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PARIS

SES ORGANES, SES FONCTIONS ET SA VIE

DANS LA £i:c05i)n MOiTii; D"J si:;'' siècle-

PARIS. TYPOGRAPHIE A. LAHURE Rue de Fleurus, 9

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PARIS

SES ORGANES, SES FONCTIONS ET SAYIE

DANS LA SECONDE MOITIE DU XIX« SIECLE

MAXIME DU CAMP

Paris n'est pas une ville, c'est un inonde. François !='' * Charles-Qujnt.

SIXIEME EDITION

TOME GLNQUIIÎME

PARIS

LIBRAIRIE HACHETTE ET C'«

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 1879

Droits de proprli-U el de traJuclbo réservé*

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CHAPITRE XXIV

LE MONT-DE-PIÉTÉ

I. LES LOMBARDS.

Harpagon. 150 pour 100. Les débiteurs. Barnabe de Terni. Effet d un sermon. Guerre entre couvents. Décision du concile de Latran. Renaudot. Douet de Ronip-Croissant Habit sanjclant et soc de charrue. Lettres patentes de 11". Économie du système,

Les lilancs-Mantiaux. Le lofris Barbette. L'Art de vérifier les dates. Ouverture du Mont-de-Piété. Quarante tonnes de montres.

Opérations de l'78. Emprunt. Prêt par procuration. Les commissionnaires. Abus persistant. Satisfaction du public. 1789. Papier-monnaie. Mesures inquisiloriales. Buste de Marat.

Cacophonie financière. Affaissement du Mont-de-Piété. Le Di- rectoire. — Beau temps de l'usure. Un avis des Petites affiches. 300 pour 100. Le Bureau des améliorations. Décret du Hi mes- sidor an XIL Reconstitution du Mont-de-Piété. Les succursales.

Lettre morte. Contradiction législative. Approche des armées allemandes en 1870. Engagements trop nombreux. Inquiétude.

Mesure aussi radicale qu'illusoire prise par le maire de Paris. Réserve épuisée. Prêt de trois millions consenti par l'État. Le 18 mars 1871. Stock de 100 millions. La Commune se décide à liquider le Mont-de-Piélé. Vermorel. Dégagements gratuits. On s'en tire à bon marché. Reprise des opérations. Les prêts clandestins. Le chef-lieu.

Il suffit d'avoir vu jouer l'Avare, d'avoir lu Gil Blas ou Jacques le Fataliste, pour savoir que le prêt sur gage, c'est-à-dire l'usure dans ce qu'elle a de plus

V. 1

2 LE MONT-DE-PIETE.

condamnable, fut une des plaies de l'ancienne société française. Le besoin d'argent et l'âpreté au gain se trouvaient mis face à face par les mille circonstances de la vie, et le scandale des bénéfices illicites n'avait point de bornes. L'opération était fort simple et rendait l'em- prunteur doublement dupe. Celui-ci s'adressait à l'un de ces industriels sans scrupule, que l'on appelait indif- féremment Juifs ou Lombards, et en recevait, au lieu de valeurs ayant cours, une série d'objets mobiliers évalués à des prix léonins ; c'étaient ordinairement des défroques inutiles, parmi lesquelles on pouvait rencon- trer « une peau de lézard de trois pieds et demi, rem- plie de foin, curiosité agréable pour pendre au plancher d'une chambre, » ainsi que dit le mémoire lu par La Flèche et rédigé par Harpagon.

Ces bric-à-brac de toute sorte, que l'argot des bimbe- lotiers modernes qualifie de « rossignols », étaient engagés ou vendus à neuf dixièmes de perte, chez des individus qui le plus souvent n'étaient que les agents secrets du préteur. Ce genre de commerce, ou, pour mieux dire, ce genre de vol habilement organisé, était tellement répandu à Paris dans le dix-huitiéme siècle, faisait des gains si excessifs et avait si profondément pénétré les habitudes, que l'on considérait comme probes et modérés les prêteurs sur gages dont le bénéfice ne dépassait pas 10 p. 100 par mois, 120 p. 100 par année, sans compter les droits fixes de com- mission, d'écriture et de manutention; à 150 pour 100 d'intérêt annuel on restait galant homme dans ce métier-là.

De si criants abus, qui s'étalaient impudemment au grand jour, frappaient tous les yeux et révoltaient les cœurs honnêtes; mais nul n'osait y porter la main. Aux plaintes du public, aux observations des magistrats, on répondait l'éternel mot qui sert d'excuse à toutes les

LES LOMBARDS. 3

mauvaises institutions : c'est l'usage. La place du Chà- tolet était encombrée par les meubles des pauvres diables qui n'avaient pu remplir les engagements con- sentis dans un jour de nécessité ; ceux-là étaient les plus heureux; les autres, débiteurs insolvables, jetés pêle- mêle avec les malfaiteurs dans des geôles infectes, avaient le loisir de méditer sur les inconvénients que faisait naître l'absence de toute réglementation en pa- reille matière. On attendit bien des années avant de prendre un parti radical à cet égard ; il fallut l'avéne- ment de Louis XVI et toutes les espérances qu'il fit éclore pour qu'on se permît d'arracher enfin le public aux oiseaux de proie qui le dévoraient. Le lieutenant géné- ral de police Lenoir, qui était plus à même que qui- conque de savoir jusqu'où le mal s'étendait, voulant tuer l'usure, régulariser le prêt sur gage, en rendre les conditions peu onéreuses, obtint l'établissement à Pa- ris d'un Mont-de-Piété analogue à ceux qui fonction- naient déjà régulièrement dans les Flandres et dans l'Artois.

L'invention n'était pas nouvelle, et en ceci l'Italie nous avait donné l'exemple. Ce fut un moine récollet, Barnabe de Terni, qui, révolté des misères dont il avait été le témoin, et prêchant à Pérouse en 1462, émut ses auditeurs à tel point que ceux-ci réunirent immédiate ment une somme importante qui devait servir de dota- tion à un établissement l'on prêterait sur nantisse- ment, à très-bas intérêt, et même, s'il se pouvait, gratuitement. Dans l'esprit de Barnabe de Terni, l'œuvre devait être avant tout charitable : aussi on l'appela Mont-de-Piété ; le nom est promptement devenu popu- laire et a prévalu. Les récollets s'emparèrent de la création d'un des leurs et s'en allèrent répétant qu'il fallait installer partout ces caisses de secours les pauvres trouvaient, en échange d'un gage déposé, une

4 LE MONT-DE-PIETE.

aide qui leur permettail de traverser des circonstances difficiles. Les prédicateurs ne gardaient sans doute que peu de mesure, car, après avoir entendu un sermon de Bernardin de Feltre, le peuple de Florence pilla les maisons juives.

Par suite d'une do ces jalousies de corps si fréquentes entre les ordres religieux, les dominicains accusèrent les récollets de favoriser l'usure; les prêteurs sur gages firent chorus avec les dominicains ; la querelle s'enve- nima, on se battit à coups de textes empruntés aux Écritures saintes et aux pères de l'Église. Pour mettre fui à la dispute, il ne fallut rien moins qu'une décision du concile de Latran, qui approuva les Monts-de-Piélé, tout en déclarant qu'ils ne devaient exiger que l'intérêt strictement indispensable à leurs frais d'administration. La religion catholique, en prenant ce genre d'établisse- ment sous sa protection, en assurait l'existence et en préparait l'avenir.

Ce fut Théophraste Renaudot, le vrai père du journa- lisme et le créateur de la Gazette de France, dont le premier numéro parut le l*^"" mai 1631, qui imagina d'installer un Mont-de-Piété à Paris; pour lui ce doit être une œuvre exclusive de charité; il rappelle le mot de l'Évangile : « Prestez sans rien espérer. » Vers 1650, Richelieu le nomma commissaire général des pauvres; en 1641, le minisire même lui vient en aide et défend qu'on le gêne dans l'exercice de sa bienfaisance : il s'a- git là sans doute d'une sorte de banque de prêt qu'il semble avoir momentanément ouverte pour venir au secours de la noblesse pauvre ; toutes ces origines sont du reste fort obscures, et il est assez difficile d'en tirer un document positif ^

' Th. Renaudot a parlé de ses projets dans l'étrange livre qu'il a pu- blié sous !•: titre de : Recueil général des (luestioiis Imitées dans les conférences du bureau ''adresses sur toutes sortes de matières, par les

LES LOMBARDS. 5

L'idée fut reprise plus tard par ce Jean Douet de Romp-Croissant dont j'ai déjà parlé à propos de la men- dicité, et qui n'éparj^nait pas ses projets, quoiqu'ils fussent presque tous destinés à rester à l'état de letlre morte. Dans sa France guerrière, il demande la créa- tion de Monts-de-Piété comme complément de tout un système d'assistance il faisait entrer un refuge pour les soldats invalides et l'enrégimentation des mendiants. C'était au début de la régence d'Anne d'Autriche ; on avait bien d'autres préoccupations en tête, et le prêt sur nantissement continua d'être réglé par nos vieilles ordonnances royales, qui le plus fréquemment se con- tentaient de défendre de prêter « sur habit sanglant ou soc de charrue ». Louis XIV, la régence, Louis XV, passèrent, et l'usure ne cessa pas de fleurir avec impu- nité, dans des conditions que h roman et le théâtre n'ont point négligé de retenir. Les lettres patentes qui, signées Louis, contre-signées Amelot, portent l'établis- sement d'un Mont-de-Piété à Paris, sont datées du 9 dé- cembre 1777 ; elles ont été enregistrées au parlement le 12 du même mois.

Ces lettres sont intéressantes à étudier, non-seule- ment parce qu'elles créent une institution extrêmement utile, mais parce qu'elles ont eu sur la destinée de celle-ci une importance capitale et que, si le Mont-de- Piété de Paris ne rend pas encore tous les services qu'on est légitimement en droit d'exiger de lui, s'il est dans une situation qui parfois n'a pas toute la netteté désirable, c'est dans l'acte constitutif de sa naissance qu'il faut en chercher la cause; car, malgré les décrets impériaux, les ordonnances royales, les lois qui à di- verses reprises ont réglé la matière en cherchant à la

plus beaux esprits de ce temps. 5 vol. Paris, 16G6. Voir Quarante-troi- sième conférence : de la Pierre philosophale ; du Mont-de-Piélé, t. I",p. 424.

6 LE MONT-DE-I'ŒTE.

modifier, les errements du premier jour sont restés les mêmes et les défauts organiques n'ont point disparu.

Le protocole indique nettement le but poursuivi : faire cesser les désordres que l'usure a introduits et qui n'ont que trop fréquemment entraîné la perte de plu- sieurs familles,... assurer des secours d'argent peu onéreux aux emprunteurs dénués de ressources,... ap- pliquer au soulagement des pauvres et à l'amélioration des maisons de charité le bénéfice qui résultera... » Puis les articles, au nombre de dix-huit, édictent les dispositions suivantes : Les fonctions des administra- teurs nommés par le bureau de l'Hôpital général seront charitables et gratuites. L'évaluation des objets of- ferts en nantissement sera faite par des appréciateurs « choisis dans la communauté des huissiers commis- saires-priseurs du Châtelet de Paris, laquelle sera ga- rante des évaluations et percevra des emprunteurs un droit de prisée. » Au bout de treize mois, les gages non retirés seront vendus par le ministère des huissiers commissaires-priseurs ; les bénéfices seront em- ployés au profit de l'Hôpital général ; les actes sont exemptés du timbre; l'intérêt est fixé à 10 pour 100. Telles sont les prescriptions principales qui tracè- rent à l'administration du Monl-de-Piété une ligne de conduite qu'elle a toujours été forcée de suivre, au grand préjudice du public, et dont elle n'est pas encore parvenue à s'écarter.

Quoi qu'il en soit de cette situation, dont nous aurons à faire ressortir l'incohérence, le Mont-de-Piété était créé, et il fallait le loger avec les caisses, les bureaux, les magasins, qui sont indispensables à un fonctionne- ment régulier. On l'installa au Marais, rue Paradis, dos à dos avec un couvent célèbre qu'il devait bientôt absorber à son profit. En 1258, des moines selon la rè- gle de Saint-Augustin qui s'intitulaient serfs de la Vierge

LES LOMBARDS. 7

Marie et étaient costumés de blanc, vinrent chercher fortune à Paris ; ils reçurent en dotation du roi Louis IX un vaste terrain, situé à l'extrémité de la ville et con- tigu aux murailles de Philippe-Auguste. Cet ordre, dé- truit en 127i par Grégoire X, qui dans le deuxième concile de Lyon supprima tous les moines mendiants, à l'exception des jacobins, des cordeliers et des carmes, fut remplacé en 1297 par les guillemites ; ceux-ci étaient vêtus de noir, mais l'appellation première con- tinua de subsister, et pour le peuple ce furent toujours les « blancs-mantiaux », ainsi que l'on disait alors.

C'est près de ce couvent que s'ouvrait la porte Bar- bette, qui devait son nom au « logis » construit par Etienne Barbette, maître des monnaies sous Philippe le Bel, logis qui fut dévasté en 1295 par le peuple, outré d'une nouvelle altération des espèces métalliques ; le roi y courut risque de la vie et ne fut sauvé qu'en se réfugiant au Temple. Plus tard, le 23 novembre 1407, Louis d'Orléans fut assassiné près de là, au moment il sortait de chez la reine Isabeau de Bavière, qui habi- tait l'hôtel Barbette. En 1597, le 50 novembre, on avait consacré la première église des Blancs-Manteaux, qui fut reconstruite en 1685, ainsi que la maisoii de la communauté. Les guillemites avaient été réformés en 1618 et réunis aux bénédictins. Ce qui reste encore de leur ancienne demeure doit inspirer quelque respect au lettré et à l'historien, car fut composé un des li- vres les plus importants qu'ait produits la France, VArt de vérifier les dates.

C'est donc que le Mont-de-Piété fut ouvert le 28 dé- cembre 1777. Les mémoires contemporains affirment la vogue qu'il obtint immédiatement. « Rien ne prouve mieux, dit Mercier, le besoin que la capitale avait de ce Lombard que l'affluence intarissable des demandeurs. On raconte des choses si singulières, si incroyables,

8 LE MONT-DE-PIÉTÉ.

que je n'ose les exposer ici avant d'avoir pris des in- formations particulières qui m'autorisent à les garantir. On parle de quarante tonnes remplies de montres d'or pour exprimer la quantité prodigieuse qu'on y en a por- tée. » En outre, je lis dans la Correspondance secrète, 1778 : « Le Mont-de-Piété a beaucoup de succès; on y prête sur des effets mobiliers, comme sur des lettres de change, et les chalands abondent. Cet établissement nuit beaucoup à de fort honnêtes gens qui faisaient le commerce ou le métier de prêter sur gages. » En de- hors de ces témoignages, on possède des documents administratifs qui prouvent avec quel empressement on avait accueilli la création de ce qu'on appelait vo- lontiers le Lombard royal. Au 51 décembre 1778, les opérations se chiffraient ainsi : engagements, 128,508 objets, 8,501), 584 livres; dégagements, 60,551 objets, 5,179,525 livres; stock en magasin, 67,957 objets re- présentant une valeur de 5,129,861 livres. C'est fort considérable pour une année de début et les usuriers ne riaient pas; mais la révolution avançait à grands pas, ils n'allaient pas tarder à prendre leur revanche.

Le bureau de l'Hôpital général avait fourni les pre- miers fonds nécessaires aux opérations légales du prêt sur nantissement; mais toutes les prévisions furent promptement dépassées. On se trouva sans argent, et des lettres royales du 7 août 1778 autorisent le Mont- de-Piété à emprunter quatre millions de livres dont il avait absolument besoin pour satisfaire à ses obliga- tions. C'est à ce moment que par la force même des choses naît un abus qui s'est perpétué jusqu'à nos jours, quoique la raison le condamne et que la loi lui soit con- traire. Dans une ville aussi grande que Paris, les distances à parcourir sont énormes, un seul bureau de Mont-dc-Piété, si vaste, si bien aménagé qu'il fût, était insuflisant. Les lettres patentes de création avaient

LES LOMBARDS. 9

prévu la difficulté, car l'article 5 dit : « Permettons aux administrateurs d'établi." aussi, s'ils le ju nt néces- saire, dans notre bonne ville de Paris, sous la dénomi- nation de prêt auxiliaire, différents bureaux audit Mont- de-Piété, ou caisse d'emprunt, de sommes depuis trois livres jusqu'à la concurrence de cinquante livres. »

Ce n'est pas tout d'être autorisé à installer des bu- reaux auxiliaires et des succursales : il faut louer des locaux, rémunérer le personnel des employés, établir des magasins , alimenter les caisses. C'étaient de grosses dépenses, auxquelles le Mont-de-Piété naissant n'était pas en état de subvenir. Il eut donc à subir une ingérence étrangère, et admit ce qu'on pourrait appeler le prêt par procuration. Beaucoup de gens, n'ayant pas le temps d'aller jusqu'au Mont-de-Piété, s'adressèrent à d'anciens usuriers qui se chargeaient de faire les en- gagements moyennant un droit de commission débattu. C'est ce qu'on nomme encore les commissionnaires; leurs bureaux servaient et servent d'étapes entre l'em- prunteur et l'établissement central. Le Mont-de-Piété voulut regimber, faire tout seul ses diverses opérations; tout ce qu'il obtint fut, le 10 août et le 6 septembre 4779, un double arrêt du parlement, en vertu duquel nul ne pouvait faire la commission du prêt sur gages sans avoir été autorisé par le Mont-de-Piété, et qui fixait le droit acquis aux commissionnaires pour prix de leur intervention. L'installation régulière des Ijureaux de commission ouverts dans les différents quartiers de Paris complétait, empiriquement il est vrai, l'or- ganisation du Mont-de-Piété , et lui permettait d'aller vers les nécessiteux qui n'avaient pas le loisir de venir jusqu'à lui.

Tout fonctionna régulièrement, sagement, à la grande satisfaction du public, qui trouvait dans cette admi- nistration nouvelle des secours préc.'eux en échange

10 LE MÛ>"T-DE-riETE.

d'un intérêt des plus modiques, si on le compare à celui que les Lombards particuliers lui avaient imposé. En outre, la justice semble prendre le Mont-de-Piété sous sa protection, car l'excessive rigueur des lois crimi- nelles redouble, lorsqu'il s'agit de punir le malfaiteur qui engage des objets volés ^ Pourtant, dés la fin de 1789, l'établissement périclite, son crédit s'affaisse, les demandes qui l'assaillent ne sont plus en rapport avec ses ressources, et, comme tant d'autres institu- tions excellentes qu'il a fallu réédifier depuis, il va som- brer dans la tourmente la société française faillit périr. La création du papier-monnaie n'était point faite pour le relever; de plus, il est atteint par les mesures inquisitorialcs qui marquent l'esprit soupçonneux de l'époque, et un arrêté de février 1795 prescrit d'y faire le relevé de tout ce qui appartient aux émigrés. Le 20 nivôse de l'an 11, la constitution du Mont-de-Piété est mo- difiée profondément par un arrêté du département ; à l'avenir, il sera sous la direction de six administra- teurs indépendants les uns des autres. Le résultat d'une telle organisation ne se fait pas attendre; les nouveaux titulaires se dénoncent les uns les autres, et l'on s'in- quiète surtout de savoir l'on placera le buste de Ma- rat dans la cour de l'établissement. Kn matière de fi- nances, la cacophonie est à son comble. Une loi du 11 avril 1795 déclare que l'argent est une marchandise comme une autre ; dés lors, la valeur conventionnelle qui lui est attribuée disparaît ; quel que soit le taux d'intérêt exigé, il n'y a plus d'usure. Cette loi ne vit pas longtemps, elle est rapportée le 6 floréal an II, mais elle est rétablie par une loi du 8 tliermidor an IV. En présence de ces contradictions économiques, de l'affluence immodérée des assignats, le Mont-de-Piété n'avait plus de raison d'être, et l'on peut dire qu'il

' Voir Pièces justificatives, 1.

LES LO.MDAIiDS. Il

cessa de fonctionner sans avoir été légalement fermé. La terreur avait pris fin; Paris, sortant de ce long rêve sanglant dont la loi du 21 prairial avait fait un in- supportable cauchemar, se réveillait pour se jeter dans tous /es atfollements chers à une société corrompue qui avait eu si peur de mourir qu'elle ne se préoccu- pait plus que d'abuser de la vie. Plus encore que la ré- gence et que le règne de Louis XV, le Directoire fut le beau temps des usuriers et des prêteurs sur gages. Nul mystère; sur les murs, en caractères majuscules, on affiche le nom des maisons de prêt : Lombard Au- gustin, Lombard Serilly, Lombard Lussan, Lombard Feydeau, Caisse auxiliaire du quai Malaquais. « Les lanternes qui les annoncent, dit un écrivain du temps, suffisent pour éclairer la voie publique. » Par l'intérêt qu'ils offrent aux prêteurs, on peut juger de lintérèt qu'ils exigent des emprunteurs. Le 14 messidor an YIII, les Petites affiches publient l'avis suivant : « Une mai- son de prêt offre de prendre des fonds à 5 pour 100 par mois. » C'est une sorte de jeu qui fait concurrence aux tables de trente et quarante, de creps, de roulette établies partout; aussi, dans le langage des usuriers, l'emprunteur s'appelle un ponte. Quant à la sécurité qu'on pouvait trouver dans de pareilles cavernes, on peut l'apprécier : les prêteurs, lorsqu'ils avaient besoin d'argent, engageaient pour leur propre compte les ob- jets qu'ils avaient reçus en nantissement. Tout le monde s'en mêlait, et les anciens huissiers commissaires-pri- seurs exploitaient le Lombard Serilly, qui était situé rue Yieille-du-Temple. Le Lombard Foulon, rue des Fossés-du-Temple, n" 1, annonce qu'il prête sur les su- cres, les eaux-de-vie et les vins; il ajoute : « On traite de gré en gré pour les prêts conséquents *. »

' Voyez A. lilaize, Des Monts-de-Piété et des banques de jirêis.l. l", \i. 186 et /^aioîw.

12 LE MONT-DE-PIÉTÉ.

Les représentants de la caisse auxiliaire des Lom- bards Lussan et Serilly, demandant à leur profit un privilège qui les rendit maîtres du prêt sur gages à Paris, disent, en parlant des maisons rivales auxquelles ils cherchent à se substituer : « On a vu l'intérêt mon- ter dans plusieurs endroits jusqu'à 6 francs par louis, c'est-à-dire un quart par mois, soit 500 pour 100 par année. » 11 était grand temps d'en finir avec de tels excès. On avait essayé, mais sans y réussir. Dans plus d'une circonstance et à diverses époques, on avait sou- tenu le Mont-de-Piétè, on en avait modifié l'organisa- tion; il avait semblé reprendre; mais l'insuffisance des capitaux mis à sa disposition paralysait les efforts et laissait toute facilité d'exploitation aux prêteurs sur gages; en l'an Vlll cependant les engagements dépas- sent 220,000 articles. Le Bureau des améliorations adresse, le 8 thermidor de la même année, au conseil général du département, un rapport sur la nécessité de fermer les maisons de prêts, que l'on soupçonne véhé- mentement le ministre Pitt de favoriser, afin « d'obtenir de la misère ce qu'il n'a pu obtenir de la famine et des armées de la coalition ». Cette sornette est imprimée et signée Debauve, homme de loi. Peut-être était-ce un sage qui n'employait ce misérable subterfuge que pour arriver aux fins morales qu'il poursuivait. On proposa de reconstituer le Mont-de-Piété sous forme de tontine, mais le projet échoua, et il fallut attendre l'Empire pour entrer enfin dans une voie sérieuse et pratique.

Le 26 pluviôse an XII, le premier consul pronuilgua une loi votée le 16 du même mois, sur le rapport de Regnaud (de.Saint-Jean-d'Angély), par laquelle toutes les maisons de prêts sur gages devaient être fermées; la loi atteignait le prêteur et l'emprunteur, car, si elle frappait l'un d'une amende importante, elle confisquait les objets déposés en nantissement. Le 24 messidor de

LES LOMBARDS. 13

la même année, Bonaparte, devenu Napoléon, règle par un décret impérial la constitution du Mont-de-Piété. Il ne le détache pas du bureau des hospices; mais celui-ci est tenu de fournir le capital indispensable aux opéra- tions de l'établissement, qui doit être « régi à l'avenir au profit des pauvres ». Un réédifiait l'institution telle qu'elle avait été fondée par les lettres patentes de 1777.

Le décret parle des succursales à organiser ; un nou- vel acte souverain daté du 8 thermidor an Xlll revient sur cette question si importante pour le public, et dit : « Les succursales seront des bureaux et magasins par- ticuliers situés hors de l'enceinte de l'établissement central, dont ils dépendront, et distribués sur les divers points de Paris ils seront jugés nécessaires. » Cela est péremptoire ; le 24 du même mois, le conseil d'ad- ministration du Mont-de-Piété délibère : « Le nombre des succursales à établir sera dès à présent porté au maximum (six) ; il est provisoirement sursis de pro- céder à la clôture des bureaux de commission, et ils continueront leurs opérations jusqu'à l'époque de la mise en activité des succursales. » Ceci se passait en 1804 : aujourd'hui le Mont-de-Piété n'a que deux suc- cursales, et il existe encore quatorze bureaux de com- missionnaires. La faute en est-elle au Mont-de-Piété? Non pas ; il ne possède absolument rien : par consé- quent, il est soumis au bon plaisir des administrations supérieures dont il dépend, et il est contraint de vivre dans les conditions absolument contradictoires qu'on lui a créées.

L'Empire passa, la Restauration vint ensuite, puis la royauté de Juillet; rien d'essentiel ne fut modifié dans l'organisation du Mont-de-Piété; seulement une ordon- nance royale du 12 janvier 1831 soumet ses actes finan- ciers au contrôle de la cour des comptes. Sous la seconde

14 LE MONT-DE-PIETE.

république, une loi des 5 mars, 12 avril et 24 juin 1851 reproduit les dispositions des lettres de Louis XVI et des décrets de Napoléon, et au titre I*"^ apporte des améliorations constitutives qui sont annulées par le titre II, en ce qui louche le Mont-de-Piété de Paris.

pourrait s'arrêter l'histoire de ce grand établisse- ment d'utilité générale, s'il n'avait reçu le contre-coup des événements dont nous avons été assaillis et s'il n'avait été sur le point de périr de mort violente pen- dant la Commune. Au moment la marche des armées allemandes sur Paris ne put faire doute pour personne, le Mont-de-Piété, qui est responsable des nantissements qu'il accepte, et dont l'ordre , la probité , la vieille réputation, offrent au public d'indiscutables garanties, se vit assiégé par une foule de gens qui, sans être pau- vres ni nécessiteux, voulaient mettre leurs bijoux, leur argenterie, leurs objets précieux à l'abri moyennant un droit de garde de 9 1/2 pour 100 sur la valeur prêtée. C'était bien raisonné ; mais les magasins furent encom- brés au delà de toute mesure, et les employés eurent un surcroit de travail auquel ils ne purent suffire qu'à force d'activité et de dévouement.

Ces apports excessifs cessèrent au moment l'in- vestissement fut complet, et le Mont-de-Piété rentra dans son calme habituel; mais seul, sans grand argent dans sa caisse, ayant à pourvoir à des besoins que la guerre, le chômage, les maladies quintuplées, le froid, la misère générale et la faim rendaient de plus en plus . impérieux, il se trouvait dans une situation qui n'était pas exempte de trouble. On voyait arriver l'instant les demandes d'emprunt dépasseraient les ressources mises en réserve pour le prêt, ressources que la suspen- sion forcée des ventes avait encore amoindries. On esti- mait les objets offerts en nantissement bien au-dessous de l'évaluation à laquelle ceux-ci avaient droit, afin de

LES LOMBARDS. 15

se découvrir le moins possible, mais c'était un moyen insuffisant et peu en rapport avec les circonstances.

Cependant le maire de Paris avait pris, dés le 12 sep- tembre 1870, nne mesure radicale. 11 avait suspendu .l'effet du décret du 12 août 1865, qui limite à 10,000 francs le maximum par engagement pour le bureau central, à 500 francs pour les bureaux auxiliaires, et il avait déclaré que le Mont-de-Piété, tant que la position anormale de la ville n'aurait pas pris fin, ne pourrait consentir d'avances s'élevant au delà de 50 francs*. Le public en fut quitte pour fractionner à l'infini les lots qu'il apportait à l'engagement, et le Mont-de-Piété ne s'en trouva pas beaucoup mieux ; on en a eu la preuve dans la diminution rapide de la réserve disponible dé- posée au Trésor. A la fin de juillet, cette réserve s'éle- vait au chiffre de 7,800,000 francs ; au 51 décembre, elle n'était plus que de 662,120 francs, et au 6 février 1871 elle ne représente plus qu'une somme misérable de 62,121 francs, qui, en temps ordinaire, ne suffirait pas aux besoins d'une seule journée. Le danger était imminent, le Mont-de-Piété allait être réduit peut-être à refuser tout engagement; le gouvernement n'hésita pas, il lui fit remettre trois millions pris sur les fonds des caisses d'épargne, à titre d'avance pour six mois et à 5 pour 100 d'intérêt. C'était le salut. Du reste, à cette la- 1 mentable période de notre histoire urbaine, le Mont-de- Piété était désert; il regorgeait de gages emmagasinés, mais le public ne s'y présentait plus. Le fait est constaté en ces termes dans le Compte administratif de Vexer-

' Cette mesure n'était qu'une imitation de celle qui avait été prise en 18U, dans des circonslances analogues : « Beaucoup de personnes met- taient leurs effets en gage au Mont-de-Piété, pensant qu'ils seraient moins exposés si Paris était livré au pillage. Pour empêcher que cela se pro- longeât, on décida qu'on ne prêterait pas plus de 20 francs sur chaque article, quelle qu'en fut la valeur (février 18U; Journal d'un détenu anglais). Voir Napoléon à Vile d'Elbe, par Amédée Piehot; p. 555.

16 LE MONT-DE-PIÉTÉ.

cice 1871 : « Soit que les classes nécessiteuses oussient épuisé le stock des nantissements qu'elles pouvaient of- frir, soit qu'elles fussent alimentées aux frais du Trésor (c'est la vraie cause) les demandes d'engage- ment se raréfiaient de jour en jour. »

Aussitôt que les armées allemandes eurent détendu la ligne d'investissement et que les communications eurent été rétablies entre la France et sa capitale, le Mont-de-Piété reprit son activité ordinaire. Les opéra- tions ne languissaient pas, on retiiait les objets pré- cieux engagés au début du siège, l'argent affluait dans les caisses; on allait pouvoir payer les dettes et recon- stituer la réserve, lorsque le 18 mars amena la retraite précipitée du gouvernement et l'introduction à l'Hôtel de Ville d'un gouvernement d'aventure. Les institutions qui, par leur organisation même, étaient contraintes de rester à Paris avaient alors tout à craindre, et le Mont- de-Piété était du nombre.

Dés le 21 mars, on frappa d'interdiction la vente des nantissements périmés, dont la reprise avait été annon- cée. Si la mesure était insignifiante par elle-même, elle prouvait que la Commune pensait au Mont-de-Piété, et cela était fort grave. A celte époque, les magasins ren- fermaient 1,708,547 articles, sur lesquels on avait avancé une somme de 57,502,725 francs; mais nul n'i- gnorait que le maximum du prêt avait été abaissé à 50 francs, que par conséquent la valeur d'appréciation restait bien au-dessous de la valeur réelle, qui s'élevait sans doute à bien prés de 100 millions. 11 y avait de quoi pousser à une « mesure financière » des hommes qui, tout en détenant le pouvoir, étaient toujours aux abois et bien souvent ne se doutaient pas comment ils feraient face aux difficultés que leur incapacité violente semblait prendre à tâche d'accumuler.

Ce qui sauva le Mont-de-Piété fut précisément l'inco-

LES LOMBARDS, 17

hérence des projets mis en avant; on paraissait d'ac- cord pour supprimer radicalement ce que la Commune appelait « une officine d'usure » ; mais, quand il s'a- gissait de formuler les moyens pratiques, on se dispu- tait beaucoup et l'on ne concluait à rien. Gagner du temps, c'était tout alors; ceux qui ont vécu à Paris pen- dant ces deux sinistres mois se rappellent avec quelle anxiété on regardait du côté de Versailles et avec quelle naïveté on croyait toucher à l'heure de la délivrance. Tout à coup on put lire dans le Journal officiel de la république française, à la date du 1" mai 1871, un « rapport de la coinmission du travail et de l'échange sur la liquidation des Monts-de-Piété ». C'était le glas funèbre qui sonnait, car un décret conforme était an- nexé à l'exposé des motifs, qui ne ménageait ni les sei- gneurs, ni les rois, ni les prêtres*.

Il fallut discuter alors avec ces hommes prévenus, leur prouver qu'en compromettant le gage du pauvre dans une opération aussi périlleuse qu'une liquidation faite en des temps pareils, ils allaient directement à l'inverse de leur but. Si l'on réussit à éviter cette ruine, on le doit peut-être à un pauvre garçon maladivement vaniteux, qui avait cherché dans la politique à outrance le moyen d'utiliser des talents qu'il croyait méconnus. Celui-là fut plus à plaindre peut-être que coupable; un sentiment de respect humain exagéré l'empêcha de sor- tir d'une voie il s'était imprudemment engagé et dont il n'ignorait pas l'issue; il réagit selon ses forces dans les moments de crise les plus aigus, et il sut mou- rir courageusement pour une cause qui n'était pas la sienne, qu'il avait subie plutôt qu'il ne Pavait acceptée; je parle de Yerniorel.

En attendant qu'on pût procéder à cette liquidation

* Voir Piccc's jtistilicaliixs, "2,

V. 2

18 LE MONT-DE-PIÉTE.

toujours menaçante, la Commune, s'inspirant de ia tra- dition de tous les gouvernements possibles, décréta le dégagement gratuit des articles sur lesquels le Mont- de-Piété n'avait pas prêté plus de 20 francs. Dans l'ori- gine, il avait même été question de faire rendre à leurs propriétaires des objets déposés en nantissement de 50 francs ; celte mesure, qui eût entranié des consé- quences excessives, fut repoussée pour un motif baro- que. Un nommé Clément avait fait la proposition de la manière suivante : « Considérant qu'il est urgent de mettre à l'épreuve la science financière des membres de la Commune, je demande que le chiffre de 20 francs soit porté à 50 francs. » La forme donnée à la motion ayant été jugée impertinente, celle-ci fut rejetée. Le 12 mai, les dégagements prescrits commencèrent; la Commune versait au Mont-de-Piété un à-compte de 15,000 francs par jour; on allait lentement, si lente- ment qu'on atteignit le jour de la grande bataille sans avoir été liquidé, sans s'être trop dégarni, et qu'on en fut quitte pour une perte sèche de 188,567 francs; c'était s'en tirer à bon compte.

Ces jours maudits sont passés; que le néant les en- gloutisse et les garde à jamais ! Le Monl-de-Piété a re- pris ses opérations normales; on y emprunte, on y prêle, on y engage, on y dégage, on y renouvelle, on y vend tous les jours. Je voudrais pouvoir dire que cette série d'opérations atteint le but cherché dès le principe, et que l'usure n'existe plus à Paris. Je ne crois pas cepen- dant que le Mont-de-Piété l'ait tuée ; pas plus que les jeux publics si l'on avait la coupable imprudence d'en tolérer le rétablissement-^ ne tueraient les tripots clandestins. L'appât du lucre exercera toujours un at- trait puissant sur les âmes basses. Voici ce qu'on lit dans un ouvrage spécial que j'ai déjà cité, et qui a été écrit par un homme que ses fonctions ont mis à même

LES LOMDARDS. iO

de connaître à fond ce triste sujet. « Malgré les disposi- tions de la loi du 16 pluviôse an XII et du Code pénal, le prêt clandestin s'opère à Paris sur une vaste échelle, et ce serait une erreur de croire qu'il est pratiqué seu- lement par de misérables brocanteurs. De riches bijou- tiers, des négociants en renom, des banquiers million- naires ne dédaignent pas d'exploiter la misère qui se cache, comme le faisaient leurs pareils avant 1777. Ils ont comme eux le privilège de l'impunité, soit parce qu'ils ont l'habileté de déguiser sous forme de vente à réméré leurs honteuses spéculations, soit, c'est triste à dire, parce que leur position même semble les mettre à l'abri des poursuites qui devraient les atteindre. Comme directeur du Mont-de-Piété, nous avons reçu à ce sujet de curieuses révélations ; mais le plus souvent les victimes se refusaient à ce qu'une plainte fût portée en leur nom, retenues qu'elles étaient par la crainte du scandale qui s'attache à ces sortes d'affaires *. »

L'ensemble de l'administration se compose d'un chef- lieu, de deux succursales, de vingt-quatre bureaux auxiliaires et de quatorze commissionnaires. Nous visi- terons le chef-lieu, qui centralise toutes les opérations importantes. Il s'ouvre rue des Francs-Bourgeois et sur la rue Paradis ; il est gardé par un peloton de vingt-cinq municipaux; il a un poste de pompiers et un bureau spécial de police occupé par un sous-brigadier du service de sûreté accompagné de trois agents. 11 a été rebâti en grande partie vers 1805; l'escalier étroit, la rampe alourdie de faisceaux romains, l'ornementation tout en- tière, lui font un acte de naissance irrécusable; la fa^ çade froide et triste est en pierre de taille, mais les au- tres bâtiments, en simple limousinerie, sont peints de cet insupportable jaune administratif, qui prouve que le Français est le moins coloriste de tous les peuples.

* A.. Blaize, Des Monts-de-Piélé, etc., (. 1", p. 133.

20 LE MOIST-DE-I'IÉTÉ.

II. LES OPERATIONS.

Le Mont-de-Piété emprunte. Bons au porteur. 40,000,000. Dépôt au Trésor. Quatorze commissionnaires. Rémunération et respon- sabilité. — Première et seconde division. Les bijoux. La salle d'attente. La salle de prisée. Un public. VengagiUe. Le bulletin. Emprunteur. Papiers d'identité. Le boîtier. M. D. P.

Le couseur. Contrôle. Requis. Évaluation. L'avance. Irrégularité. Les paquets. Minimum du prêt. Les engagements secrets. Les magasms. Les quatre couleurs. Les casiers. Pair et impair. Les adirés. Les caisses. Les quatre chiffres. Les points de repère. 1200 montres par .jour. Objets fragiles. Le menton d'argent. Les nippes. Les matelas. La succursale de la rue Servan. Meubles. Gros appareils. Les étaux. Une jambe de bronze. Les dégagements. Salle de rendition. L'appel.

Mystère. La reconnaissance du Mont-de-Piété est un titre au por- teur. — Les renouvellements. Un parapluie et un lideau. Enga- gements périmés. Les ventes. La rotonde. In articula mortis.

Revendeuses. La bande noire. L'auverpin. Le coulançais. Balancer la punaise. Le débet. Les bonis. Opérations de l'année 1869.

Pour prêter de l'argent, il faut en avoir; or le Mont- de-Piété n'en a pas, donc il emprunte. Toutes les pres- criptions qui ordonnaient aux hospices de lui fournir un capital suffisant sont restées illusoires. Il verse ponc- tuellement ses bénéfices, quels qu'ils soient, à l'Assis- tance publique ; en échange, celle-ci ne lui donne pas un centime. Le système d'emprunt du Mont-de-Piété est peu compliqué ; il procède comme le Trésor : il émet des bons, véritables billets à ordre qu'on peut endosser, portant intérêt de la somme reçue. Ces bons sont à un an, à six mois, à trois mois même, et dans ce dernier cas attirent les fonds disponibles du commerce, fonds qui ne peuvent jamais s'immobiliser longtemps. L'inté- rêt normal, toujours fixé par le conseil de surveillance, est en moyenne de 3 1/2; parfois il s'élève à 5. Pendant le siège, au moment de la grande pénurie, on le fit monter jusqu'à 6. Ces titres sont très-connus, trôs-ap- préciés par les petites bourses, qui, bon an, mal an,

LES OPÉRATIONS. 21

apportent une quarantaine de millions à la caisse du Mont-de-Piété. Celui-ci ne garde que la somme jugée nécessaire aux besoins prévus et dépose le reste au Tré- sor, qui lui en tient compte à raison d'un intérêt in- variable de 5 pour 100.

La clientèle des prêteurs est presque toujours la môme, et il est rare que les bons ne soient pas renou- velés lorsque, au bout de l'année, on vient toucher la re- devance échue. Les prêteurs sont pour la plupart des maraîchers, des marchands à la halle, des cultivateurs de fruits, des loueurs de voitures, gens économes et défiants qui recherchent d'autant plus ces sortes de va- leurs qu'elles sont immuables et ne peuvent être at- teintes par les fluctuations des cours de la Bourse. Le prêt est permanent; il ne se passe pas de jour, pas d'heure, qui ne voient quelques personnes apporter des sommes variant entre 500 et 5,000 francs en échange d'un bulletin découpé sur un livre à souche. Cet argent ne reste pas stationnaire ; il est promptement mobilisé, car si le Mont-de-Piété emprunte d'une main, ce n'est qu'afin de pouvoir prêter de l'autre.

Le mécanisme du prêt qu'il consent est aussi simple que celui de l'emprunt qu'il contracte, à cette différence prés qu'il emprunte sous sa propre responsabilité, et qu'il ne prête que sur la responsabilité de commissaires- priseurs garantis par la caisse de leur compagnie. A cet effet, quatorze commissaires-priseurs sont attachés à l'administration; ils font la prisée des objets offerts en gage et la vente des nantissements périmés. Ils opè- rent directement l'appréciation au chef-lieu et dans les deux succursales. Dans les bureaux auxiliaires, ils sont représentés par des employés qui leur appartiennent; ils revisent les avances faites par les commissionnaires. Leur intervention est rémunérée par un droit de prisée fixe de 1/2 pour 100 perçu sur les engagements et même

22 LE MONT-DE-PIÉTÉ.

sur les renouvellements, par un droit proportionnel de 5 1/^ pour 100 sur le prix des objets vendus. Ils sont responsables de leur évaluation ; si l'article vendu n'at- teint pas la valeur de la somme remise à l'emprunteur, ils doivent rembourser la différence à la caisse du Mont- de-Piété.

Pour éviter l'encombrement et activer un service dont les employés sont parfois surmenés, on a séparé les bu- reaux d'engagements en deux catégories distinctes, dé- signées sous le nom de première et de seconde division; dans la première, on engage les bijoux, les objets pré- cieux et de petit volume ; dans la seconde, on engage cette inconcevable diversité d'articles qu'on appelle gé- nériquement les paquets. Au fond d'une cour qui n'est pas trop large s'ouvre un couloir aboutissant à une grande salle d'aspect passablement morose et désagréa- ble. Deux ou trois bancs de bois polis par l'usage sont placés près de la muraille ; une grande cage vitrée de carreaux blanchis en forme le fond ; celle-ci est ouverte d'un guichet disposé de telle sorte que l'emprunteur et les employés ne peuvent se voir : c'est la première di- vision. La salle d'attente contient deux ou trois per- sonnes qui fouillent dans leur poche pour en retirer le gage qu'elles apportent; il n'y a jamais foule ici^ mais de neuf heures du matin à quatre heures de l'après- midi, les emprunteurs se succèdent incessamment.

Derrière le vitrage, dans une chambre très-claire, les employés sont rangés autour d'une table en forme de fer à cheval. Le commissaire-priseur-appréciateur est assis près de la fenêtre ; à sa portée, voici une loupe, une pierre de touche, un flacon d'acide nitrique, un ga- barit pour mesurer la dimension des diamants ; en face de lui, à côté d'un paquet de bulletins formulés et nu- mérotés d'avance, se tient le commis aux écritures, la plume à la main. Deux hommes vêtus d'une veste en co-

LES OPÉr.ATIONS. 23

tonnade bleue rayée de blanc sont placés sur des tabou- rets, près de la table ; devant l'un, des boîtes sont ré- pandues, des bâtons de cire à cacheter commune sont disposés, et un bec de gaz brûle constamment ; devant l'autre, il y a des écheveaux de gros fil et de fortes ai- guilles ; le premier est le garçon boîtier, le second est le garçon couseur. Debout, faisant la navette entre le guichet et la table, sur laquelle je vois une balance et un trébuchet, le garçon peseur complète le personnel indispensable à la régularité d'un engagement.

L'individu qui se présente au Mont-de-Piété pour em- prunter s'appelle un public. Presque toutes les adminis- trations ont ainsi à leur usage une série de vocables avec lesquels le Dictionnaire de l'Académie n'a rien de com- mun, et qui sont nés des obligations mêmes du service, qu'ils facilitent singulièrement ; nous en verrons bien d'autres tout à l'heure. Le public dépose sur une plan- chette le gage, que saisit le garçon peseur ; celui-ci, lorsque c'est un bijou, un couvert, le jette dans la ba- lance, et, à très-haute voix, énonce l'objet, dit s'il est en or ou en argent, combien il pèse ; puis il le passe au commissaire-priseur, qui l'examine, l'éprouve aux tou- chaux, s'il a des doutes sur la sincérité du métal, compte les diamants, s'il y en a, vérifie si le poinçon indique le premier ou le second titre, et offre une somme qui, quatre-vingt-dix fois sur cent, est acceptée. L'em- ployé aux écritures fait remettre au public, devenu en- gagiste, une fiche reproduisant les deux derniers chiffres du numéro porté au bulletm qui indique la date, la va- leur de l'estimation, celle du prêt, la désignation du nantissement; le commissaire-priseur y ajoute : Bon pour la somme de... et signe. C'est l'état civil du nantisse- ment; il ne le quittera plus.

Ce bulletin est passé par une bouche de boîte à let- tres dans une cham.brette contiguë, il est reçu par

24 LE MONT-DE-PIÉTÉ.

Irois employés : l'un fait la reconnaissance détaillée, l'autre écrit sur un registre la désignation de l'objet et indique en regard la somme prêtée ; le troisième enfin, délégué de la caisse, écrit le nantissement et la somme, qu'il remet immédiatement à l'individu, qui est dès lors un emprunteur. Si la somme ne dépasse pas 15 francs, on la livre sans formalités; si elle est supérieure, on fait signer un reçu; de plus, on exige un papier d'iden- tité,— carte d'électeur, quittance de loyer, patente, sinon un répondant. Lorsque ces conditions ne sont point remplies, le prêt est suspendu, le gage est con- servé, et l'on ouvre une enquête.

Le bulletin, renvoyé dans la salle d'appréciation, est remis avec l'objet qu'il désigne au garçon boîtier; ce- lui-ci place l'article dans une boite après avoir vérifié s'il concorde exactement à la désignation. Si l'article est d'une valeur au-dessous de 20 francs, la boite est simplement fermée à l'aide d'un fil noué ; s'il est d'un prix plus élevé, la boîte est enveloppée d'une couver- ture de papier scellée à cire ardente et timbrée d'un cachet portant le numéro de la division et les trois let- tres M. D. P.

Le bulletin et la boîte sont poussés ensemble au gar- çon couseur, qui coud l'un sur l'autre solidement, après avoir eu soin de plier la fiche indicative de façon à laisser le numéro d'ordre en apparence. Les boîtes suc- cessivement réunies sont enfermées dans un panier clos et portées au magasin, nous les retrouverons. Ces précautions sont minutieuses ; elles exigent le concours de plusieurs employés, qui se contrôlent mutuellement, mais on n'en saurait trop prendre pour éviter les erreurs possibles dans la manutention d'une si grande quantité d'objets. On est parvenu ainsi à une sorte de précision mathématique qui permet de faire toutes les opérations avec une certitude presque absolue.

LES OPÉRATIONS. 25

Parfois , lorsqu'un individu n'a besoin que d'une somme déterminée, il refuse celle qui lui est offerte et fixe lui-même le chiffre du prêt. J'ai vu le fait à propos d'un bracelet pour lequel on proposait 1,500 francs; la personne qui l'apportait n'en voulut que 1,200; dans ce cas, sur le bulletin, sur la reconnaissance, sur les re- gistres on écrit le mot requis, à la suite de l'énoncé du prêt. Quand il n'y a plus de public, dans cet intervalle toujours très-rapide pendant lequel la salle d'attente est libre, on appelle : les commissionnaires! Alors le garçon peseur présente les articles engagés la veille dans les îjureaux de commission et qui, dés le matin, avant neuf heures, ont été déposés en bloc contre récépissé, au chef-lieu du Mont-de-Piété. Tous les lots sont examinés l'un après l'autre par le comniissaire-priseur, qui vé- rifie l'appréciation, l'approuve ou la modifie péremptoi- rement.

Le plus souvent les deux évaluations concordent; par- fois celle du commissaire-priseur est supérieure, mais il arrive aussi (ju'elle est inférieure. Dans ce cas, le commissionnaire, qui passe tous les jours à la caisse du Mont-de-Piété pour y toucher le montant du prêt qu'il a fait directement la veille à l'emprunteur, ne reçoit que la somme édictée par le commissaire-priseur, et reste à découvert du surplus, lequel alors prend le nom d'a- vance. A cela il n'y a pas grand mal ; mais en admettant qu'un commissionnaire ait prêté 200 francs, que ceux-ci aient été réduits à 150 par l'appréciateur en dernier ressort, cela fait une différence de 50 francs qu'il ne peut ressaisir , sur lesquels il touchera néanmoins 6 pour 100 d'intérêt, et qui, pour cette somme, le con- stituent prêteur sur gages, ce qui est illégal.

On procède à la seconde division aux paquets exactement comme à la première ; au lieu d'avoir à éva- luer des bijoux, on apprécie des étoffes, des châles, des

2G LE MONT-DE-PIETÉ.

livres, des instruments de musique, des matelas, des ca- dres dorés ; le mouvement est plus actif, et l'on voit parfois apparaître sur la table de pauvres nippes qui exigeraient un prêt de charité ; le minimum est fixé à trois francs; pour l'accorder il faudrait savoir ne pas regarder de trop près et les commissaires-priseurs ont des yeux que l'intérêt a rendus bien clairvoyants.

Il est un autre endroit dans l'administration l'on contracte aussi des engagements ; c'est le cabinet du directeur, car le Mont-de-Piété est autorisé à faire des engagements secrets, afin de ménager certaines suscep- tibilités et de respecter des pudeurs trop promptes à s'effaroucher. Le fait en lui-même n'a rien de mysté- rieux, et il est entouré de toutes les garanties de loyauté que nous avons vu mettre en œuvre pour les engage- ments ordinaires. Bien des personnes ignorant le fonc- tionnement du Mont-de-Piété, ne sachant pas que la dis- crétion y est considérée comme un devoir professionnel, craignant, on ne sait pourquoi, que leur nom ne soit divulgué, redoutant peut-être surtout d'avoir à faire queue aux guichets, s'adressent directement au chef même de l'administration et lui confient le nantissement qu'elles veulent engager. L'article est envoyé à l'évalua- tion du commissaire-priseur, et tout se passe comme d'habitude ; seulement l'argent est remis de la main à la main, et le nom de l'emprunteur, inscrit sur un carnet spécial, gardé sous clef, n'est jamais connu que du di- recteur. Les gages sont parfois assez médiocres ; j'ai vu apprécier une robe de soie « secrète » sur laquelle on a prêté 60 francs. 11 est difficile de dire à quelle catégorie appartiennent les gens qui agissent ainsi ; toutefois je puis affirmer qu'il n'existe pas une subdivision du monde parisien qui n'ait passé au Mont-de-Piété ; cela n'a rien de surprenant dans une société l'envie de paraître est devenu le plus impérieux de tous les besoins. Puisque

LES OPERATIONS. 27

ce genre d'opérations est secret, je n'ai naturellement pas pu en savoir le nombre, mais on ne s'éloignera pas ijeaucoup de la vérité en estimant que, sur un total moyen de 1,200,000 engagements, ceux dont nous ve- nons de parler comptent à peine pour 4,000.

Le Mont-de-Piété est responsable de tous les objets qu'il accepte; ils ne lui appartiennent pas, puisqu'il doit les rendre en échange de la somme prêtée; de plus ils sont pour lui le gage de ses avances. On comprend dès lors qu'il les garde avec un soin particulier et s'efforce de les conserver intacts, afin de n'en pas diminuer la valeur. Les magasins sont donc l'objet d'une surveil- lance spéciale, et l'entrée n'en est permise qu'aux em- ployés indispensables. Ils sont disposés de manière à correspondre aux bureaux d'engagements, et, comme ceux-ci, sont séparés en deux divisions : la première pour les bijoux, la seconde pour les paquets.

La première division est située au premier étage, elle s'étend sur trois côtés ; une grande salle précède les magasins proprement dits. C'est qu'on apporte les boîtes' scellées et munies du bulletin indicateur, qui est immédiatement transcrit sur un registre dont la couver- ture varie de couleur selon les années. En effet, pour simplifier les recherches et établir une sorte de classe- ment préalable visible au premier coup d'œil, le Mont- de-Piété a choisi quatre couleurs qui se succèdent alter- nativement : le blanc, le rose, le jaune et le vert. L'année 1871 était vouée au jaune; les bulletins, les re- connaissances, les registres, tout, jusqu'à la couverture du rendu compte administratif, était jaune. Lorsque l'inscription de l'article engagé a été faite, celui-ci est pris par un garçon de magasin qui pénètre dans le ca- pharnaùm le plus étrange, le plus rempli, le plus mé- thodiquement rangé que l'on puisse voir. C'est une série de ruelles parallèles les unes aux autres et séparées par

28 LE MONT-PE-! lETE.

des murailles qui sont des casiers les objets sont disposés selon le numéro d'ordre qu'ils ont reçu au bu- reau des engagements. Une ingénieuse précaution évite encore toute cause d'erreur : le bulletin des articles en- gagés porte un numéro pair, celui des articles renou- velés porte un numéro impair; on coud le second sur le premier en ayant toujours soin de mettre le cbiffre bien en évidence; les recherches sont donc d'une facilité extrême, et le nombre des objets adirés * est singulière- ment restreint.

Il n'y a pas que des casiers à claire-voie dans la pre- mière division ; il y a aussi de fortes caisses en fer, ne s'ouvrant qu'à deux clefs, dont l'une est confiée au garde- magasin et l'autre au contrôleur. Ces armoires de sû- reté, à l'abri de l'effraction et de l'incendie, sont desti- nées à renfermer ce qu'on nomme les quatre chiffres, c'est-à-dire les objets précieux sur lesquels on a prêté 1,000 francs et plus; d'autres caisses se manœuvrant à l'aide d'une seule clef contiennent les articles dont la valeur dépasse 500 francs. Ces caisses sont intérieure- ment disposées de façon à offrir l'image d'un énorme calendrier ; elles sont divisées en douze casiers corres- pondant aux douze mois : chaque casier est séparé en deux compartiments représentant les quinzaines, chaque compartiment est partagé par trois petits gradins dont chacun figure cinq jours. Le point de repère par le nu- mérotage, par le chiffre pair ou impair, est donc com- plété, pour ces objets précieux, par l'indication métho- diquement apparente de la date.

L'aspect général du magasin est triste; deux ou trois garçons, munis de lanternes, glissent silencieusement

' Adiré est un vieux mot que la jurisprudence a gardé avec le sens d'égaré; il était fort usité jadis; Uonsard a dit :

Voici venir Bellin qui seul avait erré

Tout un Jour, en cherchant son mouton adiré.

LES OPÉRATIONS. 20

le long des casiers, rangent les gages apportés, cher- chent les gages réclamés, en faisant leur besogne avec la régularité automatique d'une machine de précision. On ne voit que des boîtes, des boîtes, et encore des boites; ce qu'elles contiennent, on le devine : des bi- joux, des alliances, des pièces de mariage et surtout des montres, qui chaque jour arrivent au Mont- de-Piété au nombre de 1,000 à 1,200 ; au bout de l'année, on ne doit pas être loin des quarante tonnes dont parlait Mercier. C'est aussi à la première division qu'on emma- gasine les objets susceptibles d'être détériorés par des tiansports à travers les escaliers : pendules, baromètres, thermomètres, cadres, miroirs, affreuses figurines qu'on appelle des bronzes d'art, garnitures de cheminée. 11 y a de tout dans ce pandémonium; si j'avais bien cherché, j'aurais trouvé sans doute le menton d'argent qu'un in- valide, peu soucieux de sa beauté plastique, vient mettre « au clou » de temps en temps.

Les magasins qui renferment les objets divers sont superposés dans trois étages ; sont les paquets, fort encombrants et exigeant un emplacement considérable; on a tiré parti de tous les recoins, on s'est adjoint une maison voisine, on a percé les gros murs, et, tant bien que mal, on communique par des escaliers biscornus. Cela sent l'eau de javelle, odeur gardée par le linge, qui entre pour deux tiers dans la composition de ces nantissements uniformément revêtus d'une serviette ou d'un mouchoir, sorte de linceul dont ces épaves sont enveloppées et sur lequel le bulletin est attaché. 11 y a des caisses, des malles, des tas de livres rassemblés dans du gros papier d'emballage, des parapluies a))- pendus aux murailles, des boîtes à violon, des étuis d'où s'échappent la gueule de cuivre des ophicléides. Au dernier élage, sous les combles, dans des chambres consiruites en brisis et éclairées par des fenêtres à tu-

SO LE MONT-DE-PIETE.

batière, voilà les matelas roulés, les lits de plume, les oreillers couverts d'une forle taie en gros coutil blanc et bleu. Parfois une seule personne apporte d'un seul coup dix, douze matelas et plus : c'est un maître de pension qui n'a pas d'élèves, c'est un propriétaire do maison garnie qui n'a pas de locataires. Les matelas ne sont pas très-nombreux au chef-lieu; en revanche il y en a beaucoup à la succursale de la rue Servan, au- près de la Petite-Roquette; lorsque je l'ai visitée, on en pouvait compter 8,800.

Cette succursale a été bâtie exprès; aussi les maga- sins sont-ils d'une ampleur très-bien calculée, et assez vastes pour centraliser tous les meubles qu'on engage au Mont-de-Piété. D'immenses salles, fer et brique, dé- fiant le feu, semblent être le dépôt des ébénistes du fau- bourg Saint-Anloine : meubles simples et sculptés, ar- moires à glace, pianos de toute provenance, crédcncçs, commodes et buffets, vide-poches, bonheurs-du-jour, fauteuils, lits, canapés et tabourets, sont symétrique- ment rangés les uns à côté des autres, et craquent tout seuls de temps en temps pour prouver qu'ils sont plus neufs qu'ils n'en ont l'air.

Au rcz-de-cliaussée, de grands hangars ouverts au niveau du sol avaient été réservés pour les voitures; on y a bien vite renoncé, l'encombrement y devint immé- diatement excessif, au point de neutraliser le service. sont les instruments en métal que leur poids rend dif- ficiles à manier; j'ai vu des baignoires, des alambics, des appareils de confiserie, des chaudières, une masse de machines à coudre, et surtout une quantité extra- ordinaiie d'étaux. La première impression produite par la vue de ces indispensables instruments de travail est fort pénible : on pense involontairement à l'ouvrier ré- duit par le chômage et la misère à engager son gagne- pain; l'impression est erronée : un patron serrurier

LES OrÉRATIONS. 31

occupe chez lui sept ou huit ouvriers; s'il n'a pas d'ou- vrage à leur donner, il les renvoie et dépose leurs étaux au Mont-de-Piété jusqu'à ce qu'il ait remis son atelier sur le pied normal. Dans un coin, j'ai avisé un objet étrange; je me suis approché et j'ai reconnu une jambe en bronze; elle appartient à une statue qui n'est point encore terminée. 11 existe des héros qui ont passé mem- bre à membre dans les magasins du Mont-de-Pié»é avant d'avoir été dressés sur un piédestal au milieu d'une de nos places publiques.

On a fait un calcul moyen : en temps ordinaire, les objets restent sept mois et demi dans les magasins ; alors ils sont dégagés et restitués à qui de droit. Les formalités du dégagement sont aussi d'une simplicité extrême. Le public se présente dans une salle divisée en plusieurs guichets, derrière chacun desquels se tien- nent doux employés. La reconnaissance est reçue par un agent du contrôle qui évalue l'intérêt par quinzaines, sauf pour le premier mois, qui est toujours acquis, à 6 pour 100 par an; il y ajoute 5 pour 100 de droits de garde et de manutention, le 1/2 pour 100 au com- missaire appréciateur pour sa prisée; il additionne avec la somme prêtée, fait le total, et inscrit sur la re- connaissance un numéro d'ordre qui équivaut à un ac- quit; puis il passe la paperasse ainsi cbiflrée à son vis- à-vis, qui est un employé de la caisse chargé de véri- fier le compte et de toucher l'argent dii dégagiste, en échange duquel il remet à celui-ci une fiche portant un numéro rouge ou noir, selon que l'objet réclamé doit être délivré au premier ou au second étage. Muni de ce petit bulletin, qui maintenant représente le gage lui- même, le créancier du Mont-de-Piété monte à ce que l'on appelle la salle de rendition. C'est une vaste pièce, garnie de bancs en bois, surveillée par un garde muni- cipal et fort peuplée.

32 LE MONT-DE-PIETE.

La reconnaissance est envoyée au magasin désigné par le nantissement lui-même ; l'article recherché, trouvé, est remis à un contrôleur; celui-ci s'assure que le bulletin adhércnl est conforme, comme numéro d'or- dre et comme désignation, au numéro et à la désigna- tion de la reconnaissance qu'il paraphe. Ensuite la boite est enveloppée dans la reconnaissance et expédiée au garçon rendeur, qui est debout derrière un large guichet et devant une table sur laquelle on dépose les objets, dans un panier si ce sont des bijoux, en tas si ce sont des paquets. A l'appel successif des numéros, le porteur de la fiche indiquée s'approche; devant lui, le garçon constate que le cachet est intact, il vérifie la désignation, ouvre la boite, compte les objets, et, après les avoir rendus, prend un timbre qui lui est spéciale- ment attribué, et en frappe ou, pour mieux dire, en signe la reconnaissance. Entre l'instant le caissier a reçu l'argent et celui l'objet est restitué, il s'écoule trente ou quarante minutes. C'est peu, et pourtant ce laps de temps suffit pour que des articles dégagés ne soient jamais réclamés. Quel oubli subit, quel accident a frappé les dégagistes? On se perd en conjectures, et il y a une sorte de mystère impénétrable ; chaque an- née, une dizaine d'objets sont abandonnés de la sorte et finissent par être vendus.

Le public qui s'ennuie dans la salle d'attente n'a rien de bien particulier. Les femmes dominent, car les hom- mes sont à l'atelier; on voit beaucoup d'enfants, quel- ques commissionnaires, des marchands aux allures ambiguës qui ont acheté des reconnaissances à vil prix, des soldats, et surtout des commères qui jacassent entre elles. L'objet appartient-il toujours à celui qui le dé- gage? On doit le croire; mais la reconnaissance est un titre au porteur, il suffit de la présenter et de payer pour être mis en possession de l'article désigné.

LES OPÉRATIONS. 33

Les personnes qui ne peuvent retirer leur nantisse- ment sont libres de le « renouveler », au bout d'une année écoulée, en versant les intérêts échus *. On ne peut s'imaginer jusqu'où va chez certaines personnes ce qu'on pourrait appeler la manie du renouvellement, manie qui finit par coûter cher. Un parapluie a été re- nouvelé quarante-sept ans de suite. Il avait sa célébrité, on en parlait dans l'administration; pendu le long d'un casier, il était du haut en bas revêtu de bulletins qui lui faisaient une égide d'écaillés en papier. Un membre du conseil de surveillance le vit, en eut commisération, le dégagea et le renvoya au propriétaire légitime, qui se fâcha tout rouge, et déclara qu'il n'entendait pas qu'on se permit de lui faire l'aumône. Le 25 novembre 1872, j'ai vu vendre un rideau de calicot blanc qui avait été engagé le 5 juin 1825; il avait payé d'arré- rages et de droits de prisée 55 francs 60 centimes, sept fois sa valeur, car il fut adjugé au prix de 5 francs *.

* Les matelas, oreillers, lits de plume, couvertures de laine et en général les articles sujets à détérioration ne peuvent être renouvelés.

' Paifois CCS réengagements successifs et prolongés ont pour but de conserver des ehjets qui ne sont que de pieux souvenirs. Le Siècle du 4 mars 1856 raconte l'anecdote suivante :

t Nous trouvons dans la correspondance parisienne de l'Émancipation Iclge le récit d'un trait touchant qui mérite d'être rapporté. Une pauvre jeune fille vint un jour dans un des bureaux du Jlont-de-Piété de Paris engager un paquet de bardes sur lequel on lui donna 5 francs. Pendant quinze années consécutives, elle vint payer exactement l'intérêt de cette modique somme, montant à quelques centimes, sans avoir assez pour dégager le paqu't. L'administration, frappée du soin que prenait celte jeune fille à conserver ce petit dépôt de linge, alla aux informations sur elle, et apprit que, travaillant sans relâche chez elle, dans un trés-pauvre léduit. cette ouvrière en linge, honnête et sage, parvenait à grand'peine à suffire à ses besoins les plus pressants, mais que, malgré ses peines et ses veilles, elle n'avait pu réunir, depuis quinze ans, les ô fr. qui lui fiaient nécessaires pour retirer son précieux petit paquet. Il y avait évidemment dans la conduite de cette femme laborieuse et si sage, quoique belle, un grand courage qui prenait sa source dans de nobles sentiments. On l'appela à l'adiniuistration du Mont- le Piété et on l'en- gagea à reprendre, sans rétribution, les modestes bardes dont elle avait été si longtemps privée. C'est alors que l'on comprit la belle âme de cette infortunée. Le petit paquet se composait d'un jupon et d'un fichu de

V. 5

34 LE MONT-DE-PIÉTÉ.

Le Mont-de-Piété doit réglementairement garder les objets qui ont été acceptés en nantissement pendant treize mois ; on va toujours au moins jusqu'à quatorze, et l'on accorde un sursis plus long aux personnes qui le demandent. C'est ordinairement vers le quinzième mois que les objets non retirés sont mis en vente ; mais on a toujours soin de prévenir les intéressés par une lettre, non affranchie, qui reproduit le signale- ment de la reconnaissance, et annonce que le nantisse- ment va être offert aux enchères publiques ; on ajoute que, dans le cas il y aurait boni, c'est-à-dire une plus-value sur la somme totale due au Mont-de-Piété, cet excédant est conservé pendant trois ans à la dispo- sition de l'emprunteur, et que, ce délai passé, il sera versé à la caisse des hospices. La moyenne des articles vendus faute d'avoir été dégagés est de 5 pour 100 pour les engagements ordinaires, de 1 pour 100 à peine pour les engagements secrets. Dans les lettres royales de 1777, Louis XVI fixait à deux par mois les ventes du Mont-de-Piété; aujourd'hui on en fait trois par jour : une au chef-lieu, l'autre à la succursale de la rue Servan, la troisième à la succursale de la rue Bonaparte.

Les objets destinés à la vente sont enregistrés, ap- portés dans une chambre contiguë à la salle d'enchères et vérifiés; encore on s'assure que le nantissement est bien celui qui est désigné sur le bulletin originel. On a catégorisé les lois de façon que les marchands savent toujours à quoi s'en tenir : le lundi, c'est le bric- à-brac et les livres ; le mercredi, les étoffes riches et

femme A peine fut-il ouvert, qu'elle prit ces objets à deux mains et les couvrit de baiscis en fondant en larmes... C'était tout ce qu'elle avait liérité de sa mère, morte depuis quinze années, et pour conserver celte précieuse relique, elle avait ai)porlé religieusement son pieux tribut, comme on va au cimetière déposer des fleurs sur une tombe chérie le jour d'un funèbre anniversaire. »

LES OPÉRATIONS. 55

les châles; le jeudi, les diamants et les bijoux; les au- tres jours, on vend plus particulièrement les paquets, qu'on met sur table aussi le lundi, le mercredi et le jeudi quand les articles spéciaux sont épuisés.

La salle est une rotonde fort laide, dont la coupole, ornée de caissons d'une insupportable lourdeur, laisse pendre une tige de fer entièrement tapissée de toiles d'araignées et terminée par six becs de gaz. Le com- missaire-priseur et son clerc sont assis au bureau; à côté, un contrôleur de la garantie vérifie si les matières d'or et d'argent ne portent point un contrôle périmé; un employé de l'administration lient note des objets vendus et du prix d'adjudication. En face, une forte table en forme de fer à cheval, derrière laquelle le pu- blic est assis; entre la table et le bureau, un espace vide deux aboyeurs se démènent en criant les lots et en répétant les enchères. Un objet mis en vente peut être retiré par son propriétaire jusqu'à la dernière se- conde, tant qu'il n'a pas été aliéné par le coup de mar- teau sacramentel du coramissaire-priseur. Ce fait se produit tous les jours : sur une moyenne de 560 arti- cles vendus quotidiennement, six ou sept sont sauvés in arliculo inorlis.

Le public est toujours le même, mais il est composé de différentes couches qui se succèdent selon le genre d'objets qu'on apporte sur la table ; cependant le mer- credi on voit des madames à chapeaux et à panaches, revendeuses à la toilette qui excellent à apprécier les dentelles, les châles de cachemire et bien d'autres choses encore, et le jeudi, vers une heure, l'heure des dia- mants, — il y a des hommes dont le type sémitique annonce qu'ils ne sont point de notre race; ceux-là savent à première vue évaluer un brillant à un cen- tième de carat près.

J'ai assisté à ces ventes : elles sont rondement me-

36 LE MOM-DE-riÉTE.

nées; les enchères y sont soutenues, et l'homme mal- avisé qui viendrait pour faire une bonne affaire en serait pour ses frais, car tous ces marchands s'enten- dent, — c'est la bande noire, dit-on, et ne laissent acheter par personne, quittes à partager le préjudice entre eux. Un lundi matin vers dix heures, on met en vente des casseroles, des poêlons, des chenets; celui qui « donne » à ce moment, qui est maître du marché, c'est Yauverpin, c'est-à-dire l'auvergnat, étameur et chaudronnier. Le cuivre est épuisé, on apporte un lot de livres : le coutançais passe au premier rang, car il a quelque part dans un passage, sur les quais, dans le quartier des écoles, un étalage pour les bouquins. Les livres ne durent pas longtemps, on jette quelques pa- quets : des femmes de marchands d'habits s'avancent alors, et de leurs gros doigts bouffis, chargés de bagues prétentieuses, manient les draps, les défroques de toute espèce, les nippes de toute sorte avec une dextérité sans pareille. S'il se trouve quelque instrument de musique, la grande plaisanterie consiste à l'essayer, et lorsque l'on peut tirer un couac d'une clarinette, tout le monde éclate de rire. Le tour des matelas arrive, on les dé- coud, on tàte, on flaire la laine; il y a un mot que j hé- site à dire, mais qui fait image et mérite, malgré sa brutalité, de n'être point passé sous silence; dans l'ar- got de ce monde-là, vendre des matelas se dit : balan- cer la punaise.

Les diamants, les montres, l'argenterie, le plaqué, atteignent de hauts prix; d'autres objets sont absolu- ment dédaignés : j'ai vu vendre des planches de mu- sique gravées pour la valeur de l'étain. Les vêtements, qui sont très-nombreux, n'ont point du tout l'aspect misérable auquel on pourrait s'attendre ; ils gardent au contraire quelques restes d'élégance et de finesse, comme s'ils avaient été engagés par un étudiant, par

LES OPÉRATIONS. 37

une fille en quête d'argent pour aller au bal. En som- me, la diversité extraordinaire des articles qui passent sous les yeux donne plutôt l'idée d'une gêne momen- tanée que celle d'une vraie misère : je crois que l'on commet une grosse erreur en assimilant le Mont-de-Piété aux institutions de bienfaisance.

Les commissaires-priseurs, sous leur responsabilité, accordent un certain crédit à leur clientèle; ils reçoi- vent un à-compte qui ne peut jamais être injérieur à cinq francs, et mettent alors le marchand en « débet », c'est-à-dire qu'ils gardent en nantissement de la somme impayée l'objet vendu, jusqu'à ce que le bordereau soit intégralement acquitté. Ce sont des conventions par- ticulières dont l'administration ne s'occupe pas. Beau- coup de bonis ne sont jamais réclamés et tombent mo- mentanément dans la caisse du Mont-dc-Piété pour passer ensuite dans celle de l'Assistance publique. En 1868, on a vendu 162, '2oi objets, et l'on n'a payé que 91,4-0 bonis, c'esl-à-dire une moyenne de 56 pour 100.

Telles sont les opérations du Mont-de-Piété, qui sont fort habilement combinées pour donner à la fois satis- faction au public et à l'administration; elles exigent une surveillance de toutes les minutes et une ponctua- lité exemplaire. 11 faut se mettre en garde contre les réclamations d'emprunteurs peu scrupuleux; aussi a- t-on soin d'indiquer toutes les avaries dont sont atteints les nantissements offerts, et parfois cependant l'on se trouve bien embarrassé lorsqu'un employé novice ou ahuri a mal libellé une reconnaissance, comme celle-ci que j'ai vue et qui portait pour désignation : une cami' sole de cuivre.

Les comptes des années 1870 et 1871 ne donneraient qu'une idée imparfaite du mouvement du Mont-de- Piété; les événements y avaient apporté un trouble pro- fond. La dernière année normale est 18G9 ; elle n'accuse

38 LE MO:ST-DE-PIÉTÉ.

pas une activité exceptionnelle, les chiffres n'en sont que plus significatifs, car ils démontrent la puissance de cet organe de crédit, et prouvent à quel nombre considérable de personnes il rend service : le total des engagements a été de 1,772,596, représentant une somme de 54,455.860 francs; les renouvellements ont été de 554,560, et ont porté sur des nantissements équi- valant à un prêt de 14,469,687 francs; l,o7"2,087 dé- gagements ont fait sortir des objets sur lesquels on avait avancé 52,595,087 francs; enfin 162,254 articles vendus ont produit 2,576,806 francs , sur lesquels 689,568 fr. 87 c. figurant 91,426 bonis, ont été resti- tués aux ayants droit. Il est superflu d'insister; à la seule inspection de pareils chiffres, on comprendra que le Mont-de-I'iélé est au premier chef un élablissement d'utilité publique *.

III. LA CLIENTELE.

Ea prospérité du Mont de-Piété est un indice de la prospérité publique. Banquier du petit comnierce. Le jour de l'an. Les échTances. Les marchandises neuves. Chez ma tante. Les gens de plaisir.

Un joueur peu scrupuleux. L'indigence ne s'adresse pas au Mont- de-I'iété. 0,450 francs sans emploi sur 20,000. Dégni^cnients gra- tuits. — 9 octobre 1789. Les voleurs. Affaire scandaleuse. Intervention de l'empereur. Suicide. Les chineurs. Le doublé d'or. 50,000 Ir. de faux galons. Chineur par procuration. Le piquage d'once. Plaintes des négociants. Coupons de robe. Les faillis. Engagement interdit. Pillage chez l'abbé Degnerry. Précaution et surveillance. Le Mont-de-1'iété ne s'apjiarlient pas.

Taux e.xorbitant. Constitution absurde. Les hospices touchent la rente d'un capital qu'ils n'ont jamais fourni. Plus de 22,000,000 depuis 1806. Le Mont-de-Piété devrait être délivré des hosiuce-, des commissionnaires et des commissaires-priseurs. Il faut dégrever le

* En 1872, les engagements ont été au nombre de 1,450,974, équiva- lant à une somme de 28,019,549 francs; les renouvellements ont atteint le cliilTre de 400,171 pour une somme de ll,9()5,8o4 francs. 1,508,040 dé- gagements ont rendu 2r),ii57,100 francs; les ventes ont produit 5,572,797 francs pour un total de 215,148 arlielcs périmés. Le boni a été de 1,579,572 fr. 23 centimes, sur lesquels 977,580 fr. 86 centimes ont été res- titués aux ayants droit.

LA CLIENTÈLE. 39

nantissement. Droits de commission en 1836 et en 1869. Loi du 27 ventôse an IX. En vingt ans les commissaires-priseurs ont coûté près de 5,000,00rt aux empiunteurs. Décret du l'2 août 1863. A rapporter, car il est éludé. —Confusions de la loi de 1831. Projet de loi. Taxe usuraire. Les opérations actuelles du Mont-de-I'iété sont en contradiction avec la loi du 5 septembre 1807.

On s'imagine généralement que le Mont-de-Piété fait des opérations d'autant plus fréquentes et des affaires d'autant plus fructueuses, que le mouvement commer- cial est arrêté par une crise, que les ouvriers sont en chômage, que la politique fait des siennes et neutralise les efforts de l'industrie. Rien n'est plus faux; c'est exactement le contraire qui se produit. Le Mont-de-Piété suit fidèlement toutes les oscillations de la prospérité publique, il dort et s'éveille en même temps qu'elle; aussi bien que la cote de la Bourse, le tableou journalier des engagements et des dégagements est un infaillible thermomètre.

Cela s'explique par ce fait assez peu connu, que le Mont-de-Piété est le banquier du petit commerce et sur- tout de la petite fabrication de Paris ; c'est de là, et non •d'ailleurs, que lui vient sa clientèle la plus sûre, la plus nombreuse et je dirai la plus reconnaissante, car sans lui cette portion extrêmement intéressante de notre po- pulation serait dévorée vivante par la race des argentiers interlopes, des usuriers déguisés, des escompteurs à taux impudents, qui exigeraient des intérêts bien autre- ment élevés que les 9 1/2 pour 100 déjà excessifs dont on frappe le nantis"ement. On le voit bien aux deux grandes échéances de l'année commerciale, qui sont janvier et juillet : le compte de ces deux mois-là est toujours plus chargé que celui des autres.

Une autre cause détermine aussi pendant le mois de décembre une activité extraordinaire dans les bureaux du Mont-de-Piété : c'est l'autorisation donnée à un grand nombre de fabricants de s'établir sur les boulevards

40 LE MONT-DE-riÉTÉ.

pendant la période des étrenncs. Dès la fin de novembre, les emprunteurs affluent, ils apportent tout objet repré- sentant une valeur quelconque et qui n'est pas pour eux de nécessité rigoureuse; avec l'argent qu'ils en retirent, ils achètent les matières premières, confectionnent ces mille articles connus sous le nom générique de bimbe- lots, et les débitent avec avantage dans les baraques qu'ils sont autorisés à occuper sur la voie publique. Aussitôt que la vente est terminée, dès la première quin- zaine de janvier, les dégagements sont opérés avec une régularité remarquable.

Les fabricants en chambre, les modestes boutiquiers, les patrons qui n'occupent que deux ou trois ouvriers, courent au Mont-de-Piétè lorsque arrive l'échéance d'un billet à ordre souscrit par eux, lorsqu'il faut renou- veler la patente, lorsque l'époque du terme approche, enfin lorsqu'ils ont intérêt à faire des achats au comp- tant. Qu'engagent-ils? Leur montre, leurs couverts, leurs médiocres bijoux? Rarement; ils engagent plus volontiers le produit de leur travail, et c'est ce qui explique la quantité relativement considérable de mar- chandises neuves, un sixième environ, que ren- ferment les magasins du iMont-de-Piétè. Plusieurs d'entre eux engagent des objets qui leur ont été remis par un client afin de pouvoir achever un travail commandé par un aulre. Je prendrai un exemple : Une couturière re- çoit un coupon d'étoffe pour faire une robe; elle est sur le point de terminer un autre vêtement dont elle doit fournir la garniture ; elle n'a pas d'argent ; elle engage le cou- pon intact au Mont-de-Piélé. Avec le prêt, elle achète les boutons, les franges qui lui manquent, elle livre le cos- tume et touche le prix, qui lui sert immédiatement à dégager l'étoffe qu'on lui a confiée. Et si on ne la paye pas? Elle en est quitte pour déposeï- sa montre jusqu'au moment sa facture lui sera soldée.

LA CLIENTÈLE. 41

Des faits analogues se produisent constamment, ne nuisent à personne, sont avantageux pour le Mont-de- Piété et permettent à des personnes momentanément o^ènées de continuer à vivre de leur travail. Cette mission très-importante du Mont-de-Piété, il ne l'a pas cher- chée : c'est la force même des choses qui la lui a im- posée ; c'est le petit commerce qui vient naturellement vers lui, attiré par la confiance qu'il inspire, par la rec- titude de ses opérations et surtout par les avantages qu'il offre aux emprunteurs de cette catégorie, qui sans lui payeraient plus de 40 pour 100 les avances dont ils peuvent avoir besoin. Cette clientèle est tellement nom- breuse qu'elle suffirait à alimenter le Mont-de-Piété, de même que le Mont-de-Piété suffit aux nécessilés de l'existence et de la production de celle ci. Aussi, lorsque les affaires s'arrêtent, le Mont-de-Piété est immédiate- ment paralysé et n'est plus qu'un garde-magasin.

Une autre partie de sa clientèle ordinaire, bien moins importante, est formée de ce que j'appellerai les gens de plaisir, femmes galantes, joueurs, étudiants, ouvriers débauchés qui vont citez ma tante, c'est le mot familier, afin d'avoir do l'argent qui permette aux uns d'aller au théâtre, aux autres de ressaisir les cartes et la veine, aux troisièmes d'ajourner l'heure des exa- mens, aux derniers enfin de prolonger le « lundi » pen- dant toute la semaine. Les dégagements de ces emprun- teurs se font très-irrégulièrement pour les filles et les joueurs, qui attendent toujours la bonne aubaine; pour les étudiants, c'est au retour des vacances; pour les ou- vriers, c'est le dimanche matin qui suit le samedi de quinzaine l'atelier a reçu sa paye.

En général, des engagements assez considérables sont opérés par les joueurs, qui, pour faire face à ce que l'on nomme une dette d'honneur, ne se font pas faute de mettre la main sur les diamants de leur femme ou d'une

4a LE MONT-DE-PIÉTÉ.

de leurs relations. Parfois ces sortes d'affaires vont plus loin qu'on n'imagine et menacent d'avoir un dénoûment désagréable. Un homme du monde, un étranger, perd une forte somme au jeu ; il manque d'argent, il prend les diamants de sa sœur, qui y consent, et les engage au Mont-de-Piété. Il acquitte sa dette, veut trou- ver sa revanche, perd encore, et, ne sachant plus de quel bois faire flèche, vend la reconnaissance à un cour- tier de bas étage, qui opère le dégagement sans tarder et se défait immédiatement des parures au profit d'un jeune homme qui va se marier. Le Mont-de-Piété est dés- intéressé dans la question : ses actes ont été réguliers ; mais la sœur réclame ses diamants, mais le joueur, qui a eu une martingale heureuse, veut les racheter, et on ne sait ils sont. A grand'peine on les retrouve chez un joaillier célèbre, qui avait brisé les montures pour les disposer au goût du dernier acheteur. Heureusement cet acheteur et le joueur étaient gens de même monde et se connaissaient ; l'affaire s'est arrangée à l'amiable entre eux, sans cela la justice aurait pu y regarder de près et demander à l'un des intéressés en vertu de quel droit il avait vendu la reconnaissance d'un nantissement qui ne lui appartenait pas.

L'indigence vient rarement au Mont-de-Piété; je l'y ai attentivement cherchée, et je ne crois pas l'avoir aper- çue. Un fait le prouvera et renversera sans doute bien des idées acceptées a priori, sans discussion ni critique. Le peuple anglais, ému des souffrances dont Paris avait été accablé pendant la période d'investissement et animé d'un esprit de charité dont nous ne saurions être trop ' reconnaissants, nous envoya des secours abondants aus- sitôt que le blocus fut entr'ouvert; on expédia entre autres une somme do 20,000 francs qui devait être spé- cialement employée à délivrer les instruments de travail que les ouvriers avaient nécessairement été contraints

LA CLIE>TELE. 43

d'engager pendant ces longs jours de misère. Le man- dataire des commissions anglaises s'excusait de la mo- dicité de la somme et redoutait qu'elle ne fût presque ridiculement insuffisante. L'appel du Mont-de-Piété à ses clients fut aussi large et aussi retentissant que possible; à cette époque, les magasins contenaient 1 ,708,547 articles représentant un prêt de 57,502,725 fr.; en présence d'un pareil total, qu'était-ce donc que 20,000 francs? C'était beaucoup plus qu'il ne fallait, car on n'eut à rendre que 2,585 outils, dont le dégagement coûta 15,570 francs; 6,450 francs n'ont pas trouvé d'em- ploi. Si la misère réelle avait eu ses gages au Mont-de- Piété, elle y eût couru ; on peut affirmer qu'elle n'y va qu'accidentellement.

Cette vérité apparaît d'une façon saisissante lorsqu'il y a de ces dégagements gratuits officiels qui sont un don de joyeux avènement ou une mesure inspirée par des circonstances politiques particulières. La première fois que l'on en trouve trace dans l'histoire,, c'est à la date du 9 octobre 1789, date déplaisante, car elle prouve que la crainte plus que tout autre sentiment avait dicté cet acte de générosité qui, pour être sincère, succédait trop rapidement à ces néfastes journées du 4 et du 5 octobre, depuis lesquelles la France ne sait plus à quel principe se rattacher ; car elle y viola en même temps le droit divin, base de l'ancienne sociélè, et la souveraineté na- tionale, base de la société moderne; c'est à compter de cette heure que nulle légalité politique n'a pu prendre racine parmi nous. La Convention imita Louis XVI, et tous les gouvernements qui ont succédé ont suivi l'exem- ple donné. Au mois d'octobre 1870, le gouvernement de la Défense nationale n'y manqua pas, et nous avons vu que la Commune ne s'en fit pas faute. Or toutes les fois qu'un dégagement gratuit est décrété, il est géné- ralement limité aux prêts qui ne dépassent pas 10 ou

4^ LE MOST-DE-PIÈTÉ.

20 francs, et voici ce qui se passe invariablement : l'ar- ticle dégagé gratuitement est immédiatement réengagé; on dégage à une porte, et on réengage à l'autre. En ad- mettant que 4,000 nantissements puissent être rendus le matin, avant la fin de la journée le Mont-de-Piété en a certainement repris les trois quarts. Cela prouve, dira- t-on, que ces gens-là ont, avant tout, besoin d'argent; sans doute ; mais cela prouve aussi que dans les cabarets les pièces de cinq francs sont une monnaie qui a plus facilement cours que les matelas et les vieux pa- letots. L'alcoolisme, qui peuple nos asiles d'aliénés et remplit nos prisons, entre pour une proportion trés- appréciablc dans le mouvement du Mont-dc-Piété. Si aux jours de dégagements gratuits on remeltait directement l'argent aux porteurs de reconnaissances, il est fort pro- bable que nul de ceux-ci ne se présenterait au Mont-dc- Piété.

Il est un autre genre de clientèle, fort heureusement minime et bien surveillée, qui cherche à tirer du Mont- de-Piété des bénéfices illicites ou qui le prend volon- tiers pour une maison de recel, et dont il faut bisii par- ler : ce sont certaines espèces de voleurs. La justice et la préfecture de police ont des rapports fréquents avec le Mont-de-Piété; quand un vol est dénoncé, la dési- gnation de l'objet disparu est envoyée à l'administra- tion, qui fait faire dans ses magasins, sur ses registres d'engagements, des recherches qui aboutissent quel- quefois. Ceux qui s'adressent au Mont-de-Piété sont des voleurs naïfs ou des voleurs spéciaux, car la plupart des malfaiteurs ont leurs receleurs et des brocanteurs attitrés.

Les bureaux du Mont-de-Piété ont parfois aidé u dé- couvrir des faits étranges dont les auteurs étaient dans une telle situation sociale que nul n'aurait osé les soup- çonner. En 1856, sept ans avant le décret impérial qui

LA CLIENTÈLE. 45

limitait le maximum des prêts à 10,000 francs, une femme titrée, appartenant par ses alliances aux plus illustres familles de France, engagea d'un seul coup des parures neuves pour une somme qui dépassait 30,000 francs. On fut fort surpris au Mont-de-Piété de recevoir de la préfecture de police une demande de re- cherches, et l'on ne comprit guère qu'une personne de si haute condition pût être impliquée dans une affaire de vol. Rien n'était plus vrai cependant. Usant de son nom qui devait inspirer toute confiance, elle avait acheté des diamants à crédit et les avait immédiatement en- gagés. Les joailliers, fatigués d'attendre l'argent qui leur était dû, se voyant sans cesse ajournés sous des prétextes illusoires, avaient fini par deviner la vérité. Ils prièrent la préfecture de police de faire une enquête qui eut le succès que l'on voit. Nul doute n'était pos- sible. On ne peut imaginer la qualité des personnages qui intervinrent dans cette affaire pour l'étouffer. C'était difficile; la dame n'avait plus l'argent, qu'elle avait promptement dépensé; la famille refusait absolument de payer ; les joailliers réclamaient le prix convenu ou les diamants; le Mont-de-Piété ne pouvait se dessaisir du gage, qui représentait un prêt considérable. On n'était pas près de s'entendre, et la justice allait peut- être se mêler à ce débat trop clair, lorsque l'affaire fut arrêtée comme par enchantement. Le préfet de police avait parlé de cette histoire à l'empereur, qui ordonna de prendre sur sa cassette de quoi dégager les parures et de les rendre aux joailliers. Ce qu'il y a de plus cu- rieux, c'est que l'empereur, abusé par une similitude de nom, crut sauver une femme dont le mari faisait' à son gouvernement une opposition à outrance.

Ces sortes d'aventures ont parfois un dénoûment plus tragique, quoiqu'il reste inconnu. On s'aperçut, il y a quelques années, que de fausses reconnaissances, por-

40 LE MONT-DE-PIÉTÉ.

tant tous les caractères possibles d'authenticité, étaient vendues à des marchands qui venaient inutilement ré- clamer des gages dont on ne retrouvait aucune Irace. Une surveillance occulte prouva que nul employé n'é- tait coupable. La police se piqua au jeu, et finit par fixer son attention sur un individu qui avait une vie extérieure honorable, qui exerçait une fonction impor- tante et paraissait à l'abri de tout soupçon. On acquit la certitude que, sous un prétexte plausible, il avait ses grandes entrées dans plusieurs bureaux du Jlont- de-Piété, qu'il était connu sous deux noms différents, et qu'il avait trois domiciles, sans compter celui de sa maîtresse. C'est qu'on l'arrêta ; conduit chez un commissaire de police, il fit bonne contenance, et, sai- sissant à l'improviste un compas caché dans son mou- choir, il s'en porta un coup au cœur et se tua.

De si graves affaires sont rares, et le Mont-de-Piété n'a guère à se défendre que contre deux variétés de fi- lous parfaitement catégorisés : les chineurs et les pi- queurs d'once. Les premiers sont des industriels fort prudents, difficiles à prendre en faute, payant patente et exerçant le plus ordinairement le métier de brocan- teur en bijoux. Faire la chine consiste à augmenter frauduleusement la valeur apparente des objets. Le coup de chinage le plus fréquent est celui-ci : on dé- tache d'une chaîne en or véritable, composée de pièces mobiles réunies les unes aux autres, le porte-mous- ijueton et les anneaux sur lesquels la garantie a appli- f;ué son poinçon; puis ces mômes objets sont adaptés à une chaine identique en cuivre fortement doré, ce qif'on nomme le doublé d'or. Une fois que cette opéra- tion est laite, on salit la chaîne pour lui donner un aii vieillot, et on la porte au bureau d'engagement. Le commissairc-priseur vérifie les poinçons, croit avoir entre les mains un bijou en or de premier titre et con-

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sent une somme qui représente dix fois la valeur de l'objet frelaté. Le chineur accepte, s'en va, après avoir donné un faux nom, montré de faux papiers d'identité, et vend la reconnaissance. Au jour de la vente, on s'a- perçoit quelquefois de la fraude, et alors la caisse des commissaires-priseurs paye la différence ; sinon, le marchand qui achète est trompé.

L'affaire est quelquefois fort onéreuse pour les com- missaires-priseurs; on a gardé le souvenir d'un coup de chinage sur de faux galons d'or, qui leur coûta plus de 50,000 francs. On chine encore les bijoux en les fourrant, c'est-à-dire en coulant du plomb dans les parties creuses, afin de leur donner un poids plus con- sidérable; rien n'arrête ces gens-là, et ils ne sont point embarrassés pour se servir de faux poinçons et de fausses marques de fabrique. L'un d'eux est une sorte d'homme de génie en son genre; la Sûreté le connaît bien et l'appelle le roi des chineurs : jamais on n'a pu le saisir sur le fait. Il lui est administrativement in- terdit d'engager, il ne s'en soucie guère; il a fait pren- dre patente à quatre de ses acolytes, et il cJiine par pro- curation. 11 ne faut pas croire que cette fraude s'arrête aux objets précieux : on chine tout, les matelas en les composant d'un cadre de laine rempli de varech, le calicot, en le revêtant d'un enduit el en le calandrant par certains procédés qui lui donnent l'apparence de la plus belle toile anglaise, les pendules en n'y met- tant pas de mouvement. Je n'en finirais pas, si je vou- lais énumérer tous les articles qu'on parvient à altérer; n'ai-je pas raconté en son temps l'histoire de ce char- cutier chineur qui truffait des pieds de cochon avec du mérinos ^?

Les chineurs cherchent à voler le Mont-de-I'iété ; les

' Tome II, chap. vm.

48 LE MONT-DE-PIÉTÉ.

piqueurs d'once en font leur maison de recel, à la grande colère des négociants, que ce genre de méfaits atteint d'une façon toute spéciale. Dans l'origine, le pi- quage d'once était un terme d'argot qu'on employait pour désigner le vol que le tisseur en chambre com- mettait sur les fils, laines ou soies qui lui étaient con- fiés; il en gardait une partie pour lui, et cependant il rendait poids pour poids, car il avait uns le tissu à la cave pour le charger d'humidité, ou l'avait frotté d'un apprêt qui l'alourdissait. Aujourd'hui on appelle ainsi tout abus de confiance fait par un ouvrier, par un em- ployé, par un garçon de magasin au préjudice de son patron. Les ouvriers bijoutiers qui retiennent des par- celles d'or, les commis en nouveautés qui coupent à leur profit quelques mètres d'étoffe sur une pièce, sont des piqueurs d'once. La plupart ont des receleurs, mais d'autres vont tout simplement au Mont-de-Piétè. Les né- gociants se plaignent avec amertume, sans trop de rai- son, il me semble, car c'est à eux qu'il appartient de surveiller leurs employés; ils ont été jusqu'à demander qu'on interdît au Mont-de-Piété de prêter sur marchan- dises neuves, ce qui est excessif en théorie, et ce qui, en pratique, ruinerait presque d'emblée les petits mar- chands et les petits fabricants dont j'ai parlé plus haut. J'ajouterai que plusieurs piqueurs d'once ont été sur- pris en flagrant délit, grâce aux indications fournies par le Mont-de-Piété lui-même.

On vend, il est vrai, au Mont-de-Pièté une quantité ap- préciable de coupons de robe de treize à quinze mètres; on se tromperait si on en faisait remonter l'origine aux fraudeurs. La vérité est bien plus simple. Beaucoup de personnes, voulant faire un cadeau à une femme et n'osant lui offrir de l'argent, lui donnent l'étoffe d'une robe. La femme préfère l'argent, elle engage le coupon, le laisse vendre et retire le boni. Ce fait-là est tellement

LA CLIEMÈLE. 49

fréquent que l'on pourrait presque dire qu'il est géné- ral. L'engagement des marchandises neuves est regret- table lorsqu'il est opéré en masse, par un négociant qui cherche à raffermir son crédit ébranlé, qui est sur le point de faire faillite et qui met au Mont-de-Piélé ce qui légalement forme le gage de ses créanciers. Comment éviter un pareil abus sans en créer un bien autrement grave, puisqu'il atteindrait immédiatement la majeure partie, sinon la totalité, du petit commerce parisien? Le négociant aux abois qui veut tromper ses créanciers les trompera toujours ; le nantissement déposé au Mont- de-Piélé est diminué, il est vrai, de la valeur du prêt, mais la valeur totale n'est pas détruite, et il est facile de mettre oppcsition sur les gages ou sur les bonis de vente, qui représentent toujours à peu prés moitié du prix normal des marchandises. C'est donc encore une sorte de garantie pour les créanciers, qui sans cela se- raient exposés à ne trouver que des rayons vides, car tout ce que ceux-ci contenaient aurait été vendu à vil prix à des industriels de bas étage.

11 ne faut pas croire que le Mont-de-Piété s'endort et qu'il se contente d'exciper de sa bonne foi ; il déploie au contraire vis-à-vis des chineurs, des piqueurs d'once, des emprunteurs douteux de toute espèce, une activité très-énergique. Si la Banque de France a un bureau spécialement chargé de reconnaître la valeur morale des signataires des billets envoyés à l'escompte, le Mont- de-Piété n'a pas négligé de se renseigner sur ses clients suspects; lorsqu'il s'en méfie, il leur interdit l'engage- ment en vertu d'un arrêt péremptoire de la direction. Comment il arrive à n'être que rarement trompé, à dé- couvrir au milieu des objets qui l'encombrent celui qui parait avoir été volé, pourquoi il fait surveiller telle personne plutôt que telle autre, comment il parvient souvent à contrôler la provenance de certains nantisse-

50 LE mo};t-de-piètë.

raents, et comment il peut parfois avant toute réclama- tion donner des avis qui mettent sur la piste d'une escroquerie, d'un crime même, témoin tous les ban- dits qui ont pillé chez M. Deguerry et qui n'ont été soup- çonnés, arrêtés, convaincus, condamnés, que grâce à sa sagacité, comment, en se protégeant lui-même, il fait acte de protection pour la société tout entière, c'est ce que je ne me sens pas le droit de raconter, car il ne faut pas dire au renard l'on place le piège qui l'at- tend.

Ce que je puis affirmer sans péril, c'est que j'ai vu fonctionner ce service aussi simple qu'ingénieux, qu'il produit d'excellents résultats, et qu'on ne saurait trop le développer. 11 a cela de remarquable que, tout en re- gardant de fort près vers les emprunteurs véreux, il ne s'occupe jamais des emprunteurs honnêtes, auxquels le Mont-de-Piété assure, par son organisation même, toutes les conditions imaginables de discrétion et de sécurité. Si l'on arrivait à débarrasser le Mont-de-Piété des chi- neurs, des piqueurs d'once, de tous les médiocres filous qui le harcèlent, lui donnerait-on l'ampleur et la liberté d'action dont il a besoin pour remplir le but d'utilité générale qui est sa véritable raison d'être? Non; ces industriels retors ne sont pas un danger, ils sont à peine un ennui. On remarque parfois dans sa marche une certaine oscillation, on en cherche la cause, et l'on ne s'aperçoit pas qu'il n'a aucune base, qu'il ne s'appar- tient pas, et qu'avant tout il faut le rendre à lui- même.

Une seule chose est à considérer, l'intérêt du public ; toute autre préoccupation doit disparaître devant celle-là. Or, pour bien se rendre compte de la situation respec- tive de l'emprunteur et du prêteur, il faut voir combien le public paye l'argent qu'on lui avance : au Mont-de- Piété, 9 pour 100, au commissaire-priseur 1/2 pour

LA CLIENTELE. 5f

100, droit fixe de prisée; si l'objet est vendu, 5 1/2 pour 100 de droit d'adjudication, c'est-à-dire 13 pour 100 ; si l'objet est dégagé, il n'a soldé que ■9 1/2; s'il est engagé ou dégagé par commission- naire, il coûte 11 1/2; donc au minimum 9 1/2, au maximum 15 pour 100; c'est exorbitant. Le Mont-de- Piété peut-il du moins capitaliser ses bénéfices, s'en faire un fonds de roulement qui lui permette de ne pas emprunter et de diminuer l'intérêt du prêt qu'il a consenti? Nullement. 11 faut préciser, ne serait-ce que pour prouver que parfois nous excellons dans l'ab- surde .

