LIBRAW I
UNIV-RSITYOF I CALi, ORNIA I
PÈLERINAGES
FRANCISCAINS
OUVRAGES PUBLIES PAR TEODOR DE WYZEWA
Les Maîtres italiens d'autrefois. Écoles du Nord. 1 vol. in-S" avec
It) gravures hors texte 5 fr. »
Peintres de Jadis et d'Autrefois. Les peintres et la Vie du Christ.
— La Peinture primitive allemande. — La Peinture Suisse. — Quelques figures de Femmes peintres. — Deux Préraphaélites.
— Puvis de Ghavannes. — P. -A. Kenoir. Un vol. in-8« écu, avec 18 gravures hors texte 6 fr. »
Quelques figures de femmes aimantes ou malheureuses : 1. Deux tragédies. II. Profils de reines. III. Grandes dames et bourgeoises. IV. Femmes d'auteurs et femmes de lettres. 3» édition. 1 vol. in-S" écu avec portraits ' 5 fr. »
Excentriques et a^renturiers de divers pays. Essais biographiques d'après de nouveaux documents. Un volume in-8 écu orné de gra- vures 5 fr. »
Le Mouvement socialiste en Europe. Etudes et portraits. Un volume in-1 6 Épuisé.
L'Art et les Mœurs chez les Allemands. Un vol. in-16. . 3 fr. 50
Beethoven et Wagner. Essais d'histoire et de critique musicales. Un vol. in-lG 3 fr. 50
Nos Maîtres. Etudes et portraits littéraires : Mallarmé. — Villiers de Ilsle-Adam. — Renan et Taine. — Anatole France. — Jules Laforgue. — L'Art wagnérien. — La Science. — La Religion de l'amour et de la beauté. Un vol. in-16 3 fr. 50
Écrivains étrangers. Trois séries, 3 vol. in-16. Le volume. 3 fr. 50
Contes chrétiens. Un vol. in-16, avec gravures 3 fr. 50
Valbert, ou les récits d'un jeune homme, roman contemporain. Un vol. in-16 3 fr. 50
TRADUCTIONS
JOEKGENSEN (Johannesi. — Saint François d'Assise, sa vie et son œuvre, traduits du danois. Un volume in-S» écu de 600 pages. Orné de gravures, il' édition. Broché 5 fr. »
VORAGLXE (le bienheureux Jacques de). — La Légende dorée, tra- duite du latin d'après les plus anciens manuscrits, avec une introduction, des notes et un index alphabétique, par Teouor de Wyzewa. {Ouvrage couronné par l'Académie Française). Un vol. in-8» écu de 750 pages, broché 5 fr. »
— Relié demi-veau, fers spéciaux 9 fr. »
BENSON (RoBERT-HuGH). — Le Maître de la Terre, roman traduit
de l'anglais avec l'autorisation de Tauteur. lo» édition. Un vol. in-16 3 fr. 50
— La Lumière invisible, traduit de l'anglais. 3» édition. 1 vol. in-16 3 fr. 50
STEVENSON (R.-L.).— Le Mort vivant, roman, traduit de l'anglais Un vol. in-16 3 fr. 50
— Le Reflux, roman, traduit de l'anglais. Un vol. in-16. . 3 fr. 50 TOLSTOÏ. — Résurrection, roman, traduit avec l'autorisation de
l'auteur. 4o« mille. Un vol. in-16. (Edition complète en un vol.) ' . . . 3 fr. 50
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L ANNONCI ATI ON
Terre cuite cmaillee d'Andréa délia Robbia.
(Dans la Chicsa Ma^irioro du Couvent ilc l'AlvcTne.}
JOHANNES JOERGENSEN
PÈLERINAGES
FRANCISCAINS
TRADUITS DU DANOIS AVEC L'AUTOIUSATION DE L'AUTEUH
l'A H
TEODOR DE WYZEWA
PARIS
LIBRAIR I E ACADÉMIQU E
PERRIN ET G^% LIBRAIRES-ÉDITEURS
3o, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35 1910
Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
Dans une savante et poétique étude qu'il a bien voulu consacrer, il y a quelques mois, à l'édition française du Saint François d'Assise de M. Jœrgensen, M. André Hallays écrivait :
Il y a entre l'esprit franciscain, la douceur francis- caine, la paix franciscaine, et les paysages parmi les- quels se déroule la miraculeuse existence de François d'Assise une harmonie si intime et si profonde qu'au- cun des biographes du saint n'a pu se dispenser de mêler à son récit la description de l'Ombrie. M. Jœr- gensen Ta fait aussi, et avec un rare bonheur : c'est sans doute la partie la plus originale de son ouvrage. Dans un livre précédent, dont il n'existe encore aucune version française, il avait rapporté, station par station, ses pèlerinages en Ombrie. Dans une vie de saint François d'Assise, c'eût été une faute de goût de ne pas reléguer le pittoresque au second plan : mais chaque fois qu'un souvenir de ses courses en Italie permet à M. Jœrgensen de nous faire mieux saisir un des carac- tères de l'œuvre de saint François ou une des nuances de son esprit, il s'y arrête, et, en quelques traits, des- sine un paysage dont tous ceux qui en ont contemplé
II AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
l'original peuvent attester la merveilleuse vérité. Je voudrais citer ainsi le tableau d'une messe matinale dans une église italienne, la description des petites chapelles dont sont parsemées les campagnes de lOm- brie, la peinture des vallées des monts Sabins, etc. Mais je ne puis transcrire ici ces évangéliques Reisehilder . . .
Le « livre précédent » où M. Jœrgensen nous a raconté, « station par station, ses pèlerinages en Ombrie », c'est lui que j'offre aujour- d'hui aux lecteurs français; et chacun pourra y trouver, j'en suis certain, la confirmation la plus parfaite des éloges accordés par M. Hallays au merveilleux talent d'évocation pittoresque du biographe danois de saint François d'Assise. Lorsque ces Pèlerinages ont paru pour la pre- mière fois, en 1905, le ravissement infini que j'y ai goûté m'a, tout de suite, inspiré la tenta- tion de révéler autour de moi une œuvre où les yeux et le cœur d'un poète s'employaient, avec une habileté et une douceur d'expression in- comparables, à faire revivre dans leur réalité familière des sites consacrés, à la fois, par leur magnifique ou touchante beauté éternelle et par les pieux souvenirs franciscains dont ils étaient imprégnés. Les circonstances m'ont empêché longtemps de réaliser mon désir ; et
AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR m
peut-être vaut-il mieux, tout compte fait, que cette sorte de prologue, ou de préparation, à rhistoire, de saint François ne soit publiée chez nous qu après le grand ouvrage qu'elle a précédé dans son pays d'origine? Le lecleur sera ainsi plus à même de comprendre, tout ensemble, Téminente valeur historique des sanctuaires où le conduit le « pèlerin » Scandinave, et Témotion respectueuse qu'il apporte à les visiter ; comme aussi il pourra mieux apprécier la conscience professionnelle d'un biographe qui lui appa- raîtra n'épargnant, en vérité, son temps ni ses peines pour donner plus de justesse et de relief vivant au décor des scènes mémorables qu'il a entrepris de nous restituer. Eji tout cas, voici enfin ce petit livre, que je ne regrette pas d'avoir appelé, autrefois, le chef-d'œuvre de M. Jœr- gensen ; le voici fidèlement transcrit d'après l'édition originale, avec maints passages qui se trouvaient omis dans la traduction allemande : sans compter que l'auteur a eu l'obligeance, en plusieurs endroits, de modifier à notre inten- tion son texte primitif, soit pour en accentuer encore l'élégante et discrète simplicité, ou bien pour achever de l'approprier aux plus récentes découvertes de l'érudition franciscaine.
IV AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
On a vu que M. Hallays, pour définir les charmants tableaux ombriens de M. Jœrgensen, s'est servi très heureusement du mot, désor- mais international, de Reisebilder; par où il aura voulu nous rappeler, sans doute, le plus fameux de tous les ouvrages en prose du poète Henri Heine. Aussi bien M. Jœrgensen nous a-t-il avoué, quelque part, qu'il s'était nourri voluptueusement de la pensée et du style de l'auteur de Relsedi!de?\ durant cette première période de sa vie littéraire où il n'était encore que l'un des représentants les plus enthou- siastes de l'école, toute « sensualiste » et irre- ligieuse, formée sous l'inspiration de M. Georges Brandès; et le culte de Henri Heine, je le sais de source trop sûre, est un de ceux qu'il est le plus difficile d'abjurer, quand on a eu le malheur, — ou la chance, — de s'y vouer un peu ardemment. De telle façon qu'il n'est pas impossible qu'un reste de l'influence pénétrante du poète de Dusseldorf se retrouve au fond de ces récits sans cesse entremêlés d'effusions lyriques, et toujours animés d'une allure étran- gement vive, courante, et limpide, plus pareille à celle d'un clair ruisseau de nos plaines du nord qu'au mouvement inégal et tumultueux
AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR v
(les torrents qui descendent des hauteurs de Greccio ou de Fonte Colombo. Mais j'imagine, pourtant, que cette action de Fart d'Henri Heine n'aura été subie par notre « pèlerin » qu'à son insu, et presque malgré lui, tandis qu'il y a un autre maître, — non moins grand, ni moins séduisant, que le poète du Livre des Chants, — dont l'influence sur lui doit avoir été beaucoup plus expresse, résultant d'une entière commu- nité intime de sentiments et de goûts.
Dans un très curieux petit essai qu'il a publié. Tannée dernière, sur la vie et l'œuvre de Joris- Karl Huysmans, M. Jœrgensen nous a laissé voir quel lien étroit de tendre et respectueuse affection l'attachait au plus personnel de nos romanciers catholiques ; et je ne crois pas dimi- nuer la haute portée artistique de ses Pèlerinages en assurant que j'y ai reconnu, dès le premier jour, un rayonnement passionné de foi libre et chaude, un insatiable besoin de franchise envers soi-même comme envers autrui, et puis aussi des qualités plus spécialement littéraires de natu- rel, de précision dans les termes, et d'exquise sensibilité descriptive, qui déjà, naguère, m'avaient rendu infiniment chères des œuvres telles que la Cathédrale, YOblat, ou les Trois
VI AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
Frïmitifs. Seul, rélément poétique manquait à Fauteur de ces dernières œuvres : la formation (( naturaliste » d'Huysmans s'était décidément poursuivie trop longtemps, à travers trop de créations approfondies et « \écues », depuis les Sœurs Vatard jusqu'à Là-Bas^ pour lui per- mettre jamais d'élever au-dessus de terre son observation de grand peintre en prose, et la nerveuse intensité de son expression. Par là, M. Jœrgensen diffère de lui aussi complète- ment que possible, et n'a point de peine à le dépasser. Le poète, chez lui, nous apparaît à chaque ligne, sous le conteur et le peintre : un poète d'autant plus émouvant qu'il s'efforce plus assidûment à contenir les élans sponta- nés de son cœur, sauf parfois à s'y abandonner tout à coup en des pages d'une exaltation toute frémissante de fièvre mystique, ou de pieuse joie proprement « franciscaine ».
Parfois même ces élans du poète exigent, pour s'épancher, le rythme du vers; et alors aucune traduction ne saurait plus prétendre à en restituer la fraîche, légère, et chantante beauté. C'est ainsi que je ne puis songer à repro- duire ici un petit poème qui, en tête de l'édition danoise, tenait lieu de prologue, ou encore
AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR vu
d'épigraphe, et était intitulé Laudes II aiids. Dans ces vers, dont la signification véritable, comme il convient à toute œuvre poétique, résultait en grande partie de l'agencement musical des images vivantes, Tauteur invoquait la bénédic- tion du Très-Haut sur les régions immortelles ' qu'il allait nous décrire, empruntant ouverte- ment aux célèbres « cantiques » de son cher saint François le ton qui lui servait à célébrer la vénérable patrie de son cœur. « Loué sois-tu, Seigneur, s'écriait-il, pour ma sœur l'alouette, dont le chant coule sans arrêt comme un torrent invincible, fontaine de chant, source de bonheur, ruisseau printanier de tes louanges! Et béni sois-tu. Seigneur, pour la route blanche, blanche et solitaire, qui me con- duit fidèlement jusqu'aux blanches cités des montagnes lointaines!... Et béni sois-tu, Sei- gneur, pour ces innombrables cités italiennes, pour Rome et Florence, Pistoie et Lucques, pour Gênes et Rapallo, pour Assise et Pérouse, et pour le petit village de la Rocca, parmi les monts ombriens!... Béni sois-tu, Seigneur, pour toute la terre d'Italie, pour le peu que j'en ai vu comme pour ce que mon àme aspire à en connaître encore ! Car, de même que l'alouette
VIII AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
s'élève dans le ciel d'un bleu tendre, de même aussi s'élève mon âme, plus haut, toujours plus haut, imprégnée de souvenirs, ailée d'espé- rance ! Et béni sois-tu. Seigneur, aussi bien pour ma sœur l'alouette que pour cette ame que tu m'as donnée, et qui, comme l'alouette, s'élève jusqu'au ciel ! »
Le a petit village de la Rocca, parmi les monts ombriens », est, en effet, un des lieux du monde que doit aimer et bénir entre tous le poète danois : car c'est là que, jadis, après un long séjour à Assise, son àme a achevé de s'ouvrir à la bienfaisante lumière de la foi ca- tholique. On trouvera d'ailleurs, dans ses Pèle- rinages, maintes allusions plus précises aux semaines enchantées de la Rocca, ainsi qu'à d'autres circonstances de sa conversion, telle qu'il nous l'a racontée lui-même, en 1898, dans ce Livre de Boute dont l'inspiration générale et l'évidente sincérité autobiographique ne sont pas, non plus, sans rappeler un peu l'admirable En Boute de J.-K. Huysmans. C'est dans ce Liv?'e de Boute que M. Jœrgensen nous a décrit sa première rencontre avec la figure délicieuse du saint qui allait, depuis lors, devenir le principal
AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR ix
objet de ses études d'historien et de sa fervente rêverie de poète catholique : inaugurant par là une précieuse « trilogie » d'œuvres franciscaines que j'espère pouvoir bientôt révéler tout entière au public français. Mais si le Livre de Route nous otire rintéret d'une véritable confession, — et l'une des plus touchantes qui soient dans toute la littérature religieuse contemporaine, avec le tableau lidèle des angoisses d'un cœur que la vérité attire lentement vers soi à travers toute sorte d'hésitations, de reculs, de luttes doulou- reuses, — et si, d'autre part, dans \e Saint Fran- çois d'Assise, la beauté et la haute portée histo- rique du sujet s'ajoutent, pour nous émouvoir très profondément, au charme littéraire du talent de l'auteur, jamais, à coup sûr, ce talent ne s'est déployé plus à 1 aise, ni n'a eu de quoi nous causer un plaisir plus varié et plus péné- trant, que dans le récit des (( pèlerinages » de M. Jœrgensen aux vénérables sanctuaires et couvents de l'Italie franciscaine. Impossible de lire ce beau livre, du moins dans son texte original, sans éprouver la même sensation de douces chaleur et lumière intérieures que pro- duit en nous la vue des peintures anciennes représentant la figure du Poverello : comme
X AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
si les prières du saint avaient obtenu de nouveau, en faveur de son pieux et savant biographe, la grâce surnaturelle d'illumina- tion qui jadis avait permis à un Gentile de Fabriano ou à un Jean de Fiesole, sans compter quatre ou cinq générations successives de maîtres siennois, d'animer leurs humbles pin- ceaux d'un pouvoir mystérieux de vivante et pure poésie aussitôt qu'ils commençaient à peindre le miracle glorieux des stigmates, ou quelqu'une des plus belles « histoires » de Thomas de Celano et des Fioretti î Puisse seulement un reflet de cette flamme poétique se retrouver jusque dans la traduction qu'on va lire, et valoir chez nous, aux Pèlerinages de M. Jœrgensen, la place de choix qu'ils se sont acquise, d'emblée et sans doute à jamais, dans les pays Scandinaves, parmi les chefs-d'œuvre de tout l'art catholique de notre temps ^ !
T. W.
1. Je dois ajouter qu'une première traduction des Vèle- riiiages franciscains a été faite déjà, il y a quelques années, sous les yeux de lauteur, par M. Chauvin, et que la possession du manuscrit de ce travail antérieur m'a souvent permis de mieux saisir, dans le détail de ses nuances, la véritable pensée du poète danois.
AU P. SAMUEL DE GUERSAG, 0. M.,
MON AMI SUR LA SAINTE MONTAGNE
DE L'ALVERNE
En respectueux Souvenir J. J.
PÈLERINAGES FRANCISCAINS
I LES APPRÊTS DU PÈLERINAGE
A Rome, durant tout l'hiver, accoudé au balcon de la terrasse qui surmontait ma maison, j'avais considéré avec une tendresse mêlée de désir les Monts Sabins, dont les pentes crayeuses et les cimes couronnées de neige m'apparaissaient en plein relief, sous la fine lumière du soleil; et maintes fois, au cours de mes chères prome- nades dans la Campagne Romaine jusqu'à Ponte Nomentana, mon regard s'était tourné pieusement vers le nord, par-dessus les plaines ensoleillées que dominait, à Thorizon lointain, la masse imposante du Soracte, d'un bleu de nuage. Car là-bas, der- rière les puissants contreforts des Monts Sabins, de l'autre côté de ce Soracte jadis célébré par Horace, c'est là-bas que se cachaient les villages et les villes, les couvents solitaires et les ermitages abandonnés que, de toute mon âme, j'aspirais à voir. C'est la-bas vers le nord, au delà des hau- teurs limitant ma vue, que reposaient toutes ces
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2 PÈLERINAGES FRANCISCAINS
antiques cités dont les noms m'avaient été révélés et rendus chers par tant de livres sur la vie de saint François! Là-bas m'attendaient Assise et Pérouse, Bologne et Sienne, comme aussi ces autres villes à jamais glorieuses dans Thistoire franciscaine : Folig-no et Cortone, Spolète et Gubbio, Rieti, Cannara, Bevagna, Borgo San Sepolcro !
La seule résonance de ces noms était, pour mes oreilles, une exquise musique; et longtemps j'avais pu, sans ombre de fatigue, me tenir penché sur la carte de Fltalie centrale, tâchant à y découvrir, l'un après Tautre, tous ces lieux franciscains, à dresser le plan d'un itinéraire entre l'un et l'autre. Ces voyages sur la carte, commencés déjà chez nous, en Danemark, je les avais poursuivis tout rhiver, dans ma petite chambre romaine. Et déjà mon cœur s'était rempli d'une émotion singulière lorsque, à Copenhague, j'avais imaginé l'apparence que pouvaient offrir toutes ces villes italiennes, en me disant qu'elles existaient vraiment, et qu'un jour, peut-être, j'aurais le bonheur de parcourir leurs rues ; mais combien plus étrange encore m'avait semblé, maintenant, de savoir qu'au delà de l'horizon de mes yeux, toute proche et pourtant très lointaine, s'étendait la Galilée de saint Fran- çois, la région la plus riche en beauté de toute l'Italie ! Là-bas, dans les gorges des Apennins et parmi la solitude des forêts de montagnes, se trou- vaient tous ces merveilleux ermitages et couvents qui avaient été les témoins des premiers temps
LES APPRETS DU PELERINAGE 3
lu'i'oïques de Tépopée franciscaine! Tout de suite derrière les Monts Sabins s'ouvrait la vallée de Rieti, avec Fonte-Colombo, où François avait écrit la règle de l'Ordre, et avec Greccio où il avait fêté la Noël auprès d'une véritable crèche, en compagnie d'un bœuf et d'un âne. Plus loin, il y avait ce mont Casai, voisin de Borgo San Sepolcro, dont les Fioretti nous racontent que c'est là que saint François a converti trois brigands. Et puis encore il y avait La Foresta, où il a béni la vigne dévastée du curé, après quoi cette vigne a porté plus de fruits que jamais jusqu'alors; et puis aussi tant d'autres petits monastères, tout pareils aujour- d'hui à ce quïls étaient du vivant du frère Léon : Celle près de Cortone, Sarteano près de Chiusi, Saint-Urbain près de Narni, Saint-Eleutère etPog- gio Bustone dans la vallée de Rieti, ou bien, à mi-rout(^ entre Pérouse et Gubbio, ce couvent de Farneto où, certain jour que le frère Masseo fai- sait fonction de portier,, un ange était venu frapper à la porte, mais pour être durement repoussé par l'orgueilleux frère Elie î
De toute mon âme, j'aspirais à voir tous ces lieux que l'histoire ou la légende avaient consacrés. Je rêvais ardemment de suivre le grand saint d'Assise dans ses courses apostoliques par les monts et les villes. Mais plus vivement encore, peut-être, je désirais visiter un autre lieu mémorable dont, à deux reprises déjà, il m'avait été donné d'ap- procher, mais sans pouvoir y atteindre jamais :
4 PELERINAGES FRANCISCAINS
le mont Alverne, cette cime escarpée des Apen- nins, un peu au sud de Florence, dans la vallée du Casentin, où saint François, deux années avant sa mort, avait été admis à l'honneur de recevoir sur sa chair les empreintes sacrées de la passion du Christ.
Ainsi, à mesure que l'hiver s'avançait, grandis- saient en moi ces impatients désirs. Malheureuse- ment, avant qu'il me fût possible de commencer avec profit le voyage rêvé, il y avait bien des choses encore qui me restaient à apprendre: de telle sorte que, jour après jour et mois après mois, je demeurais courbé sur des livres, dans la bibliothèque du Vatican. Mais, lorsque la bibliothèque se fermait, et que je pénétrais, les yeux endoloris à force de lire, dans le long corridor clair oii l'on marche entre des tom- beaux antiques et des pierres portant des inscrip- tions des Catacombes, toujours je m'arrêtais un moment auprès de l'une des grandes fenêtres : par- dessus les cours et les toits du Vatican, par-dessus l'immense Rome imprégnée de soleil, mon regard allait vers les Monts Sabins, dont les crêtes nei- geuses étincelaient parmi la buée bleue de l'après- midi. Et quand, enfm, mes yeux se détournaient de cette contemplation pieuse, toujours c'était avec un salut muet aux montagnes, une muette pro- messe de venir bientôt.
II LE DÉPART DE ROME
Et enfin arriva un jour d'avril oh je me trouvai prêt à me mettre en route. Du balcon de l'apparte- ment que j'y habitais dans la Via Castelfidardo, bien des petites mains m'envoyèrent des signaux d'adieu; et puis je tournai le coin de la rue, et com- mençai mon pèlerinage.
A la gare des Termini, je m'installai dans un des beaux wagons du modèle nouveau. Le train que je devais prendre était l'express d'Ancône, et une foule de voyageurs se pressait sur les quais. Un couple vint s'asseoir près de moi, deux jeunes gens qui, aussitôt, m'adressèrent la parole affectueusement. J'appris qu'ils étaient frère et sœur, de Padoue, et qu'ils achevaient un petit voyage circulaire de quinze jours, dont Rome cons- tituait la limite la plus méridionale. L'un et Fautre m'apparurent des personnes excellentes, d'un type dont les exemplaires se rencontrent volontiers en Italie : le trait le plus frappant de ces natures étant une bonté douce et délicate, dont on les sent comme tout imprégnées. Mes compagnons, ayant su que je
6 PELERINAGES FRANCISCAINS
me dirigeais vers la vallée de Rieti, furent visible- ment heureux de penser que nous allions, eux et moi, suivre la même route durant quelque temps : car leur trajet devait les ramener à Padoue par la ligne de l'Adriatique, en passant par Sulmone.
Cependant, au milieu de notre causerie, nous ne nous étions pas aperçus que notre train avait quitté la gare : nous longions maintenant le vaste cime- tière qui entoure Saint-Laurent-fors-les-Murs, le Campo Verano, avec ses rangées sans fin de noirs cyprès et de tombeaux de marbre blanc. Et voici que, tout de suite, à Thorizon, dans toute sa splendeur violette et nacrée, se dressait devant nous la masse des Monts Sabins !
Nous traversons la campagne, en suivant le cours du Tibre. Je découvre au loin les hauteurs qui dominent la Voie Flaminienne, et les pentes abruptes, percées de cavernes, que j'avais visitées dans mes promenades vers la Prima Porta et la Maison de Livie. Après quoi commencent à se montrer. Tune après l'autre, les vieilles cités au sommet des montagnes : ces vieilles cités grises que personne au monde, peut-être, n'aime autant que moi. J'inscris sur mon carnet les noms de quelques-unes, — Poggio-Mirteto, Givita-Castel- lana, — je tâche à dessiner leurs formes, et en particulier celles de leurs tours pointues et de leurs petits clochers, oii l'on voit si nettement pendre les cloches, sombres sur le fond lumineux de l'air ! Mais en vain je m'y efforce : sur chaque hauteur
LE DEPART DE ROME 7
nouvelle m'apparaît une nouvelle cité, toutes plus merveilleuses les unes que les autres.
Nous sommes, désormais, dans les Monts Sabins : aussi notre machine a-t-elle fort à faire. Dans les forêts montagneuses, encore nues ou seulement à demi revêtues de feuilles, je vois briller les écla- tantes fleurs rouges du figuier de Judas. Et notre chemin se poursuit entre des roches blanchâtres, le long d'un affluent du Tibre, la Nera aux eaux d'un gris-vert. Des moulins tapissés de lierre se dressent sur ses bords, et, derrière eux, Feau s'accumule en petits étangs. Là-haut, sur l'un des plus sauvages rochers blancs, j'aperçois une ville encore plus ancienne et vénérable que pas une de celles que je viens d'admirer : une ville toute bâtie sur des arceaux, avec des remparts et des tours circulaires, de fins clochers, et des chœurs gothiques d'églises aux légères ogives. C'est Narni; et bien- tôt nous allons arriver à Terni, oi!i j'aurai à changer <le train.
Voici, en effet, qu'au sortir de l'express cosmo- polite Rome-Ancône je me trouve tout à coup transporté sur une calme petite ligne provinciale, dont les voitures roulent lentement de Terni à Sulmone, en passant par Rieti et par Aquila! Le départ de mon train nouveau semble, d'ailleurs, s'effectuer très malaisément, et ce n'est qu'après maints appels de cornet, maintes sonneries de cloche, et maints cris de pronti! et de partenza!
8 PÈLERINAGES FRANCISCAINS
que nous finissons par nous mettre en branche. Comme le chemin monte assez fort, nous n'allons guère plus vite qu'une diligence à chevaux : n'im- porte, nous avançons toujours.
Mes compagnons padouans sont descendus avec moi de l'express, et mont suivi dans mon com- partiment, oii une quatrième personne est venue se joindre à nous : auprès de la portière s'est assis un vieux prêtre en soutane râpée, qui, d'abord, s'est replongé dans la lecture de son bréviaire, faisant courir de ligne en ligne, sur les pages fatiguées, ses petits yeux bruns, malicieux et bons. Mais bientôt, sa lecture achevée, le voici prêt à causer avec mes deux amis de Padoue ! Et lorsque ceux- ci lui racontent que a le signa?' étranger » se rend dans la vallée de Rieti pour y visiter les lieux fran- ciscains, à cette nouvelle le vif regard du prêtre se tourne vers moi avec une expression de cordialité. Le fait est que lui-même demeure dans Tun des pre- miers endroits que je me propose de voir : il est le curé du village de Greccio ! Il me promet de me mon- trer le chemin qui conduit à Fantique couvent, — cette « relique vivante de Tordre franciscain )>, comme il l'appelle ; — et nous en venons à parler de Textrême intérêt qui, dans l'Europe entière, s'attache aujourd'hui à saint François, ainsi qu'au grand mouvement religieux qu'il a inauguré.
L'un des premiers noms qui nous arrivent aux lèvres est, naturellement, celui de Sabatier : aussi
LE DEPART DE ROME 9
bien y a-t-il peu de noms qui soient aujourd'hui plus familiers aux Italiens. Cet ex-pasteur protes- tant devenu historien religieux dans l'esprit de Renan a, vraiment, fait époque, avec son livre sur saint FVançois. On peut dire sans crainte d'erreur que c'est lui qui a réveillé, à nouveau, Tintérêt du monde civilisé pour le saint d'Assise, d'abord avec cette Vie de Saint François, et puis avec son excel- lente édition d'une nombreuse série de documents franciscains, pour ne point parler de l'ardeur avec laquelle il a encouragé, en France, en Allemagne, et en Angleterre, tout un cercle de jeunes érudits à étudier Thistoire franciscaine. Tout récemment encore (en juin 1902), c'est sur son initiative, et sous sa présidence d'honneur, qu'a été fondée à Assise une « Société internationale d'Études Fran- ciscaines )). — une société qui entend être non seule- ment internationale, mais aussi « inter-confession- nelle », et qui compte parmi ses membres des personnalités aussi diverses que, par exemple, le député radical italien Luigi Luzzatti, le recteur de l'Institut archéologique français de Rome J\P'" Du- chesne, le baron de Bildt, représentant delà Suède auprès du Quirinal, les professeurs Felice Tocco, de Florence, et Angelo Gubernatis, de Rome, le chanoine anglais Rawnsley et le savant dominicain Mandonnet, professeur à l'Université catholique de Fribourg, en Suisse.
La société a pour objet de créer, comme centre de l'érudition franciscaine en Europe, une a Biblio-
10 PÈLERINAGES FRANCISCAINS
thèque franciscaine » à Assise, dea dresser un cata- logue complet de tous les manuscrits déportée fran- ciscaine existant en Europe, de faciliter ainsi, et par d'autres moyens, le travail des chercheurs, et, d'une manière plus générale, de contribuer au progrès de l'histoire non seulement de saint Fran- çois et de son ordre, mais encore de tout ce qui se rapporte au passé ou aux monuments d'Assise ». On conçoit sans peine que la petite cité d'Assise ne manque pas à apprécier l'honneur et le profit résultant, pour elle, de cette œuvre franciscaine de M. Paul Sabatier. L'érudit français a été pro- clamé citoyen honoraire d'Assise; et chacun de ses fréquents séjours dans la ville natale de saint François lui vaut d'être traité avec presque autant de respect que le saint lui-même. Les vieilles fem- mes se plaisent à raconter de quelle façon les enfants qui mendient dans les rues reçoivent de lui, non point des sous, mais des bons alimen- taires; et, en vérité, rien n'est plus curieux que de le voir passer dans les étroites ruelles d'Assise, figure à la fois remarquable et imposante, avec son haut front blanc, ses grands yeux bruns, son nez d'aigle, sa barbe noire aux fils soyeux, et sa lon- gue chevelure de poète, teintée de gris, retombant en masse pleine sur le collet de sa redingote noire
Pendant cet entretien, le train continue à s'éle- ver péniblement dans les montagnes. Les tunnels
LE DÉPART DE ROME 11
succèdent aux tunnels ; et, durant les courtes pauses de lumière entre l'enténébrement de ces tunnels, nous découvrons à nos pieds la magni- fique vallée du Velino, avec, plus loin à l'ho- rizon, les étincelantes montagnes vêtues de neige. Dans une de ces vues fugitives, le curé de Greccio penche profondément la tête en dehors de la fenê- tre du wagon :
— Essayez de regarder un peu là-haut ! nous dit-il.
Et, en effet, là-haut, sur la pointe d'un rocher, une ville m'apparait, nommée Miranda.
— C'est là qu'ils ont de bon air, d'excellente eau, et des enfants vigoureux ! — explique le prê- tre. — Dans le bas, à Terni, les enfants sont déjà beaucoup moins robustes.
Et la ville disparaît, dans l'obscurité d'un nou- veau tunnel. Mais lorsque ensuite nous revenons à la lumiî're. c'est pour nous trouver dans une large vallée. De fins peupliers aux troncs blancs, — de ceux que Bœcklin représente dans ses évocations du printemps, — surgissent, vert clair, autour d'un petit lac laiteux, d'un vert moins accusé. Une ville s'étend, au bord du lac, surmontée des ruines d'un vieux château ; et, au fond, les montagnes vio- lettes, avec leurs sommets recouverts de neige. Ville et lac portent, tous deux, le nom de Piedi- luco.
Une fois de plus, la vue s'efface. Nous avançons à présent dans un ravin, oii les eaux grises du
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Velino coulent lentement, tout contre la voie. Le torrent, ici, est encore tout tranquille, avant de s'animer, là-bas, aux joyeuses cascades de Terni. D'une maison juchée sur le rebord de la montagae, s'élève une légère colonne de fumée; et comme je m'amuse à la suivre du regard, voici que, dans le haut, je découvre une antique petite place forte de même espèce que, tout à Fheure, Miranda!
— C'est Moggio ! explique mon savant compa- gnon. Vous pouvez apercevoir la tour de Féglise : les gens, là-haut, ont un curé à eux. Mais l'endroit ne possède point de source ; et les habitants sont forcés de venir chercher de Teau jusqu'ici, dans le Velino. Aussi, vous pouvez croire que ce n'est point chose amusante, l'hiver surtout, d'habiter Moggio !
Et il me montre les étroits sentiers qui, en lignes abruptes, descendent au liane du rocher. C'est par là que doivent passer les femmes de Moggio, mar- chant pieds nus, et portant sur leur tête les grandes jarres de cuivre. Une couple d'heures de voyage seulement sépare de Rome ces solitaires régions de montagnes ; et cependant quelle différence entre ces porteuses d'eau de Moggio, femmes et jeunes filles, dont la vie ressemblerait presque à celle de bêtes de somme, et leurs sœurs romaines, qui peut- être, en ce même instant, parées comme des pou- pées, exhalant de fortes odeurs de parfumerie, suivent le Corso pour se rendre à leur prome- nade d'après-midi sur lePincio!...
Enfin le train s'abaisse, et nous quittons les
LE DEPART DE ROME 13
montagnes. L'air est gris et chaud, avec une moi- teur bien différente de la rude sécheresse d'aupa- ravant. Le wagon ghsse dans la large vallée de Rieti, plateau élevé que traverse le Velino. Le fort torrent crayeux laisse constamment des dépôts de pierre sur le sol de son lit, et, par suite, menace souvent de déborder dans la plaine. Déjà les Romains connaissaient ce danger ; et c'est pour y parer que, en l'an 271 avant la naissance du Christ, Manius Gurius Dentatus a fait creuser un canal d'écoulement que, plus tard, les empereurs romains et les papes du moyen âge ont soigneusement con- servé. En 1598, le pape Clément VIII a définitive- ment restauré le canal de Dentatus. Les anciens Romains avaient volontiers leurs villas d'été dans ce pays, sur les fraîches hauteurs ; et leurs succes- seurs d'aujourd'hui commencent à imiter leur exemple. Mais il n'existe pas encore d'hôtels dans les petites villes qui bordent la vallée ; les étrangers sont
réduits à louer des logements chez les paysans
Tout cela m'est raconté par le bon curé, mon compagnon de route, tandis que nous poursuivons notre chemin à travers la plaine, entre de beaux champs de vignes oij les pampres verts pendent d'un arbre à l'autre. A l'horizon, au-dessus des montagnes violettes, d'autres cimes, couvertes de neige, brillent d'un éclat singulier, contre le fond gris de l'air. Et puis le train s'arrête. Nous sommes arrivés à Greccio.
m LA NOËL DE GRECCIO
C'était au mois de décembre, en Tannée 1223. Le frère François d'Assise, revenant de Rome, avait regagné sa chère vallée de Rieti. Dans la grotte sauvage d'un rocher voisin de Fonte-Colom- bo, il avait naguère, tout en priant et jeûnant, écrit la Règle destinée à ses petits frères bien-aimés; et le pape Honorius III venait, à présent, de confir- mer cette Règle par une bulle. Aussi le frère Fran- çois s'en revenait-il de Rome avec, au cœur, ce repos que Ton éprouve lorsqu'on a enfin accompli une tâche importante et lourde, — avec la sensa- tion d'être enfin délivré d'un pénible fardeau. L'œu- vre essentielle de toute sa vie, il l'avait désormais confiée aux mains de FÉglise : désormais il allait pouvoir se consacrer entièrement à son amour, àl'amour de Celui qui, un jour, durant sa jeunesse, avait parlé à son àme du haut d'un ancien crucifix, dans la petite église en ruines de Saint-Damien
Mais l'amour du Dieu crucifié avait toujours été également, chez le frère François, l'amour du Dieu qui, par bonté pour nous, avait voulu devenir un
LA NOËL DE GRECCIO 15
petit enfant, enveloppé de langes et couché dans une crèche. Le culte de la croix était, dans Tâme du saint, inséparable du culte de la crèche : Bethléem, pour lui, était tout proche du Golgotha. Et ainsi arriva que, cette année-là, il se rendit à Greccio pour y fêter la Noël d'une manière que personne, jusque-là, n'avait encore connue ni rêvée. Il avait parlé de son projet au pape, pendant son séjour à Rome, et obtenu son autorisation ; après quoi il s'était entendu avec un propriétaire aisé de Greccio, messire Jean Vellita, qui lui avait promis son concours.
— Je veux, lui avait dit François, fôter avec toi la sainte nuit de Noël; et écoute un peu Fidée qui m'est venue ! Là-bas, dans la forêt, tu tâcheras à trouver un endroit convenable, — une grotte dans le rocher, si c'est possible, — et tu y installeras une crèche, remplie de foin. Et il faut aussi qu'il y ait là un bœuf et un âne, tout à fait comme dans l'éta- blede Bethléem ! Car je souhaiterais, au moins une fois, de commémorer pour de bon l'arrivée du Fils de Dieu sur la terre, et de voir de mes propres yeux combien pauvre et misérable il a voulu être, par amour pour nous !
Cet entretien avait eu lieu au début du mois de décembre. Le soir sacré, tout se trouvait prêt, à Greccio, comme le frère François l'avait désiré ; et vers l'heure de minuit, tout le peuple de la région voisine s'était rassemblé autour de la crèche, afin de fêter la naissance du Sei":neur. Comme nous le
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raconte Thomas de Celano : (c Greccio était devenu un nouveau Betliléem ; la forêt retentissait de voix mélodieuses, et les rochers répondaient aux chants de la foule. » Tous portaient des torches allumées, tandis que, auprès de la crèche, se tenaient les frères avec leurs cierges ; si bien que les bois étaient éclairés comme s'il eut fait plein jour. Sur la crèche servant d'autel, un prêtre lit la messe, afin que l'enfant divin soit présent, sous les espèces du pain et du vin, de même qu'il l'avait été, en personne corporelle, à Bethléem. Il y eut même un instant où Jean Vellita eut l'impres- sion qu'il voyait un enfant véritable couché dans la crèche, mais qui paraissait comme mort, ou du moins endormi. Et voici que le frère François s'approche de l'enfant et le prend tendrement dans ses bras ; et voici que l'enfant s'éveille, sourit au frère François, et, de ses petites mains, caresse ses joues semées de barbe, et la bure grise de son froc î Vision qui, d'ailleurs, n'avait rien d'éton- nant pour messire Vellita : car celui-ci connaissait déjà bien des cœurs où, pareillement, Jésus avait été mort, ou tout au moins endormi, jusqu'au jour où le frère François, par sa parole et son exemple, l'avait réveillé et ressuscité.
Après la lecture de l'évangile, le frère François, en robe de diacre, s'avança vers la foule. « Soupi- rant profondément, nous dit Celano, accablé sous la plénitude de sa piété, et débordant d'une joie merveilleuse, le saint de Dieu se dressait auprès de
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la crèche. Et sa voix, sa voix forte et douce, sa voix claire et sonore, engageait les assistants à rechercher le souverain bien. »
Le frère François prêche à la foule. « En des paroles d'une douceur exquise, il parle du pauvre roi qui est né durant cette nuit, et qui est le Sei- gneur Jésus, dans la cité de David. Et, chaque fois qu'il veut prononcer le nom de Jésus, voilà qu'il est tout brûlé du feu de son amour, et que, au lieu de ce nom, il l'appelle tendrement l'Enfant de Bethléem ! Et, ce mot de Bethléem, il le dit du ton d'un agneau bêlant ; et lorsqu'il a proféré le nom de Jésus, il laisse sa langue glisser sur ses lèvres, comme afin de savourer la douceur que ce nom a répandue derrière soi, en passant sur ces lèvres. Et ce n'est que très tard que s'acheva cette sainte nuit de veille, et que chacun, le cœur plein de joie, s'en retourna dans sa maison.
(( Et dans la suite ce lieu, où avait été installée la crèche, fut consacré au Seigneur par l'édification d'un temple ; et au-dessus de la crèche fut dressé un autel en l'honneur de notre bienheureux Père Fran- çois : de telle sorte que, là où naguère les bêtes sans raison mangeaient le foin de la crèche, aujourd'hui des hommes, pour le salut de leur âme et de leur corps, reçoivent l'Agneau immaculé, Notre-Sei- gneur Jésus-Christ, qui, en gage d'un amour inef- fable, a donné sa chair pour la vie du monde, et qui, avec le Père et le Saint Esprit^vit et règne en toute majesté à travers les siècles des siècles. Ainsi soit-il î »
IV
L'ARRIVÉE AU COUVENT DE GRECCIO
Une paix infinie nous entoure, — le rêver endo de Greccio et Thumble pèlerin danois qui écrit ces lignes, — lorsque, au sortir de la petite station, nous descendons sur la route. De toutes parts, autour de nous, l'air des montagnes et leur doux silence.
Greccio se compose de trois groupes d'habita- tions, dont le plus récent est la ville neuve, atte- nante à la gare et qui ne comprend encore qu'un petit nombre de maisons, au bas de la vallée, tan- dis que les deux autres, plus haut sur le flanc de la montagne, sont l'ancienne ville de Greccio et l'ancien couvent, San Francesco di Greccio. Ces deux derniers groupes, d'ailleurs, ne se trouvent nullement dans le voisinage l'un de l'autre, mais occupent les deux rebords opposés d'un assez vaste vallon, ouvert à une grande profondeur entre les montagnes. Lorsque Ton se tient dans le bas, auprès de la station, on aperçoit à gauche, au-des- sus du mur de rocher, la vénérable ville, avec une foule de petits trous de fenêtres sombres dans les
L ARRIVÉE AU COUVENT DE GRPXCIO 19
maisons grises, — d'une couleur pareille à celle des nids d'hirondelles, — et, plus au fond, un unique clocher. Le couvent, lui, est à droite, mais plus avant dans la vallée, et caché derrière un grand bois de chênes et de lauriers.
Je porte mon petit bagage sur l'épaule, dans un sac, de façon à pouvoir me passer toujours de l'assistance de tout commissionnaire. Et pendant que le prêtre et moi remontons la route, mon iné- puisable compagnon me raconte pourquoi le cou- vent et la ville de Greccio sont placés aussi loin l'un de l'autre.
— Jean Vellita, riche citoyen de Greccio, me dit-il, désirait avoir un couvent de frères tout contre la porte de Greccio, et avait exprimé ce désir à saint François. Or, le saint n'aimait guère que ses frères habitassent si près de la ville, craignant qu'ils n'en fussent trop distraits dans leur recueille- ment. Mais comme, d'autre part, il ne voulait point refuser directement la requête de messire Jean, voici la défaite qu'il imagina : « Si vous y consen- c( tez, dit-il à Vellita, nous allons nous en remettre « à Dieu de décider en quel endroit devra s'élever (( le couvent pour lequel vous voulez bien me « donner le terrain ! Un soir, nous nous rendrons « devant la porte de Greccio, en emportant un c( tison enflammé du feu de votre foyer. Ce tison, « nous le confierons en main à votre petit garçon « de quatre ans, avec l'ordre de le lancer devant « lui, dans les ténèbres. Et là où tombera le tison,
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« c'est là qu'habiteront mes frères! ». Et il fut fait comme saint François l'avait dit. Et lorsque le petit garçon éleva son faible bras, pour lancer le tison enflammé, tout le monde, ainsi qu'il était vraisemblable et naturel, s'attendit aie voir tomber à une ou deux aulnées de distance; et déjà tous les habitants de Greccio se réjouissaient à l'idée d'avoir les pieux frères pour si proches voisins.
« Cependant saint François se tenait plongé en prière. Et voilà que, au moment où le tison lancé commençait déjà à retomber, voilà que, tout à coup, il changea de direction! Au lieu de tomber, il monta très haut, et, comme s'il avait eu des ailes, s'envola dans la nuit, au delà du mont.
« Vous n'êtes sûrement pas, signore, sans avoir vu ces petits ballons, avec des chandelles allumées, que nous autres, Italiens, avons coutume de lancer dans les soirs de fête ? Pareil à l'un de ces petits ballons, le tison embrasé s'élança par-dessus la vallée, se dirigeant là-bas, vers l'autre côté. Après quoi, ayant franchi la vallée, il s'abattit sur un rocher abrupt qui, précisément, appartenait à Jean Vellita. C'est là qu'on le retrouva le lendemain : on montre encore l'endroit où sa chute a noirci le gris clair du rocher. Et c'est là que messire Jean, bien contre son gré, dut bâtir pour les frères le couvent promis. Celui-ci est suspendu là-haut, collé à la roche comme un nid d'hirondelles. »
Pendant que le bon prêtre de Greccio me raconte cette histoire, nous voici parvenus à l'endroit où
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nos chemins se séparent ! Mon compagnon va pour- suivre sa route vers la ville, dont l'église est confiée a ses soins, tandis que moi, je devrai grimper un sentier pierreux que je vois creusé dans le roc, et qui, après une petite heure de marche, m'amènera au couvent.
— Tout est arrangé, là-haut, pour recevoir des étrangers ! — me dit encore mon vénérable ami, en façon d'adieu.
Et le renseignement me vient à point : car il n'y a pas d'auberge àGreccio.
Bientôt je me trouve seul à suivre le sentier. A ma droite, la montagne : la roche, d'un gris bleu, apparaît entre le rare gazon, avec des violettes des Alpes poussant sur la descente. A gauche s'étend la riche vallée, avec des vignes pendues d'arbre en arbre, et la verdure printanière d'un blé déjà haut entre les ceps de vigne. Derrière les vignobles, la vallée se resserre en une gorge rocheuse, qui me rappelle la gorge des Carceri, près d'Assise.
Tout est silencieux et tranquille, autour de moi, de ce calme qui ne se goûte que dans la pleine campagne. Chaque bruit lointain se distingue avec une netteté merveilleuse. Quelqu'un referme une porte, dans une maison, de l'autre côté de la vallée : c'est comme si je l'entendais à dix pas de moi.
Et voici qu'un chant s'élève, là-bas ! C'est une voix d'enfant Je reconnais aussitôt la mélo-
22 PELERINAGES FRANCISCAINS
clie : un de ces chants curieusement étendus et lents, empreints d'une tristesse infinie, que bien souvent j'ai entendu chanter par les paysans au
travail, dans les plaines de TOmbrie La voix
est trop éloignée de moi pour que je puisse discerner les paroles : mais je ne puis me tromper au ton de son chant, à ce ton plaintif et douloureux. Oui, c'est bien la mélodie que j'ai entendue s'élever des olivaies des environs d'Assise, par de claires et merveilleuses soirées d'automne, à l'heure où la brume commençait à se répandre sur l'immense plaine, mais où, des rues et places élevées de la ville, je voyais encore le ciel parfaitement clair, avec les rougeurs dorées du crépuscule étincelant au-dessus des montagnes, dans la direction de Pérouse Pendant que les ténèbres descen- daient très vite, et que l'air était comme fait d'un cristal transparent et sombre, une jeune paysanne revenait chez elle, de son travail, et chantait, len- tement et rêveusement, ces notes dolentes, d'une mélancolie indéfinissable.
Le cœur tout envahi de souvenirs, je m'asseois au bord du chemin. C'est tout un passé qui m'est revenu, à la fois doux et cruel comme tout ce qui est fini. C'est le souvenir de ma seconde jeunesse, de ce bel été d'il y a maintenant tout près de dix ans, dans la solitude montagneuse de La Rocca, sous le toit du Padre Felice, et aux côtés de mon
cher Francesco Mon cœur se gonfle : tout me
rappelle si vivement ce lieu et ce temps de jadis !
L'ARRIVÉE AU COUVENT DE GRKCGIO 23
Je reconnais même cette singulière odeur aroma- tique qui entoure les fermes italiennes, un parfum mélangé de feuilles de maïs fanées, qui gisent répan- dues sur le préau, de fagots de genévrier, pétillant dans l'âtre, et puis aussi, un petit peu, de fumier de porcs. Odeur, en vérité, très particulière, et oii aucun de ces éléments ne saurait manquer.
Tout ceci m'annonce que je vais me trouver bientôt dans le voisinage d'habitations humaines. Et déjà, tout à l'heure, pendant ma rêverie, j'ai vu sur la montagne, entre quelques chênes épars, des enfants qui couraient et ramassaient du bois mort. Plus loin, derrière la saillie du rocher, j'ai même entendu le bruit sec d'une hache.
Je me remets en route et, après deux ou trois miniites, j'arrive devant un groupe de maisons sur les hautes marches desquelles des femmes se tien- nent assises, occupées à coudre. Un peu plus haut, je rencontre une fontaine oii l'on lave du linge. Je suis maintenant parvenu jusqu'au milieu de la vallée. De la fontaine, l'eau descend rapidement vers le Velino, comme un agile ruisseau de montagne.
A une petite fille blonde avec des yeux bleus je demande le chemin du couvent. En réponse, l'en- fant se retourne et élève la main :
— Eccolo, signore!
Et en vérité, oui, le voici ! Il pend là-haut, petit et blanc, comme un nid collé au rocher, sous l'ombrage du bois de lauriers et de chênes.
La route, cependant, est encore bien longue.
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jusque là-haut; mais la petite fille m'indique un sentier plus court, par le jardin des frères. Je grimpe par-dessus une clôture, eL me voici dans le jardin !
Ce jardin des frères est très vaste, descendant de la montagne en nombreuses terrasses, et tout plein de grands arbres, d'herbes hautes, et de fleurs sauvages, — petites jacinthes bleues et anémones rouges. Parfois, tout à coup, au milieu de ce désert, surgit un minuscule vignoble, ou bien une loggia oii des pots de fleurs sont rangés élégam- ment sur le rebord, avec des lys épanouis.
Je gravis terrasse sur terrasse, mais toujours sans rencontrer personne. Et toujours je vois le couvent suspendu très haut au-dessus de ma tête, aussi inaccessible qu'auparavant.
Mais voici que j'entends une voix qui appelle, et, de derrière un buisson, surgit une petite figure vigoureuse et tassée, avec des cheveux frisés, et des yeux bruns très vifs dans un visage tout hâlé de soleil. Le cou rouge disparaît derrière une cagoule brune semée de taches; une corde épaisse autour des reins, les pieds nus, l'homme tient en main une bêche, dont il appuie le plat sur le sol. C'est un franciscain, et, certes, un franciscain à Fétat de nature! Un moment, il considère avec surprise l'étranger pénétrant dans l'enceinte du monastère. Mais déjà j'ai tiré de ma poche le docu- ment où le général des Frères mineurs, le Père David Fleming, me recommande chaudement à tous les
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membres de l'ordre, leur exprimant son désir que le porteur de sa lettre puisse partout « recueillir les saintes traditions et autres souvenirs relatifs à notre Père François ». Et à peine le frère aux pieds nus a-t-il aperçu Femblème de Tordre, — deux bras en croix, dont l'un nu, celui du Christ, Tautre vêtu de bure monastique, le bras de Fran- çois d'Assise — ; à peine a-t-il lu le solennel début de la lettre : Frater David Fleming, vicarim generalis totiiis ordinis fratrum rninorum^ que le voici s'inclinant avec respect, jetant sa bêche à terre, se retournant, et criant k pleine gorge :
— Giiiseppe ! Giuseppe !
Et, des mêmes buissons, je vois sortir Giuseppe, un franciscain tout jeune, celui-là, mais du même type sauvage que son compagnon. Son froc, seule- ment, est encore plus sale, voire rapiécé ; et les pieds nus sont chaussés de véritables souliers en vieille boue desséchée, où les ronces du jardin ont dessiné des raies rouges.
— Giuseppe, conduis ce monsieur au couvent ! Et Giuseppe, sur ses pieds nus, s'élance devant
moi vers une porte, dans le mur du jardin, une porte qui donne sur un escalier pavé, montant tout droit au couvent. Puis il referme la porte derrière moi, et me laisse commencer, seul, mon ascension.
Je gravis un zigzag de marches très raides, tapissées de petites pierres pointues. D'un côté, la montagne est suspendue sur moi, avec une riche
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végétation de petites fougères fines et de sombres buissons de lauriers. De Tautre côté, par-dessus un haut parapet de grands blocs calcaires, mon regard domine tout le pays d'alentour.
Je continue à monter, et, à chaque nouveau zigzag, la vue devient plus merveilleusement belle. Je me penche par-dessus le mur : déjà le jardin où je suis entré tout à Iheure est très bas sous mes pieds, et les deux frères au travail m'apparaissent comme de petites poupées.
Enfin l'escalier aboutit à une plate-forme, d'où je découvre dans son entier l'admirable vallée de Rieti, coupée en de grands champs verts ou bruns, et entourée des puissantes montagnes, brunes ou vertes aussi. Les plus hautes ont des casques de neige, à demi-cachés par des nuées grises.
Et tout juste devant moi se dresse l'entrée du couvent, dont les bâtiments blanchis à la chaux pendent vraiment comme des nids d'hirondelles collés au rocher, si bien qu'on les croirait sur le point de se détacher pour se précipiter dans l'abîme. L'accès du couvent est d'une simplicité extrême : une porte peinte en rouge, avec un marteau de fer tout usé, conduit à un petit vestibule pavé de briques rouges. Une étroite et profonde fenêtre éclaire faiblement cette pièce, et laisse apercevoir une nouvelle porte, grande ouverte, donnant sur un petit couloir qui grimpe en tournant et dispa- raît entre des murs blancs. Au-dessus de cette
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seconde enlrée, je lis un verset tlu livre de Tobie (vi, 23) : « Ne crains rien, mon fils ! nous menons une vie pauvre, mais nous posséderons, un jour, de grands biens. » — A droite de la porte, je vois peint à fresque saint François, à gauche saint Antoine, tous les deux debout, en robes grises. Au- dessous de l'image de saint Antoine est un bénitier de pierre avec la date : M. D. LXTI ; et, tout près de là, une porte grillée s'ouvre sur une cha- pelle, au-dessus de laquelle est écrit :
In hoc sacello Sanà^ Liica^ Francise, reclinamt Christian in presepio.
« Dans cette chapelle de Saint-Luc, François a couché le Christ dans la crèche. »
C est donc ici, tout à l'entrée du couvent, que se trouve le lieu vénérable où a été célébrée la Noël de Greccio !Je tâche àregarder à travers la grille, mais sans pouvoir rien distinguer dans les ténèbres. . . . Et puis, après quelques instants d'arrêt, je pénètre dans le couvent, le long d'un étroit corridor dont les planches, çà et là, se détachent du sol. Le cordon d'une cloche m'accompagne, au-dessus de moi, sous la voûte.
Le corridor fait un détour ; au-dessus d'une arche est pendu un écusson de bois avec l'emblème franciscain et, au bas, le mot : Silentium. Puis j'arrive aune sorte d'antichambre, toujours parque- tée,— chose bien rare en Italie. D'un côté, derrière
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une grille de bois, je découvre une petite chapelle, avec deux fenêtres donnant sur la vallée ; de l'autre côté, un antique escalier conduit à l'étage supérieur du couvent ; au fond, la roche nue se dresse à mes yeux; et exactement devant moi je trouve une porte fermée qui paraît continuer le corridor par où je suis venu, tandis qu'une autre porte, toute voisine, est ouverte, mais ne laisse apercevoir qu'une obscurité absolue... Je décide de monter l'escalier.
Toutest bas et étroit : je suis obligé de baisser la tête, pour ne point me heurter aux vieilles poutres du plafond. Soudain, il me semble que j'entends un bruit de pas. Je m'arrête pour écouter : mais non, c'est simplement le tic-tac monotone et recueilli d'une grosse horloge, toute proche de l'endroit où je suis.
Je me dirige vers elle, et parviens à un étroit couloir qui court entre deux rangées de chambres aux portes brunes. Ce sont les cellules : leurs portes n'ont point de serrures, mais un trou laisse passer, au dehors, une corde, au moyen de laquelle on peut soulever le loquet du dedans.
Mes souliers craquent et grincent, dans ce couloir silencieux. Mais personne ne se montre. Je frappe à Tune des petites portes basses, puis aux autres : personne ne me répond. Il n'y a pas une âme vivante, dans tout le couvent !
Alors je recommence à errer dans ce grand laby- rinthe peint en brun. Je monte et descends des
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escaliers qui traversent des locaux obscurs, ou bien je pénètre sur de petits balcons, pesamment sus- pendus au-dessus de la vallée. Enfin, ayant grimpé tout en haut, j'atteins une galerie ouverte, lon- geant le rocher, où des fagots de lauriers sont réunis en gros tas, et où des genêts jaunes et des gené- vriers violets fleurissent dans les fentes de la pierre gris-bleu. Impossible de monter plus haut : le cou- loir aboutit à une porte fermée qui donne sur le bois, au dehors. Et, de nouveau, je me mets à des- cendre. Je trouve d'autres vieux recoins, je passe, une fois de plus, auprès de l'horloge au tic-tac, et finis par pénétrer dans une petite église, étroite et sombre, avec des chandeliers de bois sur l'autel et d'anciennes stalles de ciiœur, dont le bois a été bruni et blanchi par les siècles. Une petite porte m'amène tout d'un coup en plein air, sur une place assez grande, pavée de carreaux. A (juelques marches plus bas, j'aperçois la porte par laquelle je suis entré, tout à l'heure, au début de mon exploration du couvent. J'ai donc traversé celui-ci dans toute son étendue, sans rencontrer absolument personne ! L'âme déçue, et, — pour- quoi ne l'avouerais-je pas? — le ventre affamé, je m'asseois devant la porte. N'est-ce pas ici le vrai lieu et le vrai temps pour lire le huitième chapitre des Fioretti, le chapitre de « la joie parfaite »?
Je reste assis un bon moment. J'entends sonner cinq heures, cinq heures et demie, six heures moins le quart. Tout demeure silencieux et désert, dans
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le couvent. Seul, le vent souffle à travers les corri- dors, faisant claquer les portes.
Et voici que se montrent enfin, à grande distance au-dessous de moi, les deux frères que j'ai rencon- trés dans le jardin ! Leur tâche du jour est termi- née ; ils gravissent les marches du sentier, tenant dans leurs bras des légumes pour la salade du soir. Je referme mes Fioretti ; un moment après, je me trouve assis dans le réfectoire, devant un verre de vin et une tranche de pain, que vient de m'ap- porter, sur la table, le plus vieux des deux jardi- niers, qui est en même temps le cuisinier du cou- vent.
Et je suis encore assis à table, gaîment entretenu par le frère Humble, — c'est le nom du cuisinier, — lorsque le Père Gardien du couvent revient de la forêt, où, d'après la bonne coutume franciscaine, il a passé une partie de la journée, non pas en vérité avec le Buch der Lieder de Heine, mais avec un volume de Técrit de Leonardo da Maurizio, // Tesoro nascosto, « le Trésor caché dans le sacre- ment de l'Autel )>.
