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ŒUVRES PASTORALES

ET ORATOIRES

DE MGR BESSON

DU MEME AUTEUR

Vie du cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen,

2 vol. in-8°, avec portrait et fac-similé, 14 »

Le même ouvrage, 2 vol. in- 18 jésus, 8 »

Vie de S. E. M9r le cardinal Mathieu, archevêque de

Besançon, 2 vol. in-8°, avec portrait et fac-similé, 12 »

Le même ouvrage, 2 vol. in-18 jésus, 7 »

Vie de M9r Paulinier, évêque de Grenoble, archevêque de

Besançon, 1 vol. in-8°, 6 »

Le même ouvrage, 1 vol. in-18 jésus, 3 50

Vie de M. l'abbé Busson, ancien secrétaire général des affaires ecclésiastiques, chanoine honoraire, membre de l'Aca- démie des sciences, belles-lettres et arts de Besançon, 1 vol.

in-18 jésus. 3 50

Conférences prêchées dans l'église métropolitaine de Besançon

pendant les années 18G4 à 1874; 7 vol. in-8°, 35 »

Le même ouvrage, 7 vol. in-18 jésus, 21 »

ON VEND SÉPARÉMENT :

L'Homme-Dieu, 1 vol. in-8°, 5 »

Le même ouvrage, 1 vol. in-18 jésus, 3 »

L'Eglise, œuvre -de l'Homme-Dieu, 1 vol. in-8°, 5 »

Le même ouvrage, 1 vol. in-18 jésus, 3 »

Le Décalogue, ou la Loi de l'Homme-Dieu, 2 vol. in-8°, 10 »

Le même ouvrage, 2 vol. in-18 jésus, 6 »

Les Sacrements, ou la Grâce de THomme-Dieu, 2 vol. in-8°, 10 »

Le même ouvrage, 2 vol. in-18 jésus, 6 »

Les Mystères de la vie future, ou la Gloire de l'Homme- Dieu, 1 vol. in-8°, 5 » Le même ouvrage, 1 vol. in-18 jésus, 3 »

ŒUVRES PASTORALES

ET ORATOIRES

DE

MGR BESSON

ÉVÊQUE DE NIMES, UZÈS ET ALAIS

3e SÉRIE. 1883-1887

^Ottawa!

paris <^ijy

RETAUX-BRAY, LIBRAIRE-ÉDITEUR

Rue Bonaparte , 82

DROITS DE TRADUCTION ET DE REPRODUCTION RÉSERVÉS

1887

M \

INSTRUCTIONS PASTORALES

.^lABiai*).

LETTRE PASTORALE

A L'OCCASION

DU TROISIÈME VOYAGE AD LIMINA

ET DES PRIÈRES PUBLIQUES

6 janvier 1883

C'est au sortir de l'audience du saint-père que nous vous faisons cette lettre, nos très chers frères, es- sayant de laisser passer dans notre plume les senti- ments d'admiration et de joie qui débordent de notre cœur, et les larmes qui coulent encore de nos yeux.

Kous avons vu Pierre dans Léon XIII commençant, aorès dix-huit siècles écoulés, une nouvelle année avec la confiance qui n'appartient qu'à lui. Dans la vie des peuples éphémères, une année suffit pour ren- verser les superbes40éeoncerter les habiles, rempla- cer ce qui est par ce qui n'est pas, et donner aux af- fahes politiques une face imprévue, mais toujours mobile et changeante comme toutes les choses hu- maines. Pour les nations et pour les rois, une année est souvent comme un siècle, tant le cours de la poli- tique se précipite, et tant la mort vient le hâter quand on s'y attendait le moins.

4 LETTRE PASTORALE

Que le sort du pape est différent ! Et comme l'Eglise, dont il est le chef, se joue des événements, au milieu desquels on ne saurait, quoi qu'on fasse, ni l'entraî- ner ni la réduire, encore moins l'ensevelir sous les ruines qui s'accumulent à nos regards!

Il y a cinq ans à peine que Léon XIII est monté sur le trône. Ce mot semblait une métaphore à jamais vieillie, dont le sens échappait de plus en plus aux générations nouvelles, et voilà qu'il exprime une réalité plus vivante que jamais. Ce trône est encore enfermé dans un palais qui ressemble à une prison, et cependant les ambassadeurs des deux mondes fré- quentent plus que jamais le Vatican et viennent y traiter des plus graves intérêts. La papauté, sans ar- mée, sans trésor, sans territoire, ne reste pas seule- ment une grande puissance morale, elle est encore une puissance sociale et politique, d'un caractère con- ciliateur et d'une influence décisive, qui pèse dans les destinées des grandes nations.

L'Allemagne l'a bien senti quand, pour s'assurer d'innombrables suffrages dans ses grandes assem- blées, elle a rendu aux catholiques leurs premiers pas- teurs et ébauché, au moins dans la pratique, les pre- miers traits d'un concordat avec le saint-siège.

Quelle est la parole que l'Irlande écoute, et qui rend l'Angleterre attentive aux souffrances de cette île ré- voltée contre sa métropole ? C'est encore la parole du pape; cette parole désarme les bras et éclaire les consciences.

Qui vient, de l'autre extrémité de l'Europe, prêter l'oreille à cette voix pacifique ? La Russie, cette autre puissance schismatique, si terrible au pape et à

SUR LE VOYAGE AD LIMINA ET LES PRIÈRES PUBLIQUES. 5

l'Eglise. Ah ! il faut bien compter même avec un pape détrôné, quand le vertige s'empare des esprits au point d'ériger le néant en doctrine, et de servir par l'incendie ou le meurtre cette monstrueuse idole ! C'est donc au pape qu'elle députe ses princes, c'est du pape qu'elle se rapproche, parce que le pape a qualité et vertu pour apaiser les âmes, rappeler les peuples à leur devoir envers les puissances du siècle, et en faire des sujets fidèles. Ainsi le schisme et l'hérésie sont venus rendre hommage au successeur de saint Pierre. Ainsi Léon XIII tient son rang parmi les princes de ce monde, et Rome, réside cette majesté incom- parable, toute réduite qu'elle est à l'enceinte du Vati- can, garde les secrets de la 'grande politique, de la paix sociale et du bonheur des nations.

Que le pape est grand; mais qu'il est bon ! Nous l'avons vu, en embrassant ses genoux, nous tendre ses mains paternelles et accueillir avec un sourire plein de tendresse nos vœux et nos offrandes. Rien n'a fléchi dans sa personne, ni la santé, ni l'intelli- gence, ni la fermeté du caractère, ni la rare présence d'esprit avec laquelle il se rappelle, dans leurs moindres détails, toutes les affaires dont sa sollicitude a été entretenue, d'un bout de l'univers à l'autre, par les douze cents évêques dont il est le chef, le modèle et le père.

Il y a quatre ans que nous avions été admis à sa première audience, et cependant le nom de l'évêque de Nîmes était resté dans sa mémoire, avec l'image que nous lui avions retracée de notre diocèse et le récit que nous lui avions fait de nos épreuves et de nos œuvres. Nous n'oublierons jamais ce qu'il daigna nous

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dire en recevant le compte rendu de l'administration de ces quatre dernières années : « Gomment ! quatre ans, cher fils; mais je croyais qu'il ne s'était écoulé que deux ans depuis votre dernière visite, tant vous étiez présent à ma mémoire ! »

Il nous demanda alors, nos très chers frères, si votre foi était toujours vaillante, votre cœur toujours généreux, votre attachement au saint-siège toujours inébranlable. Nous lui racontâmes nos belles fêtes de Ghusclan et de Nîmes, et il y vit une marque éclatante de votre fidélité. Il bénit ensuite, à mesure que nous les nommions, notre vénérable chapitre, notre grand séminaire et ses sages directeurs; nos maisons de Beaucaire, de Sommières, de l'Assomption, de Saint- Stanislas et de la Maîtrise, avec leurs maîtres et leurs élèves ; les couvents et les congrégations d'hommes et de femmes ; les paroisses, depuis les plus popu- leuses jusqu'aux plus petites; tout le clergé et tout le peuple, jusques et y compris ceux qui ignorent et qui combattent la sainte Eglise sans la connaître. Nous lui disions : « Instruisez-nous, reprenez-nous, consolez-nous; chacune de vos paroles sera pour nous un oracle, chaque désir un ordre, et les épreuves ne feront que nous animer davantage à vous servir et à vous aimer. Continuez tous vos ouvrages, nous ré- pondit le saint-père; et surtout catéchisez, formez des catéchistes, sauvez votre peuple par l'enseigne- ment. »

Tels ont toujours été, nos très chers frères, vous ne l'ignorez pas, les sentiments profonds de notre âme et les vœux les plus chers de notre minis- tère pastoral. Mais, à Rome, ces sentiments et ces

SUR LE VOYAGE AD LIMINA ET LES PRIÈRES PUBLIQUES. 7

vœux revêtent un caractère particulier. L'air que Ton respire dans la Rome chrétienne les nourrit, les ac- croît, les fortifie, et les recommandations du saint- père donnent à notre voix une autorité nouvelle que personne de vous ne méconnaîtra. Quand on est aux pieds de Léon XIII, on voit de plus haut le spectacle des affaires humaines, et on juge mieux le monde et ses vanités, parce qu'on se tient de plus près au pied de la croix, qui voit tout passer sans passer elle-même. Ce n'est pas l'effet d'un religieux dédain, ni même d'une sorte d'indifférence pour les choses du temps. On apprend ici surtout à compatir à la faiblesse des hommes et aux misères publiques ; on s'exerce à pro- noncer sur ceux qui gouvernent les peuples des ju- gements équitables, empreints de douceur autant que de fermeté. Ici, le tumulte des passions s'apaise, la langue de la charité est entendue et comprise, et la modération, qui est une portion de la justice, éclate dans tous les actes comme dans toutes les paroles de celui qui représente le Prince de la paix.

Voilà, nos très chers frères, le résumé rapide du premier entretien que Sa Sainteté a daigné nous ac- corder. Ne devions-nous pas le porter à votre con- naissance le jour même nous appelons sur la France, par des prières publiques, l'abondance et la plénitude des miséricordes divines ? La France ! Ah ! si vous entendiez avec quel accent de tendresse et d'espérance Léon XIII prononce ce nom qui nous est si cher ! Il nous disait : « La France est toujours à » mes yeux la grande nation, la fille aînée de l'Eglise. » Ses armes ont été glorieuses, mais je ne demande » pas qu'on les emploie pour la cause de l'Eglise ;

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» son nom, son autorité, son influence, suffiraient » à nous faire triompher. Puisse-t-elle reprendre cette » influence heureuse dans les affaires du monde ! » Et en prononçant ces mots, son regard vif, animé, profond, prenait une sorte d'expression surnaturelle; il se tournait vers le ciel comme pour donner à ses désirs l'allure de la prière; il élevait les mains, il nous associait à ses vœux, et nous sortions de son audience en nous disant que jamais Français n'avait parlé et prié comme le pape en faveur de la France. A l'exemple de Léon XIII, c'est notre devoir de nous élever au-dessus des partis, et de faire aujour- d'hui la politique de la prière. Le Dieu que nous im- plorons au milieu des magistrats, des soldats, des prêtres, est le même qu'implorait Moïse au milieu des déserts de l'Arabie. Il marchait devantson peuple, enfermé dans une colonne de nuées, tantôt obscure, tantôt lumineuse, semant la manne à pleines mains pour nourrir Israël, et faisant jaillir l'eau du rocher pour étancher sa soif au milieu des solitudes. C'est le même Dieu de qui la France tient sa mission et sa grandeur. S'il lui a plu de projeter, au déclin de ce siècle, plus d'ombre que de lumière sur la marche des nations, il n'en est pas moins le Dieu unique, vi- vant et véritable, celui qui frappe et qui guérit, celui qui perd et qui ressuscite, devant qui la mer fuit, la terre tremble et tout l'univers n'est que néant. Quand les peuples s'abandonnent à leur ignorance, ils dé- tournent les yeux pour ne pas le voir. Mais ce geste impie, qui ne saurait atteindre sa majesté sainte, ap- pelle les fléaux. L'atmosphère se trouble, les grandes eaux se déchaînent, la foudre frappe tantôt à gauche,

SUR LE VOYAGE AD LIMINA ET LES PRIÈRES PUBLIQUES. 9

tantôt à droite, la mort multiplie ses coups. Rien n'empêchera la mort, ce sergent des batailles divines, d'aller Dieu l'envoie. N'attendez rien de la science pour conjurer la peste, la guerre ou la famine. Les sciences modernes, qui ont reculé les bornes du do- maine de l'homme, ne les reculeront jamais au delà des limites que Dieu lui-même a marquées dès le commencement. Elles n'entameront pas d'une ligne le domaine de Dieu, elles n'ajouteront pas un pouce à notre taille, elles n'empêcheront pas un cheveu de tomber de notre tête. Quelques brillantes conquêtes qu'elles se promettent dans l'avenir, tel fut le premier homme, tel sera le dernier, avec toute sa liberté et avec tout son génie, mais aussi avec toute sa dépen- dance et toute sa misère. Le maître de nos destinées sera toujours le même. Terrible et bon tout ensemble, plein de justice et de miséricorde, propice aux humbles et aux petits, il fera toujours servir à ses desseins les plus grandes nations comme les plus simples parti- culiers, et selon qu'elles les seconderont ou qu'elles auront la témérité de les contrarier, il les comblera de ses dons ou les rejettera de sa face.

Prions le Seigneur de garder la France à son ser- vice. Qu'il la protège, qu'il l'éclairé, qu'il la ranime, qu'il la console ; qu'il la rende, comme il convient à la fille aînée de l'Eglise, glorieuse au dehors, prospère au dedans, et que la croix de Notre-Seigneur Jésus- Christ y demeure, en dépit des bouches impies qui la menacent et des bras sauvages qui l'attaquent, le symbole de la foi nationale, de la paix publique et de la charité universelle!

LETTRE PASTORALE

SUR LE SUICIDE

12 janvier 1883

C'est ,un devoir pour l'évêque, nos très chers frères, de remplir auprès de vous la mission d'une sentinelle vigilante, et de justifier par son zèle un titre que l'Eglise lui donne en le mettant à votre tête. Le trône que nous occupons dans le sanctuaire n'a rien qui puisse flatter l'orgueil ou endormir la paresse. Pour n'être pas tout à fait indigne de l'oc- cuper, nous sommes tenu de regarder, de plus haut que les autres hommes, le spectacle des mœurs pu- bliques, et d'apercevoir de plus loin les vices qui les corrompent et les excès qui les ruinent. Et quand viennent les jours de la réflexion et de la pénitence que le Carême nous impose, nous devons ouvrir la sainte quarantaine par quelque instruction pastorale qui fixe votre attention, vous détache des préjugés du monde et vous ramène dans le devoir. J'ai flétri, l'an dernier, les enterrements civils; aujourd'hui, c'est le suicide que je combats. Autre plaie affreuse à voir, chaque jour plus profonde, plus large, plus béante, qui s'étend sur toute l'humanité, de l'enfance à la

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vieillesse, et qui révèle, avec la décomposition de Tordre social, l'oubli de toute morale et de toute religion. Je ne dirai rien de nouveau; mais peut-être les vérités anciennes que je vais rappeler vous parai- tront-elles presque neuves, tant elles sont oubliées. Apprenez donc combien le suicide est criminel. La nature y répugne, la société le réprouve, Dieu le con- damne ; voilà ce que nous enseigne la loi naturelle. Mais quand la nature se trouble, quand la société s'oublie, quand la loi naturelle n'est plus assez forte pour nous faire supporter les misères de la vie, voici la loi écrite, la loi de l'Homme-Dieu, qui nous raf- fermit et nous protège contre nos propres défail- lances, en nous imposant de redouter, de détester et d'abhorrer le suicide. Soyez hommes, soyez chrétiens.

I. Soyez hommes, et vous n'attenterez jamais à vos jours. Celui qui se tue fait violence à la nature et se montre cruel envers lui-même. La nature pousse l'homme d'une manière presque invincible à con- server sa vie. Cet instinct de conservation qui nous fait redouter le moindre danger, la chute la plus légère, est d'ailleurs le propre de tout être. L'animal le partage avec nous. Toute créature renferme essen- tiellement en soi un principe qui s'oppose à sa des- truction, et sans lequel elle ne pourrait résister un seul instant aux forces contraires et mortelles qui l'environnent. Il est de l'essence même de la vie de les combattre, et c'est en réagissant, par une loi de notre nature, contre les poisons semés dans l'air et contre les attaques perpétuelles auxquelles notre corps est exposé, que nous conservons l'être et le

SUR LE SUICIDE. 13

mouvement. L'hygiène, la médecine, les prescriptions de la morale, viennent en aide à cette loi. Elles pré- voient les dangers qui nous menacent; elles en arrêtent le cours; elles fortifient l'enfance; elles mettent l'adolescence en garde contre les premiers excès des passions naissantes; elles invitent l'homme mûr à ne pas se livrer sans répit aux affaires du jour; elles donnent au vieillard des réconforts et des for- tifiants qui raniment en lui la flamme presque éteinte, et qui prolongent, à force de soins, jusqu'aux dernières extrémités de l'âge, cette union de l'âme et du corps tant et tant de fois combattue, toujours si près de se rompre, et dont le dernier soupir de l'homme marque la fin en ce monde.

Voilà ce que la nature conseille et comment la science vient en aide à la nature. La science se pique, de nos jours, d'avoir augmenté la moyenne de la vie humaine ; on affirme qu'à force d'hygiène on vit mieux et plus longtemps. Cependant l'hygiène elle-même commence à varier dans ses prescriptions. Les jeûnes et les abstinences de l'Eglise, aujourd'hui presque oubliés, après avoir été si longtemps mé- connus, redeviennent, pour des yeux plus attentifs, l'objet de quelque étude, peut-être déjà de quelque regret. On regrettera bientôt pour notre génération, dont la bonne chère compromet la santé, ces trêves de pénitence que l'Eglise imposait à l'homme, aussi bien dans l'intérêt de son corps que dans celui de son âme. On y verra de sages lois dictées par la nature elle-même, et bien loin de reprocher aux moines de se suicider, on demandera aux moines l'art de vivre longtemps.

14 LETTRE PASTORALE

Ah ! du moins, que ces préoccupations de l'hygiène et de la médecine, toujours en quête de trouver les moyens les plus propres à prolonger la vie de Thomme, servent à justifier cet instinct de conserva- tion que nous portons en nous-même. On se trompe souvent sur l'art de le satisfaire ; mais il passionne à un tel degré l'humanité tout entière, il a provoqué tant d'études, suscité tant de génies dans l'art de guérir, inventé tant d'admirables machines, qu'il faut bien le proclamer le plus vif et le plus impérieux besoin de l'homme. Et c'est après six mille ans d'efforts inouïs entrepris par toutes les écoles pour le seconder, que l'homme essaie de le tromper en décon- certant tous les traitements et tous les calculs, et en allant, par le suicide, au-devant de la mort, que tant de mains veulent éloigner de lui. 0 homme ! que tu es aveugle et que tu es ingrat! Pitié pour toi-même! Pitié du moins pour ton siècle, dont tu vantes les progrès et auquel tu te dis si fier d'appartenir !

Soyez homme, et souvenez-vous que vous devez compte de votre vie à la famille qui vous a donné son nom, et à la société dont vous êtes membre. La famille et la société vous ont rendu d'éclatants services. La famille vous a reçu le jour de votre naissance. Une mère attentive vous a nourri de son lait ; un père laborieux a travaillé pour vous procurer les bienfaits de l'éducation. Ce toit qui vous abrite, ces arbres dont vous goûtez l'ombre, ces vêtements qui vous couvrent, cette table à laquelle vous venez vous asseoir à l'heure marquée, rien de tout cela n'est à vous, mais à ceux qui ont bâti, planté, semé, pour vous procurer le vivre et le couvert. Vous devez

SUR LE SUICIDE. 15

à la société les lois qui protègent votre personne et qui vous garantissent la possession de vos biens. Sans elle, vous n'auriez ni sécurité véritable ni propriété réelle, et il vous faudrait disputer aux bêtes sauvages, ou aux hommes devenus plus sauvages que les bêtes, jusqu'à la pâture des bois et à l'eau des rivières. Mais la famille qui vous a rendu tant de services vous en impose. Il faut rendre à vos parents ce qu'ils ont fait pour vous. Mais la société attend de votre reconnaissance, ou plutôt de votre justice, quelque retour. Vous avez le devoir d'être bon père et bon époux, brave soldat, magistrat intègre, négo- ciant ou industriel habile, agriculteur ou vigneron, maître ou domestique, selon la condition Dieu vous a placé. A présent que votre faiblesse s'est changée en force, de quel droit faites-vous usage de cette force pour vous soustraire, par un acte violent, aux obligations saintes de la famille et de la société? L'innocence de vos premiers ans a été mise sous les ailes d'une tendre mère ; cette mère s'était flattée d'avoir changé cette innocence en vertu; et voilà que vous la trompez, vous l'affligez, vous la déshonorez par le spectacle affreux et le souvenir plus affreux encore d'un suicide. Quelle monstrueuse ingratitude ! Rousseau, l'oracle fatal du siècle dernier, dont les paroles trouvent encore tant d'écho dans le nôtre, arrête par d'éloquents discours le jeune homme qui se prépare au suicide: « Qui es-tu? Qu'as-tu fait? Crois-tu t'excuser sur ton obscurité ? Ta faiblesse t'exempte-t-elle de tes devoirs ? Et pour n'avoir ni nom ni rang dans la patrie, en es-tu moins soumis à la loi ? Il te sied bien d'oser parler de mourir, tandis

16 LETTRE PASTORALE

que tu dois l'usage de la vie à tes semblables ! Apprends donc qu'une mort telle que tu la médites est honteuse et furtive ; c'est un vol fait au genre humain. Avant de le quitter, rends-lui donc ce qu'il a fait pour toi. Mais je ne tiens à rien, je suis inutile au monde. Philosophe d'un jour, ignores- tu que tu ne saurais faire un seul pas sur la terre sans y trouver quelque devoir à remplir, et que tout homme est utile à l'humanité, par cela seul qu'il existe ? Ecoute-moi, jeune insensé, tu m'es cher, et j'ai pitié de tes erreurs. S'il te reste au fond du cœur le moindre sentiment de la vertu, viens, que je t'ap- prenne à aimer la vie. Chaque fois que tu seras tenté d'en sortir, dis en toi-même : il faut que je fasse en- core une bonne action avant de mourir. Puis, va cher- cher quelque indigent à secourir, quelque infortuné à consoler, quelque opprimé à défendre. Rapproche de moi les malheureux que mon abord intimide; ne crains d'abuser ni de ma bourse ni de mon crédit ; prends , épuise mes biens , fais-moi riche. Si cette considération te retient aujourd'hui, elle te retiendra encore demain, après-demain, toute ta vie. Si elle ne te retient pas, meurs, tu n'es qu'un méchant *; »

La vie n'est donc pas une simple charge à laquelle on peut renoncer quand on le veut, et la loi naturelle, qui impose à la société le devoir de veiller au salut de chacun de ses membres, oblige de môme chacun de ses membres à concourir au bien commun jus- qu'à ce qu'il soit relevé de son poste par Tordre d'en haut. On est relevé par l'âge des fonctions de

1 J.-J. Rousseau, Emile.

SUR LE SUICIDE. 17

magistrat ; on est dispensé par l'âge ou les infir- mités du service militaire ; il arrive un jour le laboureur et le vigneron ne peuvent plus remuer la glèbe des champs ou appuyer à l'échalas les grappes naissantes ; c'est le jour l'homme prend congé de son champ ou de sa profession; mais il lui est interdit de devancer par le suicide le congé de la vie. Tout homme, quelque anéanties que soient ses forces, peut encore être utile aux autres par l'exemple de la patience, du courage et de la vertu. Il n'appar- tient à personne d'abréger le cours de ses destinées. Remontez de la famille qui nous transmet la vie, et de la société qui la protège, à Dieu qui en est le premier auteur, et ne vous précipitez point devant sa face avant qu'il vous ait appelé, de peur de trouver en lui non pas un père, mais un juge.

Soyez homme, vous dirai-je encore en regardant le Ciel, et pour achever cet exposé du droit naturel et humain. A quelque religion que vous apparteniez, dans quelque climat que vous soyez appelé à vivre, vous dépendez de Dieu. Il est votre créateur et votre souverain Seigneur. Cet instinct de la conservation qu'il nous a donné , cette soif de bonheur qu'il a allumée dans notre âme, ce sentiment de la justice qui nous fait attendre au delà de la mort les satis- factions que l'on ne trouve pas dans la vie présente, tout nous oblige à garder la vie tant qu'il plaira à Dieu de nous la laisser. C'est par Pinstincl même de la conservation qu'il nous contraint d'espérer, malgré les épreuves du temps, les réparations de l'éternité. L'homme n'est qu'un soldat que Dieu a mis en faction sur la terre. Il le rappelle à lui quand il lui

18 LETTRE PASTORALE

plaît, selon les règles de sa sagesse, toujours infail- lible. Il rappelle l'un en l'arrachant à la mamelle de sa mère, l'autre en le frappant dans sa fleur, celui-ci au milieu des projets de l'avarice ou de l'ambition, celui-là parmi des infirmités incurables. Il en est qui sortent de la vie avant même d'avoir vu la lu- mière ; il en est en qui la raison s'éteint avant la vie même. Pourquoi? C'est le mystère de la destinée humaine. Mais ce mystère lui-même est la démons- tration évidente que l'homme n'est pas établi comme le maître et l'arbitre de ses jours, et que Dieu s'est réservé de les prolonger ou de les raccourcir. Pourquoi ? Ah ! demandez au général qui commande une grande armée pourquoi il fait tantôt sortir, tantôt rentrer ses troupes ; pourquoi ces charges et ces manœuvres ; pourquoi tel corps se sacrifie et tel autre se tient en réserve. C'est le mystère des batailles, et le commandant en chef en a seul le plan et la clef. Voilà le monde avec les mystères de la vie humaine. Ainsi Dieu, qui tient du plus haut des ci eux les rênes de l'humanité, tantôt rappelle l'homme à lui dès le matin, et tantôt il prolonge jusqu'au soir la grande bataille de la vie. 0 homme, garde-toi de devancer l'appel, attends la consigne suprême : c'est par que tu obtiendras le suprême bonheur.

Ne songez donc pas à sortir de la vie avant que Dieu vous le commande. Ce ne serait pas un trait de courage, mais de lâcheté. S'il faut quelque audace et quelque décision pour s'armer du poignard et se donner la mort, cette audace est celle d'un soldat qui déserte, cette décision est celle du criminel qui veut se rendre le crime à la fois facile et impuni.

SUR LE SUICIDE. 19

Les païens eux-mêmes ne comprenaient pas au- trement , dans leurs heures de haute raison , ce devoir que Dieu a imposé à l'homme de ne pas quitter la terre avant le jour marqué par les décrets de la Proviflencè. Ecoutez comment Socrate, sur le point de mourir, développe cette doctrine dans le sublime dialogue que Platon nous a conservé : « Voici, dit-il à Gébès, une maxime qui me semble incontes- table : c'est que les dieux prennent soin de nous et que les hommes appartiennent aux dieux. Gela ne paraît- il pas vrai? Très vrai, répondit Gébès. Eh bien! reprit Socrate, si l'un de tes esclaves , qui t'appar- tiennent aussi, se tuait sans ton ordre, ne te met- trais-tu pas en colère contre lui, et ne le punirais-tu pas rigoureusement si tu le pouvais ? Sans doute, répondit-il. Et Socrate, qui allait boire la ciguë par ordre des juges, reprit : « L'homme ne doit donc pas sortir de la vie avant que Dieu lui en envoie l'ordre formel l. »

Cicéron, éclairé, comme Socrate, par les seules lumières de la raison, voyait aussi dans la vie un poste commis par Dieu à la fidélité et au courage de l'homme : « Vous devez donc, ô Publius, vous et toutes les âmes pieuses, garder votre âme dans la prison de votre corps. C'est un crime de sortir de la vie avant d'en avoir reçu Tordre de celui qui vous y a placé. On semble par déserter le devoir que Dieu a assigné à l'homme 2. »

Le religieux Virgile enseigne que le suicide n'est

1 (Eûmes complètes de Platon, trad. de Cousin, t. I, p. 194.

2 Songe de Scipion, vin.

20 LETTRE PASTORALE

pas exempt de supplice dans les enfers. Il y montre ceux qui ont rejeté la vie tourmentés par toutes les tristesses du tombeau, et s'écriant qu'ils vou- draient bien remonter sur la terre, pour y supporter encore la pauvreté et les durs travaux !.

Ne dites donc point que la vie est quelquefois un tel malheur, que l'existence même du malheureux le porte à s'en défaire. C'est l'instinct perverti que ce malheureux écoute, et non l'instinct plein de droiture que la nature même nous donne.

Ne dites point que la société n'a pas le droit d'exiger de nous la conservation de notre vie, et que le malheureux peut en sortir quand il juge qu'il est inutile au monde. Le malheureux le plus déclassé a dans l'ordre social sa raison d'être, et fût-il devenu un spectacle d'horreur, ce spectacle est un exemple proposé aux hommes pour pratiquer le bien et évi- ter le mal.

Ne dites donc pas que Dieu ne nous oblige pas à vivre, puisqu'il nous a laissé la liberté de mourir. Autant vaudrait dire qu'il ne nous commande pas la vertu, parce qu'il nous reste la liberté de choisir le vice.

Ne dites donc pas que la possibilité de se don- ner la mort est la consolation des mortels qui sont las de souffrir. Triste consolation ! puisqu'ils vont chercher, par delà la vie présente, une vie ils

Proxima deinde tenent mœsti loca qui sibi lethum Insontes peperère manu, lucemque perosi Projecêre animas. Quam vellent sethere in alto Nunc et pauporiem et duros perferre labores I

{Mn., vi.)

SUR LE SUICIDE. 24

expieront leur faute par des supplices mille fois plus cruels !

Toutes ces erreurs, si répandues dans le monde, reposent sur la fausse notion que Ton a du bonheur et sur l'étrange oubli que Ton fait de Dieu et de son âme. Non, le bonheur ne consiste pas à jouir dans la vie présente, mais à se reposer pendant la vie future, dans la fin suprême de son être. C'est par la pratique du devoir et de la vertu que nous devons faire notre carrière en ce monde, et en obtenir dans l'autre la récompense. La destinée de l'homme n'est pas bornée à la terre. S'il plaît à Dieu de l'éprouver ici- bas par la disgrâce, il n'en est pas moins obligé de tendre toujours à sa fin suprême par la patience. La patience seule console de tout , la patience seule supporte tout, la patience seule obtient tout. Les patients seuls verront Dieu. Malheur aux impatients qui sortent de la vie avant l'heure. La raison elle- même ne leur laisse espérer aucune récompense, parce qu'ils n'ont eu aucuns mérites ou qu'ils les ont perdus par un acte de désespoir.

Quand Bonaparte, n'ayant pour lui que son génie et le pressentiment de ses grandes destinées, menait à la conquête de l'Italie son armée encore sans pain, sans chaussures , presque sans armes , quelques soldats, découragés par la misère, se donnèrent la mort, et leur fatal exemple, semblable à une épi- démie, menaçait d'envahir les rangs déjà décimés par toutes les privations de la campagne. Aussitôt, de cette main hardie qui maniait la plume comme l'épée, Bonaparte écrivit cet ordre du jour :

«Soldats de l'armée d'Italie, j'apprends que plu-

22 LETTRE PASTORALE

sieurs d'entre vous, méconnaissant le devoir de tout bon Français envers sa patrie, se donnent volon- tairement la mort par un découragement indigne des défenseurs de la liberté.

» Préférer cette misérable fin à la mort glorieuse qui est devant vous, c'est mettre en oubli les lois de la discipline et de l'honneur.

» Le nom de chaque soldat qui donnera désormais cette preuve de honteuse faiblesse sera mis à Tordre du jour de l'armée, et flétri comme lâche et déser- teur. »

Lâche et déserteur ! c'en fut assez de craindre cette épithète ignominieuse pour rendre aux soldats de la première campagne d'Italie honneur, courage et vertu ! et douze grandes victoires couronnèrent cette armée, qui avait failli périr par le suicide.

Il n'y a pas un siècle que la France a enregistré cette page dans ses annales, et la folie criminelle du suicide s'est emparée d'elle, comme du reste du monde, avec une nouvelle fureur. Nous avons beau dire : soyez hommes. La nature, la raison, l'immor- talité qu'elle révèle, le Dieu qu'elle démontre, l'hon- neur public dont elle fait une loi aux citoyens, tous les arguments échouent sur le bon sens affaibli, au déclin d'un siècle entêté de sa vaine science, affolé de ses vains progrès, et qui n'a plus d'autres prin- cipes que l'intérêt, d'autre intérêt que la vie présente, d'autre espérance que le néant. Tout croule, tout tombe comme par morceaux. Ah ! du moins, si la philosophie échoue, la foi nous reste. Apprenez com- ment la foi vient au secours de la nature, comment la grâce vous donnera la force de supporter la vie.

SUk LE SUICIDÉ. 23

Que les païens et les incrédules ne se sentent plus le courage d'être hommes, cette défaillance accuse les ténèbres dans lesquelles ils vivent. Mais vous qui êtes chrétiens, laisserez-vous accuser la lumière en mou- rant comme eux ? Nous prêchons dans le désert en leur disant : soyez hommes. Ne serons-nous pas mieux écoutés quand nous vous dirons : soyez chrétiens ?

II. Le christianisme, cette grande aumône que Dieu a faite à l'homme, ne lui était pas seulement né- cessaire pour relever dans son àme les espérances de Timmortalité, mais aussi pour l'aider à supporter jus- qu'à la fin le poids de son corps et l'inexorable ennui de la vie. Malgré la nature, malgré la raison, malgré Tordre de Dieu que l'antiquité païenne entendait en- core dans les leçons de Socrate, le suicide était devenu, à Athènes comme à Rome, ou une lâcheté permise, ou même un trait d'héroïsme mal entendu, Thémistocle se donna la mort pour sortir des embarras de la vie, ne voulant ni servir contre sa patrie ni désobliger le roi de Perse, son bienfaiteur. Gaton se déchira les entrailles pour ne pas survivre à la république. « Vertu, tu n'es qu'un nom ! » s'écriait Brutus en se précipitant sur son épée après la bataille qui livrait le monde à Octave. Le même Gicéron qui, dans le Songe de Scipion, avait appelé l'homme qui se sui- cide un déserteur, Gicéron, fatigué, blanchi par l'âge, chassé de la tribune et du sénat, oubliant ses propres doctrines, déclare que Gaton devait mourir plutôt que de soutenir l'aspect d'un tyran *. Platon

1 De Officiis, xxxi.

24- LETTRÉ PASTORALE

lui-même, le divin Platon, comme disaient les anciens, se contredit aussi bien que le prince de la philosophie latine. Il oublie Socrate, il méconnaît la leçon que son maître lui a faite dans son dernier entretien, il déclare « qu'on ne saurait blâmer celui qui se donne la mort, à moins qu'il ne se tue sans l'autorisation des magistrats ou sans y être déterminé par l'adver- sité !. » Pendant que les stoïciens commandaient le suicide aux faux sages au nom de la constance, et que les épicuriens le permettaient au nom du plaisir, la religieuse Egypte voyait fleurir une secte dont les" membres étudiaient l'art de s'entre-tuer les uns les autres et d'en finir gaiement avec la vie. L'Orient avait des sophistes qui mirent leur sagesse et leur gloire à se faire brûler en présence d'Alexandre et de César, pour honorer d'un beau spectacle la pré- sence de ces heureux vainqueurs. A l'autre extrémité du monde ancien, voici les Celtes qui font, par excès de courage et de bravoure, ce que font les Indiens par excès de fanatisme et d'avilissement. Ils portent le mépris de la vie et la fureur du suicide au delà de tous les peuples de l'Asie et de l'Afrique. N'en soyez pas surpris, car leur mythologie assignait pour séjour un lieu de délices à ceux qui s'immolaient eux-mêmes, et un antre souterrain rempli de reptiles venimeux à tous ceux qui mouraient de maladie ou de décrépi- tude.

Ainsi tous les hommes s'étaient égarés, et une er- reur si universelle était le trait commun de toutes les incrédulités et de toutes les superstitions. Pour ceux

1 Apologie de Socrate,

SUR LE SUICIDE. 25

qui ne croient plus, le suicide est l'acte suprême, mais naturel, du désespoir. Pour ceux qui croient au panthéisme, à l'émanation des êtres, à la transmi- gration des âmes, c'est l'acte suprême et non moins naturel de la plus folle espérance.

Mais parmi les peuples égarés, un peuple seul, le peuple de Dieu avait fermement gardé la loi de la vie humaine. On ne voit presque point de suicides dans la longue histoire des Juifs, parce que leurs Ecri- tures leur avaient déclaré que si l'homme a l'usage de la vie, la propriété en appartient au Seigneur ; parce que Moïse, leur législateur, leur avait appris d'un mot à respecter leurs jours en respectant ceux du prochain : Non occides, vous ne tuerez point. Voilà le mot que le Verbe de Dieu vient répéter non plus au peuple juif, mais à tout l'univers. Non seule- ment il le répète, mais, pour le faire comprendre, il ôte par ses exemples toute excuse et tout prétexte à la lâcheté de l'homme, se faisant homme pour dé- montrer au monde comment on supporte la pauvreté, le travail, la souffrance, l'injustice, l'ignominie et l'injure, l'agonie et la mort. L'étable de Bethléem fermera la bouche à tous ceux qui se plaignent des inégalités de la naissance; l'atelier de Nazareth ré- pondra à toutes les récriminations de l'ouvrier; la croix du Calvaire fera taire toutes les douleurs de la maladie. D'un bout de l'Evangile à l'autre, il n'y a pas une maxime, pas un exemple, pas une parabole qui ne soit une exhortation à vivre. Jésus prend sa croix, et invite les hommes à le suivre en portant la leur. Et quelle petite croix, grand Dieu ! en compa- raison de la sienne ! La croix de chaque âge et de

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chaque condition ; la croix de la pauvreté ou de la richesse : car la richesse a ses épines et la pauvreté ses douleurs; la croix du commandement ou de l'obéissance : et qui pourrait dire laquelle des deux est la plus lourde ? Derrière le maître qui a vidé jus- qu'à la lie la coupe des douleurs, quel est le disciple qui pourra se plaindre qu'une goutte d'amertume vienne à tomber sur ses lèvres ? Quand Jésus porte sa croix jusqu'au Calvaire, à qui sied-il de rejeter la sienne et de mourir avant l'heure ?

Le monde le comprit, et la vie y rentra de toutes parts avec la doctrine et les exemples de l'Homme- Dieu. L'histoire le constate : à mesure que le chris- tianisme s'étendit et pénétra dans les mœurs, l'idée du vrai courage se ranima, l'homme consentit à vivre même dans la misère et dans l'abjection, et partout l'on planta une croix, ceux à qui la vie semblait un opprobre; et la mort un devoir, regar- dèrent désormais la vie comme un devoir, et le sui- cide comme un opprobre.

Témoin l'univers entier pendant les longues an- nales du moyen âge. La vie y était dure, mais personne ne songeait à l'abréger. Elle n'était ni ornée par le luxe, ni enivrée par les plaisirs des sens, ni rendue facile et commode par les relations des hommes. Que de famines, que de pestes, que de guerres ! Combien de fois ces fléaux réunis ne sont- ils pas venus fondre ensemble sur la pauvre huma- nité et la mettre aux abois! Vous plaignez ces multi- tudes de pauvres qui encombraient les chemins, ces chaumières il n'y avait ni paix ni sécurité, ces châteaux même que Ton se disputait par la vio-

SUR LE SUICIDE. 27

lence, ces villes sans police, ces royaumes sans légis- lation, vous appelez cet âge l'âge de la barbarie; et cependant ces peuples, dont vous plaignez le sort, supportaient vaillamment le poids de la vie, et atten- daient patiemment la mort comme la fin de leurs épreuves. Et vous, malgré radoucissement des mœurs, la perfection des lois, les ressources du bien-être et du luxe, les incroyables découvertes qui ont mis à vos pieds toutes les forces de la nature, au milieu de tant de biens, vous êtes pauvres ; au milieu de tant de douceurs, vous êtes malheureux; la vie vous dégoûte, et vous appelez la mort ! La vie était donc un bienfait pour ces peuples qui, à vous entendre, ne savaient pas vivre. La vie, c'est le christianisme. Si la société moderne aspire à la mort, au milieu même de toutes les commodités apparentes de la vie, c'est qu'elle a cessé d'être chrétienne. La mort, le suicide, c'est l'irréligion.

Ce n'est pas l'ignorance ou la faiblesse d'esprit qui déterminent le suicide, caries savants eux-mêmes ont été trouvés la corde au cou ou le poignard à la main. Ce n'est pas la misère, car il y a des riches qui suc- combent à cette épreuve et des pauvres qui la sur- montent. Ce n'est pas la maladie ou le chagrin, car on voit les corps les plus malades ou les cœurs les plus aigris supporter de grandes douleurs, tandis que l'appréhension de la moindre infirmité ou du moindre ennui inspire à d'autres le dégoût de la vie. D'où vient que l'un sort de la vie pour un rien, et que l'autre y rentre malgré tout? Ah! ce qui fait la dif- férence, c'est que le premier a perdu la foi et que le second Ta gardée. Celui-là, n'ayant plus d'espérance

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pour l'autre vie, ne trouve plus de consolations dans la vie présente. Celui-ci se console toujours, quoiqu'il arrive, parce qu'il espère toujours. Le premier n'est plus chrétien, et voilà pourquoi il a si facilement perdu le sentiment; la raison, l'honneur, tout ce qui fait l'homme. Le second garde tout ce qui fait l'homme, l'honneur, la raison, le sentiment, parce qu'il est chrétien.

La science trompée dans son ambition peut donc trouver encore ici-bas des lumières ; la misère réduite aux dernières extrémités, une assistance ; le chagrin le plus cuisant; un remède; la maladie la plus longue, une trêve ; l'inconduite même la plus notoire et la plus déshonorante, une planche de salut ; la scéléra- tesse la plus profonde, un pardon. Ce moyen uni- versel; mais unique, d'échapper au suicide, c'est la religion chrétienne. Il suffit, pour ne pas attenter à ses jours, d'être chrétien, mais il faut l'être. Il faut l'être avec cette foi profonde, cette espérance ferme, cette charité vive, qui caractérisaient l'ancienne so- ciété au milieu de ses fautes, et qui manquent à la nouvelle, même au milieu de ses lumières scienti- fiques.

Jésus-Christ a pris dans ses bras l'ancien monde quand le dégoût delà vie l'envahissait de toutes parts et que les philosophes, les poètes, les hommes d'Etat, les riches et les puissants, se précipitaient dans la mort par toutes les portes que le désespoir peut ouvrir à l'humanité. Jésus-Christ a retenu, pendant quinze siècles, le monde ainsi ramené aux devoirs de la vie dans les bras de sa miséricordieuse ten- dresse. C'est depuis qu'on s'éloigne de lui que le

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suicide a repris faveur. Ce terme, qui n'existait dans aucune langue, a été créé dans le siècle dernier, quand ce siècle a commencé à encenser ou à glorifier l'ho- micide de soi-même. Il a fallu un mot nouveau pour exprimer des mœurs nouvelles. Ce mot ne se trouve pas encore dans Montesquieu; mais l'auteur de la Grandeur et de la décadence des Romains a loué Caton et Brulus de s'être donné la mort. Il y a vu « une espèce de point d'honneur et une grande com- modité pour l'héroïsme, chacun faisant finir la pièce qu'il jouait dans le monde à l'endroit il voulait {. » Ces lignes, réhabilitation imprudente de l'antiquité égarée, peuvent être mises comme une préface à la statistique du suicide dans les temps modernes. Ce point d'honneur, célébré par Montesquieu, est devenu le point d'honneur de nos révolutionnaires : les uns se sont tués à la tribune, comme Valazé, pour échapper à une mort injuste; les autres ont essayé de se tuer, comme Robespierre, pour s'affran- chir du plus juste des supplices. La vie a commencé à paraître une comédie aux modernes comme aux anciens, et les héros du roman et du théâtre l'ont fait finir à l'endroit le plus favorable à leur faux hé- roïsme. Comptez, si vous le pouvez, ce qu'une pa- reille doctrine a fait de victimes dans notre siècle ; combien de livres coupables, préconisant le suicide, ont été teints du sang d'un lecteur égaré ; combien de malheureux ont cherché un faux courage dans l'ivresse du cabaret pour attenter à leurs jours; combien le théâtre, tant de pièces se terminent

l Grandeur et décadence des Romains, ch. xn.

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par le spectacle ou le récit d'un suicide, a familia- risé notre âme avec cet affreux dénouement.

Quelle est la nation, autrefois chrétienne, qui ne déplore aujourd'hui ce cruel fléau et qui, en remon- tant de l'effet aux causes, ne constate les mêmes résultats ? On signalera l'influence du climat et des saisons; on constatera certain penchant héréditaire dans les familles : mais ce ne sont que des causes secondaires. L'ordre des saisons est toujours le même, les climats ne changent pas, et le sang qui passe du père aux enfants ne fait pas du fils l'esclave des vices ou des passions du père. Mais quand les mœurs se corrompent, quand les sentiments chrétiens s'al- tèrent, quand les nations s'énervent dans les jouis- sances et s'exaltent dans les convoitises, en détour- nant les yeux de la croix, du sacrifice et de la résignation, le père le plus ferme voit ses enfants redouter la lutte et la douleur, et se laisser prendre au dégoût de la vie. Voilà comment le suicide entre dans la famille et désole la société.

Partout le nombre des suicides augmente à mesure que l'influence de la religion décroît. C'est dans les villes, s'allument le plus facilement les insatiables désirs de l'avarice, de la volupté et de la gloire, que se trouvent les plus cruelles déceptions, et que ces déceptions se terminent le plus communément par le suicide. C'est dans les campagnes que ce crime est encore le plus rare, parce que le christianisme y est encore connu et pratiqué. Mais qu'on ne se fasse pas d'illusion. Elles ont déjà vu ce spectacle de lâcheté et d'infamie; elles en deviendront plus souvent les témoins, si la corruption des mœurs y continue, si

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les mauvais livres y trouvent du crédit, si nos bons villageois viennent chercher dans les villes les dis- tractions du théâtre et écouter les leçons de maté- rialisme et de déshonneur qu'on y donne. Malheur à qui se dégoûte ainsi des prières et des prédications de l'Eglise ! Quand on a vu au théâtre les querelles de famille, les excès de la jeunesse, les récits d'em- poisonnement et d'adultère, les scènes de brigan- dage et d'impureté, tous les drames de la vie se terminer, à peu près nécessairement, par un suicide la vertu se désespère, ou bien qui fait échapper le vice à un supplice mérité, on n'a plus de goût pour la mortification, la patience, le courage, le martyre, que l'Eglise prêche dans ses chaires. Nous disons en montrant les confesseurs, les pénitents et les mar- tyrs :

La vie est un combat dont la palme est aux cieux ;

nous citons la fidélité de Moïse, la patience de Job, les épreuves des Machabées, les abstinences des Antoine, des Pacôme et des Hilarion, les conquêtes apostoliques des Paul et des Xavier, la douceur de saint François de Sales, la charité des Borromée, des Belsunce etdes Vincent de Paul, tout ce que les vierges et les saintes femmes ont fait pour se sanctifier, comment les pèlerins et les mendiants ont mérité d'être mis sur les autels pour avoir porté si noble- ment le fardeau de la vie dans la pauvreté volon- taire; nous disons à notre auditoire : Quoi! vous ne pourriez pas faire ce qu'ont fait ceux-ci et celles-là : Tu non poteris quod potuerunt isti et istse ! Mais on ne

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nous écoute plus, et c'est sur d'autres exemples que le monde se règle. On préconise le suicide de Brutus et de Gaton dans la politique et dans l'histoire. On exalte le génie de Rousseau qui, après avoir con- damné le suicide, a fini par mettre lui-même fin à ses jours; on vante les vertus révolutionnaires qui se sont signalées par ce misérable dénouement. Les corrup- teurs de l'humanité sont proposés comme des mo- dèles; leur image remplace dans les mains des enfants les images des saints ; leurs louanges de- viennent les litanies d'une presse dont les mille et mille bouches parlent à des millions de lecteurs ; et les femmes, les jeunes gens, les enfants, pervertis par le roman, le théâtre, les livres d'instruction élémen- taire , se disent au premier ennui : Pourquoi ne mourrais-je pas comme les grands hommes et les héros : Tu non poteris qicod potuerunt isti et istœ?

Déjà ce n'est plus l'homme seulement qui attente à ses jours, c'est aussi la femme, parce que la femme du jour commence à prendre le christianisme en aver- sion, et qu'elle ne connaît plus le remède unique et véritable par lequel on dissipe les chagrins de la vie. Déjà la femme compte pour un quart dans le tableau des suicides. Que sera-ce quand on l'aura initiée, par une éducation nouvelle, à toutes les lectures qui fausr sent l'esprit de l'homme, qui altèrent en lui le bon sens et qui lui ôtent le sentiment religieux? Je tremble que pour avoir voulu élever la femme avec vos his- toires, vos romans, vos pièces de théâtre, votre cri- tique littéraire qui n'est plus guère que la critique de la religion et des bonnes mœurs, on ne la rende pire que l'homme, qu'elle ne le dépasse en perversité,

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et qu'elle ne fournisse aux statistiques du suicide, dans le siècle futur, un chiffre de victimes plus grand encore que celui de l'autre sexe. L'homme élevé sans religion finit quelquefois, à force d'expérience, par la regretter, à force d'études, par la comprendre, à force de bonne volonté, par en goûter la pratique. La femme, jamais ! Malheur à elle si la religion n'a pas présidé à tous les exercices de son enfance, réglé sa jeunesse, formé son esprit et son cœur, dominé sa vie tout entière! Vase fragile qui exhale l'infection quand il n'exhale pas la vertu ! Il se brisera au pre- mier choc, et la vie consommée dans l'incrédulité s'achèvera dans le suicide et le néant !

Mais ce qui doit faire trembler surtout, c'est que la jeunesse, l'enfance même, apportent déjà leur con- tingent aux annales du suicide. L'âge de l'espérance va devenir l'âge du désespoir. D'affreux petits misé- rables se disent dégoûtés de la vie avant de l'avoir connue. Ne les comparez plus à l'épi naissant que la faux respecte ; ils se précipitent sous la faux de la mort qui voudrait se détourner d'eux. Ne les saluez plus comme la jeune vigne qui doit boire jusqu'à la fin de l'automne la rosée et la lumière du ciel ; ils aspirent à tomber sous le pied du passant avant la vendange. « Je ne veux pas mourir encore, » disait autrefois le jeune homme menacé dans la fleur de ses naïves espérances. Aujourd'hui, le tributaire pré- coce des passions rêve et manie le poignard à seize ans. Il n'a pas vécu, et il s'écrie qu'il ne lui reste plus qu'à mourir. Et ce qu'il dit, il le fait. Les collèges ont leurs victimes, les foyers domestiques ont à verser des larmes sur des enfants qui ne les avaient pas

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encore quittés et dont on ne connaissait pas le nom dans le monde. Grime inouï dont le prétexte est plus inouï encore ! C'est un caprice contrarié, c'est la crainte d'une réprimande paternelle, c'est un échec dans quelque examen qui va augmenter ainsi la liste des nouveaux suicides, et faire ouvrir une colonne nouvelle, dans les statistiques, pour expliquer que c'est par le suicide qu'un enfant échappe à la verge et qu'un paresseux se venge de n'être pas bachelier! L'année a perdu son printemps, disait Périclès, en faisant l'oraison funèbre des jeunes gens tombés pour le service d'Athènes. Mais ces fleurs étaient tombées en s'empourprant du sang des batailles, et ce prin- temps perdu avait sa gloire dans les annales de la république. sera celle delà jeunesse française, si la manie du suicide l'envahit et qu'on ne la façonne pas à supporter le commandement, le travail, les échecs de la vanité, les premiers ennuis de la vie ? Un grand évêque, un grand instituteur de la jeunesse française, Mgr Dupanloup s'est écrié à la tribune fran- çaise : « Ne dites pas que la religion vous menace, » dites plutôt qu'elle vous manque. » Ah ! quand nous voyons le catéchisme banni de l'école, la prière absente, la croix suspecte aux uns, dangereuse aux yeux des autres, considérée comme un meuble inu- tile dont il faut se débarrasser sans bruit ; quand l'his- toire du peuple de Dieu, la plus ancienne et la plus authentique de toutes les histoires, est traitée comme une légende ; quand le nom de Dieu lui-même n'est prononcé qu'avec précaution, comme si on craignait d'en trop parler ou de trop y croire, comment ne pas trembler pour la jeunesse, pour ses croyances, pour

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son honneur? Gomment ne pas se dire qu'après avoir ainsi détruit ou abaissé toutes les barrières qui la préservent, on l'expose plus que jamais à la tentation de se soustraire par la mort aux devoirs inséparables et aux échecs inévitables de la vie ? Que de nouvelles sources de larmes vont s'ouvrir dans les cœurs des mères ! Que de deuils préparés au foyer domestique ! Que de tristes présages et de sombres pressentiments ! Ah ! que l'avenir les démente ! et que le ciel par- donne à ceux qui ne savent ce qu'ils font! Mais il me semble que partout on arrache une croix, quelque désespéré viendra s'y pendre, parce qu'il ne trouvera plus l'image de Celui qui nous a appris à mourir.

Je termine, après vous avoir signalé ce péril pa- triotique et social, par adjurer les parents qui ont encore quelque souci de l'honneur de leur nom et du bonheur de leurs enfants, d'en faire à tout prix des chrétiens s'ils veulent en faire des hommes. Ce n'est que par degrés que l'âme se familiarise avec la pensée du suicide. Les romans la suggèrent, écartez les romans des mains de vos enfants ; le théâtre la fortifie, éloignez-les du théâtre ; les cabarets en dimi- nuent l'horreur en accoutumant à l'ivresse et à l'ou- bli de soi-même, arrêtez-les à la porte de ces mau- vais lieux ; la compagnie des jeunes gens sans religion persuade de les imiter et de ne plus croire qu'au néant, redoutez-les comme on redoute la dent veni- meuse du serpent. Sauvez les mœurs de vos enfants, sauvez leur foi, vous sauverez leur vie.

Quelle serait votre consolation si quelque tragique accident venait désoler votre famille? Que penser, que dire, à la décharge du malheureux qui attente à ses

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jours ? Peut-être que la raison Ta abandonné et qu'il n'était plus responsable de ses actes? Ah! sans doute, il y a des insensés à qui Dieu ne demandera pas compte de cet acte commis dans le délire. L'Eglise ne les condamnera pas pour l'avoir accompli, ne refusant pas de rendre à leurs dépouilles mortelles les hon- neurs dont elle entoure les cendres des morts. Mais si elle prie pour eux, elle prie en tremblant. Mais si elle espère en la miséricorde infinie, peut-elle ne pas songer à l'infinie justice? S'il faut attribuer à la folie humaine le lamentable dénouement, que dire des actes qui l'ont préparé? L'ivresse des mauvaises mœurs n'est-elle pas volontaire dans sa cause ? L'ou- bli de Dieu n'a-t-il pas été accepté comme la loi de la vie? Le mépris des enseignements et des pratiques de la foi n'a-t-il pas été notoire et scandaleux? L'arbre n'est-il pas tombé du côté il penchait ? Rappelez- vous le figuier d'où est tombé Judas pour avoir dé- sespéré d'obtenir le pardon de son crime. Judas est, dans le christianisme, l'exemple du premier déses- poir et le modèle de tous les suicides à venir.

Ah ! quelque vives que soient nos craintes pour le salut de ceux qui l'imitent, nous n'en persisterons pas moins à prier et à espérer pour eux. Mais ne con- damnez pas l'Eglise quand elle juge que leur crime est sans excuse publique à ses yeux et qu'elle leur ferme l'entrée de ses temples. Mais si, dans sa mater- nelle condescendance, elle croit pouvoir se départir de la rigueur de ses lois, éloignez, éloignez de cette dé- pouille mortelle la solennité des funérailles. C'est le silence qu'il convient de faire autour de ces victimes de l'impiété ou de la folie. La douleur d'un père,

SUR LE SUICIDE. 37

d'une mère, d'une épouse, d'un fils, ne peut être sou- lagée par la curiosité de la foule, et de bruyantes sympathies l'offenseraient au lieu de l'adoucir. Loin d'ici les fleurs et les couronnes ! Que porterez-vous aux obsèques des hommes pieux, si vous avez pour les égarés et pour les lâches de telles louanges et de tels honneurs! Si c'est l'Eglise absente que vous voulez contrister, rappelez-vous qu'elle a le droit de faire des leçons et que vous n'avez que celui de les écouter. Si c'est la mémoire du mort que vous voulez absoudre, prenez garde d'aggraver par son jugement au tribunal du souverain Juge en protestant contre la nature, laconscienceetlafoi. De telles démonstrations sont horribles à voir. On se demande si les hommes comprennent encore leur honneur, et les chrétiens leur religion.

Mon Dieu, pendant que Judas se pendait à la croix du désespoir, vous expiriez sur la croix du sacrifice et du pardon. Innocent, vous appreniez à l'homme comment il faut mourir. À votre école on peut tout croire, tout souffrir, tout attendre, tout pardonner. 0 croix sainte, quand on vous éloigne ou qu'on vous bannit dans la vie politique et sociale, enracinez- vous plus profondément dans les âmes, qui ont plus que jamais le devoir, le besoin de respirer et de vivre sous votre abri protecteur. Il n'a point pâli, il ne s'est point éclipsé, ce rayon consolateur tombé de vos bras, qui s'est mêlé pendant tant de siècles, d'un bout du monde à l'autre, à toutes les tristesses du siècle, et qui les a éclairées, tempérées, changées en espérance et en joie. Nous n'avons ni plus de disgrâces, ni plus de maladies, ni plus d'é- i. 3

38 LETTRE PASTORALE SUR LE SUICIDE.

preuves que nos ancêtres, et si nous succombons, c'est parce que nous ne savons plus lever la tête vers la croix, implorer le Christ et regarder le Ciel. Debout, chrétien, debout auprès de cet étendard sacré I Serre la croix sur ton cœur, presse-la sur tes lèvres; loin d'elle, tu trouverais le démon, tu commettrais le pé- ché et tu appellerais la mort à ton aide. Près d'elle, tu comprendras le Décalogue, tu feras le bien, tu aime- ras la vie, et tu y resteras jusqu'à l'appel suprême, comme au poste du devoir et de l'honneur, d'où l'on n'est relevé qu'à Tordre de Dieu même, pour rece- voir le denier de la bienheureuse éternité.

LETTRE CIRCULAIRE

A MESSIEURS LES CURÉS DU DIOCÈSE AU SUJET

DES MANUELS DE MORALE CIVIQUE

CONDAMNÉS PAR LA CONGRÉGATION DE L'INDEX 25 février 1883

Messieurs et chers Collaborateurs,

Je vous ai donné connaissance, par un avis placé à la suite du mandement du Carême, de la condam- nation portée par la congrégration de l'Index contre quatre manuels destinés à renseignement scolaire.

Ces manuels, je me hâte de vous le dire, ne sont imposés à aucun maître ni à aucune école. Non seule- ment ils ne sont pas imposés, mais ils ne sont pas même autorisés. Ainsi s'est expliqué M. Duvaux, mi- nistre de l'instruction publique, répondant, le 26 dé- cembre dernier, à l'interpellalion d'un sénateur : « Il n'y a pas aujourd'hui de livres autorisés. Ce sont les instituteurs qui, dans des conférences spéciales, dé- signent les livres qu'ils veulent voir introduire dans

40 lettre circulaire

les écoles. L'administration n'a donc point à interve- nir ; nous n'avons pas à nous en occuper i. »

Les Manuels que l'Eglise condamne ne sont donc ni imposés ni autorisés par l'Etat. Il y a plus, l'esprit même de la législation nouvelle les réprouve. Sans parler du caractère de neutralité qu'affecte la loi du 28 mars sur toutes les questions religieuses, les ins- tructions ministérielles interdisent non seulement l'at- taque directe, mais encore l'allusion irrévérencieuse contre les croyances, dans les livres de l'école ou dans les discours du maître. Gomment oublier que le mi- nistre de l'instruction publique en a pris l'engage- ment : « Notre devoir à tous, a-t-il dit en plein Sénat, le devoir des ministres et du gouvernement, sera d'as- surer de la manière la plus scrupuleuse et la plus sé- vère la neutralité de l'école. Si, par conséquent, un instituteur public s'oubliait assez pour donner dans son école un enseignement hostile, outrageant, contre la croyance religieuse de n'importe qui, il serait aussi sévèrement et aussi rapidement réprimé que s'il avait commis cet autre méfait de battre ses élèves ou de se livrer contre leur personne à des sévices coupa- bles *. »

Le conseil supérieur de l'instruction publique a dé- claré « que le maître devra écarter, comme une mau- vaise action, tout ce qui, dans son langage ou dans son attitude, blesserait les croyances religieuses des enfants confiés à ses soins. » Or, les livres que l'Eglise catholique condamne blessent les croyances qu'elle

1 Journal officiel du 27 décembre 1882.

2 Journal officiel, séance du sénat, 16 mars 1882.

AU SUJET DES MANUELS DE MORALE CIVIQUE. A\

enseigne et l'autorité qu'elle exerce. Le maître ne saurait donc, sans être repris, en faire l'objet de son enseignement. Il n'est pas à croire qu'il songe à s'ex- poser aux reproches de ses chefs universitaires en commettant, de gaieté de cœur, ce que le conseil supérieur de l'instruction publique appelle « une mauvaise action. »

Après ces déclarations officielles, il n'est donc per- mis ni aux parents de croire qu'on puisse imposer dans l'école tel ou tel livre, ni aux instituteurs de le dire, ni aux maires, ni aux conseils municipaux, ni aux commissions scolaires, de le faire. La liberté que laisse le ministre sur le choix des livres est formelle ; la défense que fait le ministre et que répète le con- seil supérieur de l'instruction publique, la défense de blesser les croyances catholiques, est plus formelle encore. La loi est claire, et la jurisprudence désormais fixée.

La question légale ainsi résolue, il reste la question de conscience et de direction des âmes.

Le tribunal de l'Index, établf en exécution du saint concile de Trente, rend des jugements obligatoires pour toute la chrétienté. Notre devoir est de nous y soumettre, et pour s'y soumettre, il suffit d'en avoir connaissance, sans qu'il soit besoin pour cela d'au- cune explication ni commentaire. Mais après avoir lu, en vertu du rescrit qui nous y autorise, les livres con- damnés par le décret du 15 décembre dernier, il n'est pas hors de propos de vous dire pourquoi la congré- gation vient d'en interdire la lecture.

Ces manuels renferment deux sortes dénotions : les unes sont des notions de statistique sur le gouverne-

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ment, les lois et l'administration du pays; il n'y a rien qui soit digne de censure; les autres sont des notions de morale, et c'est ici que Terreur coule à pleins bords. Vous allez juger par quelques citations comment cette morale, d'ailleurs purement naturelle et humaine, est propre à fausser la conscience des enfants.

On lit dans l'avant-propos de Y Instruction civique à l'école, par Paul Bert : « Les sciences imprègnent » profondément l'esprit des idées de règle, de loi, d'é- » voiution, destructives des idées de caprice , de mi- » racle, de révolution. Quand l'enfant ne croira plus )> au miracle, il n'attendra plus rien du coup d'Etat, » venant du pouvoir ou venant de la rue. Et en effet, » qu'est-ce qu'un miracle, sinon un coup d'Etat dans )> la nature ? Qu'est-ce qu'un coup d'Etat, sinon un » miracle dans la société ? Les deux idées sont corré- )> latives. Venues à la suite d'un enseignement anti- » scientifique, elles disparaîtront ensemble devant » un enseignement scientifique *. »

Cet avant-propos, la fausseté des similitudes le dispute à l'impiété des doctrines, flattera naturelle- ment l'orgueil d'un instituteur, en lui persuadant que le propre de l'ignorance est d'admettre le miracle, et que le propre de la science est d'en nier la possibilité.

On pourrait relever dans le même manuel des pro- positions fausses, inexactes, insidieuses, capables de tromper les enfants sur mille points d'histoire, sur le rôle et les sentiments du clergé, sur l'origine et les développements de la civilisation chrétienne, sur les

1 Pages 8 et 9.

AU SUJET DES MANUELS DE MORALE CIVIQUE. 43

institutions et les hommes qui ont fait la gloire de la France. Je me borne à citer trois lignes plus dange- reuses encore que tout le reste. L'auteur, après avoir enseigné aux enfants que jusqu'à vingt et un ans ils ne sont pas libres, ajoute : « Mais à vingt et un ans vous » serez majeurs, et ce sera autre chose.... En res- » pectant les lois, vous serez entièrement libres.... » vous pourrez aller ou ne pas aller à l'église, changer » de religion, si vous le voulez, ou même n'en avoir » aucune *. * Il est difficile de donner un plus mau- vais conseil, et il est bien à croire que ceux qui le recevront en useront avant d'être majeurs.

On lit dans les Eléments d'instruction morale et civique, par Jules Gompayré :

« Une attribution autrement importante du maire, » c'est qu'il célèbre les mariages. Quand le maire les )> a déclarés unis au nom de la société et de la loi, )> les deux conjoints sont bel et bien mariés. Si la cé- » rémonie religieuse suit la cérémonie civile, ce n'est » pas pour ajouter plus de force à un acte qui est défî- » nitif, qui se suffît à lui-même, c'est parce que les » époux, pour satisfaire à leurs sentiments religieux, » veulent prendre Dieu à témoin d'un engagement » que la société civile a déjà consacré. »

L'Eglise enseigne, au contraire, que le contrat de mariage, ayant été élevé à la dignité de sacrement, ne saurait être licite et valide sans la présence et la bénédiction du prêtre.

On lit dans Y Instruction morale et civique à l'usage de l'enseignement primaire, par J. Steeg :

1 Pages 111-113.

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« Tous les devoirs religieux sont personnels et ne » regardent qui que ce soit en dehors de nous-mêmes. j> Nul n'a le droit de nous les dicter, de nous les im- » poser, de se mêler de la manière dont nous les rem- » plissons ou non. C'est une affaire entre Dieu et » nous. La religion est un sentiment intime, jaillissant » du cœur de l'homme, écartant avec un soin jaloux » toute autorité étrangère *.. »

Autant d'erreurs que de mots. La nécessité d'une autorité religieuse est niée, avec le droit que cette autorité a de nous enseigner et le devoir que nous avons de le suivre. C'est le renversement de tout dogme, de toute morale et de tout culte.

Le nom de Dieu, qui est prononcé dans ces trois ma- nuels, ne se trouve pas même dans l'Instruction mo- rale et civique des jeunes filles, par Mme Henri Gré- ville. On y trouve en revanche des notions fausses ou incomplètes, comme celles-ci :

« La tolérance consiste à reconnaître aux autres le » droit d'agir comme bon leur semble, tant qu'ils ne » manquent pas de respect aux lois. »

« Le devoir strict est ce que chacun de nous est » obligé de faire, s'il ne veut pas être blâmé des hon- » nêtes gens. Il consiste simplement à ne rien faire de » mal. »

« La politesse est le premier devoir réciproque du » haut en bas de l'échelle sociale. »

On y trouve des espérances dangereuses et illu- soires, comme dans cette phrase :

« Il y a beaucoup à faire pour améliorer la situa-

1 Page 125.

AU SUJET DES MANUELS DE MORALE CIVIQUE. 45

)> tion morale de la femme; ces progrès nécessaires » seront accomplis avec le temps. »

On y trouve enfin une idée incomplète, antichré- tienne et purement civile du mariage. Dans le manuel de M. Gompayré, l'auteur suppose que la cérémonie religieuse peut suivre la cérémonie civile ; dans le manuel de Mme Gréville, il n'est pas même question de la cérémonie religieuse. « Les fiancés ont dit oui » devant le maire; ils sont unis pour la vie, et la mort )> seule ou l'indignité de l'un deux pourra les sépa- » rer. »

Rien de Dieu, rien de la religion, rien de 1 ame, rien de nos destinées futures.

Une fille élevée ainsi ne fera, quoi qu'en dise l'au- teur, aucun sacrifice ni pour le devoir, ni pour l'hon- neur, ni pour la patrie ; son instruction ne sera ni vraiment morale ni vraiment civique, et le titre du livre, tout restreint qu'il est, est un titre trompeur.

Jugez, Messieurs et très chers collaborateurs, com- bien de tels livres sont dangereux. Le tribunal de l'Index signale chaque année un certain nombre d'ou- vrages à la réprobation de la conscience chrétienne. Nous ne les portons pas communément à votre con- naissance par des lettres spéciales, regardant comme suffisantes la publication qu'on en fait à Rome et l'in- dication que donnent les journaux. Il n'en est pas de même pour les manuels destinés à l'enseignement primaire. L'âge des enfants, l'importance de l'éduca- tion, la responsabilité qui pèse sur ceux qui les ins- truisent, les impressions que laissent les premières lectures, le souci que nous devons avoir d'écarter des esprits encore tendres et des cœurs qui se forment à

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peine les notions d'une morale incomplète ou dange- reuse, tout ici, en faisant à l'Eglise l'obligation de par- ler, nous fait à nous celle de répéter sa parole, à vous- mêmes celle de la recevoir et de la mettre en pra- tique.

Ecoutez donc ce que nous impose l'obéissance aux lois de l'Eglise, et ce que nous demandent la prudence et la charité.

Vous avertirez, en particulier, les instituteurs et institutrices de vos paroisses qu'ils ne doivent et qu'ils ne peuvent ni enseigner, ni lire, ni retenir les livres condamnés, leur rappelant que l'Eglise leur en fait une obligation de conscience, et que l'Etat leur laisse à ce sujet toute liberté.

Il est à croire que cet avertissement suffira. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, il était méconnu, vous vous adresse- riez aux parents, et vous les inviteriez à rappeler eux- mêmes les maîtres au devoir, sous peine de perdre leur confiance et de voir les enfants retirés de leurs mains.

On peut admettre que ce second avis ne soit pas pris en considération. L'époque des premières com- munions et des confirmations n'est pas éloignée, c'est l'heure l'on ne voudra pas se mettre, j'en suis sûr, en révolte ouverte contre l'Eglise, soit dans l'école, soit dans la famille. L'époque des pâques est plus proche encore. Qui oserait, par une obstination calcu- lée, contredire la doctrine chrétienne tout en de- mandant à participer aux mystères du saint tribunal et de la table sainte ?

Ici se présente l'application des règles de la saine théologie. On ne saurait absoudre les maîtres ou les

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parents qui, en désobéissant à l'Eglise, s'obstineraient à commettre un péché grave, malgré vos charitables avis. Vous distinguerez, entre les parents, celui des deux à qui incombe la responsabilité de cette déso- béissance ; sévères pour le père s'il en est l'auteur, in- dulgents pour la mère si elle n'en est pas la complice. Quant aux enfants, si par la faute des parents ou des maîtres ils se trouvaient obligés d'entendre une lecture défendue, vous n'oublierez pas que leur âge, leur faiblesse, leur dépendance surtout, pourraient les excuser. Vous ne les éloignerez point du caté- chisme, encore moins du saint tribunal. Gomment connaîtraient-ils leurs devoirs , si vous ne les leur enseignez pas ? Comment se repentiraient-ils de leurs fautes, si vous ne les admettez pas à les con- fesser ? Fallût-il, pour éviter la contagion, les instruire à part, votre zèle vous en ferait un devoir plutôt que de les exclure par une mesure préa- lable. Mais vous leur direz, dans des entretiens particuliers, que s'ils sont condamnés à se ser- vir des livres que l'Eglise proscrit, il leur faut du moins en détester l'usage, et après avoir reçu l'aveu de leur soumission à la foi, rien n'empêcherait de les admettre aux sacrements. L'occasion du péché, de prochaine qu'elle était, deviendrait alors éloignée, et on peut absoudre l'enfant sans exiger de lui la déser- tion de l'école, ni même la destruction d'un mauvais livre sur lequel veille peut-être l'œil jaloux d'un père ignorant ou d'un instituteur coupable. Je n'ai pas be- soin d'ajouter que si les enfants appartiennent à des parents ou à des maîtres qui ne professent pas la foi catholique, leur condition n'en est que plus digne de

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pitié. Instruisez-les donc de votre mieux, et donnez- leur le secours des sacrements pour fortifier leur bonne volonté.

Telle est la ligne de conduite que vous tiendrez. Elle est à la fois discrète, ferme et prudente. Vous ne traiterez point ce sujet en chaire avec les détails et les distinctions qu'il comporte. Il vous suffira de dire, sans application aux écoles de la paroisse, que les parents ne peuvent pas envoyer leurs enfants dans des classes leur foi serait en péril, et qu'aucun fidèle ne peut lire ni retenir les livres condamnés par l'Eglise. Mais en évitant les personnalités et vous bor- nant à l'exposition des principes, c'est par votre ac- tion personnelle sur les maîtres et sur les familles, c'est par des conseils donnés à propos, c'est surtout par le ministère de la confession, que vous exercerez, dans les circonstances critiques et délicates nous sommes, votre autorité et votre influence. Nous sommes exposés plus que jamais, quand nous prê- chons, à n'être ni compris, ni entendus, ni écoutés, parce que Fintelligence manque aux uns, l'attention aux autres, l'assiduité à plusieurs. Dans la question présente, comme vous pouvez vous trouver en face de situations fort différentes et que l'application même des règles de la théologie peut varier beaucoup, il est difficile d'expliquer et de faire comprendre, dans une prédication ou dans un catéchisme, toutes les distinctions et tous les tempéraments que la matière comporte. Vous savez, par votre propre expérience, comment les paroles mêmes que la charité nous ins- pire se tournent en aigreur, et avec quelle facilité la passion qui nous épie les fait servir à ses préventions

AU SUJET DES MANUELS DE MORALE CIVIQUE. 49

et à ses haines. Evitons ce qui froisse inutilement et ce qui irrite sans profit. Plus la vérité est devenue odieuse à notre siècle, plus il faut déployer de bien- veillance et d'habileté chrétienne pour la faire recon- naître et goûter aux hommes. Nous ne sommes ni des journalistes, ni des politiques, ni des hommes de parti, mais des ministres de Jésus-Christ ayant charge d'âmes, et devant employer, pour les instruire et les corriger, toutes les ressources du zèle et tous les mé- nagements de la charité.

Je termine en vous exhortant, comme Ta fait l'il- lustre et saint archevêque de Paris, à la patience et à la douceur. Qui sait combien de temps encore nous serons en proie à la contradiction, et jusques à quand Dieu laissera en apparence triompher ici-bas l'igno- rance, l'oubli du sens commun, l'ingratitude envers l'Eglise? L'épreuve se prolongera sans doute, et nombre d'entre nous n'en verront pas la fin. Si Dieu veut nous rappeler à lui au milieu de cette disgrâce, martyrs méconnus de la mauvaise presse, confesseurs raillés et maudits par les libres penseurs victorieux, ce sera notre consolation de mourir en gardant la foi, en vengeant la saine morale et en priant pour nos persécuteurs.

C'est dans ces sentiments que je vous donne, pour votre paroisse et pour vous, la bénédiction de notre saint-père le pape, et que je demeure votre très af- fectionné serviteur en Jésus-Christ.

LETTRE PASTORALE

AUX CONFÉRENCES DE SAINT-VINCENT DE PAUL

A L'OCCASION

DU CINQUANTIÈME ANNIVERSAIRE DE CETTE SOCIÉTÉ

20 mars 1883

Messieurs et bien-aimés Confrères,

C'est sous ce titre, cher à son cœur et à ses souve- irs, que l'évêque de Nîmes, membre honoraire de la société de Saint- Vincent depuis plus de quarante ans, vous salue dans le cinquantième anniversaire de votre fondation. Ce titre, nous le donnions à vos pères et à vos amis, en prêchant à Besançon, à Troyes, à Dijon, àParis,les retraites annuelles de vos conférences. De- puis que la grâce du saint-siège a fait de nous le pas- teur de vos âmes, nous n'avons pas cessé d'avoir pour vous des sentiments tout particuliers de confiance et d'affection. C'est notre devoir, c'est notre plaisir, de présider à Nîmes vos réunions solennelles, d'écou- ter le récit de vos œuvres et de laisser tomber dans vos cœurs, avec le denier de notre pauvreté épisco- pale,les paroles de notre sacré ministère. Agréez donc que nous nous mettions aujourd'hui à votre tête pour

52 LETTRE AUX CONFÉRENCES DE SAINT-VINCENT DE PAUL

remercier Dieu des bienfaits dont il vous a comblés depuis un demi-siècle. Je viens vous féliciter d'avoir été des instruments dociles de sa miséricorde. Vous vous sauvez vous-mêmes par la pratique des devoirs du christianisme, et vous contribuez à sauver les pauvres, en leur faisant comprendre et goûter la cha- rité.

Telle était la modeste ambition des huit étudiants de Paris qui se réunirent, au mois de mars 1833, sous la conduite de M. Bailly et avec les bénédictions de Mgr de Quélen, d'héroïque et sainte mémoire. Ozanam était l'un de ces huit jeunes gens ; c'est le seul dont la gloire ait consacré le nom; les autres noms vivent dans le souvenir des anges. Il faut entendre Ozanam raconter quelle fut la pensée qui présida aux premières réunions : « Nous étions alors, disait-il vingt ans plus tard, envahis par un déluge de doc- trines philosophiques et hétérodoxes qui s'agitaient autour de nous, et nous éprouvions le désir et le be- soin de fortifier notre foi au milieu des assauts que lui livraient les systèmes divers de la fausse science. Quelques-uns de nos jeunes compagnons d'étude étaient matérialistes; quelques-uns, saint-simoniens; d'autres, fouriéristes ; d'autres encore, déistes. Lors- que nous, catholiques, nous nous efforcions de rap- peler à ces frères égarés les merveilles du christia- nisme, ils nous disaient tous : Vous avez raison si vous parlez du passé. Le christianisme a fait autrefois des prodiges, mais aujourd'hui le christianisme est mort. Et, en effet, vous qui vous vantez d'être catho- liques, que faites-vous ? sont les œuvres qui dé- montrent votre foi et qui peuvent nous la faire res~

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pecter et admettre ? Ils avaient raison, ce reproche n'était que trop mérité ! Ce fut alors que nous nous dîmes : Eh bien ! à l'œuvre ! et que nos actes soient d'accord avec notre foi ! Mais que faire? que faire pour être vraiment catholiques, sinon ce qui plaît le plus à Dieu ? Secourons donc notre prochain, comme le faisait Jésus-Christ, et mettons notre foi sous la protection de la charité. »

Fondons une conférence de charité. Voilà le cri de cette jeunesse inquiète. On va trouver sœur Rosalie, on obtient d'elle l'adresse de quelques pauvres à visiter, on se met à l'œuvre. Quelle faiblesse et quelle inexpérience ! Mais quelque faibles que soient les hommes, jusqu'où ne vont-ils pas s'il plaît à Dieu de s'en servir ? Il fut donné aux huit étudiants de Paris d'être, sans le savoir, les plus grands conquérants de leur siècle. Lyon avait été, dix ans auparavant, le berceau de l'association de la Propagation de la foi, et c'était une pauvre femme qui en avait conçu la première idée. Paris fut, par un dessein non moins providentiel, le berceau d'abord inaperçu des confé- rences de Saint-Vincent de Paul, et les pieux néo- phytes qui entreprirent cette bonne œuvre ne s'ima- ginaient guère que le grain de sénevé, planté par leurs mains, deviendrait, comme la Propagation de la foi, un grand arbre destiné à s'étendre dans tout l'univers et à porter partout des fruits de grâce et de bénédic- tion. Ces deux associations, si misérables à leur début, n'avaient ni la fortune, ni le crédit, ni les journaux qui donnent la renommée. Elles ne firent jamais sonner devant elles les trompettes de la gloire hu- maine ; jamais les feuilles publiques n'ont retenti du

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bruit de leurs exploits, et c'est pour cela que Dieu, content de leur modestie, n'a pas cessé de les bénir. Cette modestie même explique leur accroissement et garantit leur impérissable vitalité.

Pour ne parler que des conférences de Saint- Vincent de Paul, regardez jusqu'où elles ont étendu leurs douces et pacifiques conquêtes. On les connaît et on les honore dans les deux mondes. L'Allemagne et la Hongrie, l'Angleterre et l'Irlande, l'Italie et l'Espagne, la Suède et la Turquie, toutes les Eglises d'Europe, les plus florissantes aussi bien que les plus éprouvées, les plus pauvres aussi bien que les plus riches; l'Afrique, la croix peut à peine se replanter, comme si le sol tremblait encore sous les coups de la foudre partie de la main de Mahomet ; l'Amérique tout entière, depuis les villes les plus populeuses jusqu'aux villages perdus dans des montagnes inac- cessibles; l'Océanie, dans ses îles les plus lointaines; l'Inde, dans ses plaines immenses; la Chine elle- même, partout le Christ y est annoncé ; tout l'univers enfin, depuis la Norwège jusqu'à l'Indus, compte des disciples de saint Vincent de Paul sous l'habit laïque. On les bénit et on les admire comme on admire et comme on bénit, sous leur blanche cor- nette, les vaillantes filles de cet intendant des affaires de Dieu, de cet économe de sa Providence, qui fut la gloire de son siècle, qui demeure l'admiration du nôtre et dont le nom symbolisera, jusqu'à la consom- mation des temps, la prudence unie au zèle, la foi la plus vive révélée par la charité la plus parfaite. La société de Saint- Vincent de Paul a quatre cent mille membres actifs, et son budget atteint presque dix

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millions. Voilà notre avant-garde : elle annonce la religion, elle précède le prêtre, la main toujours ou- verte pour donner, le pied toujours levé pour monter l'escalier du pauvre, le cœur et l'esprit toujours tournés vers le ciel.