Le Mont-de-Piété emprunte pour prêter au public , mais il ne peut prêter que d'après l'évaluation des com- missaires-priseurs, sur lesquels il n'exerce aucune ac- tion; tous les bénéfices que lui rapportent ses différentes opérations appartiennent de droit à l'Assistance publique, avec laquelle il n'a qu'un lien platonique et qui ne peut lui donner ni un ordre, ni une instruction, pas même un conseil. Comme dans le principe on avait rattaché le Mont-de-Piété au système de l'Hôpital général, auquel a succédé le Bureau des hospices, qui est aujourd'hui r.\ssistance publique, on veut absolument voir dans cette administration un caractère de bienfaisance qu'elle n'a pas. De plus, elle doit livrer ses revenus aux hos- pices, mais cela en vertu du décret constitutif de l'an Xiï, qui disait que ceux-ci fourniraient le capital. Dans ce cas, il était juste qu'ils en touchassent la rente; or on sait ce qui s'est passé : les hospices n'ont jamais avancé une somme quelconque au Mont-de-Piété ; néanmoins l'habitude subsiste et celui-ci achète fort cher un argent qui ne lui coûterait rien s'il avait gardé ce qu'il a ga- gné, argent qu'il est obligé de faire payer bien plus cher encore au public. Veut-on savoir la somme énorme que le Mont-de-Piété a versée aux hospices de 1806 à 1872

52 LE MONT-DE-PIÉTË.

22,731,872 francs 86 centimes. Il avait de quoi se constituer un capital roulant qui l'affranchissait pour toujours des emprunts qu'il sera forcé de coatracter, tant que sa situation n'aura pas été modifiée.

Pour que le Mont-de-Piété soit réellement l'institution qu'il doit être, pour qu'il puisse décharger le public des droits dont celui-ci est accablé, il doit être débarrassé de l'ingérence des hospices, de l'intervention des com- missionnaires et de celle des commissaires-priseurs. 11 ne dépend que de lui de se délivrer des commission- naires, ce qui produirait immédiatement une économie de 5 pour 100 dont l'emprunteur bénéficierait. On peut facilement obtenir ce résullat en poursuivant l'œuvre intelligente entreprise par M. Ledieu, qui fut directeur du Mont-de-Piété pendant la période impériale. Avec une grande fermeté et une prudence remarquable, com- prenant qu'il importait avant tout de dégrever les charges qui pèsent sur le nantissement, il combattit les commis- sionnaires pied à pied, sans se lasser, sans se laisser émouvoir par des plaintes qui avaient leur raison d'être, sans céder aux influences souvent considérables que l'on mit en avant. Parlout il put, il les remplaça par des bureaux auxiliaires, annexes directes du iMonl-de-Piété, et qui font le prêt aux mêmes conditions que lui. De 4857 à 1868 il est parvenu non sans peine à créer vingt-deux bureaux auxiliaires , et en 1802 il obtint la construction de la grande succursale de la rue Servan.

Il est intéressant de constater en quelle proportion le public a profité de ce nouvel état de choses : en 1856 le total des engagements est de 1,505,845 articles, le prêt est de 25,869,488 francs, sur lesquels les commis- sionnaires engagent 1 ,015,452 objets, auxquels on avance 17,212,280 francs; les droits de commission s'élèvent à 472,603 fr. 54 centimes. En 1869, ces mêmes droits

CLIE^'TÈLE 53

s'abaissent à 265, lô5 fr. 55 centimes; 1,672,595 arti- cles sont engagés, dont 587,048 par les commission- naires qui, sur 54,455,860 francs, représentant la somme générale du prêt, n'entrent que dans la proportion de 9,717,722 francs. L'écart entre les droits de 1856 et ceux de 1869 constitue un bénéfice net de 272,605 francs resté dans la pocbe du public. Aujourd'hui il n'existe plus que quatorze bureaux de commissionnaires ; il est urgent de les remplacer promptemcnt par des bureaux auxiliaires, et c'est à quoi l'administration du Mont-de- Piélé doit songer.

Si par le seul fait de son action le Mont-de-Piété peut faire disparaître ces intermédiaires onéreux, il n'en est pas de môme en ce qui concerne les commissaires-pri- seurs; à l'égard de ceux-ci la loi du 27 ventôse an IX est formelle. « Article 1" : A compter du 1" floréal prochain, les prisées des meubles et ventes publiques aux enchères d'effets mobiliers qui auront lieu à Paris, seront faites exclusivement par des commissaires-pri- scurs, vendeurs de meubles. Article 2 : Il est dé- fendu à tous particuliers, à tous autres officiers publics de s'immiscer dans lesdites opérations qui se feront à Paris. » Le texte ne peut donner lieu à aucune contro- verse. Le Mont-de-Piété est donc forcé de faire faire la prisée et les ventes par les commissaires-priseurs, d'où il résulte une surcharge de 4 pour 100, qui dans un espace de vingt ans, de 1850 à 1869, a coûté au public 4,886,515 fr. 50 cent. i.

Oue la loi ait sagement agi en créant des agents pri- vilégiés responsables qui impriment aux ventes d'objets mobiliers une authenticité parfaite, ceci n'est pas dis- cutable; mais le Mont-de-Piété placé directement sous

' La somme intégrale est de S,oô9,o81 fr. 75 cent.; mais il convient d'en déduire 053,208 fr. 15 cent, versés par les commissaires-priseurs pour erreur d'évaluation.

54 LE MONT-DE-PIÉTÉ.

la surveillance de l'État, soumettant les actes de sa gestion au contrôle impeccable de la cour des comptes, ayant été institué pour prêter sur nantissement au taux le plus bas possible, offrant des garanties aussi sé- rieuses que n'importe quel établissement de crédit, doit écliapper à cette nécessité qui grève l'intérêt des em- prunteurs sans aucun profit pour eux. Il faut que le Mont-de-Piété soit reconnu apte à opérer lui-même la prisée et la vente ; il le fera à ses risques et périls, par ses propres employés, qui sont passés maîtres en l'art de l'appréciation. Ce sera pour lui un surcroît de tra- vail et de responsabilité; mais il en retirera un béné- fice moral qui a bien son importance, en voyant qu'il a aidé au soulagement de la portion nécessiteuse de la population de Paris.

On ferait bien aussi de rapporter le décret impérial du 12 août 1863; il n'a aucune raison d'être, car on n'en respecte que la lettre et l'on sait en fausser l'es- prit. Le chef-lieu et les succursales ne peuvent faire aucun prêt dépassant 10,000 francs; les bureaux auxi- liaires sont limités à un maximum de 500. Il est facile de deviner ce qui se passe. On apporte un lot de dia- mants qui vaut 50,000 francs ; on le divise en cinq nan- tissements distincts, qui sont engagés successivement, séance tenante, au même guichet. Puisqu'il est aisé d'é- luder les prescriptions de la loi, puisque chacun y prête la main, puisque le commissaire-priseur, l'emprunteur, le Mont-de-Piété, sont d'accord pour tourner la diffi- culté, puisque le seul résultat du décret est de faire libeller un plus grand nombre de paperasses, pourquoi ne pas revenir tout simplement aux usages qui ne dé- terminaient aucune réserve au prêt consenti?

Lorsque l'on discuta la loi de 1851, l'intention évi- dente des législateurs était d'affranchir le Mont-de-Piété et de lui donner une existence indépendante; cela res-

LA CLIENTÈLE. 55

sort de 1 article 5 : « Les Monts -de -Piété conserve- ront en tout ou partie, et dans les limites déterminées par le décret d'institution, leurs excédants de recette pour former ou accroître leur dotation. Lorsque la do- tation suffira tant à couvrir les frais généraux qu'à abaisser l'intérêt au taux légal de 5 pour 100, les ex- cédants de recettes seront attribués aux hospices ou au- tres établissements de bienfaisance. » C'était parler d'or et dénouer d'une façon aussi libérale qu'intelli- gente une situation réellement fausse et pénible ; mais, par une contradiction qu'il est bien difficile de s'expli- quer, l'article 9 détruit radicalement l'article 5 : « Les dispositions du titre I" seront immédiatement applica- bles à ceux des Monts-de-Piété existants qui ont été fon- dés comme établissements distincts de tous les autres. » Or le Mont-de-Piété de Paris n'est point « distinct » des bospices, auxquels il appartient : il recommença donc d'être le gagne-petit de l'Assistance publirjue.

Cette question reviendra sans doute quelque jour de- vant l'Assemblée nationale, qui le 51 mai 18712 a été saisie d'un nouveau projet de loi destiné à remplacer les prescriptions illusoires de 1851. 11 sera bon alors de ne pas retomber dans la même faute, de n'avoir ex- clusivement en vue que l'intérêt de l'emprunteur, et, tout en maintenant le Mont-de-Piété sous la direction hiérarchique de la préfecture de la Seine et du minis- tère de l'intérieur, de l'affranchir une fois pour toutes et de la suzeraineté des hospices, qui l'empêchent de capitaliser son épargne, et de l'obligation d'avoir re- cours aux commissaires-priseurs, dont l'inutile inter- vention augmente le taux d'un intérêt déjà fort lourd.

Moralement, il est au moins étrange que les nécessi- teux fournissent aux besoins des indigents ; matérielle- ment, on doit rechercher tous les moyens pratiques de dégrever le prêt. Si le Mont-de-Piélé de Paris voyait

56 LE MO>'T-DE-PIETÉ.

tomber ainsi les entraves qui le paralysent trop souvent, il pourrait alors bâtir les quatre succursales qui lui manquent pour obéir aux injonctions du décret consti- tutif de l'an Xll, remplacer les commissionnaires par des bureaux administratifs, et, supprimant les droits de manutention et de garde qui exbaussent lintérêt exigé jusqu'au taux usuraire de 9 pour 100, ne plus of- frir cette anomalie au moius singulière d'un établisse- ment public toujours en contradiction flagrante avec la loi'.

, Appendice. Les opérations failes par le Mont-do- Piété en 1875 sont plus nombreuses qu'en 1872; mais elles n'ont point en- core atteint les chiffres de 18C9. Les engagements figurent pour 1,599,095 objets, sur lequcls une somme de 52,035,898 francs a été avancée ; 529,599 renouvellements ont représenté luie somme de 15,050,874 francs; 1,511,479 articles dégagés ont fait rentrer 25,410,127 francs dans la caisse de l'administration; 77,082 bonis ont produit 059,105 francs 14 centimes. Le total des opérations a donc embrassé 5,517,255 objets, et a mis en mouvement une somme de 71,742,002 francs 14 centimes. 110,888 articles, sur lesquels le Mont-de-Victé avait prêté 1,770,907 francs, ont été vendus, par l'entremise des commissaires-priseurs, au prix de 2,804,004 francs 85 centimes.

' Loi du 3 septembre 1807 : « Article 1". L'inlérèt conventionnel na pourra excéilei' en matière civile 5 pour 100, ni en matière commerciale 6 pour 100, L (ont sans retenue. Art. 2. L'inicrêl légal sera, in matière civile, de 5 pour 100, et en matière de commerce de 6 pour 100, sans retenue. »

CHAPITRE XXV

L'ENSEIGNEMENT

I. PRIMAIRE.

» Peu à dire, tout à faire. » Question vitale. Tour de Babel. Le cler:;é. L'université. Les trois maladies de la France. Tieméde.

liut de l'instruction. Le suffrage universel et l'enseignement obligatoire. En Alsace. Lord Brougham. Le géiiéral maître d'école. Jean Huss. États d'Orléans en 1560. Pendant la Ré\o- lulion. État des écoles en nOô. Loi du "28 juin 1833. Victor tlousin partisan de l'obligation.— Loi Falloux. Carte statistique. Ignorance. 66 illettrés sur 100 habitants. Indifférence et apathie.

La Commune. Budget misérable. L'État de New-York. Opi- nion compétente. Instituteurs. Dévouement et pauvreté. 40 sous par tête. Affaire d'argent. 180,000,000 de besoins, 1, '200,000 francs de ressources. Paris maternel. Gratuité des écoles municipales.

Le budget de l'école primaire porté à 50,000,000. Bon emploi de la richesse. Le magasin scolaire. Outillage de l'école et de l'éco- lier. — Statistique. 40,000 enfants parisiens ne suivent pas l'école.

Salles d'asile. La chanson. L'école. La classe. Causerie.

Les cartes géographiques de l'école laïque de la rue Coquenard. Instincts pédagogiques delà femme. Les sœurs de Saint-Vincent-de- Paul. Une supérieure. Très-bon personnel. Les nouvelles éco- les. — Les vieilles écoles. 983 enfants dans un jardin de 417 métrés.

Le deuxième arrondissement. Rue de la Lune. Rue du Sentier.

Cour des Miracles. Ophthalmie épidémique. Le préau-grenier.

Tout est à reconstruire. Abandon de l'étude après la période scolaire. Générosité de la ville, Les bourses. Action des maires.

Caisse des écoles. Le huitième arrondissement. Luxe et indif- férence. — Laïque. Concurrence indispensable. Libres-penseurs.

&8 L'ENSEIGNEMENT

La liberté. Si le mouvement laïque s'accentue, les congréganistes en profiteront.

Dans un mémoire que l'Académie des Sciences mo- rales et politiques jugea digne d'une mention honora- ble*, M. Cochin a écrit, à propos de l'enseignement, cette phrase d'une vérité aussi douloureuse que saisis- sante : « C'est chose désolante qu'en ce grave sujet il reste si peu à dire, mais tant à faire. » Que pense- rait-il donc aujourd'hui que cette grave question, ser- vant d'arme aux partis politiques, passionne les esprits qu'elle aveugle et fait naître toute sorte de solutions qui la compliquent, la paralysent et menacent d'en faire un problème indéchiffrable? C'est cependant la question vitale par excellence, celle devant laquelle toute préoccupation aurait dit se taire, qu'il fallait aborder d'une façon abstraite, qui n'exigeait pas moins que le concours de toutes les intelligences, et qu'on aurait résoudre tout d'abord, car d'elle dépend l'a- venir de notre pays.

De ce chaos d'opinions se heurtant avec une véhé- mence qui rappelle les disputes d'où naquirent les guerres de religion, que sortira-t-il? L'instruction obligatoire, sans nul doute, dont la nécessité finira par s'imposer même aux préventions les plus récalcitrantes; mais sur ce terrain, qui devrait être celui de la con- corde universelle, il est à craindre de voir surgir des luttes stérilisantes et désastreuses : Obligatoire et gratuite, obligatoire seulement, moralement obli- gatoire, — obligatoire et laïque, obligatoire et clé- ricale. — C'est la tour de Babel ; on ne sait quelles voix écouter ; ceux qui parlent semblent ne pas se com- prendre, car dans toutes ces batailles la logomachie

* Essai SU7- la vie , les viclhodes d'instruction et d'éducation et les établissements d'Henry l'estalozzi, par Augustin Cochin. Paris, août 1848. Brocliure de 88 pages.

PRIMAIRE. 59

tient plus de place que le raisonnement, la solution du problème de l'enseignement n'est pas un but, ce n'est qu'un prétexte.

Deux partis sont en présence qui voient dans la di- rection que prendra l'enseignement le triomphe ou la défaite de leur opinion. Pour l'un, le clergé et ce que l'on peut appeler les ordres scolaires représentent l'ob- scurantisme. — Un vieux mot bien bête que l'on ferait mieux de ne plus employer. Les écoles congréga- nistes lui apparaissent comme l'enseignement mutuel de l'abrutissement et de l'hypocrisie. Pour l'autre, l'université est la bête de l'Apocalypse; elle est la né- gation de Dieu, l'appel au matérialisme, la grande prê- tresse du néant. Ces deux opinions sont aussi fausses l'une que l'autre; en matière d'instruction, comme en matière politique, le clergé et l'université sont indis- pensables, car tous deux répondent à des besoins par- faitement distincts, que l'on a le plus grand tort de confondre.

Le résultat de cette hostilité déplorable est tout au- tre que celui que l'on imagine; ce n'est ni l'université ni le clergé qui souffrent et qui succombent dans ce combat à outrance, c'est l'enseignement lui-même. Et cependant nous ne ferons jamais assez d'efforts pour le soutenir, pour le fortifier, j'allais dire pour le créer, car à bien regarder l'état nous sommes, on recon- naît que la France est atteinte de trois maladies graves qui, promptement, deviendraient mortelles, si l'on n'y portait un remède énergique et rationnel : ces trois ma- ladies sont l'ignorance, l'indiscipline et la présomp- tion ; celles-ci sont fatalement engendrées par celle- là. Or le remède, c'est l'instruction ; elle tue l'igno- : .nce, elle discipline l'âme et rend modeste, car elle apprend à se comparer et non point à se contempler, ce à quoi, pour notre malheur, nous avons toujours

61) L'ENSEIGNEMENT

excellé; c'est en nous croyant sottement et naïvement le premier peuple du monde, que nous avons végété dans une indifférence inqualifiable pour tout ce qui touche à la géographie et à l'étude des langues vi- vantes, c'est-à-dire à ce qui fait connaître les autres peuples et permet, au besoin, de profiter de leurs dé- couvertes *.

L'instruction est le salut même de l'humanité : elle a pour but et pour résultat d'élever l'homme au-dessus de ses instincts naturels, de lui procurer un instrument de travail général et de le mettre à même de trouver dans ses facultés fécondées par l'élude le moyen de subvenir aux exigences de la vie et de remplir les de- voirs qui sont imposés à l'individu dans toute société civilisée. Jamais l'instruction n'est assez répandue, ja- mais assez multiple, jamais assez profonde. Ceux qui en ont peur sont des niais ; la force obtuse et crédule de l'ignorance est plus redoutable que les ambitions souvent démesurées du demi-savoir.

Que penser d'une nation qui n'a pas encore compris, qui n'a pas encore forcé ses représentants à compren- dre que l'instruction obligatoire est le corollaire obligé du suffrage universel ? 11 est cependant élémentaire d'admettre que nul ne peut être appelé à exercer un droit s'il n'est apte à l'exercer; pouvoir changer, par son vote, la forme même du gouvernement et ne pas

' H est dur, mais utile, d'écouter à ce sujet ce que disent nos adver- saires. La Gazette de l'Allemagne du Nord a écrit, en 1873 : « S'il est vrai, comme aucun liomme qui pense ne le contestera, que l'ignorance \érital)lement grandiose des f'rançais à l'égard de tout ce qui se passe en dehors des frontières de leur pays, fut pour nous un allié etlicace avant et pendant la dernière guerre, on peut en conclure avec une jus- tesse mathématique de quelle importance est ce fait, que le même peuple, le plus agressif de tous, malgré les terribles leçons des dernières années, s'enferme de plus en plus dans son vieil esprit de mandiri- n'isme {CInnescnthum}. Nous pourrons encore dans l'avenir tirer profit de cette ignorance nationale. » J.-J. Ampère écrivait de Donn, le G no- vembre 1826, à madame Récamier : « Je suis confondu, dans ce \n\ys, des connaissances indispensables dont nous nous dispensons en France. »

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être en état de signer son propre nom, c'est une ano- malie étrange et particulièrement douloureuse. Chez les autres peuples on ne s'y est pas mépris ; lors de la discussion du Ballot-Bill au parlement anglais, en 1870, M. Lowe a dit avec raison : « Vous demandez le vote universel, moi alors je demande l'instruction obliga- toire; car il faut au moins apprendre à lire à ceux qui demain seront nos maîtres. » Qui ne se souvient de la lettre implacable adressée le 19 août 1870 à un publi- ciste français par le colonel Fr. von Holstein et datée de Saint-Avold : « Vous avez le suffrage universel, et vos électeurs ne savent pas lire. » Tout le monde s'en étonne, en effet, excepté nous, qui en mourons.

L'Assemblée nationale siégeant à Bordeaux ratifia le 1" mars 1871 le projet de paix signé le 26 février à Versailles par MM. de Bismarck, Thiers et J. Favre ; c'est donc de cette époque que date la prise de possession officielle de l'Alsace-Lorraine par l'Allemagne; dès le 18 avril suivant, une ordonnance du gouverneur gé- néral y introduisait l'instruction obligatoire ^ Voilà trois ans que la guerre est terminée, et nulle loi n'a encore été discutée par nos pouvoirs législatifs pour ré- gler cette question vitale. Lorsque le projet de loi viendra devant la Chambre, on peut craindre qu'il ne soit pas accepté sans difficulté, et même que le prin- cipe de l'obligation ne soit pas admis, car bien des gens croient encore, comme Richelieu, qu'une nation est d'autant plus facile à gouverner qu'elle est plus ignorante ; nos révolutions successives n'en sont guère la preuve. A voir ce qui se passe dans les pays l'en- seignement obligatoire est pratiqué, on peut cependant reconnaître que l'instruclion est aux peuples ce que le

' Le budget de rinsiruction publique dans l'Alsace-Lorraine, y com- pris Tuniversité de Strasbourg, a été pour l'année 1873 de 6,562,427 fr. 24 centimes.

62 L'ENSEIGNEMENT

lest est aux navires : ça les met et ça les maintient en équilibre.

Il y a plus de quarante ans que lord Brougham a dit : « Ce n'est plus le canon, c'est désormais l'instituteur qui est l'arbitre du monde. » Il est certain que la na- tion qui a les meilleurs instituteurs a aussi les meil- leurs canons; nous en avons fait personnellement la cruelle expérience. « Quel est votre meilleur général ? demandait-on à un très-grand personnage de Berlin, après la campagne qui se termina si brusquement à Sadowa. Il répondit : « Le général maître-d'école. » On n'a cessé, en France, de répéter ce mot depuis 1866, mais sans paraître comprendre la grande leçon qu'il contenait. Ce que l'on a certainement voulu dire, c'est que l'avenir appartient au peuple le plus instruit, parce que la soumission aux lois, le sentiment du devoir, l'abnégation, sont les fruits naturels de l'instruction. Ceci est élémentaire, et il est pénible d'avoir à le rap- peler. Si l'on parvient à combattre l'ignorance, à la poursuivre pied à pied, à la chasser des refuges elle va se cacher sous toutes sortes de prétextes ; si l'on réussit à donner aux enfants des classes laborieuses des notions simples, justes et fortes; si l'on arrive à faire naître dans la classe bourgeoise le goût des études sé- rieuses, le mépris des frivolités grivoises elle s'est perdue, on aura sauvé le pays et nous pourrons peut- être entrer dans une période de vitalité nouvelle. L'état actuel est fait pour affliger ceux qui regardent avec prudence et sans illusion vers l'avenir. Il -y a péril en la demeure, et il est temps de se hâter.

Le premier réformateur scolaire est un réformateur religieux, Jean Huss, qui impose à tous ses disciples l'obligation de lire eux-mêmes la Bible traduite en langue vulgaire. C'était l'enseignement primaire élevé à l'état de dogme. Cette première théorie du libre

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examen eut et aura d'incalculables conséquences. Toutes les sectes protestantes issues de Zwingle, de Lu- ther, de Calvin, adoptèrent, sans même le discuter, le principe formulé par celui qui mourut sur le bûcher de Constance. Si la France n'est pas entrée dans cette voie féconde ses voisins immédiats de la Suisse et de l'Al- lemagne la précédaient, elle le doit à la Saint-Barthé- lemi, à l'acte du 15 juillet 1595 et à la révocation de l'édit de Nantes. L'esprit du protestantisme se fait jour en 1560 aux états d'Orléans; la noblesse y demande qu'il soit levé « une contribution sur les bénéfices ec- clésiastiques pour raisonnablement stipendier les péda- gogues et gens lettrés, en toutes villes et villages, pour l'instruction de la pauvre jeunesse du plat pays; et soient tenus les pères et mères, à peine d'amende, à envoyer lesdits enfants à l'école; et à ce faire soient contraints par les seigneurs ou les juges ordinaires ». Il est difficile de formuler plus nettement le système de l'enseignement obligatoire '.

On devait attendre longtemps avant de voir reprendre ces idées, si simples qu'aujourd'hui elles nous parais- sent naturelles. 11 fallut la Révolution française, la Con- vention et ce grand mouvement théorique qui, abordant de front tous les problèmes, n'en sut résoudre que bien peu. Par un décret du 18 août 1792, l'Assemblée légis- lative avait détruit toutes les corporations, « môme celles qui, vouées à l'enseignement public, ont bien mérité de la patrie. » En 1795, on proclame la liberté de l'ensei- gnement ; on n'organise pas les écoles, mais on punit

» Dès le seizième siècle, les Flandres proclament la gratuité et l'obli- gation en matière d'enseignement. Par arrêté du 24 février et du 10 no- vembre 1384, les pères et mères, les maîtres et maîtresses sont tenus d'envoyer leurs enfants et leurs domestiques aux écoles de Lille, depuis l'âge de huit ans jusqu'à celui de dix-huit, « sous peine de griesve pu- nition arbitraire à la discrétion des écheviiis. » Voir à ce sujet la très- curieuse brochure de M. J. Houdoy : l' Instruction gratuite et obligatoire depuis le seizième siècle. Lille, imp. L. Danel, 1873.

C4 L'EiSSElGNEMEiNT

les parents qui n y envoient pas leurs enfants; en 1794, on déclare que l'enseignement est gratuit, et, en 1795, on n'accorde à l'instituteur d'autre traitement que la ré- tribution consentie par les familles. Un décret neutrali- sait l'autre : enseignement obligatoire sans écoles, gra- tuité pour l'élève, gratuité pour le maître. La Révolution voulut l'enseignement, ne fit rien pour le créer et dé- truisit celui qui existait'. On peut penser ce qu'était l'école dans la cacophonie de ces contradictions légales. « D'après les rapports des Conseils (en 1796), il est constaté que ces systèmes révolutionnaires et savants d'éducation ne font pas de progrès, qu'il y a maintenant des districts de 80,000 habitants l'on ne peut se pro- curer un maître d'école, et que, dans quelques-unes des plus grandes villes de province, les précepteurs ne sa- vent pas l'orthographe ^. »

Sous la Restauration et sous le gouvernement de Juil- let, on commença à s'occuper d'une façon moins plato- nique de l'enseignement primaire. L'ordonnance du 29 février 1816, la loi du 28 juin 1853 donnèrent aux études élémentaires une impulsion qu'elles n'avaient pas encore reçue ; c'était le temps de la méthode Ja- cotot, de l'enseignement mutuel, et de bien d'autres systèmes qui n'existent plus guère que dans le souvenir. Lorsque l'on discutait à la Chambre des pairs la loi de 1855, Victor Cousin n'hésita pas à déclarer que l'obli- gation lui paraissait devoir être adoptée ; en effet, il

* Le projet de Saint-Just résume toutes les idées niaises et excessives qui avaient cours alors sur l'enseignement : « Les enfants mâles sont élevés de cinq à seize ans par la pairie ; ils sont vêtus de toile dans toutes les saisons et ne vivent que de racines ; ils couchent sur des nattes et ne dorment que liuit heures. » Saint-Just est plus indulgent que l'école de Salerne, qui a dit : Septem pigro, nuUi concedimus octo. Un tel projet mis à exécution aurait eu pour résultat immédiat de développer l'anémie et le rachitisme dans d'incalculables proportions; les grandes épidémies nerveuses du moyen âge provenaient précisément de ce que l'on vivait de racines et de ce que l'on était vêtu de toile en toutes saisons.

* U. Taine, Lettres d'un témoin de la révolution, p. 233.

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était puéril de s'arrêter devant des considérations spé- cieuses qui n'ont fait reculer ni la Suisse, ni l'Allema- gne, ni la Suède, ni tant d'autres pays. Après la révolu- tion de 1848, on faillit résoudre cette grosse question; l'obligation était inscrite dans les projets de loi succes- sivement présentés par M. Carnot (5 juin), par M. Bar- thélémy Saint-Ililaire (15 décembre), par M. Jules Si- mon (5 février 1849). Ces différents projets furent absorbés et profondément modifiés par la loi du 15 mars 1850, la loi Falloux, qui établissait la liberté de l'enseignement, mais passait l'obligation sous silence, tout en assurant par l'article 14 la gratuité aux enfants indigents.

On peut savoir exactement quelle part chacun des gouvernements qui se sont succédé en France depuis soixante ans a prise à la création des écoles ; on a des documents précis qui, partant de la fin de la Restaura- tion, aboutissent aux dernières années du second Em- pire. En 1829, la France possède 30,796 écoles primaires publiques, 32,520 en 1852, 45,845 en 1850, 55,820 en 1868. Donc, en quarante ans, le chiffre n'a augmenté que dun peu plus des deux tiers. Nous sommes loin encore à cette heure d'avoir atteint le nombre total des écoles qui seraient indispensables pour satisfaire aux besoins qui s'imposent chaque jour avec une inten- sité croissante *.

Pour bien se rendre compte du degré d'instruction Qu d'ignorance de notre pays, il faut jeter les yeux sur une carte dressée en 1866 au ministère de l'instruc- tion pubiïque, et représentant les départements teintés selon le nombre des conscrits illettrés appartenant à la

' Dans un rapport sur l'instruction primaire et secondaire chez les différents peuples, lu le 29 mai 1873 à l'Aca lémie des sciences morales et politiques, M. Levasseur établit que sur quarante-cinq nalion> qu'il .1 pu étudiei-, la France arrive la vingtième avec une moyenne de 13 enfanis insciits aux écoles primaires par 100 habitants.

T. 5

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classe de 1864 : sept départements le nombre des illettrés est au-dessous du vingtième, onze le nombre varie entre le vingtième et le dixième, vingt- deux flottant entre le dixième et le quart, vingt-trois entre le quart et le tiers, vingt-six le total des illettrés dépasse le tiers et même la moitié. Sur cette lamentable liste, la Meurthe est au premier rang : 2 illet- trés, 3,2 sur 100; au dernier, je vois l'Ariége : 66,65 sur 100; la Seine n'arrive que la treizième avec 7,04 sur 100 ».

Les choses se sont bien peu modifiées depuis cette époque. On a fait de généreuses tentatives pour doter toutes nos communes des écoles primaires dont elles ont besoin, mais on s'est brisé contre l'apathie naturelle aux paysans, contre l'indifférence des municipalités, contre la vieille idée coupable que le temps passé à ap- prendre est du temps perdu qui ne rapporte rien. Les elforts ont échoué surtout et échoueront infailliblement encore contre des obstacles matériels, qu'il est du de- voir du pays de vaincre à force d'argent. C'est le plus pressé, il faut y courir. On pourra, sans difficultés trop sérieuses, imposer l'instruction à tous les enfants : les parents qui n'obéiront pas à la persuasion céderont à l'amende et aux peines coercitives ; mais, si l'on veut exercer l'enseignement, il faut deux choses indispensa- bles : un local pour abriter les élèves et un maître pour les instruire. Or les écoles sont tellement défectueuses que plus d'un paysan hésiterait à y remiser son bétail, et l'on rétribue si misérablement le labeur ingrat des instituteurs, qu'on s'expose à n'en plus trouver et à voir tarir la source de ce recrutement si précieux. Les com-

' Elle est précédée par la Meurthe, la Haute-Marne, le Doubs, la Meuse, es VosgiS, le Lias rUiin, l'Aube, le Jura, le Haut-Rhin, les Hautes-Alpes, la Côle-il'Or et la Uauie-Saôiie. La situation de la Seme est meilleure aujourd'hui; elle deviendra tout à fait bonne, si l'on perbiste dans la voie l'on est entré.

PRIMAIRE, 67

munes, trop pauvres ou peu intelligentes, refusent de payer ; on s'adresse au département, qui regarde volon- tiers du côté des dépenses d'apparat et fait la sourde oreille. C'est l'État qu'on sollicite, et il inscrit à son budget une somme destinée à soutenir l'enseignement primaire.

En réunissant toutes les ressources que les communes votent en rechignant, celles que les départements n'o- sent pas refuser, et celles que le ministère de l'instruc- tion publique est autorisé à consacrer à cet objet, nous arrivons, pour la France entière, à une somme qui n'at- teint point 60 millions. L'État de New-York, pour une population de 4,o8!2,759 habitants, a donné à l'en- seignement 50 millions en 1870 ^ « Avec cela, m'é- crit un homme de bien qui consacre sa vie à l'enseigne- ment primaire et qui mieux que tout autre en a sondé les plaies, avec cela nous avons en France des écoles moins bien entretenues que des chenils, des instituteurs moins bien payés que les bons valets de ferme, des in- stitutrices fort au-dessous, comme situation, des femmes de chambre des chefs-lieux d'arrondissement. »

Les maîtres congréganistes ont 600 francs par an, mais la vie en commun leur permet de subsister sans trop de peine. Quant aux laïques, qui sont au nombre de 52,000 environ, presque tous mariés, la moitié ne reçoit pas pluti .h 750 à 800 francs par an, un bon quart a de 550 à 600 {canes; reste un cinquième auquel on donne, j'ose ù iioiiic. In dire, 450 francs. Il ne faut donc pas éUn sur[)i i^« si. tious peine de mourir de faim, ces n)a]heuroiix se fo-ii sonneurs de cloches, tambours pour crior les actes oublies, écrivains à l'état civil, s'ils vont iaucher m fauciller avant que la classe soit ouveriu, s'ils vont glaner quand elle est close. Et ils

i

' Érnilo de Laveleye, Vlmtruction du peuple, p 36?.

68 L'ENSEIGNEMENT

sont admirables, ces hommes humbles, supérieurs au milieu ils vivent, continuant malgré tout leur croi- sade contre l'ignorance ; le soir, gratuitement, ils s'en vont dans les classes d'adultes et tâchent d'enseigner l'A, B, G, D à des paysans sournois qui leur rient au nez. M. Duruy, lorsqu'il était ministre de l'instruction pu- blique, avait été ému d'un si ardent courage résistant à une telle misère ; il demanda un subside pour récom- penser, pour secourir environ 25,000 instituteurs qui se dévouaient au delà de leurs forces ; on lui accorda 50,000 francs, quarante sous par tête.

Il est facile de modifier cette situation et de la rendre enfin tolérable, car ce n'est qu'une affaire d'argent. Pour donner aux instituteurs et aux institutrices un traite- ment minimum de 1,000 fr., il faudrait que le crédit ordinaire de l'enseignement primaire fût porté à 80 mil- lions. Avec celte somme, régulièrement inscrite aux budgets annuels, on arriverait aisément à disposer d'un personnel excellent; mais la question du matériel reste- rait tout entière ; celle-là est fort lourde, fort doulou- reuse, et par cela même elle demande à être résolue immédiatement. Il faut réparer les écoles qui tombent en ruine et les rendre habitables. 11 faut en construire des nouvelles, les outiller, les meubler, leur fournir les instruments de travail sans lesquels toute institution est vaine. Pour doter la France des écoiea dont elle a besoin, quelle somme est nécessaire: ISO millions au moins. Or le ministère de l'instruction publique dispose aujourd'hui de 1,200,000 fr. pour venir eu aide aux communes (jui font bâtir des nw^sn;is scolaires '. Si cet écart énorme n'est pas comblé d'ici à peu d'années pnr

« Le chiffre de 1,200,000 francs se rapporte à l'année iS'd; le bvdget de 18"3 est moins misérable pour cet objet : l,700,0i'0 francs ; le bm'f-'et de 1874 porte une auginentation notable s-ir les fonds de retraite '".l '''3 fonds de secours; le maximum des retraites, réseivé aux inslitiileuis primaires âgés de soixante ans, pourra dorénavant étie île 500 francs.

PRIMAIRE. 69

une subvention extraordinaire, c'est à désespérer de l'avenir. Il ne faut pas liarder en présence d'un tel péril; l'argent ainsi dépensé rapportera de gros intérêts qui, bien employés, formeront le capital intellectuel de la France.

En ce qui touche l'enseignement primaire, Paris ne grèvera en rien le budget de l'État. Notre grande ville, si injustement calomniée parfois, est une mère inépui- sable pour ses enfants ; elle sait qu'elle a charge d'âmes, et, si elle suit l'impulsion qu'elle s'est donnée à elle- même , elle offrira un exemple admirable. Elle ne demande rien au gouvernement; elle se suffit, et pour qu'on puisse regagner le temps perdu, elle tient sa caisse toute grande ouverte. Les instituteurs et les institutrices ont des émoluments qui leur permettent de vivre, les écoles sont très-bien outillées, le service si important de l'inspection fonctionne sans relâche, et les desiderata que nous aurons à signaler tiennent à un ordre de choses imposé par la configuration même de Paris et par l'iné- gale répartition de sa population dans les différents quartiers.

La gratuité dans nos établissements scolaires est absolue et ne souffre point d'exception; non-seulement on n'exige aucune rétribution pour l'enseignement, mais on fournit aux élèves le papier, l'encre, les plumes, les livres, les modèles d'écriture et de dessin, les cartes géographiques et tous les objets qui peuvent être utiles aux démonstrations des instituteurs*. On ne saurait

En l'absence d'une loi prescrivant l'obligation, la gratuité est excel- lente ; elle sollicite les parents et les encourage à envoyer leurs enfants à l'école; il n'y a donc actuellement que des éloges à donner à cette me- sure. Mais si l'obligation se trouvait enfin imposée par un acte législatif, la gratuité indistincte, telle qu'elle est pratiquée à Paris, me semblerait un excès, sinon un abus. L'obligation implique la gratuité pour les indi- gents : cela suffit. Le principe de la gratuité générale et absolue me parait naître d'un sentiment peu élevé ; faire payer l'État pour tous, afin que ceux qui ne peuvent payer ne soient point humiliés, c'est de la mau-

L'ENSEIGNEMENT

donner trop d'éloges au conseil miinicipoil et lui témoi- gner trop de gratitude pour la largeur intelligente et libérale qu'il met à poursuivre la tâche entreprise. Il n'a rien refusé de ce qu'on lui a demandé, il a prévu les exigences avant qu'elles fussent formulées, mais il con- vient de dire qu'il a trouvé à la tête de l'enseignement primaire de Paris un homme qui s'est consacré à cette œuvre avec une ardeur et un dévouement sans bornes. En réunissant les ressources ordinaires et extraordinaires, municipales et départementales, votées pour l'enseigne- ment et généreusement offertes par la ville, on arrive à la somme vraiment imposante de 30 millions ; cela suf- fit, il ne s'agit que de continuer*.

Aussi quel excellent usage on a fait immédiatement de cette richesse ! Bien vite on a créé 22,000 places dans les écoles communales, on a soutenu l'enseignen cnt libre par un subside spécial, augmenté le traitement du personnel, développé le matériel classique, qui lais- sait tant à désirer; on a divisé les classes trop nombreu- ses, organisé deux écoles normales, ouvert une école d'apprentis, enfin on a constitué un magasin scolaire qui, centralisant tous les objets nécessaires aux écoles, permet de les distribuer rapidement, d'en surveiller l'emploi et de réaliser de grosses économies, grâce à un atelier de réparations qui fonctionne sans désem- parer.

vaise égalité et de la pitoyable économie politique. On pourrait s'inspirer de ce qui se passe dans le grand-duché de Bade, renseignement obli- gatoire fonctionne admirablement. La commune fixe elle-même la rede- vance due par les écoliers et instruit gratuitement les imligents. Dans la commune de Schwarzach, par exemple, forte de 16 à 1800 habitants, chaque écolier paye un florin (2 fr. 15 c.) par an; les pauvres sont exemptés de cette taxe minime sur la simple déclaration du bourgmestre. Si, à Paiis, les enfants dont les parents ne sont point dans la misère acquittaient un droit annuel de six francs, on obtiendrait une somme qu ne s'éloignerait guère de 400,000 francs, couvrirait les Irais de fourniture de livres, de papiers, etc., etc., et permettrait d'apporter de nouvelles améliorations à nos écoles. La part du département est de 1,500,000 francs.

PRIMAIRE. 71

11 est intéressant de visiter ce magasin, qui est situé sur le boulevard Morland, c'est l'Ile Louvier, réunie à la terre ferme depuis 1843, et qui fait partie du garde-meuble de la ville. Lorsque j'ai pénétré dans la cour, je me suis arrêté avec un serrement de cœur invo- lontaire, car elle était pleine de tas de débris noircis et comme carbonisés qui représentent tout ce qui reste des objets d'art et d'orfèvrerie retrouvés sous les décombres de l'Hôtel de Ville incendié. Dans d'immenses galeries divisées par des planchers de sapin entourés de barrières à claire-voie on a rassemblé tous les gros meubles utiles dans les classes : les chaires destinées aux professeurs, les tableaux noirs et les tables réservées aux élèves. On peut croire au premier abord qu'il est facile de taire des tables et des bancs pour les écoliers ; c'est pourtant un problème qu'il n'est pas toujours aisé de résoudre, car rien n'est plus contraire à l'hygiène, à la discipline, à la morale même et à la bonne tenue des classes, c'est- à-dire à tout ce qui facilite l'enseignement, que ces lon- gues tables les enfants sont pressés les uns contre les autres, comme je l'ai vu dans une école douze enfants, assis devant une table longue de 3™, 75, n'avaient pas la liberté de mouvement nécessaire pour pouvoir écrire. Toutefois il faut tenir compte de l'exiguïté des classes et du nombre des écoliers; à force de tâtonner et d'étudier la question, on s'est arrêté à un banc-table, muni de pupitres, qui au maximum pourra recevoir cinq en- fants; et, toutes les fois que l'emplacement le per- mettra, on isolera les élèves autant que possible en créant pour chacun d'eux une sorte de petit bureau particulier.

Une autre galerie, séparée en un grand nozribre de chambrettes, renferme les livres, les cahiers, les plumes de fer, les crayons, les ardoises, les cartes, les sphères, les compendiuras métriques, la craie et tout le menu

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bagage de l'écolier. Cependant il ne suffit pas d'outiller l'élève, il faut outiller l'école ; il faut des rideaux aux fenêtres, un christ sur la muraille, une pendule pour indiquer l'heure, des balais pour nettoyer les classes, des arrosoirs pour l'arroser ; s'il y a un jardin, il faut des râteaux, des louchets et des pelles ; je n'en finirais pas si je voulais énumérer tous les ustensiles qui font partie de ce qu'on appelle le mobilier scolaire. On peut apprécier l'activité de ce service : en 1872, on a livré aux écoles des tables-bancs représentant 16,149 places, 500 bureaux de maître, 300 bibliothèques, 525 tableaux noirs, 2, 461 éponges à tableaux, 2,068 paires de rideaux ; pour le seul trimestre de janvier-avril 1875, je compte 98,754 volumes, 447,050 cahiers et 434,100 plumes de fer. Si les enfants de Paris ne s'instruisent pas, ils n'en accuseront pas leur outillage, car on ne le leur mar- chande guère.

Grâce aux ressources extraordinaires, on a déjà créé 22,000 places, je l'ai dit tout à l'heure; mais le crédit n'est pas épuisé, et l'on va en avoir 25,000 autres en construisant de nouvelles écoles ^ Lorsque ce progrès sera réalisé, tous les enfants qui devraient fréquenter les classes trouveront-ils place sur les bancs de l'en- seignement primaire? Non. D'après une statistique faite en 1871, 541 établissements scolaires se subdivi- sent ainsi : 94 salles d'asile, dont 65 laïques et 29 con- gréganistes; 125 écoles de garçons, dont 69 laïques et 54 congréganistes; 124 écoles de filles, 65 laïques et 59congréganistes; ceux-ci sont donc en minorité, puis- qu'ils ne dirigent que 142 établissements, tandis que les laïques en possèdent 199. Ces 541 salles d'asile et écoles peuvent recevoir 89,012 élèves*. Or le nombre

* Ces nouvelles écoles sont sur le point d'èlre livrées aux enfants. (Janvier 1874.)

* Le nombre des élèves inscrits en 1875 a été de 84,008.

PRIMAmE. 73

dos enfants en âge de fréquenter ces deux sortes d'éta- blissements est de 259,517.

La différence est notable, elle dépasse 170,000; mais, pour rester dans la vérité, il faut se hâter d'en déduire 102,500 enfants qui reçoivent l'instruction première dans leur famille ou dans les pensionnats, et 22,000 auxquels on a fait place dans les écoles publiques; reste donc 46,000 enfants qui, par suite de l'indifférence des parents ou du défaut de vacances dans les écoles, échap- pent aux bienfaits de l'enseignement. Lorsqu'on aura mené à bonne un les travaux qui doivent mettre 23,000 places au service des nouvelles générations, qu'on aura construit les 55 écoles ou groupes d'écoles projetés, nous nous trouverons en présence de 25,000 pauvres petits êtres qui ont besoin d'apprendre, et pour lesquels la ville ne se lassera pas de mettre en pratique la maxime divine : Slnite parvidos ad me venire ^

L'enseignement primaire distribué dans les salles d'asile et dans les écoles de Paris est excellent ; il donne à l'enfant des notions générales suffisantes, et le con- duit même assez loin dans l'histoire, le calcul et la géographie. Dans les salles d'asile, l'enfant peut sé- journer de deux à six ans, l'instruction qu'il reçoit est fort embryonnaire; elle lui apprend à démêler un peu l'éoheveau de ses pensées, elle attire son attention sur les objets usuels, elle l'initie aux premieis principes de la lecture et de l'écriture, elle lui fait résoudre de très- faciles problèmes qui ne dépassent pas la soustraction; par la gymnastique cadencée qu'elle lui impose, elle l'amuse, rhythme ses gestes et développe ses mouve- ments ; par les vers puérils qu'elle lui fait chanter sur des airs connus, elle met dans sa petite tête des voca-

' Voyez l'Instruction primaire à Paris et dans le département de la Seine (1871-1872). C'est la meilleure page de l'histoire de la ville de Paris.

74 L'ENSEIGNEMENT

bles dont il demande l'explication, des préceptes de morale et d'hygiène quotidienne; ne ferait-elle que le retenir et l'erapêcher de courir dans les rues, elle lui rend un service signalé.

Rien n'est plus divertissant à voir que ces bambins rangés à la file, les mains sur les épaules les uns des autres, marchant bruyamment en mesure et chantant sur l'air des Alsaciennes: Nous nettoierons nos chaus- sures et nous laverons nos mains! ou de les regarder lorsque, guidés par la baguette du moniteur, ils brail- lent à tue-tête : Ba, be, bi, bo, bu ! Parfois, lorsqu'ils reniflent trop fréquemment, on interrompt la leçon et on leur dit : Mouchez-vous! Alors, tous à la fois, ils ti- rent de leur poche une loque informe et se mouchent avec un ensemble extraordinaire; puis ils se remettent à crier de plus belle : Ba, be, bi, bo, bu ! Il faut être quand ils arrivent de la maison paternelle, le petit pa- nier au bras, la mine fouettée par le froid du matin. La directrice, la sous-maîtresse, une bonne, les reçoi- vent, les mènent près d'un grand lavoir en marbre et leur donnent des soins de propreté dont ils n'ont que trop souvent besoin. Lorsqu'un enfant vient à l'asile, propret, débarbouillé, peigné, il affirme par ce seul fait la moralité de sa famille.

A l'école, c'est plus sérieux; on ne chante plus, on ne marche pas en cadence; les enfants sont déjà de petits personnages pénétrés de l'importance de leur rôle; cela ne les empêche nullement de sauter comme des cabris pendant les récréations, lorsqu'il y a une cour, ce qui ne se rencontre pas aussi souvent qu'on pourrait le désirer. Selon que les enfants sont plus ou moins nombreux, l'école est divisée en plus ou moins de classes ; j'en ai compté dix à l'école de la rue Mo- rand. La classe est une grande salle éclairée par des vi- trages latéraux; le maître est dans une chaire assez

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élevée et domine les écoliers, qui sont assis sur des bancs placés devant des tables munies d'encriers ; sur la muraille se détache l'image de Celui qui attirait les «nfants et qui a dit : « Aimez-vous les uns les autres ; » puis sont accrochés des tableaux noirs, des cartes géo- graphiques, des tableaux d'histoire naturelle élémen- taire. Dans un coin, voici la petite bibliothèque, sur la- quelle on a placé une sphère terrestre ; plus loin, une armoire contient tous les ustensiles qui peuvent servir à démontrer le système métrique, depuis le litre jusqu'à la chaîne d'arpentage. C'est complet, et un maître in- telligent peut tirer un bon parti de cet outillage. Dans les classes élémentaires, on se contente de suspendre des tableaux de lecture, dont plusieurs m'ont paru con- çus sans méthode et trop au hasarda

On est assez silencieux, les devoirs sont bien faits, les dictées sont bonnes, l'orthographe est très-souvent irréprochable et le corps d'écriture nettement formé. On profite de toute occasion pour inculquer aux enfants des idées de morale, de respect, de sobriété. Autant que l'école le permet, on mêle à l'enseignement une dose trés-convenable d'éducation. J'ai entendu un insti- tuteur raconter l'histoire des patriarches; arrivé à Noé, il sut parler de l'ivresse en termes que n'aurait point désavoués un membre de la Société de tempérance. En général, la leçon n'est qu'une série d'explications re- nouvelées qui met le professeur en rapports constants et personnels avec ses élèves ; plût au ciel que ce sys- tème fût adopté pour l'enseignement secondaire, car il produit d'excellents résultats. J'ai été très-vivement

Ainsi ceux-ci, que j'ai relevés dans une salle d'asile : « Le merle noir et le bel insecte ; Martin, tu es leste, ôte ta veste et saute à la mer; il faut aimer la vertu ; le brave monte à la grande brèche ; le nègre prépare le sucre si bon ; Clémenline a du chagrin. » Autant que possible, les exemples de lecture doivent être composés de façon à donner i l'enfant une notion utile quelconque.

76 L'ENSEIGNEMENT

frappé d'entendre des fillettes et des garçonnets de douze à treize ans, interrogés par moi au hasard, ré- pondre très-lestement et sans erreur à des questions sur les régnes de Charles VI et de Louis XI. J'ai renou- velé l'expérience dans plusieurs écoles, laïques ou con- gréganistes, et j'ai emporté cette conviction, qu'une causerie du maître, interrogeant tous ses élèves à la fois, excitant leur émulation, posant la question et di- sant: Qui veut la résoudre? est un mode d'enseigne- ment qui anime l'écolier, l'occupe, le réveille et lui ap- prend — toute l'éducation est à faire un effort sur lui-même.

Le programme d'études rédigé par la direction de l'enseignement primaire, le journal des classes, l'ordre des exercices imposés, sont suivis à la lettre ; mais tant vaut le maître, tant vaut l'école, et les instituteurs qui ne voient dans la pédagogie qu'une hesogne rebu- tante n'auront jamais que de fort médiocres élèves, tandis que ceux qui aiment leur métier, qui sentent qu'ils remportent une victoire toutes les fois qu'ils fé- condent les facultés natives de l'enfant, qui, en un mot, ont le feu sacré, obtiennent de leurs écoliers de véri- tables tours de force.

Dans la rue Neuve-Coquenard, au fond de l'impasse de l'école, un instituteur laïque a su inspirer la pas- sion de la géographie aux enfants qu'il dirige, et avec eux il a créé un chef-d'œuvre. Sur les murailles du préau il a fait peindre par des élèves de douze à qua- torze ans dix-neuf grandes cartes géographiques et vingt et une plus petites. On ne s'est pas contenté de figurer les cinq parties du monde, on a pris l'Europe, on a pris la France, et on les a représentées aux dilfé- rentes phases de leur histoire; de plus, des tableaux réellement peints et dessinés donnent la hauteur com- parative des montagnes et le cours des principaux

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fleuves du monde. Ce travail est admirable et a exi- ger des études très-sérieuses de la part de ceux qui l'ont exécuté. Ces tableaux, qui couvrent les murs du préau, c'est-à-dire de l'endroit les enfants man- gent, où ils déposent leurs casquettes, ils jouent, sont donc dans l'endroit le plus exposé aux avaries de toute sorte; eh bien! toutes ces belles cartes sont indemnes, pas une d'elles ne porte seulement trace d'un coup de crayon; en me rappelant la façon ou- trageuse dont nous avions l'habitude de traiter les murs du collège, je n'en croyais pas mes yeux.

Il est impossible d'étudier attentivement les écoles primaires sans reconnaître que la femme possède des facultés pédagogiques bien supérieures à celles de l'homme; chez elle, c'est comme un instinct; tout con- court à le développer : sa mission naturelle et ses goûts. Pendant que le petit garçon casse le nez de son -pantin et lui ouvre le ventre pour voir ce qu'il y a dedans, la petite fdle dorlotte sa poupée, la couche, la soigne, la gronde, l'instruit, et bien souvent lui fait une morale dont elle-même aurait besoin. Cette sorte de maternité latente qui domine toujours la femme et la dirige ap- paraît chez des institutrices de vingt ans et chez des sœurs de charité. Les Américains et les Suédois ne l'i- gnorent pas, car c'est aux femmes qu'ils confient l'édu- cation des enfants des deux sexes jusqu'à l'à^ie de douze ans, et ils font bien. Du reste, comme écolières, les pe- tites filles sont plus intéressantes que les petits garçons ; bien plus que ceux-ci elles sont ambitieuses, ardentes, primesautières; elles veulent tout apprendre et deman- dent toujours à répondre, même quand elles ne savent rien. Klles ont de jolies mines effarouchées lorsqu'on les gronde, et pendant les récréations elles causent entre elles, se groupent comme pour se recevoir mutuelle- ment et se divertissent fort à jouer à « la madame ».

78 L'ENSEIGNEMENT

Lorsque l'on pénètre dans une école de filles, que l'on voit les escaliers cirés, les vitres bien transparentes, les tables très-nettes, il est inutile de demander si l'on est chez des congréganistes ou des laïques : on est dans une maison dirigée par les sœurs de Saint-Yincenl-de- Paul. Elles n'ont pas d'autre coquetterie, mais elles sa- vent la pousser jusqu'aux extrêmes limites du possi- ble; la classe est moins morose, les cuivres reluisent, des rideaux éclatants de blancheur tombent le long des fenêtres, chaque encrier est entouré d'une rondelle de drap qui épargne bien des taches au pupitre, et contre la muraille, à la place d'honneur, s'élève une statuette de la Vierge environnée de fleurs en clinquant. Elles sont charmantes avec les enfants, ces saintes filles, et s'en font adorer, ce qui rend le travail de la classe sin- gulièrement facile; alertes, fort jeunes pour la plupart, assez fières de la bonne tenue des salles, elles vont et viennent à travers les bancs avec une prestesse élégante que leur gros vêtement de laine n'alourdit pas, donnant un conseil, corrigeant une faute, très-gaies, toujours souriantes et fort occupées de leur jeune troupeau.

Dans une de ces maisons, j'ai été reçu par la supé- rieure; j'ai vu une femme d'une cinquantaine d'années, de façons exquises, aux traits fins, aux yeux spirituels et doux. Je l'ai regardée, et j'ai reconnu une femme que j'avais rencontrée jeune fille dans le monde au temps de ma jeunesse. Son entrée en religion avait fait un certain bruit jadis ; elle s'est consacrée au dur labeur de soigner les malades, de secourir les pauvres, d'élever les enfants. 11 y a dans la pâleur profonde de son visage et dans son sérieux sourire la sérénité d'une âme ap- puyée sur des réalités inébranlables; sous l'humble cor- nette et sous la robe de bure de la religieuse, elle cache un grand nom et un cœur que la charité dévore. Je me suis éloigné sans lui laisser soupçonner que je l'avais

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reconnue ; ai-je besoin de dire que son école mérite d'être citée comme modèle?

En général, le personnel enseignant employé dans les établissements communaux de Paris ne mérite que des éloges; il y a bien, par-ci par-là, quelque directrice qui ne serait pas fâchée de laisser entrevoir qu'elle descend des Mérovingiens, ou quelques directeurs qui n'ont d'au- tres moyens de discipline que « la majesté du regard », le mot m'a été dit ; mais ce sont des défauts mi- nimes, défauts de surface qui n'altèrent en rien la qua- lité réelle, le dévouement sans relâche dont les institu- teurs et les institutrices font preuve à tous les degrés.

Si les maîtres sont bons, si, pour la plupart, les éco- liers sont attentifs, si l'enseignement est très-bien com- biné et habilement donné, que manque-t-il donc à beau- coup de nos écoles pour être parfaites ? Il leur manque tout simplement d'être appropriées à l'objet en vertu duquel elles ont été créées, il leur manque d'être des écoles. Celles qui ont été construites exprés dans les quartiers nouvellement annexés, ou dans ceux que l'on a vivifiés en y traçant de larges voies de communication, sont excellentes. Elles ont été bâties en vue d'un but défini qui a été parfaitement atteint. Les écoles de la rue de Puebla, de la rue Malesherbes, de la place de la mai- rie au XIV'' arrondissement, la salle d'asile de la rue Leclerc, de la Tombe-Issoire, sont irréprochables; on y trouve des préaux, des cours phintées, de vastes classes, de l'air et de l'espace, c'est-à-dire de l'hygiène et une surveillance possible.

Il n'en est point ainsi partout. Piue Morand, dans le populeux quartier de la Hoquette, les enfants ané- miques et faibles ont besoin de soleil et de verdure, l'école, remarquablement tenue du reste, renfermait 9^5 enfants le jour je l'ai visitée, j'en ai compté 98 dans une seule classe, et pour toute cette mar-

80 L'ENSEIGNEMENT

maille turbulente et joueuse, qu'on entasse dans des salles étroites, mal distribuées, insuffisantes à tous les points de vue, on dispose de deux petites cours dont l'en- semble présente 447 mètres carrés, emplacement bon pour la récréation de 25 ou de 50 enfants.

Mais il est un arrondissement de Paris, le plus riche peut-être, les écoles, les salles d'asile sont vraiment lamentables : c'est le deu^iôme., qui forme une sorte de triangle dont la base est le boulevard Sébasto- pol, et dont le sommet aboutit au point d'intersection des boulevards de la Madeleine et des Capucines, par la rue aux Ours, la rue Neuve-des-PetitsChamps, les bou- levards des Italiens, Poissonnière et Bonne-Nouvelle. Certes, dans le groupe parisien, c'est un des plus ac- tifs, un des plus commerçants, un des mieux peuplés; c'est précisément cela qui fait les écoles si défectueuses. En effet, s'il n'a pas été difficile de trouver de vastes ter- rains dans les quartiers excentriques la propriété n'a qu'une valeur restreinte, il n'est pas commode de dé- couvrir les emplacements convenables pour une école dans cet immense écheveau de rues étroites, les mai- sons à cinq ou six étages sont si pressées qu'elles sem- blent empiéter les unes sur les autres. Aussi a-t-on été obligé d'utiliser les locaux que la ville possédait, et ils sont affreux.

Rue de la Lune, dans une maison de physionomie douteuse, on pousse une porte bâtarde, on gravit un es- calier fermé d'une petite barrière, et l'on arrive à une école telle qu'il faut le génie de sœurs de Saint-Vincent- de-Paul pour réussir à l'utiliser. Rue du Sentier, grandes salles il est vrai, mais pas de cour, pas de jardin pour les enfants ; un préau sans lumière, qu'on est forcé de consacrer à une classe supplémentaire, car il y a plus d'écoliers que de places normales. Cour des Miracles, dans cette ancienne truanderie du moyen âge ,

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Louis XVI avait voulu établir le marché à la marée et aux salines *, le spectacle est navrant ; il est vraiment cruel de retenir des enfants au milieu de conditions pa- reilles. La maison scolaire occupe tout le fond de la place : au rez-de-chaussée une salle d'asile ; au second étage deux écoles, les garçons d'un côté, les filles de l'autre.

La salle d'asile n'a pas de jardin, pas même une de ces petites cours de souffrance comme il en existe sou- vent à Paris entre les maisons mitoyennes ; dans un préau sans jour et sans lumière, infecté, malgré tous les soins imaginables, par le voisinage immédiat d'une certaine chambrette, on réunit 150 enfants de deux à six ans. On a beau les débarbouiller constamment, ils sont toujours malpropres ; on dirait que cette vieille masure les salit d'elle-même. Les exercices qu'on leur fait faire, les mouvements gymnastiques dont on cherche à les amu- ser, ne remplacent pas le jeu au grand air, qui est in- dispensable à des bambins de cet âge. Ils sont tristes, ils s'ennuient, ils s'endorment malgré eux dans la lourde atmosphère qui les oppresse. II y a plus : le danger du séjour dans ce mauvais local se révèle parfois d'une fa- çon redoutable. Un enfant a mal aux yeux, puis un se- cond, puis un troisième, tout à coup une épidémie ophlhalmique se déclare, et l'on ne voit plus que de pau- vres petites paupières rouges et tuméfiées. On appelle un médecin, on le consulte; il répond : Démolissez votre salle d'asile et construisez-en une autre. Comme ce sont des remèdes qu'on ne trouve pas chez l'apo- thicaire du coin, les petits continuent à souffrir.

Les écoles sont dans des conditions semblables. On gravit deux étages pour arriver à celle des filles, et quand on demande jouent les enfants, on vous con-

* Voir tome IV, chap. xviii, la Mendicilé.

T. 0

82 L'ENSEIGNEMENT

duit dans un vaste grenier, les murs latéraux sont embarrassés de grosses poutres, dont on a jeté les re- fends par terre pour en l'aire une seule pièce, si grande maintenant, si disproportionnée, que le plancher a trop de volant, et qu'il s'effondrerait sur l'étage inférieur si les enfants, toujours surveillés, n'étaient forcés de mo- dérer leurs ébats, La directrice demeure dans la maison; j'ai traversé son appartement, il y pleuvait. 11 y a un danger permanent dont il est temps de se préoccuper ; mie telle école ne peut plus subsister dans Paris, elle est en contradiction flagrante avec les efforts généreux que l'on lait chaque jour pour développer l'enseigne- ment primaire. 11 faut tout simplement prendre cette laide Cour des Miracles, et y créer un groupe scolaire modèle, qui est à un quartier très-laborieux, très-in- téressant, et dont les contributions directes s'élèvent à une somme considérable (H ,152,046 francs 84 centimes, pour 1873).

Les enfants reçoivent donc dans nos écoles de Paris, malgré l'état défectueux de quelques-unes d'entre elles, une instruction très-sérieuse et vraiment bonne *. Beau- coup n'en profitent pas encore : nous avons cité des chiffres ; il suffit du reste de parcourir certauis arron- dissements, de voir les gamins jouer dans les rues, pour se convaincre que toutes les familles n'ont pas compris la nécessité de l'enseignement ; mais cet enseignement profite moins qu'on ne pourrait le croire à ceux qui l'ont recherché. Vers quatorze ou quinze ans, l'enfant quitte les classes et entre à l'atelier. D'autres objets sollicitent

* A l'exposition universelle de Vienne, la ville de Paris a obtenu le diplôme d'honneur pour l'enseignement primaire; deux autres pays ont été seuls jugés dignes de celte haute récompense : la Saxe et la Suède, si célèbres par l'admirable mouvement qu'ils ont imprimé depuis long- temps à l'instruction populaire. Le directeur de l'enseignement primaire en Saxe, M. le conseiller aulique Borneman, écrivait récemment, dans une lettre publiée par le journal le Temps, que depuis l'Exposition de 186'! Paris avait fait des progrès < vraiment merveilleux ».

PRIMAIRE. 83

•son attention, d'autres soucis l'occupent, et bien souvent trop souvent le bénéfice des années scolaires est anéanti, le souvenir s'efface, et de ce qu'on avait appris jadis il ne reste plus rien. Quelques-uns, plus perspi- caces ou plus ambitieux que les autres, suivent les classes d'adultes, ouvertes le soir pour les ouvriers; mais le cabaret et le reste ont tant de sollicitations qu'il faut presque admirer les jeunes gens qui, libres, ne dé- sertent pas tout à fait l'école. Pourtant la ville de Paris ne marchande guère les encouragements; si elle a trouvé un écolier studieux et bon sujet, elle le fait entrer à l'école Chaptal, d'où il peut entrer à l'École centrale ou même à l'École polytechnique. Dans les deux cas, la ville n'abandonne pas son pupille : conjointement avec le mi- nistre de l'agriculture et du commerce ou le ministre de la guerre, elle lui fournit une bourse qui lui permet de sortir de ce long apprentissage gratuit avec le diplôme €U le grade d'ingénieur.

Mercier écrivait de son temps : « Avec des nourrice?, des gouvernantes, des précepteurs, des collèges et des couvents, certaines femmes ne s'aperçoivent presque pas qu'elles sont mères. » Mercier ne pouvait parler que des femmes riches; que dirait-il aujourd'hui en voyant que Paris accepte, recherche cette délégation de maternité. A l'enfant qui vient de naître, elle ouvre les crèches * et l'y garde jusqu'à l'âge de deux ans ; de deux ans à six ans, elle l'admet dans les salles d'asile; de six ans à quatorze, elle lui donne l'enseignement dans ses écoles; plus tard, elle peut l'initier à l'enseignement secondaire à Turgot, à Chaptal, à Rollin, et le suivre, en subvenant à ses be- soins, sur les bancs des écoles supérieures. En réalité on ne peut mieux faire.

* Les crèches sont une fondation due à l'initiative individuelle; la vlUe ne leur donne qu'une modeste subvention annuelle de 600 francs. Cette œnvre a été établie à Paris en 1844 par M. Harbeau.

84 L'ENSEIGNEMEIST

Les maires, de leur côté, ne sont pas restés oisifs; ils se sont associés dans la mesure des ressources dont ils pouvaient disposer aux efforts accomplis par l'autorité dirigeante. Dans presque tous les arrondissements, on est parvenu à créer, à l'aide de dons volontaires, une caisse des écoles. Cette institution, si elle est développée avec persistance, rendra de grands services. Grâce à elle, on pourra augmenter l'outillage scolaire et distri- buer partout ces tableaux d'histoire naturelle élémen- taire dont j'ai déjà parlé ; on pourra donner aux enfants des vêtements, des chaussures et certains médicaments, tels que l'huile de foie de morue et le vin de quinquina, dont ils n'ont que trop besoin pour combattre leur dé- bilité constitutive ; on pourra leur remettre, au lieu de livres de prix, des livrets de caisse d'épargne qui seront un encouragement pour eux et pour leurs parents ; on les fera soigner gratuitement lorsqu'ils seront malades, et l'on arrivera même à leur ouvrir des carrières indus- trielles que la pauvreté leur interdit.

Malheureusement, pour remplir la caisse, c'est à l'initiative individuelle qu'on s'adresse, avec discré- tion afin de ne point l'effaroucher, car on sait qu'elle est volontiers récalcitrante. C'est cependant une œuvre sérieuse et très-bonne, à laquelle il est généreux et oppor- tun de s'associer. Il m'est pénible de dire qu'elle est accueillie avec indifférence, et que dans certains arron- dissements, malgré le dévouement et l'appel réitéré des maires, elle ne produit pas ce qu'on est légitimement en droit d'attendre. Je prendrai pour exemple le Vlll'' arron- dissement, — je le connais spécialement, et je n'avance rien d'excessif en disant que c'est un des plus riches de Paris; en 1872, on n'y a récolté que 20,590 francs offerte par 251 donateurs; c'est fort médiocre et peu en rapport avec les grandes habitations des Champs-Elysées, du boulevard llaussmann, du boulevard Malesherbcs et

PRIJI.VIRE. 85

du faubourg 5îaint-IIonoré. L'œuvre cependant est plus intéressante que nulle autre, car c'est sauver les hommes que de protéger l'enfance *.

Ce grand mouvement, qui part de la direction de l'en- seignement primaire à la ville, qui est noblement encouragé par le conseil municipal et favorisé par les maires, atteindra-t-il son entier développement sans rencontrer d'obstacles ? Je voudrais pouvoir l'affirmer, mais nous avons vu poindre une question qui peut paralyser tant de beaux efforts. Beaucoup d'esprits sérieux veulent que l'instruction soit exclusivement laï- que. 11 ne faut pas se faire illusion, il ne s'agit pas seu- lement de rapporter la loi du 45 mars 1850 et de dépos- séder les congréganistes du droit d'enseigner; on veut aller beaucoup plus loin, et supprimer de l'éducation tout ce qui a trait à la religion catholique, car l'en- seignement laïque actuel comporte l'étude de l'histoire sainte et du catéchisme.

Or je crois qu'à tous degrés l'enseignement doit être libre, parce que la liberté crée la concurrence, que la concurrence détermine l'émulation, et que l'émulation engendre le progrès. Tout corps privilégié s'endort fata- lement dans ce qu'il appelle la tradition, c'est-à-d're dans la paresse, etneproduitplus;onsasse, on resscs e, et l'on tourne dans le même cercle les esprits les plus vifs ne tardent pas à s'étioler. Il est donc fort utile que l'Université et le clergé se trouvent face à face, ne serait-ce que pour se réveiller mutuellement; mais, à un autre point vue, on peut être surpris que cette question ait été soulevée, car il ya autant d'intolérance à empêcher un homme d'aller à la messe qu'aie forcer d'y aller. Ce qu'il y a d'inconcevable, c'est que ceux qui demandent

* Le zèle, déjà fort tiède des premiers jours, s'est encore ralenli ; du 1" décembre iH'ii au 1" décembre 1873, la caisse des Écoles du Vill* ar- rondissement n'a reçu que 15,571 fr. 45 ceniimes.

8i) L'ENSEIGNEMENT

l'enseignement exclusivement laïque se disent volontiers- libres penseurs. La liberté est une ; on fait acte de libre pensée en croyant à une religion quelconque, tout aussi bien qu'en ne croyant à rien du tout. On semble n'avoir jamais compris, en France, que la liberté est le droit qui appartient à chacun de se conduire selon ses inspirations intimes en se conformant aux lois. Décréter un enseignement spécialement laïque ou spécialement religieux, c'est commettre un attentat contre la li- berté de conscience, la plus précieuse de toutes, car c'est elle qui forge l'homme pour le grand combat de la vie.

Je crois, en outre, que les promoteurs de ce mauvais projet vont diamétralement contre le but qu'ils pour- suivent. Il est facile de dire, comme un savant célèbre, que Dieu est une hypothèse; mais le néant aussi est une hypothèse, et entre les deux on nhésitera pas. Lorsque j'entre dans une école tenue par des sœurs de Saint- Vincent-de-Paul, je ne leur demande pas quel Dieu elles adorent ; j'écoute la morale qu'elles professent , je m'incline, j'admire et j'estime que celte morale n'a jamais fait que du bien aux enfants. Les gens de foi médiocre, les indifférents même se rejetteront vers l'en- seignement religieux dès qu'on tentera de le supprimer. Si l'on veut imposer l'école l'on démontrera que l'a- venir de l'au-delà n'est fait que de néant, chacun recher- chera la doctrine qui affirme que l'effort sur soi-même, la victoire sur ses mauvais instincts, le redressement de sa propre nature, les bonnes actions trouveront plus tard une récompense éclatante ; on se dira qu'à tout prendre, et dans l'incertitude flotte lapenséchumaine, il vaut encore mieux essayer de gagner le paradis et de retrouver ses chers morts, que de marcher vers l'anéan- tissement. Si ce mouvement s'accentue, ce seront les congréganistes qui en profiteront, car on ira "crs l'école:

SECOIS'DAinE. 87

qui enseigne la vie futuro et promet des cûmpensations à cette vie terrestre.

II. SECONDAIRE.

Crise. Le vers latin et la question ministérielle. Pesanteur de la tradition. Reconstitution de l'L'niversité. Les pères jésuites. Méthode superficielle. Enseignement mécanique. La mémoire substituée au raisonnement. Savantasses. Absurdités des métho- des. — Le que retranché. Conséquences du système. Nul ne tra- vaille. — Vévangile de l'enfance. Subslituer les conférences aux classes. Le concours général. Origine. Prix en 1703. Rivalité des chefs de collèges et d'institutions. Les plus forts. Question vitale pour les maîtres de pension. Les racoleurs. 1200 francs de rente. Résultats du concours général. Tentative Fortoul. La bifurcation. On est résolu à supprimer l'Lniversilé. M. Foitoul la sauve. « Changer ou mourir. » Les recteurs. Circulaire du 15 novembre 1854. M. Jules Simon. Circulaire du 2" septembre 1872. Haro. Conséquences forcées. Encore le vers latin. La circulaire est trop réservée. Elle désigne le but et n'ose y toucher. Le discours latin. Nulle concordance entre les idées et les voca- bles. — Métaphores. Vice matériel. Agglomération périlleuse. Le collège Louis-le-Grand. 29 professeurs, 117:» élèves. Le bacca- lauréat es lettres. Matières d'examen. Le doyen des lettres fran- çaises. — Ignoiance. Il faut excuser Indulgence. Le phéni- coptére est un poisson. Langues vivantes. Deux baccalauréats. Pas de cours d'arabe à Sainl-Cyr. Résultais généraux de l'enseigne- ment secondaire. Les goùls des classes éclairées. Les pelits- crevés. Orphée aux enfers. Homère aux Quinze-Vingts.

L'enseignement secondaire ressemble en ce moment à certains malades : il subit une crise ; il en sortira vivifié ou mort. Si l'enseignement primaire est destiné à développer l'enfant, le but de l'enseignement secondaire est de former l'homme ; on peut reconnaître, sans être pessimiste, qu'il remplit fort mal sa tâche depuis long- temps déjà. Plus que toute autre chose, jusqu'à présent du moins, il est une arme entre les mains des partis ; le Gratins ad Pamassum a été tout à coup élevé à la hau- teur d'une institution et la question des vers latins est devenue une question ministérielle; on aurait pu en sourire si, en présence de l'Europe qui regarde sour-

88 L'ENSEIGNEMENT

noisement comment nous essayons à sortir de nos ruines, ce n'avait été un spectacle pitoyable. Bien des fois on a cherché à introduire des modifications importantes dans le mode d'enseigner; mais il faut croire que l'on a fait fausse route, car les tentatives n'ont abouti à rien. Ce qui pèse sur l'enseignement secondaire, c'est un système, une tradition si lourde, qui parait si imposante, qu'elle neutralise tous les efforts et que les ministres y perdent leur latin. En effet, si dans ce siècle-ci on a pu créer l'enseignement primaire, qui n'existait réellement pas, on a reçu du passé une méthode d'enseignement secon- daire qui lut célèbre, qui a été aveuglément suivie, et qui est absolunuMi, insuffisaute aujourdhui.

Ceci demande une explication.

Lorsque, de 1806 à 1808, Napoléon reconstitua l'Uni- versité, il n'y avait plus de corps enseignant en France ; les ordres religieux s( olaires, détruits et dispersés par la révolution, ne s'étaient point reconstitués; on avait ouvert par-ci par-là de médiocres pensions libres l'on apprenait quelques bribes de latin et de français. On se souvint alors que les pères jésuites avaient eu de grands succès dansl'enseignement pendant le dix-huiti'ème siècle et que tout homme qui avait eu une valeur quelconque était sorti de leurs mains. En effet, ils avaient excellé à faire ce que Ton appelait des sujets brillants, fds de la noblesse, de la iinance, de la robe, de la bourgeoisie, qui, devant entrer fort jeunes dans le monde et parler de tout sans dire trop de sottises, effleuraient la surface des clioses et n'approfondissaient rien. C'est aux jésuites qu'on doit les résumés, les conciones, les excerpta, les selcclce, qu'il sufiit de lire attentivement pour avoir l'air de savoir quelque chose: méthode très-facile, mais déce- vante au premier chef, car elle est tout extérieure, abso- lument superficielle et ne touche jamais à la réalité des choses.

SECONDAinE. 89

Ce système d'éducation sembla une merveille dans un pays le « pour paraître » du baron de Fœneste a tou- jours été le mot d'ordre le mieux obéi. Par ce moyen les professeurs et les élè\ es trouvent leur besogne toute mâ- chée dans les livres et dans une série de dictionnaires qui excellent à résoudre les difficultés. Ce mode d'enseigner fut imposé à l'Université; il a prévalu, il prévaut encore. En définitive, c'est l'enseignement mécanique et machi- nal qui substitue l'action de la mémoire à celle du rai- sonnement. La grammaire, la syntaxe, l'histoire, le grec, le latin, les sciences exactes même, tout fut « appris par cœur i>. La mémoire, surchargée de mots, de règles abstraites, de phrases isolées, de faits dégagés des causes et des conséquences, compte sur elle-même et se fait défaut ; l'enfant auquel on n'a pas enseigné que toute éducation doit avoir pour principe trois termes corrélatifs qui sont: attention, comparaison, raisonnement, l'enfant oublie à mesure qu'il apprend, et en général les écoliers sortent du collège dans un état d'ignorance qu'on ne soupçonne pas, mais que nous aurons à constater en par- lant des examens pour le baccalauréat es lettres. 11 y a longtemps que Montaigne a dit : « Savoir par cœur, ce n'est pas savoir. »

C'est le vice fondamental de notre enseignement secondaire : il surmène la mémoire tout en négligeant l'esprit et l'intelligence. Il ne procède ni par observa- tion, ni par réflexion ; il entasse aphorismes sur exercices mnémotechniques et ne s'inquiète pas si on les comprend, pourvu qu'on puisse les répéter à peu près textuellement. Aussi, au lieu de former des hommes ayant des notions générales et pouvant en tirer les conséquences logiques, il fait des savantasses qui ne savent rien et sont incapa- bles, deux ans après leur sortie des écoles, d'expliquer un vers de Yirgile ou de citer une date d'histoire'.

* Cet état de choses ne date pas d'hier ; Évelyn, dans le Journal de

90 L'ENSEIGNEMENT

Si la méthode générale est vicieuse, la méthode particulière appliquée à l'enseignement des différentes facultés que l'enfant doit s'approprier n'est pas meil- leure : est-il croyable que l'on apprenne encore la régie dite du que retranché, c'est-à-dire une règle en vertu de laquelle les Latins supprimaient un vocable qui n'existait pas dans leur langue? 11 est vraiment cruel de fourrer un tel galimatias dans la tête des enfants. C'est un ancien professeur, ufi membre de l'Académie française, qui, parlant de l'enseignement distribué dans les col- lèges, l'a appelé l'éducation homicide. Le mot est dur, mais juste.

La conséquence du système adopté est assez singu- lière : personne ne fait rien, ni l'élève, ni le maître d'é- tude, ni le professeur. On sait comment les choses se passent : pendant les classes, le professeur dicte les de- voirs à faire et indique le« leçons à apprendre; pendant l'étude, les élèves apprennent leurs leçons et font leurs devoirs. Donc le professeur leur donne à travailler, le maître les regarde travailler, mais en réalité, sauf quel- ques honorables exceptions, personne ne les fait tra- vailler, ce qui pourtant est le but suprême de l'ensei- gnement.

Ah! combien la méthode usitée dans les écoles pri- maires est meilleure et plus féconde ! Au lieu de lais- ser l'enfant en présence d'une dictée maussade, de le- çons dont il retient les mots sans en pénétrer le sens, de livres dont la vue seule l'ennuie, on cause avec lui, on l'interroge, on le met tout doucement sur la voie des réponses, on excite son jeune esprit à la recherche, au raisonnement, on le force, pour ainsi dire, à faire

son voyage à Paris, écrit en 1652, dit : < Les exercices scolaires n'attei- gnent à aucune prorondeur, » et Mercier dit, en 1782: « Il y a dix col- lèges de plein exercice; on y emploie sept ou huit ans pour apprendre la langue latine, et sur cent écoliers, quatre-vingt-dix en sortent sans la savoir. *

SECONDAIRE. 91

constamment des découvertes personnelles dont il est très-fuT, qui l'encouragent et lui prouvent qu'avec de la réflexion on parvient à dénouer bien des difficultés.

Il y a dans les apocryphes, au chapitre xlvui de 1'^- vangile de l'enfance, un passage qu'il est bon de citer, car il renferme une méthode complète d'enseignement. Jésus veut aller à l'école, on l'y conduit. « Quand le maître vit Jésus, il écrivit un alphabet et il lui dit de prononcer Aleph; quand Jésus l'eut fait, il lui dit de prononcer Beth. Le seigneur Jésus lui dit : «Dis-moi d'abord quelle est la signification à'Aleph, et alors je prononcerai Beth. » C'est en effet l'élément même de l'instruction : expliquer à l'enfant ce qu'il est en train d'apprendre, et s'assurer qu'il a bien compris avant de passer à une autre démonstration. Pour parvenir à ce but, les classes, les études de nos lycées, devraient être des sortes de conférences le prolesseur, le maître d'étude, les élèves, toujours en communication, en conversation, tiendraient ^ans cesse les esprits en alerte, et éclairciraient ensemble les points obscurs de toutes les matières enseignées. Loin de fatiguer les écoliers, on les reposerait de la rêche discipline, de l'uniformité de la vie de caserne, par des exercices intellectuels combinés de manière à ne faire entrer dans la mémoire que ce qui aurait déjà passé par le raisonnement. Ce qu'un enfant a raisonné, il le retient, et plus tard, de- venu homme, il s'en souvient encore.

Une autre cause a eu sur l'enseignement secondaire une influence désastreuse : c'est ce qun l'on appelle le concours général. Tous les ans, les différents lycées de Paris envoient leurs élèves les plus foits à la Sorbonne; ils composent ensemble, et les plus habiles reçoi- vent des prix dans une cérémonie solennelle, publique, qui s'ouvre invariablement par un discours latin, dont la confection est confiée à un professeur de rhétorique.

92 L'ENSEIGNEMENT

L'origine de cet usage mérite d'être rapportée. Un an- cien chanoine de Notre-Dame de Paris, nommé Louis Legendre, morl en 1733, fit donation au chapitre d'une somme dont la rente devait être employée à donner tous les quatre ans des prix aux écoliers auteurs des meilleures pièces de vers latins et français; dans le cas le chapitre n'accepterait pas, les cordeliers de Paris devaient lui être substitués. Le chapitre et les corde- liers refusèrent, et le testament fut attaqué par des col- latéraux; le parlement débouta ceux-ci et accorda la jouissance du legs à l'Université, qui fut chargée d'exé- cuter les volontés du testateur.

Le procès avait duré longtemps, car la première dis- tribution n'eut lieu que le '23 août 1747. Elle se renou- vela sans interruption, excepté de 1794 à 1800. En 1795, chaque lauréat reçut une couronne de chêne et un exemplaire de la constitution! Depuis 1801, cette cérémonie s'est régulièrement continuée tous les ans. C'est la grande fêle de l'enseignement secondaire, et c'est de malheureusement que les maisons scolaires publiques ou privées tirent leur bonne ou leur mau- vaise réputation. Le résultat est à signaler, car il est fort grave.

Plus une institution ou un lycée obtient de prix au concours général, plus il voit de familles lui confier d'enfants. Aussi ce n'est pas entre les élèves, c'est entre les chefs d'élablissements que le concours excite plus que de l'émulation; les proviseurs de collège et les chefs de pension rivalisent de zèle, car pour les uns c'est une question de gloriole, pour les autres c'est une question d'argent. A cela il n'y aurait pas grand mal, si, afin de parvenir à ces prix tant enviés, on ne négli- geait absolument la masse des élèves pour ne s'occuper exclusivement que de ceux qui, par leur intelligence plus développée ou leur travail plus assidu, sont aptes

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à être couronnés de la main du ministre lui-même, au son de la musique, dans la grande salle de la Sorbonne. Dans une classe composée en moyenne de cinquante élèves, le professeur en soigne attentivement, en chauffe sept ou huit qui ont chance de réussir dans les compo- sitions solennelles. « Aller au concours » est une locu- tion qui revient incessamment dans le langage de tous les pédagogues de l'enseignement secondaire. Les au- tres élèves, pendant qu'on bourre leurs camarades fa- vorisés de grec et de latin, font ce qu'ils veulent ; de mon temps, on lisait les romans de Paul de Kock ; au- jourd'hui on lit les Mémoires d'une biche anglaise^.

Pour les maîtres de pensions particulières, avoir des prix au concours devient l'affaire vitale; et, plus en- core que dans les collèges, tout y est sacrifié. L'âpreté au gain les surexcite à tel point qu'il n'est pas d'efforts dont ces marchands de soupe, c'est ainsi que les ap- pelle le vert langage des écoliers , ne soient capa- bles, afin de pouvoir faire insérer des réclames reten- tissantes à la troisième page des grands journaux, ils ènumérent complaisamment les succès que leurs élèves ont remportés. C'est pour eux une sorte de né- cessité, ils y gagnent leur vie et bien souvent y font fortune.

Cette excessive ambition a du moins un bon côté qu'on ne soupçonne guère : comme il faut que leur maison soit célèbre, du moins qu'elle ait meilleur re- nom que la maison voisine, ils ont des racoleurs qui sont aux aguets, voyagent en province et leur amènent des enfants intelligents, ouverts à l'étude, mais dont les parents ne sont pas assez riches pour acquitter le prix

* En 1847, M. Saisset, professeur de philosophie au collège d'Henri IV, quittait sa chaire, venait s'asseoir devant le premier gradin, il avait réuni les six plus forts, et leur faisait la leçon à voix basse; quand les autres écoliers parlaient trop haut, il s'interrompait pour leur dire : « Ne faites donc pas tant de Lruit, vous nous empêchez de causer. »

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de la pension et les frais universitaires. Ces jeunes phénix sont reçus, élevés , instruits pour rien ; ils payent en prix et accessits. Certes, c'est un grand bien- fait pour eux; mais quel labeur et à quelle existence sont-ils condamnés! Pas de sortie le dimanche, pas de promenade le jeudi : du grec, du latin, du latin, du grec, toujours et sans trêve. Un jour, un de ces mal- heureux demandait à passer la fête de la Pentecôte dans sa famille; on lui répondit: « Y pensez-vous? Le con- cours approche; sachez au moins reconnaître les sacri- fices qu'on fait ici pour vous. » J'en ai connu plusieurs qui sont devenus célèbres et qui ne parlent de ce temps- qu'avec horreur. Parfois cela tourne assez mal pour le chef d'institution. Une mère fort adroite et peu scru- puleuse avait fait entrer son fils au pair, cela se dit ainsi, dans un établissement privé; l'enfant, dès la première année, obtint trois prix au concours général. La mère fit mine de vouloir le placer dans une maison rivale, et elle joua si bien son rôle, que le directeur lui constitua une pension annuelle de 1,200 francs à la condition qu'elle ne retirerait pas son fils.

On voit le résultat le plus clair du concours général: l'instruction des neuf dixièmes des écoliers est outra- geusement négligée au profit du très-petit nombre qui peut augmenter la réputation ou la vogue d'un établis- sement scolaire; mais qui oserait parler de le suppri- mer? On peut affirmer que les 7,500 élèves qui suivent les cours de nos six grands lycées et du petit lycée de Vanves, que les 15,000 qui sont dans les pensions parti- culières et les 2,200 qui sont répandus dans les insti- tutions relevant de l'autorité ecclésiastique, donnent un contingent studieux singulièrement restreint. Ceux-là seuls travaillent qui se destinent aux écoles spéciales, et encore ils se limitent strictement aux connaissances exigées par les examens. Les autres traînent une enfance

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oiseuse et pen-ertie sur les gradins des classes, ils peuvent végéter à la condition de ne pas trop troubler la discipline. Quand l'âge d'avoir terminé leurs études aura sonné, ils apprendront par cœur un manuel de baccalauréat afin de subir sans échec cette formalité aussi facile que superflue, puis ils entreront dans la vie, et Dieu seul peut savoir à quoi leur servira cet en-^ seignement, dont ils n'auront retiré qu'un ennui sans compensation, qui a duré huit ans.

Plus d'une fois on a essayé de modifier les méthodes, de les rendre plus pratiques, plus vivantes, et de don- ner une sérieuse utilité au long apprentissage de l'en- fance. Une tentative surtout, très-hardie et radicale, est restée célèbre par l'animositè qu'elle a soulevée : c'est la fameuse bifurcation entreprise par M. Fortoul en 1852. Cet essai paraissait rationnel cependant, et de nature à satisfaire aux exigences des différentes car- rières qui s'ouvrent devant les jeunes gens au sortir du collège. Vers le milieu de leurs études scolaires, il leur était permis de bifurquer, c'est-à-dire de choisir la voie des lettres ou celle des sciences, en prévision de la fonction sociale qu'ils voulaient exercer plus tard. Rien n'était plus simple ni plus légitime, et il faut se repor- ter aux passions latentes de l'époque pour comprendre l'opposition presque générale que souleva cette mesure. On n'y alla pas de main morte, on accusa M. Fortoul d'avoir porté un coup mortel à l'Université.

Loin de là, il la sauva; car à ce moment précis et trés-troublé de notre histoire elle était condamnée à disparaître. Les trois principaux acteurs du drame se joua l'existence d'une des plus respectables institu- tions de notre pays sont morts, et l'on peut raconter des faits qui alors furent ignorés. Après le coup d'État du 2 décembre 1851, le comte de Montalembert fut un des premiers à se rallier à la politique nouvelle, et il

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eut de fréquents entretiens avec le président. 11 obtint de lui que l'Université, qu'il lui représentait comme un foyer d'opposition permanente, comme la réserve se recrutaient les adversaires de tout pouvoir régulier, de toute religion, serait supprimée, que les collèges même deviendraient des institutions particulières, et l'on de- vine le parti que pouvaient en tirer ceux qui se croient exclusivement appelés à diriger l'enseignement, en vertu de l'axiome: Ad eiim qui régit christianam rem- publicam, scholariim regimen pertinet.

Jamais l'Université n'avait couru un tel danger, et l'on pouvait croire que c'en était fait de cette vieille mère dont nous sommes tous sortis. Le décret de confisca- tion des biens de la famille d'Orléans éloigna M. de Mon- talembert do Louis-Napoléon ; avec une grande habileté, M. Fortoul profita de cet incident. Il déclara, il prouva que l'Université seule était en mesure de donner l'ensei- gnement scientifique, vers lequel se portaient tous les esprits; il démontra que, si on la supprimait, toutes les écoles spéciales allaient être bientôt désertes, au grand détriment de la jeunesse et du pays ; il ébranla une con- viction qui, dans l'espèce, s'appuyait plutôt sur la pas- sion d'autrui que sur une opinion personnelle; il invo- qua le souvenir du premier empire, qui avait recréé l'Université ; il proposa comme moyen terme la bifurca- tion, qui fut acceptée, et par le fait il conserva un ordre de choses si gravement en péril qu'il fallait « changer ou mourir » ; le mot a été dit.

Les adversaires immédiats de l'Université ont deviné ce qui s'était passé ; ils se sont mis en mesure de profi- ter d'une occurrence pareille, si jamais elle se repré- sentait, et avec un succès croissant que nul ne peut nier, ils donnent l'enseignement spécial qui ouvre l'entrée de nos grandes écoles scientifiques. M. Fortoul fit plus: la loi de 1850 avait singulièrement amoindri l'influence

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de l'Université en détruisant les académies de province pour constituer un rectorat départemental dont les 89 ti- tulaires n'avaient qu'une importance administrative presque infime. Par la loi de 1854, il rétablit 16 acadé- mies provinciales et en plaça les recteurs dans une si- tuation élevée qui leur permit de marcher de pair avec les autres agents supérieurs de l'autorité; les préfets, les procureurs généraux, les évèques se plaignirent ; le ministre ne se laissa pas émouvoir et maintint la haute position qu'il avait faite aux fonctionnaires qui avaient l'honneur de représenter l'Université. On a accusé M. Foi*- toul d'avoir porté préjudice à ces lettres classiques qui jusqu'à présent sont le fond même de l'éducation fran- çaise ; je voudrais que ceux qui témoignent ainsi contre lui pussent lire Vînstruclion générale sur Veréciition du plan (V études des lycées du 15 novembre 1854. C'est un chef-d'œuvre, à la rédaction duquel les plus hauts per- sonnages de l'enseignement ont concouru; si celte instruction avait été suivie, la littérature et les scien- ces auraient jeté un éclat dont nous voudrions les voir briller ^

Avec d'autres formules et par d'autres moyens, M. Jules Simon, ministre de l'instruction publique, a repris les idées de M. Fortoul ; j'ai bien peur que la circulaire du

' M. Fortoul, très-curieux de nos propres origines, avait proposé de former un ftecueil des poésies populaires de la France : il obtint du Président de la Réputilique un décret conforme en date du 15 septembre I8ô2, et le 17 septembre de la même année, il adressa, sur cet objet, aux recteurs une circulaire qui contenait des instructions excellentes rédigées par M. Ampère. Les chansons que l'on doit recueillir sont divisées en treize catégories différentes. L'auteur du mémoire cite des exemples choisis avec un rare discernement. Qu'en a-t-il été de ce projet et pourquoi n'a-t-il pas été mis à exécution? IV'ous croyons pou- voir affirmer qu'un nombre considérable de chants a été réuni. Toutes ces vieilles poésies sont sans doute enfouies aujourd'hui dans quelques cartons du ministère: pourquoi ne pas les en faire sortir et les mettre au jour? Cela ne vaudrait-il pas mieux que le Pied qui r'mue, les Botles de Bastien, Bu qui s'avance, et tant d'autres inepties sans excuses dont on s'est sottement engoué?

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27 septembre 1872 n'ait le sort de l'instruction du 15 no- vembre 1854*. 11 faut peut-être une nouvelle généra- tion pour qu'une révolution sérieuse et féconde soit ac- complie dans l'enseignement secondaire. Cette circulaire n'a pas eu le don de plaire à tout le monde ; elle a sou- levé des animosités qui, on serait tenté de le croire, vi- saient l'bomme politique beaucoup plus que les réformes scolaires essayées par lui. Dés qu'elle eut paru, un évèque qui doit beaucoup à ses succès pédagogiques dé- clara dans une lettre publique qu'il fallait « n'en tenir aucun compte ». Il y a un désarroi, je le répète, dont l'enseignement souffre cruellement et qui, pendant de longues années, peut lui causer un mal irréparable.

Il est inutile d'analyser cette circulaire ; elle est con- nue, tous les journaux s'en sont occupés, et la tribune de l'Assemblée en a violemment retenti. Elle poursuit le but que M. Fortoul avait tenté de toucher; elle ne laisse pas aux élèves la liberté de bifurquer, mais, en décidant que nul ne pourra passer d'une classe infé- rieure dans une classe supérieure sans avoir subi un examen d'aptitude, elle arrive naturellement au même résultat ; car l'effet de cette mesure, si toutefois elle est appliquée, ce qui est douteux, sera de rejeter hors des humanités les enfants pour lesquels celles-ci n'ont point d'attrait et de les pousser vers les sciences, peut-être ils rencontreront une voie qu'ils chercheraient en vain ailleurs.

De ceci on n'a trop rien dit, peut-être parce qu'on n'a pas vu jusqu'où s'étendaient les conséquences des pré- misses. Mais la circulaire supprime les vers latins, et il

* La circulaire du 27 septembre 1872 est aujourd'hui lettre morte ; un rapport de M. l'atin (voir Moniteur universel, 30 septembre 1875) ramène l'enseignement secondaire aux errements du passé. Les vers latins, le thème latin, prosciits à la suite d'une révolution politique, sont rétablis à la suite d'une révolution parlementaire. La réforme tentée n'a pu pro- duire aucun résultat ; elle n'a pas duré un an.

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n'y a pas assez d'anathèmes contre le ministre qui ose porter la main sur l'arche sainte, en débarrassant les écoliers d'un exercice purement mécanique, aussi fasti- dieux qu'inutile. On n'a point ménagé les expressions; on a parlé de « la ruine des humanités et du renverse- ment de la haute éducation intellectuelle en France » ; ce n'est que puéril ; le sort du pays n'est compromis en rien parce que des enfants ne termineront plus des vers boiteux et inintelligibles par des omnia tandem ou des denique jam-jam. Nous avons tous fait des vers latins au collège, et nous savons que pour être un bon notaire, un avoué habile, un honorable marchand de vins, il est su- perflu d'avoir juxtaposé des dactyles et des spondées qui ne savent pas pourquoi on les met les uns prés des autres à coups de dictionnaire.

Loin de trouver cette circulaire trop radicale, quel- ques réformateurs ont estimé qu'elle était trop réser- vée, qu'elle ne va pas jusqu'au but, et qu'au moment de l'atteindre elle hésite, se détourne et s'arrête. En effet, «lie passe devant le discours latin, mais elle n'ose pas le renverser, et cependant elle laisse deviner ce qu'elle en pense. On dit que c'est se payer de mots, et qu'en réalité le discours latin , qui pouvait avoir sa raison d'être au siècle dernier à cause des vieux usages uni- Tersitaires si longtemps conservés pour les examens, n'a plus rien à faire de notre temps ; on dit encore qu'il soumet l'élève à une sorte de casse-tête chinois sans profit, et que le dernier des portefaix romains de l'époque césarienne se pâmerait de rire en écoutant nos meil- leures phrases latines. Sans être aussi absolu, on peut reconnaître que de nos jours il est difficile de parler la- tin. En effet, si le discours reproduit des idées moder- nes, on ne peut le faire convenablement, par l'excellente raison que les vocables font défaut S puisqu'il exprime

* M. Michel Bréal, dans son excellent livre, cite à ce sujet le début

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des pensées, des considérations, des découvertes scien- tifiques que l'antiquité n'a point connues ; si au contraire le discours porte sur des idées anciennes, c'est nous qui sommes pris au dépourvu, car ces idées ne sont pas nô- tres, nous ne pouvons nous en pénétrer, ni même nous les assimiler, par suite d'un fait dont on ne semble tenir aucun compte, à savoir que le christianisme a modifié la morale, la philosophie, la logique, c'est-à-dire la ma- nière d'être de l'entendement humain.

Aussi les métaphores imaginées par les élèves ne sont plus qu'une sorte de jeu d'esprit ; la télégraphie élec- trique devient « le fil forgé par Vulcain, tendu par Iris, sur lequel glisse la foudre, enfin domptée et obéis- sante », et la montre est « l'aiguille intelligente qui ré- pète les pulsations du cœur de Chronos ». Il est proba- ble que l'Université elle-même finira par renoncer à ce vieil usage ; tôt ou tard on reconnaîtra que, si la trans- lation du français en latin est indispensable pour fixer dans l'esprit de l'enfant l'économie de certaines règles grammaticales, c'est la translation du latin en français qui doit être l'occupation principale de l'écolier, car elle tiendra son esprit éveillé, lui apprendra des faits (|u'il ignore, et lui révélera des idées qu'il ne connaît pas.

Notre enseignement secondaire a un défaut matériel qu'il faut signaler, car il en reçoit un préjudice grave : je veux parler de l'agglomération. 700 ou 800 élèves et plus dans un seul collège, c'est beaucoup trop. La vie a beau être réglée comme celle d'un couvent, les maî- tres ont beau se promener pendant la récréation au mi- lieu de ces cours si tristes, si dénudées, entourées de

d'un thème qui mérite d'être rapporté. « L'humanité était un sentiment si étranger au peuple romain, que le mot qui l'exprime manque daus la langue. » Quelques mots sur l'instruction publique en France, p. 207. C'est vraiment dépas>er la mesure.

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hautes murailles à fenêtres grillées qui évoquent l'idée de prison, le veilleur a beau parcourir la nuit les dor- toirs où soixante enfants sont réunis, tout souffre d'un tel encombrement, l'émulation, la discipline, la morale. Sans insister sur des périls qui ne sont que trop réels, on peut affirmer que ce serait un grand bienfait pour les élèves admis à l'enseignement secondaire s'ils étaient dispersés dans des maisons ne contenant pas plus de cin- quante écoliers, dont il serait facile de surveiller la con- duite et de diriger le travail, ce qui est impossible avec la population de nos lycées.