Car c'est ce livre que le Père Gardien dépose sur la table, pendant qu'il étudie ma lettre d'introduc- tion. Sa tête fait songer à un jeune aigle royal : les yeux étincellent, le visage est d'une couleur jaune sombre, sous des cheveux d'un noir éclatant.
Le Père Gardien lit très attentivement les phra- ses latines de son Général. Au milieu de sa lecture.
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il relève la tète, jette sur moi un regard perçant, et puis me désigne du doigt mon verre, sur la table, en me disant d'un ton affectueux :
— Beva ! (Buvez donc !)
Après que j'ai amplement obéi à cette invitation, le Père Gardien me conduit dans sa cellule. Je me trouve introduit dans une des petites chambres à la porte desquelles j'ai vainement frappé tout à l'heure. La cellule est d'une petitesse et d'une simplicité à peine croyables. La lumière y pénètre d'en haut ; en fait de meubles, absolument rien d'autre qu'une table, des rayons de livres, et quelques chaises de paille. Au mur est pendu un tableau indiquant toutes les distances entre les divers couvents franciscains de la Province Romaine. Et une conversation com- mence dont, ici encore comme tantôt dans le train entre Terni et Greccio, c'est M. Paul Sabatier qui fait surtout les frais
L'obscurité tombe vite, pendant que nous cau- sons ; et tout à coup retentit la cloche de V Angélus. Le Père Gardien se lève :
— C'est le moment où nous avons l'habitude d'aller à l'église î me dit-il.
Au dehors, dans le corridor sombre, je rencontre des figures vêtues de frocs. Une main s'empare de la mienne, pour me conduire; nous nous penchons sous une porte basse: et, parmi des ténèbres qu'éclaire faiblement la lueur d'une seule lampe à huile, je reconnais l'église oij je suis entré dans l'après-midi. Lo Père Gardien, d'un geste.
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me désigne ma place ; et l'office du soir com- mence.
Le Père Gardien s'est agenouillé à côté de moi. Peu à peu, à mesure que mes yeux s'accoutument au demi-jour, j'aperçois, dans les autres stalles du chœur, deux ou trois autres ligures agenouillées. Et sur le sol nu, tout juste devant moi, je découvre mon premier guide d'en bas, à l'entrée du jardin, le loqueteux Fra Giuseppe, priant à genoux, les bras étendus et les mains ouvertes. Je regarde, à la dérobée, sur les côtés : tous les autres moines tiennent leurs mains élevées de la même façon. Mais c'est seulement plus tard, sur le mont Alverne, que je comprendrai l'origine de cette manière, toute franciscaine, de prier.
Dans le profond silence, la voix du Père Gardien s'élève, et commence la prière :
— Sanctiis, sanctîfs, sanctus Dominus Deiis nos- ter omnipotens^ qui est et qui erat, et qui venturns est! (Trois fois saint le Seigneur notre Dieu tout- puissant, qui est et qui était, et qui doit venir !)
A quoi les autres frères répondent :
— Et laudemus et superexaltemus eum insiecula. (Et louons-le et le glorifions à travers les siècles !)
Le Gardien continue :
— Dignuses, Domine... (Bien digne êtes-vous, Seigneur notre Dieu, de recevoir louanges, hon- neur, et bénédiction î)
Et les autres répondent :
L'ARRIVEE AU COUVENT DE GRECCIO 33
— El louons-le et le glorifions à travers les siè- cles !
Le Père Gardien :
— Bien cligne, en vérité, l'agneau qui a été immolé, bien digne est-il de recevoir force, et sagesse, et gloire, et honneur, et bénédiction!
Réponse :
— Louons-le et le glorifions à travers les siècles î Ainsi se poursuit, longtemps encore, ce chant
alterné, tel qu'il a été prescrit par saint François lui-même. Puis il se termine par la doxologie habi- tuelle, mais augmentée dune interpolation inac- coutumée :
— Gloire au Père, et au Fils, et au Saint- Esprit !
— Louons-le et le glorifions à travers les siècles !
— Comme il en était au commencement, comme il en est aujourd'hui, et comme il en sera toujours dans les siècles des siècles. Amen !
— Louons-le et le glorifions à travers les siècles !
A cette prière en commun succèdent les orai- sons ; et, en premier lieu, la grande et belle oraison que saint François lui-même a composée deux ans avant sa mort :
— Dieu tout-puissant, très haut et très saint, éternel et suprême bien, unique bonté ! A toi nous payons toutes louanges, tout honneur, toute béné- diction, en te remerciant à jamais de tous tes bien- faits. Tu es Dieu par-dessus les dieux, tu es l'unique source de miracles! Tu es le fort et le grand, le
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très saint et le tout-puissant, tu es notre divin père, le roi de la terre et du ciel ! Tu es le triple et l'un, tu es le Seigneur, le Dieu vivant et véritable! Tu es Tamour, tu es la sagesse, tu es Thumilité, tu es la patience ! Tu es la beauté et la sécurité, le repos et la joie ! Tu es notre espérance, tu es la justice et la modération, tu es toute notre richesse! Tu es notre abri et notre garde, notre refuge et notre force! Tu es notre foi, notre espérance, et notre amour ! Tu es la douceur de nos âmes ! Tu es Tin- finie bonté, le grand et admirable Seigneur et Dieu, tout puissant, tout bon, tout pitoyable, et notre rédempteur !
« Dieu tout-puissant, éternel, juste, et compatis- sant, accorde-nous, à tes pauvres enfants, de faire toujours, par amour pour toi, ce que nous savons que tu veux, et de toujours vouloir ce qui te plaît, de manière que, purifiés et éclairés intérieurement, et embrasés du feu de ton Saint-Esprit, nous puis- sions suivre les traces de ton Fils bien-aimé, Notre Seigneur Jésus-Christ, et par ta grâce nous élever heureusement jusqu'à toi, Très-Haut, qui vis en parfaite Trinité et simple unité, et qui règnes et seras adoré, Dieu tout-puissant, pendant les siècles des siècles! Ainsi soit-il. »
Telle est l'oraison du soir que saint François a enseignée à ses frères. Sa récitation est suivie d'un long rosaire, en l'honneur des sept joies de la Vierge, qui est récité par le frère Giuseppe. Et puis, lorsque ce rosaire est fini, un court silence se
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produit dans la chapelle : puis j'entends un bruit d'allumettes secouées dans une boîte, je vois s'al- lumer une lanterne, et voici que, sous la vive lumière subitement répandue, tout ce qui m'envi- ronne ressort des ténèbres ! Je distingue nettement le Père Gardien, ainsi que le frère Giuseppe, et, plus loin, de l'autre côté du chœur, un vieux frère à cheveux blancs, et puis encore deux jeunes Pères, avec de beaux visages énergiques. L'un de ces derniers, à présent, s'est mis à lire, à la lumière de la lanterne, sur ce ton monotone qui est pres- crit pour toutes ces lectures monacales, un fragment d'un ouvrage spirituel, — un fragment qui traite de la nécessité, pour l'homme, de penser à ses fins suprêmes : la mort, le jugement, le ciel et l'enfer. Puis la lumière, de nouveau, s'éteint; et les moines commencent une oraison intérieure.
Je crois bien pouvoir dire, en vérité, qu'il m'a été donné déjà, dans ma vie, d'éprouver un certain nom- bre d'impressions très saisissantes et peu banales : mais je ne me souviens pas d'avoir jamais ressenti rien d'aussi émouvant que l'impression de ces quehjues minutes de silence, dans la chapelle fran- ciscaine de Greccio. Le spectacle de ces hommes aux pieds nus, vêtus de robes brunes, et priant là, les mains levées, dans le demi-jour, m'a offert la représentation la plus vive que j'aie jamais eue de ce que doit avoir été le moyen âge. Loin, bien loin était le xx^ siècle; bien loin derrière les cimes des mon- tagnes s'agitait le monde moderne, le monde des
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villes avec leur lumière et leur bruit, leur folle gaîté, leur vanité et leur corruption. Tout d'un coup, il me semblait absolument invraisemblable que, à cette même heure, les voitures roulassent, par les rues pavées d'asphalte, vers les restaurants et les théâtres ; que, à ce même instant, devant les portiques illuminés de riches maisons, des servi- teurs galonnés s'occupassent à faire descendre des dames en robe de soie et des hommes en frac noir; que, à ce même instant, des foules bruyantes s'empressassent autour des guichets de cafés-con- cert! Il n'y avait pour moi de pleinement réel, dans le monde entier, que cette pauvre petite église perchée très haut parmi les montagnes, ce pauvre petit couvent séculaire oii des moines bruns priaient, et rendaient grâces, et infatigablement s'ingéniaient à louer un Dieu que les hommes des villes daignaient à peine honorer d'une pensée fugitive. Et je sentais que, pour ces moines qui m'entouraient, dans les ténèbres et la solitude, c'était Dieu qui était une réalité aussi absolue et unique que ce même Dieu était vague et lointain, — le plus flottant des rêves, — pour les masses aveuglées du reste du monde!...
J'ignore combien de temps a pu durer ce silence complet, cette parfaite absorption dans la prière. De temps à autre, l'un des moines remuait, un autre poussait un rapide soupir... Et puis, soudain, j'entendis un bruit de pas : quelqu'un se releva, et sortit. Et, un instant après, la cloche du couvent
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répandait, sur l'immensité de la calme vallée, la dernière sonnerie du soir, — cette sonnerie qu'on appelait jadis en France le « couvre-feu », signal d'avoir à éteindre les lumières, et à recouvrir le feu jusqu'au lendemain.
Lorsque le dernier tintement de la cloche se fut arrêté, de nouveau je sentis une main s'emparer de la mienne. Bientôt nous nous retrouvâmes, tous, réunis au réfectoire du couvent, où, en comparai- son de l'obscurité de la chapelle, une modeste lampe à pétrole me piquait les yeux comme aurait pu faire une lampe électrique. Le Père Gardien me présenta, avant le souper, aux deux jeunes Pères que j'avais vus, dans le chœur, à la lumière de la lanterne. L'un était brun et large d'épaules, le Père Silvèrede Bibbiena; l'autre, maigre et blond, nommé le Père Glirysostome, d'après le grand et éloquent orateur sacré. Le Gardien, lui, portait le plus franciscain, peut-être, de tous les noms : il s'appelait le Père Pacihque. Enfin, le vieux moine à barbe blanche était un frère lai, et avait pris place à côté du frère Joseph. Gelui-là s'appelait frère Second, et était, comme je ne tardai pas à le découvrir, un espèce de Baldur : car les autres frères, et notamment le frère Humble, s'amusaient à le prendre pour objet de leurs plaisanteries, sans parvenir jamais à ébranler la douce patience du vieux franciscain. C'est ainsi que, tout de suite, ce même soir, le loquace cuisinier allait nous exposer
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de quelle façon lui et le frère Joseph, assistés du frère Second, devaient, le lendemain, abattre un gros morceau de la forêt : sur quoi il nous repré- sentait le genre d'assistance que l'on attendait du frère Second, consistant surtout à les alléger de leurs provisions... Et tous de rire, car le frère Second est très vieux, et ne peut plus guère, en effet, s'occuper d'autre chose que de manger et dormir.
Le repas est, à son tour, suivi d'une petite médi- tation à la chapelle; et puis nous nous dirigeons lentement vers la chambre chauffée, rt//><oco; car, bien que ce soit déjà avril, les soirées sont encore très froides, à Greccio, et l'on y éprouve le besoin de se réchauffer, avant de se mettre au lit. Et ainsi nous nous réunissons tous en demi-cercle, assis ou debout, autour de la grande cheminée ouverte, oii le frère Joseph a préparé un feu de bûches gigan- tesques.
— Ce garçon-là est très adroit à préparer un feu ! me dit le frère Humble, faisant l'éloge de son jeune compagnon.
Et celui-ci, rouge à la fois de plaisir et d^effort, frotte une grosse allumette puante, — de l'espèce de celles que l'on employait chez nous il y a trente ans, — et bientôt un feu magnifique éclate et bouillonne, tout pétillant d'essence de laurier, et nous aveuglant de sa forte lumière. La résine grince et craque, le bois fume, des étincelles iaillissent autour de nous, et viennent tomber,
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comme des abeilles d'or, sur un pied nu> d'où on se hâte de les balayer, ou bien sur le rebord d'une robe brune, où on ne leur laisse pas le temps de brûler un trou. Nos ombres, énormément agran- dies, dansent sur le mur et le plafond. Devant moi se tient debout le Père Gardien, regardant le feu de ses yeux d'aigle, et étendant les deux mains pour les pénétrer de chaleur. Près de moi, sur l'étroite banquette, est assis le frère Second, doux et silencieux et calme ainsi que toujours, accou- tumé, — comme l'indique son nom, — à ne jamais être le premier, mais à rester toujours, modeste- ment, dans son coin... Et cependant, à peine a-t-on commencé à causer avec lui, que bientôt l'on découvre ([u'il y a peu d'hommes au monde qui connaissent plus familièrement la vie de saint Fran- çois et l'histoire de l'ordre franciscain.
— Nous voilà occupés, lui dis-je, à jouir de notre « frère le Feu, qui est beau, et gai, et vigou- reux et fort, et qui échiire la nuit! »
— Oui, — répond-il, et ses yeux sourient sous les sourcils blancs, — oui, notre frère le Feu a tou- jours été l'élément que notre Père François a le mieux aimé! C'est pourquoi jamais il ne consentait volontiers à éteindre une chandelle ou une lampe. Ft comme, un jour, il se trouvait assis de la même façon que nous maintenant, en train de se chauffer, voici qu'il arriva que sa robe prit feu, sans qu'il l'eût observé ! Le frère qui était avec lui, cepen- dant, vit que sa robe brûlait et voulut se mettre en
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devoir d'éteindre la flamme. Mais notre père Fran- çois le lui défendit en disant : « Garde-toi bien, mon cher frère, de faire de la peine au feu! » Ce qu'entendant, le frère se hâta d'entraîner saint François devant le Père Gardien, et celui-ci, au nom de la sainte obéissance, ordonna à notre père François de laisser éteindre la flamme, ce qui fut fait. Oui, telle était la tendresse de notre Père à l'égard du feu qu'il ne permettait pas même aux frères de jeter à terre un tison brûlant et de l'écra- ser du pied, suivant l'usage, mais demandait qu'ils déposassent le tison avec respect sur le sol, attendu que le feu était notre frère, et créé par le même Dieu qui nous avait créés.
— Une autre fois, intervient le Père Silvère, il se trouvait que saint François jeûnait sur le mont Alverne. Là encore, un autre frère était avec lui; et comme approchait l'heure de midi, ce frère prépara un feu dans sa cellule, qui n'était faite que de branchages, et puis prit son Evangile pour se rendre avec lui auprès de saint François, dont la cabane était toute proche. Car vous savez que, les jours où saint François ne pouvait pas assister à la messe, soit qu'il fût malade ou qu'aucun prêtre ne fût auprès de lui, il désirait du moins que lecture lui fût faite de l'évangile du jour, et cette lecture se faisait, d'ordinaire, un peu avant midi.
« Or, pendant que le frère lit tout haut à saint François, qu'arrive-t-il? Voilà que le feu bondit de tous côtés, comme ce feu que vous voyez là, et
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(jue, tout h coup, il atteint les murs de la cellule, qui bientôt a son toit à demi brûlé ! Sur quoi le frère, dès qu'il s'aperçoit de la chose, se hâte de courir vers sa cellule; et saint François, lui aussi, se dirige vers elle : mais, au lieu d'aider son com- pagnon à éteindre le feu, il se contente d'en retirer une peau de mouton, dont il avait coutume de se couvrir la nuit pour se réchauffer; et le voilà qui disparaît dans le bois, avec sa couverture!
(( Bientôt arrivent les autres frères, qui demeu- raient çà et là aux alentours, sur la montagne ; et tous s'attablent pour le repas, dans ce qui subsis- tait de la cellule en partie consumée. Seul, saint François se fait attendre. Et lorsque enfin il se montre, toujours portant sa peau de mouton dans les mains, le voilà qui jette celle-ci aux frères, en leur disant : « Prenez-la! Pour moi, à aucun prix (( je ne veux plus m'en servir, puisque j'ai été « assez avide et égoïste pour vouloir l'enlever à « mon frère le Feu ! »
— Notre piété, à nous, ne va pas jusque-là ! observe le Père Chrysostome, qui vient justement de secouer une étincelle tombée sur sa manche.
— Non, certes ! répond en souriant le Père Silvère : mais aussi le feu, lui non plus, n'a-t-il point pour nous les égards qu'il avait pour saint François ! C'est ainsi que, un jour que notre Père demeurait par ici, dans notre vallée de Rieti, à son ermitage de Fonte-Colombo, — que vous allez naturellement visiter aussi, dans votre pèlerinage?
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(ajoute le Père en s'adressant à moi), — et qu'il avait les yeux déjà tout malades, par suite du tor- rent de larmes qui! avait pleurées sur ses péchés, le frère Élie de Gortone, qui était alors à la tête de Tordre, et le cardinal Hugolin ont mandé auprès de lui l'un des médecins particuliers du pape. Et le médecin, l'ayant examiné, a déclaré qu'il aurait à appliquer un fer rouge sur celui des deux yeux qui était le plus atteint. On a donc apporté un vase rempli de charbons enflammés, et on y a plongé un fer, pour le faire rougir. L'assistant du médecin se tenait là avec un soufflet, pour animer le feu; et bientôt l'instrument s'est trouvé rouge comme une cerise.
« Mais avant que l'opération commençât, voilà que saint François se tourne vers le feu : « Mon frère c( le Feu, lui dit-il, toi qui es plus noble et plus « précieux que la plupart des autres créatures ! « Vois, j'ai toujours été bon pour toi, et toujours le « resterai par amour pour celui qui nous a créés « tous les deux ! Eh I bien, à ton tour, montre-toi « doux et bon pour moi, et ne me brûle pas plus « que je ne pourrai le supporter! )> Ce qu'ayant dit, il fait un signe de croix sur le fer embrasé.
(( Et ensuite le médecin procède à l'opération ; et tous les frères s'enfuient d'épouvante en entendant le grincement des chairs, sous le feu. Mais saint François, lui, ne dit pas un mot, n'émet aucune plainte. Et quand l'opération est achevée, le voici qui dit au médecin : « Si le fer n'a pas assez brlûé.
LARRIVKI-: AU (SOUVENT 1)10 GRECCIO 43
i( VOUS pouvez recommencer, car je n'ai senti « aucune douleur! »
Ainsi raconte le Père Silvëre ; le Père Gardien ne dit rien, et continue à se tenir debout devant nous, en souriant, les mains étendues vers le feu. Et bientôt arrive le moment de se séparer. Le frère Joseph se met à recueillir des charbons pour une bassinoire qui, comme je le découvrirai tout à l'heure, se trouve destinée à mon usage. Et, avec maints souhaits de bonne nuit, nous nous sépa- rons; le frère Joseph m'accompagne jusqu'à ma chambre.
Et bientôt me voici seul dans ma chambre, la « chambre des hôtes », la plus belle cellule du couvent, oia loge aussi le Père Provincial, lorsqu'il vient accomplir sa visite habituelle. La pièce est si vaste, relativement, qu'elle contient assez de place pour un grand lit, un prie-Dieu, et un petit sup- port de fer qui soutient un modeste lavabo. Dans les murs blanchis à la chaux s'ouvrent les portes blanches de deux placards : l'un, descendant jusqu'à terre, et servant de garde-robe ; l'autre, plus petit, où je dépose mon léger bagage. Avec sa grandeur relative, toute la cellule ne doit pas avoir beaucoup plus de cinq pas, en long comme en large.
J'ouvre la fenêtre, pourvue de stores intérieurs, et je me penche au dehors, par cette petite ouver- ture, à peine grosse comme une lucarne. Je regarde les montagnes, la vallée d'en-bas. Quelques
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étoiles au ciel; quelques lumières, çàet là, dans les maisons. Très loin sous mes pieds, j'entends le bruit régulier du torrent, mêlé au coassement con- tinu des grenouilles.
Laissant la fenêtre ouverte, je reviens entre les quatre murs de ma chambre, qu'éclaire une longue chandelle dans un bougeoir de cuivre, sur le prie- Dieu. Au-dessus du lit est suspendu un tableau, au-dessus du prie-Dieu un crucifix, et un bénitier auprès de la porte. Nul autre ornement sur les murs.
Et cependant je me sens si bien, si à Taise, dans cette petite chambre, que bien peu d'endroits au monde m'ont été plus accueillants. Avec une impression d'infinie sécurité et de contentement infini, je tire ma montre, pour la remonter : voici qu'il est déjà neuf heures et demie ! Je pose la montre sur le prie-Dieu, à mon chevet, et me déshabille, lentement et heureusement, comme par un beau soir où l'on se trouve revenu aux lieux de son enfance, avec la perspective de pouvoir s'endor- mir dans la chambre oii l'on a rêvé ses rêves
d'enfant Laissant la fenêtre ouverte, j'éteins
ma chandelle. Et, jusque dans mon rêve, me pour- suit le double bruit du torrent, au fond de la vallée, et du coassement des grenouilles dans des champs lointains.
I
UNE MATINÉE FRANCISCAINE
Le lendemain, un peu avant six heures, je suis brusquement réveillé par un coup frappé à ma porte : et j'entends une voix me crier :
— E tempo di messa! (c'est le moment de la messe !)
Des oiseaux babillent gaîment devant ma fenêtre. Je me redresse dans mon lit, et découvre que ma couverture est revêtue d'un coton jaune à fleurs, un véritable phénomène d'élégance et de luxe ! Je constate également que le sol de ma chambre esi planchéié, au lieu du dallage de toutes les autres pièces du couvent.
Et je me mets à m'habiller: mais, presque aus- sitôt, j'entends revenir le cuisinier, qui m'a éveillé tout à l'heure.
— Signor Giovanni, me dit-il à travei's la porte, voici la messe qui va commencer !
Sur quoi, précipitamment, j'enfourche ma jaquette, et me dirige vers une porte que me dési- gne le frère Humble. Ma chambre, — chose dont je ne m'étais nullement aperçu la veille, — est
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toute proche de la chapelle. Je n'ai qu'à traverser la petite bibliothèque. En face de la porte de celle-ci est l'entrée de l'ég-lise, une entrée donnant devant l'autel, tandis que le chœur, où nous avons prié le soir précédent, se trouve derrière cet autel.
J'entre. Le Père Silvère est debout devant l'autel. Le irère Second se tient agenouillé dans l'une des très anciennes stalles; et, derrière la grille du chœur, je distingue, dans une demi-obscurité, quel- ques-uns de ces fichus bariolés dont se coiffent les femmes et jeunes filles de la campagne, en Italie- Mais d'ailleurs je ne puis dire tout ce qu'a de profondément italien l'odeur répandue dans cette petite chapelle : une odeur qui, elle, est faite un peu de cierge brûlé, un peu de vieil encens, un peu de vin. et un peu de cette senteur paysanne qui s'exhale des vêtements des femmes italiennes. C'est bien la même odeur qui m'avait frappé jadis dans féglise de La Rocca; et j'ai un plaisir pro- fond à la reconnaître.
Après que l'officiant a communié, deux des jeunes paysannes sortent de la pénombre, et viennent rece- voir le Sacrement. Longtemps ensuite, elles res- tent agenouillées sur le plus bas degré de l'autel : les robustes visages réguliers demeurent plongés dans un recueillement immuable.
Je rentre dans ma chambre, et me hâte de rou- vrir la fenêtre, que le frère Humble a fermée quand il est venu faire mon lit. Du dehors, un air
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fioid nie souffle au visage; le ciel pend, gris et lourd, sur les grandes montagnes d'un gris brun, toutes plantées d'oliviers et de ceps de vigne nus. Très loin, là-bas, se dresse la ville de Greccio ; et sur le chemin qui y monte, je vois s'avancer les trois Pères du couvent, se rendant à Greccio, oia un homme est mort dans la nuit.
Au réfectoire, je bois une tasse de café noir, en y trempant quelques longues tranches de pain grillé. C'est le frère Humble qui me sert; et dans son empressement, voilà que, par mégarde, il laisse tomber à terre une de ces tranches de pain ! Et, pendant qu'il la relève, je vois qu'il v applique un baiser, comme pour lui demander pardon. Plus tard, à Fonte-Colombo, je verrai pareillement les jeunes novices baiser, avant chaque repas, le mor- ceau de pain placé sous leur serviette.
Au reste, je dois ajouter que ce bel et antique respect pour le pain, pour l'objet qui donne la vie aux hommes, n'est point limité aux seuls couvents italiens. Le grand Thomas Carlyle, qui avait été élevé par des parents d'un puritanisme rigoureux, avait coutume, jusque dans sa vieillesse, de se pen- cher pour ramasser le moindre morceau de pain qu'il apercevait dans la rue, et de le déposer soi- gneusement sur une borne ou un rebord de fenê- tre, où le pain ne risquerait point d'être foulé aux pieds, mais pourrait être trouvé par un enfant ou un animal affamé. En Suède, aussi, j'ai connu une paysanne qui baisait ses vaches, parce que c'était
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elles qui produisaient le bon lait; et j'y ai égale- ment entendu parler d'un homme qui, par défé- rence, ôtait son chapeau lorsqu'il passait devant un champ de blé.
Mais il est certain que, d'une manière générale, ce respect pour tout ce qui est utile à la vie pos- sède un caractère purement franciscain. Saint François, qui ne pouvait pas même souffrir que Ton mît le pied sur une feuille de papier écrite, — parce que l'écrit avait chance de contenir les lettres (jui forment le saint nom de Dieu, — n'avait pas besoin de prescrire expressément à ses fils le res- pect d'un objet aussi précieux que le pain quoti- dien. Il n'admettait même pas que Teau où il s'était lavé fût jetée avec mépris, comme quelque chose d'inutile : il veillait à ce que cette eau fût versée dans un endroit où aucun pied ne pût la profaner. L'esprit franciscain est, essentiellement et avant tout, un esprit de respect; et l'objet de ce respect est la vie, avec les bons éléments qui la produi- sent.^ L'esprit franciscain est^ au plus iiaut degré, un esprit d'encouragement à la vie, tel que la prêche la philosophie nouvelle.^
Le cerveau rempli de ces réflexions et d'autres analogues, je suis sorti du réfectoire pour me ren- dre à la bibliothèque, voisine de ma chambre. Il y a là, sur des étagères toutes siniples, derrière un grillage de fils de fer entrelacés, plusieurs centaines d'ouvrages reliés en parchemin, latins ou italiens. Je fouille au hasard parmi eux, et découvre, entre
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autres, un petit volume admirablement imprimé, où sont recueillis quelques petits écrits de saint Bonaventure. La date ni le lieu de l'impression ne sont pas indiqués sur le livre : mais, sur sa pre- mière page, je vois écrit, en caractères d'autrefois, et d'une encre pâlie :
Pertinet ad locum paiiperculum sancti Frcut' de Grecio. Anno 1619.
Je feuillette le recueil, et mes yeux tombent tout de suite sur une description des Degrés et des Œuvres de r Hitmilité , qui contientle passage suivant, d'une observation psycbologique infiniment délicate: « De même que le mauvais amour sensuel dépasse par- fois les justes limites dans ses paroles de ilatterie, de môme il les dépasse dans l'expression de ses reproches, en particulier lorsque l'un des amants contrarie l'autre sur tel ou tel point, ou bien ne donne pas ce que l'on en attendait: car plus ten- dre était l'amour, et plus amère devient la discorde. De là naissent ensuite des querelles, des reproches, des protestations de déplaisir, des promesses solen- nelles de ne plus jamais s'aimer; et maintes fois s'ajoutent encore à cela des injures, des malédic- tions, et la divulgation de choses qui devraient res- ter cachées. f'Mais, au contraire, l'amour spirituel reste toujours paisible, prévenant, zélé à pardonner les erreurs ou faiblesses du prochain, et prêt à traiter avec douceur celui qui s'est rendu coupable d'une faute. » if
Oh. donc ce pieux moine du xiii'' siècle a-t-il
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appris à connaître cet « amour sensuel », qu'il décrit avec tant de pénétration et apprécie avec tant de justesse ? Mais, aussi bien, où donc l'a connu l'apôtre saint Paul, lorsqu'il a écrit dans son Épître aux Galates\ «. Manifestes sont les œuvres de la chair, qui sont, à savoir : Tinimitié,
la querelle, la jalousie, la colère, la division
Tandis que les fruits de Tesprit sont : amour, joie, paix, patience, douceur, et bonté » ?
Je remets saint Bonaventure à sa place, sur l'étagère, et retourne me pencher à la fenêtre de ma chambre. Je découvre qu'il a commencé à pleu- voir. Au-dessus des montagnes grises, les nuages s'amassent très bas ; c'est comme si leurs rebords inférieurs touchaient aux toits de la ville de Greccio. J'entends encore chanter une fauvette dans la forêt, sous mes pieds : mais bientôt son chant s'arrête. Toute la campagne est absolument déserte, à l'exception d'un unique paysan qui, là-bas, dans la vallée, s'avance lentement sous un énorme parapluie vert. Et enfin voici que le nuage, blanc et épais, tombe, comme un rideau, devant ma fenêtre î Tout se tait : je n'entends que le bruit continu de l'averse. J'ai l'impression d'être empri- sonné dans ma solitude conventuelle.
Je regarde l'heure : à peine neuf heures et demie. Il fait très froid, dans ma chambre : je revêts mon manteau, et me mets à marcher de long en large. Mais la chambre est bien petite pour m'y promener :
UNE MATINEE FRANCISCAINi: M
de telle sorte que, les pieds glacés et les mains rai- dies, je vais enfin m'asseoir dans le fauteuil qui se trouve placé derrière le modeste petit bureau de la bibliothèque. Sur ce bureau, devant moi, plusieurs livres et revues sont étalés ; et j'y aperçois, notam- ment, un ouvrage qui aussitôt m'attire : Tétude du Père Benoît Spila sur les Couvents Franciscains Réformés de la Province Ro?naine.
Ce mot de « réformés », naturellement, n'a rien de commun avec la célèbre dénomination protes- tante répandue surtout en France et en Suisse : car il va de soi que tous les couvents franciscains, « réformés » ou non, sont également catholiques, et catholiques romains. Ce n'est pas en vain que saint François a écrit dans son testament : « Le Seigneur m'a prêté, et me prête encore, une si grande confiance dans les prêtres qui vivent sui- vant les lois de la sainte Église romaine que, si même ils me persécutaient, je n'en aurais pas moins recours à eux, en raison de leur caractère sacré... Et ces prêtres, je suis résolu à les crain- dre, à les aimer, et à les honorer comme mes sei- gneurs ; et je suis résolu à ne pas apercevoir leurs fautes, car je vois en eux le Fils de Dieu. »
Non, la « réforme » introduite dans l'ordre fran- ciscain n'est, tout simplement, qu'une réforme de la c( règle » et du régime de vie, sans toucher le moins du monde à la foi ni à la doctrine. Comme le dit justement le Père Benoit Spila dès la pre- mière page de son livre : « Les patriarches et pro-
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phètes de l'Ancienne Loi, les apôtres et saints pères moines qui se sont succédés sans interruption dans l'Église du Christ, nous apparaissent eux-mêmes de salutaires et bienfaisants réformateurs^ envoyés par la grâce de Dieu vers nous, pauvres mortels, pour nous apprendre ou nous rappeler ces princi- pes surnaturels sans lesquels nous ne saurions atteindre le salut. »
Des (c réformateurs » de cette espèce, l'ordre franciscain en a connu un grand nombre. Du vivant même du frère François, des frères se trou- vaient déjà, parmi ses disciples, qui rêvaient de relâcher la rigueur de la règle, surtout au sujet de cette soumission à la pauvreté évangélique que François exigeait de tout homme qui voulait le suivre. Après la mort du maître, les Franciscains se sont divisés en deux camps. Il y avait, d'un côté, les « conventuels », ayant à leur tête le frère Élie de Cortone, et qui demandaient un adoucisse- ment de la règle : le type de leur conception d'un couvent était le grand et magnifique Sagro Gon- vento d'Assise. D'autre part, se voyaient les (( spirituels », ou « observants », défenseurs de la règle stricte, et se faisant un devoir d'habiter les ermitages solitaires et lointains des monts de rOmbrie ou de la Marche d'Ancône; ceux-là se rangeaient autour des frères que l'on nommait les « compagnons du saint », au sens le plus étroit de ce mot, et tout particulièrement autour de ce fidèle frère Léon qui avait été le confesseur, secrétaire^
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confident, et ami de cœur de saint François. Pen- dant que le frère Élie, à Assise, ornait somptueu- sement le tombeau du prophète dont il outrepassait la doctrine, le frère Léon restait paisiblement confiné plus bas, à la Portioncule, ou bien encore au-dessus d'Assise, dans la solitude des Carceri, et recueillait dans sa mémoire tous les détails dont il pouvait se souvenir touchant le défunt ami et maître bien-aimé. Ainsi il devenait la source vive de l'authentique tradition franciscaine; et autour de lui se rassemblaient les autres frères qui avaient eu le bonheur de connaître le grand saint, et qui maintenant assistaient, indignés, à la déformation et falsification de son œuvre : le frère Égide, le frère Ange, le frère Rufin. Sans compter qu'aux pieds du frère Léon venaient également s'asseoir les meilleurs et les plus nobles des membres de la seconde génération franciscaine, inconsolables de n'avoir point connu le maître en personne : les frères Jacques de Massa, Conrad d'Offida, François de Fabriano. Léon était la chronique vivante de l'ordre : jusque des rives de la lointaine Angle- terre, des frères arrivaient pour l'entendre parler de saint François. C'est à ses récits et à ses notes que nous sommes redevables non seulement de la très belle légende des Trois Compagnons^ — dont le texte primitif ne nous est malheureusement par- venu que dans un ordre altéré, — mais encore du con- tenu principal de la seconde biographie de saint François par Thomas de Celano; et, bien queSaba-
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tier se soit sûrement trompé en attribuant au frère Léon la rédaction du Spéculum Perfectionis.ce n'en est pas moins son esprit qui anime ce livre, miroir fidèle offert à une race de moines désormais déchue de sa beauté première. Mais il y a plus : le frère Léon, dans sa vieillesse, — il n'est mort qu'en 1271, — a pu encore être témoin du mou- vement de réforme inauguré par le frère Ange de Gingoli, et saluer dans ce mouvement une résur- rection de cet esprit ancien qu'il avait vu, jadis, s'épanouir merveilleusement à Rivo-Torto et à la Portioncule.
Depuis lors, chacun des siècles successifs a vu surgir une nouvelle réforme de l'ordre franciscain, protestation toujours renaissante contre le pen- chant, trop humain, à rabaisser tous les idéals. Après x\nge de Gingoli et ses Chiareni (ainsi appelés d'après le couvent de Monte Chiaro, près d'Ascoli, oii le mouvement s'était d'abord produit), sont venus Gentil de Spolète et Paul Trinci, aux- (jiiels s'est joint le grand saint Bernardin de Sienne. L'ordre s'est, alors, partagé en deux bran- ches ou « congrégations » ; et les Franciscains stricts ont sollicité, comme un privilège tout spé- cial, de pouvoir aller demeurer dans les couvents les plus vieux et les plus pauvres de l'ancien ordre, maintenant divisé. On leur a donné satisfaction sur ce point; et ces frères sont allés peupler de nouveau, dans le dernier tiers du xiv^ siècle, tous les lieux historiques de l'ordre : Saint-Damien près
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d'Assise, les Carceri sur le mont Subasio, Monte Ripido près de Pérouse, Fiesole au-dessus de Florence, Farneto, Monteluce, Stroncone, Saint- Urbain, etc. La pauvreté semblait, de nouveau, exercer sur le monde une force d'attraction singu- lière, et cela, à un très liaut degré, jusque sur les membres de l'ordre les plus éminents par leur génie ou leur sainteté.
Mais, vers l'an 1500, ce beau feu, à son tour, s'est trouvé éteint : ainsi que suffirait à en témoi- gner le somptueux couvent que Gôme de Médicis a fait bâtir, en 1490, pour les « observants » de Florence, et que ceux-ci ont volontiers accepté. Et cependant, une fois déplus, peu de temps après, au début du xvi^ siècle, deux nouveaux mouvements de réforme se sont encore produits dans l'ordre franciscain. De l'un d'eux, et du plus connu, est résultée la création des « Capucins )k tandis que l'autre a donné naissance à la brandie appelée les (( Franciscains réformés ». C'est l'origine et l'his- toire de cette dernière réforme qui constitue l'objet principal de l'étude du Père Benoit.
Le mouvement a commencé en l'année 1519, deux ans après que le pape Léon X avait, cette fois encore, fondu Tordre tout entier en un unique ensemble. Il est arrivé, à ce moment, que certains pieux frères, qui aimaient la plus stricte application de la règle de saint François, ont abandonné les luxueux couvents qu'avaient édifiés les « Conven-
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tuels », et ont demandé la permission de se retirer dans les cloîtres les plus pauvres, par exemple à Greccio, Nazzano, et Fonte-Colombo. Mais le frère qui était alors général de l'ordre, le Père Licheto, a désapprouvé ce projet; tandis que, au contraire, son successeur le Père Quinon a appuyé la nouvelle réforme, et autorisé le clicf du mouve- ment, le frère Etienne de Molina, à se rendre auprès du pape afin d'implorer son consentement. Le pape régnant. Clément VII, approuva la requête du Père Etienne, et voulut bien lui accorder les cou- vents sollicités. Il fit plus encore, en donnant à ces réformés un chef particulier, dont le rang venait tout de suite après le général de l'ordre, et en leur permettant, — au cas où ce général se montrerait hostile à l'exécution de leurs plans, — de passer outre pour s'adresser directement au Siège apos- tolique.
De longues années, pourtant, devaient encore s'écouler sans que les chefs des diverses provinces de Tordre, ayant le titre de ministres provinciaux, s'arrêtassent de soulever des obstacles à l'accom- plissement de la Réforme; et ce n'est qu'en l'année 1535,1e 19 août, que le pape Paul III s'est enfin vu contraint à ordonner, de la façon la plus formelle, que dans un délai de deux mois les couvents néces- saires eussent à être cédés aux réformés. Faute de quoi, le pape délivrait les réformés de tous liens avec l'ordre, et les autorisait à se joindre aux .Capucins, alors dans tout le zèle de leur première
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jeunesse, — leur ordre ayant été institué en lo2o, par Mathieu de Basci.
Cette menace produisit reflet désiré. Dès le 7 octobre de la même année, le Père Etienne eut la joie de recevoir, du Provincial de la province romaine, un écrit en vertu duquel, à lui-même et à ses compagnons, étaient attribués les couvents de Rieti, de Fonte-Colombo, de Greccio, et de Poggio i3ustone, — loca paiipercula^ nec minus devota, écrivait le Père Provincial, — avec permission « d'y vivre d'après la manière réformée, en vête- ments communs et grossiers, et sans s'écarter le moins du monde de la plus stricte observation de la Règle )).
C'est ainsi que prit fin, aboutissant à une victoire complète, cette lutte nouvelle pour le droit d'être pauvre; et. depuis lors, Greccio a constam- ment appartenu aux Franciscains réformés. Mais loul récemment, sous le pontificat de Léon XTII, la congrégation créée jadis par Etienne de Molina a cessé d'exister : car on sait que ce pape a réuni, à son tour, toutes les subdivisions de Tordre, — à Texception des Conventuels et des Capucins, — en même temps qu'il leur restituait Fancienne dénomination choisie par saint François lui-même, Fratres minores^ les « Frères mineurs ». Encore cette fusion n'empêche-t-elle pas le couvent de Greccio de continuer à être pénétré de Fesprit réformé ; et, vraiment, tout ici me parle de pau- vreté, d'abandon du monde, de renoncement au
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superflu comme aussi à mainte chose que l'or- dinaire des hommes a coutume de tenir pour indispensable. Oui, en vérité, la vie que j'ai pu voir ici se restreint à l'expression la plus simple d'une vie humaine, résumée en ces quel- ques grands traits : la prière, le travail, un régime corporel tout ascétique , et la simple et pure joie de communier dans l'amour, ou encore, — suivant la parole d'un ancien auteur francis- cain, — (( la joie d'être unis dans le Christ par saint François )j.
Et certes, aux yeux de celui qui étudie la nature humaine, peu de choses ont de quoi apparaître aussi remarquables qu'une telle lutte pour le droit d'être pauvre ! Dans un monde où la lutte univer- selle a pour principal objet la richesse ; dans un système social oii la valeur d'un homme n'est mesu- rée qu'à son or, où les mots « bon » et « riche », « mauvais » et « pauvre » sont tout près de devenir des synonymes, et où l'homme le plus droit lui- même se trouve comme sali d'une tache lorsque l'opinion générale apprend qu'il « n'a rien » : dans un monde et une société comme ceux-là, il est étrange de penser que des hommes aient existé qui employaient toutes leurs forces à conquérir la pauvreté, et ne se reposaient point avant d'avoir obtenu la faculté d'être pauvres à leur guise. Pour devenir tout à fait sûrs de ne jamais se voir exposés à être exclus du paradis qu'était, suivant eux, la pauvreté, ces hommes se sont adressés directement
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à l'autorité la plus haute qu'ils pussent découvrir, et ne se sont point sentis satisfaits jusqu'au jour oii une bulle pontificale, pareille à une épée flam- boyante, eût refermé sur eux les portes de leur Éden. Bien plus, ces adorateurs passionnés de la pauvreté ont osé lutter contre le pape lui-même : sainte Claire d'Assise a continué, jusqu'au bout, de solliciter pour ses sœurs de Saint-Damien le pré- cieux (( privilège de pauvreté », parce qu'elle crai- gnait que. faute de l'obtenir de son vivant, ses sœurs ne pussent point le recevoir du siège apos- tolique; et lorsque Innocent IV s'est enfin rendu à ses instantes prières, elle a pu, toute heureuse, fermer les yeux et s'endormir à ce monde. Ce n'est point sans raison que Giotto a peint la Pauvreté sous la ligure d'une femme : car, de la même manière qu'une femme, elle est aimée, adorée, et divinisée par ceux qui l'ont choisie. Et de même aussi qu'à la femme, il lui a été donné de pro- curer le bonheur à ses amants, de les ravir de joie, de les remplir d'allégresse et de chants de louan- ges. Ou bien quel est le millionnaire que sa richesse, à l'heure de la mort, ait pu aider, ou simplement réjouir? Mais, au contraire, le fidèle fiancé de la Pauvreté, François, a accueilli la mort en chantant; et la pauvre Claire, dans sa misérable cellule de Saint-Damien, est morte avec ces paroles de jubilation sur les lèvres : « Mon Dieu, je te remercie de m'avoir créée ! » Je le demande, se peut-il qu'un homme atteigne plus haut que d'être
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capable, en mourant, de remercier pour la grâce d'avoir été créé?
Quelques heures se passent ainsi, dans la
lecture de l'ouvrage du Père Spila. Certes, le temps ne manque point pour travailler, dans un couvent : d'abord, les longues matinées, depuis huit heures où l'on boit le café, jusqu'à midi moins le quart, oii la cloche sonne, d'abord, pour la prière au chœur, et puis pour le dîner. L'après-midi, de nou- veau, est libre jusqu'à l'Ave Maria, vers sept heures et quart, où ont lieu les longues oraisons en commun à la chapelle, suivies du souper. Et même ensuite, lorsqu'on s'est réchauffé dans la « chambre au feu », rien n'empêche de se livrer encore à un peu de bon travail avant de se mettre au lit. Je calcule que l'on a, de cette façon, tous les jours, entre neuf et dix heures libres pour l'étude. Et je ne m'étonne point, dans ces conditions, que des couvents aient produit des œuvres comme celles des Bénédictins de Saint-Maur ou des Bollan- distes, dont aucune académie savante ne serait en état de montrer l'équivalent!
Ces réflexions me viennent à l'esprit en aper- cevant, derrière l'une des portes grillées de la bibliothèque, les in-folio intitulés Annales Mino- rum, que le franciscain irlandais Lucas Wadding a écrits au xvii^ siècle. Ce sont huit volumes grand in-folio, et chaque volume contient environ 400 pages. Sans compter qu'il ne s'agit point là de 400
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pages de légère improvisation plus ou moins spi- rituelle : non, rien d'autre qu'une érudition pro- fonde et bien équilibrée, reposant sur des recher- ches documentaires d'une étendue infinie. Aujour- d'hui encore, l'ouvrage de Wadding demeure indispensable pour tout homme qui s'occupe d'études franciscaines; quelques jours avant mon départ de Rome, M. Sabatier m'a raconté qu'il avait eu la chance de se procurer, à grand prix, un exemplaire des Annales pour sa bibliothèque privée de Chantegrillet. Et j'ajoute que, d'ailleurs, les Annales ne sont pas l'unique ouvrage de Wad- ding : son Dictio)inairc des écrivains franciscains^ — pour me servir d'une expression moderne, — est un travail des plus importants, et son activité littéraire s'est encore exercée dans d'autres domaines. Il est presque incompréhensible qu'un seul homme soit parvenu, simplement, à écrire tout cela, — je veux dire à trouver le temps maté- riel de le mettre par écrit. Et cependant, ici, à Greccio, en présence de tout ce loisir et de toute cette solitude, je commence à comprendre comment une telle abondance de production a pu devenir possible au savant Wadding, comme à maints autres moines
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Après le dîner de midi, je vais m'étendre sur mon lit : une sieste quotidienne rentre dans le par- fait ordre du jour de tout couvent italien. Sans compter que le temps continue à être mauvais et peu encourageant : le vent s'est maintenant levé, et fouette la pluie sur le paysage étrangement mort, tout à fait lugubre avec ses innombrables ceps noirs et dénudés. Par-dessus les pentes cul- tivées, avec leurs champs verts, leurs chênes encore dépourvus de feuillage, et leurs clairs peu- pliers finement élancés, se dresse, à la partie supé- rieure des montagnes, froid et nu, le scoglio, la roche brun gris, délavée par la succession des averses, et traversée d'une foule de petits ruisseaux qu'a formés la pluie. Et j'y vois suspendues les nuées grises, en masses cotonneuses...
Mais, lorsque je m'éveille de ma sieste, je décou- vre que la pluie a enfin cessé. Là-bas, dans la vallée, elle a formé un immense lac. De puissants rayons de soleil brillent sur la plaine, dont l'un tombe tout droit, dans le lointain, sur les tours de
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Rieti, tandis (ju'un autre éclaire les collines en forme de vagues, d'une teinte rouge sombre, qui bornent la vallée du côté du sud-ouest. Sur les cimes des montagnes, de petits nuages blancs flot- tent et se fondent.
Je sors de ma chambre et me rends à la chapelle, où je trouve le vieux frère Second agenouillé, avec un chat sur ses bras en croix. Le chat ronronne de plaisir, dans son contentement, et le frère Second lui sourit, lui parle doucement.
Sans bruit, je me glisse au dehors et pénètre sur la petite place, devant la chapelle : un air vif et humide me frappe au visage, Je descends les mar- ches jusqu'à l'entrée du couvent, et bientôt me voici dans la petite chapelle de la Crèche !
Les ténèbres y sont si profondes que, d'abord, je ne distingue rien. Mais lorsque mes yeux se sont enfin accoutumés à l'obscurité, je reconnais que je suis dans un petit local voûté, oii, tout juste devant la porte, se dresse un autel. Sur cet autel se trouve une Vierge du xiv^ siècle, avec Tenfant Jésus et saint Joseph. A droite de la Vierge est figuré un vieux saint à barbe grise, vêtu d'une robe grise et d'un manteau rouge, et tenant la main gauche appuyée sous sa joue. Au delà, dans le recoin le plus sombre de la chapelle, je découvre une fres- que des plus intéressantes, représentant précisé- ment la Noël de Greccio. J'allume un bout de chandelle, que j'aperçois sur Fautel, et parviens
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ainsi à pouvoir considérer tous les détails de la fresque.
Sur le côté droit de celle-ci, je vois Taulel, avec le prêtre célébrant la messe, les frères chantant, et le saint calice. A gauche de l'autel, — côté de l'Évangile, — j'aperçois, sur Tavant-plan, la crèche avec l'enfant Jésus, à qui le peintre a donné l'aspect d'un bambino entouré de langes. Et, devant cette crèche, vêtu d'une dalmatique tout ornée de fleurs, saint François se tient à genoux, les mains jointes. Son visage, que l'on voit de profil, est régulier, très doux, et souriant de bonheur, avec une expression un peu d'agneau céleste, qui cor- respond le mieux du monde aux paroles de Celano dans la légende. J'ajouterai que ce visage n'est pas non plus sans me rappeler les traits, familiers chez nous, du conteur Hans Christian Andersen.
Derrière saint François, un groupe de specta- teurs sont debout : trois femmes en robes rouges et vertes, ainsi qu un homme de figure imposante, avec une barrette rouge et un long manteau rouge jeté sur un vêtement d'un gris sombre, — évidem- ment messire Jean Vellita. Près de lui, se tient une jeune femme blonde, liabillée de vert. Elle parle à messire Jean, et, de l'index de sa main droite, lui désigne saint François, pendant que son autre main retient les extrémités d'un fichu. Les mains de saint François sont représentées, confor- mément à l'histoire, sans les stigmates : car la crèche de Greccio datait de 1223, et la stigmatisa-
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tioii n'a eu lieu que l'année suivante. Une telle observation de Tordre chronologique suffit à attes- ter l'ancienneté de la fresque, peinte probablement peu de temps après la mort du saint.
Plus remarquable encore que cette fresque, cependant, est une autre œuvre d'art conservée au couvent de Greccio. C'est un portrait de saint François, dont la tradition affirme qu'il a été peint sur l'ordre de l'amie et protectrice du saint, dame Jacqueline de Settesoli , du vivant même du modèle.
Cette pieuse et noble dame romaine, issue de la famille patricienne des Frangipani, a joué un grand rôle dans les dernières années de la vie du frère François. Celui-ci l'avait connue pendant son séjour à Rome, en 1212 : alors déjà, elle était veuve de Gratien Frangipani ; et, de même que sainte Claire, dans ses rapports avec saint François, avait été la contemplative Marie-Madeleine, de même, à partir de cette rencontre, Jacqueline a été pour le saint l'active et obligeante Marthe. C'était elle qui, à Rome, recueillait les frères ; à elle ceux-ci s'adressaient lorsqu'ils se trouvaient dans l'em- barras. Et quand François s'est étendu sur son lit de mort, ses biographes nous apprennent qu'il a fait écrire à « son frère Jacqueline », — ainsi qu'il avait coutume de l'appeler en raison de son carac- tère énergique et viril, — pour la prier de venir à la Portioncule, en apportant tout ce qui serait
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nécessaire à ses obsèques (linceul , cierg-es , encens, etc.), comme aussi du sucre, des amandes, et du miel, afin d'en composer certain gai eau dont elle Tavait naguère régalé à Rome, et qu'il aimait fort. Et Tancienne légende, qui nous a con- servé ce petit trait éminemment humain, raconte encore que ces gâteaux, à Rome, portaient le nom de mostaccioli (moustachons), nom qu'ils continuent à porter de nos jours : mais à mon tour je dois ajouter que je regarde comme absolument impos- sible, pour d'autres que des Italiens, de réussir à mordre dans ces durs biscuits. Les Romains, eux, de leurs dents de fer, en grignotent avec délices la pâte caillouteuse, abondamment fourrée d'aman- des...
Après la mort de saint François, Jacqueline de Settesoli transporta sa demeure à Assise. Ses res- tes reposent dans l'église inférieure de saint Fran- çois, non loin du tombeau de son glorieux ami. L'endroit se trouve désigné par une fresque avec cette inscription : Hic jacet Jacoba, sancta nobilis- que Roinana, et la date de 1239.
C'est donc sur l'ordre de cette dame qu'aurait été peint le portrait de saint François gardé au couvent de Greccio.
Le Père Gardien lui-même me conduit vers ce tableau vénérable ; il allume un cierge, et tire le rideau qui cache le portrait. Ce dernier se trouve placé au-dessus de l'autel, dans une chapelle s'ou-^
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vrant à droite du porche du couvent. Il a 70 centi- mètres de haut sur 40 de large, et est protégé par un vitrage. Sur un fond noir, saint François se dresse, debout, en robe ginse (et non pas brune) : maig-re petite figure un peu voûtée. La tête est recouverte d'un capuchon ; le visage est décharné et ridé, avec un petit nez un peu irrégulier, et une petite bouche dont les lèvres minces s'encadrent d'une courte barbiche sombre. La main gauche tient un linge sur l'œil gauche, — les yeux sont bruns, — la droite est levée. Tous les stigmates, à l'exception de celui de la main gauche, nous sont nettement visibles ; et déjà la plaie du côté se trouve figurée comme dans tous les vieux por- traits de saint François, qui la représentent par un trou en forme d'amande, découpé dans la tunique. Les lèvres rouges laissent entrevoiries dents. L'œil gauche, lui aussi, se distingue en partie sous le linge qui le couvre. Autour de la tête est vague- ment dessinée une auréole (peut-être ajoutée ultérieurement, comme les deux lettres S. F., ins- crites aux deux côtés de la tête). Et je ne puis assez dire quelle originale et puissante person- nalité ressort de cette petite figure douloureuse aux traits éplorés. Impossible de douter un ins- tant que l'image reproduise exactement Taspect d,u modèle.
Si Ton admet l'authenticité du portrait, celui-ci doit avoir été peint en Tannée 1225. La plus grande partie de cette année, en effet, a été vécue
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par saint François dans la vallée de Rieti — soit à Rieti même ou dans l'un des nombreux ermitages de montagne où il aimait à séjourner avec ses dis- ciples favoris : Fonte-Colombo, Poggio Bustone, Greccio, San Eleuterio, San Urbano aux environs de Narni. L'exécution, un peu gauche, du tableau et son naturalisme trop minutieux semblent bien indiquer Fœuvre d'un artiste provincial, qui, d'ail- leurs, aura été profondément pénétré de la grande et exceptionnelle tâche que lui confiait la noble dame romaine.
Dans la même chapelle où se voit ce précieux tableau, se trouvent également conservées quelques autres reliques de saint François. L'une des plus intéressantes est une petite image de dévotion que le frère François avait coutume d'emporter dans tous ses voyages : un cadre de cuivre gothique, terminé en pointe dans le haut, renferme une pein- ture sur émail représentant Marie et Joseph occupés à adorer rEnfant nouveau-né . Ce petit tableau nous est un témoignage bien significatif de l'amour particulier de François pour la fête de Noël, et, à ce titre, mérite pleinement d'avoir trouvé son lieu de refuge à Greccio. A côté de lui se dresse un petit crucifix de cuivre, d'une simplicité extrême, accompagné de deux flambeaux de cuivre non moins modestes, tout cela employé jadis par saint François lorsque celui-ci se faisait célébrer la messe par le frère Léon, le frère Benoit de Prato, ou Fun
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des autres prêtres qui figuraient parmi les pre- miers membres de l'ordre.
Et, puisque nous sommes en train d'examiner les curiosités du couvent, le Père Pacifique m'emmène, de cette chapelle qui surmonte le porche, à la cel- lule de saint François. Celle-ci est aujourd'hui un lieu presque entièrement sombre, car on a élevé un mur tout contre son entrée : mais autrefois c'était une grotte de pierre, où saint François aimait à demeurer. Les autres frères, ses compagnons, logeaient tout à l'entour, dans des grottes sem- blables; et lorsque l'un d'eux mourait, on lui creu- sait une tombe dans la pierre du rocher. Quant au couvent actuel, celui-là, malgré toute sa pauvreté, provient d'une époque déjà beaucoup plus somp- tueuse : il a été institué sous le généralat de saint Bonaventure (1257-1274).
Voulant me donner une idée de ce qu'était, à l'origine, la cellule de saint François, mon guide me conduit ensuite au-dessus du couvent, par l'étroit passage creusé le long du rocher. Parvenu tout en haut du passage, il soulève une trappe, resserre contre lui sa robe brune, et me précède dans un autre petit escalier étroit, creusé dans la pierre. Je descends à sa suite, et me trouve bientôt dans la grotte où le bienheureux Jean de Parme, prédécesseur de saint Bonaventure dans les fonc- tions de général de Tordre franciscain, s'est tenu enfermé pendant trente-deux ans, pour prier,
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jeûner et faire pénitence. C'est une sorte de coquillage formé par la nature, et tout à fait pareil à une coquille géante que Ton aurait dressée debout et introduite dans le rocher. Encore n'est-elle pas assez haute pour que l'on puisse s'y tenir droit, et j'ai peine à concevoir comment Ton a pu s'arranger pour y dormir. On doit, en tout cas, y avoir dormi assis, car la place y manque absolument pour s'étendre sur le sol. Et cette vue me permet enfin de comprendre les attitudes étranges que Giotto, dans toutes ses fresques, attribue aux disciples de saint François quand il les représente dormant; des attitudes singulièrement voûtées, tassées, contour- nées. Ne peut-on pas supposer que le vieux peintre, — qui, d'ailleurs, appartenait lui-même au tiers- ordre franciscain, — ait visité les demeures des premiers Spirituels, et y ait regardé vivre ces frères Ange Glareno et Hubertin de Casai qui avaient encore conservé les traditions de l'âge héroïque de l'ordre? Ces deux réformateurs du franciscanisme, en effet, ont été les contemporains de Giotto (Ange Clareno est mort en 1337, comme aussi Giotto, et Hubertin en 1338); sans compter que, d'une façon générale, la Renaissance artistique du xiv^ siècle a marché de pair avec un puissant mouvement reli- gieux.
Devant la cellule, sur une saillie du rocher, on a élevé une petite chapelle, formée d'une sorte de couloir étroit et court, avec un autel à l'une de ses extrémités, un banc de pierre à Tautre, * et une
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sorte de toiture rudimentaire que soutiennent des piliers de bois. Ici encore, je suis forcé de me tenir courbé, sous peine de me frapper la tête à la toi- ture : mais c'est sous ce toit trop bas que s'offre à moi la vue la plus étendue et la plus magnifique sur toute la vallée de Rieti, qui maintenant étin- celle dans une buée bleue, toute rayonnante de l'éclat du soleil.
— C'est sur cet autel, me dit le Père Pacifique, que, tous les jours, le bienheureux Jean de Parme célébrait sa messe. Un frère lai avait coutume de venir l'assister, mais un jour le frère s'est trouvé empêché; et voici ({u'un ange est venu à sa place, pour servir la messe du bienheureux Jean!