La société de Saint- Vincent de Paul n'a pas manqué de contradictions ni de persécuteurs. Les uns lui ont reproché de faire de la politique, les autres, de n'en point faire. Suspecte aux premiers, négligée et mé- connue par les autres, elle est restée ferme dans sa ligne, et c'est son honneur. Etrangère aux partis qui divisent les peuples, mais non indifférente aux maux qui les désolent, elle s'efforce partout de rap- procher l'ouvrier du patron, le riche du pauvre, le grand du petit, sous le drapeau de la croix, le seul qui ne change jamais, le seul qui durera toujours. S'il est des hommes qui sont entrés dans ses rangs pour se faire de la religion ou de la charité un ins- trument de fortune ou de crédit, combien leur attente a été déçue et comme ils ont pris rapidement la fuite ! Au premier soupçon que les gouvernements de ce monde ont jeté sur eux, on les a vus se retirer dis- crètement ou renier bruyamment leur passé. Plu- sieurs ont mis autant de zèle à persécuter la société de Saint-Vincent de Paul qu'ils en mettaient d'abord à l'honorer et à la servir. Le grand arbre a secoué toutes les feuilles mortes et toutes les branches dessé- chées. Le voilà dans sa force et dans sa verdeur. Il ne sollicite point le regard par de bruyants appels à la curiosité publique. Il vit, il s'enracine, il s'étend, il abrite sous son ombre discrète tous ceux qui veulent prier et se dévouer ensemble au service de Dieu et du

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prochain. Il a cinquante ans, et c'est beaucoup d'avoir atteint un tel âge dans un siècle les institutions durent si peu, les hommes passent du matin au soir avec tant de bruit, les plus fiers laissent si peu de traces de leur passage et si peu de souvenirs de leurs vertus.

Rappelons-nous à quelles conditions on peut entrer dans nos conférences. Il faut remplir ses devoirs de chrétien et porter en personne des secours aux mal- heureux. Combien il en coûta d'abord à l'orgueil et aux préjugés de notre siècle ! Etre membre d'une conférence, c'est se mettre à genoux, c'est prier, c'est faire ses pâques, c'est braver le respect humain, qui ne supporte ni la prière ni le devoir pascal. Etre membre d'une conférence, c'est donner l'aumône au nom de Jésus-Christ, en visitant le pauvre, en l'ai- mant, en le ramenant à la foi, en lui procurant les derniers sacrements de l'Eglise, en suivant son con- voi, en faisant prier pour le repos de son âme. Ce n'est plus la philanthropie, c'est quelque chose de plus que la bienfaisance, c'est la charité.

Une génération déjeunes chrétiens accepta cepen- dant ce programme béni par l'Eglise. Elle se leva au milieu d'une bourgeoisie indifférente, parmi les restes d'une aristocratie voltairienne ; elle attira doucement à elle tout ce qu'il y avait d'instruit, de délicat, de généreux, dans la jeunesse. Elle étonna la France au barreau, dans les écoles, dans l'armée, dans l'indus- trie et dans le commerce. La France du xvme siècle s'en alla doucement, et presque sans s'en apercevoir, dans les bras du christianisme, convertie par les néo- phytes du xixe. Ceux qui avaient été élevés dans

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l'admiration de Voltaire, devenus les disciples de saint Vincent de Paul, ramenèrent leurs parents, par leurs exemples, à la pratique des devoirs les plus difficiles. Le premier orateur de notre âge, Berryer, nous disait en 1865 : « J'ai connu le barreau en 1815, en 1830, en 1848. Aujourd'hui, je confesse qu'il est bien meilleur qu'au temps de ma jeunesse et de mon âge mûr. Il a beaucoup gagné, il est devenu profon- dément moral et religieux. C'est l'œuvre des confé- rences de Saint- Vincent de Paul et des collèges libres fondés par la loi de 1850. » On peut en croire un tel témoin. Berryer avait été un instant dupe de la franc- maçonnerie ; mais il en secoua la chaîne, qui ne semblait alors que ridicule et qui est si pesante au- jourd'hui à la conscience publique, et il reprit, avec le joug de la religion, la liberté de son cœur et de son jugement.

Voilà ce qu'a vu la France dans ces cinquante der- nières années. Voilà ce qui a été constaté et apprécié dans notre diocèse, partout la société de Saint- Vincent de Paul a planté sa tente. Chaque province, chaque diocèse pourrait citer là-dessus ses exemples particuliers. On peut interroger les derniers survivants de la génération de 1830. Ils raconteront combien il était rare de rencontrer des jeunes gens dans les églises, et comment on payait dans les écoles un triste tribut à la corruption ou à la peur. Ils diront que la renaissance chrétienne s'est opérée sous les auspices de saint Vincent de Paul, avec une facilité lente, mais sûre, qui attestait le réveil sérieux de la foi et les méditations consciencieuses d'une sincère conver- sion.

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Nîmes a eu l'honneur de posséder la première con- férence fondée en province à l'instar de celle de Paris. Un jeune avocat, qui devait mourir sous l'habit ecclésiastique, M. Belviala, d'un esprit généreux et d'un cœur ardent, vint apporter au milieu de nous, dès 1834, les secrets de sa charité. Deux prêtres déjà marqués pour l'épiscopat, M. l'abbé Sibour, alors chanoine de Nîmes, et M. l'abbé Meirieu, professeur au grand séminaire, encouragèrent les débuts de cette jeune conférence. Le départ de M. Belviala pour Rome avait interrompu les exercices commencés; mais au mois de mars 1840, un professeur du collège royal, M. Monnier, éclairé et soutenu par M. l'abbé d'Alzon, cherche et retrouve les débris épars de l'œuvre, la reconstitue et la raffermit avec la béné- diction de Mgr Gart, et, dans quelques mois, rend à la conférence de Nîmes son nom et son éclat. J'ai suivi, page par page, les procès-verbaux des séances qui se succèdent avec une édification toujours crois- sante et qui constatent le recrutement de l'œuvre dans toutes les classes de la société. Là, Reboul ap- porte sa lyre et chante, en beaux vers, les premiers exploits de la charité nouvelle. Là, on entend Mgr Cart, si prodigue de son cœur et de sa parole. paraît, avec l'initiative de sa jeunesse et les inventions de son génie, l'homme du Midi, disons mieux, l'homme de fDieu, l'abbé d'Alzon, qui a tout réveillé, tout fondé, tout bâti dans nos contrées, petites écoles et grands collèges, refuges pour les pénitentes, cloîtres pour les vierges, patronages pour les ouvriers, caté- chismes pour les enfants. Sous le titre de membre honoraire de la conférence de Nîmes, il forme, disci-

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pline, recrute les disciples de saint Vincent de Paul ; il les mène, comme un général d'avant-garde, au feu des contradictions et des nouveautés, aux leçons vivantes et à la pratique de l'aumône chrétienne f-

Ge que le P. d'Alzon avait fait à Nîmes, il l'essaya dans les principales villes de notre diocèse, ou par lui-même ou par ses amis, sous l'autorité de Mgr Gart. Il lui suffisait de paraître quelque part pour rallier autour de lui les hommes de bonne volonté. Le fruit assuré d'une mission ou même d'un simple sermon était l'établissement d'une conférence. Ainsi naqui- rent, de 1840 à 1852, les conférences d'Alais, du Vigan, d'Uzès, du Pont-Saint-Esprit, de Saint-Gilles, de Bagnols et de Beaucaire. D'autres s'établirent à Sommières, à Saint- Ambroix, àBessèges, à la Grand'* Combe. A peine ces deux dernières paroisses eurent- elles pris rang parmi les villes de notre diocèse, qu'elles empruntèrent aux villes voisines leurs insti- tutions chrétiennes et leurs pieuses habitudes.

Nous n'avons pas, vous le savez bien, de plus cher devoir que de réunir autour de nous, dans nos visites pastorales, les membres de ces conférences, d'étudier leur budget, de ranimer leur charité, de recruter

1 La conférence de Nîmes fut composée comme il suit (14 juin 1840) : Président, M. Eysette ; vice-présidents, M. Portalès et M. A. Blanchard; secrétaire, M. Monnier; trésorier, M. Curnier fils. Membres hono- raires :Msr l'évêque, M. l'abbé d'Alzon, M Donatzi, M. Bouchet, M. l'abbé Aillaud, M. l'abbé Salignon, M. Chabau, M. l'abbé Jouvenel, M. l'abbé Roudil, M. de Cabiron, M. Duffau, M. l'abbé Boucarut, M. l'abbé de Tessan, M. l'abbé Goubier, M. Jean Reboul. Membres actifs, outre les membres du bureau : M. E. Giraud, M. Vaulhier, M. Gervais, M. Pocheville, M. Toubas, M. Bedot, M. Bompard, M. l'Héritier, M. de Fontenille, M. Boissier, M. J. Martin, M. G. Martin, M. Tourrel, M. E. Giraud, M. Demians, M. Lamarque, M. Verdière, M. Lèques, M. Blanc, M. Dochki.

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leurs rangs décimés par la mort, et de leur rendre, si je le puis, quand elles languissent, le zèle et la vie.. L'empressement avec lequel on nous accueille est un signe éclatant de la foi et de la charité dont tous les cœurs sont encore animés. Il y a partout un riche fonds de vertus chrétiennes. La langue de l'honneur est partout entendue, et tout se lève, tout marche encore à la parole de l'évêque.

Pourquoi cependant n'en ferions-nous pas l'aveu ? Dans quelques cités le zèle s'attiédit parfois, la disci- pline se relâche, les conférences se dépeuplent, les anciens meurent, et les jeunes membres font défaut pour les remplacer. Devant une caisse vide et une conférence abandonnée, on se prend à douter sinon de l'utilité de l'œuvre, du moins des moyens de la relever et de la faire fleurir. On s'assemble pour la dernière fois et l'on déclare que la conférence se rou- vrira dans des temps meilleurs. Des temps meilleurs! chers confrères, ah! que dites- vous! Fut-il jamais de meilleurs temps pour la foi et pour la charité que ceux de l'épreuve et de la contradiction? Quelle mer- veille de durer et de fleurir quand nos œuvres sont populaires, que l'opinion les acclame, et que la mode les favorise ! Mais alors il s'y glisse peut-être quelque calcul humain, et on soupçonne ceux qui s'y enga- gent d'y chercher une carrière brillante, un riche mariage, une occasion d'exercer de l'influence et de se faire valoir. Le vrai mérite, c'est de servir la cause de la foi quand on l'opprime, et celle de la charité quand on la déserte. Le vrai mérite, c'est d'être le disciple de saint Vincent de Paul quand il n'y a dans la compagnie des saints que des mépris à recueillir

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et des croix à porter. Des temps meilleurs ! Mais que sommes-nous pour juger si la persécution n'est pas meilleure pour nous que le repos, et si Dieu, pour éprouver notre fidélité, n'a pas trouvé opportun de la passer au crible de l'injure et du mépris? Des temps meilleurs ! mais les verrons-nous encore, ceux que vous appelez de ce nom qui abuse et qui trompe, ces temps que j'appellerai plutôt des jours de pa- resse et de défaillance, quand les justes s'endorment, qu'ils comptent sur le monde pour faire régner Jésus- Christ, et qu'ils prennent pour le triomphe du divin Maître le triomphe de leur personne ou de leurs pas- sions? Des temps meilleurs ! Mais si le pauvre nous repousse, la charité que nous lui ferons n'en sera que meilleure et pour nous et pour lui. Mais si nos ressources périssent, l'effort que nous ferons pour en trouver de nouvelles n'en sera que meilleur aux yeux de Dieu. Des temps meilleurs ! Mais comment les obtenir, sinon par la prière, l'aumône, le zèle et le courage des bonnes actions ? Mais comment les pré- parer, si ce n'est en vous faisant catéchistes volon- taires et en offrant votre secours au prêtre pour ins- truire, dans les villes, les pauvres enfants à qui l'on ne peut plus rompre, dans les écoles publiques, le pain du catéchisme ? A l'œuvre, mes amis, à l'œuvre ! votre évêque vous appelle, les petits enfants vous attendent, aidez-nous, et vous reconnaîtrez que les temps sont beaux pour le zèle et pour le dévoue- ment.

Pendant les cinquante années qui viennent de s'é- couler, qui sait de quel poids ont pesé dans la balance de la justice divine les œuvres entreprises par la so-

62 LETTRE AUX CONFÉRENCES DE SAINT-VINCENT DE PAUL

ciélé de Saint- Vincent de Paul : la réhabilitation des mariages, rétablissement des bibliothèques parois- siales, le patronage des apprentis, les écoles mili- taires, les fourneaux économiques, la propagande des bons almanachs, la messe des familles pauvres, les cercles ouvriers. C'est avec ce cortège magnifique et touchant que l'image de saint Vincent de Paul domine notre siècle, l'inspire encore et sollicite pour lui au- près de Dieu la grâce, la pitié et le pardon. Ainsi se sont formés, non pas les dix justes qui eussent racheté Sodome, mais les mille et mille justes qui rachètent incessamment la France, l'Europe, le monde entier, du péché et de la mort, et qui font pencher la balance éternelle du côté de la miséricorde. Si nous méritons de vivre encore, nous le devons peut-être à cette pro- pagande, à la fois active et modeste, docile à l'Eglise, ennemie du faste et du bruit, qui sème la vérité d'une manière si charitable, et qui pratique d'une façon si véritable la charité, toute la charité, rien que la cha- rité. 0 générations élevées à cette grande école, vous avez tenu une belle place dans l'histoire religieuse de ce siècle! 0 disciples de saint Vincent de Paul, vous avez été notre consolation et notre joie! C'est l'élite de notre troupeau que nous saluons et que nous bé- nissons aujourd'hui dans votre personne. Ce sont les meilleures et les^plus vivantes de nos œuvres que nous bénissons dans vos entreprises. C'est le siècle futur que nous voyons éclore et commencer dans les plus jeunes d'entre vous. Voilà pourquoi nous regar- dons sans pâlir la tombe nous allons nous coucher avec le siècle, le nom de saint Vincent de Paul sur les lèvres, le regard tourné vers le ciel, nous avons

SUR LE CINQUANTIÈME ANNIVERSAIRE DE CETTE SOCIÉTÉ. 63

jeté l'ancre de nos espérances : In te, Domine, spe- ravi.

Laissez-moi donc, messieurs et bien-aimés con- frères, vous presser doucement de recruter vos confé- rences et d'en doubler le nombre. Nos collèges de Saint-Stanislas et de l'Assomption en connaissent tout le prix, et les jeunes gens qui les composent sont ini- tiés, sous la conduite de leurs maîtres, à l'apprentis- sage de la charité. Il y a un mois à peine nous avons fondé, au collège de Sommières et dans le pensionnat que tiennent à Alais nos chers frères des Ecoles chré- tiennes, deux conférences nouvelles. Ce n'est pas assez. Je voudrais voir la société s'établir à la Ver- narède, à Tamaris, à Rochesadoule, à Salindres, à Saint-Florent, dans ces belles paroisses Dieu bénit si visiblement le travail des forges ou des mines. Àigues-Mortes, dont les vignes prospèrent dans un sol sablonneux fécondé par les rayons du soleil, n'aura-t-elle pas sa conférence ? Saint-Hippolyte, Sumène, Barjac, Roquemaure, Villeneuve, Anduze, Montfrein, n'entendront-ils pas notre voix ?

Que faut-il pour assurer le bienfait d'une conférence à ces chères paroisses? Des pauvres à visiter? Mais vous n'avez que l'embarras du choix. Huit ou dix hommes de bien qui les aiment et qui les visitent ? Mais vingt noms me viennent sous la plume, et la modestie qui les honore m'empêche seule de les pro- noncer ici. Un lieu de réunion ? Pourquoi ne serait-il pas le salon du presbytère? Un peu d'argent à con- vertir en pain, en bouillons, en combustible ? Mais ce que nos écoliers prélèvent sur leurs menus plai- sirs, des hommes mûrs ne le trouveront-ils pas dans

64 LETTRE AUX CONFÉRENCES DE SAINT-VINCENT DE PAUL

leur épargne ? Qui vous arrêterait ? Ce n'est pas la né- cessité de remplir le devoir pascal, car vous vous en faites depuis longtemps une heureuse obligation. Se- rait-ce Fembarras de prier ensemble et de vous unir dans une commune pensée? Ah ! périssent les rivalités politiques, les coteries locales, les rancunes person- nelles ! Mais si c'est par que la société civile est me- nacée de périr, votre charité peut encore la racheter. Serait-ce quelque appréhension de déplaire aux puis- sances du siècle, de perdre leurs bonnes grâces et de ne plus pouvoir faire son chemin dans le monde ? On a quelque peine à le croire. Quand la liberté du mal est devenue si grande, la liberté du bien n'au- rait-elle plus de place au soleil ? Quand la franc-ma- çonnerie étale ses triomphes insolents, la société de Saint- Vincent de Paul n'aurait-elle plus le droit de continuer, sans bruit et sans ombrage, sa propa- gande de lumière, de charité et de paix ?

Non, le fruit de ces cinquante années ne sera point perdu. Non, le mouvement généreux qui a rappelé à la pratique des devoirs du christianisme les classes riches et élevées, les intelligences d'élite, ne s'arrê- tera pas devant des obstacles et des difficultés d'un jour. Non, le respect humain, que les conférences de Saint- Vincent de Paul ont tué par leurs exemples, ne se relèvera pas de sa tombe. Non, on ne ramènera pas la France en arrière pour la remettre sous le joug de la peur ou de l'impiété ; et ces hommes qui s'age- nouillent, qui prient, qui remplissent le devoir pascal, qui font l'aumône au nom de Jésus-Christ, auront des imitateurs et des disciples.

Que la révolution suive son cours, que ses vagues

SUR LE CINQUANTIÈME ANNIVERSAIRE DE CETTE SOCIÉTÉ. 65

montent jusqu'au ciel, qu'elles abîment dans leur fureur les dynasties et les empires, l'Eglise flottera toujours plus haut que ces vagues amoncelées, et la barque mystérieuse qui la figure ira toujours cher- cher, de rivage en rivage, les épaves de tous les nau- frages politiques, les désespérés de toutes les causes humaines, pour leur offrir un inviolable refuge et d'ineffables consolations. C'est dans cet asile saint que je vous appelle et que je vous convoque, âmes généreuses, esprits élevés, nobles cœurs, vous tous que les révolutions ont désabusés de la terre et du temps, et qui êtes capables de comprendre qu'après tant d'illusions détruites, d'espérances trompées, de desseins avortés, tout est vanité, excepté d'aimer Dieu et de le servir. Saint Vincent de Paul allait la nuit à la recherche des enfants perdus, il les ramas- sait dans la neige, il les enveloppait dans les plis de son manteau, il les réchauffait de son souffle et de ses paternelles caresses, il les sauvait de la mort, il avait toujours dans ses hospices du pain pour les nourrir et des mères pour les aimer. Enfants perdus de la politique humaine, naufragés du siècle, laissez- vous ramasser et conquérir par ce grand saint, au milieu de cette sombre nuit qui s'épaissit au déclin de notre siècle et dont les ténèbres menacent de couvrir le monde. Souffrez que le héros de la charité vous emporte dans son manteau et qu'il vous ramène en pleine lumière. Entrez dans nos conférences, apportez-y votre générosité et votre ardeur, faites- vous de vrais disciples de saint Vincent de Paul. Vous apprendrez à son école que la charité pratiquée avec le large esprit que l'Eglise conseille, sans préoc-

66 LETTRE AUX CONFÉRENCES DE SAINT-VINCENT DE PAUL.

cupation politique, sans distinction de drapeau ni de parti, peut encore donner au chrétien, même dans le temps nous sommes, de beaux jours et de douces jouissances, image des jours sans fin et des joies sans mesure de la bienheureuse éternité.

LETTRE PASTORALE

POUR RECOMMANDER DE NOUVEAU

LES FACULTÉS CATHOLIQUES

ÉTABLIES DANS LA VILLE DE LYON 2 juin 1 883

C'est la troisième fois, nos très chers frères, que nous faisons un appel à votre zèle et à votre charité en faveur de nos Facultés catholiques, fondées, il y a huit ans, dans l'intérêt de l'Eglise et de la France.

Nous n'avons pas besoin de vous rappeler que vingt-cinq archevêques ou évêques mirent alors en commun leurs soins, leurs sacrifices, leurs conseils, leurs prières, pour établir, dans la ville de saint Pothin et de saint Irénée, avec la bénédiction du saint-siège et le concours de tous les gens de bien, une Univer- sité libre, dont le nom nous a été plus tard interdit, mais dont nous n'avons pas cessé de posséder, sous un autre titre, tout l'honneur et tous les avantages. La théologie, le droit, les sciences, les lettres, y sont enseignés avec éclat, et, ce qui vaut mieux, avec un profit réel pour la jeunesse et pour l'Eglise. Les résul-

68 LETTRE PASTORALE POUR RECOMMANDER

tats des examens, les distinctions obtenues par nos maîtres, les ouvrages sortis de leur plume, ont sou- vent attiré l'attention publique; mais nous nous féli- citons encore davantage du bon esprit qui règne parmi nos élèves, de la foi qui les anime, et de la fidélité singulière qu'ils témoignent, dans des jours difficiles, pour accomplir courageusement les devoirs, non seulement privés, mais publics, de notre sainte religion. Nous savons qu'au sortir de nos écoles ils continuent à les honorer. L'Eglise, l'armée, le bar- reau, l'industrie, le commerce, commencent à se peu- pler de nos étudiants. On peut déjà reconnaître l'arbre aux fruits qu'il porte. Un jeune homme chaste, qui débute à vingt ans dans nos Universités catholiques, est alors, selon l'expression de Rousseau lui-même, le plus aimable des hommes. Mais cinq ans après, ses études achevées, s'il a gardé sans faiblir le joug aus- tère du travail et des pratiques religieuses, ce n'est plus seulement la grâce et la pureté que nous pour- rons admirer en lui, c'est la force, c'est la vertu. Il faut être homme, chrétien, Français, disait Male- branche *. Tels seront, s'il plaît à Dieu, les élèves des Facultés catholiques de Lyon, Ils seront hommes par l'honnêteté et la grandeur de leurs sentiments, chrétiens par la profession publique et la pratique vivante de leur foi, Français par l'ardeur et le dévoue- ment de leur patriotisme.

Voyez maintenant, nos très chers frères, si vous voulez abandonner de si beaux commencements. Le sort de nos Facultés catholiques est entre vos mains.

1 Traité de morale, IIe partie, oh. x, § 14.

LES FACULTÉS CATHOLIQUES DE LYON. 69

Elles périront, si vos cœurs, jusque-là si généreux, viennent à se refroidir; si vos bourses, jusque-là si ouvertes, viennent à se fermer. Nous avons besoin tout à la fois de votre confiance et de vos aumônes. C'est à votre confiance que nous nous adressons pour donner à notre Faculté de droit, en particulier, des auditeurs et des élèves. Nous sollicitons vos dons et vos offrandes pour soutenir nos chaires de théologie, de sciences et de lettres.

Les vingt-cinq diocèses qui composent actuelle- ment la région universitaire appartiennent à la France intelligente et lettrée. Les nobles études y sont en honneur. Nommer le Lyonnais, le Dauphiné, la Savoie, la Provence, la Bourgogne, le Languedoc, c'est nommer la terre privilégiée naissent les esprits fermes, les cœurs élevés, les imaginations vives, et se développent les dons naturels qui font les orateurs et les jurisconsultes. Depuis huit ans que notre Faculté de droit est entrée en exercice, elle a attiré et réuni des étudiants qui révélaient assez les qualités de leur race. Les uns portent des noms honorés de toute antiquité dans leur province, les autres appartiennent aux classes moyennes qui ont soutenu dans ce siècle la fortune et l'honneur de la France, en maniant avec une dextérité rare les affaires publiques. La grande industrie lyonnaise, qui a aussi sa noblesse, nous a fourni son contingent. Enfin , nous avons vu s'asseoir sur nos bancs les nouveaux venus de la société contemporaine, qui, pour se faire un nom dans le monde et une place au soleil, n'attendent rien que de Dieu et de leur travail. Pauvres ou riches, beaucoup tournent les yeux vers

70 LETTRE PASTORALE POUR RECOMMANDER

les études de droit, sans avoir encore déterminé la carrière dans laquelle ils veulent enfermer leur vie. L'étude du droit n'est pas seulement le noviciat de la magistrature et du barreau, elle est aussi, pour beaucoup de jeunes gens, comme le complément de l'éducation intellectuelle. Elle contribue au suc- cès des opérations commerciales; elle sert à ré- soudre, dans l'industrie, une foule de questions aussi neuves qu'intéressantes ; elle donne au nota- riat son éclat et sa solidité ; elle prépare aux fonc- tions administratives ; on l'exige dans la diplomatie et les consulats. Il est peu de professions libérales elle ne soit utile, et elle est indispensable dans plusieurs.

C'est pour répondre à ce programme que nous avons établi dans notre Faculté dix-neuf cours, con- fiés à des hommes de mérite, et correspondant, cha- cun dans sa spécialité, à quelque partie du vaste plan et des études presque universelles que l'on comprend sous le nom de droit. Aurions-nous trop présumé de la confiance publique en donnant un enseignement si vaste et si complet ? Nous n'avons pas voulu lais- ser une seule lacune ; nous avons dépassé, par le nombre de nos chaires et par la variété de notre enseignement, tout ce que l'Etat a fait dans la plu- part des Facultés de province. Gomment ne pas espé- rer que nos sacrifices seront compris, nos maîtres écoutés, suivis, appréciés, et que les familles vrai- ment soucieuses de l'instruction de leurs enfants rendront quelque justice à nos efforts ?

Nous avons donc lieu de croire que notre Faculté de droit ne verra pas diminuer le nombre de ses étu-

LES FACULTÉS CATHOLIQUES DE LtON. 71

diants. Nous nous adressons d'abord à ceux qui nous ont aidés à fonder notre Université catholique. En nous donnant les moyens d'élever la jeunesse, ils nous ont autorisés à réclamer la préférence le jour ils auraient à faire choix d'un établissement pour leurs fils. Ce qu'ils ont jugé utile, nécessaire, au bien du pays, est avant tout utile et nécessaire à leurs familles. Ce serait se mettre en contradiction avec soi-même que de fonder d'une main une maison d'enseignement, et d'aller frapper de l'autre à la mai- son voisine. Comment s'expliquerait-on cette con- duite ? Par l'espérance de trouver, au jour de l'exa- men, des juges plus faciles? Mais l'impartialité des juges est connue, et l'accueil qu'ils font à nos élèves éloigne tout soupçon d'injustice. Par la crainte de se voir fermer les carrières publiques ? Mais qui ne sait combien l'opinion est changeante, et que ce qui fait ombrage aux puissances du jour devient un titre aux yeux des puissances du lendemain ? Au reste, il ne s'agit pas tant des intérêts delà terre et du temps, si divers, si mobiles, que de la vraie science à acquérir, et de la direction chrétienne à donner aux études d'un jeune homme. Elevez -vous, nos très chers frères, au- dessus de la fortune qui passe, et du crédit qui se transporte si aisément d'une faction à une autre dans le jeu des affaires publiques et dans la distribution des emplois. Apprenez à vos fils que la religion, la vertu, le travail, l'honneur, sont les premières qua- lités qui recommandent leur jeunesse à l'estime des hommes. Pour qui les possède, le jour de la justice se lèvera toujours. La France a trop besoin de consi- dération au dehors, de lumières et de talents au

72 LETTRE PASTORALE POUR RECOMMANDER

dedans, pour aller chercher une autre marque que celle du mérite sur le front de ceux qui veulent la servir. Notre Faculté de droit n'aspire qu'à garder son rang au milieu des écoles qui font à l'esprit fran- çais un véritable honneur. Familles chrétiennes, con- tinuez-lui votre confiance; jeunes gens, soutenez-la vous-mêmes par un travail assidu et une conduite irréprochable.

Nos Facultés des sciences et des lettres doivent aux circonstances critiques nous sommes un nombre inespéré d'auditeurs. Non seulement leur utilité n'est plus contestable , mais elles semblent aujourd'hui nécessaires au clergé de France, et c'est pour les soutenir que nous sollicitons vos aumônes. Ces Facul- tés sont devenues, en effet, à Paris comme à Lyon, à Toulouse comme à Lille et à Angers, de véritables écoles normales; elles forment, par des exercices préparatoires savamment organisés, soit dans les sciences, soit dans les lettres, des maîtres pour nos petits séminaires et pour nos collèges libres. Ces maîtres, nous avons hâte de les former, et nous n'avons plus une heure à perdre.

Vous n'ignorez pas, nos très chers frères, qu'une loi déjà votée par la Chambre des députés, et qui est soumise aujourd'hui aux délibérations du Sénat, menace d'assujettir, dans un prochain avenir, à des exigences inattendues, à des conditions nouvelles, toutes nos maisons ecclésiastiques de l'enseignement secondaire. Non seulement le baccalauréat sera imposé à tous les maîtres, mais chaque séminaire ou collège libre qui voudra donner un enseignement complet et préparer ses élèves aux grades, sera

LES FACULTÉS CATHOLIQUES DE LYON. 73

obligé d'avoir au moins deux licenciés es lettres ou es sciences.

Cette dernière condition ne saurait être remplie qu'après une longue préparation. Les hommes com- pétents nous affirment qu'il ne faut pas moins de deux ans d'études spéciales à un bachelier pour obtenir la licence es lettres, et de trois ans pour la licence es sciences. Au premier bruit de ces exi- gences nouvelles, un grand mouvement s'est fait dans le clergé de France. Chaque diocèse s'est tourné, par la même pensée et la même inspiration, vers l'Université libre à la fondation de laquelle il avait contribué. Nous avons dit à nos docteurs, qui remplis- sent si dignement les chaires de nos Facultés catho- liques : A qui nous adresserions-nous, sinon à votre expérience et à votre dévouement, pour former des licenciés? Voici l'élite de nos jeunes prêtres. Nous arrachons les uns au ministère paroissial, les autres à renseignement des collèges et des séminaires, nous leur donnons le temps de conquérir leurs grades, vous savez ce que coûtent ces grades enviés, menez- les par les chemins vous avez passé vous-mêmes. Vous ne reculerez point, nous en sommes sûrs, devant l'excès du travail, puisque nos jeunes prêtres ne reculent point devant l'excès du dévouement, puisque nous ne reculons pas nous-mêmes devant l'excès du sacrifice. Ils viennent apprendre de vous à faire le thème grec, à tourner le vers latin, à ré- diger d'un style élégant et correct des dissertations sérieuses de littérature, de philosophie et d'histoire. D'autres veulent être initiés aux théories les plus savantes de la physique, de la chimie et de l'histoire

i. 5

74 LETTRE PASTORALE POUR RECOMMANDER

naturelle, à Fart si compliqué de résoudre les pro- blèmes des sciences mathématiques. Nous vous de- mandons, pour leurs essais, indulgence, patience, conseils, tout ce qu'un bon maître peut donner à ses disciples. Prenez soin de chacun d'eux comme un maître prendrait soin de son unique élève. C'est notre espoir, c'est la ressource et la fortune de nos chers diocèses.

Voilà ce que nous avons tous pensé, sans nous concerter d'avance, mais avec la parfaite certitude d'être entendus et compris. Aussi que n'a-t-on pas vu ? Il s'est formé, comme en un clin d'œil, autour des cinq Instituts catholiques, cinq écoles normales ecclésiastiques de la plus grande espérance. On dirait des abeilles parties des climats les plus divers, qui se réunissent par essaims, viennent se suspendre aux branches des arbres que nous avons plantés, et qui, après y avoir appris à distiller le suc des plantes et des fleurs, iront bâtir dans chacun de nos diocèses les nouvelles ruches nos enfants recueilleront le miel de la littérature et de la science. Soutenons cet essor, augmentons le nombre de nos étudiants. Ils sont presque trois cents dans ces écoles normales improvisées. Ce n'est pas assez, le nombre en dou- blera l'année prochaine, car il faut assurer, d'un bout de la France à l'autre, le recrutement et l'avenir de plus de trois cents maisons ecclésiastiques.

Voilà donc à quel service étaient réservées nos Facultés catholiques des sciences et des lettres. Elles vont former des maîtres pour nos séminaires et nos collèges. Elles les aideront à prendre les grades élevés qu'on exige d'eux. Elles nous les rendront armés

LES FACULTÉS CATHOLIQUES DE LYON. 75

pour les luttes de renseignement secondaire, capables autant que dévoués, jaloux de nous témoigner autant de dévouement que nous leur aurons témoigné de confiance, heureux d'assurer, par leur coopération, l'existence et la prospérité de toutes nos maisons d'éducation chrétienne.

Combien de tels services méritent d'être appréciés ! Personne ne pourra dire désormais que nos Facultés de Lyon sont d'un médiocre intérêt et d'une utilité bien secondaire pour nos diocèses. C'est l'existence de nos plus chers établissements qui est mise en question; c'est sur leur vie ou sur leur mort que Ton va prononcer dans un prochain avenir, selon qu'ils pourront faire face ou non aux exigences des lois nouvelles; ce sont des milliers de chrétiens et de prêtres que nous allons donner à la France ou refou- ler dans le néant, selon que nous aurons raffermi ou laissé fermer l'asile sacré qui les forme. 0 vous qui vous intéressez à l'œuvre des petits séminaires , empêchez donc, par vos sacrifices, qu'elle ne vienne à s'écrouler. Faute de licenciés, les hautes classes seraient dépeuplées rapidement, car on fermerait à nos écoliers l'accès au baccalauréat et à toutes les carrières libérales. Que deviendraient eux-mêmes la plupart de nos collèges libres ? Réduits à des classes d'humanités, ils perdraient tout à la fois le nombre et la qualité des élèves. Les études y languiraient sans honneur, et l'impulsion si heureuse que la loi de 1850 a donnée à l'enseignement secondaire serait presque perdue. On a vu, après cette loi bienfaisante, quoique incomplète, cent collèges sortir comme de dessous terre pour répondre aux vœux des familles

76 LETTRE PASTORALE POUR RECOMMANDER

et aux intentions de l'Eglise. Partout ils ont fleuri et prospéré ; ils ont formé, depuis trente-trois ans, des générations croyantes, fidèles à l'Eglise, dévouées à la patrie, dans lesquelles on ne compte plus ni les bons prêtres ni les bons citoyens de tout rang et de toute profession, tant le mérite y est commun et tant l'exception y est rare. 0 Dieu, gardez ces générations qui ont marqué dans l'histoire de notre France une ère nouvelle, et ne permettez pas qu'elles restent sans héritiers dans le siècle futur. Mais vous, nos très chers frères, qui profitez de ces institutions libres, venez à notre aide par vos aumônes, et don- nez-nous le moyen d'assurer le recrutement des maîtres en les préparant dans nos Facultés catholi- ques. Pourquoi ne nous adresserions-nous pas aux élèves de nos collèges libres ? Ils font , dans leur budget modeste, une large part au pauvre. Qu'ils en fassent une autre pour notre Institut. Qu'ils assurent des successeurs aux maîtres qu'ils aiment, et dont ils sont eux-mêmes si tendrement aimés. Dieu, qui a vu dans le trésor du temple le denier de la veuve, verra du même œil l'obole de l'écolier, et il la bénira, comme il a béni, à Lyon, l'aumône de la pauvre femme qui a fondé l'œuvre admirable de la Propaga- tion de la foi; comme il a béni, à Paris, l'aumône des huit étudiants qui ont fondé la société de Saint- Vin- cent de Paul.

Quelque difficiles que deviennent les épreuves du jour, l'Eglise a le devoir de les regarder sans crainte et de les traverser sans déshonneur. Au lieu de nous plaindre, comme nous en aurions le droit, des exi- gences de* lois nouvelles, nous aimons mieux y voir,

LES FACULTÉS CATHOLIQUES DE LYON. 77

pour notre clergé, un motif de travail et d'émulation ; pour nos séminaires et nos collèges libres, une heu- reuse obligation d'ajouter à l'éclat de leur enseigne- ment; pour nos Facultés catholiques, une occasion de démontrer combien leur fondation a été utile, et com- bien leur maintien est nécessaire.

Et vous-mêmes, nos très chers frères, vous ne devez pas vous borner à gémir sur le malheur des temps. Un poète anglais a dit que V adversité est la belle saison de la vertu l. L'Ecriture disait avec plus de justesse et de goût : De même que le fe*o éprouve Vor , ainsi V adversité éprouve V homme de bien 2. Mais ce n'est pas avec des plaintes et des larmes, encore moins avec des récriminations, qu'oîi traverse le feu et qu'on se fortifie dans la disgrâce. Il faut élever son âme et non l'abaisser, élargir son cœur et non le fermer avec désespoir, ouvrir sa bourse et la verser tout entière dans les mains de l'Eglise. L'Eglise demeure l'invincible gardienne des bons principes, des bonnes mœurs, des bonnes études. Elle combat à tous les degrés, depuis l'école primaire jusqu'aux Facultés de renseignement supérieur, pour enseigner la vérité. La vérité, voilà son but unique, permanent, éternel. La liberté qu'elle réclame est sa voie; l'au- mône qu'elle demande est son viatique; la grâce qu'elle attend, son espérance; et la tribulation qu'elle subit n'étonne ni sa foi, ni son courage, ni son expé- rience des hommes et des siècles. C'est la gloire pro- mise à son apostolat. Jésus-Christ la lui a prédite ;

1 Richardson.

2 Prov., xvn, 3.

78 LETTRE POUR LES FACULTÉS CATHOLIQUES DE LYON.

saint Paul Ta goûtée ; toutes ses œuvres en ont fait leur couronne. Dieu, qui nous la prodigue aujour- d'hui, nous laisse combattre dans l'ombre pour éprouver notre vertu et consolider nos ouvrages. Soyez à la peine avec nous, nos très chers frères ; un jour vos enfants seront à l'honneur.

LETTRE

POUR ORDONNER UNE QUETE

EN FAVEUR

DES VICTIMES DU TREMBLEMENT DE TERRE DE L'ILE D'ISCHIA

12 août 1883

Personne de vous n'ignore, nos très chers frères, de quelle affreuse catastrophe l'île d'Ischia vient d'être le théâtre, et comment un tremblement de terre a fait, en une minute, d'une plage florissante, un monceau de ruines. Cinq mille personnes enseve- lies sous les décombres , trois villes détruites, vingt mille âmes sans asile, un sol entrouvert à chaque instant sous le coup du tonnerre qui se réveille dans ses entrailles, une multitude affolée qui ne trouve plus reposer sa tête dans une île vouée, ce semble, à la destruction, quel spectacle d'horreur ! Partout la fuite, le désespoir, l'image de la mort !

Que ne racontent pas ceux qui ont survécu à ce grand désastre ! C'était l'heure la foule courait à ses plaisirs, les théâtres étaient remplis, les yeux s'enivraient de lumière, les oreilles d'harmonie, les cœurs d'émotions dangereuses. Quelles péripéties

80 LETTRE ORDONNANT UNE QUÊTE

inattendues ! quel changement de scène ! Voilà qu'en un clin d'oeil le théâtre enivrant est devenu, pour ceux qui le fréquentaient, le théâtre de la mort et du jugement éternel ! Voilà que l'âme, sortie du corps, se trouve face à face avec son Dieu. 0 vanités humaines ! ô danger des joies et des fêtes ! ô mortels ignorants de leurs destinées !

Et pour que le coup soit plus frappant et la leçon plus sensible, ce n'est pas seulement l'habitant de la plage, c'est l'étranger qui a payé à la mort cet affreux tribut. Le tonnerre souterrain attendait, ce semble, pour éclater, que la foule des baigneurs qui venaient chercher dans ces lieux la santé et la vie remplît les hôtels et les villas. Quelle déception! Au lieu de la santé et de la vie, voici la mort, pour la plupart rapide comme l'éclair, pour quelques-uns cruelle, affreuse, précédée d'une agonie dont les angoisses échappent, sous les décombres qui la cachent, aux appréciations de l'homme et aux peintures de sa plume.

On montre, parmi les collines de cette île dévastée, la maison avait chanté Lamartine. il évoquait les souvenirs d'Horace, de Virgile, de Tibulle, qui avaient chanté avant lui cette île chère aux poètes. Il se demandait, sous ce ciel la vie et le bonheur abondent, si l'homme pouvait mourir, et plus tard, recueillant ses souvenirs, il saluait encore Ischiaen déclarant que le brillant soleil qui l'illumine rassé- rène tout, même la mort ».

La mort est venue, non pas, comme le poète l'ima-

1 Méditations poétiques.

EN FAVEUR DES VICTIMES D'ISCHIÀ. 81

ginait, douce et sereine, mais avec des épouvantes qui dépassent toutes les imaginations. Le Vésuve et l'Etna n'ont pas plus de feux qu'il n'en est sorti de ce site enchanteur, l'on ne voyait qu'un gracieux mélange de la terre et des eaux, plein d'ombrage, de fleurs et de parfums. La mort est venue, et il faut, bon gré, mal gré, s'écrier, en dépit de la science moderne, en dépit de l'athéisme : « Glaive du Sei- gneur, quel coup vous venez de frapper! » A côté de ceux qui s'enivraient des plaisirs du monde, ce glaive n'a épargné ni les filles de Saint- Vincent de Paul, qui prenaient soin des malades et des orphe- lins; ni le savant religieux qui, penché sur sa table de travail, étudiait les lois de la physique, sans pré- voir ce bouleversement qui allait le frapper la plume à la main { ; ni l'évêque auxiliaire d'Ischia, qui, en- seveli sous les décombres, y trouva la mort après vingt-quatre heures d'agonie : on l'entendait et on ne put le sauver. Il criait : Je suis ici ! et quand, au son de sa voix, on se croyait près de l'atteindre, de nouvelles ruines s'entassaient sur sa tête et l'enfer- maient dans les ténèbres de la mort. Saintes victimes du sacerdoce et de la vie religieuse, vous avez passé devant le tribunal de Dieu avec ce peuple trop ami des plaisirs! Bon pasteur, vous êtes allé plaider la cause de vos brebis. De quel poids vos douces vertus n'ont-elles pas pesé dans la balance! Miséricorde! Miséricorde !

Ah ! devant un tel spectacle , comment ne pas voir la misère de l'homme et le néant de toutes les

1 Le P. Paladini, de la Compagnie de Jésus.

82 LETTRE ORDONNANT UNE QUÊTE

choses humaines I Comment ne pas se dire que la vie n'est qu'un rêve, et que les plaisirs ne sont qu'un dangereux amusement! Dieu, qui nous a livré la terre pour y bâtir et y planter, ne nous a pas même promis d'y laisser debout ces demeures que nous appelons maisons, palais, temples, monuments. Ne les appelez pas même des tentes d'un jour, car après les avoir dressées le matin, vous n'êtes pas sûrs qu'elles dureront jusqu'au soir. La foudre qui les frappe, tantôt tombant du haut du ciel, les ren- verse et les découronne, tantôt montant du sein de la terre, pénètre dans leurs fondements, les précipite d'une chute plus rapide, et les change en un tas de cendres qui exhale, au lieu du parfum des fleurs, l'odeur de la peste et de la contagion. Tant il est vrai que rien ne nous appartient ici-bas, ni la terre, ni l'espace, ni le temps, ni l'air, ni le soleil, et que la mort, fondant sur nous plus rapidement que le voleur pendant la nuit, ne nous laisse pas même deviner ses approches, bien loin que nous puissions les prévenir.

Mais ces coups de surprise sont dans l'ordre de la Providence. Dieu frappe le monde pour l'avertir et le ramener à lui. Il se réveille, quand nous nous obsti- nons à l'offenser. Nos oublis, nos ignorances, nos blasphèmes, nos stupides prétentions à gouverner un monde dont il veut rester le maître, reçoivent ici ce que Bossuet appelle une grande et terrible leçon. Les hommes du jour la reconnaissent eux-mêmes. On se rappellera, en 1883, ces vers écrits en 1821 par un des oracles de la poésie moderne, qui savait alors s'incli- ner, adorer et prier :

EN FAVEtfR DES VICTIMES D'iSCHIÀ. 83

Quand la terre engloutit les cités qui la couvrent, Que le vent sème au loin un poison voyageur, Quand l'ouragan mugit, quand des monts brûlants s'ouvrent, C'est le réveil du Dieu vengeur 1.

Voilà les cités englouties, voici le poison qui voyage dans l'air. Nous tremblons chaque matin d'apprendre que nos côtes en sont infectées, et que la Méditerranée ou l'Océan nous apportent le choléra. Comment conju- rer le fléau, si ce n'est par l'humiliation, la prière et la charité? Gomment couvrir, si ce n'est par l'aumône, la multitude de nos péchés et de nos ignorances ? Dieu nous la demande en nous fournissant, dans cette grande catastrophe, une nouvelle occasion de la faire.

Allons donc, comme le Samaritain de l'Evangile, verser l'huile et le vin sur les plaies des blessés qui gisent étendus dans les hospices deNaples. L'île d'Is- chia a tout perdu. Les vivres, les vêtements, les re- mèdes, tout lui manque, et le soin de leur propre sé- curité interdit aux habitants de mettre le pied sur un sol ils trouveraient encore la mort. La France s'associe de toutes parts au mouvement de compas- sion dont tout l'univers est saisi en faveur des vic- times qui ont survécu au désastre. Le diocèse de Nîmes ne sera pas le moins empressé ni le moins gé- néreux parmi les diocèses de France. Invité par Son Excellence M9r le Nonce apostolique à solliciter vos aumônes, je vous transmets sa prière avec une con- fiance que vous ne trahirez pas. Regardez : une partie de vos récoltes est encore sur pied; des fruits in-

1 Victor Hugo, Odes et Ballades.

84 LETTRE EN FAVEUR DES VICTIMES D'iSCHIA.

nombrables pendent, le long de vos collines, aux branches de l'olivier ; la vigne, qui commence à re- naître dans plusieurs parties de votre territoire, vous fait de belles promesses. Un coup de soleil peut tout mûrir; un vent cruel ou une pluie froide peuvent tout détruire encore. Faisons dans nos futures récoltes une part aux victimes du tremblement de terre ; cette au- mône nous vaudra la grâce d'une belle vendange, et Dieu multipliera dans nos mains les richesses dont nous aurons fait par avance un si noble usage.

LETTRE PASTORALE

PORTANT PUBLICATION

DE L'ENCYCLIQUE SUPREMI APOSTOLATUS

14 septembre 1883

Nous vous demandions, il y a quelques jours à peine, une aumône extraordinaire pour les victimes du tremblement de terre d'Ischia ; notre voix a été écoutée avec une docilité et un empressement qui nous touchent ; et nous avons eu la consolation de remettre entre les mains de Son Excellence Mgr le Nonce apostolique une magnifique offrande pour la- quelle nous vous transmettons ses plus affectueux remerciements !. Que Dieu la bénisse et qu'il vous la rende au centuple, en vous donnant de recueillir les fruits encore pendants de la vigne et de l'olivier.

Aujourd'hui, un nouveau devoir s'impose et nous dicte une nouvelle lettre. Ce n'est plus l'aumône, c'est la prière que nous vous demandons ; mais ce n'est pas notre voix, c'est la voix de notre saint-père le pape qui la sollicite et qui la commande dans toute la chrétienté.

1 Le chiffre de la qtiète s'est élevé à 7,000 fr.

86 LETTRE PASTORALE

Ecoutez donc avec une foi vive et un respect filial l'Encyclique dont nous allons vous donner lecture. Léon XIII vous y rappelle, à l'occasion de la solen- nité du saint Rosaire, toutes les merveilles qui ont été accomplies dans l'Eglise par l'intercession de la sainte Vierge implorée sous cet heureux vocable. Il nous redit les travaux et la gloire de saint Dominique; la guerre faite par cet homme de Dieu, le chapelet à la main, aux albigeois, que les armes n'avaient pu réduire; l'hérésie qui avait résisté à la force suc- combant devant la prière; le Midi délivré de la cor- ruption et de l'erreur, et, trois siècles plus tard, la bataille de Lépante gagnée contre les Turcs avec ces auxiliaires innombrables que le chapelet donnait, d'un bout du monde à l'autre, à la petite flotte des chrétiens aux prises avec toutes les forces de l'empire ottoman.

Ces souvenirs vont réveiller partout la confiance du peuple fidèle envers Celle qui a triomphé ainsi des ennemis de l'Eglise. Nous n'aurions ajouté aucun commentaire à la parole apostolique, si les annales de l'Eglise de Nîmes ne nous en fournissaient l'occa- sion. Mais comment oublier ce qu'elle doit à saint Dominique et à Notre-Dame du Rosaire? L'hérésie des albigeois y avait semé des germes de discorde et de rébellion, aussi bien que des exemples de licence et d'impiété. Elle se porta contre la vraie religion à des attentats jusqu'alors inconnus. Maîtres de Nîmes, les hérétiques en avaient banni l'évêque ; il ne fallut rien moins, pour lui rouvrir les portes de la cité, qu'une bulle du pape Honorius menaçant les citoyens de transporter ailleurs le siège de saint Félix. Cette

pour l'encyclique supremi apostolatus. 87

menace paternelle fut secondée par la piété et les soins de saint Louis, qui visita plusieurs fois la ville de Nîmes, habita ou releva les châteaux du voisinage, pria dans nos principaux sanctuaires, et après avoir fait admirer combien sa justice était éclairée et misé- ricordieuse, vint, deux fois dans vingt ans, s'embar- quer à Aiguës-Mortes avec l'élite de ses armées, pour faire voir au monde qu'il savait combattre aussi bien qu'il savait prier. Le justicier, le saint, le héros, a laissé partout dans notre Eglise la trace de ses pas. L'Eglise de Nîmes est véritablement la terre de saint Louis.

Ce n'était pas trop de tant de grâces signalées et de si magnanimes exemples pour arracher vos an- cêtres à la tyrannie des albigeois. Mais, à côté de ce grand saint, il en est un, presque sans gloire dans nos annales, et dont il importe de faire revivre le mé- rite, c'est le bienheureux Bertrand de Garrigues. auprès d'Alais, dans le village dont il porte le nom, il appartenait par sa naissance au diocèse de Nîmes, et il en connaissait mieux que personne les besoins et les périls. Le zèle et la sainteté de Dominique l'atti- rèrent dès les premiers jours de sa jeunesse sous les lois de ce nouveau patriarche. Il se fit par le jeûne, l'humilité, la ferveur, l'imitateur parfait de son maître, pleurant, selon l'avis qu'il en avait reçu, bien moins ses péchés que les péchés du peuple, prêchant avec une sainte véhémence, offrant chaque jour le saint sacrifice de la messe pour la conversion des héré- tiques, et faisant dans toutes ses œuvres une part pour les vivants et l'autre pour les morts. Sa piété envers les défunts était excitée par des apparitions et

88 LETTRE PASTORALE

des prodiges. Compagnon et familier de saint Domi- nique, non seulement il fut le témoin de tous ses miracles, mais il en partagea souvent avec lui l'hon- neur et le bienfait. Témoin la tempête affreuse qui s'éleva contre eux aux portes de Carcassonne, et qu'ils traversèrent sans recevoir une goutte de pluie, par la vertu du signe de la croix. Témoin le voyage qu'ils firent ensemble à Paris, pendant lequel ils reçurent tous deux le don des langues pour instruire et consoler les Allemands, compagnons de leur route, qui les avaient nourris et servis avec une compatis- sante charité.

Le bienheureux Bertrand de Garrigues parut dans tout l'éclat de cette familiarité sainte, à Paris, à Bo- logne, à Toulouse. Quand saint Dominique divisa son ordre naissant en huit provinces, ce fut Bertrand qu'il mit à la tête de celle qui s'étendait, sous le nom de Provence, dans les Gaules méridionales, de- puis les Pyrénées jusqu'aux Alpes. Le bienheureux poursuivit jusqu'à la fin de sa vie le cours de ses prédications, recrutant des disciples, fondant des couvents, répandant avec un zèle incroyable la dé- votion du saint Rosaire, achevant partout, le chapelet à la main, la défaite des albigeois. La maladie le surprit à Bouchet, ancienne cité du diocèse de Saint- Paul-Trois-Châteaux, qui appartient aujourd'hui au diocèse de Valence.

Ce fut un monastère de bernardines qui devint l'asile de ses derniers jours, et le cimetière son corps fut enseveli ne tarda pas à être signalé par des prodiges. On le porta plus tard à Orange ; mais la re- connaissance des habitants de Bouchet ne fut inter-

POUR l'encyclique supremi apostolatus. 89

rompue ni quand la sacrée dépouille leur fut enlevée, ni même quand elle devint plus tard la proie des hé- rétiques et la pâture des flammes. La réputation du B. Bertrand de Garrigues survécut à tous les dé- sastres, et jamais les peuples qui avaient été témoins des merveilles de sa tombe ne cessèrent d'invoquer son nom et de se recommander à ses mérites. Un culte rendu depuis six siècles avec une obstination si re- marquable devait frapper la sagesse du saint-siège. Léon XIII le confirma, et, depuis un an, ce culte est autorisé avec le propre de l'office et de jla messe, non seulement dans tout Tordre de Saint-Dominique, mais encore dans les diocèses de Valence et de Nîmes.

Ainsi Léon XIII nous a particulièrement engagés à vénérer et à invoquer publiquement un des héros du saint Rosaire, et le diocèse de Nîmes, évangélisé et ramené à la vraie foi par le bienheureux Bertrand de Garrigues, compte parmi ses gloires le disciple chéri et le confident bien-aimé de saint Dominique.

C'est le 6 septembre dernier que nous avons cé- lébré sa fête pour la première fois. Pouvions-nous mieux préluder à la grande croisade de prières que notre saint-père le pape ordonne, dans toute la chrétienté, pour le mois d'octobre prochain? Allons maintenant aux autels de Marie, et prenons dans nos mains ce chapelet qui gagne les batailles. Que l'impiété nous raille, que l'indifférence s'étonne, qu'on nous demande compte, avec un ton moqueur, de l'espérance qui vit en nous ; rien ne doit faire rougir le chrétien qui répète et qui implore, sans se fatiguer jamais, le nom de Marie. C'est le nom de la

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plus puissante des reines; c'est le nom de la meilleure des mères ; c'est le nom même de l'amour. « Le ratio- » naliste sourit, a dit le père Lacordaire, en voyant » passer des files de gens qui redisent une même pa- » rôle. Celui qui est éclairé d'une meilleure lumière » comprend que l'amour n'a qu'un mot, et qu'en le » redisant toujours il ne le répète jamais. »

0 vous qui aimez, venez donc, dites et redites Y Ave Maria, et vous en serez soulagés, attendris, illumi- nés dans votre intelligence et dans votre cœur. Venez aussi, vous qui vous plaignez de ne pas croire ou de ne plus savoir prier. Le chapelet est la prière qui rend la foi et qui ramène à la ferveur. C'est lui qui terrasse ces monstres d'orgueil dont notre âme est remplie, et qui lui rend la connaissance de sa faiblesse et de sa misère. L'orgueil, avec sa vaine science et ses folles prétentions, s'évanouira comme la fumée, quand vous vous assujettirez à dire et à redire, comme le pauvre, comme le mendiant, comme l'a- veugle [assis sur ^le fgrand chemin, comme la vieille femme cachée dans l'ombre de nos églises : Ave, Ma- ria ! Ave, Maria ! Cette prière même est un emprunt fait à la langue des anges, le génie des hommes n'y est pour rien. En la répétant, l'homme se reconnaît incapable de varier selon ses besoins l'expression de ses désirs. Il soupire, il crie, il salue et il appelle sa mère. L'enfant en détresse n'a qu'un mot, et ce mot n'est qu'un cri pour implorer celle qui lui a donné le jour. Devenez humbles, soyez enfants, le chapelet vous rendra l'habitude de la prière et les lumières de la foi.

Voilà dans quels sentiments d'humilité et d'amour

pour l'encyclique supremi apostolatus. 91

nous allons entreprendre, par les ordres de notre saint-père le pape, cette guerre pacifique, renouvelée du xme siècle, contre les ennemis de notre salut, contre nous-mêmes surtout, qui sommes, par nos pré- jugés et par nos passions, les plus mortels ennemis de nous-mêmes. 0 Marie ! ô Secours des chrétiens, ô Reine toujours victorieuse des hérésies, venez à notre aide ! C'est vous qui avez vaincu les albigeois et re- mis sous le joug de l'Eglise tout le midi de la France révolté contre elle. Remettez sous ce joug béni nos âmes, que la fausse science a émancipées, et faites-leur goûter le bonheur de vous connaître, de vous aimer et de vous servir. C'est vous qui avez battu les Turcs dans les eaux deLépante et sous les murs de Vienne; chacune de vos fêtes, depuis votre Immaculée Con- ception, qui a vaincu le démon, jusqu'à votre Assomp- tion, où le vœu de Louis XIII a sauvé la France, rappelle une grande journée dans les annales du monde, et vous êtes bien digne d'être appelée Notre- Dame de la Victoire. Eh bien ! nous sommes en proie aujourd'hui à toutes les puissances ténébreuses du monde et de l'enfer. Encore une fois, venez à notre aide, regardez l'Eglise, consolez-la, et prenez pitié des pécheurs en considération des justes qui ne cessent de prier pour eux, et menez aux pieds du Père commun de la chrétienté les méchants qui dé- solent son cœur paternel ; ouvrez-leur les yeux pour qu'ils le reconnaissent, les oreilles pour qu'ils l'écoutent, les mains pour qu'ils y reçoivent votre chapelet, le cœur et les lèvres pour qu'ils disent humblement avec nous, dans leur reconnaissance et dans leur bonheur : Ave, Maria ! Ave, Maria !

LETTRE PASTORALE

A L'OCCASION DES PRIÈRES PCRLIQUES

ORDONNÉES PAR LA CONSTITUTION 13 janvier 1884

Le nom de Dieu, placé en tête de la constitution qui nous régit, continue, nos très chers frères, à être invoqué chaque année à l'ouverture de nos assem- blées délibérantes, et l'Etat réclame lui-même des évêques le concours de leurs prières.

Prier Dieu au nom de la France, c'est avouer son existence, c'est reconnaître ses attributs, c'est dé- clarer que les nations, comme les individus, dépen- dent de lui en toute chose. Il tient, en effet, du plus haut des cieux, les rênes des affaires publiques dans sa puissante main, et en les maniant tantôt selon sa justice, tantôt selon sa miséricorde, il mène le monde, comme il lui plaît, vers l'accomplissement de ses des- seins éternels. Soit qu'il abandonne les peuples à leur ignorance, soit qu'il redresse leur sens égaré, les peuples ne font que servir sa gloire et justifier ses commandements. Leur élévation, leur déclin, leur chute, leur résurrection, sont la récompense de leurs

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vertus publiques ou le châtiment de leur désobéis- sance. Ces vicissitudes qui étonnent l'histoire n'é- tonnent jamais le chrétien, car elles entrent dans le plan général de la Providence, tout se rapporte au salut des âmes, qui est ici-bas le dernier mot de toute chose. Quand la prospérité enivre ou corrompt les nations, il se prépare quelque coup terrible qui les fait tomber d'une grande chute, et c'est du fond de l'abîme qu'il leur faut lever les yeux vers le Dieu qui peut les sauver encore. Quand l'humiliation touche à son terme, celui qui insultait à l'aveuglement des autres finit, comme dit Bossuet, par tomber dans des ténèbres plus épaisses, sans qu'il faille souvent autre chose pour lui renverser le sens que ses longues prospérités.

Ainsi les nations demeurent sous la main de Dieu, soit qu'elles l'implorent, soit qu'elles le mécon- naissent et qu'elles le blasphèment. Leur plus rude châtiment est de ne pas sentir qu'il détourne d'elles sa face irritée, car le vide qu'il fait en cessant de les regarder ne peut être comblé que par des ruines, A genoux ! à genoux ! devant ce Dieu unique, vivant et véritable, qui fait mourir les rois comme les autres hommes, et qui leur donne ou leur ôte à son gré le sceptre, la gloire et la vie ! « Dieu seul est grand ! » s'est écrié Massillon devant la tombe de Louis XIV. Mais la tombe vient de s'ouvrir pour le dernier des petits-fils du grand roi, que sa naissance avait pré- destiné, ce semble, à régner sur la France. Et devant cette tombe, il nous faut bien nous écrier à notre tour : « Dieu seul est nécessaire ! »

Dieu seul est grand ! Dieu seul est nécessaire ! Il

A L'OCCASION DES PRIÈRES PUBLIQUES. 95

est le Dieu des sciences, scientiarum Dominus est *, et malheur aux sciences qui détournent de lui leurs sceptiques regards. Elles s'abaisseront, elles s'anéan- tiront dans la poussière. La poésie perdra sa lyre, l'éloquence ses ailes, les mathématiques leurs plus savantes déductions, la physique ses charmes, l'his- toire ses leçons ; la philosophie, réduite à ne plus voir dans la pensée qu'un fatal instinct, ne sera plus qu'une triste médecine; la médecine, ne voyant que le corps, servira les passions au lieu de les combattre; et l'astronomie ne montera dans l'espace que pour aller coller je ne sais quelles bandes de papier sur les étoiles, en déclarant le ciel vide du Dieu qui l'a créé, et en écrivant sur la porte : Fermé pour cause de décès. 0 ignorants ! ô misérables I vos scellés sa- crilèges ne tiendront pas l'espace d'un matin. N'en- tendez-vous pas Dieu se railler dans sa haute demeure de votre ignorance insolente ? Un siècle va venir qui dissipera ces nuages amoncelés entre le ciel et la terre. Des savants viendront qui continueront Newton, Kepler, Leibnitz, Guvier, et nos écoles, délivrées des petits sophistes qui les dépravent, chanteront encore, avec le prophète, le Dieu qui règne dans les cieux et qui a semé dans l'espace les étoiles et les mondes : Cœli enarrant gloriam Dei, et opéra manuum ejus annuntiat firmamentum 2.

C'est par Dieu que régnent les rois et que les lé- gislateurs des peuples établissent des lois équitables : Per me reges régnant et conditores legum justa decer-

1 /. Reg., ii, 3.

2 P$. xviii, 2.

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nunt *. Ces lois équitables que nous attendons ne sont point celles que dictent les passions dans les assemblées tumultueuses. Elles veulent, pour être utiles, pour être durables, du temps, des soins, une juste appréciation des hommes et des choses, de la part de ceux qui les font. C'est pourquoi nous de- mandons pour eux le don de sagesse, de conseil et de force à l'Esprit de qui descend tout don parfait. Les grandes législations regardent à la fois le passé et l'avenir. Ainsi les peint Raphaël, dans une célèbre allégorie, sous la figure d'une femme à deux têtes, Tune antique et vénérable, l'autre jeune et d'une grande beauté. La vieille tête regarde le passé, mais elle est aidée par la prudence, qui lui présente un mors avec des guides de pourpre, pendant qu'un petit génie éclaire cette scène avec un flambeau. C'est la jeune tête qui regarde l'avenir. Le miroir que lui montre un génie indique la réflexion, car il faut réfléchir sur soi-même autant que sur son siècle, pour donner à l'homme non pas les meilleures lois qu'il puisse avoir absolument, mais celles qui lui conviennent -le mieux dans le siècle et dans le pays auxquels il appartient. En face de cette allégorie, Raphaël a placé la justice en action. D'un côté, Moïse montrant au peuple hébreu les tables de la loi : c'est le type éternel auquel les lois humaines doivent se conformer. De l'autre, Solon avec les lois les mieux appropriées au génie d'Athènes : c'est la perfection relative que doivent chercher les lois humaines. 0 législateurs des peuples modernes, soyez, si vous le

1 Prov., vin, 15.

a l'occasion des prières publiques. 97

pouvez, les Solons de votre siècle. Mais n'oubliez pas que vous auriez beau graver vos lois sur le marbre et l'airain, elles périront si elles contredisent la loi de Dieu ; et, avant de périr, elles feront, par l'impiété et la discorde, le malheur des nations. Loin de nous, loin de nous les lois qui autoriseraient l'oubli de Dieu, le blasphème, le divorce, mépris des parents, de la magistrature et du sacerdoce ! Loin de nous les lois qui émanciperaient du joug du Seigneur l'enfance et la jeunesse I Ce serait à bref délai la ruine de la France.

Nous sommes soumis, comme nous devons l'être, au gouvernement de notre pays. Nous lui rendons le respect, le tribut et l'honneur ; nous prions pour lui, et nous ne faisons que notre devoir. Ce devoir, Jésus- Christ l'a tracé par son exemple, saint Paul l'a com- menté dans ses épîtres, l'Eglise l'enseigne, et le grand pape qui nous gouverne, ne cessant de nous élever par ses exhortations au-dessus des vicissitudes de ce monde, nous apprend comment il faut patienter et attendre sans récrimination ni amertume, fussions- nous oubliés et méconnus. Voilà toute notre poli- tique. Quand il nous est donné de nous expliquer sur les rapports qui lient l'une à l'autre l'Eglise et la France, nous répétons à tout venant : « Respectez le concordat. » Nous l'avons dit en célébrant, il y a quelques jours, le grand cardinal qui a consumé sa vie à resserrer les nœuds de cette étroite alliance 1 ; nous le répéterons à nos législateurs : Respectez le

1 Oraison funèbre du cardinal de Bonnechose, prêchée à Rouen le 13 décembre 1883.

i. 6

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concordat, laissez au sacerdoce les franchises néces- saires à son recrutement, laissez au prêtre les li- bertés qui appartiennent à tous les citoyens. Res- pectez le concordat, mais entendez-le avec cet esprit droit, cette largeur de vues, cette générosité de sen- timents, qui caractérisent la nation française. Songez que vous continuez une grande tradition et que vous traitez avec la puissance qui lie les consciences, qui bénit et qui donne la paix.

C'est aussi le Dieu des armées que nous implorons : Dominus Deus eœercituum 1 ! Ce Dieu marche devant elles et brise sous leurs coups, quand il lui plaît, les remparts de pierre et les portes d'airain. La France le sait, et quoi qu'on fasse, elle ne l'oubliera jamais. Non, le Dieu qui exauça, à Tolbiac, les prières de Glovis ; à Bouvines, celles de Philippe-Auguste ; à Orléans, celles de Jeanne d'Arc, n'a point rejeté le drapeau de la France. Ses couleurs changent, mais ses destinées sont toujours les mêmes. Il sert encore, il servira toujours la civilisation. C'est ce drapeau glorieux qui a ramené le pape à Rome et qui a tenu son trône pendant vingt ans à l'abri de ses ailes. C'est lui qui, après avoir été planté par la main de Charles X sur les murs d'Alger, a conquis, d'Alger à Oran et de Constantine à Tunis, tous les rivages de la Barbarie. Par lui, les côtes de l'Afrique sont redevenues chrétiennes, saint Augustin a des suc- cesseurs, et la Méditerranée n'est plus qu'un lac fran- çais. Et maintenant qu'il s'est engagé dans les mers de la Chine, que pouvons-nous souhaiter aux braves

1 Jerem., v, 14.

A l'occasion des prières publiques. 99

qui le portent, sinon rhonneur et la victoire? Huit cent mille chrétiens font des vœux pour son triomphe, car leur vie en dépend, et il ne saurait reculer sans entraîner dans sa ruine les plus florissantes missions de l'extrême Orient. Deux cents missionnaires rap- pellent, nos chefs estiment leurs conseils, nos soldats connaissent leur héroïque dévouement. Ces mission- naires ont précédé notre drapeau chez les nations in- fidèles; n'est-il pas juste, n'est-il pas nécessaire que ce drapeau les protège et les sauve aujourd'hui ? 0 Dieu, souvenez-vous de la France, et rendez-la aussi glorieuse qu'elle nous est chère. Qu'il lui suffise d'ap- paraître au loin sur les flots, avec son drapeau et ses soldats, pour faire reconnaître la grande nation et pour obtenir un traité qui sauve la civilisation en assurant l'honneur de nos armes.

Souvenons-nous à notre tour des premières vic- times de cette guerre, qui ont payé si chèrement de leur sang nos premières victoires. Aussi devons-nous mêler la prière des morts à celle des vivants et ré- citer, après le Veni creator, par lequel nous implorons la bénédiction de Dieu sur nos assemblées, le Depro- fundis pour les braves dont le cercueil repose à quatre mille lieues de nous, sous l'étendard de la croix et sous la garde de notre pavillon national ! 0 Dieu, re- cevez-les dans votre miséricorde, et en vous retour- nant vers leur patrie, donnez-lui, après la victoire, tous les biens qui font les grands peuples : à nos savants la modestie, à nos législateurs la sagesse, à nos soldats le courage, à tous la concorde et la paix.

^#*fc

LETTRE PASTORALE

PORTANT PUBLICATION

DU BREF ET DES DÉCRETS PONTIFICAUX

QUI INTRODUISENT UNE INVOCATION NOUVELLE DANS LES LITANIES ET PRESCRIVANT DES PRIÈRES APRÈS CHAQ.UE MESSE BASSE

1 8 janvier 1884

Après avoir, nos très chers frères, appelé par des invocations publiques les bénédictions de Dieu sur nos assemblées législatives, nous avons un autre devoir à remplir en portant à votre connaissance les ordres que nous recevons de notre saint-père le pape, pour ajouter aux prières communes de nouvelles supplications et de nouvelles instances.

Ces pratiques sont courtes et faciles à suivre. D'abord Léon XIII s'adresse à tous ceux qui prient, aux fidèles comme aux prêtres. Il ordonne qu'on termine les litanies de la très sainte Vierge par un verset rappelant tout ce que la dévotion du saint Rosaire a valu de grâces à la chrétienté. Il fait ainsi d'une fête annuelle le mémento de chaque jour, et de la prière récitée dans les sanctuaires de la catholicité, pendant le mois d'octobre, la

6*

402 LETTRE PASTORALE PORTANT PUBLICATION

prière qui se récitera désormais à perpétuité dans toutes les familles : Regina saoratissimi Rosarii, ora pro nobis. Pie IX, dont la mémoire est si grande, a été visiblement béni et soutenu dans tout le cours de son règne par Celle qu'il a commandé d'invoquer sous le titre de son immaculée conception : Regina sine labe concepta, ora pro nobis. Voici Léon XIII qui appelle à son aide la reine des pacifiques combats et des victoires spirituelles. Il prend le rosaire en main, et c'est avec cette arme qu'il attaque, comme saint Dominique, les hérésies et les erreurs de son siècle. La fronde de David a beau être méprisée par les nouveaux Goliaths, elle vise haut, elle frappe juste, elle étendra dans la poussière ces géants qui foulent la terre d'un pied superbe et qui menacent le ciel de leur tête impie. 0 père, ô libérateur, c'est en vous qu'Israël espère. Nous vous écoutons, nous marchons après vous, nous prions avec vous, et nous attendons avec confiance l'issue de la bataille.

Notre saint-père le pape, par un autre acte non moins solennel, s'adressant à la ville et au monde : Urbi et orbi, prescrit à chaque prêtre, au sortir de l'autel, de s'agenouiller devant la croix du sacrifice, et de réciter trois Ave Maria, avec le Salve regina, un verset et une oraison appropriés aux besoins du temps.

Encore la salutation angélique, cette prière qu'on ne saurait trop redire ! Encore ce cri sublime, de confiance autant que de détresse, poussé vers Marie par les héros de la première croisade, et dont l'Eglise fait, dans toutes les circonstances difficiles, son chant de guerre et de victoire. Salut, ô notre reine ! vous

d'un bref et de décrets pontificaux. 103

qui êtes la mère de miséricorde ! Salve, regina, mater misericordix ! Vous êtes la vie, ressuscitez et soute- nez nos âmes ; votre nom est plein de suavité , mettez-en le parfum dans l'amertume de nos cœurs et faites-le monter jusque sur nos lèvres; vous êtes surtout notre espérance, celle qui survit à toutes les disgrâces et qui fleurit sur toutes les ruines : Vita, dulcedo et spes nostra, salve. Les enfants d'Eve, exilés du jardin de délices, se tournent vers vous et vous demandent grâce pour leur faiblesse et pour leurs péchés : Ad te clamamus exules, filii Evœ. Les gémis- sements et les larmes remplissent plus que jamais cette vallée de misères l'Eglise militante combat contre le nombre, la force et la puissance. 0 reine, écoutez nos cris et venez la délivrer : Ad te suspira- mus, gementes et fientes in hac lacrymarum valle. Vous êtes notre avocate, et la cause que vous prenez en main triomphe tôt ou tard du monde et de l'enfer : Eia ergo, advocata nostra ! Tournez vers nous vos yeux pleins de miséricorde. Que ce regard nous protège et nous guide pendant tout notre exil, jus- qu'au jour la porte du ciel s'ouvrira, et vous nous ferez voir Jésus, le fruit béni de vos entrailles, qui sera notre récompense et notre gloire : EtJesum, benedictum fructum ventris tui, nobis post hoc exi- lium ostende. Vous êtes la clémence, la piété, la douceur même : 0 démens ! 6 pia ! ô dulcis virgo Maria ! Que votre clémence nous pardonne, que votre piété nous inspire, que votre douceur nous serve d'exemple !

L'oraison qui suit cette magnifique antienne est merveilleusement appropriée aux circonstances ac-

104 LETTRE PASTORALE PORTANT PUBLICATION

tuelles. Nous invoquons le Seigneur, qui est notre refuge et notre force, refugium et virtus. Nous l'invo- quons par les mérites de la glorieuse et immaculée vierge Marie, qui est si justement appelée le secours des chrétiens ; par l'intercession de saint Joseph, qui a été déclaré le protecteur de l'Eglise universelle ; des saints apôtres Pierre et Paul, qui en sont les défen- seurs ; de tous les saints, qui en sont la gloire. Nous le supplions d'avoir pour agréable l'humilité de nos prières, et d'en rendre la vertu efficace par Jésus- Christ, notre maître, notre roi et notre Dieu.

Je n'ai pas besoin de vous faire remarquer, nos très chers frères, combien la dévotion que recom- mande notre saint-père le pape aux prêtres et aux fidèles s'impose avec autorité. Il n'y a d'ailleurs ni pratiques extraordinaires, ni prières nouvelles, ni conditions difficiles à remplir, ni devoirs qui surchar- gent la piété publique. Tout est simple, tout est grand , tout est ordonné comme il convient à la mission du vicaire de Jésus-Christ, avec cette brièveté à la fois ferme et paternelle qui caractérise sa parole. Les pauvres, les simples, les humbles femmes, les petits enfants, l'entendent et le comprennent. Il veut associer à sa croisade tous ceux qui croient, tous ceux qui espèrent, tous ceux qui aiment, tous ceux qui pleurent, tous ceux qui souffrent. Il est lui-même le premier des croyants, des affligés, des pauvres et des captifs. Il est le serviteur des serviteurs de Dieu.

Ne soyez pas surpris, nos très chers frères, que le souverain pontife règle ainsi la prière publique, ni qu'il prenne le commandement de cette croisade pacifique les évêques, les prêtres, les fidèles, doi-

d'un bref et de décrets pontificaux. 105

vent marcher à sa parole dans une parfaite unani- mité. La piété qui n'est pas selon la règle a plus d'une fois, sinon égaré les âmes, du moins emporté leur ardeur indiscrète au delà des bornes. De les prophéties menteuses et les visions ridicules qui mar- quent, à bref délai, la fin des épreuves de l'Eglise et qui, la date fatale passée, laissent le découragement au fond des cœurs faibles et des esprits crédules. De les dévotions imaginées par des gens sans auto- rité, propagées par des journalistes sans mission, auxquelles on attribue une efficacité infaillible pour le salut de l'Eglise et de la France. De ces spécula- tions financières qui se cachent sous le masque de la piété, trompent les naïfs, séduisent les cupides, entassent ruines sur ruines, et mêlent les choses les plus saintes à des préoccupations et à des calculs d'intérêt personnel *.

Au milieu de ce dévergondage, les commande- ments de Dieu sont méconnus jusque dans les rangs

i Nous citerons en particulier le Rosier de Marie, dont M^r le cardinal- archevêque de Paris et Mer l'évoque de Beauvais ont signalé aux fidèles le caractère mercantile et la funeste influence.

Nous signalons aussi les Annales du surnaturel, publiées à Nîmes, sans approbation, et l'on peut relever, entre autres erreurs, tout ce qui regarde les prétendues apparitions de la sainte Vierge à Boulleret. On s'efforce d'accréditer sous le patronage de Marie, par des visions ridi- cules, la mission politique et religieuse d'un Naundorf, fils d'un soi-di- sant Louis XVII. C'est prendre le masque de la piété pour couvrir la folie. La raison et l'histoire suffisent pour faire justice de ce prétendant, qui est Hollandais. Mais c'est faire injure à la sainte Vierge que de mê- ler son nom à toute cette intrigue, et il est odieux de tromper les simples en faisant intervenir ici le surnaturel. L'auteur des Annales du surnaturel a pris pour devise : Avec V Eglise partout et toujours. Son premier devoir était de soumettre à son évêque ses publications en ma- tière de surnaturel. Aujourd'hui le premier devoir de l'évêque est de les condamner.

106 LETTRE PASTORALE PORTANT PUBLICATION

de ceux qui se disent les défenseurs de Dieu et de son Eglise. On s'est fait une religion facile, qui s'ac- commode avec les plaisirs les plus suspects et les passions les plus honteuses* Jamais les exigences de la mode et du luxe n'ont été poussées plus loin, jamais elles n'ont coûté si cher. La crudité des romans, la licence des spectacles, la fureur des jeux, la cruelle manie des duels, ne font que s'accroître au milieu de l'abaissement des caractères. On se plaint tous les jours de ceux qui ne croient pas en Dieu, et on ne s'aperçoit pas que Ton vit comme si on n'y croyait pas soi-même* On déplore qu'il y ait des écoles le nom de Dieu ne soit plus prononcé, et on s'obstine à lire le roman qui offense sa loi sainte, on s'entête à fréquenter le théâtre, l'école de pesti- lence et d'impiété, cette loi est tournée en ridicule. Il y a, jusque dans la presse qui se dit religieuse, des écrivains qui préconisent les mauvais livres, qui applaudissent aux plus mauvaises pièces, qui tantôt excusent le duel, tantôt le célèbrent, ou qui du moins, rien que pour en raconter les affreuses prouesses, en perpétuent l'abus et en facilitent la déplorable imita- tion.

Non, non, ce n'est pas de que nous viendra le salut. Ce n'est pas en s'abaissant qu'on relève les autres ; les hommes de plaisir n'ont pas à prétendre à la direction des affaires ; Dieu ne leur a promis que la décadence et la ruine : Auferetur factio lascivien- tium i.

Venez, chrétiens, venez; élevez- vous au-dessus de

1 Amos, vi, 7.

d'un bref et de décrets pontificaux. 107

cette atmosphère empoisonnée ; démêlez-vous, comme disait Massillon, de cette paille destinée au feu; pre- nez d'autres mœurs, humiliez-vous et priez en union avec le pape, les évêques et les prêtres, sans étude ni contention, sans recherche de vanité et d'amour- propre, sans découragement et sans présomption. Prions; mais ne marquons jamais à Dieu l'heure nous voulons être exaucés. Prions ; mais n'oublions pas qu'en nous persuadant que nous allons obtenir le salut du monde par le moindre acte de religion, nous nous rendons, par ce trait d'orgueil, indignes d'y concourir. Prions; mais persévérons dans notre prière, nous croyant trop récompensés si Dieu veut bien la souffrir, et regardant comme bien au-dessus de nos mérites les délais que sa justice met à nous frapper. Voilà tout le secret de l'humilité sincère et de la patience inaltérable. Voilà les prophéties qui ne trompent 'jamais, les bonnes œuvres qui pèsent dans la balance de la miséricorde, les prières que Dieu écoute ici-bas dans l'ordre de sa grâce, et dont il fera dans le ciel les louanges de son éternelle gloire.

INSTRUCTION PASTORALE

SUR

L'ŒUVRE DES GRANDS SÉMINAIRES

ET DES VOCATIONS ECCLÉSIASTIQUES

10 février 1 884

Huit ans se sont écoulés, nos très chers frères, depuis le jour où, ayant pris possession de notre siège épiscopal, nous vous avons confié les vives alarmes qu'excitait dans notre âme le recrutement du sacerdoce. Notre grand séminaire ne comptait alors que trente-quatre élèves, l'école de philosophie n'en avait que deux, et les classes latines du petit séminaire de Beaucaire étaient réduites à quatre- vingts. C'était, à bref délai, la décadence et la ruine. Notre premier devoir fut de multiplier les établisse- ments d'instruction secondaire, en ouvrant au col- lège de Sommières un cours d'études classiques, et en formant des maîtrises à Nîmes et à Bessèges. La fondation de trente demi-bourses au petit séminaire de Beaucaire augmenta, dans cette maison, le nombre des élèves et servit de stimulant à leurs études. Ceux qui ne voient que le moment présent ne se rendaient

I. 7

110 INSTRUCTION PASTORALE

pas un compte bien exact de ces institutions nou- velles. Ils ne faisaient pas attention que l'éducation ecclésiastique comprend au moins dix années, qu'il faut semer longtemps avant de recueillir, et que, pour avoir un jour des prêtres, on doit commencer par former, la grammaire à la main, des enfants de dix ans à l'étude des langues anciennes. D'autres s'alarmaient de voir se multiplier les maisons d'en- seignement secondaire, prétendant que les nouvelles feraient tort aux anciennes, tandis qu'il est d'expé- rience que plus on crée d'écoles, plus on obtient de sujets et plus on découvre de vocations.