Je prendrai pour exemple le plus célèbre de nos col- lèges, Louis-le-Grand, qu'aujourd'hui l'on nomme le lycée Descartes. Il y a vingt-neuf classes quotidiennes pour 1,179 élèves, dont 527 internes; il est inadmissible que vingt-neuf professeurs, quels que soient leur mérite et leur bon vouloir, puissent donner un enseignement suffisant à prés de 1 ,200 écoliers. Pour sa part le col- lège n'a rien négligé ; les dortoirs sont très-aérés, lej quartiers bien disposés ; l'infirmerie est un modèle de propreté, le gymnase couvert est outillé presque avec luxe, la nourriture est plus qu'abondante, le recrute- ment des maîtres d'étude a lieu dans des conditions con- venables ; mais tout cela ne fait pas qu'un seul homme puisse s'employer utilement auprès d'un nombre trof considérable d'enfants.

On ne peut bien pénétrer les résultats du système d'é tudes suivi jusqu'à ce jour qu'en assistant aux examens du baccalauréat es lettres. L'enseignement secondaire s'y montre dans toute sa stérilité. Ce n'est pas sans émo- tion que j'ai vu des hommes du plus sérieux mérite , professeurs en Sorbonne, membres de l'Institut, perdre un temps précieux, qu'ils emploieraient si bien ailleurs, à interroger des enfants ahuris qui semblent même ne pas savoir ce qu'on leur demande. Dans cette petite salle,

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si humble, si terne, les examinateurs eux-mêmes sont obligés de se lever de temps à autre pour aller jeter une bûcbe dans le feu, car la faculté des lettres est trop pauvre pour attacher un domestique à leur service, j'ai vu défiler ces jeunes gens qui ont, dit-on, fini leurs étu- des, et qui semblent ne les avoir même pas commencées. Les matières de l'examen ne sont pas bien compliquées cependant; quelques fragments de latin et de grec, quelques auteurs français qui sont toujours Corneille, Boileau, Racine, La Fontaine et Molière, un peu de phi- losophie, quelques mots d'histoire et de géographie, des mathématiques, assez pour prouver que l'on sait compter. L'histoire est limitée à celle de la France et ne commence qu'à Louis XIV, de sorte que si l'on demande à l'un de ces enfants quel est le roi qui eut l'honneur d'avoir Sully pour ministre, il peut refuser de répondre, car la question est en dehors du programme fixé par un règlement.

J'ai vu le doyen des lettres françaises, un vieillard dont la vie entière a été consacrée au travail et qui re- trouve chaque jour une vigueur nouvelle dans le culte des grandes choses de l'esprit, faire des efforts inima- ginables, multiplier les questions, aider les candidats, les encourager, les « souffler » lui-même, sans réussir à tirer d'eux une réponse passable. J'ai appris là, dans la même journée, bien des choses que j'ignorais; par exemple que, dans la conquête de la toison d'or, Jason fut aidé par Andromède, qii A7nphitryon est une pièce de Racine, et que le Lutrin est une comédie de La Fon- taine ; je sais maintenant que le vers de l'Art poétique d'Horace, ne... verlaiur Cadmiis in anguem, signifie que Cadmus ne doit pas être changé en poisson. Ne leur parlez ni de Ronsard, ni de Le Sage; l'un est trop an- cien, l'autre est trop moderne. Eux aussi, ils pren- draient Milo pour un sculpteur, car ils n'ont pas mis-

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le pied dans nos musées, et ils diraient que la Sainte- Chapelle a été bâtie par Louis XIV, car jamais ils n'ont entendu parler d'archéologie.

Faut-il plaindre ou blâmer ces jeunes gens? Il faut les excuser, car ils apportent le fruit des méthodes d'enseignement qui les ont fatigués sans les instruire. On les reçoit néanmoins, malgré leur médiocrité en toutes choses et leur flagrante ignorance ; d'abord parce que l'examen de bachelier es lettres n'est qu'une sim- ple formalité qui équivaut à un certificat d'études, et qui n'ouvre la porte d'aucune carrière; ensuite parce qu'aujourd'hui la loi militaire les talonne, que le régi- ment va les prendre, les éloigner de tout travail intel- lectuel, qu'ils sont arrivés à la limite d'âge fixée pour les débuts du service, qu'il faut leur assurer le bénéfice du volontariat d'un an, et qu'en présence de ces motifs, qui se fortifient l'un par l'autre, les examinateurs ont une indulgence de nourrice. Et puis, ils n'ignorent pas, ces hommes savants entre tous, qu'on ne peut avoir tout appris; ils se rappellent peut-être qu'un des leurs, qui fut maitre de conférences à l'École normale et lau- réat de l'Institut, a mis une note spéciale à un livre qu'il traduisait pour expliquer au lecteur étonné que le phénicoptère est un poisson ; cependant, comme pro- fesseur de grec, il avait certainement lu Aristophane, et il aurait pu se souvenir du personnage emplumé qui, dans les Oiseaux, fait sou entrée à la grande joie de Pisthetœrus, en disant : Torotix! Torotix! Si les maî- tres sont sujets à de telles erreurs, il est juste de ne pas être trop sévère pour les élèves.

11 me semble que cet examen de bachelier es lettres, qui met fin à l'enseignement secondaire, est bien mal combiné ; il n'est pas à détruire, il est à modifier. Tout le monde parait d'accord aujourd'hui pour reconnaître que, si l'étude des langues mortes, des langues im-

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mortelles, comme on les a bien nommées, est excel- lente, celle des langues vivantes est indispensable, et qu'elle doit occuper une place importante dans l'in- struction de la jeunesse. On a déjà commencé à les in- troduire dans nos lycées ; mais ce n'est encore qu'un germe qui recevra certainement plus tard le dévelop- pement qui lui est nécessaire.

Je voudrais que le baccalauréat fût divisé en deux examens parfaitement distincts et indépendants l'un de l'autre. L'enfant reste en moyenne pendant huit ans au collège. Six années suffisent amplement pour lui faire apprendre ce qu'il doit savoir de grec, de latin et d'his- toire, surtout si l'on consent à diminuer le nombre des jours de congé, qui est excessif, car il dépasse celui des jours de travail : anomalie singulière, qui s'explique par cette considération assez médiocre et peu avouée, que, pendant que l'élève n'est pas au lycée ou à la pen- sion, son entretien et sa nourriture sont à la charge de sa famille. Au bout de six ans, vers la seizième année, l'écolier passerait un premier examen portant sur les matières des humanités, et à dix-huit ans il aurait à subir une seconde épreuve, qui constaterait sa force en histoire naturelle, dans les langues vivantes et en géographie.

J'insiste sur les langues, qui sont un instrument de travail et d'avenir rigoureusement nécessaire à notre époque; nous les avons toujours trop négligées, négli- gées à ce point que nous possédons l'Algérie depuis quarante ans, que c'est malheureusement notre école de guerre, que tous nos officiers y séjournent à tour de rôle, et qu'on n'a pas encore eu l'idée d'instal- ler un cours de langue arabe à l'école militaire de Sainl-Cyr.

Ce n'est pas seulement aux examens de la Sorbonne que l'on peut apprécier les résultats de notre enseigne-

SECO>;DAmE. 105

ment secondaire; cet arbre de la science, tel que nous le cultivons, a eu des fruits amers. Il n'y a qu'à voir le degré d'instruction et les goûts des « classes éclairées » qui ont passé par les collèges ou par des institutions analogues pour s'en convaincre et devenir modeste. Sans parler de cet académicien grand seigneur qui re- grettait de faire partie d'une commission chargée de juger une nouvelle traduction de Térence, parce que, disait-il, « il était un peu brouillé avec son grec, » on peut reconnaître que la bonne compagnie a déserté le goût de ce que l'on nomme si justement les belles-let- tres. On s'est épris de romans obscènes qui chatouil- laient les fibres les moins nobles de l'âme, on s'est en- goué de farces de la foire, de pantalonnades indignes d'amuser des Ho'ttentots; on s'est pressé dans des esta- minets interlopes pour applaudir une chanteuse épi- leptiqiie qui débitait des sottises grivoises; des femmes du monde accompagnées par des hommes comme il fciut ont été dans les bals publics voir sauter des filles dégingandées; des fils de bourgeois enrichis ont mis des talons rouges aux souliers ferrés de leur père et ont cru faire acte de vie élégante en donnant voiture à quelque ancienne blanchisseuse.

Il y a longtemps qu'un homme d'un grand bon sens et de beaucoup d'esprit, Edouard Thouvenel, me disait avec tristesse : « Le succès d'Orphée aux Enfers me fait douter de l'avenir de la France! » Il avait raison : répudier l'amour du beau, se complaire au médiocre, rechercher l'amusant à tout prix, c'est entrer dans la voie il n'y a pas de salut. Tous ces gens, dont les fils se sont appelés les petits-crevés, à qui le sérieux faisait horreur, ne se doutaient guère que l'écrivain qui traduisait le plus fidèlement leurs pensées et qui répondait le mieux à leur coupable entraînement vers la bassesse des plaisirs, était ce « réfractaire », futur

106 L'ENSEIGNEMENT

membre de la Commune, lorsque, à propos d'une pas- quinade ridicule intitulée Barbe-Bleue, il renvoyait le vieil Homère aux Quinze-Vingts. Peut-être ces mêmes hommes auraient-ils admiré les chants du grand Im- mortel autant qu'ils les ont dédaignés, si, sur les bancs du collège, on leur eût enseigné à en comprendre la splendeur incomparable.

III. SUPERIEUR.

La source. Facultés et établissements scientifiques. Anémie de l'en- seignement supérieur. La politique. La faute en est aux profes- seurs. — Jlauvaise volonté du pouvoir ; mauvais vouloir des auditeurs.

M. E. Renan. Abandon du concours. Y revenir. .4mbilion légitime Enseignement délaissé. Pâtissier, ancien élève de l'É- cole normale. Les cours du Collège de France. Nombre des étu- diants. — Pauvreté de l'enseignement supérieur. -=- L'École de méde- cine. — La bibliothèque. Le laboratoire de chimie. Ce qu'il est.

Ce qu'il devrait être. Collections dans les tiroirs et dans les esca- liers. — L'École pratique est un charnier. Intection. Superposi- tion substituée à la superficie. Pas même une glacière. Le Mu- séum d'histoire naturelle. Il meurt. Procès-verbaux de l'enquête de 1838. La salle des pachydermes. L'alcool. Le croup des boas. L'herbier général. Le budget de la bibliothèque. La cul- ture. — Les serres. Rien n'a été modifié depuis 1838. On a cepen- dant acheté de l'alcool. La collection d'anthropologie. 25,0U01rancs pour voyageurs naturalistes. Faute d'outillage, la science est annulée.

Tout est à reconstruire. Emplacement indiqué. Institut scienti- fique à créer. La reconstruction de la Sorbonne. Jlission de M. W'urtz en Allemagne. Les études scientifiques au delà du Rhin.

La Saxe et l'Autriche après Sadowa. Greifswald. La science abstraite rapporte à la France plus de 100 millions par an. La science et l'orthodoxie. L'enseignement supérieur rend au budget Targent qu'il en reçoit. Tableau comparatil. Parole de M. Diuuy.

La Prusse après léna. Exemple à suivre. La bataille suprême.

Loi du maréchal Niel. —Être ou ne pas être. Un mot de Bacon.

La régénération.

Il en est de l'enseignement comme de la distribution des eaux en agriculture. Il est bon de faire des canaux d'irrigation dans les prairies, il est utile de protéger la pente du ruisseau, mais il est indispensable d'entietenir avec soin la source qui surgit en haut de la montagne, car c'est d'elle que vient toute fécondité ; si on la né-

SUPÉRIEUR. lOT

glige, elle s'oblitère et tarit; les terrains traversés par le ruisselet deviendront stériles, la prairie ne sera plus qu'un marécage. La source, c'est l'enseignement su- périeur : on n'a d'élèves qu'à la condition d'avoir des professeurs.

Ce ne sont pas les grandes institutions qui nous manquent; nos facultés sont nombreuses, et les éta- blissements scientifiques ne nous font pas défaut : fa- culté de théologie, faculté des lettres, faculté des scien- ces en Sorbonne ; faculté de droit, faculté de médecine, École supérieure de pharmacie. École pratique des hautes études, Collège de France, Muséum d'histoire naturelle; École de langues orientales vivantes. École des chartes, École des mines, École des ponts et chaus- sées, École de médecine et de pharmacie militaires. École polytechnique. École normale supérieure, d'où sortent les professeurs des enseignements littéraire et scientifique. C'est complet, et il y a de quoi féconder le cerveau de la France, afin qu'il puisse agir sur le corps tout entier.

11 est triste d'avouer que, dans cette douloureuse question de l'instruction publique, plus on s'élève, plus on est exposé aux désillusions pénibles. L'enseignement primaire à Paris est très-bon, l'enseignement secon- daire est médiocre, l'enseignement supérieur s'engour- dit de plus en plus, il paraît atteint d'anémie ; il meurt de pauvreté. Les hommes d'élite sont impuissants à le vivifier, car l'argent lui manque; il ne vit plus que d'expédients. 11 a été bien brillant jadis, sous la Res- tauration, pendant les premières années de la dynastie de Juillet; il a fait parler de lui, il a réuni autour de ses chaires les intelligences du pays et les savants étrangers. Certaines voix parties de la Sorbonne, du CoUéye de France, de l'École de médecine, ont éveillé des échos jusqu'au bout du monde; quel vent mauvais

103 L'ENSEIGNEMENT

a donc desséché cette moisson superbe? La politique, qui s'est infiltrée dans l'enseignement, l'a pénétré, l'a vicié en son principe même et lui a enlevé le caractère d'utilité générale, quoique abstraite, qu'il doit toujours conserver sous peine de s'altérer et de périr.

A qui la faute ? Je n'hésite pas à répondre : Aux pro- fesseurs qui de leur chaire ont absolument voulu faire une tribune au pied de laquelle les partis adverses se donnaient rendez-vous pour applaudir ou pour siffler, et bien souvent, je l'ai vu jadis, pour échanger des injures, qui le lendemain amenaient des rencontres meurtrières. Les gouvernements, qui, après tout, sont dans leur droit de légitime défense en ne voulant pas se laisser renverser, ont réagi avec excès en sens contraire. Bien des hommes de haut mérite, dont la place était in- diquée, n'ont point été appelrs à l'enseignement supé- rieur parce que l'on se méfiait d'eux. Tout individu suspect, quelle que fût du reste sa capacité personnelle, se vit éloigné des cours; les élèves, ou, pour mieux dire, les auditeurs ont regimbé, et ils ont sifflé a priori des professeurs de la valeur de Sainte-Beuve ; la jeu- nesse ne voulait accepter que les adversaires du pouvoir, et le pouvoir se refusait à les admettre.

On a pris un moyen terme qui n'a satisfait personne et dont l'enseignement surtout a pâti : on a choisi des hommes qui n'inspiraient ni crainte aux uns. ni enthou- siasme aux autres. L'indifféience générale leur a ré- pondu. Le dernier effort libéral de la part du gouverne- ment a été fait en faveur de M. Renan, qu'il y avait un certain courage, en présence de l'irritation du clergé, à installer dans une chaire du Collège de France. Une phrase anodine en elle-même, mais hétérodoxe en son essence, commentée, grossie, amplifiée outre mesure, souleva l'exaspération de tout le parti religieux. Le pro- fesseur de' langue hébraïque paya pour le futur auteur

SUi'ÉlilEUR. 109

Je la Vie de Jésus; il avait fait une hardiesse inutile, on commit un abus de pouvoir peu généreux ; personne n'y a gagné, et les auditeurs studieux ont perdu un cours qui eût été trè.^-remarquable et très-intéressant.

Pour éviter qu'on ne leur imposât des professeurs dont les doctrines leur eussent été hostiles, les gouver- nements ont renoncé à la voie du concours et se sont réservé le droit de nommer aux chaires vacantes sur présentation par les coi-ps compétents ; de sorte que les candidats à ces hautes fonctions de l'enseignement ont plutôt cherché, pour parvenir à leur but, à se créer des relations influentes qu'à augmenter la somme de leur savoir, et cela n'a pas peu contribué à empêcher les hautes études de s'élever au-dessus d'une moyenne in- suffisante. Cependant, si le concours est mauvais et pé- rilleux pour l'enseignement secondaire, qui, avant tout, doit façonner la masse des écoliers, il est excellent lors- qu'il s'agit de déterminer une sélection parmi les chefs de l'enseignement supérieur, car il force au travail, il donne par la publicité du débat une émulation trés-vive, et il arrive à ce résultat inappréciable de faire surgir les individualités. La Sorbonne, le Collège de France, les facultés en général sont affaissées et comme somno- lentes ; le rétablissement du concours pour les chaires réveillerait bien du monde et donnerait un coup de fouet salutaire à plus d'une ambition ; mais ce serait à cette condition expresse que toute politique serait abso- lument bannie du cours, sous peine d'interdiction im- médiate, car elle n'a rien à y faire et ne peut qu'y créer des dangers sans compensation.

L I politique a eu également sur le recrutement des professeurs une influence prépondérante; la gloire de M. Cousin et de M. Guizot, la fortune parlementaire de 51. lioyer-CoUard et de M. Yillemain, étaient faites pour tenter bien des hommes qui, parce qu'ils ont eu quelques

HO L'ENSEIGNEMENT

prix au grand concours et qu'ils ont passé trois ans à l'École normale, se croient volontiers aptes et destinés à gouverner le monde. Cette idée n'a rien d'excessif chez des jeunes gens qui, par les succès qu'ils ont obtenus, ont prouvé une supériorité sérieuse sur leurs condisci- ples, et elle est naturelle en France, où, tout en recon- naissant qu'il faut un apprentissage pour être cordon- nier, on admet qu'il n'est besoin d'aucune éducation préalable pour être un homme politique. Le résultat d'une pareille opinion saute aux yeux et il est inutile d'insister. Une telle ambition, qui n'a rien que de légi- time, éloigne de la carrière pédagogique ceux qui au- raient pu y rendre des services signalés. Tout ce qui se sentait ou se croyait une valeur quelconque, tout ce qui se trouvait mal à l'aise dans les liens étroits de la direc- tion administrative, se jeta dans le journalisme, dans la politique militante, et l'enseignement ne garda que les esprits les moins aventureux. Nous y avons gagné des écrivains de talent, des polémistes remarquables, et en lisant leurs œuvres, la jeunesse regrette peut-être de n'avoir pas été dirigée par eux.

Ceux qui ont résisté aux tentations de cette sorte sont entrés dans la route tracée ; ils s'y sont engagés avec ré- signation, cherchant dans le culte des lettres, dans les joies intimes et profondes qu'on y trouve, une compen- sation au désagréable métier, ingrat entre tous et mal rétribué, qu'ils sont obligés de faire ; à moins que, pris de dégoût à leur tour pour une carrière qui a toutes les déceptions, ils n'aient ouvert, sur une place fréquen- tée, une boutique l'on débite des boîtes de croquets, ornées d'une étiquette l'on peut lire : X..., an- cien élève de l'École normale supérieure, section des sciences.

Les cours du Collège de France ne conduisent à rien celui qui les écoute. Entre qui veut ; il n'y a point d'n-i

SUPÉRIEUR. m

scriptions préalables, et comme ils ne servent à l'obten- tion d'aucun diplôme, ils sont fort peu suivis par la jeunesse studieuse ; les auditeurs sont en général des oisifs , quelques femmes , quelques rares personnes ayant conservé le goût des choses de l'esprit; on y a re- marqué un fait déjà observé pour les bibliothèques pu- bliques : quand il fait mauvais temps, l'auditoire est plus nombreux, car les passants sont venus se mettre à l'abri. 11 faut retenir ce personnel mobile et chez qui la futilité domine ; on tâche alors de rendre la leçon « amu- sante », on multiplie les anecdotes, et ces cours, qui devraient toujours se tenir sur les hauteurs voisines de l'abstraction, finissent par devenir ce que les Anglais appellent des « lectures » et ressemblent à d'agréables causeries dont un seul interlocuteur tiendrait le ^

Il n'y a pas à morigéner les professeurs, ni à les rap- peler à la grandeur très-réelle de leur mission : ils savent à quoi s'en tenir à cet égard ; mais pour ne pas voir leur amphithéâtre absolument désert, ils ont été forcés d'abaisser successivement le degré de leur enseigne- ment, afin de se mettre au niveau du public qui les écoute. L'étude des sciences mathématiques n'attire qu'un nombre d'étudiants bien restreint, car elle n'ouvre aucune voie aboutissant à une carrière certaine ; cela se comprend : tous les jeunes gens qui se sentent des apti-

M. Michel Bréal, dans le livre que j'ai déjà cité, établit très-nettement que la médiocrité de l'auditoire force le professeur à baisser le niveau de ses leçons, et à l'appui de cette opinion, que l'expérience justifie tous les jours, il cite le passage suivant , emprunté à . des Institutions ■d'instruction en France, par Cournot : « On a des cours de littérature ancienne il faut sauver par toutes les grâces du langage, par toutes les finesses oratoires, la citation de quelques lignes, de quelques mots de latin ou de grec ; ou des cours de physique rien n'est épargné pour l'effet agréable des expériences, mais l'on n'oserait écrire, ni surtout discuter une formule trigonométrique : car on a affaire à un auditoire auquel il faut plaire et de qui l'on ne peut raisonnablement attendre une attention fatigante. » (Michel Bréal, Quelques mots, etc., p. 539, 340.)

112 L'E>SEIGNEME>T

tildes spéciales sont accaparés par l'École polytechnique. 11 n'en est pas moins douloureux de constater, par exemple, que le cours de mécanique céleste, professé aujourd'hui par Alfred Serret, un des plus grands ma- thématiciens qui aient existé, ne réunit que douze au- diteurs, dont six appartiennent à la section des sciences de 1 École normale.

Dans les facultés qui délivrent des diplômes pour la licence et le doctorat, il y a un empressement nécessité par les exigences mêmes de la carrière choisie; il est impossible de déterminer le nombre des auditeurs^que mille circonstances étrangères aux études font incessam- ment varier, mais par le nombre des inscriptions prises on peut conclure qu'il s'est élevé, pendant l'année sco- laire 1871-1872, au chiffre de 182 pour la théologie, de 402 pour les sciences, de 4,340 pour les lettres, de 5,034! pour le droit et de 2,120 pour la médecine, ce qui donne un total de 12,278 jeunes gens se destinant à passer des examens.

Si pour enseigner les lettres il n'est besoin que d'une chaire et de quelques bancs, s'il suffit, à cet ameuble- ment rudimentaire, d'ajouler un tableau noir pour dé- montrer des problèmes de mathématique, il n'en est plus de même dés qu'on touche à ces grandes sciences qui ont pour but de pénétrer, de lévéler les secrets de la nature, et qui chaque jour, aidées par la mélhode ex- [)érimentale, font des découvertes nouvelles. La chimie, la physique, la physiologie, 1 histoire naturelle, deman- dent un giand attirail, et, sous peine d'être réduites à l'état de théorie platonique, doivent posséder des labo- ratoires, des instruments, des matières à cxpèiience, des collections, en un mot, un outillage particulier et fort dispendieux.

Quand, au commencement de ce siècle, on a organisé Paris la plupart de ces iiisliluts de haut cnseigncmciit,

SUPÉRIEUR. 113

l'appareil de la science était fort modeste ; il en est de cela comme du rouet de nos grand'mères, qui est de- venu l'énorme machine à filer que l'on sait. Si Lavoisier revenait aujourd'hui, reconnaîtrait-il dans la chimie, telle qu'elle est professée à cette heure, la science qu'il a fondée avant de mourir?

C'est en étudiant la Faculté de médecine et le Muséum d'histoire naturelle qu'on détermine avec le plus d'évi- dence le mal dont souffre l'enseignement supérieur; on reconnaît qu'il est non pas neutralisé, mais étrangement amoindri par sa pauvreté excessive. il faudrait de vastes salles, de grandes galeries, des laboratoires spa- cieux, nous trouvons des chambrettes sans jour et radi- calement insuffisantes. Sauf le grand amphithéâtre, tout est à reconstruire à l'École de médecine ; la place est tellement mesurée, qu'on passe des thèses et qu'on fait des cours dans le cabinet du doyen. Entrons à la biblio- thèque ; elle est fort riche et possède plus de 40,000 vo- lumes; mais elle ne les renferme pas, car on ne saurait les y mettre. Dans des chambres voisines de la salle de lecture, qui est trop basse et l'on n'y voit goutte, on a mis des casiers les uns près des autres, laissant à peine entre eux un espace suffisant pour livrer passage au bibliothécaire. Il me semblait revoir les magasins du Mont-de-Piété ; les volumes ont été fourrés partout l'on a pu les caser; il y en a derrière les portes, il y en a devant les fenêtres ; on a été obligé de faire cinq dé- pôts extérieurs : chez le conservateur, dans des greniers, dans un ancien bûcher.

La chimie joue un rôle considérable dans la thérapeu- tique actuelle, elle est indispensable aux médecins, et notre École de médecine, qui eut une si grande réputa- tion dans le monde savant il y a une quarantaine d'an- nées , devrait être , à cet égard , organisée de main de maître ; c'est le vœu de tous les intéressés : des élè- V. 8

114 L'ENSEIGNEMENT

ves, des professeurs, des ministres. Pas de place, pas- d'argent. Au petit laboratoire Orfila a distillé tant de poisons, on a annexé une grande chambre brûlent les fourneaux à gaz, les cornues suspendues aux mu- railles, où les baguettes de verre brillent sur les tables. Cela est suffisant pour faire des expérimentations à huis clos, mais ce n'est point ainsi qu'il faut procéder dans l'enseignement; préparer une expérience dans le labo- ratoire et l'apporter aux élèves comme preuve d'une dé- monstration théorique, c'est pour ainsi dire faire un tour de passe-passe ; l'expérience tout entière doit être faite sous les yeux des étudiants ; ils doivent en suivre les phases, et, s'ils peuvent y mettre la main, cela ne vaudra que mieux ; car on accordera que la manipula- tion chimique est, dans bien des cas, d'une importance exceptionnelle.

Le laboratoire d'une école de médecine sérieuse doit se composer de trois parties distinctes, quoique concou- rant au même but : un laboratoire pour les commen- çants, dans lequel le professeur expérimente en leur présence ; un laboratoire pour les élèves plus avancés, ils font eux-mêmes les manipulations ; enfin un labo- ratoire de recherches réservé au professeur et à ses pré- parateurs, qui y trouvent le recueillement nécessaire pour opérer les découvertes dont les nations s'enrichis- sent. Dans l'état actuel des choses, on montre bien plus le résultat de l'expérience que l'expérience elle-même aux étudiants entassés dans un amphithéâtre dont le der- nier gradin touche presque le plafond.

J'ai fort mal cherché le laboratoire de physique sans doute, car je ne l'ai point trouvé. La moitié de la col- lection très-complète de tous les instruments de chirur- gie inventés en France est dans des tiroirs, faute de place. On a mis l'on a pu des pièces pathologiques, des animaux empaillés, quelques-uns dans une sorte de

SUPÉRIEUR. 115

musée, d'autres dans des couloirs ; j'en ai vu le long des murs d'un escalier de service. Telle est notre école théo- rique de médecine, 3,000 jeunes gens environ se pres- sent chaque jour.

Quant à l'école pratique, c'est un charnier. Établie sur une petite portion de l'ancien couvent des corde- liers, elle s'ouvre sur la rue de l'École-de-Médecine et s'étend jusqu'aux Cliniques dont elle est mitoyenne. La chapelle a été utilisée tant bien que mal ; on y a installé un musée pathologique extrêmement intéressant, mais les objets sont tellement entassés qu'ils échappent forcément à l'observation. Dans une cour, qui n'est pas plus ample qu'il ne faut, on a construit des pavillons destinés aux nécropsies et aux dissections ; sur les tables, les cadavres en décomposition ou conservés à l'aide d'injections d'acide pbénique répandent une épouvan- table odeur qui empoisonne le quartier et va souvent troubler jusque sur leur lit de souffrance les malades couchés dans l'hôpital voisin. Mettre un tel établisse- ment, particulièrement insalubre, dans une rue très- populeuse, au milieu d'un groupe de maisons qui le dominent et qu'il infecte, c'est une idée tellement sin- gulière qu'elle est inexplicable.

Deux ou trois professeurs ont leurs laboratoires de physiologie, dont l'un est situé au second étage; on peut se figurer co que c'est que le transport des cadavres et des débris humains dans des conditions pareilles. Ces inconvénients ne sont ignorés de personne ; tout le monde sait qu'un laboratoire de physiologie doit être de plain-picd avec le sol, orienté au nord, muni de larges fenêtres et ventilé à outrance. Soit : mais lorsqu'on n'a pas de place pour mettre une salle au rez-de-chaussée, on la construit sur une autre ; la superficie fait dé- faut, on a recours à la superposition. Dans ces sortes d'endroits, la décomposition rapide offre le double

IIG L'ENSEIGNEMENT

danger de nuire à la sanlé publique et de paralyser les études des élèves, il est utile d'obtenir une atmosphère froide, maintenue, autant que possible, à une tempéra- ture invariable. L'agent réfrigérant par excellence, c'est la glac3. Il n'est pas un laboratoire de physiologie d'outre-Rhin qui n'ait une ou plusieurs glacières ; je ne vois rien de semblable à notre École de médecine pra- tique, et, quand même on voudrait y organiser une gla- cière, je cherche en vain dans quel coin on pourrait l'installer.

Le Muséum d'histoire naturelle est plus à plaindre encore; il est littéralement paralysé, et, dans les condi- tions qu'il est obligé de subir, il ne végète même plus, il meurt. Ici nous avons pour nous guider un docu- ment ofiiciel de la plus haute importance. C'est la col- lection des Procès-verbaux de la commission chargée d'étudier V organisalion du Muséum d'histoire naturelle. Celte commission, instituée par M. Rouland, ministre de l'inslructiou publique, en vertu d'un arrêté du 21 mai 1858, était composée de personnages compétents, choisis dans les sciences, dans le haut enseignement et dans les grands corps de l'Etat. Tout ce qui a été constaté alors dans ces pages douloureuses existe encore à l'heure qu'il est ; il est facile d'aller s'en assurer. Dans la salle des pachydermes, le local est tellement humide qu'en hiver il est nécessaire d'éponger tous les matins les animaux empaillés ; les madrépores sont placés dans un ancien couloir : au printemps et en automne l'eau ruisselle sur les vitres des armoires qui les contiennent ; dans un ca- binet situé sous les combles et l'on est forcé de re- miser des réserves et des parties de collection, il pleut en hiver et l'on suffoque en été; « la conservation des objets est impossible dans un pareil milieu. »

En 1851, l'Assemblée nationale, en voie d'économie, supprime 55,000 francs sur la subvention du Muséum ;

SUPÉRIIUR. 117

l'alcool coûtant cette année-là plus cher que d'habitude, on ne peut en acheter; les collections en bocaux se per- dent, deviennent inutiles, et ne servent plus qu'à en- combrer les rayons des casiers. La ménagerie des reptiles est moins bien disposée que les baraques foraines l'on montre des serpents; tous les boas y meurent prompfe- ment, atteints par le croup, maladie qui paraît inhé- rente au local qui leur est affecté, car on ne la letrouve pas dans les établissements zoologiques de l'étranger ; l'espace réservé aux animaux y est tellement restreint qu'ils ne peuvent atteindre leur développen.ent nor- mal.

Partout il en est ainsi. « La commission, avant de quitter ces locaux, croit devoir en constater l'insuffi- sance et le délabrement. Les planchers et plafonds ont fléchi, des infdtrations pluviales tachent et détériorent les murs. Les employés et les collections sont également à l'étroit. » Dans une salle de l'herbier général, en hi- ver, la toiture vitrée laisse pénétrer la neige, qui alors couvre les tables de travail ; 100,000 espèces de plantes sont renfermées dans 2,356 cases; il n'existe ni inven- taire ni catalogue, ce qui doit peu faciliter les recher- ches. La bibliothèque a vu en 1848 son budget de 10,000 fr. réduit à 7,500 fr.; cette somme misérable doit suffire aux achats et à la reliure.

Quant aux cultures, on jugera du travail surhumain qu'elles exigent : aux environs de Paris, un hectare maraîcher occupe quotidiennement six ouvriers ; le Mu- séum est tellement pauvre que pour la même étendue de terrain il ne peut employer que trois hommes payés, de 2 à 3 fr. par tête. Pour le service des serres, le budget des achats est de 600 fr. par an ; il n'est donc pas éton- nant que nos collections soient singulièrement dépassées par celles des industriels qui font métier de vendre des plantes rares. Ces cages vitrées, si vastes qu'elles soient,

«18 L'ENSEIGNEMENT

ne sont pas assez élevées ; on a été forcé à'étêter des palmiers qui, avant d'avoir atteint leur taille normale, allaient défoncer les vitrages supérieurs; les fougères sont grillées par le soleil ou déformées par la pression contre la toiture. Les appareils de chauffage sont bons, <( mais ces appareils quadrangulaires, placés au-dessous du niveau du sol, en sont isolés, des deux côtés seule- ment, par une tranchée si étroite, que l'on comprend malaisément d'abord comment un homme peut s'y intro- duire, et moins encore comment il peut s'y mouvoir. Le remaniement de ces réduits serait un acte d'huma- nité. » Tous les professeurs, interrogés les uns après les autres, répondent invariablement : Ce qui manque au Muséum, c'est de la place et de l'argent ; si l'on ne vient sérieusement à son secours, il périt.

Une nouvelle commission, instituée en I860, repro- duit dans des termes moins accentués toutes les obser- vations présentées dans le rapport de 1859 ; rien n'était changé, rien n'est changé. Aujourd'hui on éponge en- core les pachydermes empaillés, l'eau tombe encore du plafond, coule le long des murailles, suinte sur le plan- cher. Cependant on a acheté de l'alcool ; en parcourant les salles en décembre 1872, j'ai vu qu'on remplissait les bocaux : mais les collections sont invisibles, tant les animaux sont pressés les uns contre les autres. Les ru- minants empaillés sont littéralement en troupeaux , tassés comme des moutons qui sentent le loup ; les oi- seaux, si plaisants à regarder, si intéressants à étudier, sont placés en retrait sur dix rangs de profondeur ; les sauriens conservés en bocaux sont empilés dans d'ad- mirables armoires en bois sculpté qui jadis ont contenu la bibliothèque de Buffon, mais dont les larges cadres empêchent de voir ce qu'elles renferment. La collection d'anthropologie, toute récente, si curieuse, formée à grand'peine par un savant amoureux des belles notions

SUPÉRIEUR. 119

■qu'il professe, est non pas réunie, mais dispersée, dans une vingtaine de pièces situées à différents étages, dans trois corps de logis distincts ; elle est d'hier, et déjà elle manque, d'espace. En somme et d'un mot, les galeries sont des magasins ; il n'y a pas de collections, il n'y a que des entassements.

Qui croirait que le Muséum d'histoire naturelle, ce grand établissement scientifique que Buffon, Cuvier, Geoffroy Saint-Ililaire, les Jussieu, ont illustré à jamais, qui plus que tout autre doit se tenir au courant des dé- couvertes nouvelles et les provoquer, n'a qu'une somme de 25,000 fr. inscrite à son budget pour >( voyageurs naturalistes? »

C'est assez ; le lecteur doit être édifié et comprendre que, si les instituts de l'enseignement supérieur sont dans cet état, l'enseignement supérieur lui-même ne vaut guère mieux. Ne pas donner aux professeurs les moyens matériels de démonstration, ou livrer une ba- taille sans être armé, c'est tout un. Si le laboratoire de l'université de Heidelberg n'avait pas été convenable- ment outillé, MM. Bunsen et Kirchhoff n'auraient point découvert l'analyse spectrale, à laquelle on doit déjà deux nouveaux métaux, et M. Helmholtz n'aurait pas pu faire les expériences qui déterminent les lois de l'a- coustique. A Paris, je ne vois que trois laboratoires convenables et munis d'appareils sérieux : un pour la physique, à la Faculté des sciences ; deux pour la chimie, à l'École normale supérieure et au Jardin des Plantes.

Il est question, et depuis très-longtemps déjà, d'agran- dir le Muséum d'histoire naturelle et l'École de médecine. Ces deux établissements ne sont pas à modifier, ils sont à remplacer. On ne peut augmenter l'un qu'en faisant des constructions dans les jardins, qui lui sont indispen- sables; on ne peut accroître l'autre qu'en le laissant

120 L'ENSEIGNEMENT

dans un quartier d'où il devrait disparanre, ei en lui donnant les terrains occupés actuellement par les clini- ques, qu'on reporterait alors à Necker, à Saint-Antoine ou à Saint-Louis.

11 y aurait mieux à faire et un parti radical à prendre. Il ne faut pas se dissimuler cependant que l'heure est douloureuse et qu'elle est mal choisie pour demander à la France un si gros sacrifice; mais le jour viendra oiî, rentrés dans notre richesse normale, nous pourrons nous tourner tout entiers vers les fécondes entreprises de la paix. 11 sera bon alors de regarder du coté de ces grands nistiluts scientifiques dont nous avons été si fiers, qui ont été et qui doivent redevenir notre honneur même, et peut-être ferions-nous bien de commettre la sage folie de ne i ien réparer et de tout reconstruire. Ce n'est pas l'emplacenitnlqui manquera; il est tout indiqué; je l'ai signalé; j'y insiste de nouveau en prévision de temps plus prospères.

L'entrepôt des vins et liquides n'a plus de raison d'être, puisqu'il est remplacé par l'immense entrepôt créé à Bercy; la Salpêtriére, qui contient trente et un hectares, abrite des folles, qu'on peut bien transporter ailleurs, et des vieilles femmes qui seraient beaucoup mieux dans un hospice établi à la campagne. C'est là, sûr l'emplace- ment de l'Entrepôt et sur celui du vieil hôpital, qu'on devrait construire un institut pour les sciences naturelles et physiologiques, qui n'aurait point de rival au monde; les collections, les ménageries, les serres, les cultures du Muséum trouveraient enfin l'espace qui leur manque; l'École de médecine pourrait avoir l'ampleur qui est nécessaire à ses amphithéâtres, à sa bibliothèque, à ses musées, à ses pavillons de dissection, à ses laboratoires de chimie, de physique, de pathologie, à ses cliniques même, qui, au lieu d'être comme aujourd'hui une sorte d'infirmerie banale, devraient réunir, pour l'instruction

SUPÉIilEUR. 121

des étudiants, tous les cas curieux et particuliers dissé- minés dans nos différents hôpitaux.

On créerait facilement une sorte de cité scientifique' les élèves trouveraient tous les éléments qui rendent l'enseignement fécond et le travail attrayant. On verrait alors quel beau développement nous prendrions, et comme promptement nous ressaisirions ce rôle d'initia- teurs, qui a été le nôtre pendant si longtemps, car ce n'est ni l'esprit d'invention, ni les hommes, ni le bon vouloir qui nous ont manqué ; ce sont tout simplement les ressources matérielles. Parfois on a pu croire que nous allions enfin nous élancer sur cette voie d'autres nous précédent aujourd'hui, mais nous nous arrêtions tout à coup sans cause apparente. Il en a été de cela comme de la reconstruction de la Sorbonne, qui avait été décidée; solennellement, en 1855, on posa la pre- mière pierre : la première pierre attend toujours la seconde^.

L'exemple nous a été donné par nos adversaires eux- mêmes ; il faut savoir le suivre, et leur disputer, au grand bénéfice de l'esprit humain, une supériorité que nous sau- rons peut-être leur ravir. Le 5 juin 1868, M. Duruy, alors ministre de l'instruction publique, chargea M. Wurtz, membre de l'Académie des sciences et doyen de la Fa- culté de médecine, d'aller étudier les établissements scientifiques des principales universités allemandes. Le rapport de l'éminent professeur fut publié en 1870^. Il nous montre ce que nous avons à faire. Partout, dans

* La valeur considérable des terrains occupés par l'École de médecine, l'École pratique et la Clinique arriverait naturellement en défalcation d'une pallie des dépenses nécessitées par les reconstructions que nous proposons.

* Tout le monde a pu voir le plan de reconstruction de la Sorbonne, à l'École des beaux-arts, dans l'exposition des œuvres de Vaudoyer, en février lb'5.

' Les liantes éludes pratiques dans les universités allemandes, par Adolphe Wurtz j Paris, 1870.

122 L'ENSEIGNEMENT

l'Allemagne du Sud comme dans l'Allemagne du Nord, chez les catholiques et chez les protestants, il trouve la science à l'œuvre, poursuivant les reclierches dont le champ est illimité, ne descendant pas des hauteurs abstraites elle doit toujours planer, honorée par les gouvernements qu'elle honore, encouragée par eux et mise en état de ne pas rester une stérile spéculation de l'esprit. A Heidelberg, à Munich, à Berlin, à Leipsig, à Bonn, à Gœttingiie, à Vienne, il voit des laboratoires de chimie, de physique, de physiologie construits exprès, et outillés sur les indications des professeurs eux- mêmes.

Ce rapport a précédé la déclaration de guerre; j'y lis •cette phrase dont les événements allaient si douloureuse- ment constater la vérité: « Il s'agit d'un intérêt de pre- mier ordre, car la vie intellectuelle d'un peuple ali- mente les sources de sa puissance matérielle, et son rang est marqué aussi bien par l'ascendant qu'il sait prendre dans les choses de l'esprit que par le nombre et la va- leur de ses défenseurs. » Dès le printemps de 1867, les chambres saxonnes, après les désastres qui avaient anéanti l'autonomie de leur pays, volent sans hésiter les sommes nécessaires à la reconstruction du laboratoire de Leipzig, qui s'élève aujourd'hui sur une superficie de 5,000 mètres carrés; l'Autriche cherclie à se relever de Sadowa, et consacre 5 millions de florins (12 millions! 2 de francs) à la construction de ses instituts scientifiques. De tels faits ne sont-ils pas propres à exciter notre émulation?

Nous n'avons rien de semblable même à ce que je vois dans une pauvre petite ville de Poméranie, située triste- ment sur les liords de laBaltiq! e; Greifswald, qui n'a guère plus de 10,000 habitants, possède un institut anatoniique et physiologique, un laboratoire de chimie, un hôpital académique; ce n'était pas assez: on vient d'y organiser un institut pathologique. Après avoir cnuméré toutes ces

SUPÉRIEUR. 123

richesses qu'il envie et qu'il voudrait trouver en France, M. A. Wurtz conclut : « C'est la science qui féconde aujour- d'hui le travail des nations. Ce sont donc des dépenses productives que ces sommes consacrées au perfectionne- ment des études scientifiques ; c'est un capital placé à gros intérêt, et le sacrifice, comparativement léger, qu'il aura imposé à une génération, vaudra aux généra- tions suivantes un surcroît de lumières et de hien-être. »

Les générations contemporaines en profitent les pre- mières, et l'on aurait tort de croire que les décou- vertes abstraites restent longtemps dans le domaine de la science pure. Toutes les découvertes qui ont enrichi notre commerce et développé notre industrie sont sorties de l'enseignement supérieur ; c'est un fait qu'on semble négliger et qui est d'une extrême importance. Les travaux des Dumas, des Chevreul, Pasteur, Wurtz, Berthelot, Sainte-Claire Deville, ont amené dans la fabri- cation des teintures, des vins, des bières, des corps gras, dans l'exploitation des vers à soie, dans les combinai- sons métallurgiques, des modifications qui rapportent à la France un revenu net de 100 millions. En regard de ce chiffre énorme, il convient de remarquer que les chaires expérimentales ont pour frais de cours un crédit annuel qui varie de 200 à 1,500 francs.

La situation faite aux savants désintéressés n'est vraiment pas digne d'envie ; on ne les paye pas, on leur dispute les moyens de travail, et on les invective volon- tiers; dés qu'ils ne commencent pas leur leçon par une profession de foi orthodoxe, on les traite de matérialistes, et on les accuse d'attaquer la morale chrétienne, comme si la religion et la science n'étaient point choses essen- tiellement distinctes, comme si elles ne pouvaient mar- cher parallèlement sans se heurter dans des champs clos elles ne font que se blesser mutuellement sans profit pour personne.

Ui

L'ENSEIGNEMENT

Par ce qui précède on a pu juger de la misère qui accable notre enseignement supérieur; mais il est bon néanmoins de citer quelques chiffres, car les facultés rendent au trésor une partie de l'argent qu'elles en reçoivent. En effet, les rétributions versées par les étu- diants pour inscriptions, examens, certificats d'aptitude, diplômes, n'appartiennent pas à l'instruction publique, elles sont versées dans les caisses de l'État. J'ai sous les yeux les comptes de dix années antérieures à 1873; il est intéressant d'en mettre le tableau comparatif sous les yeux du lecteur, afin que celui-ci puisse juger, au pre- mier coup d'œil, quelles ressources misérables et illu- soires la France met au service de son enseignement supérieur.

ANNÉES.

CRÉDITS LÉGISLATIFS.

RECETTES

DE l'État.

DÉPENSES IIESTANT A LA CHARGE

DE l'État.

18C3

1864

1805

186;

1867

18C8

1869

1870

1871

1872

fr. 3,749,721 5,764,721 5,778,5".8 3,828,821 5,933,821 3, 940, .-,21 4,187,281 4,215,521 4,549,721 4,402,921

fr. c. 3,154,563 00 3,295,.S43 00 3,597,529 00 3,597,647 00 3,675,26S 50 5,860,459 50 4,015,727 00 5,525,509 50 3,149,442 50 4,316,610 00

fr. c. 595,556 00 470,876 00 180,849 00 231,174 00 258,552 50

80,061 50

171,531 00

891,951 50

1,200,278 50

86,311 00

Donc un peu plus de 1,200,000 francs dans une année exceptionnelle nos facultés sont désertes, c'est le maximum; le minimum ne s'élève pas à 81,000 francs. Cela est de nature à nous faire refléchir. M. Duruy, visi- tant l'École pratique de médecine le 3 février 1864, a dit : « U faut que le budget cède à la science et non la science au budget. » C'est un mot d'ordre auquel dé-

SUPÉRIEUR. 125

sormais il serait sage d'obéir. Faut-il procéder par an- nuités? faut-il au contraire avoir le courage de faire une large dépense immédiate? c'est ce que les pouvoirs pu- plics auront à décider. Qu'ils sachent bien seulement qu'ils se trouvent en présence d'une vieille construction qui se lézarde, qui menace de s'écrouler, qui ne tient plus qu'à force d'étançons, et qu'il est urgent de la re- prendre depuis les fondations jusqu'au faitage.

Dans cette grosse question, j'ai peur qu'on ne sacrifie l'enseignement supérieur à l'enseignement primaire, et qu'on ne lâche la proie pour l'ombre. 11 en est de l'in- struction comme des pluies fécondantes, elle tombe de haut et ne remonte jamais. Après léna , lorsque la Prusse n'existait réellement plus, elle n'alla pas cher- cher des maîtres d'école; elle fit venir Fichte, et lors- qu'elle vit que le grand philosophe acceptait la direction de l'enseignement supérieur, elle se crut sauvée, et elle l'était.

La solution du problème se pose aujourd'hui devant la France avec une énergie redoutable ; tous ceux qui par fonction ont la main à la manœuvre sont pleins d'ar- deur ; ils sentent trés-netlement que c'est affaire de vie ou de mort, et ils sont prêts; partout j'ai constaté, à tous les degrés de l'échelle, un élan sérieux et réfléchi; ils savent parfaitement que notre pays va livrer sur ce terrain-là sa suprême bataille, celle dont on sort réelle- ment régénéré ou vaincu pour toujours ; ils ne doutent pas de la victoire ; mais leur donnera-t-on les moyens de la remporter et comprendra-t-on, comme disent les bonnes gens, qu'il faut se saigner aux quatre mem- bres ?

Ne retombons pas dans les fautes que nous avons com- mises et que nous expions si rudement. Lorsque en 1867 on a discuté la loi militaire présentée par le maréchal JN'iel, il n'a pas manqué de gens très-autorisés qui di-

126 L'ENSEIO'EMENT.

saient : Prenez garde, vous désorganisez l'armée; telle qu'elle est, elle suffit à toutes les éventualités; n'y tou- chez pas ! On les a écoutés ; en sont les petits-fils* des vainqueurs d'iéna et d'Auerstsedt?

Si en matière d'enseignement l'on veut conserver les- vieilles méthodes, ne pas rajeunir les matières d'instruc- tion et la discipline, ne pas faire aux professeurs une situation qui leur permette de résister sans peine aux sollicitations des éducations particulières ou de l'indus- trie, si nous ne rendons pas le ministère de l'instruction publique absolument indépendant de la politique, si chaque changement ministériel amène des modifications dans le système pédagogique, si l'incohérence et l'hési- tation continuent à fatiguer les élèves tout en paralysant les maîtres, si la France ne consent pas un sacrifice con- sidérable en faveur de ce qui constitue en somme les plus grandes gloires de 1 esprit humain, si nous ne rom- pons pas avec les habitudes prises, si nous n'appelons pas l'intelligence de tous au goût des choses sérieuses, si nous continuons à nous contenter de savoir « uni peu de chaque chose et rien du tout, à la françoise », comme dit Montaigne, nous courons risque de ne pas reconquérir le rang que nous avaient fait nos anciennes destinées.

On aura beau chercher à concilier les intérêts, ce qui est le but de toute politique intérieure respectable, on aura beau avoir une politique extérieure prudente et ferme, mettre les budgets en équilibre, diminuer les impôts, accroître les revenus, avoir des armées innom- brables et embellir les villes, on n'aura rien fait tant que l'on n'aura pas forgé à nouveau le moral de la na- tion par une loi d'enseignement à la fois très-sévère et très-large. Le mot de Bacon a la force d'un'* *érité éter- nelle : Quantum scit, tantum polest; tant i homme sait, tant il peut. Si nous pouvions adopter cette grande pa-

APPENDICE. 127

rôle comme devise et avoir le courage de tirer toutes les conséquences qu'elle renferme, on pourrait regarder tranquillement du côté de l'avenir et croire, sans illu- sion, à cette régénération dont jusqu'à présent l'on s'est contenté de trop parler.

Appendice. L'enseignement primaire continue à être à Paris l'objet des sollicitudes de la préfecture de la Seine, qui semble prendre à tâche de lui donner une ampleur iri'éprochable; mais ce n'est là, pour ainsi dire, qu'un effort individuel et local; la France n'a point fait de grands progrés sous ce rapport. L'Assem- blée nationale aura vécu cinq années sans trouver le loisir d'abor- der sérieusement la question de l'enseignement oLlieatoire, qui, malgré les vœux unanimes des conseils généraux, Igré le cri poussé, après nos défaites, par la population tout enlicie, se trouve ajournée, sinon rejetée à l'oubli. Il y a un dédain du devoir, un abandon du mandat que l'histoire jugera avec sévérité et dont la nation aura singulièrement à pùtir.

L'enseignement secondaire distribué par l'Université et par quelques ordres religieux n'est pas encore parvenu à sortir de sa vieille ornière; il se traîne toujours entre les vers latins et le dis- cours latin pour aboutir au concours général. Cependant le mode des examens du baccalauréat es lettres a été modifié; un décret du Président de la République, en date du 25juillet 1874, détermine les conditions nouvelles imposées aux candidats qui, à partir du l'' octobre 1875, sei'ont soumis à deux séries d'épreuves, séparées par une année d'intervalle.

Nous devons signaler, dans l'enseignement secondaire, une tenta- tive des plus importantes issue de l'initiative privée. Quelques hommes de cœur et de savoir, frappés de l'insulfisance des mé- thodes qui fatiguent les entants sans les instruire, se sont réunis et ont fondé une institution sur des principes absolument nouveaux et différents de ceux qui servent de base à l'enseignement univer- sitaire. Entreprise en 1871, dans les proportions les plus modestes, VÉcule Mange a pris un développement extraordinaire et mérité. Mettant en œuvre les grands préceptes pédagogiqui s de Pestalozzi et de Frebœl, on vit avec les enfants dans un échange d'idées per- pétuel; passant du simple au composé, du concret à l'abstrait, ne sortant jamais d'un sujet sans l'avoir approfondi et éclairé sous toutes ses faces, on s'adresse toujours à l'observation, au raisonne- ment, et l'on ne demande à la mémoire que de venir en aide à la réflexion. Il n'y a pas de classe, à proprement pai Irr, il n'y a que des conférences, maîtres et élèves sont en communication perrna-

128 L'ENSEIGNEMENT.

nente. On comprendra facilement la révolution pédagogique qui s'accomplit à l'École îlonge, en apprenant que l'usage des diction- naires y est interdit; toute explication y est orale. On y commence l'étude du latin à douze ans, lorsque l'esprit des enfants est déjà façonné par toutes sortes de notions préliminaires, et le premier livre que l'on met entre leurs mains est celui des Commentaires de César; la traduction du texte, l'analyse grammaticale, les données bistorique^% les incidences archéologiques, topographiques et mo- rales se côtoient dans la même leçon et s'éclairent mutuellement; au bout de dix-huit mois d'un travail semblable, à la fois un et multiple, un élève d'intelligence ordinaire lit Tite-Live à livre ou- vert et fait verbalement un récit latin sur un acte quelconque de l'histoire romaine. J'en ai fait l'expérience, à ma grande surprise, sur des enfants de douze à treize ans; j'y ai mis quelque malice, et, comme l'un d'eux m.'cxpliquait le système d'armement des sol- dats romains, je lui ai brusquement demandé ce que c'était que Vamentum? Il a répondu sans hésiter. Là, les conférences ne durent jamais plus d'une heure et demie, car on a remarqué que c'était la somme de temps pendant laquelle un enfant pouvait demeurer fructueusement attentif. Des récréations libres et des récréations gymnastiques interrompent l'étude par une sorte de travail physique qui amène une rénovation des forces intellectuelles. Les promonades hors du pensionnat sont combinées de façon à donner aux enfants des notions d'art, d'industrie, de géologie, de minéralogie, de zoo- logie ou de botanique. J'ai visité l'institution après les congés de Pâques (1875) ; le directeur arrivait de Hollande avec quelques élèves, auxquels il avait été montrer les musées et le système de cana- lisation. Les lésuliats obtenus sont admiraliles; cette institution, à peine née, est dans un tel état de prospérité, qu'elle ne sait plus loger ses élèves, et qu'elle est obligée de faire une sévère sélection parmi ceux qu'on lui présente. Elle fera des hommes, mais je voudrais qu'elle fût école normale et qu'elle formât des professeurs, car elle distribue un enseignement qu'on ne saurait trop propager dans l'intérêt même du pays.

L'enseignement supérieur n'est pas plus riche que par le passé : en 1875 une somme de 4,44i,921 francs votée par l'Assemblée a été portée à son budget; ses recettes ont été de 4, .'55,5 't7 francs 50 cen- times: la dépense de l'État n'a donc été que de 191,575 fr. 50 cent. Pour être rigoureusement exact, il convient d'ajouter à ce total dérisoire un crédit additionnel de 168,000 francs, obtenu, à titre de restitution, d'une somme correspondante avancée par le ministre de l'instruction publique pour droits de présence aux examens; la France a, en 1875, dépensé 559,575 fr. 50 cent, pour son enseigne- ment supérieur; ce serait ridicule, si ce n'était lamentable. Cepen- dant on a fini par se préoccuper des mauvais aménagements de nos instituts d'eiiseignement supérieur; on a construit, au Muséum

APl'ENDICE. 12'J

d'histoire naturelle, un nouvel édifice pour les reptiles vivants; les conditions nécessaires à leur existence n'ont sans doute pas été étu- diées avec soin, car ils y meurent comme des mouches : la mortali'é frappe de préférence sur lesopliidiens; grâce au concours empre?si et toujours présent de la direction des bâtiments civils, les quatre chaires de zoologie, la chaire de culture, la chaire de hotanique ont été pourvues de vastes laboratoires approiiriés à l'enseignement et enfin dignes d'une nation qui se respecte. La prolongation du bouh^- vard Saint-Germain va permettre de donner plus d'ampleur à l'École de médecine ; on ne la déplacera pas, ce qui est un tort grave ; l'École pratique sera agrandie au détriment des maisons voisines et des Cliniques. On eût mieux fait de prendre dès à présent un parti radical, auquel on sera forcé d'avoir recours avant vingt ans.

De par la loi délibérée en séance publique le 5 décembre 1874, le 17 juin et le 12 juillet 1875. l'enseignement supérieur est actuel- lement libre en France. Il suffit d'être Français, d'avoir vingt-cinq ans, et de n'être pas frappé de certaines incapacités, pour professer urbi et orbi tout ce que l'on voudra, excepté la médecine et la phar- macie, dont l'enseignement exige un diplôme préalablement obtenu. Quoique cette loi soit le résultat de compromis politiques trop mé- diocres pour trouver place ici, le principe en est bon, et nul aujour- d'hui ne pourra plus se croire le droit d'en appeler au bras sécu- lier pour frapper un professeur hétérodoxe, comme nous l'avons vu autrefois pour MM. Slichelet, Quinet et Ernest Renan. Est-ce bien réellement la liberté que l'on a accordée à l'enseignem.ent supérieur, et n'est-ce point plutôt un partage que l'on a consenti entre l'uni- versité qui le détenait et le clergé qui voulait l'accaparer? L'avenir répondra à cette question, mais jusqu'à présent les universités libres en création sont des universités exclusivement cléricales. Un des maîtres de l'enseignement religieux, le l'ère E. Marquigny, de la Société de Jésus, a formulé une opinion qu'il est bon de retenir, car nous serons sans doute appelés à en voir l'application : « Oui, a-t-il dit, nous avons demandé la liberté de l'enseignement supé- rieur, mais en affirmant les droits de l'Kglise, tels qu'ils ont été définis par elle-même, et nous ne permettrons pas qu'on puisse se méprendre sur notre désir de voir les nouvelles générations for- mées, dans des universités libres, à l'infaillible doctrine du Vatican. » Cette déclaration est grave, car elle implique l'enseignement de l'astronomie jusqu'à Galilée exclusivement et elle promet l'incapa- cité d'hériter aux enfants issus du mariage civil.

Mais il est avec le ciel des accommodements et tout s'arrangera pour le mieux; on posera les prémisses, on n'en tirera pas les consé- quences, la terre continuera de tourner et les enfants légitimes ne seront pas bâtards. L'enseignement libre donnera à l'université une impulsion dont chacun profitera et il sortira de une émulation propice aux grandes choses de l'esprit. Cependant on a fait preuve V. 0

130 L'ENSEIGNEMENT.

d'une faiblesse coupable : tout en votant la liberté de l'enseigne- 111 ont supérieur, il fallait maintenir imperturbablement le droit exclusif de l'État à la collation des grades. L'État peut seul être assez impartial pour tenir la balance d'une main ferme et désinté- ressée. On pouvait élever une rivale en face de notre vieille univer- silé sans déconsidérer celle-ci et la diminuer. Les Commissions mixtes qui prononceront sur la capacité des candidats sont une in- stitution vicieuse et dont le résultat sera funeste. Le député qui a soutenu, défendu, fait adopter cette mauvaise disposition législative est un fils de l'université et un lettré ; il s'est souvenu de Tacite et il a cru sans doute que, comme Agrippine, l'université lui disait ; Vcntrem ferit

CHAPITRE XXYI

LES SOURDS-MUETS

ENSEIGNEMEKT EXCEPIlOMMEt

*• L'ABBÉ DE L'ÉPÉE.

Jnfinnité incurable. - Miracle. - Transposition des sens -la n, "Tr^-.l '' ^f/y'o>°gie. - Les précurseurs - Eodrigui; Perei e'

- Emaud. - ralphabet labial. - L'abbé de lÉpée. - Les jumel es"

- Vocation. - CréduUté. - Si.^nes naturels. -Mobile de Sf

Sseph n""wt'd~ '"*'. '/'r' ■^"^""^••"- Rue des Mou^ns'. I Joseph U. - Arrêt du conseil du 21 novembre 1778. - Au couvent de.

A l'-Ahhr ""V' l'^S ''^'■"- - -^'aison-mère. - Uabbé Sicard rrlTrrgél ''--' '- '^'-~ «° ^^^ eTvïlaltaïe-

Le devoir de toute civilisation est de donner aux hommes la plus grande somme d'instruction que leur intelligence et leur état social peuvent comporter. Dans le chapitre précédent, nous avons vu comment l'ensei- gnement à tous degrés est distribué à Paris ; mais il exise des êtres que l'on croirait destinés à échapper aux bienfaits du développement intellectuel, car ils sont frappes d une infirmité incurable qui les clôt dans une

1Ô2 LES SOURDS-MUETS.

obscurité cérébrale que longtemps on a crue sans remède. Pour ceux-là, il a fallu inventer des méthodes exception- nelles, afin de leur rendre dans l'humanité la part dont ils semblaient déchus pour toujours. Deux hommes de bien, Français tous les deux, mettant en œuvre des pro- cédés fort simples, sont parvenus à neutraliser les effets d'une maladie localisée qui le plus souvent est la con- séquence d'un état général défectueux : l'abbé de l'Épée et Valentin llaùy ont des noms immortels; leur génie et leur charité ont fait ce miracle de rendre la parole aux muets et la vue aux aveugles. Profitant avec une patiente habileté des sens qui subsistent chez ces mal- heureux répudiés par la nature, ils ont obtenu dans l'organisme une sorte de transposition qui permet aux yeux de remplacer l'oreille, et au toucher de remplacer la vue. Il y a un siècle à peine que ces découvertes ont été faites pour le plus grand honneur de l'esprit humain ; elles ont produit de très-sérieux résultats, qu'on peut constater en visitant l'Institution des sourds-muets et celle des jeunes-aveugles.

L'art de parler à laide de signes a exister de tout temps. Des hommes de langage étranger, mis face à face par le hasard de la vie, ont toujours pu exprimer des propositions simples et se faire comprendre en exé- cutant certains gestes indicatifs : c'est la mimique. En outre, lorsque des enfants ont été réunis sous la disci- pline d'une règle silencieuse, ils ont cherché un moyen de causer à distance sans faire de bruit, et ils ont in- venté un alphabet visible dont chaque lettre est repré- sentée par un geste particulier des doigts : c'est la dacty- lologie; nous l'avons tous « parlée » au collège. La com- binaison raisonnée de la dactylologie et de la mimique constitue le langage des sourds-muets. Ce langage arti- ficiel est un bienfait inappréciable pour ces infortunés, qui peuvent communiquer méthodiquement entre eux,

L'ABBÉ DE L'ÉPÉE. 133

et, comme il sert de base à l'enseignement de l'écriture et de la lecture, il leur fournit un instrument de relation avec les autres hommes. Grâce à lui, le sourd-muet échappe à l'isolement et peut, dans une certaine mesure, participer à la vie générale jusqu'à subvenir sans trop de peine aux besoins de sa propre existence.

Avant l'apostolat de l'abbé de l'Épée on trouve dans l'histoire trace de quelques efforts individuels qui sem- blent avoir eu pour but plutôt de frapper l'imagination publique que d'appeler toute une catégorie d'individus déshérités à la jouissance des droits communs. Rodol- phe Agricola, professeur de philosophie à Heidelberg (1480), raconte dans son livre de Inventione dialectica qu'il a connu un sourd-muet qui lisait et écrivait. Jérôme Cardan (1591) pose dans ses Paralipomèiies la question de savoir si l'on peut instruire les sourds-muets, et la résout affirmativement. Le bénédictin Pedro de Ponce (1.580) publie une méthode pour leur instruction ; ses idées sont reprises par .1. Bonnet, secrétaire du conné- table de Castille, qui fait paraître en 1610 l'Arte para ensenar a hablar los mudos. Dans le dix-septième siècle, Fabrizio d'Acquapondente, professeur à Padoue, les An- glais Bulwer, J. Wallis, W. Iloldt r, le Hollandais van Hel- mont, Conrad Amman de Schaffhouse, s'occupent de ce sujet et formulent des théories que la pratique ne justifie pas : leur principe parait avoir été de forcer les sourds-muets à articuler des sons ; le livre de van llel- mont est intitulé : Surdus loquens (1692). G. Raphel, d'Allemagne, instruit ses trois enfants frappés de surdi- mutilé, et publie en 1718 la méthode qu'il a employée.

11 est difficile de savoir jusqu'où furent poussées ces tentatives isolées, qui ne s'adressaient qu'à des indivi- dualités. C'est à Paris même que le premier succès fut scientifiquement prouvé ; il est à un Espagnol de l'Estramadure, nommé Jacob Rodriguès Pereire. Le

Î3Î LES SOURDS-MUETS.

il juin 1749, il présente un sourd-muet instruit à l'Aca- clémie des Sciences ; le 13 janvier 1751, il en produit un second ; encouragé par Buffon, par Mairan, par Di- derot, par Jean-Jacques Rousseau, il continue son œuvre sans vouloir révéler le secret de sa méthode, et donne l'enseignement à douze sourds-muets. Il se servait do la dactylologie et de l'articulation ; il obtient du roi une pension de 800 livres et fut nommé son interprète pour les langues espagnole et portugaise. Il offrit de vendre son procédé au gouvernement; la négociation fut enta- mée et n'aboutit pas.

L'idée ambiante gagnait de proche en proche : faire parler les muets ne semblait plus une œuvre miracu- leuse; c'était de quoi tenter plus d'une ambition. Le succès de Perei re excita l'émulation d'un nommé Ernaud , qui, lui aussi, parvint à instruire deux sourds-muets, qu'il conduisit en 1757 devant l'Académie. Il ne savait rien du système de Pereire et ne se servit guère que do l'articulation ; les malheureux qu'il exhiba en public répétaient sans doute des phrases toutes faites, apprises par cœur, qu'on leur avait enseigné à lire sur les lèvres qui les prononçaient très-lentement : c'est l'alphabet labial.

L'abbé de l'Épée entendit-il parler de Pereire et d'Er- naud ? C'est fort douteux, car, à l'époque même celui- ci recevait l'éloge du monde savant, il perfectionnait la méthode à laquelle son nom reste attaché pour toujours. Il Aàvait assez pauvrement à Paris ; il s'était soumis à la bulle Unigenitus, mais il avait confessé en même temps qu'il croyait aux miracles du cimetière Saint-Médard; il n'en fallut pas plus pour lui faire interdire le droit do prêcher et de confesser. Vers 1753, il se rendit, pour une affaire insignifiante, chez une femme veuve qui ha- bitait rue des Fossés-Saint-Victor; elle était absente, il l'attendit dans une chambre se trouvaient deux sœurs

L'ARBÉ DE L'ÉPEE. 155

jumelles. Vainement il essaya de causer avec celles-ci, elles gardèrent un silence absolu. Quand la mère ren- Ira, le mystère fut promptement dévoilé à l'abbé de l'Épée ; il apprit qu'il était en présence de deux sourdes- muettes, et qu'elles étaient désolées, car récemment la mort avait enlevé leur professeur, un père de la Doc- trine chrétienne, nommé Vanin, qui les instruisait à l'aide d'estampes qu'il essayait de leur expliquer. Cet instant décida du sort des sourds-muets et de la vocation de l'abbé de l'Épée : il se sentit appelé, et de cette heure jusqu'à celle de sa mort, il se consacra exclusivement à son œuvre.

C'était un homme très-doux et d'une extrême bien- veillance, ses portraits en font foi : l'œil saillant, la joue pleine, la lèvre épaisse et souriante, le menton carré et le front haut indiquent une grande ténacité, une bonté et une charité inépuisables ; mais au milieu de ces belles qualités apparentes on démêle quelque chose de naïf et même de crédule qui explique avec quel en- traînement il se laissa duper dans la fameuse mystifi- cation du faux comte de Solar. Celte aventure fit bien du bruit en son temps, elle prit à l'abbé de l'Épée des loisirs qu'il eût mieux occupés ailleurs, et fournil à Bouilly le sujet d'une comédie mélodramatique qui eut quelque succès jadis. Il fallait peut-être cette foi aveugle, la foi qui soulève les montagnes, pour n'être point découragé dés le début par des obsta- cles qui pouvaient être considérés comme insur- montables. Reprenant la dactylologie, que Bonnet avait publiée en 1610, et dont chaque signe correspondait à une lettre de l'alphabet, mais s'attachant surtout à réu- nir en un groupe méthodique et raisonné tous les signes dits naturels* à l'aide desquels les sourds-muets expri-

» L'expression « signes naturels » est impropre. Il n'y a pas de signes naturels: chaque peuple ou plutôt chaque race a les siens. Nous secouons

136 LES SOUUDS-MUETS.

ment leurs besoins et leurs impressions, il inventa un langage réel, facile à comprendre, facile à enseigner, et qui devint un moyen de communication très-suffisant pour les malheureux dont il s'était fait le père, et que de tous côtés il appelait autour de lui.

Lorsqu'il entreprit cette tâche, admirable entre tou- tes, de rendre l'exercice de l'intelligence à des êtres que l'oblitération d'un sens en avait privés, obéit-il à l'idée de les mettre à même de gagner leur vie sans recourir à la bienfaisance publique? Je ne le crois pas. 11 était surtout préoccupé de leur faire connaître Dieu, de leur donner des notions de métaphysique chrétienne et de leur révéler les mystères de la religion catholique. Pour beaucoup de docteurs d'esprit pharisaïque et étroit, le sourd- muet ne pouvait faire son salut ; on citait un texte posi- tif, car saint Paul a dit au verset 17 du chapitre dixième de l'Épitre aux Romains : « Ergo fides ex auditu : La foi vient donc de ce qu'on entend. » Ce texte suffisait à rejeter les sourds-muets hors de la communion des fidèles, el, dans beaucoup de cas, leur interdisait même les actes authentiques ; on a cité comme un fait excep- tionnel et sans précédent qu'en 1679 le parlement de Toulouse eût validé le testament qu'un sourd-muet avait écrit de sa main '.

11 est certain qu'une telle opinion troublait fort un homme aussi profondément convaincu que l'abbé de

la tête pour dire non, l'Arabe la lève. Sans sortir d'Europe, il suffit d"avoir diné aune table d'hôte pour constater que les Slaves ne tiennent point leur lourchette comme les Lalins et les Anglo-Saxons.

' Certaines lois religieuses ont repoussé le sourd-muet hors du droit commun : « Les aveugles et les sourds-muets de naissance, les muets et les estropiés, ne sont point aptes à hériter ; mais il est juste que tout homme sensé qui hérite leur donne, autant qu'il est en son pouvoir, de quoi se couvrir et subsister jusqu'à la fin de leurs jours ; s'il ne le fai- sait pas, il serait criminel. >i {Lois de Manou, livre IX, vers. 'iOl et 203.) De nos jours, on a cherché à faire invalider une élection parce qu'un sourd-muet avait pris part au vote ; le motif ne fut pas admis par la Chambre des députés dans la séance du 25 décembre 1855.

L'ABBE DE L'EPEE. 137

l'Épée. Un passage de saint Augustin lui montra la route qu'il avait à suivre pour sauver ces pauvres âmes qu'on pouvait croire condamnées à l'avance. « Sunlus hiatus lilteras, quitus lectis (idem concipiat, discere non potest : Le sourd-muet de naissance ne peut apprendre à lire les livres qui lui feraient concevoir la foi. « Donc, pour croire, il n'est point nécessaire d'entendre, lorsque l'on peut lire, puisque la foi peut pénétrer dans l'âme par les yeux aussi bien que par les oreilles. La voie était tracée : à la mimique, à la dactylo- logie, il fallait ajouter la lecture et l'écriture, et il n'y avait alors notions si abstraites, mystères si com- pliqués, que l'on ne pût expliquer et peut-êlre faire com- prendre à un sourd-muet. Cette conception, la plus élevée de toutes pour une âme fervente, devait avoir des conséquences pratiques que l'abbé de l'Kpée n'avait sans doute pas entrevues et dont tout ce peuple infirme a profilé.

L'abbé n'était point riche. Il avait distribué dans qua- tre pensionnats ceux qu'il nommait ses enfants, et aux- quels il avait réussi à intéresser quelques personnes charitables. Deux fois par semaine, de sept heures du matin à midi, on les lui amenait, au nombre de soixante- quinze environ, dans l'appartement qu'il habitait au second étage d'une maison sise rue des Moulins, 14 ; c'est qu'il les instruisnit, qu'il leur apprenait à atta- cher aux mêmes gestes une signification toujours semblable, signification qu'il traduisait par l'écriture, de façon à leur donner un signe écrit correspondant au signe mimé. En un mot, il les douait d'un lan- gage que, sans lui, ils n'auraient peut-être jamais connu.

Les progrès étaient lents, mais déjà remarquables, et cependant nul ne se préoccupait de l'abbé de l'Épée, qui succombait sous le double fardeau de son labeur et de

138 LES SOURDS-MUETS.

sa pauvreté. Ce fut un étranger qui, attirant sur lui les yeux de la cour, comme on disait alors, le fit sortir de son humble position. Le comte de Falkenstein, c'est-à-dire Joseph II, visita l'école de l'abbé de l'Épée, s'y intéressa, et en parla à sa sœur Marie-Antoinette. On n'eut pas de peine à entraîner Louis XVI, dont le cœur était volon- tiers ouvert aux œuvres de bienfaisance, et un arrêt du conseil en date du 21 novembre 4 778 déclara que le roi prenait sous sa protection l'établissement fondé en faveur des sourds-muets. Le présent et l'avenir de l'institution étaient assurés. Le 25 mars 4785, un nouvel arrêt auto- risait l'abbé de l'Épée à installer son pensionnat dans l'ancien couvent des Célestins, et attribuait une rente de 3,400 livres à l'entretien des élèves. On quitta la butte des Moulins, et l'on vint prendre gîte au quartier de l'Arsenal.

Ce petit institut en chambre, que l'on transportait dans de vastes bâtiments aujourd'hui convertis en caserne, fut en réalité la maison-mére et le protolype des écoles de sourds-muets qui s'élevèrent successivement dans toutes les parties du mondée La gloire en revient tout entière à l'initiative persistante d'un homme pauvre, humble, obscur, dont rien ne lassa le courage et que guidait l'amour du bien. La seconde maison française fut fondée à Bordeaux en 4785 par l'archevêque Cham- pion de Cicé, qui envoya l'abbé Sicard à Paris, afin que celui-ci pût recevoir les leçons et apprendre la méthode de labbé de l'Épée. Sicard revint à Bordeaux en 4 785 et fut rappelé à Paris en avril 4790 pour prendre la succes-

* Voici les dates de la création des différents établissements auxquels l'institution de l'abbé de l'Épée a servi de modèle : Autriche, 1779; Wurtemberg, 17S0 ; Italie, 1784; Russie, Suède, 1806; Danemark, 1807; Suisse, 1809; Irlande, Toscane, 1816; États-Unis d'Amérique, 1817; Ecosse, 1819; Kœnigsberg, Liège, New-York, 1820; Portugal, 1824; Francfort, Brunswick, 18^7; Bengale, 1828; Hanovre, 1829; Norvège, 1844; Grèce, 18iG; Turquie, 1850; Canada, 1852.

L'AEDE DE L'ÈPÉE. 1Ô9

sion de l'abbé del'Épée, qui était mort le 25 décembre d789.

Le nouveau directeur était un prêtre fort intelligent •et passionné pour l'œuvre à laquelle il allait se vouer. 11 parait avoir été fort ardent en toutes choses et avoir •conservé dans ses façons d'être la vive impulsion qu'il avait reçue de son origine méridionale. 11 ne tarda pas à reconnaître le terrain sur lequel il avait à se mouvoir, et il excella bientôt dans une mise en scène qui sans doute est nécessaire à Paris, la curiosité blasée a tou- jours besoin d'être surexcitée, même lorsqu'il s'agit de venir en aide aux entreprises les meilleures. Toutefois il ne put échapper aux poursuites dont la plupart des membres du clergé étaient l'objet. 11 était à l'Abbaye pendant les sinistres journées de septembre 1792 ; il n'échappa aux massacres que par une sorte de mi- racle; la relation qu'il a écrite de sa captivité, malgré le côté personnel et trop extérieur qui la dépare, est une des pages les plus curieuses de notre histoire ur- baine ^

Pourtant la Révolution n'avait point dépossédé les sourds-muets ; loin de là, une loi des 21-29 juillet 1791 les avait confirmés dans la jouissance de l'ancien cou- vent des Célestins, mais en leur adjoignant les jeunes aveugles par une contradiction que l'on s'explique diffi- cilement, car l'enseignement qui convient aux uns est fatalement stérile pour les autres. Cette étrange et déplo- rable confusion ne fut pas de longue durée : le 25 plu- viôse an 11 (13 février 1794'), un décret prononça la séparation des deux écoles, qui n'auraient jamais être réunies, et le séminaire de Saint-Magloire fut attri-

* Relation adressée par M. l'abbé Sicard, instituteur des sourds- muets, à un de ses amis sur les dangers qu'il a courus les 2 et 5 sep- tembre 1792. Collection des mémoires relatifs à la Révolution fran- çaise, t. XXII, p. 83.

143 LES SOURDS-MUETS.

bué à l'institution des sourds-muets ; la même année, le 15 ventôse (5 mars), les comités d'aliénation et de bien- i'aisance publique ordonnent la translation, qui ne devient déiinitive qu'après une nouvelle loi du 15 nivôse a 111 (5 janvier 1795). Les sourds-muets prirent alors possession du local qu'ils occupent aujourd'hui.

La maison ils venaient de s'installer a une histoire qui n'est pas indigne d'intérêt. Ce fut d'abord un hôpi- tal dans le sens originel de lieu de refuge pour les voya- geurs, les pèlerins et les malades ; il avait été fondé par des moines appartenant au couvent de Saint-Jacques du Haut-Pas, dont le chef-lieu était situé à Lucques en Ita- lie ; c'étaient ceux que le peuple appelait vulgairement frères pontifes, et auxquels on doit l'édification de pres- que tous les ponts construits dans l'Europe occidentale pendant le moyen âge '. Leurs abbés prenaient le titre de commandeurs et portaient sur l'épaule « la croix potencée », comme s'ils avaient été combattants en Terre sainte. Ils restèrent tranquilles possesseurs de leur do- maine jusqu'en 1572. A cette époque, Catherine de Mé- dicis, voulant faire bâtir un nouveau palais, qui devint l'hôtel de Soissons et fit place à la Halle au blé, dé- logea les filles repenties et les installa au logis des reli- gieux qui occupaient l'abbaye Saint-Magloire de la rue Saint-Denis ; ces derniers furent envoyés à Saint-Jacques du Haut-Pas et n'eurent pas de peine à supplanter les frères pontifes, car il n'en restait plus que deux. Les nouveaux hôtes ne menaient pas, il faut le croire, une conduite irréprochable ; ils furent expulsés en 1618 par l'évèque de Paris, qui établit dans leur demeure le pre- mier séminaire de prêtres de l'Oratoire qui ait existé à

Los frères pontifes auraient eu leur premier établissement dès H64,

dans le diocèse de Cavaillon ; Petit-Benezet (Benedict ou Benoît) aurait été leur clief ; il aurait coiiirneiicè en 1178 et terminé dix ans après le fameux pont d'Avignon, que l'on appelle encore le pont Saint-Benezet,

L'ADBÉ DE L'ÉPÉE. 141

Paris; il fallut la Révolution pour le détruire; les sourds- muets leur succédèrent.

L'institution, prenant façade sur la rue Saint-Jacques, forme un quadrilatère qui s'appuie sur les jardins de l'ancien hôtel de Chaulnes, sur la rue d'Enfer et sur la rue de l'Abbé-de-rÉpée, qu'on appelait autrefois la rue des Deux-Éj,4ises ; elle est isolée de l'ancienne chapelle des frères hospitaliers qui, après avoir été érigée en suc- cursale des paroisses du quartier par sentence de l'of- ficial de Paris datée de 1566, fut reconstruite de 1650 à 1688 ; on a ainsi employé un demi-siècle à faire un des plus laids monuments extérieurs qui se puissent ima- giner.

Après avoir franchi la porte de l'institution, on se trouve dans une vaste cour s'élève un arbre célèbre, le fameux ormeau que l'on voit de tout Paris, et qu'on a surnommé « le panache de la montagne Sainte-Gene- viève ». Sa tige file droit à une hauteur de cinquante mètres et est couronnée d'une touffe de verdure en forme de bouquet. 11 a sa légende : on prétend que Sully lui- même l'a planté en venant un jour faire ses volions à Saint-Magloire ; cette historiette n'est rien moins que certaine, mais la tradition qui le fait remonter à 1600 n'est pas dénuée de vraisemblance. On est étonné, non pas en admirant cet arbre géant, non pas en regardant les constructions, qui ont un caractère vague d'hospice, de caserne, de collège ou de couvent, mais en n'aper- cevant pas là, à la place d'honneur, au seuil de cette institution , qui est un sujet d'orgueil pour l'humanité entière, au sommet de celte colline que le moyen âge appelait Mons scolarum, devant la maison l'on renou- velle chaque jour le plus grand miracle que l'enseigne- ment ait jamais pu faire, on est étonné de chercher en vain une statue de l'abbé de l'Épée. La surprise est pé- nible, presque douloureuse, surtout lorsque l'on se rap-

Ii2 LES SOURDS-MUtil'S.

pelle les marbres qu'on a taillés, le bronze qu'on a coulé pour des hommes dont le nom n'est resté dans aucune mémoire ^.

II. L'INSTITUTION.

Engouement et réaction. Deux courants contraires. Le sens de l'ouïe esl-il indispensable au développement de l'intelligence? Opinion des pessimistes. In principio erat verbum. C'est un infirme. Opi- nion des optimistes. Lire ou entendre, c'est tout un. L'infirmité est locale. Le sourd-muet est égal aux autres hommes. Les deux opinions concordent. Infirmité accidentelle. Infirmité congénitale.

L'animalité domine. Origine terrestre. Nullité du cerveau. Plutôt hospice qu'institution, c'est un tort. Dédoublement. Les sourdes-muettes envoyées à Bordeaux. Vie réglée. Le tambour. Trépidation. Sept années. Gesticuler patois. Lenteur forcée de renseignp;aent. L'école. Le baptême. Procédé d'instruction.

Orthographe irréprochable. Langage familier. La mimique.

Inversions. Confusion. —Dactylologie. Fables de la Fontaine. Stérilité. Les trois adverbes. Imagination musculaire. Le gym- nase devrait leur être toujours ouvert. Les exercices violents les disciplinent.

Aux débuts de l'institution et sous la direction de Tabbé Sicard, les sourds-muets ont excité un intérêt qui parfois dégénéra en engouement. Ces jours heureux sont passés, une sorte de réaction s'est faite, et aujourd'hui ils inspirent un sentiment qui souvent dépasse l'indiffé- rence, tant il nous est difficile de rester dans un juste milieu sincère et positif. Il est assez difficile, lorsqu'on n'a pas longtemps vécu avec ces malheureux, de s'en former une opinion désintéressée. Deux courants d'idées contraires se heurtent actuellement et semblent être une cause du malaise dont la maison est atteinte. La ques- tion qui s'agite sous toute sorte de formes peut se ré- duire à un terme fort simple : le sens de l'ouïe est-il

Ce déni de justice a été enfin réparé ; le 15 juin 1875 on a inauguré, dans la cour de l'Institution, un busle de l'abbé de l'Épée, sculpté par m. Davray.

L'INSTITUTION. 143

indispensable au développement de l'intelligence? Les savants, les philosophes, les professeurs, les adminis- trateurs, tous ceux en un mot qui, par fonction ou par goût, se sont occupés des sourds-muets, sont divisés à cet égard et s'appuient sur des arguments qu'il est utile de faire connaître.

Pour les uns, que j'appellerai pessimistes, l'infirmité domine, elle oblitère les voies intellectuelles et enferme l'enfant dans des limbes obscurs dont jamais il ne par- vient à sortir complètement. Selon eux, le sourd-muet côtoie les choses et ne les pénètre pas, car l'ouïe est l'ouverture de l'entendement ; l'action d'entendre con- duit à l'action de concevoir : les yeux voient, l'esprit conçoit et ne conçoit que par la parole, dont le champ est illimité. Les premières idées naissent chez l'enfant en même temps que se forme son vocabulaire, et l'édu- cation cérébrale se fait au fur et à mesure que ce vocabulaire est augmenté. Il faut peut-être avoir bé- gayé les puériles onomatopées du premier langage pour pouvoir dans la suite s'élever à la conception de l'idée de Dieu, et à la compréhension des phénomènes naturels.

Un sourd -muet qui recouvrerait miraculeusement l'ouïe, et par conséquent la parole, à l'âge de vingt ans, ne pourrait jamais s'assimiler un cartain nombre d'idées abstraites. C'est le don de la parole qui fait de l'homme un être humain. Saint Jean a dit : In principio erat ver- bum; en exagérant le sens, on peut dire que le verbe est principe de tout; sans lui, le monde physique est souvent incompréhensible et le monde moral ne s'ouvre pas. On n'élève le sourd-muet que bien difficilement au- dessus de la sensation; l'idée, avec toutes ses consé- quences, lui échappe le plus souvent. Le sens de la vue ne transmet que des images ; celles-ci sont expliquées, commentées par une série de signes conventionnels.

144 LES SOURDS-MUETS.

écrits ou mimés, qui eux-mêmes ne sont aussi que des images, et s'il confond l'une avec l'autre, il entre dans un dédale dont il a grand'peine à sortir.

C'est le vice radical auquel il n'y a pas de remède ; le sourd-muet est un malade : on l'amène progressive- ment à une convalescence qui sera perpétuelle, car il ne parvient jamais à la guérison complète. La mimique, la lecture, lui rendent une partie de la parole, la partie visible, tangible, pour ainsi dire, la partie matérielle; mais la partie métaphysique, celle qui, à l'aide de dé- ductions logiques, conduit sans peine à l'abstraction et à l'absolu, lui est interdite à jamais, et, par cela seul, il reste confiné dans un rang inférieur qui le réduit à n'être qu'une sorte de créature intermédiaire, intéres- sante, capable de recevoir une éducation limitée, qu'un accident pathologique enferme dans des ténèbres rela- tives, dont l'instinct pourra ressembler à de l'intelli- gence et sur lequel pèsera toujours la fatalité d'une ori- gine viciée ; en un mot, ce ne sera jamais qu'un infirme, une sorte d'à-peu-près.

Les optimistes au contraire, sans nier l'infirmité, dé- clarent qu'elle n'est plus qu'apparente, puisque la mé- thode de l'abbé de l'Épèe, émondée par Sicard, vivifiée par Bebian *, fécondée chaque jour par les professeurs spéciaux, parvient facilement à la neutraliser. L'écri- ture est le langage écrit, de même que la parole est l'écriture parlée : lire ou entendre, c'est tout un. Les notions qui pénétrent dans le cerveau par le sens de l'ouïe, on peut les acquérir par le sens de la vue. L'opé- ration matérielle seule est plus longue, ce qui imprime une certaine lenteur à l'enseignement, mais le dévelop-

* Bebian fut répétiteur (1817) et censeur à l'institution, qu'il fut obligé de quitler en '1821 à la suite d'une discussion dégénérée en querelle; le plus important de ses ouvrages est le Manuel d'enseignement pratique des sourds-muets, 1827.

L'INSTITUTION. i45

pement intellectuel du sourd-muet peut être poussé au moins aussi loin que celui des entendants-parlants : c'est une simple affaire de temps et de patience. L'effort même que l'infirme est obligé de faire pour échapper aux conséquences de son infirmité est une preuve pé- remptoire de l'acuité de son intelligence.

Le mal qui l'atteint est local et ne touche en rien aux facultés du cerveau. Certes cette oblitération complète d'un sens le paralyse en plus d'un' cas et le rend im- propre à bien des fonctions ; mais le cas est le même pour les boiteux, les aveugles et les manchots ; ceux-là aussi sont rejetés à un plan inférieur, mais c'est par suite d'un accident physique : le sourd-muet est comme eux. Donc les sourds-muets, sauf l'action d'entendre qui leur est interdite, occupent parmi les hommes un rang égal à celui des autres. 11 y a parmi eux des êtres plus ou moins intelligents, plus ou moins bien doués par la nature; il y a des malades, des faibles, des inconsis- tants ; si quelques-uns sont fermés à un développement normal, la moyenne est ouverte à toute instruction, et plusieurs même ont pu s'élever à un niveau remarqua- ble; parmi ces derniers on compte des écrivains, des sculpteurs, des peintres, des ouvriers habiles. En un mot, l'infirmité cesse de prédominer, puisque l'intelli- gence du malade devient, par l'enseignement, semblable à celle des autres membres de la famille humaine, et qu'elle peut s'approprier n'importe quelles notions, ex- cepté celles qui ont trait à l'acoustique.

Ce procès est débattu depuis longtemps, et n'est pas près d'être jugé. 11 me semijle qu'on ferait bien de tran- siger et qu'il ne s'agit que de s'entendre. Ces deux opi- nions adverses concordent plus qu'elles n'en ont l'air : il faut seulement savoir de quel genre de sourds-muets l'on parle. On croit généralement que ces malheureux ont tous été frappés pendant l'obscure période de la y, 10

140 LES SOURDS-MUETS.

gestation, ou dès l'heure même de la naissance; c'est une erreur.

Plusieurs d'entre eux ont entendu, ont parlé pendant leurs premières années et sont devenus sourds-muets à la suite de fièvre cérébrale, de fièvre typhoïde, de fièvre nerveuse, de rougeole, de scarlatine, de chutes ; quel- ques-uns ne sont pas absolument sourds ; d'autres, le cas n'est pas fréquent, entendent parfaitement, mais sont aphasiques, et ne peuvent émettre une seule parole, comme si toutes leurs cordes vocales avaient été brisées. Ici le mal est accidentel ; il n'a frappé qu'une âme déjà ouverte, et, s'il l'a fermée tout à coup, il n'en a pas chassé certaines notions acquises. A l'époque le sens de l'ouïe subsistait encore, ces enfants avaient « emmagasiné » un certain nombre d'idées dont l'em- bryon développé par l'âge, par l'enseignement, leur con- stitue un état intellectuel qui les fait égaux à la moyenne des entendants-parlants. Nulle spéculation de l'esprit ne leur semble refusée et ils parviennent à briser les liens qui les enchaînent. Ceux-là sont très-intéressants; les efforts qu'ils accomplissent pour ressaisir, malgré des obstacles sans nombre, la part d'intelligence et de savoir à laquelle ils sentent qu'ils ont droit, sont très- touchants à voir ; je crois, en effet, qu'ils peuvent par- courir toutes les routes l'intelligence, la réflexion et la vue suffisent pour se guider.

Je n'en dirai pas autant de ceux qui sont enveloppés dans une surdi-mutité congénitale, dont le nerf auditif n'a jamais porté aucun son jusqu'au cerveau. Ils se dénoncent d'eux-mêmes : leur tête mal conformée, leur front et leur menton fuyants, leurs oreilles très-saillan- tes, les tics nerveux que beaucoup ne peuvent modérer, prouvent que l'animalité domine; certes elle a été dimi- nuée considérablement par l'enseignement, mais elle n'a pas été détruite, elle subsiste toujours à l'élat latent :

linstiti;tio>', m:

on la reconnaît aux gestes irréfléchis et à ces accès de colère qui semblent le résultat d'une impulsion irrésis- tible.

De notre double origine, ces pauvres enfants ont sur- tout gardé souvenir de l'origine terrestre ; le souffle divin ne les a pas touchés tout entiers. On sait combien il est facile de trouver des points de rapport entre le visage humain et la tête de certains animaux; c'est un élé- ment comique dont la caricature a souvent tiré bon parti ; chez les sourds-muets de naissance, cette similitude pénible s'accentue parfois d'une façon extraordinaire : ils ont des figures de lièvre, de singe et de taureau ; par- fois avec leur nez crochu et leurs gros yeux arrondis, avec les mouvements rapides de leur tète qui parait pivoter sur les vertèbres de leur cou engoncé, ils ont l'air d'énormes chouettes. Là, il y a plus que la surdité, il y a, je le crains, lésion des facultés de l'entendement; ils sont non-seulement infirmes, ils sont malades; l'in- telligence, aussi incomplète que les sens, semble ne plus être que de l'instinct. On redouble d'efforts envers eux, efforts stériles qu'on renouvelle sans cesse avec un dévouement dont on ne saurait trop faire l'éloge.

L'obstacle n'est pas dans la surdi-mutité : ces êtres chétifs auraient beau entendre et parler, ils n'acquer- raient jamais un développement que leur construction rudimentaire repousse à jamais. Dans ce cas, la surdi- mutité n'est pas une cause, elle est un effet, et si le nerf acoustique est paralysé, c'est que la cervelle ne vaut guère mieux. Rentreront-ils jamais dans l'humanité? On peut en douter et croire qu'ils resteront toujours sur le seuil. Tous ne sont point ainsi, je me hâte de le dire; parmi eux on rencontre des exceptions qu'il est juste de signaler; mais cette impression m'a saisi très-vivement ei, malgré mes efforts, je n'ai pu m'y soustraire.

Selon qu'on se trouve en présence des uns ou des au-

148 LES SOUhDS-MUETS.

très, l'impression varie, et l'on penche alternativement vers l'opinion des optimistes et vers celle des pessimis- tes. Il n'en serait point ainsi, et l'institution y gagnerait singulièrement, si l'on n'y admettait que des enfants aptes à recevoir un enseignement rationnel et normal. Au lieu d'en faire une sorte de lieu de refuge destiné à lecueillir des enfants infirmes, souvent grossiers, parfois vicieux, on aurait pu constituer un institut modèle qui eût attiré les sourds-muets riches, dont la présence, tout en dégrevant le petit budget spécial, aurait imprimé à l'établissement une activité sérieuse et en quelque sorte élégante. Une autre partie de la maison ou une de nos nombreuses institutions de bienfaisance eût reçu, soigné, façonné ceux qui, frappés aux sources profondes, sont pour le professeur un embarras sans compensation. Aujourd'hui, en réalité, l'institution des sourds-muets n'est qu'un hospice dans lequel, sous la haute direction de l'administration, on distribue un enseignement approprié aux êtres incomplets qui l'habitent.

L'établissement contenait autrefois deux divisions, l'une pour les garçons, l'autre pour les filles; mais, en vertu d'un décret du 11 septembre 1859 celles-ci ayant été transportées à Bordeaux, il est maintenant réservé aux sourds-muets ; il est emménagé de façon à en abri- ter 250, et en renfermait 177 lorsque je l'ai visité au mois de janvier 1875*. Vastes jardins, larges préaux découverts, gymnase, bibliothèque proprette, chapelle, salle d'apparat pour les exercices publics et les distri- butions de prix, réfectoire, dortoirs, infirmerie gardée par trois sœurs de Bon-Secours et visitée par deux méde- cins, classes, ateliers, salon orné de quelques bustes et de tableaux représentant liodrigués Pereire et l'abbé Sicard avec leurs élèves, grands escaliers à belle rampe

* Sur ce nombre, 18 seulement payent pension, demi-pension ou quart de pension ; les autres sont boursiers.

L'INSTITUTION. ICO

en ferronnerie Louis XVI, admirable vue sur tout Paris, que l'institution domine : la maison est bien distribuée, quoique l'on reconnaisse facilement qu'elle a été installée dans des bâtiments que l'on a approprier après coup. La vie y est réglée comme dans une caserne ; on se lève à cinq heures et demie, on se couche à neuf; la journée est distribuée d'une façon uniforme entre la prière, l'étude, les repas, les récréations et l'apprentissage; comme dans une caserne aussi, tous les signaux indi- quant une évolution générale sont donnés à l'aide du tambour.

Cela peut paraître étrange, rien cependant n'est plus rationnel ; le sourd-muet n'entend pas le son ; mais il perçoit les vibrations que le jeu des baguettes frappant sur la peau d'âne imprime aux couches de l'air envi- ronnant ; cette perception le frappe à l'épigastre, mais le plus souvent à la paume des mains et à la plante des pieds. C'est une loi physiologique que les centres ner- veux renvoient la sensation aux extrémités ; si nous nous heurtons le coude, nous éprouvons immédiatement un « fourmillement « au bout du petit doigt. La trépidation physique qu'ils ressentent est assez forte pour les réveiller lorsqu'ils dorment ; dans les classes, quand les élèves sont distraits et ne regardent pas le professeur, on agite vivement une table ; l'ébranlement atmosphé- rique suffit pour rappeler leur attention.

Le séjour dans l'institution est réglementairement limité à sept ans ; mais jamais on ne refuse, surtout pour un écolier studieux, une prolongation d'une année. L'âge le plus favorable pour commencer cette pénible éducation est dix ans ; plus jeune, l'enfant comprend fort peu et n'est guère qu'un élément de trouble pou! ses camarades; plus âgé, il a déjà de mauvais principes; ou, pour mieux dire, de mauvaises habitudes de chiro- logie, qu'il substitue involontairement à la mimique

1o3 LES SOURDS-MUETS.

raisonnée qu'on lui enseigne ; en un mot, il gesticule patois et ne peut plus que très-difficilement arriver à gesticuler français. Avec le sourd-muet, dont un écrivain administratif a dit : « C'est une sorte de malade dont la guérison n'est pas toujours possible, » l'instruction est bien lente ; il faut quatre ans avant de commencer l'explication du système métrique, et sept années pour parvenir à des exercices sur les formes de la conversation et de la correspondance.

La première année est consacrée à enseigner les for- mes du présent, du passé, du futur, et à compter jusqu'à mille. Il suffit parfois d'une heure pour faire comprendre à un entendant-parlant ce qui exigera plusieurs mois lorsqu'on s'adresse à un sourd-muet. La plupart de ces malheureux arrivent à l'institution dans un état de santé fort compromis ; ils sont nés dans de mauvaises condi- tions sociales, sortent de familles ordinairement très- pauvres; ils ont pâti dès l'enfance, ils sont anémiques, scrofuleux, rhumatisants, malsains et paraissent avoir une disposition innée vers les affections des voies respi- ratoires et de l'encéphale*. lisse refont assez vite, exté- rieurement du moins, avec la vie régulière de la maison, les jeux violents au grand air et la nourriture qui paraît suflisante. C'est le côté physique, il n'est point négligé; l'hospice fait son œuvre, et l'enfant s'en trouve bien; mais le but poursuivi est le développement intellectuel, et le rôle de l'école va commencer.

Les méthodes d'enseignement des abbés de l'Épée et Sicardont été successivement modifiées, améliorées, sur- tout par Bebian, qui leur a donné une sorte de corps philosophique en partant d'un principe qu'on peut for- muler ainsi : l'instruction distribuée aux sourds-muets

* Une statistique datant de 1832 indique i sourd-muet sur 40 atteint de trouble mental. Troisième circulaire de l' Institution royale des- sourds-muets de Paris, 1852, p. 123.

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doit faîre naître les circonstances concordant à l'idée qu'on veut fixer chez l'élève. L'enfant qui entre à l'insti- tution ne sait rien, on ne lui a enseigné ni à lire ni à écrire ; dans sa famille, on l'appelait en le touchant du doigt. Le premier acte est de lui apprendre comment il se nomme.

