à la fois impie et obscène, comme celui de la Béquille du Père Barnaba, celui de Mademoiselle, pare\ votre chapelle, et tant d'autres, dont on prenait la sotte bizarrerie pour le vrai sel attique. Je trouverois les bouts-rimés encore plus supportables que ces refrains si ridiculement ima- ginés. On prend aujourd'hui le fantôme de l'esprit

pour l'esprit même

Votre lettre que je reçois, Madame, vient inter-

74 I>ES FORGES MAII.I.ARD

rompre le cours de mon humeur satirique. Votre main répand des grâces merveilleuses sur tout ce qu'elle écrit ; les caractères qu'elle trace sont comme une aimable magie qui dissipe toutes les peines et tous les chagrins qu'on me fait. Croyez, je vous en prie, que dans mon exil, tous les dieux et tous les diables de la Finance m'ont abandonné, les assu- rances de votre amitié me flattent plus agréablement que si la Fortune elle-même me donnoit une lettre de recommandation pour Plutus.

Vous m'avez envoyé des vers d'un style admirable: je n'ai jamais vu ni plus de netteté ni plus d'esprit. Si vous continuez de les faire si bons, j'aurai honte de vous envoyer des miens. Mais vous ne me mandez pas de nouvelles, cependant il y en a toujours à Paris, et quand elles manquent, la manufacture des cafés en fabrique aussi-tôt.

Ce qu'il y a de plus nouveau dans ce pays, c'est la terreur panique qui saisit, le vingt-cinquième août (1739), mille ou douze cents personnes assemblées dans la Bourse.

La Bourse est ici un bâtiment neuf, situé à l'entrée de la Fosse. Cette Fosse est, sans comparaison, le plus riche et le plus beau quartier de la ville. Pour- quoi ? C'est que la noblesse et la robe sont en ville, et que le commerce est à la Fosse. Or, il est plus facile à un commerçant de faire sortir un palais de terre et de le faire monter jusqu'aux nues, qu'à un gentilhomme de faire relever une remise que le temps aura ruinée.

LETTRES NOUVELLES

75

La Fosse, qui borde la Loire, est garnie de maisons somptueuses, et les flots de la rivière lavent les murs de la Bourse d'un côté. Cet édifice en remplace de- puis peu d'années un autre, qui étoit destiné au même usage et portoit le même nom. Il paroît d'un bon goût, mais on assure que la solidité ne répond pas à la beauté de l'ouvrage. Il est déjà lézardé en plusieurs endroits et s'affaisse d'un côté. Le plus grand nombre des habitans veut que ce soit la faute de l'architecte, et l'architecte que ce soit celle du ter- rain. Quelques-uns soutiennent que l'architecte et le terrain ont tort tous deux.

Pour en venir à notre histoire, sur l'heure de midi, la chaleur du jour obligeoit les amateurs de la promenade de chercher le frais dans la Bourse, quelques personnes rassemblées en un peloton, ayant vu ou cru voir en l'air un petit nuage de pous- sière, se mirent dans la tête qu'il s'étoit détaché du lambris ou des murailles. Cela, joint à une chaise qu'un enfant rouloit au-dessus, leur fit songer que la Bourse s'écrouloit. L'alarme court, chacun dit à son voisin : La Bourse tombe ! Ave\-vous entendu comme un éclat de tonnerre ? Sauvons-nous ! Sauvons- nous .'... La frayeur devient générale, les portes sont trop étroites pour suffire à la précipitation de tout le monde qui veut s'enfuir à la fois. On se presse, on s'écrase ; les voûtes retentissent d'un bruit aigu. Ce qu'il y a de plaisant pour ceux qui sont le moins effrayés, c'est de voir un gros homme presque tout rond, qui rouloit, avançant et reculant tour à tour

76

DES FORGES MAILLARD

parmi les vagues, sans pouvoir réussir à se tirer d'embarras. Cependant la multitude s'écoule , et des visages écorchés, des bras disloqués, des cuisses froissées, terminèrent la catastrophe de cette singu- lière tragi-comédie.

La terreur qui fit dénicher le lendemain le prétendu chevalier de Belle-Isle étoit mieux fondée. C'est un jeune homme âgé d'environ trente ans, d'une assez Jolie figure et qui ne manque pas d'esprit. Ces deux conditions ont beaucoup de grâce et sont même nécessaires dans un filou. Celui-ci, qui s'étoit donné à lui-même et sans cérémonie aucune l'ordre de chevalerie, étoit en prison depuis dix mois : et pour- quoi lui seroit-il défendu de se faire chevalier lui- même ? Il y a tant de gens qui se font gentilshommes au moyen de quelques sacs d'écus, gagnés à des mé- tiers qui ne diffèrent de celui de notre chevalier que par la manière de les mener.

Notre chevalier d'industrie, et non pas de Belle- Isle, avoit été d'abord honorablement accueilli de plusieurs personnes de distinction . Mais s'étant vanté d'avair vécu à Paris et à l'armée (car il se disoit colonel) avec quelques autres qu'il nomma, le hazard le fit s'avisager avec eux ; comme ils ne le reconnu- rent pas, il demeura convaincu d'imposture. Cela, joint à quelques petits tours d'adresse illicite, l'en- gagea de décamper sans dire adieu à son hôte. La maréchaussée le suivit, et il fut pris à Ancenis ; on le conduisit ici, il fut mis en prison suivant l'usage. Il y faisoit d'abord le seigneur; l'apostille qu'on

LETTRLS NOOTELLES 77

trouva sur ses épaules lui fit perdre beaucoup de son crédit. Il y a été pendant dix mois ; mais comme un homme accoutumé à voir le monde aime le grand air, il s'est ennuyé de vivre dans la retraite. La nou- velle qui survint lui déplut davantage : on lui annonça qu'il alloit être jugé, et ce devoit être le lendemain de son évasion. Comme il craignoit que les juges n'eussent pris son affaire du mauvais côté, il a trouvé bon de mettre du chemin entr'eux et lui Sur les dix heures du soir il s'échappa après avoir levé trois serrures, celle d'une chambre^ celle de la chapelle, et celle du palais, mais si subtilement que personne n'en entendit rien. Les archers sont après ; je crois qu'il ne se laissera pas reprendre s'il peut. Il sera surtout regretté d'une dame qui faisoit en pri- son sa partie de piquet avec lui.

Voilà les nouvelles. Madame. Si j'en apprends d'autres, je vous en ferai part quand je serai de retour sur les bords de l'Océan. J'ai l'honneur d'être, etc.

Des Forges Maillard.

NOTES.

' Allusion au titre de la première tragédie de Racine : La Thébaide ou les Frères ennemis, qui est de 1664.

' Cette ville, c'est Nantes, d'où est datée la présente Lettre. Sur Bertrand et Chevaye, mentionnés quelques lignes plus bas, voir les notes i et 6 de la Lenre VI ci-dessus, p. 21 et 22.

' « M"' de M***, femme d'un des plus habiles commerçans du

yg DES FORGES MAILLAKI)

royaume », c'est incontestablement M"' Montaudouin , car cette famille Montaudouin était la plus considérable, la plus illustre des grandes familles commerciales de Nantes au XVII' et au XVIII' siècle. Mais comme elle se divisait en plusieurs branches, il est difficile de dire à laquelle se rattachait par son mariage la dame que vante ici notre auteur. Des Forges fut surtout lié avec Daniel-René Montaudouin, S' de Launay (né en 1715, mort en 1754), et avec son frère Jean-Gabriel, dit Montaudouin de la Touche (né en 1732, mort en 1781); nous reviendrons sur l'un et l'autre plus loin, dans une des notes relatives à la Lettre XXXV ; mais en 1739, quand Des Forges écrivait la présente Lettre (n* XV) à M"' du Hallay, ni l'un ni l'autre ne devait être marié. On peut donc croire qu'il s'agit ici de leur mère, Anne Bouel, femme de Thomas Montaudouin, née à Nantes le 21 dé- cembre 1687. Si cette conjecture est juste, cette dame s'entendait à tout, car selon Greslan (article Nantes), elle ne donna pas à son mari moins de vingt-trois enfants.

XVI

Lettre 4^ à Madame du Hallay. * Suite des anecdotes nantaises.

Au Croisic, ce 12 septembre 1739.

'ai omis de vous dire, Madame, en vous parlant de la Bourse de Nantes dans ma dernière lettre, que la chapelle et la salle du négoce y sont séparées par une porte, qui s'ouvre à l'heure que la messe va commencer. Le temple du Seigneur et celui du commerce sont alors confondus, et l'on y tient une lettre de change d'une main et son bréviaire de l'autre.

Au-dessus de la chapelle est immédiatement la salle du concert ; il se tient deux fois la semaine en hiver, et une fois en été. Les tracasseries qui m'ont occupé pendant le séjour que je viens de faire en cette ville, m'ont empêché de m'y trouver. Le hazard y a ras- semblé d'assez belles voix et d'assez bons instrumens. La curiosité et la compagnie m'y menèrent plus d'une fois l'hiver dernier. Un jour que l'on chantoit quel- ques actes de l'opéra dVphigénie, la voix d'un musi- * Amusemens du cœur et de l'esprit, t. VU, p. 17.

8o DES FORGES MAILLARD

cien s'embarrassa dans le plus bel endroit et devint rauque à ne pas l'entendre. Quelqu'un, auprès de qui j'étois, dit que c'étoit apparemment une pointe de vin breton qui avoit déposé sa lie dans la gorge de cet Orphée. J'y vis exécuter aussi un divertissement en l'honneur de M. le marquis de Brancas. Vous ne doutez pas que tous les dieux et toutes les déesses de la Loire n'ayent entré en danse : c'était de la poésie et de la musique de province.

Cette ombre d'opéra me rappelle celui qui fut in- venté et exécuté, il y a quelques années, à Limoges, à la gloire du gouverneur. Le théâtre représentoit une nuit semée d'étoiles, et le poëme commençoit par ce vers remarquable, qui fut entonné avec une emphase merveilleuse :

Soleil, vis-tu jamais une si belle nuit ?

Le concert de Nantes est toujours chancelant, il ne tient pour l'ordinaire que sur un talon. Tantôt ce sont les souscripteurs qui veulent se retirer, tantôt c'est la mésintelligence des musiciens. Il est étonnant que ces hommes, qui ne subsistent que par les accords, soient pour l'ordinaire fournis d'esprits si discordans. Cette sonore nation ne peut vivre tran- quille. Aujourd'hui, c'est la jalousie qui pique les uns, et demain ce sera la modicité de la solde qui ne donnera point aux autres de quoi suffisamment arroser le biscuit, car

La frugalité philosophique S'accorde mal avec la musique.

l.IÎTIRES NOJVEl.LCÎS 8l

Je VOUS avoue, Madame, que tous ces concerts vaines imitations de l'Opéra, m'ennuyent. Que seroit- ce même que l'Opéra sans décorations, sans machines et sans gestes ? J'aime mieux entendre une belle voix seule, un duo ou un trio dans une chambre, accom- pagné de quelques excellens instrumens, tels que votre clavessin, que tout ce mélange qui forme dans mon oreille une cacophonie étourdissante.

Il est temps de sortir de Nantes, Madame, et de vous dire que je m'embarquai sur la Loire, dans un esquif aussi léger que celui de Catulle, pour naviguer jusqu'à Saint-Nazaire, bourg éloigné de quatre lieues du Croisic. Le destin me donna la compagnie de deux femmes. Elles alloient voir leurs maris nouvel- lement arrivés de l'Amérique, dont le vaisseau étoit à l'ancre dans la rade de Maindain*, à l'embouchure de la Loire. Ces deux commères étoient assez gen- tilles, et leur manière de changer la terminaison des aoristes me divertit beaucoup :

Quand j^passis par ici, disoit l'une, je couchis à Coiron (c'est un bourg situé sur le bord de la Loire).

Et moi, reprenoit l'autre, je n'y couchas pas ; je sais par expérience qu'il y fait cher vivre,, fallas jus- qu'au Pèlerin (c'est encore une paroisse, de l'autre côté de la Loire).

Voilà comme toute leur conversation raisonnoit en 15 et en as. Ce qui m'étonnoit, c'est que, malgré leur jargon grossier, elles eussent l'esprit précieux. Il y en avoit même une qui parloit des romans qu'elle avoit lus ;

II

8'2 DF.S FORGES MAILLARD

Quand je vous trouvas à votre retour de la cam- pagne, disoit-elle, vous ne Jouissiez pas d'une bonne santé, vous aviez même beaucoup de peine à vous traîner.

Il n'est pas surprenant, répondit l'autre, que je me partisse mal : je relevois d'une fièvre, et la maladie est un maître de danse qui apprend à marcher pas à pas.

Je compris par ce discours que ce n'est pas l'édu- cation seule qui fait les précieux et les précieuses, mais premièrement la nature , et qu'enfin la précio- sité est aussi naturelle que l'ambition, l'avarice et toutes les passions, qui viennent, je ne sais d'où, dans le cœur des hommes.

Les rives de la Loire sont aussi belles vers son em- bouchure qu'elles le sont au sortir de sa source, de- puis Roanne jusqu'à Nantes. Outre les gros bourgs, les coteaux, les prairies et les maisons de campagne qui les bordent, on y voit voguer sans cesse, pendant neuf ou dix lieues, des vaisseaux de toutes les nations qui montent et qui descendent la rivière.

Quand on prend son chemin par terre, on trouve sur sa route un fort beau château, dont le maitre s'appelle M. Cochon. Le portail a deux colonnes pour appui, sur chacune desquelles paraît en sculpture un gros cochon de pierre, qui rechigne à faire peur. La première fois que je vis ces deux figures :

Est-ce pour apprendre son nom aux passans, me dis-je à moi-même, qu'il a placé ces deux vilaines statues en si bel air ?

Ce spectacle me poussa à philosopher sur la

LETTRES NOUVELLES 83

folie du blazon et des armoiries. Il est vrai que je ne vois rien au monde de plus ridicule, de plus bizarre et de plus puéril que cette invention.

Si dans les armoiries, qu'on regarde sans doute comme des marques de distinction, on n'admettoit que des figures d'animaux qui sont les signes des vertus et des talens, j'y trouverois une apparence de raison. Mais le plus souvent ce sont, en diverses postures, des limaçons, des escarbots, des taupes", des crapauds, des grenouilles, des rats, des chèvres, des boucs, des chimères, qui ne présentent à l'esprit que des idées sales, horribles et honteuses. Il y en a, dit Corneille Agrippa^, qui portent une huppe dans leur écusson, parce que la couronne de plumes qu'elle a sur la tête paroît signifier quelque chose de royal ; mais, ajoute-t-il, nec tamen obest nobilitati quod nidificat in excrementis. Il en est d'autres dont l'écu est chargé de poignards et de haches, symboles qui conviennent aux meurtriers et aux voleurs de grands chemins, aussi bien qu'aux héros et aux con- quérans. Et que ne pourroit-on pas dire des chimé- riques couleurs et des termes monstrueux du blazon, appelé l'art héraldique :

Bars, bris, ray, rustre, roc, badelaire, houssette, Bis, bezans, créquier, coquerelle, billette.

Démocrite ne riroit-il pas, au péril de se suffo- quer, s'il voyoit dans un écusson le bois d'un cerf ?

Concluons de notre blazon et de nos armoiries chi- mériques, qu'ici-bas

§4 DES FORGES MAILLARI

Tout n'est que vanité, que diverse folie : C'est sur ces deux pivots que roule notre vie.

Après cette digression fortuite, revenons, si vous voulez. Madame, dans notre chaloupe. Je passai tout le reste du jour sur les ondes avec mes deux prin- cesses iroquoises. Nous allâmes coucher à Paimbœuf: c'est un fort grand bourg, qui a toujours en perspec- tive deux cents vaisseaux en rade. Les uns viennent des pays étrangers y chercher des sucres, des vins, des eaux-de-vie, etc. Les autres, appartenans aux Nantois, sont ou en décharge, ou en armement pour TAmériquf ou pour la Guinée. Le lendemain, nous nous rembarquâmes une heure avant le soleil levé. Deux Récollets se joignirent à notre troupe, car il faut toujours un peu de moines dans les voitures : c'est la rocambole '.

Nous rendîmes, à deux lieues et demie de Paim- bœuf, nos dames à leurs maris, officiers dans un vaisseau qu,i étoit mouillé dans la rade de Maindain, à l'embouchure de la Loire. Les maris se laissèrent glisser comme des chats le long des cordages du vais- seau, pour venir embrasser leurs femmes dans notre chaloupe. Jamais je ne vis se faire tant de caresses ; je crus presque qu'ils alloient s'imaginer qu'il étoit nuit et que les rideaux étoient tirés.

Le capitaine nous pria de monter dans son vais- seau. Il nous fit servir à déjeuner : les moines s'es- crimèrent à merveille. Pour moi, je ne me trouvai pas en appétit si matin. Les ennuyeux discours que nous tint le capitaine pendant une demie heure, me

LETTRES NOUVELLES 85

rassasièrent. Il ne me parla que de l'empire qu'il avoit sur ses matelots, et de la manière despotique dont il se faisoit obéir. Je me hâtai de me débarrasser de ce fade discoureur. Son vaisseau n'étoit qu'à une demie lieue de terre. Je me rembarquai dans ma na- celle et j'abordai à Saint-Nazaire, gros bourg qui n'est éloigné que de quatre lieues par terre du Croisic. Je montai à cheval, j'arrivai, et j'y suis jus- qu'à nouvel ordre. J'y ai retrouvé en parfaite santé M""^ de Mondoret, dont vous vous ressouvenez que je vous ai parlé quelquefois dans le jardin de l'Arsenal, et dont vous me demandez des nouvelles. C'est un bon cœur, comme le vôtre ; elle auroit même autant d'esprit que vous, si vous n'en aviez in- finiment, la nature vous ayant donné plus de talens qu'il ne lui en eût fallu pour partager libéralement dix ou douze autres.

Je vous ai entretenue par-ci par-là de bagatelles dans cette lettre : ce sont les bagatelles qui diver- tissent. Si les miennes vous amusent, je continuerai de vous en envoyer. J'ai l'honneur d'être, etc.

Des Forges Maillard.

NOTES.

' On écrit ordinairement Mindin. Cette rade s'étend à l'entrée de la Loire, rive gauche, au nord de la paroisse de Saint-Brévin et est fermée par le rocher de Mindin, sur lequel s'élcvc le fort du même nom, juste en face de Saint-Nazaire.

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DES FORGES MAILLAUD

=> Henri-Corneille Agrippa de Nettesheira, célèbre philosophe et médecin du XVI' siècle, à Cologne en i486, mort en i534 ou i535. Le plus célèbre de ses ouvrages est son traité (en latin) De l'incertitude et de la vanité des sciences, d'où est sans doute tiré le passage cité ici par Des Forges.

5 C'est l'agrément, le piquant du voyage. La rocambole est, à proprement parler, une espèce d'ail qui a une saveur particulière et dont on relevait les sauces. De là, au figuré, la signification que nous indiquons, assez fréquente aux deux derniers siècles.

XVII

Lettre 4" à René Chevaye "

Au Croisic, ce 4 octobre 173g.

Je n'ay point fait à votre lettre une réponse fort prompte, Monsieur mon cher ami, et pour cette fois cy j'ay des raisons que vous trouverez bonnes. En arrivant ici, j'ay vu tout le monde dans les pieux embarras d'une mission que faisoient les Capucins ' ; j'ay suivi le bon exemple de mes compatriotes, j'ay tâché de faire une confession générale, et s'il a plu à Dieu, j'ay gagné ma mission. Depuis, je me suis senti dans des sentiments de dévotion, et j'ay fait les huit sonnets que je vous envoyé'. Pour ne vous point faire coûter deux ports de lettres, j'ay différé ma réponse jusqu'au temps j'ay mis à fin mon entreprise pieuse. Je vous prie, mon très cher, de les examiner avec soin et de m'en écrire votre avis ensuite, parceque je les envoyrai à M. Titon aussitôt, afin qu'ils entrent, s'il Biblioth. de Naates. Lettre autographe.

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DES FORGES MAILLARD

en est encore temps, dans le recueil de Poésies chrétiennes, dédié à Mgr le Duc d'Orléans '.

Si vous trouvez qu'il y ait quelqueschangements à faire, ou de ceux que je vous envoyé ou d'autres je vous prie de me les marquer distinctement, à votre ordinaire.

M. Titon, en vous faisant présent de son Parnasse, n'a fait que s'acquiter de la reconnoisssance qu'il nous devoit pour l'honneur que vous lui avez fait dans vos agréables poésies. Je vous prie de m'en- voyer les réflexions et les corrections que vous n'avez pas manqué de faire en lisant ce livre. Minutez comme moi, afin que nos lettres n'ayem pas besoin de la cérémonie d'une enveloppe.

Mes livres sont arrivez de Paris à Nantes, et je les recevrai ici dans quelques jours. Vous voyez qu'ils n'ont pas couru la poste. Je vous prie, en lisant le livre de M. Titon, d'en examiner surtout le langage et la liaison du stile et du sens. A l'égard des rangs*, s'ils sont bien ou mal donnez, vous jugez bien qu'il n'ira pas se dédire, après une impression d'aussi grande conséquence que l'est celle de son livre.

Vous avez raison, mon cher, de croire que j'ay bien raison de me plaindre des financiers, qui m'ont trompé en me donnant, en m'ôtant, et en me faisant attendre inutilement un emploi pendant si long temps. Vous pouvez croire encore que je n'en aurois jamais demandé un pareil, si le plaisir de demeurer dans la même ville que vous ne m'y eût point engagé. Si, après avoir été frustré, je suis demeuré

LETTRES NOUVELLES 89

trois mois à Nantes dans l'attente d'un autre emploi de cette nature, c'est que j'avois honte d'en avoir le démenti.

J'ay reçu une lettre de M. Patin, qui me fait des reproches sur ma précipitation à quitter Nantes, et il me répète que je puis compter que j'aurai assuré- ment un emploi. Je crois, par ma foi, qu'il se moque de moi ! Je lui ai écrit d'une manière aussi vive que plaintive. En un mot, je lui ai mandé que je n'avois souhaité que l'emploi de Clisson etc., et que je n'en veux point d'autre dans ce genre d'affaires, l'on n'a point d'appointemens fixes et l'on est respon- sable en privé nom d'une goutte de sang qu'on aura manqué de pomper dans les entrailles de son prochain. J'ajoute aussi que M. de Fulvy ' m'en peut donner d'autres plus assortis avec mon caractère et avec l'étude que j'ay toujours aimée, s'il a vraiment pour moi l'inclination qu'il témoigne en paroles.

Je vais à la campagne ' pour cinq ou six jours à deux lieues d'ici. J'y vais faire vendange qui sera bien succincte ; mais Dieu ne nous doit rien de ce qu'il nous donne. Vous voyez qu'il m'échappe de la morale. Mon absence d'ici ne m'empêche pas de rece- voir mes lettres. J'attends votre réponse, et je suis du meilleur de mon cœur, Monsieur mon très cher ami, votre très humble et très obéissant serviteur.

Des Forges Maillard.

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90 DES FORGES MAILLARD

NOTES.

' Voir dans la lettre suivante (n* XVIII) de nombreux et curieux détails sur cette mission.

' Sont joints à cette lettre les sept sonnets sur les Sacrements, publiés dans l'édition des Œuvres de 1769 (t. II, p. 27-32), et un huitième inédit, mais médiocre, sur la mort de Jésus-Christ.

' Le recueil de Le Fort de la Morinière, mentionné ci-dessus dans notre n" XIII, p. 62-63.

» Les rangs assignés aux poètes par Titon du Tillet, dans son Parnasse français.

' Sur de M. Fulvy voir ci-dessus p. 19 et 22.

' A Brederac, en Escoublac, dont nous avons parlé ci-dessus p. 34 note 2, il faut lire : « à trois lieues environ du Croisic, » au lieu de « quatre lieues. »

XVI II

Lettre à Madame du Hallay *. Mission des Capucins au Croisic.

Au Croisic, ce 12 d'octobre 1739. ^^E n'est donc point assez, Madame, que le son et la fonune m'ayent éloigné de vous, du commerce des Muses, et pour ainsi dire, de la société des hommes ? Il faut encore que je sois réduit à trembler à tous mo- ments pour vos jours, qui me sont aussi chers que les miens.

Mais vous êtes, Madame, au-dessus de votre sexe, et même au-dessus de l'homme : vous triomphez des foiblesses de la nature et rien ne vous alarme. J'ad- mire dans votre lettre l'eflFon résolu de votre philo- sophie, qui vous fait mépriser généreusement la pêne de votre beauté, si la fureur de la petite vérole venoit à défigurer vos traits, ces traits si bien assor- tis pour former un ensemble parfait de grâces et de charmes *, * Amusemens du cœur et de l'esprit, t. VII, p. 28.

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DES FORGES MAII.I.ARU

Vous m'écrivez, Madame, que mes histoires cam- pagnardes et provinciales vous divertissent. Me par- lez-vous de bonne foi ? Je vais continuer sur le même ton. Si vous avez cru seulement me flatter, tant pis pour vous, je ne serai plus responsable de l'ennui que vous causera mon verbiage.

Quand j'arrivai dans ma patrie, j'entendis presque d'une demie lieue un bruit confus de cantiques, dont je fus subitement émerveillé. Plus j'approchois, plus j'étois enchanté de cet angélique concert. Ensuite, d'aussi loin que je pus voir, je vis des processions prodigieuses, conduites par des chérubins à longue barbe.

A ce spectacle qui me frappe. Je crois, si je n'ai point rêvé. Que ce doit être au moins le pape Qui dans la ville est arrivé.

Après m'être frotté les yeux deux ou trois fois, je demande ce que veut dire cette cérémonie :

Une mission, me répond-on d'un air vif et distrait ; les Capucins en sont les directeurs, et sont venus tout exprès pour en distribuer les indulgences.

Ce discours me fit plaisir; j'en avois plus de besoin qu'un autre. Le bon exemple de mes compatriotes m'invita à les imiter.

Tout le temps destiné pour la mission s'est passé en exercices pieux. Les sermons, les conférences, les offices de l'Eglise ont fait, pendant quatre semaines, l'enchaînement de toutes les heures du jour. Les prédicateurs étoientbons, et le pathétique naturel

LETTRKS NOUVELLES

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au défaut d'une éloquence régulière animoit leurs paroles évangéliques.

Chaque état a eu sa semaine pour mettre sa conscience en ordre. La première a été pour les filles, la seconde pour les garçons , la troisième pour les hommes, et celle des femmes a couronné l'œuvre. Je dois, parmi le grand nombre des prédicateurs, dis- tinguer le PèTQ François-Marie de Belle-Isle. Obser- vez que Belle-Isle est le nom de son pays et non pas de sa maison. Il mêloit dans ses sermons beaucoup de finesse et de raillerie morale. Il prêcha aux filles le sermon de la Madeleine, dans lequel il y avoit d'excellentes choses; non pas que Je prétende pourtant en faire un parallèle avec le sermon de la Madeleine du Père Cheminais.

Ne pourrait-on pas, Madame, comparer, pour l'es- prit et sans profanation, Bourdaloue à Corneille et Cheminais à Racine ? Bourdaloue est sublime, Che- minais est affectueux ; le premier enlève, l'autre touche. L'éloquence de Bourdaloue roule comme un torrent rapide à la fois et majestueux ; l'autre res- semble à un gros ruisseau, qui charme par la beauté de ses ondes et par la douceur de son murmure.

Revenons de ces princes de la chaire à notre Père François-Marie. Il fit, dans la prose de son sermon, la distinction que vous allez lire dans mes vers :

La Madeleine, en sa jeunesse, Vive, égrillarde, pécheresse. Se faisoit nommer Madelon. Mais, dès qu'elle eut de la sagesse

94 CES FORGES MAILLARD

Suivi le chaste pavillon,

De Madeleine elle eut le nom.

Jeunes cœurs, que l'amour promène. Qui ne refusez rien à vos désirs fripons, Ah ! combien parmi vous, pour une Madeleine,

Je compterois de Madelons !

Le même Père prêcha sur la misère du temps. Je trouvai dans son discours des images très frappantes et très vives ; il peignit la famine, la peste, la guerre, les incendies, et les malheurs singuliers arrivés dans 'Europe depuis quelques années.

Outre quatre sermons par jour, on nous faisoit une conférence sur les deux heures de l'après-midi. Le préfet de la mission monte dans la chaire et répond de aux difficultés, instructives pour la multitude, que lui propose un autre religieux qui s'assied de- vant lui, dans l'endroit le plus commode de l'église pour se faire entendre.

La matière de la conférence fut un jour la folie des superstitions. On en agita deux qui sont de vieille date dans notre petite ville.