Dieu a dissipé ces craintes et béni nos efforts. Grâce aux secours généreux des fidèles, grâce aux soins éclairés et persévérants des maîtres qui gou- vernent nos collèges, maîtrises et séminaires, le nombre de nos élèves est devenu aussi rassurant que possible pour l'avenir. Le petit séminaire de Beaucaire en compte près de deux cents ; les maî- trises latines de Nîmes et de Bessèges, cent vingt ; le collège de Sommières, sur les cent quarante enfants qui le peuplent, donne à cinquante d'entre eux ren- seignement secondaire. Ajoutez à cela que notre col- lège de Saint-Stanislas a dépassé le chiffre de deux cents pensionnaires, et que la belle institution de l'Assomption, se relevant du coup dont elle avait été frappée par la mort à jamais regrettable du R. P. d'Alzon, reprend, avec cent cinquante élèves, dans l'estime publique et dans la confiance des familles, la place légitime qui lui appartient. Ainsi huit cents jeunes gens reçoivent aujourd'hui, dans des mai- sons d'éducation tenues par des prêtres ou par des

SUR L'OEfcVRÈ DES GRANDS SÉMINAIRES. Ml

religieux de notre diocèse, une solide et brillante éducation secondaire.

Voilà les établissements qui concourent, dans di- verses mesures, au recrutement de notre clergé. Nous avons souhaité pour eux les succès universi- taires, et nos espérances n'ont pas été déçues. On s'était alarmé, dans d'autres temps, de ces succès modestes, s'imaginant qu'après les avoir obtenus, nos séminaristes seraient assez épris de leur vaine gloire pour changer de carrière et renoncer à l'Eglise. Nous ne redoutons rien de pareil, estimant d'ailleurs que ceux qui succombent devant cette légère tenta- tion n'ont pas une âme capable de s'imposer les sa- crifices du sacerdoce, et qu'ils font bien de porter ailleurs une ambition qui serait cruellement trompée. Ce n'est pas avec des sentiments de vanité que nos jeunes clercs se préparent aux grades universitaires. Ils veulent par servir l'Eglise et donner à nos sé- minaires et à nos collèges des prêtres qui, par le nombre et la valeur de leurs diplômes, répondent à toutes les exigences des lois nouvelles, et conso- lident l'existence de nos établissements.

Mais toutes ces œuvres, quelque florissantes qu'elles soient, n'auraient pas suffi pour assurer le recrutement du sacerdoce, s'il ne nous eût pas été donné de confier à la vénérable compagnie de Saint- Sulpice l'éducation de nos jeunes clercs. Il y a quatre ans qu'elle a pris la direction de notre grand sémi- naire, et cette maison commence à revoir de beaux jours. Le nombre des élèves dépasse quatre-vingts; leur application à l'étude est satisfaisante ; leur pré- paration aux saints ordres s'accomplit selon les

112 INSTRUCTION PASTORALE

règles de la compagnie, avec toute la gravité que comporte un tel noviciat; tout marche à la parole des maîtres, qui n'est autre chose que la raison et l'expérience, et nous rendons chaque jour au Sei- gneur de profondes actions de grâces, en reconnais- sant qu'il a tout fait dans ce bel ouvrage.

Il ne nous est pas permis cependant de nous re- poser sans inquiétude sur ces présages d'un meilleur avenir. Notre grand séminaire, si heureusement re- peuplé et si dignement conduit, voit diminuer tous les jours ses ressources matérielles. Moins heureux que d'autres, il ne vivait guère que des bourses de l'Etat et des allocations du conseil général. Celles-ci ont cessé depuis trois ans, celles-là sont réduites des deux tiers, et personne n'ignore que la suppres- sion totale des bourses est à Tordre du jour dans nos assemblées délibérantes K Le zèle et la piété se sont laissé surprendre par ce désastre, et on a porté ailleurs des aumônes qui auraient été si nécessaires pour faire à notre séminaire une dotation indépen- dante des événements. Trop peu inquiet de l'avenir, trop confiant dans les dispositions des pouvoirs publics, on comptait sur la justice, sur les droits acquis, sur un budget que toutes les chambres fran- çaises avaient respecté jusqu'alors, et qui était aussi sacré à leurs yeux que les budgets des lycées et des écoles spéciales. Qui aurait pu s'imaginer qu'un jour on distinguerait, entre les carrières libérales, celle

1 Le grand séminaire de Nîmes avait, il y a quatre ans, 20,000 fr. de revenus, dont 16,000 fr. des bourses de l'Etat et 4,000 fr. du conseil général. Il est réduit à 5,600 fr. aujourd'hui; ce secours, donné par l'Etat, diminuera d'année en année et n'existera plus dans trois ans.

SUR l'oeuvre des grands séminaires. 113

qui impose le plus de privations, celle qui exige les plus longues études, celle qui se recrute presque exclusivement parmi les pauvres, pour la priver des secours de l'Etat, tandis qu'on les offre aux autres étudiants avec une incroyable prodigalité ?

La charité de nos diocésains, d'ailleurs si digne d'éloges, semblait ignorer qu'au milieu des œuvres de la Propagation de la foi, de la Sainte-Enfance, des Ecoles chrétiennes, l'œuvre du grand séminaire res- tait encore sans ressources et presque sans fondement. Ce fut pour notre illustre prédécesseur, de sainte et éloquente mémoire, le sujet d'une vive préoccupa- tion. Après avoir fait, à plusieurs reprises, des ten- tatives discrètes pour diriger de ce côté les aumônes des prêtres et des fidèles, il arriva à la fin de sa vie sans avoir presque rien obtenu. Sa consolation fut de commencer l'œuvre en y meltant toute sa fortune; et la modeste aisance qu'il avait reçue de son père, un an seulement avant de mourir, reçut la destina- tion sainte à laquelle il l'avait consacrée. Mais en ajoutant à quelques fondations anciennes l'héritage de Mgr Plantier, les libéralités de M. l'abbé Tibon et de M. l'abbé Boucarut, notre avoir ne dépasse guère cent mille francs. Voilà toutes nos ressources, sans parler d'une maison de campagne qui nous est plus à charge qu'à profit, et dont il nous faut, pour ainsi dire, payer Pair et les ombrages, si nécessaires, dans les grandes chaleurs, à la santé de nos séminaristes.

Jugez par là, nos très chers frères, à quelles extré- mités nous sommes réduit. Nous ne vous parlons pas de la pension des jeunes clercs. Non seulement plu- sieurs sont absolument hors d'état de la donner, mais

114 INSTRUCTION PASTORALE

leur vestiaire et leur entretien pendant les vacances sont encore à la charge de leurs bienfaiteurs. La plu- part ne paient qu'une partie de la pension, et le paie- ment en est subordonné aux hasards des récoltes et aux besoins impérieux des familles. On s'explique assez combien cette charge leur pèse, car l'éducation ecclésiastique dure jusqu'à vingt-quatre ans, et il ne nous est pas permis d'en abréger la durée*. A l'âge le séminariste est encore sur les bancs, il y a long- temps que son frère aide aux travaux des champs et que sa sœur vit de son aiguille. Il nous répugne de prélever sur les veilles de l'humble ouvrière, sur le gage d'une domestique fidèle, sur les sueurs du jeune paysan, la pension, même réduite, de l'aspi- rant aux saints ordres. La gêne croissante des fa- milles, la diminution des récoltes, la ruine presque totale de la vigne et de la garance, les spéculations malheureuses auxquelles on s'est trop abandonné, tout nous accable à la fois. A mesure que nos charges ont augmenté, nos ressources personnelles diminuent, et plus nous avons le devoir de faire l'aumône, moins il nous reste de moyens pour la faire.

Nous sommes donc obligé de demander à notre clergé et à notre peuple ce que nous voudrions donner nous -même. Nous le demandons par la quête du carême, vous avertissant que les aumônes recueillies dans cette quête seront désormais appli- cables au grand comme au petit séminaire, et qu'il faut redoubler de générosité pour suffire à cette double charge. Vous savez, nos très chers frères, que cette aumône est obligatoire et que c'est la pau- vreté seule qui peut vous en dispenser. Mais vous ne

SUR l'oeuvre des grands séminaires. 115

savez pas assez qu'elle doit être proportionnelle à vos ressources, etsurtoutqu'elledoit vous imposerquelque privation. Vous ne ferez que votre devoir en dimi- nuant vos dépenses pour satisfaire à cette obligation de conscience. Plaise à Dieu que vous consentiez à retrancher quelque chose du luxe qui vous ruine et des misérables plaisirs qui vous perdent ! Ces ro- mans dont la lecture vous est si chère, ces spectacles dont la fréquentation vous est si mortelle, ces jeux dont la fureur envahit tous les âges et toutes les classes de la société, ces cabarets Ton perd à la fois son temps, son argent et ses mœurs, ces chasses, ces courses, ces voyages, dans lesquels on ne se re- fuse aucun agrément, au mépris de la loi sainte du dimanche, ce luxe dans les habits qui est devenu le fléau des campagnes aussi bien que des villes, toute cette vie que se disputent le théâtre, les cercles, la politique, et dans laquelle la religion a une si petite part, est-elle sans reproche devant Dieu ? Regardez au fond de votre âme, jugez-vous comme vous serez jugés au dernier jour, et quand vous viendrez accom- plir le devoir pascal, vous reconnaîtrez assez que ce n'est que par une large aumône que vous pouvez couvrir la multitude de vos péchés.

Ajouterons- nous que, parmi toutes les œuvres chères à la piété publique, l'œuvre de notre grand séminaire demande aujourd'hui la première place? A Dieu ne plaise que le Denier de saint Pierre en soit diminué, non plus que les recettes de la Propagation de la foi, de la Sainte-Enfance et de l'œuvre de Saint- François de Sales. Mais comment oublier ce que l'on doit à son diocèse aussi bien qu'à l'Eglise univer-

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selle ? La conservation de la foi dans vos propres foyers ne mérite-t-elle pas autant vos regards et votre intérêt que sa propagation dans les contrées infidèles ? La maison dans laquelle se forment ceux qui doivent être un jour vos pères et pasteurs n'a-t- elle pas des droits particuliers à vos bienfaits ? Qui la soutiendra, si vous l'abandonnez ? Et faudra- t-il, dans notre détresse, aller quêter dans l'Océanie, dans la Chine et dans les Grandes Indes, pour le grand sé- minaire de Nîmes ?

0 sainte maison, asile de nos jeunes clercs, qui sont Fespérance de notre Eglise, si jamais nous avons souhaité d'être éloquent et persuasif, c'est pour plai- der votre cause et vous gagner tous les suffrages. Nous appellerons à notre aide le souvenir de nos illustres et vénérés prédécesseurs, qui ont tant aimé notre séminaire et qui lui ont voulu tant de bien : Mgr de Ghaffoy, le restaurateur du diocèse et le fon- dateur de cette institution, à qui il a confié le dépôt de ses cendres; Mgr Cart, qui Ta édifiée par le spec- tacle de ses douces vertus et de ses longues souf- frances; Mgr Plantier, qui en a fait l'objet principal de ses pensées et de son testament. Nous inviterons tous les prêtres qui ont reçu dans ce séminaire les bienfaits de l'éducation à se joindre à nous pour en assurer l'existence et en perpétuer les bienfaits. Nous demanderons aux anciens directeurs de la maison l'appui de leur témoignage et le concours de leurs prières. Venez aussi, anges du Seigneur, veillez sur elle et rangez alentour vos escadrons invisibles, afin qu'elle ne périsse point dans la tempête. Préservez-la de la misère et de la faim, ôtez-lui l'affreuse inquié-

SUR l'oeuvre des grands séminaires. 117

tude qui pèse sur elle et sur nous, quand nous son- geons que ses destinées sont encore incertaines et qu'elle n'a pas de quoi subvenir aux besoins des jeunes clercs , excitez en sa faveur la compassion et la charité des prêtres et des fidèles, et donnez- nous de la rendre aussi solide et aussi durable qu'elle est chère à notre cœur et nécessaire à notre diocèse.

J'aborde une question plus haute et plus délicate encore, celle des vocations ecclésiastiques. Ce n'est pas seulement des secours en argent que nous de- mandons pour notre grand séminaire, nous deman- dons des hommes de bonne volonté pour le peupler, pour s'y former aux vertus sacerdotales, pour devenir le sel de la terre et la lumière du monde.

L'appel que nous leur faisons n'a rien de séduisant ni pour la paresse, ni pour la cupidité, ni pour la vanité humaine. Nous traversons une de ces crises redoutables qui ne peuvent pas laisser la moindre illusion sur le sort réservé à ceux qui embrassent notre saint état. Ce n'est pas une crise passagère, l'esprit public est trop corrompu pour se guérir en un instant, et ceux qui comptent sur des révolutions politiques pour opérer ce miraculeux changement ignorent à quelles profondeurs le mal est descendu, à quel point il a atteint et vicié les hommes de notre siècle. La défiance dont le sacerdoce est l'objet ne date pas d'hier. Elle s'est glissée depuis trois cents ans dans nos lois ; elle a pénétré partout dans les mœurs, aussi bien dans les campagnes que dans les villes ; elle a dicté, même depuis la restauration du culte public, toutes les mesures de prévention ou de répression qui, sous tous les régimes politiques, ont

118 INSTRUCTION PASTORALE

entravé ou restreint l'action salutaire de l'Eglise et du prêtre. De ces soupçons violents qui se perpé- tuent et qui s'éternisent dans tous les partis. De ces préventions sans fondement, ces querelles sans fin, ces injures sans nom, ces spoliations et ces in- justices dont on suit la tradition dans l'histoire con- temporaine, à peine interrompues de temps à autre par quelques délais ou quelques répits, qui ne font que rendre les attaques nouvelles plus sensibles et les nouveaux coups plus redoutables. Les législateurs n'ont que trop de facilité pour nous persécuter. Ils n'ont qu'à reprendre dans l'arsenal de nos lois des armes qu'on n'a pas su briser. Ils y trouvent toujours quelque texte oublié dont on peut se servir, en le torturant un peu, pour décréter la confiscation de nos biens, la proscription de notre habit, la ferme- ture de nos temples, l'emprisonnement de nos per- sonnes. L'Eglise demeure, au milieu des institutions publiques, la seule que l'on attaque toujours; le prêtre semble, par sa vocation, l'éternel ennemi de la société, parce qu'il est établi pour l'avertir, la re- prendre et la corriger.

N'en soyons pas surpris. Notre-Seigneur Jésus- Christ nous l'a expressément annoncé : Le disciple, a-t-il dit, n'est pas au-dessus du maître. Vous serez, comme moi, V objet de la haine publique {. Mais ne craignez pas, j'ai vaincu le monde 2.

Voilà les promesses faites au sacerdoce. Nous sommes voués, par état, aux mépris et aux injures,

1 Matth., x, 23-24.

2 Id., x, 31.

SUR l'oeuvre des grands séminaires. 119

nous avons notre Calvaire à gravir et notre croix à porter, et ceux qui sont sans honneur et sans cou- rage ne sauraient prétendre à représenter Jésus- Christ dans une société le nom de Jésus-Christ est devenu plus que jamais le scandale de la raison dévoyée. Jamais nous n'avons eu tant à étudier, tant à combattre, tant à contredire, tant à nous plaindre, tant à souffrir, et surtout tant à pardonner. Ecoutez comme Léon XIII caractérise les qualités nécessaires au clergé de notre siècle : « De graves raisons com- munes à tous les temps demandent que les prêtres soient ornés de grandes et fortes vertus. Toutefois, les temps nous vivons exigent plus encore. En effet, la défense de la foi catholique, qui revient sur- tout au prêtre et qui est aujourd'hui si nécessaire, réclame une doctrine qui ne soit point vulgaire ni médiocre, mais éminente et variée; une doctrine qui n'embrasse pas seulement les sciences sacrées, mais aussi les sciences philosophiques, et qui soit riche de toutes les découvertes physiques et historiques. Il faut déraciner les nombreuses erreurs de ceux qui sapent chacun des fondements de la sagesse chré- tienne; il faut lutter avec des adversaires très pré- parés, opiniâtres dans la controverse, qui empruntent perfidement des armes à toutes les branches de la science. De même aussi, vu la profondeur et Té- tendue de la corruption qui règne aujourd'hui, les prêtres ont besoin d'un surcroît tout particulier de constance et de vertu. Ils ne peuvent pas éviter le commerce des hommes. Au contraire, les devoirs de leur charge les forcent à être en relations intimes avec les peuples, et cela au milieu des villes, il n'est

120 INSTRUCTION PASTORALE

presque pas de passion qui n'ait libre carrière et ne se livre aux excès les plus effrénés. On comprend par que la vertu du clergé doit avoir, en ce temps, une trempe assez forte pour rester elle-même inébran- lable, et vaincre les séductions des passions sans recevoir aucune atteinte de la contagion des exem- ples *. »

Vous le voyez, nos très chers frères, le grand pape qui gouverne l'Eglise ne dissimule rien. Il demande au clergé plus de science et plus de vertu qu'on n'en a demandé jamais. Qu'il y ait de quoi décourager les lâches, nous nous en réjouissons, bien loin de nous en plaindre. Que les hommes de chair et de sang s'éloignent donc des autels. Qu'ils s'éloignent, ceux qui redoutent l'étude et la contrainte ; ceux qui pensent à leur fortune et non au salut des âmes ; ceux qui veulent autre chose que le pain qui suffit au jour et l'étroit vêtement qui convient à la pauvreté apos- tolique ; ceux qui feraient de leur ministère un piège pour la vertu ou qui rêveraient de s'en servir pour capter quelque héritage; ceux qui trembleraient par avance devant les ministères rebutants des hospices et des prisons, ou qui craindraient d'ensevelir leur jeunesse dans la poussière de nos classes et de nos salles d'étude. Loin des autels ceux qui ont soin d'eux-mêmes et ceux qui ont peur de l'opinion des autres ! Ils seraient, dans le service de l'Eglise, ou incapables ou malheureux. De l'incapacité à la trahi- son il n'y a qu'un pas, et le prêtre malheureux ne tarde pas à devenir un prêtre coupable. Malheur à

1 Encyclique Etsi nos, \i 5 février 1882.

SUR l'oeuvre des grands séminaires. 121

nous si nous allions vérifier, par un nouvel exemple, ces paroles de Massillon : « Le sel de la terre s'est affadi, les lampes de Jacob se sont éteintes, les pierres du sanctuaire se traînent indignement dans la boue des places publiques. Le prêtre est devenu semblable au peuple. Tous les hommes se sont égarés *. »

Ce n'est donc pas le nombre, c'est la qualité que nous recherchons en formant des prêtres. Mais plus les bons prêtres sont nécessaires, plus nous gémis- sons de voir que presque toutes les classes se refusent aujourd'hui à les fournir, et que le sacerdoce se recrute exclusivement parmi les petits et les pauvres, à la honte des riches et des grands, au détriment .de la société tout entière. L'Eglise en souffre. L'Eglise y a perdu la juste considération qui s'attache à la nais- sance, à la fortune, à l'influence des grands noms et des grandes charges, au souvenir des services rendus. En apportant à l'autel un passé déjà honoré, le prêtre l'honorait encore davantage. Il gagnait tout d'abord la confiance publique, parce qu'on ne soupçonnait dans sa vocation rien de naturel ni d'humain; les relations qu'il trouvait dans le monde favorisaient son ministère, et les préjugés qui éloignent du prêtre les laïques trop prévenus tombaient d'eux-mêmes en présence de son sacrifice et de son désintéressement. Aujourd'hui, le prêtre ne peut se faire sa place au soleil et prendre son rang dans l'estime publique qu'à force de vertus. Le premier sentiment qui l'accueille est un sentiment de défiance chez les uns, d'aversion chez les autres, presque d'horreur chez

1 Sermon sur le petit nombre des élus.

122 INSTRUCTION PASTORALE

la plupart de ceux qui disposent de l'opinion pu- blique.

Mais ce que l'Eglise a perdu n'est rien en compa- raison de ce que la société perd tous les jours en se séparant du sacerdoce. Plus de bénédictions particu- lières pour les parents qui ont détourné de leur mai- son la grâce de la vocation ecclésiastique : ils n'auront pour les absoudre à leur dernière heure que le fils de leur domestique ou de leur fermier. Plus de lien entre les frères et les sœurs: c'est l'homme d'affaires et non le prêtre qui sera l'arbitre de leurs querelles et de leurs procès. Plus de conseils désintéressés ; plus d'exemples édifiants; plus de traditions de géné- rosité et de sacrifice. On s'accoutume à vivre pour soi, quand on n'a plus sous les yeux la vie et les vertus de ceux qui ont consenti à s'oublier et à vivre pour les autres. De cet affaiblissement con- tinu de l'esprit de famille, ces foyers aussitôt détruits que formés , ces générations qui se succèdent sans se connaître, qui se fréquentent sans s'estimer, et qui se remplacent sans se regretter. Il leur a manqué un prêtre, objet de vénération et d'amour, cher aux parents et aux enfants, un prêtre dont la vertu s'im- pose, dont l'affection est un charme, et dont le sou- venir sert de consolation et d'exemple.

Le spectacle des nations qui se séparent du prêtre est plus navrant encore. Partout l'on soupçonne sa main et son conseil dans les affaires publiques, on se récrie par avance. On poursuit son ombre avec une fureur qui va jusqu'au ridicule, et ce ridicule échappe à la critique. On évoque des souvenirs vieux de trois siècles pour faire redouter quelque persécu-

SUR l'oeuvre des grands séminaires. 123

tion de la part de ceux qu'on persécute indignement. La peste, la guerre, la famine, quand elles éclatent, sont imputées au sacerdoce. Enfin, le moyen toujours infaillible de plaire au peuple et de s'en faire accla- mer, c'est de déclarer la guerre au prêtre, de le mettre hors la loi, et d'en faire le bouc émissaire de tous les péchés d'Israël.

Voilà la société telle que l'ont faite les révolutions modernes en décriant le sacerdoce. Beaucoup de chré- tiens le déplorent, mais ils n'ont pas le courage d'y porter remède. Des plaintes, des discours, une bien- veillance sincère, des aumônes, même abondantes, ne guériront pas cette défiance, ces préjugés, cette haine qui monte comme une mer furieuse, et dont les flots débordent, jusqu'au délire, du cœur et des lèvres d'un peuple égaré. Il faut avoir le courage d'embrasser le sacerdoce pour l'honorer et le défendre. Il faut se faire prêtre pour sauver les prêtres. C'est votre sang, c'est votre nom, ce sont vos fils, que l'Eglise vous demande pour cet auguste ministère. Vous vous plai- gnez que le barreau est encombré et que vous n'avez pas l'oreille des cours : venez plaider la cause des âmes, vous aurez toujours l'oreille de Dieu. Les charges de la magistrature vous semblent difficiles à obtenir : venez apprendre à rendre des arrêts dans ce tribunal de la pénitence il n'y a pas de conflit à redouter quand la justice et la miséricorde ont rendu leur sentence. La carrière des armes effraie les timides, et beaucoup de braves s'en dégoûtent à trente ans, se demandant ce qu'ils vont faire de leur précoce oisiveté : eh bien ! tournez-vous vers le service des autels, la timidité s'y change en bravoure sous le

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regard de Dieu, et la bravoure peut s'exercer jus- qu'aux dernières limites de l'âge, dans la prière, dans les bonnes œuvres, dans l'oblation du saint sacrifice, tant qu'il reste au prêtre une larme à verser, un soupir à répandre, un combat à livrer au démon pour la gloire de Dieu et le salut de ses frères. Vous hési- tez à initier vos fils aux inventions de l'industrie et aux calculs du commerce, disant que le temps des profits est passé et qu'on ne peut plus compter sur les belles spéculations et les grandes affaires : élevez donc plus haut leur esprit et leur cœur, parlez- leur du négoce sacré des âmes et des industries du zèle sacerdotal, invitez-les à braver l'opinion par leur exemple et à la réformer par leur vertu, pressez-les de s'initier aux affaires de Dieu; ce sont les grandes affaires de l'homme et de la société, le dividende en est assuré, et si on ne le reçoit qu'au paradis, on est du moins certain de ne le perdre jamais.

Je termine par la leçon que nous donne l'évangile de ce jour dans la parabole de la vigne. Cette vigne mystérieuse, c'est l'Eglise. Les ouvriers que le maître y envoie, ce sont les prêtres. Le denier de la journée, c'est la récompense de la vie éternelle. Dieu ne cesse de sortir pour inviter les hommes à s'engager à son service. Il y appelle les oisifs de la place publique : Quid hic statis tota die otiosi : pourquoi demeurez- vous ainsi tout le jour sans rien faire ? J'entends votre réponse, c'est parce que personne ne nous a loués : Quia nemo nos conduxit. Ni la magistrature, ni le bar- reau, ni l'industrie, ni le commerce, ni l'agriculture, ne peuvent employer notre esprit et nos bras. Eh bien ! le Seigneur vous appelle, quand tout vous

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abandonne, quand tout vous répugne, quand le siècle trouve d'autres serviteurs. Allez donc, vous dit-il, allez, vous aussi, à ma vigne : Ite et vos in vineam meam.

Ainsi fit le Seigneur à la neuvième heure du jour. N'est-ce pas la neuvième heure du siècle qui a sonné? N'est-ce pas le dernier appel qui se fait entendre ? Un grand écrivain, qui, au commencement de ce siècle, se mit à en prophétiser les destinées et dont les vues profondes ont été souvent vérifiées par les événe- ments, Joseph de Maistre demandait, en parlant de la restauration de l'Eglise de France, les noms de ceux qui entraient alors dans l'état ecclésiastique, voulant juger par de l'accord qui se ferait entre les partis et de l'avenir que la religion aurait parmi nous. Il appelait la noblesse et la bourgeoisie au ser- vice du sanctuaire pour affermir la société qui sortait de ses ruines. Ah ! si toutes les classes avaient payé leur tribut à l'autel, serions-nous aujourd'hui en proie à tant de défiance et de haine, et notre patrie offrirait-elle le spectacle de tant de divisions? Ne nous verrait-on pas réunis dans une pensée commune de patriotisme et de salut ? L'influence du prêtre ne s'exercerait- elle pas pour le bien commun, auprès du pauvre comme auprès du riche, auprès des petits comme auprès des grands, et chacun ne saluerait-il pas en lui un ami, un guide, un père ? Si tous les états, toutes les conditions, tous les intérêts, avaient été représentés dans le sacerdoce, ils auraient eu leur vrai et incorruptible défenseur, le prêtre aurait offert et fait accepter sa médiation dans toutes les circons- tances critiques, les troubles civils l'auraient trouvé

126 INSTRUCTION SUR L'OEUVRE DES GRANDS SÉMINAIRES.

toujours prêt à faire entendre sa parole et à verser son sang. Son sang, selon le vœu de l'héroïque arche- vêque de Paris mourant sur les barricades de 1848, son sang aurait été le dernier versé.

Faisons donc, à la fin du siècle, ce que nous n'avons pas fait au commencement. Les serviteurs de la neuvième heure ont été acceptés , encouragés , récompensés, comme ceux de la première, par le maître de la vigne. Je les appelle et je les convoque dans l'intérêt commun de la France et de l'Eglise. Je les supplie de se détacher enfin de ce monde, ils se disent si dégoûtés de son service, et de se tourner vers un ministère sacré il n'y a de déception que pour la paresse et la lâcheté, mais le courage, l'honneur, l'amour de l'étude, toutes les qualités qui distinguent les grandes âmes trouveront, quoi qu'il arrive, une ample satisfaction et un magnifique emploi. Il dépend des classes élevées de la société française de changer le cours de nos destinées et de nous préparer des jours meilleurs. La récompense de leur sacrifice sera, pour le siècle futur, le spectacle d'une France plus unie et d'une Eglise plus honorée. L'ère des discordes politiques se fermera, les préjugés tomberont, la religion reprendra sa place dans toutes les familles, les affaires du temps n'en seront que plus solides et plus prospères, et la grande affaire de l'éternité, que personne ne perdra de vue, se prépa- rera et se conclura au milieu de la concorde et de la paix.

LETTRE PASTORALE

L'ENCYCLIQUE HUMANUM GENUS

25 mai 1884

Une grande parole vient de descendre des hauteurs du Vatican, nos très chers frères, et déjà elle a fait le tour du monde sur les ailes de la presse et du télé- graphe. Par l'encyclique Humanum genus, datée de Rome le 20 du mois d'avril 1884, notre saint-père le pape Léon XIII, glorieusement régnant, signale à tous les évêques les sociétés secrètes en général, et la franc- maçonnerie en particulier, comme les ennemies de la religion et de Tordre social. Il invite tous les pas- teurs en communion avec lui à prémunir le peuple chrétien contre le danger toujours croissant de ces sectes qui ne cachent plus leurs perfides desseins; il nous fait un devoir de vous en dévoiler l'horreur ; il nous recommande enfin les moyens efficaces et pratiques par lesquels nous devons vaincre le mal à force de faire le bien.

Nous avons déjà accompli par avance une grande partie de cette tâche. Vous n'avez pas oublié que par une lettre pastorale en date du 20 juin 1878, nous

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vous avons dénoncé la franc-maçonnerie avec toute la liberté du ministère évangélique, vous montrant que cette société secrète, hérétique et impie dans son origine, est aujourd'hui, par ses progrès, le fléau du genre humain ; que sa doctrine est un mensonge, sa morale, une abomination, son culte, un appareil de charlatan; qu'elle trompe la simplicité, qu'elle flatte l'ambition et l'intérêt, qu'elle asservit toutes les pas- sions sans les satisfaire. Non seulement, disions-nous, l'Eglise la condamne, mais le bon sens la réprouve, l'honneur la flétrit, le ridicule la tuerait s'il restait encore un peu d'esprit dans ceux qui ont abjuré le sens commun. Nous terminions en concluant ainsi <( C'est une folie d'y entrer, c'est un devoir d'en sortir, ce serait une honte d'y rester encore. Anathème à la franc-maçonnerie ! Mais pitié pour les francs-maçons égarés ! Honneur aux francs-maçons repentants ! »

Voilà; nos très chers frères, le langage que nous vous tenions il y a six ans, ne faisant, comme vous le voyez, que devancer par notre faible voix la grande voix qui éclate aujourd'hui dans tout l'univers.

C'est le progrès des sociétés secrètes, ce sont leurs envahissements criminels, leurs menaces puissantes, leurs injures sacrilèges, leurs ravages surtout, qui ont déterminé le souverain pontife à renouveler, par un acte si solennel; les avertissements et les con- damnations de ses prédécesseurs. Il condamne ce qui a été condamné avant lui par Clément XII et par Benoît XIV. Mais le péril deviné, dès le siècle dernier, par la sagesse de ces grands papes, est devenu si manifeste dans le siècle présent, que depuis Pie VII jusqu'à Léon XIII, tous ceux qui se sont assis sur le

SUR L'ENCYCLIQUE HtMANUM GENUS. 129

trône de saint Pierre, ne fût-ce qu'un instant, ont donné aux princes et aux peuples le signal des grandes alarmes. Léon XIII a parlé comme Pie VII, Pie VII comme Léon XII, Grégoire XVI a démasqué, dès son avènement, les embûches et les artifices pré- parés pour enchaîner la faiblesse humaine sous le masque de la liberté, et Pie IX n'a cessé, dans tout le cours de son règne, de condamner les fauteurs des sociétés secrètes et d'avertir leurs victimes.

C'était le plus sacré de leurs droits, c'était le plus impérieux de leurs devoirs. Ce droit, Léon XIII vient d'en user à son tour ; ce devoir, il vient de l'accom- plir, tant pour obéir à sa conscience que pour éclairer le monde, qui s'enfonce et qui s'ensevelit dans les ténèbres d'une nouvelle barbarie. Ah ! qu'on ne voie dans cette condamnation nouvelle ni injure aux puissances, ni préférence politique, ni allusion à tel peuple ou à tel gouvernement. Il ne sagit ni de mo- narchie, ni de république, ni d'empire ; il s'agit de l'état social : il ne s'agit ni de la France, ni de l'Italie, ni de l'Allemagne en particulier ; il s'agit de l'univers tout entier. Variez, comme il vous plaira, les formes de vos gouvernements, les titres que vous donnez à vos chefs , les couleurs de vos drapeaux , ce ne sont que des questions secondaires : mais les bases sans lesquelles aucune société ne saurait subsister sont sapées aujourd'hui par la franc-maçonnerie; les lois par lesquelles roulent, chacun dans leur orbite, la famille, la cité, l'Etat, sont méconnues et violées. Il y a péril en la demeure. Voilà pourquoi Léon XIII, après avoir rappelé et confirmé tout ce qu'avaient fait ses prédécesseurs, se demande en

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outre par quels moyens efficaces et pratiques on peut combattre le mal. Ces moyens, il les indique, et il nous laisse le soin de les développer, en les appli quant dans chaque diocèse, selon l'étendue de la plaie et la facilité du remède.

Le premier et le plus redoutable des maux qui font souffrir la société moderne et qui favorisent les progrès de la franc-maçonnerie, c'est l'ignorance. Le premier et le plus sûr des remèdes est dans la connaissance delà religion, tant naturelle que révélée. Or, l'ignorance en matière de religion s'accroît en raison directe de l'influence de la secte. A mesure que les ténèbres sortent du puits de l'abîme, la lu- mière de la raison pâlit aussi bien que celle de la foi, et les âmes n'ont plus de guide. L'existence de Dieu, la liberté et la responsabilité de l'homme, la vie future, tous les dogmes de la religion naturelle sont attaqués et mis en pièces au point que, dans l'égarement des esprits et la confusion des idées, les uns vivent comme s'il n'y avait point de Dieu, les autres, comme s'ils n'avaient point d'âme, et que, pour s'excuser de ne plus croire en Dieu et de ne pas faire le bien, on cherche à se persuader qu'on n'est plus libre ni res- ponsable.

Ce fondement ébranlé, tout croule ou devient in- certain. S'il n'est pas sûr que Dieu existe, comment croire qu'il a parlé par ses prophètes ou qu'il parle encore dans son Eglise? Le Décalogue s'en va comme tout le reste, le blasphème s'accrédite, la loi du dimanche est foulée aux pieds, les parents ont oublié qu'ils ont un devoir imprescriptible au respect et à l'obéissance de leurs enfants, les princes n'osent plus

sur l'encyclique humanum genus. 131

commander à leurs peuples, et la famille, croulant comme la cité, laisse voir les deux pierres du foyer souillées par le désordre, jusqu'à ce que le divorce les sépare, qu'il entre dans nos codes pour les profaner, et qu'il cesse de paraître un crime aux yeux des lois. Voilà les doctrines des loges et le fruit glorieux de leur enseignement.

Il n'y a plus à hésiter, il faut remonter ce courant d'incrédulité licencieuse qui emporte le monde, il faut recommencer le Credo par le commencement.

Opposons la lumière aux ténèbres, l'affirmation au doute, la vertu au vice, la pratique austère et ferme du devoir aux mollesses et aux compromis des intelligences dévoyées. Apprenons à cette géné- ration qui s'élève ce qu'elle doit savoir, sous peine de mourir, sur Dieu, sur l'âme, sur la loi morale, sur la liberté, sur la vie future. Malheur à elle si elle cesse de dire sur chacun de ces points : je vois, je sais, je crois. Ce Credo, Leibnitz l'a dit dans la religion protestante, comme Bossuet dans la religion catholique; Kepler, Descartes, Pascal, Newton et Guvier l'ont affirmé avec toute l'autorité de leur nom. Ils l'auraient signé de leur sang. N'hésitons pas à plaider la cause de Dieu par l'organe de ces grands génies, et à emprunter leurs magnifiques images et leurs grands sentiments pour faire rentrer, dans le néant de leurs pensées et la bassesse de leur style, ces sophistes vulgaires qui ne doivent qu'à leur im- piété et non à leur mérite l'éclat passager de leur nom. Citons parmi nos contemporains les astronomes, comme Faye et Leverrier, qui ont appris des astres à célébrer leur auteur; les Pasteur, les Claude Bernard,

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les Quatrefages, qui, dans la physiologie et l'histoire naturelle, ont confessé le même Dieu et les mêmes mystères que leurs devanciers. Aujourd'hui comme autrefois, les savants sont toujours de vrais croyants.

C'était un vrai philosophe et un vrai mathéma- ticien, ce Pascal qui s'écriait après une méditation religieuse : Certitude ! certitude I

C'était un vrai botaniste, ce Linnée, qui ayant en- trevu quelque chose de la génération des plantes, s'écriait avec l'enthousiasme de la sainte Ecriture : J'ai vu Dieu qui passait, je l'ai vu par derrière, je l'ai vu, et je suis resté comme stupide.

C'était un vrai chimiste, ce Dumas, votre compa- triote et votre ami, qui vient de mourir plus chargé encore de gloire que d'années. Il n'en a été que plus convaincu de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme. Il n'en a été que meilleur chrétien ; car sa religion ne s'est pas bornée à un simple spiritualisme, il a confessé toute la foi de son baptême, il a récité le Credo tout entier, il a reconnu Jésus-Christ pour l'auteur de la civilisation moderne. Ecoutez-le :

« A travers les succès et les mécomptes, les vic- toires et les défaites, en présence de grandes vertus et de tristes défaillances, l'Europe chrétienne, pour- suivant son but depuis seize cents ans, a fait prévaloir ce qu'on n'avait connu dans aucun pays, chez au- cun peuple, dans aucun temps, le droit de tous les hommes à la justice, à la sympathie, à la liberté. Il importe qu'on s'en souvienne.

» Sous la nouvelle loi morale, ne l'oublions pas, le droit n'a plus abdiqué devant la force ; la justice s'est étendue sur toutes les nationalités ; la sympa-

sur l'encyclique humanum genus. 133

thie n'a plus tenu compte de la couleur des hommes ; la liberté a relevé les castes et les races déchues ; le plus humble s'est vu protégé par son origine divine, et le plus grand s'est senti responsable devant l'éter- nité.

» La religion, la morale, la civilisation de l'Europe, reposent donc sur cette base ferme du droit de tous les hommes à la justice, à la sympathie, à la liberté. Or, tout cela est l'œuvre du christianisme. »

Ne soyez pas surpris que j'insiste sur l'autorité de ces paroles. Votre compatriote, qui affirmait si net- tement, qui démontrait si hautement que toute civi- lisation découle du christianisme, professait, sans respect humain comme sans ostentation, tous les devoirs, même les plus gênants, que cette religion nous impose. Il priait tous les jours, il sanctifiait le dimanche, il se confessait aux temps marqués par l'Eglise, il faisait la communion pascale ; sa mort à été, comme sa vie, un acte de foi sincère, ferme et pratique. On ne saurait trop relever ni trop redire de tels exemples. Il faut les opposer aux misérables arguties du matérialisme contemporain et à l'auto- rité que prennent, dans les générations nouvelles, ces hommes que l'on affuble du titre de savant et qui sont à peine des érudits.

Le Journal du cardinal de Bonnechose, que nous avons entre les mains, mérite d'être cité. Ce prélat fréquentait beaucoup, à Paris, notre grand chimiste, et il s'entretenait souvent avec lui du bruit qui se fait autour de certaines célébrités, à qui la hardiesse tient lieu de mérite, et qui doivent à leur impiété leur vogue et leur crédit. Dumas lui communiqua un

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jour cette remarque bien digne d'attention : « Les gens qui ne font qu'exploiter les découvertes des autres et qui n'en ont jamais fait eux-mêmes s'en exagèrent beaucoup l'importance, parce qu'ils ne se sont pas heurtés aux mystères qui ont arrêté les vrais savants. De leur irréligion et leur fatuité. Il en est tout autrement de ceux qui ont fait eux-mêmes des découvertes. Ils savent par expérience combien le champ en est restreint, et ils se trouvent à chaque pas arrêtés par l'incompréhensible. De leur reli- gion et leur modestie. L'incrédulité des premiers n'est que trop facile à expliquer : ils n'ont pas même entrevu les bornes de leur faible esprit, bien loin d'avoir reculé d'une ligne celles de la science. Mais la foi et le respect des mystères sont faciles aux seconds. Plus ils ont fait faire de progrès à la science, plus ils demeurent confondus devant l'infini. Ils recon- naissent, par leurs propres découvertes, le peu qu'ils savent et le peu qu'ils sont. »

Voilà comment parlent de Dieu, des mystères, du christianisme, les vrais savants de notre siècle, aussi bien que ceux des siècles passés. Comparez leurs fermes clartés aux ténébreuses négations des loges. Opposez leur langue, si nette, si précise, si lumineuse, si vraiment française, aux discours moitié empha- tiques, moitié inintelligibles, qui se parlent dans les conventicules maçonniques. C'est ici que la cité de Dieu et la cité du démon apparaissent sous des en- seignes bien différentes et avec des langues qui expriment assez de quel côté est la lumière, de quel côté est l'erreur. La franc-maçonnerie torture le sens des mots, remplace les lettres par des points,

SUR l'encyclique humanum genus. 135

cache sa pensée sous des images avec lesquelles elle n'a aucun rapport. Elle tremble tellement d'être comprise qu'elle en devient puérile. Pour achever d'abuser ses initiés par un argot qui flatte leur igno- rance, elle parle de lumière en accumulant les ténèbres, de tolérance en proscrivant tout ce qui ne reconnaît pas son empire, de sincérité en cachant sa haine et sa vengeance, d'amitié en se déclarant l'en- nemie de Dieu, d'union en désunissant d'un bout du monde à l'autre tous les Etats, toutes les cités et toutes les familles.

La langue de la franc-maçonnerie est par excellence la langue du mensonge. Le jour cette langue odieuse serait la langue de tout le monde, il faudrait renoncer à la grammaire, au sens commun, à l'élo- quence. On ne s'explique pas comment elle a pu s'accréditer dans une France qui a fait de la clarté la première qualité de sa langue et qui se défie de tout ce qu'elle n'entend pas. Un mot peut suffire pour qualifier la langue maçonnique : c'est un monstre inintelligible.

Mais le monstre, pareil au Minotaure de l'antiquité, a obtenu des sectaires qui le servent un sacrifice mille fois plus cruel que les sacrifices humains décrits par la fable. Les enfants sont initiés aux mystères de la franc-maçonnerie, et leur âme, rachetée du sang de Jésus-Christ, est vendue par des parents sans cons- cience, dans un âge elle peut à épeine encore se connaître et se posséder elle-même. J'appelle donc à mon secours toutes les mères à qui il reste, à défaut de conscience, un peu de sentiment. Je les adjure d'empêcher ce recrutement sacrilège, de se coucher

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résolument sur le seuil de leur porte, le jour elles sauront que leur fils va le franchir pour être admis dans les loges. Encore un peu de temps, et on leur ôtera, avec leurs enfants, les allégresses de la première communion. C'est avec des larmes que j'écris cette page, car l'éducation chrétienne est aujourd'hui plus difficile et plus contrariée que jamais. On a, ce semble, tout fait pour étouffer dans vos enfants la fleur de l'in- nocence et les lumières de la foi ; mais tout n'est pas fait, on ira plus loin. Si on a toléré jusqu'à présent qu'ils aillent s'asseoir une fois à la table sainte, ne vous y trompez pas, tous les efforts de la secte vont tendre à abolir la première communion, comme elle a déjà réussi à substituer le mariage civil au mariage religieux, et à remplacer les funérailles chrétiennes par la honte païenne des enterrements maçonniques. Nous voyons croître, grandir, se multiplier une nouvelle espèce humaine, qui n'aura plus rien de la civilisation chrétienne. Ce sont ces petits enfants, nés de parents catholiques, baptisés dans nos tem- ples, mais qui demeurent à douze ans sans instruc- tion religieuse et qui n'auront pas les joies de la pre- mière communion. Les parents disent que leurs fils choisiront leur culte quand ils seront en état de dis- tinguer et de choisir entre les cultes qui se partagent le monde. Coupables parents ! Mais comment vos enfants, accoutumés jusqu'à vingt ans à se passer de religion , sentiraient-ils le besoin d'en avoir une juste à cet âge l'on est tenté d'en secouer le joug? Mais vous êtes les plus cruels ennemis de leur bon- heur, puisque vous n'avez pas voulu mettre au nombre de leurs jours le jour le plus heureux de la

sur l'encyclique humanum genus. 137

vie! Mais vous vous ôtez à vous-mêmes la joie de les bénir au matin de ce grand jour; mais le respect qu'ils vous doivent va périr, l'obéissance que vous leur demandez ne vous sera plus rendue, l'affection que la nature elle-même leur impose va faire place à l'égoïsme et à l'intérêt, parce que vous n'avez pas voulu leur faire examiner leur conscience et leur apprendre à vous demander pardon pour obtenir à leur tour le pardon de leur Dieu. Par une misérable contradiction, votre fille sera encore amenée au prêtre, tandis qu'on apprendra à votre fils à mépriser le ministère sacré; comme si le frère et la sœur n'avaient pas le même Dieu ; comme si Dieu n'était pas leur créateur, leur maître et leur roi. Mais vous n'attendrez pas longtemps avant que cette contradic- tion disparaisse. Bientôt les filles vaudront moins que les fils dans vos familles ainsi dévoyées, et le frère apprendra de sa sœur la langue du blasphème. Pasteurs des âmes, je vous adjure de chercher dans vos paroisses ces petits enfants sans catéchisme et sans communion. Voilà les jeunes victimes desti- nées aux autels impies des loges maçonniques. Vous en trouverez, surtout dans les villes, bien plus que vous ne sauriez l'imaginer. Ce n'est plus la brebis seulement qui s'égare, c'est l'agneau. Le prodigue n'attend pas ses vingt ans pour s'éloigner de la mai- son et pour dévorer son patrimoine. C'est presque avant l'âge de discrétion qu'on blasphème contre Dieu, qu'on méprise l'Eglise, qu'on insulte le prêtre. Nos temples, avec leurs fêtes, leur encens, leurs flambeaux sans nombre, leurs instruments sacrés, leurs chants pieux, les paroles qui tombent de la

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chaire et les prières qui montent vers le ciel, n'au- ront plus bientôt le don d'attirer et de captiver durant quelques jours cette race nouvelle, qui s'élève pour l'opprobre de la famille et la honte de la société. Encore une fois, pasteurs des âmes, pères et mères de famille, instituteurs et institutrices de la jeunesse chrétienne, redoublons de science, de zèle, de dévoue- ment. Je risque le mot, je le dis bien haut : Catéchi- sons à outrance, le catéchisme seul peut nous sauver. C'est notre espoir, quand nous visitons notre dio- cèse. Nous ne vous tairons pas avec quelle inquié- tude nous interrogeons vos enfants dans nos tournées pastorales, ni avec quelle joie nous les entendons répondre pertinemment sur les points principaux de la doctrine catholique. Encore un effort, encore un sacrifice de zèle et de temps, et nous aurons de quoi nous consoler de toutes nos disgrâces. Continuez donc à prodiguer vos soins à ces petits enfants, ô nos bien- aimés coopérateurs ; continuez ce ministère humble, ignoré, difficile. Les triomphes de la chaire ne sont rien auprès des moindres résultats que donne le plus faible catéchisme. Catéchiser, c'est aujourd'hui le tout du prêtre et surtout du pasteur. C'est la lumière que vous portez, c'est la franc- maçonnerie que vous combattez efficacement, c'est l'ignorance que vous chassez devant vous, comme le soleil chasse les ténèbres. Songeons aux générations futures au milieu des ennuis du siècle présent, et réjouissons-nous en pensant que des jours meilleurs, fruit de vos sollici- tudes, viendront luire sur l'Eglise de Nîmes.

Que faut-il encore pour vaincre le mal? Il faut s'as- socier et prier ensemble. Il ne s'agit ici ni de fré-

SUR l'encyclique humanum genus. 439

quehter des cercles politiques, ni d'établir des réu- nions de musique et de chant, ni de jouer d'honnêtes pièces de théâtre, ni de multiplier les cabarets, sous prétexte d'opposer ceux qui sont catholiques à ceux qui ne le sont pas. On s'est trop confié à de tels moyens et on n'a guère abouti qu'à de grandes décep- tions. Les cercles, même les meilleurs, n'ont fait que séparer l'époux de son épouse, le père de ses enfants, le frère de sa sœur, et favoriser la diminution de l'esprit de famille. Le goût du chant et de la musique ne s'est pas toujours allié avec les règles de la morale. Les cabarets, en se multipliant, ont favo- risé la paresse, le jeu, la licence des entretiens. Ils ont fait contracter des habitudes de désœuvrement à des jeunes gens qui ne devraient connaître que le travail. Ils ont fait le vide dans le foyer domestique, le réduisant à n'être plus que l'asile de la nuit pour l'homme du monde, pour l'ouvrier, pour l'employé. Que certains cercles sagement fondés et dignement soutenus aient échappé à ces désordres, nous en con- viendrons aisément ; mais ce n'est pas par qu'on réformera les mœurs, ce n'est pas qu'est le salut. Qu'on aille prendre quelquefois la place offerte à la religion au milieu de ce monde assemblé pour s'amu- ser honnêtement, nous n'y contredisons pas; mais, encore une fois, le salut n'est pas là. Il est à plus haut prix. Il faut d'autres œuvres et d'autres dévouements; il faut des sacrifices de temps et d'argent, de vanité et d'intérêt ; il faut vaincre le mal à force de faire le bien : Vince in bono malum i.

1 Rom., xii, 21.

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Associez- vous pour fonder, soutenir et développer nos écoles chrétiennes; c'est qu'est le salut. Le peu de liberté qui nous reste suffira encore à sauver les générations de Favenir si, à côté de l'école sans Dieu établie par la franc- maçonnerie, nous établissons l'école l'on prie Dieu, l'on enseigne sa loi, et l'on met son nom au commencement et à la fin de toute chose. Le mal est grand dans l'école publique ; il faut le vaincre à force de faire le bien dans l'école libre : Vince in bono malum.

Cette victoire du bien sur le mal, le pape la promet à toutes les associations instituées pour éclairer les esprits, fortifier les cœurs, et en faire comme un tout que l'ennemi du genre humain ne saurait entamer. Ce sont les associations que la religion inspire, qu'elle préside et dont elle commande les pratiques, sans mélange de plaisir suspect, d'intérêt personnel ou de préoccupation politique. L'intérêt personnel aveugle, la politique divise ; seule la religion peut élever un drapeau qui ne change ni de couleur ni de devise, seule elle peut rallier toutes les âmes. Notre saint- père le pape nous recommande la société de Saint- Vincent de Paul, le Rosaire de Saint-Dominique, le Tiers Ordre de Saint-François et les corporations ouvrières.

C'est donc sur la recommandation de notre saint- père le pape que nous renouvelons toutes les prières et toutes les instances que nous vous avons faites pour vous presser d'entrer dans les conférences de Saint- Vincent de Paul, d'en assurer le recrutement et d'en pratiquer les bonnes œuvres. ces confé- rences languissent, ranimez-les ; elles ont péri,

sur l'encyclique humanum genus. \M

ressuscitez-les ; Ton n'en connaît pas les bien- faits, instituez-les. On n'y trouvera/ j'en conviens, ni plaisir pour les sens, ni promesses, ni espérances d'avancement dans les carrières civiles, ni agitations, ni pensées politiques. Tout est pour Dieu et pour les pauvres. Mais on s'agenouille, on prie, on fait l'au- mône, on s'édifie l'un l'autre, on travaille à son propre salut et au salut de ses frères. Voilà par quel contrepoids il faut balancer l'influence de la franc - maçonnerie, et par quelle fraternité véritable il faut lier ensemble les hommes qui professent la même foi et qui se font un public honneur d'appartenir à l'Eglise. La société de Saint-Vincent de Paul a tué le respect humain. Qu'étaient-ce que les sept étudiants de Paris qui l'ont fondée en 1834 ? Des jeunes gens, des inconnus, sans expérience, mais non sans bonne volonté. Mais Dieu leur avait donné la fronde de David; mais la prièce sortie de leurs lèvres, pareille au petit caillou parti de la main du héros d'Israël, est allée, pendant cinquante ans, frapper au front ce monstre insaisissable du respect humain, qui tenait les hommes dupes et captifs de leurs propres terreurs et qui les éloignait de l'Eglise. Les disciples de saint Vincent de Paul remplissent aujourd'hui les deux mondes. Point de secret, point de politique, point de but humain. Que cette armée est belle, et que de vic- toires l'Eglise peut en attendre encore !

Nous faisons aussi appel, contre la franc-maçon- nerie, au Rosaire de Saint-Dominique et au Tiers Ordre de Saint-François. Encore des prières, des mortifica- tions, des œuvres de pénitence et de dévouement. Enrôlez sous le vocable de ces deux grands saints les

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femmes, les enfants, les humbles, quels qu'ils soient, riches ou pauvres, grands ou petits, tous ceux qui aiment l'Eglise et qui veulent la servir. 11 a été donné au pape Innocent III d'être ravi en extase pendant une apparition céleste, de voir deux pauvres soutenir sur leurs épaules l'Eglise chancelante, et de recon- naître dans saint Dominique et dans saint François les personnages mystérieux dont les traits étaient gravés dans sa mémoire. Ainsi, quand l'Eglise paraît chanceler encore, le successeur de ce grand pape appelle à son secours les disciples de ces deux grands saints. Il invoque la pauvreté, le zèle, la ferveur, il rassemble les rosaires par milliers, il dit aux pieds nus de parcourir encore le monde, il demande aux têtes qui s'inclinent de s'incliner plus bas, il compte pour le succès de la bataille sur le cordon vigoureux qui ceint les reins et qui donne aux âmes une force victorieuse.

0 Dominique ! ô François ! multipliez vos disciples parmi nous, et apprenez-nous par leurs exemples à vivre en égaux, en frères, en hommes libres. La croix est le seul niveau qui courbe toutes les têtes ; la table sainte est le seul banquet l'on va s'asseoir sans distinction ; la liberté des enfants de Dieu est la seule qui puisse durer, fleurir et sauver le monde.

Notre saint-père le pape ne se contente pas d'exciter les parfaits à vivre, dans le monde, selon les règles adoucies de Saint-François et de Saint-Dominique, appropriées à la condition commune des chrétiens. Il nous invite à rechercher, à étudier certaines insti- tutions qui ont été longtemps florissantes dans l'Eglise, et dont il ne nous reste plus guère qu'un

sur l'encyclique humanum cenus. 143

souvenir défiguré. Nous voulons parler des corpora- tions ouvrières fondées par la religion catholique. Elles avaient leurs patrons, leurs bannières, leurs fêtes annuelles, leurs caisses de secours, leurs statuts des- tinés à protéger le travail et à préserver de toute corruption la vertu des travailleurs. Elles ont vécu pendant des siècles et elles ont longtemps porté de bons fruits. Interrogez là-dessus les annales de Nîmes, elles vous rappelleront la confrérie des bar- biers et des chirurgiens, placée sous le vocable de saint Gôme et de saint Damien ; la confrérie des car- deurs, qui avait saint Biaise pour patron ; celle des traiteurs et des hôteliers, protégée par saint Laurent; celle des tisserands, qui invoquait le pape saint Sil- vère. Nommer saint Eloi, saint Grépin, sainte Barbe, saint Matthieu, saint Luc, saint Marc, c'est nommer les patrons des orfèvres , des cordonniers , des mineurs, des changeurs, des laboureurs. Nous avons reçu et bénit le pain offert par la corporation des bou- langers, le jour il nous fut donné de prononcer dans notre cathédrale l'oraison funèbre de Reboul, ce modèle achevé du boulanger modesle et chrétien. La corporation des avocats nous a offert jusque dans ces derniers temps un cierge à bénir et des pains à distribuer. Pourquoi ces traditions s'effacent-elles ? Et qu'est-ce que l'homme gagne à poursuivre, loin des yeux de Dieu et du patronage de l'Eglise, l'exercice des professions libérales ou des arts méca- niques?

A côté de ces corporations qui ne sont plus, il faut placer les confréries des pénitents, qui ont résisté à l'orage. Les confréries des pénitents avaient la charge

144 LETTRE PASTORALE

de visiter les prisonniers, de soulager les malades et d'enterrer les morts. On en trouve des traces encore vivantes à Bagnols, au Pont-Saint-Esprit, à Ville- neuve, au Vigan, à Alzon et à Pompignan, avec des autels ou des chapelles, des offices propres et de belles traditions. Les deux confréries de pénitents qui se partagent la ville d'Aigues-Mortes rivalisent de zèle, de courage et d'honneur chrétien pour se main- tenir et se recruter. Que d'éléments épars à rassem- bler sous la main de l'Eglise ! Que d'étincelles encore vivaces à réveiller sous la cendre ! Enfants de lumière, laisserez-vous donc aux enfants des ténèbres toutes les hardiesses et toutes les audaces du recrutement?

Essayons, sous d'autres noms, de rétablir quelques- unes de ces belles institutions. Je vous recommande en particulier la direction des apprentis et le patro- nage des classes ouvrières. Intervenez dans les con- trats passés entre le riche patron et le jeune ouvrier. Stipulez pour vos clients le repos du dimanche et la liberté de la prière. Donnons-leur dans l'église une place marquée. Instruisons-les surtout et mettons leur jeunesse à l'abri de la paresse des cabarets et de la licence des théâtres. Quand les sociétés de secours mutuels, les caisses d'épargne, les bureaux de bien- faisance, font encore une place à la religion, gardons- nous de la refuser. Si elles se bornent à nous deman- der un conseil, donnons-le avec empressement. Mais nulle part l'Eglise n'a le droit de se retirer et de faire le vide. Ce vide qu'elle ferait ne serait comblé que par des ruines, car la franc-maçonnerie va siéger partout elle a chassé le prêtre et la croix.

La science est, comme la bienfaisance, la fille légi-

SUR l'encyclique humanum genus. 14S

time de Dieu et de l'Eglise. Que la fausse science ait horreur de la religion, on le comprend ; mais la reli- gion ne doit jamais reculer devant elle. Prêtre ou fidèle, tout catholique doit garder sa place partout Ton tolère encore notre présence. Il ne faut pas plus laisser à nos ennemis le monopole des lettres, des sciences, des arts, de l'agriculture et de l'indus- trie, que celui de l'assistance publique. Allons sans répugnance nous asseoir dans les conseils et dans les assemblées qui nous ouvrent encore leurs portes. Si nous y trouvons les représentants des autres reli- gions, honorons leur personne sans donner le moindre gage à leurs erreurs, forçons-les à respecter nos croyances, et ne rendons pas, par la dispute et l'aigreur, l'alliance des âmes impossible, dans un meilleur avenir, entre des hommes qui auraient conçu les uns contre les autres des défiances et des soupçons. Cherchons non ce qui divise, mais ce qui rapproche. Debout partout, partout le cœur ouvert, les mains tendues, la charité dans le cœur comme sur les lèvres. Partout il faut vaincre le mal à force de faire le bien : Vince in bono malum.

Autant notre saint-père le pape montre de zèle à venger la religion et la société mises en péril par les sociétés secrètes, autant il témoigne de miséricorde envers les pauvres âmes qui en sont les dupes et les victimes. Il suspend pour un an toutes les peines et excommunications portées par l'Eglise contre les francs-maçons, voulant que dans cet intervalle nous employions notre parole et notre dévouement à les avertir et à les ramener. Il reconnaît que nombre d'entre eux ont été abusés sans doute par le renom

I. 9

146 LETTRE PASTORALE

de bienfaisance et de charité dont la secte se pare, et qu'ils n'en ont connu ni les odieux desseins ni les cruels ravages. Il les presse, il les adjure de l'écouter et de lui obéir. Le maître infaillible, le pas- teur suprême, le père tendre, parlent tout à la fois par la même bouche, et cette bouche auguste rend les oracles de la vérité éternelle avec les accents de l'éter- nelle charité. Reconnaissez donc à tant d'instances le maître qui commande, le pasteur qui nourrit son troupeau de la parole de vie, le père qui aime ses enfants et qui leur tend les bras. Cessez donc de vous détourner de lui. Ne fermez donc plus les yeux pour ne point voir et les oreilles pour ne point entendre. Ne vous excusez plus, ne raillez pas, ne vous rassu- rez point sur votre puissance, sur votre crédit, sur les faveurs dont disposent les loges, sur la popularité qui les entoure et sur la certitude qu'on a de faire son chemin et sa fortune en se mettant à leur service. Qu'est-ce que tout cela pour un honnête homme et pour un chrétien ? Une ombre qui passe, un orage qui emporte le monde présent, une écume qui a beau monter du fond de l'abîme et déborder sur tous les rivages. Cette écume n'ensevelira jamais ni l'Eglise, ni le pape, ni les lois éternelles de la conscience, et le Dieu qui la regarde monter lui a déjà dit de ce doigt qui domine toutes les révolutions comme toutes les tempêtes : « Tu viendras jusqu'ici, tu n'iras pas plus loin *■ »

0 Vierge sainte, ô patronne de notre basilique et de tout le diocèse, c'est par votre intercession que

i Joby xxxviii, 11.

SUR l'encyclique humànum genus. 147

nous obtiendrons grâce et miséricorde. Les orages, les cieux; les vents, tout vous est soumis dans Tordre de la nature et de la grâce. Venez au secours du vicaire de votre Fils, et soutenez-nous dans la guerre sainte que nous engageons par ses ordres, avec les seules armes de la prière, de la parole et de la cha- rité, contre l'ennemi du genre humain. Esther n'avait pas d'autres armes quand elle entreprit de confondre Aman et qu'elle disait à Dieu :

Livre à mes faibles mains tes puissants ennemis.

Esther sauva son peuple. Vous avez vous-même, ô Vierge bénie, sauvé le monde en écrasant, dès le premier instant de votre immaculée conception, la tête de l'antique serpent. Venez, continuez au déclin de ce siècle cette œuvre de régénération et de salut. Vous avez, pour votre Eglise de Nîmes, un regard particulier de compassion et de tendresse. Cette Eglise vous a été dédiée dès l'origine, et nous avons eu le bonheur de restaurer, sur ses antiques fondements, notre cathédrale qui, depuis le ive siècle, porte dans nos chartes et dans nos monuments le nom de Notre- Dame. Non, ce n'est pas pour en voir les nefs aban- données que nous les avons relevées avec tant d'art et d'élégance, et les grandes images qui les peuplent nous parlent trop éloquemmenl de la foi de nos pères pour ne pas nous donner J'espoir que cette foi sera aussi celle de nos enfants.

O Saturnin, qui avez été notre premier apôtre ; ô Félix, en qui nous saluons notre premier évêque ; et vous, Baudile, que nous honorons comme notre pre- mier martyr, venez à notre aide. Que les Honeste, les

US LETTRE PASTORALE

Castor et les Léonce, sortis de la ville de Nîmes pour aller évangéliser la Provence et l'Espagne, regardent avec intérêt les lieux qui furent leur berceau. J'invo- querai aussi saint Gilles, qui a donné son nom à une de nos villes ; saint Vérédème, qui a sanctifié par sa pénitence les bords du Gardon; le bienheureux Urbain V, qui a continué dans les murs d'Uzès la sainteté des Ferréol et des Firmin; le bienheureux Bertrand de Garrigues, qui a reçu le jour non loin d'Alais; saint Pierre de Luxembourg, si cher à Ville- neuve, et les deux apôtres des derniers temps, saint François-Régis, qui a relevé les ruines dont l'hérésie avait couvert nos contrées; Bridaine, qui dans le xvnie siècle les a préservées de l'incrédulité et de la corruption.

Mais ce sont surtout les deux plus grands héros des croisades que nous avons le droit d'invoquer, parce que leur mémoire est particulièrement chère à notre pays. C'est Urbain II qui, en prêchant le premier cette entreprise toute française, est venu consacrer de ses mains notre église cathédrale; c'est saint Louis, qui a pris deux fois à Aîgues-Mortes le chemin de la mer, pour aller achever tantôt par ses victoires, tantôt par ses défaites, et enfin par l'héroïsme de sa mort, ces guerres saintes, dont on a dit si justement que si chacune d'elles a échoué, toutes ont réussi.

Que nous importent à nous, croisés du dernier âge, l'échec, la disgrâce, la défaite et la mort, pourvu que la cause du Christ finisse par triompher. Nous voici avec la même foi et les mêmes ennemis. Non, Vierge bénie, et vous, anges et saints du Seigneur, vous n'avez pas arraché trois fois l'Eglise de Nîmes au

SUR l'encyclique humanum genus. 149

vice et à Terreur pour l'abandonner aujourd'hui. Non, ce n'est pas après avoir combattu les musulmans au viiie siècle, les albigeois au xne, les calvinistes dans les temps modernes, que vous laisserez cette terre généreuse aux mains de la secte nouvelle qui l'en- vahit et qui menace de la dévorer. Sauvez nos foyers et nos temples; sauvez nos enfants; sauvez vos autels de l'abandon et vos images du mépris. Ouvrez les yeux de ceux qui nous persécutent ; terrassez-les à force de lumière; touchez leurs cœurs à force de bienfaits, et justifiez encore une fois ce Dieu qui atteste la vérité de ses oracles par les miséricordes de son amour en disant : « Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive !. » Ainsi soit-il. Ainsi soit-il.

1 Etech., xxiiï, 11.

LETTRE

PRESCRIVANT DES PRIÈRES

>OUR CONJURER LE FLÉMJ DU CHOLÉRA

26 juillet 1884

Ce n'est point l'alarme et encore moins le décou- ragement, nos très chers frères, que nous venons semer dans vos âmes en vous adressant cette lettre. Depuis un mois bientôt que la peste décime deux Eglises voisines et amies, l'Eglise de Nîmes n'a pas encore été atteinte par le fléau. Que Dieu l'épargne, et qu'il détourne de nous les coups de sa justice ! Mais pouvons-nous voir de si près le glaive de l'ange exterminateur sans reconnaître notre misère et nous abîmer dans notre néant ? Qu'est-ce que l'homme devant son créateur, son maître et son juge, quand il plaît à ce juge de le citer devant son tribunal ? Qu'est-ce que la science pour prévenir ou simplement pour retarder ce fatal jugement?

Nous ne saurions trop admirer avec quel zèle les médecins , les infirmiers, les religieuses , les prêtres, bravant à l'envi l'un de l'autre les coups du fléau, se précipitent au-devant des malades, leur

152 LETTRE PRESCRIVANT DES PRIÈRES

ouvrent leurs bras, les disputent à la mort et leur prodiguent, les uns, tous les secours de leur art, les autres, toutes les consolations de la foi. Spectacle vraiment sublime Ton voit jusqu'où va le courage du médecin, le devoir du magistrat, le dévouement du prêtre ! Marseille est toujours la ville de Belsunce. Là, comme à Toulon, les religieuses suc- combent à la peine comme des braves sur le champ de bataille.' Notre saint-père le pape, ému de ces misères publiques, oublie qu'il est lui-même ap- pauvri et réduit à l'aumône, il comble de ses dons les deux grandes cités frappées par la foudre. La politique se tait devant la charité. Il n'y a plus qu'une seule France, celle du courage, de la bien- faisance et de l'honneur, et tandis que les ministres de la république viennent de visiter les hôpitaux de Marseille et de Toulon et d'y laisser les marques de leur générosité, le petit-fils de Robert le Fort et de saint Louis ne se souvient de sa naissance et de son rang que pour apporter lui-même aux pestiférés, avec toute la magnanimité de ses exemples , les magnifiques aumônes de la première Maison de l'univers.

Mais autant le courage est héroïque , autant la science estfincertaine, contradictoire, presque déses- pérée.[On lutte dans l'ombre, on cherche l'invisible ennemi qui fond à l'improviste sur les plus jeunes et les plus robustes, comme sur les plus vieux et les plus débiles ; on le cherche dans l'air, dans l'eau , dans la terre, dans le feu ; ceux-ci le soupçonnent partout, ceux-là reconnaissent qu'ils ne l'ont encore trouvé nulle part. Qui est-il? D'où vient-il? Gom-

POUR CONJURER LE FLÉAU DU CHOLÉRA. 153

ment le prévenir et comment le combattre? Par- tout le mystère. Et le dernier mot de la science fût-il d'avoir aperçu le germe mortel dans les en- trailles de la victime, à quoi sert-il de le combattre quand la victime n'est plus, si Ton ne peut l'empêcher d'y pénétrer. 0 science ! que tu es vaine ! Et qu'ils sont vains ceux qui se sont confiés dans tes efforts ! Non, ce n'est pas la science qui peut rendre l'air plus serein, l'eau plus salutaire, la chaleur moins mortelle, la terre moins pénétrable aux sels qui l'empoisonnent. Non , l'homme ne saurait com- mander ni à l'atmosphère qui l'enveloppe, ni au soleil qui l'éclairé, ni à l'eau qui l'abreuve, ni au sol qui le porte. Tout lui échappe quand il croit avoir tout pénétré et tout conquis. Le voilà mainte- nant, après tant de victoires et de triomphes rem- portés sur la matière, le voilà comme stupide et réduit au silence. Il faut se découvrir et se mettre à genoux devant l'abîme Dieu réside avec ses foudres et ses mystères.

On s'était flatté que le mal, en s'acclimatant sous notre ciel, se relâcherait de ses rigueurs et qu'il frap- perait moins vite et moins sûrement. Il n'en n'est rien. La mort vient comme un voleur au milieu de la nuit, et le malade]passe du soir au matin. Il avait vu coucher le soleil avant de se coucher lui-même plein de force et de santé, et le soleil en se levant n'éclaire plus qu'un cadavre. D'autres passent du matin au soir, comme l'herbe des champs, et, pour parler la langue de Bossuet, ces fortes expressions par lesquelles l'Ecriture exagère la vanité de l'homme et l'inconstance des choses humaines ne sont pas,

154 LETTRE PRESCRIVANT DES PRIÈRES

pour peindre le fléau, assez littérales et assez pré- cises encore. Ah ! n'en doutez pas, c'est le glaive du Seigneur qui passe. Glaive du Seigneur, quand ces- serez-vous de frapper !

Il entrait dans les desseins de Dieu de nous faire sentir le peu que nous sommes au milieu même des triomphes de notre orgueil, et de ramener vers lui et ceux qui l'oublient et ceux qui l'outragent. C'est le langage que les prophètes tenaient dans l'ancienne loi, et les apôtres dans la nouvelle. Les Pères de l'Eglise n'en connaissaient point d'autre en invitant les peuples à la pénitence. Et nous-même, que pou- vons-nous faire, sinon de prier ; que pouvons-nous dire, sinon de vous exhorter à la confiance et à la prière! Soyez sobres, accomplissez toutes les pres- criptions d'une sage hygiène, évitez les excès, qui n'ont que trop compromis déjà la santé publique : voilà ce que persuade la sagesse humaine. Mais il faut puiser votre courage à une source plus haute et plus sûre. Examinons notre conscience, purifions-la, et tenons-nous prêts à tout, au devoir, au dévoue- ment, au sacrifice. S'il est vrai que la peur est un des auxiliaires du terrible fléau, mettons-nous au- dessus de la peur en nous rendant ce témoignage que notre conscience ne nous reproche rien.

Nous irons donc au pied des saints autels en réci- tant le Miserere des grandes calamités et des grandes supplications. Nous supplierons le Seigneur d'épar- gner à notre peuple les épouvantes de la peste, et lui montrant les nobles et saintes victimes qu'elle a déjà faites, nous lui crierons du fond de cette vallée de larmes, assombrie par tant de deuils : Grâce ! pitié!

POUR CONJURER LE FLÉAU DU CHOLÉRA. 155

pardon ! Que de vies généreusement offertes ! que de sacrifices déjà agréés par la justice divine ! que de justes ont déjà payé pour les coupables!

Il nous souvient qu'en 1640 et 1649, pendant que la peste ravageait la ville de Nîmes, l'évêque et les consuls offrirent à la sainte Vierge une statue et une lampe d'argent, et conjurèrent parla les rigueurs du fléau. Ces dons ont disparu. C'est à l'évêque, consul permanent de la cité, de renouveler ce vœu patrio- tique, et de rapporter aux autels de Marie les présents d'un autre âge. Nous avons donc commandé une lampe d'argent, qui sera suspendue dans le sanctuaira de notre cathédrale. Elle se fabrique aujourd'hui, et nous l'offrirons le jour de la solennité du Rosaire. Daignez agréer, ô Marie, ce témoignage de notre foi et de notre amour. Demandez à Dieu ce que nous vous demandons à vous-même. Délivrez de la peste les Eglises voisines ; délivrez l'Eglise de Nîmes de ses mortelles alarmes.

J'appelle aussi saint Roch à notre secours. Il a vingt fois délivré la France et l'Italie des fléaux qui les ravageaient ou qui les menaçaient. Qu'il regarde avec intérêt nos cités et nos campagnes; qu'il se souvienne de Montpellier, sa ville natale, et que l'évêque de ce diocèse qui l'implore avec tant d'élo- quence, se souvenant lui-même qu'il a reçu le jour dans le diocèse de Nîmes, nous fasse, avec tout son peuple, une part de ses prières au pied des autels de saint Roch.

C'est dans le sanctuaire de Notre-Dame de Lourdes que nous faisons cette lettre. Il y a deux ans, nous y chantions le Magnificat de nos espérances au milieu

156 LETTRE POUR CONJURER LE FLÉAU DU CHOLÉRA.

des pèlerins du diocèse de Nîmes. Nous y prêchions, l'an passé, le 16 juillet, les gloires du Mont-Carmel transporté d'Orient en Occident, dans cette grotte des Pyrénées si féconde en miracles. Nous voici au- jourd'hui, ô Marie, à la porte de votre sanctuaire, avec le vénérable doyen des curés de notre dio- cèse *. Nous ne prêchons plus; nous venons prier, humbles pèlerins, pauvres pécheurs, mandataires ayant charge d'âmes d'un clergé fidèle et d'un peuple vraiment chrétien. Nous vous conjurons, ô Marie, vous qui êtes si puissante à rendre la santé aux ma- lades, de la conserver à notre troupeau dans les jours critiques et calamiteux nous sommes. La santé, la confiance, le courage, nous attendons tout de votre bonté dans l'ordre de la nature. Mais, dans l'ordre de la grâce, votre secours nous sera plus précieux encore. Rendez la foi à ceux qui l'ont perdue, fortifiez-la dans ceux qui l'ont gardée. Donnez-nous à tous de vivre, de combattre, de souffrir et de mourir avec l'espérance des biens éternels.

1 M. l'abbé Guiméty, curé de Saint-Charles.

LETTRE PASTORALE

PRESCRIVANT UN TRIDUUM DE PRIÈRES

EN L'HONNEUR DE LA NATIVITÉ DE LA TRÈS SAINTE VIERGE

ET UNE QUÊTE POUR LES VICTIMES DU CHOLÉRA

25 août 1884

Nous voici convoqués de nouveau, nos très chers frères, par notre saint-père le pape, au pied des autels de Marie. Léon XIII veut que nous implorions notre divine Mère avec de nouvelles instances dans l'anni- versaire de sa glorieuse Nativité. Il ouvre les trésors de l'Eglise, il nous invite à y puiser à pleines mains les indulgences dont nous avons besoin, nous enjoi- gnant, par un rescrit de la sacrée congrégation des Rites, de faire célébrer dans toutes nos églises, les 6, 7 et 8 septembre prochain, un triduum destiné à réparer, par de ferventes prières, les injures et les blasphèmes dont l'impiété contemporaine s'est rendue coupable envers la Mère de Dieu.

Jamais supplication fut-elle plus opportune ? Plus la peste nous décime et nous déconcerte, plus la raison nous fait un devoir, aussi bien que la foi, d'implorer ces puissances supérieures qui peuvent

158 LETTRE PASTORALE PRESCRIVANT UN TRIDUUM

seules rasséréner l'air qui nous enveloppe et éloi- gner le poison qui nous tue. Ni la médecine ne vous guérira, ni l'hygiène ne vous préservera, ni le dé- vouement et la sagesse de l'homme ne suffiront à cette tâche, tant que vous n'aurez pas conjuré le ciel et mérité sa clémence. Mais la Vierge, dont nous allons célébrer la naissance, n'a jamais repoussé celui qui l'implore. C'est elle qui demande, c'est elle qui obtient, pour les malades, le remède, pour les cou- pables, le pardon, pour les craintifs, la vaillance, pour les affligés, la consolation, pour ceux qui sont en danger, l'aide et la délivrance : Virgo clemens, ora pro nobis.

Nous lui demandons, en particulier, de nous ins- pirer cet esprit de force, de sagesse et de prévoyance qui est si nécessaire à la société chrétienne dans tous les temps, mais qui, dans les jours d'épreuve, lui devient plus nécessaire que jamais. Est-il de la sa- gesse et de la prévoyance de célébrer les fêtes vo- tives, comme on le fait aujourd'hui, par des excès dont on ose à peine parler? Ces courses de taureaux, ces bals publics, ces repas de cabaret, qui se succèdent pendant trois jours au milieu d'une atmosphère em- brasée par la chaleur et empoisonnée par le choléra, ne sont-ils pas condamnés non seulement par le saint lui-même dont on prétend honorer la mémoire, mais par la prudence purement humaine et les con- seils d'une hygiène bien entendue ? Que la jeunesse demande à s'étourdir en faisant de copieuses libations au cabaret ; qu'elle brûle d'en porter la fumée dans les arènes du village, le spectacle des courses de taureaux ajoutera encore à la fièvre des cerveaux

ET UNE QUÊTE POUR LES VICTIMES DU CHOLÉRA. 159

échauffés ; qu'elle entende passer de la course au bal, avec la même folie, afin de n'avoir de repos ni la nuit ni le jour, il y a de quoi gémir en voyant de tels des- seins; mais ces desseins, qui peut les approuver? Non, une municipalité sage ne saurait céder à Tétour- derie de cette jeunesse emportée. En tout cas, il est du devoir des pasteurs de s'opposer à ces plaisirs qui dépravent, qui ruinent et qui tuent, et votre évêque doit, avant tous les autres, élever la voix pour vous dire : Prenez garde, le glaive du Seigneur frappe à vos côtés, et n'allez pas le provoquer par vos excès et par vos défis.

Ce n'est plus seulement à nos côtés, c'est dans nos murs que l'ange exterminateur a fait sentir ses coups. Si le choléra n'a pas jusqu'à présent, dans notre dio- cèse, un caractère épidémique, il apparaît et il me- nace, il frappe et il s'arrête, il s'éloigne et il revient. Quel fléau mystérieux ! quel avertissement solennel ! Combien durera l'épreuve ? Qui peut en prévoir les ravages et en marquer la fin ? Devant ces incertitudes, la justice divine se joue si manifestement de l'im- prudence de l'homme et se raille de sa science, plus courte que jamais par mille et mille endroits, n'hé- sitez point, chrétiens, à vous préparer à la visite du Seigneur. Qui sait si vous serez demain ?

Implorons la miséricorde éternelle, par l'interces- sion de Marie, pour les malades victimes du fléau. On disait, il y a vingt ans, que le choléra était un excellent missionnaire et qu'il disposait les plus grands pécheurs à bien mourir. Par une disposition providentielle, l'esprit du malade demeure libre jusqu'à la fin. Il voit, il entend, il comprend, même quand la parole

160 LETTRE PASTORALE PRESCRIVANT UN TRIDUUM

lui manque et que le froid de la mort commence àl s'étendre sur sa figure. Mais cette grâce de la bonne mort n'est plus aujourd'hui le partage de toutes les victimes de la peste ; la libre pensée est venue faire des conquêtes jusque dans les ombres qui descendent autour du lit des mourants; le prêtre n'a pas été appelé à tous les chevets; on a vu, en plein choléra, le spectacle des enterrements civils ; on a entendu, devant des fosses sans prière et sans croix, les dis- cours insensés des prêtres du désespoir!

Ah ! du moins ce n'est pas dans le diocèse de Nîmes que nous serons condamnés à ces inconsolables dou- leurs. Avec quelle foi nous sommes accueilli auprès des malades ! Gomme on se signe à notre aspect ! et quel dernier rayon d'espoir éclate dans ce regard qui va s'éteindre ! Nous parlons de Dieu, de la sainte Vierge, de saint Roch, et à chacun de ces noms bénis, le regard se ranime, les lèvres s'entr'ouvrent, et le malade se remet à prier. Ainsi meurent ceux qui ont gardé la foi de leurs pères. Ainsi vont-ils droit au ciel recommander eux-mêmes au Seigneur les orphelins qu'ils laissent sur la terre.

Nous en avons la charge, en qualité de père et de pasteur du troupeau. C'est pourquoi nous venons solli- citer vos aumônes en faveur des victimes du choléra. Les veuves se multiplient, les orphelins se comptent déjà par centaines dans les Eglises voisines et amies qui nous entourent et qui ont été, depuis six se- maines, si cruellement décimées. Avec quelque mé- nagement que nous ayons été frappés jusqu'à ce jour, nous avons déjà nos douleurs et nos deuils. Est-ce demain, est-ce dans quelques mois seulement que

ET UNE QUÊTE POUR LES VICTIMES DU CHOLÉRA. 161

nous sortirons de ces cruelles alarmes ? Dieu seul le sait; mais ce que nous savons, c'est qu'il faut préparer des vivres, des vêtements, des remèdes, ouvrir des asiles, adopter ceux qui n'ont plus de mères, et fonder l'œuvre des orphelins du choléra comme on a fondé, il y a quatorze ans, l'œuvre des orphelins de la guerre.

Pardonnez-nous, Seigneur, en considération de notre charité, et reconnaissez dans le peuple qui vous implore la patrie des Belsunce et des Vincent de Paul. Cette France qui se donne, qui se dévoue, qui se prodigue, qui se précipite au-devant des ma- lades et des malheureux, est encore digne de vos regards. Piegardez avec des yeux de bienveillance et d'amour tous ceux qui servent la misère et la dou- leur. Prêtres, religieuses, médecins, magistrats, cha- cun paie son tribut, chacun demeure au poste de l'honneur, du devoir et de la foi. Purifiez-nous, sauvez-nous et faites sortir de cette épreuve une France plus chrétienne, dont Marie aime à se dire la mère, la patronne et la reine : Regnum Galliœ, regnum Mariœ. Ainsi soit-il.

