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JUIN 019^2

CHAiMFORT

WBUOTHECA Qtt«vUirt«i!>

CHA>ÎF0RT

Pensées - Maximes - Anecdotes- Dialogues

précédés de l'histoire de Chamfort par P.J. Stahl.

Nouvelle édition revue et augmentée, contenant des pensées complètement inédites et suivie des lettres de Mirabeau à Chamfort

Paris

BIBOOTHECA

Lévy ^^fc£5!?l!^!

[1860] ^^«^siissssi^

son LpQ^

.CHAI

GHAMFORÏ

De la situation de l'homme de lettres en temps de re'volution.

Disgrâces de la notoriété'. De la nature des rapports des e'crivains

et des grands seigneurs au xviiie siècle. Bon côte' de ces rapports.

Rôle politique de Cliamfort entre les partis extrêmes,

La situation de Fliomme qui est avec la vocation des lettres est difTicile en temps de révolution. Outre que ces grands mouvements absorbent à leur profit tout l'intérêt public, ils créent à l'écrivain des devoirs et lui opposent des obstacles d'un ordre particulier.

S'il se confine dans les lettres, s'il oublie d'être de son temps, de vivre de sa vie, de souffrir et de palpiter avec lui, s'il vient à bout de s'abstraire dans l'art et d'y demeu- rer sans être atteint, sans être touché jamais par l'émotion publique, on lui fait un reproche mérité de cet égoïsme. Les cœurs (Jevoués que la lutte entraîne se demandent avec colère ce que peut être celui dont la respiration est assez froide pour lui permettre de jouer solitairement de la flûte ou du flageolet quand le canon gronde, quand le' monde est en feu, quand les destinées de l'humanité s'agi- tent : et, se rappelant que les grands poètes de tous les

CHAMFORT.

temps ont toujours été la voix même do leur époque, que Dante, Pétrarque et tant d'autres saignaient quand sai- gnait leur i)ays, ils se ré{)ondent non sans raison que celui- ne mérite que le mépris, et n'est point un véritable artiste dont llieure solennelle des révolutions ne passionne pas la chanson.

Que si. au contraire, comprenant que la fortune de son siècle ne doit pas s'accomplir et passer devant lui comme devant un spectateur indifférent, l'homme de lettres se met à marcher avec ou contre son temps, selon que sa conscience lui conseille de précipiter ou de retarder sa marche, soyez sur que, si généreusement qu'il se jette dans le mouvement, ce mouvement l'accueillera avec plus de défiance et de froideur qu'aucun autre.

« C'est un artiste. se diront les gens qui ont la pré- tention d'être des politiques purs, c'est-à-dire de n'être propres à rien qu'à s'occuper des affaires d?s autres, prenons garde ! cet homme qui sait chanter ne prendra pas nos airs tout faits, et peut-être va-t-il avoir la préten- tion de nous faire chanter les siens... »

Le gros public dira autre chose : « Quelle bizarre idée a donc passé par la tête de M. A"*"**? Comprend-on qu'un homme qui a fait de la prose et des vers avec suc- cès, dont les drames et les comédies nous ont fait tant j'.leurer et tant rire, dont les romans ;ont si amusants quand on les lit au coin d'un bon feu, fasse la folie de s'occuper des affaires de l'État! » Et chacun de dire à M. A**"*" ce qu'on disait autreî'ois à M. Galland : « Racontez-nous plutôt un de ces contes que vous racontez si bien. »

La vérité est que. pour le plus grand nombre, l'homme de lettres est resté quelque chose comme ce ({n'étaient les trouvères et les troubadours de l'ancien temps, c'est-à- dire des joueurs de cithole ou de mandore, des ménétriers

CHAMFORT.

bons à marquer les temps des divers exercices auxquels se livrent les autres , mais peu propres à y prendre part. Je ne cliarge guère le tableau, si je le charge. L'esprit humain est ainsi fait : ceux mêmes qui trou- vent tout naturel qu'un marchand de souliers ou de can- nelle, qu'un herboriste ou un meunier, qu'un fabricant de mérinos ou un soldat aspirent à conduire et à éclai- rer leur pays, s'étonnent ingénument qu'un homme de lettres, dont la mission est d'étudier et de connaître les Jiommes, ait la même ambition et se croie les mêmes devoirs.

A qui la faute?