La plupart des femmes, surtout parmi le commun peuple, sont épouses de navigateurs, et presque toutes les filles ont des gens de mer pour amans. On voit sur le bord de notre côte une grosse pierre, haute d'environ douze pieds ; je ne sais quel hasard ou quelle fantaisie l'a placée debout comme elle est. Les femmes dont les maris sont exposés sur les ondes, et les filles qui attendent le retour de leurs galans, vont danser autour de cette pierre le jour de l'Assomption. Les plus légères, après avoir dansé,

LETTRES NOUVELLES gS

grimpent au sommet de la roche , ce qui n'est pas dif- ficile, cette pierre étant fort raboteuse, et de elles crient de toute leur force en chantant :

Goilan, goilan, goilan gris, Ramène nos amans! ramène nos maris»!

Le goilan est un oiseau de mer, dont elles font ap- paremment leur dieu Mercure, en le choisissant pour leur protecteur et leur messager.

Nos citoyennes' ont une autre superstition qui n'est pas moins plaisante.

Nous avons deux chapelles à l'opposite Tune de l'autre, situées sur le rivage, à un quart de lieue des deux extrémités de la ville. Les femmes des marins y font des neuvaines et des pèlerinages pour demander à Dieu, par l'intercession du saint qu'on y révère, que leurs maris fassent des voyages prompts et heu- reux. Il n'y a en cela rien que de louable. Mais le merveilleux de cette dévotion, c'est qu'après avoir fait leur prière dans la chapelle, elles la balayent elles-mêmes ; après quoi, ramassant la poussière, elles la jettent en l'air avec circonspection du côté qu'il faut que le vent souffle pour conduire ou ramener leurs maris à bon port, en disant :

Tourne vent, tourne girouette, Suis la poussière que je te jette.

Ces abus et plusieurs autres furent avec raison censurés, dans des conférences la morale étoit tou- jours égayée par divers exemples et par différens récits curieux.

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Toute la mission s'est faite avec beaucoup de re- cueillement et de dévotion. Les Capucins ont régalé chez eux tout ce qu'il y a ici de personnes distin- guées , et malgré la rancune qu'ils m'ont si long- temps gardée à cause de VEpitaphe du Frère Hilarion'*, il m'a fallu boire avec eux comme les autres. C'est pourquoi je puis dire aujourd'hui, en me servant de deux vers de Madame de la Suze, que

Je voudrois, toute chose étant bien réunie, Que la France n'eût pas d'autre division.

Si les Pères de la mission nous ont régalés, ils ont été en revanche très-délicatement choies par plusieurs de nos dames. Les restaurans, les compotes, les con- fitures couloient chez eux, comme le lait et le miel dans les plaines pendant les heureux jours de l'âge d'or. Madame de Mondoret, dont vous m'avez de- mandé des nouvelles, faisoit porter tous les soirs un bon amande ' à son directeur. C'étoit, disoit-elle, pour lui donner plus de facilité à l'amender elle- même. Mes sœurs ne manquoient pas d'envoyer au leur le chocolat et le café tous les jours à l'heure convenue, sans la prévenir ni la passer d'une minute.

Pour moi, je n'avois jamais entendu tant de ser- mons en un mois. Je me trouvai encore chez les Capucins le jour de saint François. Ce fut un Jaco- bin qui fit le panégyrique de ce fondateur de l'ordre le plus nombreux qui soit dans la religion.

Je me dispenserai, Madame, de vous faire l'analyse de son discours. Vous savez que tout patron de

LETTKES NOUVELLES

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paroisse, tout fondateur d'ordre, est toujours le plus grand saint dans le paradis le jour de sa fête. Mais réloge de Tun ne fait point de tort à l'autre, puisque chacun est loué, quand sa fête arrive, dans l'église il est principalement honoré. Le premier point du sermon de ce Jacobin dura près d'une heure. Je crus qu'il resteroit enfoncé dans le buisson épineux, ou se perdroit dans la neige. Jamais je ne m'étois plus ennuyé, et je ne pus m'empécher de murmurer en moi-même les vers qui suivent :

Ce prédicant très-vénérable Ne pense pas, dans sa fureur, Qu'un orateur infatigable Fatigue souvent l'auditeur.

Il y a quelques jours que je suis dans une petite campagne * que nous avons au bord de la mer ; j'y jouis des restes de la belle saison, quoique l'au- tomne ait été fort pluvieux ou pluvieuse, car il y a, ce me semble, une fort jolie chanson qui commence par : Que l'automne est belle, etc. Je fus récemment amusé de la visite d'un moine ; vous direz que depuis peu je suis tout en moine ; il me parla beaucoup de sa règle et des prééminences de son ordre :

L'obéissance, ajouta-t-il, et la chasteté en sont les points essentiaux.

Ceux qui les violent, lui répondis-je sur le même ton, deviennent par conséquent criminaux.

Le bon Père , s'imaginant parler à un puriste, vouloit pindariser.

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Dévotions, bagatelles, littérature, se sont agencées dans cette lettre pêle-mêle pour vous amuser. Le point principal étoit de vous exprimer l'extrême cha- grin que j'ai de votre maladie, et de vous prier de me tranquilliser au plus tôt en m'apprenant votre guérison.

J'arrive au Croisic , je mets cette lettre à la poste , et je vais boire à votre santé avec la dame que vous savez. Elle prend une part véritable à votre rétablis^ sèment.

Je suis autant qu'on le sauroit être , avec toute l'estime, tout le respect, permettez-moi d'ajouter toute l'amitié imaginable, etc.

Des Forges Maillard.

NOTES.

Voir à ce sujet la Lettre XXVUI ci-dessous et, dans les Œu- vres de Des Forges, édit. de lySg, le sonnet de la p. 325 du 1. 1", adressé « à Madame deH**, n qui est M"' du Hallay.

' Notre grand poète Brizeux a chanté cette touchante et cu- rieuse coutume des femmes du Croisic dans sa belle pièce des Goélands, qui débute ainsi :

Un brick appareillait dans un des ports de Nantes, Et des femmes en pleurs, des filles, des amantes Erraient dans les rochers, tout le long de la mer. Et dansant une ronde elles chantaient cet air :

Ce matin, à la mer haute,

Les marins du Croazic

LETTRES NOUVELLES

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Vont s'embarquer sur leur brick. Mes sœurs, chantons sur la côte ;

Goélands, goélands. Ramenez-nous nos amants !

Cette pièce, après avoir, en i836 et en 1840, figuré dans la 2* et dans la 3' édition de Marie, a passé depuis i853 dans le re- cueil dit la Fleur d'or, « les marins du Croa^^ic » sont deve- nus « \es jeunes gens du Croisic. »

^ On employait alors couramment « citoyen, citoyenne, » dans le sens de « concitoyen, concitoyenne ».

» Le frère Hilarion avait été le portier et un peu le factotum du couvent des Capucins du Croisic ; Des Forges consacra à sa mémoire une pièce en style badin qui parut en 1735 dans les Poésies de Mlle de Malcrais, p. 172, et se trouve aussi dans l'édit. de ses Œuvres de i/Sg, I, p. 334.

' Un amande, selon le Dictionnaire de Furetière et celui de Trévoux, « est un remède composé de deux onces d'amandes dépouillées de leur écorce, qu'on pile el qu'on dissout dans huit ou dix onces de décoction d'orge mondé, ou dans de l'eau de veau oude poulet qu'on passe dans un linge, et l'on mêle un peu de sucre et d'eau rose. Les dames s'en servent pour conserver leur santé et leur embonpoint. » C'est ce qu'on nomme aujour- d'hui un « lait d'amande. »

' Il s'agit encore ici de Brederac, voir ci-dessus, p. 34 et 90.

XIX

Lettre 2" au président Bouhier *.

Au Croisic, ce 26 décembre 1739.

ONsiEUR, dans ce temps l'amitié a tou- jours quelque chose à se dire, je vous prie de me donner des nouvelles de votre santé. Je souhaite qu'elle soit parfaite et que votre cœur soit toujours plein de joye. Pour moi, je m'ennuye au fond de ma province. Une infi- nité de faux amis m'avoit fait acroire qu'on me rappelleroit au plus tôt. Mais leurs diférentes pro- messes ont été sans effet jusqu'à présent, et je com- mence à désespérer qu'elles en aient.

Je reconnois que blandice, astuce etfallace font jouer les ressorts de l'esprit de l'homme, et que candeur et bonne foi ne sont plus que des termes dont on ignore le sens et l'usage. Deus providebit ; peut-être qu'après tant de fâcheuses nuits il permettra qu'il se lève pour moi une belle aurore. L'espérance

* Biblioth. Nat., Ms. fr. 24410, f. 4i3. Lettre autographe.

LETTRES NOUVELr.ES lOI

qu'on perd d'un côté revient de l'autre, et sans cette lueur qui brille même aux yeux de ceux qui se noyent à cent lieues en mer, que seroit-ce que la vie ? Un fardeau qui du premier moment accableroit celui qui le porte, une nuit sans lune, un jour couvert de nuages, un soleil éclipsé, une mélancolie habituelle, une crainte renaissante, enfin une éternelle horreur de soi-même.

Ma philosophie trouveroit en soi une constante ressource contre l'opiniâtreté de la cruelle fortune, si je vivois dans un pays la littérature fût un peu cultivée. Mais ici on ne sçait si Virgile étoit un poète ou un général d'armée, et le langage des Muses y est du haut allemand.

Toute ma consolation consiste dans le commerce lointain que la poste me facilite avec d'illustres amis. Vous ne doutez pas que vous ne soyez des premiers sur ma liste. Dites moi, je vous prie, si vous travail- lez toujours sur Cicéron ? Je lisois ces jours passez le Songe de Scipion. Il me prit presque envie de le traduire en notre langue. J'aurois voulu rendre en vers les endroits les plus vifs et les plus touchans. Mais dans ma situation chagrine une idée en chasse une autre, et je n'agence que des projets.

J'ai fait quelques poésies, comme une idille inti- tulée les Arbres , une épître philosophique à M. Néricault des Touches, une autre à M. Rousseau, qui m'a honoré de quelques vers à ma louange et qui a eu la bonté de dire qu'il auroit bien voulu être l'auteur de mon ode à la Vertu '. J'ai aussi ébauché

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comédies, opéra, roman, &c., mais Je n'aciiève rien. Je viens cependant de mettre la dernière main à sept sonnets sur les Sacremens ' et à deux autres, dont Tun est sur la mort du Sauveur, l'autre sur la cruauté et l'ingratitude des chrétiens pour celui qui les a rachetez. Je dédie ces ouvrages à M. le duc d'Orlé- ans, par un sonnet qui précède les neuf autres. On doit les lui présenter de ma part. Ce sera, je crois, vers la fin du carême. Vous voyez, Monsieur, que j'ai par intervalle des sentimens de christianisme ; mais par malheur ma dévotion n'est pas de durée. Il seroit à désirer que la plupart de nos poètes n'eussent point la sottise de s'imaginer qu'on ne peut avoir de la piété sans déroger au bel-esprit, et qu'on n'arrive au comble de la gloire que sur les ailes de l'irréligion.

J'ai grande envie d'avoir votre traduction des TuS" culanes; mandez moi, je vous prie, si elle est achevée et s'il n'y a point d'édition contrefaite.

Donnez-moi de vos nouvelles au plutôt, s'il vous plaît. Personne ne vous estime et ne vous aime plus que moi. J'ai l'honneur d'être cordialiter et medulli- tùs, avec respect, votre très-humble et très obéissant serviteur,

Des Forges Maillard.

LETTRES NOUVELLES

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NOTES.

« Cette ode est dans les Œuvres de Des Forges, édit. de 1759, I, p. 29-41 ; dès 1735, elle figurait dans les Poésies de Mlle de Malcrais, p. 34-45.

' 11 a de'jà été question de ces sonnets dans la lettre de Des Forges à Chevaye du 4 octobre 1739, voir ci-dessus n' XVII p. 87 et 90.

XX

Lettre j" à l'abbé Philippe *.

Au Croisic, ce 29 juin 1740. ai^^i^l y a longtemps, mon cher abbé ', que

nous ne nous sommes écrit. Cependant, M. Tiion me marque que je recevrai une lettre de vous au premier jour. Il m'a aussi informé que vous ne donniez plus votre recueil par brochure et sous le titre à'^Amusemens, mais par feuille chaque semaine, comme Desfontaines et Prévôt ". Trouvez-vous que cette nouvelle manière vous soit plus profitable ?

C'est aparament ce que vous vouliez me faire enten- dre dans votre dernière lettre. Et les odes de La Fare, les avez-vous employées? Avez-vous inséré quelques- unes de mes lettres à M""* du Hallay ' ?

Vous n'avez donc pas trouvé moyen de faire paroî- tre mon Epître philosophique à M. de Voltaire ? Celle à M. Destouches Néricault est dans le même goût * ; mais à quoi sert de se donner la peine de transcrire encore celle-cy, pour la voir inutile ensuite ? M. Ti- ton vous a-t-il fait voir mes vers latins en l'honneur

* Lettre autographe, appartenant à M. René Kerviler.

LETTRES NOUVELLES lo5

de M«"« Salle ? Enfin, comptez-vous me donner encore votre nouveau recueil qui fait une suite avec les Amusemens ?

Passons à Tessentiel. Vous portez-vous mieux, et trouvez-vous maintenant que la vie soit une bonne chose ? Car, au bout du compte, il faut toujours penser que quand on a les yeux fermez on ne voit plus le soleil, et il y aura peut-être bien du temps d'à présent au jour de la résurrection. Réjouissez-vous, mon cher ami, et pour vous maintenir dans votre joye puissent les dieux vous donner de la fortune, sufi- sament et point trop. Le superflu devient une peine d'esprit.

Quant à moi, qui suis relégué dans une bourgade de la Crimée, je passe mes jours dans une triste non- chalance. Il n'est ici de plaisirs d'aucune sorte qui convienne à une substance qui pense. Les grands, les financiers m'ont promis un employ qui me consolât au moins de l'éloignement de Paris en me procurant une vie douce. Ils ne me tiennent rien du tout. J'ai fait un paquet de leurs lettres, sur lequel j'ai mis : Lettres de seigneurs et de gens de finance fourbes et menteurs, afin de ne point confondre avec les écri- tures de mes amis celles de gens qui n'en ont que le signe, et afin de m'épargner le chagrin de jetter les yeux, sans y penser, sur un fatras de faux raisonne- ments. N'est-il pas fatal que je ne puisse réussir à obtenir un médiocre emploi, pendant quecent faquins, qui ne sont que des vielles organisées, obtiennent les meilleurs, aussitôt qu'eux ou quelque coquin doré

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I06 DES FORGES MAILLARD

les demande pour eux ! Le destin a bien le diable au corps.

J'ai fait, ce me semble, depuis que je suis en Breta- gne, diférentes petites poésies et même quelques odes. Tout cela est brouillé et jette je ne sais où. Si M. Titon perdoit les copies que je lui ai laissées ou que je lui ai envoyées, je serois bien en peine com- ment déchifrer les originaux. Je hais à la fureur la besogne de transcrire. Cependant j'ai fait un ouvrage en prose des plus singuliers en son genre, que je tâcherai de me résoudre à copier '.

M. Titon du Tillet est à la campagne, et je pense qu'il se porte bien maintenant. Je voudrois que les biens de quatre ou cinq de nos Crésus fussent confis- quez à son profit ; ce seroit alors que je n'aurois pas besoin d'emploi. Je compte aller aussi en peu de jours à la campagne. Cependant, adressez-moi toujours vos lettres au Croisic, parce qu'on me les fait tenir d'ici partout je suis.

Si vous me faites présent du nouveau volume de votre recueil, je vous prie de le donner à M. Titon, qui aura la bonté de me le faire relier uniformément aux autres. Je vous envoyé de l'autre part une pièce à la chère et charmante M«"« Salle, pour en faire usage dans votre recueil, comme aussi d'une épi- gramme latine que je mets dans l'enveloppe pour ne point augmenter le port de cette lettre.

Voyez-vous toujours M""" du Hallay ? Nous ne nous écrivons plus, mais je ne pense pas moins en elle. Et notre ami Morand, comment fait-il à Arles ? Il

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est donc à chanter avec sa femme : Recédant vetera. Portez-vous bien et donnez-moi de vos nouvelles ; il y a six mois que je n'en ai reçu. Je suis de toute mon âme, monsieur mon cher abbé, votre très humble et très obéissant serviteur,

Des Forges Maillard.

NOTES.

' Philippe de Prétot (Etienne-André), dit l'abbe' Philippe, à Paris vers 1708, mort en 1787, excellent humaniste, se livra à l'enseignement de la jeunesse, fit avec succès des cours gra- tuits d'histoire et de géographie, exerça l'emploi de censeur royal, dirigea la réimpression des classiques latinsde la collection Coustelier ; auteur de divers ouvrages d'histoire et de littérature estimés pour leur rédaction concise et judicieuse ; éditeur enfin d'un recueil littéraire assez curieux, formant i5 volumes in-12, qui parut dans diverses conditionsde iodicitéde 1737 a 1745 sous le titre à' Amusemens (ou Nouveaux amusemens) du coeur et de l'esprit. C'est de ce recueil que parle ici Des Forges Mail- lard, qui y inséra un grand nombre de pièces en prose et en vers.

' L'abbé Prévost, l'auteur de Manon Lescaut, publia de 1733 à 1740 un journal littéraire intitulé le Pour et le Contre, ouvrage périodique d'un goût nouveau (20 vol. in-12). Quant à l'abbé Guyot-Desfontâines, tout le monde connaît au moins de nom son fameux journal critique, Observations sur les Ecrits moder- nes, qui eut souvent le don d'émouvoir la bile de V'oltaire et d'en tirer ces bordées d'injures grossières, dont fut honorée plus tard l'Année littéraire di: notre compatriote Fréron.

5 Nous publions ci-dessus plusieurs de ces lettres à Mme du Hallay sous les n' XII, XIV, XV, XVI et XVIII.

* Ces deux Épitres sont imprimées dans les Œuvres de Des Forges Maillard, t. I", p. 197 et 21 5.

' Il s'agit ici évidemment du roman satirique mentionné avec détail dans la lettre suivante n* XXI, (p. iio) et plus loin encore dans la lettre XXXII.

XXI

Lettre à René Chevajre '

Au Croisic. ce 2 de juillet 1740.

'ai reçu, Monsieur mon très cher ami, la lettre dans laquelle vous m'avez donné avis de la vacance du contrôle des actes de Clisson. Je vous suis bien obligé de votre intention. Mais vingt pistoles qu'il m'en a coûté inutilement à la poursuite d'un emploi si mince m'en ont dégoûté, joint à cela que la nature même de cet emploi contre nature ne m'a jamais flaté. L'avamage que j'y trouvois et le seul que je recherchois, c'étoii le plaisir de vivre avec vous. Je vous avouerai que le peu de connoissance que j'avois acquis des fonctions de cette charge m'est sorti de la tête. Je n'aspire désormais qu'à quelque emploi com- mode, facile et fructueux, si tout pouvoit se rencon- trer ensemble.

Je n'aurois point tant tardé à vous répondre si je n'avois été embarrassé de quelques affaires tracas-

* Biblioth. de Nantes. Lettre autographe.

LETTRES NOUVELLES tOQ

sières. Noire commissaire de la Marine, piqué contre un de mes frères qu'il dit l'avoir raillé, s'est voulu revancher sur notre cadet qui, quoiqu'il ait renoncé à la navigation, s'est trouvé sur les classes, et ledit magot de commissaire, jouant de rancune, l'a nommé pour le service du roy comme les matelots. Il a même prévenu ses supérieurs contre nous par cent fourberies qu'il a écrites. Ainsi il a fallu me retour- ner et écrire diférentes lettres. Enfin M. de Lizar- dais, mon ami, le gouverneur de l'amiral de France', m'a obtenu le congé de mon frère et le fera déclasser. Ce commissaire a fait ici cent choses qui ne l'ont point fait aimer, et je ne sçais s'il tiendra en place contre toutes les plaintes qu'on a envoyées en cour contre lui.

Je suis bien sensible. Monsieur mon cher ami, au dérangement de votre santé. Pourquoi vous obstinez- vous à continuer l'étude, si l'aplication contrarie votre tempérament ? Ne vaut-il pas mieux faire trêve entière pour quelques mois avec les Muses, que de se miner insensiblement par des travaux que vous êtes le maître de suspendre ? Je vous y engage et même je vous en prie avec instance. Cherchez tout ce qui peut vous réjouir, et faites même quelques voyages si la dissipation vous est nécessaire.

Je vous donne des conseils que je devrois et que je veux prendre pour moi. C'est pourquoi je pars la semaine prochaine pour Belle-Isle, je passerai dix ou douze jours chez M. Roger *, père du lieutenant- général de l'amirauté de Nantes : de j'irai au

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Plessix-Quer, terre de M. le président de Robien, près d'Aurai. Je ferai tout ce chemin par mer, et je revien- drai par Vannes. Le retour sera par terre. Je compte être deux mois dans mon voyage. Je porterai mon roman, qui est presque fini, pour le transcrire. C'est un ouvrage tragi-comi-littéraire, mais très-satirique, touchant la plupart des auteurs modernes, les gens de finances, etc. Je ne pourrai donner cet ouvrage qu'en Hollande et sans nom d'auteur. Je voudrois que vous fussiez à portée d'en prendre lecture.

Gratins n'est point dans mon Corpus poetarum, je ne le connois même point '. S'il s'y étoit trouvé, j'en aurois déchiré les feuilles pour vous les envoyer, plutôt que de transcrire. C'est ma peine, et je ne sçais comme je viendrai à bout de transcrire mon roman, qui pourra être dans la suite de 3oo pages d'impression. Je voudrois bien trouver quelqu'un dans mon voyage, qui fût secret, qui me rendît ce service. Car il y a tant de choses bisarres, plaisantes, galantes, qu'il est à propos de garder l'incognito. Il s'intitule le Chevalier de Saint-Florin, histoire tragi-comi-littéraire, traduite de l'Anglois par M. de Hermanville, Diépois *.

Je ne suis pas content de ce précieux et béat La Morinière '. Peut-être a-t-il voulu me piquer en ne mettant dans son recueil qu'une strophe de l'ode de la Beauté. Vous sçavez, et je vous l'ai conté, qu'il m'a escamoté les poésies reliées de Tanevot", dont l'auteur m'avoit fait présent, et qu'étant en peine de ce que ce livre étoit devenu, j'en écrivis à M. Titon,

LETTRES NOUVELLES

qui me dit qu'il Tavoit vu entre les mains de Le Fort de la Morinière, qui l'avoit assuré que je lui en avois fait présent. Sur cette réponse de M. Titon, je traitai assez mal dans la mienne notre collecteur de pièces, qui en fut informé. Il m'avoit bien fait demander de mes poésies chrétiennes non imprimées ; mais comme je me propose d'achever de traduire en vers les Sept pseaumes, dont il y en a trois de faits, et que cela joint à autre chose fera une bonne brochure édifiante, je n'ai pas voulu sacrifier mes nouveautés à la gloire et au profit de La Morinière. Je vous ai déjà raconté cela, mais aparemment que vous ne vous le remettez pas.

Quand je serai chez M. le président de Robien, je vous dirai des nouvelles de mon séjour et de mon voyage. Ménagez votre santé, songez que c'est la principale chose.

Je suis très sincèrement et très intimement, Mon- sieur mon très cher ami, votre très humble et très obéissant serviteur,

Des Forges Maillard.

NOTES.

' L'amiral de France n'était autre que le duc de Penthièvre, fils du comte de Toulouse ; voir ci-dessus, p. 52.

* Dans les yEuvres de Des Forges, édit. jySg, on trouve une lettre au pre'sident Bouhier, il est aussi question de Roger et

DES FORGES MAILLARD

d'une curieuse anecdote sur Boileau, qu'il conta à notre auteur (voir t. II, p. 233-234).

' Faliscus Gratius, poète latin du I" siècle, était contemporain d'Ovide; il reste de lui des fragments d'un poème sur la chasse, intitulé Cynegeticon, qu'on trouve dans le recueil des Poetoe latini minores publié par Burmann à Leyde en 1731, 2 vol. in-

4"-

* Il est encore question de ce roman dans la Lettre XXXIV ci-dessous.

' Le Fort de la Morinière, collecteur et éditeur d'un Choix de Poésies morales et chrétiennes, dont il a déjà été question ci- dessus, aux n"XlII et XVII, p. 62 et 90. L'ode de laBeautéesi la première pièce des Poésies de M"" de Malcrais, 1735, p. i-5.

' Alexandre Tanevot ou Tannevot, poète français de second ordre, à Versailles en 1692, mort en 1773.

XXII

Lettre au président Bouhier *

A Belle Isle en Mer, ce 20 juillet 1740.

'ai trouvé dans VHistoire Romaine de M. Rollin des phrases un peu longues Le stile n'est point aussi pur et aussi coulant que celui de VHistoire Ancienne Mais quelle fantaisie a-t-il toujours à'' écnvt fesant fesoit, au lieu de faisant, faisoit ? Il devroit donc écrire aussi fere, au lieu de faire. Un étranger qui conjuguera ce verbe et qui verra cette diférente orto- graphe ne saura à laquelle s'en tenir ; on préférera faisoit, comme plus conforme à Tétimologie, et on se moquera avec raison de nos rafinemens capricieux et puériles. Ces nouveautez, qui ne sont aucunement fondées, gâteront absolument notre langue ; le pro- nostic est indubitable. Deux ou trois abbez de Saint- Pierre sufisent pour notre désolation, et peuvent être le triumvirat qui vaincra et ruinera celte pauvre et crédule république. * Bibl. Nat., Ms. fr. 24410, f. 420 R*. Lettre autographe.

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114 DES FORGES MAILLARIl

Mes sonnets chrétiens ont été présentés à M. le duc d'Orléans ; j'en al été aussi gentiment récom- pensé qu'Arioste le fut du cardinal d'Esté '. On m'a proposé de sa part de traduire en vers François les himnes du nouveau bréviaire. Comme ces dévotes opérations ne sont guères une partie de plaisir pour un poëte, j'ai répondu que l'auteur devoit être encou- ragé d'avance, faute de quoi le cœur lui manquoit.

M. Cocquard m'a appris le mariage de madame votre fille cadette. J'ai été ravi de trouver cette occa- sion pour vous témoigner dans des vers mon estime et ma reconnoissance. J'avois dessein de les envoyer à l'auteur du Mercure ; mais j'ai craint que ce qui seroit bon pour un autre ne fût point assez digne de vous. Cependant je serois bien glorieux de voir mon nom imprimé avec le vôtre, et si vous m'en donnez la permission, M. de la Roque ne tardera point à recevoir cette balade '. J'ai l'honneur d'être, etc.

Des Forges Maillard.

Il m'a pris fantaisie de faire un petit voyage à quinze lieues du Croisic pour me désennuyer. Je suis à Belle-Isle, d'où je pars pour aller passer quelque temps à la terre de M. le président de Robien. Peut- être irai-je à Paris le carême prochain. Vous me feriez grand plaisir si vous vouliez me donner le sujet d'une tragédie et m'aider à en régler le plan. Il me faudroit ce secours pour tâcher de m'établir à Paris. Mon adresse est toujours au Croisic, en Bretagne,

LETTRES NOUVELLES

d'où Ton me fait tenir mes lettres, en quelque lieu que je sois.

NOTES.

C'est-à-dire, pas du tout.

" A cette lettre est jointe une Ballade à M. le président Bou- hier sur le mariage de Mme sa fille cadette avec M. de Mar- liens, conseiller au Parlement de Bourgogne : ballade qui parut, non dans le Mercure de France, dirigé par le chevalier de la Roque, mais dans les Amusemens du coeur et de l'esprit (t. IX, p. 38o), en avril 1741.

XXIII

Lettre i' ait président de Robien *.

Au Croisic, ce io d'octobre 1 740.

otre promenade, Monsieur ', à la Char- treuse d'Aurai , pendant que j'étois à votre château du Plessis de Ker, produi- sit dans mon ame de dévots retours. Je crus d'abord qu'ils deviendroient efficaces ; mais la conversion des gens du monde, et du monde lettré, distraits par une foule d'idées étrangères, ressemble le plus souvent à l'ouvrage de Pénélope. Ce que la grâce fait le jour, l'attrait des passions le défait la nuit, et réciproquement. On a toujours à dire, comme Coulanges, dans une jolie chanson qu'il fit âgé de plus de quatre-vingts ans et que vous trouverez à son article dans le Parnasse de M. Titon : Le morceau de pomme n'est pas digéré. Le temps s'écoule, et l'on ne pense pas qu'un jour de vie de plus est un jour de moins à vivre.

* Amusemens du cœur et de l'esprit, t. Vlll, p. 241.

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Cependant, quoique je ne puisse pas me vanter d'être devenu de ces dévots parfaits, je n'ai pas perdu tout le fruit de notre visite aux RR. PP. Chartreux. Vous en jugerez par les sonnets suivans , que je vous prie de faire voir à votre charmante et chère épouse, qui a autant de beauté et d'agrément que de vertu et d'esprit. Je me flatte qu'ils ajouteront encore à la bonne idée que lui donnèrent de moi quelques autres ouvrages de piété '....