LETTRE PASTORALE

PORTANT PUBLICATION

DE L'ENCYCLIQUE SUPERIORE ANNO

14 septembre 1884

Nous venons vous communiquer, nos très chers frères, les nouveaux ordres que donne le saint-siège pour mettre en prières, d'un bout de l'univers à l'autre, tous les peuples chrétiens. Notre saint-père le pape a entrepris de reconquérir, en s'adressant à Dieu, la liberté de l'Eglise et de son chef. Il lui de- mande, par l'intercession de Notre-Dame du Saint- Rosaire, de conserver et de maintenir intactes les institutions sur lesquelles reposent la sécurité et le salut de la société humaine. N'ayant plus rien à at- tendre des puissances de la terre, il s'adresse au ciel, comme l'ont fait tous les papes dans les conjonctures difficiles. Le nombre, l'argent, le crédit, l'influence, la hardiesse qui exalte les méchants jusqu'au délire, la peur qui abaisse et déprime les bons jusqu'au silence et à l'étourdissement, tout s'est réuni contre l'Eglise. On ne supporte plus ni qu'elle parle, ni qu'elle prie, ni qu'elle signale les fléaux de Dieu, ni

164 LETTRE PASTORALE

qu'elle fasse des ex-voto pour conjurer sa colère. Au moindre cri de détresse qui s'élève du fond de nos temples, l'impiété répond en criant à la folie et au scandale. C'est une folie de croire en Dieu, de l'aimer, de le craindre et de le servir. C'est un scandale de l'invoquer dans la maladie et les tribulations, et quand nous faisons simplement notre devoir en publiant des lettres pastorales pour appeler notre peuple au pied des autels, la presse athée et maté- rialiste fond sur nous de toutes parts comme sur un ennemi de la société. On insulte notre caractère, on travestit notre parole, on entasse les injures sur les railleries, les calomnies sur les injures, les blas- phèmes sur tout le reste. La majesté de la religion est déchirée chaque matin, comme la robe de ses ministres, par la plume des sophistes, mille fois plus cruelle que le glaive des bourreaux. Enfin, à l'heure même le péril commun réunit autour des malades prêtres, religieuses, médecins, magistrats, dévoue- ments de tout genre, il se rencontre des hommes sans cœur et sans entrailles pour jeter, dans ce con- cert touchant de volontés, de soins, d'héroïsmes, la note furieuse de la discorde et de l'impiété. 0 mon Dieu ! pardonnez-leur, car ils ne savent ni ce qu'ils disent ni ce qu'ils font.

Voilà le spectacle donné par le monde au milieu des vices qui le souillent et des fléaux qui le rava- gent. Cependant Dieu continue à frapper. La France se croit chaque matin presque délivrée du choléra, et chaque soir quelque coup de tonnerre nous avertit que l'orage est toujours sur nos têtes. L'Espagne tremble dans ses ports. L'Italie, envahie de toutes

POUR l'encyclique superiore anno. 165

parts, se flattait du moins qu'elle ne donnerait au fléau qu'un petit nombre de victimes ; mais voilà que Naples est encore plus décimée que Marseille, Arles et Toulon. Les présomptions de la médecine sont déroutées ; on s'imaginait que le choléra s'adoucirait en s'acclimatant, et c'est la fureur qui caractérise son invasion. On le déclarait bénin, presque clé- ment, et il est rapide comme l'éclair et écrasant comme la foudre. On se persuadait que le nombre des victimes serait du moins bien diminué, et Naples en compte plus de quatre cents par jour. Oh ! devant de tels coups, croie qui pourra à la science de l'homme! Oublie ou blasphème qui l'osera la justice de Dieu ! Pour nous, nous nous écrierons et nous ne cesserons de nous écrier encore : C'est le glaive du Seigneur qui passe ! Glaive du Seigneur, quand cesserez-vous de frapper !

Notre saint-père le pape appelle la très sainte Vierge au secours de l'Eglise, non seulement pour préserver ses enfants des maladies qui les tuent , mais surtout pour humilier l'antique ennemi du genre humain, qui semble arrivé à l'apogée de sa puissance. Il convoque à un chapelet universel l'u- nivers tout entier pendant tout un mois, se rappelant que cet Ave Maria, répété avec instance, a arraché le midi de la France à la tyrannie des albigeois, qu'il a gagné la bataille de Lépante, qu'il a donné la vic- toire à Sobieski sous les murs de Vienne. Ainsi l'an- tique ennemi a reculé trois fois, malgré le nombre, la force, l'impiété et la corruption, devant des prêtres, des femmes et des enfants en prières. Ainsi combat l'Eglise, ainsi commande le pape, ainsi obéis-

166 LETTRE PASTORALE

sent les peuples. Tout marche à la parole du vicaire de Jésus-Christ, et nous attendons avec confiance l'issue de la bataille.

Levez-vous donc, Seigneur, vengez votre cause ; mais vengez-la selon l'étendue de votre miséricorde et non selon la rigueur de votre justice; car si vous nous punissiez, c'en serait fait de la terre et de l'hu- manité : Eœsurge Deus, judica causam tuam. La folie de ceux qui vous haïssent monte chaque jour davan- tage : Superbia eorum qui te oderunt ascendit semper. Ils obscurcissent l'air de leurs cris; leurs tours, plus superbes encore que celle de Babel, remplissent le monde et s'élèvent jusqu'aux nues; ils sapent vos sanctuaires avec leurs haches coupables ; ils veulent détruire les jours qui vous sont consacrés, ils préten- dent séparer ce que vous avez uni, et unir ce que vous avez séparé ; ils effacent votre nom dans les institutions, dans les écoles, dans les lois; leur règne se consolide, et les expressions nous manquent pour raconter et flétrir toutes les méchancetés qui s'ac- complissent contre votre Eglise : Quanta malignatus est inimicus in sancto ! Et nous, que sommes-nous pour leur résister et pour les vaincre ? Des pauvres, des malheureux, les déshérités de la terre et du temps, les méconnus et les calomniés des nations. Mais ces pauvres sont les vôtres; ô mon Dieu, et vous ne sau- riez les oublier toujours. Mais leur âme vous confesse et vous acclame au milieu des triomphes de l'impiété, et vous ne sauriez les abandonner à la dent des bêtes féroces : Ne tradas bestiis animas confitentes tïbi, et animas pauperum tuorum ne obliviscaris in finem. 0 Dieu, regardez votre Eglise et écoutez Marie,

POUR l'encyclique superiore anno. 167

qui est sa mère et sa patronne : Respice in testamen- tum tuum ! Cette Eglise vous appartient dès le com- mencement, et la victoire remportée par votre Mère sur l'antique serpent a été prophétisée dès la première page de vos divines Ecritures : Memor esto congrega- tionis tuœ quant possedisti ab initio i. Non, mon Dieu, vous ne démentirez ni vos Ecritures, ni vos pro- phètes, ni les vicaires de votre Christ, et la guerre du chapelet que l'Eglise déclare à Satan, sous les auspices de Marie, sauvera nos corps, raffermira nos âmes, rendra au monde la justice, la vérité et la paix.

1 P$. LXXIII, 2.

LETTRE PASTORALE

LES PRIÈRES ET LES CÉRÉMONIES DES OBSÈQUES

18 octobre 1 884

Nous venons nous entretenir avec vous, nos très chers frères, des devoirs que la religion nous impose envers ceux qui ont quitté ce monde et pour qui elle nous fait espérer les joies d'un monde meilleur. Aux approches de la fête des morts, ce sujet ne déplaira pas à votre piété. Vous tournez déjà vos regards vers le cimetière reposent les cendres de vos parents et de vos amis. Les tombes de marbre ou de granit qui les recouvrent vont se parer de ces fleurs d'au- tomne que vous cultivez dans vos jardins pour en offrir le tribut annuel à la mémoire de vos chers défunts. Vous irez les répandre, avec vos larmes et vos prières, le long de ces sentiers qui mènent aux sombres lieux vous avez enseveli ceux qui furent la chair de votre chair et les os de vos os. Le soleil de novembre éclairera vos pas silencieux, et ses derniers rayons, glissant à travers les rameaux funè- bres qui ombragent vos tombeaux de famille, vous rap- i. 10

170 LETTRE PASTORALE SUR LES PRIÈRES

pelleront ce soir fatal s'est éteint, dans les ombres de la mort, ce père, cette mère, cette fille, objet de votre amour et de vos regrets. Mais les fleurs, image de la vie, renaissent de leurs propres semences ; ainsi renaîtra, pour la vie éternelle, le corps qui n'est plus que cendre et poussière. Le soleil qui pâlit à nos yeux brille de tout son éclat sur un autre hémisphère; ainsi vit et rayonne dans un autre monde cette âme qui est retournée à Dieu. De tous les arbres que vous avez plantés dans vos domaines, le cyprès seul vous a suivis jusqu'au cimetière. Son feuillage est sombre, mais toujours vert, et malgré la tristesse dont il est la figure, il vous laisse entre- voir une vie qui ne connaît ni ombre ni déclin. Les ifs, les pins, les lauriers, défient les neiges de l'hiver autour des sépultures qu'ils entourent de leurs branches mystérieuses, et leur feuillage se renou- velle sans qu'ils demeurent dépouillés de leur pa- rure. Ainsi se renouvelle et se transforme la chair qu'on a confiée à la terre ; elle change de nature sans changer de destin ; et quand, selon l'expression de Bossuet, elle est devenue un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue, vous venez vous agenouiller encore devant ce tombeau qui Ta reçue, parce que, toute poudre qu'elle est, elle en sortira un jour, glorieuse, triomphante, transfigurée, pour aller prendre sa place dans les chœurs de la céleste Jérusalem.

0 vous qui avez été particulièrement éprouvés dans cette année trop féconde en décès inattendus, que la commémoraison des fidèles trépassés vous console dans votre foi et vous ranime dans vos espérances!

ET LES CÉRÉMONIES DES OBSÈQUES. 171

Nos paroisses de Vallabrègues, Bouillargues, Bes- sèges, Sauve, Pompignan, Salindres, ont payé au fléau du choléra un trop large tribut. Mais la croix qui surmonte nos cimetières fraîchement remués par le fossoyeur parle éloquemment aux vivants du souvenir des morts. Elle parlera aussi de ces deux religieuses qui, déjà affaiblies par le service qu'elles avaient fait auprès des cholériques de Valla- brègues, sont allées, sur notre parole, achever à Sauve le sacrifice de leur vie. Là, elles sont tombées, comme des braves, dans cette seconde bataille, et la population reconnaissante les a accompagnées à leur dernière demeure, sans distinction de culte ni de parti, avec cette unanimité qu'inspire le vrai dévoue- ment. Puissions-nous avoir acheté à ce prix la li- berté, la justice et la paix !

C'est le souhait que nous formons aussi en pensant à ces autres soldats qui combattent dans l'extrême Orient, sous le drapeau de la France. Ils ne ménagent ni leur valeur ni leur sang pour assurer, sur ces plages barbares, au nom français tout son prestige, aux chrétiens leur sécurité, à la civilisation ses paci- fiques triomphes. Combien, depuis deux ans bientôt que dure cette campagne lointaine, ont payé de leur vie la gloire de nos armes ! N'oublions pas leur âme dans la fête des morts, et demandons au Seigneur de recevoir dans ses tabernacles éternels et les héros de la patrie et les héroïnes de la charité.

Telles sont les pensées qui nous préoccupent dans ces jours la fête des saints est suivie delà commé- moraison des fidèles trépassés. Votre piété envers les morts, les visites que vous faites dans les cimetières

472 LETTRE PASTORALE SUR LES PRIÈRES

ils dorment leur dernier sommeil, les soins que vous donnez à leurs tombeaux, ne sauraient être trop loués. Maisl'évêque de vos âmes, en constatant com- bien ce culte est consolant, a remarqué, non sans douleur, que les obsèques chrétiennes ne sont pas célébrées, dans un certain nombre de paroisses, selon toutes les prescriptions de l'Eglise ; que le corps du défunt repose à peine quelques minutes dans le lieu saint ; qu'on abrège les prières et les cérémonies de Fenterrement ; que Ton se borne souvent à une absoute, et que le saint sacrifice de la messe est très rarement offert pour le repos des âmes dont vous allez rendre à la terre la dépouille mortelle.

Nous avons la charge de corriger les abus, de vous rappeler vos devoirs, et de rétablir, dans toute leur étendue et toute leur splendeur, les prières des obsèques. Il ne s'agit ici ni de la pompe ou de l'éclat du cortège, ni des tentures déployées dans la maison mortuaire, ni des cloches qui signalent le départ du convoi, ni des draps d'honneur qui suivent le cer- cueil, ni du nombre des prêtres qui l'accompagnent, ni des cierges qu'on allume et qu'on offre pendant le service. Le convoi du pauvre et celui du riche seront toujours différents l'un de l'autre, et jusque dans l'éga- lité de la mort, jusque dans les cimetières, il y aura les inégalités inévitables de la naissance et surtout de la fortune. Mais l'Eglise catholique, en réglant les prières des obsèques, a stipulé pour les riches et pour les pauvres, pour les grands et pour les petits, les mêmes prières et les mêmes honneurs. Nous devons à tous les défunts le même tribut. Toute âme qui paraît devant Dieu a droit aux mêmes supplications; tout

ET LES CÉRÉMONIES DES OBSÈQUES. 173

corps qui retourne à la terre, aux mêmes hommages et au même respect. Il n'y a d'exception que pour ceux qui ont renié à la dernière heure leur Dieu, leur foi et leur baptême.

Ecoutez donc comment l'Eglise a établi et ordonné les obsèques chrétiennes, et conformez-vous désor- mais à l'esprit et à la lettre du rituel.

Il est prescrit au prêtre d'aller chercher, au son des cloches, le corps du défunt dans sa demeure; la croix le précède, le bénitier raccompagne, les cierges s'allument, et quand il a jeté l'eau sainte sur le cer- cueil, il entonne, au départ du cortège, le Deprofundis et le Miserere, expression touchante de la pénitence et des regrets du pécheur. Quand on arrive au seuil du temple, l'antienne de l'espérance éclate dans toute sa splendeur : Exultabunt Domino ossa humiliata: les ossements humiliés par la mort tressailliront de joie devant le Seigneur. Puis le prêtre et les chantres disent alternativement : Venez à notre secours, saints et saintes du Seigneur. Anges de Dieu, venez à notre rencontre, relevez cette âme et portez-la en présence du Très-Haut. Ils se retournent ensuite vers l'âme du défunt : « Que le Christ te reçoive, le Christ qui t'a appelée dans son Eglise, et que les anges te portent dans le sein d'Abraham. » Enfin, s'adressant à Dieu lui-même : « Seigneur , donnez-lui le repos éternel, et faites briller à ses yeux la lumière qui ne s'éteint jamais. »

En prononçant ces mots, le prêtre doit conduire le corps du défunt jusqu'au milieu de l'église, faire allumer des cierges alentour et commencer l'office des Morts.

10*

174 LETTRE PASTORALE SUR LES PRIÈRES

C'est le bienfait de cet office que nous réclamons pour les fidèles défunts, en dépit de l'usage qui Ta supprimé, on ne sait pourquoi, dans plusieurs pa- roisses.

L'Eglise l'a composé avec les psaumes du roi-pro- phète et les lamentations éloquentes du saint homme Job, sur la brièveté de la vie, le néant de ses pompes et de ses grandeurs, et l'amère dérision delà fortune. Mais l'accent de l'espérance interrompt ces plaintes et les sanctifie. « Quand apparaîtrai-je, s'écrie l'homme, devant la face du Seigneur ? Mon âme a soif de la vraie grandeur et de la vraie lumière, comme le cerf altéré cherche avec ardeur la fontaine d'eau vive il pourra étancher sa soif. Délivrez-moi, Seigneur, délivrez-moi ; c'est vous qui visitez par votre grâce les âmes du purgatoire et qui venez en briser les portes d'airain. » Et tous les psaumes se terminent par ces supplications de délivrance et de repos éter- nel : Requiem xternam doua ei, Domine.

Mais nous réclamons surtout pour nos chers défunts Toblation du saint sacrifice. Nos vœux, nos prières, nos soupirs, n'ont .d'efficacité pour le repos de leurs âmes qu'autant qu'ils sont mêlés aux mérites infinis de Jésus-Christ, leur rédempteur, qui a dit de lui- même : ((C'est moi qui suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi vivra, même après sa mort, et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. » Or, quels sont les mérites les plus précieux et les plus suppliants de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sinon ceux de son corps et de son sang offerts dans le saint sacrifice de la messe par le ministère du prêtre ? La vraie piété le comprend bien. Partout la foi

ET LES CÉRÉMONIES DES OBSÈQUES. 475

catholique est restée sans ombre et sans atteinte, les convois funèbres se font le matin, afin qu'on puisse célébrer le saint sacrifice le corps présent, et faire tressaillir d'une sainte espérance, sous le drap mor- tuaire, ces ossements à peine refroidis, qui doivent, selon la promesse de l'Ecriture, s'emplir un jour de lumière et de gloire dans l'éternité. Donnez-leur donc cette consolation avant de les porter en terre. Qui vous presse de vous séparer d'eux et d'abréger les derniers devoirs que vous leur rendez ? Ce père, cette mère, cette épouse, ont-ils compté leurs pas quand ils sont venus dans le lieu saint implorer le Seigneur, en demandant pour vous la grâce d'une heureuse naissance, d'un heureux examen, d'une heureuse affaire, d'un heureux mariage ? Ont-ils réputé perdues les heures qu'ils ont consacrées à votre édu- cation, à votre fortune, à votre bonheur ? Rien ne leur a paru ni trop long, ni trop coûteux, ni trop difficile, quand il s'agissait de vous. N'est-ce pas être ingrat que de compter les minutes de l'office qui les soulage, et de s'arrêter à peine au seuil du temple qui les réclame ? C'est quand les derniers battements de leur cœur pal- pitent encore au cercueil qu'il convient de les apaiser, en offrant, au nom de Jésus-Christ, non pas seule- ment cette prière hâtive, trop semblable au verre d'eau fraîche, qui cependant ne restera pas sans récompense, tant le Seigneur est plein de miséri- corde, mais le sang que l'Homme-Dieu a versé sur l'arbre de sa croix et qui, répandu sur l'autel, suffira peut-être pour abreuver aussitôt leur âme de gloire et de félicité. 0 fils, ô filles, ô compagnons et amis du défunt, écoutez la voix qui s'échappe de ce cer-

176 LETTRE PASTORALE SUR LES PRIÈRES

cueil dont vous voulez vous séparer trop tôt : Miser e- mini met saltem vos, amici mei : vous qui fûtes mes amis, si le reste du monde m'oublie et m'abandonne, ayez du moins pitié de moi.

Pourquoi ne le dirai-je pas? Il y a je ne sais quel vide affreux dans ces obsèques Ton ne célèbre point la messe, et qui, si l'heure ne permet plus de la dire, ne sont pas au moins accompagnées de l'office des Morts. Serait-ce trop cependant que de méditer ou de prier un quart d'heure en s'associant aux vœux et aux supplications de l'Eglise, devant ce cercueil dont notre corps peut déjà prendre la mesure, parce qu'il l'occupera bientôt ? Serait-ce trop de se recueillir un moment dans le lieu saint, chacun de nous sera apporté à son tour, au milieu même de cette foule amie où, faut-il le dire, on cherche quelquefois long- temps, avant de trouver un front qui devienne pensif, un regard qui s'abaisse et une lèvre qui prie? Que dis-je? une foule amie ! Ah ! qu'importe un cortège brillant et nombreux, s'il est de pure civilité et de simple convenance? La mémoire du défunt en est- elle honorée, si vos prières ne soulagent pas son âme ? Ainsi, quand la foi s'obscurcit, les devoirs du chrétien ne sont plus que de vaines cérémonies. On satisfait encore aux usages, on donne tout au plus une marque d'estime ou d'attachement à la famille du dé- funt, mais son âme reçoit-elle l'aumône spirituelle qu'elle attend? Ecoutez donc encore une fois celui qui vous fut cher, ou du moins souffrez sans ennui que le prêtre récite toutes les prières dont il a besoin. Si vous l'avez aimé, laissez donc l'Eglise l'enfanter par ses cris à la vie éternelle et lui procurer le repos à

ET LES CÉRÉMONIES DES OBSÈQUES. 477

force de crier vers Dieu : Grâce ! pitié ! pardon ! Mise- remini mei saltem vos, amici mei.

Nous n'irons donc point compter ni les draps d'hon- neur que Ton porte dans le cortège funèbre, ni les assistants qui le composent, pour nous rassurer sur le sort du défunt. Ce qui peut nous donner confiance, c'est le nombre des fidèles qui prient ; c'est le saint sacrifice offert sur l'autel ; c'est la foi catholique affirmée, par le prêtre, dans le chant du Dies irse, dans la récitation de l'évangile, dans la préface de la messe. Pourquoi redouter d'entendre cette prose pa- thétique, expression à la fois consolante et terrible du dogme de la résurrection de la chair et du dernier jugement ? Quand elle éclate sous nos voûtes dans sa sombre harmonie, on est comme pénétré d'une pro- fonde terreur ; mais c'est la terreur qui convertit et qui sauve ; c'est le juge suprême entrevu dans toute sa majesté, mais à qui nous rappelons qu'il a absous Madeleine, exaucé le bon larron, et qu'il s'est fatigué à la recherche de notre âme, comme notre pasteur et notre père. Peut-on entendre, sans tressaillir d'une sainte joie, l'évangile de la résurrection de Lazare? Quelle consolation pour le vrai chrétien que cette parole du Seigneur : Resurget frater tuus, votre frère ressuscitera. A ce mot, les regards se portent sur le cercueil, les larmes se sèchent dans les yeux des assistants, un éclair d'en haut éclaircit toutes les tristesses et se fait jour à travers tous les deuils. Et quand le prêtre, l'œil au ciel, les mains étendues, entonne cette sublime préface les Anges, les Do- minations, les Trônes, toutes les Puissances, sont appelés comme témoins pour confirmer les espé-

178 LETTRE PASTORALE SUR LES PRIÈRES

rances chrétiennes, de quelle voix, de quel cœur ne répétons-nous pas : Oui, Seigneur, pour les fidèles qui croient en vous, la vie n'a pas cessé, mais elle change d'aspect et de séjour : Tuis enim fidelibus, Domine, vita mutatur, non tollitur. Ce corps s'est dissous comme une maison tombée en ruine : et dissoluta terrestris hujus habitationis domo ; mais il y a une maison éternelle qui les attend dans les cieux : seterna in cœlis habitatio comparatur. Ah ! quiconque a conservé seulement une faible idée du christianisme et de la vie future, ne saurait trouver trop longs les courts instants passés au pied des au- tels à entendre et à méditer de tels accents. Les hommes vivraient mieux, ils seraient plus justes, plus sobres, plus honnêtes, s'ils venaient écouter plus souvent et d'un air moins distrait les leçons de la mort au pied d'un cercueil.

L'Eglise, qui a pour les adultes tant de soucis mêlés à tant d'espérances, porte au tombeau les corps des petits enfants avec des pensées, des senti- ments, des prières, la joie et la bénédiction do- minent tous les regrets. Elle fait revêtir à ses mi- nistres Fétole des grandes fêtes. Semez des fleurs sans crainte sur le cercueil que rien n'a souillé; entourez-le d'une blanche parure, chantez au lieu de vous plaindre et de pleurer, l'Eglise elle-même vous y invite. Les psaumes de louange et d'amour se font entendre. C'est le Laudate, pueri, Dominum que les anges répètent à l'unisson des prêtres, en ouvrant leurs rangs à l'âme qui vient de briser les liens de ce monde. Bienheureux les immaculés, disent-ils encore, qui n'ont cessé de marcher dans

ET LES CÉRÉMONIES DES OBSÈQUES. 179

les voies du Seigneur : Beati immaculati qui ambu- lant in lege Domini. Une parole tombée des lèvres de Jésus va clore cette sépulture : Laissez venir à moi les petits enfants, car c'est à eux et à ceux qui leur ressemblent qu'appartient le royaume des cieux : Sinite parvulos venire ad me, talium est enim regnum cœlorum.

Par je ne sais quel renversement fatal, on répand des larmes de désespoir au convoi des petits enfants, et on assiste les yeux secs à l'enterrement de ceux pour qui on devrait prier et pleurer. C'est la nature et non la grâce que l'on écoute. Croyez-en la foi, quand elle vous montre l'âme de l'enfant s'envolant droit au ciel avec les blanches ailes que son baptême lui a données ; mais tremblez, priez, offrez des sacri- fices pour ceux dont l'âme s'est longtemps attardée et appesantie parmi les ombres du temps ; écoutez l'Eglise, qui vous assemble et qui vous retient plus longtemps autour de ce corps inanimé, les stig- mates du péché sont encore empreints ; multipliez les Requiem et les Libéra, fléchissez la justice, im- plorez la miséricorde, et n'oubliez pas que c'est à force de prier pour les morts, que les morts, intro- duits par vos efforts dans la terre des vivants, finiront par obtenir pour vous-mêmes la grâce, la pitié et le pardon.

Ce n'est qu'après avoir psalmodié dans le sanc- tuaire l'office des Morts ou célébré la sainte messe, qu'il convient au prêtre de revenir auprès du cercueil et de dire avec confiance : « Seigneur, n'entrez pas en jugement avec votre serviteur, car personne ne sau- rait être justifié devant vous ; que votre grâce lui donne

480 LETTRE PASTORALE SUR LES PRIÈRES

d'échapper à vos jugements et à vos vengeances. » Alors Tâme du défunt prend la parole à son tour : « Délivrez- moi, Seigneur, de la mort éternelle, dans ce jour re- doutable où les cieux et la terre seront bouleversés, et vous viendrez juger le monde ravagé par le feu. Jour de colère et de calamité! jour vraiment grand et plein d'amertume ! Je tremble, je suis saisi de crainte, le jugement m'épouvante. » Puis l'Eglise redouble ses supplications : « Seigneur, s'écrie-t-elle, ayez pitié de nous : Kyrie, eleison. » Elle le dit trois fois ; pendant que l'assistance récite le Pater à voix basse, le prêtre répand à grands flots l'eau sainte et l'encens sur la dépouille mortelle du chrétien ; enfin, après l'accomplissement de tous ces rites : « Sei- gneur, dit-il à haute voix, c'est le propre de votre miséricorde d'avoir pitié de l'homme et de l'épar- gner, nous vous supplions en faveur de cette âme qui sort aujourd'hui de ce monde. Ne la livrez pas aux mains de ses ennemis, ne l'oubliez pas pour toujours, mais donnez à vos anges l'ordre de la rece- voir et de l'introduire dans le paradis, qui est sa patrie. Elle a espéré en vous, elle a cru vos paroles, épargnez-lui les peines de l'enfer et donnez-lui les joies éternelles. »

Qu'il marche maintenant vers sa dernière demeure, ce chrétien ainsi recommandé. Pendant qu'on le porte en terre, le prêtre appelle autour de son âme le cortège des anges, des apôtres et des martyrs. Il bénit le tombeau qui va le recevoir, et il prie le Sei- gneur d'envoyer un esprit céleste pour garder ces cendres, jusqu'au jour de la résurrection. Le tombeau est scellé, et le prêtre termine la cérémonie par un

ET LES CÉRÉMONIES DES OBSÈQUES. 181

souhait de repos et de lumière pour tous ceux qui reposent dans l'asile du cimetière : Anima ejus et animx omnium fidelium defunctorum per misericor- diam Dei requiescant in pace !

Voilà le tableau des obsèques chrétiennes. Fasse le ciel que vous en compreniez le sens, et que les consolations qu'elles donnent viennent éclaircir, dans les jours de deuil, les tristesses de votre âme. Con- solons-nous ensemble à entendre ces belles paroles et ces magnifiques prières : Consolamini invicem in verbis istis.

Vous reviendrez encore le neuvième jour, le tren- tième peut-être, presque toujours au bout de Tan, dans cette église vos chers morts ont été déposés; vous reviendrez, avec vos parents et vos amis, faire célébrer une messe et réciter des prières pour le repos de leur âme. Nous soulignons ces mots et nous vous conjurons de ne pas les oublier. Ils appartiennent à la langue de l'Eglise; mais le monde ne la parle plus, mais beaucoup de chrétiens en ont perdu l'usage et oublié le sens. Les anniversaires des morts sont annoncés, sans souci de leur âme, avec une langue nouvelle qui ne leur sert guère de passeport pour l'éternité. On demande, on ordonne des services, non plus pour le repos de leur âme, mais en leur mé- moire et même en leur honneur. Pendant qu'on fait leur apothéose dans le monde visible, sont-ils, que sont-ils devenus dans ce monde invisible qu'ils habitent depuis leur départ? Ah ! je les entends reje- ter avec horreur cette langue qui les offense. « Notre mémoire, s'écrient-ils, notre honneur ! qu'allez-vous dire? Notre mémoire n'est rien, c'est notre âme qui i. 11

182 LETTRE SUR LES PRIÈRES ET CÉRÉMONIES DES OBSÈQUES.

est en cause. Notre honneur nous a trompés mille fois, ce n'est qu'un mot vide de sens. Priez, priez pour nous, car nous habitons la terre des expiations et des douleurs, les flammes du purgatoire nous dé- vorent, et c'est par des prières et des sacrifices que l'on peut en abréger la durée et en adoucir les rigueurs. Encore une fois ayez pitié de nous : Miseremini mei saltem vos, amici mei. »

Ce sera le dernier mot de cette instruction pastorale, heureux si en vous rappelant vos devoirs envers les morts, nous vous avons persuadés de les secourir plus efficacement, et si nous obtenons un jour de la piété publique, pour le repos de notre âme, la grâce inestimable d'un De profundis.

LETTRE PASTORALE

L'INDISSOLUBILITE DU MARIAGE

27 janvier 1885

La veille de Noël dernier, nos très chers frères, le pape Léon XIII, déplorant, dans un discours adressé au sacré collège, les nouveaux desseins que l'impiété forme contre la religion à Rome et en Italie, a laissé tomber de sa bouche les paroles suivantes :

« Nous avons toute raison de craindre pour l'Eglise » des offenses plus graves encore. On a présenté de » nouveau au parlement la loi du divorce, loi qui, » permettant en beaucoup de cas la rupture du lien )> conjugal, marche directement contre le précepte de » Dieu lui-même ; loi qui répugne ouvertement à » l'enseignement de Jésus-Christ, législateur univer- » sel, et à toute l'économie de l'Eglise sur le mariage ; » loi qui ne reconnaît pas en ce grand sacrement » l'excellence sublime à laquelle il fut élevé par » Jésus-Christ, et qui l'abaisse à la condition d'un » pur contrat civil ; loi qui dégrade la femme et » l'humilie, qui compromet l'éducation et le bien-être » des enfants, qui rompt les liens de la société dômes-

184 LETTRE PASTORALE

» tique et la détruit, qui sème la discorde dans les )> familles, qui est une source de corruption pour les )> mœurs publiques et le principe, pour les Etats, d'une » décadence semée de ruines. Et en effet, l'expérience » d'un temps qui n'est pas encore loin de nous a été » tellement amère et tellement funeste, qu'elle a forcé » les partisans eux-mêmes du divorce à rétablir dans » les codes l'indissolubilité du mariage. »

Ce que notre saint-père le pape redoute pour l'Italie est en France un fait accompli. La loi du divorce est votée par les chambres et promulguée par le gouver- nement. C'est notre droit, c'est jiotre devoir de vous avertir que cette loi, qui d'ailleurs ne s'impose à per- sonne, n'est pas faite pour vous et qu'il vous est interdit d'en user. Tout vous le défend, Dieu, Jésus- Christ, l'Eglise, l'histoire, l'expérience du passé, l'honneur de votre nom, l'intérêt de votre repos, l'avenir de votre famille, la gloire même de la patrie, et, pour tout dire en deux mots, la raison aussi bien que la foi! Je viens donc vous répéter, avec une liberté tout évangélique, le non licet que Jean-Bap- tiste le précurseur fit entendre à la cour d'Hérode, en rappelant au prince qu'il ne pouvait point avoir pour épouse la femme de son frère. Evêque, nous ne fai- sons aux puissances du siècle ni la guerre ni la cour. Mais quand la lâcheté des mœurs amène le relâche- ment des lois, il nous faut déployer, au-dessus de ces codes écrits de la main de l'homme, le Code écrit de la main de Dieu, dont nous sommes les gardiens et les interprètes ; il nous faut vous dire, avec la voix de Jean-Baptiste : Vous ne pouvez, sans crime ni saîis apostasie, user de la loi du divorce : non licet.

SUR l'indissolubilité du mariage. 185

I. Qu'est-ce que le mariage ? C'est un sacrement institué par Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui conserve, propage et sanctifie dans l'homme la vie du corps, renouvelle et perpétue la famille, et rajeunit sans cesse la société chrétienne. Le mariage est une institution divine : c'est Dieu qui l'a établi ; c'est l'Homme-Dieu qui l'a restauré; c'est l'Eglise catholique, l'unique et légitime épouse de l'Homme-Dieu, qui seule conserve au mariage sa dignité et son honneur.

Après avoir créé l'homme à son image et à sa res- semblance, Dieu le regarda, et le trouvant imparfait, il se dit à lui-même : Faisons à V homme une aide semblable à lui *. Il envoya à Adam un profond som- meil, et pendant qu'il était endormi, il lui tira une côte et il en forma la première femme. Adam ouvre les yeux, reçoit sa compagne des mains du Seigneur et s'écrie : Voilà Vos de mes os et la chair de ma chair. Il ajoute : V homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à son épouse, et ils seront deux dans une seule chair 2. Parole sacrée qui révèle, dès le commen- cement, les deux lois du mariage, c'est-à-dire son unité et son indissolubilité. Mais bientôt le péché souille cette belle institution, toute chair marche dans sa voie dépravée, d'abominables unions se forment entre les fils de Dieu et les filles des hommes, les monstres qui en sont le fruit remplissent la terre, et ce n'est pas trop de toutes les cataractes du ciel pour épancher sur cette terre coupable les eaux qui la laveront de ses iniquités et de ses souillures.

1 Gen., ii, 18.

2 Gen., ii, 24.

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Quand la terre sortie de ces eaux vengeresses eut repris sa verdure, ses fleurs et ses fruits, le mariage reparut dans toute sa pureté et toute sa grandeur. Rappelez-vous ces alliances patriarcales dont l'Ecri- ture nous fait le récit avec tant de charme : la tente d'Abraham honorée par la fidélité de Sara; Isaac, l'héritier de la promesse, introduisant son épouse encore voilée dans cette tente mystérieuse ; Jacob récompensé de ses vertus par la fécondité de Lia et par la beauté de Rachel ; les bénédictions promises à Adam, à Abraham et à Jacob, descendant de siècle en siècle sur le peuple de Dieu; Esther portant cette bénédiction chez un peuple étranger et la faisant par- tager àAssuérus; Tobie, qu'un ange a escorté dans ses voyages, amenant la compagne de sa vie à son père devenu aveugle, et lui rouvrant les yeux par un miracle, pour le faire jouir du spectacle d'une sainte et heureuse alliance.

Mais à l'exception du peuple juif, caché dans un coin de l'Orient, la corruption, autorisée par les exem- ples des dieux que les nations s'étaient forgés, cou- vrait le monde d'ignominies et ne laissait plus de la fidélité conjugale qu'un vague souvenir. L'adultère, l'inceste, la polygamie, avaient dans les cieux leurs maîtres et leurs modèles. Plus de mariage, mais des nœuds formés par le caprice, souillés par la débauche, brisés chaque jour pour faire place à d'autres qui n'étaient pas plus durables , en sorte qu'au siècle d'Auguste les femmes comptaient chaque année leurs divorces par le nombre des mois. La licence dans la famille, la violence dans l'Etat, le mari devenu un tyran, la femme une esclave, le serviteur un instru-

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ment de honte, l'enfant une victime, le citoyen inca- pable de porter les armes à cause de sa faiblesse ou de sa lâcheté, les magistrats en apparence les plus austères et les héros les plus renommés se confon- dant avec les plus perdus de mœurs dans ce spectacle de scélératesse et d'effronterie, voilà le monde à Rome comme à Corinthe; voilà la société ancienne telle que l'avaient faite quatre mille ans de péché et de corruption. Les Juifs eux-mêmes, avec leur loi impar- faite, n'échappèrent pas à cette décadence. Il était toléré, sinon permis, par la loi de Moïse, que le mari répudiât sa femme. Cette répudiation, moins odieuse que le divorce, devint une source de désordres, et la femme répudiée épousa jusqu'à cinq maris, comme on le voit par le texte même de l'Evangile. Tous les peuples s'étaient égarés.

Jésus-Christ vient au temps marqué par les pro- phètes, pour relever tous les peuples et régénérer toutes les lois. Il commence sa réforme par le mariage et il l'élève à la dignité de sacrement, lui donnant ainsi une grâce qui en rend le fardeau léger et l'indissolubilité facile à supporter. Un jour les pha- risiens cherchent à le surprendre. « Est-il permis à un homme, lui disent-ils, de renvoyer sa femme pour quelque cause que ce soit ? » Jésus répond par les paroles qui consacrent l'institution primitive du mariage : N'avez-vous point lu que Celui qui créa V homme à l'origine fit l'homme et la femme et leur dit : L'homme quittera son père et sa mère et s'atta- chera à sa femme, et ils seront deux dans une même chair. Que l'homme donc ne sépare pas ce que Dieu a uni. Mais les pharisiens reprennent : Pourquoi a-t-

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il ordonné à celui qui voudrait quitter sa femme de lui signifier un acte de répudiation? La réponse est nette : C'est à cause de la dureté de votre cœur. Mais il ajoute : Il nen fut pas ainsi dès le commencement. Il oppose ainsi la doctrine évangélique à la doctrine mosaïque, il rétablit la doctrine vraie et primitive, il remet le mariage sur sa base sacrée. Puis d'un ton plus solennel encore : Et moi je vous déclare que qui- conque renverra sa femme et en épousera une autre commettra un adultère; quiconque épouse une femme renvoyée par son mari commet un adultère !.

Voilà la parole du Maître. La sentence est générale, absolue, applicable au mari comme à la femme. Saint Luc la rapporte comme saint Matthieu; saint Marc aussi bien que saint Luc : tous les évangélistes sont d'accord. Le divorce est à jamais condamné !

Après le Maître, écoutez le disciple. Saint Paul se fonde sur la parole de Jésus-Christ et en explique le sens : Quant à ceux qui sont mariés, ce n'est pas moi, mais le Seigneur, qui leur a fait ce commandement : Que la femme ne se sépare point de son mari. Si elle s'en sépare, quelle demeure sans mari ou quelle se réconcilie avec le sien. La femme mariée est liée par la loi à son mari, aussi longtemps qu'il est en vie; mais lorsqu'il est mort, elle est dégagée de la loi con- jugale 2. Vous l'entendez, il n'y a point d'exception possible. L'Apôtre reconnaît qu'une femme peut légi- timement s'éloigner de son mari : c'est la séparation de corps et de biens acceptée par l'Eglise et consa-

1 Matth., xix, 6-10.

2 /. Rom., vu, 2-3.

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crée dans toutes les législations chrétiennes. Mais il affirme que la femme ainsi séparée ne peut pas épou- ser un autre mari : c'est le divorce condamné par l'Apôtre comme il Ta été par le divin Maître. Seule, la mort peut dissoudre les liens du mariage.

Les Pères de l'Eglise n'ont jamais eu d'autre doc- trine. Témoin le livre d'Hermas, intitulé le Pasteur, qui date du second siècle et qui fait assez voir quelle a été, dès le commencement, la pratique de l'Eglise. Hermas demande au Pasteur céleste ce que doit faire un chrétien dont la femme s'est rendue coupable d'adultère. « Que son mari la renvoie, répond-il, et qu'il reste veuf; car s'il en épousait une autre, il serait lui-même coupable d'adultère. La femme cou- pable peut retourner près de son mari après avoir fait pénitence. L'homme et la femme sont sous ce rapport d'égale condition *. » Voilà dans ce texte la séparation autorisée, la pénitence imposée, le pardon qui la suit, les droits égaux et les devoirs réciproques des époux.

Saint Augustin, commentant saint Paul, tient le même langage : « Le lien du mariage ne se rompt que par la mort du mari et non par le crime ; c'est pourquoi quiconque épouse une femme renvoyée se rend coupable d'adultère 2. »

Saint Ambroise parle comme saint Augustin : « Vous renvoyez votre épouse et vous pensez que cela vous est permis, parce que la loi humaine ne le défend pas. La loi qui le défend, c'est la loi divine : Ne séparez pas ce que Dieu a uni 3. »

1 Past., II, mand. iv, 1-4.

2 De conjugiis adulterinis, II, v.

3 Marc, x, 9.

11*

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L'Orient parle comme l'Occident : « Ne nous allé- guez point, dit saint Chrysostome, les lois faites par des étrangers qui autorisent à donner un libelle de répudiation. Ce n'est pas sur ces lois que Dieu vous jugera, mais sur la loi qu'il a établie lui-même, sur la loi qui interdit le divorce j. »

Le concile de Trente, interprète et juge de la tra- dition aussi bien que de l'Ecriture, a donc eu raison de condamner ceux qui nient cette doctrine si bien définie, ceux qui torturent ces textes si clairs et si précis de la sainte Ecriture : « Qu'il soit anathème celui qui prétend que l'Eglise se trompe en enseignant, comme elle l'a toujours fait, que le lien du mariage ne peut être rompu à cause de l'adultère de l'un des deux époux ; que ni l'un ni l'autre, pas même la partie innocente, ne peut, du vivant de son conjoint, con- tracter un autre mariage ; et que le mari ou la femme qui, après s'être ainsi séparé, en épouse un autre, commet lui-même un adultère 2. »

Ce que l'Eglise a enseigné avec tant de précision, elle l'a soutenu avec une fermeté que rien n'a pu fléchir ; c'est à ses mains que les nœuds sacrés du mariage ont été confiés, et l'histoire nous atteste qu'elle les a tenus d'une main haute, ferme, invin- cible, jusqu'à y mettre la tête de ses évêques et le sang de ses martyrs. Ni l'Orient avec ses mœurs dépravées, ni l'Occident avec sa barbarie, ni la frivole Athènes qui avait accueilli saint Paul avec le sourire de l'ironie, ni Rome à la fois si puissante par ses Césars

1 I. Cor., vu, 39.

2 Trid., sess., xxiv, can. 7.

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et si déchue dans ses mœurs, n'ont obtenu grâce devant elle ; le mariage est devenu saint, honorable, indissoluble, dans ces villes fameuses il était en proie aux caprices des maîtres du monde, et quand les peuples nouveaux qui habitaient les hauts pla- teaux de l'Asie, poussés par le vent du désert, ont amené avec eux une troupe de femmes et d'esclaves, entre lesquelles leur caprice choisissait et laissait tour à tour l'épouse de la semaine et la reine de leur camp, l'Eglise est venue à leur rencontre, la croix d'une main et l'Evangile de l'autre, elle leur a fait lire dans l'Evangile ces textes sacrés qui attestent l'indis- solubilité du mariage, elle a séparé avec la croix la femme légitime de l'esclave, et reléguant celle-ci dans une domesticité honorable, elle a mis l'autre sur le trône du barbare converti en leur disant : Plus de divorce, plus d'adultère : ce que Dieu a uni, que l'homme ne le sépare jamais : Quod Deus conjunxit homo non separet.

Les Alaric, les Sigismond, les Glovis, ont signé ce contrat sacramentel, si nouveau pour eux, et les Clo- tildes sont devenues des saintes en faisant aimer à leurs maris le joug de l'Evangile. Qu'on n'essaie pas d'effrayer l'Eglise en la menaçant de la colère des princes. Saint Prétextât tombera à l'autel sous le poi- gnard de Frédégonde pour avoir consacré une alliance légitime; saint Golomban ira en exil plutôt que de bénir, à la cour de Thierry, les fruits du divorce et de l'adultère ; le pape Nicolas III souffrira tout de Lothaire et de Valdrade, tout, excepté de reconnaître l'honneur de leur lit nuptial qu'ils ont souillé par la débauche. Que le roi Robert, malgré sa

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piété, n'espère pas donner à Berthe, sa cousine, les droits d'une véritable épouse, l'Eglise le ramène sous le joug du devoir, et lui apprend à supporter les ennuis domestiques plutôt que de s'abandonner à ses passions. Philippe Ier se rendra à son tour au pape Urbain II, et viendra à Nîmes trouver cet héroïque prédicateur de la première croisade, pour abjurer dans ses mains le divorce et l'adultère. Ni Louis VII ni Philippe-Auguste n'obtiendront plus de faveur. Il faut que Louis VII se résigne, malgré les désordres de son épouse; il faut que Philippe-Auguste reprenne Ingelburge et renvoie Agnès de Méranie. L'Eglise l'ordonne, l'Eglise ne saurait absoudre le divorce, même au prix d'une croisade; l'Eglise répond au brillant héros de Bouvines, qui offre d'aller sauver Jérusalem :

Que dans Jérusalem la croix s'élève ou tombe, L'esprit vivant du Christ est plus saint que sa tombe i.

En d'autres termes, et à tout jamais : Que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni : Quod Deus conjunxit homo non separet.

Quinze siècles après que cette parole eut été pro- noncée, vérifiée, appliquée, sans exception comme sans fausse pitié, à tous les rois et à tous les peuples, la Réforme essaya de la torturer et de la détruire. Elle se fit la complice des rois et servit non pas leur gloire, mais leurs passions. Le divorce qu'elle autorisa descendit jusqu'à la polygamie. Tandis

1 Ponsard, Agnès de Méranie.

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que Henri VIII épouse Anne de Boulen du vivant de Catherine d'Aragon, Luther, assisté de ses docteurs, permet au landgrave Philippe de Hesse d'épouser une seconde femme en retenant la première. Albert de Brandebourg, grand maître de Tordre Teutonique, brise les liens qui rattachaient à l'autel et forme des nœuds adultères autant que sacrilèges. Le patriarche de la Réforme conseille, approuve, ratifie tous ces scandales, et le scandale de son exemple ajoute à celui de sa doctrine. Ce que Luther a permis aux grands, Calvin le permet au peuple. C'en est fait du mariage, le torrent entraîne tout. Le Danemark, la Suèdej, la Saxe, tout se corrompt, se dissout et tombe comme par morceaux. La Suisse se partage, la France s'ébranle, le monde va donc retourner au paganisme et s'engloutir dans les eaux non pas du déluge, mais du divorce universel.

Non, non, soyez sans crainte, l'Eglise veille sur le lit nuptial, et elle en sauvera l'honneur. Il en coûte leur têteàl'évêque Jean Fisher et au chancelier Thomas Morus pour avoir résisté aux passions tyranniques de Henri VIII; mais la tête d'un évêque n'en est que plus belle quand elle tombe pour la vérité; mais le chance- lier qui meurt pour la justice n'en est que plus grand. Le pape Clément VII ira jusqu'à sacrifier l'Allemagne et l'Angleterre plutôt que les lois inviolables du mariage. Il laissera déchirer le sein de l'Eglise et couper ses membres plutôt que de briser les nœuds de ce contrat sacramentel dont il est le gardien. Tombez, branches pourries, tombez, le tronc du grand arbre n'en sera que plus vigoureux et plus fort. Ce grand arbre, c'est l'Eglise. Seule l'Eglise est restée debout au milieu du

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torrent débordé. Seule elle a combattu pour la vérité, pour la justice, pour l'Evangile. Seule elle peut ouvrir sans honte le livre divin et répéter, sans crainte d'être démentie, ces paroles de saint Paul : Le mariage est saint et honorable : honorabile connubium ; le lit nup- tial est sans tache : torus immaculatus ; le mariage est demeuré un grand sacrement dans le Christ et dans l'Eglise : Sacramentum hoc magnum est in Christo et inEcclesia. Seule elle peut dire aux époux, avec l'autorité qu'elle possède et l'éducation qu'elle donne : Supportez-vous l'un l'autre, et ne divorcez jamais, car l'homme ne saurait séparer ce que Dieu a uni : Quod Deus conjunxit homo non separet.

Trois siècles ont passé, et le torrent de la Réforme coule sous un autre nom : c'est le torrent de la Révo- lution. La Révolution a introduit le divorce dans nos lois le 20 septembre 1792, au lendemain des journées qui ont laissé dans ce mois fameux une trace san- glante. C'était semer la corruption au milieu des rui- nes. Vingt mille mariages furent dissous en France dans l'année même. L'année suivante, l'année dans laquelle tomba la tête du roi martyr, fut signalée à Paris par des désastres plus affreux encore. Un tiers des femmes mariées furent chassées de leur ménage et remplacées par des femmes illégitimes 4.

1 On lit dans l'ouvrage intitulé la Révolution, par Ch. d'Héricault, p. 243 :

La loi du divorce fut votée par l'Assemblée législative, le 20 sep- tembre 1792.

Effets, à Paris, du 1er janvier au 14 février 1793 : 594 mariages, 231 divorces.

En quinze mois, de 1795 à 1796, il y avait eu à Paris 5,994 divorces prononcés.

sur l'indissolubilité du mariage. 195

Dix années d'une longue et cruelle expérience firent réfléchir les sages sur le sort des mariages et la con- dition des familles. Aussi, quand une solennelle en- quête s'ouvrit dans toute la France pour la rédaction du Gode civil, la question du divorce fut remise en délibération devant des juges plus éclairés, et la raison put comparaître, selon le mot de M. de Bonald , pour être entendue dans cette grande cause. C'était l'avis du célèbre Maleville, président du tribunal de cassation et l'un des rédacteurs du Gode, qu'il fallait rayer le divorce du nombre des lois françaises. Di- sons-le à l'honneur des tribunaux d'appel de Nîmes et de Montpellier, ils donnèrent contre la faculté du divorce des raisons sages , fortes et lumineuses, qui auraient mérité de prévaloir. Ces tribunaux étaient placés parmi des populations protestantes qui avaient abusé de la loi de 1792, et le spectacle de la société tombée en ruine avait formé leur conscience. Le tri- bunal de Riom, connu de tout temps par ses lumières, avait conclu dans le même sens. C'était revenir à la religion par les lois en même temps qu'on y revenait par le culte, car le Concordat et le Code civil sont de la même date, ils portent l'empreinte du même génie,

En l'an ix, sur 4,000 mariages, il y avait 700 divorces.

En l'an x, la proportion augmentait : il y avait 900 divorces sur 3,000 mariages.

Les divorcés songeaient surtout à se débarrasser de leurs enfants : ils les portaient aux Enfants-Trouvés. En l'an xi, on y en envoyait 3,122. Les divorcés savaient à quoi s'en tenir; à la fin de l'année, sur ces 3,122 il en survivait 215. On assurait qu'il y avait eu, en trois ans de France révolutionnaire, plus de divorces que l'Europe entière n'en avait eu en trois siècles.

Mercier, non suspect, concluait en disant : « Le divorce a corrompu la morale publique. C'est la plaie la plus difficile à guérir. »

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et ils marquent le jour la France, sortie de l'a- narchie, recommença avec le xixe siècle ses glorieuses destinées.

Mais les sages, qui appelaient de tous leurs vœux des lois chrétiennes, n'obtinrent pas en 1802 une complète satisfaction, car le divorce , mitigé par séparation de corps , demeura écrit dans nos Godes et fut encore, pendant quinze ans, une source de troubles pour la famille, de scandales pour la foi, et de désordres pour la société. Après cette seconde expérience non "moins décisive que la première, il sortit enfin de nos lois en 1816, et la France rentra sous le joug tutélaire de la vraie religion.

Pourquoi ne dirais-je pas que la prodigieuse malice du cœur humain s'est toujours flattée de rétablir le di- vorce ? Il ne se faisait guère de révolution que cet espoir ne se ranimât à la faveur du trouble des esprits et de la licence des mœurs. En 1832 comme en 1848, les passions aveugles et ennemies qui venaient de ren- verser le trône comptaient gagner leur procès contre l'Eglise; mais les vrais hommes d'Etat, même les moins favorables à l'Eglise, comprenaient alors que l'Eglise n'est que la gardienne d'une loi supérieure à toutes les lois et antérieure à tous les Godes, et que le Gode doit dire comme l'Evangile, et après l'Evangile, comme Dieu, comme Jésus-Ghrist, comme l'Eglise: Que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni : Quod Deus oonjunxit homo non separet.

Cette séparation définitive et sacrilège que Dieu condamne, l'homme vient de la rendre possible en rétablissant la loi du divorce. L'histoire dira que cette loi a été préparée par le théâtre, par le roman, par la

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presse; mais quelles autorités qu'un théâtre avili, des romans honteux, des journaux esclaves des plus mauvaises passions ! Ces pièces de théâtre, ces ro- mans, ces journaux, n'ont cessé de conspirer contre le mariage, en versant des larmes feintes sur le sort des époux dont l'humeur est incompatible et qui sont rivés l'un à l'autre sans espoir de délivrance. Déli- vrez-nous, délivrez-nous, disaient ces victimes ima- ginaires; brisez nos chaînes, la vie commune est into- lérable; rendez-nous la liberté non pas seulement de nous éloigner l'un de l'autre par la séparation de corps et de biens, mais de contracter un nouveau mariage; le bonheur est à ce prix. Ainsi parlaient depuis soixante-dix ans les héros des théâtres et des romans. Ainsi parlaient ceux qui forment leurs pen- sées et leurs moeurs dans ces écoles de pestilence. Ils ont eu gain de cause. Les voilà délivrés. Mais auront- ils le bonheur qu'ils rêvaient ? C'est ce qu'il nous reste à examiner. Après la foi, écoutez la raison.

II. N'hésitons pas à soumettre la doctrine de l'Eglise à l'examen de la raison, elle en sortira plus éclatante encore de justice et de vérité, car Dieu n'a rien dit, l'Homme-Dieu n'a rien répété, l'Eglise n'af- firme rien qui ne soit profondément juste et raison- nable. La raison, aussi bien que la foi, condamne hautement le divorce, comme un acte de faiblesse, d'injustice et de cruauté. Faiblesse et complaisance à l'égard des passions, injustice à l'égard de la femme, cruauté à l'égard des enfants . Peut-on imaginer quelque chose de plus déraisonnable ?

Qu'est-ce qu'un mariage contracté avec la facilité

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du divorce? Un contrat dont on se jouera d'avance parce qu'on sait qu'on peut le briser demain. Il n'y a déjà que trop d'unions dont l'argent seul est le fon- dement, tandis qu'elles ne devraient être fondées que sur une estime réciproque, des qualités égales de for- tune et de position sociale et des espérances de bon- heur mutuel. Mais une fois que la cupidité ne sera plus enchaînée par des liens indissolubles , qui en arrêtera le cours ? Le mariage, au lieu d'être le frein de la volupté, en deviendra l'occasion, puisqu'il sera donné à l'homme de satisfaire tous ses caprices et de rêver toujours l'inconstance au lieu de s'établir dans la vertu. Avec l'espoir fondé de la rupture, vous faites asseoir au foyer domestique l'intérêt, la colère, la vengeance, la volupté surtout, cette ennemie mor- telle du mariage. Une fois qu'on allume les passions au lieu de les contenir, tout leur est possible, tout leur semble permis.

A quelles conditions prononcera-t-on le divorce? Après des sévices et des dissensions coupables ? Mais les dissensions seront de tous les jours entre des époux dégoûtés de leur devoir, et on ne reculera pas devant les sévices pour s'affranchir. Après la peine afflictive et infamante qui aura atteint l'un des époux? Mais pourquoi ouvrir à la femme du coupable une porte pour sortir de ce ménage frappé par la justice humaine? Laissez-lui donc l'obligation sainte d'aimer encore son mari, fût-il un grand criminel. Son accueil, ses caresses, ses larmes, peuvent encore le réhabiliter par le repentir. Le divorce prononcé après l'adultère, bien loin de contenir les passions, les excitera encore. La malignité humaine ne recule que devant ce qui

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est impossible, jamais devant ce qui est défendu. L'ac- cusation d'adultère sera la monnaie courante et le moyen convenu de tous les commerces dépravés. On péchera pour acquérir le droit de pécher légalement. On simulera le vice pour en recueillir les fruits. On mentira à la vérité pour mentir à l'honneur et à la justice. Un jour, la tribune anglaise s'est émuç de la corruption profonde à laquelle l'homme était parvenu dans cette île fameuse, le divorce a été autorisé par l'exemple de Henri VIII. Là, il a paru nécessaire de restreindre la faculté de divorcer. Là, l'évêque anglican de Rochester, répondant à lord Mulgrave, a démontré que sur dix demandes de divorce pour cause d'adultère, il y en avait neuf le séducteur était con- venu d'avance avec le mari de lui fournir des preuves de l'infidélité de sa femme. Triste suite de ce schisme causé par les passions de la chair. Spectacle inévitable dans une nation dont le roi s'est déclaré pape en pré- ludant à cette usurpation spirituelle par quatre di- vorces et quatre assassinats, et en se vantant de n'avoir épargné ni une femme dans sa passion ni un homme dans sa vengeance.

Voyez maintenant quel spectacle offrent les mœurs nouvelles. Des plaintes enfermées dans l'intérieur des ménages deviennent l'entretien de la malignité pu- blique. On voit au grand jour ce qu'on soupçonnait à peine. Ce ne sont plus que d'affreux récits les injures, les coups, les vexations, les tyrannies de tout genre, sont le prélude d'accusations plus graves. Le foyer domestique n'a plus de secrets, et les rideaux qui tombaient sur ces scènes honteuses sont déchirés à tous les yeux. Ni la naissance la plus illustre, ni le

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rang le plus élevé, ni les noms consacrés par le res- pect de la foule, ni les souvenirs des ancêtres les plus vénérés, n'ont arrêté un instant le flot tumultueux des passions qui se précipitent de toutes parts. Voilà donc nos plaies qu'on étale à la lumière, non pour les cica- triser, mais pour les rendre inguérissables. Les ma- gistrats chargés de juger les causes de divorce flé- chissent sous le poids des affaires. Ils s'épuisent en vain en tentatives de réconciliation, et leurs bras tombent de douleur et d'étonnement devant ce spec- tacle de honte et de corruption.

Qu'a-t-on fait, grand Dieu ! en lâchant ainsi les rênes aux passions allumées par les romans et par le théâtre ! Plus les âmes étaient affaiblies, plus il fal- lait les soutenir. L'indissolubilité du lien conjugal était le dernier frein de ce siècle malade, le divorce hâtera sa corruption et précipitera sa tin, et l'incons- tance naturelle de l'homme, encouragée et provo- quée au lieu d'être avertie et contenue, va devenir, dans un prochain avenir, la loi fatale de la famille et de la société. C'est le divorce avec l'Eglise que l'on prépare par le divorce entre les époux. Le mariage que l'on prétend rompre restera valide et légitime comme par le passé. Le lien matrimonial continuera à unir les conjoints, malgré toutes les déclarations et tous les jugements contraires : voilà le désaveu que recevra la loi de l'homme. Mais le second ma- riage sera absolument nul et invalide; l'Eglise s'en détournera avec horreur et elle en regardera les fruits sans les bénir : voilà la vengeance que tirera la loi de Dieu. De telles contrariétés, de tels désa- veux, sont imposés par la conscience. La conscience

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ne fera jamais grâce aux passions que le divorce va déchaîner sur le monde.

Le divorce est encore, à l'égard de la femme, la plus criante des injustices. « La société domestique, dit M. de Bonald, n'est pas une association de com- merce où les associés entrent avec des mises égales et d'où ils puissent se retirer avec des avantages égaux. C'est une société l'homme met la protec- tion delà force; la femme, les besoins delà faiblesse; société Fhomme se place avec autorité, la femme avec dignité ; d'où l'homme sort avec toute son au- torité, mais d'où la femme ne peut sortir avec toute sa dignité ; car de tout ce qu'elle a apporté en mariage elle ne peut, en cas de dissolution, reprendre que son argent. »

Cette femme était peut-être jeune, belle et féconde, et maintenant qu'on lui reproche sa laideur, sa sté- rilité et sa vieillesse, on la fait sortir de cette famille qu'elle a formée, dans un âge la nature lui refuse la faculté d'en former une autre, avec un caractère aigri, des infirmités précoces, une beauté perdue. Innocente ou coupable, mais toujours soupçonnée, elle quitte cette maison elle n'a plus de rang, pas même celui de servante et d'esclave; elle descend, par le divorce, au-dessous même du misérable état la femme gémissait avant le christianisme ; de tous ses avantages passés elle ne garde que le sou- venir, mais ce souvenir lui en rend la perte plus sen- sible et plus amère.

Que deviendront-elles, ces victimes d'une si criante injustice, dont la faiblesse et la dépendance ont fait souvent tout le malheur, et qui, fussent-elles cou-

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pables, méritent encore plus de pitié que de répro- bation? On redoutera leur présence, on évitera leur rencontre, on ne saura ni de quel nom ni de quel titre les nommer. La liberté qu'elles auront recon- quise devant la loi civile ne leur profitera guère. Se hâteront-elles de contracter un second mariage, on en conclura au déshonneur du premier. Vivront- elles dans un second célibat, on le croira à peine, et l'opinion, toujours si hardie à se prononcer en pa- reille matière, appellera sur elles et le soupçon et le mépris. Plus le divorce brisera de liens légitimes, plus se multiplieront les sources empoisonnées de la corruption publique, plus la jeunesse trouvera sur ses pas d'occasions de péché. La débauche, jusqu'à présent contenue dans les villes, s'étendra dans les campagnes, la femme déchue sera bientôt la femme tombée, et pour n'avoir pas voulu supporter dans le secret le poids de sa condition, elle sera réduite peut- être à des ignominies publiques dont les romanciers se préparent à faire l'émouvant tableau. Ces malfai- teurs publics jouissent déjà de leur triomphe. Ils se sont fait une fortune et un nom en demandant le divorce. Ils vont tremper leur plume dans une boue nouvelle pour l'illustrer encore en décrivant les vices qui sortiront, comme la fumée, du puits de l'abîme ouvert par leurs mains. Seigneur, qui le fermera; et laisserez-vous cette fumée infecte se répandre par- tout et obscurcir le soleil de votre miséricorde et de votre justice?

Mais c'est sur le sort des enfants, nos très chers frères , que j'appelle surtout votre attention. Ici éclatent l'imprévoyance des lois humaines et la fausse

SUR L INDISSOLUBILITÉ DU MARIAGE. 203

pitié qu'elles témoignent aux parents, au détriment de ceux à qui ils ont donné le jour. Dans les sociétés ordinaires, on stipule pour soi; dans le mariage, on stipule pour autrui. Cet autre, encore invisible, mais dont la pensée est déjà l'espérance commune des deux époux, cet autre, c'est l'enfant à naître, l'enfant à qui tout se rapporte, et qui, selon l'expression d'un des rédacteurs du Gode civil, est la raison de l'union sociale du mari et de la femme. A cet autre auquel ils ont donné la vie, les parents doivent jus- tice, honneur et protection, a Le père et la mère qui font divorce, continue Portalis, sont réellement deux forts qui s'arrangent pour dépouiller un faible, et le pouvoir public qui y consent est complice de leur brigandage. Cette troisième personne ne peut, même présente, consentir jamais à la dissolution de la so- ciété qui lui a donné l'être, puisqu'elle est mineure dans la famille, même lorsqu'elle est majeure dans l'Etat, par conséquent hors d'état de consentir contre ses intérêts et à son préjudice; et le pouvoir civil, qui Ta représentée pour former les liens de la société; ne peut plus la représenter pour les dissoudre, parce que le tuteur est donné au pupille, moins pour accepter ce qui lui est utile que pour l'empêcher de consentir à ce qui lui nuit. »

Or, je vous le demande, que deviendra l'enfant, une fois le divorce prononcé ? Tout petit qu'il est, il avait déjà une mission dans ce ménage désuni. C'était de rapprocher ses parents l'un de l'autre et de les forcer, pour ainsi dire, à s'aimer entre eux en aimant d'un égal amour le fruit de leur mariage. Il avait reçu de Dieu ce don et cette grâce, car l'expérience prouve

204 LETTRE PASTORALE

qu'autour d'un berceau il n'y a point de mains si divi- sées qui ne puissent se rencontrer encore, point de querelle qui ne puisse s'apaiser au sourire innocent de ce petit être qui partage ses regards entre son père et sa mère, et qui les force à reporter les leurs sur l'objet d'une tendre et commune affection. Mais le divorce des parents va flétrir ce sourire sur les lèvres enfantines qui commençaient à l'ébaucher. A qui appartiendra-t-il, ce berceau, quand le foyer sera éteint et la maison fermée pour toujours? Qui l'em- portera dans sa nouvelle demeure? Le père? Mais il va le donner à une femme étrangère, dont l'unique pensée sera de s'affranchir de cette charge et de jeter aux mains d'une servante ce pauvre abandonné qu'on regarde à peine. La mère ? Mais elle a maudit le nom que porte son enfant, elle l'a abjuré, elle va en prendre un autre, et tout ce qui lui rappelle le premier lui devient insupportable et odieux. Si l'enfant est adulte quand le divorce éclate, quel spectacle affreux ! quel scandale ! quel respect lui restera-t-il pour ses pa- rents ! Si la famille est nombreuse, les fils suivront leur père, les filles leur mère, la discorde commencée par les parents se continuera parmi les enfants, les noms de frère et de sœur n'auront plus entre eux ni sens ni vertu, deux autres foyers vont se bâtir avec les ruines de celui qu'on aura détruit, les membres de ces trois familles ne trouveront pas de nom dans la langue pour exprimer leurs rapports, mais ils au- ront le fiel dans l'âme et le reproche dans le regard, mais ils sentiront en toute rencontre leur front rougir de colère et pâlir de honte, mais les procès naîtront sous leurs pas, et leurs haines ne s'éteindront plus.

sur l'indissolubilité du mariage. 205

Voilà des générations déchirées, des vies empoison- nées, des noms déshonorés et flétris pour tout un siècle. Voilà le fruit glorieux du divorce !

Il est raconté dans les saintes Ecritures que Sara ne put supporter Agar sous la tente d'Abraham, et que le patriarche, pour élever en paix le fils de la femme libre, fut obligé de bannir et d'envoyer au désert le fils de la femme esclave. Mais nous, quel désert met- trons-nous entre les Isaacs et les Ismaëls des généra- tions futures ? Ils respireront le même air, ils habite- ront les mêmes villes, ils se rencontreront sous les mêmes tentes, ils seront les serviteurs de la même loi et les citoyens du même pays. Jugez des conflits publics et des haines privées qui vont s'élever entre ces enfants du même sang et condamnés par les au- teurs de leurs jours à se détester sans se connaître. 0 sainte Eglise ! qu'il en coûtera cher d'avoir mé- connu et abandonné tes lois ! Prépare à ces enfants malheureux des conseils de force et de vigueur; apprête-toi à consoler des douleurs inconsolables; la femme et l'enfant n'auront plus que tes bras pour appui et ton cœur pour asile.

Le remède sera donc pire que le mal; et peut-il en être autrement quand c'est le théâtre qui le conseille, quand c'est le roman qui l'accrédite, quand c'est la mauvaise presse qui le propage? Ne vous flattez donc pas d'avoir fait un acte de pitié en rompant un lien malheureusement formé et en rendant à leur liberté des époux mal assortis. Vous avez voulu venir en aide à la nature, et vous avez déchaîné les mauvais ins- tincts qui la perdent. Vous avez cru la décharger d'un poids qu'elle ne pouvait plus porter, et vous avez i. 12

206 LETTRE PASTORALE

ajouté à ce poids celui des larmes et des remords, mille fois plus insupportable que le joug du ménage. Vous dites que cette philosophie est compatissante, et vous ne voulez compatir nia l'honneur de la femme ni au sort des enfants; que cette politique est pré- voyante, et elle va corrompre et tarir les sources de la vie dans les générations à venir ; que le progrès l'exige, et vous reculez de vingt siècles vers la barbarie de l'antiquité. Quelle illusion et quelle erreur ! Quel oubli de l'expérience et de l'histoire !

est donc la vraie compassion et la vraie charité, sinon dans l'Eglise ? Avant le mariage, l'Eglise aver- tit, elle conseille, elle presse de ne pas rechercher la beauté, l'argent, les satisfactions passagères, mais les qualités solides, la dot que le temps et la fortune ne sauraient ravir. Quand l'union est conclue, elle commande au mari l'honneur et l'affection; à la femme, l'obéissance et le respect ; au mari et à la femme, la patience et la vertu. Redoute-t-on quelque mécontentement, elle le prévient. Eclate-t-il quelque discussion, elle l'adoucit. Parle-t-on d'éloignement et de rupture, elle parle plus vivement et plus fortement encore de devoirs et de sacrifices. Enfin, si malgré ses exhortations et ses secours, les devoirs de la vie commune sont devenus trop pénibles et les sacrifices trop coûteux, l'Eglise relâche le lien conjugal, mais elle refuse de le rompre. Elle autorise, comme la loi civile, la séparation de corps, mais elle ne dissout point la société. Elle fait cesser les divisions, les troubles, les scandales, mais elle tient une porte ouverte à l'époux dont le cœur s'est aigri ou dont les droits ont été offensés. Elle laisse espérer l'oubli, le

SUR l'indissolubilité du mariage. 207

pardon des injures, la réconciliation devant Dieu et devant les hommes.

L'oubli et le pardon ! voilà ce que la philosophie ne conseille jamais et ce que les lois ne sauraient commander. Voilà cependant ce que la loi sur le divorce ne permettra plus, puisqu'elle autorise l'un des époux séparés de corps et de biens à requérir le divorce au bout de trois ans, comme si l'homme pou- vait assigner une date à l'oubli et un terme au par- don. La religion est mille fois plus humaine que la loi. Elle défend tout aux passions, mais elle pardonne tout à la fragilité. La religion sait que l'esprit de l'homme est léger, son cœur faible, sa volonté chan- geante, qu'il ne faut pas lui préparer des regrets tar- difs, ni lui imposer des remords éternels, ni lui faire commettre des fautes irréparables. Voilà pourquoi elle proscrit le divorce, ne voulant point éteindre la mèche qui fume encore, ni achever le roseau à demi rompu. Voilà pourquoi elle ne veut jamais ôter aux époux les plus aigris l'espoir et la facilité de se réunir. Mais le divorce élève entre eux un mur impénétrable. Il flétrit sans retour une femme moins coupable peut- être qu'imprudente, aveugle et entraînée. Il la livre sans défense à l'opinion, qui la réprouve; à ses pro- pres penchants, qui achèveront de la perdre; il lui ôte son nom, ses droits, le reste de son honneur, la dernière espérance de son repentir. Non, ne vous apitoyez plus sur des maux que vous aigrissez au lieu de les guérir. Votre remède est impitoyable, et c'est l'Eglise seule qui, par les conseils qu'elle donne et la patience qu'elle suggère, attendant du temps, de la réflexion, de la grâce, le vrai remède aux ennuis du

208 LETTRE PASTORALE

mariage, professe envers les époux la vraie pitié et la vraie charité.

Mais est-ce la pitié qu'il convient d'invoquer ici, et n'est-ce pas plutôt la justice? Un jour, les pharisiens amènent aux pieds de Jésus une femme adultère, le pressant de la condamner, selon la loi de Moïse, au supplice de la lapidation. Le divin Maître se pencha vers la terre et écrivit d'un doigt silencieux les péchés de ces accusateurs passionnés, puis se relevant avec toute l'autorité d'un juge, il leur dit : Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre i. Cette parole les mit en fuite, et il ne resta plus que l'Homme-Dieu en face de la pécheresse; une immense misère, mais une miséricorde plus immense encore. Jésus relève, console et absout la femme coupable : Allez, et ne péchez plus 2.

Et vous, époux chrétiens, soutiendrez-vous mieux le regard du Maître que ne l'ont fait les pharisiens de l'Evangile? Regardez au fond de votre conscience, et jugez-vous avant de demander le divorce. Jugez-vous avant de vous plaindre. Jugez-vous, et tremblez. Jugez-vous, et vous pardonnerez. Ce n'est plus la miséricorde en face de la misère. C'est une immense misère qui a le devoir de faire grâce à une misère non moins immense. Regardez-vous, époux chrétiens, avant d'aller devant les magistrats, rejetez loin de vous les pierres d'accusation que vous tenez dans vos mains pour vous accabler l'un l'autre sous le poids de la vérité, tendez-vous la main et dites-vous

1 Joann., vin, 7.

2 Id.f vin, 8,

SUR l'indissolubilité du mariage. 209

l'un à l'autre, en retournant dans votre maison : « Rentrons et ne péchons plus. »

Cette leçon, l'Evangile la donne à tous ceux qui s'honorent du nom de chrétien, à ceux mêmes qui, dans des communions étrangères, citent avec respect le nom et les paroles de Jésus-Christ. Je vous les rappelle, frères séparés, et je vous adjure, avec la charité de notre divin Maître, de ne pas invoquer, au grand détriment de votre repos, de l'honneur de votre épouse et de l'avenir de vos enfants, une loi dont les fatales conséquences retomberaient sur votre postérité tout entière. Quand les lois sont faibles, il faut que les mœurs soient meilleures que les lois. Vous devez à la patrie des femmes chastes et des hommes vaillants. Ce n'est pas le divorce qui raffer- mira les vertus dans le foyer; ce n'est pas dans les familles le divorce aura régné que s'allumeront les grands dévouements et les grands courages. Les mœurs amollies et dépravées, auxquelles les lois com- patissent au lieu de les réformer, sont un symptôme de décadence qui ne présage rien d'honorable pour la famille, rien de glorieux pour la patrie. Raffermis- sez-vous, résistez, soyez hommes, soyez chrétiens : Confortamini et estote viri l.

Mais c'est surtout pour vous avertir et pour vous consoler que nous avons écrit cette instruction pas- torale, troupeau chéri, catholiques sincèrement atta- chés à la véritable Eglise. Quelque nombreux, quelque entraînants que puissent être les exemples du divorce, c'est à vous de les condamner par le spectacle de vos

1 Reg., iv, 9.

210 LETTRE PASTORALE

mœurs. Voici l'épreuve apparaîtra votre foi dans toute sa force et dans toute son intraitable fidélité. Point de faiblesse et point de défections. Fallût-il faire des prodiges de courage, d'abnégation, de patience, pour surmonter les ennuis d'un mariage malheureux, ces prodiges, vous les ferez, parce que Dieu les commande et que sa grâce les rend faciles. Ce n'est pas vous qui avez réclamé les prétendus bénéfices de la loi nouvelle ; cette loi vous a surpris, votre conscience vous défend d'en profiter, et nous espérons bien invoquer votre témoignage pour en obtenir un jour l'abrogation. Si les Ninives corrom- pues et les Babylones pécheresses voient tomber avec joie les derniers freins qui les retenaient encore, laissez cette triste joie aux clients du théâtre et aux lecteurs de romans.

Mais vous qui vivez loin des villes, dans une atmos- phère plus pure, vous à qui la foi a rendu le joug du mariage léger et plein de douceur, vous qui nous donnez dans vos familles le spectacle édifiant des bonnes mœurs, de l'union conjugale et des vertus domestiques, ah ! je vous en conjure, n'allez pas douter de votre bonheur, n'allez pas concevoir d'in- jurieux soupçons sur votre fidélité mutuelle, n'allez pas rêver un affranchissement qui vous enchaînerait aux plus mauvaises passions, ni échanger les biens dont vous jouissez, fussent-ils mêlés d'épreuves et d'ennuis, contre les maux qui vont fondre de toutes parts sur la famille et la société désolées par le divorce.

Partout nous a conduit notre sollicitude pasto- rale, dans le beau diocèse de Nîmes, des bords du Rhône au sommet des Gévennes, dans la plaine

SUR l'indissolubilité du mariage. 211

comme dans la montagne, nous n'avons trouvé dans^les ménages qu'une paix profonde et une égale sollicitude de la part du père et de la mère pour l'honneur de leur nom et le bonheur de leurs enfants. En saluant clans les bras de la mère le -nourrisson qu'elle venait de mettre au monde, nous avons vu le père sourire d'un œil attendri, nous avons joui de ce spectacle, nous avons béni les espérances de votre maison. Partout nous nous sommes assis à vos foyers, nous avons senti battre tous les cœurs d'un sentiment unanime d'affection réciproque. L'aïeul at- tache sur teute la famille un regard satisfait ; le père et la mère sont, comme au jour de leur mariage, unis par les mêmes pensées ; les fils et les filles gran- dissent en âge et en sagesse dans cette humble mai- son, dont l'union fait la force. Peut-être quelques nuages ont-ils passé sur les fronts ; mais ils se sont dissipés devant la bonne grâce d'une épouse et le sourire d'un enfant. Peut-être quelque querelle a-t- elle, un jour ou deux, inquiété ces nobles cœurs ; mais la foi a ramené la paix, et le temps a tout fait oublier. Tout est en ordre dans cet agréable ménage. On y trouve à chaque pas, comme dans un miroir, l'image delà félicité. On y voit reluire dans leur modeste éclat les meubles qui ont servi à plusieurs générations, et les fleurs qui les parent n'en font que mieux ressortir la vénérable antiquité. Les saintes images et les livres pieux achetés par les ancêtres sont demeurés chers à la petite fille; le crucifix au pied duquel se fait encore la prière commune a gardé dans ce foyer la première place. C'est tout un siècle sans trouble et sans lacune, pas un lien ne s'est relâché ni dissous ; c'est tout

212 LETTRE PASTORALE SUR L'INDISSOLUBILITÉ DU MARIAGE.

un siècle de foi vive, de mœurs pures, d'exemples édifiants, qui s'étale dans ce spectacle de trois géné- rations, tant les devoirs et les droits du mariage chré- tien sont honorables et indestructibles. Un passé dont on se souvient sans remords, un présent dont on jouit sans trouble, un avenir qu'on envisage sans tristesse, voilà ce que le ciel accorde à ceux qui com- prennent et qui respectent cette grande parole : Que Thomme ne sépare pas ce que Dieu a uni : Quod Deus conjunxit homo non separet.

Je vous laisse, en finissant, ce mot qui résume toute cette instruction. Méditez-le et faites-eïi dans ce monde la loi inviolable de votre vie. Ce sera un titre pour être, après votre mort, à tout jamais réunis dans la gloire et le bonheur du ciel. Ainsi soit-il.

LETTRE

AU CLERGÉ DU DIOCÈSE DE NIMES

SUR LA MORT DE M. L'ABBÉ GAREISO

VICAIRE GENERAL

7 février 1885

Messieurs et chers Goopérateurs,

La mort frappe dans nos rangs à coups redoublés, et la nouvelle épreuve qu'elle nous inflige aujourd'hui ajoute à tant de pertes récentes une perte plus cruelle encore. Nous pleurons dans quatre mois le départ de quatre prêtres , des plus pieux et des plus distin- gués, qui étaient l'honneur de notre ville épiscopale, de notre chapitre et de tout le diocèse. M. l'abbé de Tessan nous a quittés le premier. Son grand âge n'avait affaibli ni la vivacité de son esprit, ni la pru- dence de ses desseins, ni le dévouement qu'il avait mis au service de sa chère communauté de la Provi- dence. Il s'était félicité, à quatre-vingt-six ans, d'avoir pu venirpresque tous les jours célébrer la messe dans notre cathédrale. Cette pensée le rajeunissait, et cha- cun s'attendait à voir notre doyen, le doyen de tous

214 LETTRE AU CLERGÉ BU DIOCÈSE DE NIMES

les chanoines de France, dépasser les dernières extré- mités de l'âge et fêter prochainement le soixantième anniversaire de son canonicat. Dieu nous Ta enlevé dans quelques heures, victime à peine touchée par le fléau du choléra, qui hésitait, ce semble, à s'abattre sur notre ville; mais, sous ce coup soudain, il se ra- nima encore pour faire le sacrifice de sa vie et offrir le spectacle de la plus touchante résignation.

M. le chanoine Goste Ta suivi de près. Il était, vous le savez, doux, bienveillant, modeste à l'excès, caché depuis cinq ans dans Tune des stalles de notre basilique, après quarante ans d'une vie non moins cachée dans le petit séminaire de Beaucaire. C'est que fut sa chaire de rhétorique, honorée par un vrai talent, et signalée aux gens de lettres par un goût sûr qui en relevait l'éclat. Dirai-je qu'il était vraiment poète, mais il l'avait oublié lui-même, et les pièces charmantes dont il avait fait la confidence à ses amis ont disparu de son portefeuille dans les dernières années de sa vie, comme s'il eût craint de laisser après lui l'ombre de la moindre gloire. Il laisse, ce qui vaut mieux, un clergé formé par ses soins à l'art de bien dire, et par ses exemples à celui de bien faire. C'était, comme M. de Tessan, un prêtre de l'ancienne marque. Comme lui, il vécut sans ambition ; il mourut, comme lui, comme tout prêtre doit mourir, sans argent et sans dettes.

Ainsi mourut, un mois plus tard, M. l'abbé Imber- ton, curé de Saint-Baudile. Il avait fait voir sur un autre théâtre la même application à ses devoirs, le même zèle pour le salut des âmes, le même dévoue- ment à la cause de Dieu et de son Eglise. Mais que

SUR LA MORT DE M. L'ABBÉ GAREISO. 215

de soucis et de travaux dans l'exercice de son minis- tère pastoral! Que d'âmes gagnées à Dieu! Que de pauvres visités et secourus ! Que de moissons de grâce accumulées par le bon curé dans le cours de son mi- nistère ! Que de gloire il trouvera dans le ciel après avoir passé sur la terre en faisant tant de bien !

Ces pertes si sensibles à notre cœur n'étaient, pour ainsi dire, que des degrés de douleur et de deuil pour nous faire pressentir une douleur plus amère et un deuil plus sombre encore. M. Gareiso n'est plus ! Nous l'avons perdu ce matin même, après sept jours seulement d'une maladie qui parut d'abord sans gra- vité et qui n'inspirait à personne de sérieuses inquié- tudes. Le 28 janvier, il était encore à nos côtés, assis dans son modeste cabinet, traitant les affaires du jour, parlant, écrivant avec la lucidité d'un grand esprit que quatre-vingts ans passés n'avaient pas troublé un seul instant. Et le 5 février, à minuit, tout était consommé ! Il ne nous reste plus qu'à le pleurer, en adorant les rigueurs de la Providence et en courbant notre tête humiliée sous les coups de sa justice. Hélas ! que puis-je faire à présent, devant cette place vide, qu'il occupait si bien, sinon de vous rappeler ses mérites et de vous entretenir de ses exemples ! Vivons avec les morts, c'est le plus sûr moyen d'apprendre à bien vivre et d'obtenir comme eux la grâce de bien mourir !