Est-ce celle de l'homme de lettres, ou celle de la pro- fession ?

La faute, selon nous, n'est ni à l'un ni à l'autre. L'homme et la profession en valent d'autres, pour le moins; et je dirais que la faute en est au public, qui préjuge souvent au lieu de juger, s'il n'était convenu que le public n'a jamais tort.

Disons donc que la faute tient plutôt, cependant, à la profession qu'à l'homme.

Et en effet, cette noble profession, la plus belle, la plus périlleuse, la plus grande de toutes, pour qui sait la com- prendre et l'honorer, cette profession a sur toutes les autres un grand désavantage.

Sur ce théâtre qu'on appelle le monde, au lieu d'être perdu dans la foule comme le spectateur, et de pouvoir jouir jamais du bénéfice de l'obscurité et de l'impunité commode de l'incognito, l'homme de lettres, pour peu qu'il existe, est en vue comme un acteur. Qu'il le veuille ou non, il est en scène, il appartient à la vie publique, il n'y a point pour lui de vie privée, il a toutes les disgrâces de la notoriété. Il n'a aucun des avantai^es de l'anonvme.

CHAMFORT.

aucun des privilèges, aucun des mérites du silence. S'il a commis une faute, s'il a émis une erreur, s'il a fait une sottise, ou, ce qui pis est, s'il l'a dite, s'il l'a écrite, et, étant homme, tout cela a lui arriver, chacun connaît cette sottise, les échos la répètent, la publicité s'en empare, elle est imprimée, elle reste. Une sottise imprimée n'a jamais été perdue.

Cependant, le négociant, le rentier, plus heureux, peut pécher à son aise; s'il a un défaut, s'il en a mille, s'il est un triple sot, le monde l'ignore, bénéfice énorme, dont naturellement il abuse! Il peut être tout ce qu'il veut, même un homme d'esprit s'il est discret, et sait le cacher dans son monde. On le lui pardonnera comme une super- fluilé peu coûteuse. Aucun parti pris fâcheux ne le sépare de ses destinées; et, le jour oi^i, sa fortune étant faite, il sent que la politique le réclame, tous les préjugés sont pour lui. Il a, d'ailleurs, en sa faveur un capital acquis, que n'a pas d'ordinaire l'homme de lettres, qui ne peut avoir que l'indépendance de l'esprit. Il a la plus pré- cieuse des indépendances, celle qui fait croire à toutes les autres, l'indépendance d'argent. Indépendance men- teuse bien souvent! Le riche ne dépend-il pas de ses écus, si le pauvre dépend de sa pauvreté ? et qui pourrait dire quel est le plus esclave des deux? et sont les pires préjugés, de ceux de l'homme riche et de ceux de l'homme qui ne l'est pas?

Dans l'ancienne société, dans celle Chamfort est né, il a vécu d'abord, et qu'il a vue et aidée à mourir en partie, la situation de l'homme de lettres était pire, re- connaissons-le, qu'elle ne l'est de nos jours; et quand on pense que ce sont les lettres, à celte époque surtout dépen- dantes, la société d'alors n'ayant pas même admis que leur travail pût constituer une propriété, les lettres qui

CHAMFORT.

vivaient du bon vouloir de quelques grands seigneurs, du bon plaisir des rois, je dis les lettres les plus hautes, quand on pense, dis-je, que ce sont ces servantes, ces mercenaires sublimes qui ont affranchi le monde et tiré des entrailles mêmes de leur servitude la liberté de la pensée, on est obligé de reconnaître que la plume est pourtant une arme glorieuse et puissante entre toutes.

Hélas! elles ont tout affranchi, hormis elles-mêmes. Ce qu'on opprime avant tout aux heures mauvaises, ce sont ces lettres, le salut de l'humanité.

Dans nos sociétés fondées sur la propriété, pour ne par- ler que d'une des iniquités que subissent les lettres, on n'a point voulu admettre encore que la propriété litté- raire fut une véritable propriété ^.

On a eu raison peut-être. A notre époque l'argent c'est souvent le pouvoir, et presque la noblesse, convien- drait-il que le banquier opulent fût pauvre à côté du des- cendant de Molière, de Corneille, de Racine, et que la propriété des Contes de fées de Perrault rapportât plus à ses possesseurs que telle usine célèbre ?