Je pourrois bien, Monsieur, après ces deux sonnets, vous enfiler encore quelques grains de morale. Peut- être n'en faudroit-il pas d'avantage pour me faire nommer grand-vicaire de M. Néricault Destouches, qui nous a donné dans le Mercure des lettres édi- fiantes, toutes semées d'épigrammes, pleines de sens, de sel et de feu. Cet illustre auteur, qui veut bien m'honorer de son amitié et m'aider de ses conseils, est le même dans ses belles comédies que dans ses lettres. Si toutes les pièces étoient aussi pures, aussi remplies de sentimens vertueux que les siennes, je m'imagine que nos docteurs, au lieu de défendre la lecture des comédies, la conseilleroient publique- ment.

Je ne dois point omettre, Monsieur, dans ce petit traité moral, que je conserve précieusement la taba- tière Chartreuse que madame la présidente m'a don- née. Vous seriez étonné du changement qu'elle opère dans la poudre que j'y renferme :

Quand je prends du tabac avec attention

Dans ma belle Chartreuse, à mes yeux sans égale,

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DES FORGES MAILLARD

Je pense respirer de la dévotion, Et puis, par le ressort de son impulsion, Eternuer de la morale.

Je m'entretenois, ces jours derniers, Monsieur, avec quelques personnes, de votre cabinet, sans com- paraison le plus riche et le plus beau de la province, et l'un des plus complets et des plus curieux du royaume. Sur ce que je leur racontai que j'avois vu dans le vôtre de petits serpens volans, munis d'ailes en bonne forme, ils me dirent qu'ils avoient regardé jusqu'alors comme une chimère la prétendue exis- tence de ces animaux prodigieux, quoiqu'elle fût attestée par des historiens accrédités. A cela quelques uns d'entre eux ajoutèrent qu'il pouvoit bien y avoir de petits serpens ailés, mais que ce n'étoit point une conséquence qu'il y en ait jamais eu de pareils à ceux dont une tradition fabuleuse nous a trans- mis la peinture effrayante, et qu'ils ne croyoient pas plus le dragon volant de l'abbé de Vertot dans son Histoire de Malthe, que les fourmis des Indes, lesquelles, au compte d'Hérodote dans son livre inti- tulé Thalie, étoient véritablement plus petites que des chiens, mais plus grandes que des renards.

Ces monstres fourniroient une ample matière de dissertation. Mais comme toute l'antiquité est pour vous sans voiles, il meconviendroit fort mal de faire en cette occasion le dissertateur vis à vis de vous. Je regrette toujours, Monsieur, les journées que nous avons passées ensemble, et que les charmes de votre agréable et savante conversation mefaisoient trouver

LETTRES NOUVELLES II9

si courtes. Vous êtes de ces personnes aimables, avec lesquelles il est, pour ainsi dire, dangereux de vivre, par la peine que causent ensuite la séparation et Téloignement. Si, comme les habitans de la ville d'Aurai, qui ne connoissent pas leur bonheur.

Je me voyais assez heureux Pour demeurer dans votre voisinage, Je saurois sûrement mieux qu'eux Profiter de cet avantage.

J'ai l'honneur d'être, etc.

Des Forges Maillard

NOTES.

' Christophe-Paul Gauteron de Robien, seigneur de Robien, à Rennes le 4 novembre 1698, mort en décembre lySô, con- seiller au Parlement de Bretagne en 1720, président à mortier depuis 1724, en même temps que son père qui Tétait depuis 1706 et qui mourut en 1744 doyen des présidents du Parlement. Aussi Des Forges est-il obligé de spécifier, dans les Amusemens du cceur et de l'esprit, que la présente lettre est adressée, non seulement à M. de Robien, président à mortier, mais à M. de Robien fils. Ce fils, doué d'une intelligence élevée et des plus iictives, après avoir acquis les connaissances spéciales à sa profession, se consacra avec ardeur à l'étude de l'histoire naturelle et de l'histoire proprement dite , mais avec application spéciale à sa patrie, c'est-à-dire à la Bre- tagne. Dans l'ordre de ses études, M. de Robien réunit une ad- mirable collection d'objets antiques, de curiosités naturelles, historiques, artistiques, ethnographiques. Ce sont les débris de ce cabinet, confisqué par la Révolution, négligé et gaspillé pen- dant longues années , qui ont fait le premier fonds , et le plus riche , du musée archéologique de la ville de Ren- nes. M. de Robien doit être considéré , honoré, comme le fondateur de l'archéologie en Bretagne. Il suffit pour s'en con-

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vaincre de parcourir les six gros volumes manuscrits, fruits de son travail, que possède la bibliothèque de Rennes, savoir : I* Description historique des différents objets composant le ca- binet de M. de Robien, i vol. in-folio, contenant ensemble 704 feuillets ; 2' Description historique et topographique de l'ancienne Armorique ou Petite-Bretap^iie depuis la conquête des Romains, enrichie de plans, cartes et dessins des monuments qu'on a pu découvrir jusqu'à présent (lybô), 4 volumes in-folio de 916 feuillets et 3by planches ou dessins. Le 1" et le 4" volume sont consacrés à l'histoire, aux monuments et antiquités de toute sorte ; le 2' et le 3* à la description physique et à l'histoire na- turelle de la province. Il est extrêmement regrettable que ce grand travail n'ait pu encore être publié. Christophe de Kobien épousa, k- 20 juin 1728, sa cousine âgée de douze ans, Julienne-Françoise-Andrée, fille de Thomas de Robien, aussi président au Parlement, qu'on appelait le président de Keram- bour. Le père de Christophe occupant le château de Robien près Quintin, Christophe avait acquis en 1727, dans le voisinage des biens de son futur beau-père, labaronniede Kaêr, d'où dépendait le Plessix-Ker, près Aurai, il passait le temps des vacances judiciaires, et notre auteur allait presque tous les ans lui rendre visite. Robien n'étant point un savant sombre, le séjour du Plessix-Ker était fort gai. La maîtresse du logis, toute jeune et toute belle, pleine de bonté et d'esprit, n'y nuisait pas. Des Forges, outre ce qu'il en dit ici, en fait ce portrait dans une épître en vers adressée au président :

Votre belle moitié, dont la blonde jeunesse Accorde l'enjouement et la maturité. Et, sage, ne fait point grimacer la sagesse, D'un regard favorable approuvera nos jeux.

Ces vers parurent dans les Amusernens du cœur et de l'esprit, (IX, 363) vers la fin de 1741. Moins d'un an après, cette jeune femme, tendrement aimée de son mari, chérie de tous ceux qui l'approchaient, mourait à Paris le 7 septembre 1742, à peine âgée de vingt-six ans. A lire, sur le président de Robien, l'excellente notice de la Biographie Bretonne (II, 724-729), due à la plume de M. Charles de Keranfiec'h.

' Ces deux sonnets sont dans l'édition desŒuvres de 1759, 1. II, p. 47 et 48,

XXIV

Lettre 6" à René Chevaye

Au Croisic, ce3i décembre 1740.

Se n'osois vous écrire, Monsieur mon très cher ami, tant j'étois afligé de votre situa- tion ; je craignois d'aprendre que votre santé se fût encore afoiblie, et j'aurois été bien aise de sçavoir votre convalescence par vous-même. Je crois pouvoir être assuré que vous vous portez mieux, j'en juge par une lettre de notre ami M. Bertrand. Il me dit en avoir reçu une de vous, dans laquelle vous lui faites le détail du ravage que le tonnerre a fait à Montigné, et ne me dit pas que vous soyez aucunement indisposé : cela me fait un grand plaisir. C'est maintenant à vous de vous ménager, et à ne prendre d'étude qu'avec modération, et plutôt pour vous amuser que pour accumuler de la science.

Je ne vois pas quelle satisfaction la science peut aporter. Plus un homme de bon sens sçait de choses,

* Biblioth. de Nantes. Lettre autographe.

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122 DES FORGES MAILLAKU

plus il en découvre à sçavoir. C'est comme quel- qu'un qui, sans êtresûr du chiemin qu'il a à faire, auroit longtemps marché dans la plaine ; après quoi, se trouvant au pied d'une montagne qu'il croyoit le but de sa carrière, il se verroit encore obligé de mon- ter sur le sommet: de là, au lieu de voir le bout de sa route, ses yeux se perdroient dans la longueur de l'es- pace qu'il lui faudroit parcourir. Je crois donc qu'il seroit à propos de jouer avec la science, sans imposer, pour ainsi dire, aucune loi à sa mémoire, mais lui laissant retenir seulement ce qu'il lui plairoit de ne point perdre, et s'arrêtant aussitôt qu'on seroit las d'aller.

Je vous propose ici des préceptes. Monsieur mon très cher ami, et je ne les suis guères ces préceptes, car je suis toujours occupé : prose, vers, recherches litté- raires, lectures diférentes. Et j'enrage cent fois le jour contre une passion qui me fatigue et dont je voudrois en vain me défaire.

J'ai presque achevé un opéra comique en trois actes, intitulé le Temple de la Fortune. Vous pensez bien que les financiers y sont un peu jouez. Je suis si fort de mauvaise humeur contre eux que lorsqu'il s'agit de satire, ils me viennent toujours en idée. J'ai dessein de retourner à Paris au printemps ; mais la dépense et l'inutilité de mes précédens voyages me font balancer. D'un autre côté je m'ennuye fort ici, et je voudrois bien tâcher d'adoucir la rigueur de ma des- tinée par quelque occupation lucrative. Si j'étois le maître d'un patrimoine passable, je me bornerois ;

LETTRES NOUVKI.I.ES 123

mais j'ai si peu de fortune que je pense toujours à chercher des ressources. Mes soins m'ont été inutiles jusqu'à présent, le malheur m'a suivi, et je n'ai réussi en rien du tout. Le nombre de mes amis, quoique puissans, ne sert qu'à me convaincre que je suis malheureux. Mais toutes ces réflexions ne sont pas propres à m'égayer.

J'ai trouvé, dans mes courses de l'été dernier, un Plante in-24 ou in- 18 de l'impression de Hollande, je vous l'envoyrai quand vous serez à Nantes, il est assez bien conditionné. J'ai relu votre traduction de l'églogue de Rousseau, et elle m'a plu encore davan- tage qu'à la première lecture. Vous sçavez que ce fameux poète est mort en revenant de la Haye à Brus- selles. J'ai envoyé à M. Titon deux épitaphes que j'ai faites pour lui V

Dites-moi, s'il vous plaît, si vous serez bientôt à Nantes. Je voudrois, pour me défrayer à Paris, tâcher de faire auparavant une comédie. Je vous envoyé de l'autre part le projet d'une que j'aurois l'envie de mettre en œuvre. Vous sçavez qu'on aime aujour- d'hui beaucoup le spectacle, et il y en auroit beau- coup dans celle-cy. Aidez-moi à distribuer le plan et à trouver des incidens qui surprennent. Je ne crois pas que ce sujet ait été traité par personne ; il me vint en idée sur ce que M. Roger me dit, étant chez lui à Belle-Isle, qu'il y avoit eu à Paris une fille qui étoit amoureuse d'Alexandre. Ne parlez, je vous prie, de cecy à personne. Ce sujet me semble plaisant, et quelqu'autre pourroit s'en saisir. Vous pouvez comp-

124 "'•^ FOkGF.s MAILI.AKlj

ter que, si je réussissois, il vous en reviendroit tout au moins un beau livre in-folio.

Permettez-moi d'assurer de mes respects madame Chevaye et de lui souhaiter l'heureuse année, de même qu'à toute votre aimable famille. Je suis du meilleur de mon cœur. Monsieur mon très cher ami, votre très humble et très obéissant serviteur,

Des Forges Maillard.

Argument de la comédie la Visionnaire.

Araminte, fille du marquis de Villemanoir, s'est si fort gâté l'esprit par la lecture des romans, et surtout par celle de la vie d'Alexandre le Grand dans Quinte Curce et dans la tragédie de Racine, qu'elle est devenue éperdûment amoureuse de l'idée de ce héros. Elle compare son amant avec ce fils de Jupiter et d'Olympias, et ne lui trouve que des bassesses et des petitesses. Son père et sa mère, qui veulent la marier à Valère, en sont au désespoir, de même que Valére Finette, suivante d'Araminte, pleine d'incli- nation pour 'Galère, lui dit qu'elle a imaginé un stra- tagème, que voici. Elle fait accroire à sa maîtresse qu'elle connoît une magicienne qui lui fera voir Alexandre. Araminte consent à l'aller trouver. La magicienne prévenue fait descendre, par le moyen de quelques paroles qui ne signifient rien, le prétendu Alexandre, qui est Valère déguisé en héros avec une barbe naissante. Le valet de Valère, déguisé aussi en

LETTRES NOUVELI.ICS

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héros, représente Ephestion ou Parménion, son favori. Un autre représente Aristote.

Le prétendu Alexandre dit en chantant que Jupiter son père, touché de la tendresse sublime d'Araminte, consent à son mariage avec elle pour multiplier la race des héros dans leurs descendans, et qu'il s'y trouvera lui-même tantôt. Araminte est fort contente, elle fait confidence de son mariage à son père et à sa mère, qui croyent qu'elle est devenue folle. Le valet de Valère, qu'elle croit être Ephestion, arrive en même temps pour lui faire une commission de la part du prétendu Alexandre. Le père demande ce que veut cet homme, Araminte dit que c'est Ephestion ; il croit absolument que la cervelle lui a tourné. Fi- nettearrive, Araminte dit à son père que s'il doute de ses paroles, il peut interroger Finette. Finette aiiirme que tout cela est véritable. Ils croyent aussi que Finette extravague. Il ordonne à sa fille de rentrer.

Valère arrive, il avoue le tout au père qui aprouve cette ruse, et qui consent à se trouver lui-même, sous le nom de Jupiter, porté sur un nuage. La mère veut aussi s'y trouver sous le nom d'Olympias. Ainsi se fait le mariage d'Araminte avec Valère en grande magnificence, et le notaire s'y trouve aussi sous la figure de l'Himen. Scène dernière, Araminte est dé- sabusée de ses idées romanesques.

Je crois, mon cher ami, avoir inventé un fort joli sujet ; aidez moi à le distribuer, et dites-moi si je ferai cette comédie en prose, ou en vers de dix ou douze sillabes, ou en vers libres. Mais gardez-moi un grand

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DES FORGES MAILLARD

secret. Car je ne crois pas (ou je me trompe) que l'idée d'un pareil sujet soit venue à personne avant moi '. Je pense qu'il faut faire cette pièce en un acte, pour la rendre plus vive.

NOTES.

' Ces deux épitaphes, l'une latine, l'autre française, sont dans les Amusemens du cœur et de l'esprit, VU, p. 290, 291.

" Des Forges se trompait. Dés iGSy, dans sa célèbre comédie des Visionnaires, Desmarets de Saint-Sorlin avait mis à Paris sur la scène une Mélisse, amoureuse d'Alexandre le Grand ; et c'est le souvenir plus ou moins altéré de ce rôle qui avait donné lieu à l'anecdote contée comme un fait réel par M. Roger à notre au- teur. Celui-ci renonça à sa comédie quand il connut celle de Desmarets ; peut-être à tort. Chez Desmarets l'amoureuse d'Alexandre n'est qu'une esquisse, six autres visionnaires de genres tout différents occupent la scène avec elle. Le canevas de Des Forges, bien tracé dans les données de l'ancienne comédie, promettait un amusant développement de ce caractère ou plutôt de cette lubie fantastique.

XXV

Lettre 2' à Titon du Tillet '

Au château de la Maillardière, près de Nantes, ce 20 septembre 1741.

'est à vous, Monsieur, comme l'architecte et l'oracle du Parnasse François, le bien- faiteur des Muses et le conservateur de leurs droits, qu'il appartient de redonner la naissance à une des plus belles odes de Racan *. Cette pièce, très-digne de passer à la postérité, est presque tombée dans l'oubli, et je m'étonne qu'elle ne se trouve pas dans le recueil publié chez Urbain Coustelier en 1724. Il n'est pas douteux que cette ode ne soit une de celles qui ont principalement mérité à Racan l'éloge que Despréaux lui donne, Satire IX, dans ce vers que vous avez cité dans la vie du poète dont je parle, p. 295 de votre Parnasse François :

Racan pourroit chanter, au défaut d'un Homère. J'ai tiré cette ode du recueil intitulé le Sacrifice * Amusemens du cœur et de l'esprit, t. XII, p. 216.

I 28 r)ES FOKGES MAILI-AKU

des Muses au grand Cardinal de Richelieu, imprimé chez Sébastien Cramoisy en i635 ; il est précédé du Parnasse Royal, autre recueil de poésies à la gloire de Louis XI II. Les plus fameux poètes latins et françois y descendent dans la lice et se disputent l'avantage de mieux célébrer le prince et le ministre. Racan n'a point fait d'ode, selon moi, dans laquelle il se trouve plus de noblesse, plus de chaleur et plus de correction. Je ne sais comment elle a pu échapper au moderne collecteur de ses œuvres, de même que le sonnet à M. de Pisieux, secrétaire d'Etat, et l'épi- taphe ' que j'ai prise dans le Recueil imprimé chez Toussaint du Bray, page 172 et 259. L'ode au cardi- nal de Richelieu n'y est pas, les dates me font croire que Racan ne l'avoit point encore composée.

Tout ce qui nous reste de ces hommes immortels n'est point à négliger. On retrouve dans leurs moin- dres ouvrages les vestiges de la flamme divine dont ils étoient animés. C'est ce qui m'engage aussi à joindre à ces trois pièces un sonnet de Malherbe, que je n'ai vu que dans le Sacrifice des Muses. Ce n'est pas le meilleur qu'il ait fait, mais il n'est pas dépourvu de beauté '.

Ces reliques deviennent pour moi si sacrées que je n'oserois y faire le moindre changement ; j'en ai même conservé toute l'orthographe. On trouve dans la sixième strophe de l'ode un terme que notre inconstance a fait vieillir :

On ne peut ignorer les vices Dont ces héros sont entachez.

LETTRES NOUVELLES 1 29

Je pouvois facilement remplacer entache:^ par tache:{, en mettant :

Dont ces héros furent tachez.

Cela m'étoit d'autant plus permis qu'il s'agit des divinités de la Grèce, des Achille et des Hercule ; mais outre les scrupules que je viens d'alléguer, j'ai cru qu'entache:^ étoit plus expressif, et qu'en signi- fioit intiis, par eux-mêmes, au-dedans. Le plus grand nombre des gens de lettres s'accorde avec moi, ce semble, à préférer les ouvrages des auteurs dans leur état naturel, aux copies falsifiées. Il y a quelques années qu'un homme d'esprit se mit en tête de recré- pir à la moderne le vieux style de Montaigne, et je me sus bon gré de l'en avoir détourné *. Sa plume s'est plus utilement employée à composer un ouvrage de morale, que le public a très-bien reçu. Celui qui s'est mêlé de rhabiller les bergers de d'Urfé à la nouvelle mode, a vu ses peines méprisées. Ce n'est qu'au facétieux Gacon qu'il est octroyé de traduire les fables de La Motte en vers françois. On cherche avec soin l'ancien d'Urfé, tandis que le nouveau se moisit chez les libraires. Et l'on donne la préférence aux anciennes éditions du Roman de la Rose sur celles dont Marot lui-même a réformé le style suivant l'usage de son siècle. Mais il y aura toujours des gens qui se mêleront, comme dit le proverbe, de corriger Magnificat à vêpres, et peut-être ces gens- là, se faisant un front de singe, se fàcheront-ils contre le proverbe commun dont je me suis servi. Pour

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r3o DES FORCES MAILLARD

moi, je laisse à tant de froids génies le soin de mettre toutes leurs phrases comme en autant d'espaliers. J'écris pour m'amuser, le Parnasse ne m'a jamais apporté ni perte ni profit, je badine et je suis sérieux selon l'humeur je me trouve ; j'évite la contrainte, et je dis ce que je pense tout à la franquette.

Un nouveau collecteur * s'est ingéré de vouloir corriger plusieurs vers de Malherbe, de Racan et des autres poètes, dont quelques expressions sont deve- nues surannées par notre faute et par la démangeai- son que nous avons de proscrire et de faire des mots. Je pourrois vous rapporter mille exemples des chan- gemens qui se trouvent dans ce Recueil, et dont la plus grande partie diminue l'énergie et l'agrément des vers. Ce seul endroit de Malherbe sufïiroit pour justifier ce que j'avance ; il a changé sans façon ser- viteurs en adorateurs dans cette belle stance :

Comme ils n'ont plus de sceptre, ils n'ont plus de flatteurs, Et tombent avec eux, d'une chute commune, Tous ceux que leur fortune Faisoit leurs serviteurs s.

Peut-on s'imaginer qn' adorateurs ne fût point venu dans l'esprit de ce père de la belle poésie ? Non sans doute : mais il a préféré serviteurs, qui exprime beau- coup mieux l'esclavage et la bassesse de la flatterie, et dont la rime, moins riche quoique complète, est plus différente av^cflatteurs et plus juste pour le sens. Ce sont des finesses que Malherbe connaissoit, et qui ne sont pas à la portée de tous les goûts.

LETTRES NOUVELLES i3l

L'auteur du nouveau Recueil s'est proposé pour modèle celui que Messieurs de Port-Royal ont donné en trois volumes sous le nom de La Fontaine. Leurs idées n'étoient pas plus raisonnables que les siennes dans les changemens qu'ils y ont faits, comme on le peut voir dans cette première strophe de Malherbe à la reine mère pendant sa régence :

Si quelque avorton de l'envie Ose encore lever les yeux, Je veux bander contre sa vie L'ire de la terre et des cieux.

Ils ont remplacé le troisième vers, tout plein de force et de feu, par un autre extrêmement faible et froid': tantum séries juncturaque pollet! Ils ont dit :

Je veux attirer sur sa vie, etc.

Il est vrai que l'expression bander contre n'est plus d'usage au figuré, mais on aime à voir le bel effet qu'elle pouvoit produire, étant placée de main de maître. Cependant, en réformant quantité de beaux endroits de nos poètes qu'ils ont altérés, ils ont con- servé serviteurs, dont l'expression leur a paru très- convenable, dans la stance que j'ai ci-devant rapportée . On achèvera de se convaincre de l'équité de mes observations, si l'on compare l'ode charmante de Racan au comte de Bussy dans les anciennes éditions, et même dans celle de Coustelier, avec la copie défi- gurée qui vient de paroître '.

Il faudroit, pour réussir à faire de louables chan-

l32 DES FORGES MAILLARD

gemens dans une ode, que le compilateur fût rempli du même enthousiasme dont le poète étoit transporté dans la chaleur de la composition.

Est-il surprenant, d'ailleurs, qu'un homme ait écrit comme parloient les hommes de son temps ? Je m'étonnerois bien plus qu'il se fût exprimé d'une manière différente. Pour moi, Monsieur, si je croyois avoir assez d'étendue de génie et de capacité pour faire un laborieux Recueilde poésies, j'y conserverois, non seulement les expressions hors d'usage, mais même leur différente orthographe. On verroit, en passant d'un auteur ancien à un autre qui le seroit moins, toutes les mutations que tantôt le goût et tantôt le caprice ont insensiblement introduites dans notre langue et même dans la prononciation. On voit, par exemple, dans ces vers de l'épitaphe ci-après, que du temps de Racan on prononçoit fruits meurs et non pas fruits mûrs, comme nous faisons aujourd'hui :

Un chacun admiroit la douceur de ses mœurs , Et la mort, dont la faux toutes choses moissonne, Voyoit de sa vertu naître des fruits si meurs, etc.

Et le Recueil d'où cette épitaphe est tirée fut imprimé chez Toussaint du Bray, « Aux Epies meurs. »

Dites-moi, si vous le savez. Monsieur, pourquoi l'on a supprimé le verbe ouïr, et conservé l'ad- jectif inoui qui en dérive ? Si le premier n'a plus aucune signification, l'autre aussi n'en devroit point avoir Je me trompe : ouïr n'est point entièrement

LETTRES NOUVELLES l33

proscrit, la langue française Tabandonne au bara- gouin des procureurs : assigné pour être ouï. Je n'ai pas moins de chagrin que choir ne soit plus à la mode, et que tomber se soit élevé sur ses ruines, pendant qu'on a fait grâce à chute et déchoir. Cependant, ou je suis la dupe de ma mauvaise oreille, ou choir et ouïr sont plus serrés, plus vifs et plus beaux que tomber et entendre.

Me diriez-vous bien aussi. Monsieur, pourquoi l'on a anéanti moult, qui vient de multum, pour le remplacer par beaucoup, qui n'a nul rapport awtc plu- sieurs, un grand nombre, dont on prétend qu'il expri- me l'idée? Si je voulois rapporter tous les mots qu'on a retranchés pour leur en substituer d'autres qui sont de moindre valeur, j'en remplirois un volume.

Il m'a toujours semblé que deux mêmes lettres de suite ajoutoient de la force aux expressions elles se trouvoient, comme dans appeller, combattre, jet' ter, etc. Cependant, on en retranche une et on les énerve. Une grande bizarrerie, par exemple, c'est celle-ci. La plupart écrivent honneur avec deux n, et honorer avec une seule n. Je crains même, nos Fran- çois étant idolâtres de la nouveauté, qu'il ne s'en ren- contre qui se fassent un scrupule de lire l'ode de Racan au cardinal de Richelieu, de peur de se gâter le goût à l'approche de ces vieilles reliques. Que sais- je même si plusieurs ne regarderont pas comme inu- tile d'avoir redonné au public le panégyrique d'un ministre défunt, pendant qu'on peut à peine suffire à chanter les louanges de celui qui fait le bonheur et

l34 DF.S FORGES MAILLARD

les délices du royaume? Mais dédaignoit-on délire les odes d'Horace, adressées à Mécénas et à Pollion, sous le règne de Trajan ? Et Pline le jeune, qui étoit le favori de ce prince, ne faisoit-il point son plaisir de cette charmante lecture ?

Ce qu'il y a de certain, c'est que l'orthographe de l'abbé de Saint- Pierre et le style colifichet de la plupart de nos modernes écrivains, ne contribueront pas à soutenir la force et la noblesse de notre langue.

Je reviens à notre collecteur moderne. S'il avoit jeté les yeux sur ce qui nous reste des œuvres d'En- nius, de Naevius, de Pacuvius, etc., jusqu'à Lucrèce et Catulle inclusivement, il y auroit vu un grand nombre de vieux mots latins, et même d'une ortho- graphe inusitée. Cependant j'ose avancer, sans risquer trop, que Cicéron et Virgile ont été aussi capables de réformer l'antique diction de ces auteurs, qu'il l'est de relimer le style de nos poètes qui fleurissoient sous Henri IV et Louis XI II. Mais ces grands hom- mes étoient bien aises que la postérité connût les changemens qui s'étoient faits dans la langue d'un siècle à l'autre, et parmi la bourbe de leur langage suranné ils recueilloient d'excellentes choses, qu'ils admiroient et dont ils faisoient leur profit.

Si j'aimois à prendre des licences, il paraissoit m'ê- tre assez permis de faire un changement dans le vers qui termine l'épitaphe que j'ai recueillie :

Pour vivre sur la terre une si belle vie.

Il m'étoit fort facile de mettre passer au lieu de

LETTRES NOUVELLES l35

vivre ; mais j'ai cru que Racan l'eût fait tout comme moi, s'il n'eût trouvé plus d'énergie dans l'expression qu'il a préférée. D'ailleurs, ce pur latinisme, vivere vitam, feroit juger que Racan n'étoit pas tout-à-fait sans étude, comme l'ont cru plusieurs, et qu'il devoit être même, pour me servir des expressions de Pétrone, satis inquinatus litteris V Je suis, avec une amitié inaltérable, Monsieur, etc.

Des Forges Maillard.

NOTES.

* Honorât de Bueil, marquis de Racan, en Touraine, à la Roche-Racan, en i SSg, mort en 1670 ; excellent poète français de l'école de Malherbe.

' Depuis que Des Forges a repêché ces pièces dans les anciens recueils, elles ont été plus d'une fois réimprimées, entre autres dans l'excellente édition de Racan de M. T. de Latour (Paris, P. Jannet, 1857, 2 vol. in-i6), l'on trouve l'ode de Richelieu, le sonnet à M. de Pisieux, et l'épitaphe aux pp. 143, 214 et 2i5 du tome 1". C'est pourquoi nous ne les reproduisons pas ici.

' Ce sonnet commence ainsi ;

Peuples, ça de l'encens ! Peuples, ça des victimes !

Depuis Des Forges on le met dans toutes les éditions de Mal- herbe; il porte le n* XCIX des Poésies dans la grande édition de M. Lud. Lalanne (Hachette, 1862, 5 vol. ia-8') et dans la petite édition qu'on en a tirée.

» Voir la Lettre de Mlle de Malcrais de septembre 1733, ci- dessus n* IV, p. i3.