Joseph Gareiso naquit à Pont - Saint - Esprit, le 31 mars 1805. Sa famille, d'origine italienne, gagnait son pain à la sueur de son front; mais le fils de l'ou- vrier se distinguait de ceux de son âge par la préco- cité rare de son esprit et la piété modeste et naïve de

216 LETTRE AU CLERGÉ DU DIOCÈSE DE NIMES

toutes ses actions. Son curé le remarqua, en fît d'abord son servant de messe, puis son écolier, et finit par le rendre, à vingt ans, capable d'entrer en philosophie au séminaire d'Avignon. Quand il s'y présenta, on l'y reçut sans examen, sur le simple certificat de son maître. M. Gros, curé de Pont-Saint- Esprit, était un vrai maître, comme on en trouvait beaucoup au commencement du siècle à la tête des paroisses. Instruit, ferme, dévoué, sachant bien, également versé dans les lettres humaines et dans les sciences ecclésiastiques, il inspirait facilement aux autres le goût et l'amour de l'étude, et le jeune Gareiso était sorti de ses mains apte à tout bon savoir. Grammaire, rhétorique, histoire, éléments des sciences, l'écolier de Pont-Saint-Esprit possédait, en quittant son curé, tout ce qu'on doit savoir à vingt ans; mais surtout il aspirait à s'instruire encore, à étudier toujours. C'était le fruit de l'éducation d'autre- fois, avec ses rigueurs, ses devoirs, ses bornes. Elle créait des âmes fortes et des esprits justes; elle donna au xixe siècle tous les hommes qui ont fait sa gloire.

Le grand séminaire de Nîmes venait de s'ouvrir par les soins de Mgr de Ghaffoy. M. Gareiso en fut le pre- mier élève, et la première soutane qu'on y revêtit y fut portée par ce jeune lévite qui était né, ce semble, pour la recevoir et pour l'honorer. Il y parcourut, avec une studieuse ferveur, tous les degrés de l'édu- cation cléricale, et commença à se faire remarquer par son goût prononcé pour les livres. Les livres étaient encore rares, et surtout ils étaient chers pour la bourse d'un étudiant. Mais il en fallait peu à M. Ga-

SUR LA MORT DE M. L'ABBÊ GAREISO. 217

reiso pour apprendre beaucoup. Il lut le Dictionnaire de Feller, il l'analysa, la plume à la main, et il rem- plit par sa mémoire des connaissances les plus variées. Ce fut le premier trésor de son immense érudition.

Ordonné prêtre le 20 décembre 1828, il fut d'abord envoyé à Tresques, le curé se mourait de vieillesse et d'infirmités. « Vous venez pour m'enterrer, » dit- il au jeune vicaire ; mais ce cruel pressentiment ne l'empêcha pas de l'aimer, et quand sa prédiction fut accomplie, M. Gareiso fut nommé vicaire à Uzès. Il débuta dans la cathédrale de cette ville par d'excel- lents catéchismes, et fit l'édification de toute la pa- roisse. Les vicariats étaient courts, et les cures qu'on obtenait en les quittant n'avaient rien qui flattât l'orgueil ni l'esprit du monde. M. Gareiso, appelé à la cure de Sanilhac, bénit son sort et vécut heureux au milieu d'un troupeau dont il était le modèle et le père. Il partageait ses soins entre les deux églises de Sanilhac et de Sagriès, également cher aux deux paroisses qui composent la commune. La révolution de 1830 y avait excité un moment les passions du jour; le jeune curé calma d'un mot les plus échauffés et fit jouir son peuple du bienfait de la paix. Qu'il eût volontiers passé sa vie dans cette agréable chrétienté, l'esprit de foi était si vivant encore et presque personne n'osait se soustraire à l'obligation de la messe et du devoir pascal ! Simple et naïf comme les habitants des campagnes, on le disait savant, on le voyait toujours un livre à la main, on l'admirait sans pénétrer le secret de ses études, et on ne l'en aimait que mieux, parce qu'il faisait honneur à sa paroisse, I. 13

218 LETTRE AU CLERGÉ DU DIOCÈSE DE NIMES

Cette estime publique le suivit dans la paroisse de Saint- Génies- de - Golomas, qu'il administra avec le même succès que la première, mais on ne le connut guère que pour apprendre à le regretter. Celle de Jonquières fut plus heureuse, car elle le garda six ans. Le souvenir qu'elle a conservé d'un si bon pasteur est le plus grand éloge qu'on puisse en faire. Quarante ans après, ses leçons de catéchisme sont encore présentes à toutes les mémoires, son affable simplicité est encore chère à tous les cœurs. La petite chrétienté de Saint-Vincent, annexe de Jonquières, n'a rien oublié non plus de tout ce qu'elle doit à cet excellent curé, et là, comme partout il a passé, on trouve son nom béni, son ministère apprécié, ses vertus encore peintes, comme par un doux reflet, dans les vertus de toutes les familles.

M. Gareiso n'était pas destiné à achever sa carrière dans le ministère pastoral. L'autorité ecclésiastique tenait les yeux fixés sur lui pour en faire un directeur et un professeur du grand séminaire de Nîmes. Déjà il y avait rempli pendant deux ans les fonctions d'éco- nome, pour se reposer un peu, entre la cure de Saint- Geniès et celle de Jonquières, des épreuves d'une longue maladie. Mgr de Chaffoy avait voulu lui té- moigner ainsi toute sa confiance; mais Mgr Cart lui en donna une marque plus haute encore en le nom- mant, en 1840, professeur de droit canon. C'était une chaire nouvelle, pour laquelle il fallait, ce semble, un homme nouveau, jeune encore, d'un esprit ferme et souple, capable de tout apprendre et de tout savoir, et que l'étude n'effrayait pas. M. Gareiso s'était déjà fait, comme curé de cam*

SUR LA MORT DE M. L'ABBÉ GAREISO. 219

pagne, une réputation de botaniste. Il excellait à chercher les plantes inconnues, et il réussissait à les découvrir. Sa patience et sa sagacité furent plus d'une fois couronnées de succès; mais content de signaler les fleurs rares, il laissa à d'autres la gloire de les avoir cueillies, et ne réclama jamais la moindre part dans ses plus légitimes découvertes. Il reste cepen- dant un livre excellent, sorti de sa plume, sur cette matière qui avait si agréablement charmé ses yeux. Il publia, en 1847, une Flore du Gard, dont les ama- teurs ont vanté la méthode. Cette méthode était nou- velle et ingénieuse, elle a formé des disciples, et elle a fait compter son auteur parmi les meilleurs natura- listes du pays *.

Un botaniste de grand séminaire n'a guère que ses vacances à donner à la science. L'esprit de M. Gareiso, suivant sa pente naturelle, trouva bientôt un autre champ, presque en friche, et dont la fécondité devait fournir à ses goûts studieux un perpétuel aliment. L'oreille au guet, l'œil ouvert sur toutes les curiosités qui passionnaient son siècle, il étudia, l'un des pre- miers, l'architecture chrétienne, et finit par s'attacher à l'archéologie. Les médailles, les inscriptions, les derniers restes des ans et des .barbares que la pioche du maçon faisait jaillir de la ville de Nîmes, si riche en grandes ruines, devinrent à ce modeste savant plus chers encore que les fleurs. Là, comme dans la botanique, s'exerçait ce don de divination qu'il avait reçu de la nature, mais que l'étude seule peut fé-

1 Synopsis analytique de la flore du Gard, par l'abbé J. G., xxx- 348 p. Nîmes et Paris, Watton, libraire.

220 LETTRE AU CLERGÉ DU DIOCÈSE DE NIMES

conder. Un mot lui en faisait deviner cent; une empreinte laissée sur l'airain ou sur la pierre par le marteau lui révélait le caractère et rage des mor- ceaux les plus effacés. Et en cela, comme en tout le reste, insoucieux de la gloire, il ne demandait aux hommes ni reconnaissance ni souvenir, heureux de leur avoir appris qu'un séminaire de province peut être l'asile des beaux-arts aussi bien que l'école de la théologie et de la vertu.

Ce fut dans ces sentiments qu'il forma le musée du grand séminaire de Nîmes. Il y accumula tout ce qu'il trouva sous sa main : médailles, livres précieux, or- nements rares, reliques de tous les siècles et de tous les styles. L'herbier en est remarquable, le médaillier plus remarquable encore. Ceux qui l'ont parcouru avec lui n'ont pas oublié combien il savait en faire valoir les richesses, et quand on était près d'en sortir, à peine remarquait-on une médaille d'honneur dé- cernée par le Congrès scientifique, non pas au fonda- teur du musée, mais à l'établissement lui-même, dont M. Gareiso était le fondateur anonyme, le conser- vateur passionné et la gloire vivante.

Ce n'était pas encore assez pour son ambition sa- cerdotale. Il voulut «former des archéologues et mettre à la portée de ses élèves les premiers secrets de son art. Tel est le but qu'il se proposa d'atteindre en publiant Y Archéologue chrétien *. Cet ouvrage est véritablement le chef-d'œuvre du genre. Exactitude, précision, clarté, intérêt et agrément, on y trouve

1 L'Archéologue chrétien, par M. l'abbé Gareiso, 2e édition, 1867, 2 vol. in-8° de xn-312 et viii-338 p. M. l'abbé Carie a dessiné les planches de cet ouvrage.

SUR LA MORT DE M. L'ABBÉ GAREISO. 22i

tout ce qui peut recommander un livre élémentaire. Si la science archéologique est répandue dans notre clergé, c'est à M. Gareiso que nous le devons. Il en fut le premier interprète dans un temps les éléments en étaient encore ignorés. Ceux qui la pos- sèdent le mieux peuvent relire ces pages savantes, ils ne cesseront pas de s'y plaire et ils leur appli- queront le vers d'un critique :

Indocti discant, et ament meminisse periti.

Pour ne rien oublier de cette renommée modeste, il faut signaler encore le Comité de l'art chrétien, dont M. Gareiso fut, sous notre nom, le véritable président, et dont les bulletins respirent, presque à toutes les pages, la bonne odeur, le parfum exquis de son érudition. Soit qu'il inspire les écrits des autres, soit qu'il les corrige, soit qu'il tienne lui- même la plume, on le reconnaît toujours à la sûreté et à l'exactitude de ses informations, à la perspicacité de son esprit, à son amour pour Dieu et pour l'Eglise, unique objet de tant d'études, unique passion d'une vie si longue et si studieuse. Il n'étudiait que pour servir et honorer l'Eglise. L'Eglise, même dans ses recherches les plus profanes, était toujours présente à son esprit. Il avait voulu apprendre et savoir, il voulait former des prêtres savants, pour lui rendre hommage et forcer le monde à la saluer dans toute sa beauté et dans toute sa grandeur.

Le droit canon et l'archéologie furent, au grand séminaire de Nîmes, le principal objet de l'ensei- gnement de M. Gareiso. Il en fut nommé supérieur en 1853, et la succession de M. Boucarut, le fondateur

222 LETTRE AU CLERGÉ DU DIOCÈSE DE NIMES

de la maison, parut échoir aux plus dignes mains. Vous savez tous, Messieurs et chers collaborateurs, avec quelle paternelle affection il vous a adoptés, formés, disciplinés, pendant les années de votre sé- minaire; comment il tempérait par une affection tendre la rigueur de la règle ; avec quel zèle il savait avertir et reprendre en grossissant sa voix et en prenant un air sévère ; mais aussi quelle oreille com- patissante il ouvrait au récit de vos peines, de quel cœur il consolait les grandes tristesses, de quelle main il vous soutenait dans les grandes épreuves. Sa bonté, dût-on même en abuser, était devenue légendaire. C'était celle de l'expérience, qui sait tout, et de Tâge, qui ne s'étonne de rien. L'art d'être grand- père est bien plus connu dans l'Eglise que dans le monde, et les vétérans du sacerdoce ont, dans l'ordre de la grâce, des petits-enfants qui sont bien plus sacrés pour eux qu'ils ne le seraient dans l'ordre de la nature. Quel supérieur de grand séminaire, vieilli dans sa charge, a dit avec plus de sincérité que M. Gareiso aux générations sacerdotales enfantées par son zèle : Filioli carissimi, desideratissimi , gaudium meum et corona mea { : ô mes petits enfants, vous êtes toute mon affection et toute ma pensée ; vous êtes ma joie et ma couronne. Qui pouvait en prendre Dieu à témoin avec moins de crainte d'être démenti : Testis est mihi Deus quod cupiam vos omnes in visceribus Christi 2.

M. l'abbé Gareiso avait cependant dans son trou- peau d'autres enfants adoptifs de sa dilection et de

1 Philipp., iv, 1.

2 Philipp., i, 8.

SUR LA MORT DE M. L'àBBÉ GAREISO. 223

son amour. C'étaient les sœurs de Saint-Joseph de l'Iiôtel-Dieu de Nîmes; c'étaient les sœurs de Charité dites de Besançon. Ces deux communautés se parta- geaient tout le temps qu'il ne donnait pas aux élèves du sanctuaire. L'une, antérieure à saint Vincent de Paul, la plus ancienne de notre cité, qui se recrute par elle-même selon ses règles éprouvées par une expérience de deux siècles et demi, alliant la vie du cloître à la vie des hospices, et trouvant dans la première l'aliment perpétuel qui entretient la seconde, mais au reste si dévouée et si prête à tout, qu'elle fait encore aujourd'hui l'admiration de la cité, et que nos magistrats n'ont pas trouvé assez de louanges pour reconnaître l'empressement désintéressé avec lequel elle se mit, l'automne dernier, au service des cholé- riques. L'autre, amenée à Nîmes sous les auspices de Mgr Cart et toujours digne de son patronage, accep- tant, comme autant de charges, écoles, ouvroirs, hospices, et il n'y a pas d'hospices, allant, au premier signal, établir des ambulances pour les pestiférés, avec la résignation, disons mieux, avec l'espoir d'une bonne mort. C'est parmi ces religieuses, dites de Besançon, que M. Gareiso n'a eu que l'em- barras du choix pour marquer les deux sœurs qui allèrent, en septembre dernier, soigner les cholé- riques de Vallabrègues et de Sauve. Son regard pro- fond et paternel avait deviné leur désir ; elles par- taient avec joie, parce qu'elles partaient avec la bénédiction de leur père; et quand nous apprîmes qu'elles avaient succombé, comme des braves, au champ d'honneur, ce fut pour la foi de M. Gareiso une grande consolation que de les avoir lui-même

224 LETTRE AU CLERGÉ DU DIOCÈSE DE NIMES

devinées, encouragées et soutenues dans cet héroïque sacrifice. 0 père, vous venez de les rejoindre, ces filles chéries, et le char qui les a enlevées vous enlève aujourd'hui à nos yeux : Pater mi, pater mi, currus Israël et auriga ejus 4.

S'il faut en venir à des services plus intimes encore et cependant d'un intérêt plus général, je rappellerai que M. l'abbé Gareiso entra dans le conseil de trois évêques, et que le dernier des trois n'eut, comme ses illustres prédécesseurs, qu'à se féliciter de sa pru- dence et de ses lumières. Sa perspicacité naturelle devinait tout dans les affaires les plus difficiles. Il mettait au service de l'administration les trésors d'une mémoire toujours sûre d'elle-même. Sa plume adoucissait par des expressions affectueuses la sévé- rité d'une remontrance. Il savait éclairer, faire justice et pardonner. N'est-ce pas tout l'art de gouverner les hommes, et quel vide affreux laisse un tel grand vicaire dans les conseils de son évêque !

Ah ! j'avais encore un autre titre à l'appeler mon père, puisqu'il s'était chargé de la direction de ma conscience et que je m'agenouillais à ses pieds pour recevoir le pardon de mes fautes. 0 Père, souffrez donc que votre évêque se plaigne de votre départ, qu'il suive aussi des yeux votre âme qui s'envole, et qu'il s'écrie comme Elisée, voyant Elie ravi dans les nuées du ciel : Pater mi ! Pater mi ! currus Israël et auriga ejus ! Que d'orphelins laisse, en sortant de ce monde, ce vénérable vieillard qui, depuis 1828, a prodigué à tant d'âmes les conseils de sa paternité!

1 IV. Reg., ii, 12.

SUR LA MORT DE M. L'ABBÉ GAREISO. 225

Après cinquante-sept ans d'un tel sacerdoce, il est doux de mourir les mains vides d'argent , mais pleines de grâces et de mérites. Ainsi meurent les vrais prêtres, et leur âme est si. légère, après tant de sacrifices, qu'elle se détache de la terre au moindre souffle, en passant, presque sans transition, de la vie à la mort, de la nuit au jour, et du travail à la récom- pense. Ainsi tomba M. Gareiso, et son corps tout entier était déjà en ruine quand les derniers sacre- ments de l'Eglise vinrent en sanctifier les restes. L'âme, à moitié délivrée de ses liens, se reconnut encore à ce moment suprême; elle eut les paroles, les cris, les attentions délicates du prêtre qui regarde faire les saintes onctions, et le signe de la croix, tracé sur son corps, fut le dernier geste de cette main dé- faillante que la mort allait rendre immobile. Que le spectacle de ce père mourant nous serve aujourd'hui de consolation et d'exemple ; heureux si, après avoir vécu comme lui dans la foi, dans la piété, dans le désintéressement, nous nous endormons comme lui dans la sérénité. Non, devant cette dépouille mortelle, nous n'aurons plus d'autre souhait que ceux du chré- tien qui, le soir de chaque jour, pense au soir de la vie et jette vers le Ciel, sa vraie patrie, les soupirs de l'exil :

0 quando lucescet tuus Qui nescit occasum dies ! 0 quando sancta se dabit Quse nescit hostem patria !

Mon Dieu ! renouvelez dans le diocèse de Nîmes l'esprit sacerdotal et laissez-nous entrevoir, pour la

13*

226 LETTRE SUR LA MORT DE M. L'ABBÉ GAREISO.

fin de ce siècle, des prêtres qui continuent ces saintes traditions. La vénérable compagnie de Saint-Sulpice a, depuis quatre ans, accepté l'héritage cultivé dans notre grand séminaire par les mains de M. Gareiso. La maison est toute pleine encore de son nom, de ses œuvres et du souvenir de ses vertus. Soutenez-la, Seigneur, défendez-la, souvenez-vous de ses anciens maîtres et prenez en considération les mérites des nouveaux. Formez-en comme un rempart contre les coups de l'ennemi commun, et que notre grand sémi- naire demeure la grande école de l'abnégation et du dévouement.

C'est le vœu que nous formons ensemble en ren- dant les derniers devoirs à notre cher vicaire gé- néral. Portons-le tous à l'autel, célébrons le saint sacrifice pour le repos de son âme, et souvenons- nous de lui tous les jours de notre vie, pour le re- mercier, l'imiter et le bénir.

LETTRE PASTORALE

ORDONNANT UN SERVICE FUNÈBRE

POUR LES SOLDATS MORTS AU TONRIN

7 avril 1885

Vous venez de célébrer les fêtes de Pâques, nos très chers frères, avec des sentiments qui nous ont profondément touché. Le spectacle de six mille com- munions d'hommes, que nous offre chaque année la ville de Nîmes, s'est renouvelé avant-hier avec la même unanimité, et les nouvelles que nous appor- tent aujourd'hui, dans notre réunion prosynodale, MM. les archiprêtres et MM. les doyens, nous donnent les mêmes consolations et le même bonheur: Remer- cions Dieu, et tournons-nous vers lui pour nous acquitter sans retard d'un devoir patriotique et reli- gieux, en priant publiquement pour les cinq mille soldats que la France a perdus dans la guerre du Tonkin.

C'est, au jugement des Ecritures, une sainte et salutaire pensée de prier pour les morts; mais cette obligation devient plus étroite encore et plus sacrée

228 LETTRE PASTORALE ORDONNANT UN SERVICE FUNÈRRE

pour nous, quand il s'agit de ceux qui ont combattu sous nos drapeaux et qui ont versé pour les défendre un sang généreux. Nos soldats du Tonkin ont tous les droits à la reconnaissance du pays et aux prières de l'Eglise. Rien n'a manqué à l'héroïsme de leur sacrifice. Plus le théâtre de la guerre est lointain, plus le cœur se serre à la pensée des périls qu'ils ont bravés. Sous un ciel étranger, sur un sol fangeux, à la vue d'un barbare qui achève les blessés après la bataille au lieu de les secourir, ils n'ont guère pour sépulcre que les flots d'une mer ennemie, et la croix n'ombragera pas leurs restes abandonnés, pour la plupart, comme une vile pâture, aux oiseaux de proie ou aux monstres de l'Océan. Les deux mille lieues qui nous séparent de ce funèbre spectacle ne font que le rendre plus terrible et plus saisissant. Ce sont nos compatriotes, nos amis, nos frères d'armes, qui ont payé ainsi un cruel tribut au devoir et à l'honneur. Ils nous ont acheté par leur sang l'admiration des étrangers, qui sont forcés de louer le Français même dans ses échecs, et de reconnaître qu'il est pour lui des défaites qui triomphent à l'envi des plus belles victoires.

Voilà les morts pour qui nous venons prier. Que feront pour eux ceux qui n'ont pas les pensées et les espérances de la vie future? Ils n'auront que des larmes vaines, de stériles éloges, des regrets que le temps emportera avec tout le reste. On trouve d'ordi- naire je ne sais quel adoucissement en élevant sur les cendres qu'on a recueillies des colonnes de marbre et de granit qui, selon l'expression de Bossuet, sem- blent porter jusqu'au ciel le magnifique témoignage

POUR LES SOLDATS MORTS AU TONKW. 229

de notre néant. Mais ici le reste tel quel de celui qui fut un héros est déjà évanoui pour nous. Point de cercueil à recevoir, point de corps à retrouver. L'imagination s'épuise et se lamente sans pouvoir se satisfaire, et la douleur n'a rien qui la tempère et qui la trompe. Ce jeune soldat a laissé une place vide, non seulement au foyer et à la table de sa famille, mais dans le cimetière dorment ses ancêtres. Que reste- t-il à la mère de ce fils qu'elle aimait ? Peut-être une lettre commencée par sa main défaillante et qu'un charitable médecin achève d'une plume trem- pée de larmes en annonçant sa mort. Que reste- t-il de celui qui a été frappé d'un coup soudain? Un nom consigné dans un acte de décès. Ses armes, son casque, son habit de soldat, tout a péri avec son corps. 0 parents désolés, que vous dira, dans cette cruelle catastrophe, la libre pensée qui triomphe aujourd'hui? Qu'elle vienne, qu'elle prenne donc la parole, qu'elle essaie au moins de pleurer et de vous plaindre, puisqu'elle ne consent plus à prier. Non, elle ne viendra pas, votre deuil l'importune et votre douleur la condamne. La philosophie du jour ne peut rien faire pour nos revers et nos deuils. C'est à la foi seule de nous incliner, sans nous abattre, sous la main qui nous frappe; c'est à la foi seule d'assurer aux mères qu'elles reverront dans un monde meilleur ceux qui ne sont plus.

Consolons-nous dans cette pensée : Consolamini invicem in verbis istis. Mais que feraient ici ceux qui ne veulent plus croire et qui ne savent plus prier ? Arrière leurs doctrines I Arrière les maîtres qui les enseignent et les livres qui les persuadent ! Arrière la

230 LETTRE PASTORALE ORDONNANT UN SERVICE FUNÈBRE

génération qui s'élève dans l'oubli de Dieu et dans le mépris de la vie future ! Que sera la France de demain ? On tremble d'y penser si l'athéisme pour- suit son ouvrage. La France d'hier est celle qui vient de se battre avec tant de bravoure, et qui n'a point désespéré de la patrie. Disons-le en regardant ces tombes lointaines qu'on ne visitera guère, ces cen- dres ignorées dont Dieu seul connaît l'asile. Puisqu'il n'y a eu pour nos braves ni satisfaction ni justice ici-bas, plus haut les esprits et les cœurs ! Devant ce sang répandu, que la patrie ne peut ni payer ni reconnaître , affirmons , proclamons , comme des vérités nécessaires, nos destinées futures et l'immor- talité de notre âme. Ici l'exil, plus haut la patrie; ici la bataille, plus haut la couronne. Et puisqu'il faut à tant d'hommes trompés par les sophistes des coups qui les ramènent à la vérité et à la justice, celui-ci est assez grand et assez terrible. Au nom des cinq mille Français morts au Tonkin, la France déclare qu'elle attend avec confiance, avec certitude, le jour de la justice qui ne fléchit pas et de la gloire qui ne passera jamais.

Voilà pourquoi nous nous prosternons devant les autels, en affirmant notre foi dans le Dieu des armées, qui seul peut récompenser le soldat mort pour son pays, et en le suppliant, par les mérites de saint Louis, de ne pas laisser succomber l'honneur de notre drapeau national. Mais le Dieu des armées est aussi le Dieu de la paix. Qu'il incline vers lui tous les cœurs, de l'Occident à l'Orient, et qu'il les rap- proche l'un de l'autre dans les mêmes pensées de concorde et de réparation. Aux morts que nous pieu-

POUR LES SOLDATS MORTS AU TONKIN. 231

rons, l'éternelle miséricorde ! Aux blessés, la guéri- son ! Aux soldats qui vont les secourir, un voyage heureux et un heureux retour ! A la France, une paix qui l'honore et qui la console ! A l'Eglise méconnue, la justice, le respect et la liberté !

INSTRUCTION PASTORALE ET MANDEMENT

LES COMBATS ET LES COURSES DE TAUREAUX

15 août 1885

Il fut un temps, nos très chers frères, les évo- ques étaient écoutés avec l'attention que doit com- mander leur parole, et obéis avec la docilité et l'em- pressement qu'impose leur divine mission. Telle fut la consolation de saint Augustin prêchant les bateliers d'Hippone et les populations à demi barbares de Cé- sarée. Pour corriger le peuple d'Hippone de l'abus des festins trop libres, il prit en main le livre des Ecritures, il y lut les reproches les plus véhéments, il conjura ses auditeurs par les opprobres, par les douleurs de Jésus-Christ, par sa croix, par son sang, de ne point se perdre par de tels excès. Pendant qu'il leur parlait, leurs larmes prévinrent les siennes, il pleura avec eux, et il eut la consolation de voir ce peuple docile et corrigé. Les habitants de Gésarée avaient coutume de célébrer des jeux publics dans lesquels ils s'attaquaient les uns les autres avec une indicible fureur, et se poursuivaient i'épée à la main

234 INSTRUCTION PASTORALE ET MANDEMENT

jusqu'à la mort. Augustin entreprit de les dissuader de ce cruel usage. Il parla avec tant de force et de grandeur qu'il excita leurs applaudissements, mais il ne commença à espérer leur conversion qu'en voyant couler leurs larmes. « Quand je les vis couler, dit-il, je crus que cette horrible coutume qu'ils avaient reçue de leurs ancêtres, et qui les tyrannisait depuis si longtemps, serait abolie. Il y a déjà environ huit ans et même plus que ce peuple, par la grâce de Jésus- Christ, n'a rien entrepris de semblable l. »

Il y a vingt ans qu'un autre Augustin, d'éloquente et courageuse mémoire, Mgr Plantier, notre illustre prédécesseur, s'est élevé contre les combats de tau- reaux, qui sont la honte de vos mœurs et qui font demander aux étrangers si la ville de Nîmes est réel- lement une cité chrétienne. Mgr Plantier se déclarait incapable de répondre à ce reproche, il baissait la tête, il se mettait résolument à la tâche pour abolir l'odieuse coutume qui tyrannisait son cher troupeau 2.

On nous disait de lui, en nous citant cette instruc- tion pastorale qui lui valut les applaudissements de toute la France : « L'évêque a perdu son temps ; les mœurs publiques sont plus fortes que l'éloquence, la raison, l'humanité même; il faut tolérer ce qu'on ne saurait ni empêcher ni prévenir; Nîmes demeurera insensible sur ce point à tous les reproches de ses évêques; prenez-en votre parti, Nîmes gardera à tout jamais ses courses de taureaux. »

On nous disait encore : a II faut distinguer entre

1 Epist. xxix, ad Alip., v. Id., de docirina christ., iv, 83.

2 Instruction pastorale publiée en 1866.

SUR LES COMBATS ET LES COURSES DE TAUREAUX. 235

les courses et les combats de taureaux. Les courses traditionnelles de nos contrées n'ont rien de dange- reux; les combats espagnols méritent au contraire une sévère censure. Nous amortissons par des bour- relets la fureur des cornes de l'animal ; nos agiles toréadors savent les éviter d'un bond après les avoir légèrement excités; ce sont d'ailleurs des taureaux de Camargue qui font tous les frais de nos courses, leur vigueur est médiocre , leur ardeur facile à mo- dérer, et il est rare qu'ils fassent des victimes. »

C'est avec de telles excuses que l'on a continué à entretenir le goût du peuple pour de tels divertisse- ments. Mais la modération a paru une faiblesse, on a rêvé les combats à force d'assister aux courses; le sang coulait à peine, on a voulu le voir couler à grands flots, et après nous avoir demandé grâce pour des jeux que l'on disait inoffensifs, voici qu'on la sollicite encore pour des spectacles qui font horreur. Souffrez, tolérez, amnistiez les combats de taureaux : c'est l'esprit public qui exige ce délassement.

Non, cette tolérance qu'on nous demande, nous ne saurions l'accorder; ce parti qu'on nous prêche, nous ne saurions le prendre. Nous parlerons à notre tour, dussions-nous n'être ni écouté ni entendu. Ou plu- tôt, ce n'est pas nous qui parlerons, c'est le spectacle même que vos arènes viennent de donner le 9 août dernier. Puisque vingt mille personnes ont eu le triste courage d'ouvrir les yeux pour le voir, qu'elles ouvrent aujourd'hui les oreilles pour en entendre l'affreux récit.

C'est la presse qui a préparé ce spectacle et qui en a fait valoir l'étrange beauté. Annonces, affiches, ré-

236 INSTRUCTION PASTORALE ET MANDEMENT

clames, descriptions, éloge de la troupe étrangère qui franchit les Pyrénées exprès pour amuser le peuple, rien n'est omis. Que d'émotions! que de plaisir ! Gomme s'il pouvait y avoir une émotion per- mise, un plaisir permis à voir tuer six taureaux, seize chevaux râler sous leurs pieds, et au milieu de cette boucherie, un toréador, la première épée de l'Espa- gne, exposant sa vie parmi ces animaux qui vont expirer au milieu d'une mer de sang : voilà le glo- rieux spectacle promis à une grande cité!

Ce n'est pas tout. La presse amie des combats de taureaux a ses casuistes. On s'est demandé, de journal ajournai, si, dans le cas il y aurait mort d'homme, il était permis de quitter le spectacle. Les uns ont posé la question, plusieurs se sont tus, un journal a eu le lamentable courage d'imprimer une consulta- tion pour persuader à la foule de rester immobile en face de l'homicide.

En vérité, à quelles mœurs, à quel siècle sommes- nous revenus? Quand Britannicus fut empoisonné par Néron, une partie des convives prirent la fuite, les autres se turent et consultèrent le visage du maître pour composer le leur, et, après un moment de si- lence, la joie du festin reprit son cours. Voilà l'im- passibilité que conseillaient nos casuistes devant le spectacle du sang répandu. Ils fortifiaient les cœurs contre la pitié, et cette pitié leur semblait une honte!

La veille du grand jour, la curiosité s'enflamme encore. On reçoit, on promène en triomphe ces tau- reaux dont le sang va couler dans nos arènes, ces chevaux que monteront les matadors, cet étranger qui vient s'offrir aux bravos ou aux huées de la Joule,

SUR LES COMBATS ET LES COURSES DE TAUREAUX. 237

selon qu'il l'intéressera par ses brillants coups d'é- pée ou qu'il lui causera quelque déception par ses maladresses. Les journaux prodiguent les épithètes les plus flatteuses à la troupe qui parcourt les rues et les places. Tout sera grandiose, splendide, sublime. La langue n'a pas de termes assez pompeux pour élever à la hauteur d'une grande institution un spec- tacle digne de la barbarie païenne.

Et c'est pour en jouir que les villes voisines ont envoyé leurs concitoyens et que vingt mille curieux ont couronné les crêtes de nos arènes. Les magis- trats ont présidé à ces jeux publics; 80,000 fr. de recettes en ont été le prix; ce prix a été payé d'a- vance, et quand on veut se rendre compte de cette journée si impatiemment attendue, il faut bien se dire qu'on a versé l'or à pleines mains pour acheter. . . . quoi? le droit de voir tuer des bêtes par un homme qui a échappé, non sans peine, au danger de périr avec elles.

Oui, six taureaux ont été tués, et le programme est rempli. Ils ont reçu au travers des flancs les trois coups d'épée que la coutume exige, ils ont rugi et écume de rage, ils se sont précipités sur les chevaux, ils les ont broyés sous leurs pieds, ils ont renversé et blessé le cavalier qui les attaquait, ils ont offert des plaies béantes, ils ont exhalé devant vingt mille spectateurs leurs dernières fureurs et leurs derniers gémissements, ils ont satisfait, en mourant, à toutes les conditions d'une grande course espagnole. Que les amateurs s'en réjouissent; nous fermons de loin les yeux sur ce tableau, tant il est horrible. Pour eux, ils s'en repaissent encore après l'avoir vu, leur

238 INSTRUCTION PASTORALE ET MANDEMENT

joie déborde , leurs yeux s'enivrent, leur cœur s'exalte. Depuis les combats de 1863 on n'avait rien vu de semblable dans les arènes de Nîmes.

Le sort du cheval n'a guère été plus heureux que celui du taureau. Nous aimons ce noble animal, un des meilleurs amis de l'homme. On l'exerce à la course, mais la course est pour lui sans péril, et il en partage la gloire avec le cavalier qui le guide On le mène à la bataille, mais le sang qu'il y verse est utile à la patrie, et les blessures qu'il y reçoit sont couvertes par les lauriers de la victoire. Ici, rien de noble, rien de grand, rien d'utile. Vous ne reconnaissez plus ce cheval agile et bondissant comme la sauterelle, dont le pied creuse la terre, et qui s'élance avec ivresse au-devant des bataillons armés. Quand la trompette sonne, il ne dit plus allons ! et bien loin d'aspirer avec transport l'odeur de la guerre, il sent qu'on le mène non au combat, mais à la boucherie. Va, pauvre victime, dans ces arènes déshonorées par un plaisir qui est une honte. Donne-toi en spectacle à ces curieux qui ont payé pour te voir tomber sous les cornes d'un taureau. C'est un coup de corne et non un coup d'épée qui te jettera par terre, et ces mains qui t'applaudissaient il y a deux mois quand tu remportais le prix de la course dans l'hippodrome, vont se lever, battre et applaudir encore quand tu râleras, sans pouvoir te défendre, sous les pieds d'un taureau furieux. Hier, l'homme était ton ami; aujourd'hui, il te livre comme une indigne proie. Hier, on vantait tes triomphes ; aujourd'hui, on cherche, on célèbre ta défaite et ta mort. Cinq chevaux sont tombés le 9 août dans ce

SUR LES COMBATS ET LES COURSES DE TAUREAUX. 239

combat sans dignité, sans honneur et sans gloire.

Il n'y manquait plus que le sang de l'homme, et ce sang a été répandu. Le chef du quadrille a été em- porté hors de l'arène presque dès le commencement de la lutte, et la course s'est poursuivie au milieu des inquiétudes qu'inspirait sa blessure. Il faut regarder maintenant le champ de bataille : ces six taureaux immolés pour le plaisir des yeux et dont toute la fureur n'a servi qu'à rendre la mort plus horrible ; à côté des cinq chevaux tués sur place, ces onze blessés dont la mort ne se fera guère attendre ; cette foule, enfin, partagée entre les sentiments les plus divers, qui a fait entendre tantôt des applaudisse- ments, tantôt des huées et des sifflets. Des mères de famille ont quitté le spectacle pour en dérober à leurs enfants la révoltante et tragique horreur. L'opi- nion se partage, les uns se déclarent satisfaits, d'autres semblent déçus, et si nous en croyons la renommée, il se forme un parti raisonnable et sage qui se demande enfin s'il n'est pas temps d'abolir les combats de taureaux.

Ah ! qu'attendez-vous pour vous rendre aux vives instances de l'Eglise, aux réclamations de l'huma- nité, à la voix de votre intérêt bien entendu?

L'Eglise, qui a horreur du sang, a condamné ces spectacles dès qu'il lui fut permis d'élever la voix au milieu des nations. Témoin le concile de Garthage excommuniant ceux qui, les jours de solennités, dé- sertaient l'assemblée des chrétiens pour assister aux jeux publics *. Témoin les Tertullien, les Salvien,

1 Labbe, Conc. Carthag., t. II, col. 1206.

240 INSTRUCTION PASTORALE ET MANDEMENT

les Chrysostome, les Augustin, mêlant aux plus beaux mouvements de leur éloquence les larmes de leur charité pour conjurer Antioche, Rome, Carthage, Marseille, de renoncer aux plaisirs dangereux des cirques et des amphithéâtres. Témoin saint Pie V, s'adressant à tous les peuples de la terre, par une bulle datée du 1er novembre 1567, dans laquelle il déclare que les combats de taureaux ne sont pas l'œuvre des hommes, mais l'invention du démon ; qu'ils sont opposés à la piété chrétienne, à la cha- rité évangélique, au salut des âmes, et que ceux qui les fréquentent méritent les censures de l'Eglise !. L'Espagne a réclamé contre cette sévérité, mais trois siècles d'expérience l'ont rendue plus sage, et quand notre immortel prédécesseur a élevé la voix contre cette abominable coutume, les évêques d'Espagne ont été les premiers à le féliciter et à l'applaudir.

Vous vous piquez de marcher avec votre siècle et d'en partager les généreux sentiments et les grandes pensées. Eh bien ! ce siècle a fait aux animaux une large part dans ses préoccupations et dans ses lois. Les lois françaises protègent les animaux domes- tiques contre les brutalités de l'homme, et c'est ce- pendant sur la terre de France qu'on les aiguillonne et qu'on les tourmente, qu'on les blesse et qu'on les tue à plaisir, sans motif, sans excuse, à la requête de quelques amateurs sans entrailles, qui excitent, avec des journaux sans conscience, la curiosité d'une foule sans raison et sans réflexion. On réclame des exceptions pour le coin de terre que nous habitons,

1 Bullarium Romanum, t. VIII, p. 630.

SUR LES COMBATS ET LES COURSES DE TAUREAUX. 241

comme si, pour habiter la Provence et le Languedoc, nous n'appartenions pas à l'humanité. On allègue l'usage, comme si l'usage pouvait prévaloir contre le devoir, la vertu et la loi. On dit que les méridionaux ne sauraient se passer de ces spectacles, et à côté de Nîmes, ils viennent s'étaler, Uzès, Alais et le Vigan, les trois villes principales de notre diocèse, n'en ont ni le goût ni la tradition. D'où vient qu'à trois lieues de distance ils sont si nécessaires aux uns et si indif- férents aux autres ? N'est-ce pas le même sang qui coule dans les veines du même peuple ? L'usage qui tyrannise une ville épargne la ville voisine. Il n'est donc pas si difficile de le déraciner et de l'abolir. 0 mœurs cruelles ! Pourquoi les entretenir et les con- server, quand elles deviennent l'étonnement et le scandale de la raison humaine ?

On ne les connaît ni à Toulouse, ni à Lyon, ni à Bordeaux, ni à Paris. On a repoussé l'an dernier, avec une invincible horreur, la proposition d'établir à Paris ces jeux abominables. Les législateurs les ont condamnés, et c'est je ne sais sur quelles réclama- tions qu'on laisse à vos magistrats le soin d'autoriser ou de défendre ce que rien n'autorise, ce qui devrait être partout défendu, interdit, condamné, maudit à jamais. Est-ce la politique que l'on consulte? nous l'ignorons ; mais ce que l'humanité commande, nous le savons, nous le sentons, nous le réclamons avec toute l'énergie de la raison, toutes les larmes du senti- ment, toutes les susceptibilités de l'honneur national.

Nous nous ferons aussi l'organe de votre intérêt bien entendu. Quand vous êtes menacés par la mala- die contagieuse qui décime l'Espagne et qui recom-

I. 14

242 INSTRUCTION PASTORALE ET MANDEMENT

mence à Marseille ses ravages mystérieux, est-il pru- dent, est-il raisonnable, de vous assembler sous un ciel de feu, de braver une chaleur torride, et d'allu- mer dans vos veines la fièvre des grandes émotions excitées par le sang répandu ? C'est par une vie calme et tranquille que vous éviterez la, peste, et vous voulez l'attirer en vous entassant les uns sur les autres dans l'enceinte étroite d'une course de tau- reaux. La santé publique n'est pas seule en péril, mais la prévoyance, l'économie domestique, les soins que vous devez prendre de votre famille. C'est à la porte de nos arènes que l'ouvrier va porter son épargne; le domestique, ses gages ; l'écolier, ses menus plaisirs; le pauvre et le mendiant, le pain qu'ils tiennent de la charité publique. Quel sera leur lendemain, après la joie courte et mauvaise qu'ils auront eue? Etes-vous plus excusables, vous qui vivez dans l'aisance et dans les richesses ? Demain nous viendrons solliciter vos aumônes pour notre saint-père le pape, pour nos écoles libres, pour nos missions, pour notre grand séminaire. Quelle sera votre aumône ? Peut-être vous déroberez-vous à l'ennui de la refuser et à l'obliga- tion de la faire; peut-être vous faudra-t-il la dimi- nuer, quand tout vous oblige à la rendre plus abon- dante ; car le Denier de saint Pierre est 'devenu plus nécessaire que jamais, nous sommes obligés de mul- tiplier nos écoles libres sous le coup des persécutions, les missions de l'extrême Orient voient couler le sang des martyrs et il faut venir au secours de ces chré- tientés désolées, enfin, notre grand séminaire n'a plus d'autres ressources que votre charité, et l'avenir de notre sacerdoce est entre vos mains. Est-ce le

SUR LES COMBATS ET LES COURSES DE TAUREAUX. 243

temps, est-ce le cas de les ouvrir pour payer le luxe, le plaisir, la cruauté des spectacles païens ?

J'entends des publicistes vous excuser en disant qu'il vous faut des plaisirs et que le dimanche vous pèse. Ah ! donnez-vous-les donc ces plaisirs qui repo- sent et qui délassent, et personne ne les bénira d'un meilleur cœur que le cœur de votre évêque. Ces plai- sirs purs et chrétiens, mais qui donc les connaît mieux que vous ? Qui a moins besoin que vous des jeux publics, des arènes et de l'amphithéâtre ? Lorsque nous montrons aux étrangers ces villas, ces maison- nettes, ces abris de verdure et de fleurs, ou plutôt, pour parler la langue du pays, ces mazets presque sans nombre qui peuplent vos coteaux, « voilà, leur disons-nous, l'asile sacré que nos catholiques de Nîmes fréquentent le dimanche. Ce toit enfumé ne couvre qu'une chambrette se prépare un humble et frugal repas. Mais au devant s'étend une pelouse peuplée d'amandiers l'on compte autant de fruits que de fleurs, d'oliviers qui gardent jusqu'à la fin de l'automne leur douce récolte. viennent, dans la soirée, respirer et se reposer nos bonnes familles chrétiennes. La mère vaque aux soins du ménage, le père compte les fruits de son petit domaine, les enfants s'exercent à la course ou au jeu de boules sous le regard de leurs parents. Vous les rencontre- riez, après les vêpres, portant au bras le repas du soir et prenant le chemin de leur chère maisonnette. Vous les verriez rentrer dans la ville, après le cou- cher du soleil, d'un air serein, d'un pas joyeux, mon- trant dans leur démarche et dans leur regard l'assu- rance modeste d'une conscience tranquille , et le

244 INSTRUCTION PASTORALE ET MANDEMENT

travail de la semaine recommencera le lundi sans peser à cet humble ménage, parce qu'il a joui de la prière et de la liberté du dimanche, parce qu'il a goûté le repos de son mazet entre Folivier et le figuier qui en ombragent les murs. » Peuple heureux ! me répond l'étranger; puisse-t-il jouir longtemps de son bonheur ! Heureuse ville, si elle garde toujours ces mœurs simples, ces habitudes chrétiennes, si elle ne connaît jamais que le chemin de l'église, de l'ate- lier, de l'école et de la maison des champs !

Je finis sur ces vœux si honorables pour vous, si consolants pour moi, et je prie Dieu de nous épargner à tout jamais le spectacle d'un combat de taureaux. Que celui du 9 août 1885 soit le dernier qui afflige la ville de Nîmes ! Que cette instruction pastorale, qui a tant coûté à notre cœur et à notre plume, soit le der- nier reproche de vos évêques sur ce lamentable sujet ! Et qu'il nous soit donné de vous louer pour avoir forcé, par votre sagesse, par votre répugnance, par votre dégoût, les entrepreneurs de ces jeux cruels à chercher ailleurs des applaudissements et des ama- teurs.

A ces causes, le saint nom de Dieu invoqué, nous avons arrêté et arrêtons les dispositions suivantes :

I. Nous défendons à tous nos diocésains d'as- sister aux combats de taureaux, déclarant, conformé- ment à la bulle de saint Pie V, qu'ils commettraient une faute grave s'ils enfreignaient notre défense.

IL Nous blâmons sans détour les courses qui sont en usage dans quelques paroisses ; elles ont leur danger et pour les animaux et pour les hommes,

SUR LES COMBATS ET LES COURSES DE TAUREAUX. 245

elles excitent une curiosité malsaine, elles perpétuent de mauvaises habitudes, et si nous n'allons pas jusqu'à les interdire en les qualifiant de péché, nous faisons des vœux ardents pour qu'elles disparaissent de nos mœurs. L'autorité civile, qui Ta souvent essayé, rendrait un vrai service au département du Gard le jour elle aurait la force de les abolir et surtout le courage de persévérer dans ses arrêtés *. III. Nous faisons aux journaux catholiques de notre diocèse la défense formelle de prêter aux com- bats de taureaux leur publicité et leurs réclames 2. S'ils doivent élever la voix, c'est pour les condamner hautement. Qu'on ne s'excuse point en disant que ce sont des annonces payées, ce ne serait pas une excuse, mais l'aggravation d'une faute. L'Eglise ne se sent ni honorée ni soutenue dans des feuilles pu- bliques où l'on intercale, entre le récit d'un pèleri- nage et l'annonce d'une messe en musique, l'éloge d'un théâtre qu'elle condamne ou d'un combat qu'elle abhorre.

1 Nous pouvons citer à ce sujet un arrêté du 17 mai 1851 rendu par M. E. Lagarde, préfet du Gard, et antérieurement deux actes de M. le ba- ron de Jessaint : l'un est un arrêté du 19 janvier 1841, défendant les courses de taureaux dans toute l'étendue du territoire de chaque com- mune du département; l'autre est une circulaire du 24 mai 1841, invi- tant les maires du département du Gard à l'exécution rigoureuse du pré- cédent arrêté. (Recueil des Actes administratifs de 1841.)

L'un des maires les plus distingués de la ville de Nîmes, M. F. Girard, pair de France, refusa constamment d'autoriser les combats de taureaux et toléra tout au plus quelques ferrades. Cet exemple, qui n'était pas sans précédent, n'est pas resté non plus sans imitateurs.

2 Nous nous plaisons à remarquer que, dans les circonstances pré- sentes, le Journal du Midi mérite tous nos éloges pour avoir exprimé hautement des sentiments très chrétiens sur les combats de taureaux.

14*

LETTRE PASTORALE

PROMULGUANT LE DÉCRET PONTIFICAL

RELATIF

A L'ÉTABLISSEMENT DES EXERCICES DU SAINT ROSAIRE

20 septembre 1885

C'est pour la troisième fois, nos très chers frères, que Sa Sainteté Léon XIII ordonne, pendant le mois d'octobre, les exercices du saint Rosaire dans toute l'étendue de la catholicité.

Mais le décret qu'il nous adresse déclare que ces exercices se renouvelleront désormais chaque année, tant que dureront les maux dont l'Eglise est assiégée et que le souverain pontife n'aura pas recouvré la liberté de son ministère.

La prière éplorée et permanente que Léon XIII décrète ainsi n'a rien qui étonne notre foi. Nous n'avons pas été exaucés jusqu'à ce jour, et voilà pourquoi nous devons redoubler nos supplications et nos instances. C'est la prière qui demande, mais c'est la persévérance qui obtient. Dieu, dans les desseins impénétrables de sa miséricorde et de son amour, veut être forcé, pour ainsi dire, avant de se rendre

248 LETTRE PASTORALE

à nos vœux. Notre-Seigneur Jésus-Christ, dans le cours de sa vie mortelle, éprouvait par des délais, quelquefois par des rebuts, la foi de ceux qui implo- raient leur guérison. Mais le centenier, la Chana- néenne et les sœurs de Lazare ne supplièrent pas en vain sa bonté toute-puissante. Ce fut par d'éclatants miracles qu'il récompensa leur persévérance dans la prière et dans la ferveur.

« Il faut donc toujours prier et ne jamais se lasser K Comprimez votre cœur et attendez. Pas de hâte ni d'impatience dans les moments difficiles. Acceptez les délais que Dieu vous impose, et unissez-vous à lui afin que la vie spirituelle grandisse et se déve- loppe en vous faisant entrer dans ses desseins. Dans la douleur et dans l'épreuve, redoublez de courage, humiliez-vous et prenez patience 2. »

Ainsi parlent les saintes Ecritures. A ces actes de patience et d'humilité nous joindrons les plaintes éloquentes des prophètes et des apôtres, disant au Seigneur comme les prophètes : « Jusques à quand souffrirez- vous le règne de vos ennemis ? Jusques à quand paraîtrez-vous n'avoir point de compassion des maux de Jérusalem 3 ? » comme les apôtres : « Sei- gneur, sauvez-nous, nous périssons 4; » comme les saints martyrs dont saint Jean a entendu les cris monter jusque dans le ciel, devant le trône de l'Agneau : « Jusques à quand, Seigneur, tarderez- vous à intervenir dans les affaires de ce monde et à

1 Joann., xix, 26.

2 Eccli., il, 2, 4.

3 Ps. xn, 3.

4 Matth.y vin, 28.

RELATIVE AUX EXERCICES DU ROSAIRE. 249

venger les vôtres de tant d'outrages et d'oppres- sions { ? »

Que personne ne s'offense de nos pleurs. L'état de l'Eglise universelle ne les a que trop justifiés, et l'Eglise de France court aujourd'hui trop de périls pour que nous demeurions muets et sans voix, au pied de nos autels. La politique n'est pour rien dans nos revendications et dans nos plaintes. Vous nous rendrez ce témoignage, nos très chers frères, que depuis dix ans que nous sommes au milieu de vous, nous n'avons déployé sur vos têtes d'autre drapeau que le drapeau de la croix ; que nous nous sommes scrupuleusement interdit de prendre part aux que- relles du temps, et que soit dans la chaire quand nous prêchons, soit la plume à la main quand nous écri- vons nos instructions pastorales , nous ne sommes pas descendu un seul jour du roc immobile se tient la religion, pour nous confondre dans la mêlée s'agitent les partis. C'est la règle que nous avons tracée à nos prêtres, nous n'avons pas cessé d'en presser l'exécution, et nous sommes heureux de déclarer qu'ils l'ont communément écoutée, comprise et suivie.

Mais autant nous manquerions à nos devoirs si nous venions à oublier que notre mission est de con- duire les hommes au ciel, sans distinction de parti et avec une égale charité, autant nous trahirions notre mission si nous n'arrachions pas, le long de ce chemin spirituel, les obstacles, les préjugés, les erreurs, qui empêchent les hommes d'opérer leur

1 Apoc.y VI, 10.

250 LETTRE PASTORALE

salut. Nous ne réclamons dans le monde qu'un droit de passage, mais nous le réclamons avec le souci di respect qu'on nous doit, de la justice qui est la loi de tous les gouvernements, et de la liberté qui est le besoin de toutes les nations chrétiennes. '

Le respect, la justice et la liberté, nous ne cesse- rons de les demander, sous quelque régime que nous vivions et quels que soient les maîtres du jour.

Le respect pour nos croyances, pour nos lois mo- rales, pour notre culte. Le respect au saint nom de Dieu, à l'observation du dimanche, aux liens in- dissolubles du mariage, aux croix plantées dans nos rues et sur nos places, aux croix de l'école, de l'hospice et du prétoire, à l'habit du prêtre et du religieux, aux livrées de la foi, de la pénitence et du dévouement. Et en demandant aux nations civilisées un respect que ne nous refusent pas les nations sau- vages, nous demandons ce que les tyrans seuls mé- connaissent, exilent et outragent, et ce que vingt siècles de christianisme ont revendiqué, dans tous les temps et dans tous les lieux, contre les tyrans.

La justice, c'est-à-dire, pour nos municipalités, le droit de confier l'éducation des enfants à des institu- teurs de leur choix, fussent-ils congréganistes ; pour nos prêtres, le droit de toucher le salaire à leurs services ; pour nos concitoyens catholiques, le droit d'obtenir, proportionnellement à leur nombre et selon leur capacité, les fonctions publiques, dont on veut leur interdire l'accès ; pour nous comme pour ceux qui nous haïssent et qui nous persécutent, la justice qui juge, les yeux bandés, sans égard pour la nais- sance, pour la fortune ou pour le crédit, mais sans

RELATIVE AUX EXERCICES DU ROSAIRE. 251

haine ni faveur pour les personnes. Si jamais nos frères séparés avaient à se plaindre, dans l'ordre po- litique et civil, de quelque préférence ou de quelque exclusion, ils trouveraient en nous un sincère dé- fenseur. Qu'ils nous permettent donc de nous plaindre des soupçons qu'on élève contre nos bien-aimés fils les enfants de l'Eglise catholique, et de réclamer pour eux, dans la distribution des emplois publics, la part qu'on doit à leur nombre, à leur dévouement, à leurs services. Nos lois ne la leur refusent pas ; pour- quoi les mœurs commencent-elles à démentir les lois? Evêque, j'élève la voix en faveur de mes ouailles, et je réclame pour elles la justice distributive de la nation.

La liberté, c'est-à-dire, pour Tévêque, la liberté de choisir, sans ombrage, les dignitaires de son Eglise ; pour le prêtre et le lévite, la liberté de suivre leur vocation, sans courir le risque de la perdre dans les exercices d'un service militaire incompatible avec l'esprit de leur état; pour les religieux, la liberté de s'engager par des vœux au service de leurs frères et d'y former leurs novices sans être contraints de s'exiler ; pour les pères de famille, la liberté de choisir, fussent-ils fonctionnaires, l'école de leurs enfants, et de pratiquer hautement leur religion sans encourir aucune disgrâce; pour le catéchisme, la liberté d'entrer partout, même dans les écoles pu- bliques, sans être poursuivi ni chassé comme un livre défendu ; pour tous les membres de la commu- nion catholique, le droit de vivre, de prier, de s'ins- truire, de mourir et de recevoir une sépulture chré- tienne; en un mot, de faire leur salut, sous la repu-

252 LETTRE PASTORALE

blique comme sous la monarchie, avec des lois qui nous assurent à tous le même traitement, sans dis- tinction d'origine, de communion ou de parti poli- tique.

Voilà nos humbles revendications à la veille des élections générales, auxquelles Tévêque de Nîmes et ses prêtres ne prendront d'autre part que celle de la prière et du vote. Nous ne dicterons aucun choix, car votre conscience est assez éclairée pour savoir ce que vous devez comme chrétiens à l'Eglise , et comme citoyens à la France. Mais nous vous deman- derons d'implorer, par l'intervention de la bienheu- reuse vierge Marie, les lumières du Saint-Esprit, le jour où, nommant vos députés, vous allez prendre la responsabilité des lois que les mandataires du suffrage universel feront pendant quatre ans, non seulement dans Tordre civil et politique, mais dans l'ordre moral et religieux. Priez pour que, ce jour-là, tous les esprits s'illuminent et que tous les cœurs s'apai- sent. Priez pour que, dans les jours qui suivront, la ligue formée par les sectaires de la libre pensée se dissipe au lieu de triompher. Priez pour que les projets de séparation entre l'Eglise et l'Etat soient confondus. Priez pour que ceux qui rêvent de spolier l'Eglise et d'ôter à l'Etat ce qui lui reste d'esprit reli- gieux, se troublant à la vue des abîmes qui s'entr'ou- vrent, rendent enfin à l'Etat la sécurité et la paix, è l'Eglise ce qui peut encore les sauver eux-mêmes, c'est-à-dire le respect, la justice et la liberté.

Si nos plaintes et nos vœux demeurent inefficaces, et qu'au lieu de remonter le courant qui les entraîne à l'abîme, les conducteurs de nos destinées, devenus

RELATIVE AUX EXERCICES DU ROSAIRE. 253

les esclaves des loges, se précipitent dans la persé- cution, nos devoirs, bien loin de s'affaiblir, n'en deviendront que plus austères et plus sacrés. Le prêtre méconnu ne se venge qu'en se dévouant davantage. Témoin le grand archevêque, emporté, presque sous nos yeux, par un fléau qui frappe à nos portes depuis trois mois, et qui n'a pas dit encore son dernier mot. Mgr Forcade était notre voisin, notre ami, notre frère. Vous savez comme il répondait à notre appel dans toutes les circonstances importantes, et quel lustre, quelle piété, son concours apportait à nos cérémonies. Nos communautés, nos collèges et nos séminaires, nos grandes églises, ont joui de sa présence et recueilli sa parole. C'était un apôtre, et les deux mondes ont senti les effets de son zèle. Rien ne manquait à sa couronne, excepté la palme du martyre ; mais voilà qu'après l'avoir cherchée au Japon au début de sa carrière, il est venu la cueillir au chevet des cholériques, en bravant la peste comme il avait bravé autrefois les tyrans. Gomment nous taire devant cette mort si inattendue et si hé- roïque ? Après avoir porté à ses obsèques les prières de notre clergé et de notre peuple, nous déposons sur sa tombe la couronne de notre amitié et de notre admiration, et nous rappelant avec quel courage il a combattu les grands combats de l'Eglise, avec quelle persévérance il s'est dévoué à la gloire de la France sur tous les rivages, nous demandons à Dieu qu'il se souvienne de ses mérites et qu'il nous fasse à nous- même grâce et miséricorde. Personne n'a réclamé plus haut que lui le respect, la justice et la liberté. Nous prenons sur ses lèvres désormais muettes ce I. 15

254 LETTRE RELATIVE AUX EXERCICES DU ROSAIRE.

cri patriotique et religieux. Nous en faisons notre chère devise, nous la proposons à tous les hommes de cœur. Heureux ceux qui la verront triompher ! Plus heureux ceux qui seront morts pour l'obtenir ! Trois fois heureuses l'Eglise et la France, à qui Dieu rendra ainsi la paix, la prospérité et la gloire !

LETTRE PASTORALE

A L'OCCASION

DU JUBILÉ UNIVERSEL

ACCOUDÉ PAR N. S. P. LE PAPE LÉON XIII POUR L'ANNÉE 1886 25 janvier 1886

Vous n'ignorez pas, nos très chers frères, que S. S. le pape Léon XIII , glorieusement régnant, a, par une récente encyclique, accordé à l'Eglise univer- selle le bienfait d'un nouveau jubilé. Il ouvre les grandes sources de la miséricorde, publie avec les trompettes apostoliques la loi du pardon , et presse chaque chrétien de se recueillir, de prier, de faire pénitence et surtout de réformer sa conduite.

Cette grâce extraordinaire, notre saint-père le pape l'accorde au monde, après lui avoir rappelé combien il importe aux Etats de respecter la vérité chrétienne dans leur constitution et dans leurs lois. Mais com- ment les Etats reviendront-ils au christianisme, sinon par l'influence des familles qui les composent, et com- ment la famille rentrera-t-elle dans la bonne voie, sinon par la vertu de chacun de ses membres? Ainsi nous n'aurons de bonnes lois qu'autant que nous

2^6 LETTRE PASTORALE!

aurons de bonnes mœurs. Les mœurs des individus doivent donc être réformées, leurs pensées s'épurer, leurs habitudes changer de cours, leur esprit et leur cœur se détacher de la terre et s'élever vers le ciel. De l'urgente nécessité pour chacun de nous de prendre d'autres sentiments et de tenir une autre conduite.

« Ce ne sera pas seulement, dit le saint-père, un avantage pour les individus, mais pour l'Etat tout entier, car autant les individus feront de progrès dans la perfection de leur âme, autant il en résultera d'honnêteté et de vertus dans la vie et dans les mœurs publiques, n

Le tableau que Léon XIII nous fait de la société contemporaine n'est que trop navrant et trop vrai. Ecoutez-le : « Les grandes vertus de nos pères ont presque disparu ; les passions les plus violentes ont réclamé une licence plus effrénée; la folie des opi- nions libres d'entraves ou réprimées par des freins impuissants se répand chaque jour davantage. Parmi ceux qui ont de bons principes, la plupart, par une réserve intempestive, n'osent pas professer publique- ment ce qu'ils croient et bien moins encore le mettre à exécution. L'influence des plus pernicieux exemples s'exerce de toutes parts sur les mœurs publiques. Enfin les associations perverses, que nous avons* dé- noncées dans d'autres circonstances, habiles à se ser- vir des moyens les plus criminels, s'efforcent d'en imposer au peuple, et de le détourner autant que pos- sible et même de le séparer de Dieu , de la sainteté de ses devoirs et de la foi chrétienne. »

Méditez sur cette considération, nos très chers frè-

A l'occasion du jubilé universel. 257

res, et reconnaissez combien elle est vraie, juste et profonde. Le mal s'aggrave sous vos yeux , et plus on approche du précipice, moins on l'aperçoit ; tant les ténèbres qui enveloppent la société contempo- raine sont devenues épaisses; tant on s'est accoutumé à respirer l'air empoisonné qui monte du puits de l'abîme, pénètre partout et corrompt à la fois et les plus belles intelligences et les plus nobles cœurs. Que personne ne s'imagine être resté à l'abri du fléau, l'esprit du siècle a tout envahi. Partout on pèche, mais on ne se repent presque nulle part. Ceux mêmes qui se repentent entendent le faire sans se contraindre ni se gêner. La mollesse de la vie n'est plus corrigée par l'énergie de la pénitence, et le monde, partagé presque tout entier entre des pécheurs qui s'obsti- nent à pécher et des pénitents qui ne se convertissent que pour pécher encore, est comme une immense Babylone, Ton ne sait que trop sont les coupa- bles, et l'on ne sait plus sont les vrais justes. est la mort ification ? est la générosité ? cou- lent encore les torrents de larmes qui pourraient laver la terre? pratique-t-on encore les grandes vertus qui pourraient la sauver?

Notre saint-père le pape s'en effraie, et après avoir caractérisé cet état en quelques traits vifs et rapides, il demande qu'on se repente , mais d'un vrai repen- tir ; qu'on fasse pénitence, mais une pénitence sincère et sérieuse. « La plupart, dit-il, aiment à vivre mol- lement et ne veulent rien faire ni d'énergique ni de généreux. D'un côté ils tombent dans un grandnombre de misères; de l'autre ils se font une fausse cons- cience pour ne pas obéir aux lois salutaires de l'Eglise,

258 LETTRE PASTORALE

persuadés que c'est pour eux un fardeau trop lourd de s'abstenir de certains mets ou d'observer le jeûne pendant un petit nombre de jours de Tannée. Enervés par ces habitudes de mollesse, est-il étonnant qu'ils se livrent peu à peu tout entiers à des passions plus exigeantes ? C'est pourquoi il convient de rappeler à la tempérance les âmes tombées ou sur le point de défaillir. Il faut pour cela que ceux qui parlent au peuple lui enseignent avec clarté et avec zèle que ce n'est pas seulement la loi évangélique, mais la raison naturelle elle-même qui nous ordonne de nous com- mander, de dompter nos passions et d'expier nos pé- chés par la pénitence. »

Après la loi de la pénitence, notre saint-père le pape rappelle celle de la prière. « Tout l'espoir du salut repose dans la protection et dans le secours du Père céleste. Nous voudrions ardemment voir renaître le zèle assidu pour la prière, et la prière pleine de confiance. Dans toutes les circonstances difficiles de la chrétienté, toutes les fois qu'il est arrivé à l'Eglise d'être affligée ou menacée au dedans et au dehors, nos pères, les yeux levés au ciel, nous ont appris d'une manière éclatante comment et il fallait de- mander la lumière de l'âme, la force de la vertu, les secours applicables et proportionnés aux circonstan- ces. Car ils étaient profondément gravés dans tous les esprits les préceptes de Jésus-Christ : Demandez, et vous recevrez l. Il faut toujours prier et ne jamais se lasser 2. A ces préceptes répond la parole de l'Apô-

1 Matth.y vu, 7.

2 Luc, xviii, 7.

A l'occasion du jubilé universel. 259

tre : Priez sans relâche *. Je supplie avant tout qu'on adresse des supplications, des demandes, des actions de grâces pour tous les hommes 2.

Allons plus loin , puisque le saint-père nous y invite. Il nous signale le tiers ordre séculier de Saint- François d'Assise comme la meilleure forme qu'on puisse donner à la pénitence, et la récitation du saint Rosaire comme la meilleure prière qui puisse toucher le cœur de Dieu par l'intercession de la sainte Vierge. 0 saint François, ô saint Dominique, ô patriarches des deux grandes tribus de la nouvelle loi, donnez- nous part aux mérites de vos fondations et de vos bonnes œuvres !

Mais comme le premier et le plus grand fruit du jubilé doit être, au jugement du pape, l'amendement de la vie et le progrès de la vertu, le pape n'a rien plus à cœur que d'apaiser les dissensions intestines et comme domestiques dont on peut à peine dire combien, au détriment des âmes, elles rompent ou relâchent le lien de la charité. Il ajoute, en s'adres- sant aux évêques : « Si nous vous avons rappelé cela, vénérables frères, qui êtes les gardiens de la disci- pline ecclésiastique et de la charité mutuelle, c'est que nous voulons voir votre vigilance et votre auto- rité constamment appliquées à empêcher un si grave dommage. Par vos avis, vos exhortations, vos re- proches, veillez à ce que tous aient souci de garder l'unité de l'esprit dans les liens de la charité, et que les auteurs des dissensions, s'il en existe, reviennent

1 I. Thess., v, 17.

2 Tira., n, 1.

260 LETTRE PASTORALE A L'OCCASION DU JUBILÉ UNIVERSEL.

à leur devoir parla considération, qu'ils doivent avoir toute leur vie, que le Fils unique de Dieu, à l'approche même des derniers tourments, ne demanda rien de plus vivement à son Père que la charité réciproque pour ceux qui croiraient en lui, afin, disait-il, que tous soient un, comme vous, mon Père, êtes en moi et moi en vous, afin qu'eux aussi soient un en nous *. Tel est le jubilé, telle est la fête des âmes à laquelle nous convie notre saint-père le pape. Ah ! de grâce, quand Jésus passe avec ses trésors de miséricorde et d'amour, ne méprisez pas son passage, de peur qu'après les jours méconnus de la pénitence et de la réconciliation, il ne revienne avec les foudres de sa justice et de sa vengeance. Saint Bernard nous en avertit : « Jugez de la grandeur de la sévérité par la grandeur de la miséricorde. » Pour que vous n'igno- riez pas quelle sera la rigueur du jugement futur, Dieu commence à vous en donner une idée par son indulgence et son amour. Il est immense, il est riche en pardons, il est prodigue d'exhortations et d'a- vances. C'est la bonté qui nous presse pendant la vie, afin que bien loin d'être plus effrayés à l'heure de la mort par les terreurs de la justice, nous trouvions, au sortir de ce monde, un juge qui nous accueille sous les traits d'un père, avec l'anneau de la réconci- liation, la robe de la gloire et le festin des noces éternelles. Ainsi soit-il.

1 Luc, xviii, 1.

INSTRUCTION PASTORALE

SUR

LA MESSE DU DIMANCHE

2 février 1886

Nous avons déjà, nos très chers frères, consacré une instruction pastorale à vous entretenir de la loi sacrée du dimanche, vous suppliant de respecter cette institution divine qui importe tant à la santé de l'homme, au bonheur de la famille et à la conduite de la société. Pour continuer notre sujet, nous appe- lons aujourd'hui votre attention sur la principale obligation que nous impose ce saint jour. Nous voulons parler de l'assistance à la messe. Ce devoir est aussi ancien que le christianisme, et il a été long- temps très cher à la piété publique ; mais l'ignorance en matière de religion et les mœurs de notre siècle commencent à le faire oublier, même parmi les peuples qui se croient encore chrétiens. Il est urgent de vous dire comment votre religion vous l'impose, quel prix vos ancêtres y ont attaché, et avec quelle frivolité ridicule ou quelle lâcheté odieuse on s'en dispense aujourd'hui.

15*

262 INSTRUCTION PASTORALE

I. Deux commandements, l'un de Dieu, l'autre de l'Eglise, vous font de la messe du dimanche une obligation sacrée.

Les dimanches tu garderas, En servant Dieu dévotement,

nous dit le Décalogue, et l'Eglise, faisant l'explication de la loi, marque expressément par quelles œuvres on doit servir Dieu et sanctifier le dimanche :

Les dimanches messe ouïras, Et fêtes de commandement.

Le premier précepte appartient au droit naturel et divin ; le second, au droit ecclésiastique. Tous deux sont également obligatoires.

L'obligation d'entendre la messe du dimanche s'applique aux fidèles des deux sexes qui ont atteint l'âge de raison. L'impossibilité physique ou morale de remplir ce devoir est la seule raison qui en dispense. Ainsi, on excuse les prisonniers, s'ils sont retenus dans un lieu l'on ne célèbre pas la messe; les navigateurs, quand il n'y a pas de prêtre sur le navire ; les soldats campés sous la tente, quand il n'y a pas d'autel au milieu du camp; les voyageurs, si le saint sacrifice n'est pas offert dans les pays qu'ils visitent. Ajoutez-y les malades, les infirmes, les convalescents, ceux qui les soignent, ceux qui veillent sur les petits enfants, ceux qui gardent la maison. Encore, s'il y a plusieurs messes, doit-on donner à ceux qui gardent les enfants ou les malades le temps et les moyens de satisfaire au précepte.

Cette obligation, qui commence avec l'âge de rai-

SUR LA MESSE DU DIMANCHE. 263

son, et qui ne cesse qu'avec la vie, s'explique par l'origine , la nature et les avantages de la messe. Rappelez-vous le texte même de votre catéchisme : « La messe est un sacrifice non sanglant , dans lequel Notre-Seigneur Jésus-Christ s'offre et s'immole à Dieu son père, par le ministère du prêtre. » Ce sacrifice est le même que celui de la Cène, car le prêtre à l'autel change le vin au sang de Jésus-Christ, comme Jésus-Christ l'a fait à la Cène ; il est le même que celui de la Croix, car le sang miraculeux de la Cène est le même qui fut offert sur la croix pour le salut du monde. C'est le sang que Jésus-Christ a donné à ses apôtres l'ordre et le pouvoir de repro- duire jusqu'à la fin des siècles, sous les apparences d'un vin qui n'est plus. Le prophète l'avait vu couler cinq cents ans d'avance dans tous les lieux de l'uni- vers, et présenté en sacrifice à la gloire du Sei- gneur *. Voilà quel est, depuis Jésus-Christ, l'unique autel, mais cet autel est dressé partout ; et Tunique victime, mais cette victime est partout la même et partout immolée, La Cène et la Croix, c'est tout un ; la Cène et la Croix sont partout avec la sainte messe. Tel est le sacrifice de la messe, le seul que le Sei- gneur agrée, le seul qui rachète les péchés du peuple, le seul qui puisse procurer à tout le peuple, depuis l'âge le plus tendre jusqu'aux dernières limites de la vieillesse, les grâces dont il a besoin pour opérer son salut. Dans la messe se résume toute la religion ; et la messe est, pour ainsi dire, le tout du dimanche. De là, pour le prêtre, une obligation de la dire,

1 Malach., i, 11.

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pour le peuple, une obligation de l'entendre. Le prêtre en applique les fruits au peuple, et le peuple en recueille les mérites. Ce n'est pas seulement pour les vivants, mais pour les morts, que ce sacrifice est offert ; en sorte que le sang de Jésus-Christ, consacré à l'autel, après s'être répandu sur l'assistance qui l'entoure, pénètre dans les abîmes sont détenues les âmes des justes, achève de les purifier et leur ouvre les portes du ciel. Elevez donc vos esprits et vos cœurs, recueillez les souvenirs de votre famille, rappelez-vous ceux qui ne sont plus, et songez qu'en ce moment solennel vos parents, vos amis, tous ceux que vous pleurez, ont part à ce sacrifice et peuvent obtenir, par ses mérites infinis, le lieu du rafraîchis- sement, de la lumière et de la paix.

L'obligation d'entendre la messe le dimanche est une des plus sacrées que nous fasse la religion. Sans parler des conciles , dont le témoignage forme de siècle en siècle une chaîne magnifique, depuis celui d'Elvire, tenu en 305, jusqu'à celui de Trente, qui a affirmé avec tant d'autorité, dans le xvie siècle, le saint commandement, les Pères de l'Eglise, oracles vivants de la tradition, sont unanimes à le constater. Pour ne citer que les plus anciens et les plus il- lustres, écoutez comment saint Augustin recom- mande l'observation de ce grand précepte : « Venez à l'église tous les dimanches, dit-il à son peuple ; si les malheureux juifs célèbrent encore le samedi avec tant de dévotion, quel zèle et quelle ferveur les chrétiens ne doivent-ils pas mettre à célébrer le di- manche. Dieu seul doit être l'objet, ce jour-là, de nos pensées, et c'est pour le salut de votre âme que vous

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devez tous , ce jour-là, vous assembler dans l'é- glise 1. » Dans un autre discours, il dit expressément que les dimanches et jours de fête doivent être ex- clusivement consacrés au culte du Seigneur. Il faut même prier le soir. Mais durant le jour, personne ne doit omettre l'assistance à la sainte messe 2. Ainsi parle saint Jérôme faisant l'éloge de sainte Paule, et mentionnant l'exactitude avec laquelle elle se rendait le dimanche à Tassembléedeschrétienspoury assister au saint sacrifice 3. Il signale le même devoir en réfutant les erreurs de Vigilantius, et il exhorte les fidèles à demeurer fermes dans cette pratique 4.

Mais en remontant plus haut encore dans l'anti- quité chrétienne, on voit que les premiers apologistes, quand ils veulent rendre compte de leur foi aux em- pereurs, résument, pour ainsi dire, toutes les prati- ques obligatoires dans les saints exercices du diman- che : « À l'aube du jour que vous appelez le jour du soleil, disait saint Justin, les chrétiens des villes et des campagnes quittent leurs travaux ordinaires et se réunissent dans un même lieu. nous lisons, selon que le temps le comporte, les commentaires des apôtres ou les écrits des prophètes. Quand le lecteur a fini, le prêtre qui préside, adressant à l'as- semblée une pieuse instruction, exhorte tous les assistants à mettre en pratique les grandes et belles

1 Omni die dominico ad ecclesiam convenite. Si enim infelices Judsei tanta devotione célébrant sabbatum , quanta magis christiani ; in die dominico, soli Deo vacare et pro animas suae sainte debent ad ecclesiam convenire. (Serm. 215, de tempore.)

2 Id., serm. 25, i.

3 Epist. 27, x.

4 Epist. 53, contra errores VigilM x.

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doctrines qu'ils viennent d'entendre. Puis tous se lèvent, et, parmi de ferventes prières, le pain et le vin sont offerts à Dieu. Le président de l'assemblée pour- suit dans un profond recueillement le cours des prières et des actions de grâces auxquelles le peuple répond : Ainsi soit-il. Puis on fait à tous les assistants la dis- tribution et le partage de ce qui a été consacré, et l'on envoie par le diacre une part aux absents l. »

Telle était la messe du dimanche dans le second siècle. Déjà nous touchons aux temps apostoliques. Saint Ignace, qui avait vu les apôtres, parle dans toutes ses lettres de l'obligation sont les fidèles d'assister à l'assemblée se fait la prière du di- manche et se consacre l'Eucharistie. Il avertit saint Polycarpe, évêque de Smyrne, de chercher et de marquer dans les assemblées saintes chacun par son nom. Le pape saint Clément, qui fut le troisième successeur de saint Pierre, signale, dans le livre des Constitutions, la joie que la messe du dimanche pro- cure à l'assemblée sainte; il exhorte les fidèles à s'assembler ce jour-là pour offrir à Dieu le sacrifice d'action de grâces; il les presse de justifier le Pro- phète, qui a annoncé que cette oblation pure serait présentée au Seigneur dans tout l'univers 2. Enfin, du temps même des apôtres, leurs actes, leurs paroles, leurs miracles, rendent témoignage à la messe du di- manche. Quand saint Paul passa par la Troade pour se rendre à Jérusalem, les fidèles s'assemblèrent au- tour de lui, le premier jour de la semaine, pour

1 S. Just. apol, I, 66-67.

2 lib. de constit., v.

SUR LA MESSE DU DIMANCHE. 267

rompre le pain , c'est-à-dire pour assister au saint sacrifice. Saint Paul prêcha dans cette assemblée et y ressuscita un mort. Dans son épître aux Hébreux, il rappelle combien ces assemblées sont sainles, ajou- tant que celui qui s'en éloigne par mépris n'est pas loin de perdre la foi. Ainsi s'affirme la loi du di- manche, avec son sacrifice, ses joies spirituelles, ses obligations faites à tous les fidèles, ses menaces et ses terreurs contre ceux qui tenteraient de la mécon- naître ou qui viendraient à l'oublier.

II. Demandez maintenant à l'histoire comment cette loi a été observée, vous jugerez qu'elle est, depuis dix-huit siècles, un objet de vénération et d'amour, et que les fidèles et les prêtres en ont com- pris toute la grandeur, puisqu'ils se sont exposés à mille dangers pour l'accomplir. C'était pour le prêtre une loi si urgente d'offrir le sacrifice du dimanche, pour le fidèle une obligation si austère et si sacrée d'en recueillir les fruits, que, dès l'origine du chris- tianisme, leur commune préoccupation a été de déro- ber aux païens la connaissance de nos saints mystères, pour n'être pas privés d'une si grande consolation ni détournés d'un si grand devoir. Les catacombes leur ont ouvert un asile pour les cacher, et tandis que la Rome païenne achevait de se perdre dans l'impiété et dans la luxure , une autre Rome naissait sous ses pieds, dans des sanctuaires ignorés l'on offrait la sainte victime et les néophytes , sortant du bap- tême pour aller à la mort, venaient fortifier leur foi en participant au corps et au sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Pendant trois siècles cette Rome sou-

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terraine, cette cité de Dieu, s'est formée, recrutée, agrandie, à l'ombre de ces autels. Le divin sacrifice ne s'offrait que pendant la nuit, car Notre-Seigneur Jésus-Christ était contraint de chercher d'autres voiles et d'autres mystères que ceux dont il se couvre vo- lontairement dans l'Eucharistie. Là, il dura pendant trois siècles, enseveli dans les ténébreuses retraites des catacombes. Il dura et il y continua, malgré la terreur des persécutions, la rage des persécuteurs, la conspiration de l'univers entier. Trois siècles de per- sécution, trente édits, des millions de soldats, des milliers de bourreaux, n'ont pu éteindre, au fond des catacombes, ces deux cierges allumés à côté d'un crucifix taillé dans le tuf, ni détrôner le Dieu caché sous un peu de pain, ni faire oublier le chemin qui conduit à l'office du dimanche, ni détourner de leur devoir les femmes, les vierges, les prêtres, qui expo- saient ainsi leurs mains aux chaînes des prisons et leur têle à la hache des bourreaux. Mais non, cette crainte ne les troublait pas; leur seule peine, leur unique douleur eût été d'être privés de la messe et de la communion du dimanche : unions dolor hac esca privari.

Au sortir des catacombes, Toblation pure est por- tée dans tout l'univers, selon la parole du Prophète, et c'est sur les hauts lieux qu'elle se consomme pour attirer les regards et solliciter les adorations de toute la contrée. Les prédicateurs de l'Evangile volaient plus vite et plus haut que l'aigle romaine, plantaient la croix partout, et offraient partout le corps et le sang de Jésus-Christ. On reconnaît encore la trace de ces stations fameuses et de ces premiers autels. De

SLR LA MESSE DU DIMANCHE. 269

grands noms les consacrent : c'est le souvenir du premier martyr ou des premiers disciples des apô- tres, saint Saturnin, saint Martial, saint Etienne, saint Trophime. Saint Martin, l'apôtre des Gaules, partage cette gloire avec eux. Un édicule en ruine, quelques pierres entassées, une croix, peut-être dernier reste des ans et des barbares , signalent ces lieux à la cu- riosité de l'érudit. venaient les premiers évêques, accompagnés de leurs clercs, pour célébrer la messe du dimanche. La foule y assistait de loin, les yeux tournés vers ce lieu béni s'offraient les saints mys- tères. On en faisait les apprêts dès le soir, et l'heure même de la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ était choisie pour reproduire le sacrifice de la Cène. Transportez-vous par la pensée à ce spectacle qui remplit un vaste horizon. On allume sur la montagne des feux étincelants, toutes les campagnes voisines reconnaissent à ce signe la présence de l'évêque et le commencement de la messe, chacun s'agenouille, chacun se tourne, de dix lieues à la ronde , vers cet humble édifice s'accomplissent les saints mys- tères. La foule s'unit de cœur et d'intention aux prières du sacrifice. Elle adore, aux clartés mourantes du feu qui s'éteint, le pain descendu du ciel dans les mains de l'évêque, et dès l'aube du jour, voici des diacres et des clercs qui descendent de la montagne et viennent apporter dans des voiles bénits , à tous les membres de cette jeune chrétienté répandue au loin, le pain vivant, la manne céleste, qui fait leur joie, leur consolation et leur entretien.