Dès qu'il est admis dans la classe, trois pans de murailles sont couverts par d'immenses tableaux noirs, on le prend, on le place devant un de ces tableaux, sur lequel on écrit son nom en caractères bien formés, puis on lui fait comprendre à l'aide de la mimique que ce signe lui est attribué spécialement; il doit donc le reconnaître pour sien et se présenter toutes les fois qu'il le verra tracé sur le tableau. C'est la première opé- ration, le baptême scolaire du sourd-muet. Ce nom est purement officiel ; entre eux, les enfants se désignent, je n'ose dire par des surnoms, par un geste qui indi- que toujours un fait exclusivement physique : une dent de moins, une surdent, une cicatrice, une claudication, une déformation du visage ou d'un membre. Une fois que le sourd-muet est nommé, on procède à son instruc- tion, et on lui apprend du même coup à lire, à écrire, à se servir de la mimique et de la dactylologie.

On emploie une proposition fort simple, d'abord à l'impératif ; on écrit sur le tableau : saute. Quand l'en- fant a bien regardé, qu'il s'est bien « imprégné » du dessin qu'il a sous les yeux et qui, pour lui, n'a encore aucune signification, le professeur fait un saut, et par cela seul explique à l'enfant la concordance qui existe entre le mot et l'action ; puis, à l'aide de la dactylologie, il dicte le mot en désignant les lettres les unes après les autres, s, a, u, t, e; il essuie le tableau, remet la craie à l'enfant, qui reproduit le dessin qu'il a vu et saute à son tour pour prouver qu'il a compris. Tel est le principe de cet enseignement exceptionnel ; il procèdo

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avec lenteur, mais avec certitude, et produit un résultat excellent, car il éveille les idées latentes et fait naître celles qui n'existent pas encore.

En général, un sourd-muet apprend à lire et à écrire presque instantanément. Il voit un mot, le considère attentivement et le reproduit. Cela s'explique ; pour lui, c'est un dessin qui a un sens complet, absolu. Ces sortes de jeux de mots que nous appelons calembours n'exis- tent pas pour lui, il ne connaît pas la similitude des sons, sot et saut, fêle et faite, qui pour notre oreille vi- brent de la même manière et n'ont une acception diffé- rente que par la distribution même d'une phrase entière, sont devant ses yeux des objets qui n'ont entre eux aucun rapport. Aussi il est sans exemple que les sourds-muets fassent une faute d'orthographe, qui est la faute phoné- tique par excellence. Ils ignorent la valeur abstraite et relative des lettres dont la tonalité se modifie selon qu'elles sont isolées ou juxtaposées ; si on leur expli- quait sur le tableau que a et ii réunis font o, ils ne le croi- raient pas et se mettraient à rire. Il suffit qu'un mot soit écrit d'une façon irrégulière pour qu'ils ne puissent pas le comprendre. Cela est tellement vrai qu'on est obligé, à la direction, de traduire « en orthographe » les lettres souvent fort illettrées qu'ils reçoivent de leurs familles ; sans cette précaution, ils se fatigueraient vainement et n'en devineraient pas le sens.

Le langage qu'ils emploient de préférence entre eux, et qu'on ne saurait développer avec trop de soin, car il est bien réellement pour eux un admirable moyen de communication et d'instruction, c'est la mimique. Il a sur la dactylologie un inappréciable avantage, celui d'une rapidité extraordinaire. Quelles que soient l'activité, l'habileté des doigts, on n'opère que lentement. Je cite- rai le mot homme et le mot femme : la mimique le dit d'un geste ; la main portée à hauteur du front comme

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pour saisir un chapeau et saluer, c'est homme; femme se dit en passant le pouce entre l'oreille et la pommette (indication de la bride du bonnet). La mimique peut ainsi, par un premier signe, expliquer de quoi il s'agit ; la dactylologie laisse l'attention en suspens, et il laut par exemple attendre un temps appréciable avant de reconnaître si l'on parle d'un chapelier, d'un chapeau, d'une chapelle ou d'un chapelet. Dans la mimique, on procède du connu à l'inconnu, et 1 on gesticule d'abord le fait, le point sur lequel on veut appeler l'attention, ce qui amène des inversions perpétuelles et forcées. J'ai été hier à la maison se mime hier moi allé être à maison. Pourtant, malgré toutes les ressources de la mimique, malgré la précision mathématique de la dac- tylologie, ces malheureux enfants font des confusions de mots bien plus fréquemment que les écoliers ordinaires.

Un exercice utile consiste à leur faire écrire sur le tableau différentes opérations réfléchies que l'on met en action devant eux. Faisant rendre compte d'une série de mouvements que j'avais exécutés, j'ai obtenu celte phrase étrange : « D'abord vous avez sorti votre monlre, ensuite vous avez regardé votre montre, enfin vous avez rentré votre montre dans votre gilet de votre gousset. » J'ai brusquement effacé cette phrase pour prouver que je la trouvais incorrecte, et je demandai ce que je venais de faire ; l'élève écrivit : « Vous avez essuyé l'éponge avec le tableau. » Un sourd-muet dira qu'il a nettoyé la brosse avec son habit, qu'il a mangé la cuiller à l'aide de sa soupe, sans faire sourciller ses camarades.

A les regarder attentivement « causer » entre eux, on parvient facilement à distinguer des gestes fréquemment renouvelés qui correspondent à ces locutions que nous employons de préférence ; comme nous, ils ont des phrases toutes faites, des lieux-communs, des paradoxes. Selon les natures, la gesticulation est accentuée, vive,

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éteinte, élégante ou grossière. Ils ont à leur façon des voix, des gestes, de ténor ou de basse. Rarement, pour désigner un objet, ils se servent de l'index ; ils ne 1g montrent pas, on dirait plutôt qu'ils le présentent par la main tout entière, étendue la paume vers le ciel. Leur manière de saluer est un peu théâtrale; le corps demeure presque immobile, et le bras droit décrit, de haut en bas, un quart de cercle emphatique.

J'ai assisté à des dictées faites à l'aide de la dactylo- logie; elles ne donnent pas toujours des résultats irré- prochables. Si l'enfant n'a pas été initié d'abord au sujet dont on va l'entretenir, si le professeur se hâte, s'il ne sépare pas chaque mot par un mouvement suspensif, si par une trop rapide inflexion des doigts les lettres ne sont pas exactement formées, l'élève ressemble à un écolier qui serait obligé d'écrire des phrases prononcées dans un langage qu'il ignore ; il se trouble, se préoc- cupe uniquement de suivre de l'œil les signes isolés, n'a plus le temps de saisir la corrélation qui existe entre eux, et il commet des erreurs qui parfois sont de véri- tables non-sens; mais dès que les sourds-muets repren- nent possession de la mimique, c'est-à-dire de leur lan- gage naturel, de celui que leur infirmité même perfec- tionne de la façon la plus ingénieuse, comme ils sont maîtres d'eux et quelle sagacité ils déploient !

On m'a « récité » des fables ; j'ai vu jouer le Renard et le Corbeau, le Bouc et le Renard, le Savetier et le Fi- nancier; le geste avait des inflexions comme la voix : la finesse du renard, la vanité du corbeau, la bêtise du bouc, la gaieté, l'inquiétude, le marasme du savetier, l'importance du financier, étaient rendus avec des nuances quelquefois très-fines. C'était le résultat d'une étude, je le sais : on apprend à mimer, comme on apprend à déclamer; je n'en restai pas moins frappé de voir avec quelle précision la mimique parvenait à

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faire comprendre dans tous les détails un petit drame à deux personnages.

Les exercices de français qu'on leur impose pour les forcer à émettre leurs idées, leur enseigner à raconter un fait, à écrire une lettre, sont intéressants à parcou- rir, car ils prouvent combien la plupart de ces pauvres âmes sont arides et dénuées ; c'est d'une stérilité qu'on ne peut que très-difficilement se figurer. J'ai entre les mains plusieurs de ces « compositions » rien n'est composé : jamais je n'ai vu, même dans les administra- lions les moins lettrées, des procès-verbaux plus secs. Ce sont des récits de promenade, de voyage, l'emploi d'une journée : la date, l'heure, le fait, rien de plus ; un seul temps de verbe, le prétérit défini : « nous nous levâmes, nous sortîmes, nous jouâmes, nous mangeâmes, nous nous couchâmes. » Trois adverbes reviennent in- cessamment, (Vabord, ensuite, enfin; on cherche une impression, un mouvement quelconque, une réflexion, une pensée, un éclair, rien ! Dans une seule de ces nar- rations, je trouve une observation : « le temps paraissait favorable ; » c'est peu de chose, et cela détonne sur l'uni- formité générale, comme une couche de vermillon sur une grisaille.

S'ils ont peu d'imagination intellectuelle, ils possè- dent, par compensation, une sorte d'imagination mus- culaire qui semble être pour la plupart une prédomi- nance organique. Il n'y a pas d'exercices corporels, de tours de force et d'adresse qu'ils n'inventent pour satis- faire ce besoin qui, bien dirigé et utilisé, en ferait des gymnastes de premier ordre. Le gymnase de l'institution est grand et bien approprié, mais il est interdit aux élèves, qui ne peuvent s'y rendre que pendant une heure chaque semaine sous la surveillance d'un professeur spécial. Autrefois les cordes lisses, les cordes à nœuds, les perches pendantes, les trapèzes, flottaient en liberté

156 LES SOURDS-MUETS.

accrochés au portique; il n'en est plus ainsi aujour- d'hui : tous ces engins, sévèrement serrés, ne sont remis en place qu'au moment de la leçon. On a cru devoir prendre ce parti cruel pour décourager les enfants qui se sauvaient de la classe et s'en allaient seuls grimper le long des mâts, se balancer dans les airs et manœu- vrer les haltères. La plus grande récompense qu'on puisse accorder à un sourd-muet, c'est de l'autoriser à se rendre à la gymnasticpie. N'est-ce pas une indica- tion trés-sérieuse et dont il faut tenir compte ? Ces pau- vres êtres trouvent, dans ces exercices à la fois violents et habilement combinés, une jouissance salutaire qui les apaise et les fortifie.

Je voudrais, au double point de vue de l'hygiène et de la morale, que les leçons de gymnastique fussent multipliées jusqu'à devenir quotidiennes et que pendant les récréations réglementaires le gymnase , outillé de tous ses agrès, ne fût jamais fermé. Il en est de même de la natation, qui constitue pour eux un plaisir très- salutaire et qu'il est bon de leur procurer sans restric- tion. Les professeurs savent bien que leurs élèves les plus turbulents, les plus portés à toute sorte de désor- dres, deviennent patients, attentifs et convenables lors- qu'ils ont pu dépenser aux bains froids ou au gymnase le trop-plein matériel qui les étouffe.

III. LBS ATELIERS.

L'apprentissage. Choix restreint. Contre-maîtres. Lithographie. Reliure. Sculpture sur bois. Cordonnerie. Salle de dessin. Dénùment. L'élément plastique est indispensable; il fait défaut. Carte en relief à faire exécuter. Délaissement. Pas de livres .spé- ciaux. — bains de mer à Cerck. Tristesse de la maison. Éciire ou parler de souvenir. L'articulation. Cruauté. Très-pénible i entendre. Le tact. Saisons moyennes. Rêveries.— Professeurs dévoués. La société de secours devrait être société de patronage.

LES ATELIERS. 157

Le traitement des professeurs. Publications étrangères. Acquit de conscience. Le laut qu'on doit poursuivre.

Le but de l'institution n'est pas seulement de donner une instruction théorique à ces infirmes. C'est déjà beau- coup, en leur montrant à lire et à écrire, de leur fournir un moyen de communication générale, mais ce n'est pas assez, et l'on s'efforce de leur apprendi'e un bon état, qui plus tard sera leur gagne-pain. Après quatre ans de classe , lorsque l'enfant commence à sortir de sa gangue, on l'étudié au point de vue de ses aptitudes, on l'interroge sur la carrière qu'il veut embrasser, on con- sulte sa famille, et on le fait entrer dans un atelier, de façon à partager son temps entre l'apprentissage et la continuation des études.

L'hésitation ne doit pas être longue, car le choix est singulièrement limité et ne peut s'exercer que sur sept métiers différents : jardinier, cordonnier, menuisier, lithographe, tourneur, relieur et sculpteur sur bois. Les trois premières professions sont généralement ré- servées aux sourds-muets destinés à vivre à la campa- gne ; les quatre dernières sont gardées au contraire pour ceux qui habiteront Paris ou une grande ville. Je suis surpris qu'on n'ait pas essayé de leur donner un enseignement professionnel plus étendu; tous les états l'adresse et l'attention suffisent peuvent leur conve- nir. Il y a des métiers, celui de vannier par exemple, l'outillage ne coûte rien, et qui rapportent un salaire acceptable ; ils pourraient devenir sans peine de bons ouvriers tailleurs, ébénistes, dessinateurs de broderie, forgerons, cloutiers, et voir s'ouvrir ainsi devant eux un avenir plus large et meilleur *.

* On peut en faire aussi, pour peu qu'ils aient quelque aptitude, des professeurs de calligraphie et des employés copistes; plusieurs ont été utilisés, sous ce dernier rapport, à l'administiatiou des postes et y ont laissé de bons souvenirs.

158 LES SOURDS-MUETS.

Quoi qu'il en soit, ils sont dirigés dans les ateliers par des contre-maîtres extérieurs appartenant à des patrons qui fournissent les instruments et les éléments de tra- vail, touchent les bénéfices, de plus reçoivent une idem- nité pour les notions indispensables qu'ils donnent aux élèves et pour les matières premières que ceux-ci ont détériorées. 11 n'y a d'exception que pour le jardinage, qui est enseigné par le jardinier même de l'institution, et pour l'atelier de cordonnerie, dont le chef trouve sa rémunération en fabriquant les souliers nécessaires aux écoliers. Les sourds-muets m'ont paru attentifs à leur besogne et bien à leur affaire quand ils rabotent une planche ou battent une semelle. Ils font tout par imita- tion; on travaille devant eux, ils essayent de reproduire ce qu'ils ont vu et parfois y parviennent adroitement. A l'atelier de lithographie, on obtient de bons résultats ; on écrit, on dessine avec pureté et précision, on imprime avec soin. J'y ai vu des estampes à la chromolithogra- phie qui avaient nécessité l'emploi de plus de douze pierres différentes et qui étaient bien réussies.

L'atelier de reliure aurait fait sourire Bauzonnet et Cape; mais les ouvriers ne sont point responsables de la qualité défectueuse des cartons employés. J'ai remarqué que l'assemblage était soigné, que la couture était so- lide, que le laminage ne causait point de maculatures. Les sculpteurs sur bois sont habiles ; ils savent dé- rouler gracieusement une branche de laurier sur la baguette d'un cadre ; les cordonniers fabriquent des chaussures il m'a semblé qu'il y avait plus de clous que de cuir ; ce n'est certainement pas parmi eux que ce bottier qui faisait des souliers pour aller en voiture, et non pas pour marcher, aurait été chercher des ou- vriers.

Il est une classe-atelier que je m'attendais à trouver organisée d'une façon supérieure et que j'ai été doulou-

LES ATELIERS. -159

reusement surpris de trouver moins bien outillée que la dernière de nos écoles primaires : c'est la salle de des- sin. Quelques vieux modèles en ronde bosse, deux ou trois bustes à pans coupés, épaves de cette méthode Du- puis, dont le temps a heureusement fait justice, quel- ques mauvaises estampes sans style ni caractère, qu'on dirait achetées au hasard et au rabais sur les quais, c'est tout ce qu'on offre à des enfants pour qui l'étude du dessin devrait être poussée aussi loin que possible. Il y a certainement une erreur, un oubli qu'il est fa- cile de réparer. Les modèles d'ornementation sont aussi pauvres que les modèles d'art; toutes ces vieilleries doi- vent être jetées au panier sans délai et renouvelées au plus tôt.

C'est du reste le vice très-apparent de l'institu- tion ; l'élément plastique, utile à tout le monde, indis- pensable à des enfants qui demandent tout au sens de la vue, fait radicalement défaut. Je n'y ai aperçu que deux ou trois vieilles cartes géographiques. Un seul tableau emphatique et prétentieux occupe le fond d'un couloir ; sous prétexte d'histoire , il représente un fait roma- nesque, absolument faux, emprunté non pas à la bio- graphie de l'abbé de l'Épée, mais à la comédie de Bouilly. Je ne demande pas que l'on fasse de l'Institut des sourds- muets une succursale du musée de Versailles, mais il faut parler aux yeux de ceux qui ne peuvent entendre. Sur ces vastes murailles dont la nudité est désolante, je voudrais voir des séries de gravures et de lithographies, do cartes et de planches d'histoire naturelle ; je voudrais qu'on pût montrer à ces malheureux les principaux épi- sodes de notre histoire nationale, Taspect des diverses contrées du globe, l'image des différentes nations, et qu'ils eussent, une fois par semaine, une séance de mi- croscope à gaz.

Ne pourrait-on pas utiliser une portion du jardin à

1G0 LES SOURDS-MUETS.

faire modeler une carte de France en relief par les sourds-muets eux-mêmes? Quelques tombereaux de terre glaise suffiraient, et l'on obtiendrait ainsi un double ré- sultat qu'il est bon de signaler. Ce serait d'abord pour les élèves un exercice excellent qui développerait leur adresse, exciterait leur émulation et leur donnerait des notions positives sur la configuration de notre pays ; en- suite, ce travail, une fois terminé, attirerait l'attention du public et exciterait son intérêt en faveur d'une insti- tution qui , après avoir joui pendant de longues années d'une réputation universelle, semble actuellement ne plus éveiller aucune curiosité et être atteinte d'une sorte de ruine morale qu'il est assez difficile de définir Elle est comme délaissée; on dirait qu'elle n'a plus de vita- lité propre, et qu'elle ne subsiste qu'en vertu de l'im- pulsion reçue jadis.

Elle est la maison-mère, et elle n'a aucun rapport avec les quarante établissements qui abritent environ 1,500 sourds-muets en France, les statistiques en constatent plus de 30,000. Les théories d'enseignement pratiquées dans ces différents instituts sont vagues et sans liens entre elles ; ici c'est la dactylologie qui pré- vaut, là c'est la mimique, ailleurs c'est l'articulation ; pourquoi ne pas former un corps de doctrines expéri- mentées, et ne pas mettre tous les professeurs en rela- tion les uns avec les autres par un journal mensuel, afin que chacun pût formuler les améliorations dont ces pau- vres enfants profileraient? C'est une école, et je n'y vois aucun livre spécial , pas même le dictionnaire indiqué, obligatoire, la gravure, venant en aide à l'impri- merie, expliquerait le sens de tous les mots par la figu- ration de l'objet ou de l'action, comme cela existe en Angleterre. C'est un hospice l'on reçoit des enfants que le lymphatisme et l'anémie épuisent; il y a une salle de bains, il est vrai, mais comment expliquer que

LES ATELIERS. 161

l'on n'ait pas traité avec l'Assistance publique pour avoir le droit d'envoyer les sourds-muets à l'établisse- ment des bains de mer de Berck? Ne sait-on pas qu'en lortifiant leur constitution, on raffermirait leur sys- tème nerveux affaibli, et que, par ce seul fait, on les rendrait moins violents, plus attentifs et plus intel- ligents?

La maison est triste, et malgré ses deux cents habi- tants elle paraît solitaire ; on croirait volontiers que l'institution subit une crise, qu'elle n'est plus ce qu'elle était, qu'elle n'est pas encore ce qu'elle doit être. Elle paye en ce moment les erreurs passées, car il faut recon- naître que pendant longtemps on a fait fausse route. Au lieu de se contenter de donner aux sourds-muets de sérieuses notions élémentaires, on a voulu en faire des prodiges. Ils s'y sont prêtés dans une certaine mesure, entraînés par la vanité, qui est un de leurs caractères distinctifs. On n'a obtenu que des résultats négatifs, et l'on a peut-être contribué ainsi à décourager l'intérêt public. On s'est acharné à les faire parler, ou, pour mieux dire, à leur faire prononcer des mots dont ils lisaient la forme visible sur les lèvres du professeur. Ce n'était guère qu'un tour de passe-passe fait pour étonner les gens naïfs. Pour comprendre la parole, il ne suffit pas de la voir, il faut l'entendre ; on est arrivé à former quelques perroquets humains qui ont pu répondre des phrases remarquables sur Dieu et sur les destinées de l'âme ; mais ils ne les répondaient pas, ils les récitaient, car on les leur avait fait apprendre par cœur. L'abbé de l'Epée écrivait à l'abbé Sicard : « Ne vous flattez pas, mon cher ami, de pouvoir amener le sourd-muet à écrij^e de lui-même et spontanément; il n'écrira jamais que de souvenir. » Ceci est bien plus vrai encore pour la parole que pour l'écriture.

On eut la manie de l'articulation, on l'eut jusqu'à la

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cruauté. Le malheureux enfant que l'on condamnait à suivre ces inflexions labiales qui ne sont que la forme extérieure, l'apparence de la parole, revenait malgré lui à son langage naturel, à celui qui naît de son infirmité même, à la mimique, car, avant d'essayer d'articuler, il traduisait en gestes, compréhensibles pour lui, les vocables qu'il avait regardés. On lui infligea alors un martyre réellement barbare : on lui lia les pieds, on lui attacha les mains derrière le dos, et on n'arriva qu'à le dégoûter d'une méthode qui commençait par un supplice. 11 y a quarante ans de cela, et il est inutile de nommer le fonctionnaire obtus qui se livrait à des actes pareils.

Quelques sourds-muets parlent, quoique la parole leur soit antipathique et qu'ils lui préfèrent toujours la gesticulation et l'écriture. Je ne sais rien de plus dou- loureux à entendre: si on les questionne, on peut recon- naître les efforts qu'ils sont obligés de faire avant de ré- pondre, pour traduire la mimique du geste en mimique des lèvres, car pour eux la parole n'est pas autre chose, puisqu'ils ne se rendent pas compte du son qu'ils émet- tent. 11 y en a qui, à force de labeur et de patience, parviennent à réciter une fable : ils ne parlent pas ; quelque chose parle en eux dont ils n'ont pas conscience, quelque chose de guttural, de rauque, d'inflexible. Si la méca- nique parvenait à faire parler un automate, il parlerait ainsi.

Est-ce à dire qu'il faut bannir l'articulation et la sup- primer de l'enseignement spécial réservé aux sourds- muets? Non pas ; mais il faut l'appliquer avec une extrême réserve et une sagacité prévoyante : elle doit être un complément d'éducation pour le malade qui a entendu et parlé aux premières années de son enfance et pour lequel le phonétisme n'est pas un mystère inson- dable. Celui-là pourra peut-être s'en servir et y trouver un secours dans quelques rares occasions; mais essayer

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d'enseigner la parole au sourd-muet de naissance, c'est semer sur le roc ; c'est fatiguer un malheureux enfant sans profit, c'est le troubler d'une façon cruelle et peut- être dangereuse ; en un mot, c'est vouloir enseigner l'art de la peinture à un aveugle-né. On a été très-loin dans celte théorie, et l'on a prétendu que le tact pouvait suf- fire aux sourds-muets pour apprendre à parler. Le toucher remplace l'ouïe ; en vérité rien n'est plus simple : on met la main devant la bouche d'un parlant, on compte les vibrations produites par le son particulier à chaque mot que dis-je? à chaque syllabe ; on répète exactement le nombre des vibrations observées, et le tour est fait ; on parle, et « voici pourquoi votre fille est muette ». La température joue un grand rôle dans ce genre d'ensei- gnement qu'on a tenté de préconiser ; son auteur a écrit : « Nos expériences ont démontré que le tact commence à s'affaiblir au-dessous de lU à 12 degrés centigrades et au-dessus de 18 ou 20 degrés. » C'est un mode d'instruc- tion qui ne convient qu'aux saisons moyennes; l'hiver et l'été ne lui sont pas favorables. Si l'on n'avait eu que de telles rêveries pour briser l'obstacle des sourds-muets, ils en seraient encore aux temps qui précédèrent l'abbé del'Épée^

Tout sourd-muet qui se sent des dispositions réelles pour l'articulation et qui croit pouvoir en tirer bon parti, tout sourd-muet qui, ayant une intelligence plus ouverte que celle de ses compagnons, voudra pousser ses études au delà du programme officiel, trouvera à l'institution des professeurs dévoués, très-disposés à

' II existe à Paris et ailleurs bien des méthodes différentes pour instruire les sourds-muets. A l'aide de ces modes d'enseignement l'on obtient, dit-on, des résultats satisfaisants; je n'en doute pas, mais j'ai les négliger, car, selon mon invariable coutume, je laisse de coté les institutions privées ; ne ra'occupant que des établissements relevant de l'État ou de la Ville, je n'avais à parler que de l'Institution nationale des sourds-muets.

1G4 LES SOURDS-JIUETS.

favoriser les tentatives de développement intellectuel, et qui y réussiront d'autant mieux qu'ils seront parlants, car en matière d'instruction il faut savoir beaucoup pour enseigner un peu ; sous ce double rapport, l'aide ne manquera pas à ceux qui viendront la réclamer. Quoique les sourds-muets ne soient point aimables, on les aime dans leur institut, et quelques professeurs intelligents ont pour eux une touchante commisération.

11 est fâcheux qu'il n'existe pas une sorte de société ayant son point de départ et de ralliement à l'institution même, qui serait chargée de surveiller le sourd-muet quand il a terminé son apprentissage et de le suivre dans la vie, tant de difficultés l'attendent, tant d'obstacles peuvent le jeter dans la misère. Une société s'est, il est vrai, fondée en 1850 ; elle a été reconnue d'utilité publique par décret impérial du 16 mars 1870; mais elle est par-dessus tout société d'assistance et de bienfaisance. C'est un grand mérite de secourir les mala- des, de donner du pain à ceux qui en manquent et de faire l'aumône à ceux qui ont besoin ; mais le mérite est peut-être supérieur de mettre un individu à même de gagner honorablement sa vie en exerçant le métier qu'on lui a enseigné. Héparer est bien, prévenir est mieux. Ne pourrait-on s'entendre avec les patrons et exercer con- jointement avec eux une action décisive sur la destinée du sourd-muet, lui faciliter l'entrée de certains ateliers et le maintenir au rang de l'homme en lui fournissant les moyens de se procurer le pain quotidien ? Le groupe très-bienfaisant qui s'est réuni pour porter secours aux sourds-muets s'appelle actuellement la Société centrale d'éducation et d'assistance ; si à ce der- nier mot on substituait celui de patronage, on serait plus utile, et on atteindrait un but plus élevé.

11 y aurait lieu de songer au sort des professeurs, car il n'est vraiment pas trop heureux. Il faut beaucoup de

LES ATELIERS. 165

dévouement, de perspicacité, une patience sans égale, et parfois même une grande ténacité pour forcer, l'une après l'autre, toutes les barrières que l'infirmité a dres- sées entre l'enseignement et l'intelligence de ces écoliers d'une nature si particulièrement spéciale. Un professeur titulaire touche au début 2,400 francs par an, et de quatre années en quatre années voit son traitement augmenter jusqu'à un maximum infranchissable de 3,800 francs ; c'est dérisoire. 11 semble quel'administration pèse un peu sur l'enseignement ; celui-ci devrait être plus libre ; c'est par l'effort individuel encouragé que l'on arrivera à perfectionner desméthodes excellentes, mais qui n'ont point encore dit leur dernier mot. A ce sujet je regrette que l'on ne réunisse pas à la bibliothèque les diverses publications étrangères qui s'occupent des sourds-muets. Cela est de toute nécessité pour les professeurs, pour les administrateurs, qui de cette façon pourraient pro- fiter des progrès accomplis ailleurs dans cette matière difficile. Il en était ainsi autrefois ; la guerre a naturel- lement interrompu ce genre de service qui était réguliè- rement fait ; pourquoi n'y pas revenir et ne pas nous mettre à même, par l'étude comparative des différents systèmes, d'améliorer les destinées intellectuelles et ph\siques de ces pauvres enfants ?

L'institution, telle qu'elle est organisée aujourd'hui, malgré son double caractère qui a quelque chose de déplaisant , est .ippelée à rendre de sérieux services aux jeunes infirmes qu'elle accueille, si l'on consent à l'ou- tiller des livres et des modèles plastiques dont elle a impérieusement besoin ; mais il est bon que la leçon du passé profite et que l'on ne rentre pas dans des erre- ments que la raison et l'expérience ont condamnés. Un programme limité aux notions de l'enseignement pri- maire doit suffire au plus grand nombre des écoliers, car ceux qui dénotent une intelligence supérieure trou-

166 LES SOURDS-MUETS.

veront toujours à compléter leurs études en suivant un cours supplémentaire.

L'enseignement professionnel au contraire réclame les soins les plus attentifs ; il faut le développer, le sur- veiller, le fortifier, l'éclairer par la connaissance et l'exemple des hommes spéciaux ; il languit un peu à cette heure, il est confiné dans des corps de métiers trop peu nombreux, il ne pousse pas l'enfant dans des voies assez larges et ne cherche peut-être pas à faire naître des aptitudes qui s'ignorent. Il n'est pas aussi fécond que je voudrais et ressemble trop à ce que l'on pourrait appeler « un acquit de conscience ». Il faut ne pas ou- blier que le but de l'institution n'est pas d'obtenir des tours de force propres à étonner des curieux réunis en séance solennelle ; l'objet qu'elle poursuit est meilleur et plus humain. Elle doit, par l'enseignement scolaire, éclairer des intelligences que la nature semble avoir obscurcies, et former des ouvriers laborieux, adroits, qui, subvenant honorablement à leurs besoins, ne tom- bent jamais en charge à la charité publique.

CHAPITRE XXYII

LES JELNES-AVEUGLES

ESSEIGXEUEST EXCEPTION.NEL

ï. VALENTIN HADY.

Les deux frères. Concert d'aveugles. Le relief. Quinze-Vingts.

Les crieurs des aveugles. Privilèges. Enchères. Le premier élève de Valentin Haûy. François Lesueur. Saunderson. Made- moiselle Paradis. Weissenbourg de Manheim. Détermination du caractère saillant. Écriture. Lesueur devant IWcadèmie des sciences. Rapport officiel. Piue Coquillière. Séances publiques.

Les aveugles travailleurs à Versailles. Rue ^otre-Dame-des- Victoires. L'absurde. La révolution. Les jeunes aveugles jetés aux Quinze-Vingts. C'est détruire l'institution. Théophilanthrope.

Muséum des aveugles. Valentin Haûy quitte la France. Entre- vue de Mittau. Prophétie, r— Retour. .Abandon. Mort. Les jeunes aveugles au séminaire Saint-Firmin. Installation déplorable.

Loi du 14 mai 1858. Maison construite exprès pour les jeunes aveugles.

Un pauvre tisserand de Saint-Just-en-Chaussée, petite bourgade de Picardie, fut le père de deux hommes dont la France peut s'enorgueillir : l'un, René Haûy, décou- vrit la loi constitutive de la formation des cristaux natu- rels; l'autre, Valentin, inventa la méthode d'enseigne- ment qui devait rendre en partie aux aveugles le rang •dont leur infirmité les avait exclus. Celui-ci était une

iG8 LES JEUNES-AVEUGLES.

nature singulièrement douce et naïve ; à distance, lors- qu'on lit ses ouvrages, sa biographie, les quelques lettres autographes que l'on possède encore, il apparaît comme un théoricien ingénieux et persistant, mais s'oubliant toujours lui-même et incapable de résoudre les pro- blèmes les plus simples de l'administration la moins compliquée. On reconnaît que, s'il eut l'honneur de fonder la première institution d'aveugles travailleurs qui existât au monde, il ne put jamais parvenir à la di- riger convenablement.

Il a raconté lui-même dans quelle circonstance l'idée lui vint de faire pour les aveugles ce que l'abbé de l'Épée faisait pour les sourds-muets. Passant, le 18 mai 1782, sur la place Louis XV, « j'aperçus, dit-il S dans un café, dix pauvres aveugles, affublés d'une manière ridicule, ayant des bonnets de papier sur la tête, des lunettes de carton sans verre sur le nez, des parties de musique éclairées devant eux et jouant fort mal le même air à l'unisson. On vendait à la porte du café une gra- vure représentant cette scène atroce. Au bas de l'estampe étaient huit vers dans lesquels on se moquait de ces infortunés -. » Tout en écoutant ce charivari, il se sou- vint qu'un jour, lorsqu'il venait de faire l'aumône à un aveugle, celui-ci l'avait appelé et lui avait dit : « Vous avez cru me donner un sou tapé, et vous m'avez remis un petit écu ; » il en conclut que les êtres privés de la vue acquéraient facilement une délicatesse de toucher qui leur permettait de distinguer les objets presque à coup sûr.

C'était une observation que tout le monde avait déjà faite; mais il en tira celte conséquence que, si un aveu- gle reste aveugle en présence d'une surface exactement

Voir Pièces justificatives, 3.

J'ai vainement recherché cette gravure ; je n'ai pu la découvrir au cabinet des estampes de la Bibliothèque nnlionale.

VALENTIN HAUY. 169

plane, il peut devenir voyant lorsqu'on lui met sous les doigts un relief appréciable. Une lettre imprimée est sans signification pour un aveugle, une lettre gaufrée lui offrirait un sens. 11 s'agissait donc d'avoir à l'usage des hommes frappés de cécité des livres imprimés en lettres saillantes qui remplaceraient pour eux les livres en lettres colorées dont se servent les voyants. Les exemples de lecture, au lieu d'être exposés aux yeux des élèves, seraient placés sous leurs doigts. Ce fut l'idée d'où sortit une série d'exercices raisonnes qui devaient donner corps à une nouvelle théorie d'enseignement ex- ceptionnel.

Cette conception s'empara de Valentin Haùy avec une extrême intensité; mais la théorie qu'il avait été deux ans à formuler ne suffisait pas ; il voulut se prouver à lui-même, par la pratique, qu'il était sur la voie d'une découverte réellement féconde. En 1784, il se mit en quête de son premier élève ; naturellement ce fut aux portes des églises qu'il fit ses recherches. En effet, à celle époque les aveugles sans ressources, ne pouvant ni travailler ni s'instruire, en étaient réduits à s'adresser à la charité publique ; ils n'avaient qu'une seule profes- sion, celle de mendiants. Ils appartenaient presque tous à celte vaste corporation dont le conseil capitulaire sié- geait aux Quinze-Vingts, dans l'hôpital célèbre que saint Louis avait non pas fondé, mais considérablement aug- menté par les constructions qu'il avait fait élever sur l'emplacement du Champ-Pourri. Ils avaient, depuis l'origine même de l'établissement, des crieurs spéciaux qui s'en allaient par les rues et sollicitaient à haute voix la commisération des passants en faveur de l'œuvre. Dans ses Contes et fabliaux, Guillaume de la Villeneuve a dit:

A... crier mêlent grant paine, Et li avugle a haute halaine : Du pain à cels de champ-porri!

170 LES JEUNES-AVEUGLES.

Les pensionnaires, les associés des Quinze-Vingts por- taient une tirelire à la main, et sur la poitrine, à droite, une fleur de lis qui leur avait été concédée par acte au- thentique de Philippe le Bel en 1512^; ils avaient le privilège de placer un tronc à leur profit dans toutes les églises de France ; de plus on leur adjugeait aux enchères le portail des églises de Paris. Ils n'étaient donc pas tolérés « au bénitier » à titre courtois, comme on pourrait le croire et comme on le voit de nos jours; ils y étaient en vertu d'un droit acquis à beaux deniers comptants ; mais toutes les sommes que les délégués des Quinze-Vingts recevaient des fidèles devaient être re- mises à la caisse centrale de l'hospice et servaient à se- courir les aveugles dénués ^.

Valentin Haùy découvrit à Saint-Germain des Prés un jeune mendiant de seize ans, nommé François Lesueur, dont l'intelligence paraissait assez vive et qui était aveu- gle depuis l'âge de dix-huit mois. Ce ne fut pas sans peine qu'il lui persuada de le suivre; l'enfant faisait de bonnes recettes et, avant de jeter la tirelire aux orties, il se fit assurer par son futur bienfaiteur une somme quotidienne égale aux aumônes que chaque jour il re- cueillait. Valentin Haùy avait eu la main heureuse : en six mois, Lesueur lisait, calculait et savait un peu de musique.

Tout en débrouillant les premières idées de son élève, tout en lui apprenant à reconnaître par le toucher la forme des lettres en relief qu'il avait fait exécuter et à l'aide desquelles il lui enseignait à composer des phrases, Valentin Haùy étudiait les procédés que quelques aveu- gles avaient inventés pour eux-mêmes, entre autres celui

* Article 8 du serment prêté par les Quinze-Vingts : « Vous promettez de porter toujours et en tous lieux, tant dedans que dehors l'hôpital, la robe et la fleur de lis attachée au côté droit. »

* Mémoires de l'abbé Georgel, Paris, 1820, 1. 1", p. 45.

YAI.ENTIN HAUY. 17Î

de l'aveugle du Puiseaux et celui de Saunderson , dont Diderot a parlé, qui avait imaginé une véritable machine à calculer à Cambridge, il était professeur de mathé- matiques; mais il était surtout attiré par une demoiselle Paradis, née à Vienne en Autriche, pianiste assez remar- quable, et qui était alors fort à la mode à Paris, elle était arrivée en 1785. De larges pelotes en forme de vo- lume in-quarto, dans lesquelles elle piquait dos épin- gles, lui servaient à noter les sonates qu'on lui dictait, et qu'ensuite elle apprenait par cœur à l'aide de ses doigts. Ses connaissances en géographie étaient assez étendues ; elle les devait à un nommé ^Yeissenbourg, aveugle de Manheim, homme ingénieux qui avait fait confectionner pour lui des cartes en relief, les limites des États étaient indiquées par des chenilles de soie, les villes par des perles de différentes grosseurs, les mers par un verni très-poli, les terrains par du grès pilé. Mademoiselle Paradis excitait une grande curiosité; la lettre de Diderot sur les aveugles était encore dans toutes les mémoires ; Valentin Haùy s'appropria une partie de ces procédés, qu'il ignorait, il les développa et, tant par expérience que par invention, il créa sa mé- thode. Telle qu'elle est, elle nous paraîtrait bien primi- tive, car elle a été singulièrement améliorée ; elle n'en est pas moins l'œuf même, car elle contenait en germe tous les perfectionnements qui la rendent si précieuse aujourd'hui.

Haùy commença par déterminer le caractère dont la forme est le plus facilement perceptible au toucher ; il élimina le romain, qui est carré et amène des confu- sions entre certaines lettres, telles que l'm, l'n. Vu; il rejeta l'italique, dont les longues queues et l'attitude penchée peuvent être une cause d'erreur, et il s'arrêta à une bâtarde droite, qu'on appelait alors l'écriture fran- çaise et à laquelle nous devons les beaux manuscrits du

172 LES JEUNES-AYEOGLES.

dix-septième siècle. Il avait remarqué que l'épreuve d'imprimerie faite à la brosse porte au verso un relief assez accentué, qui reproduit à l'envers les lettres noires du recto ; il comprit dés lors qu'il était facile de donner aux caractères une saillie qui suffirait à les rendre dis- tincts au toucher. 11 fit donc fondre des caractères di- rects,— c'est-à-dire présentant la lettre telle qu'elle doit être posée pour être lue; mis en forme et placés sous la presse, ils se moulaient sur un papier fort, préala- blement trés-mouillé et maintenu par deux ou trois feutres épais qui permettaient à la pénétration de s'exer- cer en toute liberté. Il imprimait la musique de la même façon.

11 voulut aussi apprendre à écrire aux aveugles ; il fut moins heureux. 11 eut beau inventer un cadre qui contenait la feuille de papier, une règle mobile qui servait de point d'appui à la main, une encre très-épaisse mêlée de gomme adragante et qu'on saupoudrait de grès por- phyrisé, il ne réussit jamais qu'imparfaitement. L'aveu- gle écrivait tout de travers, les lettres chevauchaient les unes par-dessus les autres, et le plus souvent il ne par- venait pas à se relire. C'était donc un tour de force plus curieux pour les spectateurs qu'utile à l'infirme lui-même. Aussi presque tous les aveugles préféraient se servir de lettres mobiles qu'ils assemblaient sur des tablettes disposées de telle sorte que la queue des ca- ractères pouvait être engagée dans des entailles. Ces di- verses inventions étaient immédiatement expérimentées par Lcsueur, dont les progrès confirmaient les théories du maître. La période des tâtonnements avait pris fin ; il fallait appeler le public à juger l'œuvre entreprise, et les aveugles à en profiter. Valentin Ilaùy obtint que l'Académie des sciences , avec laquelle il fut mis en rapport par son frère, examinerait son élève. Lesueur lut, écrivit et calcula.

vale:stin iiauy. 1:3

Une commission, composée de Desmarets, Demours, Vicq d'Azyr et Larochefoucauid-Liancourt, rapporteur, fut chargée d'apprécier le mémoire et la méthode pré- sentés par Valentin Haùy. Le rapport fut lu le 16 février 1785; la copie que j'ai sous les yeux est certifiée con- forme et signée par « le marquis de Condorcet ». Il est élogieux sans restriction : il rappelle les procédés dont quelques aveugles ont fait usage pour eux-mêmes, et il ajoute : « Mais personne n'avait encore songé à rassem- bler ces différents moyens, à les discuter et à former une méthode suivie et complète pour faciliter à une portion malheureuse de l'humanité l'acquisition des connais- sances que la privation du sens le plus nécessaire leur refusait et pour leur ouvrir, s'il est permis de parler ainsi, l'entrée de la société des autres hommes. » Ce fut en effet la mission de Valentin Haûy, et elle suffit à consacrer sa gloire.

L'attention du public était excitée par la nouvelle découverte; laSociété philanthropique, qui fonctionnait à cotte époque, accorda une pension de 12 livres par tête et par mois à quelques aveugles qu'elle confia à Valentin Haùy. Celui-ci ouvrit rue Coquilliére une école qui ne tarda pas à être connue dans Paris. Aux études de la grammaire, de la géographie et de la musique, le fonda- teur ajouta l'apprentissage de quelques métiers faciles, le tricot, le filet, la corderie, la sparterie, l'empaillage des chaises, la fabrication des fouets au boisseau, et même l'imprimerie. On donnait quelques séances publiques qui attiraient la foule. Bachaumont cite celle du 1«'' mars 1785 et rappelle un impromptu de Théveneau sur les sourds-muets et les aveugles-nés, qui se termine ainsi :

Mais dans ce siècle ingénieux, riiomme enfante des merveilles. Les yeux remplacent les oreilles, Le toucher remplace les yeux.

174 LES JEUNES-AVEUGLES.

A cette date, on connaît le personnel de l'école : il se compose de treize enfants, dont quatre filles et neuf garçons. Un an après, il était presque doublé; en effet, le lieutenant de police Lenoir, dont le nom se trouve mêlé à tant de bonnes œuvres, parla de cette « nou- veauté » à M. de Vergennes; Louis XVI fut prévenu, il désira voir les aveugles travailleurs. Valentin Ilaiiy ne se fîtpasprier et se transporta en décembre 1786, avec ses vingt-quatre élèves, à Versailles; ils furent hébergés pendant quinze jours et étonnèrent tout le monde par leurs exercices.

Cependant l'espoir conçu par Valentin Haùy que le roi prendrait l'institution sous sa protection ne fut pas réalisé; elle restait toujours à la charge de la Société philanthropique, et avait été, pour cause d'agrandisse- ment, transportée rue Notre-Dame-des-Victoires, dans l'espace qui s'étend aujourd'hui derrière la Bourse. On y ouvrit une imprimerie ordinaire, qu'il fallut bientôt fermer, car elle coûtait plus qu'elle ne rapportait, et l'on ne conserva que les ateliers se faisait l'estampage des caractères en relief. L'émotion causée à celte époque par les résultats des méthodes de l'abbé de l'Épée et de Va- lentin llaùy fut assez vive pour qu'on agitât cette ques- tion de savoir si la suppression d'un sens ne constituait pas à l'infirme une supériorité inlellectuelle sur les au- tres hommes ; c'était aller loin dans l'absurbe.

La Révolution décida du sort de l'institution des aveu- gles travailleurs, et, la plaçant sous la direction de l'État, la mit à même de traverser les mauvais jours qui l'attendaient. Une loi du 21 juillet 1791 déclara que l'institution serait désormais un établissement pubhc; une seconde loi du 28 septembre y fonda des bourses, et attribua une subvention à Valentin Haùy. Nous avons vu déjà que l'on réunit sottement et momentanément les aveugles aux sourds-muets dans l'ancien couvent des

VALENTiN HAUY. 175

Célestins ; mais en 1 794 on les installa rue des Lombards, au coin de la rue Saint-Denis, dans la maison des Filles Sainte-Catherine. Ils n'y restèrent pas longtemps.

Dès 1800, aux premiers jours du Consulat, on les jette aux Quinze-Vingts, ils occupent un quartier à part; l'école devenait hospice, c'était la détruire. Valen- tin Ilaûy n'était point un homme de lutte, sa nature presque timide s'effrayait promptement. Il sollicita une destinée meilleure pour ses enfants et ne put rien obte- nir. Bonaparte n'aimait point ceux qu'il appelait des idéologues ; or le doux Yalentin Haiiy en était un ; il avait été théophilanthrope, il avait porté la robe blanche et avait marché derrière le grand pontife Lareveillère-Lé- peaux dans les puériles cérémonies dont Notre-Dame avait été le théâtre. Lareveillére avait tenu rigueur au Consulat. Valentin Haùy fut-il soupçonné d'opposition? prouva-t-il une incapacité administrative trop absolue? On ne sait; mais le sort ne fut clément ni pour ceux qui avaient inspiré tant d'intérêt dix ans auparavant, ni pour leur maître.

Celui-ci, fort attristé, n'ayant d'autres ressources qu'une pension de 2,000 francs, ouvrit une école parti- culière rue Sainte-Avoye, sous le titre un peu préten- tieux de Muséum des Aveugles, et ne réussit qu'à faire des dettes qui aggravèrent sa situation déjà fort gênée. Il fut pris de découragement et quitta la France en compagnie d'un de ses élèves nommé Fournier, qu'il aimait beaucoup. A Berlin, il fonda une école qui pros- péra, et, se rendant à Saint-Pétersbourg il était appelé, il s'arrêta à Mittau pour rendre ses devoirs au comte de Provence. C'était le 7 septembre 1806; Fournier, qui ne quittait point son maître, après avoir exécuté différents exercices en présence de Monsieur, écrivit celte phrase aussi incorrecte que prophétique : « Saint Louis ayant fondé un hôpital pour trois cents aveugles invalides qui

176 LES JEUNES-AVEUGLES.

avaient perdu la vue en Egypte, Louis XVI fonda un hos- pice en faveur des jeunes aveugles que l'on apprenait à s'occuper utilement. Ce second établissement ayant été détruit par le consul Bonaparte, ce sera sous le règne de Louis XVIII qu'il sera rétabli. »

Revenu en France après la seconde restauration, Valentiu llaiiy s'adressa au duc de Richelieu et lui de- manda pour toute faveur d'être nommé instituteur hono- raire des jeunes aveugles. Ce trés-modeste rêve ne paraît pas avoir été réalisé. Ruiné par les excès de bienfaisance qu'il avait faits toute sa vie, il vivait fort retiré chez son frère au Jardin des Plantes. On ne fit guère attention à lui; sa modestie devint de l'humilité, et, dans une lettre datée du 18 février 1818, il écrivait ; « Je sais qu'on dit de moi : c'est un vieil imbécile qui n'est plus bon à i^ien. » Il végéta pendant quelques années et mourut le 18 mars 1822, précédant son frère, qui le rejoignit le o juin suivant.

Louis XVIll, de retour en France, n'avait point oublié la scène de Mittau, et, par ordonnance royale du 7 fé- vrier 1815, il arracha les jeunes aveugles à l'hospice des Quinze-Vingts, leur créa une existence indépendante, et fit mettre à leur disposition, dans la rue Saint-Victor, l'ancien collège des Bons-Enfants, qu'on nommait aussi le séminaire Saint-Firmin. du moins ils étaient sous- traits au contact périlleux des mendiants, ils étaient chez eux, et pouvaient reprendre les études qui, pendant une quinzaine d'années, avaient été singulièrement négligées. Toutefois il s'en fallait de beaucoup que leur nouvo'j maison fût convenablement disposée pour eux. On les avait installés, vaille que vaille, dans de vieux bâtiments humides, mal aérés, utilisés après coup, étroits, et par- ticulièrement malsains pour des enfants naturellement faibles et presque toujours maladifs. Des rapports offi- ciels, rédigés par des savants autorisés, constatent l'in-

LA CÉCITÉ. 177

salubrilé de l'institution de Saint-Victor à plusieurs reprises, notamment le'8 mai 1821 et le 4 décembre 1828 ; on paraît s'émouvoir, on propose plusieurs em- placements, celui entre autres qui est maintenant occupé par le collège Stanislas, rue Notre-Dame-des-Champs ; la révolution de Juillet emporte les idées vers d'autres sujets, et l'on oublie les jeunes aveugles. Le 29 février 1852, le ministre des travaux publics déclare pourtant que « l'établissement est dans une situation déplorable et qu'il tombe en ruines » . Un tel état de choses demande un remède immédiat; celui qu'on imagine est pire que le mal : on propose de réintégrer ces malheureux aux Quinze-Vingts, non pas transitoirement, jusqu'à ce que l'on ait découvert un local convenable pour eux, mais d'une façon définitive. La lutte fut longue et assez vive; fort heureusement la raison et l'humanité triomphèrent. Le 14 mai 1858, M. de Montalivet fit passer une loi que Lamartine appuya de son éloquence ; l'État était autorisé à acquérir des terrains sur le boulevard des Invalides et à y faire élever un établissement qui serait spécialement consacré aux jeunes aveugles; M. Dufaure, minisire des travaux publics, posa solennellement la première pierre le 22 juin 1859, et les élèves purent prendre possession de leur nouvelle demeure le 9 no- vembre 1845. C'est un des rares monuments de Paris qui aient été construits dans un dessein défini et qui aient été appropriés aux besoins qu'ils devaient spécialement satisfaire.

II LA CÉCITÉ.

La statue. L'escalier. La boite à musique. Bonne (1i>tribution.— La bibliothèque. Les obus. Relief. .Ancien sysièine d'abrévia- tion. — Faire écrire Taveugle. Essais de Charles Harbier. Le point substitué à la ligne. Louis Braille, inventeur de récriture nocturne. Son système. La grille. Le poinçonnage. L'infir-

V. 12

178 LES JEUNES-AVEUGLES.

mité. Le point de vue. Les araaurotiques. Expérience. Ceux qui ont vu. Les boxes. Ils se tassent. L'attitude. Tic nerveux. Le réfectoire. Prudence féline. La récréation.

Jeux violents. Les batailles. Agitation musculaire. Le bruit est la lumière de l'aveugle. Confusion. Finesse de l'ouïe. Quel joli son ! Puâibonderie. La vue est le toucher à distance.

Salle de bains. Propreté. Ordre. Orgueil. Entêtement.

Température. Le tact. Toucher général. L'aérographie.

L'Institution est absolument isolée ; elle est sertie dans un cadre formé par le boulevard des Invalides, la rue de Sèvres, la rue Duroc et la rue Masseran. L'école des jeunes aveugles a été plus favorisée que la maison des sourds-muets, car au milieu de la cour d'entrée s'élève la statue de Valentin Haûy regardant François Lesueur, qui èpelle le nom du bienfaiteur. Un bâtiment destiné aux services généraux sépare l'établissement en deux parties égales ; celle de droite est attribuée aux garçons, celle de gauche est réservée aux filles. Une longue galerie, qui a quelque chose de claustral et qui par hasard n'est pas peinte en jaune, donne accès aux quartiers des élèves. Dès qu'on a franchi la porte de l'école proprement dite, il suffit de regarder le grand escalier pour reconnaître qu'on est chez des aveugles. En effet, les degrés ne sont pas, comme d'habitude, usés dans la partie moyenne : ils sont fatigués, amincis aux extrémités; on comprend que ceux qui les gravissent cherchent unpoint d'appui, un guide-main versia rampe et vers la muraille.

Lorsqu'on arrive pour la première fois aux heures de certaines études, on subitune impression assez étrange: on se croit dans une vaste boite à musique ; de tous les coins sortent des bruits d'orgues, de pianos, de clari- nettes, de violons, de contre-basses, de cornets à pis- tons, de flûtes et d'ophiclèides. C'est le palais de la cacophonie, car chacun y travaille pour son compte, apprend son morceau, manie son instrument et perfec- tionne sa propre instruction sans se préoccuper des au-

LA CÉCITÉ. 179

très. La maison est parfaitement distribuée, sans luxe, mais avec un certain conforlable de boiseries et de parquets ; de larges fenêtres ne ménagent point l'air à des êtres qui en ont d'autant plus besoin qu'ils sont privés de lumière. Les classes, les ateliers, les dortoirs, le réfectoire, sont bien aménagés. Tout a été fait pour les infirmes spéciaux qui vivent et s'y plaisent.

La première pièce qu'il convient de visiter, c'est la bi- bliothèque, car elle renfei*me l'outillage ingénieux dont on arme l'aveugle, dont on lui enseigne à se servir avant de l'initier à l'instruction qu'il est apte à recevoir ; elle garde aussi, à titre de reliques, les premiers alphabets composés par Valentin Haùy, et à titre de documents histo- riques les éclats des obus que l'Institution, convertie en ambulance, a reçus le 12, le 20 et le 21 janvier 1871. Ces projectiles n'ont tué que des soldats déjà blessés, car les jeunes aveugles avaient été évacués sur Bordeaux avant que l'inveslissement de Paris fût complet. La bibliothèque même a été formée avecun fond de volumes donnés autrefois par François de Neufchâteau ; elle est pauvre, ne compte guère plus de 700 volumes et est surtout fournie de vieux bouquins dont il n'y a plus guère moyen de tirer parti. le système d'enseigne- ment apparaît d'un coup : voilà des sphères et des cartes en relief pour la géographie, voilà un système plané- taire composé de billes de différentes grosseurs se mou- vant le long d'une ellipse en fer. Sur des étagères on aperçoit des animaux, cheval, éléphant, girafe, qui semblent appartenir à la faune deLilliput.On avait ima- giné d'enseigner l'histoire naturelle aux aveugles en estampant des figures très-saillantes sur des plaques de bronze, mais on n'avait pas réfléchi que l'œil seul peut faire comprendre la perspective et que le toucher est insuffisant pour s'en rendre compte ; il y a une série de tablettes représentant des sarigues, des opos-

180 LES JEU.NES-AYEUGLES.

sums, des tatous, des fourmiliers, qui ne servent plus aujourd lîui qu'à orner les murailles.

Dans les premiers essais d'impression en relief com- posés spécialement pour linslilution des aveugles, on voit le système d'abréviation qui avait été adopté par Valentin Haùy, et qui tentait d'éviter la confusion que devait faire naître la similitude de certaines lettres entre elles. J'ai copié cette phrase : « Un bon père donne tou- jours à ses enfants la nourriture et le désir du bien en

tout ; » elle est estampée ainsi : ii ho père doue tojors à ses efas la noriture et le désir du bie e lot. Donc la lettre

redoublée s'indiquait par un point souscrit, \n par un tiret supérieur, Vu par un tiret inférieur. Pendant long- temps on s'est servi de ces caractères qui, sauf cette modification , reproduisaient notre écriture usuelle ; mais le problème de faire écrire l'aveugle d'une façon sérieuse, et surtout de lui permettre de se relire lui- même, n'avait point été résolu.

Pour arriver à ce résultat si enviable et si vainement cherché, il eût fallu tracer des caractères en relief, et c'était une difficulté qui paraissait insurmontable avec les lettres de notre alphabet ordinaire. On s'obstinait cependant à conserver celui-ci, et tous les efforts res- taient stériles. En 1821, un officier de cavalerie nommé Charles Barbier, passionné pour la sténographie et cher- chant toute sorte de modes d'écriture, imagina, à l'usage des aveugles, une méthode basée sur un système absolu- ment nouveau. Il négligea l'orthographe, les mots, les lettres, et ne se préoccupa que des sons; il composa une série de trente-six sons qui pouvaient reproduire tous les vocables de la langue française ; il divisa la série en six lignes composées chacune de ïw sons ; chaque son était représenté par un certain nombre de points dis- posés d'une façon particuliè*'ï> \,e point devenait donc le

LA CÉCITÉ. 181

principe de l'écriture aveugle, comme la ligne est le principe de l'écriture voyante.

L'invention de Charles Barbier constituait un progrès, mais elle était loin de répondre à toutes les exigences. Son écriture phonétique était souvent d'une application douteuse, elle amenait des confusions fréquentes et était bien plus compliquée qu'il n'aurait fallu; en outre elle était impropre à la numération et à la notation mu- sicale, grave inconvénient pour des hommes qui ont d'assez vives dispositions vers le calcul et qui ont la passion de la musique. Ce fut un aveugle, ancien élève de l'In- stitution où il était resté comme professeur, qui, s'in- spirant des idées de Barbier, donna enfin aux aveugles l'écriture qui leur manquait. Cet homme, exceptionnel- lement intelligent et d'une sagacité rare, se nommait Louis Braille ; il était fils d'un bourrelier de province et se creva les yeux, à ITige de trois ans, en jouant avec une serpette. Son buste est placé aujourd'hui dans le vestibule de l'Institution; ce n'est que justice : après Valentin Haûy, c'est lui qui a le plus fait pour les aveu- gles.

Par la combinaison de points alignés horizontalement et verticalement, il parvint à trouver l'équivalent des lettres de l'alphabet, des chiffres simples, des figures de la ponctuation et des notes de musique. Les combinai- sons sont rationnelles ; il n'y a en réalité que dix signes ; mais si à chacun de ces signes on ajoute un point placé à gauche, on crée dix signes nouveaux; un point mis à droite donne encore dix formes nouvelles ; on voit par jusqu'où l'on pourrait étendre cette méthode, qui suffit à tous les besoins et n'est point compliquée, car la lettre la plus chargée se compose de trois points en hauteur et de deux points en largeur. Mais pour gui- der la main, pour éviter que les points ne fussent tracés les uns sur les autres et ne de v inssent illisibles au toucher.

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il fallait un appareil tout à fait spécial. Louis Braille l'inventa et créa du premier coup un chef-d'œuvre de simplicité pratique. Qu'on se figure une planchette de zinc réglée de lignes creuses et munie d'un cadre de bois plat : sur le cadre on adapte une grille en cuivre ouverte dans le sens de la longueur de deux bandes de vingt-six trous rectangulaires, disposés les uns au-dessus des autres ; cette règle grillée représente la hauteur de deux lignes d'écriture ; elle est mobile sur le cadre, auquel elle n'adhère que par une saillie du métal péné- trant dans l'entaille du bois. Entre la planchette d'étain et la grille, on place une feuille de papier épais et très- résistant. A l'aide d'un poinçon émoussé, on fait dans chacun des trous rectangulaires le nombre de points nécessaires pour écrire les mots ou figurer les sons; lorsque deux lignes sont écrites, on détache la grille, on la fait glisser sur le cadre, on la fixe dans l'entaille inférieure, et ainsi jusqu'en bas de la page.

Par ce moyen, l'écriture, le poinçonnage, est toujours d'une irréprochable régularité; les lignes sont forcément droites, et les lettres, ne pouvant être tracées que par l'ouverture même de la grille, n'empiètent ja- mais sur les voisines. Mais de cette façon les aveugles écrivent en creux, et c'est en touchant le relief qu'ils peuvent lire. L'objection n'a point de valeur : ils écrivent de droite à gauche, retirent la feuille de papier, la retournent, promènent leurs doigts de gauche à droite, et par conséquent n'ont plus à tâter que des lignes saillantes. L'espace qui sépare les points, les lettres, les mois, est réglé par la disposition même des ouvertures de la grille mobile; cette écriture nocturne, c'est ainsi qu'on la nomme, est donc très-nette, très-commode à tracer, très-lisible, lorsqu'on a appris à la pointer, ce qui n'est ni long ni pénible ; il est telle- ment facile de se l'approprier, que la plupart des pa-

LA CECITE. 183

rcnts qui ont des enfants aux Jeunes-Aveugles se mettent Irès-rapidement en correspondance avec eux par ce moyen.

Tous les élèves de l'institution sont frappés de cécité, mais cela ne veut pas dire qu'ils vivent tous dans une nuit absolue; pour quelques-uns, l'obscurité n'est pas complète : sur les 145 garçons que j'ai trouvés dans l'établissement lorsque je l'ai visité, 6 pouvaient se di- riger, 1 1 parvenaient à distinguer les couleurs, 58 re- connaissaient le jour, 88 étaient fermés à toute percep- tion. Ceux-là sont pour la plupart atteints d'amaurose ; le nerf optique est paralysé. Les autres disent qu'ils ont un « point de vue » ; si faible qu'il soit, ils en tirent va- nité; mais les couches de brouillard qui les enveloppent sont trop épaisses et les rejettent au rang des infirmes. Ceux qui parviennent à déterminer les couleurs se trom- pent bien souvent : le bleu leur parait noir, le jaune leur paraît blanc, à moins qu'on n'ait soin de placer ces deux tons sur des nuances absolument différentes, telles que le rouge ou le vert. Presque tous du reste ont la prétention de voir les éclairs ; il ne faut point s'y fier, car le plus souvent ils ne les reconnaissent qu'au mo- ment môme le tonnerre éclate.

Ce sont en général les aveugles incomplets qui ont été le plus défigurés par la maladie ; l'opacité de la cornée transparente leur fait de gros yeux blancs, toujours agi- tés, saillants hors des paupières et qui ressemblent à des billes de porcelaine bleuâtre ; quelques-uns ont au milieu de l'iris une large tache laiteuse qui leur donne un horrible regard de hibou effaré. D'autres ont l'orbite vide et les paupières toujours rapprochées; lorsque celles-ci s'entr'ouvrent par suite d'une de ces contrac- tions nerveuses de la face auxquelles ils sont sujets, on aperçoit un filet d'argent veiné de rose. Les amauro- tiques ont des yeux comme les nôtres : point de défor-

184 LES JEUNES-AVEUGLES.

malion du globe, point de taie, point de mouvements irrégulicrs; c'est l'habitude ordinaire du corps qui dé- nonce leur cécité; le regard toujours fixe, toujours perdu, comme disent les peintres, est d'une indicible tristesse. Leur œil est insensible à la douleur comme à la lumière; j'ai vu autrefois à l'hôpital de la Charité une jeune fille charmante qui avait une amaurose; pour se rendre compte du degré de paralysie dont elle était atteinte, on la soumit à une expérience qui parut cruelle et qui était inoffensive. A l'aide d'une loupe on fit converger les rayons solaires précisément sur l'iris limpide d'un de ses yeux : c'était de quoi allumer in- stantanément de l'amadou, elle ne s'en aperçut même pas.

Tous ne sont pas des aveugles-nés; sur les 145 élèves que j'ai vus, 20 seulement étaient frappés de cécité con- génitale, 55 avaient perdu la vue aux premières heures de la vie; ceux-ci, pour la plupart, ont été clos dans une obscurité perpétuelle par suite d'un ophthalmic puru- lente dont ils peuvent faire remonter la cause à leurs parents ; 51 se sont fermés à toute lumière entre l'âge de quinze jours et celui de six ans ; 22 entre six et dix ans ; 17 enfin ne sont devenus aveugles qu'après l'âge de dix ans^

Nous avons dit que les sourds-muets qui ont entendu et parlé sont plus intelligents que les sourds-muets-nés, il en est de même des aveugles : ceux qui ont vu gar- dent dans le souvenir certaines notions qui les font su- périeurs à leurs camarades ; ils savent ce que c'est que l'espace; ils ont des idées presque justes sur la per- spective, ils se rappellent les couleurs et aiment à en par-

* La proportion est identique pour les filles : sur 75 que contenait l'Institution en mars 1873, U étaient aveugles-nées; 22 avaient été frap- pées de cécité aux premières heures de la vie; 27 entre l'âge de quinze jours et celui de six ans; 15 entre six et dix ans; 4 après la dixième année.

LA CÉCITÉ. 185

1er. De plus ils peuvent par la pensée, aidés de la mé- moii e , reconstituer l'ensemble d'un objet dont les dimensions dépassent celles de la main, ce qui est très- difficile pour un aveugle-né. Celui-ci a beau tâter le tronc d'un arbre, grimper entre les premières branches, les palper, passer ses doigts sur les feuilles réunies en bouquets, il n'arrivera jamais que très-imparfaitement à se figurer l'arbre entier. De même pour les grands animaux : un cheval nu le déroute, il ne parvient guère à en délimiter la forme que par le harnachement. Il suffit du reste de regarder les aveugles attentivement lorsqu'ils sont réunis pour reconnaître presque à coup sûr ceux qui ont « un point de vue », ou qui ont con- servé quelque vague souvenir de la lumière. Ils sont moins affaissés que les autres, ils ont des gestes moins rudimentaires ; ils portent la tête d'une façon plus voyante et ont même parfois quelque coquetterie dans la manière dont ils disposent leurs cheveux ou le nœud de leur cravate.

Ils sont intéressants à voir, lorsqu'ils se rassemblent dans la grande classe on leur fait des lectures ; ils arrivent marchant les uns derrière les autres en se te- nant ordinairement par l'épaule, sans désordre; avec une sorte de clairvoyance interne que produit l'habi- tude, chacun gagne son poste assigné. Les bancs sont disposés d'une façon particulière ; toute place y est di- visée par deux bras en fer, comme un fauteuil sans dossier. Cette précaution, qui donne aux classes l'aspect d'une série de petits boxes, est indispensable avec des aveugles. Les enfants voyants se regardent et se parlent des yeux; les aveugles se rapprochent invinciblement les uns des autres, jamais ils ne sont assez pressés. Si l'on n'y mettait bon ordre, ils finiraient par s'entasser tous sur le même banc, sans souci de la gêne extrême qu'ils pourraient en éprouver. Leur attitude seule pcn-

186 LES JEUNES-AVEUGLES.

dantque le professeur parle ou lit, révèle leur infirmité. La tête est généralement penchée en avant et légèrement in- clinée sur le côté, avec ce mouvement bien connu des oiseaux branchés qui écoutent au loin un bruit anor- mal. Ils tendent l'oreille, et, si la voix qu'ils entendent est naturellement harmonieuse, ils y prennent un plai- sir qui se reflète sur leur physionomie toujours un peu éteinte. Quelques-uns ont des mouvements nerveux in- volontaires qu'ils ne parviennent pas à réprimer; leurs yeux, ces gros yeux sans âme, semblent doués d'une vie particulière et confuse qui se traduit par une agitation permanente ou par des battements de paupières incessants. Ces malheureux en ont-ils conscience? Qn peut en douter.

Les nouveaux venus se reconnaissent promptement ; ils ont un geste, un tic, qui est insupportable à voir. Constamment ils se foulent les yeux avec les mains et parfois s'enfoncent les doigts si profondément dans l'orbite qu'ils déplacent le globe de l'œil. Il faut deux ans, trois ans de réprimandes, de soins, pour les guérir de cette manie, qui est une maladie réelle. Lorsqu'on les interroge, lorsqu'on leur dit : « Est-ce que vous souf- frez des yeux? » Ils répondent invariablement : « Non. Mais pourquoi les frottez-vous sans cesse? Je ne sais pas ; c'est plus fort que moi. »

Dans le grand réfectoire, que l'on a tort de ne pas disposer de telle façon qu'il soit possible de leur faire une lecture pendant les repas, ils s'assoient à de lon- gues tables en marbre rouge et mangent silencieuse- ment, sans gloutonnerie. La défiance, qui est le fond même de leur caractère, apparaît dans toute son in- tensité : au-dessous de la table règne une tablette divisée en compartiments chaque élève doit serrer son cou- vert et sa serviette; c'est qu'ils posent leur timbale, à l'abri de tout contact, tant ils redoutent qu'un voisin

LA CECITE, 187

facétieux ne jette quelque ordure dans la pâle abon- dance qu'ils se versent eux-mêmes en tàtant avec le doigt le niveau du liquide dans leur gobelet. Si la timbale n'est pas cachée, elle est prudemment abritée par leur main ; en un mot, ils la défendent. Il en est de même pour leur pain : ils le tiennent ordinairement sous le bras, loin de tout contact étranger. Ils sont fort dégoûtés : si le morceau de pain qu'on leur donne a été touché par une goutte de liquide, si au lieu d'être coupé il a été cassé, ils le refusent, ils s'en méfient; lorsqu'on insiste et que l'on veut les contraindre, ils préfèrent ne pas manger. Ils ont pour leur nourriture une prudence toute féline, et ils l'étudient très-attentivement avant de l'ac- cepter.

Après les repas, ils prennent leur récréation dans une vaste cour sablée et plantée d'arbres. On pourrait croire que leur infirmité les réduit à se réunir en groupes et à causer entre eux : nullement; les jeux les plus violents sont les jeux qu'ils préfèrent. On joue au cheval fondu, aux quatre coins, presque aussi lestement que si l'on voyait; on court, sans jamais se heurter aux arbres^ qu'on sait éviter avec une sagacité surprenante ; mais le jeu favori, c'est la bataille, car tout aveugle est essen- tiellement belliqueux. On se sépare en deux bandes ad- verses, et en se livre de grands combats, à la vive joie des assistants, j'allais dire des spectateurs, qui écoutent de quel côté sera la victoire.

Quelques enfants restent cependant volontiers soli- taires, dans un coin du jardin, à l'angle des murs qui les protègent, et ils se livrent à une sorte de gymnas- tique sur place qui rappelle le mouvement rhylhmique et toujours semblable des animaux encagés. Ceux-là sont des nouveaux qui apportent à l'institution les habitudes prises dans la maison maternelle où, timides, environ- nés de nuit, claquemurés dans une chambre étroite, ils

188 LES JEUNES-AVEUGLES.

remplaçaient l'exercice par un balancement perpétuel promptement dégénéré en manie nerveuse. 11 faut du temps et beaucoup de prudence pour les amener à se débarrasser de celte agitation musculaire à laquelle la volonté semble ne plus prendre part ; peu à peu ils étendent le champ de leurs promenades, le long des murs d'abord, puis à travers les arbres, et enfin ils se mêlent sans réserve aux jeux de leurs camarades.

En dehors des récréations réglementaires, après cha- que heure déclasse, on laisse aux aveugles deux ou trois minutes pendant lesquelles ils peuvent remuer et bruire à leur aise. Ilygiéniquement et moralement, l'immobilité est mauvaise et le silence leur est funeste. Un aveugle aime le bruit comme un voyant aime la lumière ; pour lui c'est l'emblème de la vie ; lorsque le silence se fait subitement autour d'un enfant aveugle, le pauvre petit prend peur et se met à pleurer; la punition la plus grave consiste à enfermer un élève récalcitrant dans une cham- bre absolument isolée de tout bruit; c'est un supplice réel qu'on n'applique que dans des circonstances excep- tionnelles, et qu'on ne prolonge jamais au delà d'une heure. 11 ne faut pas cependant que le bruit dégénère en tumulte, car alors la confusion se fait dans l'oreille de l'aveugle, qui ne sait plus rien distinguer au milieu des vibrations entremêlées, et qui perd la tramontane. Un aveugle parfaitement apte à se diriger par l'ouïe dans les rues de Paris, suivant une route dont il a l'habitude, s'égare immédiatement et parfois se retrouve au fond d'une cour ou d'une allée, si le hasard de son chemin le fait tomber au milieu d'un de ces brouhahas si fréquents dans une grande ville.

Leur ouïe, du reste, est d'une finesse exquise : ils en ont fait l'éducation avec un soin intéressé ; ce sens ne supplée qu'imparfaitement à celui qui leur manque, mais il leur rend du moins des services que bs voyants ne

LA CÉCITÉ. 189

soupçonnent guère; souvent, en entrant dans une cham- bre qu'ils ne connaissent pas, il leur suffit de tousser légèrement pour savoir si elle est habitée, sont placés les gros meubles, s'ouvrent les fenêtres. Dans la voix humaine, ils découvrent des inflexions, des nuances multiples qui nous échappent ; ils disent d'un homme : il a mauvaise voix, comme nous dirions : il a un mau- vais regard. C'est à l'ouïe qu'ils demandent ces impres- sions sentimentales que nous recevons par la vue. Me parlant d'une femme qu'il avait aimée, un aveugle-né m'a dit ce mot charmant: « Ah ! quel joli son elle avait! »

Diderot a donné cours à cette erreur, que les aveugles étaient absolument dénués de pudeur ^ S'il avait pu connaître ceux qui vivent dans l'Institution du boule- vard des Invalides, il aurait promptement changé d'opi- nion. Il est difficile, en effet, d'imaginer une pudibon- derie pareille ; jamais Diane au bain ne fut plus chaste, plus effarouchée, plus soupçonneuse. Il faut les voir se lever le matin et sortir du lit avec mille précautions précieuses, se cacher au moindre bruit et tendre l'oreille pour n'être jamais pris au dépourvu. C'est probable- ment le fruit de l'éducation austère et très-morale qu'ils reçoivent, mais c'est aussi le résultat de cette défiance qui ne les abandonne jamais, même dans les actes les plus simples de la vie et qui semble faire partie de leur nature. Ignorant ce que c'est que la vue, ils lui attri- buent une sorte de puissance diabolique; pour eux, c'est un loucher à distance, mais singulièrement pénétrant, rayonnant et perspicace; ils la redoutent et ne savent parfois qu'inventer pour s'y soustraire.

Dans leur salle de bains, qui est très-belle, très-bien disposée, suffisamment outillée d'instruments d'hydro- thérapie, et on les conduit très-souvent, ils sont

Lettre sur les aveugles, Londres, 1749.

190 LES JEUNES-AVEUGLES.

visiblement mal à l'aise et se dissimulent le mieux qu'ils peuvent à des regards qu'ils soupçonnent et qui ne s'oc- cupent guère d'eux. On fait bien de les baigner fréquem- ment et de les fortifier par des lotions d'eau froide ; la plupart sont anémiques, de chair blanche et molle ; les scrofules déforment les garçons, la chlorose affaiblit les filles; on agit sagement et humainement en réagissant contre cet état général qui parfois, et malgré tous les soins, les conduit à la mélancolie, à ce tœdium vitœ périt toute vaillance. Cependant, quoique cette maladie soit commune chez les aveugles, il est sans exemple qu'un d'eux ait essayé d'y échapper par le suicide, comme cela se voit si souvent chez les autres hommes.

Non-seulement les aveugles sont très-pudiques, mais ils sont d'une propreté remarquable. Il est vrai que la grande cause de la saleté ordinaire des écoliers, l'encre, n'existe pas pour eux à l'Institution; néanmoins il est facile de reconnaître qu'ils se soignent avec plaisir, que le contact de la poussière, de la graisse, que toute tache perceptible au toucher leur est pénible. Leur costume fort simple, un pantalon de drap noir et une blouse de siamoise, n'est jamais déchiré, et, lorsque par hasard ils se laissent tomber pendant la récréation, ils s'épous- settent partout et longtemps avant de reprendre leurs jeux. Ils sont en outre extrêmement ordonnés, et cela se comprend, car s'ils ne retrouvent pas immédiatement les objets sous la main à une place déterminée, ils sont déroutés et ne savent que devenir. La plus mauvaise plaisanterie que l'on pourrait faire à un écolier aveugle serait de bouleverser son pupitre.

Ces bonnes qualités ont leur contre-poids; l'homme n'est point parfait, même à l'Institution des jeunes-aveu- gles. Comme les sourds-muets, ceux-ci ont un insuppor- table orgueil ; on dirait que leur infirmité leur constitue une supériorité dont ils sont fiers, et peut-être pensent-

LA CÉCITÉ. lai

ils sincèrement qu'il faut un génie particulier pour réus- sir à percer les ténèbres dont ils sont enveloppés et pour parvenir à s'assimiler quelquesnotions des choses de ce bas monde ; on doit aussi reconnaître, dans ce défaut, l'effet d'une réaction naturelle contre la commisération dont ils sont l'objet; ils s'irritent du sentiment de pitié qu'ils inspirent, et exagèrent parfois la résistance jusqu'à sou- tenir qu'ils sont heureux sans réserve et qu'ils ne regret- tent rien. Pour quelques-uns d'entre eux, cette vanité se double d'entêtement; souvent lorsqu'un aveugle s'est chaussé une idée dans le cerveau, si sotte, si imprati- cable qu'elle soit, il n'en démordra jamais. Je m'étonnais de ces dispositions d'esprit chez des enfants qui, dans presque toutes les circonstances de la vie, ont besoin d'une aide extérieure ; un homme qui les connaît bien me répondit: «Cela est naturel, ils ne peuvent changer de manière de voir. » -:— Le mot est spirituel, mais il est surtout profond.

La maison est admirablement chauffée ; on est parvenu à y entretenir une température tiède et toujours égale. Cela est indispensable pour des aveugles : s'ils ont froid aux mains, ils n'y voient plus; en effet, ce sont leurs doigts qui sont leurs yeux. Quelques-uns sont arrivés à posséder un tact d'une délicatesse extraordinaire. Nous avons tous remarqué, du reste, que dans l'obscurité le sens du toucher est plus développé que pendant le jour, comme si la nature elle-même venait à notre secours par une sorte d'ingénieuse substitution ; chez les aveu- gles, cette interveision prend parfois les proportions d'un phénomène. Ils jouent facilement aux dominos, aux cartes, aux dames, un signe saillant à peine perceptible pour nous leur permet de s'y reconnaître à coup sûr. On a dit que quelques-uns étaient assez habiles pour pouvoir distinguer la couleur de différents écheveaux de laine en y passant la main : le fait n'est pas impossible,

192 LES JEUiNES-AVEUGLES.

car chaque nuance modifie le tissu d'une façon appré- ciable ; mais je n'ai point été témoin d'une telle expé- rience. Je sais seulement qu'il suffit à un aveugle de palper du doigt une montre ordinaire pour indiquer immédiatement l'heure et de poser la main sur le bras d'un de ses camarades pour le désigner par son nom. C'est le toucher spécial qui est exercé avec un soin per- sistant à l'Institution ; on le régularise, on le dirige en vertu de théories qui sont le résultat d'une longue expé- rience, et l'on parvient à de véritables tours de force; mais il y a aussi ce qu'on peut appeler le toucher géné- ral, qui, pour les objets placés à distance, correspond très-exactement à la vue : sous ce rapport, il existe parmi les aveugles des myopes et des presbytes comme parmi les voyants.

Souvent dans les couloirs de l'Institution, apercevant un élève qui venait vers moi, je me suis arrêté immobile, afin d'éviter de le prévenir de ma présence par le bruit de mes pas. L'enfant marchait droit démon côté ; arrivé à cinq ou six pas, il ralentissait sa marche, levait la tête comme pour chercher une impression plus accen- tuée, faisait encore un pas ou deux avec précaution, puis tout à coup, prenant son parti, obliquait vers sa droite et passait rapidement près de moi, en ayant soin de me frôler légèrement pour tâcher de reconnaître qui je pou- vais être. La résistance plus ou moins vive de l'air am- biant est l'indication de l'obstacle, mais cet obstacle est d'autant mieux perçu qu'il est plus élevé ; il est presque sans exemple qu'un aveugle se soit heurté con- tre un objet qui dépasse sa tête ou qui seulement est situé à la hauteur de ses mains, tandis qu'il butera con- tre un banc, contre une table, placés au niveau des ge- noux ou des hanches.

Ou peut faire cette expérience : un enfant vient d'être admis à l'Institution ; on le place sur le boulevard, le

riNSTITl'TION. 105

dos tourné à la porte d'entrée, et on lui dit : Va droit devant toi ; il traverse un trottoir, la chaussée , un second trottoir, se trouble, étend la main, s'arrête : il est à un mètre du mur du couvent des Oiseaux. Un aveugle va seul dans Paris, il y fait une longue course, et ne se trompe jamais de chemin. A quoi distingue-t-il si bien sa route? Au nombre de rues transversales devant lesquelles il doit passer et qui poussent vers lui une nappe d'air qu'il sait parfaitement reconnaître. A l'aide de l'aéiographie, il reconstruit, à ne pas s'y tromper, la topographie de la ville.

m. L'INSTITUTION.

Le règlement. La nn''inoire. Les dictées. Sténographie. Les compositions. .N'jne langue n'est pas laite pour eux. « Écouter le soleil. » Goût des voya^^es. Gustave Lambert. Bonnes qua- lités morales. Les filles aveugles. Amour pour la maison. C'est une patrie. Révélation de l'infirmité. Une évasion. Enseignement professionnel. Les ateliers. Imprimerie. Les oiseaux. Les filets. Le professeur. La musique. Les logettes.

École d'organistes. École d'accordeurs. \irtuose. Concerts publics. Prix au l'onservatoire. Ce que pourrait être l'institution.

Ce que deviennent les jeunes aveugles. Budget. Desideratum.

Vieille bouquiiieiie à remiilacer. Société de placement. Action trèb-lar e de l'institution. 3,000 jeunes aveugles, 400 places.

Pour l'aveugle, Tinstruction est le premier des bienfaits.

L'institution a la régularité d'un collège : on s'y lève à cinq heures et demie, on s'y couche à neul ; le temps est divisé entre les classes, les récréations, l'étude de la musique ou l'apprentissage d'un métier. On y est reçu de dix à quatorze ans ; plus tôt, l'enfant est trop jeune ; plus tard, il est trop vieux : ses habitudes prises le rendent rebelle à l'enseignement. L'enfant ne f.iitpas grand'chose au début; on lui met aux mains la plan- chette de zinc, la grille, le poinçon, du papier : c'est une façon de lui « ouvrir les yeux », de le laisser

15

194 LES JEUxNES-AVEUGLES.

apprendre à se servir de ces précieux instruments avant de s'adresser à sa mémoire et à son intelligence.

Dans cette méthode d'instruction absolument excep- tionnelle, la mémoire doit naturellement jouer le prin- cipal rôle, puisque ces pauvres enfants ne peuvent guère retenir que ce qu'on leur dit et que le nombre de livres imprimés à leur usage est singulièrement restreinte Pour les mathématiques par exemple, tout est expliqué de vive voix, commenté, répété pendant de longs jours avant qu'on mette à leur disposition une table à calculer ou qu'ils soient parvenus à résoudre le problème sur le papier.

On leur enseigne en même temps l'orthographe et la grammaire ; le professeur aveugle , promenant ses doigts sur les feuillets du gros registre poinçonné qui lui sert de livre, lit une phrase ; il la uaI épeler lettre à lettre par l'élève, puis il passe à l'analyse gramma- ticale, qui est détaillée mot à mot ; le lendemain, il fait répéter la leçon de la veille. C'est bien long ; nul point de repère que le souvenir ; aussi il faut six années d'études suivies pour acquérir les notions de l'ensei- gnement primaire. La mémoire de quelques-uns de ces enfants est prodigieuse, et parfois il leur suffit d'avoir entendu un acte de Racine ou de Corneille pour ne le jamais oublier.

Le premier défrichement se fait assez vite : en trois ou quatre mois un enfant d'une intelligence moyenne sait lire et écrire. Dès qu'ils sont un peu grands et qu'ils ont franchi les étapes élémentaires, on leur fait écrire beaucoup de dictées, qui restent pour eux des volumes qu'ils peuvent relire. Je les ai vus, la tablette au genou,

' Au 15 mars 18"ô, l'Institution possédait, en livres ponctués à l'usage exclusif des aveugles, 51 ouvrages de religion, de morale, de littérature, de gramiiKiire et d'histoire, W ouvrages ou recueils de musique. Ce n'est pas la ilixiéme partie de ce qui serait slricteraent nécessaire à l'enseignement. \oir Pièces juslificalives, i.

L'INSTITUTION. 195

piquant les signes conventionnels avec une grande régu- larité, silencieux, très- attentifs et ayant vraiment l'air de faire effort pour déchirer la nuit qui les enveloppe. Ils lisent sans ânonner, lestement, l'extrémité des doigts sur les points saillants et aussi rapidement qu'un voyant qui lirait à haute voix. Ils ont d'eux-mêmes abrégé leur écriture ; à moins qu'ils ne fassent un devoir de gram- maire, ils négligent l'orthographe, qui n'est utile que pour les yeux, et ils se servent d'une sorte de sténographie exclusivement phonétique : ils ne reproduisent que le son. Ainsi, au lieu d'écrire lentement et en détail : fai bu de l'eau, ce qui exige 27 coups de poinçon, ils écrivent en 17 points : j bu cllo. Ils vont ainsi beaucoup plus vite et avec une sûreté égale, car le système gra- phique de Louis Braille, qui actuellement est adopté dans le monde entier, excepté par l'Allemagne du Xord, a cela d'admirable qu'il se prête à toutes les abréviations possibles et qu'il correspond à la fois aux besoins de la vue, de l'ouïe et du toucher.

Lorsque les enfants parviennent à la seizième année et que déjà ils ont des notions sérieuses de grammaire, de littérature, de géographie et d'histoire, on les laisse très habilement livrés à eux-mêmes pour le choix des compositions qu'ils ont à faire. Au lieu de leur donner une matière à amplifier, discours ou narration, on leur dit à peu çrès : Faites ce que vous voudrez. C'est un moyen excellent de leur permettre de développer eux- mêmes leurs facultés dominantes et de lire plus facile- ment dans ces âmes qui semblent toujours redouter d'être pénétrées. Le devoir est généralement indiqué de cette façon vague : une lettre à écrire. Quelques-uns choisissent un sujet de morale, mais alors ce n'est guère qu'une réminiscence des sermons entendus à la chapelle ou des lectures écoutées à la classe. D'autres racontent des aventures de voyage, des naufrages, des

196 LES JEUNES-AVEUGLES.

excursions à la campagne. Ces compositions fourmillent de lieux communs et de phrases toutes faites, mais elles donnent la clef des rêveries qui les occupent.

Ils voudraient parcourir ce monde qu'ils ne connaî- tront jamais; c'est le voyage qui les sollicite. Ils font des descriptions de paysages et s'efforcent d'y rendre des sensations qu'ils n'ont pu éprouver. Ils parlent des claires fontaines, de l'azur du ciel, ils tâchent en un mot de parler comme des voyants, mais leur infirmité est plus forte qu'eux, et les ramène promptement à la réalité ; alors il n'est plus question que du murmure de la brise, du chant des oiseaux, de la voix du vent à tra- vers les arbres, de la plainte des vagues, du bêlement des troupeaux. C'est qu'en effet notre langue n'est pas faite pour eux, elle ne traduit qu'approximativement leurs sensations; ils se l'approprient, il est vrai, jusqu'à employer les termes dont nous nous servons, mais dans une tout autre acception. Si dans un corridor deux élèves se heurtent par maladresse, l'un dira infaillible- ment à l'autre : Es-tu donc aveugle? Cela signifie: Ne m'as-tu pas entendu ou senti venir ? Si les aveugles in- ventaient un langage, il ne serait guère semblable au nôtre, qui emprunte les trois quarts des vocables au phénomène de la vision. « Que fais-tu ? » demandai- je à un enfant d'une dizaine d'années qui tenait ses yeux fixement tournés vers le ciel; il me répondit : « J'écoute le soleil, » comme si la lumière et la chaleur avaient un bruissement perceptible pour lui. Cela leur fait un voca- bulaire étrange et parfois aride. Us pensent ouïe et toucher, ils parlent vue. Les rapports de similitude qui existent entre ces trois sens sont inexacts, douteux, déce- vants, et doivent bien souvent jeter quelque confusion dans leur esprit.

Le besoin d'échapper au milieu obscur dans lequel ils vivent, apparaît surtout lorsqu'on leur fait des lec-

L'INSTITUTION. 197

tures; après l'audition de la musique, c'est leur plus vil et plus pénétrant plaisir. Lorsqu'on leur lit quelque ouvrage de morale , d'histoire ou d'imagination , ils sont très-attentifs et visiblement satisfaits ; mais lorsque c'est un récit de voyage, ils ne se tiennent pas de joie, ils sont tout oreille comme on dit. Semblables aux petits en- fants auxquels on fait un conte, ils diraient volontiers : encore! lorsque déjà l'aventure est finie. Ils ont donné une preuve touchante de ce goût dans une circonstance qu'il est bon de rappeler. Ils s'étaient beaucoup préoc- cupés de Gustave Lambert et de son projet de tenter une nouvelle route vers le pôle nord pour découvrir la mer libre. Afin de leur donner une idée approximative des difficultés et des périls de toute sorte qui attendaient le futur navigateur, on leur lut le Voyage du capitaine Nat- teras; leur enthousiasme fut exalté au plus haut point, et ces enfants, pauvres pour la plupart, fort dénués, réunirent une somme relativement considérable pour cette souscription, qui ne fut jamais couverte, quoiqu'il ne s'agît que d'une misérable somme de 600,000 francs. Lorsque plus tard ils apprirent la mort de Gustave Lam- bert qui se fit tuer à Montretout sans bénéfice pour la cause qu'il délendait et au grand préjudice de l'entre- prise qu'il avait projetée, ils furent tristes; ils en parlè- rent avec regret; pas un ne dit : Et notre argent? Tous dirent : Et son voyage?

En dehors de leur infirmité qui les diminue et pèsera sur leur existence entière, ces enfants sont intéressants; ils sont assez dociles, curieux de s'instruire, fort doux en général, d'une extrême bonne foi dans leurs rela- tions. Les disputes, les batailles, si fréquentes chez les collégiens, incessantes chez les sourds-muets, sont très- rares entre eux. Les plus calmes sont les amaurotiques ; on dirait, à les étudier, que la paralysie dont le nerf optique est frappé exerce une action un peu stupéfiante

19S LES JEUNES-AVEUGLES.

sur le cerveau ; ceux-là semblent plus rêveurs que les autres, ils ne sont peut-être que plus engourdis. Con- trairement à ce que l'on remarque chez les enfants or- dinaires, les petites filles aveugles sont bien moins éveillées que les garçons ; en classe, à l'atelier, pendant les récréations, elles sont languissantes, taciturnes; elles n'ont que des jeux silencieux, et c'est à peine si elles parlent. Gela s'explique. La femme est avant tout une créature d'impression : or c'est la vue qui nous donne des impressions multiples , incessantes ; une femme aveugle est littéralement privée de son aliment intellectuel favori ; elle manque de ce qui renouvelle sa vie nerveuse, son existence particulière : l'impres- sion reçue et l'impression produite. Aussi ces petites aveugles sont lamentables à voir : tristes, pâles, retom- bées en elles-mêmes elles ne trouvent pas ce qu'elles cherchent, elles ressemblent à des âmes en peine décou- ragées.

Les filles et les garçons se réunissent du reste dans un sentiment commun : tous les élèves de l'Institution des Jeunes-Aveugles adorent la maison qui les abrite. C'est une patrie, une sorte de pays que l'on a fait exprès pour eux. Ils savent que nul danger, nul accident ne peut les atteindre, que tout a été prévu pour neutraliser leur infirmité. Ils ne s'en éloignent qu'avec peine ; les sorties du dimanche sont peu suivies; le jeudi on a renoncé à les conduire en promenade : ils aiment bien mieux la longue récréation dans leur préau dont ils sa- vent les limites et chaque arbre est une vieille con- naissance.

Lorsqu'ils sont dehors, même dans leur famille, ils sont mal à l'aise, inquiets, sans sécurité ; le péril est I)artout, on ne sait par il peut venir. Et puis, pen- dant longtemps, ils se sont crus semblables aux autres hommes; comment auraient-ils pu imaginer un sens

L'INSTITUTION. 199

qu'ils n'ont pas, ceux qui sont sortis des ténèbres de laj gestation pour entrer dans les ténèbres de la vie? Le jour i ils ont eu la révélation douloureuse, ils se sont convaincus par une expérience personnelle, qu'on pou- vait se rendre compte de leurs gestes muets sans les toucher, ils ont conçu l'idée qu'ils sont des êtres excep- tionnels, et depuis lors ils s'imaginent que chacun les regarde, qu'on se moque de leurs allures, qu'on rit de leur infirmité. Celte pensée, qui est très-intense chez les aveugles et qu'il est bien difficile de modifier, leur rend le contact du monde insupportable. Dans leur In- stitution, ils sont entre eux, entre compatriotes, comme ils disent parfois en plaisantant; ils la quittent avec ap- préhension, ils y reviennent avec joie, et les plus heu- reux sont ceux qui, leurs études terminées, peuvent y rester comme professeurs.

Les natures récalcitrantes et rebelles sont extraordi- -nairement rares ; il s'en rencontre cependant , et en 1875 l'Institution a été mise en émoi par suite d'une petite aventure à laquelle elle n'est point accoutumée. Ln aveugle d'une douzaine d'années, venu de l'hospice des Enfants assistés , avait pris la maison en déjdai- sance, rêvait de liberté et cherchait partout la clef des champs. Il sut grimper sur le toit d'une gloriette, atta- cher une corde au chaperon du mur d'enceinte et se laisser glisser sans accident sur le trottoir de la rue Duroc : une véritable évasion de prisonnier d'État. Ce jeune drôle avait peur des brigands, et à l'aide d'une corde à violon, d'un demi-cerceau et de quelques ba- guettes, il s'était fabriqué un arc et des flèches pour pouvoir repousser les attaques à main armée qu'il re- doutait. Une fois dans Paris , il s'y promena ; mais l'éveil avait été donné à la préfecture de police, et six 'heures après l'instant de sa fuite, il était arrêté par ■des gardiens de la paix, conduit au poste, installé près

'iOO LES JEU.>ES-AVEliGLES.

du poêle, et par ordre supérieur réintégré à l'Insti- tution.

L'Institution n'a pas seulement pour but de donner aux aveugles une instruction quelconque : elle doit aussi les mettre à même d'exercer un métier qui les fasse vi- vre ; il faut avouer que cela n'est pas aisé, car, s'il est relativement facile de découvrir un état convenable pour un sourd-muet pourvu de deux bons yeux , on se trouve singulièrement empècbé en présence d'un homme qui vit dans la nuit. Aussi le nombre des métiers qu'on leur enseigne se trouve nécessairement limité à quel- ques occupations le toucher peut, jusqu'à un certain point, suppléer à la vue. Cet enseignement professionnel est très-lent, très-fastidieux, et doit fatiguer ceux qui le pratiquent. Il faut que l'enfant soit parvenu à retenir dans sa mémoire les différentes combinaisons des gestes qu'il doit faire avant d'essayer de les appliquer. Il y a des jeunes aveugles qui empaillent les chaises ou qui tressent les bandes de rotin pour former le siège ; il y a des tourneurs qui sont adroits et suivent avec le pouce de la main gauche toutes les formes que le ciseau doit donner à la pièce de bois mise en mouvement par le tour; quelques-uns déploient une véritable adresse et font de menus objets, flambeaux et bougeoirs, qui sont d'une exécution irréprochable.

Ce sont les aveugles qui impriment les livres pointés spécialement réservés à leur usage ; ils composent rapi- dement sur un composteur coupé de lignes à jour le caractère s'engage en partie ; la main ne se trompe point de case lorsqu'elle saisit les lettres dans la casse ; elle passe légèrement sur le cadre de chaque compartiment et cela lui suffit pour ne pas commettre d'erreur. La correction des épreuves exige deu\ personnes : l'une palpe la copie et lit à haute voix, l'autre tàte la forme d'imprimerie et répète la ligne déjà lue. La presse à bras

L'INSTITUTION. 201

est manœuvrée par un aveugle, mais le papier est placé sur la frisquette, il en est retiré et mis au séchoir par des enfants voyants dont les yeuv, au milieu des regards éteints que l'on aperçoit, brillent comme des escarbou- cles. C'est une grande joie pour les élèves de l'institu- tion de pouvoir venir dans l'imprimerie, car des cages suspendues le long de la muraille contiennent quelques serins et deux ou trois chardonnerets. Ils sont passionnés pour les oiseaux chanteurs, ils les soignent avec amour, c'est à qui leur apportera quelque mie de pain ou un peu de sucre. Si l'on tolérait un rossignol dans une classe, le professeur aurait beau parler, nul ne l'écoute- rait plus.

Un métier assez suivi est celui de filetier, qui cepen- dant exige parfois des combinaisons multiples et très- compliquées. Il ne s'agit pas effet de produire simple- ment ces filets à mailles toujours semblables qui servent à faire des pêchettes ou dans lesquels les collégiens mettent du pain et des cerises lorsqu'on les conduit aux bains froids ; il faut pouvoir agencer tous les filets pos- sibles, l'épervier qu'on jette en rivière, le panneau dont on entoure les enceintes à lapins pendant les battues, l'énorme filet qu'on tend sous la corde roide ou le tra- pèze des gymnastes, le fichu de laine, la capeline dont les femmes s'enveloppent au sortir du bal, les appuie- tête dont la petite bourgeoisie garantit économiquement le dossier de ses fauteuils. On n'en finirait pas si l'on voulait énumérer tout ce que l'on peut faire avec un bout de ficelle, une navette et un moule. Le professeur de filet a été élevé à l'Institution; c'est un aveugle défi- guré en outre par un de ces nœvi materni, qu'on appelle communément une tache de vin, qui lui couvre et lui tuméfie une partie du visage ; habile homme en son art et fort expert, il a fondé une importante maison de commerce, qu'il dirige à la grande satisfaction de ses

'202 LES JEUNES-AYEUGLES.

associés. Si enchevêtré que soit un dessin, il lui suffit de passer la main dessus pour découvrir la maille trop lâche ou trop serrée. Il est ingénieux, entreprenant, et il rendit un grand service aux Parisiens pendant la pé- riode d'investissement, car il fabriqua les filets à l'aide desquels on put pêcher les poissons dans la Seine.

C'est un peu à contre-cœur que l'Institution donne ce genre d'enseignement professionnel ^ et elle n'y soumet ses élèves qu'après s'être assurée par des épreuves réi- térées qu'ils sont réfraclaires à toute faculté musicale. Lorsque Valentin Ilaûy fit apprendre la musique aux premiers aveugles qu'il recueillit, il croyait ne mettre à leur disposition qu'un art d'agrément et il ne se doutait pas que ce serait leur gagne-pain le plus sérieux. L'en- seignement musical prit des proportions considérables en 1815, quand les jeunes aveugles furent distraits des Quinze -Vingts ; l'Institution était alors dirigée par un médecin, le docteur Guillié, qui reconnut promptement que ses élèves avaient pour la plupart une sorte d'ins- tinct musical qu'il était possible de développer et de faire fructifier. Dès lors il se consacra très-ardemment à cette tâche, dans laquelle il fut généreusement aidé à titre courtois par des artistes éminents, tels que Duport, Dacosta, Ilabeneck. Les résultats obtenus furent excel- lents, et depuis cette époque ce genre d'instruction s'est élevé de jour en jour jusqu'à constituer une école de premier ordre.

L'enfant, après avoir été initié au solfège, choisit l'in- strument pour lequel il se sent le plus d'aptitude; il ap- prend à l'aide du toucher les notes pointées en relief, puis il les joue sous la direction d'un professeur, pres- que toujours aveugle, qui rectifie les mouvements, donne

' On a calculé qu'un aveugle ouvrier filetier ga^ne, par journée de douze heures, 1 fr. 50 cent, ou 2 francs; un rerapaiUeur-canneur de chaises, un tourneur, 3 ou 4 francs.

L'INSTITUTION. 203

des conseils et enseigne le parti qu'on peut tirer d'un outil musical. Tout un corps de bâtiment, coupé de trois étages, est réservé à ces études spéciales : au premier l'orgue, au second les instruments d'orchestre, au troi- sième le piano. De longs couloirs, divisés en cliam- breltes, isolées les unes des autres par des murailles en briques creuses, forment cette classe bruyante ; l'enfant est clos dans sa logette et étudie seul. Pour les morceaux d'ensemble, chacun apprend sa partie, puis tous les exécutants se réunissent dans une vaste salle consacrée aux exercices publics et répètent sous la direction d'un chef d'orchestre. Celui-ci ne bat pas la mesure, il la frappe à l'aide de deux spatules concaves, dont la partie supérieure produit par le choc contre la main un bruit sec parfaitement perceptible.