5 II s'agit de Le Fort de la Morinièreetde son Choix de Poé- sies morales et chrétiennes, dont la critique très fondée donne lieu ici, de la part de Des Forges, à d'excellentes observations sur la manière dont on doit reproduire les anciens textes et les anciens auteurs. Cf. ci-dessus n" XIll, XVII, XXI.

l36 DES FORGES MAILLAKD

" La Morinière change ce dernier vers en : Fit leurs adora- teurs ; au bas de la page il donne en variante le texte de Mal- herbe, ainsi estropié : A fait leurs serviteurs ; et il ajoute avec un aplomb superbe : « Ce mot de serviteurs ne paroît ni asse^ noble ni awef expressif en cet endroit. » (Choix de Poésies, etc. 1739, t. I, p. 10). Cet idiot a fait mieux. Un peu plus haut, sur neuf stances de la Consolation à Du Perier, qu'il prétend repro- duire, il en défigure quatre, et il s'en vante. Malherbe, par ex- emple, avait écrit :

Ne te lasses donc plus d'inutiles complaintes.

A ce vers imagé et fort Le Fort substitue cette platitude :

Ne te livres donc plus à d'inutiles plaintes.

Et il est ravi de cette correction. Car, dit-il, le mot complain- tes « n'est plus du bel usage, ni en prose ni en vers » !!! (Ibid., p. 3.)

' Recueil de Poésies chrestiennes et diverses, dédiées à Mgr le prince de Conty, par M. de La Fontaine (Paris, Pierre le Petit, 167 1, 3 vol. in- 12) t. I.

« Voir Choix de Poésies morales et chrét., l, p. 56-58. Ici La Morinière ne se contente pas d'altérer l'expression ; il change, il travestit le fond, de manière à faire dire à l'auteur le contraire de sa pensée. Ce cas de faux en écriture publique mérite d'être exposé dans tout son jour. Nous lui faisons cet honneur dans la note 9, qui suit.

' Toute cette lettre de Des Forges est un excellent morceau de critique littéraire. La Morinière se sentit atteint par ce coup de fouet bien cinglé, moins rude encore que la faute ne le méri tait. Dans l'avertissement du second volume de son Choix de Poésies morales et chrétiennes, après avoir regretté que certains extraits de son premier volume n'eussent pas été du goût de tous les a amateurs de la poésie, » il dit d'un ton rogue : u 11 est tel « d'entre eux, qui a regardé comme une espèce d'attentat la « liberté que l'on a prise de changer plusieurs vers dans les an- « ciens poètes. Mais tous les journaux littéraires ont justifié Cl l'éditeur, et l'ont même approuvé de façon à ne lui laisser au- II cun scrupule à cet égard. »

Contre la thèse de Des Forges, appliquée surtout à des poètes de premier ordre comme Malherbe et Racan, il était plus aisé

LETTRES NOUVELLES

1^7

de trouver des journaux que des raisons. Quant aux scrupules de La Morinière, avant comme après l'approbation des journaux, ils étaient nuls. A preuve, le travestissement infligé par lui à l'ode de Racan au comte de Bussi, que nous ferons connaître en com parant simplement deux strophes de l'original aux deux stro- phes correspondantes de la prétendue reproduction de La .Mori- nière. Dans le texte de Racan, voici la première strophe de la pièce (édit. Latour, iSSy, I, p. i55-i56) :

Bussy, notre printemps s'en va presque expiré ; Il est temps de jouir du repos asseuré

l'âge nous convie ; Fuyons donc ces grandeurs qu'insensez nous suivons, Et, sans penser plus loin, jouissons de la vie

Tandis que nous l'avons.

Dans La Morinière (CAoij: de poésies, etc., I, p. 36) cette stro- phe devient :

Bussy, notre printemps est bientôt expiré; 11 est temps de jouir du repos assuré

l'âge nous convie : Renonçons aux grandeurs qu'insensés nous suivons Et ne songeons enfin qu'aux biens de l'autre vie,

Lorsque nous le pouvons.

La huitième strophe de la pièce, dans le te.xte de Racan fédit. Latour, I, p. 137), porte :

Employons mieux le temps qui nous est limité ; Quittons ce fol espoir, par qui la vanité

Nous en fait tant accroire. Qu'amour soit dé;ormais la tin de nos désirs ; Car pour eux seulement les dieux ont fait la gloire,

Et pour nous les plaisirs.

Ainsi arrangée par La Morinière {Choix de poésies, etc., I, p. 57-58):

Employons mieux le temps qui nous est limité ; Quittons ce vain espoir, dont la témérité Nous en fait tant accroire :

18

l38 DES FORCES MAILLARD

Que Dieu soit désormais l'objet de nos désirs ; Il forma les mortels pour jouir de sa gloire, Et non pas des plaisirs.

Inutile d'insister. Ne pas oublier que La Morinière donne cela pour une reproduction exacte de l'ode à Bussi : pas une note, pas un mot qui puisse faire soupçonner cette falsification. C'est ainsi qu'on comprenait alors l'exactitude on peut dire la pro- bité — en matière littéraire et historique. Les journaux trou- vaient cela admirable. Il y avait donc du mérite à protester hautement contre de telles pratiques : d'autant que la protesta- tion de Des Forges (il serait facile, mais un peulongdele prou- ver) contribua efficacement à amener la réaction en sens inverse, qui grâce à Dieu dure encore et qui n'a qu'à se préserver de certains excès frisant la superstition.

XXVI

Lettre 2" à l'abbé Philippe

A Poitiers, ce 16 décembre 1741.

^^ARMi l'embarras infini de mes afaires,

9\§

Monsieur mon très cher ami, vous vo- yez que je pense en vous et que je vous ''*^'c donne le peu de temps que je puis déro- ber à mes obligations laborieuses *. Aller au bureau le matin à huit heures, y demeurer jusqu'à midi, y retourner à deux heures jusqu'à sept, jugez si je puis me donner à la littérature.

Je vais changer de lieu, car telle est la vie que je dois mener à présent. J'ay pour mon département deux élections des plus grandes, celle de Fontenay le Comte et celle des Sables d'Olonne, et je serai presque toujours à cheval.

Mon adresse sera donc désormais à Fontenay le Comte, en Poitou. C'est que je vous prie de m'é- crire, si j'ay encore le temps de vous envoyer l'ode de Faret et quelques pièces y jointes, afin que cela entre dans votre douzième volume '. Je comptois bien le faire aujourd'hui ; mais comme je suis sur * Lettre autographe, appartenant à .M. René Kerviler.

140 DES FORGES MAILLAKD

le moment de mon départ, cela ne m'a point été possible.

Ce que vous aurez à m'envoyer, mettez-le, je vous prie, chez M. Titon, qui me le fera rendre à Poitiers, car ce sera toujours notre chef-lieu, et de on me fera tenir tout ce qui m'y viendra. Je vous informe- rai de ma marche et de mes courses, qui seront au moins de quatre ou cinq mois ; après quoi je revien- drai encore m'héberger à Poitiers. La saison n'est pas belle pour les voyageurs, mais le printemps et l'été auront leur tour.

Je vous envoyé par original des vers que M"^ du Hallay m'a adressez, et qui viennent de me tomber sous la main '.

Je suis sans réserve. Monsieur mon très cher ami, votre très humble et très obéissant serviteur,

Des Forges Maillard.

NOTES.

* Des Forges Maillard venait d'être nommé contrôleur du dixième dans la généralité de Poitiers.

' Cette ode de Faret, encadrée dans une lettre .i Titon du Tillet, fut imprimée en 1742 au tome XIII des Amusemens du cœur et de l'esprit, p. 279 à 286. Comme celle de Racan qui donna lieu à la lettre précédente, Des Forges l'avait exhumée du Sacrifice des Muses au cardinal de Richelieu (V. ci-dessus p. 127-128); mais elle est bien inférieure à l'ode de Racan, et la lettre de Des Forges qui l'accompagne est loin aussi d'avoir l'intérêt de celle qu'on vient de lire sous notre n" XXV.

' On trouve des vers de M"' du Hallay, adressés à r>es Forges, au tome II, p. 70, des Amusemens du cœur et de l'esprit ; mais ceux dont il est question ici ne semblent pas avoir été publiés.

XXVII

Lettre 5" au président Bouhier

Aux Sables d'Olonne, ce 3 septembre 1742.

ES diférentes afaires, Monsieur, et même tracasseries, qui m'occupent depuis dix mois ', ne m'ont laissé ny à mes amis ny à moi-même. Je vous ai fait plus d'une fois confidence de ma situation. Vous n'ignorez pas qu'avec tous mes soins je ne puis gagner la bienveil- lance de la fortune, et que si elle paroît me rire un moment, c'est pour me le vendre bientôt après au prix de beaucoup d'ennuis et d'inquiétudes. Peut- être aussi n'ai-je pas les talens qu'il faut pour la fixer, la honteuse souplesse et la tortueuse politique. Mais n'est-il pas singulier qu'il faut que le public gémisse de son sort pour que je paroisse avoir un peu de bonheur, et que le tocsin de la joye d'un homme de mon état annonce le commencement de la misère pu- blique ' ? Je dis d'un homme de mon état, car pour moi, je suis toujours tout prêt à remettre les * Biblioth. Nat., r.!s. fr. 24.421, f. 61. Lettre autographe.

14^ DES FORGES MAILLARL)

haches et les faisceaux, et lorsque j'entre dans ces emplois, je serois très-ravi de n'en point avoir Toc- casion. Mais j'espère que ce sera un véhicule qui me mènera à quelque chose de plus commode, et je me trompe.

L'amitié des enfans de la fortune n'est qu'une ombre fugitive, à moins qu'on ne se soit en naissant abreuvé des mêmes eaux qu'eux. J'en ai connu plu- sieurs qui m'ont dit : « Je vous aime, mais je ne puis me résoudre à rien demander. » Qu'est-ce donc que cette amitié qui, sûre de réussir, croiroit se déshonorer en faisant quelque démarche ? Il y a toujours eu plus de masques que d'hommes, et le fond des caractères ne se réformera point.

Notre ami M. Titon n'aura pas manqué de vous informer que je suis contrôleur du dixième dans le bas Poitou. Il m'a fait tenir de votre part un nouveau recueil de vos poésies. J'y ai trouvé de la finesse, de la légèreté et de l'élégance, toutes qualitez qui partent d'un esprit qui a un fond de bon gotit.

J'ai lu avec plaisir votre traduction de l'ode d'Horace Nox erat, etc. Une fille que j'aimois, plus belle peut-être mais à coup sûr aussi lubrique que Phriné, m'a inspiré par son inconstance les vers imi- tez de la même ode que je vous transcrirai sur l'autre feuillet de cette lettre. Vous me direz si vous croyez que je sentois quelque chose quand je les ai faits '.

Je suis dans un pays l'on ne connoît que les lettres de l'alphabet, et j'ignore toutes les nou-

LETTRES NOUVELLES 1 4J

veautez du Parnasse. Je suis bien fâché de n'avoir pas prié M. de Fulvy de me donner l'emploi que j"ai ici ou à Dijon ou aux environs. J'aurois eu l'agré- ment d'y vivre quelquefois avec vous, et vous eussiez guidé ma main dans la correction de plusieurs ou- vrages de prose et de vers que j'ai faits depuis vous avoir vu, et que je ne retouche pas faute de conseils. J'ai l'honneur d'être, etc.

Des Forges Maillard.

NOTES.

C'est-à-diie, depuis que Des Forges avait Cté nommé contrô- leur du dixième en Poitou, dans les derniers mois de 1741.

' Des Forges fait allusion à la misère générale, causée alors par les charges d'une nouvelle guerre et surtout par l'impôt du dixième, qui était fort lourd.

- Cette imitation du Nox erat a été imprimée par Des Forges dans l'édition de ses Œuvres de lySg, II, p.i8i-i83. La version manuscrite offre des variantes, mais l'imprimé a une strophe de plus, la dernière, ajoutée depuis par l'auteur.

XXVIII Lettre à René Chevaye *

Aux Sables d'Olonnc, ce 19 décembre 1742.

tuoiQUE peu de personnes , Monsieur et cher ami, tiennent dans mon cœur le même rang que vous, il me semble, si je ne me trompe, qu'il y a bien près d"un an que je ne vous ai écrit. Jamais silence n'avoit tant duré entre nous. Mais est-on si longtemps sans se donner de ses nouvelles les uns aux autres, quand rindiférence ne s'en mêle pas ? Oui de mon côté, je vous l'assure. Mais mon emploi m'a occupé de tant de choses que j'ai toujours remis à vous écrire, n'ayant aucune particularité littéraire à vous dire de ces lieux, l'on ne s'inquiète pas plus de littérature que de la réformation de l'Alcoran.

Vous avez eu de mes nouvelles de Fontenai, Mon- sieur ; j'y ai demeuré environ sept mois. Depuis, je suis aux Sables d'Olonne et dans quelques autres

Biblioth. de Nantes. Lettre autographe.

LETTRES NOUVELLES 143

endroits de mon département ; mais c'est toujours ici mon adresse.

Il y a bien plus d'un an que je dois des répon- ses à MM. de la Grange ' et Destouches. Je ne sçais sont leurs lettres, et je ne me souviens plus de ce qu'elles contenoient. M. le président Bouhier m'a tiré de ma taciturnité en m'envoyant son nouveau Recueil de poésies, il y a de très jolies choses.

Et vous, mon très cher, à quoi vous êtes-vous amusé depuis ? Avez-vous fait quelque œuvre poéti- que en latin ou en François ? Je n'ai presque le temps de rien faire, et si ce n'étoit quelques folies en prose, je n'aurois point augmenté mon portefeuille ou du moins de bien peu.

II y a longtemps que je n'ai écrit à l'abbé Philippe ; je ne lui écris même plus, parce que je l'ai trouvé de mauvaise foi. Cependant, si vous avez encore quel- ques pièces comme l'ode de Racan,de Faret, etc., dont j'ai fait part au public ', je vous prie de me les minuter en -deux ou trois colonnes. Si vous avez même quelques passages curieux en latin ou en fran- çois, quelques difîicultez littéraires, communiquez- les moi. Enrichissez ma vie, oisive chez les Muses, laborieuse chez Plutus, de quelques pièces de votre trésor : je pourrai renouer avec l'abbé Philippe et les insérer dans mes Lettres. Tous mes manuscrits, toutes mes remarques, et presque tous les livres que j'avois aportez sont à Poitiers, entre les mains de M. de la Broulière.

Parmi le peu de vers que j'ai faits depuis que je

19

146 [>ES FORGES MAILLARIi

suis dans le dixième, voici un sonnet sur M"» du Hallai, qui a perdu la vue d'un œil par la petite vé- role. Comment exprimeriez-vous bien le titre de ce sonnet '?

Je vous souhaite par avance bonheur, joye et santé, de même qu'à madame Chevaye et à toute votre famille. Je suis, Monsieur mon très cher ami, etc.

Des Forges Maillard.

Mes amitiés à nos amis de Clisson.

NOTES.

' La Grange-Chancel (Joseph de), poète satirique, à Péri- gueux en 1675, mort en lyîiS.

' Voir les Lettres XXV et XXVI ci-dessus. Sur l'abbé Philippe, voir ci-dessus p. 107 la note i de notre XX.

' A cette lettre est joint le sonnet imprimé en I73q au t. I" (p. 325) des Œuvres de Des Forges. Ici il a pour titre : Sonnet à Madame du Hallay, qui a perdu un œil par la petite vérole, sans en être défigurée. Dans la Lettre XVIII( ci-dessus, p. 91 et 98) du 12 octobre 1739, il est question de cette petite vérole.

XXIX Lettre <?« à René Chevaye *

Au Croisic, ce 6 juillet 1743.

E suis toujours reconnaissant, Monsieur et très cher ami, des avis qu'on veut bien me donner, car en me plaçant entre mon sentiment et les conseils que je reçois, ceux-ci servent à me mettre en état de juger de la vraye ou fausse valeur de ce que j'ai fait, et à me comporter avec plus de prudence et de réflexion.

Ce que vous m'écrivez. Monsieur et cher ami, du rapport de mon génie avec celui de M™» Deshou- lières, me flatte beaucoup. Mais l'arrangement de mes pièces est la dernière chose et la moins labo- rieuse -, quand il ne nous restera plus que cela, la be- sogne sera faite. Ce dont je vous avois prié et reprié, et ce qui pouvoit m'étre utile, c'étoit de relire mon Recueil avec attention, et premièrement de vouloir bien y faire quelques corrections. Vous me dites qu'il faudroit vous transporter dans l'enthousiasme j'étois quand j'ai composé ; mais je ne demande pas * Biblioth. de Nantes. Lettre autographe.

148 DES FORGES MAILLARD

que vous me changiez des quatre ou cinq vers; cela feroit bigarure et cela feroit mal. Ce que je désirois de vous, c'étoitd'y changer quelquefois une épithète, un verbe, et de m'avertir du reste. En second lieu, ce que jesouhaitois encore, c'est que vous m'eussiez marqué les pièces qui vous paroissent les plus foibles, pour les supprimer, la morale à pan, car pour ce soin je vous en décharge en plein. Voilà, mon très cher, les grâces, au juste, que je vous demandois.

Il me seroit bien impossible de ne faire qu'un vo- lume de mes pièces, en v comprenant mes meilleures lettres en prose et en vers, s'entend, si l'édition est en beaux caractères et d'une grosseur ordinaire.

M. Néricault des Touches a fait, suivant ce qu'il écrit, une comédie intitulée l'Homme singulier. L'ab- sence et l'indisposition de quelques acteurs l'ont fait remettre à l'hiver prochain la représentation de cette pièce. Vous savez que j'ai eu quelque dessein de faire une comédie sur le même sujet, et vous m'y avez même engagé. Tout cela m'étant revenu dans l'esprit en Poitou, j'avois imaginé et même arrangé une intrigue. Mais, dans ma déroute ', ce que j'avois jette sur le papier s'est perdu ; je ne me ressouviens que du fond, que voici.

Philinte, homme singulier, est amoureux d'une jeune personne fort aimable, mais il a de la répu- gnance à lui en faire l'aveu, disant qu'il ne convient point aux hommes, dont le sexe est plus noble que celui des femmes, de faire les premières avances. La fille aime Philinte, mais elle ne veut point lui faire

LETTRES NOUVELLES

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de déclaration, disant que cela n'est point dans la bienséance, etc. Un rival noue la pièce. Il n'est guéres aimé, cependant par ses assiduitez il donne la tor- ture à Philinte qui, par son obstination à taire sa ten- dresse, met le rival dans le cas d'épouser celle qu'il aime. A la fin, la crainte l'oblige de se déterminer à lui dire qu'il l'aime et l'aimera toujours, et qu'il seroit au comble de ses voeux si leurs destinées étoient à jamais unies.

Voilà, mon très cher, l'idée de mon sujet, autant que je me la remémore. Je voudrois que vous vou- lussiez m'aider à la conduire et à former mes carac- tères. Je ne sçais pas le premier mot du plan de M. Destouches, c'est pourquoi nous ne devons pas nous rencontrer; pendant qu'on joûroit sa pièce aux François, ou joûroit la mienne aux Italiens. La sienne est probablement en cinq actes, et je ne ferois la mienne qu'en un acte, parce que cette mesure m'est plus familière. J'attends vos avis. Vous voyez que je ne veux point faire ici une pièce gaillarde, ainsi votre prud'hommie peut glisser là-dessus.

J'ai achevé ma traduction en vers des Sept pseaumes, et jeserois ravi de vous la communiquer '.

Je comptois aller passer à la Maillardière quelque temps de cet été, et nous nous fussions vus ; mais le silence de M™' Darquistade dessus m'a déterminé à m^aller distraire du côté de Vannes pendant quinze jours. Écrivez-moi toujours au Croisic, madame de Mondoret prend soin de retirer mes lettres et elle me les envoyé je suis.

1 5o DES FORGES MAILLARD

J'ai rhonneur de présenter mes très humbles res- pects à madame Chevaye, à toute votre famille, et à MM. du Bourgblanc.

Comme nos lettres nous coûtent autant que si elles venoient de Paris, vous pourriez, par des occasions, adresser les vôtres à M"« de L'Or {sic), pour les mettre à Nantes à la poste, et moi je vous écrirois toujours à Nantes chez M^^ de L'Or, qui les retireroit et vous les feroit également tenir par les mêmes occasions. Ne croyez pas que ce soit par avarice : le plaisir de recevoir de vos nouvelles est inappréciable pour moi ; mais c'est que l'œconomie est un bien quand elle ne retranche rien du plaisir. Je n'en puis avoir de plus sensible que celui de vous dire que je suis, avec une sincère cordialité. Monsieur et très cher ami, votre très humble et très obéissant serviteur,

Des FoRGhs Maillard.

NOTES.

* 11 s'agit ici de l'ordre à donner aux pièces de Des Forges dans le recueil de ses Poésies diverses, dont il méditait la publi- cation et qui ne parut qu'en lySo.

^ L'histoire de cette déroute, c'est-à-dire de la disgrâce qui fit perdre à Des Forges l'emploi de contrôleur du dixième, est racontée tout au long dans la Lettre XXXI ci-dessous.

' La traduction des Psaumes de la pénitence, faite par notre auteur, est imprimée dans l'édition de ses Œuvres de lySg, t. Il, p. I à 20.

XXX

Lettre p* à René Chevaye *. Le mariage de Des Forges Maillard.

Au Croisic, ce 22 décembre 1743.

JK suis marié, Monsieur et cher ami; la chose est faite, il n'y a plus à s'en dédire. Je trouve un peu d'embrouillement , mais qu'y faire ? 11 faut s'en tirer, si l'on peut. Ma femme ' est très aimable, elle a beaucoup d'esprit, mais elle joue, prend du café et tracasse la petite pretintaille des personnes qui ont vécu dans le grand monde '. Je n'aime rien de tout cela ; mais irai-je heurter ses goûts de front, ab abrupto ? Cela m'est échappé d'abord ; je l'ai chagrinée, j'en ai été fâché. Ma foi, dans ce monde, undique ambages et angustiœ. Je me déplaisois garçon : suis-je plus con- tent marié ? Oui, si je n'examine que l'agrément de vivre avec une femme que j'aime ; mais si je pense aux suites, le fiel naît sur mes lèvres. Ma femme a ses quarante ans. Je me disois : Je l'épouse âgée,

* Biblioth. de Nantes. Lettre autographe.

l52 DES FORGES MAILLARD

nous n'aurons point de postérité, et au moyen de nos revenus, dont elle ne redevra rien à ses enfans, ni moi non plus, pendant que nous serons ensemble, nous verrons s'écouler nos jours dans la douceur. Elle est déjà grosse, mon pauvre ami, poveretto ! Tu sais qu'en italien cela signifie caro. De fréquents maux de cœur annoncent ma paternité.

J'ai eu de la peine à devenir possesseur de cette femme. Elle a dans la cathédrale de Vannes deux parents chanoines, un beau-fils et un frère de son mari. Tu sais que l'espèce des gens d'Eglise est liti- gieuse et même turbulente. Ils étoient fâchés que je l'épousasse, à cause de trois enfans qu'elle a du pre- mier lit, et ils s'employèrent auprès du grand-vicaire, avec qui ils ont quelque parenté, afin qu'il n'eût pas donné dispense de deux bans à mon épouse future, et que, parce moyen, en nous renvoyant dans l'A vent, nous nous vissions retarder jusqu'aux Roys, et de plus loin s'il étoit possible. Mais, m'étant rendu à Vannes dans le dessein d'épouser le dimanche, et pi- quez l'un et l'autre des vains obstacles que Ton nous opposoit, nous partîmes le jour même, après avoir laissé commission de bannir pour la première fois, et nous arrivâmes au Croisic en chaise de poste, avec sa fille et une domestique. L'évêque de Nantes mon ami m'envoya, sur ma première requête et sur le champ, la permission gratuite d'épouser dans l'Avent, et les Vannetois sont demeurez avec un demi-pied de nez '.

Nous sommes chez ma mère, qui s'est engagée de

I ETTRLS NOUVFLt.ES l53

nous héberger jusqu'au premier mars ; après quoi il nous faudra nous nicher dans notre domicile. Je vois que Tceconomie veut que je demeure au Croisic, où, quoique tout soit cher, on ne fait que la dépense conforme à ses rentes. Cependant je projette de solli- citer un emploi aux environs du Croisic. s'il est possible ; car la famille venant, il faut songer à gagner quelque chose au loin ou au près, et mes lettres du premier de Fan rouleront là-dessus.

C'est ce qui fait que je vous envoie l'ode Sur l'u- sage des richesses. Elle etoit faite d'abord pour M. Helvétius, fermier-général, composée, comme elle est dans mon manuscrit, de quinze ou seize strophes; je l'avois envoyée à M"" la comtesse de Verteiilac qui, pour quelques raisons, ne la lui donna pas. Et ce premier jour de l'an, je voulois m'en faire honneur en l'envoyant entière avec son adresse, comme vous Tavea vue, à M. de la Porte, intendant du Bourbon- nois, qui me protège et qui m'aime. C'est un homme d'esprit et de sens, et même ce qu'on appelle un bel esprit. Mais en la relisant, je me suis figuré qu'elle pourroit peut-être mériter un pri.x aux Jeux Floraux en la réduisant à dix strophes, comme je vous l'en- voyé. Dites-moi, mon très cher, ce que vous en pensez. Si vous ne la croyez pas assez forte pour dis- puter un prix, je l'envoyrai, aussitôt votre réponse, à M. de la Porte. Ce qu'il y a de vraisemblable, c'est qu'il n'en doit point être allé de nouvelles à Tou- louse, M°« de Verteiilac et M. Titon en ayant eu eux seuls des copies, et l'ayant probablement renfermée

20

1^4 "E^ FOHCE'i MAU.I.AHD

dans leurs portefeuilles. Répondez-moi le plus tôi que faire se pourra, afin que cette pièce me serve d'un ou d'autre côté *.

J'en suis encore à la fin du troisième acte de l'Homme singulier '. L'himen m'a un peu dérangé, mais je me remettrai à l'ouvrage bientôt. Je t'envoy- rai, par une occasion, ces trois actes, à l'adresse de M. Marie, libraire à Nantes, comme tu me l'as indi- qué. Il faudra bien que nous nous revoyons ce prin- temps. Si je ne vais point en mission maitôtière, ou tu viendras ici ou j'irai te voir '.

Je vous souhaite par avance, mon très-cher ami, tout ce que les hommes sincères se peuvent souhai- ter de plus heureux, surtout une santé parfaite. Vous vous donnerez le reste vous-même, avec l'esprit et la fortune que vous avez. Je souhaite pareillement santé et joie à madame Chevaye et à toute votre fa- mille. Je suis, avec la plus tendre et la plus sincère amitié, Monsieur mon très cher ami, votre très humble et très obéissant serviteur,

Des Forges Maillard.

NOTES.

' Marie-Anne Le François, veuve de Guillaume de Boutouil- lic, conseiller au présidial de Vannes.

' Li prêt intaille était proprement un ornement en décou- pure, ordinairement fait de pièces rapportées de toutes les cou- leurs, dont on garnissait les robes des dames. C'était donc un

LETTRES NOUVELLES 1 55

ornement éclatant, voyant, prétentieux. Prenant ce mot au fi- guré, Des Forges reproche, ce semble, à sa femme de trop re- chercher la société, de trop copier les manières. les prétentions des gens de qualité.

^ Le mariage fut célébré au Croisic, le jeudi 5 décembre 1743; révé-]ue de Nantes était Christophe-Louis Turpin de Crissé de Sanzay, dont il est question dans la Lettre n- VIII, ci-dessus p. 'i-j à 43.

* Nous ne savons si cette oJe alla aux Jeux rloraux, maiselle a été recueillie par l'auteur dans ses Œuvres édit. de lySq, I, p. 1 1 r-i i5 ; elle est en vers de huit pieds et compte i3 strophes de 10 vers chaque. Elle est dédiée u ù .M. le C*** de M"*', mi- « nistre et secrétaire d'Etat de la marine, n c'est-à-dire, à M. le comte de Machault.

' II paraît qu'il s'était décide à mettre son Homme singulier en cinq actes, au lieu d'un seul. Cf. la Lettte précédente et la suivante.

' On a déjà pu remarquer p. 132, au commencement de cette lettre, une phrase Des Forges tutoie Chevaye ; on retrouve ce tutoiement dans un passage de la Lettre XIII, ci-dessus, p. 61, et dans quelques autres de sa correspondance avec Chevaye, mais il est exceptionnel. Sans aucun doute, de vive voi.\, Chevaye et Des Forges se tutoyaient ; dans leurs commu- munications écrites, l'étiquette, les convenances du temps leur imposaient le vous.

XXXI

Lettre au président Bouhier* La disgrâce de Des Forges aux Sables d'Olonne.

Au Croisic, ce i^r janvier 17^14.