Voilà le dimanche, voilà la messe des premiers siècles. Bientôt s'ouvrent les basiliques le Dieu de

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l'Eucharistie s'offre et s'immole sur un autel couvert d'or et de pierreries, au milieu des merveilles de l'architecture. Voici le dimanche de la religion triom- phante, avec les exercices publics du culte devenus chers à tout le peuple, les chants harmonieux qui les signalent, les flots d'adorateurs débordant des nefs sous les portiques, les lois et règlements qui inter- disent dans le jour du Seigneur le négoce et les voyages, et qui font de la messe une fonction natio- nale autant qu'une fonction sacrée, obligatoire pour toute la cité.

C'était le temps la vérité seule avait des chaires et la vertu du saint sacrifice ne connaissait pas encore de contradicteurs. Mais pour éprouver notre foi, Dieu permit que son flambeau fût plus agité dans notre Midi que dans aucune autre région, et qu'elle fût, presque dans tous les siècles, exposée aux souffles de la contradiction et de l'erreur. Quatre fois la fumée est montée du puits de l'abîme pour obscur- cir notre horizon. Quatre fois les héros et les saints suscités de Dieu sont venus dissiper ces orages et rétablir, sous un ciel serein, l'autel du sacrifice.

Il demeura debout, cet autel du dimanche, malgré les musulmans, qui s'étaient établis et retranchés pen- dant soixante ans jusque dans vos arènes, et que le glaive de Charles-Martel ne put exterminer qu'au milieu des flammes d'un immense incendie.

Il demeura debout malgré les albigeois, qui avaient chassé de Nîmes l'évêque et son clergé ; mais il ne fallut rien moins que les armes de Philippe-Auguste et la piété de saint Louis pour rendre à cette cité la liberté et le sacrifice du dimanche.

SUR LA MESSE DU DIMANCHE. 271

Il demeura debout malgré la guerre impie et sacri- lège que la Réforme a déclarée au culte catholique, pendant cinquante ans, dans les sanctuaires dont elle a brisé les statues et les images, ravagé les tombeaux et profané les reliques. C'est Henri IV, c'est Louis XIII, c'est Louis XIV, qui vous ont rendu la liberté de la messe et les bienfaits de la vraie religion.

Il demeura debout après la Terreur comme après le règne de l'hérésie, cet autel tant de fois attaqué. La dernière épreuve n'a fait que mettre dans un nouveau relief la foi de vos pères. Ni les églises fer- mées, ni les tabernacles publiquement abolis, n'ont été des excuses suffisantes à leurs yeux pour man- quer à l'un des premiers devoirs de la foi chrétienne. Quand la religion proscrite fut obligée de retour- ner aux catacombes, vos pères sentirent mieux encore qu'auparavant le prix de la messe du dimanche. C'était alors presque un égal péril de la célébrer et de l'en- tendre, et le même échafaud fut souvent partagé entre le prêtre fidèle qui avait offert le saint sacrifice et le chrétien qui lui avait prêté, pour l'offrir, un abri et un autel. Il y avait dans chaque ville, et presque dans chaque village, plusieurs maisons les prêtres, reçus et cachés, rappelaient par leur ministère les jours de la primitive Eglise. Ils s'y présentaient à l'entrée de la nuit sous un déguisement, et dès que le signal convenu avait annoncé leur arrivée, on accourait auprès d'eux sous divers prétextes. Ils bap- tisaient les enfants, entendaient les confessions et bénissaient les mariages, pendant qu'on faisait les apprêts du saint sacrifice. Une simple table ou une crédence rustique servait d'autel. On y déposait

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l'ardoise consacrée que les prêtres portaient sur leur poitrine; on tirait d'une armoire secrète un calice, un missel et un crucifix soustraits aux recherches des révolutionnaires, et on allumait le cierge de la famille, non sans avoir pris toutes les précautions pour dérober aux regards des curieux une clarté sus- pecte. Dès que la messe était commencée, un homme sûr veillait à la porte et signalait l'indice des moin- dres périls. Il n'était pas rare que la cérémonie fût interrompue par une visite domiciliaire. A la pre- mière alerte, l'assemblée se dispersait, l'autel dispa- raissait, et le prêtre, emportant avec lui le calice et la victime sainte, s'enfonçait dans quelque réduit obscur, ménagé à dessein, dont la porte invisible se refermait sur lui. Mais si les agents de la Terreur avaient pénétré dans le sanctuaire, le prêtre et les fidèles ne se plaignaient point de leur sort. Ils étaient emmenés dans les prisons d'où Ton ne sortait guère que pour tomber sous le couteau de la guillotine, et c'était leur consolation autant que leur honneur de mourir martyrs pour avoir entendu la messe le der- nier dimanche de leur vie.

Que de bénédictions cette messe héroïque n'a-t-elle pas assurées aux maisons qui en furent le théâtre et aux familles qui en furent les témoins ! croissaient des enfants qui s'accoutumaient à la discrétion devant ces grands spectacles et qui gardaient, sans même qu'on le leur demandât, un silence profond sur ces nuits employées à la célébration des saints mystères. commença la vocation sacerdotale de plusieurs prêtres vénérables que vous avez connus. Ils avaient reçu la bénédiction des martyrs, car en

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s'éloignant de la maison paternelle, ils les avaient entendus dire à leurs parents : « Merci pour votre hospitalité, Dieu vous récompensera, votre fils un jour le servira à l'autel. » Ces prédictions se sont accomplies, et si vous avez goûté les fruits abondants du ministère sacerdotal, si vous avez eu des prêtres pour vous régénérer dans les eaux du baptême, n'ou- bliez pas qu'ils sont sortis des catacombes de la Ter- reur, et que c'est en y servant la messe du dimanche qu'ils ont appris à la dire pour la gloire de Dieu et le salut des âmes.

III. Il nous faut maintenant entrer en compte avec notre siècle et lui demander comment il regarde, comment il observe cette obligation si sacrée de la messe du dimanche. Les mœurs publiques sont fort diverses, selon le degré de foi, d'ignorance ou de corruption qui caractérise les populations chrétiennes. Il y a des provinces la messe du dimanche est presque absolument abandonnée. Le prêtre à l'autel, le clerc qui le sert, quelques femmes répandues dans la nef vide, et deux chantres gagés par la fabrique assis au lutrin, voilà le spectacle offert dans certaines provinces règne sinon une impiété déclarée, du moins une indifférence profonde et qui semble incu- rable. Ailleurs, l'assistance à la messe est comme le dernier reste d'une éducation chrétienne et d'une tradition de famille. on voit certains hommes éloignés du tribunal de la pénitence et de la table sainte, qui demeurent cependant pénétrés d'un cer- tain respect pour la loi du dimanche, et qui se feraient un vrai scrupule de ne pas entendre la messe dans

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ce jour consacré au Seigneur. Ils observent d'ailleurs les abstinences et les jeûnes commandés par l'Eglise, pratiquent la justice, honorent et défendent la reli- gion ; mais je ne sais quelle fausse conscience les tient éloignés du devoir pascal, même quand ils n'ont à rompre aucun engagement coupable ni à corriger aucune mauvaise habitude. Pourquoi faut-il que nous soyons réduits à citer leur exemple à des chrétiens, assez communs de nos jours, qui remplissent le devoir pascal et qui ne fréquentent presque jamais la messe du dimanche ? On se demande de quel côté il y aie plus d'ignorance et d'aveuglement. Tel est cepen- dant le spectacle que nous donnent les mœurs affai- blies d'une société qui se croit religieuse encore et qui manque, presque chaque semaine, à la première loi de la religion. Quels aveux porte-t-on au saint tribunal quand on l'aborde au temps de Pâques? Quelle résolution a-t-on prise en recevant l'absolu- tion ? Et comment se fait-il que huit jours après avoir fait la communion pascale on en trahisse les serments en désertant, presque pour toute l'année, la messe du dimanche ?

Je cherche de quels prétextes spécieux on essaie de couvrir un si grave manquement. Le père de famille allègue ses affaires ; la mère, le soin de son ménage. Mais la première affaire est celle du salut, et le premier soin qu'une mère doit aux siens, c'est l'exemple de l'observation du dimanche. La sagesse de nos pères s'exprimait par des proverbes, et l'ex- périence les a toujours justifiés. Ils disaient avec une souveraine raison : « L'aumône n'appauvrit pas, et la messe ne retarde guère. » Ce n'est pas pour avoir

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fermé son magasin le dimanche qu'on est obligé de le fermer pendant la semaine pour cause de faillite et de suspension de paiements. La mère , même entourée de petits enfants, sans aide et sans domes- tiques, sait assez qu'elle peut entendre, le dimanche, une messe matinale, tandis que les anges veillent sur les berceaux encore endormis. Qui travaille prie; mais qui prie travaille encore mieux, quand Dieu commande de suspendre le travail et de vaquer à la prière. Ce n'est pas en bravant la loi du di- manche qu'on obtient, pour la semaine, la rosée qui fait croître et mûrir les fruits et le soleil qui dore les moissons. La santé des enfants, la joie de la famille, la bénédiction qui repose sur toute la maison, sont des dons qui viennent d'en haut. Est-ce trop d'aller les demander, une fois la semaine, dans le temple du Seigneur, pour en assurer la possession et la perpétuité à sa famille pendant ces rudes travaux l'on supporte le poids de la chaleur et du jour ? 0 pères, ô mères, n'oubliez pas votre Dieu, si vous voulez que ce Dieu vous donne une part dans les trésors de la nature et de la grâce.

Mais les affaires ne sont pas Tunique excuse de ceux qui violent le précepte du dimanche. C'est presque toujours le plaisir qui les entraîne et qui les corrompt. On s'est fait un dimanche sans sacrifice et sans prière, qui n'a plus du dimanche que le nom ; ce n'est plus le jour du Seigneur, c'est le jour du démon. Chaque saison a ses tentations et ses attraits. Tantôt c'est la chasse; la chasse est devenue le plaisir de tout le monde : si l'on a été courbé toute la semaine sur un bureau ou sur un comptoir, on se

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croit autorisé à se délasser le dimanche en se livrant du matin au soir, sans penser à Dieu et sans fré- quenter son temple, aux exercices et aux divertis- sements qui délassent le corps, mais qui n'ont pour l'âme ni profit ni satisfaction. Les courses de chevaux emportent dès le matin l'ardeur de la jeu- nesse, excitent la curiosité des femmes et leur demandent, pour les apprêts de leur toilette, un temps qu'elles dérobent sans rougir aux devoirs les plus essentiels du dimanche. Que sera-ce si un combat de taureaux est annoncé ? On ne se possède plus, on s'enivre par avance de l'odeur du sang, et la joie brutale qu'on se promet à le voir couler dans l'après-midi fait oublier dès le matin ce qu'on doit à Dieu et à l'Eglise, en sorte que le jour du Seigneur devient plus que jamais le jour du démon.

Ce n'est pas tout. Voici les voyages, dont la facilité s'offre partout, grâce aux chemins de fer, dont on a multiplié les stations dans les moindres hameaux. La tentation est grande, et l'argent qu'une famille autrefois économe aurait mis en réserve pour les jours de la maladie, du chômage ou de la vieillesse, va rouler chaque dimanche de stations en stations, sans enrichir les compagnies, qui ne font plus leurs frais, mais au grand détriment de la foi, des mœurs et des pratiques religieuses. On quitte son foyer sans avoir entendu la messe; on y rentre le soir, la tête échauffée par les vapeurs du cabaret; on se trouve le lendemain l'esprit troublé, le cœur mécontent, le travail pèse, la condition dans laquelle on est semble insupportable, on rêve de quitter son village et de jouir dans les villes de tous les plaisirs mauvais.

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Au bout de quelques années, le rêve se réalise, la maison paternelle est vendue, la religion oubliée, et les derniers restes de cette famille déchue viennent traîner dans la boue des villes leur misérable exis- tence. Ah ! pauvre famille ! qu'avez-vous fait et qu'allez-vous devenir ? Souvenez-vous du jour vous avez manqué pour la première fois la messe du dimanche et le prône de votre curé. C'est le jour vous vous êtes dégoûtés de votre devoir , de votre village, de vos bonnes mœurs; c'est le jour vous avez perdu tout le bonheur de votre vie et tout l'avenir de vos enfants.

Tout conspire aujourd'hui pour faire déserter nos temples et oublier la messe du dimanche. Mais il y a des chrétiens qui ne l'oublient pas et qui cependant la négligent volontairement. Ils ne sont entraînés ni par les affaires, ni par les plaisirs, ni par les voyages. Quel est donc le motif qui les retient ? Faut-il le dire ? Ils tremblent d'être vus, dénoncés, disgraciés, frappés dans leur personne ou dans celle de leurs proches. Gomme si l'Etat ne savait pas que les meilleurs servi- teurs sont les hommes dont la religion garantit la probité, soutient le travail et éclaire la conscience ! Gomme si l'on ne pouvait pas à la fois rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César ! Comme si ceux qui oublient Dieu le dimanche ne devaient pas être par même suspects à César pendant toute la semaine ! Ah ! ce n'est pas la messe qui menace les Etats, c'est la messe qui leur manque.

N'importe, il semble qu'il y ait pour plusieurs un péril à fréquenter la messe ; on craint les délateurs, on tremble d'être signalé dans les journaux qui

T. 10

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forment l'opinion; on se dit qu'on a une carrière à finir, une place à garder, un neveu, sinon un fils, à pourvoir. On craint tout, on tremble partout, on sacrifie à un danger réel ou chimérique, je l'ignore, mais en tout cas inavouable pour l'honneur français, ses devoirs les plus sacrés. Encore, si on les remplis- sait en se cachant; il y aurait peu de bravoure à le faire, mais la conscience au moins serait satisfaite. Non, il faut aller jusqu'à la désertion, on affecte les sentiments que l'on n'a pas, on se vante de ne pas assister à la messe, on se fait de sa lâcheté un titre pour se recommander aux hommes du jour.

Et c'est ainsi que finit notre siècle, en se précipitant dans la servitude pour aller embrasser plus vite non plus les autels du vrai Dieu, mais les autels de la peur. Voilà donc la dernière divinité d'un monde qui, à force d'avoir préconisé la tolérance, est devenu intolérant jusqu'au ridicule. Il a entendu fredonner sur son berceau les airs d'un chansonnier cher à l'impiété et à la licence :

Qu'on puisse aller même à la messe, Ainsi le veut la liberté;

et après quatre-vingts ans de révolutions, la messe semble devenir suspecte, ceux qui la fréquentent seront bientôt des héros; l'anniversaire de la Terreur approche, on se demande déjà sont les réduits qui s'ouvriront pour donner asile au Dieu de l'Eucha- ristie, quels sont les fidèles qui viendront y entendre la messe du dimanche.

Mon Dieu ! vous qui avez fait remonter le Jourdain yers sa source, faites donc reculer le fleuve des révo-

SUR LA MESSE DU DIMANCHE. 279

lutions qui nous entraîne vers les abîmes. Les vents, les mers, les cieux, tout vous est soumis dans Tordre harmonieux de l'univers. Mais l'esprit de l'homme vous appartient aussi bien que la nature, et son cœur, qui s'emporte au gré des passions mauvaises, peut revenir, sous l'impression de votre grâce, aux senti- ments de foi qui feraient encore sa paix et son bonheur. Prenez pitié de nos misères, rassurez les bons, convertissez les méchants, ramenez-les tous au respect de votre loi, et que l'observation du di- manche, après leur avoir procuré chaque semaine les heures de repos et de prières que vous avez stipulées pour eux dans le cours du temps, les prépare à goûter la paix, les chants, la louange de la messe éternelle, aux pieds de l'Agneau immolé dans les splendeurs de la gloire. Ainsi soit-il.

LETTRE PASTORALE ET MANDEMENT

PRESCRIVANT UN SERVICE FUNEBRE

POUR

LE REPOS DE L'AME DE S. E. ÏF LE CARDINAL GUIBERT

ARCHEVÊQUE DE PARIS 11 juillet 1886

Nous nous étions rendu, nos très chers frères, le 8 juillet dernier, dans le sanctuaire miraculeux de Notre-Dame de Lourdes, pour recommander à Marie notre personne et notre diocèse, avec toutes les œuvres que nous avons entreprises pour le salut de vos âmes et le service de Dieu. C'était le jour notre cher voisin, notre ami plus cher encore, Mgr de Gabrières, évêque de Montpellier, venait, à la tête de deux mille cinq cents pèlerins, saluer la femme bénie entre toutes les femmes, dans ces rochers fameux elle a daigné apparaître avec tant de douceur et ré- véler, par tant de grâces, la toute-puissance attachée à ses supplications. Un de nos amis communs, Mgr l'évêque de Blois, prenait part à toutes nos prières comme il partage tous nos sentiments. Mais

16*

282 LETTRE PASTORALE ET MANDEMENT

quelle affreuse nouvelle éclate au milieu de notre joie ! Le cardinal Guibert, le saint archevêque de Paris, vient de mourir. Ce bruit se répand de bouche en bouche, et dans cette foule qui assiège la basi- lique, il n'y a plus qu'une voix pour le pleurer. Les fronts s'attristent, les prières de l'espérance montent comme assombries et couvertes de notre douleur comme d'un nuage, la France a perdu le plus grand de ses pontifes, l'Eglise tout entière va prendre le deuil, et c'est dans le sanctuaire de Lourdes qu'on apprend tout d'abord la fatale nouvelle.

Ce sanctuaire avait été consacré, il y a dix ans, par le cardinal Guibert, presque jour pour jour, au milieu de trente-cinq évêques, de trois mille prêtres et de cent mille pèlerins. Nous avions vu ce prince de l'Eglise verser l'huile sainte sur ces murailles déjà parées de tous les dons de la reconnaissance pu- blique. A peine y pourrait-on distinguer aujourd'hui le signe auguste qu'il y a tracé, tant les bannières et les ex-voto se sont accumulés les uns sur les autres, en témoignage des miracles et des bienfaits de Notre- Dame de Lourdes; mais ceux qui ont été témoins de ce grand spectacle n'oublieront jamais comment le prélat consécrateur, avec sa figure pénitente, ses yeux vifs et étincelants, son front serein, sa dé- marche majestueuse, dominait toute cette foule de la hauteur de sa vertu encore plus que de sa taille, montant et descendant d'un pas mesuré les échelles appliquées aux piliers, et prononçant les paroles sa- crées avec cette gravité lente qui en faisait valoir la beauté et l'onction. Des trente-cinq pontifes assem- blés dans ces lieux, il n'en reste que quatorze pour

PRESCRIVANT UN SERVICE POUR LE CARDINAL GUIBERT. 283

pleurer leurs collègues en s'efforçant de reproduire leurs vertus. Tant il est vrai que nous marchons dans la mort, comme disait Bossuet, et que si les peuples passent du matin au soir, comme l'herbe des champs, ceux qui les gardent ont beau être élevés à leurs yeux, leur vie est comme un éclair qui ne brille qu'un moment à l'horizon.

sont-ils, sont-ils, ces vingt évêques qui chantaient, il y a dix ans, sous ces voûtes, les gloires de Marie ? Mais je les vois descendre, le long des collines éternelles, pour venir à la rencontre du successeur de saint Denis. C'est le cardinal Pie, te- nant en main les palmes de la doctrine et de l'élo- quence, et répétant dans la langue des anges le chef- d'œuvre de ses chefs-d'œuvre, l'immortel discours qui a tenu dans la plaine de Lourdes cent mille audi- teurs attentifs à sa voix. Près de lui, le jeune évêque d'Olinda, à peine sorti de sa glorieuse prison le jour il parut à Lourdes, et déjà prêt au nouveau mar- tyre qui l'a enlevé dans la force de son zèle et de son courage. L'archevêque d'Aix, Mgr Forcade, a le front ceint de la même couronne, car il l'a cueillie, il n'y a pas un an, au lit des pestiférés de la Pro- vence, après l'avoir cherchée, dès sa jeunesse, jusque dans la Chine et le Japon. Là, Mgr Pichenot, Mgr Jour- dan, Mgr de Ladoue, celui qui aimait ces Pyrénées comme on aime le sol natal, ceux-là qui se sont assis sur le siège de Tarbes, et qui ont travaillé avec tant de zèle à la gloire de l'apparition. Voici Mgr Meglia, ce nonce si agréable à la France, à qui Pie IX avait confié le soin de couronner notre Vierge miraculeuse, et Mgr de la Bouillerie, à qui les évêques donnaient

284 LETTRE PASTORALE ET MANDEMENT

la mission d'exprimer à ce grand pape les remer- ciements de l'assemblée. 0 pèlerins de Notre-Dame de Lourdes; vous êtes sortis de l'exil et vous jouissez de la patrie. Descendez maintenant, prenez dans votre céleste cortège cette grande âme qui vient de quitter ce monde, présentez-la à Marie, demandez, par son intercession, que le consécrateur de la basi- lique soit admis sans retard à voir et à saluer Jésus dans la splendeur de sa gloire et dans les délices de son amour.

Vous n'ignorez pas, nos très chers frères, que l'archevêque de Paris avait réuni autour de lui tout l'épiscopat français par l'ascendant de sa parole et de sa vertu. Vous savez avec quelle autorité il par- lait au nom de tous les autres ; comme il forçait tous les regards à se tourner vers lui et toutes les oreilles à l'entendre; quelle attention respectueuse la France prêtait à ses discours et comment, prêt à paraître devant le tribunal de Dieu, il a consacré ses der- nières lettres aux revendications de la religion, de la patrie et de la liberté. Ce fut son testament. Nous le relirons pour plaider la même cause, et nous la plaiderons jusqu'à la fin de notre vie. Dussions-nous mourir sans la gagner devant les hommes, il est glo- rieux de mourir après un tel chef sur la brèche en- vahie, il est glorieux de tomber comme lui sous le bouclier de la foi.

Mais en louant une si belle mort, comment ne pas nous reporter aux commencements d'une si belle vie? C'est à nous qu'il appartient d'en rappeler les humbles débuts, et de semer sur cette tombe les premières fleurs.

PRESCRIVANT UN SERVICE POUR LE CARDINAL GUIBERT. 285

La carrière du cardinal Guibert a commencé à Nîmes, et voilà pourquoi nous lui devons aujour- d'hui le tribut particulier de nos louanges et de nos prières. Il appartenait, même avant d'avoir reçu le sacerdoce, à la congrégation des oblats, et quand il eut achevé au séminaire d'Aix de fortes et brillantes études, à peine diacre, on l'appela dans notre ville épiscopale, pour aider les missionnaires que sa con- grégation venait d'y établir. C'était en 1825, Tannée à jamais mémorable du grand jubilé et du triomphe des missions. Mgr de Mazenod, évêque de Marseille, n'avait pas pu refuser aux pieux désirs de son ami, Mgr de Chaffoy, évêque de Nîmes, une troupe d'hommes apostoliques destinés à évangéliser nos villes et nos campagnes. Le séminaire diocésain les accueillit, et la première résidence du jeune mission- naire fut une étroite cellule située au fond du jardin réservé, dans cette maison bénie dont il aimait à dé- crire le modeste aspect et dont il garda le plus tou- chant souvenir.

Au mois de mars dernier, l'illustre archevêque, malgré l'épuisement et le déclin de ses forces, avait voulu nous recevoir et nous accorder la faveur d'un long entretien. Il nous raconta alors' toutes les cir- constances de son noviciat apostolique. Nous croyons l'entendre ; il nous citait avec une merveilleuse mémoire les dates, les noms, les lieux, les personnes. Il travaille d'abord à la mission de Nîmes par ses catéchismes, ses gloses el ses homélies, ne pouvant pas offrir encore le saint sacrifice. C'est la paroisse Saint-Charles qui jouit de sa parole, c'est que prê- chent ses confrères connus sous le nom de mission-

286 LETTRE PASTORALE ET MANDEMENT

naires de Provence, tandis que les missionnaires de France évangélisent les autres paroisses de la cité. Puis il quitte notre diocèse et va recevoir le sacer- doce. A son retour à Nîmes, il trouve un ordre de départ. Il faut partir pour Saint-André-de-Majencoules, les prédications sont commencées, et il portera les prémices de sa prêtrise. Son aspect frappe tous les yeux. Il n'a que vingt-quatre ans, et on le prend pour un sage et pour un vieillard. Une humble femme l'aborde : « Je vous attendais, lui dit-elle; les jeunes prêtres qui vous précèdent n'ont pu me gagner; vous êtes un ancien, c'est vous qui aurez ma confiance. » Gomme le cardinal Guibert aimait à dire ce trait de naïveté ; et quel sourire agréable et mali- cieux errait doucement sur ses lèvres !

Après Saint-André-de-Majencoules, M. l'abbé Gui- bert prêcha à Valleraugue, à la Rouvière, à Sumène, affermissant chaque jour sa marche et sa voix, et lais- sant toutes nos montagnes comme embaumées du parfum de cet heureux début. La génération qu'il a prêchée et convertie est depuis longtemps descendue dans la tombe, mais les lieux qu'il a visités étaient demeurés présents à sa mémoire; il s'était, pour ainsi dire, planté dans nos Gévennes, et il y avait laissé quelque chose de son zèle et de sa vertu. C'était son premier poste, c'était sa première chaire. De tels souvenirs sont ineffaçables dans la vie d'un prêtre. Ils réveillaient chez le saint vieillard, jusque sous la glace de ses cheveux blancs, quand la mort l'avait déjà averti, je ne sais quelle vivacité apostolique et quelle généreuse ardeur. Il nous demandait si vous étiez toujours simples, fidèles, pleins de foi, si no?

PRESCRIVANT UN SERVICE POUR LE CARDINAL GUIBERT. 287

religieuses paroisses des montagnes avaient gardé leurs habitudes, et quand nous lui disions que vous y bâtissiez de belles églises, il en bénissait le Sei- gneur, nous faisant les souhaits les plus touchants pour la conservation de vos bonnes mœurs et de vos saintes pratiques. 0 nos chers diocésains, écoutez-le; c'est un saint qui vous parle et qui vous adjure par ma bouche : demeurez chrétiens, et vous serez heureux.

Nommé évêque de Viviers, Mgr Guibert devenait le voisin de Mgr Gart et ne pouvait pas tarder à être son ami. Ils échangèrent entre eux leurs prières, leurs vues, leurs conseils pour la bonne administration de leurs diocèses, allèrent s'asseoir ensemble au concile d'Avignon, et se félicitèrent ensemble d'en avoir vu les décrets approuvés par le saint-siège. Ces décrets sont encore la loi de notre clergé ; on y sent la mesure, on y goûte la vraie sagesse, on y entend la voix de l'expérience et delà tradition.

Quand la noble église de Saint-Paul de Nîmes, le chef-d'œuvre de l'art roman embelli par les pein- tures de Flandrin, fut ouverte au culte, Mgr Guibert vint prendre part aux cérémonies de la consécration. Il pleura de bonheur, il partagea l'enthousiasme catholique d'une cité qui revoyait, ce jour-là, après vingt ans d'absence, la pompe solennelle de nos pro- cessions se dérouler dans nos rues et sur nos places. 0 fêtes chrétiennes, quand nous sera-t-il donné de vous revoir encore? 0 pontife, qui avez été témoin de nos allégresses, demandez à Dieu d'abréger notre épreuve ! Il n'est point de belles fêtes sans la religion. Partout on l'exile, elle ne saurait être remplacée

288 LETTRE PASTORALE ET MANDEMENT

que par le trouble, la confusion, les pires désordres. Rendez-nous donc la liberté de notre culte, et ban- nissez de nos murs les spectacles qui les déshonorent et qui les souillent.

Cependant Mgr Cart appela bientôt son cher voisin au secours de sa vieillesse anticipée et de sa nature défaillante. L'évêque de Viviers vint plusieurs fois le consoler dans sa longue maladie. Il l'empêcha de déposer le bâton pastoral, lui disant que l'heure de Dieu n'était pas encore venue, et qu'à défaut des forces physiques il lui restait, pour conduire son peuple, la force de l'âme et l'autorité de la vertu. Il s'offrit d'ailleurs pour le suppléer, vint ordonner les prêtres et distribua à Nîmes, à Beaucaire et dans les paroisses du voisinage, le sacrement de confirmation. Ainsi se continuaient dans notre diocèse les travaux apostoliques de Mgr Guibert, sous une mitre déjà entourée de vénération par tout le clergé français.

Quand Dieu l'éloigna de nos contrées, il porta d'abord sur le siège de Tours, et ensuite sur celui de Paris, ce grand cœur dont la haute fortune n'altéra pas un seul jour la noble simplicité. Mais serait-ce trop de dire qu'il nous garda une place privilégiée dans ses affections? Non, car il en parlait trop volontiers pour ne pas parler d'abondance. La grandeur ne l'avait pas enivré, les louanges des hommes lui déplaisaient, et c'était comme un charme pour lui de revenir aux humbles commencements de sa vie. Il était alors un inconnu, en apparence sans destinée et sans avenir. Mais il avait changé de destinée sans changer de sentiments. La pauvreté demeura son partage; l'aumône, sa vertu favorite; la piété, le tout

PRESCRIVANT UN SERVICE POUR LE CARDINAL GUIBERT. 289

de sa vie, et sa vie tout entière, un modèle de l'évêque sans reproche. .0 maître, ô père, vous nous quittez, et nous nous écrions en suivant des yeux le char qui vous ravit au ciel : Pater mi, pater rni, ourrus Israël et auriga ejus { ! Mais Elie, avant de mourir, a jeté son manteau à un autre Elisée. Son successeur n'a pas été incertain un seul instant. Elisée a déjà revêtu le manteau d'Elie, il le gardera, et l'archevêque de Paris revit dans un autre lui-même.

Nous avons eu, il y a soixante ans passés, les pré- mices de ce grand apostolat qui finit aujourd'hui. Il est glorieux de s'en souvenir, mais ce souvenir est une loi : Mementote pr&positorum vestrorum , qui vobis locuti surit verbum Dei 2. Le missionnaire qui a semé dans les sillons de vos âmes la parole de Dieu ne s'est pas reposé un seul jour dans cette terre d'exil. Il est tombé en priant, en écrivant, en bâtis- sant toujours. Sa plume a parlé jusqu'à la fin à défaut de sa voix, et l'église du Sacré-Cœur, dont il a jeté les fondements et élevé les murailles, attend d'une autre main sa dernière coupole. La mort, qui venait sans déguiser ses approches, n'a pas troublé son regard; elle n'a pas pu le détourner un seul ins- tant ni de donner aux puissances du siècle un der- nier avertissement, ni d'élever chaque jour d'une assise ce monument dont il ne devait pas couronner le faîte.

Ainsi font les grands évêques. Hardis et lents tout ensemble, ils plantent pour la postérité, ils bâtissent

1 IV. Reg., ii, 12; xm, 14.

2 Hebr., xm, 7.

i. 17

290 LETTRE PRESCRIVANT UN SERVICE POUR M&* GUIBERT.

pour les siècles futurs. C'est la foi qui les guide, qui les soutient et qui les console ; et quand ils prennent congé de la vie, leur cœur est sans regret, parce qu'il a été sans autre ambition que la gloire de Dieu et le salut des âmes. Ce n'est pas mourir, c'est se reposer. La mort du cardinal Guibert a été, comme sa vie, sans surprise et sans amertume, mais pleine de naturel, de simplicité et de grandeur. Envions-la, et pour la mériter nous-mêmes, imitons sa persévé- rance dans les bonnes œuvres et sa confiance dans le Seigneur : Quorum intuentes eœitum, imitamini fidem *. 0 mon Dieu, donnez-nous de vivre comme lui dans la foi, de mourir comme lui dans la grâce, de ressusciter comme lui dans la gloire. Moriatur anima mea morte justorum 2. Ainsi soit-il.

1 Hebr., xm, 7.

2 Num., xxiii, 10.

LETTRE

AUX CURÉS DU DIOCÈSE DE NIMES

POUR PRESCRIRE

UNE QUÊTE EN FAYEUR DES INONDÉS

1 3 novembre 1886

Monsieur le Curé,

C'est un devoir sacré pour nous de venir au secours des malheureux et de plaider leur cause auprès de tous ceux qui peuvent les soulager. Les inondations dont le Midi est devenu le théâtre ont fait dans notre diocèse de nombreuses victimes. Aramon, Comps, Yallabrègues, Codolet, Fourques, sortent à peine du milieu des eaux ; la plaine de Beaucaire, les environs de Bagnols et de Pont-Saint-Esprit, n'ont pas été à l'abri du fléau, qui a sévi sur les deux rives du Rhône ; nos frères sont dans la détresse, et le tableau de leurs misères n'a pas besoin d'être mis sous vos yeux pour exciter dans vos cœurs une charitable compassion.

Vous ferez donc, le dimanche 21 novembre pro- chain, à la messe paroissiale, une quête en faveur

292 LETTRE AUX CURÉS DU DIOCÈSE DE NIMES

des inondés, et vous nous en transmettrez le mon- tant dans le plus bref délai. Nous répartirons vos aumônes entre les paroisses qui ont le plus souffert. Quand il s'agit de soulager de telles infortunes, la rapidité du secours doit égaler, s'il est possible, celle du fléau, et le premier mérite que nous devons nous donner, c'est d'apporter sans délai des vivres, des vêtements, des remèdes, pour mettre à l'abri la faim, du froid et de la maladie, les victimes des calamités publiques. Heureux s'il nous est donné de prévenir par les suites des inondations. Même après que les eaux se sont retirées, le souffle qui les a déchaînées est encore à craindre; c'est dans leur limon que naissent et se développent les fièvres cruelles, et la peste ne vient que trop souvent après la tempête, pour répandre encore la désolation et la mort.

Ce n'est donc pas assez de soulager les malheu- reux, il faut fléchir la colère divine. Implorons Celui qui envoie ou qui rappelle les vents et les orages; qu'il incline la main vers les étoiles du Nord; qu'il nous donne ce souffle propice qui dissipe les germes pestilentiels, qui dessèche et qui raffermit le sol, qui rend la vigueur aux organes de l'homme, et qui fait refleurir dans nos contrées la santé publique.

Un devoir pieux m'a amené au tombeau de saint Martin. Je vais conjurer ce grand thaumaturge de ramener sous notre ciel le soleil d'été auquel il a donné son nom. Saint Martin a conjuré cent fois les tempêtes, sur le Rhône comme sur la Loire, en re- montant ou en descendant ces grands fleuves qui servaient de chemin à son apostolat. Son bras n'est

POUR PRESCRIRE UNE QUÊTE EN FAVEUR DES INONDÉS. 293

pas raccourci; son tombeau a été retrouvé; une basilique nouvelle va s'élever dans les murs de Tours, autrefois si fameux par ses miracles; la piété publique se ranime, et le saint le plus populaire des anciennes Gaules commence à recevoir à la fin de notre siècle, comme dans le moyen âge, les hom- mages et les vœux de toute la chrétienté. Puisse-t-il devenir plus que jamais propice aux bons, redoutable aux méchants, secourable à l'univers entier !

LETTRE

AUX CURÉS DU DIOCÈSE DE NIMES POUR

REMERCIER DIEU DES RÉSULTATS DE LA QUÊTE

PRESCRITE EN FAVEUR DES INONDÉS

12 décembre 1886

Mon cher Curé,

L'appel que nous avons adressé à vos chers parois- siens, en faveur des inondés de notre diocèse, a été entendu de tous les cœurs généreux. Malgré la gêne qui pèse sur les classes réputées riches ou aisées, les uns ont donné de leur superflu, les autres de leur nécessaire, tous avec un empressement qui nous a profondément touché. Votre évêque n'est pas le seul à tendre la main. Il s'est fait, à côté de lui, mais dans la même pensée de bienfaisance, tantôt sous un nom, tantôt sous un autre, des souscriptions et des quêtes pour les victimes du fléau ; on organise des fêtes, on propose des loteries ; le plaisir mois- sonne, la charité vient glaner à son tour ; partout éclatent la pitié pour le malheur et le désir de le

296 LETTRE POUR REMERCIER DIEU

soulager; et si, malgré tant d'efforts, il ne nous est pas donné d'égaler les secours aux calamités, nous avons du moins la consolation de voir que la France demeure, par ses largesses, la première des na- tions.

Ce ne sont pas seulement, en effet, nos diocésains qui compatissent au sort de leurs compatriotes et de leurs amis. Cette compassion s'est étendue au loin, et nous recevons de toutes parts des marques de sym- pathie. Des pauvres, des petits, des enfants, nous ont adressé, des provinces les plus éloignées, des of- frandes bien modestes, sans doute, si on en regarde la valeur, mais bien grandes et bien méritoires si on en regarde l'intention. Dieu, qui a vu le denier de la veuve dans le trésor du Temple, a vu aussi, nous n'en doutons pas, dans les aumônes confiées à nos mains, le denier de l'écolier, l'obole de l'étranger qui veut rester inconnu. Ainsi l'appel que nous avons fait en votre faveur est allé toucher des chrétiens qui n'ont avec vous aucune relation. 11 leur a suffi de savoir que nous étions dans la peine, leurs entrailles s'en sont émues, et nous leur devons d'autant plus de re- connaissance que nous n'avions pas sollicité directe- ment leur charitable concours.

Nous n'oublierons pas de remercier ceux de nos vénérables frères dans l'épiscopat qui, noblement émus de la détresse de notre Provence, ont ordonné, pour la soulager, des souscriptions et des quêtes, et qui nous ont fait une large part dans la répartition de leurs aumônes. C'est grâce à eux que notre collecte a atteint, en quelques jours, un chiffre élevé et qui a dépassé nos espérances. Que Dieu leur rende ce qu'ils

DES RÉSULTATS DE LA QUÊTE POUR LES INONDÉS. 297

ont fait pour nous ! Ces généreux évêques ont voulu être vos insignes bienfaiteurs. Souvenons-nous d'eux dans nos prières, et gravons dans nos cœurs leur nom et celui de leurs diocésains.

Il nous restait à faire la distribution des sommes que nous avons reçues. Nous l'avons faite en esprit d'équité et de justice, selon les besoins des paroisses éprouvées par le fléau. Ces paroisses sont au nombre de dix. MM. les curés qui les gouvernent partageront à leur tour entre les victimes l'argent déposé entre leurs mains. Nous ne saurions trouver ni des cœurs plus sensibles pour interpréter nos sentiments, ni des mains plus fidèles pour répandre les dons de la pitié publique. Nos mandataires s'élèveront au-dessus de toutes les considérations humaines, sans distinc- tion de parti, sans acception de personne, ne voyant que le malheur et ne songeant qu'aie soulager. Tel est l'esprit de l'Eglise; telle est sa politique. S'il y a des malheureux qui se soient éloignés de Dieu, rap- prochons-les de lui par la charité. C'est par la charité que nous nous montrerons ses vrais disciples et ses dignes ambassadeurs auprès des peuples.

Enfin nous ne devons pas oublier que les secours ne doivent être attribués qu'aux pauvres fermiers, aux ouvriers sans pain et sans travail, aux petits propriétaires, aussi malheureux que tous les autres, qui, labourant de leurs mains le champ paternel, seraient réduits à le vendre s'ils ne pouvaient en ré- parer les dégâts. Quand on a de telles aumônes à répandre, on ne saurait en garder une part pour d'autres besoins, ni les consacrer à d'autres œuvres, ni même les réserver pour l'avenir. Il est aussi pres-

17*

298 LETTRE POUR REMERCIER DIEU

sant de les répartir qu'il était urgent de les deman- der. Laissons-leur tout le mérite de leur opportunité; la distribution immédiate des secours en doublera le prix.

Mais quelque prompte et rapide que soit notre aumône, mettons-y, pour qu'elle soit profitable, de la prudence et de la discrétion. Ce n'est pas en versant l'argent à pleines mains qu'on soulage le pauvre. Achetons-lui des vêtements, payons ses dettes chez le boulanger, rendons, par une nourriture fortifiante, la santé à ses petits enfants, procurons-lui le com- bustible nécessaire pour éviter les rigueurs du froid. Nous ôterons par au père de famille imprévoyant la tentation d'aller dépenser au cabaret les épargnes de la charité. Faisons disparaître autour de sa couche et de son foyer les traces de l'inondation, assainissons sa demeure, en un mot soyons sa pro- vidence, comme il sied de l'être aux ministres de Jésus-Christ. Voilà les règles que trace la charité bien entendue. Nos prêtres les appliqueront avec l'intelligence qui les distingue et le dévouement qui les honore.

Je ne terminerai pas sans remercier Dieu d'avoir envoyé, pour assainir nos campagnes et dessécher la boue de nos villes, ce souffle du nord que nous im- plorions, dans notre dernière lettre, auprès du tombeau de saint Martin. Le grand apôtre des Gaules nous a été propice, et la santé publique s'est raffermie partout. Ce n'est pas la première fois que ses yeux se tournent vers nous. L'histoire nous apprend qu'en 375, n'ayant pu se rendre au concile de Nîmes, il fut instruit par les anges de tout ce qui s'y était passé,

DES RÉSULTATS DE LA QUÊTE POUR LES INONDÉS. 299

Ainsi notre chrétienté naissante a eu part à ses préoccupations. Vingt églises de notre diocèse, et ce sont les plus anciennes, sont placées sous son glorieux vocable. Qu'il compte, qu'il demeure parmi nos patrons les plus implorés ; que notre Jubilé s'achève, à Nîmes et dans tout le reste du diocèse, avec le concours efficace de sa miraculeuse intercession ; et que Tannée 1886 lègue à celle qui la suit le souvenir de ces conversions mémorables qui marquent une date célèbre dans les annales des familles et dans l'histoire du cœur humain.

INSTRUCTION PASTORALE

LES MAUVAISES LECTURES

8 janvier 1887

L'instruction pastorale que nous donnons chaque année, à l'occasion du mandement de carême, a pour objet tantôt de vous rappeler quelque grand devoir, tantôt de vous signaler quelque grand péril pour le salut de vos âmes. C'est ainsi que nous nous effor- çons de répondre à notre vocation. L'évêque a reçu le bâton pastoral, non seulement pour marcher à la tête du troupeau dans les voies de la vérité et de la justice, mais pour écarter, le long de la route, les loups ravisseurs. C'est pourquoi je vous ai dénoncé les pro- grès de la franc-maçonnerie, la passion du jeu, la manie du suicide, la honte du divorce, l'impiété des enterrements civils. Ce sont les scandales de l'heure présente, c'est le triomphe des méchants, et quand de tels signes sont réunis, que de courage et d'ef- forts ne faut-il pas aux gens de bien pour échapper à la corruption de leur siècle !

Ecoutez-nous aujourd'hui, nos très chers frères,

302 INSTRUCTION PASTORALE

sur un sujet encore plus actuel peut-être que tous les autres. Parmi les dangers du temps, il en est un qui les résume et qui les renferme tous. C'est le comble de la malice humaine, c'est le danger des mauvaises lectures. Plus elles se multiplient, plus les fruits en sont amers, et plus nous sommes tenu de les signaler et de les combattre. Apprenez jusqu'où va le mal; tremblez en voyant ses affreux effets; mais reprenez courage et préparez-en le salutaire et héroïque remède.

I. Il n'y a rien de meilleur ni de pire que la langue, disaient les anciens, selon l'usage qu'on en fait. On pourrait en dire autant de la plume, puis- qu'elle sert d'instrument à la langue pour instruire ceux que la parole ne pourrait atteindre. Mais la presse, qui multiplie presque à l'infini la parole ou la plume, est encore, plus que tout le reste, ou la meil- leure ou la pire des choses. Elle a des ailes pour faire en quelques secondes le tour de l'univers. Elle imprime, elle grave, elle immortalise la vérité ou l'erreur. L'esprit et le cœur de l'homme se remplis- sent, à son gré, de lumière ou de ténèbres, de vices ou de vertus. Elle règne sur les familles, elle gou- verne la société contemporaine, elle fait et défait les lois, elle dirige l'opinion, elle est devenue la reine du monde.

Mais autant la bonne presse aurait d'influence si elle était plus répandue et mieux écoutée, autant la mauvaise a pris de nos jours d'empire et de crédit dans les affaires publiques. Tout se corrompt, la phi- losophie, l'histoire, les sciences exactes , le théâtre

SUR LES MAUVAISES LECTURES. 303

et les romans, la critique littéraire, les journaux sur- tout. Depuis les spéculations et les rêves des pen- seurs jusqu'aux leçons données dans les écoles, rien n'a échappé à la contagion. Les livres en apparence les plus sévères sont comme un arsenal l'impiété vient fourbir et retremper ses armes, tandis que les plus élémentaires traduisent, à l'usage de l'enfant, les maximes de l'impiété et les conseils de la licence.

S'il faut remonter jusqu'à l'origine du mal, c'est la philosophie nouvelle que nous mettrons en juge- ment. Elle s'est séparée, par un violent éclat, des an- ciens et des modernes, et brisant avec les sages de tous les siècles, depuis Platon et Aristote jusqu'à Des- cartes et à Leibnitz, elle ne veut plus reconnaître ni un Dieu distinct du monde, ni une âme distincte de la matière, ni dans l'homme une volonté libre dis- tincte de l'instinct, ni des récompenses ou des peines à mériter ou à craindre dans une autre vie. Que ces erreurs s'enveloppent de certaines ombres et se dra- pent dans certaines formules inaccessibles au vul- gaire, elles n'en deviennent pas pour cela inof- fensives. C'est à la jeunesse des écoles qu'elles s'a- dressent, juste à cet âge l'âme, éprise du plaisir, cherche pour se justifier des prétextes spécieux. L'étudiant de quinze ans n'a que trop d'intérêt à ne pas croire , et la leçon du dehors se trouve promp- tement d'accord avec les désirs du dedans. Quand il rentre, l'esprit troublé, auprès de sa mère, qui lui a enseigné le catéchisme, cette mère peut trembler. Il porte en lui deux ennemis, le doute et la corruption. Qu'il ne se vante pas d'avoir appris quelque chose, il n'a fait qu'oublier. Qu'il ne prétende plus demeurer

304 INSTRUCTION PASTORALE

sage, on vient de lui persuader qu'il est inutile de l'être. C'est pour son esprit la fin des dogmes, c'est pour son cœur la fin de la morale. Tout l'édifice élevé par les mains de la raison et de la foi dans l'âme de ce jeune homme s'écroule en un seul jour, et la mau- vaise lecture que la philosophie contemporaine lui a fait faire n'est pas encore finie, que tous les devoirs religieux sont finis pour lui.

La langue n'a plus assez de mots pour rendre les nouveautés impies avec lesquelles on flatte la jeu- nesse contemporaine. On la torture, on la déforme, on la peuple de barbarismes. Ce n'est pas assez d'avoir inventé trois ou quatre écoles assez ténébreuses pour obscurcir, aux yeux de la génération présente, les notions autrefois si claires de Dieu, de l'âme et de la liberté. Après les positivistes, qui n'admettent que ce qui se voit et ce qui se touche, sont venus les évo- lutionnistes, qui ne voient dans l'esprit qu'une trans- formation delà matière. Voici les déterministes, qui, en reconnaissant que la volonté est libre, prétendent qu'elle se détermine fatalement, et qui ruinent par toute la responsabilité humaine. Nous avons enfin les décadents, ainsi nommés sans doute de la déca- dence qu'ils précipitent, et les déliquescents, qui se vantent de pécher sans remords contre la vérité, le sens commun et la langue française.

Grâce à eux, sur les mêmes hauteurs que la philo- sophie, habite une poésie nouvelle qui n'a rien de commun avec l'antique Parnasse. Les dieux d'Homère avaient de la grandeur jusque dans les vices qu'ils persuadaient aux hommes par leurs exemples. Mais ces dieux faciles à servir sont encore trop exigeants

SUR LES MAUVAISES LECTURES. 305

pour les modernes. C'est la guerre des Titans que les insensés de notre siècle veulent renouveler. Ils entas- sent les blasphèmes les uns sur les autres, en essayant d'escalader lescieux. Le blasphème est le titre qu'ils donnent à leurs livres, et sous ce titre abominable il n'est rien qu'ils ne raillent, qu'ils ne souillent, qu'ils ne traînent aux gémonies. L'impiété arrache tous les jours à la lyre française ses cordes harmonieuses, elle en fait une lyre aux cordes d'airain, qui ne sonne que l'injure, le désespoir, la mort et le néant. sont-ils, sont-ils, ces poètes qui ont bercé, par leurs accents religieux, notre enfance et notre jeu- nesse? Où sont-elles ces Méditations et ces Odes ins- pirées par le Génie du christianisme ? N'aurons-nous plus de poètes chrétiens? Le crucifix n'aura-t-il plus pour eux ni espérance ni souvenir? Lamartine l'a chanté, Musset l'a regretté, mais Victor Hugo n'a pu l'embrassera sa dernière heure. On le bannit aujour- d'hui du chevet du mourant comme de l'école, du prétoire et de l'hospice; et le grand prélat qui voulait quitter le lit deson agonie, pour porter au grand poète l'image de son Dieu, n'a que trop compris que le mo- ribond expiait, par la faute de tous les siens, la faute qu'il avait commise en mêlant sa voix à la voix des blasphémateurs. Mon Dieu! vous l'avez pesé dans votre balance. Ses premiers chants lui ont-ils obtenu grâce et miséricorde ?

Hélas ! les mauvaises pages qu'il écrivait depuis quinze ans n'étaient que trop capables de faire oublier les œuvres de sa jeunesse. Pour nous, c'est notre devoir de le signaler parmi ceux qui ont préci- pité la décadence de leur siècle et ajouté de trop

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longs chapitres au livre de l'impiété contemporaine. L'histoire, qu'il a mise à la torture pour servir son orgueil, a aussi ses corrupteurs. Ce ne sont plus seulement des livres mêlés de bien et de mal, les crimes des méchants sont excusés par la fatalité, et les actions des gens de bien taxées de faiblesse ou d'imprévoyance. Une école plus hardie s'impose aujourd'hui avec une fureur qu'on ne connaissait pas encore. On réhabilite l'échafaud de Louis XVI, or chante ses bourreaux, et après avoir pardonné Danton les impardonnables massacres dont il sonna\ le tocsin avec ce qu'on appelle si imprudemment sa grande voix, on reproche à Robespierre d'avoir tardé à faire tomber ces cent mille têtes qui remplissaient les prisons de la Convention. Joseph de Maistre accusait l'histoire d'être entrée dans la conspiration formée contre la vérité. C'était alors l'histoire écrite pour les savants dans les in-folio de l'Encyclopédie; aujourd'hui, c'est l'histoire écrite pour le peuple, pour les femmes, pour les jeunes gens, pour les enfants. Cette histoire a déclaré à l'Eglise une haine implacable. Les papes lui sont en horreur, le christia- nisme ne lui inspire que du dégoût, et son admira- tion se partage entre les idolâtries, dont elle célèbre les faux dieux, et le mahométisme, dont elle vante la corruption sous le nom de la civilisation et du pro- grès. Quelles lectures ! Quels citoyens on prépare à la France ! Quels fidèles on donnera à l'Eglise avec de telles leçons !

Pendant que la philosophie, l'histoire, la poésie, s'égarent d'un commun accord, préparant ainsi des pièges aux générations encore assises sur les bancs

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des écoles publiques, les lectures dites scientifiques ne sont pas meilleures. On fait mentir la science sous prétexte d'en vanter les conquêtes. C'est mentir que de faire croire au monde qu'elle est la clef universelle et qu'elle a pouvoir pour tout fonder et pour tout détruire. Ni les mathématiques, ni la physique, ni la chimie, ne sauraient révéler à l'homme ni son origine, ni sa nature, ni ses devoirs, ni ses destinées. C'est mentir que d'avancer qu'avec la critique moderne les saintes Ecritures perdent toute autorité et les miracles leurs prestiges. C'est mentir que d'affirmer qu'avec le temps et le progrès tout le surnaturel s'évanouira, et, pour répéter le blasphème du jour, que « toutes les idoles religieuses, » c'est-à-dire tous les cultes, dispa- raîtront de la surface de la terre, chassées par la lumière de la science et de la raison. 0 lumière de la science, que tu es faible ! 0 raison humaine, que tu es courte ! Et quel affreux mensonge que de pro- clamer le progrès quand nous reculons, dans la fa- mille, jusqu'au divorce ; dans la société, jusqu'à la ré- volte; dans la religion, jusqu'à l'athéisme; dans l'ordre social, jusqu'à ne pouvoir supporter désormais ni Dieu, ni juge, ni maître, ni loi.

Pour accréditer tous ces blasphèmes, on leur donne un corps et un visage, on les incarne dans les personnages d'un roman, et on les persuade à ceux que l'appareil scientifique aurait rebutés. Voici le grand attrait, le principal succès des mauvaises lectures. Les romans varient à l'infini leurs intrigues et leurs tableaux, pour attirer la curiosité, fixer l'attention, s'emparer des âmes par la surprise, et régner sur elles en excitant tout à la fois l'orgueil,

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la cupidité et surtout l'amour du plaisir. On crée un monde imaginaire et fabuleux qui n'existera jamais. Ce sont des milliards à gagner, des diamants à re- cueillir à pleines mains, des fantômes de volupté capables de faire tourner toutes les têtes. Les aven- tures les plus invraisemblables s'entassent les unes sur les autres, mêlées de grands coups d'épée, d'exploits ridicules, de voyages entrepris dans les solitudes et jusqu'au fond des mers pour leur arra- cher leurs trésors. L'impossible et l'absurde sont toujours crus quand ils flattent les passions; mais quand, au sortir d'une pareille lecture, on se retrouve en face des réalités de la vie et des devoirs à remplir, quelle déception, que la vie semble triste, et que le devoir devient difficile !

Encore ce mirage trompeur a-t-il je ne sais quelle fausse grandeur qui pourrait laisser à l'homme les illusions de la bonne foi. Mais le roman le plus à la mode a d'autres procédés. On a cherché au fond des convoitises de l'homme ce je ne sais quoi de vil et de grossier que l'on n'osait pas s'avouer, et qui n'avait pas été satisfait jusqu'à nos jours. Une école nouvelle s'est formée pour répondre à ce besoin de la bassesse humaine. La peinture, au lieu d'idéaliser les traits, les ravale jusqu'au ridicule; la sculpture, au lieu de pétrir l'ivoire, le marbre et l'airain d'une main déli- cate, les a rendus odieux à l'œil et rudes au toucher. La prose lutte avec la poésie pour se hérisser d'images grotesques, de mots crus, de tours abrupts. Tout autre qu'un homme corrompu ne supporterait pas une telle lecture et jetterait le livre au feu. C'est le langage du bagne mêlé à celui de la taverne. C'est

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l'argot des joueurs, des ivrognes et des courtisanes. C'est le dernier degré de la bassesse et de l'avilisse- ment.

Mais de toutes les lectures, la plus commune, la plus dangereuse, la plus perfide, c'est celle du mau- vais journal. C'est par la curiosité que le journal s'impose, il s'impose à tout le monde, tout le monde veut le lire, et c'est pourquoi il n'est presque per- sonne que le mauvais journal ne séduise et ne perde.

Celui-ci, de la première ligne à la dernière, n'est qu'un long tissu de blasphèmes et de scandales. Il commence sous la rubrique du calendrier révolution- naire, et il se termine par des offres de débauche. Là, tout est mensonge et calomnie : l'article sorti de la plume de la rédaction, dans lequel l'Eglise est déchirée et mise en pièces ; les nouvelles, entre lesquelles on donne une place distinguée à tous les faux bruits répandus contre le clergé, les couvents, les écoles chrétiennes; le feuilleton, roman honteux, dont on ne saurait lire une page sans souiller son âme des plus sales images; les faits divers, il n'y a plus de diversité que celle du vice; la chronique des tribunaux et des cours d'assises, qui donne au crime le relief séduisant de la célébrité. Tout, jus- qu'aux annonces, est d'une grossièreté, d'une audace, d'un cynisme, qui auraient révolté, en d'autres temps, le goût le moins délicat. Mais on s'est accoutumé au poison, on le boit à longs traits, et on ne sent pas les atteintes mortelles qu'il donne à la conscience jusque dans les profondeurs de l'âme.

A côté des petits journaux, qui se vendent par millions, voici les grands, qui distillent d'une plume

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plus savante l'immoralité et l'irréligion. Les lecteurs choisis qui forment leur clientèle veulent bien être pervertis, mais avec plus d'art et de mesure. Souvent ils plaignent l'Eglise, quelquefois même ils la vantent ; mais si son passé est glorieux, elle est sans crédit dans le présent, et l'avenir ne lui appartient pas. La science l'a tuée ; l'humanité affranchie ne la supporte plus ; il faut cependant la laisser mourir tranquille- ment et lui faire de belles obsèques. Quant à la morale, une fois sortie des mains de l'Eglise, elle n'aura plus de règle certaine. Qui sait si tel vice n'est déjà pas une vertu ; si telle vertu n'est déjà pas un commencement de vice? Le jeu, le duel, le sui- cide, le divorce, l'adultère, sont tantôt excusés avec habileté, tantôt glorifiés avec audace. Le vol excite encore quelque aversion, et l'assassinat quelque horreur; mais déjà cette aversion diminue, cette horreur s'affaiblit. On veut bien se défendre contre les voleurs et contre les assassins , le jour ils menaceront nos biens ou notre vie ; mais le récit de leurs prouesses a de l'intérêt, on leur reconnaît une certaine habileté, même une certaine grandeur, et tant qu'ils ne s'en prennent qu'à notre prochain, nous faisons de leurs exploits nos plus chères délices. Voilà pourquoi les chroniques des cours d'assises sont des pages recherchées, et quand les médecins se contredisent sur la responsabilité des criminels, quand les avocats s'enflamment pour les défendre jusqu'à nier leur liberté morale, les assassins se drapent en victimes, la mauvaise presse les rend intéressants en décrivant leur costume, leurs allures, leur air, qui semble un ironique défi à l'honnêteté

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publique. On les plaint plutôt qu'on ne les blâme, en dépit de leur culpabilité bien démontrée, et dans cette foule immense de lecteurs qui va repaître ses yeux du spectacle de cette cour d'assises, il y a des jeunes gens qui s'exaltent au point de se persuader qu'il vaut mieux se faire un nom par le crime que de vivre ignoré dans la pratique de la vertu; il y a des femmes que ce spectacle enivre jusqu'à la folie; il y a des scélérats précoces qui viennent écouter les débats pour préparer avec habileté leurs desseins criminels et s'assurer d'avance comment ils pourront échapper à la justice. Ce qu'on a vu en cour d'assises, ce qu'on a lu dans les journaux, on le reproduira sans honte et sans remords. Mauvaise lecture ! mau- vaise école ! Nous ne sommes plus ce peuple que le spectacle d'un homme ivre dégoûtait de l'intempé- rance, et qu'on amenait au pied de l'échafaud pour former sa conscience en contemplant le châtiment du criminel. Le crime n'inspire plus d'horreur; plus on l'étalé, plus on lui donne d'imitateurs et de complices. Tel est l'attrait des mauvaises lectures. Regardez maintenant quelles sont les mains qui se disputent cette indigne pâture. Enfants, jeunes gens, femmes, vieillards, maîtres et domestiques, ouvriers et pa- trons, hommes des villes et hommes des champs, chacun a son journal. Le cocher qui attend, du haut de son fiacre, qu'on vienne le louer à l'heure ou à la course, ne sommeille plus, il lit, et il lit un mauvais journal. La ménagère qui va faire au marché les pro- visions du jour emporte, avec les aliments destinés à nourrir le corps, les mauvais journaux, destinés à empoisonner 1 ame. C'est un mauvais journal que la

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femme du mineur ou du forgeron porte à son mari, vers le milieu du jour, avec le dîner qui doit réparer ses forces. C'est un mauvais journal qui se vend à la porte de toutes les écoles et qui passe des mains de l'externe aux mains du pensionnaire, sous la couver- ture d'un livre classique. C'est un mauvais journal que le voyageur trouve à l'entrée ou à la sortie d'une gare, sur la table d'un cabaret ou d'un restaurant, clans l'auberge du village comme dans l'élégant salon des hôtels les plus renommés. En quelque lieu que vous vous arrêtiez, parmi les journaux offerts à la curiosité publique, à peine en trouvez-vous un sur dix qui soit honnête, un sur vingt qui soit chrétien. C'est par millions que les mauvais journaux comptent leurs lecteurs ; c'est par milliers seulement qu'on peut compter ceux des bons journaux.

C'est ainsi que le déluge des scandales et des blas- phèmes envahit nos villes et nos campagnes , plus, rapide et plus entraînant que les grandes eaux qui viennent de se répandre dans notre Provence. Ces flotstumultueux, dont nos inondations ne sont qu'une pâle image, déposent au fond des esprits et des cœurs un limon pestilentiel et des germes de mort. Ce limon , bien loin de se retirer, ne fera que s'ac- croître; la lecture du lendemain s'ajoutera à celle de la veille; et tout s'éteindra, tout se corrompra dans ces âmes qui ont perdu la lumière de la vérité et le sentiment de la vertu. Quand Dieu eut ouvert les cataractes du ciel, il n'a fallu que quarante jours et quarante nuits pour ensevelir l'univers prévaricateur. Que sera-ce d'une génération tout entière ensevelie sous l'inondation des mauvaises lectures ? Il y a qua-

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rante ans que ce déluge augmente. Il monte encore, il monte toujours. 0 vous, qui avez encore des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, apprenez ce que devient aujourd'hui la société chrétienne aux prises avec un pareil fléau.

II. Je vous ai peint dans toute son étendue et dans toute sa profondeur la plaie des mauvaises lec- tures. Il serait presque superflu de vous dire combien elle est dangereuse et mortelle, si la lâcheté de nos mœurs ne s'était aveuglée, sinon jusqu'à ne pas le voir, du moins jusqu'à se faire là-dessus une sorte de tolérance et de parti pris. Regardons-la en face, et ayons le courage de nous demander va, se précipite cette génération à laquelle nous apparte- nons et qui se laisse enseigner par les maîtres du mal.

C'est de la tête aux pieds que la société se gâte. C'est par les plaies de la tête qu'il faut commencer à compter nos blessures. Faisons-le avec la liberté sainte que nous impose notre sacré ministère. Fai- sons-le au risque de déplaire; heureux si, à force de vous déplaire, nous pouvions vous sauver.

On s'étonne que le grand monde se lie par un com- merce intime avec ce qu'on est convenu d'appeler le demi-monde. C'est le fruit des mauvaises lectures. A force de vivre, grâce aux drames et aux romans, dans la compagnie des comédiens , des courtisanes, des danseuses, on s'est pris d'une sorte d'estime pour celles qui savent cacher leurs vices sous le masque de l'élégance. On a voulu voir de près cette société nouvelle qui se rapproche de l'ancienne par le luxe, i. 18

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par la renommée, par l'esprit peut-être, et Ton se mêie avec elle dans des fêtes qui sont devenues le scandale même de notre décadence sociale. On ne recevrait peut-être ?ni la vertu ni le talent, s'ils n'étaient pas relevés par la fortune, et ceux qui ne voudraient pas traiter d'égal à égal avec les princes de la science, de l'éloquence et de la poésie, offrent publiquement la main aux princesses de la corrup- tion. L'aristocratie de la naissance était descendue jusqu'à l'aristocratie de la richesse, en dépit de ses préjugés; voilà qu'elle descend aujourd'hui jusqu'à l'aristocratie du vice , en dépit de la vertu , des con- venances et de l'honneur. Les romanciers et les jour- nalistes en triomphent, et leur plume, qui a opéré ce rapprochement coupable, en décrit aujourd'hui les merveilleux résultats. Ils ont dompté toutes les résis- tances, ils ont abaissé les grands noms, ils ont étendu sur toutes les têtes et sur tous les rangs le niveau de la plus affreuse égalité qui soit au monde, l'honneur descend, le vice monte, et tous les fronts se courbent sous le joug forgé par les mauvaises lectures.

Parcourez maintenant l'échelle sociale, quittez ces hauteurs, et la plaie des mauvaises lectures, à quelque degré que vous vous arrêtiez, vous apparaîtra, sinon avec la même effronterie, du moins avec la même pro- fondeur. A peine a-t-on goûté à Paris la primeur du théâtre et du roman , que la province rivalise avec Paris de curiosité et d'enthousiasme. C'est le fruit défendu, et c'est pourquoi chacun y veut porter la main, chacun s'en nourrit , chacun y trouve la mort. Le mari se dégoûte du domicile conjugal, la femme sent comme une chaîne la pesanteur de ses devoirs,

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et cherche à s'en affranchir en secret. Hier on rêvait le divorce, un mauvais livre à la main; aujourd'hui on bénit la loi qui l'autorise, et on l'invoque pour obtenir la délivrance qu'on avait rêvée. Plus d'auto- rité dans les parents, les mauvais livres l'ont bafouée; et qui peut l'invoquer après qu'on a vanté l'écrivain qui la raille? Les livres et les journaux ravissent aux hommes du siècle l'affection de leurs enfants, l'es- time même de leurs serviteurs ; car ils ne sauraient ni cacher le poison dont ils se repaissent ni en inter- dire l'usage autour d'eux. On les vole, parce que les lectures qu'ils ont autorisées par leurs exemples excusent le vol. On s'abandonne au jeu et à la dé- bauche sous leur toit, parce que les héros du jeu et de la débauche se sont assis au foyer domestique sous la forme d'un mauvais livre. La bourgeoisie pèche comme Faristocratie, parce qu'elle se délasse comme elle dans les mauvaises lectures. Plus de classes dirigeantes ; c'est aux mauvais livres et aux mauvais journaux qu'on a abandonné la direction de la maison, de la cité, de la société tout entière. La tête est perdue, le cœur est malade , que sera-ce du reste du corps?

Mêlons-nous maintenant à la multitude et écou- tons. Pourquoi ces revendications contre la propriété ? Parce que la mauvaise presse les suggère, les per- suade et les impose. Pourquoi cette haine contre toutes les supériorités sociales? Parce que la mauvaise presse l'excite et l'alimente. C'est elle qui médit du noble métier des armes, et le soldat qui nous garde sent qu'on brise dans ses mains les instruments de la défense nationale; le magistrat est insulté sur son

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siège et jusque dans l'inviolable majesté de sa robe; le négociant heureux dans ses affaires est signalé pour s'être enrichi des sueurs du peuple, et l'industriel a beau exploiter, dans l'intérêt de ses ouvriers, les mines, les forges, les inventions de tout genre, les merveilleuses découvertes de la chimie, on s'insurge contre ses bienfaits, on le traite comme un malfaiteur public, on le dénonce, on le poursuit, on le traque avec fureur comme un voleur du bien d'autrui. Que dirai-je du prêtre? Ah! on lui fait boire jusqu'à la lie le calice de l'injure et de la calomnie. Jamais il n'a été si semblable au Christ : Toile ! Toile ! Crucifige eum ! Enlevez-le ! Crucifiez-le ! voilà le cri qui éclate à sa vue et qui retentit sur son passage. Cette foule qui insulte le soldat, le magistrat, le négociant , l'indus- triel, le prêtre, est une victime de la mauvaise presse. On prodigue au prêtre plus d'injures, parce que son caractère sacré le rend plus odieux. Le prêtre est cloué au pilori du journal impie, comme le Christ à la croix. Mais la passion du Christ n'a duré que trois heures; celle du prêtre dure depuis trois siècles. Le siècle qui s'achève a tellement épuisé la plume des sophistes, des auteurs dramatiques, des romanciers, des journalistes, que l'encre des pamphlétaires se trouble, s'épaissit, se change en une boue immonde, la langue française s'ensevelit sous les ruines de la religion, de la morale.

La langue française ! Ah ! qu'est-elle devenue au milieu de cette Babel ? Je ne sais s'il faut se plaindre ou de ceux qui la raffinent jusqu'à donner à l'éloge la forme répugnante du blasphème, ou de ceux qui l'altèrent et la profanent jusqu'à la rendre inintel-

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ligible. Mais si on ne comprend plus la langue, on ne comprend que trop le vice, dont elle est l'instru- ment. En s'abaissant, elle se met à la portée des instincts grossiers que le jeune homme, que la jeune fille, portent au fond de leur âme, et les belles pages de nos grands maîtres n'auront plus désormais de charme pour eux. Nous avons essayé de les élever au-dessus d'eux-mêmes, de corriger, d'ennoblir leur nature, qui a tant de penchants pour le mal. Mais quand nous voulons leur donner les ailes de l'élo- quence et de la poésie, quel concours nous prêtez- vous, parents chrétiens? Bien loin de nous aider, vous vous mettez, par votre conduite, en contradiction avec vous-mêmes. Je surprends sur votre table un feuilleton, une revue, un livre que vous cachez peut- être, mais qui ne fait qu'exciter davantage les con- voitises de vos enfants. Demain, vous les surprendrez dévorant du regard ce livre défendu.

Que leur direz-vous ? Que ces lectures ne sont pas de leur âge ? Mais quoi ! y a-t-il un âge pour se sauver et un âge pour se perdre ? Un âge oh la vertu rougit et un âge elle capitule? Un âge le blasphème répugne et un âge l'on peut l'en- tendre impunément? Non, non, ne vous prévalez pas de votre âge pour autoriser vos mauvaises lectures. L'enfant peut être excusé, s'il a été surpris et entraîné. L'homme mûr ne l'est jamais, parce qu'il jouit de la plénitude de sa raison et qu'il a pour lui l'expérience de la vie. Mais il faut tout lire, parce qu'il faut tout savoir. Autant vaudrait dire qu'il faut tout manger, même les poisons ; jouer avec tous les ani- maux, même avec les lions et les serpents ; braver

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la décharge d'une arme à feu, et rester sans défense au milieu des embuscades d'un ennemi. Mais je ne fais point de mal ! Gomme si ce n'était pas un mal d'encourager les mauvais journaux et les mauvais livres, et de contribuer à leur propagande. Mais je ne cherche que les agréments du style. Pitoyable excuse, qui ajoute à toutes vos illusions une illusion nouvelle, à toutes vos fautes une nouvelle faute. Est-ce que la coupe dans laquelle on vous offre la mort perd son venin parce qu'elle est finement ciselée? Mais je suis du monde, et il faut bien que je sache ce qui se passe dans le monde. Prenez garde, votre fils a entendu la réponse, et si vous voulez lui interdire la lecture que vous faites vous-même, il vous dira que si vous êtes du monde il en sera un jour, et qu'il n'est jamais trop tôt de le connaître. Erreur chez les parents ! Erreur chez les enfants ! Ce monde n'est ni à fréquenter ni à connaître, mais à redouter et à fuir. Ni le jeune homme, ni l'homme mûr, ni même le vieillard, ne sauraient s'y égarer, ne fût-ce que par l'imagination. C'est la curiosité qui vous l'ouvre, mais bientôt ce sera le goût qui vous y fera retourner. Le goût deviendra la passion, la pas- sion se changera en fureur. Non, il n'est pas bon de tout connaître ; non, il n'est pas bon de mettre le pied dans une certaine société, ne fût-ce que par l'imagination et la lecture. L'ignorance vertueuse de certaines choses est un grand bienfait, et la science profonde du vice, un grand malheur.

Peut-être vous rassurez-vous en pensant qu'après quelques troubles passagers, quelques erreurs de jeunesse, quelques folies excusées par leur âge, vos

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enfants, victimes des mauvaises lectures, renonce- ront à ce monde corrompu et reprendront le joug du devoir. Cette espérance sera une illusion tant que vous n'aurez pas renoncé vous-mêmes aux mauvaises lectures. Et quand vous y renoncerez, ne sera-t-il pas déjà trop tard pour le salut de vos enfants? Prenez garde; ni la naissance, ni l'éducation mon- daine, ni les considérations tirées de l'estime publique ou de l'honneur du nom, n'empêchent les mauvaises lectures de porter leur fruit. Ce fruit de malédiction s'étale partout. Vous pourrez peut-être, à force de discrétion, réussir à cacher vos larmes dans le foyer domestique et à les dérober à la malignité publique, en gémissant en secret sur la corruption de vos en- fants. Mais un jour arrive tout se découvre, tout se devine. Ces dettes contractées à votre insu par un fils dépravé, qui lui en a donné la première pensée ? Un mauvais livre. Cette fuite honteuse du domicile paternel, qui l'a conseillée à votre fille ? Un mauvais livre. Ce mariage précédé de sommations légales qui déconcerte tous vos desseins, comment a-t-il été conçu et accompli? Sous l'influence d'un mauvais livre. On ira plus loin; on attentera à ses jours, à l'exemple de tant de héros dont les romans préconisent le triste courage. Ce réchaud qui donne la mort, avec quoi l'a-t-on allumé ? Avec la feuille détachée d'un mauvais livre. Ce poignard, taché du sang de deux victimes, le trouve-t-on? Près d'un livre qui a conseillé un double assassinat. Ecoutez, dans le cours d'une instruction judiciaire, les enfants et les jeunes gens, auteurs ou instruments, complices ou victimes de quelque grande débauche : jusqu'où

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remonte l'histoire de leur perversité? Jusqu'au journal ou au livre qui leur a fait respirer la pre- mière fleur du mal. Le séducteur qui a entrepris de perdre une âme innocente débute par lui offrir un mauvais livre. « La femme qui lira ce livre, disait Rousseau dans la préface de la Nouvelle Hèloïse, est une femme perdue. » Il a dit encore : « Jamais fille chaste n'a lu ce roman. » « Ne lisez pas mon dernier ouvrage, écrivait un poète moderne à une femme chrétienne, c'est un mauvais livre. »

Hommes inconséquents, qui ont écrit pour satis- faire leur cupidité, ou qui, par un jeu plus cruel encore, ont voulu exciter la curiosité en avouant leur criminel dessein et en faisant deviner, dans leur nouvel écrit, quelque nouveau degré de corruption.

Mais ces aveux fussent-ils sincères, ces remords, ces condamnations portées contre le mal par ceux mêmes qui le commettent et qui le répandent, n'ont jamais arrêté ni converti personne. On lira quand même, on lira jusqu'au délire, jusqu'à la folie. La paysanne se pervertira comme la femme du monde, avec cette différence que la paysanne aux mœurs grossières s'emportera jusqu'à l'assassinat avec la hache et la barre de fer, tandis que la femme du monde préparera le poison qui tue lentement ou le stylet qui se cache sous une main parée de diamants et de dentelles. Mon Dieu ! se peut-il imaginer quelque chose de plus affreux encore ? Il faut bien le dire, puisqu'on vient de le voir. C'est le spectacle de deux adolescents qui se sont perdus l'un l'autre par de mauvaises lectures, et qui n'ayant plus, à quinze ans, ni mœurs, ni espérance, ni pitié pour leurs

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parents et pour eux-mêmes, sont allés chercher un refuge dans le néant en se précipitant, la main dans la main, sous les roues d'un wagon dont ils ont guetté le passage. Voilà le dernier fruit des mau- vaises lectures.

Quelle vie et quelle mort ! Ainsi le suicide, con- seillé par ces mauvais livres, commence à devenir la manie de l'enfance. Ce dégoût prématuré de la vie réelle, qu'on ne connaît pas encore, est inspiré par la pratique de la vie imaginaire dont les romans four- nissent le tableau. Les enfants à qui on a dit que Dieu n'est qu'un mot, l'enfer une fable, la mort un saut dans l'ombre, ont voulu faire ce saut, railler cette fable, braver ce vain mot. Le catéchisme leur eût appris à trembler devant l'avenir éternel. Mais est le catéchisme? La postérité croira à peine que ce livre est devenu suspect dans un siècle tous les livres sont réputés inoffensifs; qu'on le poursuit, tandis qu'on tolère tous les autres ; qu'il est banni des lieux tant de lectures dangereuses entrent avec tant de facilité ; et que Diderot lui-même, s'il revenait au monde, ne pourrait pas enseigner dans une école publique le catéchisme qu'il enseignait à sa fille dans le foyer domestique. sommes-nous, grand Dieu ! et allons-nous encore ?

Ecoutez la réponse : elle est d'un homme qui se connaît en mauvaises lectures, puisqu'il a écrit lui- même les plus mauvais livres qui soient au monde :

« L'Europe, en proie à de tels maîtres et réduite à n'avoir d'autres guides que leurs intérêts ni d'autres dieux que leurs passions, tantôt sourdement affamée, tantôt ouvertement dévastée, partout inondée de

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soldats, de comédiens, de livres corrupteurs et des- tracteurs, voyant naître et périr dans son sein des races indignes de vivre, sentira tôt ou tard dans ces calamités le fruit des nouvelles doctrines, et jugeant d'elles par leurs funestes effets, prendra dans la même horreur les professeurs et les disciples, et toutes ces doctrines cruelles qui, laissant l'empire absolu de l'homme à ses sens et bornant tout à la jouissance de cette courte vie, rendent le siècle elles régnent aussi méprisable que malheureux. »

C'est Rousseau qui a dépeint ainsi, il y a plus d'un siècle, la société ravagée par les mauvaises lectures ; et ce siècle qu'il avait perverti s'est achevé sous les ruines du trône et de l'autel, entre l'échafaud, l'on faisait monter toutes les vertus, et le char de la déesse Raison, l'on faisait trôner tous les vices. Jamais prophétie n'a été mieux vérifiée. L'expérience recommence aujourd'hui. Après être remonté de l'impiété à la religion et de la licence à la morale, le xixe siècle s'est retourné, comme dégoûté de cinquante ans de gloire, vers les doctrines et les lectures qui avaient fait le malheur de nos ancêtres. Tout le terrain qu'on avait gagné est perdu. On ne croit plus en Dieu; l'existence de l'âme est niée; la notion du devoir s'est évanouie ; la morale cesse de paraître obligatoire; et ceux qui veulent marcher avec le siècle, descendant, de précipices en précipices, une pente plus rapide encore que celle furent entraînés leurs ancêtres, sentent, au tournoiement qui les emporte et aux idées qui se brouillent dans leur cerveau affaibli, qu'ils approchent d'un gouffre plus affreux que celui de Quatre-vingt-treize, et que

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ce gouffre va tout engloutir. Dans le siècle passé, ce n'étaient que les beaux esprits qui appelaient l'abîme et qui proclamaient le néant. Au déclin du nôtre, c'est le pauvre, c'est l'ouvrier, c'est l'enfant, c'est la femme, c'est tout le peuple qui se dépouille de ses croyances comme d'un manteau ridicule et passé de mode. Les mauvaises lectures ont tout perverti, et les destinées que Rousseau prédisait à son siècle vont se réaliser, plus affreuses et plus complètes à la fin de notre âge, en enveloppant dans une commune ruine et les corrompus et les corrupteurs. Faut-il donc désespérer de la société contemporaine? Non, les nations ne sont pas inguérissables, le mal n'est pas sans remède. Ce que nous avons fait après la Terreur, qui a signalé la fin du dernier siècle, faisons- le avant celle qui menace la fin du nôtre. Il n'y a pas deux partis à prendre. Il faut revenir en arrière, il faut remonter ou périr.

III. Quel secours faut-il attendre du dehors pour remonter le chemin de l'abîme et n'être pas con- damné sans retour à l'irréligion, à la licence, à la décadence des mœurs publiques, à la ruine et à la mort, fruit des mauvaises lectures ? Nous nous ferions une cruelle illusion si nous comptions sur les lois politiques et civiles pour combattre un tel fléau. La société se désarme tous les jours. S'il y a encore des lois qui répriment les excès de la presse, on ne les invoque plus ; chaque citoyen passe pour avoir droit à une liberté illimitée de jouissances et d'allures; non seulement nous ne savons plus si nous avons, en tant que société, le devoir de nous défendre,

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mais nous doutons si nous avons même le droit d'exister. Ainsi l'entend la politique contemporaine, ainsi le persuade la philosophie.

Mais plus les gouvernements de ce monde ont abjuré ou méconnu leurs devoirs, plus nous sommes obligés, chacun en notre particulier, de faire le nôtre. Quand votre maison brûle, vous n'attendez pas, pour éteindre l'incendie, que la pompe soit sortie de la maison commune, escortée du maire et des agents de police. Quand les grandes eaux vous envahissent, vous n'attendez pas la permission de l'autorité civile pour mettre en sûreté votre personne, votre famille et vos biens. Il en est de même dans Tordre moral et religieux. A l'autorité publique la responsabilité de sa négligence ou de sa complicité. Si les lois sombrent avec les mœurs sous les flots amoncelés des mauvaises lectures, à défaut de l'auto- rité de l'Etat, il reste dans la famille l'autorité du père et de la mère. C'est à eux que je m'adresse, à eux que je demande les deux remèdes qui peuvent nous sauver encore. Noé et ses enfants repeuplèrent le monde après le déluge. Que chaque famille soit une arche flottante sur les vagues débordées. Elle se sau- vera et contribuera à former, avec un monde nou- veau, des croyances et des mœurs.

Or, que demandons-nous pour opérer ce sauve- tage? Deux choses seulement, mais deux choses nécessaires et inséparables l'une de l'autre. Bannissez du foyer domestique les mauvaises lectures. C'est le poison à rejeter. Introduisez sous ce toit sacré les bons journaux et les bons livres, c'est l'antidote de l'esprit et du cœur.

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Des parents soucieux de leurs devoirs, préoccupés des intérêts de leur famille et de l'avenir de leurs enfants, ne les verront pas grandir sans se demander à quelles conditions ils peuvent leur assurer le bon- heur. Que ne faites- vous pas pour écarter de leur corps la maladie et la souffrance ; mais quand il s'agit de leur âme, est votre zèle ? Pénétrez dans cette intelligence qui raisonne, écoutez ces questions curieuses, remarquez dans ces yeux inquiets le pre- mier éveil des passions. Ce regard, ces allures, ces mouvements, ces demi-mots, ne disent-ils rien à votre vigilance? Que faites-vous pour écarter des mains encore innocentes le livre ou le journal en qui vous mettez toutes vos complaisances ? Ce n'est pas assez de le déchirer en mille morceaux, il faut y renoncer pour toujours. Allons ! point de demi-mesures ! C'est le courage qui vous manque et non la clairvoyance. Songez à vos enfants,. et vous romprez à tout jamais avec les mauvaises lectures.