« Un ange est venu lui servir sa messe ! » Ces mots du Père Pacifique me reviennent sans cesse à l'esprit, lorsque le bon Père, sur mon désir, m'a laissé seul dans la chapelle du bienheureux Jean de Parme. Un petit morceau de mur percé d'une porte basse sépare cette chapelle de la grotte, oix je retourne bientôt. De nouveau, je considère avec surprise et terreur cette roche froide et dure qui, pendant trente-deux ans, a été le lit du bienheureux. Et puis, une fois de plus, je remonte à la lumière, je vais retrouver cette lumière merveilleuse du soleil couchant d'un printemps d'Italie, qui, à cette heure, se répand sur la plaine et sur les montagnes. Assis sur le banc de la chapelle, le regard perdu entre les petits piliers de bois, je m'efïorce à péné-
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trer l'âme et à revivre la vie du vénérable solitaire.. .
Dès son enfance, il en a été de cette âme comme de celle d'un autre saint frère également nommé Jean, dont les Fioretti nous racontent que, « pen- dant qu'il n'était encore qu'un enfant, déjà de tout son cœur il aspirait à marcher dans les voies de la pénitence, ainsi qu'à se maintenir dans la sainte pureté par la mortification de son âme et de son corps ». A quoi les Fioretti ajoutent : « Et c'est pourquoi, dès l'enfance, il a commencé à porter un cilice avec une ceinture de fer, et, tous les jours, à s'imposer la croix de la continence ascétique. »
L'enfant se transforme en un beau jeune homme. A Parme, où il est né, il reçoit toute la culture que possède son temps, et c'est avec le titre de docteur en philosophie qu'il quitte l'université de sa ville natale. Mais ni cette culture, ni rien de ce que saurait lui offrir la pensée humaine, n'a de quoi satisfaire cette âme infiniment pure et pro- fonde : si bien que, un jour, il renonce à tout pour revêtir la robe grise et grossière des francis- cains. « Et lorsqu'il fut confié au maître des novices, voici qu'il devint si zélé et si pieux que parfois, en entendant parler du divin Créateur, son cœur lui fondait dans la poitrine comme de la cire au feu; et tout son être, alors, se trouvait rempli d'une telle abondance de douceur et de béatitude qu'il ne pouvait se résigner à rester en repos, mais se levait, et, comme enivré de l'Esprit, se mettait à courir tantôt dans le jardin, tantôt dans la forêt,
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suivant que le poussait l'Esprit qui l'inspirait ! » Gela encore nous est raconté d'un autre Jean fran- ciscain, Jean de Fermo, appelé aussi Jean de l'Alverne. Mais, à coup sûr, je ne me trompe pas en appliquant également ces paroles au bienheu- reux Jean de Parme.
Car on peut bien affirmer que c'est là un signe distinctif de l'ordre franciscain tout entier, et sur- tout de chacune de ses figures dominantes: d'être ainsi disposé que le service de Dieu soit, pour l'âme qui s'y livre, une joie, un bonheur, une béa- titude par delà toute mesure. La vie de ces hommes est une jubilation presque ininterrompue en Dieu; on serait tenté de dire, suivant une; expression qui n'aurait ici rien d'irrespectueux, que leurs âmes se baignent et nagent en Dieu.
Et d'oii vient à ces âmes une telle fête inin- terrompue? Saint François qui, lui-même, a été le plus joyeux entre tous ces joyeux, et pour qui la tristesse est toujours apparue comme le plus grave de tous les péchés, — « le vice babylonien w, selon ses propres mots, — nous a révélé Forigine de cette joie spirituelle. « C'est de la chasteté du cœur, nous dit-il, et de l'assiduité à la prière que naît la joie de l'esprit » ; ou bien, dans un autre passage : « Il convient que le serviteur de Dieu possède toujours cette joie spirituelle qui naît de la pureté du cœur et se conserve par le recueillement dans la prière: et il faut que le susdit serviteur de Dieu garde toujours cette joie aussi bien au dedans
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(le lui qu'au dehors. D'être triste, cela sied au diable et à ses serviteurs : mais nous, au contraire, nous avons le devoir de nous réjouir et d'être gais dans le Seigneur. »
Donc, la pureté du cœur, la chasteté du cœur, accompagnée d'une pieuse et constante prière : telles sont les sources de la joie franciscaine. Aussi cette joie ligure-t-elle parmi la série des « leçons spirituelles » qui sont attribuées à Tun des pre- miers disciples de saint François, le frère Égide d'Assise; et nous y lisons, au Chapitre de la sainte Chasteté :
« Il est impossible à riiomme de parvenir à se trouver en faveur spirituelle auprès de Dieu, aussi longtemps qu'il reste encore enclin à suivre les désirs de la chair... Et, donc, il faut que tu luttes vaillamment contre ta chair sensuelle et perverse, qui est ton ennemie et qui te résiste nuit et jour ; car, lorsque tu auras écrasé cette mortelle enne- mie, tu pourras être sûr que tu as également écarté et vaincu tous tes autres ennemis, et que bientôt tu t'élèveras à la pleine vertu et perfection. « Entre « toutes les vertus, disait le frère Egide, je louerai « surtout la chasteté : car celle-là seule est parfaite « en soi, tandis qu'aucune autre vertu ne saurait être <( parfaite si la chasteté ne s'y ajoute point. » Et c'est pourquoi le frère Égide chantait souvent un sonnet qui commençait ainsi :
0 santa castitade. Quanta è la tva boutade!
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« Or, un frère est venu vers le frère Egide et lui a demandé : « Mon père, toi qui recommandes si a fort la chasteté; dis-moi donc un peu en quoi elle (( consiste ! » A quoi le frère Égide a répondu : « J'ap- « pelle chasteté, mon cher frère, la surveillance soi- (( gueuse et incessante de tous nos sens, ceux du « corps aussi hien que ceux de l'esprit, de façon à « les conserver purs et sans tache devantDieu. «Une autre fois, le frère Égide demande à un autre frère : « Dis-moi, mon très cher ami, ton àme est-elle en (( bon état? » Et comme le frère répondait qu'il ne le savait point, le frère Égide lui dit : « Ne sais-tu « donc pas que le saint repentir, et la sainte humi- « lité, et le saint amour, et la sainte piété, et la « sainte joie, quand elles se trouvent réunies dans « une àme, rendent celle-ci bonne et heureuse? »
Afin d'acquérir ces vertus et de les confirmer dans leur àme, saint François et ses frères se reti- raient dans les ermitages et les grottes de rochers, pareils à la colombe du Cantique des Cantiques, qui construit son nid dans les fentes des montagnes. Et ce côté de la vie franciscaine avait, aux yeux de François, une telle importance qu'il parait même l'avoir préféré à l'activité extérieure, à la vie de voyages et de prédication : « Ceux-là sont mes véritables frères, mes Chevaliers de la Table Ronde, — disait-il, par allusion aux héros des romans che- valeresques du temps, — qui vont demeurer dans la solitude et les lieux déserts, pour pouvoir se con- sacrer plus librement à la prière et méditation,
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pleurant sur leurs propres péchés et les péchés d'autrui. » De telle sorte que cette joie lumineuse et rayonnante, dont nous sommes presque éhlouis au contact des saints franciscains, se trouve être une fleur brillante résultant d'une vie de rigueur et de pauvreté, comme de véritables fleurs sortent de racines obscures et amères. Les ravissements de la prière, les extases devant l'autel dans les petites chapelles de la montagne : tout cela est le fruit du renoncement à soi-même et au monde, dans les grottes qui se cachent derrière ces chapelles. Là- bas, dans la grotte, rien que froid et ténèbres, et la dure pierre en guise de lit, et les longues heures de solitude, et le jeûne, la soif et les larmes du repentir. Et ici, au dehors, voici la lumière et la liberté, le soleil rayonnant sous le bleu du ciel, la consolation d'en haut, l'avant-goùt du paradis, les larmes bienheureuses d'un bonheur débordant! Quant à nous, les chrétiens d'à présent, nous ne connaissons plus guère ni l'un ni l'autre de ces états de l'àme : nous voyons bien la beauté qui s'exhale de la vie des anciens solitaires, mais sans avoir désor- mais la force de les imiter. Certes, nous prenons au sérieux notre qualité de chrétiens : mais notre volonté ne brûle point du zèle d'agir, comme celle de ces chrétiens d'autrefois. 'Et peut-être recher- chons-nous volontiers les chapelles où se trouvent la consolation, la lumière, et la joie: mais toujours nous évitons les sombres cellules, oii l'âme péni- tente élève vers Dieu son douloureux appel.' En
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d'autres termes, nous ne sommes plus aussi pro- fondément convaincus de la nécessité, pour nous, d'être tout bons, tout purs, tout pleins d'amour, de douceur, et d'humilité; non plus que nous n'avons la certitude que ce n'est point trop du sacrifice de toute notre vie pour atteindre ce buti Trop aisément nous nous contentons de ressem- bler à ce jeune homme de l'Évangile qui observait les principes essentiels de la Loi, — ces principes que connaissent et observent aussi les païens (Mais la montée jusqu'au sommet du christianisme, jus- qu'aux hautes cimes éblouissantes de la sainteté : celle-là, nous ne nous faisons point scrupule de la laisser à d'autres, la tenant certes pour chose très belle, mais en même temps pour chose inacces- sible, réservée à des hommes d'une espèce dispa- rue.y
Que Ton se figure la vie vécue jadis par Jean de Parme, et par l'innombrable série des autres soli- taires, franciscains ou non, venus avant ou après le bienheureux habitant de la grotte de Greccio ! Ce matin, il a suffi de la pluie pour me rendre difficile de passer mon temps. Il m'a été désa- gréable d'avoir à rester enfermé dans deux petites chambres sans feu, et d'avoir à y lire toute sorte de beaux livres, vêtu de mon manteau, avec les doigts raidis et les pieds glacés. Qu'aurais-je donc éprouvé s'il m'avait fallu être sans un toit sur ma tête, nu-pieds, couvert seulement d'un froc élimé, et sans autre bibliothèque que le bréviaire et un
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crucifix; et être seul non pas dans un couvent, k l'abri d'une chambre, mais dans une grotte de rocher ouverte à la pluie et au vent? Sans compter qu'il s'agirait de poursuivre cette vie non point pendant quelques jours ou quelques semaines, mais mois sur mois, année sur année, tout à tra- vers un long âge d'homme! Pendant trente-deux ans, apercevoir Rieti sous mes pieds, au loin, et ne pouvoir jamais, jamais y descendre !
Un chrétien d'à présent, accoutumé à des sièges moelleux, des lits profonds et doux, et la discrète chaleur d'un foyer dans l'intimité du chez-soi, a grand'peine à se représenter un pareil état de renoncement. Et ce n'est pas tout. Habitués comme nous le sommes à l'effort et à la lutte, nous com- prenons difficilement un tel abandon de tout désir et de toute action. Nous qui, volontiers, entrepre- nons de parcourir l'Europe, nous ne pouvons pas concevoir une vie toute passée dans le repos et l'immobilité. Combien, étant ce que nous sommes, nous nous serions sentis mal à Taise dans ces siè- cles du moyen âge oii n'existaient ni chemins de fer, ni journaux, ni cafés, ni rien de tout ce dont nous avons besoin ! Et combien il nous tarderait de nous retrouver dans notre xx*" siècle, pour sortir au plus vite de ce monde sauvage et désert de forêts, de montagnes, de châteaux-forts, de cou- vents, et de petites cités solidement armées !
Et je dois ajouter que, incontestablement, notre conception moderne du christianisme a aussi ses
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avantages. N'est-ce pas saint François lui-même (jui nous apprend que chacun doit peser ce que sa nature lui permet de supporter, car les uns peuvent supporter plus, les autres moins ; et que, autant nous devons nous garder d'un excès de plaisir, qui nuit également au corps et à l'âme, autant il con- vient aussi que nous évitions un excès d'abstinence, « étant donné que le Seigneur exige de nous la miséricorde, et non pas le sacrifice » ?
Mais tout cela n'empêche pas que François, et tout le christianisme avec lui, demandent que les hommes possèdent le moins possible ; qu'ils tra- vaillent de leurs mains, pour gagner leur pain et venir en aide à autrui ; qu'ils ne se créent point de soucis inutiles, ni ne s'occupent d'amasser des biens superflus ; qu'ils se maintiennent libres comme les oiseaux du ciel, sans se laisser prendre aux filets du monde ; et qu'ils aillent à travers la vie en remerciant Dieu de ses dons et en chantant la beauté de ses œuvres. « En étrangers et en pèlerins», cette parole de l'apôtre saint Pierre repa- raît sans cesse dans la bouche de François d'Assise, lorsqu'il veut exprimer son idéal. Et c'est afin de réaliser cet idéal, afin de s'exercer à lui et de l'exercer en soi, que lui-même et ses premiers frères sont venus se cacher dans ces ermitages, oii ils ne pouvaient s'occuper de rien que de l'unique chose nécessaire, travaillant ainsi à la grande (ruvre de tout chrétien, qui consiste à laisser Jésus prendre place en soi, à faire en sorte que le Verbe
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y devienne chair, que Dieu y devienne homme, et l'idéal une réalité.
Et ce Dieu vers lequel ils aspiraient a daigné venir au devant d'eux. Il leur a ouvert les portes de son ciel ; et réternelle lumière en est descen- due, remplissant leurs âmes de clarté, de joie, de douceur et de paix; et les anges se sont rendus auprès d'eux, et les ont servis.
Aussi bien est-ce un signe distinctif du christia- nisme moderne, que ces manifestations surnatu- relles aient presque entièrement cessé. Qu'on lise, par exemple, la vie de n'importe quel personnage chrétien du moyen âge : on la trouvera entre- mêlée d'apparitions,, de songes, de révélations, de signes formels d'inspiration divine. Rappelons-nous, notamment, les histoires de saint Ansgar ou de Jeanne d'Arc, dont toute la carrière a été le résultat d'impulsions surnaturelles î Rappelons-nous com- hien souvent, dans les chroniques du moyen âge, reparaît le récit dun homme pieux qui, parmi le doute ou rhésitation, s'adresse à Dieu et en reçoit une réponse, accepit responsf/m a Domino ! Même encore au xvi^ siècle, cette relation directe existait entre la terre et le ciel : lorsque saint Philippe de Néri voulait connaître la destination de sa vie, il se ren- dait auprès du prieur des Cisterciens des Tre Fon- tane, et l'évangéliste saint Jean apparaissait au prieur, et lui donnait une réponse qui devait déci- der de tout l'avenir de Philippe.
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Je suis tout prêt à croire que vraiment le monde, durant les deux ou trois siècles derniers, est devenu plus chrétien. On fait maintenant plus que jamais pour réaliser le programme social du Christ, qui déclare que Tamour est l'article fondamental de la Loi, et que tous les hommes doivent être frères. Ceux même qui rejettent les dogmes chrétiens ne le font qu'en exaltant d'autant plus les idées morales du Christianisme. L'humanité, la compas- sion, l'amour du prochain, figurent désormais dans les programmes de tous ; et il n'y a pas jusqu'aux journaux les plus habitués à spéculer sur l'immo- ralité qui ne spéculent aussi à recueillir de l'argent pour les nécessiteux, et à améliorer le sort des enfants pauvres.
Mais est-ce que ce côté social de notre religion ne nous fait pas oublier son côté individuel? Préoc- cupés de la christianisation morale de la société humaine, n'y sacrifions-nous pas notre propre christianisme? L'apôtre saint Paul a dit, à ce sujet, une parole bien remarquable : « Quand même je distribuerais tous mes biens aux pauvres, cela ne me servirait de rien, si je n'avais pas l'amour ! »
Or, il est certain que nous tous, aussi bien chré- tiens qu'humanitaires, sommes aujourd'hui persua- dés que « distribuer ses biens aux pauvres » signifie, en même temps, « avoir l'amour ». Mais saint Paul, très expressément, nous dit que ce sont là deux choses différentes. Et que si nous lui demandons en quoi consiste « l'amour », il nous
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répond en citant la longue série des attributs dis- tinctifs de cette vertu. « L'amour, nous dit-il, est patient, est bienveillant ; Tamour ne connaît point Tenvie, ni l'ambition; il ne se cherche point lui- même, ne s'emporte jamais, ne connaît point les mauvaises pensées. Il ne se réjouit pas de Tinjus- tice, mais trouve son plaisir dans la vérité. Et l'amour supporte tout, croit tout, espère tout, accepte tout. »
Cet amour-là, certes, est infiniment plus rare dans notre temps que celui qui consiste à nourrir les pauvres. Et c'est précisément la confirmation en soi de cet amour-là qui a été l'objet dominant de TefTort de saint François d'Assise et des premiers franciscains^^Tout, à leurs yeux, ne devait servir qu'à leur permettre de devenir bons — bons jusqu'à la sainteté, — et de cultiver dans leurs cœurs, purs et affranchis du monde, comme parmi l'enceinte d'un jardin ensoleillé, les fruits spirituels que fait mûrir le soleil de la grâce, et dont le savant jardi- nier saint Paul, jadis, nous a dit les beaux noms : « paix, joie, patience, douceur, bonté, fidélité, résignation, continence )).y
Dans un jardin de cette sorte, les anges se plai- sent à venir : car les doux moines et ces doux messagers célestes appartiennent à une même patrie de paix et d'amour. Mais au contraire il est bien rare que les anges daignent visiter nos appar- tements modernes, où plus de soin est donné à la chaleur des calorifères qu'à celle des cœurs, à la
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lumière électrique qu'à celle du Saint-Esprit, et oii souvent le Crucifié se trouve suspendu aux murs, et souvent même sous la forme artistique la plus exquise, mais oi^i sa divine figure n'habite et ne trône pas dans les cœurs.
VII LE DÉPART DE GRECCIO
Le soir, pendant que nous sommes assis autour du feu, le P. Pacifique m'apporte une relique dont une note de M. Sabatier m'avait révélé l'existence. Cette relique est le fameux moule à hosties que saint François a donné au couvent de Greccio.
Ce moule, ou « fer » à hosties, consiste en une forme de fer oi^i Ton cuisait les minces rondelles de pain destinées à la communion. Son aspect rap- pelle celui d'un de nos moules à gaufre : deux pla- ques rondes aux deux extrémités d'une longue tige.
La préparation des hosties s'accomplissait, au moyen âge, avec une extrême solennité. C'est en récitant des psaumes que l'on faisait lever la pâle, oii n'était employée que la plus pure farine de fro- ment. De pieuses reines et grandes dames considé- raient comme un honneur de pouvoir, de leurs mains, prendre part à ce travail. Et l'on raconte même de saint Wenceslas, qui au x*" siècle était roi de Bohême, qu'il avait coutume de semer en personne la graine du froment destiné aux hosties, dans un champ spécialement réservé à cet objet.
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de récolter lui-même le froment, quand il était mûr, puis de moudre le grain, de pétrir la pâte, et enfin de cuire les hosties.
Gomme l'on voit, la vénération que l'on éprouvait pour ce en quoi le pain allait se changer, c'est-à- dire pour le corps sacré du Christ, se trouvait, en partie, transportée jusque sur le pain lui-même.
Chez saint François, notamment, cette vénéra- tion pour le corps du Christ, et pour tout ce qui s'y rattachait, était des plus vives. Quelqu'un a dit très justement qu'une église catholique n'est, en réalité, rien d'autre qu'un grand « tabernacle », une maison souvent énorme pour la conservation du sacrement de l'autel. Môme dans les plus grandes cathédrales, c'est le corps du Christ, sous la forme du pain, qui constitue l'élément central ; devant lui, nuit et jour, une lampe est allumée; et personne ne traverse l'église sans le saluer d'une génuflexion. C'est dans le même esprit que sentait et pensait saint François d'Assise.
Aussi bien est-ce comme bâtisseur d'églises qu'il a inauguré son œuvre de réformateur. « Lève-toi, François, et restaure ma maison, qui tombe en ruine î » lui avait dit la voix miraculeuse, pendant qu'il priait devant le crucifix de Saint-Damien. Et comme cette église de Saint-Damien était, vrai- ment, un très vieux temple en fort mauvais état, François comprit les paroles au sens tout littéral, et résolut aussitôt de se mettre à son travail de reconstruction. Il se rendit en personne à Assise
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pour mendier des pierres; puis, en personne, il monta sur l'échafaudage, en criant aux passants de venir l'aider.
Ainsi Saint-Damien se trouva rebâti ; et après lui deux autres églises le furent également, Saint- Pierre, dans la ville d'Assise, et la petite chapelle de la Portioncule, en bas dans la plaine ; et lors- que, un peu plus tard, l'église épiscopale d'Assise, Sainte-Marie de TÉvêché, eut elle-même à subir une restauration, ce fut en toute justice que, dans l'abside, une pierre fut posée portant l'inscription suivante : « 1*21 6. Au temps de lévêque Guido et du frère François. » Aujourd'hui encore cette pierre subsiste, nous gardant le souvenir du bâtisseur d'églises qu'a été saint François ; et sur le taber- nacle de la même église nous lisons pareillement : Francisons fieri fecit^ « C'est François qui a fait faire ce tabernacle )).
Cet amour de la partie extérieure du service divin, ce souci de l'édification et de l'entretien des églises, nous sont attestés par maints traits de la \\Q de saint François. C'est ainsi que, suivant les Trois Compagnons^ il a appris à ses premiers dis- ciples une prière qu'ils devaient réciter chaque fois que, dans leurs voyages, ils passeraient devant une église ou un crucifix : « Nous t'adorons. Sei- gneur, et te louons, ici et dans toutes les églises du monde entier, parce que, au moyen de ta sainte croix, tu as racheté le monde ! » Et Thomas de Celano ajoute même que les frères récitaient cette
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prière non seultMnent quand ils passaient devant une église, mais aussi quand, de loin, ils aperce- vaient un clocher.
De nombreux récits nous montrent de quelle manière saint François, lorsqu'il entrait dans une église et la trouvait mal entretenue, avait coutume de prendre lui-même le balai en main pour la nettoyer. Le recueil de ses écrits contient une lettre adressée à (( tous les clercs », qui leur prescrit expressément la vénération pour le service divin et pour le sacrement de l'autel. Dans son Testament, nous lisons ces frappantes et touchantes paroles : « De mon Jésus aimé, je ne puis rien voir d'autre, ici-bas, que son très saint corps et son très saint sang, que les prêtres ont le pouvoir de donner et de partager ; et aussi désiré-je voir tou- jours ce très saint mystère du Seign<Hir honoré et vénéré pardessus tout, et conservé dans des taber- nacles de prix. »
C'est pour ce motif que François préférait la France à tous les autres pays de la terre, — « parce que, disait-il, ce pays traite le corps du Seigneur avec plus de révérence que les autres nations catho- liques ».
Pour le même motif, il recommandait à sainte Claire et à ses sœurs du couvent de Saint-Damien de coudre des nappes d'autel, et d'autres parements, pour les églises (jui n'avaient pas le moyen de se donner, elles-mêmes, le luxe de ces ornements. « Car le bienheureux François avait en si grande véné-
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ration le corps du Christ qu'il a exigé, dans la règle de l'Ordre, que partout les frères de toutes les provinces entourassent ce saint sacrement d'un soin et d'une vigilance extrêmes, prescrivant à tous les clercs et prêtres de garder le corps du Christ dans un lieu convenable et honoré; ou bien, au cas OLi les prêtres négligeraient de le faire, ordonnant que les frères le fissent pour eux. Et, un jour, il décida d'envoyer des frères par toutes les pro- vinces en les pourvoyant d'un grand nombre de vases d'autel purs et beaux, afin que, partout oi^i ils trouveraient le corps du Seigneur conservé d'une façon trop peu convenable, ils eussent à le déposer avec honneur dans ces vases neufs. Et pareillement il envoya, dans les provinces, des frères portant de bons et beaux fers, destinés à cuire de belles hosties blanches. »
C'est donc un de ces fers, — celui que la sollici- tude paternelle du grand saint avait réservé pour le pauvre couvent de Greccio, — qui maintenant nous est passé de main en main, pendant que nous restons assis autour du feu. Je considère attentive- ment l'empreinte gravée sur l'une des deux plaques rondes qui forment les deux extrémités du véné- rable appareil. Dans les hosties modernes, la sur- face supérieure porte ordinairement gravés soit une croix, ou un agneau, agmis Dei^ ou bien encore les trois initiales J. H. S. Le moule à hos- ties du xiii'' siècle, lui, nous fait voir ce dernier
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emblème écrit à la manière grecque, avec un C pour un S, et avec beaucoup d'ornements autour des lettres initiales. A la lumière de la flamme du foyer, je dessine, d'après le modèle, l'esquisse que l'on trouvera sur la page du titre, reprodui- sant le dessin de l'empreinte aussi fidèlement que possible.
Et maintenant, voici que mon séjour à Greccio touclie à son terme ! Il y a trois jours déjà que je suis arrivé : demain, il faut que je me remette en route. La journée d'aujourd'hui a, d'ailleurs, été des plus mouvementées, pour les habitants du cou- vent: car, dans le village, une vache était tombée du haut de la montagne, et s'était blessée si griève- ment que force avait été de se résigner à l'abattre. Or, le boucher de Greccio était absent : si bien (ju'on a envoyé, en hâte, demander au couvent si Fun des frères ne pourrait pas venir achever la malheureuse betc. Le P. Silvère de Bibbiena, le jeune moine brun avec des lunettes, a dû consacrer toute sa journée à ce pénible travail; et ainsi notre souper s'est trouvé tout accompagné du récit des sanglants détails de l'opération.
Et ce souper lui-même a pris fin, et nous nous sommes rendus à la chapelle pour l'action de grâ- ces. C'est la dernière fois que, avant le souper, conformément à l'hospitalier usage franciscain, je me suis entendu crier gaiement par les trois Pères, de l'autre côté de la table : Buona sera, signor Gio-
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vawii, e buon appetito ! C'est la dernière fois que, dans la chapelle enténébrée, j'ai écouté le tintement du couvre-feu se répandant sur les alentours, cette sonnerie après laquelle le couvent s'enveloppe de silence, dans la nuit, pour se réveiller le lende- main matin sous la nouvelle sonnerie de la pre- mière messe.
Pour la dernière fois, le bon frère Joseph retire, du foyer, des charbons embrasés dont il remplit la bassinoire destinée à chauffer mon lit ; et, aussi bien, j'ai l'impression que c'est avec une solennité toute particulière qu'il m'accompagne jusqu'à ma chambre. Ici, dans ce lointain Greccio, l'arrivée d'un hôte et son départ sont toujours une bien autre affaire que dans un hôtel de Rome î
Et puis le frère Joseph s'en va, et j'ouvre ma fenêtre, comme le premier soir, et me penche au dehors. Pas une étoile au ciel, tout est noir et vide; très au loin, seulement, je vois briller les vives lumières de Rieti, éclairée à l'électricité. Les gre- nouilles se sont remises à coasser, d'un bruit tran- quille et continu. Soudain, un puissant éclair s'en- llamme à l'horizon, et le tonnerre roule entre les montagnes.
Le lendemain matin, je suis éveillé par un son de cloche lent et majestueux, se répandant comme en des cercles de vagues, et annonçant la première messe. Il est cinq heures et quart.
Je me hâte de me lever. Il a plu dans la nuit ;
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mais à présent les nuages s'écartent, le soleil res- plendit sur la vallée verte, les oiseaux babillent dans le jardin du couvent, et, là-bas, parmi les montagnes, j'entends Tappel rythmé d'un coucou.
De la chapelle, à travers la porte de la biblio- thèque que le frère Joseph a laissée ouverte hier soir, en s'en allant, m'arrive la voix du Père Gar- dien : Gloria in excelsis Deo ! « Gloire à Dieu dans les hauteurs ! »
Je cours à la chaptdle, et entends la messe du Père Gardien, de ma place habituelle dans le chœur. L'évangile du jour est celui de la vigne et de ses rameaux : Ego siim vitis, vos palmites ! « Je suis la vigne, et vous les rameaux. Celui qui demeure en moi, et en qui je demeure, celui-là por- tera beaucoup de fruits : car sans moi vous ne sauriez rien faire. Et de même que mon père m'a aimé, de même aussi je vous aime. Restez donc dans mon amour ! Et vous resterez dans mon amour en observant mes commandements... Et je vous ai dit cela afin que ma joie fût en vous, et que votre joie devînt parfaite! »
« La joie parfaite ! » comme cet évangile d'aujour- d'hui, en particulier, est bien fait pour être récité par des livres franciscains !
Et la messe se poursuit, Le prêtre récite la pré- face, celle du temps de Pâques, avec la belle exhor- tation à remercier Dieu toujours et partout, mais plus spécialement encore maintenant, « où notre agneau pascal, le Christ, est tué pour nous. Car
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il est le véritable ag-neau qui emporte avec soi les péchés du monde, lui qui par sa mort a vaincu notre mort, et, par sa résurrection, nous arendu la vie )>.
Et puis, dans le profond silence et la fraîche paix matinale de la petite chapelle, retentit le triple Sanctus : « Saint, saint, saint êtes-vous, Seigneur Dieu des armées ! Et béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Hosanna dans les hauteurs ! »
Après la messe, je prends congé de ma chambre, de la bibliothèque, et du paysage révélé par les deux petites fenêtres, où se découvrent la ville de Greccio et les montagnes qui la surmontent, pareilles aux vagues d'une mer. Au réfectoire, le Père Gar- dien vient me dire adieu, et je prends aussi congé du frère Humble. Les autres habitants du couvent ne se montrent plus.
Et me voilà descendant les marches du sentier que j'ai gravi il y a trois jours, — comment admet- tre qu'il n'y ait eu encore que trois jours? Je ren- contre des paysans, qui montent pour la messe : des enfants et de jeunes garçons avec de beaux visages purs, un teint d'un jaune délicat, des yeux noirs, et une démarche si ferme et si nette !
Je me rappelle une phrase que j'ai lue à Rome, dans un journal anglais, sur le catholicisme, qui, de plus en plus, se réduirait à devenir un paganisme moderne, — une « religion pour les paysans », comme le paganisme à ses derniers siècles. Lorsque je considère des visages de paysans comme ceux que
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je viens de rencontrer, — et l'on en voit beaucoup de cette sorte, en Italie, — je sens profondément que l'échange n'aurait rien que de flatteur pour moi, si je pouvais devenir, tout simplement, un paysan catholique tel que ceux-là. Et il m'apparaît avec une évidence absolue qu'un tel visage, à le prendre uniquement pour ce qu'il est, dépasse d'une hauteur infinie les visages abrutis ou excités, imprégnés d'alcool, dégradés par l'excès du labeur ou du vice, que nous font voir les hommes civilisés, là-bas, dans les rues des grandes villes.
Me voici parvenu dans la vallée, auprès de la fon- taine où des lessiveuses, l'autre jour, m'ont indiqué le chemin du couvent ! Vingt fois, dans ma descente, je me suis retourné pour revoir ce couvent, ses murs rouge brun, jaune d'ocre, ou blancs dans les par- ties plus nouvelles. Mais enfin il disparait de ma vue parmi la profondeur de la gorge, caché derrière sa forêt de lauriers et de chênes. Devant moi, dans la plaine immense, des flaques d'eau de pluie étincellent comme du vif-argent. L'air commence à devenir chaud, et je sens tomber, par instants, de grosses gouttes isolées. Je hâte le pas, pour ne pas manquer le train de Rieti. Et une fois encore, derrière moi, j'entends l'appel, merveilleusement solennel, des cloches de Greccio.
VIll
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L'ordre franciscain a son Bethléem dans Greccio, et son Golgotha dans ce mont Alverne oi^i saint François a été marqué, sur les mains, les pieds, et le flanc, des signes glorieux de la Passion du Christ. Mais Tordre possède également son Sinaï, qui est l'ermitage de Fonte-(ou Monte-) Colomho, non loin deRieti. C'est là, en effet, que le frère François a rédigé, durant l'année 1223, la règle de l'ordre, ou bien, suivant la tradition, a reçu cette règle de Dieu lui-même, comme autrefois Moïse avait reçu les deux tables de pierre.
Écoutons, par exemple, le récit que nous fait de cet événement une ancienne chronique, attribuée au frère Ange de Rieti :
c( En ce temps-là, le bienheureux François prit avec lui deux des frères, à savoir Léon d'Assise et Bonice de Bologne; et, poussé par l'Esprit, il vint sur une montagne qui s'élève à environ deux milles de la cité de Rieti. Cette montagne était autrefois appelée leMont Rainerio : mais François, voyant les nombreuses sources claires et fraîches qui en
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jaillissent, et devinant que nombre de frîTes puise- raient de l'eau à ces sources, donna à ce lieu le nom de Fons Cohimbarum, « la Fontaine des Colombes » ; et le couvent qu'il y fonda s'ap- pelle, jusqu'à ce jour, Fonte-Colombo. Car sur cet emplacement François, conformément à sa règle, construisit quelques pauvres et petites demeures, où lui-même et ses frères pussent vivre dans la soli- tude. Non loin de ces demeures s'élève une église, qui porte le nom de la Vierge Marie. Et un autre oratoire, le mieux fait du monde pour éveiller le recueillement et pour provoquer les larmes de la conversion, est consacré au saint archange Michel; celui-là se trouve dans une grotte, sous le dur
rocher qui fait saillie au-dessus de la vallée, et
ce rocher surgit très haut, et est couvert d'arbres et de buissons. Du côté du levant est creusé un escalier de vingt-deux marches ; et au-dessous de cet oratoire il y a une sorte de caverne, longue et large comme un tombeau ouvert dans le rocher; et c'est dans cette caverne que notre Père François, comme un second Moïse, a jeûné quarante jours avant de recevoir la Loi du Seigneur. Et lorsque le quarantième jour déjeune futachevé, notre Père François sortit du tombeau, tout enflammé de l'Es- prit divin, et se montra dans l'oratoire et appela à soi le frère Léon, avec des lèvres purifiées comme par un charbon brûlant pris sur l'autel, et lui dit ardemment : « Apporte vite une plume, de l'encre, et du papier, et écris ce que le Seigneur va nous
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révéler ! » On apporte les choses demandées ; Léon s'assoit, François se met en prière, et voici que l'Esprit Saint, parlant par la bouche de François, s'écrie et dit : « Ceci est la vie et la règle des Frè- res Mineurs, à savoir : qu'ils aient à vivre dans Tobéissance au saint Évangile de Notre Seigneur, sans rien posséder, et dans la chasteté... »
C'est, en effet, par ces paroles que débute la règle d'après laquelle vivent encore tous les moines franciscains. On Ta appelée « la règle de 1223 );, pour la distinguer d'une autre règle antérieure, écrite par François en 1221. Et l'on sait que, en plus de ces deux règles, il y en a eu plusieurs autres encore, après la règle primitive de 1210 ; mais aucune de ces législations spirituelles ne nous a été conservée, et cette fâcheuse disparition a conduit les historiens modernes du mouvement fran- ciscain à édifier maintes théories sur la différence des premières règles et de la Règle définitive de 1223, — théories dont le point de départ est une opinion préconçue touchant le caractère particulier de l'inlluence exercée sur saint François et son œuvre par l'éminent protecteur du saint, ce cardi- nal Hugolin qui est ensuite devenu le pape Gré- goire IX. On veut que ce cardinal, pour servir les intérêts de l'Église, ait défiguré et gâté l'institution originale du frère François ; et Ton nous repré- sente la règle de 1223 comme l'un des résultats de cette influence pernicieuse.
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Cette conceplion a été surtout vivenuMit soutenue par M. Paul Sabalier. D'après celui-ci, une seule des règles, celle de 1210, serait « vraiment francis- caine )). Quant à celle de 1223, « elle est, indirec- tement, l'œuvTe de l'Eglise, essayant de s'assimiler le mouvement nouveau, qu'elle transforme, du même coup, et fait dévier complètement. )>
En exprimant cette opinion, que l'on pourra lire dans la V^ie de saiîit François du célèbre historien français (p. 290), M. Sabatier va certainement un peu loin. Car cette Règle de 1210, (jue la défense d'une de ses hypothèses favorites le porte à pro- clamer la seule vraiment franciscaine, cette Règle s'est perdue, et nous en sommes réduits à en rechercher péniblement les débris dans les deux Règles ultérieures.
L'historien consciencieux et impartial qui désire parler de la première Règle est donc tenu de le faire en des termes très réservés, bien éloignés de toute affirmation catégorique. Tout ce que les sources authentiijues nous permettent d'établir, c'est que cette Règle de 1210 était conçue sous une forme très courte, et consistait surtout en versets évangéliques, tels que : « Si tu veux être parfait, va vendre tout ce que tu possèdes, et le donne aux pauvres ! » ou bien : « Celui qui veut me suivre, qu'il renonce d'abord à soi-même! », ou encore : « N'emportez rien avec vous sur la route, ni or, ni argent, ni souliers, ni sac ! )> C'est, très vraisem-
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blablement, de citations de ce genre qu'était faite la première Règle : et les mêmes versets sacrés, comme aussi le même esprit de renoncement et de pauvreté, se retrouvent encore dans les Règles de 1221 et de 1223. Et que, en tout cas, personne des contemporains n'ait songé à considérer la Règle de 1221 comme une déformation ou ain rabaissement du rigoureux idéal des premières Règles, c'est ce que suffirait à nous attester le récit légendaire de la façon dont le frère Elie et plusieurs ministres provinciaux sont venus trouver saint François à Fonte-Colombo, pour lui signifier précisément qu'ils entendaient ne tenir aucun compte de la Règle en question, attendu que celle-ci leur parais- sait trop se vère. Mais François, au lieu de répondre, a tourné son visage vers le ciel, et invoqué le Sei- gneur ; et tous alors ont entendu la voix du Christ qui disait, en réponse : « François, il n'y a rien dans cette Règle qui provienne de toi, mais tout ce qui y est contenu ne vient que de moi seul; et j'exige que cette Règle soit appliquée à la lettre et sans commentaire, et ceux qui ne veulent point s'y^tenir, ceux-là peuvent sortir de l'ordre ! » Sur quoi le frère François s'est retourné vers le frère Élie et les autres, en disant : « Avez-vous entendu "? Avez-vous entendu ? ou bien voulez-vous que je vous répète ce qui vient d'être dit ? » Mais les frères, épouvantés, se sont empressés de repar- tir.
Il ressort manifestement de cette légende que
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la Règle de 1221, — celle qui, selon les érudits modernes, ne serait plus « vraiment franciscaine », mais constituerait déjà une déchéance cléricale et opportuniste du primitif esprit de saint François, — que cette Règle là, précisément, a paru inacceptable, en raison de son extrême rigueur, au frère Élie et aux autres partisans de la modération ^ Et en quel endroit lisons-nous ce récit de la protestation des (( modérés » contre la Règle de 1221 ? Le récit nous est offert dans le Spéculum Perfectionis, ce curieux écrit que M. Sabatier attribuait au frère Léon lui-même, et qu'il a publié surtout parce que, à ses yeux, cet ouvrage était une protestation du fran- ciscanisme « véritable » contre les déformations apportées par l'Église à la pensée et aux ordon- nances authentiques de saint François !
C'est vers le berceau de cette Règle diversement appréciée, vers le Sinaï de l'ordre franciscain, c'est vers Fonte-Colombo que, cet après-midi, je dirige mes pas. Il est deux heures au moment où je sors de Rieti par la Porte de Rome ; et, à quel- ques centaines de mètres en avant de la ville, je tourne sur la droite, pour suivre le sentier qui, le long des montagnes, conduit au couvent solitaire construit sur cet endroit à jamais fameux dans l'histoire de l'ordre. Mon sentier passe d'abord au
1. Une autre légende veut même que le frère Élie ait détruit la règle de 1221, si bien que .saint François aurait été forcé de la récrire.
JOO PÈLERINAGES FRANCISCAINS
pied de hauts rochers calcaires, abrupts et nus, où s'ouvrent, çà et là, de sombres cavernes ; mais bientôt le chemin s'élève, côtoyant le bord inférieur dune forêt qui n'est pas sans me rappeler nos forêts danoises des environs de Copenhague, avec des ané- mones et des pervenches bleues parmi les troncs des arbres. L'iiir est chaud, un peu pluvieux par instants ; du haut du sentier, je considère le riche et verdoyant paysage de la campagne de Rieti, et la vénérable cité elle-même, qui dresse ses tours grises sur un fond de vertes collines et de monta- gnes bleues tout entourées de nuages. Le ciel, décidément, ne veut point s'éclaircir, mais continue à pendre très bas, tapissé de nuages de pluie d'un ton gris blanchâtre.
Je grimpe toujours plus haut dans la montagne, m'informant de ma route à divers passants. Dans un endroit, je me trouve tout à coup au milieu d'un petit hameau: quelques vieilles maisons à demi en ruine. Un paysan fait entrer son âne à l'étable ; une femme est debout devant sa porte, avec un enfant qu'elle tient en lisière, pour l'empêcher de tomber.
Et bientôt je laisse derrière moi les maisons et les champs, et mon chemin m'amène sur la mon- tagne nue. J'avance par dessus des couches de grès siliceux et de grosses pierres plates à la surface rugueuse; cà et là, de petits ruisseaux clairs jaillissent du sol. Tout à l'heure, dans la vallée, le mouvement de la marche m'avait donné chaud;
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mais à présent je boutonne mon manteau, car un vent glacé souffle sur ces hautes solitudes décou- vertes. Le sentier, tout à coup, se resserre, et se met à longer une gorge profonde, au fond de laquelle j'entends mugir un torrent enflé par la pluie. Et voici que, de l'autre côté de la gorge, je vois surgir une nouvelle montagne, celle-là boisée, avec des bâtiments et un petit clocher à .son som- met : c'est le couvent de Fonte-Colombo !
J'avance toujours plus loin, suivant les caprices du sentier. La montagne entière, maintenant, est sillonnée de petits ruisseaux ; en vérité, voici bien la montagne des sources, Fonte-Colombo ! ^q m'ar- rête un moment, et me retourne. De la hauteur où je suis parvenu je vois, très loin au-dessous des pointes plus basses, la verte plaine avec ses routes blanches, et Rieti, et, derrière cette ville, les puis- santes Abruzzes, à demi voilées de nuages d'un bleu sombre, à demi étincelantes d'une lumière crue. Et nul autre bruit, dans l'immense solitude, que le fracas sauvage du torrent, au fond du ravin.
Mon sentier, ensuite, descend, et m'amène jus- qu'à ce torrent, et puis, l'ayant traversé, monte de nouveau sur l'autre côté. Et je grimpe, et je grimpe; et peu s'en faut que mes forces ne m'abandonnent au milieu de cet étroit chemin creux s'enroulant parmi les ténèbres humides de la forêt, oii des violettes des Alpes fleurissent tout à l'aise. Enfin la dernière montée, et la plus diffi- cile, m'est allégée par un escalier pratiqué dans le
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roc ; et après deux grandes heures de marche je parviens devant le couvent, sur une vaste place verte plantée de hêtres au bord de l'abîme, et où s'élève, au centre, une croix de bois peinte en rouge; la croix franciscaine qui toujours se dresse devant chaque demeure des « frères gris », avec les attributs de la Passion, — la lance, l'éponge de fiel, les clous, et la couronne d'épines, — atta- chés aux bras de la croix.
De nouveau je m'arrête un moment, pour repren- dre haleine, et regarde autour de moi. Tout à coup j'aperçois, à gauche du couvent, une porte fermée, qui semble conduire derrière le bâtiment, et au- dessus de laquelle sont inscrits les mots de Jelio- vah à Moïse dans le buisson ardent: « Aie bien soin de te déchausser, car le lieu où lu te tiens est un lieu sacré ! » Et si forte, si solennelle est l'im- pression que je reçois de ces paroles, à les lire ici, parmi cette solitude sauvage et déserte, très haut entre les sommets des puissantes montagnes, que je me sens tout prêt à suivre littéralement l'injonc- tion écrite. Oui, tous ceux-là me comprendront qui ont voyagé dans les pays de montagnes : car il y a dans la montagne quelque chose qui, plus vive- ment et profondément que tout le reste de la nature, — et que la mer elle-même, par exemple, — évo- que en nous la conscience de la grandeur de Dieu. Là-bas, dans la plaine, c'est l'homme qui peut nous apparaître grand: dans les villes qu'il s'est bâties il peut penser qu'il est, lui-même, la partie la
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plus importante du monde, et qu il n'y a point de plus grandes pensées que celles qui l'agitent, sur le marché ou au fond de sa boutique. Mais qu'il monte là-haut parmi les montagnes, et fatalement il apprendra à se sentir, à devenir petit! Sur ces sentiers à peine distincts, le long de ces gorges profondes, parmi ces masses gigantesques de pier- res, il se verra ramper misérablement, comme un pauvre vermisseau sans aucune importance. Fatigué, trempé de sueur, il voudra employer, pour se soutenir, l'élégant parapluie chèrement payé ; mais son parapluie se brisera au moment où il aura le plus pressant besoin de son aide ; et trop heureux sera-t-il de pouvoir s'accrocher à un buisson de genévrier, faute de quoi il serait précipité jusqu'au bas de la montagne, la tète la première. En d'autres termes, ce milieu nouveau nous fait sortir entièrement de nos petites conven- tions et routines des villes; et ainsi nous recon- naissons qu'il existe au monde une réalité plus sérieuse et plus indépendante de nous que nous ne le soupçonnions. De telle sorte que la montagne nous est une leçon de sérieux; et le fait est qu'un peuple dans le pays duquel ne s'élèvent point des montagnes se trouve toujours, par là même, offrir (le très graves lacunes dans son caractère national. Jamais le grand idéalisme ni l'esprit héroïque n'auront de solides racines dans un pays de plaine ; ce sont des (leurs qui ne peuvent pousser que parmi des rochers, arrosées de l'eau des torrents et stimu-
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lées par l'air vif des hauteurs. Et c'est aussi pour cela que, toujours, les montagnes ont été le refuge de ceux qui ont cherché Dieu. « J'ai élevé mes yeux vers les cimes ! » chantait déjà le Psalmiste hébreu. De la montagne du Sinaï, Moïse a rapporté les tables de la Loi ; sur la montagne du Carmel a prié Élie, le grand prophète d'Israël ; et Jésus lui- même a passé la nuit en prière sur le 3Iont des Oli- viers. Quoi d'étonnant que François d'Assise à son tour, toute sa vie, ait aimé à se retirer sur la mon- tagne, et que Fonte-Colombo ait été son Sinaï, et le mont Alverne son Golgotha ?
J'ai amplement le temps de me livrer à ces réflexions ; car, bien que j'aie plusieurs fois sonné à la porte du couvent, personne ne vient m'ouvrir. Évidemment, les frères sont en train de faire leur sieste.
Mais enfin j'entends le bruit familier des sanda- les de bois sur le pavé, quelque part à l'intérieur. Je me hâte de sonner de nouveau ; et, quelques minutes après, je me trouve assis au réfectoire, en compagnie du jeune, vif, et souriant Gardien du couvent, le Père Jean de Greccio.
IX
LA GROTTE DE SAINT FRANÇOIS A FONTE-COLOMBO
— Voulez-vous que nous descendions jusqu'au Sanctuaire? — me demande le P. Gardien, aussi- tôt que j'ai apaisé ma faim.
Et bientôt le voici qui ouvre précisément la porte au-dessus de laquelle j'ai lu, tout à l'heure, le verset du Premier Livre de Moïse : « Aie bien soin de te déchausser... » etc. ! Nous descendons vers le lieu oi^i François, parmi la prière et le jeûne, a écrit la Règle de son ordre. L'étroit sentier nous conduit le long- du mur d'enceinte du couvent; ce sentier est planté de stations d'un chemin de croix, et pourvu d'une rampe basse, sur le côté extérieur qui domine le ravin.
Nous nous arrêtons d'abord auprès d'une petite chapelle gothique qui, d'après la tradition, serait cet « oratoire consacré à la Sainte Vierge », dont parle la vieille chronique. Elle contient des restes de peintures murales de l'école de Giotto, où j'admire surtout deux anges entourant une Marie-Madeleine très endommagée et repeinte.
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Puis un escalier en zigzag nous conduit au Sanctuaire même.
Se dressant abruptement sur le rocher à pic, et à la même hauteur que les vénérables chênes, ormes, et érables de montagne, qui surgissent des profondeurs du ravin, je vois s'ouvrir les deux grottes habitées jadis par saint François et le frère Léon ; entre elles, emmuré aujourd'hui dans une petite chapelle, s'élève le tronc du chêne du haut duquel, un jour, le Christ aurait parlé au frère Élie et aux autres opposants.
Un balcon de bois, suspendu au-dessus de l'abîme, nous introduit dans Fermitage de saint François. Nous pénétrons d'abord dans une petite chapelle, dont l'un des côtés est simplement formé du rocher, — scoglio, suivant l'expression italienne. Rude et imposant se projette le mur de pierre, couvrant de son ombre l'étroite bordure du rocher qui servait de lit à saint François.
De là, une trappe pratiquée dans le sol descend plus bas encore, dans l'oratoire du saint, sa retraite la plus intime et la plus cachée. Cet oratoire est fait simplement d'une crevasse du rocher, ouverte des deux côtés, et si étroite que l'on touche les deux murs à chaque mouvement. La vue de ce lieu sacré impose irrésistiblement un silence recueilli : et aussi bien le P. Jean que moi-même restons quel- que temps sans oser remuer. Au dehors, nous entendons la rumeur mêlée de la forêt, du torrent,
LA GROTTE DE SAINT FRANÇOIS A FONTE-COLOMBO 107
et de la pluie : ces mêmes trois grandes voix que le frère François a entendues pendant bien des jours et des nuits, il y a sept siècles, tandis qu'il priait ici dans la solitude !
Afin de ressentir pleinement Timpression du lieu, je me pelisse vers le coin le plus extrême de la cre- vasse, à l'endroit oii elle s'ouvre|sur la vallée et reçoit la lumière du jour. En pente brusque et terrible, la montagne descend, s'abîme dans les profondeurs vertes de la forêt. Quel sauvage, désert, et étrange site, que celui-là !
Et, lorsque, de nouveau, nous nous trouvons sur le balcon de bois, devant l'entrée de la grotte, le P. Gardien me dit, en me désignant du doigt les alentours, avec le paysage lointain transparaissant parmi le branchage des vieux arbres :
— C'est ici que nous sommes à Fendroitle meil- leur pour nous représenter la scène toute entière ! Sur cet emplacement-ci, où nous nous tenons, se tenait saint François; là-bas, dans l'autre grotte, était assis le frère Léon ; par là, du côté de la vallée, c'est par là qu'arrivaient Élie et les autres ministres provinciaux, après avoir longé le rebord de la montagne. Et du haut de ce chêne, aujour- d'hui décapité, s'est fait entendre la voix du Christ.
— Oui, dis-je à mon tour, mais je dois vous avouer que rien de tout cela ne me fait une impres- sion aussi profonde que ce creux du rocher où nous sommes entrés tout à l'heure. J'y ai clairement
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senti que, jamais encore jusqu'ici, je n'avais bien compris saint François d'Assise. Jamais, jusqu'à présent, je ne m'étais fait une notion vivante du besoin de solitude qui était en lui, de tout ce côté foncièrement ascétique que comportait son génie. On a voulu, de nos jours, mettre saint François en une façon de contraste et d'opposition non seule- ment avec l'Église, dont il a toujours été le fils le plus obéissant, mais aussi avec la vie monacale antérieure, la vie bénédictine, par exemple. Or, j'ai l'idée que, bien loin de condamner cette vie, il n'a fait, au contraire, que la continuer. Voyez saint Benoît de Nurcie, dans sa grotte, près de Subiaco, et voyez François d'Assise, dans cette grotte de Fonte-Colombo : n'est-ce point la même figure, malgré l'intervalle de sept longs siècles ? Et que l'on regarde ensuite plus avant, dans Fhis- toire, que l'on voie le plus clérical de tous les saints, saint Ignace de Loyola, priant devant le crucifix dans sa grotte de Manrèse : n'est-ce pas, une fois de plus, le même homme trois cents ans plus tard ? Non pas que j'ignore tout ce qui est personnel à chacun des trois saints, Benoît, Fran- çois, et Ignace : mais, par dessous les difi'érences,je découvre surtout le principe profond qui leur est commun. Il est vrai que l'un, même devenu moine et créateur d'ordre, ne s'arrête pas d'être le patri- cien romain, que l'autre, jusqu'à sa mort, demeure le troubadour enthousiaste, et que le troisième conserve le caractère d'un chevalier espagnol ayant
LA GROTTE DE SAINT FRANÇOIS A FONTE-COLOMBO 109
combattu les Maures : mais chacun d'eux est, avant tout, Tascète, Timitateur de Jésus et de saint Paul, assidu à mortifier sa chair afin de la maintenir sous la domination de l'Esprit. Et c'est pourquoi l'on trouve déjà la joie franciscaine chez les Béné- dictins ; et pareillement, des Jésuites, quelqu'un qui les a fort bien connus a dit que la bonne humeur incessante était le meilleur signe distinctil" d'un
véritable Jésuite !
Cependant, nous avons remonté l'escaher, et le P. Jean referme, derrière nous, la porte surmontée de l'inscription. Puis il me montre du doigt celle-ci, et me dit, en souriant :
Savez-vous que le pape Sixte IV observait à
la lettre cette prescription de se déchausser ? Mais, aussi bien, avait-il été moine franciscain, ce qui lui avait donné l'habitude d'aller nu-pieds 1
Notre visite aux grottes s'est prolongée assez longtemps. Déjà, le maigre soleil du soir tombant projette sa lumière dorée sur la place verte, à l'en- trée du couvent. Une paire de chèvres blanches broutent le gazon de la place ; et l'une d'elles accourt vers le P. Jean, avec un doux et léger bêle- ment.
Après l'office du soir et le souper, je m'asseois avec les quatre pères du couvent pour l'heure habituelle de libre entretien. Cet entretien, ici, n'a point lieu autour du foyer de la c< chambre à feu ».
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comme à Greccio, mais dans la cellule du Père Gardien, pièce assez vaste, et oii nous avons large- ment place pour nous asseoir. Pendant l'entretien, j'observe les quatre pères et suis frappé de l'ex- trême différence de leurs figures. C'est d'abord le Père Gardien, jeune, de haute taille, vif, les yeux noirs, et avec un charmant sourire qui, à chaque instant, illumine tout son visage d'une espression de bonté et de joie intérieure. Un autre père, près de lui, est un gros homme déjà un peu âgé, le visage épaissi et jauni, l'apparence d'un person- nage un peu mécontent et discuteur, prenant plaisir à arrêter ses compagnons pour les inviter à « préciser » ou parfois même pour les contredire. Puis en voici un petit, maigre et pâle, qui reste longtemps plongé dans une rêverie silencieuse, mais qui bientôt, dès qu'il se met à parler, me montre qu'il est un vrai puits d'érudition reli- gieuse ! Enfin le dernier est un beau jeune homme plein de santé et de vie, avec une espièglerie presque gamine dans ses yeux franchement ouverts; celui-là ne tarit pas en plaisantes histoires qu'il illustre, à chaque mot, par une mimique animée, et notamment en faisant prendre à sa calotte les attitudes diverses des gens dont il parle. Il s'intéresse passionnément à tous les sujets que nous abordons, et semble y apporter des idées très modernes.
Et je sens que ces quatre pères, chacun à sa façon, doivent être des hommes excellents : mais
LA GROTTE DE SAINT FRANÇOIS A FONTE-COLOMBO 111
je n'ai pas Timpression de me trouver lié avec eux aussi intimement qu'avec mes hôtes de Greccio. 11 est vrai que le couvent de Fonte- Colombo est beaucoup plus grand, ayant été appelé à servir de maison d'éducation pour les novices de l'ordre. Tout à l'heure, pendant que nous étions assis à souper, j'ai vu ces jeunes gens, les yeux modestement baissés, venir prendre place, en deux longues rangées, contre les vieux murs bruns du réfectoire. Et quelles ligures j'ai aperçues là! J'ai pu les observer surtout lorsque tous, deux par deux, en sortant après le repas, ont eu à passer tout près de l'endroit oii j'étais assis. Quelle jeu- nesse, quelle pureté, quelle douce et paisible grâce dans tous ces visages gardant encore la rondeur de l'enfance, sous la couronne de cheveux noirs qui entoure la tonsure toute fraîche !
A propos de novices, il me vient un souvenir que je ne puis m'empecher de rapporter. En l'an- née 1896, je suis rentré à Copenhague après un séjour chez les Bénédictins de la fameuse abbaye de Beuron. Un ami danois m'ayant interrogé sur la vie que l'on y menait, je lui ai raconté, entre autres choses, que je m'étais plusieurs fois promené avec les novices.
— Avec les petites novices ? Eh î le gaillard ! s'est écrié mon ami, souriant, d'un air malicieux.
Évidemment, il se représentait une scène du genre de celles qu'il avait vues au théâtre, dans
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Af^" Ni touche ! Mais lui seul, sans doute, eu étail à ignorer que le mot « novice w ne désigne pas exclusivement des jeunes filles. Ce mot sert à appeler tous ceux qui sont « nouveaux » dans un ordre, tous ceux qui, pour ainsi dire, « font leur apprentissage » pour devenir moines ou reli- gieuses.
Ces jeunes apprentis, pour chaque ordre, sont instruits et formés dans des couvents spéciaux, appelés « noviciats »; et l'un de ces noviciats fran- ciscains est précisément établi à Fonte -Colombo, d'où résulte que les frères d'ici ne reçoivent pas volontiers de visites. Car il convient que les futurs moines aient le moins d'occasions possible de se rappeler le vaste monde qui s'agite là-bas, derrière les montagnes ; et, même quand un étranger arrive muni d'une lettre de recommandation de la main du général de l'ordre, cet étranger n'en vient pas moins du monde, et pourrait fort bien être un enfant de ce monde...
Parmi les visiteurs récents, le Père Gardien m'a, naturellement, cité M. Paul Sabatier, en me mon- trant des exemplaires des ouvrages de Téminent écrivain français, que celui-ci lui avait envoyés après sa visite.
— Mais je ne les ai point lus, — m'avoue le P. Jean, avec son charmant sourire, — car je ne comprends pas le français !
Et ainsi s'est passée cette soirée, à son tour.
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Vers dix heures, j'étais déjà enfermé, seul, dans ma chambre. Au dehors, dans la nuit obscure, des nuages d'un blanc épais pendaient sur les montagnes ; et nul bruit, pour troubler le repos de ma solitude, que le mugissement continu du tor- rent au fond de l'abîme.
X UNE PROCESSION A FONTE-COLOMBO
Le lendemain matin, je vais m'asseoir sur riierbe, devant l'entrée du couvent.