E suis de nouveau au Croisic, Monsieur, de la fin février '. Vous savez, par plusieurs traits de ma vie, que je ne suis point pour être heureux. Cette vie n'a été qu'un enchaînement de disgrâces et de contra- dictions. Les grans m'ont joué ; et pour un rayon de lumière que la fortune m'a quelquefois laissé voir, elle a mille et mille fois entassé les nuages sur ma tête, et la foudre est tombée à mes piez.

J'étois, comme vous le savez, contrôleur du dixième dans le Poitou, emploi dur et peu conve- nable à mon humeur compatissante. Cependant, j'en adoucissois Tâcreté autant qu'il m'étoit possible. J'étois bien avec tout le monde, et cet agrément, joint n celui de faire quelque réserve', m'y retiendroit

"Bihl. Nat;. M. fr. 2^.421, f' 65, R*. Lettre autographe.

LETTRES NOLVE[.I.E<; 167

encore, si je n'avois été trahi par un monstre abomi- nable. Quand j'arrivai à Poitiers, je fus deux mois avant que les départemens eussent été distri- buez', lesieur Perot, receveur des tailles* des Sables d'Olonne. garçon fort riche, écrivit à un secrétaire de rintendance qu'ayant apris que j'étois contrôleur du dixième et me connoissant par la renommée, il eût extrêmement souhaité que je pusse avoir l'élec- tion des Sables d'Olonne, qu'il seroit charmé de vivre avec moi, qu'il m'ofroit sa maison et sa table, et qu'il me procureroit tous les agrémens qui dé- pendroient de lui. Je fus flaté de cette proposition et demandai ce département à M. l'Intendant, qui m'avoit jusque-là témoigné beaucoup de préférence, et il l'accorda. Arrivé que je suis aux Sables d'O- lonne, Perot veut m'heberger chez lui, je le refuse, et il me cherche une pension voisine de sa maison, aux conditions que nous souperons tous les soirs ensemble.

J'accepte, et dès lors l'on commença à dire pu- bliquement que l'on n'avoit jamais vu deux hommes plus unis. Mais si son inclination se manifes- toit pour moi, je n'étois point en reste avec lui et je le prévenois en tout, dans les choses je pou- vois lui devenir utile.

Cette apparence d'amitié sincère m'engagea à lui faire confidence de tous mes secrets. J'avois fourni un mémoire à la cour pour faire condamner sévère- ment au dixième nombre de personnes, et de la première distinction, intéressées dans un dessèche-

I 58 IiES FORGrS MAir.r.ARD

ment, et qui s'en disoient exemptes en vertu de pri- vilèges. Mais ayant trouvé par la suite Tlntendant et le Directeur favorables à cette société, et les associez m'ayant fait voir que je m'étois trompé dans mon estimation, je m'adoucis dans un nouveau mémoire. Croiriez-vous que l'abominable Perot, séduit par l'espoir d'un intérêt extrêmement modique, écrivit en cour par des voyes détournées que je m'étois laissé gagner et que je favorisois les associez ? Ce qu'il y eut de malheureux pour moi, c'est que je lui confiois mes mémoires et que je lui en laissois, sans y penser, les brouillards. Cela le mit en état de s'arranger pour me perdre '. Il ne tint qu'à moi en- suite de revenir sur l'eau ; mais il me falloit trahir l'Intendant et vexera toute outrance nombre de per- sonnes de considération, et je n'y voulus point en- tendre.

Dites-moi, Monsieur, si vous avez entendu parler d'un homme plus malheureux que moi ? Et n'avoû- rez-vous pas que l'exécrable Perot a renouvelle la scène de Judas, si elle l'a jamais été? Remarquez que, pendant la durée du dixième, quand on eût taxé les associez à la rigueur, il ne lui fût pas revenu vingt livres de plus par an, et cela seulement tant que le dixième, comme je vien de le dire, eût été prolongé. Et moi j'avois prêté à ce scélérat quinze cens livres sans intérêt, ce qui formoit mon petit avoir et que j'avois amassé par mon œconomie dans les diCérens emplois que j'avois occupés depuis plusieurs années. Voici comme la chose se passa.

LETTRES NOUVELLES 1 Si)

Vous savez que, dans ces temps critiques, plus les receveurs des tailles font d'avances, plus leur remise est grasse *. L'hôpital fit bannir mille écus à prendre à intérêt. Je sçus que Perotles avoit pris. J'allai sou- per chez lui à l'ordinaire, et je lui dis :

Mon ami, j'ai apris que vous aviez emprunté mille écus, j'ai quinze cens livres qui sont à côté, je vous les ofre pour en faire votre profit.

Mon ami, me répondit-il, nous empruntons dans ce temps autant que nous trouvons, parce que les rentes que nous payons sont bien au-dessous des remises que nous recevons pour pareilles sommes. J'accepte vos quinze cens livres, à condition de vous en payer la rente.

Non, mon cher, luidis-je ; en ce cas, ce neseroit point un service que je vous rendrois. Vous les re- cevrez sans intérêt, ou vous ne les aurez pas.

Enfin, il les accepta. Il y avoit sept ou huit mois qu'il les avoit entre les mains, quand il m'a trahi. Je comptois les lui laisser jusqu'à la fin du dixième, et jusqu'au temps que je n'en eusse point été pressé. Le misérable m'embrassoit en soupant tête à tête, tandis qu'il envoyoit porter à la poste des lettres contre moi.

Que dites-vous, mon illustre et cher ami, de la malice de ma destinée ? Je dépose mes douleurs dans votre sein, n'en êtes-vous pas atendri? Un homme comme ce Perot, qui a sept mille livres de rente ou environ, trahir si lâchement un homme simple dont il se disoit le cœur,, et dont il sçait que

l60 DES FORGES MA.I.I.ARD

le patrimoine est très-peu de chose ! Ne faut-il pas qu'il soit un monstre ?

Quand je suis absent ', ma mère me donne deux cens livres par an, et je n'en puis point atendre un jour plus de cinq cens livres, mais Dieu lui conserve de longs jours ! Nous sommes neuf enfans, mes pères ont toujours vécu de leurs rentes comme gens de condition. Voilà pourquoi nous sommes si bornés.

Voici le renouvellement des Fermes : pourriez- vous écrire à quelqu'un en ma faveur, et cela sans vous gêner ? Un entrepôt de tabac me conviendroit bien, à cause de la vie tranquile qu'il procure, et qu'il me laisseroit des momens à donner aux Muses. Je crois que votre cœur n'est pas de ceux dont Pé- trone a dit : Nomen amicitice, si quatenùs expedit, hœret. J'entends toujours que cela ne coûtât pas trop à votre manière d'être parmi le monde que je vous prie de soliciter.

J'ai fait trois actes en vers d'une comédie ', dont il me reste deux actes à faire. Depuis deux mois je n'y ai rien fait. Je ne me trouve pas l'esprit monté sur le ton qu'il faut. Les Muses veulent une certaine aise d'esprit.

Vous ne doutez pas que que ce ne soit de toute mon âme que je vous souhaite une santé parfaite et interminable. Voudriez-vous me faire le plaisir de de dire à M. Coquard que je lui souhaite santé et liesse et toujours ample déjeûné des lauriers de Mel- pomène. J'ai envie, si cela ne nous fâche pas, d'en-

LETTRES NOUVELl-tS lôj

voyer au Mercure ou à l'auteur des Amusemens ma lettre prose et vers à vous % sur la bonne année, en changeant quelque chose dans la prose.

J'ai l'honneur d'être, avec d'inexprimables senti- mens d'amitié, d'estime et de respect, Monsieur, etc.

Des Forges Maillard.

J'ai fait contre ce Perot une philippique furieuse. Mais quelques réflexions d'une probité dont il n'est pas digne m'ont empêché de la faire paroître ". Je lui prêtai votre nouveau Recueil de poésies, dont je n'avois encore lu qu'une partie ; il le prêta à une dame, et je n'ai pu le recouvrer, dont je suis fort fâché. Je voudrois bien être avec vous pour vous communiquer nombre d'ouvrages de prose et de vers qui n'ont point encore paru, et pour en faire un choix à votre goût. Mais je vois qu'il ne sera pas fa- cile de nous retrouver ensemble. J'atends avec im- patience les nouvelles assurances de votre amitié et de l'état de votre santé, qui m'intéresse comme la mienne.

.NOTES.

* Depuis la fin de février 1743. ' Quelques économies.

' Cest-à-dire, avant qu'on eût assigné à chacun des contrô- leurs du dixième le ressort il devait exercer.

La taille était un impôt de répartition mis sur les ro- turiers.

21

102 DES FORCES MAILLARD

' Des Forges fut révoque de son emploi vers la fin de janvier

1743, certainement avant le 8 février, car le de ce mois Bertrand écrivait de Nantes à Chevaye : o M. Des Forges « Maillard, votre arai et le mien, est ici depuis quatre jours. Il « est remercié, il doit sa disgrâce à un homme des Sables qu'il « regardoit comme le plus chaud de ses amis. » (Biblioth. de Nantes, lettre autographe.)

11 s'agit de la remise faite aux receveurs sur le paiement des tailles, quand ils en versaient l'argent dans les caisses de l'État.

' C'est-à-dire, « quand je vis hors du Croisic ». Quand il y était, sa mère lui donnait le vivre et le couvert.

" L'Homme singulier, dont il parle dans les deux lettres pré- cédentes.

' Il s'agit d'une lettre, datée des Sables d'Olonne, 23 décembre

1742, il adressait ses vœux à Bouhier pour l'année 174?. Cette lettre est décrite sous le n" 947 du Catalogue des auto- graphes de M. de La Jarriette (Paris, Charavay, i86o, in-8*, p. io5). Les dix dernières lignes, la signature et la date sont reproduites en fac-similé dans les Poésies diverses de Des Forges Maillard, publiées à Paris en 1880 par l'éditeur Quantin. Et le texte même de la lettre est imprimé dans le Mercure de France d'août 1744 (p. i736), avec quelques petits changements « dans la prose » et un autre plus important dans la date, qui, pour rajeunir la pièce, est devenue : « A... ce... janvier

1744. •>

'" En s'abstenant, il céda aux conseils de son ami Bertrand, qui, dans une lettre écrite de Nantes à René Chevaye le 12 février

1743, dit en parlant de Des Forges : «Notre ami n'eût pas man- <( que de tirer raison de cette lâcheté (la dénonciation de Perot), « si les loix de la guerre lui eussent permis d'attaquer un homme Il qui n'a qu'un bras. Mais au défaut de l'épée, nous avons eu Il recours à la plume, et il n'est plus question que de trouver un « imprimeur qui veuille mettre sous la presse une espèce d'ode « dithyrambique dans le goût d'Archiloque, qui est toute prête, « et qui réduira le traître à se pendre. J'ai fait cependant ce que « j'ai pu pour modérer les transports de notre ami ; je lui ai fait « sentir les conséquences d'une pièce de cette nature. Mais il est a si indigné qu'il n'écoute rien. » (Lettre autographe, à la biblio- thèque de Nantes).

XXXII

Lettre -j' au président Bouhier *

Au Croisic, ce 26 août 1744.

|E ne serois pas plus glorieux, Monsieur, si Lysippe ' revenoit au monde pour faire ma statue, que je ne l'ai été en apprenant que l'estampe de mon portrait est entre vos mains, et que vous la voyez avec plaisir '.

Je suis ordinairement dans ma retraite du Croisic, l'amitié des puissans, plus forte en termes qu'en réalitez, m'abandonne. Cependant J'arrive de Clis- son, oîi j'ai passé dix ou douze jours chez mon ancien ami, M. Chevaye, auditeur des Comptes, grand homme de lettres, grand homme d'esprit et grand homme de bien. Voilà, ce me semble, celui que l'on doit apeller le véritable Trismégiste. Vous devez avoir reçu quelques lettres de lui.

Je ne vous ai pas dit, Monsieur, que j'étois marié. Je ne savois comment m'y prendre pour vous conter cette catastrophe, plus sérieuse et plus grave encore à raporter et non moins périlleuse que celle dont

*Bibl. Nat. Ms. fr. 24.421, f. Ô7 R*. Lettre autographe.

164 nES F0RG1':S MAIl.I.AHIi

Théramène fait le récit dans Phèdre. On dit que les mariages sont écrits au ciel. Tout est écrit après qu'il est arrivé, à la bonne heure. Mais je dirai donc qu'il y a dans la bibliothèque du ciel un livre bien sin- gulier, car je pense qu'il y faut sauter bien de.s ar- ticles avant de tomber sur un bon. Ce que j'assurerai, c'est que je ne me serois jamais défié que le mien dût se trouver dans ce grand registre.

Je vais à Vannes, Monsieur, j'y deviens amoureux d'une femme de condition, jolie veuve, assez jeune, ayant extrêmement d'esprit et beaucoup de goût pour les lettres. Je l'épouse ; elle me promet monts et merveilles dans un contrat subtilement instrumenté par un coquin de notaire. J'y perds moi-même le petit comptant que j'avois ramassé, pour trop croire, et parce que je suis avec un caractère de franchise et de bonne foi qui me persuade qu'on a le cœur fait comme le mien, aussitôt qu'on me l'a dit. Pour surcroît de désagrément, je trouve des debtes étant marié, quand on m'avoit solennellement juré qu'on ne devoit rien '. Je ne suis donc point actuellement fort au large, mais j'espère me trouver par la suite dans une situation plus commode. Tout ce tracas et toutes ces menées ont absorbé l'argent que j'avois soigneusement recueilli et ménagé pour faire le vo- yage de Paris. Voilà comme il me semble que le diable se mêle de distribuer l'ordre de mes affaires tout à contre-poil et pour me faire enrager.

Le peu d'aparence qu'il y a. Monsieur, que je revoye sitôt Paris, est cause que j'ai envoyé en Hoi-

r.ETIRKS NOUVELLES 1 65

lande un recueil de pièces de poésie, consistant en trois longues épîtres philosophiques et sur le goût, sui" vies de quelques autres, de traductions d'odes d'Ho- race, et deux chapitres en prose tirez d'un livre que j'avois commencé et que j'intiiulois Hexaméron mo- ral. Le titre de moral ne lui convient pas en tout, la morale y étant semée dejoyeusetez et gaillardises. Ce recueil manuscrit a essuie un accident en passant les mers. La galiote holandoise étoit la personne à qui je Tavois confié a été rencontrée par un corsaire anglois, qui Ta pillée avec autant de hardiesse à peu près que si les deux nations avoient eu guerre décla- rée. Les .\nglois ont ouvert mon paquet , c'est tout ce que j'en ai sçu, et je juge de qu'ils n'en ont rien détourné.

Je réserve pour Paris un autre recueil qui com- mencera par plusieurs poésies chrétiennes, et dont toute la suite n'aura rien qui puisse faire grimacer les dévots. J'ai de plus fait un roman *, qui pourroit faire deux justes volumes in-12, mais dont la liberté veut que j'atende encore jusqu'à voir si je ne dois plus avoir d'espérance dans les douteuses promesses de certains riches enfans de la terre.

Je me fiate, Monsieur, et vous avez bien voulu me le faire comprendre, que vous m'obligeriez dans l'occasion. Ainsi, comme c'est Changuyon qui a im- primé votre poëme de Pétrone à Amsterdam, et que j'ai su par l'avertissement de l'imprimeur qu'il le tenoit des mains de M. d'Orville, votre ami, profes- seur en belles-lettres, qui sans doute aura pris soin

l66 DES FORGKS MAILLARD

de l'édition, me feriez-vous le plaisir d'écrire à cet ami pour l'engager à prendre mes manuscrits chez M. Guill. Barnabe de Labat, négociant renommé dans la capitale de la Hollande. Je ne vous aurois pas moins d'obligation de le prier de relire ce petit recueil, qui l'amusera sûrement, et de tâcher au sur- plus de me faire quelques conditions honnêtes avec M. Changuyon. Je ne suis pas intéressé; mais n'ayant ni le Dictionnaire de Bayle ni celui de Moréri, je serois content n'eussé-je que l'un des deux et de plus quelques exemplaires de mon livre, qu'il seroit facile de m'envoyer par les navires qui viennent à Nantes d'Amsterdam, et même au Croisic. Faites en sorte. Monsieur, que je Joigne cette obligation à plusieurs que je vous ai.

J'ai l'honneur d'être avec les plus vrais sentimens d'estime, d'attachement et de respect, Monsieur, etc.

Des Forges Maillard.

NOTES.

* Lysippe, célèbre statuaire grec, qui vivait vers l'an 35o avant Je'sus-Christ.

^ Cette lettre, très-écourtéeettrès-sensiblement modifiée, a été publiée sans date par Des Forges dans l'édition de ses Œuvres de 17^9, t. 11, p. 2i3-2i.S. Sauf les trois premières lignes du début, nous n'imprimons ici que les parties inédites de cette pièce. On ne trouve point d'ailleurs dans l'original le rapprochement pré- tentieux entre M"' Des Forges et Eurydice, qui se lit p. 217, t. II de l'édition des Œuvres de i75i).

LETTRES NOUVELLES

167

' Des Forges eut donc une déception, mais le ressentiment n'en dura pas et ne troubla )>oint sérieusement l'harmonie du ménage ; nous le prouvons dans notre introduction. M. Ho- noré Bonhomme a donc eu absolument tort de dire que le ma- riage de Des Forges u fut loin d'être heureux. » (V. Poésies di- verses de Des Forges Maillard, Quantin, Paris, 1880, Notice biographique, p. XXXIU).

Voir ce qui est dit de ce roman dans la Lettre XXI ci-dessus, p. I 10.

XXXIII

Lettre S^ an président Bouhier *.

A Paris, ce ii janvier 1745.

ous avez été surpris, Monsieur, de ma len- teur à vous répondre, et surtout dans un temps j'avois deux lettres à vous écrire. Tune au sujet de celle que vous avez reçue de M. d'Orville d'Amsterdam, par rapport aux ouvrages qu'il a entre les mains, et l'autre pour vous souhaiter de tout mon cœur mainte et mainte heureuse année. Je vous fais ces mêmes souhaits à présent, et il n'importe que ce soit un peu tard, puis- que mon cœur les faisoit pour vous le premier de Tan dès l'aurore. Je vais vous dire. Monsieur, les raisons qui ont arrêté ma réponse.

Après avoir reçu à Paris votre première lettre, dans laquelle vous me disiez que vous n'en receviez point de M. d'Orville depuis plusieurs mois écoulez, je crus qu'il n'en falloit plus atendre. M. Bouguer, mon compatriote, ce célèbre mathématicien, arrivé Bibl. Nat. Ms. fr. 24.421, f. 63 R'. Lettre autographe.

LETTRES NOUVELLES itg

depuis peu de temps d'un voyage au Pérou entrepris par les ordres du Roi, me dit que M. de la Conda- mine *, son confrère et son compagnon, etoit à Ams- terdam. Comme je le connois aussi, je crus que je ne pouvois mieux faire que de lui écrire, tant pour sça- voir ce que mes manuscrits pourroient être devenus que pour le prier de faire marché avec un libraire et de se donner des soins pour Timpression. Sur ces entrefaites, Monsieur, j'ai reçu votre dernière, dans laquelle vous m'aprenez que M. d'Orville vous a écrit. Mais m' étant avancé à recourir à M. de la Con- damine, il me convenoit, ce me semble, d'atendre sa réponse afin de vous en faire part : et je l'ai reçue.

Pour répondre d'abord à ce qui me concerne dans celle de M. d'Orville, je m'étonne qu'il n'ait pu me faire des conditions plus avantageuses avec le S'' Chan- guyon pour l'impression d'un Recueil il n'y a que des choses amusantes, comme on peut s'en convain- cre en lisant le manuscrit. Vingt exemplaires suti- roient à peine pour être distribuez aux amis à qui j'en dois. Cependant M. d'Orville est le maître ; mais je ne suis pas décidé absolument pour M. Changuyon, et si l'on trouvoit meilleure composition ailleurs, comme chez du Sauzet, on pourroit s'y arrêter, en suposant toujours de beaux caractères et de beau papier.

Voici la réponse de M. de la Condamine. Il m'écrit qu'il a été chez M. G. B. de Labat, qui lui a dit avoir remis mes manuscrits à M. d'Orville. Après quoi il est allé pour voir ce dernier, qu'il n'a pas trouve au

22

170 DES FORGES MAILLAKD

logis ; il y est retourné et n'a point été plus heureux dans cette seconde visite. Je ne sai si M. d'Orville la lui aura rendue. En ce cas ils auroient pris ensem- bles des mesures. M. de la Condamine étant fort agis- sant, aujourd'hui à Amsterdam et demain à la Haye, M. d'Orville est toujours le maitre, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, et je ne compte pas pour un médiocre avantage la peine qu'il prendra de revoir les épreuves. Mais quand l'auteur peut retirer quel- que légère douceur pour prix de ses peines, il n'est pas condamnable pour tâcher d'en user. Enfin je m'en rapporte à l'intelligence de votre ami.

Il n'y a point ici de nouvelles littéraires, si ce n'est VHistoire de Louis XI par M. Duclos ', de l'Acadé- mie des Inscriptions. Laudatur ah his, culpatur ab mis. Pour moi qui n'en ai vu que quelques pages, je trouve son style trop coupé pour l'histoire. Il a voulu imiter le président de Montesquieu ; mais il y a de la diférence entre écrire des réflexions sur l'histoire romaine et écrire une histoire dans toute sa longueur.

L'abbé Des Fontaines ' fait toujours rage, et il se moque des défenses. 11 écrit dans le stile de son cœur. Vous jugez de quel fond on doit poser sur ses critiques. On a aussi imprimé une satire très- vive contre l'Académie Françoise ; elle est de l'ab- bé Cotin * On s'est un peu récrié contre la préfé- rence que cette compagnie a donné à MM. de Bernis et Girard sur beaucoup d'autres. On ne m'a point paru fort satisfait de leurs complimens de réception.

l.ETiRES NOUVELLES

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Les théâtres fournissent toujours des colifichets, et M. de la Chaussée s'obstine à faire pleurer Ton devroit rire.

Comme je suivrai M. le président de Robien ' et qu'en conséquence je ne puis décider du temps de mon séjour, je vous prie d'adresser votre réponse à M.TitonduTillet etc., isle saint-Louis, rue Poultière, à Paris. Je comptois lire quelque chose aux Comé- diens italiens et françois, mais je doute que le temps me le permette. Donnez-moi, je vous prie, des nouvel- les de votre santé, qui m'intéressent plus que toutes les autres.

.T'ai l'honneur d'être, avec d'éternels sentimens d'es- time, de respect et de reconnaissance, Monsieur, etc.

Des Forges Maillard.

Je compte envoyer quelques pièces à M. d'Orville pour joindre au Recueil, si j'en trouve l'occasion.

NOTES.

» Charles de la Condamine, astronome, membre de l'Aca- démie Française et de l'Académie des Sciences, à Paris en 1701, mort en 1774.

' Charles Duclos Pinot, écrivain de mérite, académicien à Dinan en 1704, mort en 1772.

3 Guyot ûesfontaines (Pierre-François), journaliste litté- raire célèbre au dernier siècle, à Rouen en i685, mort en 1745.

» C'était sans doute une réimpression de a satire de l'abbé Cotin intitulée la Ménagerie.

'Des Forges était alors, depuis environ trois mois, à Paris avec Robien, qui l'y avait mené dans sa chaise de poste.

XXXIV

Lettre au président de Robien *.

Sur René Gentilhomme, sieur de l'Espine,

poète croisicais.

Au Croisic, ce... avril 1745.

'ai lu avec grand plaisir, Monsieur, votre ancienne Histoire de Bretagne et je ne fais aucun doute que le public ne la re- çoive de même quand il vous plaira de lui faire ce présent ; la conduite et le stile en sont admirables, et vos recherches curieuses feront les délices des amateurs de l'antiquité. Vous n'avez point travaillé, comme la plupart de ceux qui écrivent l'his- toire, sur des mémoires équivoques ; vous êtes allé sur les lieu.x en personne, ou bien vous y avez en- voyé des hommes de confiance et capables, qui en ont levé fidèlement les plans et qui ont exactement dessiné ce qui nous reste des plus anciens monumens des Romains et des Gaulois. Votre Histoire moderne, naturelle, etc., de la même province ne vous fera pas

* Mercure de France de 1745, Juin. 2* vol. p. ii3.

LETTRES NOUVELLES

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moins d'honneur. C'est le jugement que j'en puis porter sur ce que j'ai eu le temps d'en lire pendant le séjour que j'ai fait chez vous à Rennes à notre re- tour de Paris '.

Mais permettez-moi de vous dire, Monsieur, que j'ai trouvé qu'il manquoit quelque chose dans vos deux Histoires. Je n'y vois point d'époques qui nous fassent connoître les grands hommes qui ont protégé les Muses, et mes propres recherches me font croire que c'est à vous que la première de ces époques mé- morables devra sa naissance. Vous cultivez les belles- lettres vous-même, et l'amitié que vous accordez à ceux qui s'y adonnent les encourage dans cette épi- neuse carrière. Vous avez même plus d'une fois tenté de jetter les fondemens d'une Académie dans cette province, l'on peut dire que vous reproduisez les Bouhier et que vous faites revivre les l'Hospital, les de Thou et les Lamoignon.

Vous êtes dans le dessein, Monsieur, de faire dans votre Histoire un chapitre vous comprendrez les Bretons qui se sont distingués dans les sciences et dans la littérature. Avant et depuis Abailard, le nombre n'en avoit point été fort considérable, mais le dernier siècle et celui-ci en ont produit plusieurs en tout genre. Notre petite ville du Croisic et les lieux circonvoisins en ont aussi vu naître quelques- uns, comme les pères Tournemine, Guilloré, l'abbé de Bellegarde, M. Bouguer, de l'Académie Royale des Sciences, qui par ses talens achevés suffiroit lui seul à l'illustration d'un royaume. J'ignorois toutefois

174 DES FORGES MAILLARD

que ce port de mer eût aussi produit un poète, et mes compatriotes les plus anciens ne m'en avoient rien appris. Il est vrai qu'occupés de la navigation et du commerce de mer, ils glissoient légèrement sur celui de l'esprit, et que la littérature étoit même alors un pays perdu pour eux.

Le poëte dont j'ai à vous entretenir, Monsieur, s'appelle René Gentilhomme, sieur de l'Epine. J'ai découvert l'estampe de son portrait chez un de mes concitoyens, qui dit avoir vu la signature de quel- qu'un de son nom sur les registres de cette commu- nauté °. La figure en buste est dans un ovale ; on lit autour : René Gentilhomme, sieur de l'Espine, Croi- siquais, P^. Domestique de Monseigneur, frère du Roi, OEOÏ AIA0NT02, et au dessous, dans le même ovale: Du Pré ad vivion delinea. Daretscul. Parisiis. i63j die -". Aristander... Il y a quelque chose d'ef- facé en cet endroit' Ao yEt'. 27, natus 1610, mense 7". L'estampe est environnée des attributs du Parnasse et de la Guerre. On lit au bas les deux ins- criptions que je vais vous transcrire, l'une en vers latins, et l'autre en vers françois. Les armes du poëte sont au milieu avec ces mots : Mieux /aire que dire. La manière d'écrire Croisiquais, au lieu de Croisiquois, s'accorde avec l'ancienne prononciation qui subsiste encore parmi le peuple. Il me semble aussi que P^. veut dire Page et non premier qui s'écrit Pr.

LETTRES NOUVELLES lyS

In figurant elegantissmi Ilustriss' Et ingeni. viri R. Nobilis. Armorici, Régis F. Poétœ, Epigramma.

Aspicis effigiem vatis spirantis in sere, Qui junxit Geticae Delphica plcctra Tubae. Sic oculos, sic ille humeros, sic Nobilis ora : Unum defuerat, dulcius ille canit.

/. Leocheus Scotus Eloquentice et Philo. Professor.

Epigramme

Qu'on ne cherche plus Mars en Thrace, Ni dans Amathonte l'Amour, Ni Phébus sur le mont Parnasse, Voici leur unique séjour.

/. de Meschinet '.

L'épigramme latine, dont le stile n'est point exact dans le troisième vers imité de Virgile, en ce qu'il faudroit comme dans cet auxqwv fer ébat o\ifert devant ou après oculos, etc., exprime Gentilhomme, nom propre, par Nobilis, ce qui le rendroit mécon- noissable s'il n'étoit point mis, comme il doit l'être, autour de l'estampe.

J'ai cherché à Paris, Monsieur, chez presque tous les libraires et les marchands de fripperie littéraire les poésies de notre René Gentilhomme, sans avoir réussi à mettre la main dessus. J'écrivis mon embar- ras à M. Chevaye mon ancien ami, auditeur de la Chambre des Comptes de Bretagne, qui peut être placé à bon titre parmi les hommes de la province qui possèdent le mieux la littérature latine et Françoise.