La musique qu'on leur enseigne est sérieuse et sa- vante : Gluck, Beethoven, Weber, sont les auteurs de prédilection. Il faut du temps pour qu'ils puissent jouer irréprochablement une symphonie complète : trois mois; mais ils ne consacrent qu'une heure cinq fois par semaine à la musique d'ensemble : c'est donc une moyenne de soixante-dix heures. Ils m'ont paru avoir beaucoup d'entrain pour l'étude instrumentale; je me suis promené dans le couloir sur lequel s'ouvre la porte vitrée des loges, et j'ai vu que tout le monde était à l'œu- vre, sauf un pauvre enfant très-troublé qui, malgré le bruit ambiant, était en proie à une sorte d'angoisse ma- ladive, parce que d'un coin de sa chambrette il « voyait » sortir un fantôme vêtu de blanc.

En dehors de cette école générale, il existe deux classes particulières dont on ne rencontre l'analogue nulle part ailleurs : l'une est destinée à créer des orga- nistes, l'autre forme des accordeurs de pianos. Ceci est excellent et très-pratique. J'ai écouté des élèves manœu- vrer de grandes orgues d'église pendant qu'un de leurs

:, i LES JELNES-AVEUGLES.

petits compagnons « piétinait » les soufflets, et j'ai été émerveillé de ce que j'ai entendu. Un de ces virtuoses prenait évidemment un plaisir extrême à l'harmonie qui jaillissait sous ses doigts et montait autour de nous; c'était un grand garçon blond et pâle dont les gros yeux blancs restaient immobiles. Je le regardais; à certains accents de l'orgue, à ces notes plaintives qui ressem- blent aux lamentations de la voix humaine, un nuage rose passait sur sa face et un léger frémissement agitait ses lèvres. Celui-là est un artiste, et, si jamais il est placé au buffet d'orgues d'une cathédrale, il ravira les foules. Évidemment, chez lui tout se formule en sym- phonie, il chante son rêve : ne sait-on pas qu'il faut crever les yeux aux rossignols pour en faire d'incom- parables chanteurs?

On enseigne à ces enfants toutes les ressources et fous les secrets de la composition; ceux dont l'imagination stérile reste fermée à la génération des mélodies, devien- nent accordeurs de pianos, et acquièrent dans cet art, que l'on dit assez difficile à bien pratiquer, une habileté sans pareille. Ils sont extraordinaires d'adresse et de précision : c'est à croire que les yeux sont inutiles pour une œuvre semblable. Ils rattachent une corde, rempla- cent un marteau, manient la clef avec une habileté qui remplit d'ètonnement, et c'est en les voyant que j'ai compris ce mot d'un clianteur célèbre : « Les aveugles sont les premiers accordeurs du monde. » La finesse de leurouïe les aide singulièrement et leur permet d'arriver au ton absolument juste.

Le public est parfois appelé à juger de la valeur de l'enseignement musical distribué à l'Instilution. On y donne des concerts qui ont une réelle valeur. Dans la chapelle, dont le sanctuaire est voilé par de larges rideaux, on réunit les invités ; les enfants sont placés sur une estrade, les garçons d'un côté, les filles de l'au-

L'INSTITUTION. 2C5

tre. J'ai assisté à l'une de ces fêles ; l'impression est triste : c'est l'infirmité qui domine; ces faces immobiles et. sans regard sont douloureuses à contempler. La sen- sation s'efface promptement, et l'on reste étonné de l'en- semble des exécutions difficiles. 11 n'y a pas une hési- tation dans la rentrée des parties secondaires, pas une note douteuse. Le chef d'orchestre conduit en sourdine, et le bruit de sa spatule ne parvient même pas à l'oreille des auditeurs. Plusieurs anciens élèves, actuellement professeurs à l'Institution, ont fait entendre des compo- sitions remarquables, à la fois sérieuses et très-mélodi- ques. Lorsque les filles se lèvent pour chanter, tous les garçons penchent la tête de leur côté comme pour mieux écouter « les jolis sons » qu'ils vont entendre. La partie vocale est la moins irréprochable, par la simple raison que ces enfants sont trop jeunes et qu'ils n'ont point encore la voix formée. Au reste, on ne néglige rien pour développer en eux le goût et la science de la musique ; ils ont leur loge au Conservatoire, des places à l'Opéra- Comique, des sièges réservés aux concerts du Grand- Ilôtel. L'Opéra, qui les accueillait autrefois, leur a fermé ses portes : la grosse subvention qu'il reçoit devrait cependant l'engager à être moins inhospitalier pour des enfants infirmes à qui l'audition de la musique est une joie exquise et un très-utile enseignement. L'excellence des études musicales de l'institution se démontre par ce fait, que depuis vingt ans les jeunes aveugles ont obtenu cinq prix et treize accessits aux concours du Conser- vatoire ^

* Les mérites généraux de l'instilution ont été reconnus et récom- pensés aux Evposiiioiis de l'industrie : médailles de bronze en 182!^, 1827, 18Ô4 ; mi^daille d'argent à l'Exposition universelle de Paris, I800; grande médaille à l'Exposition universelle de Londres, 18G2; médaille d'or à rExpositiciii universelle de Paris, 1867. Pe plus à la même exposition : mention honorable à M. Levitte ; médaille d'argent à ma- demoiselle Maria Cailhe, à M. Siou, à M. Guadet, professeurs à l'Insii- tulioa.

206 LES JEUNES-AVEUGLES.

L'Institution voudrait bien se débarrasser de Tappren-

tissaj^e professionnel, afin de pouvoir se consacrer exclusivement à renseignement scolaire el musical. Ce serait évidemment fort heureux pour elle ; il faudrait lui accorder le droit d'évacuer sur nos rares maisons de province les enfants inhabiles à la musique, et l'auto- riser à y prendre les élèves doués de dispositions parti- culières comme virtuoses ou comme compositeurs. On obtiendrait ainsi, je crois, des résultats importants, et l'institution serait promptement à même de fournir des organisles aux principales églises de France ; c'est un avantage qui n'est pas à dédaigner. Aujourd'hui les efforts s'éparpillent un peu sur ces petits métiers, qui ne sont qu'un pis-aller stérile; il serait bon de les con- centrer sur cet art nmltiple et charmant pour lequel la vue n'est point de nécessité rigoureuse. L'Institution deviendrait alors une sorte de conservatoire réservé à une classe particulière d'individus choisis avec discer- nement ; les autres, que leur médiocrité intellectuelle réduit à l'état d'ouvriers inférieurs, recevraient en pro- vince l'apprentissage dont ils ont besoin.

On a dit, dans cet esprit d'opposition quand même que nos administrations ont toujours eu le triste privi- lège de susciter, que l'Institution des Jeunes-Aveugles ne réussissait guère qu'à produire des mendiants joueurs de clarinette ou d'accordéon. Qu'il soit sorti quelque mauvais drôle de l'Institution, cela n'a rien d'extraor- dinaire ; nos collèges, nos écoles en produisent, et il ne suffit pas d'être infirme pour devenir impeccable. Je n'ai pas à raconter ici quelle puérile compétition se cache derrière ces assertions trop intéressées pour être sin- cères, mais je puis dire ce que sont devenus depuis vingt-cinq ans les élèves qui ont traversé l'établissement; c'est une pièce qui permet de juger le procès. Du 1" janvier 1848 au 31 décembre 1872, 514 garçons ont

L'INSTITUTION. 207

été admis à l'Institution : 39 sont décédés ; 21 ont été retirés par leurs parents avant l'achèvement de leurs études; 16 ont été rendus à leur famille parce que leur état sanitaire ou mental ne leur permettait pas de pro- fiter de l'enseignement; 6 sont sortis après avoir été mis à même de se servir de leur vue améliorée ; 50, presque idiots, ont été exclus parce qu'ils étaient abso- lument inhabiles aux travaux dont les aveugles sont capables ; 41 ont été renvoyés pour fautes graves, par suite d'une décision ministérielle.

Si, à ce total de 175, on ajoute les 143 élèves actuel- lement présents à l'Institution, on obtiendra un chiffre de 516; il reste donc à savoir ce que sont devenus les 198 enfants qui ont terminé leurs études : 6 ont été nom- més aspirants-professeurs à l'Institution même; 2 y sont pourvus d'un emploi ; 55 sont capables d'exercer la dou- ble fonction de professeur organiste et d'accordeur de pianos; 54 sont organistes maîtres de chapelle; 45 sont accordeurs de pianos; 20 sont employés dans une fabri- que de filets ; 26 gagnent leur vie comme empailleurs et canneurs de chaises; 4 sont tourneurs et 4 brossiers; enfin 4, sortis sans profession déterminée, ont trouvé dans leur famille une aisance ijui ressemble à de la for- tune. Sur ce nombre de 198, trois seulement n'ont pas ré- pondu aux espérances qu'ils avaient fait concevoir, et évitent avec soin tout ce qui pourrait les rappeler au souvenir de leurs anciens maîtres; il est fort possible que ceux-là deviennent des mendiants ou obtifmient leur entrée aux Quinze-Vingts s'ils sont sans ressources per- sonnelles. Cette moyenne est incontestablement infé- rieure à celle des élèves qui « tournent mal» à l'issue- du collège *.

' Sur 2IÎ4 jeunes filles mises à l'Institution du i" .JTiivier 18i8 au 51 décembre IS'Î^, je trouve : 10 retirées par leurs parents; 11 rendues pour cause de santé; 24 exclues comme inhabiles; 9 renvoyées pour

208 LES JEUNES-AVEUGLES.

Aujourd'hui (4873), la maison contient 218 pension- naires, dont 75 filles*; elle est remarquablement tenue, d'une propreté qu'on rencontre rarement dans les lieux habités par des enfants, munie d'une infirmerie spacieuse dirigée par des sœurs augustines de Sainte-Marie, par- faitement disposée en tous ses aménagements, quoique un peu petite, puisque le quartier des garçons ne pour- rait contenir un élève de plus. Autant l'institution des sourds-muets est morne et comme mourante, autant celle des jeunes aveugles est vivante, active, occupée. Elle ne coûte pas cher : son budget pour 1875 est de 250,000 francs, dont 28,000 francs de rentes sur l'État, 54,000 francs résultant des bourses, pensions et trous- seaux, 14,000 francs de recettes diverses et 150,000 francs de subvention allouée par l'État. C'est s'en tirer à bon compte, car elle produit des résultats remarquables et est un réel honneur pour notre pays.

Les bienfaiteurs véritables des aveugles sont deux Français : Valenlin Ilaiiy, qui a réuni tous les systèmes épars en un seul corps de doctrine, et Louis Braille, qui les a dotés d'une merveilleuse écriture. L'Institution suit l'impulsion donnée, elle perfectionne son programme et limite son action sur des points déterminés, étudiés avec soin et enseignés par l'expérience. Les facultés naturel- lement restreintes de l'aveugle étant données, elle les fé- conde et en tire le meilleur parti possible. Je ne vois guère qu'un mince desideratum à signaler, et il est bien facile d'y porter remède: la bibliothèque estabsoluuient insuf- fisante. C'est par la lecture surtout que l'on instruit ces enfants, ils aiment à entendre les récits d'aventures et

fautes graves; 21 décédées; 75 présentes actuellement; 84 sorties, dont 2 noniinées pi-offsseurs à l'Institution; 44 organistes ou niailresses de musique; 54 ouvrières en filets et tricots; 4 dans leur famille aisée. La conduite des jeunes filles aveugles est ordinairement à l'abri de tout reproche.- * Sur ce nombre, il n'y a que 6 élèves payant intégralement la pension.

L'INSTITUTION. 209

de voyages ; il faut au moins que leurs professeurs aient sous la main de quoi satisfaire cette curiosité intelli- gente et saine. Le fonds donné par Neufchâteau est encore la vraie richesse bibliographique de la maison ; les dic- tionnaires de Bayle, de Moréri, de Trévoux, la vieille Encyclopédie, n'ont plus grand'chose à enseigner aujour- d'hui ; il faudrait rajeunir cette bouquinerie surannée. Le dépôt des livres au ministère de l'instruction publi- que ne pourrait-il pas faire quelque largesse au boule- vard des Invalides? Ne pourrait-on pas, ce qui vaudrait mieux, consacrer une somme spéciale à l'achat des ou- vrages qui sont de nature à intéresser, à éclairer ces malheureux? 1,000 francs par an suffiraient; c'est une bien faible somme ; le ministère de l'intérieur, dont l'Institution relève hiérarchiquement, ne la refusera certainement pas.

L'aveugle qui sort de cette excellente école n'est point abandonné ; on ne le jette pas sans défense aux hasards pénibles de la vie. Une société de placement, qui a ses racines dans l'institution même, veille sur lui et le pro- tège : elle le guide. Elle n'intervient que bien rarement pour lui donner des secours; elle fait mieux, elle s'em- ploie activement à lui trouver une situation qui l'aide à créer son indépendance par le travail; dans ce but, elle s'occupe surtout de nouer des relations avec les facteurs d'instruments de musique, avec les fabriques des égli- ses, avec les patrons qui peuvent utiliser la science ac- quise par l'enseignement professionnel. Son but est élevé ; il est philanthropique au vrai sens du mot, car c'est aimer l'homme que de le suivre avec intérêt, de le pous- ser dans des fonctions convenablement rémunérées, et de ne pas se tenir quitte envers lui avec une. aumône toujours aussi facile à offrir qu'humiliante à accepter. La liste des donataires est très-instructive à parcourir; elle prouve quelle reconnaissance les anciens élèves ont

210 LES JEUNES-AVEUGLES.

gardée au fond du cœur pour la bienveillante institution qui les a abrités et en a fait des hommes. Les souscrip- teurs sont nombreux ; presque tous ils sont aveugles ou attachés à la maison par un lien quelconque ; la somme versée est minime : en général, trois francs. C'est donc un sacrifice réel prélevé péniblement sur la paye ou sur les maigres émoluments. Cela en dit bien long en faveur de ceux qui donnent : ils ont la rare vertu du souvenir et démontrent ainsi le bon aloi de l'éducation morale qu'ils ont reçue.

Cette institution est à encourager sous tous les rap- ports ; elle est utile au premier chef, très-bien conduite et il m'a paru que chacun y était dévoué à l'œuvre col- lective. Le champ d'action en est plus large qu'on ne croit: elle est maison d'éducation religieuse, d'instruc- tion primaire et secondaire, d'enseignement profession- nel, industriel et musical; de plus et c'est un ca- ractère extrêmement précieux elle est école normale : elle recrute et forme des professeurs qu'elle choisît parmi ses élèves d'élite, et elle ne les admet aux honneurs de la chaire qu'après un stage déterminé et des épreu- ves subies devant des examinateurs appartenant à l'Uni- versité et au Conservatoire. Non- seulement elle façonne ainsi elle-même les maîtres dont elle a besoin, mais elle a pu en fournir aux divers établissements fondés sur le modèle de celui de Paris, en Europe et même en Améri- que, notamment à Copenhague et à Rio-Janeiro. Elle répand ainsi, et de son mieux, l'âme aimante de Valen- lin Haùy dont elle s'est si profondément pénétrée.

On peut regretter qu'elle ne soit pas plus ample ou qu'elle n'ait pas quelques succursales propres à recueillir les enfants auxquels son exiguïté l'empêche d'ouvrir la porte à deux battants. Il y a en France environ 3,000 jeunes aveugles en âge d'être instruits, et nos établis- sements spéciaux n'en peuvent guère contenir que 400.

L'INSTITUTION. 211

Que deviennent les autres? En 1855, lorsque M. Guizot discutait la loi sur l'enseignement, il disait : « L'ensei- gnement primaire est la dette du pays envers tous ses enfants. » Bien des aveugles restent encore créanciers éconduits. L'instruction est cependant pour eux, plus encore peut-être que pour les voyants, un bienfait qui n'a pas d'équivalent. A l'aveugle pauvre elle donne un métier il trouve des ressources suffisantes ; elle l'ar- rache à la mendicité et à l'hospice ; à l'aveugle riche elle apporte des satisfactions profondes, toujours renou- velées, qu'il ne peut attendre que de la culture de son esprit ; pour tous deux, elle ouvre le monde fermé, dis- sipe les ténèbres qui les enveloppent, neutralise l'infir- mité dans une mesure très-étendue, et les crée à une vie nouvelle. Aussi, en étudiant cette institution mère, en constatant les résultats qu'elle obtient, on déplore qu'elle ne soit pas assez vaste pour accueillir tous ceux qu'un mal irréparable condamne à la double nuit de l'igno- rance et de la cécité.

CHAPITRE XXVIII

LE SERVICE DES EAUX

I. EE TEMPS DE LA SOIF.

Salubrité matérielle. Abreuvoir général. Kive droite. Rive gauche. Les moines de Saint Laurent. Saint-Martin-des-Champs.

Point de départ. Philippe-Auguste. La Maubuée. Expro- priation pour cause d'utilité publique. Le roi substitué aux abbayes.

Concessions courtoises. Edit du 9 octobre 1392. Substitution de la commune à la royauté. Lettre de François I". c La gros- seur d'un pois tant seulement. » Abus. Réduction des conces- sions. — Origine de la vente de l'eau. Sully. La Samaritaine Le palais du Luxembourg. Jean Coing. Solennité. Les eaux d'Arcueil. La machine du pont Sainte-Anne. Fouquet. Con- sommation en 1655. Pénurie. Les moulins du pont Notre-Dame.

Sondages inutiles. On reste stationnaire. Fontaines sans eau.

Projet de Deparcieux. Les frères Périer. Les pompes à feu.

Agiotage. La Révolution. La Beuvroune et l'Ourcq. Revemi hydraulique de la ville au commencement du dix-neuvième siècle. L'eau à la portée de tous.

Parallèlement aux organes de salubrité morale à l'aide desquels on surveille les malfaiteurs, on secourt les indigents, on répand l'instruction, il existe dans toute agglomération humaine des organes de salubrité matérielle qui sont nécessaires à la vie commune des grandes villes. Sous ce rapport, Paris peut à bon droit

214 LE SERVICE DES EAUX.

être proposé comme modèle. Dès l'origine de notre his- toire urbaine, malgré l'ignorance des temps, on constate- les efforts accomplis pour assainir la cité, distribuer à chacun l'eau et la lumière, et améliorer sans cesse les conditions hygiéniques extérieures au milieu desquelles vit notre population. L'eau qui sert aux usages domes- tiques, à la boisson, élément indispensable à l'existence, emblème de pureté qui est symbolisé dans nos églises par le bénitier substitué au lavabo des ablutions anti- ques, instrument d'industrie et de locomotion artifi- cielle, a été de tout temps considérée comme une né- cessité de premier ordre. Les villes, les gouvernements, les rois ont tenu à honneur de la donner en abondance, souvent au prix de sacrifices excessifs, et Paris n'est pas arrivé du premier coup à satisfaire d'une façon^ correcte aux légitimes exigences de son peuple à cet: égard.

Il nous suffit aujourd'hui de tourner un robinet pour avoir de l'eau en quantité suffisante ; il n'en a pas tou- jours été ainsi. Avant d'être doté de l'admirable système d'aqueducs, de réservoirs, de fontaines dont nous jouis- sons actuellement, Paris, comme un voyageur au dé- sert, a traversé ce que les Arabes appellent les heures de la soif. Lorsque la ville tout entière gisait dans l'île de la Cité, le procédé était très-simple: on allait à la rivière puiser directement une eau qui ne devait pas être d'une limpidité irréprochable, car, à cette époque, la Seine recevait et charriait toutes les immondices ri- veraines; c'était à la fois l'abreuvoir et l'égout général. Plus tard, quand, trop étouffée dans son enceinte, la ville eut franchi la rive droite du fleuve, qu'elle eut défriché le bois des Cbarbonniers, le Louvre s'élève aujourd'hui, qu'elle eut consolidé les marais qui por- tent l'Arsenal, qu'elle eut construit le bourg Thiboust, le Beau-Bourg, le Bourg-l'Abbé, qui prenait son nom de

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LE TEMPS DE LA SOIF. 215

l'abbaye Saint-Martin, qu'elle eut jeté comme une ve- dette sur les dernières inflexions du mont des Martyrs la maladrerie de Saint-Lazare, à laquelle s'adjoignit la paroisse de Saint-Laurent, elle trouva que la Seine étail bien loin, et elle eut soif.

Les Parisiens qui avaient enjambé la berge gauche de la Seine étaient moins malheureux. Ils avaient d'a- bord la rivière de Bièvre, qui alors se jetait en amont du Petit-Pont, à peu près en face de Notre-Dame ; ce fu- rent les embellissements de Charles V qui la repoussè- rent vers l'est et lui creusèrent un lit nouveau qui la fit aboutir au-dessus du point nous voyons le pont d'Austerlitz. En outre, ils avaient les eaux d'Arcueii, amenées par un aqueduc romain dont on fait remonter la construction à Julien, et qui fut renversé, dit-on, pendant le neuvième siècle par une incursion normande ; ce ne fut, du reste, qu'en 1544 qu'on en retrouva les vestiges.

Les moines de Saint-Laurent trouvèrent moyen de boire sans avoir recours à la Seine. Ils découvrirent ce que l'on nomme encore fort improprement , comme nous aurons à le dire, les sources du nord, prises sur les hauteurs de Romainville, des Bruyères, de Ménil- monlant, et les réunirent dans un réservoir commun aux Près-Saint-Gervais, d'où elles s'écoulaient par des tuyaux de plomb dans la direction déterminée. L'abbaye de Saint-Martin-des-Champs, qui est aujourd'hui le Con- servatoire des arts et métiers, capta plus tard les eaux de Belleville et construisit un aqueduc souterrain de 1,200 mètres environ qui les amena jusqu'au lieu de consoiiimation. C'est le point de départ très-humble de notre système de distribution des eaux. Les travaux exécutés par les moines ont été souvent réparés; il ne reste plus rien des constructions primitives; mais les sources ne sont point taries, elles donnent toujours un

210 lu SERVICE DES EAUX.

faible contingent que nous apprécierons lorsque nous conduirons le lecteur à Belleville et aux Prés-Saint- Gervais.

Celte eau était sans doute exclusivement consacrée au service des deux monastères et des bourgades bâties à leur ombre; ce fut Philippe-Auguste qui en généralisa l'usage et y fit participer la population parisienne. Il avait ach(Mé aux religieux de Saint-Lazare la foire qu'il transporta aux Halles en 1183^; en même temps, il fit établir trois fontaines, l'une sur le nouveau marché même, l'autre au cimetière des Innocents qu'on venait d'ouvrir: elles étaient alimentées par l'eau des Prés- Saint-Gervais; la troisième provenait de la source de Belleville : le sobriquet que le peuple lui donna et qui subsiste encore prouve combien l'eau, chargée de sels calcaires, était aigre, rude, et combien peu elle pre- nait le savon, ainsi que disent les ménagères : on la nomma la Maubiiée, la mauvaise lessive.

Par le l'ait, Philippe-Auguste n'avait pas seulement rendu un grand service aux Parisiens, il avait expro- prié les moines « pour cause d'utilité publique », et avait déclaré que la distribution des eaux était de pri- vilège royal. 11 tuait un abus, mais pour en faire naître un autre qui aura parfois de graves conséquences, con- tre lequel on réagira souvent en vain, et qui ne prendra fin qu'aux premières heures de la Révolution. Cet abus est celui des concessions courtoises, dont le premier exemple est donné, en 1265, par Louis IX, qui accorde une prise d'eau au couvent des Filles-Dieu; c'était di- minuer d'autant la ration déjà fort restreinte du public. La mode s'y mit; il n'y eut pas de maisons religieuses, pas de grands seigneurs, qui n'obtinssent des conces- sions pour leur usage exclusif; le mal devint tel, que les fontaines tarirent et que plusieurs quartiers furent

* Voir t. II, chap. vmj les Halles centrales.

LE TEMPS DE LA SOIF. 217

abandonnes parce que l'on y mourait de soif. Il fallut porter remède à cet état de choses, et un édit de Char- les VI, en date du 9 octobre 1592, révoqua toutes les concessions privées, excepté celles dont jouissaient les logis du roi et des princes du sang. Un considérant de l'ordonnance royale mérite d'être cité; il peint l'épo- que : « Car de tant comme nostre bonne ville de Paris sera mieulx pueplée et habitée de plus de gens, et que nostre dict pueple sera mieulx pourveu de ce qui est nécessaire pour leur sustentacion, la renommée d'icelle sera plus grant, laquelle renommée redonde à l'aug- mentation de nostre gloire et exaltation de nostre hau- tesse et seigneurie. » C'était le roi alors qui entretenait les réservoirs, les aqueducs et les fontaines; les muni- cipalités ne sont point encore intervenues : leur rôle va commencer.

Pendant l'exécrable querelle des Bourguignons et des Armagnacs, pendant la longue guerre que nous eûmes à supporter contre les Anglais implantés sur notre sol, on vécut au jour le jour, et l'on ne pensa guère à con- server en bon état les conduites d'eau qui alimentaient les fontaines. L'aqueduc de Belleville s'écroulait, le prévôt des marchands le fit réparer sur une longueur de 96 toises (187 mètres). Pour célébrer cet acte de bonne administration municipale, on fît graver sur marbre une inscription que l'on peut lire encore au re- gard « de la Lenterne ». Elle est composée de vingt vers qui riment assez bien entre eux, donnent la date précise (1457), les dimensions de l'œuvre, le nom du prévôt, Mathieu de Nanterre, celui des échevins, F'ierre Gallie, Michel Granche, Philippe Lalemant, Jacaues de Hacqueville, et se termine ainsi :

Car, se brefTement on ne l'eust fait, La fontaine tai'ie estoit*.

* Voir Pièces justificatives, 5.

218 LE SERVICE DES EAUX.

En somme, ce fut une prise de possession ; la commune dépouillait la royauté à son profit : puisqu'elle accep- tait charge d'entretien, elle devenait propriétaire, et ce fut elle qui distribua les concessions courtoises. Elle ne s'en fit pas faute, et retomba dans les errements que Charles YI avait combattus. Le droit de la ville sur la distribution des eaux ne lui fut jamais disputé; la royauté le reconnut, on en a la preuve dans une lettre, datée du 22 novembre 1528, par laquelle François I" demande au prévôt des marchands et aux échevins d'octroyer de l'eau à l'évêque de Castres qui va faire bâtir une maison à La Villette, « la grosseur d'un pois tant seulement. » Le bureau de la ville, comme on di- sait alors, se fit tirer l'oreille; le roi renouvela sa de- mande, qui ne fut prise en considération que le 11 fé- vrier 1529, et l'on a soin de stipuler que messire Pierre de Monligny, évoque de Castres et abbé de Ferriéres, fera les frais d'installation, et ne pourra tirer « qu'un fil d'eau vive de la grosseur d'une graine de vesce *. » Plus tard, en 1549, Henri 11 obtient, non sans peine, des concessions pour la duchesse de Valentinois et le maréchal de Saint-André.

Si le prévôt et les échevins tenaient autant que pos- sible le gobelet liant pour les grands seigneurs, ils l'a- baissaient volontiers pour eux et y puisaient à pleines lèvres. Les concessions qu'ils marchandaient au roi, ils se les attribuaient sans vergogne pour services rendus

* Sous le rrgne de François I" on répara l'aqueduc de BelleviUe. « En cette dicte année (15'27) tut commencé par les pievost et eschevins de la ville de Paris, à faire faire tout de neuf les voultes, conduilz et tuyaulx pour la fontaine de la ville de Paris, qui ont couslé à faire plus de trente mil livres. Et furent commencées à faire dedans terre les voultes, de Delleville sur Sablon, jusques à Paris, et lurent icelles voultes parfaicles de pierres de taille, en manière qu'on pouvait aisé- ment aller par dedans, pour mettre les dicts tuyaulx. Et a duré l'œuvre à faire plus de quatre ans, et partaicte en l'an 1^50, et le tout pour le bien puljlic. » Journal d'un bourgeois de Paris sous le règne de Fran- fois 1", p. 550.

LE TEMPS DE LA SOIF. 219

OU à rendre, et les fontaines banales n'en coulaient pas mieux. Le moyen imaginé pour calmer les plaintes du public fut étrange. Une ordonnance municipale du 28 novembre 1353, qui eut besoin d'être appuyée par let- tres patentes du 15 mai 1534, rapporta toutes les con- cessions faites et les rétablit immédiatement au profit de nouveaux titulaires. Malgré l'érection de la fontaine de Birague en 1579, Paris était fort altéré, et il fallut attendre la fin de la Ligue et l'entrée de Henri IV à Pa- ris pour que l'on s'occupât sérieusement de cette ques- tion vitale. Une série de mesures provoquées par le roi et adoptées de 1594 à 1598 réduisirent à quatorze le nombre des concessions.

A cette époque un fait nouveau se produisit dont il faut tenir compte, car il constitue l'origine d'un revenu qui est aujourd'hui considérable. Martin Langlois, pré- vôt des marchands, offre dans cette même année 1598 une rente de 55 livres 10 sous à la ville de Paris en échange d'une concession qu'il demande ; de plus, à quelques années de là, le chancelier de Bellievre reçoit deux lignes d'eau en compensation d'un terrain aban- donné par lui. Le principe est donc admis, il appar- tiendra à notre temps de l'appliquer d'une façon régu- lière et normale. C'est encore sous le règne de Henri IV que les habitants de la rive gauche eurent leur première fontaine, qui fut construite au Palais de Justice en 1606 par ordre de François Miron. Elle était alimentée par l'eau des Prés-Saint Gervais, qui passait dans une con- duite placée sous le tablier du pont au Change.

Les mauvaises habitudes avaient repris; des conces- sions courtoises avaient encore été octroyées, l'eau man- quait. Henri IV fit un coup d'autorité : il examina lui- même l'état des distributions et, par lettres patentes du 19 décembre 1608, il annula toutes les concessions, à l'exception de celles dont jouissaient le comte de Sois-

220 LE SERVICE DES EAUX.

Gons, les dames de Guise et de Montmorency, la duchesse d'Angoulême, les religieuses de Sainle-Claire, les Filles- Dieu, les Filles-Pénitentes, l'hôpital de la Trinité et les Récollets Saint-Martin. Ce n'était que de l'empirisme, et l'on ne pouvait ainsi remédier à une disette d'eau que l'accroissement de la population rendait plus sensible de jour en jour. Sully, qui fut avec Turgot le seul grand ministre économiste qu'ait possédé la France, comprit promptement que les sources de Beileville et des Prés- Saint-Gervais ne rendaient point un volume d'eau cor- respondant aux besoins publics. Il fallait, si l'on ne modifiait l'alimentation même des fontaines, ou que le peuple se passât d'eau, ou que le Louvre et les Tuileries en fussent privés. 11 imagina alors de puiser en pleine Seine une quantité d'eau qui, reçue dans des réservoirs placés au-dessus du pont Neuf que l'on venait d'achever, pût être facilement distribuée dans les deux logis du roi.

Il s'entendit avec un ingénieur flamand nommé Jean Lintlaer, et, en 1606, malgré la réclamation des mar- chands, qui redoutaient quelques embarras pour la facile navigation du fleuve, on éleva en aval, sur la deuxième arche de droite du pont Neuf, la première machine hydraulique que connut Paris. Cemt la Sama- ritaine, qui eut rang de château et qui fut dirigée par un agent décoré du titre de gouverneur. Elle se déver- sait dans le Louvre et dans les Tuileries, et par ce fait rendait libre la fontaine que François I" avait fait ériger sur la place de la Croix-du-Trahoir'.

Henri IV disparaît; Sully rentre dans la retraite, l'ali- menlationdes fontaines est en péril, car, sous l'influence de la cour, on revient au système des concessions gra-

* La fontaine de François I" a subsisté longtemps ; elle a été remplacée au siècle dernier parcelle que l'on voit au coin de la rue de l'Aibre-Sec et de lu rueSaiiu-Honoré. La Samaritaine, reconstruite en 1T!2, a été supprimée en 1S13.

LE TEMPS DE LA SOIF. 221

tuites; et cependant on exécuta, pendant la régence de Marie de Médicis, un travail hydraulique qui fut d'un grand secours pour Paris. On reprit un projet que la mort de Henri IV avait empêché de mettre à exécution. En effet, dès 1C09, Sully avait fait faire des tran- chées dans la plaine de Longboyau pour retrouver, s'il se pouvait, les conduites romaines qui autrefois ame- naient l'eau de Rungis jusqu'au palais des Thermes. Heureusement la reine-mère voulut avoir un palais à elle, et elle acheta les terrains qu'elle réservait à la construction du Luxembourg. Placé sur un point élevé, fort éloigné de la Seine, ce palais futur devait être privé d'eau, et, pour remédier à cet inconvénient, on pensa de nouveau aux sources relativement abondantes des territoires de Rungis, d'Arcueil et deCachan. Différents entrepreneurs se présentèrent ; par délibération du 27 octobre 1612, le bureau de la ville accepta l'offre de Jehan Coing, maitre-inaçon, qui s'engageait à capter les eaux et à les amener par aqueduc à Paris pour la somme de 460,000 livres. On donna une grande solennité à l'ou- verture des travaux : la première pierre du principal regard de Hungis fut posée par le jeune roi Louis XIII, accompagné de sa mère régente et de toute la cour, le 17 juillet 1613^

Il fallut onze ans pour terminer l'œuvre entière, qui existe encore et que tous les Parisiens connaissent; l'eau fut, pour la première fois, mise dans les conduites des- tinées à la recevoir le 18 mars 1624, en présence du prévôt des marchands et des échevins. Ces eaux, qu'on a toujours nommées les eaux d'Arcueil, une fois la prise du Luxembourg opérée, furent distribuées dans qua- torze fontaines publiques nouvellement construites. La proportion était fort inégale : sur trente pouces d'eau

* Voir Pièces juitificatives, 6.

222 LE SERVICE DES EAUX.

que l'aqueduc versait dans les réservoirs, dix-huit étaient attribués à la maison royale et douze seulement aux besoins de la population *.

En 1652, Barbier, contrôleur général des forêts de nie- de-France^, voulant mettre les Tuileries et le fau- bourg Saint-Germain en communication facile et sup- primer le bac qui servait de va-et-vient entre les deux rives de la Seine, construisit ce pont de bois que les historiens nomment indifféremment le pont Barbier, le pont Sainte-Anne et le pont Rouge. On y installa une ma- chine hydraulique dont parle John Evelyn, qui visita Paris en 1643 : « C'est, dit-il, une statue de Neptune qui fait sortir de l'eau par la gueule d'une baleine : le tout est en plomb, mais fort inférieur à la Samaritaine. » Le groupe était sans doute contenu dans la maison bâtie sur pilotis que Gomboust a figurée dans son plan de Paris. Les poutres, les madriers, le Neptune et la baleine disparurent le 20 février 1684, dans une crue de la Seine qui emporta le pont de bois auquel le pont Royal allait succéder. L'eau montée par l'appareil avait été réservée à l'arrosage du jardin des Tuileries et aux usages du « logement de Mademoiselle ». La population n'en profita donc pas, mais elle reçut vers la même époque, 1651, de nouvelles sources découvertes entre Arcueil et Cachan, et dont le produit s'élevait à vingt- quatre pouces environ.

Cependant les concessions, auxquelles on ne parve- nait pas à mettre fin, diminuaient chaque jour la portion congrue attribuée au public. Le 22 janvier 1655, le prévôt des marchands rend une ordonnance qui déclare

* On mesurait l'eau alors par pouce et par ligne, système de jauge Irès-défectueux et qui enlraiiiait à blendes erreurs. Le pouce tonlaiiiier équivalait en chiffres ronds à 20 mêlres cubes en vingl-quatre heures (exactement 19°,19o). Le mètre correspond à 1,000 litres; Arcueil versait donc quolidiennement 600,000 litres d'eau à Paris.

* Voir t. I, cliap. v ; la Seine à Paris.

LE TEMPS DE LA SOIF. 223

que désormais toute concession nouvelle sera faite à prix d'argent. L'exemple de la soumission fut donné de haut, mais ne servit guère ; le surintendant Fouquet paye 40,000 livres pour un pouce d'eau qui lui est accordé, le 4 juin 1655, sur les sources de Bellevilie et des Prés-Saint-Gervais. On a beau rassembler à l'Hôtel de Ville les clefs de tous les regards, menacer de peines sévères ceux dont la consommation dépasserait le droit de prise, on ne peut parvenir à régulariser la distribu- tion. L'eau est littéralement au pillage, et les contesta- tions sont aussi fréquentes qu'elles seraient fastidieuses à rapporter. Grâce pourtant à ces arrêts toujours sem- blables, à ces interdictions éludées, à ces règles défi- nitives qui ne duraient pas vingt-quatre heures, on sait exactement la somme d'eau répandue dans Paris. Un état de distribution arrêté le 22 mai 1669, désignant séparément Arcueil, Bellevilie, les Prés-Saint-Gervais, mais omettant intentionnellement le produit de la Samaritaine, consacré aux logis royaux, nous apprend que le nombre des fontaines, ou regards publics, était de trente-cinq ; vingt-trois pouces d'eau étaient distri- bués dans la ville : treize pouces alimentaient les fon- taines banales, dix pouces étaient attribués à cent cin- quante-deux concessions privées. Paris consommait donc à cette époque 460,000 litres d'eau de source, dont 200,000 étaient soustraits en faveur des particuliers et des couvents.

En présence d'une pénurie pareille , il fallait aviser, d'autant plus que la sécheresse extraordinaire des an- nées 1667, 1668 et 1669 avait singulièrement appauvri le rendement des sources; aussi ce fut encore à la Seine, à ses eaux contaminées, que l'on eut recours. Au-des- sous de la troisième arche du pont Notre-Dame, il exis- tait alors un moulin à blé. Daniel Jolly, chargé de diriger les machines de la Samaritaine, proposa en 1670

224 LE SERVICE DES EAUX.

d'utiliser les échafaudages du moulin pour organiser quatre pompes aspirantes et foulantes qui donneraient à Paris un produit quotidien de quarante pouces; en même temps, un certain Guillaume Fondrinier, qui n'é- tait que le prête-nom de Jacques de Mance, trésorier de la fauconnerie, offrit de construire, à un second moulin du même pont Notre-Dame, huit corps de pompes qui élèveraient cinquante pouces, qu'on pourrait, avec quel- ques ouvrages supplémentaires, porter facilement à cent. La ville accepta ; Jolly et de Mance se mirent à l'œuvre chacun de son côté ; le travail était terminé en 1671. Les résultats ne furent pas aussi brillants qu'on était en droit de l'espérer, mais ils furent néanmoins considérables, puisqu'ils produisaient 1,600,000 litres, c'est-à-dire quati e-vingts pouces, qui furent reçus dans quinze nouvelles fontaines accessibles au public.

Ces mécaniques hydrauliques étaient bien rudimen- taires; les personnes qui ont vu fonctionner la machine de Marly peuvent se figurer ce que valait ce grossier ou- tillage ; on faisait en réalité plus de bruit que de beso- gne, et les réparations incessantes coûtaient fort cher. De plus on se plaignait de la qualité de l'eau de Seine , on enviait les eaux d'Arcueil et des Prés-Sainl-Gervais, quoique cependant elles soient bien calcaires; on ne parlait que de nouvelles sources à découvrir; on sonda les coteaux de Meudon, de Clamart, de Vaugirard, de Châtillon, d'Issy, mais sans succès. On fut forcé de se contenter de ce que l'on avait et l'on resta stationnaire pendant un siècle *.

Ce n'est pas que les projets fassent défaut ; il ne se

* On peut facilement se rendre compte de la disette dont Paris avait à souffrir, en consultant le plan de distribution des eaux que l'abbé de Lagrive a dressé en 1735; on y voit les « tuiaux du roy pour les eaux de source, pour les eaux de Seine, pour les eaux de source et de Seine, et les tuiaux de la ville pour les eaux de source, pour les eaux de Seine. >

LE TEMPS DE LA SOIF. 225

passe pas dix ans sans que l'on en présente ; ils sont étu- diés et repoussés; on semble se contenter des appa- rences, et l'on édifie beaucoup de fontaines sans trop se préoccuper d'y amener de l'eau. On prodigue les sculp- tures, les attributs; le public n'en est pas plus satisfait. Après l'inauguration de la fontaine de la rue de Gre- nelle, en 1759, on ne s'arrête guère à admirer les statues de Bouchardon, et on la surnomme la Trom- peuse, car elle a promis de l'eau et n'en a point donné. Une sorte d'indifférence qui ressemble bien à de l'apa- thie neutralise toutes les bonnes intentions qui se font jour ; on voit inutilement poindre des idées qui plus tard trouveront une réalisation facile et qui alors pa- raissent téméraires.

En 1762, Deparcieux offre d'amener à Paris les eaux de la petite rivière de l'Yvette, qui sort de terre entre Versailles et Rambouillet; deux ingénieurs célèbres, Perronet et de Chezy, donnèrent corps à l'idée de De- parcieux, en dressant le plan de l'aqueduc de l'Yvette- Trois ans après, en 1765, une compagnie propose d'éle- ver les eaux de la Seine de façon à les distribuer dans toutes les maisons de Paris moyennant une taxe propor- tionnelle. Les deux projets opposés l'un à l'autre se par- tagent si bien l'opinion publique, que ni l'un ni l'autre ne sont adoptés. Vers ce moment, 1769, les premiers mémoires sont publiés en faveur des pompes à ,feu ; mais les inventeurs se disputent au lieu de s'associer. Auxiron réclame la priorité; les frères Périer présentent un groupe d'actionnaires sérieux et obtiennent par let- tres patentes du 7 février 1777, enregistrées au parle- ment le 16 juillet 1778, l'autorisation de construire à leurs frais des machines à feu propres à élever l'eau de la Seine et à la faire parvenir dans des réservoirs placés à une telle altitude, qu'il serait facile de la diriger sur les différents quartiers de la ville. Restait l'emplacement V. 15

226 LE SERVICE DES EAUX.

à choisir; ce fut la prévôté des marchands qui le déter- mina : elle désigna Chaillot,

La pompe à feu y existe encore, mais elle n'a plus rien de commun avec la machine que les Périer y avaient établie et qui donna de l'eau pour la première fois dans Paris au faubourg Saint-Honoré en juillet 1782 ^ Mer- cier en parle ; il admire et s'étonne : « La simple vapeur d'eau en ébullition est l'agent du mouvement prodigieux que nulle autre force connue ne pourrait produire; elle élève l'eau à 110 pieds au-dessus des basses eaux de la Seine, et fait monter en vingt-quatre heures 400,000 pieds cubes d'eau, pesant 28,800,000 livres. Ainsi voilà de quoi abreuver, laver et inonder à souhait tous les quar- tiers de la ville. » Malheureusement l'affaire était avant tout financière ; les actions devinrent l'objet d'un agio- tage effréné ; les joueurs à la hausse et à la baisse se souciaient fort peu des besoins de la population qu on laissait en souffrance. Gela fit grand bruit en son temps : Mirabeau , payé par Galonné , attaquait la compagnie concessionnaire, Beaumarchais la défendait, et le public fort lésé disait tout haut que cette fameuse pompe à feu n'était en réalité qu'une machine à pamphlets. On revint à l'idée de détourner l'Yvette par un canal ; le 5 novem- bre 1787, un ingénieur nommé de Fer fut autorisé à exé- cuter les travaux à ses frais; il lui fallait de l'argent, il en chercha : mais avant qu'il en eût trouvé, la Piévolution était survenue et avait mis tous ses projets à néant. A la veille du jour le vieil état de choses allait s'écrouler, la compagnie des pompes à feu s'écroulait aussi cl était obligée de céder son privilège à la ville de Paris par contrat du 14 avril 1788.

Jusqu'à la fin du siècle, on ne tenta rien ; l'esprit était

* On construisit en même temps une pompe à feu au Gros-Cnillou, sur une partie de l'emplacement occupé par la Manufacture des tabacs; j'en ai dit quelques mots lorsque j'ai parlé de celle-ci.

LE TEMPS DE LA SOIF. 227

sollicité par des passions qui ne laissaient guère le loi- sir de s'intéresser aux questions de salubrité ; bien des projets furent présentés cependant, mais c'est à peine s'ils furent examinés avant d'être repoussés et Paris en était, sur presque tous les points, réduit à « la sangle » des porteurs d'eau qui allaient puiser l'eau en rivière. Le Consulat, dès qu'il fut établi, s'occupa avec empres- sement de pourvoir à tout ce qui était nécessaire à l'ali- mentation de la grande ville. La question fut reprise dans tous les détails, approfondie par des hommes com- pétents, en dehors de toute ingérence des financiers; les projets qui avaient été mis en avant furent consultés, on entreprit des travaux topographiques sérieux, et enfin on s'arrêta à l'idée de dériver les rivières de la Beuvronne et de l'Ourcq pour les amener à Paris par une large tranchée à ciel ouvert qui serait à la fois aqueduc et canal de navigation. La prise d'eau devait être effectuée sur la lisière des départements de l'Oise et de l'Aisne, au bief du moulin de Mareuil, à 96 kilomètres de Paris. Le décret approbateur est du 29 floréal an X (19 mai 1802). Un second décret du 1" vendémiaire an XI (25 septembre 1802) prescrit l'ouverture des travaux, charge le préfet de la Seine de les administrer, et en confie l'exécution aux ingénieurs des ponts et chaus- sées.

En 1809, le canal, terminé jusqu'à la Beuvronne, se dégorgeait dans le bassin de la Yillette nouvellement creusé; 10,000 ou 12,000 mètres cubes d'eau potable étaient mis à la disposition des Parisiens '. Ils en profi- tèrent dans une mesure que des chiffres officiels nous permettent d'apprécier. En 1800, les abonnements d'eau rapportaient à la ville une somme annuelle de 585 francs ;

' Le projet reçut une complète réalisation qu'entre lb:22 et 1830, lorsque les canaux de l'Ourcq, de Saint-Denis et de Saint -Martin eurent été creusés.

228 LE SERVICE DES EAUX.

en 1805, il y a déjà un accroissement notable : le pro- duit total a donné 4,666 francs ; en 1808, les conduites ont été branchées sur l'aqueduc qui fait pénétrer la Beu- vronne dans Paris : on perçoit 167,570 francs; l'usage se répand ; des fontaines marchandes sont construites, et l'encaisse « hydraulique » de l'Hôtel de Ville ao- cuse 229,253 francs en 1810. Malgré la modicité des sommes, c'est en dix années un progrès extraordinaire. Les contingents réunis des sources, des pompes d'é- lévation et du canal de l'Ourcq ont, pendant longtemps, à peu prés suffi aux exigences du groupe parisien; pourtant, si nous en étions réduits là, nous nous trou- verions singulièrement à plaindre. Les efforts du temps passé ont lentement , mais incessamment produit de bons résultats; ceux qui ont été accomplis de nos jours ont amené une révolution dans nos habitudes ména- gères, ils ont permis de donner quelque salubrité à nos rues, dont Mercier a dit que « le pavé était le plus in- fect et le plus immonde de toutes les villes du royau- me ». Ils ont détruit^ il est vrai, en grande partie, l'in- dustrie des porteurs d'eau qui, il y a vingt ans encore, nous fatiguaient de leurs cris; en revanche, ils ont con- duit l'eau dans nos demeures et l'ont mise à la portée de tous. En étudiant le régime actuel des eaux potables de Paris, nous dirons par quels travaux, souvent gigan- tesques, on est arrivé à satisfaire, d'une façon presque complète, aux besoins des particuliers, de l'industrie et de l'assainissement.

II. LES AQUEDUCS.

515 miUions 316,000 lilres d'eau quotidiens, mis actuellement à la dispo- sition de Paris. 100 millions de litres arriveront bientôt. Les sources du Nord. Le drainage. Les pierrées. Variations. Mauvaise qualité. Les regards. La fontaine des Prés-Saint-Gervais. La vieille jauge. Un musée en formation. L'eau des Très-

LES AQUEDUCS. 220

Saint-Gervais est jetée à l'égout. Les sources royales. L'aqueduc d'Arcueil. Végétation. Marques des tâcherons. Ruine romaine.

Les bornes de repère. Le regard n" 13. Cloître. Efferves- cence. — Trop-plein jeté à la Bièvre. Deux aqueducs l'un sur l'autre.

La Vanne. Souvenirs insupportables. L'aqueduc d'Arcueil pen- dant la guerre. Les pompes à l'eu. Cliaillot. La machine. Son travail en vingt-quatre heures. M. de Pourceaugnac. La prise de rOurcq. Les grilles. La chute des feuilles. Le compteur hydraulique. L'aqueduc de ceinture. Le regard de la Cordeiie.

La cunette, la banquette, le radier. Rhizomorpha subterranea,

Contraction du ciment. Caniveau. Goudron liquide. Rtser- voirs de l'Ourcq. Dispositions défectueuses. Le canal de l'Ourcq saigné par les Allemands, en septembre 1870.

Paris emprunte aujourd'hui ses eaux à la Seine, à l'Ourcq, à la Marne, qui lui fournissent un volume quotidien de 281,500 mètres cubes, aux sources d'Arcueil, de la Dhuys, des puits artésiens de Grenelle et de Passy, qui donnent 55,600 mètres; il faut ajouter à ce contingent ce que produisent encore les sources du Nord, qui, en moyenne, peuvent suer, c'est le vrai mot, 216,000 litres par vingt-quatre heures. 515,516,000 litres d'eau potable sont donc mis chaque jour à la disposition de la population pari- sienne, qui peut boire, laver ses rues, nettoyer ses égouts, faire ses blanchissages et sa cuisine, alimenter ses machines à vapeur fixes ou mobiles, embellir ses jardins, avoir des rivières factices et des lacs dans ses promenades, faire jaillir les gerbes des fontaines mo- numentales et prendre des bains tout à son aise. Nous voilà bien loin déjà du temps Mercier admirait la pompe à feu deChaillot; mais nous n'en resterons pas : d'immenses travaux entrepris à la fin de l'hiver 1867-1868, interrompus par les événements de 1870, sont actuellement poussés avec vigueur et nous amène- ront dans quelques mois un renfort quotidien de 100 millions de litres d'eau de source pure et limpide.

Pour suivre en quelque sorte un ordre chronologi- que, il faut visiter d'abord ce que l'on nomme les

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sources du Nord, c'est-à-dire celles qui s'écoulent à Bellnville et aux Prés-Saiiit-Gcrvais. En réalité, ce ne sont point des sources : c'est de l'eau recueillie goutte à goutte au milieu des terrains qu'elle traverse. Les moines de Saint-Laurent et de Saint-Martin avaient re- marqué que la pluie tombée sur les coteaux ne descen- dait pas tout entière dans les vallées; ils en conclurent que la terre en absorbait une bonne partie qui, péné- trant les coucbes successives, se perdait à des profon- deurs où elle disparaissait à toujours. Ils résolurent de réunir ces suintements partiels, de prendre la source, pour ainsi dire, en formation et de l'arrêter au passage avant qu'elle ait été rejoindre les nappes souterraines que nul alors ne savait atteindre. Sur les hauteurs sep- tentrionales de Belleville et des Prés-Saint-Gervais, ils construisirent ce que l'on appelle des pierrées, sorte de conduites carrées pour la plupart, bâties en moellons mal reliés, ouvertes çà et par des fissures intention- nellement ménagées et appelées barbacanes, qui per- mettent à l'eau de filtrer à travers les parois, pour glis- ser jusqu'à un petit canal dont le lit est ordinairement en terre glaise, en imperméable, comme disent les gens du métier. C'est tout le système de captation, qui est fort simple, mais qui aussi est très-défectueux. Ces sources factices, n'étant alimentées que par l'hu- midité du sol, sont, bien plus que les sources naturel- les, sujettes à des variations extraordinaires ; avec elles, on ne sait jamais sur quoi compter : s'il a plu, la terre saturée jette une grande quantité d'eau dans la pierrée; si le ciel est pur, si le vent du nord-est em- porte les nuages et brûle les terrains, le réservoir est à sec ou peu s'en faut. Par les hivers humides, pendant les mois de mars pluvieux, la jauge des Prés-Saint- Gervais est de 250 litres par minute ; en été, elle dé- passe rarement 90, et parfois, dans les jours de grande

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sécheresse, elle est tombée à 40. L'eau que l'on recueille ainsi n'est point irréprochable : elle est très-chargée de carbonate et surtout de sulfate de chaux; elle est rèche à boire, impropre à la cuisson des légumes, qu'elle durcit, et réfractaire au savon ; c'est bien elle qui produit « la maubuée » .

De distance en distance, on a élevé des regards, es- pèces de chambres aboutissent et d'où partent les conduites; l'eau y fait relais dans un bassin et s'écoule ensuite vers la direction des fontaines qu'elle doit des- servir. A Belleville, elle chemine sur une gouttière en plomb, elle laisse après elle un dépôt calcaire adhé- rent; les pierrées ne sont point belles: très-basses de voûte, d'aspect triste et misérable, elles ressemblent à de vieux égouts; une vase blanchâtre encombre les bar- bacanes et l'on ne sait guère mettre les pieds. En revanche, on a essayé de donner au regard une appa- rence monumentale : il a l'air d'un mausolée; une sorte de rotonde à jour, soutenue par des colonnettes, le sur- monte et lui a valu le nom inscrit au-dessus de la porte : « la Lenterne. » Il est remarquablement bâti en fortes pierres de taille qui, sur le toit, s'agencent comme d'énormes tuiles; c'est massif et. brutal. Les lichens se sont collés aux parois et leur font un vêtement de deuil.

Les regards des Prés-Saint-Gervais sont construits dans le même appareil; ils se dressent à mi-côte, com- me des tombeaux au milieu des ruines, car ils touchent presque aux fortifications, et ils sont entourés par les décombres des maisonnettes que l'on a démolies sur la zone militaire au moment les armées allemandes prenaient position sur les hauteurs du Raincy. Tous ces regards ont subi parfois des réparations complètes; les plus importantes datent du siècle dernier : sur celui du Bernage, j'ai lu la date J74o. Les eaux des Prés- Saint-Gervais sont centralisées à la fontaine qui occupe

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le milieu de la place du village; elle porte une inscrip- tion rappelant qu'elle a été édifiée sous le règne de Louis XIllI (sic), pendant que Le Féron était prévôt des marchands. Là, dans l'intérieur, après avoir gravi un étroit escalier de bois accolé à la muraille, on se trouve dans la chambre de jauge. De petits bassins en plomb semi-circulaires, superposés, reçoivent l'eau et, par une série de chutes calculées, lui rendent sa pente nor- male ; elle passe par des trous qui ont un pouce de dia- mètre et servent à la mesurer; quelques petits réci- pients carrés, percés d'une étroite ouverture, représen- tant une ou deiix lignes, déterminent le volume attribué à des concessions particulières.

C'est la vieille jauge de nos pères; elle sera certaine- ment remplacée quelque jour. Que l'on se garde bien de la détruire ; elle est un spécimen curieux de nos. anciens usages, et, comme telle, elle doit trouver sa place dans un de nos musées, dans ce musée dont tous les éléments existent déjà, disposés chronologiquement par catégories admirablement combinées, et qu'il faut espérer voir sortir intact et complété des chambres ignorées il est actuellement relégué dans une vieille maison du quai de Béthune. Rien ne serait plus inté- ressant que de réunir dans un local spécial et approprié tous ces vieux témoins de notre histoire urbaine '.

Cette eau des sources du Nord, dont le drainage fut célébré par nos ancêtres, n'est plus jugée digne de dés- altérer les Parisiens, à qui l'on offre une boisson bien autrement pure et abondante. Jadis on a bâti des fon- taines pour la recevoir, et nous avons vu que Fran- çois I" en sollicitait quelque peu pour un de ses fa-

' Une partie des objets réunis quai de Béthune, dans le vieil hôtel Bietonvilliers, a été portée au musée municipal de Thôtel Carnavalet; une autre partie, que l'administration a jugé inutile de conserver, a été vendue aux enchères publiques (1S75).

LES AQUEDUCS. 2j3

voi is. Elle est bien déchue de son ancienne gloire : au- jourd'hui on la jette à l'égout. Elle a été retirée de l'a- limentation, mais elle n'a pis été inutilisée : on la ré- pand dans nos rues au moment du balayage; elle nous rend encore un grand service, car elle assainit la voie publique en purifiant les ruisseaux, en lavant les trot- toirs et en nettoyant les pavés. La naïade qui la verse de ses urnes souterraines ne doit pas être humiliée de cette destinée nouvelle, car, en feuilletant les vieilles chroniques du pays des nymphes, elle découvrira que Turgot, prévôt des marchands, concentra en 1737 et en 4740 toutes les eaux de Belleville dans un réservoir construit vis-à-vis la rue des Filles-du-Calvaire, et que souvent il les faisait lâcher dans le grand égout, qui plus d'une fois alors eut besoin d'être violemment balayé par un courant, rapide et profond.

Les sources du Sud, celles que par excellence on ap- pelait autrefois les sources royales, ont aussi bien perdu de leur importance; elles n'entrent guère dans le total de la consommation parisienne que pour une moyenne d'un million de litres quotidiens. Elles sont fournies par les territoires de Pauigis, de l'Ilay, de Cachan, d'Ar- cueil, et par le drainage du sol. L'aqueduc qui nous les apporte, au moment il doit franchir la vallée de la Bièvre, prend un aspect grandiose qui ne déparerait pas la campagne romaine. 11 fut construit par Salomon de Brosse, qui a fait œuvre durable. Il a 400 mètres en arcades et il produit un effet imposant dans le paysage. Je me le rappelle, au temps de mon enfance, tout em- panaché de verdure, habillé de lierre et fleuri de ra- venelles; des ormeaux, des frênes, des érables avaient trouvé moyen de pousser sur le toit de pierre, en avaient descellé les dalles, entre lesquelles ils glis- saient leurs racines qui allaient boire au courant; sous les arches on r.vait bâti de petites maisons auxquelles

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les piliers servaient de façades latérales ; tout ce monde semblait vivre en famille : la nature, le monument et les hommes.

On y mit bon ordre et l'on eut raison, car ce pêle- mêle compromettait la construction elle-même , qui se lézardait, se désagrégeait et parfois, en guise d'avertis- sement, laissait choir quelque gravois sur la tête des passants. De 1854 à 1836, on déblaya l'aqueduc; on jeta bas les bâtisses parasites, on arracha les herbes folles, on abattit les arbres et l'on pansa toutes les plaies que le temps avait faites à l'édifice de Marie de Médicis. Au- jourd'hui il est fort propret, et si les bourrasques du nord n'avaient noirci sa face septentrionale, on le croi- rait neuf. Les parties contemporaines de Salomon de Brosse se reconnaissent facilement aux larges blocs de pierre équarris et assemblés portant tous les marques particulières des tâcherons qui les ont taillés : ici un maillet, un ciseau, ailleurs un compas, signature naïve de ceux qui ne savaient point écrire.

Au fond de la vallée il a 22 métrés d'élévalion et sem- ble regarder avec mépris la vilaine petite rivière de Bièvre qui passe sous l'une de ses arcades. 11 ne suit pas exactement le trajet de l'aqueduc de Julien dont un pan de ruines est encore debout dans le voisinage; ce vestige de l'ancienne conquête a résisté à tout ; le temps n'est pas parvenu à l'égrener de ses doigts inflexibles. 11 est composé de couches alternatives de moellons et de tuiles rouges dont le revêtement est tombé ; à l'heure qu'il est, il ne sert plus que d'espalier à un lierre gigantesque *.

On gravit un terrain en pente végète un jardin po- tager ; le long de la muraille on voit des bornes gerbées les unes par-dessus les autres, verdies, moisies, dévo-

' Était-il enduit à l'intérieur de ce fameux ciment nommé vialtha, qui, d'après les écrivains antiques, était composé de cliaux vive pulvé- risée et mêlée à du vin, du saindoux, de la poix, de la cire, de riiuile €t des figues?

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rées par les mousses : ce sont les bornes de repère qui jadis indiquaient le trajet des conduites souterraines dans les champs et à travers les rues de Paris jusqu'au grand réservoir de la Vieille-Estrapade ; on les a arra- •cliées il y a une trentaine d'années et depuis cette <îpoque elles gisent sans utilité à l'abri du grand aque- duc dont elles furent jadis les sentinelles avancées. Toujours marchant au milieu de plates-bandes cernées de buis, on arrive à la porte du regard 15, qui est situé à 7,163 mètres 90 centimètres du point de capta- tion ; on ouvre la porte et l'on se trouve dans une cham- bre pleine de rumeurs ; l'eau y bruit avec des glouglous retentissants. Un large tuyau en fonte rampe au-dessus d'un petit canal taillé dans la pierre et escorté de deux trottoirs; une longue galerie voûtée, striée par des jours blanchâtres et blafards projetés à travers des ouvertures étroites comme des meurtrières, s'enfonce dans la nuit et semble se briser tout à coup à un angle éloigné. C'est comme un immense cloître abandonné auquel il ne manque que le silence.

Je l'ai visité le 15 mars 1873 et jamais peut-être il n'avait été en telle effervescence. Les pluies tombées en abondance avaient grossi les rivières, gonflé les sources, pénétré le sol, et l'eau ruisselait violemment à travers l'aqueduc; la conduite métallique d'un diamètre de 50 centimètres, insuffisante à contenir l'eau qui s'y vou- lait précipiter, laissait échapper dans le canal qu'elle surmonte tout ce qu'elle ne pouvait accepter. Celui-ci roulait une eau rapidement entraînée par la pente, mais qui, malgré le courant, déposait en hâte tous les calcai- res qui la chargent et se faisait ainsi un lit épais de carbonate de chaux. Ce canal servait donc de déversoir au trop-plein qui était considérable, puisque la moyenne du rendement des sources du Sud est de 1,200 litres par minute et qu'il était alors de 6,000. De mémoire

^ZO LE SERVICE DES EAUX.

d'homme on n'avait vu un pareil volume cf'eau glisser dans le vieil édifice de Salomon de Crosse ; mais cette eau que les conduites normales ne peuvent amener jus- qu'à Paris, que devient-elle? Elle s'en va entre les bords polis du canal jusqu'à ce qu'elle trouve l'orifice d'un tuyau de fonte vertical, un dauphin, dans lequel elle s'engouffre avec des mugissements d'Encelade écrasé; par cette route à pic, elle tombe dans la Bièvre, qui s'étonne d'être baignée d'une eau limpide à laquelle elle n'est point accoutumée.

Comme ces temples antiques sur lesquels les chré- tiens ont bâti des églises, l'aqueduc d'Arcueil sert, en plus d'un endroit, de soubassement à une construction gigantesque qui, au point inférieur de la vallée, le dé- passe de 18 métrés. L'heure n'est pas éloignée toutes ces sources réunies à grand'pcine entendront passer un fleuve au-dessus de leur tête : 100 millions de litres en vingt-quatre heures. L'aqueduc d'Arcueil soutient l'a- queduc de la Vanne. L'œuvre de l'architecte des Médicis porte l'œuvre de nos ingénieurs. Très-habilement ceux-ci ont profité du monument de Salomon de Brosse pour appuyer l'immense édifice qui guide à travers l'espace le canal aérien par les sources de Champagne doi- vent venir jusqu'à nous. Cela fait un aqueduc à deux étages dont les piliers ont parfois été obligés d'aller chercher, au milieu de carrières exploitées, des fonda- tions solides à 15 métrés de profondeur. D'une montagne à l'autre, un kilomètre d'arcades s'avance en demi- cercle et franchit le val de la Bièvre comme une suite d'arcs de triomphe. Cela grandit singulièrement le pay- sage, qui est affreux, nu, troué d'excavations, et qui évoque d'insupportables souvenirs. Voilà le fort de Mont- rouge effondré par les bombes ; voici la maison des do- minicains, qui ont été ce que la Commune appela des otages.

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L'aqueduc a eu aussi son petit rôle pendant la guerre. Le '20 septembre 1870, l'eau cessa d'y couler et pendant toute la période d'investissement les conduites furent à sec. Les Allemands l'avaient barré sur le territoire de Fresnes, au regard 4, correspond une concession particulière dirigée sur Berny; un très-fort mur en briques et en ciment, très-bien bâti, car on eut quelque peine à le démolir, força l'eau à changer de cours; elle se répandit sur la grand'route et alla se perdre dans la Bièvre; le 27 févjcier 1871, le dégât était réparé et les sources de Rungis rentraient à Paris à dix heures du matin par leur chemin ordinaire.

Pendant le siège , l'eau ne nous a point manqué , les pompes à feu de la Seine ont travaillé sans relâche ; il en existe six aujourd'hui : au Port-à-l'Anglais, à Mai- sons-Alfort, au quai d'Auslerlitz, à Auteuil, à Saint-Ouen et à Chaillot ; celle-ci est l'aïeule ; c'est une machine à vapeur : elle attire l'eau, mais n'en contient pas. Une petite maison basse et trapue, qui se ressent du goût de l'époque, est assise en contre-bas du quai de Billy et renferme quelques bureaux d'administration. Une vaste cour s'élèvent des monceaux de houille est occupée sur un des côtés par une construction garnie d'un large vitrage; c'est la demeure de la machine, qui ne ressem- ble guère à celle dont les frères Périer se servaient jadis. La machine est double, ou, pour mieux dire, il y en a deux, isolées l'une de l'autre, agissant indépendamment et alimentées spécialement par trois foyers qui mettent en œuvre pour chacune d'elles 150 chevaux- vapeur. A regarder l'énorme piston monter, faire un temps d'ar- rêt comme s'il se reposait après un effort, et redescen- dre dans sa gaîne de métal, on comprend promptement le jeu du mécanisme. Le piston, relevé par l'action du balancier obéissant à la vapeur, fait le vide dans un tube communiquant avec la rivière et l'eau se précipite ;

238 LE SERVICE DES EAUX.

pour laisser à celle-ci le nombre de secondes nécessaires à l'ascension, il reste un moment immobile ; puis, en- traîné par son propre poids, qui est de 36,000 kilo- grammes, il glisse verticalement en repoussant l'eau avec une telle puissance qu'il la chasse jusqu'aux grands réservoirs de Passy, situés entre l'avenue d'Eylau el l'avenue du Roi-de-Rome.

La machine travaille jour et nuit : lorsque je l'ai vi- sitée, le procès-verbal indiquait que, pendant les der- nières vingt-quatre heures, elle avait brûlé 11,700 kilo- grammes de charbon, donné 11,248 coups de piston, et que sa « montée » avait été de 21,709 mètres cubes d'eau. En la voyant fonctionner, il est bien difficile de se défendre d'une comparaison saugrenue : son action est tellement identique à celle d'un instrument très-pro- saïque, qu'on ne peut s'empêcher de penser que si, dans le pays des géants, on représentait les pièces de Molière, ce serait un excellent accessoire pour jouer Monsieur de Pourceau gnac.

Il n'est pas besoin de machines à vapeur pour aspirer rOurcq et la jeter dans nos réservoirs; elle y vient na- turellement dans le lit que Girard a creusé pour elle. C'est au bassin de la Villette, à côté des grands bateaux amarrés aux quais, que la prise s'effectue. L'eau, avant de pénétrer dans le canal particulier qui lui est réservé et la conduit au point elle prend direction, est forcée de passer à travers des « grilles » , sortes de tamis à mailles moyennes en fil de fer dont le cadre a précisé- ment la dimension de la baie d'entrée ; de cette façon, elle est non pas filtrée, mais purgée des éléments les plus grossiers qu'elle charrie avec elle; en temps ordi- naire, les grilles sont changées trois fois par jour; à voir les chiens crevés, les débris de légumes, les im- mondices de toutes sortes qui s'accumulent près du bar- rage, on trouve que la précaution n'est pas superflue ;

LES AQUEDUCS. 239

mais à certaines époques de l'année, aux moments de la fenaison et de la chute des feuilles, il y a une équipe d'employés qui se relayent le jour et la nuit, car c'est de demi-heure en demi-heure qu'il faut relever les grilles, sans cela elles seraient oblitérées par les détri- tus végétaux, puis rompues par le poids de ceux-ci, et ne livreraient passage qu'à une eau devenue prompte- ment putride et malsaine.

L'eau de l'Oiircq, après avoir franchi un court canal couvert, apparaît dans un bassin carré, fermé avec des vannes et muni d'une lourde roue à amples palettes. C'est le compteur hydraulique ; nous n'en sommes plus à la jauge des Prés-Saint-Gervais. On a calculé qu'il est nécessaire que 11,200 litres d'eau passent sous la roue pour faire faire à celle-ci une révolution complète. On lève la vanne, l'eau suit sa pente. La roue est mise en mouvement, un bras de fer articulé, emmanché au moyeu, fait jaillir dans un tableau accroché à la mu- raille un numéro toutes les fois qu'un tour est révolu. Si l'on calcule le nombre de secondes et la quantité connue d'eau exigée pour un tour de roue, on obtient facilement la jau^e de vingt-quatre heures.

En sortant de l'établissement de la Yillette, l'Ourcq se dirige par une condidte sous terre vers le faubourg Saint- Martin, et par l'aqueduc de ceinture sur les réservoirs de Monceaux. Cet aqueduc n'apparaît jamais au-dessus du sol ; il suit la rue de l'Aqueduc, la place Roubaix, l'avenue Trudaine, la rue de Laval, la rue de Douai; il remonte vers la place Clichy et gagne «l'épanouissement» par le boulevard des Batignolies. Lorsque l'on est rue Lafayette, sur ce pont qui domine le rail-way de Tiist, on le voit très-nettement passer au-dessus de la voie dans une forte cage de pierre appuyée sur des poutres de ï^n\ Du point de départ au point d'arrivée, il mesure 4,208 mètres 59. 11 faut y descendre par le regard de la Gorderie qui s'ou-

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vre au fond d'une cour, dans la rue Lafayette. Il n'est plus tel qu'il était au commencement de ce siècle. Girard l'avait construit en pierres meulières reliées à la chaux hydraulique; de nos jours on en a abandonné l'ancien tracé, on l'a élargi sur les trois quarts du parcours, et on l'a revêtu d'un bel enduit inaltérable; il a l'air d'être en stuc grisâtre. On peut s'y promener, et j'y ai fait une longue course.

L'eau coule dans un petit canal, qui est la cunette; celle-ci est accostée par un trottoir qu'on nomme la ban- quette et l'on trouve assez de place pour mettre les pieds d'aplomb. On y va dans la nuit; la lueur d'une lan- terne ou d'un rat-de-cave brille sur l'humidité des voûtes et tire des reflets argentés de l'eau qui va lentement sur le lit qu'on lui a préparé et qu'on appelle le radier. Le bruit des voitures qui passent au-dessus retentit lugu- brement comme les roulements d'un tonnerre lointain. C'est d'une propreté extrême ; l'eau est nette, les murail- les sont en sueur; nulle ordure, nul animal; c'est mort; la lumière n'éclaire qu'un cercle trés-restreint; au deL'i et en deçà, tout disparaît. La vie obscure des crypto- games s'y développe cependant, mais seulement dans les parties nouvellement réparées. Sur les parois, on aper- çoit à certaines places une sorte de nœud central, brun sombre, plat, et d'où s'élancent des ramifications fili- formes si parfaitement appliquées au revêtement, qu'il est impossible de les en détacher et qu'elles semblent en faire partie; on dirait une araignée végétale qui au- rait tissé une trame circulaire pour une toile en soie noire. Celte plante singulière, qui aime l'obscurité, l'humidité et le ciment neuf, qui affecte des attitudes baroques et multiplie tellement ses minces ramures que celles-ci font tache sur la muraille, est tout simplement un champignon, le Rhizoniorpha subterranea.

Quoique la température soit en général peu variable

LES AQUEDUCS. 241

dans ces longues galeries souterraines, celle de l'eau subit cependant quelquefois des soubresauts assez vifs, de 26 degrés à 0, ce qui suffit pour produire dans le ciment des contractions, et par conséquent des fissu- res. Or nul n'ignore qu'un vase fêlé laisse échapper l'eau qu'il contient ; il faut donc réparer en toute hâte l'aque- duc. On use alors d'un moyen fort ingénieux : au lieu de refaire la paroi détériorée, on y creuse un caniveau intérieur en briques que l'on conduit à même hauteur dans la paroi placée vis-à-vis ; cela fait une sorte d'arc creux qui passe sous la cunette ; par l'une des ouvertu- res on verse du goudron liquide qui prend niveau et oblitère la fissure. L'eau coule donc de nouveau sur un corps absolument imperméable et gagne ainsi sans dé- perdition les larges bassins, elle se repose avant d'être distribuée dans les différents quartiers de la ville.

L'Ourcq aboutit à l'angle de la rue du Rocher et du boulevard des Batignolles, dans deux vastes réservoirs accolés qui jaugent facilement 9,000 mètres. La con- struction en est vicieuse, car ils sont à ciel ouvert; l'eau y subit toute sorte de mauvaises influences, elle peut y geler en hiver, y tiédir en été ; la poussière y arrive à Ilots par les vents d'est; le voisinage d'une gare de che- min de fer lui envoie des escarbilles et de la suie ; par- fois elle « surit » , se couvre de pointillés verdâtres et ne tarderait pas à être envahie par des végétations de mau- vais aloi si l'on n'y veillait attentivement. Aussi les ré- servoirs de Monceaux exigent des soins incessants. Tous les deux ou trois mois, il faut les mettre à sec ; on en jette le contenu dans un égout à l'aide d'une vanne de communication; on récure les bassins, on les débarrasse des dépôts qui les encombrent, puis on ramène l'eau, et c'est bientôt à recommencer.

Pendant le siège, l'Ourcq nous manqua ; le 25 sep- tembre 1870, il n'y avait plus assez d'eau dans le comp- V. 16

242 LE SERVICE DES EAUX.

leur hydraulique pour agir sur la roue. L'eau cessa de venir; le canal avait été saigné par les Allemands dans la forêt de Bondy ; mais nous avions d'autres ressources sous la main. L'aqueduc de ceinture et les réservoirs de Monceaux furent alors alimentés par les eaux de la Seine, de la Marne et du puits artésien de Passy. Le service de rOurcq put être rétabli en partie le 5 février 1871, mais il ne reprit une régularité normale que pendant le mois de mars.

III. LES RESERVOIRS.

Puits artésien de Grenelle.— Premier coup desonde donné le24décembre 1833. Monsieur Mulot père et fils.— Les accidents. 26 lévrier 1841,

27 degrés de chaleur. Château d'eau de la place Breteuil. Ébranlement. Soufre. Appauvrissement. Le puits de Passy. On fore deux nouveaux puits, à la Bulte-aux-Cailles, à la Chapelle. Éboulement. Outillage. Progrès. La caracole. L'enfance de l'art. But des grands travaux hydrauliques de notre temps. Les sources de la Dhuis et de la Vanne. Le trajet de la Dhuis. Ménil- montant. La prairie. Les hublots. Grotte en rocaille. La rivière. La bavarde. La Dhuis cesse d'arriver le to septembre -1870. Angoisses. L'œuvre est intacte. Retour de la Dhuis à Paris. Le palais des eaux tranquilles. Le réservoir souterrain de la Dhuis. Deux hectares. 624 piliers. Température invariable.

Deux bassins. L'escalier. Surprise. Réservoir de la Marne.

Deux lacs supeiposés. Œuvre unique. Les deux réservoirs séparés par une voûte de 40 centimètres d'épaisseur. Monsieur Delgrand.

Sous le gouvernement de Louis-Philippe, toutes les eaux dont nous venons de parler ne semblèrent pas suf- fisantes à l'alimentation régulière de Paris, et l'on se résolut à en capter d'autres; mais cette fois, loin de s'adresser à des rivières ou à des sources connues, on voulut aller chercher les eaux qui, s'infiltrant sur les hauts plateaux de la Champagne, forment un fleuve sou- terrain coulant au-dessous de la cuvette Paris est assis. On décida qu'on forerait un puits artésien; Arago affirmait qu'on atteindrait la nappe jaillissante sans d'in-

LES RESERVOIRS. 243

surmontables difficultés. L'emplacement désigné fut la cour des abattoirs de Grenelle. M. Mulot, chargé de l'opération, donna le premier coup de sonde le 24 dé- cembre 1855. Les savants n'hésitaient point. La théorie géologique leur prouvait qu'on réussirait ; mais il n'en fut pas de même du public, qui n'avait pas assez de rail- leries pour l'œuvre entreprise. M. Mulot eut beau décla- rer, dès le principe, qu'il lui faudrait traverser au moins 400 métrés de couches de terrain avant de rencontrer l'eau, l'on riait de sa persévérance, de ce que l'on nom- mait son entêtement, et l'on ne se gênait pas pour tour- ner en dérision « l'aveuglement ministériel qui sacri- fiait le budget de la France à des chimères ». Le théâtre s'en mêla et, dans une revue de fin d'année, le principal personnage se nommait Monsieur Mulot père et fils.

Le travail avançait cependant, mais non sans peine, et il fallut bientôt compter avec les accidents qui se produisirent et furent d'autant plus graves que la pro- fondeur était plus grande. Au mois de mai 1857, comme on était déjà arrivé à une profondeur de 580 mètres, qu'on avait traversé les terrains de transport, le calcaire à moellons, et que l'on se trouvait au milieu d'un énorme banc de craie compacte mêlée de silex, un bout de tige de 80 mètres portant la cuiller de forage se détacha et tomba au fond du puits. Il fallut retirer ce débris, qui s'était rompu en plusieurs fragments dans sa chute. On n'y réussit qu'en taraudant, tarauder, c'est faire un pas de vis, l'un après l'autre tous les morceaux de fer, et en les vissant à l'aide d'une tige « femelle » correspon- dante. Il ne fallut pas moins de quinze mois pour me- ner à bien une telle besogne, à tâtons, par 1,140 pieds de profondeur. On était parvenu à 548 mètres, malgré d'autres accidents qui auraient découragé un homme moins convaincu que Mulot; le public continuait à haus- ser les épaules, lorsque le 26 février 1841, après un

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labeur de huit années, la sonde tomba tout à coup. Était- ce encore un nouveau malheur, qui cette fois serait peut-être irréparable? Non; c'était l'eau, qui lentement monta à travers le tube et s'élança toute fumante à une hauteur de soixante pieds. La victoire restait aux prévi- sions de la science et à la courageuse perspicacité des ingénieurs*.

La source, à son apparition à la lumière, avait une température exacte de 27°, 67. Ce fut un succès qui dé- généra vite en engouement ; on se mit à rêver d'eaux thermales, bienfaisantes à toutes maladies : aux raille- ries avait succédé un enthousiasme que fort heureu- sement l'on n'écouta pas, car chacun proposait de nou- veaux forages. Un regard solidement construit couvre l'emplacement la source même a jailli; l'eau, captée dans une conduite, est dirigée à quelques pas de au milieu de la place Breteuil, elle trouve deux tuyaux placés verticalement et dans lesquels elle s'engage pour épuiser sa force d'ascension.

Ce château d'eau, tout le monde le connaît ; il est en fonte, s'élève à une hauteur de 42"\85, est couronné d'une sorte de coupole ornée de trois galeries circulaires à pans coupés, accosté d'un escalier en vrille et posé sur un large socle de pierres de taille ; avec de grandes prétentions à la légèreté, c'est fort lourd et tout à fait disgracieux ; cela ressemble à ces chefs-d'œuvre de confiserie qu'on appelle des pièces montées. Lorsque l'on pénétre dans le monument, on reste surpris de voir que les voussures du spacieux caveau qui forme l'inté- rieur du soubassement sont disjointes, et que le ciment dont on essaye de les relier entre elles ne cache guère récartement dont elles sont séparées. C'est que le vent,

* M. Mulot est décédé le 11 avril 1872; jusqu'au jour de sa mort, il touclin une pension de trois mille francs qu'une délibération du conseJ) munici^ial de l'aiis, en date du 15 mars 1841, lui avait attribuée.

LES RÉSERVOIRS. 245

lorsqu'il souffle avec violence, fait osciller cet immense tire-bouchon, qui pèse 100,000 kilogrammes, et qu'un tel poids mobilisé suffit à ébranler les bases les plus solides. Cela du reste n'a rien d'inquiétant, et il faudra probablement quelques siècles avant que tout cet écha- faudage en fer s'abatte par un jour d'orage.

Le bassin qui reçoit la source souterraine est à 41"", 75 au-dessus du sous-sol. L'eau y arrive belle, limpide, en une large nappe qui ressemble à un im- mense diamant cabochon. Elle est très-agréable au toucher, tiède et comme savonneuse ; mais elle dégage une odeur très-accentuée d'hydrogène sulfuré. La vas- que qui la reçoit est tapissée d'une sorte de crème jau- nâtre qui est du soufre. L'eau en contient une portion appréciable dont elle se débarrasse dans ce récipient, elle prend aussi la quantité d'oxygène qui lui est nécessaire ; elle redescend par deux tuyaux qui la mè- nent dans des conduites aboutissant aux réservoirs de la Vieille-Estrapade, elle n'arrive jamais, car les bran- chements particuliers la prennent au passage. Le volume était considérable au début, mais le puits ne donne guère actuellement que 574 mètres cubes par jour, ce qui est fâcheux, car l'eau qu'il produit est excellente et d'une douceur incomparable. La nappe souterraine le tubage va la chercher n'a point diminué d'imporfance, mais M. Constant Say y a fait un emprunt en lorant le puits de sa raffinerie du boulevard de la Gare, et le puits artésien du bois de Boulogne s'y abreuve, de sort;^ que le puits de Grenelle se trouve appauvri par ses voisins. Que lui rcstera-t-il lorsque les puits commencés auront rencontré l'eau ?

Le puits de Passy, qui a 586"", 50 de profondeur, four- nit 500 à 600 mètres en vingt-quatre heures. Il a de- mandé bien des travaux : de septembre ] 855 jusqu'au 24 septembre 1861, l'opération ne marcha pas toujours

246 LE SERVICE DES EAUX.

toute seule ; l'eau, à une lempérature de 28 degrés 1/2, est exclusivement réservée à l'alimentation des rivières vaseuses du bois de Boulogne.

Aujourd'hui, deux puits artésiens nouveaux sont en train : l'un, sur la Butte-aux-Cailles, est arrivé à une profondeur de 556 mètres ; l'autre, à la Chapelle, place Hébert, est à 677 mètres. Pour ce dernier on est tombé dans une vallée souterraine ; on espère rencontrer à 700 mètres la nappe d'eau de Grenelle, et à 720 la nappe d'eau plus profonde que l'on cherche; on pense même pénétrer plus bas encore, jusqu'aux terrains jurassiques ; le volume d'eau que l'on obtiendrait alors pourrait bien dépasser toutes les prévisions. Voici longtemps que l'on. y travaille : l'installation préparatoire date du 6 mai 1865 ; le premier coup de forage a été donné le 1" juin 1865, et l'ouest aujourd'hui (avril lS75j occupé à des- cendre des tubes pour vaincre un éboulement qui s'op- pose momentanément à ce que l'on passe outre et qu'on> a vainement cherché à broyer pendant trois mois.

L'outillage qui agit dans le puits pèse seul 24,000 kilogrammes , soulevés à chaque pulsation d'une petite macliinede 26 chevaux; ce moteur m'a paru bien faible pour porter une telle masse à bras tendus. On se fait un jeu actuellement des difficultés qui arrêtaient Mulot; l'art du forage artésien a fait d'immenses progrés, et, à telle profondeur que ce soit, on opère avec autant de précision que si l'on était à découvert et de niveau. Un. contre-maitre me disait en plaisantant : « A 600 mètres, nous pouvons raser un homme sans le blesser. » Cela est exagéré, mais on accomplit de véritables tours de force. Quand une tige se détache et tombe au fond de la longue gaine circulaire, on ne cherche pas à la ressaisir à tâtons comme autrefois, avec des pinces; on procède scienti- fiquement : de la cire appliquée sur un disque moule « l'accident » de façon à reproduire l'obstacle qu'il.

LES RÉSERVOIRS. 247

faut vaincre et à indiquer la manière d'opérer à coup sûr. Il y a là, pour cet objet, des instruments de secours qui ont des formes inaccoutumées, l'un, qui a quatre maips de fer agissant d'ensemble pour ramasser un fragment d'appareil détaché, un autre, qu'on nomme la caracole, qui saisit avec certitude au-dessus du bour- relet une tige brisée et la rapporte. Je parlai aux hom- mes d'équipe du taraudage célèbre de Mulot ; ils ont souri et m'ont répondu : C'est l'enfance de l'art! Tous ces procédés n'étonnent guère les ingénieurs qui les ont inventés, mais il est difficile à un profane de ne point les admirer.

Les grands travaux hydrauliques de notre temps ont eu pour but de donner aux Parisiens de l'eau de source à boire, eau très-pure, choisie avec discernement, cap- tée à l'endroit même elle sort de terre, et tenue, par conséquent, à l'abri de toute influence pernicieuse. On a fait de longues études, de nombreux essais, on a dégusté, analysé bien des eaux diverses, et l'on s'est enfin arrêté au projet de dériver la source de la Dhuis en la prenant à Pargny, dans le département de l'Aisne, et les sources qui forment la Vanne, rivière qui sort du déparlement de l'Aube pour aller tomber dans l'Yonne auprès de Sens ^; les sources de la Dhuis et de la Vanne offraient cette condition indispensable d'être situées à une altitude qui leur permettait d'arriver, en suivant une pente pour ainsi dire naturelle, sur un des points culminants de Paris, d'où il ne resterait plus qu'à les faire parvenir dans la ville.

Les décrets du 4 mars 1862 et du 19 octobre 1866, qui ordonnaient l'expropriation pour cause d'utilité pu- blique des terrains que les aqueducs devaient traverser.

Les sources qui donnent naissance à la Vanne sont au nombre de onze : la Souillarde, Arinenlièrcs, Bimede Cerilly, Flacy, Chigy, le Maroy, Saint-Pliilibert, Malhortie, Caprais-Roy, Theil et INoé.

248 LE SERVICE DES EAUX.

soulevèrent des objeclions sans nombre de la part des populations qui se disaient ou se trouvaient lésées. Des péliiions très-vives furent adressées au Sénat, qui, après discussion publique, estima qu'il n'y avait pas lieu, d'en tenir compte. La Vanne est à 173 kilomètres 83 mètres de Paris; les travaux sont en partie achevés, et, en vi- sitant l'aqueduc d'Arcueil, nous avons vu quelle gran- diose apparence ils revêtent parfois. La Dhuis est moins éloignée, mais elle est cependant encore aune distance de 130 kilomètres. Nous la buvons, car elle a fait son entrée solennelle à Paris le 15 août 1865. Pour arriver jusqu'à nous, elle traverbr» 104,178 mètres d'aqueduc en tranchée, 9,572 mètres d'aqueduc souterrain et 47,150 mètres de siphons en fonte. Elle aboutit aux ré- servoirs de iMénilmontanf, creusés sur la hauteur, près de la rue Ilaxo de sinistre mémoire, à côté de l'ancien parc Saint-Fargeau, oii Chappe fit les premières et con- cluantes expériences de télégraphie aérienne. Cette col- line est affreuse, couverte de masures, mal percée de chemins bordés de haies, d'aspect misérable et déplai- sant.

On franchit une porte et l'on se trouve dans une prai- rie, large plateau d'où la vue embrasse un immense paysage sillonné d'un ruban d'argent qui est la Seine. Sur l'herbe drue nul arbre n'a poussé, mais çà et là, à des distances régulières, on aperçoit de grandes pla- ques en verre très-épais, serties dans un cadre circu- laire en pierre : ce sont des hublots, fenêtres qui lais- sent parvenir un peu de jour à l'eau de la Dhuis, car cette prairie verdoie sur la voûte même du réservoir, auquel elle sert de toiture. Une grotte en rocaille, dont la disposition un peu puérile ne répond pas à la gran- deur des travaux accomplis, donne accès dans une lon- gue galerie creusée d'un canal coule la Dhuis, qui sort d'un aqueduc souterrain, portant dans l'œuvre

LES RÉSERVOIRS. ' 249

1",40 de largeur et 1™,70 de hauteur sous clef. C'est une rivière; elle vient sans se presser, avec une sorte de majesté lente qui ne lui permet de faire qu'un kilomètre par heure. Elle est limpide, d'un gris bleuâtre, et glisse silencieusement sur un lit de ciment inaltérable. La galerie est large et très-éclairée, mais je ne crois pas qu'il existe au monde une bavarde plus insupportablement indiscrète. Dès qu'on parle, elle vous répond et se répond à elle-même; elle a l'air de se moquer de vous, elle imite votre voix, et, si vous êtes enrhumé, elle tousse. Lorsque plusieurs personnes cau- sent ensemble, elle les contrefait en même temps et produit un tel vacarme qu'on lui quitte la place. Elle a malignement niché des échos dans tous les coins, et dès qu'on prononce un mot, elle le répète à satiété jus- qu'à ce qu'elle vous ait fait taire.

Le 12 septembre 1870, on s'aperçut que le volume d'eau sortant de l'aqueduc pour entrer dans la galerie baissait sensiblement ; le lendemain, le niveau avait encore fléchi, et le 15 on fut obligé d'interrompre le service : le canal était à sec. On s'y attendait bien, mais en n'en fut pas moins poigne par une dure inquiétude. Toute communication avec l'extérieur était fermée ; Pa- ris, comme un vaisseau saisi dans les glaces, ne savait plus rien du monde entier. Qu'avait fait l'ennemi? Avait-il arraché les siphons, comblé les tranchées, bou- leversé le canal, fait sauter l'aqueduc? C'était son droit, le droit absurde de la guerre. Pendant cette dou- loureuse période, on fut dans des transes cruelles, car ceux qui ont mis la main à de tels travaux finissent par les aimer avec un sentiment il y a quelque chose de paternel. Dès qu'il fut possible de traverser les lignes allemandes, l'inspecteur des aqueducs courut vérifier les dégâts présumés : ils étaient nuls ; de Pargny à Pa- ris l'œuvre était restée intacte. Vers le 9 ou le 10 sep-

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tembre, un détachement de cavalerie appartenant à l'armée qui poursuivit inutilement le 13^ corps se pré- senta au premier regard de la Dhuis, à celui la source même est captée. L'officier commandant rédigea un procès-verbal constatant que l'agent de l'adminis- tration française, incapable de résister seul à une com- pagnie de soldats, avait été contraint, par un cas de force majeure; puis, aidé de deux de ses hommes, il leva la vanne de retenue, et la source fut précipitée au ravin, oîi elle retrouva l'ancien lit qu'elle parcourait autrefois. Les regards avaient seulement été comblés avec de la terre pour éviter qu'ils ne servissent de re- fuge ou d'embuscade à des francs-tireurs; les gelées d'un hiver qui fut trés-rude avaient fendillé çà et quelques parties de l'aqueduc; cela fut promptemenl réparé, et, le 18 avril 1871, la Dhuis nous revint par le chemin qu'elle doit à nos ingénieurs.

Sur la prairie, deux kiosques médiocres s'élévenl, semblables à ceux l'on vend des journaux le long des boulevards; ils abritent un escalier en vrille qui aboutit au réservoir de la Dhuis. On descend, et l'on s'arrête stupéfait en présence d'un des plus imposants spectacles qu'il soit donné à l'homme de contempler. C'est le palais des eaux tranquilles, et cela dépasse de cent coudées tous les décors à grand spectacle les féeries de lOpéra entassent les naïades et les tritons. Un jour faible et gris, tamisé par les hublots, se ré- pand sur l'immense nappe absolument immobile qui reflète, en les doublant, les piliers qu'elle baigne et la voûte qui la couvre. Ce réservoir a deux hectares, c'est- à-dire 20,000 mètres carrés de surface et cinq mètres de profondeur; il renferme 100,000 mètres cubes d'eau équivalant à 100 millions de litres. C'est une forêt de piliers : je crois en avoir compté 624 ; ils soutiennent une voûte qui a 75 centimètres d'épaisseur et que re-

LES RÉStRYOmS. 251

couvrent 50 centimètres de terre gazonnée, système excellent qui maintient l'eau à une fraîcheur salubre, très-peu sujette à l'influence des variations atmosphé- riques. On a fait à cet égard une expérience concluante. Le réservoir est resté plein pendant toute la période de l'investissement : on le gardait comme dernière res- source pour un en-cas désespéré ; la température exté- rieure a été très-froide et est descendue, le 24 décem- bre 1870 et le o janvier 1871, à 11 degrés au-dessous de zéro; celle de l'eau se maintint entre 12 et 6 de- grés.

Un mur sépare le réservoir en deux parties égales et en fait ainsi deux bassins distincts, de sorte que, lors du nettoyage qui s'opère une fois par an, on ne les vide que successivement, pour pouvoir conserver toujours une provision d'eau suffisante. Je ne me lassais pas d'admirer ce travail colossal, mais je n'étais pas au bout de mes surprises. Mon guide alluma une lanterne, me mit une bougie en main, et, après avoir fait une cinquantaine de pas sur la large banquette qui entoure et domine la nappe d'eau, il s'engagea dans un esca- lier en maçonnerie. Je le suivais sans souffler mot, m'imaginant qu'il voulait me montrer quelque conduite directe ou quelque robinet de forme spéciale. Après avoir descendu quelques degrés, il s'arrêta. Savez- vous nous sommes? Non. Dans le réservoir même de la Dhuis , que cet escalier traverse ; nous sommes au milieu de l'eau. allons-nous donc? Vjir la Marne, qui est au-dessous de nous.

Piien n'était plus vrai. Ce réservoir, ces réservoirs ont deux étages : au premier ils reçoivent la Marne, au second ils reçoivent la Dhuis : deux lacs superposés. Cette œuvre est unique. J'ai beau remonter dans mes souvenirs de voyages, me rappeler la citerne aux mille et une colonnes de Constantinople, le barrage de la

252 LE SERVICE DES EAUX.

vallée de Belgrade, la Piscina mirabile de Naples, les puits de Salomon à Raz-el-Aïn, entre Bethléem et Maar- Saba, la citerne d'Ézéchias à Jérusalem, je ne retrouve aucun analogue, et l'antiquité n'a rien produit de pa- reil. Nous pouvons, sans pécher par excès d'orgueil, nous dire, en présence d'une telle merveille, que nous ne sommes, sous certains rapports, inférieurs à aucun peuple ni à aucun temps. La Marne, puisée à Saint-Maur par des pompes hydrauliques mises en mouvement à l'aide de huit machines installées aux anciens moulins Darblay, arrive dans le réservoir en montant dans une large conduite verticale d'où elle s'échappe en champi- gnon, « à gueule bée. »

Les deux réservoirs sont séparés par une voûte : quelles pierres de taille énormes, quels blocs de granit indestructible est-on parvenu à entasser les uns sur les autres pour supporter un poids qui n'est pas inférieur à 100 millions de kilogrammes? La voûte a 40 cen- timètres d'épaisseur, et la solidité dont elle fournit chaque jour une preuve éclatante est uniquement due à la série d'arcs qu'elle forme en s'appuyant sur les pi- liers. La voûte du réservoir supérieur est en briques, les autres parties de la construction sont en pierres meulières revêtues de ciment hydraulique, dit de Yassy ^ Tout est brillant comme un marbre poli. La disposition des bassins est admirablement combinée pour pourvoir au nettoyage; il suffit de manœuvrer une vanne pour laisser écouler la Marne dans les égouts, et de lever des bondes pour faire tomber la Dhuis dans les citernes inférieures. Afin de donner place à ce merveilleux édi- fice souterrain, on a enlevé 200,000 mètres cubes de déblais et construit 70,000 mètres cubes de maçon- nerie.

* Les éléments essentiels de ce ciment sont la chaux, la silice et l'alu- mine ; il renferme aussi une petite quantité de 1er et de magnésie.

LES FO>'TAINES. 253

# Il faudrait être du métier pour comprendre et pour expliquer ce qu'un tel labeur représente de conception hardie, de difficultés vaincues, d'intelligence et de science acquise. Le travail a été très-rondement con- duit : il n'a fallu que deux années pour en voir la fin ; l'étal du règlement de compte prouve qu'il a coûté 5,700,000 francs; c'est peu de chose en présence du résultat obtenu. L'homme qui a imaginé, dirigé, fait exécuter un tel projet, peut être en repos sur sa mé- moire et dire comme Horace : Non omnis moriar. Ce- pendant cela ne suffît pas à M. Belgrand; il estime qu'il peut se surpasser lui-même, car le réservoir qu'il prépare en ce moment à Montrouge, sur les hauteurs de Montsouris, pour recevoir les eaux de la Vanne, aura trois hectares : un de plus qu'à Ménilmontant.

IV. LES FONTAINES.

Seize réservoirs à Paris. —1,741 kilomètres. Atlas administratif de lS-21 ; plan général de 1867. Comparaison. En cas d'incendie. L'eau publique et l'eau privée. Progrès accomplis. Fontaines monumentales. Œuvres de hasard. Gerbe du Palais- Royal. L'éléphant. Fontaines banales. Robinet à repoussoir. Bornes- fontaines. Bouches d'arrosage. Service à rendre à la population indigente. Bouches d'arrosement: à la lance, au tonneau. Stations de voitures. Fontaines Wallace. Gobelets volés. Conditions à imposer aux constructeurs de maisons. La Compagnie générale des eaux. Transaction. Progression des abonnements particuliers. Porteurs d'eau. Ce qu'il en reste. Remise des tonneaux. Fon- taines marchandes. Le filtre. 400 pour 100 de bénéfices. Fon- taines à la sangle. Le revenu hydraulique. Les puits particuliers. Souvenirs des poids publics. La bonne mesure. Moyenne de la consommation. L'eau à Rome sous Kerva. Un désir de Napo- léon I".

Parler des autres réservoirs de Paris après celui-là serait puéril; qu'il suffise de dire que nous avons seize grands « épanouissements » l'eau est centralisée, elle fait étape avant de prendre une route défini-

254 LE SERVICE DES EAUX.

tive *. Ils sont, tous situés sur des points élevés, oîi quelquefois l'eau ne peut parvenir que sous la pression d'une machine à vapeur; mais, lorsqu'elle est arrivée dans ces vastes bassins, il s'en faut de beaucoup qu'elle soit à destination; elle pénètre alors méthodi- quement dans des conduites en fonte qui, longeant les parois des égouts ou cheminant sous terre, la font aboutir au point précis qu'elle doit desservir. Mises les unes au bout des autres, ces conduites atteignent une longueur de 1,418,058 mètres; si, à ce chiffre déjà considérable, on ajoute l'étendue des aqueducs de ceinture, de Belleville, des Prés-Saint-Gervais, d'Ar- cueil, de la Dhuis et de la Vanne, qui équivaut à 5'23,549 mètres 81, on arrive à un tolal extraordinaire. 11 faut d, 741 kilomètres 1/2 de conduites, de tuyaux, de canaux de toute sorte pour que Paris ait à boire. C'est un tiers de plus que la distance qui nous sépare de Vienne.