Tout à l'heure, dans la bibliothèque, les pieds glacés, je me suis plongé dans la lecture de l'un des livres, imprimés sur velin épais, où M. Sabatier raconte l'histoire du Poverello. Maintenant, me voici installé sous un ciel merveilleux, dans une lumière à la fois vive et fraîche, pendant que, sur les blanches montagnes qui longent la vallée de Rieti, flottent doucement des ombres de nuages, se mêlant aux taches noires des forêts suspendues au flanc des montagnes, — ?nacchia, (^ la tache », suivant la pittoresque et très juste appellation don- née à la forêt dans le langage populaire. Au loin, sur une cime particulièrement saillante, j'aperçois le clocher de la ville de Greccio, et plus loin encore m'apparaissent, éclairés brusquement d'un rayon de soleil, les murs blancs du petit monas- tère où je me trouvais le matin de la veille. Mes amis de là-bas sont en train, à cette heure, de se livrer à leurs occupations habituelles : le frère
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Humble et le frère Joseph travaillent au jardin, le vieux frère Second se glisse silencieusement par les corridors, ainsi qu'il avait coutume de le faire tous les matins, ou bien se repose dans un coin, tout ramassé sur lui-même, auprès du feu déjà presque mort.
Je reste assis, le dos appuyé contre un bloc de pierre recouvert de mousse ; autour de moi, dans le gazon, je vois briller des myosotis et des ané- mones bleues. A quelques pas de l'endroit où je suis, la montagne descend en pente brusque, et de la profondeur, devant moi, surgissent les faîtes de grands chênes aux feuilles luisantes, comme aussi de hêtres récemment poussés. De toutes parts, à l'entour, une neige nouvelle scin- tille sur les sommets des monts : mais ici, sur cette place, devant la porte du couvent, le soleil m'imprègne le corps d'une douce chaleur. Et pen- dant que ma vue erre des tours romanes de Rieti à la cime blanche et étincelante du mont Terminillo, haute de plus de 2.000 mètres, je songe en moi- même :
« Cette Italie des montagnes et du printemps est un pays tout autre que celui que connaissent les touristes, que représentent les peintres, et que chantent les poètes! Ce n'est pas du tout l'Italie de Goethe, avec ses myrtes, ses lauriers, et ses oran- gers d'or, ni non plus l'Italie de Boecklin avec ses cyprès, ses prairies de fleurs, et ses villas de mar- bre. Et bien moins encore c'est l'Italie voyante et
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banale des peintres professionnels de vues de Naples, avec des golfes bleus, des loggias de Gapri, et un Vésuve fumant à Tborizon. Mais, avec cela, cette Italie m'est infiniment plus chère, et me touche infiniment plus dans sa simplicité. Ce n'est point, comme la Sicile ou iXaples, la région de l'éternel été, mais bien un pays ayant des saisons diverses, comme les autres pays, avec du froid en hiver, de la pluie et des orages au printemps et à l'automne, un pays de montagnes où l'été n'arrive que tardivement, et pour en repartir de très bonne heure. C'est l'Italie où pousse l'olivier, ce simple et bon olivier avec son modeste feuillage gris- d'argent et son tronc tordu; c'est l'Italie où le pay- san travaille et où le moine prie, et où, par-dessus les champs, des milliers de cloches argentines appellent, chaque jour, les fidèles à la messe du matin. C'est une ItaHe en costume de travail et une Italie en robe de pénitence. C'est, vraiment et profondément, Yltalie franciscaine, et je suis bien heureux d'avoir pu la connaître, et ne me sou- cie plus, désormais, d'en connaître aucune autre ! »
Dans l'après-midi du même jour, à peu près vers la même heure que la veille, je vais de nou- veau visiter la grotte vénérable de saint François ; mais, cette fois, j'y vais en compagnie de tous les habitants du couvent. Car ce jour est un samedi; et il est d'usage à Fonte-Colombo de célébrer, tous les samedis, au coucher du soleil, le souvenir de la
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mort du saint, — du transito di S. Francesco. C'est en effet un samedi, le 3 octobre 1226, après rheure des vêpres, que saint François est mort dans une petite cabane, à quekjues pas de la cha- pelle de la Portioncule. Le frère Ange et le frère Léon lui avaient chanté, pour la dernière fois, le Cantique de son frère le Soleil ; et lui-même, de tout son cœur, avait souhaité la bienvenue à (c sa sœur laMort ». Et puis, il s'était fait lire, dans rÉvangile de saint Jean, le récit de la Passion de Notre Seigneur, en commençant par les versets oii il est écrit : « Or, avant la fête de Pâques, comme Jésus savait que son heure était venue et qu'il allait quitter ce monde pour retourner auprès de son Père, de même qu'il avait toujours aimé les siens pendant qu'il avait vécu avec eux, de même il les a aimés jusqu'à la fin. » Et pareillement François, lui aussi, a aimé ses disciples jusqu'à la fin : il les a bénis, leur a parlé pour la dernière fois, leur a donné ses instructions, et leur a dit adieu. Et pendant que, parmi des sanglots, ils entouraient sa pauvre couche basse, le mourant a entonné encore le 142*" psaume, qui commence par ces mots : Voce mea ad Dominwn clamàvi, « de toute ma voix, j'ai inv^oqué le Seigneur ». Et comme il prononçait les dernières paroles du psaume : 7ne expectant justi, a les justes m'attendent, espérant que tu m'accorderas une récompense éternelle », tout à coup le grand saint s'est tu à jamais, et son âme s'en est allée recevoir sa récompense éternelle.
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En commémoration de cette mort, voici que nous allons en procession, grands et petits, les pères, les novices, les frères lais, et moi, Thôte étranger, nous rendant de la grande chapelle du couvent à la petite chapelle élev^ée au-dessus de la grotte de saint François! Deux par deux, je vois s'avancer devant moi la série des figures brunes en robes de bure, longeant l'enceinte du couvent, et descendant les nombreuses marches. Tout devant moi va le Père Gardien; de sa voix claire et forte il conduit le chant, que j'entends jaillir de la foule des jeunes gosiers, sur toute la longueur du cortège. La mélodie est d'un caractère très particulier, à la fois plaintive et joyeuse, sur un texte latin infiniment simple, oii je distingue ces mots, revenant sans cesse : 0 saiictissima anima !
Enfin nous atteignons le sanctuaire ; et bientôt la petite chapelle aussi bien que le balcon de bois qui la précède se trouvent entièrement remplis. Tout le monde s'agenouille. Et tout à coup, parmi le silence solennel qu'interrompt seulement, parfois, le murmure du vent dans les feuilles des arbres du ravin, tout à coup s'élève la voix du Père Gardien, découpant chaque mot avec une netteté et un soin extrêmes, comme s'il voulait que pas une syllabe ne se perdît :
— Voce mea ad Dominmn clamavi.
Je reconnais le psaume que saint François a récité au moment de mourir. Les Frères répondent au Père Gardien, et ainsi le psaume se déroule,
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alterné verset par verset, jusqu'à ces dernières paroles : me expectant jiisti; et puis, de nouveau, se répand un profond et solennel silence. Mais bientôt, de nouveau, j'entends s'élever, chantée maintenant en chœur, avec une puissance et une beauté singulières, l'admirable antienne en l'hon- neur de saint François :
— Salve ^ sancte pater ! « Salut à toi, père très saint, lumière de la patrie, modèle parfait des frères mineurs, miroir de vertu, chemin de justice, guide de la vie! Conduis-nous, hors de l'exil delà chair, à la patrie du royaume céleste! »
Dans l'espace étroit et bas, au-dessous du rocher en saillie, les nombreuses voix, jeunes et fortes, s'entremêlent les unes aux autres, de façon que leur chant a une vibration métallique, comme un son de cloche. Et toujours plus haut s'élève le chant, toujours avec plus de puissance ses notes remplissent le petit sanctuaire, jusqu'à ce qu'enfin toutes les voix frémissantes entonnent le suprême et imposant appel au royaume céleste : Carnis ab exilio, duc nos ad régna cœloruni !
Après quoi le cortège s'en retourne, dans la tran- quillité dorée du jour finissant; on remonte les marches, on longe le mur du couvent, on revient sur la place verte, on rentre dans la grande cha- pelle, à demi obscure, oi^i toute la procession se met à genoux. Ici encore, les chants se poursuivent. J'entends s'élever les litanies de la Vierge, termi- nées par ce vieil hymne de louanges que les fran-
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ciscains, bien des siècles avant Pie IX, ont consacré à la glorification de la Mère Immaculée de Dieu : Tota pidchra es.
— Tota pulchra es, Maria! « Tu es toute beauté ! » chantent les fortes voix des moines, de Tun des côtés de la chapelle.
— Tota pulchra es. Maria! répondent, de Tautre côté, les claires voix des novices.
— Et macula originalis non est in te. « Et la tache du péché originel ne se trouve pas en toi ! »
— Et macula originalis non est in te !
— Tu gloria Jérusalem! « Tu es l'honneur de Jérusalem ! »
— Tu Isetitia Israël! « Tu es la joie d'Israël.
— Tu honorificentia jjopuli nostri ! « Tu es l'or- nement de toute notre race !
— Tu advocata peccatorum ! « Tu es l'avocate de nos péchés ! »
— 0 Maria!
— 0 Maria ! Virgo sapientissima !
— Virgo clementissima !
— Or a pro nabis !
— Ora pro nobis ad Dominum Jesum Christum! <( 0 Marie, Vierge très sage et très bonne, inter- cède pour nous auprès du Seigneur Jésus ! »
XI LA FORESTA
C'est par une matinée ensoleillée de dimanche que je quitte le couvent de Fonte-Colombo.
Je me suis levé de très bonne heure. Au moment où j'ai traversé la cour intérieure du couvent, les dalles étaient encore tout humides de la rosée de la nuit ; sous le ciel bleu pâle, aucun autre bruit ne s'entendait que le faible battement d'ailes d'une liirondelle regagnant son nid.
Et puis je me suis rendu à la chapelle, où je me suis trouvé en compagnie de nombreux paysans dont les visages semblent comme des ébauches des visages des frères et novices, ébauches rudement taillées dans le bois, en attendant que l'artiste les ' élabore et les anime.
Je me suis tenu quelque temps, ensuite, sur le balcon de ma chambre, considérant la vallée qui, à mes pieds, s'étendait jusqu'à Greccio. Derrière '.es grandes arêtes, brunes et gris-vert, des hau- eurs s'élevant au delà du ravin, je voyais se iéployer les montagnes violettes et l'immense
122 PELERINAGES FRANCISCAINS
plaine voilée d'une buée bleue, tout cela baigné de la paix merveilleuse d'un matin de diman- che. Au-dessous de moi brillaient, qk et là, des maisons éparses, touchées des rayons encore obli- ques du soleil. A Rieti, les cloches tintaient, et devant le couvent et sa chapelle, sur la place verte, les paysans de tout à l'heure s'étaient assis et cau- saient.
Il est environ neuf heures et demie lorsque je m'apprête à me remettre enroule. Le Père Gardien m'accompagne jusqu'en dehors de la porte, et me désigne du doigt, de l'autre côté de la vallée, les buts lointains de mon nouveau pèlerinage : ici, le couvent de La Foresta, et là-bas, ou plutôt là- haut, parmi les sommets des montagnes, cet ermi- tage solitaire de Poggio Bustone oii saint Fran- çois a reçu la révélation que ses péchés lui étaient pardonnes.
Et puis je prends congé du Père Gardien et de son couvent; et, par des sentiers pierreux, je descends à pic dans la vallée pour remonter, ensuite, après avoir franchi le torrent. Partout autour de moi s'élèvent les montagnes brunes, et juste devant mes yeux étincelle la cime neigeuse du mont Terminillo, à peine plus basse de quel- ques cent mètres que le Gran Sasso d'Italia. Avant un détour du sentier, je me retourne poui envover un dernier regard aux hauteurs boisées d^ Fonte-Colombo, que surmonte le couvent dont j? viens de sortir. Le petit clocher se profile nette-
LA FORESTA 423
ment contre le bleu du ciel. Sous mes pieds mugit le torrent qui baigne la descente de la forêt envi- ronnantle sanctuaire, le bosco sacra, comme qWq est appelée par le peuple. Un air chaud et mou me souffle au visage : de nouveau j'ai l'impression de me trouver dans la plaine, dans les lieux habités par la foule des hommes.
Un chemin plus court que celui par lequel je suis venu, une large et solide voie du temps des Romains, me ramène à Rieti. Des paysans qui s y rendentcomme moi Irottentlentement sur des ânes ; et la Place du Marché, lorsque j'y arrive, est pleine de gens des villages voisins.
A un coin de rue, je me fais cirer les souliers, ce qui ne m'était plus arrivé depuis mon départ de Rome. Puis je vais à la poste pour demander mes lettres, je déjeune, et je lis, dans la Triôiina, les détails de la visite au Vatican de l'empereur Guil- laume.
Et bientôt me voici de nouveau hors de Rieti, longeant les vieux remparts gris qui entourent la ville ! Mon chemin est, cette fois encore, une ancienne voie romaine, strada romana, comme on dit ici. A quelque distance de la ville, je passe devant le cimetière : des peupliers vêtus de leur première verdure claire se dressent, mêlés à de noirs cyprès; un rossignol chante quelque part. Dans ce lieu s'élevait jadis l'église de Saint- Éleuthère, consacrée en J198 par Innocent III lui-
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même : et un peu au-dessus de l'église se trouvait l'ermitage où saint François a demeuré au début de l'année 1226. Mais aucun vestige n'en subsiste plus ; de telle sorte que le prochain objet de mon pèlerinage sera cette Forestadont jelis dans M. Sa- batier qu'elle est située à cinq quarts d'heure de marche deRieti, et conserve encore aujourd'hui un couvent franciscain, au milieu d'une grande et belle forêt de chênes et de marronniers. C'est à la Foresta que s'est produit le miracle qui nous est raconté au chapitre xix des Fioretti.
En l'an 1223, François, sous l'effet des larmes innombrables qu'il répandait sur ses propres péchés et les péchés d'autrui, avait senti ses yeux devenir si malades que c'est à peine s'il pouvait s'en servir encore. Et, donc, son ami et protecteur le cardinal Hugolin, qui demeurait alors en compagnie du pape à Rieti, lui écrivit pour l'engager à venir le rejoindre dans cette ville, où se trouvaient, parmi l'entourage pontifical, de très habiles médecins oculistes. Et saint François^ quittant la Portioncule, prit le chemin de Rieti.
Mais comme il arrivait aux environs de la ville, si grande fut la foule de ceux qui venaient au- devant de lui qu'il ne voulut point pénétrer dans Rieti, mais fit un détour, et se réfugia dans une église qui était à environ deux mille pas des rem- parts. Cependant, lorsque les habitants de Rieti apprirent qu'il était dans l'église, il y en eut un si
LA FORESÏA 125
grand nombre qui se pressèrent pour l'y voir que la petite vigne dépendant du presbytère se trouva toute dévastée, avec toutes ses grappes arrachées : ce dont le prêtre de l'endroit fut irrité, dans son cœur, au point de regretter qu'il eût accueilli saint François. Mais Dieu révéla à celui-ci cette pensée du prêtre; et saint François fit venir ce der- nier, et lui dit :
— Mon très cher frère, combien de vin te rapporte cette vigne, dans les années les plus riches ?
— Douze charges d'âne ! — répondit le prêtre. Et saint François lui dit :
— Eh! bien, mon frère, je te prie de vouloir bien souffrir patiemment que je reste encore ici quel- ques jours, car j'y éprouve beaucoup de repos et de paix; et je te prie également de vouloir bien, par amour pour Dieu et pour moi, son pauvre serviteur, permettre à tout le monde de cueillir de tes grappes. Et moi, au nom de mon Seigneur Jésus-Christ, je te promets que ta vigne te rappor- tera, tous les ans, assez de vin pour en charger vingt ânes !
Et le prêtre se fia à la promesse que lui donnait saint François, et offrit sa vigne à la libre disposi- tion de quiconque venait. Si bien que la vigne fut bientôt ravagée de telle manière qu'à peine il y restait encore quelques pauvres grappes oubliées çà et là. Mais lorsqu' arriva le temps des vendanges, le prêtre cueillit ces quelques grappes et les jeta
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dans la cuve, pour les presser; et voici que, ô prodige, tout à fait comme l'avait annoncé saint François, tant de vin se trouva pressé que le prêtre eut de quoi remplir vingt charges d'ânes d'un cru excellent!
« Par lequel miracle fut clairement révélé que, tout de même que la vigne dévastée s'était trouvée richement productive de vin grâce aux mérites de saint François, de même aussi la chrétienté, que ses péchés avaient rendu stérile, grâce aux mérites et aux leçons du saint allait porter en grande abon- dance les dignes fruits de sa conversion )>
Et me voici donc en route vers le lieu de ce double miracle, matériel et spirituel! Il est environ midi : le soleil brûle, les montagnes s'enveloppent d'un voile de brume. Je m'arrête un instant au- près d'un clair petit ruisseau qui traverse mon chemin et puis parcourt gaiement la verte cam- pagne, bordé de deux fossés, dans l'herbe desquels surgissent et brillent des petits soucis jaunes. Tout est merveilleusement calme, autour de moi : les mouches bourdonnent; à distance, une chèvre bêle, avec un bruit qui fait songer aux pleurs d'un petit enfant. Très loin à l'horizon, je vois le cou- vent de Greccio, entouré de la masse sombre de sa forêt. L'air est tout rempli d'un fort parfum de champs de pois en fleurs.
Je laisse le grand chemin, pour suivre un sentier latéral qui longe un ruisseau de montagne au lit
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très profondément creusé entre de hauts talus. Je traverse une vallée qui s'ouvre, très large, au plein soleil, avec des chênes nus et des blocs de roche bleue jaillissant d'une terre rouge semée de g-azon. Le soleil continue à chauffer, l'eau s'élance bruyamment au milieu de la vallée. Et toujours le sentier s'élève plus haut.
Bientôt je m'imagine approcher de mon but : mais deux ouvriers, que j'interroge, m'apprennent que La Foresta est encore très loin. Le sentier, à présent, contourne la montagne, avec de vastes aperçus de la plaine, à mes pieds, et des gorges de rochers. Enfin, je me joins à un paysan qui suit la même roule, et qui me promet de me servir de guide.
Nous pénétrons dans un bois de chênes accroché au liane de la montagne, avec une herbe épaisse entre les arbres A un tournant du sentier, un nouveau point de vue se découvre devant nous; le paysan me montre du doigt Poggio Bustone, — une tache sombre, au loin, dans la montagne. Enfin le terrain s'abaisse; nous apercevons un mur gris et bas, à demi en ruine, et, derrière ce mur, dans un enfoncement, les constructions du couvent de La Foresta.
Sous le portique du couvent, je prends congé de mon guide; et je ne tarde pas à voir la porte s'ouvrir. Puis, pendant que le frère portier s'en va avec ma lettre d'introduction, je m'appuie contre un pilier, dans le cloître extérieur, et attends.
128 PELERINAGES FRANCISCAINS
J'ai eu déjà maintes occasions de voir des cloî- tres pareils à celui-ci : quatre corridors voûtés entourant une cour un peu surélevée, avec un pavage de dalles, et un puits au centre. Au-dessus des quatre corridors, quatre longs toits de vieilles tuiles pâlies par le soleil; et puis^ au-dessus de ces toits, Finfinité profonde d'un ciel bleu sans nuages.
Et, dans ce cloître italien, quelle tranquillité, quel silence de sieste, où l'air lui-même semble som- meiller! Seuls, deux ou trois chats blancs font quel- ques sauts sur les dalles, ou bien ronronnent dans un coin baigné de lumière, en attendant le sommeil. Les mouches, aussi, se mettent tout à coupàbour- donner, et puis s'arrêtent, non moins brusquement.
Ah ! Italie, mon Italie ! Chère Italie telle que je te vois, et te sens, et t'aime ! Me sera-t-il jamais donné d'amener les gens de chez nous à partager mon intérêt pour toi, à te comprendre et à t'aimer ainsi que je le fais î L'Allemagne, depuis longtemps déjà, a pris sa place dans notre vie intellectuelle, et, plus tard, la France et l'Angleterre y ont péné- tré à leur tour. Mais est-ce que, dans cette vie, il ne restera pas un coin libre pour l'Italie, pour cette authentique, réelle, simple et profonde Italie que, l'autre jour, à Fonte-Colombo,, j'appelais l'Italie franciscaine !
Et ne me trompé-je pas en m'imaginant que la mission de ma propre vie consiste, précisément, à faire connaître cette Italie à mes compatriotes ?
LA FORESTA li>9
Ou bien, est-ce que tout mon travail est condamné à demeurer stérile"? Est-ce en vain que je lis, écris, voyage, comme je fais encore à présent ? Me suis-je toujours abusé sur mon temps et moi- même, sacrifiant ma vie à un rêve cliimérique ? Suis-je de Tespèce de ces esprits dont le poète dit qu'ils ressemblent à d'anciens poteaux indicateurs hors d'usag^e, se dressant à Técart des grandes voies passagères, et désignant la direction de villes depuis longtemps disparues ? Et, que si, vraiment, il en est ainsi de moi, comment ai-je mérité une telle destinée? Pourquoi ne puis-je pas aimer tout ce qu'aiment les autres, au lieu d'être dévoré de cet étrange amour pour les vieilles cités endor- mies et les cellules de couvent blanchies à la chaux? Pourquoi ne puis-je pas vivre comme vivent les autres, avec la simple foi à l'évolution et au pro- grès, sans église et sans dogmes, sans Dieu et sans diable, coulant de paisibles journées parmi le travail, l'accomplissement de la tache, la curiosité littéraire, et les plaisirs du théâtre ? Pourquoi les autres se satisfont-ils si aisément d'un semblable idéal, et pourquoi m'apparaît-il, à moi, si mesquin ? Sont-ils donc plus sages que moi, ou meilleurs que moi, les honnêtes et estimables travailleurs intel- lectuels de mon pays ? Et suis-je, pour ma part, un malheureux qui lutte contre son temps, un pécheur à l'égard de la lumière électrique, un cri- minel adversaire des progrès de l'humanité ? Qui n'a point connu ces heures «l'inquiétude, où
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l'âme est toute proche de perdre sa foi à son être le plus intime, à l'essence de sa vie, à la légitimité de la voie suivie ? Ce sont ces heures oii Técri vain, parmi le silence tranquille de son cabinet, doute de la vérité de tout ce qu'il proclame dans ses écrits : ces heures où le poète voit sa plume lui tomber de la main^ parce qu'il lui semble que tout ce qu'il a chanté n'est que froid et pénible artifice, en comparaison des grandes œuvres pas- sées; ces heures où Tarliste, désespéré, crève la toile sur laquelle iln'a point réussi à fixer l'impres- sion fugitive, et se désole de n'être pas le plus misé- rable des mineurs, accomplissant machinalement sa besogne journalière... Il nous paraît alors que notre cœur, tout d'un coup, a cessé de battre ; et nous avons la sensation de rester là sans objet et sans force, seuls avec l'affreuse conscience d'être dupes, d'avoir follement perdu notre chemin à la poursuite de feux follets et de lueurs trompeuses.
Voici que, tout d'un coup, mes yeux ne ressen- tent plus le joyeux éclat du soleil, dans le cloître du couvent de La Foresta ! Mes sens et mon cœur ne perçoivent plus rien qu'un mélange de honte amère et d'impuissant désespoir. J'éprouve un peu de ce que doivent éprouver les damnés, dans l'instant où ils reconnaissent qu'ils ont erré durant toute leur vie, et que le sort qui les attend résulte, tout entier, de leur propre faute. Tout le sérieux de l'existence pèse sur moi, angoissant et écrasant, avec un sentiment de responsabilité qui,
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jamais encore, ne m'avait accablé aussi durement...
Mais, soudain, quelqu'un me touche l'épaule: je sursaute, me retourne, et vois un vieux moine franciscain, debout près de moi. L'abondante che- velure et la barbe fournie sont d'un gris d'urgent : mais, dans le beau visage aux traits vigoureux, étin- cellent une paire d'yeux bruns merveilleusement jeunes. Et ces deux grands yeux pleins de lumière sont fixés sur moi, me regardent avec une étrange bienveillance paternelle, tandis qu'un sourire affec- tueux rayonne, parmi Fépaisse barbe. Le moine soulève sa calotte :
— Le P. Ange, pour vous servir ! me dit-il.
Et je saisis sa main, sa grosse main douce et paternelle, comme un naufragé étreint le rebord de la barque qui vient à son secours. Le P. Ange, de son côté, m'accorde aussitôt la même confiance ; et lorsque, peu de temps après, nous nous trouvons assis en tête à tête, c'est sans l'ombre de crainte que je m'empresse de lui ouvrir tout mon cœur.
Et à peine ai-je commencé k lui parler, que déjà, très vivement, j'ai l'impression qu'il va me secou- rir, que dès maintenant je me trouve sauvé. Je reconnais que ce prêtre, ignoré de moi il y a une heure, est pour moi un ami, un véritable père, qui va me guider de la façon la plus sûre, et cela non point par aucun motif humain, mais simplement parce qu'il a reçu ordre de le faire, il y a dix-neuf siècles, de la bouche sacrée de Jésus de Nazareth.
132 PELERINAGES FRANCISCAINS
Et partout dans le monde entier, en tout lieu où je viendrai et humblement prendrai place aux pieds d'un prêtre catholique, je sais que j'aurai là ce même ami et guide, et que la même oreille pater- nelle se penchera sur moi pour accueillir ma plainte, et que le même cœur paternel, ardemment, battra pour mon bien et le salut de mon àme, à Tunisson avec le propre cœur, plein d'amour, de Dieu. Telle est la réalisation de la parole qui nous engage à rejeter tous nos soucis sur le Seigneur : ainsi est accomplie la grande promesse de Jésus au sujet de la paix : « Je vous laisse ma paix ; je vous donne la paix, — et je vous la donne tout autre que vous Toflre le monde ! »
Ma confession est terminée. Le P. Ange se pen- che sur moi et me parle.
— Mon cher enfant, me dit-il, je comprends si bien vos doutes ! Même dans nos pays catholi- ques, aujourd'hui, il est tant parlé de la supériorité des protestants sur nous, au point de vue de Incul- ture ! Et, d'ailleurs, que les protestants nous soient réellement supérieurs sous plus d'un rapport, et en particulier dans le domaine des inventions ou applications techniques, c'est ce que nous pouvons fort bien reconnaître. Mais tout cela n'a absolu- ment rien à voir avec la religion : et les causes d'une telle infériorité des races catholiques ne dépendent en rien des croyances de celles-ci. Ce sont, avant tout, des causes ethniques, ou peut- être simplement géographiques. Les protestants de
I.A FOHESTA ^;!3
chez VOUS sont des gens du nord, vivant sous un climat tout différent de celui de notre midi, et, de par ce fait même, ayant une foule de besoins que nous ignorons. Un proverbe dit que la nécessité contraint la femme nue à se filer une chemise : c'est elle, également, qui a été la grande institu- trice des peuples protestants.
(( En Angleterre, où je suis allé dans mes jeunes années, impossible de se contenter d'un dîner pareil à celui de chez nous, avec un morceau de pain et une orange : là-bas, tout le monde est forcé d'avoir à manger de la viande, et de la bière à boire. Et une telle obligation, à son tour, exige plus de travail, plus d'invention pratique, plus d'instruments et de machines : car, la viande et la bière, cela coûte plus cher à se procurer qu'une orange et du pain. Si même l'Europe sep- tentrionale ne s'était point séparée de l'Église, j'ai la certitude que sa situation présenterait, en regard de la nôtre, à peu près la différence que nous y voyons de nos jours. Aussi bien, dès les temps catholiques, ces contrées du nord commen- çaient-elles déjà à être animées d'un puissant mou- vement industriel : par exemple les cités des Flan- dres et de TAllemagne...
« Gardez-vous donc bien, mon cher ami, de vous laisser troubler, si peu que ce soit, par des consi- dérations de ce genre ! Que Jésus-Christ ait fondé la sainte Église catholique, et que cette église, comme le dit saint Paul, soit une colonne et un fon-
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dément de la vérité, cela restera vrai éternellement. Cela, du reste, vous-même avez dû le comprendre, un jour : sans quoi, vous ne vous seriez point con- verti, comme vous me dites que vous Tavez fait ! Et que si, dans votre comparaison des pays catho- liques et protestants, vous vous trouvez forcé d'ac- corder peut-être ravantao;-e à ces derniers jusque dans le domaine moral, je vous prierai seulement de songer combien peu catholiques sont, aujourd'hui, les pays catholiques, combien ils ont été profondé- ment accablés, au cours des deux derniers siècles, sous les coups du rationalisme, du scepticisme, de la franc-maçonnerie ! C'est surtout, presque exclusivement, contre FÉglise catholique que les forces de TEnfer dirigent leur assaut : avec Tidée que, lorsqu'elles auront abattu celle-là, leur tâche leur sera bien facile contre les confessions sépa- rées, qui déjà trop souvent se trouvent d'avance à demi ruinées. Ces confessions, le diable les laisse relativement tranquilles, en attendant: de telle sorte que nous pouvons parfois avoir l'illusion qu'il subsiste, en elles, plus de vie religieuse que chez nous.
c( Et, après cela, il n'y a point de doute que Dieu accorde une faveur plus grande à un christianisme zélé, celui-ci fût-il même incomplètement fourni au point de vue dogmatique, qu'à un catholicisme d'une foi plus complète, mais relâché et corrompu dans sa vie morale. Croyez-moi, mon enfant, gar- dez-vous bien de permettre à de telles pensées la
LA FORIiSTA 135
moindre prise sur votre repos de cœur et d'esprit ! Comme le dit TApôtre, « tenez-vous solidement à la bonne forme des paroles de vérité », c'est-à-dire à la vénérable doctrine de la sainte Eglise catho- lique, directement héritée de la j^remière antiquité chrétienne ! Et que si, parfois encore, il vous arrive d'être tenté par le doute, adressez- vous à Dieu librement et ouvertement, comme un enfant à son père, en lui disant : « Mon Dieu, je m'en remets à (( vous î Vous m'a\ ez amené à l'Église catholique, « lorsque de toute mon àme je vous ai prié d'être « conduit à la vérité! Vous êtes mon créateur et « mon père, et il est impossible que vous ayez été « assez méchant pour vouloir m'induire en erreur! « Est-ce qu'un père terrestre donne à son enfant une « pierre, quand l'enfant lui demande du pain, ou « bien un serpent quand il lui demande du poisson? « Et à combien plus forte raison puis-je être sûr (( que Vous ne refusez point d'accorder vos meil- c< leurs dons à ceux qui vous en prient en confiance w de cœur ! » Faites cette invocation à Dieu, mon enfant, et aussitôt vous retrouverez le courage de [)Oursuivre tranquillement votre route î »
Le P. Ange se tait, et je me relève. La paix, l'assurance, et la joie me sont revenues dans l'âme, en plénitude débordante. Et lorsque, un peu plus tard, nous nous retrouvons ensemble dans le cloître du couvent, je vois de nouveau le soleil briller, et, de nouveau, le ciel est bleu au-dessus des toits.
XII LA PROCESSION DE SAN FELIGE
Je suis dans le jardin du couvent de La Foresta, en compagnie du Père Ange, et nous considérons la vallée, au-dessous de nous.
Ce jardin descend au liane de la montagne, en une série de larges terrasses, sur le gazon des- quelles se détachent des roses pourpres et des lleurs violettes de romarin, en même temps que s'élèvent, contre le fond bleu du ciel, une foule d'oliviers, de cyprès, et de pins. J'éprouve là une sensation délicieuse de lumière, d'air pur, et de vent frais, si bien que, involontairement, je souhaiterais de m'y attarder le plus longtemps possible. Mais le Père Ange insiste pour me conduire à la vigne du couvent, afin de me montrer le vieux cep à demi mort qui passe pour dater du temps de saint Fran- çois. Cette année encore, il a émis trois tralci, trois pauvres petits cions tout minables.
De la vigne, nous nous rendons a la chapelle, où se trouve placée, sous un autel, la casca. la cuve qui a servi d'instrument au miracle.
— Il n'est pas à supposer que le prêtre ait pris
LA PROCESSION DE SAN FELICi: 137
la liberté de faire son vin dans l'église ! — me dit gaiement le vieux franciscain ; — de sorte que Ton doit admettre que c'est le presbytère qui, autrefois, s'élevait en ce lieu, et que plus tard seulement on l'aura transformé en église . La légende veut encore que Grégoire IX soit venu de Rieti, pour être témoin du miracle : mais, sans doute, cette prétendue visite du pape doit se confondre avec celle qu'il a faite vraiment à La Foresta en 1234, lorsqu'il a procédé, dans l'église de ce lieu, à la canonisation de saint Dominique.
Et maintenant nous voici de nouveau dehors, au plein soleil. De nouveau le vieux Père me conduit à travers le jardin, descendant avec moi d'une ter- rasse à l'autre. Je cueille quelques fleurs sauvages, qui surgissent parmi l'herbe ; ce que voyant, le bon vieillard se met k me cueillir, lui-même, un charmant bouquet de roses et de romarin. A la porte inférieure du jardin, il me dit adieu; et bien- tôt je recommence à errer seul, sur le sentier pier- reux. Parvenu un peu plus bas, je me retourne et regarde en arrière : le Père Ange se tient debout, sur la porte, et me suit du regard. Je le salue en agitant mon chapeau; et puis je le vois remonter lentement dans la direction du couvent. Mais quand il arrive à la porte d'en haut, le voilà qui se retourne une fois encore; je lui envoie un dernier salut, qu'il me renvoie affectueusement, avant de refermer la porte derrière lui. Adieu, Père Ange,
438 PELERINAGES FRANCISCAliNS
mon doux et paternel ami 1 Adieu, bon Père Ange : jamais plus, sans doute, nous ne nous reverrons ici-bas ! Allons, il faudra que je me rhabitue à poursuivre, seul, mon pèlerinage!
Bientôt le couvent disparaît de ma vue, et je me trouve plongé dans un ravin très bas et sauvage, entre de grands rochers tapissés de mousse. D'un petit sentier de traverse débouche un groupe de trois personnes, qui passent devant moi en mar- chant très vite. Au centre du groupe est une paysanne de seize ou dix-sept ans, toute vêtue de blanc, avec un long voile blanc et un rosaire blanc pendu à la ceinture. Son cortège consiste en une sœur aînée habillée de bleu et de rouge, et en un père ayant une apparence des plus négligées. Tous trois trottent durement, sur leurs pesants souliers jaunes, et ne tardent pas à se perdre, à un détour de la montagne.
Et je continue d'aller, montant et descendant, à travers des champs ou de vastes forets, jusqu'à ce qu'enfin s'offre à moi un spectacle nouveau et infi- niment curieux, dont je devine que ma rencontre de tout à l'heure formait déjà une première annonce. Devant moi s'étend un paese, un petit village, tout rempli des apprêts d'une fête. J'aper- çois un essaim de costumes bariolés, et entends un bourdonnement continu de voix. Hâtant le pas, me voici bientôt sur la place de l'église, où, de toutes parts, m'entourent des fichus blancs ornés de den- telle, ainsi que les châles et robes jaunes, rouges.
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bleus, ot verts de jeunes filles et de femmes villa- geoises ! Ce sont, au grand complet, tous les accoutrements des modèles qui, à Rome, se tiennent sur l'escalier de la Place d'Espagne : mais, ici, employés pour de bon et sans l'ombre de pose. Un heureux hasard m'a permis d'assister à tout le déploiement d'une fête populaire dans les Monts Sabins.
Avec mon chapeau noir, ma lorgnette, et mon sac de voyage , il est naturel que j'attire l'atten- tion de ces braves gens. Mais leur attention ne s'exprime point, comme partout ailleurs, par des signes indiscrets et grossiers de curiosité : non, on jette sur moi un rapide coup d'œil, on échange un mot d'observation avec son voisin, parfois on rit un peu, en cachette, de ma mine singulière, et puis l'on s'empresse de tourner de nouveau la tète vers la porte de l'église, d'où je comprends clairement que l'on attend quelque chose. Et, en effet, voici qu'à l'intérieur de l'église retentit un chant, et que, de sa nef obscure, apparaît au soleil une bannière de la Vierge, portée très haut par un robuste prêtre, et suivie d'une troupe nombreuse de jeunes filles tout en blanc, pareilles à celle que j'ai ren- contrée dans le ravin; après quoi viennent encore, non moins nombreuses, des femmes revêtues du costume populaire, étincelant sous la vive lumière d'un midi itaUen comme un champ de tuhpes dans un paysage hollandais ! Derrière elles, les hommes qui jusque-là s'étaient tenus un peu à l'écart, les
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uns grands et maigres, d'autres petits et larges d'épaules, se joignent maintenant au cortège qui suit la bannière, achevant ainsi de former une pro- cession. Et pendant que je me demande n je ne pourrais point, moi aussi, prendre part à la fête, voici que la foule se recule pour livrer passage à un jeune homme trapu, les joues cramoisies et le nez coiffé de lunettes ! Ce jeune homme se dirige rapidement vers moi, enlève son chapeau, et me dit, d'un ton plein de politesse, avec un regard sur mon sac de voyage :
— Monsieur désirerait peut-iHre prendre des photographies?
Puis, devant ma réponse négative :
— Ah! reprend-il, d'une voix plus respectueuse encore, en ce cas. Monsieur est venu à cause de saint François !
Et comme, cette fois, je réponds affirmativement, il poursuit :
— • L'année passée, déjà, nous avons eu ici Saba- tier !
Nous nous mettons à causer, et le jeune homme se présente à moi comme le fils du Sindaco, du maire de Poggio Bustone.
— Mais je compte précisément me rendre à Poggio Bustone ! m'écrié-je.
— Alors, je vous conseille vivement de vous joindre à notre procession. Les gens que vous voyez sont des habitants de Poggio Bustone, qui sont venus ici en pèlerinage, et qui maintenant s"en
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retournent chez eux. De cette manière, vous ferez la route en société, et sans avoir à craindre de vous égarer. Mais d'abord, si vous voulez bien me le permettre, je ferai en sorte que vous soyez débarrassé de votre sac ! La marche vous sera plus légère, sans lui !
Il saisit mon sac, et disparaît. Après un moment, il revient, mais maintenant tout haut perché en selle sur un beau cheval à la peau luisante; et je vois qu'il a chargé sur ses épaules mon sac de voyage! Le fils du Sindaco entend veiller en per- sonne sur la propriété de Thôte étranger ! Il m'adresse un clignement d'yeux amicalement pro- tecteur; puis, de la main, il fait un signe, et la pro- cession se remet en marcfie. L'horloge de l'église indique trois heures de l'après-midi.
Et maintenant nous voici en route, sur l'étroit sentier pierreux qui gravit la montagne ! Je suis surpris de voir qu'il soit possible de chevaucher sur un tel chemin : mais le grand cheval luisant s'avance avec une attention et une sûreté mer- veilleuses, choisissant les pierres olx il pose ses pieds.
En tête du cortège flotte la bannière de la Vierge, suivie de la troupe des jeunes filles en blanc. Puis vient un crucifix, escorté du groupe des hommes; et, derrière eux, c'est la musique, une bruyante fanfare de douze instruments de cuivre; et puis, enfin, une longue queue d'hommes et de femmes rassemblés sans ordre, un peu au hasard. Tantôt
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la fanfare exécute un morceau de son répertoire, tantôt les jeunes filles, à Funisson, chantent un cantique monotone et infini, où toujours reparaît le même refrain :
Evviva Maria, E chi la créa ! Evviva Maria, E chi la creô !
Elles ont chanté cela durant toute la matinée, à Taller : elles vont, à présent, continuer à le chantei' jusqu'à l'heure tardive du soir où nous atteindrons Poggio Bustone ! Ce qui signifie 13 kilomètres dans les deux sens...
Après que, déjà, nous avons laissé derrière nous un bon morceau de cette distance, le fils du Si?i- daco vient chevaucher à côté de moi.
Il me raconte que, tous les ans, lorsque les jeunes filles de la paroisse ont fait leur première communion, la population de Poggio Bustone se rend en pèlerinage à San Felice. Ce n'est pas seulement une fête religieuse, mais encore une fête populaire, pour laquelle la commune de Poggio a coutume de payer la collaboration d'une fanfare. Et aussi ledit Poggio n'est-il pas représenté simplement par son clergé, mais, en outre, par son autorité civile, le Sindaco. C'est une fête dont l'attente et le sou- venir sont, pour les habitants, une source de joie pendant toute l'année; et il se trouve que. aujour-
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d'hui, la fête a été revêtue dune solennité toute exceptionnelle, car, — me dit en concluant le fils du Sindaco, — « il est possible que saint Félix aif daigné, en ce jour, nous honorer d'un miracle ! » Après quoi le jeune homme pousse son cheval vers la tête de la procession, afin de donner ses ordres aux musiciens de la fanfare.
Le sentier pierreux nous conduit par montagnes et vallées Nous passons entre de séculaires oliviers gris, aux formes fantastiques; nous pénétrons sous le couvert d'une forêt de chênes, suspendue au penchant du mont: nous errons au milieu de vastes champs de pierres dénudés, pour nous trou- ver tout à coup dans des plaines fertiles, égayées d'une foule de pommiers en fleurs. Et, à mesure que le chemin s'abaisse devant nous, je suis mieux à même d'apprécier tout l'éclat multicolore de la procession.
— Regardez ce chœur touchant de jeunes hlles ! me dit le fils du maire, qui est revenu me tenir compagnie. — Et écoutez un peu ce chant, ajoute- t-il, — ce témoignage ininterrompu de pieuse dévotion 1
Arrivés au sommet d'une colline découverte, où un air vif et frais tempère la chaleur de Tétince- lante lumière, nous nous arrêtons un moment devant une église blanche, carrée, avec des portes nouvellement peintes en vert. Le prêtre, la ban- nière, et les jeunes filles pénètrent dans l'éghse, qu'ils suffisent à remplir; le reste de la procession
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se tient dehors, sur l'herbe verte. Une courte oraison, et nous voici, de nouveau, en marche !
Peu à peu, je fais des connaissances parmi les braves gens qui m'entourent. Tantôt l'un, puis un autre s'approchent discrètement, et engagent l'en- tretien avec moi. Le chemin ne cesse pas de suivre le rebord de la montagne. Très profondément, à nos pieds, s étend la vallée de Rieti. comme recou- verte d'un léger voile bleu. Des lacs étincellent sous des vapeurs ensoleillées : je demande et apprends les noms de chacun d'eux, mais, hélas! pour les oublier aussitôt, à l'exception du lac de Piediluco.
Et bientôt l'église blanche sur la butte verte nous apparaît déjà très loin, derrière nous ; et bientôt, devant nous, se dresse une ville qui descend, en étages, au flanc de la montagne. Par-dessus les maisons grises, s'élèvent, çà et là, des clochers et des tours. Je demande à Tun de mes nouveaux amis ce qu'est cette ville : il me répond : « Can- talice ! »
— Ainsi, ce n'est pas encore Poggio Buslone? Mon compagnon sourit amicalement :
— Oh î nous sommes encore bien loin de Poggio Bustone ! On ne peut pas même encore le voir !
Après quoi il se met à me parler de Gantalice :
— C'est une cité très, très vieille, construite à même le rocher abrupt, de telle sorte qu'une maison grimpe sur Je toit de l'autre. Et, tenez, voyez-vous cette lourde vieille tour, tout en haut de la ville?
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C'est la citadelle, où jadis, dans les temps anciens, les habitants de Cantalice avaient l'habitude de se réfugier, lorsqu'ils voyaient approcher Tennemi. Et c'est pourquoi, au-dessus de la porte, se lit encore l'inscription : Fides Cantalica me constnixit, « La iidélité de Cantalice m'a construite, » — parce que tous les citoyens ont fidèlement exécuté ce travail! Et puis, ici, cette grande église que vous voyez dans le haut, avec une place sur le devant, c'est l'église de Saint-Félix : c'est là que repose le corps de saint Félix de Cantalice î
Saint Félix de Cantalice ! Je me souviens d'avoir vu une image de ce saint : un vieillard à barbe blanche, avec une besace de mendiant sur le dos, et, sur la besace, les mots : Deo gratias! « Grâces à Dieul » Je sais également de lui qu'il était capu- cin, et ami de saint Philippe de Néri, et qu'il vivait environ au temps de Luther. L'énoncé du nom de Dieu avait coutume de le plonger en extase, au point qu'il perdait conscience de ce qui l'entourait; et les gamins des rues de Rome s'amusaient à exploiter cette vénérable faiblesse. Lorsqu'ils voyaient le vieillard errer par les rues de la ville, sa besace sur le dos, ils le suivaient en criant : Deo Gratias, Fra Felice, Deo Gratias! Et le frère Félix, dès qu'il entendait le nom de Dieu, ne savait plus ni où, ni qui il était.
Ce saint Félix était, d'ailleurs, un homme abso- lument ignorant, tout à fait incapable de lire ni
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d'écrire, et qui vraiment avait le droit d'affirmer de soi-même qu'il ne savait rien d'autre au monde que Jésus le Crucifié. Mais pour ce qui était de con- naître Jésus, comme aussi de savoir se crucifier soi-même, en recherchant les injures et les humi- liations, dans ces sciences le vieux capucin était un véritable maître; et souvent son ami saint Philippe et lui rivalisaient à qui surpasserait l'autre dans l'art difficile de la mortification. Un tableau bien connu nous représente Philippe debout au milieu d'une rue, sous les sarcasmes outrageants de la populace, et s'occupant à boire une gorgée de vin mendié, dans la gourde de saint Félix, pendant que le capucin est condamné à se coifî'er du cha- peau de prêtre de Philippe, et doit poursuivre ses courses de mendiant avec ce chapeau grotesque- ment posé sur son capuchon.
Et voici que, de la façon la plus imprévue, je me trouve amené dans la ville natale de cet homme singulier! Car déjà nous sommes dans les rues de Cantalice: bientôt nous traversons la grande place ouverte devant l'église, et pénétrons dans cette dernière. Et là, dans cette église Saint-Félix-de- Cantalice, j'ai le privilège d'assister à une scène qui jamais, à coup sûr, ne s'efiacera de mon souvenir.
Le fils du Sindaco m'a déjà parlé à mots cou- verts, tout à l'heure, d'un miracle que saint Félix aurait accompli dans cette journée. D'après ce que j'ai appris plus tard, en chemin, il s'agissait d'une
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pauvre femme qui depuis plusieurs années avait été paralysée, mais que son père et son mari avaient amenée avec eux en pèlerinage. Là-bas, dans le petit hameau de San Felice où j'avais rencontré la procession, cette jeune femme avait déclaré qu'elle se sentait mieux : de telle sorte qu'on la conduisait maintenant au tombeau du saint, pour que celui-ci achevât une guérison qui semblait si heureusement commencée !
Dans une niche derrière l'autel, au-dessus du tombeau de saint Félix, s'élève une gigantesque sta- tue du saint, toute décorée de brillants ex-voto en forme de cœurs. Entre la statue et le mur de chœur de l'église s'étend un espace large d'environ deux mètres, et long d'environ quatre ou cinq. C'est là qu'on avait amené la malade, et la foule épaisse l'y avait suivie, encombrant cet espace au point que l'on risquait d'y étouffer. Deux cierges brillaient devant la statue, qui représentait un bon vieillard à barbe blanche avec un sourire affectueux, et occupé à bercer tendrement, dans ses bras, l'enfant Jésus. Devant cette statue était installée la malade, à demi agenouillée, à demi assise, soutenue par son père aux cheveux grisonnants, et par son mari, d'apparence très jeune sous son abondante cheve- lure noire : tous les trois plongés en prière, les yeux obstinément fixés sur le saint thaumaturge. J'entendais monter le bruit de leur oraison, ainsi que la réponse en écho de la foule environnante.
Et, tout d'abord, trompé par ces bruyants appels,
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je m'imag"inais que déjà quelque chose devait s'être passé, car, à l'instant même où je m'étais appro- ché, j'avais entendu tout le monde s'écrier passion- nément : Grazie, San Felice! « Merci, saint Félix ! ». Et toujours ces remerciements se renouvelaient, interrompus par de longues invocations monotones, que récitait le père de la malade, et que tous ache- vaient d'un très haut et ardent: Grazie, grazie, San Felice !
Mais lorsque cette scène se fut prolongée quel- ques instants, je me rendis compte de son sens véritable. Les pauvres gens remerciaient le saint non pas de ce qu'il avait déjà fait, mais de ce qu'on espérait qu'il allait faire. En Taccablant ainsi de remerciements anticipés, c'était comme si on lui eût imposé une obligation morale d'accomplir le miracle. Impossible au bon saint de ne pas répondre à de telles avances!
Je me faufilai parmi la foule aussi près que je pus, assez près pour pouvoir jeter un coup d'œil sur la malade. Ses yeux brillaient comme dans la fièvre, ses genoux tremblaient ; et de temps à autre je la voyais se pencher, pour imprimer un baiser brûlant sur les pieds de la statue, un baiser que suivait un plaintif et suppliant 0 San Felice mio !
Mais le saint restait toujours immobile, affectueux et souriant sous sa barbe blanche, avec son enfant Jésus dans les bras.
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Alors les gens qui m'entouraient commencèrent à secouer la tête. Manifestement, saint Félix ne vou- lait pas !
Et, lentement, le plus grand nombre des assis- tants s'éloignèrent, allèrent rejoindre la procession, qui déjà se rassemblait pour continuer sa marche.
Seuls la malade, son père, et son mari ne se rési- gnaient point à abandonner leur espoir. Ils avaient maintenant tourné le dos à la statue, et s'étaient agenouillés sur les degrés de l'autel. Et c'était d'une voix tremblante que le vieux paysan enton- nait le Sabje Regina :
« Salut à toi, reine, mère de miséricorde, salut à toi, notre vie, notre joie, et notre espérance! C'est toi que nous invoquons, enfants exilés d'Eve, vers toi nous espérons en gémissant et pleurant, dans cette vallée de larmes. 0 toi, notre avocate, dai- gne tourner sur nous tes yeux compatissants, et, après ce temps d'exil, montre-nous Jésus, le fruit béni de tes entrailles ! 0 douce, ô sainte, ô pieuse Vierge Marie ! »
Après le Salve Regina, le vieillard commence les litanies deLorette, et puisencore des litanies àtous les saints dont il connaît les noms ; et puis, après tous les autres saints, avec un dernier appel enflammé où je sens se rallumer de nouveau l'espé- rance, le voici qui, avec un grand cri désespéré, invoque saint Félix de Cantalice !
Mais saint Félix, décidément, ne répond rien ; et nous sortons de l'église.
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Au moment OÙ je mets le pied sur la place, la procession est déjà repartie. La vaste place est presque vide : seuls, quelques flâneurs s'attardent encore, accoudés sur le parapet de pierre, et consi- dérant, à leurs pieds, le labyrintlie de rues, d'esca- liers, de toits, de tours, de passades voûtés. J'aper- çois là-bas, dans une des rues, la troupe desjeunes filles en blanc ; et je me hâte de descendre, par d'étroites ruelles en escalier, sous des voûtes où un air frais et malodorant me frappe au visage, et où des femmes silencieuses, debout sur leurs por- tes, me regardent courir. Enfin j'aboutis à une autre place, tout juste à temps pour voir laproces- sion pénétrer dans une autre église. Entendez- vous, comme la fanfare de cuivre mène son fracas sous la voûte vénérable !
Et enfin nous quittons Cantalice. Nous l'avons traversée tout entière, de haut en bas, et nous la voyons maintenant se dresser derrière nous et au- dessus de nous, pareille à une montagne vêtue d'architectures. Tout de suite après la sortie de la ville, nous faisons encore une petite halte. Sur un pont qui domine un torrent, provisoirement dessé- ché, un léger rafraîchissement nous est offert: quelques gorgées d'un vin rouge aigrelet que l'on nous passe à la ronde, pendant que nous nous asseyons sur le rebord de pierre, très peu élevé, du pont. Malheureusement, le nombre des verres ne sufflt pas, à beaucoup près: mais qu'importe? Sans crainte aucune des microbes, nous buvons
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dans les verres qui se trouvent là, et personne n'a même Tidée de les laver avant de s'en servir.
Pendant que notre cortège se repose ainsi, le lils du Sindaco me fait Thonneur de me présenter aux autorités de Gantalice: au maire, qui donne audience du haut d'un petit cabriolet qui l'a-amené vers nous, ainsi qu'aux deux prêtres de l'endroit, dont l'un se trouve parfaitement informé des récen- tes études d'histoire franciscaine. Je fais également connaissance avec le directeur de la procession, ce robuste ecclésiastique que j'ai vu, à San Felice, por- ter la bannière de la Vierge: c'est Don Severino, archiprêtre de Poggio Bustone. Et enfin s'approche de moi un paysan trapu, les joues rouges, qui me salue très aimablement, et se présente à moi comme étant NazarenoMatteucci.
— C'est chez moi, me dit-il, que vous devez demeurer cette nuit : car je dois vous apprendre qu'il n'y a point d'hôtel à Poggio Bustone. Et d'ailleurs, c'est toujours moi qui ai l'habitude de loger les frè- res, lorsqu'ils viennent chez nous, par exemple, de La Foresta, connue aussi les étrangers, quand il en vient!
Je remercie de cette offre obligeante; et puis, quand je revois le fils du Sindaco, ]q l'interroge sur mon prochain hôte et nouvel ami. Les renseigne- ments que je reçois sur lui sont excellents. Nazareno est un des principaux paysans de Poggio, un brave homme ayant la crainte de Dieu. Deux de ses fils sont franciscains, un troisième capucin ; un qua-
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triënie, encore tout jeune, est élevé au séminaire d'Orte, où Nazareno donne pour lui 50 centimes par jour. Il a aussi deux filles, qui toutes deux sont clarisses, et puis encore un cinquième fils, qui est marié, et demeure avec ses parents dansla maison familiale.
Le chemin à présent gravit de nouveau la mon- tagne, qui, ici, s'élève toute raide et abrupte. A plu- sieurs reprises je me retourne pour revoir Ganta- lice, dont les maisons grises se parent d'une lueur rougeâtre au soleil couchant, tandis que ses fenê- tres commencent à étinceler sous les derniers rayons. Les jeunes filles chantent, avec un redouble- ment d'ardeur : Evviva Maria^ e chi la créa ! Naza- reno Matteucci revient vers moi, en compagnie d'un autre paysan: il me parle de sa maison, où il m'assure que je ne manquerai point de conversa- tion instruite: « Car j'ai un frère qui, autrefois, a commencé à étudier pour être prêtre. Il s'appelle Benedetto. Celui-là s'entend à causer avec des messieurs de votre espèce ! » Et puis Nazareno s'en va, mais l'autre paysan reste auprès de moi.
Le soir tombe très vite : et cependant nous nous arrêtons encore une fois, dans la petite bourgade de San Liberato, un hameau gris et à demi abandonné. Là encore, la procession pénètre dans l'église, pour des oraisons : mais la plu- part d'entre nous sommes forcés de rester de- hors. L'église est perchée très haut, entourée de
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longs escaliers. Devant moi. une foule d'hommes et de femmes s'ag^enouillent sur les marches ; et leur vue me permet de constater, une fois de plus, la grande différence qui existe, en Italie, entre les deux sexes : les femmes, toutes singulièrement bel- les, avec des corps vigoureux et pleins d'élé- gance, tandis que les hommes sont petits, frêles, presque à faire pitié, avec de maigres épaules tom- bantes. Et je suis infiniment touché de voir de quelle manière un pauvre petit homme tout fragile, agenouillé près de moi, caresse tendrement dans ses doigts le petit doigt de son adorée, alors que celle-ci, grande et forte, les épaules larges et la poitrine remplie, paraît à peine s'apercevoir de cette humble et fervente adoration.
Lorsque nous nous éloignons de San Liberato, le soleil a déjà disparu de l'horizon. Les monta- gnes sonl violettes, la plain<' est voilée d'une brume. Nous marchons dans les ténèbres, tantôt entre des murs de pierre, tantôt parmi des champs d'oliviers, ou bien nous passons devant des mai- sons d'où Ion nous salue cordialement, au passage. En tête du cortège, les jeunes filles, infatigablement, égrènent leur canti(|ue sans lin. Je ne vois plus le tils du Sindaco^ non plus que mon hôte Nazareno. Mais, au contraire, le paysan inconnu de tout à l'heure a réussi à me retrouver Évidemment ivre, comme il Test devenu peu à peu, il me saisit le bras et commence à me raconter une histoire interminable, où je ne comprends absolument rien,
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si ce n'est que son iils. là-bas dans loicliestre, joue du trombone, et que, sans le trombone, tout l'orchestre ne servirait à rien; en conséquence de quoi son fils est un personnage d'une impor- tance extrême, ce qui, d'ailleurs, n'empêche pas ce même fils de lui causer toute sorte de soucis...
Et maintenant voici qu'il fait complètement noir ; et le chant des jeunes filles, lui-même, se tait. En société de mon paysan, toujours plus expansif, et qui s'accroche lourdement à mon bras, j'avance à tâtons, parmi l'obscurité. D'autres hommes, égale- ment inconnus, se joignent à nous, et. par instants, apportent leur contribution au récit de mon com- pagnon ; les malheurs de celui-ci sembleni être connus et déplorés universellement.
Et nous allons, allons toujours. Je vois les étoiles scintiller, à travers le feuillage délicat des oliviers. J'écoute avec patience Thistoire infinie: mais enfin, je me risque à demander ce qu'est devenu Nazareno.
— Il n'est plus là, — me dit mon compagnon, devenant tout à coup jovial, — et maintenant nous allons vous massacrer sur-le-champ !
A quoi je ne puis rien répondre ([u'un sjjropositi, qui est l'équivalent italien de : u Elle est bien bonne ! » Et bientôt nous débouchons dans une large rue, entre des maisons aux fenêtres éclairées. C'est Borgo San Pietro, un faubourg de Poggio Bustone. Il est huit heures moins le quart ; et il y a, donc, près de cinq heures que nous sommes en marche depuis San Felice !
XIII POGGIO BUSTONE
Nous sommes attablés, pour le souper, chez Nazareno Matteucci. Auprès de moi est assis Naza- reno lui-même, en manches de chemise, et. avec sa petite-fille sur les genoux. En face de lui, son frère Benedelto, un homme grand et maigre, à barbe blanche. Et enfin le fils marié, jeune homme de vingt-cinq ans environ, avec des traits délicats et pleins de bonté. Aucune femme ne prend place à table : la maîtresse de la maison, Pasqua, s'occupe, toute seule, du service. Grande et forte, je la vois aller en tous sens, avec d'énormes boucles d^oreille qui rebondissent sur les rebords de ses joues, tan- dis que son col bruni et ridé disparaît sous un ample fichu blanc.
Pasqua est fâchée de ce que Nazareno ait amené un hôte dans la maison sans l'en avoir prévenue : il aurait bien pu envoyer quelqu'un en avant, pour l'avertir, somarescando, « à cheval sur un somaro » ! A présent, voici qu'elle n'a rien à offrir au Signor étranger : que va penser celui-ci ? Et Pasqua dépose si brusquement les couteaux aux manches d'os
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que chacun d'eux se met à danser sur la nappe.