Il me fit réponse qu'il avoit eu dans son cabinet les

176 DES FORGES MAII.l.ARU

Poésies de René Gentilhomme, mais qu'elles avoient été enveloppées dans l'incendie de sa maison à Nantes avec une grande quantité de livres rares '. Je lui écrivis une seconde fois pour le prier de me faire part de ce qui lui étoit demeuré dans l'esprit touchant la personne et les ouvrages de ce poète. Voici ce qu'il a bien voulu m'en apprendre :

« Tout ce que je puis me rappeller, Monsieur, touchant René Gentilhomme s, c'est que j'ai eu en main un petit recueil d'environ 5o feuillets ^ in- 12, contenant quelques pièces de poésies de ce Breton, qui est qualifié de seigneur de l'Epine et de Kervaudoûé. Mais ce que j'y trouvai de singulier, ce fut une pièce d'environ quarante vers que l'auteur affirme avoir faits sur le champ à la maison de plaisance de M. le prince de Condé, qu'on appelloit pour lors M. le Duc. Il la fit à l'occasion du tonnerre qui ve- noit d'écraser une couronue ducale posée sur le pilier de l'escalier du jardin de cette maison, duquel accident il tiroit dans ses vers un augure, qu'il regardoit comme cer- tain, de la naissance d'un Dauphin ; et il falloit que la fureur poétique ou plutôt prophétique le possédât bien, pour faire dans le lieu il étoit une prédiction aussi con- traire aux intérêts du prince de Condé, qui l'avoit reçu chez lui, et qui par la mort de Louis XIII et de Gaston d'Orléans son frère, étoit héritier présomptif de la cou- ronne * ; car il y dit positivement qu'il ne doit plus se repaître de l'espérance de cette succession, et qu'il doit se contenter d'être toute sa vie M. le Duc tout court.

Or cette prédiction ayant eu son effet environ un an après (autant que je puis m'en souvenir), ceux qui en avoient connoissance en furent si frappés d'admiration qu'ils en firent des complimens à l'auteur, et ces compli- mens, qui sont en vers dans ce recueil au nombre de plus de vingt, sont entre autres de plusieurs officiers et ecclé- siastiques de Nantes, et de quelques autres de Tours, si

LETTRES NOUVELLES

•77

je ne me trompe. Ce qui sert à prouver que cette prédic- tion n'avoit point été faite après coup.

Du reste les vers de cette pièce se sentent de l'im- promptu autant que de l'enthousiasme, à en juger par quel- ques autres pièces de ce recueil qui sont plus châtiées mais en petit nombre, la pièce dont je parle avec les com- plimens contenant plus des deux tiers du livre. Une autre circonstance dont je me souviens, c'est qu'il paroît que cette prédiction avoit procuré à l'auteur le nom de Poète Royal, mais je ne me rappelle pas qu'il en ait reçu d'autre récompense. »

Ces curieuses anecdoctes, Monsieur, me paroî- troient suffisantes par elles-mêmes pour faire passer à la postérité le nom de René Gentilhomme. Je m'é- tonne que Moréri, Bayle, Baillet, le Père Niceron, M. Titon du Tillet, qui a fait des recherches si pro- digieuses pour assembler son immortel ouvrage du Parnasse François in-folio, n'ayent point connu ce poète, et qu'il ait échappé à M. l'abbé Goujet, de qui je m'en suis informé, à lui dont on lit avec autant d'utilité que de satisfaction la nouvelle Bibliothèque Françoise, et qui réunit une érudition si vaste et si polie qu'il mérite de porter, dans la république des lettres, cette célèbre devise : Nec piuribus impar '.

Vous êtes particulièrement intéressé. Monsieur, à faire revivre la mémoire de notre poète, ou vaticina- teur tout au moins, vos ancêtres Jean et Jacques de Robien ayant été successivement capitaines ou gou- verneurs du pays il a reçu la naissance, comme les actes les plus authentiques en font foi. François l'f, roi de France, nomma, par brevet du 17 août i5i6, soncheretbien aiméJehan d Robien, pannetierordi-

23

lyS DES FORGES MAIt.LARD

naire de la reine, à la charge de capitaine du Croisic et de risle de Bas, et cette princesse lui écrivit le 23 juillet... *", pour le féliciter sur la manière géné- reuse dont il s'étoit comporté à la descente des Es- pagnols et des Anglois sur nos côtes, et elle l'exhor- toit à continuer.

Jehan de Robien résigna sa charge à noble écuyer Jacques de Robien, son fils, qui en obtint le brevet le 1 6 mars 1540 et prêta serment le 24 du même mois.

On apprend, par une enquête du 29 novembre i558, que les galions des Espagnols venoient souvent près le havre du Croisic, et que sous le règne du feu roi François ils firent une descente à la côte, vis à vis de l'endroit nommé la Pierre Longue^ d'où ils furent vigoureusement repoussés par le seigneur de Robien, qui se comporta toujours avec valeur dans cette guerre, comme l'assurent les témoins de cette enquête. On parloit en 1564 de réparer le château du Croisic, mais la chose ne fut point exécutée, et il n'en reste que de foibles vestiges. Pendant que Jacques de Robien fut capitaine ou gouverneur, les habitans du Croisic prétendirent être exempts des droits d'a- mirauté, sans' doute en récompense de leurs bons services. Ce que je sçais, c'est qu'il y a fort long-tems qu'il n'est plus mention de ces immunités.

Je suis charmé. Monsieur, que ce détail, dont j'ai des preuves incontestables, me fournisse l'occasion de publier hautement que l'amitié dont vous m'ho- norez a son principe et remonte en quelque sorte

LETTRES NOUVELLES

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jusqu'au temps de mes ancêtres ; de même que le respect avec lequel j'ai l'honneur d'être, etc.

Des Forges Maillard.

NOTES.

' Les travaux de M. de Robien, on l'a déjà dit, sont restés manuscrits et se trouvent à la bibliothèque de la ville de Ren- nes.

' « Cette communauté », c'est la communauté de ville, c'est- à-dire le corps municipal du Croisic.

' M. Dugast-Matifeux a lu sur un autre exemplaire de ce portrait : Aristander Trisme^istos. (Revue des Provinces de l'Ouest, t. VI [i858J, p. 167.)"

» M. de Kerdanet (Notices sur les écrivains de la Bretagne, p. 329) et la Biographie Bretonne (II, 33i) lisent Meschinot, et ce dernier ouvrage renvoie à l'article de Meschinot, auteur des Lunettes des Princes: méprise bizarre.

' La Revue des Provinces de l'Ouest (VI, 168-169) ^'' parler jci Chevaye en style direct et donne, comme tirée du Mercure, la phrase sous cette forme : t J'ai eu dans mon cabinet les poésies de René de l'Espine, gentilhomme ; mais elles ont été enveloppées dans l'incendie de ma maison à Nantes. » Le Mer- cure porte exactement ce que nous donnons.

' La Revue des Prov. de l'Ouest (VI, 1Ô9), reproduisant ce passage, imprime : » René, gentilhomme, » transformant ainsi en qualificatif le nom patronymique du poète, que le Mercure avait pris soin d'écrire en italique, ainsi que son prénom.

' Il a en réalité 41 ff. in-8'; nous reproduisons dans la note 9 ci-dessous, la description détaillée qu'en a donnée de visu feu M. Bizeul.

' Le coup de tonnerre chanté par René Gentilhomme se pro. duisit, non point (comme le dit Chevaye abusé par sa mémoire) dans une maison de plaisance du prince deCondé, mais à Blois, domaine du frère de Louis Xlll, Gaston d'Orléans, dont ie poète

l8o DES FOkGES MAILI.AUD

était page. Ce « coup de foudre, tombé en lôSj sur le dôme delà grande gallerie des jardins du château de Blois, sans toucher au cordon doré quij'environne en forme de couronne ducale, » ins- pira au page des vers il annonçait la naissance prochaine d'un Dauphin et disait, non pas au prince de Condé, mais à son maître le duc d'Orléans :

le foudre, frappant la couronne royale Sans briser ou brusjer la couronne ducale, A mon esprit de feu fait voir très clairement, Monsieur, que vous serez un grand duc seulement.

' Jusqu'en 1862, on n'avait sur René Gentilhomme que la lettre de Des Forges qu'on vient de lire et qui fut, sous des formes diverses, reproduite successivement, en 1818 par M. de Kerdanet (Notices, p. Szg), vers i855 par la Biograyhie Bre- tonne (II, 33 1), en i858 par la Revue des Provinces de l'Ouest (VI, 167-169). Forcément, tous reproduisirent l'erreur de Che- vaye substituant le prince de Condé au duc d'Orléans. Tous aussi y en ajoutèrent une seconde, Chevaye et Des Forges n'ont rien à voir, au contraire, car pour l'éviter il eût suffi de les lire et de les suivre fidèlement. De « Ktné Gentilhomme, sieur de l'Espine, n on fil h René de Lespine, gentilhomme, » chan- geant à la fois, à tort, son nom patronymique et sa condition, car il était roturier. On est allé jusqu'à altérer le texte du Mercure pour l'adapter à ce faux système, et même la légende du portrait de l'auteur qu'on a publiée ainsi : « René, gentil- homme Croisiquais, S' de l'Espine, etc. » au lieu de u René Gentilhomme S' de l'Espine, Croisiquais, etc. •> qui est le vrai tel te.

Feu M. Bizeul, ayant découvert à Nantes un exemplaire, longtemps inconnu, très-probablement unique, du petit livre de René Gentilhomme, en fit en 1861 l'objet d'une Ctixde détaillée et intéressante, intitulée les Poètes du Croisic et de Blain, que la mort l'empêcha d'achever et qui fat publiée l'année suivante, avec de curieuses notes et additions de M. Dugast-Matifeax,dans les Annales de la Société académique de Nantes (1862, p. 94- i32). C'est que nous avons pris les rectifications des deux précédentes notes ; on trouve là, sur René Gentilhomme et sur ses œuvres, des notions exactes et abondantes,, encore incom-

?3

JL.ETTUl£S .NOUVEL-LES l8l

plcles malheiireusement, puisque, comme on vient de le dire, ce travail est inachevé.

Nous en extrayons la description bibliographique du livre rarissime qui contient les vers de Gentilhomme : « C'est un mince volume, petit in-8° de 82 pages, faisant feuilles d'impression, allant de A à 1 inclusivement, et dont .a première se trouve avoir S feuillets, et les autres 4 seulement. Dans l'exemplaire que j'ai sous les yeux, lequel provient de l'an- cien secrétaire du Commerce de Nantes, J.-P. Vigneu, et appar- tient maintenant (186]) à notre honorable ami M. Maugars, avocat, 2 ff. paginés à part i et 2, sont placés entre le titre gé- néral du volume et la seconde page. Ils contiennent une pièce qui doit avoir été imprimée séparément, mais avec les mêmes caractères que le reste. Voici le titre : Poésies rares et NovvELLES d'avthevrs EXTRAORDINAIRES ; à Pûris, chez Mickel Landroii, imprimeur dans l'isle du Palais, M. D. C. LXII. Un dessin gravé sur bois occupe tout le milieu de la pageet représente un phénix, les ailes étendues, reposant sur un fais- ceau de palmes et de lauriers, supporté par un livre à fermoirs ; J'oiseau regarde fixement et semble adorer un soleil resplendis- sant. Au dessous de la gravure, un cartouche avec ces mots : MvsARVM IN ODORE QviEs'cET. 11 manque à notre exemplaire 6 ff. comprenant les p. i5-i6, 23-24, 45-46, 53-54, 55-56, et 77-78. » fAnn. de la Soc. Acad. de Nantes, 1862, p. ggj.

Le titre indique un recueil de vers de plusieurs auteurs ; ie relevé fait par M. Bizeul (p. loo-ioi) indique en effet 65 piè- ces, dont 34 de René Gentilhomme et le reste de vingt-un au- teurs différents, qui la plupart félicitent René de son génie pro- phétique.

A" Ces points..., qui sont dans l'édition du Mercure, marquent que la lettre de la reine porte la date du jour, mais non celle de l'année elle fut écrite.

XXXV Lettre lo' à René Chevaye '

Au Croisic, ce 26 septembre 1745.

'ai demandé, Monsieur et cher ami, le \Cf Moyse sauvé à la personne qui l'a. Mais elle m'a cherché tant de propos que je

M^Siîs^SM n'ai pas voulu réitérer. Je le lui ai même tenu à cœur, d'autant que je lui ai fait présent de quelques livres. Ainsi il faut s'en passer pour le moment. Je vous prie toutefois de mettre entre les mains de M. de Montaudouin de la Touche ' les deux volumes des Métamorphoses et les Sinoni- mes français. Soyez assuré qu'ils vous retourneront en bon état.

A propos, vous ne m'avez pas dit si, depuis que nous ne nous sommes vus, madame Chevaye, à qui j'ai l'honneur de présenter mes très-humbles respects, étoit accouchée d'un garçon ou d'une fille.

Et MM. du Bourgblanc, sont-ils en bonne santé ? Faites-leur de ma part, Je vous prie, mille compli- ments d'amitié.

* Bibliolh. de Nantes. Lettre autographe.

LETTRES NOUVELLES l83

Vous verrez dans cette tirade de quatrains ', Mon- sieur mon très-clier ami, que Je me donne depuis peu des airs de moraliste. Je vous prie de m'en dire votre sentiment, et sur le fond et sur le stile. J'envoye cette lettre décachetée à mon ami monsieur de la Touche Montaudouin, à qui je demande la même grâce ; il mettra cette lettre à la poste à Nantes pour Clisson. Ainsi vous en payerez le port entre vous deux, et moi j'en aurai tout le profit. Je le prie aussi de vous payer les 3 liv. lo sols, que vous avez dé- boursez pour mes deux capots de paille. Je vous prie de répondre à cette lettre le plus tôt que vous pour- rez ; je dois envover~le plus tôt possible mon Recueil à Paris.

Valeas. Je suis de tout cœur, Monsieur et cher ami, votre très humble et très obéissant serviteur

Des Forges Maillard.

NOTES.

Jean-Gabriel Montaudouin, sieurde la Touche, qu'on appelait M. de la Touche-Montaudouin, fils de Thomas Montaudouin et d'Anne Bouel, à Nantes en 1722, mort en 1781. Son goût pour les lettres, qui alla jusqu'à lui faire commettre des vers, ne l'empêcha point d'être un négociant habile ni de s'occuper des questions les plus sérieuses concernant le commerce, l'in- dustrie, l'agriculture. La Société d'agriculture de Bretagne, la première qui ait existé en France, fut fondée sur son initiative par les Etats de la province, et il collabora activement au Corps d'observations qu'elle publia. Son frère, Daniel-René Mon- taudouin, sieur de Launay, dit de Launay Montaudouin, à

184 DES FORGES MAILLARD

Nantes en lyiS, embrassa avec ardeur l'étude des sciences, sur tout des mathématiques, toutefois sans perdre de vue la pratique, les applications industrielles, commerciales et maritimes. L'excès de travail lui causa une fièvre maligne qui l'emporta, à Nantes, à moins de quarante ans, le 1 1 octobre 1754. Des Forges adres- sa à ce sujet au frère survivant, La Touche Montaudouin, des stances qui furent insérées en avril 1755 dans le Journal de Verdun, et que l'auteur n'a pas recueillies dans ses Œuvres. En voici deux qui montrent combien étaient liés entre eux tous ces Montaudouin :

Famille ingénieuse, et toujours occupée

Du plaisir de s'aimer. De quel subit effroi tu te sentis frappée !

Et qui peut l'exprimer ?

Frères, sœurs, c'est en vain que votre amour fidèle,

Vos prières, vos vœux. Tâchèrent d'arrêter de la Mort criminelle

Le vol impétueux. . .

Des Forges a aussi dédié à La Touche Montaudouin une idylle intitulée le Premier âge du monde, imprimée dans ses Œuvres, édition de 1739, t. I, p. 273-277. Cf. Lettre XV, note 3, ci dessus, p. 78.

' Cette lettre est accompagnée de 79 quatrains des Réflexions morales, publiées dans l'édit des Œuvres de I75g, t. U.

lit

XXXVI

Lettre ii» à René Chevqye.

'Au Croisic, par Guerrande, ce 8 janvier 1746.

oNsiEUR et très-cher ami, je ne suis pas des premiers à vous souhaiter ce qui est d'usage en ce commencement d'année, parce que, nos cœurs ne se réglant point par l'usage mais par la plus sincère amitié, ces complimens du premier de l'an sont des for- malitez dont il sufit que nous soyons mutuellement persuadés que la réalité est en nous-mêmes. Cepen- dant, comme il n'est point irrégulier aussi de s'en répéter la véritable expression, recevez, mon très- cher, les vœux que je fais avec ardeur pour la conti- nuation et même, s'il en est besoin, pour l'augmenta- tion de votre santé, de votre bonheur et de votre joye. J'en dis autant à madame Chevaye et à toute votre aimable famille.

Je vous serai très obligé de vouloir bien faire en mon nom les gracieux souhaits de la saison à nos bons amis MM. du Bourblanc, et aux autres per-

* BHslioth. de Nantes. Lettre autographe.

24

l8G DES FORGES MAII-I.ARI)

sonnes de votre ville qui me font la grâce de m'aimer ou de me considérer.

Je pourrois compter dans ce nombre M. Favereau, qui m'a mis en frais d'un port de lettre en ce commen- cement d'année, dont je lui sais bon gré toutesfois, à cause des sentimens d'amitié dont il m'honore, mais je trouve du désagrément d'un autre côté, en ce qu'il me presse de nouveau de revoir les deux der- niers livres de son Phèdre, ce que je ne puis point faire, parce que je suis même si paresseux sur mes propres ouvrages que je ne saurois prendre le temps de revoir ceux que je destine à l'impression et qui devroient être déjà rendus à Paris. Je vous avoûrai aussi que je suis assez surpris que quelqu'un, que je ne connois presque pas, me presse si fort de faire pour lui tout ce que je pourrois faire pour vous dans l'occasion, si vous n'aviez pas des lumières sufisantes pour vous passer de celles d'autrui.

Je vous suis bien obligé. Monsieur et cher ami, des nouvelles remarques que vous m'avez envoyées sur mes quatrains, qui sont à présent au nombre d'en- viron cent cinquante. Je sens bien qu'une des princi- pales beautez de ce genre d'ouvrages consiste dans la clarté. Je m'y applique aussi ; mais il faut en même temps bien prendre garde d'en ôter l'élégance. Faites, je vous prie, attention à ces deux choses. Que dites- vous de ceux-ci * ?...

Je me flatte, mon très-cher ami, que vous trouverez de la netteté et du vrai dans ces quatrains. J'ai envie de les! diviser en deux parties, de ranger dans la

LETTRES NOUVEI.I.KS

première tous ceux qui regardent la morale chré- tienne, et dans l'autre tous ceux qui ont rapport aux mœurs du siècle.

Je vous envoyrai les Géorgiques de Martin ^ à la première occasion. Je suis, avec les tendres et sincè- res sentimens que vous me connoissez, de toute mon âme, Monsieur mon très-cher ami, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

Des Forges Maillard.

NOTES.

Suivent treize quatrains que nous omettons, parce qu'ils font partie des Réflexions morales '\mfT\mee!, dans rédition des Œu- vres de Des Forges de 1759, II, p. 4g à 78.

^ Martin, traducteur en vers français des Géorgiques de Vir- gile, né en 161 6 et mort en 1705, était neveu du célèbre Voi- ture. Sa traduction, qui est loin d'être sans mérite, ne fut im- primée qu'après sa mort (Rouen, 1708, in-8*)j par les soins de Le Bas du Coudray, conseiller honoraire de la Cour supérieure des comptes et finances de Rouen. On la trouve aujourd'hui difficilement. (V. Goujet, Bibliothèque françoise,V , p. m ; Bru- net, Manuel, V, c. i3o3 ; Philipon delà Madeleine, £)icf!0n>i. des poètes français, p. 278.)

XXXVII

Lettre 120 à René Ckevaye *.

Au Croisic, ce 5 décembre 1746.

(ousm'étonnez,Monsieurmon très-cher ami, par le prix des vins de vos cantons, ils sont donc plus chers qu'à Bordeaux, sui- vant ce que j'en ai apris depuis peu. Si nous ne craignions pas la griffe des Anglois, nous n'aurions pas recours aux vins de Nantes, dont la qualité n'est jamais parfaite. Mais les risques de la mer sont bien considérables dans ce temps de guerre.

Revenons aux corrections que vous jugeriez à pro- pos de faire dans mon ode ', dont je vous remercie de tout mon cœur, quoique je ne sois point partout d'accord avec vous. Vous avez trouvé qu'il y a plus d'unité dans mon ode, en adoptant les strophes que je laissois à part et en en retranchant d'autres. Pour moi, il me semble que l'unité est également ronde et juste. Je transcrirai l'ode comme vous l'aimez

* Biblioth. de Nantes. Lettre autographe.

LETTRES NOUVnf.I.ES l gq

mieux, et comme elle me plairoit aussi davantage, afin qu'ayant Tune et Tautre sous les yeux, je sois plus en état de me déterminer. Cependant, vous pensez bien que je la ferai imprimer tout entière, par la suite, dans le Recueil de mes poésies, dont rimpression ne sera peut-être pas achevée dans le mois de mai '.

Je vais aussi vous dire mon sentiment sur les chan- gemens que vous me proposez dans les vers de plu- sieurs strophes. Voici, mon cher ami, ce qui fonde tout mon art poétique : la raison ; l'expression ; 3" les images ; peu ou point de répétitions de mots et de pensées, s'il est possible. Or il me semble que vous ne vous arrêtez point assez aux images, qui font l'essentielle beauté de la poésie, par exemple ' :

Mais chose étrange que les Mais qui peut comprendri. [hommes ! [les hommes

Flus et reflus de volontés, Dans leurs diverses volontés;

Vagabonds, divers, nous ne Foibles, chancellans, nous [sommes [ne sommes

Qu'erreurs et contrariétés. Qu'erreurs et contrariétés.

Vous sentez bien, mon cher ami, qu'il y a tableau dans ma manière. Le second vers exprime la compa- raison des flots de la mer, et vagabonds quadre avec erreurs, comme divers avec contrariétés. Cependant j'avois envie, au lieu du second vers, de mettre : Vains jouets- de leurs volontés. Il y a je ne sais où, dajis un- conte de La Fontaine qui peignoit si bien la na- ture, que l'homme est inconstant, divers, etc. Ce di-

igO DES FORGES MAILLARD

vers est aussi dans les Essais de Montaigne, en par- lant de rhomme.

Ne vous fâchez pas, mon cher ami, si je n'employé pas toutes vos corrections ; vous savez que chacun a son sentiment, et que celui de l'auteur est plus ré- fléchi, parce qu'il a mis plus de temps dans la com- position que l'on n'en met dans la critique.

Ainsi, je vous prie encore de me dire au plutôt votre avis sur ces quatre sonnets en l'honneur de la Sainte Vierge *, dont je compte envoyer deux à Caen et deux à Toulouse pour les prix. J'atends votre ré- ponse au premier jour, parce que pour Toulouse il faut avoir l'approbation de deux docteurs. Ma- dame Des Forges a sa part dans ces pièces, et il en ira deux sous son nom. Elle vous salue très humblement.

Voilà le Magnificat de Godeau ', que je trouve va- guement paraphrasé, quoiqu'il y ait bien des beautés. Je vous envoie aussi le pseaume ' que j'ai fait avec sincérité dans le temps de nos malheurs et de nos craintes.

Je suis de tout mon cœur, Monsieur mon très- cher ami, votre très-humble et très-obéissant ser- viteur,

Des Forges Maillard.

Quoique je ne fasse point usage de toutes les cor- rections que vous me proposez, je vous répète, mon cher ami, qu'elles me font beaucoup de plaisir, et vous voyez que j'en adopte toujours quelques-unes. Je vous prie donc de continuer et de me faire réponse

LETTRES NOUVELLES igi

incessamment sur mes sonnets, que j ai composez aussi avec zèle, de moitié avec M"' Des Forges. Vous voyez que (^employé le papier '.

NOTES.

' L'ode sur la Mort, publiée dans les Œuvres, édit. de lySq, I, p. 68-72.

' Ce Recueil ne parut qu'en lySo ; voir à ce sujet les trois lettres qui suivent celle-ci, n" XXXVIII, XXXIX, XL.

' Dans l'exemple qui suit, la version originale de Des Forges est à gauche, la version corrigée par Chevaye à droite.

* Ce sont, avec plusieurs variantes, les sonnets II, III, IV, V, enl'honneurde la Sainte Vierge, imprimés dans les CEwires, édit. 1759, H, p. 34-37.

s La copie de cette pièce, en vers français, est jointe à la présente lettre. Antoine Godeau, évèque de Grasse et de Vence, poète et prosateur, l'un des premiers fondateurs de l'Acadéraie Française, à Dreux en i6o5, mort en 1672.

" C'est, avec quelques variantes, l'Ode tirée du psaume 45, im- primée dans les Œuvres, édit. lySg, 1. 11, p. 20 à 22.

' Ce post-scriptum est écrit en marge.

XXXVIII

Lettre 3' à l'abbé Philippe *

Au Croisic, par Guérande, ce 3i mars 1749.

pous sçavez, Monsieur, que l'estime et Ta- mitié avoient d'abord formé notre union, qui ne fit que se fortifier ensuite, malgré la distance de la grande ville vous êtes, au petit port de mer je suis si disconve- nablement confiné. Un malentendu se mêla fort mal à propos de refroidir la vivacité de notre commerce, et nous sommes demeurez l'un et l'autre dans un profond silence depuis plusieurs années. Je l'aurois toutefois interrompu, ce silence trop dificile à supor- ter, et j'aurois tenté de renouer notre première et douce alliance si j'avois pu réussir à sçavoir votre adresse. Je sentois combien il en coûte au cœur dans ces sortes de brouilleries, je veux dire, dans celles que l'on peut avoir avec des personnes de mérite comme vous et que l'on a véritablement aimées. Je compterai

* Lettre autographe, appartenant à M. René Kerviler.

i.ettrf:s nouvelles ig3

donc parmi les meilleurs offices que M. Titon m'ait rendus celui de nous avoir rapatriez, et je dirai comme Oreste dans VAndromaque de Racine :

Enfin, puisque je trouve un ami si fidelle «, Ma fortune va prendre une face nouvelle.

Je sçais, Monsieur, les peines infinies que M. Ti- ton, cet illustre ami, se donne pour mettre au jour le nouveau Recueil de mes poésies'. Je serai très sensi- ble à la bonté que vous avez de les partager. Vous me ferez plaisir aussi de m'écrire votre adresse. Je défraye- rai, comme il est bien juste, le port de mes lettres, pendant que vous veillerez à cette édition.

Je voudrois bien que Ton n'employât point l'orto- graphe moderne, qui réduit l'écriture à l'usage de la prononciation, mais qu'on se servît de la mienne, autant qu'il ne me sera pas échapé de fautes contre le rituel ordinaire. Je n'aime point du tout la nou- velle ortographe ; peut-être ai-je tort, mais chacun a sa marote.

Vous ne rendez justice ni à vous-même ni à moi, quand vous semblez douter que les vers que j'ai en- voyez pour vous à M. Titon soient le langage et le style du cœur. Je n'ai jamais apris d'autre alphabet que celui-là. Je suis vrai et sincère, et vous ne me trouverez jamais un caractère diférent.

Donnez-moi de vos nouvelles, cher ami, et soyez persuadé que je serai toujours, avec le plus vrai retour d'estime et la plus sincère reconnoissance,

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«94

DES FORGES MAILLARD

Monsieur, votre très-humble et très-obéissant servi- teur,

Des Forges Maillard.

NOTES

* Des Forges citait de mémoire, le texte exact de Racine porte :

Ouy, puisque je retrouve un ami si fidèle...

' Il s'agit ici de l'édition des Poésies diverses de notre auteur, donnée à Paris en 1760 en un volume in-12, et de laquelle il est aussi question avec détail dans les deux lettres suivantes, n" XXXIX et XL.

XXXIX

Lettre à Titon du Tillet

Au Croisic, ce 14 mars 1750.

^)7°i^,5Si"|s PUTES les lettres que je vous écris, Mon- "■'■'" •*■'"■" sieur, vous causent de nouveaux embar- ras, et toutes celles que je reçois de vous sont pleines du bien que vous me faites ou de celui que vous me voulez faire. Cicéron nous a peint la parfaite amitié, et plus habile que lui, vous y avez ajouté la vérité. C'est un témoignage que mon cœur ne cessera jamais de publier ; et tout ce qui me flate davantage lorsque je pense que mes ou- vrages pourront passer à la postérité, c'est que les siècles futurs aprennent combien vous m'avez aimé, et qu'ils lisent en même temps que ce cœur remplis- soit son office de son mieux, en faisant tous ses eforts pour vous marquer combien il étoit sensible à votre extrême bonté. Mais que cette reconnoissance est au- dessous de tout ce que vous faites pour moi ! Votre amitié est un torrent qui ne rencontre point de digues

* Lettre autographe, appartenant à M. Arthur de la Borderie.

igÔ DES FORGES MAILLARD

qui l'arrêtent, et ma reconnoissance est un petit ruis- seau qui ne fait que gazouiller.