Si l'on veut, du reste, se rendre compte des incon- cevables progrès qui ont été faits depuis cinquante ans pour la distribution des eaux, il suffit de comparer l'Atlas administratif publié par Maire en 1821 et le Plan général des conduites que M. Haussmann a fait le- ver en 1867. D'un coup d'oeil on verra combien la toile d'araignée s'est étendue, quel périmètre elle entoure et jusqu'où elle pousse ses ramifications les plus éloi- gnées, qui maintenant pénètrent toutes les rues et peu- vent entrer dans chacune de nos maisons. En outre, tous les robinets par l'eau s'échappe sont disposés de telle sorte que l'on peut y brancher la pompe à incen- die des pompiers, et l'on a modifié la fermeture de cer-

Ces seize réservoirs sont situés à Passy (deux), à Monceaux, rue Racine, rue Saint- Victor, à Vauyirard (deux), au Panthéon, à Ménilmon- tant, à Belleville, à Gentilly (deux), à Charonne (deux), à Montmartre (deux).

LES FONTAINES. 255

laines conduites importantes, afin qu'il soit possible, en cas de sinistre, d'y adapter des pompes à vapeur.

L'eau que Paris possède aujourd'hui n'est pas exclu- sivement employée au service des particuliers : on peut dire qu'il y a l'eau publique et l'eau privée; mais l'une et l'autre ne coulent que dans l'intérêt de la popula- tion. Il faut non-seulemenl alimenter les besoins do- mestiques, mais il faut satisfaire, dans de larges pro- portions, aux exigences de la voirie d'où résulte la sa- lubrité même de la cité. Il est bon aussi que les villes aient des fontaines monumentales qui jettent la fraî- cheur autour d'elles et plaisent aux yeux. Sous ce triple rapport, Paris n'est plus comparable à ce qu'il était jadis, et les efforts accomplis ne sont point restés sté- riles.

Sur nos places, dans nos carrefours, au milieu de nos squares, dans tous les lieux de promenade, on a élevé des fontaines monumentales. Il en existe soixante et une aujourd'hui, qui ne sont point irréprochables; l'architecture semble ne s'être jamais occupée de créer des fontaines; si l'eau n'y coulait pas, ce ne serait le plus souvent qu'un édifice d'apparat orné de sculptures plus ou moins agréables, mais dont la destination ne se manifeste pas par l'agencement des lignes et la forme extérieure. Que ce soit un charmant profil antique comme la fontaine Gaillon , une médiocre copie en bronze d'un personnage de Raphaël comme la fontaine Saint-Michel, trois élégantes statues comme la fontaine ■de Grenelle, un Osiris porte-cruche comme la fontaine de la rue de Sèvres, que ce soit un immense plat monté comme l'ancienne fontaine du Château-d'Eau qui est actuellement au marché aux bestiaux de la Villette, ce ne sont que des œuvres de hasard sans caractère spécial, et que laissent bien loin derrière elles les ad- mirables fontaines que construisit la Rome de la pa-

256 LE SERVICE DES EAUX.

pauté. Frognall Dibdin, dans son Voyage en France en 1818, admire surtout la gerbe d'eau du Palais-Royal ; il a raison : de toutes les fontaines de Paris, c'est encore la plus agréable à voir et la plus logique.

Paris fut longtemps menacé d'une fontaine dont heu- reusement l'exécution a été abandonnée. On avait ima- giné d'élever sur la place de la Bastille un éléphant en bronze haut de cinquante pieds et qui aurait jeté de l'eau avec sa trompe dans le bassin qui devait lui servir de soubassement; je me rappelle avoir vu le modèle en plâtre autrefois : c'était hideux. Lorsqu'on démolit ce colosse informe pour faire place à la colonne de Juillet, il s'en échappa quelques milliers de rats qui y avaient élu domicile.

Les fontaines auxquelles le public peut puiser gra- tuitement à toute heure sont assez rares à Paris; je n'en compte que 208 : 38 dans l'ancienne ville et 170 dans la zone annexée. C'est peu. Toutes sont disposées sur le même modèle ; ce sont des bornes-fontaines mu- nies d'un robinet à repoussoir, c'est-à-dire d'un robinet qui se referme de lui-même dés que l'on cesse de tour- ner le bouton ; de cette sorte on empêche l'eau de cou- ler inutilement et d'aller se perdre à l'égout, précau- tion indispensable avec l'insouciante population pari- sienne.

Pour laver les rues, jeter dans les ruisseaux un vo- lume d'eau capable d'entrahier les ordures qui les en- combrent ou la fange qui les empeste, il faut des fon- taines nombreuses, multipliées le long des trottoirs, et dont la libre disposition appartienne aux cantonniers chargés de faire chaque matin la toilette de Paris. .Au- trefois, ces bouches d'écoulement étaient toutes des bornes-fontaines qui, pendant un temps déterminé, coulaient à gros bouillons. Elles étaient dressées sur la marge des trottoirs : il est vrai qu'elles éclabous-

LES F0?<TAINES, 5o7

saienl les passants et qu'elles encombraient la voie pu- blique; presque partout on les a supprimées, il n'en reste plus que 725, et on les a remplacées par des bou- ches de lavage qui sonl aujourd'hui au nombre de 4,595. Une plaque en tôle couvre l'orifice apparaît la tête d'un robinet dont le cantonnier a la clef; il ou- vre, l'eau s'écoule de niveau avec le pavé qu'elle bai- gne, dans le ruisseau qu'elle purifie; elle est donc im- médiatement souillée. Ce système a évidemment des avantages; mais je trouve que la borne-fontaine était bien plus généreuse, je dirai bien plus humaine; l'eau en tombait d'une certaine hauteur et gardait toute sa pureté tant qu'elle n'avait pas touché le sol ; les femmes du voisinage venaient avec la marmite, avec la carafe, et avaient là, sans bourse délier, l'eau quotidienne qui est aussi nécessaire que le pain quotidien; les enfants y buvaient, et plus d'un ouvrier altéré y a trempé ses lè- vres. Il n'en est plus ainsi à cetie heure : l'eau s'élance de la bouche de lavage pour s'en aller à la bouche de l'égout par un chemin fort sale.

Que de fois je me suis arrêté à regarder de pauvres femmes trop dénuées pour payer la « voie » d'eau, trop occupées à garder la marmaille pour courir jusqu'à la borne à repoussoir, attendre que le ruisseau ait perdu ses impuretés les plus apparentes et se précipiter alors avec une casserole pour ramasser la provision d'eau né- cessaire! Ce spectacle est pénible, et, dussent les bien- faisantes bornes-fontaines d'autrefois obstruer un peu les trottoirs et causer quelques embarras aux piétons, je voudrais les voir rétablir. La ville n'en vendra pas un seau d'eau de moins, et elle aura rendu un sérieux ser- vice à la population indigente.

Il ne suffit pas de balayer nos rues et de les « laver à grande eau », il est indispensable par ce temps de ma- cadam d'arroser nos promenades, nos quais, nos boule- ». 17

258 LE SERVICE DES EAUX.

vards et d'abattre la poussière qui s'y forme ïncessam- ment sous le pied des passants et des chevaux ; il existe pour ce seul objet deux systèmes de bouches d'eau qui, tout en concourant au même but, n'ont rien de commun entre eux. 11 y a 2,818 bouches d'arrosement à la lance; la disposition en est semblable à celle des bouches de lavage, mais elles sont munies d'un pas de vis pouvant s'adapter à un long tuyau que le cantonnier promène çà et pour diriger il convient le jet qui s'en écliappe; cela ressemble à un serpent monté sur roulettes. En outre, 100 bouches d'arrosement au tonneau permettent de remplir l'énorme tonne placée sur un chariot traîné par un cheval et qui laisse couler l'eau par une grille longitudinale percée de petits trous. C'est le vaste arro- soir portatif que l'on conduit dans nos grandes voies de communication, qui mouille indifféremment le terrain, les promeneurs, et dont on ne saurait se garer avec trop de soin. Ce n'est pas tout, il faut penser aux fiacres, à ces pauvres chevaux que l'on surmène, qui font un mé- tier de damné, et qui bien souvent arrivent à « la place » haletants et mourants de soif; 155 fontaines sont spécia- lement destinées aux stations de voitures et les chevaux peuvent se désaltérer à leur aise pendant que les cochers s'abreuvent chez le marchand de vin.

En Orient, lorsqu'un homme veut plaire à Dieu, il fait construire une fontaine, y attache un gobelet par une chaînette de fer et la voue aux voyageurs , à l'in- connu qui passe et qui a soif. Un étranger bienfaisant qui habite Paris a fait cadeau à sa ville d'adoption de cinquante fontaines, dont quarante isolées sont déjà en service, et dont dix, qui doivent être appliquées contre les murailles, ne sont pas encore placées. 11 a offert le monument en fonte, qui est uniforme, et rappelle, quoi- qu'il soit composé do quatre personnages, le groupe des trois Grâces que Germain Pilon avait sculptées pour

LES FO>'TAINES. 259

porter l'urne devait reposer à toujours le cœur de Henri II, et qui sont les portraits de Catherine de Médi- cis, de la marquise d'Étampes et de madame de Yille- roi. La ville fournit l'eau et le filtre placé au bas de la fontaine afin que le jet arrive toujours pur. C'est une idée Irès-charitable et ingénieuse. L''appareil est assez élégant pour ne pas déparer nos rues, et le passant al- téré peut sans peine boire un bon coup d'eau fraîche. Chacune de ces fontaines est munie de chaînettes aux- quelles des vases en fer sont attachés. Yeut-on savoir combien on avait déjà volé de gobelets au mois de mars 1875? Soixante-trois.

La part réclamée pour les usages privés augmente de jour en jour, et l'on est en droit d'espérer que d'ici à quelques années toute maison aura son réservoir spécial et l'eau nécessaire aux personnes qui l'habitent. La ville impose la condition de prendre une concession d'eau aux entrepreneurs qui font bâtir sur des terrains vendus par elle ; cette mesure excellente devrait être indistinc- tement étendue à toute construction nouvelle. Les pro- priétaires n'y perdraient rien , car ils sauraient , sans aucun doute, augmenter les baux en conséquence.

Bien des compagnies industrielles se sont successive- ment formées pour distribuer l'eau à prix d'argent dans les maisons de Paris ; toutes ont fini par sombrer, et la ville a recueilli leur héritage ; mais lorsque le décret du 16 juin 1859 eut annexé à Paris les communes sub- urbaines, on se trouva en présence d'une compagnie sérieuse, qui avait fait de grands frais d'installation, qui était propriétaire d'établissements hydrauliques impor- tants, et qui desservait ce qu'alors on appelait la ban- lieue. Ne pouvant la déposséder sans commettre une grave injustice, la ville transigea avec elle. Un traité in- tervenu le 11 juillet 1860 transforma la Compagnie gé- nérale des eaux en régie intéressée. La ville se substitua

î: 0 LE SKRVICE DES EAUX.

à elle dans la possession des établissements et dans le droit de vendre l'eau ; en échange, la compagnie re- çoit pendant cinquante ans une somme annuelle de 1,160,000 francs, payée mois par mois; à titre de prime, le quart de la somme excédant une recette de 5,600,000 francs à 6 millions et le cinquième de la somme excédant 6 millions. Elle est chargée de faire les abonnements, de surveiller la distribution des eaux dans les propriétés particulières, de filtrer l'eau vendue dans les fontaines marchandes, de faire les perceptions et d'opérer toutes les semaines entre les mains de qui de droit le versement des sommes encaissées. Ces condi- tions me semblent excessives et très-onéreuses pour la ville de Paris.

Les abonnements particuliers s'accroissent dans de notables proportions; on en comptait 21,9:21 en 1860; au 51 décembre 1872, ils étaient au nombre de 57,889. Le total des maisons de Paris est de 65,965 : il y en a donc prés de la moitié qui ne reçoivent pas encore d'eau et qui en sont réduites à la demander à des hommes qui l'achètent à l'administration pour la revendre aux particuliers. Ce sont les porteurs d'eau, qui font un mé- tier pénible, mais assez lucratif. Qui ne se les rappelle parcourant nos rues, la sangle aux épaules, les seaux en main et criant d'une voix lamentable : A Veau-aul Nous sommes débarrassés de leurs clameurs, et eux-mêmes ne tarderont pas à disparaître. La diminution est rapide : 1,255 en 1860; aujourd'hui 800, sur lesquels 79 ont des tonneaux traînés par un cheval ou par un âne, et 721 des tonneaux à bras, auxquels il> s'attellent et qu'ils manœu- vrent avec effort. Ils ne sont pas libres de remiser pen- dant la nuit leurs tonneaux bon leur semble; on a pe.iser aux incendies et savoir l'on pourrait trou- ver une réserve d'eau pour porter les premiers secours. On leur a donc assigné soixante-trois emplacements

LES FONTAINES. 261

chaque soir ils doivent conduire leurs tonneaux pleins. La matière a été réglée par une ordonnance de police du 7 août 1860. Il y a à Paris vingt-six fontaines dites mar- chandes où les porteurs d'eau vont remplir leurs ton- neaux. Un poteau, un large tuyau de cuir, une clef tour- nante, c'est tout le matériel. L'eau que l'on déhile dans ces fontaines y est directement amenée des réser- voirs de la ville; mais on la filtre avant de la livrer à ceux que l'on appelle indistinctement les « Auvergnats », quelle que soit leur nationalité. L'eau traverse deux ré- cipients d'où elle ne peut sortir qu'en passant par les mailles d'un tamis garni d'épongés, de cailloux et de laine effilochée. Comme tous les tonneaux ont été préa- lablement jaugés à la préfecture de police, que le jau- geage est inscrit en grosses lettres sur la face posté- rieure, il n'y a jamais de discussion sur la contenance : les i ,000 litres se payent un franc et sont vendus cinq par le porteur : 400 pour KiO de bénéfice. Est-ce trop? Non. Qu'on pense au nombre de voyages que ces pauvres diables sont obligés de faire à travers les escaliers obs- curs ou <;lissants, en soutenant à l'aide de la « courbe » deux seaux pleins en équilibre sur leur épaule, et l'on ne trouvera pas que leur gain soit excessif ^

Les porteurs ne sont point forcés de puiser l'eau aux fontaines marchandes, ils ont le droit d'aller la chercher à vingt-huit fontaines publiques, dites à la sangle. On les appelle ainsi parce qu'il est défendu de s'en approcher avec des tonneaux et que l'on ne peut y remplir que des seaux qui se portent à l'aide d'une sangle passée sur les épaules ; un crochet de fer aboutit à chaque anse des

' En 1S26, le comte de Chabrol, préfet de la Seine, lut un rapport au Conseil général sur un projet d'aménagement des eaux qui n'eut pas de suite. Dans ce document l'on trouve un renseignement curieux qui doit trouver place ici : « On vend à Paris, dit M. de Chabrol, 169,500 voies d'eau par jour, à raison de dix centimes, dépense qui équivaut à 17,000 francs par jour et à 6,182,000 francs par an. »

2G2 LE SERVICE DES EAUX.

seaux, qui sont écartés du corps par un cercle et qui sont garnis d'une rondelle de bois dont le but est d'em- pêcher l'eau de vaciller et de se répandre. Cette eau arrive des réservoirs et des conduites telle qu'elle y est entrée, chargée de sels terreux, grisâtre, trouble et peu ragoûtante à boire; on n'en use guère, et les fontaines les plus fréquentées il y a trente ans, celle de la rue Saint-Honoré, celle de la rue de Grenelle, sont presque désertées aujourd'hui. L'abonnement et les fontaines marchandes sont pour la ville une source de revenus qui ne pourront que s'accroître avec le temps. Nous avons vu qu'au début du siècle le prix de l'eau vendue entrait dans le budget municipal pour une somme de 385 francs; nous sommes loin de à cette heure, et pour l'année iST2 le produit a été de 6,111,295 francs; c'est un joli denier.

En dehors de l'eau que l'administration nous procure, il existe encore à Paris environ 30,000 puits particulier^ qui ne servent plus à grand usage. Pendant le siège, comme on craignait de manquer d'eau, on en remit à peu prés 20,000 en bon état; les autres n'ont même pas été visités. Placés presque toujours à une profondeur et dans un voisinage compromettants, ils ne fournissent en général qu'une eau mauvaise et fréquemment souillée. Ils étaient fort nombreux jadis et ont être, dans bien des quartiers, une ressource importante, sinon unique. Dans les Cris de Paris, « achevé d'imprimer le cinquième jour de may mil cinq cent et quarante-cinq, » on trouve la preuve que les puisatiers parcouraient les rues cl offrant leurs services à haute voix :

A curer le puys, C'est peu de practique; La g-aigne est petite, Plus gaigner ne puis.

Ces puits subsistent, c'est fout ce que l'on en pout dire,

LES FONTAINES. 263

et ils ne tarderont pas sans doute à être remplacés par des fontaines dont le tuyau ira se brancher sur les lar- ges conduites coulent la Seine, l'Ourcq, la Dhuis, va couler la Vanne, et ils disparaîtront sans même lais- ser le souvenir légendaire qui a survécu à nos anciens puits publics que tant d'ordonnances royales, d'arrêtés de la prévôté, recommandaient de ne jamais laisser dé- couverts.

Quelques rues ont conservé le nom de ceux-ci, quoique le plus célèbre d'entre eux, le Puits d'Amour, qui. était situé non loin des halles, dans la rue de la Truanderie, ait été tari, comblé, rasé, sans laisser de traces. Il n'en est point ainsi de ce puits à écho dont le sobriquet a été donné à la rue du Puits-qui-Parle, ni du puits que le tanneur Adam-l'Hermite avait fait creuser dans le quar- tier Saint-Victor ; nous avons connu les rues du Puits- Mauconseil, du Puifs-de-Fer, du Puits-du-Chapitre, du Puits-Certain, du Bon-Puits, et enfin la rue du Puits qui, après avoir été la rue du Bout-du-Monde, est devenue l'impasse Saint-Claude-Montmartre. Les fontaines mar- chandes, les fontaines à la sangle, les porteurs d'eau iront rejoindre les puits publics, et nos enfants, qui auront de l'eau avec facilité aux derniers étages des maisons les plus élevées de Paris, s'étonneront que nous ayons conservé si longtemps ces moyens primitifs de pourvoir à l'un des plus impérieux besoins de l'homme.

On prend à la ville beaucoup plus d'eau qu'elle n'en vend, mais elle n'y regarde pas de trop près et fait bien ; la proportion dépasse cependant quelque peu ce que les marchands appellent « la bonne mesure » . Les abonnés à l'eau de l'Ourcq par exemple payent pour 56,822 mè- tres cubes quotidiens; mais, comme ils consomment à robinet libre, ils versent par jour 70,000 mètres : c'est presque le double de la quantité à laquelle ils ont droit. Si la jauge était régulière ou possible, la ville augmen-

264 LE SERVICE DES EAUX.

terait singulièrement son revenu. Actuellement, et en Jiltendant que la Vanne nous ait apporté un contingent de 100 millions de litres, Paris dispose d'un volume d'eau qui varie d'un maximun de 150 litres à une moyenne de 74 litres par tête, pour une population évaluée en chiffres ronds à 1,800,000 âmes.

C'est beaucoup, si nous nous reportons seulement à une centaine d'années en arrière; c'est suffisant, si l'on ne tient compte que des exigences indispensables de la vie privée et de la vie urbaine ; c'est peu, si l'on réfléchit que l'eau est un instrument de salubrité et de bien-être que l'on ne saurait prodiguer trop abondamment dans les grandes villes; c'est presque dérisoire, si l'on se souvient de l'antiquité. Sous Nerva, Rome comptait un million d'habitants et pouvait recevoir de 8n0,000 à 900,000 mètres cubes en vingt-quatre heures, prés d'un milliard de litres, plus de 800 par tète, c'est-à-dire presque dix fois plus que notre part actuelle; mais nous n'en resterons pas là. Les embellissements de Paris et l'hygiène réclament l'eau et l'exigent. Un jour viendra l'on ne la ménagera pas et elle pourra couler sans interruption, comme une source intarissable.

Le 10 avril 1806, Napoléon écrivait : « 11 est honteux qu'on vende de l'eau aux fontaines de Paris... Le but auquel je veux arriver est que les cinquante fontaint s actuelles coulent jour et nuit, depuis le 1" mai prochain, qu'on cesse d'y vendre de 1 eau et que chacun puisse en prendre autant qu'il en veut'. » C'est une idée juste, et quoique depuis l'époque l'empereur parlait ainsi à son ministre Crétet, Paris ait vu tripler sa population et reculer ses vieilles limites, il faut espérer que, dans un avenir plus ou moins rapproché, la capitale de la

' Correspondance, l. XII, p. 205. « Cinquaiile fontaines, » c'est un chiffre atunoximatif, car, dès 1760, Paris comptait soixanle-Irois fontaines publiques; en voii- le déiioml)rernent et l'emplacement dans : £lat ou tableau de la ville de Paris, M.LCC.LX, p. 26.

APPENDICE. 205

France aura autant d'eau à sa disposition que la Rome des Césars.

Appendice. La recette hydraulique a été de 7,279,890 francs pour l'exercice 1875. Le 6 juillet 1874, la Vanne a fait son entrée à Paris; elle est une cause de très-légitime orgueil pour l'éininent ingénieur auquel nous la devons; le 8 mars 1875, M. Beigrand m'écrivait : « Puisque vous vous intéressez à nos affaires, venez si vous êtes libre, me prendre chez moi demain malin ; je vous atten- drai jusqu'à huit heures et demie. Si vous ne venez pas, j'irai, seul voir la plus belle source qui jamais ait lui au soleil. »

Au bout de la rue de la Tombe-Issoire, près des fortifications, entre les portes d'Ârcueil et d'Orléans, on aperçoit une immense pyramide tr<is-tronquée, bâtie en pierres meulières et serlie au sommet d'une margelle en pierres de taille; c'est le réservoir bâti pour aménager ce fleuve qui nous arrive sur les épauks d'un aqueduc long de 155 kilo- mètres, auxquels il faut ajouter 20 kilomètres d'aqueducs collecteurs quiraïsemblent les sources. Plus amp.'e et plus extraordinaire encore que le réservoir de la Dhuis, le réservoir c'e la Vanne peut conte- nir 500,000 mètres cubes d'eau; il a 270 mètre? de longueur, 140 mètres de largeur; il est à deux étages; à chaque étage il est di- visé par un mur de séparation en deux compartiments, dont cha- cun forme un carré de 150 mètres de côté; le réservoir supérieur est à la cote 80, c'est-à-dire à 80 mètres au-dessus du niveau de la mer; le réservoir inférieur est à la cote 74; 5,G00 piliers sou- tiennent les voûies, revêtues d'un beau ciment qui brille comme du stuc argenté. On semble avoir accumulé les diflicultés pour mieux s'en jouer; celte énorme construction, destinée à supporter sans fléchir un poids exorbitant, est élevée sur nos anciennes carrières, sur les catacombes; les seuls travaux de consolidation ont coûté 900,000 francs. L'eau sortant de son canal tombe en une large nappe dans un bassin semi-circulaire revêtu de fuïence blanche; elle est bleu pâle, admirable, limpide et mérite l'inscription que sa belle transparence laisse facilement lire : Sploulore et rigore gratissima. Pourquoi, sur une plaque commémorative, n'a-t-on pas gravé le nom des ingénieurs, .MM. Beigrand et Buffet, qui ont accompli ce chef-d'œuvre et ce tour de force?

Un projet à l'étude aurait pour résultat, s'il était réalisé, de ré- server les eaux de la Dhuis et de la V;inne pour la consommation et d'empl'ver les eaux de Seine, d'Ourcq, du Midi et du iNord, au service de la salubrité et à l'alimentation des fontaines monumen- tales. Pour parvenir à ce but hygiénique, il serait nécessaire d'éta- blir partout une double canalisation, ce qui entraînerait une dé- pense devant laquelle on aura peut-être le tort de reculer.

CHAPITRE XXIX

L'ÉCLAIRAGE

I. LES LANTERNES.

La bonne police. L'éclairage est moderne. Témoignage contempo- rain de Louis XIV. Anciennes prescriptions. Défaite de Pavie. Placards injurieux. Arrêt du 29 octobre 1538. « Ardentes et allu- mantes. » Pois à feu. Veilleuses perpétuelles. La Ligue éteint les falots. Les ténèbres. Laudali Caraffa. Lettres patentes de 1662. Les poi te-llambeaux. Conditions. Nicolas de La Reynie.

Le mot d'ordre. Édit de septembre 1667. Éclairage temporaire.

On gagne 40 nuits. Madame de Sévigné. Les lanternes en 1698.

Les galères. 6,500 lanternes à la fin du dix-septième siècle. Le sonneur. La taxe. La mort de Louis XIV. Ouragan. L'Opéra- Comique. Sterne à Paris. Les réverbères. Clair de lune. Cinq heures et demie. Arrêté du 12 messidor an VIII. A la lanlernel

La lampe antique. Argand. L'usurpateur Quinquet. Nombre des réverbères en 1817 et 1820. Vivien. Les allumeurs. Les cochers. Le 21 janvier 1813. Les funérailles de Napoléon. Les émeutes. A la fin du règne de Louis-Philippe.

Il est d'un intérêt supérieur pour la bonne police des villes que les rues soient éclairées pendant la nuit, afin qu'on puisse y circuler sans peine, et que les gens de mauvais desseins y soient surveillés. L'idée si simple d'allumer des lanternes ou des flambeaux pour com- battre l'intensité des ténèbres et répandre quelque

2j3 L'ECLAIRAGE.

clarté sur la voie publique est relativement moderne. Dès que le jour était tombé, Paris se remplissait jadis d'obscurité et de larrons; les habitants ne sortaient le soir qu'à leur corps défendant; ils se faisaient accom- pagner, quand ils le pouvaient, par des gens armés qui portaient des falots, et l'on s'applaudissait lorsque l'on rentrait sans encombre. MM. de Villiers écrivent à la date du 6 février 1657 : « Après le souper nous fismes mettre les chevaux aux deux carrosses et nous donnas- mes aux laquais des pistolets et des mousquetons pour nous escorter... Nous nous retirasmes sur les quatre heures du matin sans avoir fait aucune mauvaise ren- contre ^ » Nous n'en sommes plus là: quoiqu'il y ait encore plus d'un malfaiteur à Paris, nous pouvons nous promener la nuit sans lusil sur l'épaule. Nos boule- vards, nos quais, nos rues, nos ruelles, encore trop nombreuses, s'illuminent presque instantanément dés que le crépuscule s'assombrit. Les mille constella- tions qui brillent au sommet de nos candélabres ne valent pas la lumière du soleil, que Dubartas appidait « le grand-duc des chandelles », mais elles projettent du moins des lueurs rassurantes et donnent à la ville une sécurité que les temps anciens n'ont point connue. L'éclairage actuel, que nos pères n'auraient même pas osé soupçonner, suffit largement à tous les besoins d'une capitale en activité, et il dépasse les espérances que l'on avait pu concevoir au moment Ion com- mençait à le faire fonctionner. 11 a en outre ceci de fort remarquable dans notre pays, l'État est presque toujours forcé de se substituer à l'initiative individuelle en défaut, qu'il est produit par une compagnie indus- trielle particulière dont l'ampleur égale celle de nos grandes administrations publiques. Mais avant de par-

' Journal d'un votjagc à Paris en liJ57-1658, publié par A.-P. Faugùre, p. C5-(ili.

LES LANTERiNES. 2G'J

venir à être éclairé chaque soir a giorno, Paris a long- temps vécu dans les ténèbres; il n'en est sorti qu'avec effort et par une série de tâtonnements que nous es- sayerons de faire connaître.

Autrefois , pendant les moments de trouble , qui étaient bien plus fréquents alors que de nos jours, les Parisiens étaient teims, en vertu de vieilles ordonnan- ces royales, d'antiques arrêts du parlement, de mettre sur leur fenêtre de la lumière et au seuil de leur porte un seau d'eau. C'était ce que l'on avait imaginé de plus ingénieux pour déjouer les surprises à main armée et parer aux incendies possibles. Dés qu'un danger, si éloigné qu'il fût, menaçait Paris, on tâchait de faire allumer des chandelles. Lorsque, le 7 mars 1525, le parlement de Paris reçut la lettre que la reine mère lui avait écrite le 4 de Lyon pour lui annoncer la dé- faite de Pavie et la captivité de François I", il décréta séance tenante, que « les lanternes et lumières qui avaient été ordonnées être mises par cette dicte ville seront remises ».

On n'écoutait guère, il faut le croire, de tels arrêts, et l'insouciance parisienne n'était guère alors plus at- tentive qu'aujourd'hui, car, le 24 octobre de la même année, le parlement renouvela sa prescription, et le 16 novembre 1526 le prévôt des marchands demande que les habitants soient forcés de placer des lanlernes à leurs fenêtres. Pendant vingt-sept ans, la question est oubliée; elle reparait tout à coup et très-vivement sous Henri II, le 28 septembre 1553. On avait profité de l'obs- curité des rues pour coller sur les murailles des pla- cards injurieux contre le prévôt des marchands; celui- «i, qui paraît n'avoir eu qu'un goût médiocre pour la liberté de la presse pratiquée de cette façon, intervint auprès du parlement, qui édicta que le lieutenant cri- minel serait tenu de faire mettre « lanternes et chan-

270 L'ÉCLAIRAGE.

délies ardentes » aux fenêtres des maisons. Il n'en fut que cela, et Paris n'en vit pas plus clair.

La première tentative faite pour doter la ville d'un éclairage à peu près régulier date de 1558. Un am'f, rendu le 29 octobre par le parlement et dirigé contre « les larrons, voleurs, effracteurs de portes et huis y, ordonne qu'il y aura un falot ardent au coin de chaque rue, de dix heures du soir à quatre heures du matin ; tt les dictes rues seront si longues que le dict falot ne puisse éclairer d'un bout à l'autre, il en sera mis un au milieu des dictes rues. » On fit un « cri public » de l'ordonnance, qui fut lue et publiée à son de trompe. Le 24 novembre suivant, les commissaires du Chàtelet, les quarteniers, les cinquanteniers, les dizainiers, ac- costés de deux notables bourgeois de chaque rue, sont chargés de faire le devis des frais probables et de dé- signer les endroits devront être placées « les lan- ternes ardentes et allumantes ». Cette fois, on s'exécuta sans trop de mauvaise grâce, et nous savons à quoi nous en tenir sur ce mode d'éclairage, qui est encore en action dans quelques villes de l'extrême Orient. Un poteau en bois, muni de distance en distance de bar- rettes libres qui faisaient office d'échelons, portait au sommet un bras de potence auquel pendait une chaî- nette soutenant un lourd panier de fer rempli de résine et d'étoupes qu'on allumait. C'était simplement un pot à feu qui ressemblait fort au fanal que les pêcheurs à la fouenae mettent à l'avant de leur bateau. Quelque mince que fût le progrès, c'en était un : si la flamme goudronneuse dégageait bien de la fumée, elle proje- tait du moins une lueur rougeâtre vers laquelle il était possible de se diriger; elle était supérieure à la mèche vacillante de ces veilleuses perpétuelles brûlant der- rière une grille fermée, au pied des statues de saints et de madones dont Paris était plein à cette époque,

LES LANTERNES. 271

clarté douteuse qu'éteignait le vent, et qui pendant tant de siècles fut le seul éclairage de la grande ville.

Ce furent nos troubles politiques qui éteignirent les falots. La Ligue vint : toute prescription tomba en dé- suétude , et , pour mieux faire acte d'indépendance, chacun s'empressa de désobéir aux lois. Ce que fut Pa- ris à cette époque, ce que l'obscurité des rues pendant la nuit ajoutait à l'impunité qu'on laissait volontiers à toute violence, le journal de l'Estoile nous l'a raconté. Les chandelles paraissent mortes pour toujours ; on est plus d'un siècle sans en entendre parler. Sous le régne de Henri IV, sous la régence, sous Louis XIII, pendant la Fronde, nul soin public à cet égard ; on marche à l'aveuglette, Paris ne s'est pas encore rallumé. La nuit, les gens riches sortent escortés de laquais portant des torches, les bourgeois s'en vont la lanterne à la main, les gens pauvres se glissent à tâtons le long des mu- railles. Les guerres, les discordes civiles ont jeté sur le pavé des troupes de malandrins qui s'embusquent au coin des ruelles sordides l'on pateaugeait alors, et font main basse sur les passants attardés. Nous ne voyons guère ce temps qu'à travers des récits romanes- ques et les aventures peu édifiantes excellaient les coureuses de la Fronde. Ce fut une époque misérable entre toutes; Paris était un cloaque sans lumière et sans eau, il n'y avait que de la fange. « Nous sommes arrivés à la lie de tous les siècles, » dit Guy Patin.

Ce fut un abbé napolitain nommé Laudati Caraffa, qui, s'apercevant que les Parisiens n'avaient pour se guider la nuit que

Cette obscure clarté qui tombe des étoiles,

dont le Cid a parlé, imagina un moyen de s'enrichir tout en aidant les Parisiens à sortir le soir sans trop de malencontres. Il obtint le privilège exclusif d'établir à

272 L'ECLAIRAGE.

ses frais des porte-flambeaux et des porte-lanternes qui, moyennant une rétribution fixée et payée à l'avance, accompagneraient les gens dans leurs courses noc- turnes. Les lettres royales sont du mois de mars 106:2. Le début en est curieux, c'est une peinture de nos an- ciennes mœurs qui n est pas sans intérêt pour l'his- toire : ce Les vols, meurtres et accidents qui arrivent journellement en nostre bonne ville de Paris faute de clarté suffisante dans les rues, et d'ailleurs la plupart des bourgeois et des gens d'affaires n'ayant pas les moyens d'entretenir des valets pour se faire éclairer la nuit, pour vaquer à leurs affaires et négoce, souffrant une très-grande incommodité et principalement l'Iiiver, que, les jours estant courts, il n'y a pas de temps plus commode à y vaquer que la nuit, et n'osant pour lors à se hasarder d'aller et venir par les rues faute de clar- té, et sur ce nostre cher et bien-aimé abbé Laudati Ca- ralfeS etc. » Le 26 août suivant, le parlement enre- gistra les lettres de Louis XIV, et imposa au conces- sionnaire certaines conditions qui ressemblaient à ce 'u^ nous appellerions aujourd'hui un « cahier des charges ».

Les iutlres avaient été communiquées au prévôt des marchands et aux échevins qui, après enquête de com- modo et incommoda, n'avaient point fait objection à la volonté royale. Le parlement enregistra l'acte de pri- vilège, qui devait durer vingt ans; il déclara que les llambeaux-bougies ne pourraientêtre fournis que par 1rs épiciers de Paris, qu'ils seraient du poids de 1 livre i/2. (le bonne cire jaune, timbrés des armes de la ville c! divisés en dix parties égales; chacune de ces portions,

* Les lettres patenies écrivent Caraffe, selon l'usage du temps, qui IVancisail les noms éi rangers : Concini, Coiichin, Ruccellaï, Rous- kclet, etc. Ce Caralfa était originaire de Naples, sa famille s'était compromise dans l'écliaulïourée du duc de Guise.

LES LA^•TERNES. 273

même si elle n'a été qu'entamée, sera payée cinq sous. Les porte-lanternes auront des lanternes à l'huile à « si^ gros lumignons »; ils seront distribués par postes dis- tants de huit cents pas les uns des autres ; on les payera à raison de cinq sous le quart d'heure quand on sera en carrosse ou en chaise, de trois sous lorsqu'on sera à pied; ils auront une lanterne peinte au-dessus de leur poste en guise d'enseigne, et à la ceinture « un sable » d'un quart d'heure aux armes de la ville. Lorsqu'on les prendra, ils allumeront leurs mèches, recevront la taxe, retourneront leur sablier, et se mettront en marche. C'était encore de l'empirisme; ces lumières ambu- lantes ne donnaient guère de sécurité à la ville, et les porteurs assommèrent plus d'une fois les personnes qu'ils accompagnaient. On les employait néanmoins faute de mieux, et on les employa si longtemps, que nous les retrouverons au commencement du dix-neu- vième siècle.

Le véritable promoteur de l'éclairage public à Paris fut le fondateur même de notre police urbaine, Nicolas de La Reynie. Lorsque le 15 mars 1667 il fut nommé lieutenant général de police, Louis XIV, qui savait à quoi s'en tenir sur l'état moral et physique de sa bonne ville, lui donna trois substantifs pour mot d'ordre : net- teté, clarté, sûreté. Il y avait fort à faire pour remplir un tel programme dans une ville qu'on ne balayait jamais, qu'on n'éclairait pas , et que les voleurs infestaient. La Reynie y réussit pourtant dans une certaine me- sure; il prescrivit l'enlèvement des boues, il organisa des gardes de nuit, et créa un service d'éclairage ré- gulier.

Il s'était hâté de se mettre à l'œuvre, car l'édit qui prescrit l'établissement des lanternes est du mois de ; eptembre 1667. C'étaient des chandelles enfermées ('ans une cage de verre suspendue par des cordes à la

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hauteur du premier étage des maisons*. L'éclairage n'était que temporaire, car l'on estimait qu'il n'y avait pas d'inconvénient à laisser Paris dans l'obscurité pen- dant les courtes nuits d'été. Ce ne fut point l'avis des bons bourgeois, qui en cette circonstance se montrèrent plus perspicaces et plus généreux que la lieulenance de police, que la prévôté des marchands et que le parle- ment lui-même. Si faible que fût la lueur des chandelles qui charapignonnaient en brûlant au milieu des rues, elle avait suffi, le guet et la maréchaussée aidant, à di- minuer le nombre des attaques nocturnes ; c'était une amélioration que les Parisiens avaient su apprécier avec gratitude.

Les rues étaient à peu près sûres pendant l'iuver; mais, dès que le printemps arrivait, les coupeurs de bourses se remettaient en route, et chaque nuit on en- tendait crier à Taide. En effet, les lanternes n'étaient allumées que pendant quatre mois, du !«'' novembre au 4^'"mars; c'était une économie fort mal imaginée. Les bourgeois firent requête sur requête pour obtenir que la ville fût éclairée toute l'année. On réunit en assem- blée les notables des seize quartiers qui formaient alors les divisions municipales, et on les consulta. Au mo- ment d'émettre un avis qui pouvait entraîner une dé-

* Une gravure du temps qui se vendait à Paris, chez N. Guérard, gra- veur, rue Saint-Jacques, proche Saint-Yves, A la reine du clergé; G. P. H. {cmn privilégia régis), représente l'allumage des lanternes; j'en dois communication à l'obligeance de M. Amédée Berger, président de chambre à la Cour des comptes, qui possède une collection iconographique des plus précieuses sur l'ancien Paris. Le sonneur passe en agitant sa clo- chette; un homme détache la corde, retenue dans une boîte de bois fixée à la muraille; la lanterne, qui a la forme d'un baril, s'abaisse; une servante y place une chandelle allumée, tandis qu'un enfant en prend d'autres dans un panier placé à terre. A côté flambe une rôtis- serie. Un quatrain accompagne l'estampe :

La sonnette a snnnè,

Abaisse ta lanterne ; Quoique l'usage on soit moderne, Il n'en est pas moins estinu<<

LES LANTERNES. 275

pense annuelle assez importante, ils hésitèrent et furent moins affirmatifs que dans leurs pétitions. Dix quartiers opinèrent pour que l'éclairage durât du 1" octobre au 1" avril ; six déclarèrent qu'il serait suffisant entre le 15 octobre et le 15 mars. Le prévôt donna son opinion personnelle au parlement, qui, l'adoptant, ordonna par arrêt du 23 mai 1671 que dorénavant l'éclairage com- mencerait le 20 octobre et serait prolongé jusqu'au .51 mars. On gagnait quarante jours, ou, pour mieux dire, quarante nuits.

Si médiocre que fût ce système d'éclairage, il est le principe des illuminations quotidiennes dont nous pro- fitons aujourd'hui ; il fit une véritable révolution qui ne déplut pas à ceux qui en furent témoins. Le 4 décem- bre 1675, madame de Sévigné écrit à sa fille : « Nous soupâmes encore hier avec madame Scarron et l'abbé Têtu chez madame de Coulanges ; nous trouvâmes plai- sant (le l'aller remener à minuit au fin fond du faubourg Saint-Germain, fort au delà de madame de La Fayette, quasi auprès de Vaugirard, dans la campagne. Nous re^ vînmes gaîment à la faveur des lanternes et dans la su. reté des voleurs K » On s'y était si vite accoutumé, qu'on se plaignait dès qu'elles n'éclairaient pas suffisamment, ce qui arriva plus d'une fois; il faut croire que les plaintes montaient haut, car en janvier 1688 Seignelay écrit à La Reynie, de la part du roi, qu'il ait à veiller au

* Lettres de madame de Sévigné, etc., t. III, p. 298, édit. Hachette. Deux médailles furent frappées en commémoration de l'établissement de l'éclairage public ; la première est de 1667 : à la face, le roi, Ludovicus XIV rex christianiss.; au revers, la ville de Paris, représentée par une femme coiffée de la couronne murale, debout sur une voie pavée, tenant à la main droite une lanterne rayonnante : Urbs niundata et nocturnis fa- cibus illiistrala. La seconde est de 1669 : à la face, le roi, comme ci- dessus; au revers la Ville, tenant une lanterne lumineuse de la main droite et portant de la main gauclie une bourse pleine que la clarté des rues ne permettra plus aux voleurs de lui enlever : Urbis seciiritas et nitor. Au-dessus de la date MDCLXIX et de la signature Hupiére f., on lit : Providentia opt. pr. {pptimi principis).

276 L'ÉCLAIRAGE.

bon entretien « des chandelles, dont plusieurs ne brû- lent pas à cause de leur mauvaise qualité ».

On a, sur la disposition des lanternes dans les rues, le témoignage précieux d'un contemporain. Le docteur Martin Lister, qui vint à Paris en 1698, a écrit dans la relation de son voyage : « Les rues sont éclairées tout l'hiver, aussi bien quand il fait clair de lune que pen- dant le reste du mois, et je le remarque surtout à cause du sot usage l'on est à Londres d'éteindre les réver- bères ^ durant la moitié du mois, comme si la lune était bien sûre de briller assez pour éclairer les rues, et qu'il fût sans exemple de voir en hiver le ciel nébuleux. Les lanternes sont suspendues ici au beau milieu des rues, à vingt pieds en l'air et à une vingtaine de pas de dis- tance. Elles sont garnies de verres d'environ deux pieds en carré, recouvertes d'une large plaque de tôle, et la corde qui les soutient passe par un tube de fer fermant à clef et noyé dans le mur de la maison la plus voisine. Dans les lanternes sont des chandelles de quatre à la livre, qui durent jusqu'après minuit. Ceux qui les bri- seraient seraient passibles des galères ; trois jeunes gens de bonne maison qui par plaisanterie s'étaient amusés à en casser récemment, furent mis en prison et ne furent relâchés au bout de plusieurs mois que grâce à la sollicitation des bons amis qu'ils avaient à la cour. »

A la fin du dix-septième siècle, Paris était éclairé par 6,500 lanternes, qui consommaient 1,625 livres de chan- delles par nuit. Toutes les lanternes étaient marquées d'un coq, emblème de vigilance; à la nuit tombante, un homme passait par les rues, agitant une sonnette; à ce signal, les bourgeois étaient tenus de lâcher la corde fixée au mur de leur maison , de descendre

Je laisse le mot réverbère, qui a été employé par le traducteur ; il me parait inexact, car les réverbères n'ont été inventés qu'en l'io.

LES LANTERNES. 277

la lanterne et d'allumer les chandelles , qui régle- mentairement devaient brûler jusqu'à deux heures du matin.

Jusqu'alors la bourgeoisie parisienne avait fourni aux frais nécessités par le nettoiement et l'éclairage des rues à l'aide d'une taxe consentie qui s'élevait annuel- lement à la somme de 500,000 livres; mais en 1704, à l'heure la plus ardente de la guerre de Succession, Louis XIV eut besoin d'argent, et, quoi(iu'on fût encore bien loin du traité d'Utrecht, il en demanda sous pré- texte de donner la paix à ses peuples, tout en déclarant qu'il offrait « un moyen qui pouvait donner des fonds commodes pour les besoins de la guerre ». Le « moyen » qu'il proposa aux Parisiens est fort simple. 11 leur per- mit de racheter la taxe des 300,000 livres au denier 18, c'est-à-dire pour 5,400,000 livres, somme énorme si l'on a égard au temps. Entre la royauté et Paris fut conclu en réalité ce que les hommes de loi nomment un con trat synallagmatique et bilatéral , car par l'édit du 1" janvier, « perpétuel et irrévocable, » la royauté s'en- gageait à nettoyer et à éclairer la ville à ses propres frais, moyennant un capital déterminé une fois versé. Les bourgeois propriétaires reçurent l'autorisation de faire payer la taxe à leurs locataires, afin de recouvrer de cette façon l'intérêt de l'argent qu'ils avaient remis au roi, mais il est fort douteux qu'ils aient pu en profi- ter. Si, comme il en a été question, l'État voulait frap- per les habitants d'une imposition sur l'éclairage public, il serait intéressant de remonter aux origines et de se demander si le traité intervenu entre Louis XIV et les Parisiens n'a plus aucune valeur aujourd'hui, malgré le caractère de perpétuité dont il fut revêtu et qui en as- sura l'exécution.

Pendant le terrible hiver de 1709, on n'alluma pas souvent les lanternes dans Paris : la disette des bestiaux

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était telle qu'on n'avait plus de suif pour faire les chan- delles; on avait du reste augmenté un peu le temps d'éclairage fixé par l'arrêt du 25 mai 1671, On enlevait les lanternes au mois d'avril, on les remisait dans les magasins de la prévôté, et dès le l*"" septembre on les remettait en place. Dans la nuit du 27 au 28 août 1715, Louis XIV, qui touchait à sa fin, fut si mal qu'on crut qu'il allait trépasser. Le duc d'Orléans envoya un cour- rier à d'Argenson pour lui donner l'ordre de faire im- médiatement poser et allumer les lanternes, dans le cas le dauphin serait obligé de traverser Paris pour se rendre à Vincennes, « à quoi les vitriers travaillèrent sans relâche, dit Buvat, à qui j'emprunte l'anecdote, parce qu'elles ne devaient être posées que les pre- miers jours de septembre. )> Quatre ans après, on fut çbligé de les renouveler, car un ouragan tellement vio- lent s'abattit sur Paris pendant la nuit de 16 au 17 jan- vier 1719, que presque toutes les lanternes furent bri- sées; « les branches de fer qui les soutenaient, sur le pont Neuf, dit le même Buvat, en furent courbées et même rompues, quoiqu'elles eussent trois pouces en carré de grosseur. »

Ce genre d'éclairage était bien insuffisant, et plus de la moitié des rues restait dans l'ombre ; Sterne le con- state dans le livre charmant que tout le monde a lu. Il est venu deux fois en France : en 1762 d'abord, puis en 1 764 ; il a raconté sa seconde visite dans le Voyage sen- timental. Depuis le 19 avril 1763, la troupe de l'Opéra- Comique avait quitté la foire Saint-Germain pour se réu- nir aux Italiens, qui donnaient leurs représentations rue Mauconseil, à l'hôtel de Bourgogne. C'était un lliéàfre très-fréquenté : tout Paris, comme l'on disait déjà, y courait pour voir les Trois sultanes. 11 est donc probable que les alentours étaient éclairés avec quelque soin et qu'on avait pris des précautions pour en rendre les

LES LANTERNES. 279

abords faciles. « Il y a, dit Sterne, un passage fort long et fort obscur qui va de l'Opéra-Coraique à une rue for étroite. Il est ordinairement fréquenté par ceux qui at- tendent liumblement l'arrivée d'un fiacre, ou qui veu- lent se retirer tranquillement quand le spectacle est fini. Le bout de ce passage, vers la salle, est éclairé par une petite chandelle, dont la faible lumière se perd avant qu'on arrive à l'autre bout. Cette chandelle est peu utile, mais elle sert d'ornement ; elle paraît de loin comme une étoile fixe de la moindre grandeur : elle brûle et ne fait aucun bien à l'univers. » Si les environs d'un théâ- tre à la mode étaient éclairés de la sorte, que penser du reste de la ville ?

Ce fut un peu plus tard, en 1766, que parurent les premiers réverbères pour l'invention desquels des let- tres patentes avaient été délivrées, le 28 décembre 1745, à l'abbé Mathérot de Preigney et à Bourgeois de Châ- teau-Blanc. Une mèche de coton baignant dans l'huile était substituée aux chandelles, et un réflecteur éten- dait le champ atteint par la lumière. Lorsque l'on se décida à remplacer les anciennes lanternes, qui étaient presque centenaires, il en existait 8,000 à Paris et dans les faubourgs; elles disparurent devant 1,200 réver- bères, dont la clarté était, dit un auteur du temps, égale, vive et durable. On croyait être arrivé au nec ])lus ultra, et l'on railla les lanternes, comme aujour- d'hui nous nous moquons des réverbères, comme nos enfants sans doute riront de nos candélabres. Ce n'é- tait pas seulement le public banal qui était dans l'ad- miration; Sartines lui-même ne peut s'en taire; il fait écrire : « La très-grande lumière qu'ils donnent ne per- met pas de penser que l'on puisse jamais rien trouver de mieux *. » Et cependant les réverbères étaient placés

* Mémoire sur l'administration de la police en France, rédigé suivant les ordres de M. de Sartines, par Jean-Baptiste Lernaire, conseiller du

280 L'ECLAIRAGE.

à 16 pieds de haut et à 50 toises (58 mètres 470) de distance les uns des autres.

On les laissait allumés toute l'année, excepté pen- dant les nuils de pleine lune; qu'il y eût des nuages ou non, qu'où y vil ou qu'on n'y vît pas, la mèche était morte, et les passants avaient tout loisir de se casser le cou. On revint de ce sot usage quelques années avant la Révolution, sur l'initiative de Lenoir, le lieutenant de police; on se contenta d'éteindre un réverbère sur deux lorsque la nuit était dans sa plus grande période de croissance. Cette médiocre économie a duré assez longtemps pour permettre à Scribe de chanter :

Un réverbèie éteint

Qui comptait sur la lune.

On généralisa tant que l'on put l'emploi des réverbères: les goûts de la nouvelle cour y contribuèrent. « Marie- Antoinette et le comte d'Artois, dit Bachaumont, étant spécialement souvent en route, la nuit, de Versailles à Paris et de Paris à Versailles, » on fit éclairer, d'une fa"çon permanente, le chemin depuis Versailles jusqu'à la porte de la Conférence. C'est pendant 1 hiver de 1777 que ce travail lui fait, de sorte que l'on pouvait aller de la résidence royale à la grande avenue de Vincennes sur une route munie de lumières : cinq lieues et demie de réverbères 1 on n'avait jamais été à pareille fête. Mercier, tout fiondeur qu'il est, ne s'en tient pas, et il s'écrie : « Aucune ville ancienne ni moderne n'a offert ce genre de magnificence utile. »

Tant de réverbères se balançant sur la corde, tant de clarté jetée dans les rues, n'avaient point ruiné l'indus- trie des porte-flambeaux, qu'avait créée jadis Laudati Ca- raffa : ils encombrent la porte des hôtels l'on reçoit,

Roy, commissaire au Châtelcl de Paris, sur la demande de Mgr l'am- bassadeur de Vienne. (Manuscril.)

LES LANTERNES. 281

ils sont à la sortie des théâtres, ils vaguent sur la voie publique, tenant à la main leur lanterne numérotée par la police, criant à tue-tête : Voilà le falot! Us vont cher- cher des fiacres, ils aboient les voitures de maître, ils accompagnent les passants attardés jusqu'à leur domi- cile, montent à leur appartement et y allument les bou- gies. On prétend qu'ils rendaient volontiers compte, le matin, au lieutenant général de police de tout ce qu'ils avaient remarqué pendant la nuit, et qu'en cas d'alerte ils couraient avertir le guet. Cela est fort possible et n'est point fait pour nous surprendre; de vieilles es- tampes nous les montrent portant Id lanterne de la main gauche, tenant un fort gourdin de la main droite, et précédant un jeune couple qui n'a pas l'air de penser aux voleurs. Ils traversent toute la Révolution, et je les retrouve encore aux premiers jours du dix-neuviéme siècle, car dans l'arrêté du 12 messidor an VllI, qui dé- termine les fonctions du préfet de police, il est dit (sec- tion ni, article 52) : « 11 fera surveiller spécialement les places se tiennent les voitures publiques pour la ville et la campagne, et les cochers, postillons, char- retiers, brouetteurs, porteurs de charges, porte-fa- lots. »

Pendant toute la durée de la période révolutionnaire, on ne s'occupa guère de l'éclairage ; le mot ne se trouve même pas sur les répertoires du Moniteur uni- versel. Cependant le réverbère jouera son rôle, un rôle sinistre ; le cri : A la lanterne ! a retenti plus d'une fois, et plus d'une fois aussi la corde passée autour du cou d'un malheureux a servi à hisser celui-ci au som- met des immenses F de fer qui s'élevaient sur les ponts et sur la place de Grève. Nous précédions les Améri- cains dans l'application de la loi de Lynch, loi cruelle, absurde, aussi inexorable pour le bourreau que pour la victime, car elle conduit infailliblement les peuples

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à la barbarie et à l'abrutissement. Le mot de l'abbé Maury dépasse l'instant il a été prononcé, il atteint l'avenir, et n'a encore rien perdu de sa froide vérité : « A la lanterne ! En verrez-vous plus clair? »

Quoi qu'il en soit de ces faits, les réverbéras res- taient d'assez ternes lumières, que déjà l'industrie pri- vée avait fait en matière d'éclairage un progrès consi- dérable. Les lampes n'étaient autrefois qu'un récipient plein d'huile dans lequel trempait un écheveau de co- ton ; l'huile, agissant par voie de capillarité, mouillait les fibres, mais n'entraînait avec elle qu'un volume d'air trop mince pour brûler le carbone qui se déposait sur les filaments; alors la mèche charbonnait, fumait et ne produisait qu'une clarlé insuffisante. C'est la lampe an- tique; elle existe encore dans l'Italie méridionale et en Orient. Un Genevois, nommé Aimé Argand, imagina de tisser des mèches en fil de coton, de les placer entre deux tubes dans l'intervalle desquels circule incessam- ment un courant d'air qui active la combustion, nourrit la flamme et vivifie la clarté. Une cheminée de verre» posée sur la lampe et enveloppant les tubes, servait à augmenter le tirage et à empêcher tout dégagement de fumée. Le 5 janvier 1787, Argand reçut du parlement des lettres patentes équivalant à un brevet d'invention et au droit d'exploitation exclusif. La nouvelle décou- verte fit fortune, chacun prétendit y avoir des droits, et un apothicaire intrigant, appelé Quinquet, donna son nom à la lampe d'Argand, un peu comme Americo Ves- pucci avait baptisé les terres pressenties et trouvées par Colomb *. Ces améliorations, qui eurent pour résultat de faire

' La lampe d'Argand avait un inconvénient majeur : le réservoir d'huile, dispose de façon à être plus haut que la mèche, faisait ombre d'un côté ; ce fut Carcel qui, en inventant un mouvement d'horlogerie installé dans le pied même, créa réellement la lampe modei'ne en 1802.

LES LANTERNES. 283

substituer presque partout l'usage des lampes à celui des chandelles et des bougies, n'atteignirent point les réverbères; ceux-ci, fumeux et peu éclairants, étaient toujours alimentés par l'ancien système. On en avait successivement augmenté le nombre : ils étaient à une ou plusieurs mèches. En 1817, on en compte 4,645, renfermant 10,941 becs; en 1820, 13,540 becs sont contenus dans 5,035 lanternes. Le 17 février 1821, on fit, place du Louvre, l'essai d'un nouvel éclairage in- venté par un ferblantier-lampiste nommé Vivien ; c'était simplement l'application du courant d'air d'Argand aux tubes qui portaient la mèche allumée. Tous les réver- bères de Paris furent renouvelés sur un modèle uni- forme. Ce sont ceux-là qui ont duré jusqu'à la vulgari- sation de l'éclairage au gaz; nous les avons connus, et sans grand'peine nous en pourrions voir encore, car il s'en faut qu'ils aient tous disparu. Us se balançaient au-dessus des ruisseaux, qui alors coulaient au milieu des voies publiques. Des hommes embrigadés par la préfecture de police, à laquelle le service d'éclairage de Paris appartint jusqu'au décret du 10 octobre 1859, qui le fit passer dans les attributions de la préfecture de la Seine, et qu'on nommait les allumeurs, étaient exclusivement chargés des soins à donner aux réver- bères. Protégés par une serpillière qui garantissait leurs vêtements contre les taches d'huile, coiffés d'un chapeau très-plat sur lequel ils portaient une vaste boîte de zinc contenant leurs ustensiles indispensables, ils ouvraient chaque matin la serrure qui fermait le tube de fer glissait la corde de suspension. Le réverbère descendait avec un bruit désagréable et arrivait à hau- teur d'homme. On le nettoyait alors, on récurait la pla- que des réflecteurs, on essuyait les verres, on coupait la mèche, et dans le récipient on versait la ration d'huile de navette ou de colza ; puis chaque soir, à la tombée

-S4 L'ÉCLAIRAGE.

de la nuit, on les allumait. C'était sale, lent et fort in- commode pour les voitures qui étaient obligées d'at- tendre que la toilette de la lanterne fût terminée.

Les cochers n'aimaient point les réverbères et pes- taient contre eux; en effet, les conducteurs de fiacre, les postillons de diligence et de malle-poste y accro- chaient leur fouet, et bien souvent n'ernporlaient qu'un manche, car la lanière entortillée autour de la corde y restait suspendue. Four certains enterrements d'apparat, lorsque le corbillard surmonté d'un catafalque attei- gnait une hauteur anormale, il fallait que la police fît enlever les réverbères et détacher les cordes. Deux fois, dans des circonstances analogues, pour des funérailles souveraines, on s'est trouvé fort empêché. Le 21 janvier 1815, lorsqu'on exhuma du cimetière de la Madeleine les restes de Louis XVI et de Marie-Antoinette pour les transporter aux caveaux de Saint-Denis, on avait né- gligé de relever les réverbères ; le char funèbre s'ac- crocha dans les cordes, on eut quelque peine à le dé- gager. L'accident se renouvela successivement plusieurs fois; Savary affirme, dans ses Mémoires, que la foule était très en gaieté, et que l'on ne se gêna guère pour crier en riant : A la lanterne ! Au mois de décembre 1840, lorsqu'on rapporta aux Invalides la dépouille de Napoléon l"', toute précaution avait été prise, et l'im- mense cénotaphe parti de Courbevoie arriva sans en- combre à la cour d'honneur les vieux soldats l'at- tendaient ; mais, lorsqu'il fallut reconduire le char mo- numental aux magasins des pompes funèbres, on se trouva arrêté tout net par le premier réverbère que l'on rencontra; personne n'avait pensé à faire dégager la route qui conduisait à la remise. On fut obligé de l'a- bandonner sur le boulevard des Invalides, il passa la nuit.

Pendant les jours d'émeute, ils furent nombreux

L'USINE A GAZ. 285

SOUS la Restauration et le gouvernement de Louis-Phi- lippe, — les réverbères étaient le point de mire de tous ces incorrigibles gamins qu'on cherche à poétiser au- jourd'hui, qui ne méritent que le fouet, et qui bour- donnent autour des émotions populaires comme des mouches autour d'un levain de fermentation. A coups de pierres ils cassaient les verres des lanternes; les plus lestes grimpaient sur les épaules de leurs cama- rades, coupaient la corde, et se sauvaient ensuite à toutes jambes pour éviter les patrouilles qui arrivaient au bruit de la lourde machine rebondissant et se bri- sant sur le pavé. Il suffisait parfois d'un quart d'heure à ces drôles pour mettre une rue dans l'obscurité. Si les archives de la préfecture de police n'avaient point été incendiées au mois de mai 1871, j'aurais pu dire quelle somme les gouvernements issus de 1815 et de la révolution de Juillet ont eu à payer pour réparations de réverbères.

A la fin du règne de Louis-Philippe, Paris était éclairé par 2,008 réverbères fournissant 5,880 becs et par 8,600 lanternes à gaz. Une découverte scientifique, ex- clusivement française , avait donné à l'éclairage une puissance inconnue, tout en permettant de le multiplier dans des proportions que l'on croyait hyperboliques et dont nous jouissons à notre aise. 11 était réservé au gaz d'apporter dans nos villes une clarté qui en fait l'orne- ment et la sécurité.

II. L'USINE A GAZ.

Le rabbin ÉzéchieL La lampe des philosophes. Philippe Le Bon. Sa découverte. Brevet du 6 vendémiaire an VllL Le moteur Lenoir. Thcrmolampe. Le goudron. La forêt de Rouvray. La pais d'Amiens. Philippe Le Bon refuse les offres de la Russie. Le cou- ronnement. — Assassinat mystéiieux. Ingratitude. Madame veuve Le Bon. 1815. Winsor. Sic vos non vobis. Essais faits en

286 L'ÉCLAIRAGE.

Angleterre. Le passage des Panoramas. Quinze ans d'hésitations.

La rue de la Paix. Opposition. Charles Nodier. La Compagnie Parisienne. Les dix usines. La Villette. Le pays l'on fait les nuages. Collines de coke. En deuil. Les chemins de fer. Opinion d'un Arabe. La cornue. Briqueterie. Le malaxeur. Le moulage. Les fours. 18 jours de chauffe. Atelier de distilla- tion. — Les batteries. Le volcan. Dispositions générales. La houille sèche. Les serviteurs de la batterie. Adresse et précision.

Les tamponneurs. L'œuvre invisible. Arrivée d'un train de charbon. Le coke. Consommation de la houille. L'épuration. Produits et sous-produits. Le barillet. La Jour Malakoff. La distillerie. L'usine à goudron. Les jeux d'orgues. Les laveurs.

Peroxyde de fer. Bleu de Prusse. Les essais. Les gazo- mètres.

Sous le règne de saint Louis, il existait à Paris un rabbin célèbre, nommé Ézéchiel ; grand liseur de gri- moires, familier du diable, expert en toutes sorcelleries, il se servait d'une lampe qui brûlait sans mèche et sans huile. Le peuple le savait et parlait souvent de la lampe merveilleuse. Elle éclaire aujourd'hui nos rues, nos maisons et nos appartements. Plus d'un souffleur de fourneaux initié au grand œuvre a tenté de retrouver la lampe du vieux rabbin , nul d'entre eux n'a réussi. Leur grande trouvaille a été ce tour de physique amu- sante qu'on appelle « la lampe des philosophes » ; si dans une fiole on verse de la limaille étendue d'eau, et qu'on y ajoute de l'acide sulfurique, il se dégage du gaz hydrogène , qui peut s'enflammer et donne une lueur bleuâtre. C'est bon tout au plus à amuser des en- fants. L'admirable découverte à laquelle nous devons le gaz, avec toutes les forces éclairantes, chauffantes et motrices qu'il comporte, est dtie à un Français, à Phi- lippe Le Bon.

C'était un ingénieur des ponts et chaussées très-intcl- ligeiit, travaillé par des idées pratiques empruntées aux sciences abstraites, inventeur de génie, car il savait apercevoir toutes les conséquences d'un problème ré- solu. Il ne découvrit pas le gaz ; on savait avant lui que le gaz hydrogène était inflammable, mais il indiqua le

L'USINE A GAZ. 287

premier, et d'une façon magistrale, les moyens de le préparer, de l'épurer et de l'utiliser. Sa destinée fut celle de la plupart des grands bienfaiteurs de l'huma- nité ; il dota le monde d'une découverte admirable qu'on lui disputa, vécut pauvre et périt misérablement.

Le Bon était le 29 mai 1767, prés de Joinville, dans cette partie de la Champagne qui devint plus tard le département de la Haute-Marne. 11 avait trente ans et professait à Paris le cours de mécanique à l'École des ponts et chaussées, lorsqu'il imagina d'étudier la nature des gaz produits par la combustion du bois. Du premier coup , avec une sagacité réfléchie extraordinaire , il trouva le principe sur lequel la fabrication du gaz hy- drogène carboné est fondée. Brûlant du bois en vase clos, il fit passer la fumée qui s'en dégageait à travers une nappe d'eau ; le liquide condensait immédiatement toutes les parties bitumineuses et ammoniacales dont la fumée était chargée, et laissait échapper un gaz pur qui, enflammé, donnait une vive lumière accompagnée d'une chaleur intense.

11 perfectionna ses moyens d'action, et le 6 vendé- miaire an YIII (28 septembre 1799), il prit un brevet d'invention ayant pour objet « de nouveaux moyens d'employer les combustibles plus utilement, soit pour la chaleur, soit pour la lumière, et d'en recueillir les divers produits. » Comme combustibles, il indiqua le bois et la houille. Deux ans plus tard, et ceci est fort remarquable, le 25 août 1801, il demanda et obtint un certificat d'addition pour la construction de machi- nes mues par la force expansive du gaz. C'est le prin- cipe de ce moteur Lenoir qui partout est utilisé au- jourd'hui.

Le Bon s'était établi rue Saint-Dominique-Saint-Ger- main, dans l'ancien hôtel Seignelay, et y avait fait con- struire des appareils qu'il nommait thermolampes, car

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il cherchait à utiliser à la fois la production de la cha- leur et celle de la lumière. 11 fit des expériences publi- ques, et d'après la description qui en a été publiée, on voit que c'était une illumination complète des apparte- ments, des cours, des jardins, par mille points lu- mineux qui affectaient la forme de rosaces, de gerbes et de fleurs. Tout l'aris cria au miracle, et le rapport officiel adressé au ministre déclare que les résultats ont dépassé « les espérances des amis des sciences et des arts ».

Ce qui, dans cette invention nouvelle, frappa le mi- nistre de la marine et le Premier Consul ne fut pas l'a- vantage qu'on en pouvait facilement retirer pour l'éclai- rage public, ce fut que la distillation du bois produisait du goudron à bon marché. Qu'on se reporte à l'époque ; notre marine était détruite, on ne rêvait que de la res- taurer, de faire des navires à tout prix et de reconsti- tuer une flotte qui permit sur mer une lutte presque égale. On accorda à Philippe Le Bon la concession d'une partie de la forêt de Rouvray, près du Havre, pour qu'il y fabriquât du goudron. La paix d'Amiens avait attiré des Anglais en France ; quelques-uns s'associèrent à Le Bon, partagèrent ses travaux et trouvèrent dans ses pro- cédés une simplicité pratique qu'ils n'oublièrent pas lorsque la reprise des hostilités les eut rejelés de l'autre côté de la Manche. D'un naturel confiant, Philippe Le Bon admettait volontiers les étrangers à visiter la grande exploitation qu'il dirigeait et qui fournissait à la marine des quantités de brai considérables. 11 reçut les princes Galitzin et Dolgorouki ; ceux-ci lui offxirent de venir ex- ploiter sa découverte en Russie, aux conditions qu'il fixerait lui-même ; il refusa en déclarant qu'il n'était qu'à son pays.

Les principaux fonctionnaires de France furent man- dés à Paris vers la fin du mois de novembre 1804 pour

LUSI.NE A GAZ. 289

assister aux fêtes du sacre de Napoléon, sur le front du- quel le pape allait poser la couronne éphémère de l'em- pire. Philippe Le Bon fut invité ; le jour même du cou- ronnement, 2 décembre 1804, il sortit le soir dans les Champs-Elysées et y fut assassiné. On a prétendu que quelques hommes de la bande de Cadoudal , restés à Paris, l'avaient pris pour l'empereur et l'avaient mis à mort ; c'est une des mille rumeurs contradictoires qui coururent à cette époque sur un événement dont nul encore n'est parvenu à percer le mystère. Philippe Le Bon avait trente-sept ans, et l'on peut dire qu'il mourut tout entier, emportant dans la tombe un nom qui fût devenu illustre entre tous, et que l'on est surpris de ne pas lire sur les murs de cette halle construite aux Champs-Elysées pour y loger l'Exposition universelle de 1855.

La veuve de Philippe Le Bon essaya en i 811 de renou- veler, rue de Bercy, dans le faubourg Saint-Antoine, les expériences du thermolampe ; elle y réussit et attira la foule, qui s'émerveilla. L'Académie des sciences fit un rapport auquel prirent part Gérando et Darcet ; l'empe- reur, par décret du 2 décembre 1811, accorda une pen- sion de 1 ,200 francs à madame Le Bon, qui n'en put jouir longtemps, car elle mourut en 1813. La décou- verte échappait à la France ; elle ne devait y revenir qu'en 1815 avec les alliés, car le brevet de Philippe Le Bon expirait en 1 814, et l'on n'avait point songé à le renou- veler au nom de son fils mineur. Le brevet fut pris par un Allemand naturalisé Anglais, nommé Winsor, qui dans une polémique postérieure, dont on peut trouver trace dans le Journal des Débats du 9 juillet 1823, re- connaît « avoir été un des premiers en 1802 à rendre un tribut d'éloges à M. Le Bon » . C'était encore une ap- plication du Sic vos non vobis dont l'histoire des inven- tions est faite. La famille de Philippe Le Bon était V. 19

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ruinée, mais du moins l'iiumanité allait profiter des dé- couvertes de notre compatriote ^

Winsor avait offert d'éclairer Londres par le gaz hy- drogène en 1805, mais il ne reçut les autorisations né- cessaires qu'en 1810 et ce fut seulement en 1812 qu'une société s'organisa pour exploiter ce qu'il appelait son invention ; pendant ce temps, différents essais avaient été tentés, principalement par Murdoch à Birmingham en 1805. Le hrevet d'importation de Winsor pour Paris est daté du !«'' décembre 1815 ; au mois de janvier 1817, le passage des Panoramas fut éclairé ; une société se forma qui liquida forcément en 1819, après avoir exé- cuté l'éclairage d'une petite partie du Luxembourg et du pourtour de l'Odéon. Les premiers efforts des com- pagnies ne furent point heureux; la population semblait réfractaire à ce genre d'éclairage ; on en redoutait les dangers, on l'accusait de vicier l'air respirable, et, avec l'esprit de routine qui chez nous a tant de puissance, on faisait une résistance sourde et continue à cet admirable progrés.

A la Société Winsor succède la Compagnie Pauwels; une société parallèle se forme sous le nom de Compa- gnie royale; elle est soutenue par la liste civile : ses affaires n'en vont pas mieux, elle est sur le point de mettre la clef sous la porte et ne se sauve qu'en se réu- nissant à une nouvelle compagnie anglaise formée à Paris par Manby-Wilson. On fut bien lent avant de prendre un parti sérieux, et l'on attendit quinze ans, de 1815 à 1850, pour donner aux Parisiens une fête de lu-

' On lit sur une tombe (concession à perpétuité) du Père-Lachaise : « Ici repose Frédéric Albert Winsor, fondateur de l'éclairage des villes par le gaz, mort à Paris le 11 mai 1850, âgé de 68 ans. L'application qu'il fit à Londres de cet éclairage en grand date de 1803 ; il l'importa à Paris en 1815, et de cette époque date la propagation de ce système. » Cette épitaphe contient une erreur; Winsor parla à Londi'es en 1S03 de la possibilité d'employer le gaz à l'éclairage des villes; mais en 1812 seule- ment une société fut autorisée à tenter des essais sérieux et publics.

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inière qui pût leur prouver la supériorité évidente de ce genre d éclairage; enfin, dans la nuit du 51 décem- bre 1829 au 1" janvier 1850, la rue de la Paix fut éclai- rée au gaz ; six mois après, c'était le tour de la rue Vi- vienne. Le procès était gagné; très-prudemment, un à un pour ainsi dire, on décrocha les vieux réverbères et on les remplaça par des candélabres. L'opposition du reste fut des plus ardentes, et bien des hommes d'un vif esprit, d'une grande intelligence, firent à l'établisse- ment du nouveau mode d'éclairage une guerre achar- née. Charles Nodier se distingua par une violence ex- trême : les arbres meurent , les peintures des cafés noircissent, des gens sont asphyxiés, des voitures ver- sent dans un trou creusé au milieu de la chaussée, le feu a pris à la maison, la devanture d'une boutique a sauté, le choléra s'abat sur la ville. A qui la faute? Au gaz hydrogène. 11 ne tarit pas, il y revient sans cesse; les sept plaies d'Egypte lui semblent préférables. Le gouvernement de Juillet n'en tint compte, passa outre et fit bien. Nous avons dit qu'à l'heure de la révolution de Février Paris comptait déjà plus de 8,000 lanternes à gaz.

Plusieurs compagnies s'étaient organisées; une pre- mière fusion les rapprocha en 1855; mais après le décret d'annexion de la banlieue à Paris on se trouva en présence de diverses exploitations industrielles qui alimentaient les communes suburbaines. L'unité de service et de fa- brication, si utile en pareil cas, n'existait plus. Pour remédier à cet inconvénient, on réunit toutes les sociétés en une seule, sous le titre de Compagnie parisienne (Vé- clairoge et de chauffage par le gaz. C'est celle qui fonc- tionne aujourd'hui. Elle éclaire Paris et pousse même ses conduites à plusieurs kilomètres au delà des murs d'enceinte.

Son siège administratif est rue Condorcet, sur l'empla-

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ccmenl qu'occupait jadis l'usine à gaz établie par Pau- wels. C'est une vaste maison qui ressemble à un petit ministère et qui n'a rien de curieux. Pour fabriquer le gaz nécessaire à la consommation de Paris, il ne faut pas moins de dix grandes usines, qui sont situées aux Ter- nes, à Saint-Denis, à Maisons-Alfort, à Passy, à Boulogne, à Ivry, à Saint-Mandé, à Vaugirard, à Belleville et à La Villette. C'est celle-ci que nous visiterons, car elle est plus vaste, plus active, plus populeuse que les autres. Elle est énorme et couvre un terrain superficiel de 53 hectares.

Tout en haut de la rue d'Aubervilliers, au delà d'une maison peinte en rouge, qui est un hôtel garni à l'ensei- gne du grand Molière, et qui est décorée d'un buste de Racine, dans une contrée perdue, triste et pleine de ma- sures, l'usine s'élève à côté des fortifications. Dés qu'on a franchi la grille, on croit pénétrer dans le pays mysté- rieux dont parlent les Arabes, dans le pays l'on fait les nuages. En effet, du milieu de la grande cour s'échap- pent d'énormes panaches de vapeur blanche que le vent tord, éparpille et dissipe, tandis que les hautes chemi- nées des fourneaux poussent vers le ciel des torrents de fumée. Des hommes vêtus de souquenilles couleur de charbon, en sueur et noirs de poussière, passent en char- riant des houilles incandescentes qu'on répand sur les pavés et qu'on éteint à l'aide de quelques seaux d'eau. Des collines de coke, si hautes que pour pouvoir les exploiter on a été obligé d'y tracer des chemins, se dres- sent dans des chantiers réservés ; devant des bâtiments flambent les fours serpentent des tuyaux qui ressemblent à de gigantesques tuyaux d'orgues. Nul bruit, si ce n'est peut-être celui d'une charrette qui traverse la cour ou d'un chien qui aboie. Ce n'est pas cependant que l'acti- vité fasse défaut; mais on agit et l'on ne parle pas. Bâ- timents en briques, pavillons d'habitation en pierres

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meulières, uniformément tapissés d'une nuance sombre empruntée à la suie et à la houille, tout cela a l'air en deuil, et c'est fort laid.

L'usine est très-complète ; elle a de vastes ateliers elle construit les appareils en fer dont elle a besoin, une briqueterie elle fait ses cornues, une distillerie elle utilise les eaux ammoniacales et une goudronnerieoù elle fabrique le brai. Le chemin de fer de ceinturetraverse l'établissement et lui permet d'expédier directement ses produits dans toute la France, tandis qu'un embranche- ment spécial du chemin de fer du Nord lui apporte les charbons d'Angleterre et de Belgique. Dans l'ensemble de toutes ces industries, de toutes ces forces concourant au même but, il y a une grandeur imposante et pratique dont il est difficile de ne pas être frappé. Paris ne se doute guère de la somme d'efforts, du nombre d'hommes, de la quantité de trains de wagons, de la longueur des galeries de mines qu'il faut pour que chaque soir, lors- qu'il se promène sur ses boulevartls, il puisse s'arrêter etliresonjournalàla clarté d'un bec de gaz. «Qu'est- ce que tu as le plus admiré à Paris? » demandais-je à un Arabe d'Ouinkaled-em-Moukalid que j'avais piloté. 11 me répondit : « Les étoiles que vous mettez la nuit dans des lanternes. »

Pour obtenir du gaz hydrogène carboné propre à la combustion et fournissant une belle lumière, il est in- dispensable de distiller la houille en vase clos. Après s'être procuré les charbons de terre dont elle a besoin, la compagnie fabrique les vases clos qui lui sont néces- saires : ce sont des cornues ; elles ne rappellent en rien les ballons de verre terminés par un tube horizontal qui portent ce nom et dont on fait usage dans les labora- toires de chimie. La cormie doit brûler la houille est énorme; si l'on y ouvrait une porte, elle servirait faci- lement de guérite à un soldat : debout elle mesure ordi-

294 L'ECLAIRAGE.

nairement 2™, 95 de haut sur 0'",6-4 de large ; elle a la forme d'un D majuscule retourné, a : dos plat et ventre légèrement rebondi. Comme on en use à peu près^ 5,000 par an dans les usines de la compagnie, on com- prend que celle-ci les fasse elle-même : aussi a-t-elle installé à La Villette une briqueterie modèle. Des mon- ceaux de terres argileuses, venues de Champagne, blan- châtres et assez friables, sont amassés à portée des ate- liers, où on les amène dans des brouettes. On les écrase à l'aide d'un broyeur mécanique; deux lourdes roues de fonte, mues à la vapeur, tournent incessamment dans une auge et pulvérisent la glaise desséchée ; quand celle-ic est réduite en poussière, qu'elle a été tamisée au blutoir, on la jette dans la cuvette d'un malaxeur, après l'avoir mêlée à quelques débris de vieilles cornues cuites et recuites, mises hors de service par les feux d'enfer qui en ont brûlé les flancs.

Le malaxeur est une roue verticale en fonte qui tourne dans une ornière un soc ramène toujours les parties de terre que le mouvement centrifuge repousse vers les bords; quelques gouttes d'eau ajoutées au mé- lange permettent de le rendre homogène et , en le broyant sans repos, d'en faire un seul corps qui est « la pâte ». 11 faut une heure un quart environ pour donner à l'argile et aux fragments de cornues un degré conve- nable de trituration. Ce malaxeur, instrument fort sim- ple, économique et très-utile, est d'invention récente. Il n'y a pas douze ans que ce travail était confié à des ouvriers, qui, pieds nus et jambes découvertes, piéti- naient les terres humides par un mouvement de talon incessamment répété : opération très-lente qui pour chaque « airée de pâte » exigeait seize ou dix-huit heures d'une gymnastique en place, horriblement fati- gante, pénible à voir, et qui rendait l'homme prompte- ment impotent, car elle délerminait aux membres infé-

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rieurs des chapelets de varices dont on ne guérissait jamais.

La pâte est ensuite divisée en pavés carrés qui sont remis aux mouleurs. Ceux-ci sont chargés de confec- tionner la cornue. L'argile est étendue sur la face in- terne de moules en bois composés de plusieurs pièces que l'on superpose facilement jusqu'à la hauteur ré- glementaire. C'est à coups de marteau qu'on l'applique, car on ne saurait prendre trop de soins pour donner à la terre une cohésion parfaite et une épaisseur aussi égale que possible. Une simple feuille de papier mouillé suffu à éviter toute adhérence entre le moule et la ma- tière plastique. Lorsque la cornue sort de là, elle est grise, luisante et d'un poids considérabje. On lui fait alors au sommet une série de rainures assez profondes en forme de T retourné destinées à fixer plus tard les boulons de l'armature de fer qui en feront réellement un vase clos. Terminées, les cornues ressemblent à de petites tourelles couronnées de créneaux. On les place dans un courant d'air pour qu'elles perdent l'hu- midité qu'elles contiennent encore, puis, lorsqu'on les croit suffisamment sèches, on les fait cuire. C'est une grosse opération, qui exige dix-huit journées de vingt- quatre heures. On les porte dans le four immense; on les dispose de telle sorte que la chaleur puisse circuler autour et en pénétrer toutes les faces; puis on mure l'ouverture à l'aide de briques réfractaires et l'on al- lume le feu.

Il faut ne pas « saisir » l'argile encore humide, qui se briserait en se rétractant sous un souffle trop chaud; on procède donc avec une prudente lenteur. Pendant six jours, on entretient un feu moyen; piiis on active le foyer, et pendant six autres jours le fourneau dégage la température du rouge-cerise. Les six derniers jours sont employés à ralentir progressivement la chauffe,

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pour éviter qu'un refroidissement trop prompt n'amène des accidents. Grâce à ces précautions, les cornues ne sont jamais brisées; je les ai vues sortir du four encore tièdes, jaunes comme de la paille, sonores sous le doigt, cuites à point et aptes à supporter sans faiblesse les feux qui les attendent dans les ateliers de distillation.

Ces ateliers sont une immense halle ronge et noire, feu et char]}on : énormes fourneaux en briques ri'frac- taircs d'où s'élancent des tuyaux de fonte ; on n'y en- tend que le ronflement des flammes et le raclement des pelles sur le pavé. La chaleur n'y est pas positivement tempérée; on y rôtit. Équipe de jour, équipe de nuit, cela n'arrête jamais. Paris est un gros brûleur de gaz, il faut savoir n%pas se reposer, si l'on veut lui en four- nir à discrétion. Haletants, en nage, toujours en ac- tion, des hommes surveillent la grande machine in- candescente, et, comme des salamandres, semblent se jouer à travers les feux. Lorsque tous les fourneaux sont en activité, c'est un spectacle grandiose, et je suis surpris qu'il n'ait encore tenté aucun peintre de talent.

La halle abrite huit batteries; chaque batterie est composée de seize fours, chaque four contient sept cor- nues. L'énorme foyer, un volcan, est alimenté avec du coke. Lorsque à l'aide d'une longue gafie en fer on ouvre la porte d'un des fourneaux, on aperçoit une masse éclatante et vermeille, piquée de points lumineux d'une insupportable blancheur : de l'or en fusion. Sur la face extérieure des fours apparaissent des parties saillantes en fonte : ce sont les tètes des cornues, fer- mées à l'aide d'un obturateur qui a la forme d'un bou- clier et qui oblitère hermétiquement l'ouverture. De chaque tête de cornue part un tuyau particulier qui, après avoir dépassé ce que l'on pourrait appeler le toit de la batterie, se coude et va aboutir dans une sorte de

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huche en forte tôle boulonnée que l'on nomme le ba- rillet. Le barillet est surmonté d'une série de tuyaux qui se dégorgent dans une immense conduite traversant tout l'atelier à hauteur du plafond : c'est le collecteur ; en outre, un tuyau vertical partant également du ba- rillet, et descendant le long de la muraille du four- neau, semble se perdre dans le sol et correspond à un canal souterrain. Dès à présent on peut deviner ce qui se passe : les matières gazeuses, montant par les tuyaux d'ascension, se réunissent dans le collecteur; les ma- tières solides ou liquides, déversées dans le barillet, s'en échappent et coulent vers la terre par la conduite qui leur est réservée.

Devant les batteries, des tas de charbon de terre sont répandus; la houille est mise face à face avec le foyer qui va la dévorer. C'est une précaution naturelle ; mais il est de première nécessité dans les usines à gaz de ne jamais employer que des charbons secs. Seul le charbon sec fournit un gaz léger, pur, éclairant ; s'il était imprégné d'humidité, il ne donnerait que des pro- duits de qualité si médiocre qu'il serait difficile de les utiliser. C'est pour cette raison qu'à La Villette les monceaux de houille sont abrités par des hangars, et que les provisions nécessaires à la distillation sont tou- jours amassées dans l'atelier même, plusieurs jours à l'avance, afin d'atteindre une siccité presque complète. Chaque demi-batterie de huit fours est servie par huit hommes: un chauffeur, deux chargeurs, un tampon- neur, quatre déluteurs. La cornue est ouverte; les deux chargeurs arrivent, ramassent à l'aide de larges pelles la houille étalée devant eux, et la lancent dans la cor- nue. L'inflammation est instantanée; dès que le char- bon de terre a touché l'argile rougie au feu, il flambe. En deux minutes, une cornue est chargée; elle a reçu environ 1-40 kilogrammes de houille. L'adresse de ces

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hommes est extraordinaire : pas un fragment de char- bon, pas une escarbille ne s'écarte de la route tracée. Quand la cornue qu'il faut nourrir est placée à 1 mè- tre 1/2 du sol, l'acte se décompose en trois mouve- ments : l'homme se baisse, remplit sa pelle, se relève droit, donnant à sa taille toute la hauteur qu'elle com- porte ; puis, par un geste absolument horizontal des bras, il lance la pelletée noire dans la gueule embra- sée; la précision est si parfaite qu'elle a quelque chose d'automatique et d'antihumain.

Dès que la cornue a reçu sa ration, le tamponneur saisit un obturateur, un tampon, garni dargile délayée à la face interne ; la barre de fer qui le sur- monte transversalement s'engage dans des oreillettes saillant aux deux extrémités de la tête de la cornue ; un pas de vis, qui se manœuvre à l'aide d'un tourniquet, permet de l'appliquer exactement sur l'ouverture, qu'il oblitère. La langue effilée d'une flamme passe encore ; l'homme donne un tour de vis de plus, et l'œuvre de transformation devient invisible. On saura est le gaz, on suivra attentivement les diverses opérations qu'il doit subir encore, mais nul ne l'apercevra avant le mo- ment où il brillera dans nos candélabres. Entre l'ins- tant où il est jeté au vase clos sous forme de charbon et celui il reparaît éclatant de lumière, il n'a plus qu'une vie souterraine et mystérieuse.

Pendant que j'étais là, m'éloignant des fours qui me brûlaient le visage, admirant la façon de faire des char- geurs, que je ne me lassais pas de regarder, j'ai en- tendu le coup de sifflet d'une locomotive, et j'ai vu ar- river à côté des fourneaux un train de charbon mar- chant sous l'impulsion de la machine qui le poussait. Les wagons se sont arrêtés, se sont vidés dans l'atelier même. Ils arrivaient directement de Belgique, très- probablement ils avaient été chargés à la mine même

L'USINE A GAZ. '290

et venaient se ranger à côté des cornues qui les atten- daient. Ah ! si les Parisiens du temps de Louis XIV, qui bénissaient La Reynie quand le sonneur passait le soir dans les rues pour donner le signal de l'allumage des chandelles, pouvaient, subitement ressuscites, voir quels miracles on accomplit sans peine aujourd'hui pour avoir un éclairage suffisant, ils croiraient volon- tiers que cela n'est qu'œuvre du démon. Jadis on a brûlé des gens pour moins que cela.

Au bout de quatre heures, on retire le tampon de la cornue; l'opération première est terminée, la distilla- tion est complète. Le charbon de terre s'est débarrassé du gaz qu'il contenait et il est devenu du coke; il est d'un rose vif pailleté d'escarboucles. A l'aide d'un cro- chet de fer, les déluteurs le retirent de la cornue ; il tombe sur le sol couvert de poussière, n'y brille pas longtemps, et au contact de l'air froid prend prompte- ment une teinte neutre et noirâtre. A coups de pelle on le recueille, on le jette dans des chariots en tôle, et l'on va le verser dans la cour, il est rapidement éteint sous l'eau dont on l'asperge. Amoncelé dans les chan- tiers à coke, il chauffera les batteries à gaz, s'en ira alimenter la cuisine des restaurants, brûlera dans les chemhiées économiques et dans les poêles manomètres qui enlaidissent l'atelier des peintres.

La consommation de la houille est énorme : l'usine de La Yillelte, pendant l'hiver, lorsque la nuit est lon- gue, en absorbe environ 720,000 kilogrammes par jour; en été, 350,000 kilogrammes suffisent. Pendant l'année 1872, la Compagnie parisienne en a brûlé pour la somme de 12,562,000 francs. Les houilles que l'on emploie sont de diverses provenances, on les mêle ap- proximativement dans des proportions que l'expérience a indiquées; on a calculé que 1,000 kilogrammes de charbon produisent 520 kilogrammes de coke et une

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quanti! é de gaz qui varie entre 255 et 275 mètres cubes *.

Quoique devenu invisible, le gaz n'échappe pas à l'ac- tion méthodique qui doit le rendre pur et lui donner les qualités spéciales qu'on est en droit d'en exiger. Pour qu'il soit propre aux usages publics et domesti- ques, on doit le purger des matières étrangères qui l'alourdissent et neutraliseraient en partie ses propriétés éclairantes. Ces matières ne sont point à dédaigner ; on les récolte avec soin, et depuis quelques années la science est parvenue à leur arracher une quarantaine de produits et de sous-produits, qui sont une source de richesses considérables pour notre industrie et même pour la thérapeutique , car à côté des teintures on trouve les alcalis, et le brai n'est pas loin de l'acide pho- nique.

Le gaz, s'échappantde la houille en ignition, entraine avec lui des eaux ammoniacales et des goudrons qui, réunis dans le barillet, conduits dans un canal souter- rain par le tuyau vertical , sont centralisés dans une large citerne construite en pierres meulières, et que sans doute quelque ancien soldat de Crimée, employé à l'usine, a baptisée la tour Malakof. les parties li- quides et solides sont séparées : les unes s'en iront toutes seules, par une canalisation cachée dans le sous-sol, jusqu'à la distillerie, elles deviendront des alcalis de premier choix et des sulfates d'ammoniaque très-recher- chés comme engrais par l'agriculture ; les autres, diri- gées de la même façon vers l'usine à goudron, remar- quablement outillée, se débarrasseront des huiles lourdes

' Voici, du reste, les calculs moyens sur lesquels on base rassiette de rimpôt dont la fabrication du gaz est frappée : une tonne (l.OOU kil.) de houille distillée ioiirnit à la vente 26ï mètres cubes de gaz, 13 hectolitres de coke pesant 520 kilos et 50 kilos <le goudron. Cliacune de ces matières étant soumise à un impôt particulier, il en résulte que la tonne de houille distillée acquitte des droils équivalant à '29 fr. 80 c, ce qui est énorme et représente le quadruple de ce que paye la houille destinée au chauffage domestique et industriel.

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qu'elles conservaient encore et feront un brai d'une grande puissance. Jamais l'axiome de l'industrie mo- derne, — il ne doit pas y avoir de résidu, n'a été mieux mis en pratique qu'à La Villette. Tout y est uti- lisé, et il faut qu'un morceau de houille ait été absolu- ment vitrifié par le feu pour qu'on ne trouve pas moyen d'en extraire quelques parcelles de coke com- bustible.

11 ne suffit pas au gaz d'avoir « barboté » dans l'eau qui remplit la partie inférieure du barillet pour s'être purgé de tous les éléments qu'il doit perdre. Cette pre- mière opération ne lui enlève que les matières les plus encombrantes; il est gras encore, et ne produirait qu'une clarté fumeuse. Du collecteur il s'est élevé, il descend dans une série de tuyaux recourbés au som- met, communiquant les uns avec les autres et qu'on nomme les condenseurs; en style d'usinier cela s'ap- pelle des jeux d'orgues. Si ce gros instrument était muni de clefs et d'une embouchure, il pourrait servir d'ophicléide à Gargantua. Le gaz s'y promène et s'y refroidit en passant le long des surfaces de fonte qui sont en contact avec l'air extérieur; il ne se purifie pas, il se condense.

Une machine pneumatique qui a le grand avantage de besogner en silence, fait le vide dans des conduits sou- terrains aboutissant au condenseur et attire le gaz dans des colonnes cylindriques ayant 1 mètre 50 de dia- mètre et dont l'intérieur est garni de corps rugueux, coke , fragments de briques , de pierres meulières- Ce sont les laveurs : viveiuent aspiré par l'action de la machine, le gaz y pénètre avec une certaine force, se glisse à travers toutes les aspérités qui oblitèrent la ca- vité et, en les frôlant, abandonne les parties goudron- neuses et solides dont il est encore alourdi. Cette fois le voilà devenu léger, a maigre, » comme l'on dit; cepen-

302 L'ECLAIRAGE.

dant il est encore imprégné d'ammoniaque, élément mauvais pour la combustion et dont il faut le délivrer. On y parvient facilement en le poussant dans de grandes cuves en tôle fermées, il circule à travers des claies couvertes de sciure de bois mêlée de peroxyde de fer qui se combine avec les produits alcalins et sulfureux, s'en empare et l'en débarrasse. Quand ce mélange est trop cbargé d'ammoniaque, on l'étend au grand air, il se révivifie et reprend les qualités épuratives qui lui sont propres. Cela sent fort mauvais, et Rabelais dirait : « Ça pue bien comme cinq cents charretées de diables. » L'inhalation de cette acre et pénétrante odeur a été très-recommandée pour les maladies de la poitrine ; ce fnt la mode pendant un temps, et tous les enrhumés en- combraient l'usine à gaz. Lorsque le peroxyde de fer est devenu tellement infect qu'on ne peut plus l'utiliser, on le livre à l'industrie, qui en fait du bleu de Prusse.

Le gaz est à point; les goudrons, les eaux ammonia- cales l'ont abandonné ; il est pur et prêt à nous éclairer. On en a fait l'essai : sous une cloche de verre qu'il rem- plit, on a suspendu une fiche de papier trempée dans une solution d'acétate de plomb concentrée ; le papier n'a pas bruni, donc l'épuration est complète. On en a mesuré le pouvoir éclairant : 100 mètres de gaz et 10 grammes d'huile fine de colza ont produit une lumière absolument semblable et ont été consommés dans le même laps de temps. Le gaz hydrogène carboné répond donc à toutes les conditions requises, il est conforme aux stipulations du cahier des charges imposé par la préfecture de la Seine et accepté par la compagnie ; il n'y a plus qu'à l'emmagasiner pour pouvoir le livrer ré- gulièrement à la consommation publique. Franchissant une assez longue distance par des conduites enfouies sous terre, il pénétre dans les réservoirs qu'on a ima- ginés et-construits spécialement pour lui.

LES CANDELABRES. 303

Qui ne connaît les gazomètres? Qui n'a vu ces énormes cloches en fer boulonné baignant par la partie inférieure dans une citerne en maçonnerie, armées de bras arti- culés qui leur permettent de s'élever ou de s'abaisser selon que le gaz qu'elles contiennent est plus ou moins abondant? Il y en a quatorze à l'usine de La Yillette, dont l'un , de dimensions colossales , peut recevoir 30,000 mètres cubes; le gaz y arrive d'un côté cl s'en échappe de l'autre pour prendre route vers les larges tuyaux qui le distribuent dans Paris tout entier.

III. LES CANDELABRES.

Obus dans les gazomètres. Les ouvriers de Tusine pendant la Commune. Propagande inutile. Consommation du gaz à Paris. Les con- duites. — Trajet obligatoire. Location du sous-sol. Ce que le gaz rapporte à la ville de Paris. l'aris éclairé en quarante minutes. 56,o75 becs de gaz. Le vieux réverbère. Il subsiste. A décrocher au plus vite. Lumière réfléchie. Lumière électrique. La cui- sine au gaz. Le gaz entre de plus en plus dans nos habitudes. L'auxiliaire de la guerre. Les ballons du siège. Tentatives d'in- cendie.

Placée contre les fortifications, l'usine a couru quel- ques dangers pendant la guerre. Dès le mois d'août, le gouverneur de Paris se préoccupait des dégâts qu'une explosion de gazomètre pourrait produire dans le mur d'enceinte. On rassura le général Trochu, qui s'était trop hâté de s'effrayer, et les ingénieurs spéciaux vécu- rent dans une sécurité que les faits n'eurent pas à dé- mentir. A l'usine d'ivry, un obus traversa un des réci- pients, le gaz s'enflamma, brûla extérieurement en une forte gerbe de feu pendant huit minutes, et s'éteignit de lui-même faute d'aliment. A La Yillette, un obus tomba et éclata dans un des gazomètres; le revêtement do tôle fut perforé, le gaz profita des ouvertures pour s'en aller, et ce fut tout. Lorsque aux dernières heures de la bataille

304 L'ÉCLAIRAGE.

des sept jours la France réussit enfin à reconquérir Paris, l'usine, placée entre deux batteries hostiles, ne fut point épargnée; en une heure, le 27 mai 1871, il n'y tomba pas moins de quatre-vingt-quinze projectiles explosibles.

Pendant cette époque détestable, tout le personnel de l'usine fut à son poste, chargeant les cornues, brûlant le coke et épurant le gaz. Ce n'est pas qu'on ne l'ait sol- licité de se joindre à l'insurrection, mais il fut inébran- lable. On savait que pendant les mois actifs de l'hiver l'usine emploie environ 1,100 ouvriers, et qu'en été, lors de la morte-saison, elle trouve d'ingénieux moyens pour en occuper encore au moins 600. C'était de quoi former quelques-uns de ces bons bataillons de « ven- geurs » qui défilaient dans nos rues précédés de canti- nières et suivis d'omnibus chargés de tonneaux de vin. On ne manqua pas d'essayer l'embauchage ; le régisseur de l'usine laissa pénétrer des insurgés sans armes. Ceux-ci se rendirent dans les ateliers, ils invoquèrent les droits du peuple outragés, la fraternité humaine, l'In- ternationale, la haute-paye, les distributions d'eau-de- vie, la gloire d'émanciper les cinq parties du monde, qui n'attendaient qu'un signal pour proclamer la Com- mune universelle fondée sur l'abolition du capital et sur l'ivrognerie obligatoire ; les ouvriers gaziers levèrent les épaules, mirent les faiseurs de propagande à la porte et les engagèrent à n'y plus revenir.

Les travaux ne furent interrompus qu'au moment le plus ardent du combat, lorsque nul ne pouvait se ha- sarder dans les cours sans risquer d'être tué; ils furent repris dès que la lutte se déplaça. En effet, s'il est une usine qui ne peut jamais chômer, c'est celle-là, car elle nous donne la vie et la sécurité nocturnes. Paris, qui a tant regimbé autrefois contre le gaz, s'y est fort accou- tumé, et la consommation qu'il en fait augmente chaque année dans des proportions qu'il est utile de connaître :

LES CVNDÉI.ADRES. 305

40,777,400 mètres cubes en 1855, 116,171,727 en

1865, et 147,668,530 en 1872 ; en seize ans, l'augmen- tation est de 107 millions de mètres cubes. Pour envoyer cette énorme quantité de gaz sur le lieu même il doit être employé aux usages publics et particuliers, il faut ■des conduites circulant sous le sol de Paris, suivant le trajet de toutes les rues, et pouvant recevoir les bran- chements des maisons riveraines. Cette canalisation, avec les ramifications innombrables qu'elle comporte, atteignait au 1" janvier 1875 le total de 1,152,022 mè- tres, et de 1,545,029, si l'on tient compte de 411,007 mè- tres de tuyaux qui, franchissant les fortifications, vont porter la lumière aux villages voisins '.

La compagnie n'est pas libre de placer ses conduites bon lui semble ; l'ingénieur éminent chargé du Paris souterrain lui indique le tracé qu'elle doit suivre. Bien des précautions sont à prendre que la théorie indique et que l'expérience a confirmées; il faut éviter de se rap- procher des aqueducs et des conduites qui nous amènent l'eau, car on pourrait communiquer à celle-ci une saveur insupportable; il faut s'éloigner des égouts, ne jamais profiter de cette grande route ouverte pour s'y loger, car il suffirait d'une fuite pour les remplir de gaz qui, s'enfiammant au contact de la première lampe apportée par un ouvrier, ferait sauter tout un quartier. Les con- duites de gaz doivent donc cheminer par une route par- ticulière et isolée, de façon à donner aux accidents le moins de chances possible de se produire. Sous ce rap- port, il n'y a pas à se plaindre : les explosions devien- nent de plus en plus rares.