Mais aucun des hommes ne se soucie, le moins du monde, de sa colère. Pasqua est une femme excellente, une ménagère incomparable, une maman et grand-maman pleine de tendresse pour ses nombreux descendants : comment ne pas lui permettre de s'abandonner parfois à de petits accès de mauvaise humeur? Nous autres, hommes, qui avons le sang plus froid et plus de raison, nous nous tenons assis tout tranquillement, buvant notre bon vin par-dessus une tranche de pain. Que pourrions- nous souhaiter de plus ? Mais les femmes sont tou- jours comme cela ! Elles se font de l'inquiétude et du souci pour toute sorte de choses, alors que, en réalité, on n'en a besoin que de si peu !
Ainsi parle Benedetto Matteucci, qui se charge, à lui seul, d'ahmenter l'entretien. Il a mis sa prise sur moi dès Finstant oij je suis entré. « Tout pour moi, et pas même la moitié pour les autres! » comme le disait mon ami Albert, lorsque, dans notre enfance, là-bas à Svendborg, nous allions sur les hauteurs ensoleillées, pour chercher des fraises. « Tout pour moi, et pas même la moitié pour les autres ! » s'écriait Albert aussitôt que, parmi les vallonnements du terrain, il apercevait un recoin où les modestes petites fraises rougissaient et brillaient sous leurs feuilles vertes; et alors, malheur à celui qui osait s'approcher de cet endroit réservé !
— Do?neneddio non ê huffonel me dit Benedetto,
POGGIO BUSTONE 157
en terminant une histoire que j'avoue n'avoir pas beaucoup écoutée.
« Le Seig-neur Dieu n'est pas un bouffon » : sou- vent déjà j'ai entendu cette locution caractéristique. Domeneddio, c'est le mot latin Dominus De as ; c'est une expression que j'ai lue bien des fois dans les Fioretti et dans Feo Belcari : mais j'éprouve tou- jours une sensation étrange à l'entendre sortir de lèvres vivantes.
Et maintenant Benedetto me raconte l'histoire des roses de la Portioncule : mais l'excellent homme mélange cette histoire avec une autre que je con- nais également, sans l'avoir jamais encore trouvée combinée avec celle-là.]
— Un jour, me dit-il, saint François reçut la visite d'une femme qui prétendait vouloir s'entre- tenir avec lui du salut de son âme. Le saint la fit amener auprès de lui : mais elle, aussitôt qu'elle se trouva seule avec lui, se mit à l'embrasser, et essaya de le tenter à pécher avec elle. Sur quoi saint François la prit par la main, comme s'il vou- lait la conduire dans une chambre écartée où ils pourraient rester sans crainte d'être dérangés ; mais, au lieu de cela, il la conduisit au dehors vers un buisson d'épines, et, arrivé là, se jeta parmi les pointes aiguës. « Regarde, lui dit-il, voici mon lit ! Viens le partager avec moi î » Sur quoi la femme, tout effrayée, s'enfuit, profondément honteuse de son projet de séduire un aussi grand saint !
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Ce récit de Benedetto était un mélange de la pri- mitive légende de la Portioncule et d'un passage des Acttis Beati Francisci racontant comment le saint, au cours de sa visite chez le « Sultan de Babylone », fut assailli par une femme « merveil- leusement belle de figure, mais horrible quant à Tâme ». Et saint François lui dit: « Viens avec moi, je te montrerai un lit délicieux ! » Après quoi il remmena vers un grand feu, qui se trouvait allumé dans la maison; et puis, tout enflammé do l'Esprit, il se déshabilla et s'étendit, nu, dans ce feu brû- lant, comme dans un lit. Et il appela cette femme, et lui dit : « Déshabille-toi à ton tour, et hâte-toi de partager avec moi ce superbe et admirable lit! » « Mais la femme fut stupéfaite d'un tel miracle, et se convertit non seulement de l'impureté de ses péchés, mais aussi des ténèbres de l'incrédulité en le Seigneur Jésus-Christ. Et, par la suite, elle devint si sainte et si pleine de grâces divines que nombreuses furent les âmes qu'elle gagna au Sei- gneur, dans ces contrées. »
C'est évidemment ce récit qui sera resté dans la tête de Benedetto, et que le brave garçon aura adapté, avec les modifications requises, à l'his- toire de la Portioncule. Et je crois bien que son neveu doit être mieux renseigné que lui sur le sujet: car je le vois qui commence à s'agiter sur sa chaise, et essaie, çà et là, de placer un mot; mais son oncle l'arrête d'un impérieux : « Silence, petit! ))et ce solide jeune homme de vingt-cinq ans,
IM)GGI(> BUSTONK lo9
déjà père de deux enfants, se tait comme un gamin plein d'obéissance.
Tout en causant ainsi, nous avons fait honneur abondamment au souper de dame Pasqua. A pré- sent, voici que Benedetto s'interrompt tout à coup de parler,, et. du doigt, me désigne son frère ! Naza- reno se tient assis devant la table, tout voûté, — sa petite-fille, depuis longtemps, a sauté à bas de son genou, et s'en est allée rejoindre sa grand'mère dans la cuisine, — et le bon visage de mon hôte pend lourdement sur sa poitrine. Le pauvre Naza- reno dort, accablé à la fois de sa fatigue, du vin bu en route, et de l'éloquence de son frère.
Benedetto hausse les épaules, avec un air d'indul- gence dédaigneuse.
— Voilà toujours comment il en va avec Naza- rcno! dit-il. Aussitôt que l'on commence à parler de choses intelligentes, le voilà qui s'endort ! Que >Iarie, — à jamais soit-elle louée ! — daigne l'avoir sous sa sainte garde ! Mais pour ce qui est de moi, je pourrais fort bien rester assis toute la nuit et prendre partàune conversation, sans éprou- ver la moindre fatigue 1
Et là-dessus je le crois volontiers, lorsque je considère ce vigoureux vieux garçon. Malgré ses soixantê-dix ans, il est encore frais et vif comme un jeune homme. Et le fait est que, d'ailleurs, tout le monde vit très longtemps dans la vallée de Rieti : un âge de cent à cent-cinq ans n'y est nullement chose exceptionnelle.
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Mais je dois avouer que moi-même, cependant, — malgré tout le mépris de Benedetto pour les gens (( somnolents », — je commence à ressentir forte- ment le désir de me mettre au lit. Et bientôt je me trouve conduit dans la chambre des hôtes, tout derrière la pièce où nous venons de souper : une vaste chambre avec deux lits hauts comme des tours, deux commodes recouvertes de nappes au crochet, un lavabo sur trois pieds, un vieux fau- teuil en velours usé, et de petits bouts de tapis épars, çà et là, sur les dalles de pierre. Les fenê- tres se ferment en dedans, avec des verrous ; et le jeune Matteucci, qui m'a accompagné avec une chan- delle, me montre que, dans le coin auprès de l'un des lits, a été placée une carabine.
— Elle est chargée ! me dit-il.
— Et est-ce que Ton a parfois Toccasion de s'en servir? demandé-je.
Il sourit, ne répond rien, mais hausse les épau- les, geste très fréquent chez les Italiens, et signi- fiant qu'il est bon, en tout cas, de se tenir prêt à tout événement.
Après quoi il me souhaite bonne nuit ; et, avant que j'aie pu l'empêcher, voilà cet homme fait, ce père de famille, qui s'incline devant moi et me baise la main ! Dès l'instant d'après, je suis seul. Par la fenêtre, je vois s'étendre à l'infini la sombre vallée de Rieti, tandis que, au-dessus d'elle, brillent les étoiles, à une hauteur sans fond. Seigneur notre Dieu, ayez compassion de toutes les créatures
POGGIO BUSTUM': 161
que vous avez destinées à vivre ici-bas, sur la terre !
Le lendemain matin, dès sept lu'ures, je suis déjà sur pied.
Tout juste au-dessous de ma fenêtre s'étend une grande place, parsemée de branches d'oliviers coupés, et où s'élève une meule ele blé que dore vivement le soleil du matin. Plus au fond, un vignoble, sur un fond vert clair produit par le blé que l'on a semé entre les ceps de vignes; et puis c'est la large plaine, brune et verte, également illuminée du joyeux soleil. Au milieu de cette plaine je vois un lac bleu, de forme allongée; et, derrière lui, une plaine nouvelle, à cette heure encore voilée de brume, avec un grand nombre de petites mai- sons blanches répandues ça et là, comme des pier- res blanches sous une eau transparente. Enfin, derrière cette plaine, se dressent les vigoureux contours des montagnes, parmi le brouillard mati- nal : je reconnais Fonte-Colombo, Greccio, et le couvent eles frères de Greccio. Dans le silence de l'aube, j'entends chanter un merle, quelque part là-bas au fond de la vallée, tandis que les hirondelles volètenten pépiant au-dessus de la cour, et que des mouches innombrables commencent leur bourdonnement d'été, avec des ailes encore toutes mouillées de rosée.
Dans la salle à manger, je trouve Benedetto en train de déjeuner d'un verre de vin et d'un mor-
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ceau de pain. Mais quant à moi. l'on me sert du lait chaud: car le café n'est pas encore connu chez les paysans de ces contrées.
— Et cependant, notre archiprêtre hoit du café tous les matins ! m'affirme Pasqua, non sans orgueil.
Bientôt, Benedetto et moi sommes en marche sur un sentier rustique, entre des haies vertes, cha- cun avec sa canne à la main. Nous marchons tous deux d'un hon pas, joyeux de pouvoir nous dégour- dir les jambes, par cette fraîche matinée, sous ce ciel d'un hleu rayonnant.
— La vie errante, me dit Benedetto, est la meil- leure de toutes les formes de vie! C'est la vie francis- caine, c'est la vie apostolique. Saint François était toujours en marciie, les apôtres pareillement ; et Notre Seigneur lui-même ne cessait point d'aller par les routes.
Nous franchissons le lit dun torrent desséché, au milieu duquel ne court qu'un mince filet d'eau, murmurant parmi de grosses pierres blanches. Bientôt nous arrivons devant la maison de l'archi- prêtre, dans la grande rue de Borgo San Pietro. Nous trouvons Don Severino encore un peu fati- gué des agitations de la veille : mais aussitôt lui aussi est prêt à sortir avec nous. Au dehors, dans la rue, le fils du Sindaco, à son tour, se joint à nous : il est en tenue de semaine, mais toujours semblablement rond et les joues toutes rouges.
l^OGGIO BUSTOxNK 16;j
Ses yeux bleus sourient amicalement, derrière les lunettes dorées. Lui aussi, il entend venir avec nous à Poggio Bustone.
Car ce véritable objet de mon voyage ici est encore très éloigné. Avec ma conception topographique de Danois, accoutumé à des plaines sans accidents, je m'étais figuré qu'il me serait possible de visiter, eu un même après midi, LaForestaet Poggio Bustone. Mais les montagnes exigent du temps. A cin(i cents mètres au-dessus de nous se dresse la ville de Poggio Bustone, dont Borgo San Pietro n'est qu'un faubourg ; et nous aurons encore cinq cents mètres à gravir, la ville traversée, pour atteindre VEremo, la grotte qui a servi d'ermitage à saint François. Lentement, nous commençons la montée, nous dirigeant d'abord vers la ville de Poggio. Lorsque Ton veut monter, on doit marcher lentement : c'est là une règle élémentaire de Y ascenscionniwip .
Au-dessus de nous s'étale Poggio Bustone, une vénérable cité pareille à notre Cantalice de la veille, grise sur le rocher gris qui, à sa partie inférieure, se revêt du ton vert d'argent des prairies d'oliviers. Après avoir marché (juelque temps, nous rencon- trons les premières rues en escalier de la ville, sur lesquelles enfants et petits cochons roses se chauffent à Fardent soleil. Bientôt nous voici au milieu d'une confusion de petites ruelles abruptes, toujours montantes! Tout est de pierre, les mai- sons, les escaliers, les rues. Parfois nos pieds se
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posent sur d'énormes dalles, d'une surface rugueuse: c'est le rocher lui-même, qui surgit tout à coup au milieu de la rue. Et, en vérité, j'éprouve l'impres- sion que la ville entière est comme creusée dans le rocher, une cime de montagne sommairement transformée en des habitations humaines.
Par-dessous un puissant arceau, nous pénétrons sur la grande place de la ville. Une fontaine, au fond de la place, est surmontée des armoiries de Poggio, — un sommet de montagne (poggio), avec deux baguettes croisées [bastoni). Nous nous trouvons ici au centre vivant de la ville, autour duquel toute celle-ci s'est répandue et développée. Nous nous reposons un moment sur cette place, appuyés à un parapet d'où nous avons une vue infinie et merveilleuse sur la vallée profonde. Et puis nous recommençons à monter, parmi de nou- veaux labyrinthes de pierre, pleins d'une ombre glacée. Sur les marches, au seuil des maisons, des femmes se tiennent assises, occupées à coudre : elles relèvent la tête, et saluent avec un sourire respectueux ïarciprete, qui s'avance avec nous.
Nous arrivons à l'église, le Duomo de Poggio Bustone. Elle a été récemment restaurée, et n'offre à la vue rien d'intéressant. Pendant que nous som- mes dans l'église, survient le curé de l'endroit, un beau jeune homme tout gracieux, avec son bré- viaire à la main, et vêtu d'une soutane étonnam- ment usée. Nous restons quelques instants debout sur les marches d'entrée de l'église, à causer. Et
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je songe combien cela doit être singulier, d'être ce jeune curé, d'avoir à vivre ici d'une année sur l'autre, dans ce nid haut perché, d'avoir à y vivre dans une solitude inlellectuelle absolue, sans autre compagnie que le bréviaire, sans autre distraction et consolation que l'ég-lise, sans autre occupation que de baptiser les enfants et d'enterrer les morts, de visiter les malades et de recevoir les confes- sions, d'enseigner le catéchisme et de prêcher en chaire! Jamais un journal, très rarement un livre, le maigre salaire ne le permettant point ; et, d'un bout à l'autre de l'hiver, qui est long et rigoureux sur ces hauteurs, pas d'autre feu qu'un brasier de ciiarbons, pour dégourdir les doigts glacés lorsqu'il s'agit de célébrer la messe. Aucune intimité familiale, aucun divertissement ; à peine le pain quotidien et un verre de vin léger : c'est là toute la vie du prêtre dans les Monts Sabins.
Mais aussi est-ce aujourd'hui une fête pour le jeune curé, cette visite venant de la vallée ! Et puis, lorsque nous avons un peu bavardé. Don Severino cligne de l'œil vers l'un des gamins qui nous entourent, lui remet une pièce d'argent, et le charge, tout bas, d'une commission. Bientôt le gamin reparaît avec un litre de vermouth et des verres : chacun reçoit son verre, et nous buvons amicalement.
Nous n'avons pas encore iini de voir Poggio Bustone : plus haut que l'église même, s'élève l'hôtel de ville, le Municipe ; car il va sans dire
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que cette petite ville de montagnes, avec ses deux mille habitants, possède un municipe, lout aussi bien que Florence ou que Sienne. L'édifice, à coup sûr, n'est pas aussi somptueux que le Palais Vieux : mais il n'en reste pas moins très imposant, avec son ample escalier double et une salle de fêtes de dimensions respectables. Derrière cette salle, s'ouvrent les divers bureaux : nous y entrons, comme aussi dans la salle des archives. Et je prends un plaisir extrême à regarder ces employés assis au travail, devant les longues tables noires, et puis, par la fenêtre, à jeter un coup d'œil sur les sauvages montagnes désertes qui entourent ce petit foyer d'activité humaine.
Après quoi nous voici montant de nouveau, dépassant la porte supérieure de Poggio Bustone, devant laquelle une énorme roue de moulin tourne avec fracas, sous une petite cascade écumante! Nous apercevons-là, sur un large espace découvert, une partie de la jeunesse de Poggio, rassemblée pour jouer à la morra, dans l'ombre des remparts.
Plus haut, toujours plus haut : bientôt, déjà, la ville s'étend très bas, sous nos pieds. La tour romane de son éghse, qui tout à l'heure se dessi- nait très nettement contre le ciel, s'enfonce désor- mais au-dessous de l'horizon ; le point de vue s'élève de plus en plus, comme lorsqu'on monte dans un ballon : et voici la plaine qui se déploie à la façon d'une carte géographique, avec ses lacs
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bleus, ses campagnes grises ou vertes, ses che- mins blancs!
Nous voici arrivés à la montagne toute nue. La pierre est divisée en couches que la pluie, la gelée, et le soleil ont parfois séparées en d'amples intervalles. Et toute la montagne est comme tapis- sée d'escaliers irréguliers, de telle façon que c'est un peu comme si nous nous élevions parmi les dents d'une bete gigantesque. Tout, à Fentour de nous, n'est que mort et silence. Çà et là, seule- ment, un lézard vert bondit sur le rocher brûlé de soleil. Nous nous arrêtons un instant, de nouveau, pour boire à un petit ruisseau très vif, qui se pré- cipite sur nous dans son lit de pierre, avec une eau d'une pureté merveilleuse. Don Severino et moi buvons dans le creux de notre main ; le fds du maire recueille l'eau dans son chapeau. Benedetto, lui, ne boit pas ; et lorsque nous lui en demandons le motif, il nous répond, tout narquois, que l'eau n'est bonne que pour le bétail, et non pour des chrétiens.
Toujours plus iiaut, plus liaut, nous montons. La vallée, maintenant, est entièrement recouverte delà brume de midi. Les montagnes, là-bas, de l'autre cùté, nous paraissent toutes basses. Au- dessous de nous, Poggio Bustone disparaît : car le sentier a tourné, pour nous conduire désormais sur une autre crête de la montagne, au-dessous de laquelle est creusé VEremo. Et bientôt nous aper- cevons, au premier plan, un bois de hêtres encore
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dénudé, entre les troncs, gris et nettement décou- pés, duquel le blanc du sol a presque l'éclat de la neig-e. Au delà du précipice s'élèvent d'autres crêtes, immenses et nues. La pluie a dessiné des sillons d'un jaune rougeâtre sur le gris-bleu du rocher. Lentement, le son léger d'une clochette de troupeau s'élève vers nous, d'en-bas ; et, plus bas encore sous nos pieds, nous entendons bruire le ruisseau où nous avons bu tout à l'heure.
Puis, le sentier se met à aller en zigzag, avec un va-et-vient perpétuel de marches de pierres aux formes inégales. Le long du chemin, à présent, nous rencontrons une série de petites chapelles ; et Tune d'elles conserve, gravé dans la pierre, un « pas de saint François », tandis qu'une autre contient l'empreinte d'une main, une troisième le creux laissé par le coude du saint, un jour que celui-ci s'était appuyé sur le rocher. Benedetto s'empresse, infatigablement, à me montrer toutes ces curiosités pieuses.
— Cette marque du coude, me dit-il, s'est produite lorsque saint François est venu à Poggio Bustone pour la première fois, et s'est appuyé la tête sur la main, tout en considérant le paysage d'en-dessous. Il est arrivé chez nous vers trois heures du matin : et, en souvenir de cela, tous les ans, le 4 octobre, jour de la fête du saint, les cloches de Poggio Bus- tone tintent vers trois heures du matin. Poggio a été, d'ailleurs, une des premières cités à recevoir la vraie foi, — ajoute Benedetto, — tandis que
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Grt'ccio ne s'est convertie que la dernière de toutes!
J'observe que Benedetto parle comme si tout le pays, au temps de saint François, avait été encore païen, et ne s'était converti au christianisme que sous la prédication du saint. Mais, au fait, d'une manière générale, il se peut bien que l'histoire, sur ce point, donne raison à mon ami Benedetto. Enfin, le sentier cesse de monter. Nous longeons l'immense mur de pierre, d'un gris bleu, qui s'élève encore à plusieurs centaines de mètres au-dessus de nous. Et puis, à un tournant du chemin, nous découvrons enfin le sanctuaire longuement cherché. Tout juste à l'extrémité du sentier, il se dresse, ce Sanluario, une chapelle minuscule , avec un toi t qui tombe brus- quement du roc, et porte à son faîte un petit semblant de clocher.
Quelques marches irrégulières, au nombre de six ou sept, conduisent à la porte de la cha- pelle.
Un moment, nous nous asseyons sur la pierre, au bord du sentier, pour examiner la chapelle. En face de nous est le rocher, d'un gris bleu mêlé de rouge, planté çà et là de petites touffes de buissons, et se dressant encore à une grande hauteur. Le vent souflle un peu dans les grands hêtres, dont les branches s'inclinent sur nous; un oiseau babille, et le ruisseau bruit au-dessous de nous, dans la vallée. Le ciel est bleu, avec de petits nuages
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blancs. Il nous a fallu trois heures pour monter ici, de Borgo San Pietro !
Puis nous nous relevons, et pénétrons dans la chapelle.
Celle-ci est divisée en deux parties : inférieure et supérieure.
La partie inférieure n'est qu'une façon de porche, d'oii un simple escalier, creusé dans le puissant rocher en saillie, mène à la véritable grotte de saint François. Au-dessus de l'escalier, nous lisons ces mots : Hic vernissa tibi sunt pec- cata tua, sicut postulasti, « ici, tes péchés (o Fran- çois) te sont remis, comme tu l'as demandé ! »
Nous montons ensuite l'escalier, en ayant soin de tenir la tête baissée, pour ne point nous heurter au dur scoglio. Un petit autel est installé dans cette partie supérieure, à même sous la pierre. Le tableau de l'autel représente saint François en prière et le frère Égide endormi. Le sol de la cha- pelle est formé par le rocher, avec seulement, devant l'autel, une petite plate-forme de bois sur laquelle le prêtre se tient pendant la messe.
Un moment nous restons là, dans un silence recueilli ; et puis, le fils du Sindaco, se relevant, passe sa canne par un trou du mur, et fait retentir sur la vallée une série de coups de cloche. Nous sommes juste à l'heure de midi : notre compagnon sonne VAiigeliis.
Nous sortons de la chapelle ; mais, lorsque nous nous retrouvons en bas, dans la pièce d'entrée, je
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demande à mes compagnons de vouloir bien m'at- tendre quelques minutes dehors. Je désire pouvoir rester seul un instant, dans cette chapelle qui a été pour moi l'objet d'un si long pèlerinage !
Très atlentivement, je considère la chapelle. RUe n'est constituée, en réalité, que d'un toit, d'un mur, avec trois petites fenêtres. Et, pour misérable que m'apparaisse aujourd'hui cet endroit, je songe combien il Tétait plus encore au temps oii saint François est venu ici pour prier, au temps où l'Er- mitage n'était encore qu'un creux du rocher comme celui de Fonte-Colombo, sans autre toit que la sail- lie du roc.
C'est donc ici, dans cette retraite sauvage et désolée, que le frère François a reçu l'assurance de la rémission de ses péchés, remissa tibi sunt pec- cata. siciit postulastl! D'autres, en vérité, veulent que la chose lui soit arrivée à Saint-Damien, près d'Assise: il y a môme là-bas, dans le réfectoire, une inscription en souvenir du miracle. Mais l'important, dans ce cas, n'est point le lieu, c'est la chose elle- même ; Timportant n'est point de savoir où le miracle est arrivé, mais bien qu'un tel miracle se soit accompli.
Un écrivain danois a dit que toute l'essence du christianisme consistait en trois choses : la paix, la victoire, et la consolation ; ou bien encore, comme il Fa écrit dans un autre endroit : le pardon^ Id force, ciVespoir de la béatitude. Mais, en réa-
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lité, ces trois choses n'en forment qu'une seule, n'étant toutes que le don merveilleux qui nous a été promis par le Christ. « Car la paix vient avec le pardon, la victoire avec la force d'en haut, la consolation avec Tespoir de la béatitude. Toutes ces trois choses sont, pour chaque cœur, un besoin inné et profond ; et aussi sont-elles à jamais insé- parables dans leur racine, comme les trois côtés d'un prisme ; et leur voix est le cri vers Dieu, vers le Dieu vivant. » Le cri vers Dieu, vers le Dieu vivant, — ce cri où Dieu répond parla rémis- sion des péchés, — de combien de cœurs ce cri s'élève-t-il réellement et sérieusement ? Et je parle ici non seulement des cœurs mondains, mais de ces cœurs qui se croient religieux, qui s'intitulent chrétiens.
Le cri vers Dieu, cet appel qui, pareil à celui de l'aigle, retentit le plus pleinement dans la soli- tude;
Le cri vers Dieu, cet appel qui surgit spontané- ment de notre être lorsque nous nous sentons oppressés jusqu'à étouffer, lorsque nous ne pouvons point trouver assez de place pour respirer libre- ment dans les limites trop restreintes de notre vie terrestre ;
Le cri vers Dieu, cet appel qui s'exhale de l'homme lorsque son propre visage lui fait hor- reur, lorsqu'il éprouve du dégoût devant son âme salie de péché, et ses pensées que désormais il connaît par cœur, et ses sentiments qui lui parais-
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sent iiitolérablement bornés et monotones, resser- rés comme les coulisses d'un petit théâtre de pro- vince ;
Le cri vers Dieu, cet appel qui jaillit de nous comme un jet de sang lorsque, de la profondeur de notre faiblesse et perversité, nous demandons au ciel de créer en nous un cœur pur, et de nous donner une volonté neuve ;
Le cri vers Dieu, la demande passionnée d'une résurrection, l'aspiration de toute nôtre âme à redevenir un homme nouveau, suivant les voies de la bonté, de la pureté, de la sainteté ;
Ce cri vers Dieu, combien rarement il retentit dans notre cœur !
Et cependant, sans ce cri, nous ne pouvons songer à être sauvés. « Bienheureux ceux qui ont faim et soif! » Si nous n'avons point part à cette faim et à cette soif, à la faim de bonté, à la soif de sainteté, nous n'aurons aucune part, non plus, à la béatitude promise ; et ce n'est point de nous que parle Notre-Scigneur.
Cette vie terrestre, où nous sommes arrivés sans le vouloir, est à la fois une chose si grave que souvent nous sommes épouvantés à y réfléchir, et, avec cela une chose si belle, si grande, si parfaite- ment ordonnée et réglée, que nous ne pouvons nous empêcher d'en être joyeux. Comment ne pas nous réjouir de penser que la vérité, en ce monde, aura le dernier mot, et que rien, absolument rien, ne pourra durer qui ne vienne pas de la vérité? Et
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sans doute il se trouvera bien des hommes pour nier que cela soit ainsi, quant à ce qui les touche : (mais est-ce que tous, aux instants oii notre regard pénètre dans l'intérieur de notre âme, est-ce que tous nous ne sentons pas que le salut n'est que dans la vérité, dans la vérité reconnue, assimilée, vécue, dans cette vérité, qui est la chair de notre chair, et le sang de notre sang?^
Je parle ici du salut final, et je ne crains point d'en parler ainsi, sachant à coup sûr que tout le monde me comprendra. Tout homme qui vit, en effet, se rend compte, lorsqu'il pénètre au plus profond de son cœur, qu'il est créé et appelé en vue de son salut. Tous, nous sentons et reconnaissons que nous sommes destinés à la vie et non point à la mort, à la lumière et non point aux ténèbres, au ciel, et non pas à l'enfer. Quel est, en vérité, riiomme sur terre qui n'aime pas la vie, et la lumière, et le ciel ?
Or, l'unique voie du salut est la vie dans la vérité, ou môme, simplement, la vie : car il n'y a point d'autre vie réelle que celle de la vérité, et il n'y a point d'autre voie pour nous que celle de cette vie.
La seule et unique voie est la vie dans la volonté bonne, dirigée tout ensemble vers la vérité et le bien. « Vérité et amour, ne m'abandonnez point! » Dans cette prière, sans cesse répétée, se résume le salut.
Ne chercher absolument rien d'autre, au moyen de sa pensée, que la pure el simple vérité:
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Ktre prêt absolument à admettre tout ce qui est la vérité, t07it sans réserve ni arrière-pensée, et en être reconnaissant comme d'un don précieux;
Ne se laisser retenir par aucun parti pris, même le plus avantageux, ne consentir à aucun men- songe, même au plus séduisant: ^S'efforcer de jour en jour à tuer son ancienne volonté, — la volonté qui prenait plaisir au rêve et à rimagination ; la volonté qui, instinctivement, tendait sa pointe empoisonnée contre toute vérité nouvelle, et simplement parce que celle-ci rompait le cercle arbitrairement formé autour de Fàme; la volonté qui allait jusqu'à une lutte sans pitié contre des hommes et des pensées dont on sentait secrè- tement la valeur, et que parfois l'on avait honte et remords de combattre ; cette ancienne volonté mauvaise qui, malgré toutes les poignées de mains des compagnons de lutte et tous leurs cris d'en- couragement et toutes leurs acclamations, se savait condamnée infailliblement pour avoir combattu contre la vérité et la vie, contre les hommes et Dieu;
Anéantir et tuer en soi cette volonté mauvaise, qui « se réjouit de l'injustice », et acquérir en échange une volonté nouvelle qui « se réjouira de la vérité » : telle est la voie du salut. Car c'est là un signe distinctif de la vraie bonté que, suivant l'expression de l'Apôtre, on puisse « se réjouir de la vérité ». Le bien n'a rien à craindre de la vérité, tandis que le mal a toujours eu besoin d'un men-
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songe, pour s'abriter derrière lui. Seul riiomme bon, par conséquent, se réjouit sincèrement de toute vérité, car son cœur appartient à la vérité.
Le cri vers Dieu est, dans son fond le plus intime, le cri vers la vérité. Etes-vous affamés de vérité? En ce cas, vous avez faim aussi de bonté : car il n'y a que la bonté qui puisse aimer la vérité.
Or, celui qui aime la vérité et la bonté, celui-là aime Dieu. 11 est déjà à mi-chemin vers le ciel, et sur la voie de la rémission de ses péchés
XIV DANS LA GARE DE GRECCIO
,\ii dis adieu à Poggio Bustone, je dis adieu à la vallée de Rieti. Coupant la plaine en ligne droite, je me dirige vers Greccio, où, tout à l'heure, je monterai dans un train qui me ramènera à Terni.
Benedetto et moi, au retour de notre pèlerinage, avons dîné ensemble. L'un des mets était un très jeune agneau, liàché en petites tranches oii l'on avait entremêlé les os, les cartilages, et la viande, et puis que l'on avait fait cuire dans une sauce for- tement relevée.
— Ce n'est pas qu'il y ait, là-dedans, beaucoup de quoi se nourrir! m'a expliqué Benedetto, avec la mine d un gourmet raffiné. Mais on en mange pour le plaisir du goût!
Pendant que j'empaquetais mon sac de voyage, la bonne Pasqua est entrée, et m'a regardé à l'œuvre.
— Cela me fait bien de la peine, que tu veuilles déjà te remettre en route, mon fils! m'a-t-elle dit. Tes guêtres, que tu as ôtées ce matin, auraient besoin d'être raccommodées. Cet après-midi, si tu étais resté, je te les aurais remises à neuf !
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178 PELERINAGES FRANCISCAINS
Pasqua me tutoie, Pasqua m'appelle son figli- iiolo : tant son cœur éprouve pour moi des senti- ments de mère ! Elle m'accompagae jusque sur les marches du seuil de sa maison : nous nous entretenons de notre visite à la chapelle, ce matin.
— Oui, me dit-elle, c'est là un lieu qui respire la sainteté ! — che spira santita!
Et puis je songe qu'il est temps de partir, et je lui dis adieu, en la priant de saluer pour moi Nazareno, qui travaille dans son champ. Benedetto me fait un pas de conduite, histoire de m'amener sur le bon chemin. Arrivés presque jusqu'au bas de la ville, nous nous séparons affectueusement : mais longtemps encore après que sa haute figure à barbe blanche a disparu derrière la haie d'acacias d'un sentier de traverse, j'entends sonner à mon oreille son tendre et cordial adieu : Addio, So?' Giovanni mio !
Mon chemin descend très vite, au milieu de l'ample vallée. Les pommiers fleurissent, les oiseaux chantent, les enfants jouent devant les maisons. Les champs de pois en fleur répandent sur la route leurs vagues parfumées.
A mainte reprise, je me retourne et regarde derrière moi. Hélas ! impossible de découvrir la maison de Nazareno Matteucci, parmi la foule des habitations tassées au pied de la montagne, et entourées d'oliviers. Mais au-dessus de ces maisons trône l'antique masse grise de Poggio, et plus haut encore s'élève la montagne déserte et
DANS LA GARE DE GRECCIO 179
nue, le scoglioy toute sillonnée de sentiers d'un rouge clair, avec la tache violette du petit bois. L'ermitage ne peut pas s'apercevoir, de Tendroitoii je suis : il se cache derrière un repli de la montagne, ne laissant voir qu'un coin de son bois.
Je continue d'avancer, toujours plus loin dans la vaste campagne. Devant moi s'élève la ville de Greccio, et longtemps mon chemin me conduit droit sur elle. Puis il fait un détour du côté de Rieti : il faut que je m'informe, pour ne point manquer certains raccourcis qu'on m'a recom- mandés. En compagnie de trois ou quatre artisans, je suis un nouveau sentier, qui nous amène enfin à un bac traversant un affluent du Velino. Une robuste jeune femme conduit le bac : l'un des arti- sans l'aide à tirer la corde, et puis, lorsque nous avons débarqué sur l'autre rive, s'acquitte de son péage sous la forme d'un baiser. Avec mes com- pagnons, ensuite, je bois un litre de vin rouge dans une misérable taverne, fort peu avenante, aux environs de la gare de Greccio. C'est précisé- ment un soir de fête, et la taverne est pleine d'ou- vriers mal vêtus, de cochers, et de personnages indé- finissables. Mais, avec tout cela, les clioses se passent de la façon la plus simple et cordiale. Lorsque j'ai payé le litre, mes compagnons veulent, à tout prix, m'en offrir un second. Du moins n'acceptent-ils pas mon offre d'un troisième litre : je sens bien que ces gens-là boivent par soif, pour se rafraîchir, nullement pour s'enivrer. Là-dessus, nous nous
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séparons. L'air est devenu tout sombre, autour de moi, tandis que la rougeur du crépuscule enflamme les montag-nes. Je pénètre dans la gare de Grec- cio, et me promène de long en large, sur le quai. Je lève les yeux vers la montagne enténébrée, où quelques lumières se sont allumées, et où. je sais que mes amis du couvent se trouvent, à cette heure, réunis pour Toffice du soir. J'écoute : voici le couvre-feu qui sonne, là-haut! J'éprouve un peu la sensation d'un retour chez moi !
Bientôt, la petite gare s'anime. Les lampes se mettent à briller, les timbres des signaux annon- cent leurs nouvelles; le chef de gare se montre sur le quai. Le train arrivant de Terni s'arrête un moment : une dame en descend, avec un petit garçon, qui pleurniche doucement contre le man- teau de sa mère.
Et puis le train se remet en marche vers Rieti, et, de nouveau, le silence s'empare de la petite station. Des grenouilles coassent; à Greccio, là- haut, un chien hurle sans arrêt. De plus en plus nombreuses des lumières s'allument sur la mon- tagne noire. Le temps passe : une grande étoile claire, qui, tout à l'heure, semblait fixée tout juste au-dessus du rebord de la montagne, disparaît maintenant derrière celle-ci. Et j'entends se mêler aux coassements des grenouilles le cri, plus déta- ché, d'un unique crapaud.
Enfin le train que j'attendais s'approche, à son
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tour. Je change de train à Terni, puis me sens transporté plus loin, vers le nord. A Spolète, le long wagon de troisième classe se remplit de soldats. Deux d'entre eux s'installent derrière moi, qui, tout à l'heure, vont avoir la joie de découvrir qu'ils sont, tous les deux, siciliens. L'un est tout jeune, infiniment net et gentil, avec cela prévenant, sou- riant, prêt à embrasser le monde entier.
— A quelle heure serons-nous àFoligno, amico ? me demande-t-il.
Dans chacune des gares oii le train s'arrête, le soldat passe la tête à la fenêtre, en criant :
— Est-ce qu'il v a des soldats? Hé, les soldats, arrivez par ici !
Et puis, de nouveau, dans son doux langage, il se remet à parler de Caltanisetta, son pays, et de tous ceux qu'il y connaît, et qu'il espère que l'au- tre soldat, peut-être, connaît également ?
Il est jusie minuit lorsque j'arrive à Foligno. En compagnie « d'un portier » rencontré à la gare, je franchis les quelques pas qui nous séparent de Fhôtel, par une large allée éclairée à l'électricité. Bientôt me voici couché dans un bon lit d'hôtel : devant ma fenêtre une fontaine murmure, et un rossignol chante dans un arbre.
XV
FOLIGNO
Foligno...
De vieilles rues étroites, traversées d'arceaux, de hautes maisons grillées, dont les habitants sem- blent enfermés chez eux sans aucun rapport avec leurs voisins. Une rivière aux eaux d'un gris-vert, le Topino, qui clapote sous des ponts en dos d'âne et au bord duquel des femmes, agenouil- lées, s'occupent à laver leur linge; une vue qui me rappelle la Pegnitz à Nuremberg. D'anciens palais, également grillés, avec des écussons d'armoiries sculptés sur les coins, et des fresques peintes dans des niches gothiques. Des murs brunis de fumée, et faits de pierres sommairement taillées; des fenê- tres en ogive, des portes ornées, des portails d'église dans le style lombard. La vénérable église Notre- Dame, avec son clocher carré étrangement chauve, et, près du portail, une fresque archaïque : le Couronnement de la Vierge. Des ruelles et pas- sages, — ou bien peut-être sont-ce des cours à travers lesquelles l'on passe ; des lieux d'un caractère indéfini, comme ceux qui servent de décor à nos comédies classiques de Holberg.
FÛLIGNO 183
Telle est Foligno, une ville qui, à un degré plus liaut que les autres, garde son aspect du moyen âge. Aussi est-elle particulièrement aimée des Anglais.
Pour moi. Foligno représente deux noms, le nom d'une morte, et celui d'un vivant : le nom de la bienheureuse Angèle de Foligno, qui est enter- rée ici, dans l'église des Franciscains, et le nom de Monsignor Faloci-Pulignani, chanoine de la cathédrale, mais surtout savant et érudit francis- cain, directeur de l'excellente revue intitulée Mis- cellanea Francescana.
C'est la morte que je vais visiter d'abord; et, du reste, celle-là n'est point difficile à trouver. Dans l'église des Franciscains se conserve son cercueil, enfermé sous un somptueux catafalque. Tout ému et pensif, je m'attarde longtemps devant elle. Voilà donc où elle repose, celte simple et obscure bour- geoise de Foligno qui, après la mort de son mari et de ses enfants, ayant donné tous ses biens aux pauvres, est entrée dans le tiers-ordre de saint François, et a passé sous la règle de cet ordre le reste de ses jours, — une vie humble et cachée, toute consacrée à la prière, au travail, et au saint amour! Mais cette vie a produit une fleur, cette âme a porté un fruit : l'humble petite bourgeoise a écrit un livre qui, au cours des temps, n'a point cessé d'être réimprimé, comme aussi traduit dans toutes les langues ; un livre qui, par la seule puissance de
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son contenu, pendant six siècles a conquis les cœurs, et est devenu une source de science et de vie pour des hommes tels que saint Philippe de Néri, saint François de Sales, saint Alphonse de Liguori !
Assis devant le tondjeau d'Angèle, j'ouvre ce livre qu'a écrit la main (jui, maintenant, n'est plus qu'un mélange d'ossements et de poussière sous les plaques dorées du catafalque ; et j'y retrouve un chapitre que je connais hien. le chapitre des Voies de la Rédemption.
« Un jour, nous raconte Angèle. j'étais en prière, et me représentais, avec une profonde douleur intime, la Passion de Notre Seigneur. Je tâchais à mesurer et à peser mes péchés, en songeant que leur poids avait coûté au Fils de Dieu non seule- ment des prières ou des larmes, mais la mort même, et une telle mort !
« Là-dessus, j'essayais d'évaluer mon ingrati- tude. Comment compensai-je ce hienfait infini et ineftaçable ? Par le péché, le péché quotidien, l'ouhli de la résurrection, le manque de collabora- tion à la grâce. L'abîme de la miséricorde divine, d'un côté, et de l'autre côté l'abîme de mon injus- tice et de ma folie, tout cela m'apparaissait avec une évidence précise. Toutes les variétés de péchés se montraient devant moi, et, en même temps, les souffrances et châtiments dont la Passion de Jésus m'avait rachetée.
« Je vis alors le Fdirist crucifié, et il me montra
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conimoiil il avait vie suspendu à la croix, et com- ment l'ame qui se perd est désormais sans l'ombre d'excuse. Car il ne faut rien d'autre pour le salut que ce que le médecin exige du malade : nous devons reconnaître nos péchés et faire ce que nous prescrit le médecin spirituel.
« Puis mon ame acquit la compréhension du contrepoison qui réside dans le sang du Christ. Ce contrepoison nous est délivré gratuitement, et n'exige, pour être reçu de nous, que notre bonne volonté...
« Et après que j'eus appris cela, je m'efïorçai de révéler à Dieu toutes les souffrances de mon âme et de mon corps, et je m'écriai : « 0 Seigneur mon Dieu, toi qui tiens dans tes mains ma guéri- son éternelle ! Tu m'as promis de me guérir si seu- lement je voulais étaler mes plaies devant tes yeux! Seigneur, aussi vrai que je ne suis que fai- blesse, et qu'il n'y a rien en moi qui ne soit souillé et gâté, du fond de mon abîme je te montre toute ma misère, et tous les péchés de mes membres, et toutes les plaies de mon âme et celles de mon corps ! »
(( Et ensuite je vis la consé([uence de toute ma misère, et je dis : « Seigneur compatissant, qui tiens ma guérison dans tes mains ! regarde, vois ma tête, que, mille fois, j'ai recouverte des emblèmes de l'orgueil ! j'ai tressé mes cheveux et les ai ornés et couverts sous des formes apprêtées. Et ce n'est pas tout, Seigneur ! vois seulement mes misérables
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yeux, qui sont pleins d'impudicilé et gonflés d'en- vie ! »
« Et ainsi je continuais à accuser tous mes mem- bres, et à raconter leur pitoyable histoire.
« Or, Jésus écoutait tout cela avec une grande patience, et y répondait avec une grande joie. Pour chaque chose, il me montrait le remède dans sa main, et je voyais sa compassion infinie sur mon âme, et il me dit :
« Ma lille, ne crains rien, et ne désespère pas ! si même tu étais souillée de toute impureté, et plongée au plus profond de la mort, j'aurais encore le pouvoir de te guérir, à la condition que tu vou- lusses employer le remède que je te donne. Tu t'es plainte longuement et minutieusement des mala- dies spirituelles de ton être, et ta plainte a trouvé de l'écho en moi. Le péché que tu as conmiis par ta coquetterie, par les fausses couleurs dont tu as revêtu tes joues et les formes apprêtées que tu as données à ta chevelure, et tout ton orgueil scan- daleux, toute la vanité que tu as montrée à l'égard des hommes, toute cette misère pour laquelle tu crois pouvoir t'attendre à une confusion éternelle dans l'enfer, tout cela t'est pardonné !
« C'est moi qui ai porté tes péchés, je les ai expiés en souffrance, pour toi. Comme compensa- tion de tous tes fards et parfums, j'ai dû laisser arracher de ma tête mes cheveux et ma barbe, j'ai dû saigner, et être percé d'épines, et roué de coups, et conspué, méprisé, couronné d'épines!
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(( Tu peignais tes joues, alin de les montrer aux misérables hommes et de gagner leur faveur ; mais tranquillise-toi : mon visage a été recouvert du crachat des hommes, il a été déhguré et giflé de leurs coups de poing, il a été caché sous un linge d'infamie.
« Tu as employé tes yeux à regarder vaniteu- sement autour de toi, et à te réjouir contre la volonté de Dieu. Mais, en expiation de cela, mes propres yeux ont été voilés et aveuglés, d'abord de larmes, puis de sang, car le sang qui coulait de mon front les a aveuglés.
« Pour les fautes qu'ont commises tes oreilles, tes oreilles qui ont écouté ce qui était inutile et mau- vais, et se sont réjouies de paroles coupables, j'ai supporté une expiation terrible, qui m'a rempli d'une profonde et indicible tristesse. J'ai écouté les fausses accusations, les paroles dégradantes, les injures, les moqueries, les blasphèmes, et la sen- tence de mort du juge injuste, et puis les pleurs de ma mère. J'ai écouté les lamentations pitoyables de ma propre mère.
« Tu as connu les plaisirs de la table, et mésusé des choses que l'on boit : mais ma bouche s'est desséchée de faim et de soif, et puis l'on m'a donné, pour boisson, du vinaigre et du fiel.
« Tu as mal parlé d'autrui, tu as raillé Dieu et les hommes, tu as menti jusqu'au faux serment. Mais moi, je me suis tu devant les juges et les faux témoins, et mes lèvres fermées n'ont pas cherché
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à me délivrer. Et toujours, cependant, j'ai pro- clamé la vérité, et de tout mon cœur j'ai prié Dieu pour mes bourreaux.
« Pour les péchés de Les épaules, les miennes ont porté la croix. Pour les péchés de tes mains et de tes bras, mes mains ont été transpercées de gros clous et fixées à la croix, et j'y ai été suspendu, et elles ont supporté mon corps. Et pour les péchés de ton cœur, de ce cu'ur dont ont jailli la haine et Fenvie, de ce cœur qui a été pénétré du désir cou- pable et du mauvais amour, mon cœur a été tra- versé d'une lance, et, de cette plaie, de Teau a coulé avec du sang, afin de te racheter du pouvoir de la colère et de la tristesse. Pour les péchés de tes pieds, pour leur danse inutile et leurs fins mouvements, mes pieds ont été également fixés à la croix par des clous. Et le sang a coulé de leurs plaies, en même temps que tout le sang de mon corps les arrosait.
c( Pour tous les péchés de ton corps, pour ta sensualité des jours et des nuits, j'ai été frappé sur la croix. La sueur de sang m'a imprégné de la tête aux pieds; le bois dur de la croix m'a pressé et écorché ; j'ai souiïert des peines affreuses, et appelé, et soupiré, et je suis mort en gémissant. Par expiation de tes fins ornements, j'ai été suspendu à la croix tout dénudé. Nu comme j'étais sorti du sein de la Vierge, exposé à l'air, au froid, au vent, au regard des hommes et des femmes, élevé sur une haute croix afin de pouvoir mieux être vu, mieux raillé et couvert d'injures !
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« Pour compenser tes richesses, que tu as injus- tement possédées, je suis toujours demeuré pau- vre, sans maison et sans toit, et je n'aurais pas eu de tombeau si quelqu'un, par pitié de ma grande misère, ne m'avait donné une place dans sa propre tombe. J'ai livré mon sang et ma vie pour les pécheurs, et jamais je n'ai rien conservé pour moi, et la pauvreté m'a accompagné dans la mort comme dans la vie 1
(( Ainsi m'a parlé Jésus, et il a ajouté : « En vérité, tu ne trouveras aucun péché, ni aucune maladie de ton âme pour laquelle je n'aie point subi de châti- ment, et que, par conséquent, je ne puisse guérir. C'est à cause des terribles souffrances que vos pauvres âmes auraient dû subir dans l'enfer que j'ai voulu ne vivre moi-même que de souffrances. Et donc, ma fille, ne t'afffige pas, mais seulement suis-moi dans la souffrance, dans l'humiliation et la pauvreté ! «
Six siècles se sont écoulés depuis que la plume d'oie grinçante du frère Arnould, ici même, à Foli- gno, dans le calme et la paix d'une cellule, a écrit ces mots, tels qu'ils sortaient de la bouche d'An- gèle. « Angèle dictait, et j'écrivais, — nous raconte le frère Arnould lui-même dans la préface du livre, — mais elle ne parlait point d'après sa propre volonté. Souvent, au milieu de ses réflexions, elle se recueillait, et puis me disait : « Tout ce que je dis » n'est rien dire, cela n'a aucun sens ! Je ne sais point » m'exprimer ! » Ou bien, parfois, elle était abso-
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lumenl accablée de la grandeur des apparitions, et lorsqu'elle comparait ce qu'elle avait dit avec ce qu'elle aurait voulu dire, je l'entendais s'écrier : V Mon frère, je blasphème Dieu, je blasphème Dieu ! »
Six siècles se sont passés depuis que ces paroles ont été dictées au frère Arnould : et pourtant ne résonnent-elles pas aussi fraîches et vivantes que si elles n'avaient été dites que d'hier? N'est-ce point là ce que chacun doit se dire, chacun qui a le cou- rage de chercher au plus profond de soi-même la révélation des choses les plus hautes, et qui voit les hommes s'attacher, si peu que ce soit, à ses paroles pour y découvrir la lumière, la sagesse, et la direc- tion pratique ? « Mon frère, mon cher frère en humanité, je blasphème Dieu, je blasphème Dieu.' » Oui, tout homme qui écrit sur les questions vitales de l'humanité, et qui affirme son oui contre le non des autres, ou bien son non contre le oui des autres, et qui voit comment son oui ou son non se trouvent crus et répétés, combien souvent celui-là doit se sentir angoissé de ce qu'il a fait, combien souvent il doit être tenté de poser sa main sur telle ou telle jeune bouche qu'il voit sur le point de répé- ter ses discours ! Combien souvent il voudrait rete- nir la plume qui s'empresse à répandre ses enseigne- ments de par le monde, en murmurant doucement à celui qui est déjà tout prêt à recueillir ses paro- les : « Mon frère, arrête-toi ! Jette un regard sur la vie, autour de toi, ouvre bien au large tes yeux,
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ton âme, et laisse la vérité affluer en toi comme le soleil et Tair frais du matin, fortifiants, instrui- sants, et ennoblissants ! Arrète-toi, mon frère, ne me crois pas, n'affirme ni ne nie, au cas où tu n'aurais aucune meilleure garantie pour ta croyance que mes pauvres paroles ! Car il peut se faire, mon frère, que j'aie blasphémé Dieu ! »...
Du tombeau de sainte Angèle je me rends à la maison canoniale de la cathédrale, où j'espère rencontrer M^' Faloci. Je trouve le petit prêtre maigre, au visage régulier et rasé d'Italien, assis dans sa bibliothèque, qui donne sur une ancienne cour toute ensoleillée, avec de claires loggias et des fleurs en abondance. J'offre au savant prélat un exemplaire de ma traduction danoise des Fio- re^^/; en échange de quoi il veut bien me donner plusieurs de ses ouvrages, et, parmi eux, — peut- être le plus intéressant de tous à mes yeux, — la pre- mière et la plus parfaite des biographies de sainte Claire de Montefalco, dans Texcellente édition qu'il en a publiée.
Les lecteurs de mon Livre de Route, paru il y a dix ans, se souviennent peut-être encore du rôle importantqu'a joué, précisément, cette sainte, dans révolution religieuse dont le livre présentait le récit. Il s'agissait d un miracle absolument incroya- ble, — incroyable parce qu'il était absurde et vide de sens, — et qui amenait, tout d'un coup, le héros de mon livre à tourner le dos à une religion dont il
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n'avait point cessé, depuis longtemps, de s'appro- cher lentement et pas à pas. Il s'agissait de trois petits corpuscules en forme déboules qui, à l'autop- sie, auraient été trouvés dans le corps de sainte Claire, et qui possédaient miraculeusement cette propriété que, bien que chacun d'eux fût du même poids que les deux autres, cependant deux d'entre eux ensemble ne pesaient pas plus qu'un seul. Ce miracle, naturellement, n'avait pas été démontré sous les yeux du personnage de mon livre, mais simplement lui avait été affirmé pour être admis par lui aveuglément, comme un symbole de la Sainte Trinité. La meilleure volonté de croire devait, elle- même, fatalement échouer devant une telle affir- mation, et faire banqueroute; c'est effectivement ce qui était arrivé au héros de mon hvre.
Et maintenant, onze ans plus tard, voici que je reviens de nouveau dans la même région, — car on peut voir, dès Foligno, dans le lointain, les nombreuses tours de Montefalco, — et voici qu'un prêtre catholique aux bons yeux pleins d'intelli- gence me remet en main la véritable biographie de cette sainte Claire! Le récit a été écrit cinq ou six ans après la mort de la sainte (en 131o ou 1316), par Bérenger de Saint-Affrique, et a été imprimé pour la première fois par M^"^ Faloci dans VArchivio Sto/'ico pev le Marche c per irmbria (vol. I, pp. 583- 625 et vol. II. pp 193-266). Le même récit a été publié dans un tirage à part, malheureusement déjà épuisé (Poligno, 1885).
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Or, dans cotlc biographie venant d'un contem- porain, et qui constitue la source essentielle de notre connaissance de la vie de sainte Claire, je ne trouve rien d'autre, sur les trois boules, que ce qui suit :
« Mais dans le foie Ton a trouvé trois pierres, dont chacune était à peu près de la grosseur d'un doigt de femme. Leur forme était circulaire, leur couleur, d'un ton intermédiaire entre le pâle et le foncé, avec une teinte que je ne crois pas que l'on puisse comparer à aucune autre couleur. La divine Trinité se trouve, ici, désignée aussi bien par la for- me que par le nombre, l'absolue ressemblance des contours et de la couleur des trois pierres : car je dois ajouter que les objets susdits se ressemblaient si entièrement que l'on pouvait à peine découvrir, entre eux, l'ombre d'une ditîérence. »
Comme l'on voit, le symbolisme, n'est cher- ché que dans la ressemblance des trois boules, sans qu'il soit même fait mention de leur poids.
L'auteur revient encore, à la page suivante, sur les trois « calculs », comme je crois qu'on peut hardiment les nommer. Il écrit : <.< Alors donc que ces pierres furent enlevées du conduit, elles tenaient ensemble; mais lorsque les femmes les eurent la- vées avec du vin, elles se séparèrent sans le moin- dre effort. » Et pas un mot de plus sur le sujet. Ici encore, on notera qu'il n'est pas fait la plus petite mention d'un élément miraculeux. Et la chose se trouve rapportée d'une façon toute pareille dans
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un autre document contemporain, dont l'importance est à peine moins grande pour la biographie de la sainte : à savoir, l'attestation officielle du podestat de Montefalco, à la date du 22 août 1308, qui fut adressée au pape Jean XXII, et qui se trouve repro- duite dans l'acte de canonisation de sainte Glaire. Là, il est dit tout simplement que dans le foie de sainte Claire ont été trouvées trois pierres rondes, dont suit une courte description. De la surnatu- relle identité de poids, pas un seul mot n'est dit 1 Et ainsi tout ce doute, toute cette irritation, toute cette fuite, tout ce reniement n'ont eu pour cause unique qu'une affirmation fantaisiste, une fable pieuse, un faux miracle !
J'ai tâché, plus tard, k découvrir d'où pouvait être née la légende : mais je n'ai rien pu trouver, jusqu'à présent, si ce n'est que l'égalité de poids des trois boules, séparément ou ensemble, a été mentionnée pour la première fois dans un livre imprimé à Vicence vers 1497, et qui contient sept biographies de saints franciscains. Dans une note de ce livre, on peut lire :
(( Sainte Chateline de Monte Falco, dans son cœur il y avait, d'un côté, la colonne sur laquelle le Christ a été lié pendant la flagellation, ainsi que les verges qui y ont servi, de l'autre côté le crucifix, imprimé dans les chairs ; et il y avait aussi dans le cœur trois boules ; et que si l'on met l'une do ces boules dans une balance, elle pèse juste autant que les deux
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autres; et cela a été vu, de ses yeux, par le frère Jacques des Marches. » (Reproduit dans les Miscel- lana Francescanea^ vol. III, p. 175).
Encore n'est-il pas dit expressément, ici même, que les trois boules aient eu le même poids. Il se pourrait que le frère Jacques eut vu simplement que l'une des trois boules, de grosseur égale, pesait tout juste autant que les deux autres : ce qui n'im- pliquerait pas le sens symbolique allégué depuis lors.
Ce frère Jacques des Marches est le célèbre réformateur de l'ordre fra.nciscain qui vivait entre 1391 et 1476, et qui, dans son zèle pour ramener tous les couvents de l'ordre à la règle primitive, a étendu ses voyages jusque vers des provinces aussi lointaines que la Bohême, la Norvège, et notre Danemark. Il y a de lui un grand et beau portrait dans la Pinacothèque du Vatican, représentant une haute figure ascétique en robe grise de fran- ciscain, avec, à la main, un tableau oii est des- siné le monogramme du Christ.
Il n'est donc pas du tout certain que le frère Jacques ait rien su de cette égalité de poids dont il n'était réservé qu'aux siècles suivants d'imaginer la fabuleuse aventure. Et puisse maintenant ce qui m'est arrivé à Montefalco, et qui m'aurait été bien aisément évité si, par exemple, mon guide avait été un homme de l'éducation critique de M^'Faloci Puli- gnani, puisse cet incident servir de petite leçon à ceux qui admettent trop légèrement toutes choses,
196 PELERINAGES FRANCISCAINS
et qui, suivant l'expression d'un savant bénédictin, semblent chercher plutôt le « merveilleux », ce qui séduit l'imagination, que « le surnaturel », ce qui élève la pensée et le cœur !
Domeneddio non é buffone^ comme le disait Benedetto Matteucci. Le Dieu du ciel et de la terre, le Dieu de la vie et de la mort, le père, rédempteur, et juge de Thumanité, ne fait point de sots et inu- tiles tours d'escamotage, pas même avec les cal- culs hépatiques d'une sainte !
XVI LE RETOUR A ASSISE
Le train a quitté Foligno, et s'approche de Spello. Dans raprès-niidi, le ciel s'est couvert; maintenant la pluie commence à tomber, les nuages pendent très bas, les montagnes s'enveloppent d'une nuée grise.
Spello : quelques minutes d'arrêt, et puis, de nou- veau, en route. Assis auprès de la fenêtre du wagon, je regarde, sans trop penser à rien, le paysage qui défile devant moi. Mais voici que tout à coup j'aperçois au loin, dessinés contre un fond de ciel qui d'ailleurs s'est sensiblement éclairci, des contours à la vue desquels mon cœur se met à battre violemment : les chers contours familiers de la montagne au-dessus d'Assise, avec la forteresse de Sainte-Claire à son sommet ! Encore un instant, et la ville entière se découvre, un clair ruban d'édi- fices enroulé au flanc du mont Subasio. D'un seul coup, je perçois la réalité de ce qui, tout à l'heure encore, m'apparaissait dans un vague de rêve : je comprends que, pour la troisième fois déjîi dans ma vie j'arrive à Assise. Dorénavant, mes yeux
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ne se détournent plus de ce point de Thoi izon. Le train qui m'amène contourne le mont Subasio, je vois la gorge des Garceri, et. au milieu des vigno- bles verts, la petite église de Rivo-Torto, avec son pignon aigu et la pointe de son cloclier.