Le père ira plus loin dans sa prévoyance. Il fera une revue sévère de sa bibliothèque, pour s'assurer si, parmi les livres qui la forment, il n'y a pas quelque coupable écrit, composé dans un autre siècle, et oublié dans la poussière d'une armoire mal fermée. Peut-être est-il déjà bien tard. Regardez, il y a un vide sur ces rayons poudreux, un volume a disparu. Cherchez, vous le trouverez dans les habits de votre fils, peut-être sous son oreiller. L'enfant a deviné le mauvais livre, il Ta lu, il l'a dévoré en secret, peut- être l'a-t-il emporté pour en faire, loin de tous les yeux, la pâture de son imagination. Vous retrouvez ces mauvais livres, qu'allez-vous en faire? Vous i. 19

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hésitez sans doute, c'est un livre rare, une édition recherchée, il y a des gravures de prix. On finit par le garder par amour de l'art, mais on l'enfermera mieux, on le mettra sous clef, on l'oubliera encore une fois, et dans cinquante ans, quand vous ne serez plus, ces pages jaunies, achetées par quelque curieux, deviendront un piège pour une autre génération. Alors vous aurez comparu au tribunal de Dieu, et Dieu vous aura jugé. Mais quel jugement ! si c'est par votre faute que les mauvais livres se conservent, que le poison circule, que l'incendie se propage, et qu'un siècle, votre nom ne sera ni prononcé ni connu, deviendra la victime de vos scrupules littéraires. Brûlez donc ces livres par qui tant d'âmes ont brûlé en ce monde du feu des passions, et dans l'autre, peut-être, du feu de l'enfer. Vous êtes chrétien, c'est-à-dire enfant de Dieu et de l'Eglise; vengez Dieu outragé et l'Eglise méconnue. Vous êtes père, vous êtes mère; chassez impitoyablement ces idoles de papier qui viennent usurper votre place dans le cœur de vos enfants et vous détrôner sur les autels domestiques. Le soin de votre repos, l'avenir de vos enfants, l'honneur de votre nom, le salut de votre âme, tout vous le commande.

Il fut un temps l'on disait : Honneur aux livres brûlés! en revendiquant pour eux le droit de nous corrompre et en affirmant qu'il suffisait de les brûler pour faire leur fortune. Eh bien ! c'est depuis qu'on n'exécute plus les livres corrupteurs que les peuples corrompus s'exécutent eux-mêmes par le suicide. La société qui condamnait les mauvais livres par arrêt du Parlement, et qui les faisait brûler par la main du

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bourreau, était une société soucieuse de sa conserva- tion, logique dans ses lois et conséquente dans ses mœurs. Si elle déplaisait aux philosophes et aux grands, elle sauvait les petits et les pauvres. Qu'on Tappelle arriérée et rétrograde, il vaut mieux mériter ce reproche que de briser toutes les barrières , de rompre tous les freins et de se précipiter, tête bais- sée, au milieu de l'incendie allumé par les mauvaises lectures. Mais vous, pères et mères, rien ne vous exonère de votre devoir. Vous êtes des magistrats dans l'intérieur de votre famille, et vous jugez en dernier ressort. Jugez donc sans pitié les livres et les journaux ennemis de votre bonheur; jetez-les au feu sans scrupule : la tolérance envers ces étrangers, qui viennent désoler votre maison, serait le comble de la cruauté envers vos enfants.

Mais en bannissant du foyer domestique les mau- vaises lectures, nous n'entendons pas vous réduire à n'en faire aucune. Ce n'est pas l'ignorance que nous voulons introduire sous votre toit pour être la gar- dienne de votre foi et de vos mœurs. L'Eglise la re- doute, bien loin de l'appeler à son aide; l'Eglise Ta chassée partout devant elle, et depuis dix-huit siècles qu'elle éclaire le monde, chaque siècle, en lui faisant cortège, amène avec lui l'élite des poètes et des ora- teurs, des historiens et des philosophes qui se sont faits les défenseurs de ses dogmes et les propagateurs de sa loi. Leurs livres sont les plus beaux qui soient sortis de la main de l'homme, car l'Evangile est de celle de Dieu. Quels livres et quelles lectures ! Quelles vies et quels ouvrages ! Depuis Y Apologétique de Tertullien jusqu'aux Homélies de saint Ghrysostome et de saint

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Bernard; depuis les Actes des martyrs jusqu'aux exploits de Charlemagne, de saint Louis et de Jeanne d'Arc, avec la Somme de saint Thomas pour l'élite des penseurs, la Vie des saints pour les pauvres, les petits, et le catéchisme pour tout le monde, quel iné- puisable sujet de lecture, d'entretien et d'étude 1 II n'en est pas de nos livres comme de ceux que le goût du siècle inspire, que la mode préconise, et qui passent du matin au soir. Les livres qui ne passent pas sont des livres religieux. C'est Homère, c'est Pla- ton, c'est Démosthène, chez les Grecs ; c'est Virgile, Cicéron, Tacite, chez les Latins. Les païens nous donnent des leçons de pudeur et de respect de soi- même qu'on ne trouve plus chez les chrétiens pervertis. C'est par que leurs génies vivent, qu'ils durent, qu'ils sont immortels, tandis qu'on verra périr, malgré le talent de leurs auteurs, les livres qui n'ont servi qu'à tromper les peuples et à faire préva- loir dans leurs mœurs la licence et l'impiété.

S'il vous faut à tout prix des livres contemporains, les bons livres manquent-ils à la France ? Sans parler des Chateaubriand et des Lacordaire , des Montalem- bert et des Ozanam, des Gerbet, des Pie et des Du- panloup, ces oracles de la tribune, de la chaire et de l'Académie, ces modèles d'éloquence si dignes d'être comparés aux anciens,

Et qui, toujours plus beaux plus ils sont regardés, Sont, au bout de vingt ans, encor redemandés,

la France a, même au second rang, des romanciers qui charment sans danger ; des critiques à qui l'Eglise est chère et qui n'en sont pas moins spirituels; des

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historiens pour qui la vérité est une loi, et qui la racontent avec un vif intérêt ; des voyageurs qui rap- portent de leurs lointaines expéditions tout l'attrait et toute la nouveauté des découvertes ; des poètes comme Laprade, Brizeux, Reboul, dont le talent et non le scandale a fait la juste renommée; des savants qui terminent leur leçon par le nom de Dieu et qui le proclament , avec la voix des fleurs ou des astres, dans le style des Ampère , des Linnée et des Guvier. Leurs livres bien choisis feraient une bibliothèque complète, qui vous tiendrait au courant de la littéra- ture et de la science, et vous ferait goûter toutes les délicatesses de Fart. Non, non, ne faites pas à la lit- térature et à la science l'injure de croire qu'elles ne sauraient plaire sans être impies. Dumas, Leverrier, Quatrefages, Pasteur, pour s'être agenouillés devant Dieu, n'en sont pas moins restés à la tête de leur siècle.

« Je ne lis plus, Monsieur, je relis, * disait un membre de l'Académie française à un candidat qui venait lui présenter ses livres en sollicitant son suf- frage. Eh bien ! soit , ne lisez pas ces livres mêlés de bien et de mal, se trahit l'esprit incertain de notre siècle; ne lisez pas surtout les nouveautés blas- phématoires par lesquelles so signale son déclin ; ne lisez plus , mais relisez, et vous échapperez à cette atmosphère empoisonnée qui vous enveloppe. Si vous voulez conserver des idées justes, saines, lumineuses, sur Dieu, sur l'âme, sur la liberté, sur la vie future, sur le christianisme, ne lisez plus, mais relisez. Reli- sez les fortes Pensées de Pascal ; apprenez avec Des- cartes à remonter du doute à l'affirmation ; croyez-en

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Leibnitz, qui, jusque dans les illusions de la Réforme, est resté un chrétien si ferme et si résolu; demandez à Malebranche des ailes qui vous transportent dans le domaine de l'idéal. Le chapitre de la Bruyère sur les esprits forts est plus applicable encore à notre siècle qu'il ne le fut à ses contemporains. Bourdaloue vous enseignera la vraie sagesse aussi bien que le bon français. Les grâces de Fénelon sont toujours vivantes. trouverez-vous plus de sublime que dans Corneille, et plus de sensibilité que dans Racine? Les lettres de Mme de Sévigné ne valent-elles pas mieux que toutes celles de nos contemporains? Bos- suet n'est-il pas supérieur même à ce grand siècle qui l'emporte sur tous les autres siècles ? La philo- sophie, la théologie, l'histoire, l'éloquence, l'ascé- tisme, il a tout marqué de l'empreinte de son génie, et notre langue n'a rien qui soit à la fois plus tendre, plus exquis et plus fier.

Quel refuge nous trouvons auprès de ces grands hommes pour nous consoler des misères présentes ! Quel vif agrément, quelles salutaires pensées, quels sentiments généreux , quelles leçons , quels modèles de style, offrent leurs écrits ! Mais il nous faut sortir, j'en conviens, de cette noble compagnie pour nous instruire des nouvelles du jour. Hélas! ce ne sont guère que de mauvaises nouvelles, et on se sent pris d'une sorte de dégoût en ouvrant les journaux, parce qu'on est sûr d'avance qu'on n'y lira que les persé- cutions de l'Eglise et les disgrâces des gens de bien. Du moins, s'il faut en être informé', épargnons-nous l'ennui de l'apprendre par la mauvaise presse, et ne lisons que de bons journaux,

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Les bons journaux ne manquent pas; mais ce qui manque aux bons journaux, c'est la clientèle des hon- nêtes gens. On leur reproche d'être ennuyeux : au fond, c'est la vertu qui nous ennuie, et il n'y a que le vice qui nous attire et qui nous flatte. Si c'est la nou- velle du jour que nous voulons connaître, les bons journaux ne nous la donnent-ils pas aussi bien que les mauvais ? Est-il nécessaire qu'elle soit encadrée entre un roman et un blasphème ? Ou bien, pour appré- cier cette nouvelle , avons-nous besoin du commen- taire de Timpiété ou de la licence ? Non, il n'y a point d'excuse pour abandonner la bonne presse et payer la mauvaise. Si la bonne presse languit, c'est notre faute. Si la mauvaise presse est florissante, n'en ac- cusons que nous-mêmes. Nous sommes ses tribu- taires, c'est nous qui lui donnons des lecteurs, c'est nous qui l'enrichissons, c'est nous qui étendons son influence et qui consolidons son autorité.

Tardiores boni ! disait un ancien. Les gens de bien sont toujours en retard. Ah ! plût à Dieu qu'ils ne fussent qu'en retard dans le service de la religion et de la vertu ! Mais les voilà qui s'enrôlent aujour- d'hui dans la troupe des méchants. Ils lisent leurs livres, ils propagent leurs journaux, ils leur prêtent leurs yeux et leurs oreilles, ils leur donnent leurs cœurs, ils tendent d'eux-mêmes leurs mains et leurs bras pour activer partout l'incendie, et quand l'uni- vers entier en est 'dévoré, ils ne s'aperçoivent pas qu'ils en ont attisé la flamme et encouragé les auteurs. 0 chrétiens, un peu moins de paroles, de plaintes et de protestations inutiles. Mais traduisez plutôt en actes ces discours bruyants dans lesquels

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vous affirmez votre foi. Un peu de courage pour chasser de votre foyer ces mauvais livres qui le souillent. Un peu de courage pour arracher des mains de votre femme, de vos enfants et de vos domes- tiques, ces mauvais journaux qui les corrompent! Un peu de courage surtout pour vous les interdire à vous-mêmes !

Regardez ce qui se passe autour de vous. Est-ce que les ennemis de l'Eglise achètent et répandent les journaux qui la défendent? Ils ont pour eux une invincible horreur, ils redoutent d'être éclairés, ils veulent garder à tout prix leurs préjugés et leurs sentiments de haine. Et vous, enfants de lumière, vous ne redouteriez pas d'être corrompus! Vous n'auriez pas pour la mauvaise presse l'invincible aversion que les impies témoignent à la bonne ! Quelle contradiction dans votre conduite ! Quelle humiliation pour la cause que vous prétendez servir !

Prenez donc, et ce sera le comble du courage, prenez donc la résolution de consacrer à la propaga- tion des bons journaux l'argent que vous dépensez, sans y prendre garde, pour soudoyer les mauvais! Que de feuilles légères, trop chères aux mondains, seraient forcées de changer d'allure et de renoncer à leurs feuilletons corrupteurs, si leur clientèle soi- disant chrétienne les y forçait en se désabonnant ! Quelle force, quelles ressources, quelle popularité acquerrait la bonne presse , si .les bons chrétiens osaient la soutenir ! Cette audace, je la leur souhaite, et je conjure le Seigneur de la leur inspirer pour la gloire de l'Eglise et le salut de la France.

Laissez-moi, en finissant, reposer mes yeux sur

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un spectacle qui nous console au milieu de tant de tristesses. Il y a dans notre bonne ville de Nîmes des quartiers le fléau des mauvaises lectures n'a pas encore passé. On reconnaît ces maisons bénies au premier coup d'oeil. Le prêtre y est accueilli avec la vénération due à son caractère, car on n'y a point appris à le maudire ou à s'en défier. L'évêque, dès qu'on l'aperçoit, trouve sur le seuil les petits enfants agenouillés, leur mère est au milieu d'eux, elle demande la bénédiction pour sa famille, et si ce n'est pas l'heure du travail, voici le père, respectueux et ému, qui tend lui-même ses mains à l'évêque, ses mais rugueuses et noircies nous baiserions volon- tiers, comme dans celles de nos paysans, les marques du travail sanctifié par la religion. Nous pouvons entrer dans ces humbles demeures. Nous n'y trouve- rons ni mauvais livres ni mauvais journaux, mais une image de la Vierge, un crucifix, un buis trempé dans l'eau bénite, et çà et quelque portrait des princes qui étaient chers à ces braves gens et dont ils ont longtemps attendu le retour. Les princes ne sont pas revenus, mais Dieu leur reste, mais ils tiennent à l'Eglise du fond de leurs entrailles, mais ils ne per- mettront ni à l'hérésie ni à l'impiété de s'asseoir dans leurs foyers. 0 chers habitants de ces fidèles quar- tiers, ne permettez pas non plus aux mauvais livres ou au mauvais journal de prendre sur votre table la place du catéchisme ou de la Vie des saints. Prenez garde, veillez, soyez sévères pour vous-mêmes et pour vos enfants, et Dieu vous bénira !

Nous irons aussi reposer nos regards attristés dans ces montagnes que le déluge des mauvais livres n'a

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pu atteindre encore. Quelle heureuse ignorance du siècle et du vice ! Mais quelle parfaite intelligence des vrais intérêts de la famille et de la commune ! La langue que Ton parle dans ces chrétientés fidèles est naïve, ferme, imagée et concise ; ceux qui ne com- prennent pas le patois populaire en sentent la valeur rien qu'à l'entendre ; on devine, rien qu'à le voir, que ce peuple est heureux, parce que les mauvaises lectures ne l'ont point perverti. Nos montagnards aiment leur prêtre et ils en font leur conseil. Ils veu- lent pour leurs filles la chasteté qui prépare un heu- reux mariage, pour leurs fils l'habitude du travail qui soutiendra l'honneur de leur nom. Ils paient l'impôt à César, mais ils rendent à Dieu ce qui est à Dieu. Leur maison, asile de la vertu, est quelquefois le berceau des saintes vocations. C'est de que sort le vertueux écolier qui, en servant la messe de son pas- teur, a ambitionné la gloire de la célébrer un jour. Après de fortes études il retournera dans ses monta- gnes pour y exercer un ministère béni de Dieu et des hommes. C'est qu'on sait encore concevoir, entreprendre, achever de belles églises. C'est que le plus modeste ménage verse, pour orner la maison de Dieu, des économies longuement amassées et cachées à tous les regards. C'est qu'on paie, avec la plus jalouse fidélité, le Denier de saint Pierre et le sou des écoles libres ; qu'on trouvera, s'il le faut, le traitement nécessaire à l'entretien du curé ; que le prêtre aura au besoin son secret asile. Les mauvais livres n'y ont ni aveuglé l'esprit ni fermé le cœur, et la porte de ces foyers bénis, qui a été impitoyable- ment interdite aux mauvaises lectures, s'ouvrira, quoi

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qu'il arrive, au sacerdoce chassé, appauvri, persécuté par ceux qu'elles auront perdus.

Que Dieu nous épargne ces cruelles extrémités ! Nous le lui demanderons en allant consacrer, celte année, les églises nouvelles deRobiac, de Saint-André- de-Majencoules et de Dourbies, parmi des peuples étrangers jusqu'à présent à la corruption publique. C'est qu'entouré de nos ouvriers chrétiens et de nos fidèles paysans des montagnes, nous solliciterons pour tout le diocèse la miséricorde divine. Que le bon sens et la raison publique, d'accord avec la foi, finis- sent par prévaloir! Multiplions les bons livres, oppo- sons-les aux mauvais, rendons la lumière aux esprits malades, guérissons les cœurs corrompus, et faisons triompher, avec la vraie science, l'honneur de la patrie, la cause de l'Eglise et des bonnes mœurs, les droits imprescriptibles de la vérité.

LETTRE PASTORALE

PRESCRIVANT UN SERVICE FUNÈBRE

POUR

LE REPOS DE L'AME DE S. E. MG* LE CARDINAL CAVEROT

ARCHEVÊQUE DE LYON 2 février 1887

Le séjour que nous venons de faire à Rome a été abrégé, nos très chers frères, par une perte cruelle et pour l'Eglise et pour la France, pour notre cœur comme pour le vôtre. C'est un deuil que nous rappor- tons au milieu de vous, et le premier devoir que nous avons à remplir, en rentrant dans notre ville épiscopale, c'est de payer à la mémoire de Mgr le car- dinal-archevêque de Lyon le juste tribut de notre reconnaissance et de nos regrets.

Laissez-nous vous dire, nos très chers frères, tout ce que ce devoir a de sacré pour nous et pour vous- mêmes. Mgr le cardinal Gaverot, après nous avoir té- moigné une grande bienveillance dans tout le cours de notre vie, nous avait fait une place dans son chapitre de Saint-Dié aussi bien que dans son cœur, en nous encourageant dans le ministère de la parole sainte.

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Plus tard, quand nous fûmes élevé, malgré notre indignité, à Tordre de l'épiscopat, ce fut lui qui nous présenta à l'autel et qui demanda pour nous, au nom de l'Eglise, la consécration qui fait les pontifes. Un an s'écoule à peine, et il est élevé lui-même à l'ar- chevêché de Lyon. Là, se fonde sous ses auspices une université catholique, vingt-cinq évêques se groupent autour de lui, et l'Eglise de Nîmes n'est pas la dernière à se mettre à sa suite pour prendre part à une si grande entreprise. Neuf années passées dans cette étroite communauté de vues et de senti- ments n'ont fait que resserrer les liens intimes qui unissent l'Eglise de Nîmes à la grande Eglise de Lyon. Ensemble nous avons combattu les combats du Seigneur et lutté, sous le même drapeau, pour l'honneur de la France, pour le service de la jeu- nesse et le triomphe de la liberté. Aussi n'était-ce pas sans fierté que nous voyions le cardinal à notre tête, et les sacrifices qu'il nous demandait, toujours commandés par ses exemples encore plus que par ses paroles, s'imposaient à notre cœur bien plus en- core qu'à nos volontés. On ne pouvait rien refuser à ses désirs, parce qu'il savait les exprimer avec une franchise insinuante, une exquise politesse et une merveilleuse charité.

Notre dernière assemblée universitaire fut privée de sa présence. Déjà de cruelles infirmités le rete- naient dans son lit; mais nous tenions séance dans son palais, nous le sentions près de nous, et nos dé- libérations s'animaient encore de l'ardente et douce confiance avec laquelle il avait présidé à la création de l'Université catholique de Lyon. Il nous fut donné

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alors de l'embrasser encore une fois. Nous sortîmes, le cœur serré, les larmes dans les yeux, de cette courte entrevue qui devait être la dernière. Il nous semblait déjà entrevoir l'ombre de la mort qui appa- raissait aux portes du palais, la tristesse était peinte sur tous les visages, et Ton se serrait involontaire- ment les uns contre les autres comme à l'approche du suprême danger.

Cependant le devoir de notre charge nous appelait à Rome. Avant de partir pour la ville éternelle, nous avions informé le cardinal Gaverot de notre dessein et nous nous étions recommandé à ses prières. Il nous répondit avec cette piété, cette droiture, cette modestie noble, qui étaient le fond de son caractère : « Mettez nos hommages aux pieds de Sa Sainteté, et » dites-lui de notre part que nous sommes aujour- » d'hui l'évêque de France le plus inutile. » Léon XIII, en entendant cette parole, n'en voulut point accepter la trop modeste expression. « Non, répondit-il, le » cardinal Gaverot n'est pas inutile à l'Eglise. Il » souffre, mais il prie, mais il acquiert de nouveaux » mérites ; mais s'il ne peut plus agir, il commande » encore, et il continue à gouverner son diocèse )> selon cet esprit de prudence et de modération qui » lui a concilié tous les suffrages. Il m'a peint d'une » manière bien touchante l'état auquel la maladie l'a » réduit, je l'ai consolé autant que je l'ai pu, et j'es- » père que Dieu nous le conservera. »

Pour nous entretenir dans cette espérance, nous allâmes, dès le lendemain, visiter l'église de la Trinité au mont Pincius, dont Mgr Gaverot était le titulaire, joignant ainsi nos prières à celles de la communauté

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du Sacré-Cœur, qui tient à côté de ce sanctuaire un pensionnat si florissant et si cher à la France. Nous prîmes jour et heure pour y célébrer la sainte messe et solliciter la guérison du cardinal. Le jour venu, c'était le 26 janvier, l'Eglise de Lyon avait perdu son premier pasteur, et il ne nous restait plus qu'à de- mander pour cette âme d'élite le lieu du rafraîchisse- ment, de la lumière et de la paix. Mais quelles coïn- cidences frappantes ! que de souvenirs réunis dans un tel- jour et dans un tel lieu! C'était la fête de saint Polycarpe, évêque de Smyrne, l'un des disciples de saint Jean. Saint Polycarpe envoya à Lyon saint Iré- née ; l'apôtre de Lyon envoya à son tour à Langres saint Bénigne; à Valence les saints Félix, Fortunat et Achillée ; à Besançon saint Ferréol et saint Ferjeux. Ainsi furent associées dès l'origine les Eglises de Lyon et de Besançon. Ainsi retrouvent-elles de nos jours dans le sanctuaire de la Trinité du Mont leurs traditions les plus chères.

Ce n'est pas tout. repose le cœur du cardinal de Rohan, archevêque de Besançon, et le monument dans lequel il est enfermé montre le prélat à genoux aux pieds de la sainte Vierge, avec cette inscription qu'il avait composée lui-même en recommandant à la Mère de toute miséricorde son clergé et son peuple : Augustus Mariœ, filius matri. Or, ce fut le cardinal de Rohan qui, après avoir deviné la vocation ecclé- siastique de Mgr Caverot, le fit venir à Besançon et l'agrégea à son clergé. Celui qu'il avait ainsi donné à son diocèse trouva auprès du cardinal Mathieu la même bienveillance et la même affection, comme s'il lui eût recommandé de le distinguer, de le tirer du

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rang, de le placer sur le chandelier de l'Eglise. Le cardinal Mathieu, après avoir confié à M. l'abbé Gave- rot la paroisse de sa cathédrale, l'associa à son admi- nistration comme grand vicaire, et employa son crédit à le faire asseoir, parmi ses suffragants, sur le siège de Saint-Dié. Vingt-sept ans d'une administration toute paternelle firent de l'évêque de Saint-Dié un des modèles de l'épiscopat. Ce n'était pas toute sa des- tinée. Un jour Pie IX l'appelle à Lyon et le revêt de la pourpre, d'abord sous le titre de Saint- Sylvestre in capite, qu'avait porté le cardinal Mathieu. Mais l'église de Saint-Sylvestre, envahie par la révolution, n'est plus qu'un souvenir. Il faut que le cardinal change de titre, et sa piété reconnaissante ambi- tionne l'église que le cardinal de Rohan avait pos- sédée. C'est qu'il aime à s'agenouiller, à prier, à chercher ces inspirations saintes qui sortent du tom- beau d'un bienfaiteur et d'un père. Quand la mort le frappe à son tour, c'est un évêque comtois qui vient l'y pleurer le premier, en recueillant toutes ces leçons et tous ces souvenirs pour en faire, s'il le peut, au dernier degré de la hiérarchie épiscopale, la loi de son ministère et de sa conduite.

Au sortir de la Trinité du Mont, nous n'avions plus qu'à hâter notre retour et à demander congé au saint-père pour venir prendre notre place dans les obsèques du cardinal Caverot. Léon XIII daigna nous recevoir encore une fois et agréer le motif qui nous forçait à abréger notre séjour. Il ajouta : « Le cardi- » nal se disait inutile ici-bas. Mais il va nous devenir » grandement utile dans une meilleure vie. Il priera » pour l'Eglise et pour la France, qu'il ne séparait

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» pas dans ses affections. Nous l'aimions beaucoup, » et nous le regrettons bien sincèrement, car il nous » était très fidèle et il nous a rendu de grands » services. Portez à sa noble famille, à son Eglise, à » tous les prélats réunis pour célébrer ses funérailles, » l'expression de notre vive condoléance, et l'assu- » rance de nos paternelles bénédictions. »

Après avoir recueilli ces paroles, il nous fut donné d'entendre le témoignage de M8r le cardinal-vicaire, qui nous chargea très spécialement d'être auprès du chapitre de la primatiale l'interprète de sa douleur. D'autres princes du sacré collège, la prélature, l'am- bassade , tous les établissements Ton parle la langue de la France, nous tenaient le même langage en déplorant une si grande perte. Mais les larmes que la mort fait couler ont dans Rome je ne sais quelle douceur et quelle sérénité. On y parle avec l'accent de la foi des amis que l'on a perdus, et l'on se console en les louant, sans exagération et sans faste, avec toute la simplicité de la charité chré- tienne.

Ces consolations que nous rapportions de la ville éternelle furent goûtées, comme elles devaient l'être, dans cette ville de Lyon si chère au pape, à la France et à l'Eglise universelle. C'était une belle couronne à déposer sur un grand tombeau. Le pieux défunt, qui avait refusé toutes les autres, méritait bien celle qui lui venait de Rome et du saint-père. Mais s'il avait pu écarter de son cercueil ces fleurs el ces palmes, images trop mondaines d'une douleur que le temps emporte avec tout le reste, quelle couronne lui faisaient ces vingt évêques, ces huit cents prêtres,

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ces douze cents religieuses, ces autorités civiles et militaires revêtues des insignes de leurs charges, ces fidèles de tout âge et de toute condition qui précé- daient ou qui suivaient, dans les rues et sur les places, le corps aux pieds duquel plus de cent mille personnes étaient allées, pendant huit jours, verser des larmes et des prières ! 0 peuple de Lyon, non, tu n'as rien perdu ni de ta foi antique, ni de ton respect pour le sacerdoce, ni de ta reconnaissance envers tes insignes bienfaiteurs ! 0 Notre-Dame de Fourvières, vous pouviez, ce jour-là, regarder encore avec votre bienveillance accoutumée la cité qui vous honore et qui vous aime. Lyon demeure fidèle à ses traditions, Lyon est encore la ville catholique par excellence et l'exemple de toute la chrétienté.

Il nous reste à nous associer à ce deuil, nos très chers frères, en offrant le saint sacrifice pour le repos de l'âme de notre cher cardinal, dans notre église paroissiale de Saint-Baudile, il a répandu à grands flots l'eau grégorienne et l'huile de la consécration. C'était, il vous en souvient, le 28 oc- tobre 1877. Mgr l'archevêque de Lyon venait à peine de revêtir la pourpre romaine, et l'un des premiers usages qu'il en daigna faire, ce fut d'en apporter l'éclat et la grandeur dans notre religieuse cité. Nîmes entendit ce jour-là, pour la première fois, le canon tonner dans ses murs : c'était le canon de la paix; plaise au Seigneur qu'il n'y retentisse jamais que pour saluer l'Eglise et la France ! Les rues et les places étaient couvertes d'une foule respectueuse, aussi attentive aux mystères que charmée de les voir accomplis par un pontife si illustre. Douze prélats

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entouraient le nouveau prince de l'Eglise ; les chefi de la magistrature, de l'administration et de l'armée étaient à la tête du peuple, et quand M. Blanchard, ce maire si excellent dont la mémoire demeurera en honneur et en bénédiction dans la cité, nous eut remis les clefs de la nouvelle église , avec quelle joie, avec quels transports d'allégresse nous les présentâmes au cardinal pour ouvrir cette noble basilique à la multitude qui en assiégait les portes ! Quelle fête ! Quel concours ! Quelle heureuse impres- sion de foi et de piété ! Le soir, toute la ville s'illu- mina, comme par enchantement, sur le passage du cardinal. Toutes les mains cherchaient à baiser les bords de son manteau, si elles ne pouvaient atteindre jusqu'à son bras levé et bénissant. Et lui, dominant avec sa haute taille, sa noble contenance, son air de bonté répandu sur toute sa figure, ses lèvres éclataient des paroles d'admiration, les cinquante mille spectateurs répandus autour de lui, éclairait comme d'un radieux sourire ce tableau animé et mouvant d'un enthousiasme populaire que la religion peut seule inspirer et soutenir. Il s'écriait après cette journée pleine de délices et de fatigues : Heureux le peuple qui possède une telle foi ! Il nous félicitait d'en être le pasteur et le père, et nous en compre- nions mieux nous-même et la joie et l'honneur.

Mgr le cardinal Gaverot a daigné revenir à Nîmes pour y chercher, dans les jours d'hiver, un ciel plus doux à sa santé ébranlée. Il se promettait d'y revenir encore, et toutes les fois qu'il nous deman- dait de vos chères nouvelles, nous n'avons pas cessé de lui dire que Nîmes était toujours digne de

PRESCRIVANT UN SERVICE POUR LE CARDINAL CAVEROT. 345

sa bienveillance, fidèle à son passé, heureuse de garder sa foi, plus heureuse encore le jour elle pourrait, comme en 1877, en étaler dans nos rues et sur nos places les pacifiques triomphes.

Ce jour, nous l'espérons, luira pour nous dans un prochain avenir. Le prélat qui nous a bénis dans une circonstance si mémorable et qui a fait si souvent des vœux pour notre bonheur se souviendra, dans une vie meilleure, du diocèse de Nîmes et de sa chère et noble filleule, l'église de Saint-Baudile. Hâtons par nos prières son entrée dans la gloire des pontifes. C'est par lui que la pierre d'un grand autel est de- venue digne de recevoir le corps et le sang de Notre- Seigneur Jésus-Christ. Versons-y à notre tour ce sang précieux, dont les mérites infinis achèveront, s'il y a lieu, de purifier une si belle âme, et que saint Bau- dile vienne, avec saint Irénée et saint Pothin, saint Jean et saint Polycarpe, la recevoir, toute rayonnante de clarté, au seuil de la céleste Jérusalem.

En conséquence, le mardi 15 février, à dix heures du matin, il sera célébré, dans notre église de Saint- Baudile, un service solennel pour le repos de l'âme de S. E. Mgr Eusèbe-Marie-Louis Caverot, cardinal, prêtre de la sainte Eglise romaine, du titre de la Tri- nité au mont Pincius, archevêque de Lyon et Vienne, primat des Gaules.

Le chapitre et le clergé de notre ville épiscopale, les séminaires, collèges, communautés et congréga- tions, sont invités à se rendre à cette pieuse céré- monie. Nous espérons qu'ils donneront l'exemple et que les fidèles se feront un honneur de le suivre.

LETTRE PASTORALE

A L'OCCASION

DU QUATRIÈME VOYAGE AD LIMINA

ET DU JUBILÉ SACERDOTAL DE S. S. LÉON XIII

19 mars 1887

L'une des promesses que fait l'évêque le jour de son sacre est d'aller, au temps marqué par ses bulles, visiter à Rome les basiliques des saints apôtres Pierre et Paul, et déposer aux pieds du suc- cesseur de saint Pierre, avec les hommages de son diocèse, le compte rendu de son administration. C'est tous les quatre ans que les évêques français

[ doivent accomplir ce devoir. Nous l'avons fait en 1877, en 1879 et en 1883, avec quelle joie et quelle consolation, vous le savez, car nous sommes revenu de Rome les mains remplies de plus de bénédictions que nous n'avions porté d'offrandes, l'esprit éclairé de cette lumière vive et sereine qui ne luit que dans

\ j la ville éternelle, le cœur doucement remué par ces généreux sentiments qui le dilatent sans le troubler, et qui le rendent capable de tous les efforts et de tous les sacrifices.

348 tETTRB SUR LE QUATRIÈME VOYAGE AD LIMINA

Telles sont les impressions que nous rapportons aujourd'hui de notre quatrième voyage ad limina. En frappant pour la première fois au seuil des apôtres, nous avions vu Pie IX se coucher dans sa gloire avec la douce majesté du soleil qui se retire de l'horizon. Deux ans après, Léon XIII nous appa- raissait se levant dans sa force comme le lion de Juda. Mais l'aurore de ce grand pontificat s'est changée en un midi tout rayonnant de clarté, et sa superbe parure éclate dans tout l'univers. Le Vatican demeure, il est vrai, comme une prison, et le roi qui y réside n'a plus ni cour, ni territoire, ni armée. Mais quelle cour que ces souverains qui le sollicitent d'être l'arbitre de leurs querelles ! Quel territoire que les deux mondes apportant leurs tributs à ses pieds ! Quelle armée que ces évêques, ces prêtres, ces fi- dèles, pèlerins de l'univers entier, venant baiser ses genoux avec un empressement que rien n'arrête, et se relevant d'un air radieux pour contempler, dans le docteur revêtu par Jésus-Christ lui-même du privi- lège de l'infaillibilité, ce Père en qui l'Homme-Dieu a mis, pour nous aimer et pour nous bénir, les en- trailles de sa miséricorde éternelle !

Ce qui touche le plus dans Léon XIII, c'est la bonté. La majesté du pontife nous accablerait, si la tendresse du pasteur ne nous rassurait encore da- vantage. Tantôt il interroge et il écoute, tantôt il conseille et il encourage, mais toujours il bénit. Nous lui avons fait le tableau de notre diocèse avec la sincérité que nous lui devions. Nous avons peint l'esprit de foi qui l'anime, le clergé appliqué à l'ins- truire, le peuple docile à cet enseignement; les auxi-

ET LE JUBILÉ SACERDOTAL DE S. S. LÉON XIII. 349

liaires si dévoués que les congrégations religieuses nous donnent dans l'exercice du ministère pastoral ; les écoles libres fondées et soutenues partout les écoles publiques ont cessé de s'inspirer du christia- nisme, les sacrifices que s'imposent à l'envi les prêtres et les fidèles pour consolider cette grande entreprise, le concours que nous prêtent les frères et les sœurs de tout nom et de toute règle dans une œuvre à la fois si nécessaire et si difficile ; les hos- pices desservis, avec plus de zèle que jamais, par les communautés dont tant de gens admirent le dévoue- ment même sans en comprendre la source; les cloîtres, le travail des mains est sanctifié par la prière, et qui rendent au monde d'autant plus de ser- vices que le monde les ignore davantage ; et dans le monde lui-même, ces associations de zèle et de bien- faisance qui prennent tant de soin des orphelins, des pauvres et des abandonnés ; enfin ces inventions ingénieuses par lesquelles la charité augmente et varie chaque année ses ressources, pique et renou- velle la curiosité publique, et fait servir le plaisir, mais seulement le plaisir permis, aux grands devoirs que l'Eglise commande, inspire et dirige. A chaque œuvre dont nous avions signalé l'objet, à chaque maison religieuse dont nous avions prononcé le nom, le pape souriait, approuvait, bénissait avec ce grand air qui n'appartient qu'au Père commun des fidèles et à l'inspirateur universel des entreprises catholiques. Il aimait à nous répéter : « Nîmes est une ville bien fidèle; le diocèse de Nîmes est un de nos meilleurs diocèses. » Recueillez ces témoignages, nos très chers frères, jouissez-en comme il sied à votre foi, i. 20

350 LETTRE SUR LE QUATRIÈME VOYAGE AD LIMINA

vous y trouverez la récompense des privations que vous vous êtes imposées pour alimenter chaque an- née, dans deux quêtes annuelles, le patrimoine de saint Pierre. Après avoir reçu nos offrandes, Sa Sain- teté n'a pas été moins sensible aux honoraires de messes qui nous avaient été fournis par l'archiconfré- rie de Notre-Dame du Suffrage. « Ceci, nous a dit le saint-père, ceci est pour nos pauvres prêtres. Le nombre en est grand, non seulement dans les mis- sions, mais en Italie, mais à Rome. Je les recom- mande à votre charité, et vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir que de renouveler souvent de pa- reilles offrandes. »

Sa Sainteté daigna ensuite nous entretenir de l'Eglise universelle, en nous initiant aux espérances de cette politique merveilleuse qui fait l'étonnement de ses ennemis et qui fera l'admiration de la posté- rité. Le sultan lui envoie des présents; l'empereur de Chine recherche son alliance; l'Angleterre lui fait, partout elle domine, des avances gracieuses; l'Al- lemagne, fatiguée d'avoir persécuté la religion, re- cule, comme la bonne politique l'ordonne aussi bien que la conscience, toutes les fois qu'on s'est engagé dans une mauvaise voie, et l'homme d'Etat qui a donné à cette nation tant de force et de relief n'hé- site pas à changer de conduite envers l'Eglise. C'est la marque d'un vrai génie que de ne pas s'obstiner contre l'évidence, le sens commun et l'intérêt bien entendu. Il n'y a que les esprits vulgaires qui de- meurent dans l'aveuglement du parti pris. Léon XIII nous énuméra ensuite les avantages qu'il allait retirer de cette pacification, la liberté rendue aux évêqùes,

ET LE JUBILÉ SACERDOTAL DE S. S. LÉON XIII. 351

la formation de leur clergé sans ombrage et sans entraves, Tordre et la paix rétablis dans les paroisses, et le retour de presque toutes les congrégations reli- gieuses parmi ces seize millions de catholiques si fidèles à leur foi, si jaloux de la défendre, si heu- reux de la voir triompher.

Au milieu de ces nations qui se rapprochent du saint-siège, le saint-père n'oublia pas la France, cette nation qui ne s'est jamais séparée de lui et qui main- tenant, comme au temps de Pie VII, le recevrait à genoux, s'il nous était donné de le recevoir. Le jour de notre première audience, Léon XIII tremblait pour la France. Il tremblait que le fléau de la guerre ne se déchaînât sur elle, et à bref délai. Je ne sais par quelle hardiesse filiale nous eûmes la pensée de contredire cette crainte. « Non, disions-nous au saint- père, votre année jubilaire ne sera pas marquée par un tel fléau. Vous êtes le prince de la paix, c'est la paix qui signalera la cinquantième année de votre sacerdoce, et l'Europe vous devra ce bienfait. » Ainsi disions-nous le 18 janvier, dans ce cabinet se décident encore les destinées des nations, à ce grand pape qui en devient de plus en plus l'arbitre écouté. Il préparait alors cette négociation diplomatique si hardiment conçue, si rapidement menée, si heureu- sement finie, à laquelle l'Europe, nous l'espérons, devra des jours de paix, et qui signalera, en plein xixe siècle, l'influence des papes dans la politique et dans les relations internationales. Quelle merveilleuse surprise, et comme elle atteste le retour inespéré de la raison publique, en déconcertant tous les calculs de l'impiété !

352 LETTRE SUR LE QUATRIÈME VOYAGE AD LIMINA

Cependant Léon XIII ne cessait de nous dire, et avec quelle joie et quelle fierté nous l'entendions dans le cours de cette audience qui n'a pas duré moins d'une heure et demie : « J'aime la France et je veux qu'on le sache. » Il l'appelle la grande nation , la nation chevaleresque et généreuse, la nation qui donne à l'Eglise, avec une prodigalité inépuisable, ses prêtres pour les missions, ses filles pour les cloî- tres, son argent, sa parole, sa plume, son sang, pour toutes les grandes causes. « Non, disait-il encore, un tel peuple ne saurait ni diminuer ni périr. L'Eglise de France garde une impérissable vitalité. Si l'heure présente est encore l'heure des ténèbres, il faut regarder au delà de cet horizon chargé de nuages. La fille aînée de l'Eglise garde son rang dans mon cœur; ce rang, elle ne l'a pas perdu aux yeux de ceux qui ne jugent pas un siècle sur une heure, ni un peuple sur les accidents et les variations de sa politique. »

Ces espérances nous étaient trop chères pour ne pas trouver un écho dans notre âme, et nos lèvres, qui auraient gardé sur un autre sujet un silence res- pectueux, se sont ouvertes comme d'elles-mêmes pour dire en toute liberté ce que nous espérions de l'avenir.

Nous avons dit au saint-père comment le clergé se préparait par l'étude et le recueillement à une ère nouvelle. Nous lui avons peint notre grand séminaire si heureusement placé, depuis six ans, sous la direc- tion de cette compagnie de Saint- Sulpice, qui presque à sa naissance méritait de Fénelon le titre de véné- rable et qui, depuis deux siècles, n'a cessé d'ajouter chaque jour à ses services et à ses mérites. Que ne

ET LE JUBILÉ SACERDOTAL DE S. S. LÉON XIII. 353

fait-elle pas pour donner à nos jeunes clercs le goût des sciences sacrées! Elle a rendu aux argumenta- tions leur intérêt, institué des concours, proposé des prix, excité une heureuse émulation entre les mieux doués, entraîné les autres par leur exemple, et fait goûter à tous la règle à la fois austère et paternelle qui distingue les séminaires de la Compagnie. De cet amour de l'étude qui commence à se répandre du séminaire dans le clergé, qui donne à la théologie de saint Thomas, si chère à Léon XIII, des disciples studieux, et qui leur fait consacrer les veillées du presbytère à la préparation des grades théologiques. Nous avons reçu du saint-père la mission toute spé- ciale d'exciter ce zèle et d'encourager ces nobles labeurs.

Mais le diocèse de Nîmes n'a fait que suivre l'élan général. Il y a d'un bout de la France à l'autre, parmi les élèves engagés dans les ordres sacrés, une généreuse émulation pour les bonnes études. Nos prêtres, tant séculiers que réguliers, se préparent aux grades universitaires en fréquentant à Lille, à An- gers, à Paris, à Lyon, à Toulouse, les cours des facul- tés catholiques. Ils ont déjà conquis par centaines les diplômes de licencié es lettres et de licencié es scien- ces ; c'est par centaines que l'on compte ceux qui y prétendent encore, et les sessions d'examens viennent trois fois par an justifier nos espérances. Encore quelques efforts, encore quelques années de travail, le clergé français sera prêt à tous les devoirs, et les plus hautes chaires de l'enseignement public, dont on l'écarté avec une jalousie et une méfiance si mal fon- dées, ne paraîtront pas au-dessus de son mérite, tant

20*

354 LETTRE SUR LE QUATRIÈME VOYAGE AD LIMINA

ce mérite sera véritable, et tant on sera forcé de le reconnaître.

Voilà, disions-nous au saint-père, les gages d'un heureux avenir. On ne nous reprochera plus d'être inférieurs à nos rivaux par les grades, quand nous en partagerons l'honneur avec eux. On n'en contes- tera pas la valeur, puisque ce sont nos rivaux eux- mêmes qui nous les délivrent et qui les signent. Que ne devons-nous pas espérer sous les auspices de Léon XIII, si favorable aux bonnes études :

Nil desperandum Petro duce et auspice Petro 1.

Léon XIII accueillit cette variante d'une ode d'Horace avec un gracieux sourire et nous répliqua aussitôt, en bénissant nos espérances :

Crescit occulto velut arbor aevo 2.

Il ajouta en citant Virgile et en nous exhortant à la patience :

Diirate et vosmet rébus servate secundis 3.

Encouragé par cet entretien , nous rappelâmes un mot de Tacite, bien applicable à nos temps troublés. L'historien de la décadence romaine disait en déses- pérant de l'empire des Césars : Inter hxo vivendum, moriendum et, quod deterius est, tacendum. S'il nous fallait vivre, mourir, et ce qui est plus affreux, s'il

1 Hor., lib., I, od. vi.

2 Id., id., od. xii.

3 Mn.% lib. I, 207.

ET LE JUBILÉ SACERDOTAL DE S. S. LÉON XIII. 355

fallait nous taire au milieu des disgrâces de l'heure présente, notre vie ne serait pas sans mérites, notre mort sans espérances, notre silence sans profit, parce que nous saurions , en nous séparant des agitations publiques, nous consoler et nous fortifier dans les études sacrées et profanes qui ont été si longtemps Thonneurdu clergé français. Je m'adresse donc avec confiance à nos bien-aimés prêtres, et je leur propose de modifier le mot de Tacite et de se dire : Sed, quod melius est, studendum. L'étude console de tout. Elle rend à Fesprit sa vigueur, au cœur sa joie, au carac- tère sa sérénité, à la vie son assiette tranquille. Elle est faite surtout pour le clergé, elle lui est nécessaire, c'est par elle qu'il vit quand on lui ôte ses ressources, et le pain qu'il mange n'est jamais trop dur quand il est arrosé des sueurs de la vie intellectuelle. Le clergé qui travaille met par ses mœurs en sûreté, échappe à la contagion du siècle, brave l'ennui du jour, et, dans la sphère sereine et lumineuse qu'il habite, demeure digne de sa vocation.

C'était notre bonheur d'attirer sur ce sujet l'atten- tion du saint-père et de l'entendre rendre justice au clergé français, dont l'attachement au saint-siège augmente tous les jours, à mesure qu'il se détache davantage des biens périssables de ce monde. Gomme il estime et comme il honore ce clergé si méconnu ! Quelle consolation de l'entendre apprécier nos efforts ! Un regard, une parole, une bénédiction du pape suffît pour nous faire oublier toutes nos disgrâces. Les in- jures dont nous abreuve une presse impie, les insi- nuations odieuses de ces prétendus prophètes qui attribuent aux profanations du sanctuaire les mal-

356 LETTRE SUR LE QUATRIÈME VOYAGE AD LIMINA

heurs présents, les révélations mensongères qu'on s'obstine à répandre pour décrier le ministère sacer- dotal et ôter au prêtre la confiance du peuple, toute cette guerre faite au dehors et au dedans, au dedans avec la fureur d'une dévotion mal entendue et vrai- ment diabolique, au dehors avec les mauvais jour- naux, montre assez que Satan est plus que jamais déchaîné contre l'Eglise. Mais Fange de ténèbres a beau se transformer en ange de lumière pour abuser les simples, notre conscience nous rassure. Conti- nuons à faire notre devoir, serrons-nous les uns contre les autres pour combattre le bon combat, et attendons dans les labeurs d'une vie studieuse le triomphe de la vérité, de la justice et de l'honneur. Deux jours après notre entretien avec notre saint- père le pape, nous avions la bonne fortune d'assister dans la maison de Saint-Sulpice , avec Mgr l'ar- chevêque de Paris, Mgr l'évêque de Glermont et Mgr d'Hulst, à une conférence que donnait le com- mandeur de Rossi aux élèves de cette communauté. L'illustre antiquaire, comparant le xixe siècle au xvie, indiquait le rôle que le clergé semblait appelé à rem- plir de nos jours. Dans le xvie siècle, la Compagnie de Jésus s'est emparée de l'éducation, non pas en jetant l'anathème sur les lettres, les sciences et les arts, mais en les faisant tourner à la gloire du christia- nisme. Elle a fait des auteurs païens, que la Renais- sance venait de remettre en vogue, un habile et légi- time usage, en les expurgeant avec soin, mais en les employant avec honneur. Ainsi s'est formé cet atti- cisme, cette fleur de politesse et de goût, cette exquise perfection qui a élevé si haut le xvne siècle

ET LE JUBILÉ SACERDOTAL DE S. S. LÉON XIII. 357

dans l'histoire de France et dans l'histoire des lettres humaines. Le clergé y a tenu la première place. Il n'a ni anathématisé ni maudit la Renaissance, mais il en a fait un instrument et il l'a mis au service de l'Eglise. Il n'a pas brisé les vases d'or enlevés aux idoles de l'Egypte, mais il les a purifiés en les consa- crant au vrai Dieu. Voilà quelle est la conduite à tenir de nos jours. Dans l'archéologie, dans les sciences physiques et naturelles, dans l'histoire et dans l'exégèse, dans toutes les branches des connais- sances humaines qui touchent à la Bible et à la tra- tion, le clergé ne doit pas se laisser devancer. Il se forme dans son sein une élite qui observe, qui étudie, qui s'initie aux nouveautés sans en avoir peur, qui saura les réduire à leur juste valeur, et qui en fera deux parts, celle de Terreur et celle de la vérité. L'erreur, un moment victorieuse, retournera en pous- sière comme tant de fausses découvertes autrefois op- posées à l'Eglise et aujourd'hui condamnées par la science elle-même. La vérité acquise s'accordera, n'en doutons pas, avec nos Ecritures, et l'apologie chré- tienne aura encore de belles pages à écrire pour la gloire de Dieu et de l'Eglise.

Mais pendant que les sciences fleurissent , les lettres sont en péril, et les humanités, abandonnées par ceux qui ne recherchent plus que l'utile, parais- sent trop longues à suivre pour l'impatience des gé- nérations nouvelles. Ce fut l'Eglise qui les recueillit et qui leur donna asile au xve siècle, quand les Turcs envahirent Gonstantinople et qu'ils les chassèrent pour établir le règne de la force et de la terreur. Au- jourd'hui les barbares sont partout, et notre siècle

338 LETTRE SUR LE QUATRIÈME VOYAGE AD LIMINA

s'achèvera dans la décadence une fois qu'il aura cessé son commerce avec les anciens, ces modèles accomplis du beau et du goût. La langue latine, dont on instruit le procès dans les revues, dans les jour- naux, dans les livres contemporains, n'aura plus bientôt d'autre refuge que l'Eglise. C'est à nos col- lèges, à nos séminaires, à notre clergé, d'en soutenir l'honneur. Partageons avec le monde la culture des sciences humaines, et n'hésitons pas à le suivre pour défendre pied à pied le terrain sur lequel il nous at- taque. Mais la culture des langues anciennes et en particulier de la langue latine, si décriée de nos jours, sera notre gloire, si nous savons en garder l'héritage. Le jour un siècle, mieux inspiré que le nôtre, sen- tira que la politesse, le goût, l'amour du beau, man- quent à sa gloire, c'est dans le sanctuaire qu'on viendra rallumer le flambeau des belles-lettres, et le prêtre sera appelé encore une fois le sauveur de la littérature et des arts.

Telles sont les impressions que nous rapportons de Rome. C'est de que viennent les grandes pensées, parce que Rome demeure la tête de la civilisation ca- tholique et qu'elle est la gardienne des saines tradi- tions. Une circonstance exceptionnelle ramènera en- core vers Rome et le pape, dès cette année même, l'attention de notre piété filiale. C'est le 31 décembre prochain que Léon XIII atteindra sa cinquantième année de sacerdoce. On sait avec quelle joie une fa- mille chrétienne se groupe autour de deux vieillards bien-aimés qui ont, depuis cinquante ans, habité le même foyer et se sont vus renaître dans leurs en- fants et dans les enfants de leurs fils. Cette joie est

ET LE JUBILÉ SACERDOTAL M S. S. LÊOtf Xlit. 3&)

plus large, plus pure encore dans une paroisse réunie autour d'un pasteur, couronné de cheveux blancs, qui porte depuis cinquante ans à l'autel le calice du salut. Les évêques fêtent l'anniversaire de leur sa- cerdoce entourés des vœux et des présents de leur diocèse. C'est beaucoup pour les rois de célébrer leurs noces d'argent; mais l'Angleterre aura, cette année même, l'orgueil de saluer le sceptre des mers dans les mains d'une reine qui le porte sans fléchir depuis cinquante années. Notre foi va se donner en- core un spectacle plus beau. Le chef et le modèle des évêques, l'égal des rois, le prince des pasteurs, le père commun de la chrétienté, commence à recueillir d'un bout du monde à l'autre les hommages des na- tions. Cette allégresse, nous l'avons eue deux fois dans ce siècle. Voici, après les noces d'or de Pie IX, celles de Léon XIII, et la grande image de la papauté s'offre encore une fois aux regards du monde avec toute la majesté que donnent les mérites d'un si long sacerdoce. Déjà les évêques se mettent en marche vers la ville éternelle ; les rois et les républiques en- voient à Léon XIII leurs ambassadeurs et leurs pré- sents; mais les petits, les ouvriers, les enfants, salue- ront Léon XIII aussi bien que les grands de la terre, le pape sera plus heureux que les rois, son nom sera béni, son règne sera acclamé dans toutes les langues, car tous les peuples sont ses sujets et tous ses sujets sont ses enfants.

Nous avons promis en votre nom de prendre place dans ce noble et généreux mouvement qui entraîne tout l'univers. Quatre sortes d'oeuvres sont proposées aux prêtres et aux fidèles pour célébrer dignement

360 LETTRE SUR LE QUATRIÈME VOYAGE AD L1MINA

le jubilé de Léon XIII : un pèlerinage à Rome, une pe- tite prière quotidienne, une aumône légère sous le titre d'honoraire de la messe du saint-père, et enfin une exposition des arts et de l'industrie au Vatican.

Le pèlerinage de Rome est aujourd'hui facile et peu coûteux autant qu'il est plein de grâces et de con- solation. Ceux qui pourront l'accomplir ajouteront à l'éclat des fêtes qui se préparent dans la cité sainte. Nous n'avons pas besoin de stimuler leur zèle. Le diocèse de Nîmes a figuré dans toutes les grandes dé- monstrations catholiques dont Rome a été le théâtre. Votre évêque peut se féliciter de s'être présenté, au début de cette année sainte, à l'audience du saint- père, et il sait que ses diocésains trouveront comme lui l'accueil le plus flatteur et les plus abondantes bénédictions.

Mais s'il n'appartient qu'à un petit nombre d'en- treprendre ce voyage, tous peuvent prier, presque tous peuvent donner quelque chose. Dès aujourd'hui enrôlez-vous tous dans une croisade de prières qui durera toute l'année, les fidèles en récitant chaque jour un Pater et un Ave, avec l'invocation Sancte Petre, ora pro nobis, les prêtres en disant à la messe l'oraison pour le pape, toutes les fois que la rubrique le permet.

C'est sous le titre d'honoraires de la messe du saint-père que nous vous demandons pour lui une aumône spéciale. Un sou par semaine, recueilli parmi les hommes de bonne volonté, du 1er avril au 1er oc- tobre, donnerait, dans le cours de six mois, un ho- noraire de un franc vingt-cinq centimes, humble aumône que Léon XIII recevrait avec une reconnais-

ET LE JUBILÉ SACERDOTAL DE S. S. LÉON XIII. 361

sance d'autant plus vive qu'elle servirait à la subsis- tance de tous les prêtres sans pain et sans ressource dont il est la providence.

Mais nous demandons quelque chose de plus à ceux qui possèdent le génie de l'architecture, de la peinture et du dessin, qui tissent l'or et la soie dans une trame imitée des anciens avec un goût si par- fait, ou qui excellent à broder, d'un doigt si délicat et d'un cœur si généreux, les ornements du prêtre et les parements de l'autel. Que de merveilles ne nous donnent-ils pas dans les expositions des beaux-arts et de l'industrie ! Nous sollicitons leur concours et leurs offrandes pour l'exposition qui se prépare dans les jardins du Vatican. va s'élever un palais chaque diocèse a déjà son nom et sa place, et le diocèse de Nîmes sera représenté avec honneur, nous n'en doutons pas, par ses grands artistes, ses com- munautés religieuses, ses collèges et ses pension- nats, ses associations de travail et de charité. Avant d'envoyer à Rome vos dons et offrandes, nous vou- lons en jouir nous-même et en faire jouir nos prêtres et nos fidèles. C'est pourquoi nous réunirons dans notre palais épiscopal tous les présents que vous des- tinez au saint-père, et nous en ferons, du 15 octobre au 1er novembre, le sujet d'une exposition diocé- saine. Ici vous disputerez de génie, de zèle, de tra- vail, pour atteindre cette perfection qui éclate dans le plus petit objet comme dans le plus grand. A Rome vous entrerez en lutte avec les exposants de tout l'univers. Vous aurez, s'il plaît à Dieu, votre part dans les médailles d'or et les diplômes qui seront la récompense des plus habiles; mais la récompense de i. 21

362 LETTRE SUR LE QUATRIÈME VOYAGE AD LIMINA.

tous sera d'avoir affirmé une fois de plus notre amou envers la papauté, notre admiration pour Léon XIII, et nous disons d'avance à ce grand pontife : Voilà nos vœux et nos offrandes. Si d'autres ont mérité le prix, nous sommes fiers et heureux pour vous d'être dépassés, non pas dans notre amour pour votre au- guste paternité, car en cela nous ne voulons le céder à personne, mais parla richesse des présents, l'éclat des ouvrages, l'art de les faire et le mérite de parler de vous éloquemment.

Que Dieu bénisse, par la main de son vicaire, notre sol autrefois si fertile, et qu'il lui rende sa fécondité. Qu'il bénisse nos ouvriers et nos artistes, qu'il fasse prospérer leur travail et fleurir leur génie; qu'il donne aux affligés le secours opportun, dans leurs tribulations, leurs doutes et leurs peines ; à nos frères séparés la lumière nécessaire pour rentrer dans le vrai bercail; à nos fidèles bien-aimés la force et le courage pour persévérer dans la bonne voie; à tous l'intelligence et l'amour de la véritable Eglise; à tous la grâce du temps et la gloire de l'éternité.

LETTRE PASTORALE

ANNONÇANT

LE COURONNEMENT DE LA STATUE DE LA SAINTE VIERGE

DANS LE SANCTUAIRE DE PRIME-COMBE

26 avril 1887

Après vous avoir raconté notre dernier pèlerinage ad limina, il nous reste, nos très chers frères, à vous entretenir avec quelques détails d'une grande grâce que nous avons obtenue de S. S. Léon XIII, et à vous inviter par une lettre pastorale à profiter de cette faveur. Nous voulons parler du couronnement de Notre-Dame de Prime-Combe. Cette solennité aura lieu le mardi 24 mai de la présente année, jour l'Eglise honore Marie sous le titre de Notre-Dame Auœiliatrice.

Ce n'est pas la première fois que le saint- siège envoie ses couronnes à nos madones vénérées. Notre- Dame de Rochefort fut , il y a dix-huit ans , le 11 mai 1869, l'objet d'une semblable distinction. Les deux diocèses d'Avignon et de Nîmes rivalisèrent alors de zèle, de générosité et d'empressement pour composer une cour d'honneur autourde cette vierge,

364 LETTRE SUR LE COURONNEMENT DE LA SAINTE VIERGE

qui, sous le nom de Notre-Dame de Grâce, nous témoigne une si tendre sollicitude, et qui attire , des deux côtés du Rhône, une foule innombrable de pèle- rins sur le rocher elle a choisi sa demeure. Ce fut pour Mgr Plantier , de courageuse et éloquente mé- moire , l'occasion de célébrer , dans sa langue poé- tique, ce mont escarpé d'où le regard s'en va se perdre dans de lointains horizons ; ce trône d'où Marie épanche à grands flots ses miséricordes, en nous invitant à la suivre comme l'aigle invite ses aiglons à s'élancer du côté du soleil. Quatre prélats * étaient ce jour-là à la tête de vingt mille pèlerins répandus sur les pentes de la montagne, et M. l'abbé de Cabrières achevait, par l'éloquence de sa parole, l'hymne que la plume de Mgr Plantier avait com- mencé à la gloire de Notre-Dame de Rochefort.

Aujourd'hui, nos très chers frères, nous vous appelons à l'autre extrémité de notre diocèse, dans un lieu non moins cher à Marie, et les évêques de Nîmes et de Montpellier aiment à se rencontrer, pour déposer ensemble, sur ses autels, leurs offrandes et leurs vœux. Notre-Dame de Prime-Combe vient d'obtenir la même faveur que Notre-Dame de Roche- fort. Par un bref en date du 21 janvier 1887, notre saint-père le pape nous délègue pour la couronner solennellement, et afin que la faveur soit aussi complète et aussi glorieuse que possible, un autre bref accorde une indulgence plénière à tous les pèle- rins qui visiteront pendant six mois ce sanctuaire

1 NN. SS. Dubreil, archevêque d'Avignon; Plantier, évêque de Nîmes; Jordany, évêque de Fréjus, et Elloy, de la congrégation des Maristes, coadjuteur de l'Océanie centrale.

DANS LE SANCTUAIRE DE PRIME-COMBE. 365

béni. Ainsi les trésors de l'Eglise sont largement ouverts à la piété des fidèles, et le bienfait de la fête que nous préparons se prolongera longtemps après que les bois de Prime-Combe en auront entendu les derniers échos. Au grand pèlerinage du 24 mai suc- céderont les pèlerinages particuliers. Notre-Dame de Bon-Secours sera secourable à tous les besoins , à tous les désirs, à toutes les douleurs, soit qu'on l'im- plore au milieu de la pompe et de l'éclat de son cou- ronnement, soit qu'on vienne s'agenouiller en secret dans un coin de sa chapelle , ou qu'on s'y présente avec le cortège modeste de la famille ou de l'amitié. Ecoutez et jugez si jamais reine a mieux mérité son diadème ; écoutez et jugez si jamais reine a plus souvent abaissé son sceptre pour pardonner et ouvert ses bras avec plus d'amour pour secourir ses enfants. Il y a mille ans passés que Notre-Dame de Prime- Combe est invoquée sous le titre de Notre-Dame de Bon-Secours, et c'est un millénaire que nous allons célébrer. Le premier monument qui nous reste de cette antique dévotion porte la date à peine effacée de 887. Elle fleurissait donc dans les siècles précé- dents , et l'on ne saurait douter qu'elle n'ait été d'un secours opportun dans la lutte qui s'engagea, dans notre Midi, entre Charles-Martel et Mahomet. Le héros franc vint attaquer dans nos belles provinces les disciples du faux prophète; il les chassa, la flamme à la main, des arènes de Nîmes, dont ils s'étaient fait une forteresse, et refoula au delà des mers cette civilisation trompeuse, qui n'était autre chose que le triomphe de la chair et de la corruption. Jésus reprit son empire sur nos rivages. Marie

366 LETTRE SUR LE COURONNEMENT DE LA SAINTE VIERGE

triompha, et l'image de cette femme bénie entre toutes les femmes apparut comme l'arc- en-ciel, au milieu du peuple chrétien délivré de ses ennemis et de ses oppresseurs. Elle avait été cachée dans les bois de Prime-Gombe par quelque main pieuse qui voulait la dérober aux fureurs de l'impiété. Mais l'arbre qui la recèle se découvre tout à coup aux regards d'un berger. C'est un bœuf qui amène ce pâtre de nos bois au pied de la sainte image; l'animal s'agenouille, le chrétien l'imite, et le culte public a commencé. Histoire ou légende , ce trait ne saurait être omis. Recueillons-le sans le discuter. La Mère de Dieu a droit aux hommages de toute la nature , et quand la piété publique montre les ani- maux agenouillés devant elle , qu'est-ce autre chose qu'un témoignage de vénération rendu à celle qui est toute pure aussi bien que toute belle, à celle que le péché n'a jamais souillée? La première Eve, avant sa chute, commandait dans le paradis terrestre, la seconde mérite de commander à tout l'univers.

Que cette date de 887, la première des annales de Prime-Gombe, ne vous étonne pas. C'est la date de la découverte, mais l'image de Notre-Dame est plus ancienne encore. Elle offre dans son attitude, dans la noblesse de ses traits, dans l'élégance de ses vête- ments, tous les caractères d'une statue d'origine grecque, telle que les colonies d'Arles et de Marseille en laissèrent sur les rives de la Méditerranée. Marie est représentée tenant son fils dans ses bras; c'est dans la pierre de Lens que la statue est taillée; quelque usée qu'elle soit par les lèvres des pèlerins, son antiquité se révèle aux yeux les inoins exercés,

DANS LE SANCTUAIRE DE PRIME-COMBE. 367

et il faut remonter, pour en trouver l'origine, jus- qu'aux temps reculés la Grèce semait sur les rivages de notre Provence sa langue, ses ouvriers et les chefs-d'œuvre de sa sculpture.

Cependant Notre-Dame de Prime-Combe demeura longtemps à demi cachée dans nos bois, enveloppée comme d'un voile par leur ombre mystérieuse, sans cesser jamais d'attirer auprès d'elle et les humbles pèlerins du voisinage et les puissants seigneurs de la contrée. A leur tête paraît la maison d'Anduze, la plus riche et la plus illustre de toute la Septimanie. Bernard, son chef, n'était pas moins fameux par sa piété que par sa vaillance. Il donna l'exemple de la dévotion envers la sainte Vierge en dotant la cathé- drale de Nîmes, en associant toute sa famille à cet acte de munificence, et en louant en termes magni- fiques notre auguste patronne. Il disait au début d'une charte datée .de. l'an 1020, et signée par tous les siens : « Du lever du soleil jusqu'à son coucher, » et du septentrion jusqu'au midi, tous les chrétiens » savent combien sont grands et innombrables les » bienfaits qui nous sont accordés par les mérites de » la bienheureuse vierge Marie. L'homme, pendant » la vie présente, doit traiter des affaires de la vie » future, afin que le jour il passera de l'une à » l'autre, les portes" de la justice s'ouvrent devant » lui. Tel est l'espoir qui anime notre piété. » C'était le fils du donateur, Girard, évêque de Nîmes, qui tenait sans doute la plume paternelle ; un autre de ses fils, Fresol, évêque du Puy, est cité avec son frère dans cet acte solennel. Mais les enfants en bas âge ne sont pas oubliés : c'est Raymond, c'est

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Bernard, et leur mère Garsinde se recommande avec eux à Marie. Raymond, devenu grand, fonde le monastère de Saint-Pierre de Sauve et meurt dans le pèlerinage de Rome. Il laisse deux fils, Bermont de Sauve et Bernard d'Anduze, qui se souviennent des leçons de leur père et de leur aïeul, et qui avant de se partager leur domaine se font, par une charte datée de la fin du xie siècle, les bienfaiteurs de Noire-Dame de Prime-Combe. La piété envers Marie était, comme la valeur, héréditaire dans cette noble maison. Les deux chevaliers prennent la croix à Tordre d'Urbain II, et vont porter dans les sanctuaires de Jérusalem les magnifiques invocations du Salve Regina avec le souvenir de nos modestes pèlerinages. Mais les croisades de l'Orient ne sont pas achevées qu'il faut en entreprendre une dans le midi même de la France, pour le délivrer des albigeois, comme Charles-Martel l'avait délivré des musulmans. Ici encore, c'est Marie qu'on implore, c'est Marie qui commande. Le chapelet, dont elle inspire la pratique à saint Dominique, son serviteur, fit plus que n'avaient fait les armes de Montfort pour réduire sous l'obéissance de l'Eglise et de la France les pro- vinces rebelles. Après saint Dominique, on doit citer saint Louis. Le fils de la reine Blanche visite Beaucaire, Nîmes, Aimargues, Saint-Gilles, rendant partout la justice, effaçant les dernières traces des discordes civiles, et venant deux fois prendre la mer à Aiguës-Mortes pour entreprendre, contre toute espérance, la délivrance des lieux saints. C'est au château de Villevieille qu'il prépare ces héroïques expéditions, les yeux tournés vers cette forêt mys-

DANS LE SANCTUAIRE DE PRIME-COMBE. 369

térieuse se cache Notre-Dame de Prime- Combe, l'oreille attentive au récit de ses chroniques et de ses bienfaits que les Pelet, les d'Anduze, les Gabrières et les autres barons du Midi lui font, avec les évêques de Nîmes et d'Uzès, dans cette langue d'oc non moins pittoresque et plus harmonieuse que celle de Joinville. L'évêque d'Uzès agrandit et prit sous sa protection le domaine que Marie possède à Prime- Combe ; ce domaine est devenu un prieuré desservi par les disciples de saint Benoît, et les litanies de la sainte Vierge doivent être récitées publiquement avec le Deprofundis, aux fêtes de la Conception, de la Nativité, de l'Annonciation et de l'Assomption, après les messes que les bienfaiteurs de Prime- Combe ont stipulées pour le repos de leur âme. Ainsi parle une charte de 1238 !.

La gloire de Prime-Combe allait s'obscurcir pen- dant quatre siècles. Les bénédictins d'Aniane, de qui relevait le prieuré, en donnèrent le soin à de simples clercs ; la chapelle délabrée demeura ouverte à tous les vents, au point que les saints mystères y furent interdits; enfin la Réforme, en s'introduisant dans tout le voisinage, n'omit rien pour affaiblir le culte de celle qui, dès l'origine du monde, est destinée à combattre et à vaincre toutes les hérésies. Peut-être notre chapelle eût-elle disparu sans retour dans la tempête , comme tant d'autres édifices sacrés, si Marie n'avait résolu de garder dans ces lieux le trône de sa miséricorde. Alors parut saint François Régis,

1 Voir l'intéressante notice publiée sur Notre-Dame de Prime-Combe par M. l'abbé Azaïs.

21*

370 LETTRE SUR LE COURONNEMENT DE LA SAINTE VIERGE

l'apôtre du xvne siècle. Ses prédications ranimèrent la foi dans tout le pays, et les catholiques reprirent courage. Notre-Dame de Prime-Combe, du fond de son sanctuaire presque abandonné, inspira à un généreux chrétien, qui était venu en visiter les ruines, la pen- sée d'en être le restaurateur. C'était un gentilhomme du Dauphiné, Gabriel de la Fayole, sorti du régiment de Navarre après vingt ans de glorieux services. Il fît agréer son dessein à l'évêque d'Uzès, revêtit l'habit des ermites, en suivit la règle, et, devenu le gardien de l'antique chapelle, se mit à en cultiver le jardin et à en relever les murs. Noble entreprise qu'une guerre trop fameuse vint interrompre. Les cami- sards, pour se venger de la révocation de l'édit de Nantes, avaient pris les armes dans les Cévennes, et le fléau des discordes civiles se rallumait partout. Nous ne vous peindrons point les prêtres égorgés, les églises détruites, les villages et les bourgs en proie à l'incendie ; toutes ces cruautés punies par de cruelles représailles; partout la douleur et la misère, nulle part la vraie gloire ni le vrai bonheur. Que ne pouvons-nous arracher de l'histoire cette page san- glante ! Mais comment oublier ceux qui s'exposèrent mille fois à la mort pour la cause de la foi ? L'ermite de Prime-Combe, obligé, pour se défendre, de re- prendre la cape et l'épée, fut conseillé et soutenu par Fléchier. Le grand évêque de Nîmes, tout en blâ- mant plus que personne l'emploi de la force dans une question religieuse dont on avait fait une question politique, ne pouvait qu'admirer la vaillance, l'ha- bileté, le désintéressement du vieux capitaine. Quand la Fayole mourut épuisé de fatigues, la restauration

DANS LE SANCTUAIRE DE PRIME-COMBE. 371

de la chapelle s'achevait et la guerre des camisards était finie.

La révolution viendra à son tour s'abattre, après l'hérésie, sur l'humble domaine. On le vendra aux enchères, on le dépècera en morceaux, on en fera le sujet d'un indigne trafic. La statue de Notre-Dame échappe à tous les périls et traverse tous les orages ; on la cache à peine pendant la tempête, car ce trône de miséricorde est si pauvre, qu'on peut y venir sans exci ter les soupçons de l'impiété. La chapelle de Prime- Combe est si humble qu'on ne songe pas à la fermer. Ainsi, par un trait de la bonté divine, quand tous les trônes croulent, celui de Marie demeure debout dans nos bois. Quand toutes les églises sont mises sous les scellés de la révolution ou profanées par d'abomi- nables usages, seul de toute la contrée, ce sanctuaire demeure ouvert le jour et la nuit. Le jour, c'est quelque mendiant qui le fréquente sans ombrage. La nuit, il est l'asile des saints mystères et comme une catacombe l'on se rend, à travers l'obscurité de la forêt, de tous les points de l'horizon. Un vénérable prêtre, le curé de Saint-Clément, a donné un signal muet dans les fermes voisines. Ce signal est répété au loin, et les yeux comprennent ce que la parole ne saurait dire. Voici le curé caché sous le cos- tume d'un paysan et sous la barbe d'un révolution- naire. On le reconnaît à l'entrée de la chapelle. Il baptise les enfants, il bénit les époux, il entend les confessions, et quand minuit sonne, le vieil autel s'apprête, les cierges sont allumés, la messe com- mence. Représentez-vous cette scène si digne des premiers siècles. Vos aïeux y ont assisté, ils y ont

372 LETTRE SUR LE COURONNEMENT DE LA SAINTE YIERGE

fait leurs pâques à une époque les pâques étaient interdites, ils y ont entendu prêcher la foi, et s'ils vous l'ont léguée si pure et si fidèle, remerciez-en Notre-Dame de Prime-Combe, allez baiser autour de son sanctuaire la trace de leurs pas.

Quand vous approchez de la sainte image, redou- blez de foi et de reconnaissance. La voilà dans son incontestable antiquité, telle que les siècles l'ont faite, telle que la vénère le peuple chrétien. Puisque nous la possédons encore, tout finira par refleurir sous ses auspices. Mais qui désormais gardera ce sanctuaire et qui rétablira le pèlerinage? Tous les fidèles le souhaitent, tous les curés du pays l'essaient, les évêques de Nîmes, en se succédant sur ce siège illustre, secondent par leurs encouragements tous ces désirs et tous ces efforts. Ce n'étaient encore que de timides et incertaines espérances, quand une heu- reuse inspiration de notre vénérable prédécesseur appela les disciples de Saint-Vincent de Paul à desser- vir Prime-Combe. Mgr Plantier faisait ainsi ses adieux à son diocèse, c'était un testament, et nous n'avons eu que le faible mérite d'en favoriser l'exécution. Venez, prêtres zélés, Marie vous attend pour re- prendre dans ces lieux son souverain empire. Quel changement en moins de douze années ! Auprès de la chapelle s'élève une maison de missionnaires d'où sortent des ouvriers évangéliques, à la parole en- flammée, qui répandent dans nos paroisses l'amour de Dieu et du prochain. Ce n'est pas tout, voici une école apostolique croît l'espérance du sanctuaire, car les écoliers qui la peuplent, quelque humbles qu'ils soient par la naissance, se préparent par de

DANS LE SANCTUAIRE DE PRIME-COMBE. 373

fortes études aux épreuves de la cléricature. L'humble ermitage commence à devenir un hameau gracieux. Au lieu des sentiers abrupts qui conduisaient à Prime- Combe, de grandes routes s'ouvrent de toutes parts pour en faciliter l'accès, une longue allée, peuplée d'arbres verts, en forme l'avenue, des jardins semés de fleurs en marquent l'entrée, et les grands bois qui l'enveloppent sont comme le sacré parvis du temple de Notre-Dame. Pourquoi ne dirions-nous pas que la vieille chapelle sera désormais insuffisante pour abriter le trône d'une si grande reine ? Rassurez-vous, nos chers missionnaires ne laisseront pas leur œuvre incomplète. Ils comprennent mieux que personne la nécessité de bâtir à Marie une nouvelle demeure, et c'est au nom de tout mon diocèse que je le demande à leur dévouement. Elevons à Notre-Dame de Prime- Combe un sanctuaire digne d'elle. La Vierge cou- ronnée parle pape attend de notre pieuse générosité cet acte de confiance et d'amour. Nous en ferons le 24 mai le vœu solennel, et ce vœu n'a rien de témé- raire. Pour la congrégation de Saint-Lazare, vouloir, c'est faire; dans les diocèses de Montpellier et de Nîmes, demander et obtenir, c'est une seule et même chose. Gloire à Marie ! Honneur au peuple qu'elle protège et qu'elle aime !

Comment ce domaine de Prime-Combe, autrefois si désert, fleurit-il aujourd'hui avec tant de grâce et d'éclat? Comment, après tant de révolutions et d'épreuves, Notre-Dame de Prime-Combe n'est-elle pas demeurée ensevelie sous les ruines que la guerre et la politique ont accumulées dans nos contrées? Un mot explique tout. Elle est chère à la reconnais-

374 LETTRE SUR LE COURONNEMENT DE LA SAINTE VIERGE

sance publique, et ses bienfaits l'ont sauvée de l'oubli. Les livres qui en contenaient le récit ont disparu, mais le peuple en a gardé la mémoire, et les souvenirs du cœur ne périssent jamais. En interro- geant les traditions aussi loin qu'elles peuvent re- monter, de bouche en bouche, dans ces lieux tant de fois désolés par les calamités publiques, on apprend des merveilles sans nombre. Les aveugles voient, les boiteux marchent, les sourds entendent, les para- lytiques recouvrent l'usage de leurs membres. On cite ici un enfant dont la langue s'est dénouée pour chanter les louanges de Marie; là, une malade dé- sespérée qui s'est fait traîner au pied de ses autels et qui est tout à coup revenue à la santé; ailleurs, des parents qui sont tombés à genoux devant le grabat gémissaient leurs filles abandonnées par les mé- decins, qui les ont vouées à Notre-Dame de Prime- Combe, et qui ont obtenu par leur miraculeuse guérison. Ce n'est pas une fois seulement que Marie manifeste ainsi sa puissance, mais presque chaque année, et ce sont les pauvres et les malheureux qu'elle exauce avant tous les autres. On sait à peine leur nom, mais presque toutes les paroisses qui en- vironnent Prime-Combe font sur ce sujet des récits pleins de charme et de piété. Aubais, Saint-Sériez, Sommières, Aspères, Bouzet, Fontanès, Aimargues, les hospices de Nîmes et de Montpellier, les hameaux voisins du pèlerinage, les fermes perdues au fond des bois, ont fourni à Notre-Dame de Prime-Combe les pauvres à secourir, les affligés à consoler, les mori- bonds à rappeler à la vie. Le peuple donne à notre sanctuaire presque tous ses clients, c'est en faveur

DANS LE SANCTUAIRE DE PRIME-COMBE. 375

du peuple que Marie supplie son Fils et qu'elle obtient des prodiges.

Ne soyons donc pas surpris de cette haute préfé- rence. Les pauvres n'ont pas les ressources néces- saires pour payer les secours de l'art, ni pour aller chercher au loin un air ou des eaux favorables à leur guérison. Dans leur détresse, ce n'est point à la terre, mais au ciel qu'ils demandent du secours, leur foi est plus vive que celle des grands et des riches, leurs prières ont un accent plus surnaturel, et leurs larmes coulent avec plus d'abondance de ces yeux qui n'ont jamais été séduits ni trompés par les fausses grandeurs du monde. C'étaient des pêcheurs, des bateliers, des publicains, des malheureux et des infirmes qui formaient le cortège ordinaire du Christ pendant sa vie mortelle. Ce cortège est toujours le même. Il y a dix-huit siècles que Marie vient s'y mêler et que Jésus lui dit comme Salomon à sa mère : « Demandez, ma mère, demandez, il ne m'est pas permis de vous rien refuser i. »

Aussi l'annonce du couronnement de Notre-Dame de Prime-Combe a-t-elle excité dans les deux diocèses de Nîmes et de Montpellier une grande émotion. Les malheureux et les infirmes s'en réjouissent, les petits et les humbles se sentent comme relevés par la gloire même de leur mère, et celle qu'ils appellent avec des supplications plus éplorées que n'en peuvent trouver les riches de la terre, semblera leur sourire d'un air plus maternel encore sous la couronne pontificale. Ils apportent des présents à ses autels, ils veulent

1 m. Reg., n, 20.

376 LETTRE SUR LE COURONNEMENT DE LA SAINTE VIERGE

concourir par leurs modestes dons à l'éclat de nos solennités, et ils se disent les uns aux autres, en cueillant des fleurs et en tressant des guirlandes : Allons avec confiance à ce trône de miséricorde; c'est que nous trouverons en temps opportun le secours nécessaire à nos corps et à nos âmes : Adeamus cum fiducia ad thronum gratix, ut gratiam iaveniamus in auxilio opportuno *.

Et vous, heureux du monde, ne viendrez-vous pas à ce pèlerinage? Ni les honneurs ni la fortune dont vous jouissez aujourd'hui ne sauraient vous garantir la paix du lendemain. Vous avez besoin de consola- tion autant que les pauvres et les petits, car au jour de Tépreuve votre esprit sera plus faible et votre cœur plus déconcerté encore. Venez, voici Notre- Dame de Bon-Secours, voici le trône de la grâce, l'autel au pied duquel vous serez heureux d'avoir prié le jour vous connaîtrez la maladie, le deuil et les larmes. Adeamus cum fiducia ad thronum gratis.

Tel est, nos très chers frères, le cortège que nous nous proposons d'amener, le 24 mai prochain, aux autels de Notre-Dame de Prime-Combe. Douze pré- lats, dont la bienveillance nous honore autant que leur amitié nous est chère, ont daigné nous pro- mettre l'éclat de leur présence et le concours de leurs prières. Mgr l'archevêque d'Avignon, notre mé- tropolitain bien-aimé, célébrera pontificalement la messe, à l'issue de laquelle nous ferons nous-même, en qualité de délégué du saint-siège, le couronne- ment de la miraculeuse image. Nosseigneurs de Mont-

1 Hebr., iv, 16.

DANS LE SANCTUAIRE DE PRIME-COMBE. 377

pellier et de Valence seront, l'un à la messe, l'autre à vêpres, les orateurs du jour. C'est assez dire que le 24 mai sera, pour l'éloquence comme pour la piété, une grande fête, et que vous en garderez un grand souvenir.