L'administration de la ville, qui tire parti de tout, et qui fait bien en présence des charges écrasantes qui lui incombent, n'abandonne pas son sous-sol sans profit :

* 1,100,000 mètres de ces conduites sont en tnle et bitume; le reste, apparienant aux canalisations primitives, est en fonte.

V. 20

30G L'ECLAIRAGE.

elle le loue à forfait pour la somme de 200,000 francs, que la compagnie lui verse chaque année. De plus, celle-ci rembourse tous les frais de pavage que nécessite la pose dos tuyaux; ces frais se sont élevés à 179,667 fr. en 1869, et sont évalués à 100,000 francs dans le budget municipal de 1875. La compagnie parisienne est privi- légiée, il est vrai, mais son privilège lui coûte cher. Au li eu de payer l'impôt dont l'entrée des houilles est frappée à Paris, elle acquitte un droit fixe de deux centimes par métré cube de gaz fabriqué ; de ce seul chef elle a payé 2,508,955 francs en 1872; de plus, un traité intervenu le 7 février 1870 l'oblige à verser sur ses bénéfices, à la caisse de la ville, une part proportionnelle qui a été de cinq millions. La ville de Paris a donc, en 1872, touché 7,708,955 francs de la compagnie du gaz; c'est une grosse somme : elle représente la taxe de l'éclai- rage public.

Celui-ci fonctionne, il faut le reconnaître, d'une fa- çon irréprochable. Le système de l'allumage est com- biné de telle sorte que Paris entier est éclairé presque subitement. Les 750 allumeurs, portant en main la perche brisée surmontée d'une petite lampe que pro- tège une robe de tôle percée de trous, se mettent eu marche, ouvrent le robinet de chaque candélabre, en- flamment le bec, qui produit un jet de lumière en forme de papillon, et ont fourni en 40 minutes un trajet équivalant à 1,500 kilomètres environ. L'extinction va plus vite encore, et n'exige pas môme une demi-heure. Le nombre des appareils lumineux répandus aujourd'hui dans Paris contient 56,575 becs exclusivement réservés à l'éclairage public. Pendant la nuit des fêtes publiques, lorsqu'il y en avait, le spectacle des illumina- tions par le gaz, de longs rubans de feu dessinaient le couronnement de l'Arc de Triomphe, reproduisaient les contours de l'Hôtel de Ville, s'allongeaient en colliers

LES CA^^DÉ LABRES. 307

de perles étincelanles dans les Champs-Elysées, était réellement féerique. C'était par millions alors qu'il fal- lait compter les « trous » par le gaz poussait la flamme agile qui ressemble à une fleur d'or pâle sor- tant d'un calice bleu.

Croirait-on qu'à l'heure qu'il est, avec des usines ou- tillées de main de maître et produisant un volume de gaz presque illimité, on trouve encore dans Paris le vieux réverbère, le réverbère graisseux, n'éclairant pas, pendu comme un malfaiteur et représentant le dernier vestige d'un âge oublié? Pourquoi ce fossile de l'éclai- rage n'a-t-il pas été rejoindre les coucous, les porte- falots et les chapeaux Bolivar dont il fut le contempo- rain? Que fait-il au-dessus de nos voies publiques? il proteste en faveur d'un passé qui ne reviendra pas et n'a plus de raison d'être; on peut s'étonner que le per- sonnage important qui est chargé de la direction des travaux de Paris n'ait pas fait remplacer par des candé- labres à gaz les 924 lanternes à huile dont nous étions encore sottement encombrés au !<=•' janvier 1875. 11 va progrés cependant; au 1" mai il ne restait plus à Paris que 898 réverbères, auxquels il convient d'ajouter sept lanternes rouges fixées aux portes de sept commissaires de police et neuf réverbères suspendus dans les rues de l'Entrepôt des vins; c'est encore un total de 914 qu'il faut se hâter de décrocher. En présence des sept mil- lions et demi que la ville reçoit pour notre éclairage, Paris a droit au gaz jusque dans ses ruelles les moins habitées.

Nous ne profitons pas seulement de l'éclairage public, nous jouissons aussi pour une bonne part de l'éclairage des cafés et des magasins ; nos anciens boulevards, les passages, les galeries du Palais-Pioyal , quelques rues appartenant aux quartiers riclies, reçoivent, jusqu'à dix ou onze heures du soir, plus de clarté des particuliers

308 L'ECLAIRAGE.

que de radministration municipale; certaines places sont encore fort obscures, et l'on ferait bien d'y multi- plier les candélabres; l'absence de boutiques semble les condamner à une ombre perpétuelle, et l'éloigne- ment de toute maison conlribue à y entretenir Tobscu- rilé. En effet, la lumière qui pénétre nos rues est bien moins directe que l'on ne croit ; elle est surtout réfléchie. Le point éclairant des candélabres frappant sur les mu- railles planes et blanches des constructions voisines est renvoyé par celles-ci sous forme de nappes lumineuses qui diffusent la clarté et en augmentent singulièrement l'effet. Toute lumière, pour être convenablement em- ployée à des services généraux et publics, doit pouvoir s'éparpiller, se fractionner à l'infini ; sans cela, elle reste un foyer restreint, éclatant, mais impropre à satisfaire aux exigences d'une grande ville. Il en est ainsi de la lumière électiique : elle éblouit et n'éclaire pas; dans bien des circonstances, elle peut être utilisée, mais on n'est pas encore parvenu à en faire un agent d'éclairage régulier.

Le gaz entre chaque jour de plus en plus dans nos habitudes domestiques ; avant cent ans, si Paris vit encore, il n'y aura si petite mansarde qui n'ait son bec lumineux et son robinet d'eau. Ce sera un grand progrès, mais on ne s'arrêtera pas là, on reconnaîtra que c'est un mode de chauffage économique et plus préser- vateur d'incendie qu'aucun autre; il remplacera les fourneaux insupportables de chaleur que l'aris installe dans ses cuisines trop étroites. Sous ce rapport et de- puis longtemps, les Anglais nous ont montré ce qu'il y avait à faire. Presque tous les marchands de Londres habitent la campagne; ils arrivent à leur boutique le malin, et le soir s'en vont dîner chez eux. Ils ont tous dans leur arrière-magasin un petit appareil à trois compartiments: avec une allumette, il est eu feu; dix

LES CANDELABRES. 509

minutes après, la côtelette est cuite, et il y a de l'eau bouillante pour les œufs à la coque et pour le thé.

Nous n'en sommes pas encore ; mais cela viendra, car les abonnements particuliers augmentent singu- lièrement; ils étaient au 1" janvier 1873 de 94, 774*. Presque toutes les maisons neuves ont le gaz aujour- d'hui ; il brûle dans les cours intérieures et dans l'esca- lier, il n'a pas encore le droit de cité dans les apparte- ments; on l'admet dans l'antichambre, quelquefois même dans la salle à manger, mais on ne le reçoit pas dans le salon. Pourquoi? Il fane les tentures. C'est le seul motif qu'on ait pu me donner, et ce motif n'a aucune valeur : je connais un homme hardi qui n'est éclairé qu'au gaz, et ses rideaux ne s'en portent pas plus mal.

Le gaz fut notre auxiliaire pendant la guerre; lorsque Paris subissait le blocus des armées allemandes, ce fut lui qui nous permit de parler à la province. Si nous n'apprîmes rien des événements extérieurs, au moins nous fut-il possible de raconter ce qui se passait ici. Ce fut la Compagnie parisienne qui fournit la quantité de gaz hydrogène nécessaire pour gonfler ces ballons courageux l'on mit parfois tant et de si poignantes espérances, que les événements ont déçues. L'histoire expliquera sans doute par suite de quelles circon- stances particulières on ne put profiter de ce moyen de communication pour combiner une action commune destinée à faire un effort d'ensemble qui pût offrir au moins quelques chances de succès.

L'usine de La Villette, j'ai conduit le lecteur, se signala par une activité pleine de dévouement. * Quand

* Au 31 décembre 1873 il existait à Paris 87,688 compteurs, dont 1,494 pour les établissements municipaux et militaires, et 86,194 pour les particuliers; les premiers réponJaienl à 50,790 becs de gaz et les seconds 4 763,701. La consommation des théâtres pour la même année a été de 2,400,000 mètres cubes.

310 L'ECLAIRAGE.

nous étions prévenus qu'un ballon devait partir, me disait-on, on redoublait d'efforts pour obtenir un gaz d'une pureté irréprochable. » Ces services rendus à la grande cause paraissent n'avoir laissé qu'un souvenir bien fugitif dans la mémoire d'une certaine portion de la population de Paris, car aux derniers jours de la Commune ce fut par miracle et grâce à l'indomptable énergie des employés que l'usine put échapper à la folie des incendiaires.

Appendice. La consommation du gaz augmente dans une mesure constante et prouve que la population s'accoutume de plus en plus à ce mode de cliauffage et d'éclairage. En 1875 les dix usines de la Compagnie parisienne ont Cabriqué 154,597,118 mètres cubes de gaz, qui ont produit la somme de 38,081,519 francs 45 centimes; le nombre des abonnés s'est élevé au chiffre de 99,665 et les appareils d'éclairage public, y compris ceux de la banlieue, sont au nombre de 56,575. La proporlion tend toujours à s'accroître et deviendra réellement imposante lorsque le chauffage et la cuisine au gaz seront définitivement entrés dans nos mœurs.

CHAPITRE XXX

LES ÉGOUTS

I. LES CLOAQUES.

Eau versée chaque année dans le périmètre de Paris. Aliment mor- bide. — Souvenir de Home. Cloaca niaxima. Le moyen âge. Les pourceaux. Le premier pavé de Paris. Oubliettes. Le ruis- seau de M('nilmontant. Le grand ég-out. Les trous punais. Eugues Aubriot. Le premier égout couvert. Le Pont-Perrin. La Culture Sainte-Catherine. L'égout et le palais des Tournelles. Les Tuileries. Projets de Gilles Desfroissis. Le fossé de A'esles. François Miron et l'égout du Ponceau. Exemple unique. Inter- vention de la régente. Projet de Louis XIII. Totalité des égouts en 1651. Le basilic. La Reynie. Pavage des rues. Engorgement du grand égout. Proposition aux bourgeois de Paris. Les mauvai- ses années. Sur le plan de Goraboust. La régence à Paris. Création des boulevards par Louis XIV. Un nouveau quartier. Infection. Michel-Etienne Turgot. Le grand égout reconstruit. Sur le plan de Deharme. Joseph de La Borde. La chaussée ri'.An- tin. Totalité des égouts sous le Consulat. M. de Rambnteau fait construire 78,67ô mètres d'égouts. Les rues de Paris il y a quarante ans. Les grilles d'égout. Inondation. Passez, beauté ! L'é- gout Amelot. Parent-Duchâtelet. 6,450 tombereaux. Personnel dérisoire.

Dans un des chapitres précédents, nous avons parlé du service des eaux et raconté par suite de quels efforts Paris était régulièrement pourvu d'eau potable. Cette €au, qui est un puissant agent de salubrité lorsqu'elle

312 LES ÉGOUTS.

nous arrive, devient au contraire, après avoir servi aux usages publics et particuliers, un élément dangereux, plein de germes morbides qu'il faut savoir éliminer au plus vite et rejeter loin de la ville, sous peine d'être cnvabi par des maladies épidémiques. La masse d'eau qui se répand sur la surface des 7,800 hectares qui sont enclos par les fortifications est énorme. En prenant des moyennes, on voit que l'eau distribuée à Paris en vingt-quatre heures représente 218,000 mètres cubes, et que la pluie tombée dans le même espace de temps équivaut à 106,000, ce qui fait 524,000 mètres cubes par jour, un peu plus de 118 milliards de litres chaque année : un déluge !

Celte eau, contaminée par le contact avec nos rues, avec les toits couverts de poussière, avec nos murailles vêtues defflorescences de salpêtre, souillée, infectée dans les cuisines, les écuries et ailleurs, a perdu en- viron 20 pour 100 de la masse totale par évaporalion ou par absorption; mais il reste encore 262,000 mètres cubes quotidiens, dont il est nécessaire de nous débar- rasser. Par les gouttières, par les éviers, par les con- duites verticales dressées le long des maisons, elle a glissé dans les gargouilles aboutissant à la chaussée; elle coule dans les ruisseaux, qui la mènent à une oif- verture placée sous la marge des trottoirs; par une pente rapide, elle s'y précipite et tombe dans un im- mense réseau de canaux souterrains, disposés scienti- fiquement selon la configuration du sol sous lequel ils se ramifient. Ceux-ci l'emportent grand train, pour la verser, loin de Paris, dans la Seine, qui la pousse à la mer. Ces canaux souterrains sont les égouls, complé- ment nécessaire des aqueducs et des conduites d'eau, qu'ils abritent souvent contre la paroi des voûtes.

Comme le corps humain, les cités populeuses ont leurs organes secrets qui, pour être cachés, n'en sont

LES CLOAQUES. 313

pas moins indispensables à la vie. Celui-là est un des plus importants : il fait la police des choses matérielles et purge la ville de tous les éléments impurs; il combat la peste et chasse loin de nous les gaz délétères qui peuvent l'engendrer; il pourvoit à l'assainissement et entretient la salubrité. La longue canalisation circule sous nos rues et vient jusque dans nos maisons rece- voir nos eaux ménagères. Les égouts dont Paris a été doté depuis quinze ans sont les plus complets et les plus beaux qui existent au monde. On les montre avec un orgueil qui n'a rien d'excessif; bien des curieux les ont \isités, et ont pu constater par eux-mêmes qu'il est fa- cile de les parcourir en bateau et même en wagon. Il n'en a pas été toujours ainsi.

Un jour que j'étais à Rome, flânant par les rues, bayant au soleil, m'arrêtant pour voir passer les belles filles du Transtevère, dont les cheveux d'ébène sont épingles d'argent comme ceux de Proserpine, perdant mon temps à mille choses fort utiles, et

... Nescio quid meditans nugarum,

j'arrivai prés de l'arc des Argentiers, et j'aperçus de- vant moi un grand trou sombre au fond duquel une fla- que d'eau me regardait d'un œil aussi limpide que le cristal de roche le plus pur. La petite source était Veaic argentine, et le trou s'ouvrait dans la voûte effondrée de la Cloacamaxima. C'est tout ce qui reste aujourd'hui des grands égouts de Rome. Ceux d'Auguste et de Nerva ont disparu; seul il subsiste celui que construisirent les deux Tarquins pour drainer le Vélabre et assainir la ville. Ainsi, plus de cinq cents cais avant lère chré- tienne, Rome avait compris la nécessité des canalisa - tions souterraines, et les avait faites si solides que vingt- trois siècles ont passé sans pouvoir les détruire. Paris n'eut pas une telle fortune; les rues dont la pente abou-

314 LES ÉGOUTS.

tissait à la Seino ou à la Bièvre y versaient leurs eaux les autres étaient des marécages stagnants qui seuls suf- firaient à expliquer les pestes, les lèpres, le mal des ar- dents dont nos ancêtres ont tant et si souvent souffert.

Au moyen âge, l'égout coulait à ciel ouvert, car pres- que toujours c'était la voie publique elle-même qui était l'égout; on la creusait dans l'axe pour dégager les côtés, sur lesquels on essayait de marcher à pied sec; de distance en distance on jetait des planches trans- versales, parfois un petit ponceau pour communiquer d'une rive à l'autre du bourbier, les porcs se vau- traient et vaguaient si bien que le prince Philippe, fils aîné de Louis VI, passant rue des Martrois, près de la Grève, fut jeté bas de son cheval, effrayé par un pour- ceau, et mourut des suites de sa chute.

En 1184, Philippe-Auguste s'étant mis à la fenêtre du Palais, regardait des chariots qui traversaient la Cité; les roues s'engageaient dans une fange épaisse d'où s'échappait une odeur tellement fétide que le roi n'y put tenir. Il convoqua le prévôt des marchands, les échevins, et leur ordonna de garnir de larges pierres les rues de la ville. On procéda sans doute avec len- teur, car sous Louis XIII la moitié de Paris à peine était pavée; il ne l'est même pas encore complètement à l'heure qu'il est : on peut s'en assurer en allant se promener vers la Butte-aux-Cailles, qui cependant ftiit partie de notre agglomération urbaine depuis la loi du 16 juin 1859».

On a retrouvé sous le Palais de Justice et sous les terrains s'élevait l'Archevêché avant la journée du 15 février 1851 des restes d'égouts en bons appareils

Ce qui prouve que le pavé a été longtemps une exception, c'est qu'une rue, dès qu'elle était garnie de pierres, le plus souvent de molasse de Fontainebleau, recevait un surnom qui le constatait : rue l'avée-au-Marais, rue Pavée-Saint-André, rue Pavée -Saint -Sau- veur, etc.

LES CLOAQUES. 315

datant de saint Louis et de Philippe le Bel; mais ils n'avaient rien de public et étaient exclusivement con- sacrés à recevoir les immondices des grandes demeures qu'ils desservaient. Ils s'ouvraient fort probablement auprès des cuisines et se dégorgeaient dans la Seine ; lorsqu'on les eut découverts, on ne manqua pas de les prendre pour des oubliettes, ce qui est le sort commun réservé à toutes les excavations rencontrées dans les vieux châteaux.

La Cité se vidait dans la Seine; la portion de Paris assise sur la rive gauche et qu'on nommait alors l'Uni- vei'sité s'épanchait dans la Biévre; les habitations grou- pées sur la rive droite, que par excellence on appelait la Ville, avaient pour exutoire le ruisseau de Ménil- montant. Les collines de Charonne, de Mênilmontant, de Belleville et de Montmartre sont revêtues d'un ter- rain sablonneux qui fait éponge et boit l'eau pluviale ; mais celle-ci ne peut pénétrer profondément dans le sol, car elle est arrêtée par des couches argileuses qui sont directemenj posées sur les bancs de pierre à plâ- tre. Forcées de se frayer une route à travers des ter- rains perméables, les eaux s'écoulaient en sources au pied des collines et se réunissaient au fond de la vallée dans un gracieux ruisseau qu'elles avaient creusé et qui, partant de l'endroit s'ouvre aujourd'hui le bou- levard des Filles-du-Calvaire, se dirigeait vers la Seine, qu'il atteignait au quai actuel de Billy, sur l'emplace- ment de la Manutention militaire. Lorsque l'on se mit à exploiter sérieusement les carrières à plâtre, l'eau ne fut plus contrariée dans sa marche verticale, elle glissa à travers les fissures du gypse et se perdit dans les pro- fondeurs, où elle se mêla à la nappe souterraine de la Seine. Dés lors le ruisseau de Mênilmontant fut tari et devint pendant des siècles « le grand égout de Paris ». 11 fut ce que nous appellerions un collecteur, car c'est

316 LES EGOUTS.

vers lui qu'on essaya de diriger la pente des égouts que l'on creusait, tant bien que mal, pour débarrasser la ville des eaux croupissantes qui l'empoisonnaient. Sau- vai cite les noms des cloaques : le trou Bernard, le trou Gaillard, le trou Punais; c'est d'un seul mot nous dire ce qu'ils pouvaient être ^

Le premier magistrat royal qui s'occupa intelligem- ment des égouts dans un intérêt d'assainissement fut Hugues Aubriot, que Charles V avait appelé à la pré- vôté et à la capitainerie de Paris. La nouvelle enceinte' dont on enveloppait la ville ayant englobé en partie la rigole fangeuse qui portait les eaux du quartier Mont- martre au grand égout, Aubriot fit voûter celle-ci et la revêtit de maçonnerie; c'est le premier égout couvert que nous ayons possédé. L'infection de ces « trous » était telle qu'en 1412 l'hôtel Saint-Paul, résidence du roi, était devenu inhabitable à cause des émanations d'un égout que l'on nommait le Pont-Perrin et qui, for- mant mare sur le terrain actuel de la place Birague, s'écoulait dans les fossés de la Bastille. On le détourna

Je copie Sauvai {Antiquités de Paris, 1. 1, p. 253) ; mais ce n'est cer- tainement pas « le trou Bernard » qu'il faut lire; on a joué sur le mot, et l'on a fait un nom propre d'un adjectif qualificatif dont la sigiiilica- tion se devine aisément.

* Chaque fois que l'on reculait la limite de l'enceinte fortifiée, on réunissait au territoiie de Paris les dépôts de voirie les habitants étaient tenus d'aller jeter les immondices et qui maintenant, couverts de construclions, appartiennent à la configuration même du sol parisien. C'est ainsi que successivement on absorba cette portion orientale de la Cité qu'on appelait indifféremment : le terrain ou la motte aux Pape- lards; — l'amas Saint-Gcrvais, est l'église de ce nom; les émi- nences de la rue Daillif et de la rue Montmartre; la longue colline sur laquelle est bâtie la rue Meslay ; la butte des Copeaux, ser- pente le labyrinthe du Jardin des Plantes ; le monticule sur lequel s'élève l'église Bonne-Nouvelle; la butte des Moulins, qui a conservé ce nom et d'où Jeaime d'Arc adjura vainement les Parisiens pendant l'assaut infructueux du 8 septembre 1429. Tous ces exhaussements de terrain, ainsi que ceux que l'on remarque rue Saint-Guillaume, rue de l'Estrapade, ceux que le nivellement des boulevards a lait disparaître prés des portes Saint-Denis et Saint-.Martin, sont factices et furent autre- lois les dépôts d'immondices de la grande ville.

LES CLOAQUES. 317

à travers la Culture Sainte-Catherine et on le conduisit au ruisseau Ménilmontant, au delà du fossé de circon- vallation, qu'il franchissait dans un canal de pierre. C'était plus qu'on n'avait fait pour l'égout Montmartre, qui traversait le fossé dans une de ces auges de bois que l'on nomme techniquement une buse.

L'égout Sainte-Catherine devait avoir pour destinée d'être particulièrement désagréable aux demeures sou- veraines; il empoisonnait le palais des Tournelles, qui s'élevait nous voyons aujourd'hui la place Royale. Louis XII et Fninçois 1", qui l'habitèrent, se plaignirent en vain d'un tel voisinage; le prévôt des marchands fit la sourde oreille, et le roi fut réduit, pour offrir à sa mère un logement moins insalubre que les Tournelles, à échanger sa terre de Chanteloup, prés Montlliéry, con- tre une maison appartenant à Nicolas Neuville de Ville- roy ; le contrat est daté du 12 février 1518; Louise de Savoie prit possession de sa maison, qui s'appelait déjà l'hôlcl des Tuileries à cause des fabriques de tuiles dont elle était environnée. Henri 11 ne fut pas plus heureux ni mieux écouté que François 1^''; il a beau, en 1550, man- der le prévôt des marchands et les échevins à Saint-Ger- main, et leur intimer l'ordre de s'entendre avec Philibert Delormc pour détourner l'égout pestilentiel de la Culture Sainte-Catherine; il a beau, le 25 mars 1553, renouveler ses instances par des lettres pressantes, il n'obtient rien qu'une délibération en vertu de laquelle « le maître des œuvres de la ville » sera tenu de faire nettoyer une fois par an le cloaque dont se plaignent tous les habitants du logis royal. Ce fut le palais des Tournelles et non l'égout qui quitta la place. Après le tournoi du 50 juin 1559 et le malheureux coup de lance de Montgomery, le palais fut abandonné et démoli en 1564, ainsi que le prescrivaient les lettres patentes que Charles IX signa le 28 janvier 1565.

518 LES ÉGOUTS.

Il y eut sous Henri II une tentative très-importante d'assainissement de la ville ; un maître de forges, nommé Gilles Desfroissis, voulut faire admettre une idée qui nous paraît bien simple aujourd'hui, et qui fut alors considérée comme impraticable. Au lieu de jeter les égouts dans la Seine, qu'ils infectaient, il voulait ame- ner la Seine dans les égouts, afin que ceux-ci fussent toujours nettoyés par un courant d'eau vive; de plus il proposait de rendre navigables les fossés de l'enceinte de Charles V en y introduisant un bras de la Seine pris à l'Arsenal et conduit jusqu'à la porte du Louvre ouverte sur la berge. Dans cette rivière, il eût détourné au besoin les égouts de la ville, et eût du même coup vivifié cette portion des fossés qui, traversant la place actuelle du Carrousel, recevait toutes les immondices des environs et n'était plus qu'un bourbier putride. Philibert Delorme appuyait le projet; on discuta pendant deux années, 1550, 1551, et la proposition fut définitivement repous- sée par le bureau de la ville. A cette époque, la rive gauche n'était guère mieux partagée que la rive droite ; tout ce qui n'était pas absorbé par la Bièvre tombait dans les fossés, à la hauteur de la porte Bucy, et glissait vers la Seine, au pied de la tour de Kesles, quand la vase trop épaisse n'oblitérait pas complètement le canal, dont la pente était presque insensible ^

Sous Henri IV, il se passa à propos des égouts un fait qui doit être unique. François Miron, prévôt des mar- chands, à qui Paris doit tant, fît en 1605 voûter à ses frais l'égout du Ponceau, depuis la rue Saint-Denis jusqu'à la rue Saint-Martin; il est probable que, rencontrant de l'opposition de la part des échevins, qui se refusaient à

* Avant de se dégorger dans la Seine, le fossé Bucy franchissait un pont en bois à trois arclies qui donnait accès à la porte de IS'esIes; la ville de la rive gauche s'arrêtait donc alors à l'endroit nous voyons acluellenient la place Conti.

LES CLOAQUES. 319

faire une dépense qu'il jugeait indispensable, il résolut de la prendre à sa charge pour purger un quartier im- portant des exhalaisons qui en rendaient le séjour dan- gereux. Le bureau de la ville s'occupait au reste si peu de celte question, d'où dépendait pourtant en partie la salubrité publique, que dès 1610 la régente Marie de Médicis est obligée d'intervenir directement et d'ordon- ner au lieutenant du grand voyer de France de faire opérer d'autorité le nettoiement des égouts. L'année suivante, en 161 1, Hugues Cosnier, qui était directeur du canal de la Loire, reprend le projet de Desfroissis et n'est pas mieux écouté que celui-ci. Le roi veut agrandir la ville el enclore dans l'enceinte des Tuileries le fau- bourg Saint-llonoré jusqu'à notre rue Royale, le faubourg Montmartre jusqu'aux boulevards actuels^. Pierre Pidou est chargé de ce travail en 1651 ; de plus il doit rendre les fossés navigables depuis l'Arsenal jusqu'à la porte de la Conférence, et construire entre le canal de navigation et la muraille de la ville un grand égout de 12 pieds de large qui eût récolté tous ceux stagnaient les eaux du Paris septentrional. La première partie de cet excel- lent projet fut seule exécutée, et le ruisseau de Ménil- montant continua à faire l'office de cloaque universel.

On sait exactement ce que notre ville, qui déjà aimait à se nommer la capitale de toute civilisation, possédait d'égouts à cette époque : 4,121 toises d'égouts décou- verts, 1,207 toises d'égouts voûtés, en langage mo- derne 10,590 mètres. Dés qu'on y touchait, on courait risque d'asphyxie; mais la science de cette époque ignore la nature des gaz méphitiques. En 1653, cinq ouvriers sont foudroyés au moment ils mettaient la palette dans l'égout du Ponceau. Des médecins réunis

i * A cette époque, la porte Saint-IIonoré était située dans l'axe prolongé de la rue de Richelieu actuelle, et la poi le Montmartre occupait le point d'intersection de la rue Montmartre et de la rue d'Aboukir.

520 LES ÉGOUTS.

discutent sur le fait, en recherchent attentivement les causes, et tombent d'accord pour déclarer que les ou- vriers ont été tués par le regard d'un basilic qui sans doute est blotti dans une excavation de l'égout.

En 1667, la lieutenance de police est créée. La Reynie s'occupe d'assainir la ville; fiés sa première année d'exercice, il consacre 187,000 livres au pavage des rues ^ Un changement de costume indique immédiate- ment le résultat obtenu; on substitue le soulier à la forte botte montante que l'on portait depuis si long- temps. Un arrêté de police ordonne que, tous les ans, le prévôt des marchands, en personne, accompagné des échevins et du maître des œuvres, fera la visite des égouts et s'assurera qu'ils sont en bon état ; les procès- verbaux de ces visites seront trnnscrits sur les registres de la ville. Lorsque l'on élève l'hôtel des Invalides, on n'oublie pas de construire un égout qui, sous l'espla- nade, va se jeter à la Seine.

Le grand égout n'en allait pas mieux; le lit, exhaussé par les matières solides qui tombaient au fond, n'avait plus la pente nécessaire; il était engorgé, encombré, et ressemblait à un dépôt de voirie. Les égouts voûtés de la rue Saint-Louis, de la rue Vieille-du-Temple ne fonc- tionnaient plus ; les riverains en demandent la suppres- sion, et offrent spontanément de contribuer pour une large part à la dépense que de tels travaux devront né- cessiter. Un arrêt du conseil en date du 24 avril 1691 chargea une commission compétente d'étudier ce qu'il y avait à faire. Tout était à faire, on le reconnut. On fut elfrayé des sommes énormes que les rectifications de pente et de parcours allaient absorber, et puis les

La méd lille commémorative a pour revers : La ville de Paris, ap- puyant les pieds sur une voie pavée, élevant un niveau de la main droite et maintenant de la main gauche une roue en équilibre : Urbs nova la- pide slraia, 1667.

LES CLOAQUES. 521

mauvaises années venaient, la vieille monarchie, malgré ses grandioses apparences, allait s'appauvrissant de jour en jour; on ferma l'oreille aux doléances, on éconduisit les bourgeois, et rien ne fut changé.

On peut voir le trajet du ruisseau de Ménilmontant sur le plan de Gomboust (1652) : des talus de terre en forment les rives et sont plantés d'arbres ou de haies ; il reçoit, comme des confluents immondes, l'égout qui vient de la rue des Égouts, située entre la rue Saint- Martin et la rue Saint-Denis, l'égout Montmartre, l'égout Gaillon, qui bientôt sera la rue de la Chaussée-d'Antin. Il traverse des jardins, des marécages il bave et chantent les grenouilles ; la rue Chanteraine en garde le souvenir *. Nulle maison sur les bords ; il souffle la peste et chacun le fuit.

En s'installant à Paris et en y maintenant le jeune roi, la régence prépara l'assainissement et l'agrandissement de la ville plus que tous les règnes précédents. L'intérêt personnel mis en jeu fit des efforts qu'on n'aurait jamais pu obtenir du corps timide des échevins. La cour avait suivi Louis XV; les seigneurs et quantité de personnages trouvaient difficilement à se loger dans une ville de- venue presque exclusivement bourgeoise depuis que

* L'orthographe usitée « Chantereine » est vicieuse; il faut écrire « Chanteraine » (Rana, grenouille). La rue remplaçait la ruellelte au marais des Porcherons ; cela seul serait une indication suffisan'e, mais les noms de Chanteraine, Canteraine sont fort communs en Fraijce et s'appliquent toujours à des localités situées prés d'étangs, de marécages, de prairies les raines chantent. Sous le Directoire on lit la même confusion; l'arrêté suivant en est la preuve: « L'administration centrale du département, considérant qu'il est de son devoir de faire disparaître tous les signes de royauté qui peuvent se trouver encore dans son arron- dissement; voulant aussi consacrer le triomphe des armées françaises par un de ces monuments qui rappellent la simplicité des mœurs anti- ques; ouï le commissaire du pouvoir exécutif, arrête que la rue Chante- reine prendra le nom de rue de la Victoire. » Séance du 8 nivôse an VL On sait que le général Bonaparte habilait la rue Chanteraine; l'arrêté départemental était une flatterie à l'adresse du vainqueur qui venait de *igner le traité de Campo-Formio.

T, 21

322 LES EGOUTS.

Louis XIV, qui se souvenait des mauvais jours de la Fronde, avait établi ses demeures à Versailles. Paris avait brisé l'enceinte de murailles qui Tétreignait ; Louis XIV victorieux, ayant reculé les frontières de la France, estima qu'une capitale placée au centre du royaume n'avait plus besoin de fortifications. De 1670 à 1671, les remparts furent aplanis et planlés d'arbres depuis la porte Saint-Antoine jusqu'à l'extréniité de la rue Poissonnière; en 1686, ce travail fut continué jus- qu'à la porte de la Conférence. C'est Pacte de nais- sance de nos boulevards intérieurs. La ville n'avait donc plus de limites, elle s'étendait ou pouvait s'étendre à son aise dans la campagne, car le mur d'octroi qui fit tant crier les Parisiens ne fut élevé que de 1784 à 1787.

La municipalité, espérant retenir les gens de cour et voulant leur permettre d'habiter des maisons à jardins faites spécialement pour eux, obtint le 4 décembre 1 720 des lettres royales qui l'autorisaient à construire un quartier nouveau entre la Grange-Batelière et la Ville- l'Évèque. Il ne suffisait pas d'avoir des terrains, il était même facile d'y bâtir des maisons ; mais qui viendrait les occuper? Qui ne serait repoussé par l'horrible odeur que le grand égout répandait autour de lui ? On avait ordonné de voûter le confluent de l'égoiit Gaillon qui , traversant le boulevard, longeait le côté gauche de la rue actuelle de la Chaussée-d'Antin et se jetait dans le grand égout, dont le tracé suivait alors la rue Saint- Nicolas, il recevait l'égout descendant du château des Percherons , qu'on appelait aussi le château du Coq.

Le grand égout devait également être voûté depuis la Grange-Batelière jusqu'à la rue d'Anjou. La ville recula devant de tels travaux, et les choses restèrent en l'état. Elles s'aggravèrent fort heureusement au point de né-

LES CLOAQUES. 523

«essiter une mesure radicale , une mesure de salut pu- blic; le mot n'a rien d'excessif, car, lorsque le vent du nord soufflait, Paris entier était sous l'haleine empestée de l'immense cloaque qui l'enveloppait, de la Bastille à Chaillot, d'une demi-ceinture d'immondices et de pu- tréfaction. Un arrêt du conseil en date du 26 mars 1 757 enjoignit au prévôt des marchands de hâter l'œuvre de salubrité, d'acheter les terrains nécessaires et de re- construire le grand égout.

Michel-Etienne Turgot, père du grand ministre, •occupait alors la prévôté des marchands; c'était un homme de bien, actif et intelligent. 11 mit les fers au feu, comme on dit, et en 1740 il avait terminé le grand égout, qu'il avait reporté un peu plus au nord. Il avait fait un canal, revêtu de forte maçonnerie et ayant un lit de pierres de taille; les murs avaient environ cinq pieds de hauteur et formaient des trottoirs d'où il était facile de le nettoyer, mais il coulait toujours à ciel découvert. Turgot fit plus : il creusa un réservoir à la tête de l'é- gout, boulevard des FiUes-du-Calvaire, y réunit les eaux de Belleville et les lâcha dans le canal, qu'elles curaient sans peine. Le travail fut jugé d'une beauté incompa- rable, et le roi Louis XV, accompagné de tout le corps municipal, vint en grande cérémonie assister à l'entrée de l'eau du réservoir dans i'égout. Le procès-verbal dit : <{ Le roi resta dans cet endroit environ une grosse demi-heure, pendant laquelle il ne cessa de parler à M. le prévôt des marchands sur la beauté de cet ou- vrage^. »

* H en fut de I'égout Turgot comme des réverbères de Sartines : uo crut avoir atteint le plus haut degré de perfection. Voici ce que l'on en disait vingt ans après l'achèvement : « Le réservoir de la ville auprès du Pont-aux-Chous sur le boulevard reçoit les eaux qu'on y élève par le moyen des pompes et les fournit dans un canal de pierres de taille qui a été construit pour porter les immondices de la ville dans la rivière- Ce canal commence au réservoir et tombe dans la Seine au-dessus du petit Cours. C'est un ouvrage digne des Bomains : nous le devons à un

ZU LES EGOUTS.

Le plan de Paris gravé par Deharme en 1763 nous in- dique le cours exact de l'égout et prouve que la construc- tion des quartiers projetés n'avait point marché aussi vite qu'on l'avait espéré; depuis longtemps, en effet, le roi s'était établi de nouveau à Versailles et avait entraîné tout son monde à sa suite. L'égout, ouvert à l'entrée de la rue Ménilmontant et presque appuyé contre le réser- voir des eaux de Belleville, est canalisé; il suit la rue des Fossés-du-Temple, s'enfonce sous voûte, et reparait pour recevoir, entre la porte du Temple et la porte Saint-Martin , les égouts rectifiés du Temple et de la Croix ; il remonte alors vers le nord, franchit les fau- bourgs Saint-Martin, Saint-Denis, Montmartre et Pois- sonnière ; il est couvert et planté d'arbres sur l'espace de quelques métrés à la naissance de ce qui est actuel- lement la rue de Provence; il revient à fleur de terre, reçoit l'égout descendant de la rue Saint-Lazare sur l'emplacement de la rue Laffitte, passe sous la rue de la Chaussée-d'Antin, qui a caché son égout, qui est en partie construite et qu'on nomme indifféremment le chemin de la Grand'-Pinte, de Gaillon, de l'Hôtcl-Dieu, à cause d'une ferme que l'hôpital possédait près du châ- teau des Percherons; après avoir parcouru toute la voie qui s'appela longtemps la rue Saint-Nicolas et qui pro- longe la rue de Provence, il traverse sous un ponceau la rue de l'Arcade, la rue d'Anjou, s'avance parallèle- ment à la rue de la Pépinière, dépasse le faubourg Saint-Honoré au-dessous de Saint-Philippe du Roule, s'incline vers le sud, et, au milieu des Champs- Elysées, gagne Chaillot, la Seine l'absorbe. Sur le plan de Verniquet, qui fut terminé en 1788, il n'en

illustre prévôt des marfliaiids, dont le gnùt, le zèle et l'amour pour le bien public et pour l'einbellissement de la ville nous laissent des mo- numents imniorlels à sa gloire, dans presque tous les quartiers de Taris. » Voir État ou tableau de la ville de Paiis; MDCCLX.

LES CLOAQUES. 525

reste plus de trace; en effet, dans l'intervalle il a dis- paru ^

Un financier célèbre en son temps, Joseph de Laborde, qui habitait un hôtel entouré d'un vaste jardin nous voyons actuellement l'Opéra, était propriétaire des ter- rains voisins; il voulut les mettre en valeur, et, par ce seul fait, rendit à la ville un service considérable, car ce fut lui qui réellement créa le quartier de la Chaussée- d'Anlin. Des lettres patentes du 15 mai 1770, enregis- trées au parlement le 6 septembre 1771 , l'autorisaient à ouvrir deux rues nouvelles : l'une, partant du faubourg Montmartre et aboutissant au chemin de laGraud'-Pinte, devait être appelée la rue de Provence; l'autre, pre- nant naissance à cette dernière rue et débouchant sur le boulevard, recevait le nom du comte d'Artois ; c'est au- jourd'hui la rue Laffitte. Or les deux voies dont il est question étaient le grand égout et la suite de l'égout Saint-Lazare; on les voûta, on les couvrit, des maisons s'élevèrent, la mode s'y mit, on y courut. L'exemple donné ne fut point stérile. Les rues nouvelles avaient été terminées en 1776 ; la spéculation se jeta sur ces ter- rains. En 1778, on ouvre la rue Neuve-des-Mathurins ; en 1780, la rue Neuve-des-Capucines, qui est la rue Jou- bert, et, en 1784, la rue Saint-Nicolas. Le grand égout est rentré sous terre pour n'en jamais sortir ; la ville est assainie et compte un magnifique quartier de plus ,

* Ceci n'est pas rigoureusement exact ; Tégout apparaît encore sur le plan de Verniquel, sur les plans de Le Maire (I80S-18-21) entre l'avenue des Champs-Elysées et la Seine. Il côtoyait une sorte de chemin nommé la ruelle des Marais, qui devint la rue des Gourdes, et bordait les fa- meux Bosquets d'idalie. C'était un ruisseau profond et fangeux qui charria plus d'un cadavre; car, à cette époque, les Champs-Elysées, moitié promenade et moitié jardin maraîcher, mal percés, nullement éclairés, étaient un véritable coupe-gorge. Cet étal de choses dura jusqu'à la fin delà Restauration; une décision ministérielle du 19 octobre 1829 prescrivit de rectifier la rue des Gourdes et lui donna le nom de rue Marbeuf qu'elle porte aujourd'hui. Mais ce ne fut guère qu'en 1831 que l'on fit disparaître le dernier reste du ruisseau Ménilmontant.

326 LES EGOUTS.

qu'on reliera plus tard à un nouveau groupe de con- structions auquel on ne pourra conserver le nom pré- tentieux de Nouvelle-Athènes, qu'on lui avait ridicule- ment donné.

Pendant la période de la Révolution, la municipalité parisienne s'occupa fort peu de l'assainissement ; ces grandes questions d'édilité qui sont si fécondes et si in- téressantes avaient fait place aux décevantes discussions d'une politique à outrance ; les égouts devinrent ce qu'ils purent et les pluies du ciel furent seules char- gées de les nettoyer. Lorsque l'on s'employa à faire ar- river à Paris les eaux de la Beuvronne et de l'Ourcq, il fut nécessaire de reconnaître avec soin les égouts, afin de voir s'il serait possible d'y loger les conduites d'eau; un travail spécial fut exécuté à cette fin par les ordres de Girard, et l'on sait qu'en 1806 il existait 24,297 mè- tres d'égouts, dont 282 mètres pour la Cité et l'île Saint- Louis, 4,648 métrés pour la rive gauche et 19,567 mè- tres pour la rive droite. Ils étaient tous couverts , à l'exception de quelques portions équivalant à une lon- gueur totale de 1,645 mètres. C'était bien peu pour une ville peuplée comme Paris, et c'était fort insuffisant sous un climat aussi pluvieux que le nôtre.

Les gouvernements qui se succédèrent mirent de l'empressement à remédier à ces inconvénients; celui de Louis-Philippe, pendant la magistrature du comte de Rambuteau, fit entre autres de grands efforts pour amé- liorer la canalisation souterraine de Paris : on lui doit la construction de 78,675 mètres d'égouts nouveaux. Ces travaux ne produisaient cependant qu'un résultat médiocre, car tout ce qui touchait à la viabilité d'alors était défectueux. Les trottoirs, qu'on avait commencé à poser dans quelques quartiers riches dès la fin de la Restauration, et qui, à l'heure qu'il est, n'existent pas encore dans toutes nos rues, n'étaient, en somme, qu'une

LES CLOAQUES. 327

commodité pour les piétons; mais ils n'avaient modifié on rien la forme des voies publiques, qui était vicieuse au plus haut degré.

Je me rappelle très-nettement les rues de Paris au commencement du règne de Louis-Philippe. Elles sem- blaient disposées exprès pour amener l'engorgement des égouts. Creusées en cuvette, traversées dans le sens de la longueur par un ruisseau, elles centralisaient l'eau tombée qu'elles divisent aujourd'hui par une chaussée bombée qui la rejette de chaque côté, le long des trottoirs. De distance en distance, l'eau se déversait dans l'égout par une grille en fer, dont bien souvent les ouvertures étaient oblitérées sous des paquets de paille et d'immondices entraînées avec le courant; de plus, si, en passant, la roue d'un fardier ou d'une voiture pesamment chargée pinçait un des angles de la grille, celle-ci, descellée, échappait à la margelle qui la re- tenait et allait tomber à travers la rue ; « la chute » n'était plus alors qu'un trou béant. Parfois la bouche d'égout était latérale et ressemblait à l'entrée d'une cave; la herse qui la défendait ne touchait pas terre, afin de ne point arrêter les grosses ordures au passage; la distance ainsi ménagée au-dessus du pavé était telle, que des enfants jouant et roulant au milieu des rues sont tombés dans des égouts et y ont péri.

La disposition des gouttières ne contribuait pas mé- diocrement non plus à noyer les rues^; de longues gar- gouilles de fer-blanc emmanchées dans le chéneau qui borde les toits vomissaient l'eau à pleine bouche, inon- daient les passants et gonflaient les ruisseaux. Dés qu'un orage s'abattait sur Paris, nos rues, comme au temps de Boileau, étaient des rivières qui débordaient

* La mauvaise disposition des gouttières était si manifeste, qu'une ordonnance de police rendue par Sartines, le 13 juillet 1764, interdisait d'en construire de nouvelles.

528 LES EGOUTS.

jusque dans les boutiques et dans la cour des maisons; les égouts, immédiatement comblés, rejetaient l'eau qu'ils ne pouvaient plus contenir; les commission- naires, les porteurs d'eau, les charbonniers tiraient bon parti de ces torrents, qui interrompaient toute communication; ils accouraient, pataugeant dans l'eau boueuse, portant sur leur épaule une énorme planche montée sur roulettes; ils posaient celle-ci aux carre- fours, aux endroits deux rues s'entre-croisaient, et, moyennant un sou, il était permis de traverser à pied sec. 11 y avait une phrase qui était de tradition chez ces braves gens, plus gais parfois qu'il n'aurait été conve- nable; selon qu'ils avaient affaire à une femme jeune ou vieille, ils lui disaient en lui offrant la main : « Pas- sez, beauté, » ou « Beauté, passez. » Carie Vernet a pris cette scène pour sujet d'un de ses dessins popu- laires*.

Ce qu'étaient les égouts à cette époque, on le sait, et il est bon de le dire, ne serait-ce que pour faire mieux apprécier les progrés que nous avons accomplis dans cette matière si importante à la vie urbaine. Il existait, rue Amelot, un égout voûté de 850 mètres de long; commençant à la descente du boulevard Beaumarchais, il se rendait à la gare de l'Arsenal : dans le principe, c'était un ruisseau qui aboutissait en Seine à l'endroit le boulevard Mazas prend naissance. Vers la fm de la Restauration, les exhalaisons qui s'en dégageaient devinrent si insupportables, qu'il fallut aviser à le cu- rer. Les sept premiers ouvriers qui essayèrent d'y des- cendre tombèrent asphyxiés. C'était de quoi décourager les autres. L'Académie des sciences et l'Académie de médecine furent consultées et elles déléguèrent le doc- teur Parent-Ducbûlelet pour surveiller l'opération et,

La légende de l'estampe de Carie Vernet porte : Passez, payez.

LES COLLECTEURS. 529

s'il était possible, pour la rendre inoffensive. Il y réussit. Le nettoyage dura sept mois, car il ne fallut pas enlever moins de G, 430 tombereaux de matières molles ou so- lides; l'odeur était si particulièrement redoutable, que les habitants de la rue Amelot émigrèrent en masse pendant le temps que durèrent les travaux d'assainis- sement. Autour des regards d'extraction , on brûlait des bois résineux qu'on aspergeait de vinaigre et l'on jetait des baies de genévrier et du soufre, comme dans les lazarets d'Orient. On ne savait comment neu- traliser ces émanations délétères ; l'hypochlorife de soude, qu'on appelle le chlorure Labarraque, n'était point encore bien connu, et il n'était guère question d'acide phénique. Les murailles des maisons avaient été pénétrées si profondément, qu'on fut obligé dans plus d'un endroit de les recrépir à nouveau.

Certes on avait péché par négligence ; pour qu'un égout fût arrivé à être empoisonné au point de devenir un danger public, on avait n'y pas regarder de bien près; mais les inspecteurs chargés de ce soin étaient en quelque sorte excusables, car ils ne disposaient que d'un personnel vraiment dérisoire, et à l'insuffisance duquel il est difficile de croire lorsque l'on n'en a pas eu la preuve entre les mains ; sous la Restauration, pour pourvoira l'entretien de oo, 846 mètres d'égouts, Las, étroits, s'engorgeant avec une facilité désastreuse, refoulés par les eaux de la Seine lors des grandes crues, remplis et au delà par une ondée un peu forte, les ins- pecteurs avaient sous leurs ordres une brigade do vingt-quatre hommes!

ZI. LES COLLECTEURS.

Longueur totale des anciens égouts. JI. Belgrand. Plan scienti- fique. — 772,840 mètres. Les catégories. ("ollecteur départe-

530 LES ÉGOUTS.

mental. Grand collecteur de la rive droite. Collecteur des co- teaux. — Collecteur de la rive gauche. La Bièvre. Plan général.

En dis ans le second Empire fait construire plus de 600 kilomètres d'égouts. Moellons et pierres meulières. Ciment hydraulique. Salubrité. 6,T6i bouches d'égout. Promenade. Paris souterrain.

Eau et télégraphie. La chambre du Châtelet. Température. Le vieil ègout Saint-Denis. En wagon. En bateau. Le Lac de Lamartine. 12 types différents. Les orages. Sauve qui peut! 6,750 regards. Sonorité. Téléphonie. De la Pépinière à Asnié- res. La montée. Moyenne du débit journalier. Les bateaux- vannes. Le cureur. Les écluses. Les bouchons. Ponts de sau- vetage. — Petit égout. La voûte. Les barbacanes. Confluent. Paysage. L'embouchure. « Nés viables. » Les égouts pendant le siège. L'opinion publique. Les armes dans les égouts après la Commune. Le budget de la ville. Les égoutiers. Gascons. Le plomb. Les bottes. Le rat d'égout. Le ciment l'a chassé. Invasion kirghize au dix-huitième siècle. Ridiculus mus. Sur- mulot. — Le rat hindou.

Lorsque l'heure fut enfin venue de transformer Paris, on s'occupa des égouts et l'on reconnut qu'ils avaient une étendue de 143,586 métrés pour desservir -425,600 mètres de rues. C'était misérable, et un tel état de cho- ses offrait des dangers au.vquels il était urgent de por- ter remède. L'étude du problème à résoudre fut confiée à M. Belgrand, ingénieur des ponts et chaussées; il fut le grand maître du Paris souterrain, et c'est à lui que nous devons ce système d'égouts et de collecteurs qui, sous ce rapport du moins, fait de Paris une ville unique au monde. Ce que l'on a retrouvé des égouts de l'an- cienne Rome prouve qu'ils ne peuvent soutenir la comparaison avec les nôtres. Les travaux furent com- mencés en 1855; mais ce fut seulement à partir de 18o7 que l'on entreprit l'exécution d'un plan scienti- fique longuement étudié, sagement conçu, disposé se- lon la topographie du sol parisien, et destiné à glisser sous la ville un réseau d'assainissement qui la débar- rassât presque à son insu de toutes ses impuretés. C'est le plus immense drainage qui existe, car pour 850,000 mètres de voies publiques nous possédons 772,846 mè- tres d'égouts, dont 146,878 métrés représentent les

LES COLLECTEURS. 331

embranchements réservés au service des maisons par- ticulières.

iXos canaux souterrains sont divisés en deux catégo- ries parfaitement distinctes : les égouts et les collecteurs. Les égouts passent sous nos rues, en recueillent les eaux souillées et les conduisent dans les collecteurs qui les emportent au loin. Les égouts sont des rivières qui se jettent dans les collecteurs, qui sont des fleuves. On peut comparer l'ensemble à un squelette de pois- son : l'épine dorsale c'est le collecteur, les arêtes qui s'y emmanchent sont les égouts. On a construit les col- lecteurs dans les vallées qui traversent le terrain Pa- ris est assis, afui qu'ils puissent recevoir, par une pente naturelle, les eaux écoulées des coteaux. On en compte trois principaux : sur la rive droite, le collecteur dé- partemental, qui, prenant naissance au point d'inter- section de la rue Oberkampf et de la chaussée de Mé- nilmontant, passe sous les anciens boulevards extérieurs et sous la route d'Allemagne; le trajet en est brisé par trois coudes successifs qui l'aident à franchir le bassin de La Villette, les fortifications, lui font suivre la grande route de Saint-Denis et le conduisent à la Seine, il se déverse à la hauteur de l'île Saint-Ouen. Il reçoit des eaux particulièrement infectées, car elles lui viennent du marché aux bestiaux, des abattoirs, des usines à gaz, de tous les établissements industriels de La Vil- lette, de Montmartre, de Belleville, de Saint-Denis, et même le trop-plein de la voirie de Bondy.

Le grand collecteur de la rive droite part du bassin de l'Arsenal, suit les quais, s'engage sous la rue Royale, sous le boulevard et la rue Malesherbes, et suit la route d'Asuières jusqu'à la Seine, il se perd en aval du pont du chemin de fer. Place du Châtelet, il est grossi par l'é- coiilomentde la. galerie de Sébastopol; place de la Con- corde, il reçoit l'affluent de l'égout Piivoli, qui lui arrive

332 LES ÈGOUTS.

directement de la Bastille après avoir drainé tous les quartiers traversés; place de la Madeleine, il absorbe le grand égout des Petits-Champs', et sur le boulevard Ma- lesherbes, à l'angle de la rue de la Pépinière, il est re- joint par un canal qu'on nomme le collecteur des coteaux, qui, venant du cours de Yincennes et parcourant la rue de Charenton, a repris exactement le tracé de l'ancien ruisseau de Ménilmontant, et accepte au passage les dé- tritus des pays sillonnés par les boulevards de la Cba- pelle, Piocbcchouart et Clicby.

La rive gauche n'a qu'un seul collecteur ; à sa source il capte une rivière tout entière, la Bièvre, qui aupara- vant allait se jeter, au-dessus du pont d'Austcrlilz, dans la Seine qu'elle empoisonnait. Ce ruisseau fangeux, entre les rives amollies duquel coulait un liquide multi- colore et nauséabond, a enfin l'eçu la seule destination qu'il méritait : il est devenu un égout ; la galerie qui le saisit rue Geoffroy-Saint-lIilaire, derrière le Jardin des Plantes, se dirige vers le boulevard Saint-Michel, y fait un coude et longe les quais jusqu'au pont de l'Aima ; un double siphon métallique plongeant dans la Seine aspire tout le tribut du faubourg Saint-Marceau, du quartier latin, du faubourg Saint-Germain, le porte de l'autre côté de la rivière et le déverse dans une galerie qui, prenant route sous les hauteurs de Chaillot, évite

* Cet égout a une extrême importance. Il part de la place des Victoires, suit la rue des Petits- Champs, la rue et le boulevard des Capucines. C'est ime sorle de collecteur, car il dégage l'cgout Richelieu, qui, avant ces diverses constructions, était singulièiement dangereux : à la moindre pluie, il s'engorgeait. Peu de temps avant l'ouverture des travaux de l'égout des Petits-Champs, six ouvriers y furent surpris par un orage; leau monta avec une rapidité extraordinaire. Les six malheureux se pri- lent par la main et marchèrent contre le courant qui les baignait au visage ; cinq purent atteindre une galerie plus élevée ; le sixième, battu par le flot, lâcha prise; le lendemain, son cadavre fut retrouvé en Seine, l'égout l'avait porté. C'est pour éviter de tels accidents qu'on a tracé la galerie qui dessert la vallée creusée entre la butte des Moulins et la levée des boulevards.

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l'Arc de Triomphe, qu'elle frôle, passe sous l'avenue Wa- gram, traverse le village de Levallois-Perret, tourne au nord et se réunit au grand collecteur de la rive droite, 556 mètres avant l'embouchure en Seine. A la hau- teur du pont de l'Aima, sur la rive gauche, il reçoit l'é- gout Montparnasse et recevra plus tard le collecteur de Grenelle, dont l'amorce est déjà construite; sur la rive droite il sera augmenté par le collecteur d'Autenil.

Ce sont les trois grandes artères souterraines de Paris; on ne peut décrire l'énormo quantité de branche- ments qui s'y rendent et s'y vident; il faut regarder attentivement les vingt et une feuilles du Plan général des égoiits de la ville de Paris, pour comprendre l'impor- tance, l'habile distribution de ce réseau sans fin, dont les ramifications s'étendent partout et viennent au besoin jusqu'aux parties les plus mystérieuses de nos maisons. Un tel travail ne s'est point accompli en un jour ; on n'en reste pas moins surpris en se rappelant que dix années environ ont suffi pour nous donner plus de 600 kilo- mètres dégoûts nouveaux ou modifiés de fond en comble. La méthode de construction a été singulièrement amé- liorée. Autrefois les égouts étaient bâtis en simples moel- lons, pierre molle comme son nom l'indique, facilement pénétrée par l'humidité, qui la désagrégeait et néces- sitait des réparations continuelles. Vers 1832, on sub- stitua la pierre meulière, fort abondante aux environs de Paris et qui offre de remarquables qualités de résis- tance. En 18i4,on employa le mortier de ciment romain pour la voûte seulement ; ce fut un progrès considérable, car la rapidité d'exécution est quintuplée.

Depuis 1855, la galerie entière des égouts est revêtue d'un parement de ciment hydraulique, grâce auquel on obtient une solidité et une propreté que l'on ne connaissait pas jadis. Les cas d'asphyxie ne se présentent plus dans nos nouveaux égouts; il faudrait des circonstances abso-

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îument exceptionnelles pour que l'on eût à redouter des accidents pareils; on a chassé « les basilics » qui savaient si bien, sous Louis XIII, tuer les ouvriers d'un coup d'œil. Les engorgements, les amoncellements de détritus sem- blables à ceux qu'a supportés l'égout Amelot ne sont plus à craindre; les pentes, ménagées avec soin et scientifi- quement déterminées, une surveillance active, la masse d'eau entraînée chaque jour, remédient d'avance à ces inconvénients. Les grilles qui jadis protégeaient l'ouver- ture des chutes au milieu des rues ont été jetées au tas des vieilles ferrailles; elles sont remplacées par des bouches d'égout dissimulées sous la margelle du trot- toir. On ne les a pas ménagées: au 51 décembre 1872, Paris en comptait 6,764; elles suffisent même dans les orages les plus violents à recevoir le trop-plein de nos rues, de nos places, de nos quais et de nos boulevards.

C'est devenu une sorte de partie de plaisir de visiter les égouts; tous les mois on y fait une promenade publi- que, et les billets distribués par l'administration sont fort recherchés. Le trajet n'est pas bien long, mais il suf- fit pour amxuser les curieux, que l'on mène d'abord en wagon et ensuite en bateau. Le voyage est limité; il commence place du Châtelet et finit à la place de la iMa- deleine. Dés que l'on a descendu l'escalier de fonte en vrille et que l'on a pénétré dans la vaste chambre, le Paris souterrain se dévoile; il livre son secret d'un seul coup. Ces énormes conduites métalliques, brillantes et polies comme un marbre noir, qui s'appuient sur de fortes béquilles de fer, portent les eaux de l'Ourcq, de la Seine, et attendent celles de la Vanne ; elles poussent sous chaque trottoir du pont au Change deux tuyaux qui partent d'un tronc commun et ressemblent aux jambes d'un géant nègre couché sur le dos; plus loin les con- duites moins amples, et par conséquent moins pesantes, peuvent être « agrafées » aux parois de Ja muraille,

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qu'elles suivent en détachant çà et des branchements particuliers; sur la voûte même, ces faisceaux grisâtres qui ont l'air de fagots de sarments sont les gaines de plomb où, dans une enveloppe de gutta-percha, les fils du télégraphe électrique bavardent en silence à l'abri de l'humidité. Un long tuyau, trop étroit pour conduire de l'eau, trop large pour porter un fil de métal, glisse le long des murs ; que contient-il ? Écoutez : un bruit rapide et acéré comme un sifflement de javelot vient d'y passer; c'est le chariot de cuivre, chargé de dépèches, qui franchit l'espace dans le tube du télégraphe pneu- matique. Paris est bien réellement un corps vivant : les organes cachés de ses fonctions ne se reposent ja- mais.

La chambre s'ouvre sur la berge de la Seine par une large voûte ; dans l'épaisseur du mur, on a ménagé un bureau pour les employés, une officine pour les lam- pistes, des cabinets l'on enferme les palettes, les ba- lais, les pelles, les bottes nécessaires aux égoutiers. Sur des piliers de fer fichés dans le trottoir qui domine la cunette l'égout roule ses eaux limoneuses, on a placé des lampes munies de globes en porcelaine; c'est une petite illumination. Les hommes d'équipe, vêtus de blouses blanches, sont à leur poste. Les curieux arri- vent avec des cache-nez et de gros paletots pour parer aux rigueurs d'une température qui n'est cependant point redoutable, car elle reste presque invariablement fixée entre 11 et 15 degrés. Pendant que l'on attend les retardataires, on peut gagner lestement l'embranche- ment de la rue Saint-Denis. C'est un vieil égout à sec ; la voûte est de moellons moisis, comme la muraille; il n'y a ni trottoir ni cunette. Le radier (le lit) est formé de pavés; on a peine à s'y tenir debout, c'est une ruelle couverte. Lorsque l'on s'échappe de ce caveau pour rentrer dans l'égout Rivoli, c'est comme lorsque l'on

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sort de la rue de l'École-de-Médecine pour déboucher sur le boulevard Saint-Michel.

Tout le monde est arrivé, on amène les wagons re- misés dans le grand collecteur, on les fait pivoter sur des plaques tournantes, comme dans une gare de che- min de fer, et on les met dans l'axe de l'égout Rivoli, dont les deux trottoirs sont armés de bandes métalli- ques faisant office de rails. Des lampes brûlent aux quatre coins des wagons, qui sont découverts et garnis de bancs en canne tressée. On s'assoit, les femmes ont un peu peur; s'il y a des pick-pockets, ils courent quelques risques de mésaventure, car je reconnais un agent du service de sûreté qui s'installe de façon à mieux voir les promeneurs que la promenade. Un coup de sifflet donne le signal, et l'on part. Deux hommes à l'avant, deux hommes à l'arriére, les mains appuyées sur une barre de bois transversale, prennent leur course, et très-grand train font rouler le wagon qui bruit au-dessus de la cunelte. La rapidité du mouve- ment détermine un courant d'air frais qui frappe au visage. On va vite sous une voûte obscure, c'est à peu près tout ce que l'on peut remarquer; du reste nulle odeur fâcheuse : à peine, en passant sous les casernes du Louvre, a-t-on perception d'une senteur ammonia- cale un peu accentuée. La marche est ralentie, on ar- rive place de la Concorde, à l'endroit l'égout Rivoli apporte « le tribut de ses eaux » au grand collecteur.

On descend sur la banquette, et l'on aperçoit une flottille de cinq ou six bateaux peu pavoises, mais éclai- rés d'une lampe; on s'y embarque, et, sous la conduite de « mariniers » vêtus d'une blouse bleue, on gagne au fil de l'eau la chambre de la place de la Madeleine. On gravit l'escalier, et l'on sort au milieu des badauds, qui paraissent extraordinairement surpris. Il faut croire qu'une navigation, si courte et si prosaïque qu'elle soit,

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éveille toujours une douce impression dans les âmes rêveuses; pendant (jue nous descendions au cours de l'égout dans la rue Royale, un monsieur placé derrière mon banc chantait à demi-voix :

Un soir, t'en souviens-tu? nous voguions en silence...

On se tromperait, si l'on jugeait tous les égouts de Paris d'après (;eux que l'on montre aux Parisiens et aux étrangers; on leur fait voir « le dessus du panier » ; mais, pour n'avoir pas un caractère de grandeur aussi imposant, ceux l'on ne se promène guère ne sont pas moins excellemment construits et disposés pour le service qu'on en exige. 11 y a douze types d'ègouts dif- férents, depuis le grand collecteur de la rive droite au- quel de largos trottoirs, une voûte élevée, une cunette profonde, donnent l'apparence d'un véritable canal sous tunnel, jusqu'à l'égout qui pénètre dans les mai- sons privées, et dont la forme ressemble à celle d'un œuf dont on aurait abattu la pointe. Sur ces douze mo- dèles, trois seulement sont dépourvus de banquettes, les autres en ont ; ces banquettes sont plus ou moins amples, mais toujours suffisantes pour faciliter le net- toyage.

Si vastes que soient les dimensions d'une galerie d'é- gout, on y courrait risque de la vie, si toute précau- tion n'avait été prise pour éviter le danger. On ne peut s'imaginer avec quelle rapidité foudroyante un égout se remplit lorsque éclate un orage. Le 27 juillet 1872, une trombe d'eau s'abattit sur Paris; en moins de cinq mi- nutes l'eau baignait la voûte de l'égout Rivoli et de l'é- gout Sébastopol; la date, peinte sur plaque de porce- laine, est incrustée dans les murailles. Dans ce cas les ouvriers surpris sont perdus; quelques efforts qu'ils fassent, le tourbillon les emportera. On a donc disposé des puits qu'on appelle des regards, à l'aide desquels V. 22

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un ouvrier, grimpant à des échelons de fer scellés dans la muraille, parvient facilement à cette plaque de fonte bien connue qu'on nomme indifféremment la bonde ou le tampon, et qui donne accès sur le sol de la voie pu- blique. Selon que l'égout est plus ou moins large, que la pente est plus ou moins inclinée, qu'il peut être, en un mot, inondé plus ou moins promptement, on a mul- tiplié les regards de 50 en 50 mètres, de 100 en 100' mètres, et l'on a réussi de cette façon à éviter tout ac- cident. Le nombre de ces regards est considérable : il en existe aujourd'hui 6,730. Du reste, dès que le temps menace, un signal est donné et tous les ouvriers em- ployés dans les égouts ont ordre de remonter immédia- tement.

Pour bien apprécier l'ampleur du grand collecteur^ comprendre l'ingénieux système de curage mis en œuvre aujourd'hui, il faut descendre à la chambre de la Pépinière et s'en aller jusqu'à l'embouchure en Seine: c'est une course de six kilomètres, mais elle est ins- :iuctive et mérite d'être faite. La voûte de l'énorme ga- lerie est en ciment poli; elle paraît en stuc. Cette voûte est d'une sonorité sans pareille ; elle augmente les bruits et les porte si loin, qu'un coup de cornet donné au regard de la Pépinière est entendu distinctement à l'issue même de l'égout. Tout un système de signaux sonnés de cette manière constitue une téléphonie qui permet de correspondre à de très-grandes distances. Dans les égouts dont la voûte est en pierres meulières, il n'en est point ainsi : le son laisse quelque chose de lui-même à chacune des aspérités de la muraille, il s'appauvrit à mesure qu'il avance, et meurt de faiblesse à 200 ou 300 mètres. Tous les chefs d'équipe sont mu- nis d'un liuchet comme les aiguilleurs de chemin de fer, et peuvent ainsi commander la manœuvre sur plu- sieurs points à la fois.

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La chambre d'entrée est assez grande et accostée des cabinets nécessaires à la garde des instruments de tra- vail; elle aboutit à la banquette d'où l'on peut voir l'af- fluent du collecteur des coteaux, que Turgot ne re- connaîtrait guère aujourd'hui, arrivant des environs du bastion 7 et de la barrière Picpus ; il se précipite avec une rapidité extrême, comme s'il avait hâte de se débarrasser de son contingent, qui représente les dé- tritus d'un tiers de Paris. Le courant du collecteur est assez vif; il est neuf heures du matin, c'est l'instant de la montée. En effet, les cantonniers ont ouvert les bou- ches d'arrosage et le robinet des bornes-fontaines; dans les maisons on vide les eaux ménagères, dans les mar- chés on lave les légumes; « il est flot, » comme disent les gens de mer, l'égout bat son plein. On connaît la jauge d'un égout, comme on connaît celle d'un aqueduc; mais, selon les saisons, le débit journalier varie sin- gulièrement : d'ordinaire le mois de mars est celui qui donne la plus grande quantité d'eau, et le mois de juil- let celui qui fournit la plus faible, La moyenne est fort incertaine, car elle subit naturellement l'influence des années plus ou moins pluvieuses; en général on peut dire que le grand collecteur vomit 220,000 mètres cubes par jour.

De grands bateaux, couvrant presque toute la lar- geur de la cunette, sont amarrés à la muraille par des chaînes passées dans des anneaux de fer; ils ne sont point destinés à des promenades d'agrément, ils sont d'une utilité bien autrement importante, car ils font le métier de cureurs d'égouts, et s'en acquittent avec une prestesse, une précision extraordinaires. Le travail d'un seul bateau équivaut au travail d'une escouade de 100 hommes. Ces bateaux sont munis à l'avant d'une vanne en fer percée à l'extrémité inférieure de trois trous re- présentant à peu près les dimensions d'un volume in-

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quarto; cette vanne est assez large pour oblitérer pres- que complètement le chenal et assez haute pour des- cendre jusqu'au radier de la cunette. Un mécanisme fort simple permet de l'abaisser; elle retient l'eau qui est derrière elle; celle-ci, ne trouvant plus d'autre issue que les trois ouvertures ménagées à la base de l'obsta- cle, s'y précipite avec violence, entraînant toutes les parties solides qu'elle tient en suspension, et par ce seul fait nettoie absolument le lit même de l'égout; le cou- rant qu'elle détermine fait glisser le bateau, qui s'a- vance poussant devant lui la masse vaseuse jusqu'à l'em- bouchure de la galerie même. C'est d'une puissance irrésistible.

Dans les égouts trop étroits pour contenir ces gros bateaux-vannes, on fait une manœuvre identique avec des wagons que l'on dirige sur les bords des trottoirs. X'économie de temps et d'argent réalisée par ce moyen est considérable; les bateaux et les wagons ont déjà rendu au centuple le prix que la construction en a coûté. L'égout est disposé de telle sorte qu'on peut fa- cilement en mettre certaines parties à sec, comme l'on fait dans les ports de mer lorsqu'on veut réparer un bassin; des écluses spécialement réservées à cet objet sont disposées le long du parcours à un kilomètre de distance; elles figurent de loin assez exactement la moi- tié d'un disque de chemin de fer qui serait dressé à hauteur de la voûte par deux bras articulés plantés de chaque côté de la banquette. Tout l'appareil est en fer ; un treuil muni d'une manivelle fait descendre ou re- monter l'écluse, selon qu'il en est besoin.

Je continuais ma route, suivant les rives de ce torrent de couleur désagréable, et je remarquais que le courant est si rapide, que toutes les matières légères étaient in- visibles, car elles coulaient entre deux eaux. Pour les laire apparaître, on manœuvra une écluse; elle s'abaissa,

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produisit à l'avant un remous bruyant et bondissant, mais, à l'arrière, calma l'eau, qui fut immédiatement couverte de brins de paille, de chais gonflés, de chiens noyés, de plumes de volailles et d'une telle quantité de bouchons, que j'en restai stupéfait. A mon exclamation involontaire, un des hommes qui m'accompagnaient ré- pondit : « C'est un bon métier que celui de marchand de vin. » Je le crois sans peine; le grand collecteur de la rive droite en pourrait témoigner ^

Parfois on entend un choc violent dont le bruit, à la fois sourd et brutal, se répercute dans la galerie : c'est une voilure qui, passant au-dessus de nos têtes, frôle et soulève une des plaques de fonte qui ferment l'issue des regards. Ceux-ci n'ont point été épargnés dans ce vaste égout, l'on a établi en outre des ponts de secours, notamment sur les portions qui, franchissant les hau- teurs du boulevard Malesherbes, sont creusées à une grande profondeur. Deux escaliers placés en face l'un de l'autre et s'enfonçant dans l'épaisseur des parois la- térales donnent un accès facile dans une chambre placée en soupente au-dessous de la voûte même; toute compa- raison gardée, cela ressemble au pont du Rialto qui est à Venise sur le Grand Canal ; en cas d'orage et d'invasion

* Le siphon qui, passant sous le lit de la Seine, en amont du pont de l'Aima, reçoit le collecteur de la rive gauche et le porte sur la rive droite, est, je l'ai dit, composé de deux tubes fonclionnant alternativement ou conjoinlement, selon le volume des eaux il'égout. On comprend que les wagons ou les bateaux-vannes sont impropres à le cuier. Le système que l'on emploie pour le débarrasser des ordures qui risqueraient de l'encombrer, est tellement simple et tellement ingénieux, qu'il a fallu un peu plus que de l'intelligence pour l'imaginer. Chaque tube a un mètre de diamètre; à l'ouverture d'amont (rive gauche) on y l'ait glisser une boule en bois de sapin dont le diamètre est de 86 centimètres. Plus légère que l'eau, elle flotte au gré du courant; mais si elle rencontre un amas de détritus, elle est arrêtée ; l'eau, forcée de se frayer une issue, se presse à la partie inférieure du tube, s'y précipite et entraine avec elle l'obstacle sur lequel la boule avait pris point d'appui ; celle-ci, dégagée, reprend sa route et fait ainsi l'office d'une vanne mobile qui cure le tube au fur et à mesuré qu'elle avance.

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des eaux, les hommes trouvent un refuge assuré. On ne peut se défendre d'un sentiment d'admiration en voyant avec quels soins ingénieux et perspicaces on a prévu et neutralisé tous les dangers.

On entend un bruit de cascade qui rappelle les voya- ges en Suisse; on approche, et l'on voit un égout de quartier qui dégringole du haut d'un escalier de pierre et se jette au collecteur. Si l'on gravit les degrés, on se trouve en présence d'une galerie représentant les types 40 ou 12, c'est-à-dire d'un simple canal sans trottoir et l'eau baigne directement les murs de l'œuvre ; c'est pour se promener qu'il faut ces fortes bottes dont nous aurons bientôt à parler. 11 suffit de lever les yeux vers la voûte d'un égout pour reconnaître si la chaussée qui forme la voie publique est en bon état, si le macadam est bien massé, si les pavés ne sont pas trop disjoints, si l'asphalte n'est point lézardé. Partout la rue est bien entretenue, la voûte est nette, brillante, unie comme un marbre ; partout au contraire le chemin est dé- fectueux, elle laisse transsuder des fdtrations qui dépo- sent sur l'enduit des moisissures noirâtres et moussues. La marge des trottoirs est ouverte de dix en dix mètres de petits trous circulaires, tuyaux de drainage qui pé- nètrent dans le sol et en recueillent l'humidité ; quel- ques-unes de ces barbacanes sont incrustées d'une ma- tière blanchâtre, dépôt d'une source minuscule chargée de calcaire.

Lorsque déjà l'on aperçoit tout au bout de la galerie un jour verdàtre qui annonce la fin du voyage, on en- tend une rumeur sourde, continue, qui mugit comme un taureau captif: c'est le collecteur de la rive gauche, c'est la Biévre qui arrive. Si l'on monte l'escalier du grand regard établi à cet endroit, on voit un triste pay- sage : la rue Gide s'ouvre sur la route de Paris à Asniè- rcs ; le chemin de fer de l'Ouest, élevé en remblai, s'ar-

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rôle à la station de Clichy-Levallois ; sur la route apparaît une petite maison en plâtre un marbrier expose des modèles de tombeaux et des couronnes funéraires ; çà et on aperçoit quelques masures lépreuses; c'est gris et presque déshabité. Les deux fleuves se réunissent et roulent de concert leurs flots jaunâtres jusqu'à la Seine, ils débouchent par une vaste baie cintrée; une grille retient au passage les immondices les plus grosses, que l'on enlève à l'ècope pour aller les porter dans une touc rangée le long du chemin de halage ; ces détritus ne sont point perdus : un industriel sait en tirer parti. Je suis monté dans une barque chargée de toutes sortes de choses qu'on ne sait plus comment nommer; que de bouchons! que de bouchons! Il parait qu'on les retaille et qu'on les utilise encore; une fois repassés au couteau et « parés », ils sont excellents pour boucher les petits flacons de parfumerie. Que trouve-t-on à cette grille tou- j )urs surveillée? Beaucoup d'animaux morts et aussi, il raut l'avouer, de frêles avortons, enveloppés dans des 1 uiges sanglants et qu'on porte alors chez le commis- s lire de police, qui les envoie à la Morgue, un méde- cin légiste saura dire s'ils étaient « nés viables ».

Au début de la guerre de 1870, lorsque la défaite de Wœrth nous eut ouvert les yeux sur notre faiblesse et fait succéder un effarement sans pareil à une con- fiance sans excuse, le peuple de Paris pensa aux égouts, et se sentit fort troublé. Certains journaux sonnaient l'alarme, et, se souvenant que Duguesclin s'était emparé du château de Fougeray en faisant jeter une charretée de bois contre la porte, ils s'imaginaient volontiers que les armées allemandes, sortant tout à coup d'un regard avec armes et bagages, allaient apparaître au milieu de Paris. On dédaigna tant que l'on put cette niaiserie qui, en d'autres moments, eût fait sourire; on savait que le ^rand collecteur était invinciblement protégé par les

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coudes de la Seine, qui à cet endroit même lui font un rempart de trois rivières dont tous les ponts étaient rom- pus ; on savait que ces moyens d'attaque, bons tout au plus à surprendre un village dépeuplé, étaient illusoires et ridicules avec une capitale qui comptait plus de 500,000 hommes armés. Il n'en fallut pas moins céder à ce que l'on nomme l'opinion publique ; pour lui don- ner une satisfaction apparente, on mura la galerie à deux ou trois places, de façon à n'y laisser qu'un étroit passage par les ouvriers pouvaient au besoin se glis- ser un à un. Cette maçonnerie inutile fut démolie aussi- tôt après la signature de l'armistice ; l'égout était libre, et pendant la Commune, lorsque déjà les troupes de la France étaient maîtresses d'Asniéres, elles n'ont point songé à prendre cette route souterraine pour s'introduire au cœur de la place qui les attendait.

Lorsqu'elles eurent vaincu l'insurrection la plus sa- crilège et la plus longuement préparée que jamais l'on ait vue, lorsque en présence des Allemands campés aux portes de Paris nos soldats eurent abattu le drapeau rouge qui maculait nos édifices, on visita attentivement les égouts. La légende populaire, immédiatement formée, affirmait que des bandes d'insurgés s'y étaient réfugiées et qu'on s'y livrait des combats à outrance. Ceci est une fable qui ne mérite même pas qu'on la réfute; on n'y trouva personne, mais en revanche on y découvrit un arsenal complet. Les bouches d'égout avaient reçu les armes de ceux qui fuyaient et qui ne se souciaient point de pousser l'aventure jusqu'au dénoûment. En outre, pendant le règne de la Commune, lorsque les visites domiciliaires commencèrent, bien des honnêtes gens de- meurant à Paris et possédant quelque fusil, reçu ou acheté pour lutter contre les bataillons de la Prusse, craignirent d'être inquiétés, arrêtés, otages, et se débar- rassèrent comme ils purent des engins de guerre dont

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ils étaient détenteurs. Ils eurent recours à l'égout voisin. Pendant la bataille, la plupart de ceux qui évacuaient une barricade poussaient leur fusil et lançaient leurs munitions par les regards dont ils avaient soulevé le tampon. J'ai assisté à une retraite de fédérés et j'ai com- pris plus tard pourquoi je les avais presque tous vus se baisser au même endroit, le long- d'un trottoir s'ou- vrait l'embouchure d'une chute.

On visita les banquettes, on cura les cunettes, et, au milieu des dépôts vaseux , on ramassa une quantité énorme d'armes, de cartouches, de képis, de ceintures rouges. Toutes ces épaves de nos discordes civiles furent réunies dans la chambre du siphon de l'Aima, sur la rive gauche, et l'on put en charger six chariots du train des équipages, attelés chacun de six chevaux qui les versèrent au Musée d'artillerie. On les avait trouvées dans deux cent quarante-trois galeries *; à lire les noms de celles-ci, on comprend sans peine que l'insurrection embrassait la ville entière, et que le combat ne fut épar- gné à aucun quartier; le centre et les extrémités ont été agités des mêmes convulsions.

Pour soigner les égouts et en surveiller l'entretien, on a calculé qu'il fallait un homme par kilomètre ; cette moyenne n'est pas observée aujourd'hui, car la ville de Paris, malgré son énorme budget, qui pour 1875 était de 328, 515, 582 francs 66 centimes*, est obligée de faire des économies ; le personnel des égoutiers est donc ré- duit, et se compose actuellement d'un petit corps de 627 hommes, divisés en brigades volantes qu'on dirige selon les besoins du service. Par une anomalie singu- lière, presque tous sont du Midi et nous arrivent de Gas- cogne; c'est un dur métier, et quoique quelques égou-

* Voir Pièces justificatives, 7.

» Budget ordinaire : 197 millions 815,582 fr. 66 c. Budget spécial 130 millions 500.000 fr.

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tiers soient fort vieux, il est rare qu'on puisse le faire impunément plus d'une quinzaine d'années. Au bout de ce temps les ouvriers sont atteints de langueur, de dou- leurs articulaires; ils appellent cela le plomb, c'est le vieux mot traditionnel par lequel leurs devanciers dési- gnaient l'asphyxie; en somme, c'est un état anémique, en grande partie à l'humidité et à l'obscurité ils se meuvent constamment ; on a fait cette observation que les quelques hommes du Nord qui travaillent aux égouts sont bien plus résistants que les méridionaux.

Tout le monde les connaît et les a vus passer en es- couades, le balai à l'épaule et la grosse botte à la jambe. Comme autrefois, on les surnomme encore les rats d'égout. L'administration ne néglige rien pour qu'ils soient chaussés d'une façon irréprochable et qu'ils puis- sent barboter à pieds secs dans les cunettes les plus engorgées ; elle leur fournit donjc des bottes hautes, très-solides, armées de clous, et les renouvelle tous les six mois; au bout de ce temps, les bottes sont bien malades, brûlées, corrodées, tirant la langue, et il est même rare qu'elles puissent faire service jusqu'à l'heure de la mort réglementaire. Quand elles ont traîné dans tous les égouts et fouillé dans toutes les fanges, que deviennent-elles? J'ai eu la curiosité de les suivre, car il en est des bottes comme de toutes choses en ce bas monde : habent sua fata * .'

On les envoie aux magasins généraux de la ville, quai Morland; lorsqu'il y en a une quantité suffisante, 800 ou 900 paires par exemple, ce qui est un chiffre annuel à peu près normal, on les divise en tas de 100 qu'on gerbe les unes par-dessus les autres, puis on les vend à la criée, au plus offrant et dernier enchérisseur; le lot atteint un prix qui varie entre 120 et 125 francs. C'est

* Le compte général des recettes et dépenses de la ville de Paris (exer- cice 1873) porte une somme de 40,273 francs pour bottes d'égoutiers.

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presque toujours le même industriel qui se rend acqué- reur. Les pieds sont coupés au-dessus de la cheville et expédiés dans l'Oise, à Méru, l'on en fait des galoches pour les ouvriers qui exploitent les nombreuses tour- bières du département; quant à la tige, elle est traitée par des procédés dont je n'ai point demandé le secret, et elle produit le cuir le plus souple, le plus fin, le plus beau qu'on puisse imaginer; plus d'une femme élé- gante, qui ne s'en doute guère, le porte sous forme de brodequins.

11 est bien difficile de quitter les égouts sans s'occu- per de ces fameux rats dont on a tant parlé et que l'anecdote, parfaitement authentique, racontée par Ma- gendie, a rendus populaires. 11 eut besoin de rats pour ses études, il en fit prendre à Montfaucon douze que l'on enferma dans une boîte; lorsqu'il ouvrit celle-ci au Jardin des Plantes, il n'en trouva plus que trois, fort gonflés et tout à fait repus; dans le trajet les survivants avaient mangé leurs neuf camarades. C'est un animal féroce dans toute la force du terme ; il tient facilement tète au chat et le tue. Le rat tend à disparaître aujour- d'hui de nos égouts. On ne le rencontre plus que dans de vieilles galeries en meulières ou en moellons, il a pu se creuser une tanière; l'enduit de ciment lisse et inattaquable qui revêt les nouveaux égouts l'en a chassé, car il ne peut trouver à s'y loger ; il habite surtout la voie publique, dans les resserres des halles, des mar- chés, aux abattoirs, dans les gargouilles faisant suite « au dauphin » des maisons particulières, dans les ate- liers d'équarrissage et aux voiries de Bondy.

C'est un nouveau venu parmi nous; il a envahi la France dans la seconde moitié du dix-huitième siècle. Pallas fixe la date de l'entrée du rat en Europe; il pé- nétra à Samara dans l'été de 1766. C'était une émi- gration déterminée sans doute par une chaleur excès-

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sive, et qui venait de ces steppes kirghizes qu'on appelle Kara-Kum, les sables noirs. Les hordes traversèrent le Volga à la nage, et, malgré la grande quantité qui dut y périr, s'emparèrent de l'Europe, qu'elles ne tardèrent pas à couvrir, grâce à leur désespérante fécondité. Parvenus en France, les rats tartares commencèrent par mettre à mort et par dévorer tous les rats domestiques qu'ils rencontrèrent; ils firent si bien leur besogne, que ceux- ci ont disparu. C'est une invasion qui succédait à une autre, car notre rat domestique n'était point autoch- thone; il nous était arrivé vers le douzième siècle, fort probablement d'Asie, par des navires croisés revenant de Palestine. L'Europe antique n'a connu que la souris, le ridiculus mus dont parle le poète. Le rat d'égout ac- tuel est le surmulot ; il a passé la Manche, il ravage l'Angleterre, qui le nomme le rat allemand; il y tue le rat breton. D'après la tradition, il a été apporté dans les lies Britanniques par le vaisseau qui amenait le chef de la dynastie de Hanovre. Espérons que cette invasion sera la dernière, et que nous n'aurons pas un jour à lutter contre le rat hindou, ce rat géant, qui a un pied de long, mange les volailles et combat les chiens; heu- reusement qu'il constitue un gibier fort estimé, et que les chasseurs des bords du Gange lui font une guerre à outrance.

III. L'ENGRAIS.

La Seine parisienne débarrassée des eaux d'égout. Inconvénient dé- placé. — Dragage. 120 millions de kilogramnnes de détritus. Va- leur de 15 millions jetée à la mer. Situation fausse. Trait de génie. —La presqu'île de Gennevilliers. Stérilité. Jardin maraî- cher. — Expérience décisive. Réservoir des Grésillons. Les canali salions.— ï'écondilé. La menthe poivrée. L'as))erge. Belleraves phénoménales. Un nouveau village. Le marcliand de vin pioimier. Les paysans. Ingratitude. Tout le collecteur va être capté. Nouvelles machines. Projet. Les fonds sont volés. 2,000 hecta- res fertilisés. La Seine est purgée. Travaux nocturnes. Objec-

L'ENGRAIS. 549

tion. Le trop-plein. Clarification. Le sulfate d'alumine. Les hassins d'épuration. Les pêches de Montreuil. Eau limpide. Analyse chimique. Fabrique d'engrais sec. L'Eucalyptus globulus et les eaux d'égout. Richesse à acquérir.

Par les deux grands collecteurs qui se déversent à Asnières et à Saint-Denis, la Seine parisienne a été pur- gée de toutes les immondices dont elle était souillée ; aujourd'hui elle ne reçoit plus que les égouts insigni- fiants de la Cité et de l'ile Saint-Louis; mais c'est en- core trop. On l'a donc débarrassée pendant son trajet au milieu de la ville, tout en lui demandant secours pourtant et en se ménageant la possibilité d'y envoyer le trop-plein des pluies d'orage, qui sans cela regorge- rait dans nos rues. Malheureusement l'inconvénient n'était que reporté plus loin ; il subsistait pour les rives de la Seine, qui, au-dessous de Clichy et de Saint- Ouen, se trouvent envasées sur le parcours du flot col- lecteur. Les matières lourdes tenues en suspension par le courant rapide de l'égout gagnent le fond et se ran- gent contre les berges de droite aussitôt qu'elles pénè- trent dans le cours plus lent de la rivière.

La ville de Paris était dans son droit de rejeter loin d'elle les éléments nuisibles aux habitants; mais l'État, qui a charge de faire fonctionner régulièrement l'orga- nisme de la France, trouve fort mauvais, et avec raison, que l'on engrave d'une façon dangereuse le canal de navigation par nos bateaux de fleuve gagnent la Nor- mandie et la mer. De des contestations sans nombre et des dépenses considérables, car il fallait, car il faut encore, draguer sans cesse le lit de la Seine au- dessous de l'embouchure des collecteurs, afin d'en ex- traire les 120 millions de kilogrammes de dépôt solide qu'ils y jettent chaque année, ce qui équivaut à une dépense qui peut s'élever à 100 ou 150,000 francs. En outre toutes les matières solubles, précieuses comme en-

550 LES ÊGOUTS.

grais et que le commerce peut facilement utiliser, les alcalis, les phosphates, l'azote, représentant une valeur minima de \ 5 millions, sont entraînées par la Seine qui les jette à la mer. Donc obstacle à la libre naviga- tion du fleuve, dépenses forcées, pertes de produits chimiques dont la valeur est considérable; c'était une situation à la fois fausse et maladroite, dont il fal- lait savoir se tirer avec honneur. On en est sorti par un trait de génie, en créant une œuvre nouvelle très-gran- diose, très-simple, démocratique au premier chef, qui a déjà donné des résultats surprenants.

L'espace de terrain enveloppé par l'énorme second coude que fait la Seine en se repliant sur elle-même depuis Neuilly jusqu'à Ghatou, s'appelle la presqu'île de Gennevilliers. Il est difficile de rencontrer des terres plus stériles ; c'est le pays de prédilection des orties, du chardon et de la polite euphorbe; sable et cailloux à peine recouverts d'une mince pellicule de terre végé- tale qui ne peut même conserver l'humidilé que la pluie lui apporte, car l'eau pénètre immédiatement le lit de gravier et y disparaît. Les noms que l'on a donnés aux divers lopins qui divisent cette vaste plaine prou- vent combien elle est improductive: les Grésillons, le Trou aux Lapins, l'Arbre sec, le Fossé blanc, rÉchaiulé, la Grosse Pierre. Quelques chasseurs d'alouettes s'y hasardaient de temps en temps et y faisaient étinceler le miroir.

L'hectare se louait en moyenne de 78 à 86 francs par année. On y cultivait, tant bien que mal, des betteraves qui faisaient volontiers figure de navets; lorsqu'elles atteignaient un poids de 700 grammes, on criait au mi- racle. C'était une sorte de petit désert; on eût dit que le vent mortel que les Arabes appellent semoun, les poi- sons, — avait soufllc là. De cette plaine maudite l'on ne récoltait que des coups de vent en hiver et des coups

L'ENGRAIS. 551

de soleil en été, on est en train de faire un jarcBin maraî- cher d'une fertilité inexprimable , grâce à nos eaux d'égouts que l'on y conduit et que l'on y distribue. L'ex- périence dure depuis le 1" mai 1869 ; elle est décisive et concluante. Les détritus de Paris sont une richesse agricole de premier ordre ; ils transmuent le sable en terre promise.

A l'embouchure même du grand collecteur, un pui- sard est creusé qui reçoit une partie des eaux de la cu- nette. Deux siphons, animés par une machine à vapeur de quarante chevaux, aspirent les eaux, qui s'engagent dans une conduite de fonte. Celle-ci suit le chemin de halage, traverse la Seine aux îles Robinson et Vaillard sur le pont de Clichy, prend le chemin d'Asnières à Saint- Denis et aboutit à un large réservoir en pierres meu- lières qui s'élève comme une tour trapue à l'entrée des terrains nommés les Grésillons. Le réservoir se vide méthodiquement dans un canal droit qui ressemble à une petite digue construite parallèlement à la rivière; la même opération se fait en face de l'île Saint-Ouen, un siphon amène les eaux du collecteur départemental; l'égout venu d'Asnières, l'égout venu de Saint-Denis se rencontrent et se mêlent dans le canal, qui est la grande artère coule la fécondité. Ce canal est le principe et le maître de l'irrigation. Tous les cannelets et toutes les rigoles d'arrosement viennent s'y brancher; il suffit de lever une petite vanne pour que l'engrais liquide se ré- ponde sur les terres voisines, qui l'absorbent, se modi- fient et acquièrent une telle valeur, que l'hectare se loue actuellement 600 francs par année.

L'eau d'égout ainsi distribuée donne par évaporation un terreau noir absolument inodore et d'une richesse extrême. On s'attend, en parcourant ces jardins maraî- chers exploités et couverts de verdure, à être saisi au passage par des senteurs d'un aloi douteux ; nulle odeur.

352 LES EGOUTS.

si ce n'est le parfum pénétrant des absinthes, des camo- milles et des sauges. Un parfumeur célèbre de Paris a établi une grande usine ; il a loué des terres et y cul- tive, entre autres plantes odorantes, la menthe poivrée, que nous étions obligés de demander à l'Angleterre, qui la récolte dans les marais de la Tamise. L'ardeur de production que développent ces terrains ainsi arrosés est si puissante, que l'asperge, ce légume paresseux par excellence et qui partout demande trois ans et même quelquefois cinq ans pour être en état de paraître sur nos tables, arrive en deux ans à peine à maturité par- faite. Les betteraves semblent empruntées à ces jardins des Mille et une Nuits les oranges sont grosses comme des melons : elles pèsent ordinairement 8 kilogrammes; j'en ai vu deux exceptionnelles qui en pesaient 14. Les artichauts, les choux, les rhubarbes prennent prompte- ment des proportions colossales. Au printemps de 1872, quelques jardiniers piquèrent des laitues; on en expé- diait environ trois mille pieds par jour aux halles de Paris; malgré cette consommation, l'activité de la crois- sance était si vive, que la plupart moiitôrciit en graines, ne purent être vendues et furent inutiles pour l'alimen- tation *. J'ai vu là, aux premiers jours du printemps, des arbres fruitiers qui littéralement ployaient sous le poids des grappes de fleurs dont ils étaient chargés; on a semé des céréales, et, sur les cailloux quelques pauvres orties mouraient de faim et de soif autrefois, les champs de blé ressemblent à des taillis. Au milieu de ces sables déserts et troués de quelques carrières béantes, il semble qu'un village se forme : trente-quatre maisons déjà construites serviront de centre à un groupe

* La production est telle, que l'on obtient facilement 70,000 kil. de choux, 60,000 de carottes, 150,000 de navets par hectare. \oir Situation de la quesliuti des eaut d'égout et de leur emploi agricole en France et à l'étranger, par Alfred Durand-Claye; Aîinales des ponts et chaus- »Ées, t. V, p. S5.

L'ENGRAIS. 553

d'habitations. Jusqu'à présent, c'est le marchand de vin qui domine ; mais dans les terres en friche le cabaret fait bien souvent œuvre de pionnier. C'est un spectacle des plus intéressants ; on surprend pour ainsi dire lo vie en formation, et l'on voit ce que peut la nature quani ."homme intelligent vient à son aide. s'arrête l'ii- rigation, commence la stérilité. Involontairement je me rappelais les pays d'Egypte et de Nubie que la mort dessèche partout le Nil n'a pas porté son limon bien- faisant.

A voir cette transformation prodigieuse, on pourrait croire que les paysans, fort entendus ordinairement à tout ce qui touche leurs intérêts, ont accepté comme un bienfait sans pareil cet engrais qu'on apporte sur leurs terres mêmes et qu'on leur donne gratuitement ; on se tromperait. Ils ont vivement regimbé dans le principe ; ils ont crié à l'injustice, à la persécution, à l'empoison- nement, à l'oppression des campagnes par l'égoïsme et la tyrannie de Paris. On les a laissés se démener et on les a convaincus par l'exemple, en achetant la plus mau- vaise portion de terrain du pays, en l'irriguant et en cultivant sous leurs yeux des légumes comme jamais la plaine de Gennevilliers n'avait imaginé qu'il pût en exister. Qiumd ils reconnurent que leurs cailloux deve- naient promplement des jardins potagers, ils regardè- rent attentivenîent, se grattèrent l'oreille et se dirent (ju'après tout on n'en mourrait pas pour essayer de cette méthode nouvelle. Ils demandèrent des eaux d'égout; on leur en fournit tant qu'ils en voulurent, et la richesse succéda rapidement à la stérilité. On croirait du moins ([u'après une expérience personnelle si concluante ils éprouvent quelque gratitude pour ceux qui leur ont mis cette fortune entre les mains et qu'ils apprécient le ca- deau qu'on leur fait. J'en doute. Je causais avec un paysan, et je lui exprimais l'émotion très-sincère que je

354 LES EGOUTS.

ressentais en voyant ce miracle accompli ; il me répon- dit : « Ces gens-là sont bien heureux d'avoir nos terres pour y jeter leurs eaux sales; sans nous, ils ne sauraient qu'en faire, et ils ne nous payent rien pour cela ; ne fau- drait-il pas les remercier encore? »

Ces grands et féconds travaux n'ont été qu'un essai ; l'irrigolion et le colmatage des terres stériles ont été faits dans une mesure restreinte; on va étendre le champ de l'action et procéder bientôt avec une ampleur extra- ordinaire. Actuellement, le collecteur de la rive droite produit un cube moyen de 218,664 mètres ; or la pompe aspirante et foulante qui prend l'eau et la pousse vers les réservoirs d'engrais ne monte que 160 litres par se- conde, ce qui équivaut à 15,824 mètres en vingt-quatre heures; le reste coule en Seine. Cette masse énorme de produits fertilisants va être utilisée, ce fleuve sera capté à son embouchure : de nouvelles machines, fortes de 150 chevaux, viennent d'être installées à cet effet ; on lui fera traverser la Seine dans de larges conduites de fonte, qui déjà sont couchées sur l'herbe comme d'immenses canons tombés de leur affût. Des ré- servoirs appropriés seront construits et deux canaux traverseront la plaine en répandant la lécondité au pas- sage. Ils représentent un angle très-ouvert, dont le som- met est placé sur les terrains actuellement exploités. Un de ces canaux doit aboutir près de la Seine, à peu près en face de l'extrémité aval de l'île Saint-Denis ; l'autre, laissant Gennevilliers à droite, s'avance paral- lèlement à la route de Paris à Argenteuil, fait brusque- ment un coude vers le sud et longe les rives de la Seine,^ qu'il aborde à la tête de l'île Marante. De celte façon, la plaine entière pourra être facilement irriguée : elle ne contient pas moins de 2,000 hectares de terrains sablon- neux, qui en deux ou trois ans seront devenus le plus beau jardin maraîcher que l'on puisse voir à la porte

L'ENGRAIS. 555

môme de Paris, avec l'insatiable marché des Halles pour débouclié certain. Le conseil municipal de Paris a com- pris l'importance d'un si beau projet, et les fonds néces- saires à l'exécution ont été votés.

Le résultat sera considérable ; non-seulement il vi- vifie une terre morte et fertilise la stérilité même, mais il débarrasse la Seine de ces détritus qui l'en- combrent, il rend la navigation plus facile et écono- mise tous les frais que le dragage forcé entraîne au- jourd'hui. En outre il peut nous rendre, à nous autres Parisiens, un service fort appréciable : du moment que les eaux des collecteurs ne se versent plus en rivière, l'égout peut sans danger et avec avantage pour la sa- lubrité publique venir jusque dans nos maisons cher- cher toutes les immondices, de quelque nature qu'elles soient, et remporter celles-ci mystérieusement sans que nul s'en aperçoive. Nous serions ainsi délivrés de ces lourdes voitures qui ébranlent le pavé de nos rues pen- dant que tout sommeille, de ces travaux désagréables qui ne commencent qu'après minuit, et l'on pourrait fermer à toujours les voiries écœurantes de Bondy. Rien ne serait plus simple que de réaliser ce projet, dont tous les détails ont été étudiés depuis longtemps, qui n'offre aucune difficulté pratique , et qui serait pour Paris une cause d'assainissement très-précieuse'^

Une objection se présente naturellement à l'esprit : cette masse d'eau souillée peut arriver dans les réser- voirs des Grésillons en quantité tellement énorme qu'il soit matériellement impossible de l'utiliser; il faudra donc la rejeter à la Seine, et l'on n'aura fait alors que déplacer un inconvénient, on l'aura transporté de la

* Paris possède actuellement (avril 1873), 8o,27o fosses d'aisances; 19,203 sont mobiles ; 6,444 ont des appareils diviseurs branchés sor égout; o"2,128 nécessitent les travaux nocturnes que l'on sait; 8,000 échappent à tout nettoyage.