Et puis voici que j'aperçois, tout à Tavant-plan, réglise qui sert de tombeau à saint François, et le grand couvent franciscain qui y est adjoint; j'aper- çois les contreforts du couvent, plongeant très bas dans la Vallée, et la grande tour carrée de l'église ! L'une après l'autre, je reconnais toutes les tours d'Assise : dans le haut, la tour et la coupole de la cathédrale, au centre, la tour de la Piazza, et, plus bas, les autres tours, plus petites, de Sainte-Marie de rÉvêché, de la Chiesa Nuova, de Saint-Pierre. Le ciel, décidément, a achevé de s'éclaircir, et devient d'un bleu pur au-dessus de la ville. Bientôt, nous sommes déjà tout près de la gare. Je jette un coup d'œil sur la droite : je vois s'élever le dôme de Vignole, au-dessus de l'église de la Portioncule. Gomme je reconnais tout cela 1
Sourd aux appels des nombreux cochers, je gra- vis, à pied et seul, le chemin qui mène à Assise. Sous le soleil vespéral, je vois le couvent de Saint- François, avec ses teintes jaune d'ivoire, briller tout juste en face de moi : les cbamps fleuris exha- lent un parfum à la fois doux et fort : et, par-dessus les haies vertes, du côté de la plaine, je découvre au loin les lignes bleues des tours et des monts de
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Pérouse. Allons, je constate avec un intense plai- sir que tout est bien dans Tordre, tel que tout doit être !
Et je vais et je vais. Je passe devant la Casa Gualdi, l'endroit d'oii le saint, mourant, a béni Assise ; devant la petite cbapelle fermée, du plus noble style gotliique, qui s'élève à droite de la route. Je monte l'étroit sentier verdoyant où la lampe brûle devant l'image de la Vierge, et où l'eau clapote dans les fontaines de pierre ; j'arrive au petit escalier raide par lequel Francisco et moi sommes passés durant un soir d'août, il y a neuf ans, — un soir où il me semblait que je marchais dans le ciel, parmi les étoiles d'or.
Enfin me voici en haut, devant 'la porte de la ville : et. appuyé au parapet, je considère le pavsage qui s'étend sous mes pieds.
Je revois la plaine infinie, merveilleusement verte, et entourée de montagnes qui reculent dans la brume bleue du soir, pour finir par s'elFacer tout à fait, confondues avec les nuages d'or pâle, sous le rebord rouge du ciel crépusculaire. Une grande raie de soleil tombe sur cette plaine comme sur une mer verte ; et les maisons blanches, éparses, étin- cellent comme une flotte de voiles brillantes.
Passant sous la porte, je prends la rue qui monte à Saint-François, au couvent et à l'église. Sous de hauts arceaux, les ruelles latérales grimpent, avec leurs escaliers raides, aujourd'hui comme elles fai- saient autrefois; je rencontre un petit garçon qui,
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le long de la rue, s'amuse à représenter une pro- cession, avec un flambeau de bois doré devant une petite croix qu'il a faite lui-même ; et c'est lui aussi qui. avec ses petites lèvres rouges, fournit la musi- que de la procession.
Maintenant je suis devant l'église, devant la rosace gotbique du double portail et les deux por- tes, dont Tune seulement est ouverte, — tout juste comme à l'ordinaire . Au delà, sous les voûtes, dans l'intérieur, je vois le grand bénitier sur son pilier tors, paré de mosaïque ; et plus loin encore, au fond de Téglise, scintillent les merveilleux vitraux des fenêtres, pareils à des plaques d'argent mat ornées d'amétbystes, de sapbirs, d'émeraudes, de rubis et de topazes.
J'ôte mon cbapeau, et pénètre dans l'église. Il fait presque sombre dans la large nef toute basse ; mais les fenêtres n'en brillent que plus vivement avec leurs saints orange, bleu, violet, jaune d'or, rouge sang, et vert de gazon. Je m'avance jusqu'au fond de l'église, où s'élève le maître-autel, et où, comme toujours, quelques frères lais, vêtus de ce costume noir que je connais bien, vont et vien- nent lentement, procédant au nettoyage ; et puis je tourne à gauche et m'enfonce dans ce clair tran- sept sud où tant de fois, le matin, j'ai entendu la messe. En chemin, je m'assure de l'existence des fresques: oui, toutes, elles sont toutes là! Et voici également la porte de la sacristie : je vois derrière elle, à l'intérieur, les sombres armoires de chêne
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sculpté. Tout est comme il était il y a neuf ans, tout est comme il a coutume d'être, chaque jour, à Assise, soit que par hasard je me trouve y être moi-même, ou hien que j'erre et m'agite très loin d'ici, à Rome, ou à Copenhague. Et cependant tout cela me paraît aussi irréel que si je le vivais seu- lement dans un rêve, dans un beau rêve d'où, à chaque instant, je craindrais d'avoir à me réveil- ler !
Je sors de Tégiise et descends le ciier escalier somhre qui conduit au tombeau, en ne posant le pied qu'avec précaution et en tatant delà main jus- qu'à ce qu'enfin je découvre, dans l'obscurité delà crypte, la grille du dernier lieu de repos du grand saint. Derrière les barreaux de fer forgé, d'innom- brables lampes, déjà à demi brûlées, entourent le tombeau de leurs reflets vacillants. Et je me plonge dans la paix profonde et le profond silence de ce lieu sacré, où j'entends seulement, parfois, claquer et murmurer les petites flammes inquiètes des lam- pes éternelles, derrière le rouge transparent de leurs verres.
[ci encore, tout est absolument comme autrefois: mais, ici, le voile d'irréalité achève enfin de se déchirer. Oui, je suis bien réellement à Assise, j'ai pu revenir dans la ville de mes aspirations et de mes souvenirs ; et là-bas, derrière la froide grille, là-bas où brûlent les lampes, c'est vraiment saint François qui repose là, le petit pauvre de Dieu, mon bien-aimé Frère François I
202 PELERINAGES FRANCISCAINS
Bientôt me voici remontant la grande rue d'As- sise, qui m'accueille toute étroite, toute vide, mer- veilleusement nettoyée par la pluie. Les maisons, elles aussi, mapparaissent étrangement nettes, avec leurs portes et fenêtres gothiques sur leurs façades de pierre. Je passe devant la maison de Filoména, où je suis resté couché, malade, en 1899 : je revois la maison des Frères, tout près de là, et la fontaine toujours murmurante vis-à-vis de la maison où j'ai demeuré en 1894. et où toujours encore le rez-de- chaussée est occupé par une houtiquedehoulanger.
La rue tourne, monte, devient plus étroite et plus somhre. Les petites rues à escaliers, sur le haut et sur le bas, sont également nettoyées parla pluie, et je vois qu'elles ont reçu de nouvelles pla- ques où sont inscrits leurs noms. Le bronzier chez qui, un jour, j'ai acheté une belle conque, se tient encore assis devant sa porte. Et par là, à gauche, c'est le pâtissier, l'unique pâtissier d'Assise, chez qui je buvais du vermoutli et lisais le Messar^ero.
Et puis me voici sur la Piazza, le grand marché dallé, avec le Temple de Minerve et le haut clocher, comme aussi, au fond, derrière la fontaine, la ville haute, et la tour de la cathédrale, et le sommet du mont Subasio ! Devant le marchand de tabac, des hommes stationnent et causent, comme d'habitude, en petits groupes. J'entre à la poste, où le maître de poste aussitôt me reconnaît, et me remet deux cartes, arrivées pour moi.
Après quoi, je recommence à aller par la ville.
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suivant ce cliemin familier que j'ai suivi tant de fois pendant ma convalescence, lors de mon séjour précédent. Je passe devant l'église Sainte-Claire, avec sa façade rayée de pierres rouges et blanches, je franchis la Porte Neuve, je descends le chemin qui, entre des oliviers, mène à Saint-Damien. Les nuages d'or brillent, au-dessus de la campagne immense.
L'église de Saint-Damien est toute obscure, car le soir approche. Je puis voir encore, cependant, dans la petite chapelle au-dessous du cloître, la fresque de Tiberio d'Assise que je connais si bien! Charmante harmonie de légers tons clairs, gris- cendrés, bleus ciel, jaunes et bruns clairs. Je me repose un moment sur le banc, devant la porte du monastère ; l'air est comme doré, derrière le délicat feuillage des oliviers, et la fontaine mur- mure au-dessous du rempart. Un couple de vieux franciscains descendent lentement sur la route, frappent à la porte, et disparaissent dans l'intérieur.
I^t puis les ténèbres m'enveloppent. Tous les contours deviennent sombres et précis, la vallée s'obscurcit brusquement, le ciel apparaît lourd et d'un bleu foncé, j'entends sonner les cloches de V Angélus, tout à fait comme elles sonnaient au temps de mon Livre de Route, il y a neuf ans, lorsque, me promenant ici môme avec Francesco et le P. Felice, le païen que je me sentais encore à ce moment refusait de prier avec eux en l'hon- neur de Marie.
204 PELERINAGES FRANGISCALNS
Quelque temps encore, je vais çk et là à travers la ville. J'erre par les longs passages voûtés, longs et déserts, où seule, par instant, une lampe brille faiblement; je monte et descends l(;s étroits esca- liers raides ; je m'égare dans d'obscurs recoins, d'un désordre et d'une saleté infiniment roman- tiques, et puis je débouche brusquement sur la place, devant la maison de Tévêque, où tout, à présent, est silencieux ; nul autre bruit que le doux clapotement de la fontaine, sur la petite place. Une jeune fille sort d'une maison, tenant à la main une lampe romaine allumée ; elle traverse la place d'un bout à l'autre.
Et me voici revenu, me dirigeant vers l'hospita- lière maison de Filoména. Le marteau retombe, en vibrant, sur la porte verte, et tout de suite j'en- tends des pas à l'intérieur, et de derrière la porte m'arrive la question familière :
— Chi c ? « Qui est là? »
Sur ma réponse : « Signor Giovanni ! » la porte s'ouvre précipitamment, et, une lampe à la main, Filoména est debout devant moi, vieille, brune, ridée, émue et souriante :
— Ma, figiio mio.., « Mais, mon enfant... Est-ce vraiment vous ? »
Mais oui, c'est bien moi ! J'entre, je me dépouille de mon chapeau et de mon manteau ; et, peu de temps après, je me trouve assis dans la salle à manger, où Filoména s'est empressée d'allumer la
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lampe à pétrole, toujours encore suintante, et s'occupe maintenant, toute maternelle, à étendre la nappe devant moi. Mais qu est-ce que je voudrai manger? Elle a des œufs, dans la maison, et puis aussi du jambon, presciutto !
— Si, figlio mio, j'ai du jambon ! me répète Filoména, en me regardant avec un petit soupir que je connais bien.
Ce soupir semble signifier, pour ma bonne hôtesse, que, malgré tous les motifs qu'on aurait de se réjouir, il y a toujours quelque part une ombre de chagrin, quelque chose de douloureux dont on ne peut s'empêcher de se ressouvenir... Mais non, je ne veux point, ce soir, du jambon de Filoména : je désire simplement un peu de pain et de vin. Et pendant que je mange ce simple souper, je vois arriver, d'abord, la fille de Filoména, Marietta, qui demeure au-dessus, et puis la petite- fille de mon hôtesse, Geltrudis, qui, la dernière fois, n'était qu une petite sauvageonne, mais qui est devenue à présent une grande demoiselle pleine de sagesse, lisant beaucoup dans les livres afin de devenir maestra, maîtresse d'école. Je leur ai apporté, à toutes, quelques petits souvenirs de Rome, et Geltrudis pousse de légers cris de plaisir, k la vue de ce qui lui échoit, dans le partage. Après quoi, nous commençons à causer de nos amis communs du Danemark, le signor Francesco et sa famille. Les soupirs de Filoména se mul- tiplient.
206 PELERINAGES FRANCISCAINS
— Ah î dit-elle, toujours je demande à Dieu, dans mes prières, qu'il me soit donné de revoir encore Ser Francesco ! Je Taime tant, re cher fils, et lui aussi a tant d'amitié pour moi !
Et il faut que je recommence à tout raconter de lui, de sa femme, de ses enfants, de son travail, de toute sa vie là-bas, dans la lointaine Danimarca,
Enfin, la curiosité de Filoména est satisfaite; et le moment solennel de la soirée a lieu : Gertrude inscrit les dépenses du jour dans le livre de comptes de sa ^rand'mère. Celle-ci dicte, Gertrude écrit :
— Quatre soldi de pain, — quatre soldi. — Six soldi de viande. — Deux sokli de purée de tomates. — Trois soldi de pain pour la soirée. — Et puis dix soldi de sucre, as-tu marqué cela, Geltrudis?
Filoména s'arrête, et réfléchit profondément.
— Non, je crois qu'il n'y a plus rien d'autre, mon petit poulet, cocca mia ! déclare-t-elle, em- ployant là une appellation si familière pour moi !
Puis, Gertrude essuie sa plume aux boucles noires de ses cheveux, et referme le livre de comptes; et puis l'on m'accompagne en haut, où déjà une chambre a été préparée pour moi.
Ce n'est point la chambre où j'ai été malade, lors de mon dernier séjour. Toute la partie de la maison où elle se trouvait est louée maintenant à deux professeurs de Rome, de sorte que je n'aurai
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pas même le plaisir de revoir ma chambre. Mais la vue que j'aperçois de ma fenêtre est bien la même qu'autrefois : à mes pieds, Assise, toute enténébrée, avec une seule étroite rue éclairée; puis la grande campagne sombre, où j'entends coasser les gre- nouilles ; tout en bas, auprès de la Portioncule, les lumières de la gare ; à l'horizon lointain, comme une rangée de perles, les lampes électriques de Pérouse ; et, par-dessus tout cela, le grand ciel illuminé d'étoiles.
La chambre, elle aussi, est toute pareille à celle de jadis : des murs blanchis à la chaux, des portes peintes en vert, des volets aux fenêtres. Au-dessus du large lit est pendu un grand crucifix de bois ; l'oreiller est garni de dentelles, et, sur la table, je vois s'étaler des cartes géographiques et des livres scolaires sur lesquels je lis, d'une grosse écriture enfantine: Geltrudis Del Bianco. La petite collé- gienne m'a abandonné sa chambre, pour que je puisse encore demeurer chez ma vieille hôtesse.
Sur le minuscule oreiller encadré de dentelles, j'ai vite fait de m'endorniir, mais pour m'éveiller de bonne heure le lendemain. Je cours aussitôt à la fenêtre: dans l'air frais et humide du matin, j'en- tends le bruit d'une scie, sortant d'une cour au-dessous de moi, en même temps qu'une cloche tinte quelque part, aux environs. Sous mes yeux s'étalent les toits gris de la ville, avec leurs grosses taches de mousse trempée de rosée, et je vois surgir l'ancienne église Saint-Pierre. Plus loin, la
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campagne plantée d'oliviers qui entoure la ville, et, plus loin encore, les champs verts, l'immense plaine verte. Le soleil s'est levé derrière Assise: l'ombre du mont Subasio descend jusqu'au delà de la Portioncule. Mais Pérouse est baignée de la pleine lumière, sur sa colline, Bettona sur la sienne. etBastia, là-bas dans la vallée, m'apparait comme une île lumineuse au milieu d'une mer.
Quelques heures après, je sors de la maison et reprends le chemin de la veille : le chemin qui descend à Saint-Dam ien.
Il y eut un temps où je considérais le matin comme « païen ». et le soir seulement comme chré- tien. « La païenne matinée, écrivais-je alors, où l'âme élève son ciel sur le sein de la terre... La soirée chrétienne, où le cœur frémit, où l'étoile brille dans la nuit, et où Dieu seul est grand. » Mais bientôt j'ai compris que cela encore était insuffisant, et les choses ont fini par changer à tel point que c'est précisément le matin qui est devenu, pour moi, le moment le plus expressément chrétien de la journée, attendu que tout ce ([ui. en moi, lutte contre la foi. ne surgit plus dans mon âme que parmi les ténèbres. Et ce n'est pas même le soir qui. parfois, m'amène à hésiter, à douter, et à m'effrayer : seule la nuit. la profonde nuit, est pour moi Fheure du doute, cette profonde et longue nuit d'hiver où, parfois, je m'éveille entre minuit et Taube matinale, et où, autour de moi, tout se tait et dort, et où, soudain , la vie m'apparait avec une réalité
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accablante, un sérieux terrible, une rigueur impi- toyable, clans son exigence de pleine vérité!... Alors je gémis, jetant les mains devant moi comme si la tête me tournait, je vois un abîme ouvert sous mes pieds, et. au-dessus du plafond bas de ma chambre, je sens les yeux étoiles de l'éternité qui me considèrent, et leur regard m«' pénètre jusqu'à la moelle, m'accusant et me condamnant. 0 vie, sainte et juste vie, ne me rejette pas, ne m'écarte pas de ton service comme un indigne, mais laisse- moi l'appartenir, maintenant et dans toute l'éter- nité ! . . .
Par cette claire matinée, cependant, je vais dans Assise, tout joyeux et libre de soucis, suivant le cbemin familier qui conduil à Saint-Damien. Il y a quelque chose de solennel (hms celte matinée ensoleillée ; tout a revêtu une t(dle tranquillité de dimanche, tout est paré d'une telle beauté de dimanche ! Sous les oliviers s'élève le blé ver- doyant, déjà à mi-hauteur, et émaillé de coquelicots rouges ; et le feuillage môme des oliviers est plus frais, moins poussiéreux qu'en été. Tout paraît neuf, propre, et bien ordonné, comme au premier jour de la terre, avant que s'y soient montrées la perdition et la mort.
Bientôt j'arrive à Saint-Damien. mais ne puis me décider encore à pénétrer dans l'église, pour y visiter les reliques et autres choses anciennes. Tout est si nouveau, si frais, si vivant, ici au dehors ! Je préfère m'écarter un peu en suivant un
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gentil sentier, sous les oliviers qui descendent de la montagne.
Et là, sur ce sentier, je rencontre un vieux Franciscain qui marche de long en large, au plein soleil, le bréviaire fermé entre les doigts de la main droite, et le regard perdu dans l'air bleu et transparent du matin de mai. Involontairement, nos yeux se rencontrent ; et le vieux moine me sourit, dans sa longue barbe grise, d'un doux sourire rayonnant, et puis, sans autre introduction, il s'écrie :
— Che bello cielo ! « Comme le ciel est beau au- jourd'hui ! »
Je m'arrête auprès de lui. et nous commençons à causer.
— Oui, me dit-il, la ualurc est bien, et restera toujours, le meilleur endroit pour servir Dieu, pour adorer le Créateur de toutes choses, le père excel- lent de toutes les créatures vivantes ! Sentez seu- lement comme est bienfaisante cette chaleur du soleil, et combien les poumons se remplissent aisé- ment de cet air matinal, infiniment frais et pur ! Voyez ces gouttes de rosée dans l'herbe, regardez comme elles brillent d'un rouge feu, d'un vert rayonnant, d'un bleu profond ! Et écoutez les joyeuses chansons des oiseaux, considérez les con- tours bleus et délicats des montagnes lointaines, tandis qu'autour de nous la fumée des maisons s'élève calme et droite, dans l'atmosphère transpa- rente, comme une fumée d'encens qui monte vers le
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Irune du Seigneur! Croyez-moi, mon cher ami, il n'y a point de vie plus belle, plus pieuse, ni qui soit plus agréable à Dieu, que la vie en plein air, parmi la belle et libre nature ! Pousser là, pur et sain, sous la douce protection de la Vierge, con- server en soi la jeunesse et la fraîcheur de ce matin de mai qui nous entoure, n'est-ce point la vraie vie, l'existence à la fois simple et authentique que le Créateur éminemment bon a, dès l'origine, prépa- rée pour les enfants des hommes ?
c( Mais bien des hommes ne comprennent point cela, mon cher ami ! Bien des hommes, et même parmi ceux qui se nomment chrétiens, croient que notre sainte religion consiste dans le renoncement à la vie, Fhostilité envers la vie. Oh ! ce n'est pas ainsi que l'entendait notre père Franrois ! Celui-là n'était pas un haïsscur d'hommes, un de nos misan- thropes ou pessimistes modernes ! Il y eut en x4.11e- magne un philosophe, appelé Arturo Schopen- hauerre, qui disait que la volonté de vivre était le mal, et que notre devoir était d'y résister, de la tuer et déraciner en nous, après quoi seulement nous pourrions trouver le chemin du salut, de la véritable béatitude. Mais une telle doctrine est du bouddhisme, non pas du christianisme. Nous autres, chrétiens, nous ne sommes pas des dualistes, ni des Manichéens : nous admettons que le même Dieu qui a créé le monde l'a aussi racheté. C'est le même Dieu qui, au commencement, a dit : « Croissez et multipliez ! » et qui, lorsque les temps ont été
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accomplis, a dit encore : « Celui qui, chaque jour, ne prend pas sa croix et ne me suit pas. ne pourra jamais être mon disciple ! » Voilà deux paroles qui ne sont nullement en opposition l'une contre l'autre, mais bien deux prescriptions de la même loi! Car l'accomplissement de la loi est Famour, l'ac- complissement de la loi est la soumission, l'aban- don du moi. l'obéissance aux grands et saints commandements de la vie. Délivre-toi de ce qui t'ap- partient en propre, faible créature humaine, et, humblement, joyeusement, vaincue parla puissance de l'amour, sors de toi-même pour t'identifier avec ton procliain! Abandonne ce qui n'est qu'à toi seule, et rends à la vie ce qui lui appartient, à cette vie qui peuple la terre d'hommes tels que toi, en atten- dant qu'elle remplisse le ciel d'âmes bienheu- reuses ! Dédaigne tes projets intéressés, affranchis- toi de tout rêve de satisfaction personnelle, et enfonce la charrue dans le sol, (jui doit forcément porter des épines et des ronces, pendant que ta femme, sous ton toit, enfantera pour toi des hls dans la douleur î Obéis à l'ordre de l'amour, observe ses commandements, courbe-toi sous le joug saint et adoré de la vie ; et l'amour, qui crée la vie et la continue, t'amènera jusqu'à la Croix parmi ces épreuves de la souffrance qui purifient la vie, la consacrent, et la rendent mûre pour la mort et pour le ciel !
« Mon enfant. Dieu est grand, Dieu est sage, et Dieu est un ! Sachez-le, Israël, sachez-le, Chré-
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tienté, sachez-lo, univers entier, il n'y a qu'un seul Dieu, le Dieu de l'amour et le Dieu de la Croix, le Dieu du bonheur et le Dieu de la souffrance, un seul Dieu comme il n'y a qu'une seule terre et un seul ciel, un Dieu adoré et béni de tout ce qui s'agite et possède le souffle vivant, à travers tous les siècles des siècles ! »
Le vieux Franciscain prend congé de moi, et disparaît au fond du sentier, sous les oliviers. Mais ses paroles me restent dans l'oreille, et je ne puis m'empêcher d'y réfléchir longuement.
Oui, en vérité, combien de fois ne me suis-jf pas entendu appliquer le mot injurieux d' « enne- mi de la vie » par ceux qui prétendaient aimer la lumière et s'en constituer les défenseurs ! Et sou- vent le reproche de ces hommes m'a inquiété, car je sens trop que l'ennemi de la vie est aussi l'en- nemi de Dieu. Non pas que ces prétendus amou- reux de la vie, eux-mêmes, m'aient paru faire beaucoup pour la propagation et l'entretien de la vie : au contraire, j'éprouvais auprès d'eux une sensation glacée de désolation et de mort, et je les voyais endiguer égoïstement les flots de la vie afin de pouvoir aller sans danger le long de leur rivage, et y pêcher à leur aise. Car aucun d'entre eux ne voulait sérieusement s'adonner au service de la vie, et tous considéraient simplement comme une honte et une humiliation de se soumettre à l'ordre d'une loi.
Mais les démons du désert disaient parfois la
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vérité aux vieux solitaires, et personne ne peut reprocher plus fanatiquement un abandon de l'idéal que celui qui, lui-même, est tous les jours infidèle à cet idéal. Et, par suite, il me semblait que mes accusateurs pouvaient bien avoir raison.
Mais maintenant les paroles du vieux francis- cain m'ont rempli de lumière et de paix, de lumière pour découvrir que le chemin du christianisme est le chemin de la vie, et de paix à rencontre de ces voix accusatrices et chargées de reproches...
Et c'est avec un sentiment fort et joyeux, avec une conscience profonde d'être, malgré tout, sur la bonne voie, que je pénètre dans la petite église, fraîche et ombreuse, de Saint-Damien. Encore une fois, et plus à fond que jamais, je veux revoir tout ce qui, dans cette église et ce couvent, rappelle saint François ainsi que sainte Claire, ces deux créatures merveilleuses qui n'étaient point unies corporellement, mais qui l'étaient en esprit, et dont la vie n'a été qu'une fleur de vie, et d'amour immense, de pureté, de prière, de travail, de pau- vreté, de reconnaissance envers toutes chos< .
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XVII
AU COUVENT DE SAINTE CLAIRE
Je m'éloigne enfin de Saint-Damien. le cœur touL rempli du souvenir de sainte Claire et de ses premières sa.^urs aux doux noms : Mansueta, la « Suave », Amata, « l'Aimée », Benvenuta, « la Bienvenue », Benricevuta, « la Bien Accueillie », Consolata, « la Consolée », Angeluccia, « le Petit Ange », et Agnès, « la Pure », et Gliiarella, f( la Clairette ». Tout le caractère populaire italien, avec sa profonde bonté et son profond besoin de tendresse délicate, se révèle à nous dans ces noms charmants. Mais surtout c'est à sainte Claire elle- même que je songe, pendant que je gravis le chemin qui mène à son église afin de visiter son tombeau, et ce vénérable crucifix qui jadis, à Saint- Damien, avait parlé à saint François, — relique précieuse que les sœurs ont emmenée avec elles lorsque, en 1260, elles se sont transportées dans le grand monastère nouveau qu'elles habitent aujourd'hui encore.
La fille de Favorini Scifi et d'Ortolane Fiumi, la plus noble et la plus belle des jeunes filles
2H\ PELERINAGES FRANCISCAINS
d'Assise, avait à peine dix-huit ans quand elle reeut le voile de la main de saint François. C'était pendant la nuit du dimanche des Rameaux, en l'année 1212, entre le 18 et le 19 mars. Accom- pagnée d'une parente plus âgée, Bona Guelfucci, la jeune patricienne descendit à la Portioncule, où les frères hruns, et parmi eux ses parents Rufin et Sylvestre, vinrent au-devant d'elle avec des rameaux d'olivier et des cierges allumés. Après quoi Glaire, agenouillée devant l'autel de la Vierge dans la petite chapelle de la Portioncule, se débar- rassa de tous ses ornements, de tous ces riches et pesants habits de fête qu'une dame noble du xuf siècle avait coutume de porter. En échange, elle revêtit leur robe grise pareille à celle des frères ; et François lui-même coupa sa chevelure d'or; et puis, nu-pieds, cette même nuit, elle se rendit chez les bénédictines du couvent de Saint-Paul, situé au bord du torrent de Gliiaggio, qui coule sous les murs d'Assise. De là, peu de temps après, elle fut conduite dans un autre couvent, Saint-Ange-in- Panzo, qui est aujourd'hui le Séminaire Séraphi- que d'Assise; et delà, enfin, dans le lieu où elle devait trouver un séjour durable, ce pauvre petit Saint-Damien que saint François, de ses propres mains, avait rebâti (juelques années auparavant. Elle vécut là un long espace de vingt et un ans, jusqu'à ce que, le 11 août 1253, elle s'endormît dans le Seigneur, âgée alors de soixante ans, mais restée aussi jeune de cœur qu'au moment où,
AU COUVKNT DE SAINTK Cl.AlRi; :J17
de sa fenêtre dans le château paternel, elle con- sidérait la vallée par les belles matinées de prin- temps, écoutait chanter les oiseaux, et se sentait toute imprégnée d'une rayonnante joie de vivre, avec une reconnaissance. infinie pour Fauteur de toutes choses.
La joie de vivre, Tamour de la vie, et la recon- naissance envers l'auteur de la vie : c'a été, de tout temps, le fond intime de l'être de sainte Claire. Combien aimable elle était, et combien aimée, c'est ce que nous voyons par les lettres que lui écrivait sa sœur corporelle Agnès, pendant qu'elle était abbesse du couvent de Monticelli, aux envi- rons d(ï Florence : lettres qui, d'un bout k l'autre, ne sont qu'un long soupir vers hi sœur absente, une longue plainte d'avoir à être séparée d'elle sans espérance de revoir. « Je croyais, — lisons- nous dans une lettre publiée par Wadding, — que nous deux, qui aurons une vie commune dans le ciel, pourrions aussi vivre et mourir ensemble sur la terre, et qu'un même tombeau nous enfermerait, puisque nous avions une même nature : mais je vois bien que je me suis trompée en cela, car à présent me voici toute seule ici, de toutes parts entourée de tourments ! 0 toi, ma très douce sœur et maîtresse, que dois-je faire, que dois-je dire, n'ayant plus l'espoir de retrouver ni toi ni mes autres sœurs ? Ah î si au moins mes paroles pou- vaient traduire l'aspiration de mon âme, si je pou- vais, dans cette lettre, déposer toute larlouleur qui
iMS PIXERINAGES FRANGISCAI>'8
ne cesse point de m'accabler ! Le cœur me brûle dans la poitrine, à force de soucis; le plus profond de mon cœur soupire, mes yeux ne peuvent point s'arrêter de pleurer ; il n'y a rien que tristesse en moi. Je cherche la consolation, et ne la trouve point; sans cesse mon chagrin redouble lorsque je pense que jamais je ne re verrai ni toi ni mes sœurs. Et mon âme est toute proche de suc- comber ?ous la peine, et pas une de celles que j'aime n'est ici pour me soulager î »
Aussi longtemps que vécut saint François, Claire fut sa fidèle consolatrice et assistante. C'est à elle (^u'il s'adressa, le jour où un doute lui vint sur la véritable nature de sa vocation, attendant de ses prières la direction infaillible qu'il désirait trouver. Vers elle il se rendit lorsque son mal d'yeux s'ag- grava au point de le rendre presque aveugle ; et on sait qu'elle lui fit alors élever une hutte de paille dans le jardin de Saint-Damien, « afin qu'il pût vivre plus en paix et se mieux reposer ». Ce fut elle (|ui, avec ses mains tendres et pleines d'attentions délicates, se chargea de changer le pansement des plaies miraculeuses que le saint porta sur son corps, durant les deux dernières années de sa vie; et quand le saint, sur ses pieds fatigués et malades, a eu encore à errer par des sentiers ardus, là-bas sur le mont Amiata ou dans la vallée de la Chiana, sans doute il aura vu souvent se dresser devant ses yeux l'image gracieuse de sa sœur Claire, lui apparaissant comme une douce lumière àThorizon,
AU COUVKxNT DE 8AINTK GLAIRE 21!)
et coinine un refuge et une patrie, comme Tabri où se rencontraient et aboutissaient les longs che- mins rocailleux de son pèlerinage.
Aussi est-ce encore à Glaire qu'est allée sa pen- sée au moment de sa fin. Lorsque déjà il gisait sur son lit de mort, Claire lui envoya quelqu'un pour lui dire qu'elle-même était malade, et craignait fort qu'il ne mourût avant qu'elle pût le revoir : après quoi elle aurait à demeurer seule dans le monde, sans son ami et père on Dieu. Et saint François, en réponse, dit à Tun de ses frères : a Va dire à ma sœur Glaire qu'elle ait à déposer tout souci et toute tristesse ! En ce moment, il est impossible qu'elle me voie : mais je veux qu'elle sache à coup sûr qu'elle-même ainsi que ses sœurs me verront encore avant leur mort, ce qui leur sera une grande source de consolation î )> Bientôt après, saint François mourut. Et, le len- demain de sa mort, les habitants d'Assise vinrent prendre son corps, et, en compagnie des frères, ils l'emportèrent à Assise parmi des hymnes et des chants de louange, au son des trompettes, avec des branches d'olivier et des cierges à la main. Et lorsque, par ce matin d'octobre, pendant que la brume violette s'étendait encore sur la vallée comme une mer infinie, lorsque le cortège attei- gnit la hauteur ensoleillée où se trouvait le cou- vent de Saint-Damien, les porteurs du corps s'ar- rêtèrent, et pénétrèrent, avec leur sainte charge, dans l'église du couvent, si près de la fenêtre
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grillée des sœurs que celles-ci purent voir, pour la dernière fois, leur père défunt.
« Et après que la grille fut enlevée, par laquelle les servantes du Seigneur avaient coutume de recevoir la sainte communion et d'entendre les paroles de Dieu, les frères prirent du brancard son corps vénérable et le tinrent, sur leurs bras, élevé devant la fenêtre aussi longtemps que dame Claire et les autres sœurs le désiraient pour leur conso- lation », nous raconte le Spéculum Perfection^. Alors la petite église retentit de gémissements et d'adieux, car, comme le dit Thomas de Celano, « qui donc ne serait point touché jusqu'aux larmes, lorsque les anges de paix pleuraient si amère- ment ? »
Ces pleurs ont eu lieu il y aura bientôt sept siècles. Mais les « anges de paix », les héritières spirituelles de sainte Claire continuent de demeu- rer à Assise : non plus, il est vrai, là-bas dans le pauvre couvent de Saint-Damien, qu'habitent main- tenant les frères bruns, mais dans le haut, auprès de la Porte Neuve, dans le monument que le frère Philippe de Campello construisit vers le milieu du xiii*" siècle, peu de temps après que, suivant Vasari, un architecte allemand eût achevé la double basihque recouvrant le tombeau de saint François.
Dans cette église et ce couvent de Sainte-Claire, je continue à rechercher les souvenirs de Saint- Damien. Je revois le crucifix byzantin dont l'élo-
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AU COUVENT DE SAINTE CLAIRE 221
quence miraculeuse est allée si profondément au cœur du jeune François, et a exercé une influence si décisive sur toute sa carrière que, suivant le mot de son biographe, « c'est depuis ce moment qu'il a porté dans son cœur les stigmates de la passion du Seigneur Jésus ». Je revois également ici une remarquable et précieuse relique de la vie de saint François : h savoir, le bréviaire que le frère Léon a écrit pour son maître, et dans lequel celui-ci, — comme nous l'apprend une inscription, en tête du livre, — « aussi longtemps que sa santé le lui a per- mis, a toujours fait ses oraisons prescrites par la règle ; et puis, lorsqu'il n'a plus été en état de les faire lui-même, il a voulu du moins les entendre, et c'est ce qui a eu lieu autant qu'il a vécu... En conséquence de quoi le fri-re Ange et le frère Léon demandent instamment à dame Benoîte, abbesse de ce couvent de Sainte-Claire, ainsi (ju'à toutes les autres abbesses qui viendront après elle, (jue, par souvenir et pieuse commémoration de notre saint père, ce livre, dans lequel notre père a lu si souvent, soit précieusement conservé au cou- vent de Sainte-Glaire ». Et cette requête des frères Ange et Léon a été exaucée : le bréviaire, — un beau manuscrit sur parchemin, écrit de la main exceptionnellement délicate du frère Léon, — se trouve à présent conservé dans un écrin, sous double serrure.
M. Sabatier, dans la préface de son édition du Spf^cidum Perfectionis (p. lxxxii, note 2), a
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signalé la grande imporlance historique de ce bré- viaire, et de quelle manière il nous renseigne sur le vrai caractère du franciscanisme primitif. En effet, le manuscrit du frère Léon, — comme aussi un autre manuscrit resté à Saint-Damien et qui, également de la main de frère Léon, a appartenu à sainte Claire, — nous offre, par exemple, un témoi- gnage incontestable des relations de profond respect et d'obéissance absolue que Tordre nouveau, dès son début, a entretenues avec l'Église romaine, relations que nous révèlent encore le testament du saint, le Spéculum Perfectionis^ et d'autres textes originaux. C'est ainsi que le bréviaire de sainte Claire contient tous les jours de « stations » du bréviaire de Rome, afin que sainte Claire, dans la solitude de son couvent, puisse suivre exactement chacune des manifestations d'une piété tout spécia- lement romaine. Au reste, la récitation même du bréviaire, avec son mélange liturgique de psaumes, d'hymnes, et d'oraisons, constitue déjà, en soi, un signe bien distinctif de piété catholique romaine, contrastant avec Tesprit tout « subjectif », et indiffé- rent aux formules, de la piété protestante. Non pas, certes, que saint François, sainte Claire, et leurs amis aient été jamais de routinières machines à prier ! Mais le bréviaire, la prière liturgique, et semblablement le rosaire, ont été pour eux ce qu'ils doivent être pour tout bon catholique : une prière en esprit et en vérité^ une prière rap- pelant un vieux distique monacal que j'ai lu, Tautre
AU GOUVKNT DE SAINTE-GLAIUr: ii23
semaine, à Greccio. sur le mur du chœur de la chapelle :
Si cor non oral.
in vanum lingua laborat
(( Si le cœur ne prie pas.
C'est en vain que la langue travaille. »
Et il y a aussi cet autre dicton, plus expressif encore et plus concentré : Choro are, Deo corde, <i Dans le chœur par la bouche, mais auprès de Dieu par le cœur ! »
C'est parmi des pensées de ce genre que, à l'éghse Sainte-Glaire, je descends dans la crypte : car, ici comme à Saint-François, une crypte a été bâtie au- dessus du tombeau des deux saints. Depuis 1850, date oii le tombeau de sainte Claire a été retrouvé, et oi^i l'on a construit la crypte, les restes mortels de la sainte sont visibles pour chacun, tels que les siècles les ont conservés. Un rideau est tiré, et, derrière un crucifix recouvrant une vitre de cristal, on aperçoit, à la lumière d'un cierge que tient et promène une sœur, la ligure endormie de sainte Claire, avec toute sa merveilleuse beauté. Clara nomine^ vita clarior, clarissima moribiis.^ nous dit Thomas de Gelano.
Longtemps je demeure en contemplation devant ce tombeau, oii la vie apparaît, en vérité, seulement assoupie. Et ces paroles me reviennent à Tesprit, d'une dame italienne aimant passionnément saint
224 PELERINAGES FRANCISCAINS
François, — de douces et tendres paroles italiennes, écrites dans l'endroit même où je me les rappelle, — ce passage d'Adèle Pierrotet dans sa charmante esquisse intitulée In Assisti :
« Sainte Claire, derrière son grillage, me fait souvenir du temps où elle vivait, de ce temps où la foi était ardente, et continu le travail au service du bien. Et ces sœurs ({ui apparaissent de temps à autre, pour veiller sur les restes bénis de leur mère, semblent me murmurer à Toreille que ces temps ne sont pas encore passés, et que parmi elles, du moins, vivent encore la foi et la constance dans le bien.
« Comme des êtres tout différents de nous, on les voit paraître, fines et légères : avec des mains infiniment prudentes, elles entretiennent les cierges qui brûlent au-dessus du tombeau, et disparaissent sans bruit, ainsi qu'elles sont venues...
« Et puis, que font encore ces filles de sainte Claire? Elles prient et travaillent. Elles prient pour «dles-mêmes, pour nous, pour ceux qui ne prient point,... elles travaillent pour ceux qui leur com- mandent des ouvrages : et dans le travail et la prière toute leur vie s'écoule, parfaitement calme et vertueuse. »
De même encore, un autre jeune poète italien, Eliseo Battaglia, dans son Amoi' che spira ;
« Elles travaillent et prient comme on priait et travaillait à Saint-Damien dans ces jours lointains où la fille du comte Scifi y a transporté sa jeune
AU COUVENT DE SAINTE CLAIRE 226
beauté, et, par sa sainte présence, a illuminé et rempli de bonheur la pauvre cellule nue, — ainsi qu'une fleur rayonnante prête son éclat au sombre vase de terre au-dessus des rebords duquel se déploie la riche splendeur de sa couronne, w
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XVIII EN DEHORS DES PORTES D'ASSISE
Il me reste encore bien des choses à voir, à Assise même et aux environs.
J'ai besoin d'une après-midi toute entière pour la longue promenade des Garceri, au haut du Mont Subasio, ce solitaire couvent des Garceri où le frère Rufin a été bien durement tenté par le diable, sous la forme du Grucifié, mais pour avoir enfin raison du mauvais esprit en lui lançant une grosse injure. M. Paul Sabatier a voulu voir, dans ce simple récit, un témoignage des conflits engagés, à l'intérieur de l'ordre, entre le parti strict et le parti relâché, (c Tout ce que le diable dit au frère Rufin, lisons-nous dans sa préface des Actus beati Francisci, offre une ressemblance singulière avec ce qu'ont si souvent répété à saint François les ministres principaux de Tordre, et même cer- tains cardinaux. Aussi était-ce à la fois chose pru- dente et avisée de mettre ces idées dans la bouche du Prince des Ténèbres. )>
M. Sabatier estime, en vérité, que le récit lui- même, tel qu'il nous^a été conservé dans les Actus (chap. xxxi) et dans les Fioretti (chap. xxix), doit
EN DEHORS DES PORTES D'ASSISE 227
avoir été remanié par le frère Hugolin : mais il nous renvoie à la Chronique des ^4 Généraux, où il affirme que l'histoire nous est racontée sous son aspect primitif. Avouerai-je que, pour ma part, il m'est impossible de découvrir la ressemblance pré_ tendue? Le frère Rufin, en effet, ainsi que cela ressort de la Chronique comme des Actifs, désire mener une vie toute contemplative, à l'exemple des anciens ermites du désert, sans y mêler les vertus actives, comme font François et les autres frères. Or, ce que voulaient les ministres provinciaux opposants et les cardinaux susdits, d'après le cha- pitre Lxviii du Spéculum publié par M. Sabatier, était une conception de l'ordre qui aurait attribué une grande influence aux savants, et dont les auto- rités auraient été saint Benoît et saint Augustin, mais non pas les Pères du Désert. Si bien que toute la conclusion que l'on puisse tirer de l'histoire est que saint François s'opposait aux extrêmes con- templatifs aussi bien qu'aux extrêmes intellectuels, pour s'en tenir à son point de vue : la simplicité et la charité évangéliques.
Des Carceri, perchés dans une gorge du Mont Subasio, parmi un bois de lauriers, je m'en retourne à Assise ; et, le lendemain, je vais revoir Rivo Torto, tout en bas dans la plaine, et la Por- tioncule, à proximité de la gare d'Assise.
Rivo Torto est l'endroit où saint François a demeuré avec ses premiers disciples, après le retour
228 PÈLERINAGES FRANCISCAINS
de ce voyage de Rome où Innocent III a approuvé leur règle de vie. Ce n'était alors qu'un tuguriiim, une simple cabane, avec si peu de place que les IVëres avaient peine à y trouver de quoi s'asseoir. Pour éviter toute confusion, François avait écrit les noms des frères, à la craie, sur les poutres, de façon que chacun pût facilement retrouver sa place. Il n'y avait là ni église ni chapelle, mais les frères avaient dressé, devant la cabane, une grande croix de bois, et c'est devant elle qu'ils avaient coutume de faire leurs oraisons. Et, probablement, c'est en souvenir de ce temps de Rivo Torto que mainte- nant encore, devant tout couvent franciscain, se dresse un grand crucifix. Les frères^ à Rivo Torto, n'avaient absolument rien pour vivre : lorsqu'ils pouvaient se procurer de l'ouvrage chez les paysans, ils aidaient ceux-ci aux travaux rustiques, et, en récompense, obtenaient quelque nourriture. Mais souvent les pauvres frères ne trouvaient point d'autre issue que de se rendre à Assise pour y mendier; et lorsque, là-bas, on ne leur avait rien donné, — ce qui doit être arrivé plus d'une fois, — ils en étaient réduits à se contenter de raves, en guise de pain, et d'eau claire en guise de vin.
On ne peut songer sans surprise au courage qu'ont montré ces premiers frères dans leur tiigu- riumàe Rivo Torto. Passer, par exemple, de la vie du monde à la vie de l'un des grands couvents béné- dictins, cela ne constitue pas, au point de vue maté-
EN L)L:H0BS des portes DASSISE 229
riel, un chang-ement trop radical dans une existence d'homme. Mais supposons que nous soyons un marchand, un avocat, un officier bien à Taise, sinon vraiment riche, pourvu d'une occupation lucrative ou d'un revenu personnel; et puis, suppo- sons que, tout à coup, nous disions pour toujours adieu à tout cela, et nous retirions dans les champs, pour extraire notre nourriture du sol avec nos mains, comme une bête sauvage, ou bien que nous nous mettions à mendier misérablement au coin des rues : voilà un changement qui exigerait, en vérité, un courage extraordinaire ! Car on pourra dire ce que Ton voudra : mais c'est toujours l'argent qui, à la manière d'un sortilège magique, réussit un peu à rendre la vie claire, agréable, et intime. Aussitôt que l'argent manque à l'homme, toutes les laideurs et les incommodités de l'exis- tence s'abattent sur lui. Impossible d'être gai, ni de rêver librement, dans un ménage où le garde-man- ger est vide, la nappe de la table sale et rapiécée, où les carreaux des fenêtres sont recollés avec du papier, et où les chaises ne tiennent que sur trois pieds. Un certain degré d'ordre, un certain degré de bien-être familier apparaissent comme des conditions indispensables de la vie normale : et ce sont des conditions que la pauvreté complète exclut forcément, pour ne rien dire de la façon dont elle nous prive de cette considération exté- rieure qui, elle aussi, ne laisse pas d'être un besoin pour nous. L'homme vraiment pauvre se
230 PELERINAGES FRANCISCAINS
voit séparé du reste des hommes, comme si c'était un pestiféré sur qui la main de Dieu serait des- cendue.
Or, ce fut précisément Tentreprise la plus auda- cieuse de saint François, de se vouer spontané- ment à cette pauvreté absolue, avec tous les inconvénients qui en résultent; et tous ceux qui Font suivi ont accepté avec lui cette sorte de gageure héroïque.
De Rivo Torto, je suis la grande route qui mène tout droit à la Portioncule, — ou, suivant l'appel- lation actuelle, à Sainte-Marie-des-Anges. Dans la grande église claire, sous la coupole élevée par Vignole, et puis ensuite dans le cloître voisin, je revois toutes les reliques bien connues : d'abord la petite chapelle même de la Portioncule, que Fran- çois a construite de ses propres mains; puis la cellule où le saint est mort, transformée également en chapelle, avec la statue du saint, par Luca délia Robbia, au-dessus de l'autel, et, à côté de l'entrée, son portrait par Giunta de Pise, exécuté sur le couvercle de son cercueil; et puis encore le Jardin des Roses, avec les étranges et merveilleux buis- sons arrosés de sang; et enfin la chapelle élevée sur l'emplacement de la cellule de saint Fran- çois, avec les fresques du Spagna et de Tiberio d'Assise.
Dans la sacristie, on me présente des images et médailles, souvenir de laPortioncule; et c'est égale-
EN DEHORS DES PORTES D'ASSISE 231
ment là que je rencontre le fils deNazareno Matteucci, mon hôte de Poggio Bustone : le jeune P. Albert, h qui j'avais annoncé d'avance ma visite. Jeune, élancé, d'une beauté rayonnante, avec une expres- sion interrogative dans ses grands yeux bruns, il s'avance vers moi : je lui prends la main, et lui transmets tous les saints de la maison et de la ville natale, — de Nazareno et de Pasqua, de l'oncle Benedetto, de don Severino, ainsi que du signor Provaroni, le fils du Sindaco. A chacun de ces noms, ses yeux s'agrandissent.
— Ma chi sietevoi? s'écrie-t-il. (Mais qui donc été s- vous?)
Et, au même instant, le clair regard se voile de larmes. C'est Poggio Bustone tout entier, c'est toute l'enfance du jeune moine qui, soudain, repa- raissent devant lui. Mais il ne convient pas à un fran- ciscain de pleurer; et bientôt le jeune visage se raffermit, et le P. Albert m'entraîne par le bras vers le réfectoire.
— Venez, me dit-il, venez par ici! Vous avez déjà dîné? Oh! quel dommage! Mais un verre de vin, n'est-ce pas, un verre de vin?
Et le voilà qui court h sa place, prend la ration de vin qui lui était réservée à lui-même, pour le repas du soir, et s'en prive, avec des mains tremblantes d'émotion, pour l'étranger qui est venu vers lui en apportant, sur ses lèvres, les noms de tous ceux qu'il aime ! Gomment ne se ferait-il pas un devoir de rafraîchir la bouche dont est sorti un
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salut si doux el cher pour lui ? Et, cependant, les larmes ne cessent toujours pas de glisser, lente- ment, entre les longs cils noirs. « Ah! Poggio Bustone! Ah! chère vieille maman Pasqua! Ah! mon excellent père, et toi, mon brave oncle Bene- detto à la barbe blanche, qui me prenais sur tes genoux pour m'apprendre mes premières lettres ! Ah! la petite église à demi en ruines de Poggio Bustone où, tout enfant, je servais la messe à don Severino! Ah! lointain San Felice où, chaque année, je me rendais en pèlerinage ! Tout cela s'était depuis longtemps éloigné de moi : et voici que m'arrive cet étranger, qui a vu tout cela ! Il y a quelques jours à peine, il était là -bas, assis à table avec mon père et mon oncle ; et maman le servait, mon frère causait avec lui ; Tair des chambres de la vieille maison reste encore imprégné dans ses vêtements ! Comme la vie est étrange, et comme toutes ces petites choses nous tiennent profondément au cœur ! )>
Et puis je me retrouve de nouveau dehors, sur la place qui précède l'église et le couvent. Je vais m'asseoir là, dans une petite auberge qui fait vis-à- vis à la grande basilique élevée par Pie V autour de la petite cliapelle rustique du frère François. Et pendant que le jour s'achève, et que le soleil revêt des teintes plus dorées, et que la grande fontaine accolée au nmr de l'église ne cesse point de clapo- ter par ses quatre bouches, je reste assis, et
EN DEHORS DES PORTES D" ASSISE 233
m'évertue à traduire en vers danois le célèbre son- net du poète Carducci, écrit naguère par ce franc-
m
aron italien on Thonneur du Poverollo.
XIX CORTONE ET CELLE
Au matin, vers trois heures et demie, l'hôte de l'Albergo Santa Maria degli Angeli — , où je suis venu passer ma dernière nuit d'Assise, après avoir pris congé de l'excellente Filoména, — fait avec moi les quelques pas qui séparent sa maison de la gare d'Assise. La matinée est très sombre, mais douce : mon hôte porte à la main une bougie allumée, dont la flamme brûle, tout tranquillement, dans l'air immobile. Et à peine sommes-nous dans la gare, que déjà le train arrive. Me voici installé dans un compartiment plein de voyageurs noctur- nes, compagnie assez mélangée, et qui n'a rien de bien agréable! Par ma fenêtre, je vois disparaître Assise, — un profil noir, avec trois petites lumiè- res isolées.
Je n'ai que fort peu dormi la nuit précédente, car, le soir de la veille, au moment où j'avais l'intention de me mettre au lit, voilà que toutes les cloches d'Assise, au-dessus de moi, se sont mises à sonner d'une façon à la fois merveilleusement
GORTONE ET CELLE 235
joyeuse et comme appelante ! Les cloches de Saint-François, notamment, tintaient et tintaient ; et je voyais le couvent de Saint-François étin- celer somptueusement par toutes ses fenêtres ; et, avant même d'avoir eu le temps de réfléchir, je me suis trouvé remontant le chemin qui conduisait au cher couvent illumine et sonore ! Encore une fois, je désirais me sentir à Assise, encore une fois m'enivrer du charme délicieux de ses rues tournantes, de ses ruelles en escaliers, de ses placettes et de ses arceaux. Et j'allais, allais ; et puis, parvenu là-haut, j'ai rôdé silencieusement un peu partout, revoyant pour la dernière fois tous les lieux aimés, la place devant Sainte-Claire, le chemin au delà de la Porte Neuve, avec son ample perspective sur la campagne, la petite sente, étroite et raide, qui monte à Saint-André, tous ces lieux, infiniment riches en souvenirs, dont j'allais être éloigné dès le lendemain, et oii jamais, peut-être, je ne devais plus revenir. Une fois de plus, je suis passé devant la porte, peinte en vert, de Filoména, et me suis arrêté un moment devant la fenêtre grillée du petit couvent d'à côté : les frères, pieusement, y récitaient leur oraison latine du soir, ce soir-là comme tous les autres, comme la veille quand je demeurais là, comme demain lorsque je ne serai plus là, et comme je les entendrai faire, à coup sûr, si jamais encore, après des années, la faveur m'est accordée de revenir à Assise. Enfin ie m'arrachai à ce triste adieu. Du
236 PELERINAGES FRANCISCAINS
coin OÙ la grande rue d'Assise descend vers le couvent et la basilique, j'envoyai encore un der- nier regard en arrière; tout au haut de la rue je vis, sous une arche de mur, la lanterne suspen- due qui, maintes fois, dans les soirs anciens, avait brillé pour moi lorsque je me tenais assis à ma fenêtre, écoutant les voix contraires qui luttaient alors dans mon cœur... Seule, une femme vêtue de noir apparaît, sans bruit, descendant la rue étroite et déserte ; j'entends murmurer les fontaines. Adieu, Assise, As.sisi 7nio, adieu !
Et puis, dans la nuit embaumée, de nouveau j'ai suivi le large chemin qui descend à la Portion- cule. Je me sentais comme emporté par un élan irrésistible : le ciel était plein d'étoiles, et si les cloches d'Assise, désormais, se taisaient, ses fenêtres continuaient à briller derrière moi. A plusieurs reprises, irrésistiblement, je me suis retourné pour renouveler mon adieu à Assise. Et de la fenêtre même de ma chambre d'hôtel, je me suis encore attardé à considérer, une dernière fois, ces lumières de la « ville sur la montagne », de la « ville qui ne peut pas être cachée .. » Adieu, cité sainte de mes souvenirs et de mes rêves, de mon amour et de ma foi ! Adieu, Assise, adieu, adieu î
Et maintenant me voici installé dans un train qui court vers l'ouest, dans la direction de Terontola-' A Pérouse, le jour commence à poindre, quatre ouvriers montent dans mon wagon, tout frais et
CORTONE ET CELLE 237
souriants de plaisir matinal, avec de gros paquets qu'ils jettent sur les planches. Ils parlent, crient, ils allument des cigares. Addio, Peniglal s'écrie le plus gai d'entre eux, qui est aussi le plus âgé, au moment oii le train se remet en marche. Mais à peine ces mots lui sont-ils sortis de la houche que je le vois fondre en larmes et pleurer avec de gros sanglots, la tête appuyée sur le rebord de la fenêtre. Ses compagnons tâchent à le consoler. France ! lui disent-ils, d'un ton apaisant, tout en faisant mine de le caresser amicalement. Mais lui, le pauvre homme, écarte leurs mains, et continue de pleurer.
— C'est qu'il vient de quitter ses enfants ! — m'expliquent les autres, comme pour l'excuser. Tous quatre sont des émigrants, en route vers Nice.
A la station d'Ellera, d'autres émigrants nous arrivent, tout jeunes, des hommes et des femmes. Quelques hommes indescriptiblement vieux et indescriptiblement loqueteux, avec de longues barbes et de longs cheveux blancs, les accom- pagnent, ainsi qu'une jeune femme qui tient par la main une petite fdle de sept ou huit ans. Un jeune homme robuste lui applique sur la bouche un long- baiser, avant de sauter dans notre wagon ; et je vois son visage tiré par la douleur, au moment où il se retourne vers nous pour se choisir une place. Dès rinstant où il est entré dans la voiture, la petite fille, à son tour, fond en larmes et répand ses sanglots dans le tablier de laine de sa mère.
'23S PELERINAGES FRANCISCAINS
Celle-ci, machinalement, caresse de la main les cheveux noirs de Fenfant; mais bientôt son visage, k elle aussi, commence à s'arroser de larmes, pen- dant qu'elle se tient là, immobile, avec un effort visible pour se dominer. Seules, les grosses larmes amères coulent, régulièrement, sans arrêt, le long de ses joues. Et elle se tient là, toujours immobile, jusqu'à ce que le train reparte et nous dérobe sa vue.
A Gortone, je descends du wagon. Je veux visiter la ville de cette sainte Marguerite dont j'ai autrefois raconté l'histoire, et puis voir aussi, aux environs de la ville, l'ancien couvent franciscain de Celle.
Cortone, vu d'en bas, a un aspect des plus inté- ressants, avec, au sommet de sa pointe la plus haute, l'église Sainte-Marguerite, moderne, mais bâtie dans le vieux style pisan, en une alternance de marbres blanc et noir. A lavoir de près, cepen- dant, je ne trouve dans Cortone qu'une médiocre copie d'Assise, une ville pleine de saleté, — les ordures y coulent, en un torrent brun et malodo- rant, jusqu'au milieu de la rue principale, — pleine de mendiants et probablement de jeunes voleurs. La perspective que l'on a du haut des murs, elle- même, n'est qu'une répétition assez pauvre des environs d'Assise.
Tout de suite après midi, je me rends à Celle.
Il fait chaud ; la grande vallée de la Chiana,
CORTO.NE ET CELLE 239
tapissée de vignobles et comme émaillée de cyprès, s'étend, enveloppée dans une brume de chaleur, avec des routes blanches, et parmi de lointaines montagnes bleues. Le coucou appelle, des papillons volètent autour de moi. Je m'arrête un moment, et me retourne vers Cortone. Ici, tout de même qu'hier à Assise, une ville se dresse sur une mon- tagne, avec une citadelle au sommet, et, un peu plus bas, un clocher rappelant celui de Sainte- Claire d'Assise. Et pourtant, la ville, à mes yeux, est vide, et vide le pays qui Tenvironne. Sans aucun doute, ce matin, en partant d'Assise, j'ai oublié d'emporter mon cœur. Oui, mon cœur est resté là-bas, en Ombrie : et, cela étant, qu'est-ce que le reste de moi peut avoir à taire dans la vallée de la Chiana?
Pour me ressaisir, je songe au couvent que je vais visiter, à son origine, à son histoire.