Vous vous ressouvenez de l'Iiistoire que vous m'a- vez contée, lorsque, passant sur le Pont-Neuf avec votre ami le chevalier des Gravelles, vous trouvâtes ce fameux chantre qui faisoit retentir les échos de la Samaritaine ' en chantant Titon, titon, titaine, ti- ton, et qui vous mit l'un et l'autre dans une telle fureur que vous couvrîtes la place des débris de son thrône et de ses chansons. Votre filleul Evrard ', qui vous aime par la simpathie paternelle et maternelle qui circule dans les canaux de son petit méandre, ré- pète le même refrain, mais avec une telle afection que vous en seriez charmé. Enfin, tout ce que nous sommes, nous ne trouvons de plaisir à vivre que par l'amour que nous avons pour vous.

Pardonnez-moi, Monsieur, toutes les plaintes in- considérées que je vous ai faites pendant le cours de l'impression de notre recueil. La mauvaise humeur et la paresse des imprimeurs les ont occasionnées, et je ne pouvois penser sans mélancolie aux désobli- geantes manœuvres du S' Berthelin. Ily avoit encore des plaintes dans ma dernière lettre, et si je la tenois, il n'en seroitpas question dans la minute. Mais vous sçavez ce que c'est que la quinte poétique, et vous m'avez souvent dit que vous avez eu sujet plus d'une fois de vous mécontenter de l'impatience de votre ami Rousseau.

Je trouve mon livre choisi à merveille ', à cette heure qu'il est achevé et que je puis le rassembler

LETTRES NOUVELLES

'97

sous un point de vue. Je vous avois prié, pour rai- sons que je vous ai déduites, de ne point imprimer ma fable à M. de la Tour, mais je vous ai tant d'o- bligations que je vous sacrifie avec plaisir mon res- sentiment contre cet homme, de même que les gri- maces que peut-être feront nos Bretons en voyant cette fable reparoître *.

J'espère que vous voudrez bien accompagner d'un petit mot de placet le bel exemplaire, que vous me ferez la faveur de présenter à M. de Machault '. Puis- que M. de Morinay veut bien se charger de mes exemplaires et de mes manuscrits, je vous serai obli- gé de m'envoyer par lui les trois douzaines d'exem- plaires reliez, et le reste en blanc ". Si nos libraires m'en donnent un cent, je serai content pour cette fois-ci de leur libéralité, sauf à tirer un meilleur parti s'ils font un débit qui leur plaise et qu'ils veuillent tâter d'une nouvelle édition.

Je vous félicite sur votre réception à l'Académie de Madrid, et je fais mon compliment à cette Acadé- mie sur la dignité et la délicatesse de son choix. J'aurois fort souhaité que vous eussiez inséré dans mon recueil l'ode que j'ai faite sur votre réception dans toutes les célèbres Académies de l'Europe. Je vous serai obligé si vous me faites l'honneur et le plaisir de la faire imprimer dans le Mercure, en at- tendant qu'elle paroisse dans une édition de mes ouvrages en deux volumes.

Je vous prie de bien recommander au relieur de veiller à ne point faire de transposition dans les

igS DES FORGES MAILLARD

feuilles de mon livre, selon sa coutume, dont j'ai la preuve dans trois volumes des Amusemens du cœur et de l'esprit.

Je vous serai fort obligé aussi de réitérer mes re- merciments et mes amitiés à M. Guis. M°" Des Forges vous renouvelle les siennes de tout son cœur. J'ai l'honneur d'être, avec les tendres et vrais senti- ments que je vous ai vouez très-respectueusement, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

Des Forges Maillard.

Je vous prierai de vouloir bien envoyer à MM. l'Allemant, de Betz, de la Garde, Roblin, Bouguer, Racine, chacun un exemplaire de mes Poésies. MM. de Morinai et Guis sont bien compris dans ma liste sans les nommer. M"" du Bocage attend sans doute mon présent pour me faire ré- ponse.

Le frère de M. de Morinay m'a prié devons deman- der en quoi consistoient les fonctions d'un gen- tilhomme ordinaire de la chambre du Roi.

NOTES.

' Machine hydraulique étabhe dans la Seine, contre le Pont- Neuf, pour élever l'eau de ce fleuve, avec une horloge à carillon. Deux grandes ligures, placées au fronton, représentaient Notre - Seigneur et la Samaritaine : de le nom de cette construction, une des curiosités de l'ancien Paris.

LETTRES NOUVELLES

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' GuiDaume-Marie-Evrard, le 25 avril 1746, deuxième fils de Des Forges Maillard. Il avait pour parrain devant l'église un de ses oncles Guillaume Toussaint, sieur de Parbouessec (Reg. baplist. du Croisic) ; mais on lui avait donné le prénom d'E- vrard en l'honneur de Titon duTillet qui le portait aussi ; c'est pourquoi on le disait filleul de ce dernier.

3 C'est-à-dire : Je trouve très bon, très bien fait, le choix des pièces dont on compose mon livre. Voir toutefois certaines réserves à cet égard dans la lettre suivante (n* XL) écrite à René Chevaye.

* M. de La Tour des Galois, à cette époque (1750) premier président du parlement de Provence, avait été intendant de Bretagne de 1728 à 1735. Il rencontra, paroît-il, chez les Bre- tons quelques difficultés, auxquelles fait allusion la fable le Soleil et les nuages (édit. lySo, p. 272), Des Forges prend parti pour l'intendant. Pourquoi notre auteur se fàcha-t-il en- suite contre La Tour; Sans doute parce que celui-ci, lui ayant fait de belles promesses restées sans effet, mérita d'être classé parmi ces seigneurs fourbes et menteurs, dont parle la Lettre XX ci-dessus, p. io5.

' Jean-Baptiste de Machault d'Arnouville, contrôleur-général des finances de 1745 à 1764, qui venait de nommer Des Forges receveur des fermes du roi au Croisic.

* « Le reste en blanc, » c'est-à-dire en brochure.

XL

Lettre i3' à René Chevaye

Au Croisic, ce 26 septembre 1750.

E petit présent de mes œuvres ', Monsieur et cher ami, n'en est point un, mais une dette que je paye à votre amitié, qui me communiqua l'intelligence du langage des Muses quand votre jeunesse et la mienne s'uni- rent par les nœuds du plus doux commerce. Le temps, qui détruit tout, n'a rien pu sur cette amitié, et j'espère qu'elle durera toujours. Je compte pour un de mes chagrins celui de votre demeure à Clisson ; si elle étoit à Nantes, nous pourrions nous retrouver quelquefois.

Mon avare d'imprimeur m'avoit promis de mettre au jour deux volumes ; il s'est borné à un, et pour y trouver son compte, il l'a divisé en deux petites parties, qu'il a vendues fort cher. Ce qui me déplaît le plus dans cette édition, c'est qu'il s'y est glissé bien des fautes, et qu'on y en a mis même de propos déli-

* Biblioth, de Nantes. Lettre autographe.

LETTRES NOUVELLES 201

béré, par les changemens que Ton a faits à quelques vers. D'ailleurs, le choix des pièces légères n'est point de moi : il y en a plusieurs que j'aurois laissées à part pour leur en substituer d'autres. Mais c'est une afaire faite.

Je prépare une nouvelle édition pour la Hollande, l'on me promet des connaissances, car je n'ai point de réponse de M. d'Orville, à qui j'avois été recommandé par feu M. le président Bouhier ' au sujet de l'impression d'un recueil que je comptois donner en Amsterdam en ce temps-là. J'aurois bien voulu qu'on eût imprimé mes Poésies chrétiennes et morales, mais le zèle de la religion n'est point le goût dominant d'aujourd'hui. Je ne les perds pas de vue, et j'ai toujours dessein qu'elles paroissent avec mes quatrains de Morale.

Pour vous, mon cher ami, je ne fais aucim doute qu'il ne naisse de votre commode loisir bien de belles choses, dont vous régalerez le public quand vous voudrez lui faire ce plaisir. 11 s'en faut bien que ma vie ne soit aussi tranquile, parce que je n'ai pas la même fortune que vous et qu'un emploi en- traîne toujours un assujétissement nécessaire '. Jouissez bien de cet agréable bien-être, et pour le prolonger, faites en sorte que l'étude ne prenne rien sur votre santé.

Bien des respects, je vous en prie, à madame Che- vaye, et beaucoup de complimens à tous nos amis de votre ville. Je suis, avec les tendres et vrais sen- timents que vous me connaissez, Monsieur mon très-

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DES FORGES MAILLARD

cher ami, votre trés-humble et très-obéissant ser- viteur,

Des Forges Maillard.

NOTES.

II s'agit de l'édition en un volume, ntitulé Poésies di- verses de M. Des Forges Maillard, publié en 1760 à Paris, chez Huart et Moreau, in-12.

' La mort du président Bouhiereut lieu en 1746.

' Des Forges était, depuis 1749, receveur des Fermes du roi au Croisic.

XLI

Lettre sur un vers de Saint-Amant *

(Lue à l'assemblée publique de l'Académie Royale des Belles-Lettres de la Rochelle , le ig Avril

Avril 1752.

>L seroit à souhaiter que tous les critiques ressemblassent à cet excellent gladiateur, que Martial loue avec raison de ce qu'il sçavoit vaincre sans blesser. Mais le penchant à la satire fait illusion ; pour peu qu'on trouve frapper, on néglige d'examiner attentive- ment ce qui pourroit excuser ou diminuer les fautes. C'est ce qui est arrivé à l'illustre Despréaux en plu- sieurs endroits de ses œuvres. Ce poëte a égayé son imagination au sujet d'un vers du Moïse sauvé de St-Amant *, qui met, suivant l'observation du cri- tique, les poissons aux fenêtres pour voir passer le chef des Israélites à la tête de ses troupes :

Les poissons ébahis le regardent passer.

* Mercure de France de 1752, Août, p. 5.

204 I^^S FORGES MAILLARD

La chose, à la vérité, pouvoit s'exprimer avec plus de justesse ; cependant ce vers est-il aussi extravagant que Despréaux Ta pensé? L'Ecriture Sainte est rem- plie de figures pareilles ; et ces figures produisent un effet si merveilleux, qu'elles font passer les étincelles de l'enthousiasme dans l'esprit de tous ceux qui les lisent ou les entendent prononcer : Mare vidit et fugit ; Jordanus conversiis est retrorsum ; montes exidtaverunt ut arietes, et colles sicut agni ovium.

Deyant le camp sacré la mer respectueuse, Retenant la fureur de l'onde impétueuse, De son liquide sein fit deux solides bras, Et le fameux Jourdain, interrompant sa course.

Retourna vers sa source

Et suspendit ses pas.

Ces monts, de qui le front se cache dans les nues, Tressaillirent de crainte en leurs cimes chenues. Comme font les agneaux au milieu des vallons, Et la terre sous eux fut légère et mobile

Comme un roseau débile

Devant les Aquilons.

Malleville °, à qui nous devons cette belle para- phrase, a rendu dans la première strophe la pensée du pseaume d'une manière moins figurée que Saint- Amant ; mais c'était l'expression du quatorzième chapitre de l'Exode, et non celle du pseaume, que le chantre de Moïse sauvé avoit en vue: Erat enim aqua quasi mur us à dextrâ eorum et lœvd. Les eaux, pour leur donner passage, s'étoient élevées commedeux murailles à droite et à gauche.

LETTRES NOUVELLES 2o5

Ce sont sans doute ces murailles qui ont donné sujet à Saint-Amant d'y placer des poissons , ébahis à l'aspect d'une armée qui s'ouvroit une voye dans des lieux ils avoient coutume de nager ; et c'est à l'occasion de cet ébahissement des poissons qui re- gardent le passage d'une armée, que Despréaux, ren- chérissant sur l'idée de Saint-Amant pour en augmen- ter le ridicule, ouvre dans ces murailles des fenêtres pour y mettre les poissons.

Virgile, celui de tous les poètes profanes dont on admire le plus la sagesse et le Jugement, ne prête-t-il pas du sentiment et même de la connoissance aux êtres inanimés ?

Labitur uncta vadis abies, mirantur et undœ, Miratur nemus insuetum fulgentia longé Scuta virùm fluvio, pictasque innare carinas.

Le sapin noir de poix coule sur l'onde unie. Le fleuve et la foret semblent s'émer\-eiller A l'aspect des pavois que l'airain fait briller. Au spectacle nouveau de ces galères peintes.

Cette traduction, qui m'est fournie par Segrais ', ajoute le mot semblent, qui n'est point dans l'ori- ginal, et par cette addition le traducteur fait perdre à cet endroit une partie de sa vivacité. Telle est l'o- bligation que les poètes grecs et latins ont souvent à ceux qui prennent le soin de les faire passer dans une langue étrangère.

Virgile, non content de tirer des larmes des forêts à cause delà mon duprêtre Umbro, fameux enchanteur,

206 DES FORGES MAILLARD

fait encore pleurer les rivières et les lacs. Quelles larmes peut-on prêter aux eaux, toutes formées de la matière même des larmes ?

Te nemus Angitice, vitreâ te Fuxinus undâ, Te liquidi flevere lacus

Fucine et de son lac le liquide cristal, Le rocher le plus dur pleura ce coup fatal.

Je sçais que Virgile vouloit figurer par les divi- nités des eaux, quoiqu'il ne le marque point assez, mais Despréaux a-t-il eu plus de droit de personni- fier le fleuve du Rhin, dans l'élégante prosopopée qui commence par ces vers :

Au pied du mont AduUe, entre mille roseaux, Le Rhin, tranquille et fier du progrès de ses eaux, Etc....

que Saint-Amant de prêter de la connoissance aux pois- sons, à qui David en donne lui-même en plusieurs endroits de ses Pseaumes, ainsi qu'au reste des ani- maux : Laudate Dominum, montes et colles... bestiœ et iiniversa pecora, etc.

Ces images sont rendues avec beaucoup de grâce et d'énergie dans quelques paraphrases de Godeau *

Humides citoyens des ondes. Légers et fertiles poissons, Qui sans crainte des hameçons Nagez dans vos grotes profondes , Et vous, que Dieu fit en beautés Aussi divers qu'en qualités

LETTRES NOUVELLES 2O7

Pour peupler la terre nouvelle, Animaux farouches et doux, Louez la sagesse immortelle Qui ne dédaigne pas de prendre soin de vous.

Cette strophe n'est pas la plus belle de la para- phrase, et je ne Tai choisie qu'à cause du rapport prochain qu'elle a avec mon sujet.

Despréaux donne de grandes louanges à la des- cription qu'Homère fait de la marche de Neptune :

Il attelle son char et, montant fièrement, Lui fait fendre les flots de l'humide élément ; Dès qu'on le voit marcher sur les liquides plaines, D'aise on entend sauter les pesantes baleines.

Cette description est belle, et j'en rapporte les quatre premiers vers, parce que la figure qui en fait le mérite approche beaucoup de celle que Despréaux condamne dans Saint-Amant avec des termes si peu ménagés. Des baleines qui sautent d'aise ressemblent fort à des poissons ébahis, et c'est ce qui m'a fait dire que la plupart des critiques ne louent et ne blâment souvent que par caprice, plus curieux de montrer de l'esprit que de rendre à chacun la justice qui lui est due.

Despréaux se moque avec plus de raison de ces deux vers du poète Théophile, dans la tragédie de Pirame et Thisbé :

Ah ! voici le poignard qui du sang de son maître S'est souillé lâchement ; il en rougit le traître !

208 DES FORGES MAILLARD

Notre satirique, qui traite Saint-Amant à toute ri- gueur, s'est trouvé à son tour embarrassé pour justifier ce fameux vers de son ami Racine :

Le flot qui l'apporta recule épouvanté.

11 ne paroît guère raisonnable de personnifier un flot, et j'admire Pimagination du poète qui inspire à la mer un effroi si prodigieux à l'aspect d'un monstre qu'elle avoit nourri dans son sein et auquel elle de- voit être accoutumée. Virgile, qui a servi de modèle à Racine, n'est point si outré dans ce vers :

Dissultant ripa', rejluilque exterritiis amnis.

Le dieu du fleuve, représenté par ce mot amnis, sortant de sa grotte au bruit terrible que fit la ca- verne de Cacus écroulée sous les efforts d'Hercule, pouvoit bien être effrayé à la vue de ce géant énorme et des débris des rochers dont la chute faisoit encore bouillonner les ondes : au lieu que le flot de Racine n'offre et ne peint à l'esprit aucune divi- nité de la mer.

Au surplus, je suis de l'avis de Despréaux contre La Motte et tous ceux qui prétendent que le récit de Théramène est trop animé pour un homme qui ne doit être pénétré, disent-ils, que du sentiment de sa douleur. Je pense au contraire que ce gouverneur, le confident, l'ami d'Hippolyte, ayant été témoin de l'affreux désastre de ce jeune prince, la frayeur et la pitié dont il est rempli ne peuvent lui suggérer

LETTRES NOUVELLES

2oy

des peintures trop vives, ni lui fournir des expres- sions trop fortes et trop pathétiques.

Je n'ajouterai sur le vers de Saint.-Amant qu'une réflexion : c'est que notre célèbre satirique, sans s'ar- rêter à ce vers, eût trouvé un vaste champ pour sa critique dans l'ordre et le stile du Moïse sauvé, le poème le plus fou que nous ayons après celui de la Magdelaine.

Des Forges Maillard.

NOTES.

' Marc-Antoine Gérard de Saint-Amant, l'un des quarante premiers académiciens, à Rouen en 1594, mort en 1660. C'est dans son Art Poétique (chant III, vers 261-266) que Boileau a attaqué le poème épique de Saint-Amant (le Moyse sauvé), comme suit :

N'imitez pas ce fou qui, décrivant les mers

Et peignant, au milieu de leurs flots entr'ouverts,

L'Hébreu sauvé du joug de ses injustes maîtres,

Met, pour le voir passer, les poissons aux fenêtres.

Peint le petit enfant qui va, saute, revient,

Et joyeux à sa mère offre un caillou qu'il tient.

Le passage du Moyse sauvé auquel Boileau fait ici allusion est dans la 5* partie de ce poème (édit. d'Amsterdam de 1664, p. 5i) ; l'auteur y montre l'armée des Hébreux, u le fidèle ex- ercite {exercitus), » comme il dit, et même le peuple entier tra- versant, entre deux murailles de tlots suspendus, le lit de la mer- Rouge, chaque objet sollicite leur curiosité:

Là, l'enfant esveillé, courant sous la licence Que permet à son âge une libre innocence.

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Va, revient, tourne, saute, et par maint cri joyeux

Témoignant le plaisir que reçoivent ses yeux,

D'un estrange caillou qu'à ses pieds il rencontre

Fait au premier venu la précieuse montre.

Ramasse une coquille et, d'un air transporté,

La présente à sa mère avec naïveté.

Là, quelque juste effroy qui ses pas sollicite.

S'oublie à chaque instant le fidèle exercite,

Et là, prts des remparts que l'œil peut transpercer,

Les poissons esbahis le regardent passer.

On ne peut s'empêcher de penser, avec Des Forges Maillard, que s'il n'y avait que cela à reprendre dans le poème de Saint- Amand, il ne mériterait pas les foudres du célèbre satirique.

" Claude de Malleville, l'un des quarante premiers académi- ciens, né à Paris en iSgy, mort en 1647.

' Jean Regnauld de Segrais, de l'Académie Française, à Caen en 1624, mort en 1701.

* Antoine Godeau, évêque de Grasse et de Vence, académicien, à Dreux en i6o5, mort en 1672.

XLII

Lettre i^ à l'auteur du Journal de Verdun * La fête du roi Grallon, à Quimper,

Août 1752.

usqu'a ce jour, Monsieur, je m'étois con- tenté d'opiner du bonnet en lisant les morceaux d'antiquité, les curieuses ex- plications de certaines coutumes et de certains termes, dont le voile du temps cachoit l'ori- gine et les raisons ; mais j'entreraî moi-même en lice, si vous voulez le permettre, et je vous réjouirai, vous et vos lecteurs, par le récit d'une coutume sin- gulière, qui se renouvelle tous les ans à Quimper- Corentin en mémoire de Grallon, un des plus anciens (prétendus) rois de Bretagne. Il fut le fon- dateur de la fameuse abbaye de Landevenec. On y voit encore son tombeau et son épitaphe dans l'église * , et les moines y célèbrent son anni- versaire. La statue équestre de ce prince est placée sur le

Journal de Verdun de 1752, t. II, Août, p. i32.

DES l'ORGES MAILLARD

portail de la cathédrale de Quimper dédiée à saint Corentin, entre les deux tours, avec une inscription au-dessous. Il y a quelque apparence que ce roi aimoit la musique, et qu'il ne haïssoit pas la liqueur favorite des maîtres en ce bel art. La cérémonie bachique qui se répète tous les ans à la gloire de ce prince, la veille de la fête de sainte Cécile, patronne des musiciens, en doit être une sorte de témoignage. Un des sonneurs de cloches de la cathédrale, muni d'une bouteille de vin, d'un verre et d'une serviette blanche, monte en croupe, ce jour-là, sur le cheval de Grallon; il verse, après s'être assuré dans sa pos- ture, un grand coup de vin qu'il avale caché der- rière le roi, à qui il présente le verre vide, lui essuyant ensuite la bouche avec la serviette, comme si c'étoit le prince qui eût sablé la rasade. Cette scène est accompagnée, comme on peut le croire, des ap- plaudissemens et du brouhaha de la multitude as- semblée sur la place. Cette expédition étant faite, l'échanson jette le verre, et c'étoit autrefois la cou- tume que celui des spectateurs qui se saisissoit du verre sans fracture alloit le porter au chapitre, qui étoit obligé de récompenser son adresse d'un louis d'or.

Mais les messieurs chanoines ont trouvé que cette dépense étoit abusive. Ils ont dit que l'appât de l'or excitoit trop de tumulte et de querelles entre les concurrens, qui se culbutoient et se battoient en se jetant avec fureur du côté que le verre étoit lancé, les hommes présentant leurs chapeaux, les femmes

LETTRES NOUVELLES 2 |3

leurs tabliers, et plusieurs même étendant de con- cert de grands draps, afin de recevoir le verre en son entier. C'est ce qui fait qu'ils ont pris le pani de recommander à l'écuyer du roi Grallon de casser la patte du verre, avant que de le jeter. Au moyen de quoi, le profit cessant, l'impétueuse émulation de la multitude cesse en conséquence, et la royale comé- die se passe avec la dignité convenable. J'ai l'honneur d'être, etc.

Des Forges Maillard.

NOTE.

' L'épitaphe du roi Grallon, inscrite sur son tombeau dans l'église (aujourd'hui de'truite) de Landevenec, était ainsi conçue :

Hoc in sarcophago jac.t inclyta magna propago, Gradlonus Magnus, Britonum rex, mitis ut agnus, Nosterfundator, vitx cœlestis amator. un propitia sit seinper Virgo Maria. Obiit anno CCCC V.

L'épitaphe et le tombeau ne devaient pas être antérieurs au XV' siècle La date de 4o5 est certainement fausse. Grallon, qui fut très authentiquement roi ou comte de la Cornouaille armoricaine, dut mourir au commencement du VI' siècle. Mais quand on eut adopté la fable de Conan Mériadec, premier roi prétendu de Bretagne armorique en 383, on imagina de lui donner pour successeur Grallon, dont on avança la mort d'un siècle, en substituant la date de 403 à celle de 5o3, qui devait être la véritable, primitivement inscrite sur la tombe de ce roi.

XLIII

Lettre à l'auteur du Journal de Verdun * Rencontre du duc d'Aiguillon et d'un monstre marin au Croisic.

Au Croisic, juillet 1755 «.

ouR la troisième fois, Monsieur, nous avons revu sur ces côtes un seigneur qui commande dans notre province, il estextrêmementchéri*,et qui paroît s'at- taciierà nous par prédilection. M. le duc d'Aiguillon s'intéresse aux moyens de rendre à notre port ses premiers avantages en faisant écouler les sables qui acheminent sa ruine de jour en jour. Il s'est fait accompagner pour cela par d'habiles ingénieurs, par M. Chocade ingénieur en chef dans cette province, et par quelques autres qui ont examiné la nature des lieux et le cours des eaux.

Il projeta, dès la première visite dont il nous honora, de faire élargir un chemin trop étroit, la mer, qui se replioit dans un lit qu'on lui avoit anciennement pratiqué le long d'un quay enfoncé,

* Journal de Verdun de 1755, t. II, Novembre, p. 370-37S.

LETTRES NOUVELLES

2l5

formoit une anse qui défigurait notre port. Il a donc repoussé la mer au moyen d'un quay en ligne droite, plus beau et plus solide que le premier, et le terrain qu'elle a laissé vient d'être nommé la place d'Aiguillon. Notre ville, pour donner à cet illustre protecteur une marque de sa reconnoissance, a fait graver ses armes en plein relief sur un grand carreau d'une sorte de pierre qui imite le marbre, parce qu'on n'a pas trouvé de vrai marbre aussi promptement qu'on l'eût désiré. J'ai tâché d'entrer aussi pour quelque chose dans la gratitude de mes concitoyens, en consacrant le souvenir de sa protection par l'ins- cription suivante, qu'on a gravée en lettres d'or au bas de ses armes :

Hâc facili populusque frequens et plaustra feruntur Agmine, quâpauci poterant simul ire pédestres. Prxhuit hcec Aguillonius, cui prona jubenti Jpsa Thetis cessit ; persolvit at illius ille Obsequium, pressas décorante crepidine fluctus.

J'ai traduit cette inscription en faveur des dames qui sont venues voir ce monument de notre zèle ; vous trouverez les deux premiers vers assez foible- ment rendus, mais je n'ai pu mieux faire :

Les chars, les piétons vont ensemble, sans gêne. trois hommes de front pouvoient marcher à peine. On doit à d'Aiguillon ces agrémens nouveaux ; La mer en reculant respecta sa puissance, Et du beau quai voisin il décora ses eaux Pour payer son obéissance.

2 I G DES FORGES MAILLARD

Ce monument doit être élevé sur une colonne de pierre vis-à-vis de la place.

L'arrivée de M. le duc d'Aiguillon dans notre ville s'y trouve marquée par une époque singulière. On avoit pris en vie, dix ou douze jours devant, un monstre amphibie, que le hasard et la tempête avoient poussé sur cette côte, cette sorte d'animal paroissant fort rarement sur les mers d'Europe. Les uns l'ap- pellent un loup, les autres un lion marin, nom qui, selon moi, lui convient beaucoup mieux que l'autre. C'est la femelle de cet animal (le lion marin), tra- cée d'après le naturel dans le deuxième tome des Voyages de l'amiral Anson. Celle-ci ' est longue de trois pieds et demi et de la grosseur d'un dogue de moyenne taille. Elle a des moustaches comme un tigre, et sa gueule est armée de dents fort aiguës. Elle a deux pattes bordées de nageoires, et armées chacune de cinq ongles bien pointus. Cet animal se redresse sur ces deux pattes, appuyé sur le derrière, dans la position d'un tigre ou d'un chat. Il est couvert d'un poil ras très-doux et d'une sorte de couleur ardoisée. Il est blanc sous le ventre, comme un autre poisson. Ses pattes de derrière ne sont autre chose que deux nageoires allongées, dont chacune, comme les pieds ou les pattes de devant, est pareillement armée de cinq ongles, et l'une et l'autre vont se joindre avec saqueue ronde et courte qu'elles passent d'un demi- pied. Chacune de ces nageoires ressemble assez à la queue d'un hommart ou d'une langouste. Ses yeux, ombragés de sourcis, sont sortans et pleins de feu,

I.ETIRKS NOUVELLES

M7

et sa voix enrouée et effrayante imite celle d'un mâ- tin qui gronde en colère, et forme une sorte de rugis- sement.

Comme on croyoit avec raison que M. le duc d'Ai- guillon, qu'on attendoit, seroit curieux de voir ce animal, on le mit, aussitôt qu'il fut pris, dans une grande cuve longue, qu'on remplissoit d'eau salée et qu'on changeoit deux fois le jour. On le nour- rissoit de poissons, qu'il dévoroit avec avidité. On lui présemoit aussi de la viande, mais il n'en faisoit point de cas. Il n'est pas douteux qu'il ne doive être compris dans la classe des amphibies, vivant alterna- tivement sur la terre et dans l'eau et sortant de la cuve on le mertoit, pour passer une partie du jour et de la nuit à terre. Une chose à observer, c'est qu'il commençoit à reconnoître la voix d'un homme qu'on avoit chargé d'en avoir soin.