35C LES ÉGOUTS.

rive droite à la rive gauche. En effet, dans bien des circonstances, sinon presque toujours , il y aura un « trop-plein », et c'est à la Seine qu'on le rendra, mais sans péril d'aucune sorte, car l'eau qu'on sera forcé de verser à la rivière sera revenue à l'état de limpidité pre- mière. Bien souvent, et par toute sorte de procédés, on a essayé de clarifier les eaux d'égout, et on n'y était jamais parvenu d'une façon satisfaisante. Ce problème, si im- portant pour la salubrité des grandes villes, est résolu aujourd'hui grâce aux travaux de M. Le Chàtelier et de M. Léon Durand-Claye, qui ont trouvé le moyen de pré- cipiter toutes les matières que les eaux souillées tien- nent en suspension. C'est une sorte de collage; on cla- rifie maintenant un égout aussi facilement et plus rapi- dement qu'on ne clarifie une pièce de vin. Du sulfate d'alumine étendu d'eau suffit. Un litre de ce mélange coulant goutte à goutte sur deux mille litres d'immon- dices liquides entraine au fond toutes les parties so- lides.

Les bassins de clarification sont instructifs à exami- ner. Ils sont remplis d'une eau limpide; si on la laisse écouler, elle découvre un lit de vase grisâtre, compacte, homogène, qu'on enlève à la pelle, qu'on réunit en tas, et qui forme un terreau de première qualité ^ Les pay- sans savent si bien aujourd'hui en apprécier la valeur, qu'un jardinier de Montrcuil est venu s'établir aux Grésillons, a fait construire des murs à espaliers et y cultive des pêchers qui doivent à ce nouvel engrais une croissance anormale. L'eau ainsi traitée est claire et absolument inodore, résultat d'autant plus remar- quable qu'on a scientifiquement étudié les différents éléments qui la composent et que ceux-ci sont infects.

On donné ce terreau aux paysans, qui n'ont que la peine de venir le clipiclier. Croirait-on que quelques-uns en font commerce et venilent aisti cher cet engrais (lu'ils re(,uivent graluitenienl 1

L'ENGRAIS. 5o7

car ils sont rejetés par des fabriques de produits chi- miques, des usines à gaz, des teintureries, des savon- neries, des fabriques de colle, de blanc de céruse, et des tanneries. Le dépôt sec a été analysé par des chi- misles éminents; 1,000 kilogrammes contiennent:

kil.

Azote 45,01

îlaiières organiques 2G5.61

Acide pliospliorique 5,85

Chaux 119,20

Magnésie 5,46

Matières minérales diverses. . . . 592,87

Total 1000,00

Cette composition constitue un engrais des plus puis- sants. A ne tenir compte que du prix courant de l'azote et de l'acide phosphorique, c'estune valeur de 34 francs 56 cent. Or il faut savoir qu'un mètre cube de terreau produit par les eaux d'égout ne revient pas en moyenne au quart de cette somme. Au point de vue de tous les avantages que l'on peut en retirer, c'est donc une opé- ration irréprochable.

On voit par quels moyens simples et peu dispendieux on parvient à donner à l'agriculture une terre exlraor- dinairement productive , et à ne repousser dans le fleuve qu'une eau rendue inoffensive par la clarification qu'elle a subie. Cette exploitation est trés-digne d'inté- rêt; tous ceux qui ont quelque souci de l'agriculture devraient la visiter en détail; elle est d'un haut ensei- gnement et démontre quel secours les villes populeuses pourraient apporter aux campagnes qui les environ- nent. D'ici à quelques années la plaine de Gennevilliers ne sera plus reconnaissable, et il y aura là, prés de la Seine, une fabrique d'engrais sec qui saura au besoin expédier ses produits dans la France entière. Paris ren- dra ainsi en fécondité à la province une partie de l'ali-

558 LES ÉGOUTS.

mentation qu'il en reçoit et donnera un exemple qui mérite d'être compris.

Si notre pays savait le parti que l'on peut tirer de VEucalyptus glohulus pour dessécher les marais du Midi, et s'il ne perdait pas par insouciance et routine les richesses fécondantes de ses eaux d'égout, il quin- tuplerait facilement sa production et augmenlcrait son bien-être d'autant. Il est à désirer que l'expérience si victorieusement entreprise aux Grésillons soit énergi- quement poursuivie , qu'elle transforme rapidement tout ce désert, et qu'elle fournisse ainsi une preuve de ce que peut la science animée par l'amour du bien public.

Appendice. Les travaux pour la dérivation des eaux dégoût dans la plaine de Gennevilliers se poursuivent activement; les nou- velles machines installées à Clicliy, sur le bord de la Seine, ont fonctionné pour la première fois au mois de juillet 1875 ; le service journalier répand maintenant 40,000 mètres cubes d'eau impure qui féconde les sables de la pres([u'île ; lorsque les machines fonc- tionneront jour et nuit sans intermittence, la montée sera de 80,000 mitres cubes, correspondant aux résidus liquides d'une ville de 500,000 âmes; c'est donc environ le sixième du cube total des collecteurs; c'est beaucoup, mais ce n'est point assez, et il faut espérer que, malgré des réclamations trop intéressées pour êire sincères, la Seine sera bientôt complètement débarrassée des dé- tritus que Paris y verse encore en abondance à Asnières.

FIS DU C1^■C!UIEME VOLUME.

PIÈGES JUSTIFICATIVE?

NUMERO i

Arrêt de la cour de Parlement

•on COTTOAMNE MARIE LACXAY , FILLE CFISINIÈRE , A ÊTRE PENDUE ET ÉTRANGLÉE, JUSQD'a ce ode mort s'ensuive, par l'eXÉCCTECR DE LA UACTE JCSTICE, A UXE POTENCE QUI. PODR CET EFFET, SERA PLANTÉE DANS LA PLACE DE GRÈVE, POUR VOL DOMESTIQUE d'c.NE MON'flE D'OR ET DE COUVERTS d'aRGENT, DONT ELLE A ÉTÉ TROUVÉE SAISIE AC MOMENT OD ELLE SE DISPOSAIT A LES MEURE EN GAGK AD MONT-DE-PIÉTÉ.

EXTRAIT DES REGISTHES DU PARLEMENT.

Du quatre juillet mil sept cent quatre-vingt.

Vu par la cour, le procès criminel fait par le prévôt de Paris, ou son lieutenant criminel au Chàtelet, à la requête du substitut ■du procureur général du Roi audit siège, demandeur et accusa- teur, contre Marie Launay, fille cuisinière, défenderesse et accu- sée, prisonnière es prison de la Conciergerie du Palais, à Paris, et appelante de la sentence rendue sur ledit procès le 23 mai 1780, par laquelle ladite Marie Launay a été déclarée dûment atteinte et convaincue du vol domestique de la montre d'or et des couverts d'argent dont elle a été trouvée saisie au moment elle se dispo- sait à les mettre en gage au Mont-de-Piété, ainsi qu'il est mentionné au procès : pour réparation de quoi, ladite Marie Launay a été condamnée à être pendue et étrangléejusqu'àceque mort s'ensuive,

SCO PIÈCES JUSTIFICATIVES.

par l'exécuteur de la haute justice, à une potence qui, pour cet eflet, ferait plantée dans la (ilace de Grève ; ses Liens ont été décla- rés acquis et confisqués au Roi, ou à qui il appartiendrait, sur iceux préalablement pris la somme de deux cents livres d'amende envers le Roi. au cas que confiscation n'ait pas lieu au profit de Sa Majesté. Il a été dit aussi que ladite sentence serait, à la diligence du sub- stitut du procureur général du Roi, imprimée, publiée et affichée dans tous les lieux et carrefours accoutumés de la ville, faubourgs et banlieue de Paris, et partout besoin serait. Ouie et interrogée en la cour, ladite Marie Launay, sur les causes d'appel et cas à elle imposés. Tout considéré :

La cour dit qu'il a été bien jugé par le lieutenant criminel du Cliàtelet, mal et sans griefs appelé par ladite Marie Launay et l'amendera; ordonne qu'à la re<iuête du proi;ureur général du Roi, le présent arrêt sera imprimé, publié et affiché dans les lieux indiqués par ladite sentence, et partout besoin sera; et pour le faire niellre à exécution, renvoie ladite Marie Launay prisonnière par-devant le lieutenant criminel du Cliàtelet. Fait en Parlement, le quatre juillet mil sept cent quatre-vingl. CuUa- tiouné, Maasieii.

Signé : Lucoustuhieh.

PIÈCES JL'STI^"1CAT1VES.

HUMERO 2 )

1 Rapport de la commission du travail et de l'échange

sur la liquidation des monts-de-piété.

On ne peut assigner une date précise àl'usure. Dès que les hommes eurent, à l'échange pure et simple, substitué une monnaie, la pas- sion du lucre engendra le prêt usuraire.

Au moyen âge, les peuples se déballaient sous l'étreinte des prê- teurs d'argent, juifs, lombards, caorsins, qui, de pair avec l'Église, les écrasaient d'impôts, de redevances et d'intérêts; aux temps les plus reculés, on voit pratiquer l'usage de la contrainte par corps, ÛM prêt sur gages et de Vhijpothègue.

Dans une charte de 1254, Louis IX s'exprime ainsi :

« Il fut commandé destroitement à toz les baillis que li cors des Crestiens ne soient pris de ci en avant par la dete des Juifs, et que li Crestiens ne soient pas contraints de vaindre por ce leur héritage. »

D'autres ordonnances royales tenJirent à réglementer l'usure, et de nombreuses proscriptions vinrent alleindre les usuriers. Mais ces mesures n'eurent pas d'effets bien efficaces, car les abus et les exactions se perpétuèrent sous tous les règnes; et, le plus souvent, ces persécutions, commandées par les seigneurs, le clergé, ou les rois, n'avaient d'autres motifs que la confiscation, à leur profit, des fortunes que les Juifs ou les lombards avaient amassées.

Des lettres patentes du mois de mai 1582 concèdent aux lom- bards et à leurs facteurs le droit d'organiser des maisons de prêt sur gages, limitent le taux des intérêts et légifèrent en 26 articles le monstrueux privilège d'extfirquer la fortune pu- blique et le produit du travail. [Les intérêts furent fixés à 45 5/5 p. 100.)

Dans ses ordonnances du Louvre, Louis XI confirme pure- ment et simplement les lettres de 1582; mais ce furent les der- nières.

Les monts-de-piété prennent leur origine en Italie, et l'exemple est suivi dans les Pays-Bas : Pérouse, 1467; Savone, 1479; Ceséne, 1488, etc.; P>ome, 1590. Ce dernier établissement prit un tel déve- loppement, (ju'il put même faire TofOce d'une banque de prêts pour des sommes considérables.

362 PIÈCES JUSTIFICATIVES.

Leurs débuts furent scandaleux. Ainsi dit un écrivain parlant des livres es docteurs redondant d'erreurs.

« rcrmollent aux dils Juifs de prêter à usure à lem-s sujets et d'en tenir banque publiiiue non-senlement d'usuic. inai< aussi d'usure d'usure et icelies usures d'usures d'usures exercer et «xiger. »

Les papes et les ordres religieux dogmatisèrent sur les monls- de-piéié, et, au concile de Latran (1512-1517), une huile pon- tificale consacra d'une manière définitive les prêts sur nantis- sement.

A cette époque, le commerce s'étendit rapidement, et de récontes découvertes donnèrent un essor aux transactions. La bourgeoisie qui, il est vrai, n'existait que de fait, tout en écrasant le peuple, chercha, d'un autre côté, à échapper aux serres des Juifs, et les mai- sons de prêts furent en réalité des maisons de change.

Ce ne lut qu'en 1G26 que les états généraux, convoqués à Paris, promulguèrent une ordonnance établissant les monls-de-piété. L'exécution de cette ordonnance fut bien incomplète; mais l'idée fut reprise par Louis XIV en 16i3, et c'est de cette époque bien réellement que date l'institution des monts-de-piété à Paris.

Le 9 décembre, sous le ministre Necker, une nouvelle ordonnance détermine plus particulièrement l'administration et l'organisme des monts-de-piété et de leurs succursales, bien que Neclccr lui- même regarde les monts-de-piété comme une « sorte de conciliation avec les vices ».

Déjà le peuple supportait péniblement un excès de misère que certes ne parvenait pas à atténuer la facilité d'emprunter «.quelques sous sur les nippes ». Aussi Louis XVI, donnant satisfaction à des demandes pressantes, réitérées, menaçantes, ordonna-t-il la resti- tution des LINGES DE CORPS et VÊTEMENTS d'hiver engagés pour une somme au-dessous de quatre-vingts francs.

Un autre décret de la Convention nationale, du 4 pluviôse an II, vient encore en aide à la misère publique et accorde aux porteurs de reconnaissances ne dépassant pas vingt livres le droit de retirer gratuitement les effets déposés au mont-de-piété. L'article l> portait: « Les comilcs de secours publics et des finances feront incessamment leur rapport à la Convention sur la question de savoir s'il est utile au bien général de conserver les établissements connus sous la dé- nomination de monts-de-piété. «

Un troisième décret, du 1" pluviôse an III, ordonne de remettre aux propi iétaires indigents les nantissementsdéposés par eux jusqu'à concurrence de cent livres [assignats).

Puis le souffle révolutionnaire emporta l'institution même, sans avoir la puissance cependant de rétablir le crédit et de don- ner aux travailleurs ce qu'il leur faut pour vivre : les ixstruji£.nts

DE TRAVAIL.

PIÈCES JUSTIFICATIVES. Ô03

Sous le Directoire, alors qu'un césar apparaissait avec rintention formelle de réglementer le monde, l'usure avuit pris des allures tellement scandaleuses, que Regnault de Saint-Jean-d'Angély ne trouva d'autres moyens de remédier à ces nouvelles exactions que le rétablissement des monts-de-piélé; et, le 24 messidor an XII, un décret impérial sanctionna les conclusions du sénateur.

De Bonaparte 1" à nos jours, l'historique des monts-de-piété lie présente de faits importants qu'une réglementation diverse dont l'étude, intéressante à coup sûr, dépasserait le cadre de ce 4'apport.

LIQUIDATION DES MOSTS-DE-PIETE ; I.ECR SITCATIOS ECONOMIQUE , LEUR VA- LEUR MORALE. APPRÉCIATIONS SUR LES SERVICES Qu'lLS RENDENT AUX TRAVAILLEURS.

Comme toutes les institutions flnancières établies sous la monar- chie, les monts-de-piété sont un monopole. A ce titre, l'intervention de la Commune est nécessaire.

Les monts-de-piélé se classifient eux-mêmes dans l'ordre des administrations de bienfaisance; ils ont une corrélation intime avec les bureaux de bienfaisance, l'administration des hospices, les caisses d'épargnes, la société du prince impérial. Ces cinq organes de la charité publique font entre eux des virements de fonds journaliers.

Les opérations financières du niont-dc-piétésont les suivantes :

Ils empruntent au moyen de billets au porteur ou de billets à ordre, à raison de 3 p. 100 d'intérêts en moyenne ; ces emprunts proviennent, pour la plupart, des dépositaires à la caisse d'é- pargnes.

Les bénéfices résultant de la balance des opérations sont attribués à l'administration des hospices, dont les propriétés foncières sont hypothéquées du montant des billets souscrits.

La garantie effective des avances au mont-de-piété est donc basée sur des propriétés appartenant à I État.

En 18G9, les bénéfices ont été de 784,757 fr. 53 c. Il résulte du compte administratif de 18G9 que les droits perçus en moyenne par le mont-de-piété auraient été de G p. 100 ; mais les droits indiqués aux reconnaissances s'élevant à 12 ou 14 p. lOU, il s'ensuit que le rapport, pour des motils qu'il nous a été impossible de connaître, est muet sur une p;irlie des opérations.

Donc cette administration, agissant sous une sorte de commandite des hospices, n'alloue que 3 p. 100 d'intérêt aux prêteurs; mais, afin de laisser un aléa pour les bénéfices des commanditaires, lad-

5G4 PIÈCES JUSTIFICATIVES.

ministrotion frappe les prêts de droits divers, afin de diminuer

d'autant le prélèvement des frais généraux.

Dans ces irais généraux ne figurent pas, bien entendu, les loyers des locaux, qui sont à la charge de l'Etat.

Les billets à ordre et les billets au porteur sont, pour la plupart, souscrits au profit d'une classe trcs-niodeste, la même absolument qui crédite la caisse d'épargnes. La confiance sans limite qu'ins- pire l'administration du mont-de-piété explique ce placement à in- térêts modiques.

Les intérêts ne forment donc qu'une très-faible partie des frais généraux, qui dans l'organisation complète de cette institution at- teignent un taux scandaleux; les appointements des divers employés s'élèvent à environ 900,000 fr. par an.

L'État régularisant les prêts sur gages avec prélèvement d'intérêts a, par son approbation, sanctionné les opérations usuraires, quels qu'en soient la forme ou le mobile.

En lait, les prêts sur gages soulagent momentanément les classes laborieuses dans les cas de chômage ou de maladie, cas fréquents, qu'une organisation sociale équitable doit prévoir, et qu'elle a pour mission de prévenir et de soulager elfectivemcnt sans en bé- néficier.

Ils n'ont pas davantage leur raison d'être dans les moments de crise générale, les charges que supporte la société doivent être réparties d'une laçon normale.

Les classes laborieuses ont, il est vrai, pu subvenir aux nécessités du moment par l'intervention du mont-de-piété; mais les familles sont dépossédées d'objets qu'elles ne peuvent remplacer, et qui sont vendus à vil prix.

Voici, pour mémoire seulement et sans plus de développements, quelques-uns des nombreux abus que protégeait l'institution du mont-de-piété :

Le commerce, pour retarder la faillite, détournant des marchan- dises afin de parfaire le chiffre de ses échéances ;

L'agiotage sopérant en grand sur la vente par l'administration des objets non dégagés, et sur la vente des reconnaissances par les emprunteurs ;

Dans le ménage, l'économie troublée par cette facilité d'un em- prunt inutile pour le travail et ruineux pour l'intérieur;

Etc , etc

La Commune, par ces institutions sincèrement sociales, par l'appui qu'elle donnera au travail, au crédit et à l'échange, doit tendre à rendre inutile l'institution des monts- de-piété, (ju! sont une res- source offerte au désordre économique çt à la débauche.

Mais revenant au fait actuel, la commission conclut ainsi:

Lemont-de-piété détient une quantité considérable de gages, sur lesquels il a prêté une somme de 58 millions, ce qui, vu l'infério-

PIÈCES JUSTIFICATIVES. 3ÏÏb

rite du prêt pendant la période du siège, repi'esente une valeur réelle d'environ 180 millions, la moyenne du prêt ne dépassant pas le cinquième de la valeur de l'objet déposé.

Les ventes arrêtées par le décret de la Commune, les crédits ajournés, la dispersion de l'épargne pendant le siège, vont forcé- ment interrompre les opérations des monfs-de-piété, qui ne sont plus effectivement que les gardiens des gages en magasin et qui privent une partie considérable de la population d'objets de première nécessité.

Il faudrait, pour que les monts-de-piété puissent continuer leurs opérations usuraires sous le gouvernement de la Commune, qu'ils recourussent à d'autres établissements de crédit, ce qui, en en admettant la possibilité, augmenterait de 4 p. 100 au moins les contrilmtions ou préparerait une liquidation annuelle avec un cbiffre énorme de pertes.

La liquidation des monts-de-piété est donc indispensable, au double point de vue de l'immoralité de leur principe et de la nul- lité absolue de leur fonctionnement économique.

La liquidation se heurte tout d'abord à une difficulté qui semble colossale : celle de rembourser les 58 millions de francs, dont sont débiteurs les monts-de-piété envers une classe qui a engagé les fruits d'un labeur de plusieurs années.

Il serait injuste de jeter le trouble dans la vie économique de «iloyens qui ont peut-être fait acte de prévoyance e.xagérée, mais non d'agiotage.

D'iui autre côté, l'état des finances ne permet pas d'effacer la dette au moyen d'une dépense spéciale.

Mais si l'on place la question sur son véritable terrain, il ressort des faits que l'administration des monts-de-piété détient et immobi- lise une valeur de 180 millions pour prêts de 38 milli('ns ;

Que les renouvellements, s'ils étaient possibles dans l'état actuel des choses, frapperaient d'un impôt très-lourd une classe particu- lièrement atteinte ;

Que toute liquidation partielle, dans cette période, porterait at- teinte aux gages du prêteur et de l'emprunteur.

En sorte que les garanties des souscripteiu's de billets n'ont d'autre valeur que celle que leurprcsenle le crédit des monts-de- pièlé, garantie aléatoire.

Cette garantie qu'offre le crédit de l'établissement peut être rem- placée par toute autre, et la Commune se mettant au lieu et place des monts-de piété, supprimés en vertu des considérations dévelop péesplus haut, aucun intérêt ne sera lésé.

3C6 PIECES JUSTIFICATIVES.

La Commune aurait à déléguer un syndicat de liquidation, qui examinerait scrupuleusement, sous les yeux de la Commission du travail et de l'échange, les titres des créanciers des monts-de-piélé. Ceux qui ne donneraient prise à aucune accusation de fraude ou d'opérations irrégulières seraient échangés contre une valeur nonu- nale garantie par la Commune, et remboursable en cinq ans, par trimestre et par voie de tirage au sort.

Les débiteurs du mont-de-piété recevraient leurs gages repré- sentés par des effets d'/iabiltcmeiit, literie; objets mobiliers et outillage. Ils souscriraient, au profit de la Commune, un engage- ment de la totalité de leur dette, remboursable en cinq ans et par coupons mensuels.

Celte confiance accordée au peuple consacrerait le principe du droit des travailleurs au crédit.

Sans doute, le syndicat de liquidation resterait à découvert d'une certaine somme d'engagements impayés, résultat forcé des événe- ments politiques passés, et dont la société est solidaire.

Cette expérience de crédit et de confiance accordés aux travail- leurs sera concluante; et alors tomberont toutes les calomnies qui ont tenté d'entacher leur honorabiliié.

Les objets d'or et d'argent, qui n'ont qu'une valeur «ccessoire, seraient conservés comme garantie, tout en laissant aux emprun- teurs la faculté de se libérer par fractions.

Les marchandises engagées par les commerçants seraient égale- ment conservées, pour ce fait qu'elles sont elles-mêmes la garantie des créanciers. Toutefois, le syndicat serait admis à faire l'échange de ces marchandises contre d'autres garanties.

Les reconnaissances détenues par des tiers ne seraient pas admises au bénéfice de la restitution; elles seraient rangées dans la caté- gorie des matières d'or et d'argent.

Enfin, un an après l'ouverture de la liquidation, tout gage restant en possej-sion complète du syndicat sera vendu, après publicité suffisante, au profit de la liquidation.

Considérant que les lois et ordonnances qxii régissent les monts- de-piété constituent un privilège en faveur d'une exploitation privée ;

Que la Commune ne peut continuer la tradition de l'ancien légime, protégeant un établissement de crédit dans ses opérations usuraires ; _

Considérant que les monts-de-piété ne sauraient remplacer le droit des travailleurs aux instruments de travail et au crédit;

PIÈCES, JUSTIFICATIVES. 36T

Que les ressources momentanées qu'ils trouvent clans les prêts sur gages sont souvent une cause de misère dans la lamille, qui voit disparaître peu à peu le fruit de ses économies ;

Qu'il est d'iiabitude, pour le commerçant gêné, de recourir à l'expédient de l'emprunt au mont-de-piélé; opérations que l'on retrouve dans le plus grand nombre des faillites, et qui eussent être considérées comme une fraude au moyen de laquelle les gages des créanciers avaient été détournés ;

Considérant, en outre, qu'après la crise que vient de subir la population de Paris, la majorité des familles ayant des engagements au mont-de- piété sont privées d'objets indispensables, qu'elles ne pourront remplacer de longtemps;

La Commiiue

Art. 1". La liquidation des monts-de-piété est prononcée. Art. 2.11 est nommé un syndicat de liquidation, composé des ci- toyens

agissant sous la surveillance de la Commission du travail et de réchange.

Art. 3. Les créanciers du mont-de-piété recevront, en échange de leurs titres, ime reconnaissance garantie par la Commune et remboursable en cinq années, par trimestre et par voie de tirage au sort.

Art. 4. Les objets mobiliers, vêtements, literie, outillage, seront rendus contre l'engagement que souscrii-a le débiteur de rembour- ser au syndicat le montant du prêt en cinq années et par mois.

Toutefois, les objets appartenant aux familles des citoyens morts pour la Commune seront rendus gratuitement.

Pareille exception sera faite pour les gardes nationaux dont les blessures sont assez graves pour motiver une cessation de travail.

Art. 5. Les objets d'or et d'argent seront conservés à titre de ga- rantie jusqu'à complet remboursement de l'emprunt, q-yï pourra s'effectuer par versement minima de 1 fr. par jour.

Art. 6. Les marchandises provenant des magasins de ven " tseront également conservées, mais pourront être échangées contre toute autre garantie.

Art. 7. Les titulaires des reconnaissances bénéficieront seuls du présent décret. Ils devront prouver que leur identité est confoime à la déclaration contenue dans les livres du mont-de-piété.

Art. 8. .\u délai d'un an, les objets indiqués par l'article 4 seront sendus publiquement et à l'enchère.

Art. 9. Ceux qui ont été indiqués par les articles 5 et 6, et qui

Ô68 PIÈCES JUSTIFICATIVES.

ii'aviraient pas été retirés, seront vendus à l'expiration des opéra- tions syndicales.

INN'EIE AU PROJET 1 E LIQUIDATION DES MONTS-CE-PIÉTE.

Les considérations précédentes se résument ainsi:

Rendre tous les gages, outillage, vêtements, couvertures, lite- rie, détenus par les monts-de-piété.

Afin que les marchands qui trafiquent sur l'achat des recon- naissances ne profitent pas du décret de la Commune, il faut que les bénéficiaires porteurs de la reconnaissance prouvent leiu' iden- tité, et qu'elle soit conforme à la déclaration reçue au bureau d'en- gagement.

Les veuves ou orphelins des gardes nationaux tués au service de la Commune recevront gratuitement leurs gages;

De même, les gardes assez griévemeni blessés pour être dans Tim- possibilité de reprendre leur état.

Les municipalités pourront, sous la garantie des membres de la Commune; rendre gratuitement les gages aux nécessiteux

Mais combien de travailleurs, fjardcs nationaux sans aucune rc>^source actuelle, et ayant des objets de première nécessité enga- ges au inont-de-piélé, hésiteront à se déclarer nécessiteux et ne profiteront pas du décret !

C'est en faveur de cette catégorie, fort nombreuse, que le rapport de la Commission propose le retrait des gages, contre engagement de rembourser en cinq années et par mois.

Cette mesure serait d'autant plus socialiste que l'homme convaincu est fier, et qu'il ne se résout pas facilement à solliciter une aumône, môme déguisée.

Donc, gratuité absolue aux veuves et orphelins des gardes moi ts en défendant la Commune;

Gratuité absolue aux blessés ;

Gratuité absolue aux nécessiteux.

Reste à résoudre la question au profit do ceux qui n'ont pas de ressources, mais qui ne voudraient pas se déclai'er nécessiteux.

PIÈCES JUSTIFICATIVES. 369

Matières d'or et d'argent retenues jusqu'à parfait remboursement du prêt;

Marcljandises neuves sortant des magasins retenues également.

En dehors de ces opérations, il faut songer à liquider radicale- ment les monts-de-piété, qui ne sont qu'une officine d'usure, et dont les actes, mis au grand jour par le conseil de liquidation, fourniront sans doute des révélations importantes.

Liquider, parce que l'établissement ne sera plus en mesure de continuer ses opérations, faute de crédit.

Liquider, parce que le prêt officiel sur gages est immoral.

Liquider, parce que le crédit est un droit acquis à chaque travail- leur, droit qui doit se manifester autrement que par la privation d'objets qui lui sont indispensables.

Liquider, parce que les prêteurs sont eux-mêmes des nécessileux, et que leurs intérêts pourraient être compromis par les manœuvres d'une administration hostile au peuple et à la Commune.

II est bien entendu qu'à la liquidation du mont-de-piété doit succéder une organisation sociale qui donne au travailleur des ga- ranties réelles de secours et d'appui, en cas de chômage et de ma- ladie. Certes, la suppression de cette institution ne devra causer aucune appréhension à qui que ce soit, et, nous devons en être bien convaincus, l'établissement de la Commune commande de nouvelles institutions, réparatrices, susceptibles de mettre le tra- vailleur à l'abri de l'exploitation par le capital, à l'abri des nécessités d'emprunts usuraires, et d'installer à son foyer le calme et la tranquillité, qui retrempent les courages et moi-alisent l'individu.

La Commission du travail et de Véchange :

CHALAIX, L0>'GUET, MALOX, SERAILLEU, TIIEISZ.

Le délégué : LÉO fra:<kel.

(Extrait du Journal officiel de la République française, n* 12i ; l"mai 1871.)

370 PIÈCES JUSTIFICATIVES.

NUMERO 5

Lettre inédite de Valentin Hafly.

Chez l'abbé IlaUy, membre de l'Académie française, professeur de minéralogie, chevalier de la Légion d'honneur, etc., etc., au Jardin du Roi à Paris, dimanche 28 mai 1820.

Je saisis, mon cher fils bien-aimé, l'occasion du voyage de la respectable madame de Forville en Russie pour mettre sous tes yeux des renseignements relatifs au séjour que tu fais toi-même dans cet empire, et qui pourront t'aider à fixer sur toi l'attention gracieuse du bon empereur Alexandre, à la recommandation de plusieurs seigneurs de sa bienveillante noblesse si, comme je l'es- père, madame la princesse de Volkonsky veut bien prêter une oreille attentive à la prière de mademoiselle de Forville dans cette circonstance. Ils te sont déjà connus en partie les renseigne- ments dont je viens de te parler. Lis à cet eflet toute cette lettre bien attentivement.

Je vivois du produit de mon cabinet, sous le régne de notre in- fortuné souverain feu Louis XVI, honoré que j'étois du titre de secré- taire-interprète du roi pour la traduction des langues étrangères et des écritures en caractères illisibles au commun des hommes, etc. , etc. , voulant en outre employer mes loisirs 5 quelque objet utile au soulagement et à la consolation de l'infortune (1782, mai 28), un jour la grande-duchesse de Piussie (aujourd'hui l'impératrice- mère) venait de passer sur le boulevard de la place Louis XV, avec le grand-duc, son époux, j'aperçus dans un café dix pauvres aveugles, affublés d'une manière ridicule, ayant des bonnets de papier sur la tête, des lunettes de carton sans verre sur le nez, des parties de musique éclairées devant eux, et jouant fort malle même air toi.s à l'unisson. On vendoit à la porte du café une gravure représentant cette scène atroce. Au bas de l'estampe étoient huit vei's dans lesquels on se moquoit de ces infortunés. J'achetai cette gravure; et l'es- prit encore frappé des regards bienveillants de la princesse Marie Féodoi'owna, je conçus le projet de secourir et de consoler les mal- heureux aveugles (1784). 11 me vint dans l'idée d'imprimer des paroles et de la musique en relief sur le papier, pour les mettre à portée d'apprendre chacun sa partie par cœur à l'aide du tact.

Je ne fus pas découragé par le premier obstacle qui se rencon-

PIÈCES JUSTIFICATIVES. 571

tra (le défaut de finances), secours si nécessaire dans une entre- prise sujetie à beaucoup d'avances pour faire des essais multiplias, te produit de mon cabinet de secrétaire-interprète du roi ne suffi- sant pas, je fis des emprunts. Ces sacrifices furent d'autant plus in- dispensables de ma part, qu'ayant prié la compagnie de bienfaisance [l" mai) connue sous le nom de Société philanthropique, de m'a- vancer à cet effet les fonds dont j'avois besoin et de me confier l'éducation de douze pauvres enfants aveugles qui étoient au nombre de ses pensionnaires, elle en fut détournée pendant quelque temps par l'annonce qu'on lui fit de moyens bien supérieurs aux miens, pour l'instruction des enfants qui seroient tout à la fois aveugles-nés ainsi que sourds-muets (1784, décembre 5). C'est ce qu'attestent le Journal de Paris du 5 décembre 1784 et autres écrits publiés posté- rieurement.

Je commençai donc mon institution avec un seul sujet (le nommé Le Sueur), pauvre aveugle demandant à la porte d'une église. J'eus soin avant tout de lui assurer tout au moins l'équivalent de ce que lui accordait par jour la bienfaisance publique. Puis je lui mis €ntre les mains une petite machine fort simple à faire du ruban, qu'un voyageur avoit rapportée d'Angleterre. Ensuite, voulant l'es- sayer par d'autres parties d'éducation, je lui appris à lire, à écrire, à compter, à imprimer, à déchiffrer la musique et appliquer au piano à l'aide d'un maître les pi'incipes de cet art. Je joignis à ces premières connoissances celles de la grammaire, de la géographie €t de l'histoire, etc.

Des livres de morale et de religion furent la base de sa biblio- thèque (1785, janvier). Ce fut alors que la Société philanthropique me confia l'éducation de ses douze pauvres enfants aveugles. A peine les premiers succès de cette institution furent-ils connus, que des journaux en rendirent un compte favorable. L'Académie des sciences «xamina mes procédés et m'en délivra des rapports avantageux. Les encyclopédies française et anglaise en firent mention au mot Aveugles,

(1786, décembre 11.) S. M. feu le roi Louis XVI, informée par différents seigneurs de sa cour de la naissance de cette institution, me fit transporter avec mes vingt-quatre premiers élèves en son château de Versailles; nous y garda quinze jours (20) ; vit deux fois l'exposition de leurs moyens d'industrie ; la première seule, la se- conde environnée de toute sa cour, aux yeux de laquelle ce bien- veillant monarque daigna même m'aider à les faire valoir. Sa Ma- jesté voulut bien accepter la dédicace de mon Essai siu" l'éducation de mes intéressants élèves, leur donna un premier témoignage de sa bienfaisance et nous fit reconduire à Paris, elle fonda la première institution royale des aveugles travailleurs. A la prière de ces infortunés, présentée au roi par M. le duc de Villeciuier, Sa Ma- jesté daigna promettre de m'honorer du premier cordon de Saint-

372 PIÈCES JUSTIFICATIVES.

Micliol qui deviendroit vacant. (Faveur dont me priva la Révolution par la suppression des ordres de chevalerie.)

Le premier établissement royal des jeunes aveugles travailleurs, ce monument de la bienfaisance de Louis XVI, fut respecté, s'accrut et se perfeclioima sous toutes les espèces de gouvernement qui sui- virent celui de ce bon roi, malgré les efforts continuels de mon en- nemi pour le renverser.

(1790, décembre 2i.) Le corps des musiciens de ces infortunés fut même employé par ordre des gouvernements dans les cérémo- nies civiles ou religieuses, et jusques au service du culte établi à l'é- poque où les églises catholiques étoient fermées. Ils exécutèrent une messe de requiem au service de l'abbé de l'Épée, au commen- cement de cette année (1791, mars 13).

Pour être déchargé de la dépense d'un logement nécessaire à mon institution, j'avois obtenu du gouvernement la permission de la placer dans un édifice public. On m'empêcha pendant quelques mois de jouir de cet avantage.

Les fonds pour son entrelien étant également refusés, le bien- faisant Louis XVI, à ma prière, les alloua sur la trésorerie nationale.

(1801.) Malgré le compte satisfaisant que l'administration de bien- faisance rendit au ministre d'instruction publique du produit des travaux de mes élèves aveugles, sous la direction de leurs répéti- teurs et chefs d'ateliers, ainsi que de la recette et dépense de leur économe, qui tous étoient privés de la lumière, leur ennemi juré, les taxant d'inutiles et onéreux, en demanda la suppression.

Enfin ÎSapoléon Bonaparte, alors consul de la République fran- çoiso, cédant aux intrigues de l'égo'iste malveillant qui nous persé- cutoit, détruisit la première institution royale des jeunes aveugles travailleurs fondée par Louis XYI et composée alors de cent vingt élèves, et les fit placer à l'hôpital des Quinze-Vingts, fondé par saint Louis, vivoient de leur pension trois cents aveugles avancés en âge. Il me fit donner ma démission par le ministre de l'instruction publique, qui motiva la suppression de mon emploi sur la nécessité de l'économie. Et cependant le ministre dit positivement dans un autre acte public n'avoir fait remplacer que deux sujets (censés pré- sentés par moi, quoique je ne les connusse pas, et que les aveugles eux-mêmes les jugeassent incapables de les diriger).

{1802.) Sorti de l'établissement feu Sa Majesté Louis XVI m'a- voit honoré de la place de directeur, je fis annoncer dans les journaux que j'allois former en mon particulier un pensicflnat en laveur des enfants aveugles appartenant à des familles aisées. Il me vint d'abord tout à coup cinq élèves, savoir, un de Paris, un de Flandre, un d'Amérique, un d'Angleterre et un d'Allemagne. Je m'empressai, nion bon ami, de commencer à les instruire, opéra- tion dans laquelle Fournier, le premier, parmi ces élèves, ayant déjà abordé mes premiers principes au sein même de ta famille,

PIÈCES JUSTIFICATIVES. 573

et ctnnt secondé par toi, (|iioique tu ne fusses alors âgé que de trois ans (1805, j:iii\ier), ne tarda pas à m'oLtenir des succès. Je con- serve avec soin une pièce de ton écriture à celte date (1803, août '24).

Le public continua d'honorer de son intérêt, même ma petite institution particulière, quoique à cette époque parût la deuxième édition d'un ouvrage, dans lequel un auteur méprisoit, encore plus qu'il l'avoitfait dans sa première publication, mes infortunes élèves, leur instituteur et les procédés qu'il avoit imaginés pour les soula- ger et les consoler de leur malheur.

(1805, lévrier 28.) Entre les personnages de distinction qui visi- tèrent alors mon pensionnat particulier, je ne te parlerai pas de S. S. Pie VII, qui avoit daigné me promettre d'y venir, mais que l'intrigue attira ailleurs, on lui fit voir mes procédés d'écritures. Je te rappellerai seulement M. le duc de Sommerset et madame l'épouse de Son Excellence l'ambassadeur de Russie en Espagne, qui m'honora de sa présence en passant à Paris. Je suis attaqué, jusqu'à la lin de mes jours, sans m'en plaindre, d'une incommodité grave, dont mon zèle à démontrer mes procédés devant cette prin- cesse fut la cause. Un de mes aides n'étant pas assez vite une casse d'miprimeriefort pesante, je voulus la transporter moi-même, et mes elforts lurent suivis d'une double descente devenue très-in- commode. S. M. le bon empereur .\lcxandre, informée des injus- tices dont j'étois la victime, me fit proposer par S. Exe. le général ililroif de venir à Saint-Pétersbourg former en faveur des aveugles russes vuie insliiulion pareille à celle qu'avoil fondée Louis XVI dans Paris. J'accejitai ses offres gracieuses.

(1800, mai 2.) .\lfligé que j'étois par ma descente et par un mal à la jambe, pour la guérison duquel il fallut me faire l'opération, nous ne partîmes pour la Paissic, ta mère, toi, mon cher fils, et le bon Fournier, l'un de nos plus habiles élèves aveugles (que l'em- pereur avoit permis de m'accompagner), qu'au commencement de mai 1800. Plusieurs journaux parlèrent de l'éducation des aveugles et notamment le Ciccronc parlsicnse, qui mit sous les yeux du pu- blic les injustices dont j'étois la victime en France. >ous fûmes invités à donner chez divers personnages distingués une idée de mon genre d'institution. Nous opérâmes chez la princesse de Wil- helmsbad, chez S. M. le roi de Prusse, à l'.^cadémie dessciences de Berlin et autres parts. Ta mère, mon cher fils, fera sans doute en- trer dans ton présent de noces la belle boîte ornée du chilfre F. G. en brillants que le monarque prussien m'envoya de Cliarlotten- tourg.

(Septembre 7.) Nous crûmes de notre devoir d'aller en passant saluer à Mittau Louis XVIII, notre souverain légitime. Sa Majesté m'ayant invité à faire opérer Fournier en présence de toute sa maison, comme avoient fait mes premiers élèves aveugles 20 années

374 PIÈCES JUSTIFICATIVES.

auparavant à Versailles, sous les yeux de son frère Louis XVI et de- toute sa famille (c'étoit le 26 décembre 1786). Lorsque nous en fûmes à la partie de l'écriture, mon élève aveugle écrivit tout à la fois du même coup de son style d'acier, sous les yeux de l'auguste assemblée, deux copies semblables, l'une en relief, l'autre en noir, des paroles ci-après : « Saint Louis ayant fondé un hôpital pour trois cents aveugles, invalides, qui avoient perdu la vue en Egypte. Louis XYI fonda un hospice en faveur des jeunes aveugles que l'on apprenoit à s'occuper utilement. Ce second établissement ayant été détruit par le consul Bonaparte, ce sera sous le règne de Louis XVIII qu'il sera rétabli. »

(180G, septembre 7.) Notre souverain légitime ayant lu cette pré- diction de mon prophète, aveugle des yeux du corps, nous dit : « J'ai suivi dans les journaux le compte de vos travaux pour la con- solation de l'infortune; j'exhorte votre cher fils, ici présent, à con- tinuer de vous y aider. Dans quelque position que je me trouve, je ne vous oublierai pas. » Dernières paroles bienveillantes que nous- répéta S. A. Pi. le duc d'Angoulême au nom de la famille royale. Je t'ai vu avec plaisir, mon cher Juste, suivre l'avis sage de notre digne roi, quoique dans une autre carrière que celle que j'ai em- brassée. En nous quittant Sa Majesté me dit en particuher : « Vous profiterez sans doute de votre accueil en Russie pour servir nos bons François. Sire, répondis-je, je le dois à double titre: ils sont vos sujets et mes compatriotes, e Après avoir cédé mon éta- blissement, nous partons pour Saint-Pétersbourg. Déjà la malveil- lance y avoit répandu des calomnies sur mon compte. J'étois, sui- vant son témoignage, un espion envoyé par Bonaparte, pour l'informer de ce qui s'y passeroit. D'ailleurs la deuxième édition que j'ai citée le 2 janvier 1803, y étoit répandue depuis plus de trois ans. Les relations de son auteur avec S. M. l'impératrice- mère et celles qu'y avoit aussi le protégé de ce malveillant, n'avoient pas peu contribué à m'indisposer celte souveraine. Quant au ver- tueux empireur Alexandre, las d'entendre des suggestions défavo- rables, Sa Majesté finit par répondre : « Qu'on ne me parle plus mal de ces étrangers, tant qu'ils se plairont près de moi, je les garde- rai. » Il me parut donc démontré qu'on vouloit empêcher l'insti- tution des aveugles de réussir à Saint-Pétersbourg. Alors j'y dé- ployai d'autres facultés dont heureusement pour moi on me savoit possesseur.

(1810). Sur l'invitation de diverses personnes distinguées, sans quitter mon objet principal, à mes moments de loisir je donnai des leçons à des sourds-muels, à des bègues, à des enfants dont l'intel- ligence était dérangée; et puis après avoir adressé à S. M. l'empe- reur un mémoire imprimé sur l'art télégraphique dont il accepta la dédicace d'une manière favorable, j'exerçai successivement des Soldats à transmettre la jiarole par ma théorie, de l'agrément de-

PIÈCES JUSTIFICATIVES. 375

Leurs Excellences Mgrs de Tchitchakof, ministre de la marine, et de Balatchef, ministre de la police générale de l'empire de Russie, opération dans laquelle tu m'aidas. Enfin, n'ayant point oublié la promesse que je fis à S. M. Louis XVIII, dans Mittau, le 7 septembre 1806, d'être utile dans Saint-Pétersbourg à tous les François qui réclameroient mes services, je cédai à diverses époques au désir d'environ une douzaine d'entre eux, en faisant sur leur invitation de petites pièces de vers adressées en leur nom à Leurs Majestés l'empereur et les impératrices ainsi qu'à plusieurs seigneurs de la noblesse de Russie, circonstance dans laquelle je me suis fait un plaisir d'exprimer leurs sentiments, d'autant que les person- nages de distinction, qui étoient les objets de ces éloges, ont donné à ceux qui les leur présentoient des marques de leur bienfai- sance

Si donc, à la prière de mademoiselle de Forville, ton aimable pré- tendue, madame la princesse de Volkonsky avoit la bonté de te faire parmi les seigneurs que je viens de te nommer, quelques protec- teurs auprès de Sa Majesté l'empereur, qui voulussent bien ap- puyer ma pétition à Sa Majesté, qu'a emportéeM. le chevalier Ba- zaine à son départ de Paris le 15 mars dernier, et qui sera encore recommandée par M. le docteur Chreichton, médecin de l'empereur, ainsi qu'il l'a promis à mon frère, tu pouiTois, dans le résultat de la bienfaisance de Sa Majesté, trouver un secours favorable à votre union ; te recommandant de profiter de cette occasion pour être agréable à ta belle-sœur Justine Varlemot, à laquelle mon cœur paternel est aussi redevable.

L'influence de notre ennemi sur le gouvernement m'a bien em- pêché de reprendre à Paris la direction des aveugles travailleurs, mais Louis XVllI a rétabli, le 7 février 1815, l'institution royale de Louis XVI, détruite par Bonaparte il y avoit quatorze ans. Et cette institution continue de mériter aux yeux de l'Europe, dans l'exercice des travaux manuels de l'imprimerie, de la musique, etc., etc. C'est sans doute aussi le crédit de la malveillance qui, comme je te l'ai indiqué ci-dessus (fin d'octobre 180(5), a assimilé l'établissement de Saint-Pétersbourg à l'hôpital des Quinze-Vingts de Paris, qui sont seulement logés et nourris, sans qu'on exige de travail de leur part. Si ma vieillesse et mes infirmités me le permettoient, j'irois voir mes deux enfants à Odessa. Puisses-tu obtenir la permission de ve- nir me serrer dans vos bras. Adieu, mon cher fils, je t'embrasse bien tendrement ainsi que ton aimable promise.

Ton père : Uaot.

376

PIÈCES JUSTIFICATIVES.

MINISTÈRE DE L'INTERIECI

INSTITUTION NATIONALE DES

VUMÉRO 4

JEUNES-AVEUGLES Livres (types Braille) servant à l'enseigne-

ment des aveugles, en vente à l'économat

de l'Institution, 56, boulevard des Inva- Mars 1873. lides, à Paris.

Caffet et Fournier. Méthode de lecture 2 50

Recueil de prières 2 75

Catéchisme du diocèse de Paris G »

De Genoude. Évangile selon saint Matthieu 7 »

saint Jean 5 50

Office du matin et du soir 2 50

De Lamennais. Imitation de Jésus-Christ, IV livres . ... 6 »

Noël et Chapsal. Grammaire française, l'' vol. . . rudi. G »

vol. ... 5 »

vol. . . synt. 6 »

4* vol. ... 5 »

Boniface. Vocabulaire 4 »

Guadet. Éléments de rhétorique française, d'après Filon . . 5 »

Choix de morceaux en prose 3 50

Littérature française, prose, 1" vol 2 50

vol 2 50

5' vol 2 50

_ 4= vol ti 50

Choix de morceaux en vers 5 »

La Fontaine. Fables choisies, 1" vol 5 50

_ 2" vol 4 50

Florian. Fables choisies, l"vol 2 »

vol 2 »

Rulh et Tobie 2 »

Boilean. Art poétique et Lutrin 5 50

Guadet. Tableau chronol. de l'histoire ancienne 3 50

du moyen âge. ... 5 50

moderne 5 »

de France, l" \ol. . G »

__ _ 2" vol. . G »

PIÈCES JUSTIFICATIVES. 077

Meissas et Michelot. Géographie méthodique 4 a

Cortatnbert. Géographie de la France l^'vol 4 s

vol 4 »

_ _ _ vol 3 00

Cosmographie élémentaire 2 »

Deliile. Cosmographie l"voI 5 »

_ ._ vol 5 »

vol 5 »

Dufour. Arithmétique élémentaire, 1" vol 4 »

_ _ vol 5 50

Histoire naturelle 6 »

Coltat. Eléments de géométrie, 1" vol 5 »

2' vol 5 B

vol

Saigey. Éléments de physique, !«' vol 4 >

vol. 4 »

Guadet. Résumé de législation usuelle, 1" vol 4 50

2- vol 4 50

vol 4 50

Coltat, etc. Principes de musique 2 »

Méihode de musique 5 »

Tahieau des signes de la notation vulgaire 1 »

Roussel, etc Solfège pratique, l"vol G »

_ vol G »

Roussel. Cours d'harmonie à deux parties 2 »

Cours d'harmonie 5 »

<Sarcia. Exercices de vocalisation » 85

Rnssine. Exercices mélodiques de vocalisation 1 oO

Spobr. Étude pour le violon 3 50

Kreutzer. Élude pour le violon 4 »

Stiastny, etc. Étude pour le violoncelle 5 y

Franchomme, etc. Étude pour le violoncelle 5 »

Durier. Méthode de contre-basse 3 50

Meifred. Méthode de cor à pistons l"vol 5 »

_ vol 5 »

l^ecarpentier. Méthode de piano 4 i>

Lemoine. Méthode de piano, 1" vol 5 »

_ _ vol 5 M

Kalkbrenner. Méthode de piano 5 »

Études pour le piano, 1" vol 4 »

_ _ vol 4 »

Czerny. Exercices journaliers en 40 études op. 357 .... 4 »

Cramer. Études pour le piano, l"vol.. 5 50

_ _ 2* vol 4 »

Bertini. Éludes pour le piano, op. 100 2 50

op. 29 2 50

378 PIECES JUSTIFICATIVES.

Bertini. Études pour le piano, op. 32 . . 2 50'

Les mêmes réunies en 1 vol 5 50

Gauthier, etc. Morceaux pour l'orgue 5 »

Offices notés [rit parisien), l'^vol 5 s

_ 2' vol 6 p

3' vol 6 »

vol 6 »

Gauthier. Ofûce du matin en faux-bourdon 3 >

du soir 3 »

Gauthier, etc. Recueil de cantiques, l«'vol. à Jésus. ... 5 50

2' vol. à Marie. ... 4 50 Hermann. Recueil de cantiques, l«'vol. à Marie 4 50

vol. à Jésus 5 »

Bach. Seconde gavotte » 40

Beethowen. Valse en la 6 » 40

Chopin. Nocturne en mi 6 » 70

Valse en ut mineur » 70

Dolher. Nocturne en 6 1 »

Lefébure. Les cloches du monastère » 70

Quidant. Souvenir du petit enfant, 1 »

Rosellen. Rêverie en sol » 70

Schulof. Galop en 6 1 »

Weber. Dernière pensée musicale » 40

Invitation à la valse 1 50

Wittoria. Jesu dulcis, motet » 70

Osborne. La pluie de perles, valse 1 »

Kalkbrenner. Rondo pastoral en la 1 00

Louis. Les étoiles, quadrille » 70

Ravina. Dernier souvenir 1 »

Desgranges. Il baccio d'Arditi, valse » 85

Littolff. Le chant de la fileuse 1 »

Kalkbrenner. Ronde pastorale en mi & 1 30

Ascher. Danse espagnole 1 »

Hœdel. Air varié » 70

Chaconne 1 »

Godefroid. Songes dorés 415

Neldy. Voix du ciel 4 50

Office de la Conception de la Vierge 1 »

Lebel. Kyrie à quati e voix 1 55

Blumenthal. La Source, caprice 1 30

Arcadeit. .\ve Maria pour quatre voix » 40

Gauthier. 0 salutaris pour ti'ois voix » 50

Messe brève pour les morts » 70

Roussel. 0 crux ave, motet à deux chœurs » 50

Liszt. Trois mélodies hongroises » 75

Mendeissohn, Rondo capriccioso 1 50

PIECES JUSTIFICATIVES. Z19>

O'Kelly. La vague et la perle » 50

V. Paul. Inviolata » 40

Weber. Rondo, op. 62

Roussel. Étude en octaves

Amie. Nocturne

Blendelssohn. 1" fantaisie

2*

PIÈCES JLSTiriC.VTIYES.

NUMERO 5

Inscription du regard de (( la Lenterne », à BelIeviU^

Entre les moys, bien me remembre, De inay et celui de novembre Cinquante-sept, mil quatre cents, Qu'estoit lors prevost des marchands De Paris, honorable homme, Maistre Mathieu qui, en somme, Estoit surnommé de ^allterre, Et que Gallie, maistre Pierre, Sire Michel qui, en surnom, Avoit d'une Granche le nom ; Sire Philippe aussi Lalemant, Le bien publique fort aimant; Sire Jacques de llacqueville. Le bien désirant de la ville, Estoyent d'icelle eschevins. Firent trop plus de quatre-vingts Et seize toises de cette œuvre P>esfaire en bref temps et heure; Car, se brefvement on ne l'eust lait, La lontaine tai'ie estoit.

PIÈCLS .,'lSiiriCATiVCS.

NUMicno 6

Assise par le Roi de la première pierre du §rand regard de Rungis.

Le jeudi, onzième jour de juillet 1613, M. de Liancourt, gouver- neur de Paris, est venu en l'hôtel d'icelle ville avertir MM. les pré- vôt des marchands et échevins que le roi désiroit aller samed; prochain voir les sources des fontaines de Piungis, à ce que mes- dits sieurs eussent à donner ordre aux préparatifs nécessaires; de quoi mesdits sieurs se réjouissant de l'honneur que Sa Majesté feroit à la dite ville, ont aussitôt envoyé quérir Martial Coeffier, cuisinier ordinaire de la ville, et le sieur Marin Yillier, tapissier, tant pour faire le festin que pour préparer les meubles précieux Sa Majesté prendra son dîner; et suivant ce, le lendemain vendredi, douzième du dit mois, mes dits sieurs les prévôt des marchands et éche- vins furent au Louvre prier Sa Majesté d'aller aux dites fontaines, et si elle avoit agréable de prendre son dîner au château de Ca- chant; ce qu'ayant été promis par sa dite Majesté, mes dits sieurs de la ville, ayant donné ordre à tout ce qui étoit nécessaire, tant pour le dîner, meubles, que toute autre chose, partirent de cette ville, le samedi, treizième du dit mois, avec messieurs les procu- reurs du roi, greffier et receveur de la dite ville, et allèrent jus- qu'à La Saussoye, attendre sa dile Majesté, laquelle vint incontinent, suivie de monseigneur le duc de Montbason, mondit sieur le gou- verneur, M. de Souveray et autres seigneurs, avec aussi sa compa- gnie de chevau-légers. Mesdits sieurs firent la révérence au roi; ce fait, poursuivirent leur chemin jusques aux dites fontaines de lUingis, étant. Sa Majesté mit pied à terre pour voir les sources des dites fontaine-, il avoit cinq ou six cents ouvriers qui tra- vailloient à faire les dites tranchées et autres ouvrages pour la con- duite des dites eaux, dont Sa Majesté reçut un fort grand conten- tement, disant que son peuple en recevroit bien de la commodité : ce fait, mesdits sieurs de la ville supplièrent Sa Majesté de prendre son chemin vers le dit Cachant, se faisoient les préparatifs du dîner ; ce qu'il leur accorda, et en y allant, fit quelque exercice de de la chasse. Arrivés au dit Cachant, mesdits sieurs de la ville fi- rent mettre sur table, il y avoit quatre tables et quatre plats pré- parés pour le dit festin, et étoient les chambres, salles et cabinets du château fort bien parés en meubles, tant de tapisseries d'or et

382 PIÈCES JUSTIFICATIVES.

d'argent, comme les hauts dais et le lit devoit reposer le roi, aussi d'or et d'argent. Sa Majesté se mit à table, où, pendant son dîner, mes dits sieurs de la ville furent autour de la dite table pour entretenir sa dite Majesté, pendant lequel temps les seigneurs qui étoient à la suite de sa dite Majesté, se mirent aussi à table dans une autre salle à part, ils étoient plus de quatre-vingts ou cent seigneurs à table, le tout aux frais et dépens de la dite ville ; et ayant sa dite Majesté dîné, alla prendre son plaisir de la chasse dans le parc du château de Cachant, étant pris congé p.ir mes ■dits sieurs les prévôt des marchands et échevins, sa dite Mnjesté les remercia, et leur demanda quand l'on feroit l'assiette de la première pierre, qu'elle entendoit et désiroit y être présente ; à quoi mes dits sieurs de la ville firent réponse que c'étoit trop d'honneur qu'elle recevoit de sa dite Majesté; et ayant fait appeler les ouvriers et entrepreneurs des dites fontaines pour savoir en quel temps on commenceroit à poser la première pierre du grand regard, lesquels firent réponse qu'ils étoient prêts quand il plairoit à sa dite Ma- jesté, et au plus tard dans cinq ou six jours, afin de ne retarder leur besogne ; et lors mes dits sieurs les prévôt des marchands et échevins prirent de rechef congé de sa dite Majesté, pour s'en reve- nir en cette dite ville, étant, attendu que la dite Majesté dési- roit mettre la première pierre aux dites fontaines, firent aussitôt faire de grandes médailles d'or et d'argent, pour mettre et poser sous la dite première pierre, sa dite Majesté étoit représentée d'un côté, et de l'autre côté la reine régente, sa mère, sur un arc en ciel signifiant sa régence. Et le lundi, quinzième du dit mois de juillet mil six cent treize, mes dits sieurs les prévôt des mar- chands et échevins furent encore avertis par mon dit sieur le gou- verneur, que le roi et la reine régente, sa mère, désiroient aller aux dites fontaines de Rungis, pour asseoir la première pierre le mercredi ensuivant, à ce que toutes choses fussent prêtes pour cet effet, et, suivant ce, furent au Louvre prier Leurs Majestés de faire l'honneur à la dite ville de poser la dite première pierre et de prendre leur dîner au dit château de Cachant, ou en tel autre lieu qu'il leur plaira, lequel seigneur roi fit réponse qu'il iroit encore dîner au dit Cachant, et après le dîner, il ii'oit poser la première pierre; et la dite dame reine, s'excusant du dîner, dit qu'elle se trouvei'oit aux dites fontaines de Rungis l'après-diner, dont mes dits sieurs de la ville remercièrent très-humblement leurs dites Majestés; et étant mesdits sieurs de la ville revenus au dit Hôtel de la ville, avisèrent entre eux à tous les préparatifs né- cessaires, tant pour les festins nécessaires, meubles précieux, collations, tentes, truelle d'argent, trompettes, tambours, médailles, vin pour défoncer en signe de réjouissance et largesse que toute autre chose requise, que mandant au dit Cocffier de pi'éparer quatre beaux plats des viandes les plus exquises, et à Joachini Dupont,

PIÈCES JUSTIFICATIVES. 383

épicier de la ville, d'avoir à préparer les plus belles et exquises con- fitures qu'il soit possible de trouver pour faire les ditei; collations. Avenu lequel jour de mercredi, dix-septième du dit mois de juil- let au matin, mesdits sieurs de la ville étant avertis que le roi étoit déjà parti pour aller au dit Cachant et se donner le plaisir de la chasse en chemin, partirent dudit Hôtel de Ville avec les dits sieurs procureurs du roi, greffier de la ville et receveur, et plusieurs au- tres officiers pour le service d'icelle, et allèrent au dit Cachant, ayant trouvé sa dite Majesté, lui firent la révérence, la remercièrent de tant de peines qu'elle prenoit et de l'honneur qu'elle iaisoit à ladite ville ; et ayant été par mesdits sieurs pris garde si tout étoit bien préparé, l'heure étant venue pour diner, mesdits sieurs sup- plièrent Sa Majesté de vouloir bien se mettre à table, ce qu'elle fit, pendant lequel temps mesdits sieurs de la ville furent autour de la table, l'entretenant pendant son dîner, tant au sujet desdites fon- taines que de plusieurs autres beaux discours, pendant lesquels 'les seigneurs et autres gentilshommes qui étoient de la suite de sadite Majesté, jusqu'au nombre de plus de cent, dînèrent dans une autre salle à part ; le tout aux frais et dépens de la dite ville; après lequel dîner, tant sadite Majesté que mesdits sieurs de la ville prirent leur chemin pour aller aux dites fontaines de Piungis, étant, mesdits sieurs de la ville reconnurent que tout ce qu'ils avoient commandé étoit bien préparé, et aussi deux tentes pour mettre Leurs Majestés à couvert, crainte du soleil, meublées, garnies de chaises de velours, brodées d'or et d'ai'gent, et étoit dressée une fort belle collation de toutes fort belles con- fitures exquises et en grande quantité ; comme aussi les ouvriers et entrepreneurs des dites fontaines étoient préparés pour faire asseoir la dite première pierre. Et environ les trois heures de relevée, arriva aux dites fontaines de Rungis la reine régente, suivie de M. le duc de Guise, de M. de Janville, de M. de Piheims, de M. le duc de Montbason, et d'autres seigneurs et gentilshonmies, prin- cesses, dames et demoiselles au-devant de laquelle dame reine mesdits sieurs de la ville furent, et la remercièrent de tant de peines qu'elle prenoit pour la dite ville : et aussitôt les trompettes étant en grand nombre avec des tambours, commencèrent à son- ner; même fut défoncé trois muids de vin que mesdits sieurs de la ville avoient fait préparer, qui furent dispersés, tant aux ma- nœuvres et autres ouvriers desdites fontaines, étant au nombre de plus de six cents, qu'à plusieurs autres personnes, le tout en signe de réjouissance d'un si bel œuvre pour le public que lesdites fon- taines, et à l'instant mondit sieur le prévôt des marchands, suivi de mesdits sieurs les échevins, procureur du roi, greffier et rece- veur, présenta au roi une truiUe d'argent, et aussitôt, le grand trompette sonnant, le dit seigneur roi a été conduit à l'endroit se commence le dit regard, suivi de la dite dame reine et de tous

584 PIÈCES JUSTIFICATIVES.

les princes et seigneurs ci-dessus : sa dite Majesté a assis et posé ladite première pierre, sur laquelle a été mis par sadite Majesté, assis et posé cinq desdites médailles ci-dessus, l'une d'or et quatre d'argent, baillées par lesdits prévôt des marchands et échevins, lesquelles ont été couvertes d'une autre pierre, qui ont été liées en- semble par sadite Majesté ; laquelle, pour ce faire, avec ladite truelle d'argent, a pris du mortier dans un bassin d'argent qui étoit à cette lin préparé et, à l'instant, les dites trompettes et tambours ont recommencé à sonner avec de grandes acclamations de joie et cris de : Vive le Roi ! par tout le peuple.

Ce fait, mesdits sieurs de la ville ont présenté au roi et à la dame reine, à chacun une desdites médailles d'or fort belles et pesantes,, et à mondit seigneur le gouverneur et autres princes et seigneurs leur a été baillé d'argent, de quoi leurs dites Majestés ont été fort aises et contentes des libéralités de la dite ville ; ce fait, leur a été présenté la collation qui leur avoit été préparée des dites exquises et excellentes confitures, que leurs dites Majestés ont trouvées fort belles, et de tout ont remercié mesdits sieuis les prévôt des mar- chands et échevins ; et ayant pris congé de leurs dites Majestés, chacun s'est retiré, et sont mesdits sieurs de la ville revenus en cette ville. (Extrait des registres de la ville, vol. XIX, fol. 156.)

PIECES JUSTIFICATIVES.

PRÉFECTURE DE LA SEINB

SEUVICE MUNICIPAL DES

TRAVAUX PUBLICS

direction e::s eavx et égouts

2' divisio.x

NUMERO 7

Armes et munitions trouvées dans l3i égouts publics.

Paris, le 1" mai 1ST3.

Le soussigné a riionncur d'inrorinor monsieur l'inspecteur que six cliariuh du train d'équiparjes , attelés de six ch(.\,ni\ chacun, ont été cliarf;és d'armes et de niu- iiiiions provenant des reclurclies laites après la Gomuiune dans les égonls publics. Ces objets, qui avaient été déposés dans la chambre du siplicii du pont de l'Aima (rive fjauclie), avaient été trouvés dans les paieries ci-dessous dési- gnées et Oiit étij portés au Musée d'artillcri ', par le génie militaire qui les avait lait prendre.

aSSA1NISSE.ME.NT

BCr.EAn DE LlNSI'ECTEl'R 1 Quai lEourboDf 1 &

(lie Siiiiil-Louis)

DESr.NATlON DES GALEIUES OU LES ARJIËb ET MUMTlÛXb OM ETE Tr.OlVEES.

RueLavandiêres-Sainte- Opporiuiie.

des liiiioco.iils.

des l)i'thargeurs.

di! la Lingerie.

des Halles.

du Poiil-Neuf. Place du Palais-Iioyil . I>ue Saiiil-lluiioré.

de Valois.

I (ndevail SL-bastOjiol. Liie Sa:iil-l)eii;s.

a'ix Ours.

Tuibiîfi.

Mon I orgueil.

lliciiéla.

-- des Deu.K-Pones-Sl- Sauveur.

des-

Piue TiquetoiHie.

d'AIjoidiir.

l'oi l-.Malion.

Kcyde.iu.

.Noue -baille

Viciuiies.

Saint-Josepli.

du Cioissaiit.

de la Paix.

l'aiil-Lelong.

.MonlinaïUe.

Verbois.

Pe'i -Tliouars.

du Temple.

Cliailol.

de Uretagiie.

SaiiU-Martin.

Vieille-du-Temple

lîue Sainl-Aiituiue.

Jlaubiiée. boulevard bourdon.

Malesliei bcs.

llaussinaun.

deConrcclles. Avenue Maii:;iiy.

3'oiilaigiie. Place de la Concorde, luie Troncliel.

de boule.

l''auliOMr-;-Saiiil-IIi)-

noié.

Jliioaiéidl.

Penlhicvre.

Berry.

Sauil-Elorcatia.

du liocliei .

oSG

PIECES JUSTIFICATIVES.

Hue du Colisée.

.Abbatucci.

Cambacérès.

de rÉlysée. Doulevard de la Gare.

de rilôpital.

Sainl-5Iarcel.

Aiago. Avenue des Cobeliiis. Quai d'Austerlitz. liue Clisson.

Jeanne-d'Arc.

du Clicvaleret. - Deaudiicouit.

du Gt'nie,

du Gaz.

de Palay.

Saint-IIipiiolytc.

Sainle-Eiigénie.

du Terrier-aus-La-

pins.

de Vanves.

d'Alésia.

Vandamme.

Daguerre.

du Chanip-d'Asile.

de la GaUé(14ar.).

delaTombe-Isboire.

de la Sanlé.

de rOuicine. Avenue d'Orléans.

de Chàtillon.

Chans.duMaine. Boulevard d'En 1er.

du Montpar- nasse. Rue Saint-Jacques.

Gay-Lussac.

Censier.

Bulfon.

Monge.

des Écoles.

Galande.

Cardinal-Lomoine.

de la llaqie.

d'Enfer.

de Seine.

Tounion.

de Vaugirard.

- de Sèvres.

(le liennes.

de Buci.

Rue du Four-Saint-Ger- niain.

Saint-Benoit.

Jacob.

des Saints-Pères.

Coudé. Boulevard Saint-Micbcl.

Saint-Germain. Place Maubert. Roule de Versailles.

du Poinl-du-Jour. Avenue du Roi-de-Rume.

de la Grande

Armée.

d'ièna. Rue Lafontaine.

Boileau.

de l'assy.

Boulainvilliers.

Boetlioven.

de la Pompe.

de Chaillot.

de Piesbourg.

d'Allemagne.

Bouret.

de Flandre.

de Meaux.

du Maroc.

de Ribeauval.

de Puebla.

des Amandiers.

de BellevUle.

Julien-Lacroix.

de la Mare.

des Maronites.

de Ménilmontant.

de Bagnolet.

de Lagny. Grande rue de Mon-

treuil.

Boulevard de laVillette.

Rue .Neuve -des -Petits- Champs.

Collecteur des Batignol- les.

Quai d'Orsay.

de Voltaire.

Malaquais.

Conti.

des Augusiins. Boulevard Sainl-Micliel.

Saint-Germain.

Rue Monçre.

des Écoles.

Jussieu.

GLoffroy-St-IIilaire. Avenue Bosquet. Boulevard de Stras -

bourg.

Morland. Quai de l'Ilotel-de-Ville.

des Célestins. Rue de Rivoli.

Rambuleau. Boulevard de Belleville.

de la Villette. Rue d'Allemagne.

de Crimée. Boulevard de Clichy.

des Capucines,

Magenta.

Haussniann. Rue de la Chaussée-

d'Antin.

de Clichy.

Lafayetle.

Faubourg - Saint -

Martin.

Provence.

Drouot.

Sainl-Maur.

de Dunkerque.

Maubeuge.

Faubourg-Poisson-

nière.

Faubourg-Montmar-

tre.

Faubourg-Saint-De-

nis.

Rochechouart.

Saint-Lazare. Quai Valmy.

Rue du Faubonrg-Saint- Aiitoine.

de Charenton.

Saint-Maur.

de Bercy.

de rOrillon. Boulevard Voltaire.

Beaumarchais.

des Filles-du- Calvaire.

Richard - Le - noir.

PIECES JUSTIFICATIVES.

387

Boulevard du Temple. Avenue Daumesiiil.

des Amandiers. Quai de l;i lîàiiée. Cours de Vincennes. l'iue Saiiit-Cliarles.

de Javel.

des Entrepreneurs. Boulevard de Grenelle.

Latonr-Mau- bourg. Avenue de Breleuil.

lîosquet.

l'.app.

lièvre.

iJe la rue Geoffroy-Saint- llilaire à la rue .Monge et des Forlilicalions à la rue Moiiye,

Rue de Courcelles-Le-

vallois. Boulevard Berihier.

des Baliynulles.

de la Chapelle.

Uochechouart.

de Clichy.

Oinano. Avenue de Clichy.

de Saint-Ouen. Rue d'Asnières.

Cardinet.

Cherain-des-Bœufs.

des Abbesses. Lepic.

Stephenson.

Mai'cadet.

Oudot.

Pré-Maudit.

Rue de la Chapelle.

rajol.

Jlichel-Bizot.

Marceau.

de Cliarenton.

Crozatier.

de Citeaux.

Saint-Bernard.

Basiroid.

Popincourt.

de la Douane.

du Chàteau-d'Eau.

des Petites-Écuiie>

Riclier.

du Faubourg-Mont-

martre.

Saint-Lazare.

de la l'épinière. Quai Jemniapes.

Le contrôleur principal soussigné . L. Louis,

FIS rr? riicrs jcsilic^hvcs.

TACLE DES MATIERES

CHAPITÛE XXIV

LE MONT-DE-PIÉTÉ

I. LES LOMBARDS.

Harpaiinn. 150 pour 100. Les débiteurs. Barnabe de Terni Effet d'un sermon. Guerre entre couvents. Décision du concile de Lalran. Renaudot. Douet de F.omp-Croissant Iljbit sanglant et soc de charrue. Lettres patentes de 1777. Économie du système.

Les Blancs-llantiaux. Le lo£is Barbette. L'Art de vérifier les dates. Ouverture du Mont-de-Piete. Quarante tonnes de montres.

Opérations de 1778. Emprunt. Prêt par procuration. Les commissionnaires. Abus persistant. Satisfaction du public. 1789. Papier-monnaie. Mesures inquisitoriales. P>usle de MaraU

Cacophonie financière. Affaissement du Mont-de-Piètè. Le Di- rectoire. — Beau temps de l'usure. Un avis des Petites affiches. StiU pour 100. Le Bureau des améliorations. Décret du 24 mes- sidor an XIL Reconstitution du Mont-de-Piété. Les succursales.

Lettre morte. Contradiction législative. Appioclic de» années allemandes en 1870. Engagements trop nombreux. Inquiétude.

Mesure aussi radicale qu'illusoire prise par le maire de Paris. réserve épuisée. Prêt de trois millions consenti par PÉiat. Le 18 mars 1871. Stock de 100 millions. La Commune se décide à liquider le Mont-de-Piété. Vermorel. Dégagements gratuits. On s'en tire à bon marché. Reprise des opérations. Les prêts clandestins. Le chef-lieu 1

M. LES OPÉRATIONS.

Le Mont-de-Piélé emprunte. Bons au porteur. 40,000,000. Dépôt au Trésor. Quatorze commissionnaires. Rémunération et respon-

390 TADLE DES MATIÈRES.

sabilité. Première et seconde division. Les bijoux. La salle d'attente. La salle de prisée. Un public. L'engagisle. Le bulletin. Emprunteur. Papiers d'identité. Le boîtier. M. D. P.

Le couseur. Contrôle. Hequis. Évaluation. L'avance. Irrégularité. Les paquets. Minimum du prêt. Les engagements seciets. Les magasins. Les quatre couleurs. Les casiers. Pair et impair. Les adirés. Les caisses. Les quatre-chiffres. Les points de repère. 1200 montres par jour. Objets fragiles. Le menton d'argent. Les nippes. Les matelas. La succursale de la rue Servan. Meubles. Gros appareils. Les étaux. Une jambe de bronze. Les dégagements. Salle de rendition. L'appel.

Mystère. La reconnaissance du Mont-de-Piété est un titre au por- teur. — Les renouvellements. Un parapluie et un rideau. Enga- gements périmés. Les ventes. La rotonde. In articula mortis.

Revendeuses. La bande noire. L'auverpin. Le coutançais. Balancer la punaise. Le débet. Les bonis. Opérations de l'année 1869 20

III. LA CLIENTELE.

La prospérité du Mont-de-Piété est un indice de la prospérité publique. Banquier du petit commerce. Le jour de l'an. Les écbéances. Les iiiarcliandisps neuves. Clie: ma lante. Les gens de plaisir.

Un joueur peu scrupuleux. L'indigence ne s'adresse pas au Mont- de-Piété. 6,450 francs sans emploi sur 20,000. Dégagements gra- tuits. — 9 octobre 1789. Les voleurs. Affaire scandaleuse. Intervention de l'Empereur. Suicide. Les chineurs. Le doublé d'or. 50,000 fr. de faux galons. Chineur par procuration. Le piquage d'once. Plaintes des négociants. Coupons de robe. Les faillis. Engagement interdit. Pillage chez l'abbé Deguerry. Précaution et surveillance. Le Mont-de-Piélé ne s'appartient pas.

Taux exorbitant. Constitution absurde. Les hospices touchent la rente d'un capital qu'ils n'ont jamais fourni. Plus de 22,000,000 depuis 1806. Le Mont-de-Piété devrait être délivré des hospice?, des commissionnaires et des commissaires-priseurs. 11 faut dégrever le nantissement. Droits de commission en 1836 et en 1869. Loi du 27 ventôse an IX. En vingt ans les commissaires-priseurs ont coûté près de 5,000,000 aux emprunteurs. Décret du 12 août 1865. A rapporter, car il est éludé. Confusions de la loi de 1831. Projet de loi. Taxe usuraire. Les opérations actuelles du Mont-de-Piélé sont en contradiction avec la loi du 3 septembre 1807 53

CII.APIÏUE XXV L'ENSEIGNEMENT

I. PRIMAIRE.

Peu à dire, tout à faire. » Question vitale. Tour de Babel. Le clcr^ré. L'université. Les trois maladies de la France. Heméde. But de l'instruction. Le suffrage universel et l'enseignement

TABLE DES MATIÈRES. oOl

obligatoire. En Alsace. Lord Brougham. Le général maitie d'école. Jean Iluss. États d'Orléans en laGO. Pendant la Révo- lution. — État des écoles en 1796. Loi dn '28 juin 1835. Victor ilousin partisan de l'obligation. Loi Falloux. Carte statistique. Ignorance. 66 illettrés sur 100 habitants. Indiltérence et apathie.

La Commune. Budget misérable. L'Etat de New-Yoi k. Opi- nion compétente Instituleirs. Dévouement et pauvreté. 40 sous par tête. Atïaire d'argent. 180,000.000 de besoins, 1,^:00,000 francs de ressources. Paris maternel. Gratuité des écoles munici|iales.

Le budget de l'école jjrimaire porté à 30,000,000. Bon emploi de la richesie. Le magasin scolaire. Oulillage de l'école et de l'éco- lier. — St:ilislique. 46,000 enfants parisiens ne suivent pas l'école.

Salles d'asile. La chanson. L'école. La clause. Causerie.

Les caries géographiques de l'école laïque de la rue Coquenard. Instincts pédagogiques delà femme. Les sœurs de Saint-Vincent-de- Paul. Une supérieure. Trés-bon personnel. Les nouvelles éco- les. — Les vieilles écoles. 9S3 enfants dans un jardin de 44" mètres.

Le deuxième arrondissement. Rue de la Lune. Rue du Sentier.

Cour des Miracles. Ophthalmie épidémique. Le préau-grenier.

Tout est à reconstruire. Abandon de l'étude après la période scolaire. Générosité de la ville. Les bourses. Aclion des maires.

Caisse des écoles. Le huitième arrondissement. Luxe et indif- férence. — Laïque. Concurrence indispensable. Libres-penseurs.

La lilerté. Si le mouvement laïque s'accentue, les congréganistes en profiteront 57

II. SECONDAIRE.

Crise. Le vers latin et la question ministérielle. Pesanteur de la tradition. Reconstitution de l'Université. Les pères jésuites. Méthode supeiTi'ielle. Enseignement mécanique. La mémoire substituée au raisonnement. Savantasses. Absurdité des métho- des. — Le que retranché,. Conséquences du système. Nul ne tra- vaille. — L'Évangiie ae l'enfance. Subslituer les conférences aux classes. Le concours général. Origine. Prix en 1705. Rivalité des chefs de collèges et d'institutions. Les plus forts. Question vitale pour les maîtres de pension. Les racoleurs. 1200 francs de rente. Résultats du concours général. Tentative Fortoul. La bifurcation. On est résolu à supprimer l'Université. M. Fortoul la sauve. " Changer ou mourir. » Les recteurs. Circulaire du 13 novembre 1854. M. Jules Simon. Circulaire du 27 septefmbre 1872. Haro. Conséquences forcées. Encore le vers lalin. La circulaire est trop réservée. Elle désigne le but et n'ose y toucher. Le discours lalin. Nulle concordance entre les idées et les voca- bles. — Métaphores. Vice matériel. Agglomération périlleuse. Le collège Louis-le-Grand. 29 professeurs, 1179 élèves. Le bacca- lauréat es lettres. Matières d'examen. Le doyen des letties fran- çaises. — Ignorance. Il faut excuser. Indulgence. Le phéni-

coptère est un poisson. Langues vivantes. Deux baccalauréats.

Pas de cours d'arabe à Saint-Cyr. Résultais généraux de l'enseigne- ment secondaire. Les goûts des classes éclairées. Les petits- crevés. Orphée aux en^'ers. Homère aux Quinze-Vingts. . . Hl

TACLE DES MATIÈRES.

III. SUPERIEUR.

La source. Facultés et établissements scientifiques. Anémie de l'en- seignement suptrieiir. La politique. La laute en est aux profes- seurs. — Mauvaise volonté du pouvoir ; mauvais vouloir des auditeurs.

M. E. Renan. Abandon du concours. V revenir. Ambition légitime. Enseignement délaissé. Pâtissier, ancien élève de l'E- cole normale. Les cours du Collège de France. Nombre des étu- diants. — Pauvreté de l'enseignement supérieur. L'École de méde- cine. — La bibliothèque. Le laboratoire de chimie. Ce qu'il est.

Ce qu'il devrait être. Collections dans les tiroirs et dans les esca- liers. — L'École pratique est un charnier. Infection. Superposi- tion substituée à la superficie. Pas même une glacière. Le Mu- séum d'hislone naturelle. Il meurt. Procès-verbaux de l'enquête de 1858. Lfl salle des pachydermes. L'alcool. Le croup des boas. L'herbier général. Le budget de la bibliothèque. La cul- ture. — Les serres. Rien n'a été modifié depuis 1838. On a cepen- dant acheté de l'alcool. La collection d'anthropologie. 2j,000francs pour voyageurs naturalistes. Faute d'outillage, la science est annulée.

Tout est à reconstruire. Emplacement indiqué. Institut scienti- fique à créer. La reconstruction de la Sorbonne. Mission de M. Wurtz en Allemagne. Les études scientifiques au delà du Rhin.

La Saxe et l'Autriche après Sadovva. Greifswald. La science abstraite rapporte à la France plus de 100 millions par an. La science et l'orthodoxie. L'enseignement supérieur rend au budget l'argent qu'il en reçoit. Tableau comparatif. Parole de M. Duruy.

La Prusse après léna. Exemple à suivre. La bataille suprême.

Loi du maréchal Kiel. Être ou ne pas être. Un mot de Bacon.

La régénération 106

CIl.UMTRE XXVI

LES SOURDS-MUETS

I. l'abbé de l'epée.

li.firmitê incurable. Miracle. Transposition des sens. La mi- mique. — La dactylologie. Les précurseurs. Rodriguès Pereire.

Ernaud. L'alphabet labial. L'abbé de l'Épée. Les jumelles.

Vocation. Crédulité. Signes naturels. Mobile de l'abbé. Texte de saint Paul. Texte de saint .Augustin. Rue des Moulins. Joseph II. Arrêt du conseil du 21 novembre 1778. Au couvent des Célestins. Rente de 3,400 livres. Maison-mèie. L'abbé Sicard.

A l'Abbaye. Loi des 21-21) juillet 171)1 Confusion di'jdorable.

Les sourds-mueis à Saint-Magloire. Les frères pontifes. l'rê- ires de l'Oratoire. L'orme de Sully. On cherche en vain la statue de l'abbé de l'Épée 151

TADLE DES MATIÈRES.

II. L'INSTITUTION.

Enîîoiiement et réaction. Deux courants contraires. Le sens de l'ouïe est-il indispensable au développement de rinlelligenee? Opinion des pessimistes. In priiicipio eral verbum. C'est un infirme. Opi- nion des optimistes. Lire ou entendre, c'est tout un. L'iiifirmilé est locale. Le sourd-muet est égal aux autres hommes. Les deux opinions concordent. Infirmité accidentelle. Infirmité congénitale.

L'animalité domine. Origine terrestre. Kullité du cerveau. PlutcM hospice qu'institution, c'est un tort. Dédoublement. Les souides-muelles envoyées à Cordeaux. Vie réglée. Le tambour. Trépidation. Sept années. Gesticuler patois. Lenteur forcée de l'enseignement. L'école. Le baptême. Procédé d'instruction.

Orlliographe irréprochable. Langage familier. La mimique.

Inversions. Confusion. Dactylologie. Fables de la Fontaine. Stérilité. Les trois adverbes. Imagination musculaire. Le gym- nase devrait leur être toujours ouvert. Les exercices violents les disciplinent 14-2

III. LES ATELIERS.

L'apprentissage. Choix restreint. Contre-maitres. Lithographie. lieliuie. Sculpture sur bois. Cordonnerie. Salle de dessin. Léuùment. L'élément plastique est indispensable; il fait défaut. Carie en relief à faire exécuter. Délaissement. Pas de livres spé- ciaux. — liaius de mer à Cerck. Tristesse de la maison. Écrire ou parler de souvenir. L'articulation. Cruauté. Tré.s-pénible à entendre. Le tact. Saisons moyennes. Hêveries. Irolesseurs dévoués. La société de secours devrait être société de patronage. Le traitement des professeurs. Publications étrangères. Acquit de conscience. La but qu'on doit poursuivre Icili

CH.\PlTr.E XXVII LCS JEUNES-AVEUGLE3

I. VALENTIN HAÙY.

Les deux fiàes. Concert d'avouglcs. Le relief.— Quinze-Vingts. Les crieius des aveugles. Privilèges. Enchères. Le jiremier élève de Valentin Haûy. François Lesueur. Saunderson. Made- moiselle Paradis. Weissenbourg de Manheim. Détermination du caractère saillant. Écriture. Lesueur devant l'.^cadémie des sciences. Rapport officiel. I!ue Coquillière. Séances publiques. Les aveugles-travailleurs à Versailles. Rue NoIre-Dame-des- Victoires.

L'absurde. La Révolution. Les jeunes aveugles jetés aux Ouiuze- Vingts. C'est détruire l'institution. Théophilanlhrope. Jluséum des aveugles. Valentin Haiiy quitte la France. Entrevue de Jlittau.

Propiiétie. Retour. Abandon. llort. Lts jeunes aveugles

Zi TABLE DES MATIÈRES.

;ui séminaire Saiiit-I''ii'min. Installatiuii déplorable. Loi du 14 nini 1S58. Maison conslruile exprès pour les jeunes aveugles. . . . 11)7

[,a statue. L'escalier. La boite à musique. Bonne distriliution.

La bibliolhèque. Les obus. Relief. Ancien système d'abré- viation. — Faire écrire l'aveugle. Essais de Charles Barbier. Le point substiiué à la ligne. Louis Braille. Inventeur de l'écriture nocturne. Son système. La grille. Le poinçonnage. L'infir- mité. — Le point de vue. Les amaurotiques. Expérience. Ceux qui ont vu. Les boxes. Ils se tassent. L'attitude. Tic nerveux.

Le réfectoire. Prudence féline. La récréation. Jeux violents.

Les batailles. Agitation musculaire. Le bruit est la lumière de l'aveugle. Confusion. Finesse de l'ouïe. Quel joli son ! Pudi- bonderie. — La vue est le toucher à dislance. Salle de bains. Propreté. Ordre. Orgueil. Enlèfement. Température. Le tact. Toucher général. L'aéroërai)liie 177

l'I. L'INSTITUTION.

Le règlement. La mémoire. Les dictées. Sténographie. Les compositions. Notre langue n'est pas faite pour eux. « Écouter le soleil. » Goût des voyages. Gustave Lambert. Bonnes qualités morales. Les filles aveugles. Amour pour la maison. C'est une patrie. Révélation de l'infirmité. Une évasion. Enseignement professionnel. Les ateliers. Imprimerie. Les oiseaux. Les filets. Le professeur. La musique. Les logeltes. École d'or- ganistes. — École d'accordeurs. Virtuose. Concerts publics. Prix au Conservatoire. Ce que pourrait être l'institution. Ce que de- viennent les jeunes aveugles. Budget. Desideratum. Vieille bouquinerie à remplacer. Société de placement. Action très-large de l'institution. 5,000 jeunes aveugles; 400 places. Pour l'aveugle l'instruction est le premier des hieul'ails ^ 195

ClIAriTRE XXVIII

LE SERVICE DES EAUX

!. LE TEMPS DE LA SOIF.

Salubrité matërielle. Abreuvoir général. Rive droite. Rive gauche.

Les moines de Saint-Laurent. Saint-Martin des Champs. Point de départ. Philippe-Auguste. La Jlaubuée. Expropriation pour cause d'utilité publique. Le roi substitué aux abbayes. Concessions courtoises. Édit du 9 octobre 1392. Substitution de la commune à la royauté. Lettre de François I". « La grosseur d'un pois tant seulement. » Abus. Réduction des concessions. Origine de la vente de l'eau. Sully. La Samaritaine. Le palais du Luxembourg.

Jean Coing. Solennité. Les eaux d'Arcueil. La machine du

TABLE DES MATIERES. 395

;pont Sainte-Anne. Foiiqnet. Consommnlion en lG"i5. Pénurie. Les moulins du pont Notre-Dame. Sondages inuliles. On reste «la'.ionnaire. Fonlaines sans eau. Projet de Deparcieux. Les frères Périer. Les pompes à feu. Agiotage. La Piévolulion. La Beuvronne et l'Ourcq. Revenu hydraulique de la ville au commence- Jnent du dix-neuvième siècle. L'eau à la portée de tous. . . . 213

M. LES AQUEDUCS.

■' millions 516,000 litres d'eau quotidiens, mis actuellement à la dispo- sition de Paris. 100 millions de litres arriveront bientôt. Les sources du Nord. Le drainage. Les pierrées. Variations. Mauvaise qualité Les regards. La fontaine des Prés-Sain'-Gervais.

La vieille jauge. Un musée en formation. L'eau des Prés-Saint- Gervais est jetée à l'égout. Les sources royales. L'aqueduc d'Ar- cueil. Végétation. Marques des tâcherons. Ruine romaine. Les bornes de repère. Le regard 13. Cloître. Effervescence. Trop-plein jeté à la Bièvre. Deux aqueducs l'un sur l'autre. La Vanne. Souvenirs insupportables. L'aqueduc d'Arcueil pendant la guerre. Les pompes à feu. Chaillot. La machine. Son travail

n vingt-quatre heures. M. de Pourceaugnac. La prise de l'Ourcq.

Les grilles. La chute des feuilles. Le compteur hydraulique.

L'aqueduc de ceinture. Les regards de la Corderie. La cunette, la banquette, le radier. Rhiioinorpha sulterranea. Contraction du ciment. Caniveau. Goudron liquide. Réservoirs de l'Ourcq,

Dispositions défectueuses. Le canal de POurcq saigné par les Al- lemands, en septembre 1870 228

III. LES RÉSERVOIRS.

Puits artésien de Grenelle. Premier coup de sonde donné le 24 dé- cembre 1833. Monsieur Mulot père et fils. Les accidents. 26 fé- vrier 1841. 27 degrés de chaleur. Château d'eau de la place Bre- teuil. Ébranlement. Soufre. Appauvrissement. Le puits de Passy. On fore deux nouveaux puits, à la Butte-aux-Cailles, à la Chapelle. Éboulement. Outillage. Progrès. La caracole. L'enfance de l'art. But des grands travaux hydrauliques de notre temps. Les sources de la Dhuis et de la Vanne. Le trajet de la Dhuis. Mènilmontant. La prairie. Les hublots. Grotte en rocaille. La rivière. La Bavarde. La Dhuis cesse d'arriver le 15 septembre 1870. Angoisses. L'œuvre est intacte. Retour de la Dhuis à Paris. Le palais des Eaux-Tranquilles. Le réservoir souterrain de la Dhuis. Deux hectares. C24 piliers. Tempéra- ture invariable. Deux bassins. L'escalier. Surprise. Réser- voir de la Marne. Deux lacs superposés. Œuvre unique. Les deux réservoirs séparés par une voûte de 40 centimètres d'épaisseur.

Monsieur Uelgrand 242

IV. LES FONTAINES.

Seize réservoirs à Paris. 1,741 kilomètres. Atlas administratif de 1S21 ; plan général de 1867. Comparaison. En cas d'incendie.

330 TABLE DES MATIÈRES.

L'eau publique et l'eau privée. Progrès accomplis. Fontaines monumentales. Œuvres de hasard. Gerbe du Palais-lioyal. L'éléphant. Fonlaiues banale; lîobinel à repoussoir. Bornes- loiitaines. Bouches d'arrosage. Service à rendre à la populatio;i indigente. Bouches d'arrosement : à la lance, au tonneau. Sialioiis de voitures. Fontaine? Wallace. Gobelets volés. Conditions a imposer aux constructeurs de maisons La Compagnie générale dis eau.x. Transaction. Progression des abonnements particuliers. Porteurs d'eau. Ce qu'il en reste. Remise des tonneaux. Fon- taines marchandes. Le filtre. 400 pour 100 de bénélices. Fon- taines à la sangle. Le revenu hydraulique. Les puits particuliers. Souvenirs des puits publics. La bonne mesure. Moyenne de la conbommalion. L'eau à Home sous iNerva. Un désir de .^apu- léon I" , . io3

CUAPiTRE XXIX

L'ÉCLAIRAGE

I. LES LANTERNES.

La bonne police. L'éclairage est moderne. Témoignage contempo- rain de Louis XIV. Anciennes prescriptions. Délaiie de Pavie. Placards injurieux. Ariêt du 29 octobre I.jjS. « Ardentes et allu- mantes. » Pots à feu. Veilleuses |)erpétuelles. La Ligue éteint les falots. Les ténèbres. Laudati Caraffa. Lettres patentes de 16G2. Les porte-flambeaux. Conditions. Nicolas de La l'ieynie. Le mol d'ordre. Édit de septembre 1G67. Éclairage temporaire.

On gagne 40 nuits. Madame de Sévigné. Les lanternes en 1098.

Les galères. C,jOO lanternes à la fin du dix- septième siècle. Le sonneur. La taxe. La mort de Louis XlV. Ouragan. L'Ojiéra- Comique. Sterne à Paris. Les réverbères. Clair de lune. Cinq heures et demie. Arrêté du 12 messidor an VIll. - A la Lanterne!

La lampe antique. Argand. L'usurpateur Quinquel. -- Mombrc des réverbères en tëll et IS'20. Vivien. Les allumeurs. Les co- chers. — Le 21 janvier 1813. Les funérailles de Napoléon. Les éiiieiiles. .\ la fin du règne de Louis-Philippe 267

II. l'usine a gaz.

rabbin Lzéchiel. La lampe des philosophes. Philippe Le Bon. a découverte. Brevet du G vendémiaire an V;;i. Le moteur Le- iicir. Thermolampe. Le gcuidron. La forêt de r\0uvray. La paix d'Amiens. Philippe Le lion refuse les offres de la Russie. Le couronnement. Assassinat luyslérieux. Ingratitude. Madame veuve Le Bon. 1815. Winsor. Sic vos non vobis. Essais faits en Angleterre. Le passage des Panoramas. Quinze ans d'hésita- tions. — La rue de la Paix. O|iposition. Charles INodier. La Coin])agnie Parisienne. Les dix usines. La Villette. Le pays l'on lait les nuages. Collines de coke. En deuil. Les chemins

TABLE DES MATIERES. :07

de fer. Opinion d'un Arabe. La cornue. Briqueterie. le malaxeur. Le moulage. Les fours. 18 jours de cliaude. Aielier tie dislillation. Les batteries. Le volcan. Disposilions f;énérales. ^ La houille sèche. Les serviteurs de la batterie. Adresse et précision. Les tamponneurs. L'œuvre invisible. Arrivée d'un train de charbon. Le coke. Consommation de l.i houille. L'épuration. Produils et sous-produits. Le bai illct. La tour Malakoff. La distillerie. L'usine à goudron. Les ji u\ d'orgues. Les laveurs. Peroxyde de fer. bleu de Prusse. L' s essais. Les gazomètres -Sj

III. LES CANDÉL&eRES.

Obus dans les gazomètres. Les ouvriers de l'usine pendant la Com- mune. — Propagande inutile. Consommai ion du gaz à Paris. Les conduites. Trajet obligatoire. Localion du sous-sol. Ce que le gaz rap)ioite à la \illede Paris. Pari< éclairé en quarante minutes.

56,5'j becs de gaz. Le vieux réverbère. li subsiste. A dé- crocher au plus vite. Lumière lélléiliie. Lumière éleiirique. La cuisine au gaz. Le gaz entre de pins en plus dans nos habitudes.

L'auxiliaire de la guerre. Les ballons du siège. Tentatives (l'incendie 303

CIIAPITUE XXX

LES É60UTS

I. LES CLOAQUES.

Caii versée chaque année dans le périmètre de Paris. Élément mor- bide. — Souvenir de Rome. Cloaca inaxima. Le moyen .ige. Les pourceaux. Le premier pavé de Paris. Onldiett<s. Le ruis- seau de iSIènilmontanl. Le grand égout Les trous punais. Hu- gues Aubiiût. Le premier égout convi rt. Le Pont-l'ei rin. La Culture Sainte-Callicnne. L'égout et le palais des Tounielles. Les Tuileries. Projets de Gilles Desfroissis. Le Ibssé de iNesles. lisiiois Jliron et lègout du Ponceau. —Exemple unique. Inler- M,;.i . delà régente. Projet de Louis XIII. Totalité des ègouls I :i w i. Le basilic. La Reynie. Pavage des mes. Eiigorgn- icient du grand égout. Propos! lion aux bourgeois de P;iris. Les

mauvaises années. ?ur le plan deGombousI. La régence à Pniis.

Cjèation des boulevards par Louis .\IV. Un nouveau quai lier.

Iiiiection.— Micliel-Éticnue Turgot. Le grand ègont leconslrnit. Sur le plan de Deharme. —Joseph de Laborde. La Chaussée d'Ar.- lin. Totalité des égouts sous le Consulat. M. de RainLuleau fait ciin-truire 7S,G75 mèlies d'ègouls. Les rues de Paris il y a quarante ans. Les grilles d'ègout. Inondatiiui. Passez, lieaulé ! L'égout Ainelot. Parent-Ducliâlclet. C,4iJ0 tombereaux. Personnel déri- soire 511

:d8 table des matièues.

II. LES COLLECTEURS.

Longueur totale des anciens égouts. M. Belgrand. Plan scientifique.

772,84G mètres. Les catégories. Collecteur déparlemental. Grand collecteur de la rive droite. Collecteur des coteaux. Col- lecteur de la rive gauche. La Bièvre. Plan (jénéraL En dix ans le second Empire fait construire plus de 600 kilomètres d'cgout.

Moellons et pierres meulières. Ciment liydrauliiiue. Salubrité.

6,704 bouches d'égout. Promenade. Paris souterrain. E;iu el télégraidiie. La chambre du Chàtelet. Température. Le vieil égout Saint-Denis. En wagon. En bateau. Le Lac de Lamartine.

M types différents. Les orages. Sauve qui peut! 6, 750 re- gards. — Sonorité. Téléphonie. De la Pépinière à .Asnières. La montée. Moyenne du débit journalier. Les bateaux-vannes. Le cureur. Les écluses. Les bouchons. Ponts de sauvetage. Petit égout. La voûte. Les barbacanes. Continent. Paysage. L'embouchure. « Nés viables. » Les égouts pendant le siège. L'opinion publique. Les armes dans les égouts après la Commune. Le budget de la ville. Les égoutiers. Gascons. Le plomb. Les bottes. Le rat d'égout. Le ciment l'a chassé. Invasion kirghi/e au di.K-huilième siècle. Ridiculus mus. Surmulot. Le rat hindou 329

III. L ENGRAIS.

La Seine parisienne débn rassée des eaux d'égout. Inconvénient dé- placé. — Dragajje. l'IO millions de kilogrammes de détritus. Va- leur de la millions jetée à la mer. Situation fausse. Trait di> génie. La iiresqu'ile île Gennevilliers. Stérilité. Jardin maraî- cher. — Expérience liècisive. Réservoir des Grésillons. Les cana- lisations. — Fécondité. La menthe poivrée. L'asperge. Bette- raves phénoménales. Un nouveau village. Le maichand de vin pionnier. Les paysans. Ingratitude. Tout le collecteur va êtie capté. Nouvelles machines. Projet. Les Ibnds sont votés. 2,000 hectares fertilisés. La Seine est purgée. Travaux nocturnes.

Objection. Le trop-plein. —Clarification. Le sulfate d'alumine.

Les bassins d'épuration. Les pêches de Montreuil. Eau limpide.

Analyse chimique. Fabrique d'engrais sec. L'eucalyptus glo- bulus et les eaux d'égout. Richesse à acquérir o-iS

PIHCBS JUSTIFICATIVES

^' i. Arrêt de la cour du Parlement qui condamne Marie Launay,

tille ciiisiiiière, à être pendue et étranglée 5o9

2. Rapport de la commission du travail et de l'échange sur la

liquidation des nionts-de-piété 5G1

TABLE DES MATIÈRES. 399

N" 3. Letire inédite de Valentin Haûy 370

t\° A. Livres (types Braille) servant à l'enseignement des aveu- gles, en vente à l'économat de l'institution, 56, boule- vard des Invplides, à Paris 376

K" o. Inscription du regard de « la Lanterne», à Belleville.* . . 5S0 ÎS'° 6. Assise par le roi de la première pierre du grand regard de

liungis 381

^• 7. Armes et munitions trouvées dans les égouts publics. . . 585

FIN DE LA TABLE DD CiNQClÈME VOLCilS.

Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.

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