Celle, c( l'js Cellules », est un des plus anciens séjours des Franciscains. En l'année 1211, saint François, en compagnie du frère Sylvestre, est venu à Cortone. Il y a conv^erti, d'abord, le fameux frère Elie, — l'un des hommes qui devaient jouer bientôt le rôle le plus considérable dans le développement ulté- rieur de l'ordre ; et, — plus tard, il y a également converti ce Guido Vagnotelli qui allait être rangé, avec son maître, au nombre des bienheureux. Ce Guido Vagnotelli était un riche jeune homme de Cortone, et tout porte à croire que c'est de lui que les
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Fioretti nous racontent, au chapitre xxxvn, qu'il a accueilli saint François et ses compagnons « comme s'ils étaient des anges de Dieu ». A quoi les Fioretti ajoutent : « Car lorsque les deux frères sont entrés dans sa maison, il les a embrassés affectueusement, et puis leur a lavé et essuyé les pieds, qu'il a baisés humblement ; et puis il a allumé un grand feu et a mis sur sa table maints plats excellents; et, pen- dant qu'ils mangeaient, il les a servis, avec un visage toujours plein de joie. Et saint François, en voyant tout cela, s'est pris d'un grand amour pour ce gentilhomme. »
Continuant leur récit, les Fioretti rapportent que saint François s'est mis à rélléchir, avec son compagnon, sur l'avantage qu'il y aurait à avoir dans Tordre «- cet homme infiniment aimable et poli ». Et le saint a dit au frère Sylvestre : « Car il faut que tu saches, mon très cher frère, que la politesse est une des qualités de Dieu lui-même, puisque c'est par politesse qu'il donne le soleil et la pluie aussi bien aux méchants (ju'aux justes. Et la politesse est la steur de la compassion, qui exclut la haine et entretient l'amour. Et comme j'ai reconnu à cet homme excellent tant de vertus célestes, c'est bien volontiers que je l'aurais parmi nous; et aussi convient-il que nous lui fassions une nouvelle visite : car peut-être Dieu, alors, touchera-t-il son cœur, pour le décider à entrer avec nous à son service ; et il faut aussi que nous priions Dieu de vouloir bien lui donner ce
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désir, et lui ;iccorder la grâce de le mellre en œuvre ! >i
Nous lisons ensuite, dans les Fioretli, de quelle façon saint François s'est trouvé exaucé, après quelque temps, et comment le jeune homme s'est converti. « Et saint François l'embrassa avec grande joie et le baisa tendrement, et remercia Dieu de lui avoir amené un si beau chevalier. Et Guido, sur le conseil du saint, distribua tous ses biens aux pauvres, et entra dans l'ordre, et poursuivit, dans bi plus stricte pénitence, une vie pleine de bonnes œuvres et de sainteté. «
Ce jeune gentilhomme, Guido Vagnotelli, demeu- rait précisément au couvent de Celle. Mais il arriva ([ue, cinq ans avant sa mort, en 12io, ce couvent tut abandonné par la plupart des autres frères, lorsque ceux-ci, entraînés par Elie, allèrent s'ins- taller dans un monastère plus grand et plus commode, qui se voit, aujourd'hui encore, au centre de Cortone. Seuls, Guido Vagnotelli et un petit nombre de moines qui partageaient ses vues restè- lent à Celle, dans la sauvage solitude monta- gneuse, au bord du torrent fougueux qui se précipite du haut du Monte Sant'Egidio et passe tout auprès des cellules des solitaires.
Aujourd'hui, le couvent est habité par des capu- cins, d'après lesquels il est nommé, dans le langage populaire. Ce n'est pas le chemin de Celle que vous indiqueront les gens de Cortone, mais bien le che- min des Cappiiccini.
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24i PIXERINAGES FRANCISCAINS
J'arrive enfin à ce couvent, et y découvre un des endroits les plus remarquables, les plus fantas- tiques et étranges, en vérité, qu'il niait jamais été donné d'apercevoir.
Au fond d'une gorge profonde, creusée dans le mont Sant'Egidio, coule rapidement un torrent sauvasre, au-dessus duquel se projettent plusieurs ponts de pierre, formés d'une seule arche très haute et très hardie. Sur les deux côtés de cette gorge se trouve placé le couvent, constitué pai- un groupe de petites maisons éparses, étagées les unes sur les autres, et entourées de petits jardins où je vois marcher et travailler des frères en robe brune. Partout des escaliers, des terrasses, des murs, des pignons, des clochers, des arbres : sans compter, au-dessus du tout, un vrai bois de chênes et de noirs cyprès.
Le chemin, plein de grosses dalles irréguliëres. conduit en zigzag jusqu'au fond de la gorge, en passant sur l'un des ponts, sous l'arc aigu duquel le torrent, d'un gris vert, s'élance avec un rugis- sement ininterrompu; puis, un nouveau zigzag remonte sur l'autre rive, et m'amène enfin à une place verte, la place traditionnelle devant l'entrée du couvent, avec son crucifix également de ri- gueur. Sous le toit en saillie d'un porche tout bas, s'ouvrent l'entrée du couvent et celle de l'église ; dans un coin de la place, une table de pierre est entourée de bancs, en pierre aussi : et j'ap- prends que cette place sert de lieu d'excursion, le
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dimanche, aux habitants de Cortone, qui viennent s'y installer avec des paniers de victuailles.
Je dois ajouter que cette situation pittoresque est, d'ailleurs, ce qu'il y a de plus remarquable au couvent de Celle, qui n'a guère conservé que peu de souvenirs de saint François. Un capucin à barbe noire, en lunettes, et me souriant avec de belles dents blanches toutes gaies, leJPère Florence, me montre l'unique chose qu'il y ait à voir : une cellule oii le saint avait coutume de prier, un espace sombre, humide, et froid, avec une petite lucarne donnant sur le torrent et sur le rocher nu qui le domine. Une Vierge byzantine décore l'unique mur de la cellule.
Bientôt, je m'éloigne de Celle. 11 a commencé, tout à coup, à pleuvoir. Un artisan, avec lequel je lie conversation tout en marchant, me conduit par un raidillon, dans le haut de la ville, à l'église Sainte-Marguerite. Je suis mouillé jusqu'aux os, lorsque j'y arrive ; et déjà l'église est presque toute sombre. Mais les excellents Franciscains qui habitent le couvent voisin font pour nous ce qu'ils peuvent, nous montrent tout : « Ici se trouvait la cellule de pénitence de sainte Marguerite, car l'endroit n'était alors qu'un coin désert et nu de la montagne, au-dessus de la ville ; là-bas pend encore le crucifix qui lui a parlé ; et ici, sur le dos du sarcophage de la sainte, au maître-autel, voici son portrait, peint par Pierre de Cortone : reproduction fidèle du cadavre, tel qu'il s'est con-
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servie intact jusqu'à ce jour. Mais, quant à voir ce corps lui-même, cela est impossible î Le maire de Cortone a fait fermer la châsse, et ne donne point la clef. Tout récemment, un visiteur est venu ici, avec une lettre de recommandation du cardinal Ferrari: mais cela ne lui a servi de rien, il a dû s'en aller sans avoir vu ce qu'il désirait. Simple affaire de taquinerie, naturellement : le maire de Cortone est « libéral », et ne s'intéresse pas le moins du monde à sainte Marguerite : mais cela le divertit de nous vexer, nous autres catholiques, en nous empêchant de la voir. »
Le jeune Père tout souriant, — il s'appelle Cherubino et est professeur de philosophie des jeunes Franciscains qui viennent faire ici leurs études, — nous conduit, au sortir de l'église, dans le réfectoire ; et bientôt s'assemble autour de nous toute une petite troupe de pères et de frères, avec qui nous nous entretenons de divers sujets.
Et lorsque, eniin, nous nous retrouvons dehors, sur la place venteuse, devant l'église, la pluie a cessé; l'air est vif, froid, et merveilleusement pur; le soir a commencé de tomber, et des lumières s'allument au-dessous de nous, dans Cortone. Le Père Chérubin fait quelques pas avec nous, et puis nous montre le chemin qui redescend vers la ville-
Bientôt, nous nous relrouvons à Cortone. Par des rues abruptes, et toutes luisantes de pluie, nous pénétrons au centre de la ville. Sur la place du marché, je prends congé de mon aimable guide.
VIERGE BYZANT I N E
conservée dans ia cellule de saint François
Au couvcnl dos Celle. pri'S t.le Coitone.
CORÏONE KT CELLE ^45
— Adieu, Signore ! — me dit-il, et il ajoute : — Et au revoir dans h' ciel I Ci redrrmo in cirlo !
Le lendemain, dès cin([ heures du matin, je suis sur pied. De nouveau, la pluie tombe en torrents. Entre les rideaux de toile à voile, mouillés et lourds de pluie, du char à bancs qui me conduit à la gare, je ne vois rien d'autre que la route boueuse et les champs détrempés, avec à peine, de temps à autre, à un tournant du chemin, un coup d'œil sur la vallée toute grise de nuages, et les hautes mon- tagnes enveloppées de pluie.
Puis le train, de nouveau, m'entraîne vers le nord. L'objet de mon voyage, à présent, est le mont Alverne, dans la vallée du Casentin, un peu au sud de Florence. J'arrive bientôt à Arezzo, la charmante petite patrie de Pétrarque, de Vasari, et du musicien Guido d' Arezzo, d'où un modeste chemin de fer local me conduit à Bibbiena. De là, j'ai douze kilomètres jusqu'au mont Alverne, douze kilomètres qui peuvent être faits en voiture, à che- val, à âne, ou à pied.
Malgré la stupéfaction manifeste de tous les cochers de Bibbiena, — qui se sont réunis, en foule énorme, devant la gare, — c'est ce dernier moyen que je choisis. Les braves gens ne peu- vent pas croire que je parle sérieusement; ils me suivent à travers les rues de la ville, abaissant de plus en plus le prix qu'ils exigent de moi, avec la conviction que ma résistance à leurs offres
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n'est qu'une ruse de guerre. Mais enfin je les vois m'abandonner, l'un après l'autre, en secouant la tête, et je les imagine murmurant : « Ce fores- tière est fou : il veut se rendre à pied à la Verna! »
Oui, c'est à pied que je veux aller jusqu'à la Verna, à ce « rocher sauvage entre le Tibre et l'Arno ». dont Dante nous rappelle que le frère François y a reçu « les empreintes du Christ », pour « les porter ensuite sur lui pendant deux ans, jusqu'au jour de sa mort » !
Et à peine ai-je fait quelques pas en dehors de Bibbiena, sous la pluie torrentielle, lorsque, tout au loin, j'aperçois une puissante montagne, une crête comme sciée à la main, et qui se dresse par- dessus tous les autres monts.
C'est là l'objet de mon pèlerinage : ce sommet qui apparaît là-bas, à une distance paraissant infi- nie, c'est le mont Alverne î
XX LA MONTAGNE FRANCISCAINE
C^était au mois de mai de l'année 1213. Saint François elle frère Léon, au cours d'un de leurs voyages de mission, visitaient la province ita- lienne appelée Romaine, et qui s'étend de Bologne h l'Adriatique, jusqu'à Urbin et à Rimini. Or, dans cette province, non loin de la petite république de Saint-Marin, s'élevait autrefois un chàteau-fort nommé Monte feltre, — aujourd'hui Sasso-Feltrio, — dans le voisinage de San Léo. Nos deux mission- naires parvinrent donc, un beau jour de mai, au pied de ce chàteau-fort, où des bannières flottant du haut de la tour et de fîères sonneries de trom- pettes annonçaient la célébration d'une fête solen- nelle. Des pages et des valets en habits bariolés couraient, tout affairés, sur les ponts-levis ; des chevaliers descendaient de leurs montures, splen- didement caparaçonnées, et des chars suspendus amenaient dames et demoiselles, coiffées de hautes coiffures de soie, sur le chemin abrupt qui mon- tait de la plaine. Tout concourait pour faire devi-
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ner qu'un tournoi magnifique allait avoir lieu à Montefeltre, en présence de toute la noblesse des environs.
Or, le frère François, arrivé devant le château, s'arrêta un moment, et considéra les bannières qui pendaient au-dessus de la porte, avec les armoiries des barons de Montefeltre. Puis, avec un sourire, il se tourna vers le frère Léon :
— Eh! bien, petit agneau de Dieu, lui dit-il, qu'en penses-tu? Ne convient-il pas que nous aillons, nous aussi, assister à la fête? Qui sait si nous n'aurons point la chance d'y gagner un bon chevalier pour la cause de Dieu ?
Et les deux voyageurs en robe grise commencent à monter, entre les rangées des carrosses dorés et des chevaux de selle, tout vibrants sous les orne- ments somptueux qui les recouvrent. Sans que personne les arrête, les deux frères arrivent au milieu de la grande cour, où les hôtes viennent de se rassembler, et où déjà un groupe nombreux de seigneurs et de dames, en riches vêtements, atten- dent Fouverture du tournoi. Et tout d'un coup François, après avoir jeté un rapide coup d'œil autour de lui, grimpe sur une marche d'escalier, et se met à prêcher.
François parlait avec une simplicité et un calme parfaits, sans geste ni autre artifice de rhétorique, mais avec l'autorité que possède tou- jours celui dont les paroles expriment la plénitude de son cœur. Cette fois, il avait choisi pour texte
LA MONTAGNE FRANCISCAINE 249
de son discours un dicton populaire ayant la forme d'un distique rimé :
Tanto e il bene chHo aspetlo, Cffogni pena m'é diletto ^
Et François, tout nourri de romans de chevale- rie, aura sans doute développé ce texte à peu près de la façon suivante :
« Le chevalier qui veut se gagner l'amour d'une belle dame, — aura-t-il dit d'abord, — doit traver- ser de nombreuses et pénibles épreuves. Peut-être la dame exiger a-t-elle de lui qu'il entreprenne une croisade contre le Sultan, peut-être qu'il lui rap- porte une corne de la Licorne ou un œuf de Toiseau Roc. ou peut-être encore qu'il délivre une jeune lille captive, ou que, pesamment armé et monté sur un cheval de guerre, il s'élance par-dessus un pont si étroit qu'à peine l'on peut y passer à pied, et sous lequel mugit un torrent furieux? Et tous ces dangers, et toutes ces souffrances, le noble et fidèle chevalier les accepte avec joie, simplement parce que sa dame le veut ainsi. Il ne pense à rien autre qu'à la petite main blanche qu'il pourra baiser, lorsqu'il reviendra après avoir accompli son exploit; et il lui suffit de cette pensée pour anéantir en lui toute hésitation et tout découragement.
« Or, il y a une chevalerie différente de celle du monde, et bien plus noble encore, à laquelle sont
l. Si grand esl le bien (|iie j'uUends, quo loulc peine m'est un
plaisir.
230 PÈLERINAGES FRANCISCAINS
appelés tous les hommes, et avant tout ceux qui sont nés de race seigneuriale. Il y a un autre com- bat, dont l'objet n'est point de plaire à une beauté terrestre, mais de remplir le commandement de Téternelle et suprême beauté, qui est Dieu. Car vraiment, est-ce que Dieu n'est pas beaucoup plus beau que les dames les plus belles, qui ne sont tou- tes que Tœuvre de ses mains, et formées par lui du limon de la terre ? Est-ce que celui qui crée tant de beautés n'est pas beaucoup plus beau que toutes ses créatures? Oui, certes, il Test; et aussi mérite-t-il que nous tentions pour lui des exploits de chevalerie, et que, véritablement, nous combat- tions en son honneur contre ses ennemis, qui sont la chair, le monde, le démon ! Et quelle récompense il nous réserve, pour le jour où nous aurons fidè- lement supporté toutes les épreuves, comme un chevalier pour sa dame, sans nous laisser abattre, à son service, par aucune difficulté ni aucune souf- france ! Les faveurs qu'il nous promet sont infini- ment plus grandes et plus précieuses que ce que la dame la plus belle peut avoir à nous accorder. Car celle-ci n'a toujours à nous offrir rien autre qu'elle-même, sa main et son cœur ; et sa main est condamnée bientôt à se flétrir, et son cœur va bientôt se rompre, et cesser de battre : mais, lors- que Dieu se donne lui-même, comme récompense de la lutte ou comme prix du tournoi, du même coup il nous donne la vie, la lumière, le bonheur, dans une éternité qui jamais ne se flétrira ni ne finira! »
LA MONTAGNE FRANCISCAINE 251
C'est ainsi qu'aura parlé le frère François ; et sans doute ses paroles auront ému plus d'un jeune et noble cœur. Toujours est-il que lun des invités de la fête, le jeune comte Roland de Gattani, maî- tre du château-fort de Chiusi, dans le Gasentin, aborda François et lui dit:
— Mon père, je désirerais pouvoir m'entretenir avec vous du salut de mon âme !
Et saint François, considérant avec douceur ce beau jeune homme, richement orné, lui répondit :
— Mon fils, va d'abord prendre ta part du ban- quet et de la fête où tu es invité en compagnie de tes amis ! Et, ensuite, nous causerons tout à notre aise !
Gar le frère François n'apportait jamais de pré- cipitation à vouloir convertir les âmes, mais pré- férait laisser à l'esprit de Dieu le temps d'agir pro- fondément sur elles.
Donc, après le tournoi, le jeune comte revint vers François, et eut avec lui un long entretien. Et puis, au moment de prendre congé de lui, il lui dit:
— Je possède, en Toscane, une montagne appe- lée la Verna, une montagne très solitaire et qui convient très bien pour le recueillement. Au cas oii vous désireriez vous y installer, avec vos frères, je serais heureux de pouvoir vous en faire don, pour le salut de mon âme !
Gette offre réjouit grandement le frère François, car il aimait tous les lieux solitaires, où l'on est bien à l'aise pour prier. Aussi dit-il au comte Roland :
2ol> PELERINAGES FRANCISCAINS
— Si vraiment votre montagne peut convenir k notre usage, je remercie Dieu et vous, et accepte aussitôt votre présent. Et tout de suite je vais y envoyer deux de mes frères pour examiner le lieu !
Apres quoi saint François poursuivit sa route ; mais, dès qu'il fut rentré à la Portioncule, il s'em- pressa d'envoyer deux frères pour prendre posses- sion de la Verna.
La vieille chronique raconte ensuite que, « comme les frères ignoraient absolument ces régions, ils eurent beaucoup de peine à trouver la demeure du susdit messire Roland ». Mais, lors- qu'enfm ils Teurent découverte, ledit seigneur les accueillit aussi tendrement que s'ils avaient été des anges de Dieu. Et, en compagnie de cinquante gens d'armes, — à cause des bêtes sauvages, — ils furent ensuite conduits sur le mont Alverne. Là, à force de chercher l'endroit où ils pourraient installer un logement, ils finirent par trouver un petit plateau oi^i, au nom du Seigneur, ils décidèrent de s'instal- ler. « Sur quoi les hommes qui les avaient accompagnés coupèrent avec leurs épées les bran- ches des arbres d'alentour, et puis ils leur cons- truisirent une cabane. Et, après que les frères eurent ainsi procédé à leur installation, ils revin- rent vers saint François, et lui annoncèrent que le lieu était désert, et le mieux fait du monde pour favoriser la contemplation des choses célestes.
LA MONTAGNE FRANCISCAINE 253
« Ce qu'entendant, le frère François loua grande- ment le Seigneur, et il prit avec lui le frère Léon et le frère Masseo, ainsi que le frère Ange, qui autre- fois avait porté les armes; et avec eux il se rendit sur ladite montagne. Et lorsque, avec ces frères bénis, il eût gravi le mont, et comme les quatre frères se reposaient un moment au pied d'un chêne, voici qu'une grande troupe d'oiseaux du ciel accou- rurent en cet endroit et saluèrent François de leurs joyeux chants et battements d'ailes. Et quelques- uns d'entre eux vinrent se poser sur sa tête, d'au- tres sur ses épaules, et d'autres encore se perchè- rent sur les genoux ou les mains de notre saint père. Et lorsque le bienheureux François vit ce miracle, il dit : « Je crois en vérité, mes très chers a frères, qu'il plaît à notre Seigneur Jésus de (( nous voir installés ici, sur ce mont solitaire, où « nos frères les oiseaux se réjouissent si fort de « notre arrivée î »
« Or, quand messire Roland apprit que saini François et ses frères étaient venus demeurer sur le mont Alverne, il en fut grandement réjoui, et, dès le jour suivant, il s'y rendit lui-même avec nombre d'hommes de son chàteau-fort, et, étant venus faire visite à saint François, ils lui apportè- rent, ainsi qu'à ses frères, du pain, du vin, et encore d'autres choses. Et lorsque messire Roland par- vint sur la montagne, il trouva les frères agenouil- lés en prière : alors il les aborda et les salua. Aus- sitôt saint François se leva, et accueiUit ses visi-
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leurs avec beaucoup d'amour et de joie ; et puis, quand ce fut fait, tous s'assirent pour causer ensem- ble. Et après qu'ils eurent causé, et que saint François eut remercié Roland de cette montagne pleine de recueillement qu'il lui avait donnée, il le pria encore de lui faire bâtir une humble et petite cellule au pied d'un très beau hêtre qui se dressait à une lancée de pierre de la cabane des frères : car cet endroit lui paraissait exceptionnel- lement favorable à la prière. Sur quoi messire Roland s'empressa de faire bâtir la cellule ; et quand tout cela fut fait, et que le soir eut commencé à poindre, saint François leur ht un petit discours; et puis, quand il eut prêché et leur eut donné sa bénédiction et que messire Roland fut sur le point de repartir, ce seigneur prit à part saint François et ses frères, et leur dit : « Mes très chers frères, ce (( n'est nullement mon intention que vous souffriez a du besoin sur cette montagne sauvage ; et, en « conséquence, je vous dis, une fois pour toutes, « que, si quelque chose vous manque, vous devez (( aussitôt me le faire demander ; ou bien, si vous (( ne faites point cela, j'en aurai beaucoup de « peine ! » Puis, après avoir parlé ainsi, il s'en retourna dans son château, avec sa suite.
-« Alors saint François ordonna aux frères de s'asseoir, et commença à les entretenir de la façon dont ils devraient vivre sur la Yerna : et, en parti- culier, il leur recommanda l'observation de la sainte pauvreté, et leur dit ; « Ne songez pas trop à l'offre
LA MONTAGNE FRANCISCAINE io5
« amicale de messire Roland, et gardez-vous d'olfen- a ser, par là, notre vraie protectrice la sainte Pau- « vreté, à qui nous avons engagé notre foi ! » Et puis, après encore maintes belles et pieuses paroles sur ce même sujet, il termina en disant : « Telle (c est donc la manière de vivre que je projette pour « vous et pour moi-même ! Et comme je vois que cf ma mori approche, j'ai l'intention de passer a (juelque temps dans l'isolement en présence de (( Dieu, afin de pleurer mes péchés. Le frère Léon « pourra mapporter un peu de pain et d'eau, lors- « qu'il le jugera à propos ; mais si quelqu'un vient, « vous aurez à lui répondre pour moi, et à ne « laisser personne s'approcher jusqu'à moi ! » Et puis, après qu'il leui" eut dit ces paroles, il leur donna sa bénédiction et s'en alla dans la cellule sous le hêtre, tandis fjue les frères restaient dans leur cabane.
« Or. comme la fête de l'Assomption de la sainte Vierge approchait, saint François se mit en quête d'un lieu plus solitaire encore et plus caché, où il put jeûner durant quarante jours en l'honneur de la fête du bienheureux archange Michel : car ce jeûne commence le jour de l'Assomption de Notre- Dame. Et, pendant qu'il cherchait, il découvrit sur le côté sud de la montagne un endroit très caché, qui lui parut inliniment favorable à la prière; mais il ne pouvait pas y pénétrer, parce qu'un précipice très profond et terrible s'ouvrait devant ce lieu. Alors, à grand'peine, les frères posèrent un arbre
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qui pût servir de pont sur cet abîme, et se trouvè- rent ainsi en état d'y atteindre. Alors saint Fran- çois se fît construire, en ce lieu, une cellule; et puis, quand elle fut prête, il dit : « Rentrez mainte- nant dans vos cellules, et laissez-moi seul ici. et que personne de vous n'y revienne ! Toi seul, frère Léon, auras à venir une fois par jour, avec un peu de pain et d'eau, et puis aussi une fois par nuit, pour réciter les matines en ma compagnie. Et il faudra que tu viennes en grand silence ; puis, lorsque tu seras arrivé auprès du pont, tu me diras : Domine^ labia mt'a aperie>i I et si. alors, je te ré- ponds : Et os mewn annuntïabit laudem luam, en ce cas tu pourras l'approcher jusqu'à ma cellule, et nous lirons ensemble l'office du matin. Ou bien, si je ne te réponds point, tu t'en iras aussitôt! » Et saint François disait cela parce que, plus d'une fois, il se trouvait dans un tel état de ravissement (jue, pendant quatre heures de suite, il ne pouvait point parler, tant il était absorbé en Dieu.
« Et lorsque arriva l'Assomption de Notre-Dame, saint François commença son jeûne avec une rigueur et une continence extrêmes, se macérant la chair, et se fortifiant l'esprit par la prière et les veilles, de telle sorte qu'il ne cessait point de croî- tre en vertu, et se transformait de plus en plus à la ressemblance du Christ. Et, un jour, comme il était debout devant la cellule, considérant la mon- tagne et s'émerveillant du profond abîme creusé entre les grands rochers, voilà qu'il lui fut révélé
LA iMONTAGNE FRANCISCAINE i^57
de Dieu que cette ouverture du rocher s'était pro- duite miraculeusement à Theure oii le Glirist était mort, et oii FÉvangéliste nous dit que les rochers se sont ouverts î
(( Et pendant qu'il poursuivait assidûment son jeûne, il reçut une grande consolation de Dieu, non seulement par la visite d'anges, mais aussi par l'entremise des oiseaux sauvages de la foret. Car, tout au long de ce grand jeûne, un faucon fit son nid dans le voisinage de la cellule, et, chaque nuit, un peu avant l'heure de matines, l'oiseau venait avec de grands cris devant la cellule, et bat- tait des ailes de manière à éveiller saint François, et ne reprenait point son vol avant que le saint se fût levé pour prier. Et lorsque saint François, une fois ou l'autre, se sentait plus las que d'habitude, ou bien faible ou malade, alors le faucon se com- portait comme un ami plein d'égards et de compas- sion, et ne venait l'éveiller que plus tard.
« Et comme, peu à peu, saint François était devenu très faible, il souhaitait de se réconforter en pensant à la joie et béatitude infinie des élus dans la vie éternelle ; de telle sorte qu'il demanda à Dieu la précieuse faveur d'être admis à connaître ne serait-ce qu'un tout petit avant-goût de cette joie. Et voilà que, pendant qu'il songeait encore à cela, un ange très rayonnant se dressa devant lui, qui avait dans sa main gauche une viole, et dans l'autre un archet ! Et pendant que saint François était tout absorbé dans la contem-
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plation, l'ange toucha, une seule fois, les cordes avec son archet ; et aussitôt saint François entendit une mélodie si charmante que toute son âme fut inondée de douceur, et qu'il perdit tout à fait con- science de son corps. Et lui-même a, plus tard, raconté aux frères qu'il avait eu Timpression, à ce moment, que si Tange avait touché les cordes seu- lement une autre fois encore, son âme se serait sûrement séparée de son corps, à force de béatitude surhumaine.
« Cependant le frère Léon obéissait exactement aux prescriptions de saint François. Mais, avec cela, il épiait, par une attention sainte et bonne, auss' attentivement que possible, tout ce que faisait notre saint père ; et, en raison de sa pureté et de sa sainteté, plus d'une fois il lui fut donné de voir saint François, ravi en Dieu, s'élever au-dessus du sol, souvent à une hauteur de trois ou quatre brassées, de telle sorte que le frère Léon ne pouvait toucher que ses pieds. Et il ne manquait point d'approcher et d'embrasser les pieds du saint, et de les baiser en pleurant, et de dire : « Mon Dieu, sois propice au pécheur que je suis, et laisse-moi participer à ta miséricorde, par les mérites de ce saint père ! »
(( Une autre fois il arriva, toujours pendant le jeune susdit, que le frère Léon, suivant son habitude, alla appeler saint François. Et comme, après avoir dit les paroles convenues, il ne recevait aucune réponse, voilà qu'il vit, à la lumière de la lune,
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par l'ouverture de la porte, que le saint ne se trouvait point dans sa cellule! Et, pendant qu'il pensait que son maître devait être sorti pour prier, et qu'il le cherchait des yeux de tous côtés, dans le bois, voilà qu'il l'entendit parler, et s'approcha pour écouter ce qu'il disait. Et, sous la lumière de la lune, il le vit, agenouillé et le visage levé vers le ciel, tendant les mains vers Dieu et disant ces "mots : (( 0 mon Dieu bien aimé, qu'es-tu et que suis-je, moi, ton serviteur, pauvre petit ver de terre inutile? » Et ces paroles furent répétées plu- sieurs fois, sans qu'il en dît aucune autre. Et comme le frère Léon regardait plus attentivement, il aperçut une flamme merveilleusement belle qui deseendait du ciel sur saint François; et une voix sortait de la flamme et parlait au saint, et saint François répondait.
« Alors le frère Léon fut saisi de peur pour soi- même, parce qu'il avait entrevu un aussi grand mystère : mais bientôt il vit que saint François, à trois reprises, tendait sa main contre la flamme. Et lorsque la flamme disparut, le frère Léon se hâta de se retirer, afin de n'être pas aperçu du saint. Mais il posa le pied sur une branche qui craqua, et saint François l'entendit, et s'écria : « Au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui que tu puisses être, tiens-toi immobile, et ne bouge point d'oii tu es ! ».
« Et le frère Léon se tint immobile, et dit : (( C'est moi, mon père ! » Cependant, le même frère Léon a dit plus tard que, dans cet instant, il se
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sentait g-lacé de terreur à tel point que, si la terre s'était ouverte, volontiers il s'y serait caché: car il craignait que saint François, en punition, ne le pri- vât de sa société . Et son amour pour le saint et sa foi en lui étaient si grands qu'il pensait ne plus pou- voir vivre sans lui.
« Mais saint François reconnut que c'était lui, et dit: « Petit agneau de Dieu, pourquoi es-tu venu? Ne t'ai-je point dit que tu ne devais point m'épier? Au nom de la sainte obéissance, dis-moi si tu as vu quelque chose? » A quoi le frère Léon répondit : (( Père, je t'ai entendu parler et dire, avec un recueillement infini : « Mon Dieu bien aimé, (( qu'es-tu, et que suis-je, moi, ton serviteur, pauvre (( petit ver de terre inutile ? » Et, là-dessus, j'ai vu une flamme descendre du ciel et te parler, et tu lui as répondu plusieurs fois, et trois fois tu as étendu ta main vers elle ; mais, ce que tu disais, je ne le sais point ! »
« Et le frère Léon se jeta à genoux, et dit, avec une vénération grande : « Mon père, je te prie de m'expliquer ces paroles que j'ai entendues, et de me dire celles que je n'ai pas pu entendre ! » Et comme saint François aimait fort le frère Léon, en raison de sa pureté et de sa douceur, il lui dit : « 0 petit agneau de Jésus-Christ, frère Léon, dans ce que tu as vu et dans ce que tu as entendu deux grandes lumières m'ont été révélées ; une lumière oii j'ai reconnu mon Créateur, et une autre où je me suis reconnu moi-même. Lorsque j'ai dit:
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Qui es'tii^ mon Dieu, et que suis-je? je me trou- vais dans la lumière d'une contemplation où je voyais la profondeur infinie de la bonté divine et le triste abîme de ma propre misère. Et voilà pour- quoi je disais : « Comment se peut-il, ô toi le très haut, le très sage, le très bon, que tu daignes venir jusqu'à moi, qui suis, entre tous, le plus pitoyable des vers de terre, une pauvre créature affreuse et méprisable? » Et cette flamme que tu as vue, c'était Dieu lui-même, qui me parlait dans le feu comme autrefois à Moïse. Et, entre autres choses que Dieu m'a dites, il m'a demandé de lui donner trois présents A quoi j'ai répondu : (^ Seigneur, je suis à toi tout entier, et je n'ai rien que ma robe, avec la corde, et les chausses, et tout cela aussi est déjà à toi. Que puis-je donc offrir en cadeau à ta puissance et à ta grandeur? Le ciel et la terre, le feu et l'eau, et tout ce qui s'y trouve contenu, tout cela est à toi, Seigneur î Que pourrais-je donc t offrir, o Seigneur et Dieu du ciel et de la terre et de toutes choses créées i » Et alors Dieu ma dit: « Plonge ta main dans ta poitrine, et donne-moi ce que tu y trouveras ! )> Je fis ainsi, et trouvai une monnaie dorée, si grande et belle et étincelante que jamais encore je n'en avais vu de semblable dans le monde entier; et je m'empres- sai de la donner à Dieu. Et Dieu me dit alors : ce Donne-moi encore quelque chose d'autre! » A quoi je répondis: « Seigneur, je ne possède rien, et n'aime rien, et ne veux rien que toi, et c'est par
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amour pour toi que je dédaigne Tor et tout le reste des choses. Et que si, par suite, il se trouve d'autres choses encore sur ma poitrine, c'est Toi qui les y a posées, et à Toi, le Seigneur de toutes choses, à Toi je les rends î » Et j'ai fait cela à trois reprises.
« Or, lorsque le troisième sacrihce a été achevé, j'ai fléchi les genoux, et ai remercié Dieu d'avoir hien voulu me donner quelque chose (juc je pusse lui offrir. Et aussitôt il m'a été accordé de com- prendre que ce triple don signifiait l'Obéissance dorée, et la pure Pauvreté, et la Chasteté rayon- nante, que Dieu, par un effet de sa grâce, m'a per- mis de conserver si parfaites que ma conscience n'a rien à me reprocher. Et lorsque j'ai tiré trois monnaies de ma poitrine et les ai rendues à Dieu, (jui les y avait mises, cela signifiait que Dieu m'a donné la faveur de le louer et remercier toujours, par la bouche et le cœur, de tous les dons qu'il m'a faits dans sa sainte bonté. Telles étaient donc les paroles que tu as entendues, et voilà ce que voulait dire cette façon d'étendre la main que tu as vue ! Mais garde-toi bien désormais, petit agneau de Dieu, de vouloir m'épier encore, et retourne dans ta cellule avec la bénédiction de Dieu î »
c( Sur quoi le frère Léon s'en alla, infiniment joyeux en esprit. Et, ce récit, le frère Jacques de Massa l'a entendu de la bouche du frère Léon lui- même, et le frère Hugolin l'a entendu de la bou- che du susdit frère Jacques, et moi, qui l'ai mis
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ici par écrit, je l'ai entendu de la bouche du frère Hugolin, qui est, en toutes choses, un homme digne de foi. En l'honneur de Dieu! Amen ! »
Cependant, toutes ces apparitions, ces prières et ces jeûnes n'étaient qu'une préparation, la pré- paration à ce grand miracle des Stigmates qui devait achever de rendre saint François pareil à son divin maître.
C'était en l'an 1224 : François n'avait plus que deux années à vivre. Pour la sixième et dernière fois il dirigea ses pas vers le mont Alverne, où, depuis deux ans déjà, il n'était point revenu. En compagnie de ses frères favoris, Masseo, Ange, et Léon, par les plus fortes chaleurs d'août, il suivit la longue route qui, de la Portioncule, conduit aux fraîches hauteurs de l'Alverne. Selon sa chère habi- tude, il voulait fêter l'Assomption de la Vierge dans la petite église que le comte Roland lui avait construite sur la montagne, et qui, d'après le nom de la chapelle de la Portioncule, avait été appelée Sainte-Marie-des-Anges : après quoi, toujours comme il avait fait précédemment, il voulait célé- brer par un jeûne de quarante jours l'approche de la fête de saint Michel (29 septembre). La plupart des récits que la légende nous a conservés doi- vent d'ailleurs, suivant toute vraisemblance, se rapporter à ce dernier séjour du saint sur l'Al- verne.
Le mois d'août s'écoula, et celui de septembre
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arriva. L'été est court, sur ces sommets escarpés, à une altitude de près de 1 .300 mètres ; et l'automne a vite fait de s'y installer, avec son cortège de tem- pêtes, de pluies, et de froids. Déjà était prochaine la fête de TExaltation de la Croix, le 14 septembre. Profondément imprégné des brûlantes paroles de l'office de ce jour, saint François était agenouillé en prière devant sa cellule. Le jour n'avait pas encore commencé à poindre, mais le saint, dans l'attente de l'aube, le visage tourné vers l'Orient, priait, avec les mains levées et les bras étendus :
« 0 Seigneur Jésus-Glirist, disait-il, il y a deux grâces que je te demanderai de m'accorder avant que je meure ! La première est celle-ci : c'est que, dans mon âme, et aussi dans mon corps autant que cela se pourra, je puisse ressentir les souf- frances que toi, o mon doux Jésus, tu as dû subir dans ta cruelle passion ! Et la seconde faveur que je souhaite d'avoir est celle-ci : c'est que, autant que cela sera possible, je puisse ressentir dans mon corps cet amour démesuré dont tu brûlais, toi le Fils de Dieu, et qui t'a conduit à vouloir souffrir tant de peines pour nous, misérables pécheurs ! >>
« Et pendant qu'il priait longtemps ainsi, — nous raconte le vieux chroniqueur, — il reçut la certi- tude que Dieu, sur ces deux points, consentait à l'exaucer, et qu'il allait lui êlre donné de les éprou- ver, l'une et l'autre, dans la mesure où cela est possible à un être créé. Et, aussitôt que saint Fran- çois eut obtenu cette promesse, il commença à con-
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templer, avec un grand recueillement, les souf- frances du Christ; et la flamme de sa dévotion grandit tellement en lui que, par l'excès de son amour et de sa compassion, il se sentit changé, tout à fait, en Jésus.
« Et pendant qu'il était agenouillé ainsi, et qu'il brûlait de cette flamme, voici que, à celte même heure matinale, il vit descendre du ciel, vers lui, un Séraphin avec six ailes rayonnantes. Et ce Séra- phin s'approcha très près de saint François, de sorte que celui-ci put reconnaître, très clairement et distinctement, qu'il portait sur lui Timage d'un homme crucifié, et que ses ailes étaient disposées de la manière suivante : deux d'entre elles s'éle- vaient au-dessus de sa tête, deux autres s'éten- daient pour le vol, et les deux dernières recou- vraient tout son corps.
u Et lorsque saint François vit cette apparition, il en eut une grande frayeur, et se sentit, à la fois, rempli de joie, et de chagrin, et d'émerveillemenl. Car il éprouvait une grande joie de voir que le bon Jésus daignait se révéler à lui si familièrement, et abaisser sur lui un regard si tendre. Mais, d'autre part, la vue de son Sauveur cloué sur la croix lui causait un chagrin indicible. Et, en outre, il s'émerveillait d'une apparition si étonnante et extraordinaire ; car il savait que la souffrance humaine ne se trouve jamais unie avec l'esprit immortel d'un Séraphin. Mais, tandis qu'il s'émer- veillait de cela, il lui fut annoncé, par cet esprit
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même qui se montrait à lui, que Dieu avait voulu que cette apparition eût une telle forme afin qu'il pût comprendre que ce n'était point par un martyre corporel, mais par une flamme intérieure, qu'il achèverait d être, lui-même, transformé à Timage du Christ crucifié.
« Après s'être maintenue pendant quelque temps, l'apparition merveilleuse s'effaça : mais, depuis lors, le cœur de saint François conserva un feu très puissant et un très vivant amour du Christ ; et, sur le corps du saint, l'apparition laissa une image et des traces miraculeuses des souffrances du Christ. Car aussitôt commencèrent à se montrer, dans ses mains et ses pieds, tout à fait comme des clous : de sorte que ses membres semblèrent transpercés à leur centre : et les têtes des clous étaient dans la paume des mains et sur la partie supérieure des pieds, tandis que leurs pointes sor- taient sur le revers des mains et sous la plante des pieds ; et. entre la chair et la pointe des clous, il y avait place pour un doigt comme dans une bague ; et les clous avaient une tête ronde et noire. Et pareillement se montra, sur le liane droit du saint, limage d'un coup de lance, comme une cicatrice, mais toute rouge et sanglante, et dont souvent jaillissait du sang, qui mouillait la robe et les chaus- ses de saint François.
« Le saint, cependant, ne dit rien de tout cela à ses frères : au contraire, il s'efforça de cacher ses mains ; mais il lui était désormais impossible de
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poser à terre les plantes de ses pieds. Et bientôt ses frères découvrirent, lorsqu'ils eurent à laver sa robe et ses chausses, que ces objets étaient ensan- glantés ; et ainsi ils comprirent que leur maître portait sur son flanc, comme aussi sur ses mains et ses pieds, Tirnage et ressemblance corporelle de Notre-Seigneur Jésus-Christ. »
C'est en ces termes que le fait nous est raconlé dans l'ancien écrit intitulé Belle Sacre Saute Isl/m- mate di santo Francesco ; et une fouh3 d'arguments concordent à établir la parfaite authenticité histo- rique de cette relation.
On comprendra sans peine que saint François n'ait pas pu réussir bien longtemps à cacher son secret; et c'est le frère Léon qu'il choisit alors pour son confident. Les stigmates, en effet, lui causaient de si cruelles douleurs que, afin de les apaiser, le saint se faisait apphquer des compresses par le frère Léon; et, souvent, ces compresses étaient si trem- pées de sang que le frère était forcé de les changer tous les jours. Cependant, du jeudi jusqu'au diman- che matin, saint François ne permettait point qu'on les changeât ; car, pendant ces journées oii Jésus avait souffert, il désirait souffrir aussi, et éprouver pleinement dans son corps les douleurs de Jésus. On conserve aujourd'hui encore, à Saint-Damien, une de ces bandes, imprégnées du sang de saint François.
Aucun événement historique n'a été plus obsti- nément nié ot raillé que la Stigmatisation de saint
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François d'Assise. Et je ne parle pas seulement ici des ineptes pamphlets du temps de la Réforme, tels que le Moine Déchaux Eulenspiegel ou fAlco- ran des Cordeliers, où il est dit que saint Domini- que a, lui-même, imprimé les stigmates sur les membres de saint François avec une broche de cuisine, un jour que les deux moines se tenaient cachés sous un lit, et y faisaient bombance en compagnie ! De semblables inventions ne sont (ju'un fumier abject, souillant Tune des plus pures et saintes figures de la chrétienté. Mais je veux dire que, juscju'au temps de M. Sabatier, la conception commune du monde protestant était que les stig- mates ou bien avaient été imprimés sur le corps du saint par une « tromperie pieuse », — dont on soupçonnait surtout le frère Élie, — ou bien encore que toute l'histoire n'était qu'un simple mythe. Or, l'hypothèse de la tromperie pieuse se trouve démentie par ce fait que les stigmates sur les mains et les pieds ne consistaient pas en plaies véritables, mais en excoriations ayant la forme de clous, avec la tète du clou saillante et sa pointe ren- trée dans les chairs : là-dessus, toutes les sources sont absolument d'accord. Et quant à l'hypothèse d'un mythe, de celle-là il ne saurait être question en présence de lafoule des témoignages contemporains, tous concordants, et dont les principaux sont : la circulaire du frère Élie en 1226 ; les annotations du frère Léon en marge de la Bénédiction de saint François conservée à Assise ; le récit du même
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frère Léon au frère anglais Pierre de Thewkesbury : la relation de Salimbene ; celle de Thomas de Celano dans sa Première Vie de saint François (écrite avant 1230) ; celle de Grégoire IX, dans sa bulle de 1237 ; et enfin la déclaration d'un témoin oculaire, le frère Boniface, apportée devant le cha- pitre de Gênes, en 1254 ; sans compter tout ce que contient, au sujet des stigmates, la hturgie de saint François, composée dès 1228, deux ans après la mort du saint, par le pape et divers cardinaux. Que si l'on ajoute à tout cela les reliques conser- vées dans plusieurs endroits, et qui seraient inex- plicables sans la réalité des stigmates, — telles que des linges tachés du sang des plaies, etc., — ainsi qu'une tradition constante, gardée notam- ment sur le mont Alverne même, où le lieu précis de révénement n'a point cessé d'être indiqué et tenu en honneur, on trouvera qu'il n'est guère possible de s'empêcher d'approuver cette affirmation de M. Sabatier : « Les témoignages me paraissent... subsister dans leur intégrité. »
Des hommes de science danois, avec lesquels j'ai eu l'occasion de traiter ce sujet, ne veulent point, jusqu'à présent, admettre les stigmates. Ceux-ci, d'après eux, n'auraient été rien de plus que le produit d'une très forte « auto-suggestion ». Ou bien encore d'autres savants parlent d'un cer- tain « pouvoir psychoplastique », ou possibilité pour l'homme de modifier à son gré l'apparence corporelle. Mais, en vérité, quand on a recouru à
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ces expressions de « pouvoir psychoplastique » et d'auto-sug-gestion. il se trouve que l'on n'a dit rien d'autre que ce que disait déjà, au xiif siècle, le frëre Thomas de Celano, lorsque, dans sa Première Vie de saint François^ il écrivait :
« Attendu que toujours, avec un amour merveil- leux, il avait porté dans son cœur le Christ Jésus, et Jésus crucifié, c'est pour cela que, seul entre tous, il a été marqué de l'empreinte de la croix du Christ. »
Quia miro amore souper in corde siio gerebat Christum Jesiim, et hune crucifixuni...
XXI
DE BIBBIENA AU COUVENT DE L'AL VERNE
Il est un peu plus d'une heure lorsque, sous la pluie ballante, je sors de Bibbiena, pour entrepren- dre à pied le difficile et long' voyage du mont Alverne.
Le temps est chaud, malgré la pluie. J'entends au loin, sur la campagne verte, retentir l'appel monotone du coucou ; et des cloches aussi tintent vaguement, comme endormies, là-haut, dans la blanche Bibbiena, qui s'étend sur la colline, entou- rée de noirs cyprès.
Le chemin détrempé commence par descendre, mais bientôt s'élève de nouveau. Après avoir marché quelque temps, je me trouve dans un endroit où les routes se séparent, et où une simple colonne de pierre grise porte les deux inscriptions : Per la Romagna, et Per là Verna.
Je choisis ce dernier chemin, qui monte par un sentier bordé de murs jaunes, gravissant d'abord une hauteur où poussent de jeunes hêtres rou- ges, et qui me rappelle un peu les vallonnements de nos forêts danoises. La pluie, elle aussi, tombe d'une façon toute danoise sur les feuilles raides des
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jeunes hêtres, et tambourine régulièrement sur le parapluie que j'ai eu la prudence d'acheter à Arezzo. Mais ici, parmi les jeunes hêtres, des genêts italiens s'épanouissent, brillants, et, un peu à distance, j'entends les vibrantes clochettes d'un troupeau de moutons.
Longtemps je m'élève au flanc de cette hauteur. Autour de moi se dressent des crêtes plus hautes, l'une derrière Fautre, mais toutes voilées d'une brume de pluie, et cachant leurs sommets dans des nuages blanchâtres. Bibbiena m'apparaît déjà très bas, dans la vallée, toute ensevelie sous le brouillard; plus loin encore, j'aperçois une autre ville embrumée sur une autre montagne, — Poppi, à ce que m'apprend ma carte.
Mais voici que le chemin descend, me ramène dans une vallée ! Le temps semble vouloir s'éclair- cir; un moment, les nuages blanchissent, et s'écar- tent assez pour me découvrir les eaux gris vert d'un torrent écumant, un confluent de l'Arno, pour- suivant sa course entre deux rangées de clairs peupliers qui longent ses deux rives.
Un pont me conduit de l'autre côte du torrent, et je ne puis m'empêcher, en passant au-dessus de ses eaux bouillonnantes, de les charger d'un tendre salut pour Florence, où bientôt elles clapoteront doucement sous le Pont des Orfèvres, et soupire- ront le long des Caséines. Et puis je recommence à monter; et, cette fois, ce n'est plus une colline danoise, mais une véritable montagne de pierre
DE BfBBIENA AU SOMMET DE LALVERNE 273
italienne, jaune, et avec des saillies de rochers comme sur les fresques de Giotto.
Obstinément, je vais devant moi, avec une inces- sante montée à peine sensible. Un ruisseau de montagne murmure à mes pieds, dans l'abîme, un oiseau chante du fond de la chaude vallée ver- doyante. Autour de moi, s'étend une foret nue de chênes ; ou bien, lorsqu'elle finit, je passe entre des champs cultivés, surtout des vignobles, semés çà et là d'énormes blocs de rocher. Parfois, un petit ber- ger se tient assis au bord du chemin. A l'horizon d'alentour, rien que des montagnes et des nuages. Bibbiena et Poppi, qui sont restées cachées quelque temps derrière le bois, se montrent cependant de nouveau, mais déjà beaucoup plus lointaines et infiniment plus basses au-dessous de moi.
Quant au sommet de la Verna, entrevu tout à l'heure au sortir de la gare, depuis longtemps j'ai cessé d'en voir aucune trace.
Je marche, marche, m'arrête un moment, et me remets en marche. Autour de moi, se multiplie le murmure continu de sources, coulant çà et là parmi des pierres. Le coucou appelle, là-bas, dans le bois ; et plus haut, sur le penchant d'une mon- tagne, s'élève un chant d'un rythme traînant. Plus haut, plus haut !
Et voici que, tout d'un coup, les nuages s'abais- sent comme un rideau blanc, et que je ne vois plus absolument rien d'autre que les collines brunes k^s plus proches de moi. Une femme se tient
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274 PÈLERINAGES FRANCISCAINS
debout, sur le chemin, faisant paître ses moutons et filant avec une quenouille. Et je vais, je monte toujours, malgré la sueur qui m'accable sous le poids de mon sac et de mon manteau.
Plus haut, toujours plus haut! Maintenant, quel- ques maisons de pierre se dressent au bord de la route. Dans Tune, je vois que Ton peut acheter Fane, vino, e gcneri diversi, ainsi que du sel et du tabac, les deux denrées dont le gouvernement ita- lien se réserve le monopole. Mais je n'ai besoin de rien de tout cela, ni des <( genres divers », ni du tabac. Je passe tout près des maisons, dans un champ où trois autres femmes se tiennent debout, toutes filant la quenouille. Droites et immobiles, ces ligures se tiennent là, sombres sur le fond blanchâtre des nuages, et avec une singulière grandeur sculpturale, comme des statues de la Des- tinée. Dans la vallée, sur les deux côtés de la mon- tagne que je gravis, mes yeux ne découvrent rien que des nuages blancs qui s'enroulent les uns dans les autres, ou bien, lorsque parfois ils s'écartent, un sol recouvert d'une vapeur bleue.
Mais voici que, non moins brusquement, les nuages, se relevant à l'avant- plan, me permettent de revoir la Verna: j'en suis déjà beaucoup, beau- coup plus près ! Je puis même discerner que la montagne, à sa partie inférieure, est plantée d'un petit bois rouge brun, tandis que, plus haut, elle est sombre, dentelée, couveite de sapins.
Quelques instants je ralentis ma marche, en
DE BIBBIENA AU SOMMET DE L ALVERNE 273
tâchant à griftbnner, sur mon carnet, une esquisse de la Verna. Le temps s'éclaircit un peu, décidé- ment. En bas, dans la vallée, je vois monter des fumées, et j'entends de fortes voix d'enfants chan- ter sans cesse un seul et même refrain d'un chœur en plain-chant. C'est le chant populaire italien, triste et monotone, tel que j'ai appris à le connaî- tre dans mes courses à travers l'Ombrie. J'écoute, attendri jusqu'aux larmes, et je saisis quelques paroles, notamment ces deux vers, qui reviennent sans cesse comme un refrain :
Stendi la mano, 0 Maria,
0 Maria, nostra ^peranza !
Etends la main, o Marie,
0 Marie, notre espérance !
Et les i de ce Maria ont tout l'accent d'un cii plaintif, comme un appel au secours, indéfiniment répété.
Longtemps, longtemps ce chant se prolonge. Il m'est impossible de voir les chanteurs : mais, à coup sur, ce doivent être de jeunes garçons. Et puis, un peu plus tard, et de Tautre côté de la montagne, voici que s'élève une autre voix, plus fine, plus tendre, peut-être une voix de femme ! Et les deux chants, maintenant, se répondent l'un à l'autre, jusqu'à ce qu'enfin ils se fondent ensemble, s'unis- sent, et expirent en un puissant et enthousiaste :
Evviva, evviva Maria, Maria, mamma mia !
i>76 PELERINAGES FRANCISCAINS
Je m'arrache à ce rêve, me remets en mar- che. Un vent giacé commence k souffler; la chaleur s'en est allée, et je suis forcé de boutonner mon manteau. Et, avant même de m'en être rendu compte, je me trouve de nouveau au milieu des nuages, dans une buée humide et blanche, qui bientôt se transforme en vraie pluie, et huit par redevenir Taverse folle de tout à Fheure. Il n'y a plus désormais de mont Alverne à voir, plus de chants à entendre; sur le chemin trempé, le long d'une digue semée de gazon, péniblement je monte, parmi la solitude. Les champs déserts, avec leurs gros blocs de rochers épars, çà et là, me rappellent notre lande de Falkenberg par un temps de pluie. Je commence à sentir qu'il y a longtemps que je suis en route : mais le terrain continue à monter sans cesse, très faiblement il est vrai. Allons, plus haut, toujours plus haut !
De nouveau quelques maisons se dégagent du brouillard, de pauvres maisons de pierre, toutes carrées. Et le chemin devient pavé : évidemment je traverse une petite ville. Je passe même devant un bureau de poste : l'inscription R. Poste se lit sur le grand écusson officiel, à côté d'une petite porte fermée.
Mais, comme il pleut î Une pluie telle qu'il ne peut y en avoir qu'en Italie, non pas une pluie de gouttes, mais de pesants filets d'eau, qui tombent sur moi comme des coups de fouet. La rue dallée se meta descendre brusquement; et je marche dans
DE BÏBBII:NA au sommet de L'ALVERNE 277
l'eau, dans une eau qui rejaillit jusque sur mes mains. L'eau découle de mon parapluie sur mon dos; mes genoux, depuis longtemps déjà, sont mouillés et glacés; et voici maintenant que les poches même de mon pardessus commencent à se remplir d'eau, de telle sorte que je ne puis plus me réchauffer les mains en les y plongeant î Et pendant que la pluie me mouille ainsi du dehors, la sueur, au dedans, continue à me bai- gner. Car la petite descente est déjà passée, et de nouveau je monte, je monte sans arrêt.
La ville est loin derrière moi : maintenant com- mencent d'interminables escaliers de pierre en zigzag, qui escaladent la montagne. Je comprends que je vais arriver bientôt au but de ma course : mais, aussi bien, mes forces commencent peu à peu à défaillir. L'eau coule, transparente et claire, de marche en marche : mes souliers en sont pénétrés ; la pluie continue à gicler lourdement du parapluie sur mes épaules; je suis sûr qu'il ne reste plus sur moi le moindre fil sec. Et voilà au moins quatre bonnes heures que je suis parti de Bibbiena !
Mais constamment, à chaque tournant du sen- tier en gradins, une nouvelle série de marches succède à l'autre : toujours aucune trace de porte ni d'habitation. J'ai, d'ailleurs, appris plus tard qu'une distance d'un demi-kilomètre séparait du couvent la petite ville au bureau de poste, — dont le nom est La Beccia.
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Mais enfin tout à coup, à un nouveau tournant de cette échelle infinie de zigzags, j'aperçois devant moi un petit édifice. Je me liàte d'en approcher : c'est une chapelle votive, d'un genre que l'on ren- contre constamment sur les routes d'Italie. Un moment je la considère, sans trop me rendre compte de ce que je regarde, lorsque, soudain, je découvre une vieille inscription gravée sur du marbre, une inscription qui me dit que c'est ici l'endroit où les oiseaux ont souhaité à saint Fran- t^ois la bienvenue sur le mont Alverne.
C'est donc que le couvent lui-même ne doit pas être bien loin; cette pensée me rend des forces pour continuer la montée. Et, en efYet, presque aussitôt je découvre] dans le mur du rocher, à la gauche du chemin, une grande arche de pierre, en forme de portail ouvert; et sur l'arche je lis ces mots solennels : NON EST, IN TOTO ORBE, SANCTIOR MONS.
(( Tl n'y a pas, dans le monde entier, une mon- tagne plus sainte ! »
Je passe sous le portail, j'arrive dans une vaste cour dallée, j'aperçois à quelque distance une statue de saint François : je suis au port !
Sous une colonnade, plusieurs hommes se pro- mènent, au sec. Je m'approche, et les prie de me conduire au couvent. Sans une parole, l'un d'eux se détache du groupe et va sonner à une porte : la porte s'ouvre doucement, et, au haut
DE BIBBIENA AU SOMMET DE LALVERNE 279
d'un long- escalier, je vois un père franciscain qui s'avance vers moi. Je referme mon parapluie, tout imprégné d'une eau qui rejaillit sur moi ; je parviens au haut de l'escalier : « Voyez un peu, mon Père, quel pèlerin mouillé vous arrive ici ! » Mon hôte me saisit la main, m'entraîne, et ne s'arrête pas avant que nous nous trou- vions dans une chambre oi;i un grand feu pétille gaiement.
Là, le moine m'enlève mon manteau, me sert un verre de vin, jette encore plus de bois sur le feu, et m'invite à ôter tous mes vêtements, pour les pendre à sécher devant la flamme. Après quoi il disparaît, avec la promesse de revenir au bout d'un temps convenable. Et maintenant je m'as- sieds, seul, dans le costume d'Adam, devant le feu (jui claque, je me réchauffe et me réconforte par de nouvelles gorgées du vin que le moine a laissé pour moi sur la table, et puis je me frotte et m'essuie, tandis que tous mes pauvres effets, depuis la chemise jusqu'au manteau, pendent autour de moi sur des chaises et sèchent en fumant. Étant Técrivailleur incorrigible que je suis, je n'ai rien gardé sur moi que mon crayon et mon carnet : j'inscris sur celui-ci qu'il est cinq heures, que devant mes fenêtres s'étale un toit, dont l'eau découle sans arrêt, et que par-dessus ce toit se montre une montagne couverte d'un bois de hêtres dénudés, une foule de troncs noirs dans l'épais brouillard gris, tout à fait comme les bois de hêtres
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de chez nous, par une pluvieuse journée de décem- bre.
Mais, avec tout cela, ce n'est pas en Danemark que je suis : je suis sur le mont Alverne, je suis sur le mont Alverne !
XXII L'ALVERNE
Le couvent franciscain du mont Alverne est un édifice très étendu, et formé d'un grand nombre de bâtiments divers qui se sont agglomérés au cours de sept siècles. Mais l'étranger apprend assez vite à y distinguer les grandes parties suivantes :
La Chiesina, petite église de la seconde moitié du XHi" siècle, correspondant à la chapelle que le comte Roland avait fait édifier, pour saint François et ses frères, sous l'invocation de Sainte-Marie-des- Anges;
La Chicsa Mar/giorc ou église principale, grande chapelle à transept dans, le style, à la fois très simple et très noble, du xiv^ siècle, et dont l'orne- mentation ne comporte pas moins de six œuvres de Tart le plus parfait des délia Robbia;
Le couvent, avec la petite place dallée qui le pré- cède, et d'oii l'on a une vue merveilleuse sur l'im- posant paysage des montagnes d'alentour;
Et enfin la Chapelle des Stigmates, élevée en 1263 sur le lieu nïême où saint François, ce fameux jour du 14 septembre 1224, a reçu les empreintes
282 PELERINAGES FRANCISCAINS
delà passion du Christ; — laquelle chapelle, par conséquent, est éloignée des autres bâtiments monastiques, mais se trouve reliée à eux par un long passage couvert.
Et deux fois, durant chaque journée, une pro- cession passe lentement par ce corridor, se ren- dant de la Chiesa Maggiore jusqu'à la Chapelle des Stigmates .
Deux fois dans les vingt-quatre heures, l'après- midi au sortir des vêpres, et la nuit après les matines, tous les frères s'en vont à la Chapelle de la Stigmatisation, afin de méditer sur le grand mira- cle. Ils y vont en chantant et priant tout le long du chemin; et lorsqu'ils sont arrivés dans la chapelle, tous s'agenouillent humblement, et chantent l'an- tienne en riionneur de saint François :
Signasti hic. Domine, servum tinim Franciscum signis redemptionis nostrœ !