0 Marie, j'implore, en finissant, votre toute-puis- sante intercession en faveur de l'Eglise et de la France. Nous n'avons jamais séparé, ni dans notre cœur ni sous notre plume, les intérêts de nos deux patries, nous les nommons toujours ensemble, et nous les confondons dans un loyal et fervent amour. Que la France, dont vous êtes la Reine, soit aussi honorée et aussi glorieuse que le souhaite notre patriotisme. Que l'Eglise, dont vous êtes la Mère, assemble et réu- nisse, d'un bout du monde à l'autre, tous vos en- fonts dans votre sein et les confie à votre cœur. Mais c'est surtout le vicaire infaillible de votre divin Fils que nous vous recommandons en le remerciant de ses bienfaits, et en vous décernant la couronne qu'il a remise dans nos mains pour en ceindre votre tête. Qu'il vive, qu'il règne, qu'il commande, qu'il pour- suive, pour le bien du monde, le cours de ses glo- rieux desseins ! Vous le teniez en réserve pour le siècle nous sommes et pour les épreuves que nous traversons. Il sait tantôt se servir, tantôt se passer de ses plus fidèles serviteurs, et parût-il seul aux prises avec les plus grandes affaires, ces affaires n'en tournent pas moins à sa gloire, parce que vous êtes continuellement à son secours. Plein de majesté dans son langage et de prudence dans ses actions, il dé- concerte l'impie, il force l'admiration de l'infidèle, il fait taire l'envie de l'hérétique, et sa faiblesse élo-

378 LETTRE SUR LE COURONNEMENT DE LA SAINTE VIERGE.

quente devient une force incomparable avec laquelle il faut compter aujourd'hui. A la fois hardi et mesuré, c'est sous vos auspices, ô Vierge sainte, qu'il ramène l'Eglise dans le concert des nations et qu'il y fait prévaloir les intérêts de la conscience et de la foi. Léon XIII, désarmé et captif, commence à tenir la pre- mière place parmi les rois de son temps. Il vous la doit, ô divine Mère, car toute sa politique n'est qu'une inspiration de votre miséricorde. Tel est notre chef, notre guide, notre oracle; tel est ce pon- tife auguste par qui vous allez être couronnée. De- meurez pour lui et pour nous Notre-Dame de Bon- Secours : Auxilium christianorum, ora pro nobis !

LETTRES DIVERSES

LETTRE

A M. L'ABBÉ CLASTRON, VICAIRE GÉNÉRAL DE NIMES SUR

LA VIE DE Mgr PLANTIER

2 avril 1882

Mon cher ami,

J'ai achevé la lecture de la Vie de mon saint et illustre prédécesseur, et comme Tacite Ta dit en ter- minant celle d'Agricola, je suis tenté de dire, en sa- luant la grande figure de Mgr Plantier : Tu vero felix, non vitx tantum claritate, sed opportunitate moisis : Vous avez été vraiment heureux, non seulement par la gloire de votre vie, mais par l'opportunité de votre mort *.

En mourant le 25 mai 1875, Tévêque de Nîmes laissait l'Eglise de France honorée par tout ce qu'il y avait d'honnête dans tous les partis, restaurée et florissante dans ses temples, ses cloîtres, ses écoles, libre dans son action, discrète dans son influence. Elle touchait à peine à la politique, non pour empiéter sur

1 Vie d'Agricole ïlv.

382 LETTRÉ

le pouvoir civil, mais pour en éclairer la conduite dans les matières le pouvoir civil touche lui-même à Tordre religieux et surnaturel. Les prières publiques étaient décrétées, raumônerie militaire établie, et la loi sur renseignement supérieur allait donner les moyens de compléter, par de nouvelles institutions, les libertés conquises et pratiquées depuis 1850, au grand profit de la France et de l'Eglise.

C'était la dernière ambition de nos grands évêques; ce fut comme le signal de la décadence. En moins de sept ans tout pâlit, décline, croule et se précipite. Sous prétexte d'empiétements qu'on n'a pu ni cons- tater ni même définir, les professeurs des universi- tés catholiques sont réduits au rôle de répétiteurs ; Taumônerie militaire est supprimée ; plusieurs con- grégations religieuses sont dissoutes et leurs mai- sons fermées par la force; les études des bénédic- tins, les travaux agricoles des trappistes, les noviciats des jésuites, des dominicains, des augustins, vont chercher un asile à l'étranger; on dispute aux sœurs de Charité les hospices, aux frères des Ecoles chré- tiennes l'éducation des enfants, et les institutions qui étaient les plus populaires sont déjà les plus dé- criées ; enfin, le concordat, qui devrait être une dé- fense, est interrogé et torturé pour nous asservir. Ce n'est pas seulement le catéchisme de la religion chrétienne que Ton voudrait bannir de l'école, mais toute religion et jusqu'au nom de Dieu même. La seule pensée du Dieu qui bénit trouble les hommes politiques. Tandis qu'on laisse nier ou blasphémer son nom dans la littérature, au théâtre, jusqu'à la tribune, les uns songent à effacer de nos codes le

SUR LA VIE DE M^r PLÀNTIER. 383

serment qu'on prête devant lui, les autres demandent qu'on y rétablisse le divorce, la loi du dimanche n'est plus la loi de l'Etat, Ainsi Dieu est mis hors la loi avec ses commandements. Cette guerre, déclarée d'abord en Italie, continuée en Suisse, en Belgique, en Allemagne, sévit aujourd'hui en France avec d'au- tant plus de fureur qu'elle s'apaise déjà chez nos voisins. Seule l'Italie demeure le centre et donne le mot d'ordre. Mais ce mot d'ordre, parti des loges, est comme une consigne sous laquelle la flère nation de Glovis et de saint Louis courbe la tête. L'Eglise est devenue odieuse aux uns, suspecte aux autres, im- portune presque à tout le monde. Ceux qui la pour- suivent de leur haine ne l'accusent guère que d'avoir trop de vertus, les habiles feignent de ne plus la connaître, les lâches viennent l'accabler pour s'excu- ser de l'avoir servie. A force de dire que sa cause est impopulaire, on a fini par le faire croire, et personne ne saurait dire pourquoi.

Pline, gouverneur de la Bithynie, consultait Trajan pour savoir ce qu'on devait punir dans les premiers chrétiens, ou leur nom, ou les crimes attachés à ce nom odieux. Est-ce le nom de l'Eglise que l'on pour- suit, ou bien les crimes qu'elle a commettre? Beau- coup de gens l'ignorent. Les Plines de notre siècle hésitent à le dire, les Trajans qu'ils consultent les lais- sent sans réponse, mais les méchants n'hésitent ni ne se taisent, et la grande conspiration maçonnique marche, enseignes déployées, à la conquête de l'em- pire universel.

Est-ce donc un siècle qui s'est écoulé en si peu de temps ? Non, il y a quatre ou cinq ans à peine que ce

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déclin a commencé, et il va s'aggravant chaque jour. Mgr Plantier n'a pas vu ce que nous voyons, mais il Ta pressenti, deviné, signalé. Ecrire sa vie, c'est rappe- ler avec quel courage et quelle persévérance il a flétri les mauvais principes dont on fait l'application, et quels risques il a courus, pendant vingt ans, pour dé- tourner de l'Eglise et de la France les maux qu'elles souffrent aujourd'hui. Depuis la guerre d'Italie jus- qu'à la chute de l'empire, il n'a cessé de parler, de se récrier, de se plaindre, pareil àDesmosthène, dont l'éloquence importunait les Athéniens parce qu'elle visait juste et qu'elle frappait fort. Mgr Plantier était plus préoccupé encore des progrès de la révolution que Démosthène ne l'était des progrès de Philippe. Les sophistes n'ont pas écrit un mauvais livre qu'il ne l'ait réfuté ; le gouvernement n'a pas donné un gage à la révolution qu'il ne l'ait averti. Il aimait la France comme un citoyen qui aime sa patrie se montre peu jaloux de lui plaire, pourvu qu'il puisse la sauver. Il aimait l'Eglise comme un fils aime sa mère. La passion de Pie IX l'a trouvé, comme Véro- nique, sur le chemin du Calvaire, pour essuyer la face auguste de l'accusé divin ; comme saint Jean au pied de la croix, pour recueillir toutes les paroles du chef de l'Eglise et s'en faire, dans ses lettres pasto- rales, l'écho fidèle ou l'intrépide commentateur.

Je n'ai pas besoin de vous dire, mon cher ami, que de tels souvenirs sont des lois pour nous. J'aime à citer l'antiquité en appréciant M8r Plantier; car il ap- préciait lui-même plus que personne le caractère, les sentiments et le style des anciens, auxquels les mo- dernes de notre siècle ressemblent si peu. La Vie

SUR LA VIE DE M*v PLANTIER. 385

d'Agricola me fournit la conclusion de votre bel ou- vrage. C'est, dit Tacite, par une admiration constante plutôt que par des éloges éphémères qu'il convient d'honorer la mémoire des hommes illustres. Mais l'admiration elle-même serait stérile, si elle n'excitait doucement à l'imitation de la vertu. Il en est des livres comme des portraits. On a beau les graver sur le marbre ou les écrire avec le burin de l'histoire, c'est le caractère et les traits des grandes âmes que nous devons reproduire dans nos mœurs, c'est en leur ressemblant que nous pouvons encore leur plaire et les célébrer. Tout ce que nous avons aimé dans la vie de Mgr Plantier, tout ce que nous avons admiré dans ses talents et dans ses ouvrages a, comme la vérité même, une durée immortelle. Puissions-nous garder les yeux fixés sur cette lumière qui revit en- core mieux dans votre histoire que dans le beau por- trait mis en tête du livre ! Puissions-nous vivre, par- ler, écrire, agir, souffrir, mourir, après ce grand pontife, au service de toutes les causes dont il a été, comme évêque et comme Français, le saint et immor- tel avocat !

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PREMIERE LETTRE

A M. L'ABBÉ IAGRANGE

SUR LA VIE DE Mgr DUPANLOUP

25 juin 1883

Mon cher Chanoine,

J'achève à peine la lecture des deux premiers volumes de la Vie de MgT Dupanloup, et, sans at- tendre le dernier, j'ai véritablement le devoir, en tant qu'évêque et en tant que Français, de vous adresser mes plus vifs et affectueux remerciements.

Vous ne jugez pas votre héros, vous le peignez, et en le peignant avec amour, c'est un demi-siècle dont vous faites le tableau. Depuis 1828, il débute comme vicaire et catéchiste à la Madeleine, jusqu'en 1878, la mort l'enlève à la France et à l'Eglise, que de vicissitudes politiques, que de périls, que de devoirs pour le prêtre et pour l'évêque! M. l'abbé Dupanloup demeure vingt ans au second rang, mais déjà il est digne du premier.

C'est le catéchiste par excellence, c'est l'incompa- rable supérieur du petit séminaire de Paris, c'est le brillant professeur de Sorbonne, c'est l'orateur des

388 PREMIÈRE LETTRE

grandes chaires. Inférieur au P. Lacordaire et au P. de Ravignan dans la conférence, il est leur supé- rieur dans le sermon, leur égal dans la direction spi- rituelle des âmes, leur émule dans toutes les grandes œuvres, leur fidèle compagnon dans la disgrâce en- core plus que dans la fortune. On apprenait de cha- cun d'eux toute l'estime que méritait leur admirateur et leur ami, et celui-ci avait en eux, quoique à des degrés divers, toute la confiance que commandaient leurs vertus et leurs services. Le P. Lacordaire, qui avait appartenu si longtemps à l'école de Lamennais, avait moins que le P. de Ravignan le droit de con- seiller M. l'abbé Dupanloup.

Mais ils se complétaient tous les trois l'un par l'autre, et comme ils habitaient des sphères diffé- rentes, leur action, pour être personnelle et diverse, n'en était que plus forte, plus étendue et plus fé- conde. Ce sont les trois hommes qui, de 1830 à 1848, font le plus d'honneur à l'Eglise de France dans l'ordre sacerdotal. On les écoute, on les craint, on les aime, on les admire. Il n'est permis à personne d'avoir pour eux une médiocre estime. Les impies, les politiques, tous ceux à qui la religion est odieuse ou importune, sont obligés de compter avec eux.

Cette période si pleine de grands souvenirs se termine par la discussion et le vote de la loi sur la liberté d'enseignement. Vous avez raconté, avec d'a- bondantes citations et d'intéressants détails, la belle campagne de 1849 et l'éclatante victoire de 1850. Quels généraux et quels hommes d'Etat ! Monta- lembert, le premier-né de notre glorieuse armée, qui, en servant l'Eglise, ne voulait d'autre récompense

SUR LA VIE DE VF DUPANLOUP. 389

que l'honneur de l'avoir servie ; M. de Falloux , quoique si jeune encore, attachant son nom à la meilleure loi de notre siècle et devenant par un de nos plus grands ministres ; M. Thiers, l'ancien per- sécuteur des jésuites, devenu leur allié, oubliant ses jalousies et ses ombrages pour concourir à la loi du salut social. Vous montrez auprès d'eux M. l'abbé Dupanloup , actif, infatigable et conciliant tout ensemble ; forçant M. de Falloux à accepter le mi- nistère et forcé par M. de Falloux lui-même à accepter l'épiscopat; écrivant à Rome, discutant, causant, intriguant à Paris (je dis le mot dans son meilleur sens) , jusqu'à ce qu'il ait triomphé de tous les obstacles par la persuasion ou par l'habileté auprès des hommes, par la prière auprès de Dieu. Le génie de Montalembert a tout inspiré ; la politique de M. de Falloux a tout accompli ; l'action persévérante de M. l'abbé Dupanloup a rendu facile ce qui semblait presque impossible. La loi de 1850 a donné à la France les évêques, les prêtres, les soldats, les ma- gistrats, les citoyens, qui2 la servent, la défendent et l'honorent aujourd'hui. Nous pouvons dire d'elle : Justificata in semetipsa.

Là-dessus je me permettrai deux critiques fort légères. Vous avez quelques pages à abréger en racontant l'opposition violente que souleva la loi dans une partie de la presse catholique. Jetons le voile du silence et du pardon sur les erreurs du temps. Il y a aussi un mot à retrancher à la fin des admirables chapitres que vous avez consacrés à ces longs débats. Je ne dirai pas avec vous : « Elle n'est plus, cette loi ! » Nous n'en jouissons plus, il est

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390 PREMIÈRE LETTRE

vrai, telle que nous l'avait faite la politique conci- liante qui prévalait en 1850. Mais on aura beau la torturer et la défigurer; on aura beau nous charger de chaînes pour nous enfermer dans un cercle chaque jour plus étroit; nos collèges sont debout, notre clientèle se soutient, nous satisferons à toutes les exigences, nous continuerons à marquer du sceau de la religion, de la vérité et de la liberté, les jeunes générations qu'il nous sera donné d'élever encore. Les législateurs du jour peuvent effrayer les faibles et les politiques ; ils ne pourront rien sur les maîtres qui ont accepté la charge glorieuse d'appliquer la loi de 1850, ni sur les élèves qui en ont recueilli le bénéfice. La devise de Montalembert sera la nôtre : Ne espoir, ne peur.

Après le vote de la loi de 1850, Mgr Dupanloup, à peine élevé sur le siège d'Orléans, disait son Nunc dimittis. Le ciel, heureusement, ne l'a pas exaucé. Il a vécu trente ans encore, demeurant sous la mitre l'avocat le plus écouté de toutes les grandes causes, plaidant pour le pape humilié et appauvri, pour l'Irlande affamée, pour la Pologne en deuil, pour la France vaincue. L'évêque était encore plus zélé, plus éloquent, plus influent que le prêtre. C'est la pre- mière moitié de sa vie épiscopale que vous nous racontez dans votre second volume, et vous nous faites souhaiter la troisième avec une légitime impa- tience. Le détail des œuvres qu'il a accomplies dans son diocèse pendant ces quinze premières années est profondément édifiant. A le voir si occupé au dehors, qui pourrait le croire si attentif au dedans ? Ses caté- chismes, ses prédications, ses retraites d'hommes,

SUR VIE DE MSr DUPANLOUP. 391

les soins qu'il prodigue à son petit séminaire, dont il fait un modèle, les maisons d'éducation qu'il fonde, les règlements d'administration qu'il donne tant pour la conduite des paroisses que pour le gouvernement du clergé, ses synodes et ses statuts, le recrutement des prêtres, la restauration de sa cathédrale, les fêtes de Jeanne d'Arc, qu'il célèbre avec tant de pompe et d'éloquence, la construction ou l'agrandissement des églises et des presbytères, des communautés reli- gieuses qu'il institue ou qu'il développe, vous ont fourni la matière de dix chapitres, qui sont non seulement pleins d'intérêt pour le diocèse d'Orléans, mais encore d'une lecture fort instructive pour tous les autres diocèses de France, On y apprend ce qu'on peut faire des hommes, et quelles ressources on trouve dans un diocèse bien administré pour la conduite des paroisses. Les hommes capables dont s'entoura Mgr Dupanloup rendaient sa tâche plus facile; mais outre le mérite qu'il avait de les dis- cerner et de les mettre à leur place, il eut encore celui de garder les rênes du gouvernement, et de demeurer, au milieu des yeux qui voient et des*bras qui agissent, la pensée unique, vivante, persévé- rante, d'une grande et féconde administration.

Ce n'est cependant qu'une page d'une si belle vie. Orléans, qui possédait son cœur tout entier, avait à peine la moitié des préoccupations de son esprit et des travaux de sa plume. On le trouve partout; et, tantôt en forçant le respect des uns, tantôt en commandant aux autres l'admiration, il semble entraîner les âmes dans les grands desseins qu'il conçoit pour l'éducation de la jeunesse, le ser-

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vice du saint-siège, l'honneur de la France, la gloire de l'Eglise.

Ceux qui ont cherché dans l'évêque d'Orléans un homme politique n'ont compris ni l'indépendance de son caractère, ni l'étendue de son esprit, ni la magna- nimité de son cœur. « Ni sous la monarchie de Juillet, ni sous la république, ni sous l'empire, et moins que jamais quand il fut devenu évêque, il ne fut ni un homme d'opposition ni un homme de parti. Ce n'était pas là, comme vous le dites si bien, indifférence ou scepticisme, mais sagesse et nécessité. L'Eglise subit les gouvernements qu'amènent les conflits des hommes, mais elle ne descend pas dans l'arène. Elle poursuit sur la scène mobile du monde son œuvre éternelle, l'œuvre des âmes. Elle n'est ni factieuse ni ingrate, mais il importe qu'elle reste digne. »

Tel fut l'évêque d'Orléans en face du coup d'Etat du 2 décembre : il se tut, il pria, il attendit. Mais quand la souveraineté pontificale est en péril, avant même qu'on ait signé le traité de Zurich, qui demeura lettre morte, quand l'opinion publique est encore incertaine; dès le 30 septembre 1859, il commence à revendiquer les droits du saint-siège et à protester devant Dieu et devant les hommes contre ces fa- meuses victoires dont la vertu n'était pas assez indi- gnée. Il dit hautement : « Que ma protestation trouve ou non de l'écho, je remplis un devoir. »

Gomme il Fa rempli, ce devoir sacré, à l'apparition du mystérieux écrit : le Pape et le Congrès ! Vous étiez là, mon cher ami, son secrétaire et son confi- dent ; vous racontez avec une émotion qui gagne vos lecteurs comment le prélat répond à la brochure dans

SUR LA VIE DE M%T DUPÀNLOUP. 393

vingt-quatre heures, fatiguant à lq, fois deux impri- meries dans la nuit même, donnant à Tune le com- mencement de sa réponse, à l'autre la fin, mêlant l'éclair à la foudre d'un bout à l'autre de cette impro- visation, laissant les ennemis de l'Eglise comme frappés d'un coup mortel sous la soudaineté de la réponse, et gravant dans toutes lés mémoires du temps les derniers mots qui pourraient servir d'épi- taphe à toute la politique impériale vis-à-vis du saint- siège : « On n'écrit pas de telles pages sans dire son nom; on n'essaie pas de telles entreprises sans lever son masque. Il faut un visage ici, il faut des yeux dont on puisse reconnaître le regard, un homme enfin à qui l'on puisse demander compte de ses paroles. »

Quand la lutte semble s'apaiser, l'évêque d'Orléans ne se donne ni relâche ni répit. Il organise le Denier de saint Pierre, il aide au recrutement de l'armée pontificale, il défend la société de Saint-Vincent de Paul, il préconise par un grand ouvrage la charité et ses œuvres, il domine au congrès de Malines par sa parole, il figure au premier rang parmi les évêques convoqués à Rome pour la canonisation des martyrs du Japon. il rédige, avec le cardinal Wiseman, l'adresse de Tépiscopat à Pie IX, et après y avoir affirmé la nécessité du pouvoir temporel, il y inter- prète les sentiments de tous ses collègues en s'é- criant : « Nous sommes venus libres vers le pontife- roi, qui est libre lui-même. Pasteurs dévoués aux intérêts de l'Eglise, citoyens dévoués aux intérêts de la patrie, nous ne manquons ni à nos devoirs de pasteurs ni à nos devoirs de citoyens. »

394 PREMIÈRE LETTRE

Ce qu'il a fait pour le pouvoir temporel, il le fera pour le pouvoir spirituel avec le même cœur, la même verve, le même succès. A l'apparition de l'en- cyclique Quanta cura et du Syllabus, l'épiscopat fut unanime pour s'incliner devant la parole descendue de ces hauteurs Ton ne peut ni se tromper ni nous tromper. Tandis que le cardinal Mathieu et l'évêque de Moulins lisent l'encyclique dans leur cathédrale, l'évêque d'Orléans s'applique à la justi- fier. C'est l'objet du dernier chapitre de votre second volume. Sa plume, comme un glaive à deux tran- chants, prenant l'offensive contre la convention du 15 septembre, et la défensive en faveur de l'ency- clique du 8 décembre, met en pièces la convention et fait à l'encyclique un rempart inattendu. Six cent trente évêques applaudirent l'évêque d'Orléans ; Pie IX le remercia et le combla d'éloges. « Vous serez, lui écrivit-il, j'en suis sûr, un interprète d'au- tant plus fidèle du Syllabus et de l'encyclique que vous en avez été un plus éloquent vengeur. »

C'est sur ce témoignage pontifical que se termine le second volume de votre ouvrage. Mgr Dupanloup est au comble de l'influence et de la gloire. Il lui reste quinze ans à vivre, et, comme vous le dites si bien, il ajoutera encore à ses services, mais non à sa renommée.

L'impression qui résulte de toute cette lecture n'échappera à personne. Dans les fonctions les plus hautes comme dans les plus humbles, auprès des enfants du catéchisme comme auprès du prince de Talleyrand, en défendant le pape et en conseillant les princes, prêtre, évêque, orateur, académicien,

SUR LA VIE DE M&r DUPANLOUP. 395

polémiste, Mgr Dupanloup est toujours le même. Il se met à la recherche des âmes avec le même zèle et le même tact, cherchant non ce qui divise, mais ce qui rapproche, parlant la langue du temps à ceux qui ne sauraient en entendre une autre, allant cher- cher au fond des âmes la corde encore sensible, l'étincelle qui brille encore, l'endroit par l'homme, le faible roseau, tient encore à la vérité, à la vertu, à l'honneur. Cet endroit, il le découvre, il s'y établit, et par il remue tout le cœur humain : Lacordaire et Ravignan n'avaient pas d'autres procédés. On con- sentit à les entendre, l'un parce qu'il faisait sonner dans ses discours la parole de son siècle, l'autre parce qu'il en avait le ton, l'air distingué, les nobles manières. Ainsi fut écouté, applaudi, suivi, Mgr Du- panloup. Il ne sacrifia pas un dogme ; il ne livra pas un seul des remparts derrière lesquels s'abrite l'E- glise ; mais il les défendit avec sa bravoure person- nelle et son génie particulier. Turenne ne ressemblait point à Gondé. Lequel des deux a fait le plus d'hon- neur au siècle de Louis XIV? L'évêque d'Orléans n'était pas l'évêque de Poitiers. Au lieu de les opposer l'un à l'autre, disons ce qu'ils ont fait de bien l'un et l'autre : cela vaudra mieux.

C'est dans ces sentiments d'équité et d'admiration que la postérité reconnaissante fera à Mgr Dupanloup une grande place au milieu de son siècle. On ne l'appellera pas, comme l'a fait un critique, un homme qui passe, à moins qu'on ne lui applique le mot de l'Ecriture : Pertransiit benefaciendo : il a passé en faisant le bien. A ce compte, les grands saints et les plus beaux génies n'ont fait que passer à la suite du

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divin Maître à qui s'applique le texte sacré ; Mgr Du- panloup a passé, mais le bien qu'il a fait reste après lui, mais l'ouvrage par lequel vous le faites si bien connaître restera lui-même, et il était temps de le publier pour nous servir de consolation et d'exemple. Ce que j'ai éprouvé en vous lisant de vraies jouis- sances, ce que j'ai senti d'espérances catholiques et françaises, je ne saurais l'exprimer assez. Les trois grandes choses que Mgr Dupanloup a défendues, la religion, la France, la liberté, sont aujourd'hui comme trois grandes images voilées et couvertes de notre douleur comme d'un nuage. Il me semblait les voir se découvrir et s'animer au récit de la vie de votre héros. Elles prenaient une voix pour nous dire avec ce Virgile, qui était si familier à l'évêque d'Or- léans :

Durate, et vosmet rébus servate secundis.

Que les jeunes gens, que le jeune clergé surtout, apprennent par la lecture de votre livre ce qu'il faut mettre au service de l'Eglise de travail, de zèle, de veilles, de vertus; comment on combat, comment on se relève et comment on triomphe; avec quel magnifique mépris il faut traiter l'argent, les vanités du monde, les aises de la vie ; mais quelle immense pitié, quel profond amour, il faut avoir de ses sem- blables, même les plus égarés, pour obtenir la con- version d'un Talleyrand, gagner un Thiers à la cause de la religion, et demeurer digne de cette France « à la fois généreuse et terrible, douée d'une éternelle jeunesse, et qui ne fait jamais tout craindre sans laisser tout espérer. »

SUR LA VIE DE M&r DUPANLOUP. 397

La seconde édition de votre livre était déjà sous presse avant même que j'aie eu le temps de vous dire mon sentiment sur la première. Vous corrigerez quelques dates, vous adoucirez quelques critiques, vous effacerez quelques tours de phrase qui sont du panégyrique plus que de l'histoire, vous retrancherez quelques détails un peu longs sur le procès, assez peu intéressant aujourd'hui, que les héritiers de Mgr Rousseau suscitèrent au grand évêque d'Orléans. Voilà à peu près toutes mes critiques. Je veux toute- fois vous faire encore une querelle de mot. Votre style, correct, pur, animé, presque partout irrépro- chable, s'est teint, pour ainsi dire, des couleurs du sujet. Le grand évêque d'Orléans revit sous la plume de son bien-aimé disciple. Mais eût-il écrit le mot éducateur pour instituteur ? je ne le crois pas. Vous me faites relire son grand ouvrage de Y Education, et je ne l'y trouve pas- une seule fois. Laissons ce néolo- gisme aux journaux et aux revues, et respectons dans nos livres, avec une scrupuleuse attention, cette belle et grande langue française qui s'en va comme tout le reste, mais qui doit trouver dans l'Eglise, encore mieux qu'à l'Académie, un sûr asile et d'in- traitables conservateurs.

Beaucoup de vos lecteurs auront, comme moi, la pensée de relire ce livre de Y Education, qui fera donner à Mgr Dupanloup, bien mieux qu'à la Harpe, le nom de Quintilien français. La postérité l'appellera peut-être le Quintilien de l'Evangile, le mettant au- dessus de Rollin et même de Fénelon, sans rien ôter à la gloire de ces deux grands maîtres. Rollin lui paraîtra inférieur parce qu'il a donné, dans son

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398 PREMIÈRE LETTRE SUR LA VIE DE M&r DUPÀNLOUP.

Traité des études, plus de place à renseignement qu'à l'éducation. Fénelon, dans son merveilleux roman de Télémaque, a écrit pour les modernes dans le style des anciens, mais c'est surtout aux rois que s'adressent ses remontrances et ses conseils. L'évêque d'Orléans, dans un plan plus vaste et plus simple, a tout réuni et tout embrassé. C'est l'histoire de la famille telle que notre siècle devrait la restaurer, c'est Fidéal du collège tel que notre zèle devrait le faire. Il y a vingt-cinq ans que ce livre a paru. Il est toujours neuf, parce qu'il est toujours vrai.

Puisse la lecture de la vie de Mgr Dupanloup ins- pirer à vos nombreux lecteurs la pensée d'appliquer, en éducation, les doctrines et les règles de cet incom- parable maître. Votre succès n'en sera que mieux béni de Dieu et mieux apprécié des hommes. Puisse l'illustre défunt parler longtemps encore à la jeunesse, à la France et à l'Eglise. Defunetus adhuc loquitur ,

SECONDE LETTRE

A M. L'ABBÉ LA GRANGE

SUR LA VIE DE Mgr DUPANLOUP

14 mai 1884

Vous avez achevé votre œuvre, mon cher chanoine, et le troisième volume de la Vie de Mgr Dupanloup, qui vient de paraître, est la meilleure réponse que vous ayez pu faire aux attaques passionnées dont les deux premiers ont été l'objet. Le silence que vous avez gardé sur les critiques sera apprécié par tous les hommes de bien. Persistez dans cette ligne de conduite, quoi qu'il arrive. Votre héros n'est pas de ceux qu'on discute. Il était nécessaire de le faire con- naître, il est inutile de le défendre.

Vous avez étudié dans les treize dernières années de sa vie, de 1865 à 1878, la période la plus troublée de notre siècle et de notre pays.

Huit ans nous en séparent à peine, et Ton dirait quelque histoire lointaine des temps héroïques, tant nous avons perdu de terrain, tant la barbarie des idées et des mœurs a accumulé de ténèbres autour de nous.

400 SECONDE LETTRE

C'est devant ces ruines pendantes, qui menacent de nous ensevelir, qu'il convient de relire dans votre livre ce qu'a dit, ce qu'a fait, ce qu'a écrit le grand évêque d'Orléans pour conjurer les progrès du mal. Vous nous rappelez sa lettre sur les malheurs et les signes du temps, le déchaînement d'injures qu'elle provoqua, la réplique écrasante du prélat, à laquelle il donna pour titre l'Athéisme et le Péril social. Ces malheurs, ces signes, ces périls, n'éclatent-ils pas aujourd'hui dans une lumière nouvelle ? N'est-il pas opportun de relire en 1884 les pages inspirées, dès 1865, par l'appréhension de nos désastres? Deux années après, les Etats pontificaux sont envahis, et la spoliation du saint-siège allait être consommée, quand la victoire de Mentana retarda le triomphe de l'iniquité. Ici encore apparaît l'évêque d'Orléans avec ses prières aux puissances, ses appels à la bravoure des zouaves, ses vives recommandations à la charité des fidèles. Le vieil Horace disait en déplorant la fuite de son fils :

N'eût-il que d'un instant retardé la défaite, Rome eût été du moins un peu plus tard sujette.

C'a été la gloire de l'évêque d'Orléans, comme des Montalembert et des Falloux, des Pie, des Mathieu, des Bonnechose, des Plantier, des Veuillot et de tous les écrivains catholiques, des Lamoricière et des Mérode, d'avoir retardé par leurs efforts la chute du pouvoir temporeL Les uns l'ont fait par leurs écrits, les autres, par leurs armes, tous, par leur influence sur l'opinion et leur crédit, que l'on pouvait dire euro- péen. Relisons les pages de Mgr Dupanloup pour nous

SUR LA VIE DE MSp DUPANLOUP. 401

consoler dans l'amertume de nos revers ; la posté- rité les relira un jour, qui n'est pas loin peut-être ; quand le pape aura recouvré sa liberté, Rome, ses souverains légitimes; et le monde politique, son équilibre.

Nous attendrons moins longtemps, s'il plaît à Dieu, la justification des écrits de MgrDupanloup sur l'édu- cation des filles, et nous comprendrons mieux la guerre qu'il a faite si résolument à M. Duruy, quand ce ministre entreprit de leur donner un enseignement public. Ce jour-là, l'évêque d'Orléans gagna la ba- taille. Aujourd'hui qu'il semble l'avoir perdue, les lycées de filles commencent à scandaliser ceux qui ont préconisé cette déplorable institution. Déjà les révolutionnaires se rappellent, avec Molière, que Ton vit de bonne soupe et non de beau langage. Ils tremblent que leurs fils ne trouvent plus de femmes capables de raccommoder leurs habits. « Quelle France voulez-vous faire? disait MgrDupanloup; vous voulez que l'épouse, que la mère, que la femme chrétienne disparaisse du milieu de la société fran- çaise! » La femme sans religion avait déjà effrayé Massillon. On lui présenta un jour une petite fille de neuf ans, gâtée par les mauvais livres, et dont l'in- crédulité révoltait tout un couvent, on l'avait en- fermée trop tard, « Elle a beaucoup d'esprit, dit Mas- sillon, mais elle n'a pas le sens commun. Donnez-lui un catéchisme de cinq sols. » Cette précoce incré- dule devint Mme du Deffant, vécut en courtisane et mourut en athée. Plaise à Dieu que les lycées de filles aient la vie courte ! Ils ne justifieraient que trop les Massillon et les Dupanloup. Mais l'esprit ne supplée-

402 SECONDE LETTRE

rait pas au sens commun, et les du Deffant des géné- rations futures ne consoleraient personne de la licence de leurs mœurs par les agréments de leur société.

Au sortir de cette lutte, l'évêque d'Orléans allait être transporté à Rome et donné en spectacle à l'uni- vers entier dans le concile du Vatican. Vous avez abordé cette question sans vous dissimuler qu'elle aurait des difficultés et des embarras. Les quatre cha- pitres que vous consacrez à ce sujet sont écrits avec une grande sincérité. Vous regrettez avec raison que Mgr Dupanloup, par son avertissement donné h Y Uni- vers, ait non pas provoqué, mais soutenu dans les journaux une discussion qui aurait être enfermée dans l'enceinte du concile. J'ajouterai un regret au vôtre : c'est que l'évêque d'Orléans ait porté, dans la suite des débats, cette ardeur impétueuse, qui était un des traits distinctifs de son caractère, qu'il croyait justifiée par l'importance de la question, mais qui contribuait à passionner la lutte au lieu de l'apaiser. Il y aurait peut-être une ombre dans sa vie, s'il ne l'avait pas effacée par la gloire de sa soumission après la proclamation du dogme de l'infaillibilité. Il avait usé de sa liberté en discutant l'opportunité de la dé- finition ; c'était son droit : il se soumit ; c'était son devoir. Mais il se soumit avec une docilité parfaite, une humilité profonde, une promptitude ferme et résolue qui en entraîna d'autres. Son adhésion im- médiate et répétée fut d'un utile exemple, et il n'est pas plus permis d'en méconnaître la grandeur que d'en nier la sincérité.

Après le concile, la guerre. Autre tableau non moins nécessaire à reproduire pour la gloire de la

SUR LA VIE DE M&r DUPANLOUP. 403

France et du clergé. Il fallait rappeler au pays com- ment Mgr Dupanloup défendit les biens, la vie, la li- berté et l'honneur de ses diocésains. Vous l'avez peint, pendant la bataille de Goulmiers et l'occupa- tion d'Orléans, au milieu de l'ambulance prussienne établie à l'évêché, avec cette attitude si épiscopale et si patriotique dont nos ennemis eux-mêmes ont admiré la fermeté.

Le voilà devenu encore une fois l'admiration du monde. Orléans, plus fier que jamais de son évêque, l'envoie à l'assemblée nationale. Malgré son âge, sa santé épuisée, l'accablement de toutes les af- faires, il oublie les soupçons les plus immérités et les plus cruelles injures, pour se dévouer à l'Eglise et à la France avec un courage qui se rajeunit à chaque péril. Il accepte, dût-il y laisser sa vie, de monter à la tribune qui se relevait sur les ruines du 4 sep- tembre. Cette tribune a eu, pendant huit ans, ce que Bossuet appelle les derniers restes de la voix qui tombe et de l'ardeur qui s'éteint. Mais la voix de Mgr Dupanloup, bien loin de tomber, ne fit que gran- dir encore sur ce théâtre nouveau pour lui. La loi militaire, l'aumônerie, le budget des cultes, la liberté de l'enseignement supérieur, toutes les grandes ques- tions l'ont trouvé prêt. Il a emporté plusieurs fois les votes de l'assemblée nationale, comme on emporte une place d'assaut, et quand il ne lui resta plus que quelques jours à vivre, il ramassa toutes ses forces pour apparaître encore une fois à la tribune du Sénat, livrer bataille à la mémoire de Voltaire, et empêcher que le centenaire de cet homme fameux ne devînt une fête nationale.

404 SECONDE LETTRE

Dirons-nous de lui qu'il est mort à temps pour ne pas voirie commencement des grandes douleurs? Il a du moins applaudi à l'élection de Léon XIII. Il a pu lui écrire : « Votre élection a été providentielle. Toute l'Eglise en a tressailli, et tous les sages et grands es- prits qui connaissent les maux de notre temps y ont vu le doigt de Dieu. »

Il est mort ce nom sur les lèvres, avec le sourire de l'espérance, priant, écrivant, combattant, jusqu'au dernier soupir, l'œil au ciel, la plume à la main, le cœur plein des grandes choses qu'il redisait, sans se répéter jamais, pour le service des âmes.

Non, il n'était pas trop tôt d'écrire une telle vie, car il faut se défier de l'oubli dans ce déclin de toutes choses, tout se rapetisse et se rabaisse, croit une génération mesquine, égoïste, vulgaire, bornée dans ses vues, étrangère à l'admiration, incapable de comprendre l'abnégation et le dévouement. Nous avons eu, du temps de Mgr Dupanloup, de grandes luttes, de nobles caractères, d'éloquents débats dans les Chambres et dans la presse. Nos héros, parfois trop semblables à ceux d'Homère, ont échangé, dans le feu du combat, de trop vives paroles. Mais c'étaient des héros, et leur gloire effaçait tout. Aujourd'hui on se querelle sans gloire, mais non sans détriment pour les grandes causes qu'on devrait servir. On oublie que l'Eglise souffre, que l'union est le pre- mier devoir des catholiques et des honnêtes gens, et qu'au lieu de rabaisser nos vieux généraux, c'est à l'abri de leur nom, c'est en nous inspirant de leurs exemples, que nous pouvons combattre encore avec quelque honneur.

SUR LA VIE DE MSp DUPANLOUP. 405

Que restera-t-il de tous ces stériles débats ? Pas même un souvenir. Mais on se souviendra toujours de Mgr Dupanloup, de l'influence qu'il a exercée sur son siècle, des services qu'il a rendus à l'Eglise, de ses écrits sur l'éducation. Dans l'histoire religieuse de la France au xixe siècle, vingt noms à peine seront sauvés de l'oubli. Quand on aura cité Chateaubriand, de Bonald, de Maistre, Frayssinous, pour les louer et les bénir d'avoir inauguré les grandes batailles de la foi ; Lamennais , pour déplorer son apostasie ; Gerbet, Montalembert, Lacordaire, pour s'être élevés plus haut que leur maître en se séparant de lui, Mgr Dupanloup trouvera sa place à côté d'eux, avec le cardinal de Bonnechose et le cardinal Gousset, dans l'histoire de la théologie, de l'apologétique et de la politique chrétienne, dans les annales de l'expédition de Rome, de la liberté d'enseignement et de la défense de la papauté. On louera sans faire ombrage à personne le cardinal Pie, qui a balancé la gloire de ses contemporains sans l'amoindrir. On vantera les belles pages de Louis Veuillot et les études litur- giques de dom Guéranger. On rappellera le nom et la loi salutaire de M. de Falloux ; et ce sera à peu près la liste complète de toutes les grandes influences, de toutes les grandes œuvres, de tous les grands noms. Douze à quinze beaux livres survivront aux journaux et aux pamphlets. L'ouvrage de Mgr Dupanloup sur Y Education sera de ce nombre, avec les Conférences de Lacordaire et les Moines d'Occident.

Les petites choses sont le tombeau des grandes, a dit un critique du dernier siècle. C'est à l'historien de démêler, dans la vie des hommes illustres, les

23*

406 SECONDE LETTRE

grandes choses d'entre les petites, et de ne pas laisser affaiblir leur mémoire ni oublier leurs services. Ce fut votre tâche, mon cher ami; vous l'avez accomplie non sans peine, et vous avez eu le devoir d'échapper presque à chaque pas aux critiques et aux commérages, pour vous tenir sur les hauteurs de la justice et de la vérité. Les fabricateurs de pamphlets se flattent d'étouffer la gloire ; les journalistes, au lieu d'aider à l'histoire, la rendent souvent difficile, et beaucoup de leurs jugements sont à reviser. Il faut chercher ailleurs que dans ces feuilles légères, com- posées à la hâte, les éléments de la vie d'un grand homme. Vous avez été le confident des pensées de Mgr Dupanloup ; ses sentiments, ses desseins, ses sa- crifices, vous ont été particulièrement connus ; vous avez assisté chaque jour au spectacle donné par sa grande âme, qui était aux prises avec toutes les diffi- cultés de son siècle. Vous aviez mission pour nous parler de sa vie privée. Cette vie explique et éclaire toute sa vie publique. Non, ceux qui ne l'ont point assez aimé ne l'avaient pas assez connu. Il était simple, charitable, généreux à un degré rare; il s'efforçait de conquérir la douceur ; son cœur débor- dait de tendresse, et son esprit de foi, qui éclatait dans toutes ses actions, réglait invariablement l'emploi de sa journée. Qui n'a-t-il pas édifié ? Mais l'édification publique le touchait encore moins que sa propre sanctification. Le pape Léon XIII le sait mieux que personne. Il aime à raconter qu'en 1862, un jour de grand ricevimento à l'ambassade d'Espagne, pour la remise du chapeau à un cardinal, il rencontra dans un corridor à peine éclairé un prélat qui s'était dérobé

SUR LA VIE DE M*p DUPANLOUP. 407

à l'éclat de la fête. C'était l'évêque d'Orléans. Il avait quitté les salons pour réciter son chapelet et demeurer fidèle au règlement de sa journée.

Ce n'est pas assez pour un évêque de sauver son âme, il faut aider au salut des autres. Dans Mgr Du- panloup, le directeur des âmes valait le catéchiste et l'instituteur. Sa correspondance en est la preuve. Vous nous apprenez comment il a prodigué son temps et son cœur à tous ceux qui imploraient ses lumières. Les mères de famille et les jeunes gens, les hommes politiques et les écrivains, les Français et les étrangers, ont reçu les soins de sa paternité spiri- tuelle, sans distinction de rang, d'âge, d'influence ou de nationalité. Ce qu'il cherchait en eux, c'était leur âme, pour la sculpter à l'image de Dieu. Il écrivait à Montalembert : « Le cœur en haut, la main à l'œuvre. Tous deux, mon cher ami, nous vieillissons. Défen- dons-nous contre les défaillances. Nos œuvres vau- dront ce qu'elles vaudront, mais celle à laquelle nous devons attacher le plus grand prix, c'est nous- mêmes. » Je lisais ce matin la correspondance d'un autre prélat qui aura aussi sa place dans notre siècle, parce qu'il a attaché son nom à la dernière croisade entreprise en faveur du pouvoir temporel des papes. Mgr de Mérode eut ses ardeurs et ses excès ; il connut au service de l'Eglise les grandes inimitiés et les grandes épreuves : mais ses dissentiments avec les autres serviteurs de la cause commune ne le trou- blaient pas. Il en appelait tranquillement des pas- sions de la terre à la justice du ciel, et s'en remettait à Dieu du soin de donner à chacun sa place et de récompenser tous les mérites. Voici comment il s'en

408 SECONDE LETTRE

explique et s'en console, en philosophe chrétien et en prêtre excellent, dans une lettre écrite de Rome à Montalembert, le 26 novembre 1864, après une visite faite à la Roche en Breny : «J'étais bien un peu effrayé, en vous voyant, du désaccord nous serions sur bien des points. Je l'ai trouvé beaucoup moindre qu'il ne m'avait semblé de loin. Il est dans la nature des choses de ce monde qu'une foule de questions soient appréciées à un grand nombre de points de vue différents. Ce qui importe, c'est que ces appré- ciations soient fondées sur l'amour de la vérité, de la justice et du droit. Les élus qui se rencontreront en paradis auront eu en ce monde les plus grandes divergences d'opinions. Le bon Dieu assignera à cha- cun sa place. Il y a quelques jours, nous chantions, au chœur de Saint-Pierre, l'hymne de la Dédicace, sauvée, dans notre édition vaticane, des corrections d'Urbain VIII :

Illud introducitur Omnis qui, ob Christi nomen, Hoc in mundo premilur. Tunsionibus, pressuris, Expoliti lapides Suis coaptantur locis. Per manus artificis, Disponuntur mansuri Sacris sedifîciis.

» A force de tunsionibus et de pressuris nous fini- rons bien par être accommodés de manière à nous entendre. Le bon Dieu ne vous en épargne pas votre part, ni à moi non plus. »

Mgr Dupanloup a eu aussi ses critiques pendant sa

SUR LA VIE DE M*r DUPÀNLOUP. 409

vie; sa mémoire n'y a pas échappé après sa mort. Mais sa grande âme, nous en avons la confiance, n'en re- luit que mieux dans les splendeurs du Paradis; et son nom demeurera, dans l'histoire religieuse de notre siècle, comme une des pierres les plus précieuses de la couronne de l'Eglise. Ce sera la récompense de votre piété filiale d'être cité dans cette histoire. Après avoir relu le grand évêque d'Orléans, on se souvien- dra du disciple qui a le mérite, bien rare aujourd'hui, de demeurer fidèle à son maître, et le courage, en- core plus rare, de dire sans, respect humain toute son admiration, toute sa reconnaissance et tout son amour.

LETTRE

A M. HENRI COCHIN, ÉDITEUR DE L'OUVRAGE DE SON PÈRE

LES ESPÉRANCES CHRÉTIENNES

Novembre 1883

Monsieur,

Il y a un mois à peine que je reçus, de la part d'un prêtre excellent, de douloureuses confidences sur l'état présent des esprits. Il me signala, avec un accent pathétique, les ravages de l'athéisme. « On ne veut plus, disait-il, des preuves de l'existence de Dieu, La critique les a, ce semble, toutes ébranlées. Le témoignage universel des peuples, la notion de l'infini, l'idée même de l'être nécessaire, rien n'a trouvé grâce devant le scepticisme moderne. On nous demande des arguments nouveaux. Que faire ? que dire? »

« Gardez-vous bien, lui répondis-je, de chercher d'autres preuves que celles qui ont satisfait Aristote, Platon, Gicéron, toute l'antiquité, excepté Lucrèce, et qui ont été mises dans un meilleur jour encore par saint Augustin, saint Thomas et saint Anselme. Un siècle qui trouve saint Augustin et saint Thomas fai-

412 LETTRE

bles et incomplets sur cette matière ne comptera pas parmi les siècles éclairés. Les sophistes français, qui ne veulent entendre là-dessus ni Bossuet ni Fénelon, ne font guère d'honneur à la France. C'est une grande preuve de suffisance que de croire que de tels génies sont insuffisants à nous persuader. Appelons cela du dégoût ou de la déraison, mais ne faisons pas tant de cas de cette misérable critique, et surtout n'essayons pas de la satisfaire. Je vois des gens beaucoup trop préoccupés de réconcilier la rai- son avec la foi, l'Eglise avec la science. La raison et la foi n'ont jamais été brouillées, et la science qui combat l'Eglise n'a pas même l'honneur de la con- naître. Croyez-moi, prêchons saint Augustin et saint Thomas, et disons hautement aux gens que nous n'avons rien de plus à leur donner. »

C'est ainsi que je combattais ce désespoir de faire goûter à notre siècle des vérités qu'il repousse sans les comprendre. Le livre de monsieur votre père, que vous venez de publier sous le titre d'Espérances chré- tiennes, me vient en aide fort à propos pour achever de rassurer mon interlocuteur.

Je n'y ai pas trouvé, bien entendu, un argument nouveau en faveur de l'existence de Dieu et de la divinité de Jésus-Christ ; mais il n'y a guère de pages les vieux arguments ne se présentent sous une forme nouvelle qui plaît, qui attache et qui captive. Non nova, sed nove.

La division du livre est simple, grandement tracée, facile à suivre et à retenir. Dieu, la Vie humaine, le Rédempteur, le Temps présent; voilà, sous quatre titres, toutes les méditations qu'a laissées monsieur

SUR LES ESPÉRANCES CHRÉTIENNES. 413

votre père, en se consolant des misères et des erreurs de son siècle par les grandes vérités qui sont faites pour tous les hommes et pour tous les siècles. On y suit la trace des lectures, des conversations, des prières de chaque jour. M. Augustin Gochin tantôt répond aux incrédules pour les confondre, tantôt se répond à lui-même pour s'affermir et se consolider dans sa foi. Il combat et il prie; il montre à décou- vert non seulement un vaste esprit, mais un cœur noble, aimant, délicat; sa philosophie est toujours persuasive, parce qu'elle va jusqu'à l'éloquence ; son argumentation est toujours appropriée à nos besoins et à nos faiblesses, parce qu'il est de son temps et de son pays et qu'il en parle la langue. C'est un Pari- sien, mais un Parisien de la vieille roche, qui s'est entêté à croire à la religion, à pratiquer la vertu, et qui sait le dire en bon français.

Nous ne demanderons pas à cette apologie une grande rigueur philosophique ou théologique, nous ne ferons aucune chicane sur certaines expressions qui ne sont pas assez précises. L'auteur n'a pu ni achever son ouvrage, ni en lier étroitement toutes les parties, ni en revoir la dernière copie avec le scru- pule qu'un homme d'un tel mérite mettait dans ses livres. Malgré cela, ceux qui connaissent Y Abolition de V esclavage, les Conférences et Lectures, les Etudes sociales et économiques, ceux qui savent quelle per- fection M. Gochin donnait à sa phrase pour la rendre claire et combien son style est attachant, peuvent être assurés qu'ils le retrouveront ici tout entier. Outre les qualités propres à ce vif et charmant esprit, on remarquera dans les Espérances chrétiennes

414 LETTRE

quelque chose de plus ferme et de plus élevé encore. Ecrites jour par jour pendant dix ans, copiées par l'auteur jusqu'à quatre fois, refaites et perfectionnées à mesure que le talent de l'écrivain se mûrit et que son nom devient plus populaire et plus illustre, ces pages tiennent tout à la fois des excitations ou des événements du jour et du recueillement du soir. Mais il y a une note dominante, il y a une pensée favorite à laquelle monsieur votre père s'attache avec amour, un trait de lumière qui perce à travers les ténèbres, au milieu de tous les doutes de l'âme et de toutes les questions de l'époque : c'est l'espérance. Quand il n'entend autour de lui que les cris des blessés et des vaincus, quand il compare si judicieusement la se- conde moitié de l'histoire du xixe siècle à un chapitre de l'histoire des naufrages, blessé et vaincu lui-même, à peine sorti des tempêtes du suffrage universel, il se retourne vers Dieu et se reprend à espérer.

Qu'elle est belle et lumineuse, cette page écrite au lendemain d'une déception électorale :

« Je regretterai toujours la vie politique; mais je ne me plains pas d'avoir eu, très jeune, avec les vérités éternelles, le rendez-vous qu'il faut accepter tôt ou tard. La plupart des hommes aiment à reculer l'en- trevue jusqu'au moment de quitter le monde ou la vie. Ils reçoivent la religion comme on prend le soir un flambeau avant d'entrer dans les ténèbres. Mon premier acte de foi n'aura pas fait alliance avec mon dernier soupir. J'aime la vie, la liberté, la science, la gaieté; j'ai reçu la religion pour compagne au prin- temps de la jeunesse ; jamais elle ne m'est apparue avec des chaînes et des verges, et en vêtements de

SUR LES ESPÉRANCES CHRÉTIENNES. 415

deuil. Gonflant dans le triomphe définitif de la vérité sur la terre, j'apporte à ma foi un hommage tran- quille, je suis encore, je serai toujours du parti de l'espérance !. »

J'ai lu avec délices les deux cents pages consacrées à méditer sur l'existence et les attributs de Dieu, j'y ai relevé des mots qui méritent de durer :

« Supprimer le miracle, c'est supprimer le par- - don 2. On ne peut contredire nos dogmes sans les contrefaire 3. Croire à la divinité, c'est une abstrac- tion, dit-on; et croire à la spontanéité, qu'est-ce donc ? Mais prononcer le second mot, c'est faire passer du vent dans ses lèvres ; prononcer le premier, c'est faire apparaître une majesté vivante 4. »

Si la raillerie est permise à quelqu'un, ce n'est pas à l'incrédule qui se dit savant, c'est à l'homme de foi.

« Que m'apprend donc votre science, dirai-je avec M. Cochin ; que m'apprennent toutes vos sciences réunies ? Qu'a vu le plus grand navigateur après avoir fait deux ou trois fois le tour du monde ? Que les femmes ont des anneaux dans le nez aux îles Sand- wich et que les hommes sont noirs au Congo ; que partout brille le soleil, règne l'injustice, germe le mal et tombe la mort. Que m'apprend le prince des physiologistes ? Que le foie sécrète le sucre 5 et que la salive est triple, gustation, mastication, dégusta-

1 Introduction, 5.

2 P. 186.

3 P. 187.

4 Claude Bernard.

5 P. 188.

416 LETTRE

tion. Toutes les académies vont s'ouvrir à l'historien qui aura ajouté une date à la dynastie des Sassanides, un trait à la physionomie de Barberousse, une hypo- thèse aux origines de Rome ou de Ninive, devant le littérateur qui aura le mieux chanté l'amour ou atta- qué le pouvoir. Vous voulez que je m'intéresse seule- ment à la terre ; oui, si j'y dois rester toujours; sinon, c'est un bien petit navire.... Qu'est-ce qui passe sous mes fenêtres ? Le cortège du bœuf gras, imité des païens d'il y a deux mille ans. Qu'est-ce que je lis dans le journal d'hier? Une métaphore sur les Car- thaginois, ou sur l'arche de Noé, ou sur Damoclès, Des vieilleries, pas de nouveau *. »

Ce n'est donc pas au chrétien, mais plutôt à l'incré- dule, de désespérer en face d'une science si pauvre en résultats. Monsieur votre père ne s'en est pas laissé imposer. Il se moque fort agréablement de ces alchimistes de la négation qui ne replient leurs ailes que pour poser leurs pattes par terre et courir bon leur semble, niant provisoirement tout ce qui oblige, et provisoirement s'amusant et se déliant de tout devoir, assez habiles d'ailleurs pour glisser dans leurs abstractions austères de peu austères distrac- tions 2. Prenons ces traits et retournons-les hardiment contre ces prétendus libérateurs de l'espèce humaine, qui ont imposé à notre siècle des fers bien plus lourds que les chaînes de la foi. Prenons-les, et retournons- nous vers Dieu, dans toutes les discussions, pour lui dire, comme monsieur votre père, avec l'accent de la

1 P. 192.

2 P. 192.

SUR LES ESPÉRANCES CHRÉTIENNES. 417

foi, de l'espérance et de l'amour : << Mon Dieu, que je vous aime, pendant qu'on vous discute 1 ! »

Je voudrais persuader aux désespérés du jour de lire les consolants chapitres sur la Vie humaine. Ils verraient tout ce que Dieu a fait pour l'homme, et comment, jusque dans ses rigueurs, il y a bonté et grandeur. La science, l'étude, l'art, la réflexion, comme des verres grossissants, ajoutent à la beauté de la vie des beautés nouvelles. Mais, à côté de ces beautés, l'histoire, le théâtre, la presse, signalent le désordre, la bêtise, la laideur. Par tous les bouts éclate la contradiction. Nous sommes faits pour le bien, et pourtant nous sommes mauvais ; faits pour l'abondance, et nous sommes pauvres; faits pour la vie, et nous mourons. Le nœud de toute chose, comme dit Pascal, est dans le dogme de la chute. Pour ache- ver de dénouer, il faut y mettre encore, comme fait M. Gochin, le dogme de la vie future. Un être qui n'atteint pas sa fin, un résultat qui n'est pas digne de Dieu, voilà la preuve de la chute originelle. Le mal est venu de l'homme, créé heureux et parfait, mais libre. Dieu n'a pas créé le mal, mais il l'a puni. C'est juste. L'homme est conduit dans la vie, par quelqu'un de meilleur que l'homme, à quelque chose de meilleur que sa vie présente. C'est l'immortalité, c'est le ciel. Ainsi l'homme est placé entre le paradis terrestre, qu'il a perdu, et le paradis céleste, qu'il lui faut conquérir. Tout s'explique, dans les épreuves de la vie humaine, et par ce passé et par cet avenir. Argu- mentation forte, pressante, rendue sensible par des

1 P. 368.

418 LETTRE

faits et par des exemples, qui se termine par cette belle prière :

« Mon Dieu ! accordez-moi la grâce de me résigner à Tincertitude de la vérité, à l'imperfection de la vie, à l'injustice de la société, à l'impuissance et au dégoût de moi-même, à l'obscurité, au poids, à l'ina- chevé de toute chose, sans me lasser d'agir. Donnez- moi pour le bien l'appétit de ces pauvres maçons, qui avalent tant de pain noir avec si peu de viande, qu'on ne sait comment ils en auront jusqu'au bout, et qui chantent pourtant en reprenant la truelle et en rele- vant le moellon *. »

Et l'auteur qui s'animait ainsi a chanté, en maçon chrétien, son Rédempteur et son Dieu, Notre-Seigneur Jésus-Christ, en rappelant les faits qui attestent le mystère de la Rédemption, et en montrant les effets qu'a produits sur la vie humaine la croyance à ce divin mystère. Quelle élévation et quelle pieuse verve dans des fragments comme ceux-ci :

« Ni rejeté à distance, ni rétréci à notre taille, voilà le Dieu chrétien, infini de l'esprit, explication de la terre, soutien de la vie. Ce Dieu nous est quelque chose; il nous touche, il nous parle, il nous émeut, il nous satisfait. Quelle merveille ! Nous rai- nions d'un amour sensible. Oui, philosophes et géo- mètres, vous avez peine à le comprendre ; écrivains, peine à le définir. Nous, nous l'aimons sous les traits de Jésus. Il est vraiment l'ami des âmes et, nous di- sons hardiment et tendrement, leur époux. Mais nous- mêmes, créatures médiocres et tièdes chrétiens, nous

1 P. 306.

SUR LES ESPÉRANCES CHRÉTIENNES. 419

découvrons en nous, dans de bons moments, comme une partie saine et immaculée qui le touche, et, sai- sissant la frange de sa robe, nous sentons une vertu qui sort de lui. Nous sommes des brutaux, des luxu- rieux, des menteurs, des superbes, des avares. Il n'y a pas un homme qui soit sûr de rester seul avec une enfant de vingt ans sans la trahir, pas un qui puisse promettre de tenir son ennemi sans se venger, pas un qui jure de posséder un secret sans en profite?, un dépôt sans le convoiter, et pourtant voilà qu'au milieu de notre brutalité et de notre fange le sang s'ar- rête, se calme, s'épure, l'âme s'émeut doucement, se soulève et s'élance. Elle a vu passer et elle aime ce doux Jésus, ce chaste souverain des hommes ; elle aime le pauvre, elle préfère aux courtisanes et même aux honnêtes amours cet austère ami. Le monde parle, mais la voix de Jésus est plus forte ; la chair frémit, sa vertu l'apaise ; la pauvre créature marche sur les cendres brûlantes, à travers les ricanements et les séductions, comme un aveugle qui tend les bras, et se couche enfin pour mourir avec un nom seul sur les lèvres et ce cri de sainte Thérèse : « Sei- gneur, il est temps de nous voir *, »

Dans cette troisième partie, toute de flamme et d'élan, j'ai recueilli des pensées profondes, comme celle-ci : « Ne plaisantez pas sur les obstacles de la vie, ce ne sont pas des nœuds à défaire, ce sont des boulets à porter. L'épée ne les rompt pas, la croix seule les supporte 2. » J'ai goûté singulièment la douce

1 P. 388.

2 P. 399.

420 LETTRE

concision de cette demi-ligne : « Le Christ a rendu Dieu aimable et l'homme aimant. » J'ai noté ce ré- sumé du christianisme pratique vivant et populaire : « Le Fils de Dieu visitera la douleur, l'indigence et le remords. Il dit à la douleur : je t'aime ; à la pau- vreté : je t'aime ; au repentir : je t'aime; et c'est de- puis que ces trois rayons sont tombés sur ces trois séjours délaissés, que l'homme a repris courage, va au travail en chantant et croit au bon Dieu 1 . »

Le Temps présent, c'est le titre que vous avez donné, monsieur, à la dernière partie du livre de monsieur votre père. On pourrait presque déjà l'ap- peler le temps passé, tant il s'est passé d'événements, et de tristes événements, depuis le jour ces pages ont été écrites. M. Gochin avait vu fermenter et monter déjà bien haut la haine épouvantable qui a fait explosion contre l'Eglise. Il disait déjà en 1867 « Quand Dieu s'en va, l'âme part avec lui. L'âme partie, plus de grande politique, plus de grande élo- quence, plus de grand art. Rien n'est possible du côté du beau, tout devient possible du côté de l'ignoble 2. » Mais il ne faisait qu'entrevoir le dé- sastre de nos écoles publiques. Il entendait, non sans frémir, se former les projets aujourd'hui ac- complis : (( Stupides, quand ils ne sont pas cou- pables, ceux qui, sentant que les Français sont au- dessous de leur condition et les droits en avant des aptitudes, disent : « Instruisez, » mais ajoutent « Faisons sortir la religion de l'école, prenons l'al-

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SUR LES ESPÉRANCES CHRÉTIENNES. 421

phabet, chassons le catéchisme. » Plus de Dieu dans l'école, alors plus de morale ni d'histoire. » Il ajou- tait, croyant encore à la liberté et à la justice : « Pourquoi payer par mon impôt un enseignement tronqué? Je paierai l'école de mon culte l. » Hélas! il nous faut les payer toutes deux, l'une par l'impôt forcé, l'autre par l'impôt volontaire. Ici les espé- rances d'une belle âme ont été trompées. Fasse Dieu que ce ne soit pas pour toujours !

Vous me permettrez une réflexion sur les lignes suivantes, qui me semblent hasardées et qui peuvent être mal comprises. « L'avenir du christianisme est dans l'union des catholiques et des protestants. Je le croyais avant de voir Genève et Londres, et je n'en doute plus depuis. » M. Gochin, corrigeant ensuite cette idée un peu vague d'entente et d'union, de- mande aux catholiques et aux protestants « de faire en commun, dans l'ordre de la charité, de l'apo- logie, de la science, des bonnes relations, tout ce qui peut l'être, sans blesser la vérité. » Ce vœu est fort catholique, et l'évêque de Nîmes le forme au fond de son âme avec 4toute l'ardeur de sa foi. Il ap- pelle à son secours ceux qu'il nomme ses frères séparés, il les supplie de prêcher la divinité de Jé- sus-Chrisi et d'administrer validement le baptême. C'est en rendant hommage à cette vérité essentielle et fondamentale, c'est en ouvrant aux enfants les portes du ciel, que les réformés se retiendront sur la pente et mériteront de revenir à la véritable Eglise.

J'achève, sur ce vœu si cher à mon cœur, l'analyse

1 P. 420.

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422 LETTRE SUR IES ESPÉRANCES CHRÉTIENNES.

du bel ouvrage que vous avez bien voulu m'envoyer et que je ne saurais trop vous remercier d'avoir mis au jour. Il fait grand honneur à la mémoire de mon- sieur votre père, et la préface dont vous l'avez fait précéder sera pour vous-même un titre de gloire. On voit de qui vous tenez. La mort, en nous enlevant M. Augustin Gochin à quarante-huit ans, dans toute la force de l'âge et du talent, a respecté sa plume. Vous l'avez reprise sur cette table de travail consa- crée, depuis des siècles, dans votre famille, par les nobles calculs de la charité et la culture des belles- lettres. Vous la maniez avec une dextérité élégante, et personne n'a oublié que pour la défense de l'Eglise et de ses moines, vous êtes aussi hardi à vous mon- trer qu'habile à écrire. Que Dieu vous garde, mon- sieur, cette généreuse ardeur et ce beau talent. Un évêque, en vous le souhaitant, a le droit de vous bé- nir. Je le ferai avec les paroles par lesquelles l'Ecri- ture a consacré les vertus du vieux Tobie et les mérites naissants de son fils : Benedictio tibi sit, quoniam filius es boni et optimi viri : Que la béné- diction de Dieu soit avec vous, parce que vous êtes le fils d'un bon, d'un excellent homme.

LETTRE

A S. EM. LE CARDINAL-ARCHEVÊQ.UE DE PARIS SUR

LA PROFANATION DU PANTHÉON

12 juin 1885

Eminence,

Le récit de vos religieuses et patriotiques douleurs est venu se mêler, dans nos Cévennes, aux joies de ma tournée pastorale, et je ne saurais achever cette visite sans protester avec vous , de toute l'énergie de mon âme, contre l'injustice qui enlève une église à la patronne de Paris, pour la transformer en un temple sans Dieu, sans culte, plus sacrilège encore que les temples du paganisme.

L'émotion sainte dont votre grand cœur a été péné- tré s'est communiquée à tout l'épiscopat et à toute la France. Pourrait-on ne pas la ressentir dans le diocèse de Nîmes, quand on se rappelle qu'il y a soixante ans, à peine élevé à la dignité de diacre, vous commenciez ici votre carrière apostolique, et que nos montagnards de Saint- André-de-Majencoules et de Valleraugues

424 LETTRE

recueillaient les premiers accents de cette voix qui éclate aujourd'hui avec plus d'éloquence que jamais, en défendant les droits de l'histoire, de la justice et de la religion?

Permettez-moi de vous le dire , Eminence , pour votre consolation et pour notre honneur, la foi de nos Cévennes n'est pas changée. Telles vous les avez parcourues, telles elles demeurent dans leur fidélité inviolable. Pendant qu'on ferme les sanctuaires à Paris, nous les relevons dans nos provinces, et ceux qui les bâtissent, pauvres, laborieux, économes, trou- vent dans leur épargne le secret d'être magnifiques. Ils ont gardé leurs mœurs, tandis que les Ninives pécheresses achèvent de perdre la pudeur. Vous avez, Eminence, signalé ces coupables excès jusque dans la haute société, de qui nous avions le droit d'attendre d'autres exemples. Vos saints gémissements ne peu- vent que redoubler aujourd'hui. A côté des morts que l'on vient de changer en dieux, on voit des vivants se changer volontairement en bêtes. il faudrait des prodiges d'intelligence, de talent, de dévouement, on s'épuise en prodiges de gymnastique ; les classes dirigeantes ne dirigent plus guère que le bal, et le délire de la licence égale presque celui de l'impiété.

Devant de tels spectacles , c'est notre devoir de mêler nos larmes à vos larmes et nos humbles remon- trances à vos grandes leçons. Mais à Dieu ne plaise qu'il nous échappe une parole de découragement! En nous mettant à l'école du Sacré-Cœur, vous avez appris à vos collègues dans l'épiscopat à planter, à bâtir, à espérer, à attendre. Vous avez protesté, comme Mgr de Quélen, de grande et pieuse mémoire,

SUR PROFANATION DU PANTHÉON. 425

contre la profanation de Sainte-Geneviève. Mais, plus heureux que lui, vous élevez depuis quinze ans, au nom de la France pénitente, un monument qui nous consolera de cette passagère disgrâce. Quand le Pan- théon n'est plus que le temple d'une immense misère, votre église du Sacré-Cœur va devenir celui d'une immense. miséricorde. Vivez pour l'achever, pour la consacrer, pour l'ouvrir à l'univers tout entier, et pour nous venger ainsi des ennemis du christianisme à force de grandeur, de charité et de bienfaits.

24*

LETTRE

A M. LE MINISTRE DES CULTES SUR

LA SUPPRESSION DES TRAITEMENTS ECCLÉSIASTIQUES

25 décembre 1885

Monsieur le Ministre,

Par une lettre en date du 18 décembre, que je n'ai reçue que le 20, vous me priez de déplacer immédia- tement neuf prêtres de mon diocèse, ajoutant que si vous n'obteniez pas cette satisfaction avant le 1er janvier prochain, ils cesseraient de recevoir, à partir de cette même date, le paiement des traite- ments ou des indemnités attachés à leur titre.

Dès le surlendemain, M. le préfet du Gard commu- niquait à la presse locale les noms de ces neuf prêtres, et MM. les sous-préfets avertissaient chacun d'eux de la mesure que vous veniez de prendre et du court délai dans lequel elle serait mise à exécution.

Ainsi la rapidité du coup en égale la rigueur; mais la publicité que lui donne le préfet du Gard oblige l'évêque de Nîmes à s'en plaindre publiquement.

Depuis dix ans passés que j'administre ce diocèse,

428 LETTRE SUR LA SUPPRESSION

c'est la première fois que je me vois réduit à une pa- reille extrémité. On avait traité, jusqu'à présent, ces sortes d'affaires dans le silence du cabinet, entre le ministre et l'évêque, sans passion, sans préjugés, sans parti pris ; beaucoup de difficultés naissantes s'étaient aplanies, parce que l'amour-propre n'était pas engagé dans la lutte ; et si je n'avais pas gagné toujours la cause de mes prêtres, on m'avait laissé au moins le temps de la plaider.

Aujourd'hui, tout est changé. Accusés sans le sa- voir, nous sommes condamnés sans débat et exé- . cutés sans délai; l'accusation, l'enquête, la condam- nation, l'exécution, nous apprenons tout le même jour, sans nous en être doutés la veille. C'est dans l'ombre qu'on nous accuse, qu'on nous juge et qu'on nous condamne ; c'est en public qu'on nous exécute.

Ces procédés ont de quoi nous surprendre, et nous ne saurions en accepter la cruelle nouveauté.

11 est de toute justice qu'on ne condamne jamais un homme sans l'entendre ; aucun de mes prêtres n'a été entendu.

Il est de toute équité qu'on avertisse l'évêque des griefs élevés contre ses prêtres et qu'on prenne son avis ; je n'ai été ni averti ni consulté.

Il est de toute convenance qu'en demandant à un évêque le déplacement de neuf prêtres, on lui donne le temps de l'opérer. Or, ce déplacement, fût-il aussi justifié qu'il l'est peu, il est impossible de le faire dans ce délai de huit jours, surtout quand les fêtes de Noël obligent MM. les curés à rester dans leurs paroisses, et que je ne puis même les mander à l'é- vêché.

DES TRAITEMENTS ECCLÉSIASTIQUES. 429

Mon premier mouvement a été de vous répondre : « Faites ce qu'il vous plaira. Puisque vous avez pris votre parti, j'ai pris le mien. MM. les curés resteront à leur poste sans indemnité et sans traitement, en attendant des jours meilleurs. »

Mais, après réflexion, la fierté de mon âme a cédé au sentiment que j'ai de ma responsabilité et de ma charge. Je me suis dit que l'évêque de Nîmes doit, bon gré, mal gré, élever la voix pour repousser les accusations indignes dont ses prêtres sont l'objet. Il est seul pour les défendre; mais il n'en est que plus obligé de le faire. Il me répugne de laisser croire que des journaux notoirement hostiles à la religion et à ses ministres seront écoutés désormais, sans ré- plique, dans des choses si graves; que des rancunes et des passions de village se satisferont toujours im- punément ; enfin, qu'on pourra persuader à un mi- nistre qu'un prêtre a parlé quand il s'est tu ; qu'un autre, toutes les fois qu'il réfute les libres penseurs, désigne par les républicains ; qu'un autre a pré- paré l'élection du 13 décembre en priant, le 2 no- vembre, dans un cimetière, pour les soldats du Ton- kin.

J'en appelle du ministre mal informé au ministre mieux informé. Cet appel sera l'objet d'un mémoire que j'aurai l'honneur de vous envoyer, quand j'en aurai réuni les éléments. Plusieurs de mes vénérables collègues ont eu l'avantage de vous voir, et cette dé- marche a suffi, à ce qu'il paraît, pour dissiper les malentendus. Mais il n'est pas donné à tout le monde d'aller à Paris, et je suis réduit à vous écrire. Si vous daignez lire mon mémoire, vous reviendrez, je n'en

430 LETTRE SUR SUPPRESSION DES TRAITEMENTS.

doute pas, sur l'étonnante mesure qui fait l'objet de ma plainte, en tenant compte, comme vous le pro- mettez dans votre dernier discours, des observations et rectifications fondées qui vous seront soumises.

Quand un pays a été, non pas troublé, mais seule- ment ému par trois élections successives, le moyen d'y calmer les émotions n'est pas de frapper des hommes inoffensifs et de les choisir dans le clergé. La victoire commande partout la modération, mais dans le Gard la politique l'impose ; et Févêque de Nîmes, en vous priant de renoncer à des représailles électorales aussi dangereuses qu'elles sont injustes, ne fait que remplir, en qualité de gardien de la paix publique, le devoir patriotique et religieux auquel il demeurera fidèle jusqu'à la mort.

LETTRE

A S. EM. LE CARDINAL GUIBERT, ARCHE VÊQUE DE PARIS A L'OCCASION

DE SES DOLÉANCES ET DE SES AVERTISSEMENTS

AU CHEF DE L'ÉTAT 18 avril 1886

Eminence,

Vous avez porté, au nom de l'épiscopat français, vos doléances et vos avertissements au chef de l'Etat, et personne d'entre vos collègues n'hésitera à recon- naître que vous vous êtes fait, de la manière la plus opportune, l'interprète nécessaire des sentiments de tous. Dans le temps le clergé tenait des assemblées générales, vous auriez été délégué, par le suffrage unanime de vos pairs, pour remplir auprès des rois de France la délicate mission dont les Beaumont et les la Rochefoucauld s'acquittèrent jusqu'à la veille de la Révolution française.

Quel que soit l'accueil que les pouvoirs publics fas- sent à vos courageuses et éloquentes réclamations , l'histoire en tiendra compte, et la postérité s'en sou- viendra • Nous sentons, d'ailleurs, que nous ne par- lons pas seulement au nom du clergé, mais au nom

432 LETTRE A S. EM. LE CARDINAL GUIBERT

du peuple; que le peuple est avec nous, et que les fac- tions qui s'unissent dans les Chambres pour nous accabler de leur poids ne représentent ni la France ni même la république.

Il y a, au-dessus de ces majorités parlementaires et factices liguées contre l'Eglise, une majorité réelle, profonde, immense, un peu confuse encore; mais cette majorité se forme et s'éclaire tous les jours, et tôt ou tard elle imposera à ses mandataires de rendre à l'Eglise les trois choses qu'on lui refuse aujour- d'hui : le respect, la justice et la liberté.

Nous venons de parcourir une partie de notre dio- cèse, et partout on nous a fait assez comprendre quel attachement , quelle obéissance , quelle fidélité , on entend garder envers la religion. On vénère l'évêque, on l'écoute, on nous rend des hommages qui se rap- portent non pas à notre personne, mais à notre carac- tère et à notre mission. Nous nous sentons les guides et les pères du peuple qui vient à notre rencontre, se met en habits de fête, nous suit à l'église et courbe la tête sous nos bénédictions. Là, nous catéchisons, au milieu d'un recueillement profond ; nous ensei- gnons le dogme du péché originel, les miracles, le culte de la sainte Vierge ; et ni le Credo ni le Décalo- gue ne rencontrent d'incrédules.

On a beau nier nos dogmes dans le sénat ; le sénat a beau applaudir à ces négations et en décréter l'af- fichage dans toutes les communes de France; ce ne sont pas ces affiches d'un jour qui prévaudront jamais contre le catéchisme. On n'a pas même pris la peine de les lire, et le premier souffle du printemps en a déjà balayé les lambeaux.

A l'occasion de ses doléances au chef de l'état. 433 Un autre spectacle nous console encore. A côté des palais scolaires s'élèvent nos écoles libres. Là, le vide continue à se faire autour des maîtres; ici, la foule déborde. Dans telle commune, l'instituteur installé par la force n'a pas un seul élève; mais, par compen- sation, on lui a donné un adjoint! Voilà le fruit glo- rieux de l'instruction gratuite, laïque et obligatoire : ces palais scolaires sont des maisons mal assises parce que la religion n'en a pas bénit les fondements! Un jour, qui n'est pas loin peut-être, on viendra nous prier de les raffermir en mettant à leur faîte la croix de Jésus-Cbrist.

Hier, j'ai salué à l'angle d'un jardin, près de la pre- mière maison de Castillon-du-Gard, une croix toute parée de fleurs et au-dessous de laquelle on lit cette inscription : Le monde passe, la Croix reste. Ainsi passera la tempête du jour. Vous avez eu, Eminence, le courage de la signaler; nous la braverons avec vous, pieusement agenouillés autour de la Croix qui ne passe jamais, et nous nous relèverons, sous ses bras protecteurs, pour semer, planter et bâtir encore, dussions-nous semer, planter et bâtir au milieu de nouvelles ruines. Heureux si nous pouvons les conjurer à force de larmes et de supplications ! Ce sont les vœux que je vais porter ce matin même à l'autel, en bénissant, aux portes de la ville d'Uzès, un nouveau couvent de carmélites. Je recommande aux prières de Votre Eminence cet asile de morti- fication cbrétienne.

Puissent les filles de Sainte-Thérèse, entre les- quelles Madame Louise de France a tenu un rang si glorieux, obtenir pour nous grâce et miséricorde ! '■ 25

TABLE DES MATIÈRES

Instructions pastorales

I. Lettre pastorale à l'occasion du voyage ad limina

et des prières publiques 3

IL Lettre pastorale sur le suicide Il

III. Lettre circulaire à MM. les curés du diocèse, au sujet des manuels de morale civique condamnés par

la congrégation de l'Index 39

IV. Lettre pastorale aux conférences de Saint- Vincent de Paul, à l'occasion du cinquantième anniversaire de cette société 51

V. Lettre pastorale pour recommander de nouveau les Facultés catholiques établies dans la ville de Lyon . . 67

VI. Lettre pour ordonner une quête en faveur des vic- times du tremblement de terre de l'île d'Ischia ... 79

VIL Lettre pastorale portant publication de l'ency- clique Supremi apostolatus * 85

VIII. Lettre pastorale à l'occasion des prières publiques ordonnées par la Constitution 93

IX. Lettre pastorale portant publication du bref et des décrets pontificaux qui introduisent une invocation nouvelle dans les litanies, et prescrivant des prières après chaque messe basse 101

X. Instruction pastorale sur l'œuvre des grands sémi- naires et des vocations ecclésiastiques 109

436 TABLE DES MATIÈRES.

XT. Lettre pastorale sur l'encyclique Humanum genus. 127

XII. Lettre prescrivant des prières pour conjurer le fléau du choléra 151

XIII. Lettre pastorale prescrivant un triduum de prières en l'honneur de la Nativité de la très sainte Vierge et une quête pour les victimes du choléra . . 157

XIV. Lettre pastorale portant publication de l'ency- clique Superiore anno 163

XV. Lettre pastorale sur les prières et les cérémo- nies des obsèques 169

XVI. Lettre pastorale sur l'indissolubilité du mariage. 183

XVII. Lettre au clergé du diocèse de Nîmes, sur la mort de M. l'abbé Gareiso, vicaire général 213

XVIII. Lettre pastorale ordonnant un service funèbre pour les soldats morts au Tonkin 227

XIX. Instruction pastorale et mandement sur les com- bats et les courses de taureaux 233

XX. Lettre pastorale promulgant le décret pontifical relatif à rétablissement des exercices du saint Rosaire. 247

XXI. Lettre pastorale à l'occasion du jubilé universel accordé par N. S. P. le pape, pour l'année 1886. . . 255

XXII Instruction pastorale sur la messe du dimanche. . 261

XXIII. Lettre pastorale et mandement prescrivant un service funèbre pour le repos de l'âme de S. Em. Mgr le cardinal Guibert 281

XXIV. Lettre aux curés du diocèse de Nîmes, pour prescrire une quête en faveur des inondés .... 291

XXV. Lettre aux curés du diocèse de Nîmes, pour remer- cier Dieu des résultats de la quête présente en faveur des inondés 295

XXVI. Instruction pastorale sur les mauvaises lectures. 301

XXVII. Lettre pastorale prescrivant un service funèbre pour le repos de l'âme de S. Em. M&r le cardinal Caverot, archevêque de Lyon 337

XXVIII. Lettre pastorale à l'occasion du quatrième voyage ad limina et du jubilé sacerdotal de S. S. Léon XIII 347

XXIX. Lettre pastorale annonçant le couronnement de

TABLE DES MATIÈRES. 437

la statue de la sainte Vierge dans le sanctuaire de Prime-Combe 363

Lettres diverses

Lettre à M. Fabbé Clastron, vicaire général de Nîmes, sur

la Vie de M%T Plantier 381

Première lettre à M. l'abbé Lagrange, sur la Vie de

M%v Dupanloup 387

Seconde lettre à M. l'abbé Lagrange, sur la Vie de

M%v Dupanloup 399

Lettre à M. Henri Gocbin, éditeur de l'ouvrage de son père,

les Espérances chrétiennes 411

Lettre à S. Em. le cardinal-archevêque de Paris, sur la

profanation du Panthéon 423

Lettre à M. le ministre des cultes, sur la suppression des

traitements ecclésiastiques 427

Lettre à S. Em. le cardinal Guibert, archevêque de Paris,

à l'occasion de ses doléances et de ses avertissements au

chef de l'Etat 431

BESANÇON. IMPRIMERIE DE PAUL JACQUIN.

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B E S 5 Q N , LOUIS FRPNCOIS

OEUVRES PASTORALES ET