Notre côte est bordée de rochers, qui forment des cavités la mer laisse de l'eau en se retirant. Le peuple appelle ces endroits creux, pleins d'eau, des pouls. Je ne sçais d'où dérive ce terme populaire, mais il est d'une grande antiquité parmi nous. C'est dans une de ces cavités que notre lion marin fut apperçu par des enfans, qui cherchoient des co- quillages, dont les habitans des côtes font souvent leur nourriture. Ils s'enfuirent effrayés à la vue de ce monstre, et allèrent chercher des hommes plus forts qu'eux, qui ne tardèrent point à s'en rendre maîtres. On dit qu'on a depuis entendu dans la mer des rugissemens pareils à ceux de l'animal qu'on a

28

2l8 DES FORGES MAILLARD

pris. On a présumé que c'étoit le mâle qui cherchoit sa femelle, avec laquelle il s'étoit apparemment égaré de compagnie jusque sur ces bords lointains.

On a transponé à Nantes ce lion marin dans un bateau. Je viens d'apprendre qu'il y étoit mort au bout de deux jours ; j'en attribue la cause à l'eau de la Loire dont on aura rempli sa cuve, croyant qu'il y vivroit comme dans l'eau de la mer. M. le duc d'Aiguillon, dont l'esprit capable de tout s'étend à tout genre d'érudition, parut très-content du soin qu'on avoit pris de conserver ce lion marin par rap- port à lui. Il l'alla voir plusieurs fois et le fit crayon- ner par une personne de sa suite.

Voulez-vous bien. Monsieur, qu'à cette lettre, qui s'est plus allongée que je ne Tespérois, j'ajoute encore mon compliment à M. le duc d'Aiguillon, et que j'y joigne celui de mon fils ?

Des Forges Maillard. A Monseigneur le duc d'' Aiguillon.

Monseigneur,

La joye que nous ressentons en vous voyant ne ressemble point aux joyes ordinaires. Nous éprouvons chaque fois un sentiment plus vif que celui qui l'avoit précédé, et c'est à vous que je puis faire avec justice l'application de cette strophe, qu'Horace adressoit à Auguste sur son retour dans la capitale de l'Empire romain :

LETTRES NOUVELLES

219

Lucem redde mecs, du.v boue, patrice ; Instar veris enim. vultus ubi tuus Affulsit populo, gratior it dies

Et soles melius nitent.

Tout rit à votre aspect sur ces heureux rivages : L'Olympe s'embellit du plus brillant azur,

Nous respirons un air plus pur, Les oiseaux réjouis chantent sous ces feuillages; Cérès lève la tête à travers la moisson, Et Neptune ravi vous députe un Triton *,

Qui vous vient rendre ses hommages.

Compliment de M. Des Forges Maillard lejils, âgé de dix ans.

Pour la troisième fois l'espoir de ma patrie,

L'illustre d'Aiguillon reparoît en ces lieux s ;

Pour la troisième fois d'une douceur chérie

Nous pouvons abreuver et nos cœurs et nos yeux.

Digne, humain, vrai héros, que j'aime et que j'honore,

Puisse le grand Dieu que j'adore. Ce maître souverain de la terre et des cieux, A vos vastes talens mesurant votre empire, Pour la centième fois me faire un jour vous dire : L'illustre d'Aiguillon reparoît en ces lieux !

NOTES.

« Cette lettre n'est pas datée dans le Journal de Verdun, mais elle fut écrite peu de temps après le voyage du duc d'Aiguillon au Croisic, et ce voyage eut lieu en juillet 1755, comme le prouve cet extrait du Registre des délibérations de la commu- nauté de ville du Croisic, qui nous a été communiqué par M. A. Maillard, maire de cette ville : « Du lundi 28 juillet 1755. Le

IlES FOUCJF.S MAIl.l.Alil!

Cl maire représente le mémoire des dépenses faites à l'occasion « des réceptions en cette ville de l'intendant et de Mgr le duc Il d'Aiguillon, qui ont fait l'honneur à cette communauté de « venir en ce lieu pour procurer le rétablissement du port. La Il communauté, ayant examiné les dépenses s'élevant à Sig Il livres g sols pour Mgr l'intendant, et pour celles de Mgr le duc « d'Aiguillon à la somme de 443 I. 6 s. 6 d., approuve. »

' Quand on se rappelle le poids de la haine publique qui ac- cabla le duc d'Aiguillon et le força en 176g de quiter la Bretagne, on s'étonne du langage de Des Forges. Mais les querelles entre le duc et la province ne commencèrent que vers 1760.

3 La lionne marine prise sur la côte du Croisic.

Allusion au lion marin. (Note de Des Forges Maillard.)

* Le duc d'Aiguillon était venu au Croisic l'année précédente, en février 1764; ce voyage est mentionné dans les Registres de la communauté de cette ville aux dates du 6 février et du 28 septembre de cette année (renseignement fourni par .M. Au- gustin Maillard, maire du Croisic). Il avait dès lors été compli- menté par De? Forges en prose, et par son fils Paul en vers. On trouve ces deux compliments dans le Mercure de France de Juin 1754, i" vol. pp. 76-7S. Il parait qu'avant ce voyage de 1754, d'Aiguillon était déjà venu une fois au Croisic.

XLIV

Lettre à M. Bonamy, médecin à Nantes *. Singularités physiologiques.

Au Croisic, le 3o août 1766. OMME il n'est rien d'indifférent pour vous. Monsieur mon très-cher ami ', compère et confrère académique, dans tout ce qui appartient aux sciences, aux beaux-arts, et surtout à l'iiistoire naturelle, dont votre beau cabi- net renferme les plus riches monumens, avec les édi- tions les plus magnifiques elles plus correctes de tous les ouvrages qui concernent cette précieuse partie : vous avez lu sans doute dans le Journal de Verdun (mois de janvier 1765, page 10) le fait merveilleux qu'on y rapporte d'un vieillard nommé Lars Nilson, mort à Forshem en Suède, près de Skard, à l'âge de quatre-vingt-dix ans.

« Cet homme, est-il dit dans le journal, avoitàsoi- (1 xante-dix ans les cheveux tout blancs et la vue entiè- « rement aflfoiblie. Il eut alors une fièvre, qui le re-

* Journal de Verdun de 1766, t. II, Novembre, p. 364-371.

DES FORGES MAILLARD

« tint au lit pendant deux mois. Ses cheveux tom- « bèrent et il lui en revint de nouveaux, aussi blonds « que ceux qu''il avoit eus dans sa jeunesse ; sa vue se '< rétablit aussi dans toute sa force, et il en a joui o jusqu'à la fin de sa vie. »

Le fait que j'ai à vous raconter est encore plus singulier et plus curieux. Il fût peut-être demeuré éternellement dans l'oubli, si celui que j'ai lu dans le Journal de Verdun ne m'etit engagé à vous en faire part. Le hasard qui m'en a instruit a aussi sa singularité, et por la curiositad il m'a paru que si c'étoit un hors-d'œuvre, on le verroit cependant avec quelque plaisir.

Vous sçavez que j'ai un assez grand jardin à cent pas de ma maison ; une terrasse élevée, six per- sonnes peuvent se promener de front, y conduit, par un escalier de pierre de taille, à un joli pavillon '. C'est de qu'on peut voir les vaisseaux entrer dans le port, en sortir, et naviguer en pleine mer. Nous vîmes de le combat naval qui se donna * entre la flotte françoise, commandée par le maréchal de Con- flans, et la flotte angloise sous les ordres de l'amiral Hawk. Je vous amène de loin pour vous conduire à mon histoire.

Le procureur d'une abbaye voisine étant venu nous faire visite, madame Des Forges lui demanda des graines pour peupler notre jardin des meilleurs légumes, et des griffes de renoncules, des pattes d'a- némones, pour en garnir les platebandes et pour en former un parterre.

Pavillon dk travail de Des Forges Maillard au Cuoisic.

LETTRES NOUVELLES 223

Dom procureur promit à ma femme ce qu'elle lui demandoit, et ne tarda guères à lui tenir parole. Il lui envoya des graines de toute espèce, enveloppées chacune dans des cornets de papier ; le tout formoit un gros paquet couvert de feuilles in-folio, tellement multipliées qu'en les défaisant, sans arriver à la dernière enveloppe, nous crûmes que c'étoit un leurre qu'il nous donnoit. On jetta les feuilles de tous côtés, on les déchira sans y faire attention, et l'on fit de presque toutes un fagot, qui fut mis au feu. Cependant, quelques-unes étant échappées à l'in- cendie, je les ramassai, J'eus la curiosité d'y regarder et je vis qu'elles faisoient partie d'un in-folio ma- nuscrit d'une grande étendue, puisque c'est des pages 993 et 994 que j'ai tiré le fait que je vais vous rap- porter. Ce fragment sans titre m'apprend que l'ou- vrage entier étoit un répertoire de fondations d'ab- bayes, de monastères, de donations, etc. C'est dans le monastère de Fabas * que la chose dont il s'agit s'est passée. Je ne ferai que copier exactement le manuscrit.

[Suit l'histoire d'une « sœur laye » de ce monastère qui, après être tombée dès l'âge de 3y ans dans une vieillesse anticipée et une véritable décrépitude, recouvra à 64 ans la santé et la vigueui de la jeunesse et s'y con- serva jusqu'à sa mort, advenue douze ans après, le 21 avril 1743.]

Vous conviendrez, mon cher Bonamy, que vous n'avez point trouvé dans tous vos livres du prodi- gieux de la force de celui-là. Cependant je le crois

224 DES FORGES MAILLARD

vrai, par la manière simple et naturelle que je re- marque dans le style de ce manuscrit. Cette collection , faite sans doute par un religieux du monastère, se sera trouvée confondue avec un tas de papiers inu- tiles, qu'on aura indifféremment abandonnés au jar- dinier, pour trier et pour envelopper ses graines.

Le fait qui suit est plus récent, et j'en ai eu con- noissance par moi-même. Il étoit grand bruit au Croisic d'une petite fille de la campagne, qui vivoit depuis plusieurs mois, disoit-on, sans prendre au- cune nourriture et même sans toucher à aucune boisson. On me dit qu'elle demeuroit au village de la Ville-ès-Alain, dans la paroisse de Saint-Nazaire, qui est une sorte de petite ville et de rade à l'em- bouchure de la Loire , distante de notre ville d'environ cinq lieues. J'appris en même temps que ce village n'étoit éloigné que d'une bonne lieue de ma case champêtre de Brederac ; j'allai y passer quelques jours de la belle saison, et la curiosité me conduisit de au village de la Ville-ès-Alain. J'allai chez les parens de la petite fille, je n'y trouvai que son père, tisserand de son métier ; il me dit qu'il s'ap- pelloit Mathieu Guyot, et sa femme Jacquette Léno; que tout ce qu'on m'avoit rapporté de sa fille Marie Guyot étoit exactement vrai, et qu'elle avoit été cou- chée pendant près de six mois sans être sustentée par aucun aliment ni par aucune liqueur. Il ajouta : « Ma fille avoit neuf ans et quelques mois quand elle fut attaquée de cette maladie extraordi- naire ; elle devint totalement muette, et quand je

Lr.TIKES NOUVELLES 2.ii

voulois la faire boire, elle me faisoit signe de sa ré- pugnance.

Elle étoit à jouer dans l'aire avec ses compagnes, e^uand Je l'alla^i voir. On me la fit venir, elle me pa- rut en assez bon état ; il y avoit très-peu de temps qu'elle étoit relevée de sa maladie.

Voici, mon très-cher Bonamy, un autre tait qui n'est pas moins singulier et qui peut aussi servir à exercer vos savantes réflexions.

Il ya environ troisans qu'un chasse-marée de Sine', paroisse à une lieue de Vannes et petit port qui n'est propre qu'à recevoir des chaloupes de pêcheurs, fit naufrage sur notre côte. La tempête étoit si violente, que le chasse-marée fut mis en morceaux dans un moment contre les rochers dont sont armés nos ri- vages. Trois hommes, qui composoient l'équipage, furent engloutis dans les ondes. Le flot les ayant jetés le lendemain sur le sable, ils furent portés tous trois dans une charrette à l'église, pour y être inhumés gratis, sous bénéfice d'inventaire et sans cérémonie, comme il se pratique à l'égard de tous ces pauvres naufragés inconnus, qiiibus naiilum non ore rej:ertum est. Ils s'étoient sans doute dépouillés d'une partie de leurs vétemens pour se sauver à la nage ; mais l'impétuosité des vagues qui fondoient sur la chaloupe ne leur ayant pas donné le temps de se débarrasser du reste, ils étoient demeurés seule- ment couverts de quelques lambeaux délabrés. Le curé, que nous appelions recteur, et plusieurs per- sonnes observèrent avec lui que l'un des trois, qui

29

2 20 DES FORGES MAILLAKH

paroissoit d'une stature plus haute et plus vigoureuse que les deux autres, avoit six doigts à chaque pied et autant à chaque main °. Ce qu'il y avoit de plus rare, c'est que la proportion entre tous ces doigts étoit si bien gardée, qu'à moins de les compter, il étoit difficile de voir qu'ils excédoient le nombre qui semble limité ou calculé par la nature pour l'u- sage des hommes. Ses pieds et ses mains étoient d'une extrême largeur, et des marins du même lieu de Sine ont attesté que cet homme avoit une force peu commune, et qu'aucun dans la contrée n'étoit capable de lui résister.

J'ai l'honneur d'être avec une cordialité constante et inaltérable. Monsieur mon très-cher ami, etc.

Des Forges Maillard.

NOTES.

' François Bonamy, à Nantes en 1710, mort en 1786. Savant médecin, passionné pourl'étude de la botanique, il pro- fessa cette science gratuitement à Nantes dfe 1737 à 1782, réu- nit et entretint à ses frais, pour servir à ses leçons, beaucoup de plantes étrangères. Il fut l'un des fondateurs de la Société d'agriculture de Bretagne, et il a laissé plusieurs ouvrages, entre autres le premier essai de flore nantaise qui ait été publié, sous ce titre

Fions Nxinnetensis prodromus, ou Enumération de la plus grande partie des plantes gui croissent aux environs de Nantes... Par François Bonamy, Docteur régent en médecine et ancien recteur de l'Université de Nantes, doyen de la Facul- té, ancien professeur de botanique, médecin de la ville et de la santé ; de la Société royale de Médecine de Paris,... de la Société

LETTRES NOUVELLES 227

d'Agriculture de Bretagne et de celle de la Rochelle. A Nan- tes, de l'imprimerie de Brun aine, rue de Gorges, 1782. (In- 12}. En 1785, il donna un supplément à cet ouvrage {Addenda ad Florce Nannetensis prodromum) , et le Journal de Médecine (XXIII, 37) contient de lui des Observations sur une fille sans langue, qui parle, avale, et fait toutes les autres fonctions qui dépendent de cet organe : écrit qui montre le goût de Bonamy pour les singularités physiologiques du genre de celles dont Des Forges lui fait part dans cette lettre. Ils étaient d'ailleurs fort liés ensemble, et la dernière pièce publiée par notre au- teur, (Journal de Verdun de 1772, t. I, mai, p. 36o à 364) fut un remerciement rimé au docteur Bonamy qui lui avait envoyé de fort bon malaga, que Des Forges l'invite à venir boire avec lui dans son manoir de Brederac, comme suit :

Docte et cher Bonamy, que j'aime Plus que mes yeux et que moi-même, Te ferai-je un remerciment Composé, guindé, long d'une aune ?. . . Ce n'est point mon ton. Je te dis simplement :

Quand, dans mon champêtre manoir. Cédant à mon impatience. Cher ami, me viendras-tu voir ? Toujours prêt à t'y recevoir Sans maigre économie et sans magnificence ! Dans ce solitaire séjour. D'où l'amitié, qui rit à table. Bannit la morgue insociable,

Viens, viens dompter par ta présence L'insurmontable ennui qui me tient sous sa loi ; Rends-toi vite à mes vœux au moins par complaisance. Viens de ton malaga t'erabaumer avec moi : Dans ma case déjà quoique tout fût à toi

Ton écot est payé d'avance.

" La maison dont parle ici Des Forges Maillard, le jardin, la terrasse, le pavillon, tout cela existe encore au Croisic. La maison est sur le quai de la Grande Chambre, la dernière de ce quai du côté du quai de Lenigo, dont elle n'est séparée que

228

DES FORGES MAlLr.ARD

par une rue étroite. En s'enfonçant vers l'Ouest dans cette rue ou ruelle, à une centaine de pas du quai, du côté droit, on trouve le jardin, dont la situation, la vue, la terrasse, le pavillon, l'es- calier répondent exactement aux indications données dans la présente lettre. Cette maison et ce jardin appartiennent aujourd'hui à M. Pichot. Nous joignons à ce volume une planche représentant la terrasse et le pavillon de travail de Des Forges.

' Ce combat, si lamentable pour la marine française, fut livré le 20 novembre 1759.

* Aujourd'hui commune du canton de l'Isle-en-Dodon, arrond. de Saint-Gaudens, dép. de la Haute-Garonne; on voit encore dans cette commune les ruines de l'abbaye de Fabas ou Lumen Dei, du XII' siècle.

' On dit aujourd'hui Séné, commune située sur les bords du Morbihan, canton et arrond. de Vannes, et dont les habitants sont encore appelés les Sinagots.

' Le fait est prouvé par les registres de l'église paroissiale de cette ville, que j'envoye à M. Bonamy, auteur du Journal de Verdun, avec ce mémoire, (Note de Des Forges Maillard).

TABLE DU VOLUME

LETTRES NOUVELLES DE DES FORGES MAILLARD

I. 1726, 3 janvier, Le Croisic. Lettre

au P. du Cerceau , i

Vœux de nouvel an en prose et en vers. Ré- ponse P. du Cerceau.

II. -rr- 1732, jnin, Le Croisic, Lettre i" de

Mlle de Malcrais 5

Condoléar.ces à un poète à qui l'on avait volé une ode. Vie de Malcrais au Croisic. Epitaphe de La Motte Houdart.

III. 1733, 12 août, Marseille. Lettre à

Mlle de Malcrais 10

On se plaint vivement de n'avoir lu aucune pièce d'elle dans le Mercure de France de juin 1733.

IV. -- 1733, septembre, Le Croisic. Lettre

2" de Mlle de Malcrais 1 3

Goût de Malcrais pour Montaigne. Elle com-

23o TABLE Dll VOLUME

bat le ridicule projet d'une édition de cet auteur en style moderne.

V. 1736, 4 avril, Montbrison. Lettre à

Voltaire (extrait) 16

Envoi d'une épître en vers. Les dames de Montbrison.

VI. » 1736, 9 novembre, Le Croisic. Lettre

I' à René Chevaye 18

Des Forges Maillard contrôleur du dixième dans la province de Forez. Epîtres et chan- sons. Retour en Bretagne (août 1736) : le poète Senecé, le président Bouhier, Bros- sette, les frères Gâcon, etc.

VII. 1736, 29 décembre, Le Croisic. Le«re

à M. de B*" 24

Histoire de mademoiselle de Malcrais.

VIII. 1737, 27 mai. Le Croisic Lettre i' à

Titon du Tillet 36

Visite de l'évêque de Nantes au Croisic : boutade de Des Forges ; curieuse méprise ; les souhaits d'une lingère, etc.

IX. 1737, 26 septembre, Paris. —Lettre i'

au président Bouhier 44

Anecdote sur l'abbé d'Olivet. Des Forges, au- teur de deux comédies. Nouvelles du théâtre.

X. 1/38, 20 novembre. Le Croisic.

Lettre 2" à René Chevaye 48

Travaux de Des Forges : idylle des Arbres ; épître à J.-B. Rousseau ; ballet de r Amour vengé ; ode sur la mort du comte de Tou-

TABLi; DU VOLUME

23 I

louse, mal récompensée par les Etats de Bretagne.

XI. lySS, I 3 décembre, Le Croisic. Lettre

au président Bouhier 53

Des Forges le remercie de la nouvelle édition de ses Poésies. I! a quitté Paris depuis quatre mois, mais u il faut se consoler de tout et inventer même de la gayeté. »

XII. 1739, 12 janvier, Nantes. Lettre i'

à Mme du Hallay 56

Anecdotes nantaises : invasion de nègres à Nantes ; singulier compliment de nouvel an, etc.

XIII. 1739, 1 1 avril, Le Croisic. Lettre 3'

à René Chevaye 60

Les pâqucs de Des Forges Maillard. Plaintes sur Titon du Tillet. Epître à Destouches.

XIV. 173g, i5 août, Nantes. Lettre 2" à

Mme du Hallay 64

Le poupon de Lesbie. Les Godarts. Le père de Melchisedech. Les Gogues deFontenelle.

XV. 1739, 29 août, Nantes. Lettre 3' à

Mme du Hallay

Anecdotes nantaises : les beaux esprits de Nantes ; ridicules des Parisiens en pro- vince ; accident à la Bourse de Nantes ; évasion du chevalier de Belle-Isle.

XVI. 1739, 12 septembre, Le Cto'isïc Lettre

4^ à Mme du Hallay 79

Anecdotes sur le concert de Nantes. Voyage à Paimbœuf et Saint-Nazaire : le château de

TABLE DU VOLtrSUE

M. Cochon ; les princesses ifoquoises. Re- tour au Croisic.

XVII. 1739, 4 octobre, Le Croisic. Lettre

4" à René Chevaye 87

Mission au Croisic. Sonnets suf les Sacre- ments. Des Forges satis emploi après attente de trois mois à Nantes.

XVIII. '739, 12 octobre, Le Croisic. Lettre

à Mme du Hallay 91

Relation anecdotique de la mission des capu- cins au Croisic : le P. de Belle-lsle ; les goélands ; l'amande' ; tourne, girouette !

XIX. 1739, 26 décembre, Le Croisic. Lettre

3" au président Bouhier 100

Des Forges toujours sans place. Ses consola- tions, ses travaux littéraires. Sonnets chré- tiens, dédiés au duc d'Orléans.

XX. 1740, 2g juin, Le Croisic. ^ Lettre

à l'abbé Philippe 1 04

Il lui envoie des vers pour le recueil des Amitsemens du cœur et de l'esprit ; il lui recommande de « se maintenir en joie, » et se plaint de son propre sort qui le u re- lègue dans une bourgade de la Crimée. »

XXI. 1740, 2 juillet. Le Croisic. Lettre 5'

à René Chevaye 1 08

Tracasseries d'un commissaire de la Marine. Projeis de voyage à Belle-lsle et au Ples- six-Ker. Roman tragi-comi-littéraire contre les auteurs et les financiers du temps. Un volïur livreG.

TABLE DU VOLUME 233

XXII. 1740, 20 juillet. Belle-Isle en mer.

Lettre 4' au président Bouhier 1 1 3

Plainte contre ceux qui gâtent la langue fran- çaise. Autre déception de Des Forges Mail- lard. Une ballade au président Bouhier.

XXIII. 1740, 3o octobre. Le Croisic. Lettre

au président de Robien 116

Suites d'une promenade à la Chartreuse d'Aurai. Tabatière chartreuse. Cabinet du président de Robien. Serpents volants.

XXIV. 1740, 3i décembre, Le Croisic.

Lettre 6" à René Chevaye 121

11 l'exhorte à soigner sa santé. Passion de Des Forges pour l'étude, vanité de l'étude. Travaux de Des Forges : le Temple de la Fortune, opéra comique ; la Visionnaire, comédie, plan détaillé de cette pièce.

XXV. 1741, 20 septembre, la Maillardière.

Lettre 2" à Titon du Tillet 1 27

Ode inconnue de Racan. Du respect qu'on doit à l'ancienne langue et au texte des anciens auteurs quand on les réimprime.

XXVL 1741, 16 décembre, Poitiers. Lettre

à l'abbé Philippe i Sg

Des Forges Maillard contrôleur du dixième en Poitou ; sa vie et ses occupations dans cet emploi.

XXVli. 1742, 3 septembre, les Sables-d'Olonne.

Lettre 5' au président Bouhier. . . . 141 Des Forges depuis dix mois contrôleur du dixième dans le bas Poitou ; n'est pas

3o

234 TABLE DU VOLUME

pour faire fortune. A quel propos il a com- posé son imitation du Koxerat d'Horace.

XXVIII. 1742, 19 décembre, les Sables-d'Olonne.

Lettre j^ à René Chevaye 144

Il a été sept mois à Fontenai avant de venir aux Sables ; il a fait « quelques folies en prose, 1) mais presque pas de vers, grâce au dixième. L'abbé Philippe. Mme du Hal- lay.

XXIX. 1743, 6 juillet, Le Çroisic. Lettre 8'

à René Chevaye 1 47

Il demande à Chevaye ses conseils littéraires. Projet d'une comédie de l'Homme singulier. Projet d'excursion à Vannes.

XXX. 1743, 22 décembre. Le Croisic. Lettre

g" à René Chevaye 1 5 1

Le mariage de Des Forges Maillard.

XXXI. 1744, i" janvier, Le Croisic. Lettre

6" au président Bouhier 1 56

Des Forges révoqué de son emploi de con- trôleur du dixième (en février 1743) : his- toire de sa disgrâce; sa situation de fortune; le traître Perot.

XXXII. 1744, 26 août, Le Croisic. Lettre 7"

au président Bouhier r 63

Eloge de René Chevaye. Déceptions de Des Forges dans son mariage. Projet de deux recueils de poésies, l'un pour Paris, l'autre pour Amsterdam. Hexaméron moral u semé de gaillardises » capturé par les Anglais.

XXXIIi. 1745, II janvier, Paris. Lettre 8'

au président Bouhier 1 68

TABLE DU VOLUME 2 35

Négociations avec les e'diteurs d'Amsterdam. Nouvelles littéraires de Paris: Duclos, l'abbé Desfontaines, La Chaussée.

XXXIV. 1745, avril, Le Croisic. Lettre

au président de Robien 172

Notice sur René Gentilhomme, poète croisi- cais en 1610 ; sur Jean et Jacques de Robien, capitaines du Croisic auXVl* siècle.

XXXV. 1745, 26 septembre , Le Croisic.

Lettre 10" à René Chevaye 182

Relations avec La Touche-Montaudouin. Des Forges « se donne des airs de moraliste n et achète deux capots de paille.

XXXVL 1746, 8 janvier, Le Croisic. Lettre

1 1^ à René Chevaye i85

Vœux de nouvel an. M. Favereau, de Clisson, traducteur de Phèdre. Cent cinquante qua- trains de Morale. Les Géorgiques de Mar- tin.

XXXVn. 1746, 5 décembre. Le Croisic. Lettre

12' à René Chevaye 188

Vin de Clisson plus cher que celui de Bor- deaux. Discussion littéraire, art poétique de Des Forges Maillard. Sonnets à la gloire de la Sainte Vierge faits en collaboration avec Mme Des Forges.

XXXVin. 1749, 3i mars, Le Croisic. Lettre 3"

à l'abbé Philippe 192

Brouillerie et réconciliation de Des Forges avec l'abbé Philippe. II le prie de faire res- pecter soigneusement son orthographe per- sonnelle dans le recueil de ses Poésies, que l'on va imprimer.

236 TABLE DU VOLUME

XXXIX. 1750. 14 mars, Le Croisic. Lettre 3'

à Titon du Tillet 1 y 5

Reconnaissance de Des Forges et de toute sa famille envers Titon du Tillet. Soins qu'il vient de prendre pour l'impression des Poésies diverses de Des Forges. Histoire de Titon, titon, titaine, titon.

XL. lySo, 26 septembre, Le Croisic. Let- tre iS" à René Chevaye aoo

Curieux détails sur la publication disPoésies diverses de Des Forges Maillard, éditées cette année même à Paris par Huart et Moreau.

XLL 1752, avril. Lettre sur un vers de

Saint-Amant 2o3

Ingénieuse fantaisie littéraire : Racine, Vir- gile, Homère, la Bible, Boileau lui-même, viennent défendre contre Boileau le fameux vers : Les poissons ébahis le regardent passer.

XLIL 1752, août. Lettre i' au Journal de

Verdun 211

Description d'une cérémonie traditionnelle, célébrée tous les ans à Quimper en l'hon- neur du roi Grallon.

XLin. 1755, juillet. Lettre 2= Journal de

Verdun 214

Le duc d'Aiguillon au Croisic ; inscription latine en son honneur ; compliments de Des Forges Maillard et de son fils. Monstre marin pris vivant sur la côte du Croisic et présenté au duc.

TABLE DU VOLUME

XLIV. 1766, 3o août, Le Croisic. Lettre au

docteur Bonamjr, de Nantes -^2 1

Maison, jardin et pavillon de Des Forges au Croisic. Singularités physiologiques: jeune fille cataleptique à Saint-Nazaire ; marin hexadactyle, natif de Séné près Vannes.

Q4CHEVE D IMPRIMER A NANTES

PAR

VINCENT FORKST ET EMILE GRIMAUD

POUR LA

SOCIÉTÉ DES BIBLIOPHILES BRETONS

LE XW!!!" JOUR DE JUIN M. DCCC. LIXXII.

Université d Ottawa Échéance

University of Ottawa Date due

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