<( C'est ici. Seigneur, que tu as daigné marquer ton serviteur François des signes vénérables de notre rédemption ! »
Et, en même temps que se chante le mot « ici », deux des frères montrent du doigt la pierre qui, devant le maître-autel, indique le lieu même où s'est produite la stigmatisation.
Ce pluvieux jour de mai, où j'arrive sur le mont Alverne, la procession des vêpres est déjà finie depuis longtemps. Aussi demandé-je au père hôtelier, lorsqu'il revint vers moi pour me voir
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dans un état plus présentable, de ne point man- quer à me faire éveiller pour les matines. Car le fait est que je ne suis pas certain de pouvoir passer une seconde nuit au monastère : le billet circu- laire que je me suis fait délivrer à Rome expire le surlendemain, et je crains d'en perdre le béné- fice en prolongeant mon séjour. Pendant que nous causons précisément de ce sujet, deux autres Pères nous rejoignent dans la salle des hôtes. L'un se présente à moi comme le Gardien du couvent, le Père Saturnin de Caprèse; l'autre est un des Fran- ciscains récemment expulsés de France, et se nomme le Père Samuel, ou, comme disent les Ita- liens avec leur habitude de redoublement des con- sonnes finales, le Père Samuelle.
Le Père Gardien ne reste qu'un moment : mais le Père Samuel, lorsqu'il découvre que je parle fran- çais, s'assied vis-à-vis de moi, tout heureux, et entame un long entretien. Enfin il me promet de venir, lui même, cette nuit, me réveiller pour la procession.
Cependant, la crainte de me mettre en retard pour cette cérémonie fait que je m'éveille sponta- nément, bien longtemps à l'avance. Dès une heure du matin, je suis tiré de mon sommeil, et, dans la nuit noire, je cherche à tâtons la boîte d'allu- mettes, sur la table de nuit. Je frotte une allumette, elle claque, pétille, projette brusquement une vive lumière bleue ; et ce n'est qu'après tout cela que je
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parviens à m'en servir pour allumer ma bougie.
Et maintenant je n'ose plus me rendormir. Je laisse brûler la lumière, dont le reflet, d'ailleurs, n'éclaire qu'un bien petit espace parmi les froides et humides ténèbres de la vaste chambre. Et pen- dant que je reste ainsi étendu, dans une profonde solitude et un profond silence, n'entendant pas même la pluie qui, la veille, tambourinait au dehors, je me sens envahi d'une angoise acca- blante.
C'est une angoisse plus terrible encore que celle de la mort, la plus terrible de toutes celles qui peu- vent s'abattre sur un cœur humain, l'angoisse de penser que l'on n'est point en faveur auprès de Dieu. Et pourquoi donc ce sentiment me saisit-il précisément ici, sur ce mont Alverne, vers lequel j'ai depuis longtemps aspiré avec un si sincère et profond désir de pèlerinage ?
«Hé ! — me répond une voix, une petite voix- dure et vilaine que je connais bien, et qui ne con- tient pas une ombre de pitié, — ne sais-tu donc pas qu'il y a des hommes à qui Dieu accorde tout, en ce monde, parce qu'il ne peut leur donner rien dans l'autre monde, des hommes dont il satisfait ici-bas les désirs, parce qu'il ne pourra point les satisfaire là-haut? Et lorsqu'un homme de cette «'spèce trouve son plaisir dans les pèlerinages et les impressions dévotes, dans les pensées pieuses et les souvenirs de saints, alors Dieu lui concède tout cela, remplit tous ses souhaits et ses aspirations,
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le laisse s'imprégner délicieusemenl d'émotion religieuse', comme d'autres s'enivrent d'art, ou d'honneurs, ou de joie sensuelle. Mais il n'en résulte point qu'un tel homme soit plus proche de Dieu que ces autres jouisseurs. Jamais il n'at- teindra à la grâce de la foi parfaite et de la rémis- sion des péchés, jamais il ne sera admis à la vie éternelle : car Dieu ne veut point de ces satisfaits d'ici-has ! »
Je me déhats misérahlement parmi ces pensées lorsque j'entends retentir, dans la nuit, un clairet fort tintement de cloches matinal. Je me hâte de sortir du lit et de m'hahiller. Bientôt me voici dans le couloir, devant ma chamhre ; puis je trouve un escalier, et descends dans une cour. Je frotte une allumette, et, à sa lumière tremblante, je vois, tout près de moi, une béte monstrueuse, un énorme bouledogue, qui, immobile, se tient là, prêt à s'élan- cer. Sans un mot, je me rejette en arrière, et j'en- tends la voix autour de moi qui me dit, avec un ton odieux de contentement : « Voici le Mauvais qui te guette et qui va t'emporterî Ton temps est achevé, tu lui appartiens désormais, et ne pourras plus t'ar- racher k lui ! »
Mais moi, dans mon désir passionné d'échapper au monstre, je remonte précipitamment l'escalier, rentre dans ma chambre, et vais chercher ma bou- gie. Puis je prends l'escaher qui grimpe plus haut; peut-être y trouverai-je une issue? Mais non, j'ar-
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rive seulement sur un palier fermé tout plein de fantômes effrayants !
Je commence, alors, à explorer lentement, métho- di(juement, l'édifice entier. Tout d'abord, je place une chaise devant la porte de ma chambre, afin qu'elle ne se referme pas sur moi : car elle n'a point de loquet au dehors, mais seulement un trou de serrure sans serrure. Et puis, avec douceur et pré- caution, j'examine le palier, porte après porte: toutes les cellules sont fermées. Je frappe tout bas : per- sonne ne me répond, du dedans. De l'autre côté, rien que des fenêtres donnant sur la cour. Mais, à Textrémité opposée du corridor, je finis par décou- vrir une petite porte qui, évidemment, est Tunique sortie : hélas ! celle-làaussi est fermée ! Je la secoue, impossible de la faire remuer ! Je suis enfermé, enfermé sans espoir.
Et tenez! voici que les cloches sonnent pour la seconde fois, toutes joyeuses, avec un appel mer- veilleusement sonore et pressant ! Et moi, tout déses- péré, je songe : « Ah ! maintenant, ils commencent la procession; mais moi, venu ici pour elle, je ne pourrai point la voir ! On m'a oublié, ou bien, par une charité mal entendue, on a voulu me laisser dor- mir ! Évidemment ces bons pères pensent que je pourrai venir avec eux la nuit prochaine : mais moi, je n'en ai pas le temps, je ne puis passer une autre nuit ici, et voilà que je vais devoir repartir sans avoir vu ce que je désirais ! »
L'excès de mon désespoir me donne des torces
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nouvelles. Je secoue la porte si rudement qu'elle grince ; je la frappe avec tant d'énergie que tout le corridor retentit de mes coups. Mais chacun des frères, naturellement, est là-bas, à la chapelle : personne ne peut m'entendre! Et maintenant les cloches appellent pour la troisième fois : combien claires, combien joyeuses, combian invitantes ! Je me dis que c'est une sensation du même genre que Ton devra éprouver au jour du jugement suprême, lorsque, couché dans son tombeau, on entendra sonner les cloclies du royaume des cieux et que Ton se répétera, désespérément, au fond de sa conscience : « Elles ne sonnent point pour moi 1 ce n'est pas moi qu'elles appellent ! »
Je m'appuie contre une fenêtre, je plonge mon regard dans la nuit sombre, où n'apparaît encore aucun rayon de l'aube.
Et alors je vois, très loin là-bas, dans le bâtiment d'en face, les fenêtres s'éclairer tout à coup. La lumière se meut, quelqu'un avance avec une bou- gie. Toujours plus proches et plus proches, des fenêtres s'éclairent: maintenant je vois une figure s'avancer dans le couloir qui doit conduire à la porte fermée devant laquelle je me tiens. Mon cœur déborde d'une joie immense : ainsi donc, on ne m'a pas oublié, et voici qu'on vient enfin me cher- cher !
Telle doit être la sensation de celui qui, au jour du jugement suprême, couché dans son tombeau, et lorsque déjà sa conscience désespérée est sur le
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point de renoncer à tout, entend soudain, — et oh! avec quel frémissement prodigieux de bonheur ! — que les cloches du royaume céleste commencent à l'appeler, lui aussi, et que doucement, d'un ton plein de pardon, des voix au-dessus de lui chantent avec joie : « Viens, toi aussi, lève-toi et viens! »
Soudain j'entends un coup frappé à une
porte, j'entends une porte s'ouvrir ; et voici le Përe Samuel sur le seuil de ma chambre, un petit homme tout souriant et amical, avec des lunettes qui brillent !
— Il n'est pas trop tard encore */ demandé-je pré- cipitamment, en me redressant sur mon lit.
— Pas du tout ! me répond le père français, un peu surpris de l'accent inquiet de mon ton de voix. Nous avons largement le temps; les matines vien- nent à peine de finir; maintenant nous chantons les laudes, et ce n'ost qu'ensuite que vi«'nflra l;i procession !
« Nous avons bien le temps ! » Ces mots réson- nent en moi avec une musique apaisante. Je m'aper- çois que je suis simplement étendu sur mon lit, tout vêtu, et que c'est en rêve que je me suis livré à ces courses effarées à travers le couvent. Bientôt me voici accompagnant le Père Samuel dans un long corridor sombre. Parvenu devant une autre porte revêtue de fer, mon guide souffle la bougie qu'il t«*nait en main, puis ouvre la porte : nous sommes dans la grande chapelle.
L'ASCENSION
Tei-re cuite cmaillée d'Andréa délia Rnbbi: hans la Cliicsa Mag-ioie du Coiivcnl do lAlverne.
LE MOiNT AL VERNE i89
Ses voûtes grises, très hautes, se perdent dans robscurité; et Tair est si froid que je me sens saisi d'un frisson. Derrière le maître-autel, cependant, brille glorieusement Tabside éclairée d'innombra- bles cierges; et l'office du bréviaire se poursuit comme d'habitude, psalmodié en chœur sur un rythme constant. Après avoir écouté un moment, je constate que Ton vient, en fait, de commencer les laudes. Je reconnais le Benedicite, ce chant de louanges que les trois jeunes Hébreux ont chanté dans les flammes ardentes oi^i les avait jetés le tyran de Babylone, et qui, maintenant encore, retentit chaque matin dans des milliers et des milliers d'églises catholiques. Et mon inquiétude, mon angoisse, mon épouvante s'apaisent sous cette célé- bration, sans cesse répétée, du Maître tout-puissant:
(( Louez le Seigneur, toutes les œuvres du Sei- erneur, célébrez et "-lorifiez-le dans l'éternité!
« Louez le Seigneur, tous les anges du Sei- gneur, louez le Seigneur, tous les cieux!
« Louez le Seigneur, toutes les eaux qui coulez sous les cieux, louez le Seigneur, toutes les puis- sances du Seigneur!
<( Louez le Seigneur, soleil et lune, louez le Seigneur, étoiles du ciel!
« Louez le Seigneur, toutes lès pluies et toutes les rosées, louez le Seigneur, tous les esprits de Dieu!
c( Louez le Seigneur, feu et chaleur, louez le Seigneur, froids et glaces !
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290 PÈLERINAGES FRANCISCAINS
« Louez le Seigneur, glaces et neiges, louez le Seigneur, nuits et jours!
« Louez le Seigneur, lumière et ténèbres, louez le Seigneur, nuages et éclairs'.
« Terre, loue le Seigneur, célèbre et glorifie-le dans l'éternité !
(( Louez le Seigneur, montagnes et collines, louez le Seigneur, toutes cboses qui verdissez sur la terre!
« Louez le Seigneur, toutes les sources, louez le Seigneur, toutes les mers et tous les torrents!
a Louez le Seigneur, toutes les bêtes des eaux, louez le Seigneur, tous les oiseaux du ciel!
« Louez le Seigneur, tous les animaux des champs, louez le Seigneur, tous les enfants des hommes!
c( Israël, loue le Seigneur, célèbre et glorifie-le dans Téternité!
« Louez le Seigneur, prêtres de Dieu, louez le Seigneur, serviteurs de Dieu!
« Louez le Seigneur, âmes des justes, louez le Seigneur, tous les saints et humbles de cœur !
« Loué sois-tu, Seigneur, au plus haut des cieux, célébré et magnifié dans l'éternité!
Au Benedicite succède une longue série d'autres chants de louanges, non moins magnifiques : « Louez le Seigneur du ciel, louez-le sur les hau- teurs! (ps. GXLVIlIi ; Chantez au Seigneur un nou- veau chant! (ps.^CXLIX); Louez le Seigneur dans ses saints !(p.CLl)) .Et enfin ^'è\h\Q,\ç; Benedictus à\x
LE MONT ALVERNE 291
vieux Zacharie que nous a conservé l'Évangile de saint Luc. Les dernières lignes du chant supplient le Seigneur « d'éclairer ceux qui sont assis dans les ténèbres et les ombres de mort, et de guider leurs pas sur le chemin de la paix ».
Puis un frère, avec une lanterne allumée, sort du chœur, traverse la nef, et va ouvrir tout au large la porte de la chapelle. Et maintenant la procession se glisse lentement hors de l'endroit, derrière le maî- tre-autel, où elle s'est formée : deux lanternes sur de hautes perches, la croix franciscaine, et puis, en une longue rangée, les frères bruns, s'avançant deux par deux. Je les compte : ils sont, en tout, trente-sept. Je me joins au cortège, et marche à sa suite. En tête, quelqu'un commence à réciter le psaume L : Misere?'e mei, De us, « ayez pitié de moi, Seigneur, suivant votre grande compas- sion ! ))
Et toutes les autres voix, fortes et sonores, répondent: « Et effacez mon iniquité suivant Fabon- dance de v^os miséricordes! »
Nous voici parvenus à la porte de la chapelle : la nuit sans limites, la sombre nuit pleine de brume et la lugubre solitude nous accueillent, au dehors ; un air glacé souffle jusque sur nous; à l'intérieur de la chapelle, le brouillard se change en fumée à la lueur des lanternes.
Cependant nous affrontons la nuit, et nous nous engageons, sur la droite, dans le passage couvert.
9'ji> PÈLERINAGES FKANCISCALNS
Très vite, à présent, s'avance la longue série de robes brunes, dont les ombres flottent sur les hauts murs que nous longeons.
Le Miserere achevé, une voix entonne le De Pi^ofundis : « De la profondeur de l'abîme je t'in- voque, Seigneur ! » Bientôt nous nous trouvons devant une porte grillée, à droite du passage ; nous descendons quelques marches, et nous voici dans le vestibule de la Chapelle des Stigmates. Quel- qu'un me tend un prie-Dieu, juste au moment où je veux pénétrer dans la chapelle. Je vois que déjà les frères y ont pris leurs places dans les stalles du chœur, le long du mur, tandis que d'autres s'age- nouillent sur les degrés de Tautel. Au-dessus d'eux s'élève un retable blanc et bleu, une Crucifixion de l'un des Robbia.
L'office, dans la chapelle, est très court. J'en- tends s'élever l'antienne que j'attendais, et puis ensuite une prière muette. A celle-ci succède une litanie, pendant laquelle tous les frères se jettent de tout leur long à terre, devant l'autel, et baisent le sol; et puis nous nous en retournons dans la grande chapelle. Lorsque la litanie s'achève, le Père Samuel vient vers moi, m'emmène au dehors. Mais, au moment où la porte de la chapelle se referme sur moi, j'entends un bruit étrange, à l'intérieur : ce sont les frères qui commencent à se flageller. Cor- dialement, le Père Samuel me souhaite, de nouveau, (( bonne nuit )>, devant la porte de ma chambre, et disparaît. Il est environ deux heures du matin : je
LE MONT ALVERNi: 293
11U3 hâte de me recoucher, et ne me réveille plus qu'à huit heures.
Pendant que je dormais, une rayonnante matinée de printemps s'est soudain levée sur le mont Alverne. De la petite piazza, devant la chapelle et le couvent, je considère au loin, très au loin, un spectacle sauvage et vraiment prodigieux.
Par-dessus le rebord du parapet, l'œil plonge dans un abîme de rochers mouillés. Et très bas sous ces rochers s'étend la campagne verte, avec de puissants blocs de pierre semés çà et là, et des peupliers nus projetant leurs troncs : la campagne parmi laquelle j'ai erré, hier, sous l'averse, en me dirigeant vers le mont Alverne. Je retrouve, à mes pieds, le chemin tournant par où je suis venu.
Mais que si, maintenant, je relève les yeux, voici que tout l'immense paysage qui m'entoure ne me présente rien d'autre que des montagnes, à l'infini! Celles du voisinage sont d'un brun jaune, puis d'autres violettes avec des taches de brun, de noir, ou de vert. Pareils à un océan qui se serait durci, avec des vagues de toutes les couleurs, des sommets s'élèvent de toutes parts, se découpent en lignes très nettes sur l'immense fond bleu. Très loin, là-bas, j'aperçois Bibbiena ; et les montagnes par-dessus lesquelles j'ai grimpé hier, en me ren- dant ici, ne m'apparaissent plus à présent que comme de méchantes collines. En un mot, une mer infinie de cimes, sous le ciel infini.
294 PELERINAGES FRANCISCAINS
C'est aujourd'hui dimanche ; et paysans et pay- sannes des environs sont venus pour assister à la messe. Tout alentour, sur la place, je vois des groupes de braves pèlerins s'entretenantà mi-voix, avec des femmes aux joues rouges, des enfants qui sourient. Personne ne s'avise de venir mendier auprès de l'étranger : mais une vieille femme s'ap- proche de moi, pour causer. Elle est de fort loin d'ici, de Castel Fiorentino, petite ville sur la ligne <rEmpoli à Sienne, de Fautre côté des Apennins.
— Mais oui, me dit-elle, saint François, sur cette montagne, a tant fait pénitence et souffert tant d(; maux qu'il faut que, nous aussi, nous souffrions un peu, et fassions pénitence, si nous vou- lons avoir l'espoir de le rejoindre dans le paradis !
Puis arrive le Père Samuel, la mine toute fraî- che, encore que, suivant l'habitude, il ne se soit pas couché depuis la procession ; et, sous sa con- duite, je vais maintenant visiter les lieux auxquels se rattachent des souvenirs de saint François : la grotte oii il priait, l'autre grotte oii il dormait, la Chapelle des Stigmates, et enfin, tout au haut de la montagne, l'autre grotte encore oi^i le frère Léon avait coutume de lire la messe à son cher maître et père spirituel.
Au sortir de la petite place, nous descendons d'abord de nombreuses marches étroites entre les énormes blocs de pierre, tout juste au-dessous du couvent. Il fait très humide, dans cet endroit ; les
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marches où nous posons le pied sont glissantes, et l'eau découle des plantes vertes qui revêtent la pierre. Enfin nous atteignons le fond d'un vérita- ble abîme : très haut au-dessus de nos tètes s'é- lèvent les murs de pierre, et très bas au-dessous, entre ces murs, la gorge s'enfonce dans la monta- gne, passant sous le couloir qui mène à la Cha- pelle des Stigmates, et plus loin encore. Ici, parmi ces nmrailles de rochers, règne une obscurité éter- nelle, pendant que l'eau coule sans arrêt par- dessus la mousse et les herbes sauvages. Çà et là, dans une fente du roc, pousse un petit frêne.
Et c'est donc dans ce lieu profond et sombre que se tenait saint François ! Sous un énorme bloc fai- sant saillie, sasso ou masso sjjicco, il avait coutume de prier ; et plus bas encore, dans l'entrée de la gorge, était la caverne oi^i il prenait son sommeil, — nous la verrons plus tard, du passage ouvert sous la Chapelle des Stigmates ! me dit le Père Samuel.
Et puis nous restons là quelque temps, immo- biles et silencieux, dans Fabîme détrempé.
— Quand on y pense ! dis-je, demeurer ici, prier ici, habiter ce lieu jour après jour, semaine après semaine, et souvent par un temps comme celui d'hier !
— Oui, me répond le Père Samuel, le climat de la Verna est très hivernal durant la plus grosse partie de l'année. Nous avons ici trois mois, tout au plus quatre mois, d'été ; et tout le reste n'est que neige, tempêtes, pluie, et brouillard. Jai
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entendu des visiteurs qui venaient d'Assise affirniei' que tout ce quils avaient vu là-bas palissait et n'était rien en comparaison du mont Alverne. Assise est belle, aimable, séduisante ; elle est le mouvement franciscain dans sa floraison : mais c'est ici que Ton voit les racines profondes de ce mouvement, ces abîmes du fond desquels il s'écrie vers Dieu. Et ici, en effet, une seule expression nous vient à l'esprit : c'est effrayant ! Oui, — répète le bon père, — c'est effrayant!
Par d'autres escaliers, nous remontons ensuite à la lumière. Dans le corridor de la Chapelle des Stig- mates, mon guide ouvre une petite porte : nous nous retrouvons à l'air libre. C'est ici la partie supé- rieure de la même gorge que nous venons de visi- ter dans le bas. La lumière, ici, est beaucoup plus vive, les blocs massifs sont abondamment plantés de fleurs et de buissons. Mais bientôt, au sortir de cette lumière, nous pénétrons dans un nouveau passage étroit et sombre dont la toiture pend si bas que nous sommes forcés de n'avancer que courbés. Le passage aboutit à une grotte de rocher fermée de toutes parts, qui était le lieu oii saint François avait coutume de dormir. Un banc de pierre, au-dessous d'un bloc saillant, lui ser- vait de lit. Et ceci, en vérité, est presque inconce- vable : car la grotte est si noire, les rochers si humides ! et, pour parvenir à l'air et à la lumière du dehors, nul autre chemin que ce sombre pas- sage resserré ! C'est ici, vraiment, que l'on se
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trouve (Ml lact' duii (''léniont surnaturel, en tace d'un héroïsme accessible seulement à quelques âmes choisies et prédestinées.
— Combien nous comprenons mieux un endroit comme celui-ci, n'est-ce pas, nous qui ne sommes que des chrétiens ordinaires? me dit le Père Samuel lorsque, peu de temps après, nous nous retrouvons là-haut, sur le penchant de la montagne, dans la grotte ouverte, claire et gaie, du frère Léon.
Une série de marches étroites nous y a conduits, parmi de grands blocs de pierre ; et dans renfon- cement de ces blocs nous voyons s'élever un petit autel devant lequel il y a, tout juste, assez de place pour le prêtre officiant.
— Quel endroit pour célébrer la sainte messe ! s'écrie le Père Samuel. Représentez- vous les matinées que le frère Léon et saint François ont du vivre ici en commun, Tun debout devant l'autel, Tautre age- nouillé à ses pieds ! Au fond, dans la vallée, sous les brumes violettes du matin, le vaste monde encore endormi ; et ici, sur la hauteur, parmi le calme et la paix de l'aube, cette action merveilleuse par laquelle Dieu lui-même nous devient présent dans la sainte hostie et le calice consacré ! Dans quel état d'exaltation saint François a dû se sentir haigné, ici, très haut par-dessus la terre et toutes choses terrestres, ne voyant et ne sachant rien d'autre que le corps de son cher Seigneur élevé dins les mains du frère Léon, et le sang du Sei- gneur dans le calice étincelant et doré !
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« Moi-même, j'ai eu le bonheur, une fois, de pouvoir dire la messe ici ! — ajoute le Père Samuel, comme s'il répondait à une question que je son- geais, en effet, à lui poser. — C'était un matin d'été, exactement au lever du soleil. Tout juste comme je faisais le signe de la croix, pour com- mencer la messe, le soleil, rouge et rayonnan:, est apparu là-bas, par-dessus cette montagne, le mont Casella. Et ensuite, lorsque je me suis retourné pour dire le Domimis vobiscinn, quel coup d'œil sur l'immense paysage d'alentour, dans ce soleil matinal encore mêlé de brume ! J'étais si saisi de la grandeur de Dieu que j'osais à peine prononcer son nom ; chaque fois que les paroles de la messe m'obligeaient à dire Doininus ou Deiis, j'hésitais et frissonnais de crainte, comme Israël devant le Sinaï. et tachais à ôter de mon âme toute pensée temporelle, comme Moïse a ôté ses sou- liers devant le buisson enflammé. En vérité, c'est bien ici le lieu pour dire Sursvm Corda, Haut les cœurs !
« Oui, poursuivit-il pendant que nous descen- dions, on appelle cette montagne le Golgotha fran- ciscain^ et c'est avec raison, car la Crucifixion de Notre-Seigneur s'est reproduite ici, miraculeuse- ment, sur le corps même de saint François. Mais on pourrait aussi nommer cette montagne un Tha- bor, un mont de transfiguration, car certainement jamais François ne s'est éhwé plus près du ciel que durant ces heures solitaires d'oraison sur le
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mont Alverne, Et pour nous, ses pauvres petits enfants, combien il nous est plus facile de le suivre sur le Tliabor que sur le Golgotha !
(( Mais aussi saint François aimait-il cette mon- tagne par-dessus tous les autres lieux. Il apparte- nait, d'ailleurs, à l'espèce de ce qu'on pourrait défi- nir les « amateurs d'endroits » : son cœur projetait facilement des racines, et toujours il lui parais- sait pénible d'avoir à se séparer d'un lieu qu'il avait habité. Mais, à coup sûr, il n'y a point de lieu dont il se soit séparé avec une émotion plus déchirante que de ce mont Alverne, lorsqu'il l'a (juitté pour la dernière fois... Vous ne connaissez pas son adieu à l'Alverne ? Oh ! je vous le lirai tout à l'heure, après-midi ! Nous le lisons tout haut, au réfectoire, le 30 septembre de chaque année, qui est l'anniversaire du départ de saint François ; et, si souvent que nous l'ayons déjà entendu, toujours nous en sommes aussi profon- dément remués. Il en est de ces paroles comme de notre procession nocturne à la chapelle des Stig- mates : elle fait toujours, elle aussi, une impres- sion nouvelle sur chacun de nous, si souvent que nous y prenions part.
(c Mais, à propos, il ne faut pas que vous oubliiez de visiter la Chapelle des Stigmates, les Stimrnate, suivant l'expression abrégée des Italiens ! Elle se trouve immédiatement au-dessous de la grotte du frère Léon : mais vous savez, que, à Torigine, elle était tout à fait à part, sur un rocher isolé, oii con-
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duisail un poiil des plus rudimentaires, ainsi que le décrivent les Fioretti. Le passage couvert d'à pré- sent, long de 78 mètres, est attribué à la fin du xvi" siècle. »
Et nous rentrons, de nouveau, dans la petite Chapelle de la Stigmatisation. Sous un grillage de bronze, je vois, dans le sol, devant Tautel, la pierre qui désigne l'endroit où a eu lieu le miracle. Primitivement, il y avait là une croix, élevée par le frère Léon ; et c'est encore sur Tinvitation de ce frère que le comte Simon de BattifoUe (comme nous l'apprend une inscription) a commencé, le 20 août 1263, à bâtir la petite église « en l'honneur de saint François, à qui le séraphin est apparu dans cet endroit, et dont il a marqué le corps des plaies sacrées de Jésus-Christ ».
De cette pierre, mes yeux vont au magnifique reta- ble des Robbia, en majolique bleue et blanche : le Crucifix entouré d'anges flottants, avec, au pied de la croix, d'un côté Marie et François, de l'autre Jean et Jérôme, — ce dernier introduit là, sans doute, parce qu'il était ermite, mais sûrement aussi parce que c'est le jour de sa fête, le 30 septembre, que saint François a quitté l'Alverne.
Cependant la matinée s'avance, le temps de la grand-messe est prochain : nous dirigeons nos pas vers la principale chapelle du couvent. On va célébrer, aujourd'hui, une des fêtes ordonnées par l'Église en l'honneur de la croix : l'Invention de la
LE xMONT ALVERNE 301
Croix, en souvenir de la manière dont l'impératrice Hélène a retrouvé la croix du Christ à Jérusalem. Peu de fêtes conviennent mieux à ce site du mont Alverne ; et c'est avec une émotion sing-ulière que, parmi le rugissement puissant de l'orgue, j'entends retentir, sous les hautes arches de la Chiesa Maggiore, entonnées par les voix des Franciscains, ces paroles de l'apôtre : « Il nous sied de nous glo- rifier de la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dans laquelle sont, pour nous, la rédemption, la vie, et la résurrection ; par laquelle nous sommes rachetés et délivrés, Alléluia ! »
Les chants coulent comme un torrent, l'orgue rugit, les nuages d'encens montent, ici, sur ce sommet solitaire des Alpes, pour une assistance de pauvres paysans, tout à fait de la même façon que pour les chanoines en fourrure de Saint-Pierre de Rome, ou pour les convertis danois, là-bas, dans la rue Sténo ou à Saint-Ansgar. Partout la même fête, la même solennité, les mêmes paroles dans la même langue, le même sacrifice sur l'autel. Sur toute la surface du monde, c'est comme si nous nous agenouillions dans la même église, et prenions part à une seule et même vie divine.
A midi, je mange dans la chambre des hôtes, en compagnie d'un jeune paysan aux yeux clairs qui est venu à la Verna per farsi frate, <c pour se faire frère franciscain », et qui, avant peu, doit échanger ses habits laies contre la longue robe brune. Le repas fini, je monte sur la hauteur qui
302 PELERINAGES FRANCISCAINS
domine le couvent, la penna^ comme on l'appelle, — le plus haut sommet de la chaîne entière, attei- gnant à la même altitude que le Vésuve.
Sur ce sommet, la montagne est abondamment boisée. Tout au bord s'élèvent de grands hêtres, encore absolument nus, mais avec des boutons rouges prêts à s'ouvrir ; et au-dessous s'étale la roche grise, revêtue d'anémones bleues, de clochettes jaunes, et de petites jacinthes d'un bleu sombre. Mais plus au fond, parmi les liêtres, les gorges profondes de la montagne sont ombragées d'un grand bois silencieux de pins, avec des troncs droits et bas ; et, entre ces arbres, le sol est recou- vert d'une mousse très épaisse et mouillée, d'oii, ça et là, surgit la couronne rouge d'une violette des Alpes. Les nuages, qui, pendant quelque temps, ont menacé de se fondre en pluie, se retirent main- tenant par-dessus les vagues des montagnes comme un brouillard obscur, et le soleil brille avec une chaleur si estivale que tous les buissons et l'herbe humide exhalent une légère vapeur, et que déjà la roche est suffisamment sèche pour que Ton ait plaisir à s'y asseoir.
Sur ce sommet, dans cette solitude sublime, tour à tour d'innombrables générations de Franciscains ont erré, se sont reposées, et ont prié, tout de même que je vois, maintenant encore, une troupe de frères errer, se reposer, ou bien égrener leur rosaire. C'est ici que saint Bonaventure a conçu l'idée de son livre sur Y Itinéraire de lâine vers Dieu,
LE MONT ALVERNE 303
lorsque, durant l'automne de Tannée 1239, « il s'est réfugié sur le mont Alverne pour y chercher la paix du cœur, et, pendant qu'il y demeurait, a élevé sa pensée vers Dieu », ainsi qu'il nous le dit lui-même dans la préface du livre. Et c/est également ici que, sous un hêtre énorme que les tempêtes ont désor- mais renversé, l'ami de Jacopone de Todi, le frère Jean de Fermo, avait coutume de venir prier : on voit encore, entouré d'un mur bas, le petit mor- ceau de terrain qu'ont foulé, suivant les Fioretli, les pieds divins du Christ, le jour où le Seigneur s'est révélé au frère accablé de tristesse, mais sans lui dire un seul mot de consolation, et comme s'il voulait passer près de lui avec indifférence.
« Mais le frère Jean se mit à suivre Notre-Sei- gneur Jésus comme un petit enfant suit sa mère, et comme un humble élève va derrière son bon maître. Puis, lorsqu'il l'eût rejoint, le Christ se retourna vers le frère Jean, et lui montra son visage plein d'amour, et tendit devant lui ses mains vénérables, ainsi que fait le prêtre, à l'au- tel, quand il se retourne vers le peuple... Et le frère Jean se jeta aux pieds du Christ et les arrosa de larmes, comme une seconde Marie-Madeleine, et dit pieusement : « Je t'en supplie, Seigneur, ne (c regarde pas mes péchés, mais réveille mon âme « de la mort, dans la grâce de ton amour, et par le (( pouvoir de ta très sainte Passion et l'effusion de (c ton sang précieux! Et puisque c'est ta loi que (r nous t'aimions de tout notre cœur et de toute
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(( notre àme, mais puisque personne ne peut reni- « plir cette loi sans ton assistance, je te prie donc (( de m'aider, ô bienheureux Fils de Dieu, afin « que je puisse t'aimer de tout mon cœur et de (( toute mon âme ! » Or, pendant que le frère Jean priait ainsi aux pieds du Christ, voilà que sa prière fut exaucée, et qu'il trouva paix et consolation et fut tout renouvelé dans son être intime. Et le frère Jean commença à remercier Notre-Scigneur Jésus, et à lui baiser tendrement les pieds. Après quoi il releva les yeux pour considérer le visage du Christ; et Jésus voulut bien lui tendre sa sainte main à baiser; et lorsque le frère Jean l'eut baisée, il se releva tout à fait, et baisa Notre-Seigneur Jésus, et Notre-Seigneur l'embrassa à son tour. Et pendant que le frère Jean couvrait de baisers la sainte poitrine du Christ, il sentit un parfum si céleste que tous les parfums de la terre, fondus en un seul, ne seraient que puanteur par comparai- son. Et du cœur même du Sauveur jaillissaient des rayons qui éclairaient toute cbose, au dedans et au dehors. Et cet embrassement, ce parfum, et cette lumière, ravirent entièrement le frère Jean dans le cœur sacré de Notre-Seigneur Jésus, et le consolèrent pleinement, et le remplirent d'une clarté merveilleuse. Et, depuis lors, il ne cessa point d'être pénétré du don de sagesse et de la grâce de la parole divine; et il disait désormais des choses admirables et ineffables, qu'il avait bues à la source du cœur très saint de Notre-Seigneur. »
LE MONT ALVF.RNE 30Ô
N'est-il pas vrai que l'endroit où s'est produite une telle rencontre, — la rencontre d'un homme et de son Dieu, — et oii une telle prière s'est trouvée exaucée, mérite bien d'être clos comme une terre sainte, et protégé par une muraille contre les pas profanes?
Mais voici que les cloches sonnent pour les vêpres, là-bas, au couvent; et je prends congé des hêtres de l'Alverne.
Après l'office des vêpres, a lieu la seconde pro- cession du jour à la Chapelle des Stigmates, avec une assistance plus nombreuse, mais sans la solen- nité saisissante du cortège nocturne. Au lieu de la récitation des psaumes, que j'ai entendue dans la nuit, c'est maintenant l'hymne à la gloire du mont Alverne qui retentit sous la voûte du long cor- ridor :
Crucis Christi moiu Alvernae Recenset myUeria . . .
« De la croix du Christ, le mont Alverne renou- velle les mystères. »
A la tombée du soir, je me mets en quête du Père Samuel, et lui rappelle sa promesse du matin, la promesse de me lire Fadieu de saint François à l'Alverne.
— Cet adieu de saint François, — me dit le Père français, — n'est pas d'une authenticité incontes- table : mais je crois bien que la tendance actuelle,
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chez tous les érudits de l'histoire franciscaine, se retourne en faveur de cette tradition.
« L'adieu, transcrit sur parchemin, est conservé dans notre reliquaire; et j'en possède une copie très exacte, qui a été publiée par notre Père Gar- dien dans son livre, le Guida délia Verna^ un petit livre abondamment illustré que le Père ne man- quera point de vous offrir avant votre départ. Le document paraît avoir été rédigé par le frère Masseo, l'un de ceux qui avaient accompagné saint François sur FAlverne; et en voici le texte com- plet :
« Pax Christi. Jésus et Marie sont mon espé- rance.
« Le frère Masseo, pécheur indigne, serviteur de Jésus-Christ, compagnon du frère François d'As- sise, qui est un homme très agréable à Dieu;
« Paix et salut à tous les frères et enfants de notre grand patriarche François, le porte-bannière du Christ!
« Lorsque notre grand patriarche, le 30 sep- tembre 1224, jour de la fête de saint Jérôme, eût décidé de dire un dernier adieu à cette sainte mon- tagne, et que le comte Roland, comte de Chiusi, lui eût envoyé un âne pour le porter, car il ne pouvait point poser ses pieds sur la terre, attendu qu'il était blessé et transpercé de clous, notre père François entendit la messe, le matin, comme il avait coutume de le faire, dans l'église de notre sainte Vierge, après quoi il nous réunit tous dans
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Toratoiro, el nous recommanda, au nom de l'obéis- sance, de vivre en nous aimant l'un Fautre, de suivre pieusement la Règle, de bien entretenir le couvent, et de veiller jour et nuit au service divin. Il confia ensuite la sainte montagne tout entière à notre garde, et exigea que tous ses frères, aussi bien ceux qui vivaient alors que ceux à venir, ne permissent jamais que ce lieu fût profané, mais fissent en sorte qu'il demeurât toujours tenu en honneur. Et puis il leur accorda à tous sa bénédic- tion, à tous ceux qui habitent sur cette montagne et y habiteront, et à tous ceux qui voudront Tho- norer. Et puis ensuite il dit : « Quant à ceux qui « ne respectent point ce lieu, ceux-là méritent « d'être punis, et ils peuvent s'attendre au châti- « ment qu'ils auront mérité de la part de Dieu ! » Et à moi, notamment, il dit : « Frère Masseo, il (( faut que tu saches que ma volonté est que tou- (( jours, ici en cet endroit, demeurent des frères (( de mon ordre pieux et craignant Dieu, choisis « parmi les meilleurs de l'ordre ; et, en conséquence, (( les supérieurs devront tâcher a envoyer ici des a frères choisis parmi les meilleurs. Ah ! ah! frère (( Masseo, je ne t'en dis pas plus! »
« Il nous recommanda et prescrivit, aux frères Ange, Sylvestre, Illuminé, et à moi, frère Mas- seo, que nous prissions un soin tout particulier de l'endroit ci^i s'était produit le grand miracle des Stigmates sacrés. Et puis, quand il eut dit cela, il me dit encore : « Adieu, adieu, adieu* frère Mas-
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« seo î » Puis il se tourna vers le frère Ange, et lui dit : « iVdieu, adieu, adieu, frère Ange! » et il dit la même chose au frère Sylvestre et au frère Illuminé. Après quoi il nous dit : « Vivez en paix, « mes bien chers fils! Que Dieu vous bénisse, mes « bien chers fils! Adieu! par le corps je me sépare (c de vous, mais je vous laisse tout mon cœur en (f m'en allant. Je m'en vais à présent avec le frère « Léon, ce petit agneau de Dieu, et me rends à (( Sainte-Marie-des-Anges, et jamais plus je ne (( reviendrai ici. Je m'en vais, adieu, vivez en paix, « tous ensemble ! Adieu, montagne du Mont « Alverne, adieu montagne des Anges, adieu, ô « toi, montagne chère entre toutes! Mon frère le « faucon, je te remercie de toute ta bonté envers « moi; adieu! Et adieu, sasso spicco, grand rocher « pointu, jamais plus je ne reviendrai te voir! « Adieu, adieu! Adieu, église de Notre-Dame; et « à vous, Mère du Verbe éternel, je recommande « mes fils que voici ! » Pendant que notre cher père prononçait ces mots, de nos yeux jaillirent des torrents de larmes, et c'est en pleurant qu'il s'éloigna de nous et emporta notre cœur avec lui et nous restâmes orphelins, après le départ d'un tel père.
« Moi, le frère Masseo, j'ai écrit tout cela. Que Dieu nous bénisse! »
Le Père Samuel referme le livre. Sa lecture est suivie d'un court moment de silence, pendant lequel les mots a dio, a dio, du texte itah'en reten-
LE MONT ALVERNE 309
tissent dans mon âme comme une sonnerie de cloches tout imprégnée de tristesse.
— Comme cet homme a aimé ! m'écrié-je invo- lontairement.
— Oui, répond le Père Samuel, oui, certes, il a aimé, et sans cesse Tamour a grandi en lui, aussi longtemps qu'il a vécu, jusqu'au jour oij, enfin, il s'est élevé par-dessus toutes choses, et n'a plus pu se satisfaire qu'en emhrassant l'univers entier. Là où est la vérité, là est aussi Famour, tout de môme que la haine marche de pair avec l'erreur. Cela est infiniment simple : et cependant il arrive trop souvent que Ton ne s'avise pas de recourir à ce grand critère. Il y a aujourd'hui maints hommes, et môme des hommes tenus pour religieux, qui se complaisent dans la haine, dans une haine franche et vigoureuse, pleine de feu et de zèle. Or, un homme de hien, et, par suite, et plus encore, un chrétien, ne doit nourrir qu'une seule haine : la haine contre le mal. Et où donc ailleurs le trou- vera-t-il plus clairement et plus réellement, ce mal, que dans son propre cœur? C'est donc là que se trouve Tunique objet légitime de sa haine, et nulle autre part. Il faut que sa haine se retourne vers le dedans de lui-même, non vers le dehors.
a Après cela, — poursuit le Père Samuel d'une voix plus douce, pendant que l'ombre du soir se répand dans la petite cellule, — je sais bien qu'il n'y a parmi nous que très peu d'hommes qui réa- lisent pleinement cet idéal. C'est chose si com-
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mode, si aisée, si agréable, de laisser libre jeu à sa baine contre les autres hommes; et l'on se sent, à le faire, si bon, si droit, si noble, si infiniment meilleur que les autres, que « la masse » ! Et, au contraire, combien il est difficile, et désagréable, et humiliant, de tourner son regard vers ses propres côtés faibles ou mauvais, de s'explorer jusqu'au fond dans le miroir infaillible de la conscience, et de s'affranchir ce cette haine contre les autres hommes en songeant que la seule tâche que Ton ait reçue de Dieu est de cultiver ce petit champ de sa propre personne, de n'arracher (jue les chardons qui y poussent, de n'ajouter que ce petit coin de terre au grand royaume du Paradis! Certes, Tautre rôle, avec la grande haine étalée au plein jour, serait, de beaucoup, moins ingrat : et pourtant, cette modeste culture de notre sol intime est bien Tunique travail qui soit exigé de nous; et tous les autres travaux extérieurs n'ont de prix que dans la mesure où ils contribuent à cette œuvre essen- tielle.
« Et de cette sainte haine contre le mal naît tou- jours le véritable amour, non pas un amour en belles phrases , et en bienfaisance hautement publiée, mais cet amour réel qui brûlait dans le cœur de saint François, et faisait que chaque créa- ture et chaque destinée lui entraient plus au cœur que lui-même et sa propre vie.
« Je me suis souvent demandé si le christianisme n'est pas, précisément, le moyen que Dieu a donné
LE MONT AL VERNE 311
à rhoinuic pour lui permettre de devenir lui-même. Un auteur français que peut-être vous ne connais- sez pas, un de nos grands écrivains du xvif siècle, M. Olier, a dit cette parole profonde : « L'amour transforme en ce qu'il aime. » Mais la haine, elle aussi, nous transforme en ce que nous haïs- sons. Les hommes en qui est l'amour sont saisis par le Christ et changés en lui : les hommes en qui est la haine sont repoussés par lui, et remplis d'une haine toujours plus profonde. Et par là s'explique ce que Jésus nous dit dans l'Évangile, que le monde se trouve déjà jugé, par cela seul qu'il n'a point cru en lui. Car, dans la relation de tout homme avec le Christ, réside un témoignage sur cet homme, et, par là même, un jugement...
« 3Iais, mon cher monsieur, je reste assis là, et laisse courir ma langue, et ne songe pas que vous devez être fatigué! Vous m'excuserez, n'est-ce pas? J'ai si rarement l'occasion de parler ma langue maternelle; et c'est un peu comme si vous étiez mon compatriote. De telle sorte que vous serez indulgent pour un moine trop bavard, n'est-ce pas, et croirez bien que je vous sais gré d'avoir voulu m'écouter ! A quelle heure partez-vous, demain matin? A cinq heures? Bon ! à quatre heures et demie je serai à la chapelle et dirai ma messe, afin que vous ne vous mettiez pas en route sans ce viatique! »
Et l'excellent Père, cordialement, me souhaite bonne nuit. Bientôt après, je me retrouve seul dans
312 IMXERINAGES FRANCISCAINS
ma cellule. Je vais à la fenêtre : le ciel s'est tout découvert. Par-dessus les toits du couvent, les hêtres et les pins de l'Alverne se dessinent en noir sur le fond gris de l'air, baigné de clair de lune.
Longtemps je reste appuyé, et regarde au dehors. C'est donc de cette heureuse façon que s'achève mon pèlerinage, depuis Rome, par la vallée de Rieti et Assise, jusqu'au mont Ah-erne : pèlerinage qui m'a conduit de la crèche du Noël de Greccio au lieu du grand miracle des Stigmates !
Certes, il y a encore beaucoup d'autres choses (jue j'aurais aimé voir. Volontiers je serais allé, par Borgo San Sepolcro, à Gubbio, et de là dans la Marche d'Ancône, ce pays des Fioretti. Mais le temps ne me le permet point ; et puis, d'ailleurs, il me semble que j'ai éprouvé tant et de si vives impressions qu'il ne me serait pas possible, en ce moment, d'en recevoir davantage.
Je reste donc une nuit encore à la Yerna; et, durant cette seconde nuit, je dors du sommeil le plus calme. Ce que j'ai vu aujourd'hui, et ce que le Père Samuel m'a dit ce soir, tout cela a comme ouvert des portes au fond de moi-même, des portes à travers lesquelles la lumière brille, et dont je sens irrésistiblement qu'elles donnent sur le plein jour, sur la véritable vie et le vrai bonheur.
De celaje me sens si certain que jhésite à franchir ces portes ouvertes. Etant assuré de mon trésor, je veux rester quelques moments encore sur le seuil, comme Tentant, le soir de Noël, s'arrête sur le
LE MONT ALVERNE 3i:j
seuil (le la chambre où rayonne le bel aibre illu- miné, avec une sorte de douce crainte devant l'excès de sa joie.
Car la joie est désormais installée en moi, la seule joie réelle, la joie d'être dans la Vérité et dans TAmour. N'était-ce point Ruskin qui, de sa mère, avait appris cette simple et belle prière : (f Vérité et Amour, ne m'abandonnez point! » Et durant toute sa vie, il avait continué à la réciter; et, en effet, avec cette prière nous ne pouvons point nous tromper, avec elle nous vivons assurés et mourons tranquilles : car personne n'est en état de la réciter qui ne se trouve point sur la bonne voie, la voie du bien !
« Vérité et amour, ne m'abandonnez point ! » Toute prière doit s'adresser k ces deux grandes forces. Celui qui ne possède point l'amour ne sau- rait posséder, non plus, la vérité : car sans cesse il ne cherche et ne trouve que son intérêt propre, et, au lieu de la vérité, n'étreint que l'erreur. Et celui qui possède la vérité doit aussi posséder l'amour; ou bien, que s'il ne le possède pas, cela signifie soit que sa vérité n'est qu'erreur, ou encore qu'elle n'a point réussi à devenir, pour lui, cette vérité par excellence dont l'homme a besoin pour vivre, la vérité vivante.
(( Vérité et amour, ne m'abandonnez point ! » Devant cette pure prière, toutes les tentations, toutes les inquiétudes, tous les doutes, toutes les joies et terreurs, toutes les apparitions nocturnes
314 PELERINAGES FRANCISCAINS
doivent se dissiper. Dieu ne peut pas exiger de nous autre chose que seulement ceci : que notre volonté soit prête à s'incliner sous l'amour, et notre pensée prête à se laisser conduire par la vérité. De chercher ces deux formes supérieures du bien, c'est là ce bon vouloir que Dieu regarde avec plaisir, c'est là cette prière qui, toujours, est assurée d'être exaucée ; c'est là le saint état de grâce où l'homme obtient la paix sur la terre et peut, avec toute con- fiance, voir approcher la mort, certain d'avoir choisi la meilleure part, et qui jamais ne lui sera ôtée !
VE RB VMCAROFATTVESTDIzVIRGIhE,
L'ADORATION DE L'ENFANT JESUS Terre cuiie émaillée d"André delki Kobia. (Dans la Cliiisa Maggiore du Coiivcnl de rAlvcine.)
XXIII ADIEUX A L'ALVERNE
Le lendemain, dès Taiibe, je suis réveillé par un cri, à la fois très perçant et harmonieux, qui m'ar- rive du dehors, parmi l'épais brouillard matinal. Involontairement, je pense au faucon de saint François : aussi bien m'a-t-on appris que, mainte- nant encore, des faucons viennent nicher dans les fentes du roc, sur TAlverne.
Il est quatre heures. Peu de temps après m'ètre levé, j'entends les sandales de bois du Père Samuel résonner au fond du corridor ; et puis le bon moine frappe à ma porte, en m'adressant son Benedicamus Doniino! La tète toute ruisselante d'eau, je lui réponds Deo cjvatiasl
Et, une heure plus tard, je quitte le couvent de TAlverne. Le Père Samuel est venu m' accompagner jusqu'à la porte qui donne, du cloître, dansTéghsc; et c'est là que nous nous sommes dit adieu. Seul à présent, je traverse la Chiesa Maggiore aux voûtes élancées, qui s'étend, toute grise et déserte, sous les premières lueurs du malin. Je jette un coup d'œil d'adieu aux beaux Robbia qui décorent
316 PKLLIRINAGES FRANCISCAINS
les autels, Y Assomption, VA)inonciation, l'exquise Vierge agenouillée devant l'enfant Jésus. Et puis, j'ouvre la lourde porte du fond de la nef, et me trouve au dehors, dans le brouillard. Par-dessus le parapet qui entoure la petite place, et d'où j'avais hier une vue si merveilleusement vaste et lumineuse, je ne vois, à cette heure, rien que le brouillard. Je pourrais tout aussi bien me croire en Danemark, sur l'un des bacs du Grand Belt, par une brumeuse journée d'hiver, qu'un matin de mai dans les Apennins.
Passant devant la statue de saint Franeois qui se dresse au milieu de la place, je me dirige vers la grande porte d'entrée du couvent devant laquelle je me suis présenté, l'avant-veille, mouillé jus- qu'aux os. Je franchis le porche, et, de nouveau, déchiffre l'inscription qui y est gravée : Non est in toto orbe sanctior mons. Et puis ce sont les esca- liers sans fin, me faisant passer devant la chapelle aux oiseaux, et par la petite ville avec le bureau de poste, et par les champs déserts peuplés d'é- normes blocs de rocher. Tout est silencieux et soli- taire, autour de moi; à peine puis-je entrevoir, se dessinant contre le brouillard gris, les branches des haies, chargées de rosée. Derrière moi, le mont Alverne est entièrement caché, tout en haut, dans la brume; seules ses cloches m'envoient leur tintement léger.
Ce n'est qu'après une descente de plus d'une demi-heure cjue je sors enlin du nuage qui enve-
ADIEUX A LALVERNi: 317
loppe le sommet du mont. Maintenant j'arrive dans la plaine, oii les ruisseaux murmurent, oi^i le rossi- gnol chante, et oij la fumée commence à s'élever du toit des maisons.
Mais, d'ici encore, impossible d'apercevoir le sommet de l'Alverne.
Vers sept heures, je me trouve au croisement des routes, oii surgit la pierre portant les deux inscriptions : Per la Romagna et Per la Verna. De l'autre côté d'un large vallon se découvre Bibbiena, — des maisons blanches, de noirs cyprès, des clochers gris, le tout sur une colline verte entre des montagnes brunes. Un clair tintc;- ment de cloches m'arrive des tours de la ville.
Mais il me faut encore une bonne heure pour par- venir jusqu'à Bibbiena; et c'est alors, seulement, que je puis adresser un regard d'adieu aumontAlv^erne. Longtemps je reste debout devant la porte de la ville, lui tournant le dos, comme je faisais l'avant- veille, et considérant les crêtes puissantes du mont qui se dresse là-haut, très loin à l'horizon. Le sommet sombre transparait vaguement, parmi les nuages glacés. Et je comprends pourquoi les paysans ont appelé ce dur rocher la Verna, « la montagne d'hiver » du verbe vernare, qui signifie geler.
Et pourtant cette montagne d'hiver a été plus profondément aimée que pas une plage verdoyante et ensoleillée; et l'un des cœurs d'homme les plus nobles qu'il y ait eu jamais a battu, à la vue de ce mont, comme d'autres cœurs battent en aperce-
318 fMXEP.INAGES FRANCISCAINS
vanl au loin los murs do leur patrie. La même tradition qui nous a conservé le texte de l'adieu de saint François, rédigé par le frère Masseo et les autres frères, nous raconte ég-alement au autre adieu à FAlverne, un adieu suprême, et où nous avons l'impression d'entendre sangloter le cœur du grand saint, sangloter et s(^ gonfler jusqu'à menacer de se rompre.
Monté sur un âne, le frère François s'était rendu, en compagnie du frère Léon, par le mont Arcoppe et le mont Gasella, vers la cité de Borgo San Sepolcro. Et lorsqu'il était arrivé au sommet du mont Gasella. d'oii l'on peut apercevoir pour la dernière fois le mont Alverne, saint François avait fait retourner sa monture grise, afin de pouvoir contempler le lieu d'oii il venait.
Là-haut il était, ce lieu le plus inoubliable de tous ceux de sa vie, plus inoubliable que Saint- Damien et que Fonte Colombo, que Poggio Bustone, et que la Portioncule môme ! Là-haut il était verdoyant de feuillage, sombre de sapins, dé- coupé en zigzag contre le fond du ciel ; et peut-être un petit nuage de fumée s'en dégageait-il, sortant de la cellule des frères qui y étaient restés. Longtemps saint François le regarda fixement; un moment, il lui sembla qu'il voyait encore autour de lui les chers visages fidèles, et qu'il entendait encore à ses oreilles le son des voix bien connues. Mais, hélas I déjà il était loin d'eux, déjà montagne et vallée le séparaient deux; et sans doute jamais
ADIEUX A L'ALVERNE 319
plus il ne les re verrait ! Et, de ses disciples et amis, la pensée du saint alla à son maître et seigneur, à son frère céleste, le Christ bien aimé. Avec un frisson d'effroi, François se rappela ce qui venait de lui arriver, quelques jours auparavant, sur cette montagne; il se souvint que lui, le petit-fils de marchands d'Assise, l'enfant de Pierre Bernardone et de dame Pica, lui qui avait été, naguère, Je plus brillant « viveur » entre tous les jeunes gens de sa patrie, que maintenant il était en droit de dire de soi-même, comme Fapôtre : « Je porte sur mon corps les plaies du Seigneur Jésus. » 0 miracle accablant, ô grâce presque terrifiante !
De chaudes larmes aveuglèrent les yeux de Fran- çois. Son cœur fut rempli d'amour et de recon- naissance, d'un mélange d'humilité et de joie débordante. C'était vraiment comme s'il s'était senti embrasé d'un feu d'amour, et comme si tout ce torrent de feu s'était concentré dans sa main droite pour bénir la montagne sur laquelle Dieu, en sa faveur, avait accompli de si grandes choses î Et pendant que sa main droite traversée d'un clou dessinait une croix sur l'Alverne lointain, son âme éclata en un dernier salut, une dernière bénédic- tion, un dernier adieu :
« A Dio, Monte di Dio^ Adieu, montagne divine, montagne sacrée, montagne riche et féconde, sur laquelle il a plu au Seigneur de venir demeurer ' Adieu, mont Alverne ! Que Dieu le Père, Dieu le Fils, et Dieu le Saint Esprit te bénissent ! Vis en
320 PÈLERINAGES FRANCISCAINS
paix : mais moi. jamais plus je ne le reverrai! » Après quoi le frère François retourna son âne et descendit en silence du mont Casella, suivi par le frère Léon. Deux ans et trois jours plus tard, il devait mourir, à la Portioncule. sans avoir revu le mont Alverne.
Et, depuis lors, sept siècles bientôt se sont écoulés. Et cependant, à cette heure où je me tiens debout devant la porte de Bibbiena, et aperçois, au plus loin de l'horizon, le sombre mont Alverne élever ses crêtes dentelées parmi les nuages pesants, voici que cet instant vécu jadis parle saint sur le mont Gasella rn'apparaît aussi distinct et présent que si moi-même, alors, nu-pieds et vêtu de la robe franciscaine, je m'étais trouvé à côté du merveilleux petit homme d'Assise qui chevau- chait sur l'âne du comte Orlando, et que si je l'avais vu, de mes propres yeux, agiter en forme de croix sa main transpercée, et que si je gardais encore, dans mes oreilles, le tendre accent désolé de ses paroles :
« A Dio, Monte Alverna, non ci vedremo più\ Adieu, mont Alverne, jamais plus je ne te rêver-
EPILOGUE
Or, un jour, le frère Jacques de Fallerone demanda au frère Masseo pourquoi il ne changeait point sa manière de se réjouir, et n'entonnait pas une nouvelle chanson. A quoi le frère Masseo répondit joyeusement : « C'est parce que celui qui trouve son bonheur dans une seule chose ne doit point chanter d'autre chanson que de cette chose- là ! »
[Fioretti, chapitre xxxii.)
FIN
21
TABLE DES GRAVURES
1. L'Annoncia^ioTi, par Andréa délia Robbia. . . Frontispice
2. Vue générale de Rieti 99
3. Assiseet le mont Subasio 199
4. Le Réfectoire de sainte Glaire 215
5. Le Chœur où sainte Glaire chantait l'office . . . 221
6. Les Gappuccini, ancien couvent des Gelle .... 241
7. Vierge byzantine au couvent des Celle 245
8. La Ghiesa Maggiore au couvent de l'Alverne . . . 281
9. L'Ascension, par Andréa délia Robbia 289
10. V Adoration de l'Enfant Jésus, par Andréa délia
Robbia 315
TABLE
Avant-Propos du traducteur i
I. Les apprêts du pèlerinage 1
II. Le départ de Rome 5
in. La Noël de Greccio 14
IV. L'arrivée au couvent de Greccio 19
V. Une matinée franciscaine 45
VI. Les souvenirs de Greccio 62
VII. Le départ de Greccio 84
VIII. Fonte-Colombo 94
IX. La grotte de Saint- François à Fonte-Colombo. 106
X. Une procession à Fonte-Colombo 115
XI. La Foresta 122
XII. La procession de San-Felice 137
XIII. Poggio-Bustone 156
XIV. Dans la gare de Greccio 177
XV. Foligno 183
XVI. Le retour à Assise 197
XVII. Au couvent de Sainte-Claire 216
XVIII. En dehors des portes d'Assise 227
XIX. Cortone et Celle 235
XX. La montagne franciscaine 248
XXI. De Bibbiena au couvent de l'Alverne 273
XXII. L'Alverne 282
XXIII. Adieux à l'Alverne 316
Épilogue 322
EVREUX, IMPRIMERIE CH. HÉHISSEY. PAUL HÉRISSEY. SUCC
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A 000 671 223 6