Chamfort est dans un temps l'homme qui naissait avec du talent devait reconnaître avant tout qu'il ne pou- vait donner carrière à ce talent que s'il parvenait à lui trouver un protecteur.

On a fait un reproche à Chamfort de cette nécessité du temps, qu'il subit comme les plus fiers. Ce reproche est un non-sens à son adresse, aussi bien qu'à l'adresse de presque tous les autres, et j'imagine que les écrivains

1. Il y a un irioyen pratique d'une grande simplicité pour assurer à l'homme de lettres pendant sa vie, ou à ses he'ritiers après sa mort, le fruit, la propriété matérielle de ses œuvres, tout en garantissant à la société le droit de propriété morale qu'elle a le devoir de garder sur toute œuvre qui a vu le jour. (Voir la brochure intitulée : Ae domaine joublic payant, publiée par Hetzel, a Bruxelles.)

CHAMFORT.

qui, plus à l'dise dans notre société moderne, font cette critique saugrenue de nos aïeux littéraires, n'eussent pas agi autrement queux, s'ils avaient été leurs contempo- rains. Je ne suis pas de ceux qui jugent déplorable l'ami- tié de Voltaire et du grand Frédéric, pour ne parler que de celle-là; je ne vois pas en quoi la liberté d'esprit de ce grand homme a été gênée sur les marches de ce trône, et je vois qu'au contraire la place était bonne en ce temps- pour imposer au monde le respect des idées nouvelles. S'il est facile de condamner ainsi le passé, avec les armes qu'il nous a mises à la main, il n'est pas généreux d'ou- blier que ces armes, sa conquête, sont le gain de ses la- beurs obstinés. Si nos grands-pères, refusant les pensions de quelques grands seigneurs, avaient trouvé plus digne de faire la corvée que d'écrire -dans ces conditions d'ap- parente servitude, il est à croire, d'une part, que la no- blesse, qui les payait pour être éclairée et qui échangeait son argent contre leurs lumières, fut restée dans ses ténè- bres, et, de l'autre, que bon nombre de ceux à qui je réponds ne sauraient pas l'orthographe.

Quand l'heure d'une révolution a sonné, quand pour une société partagée en deux camps le moment suprême de la lutte est venu, c'en est fait du parti de l'avenir, s'il ne voit que des ennemis dans le camp du passé. Il triomphera peut-être dans un jour de surprise ou de vio- lence, mais son triomphe sera éphémère.

On- ne fonde rien dans l'ordre des faits, comme dans l'ordre des idées, sans le consentement de ceux mêmes qu'on a contre soi. Il ne suffit pas de vaincre l'ennemi. si l'on ne doit pas parvenir en outre à le convaincre. La vraie conquête de l'avenir, c'est, en même temps que la soumission des adhérents du passé, leur conversion, leur conviction changée.

CHAMFORT.

Nos pères l'avaient admirablement compris, et il a peut- être été providentiel que philosophes et écrivains fussent, avant 89, les commensaux nécessaires des nobles et des grands seigneurs. C'est ainsi, en effet, qu'ils trouvèrent de généreux, d'indispensables complices dans les rangs mômes de cette noblesse qui semblait avoir tout à perdre dans une transformation sociale.

Cette cohabitation obligée des privilégiés de l'esprit et des privilégiés de la naissance eut encore un autre résul- tat. On vit que, dans les deux camps, on pouvait valoir quelque chose, et, si le combat ne put être évité, si la lutte cependant fut terrible, il y eut, à l'honneur de l'hu- manité, des protestations contré ce qu'elle eut d'excessif. Quelques hommes courageux se jetèrent comme un pont d'une rive à l'autre, essayant de les tenir unies, et si, emportés par le torrent, ils disparurent victimes de leurs courageux efforts, la double leçon de leur vie et de leur mort ne doit pas être perdue cependant pour l'avenir.

Chamfort a été un de ces hommes. Ami sincère, ami ardent et convaincu de la Révolution, il se mit résolu- ment à son service et lui sacrifia tout, hormis pourtant la liberté de son esprit et de sa parole.

Cette restriction ne fut pas du goût d'une époque qui, ayant tout à renverser, ne pouvait pas fonder la liberté par la liberté même et qui croyait avoir le droit de de- mander à ses amis tous les genres d'abdication. On oublia les services de Chamfort dès qu'on vit qu'il prétendait les raisonner. La doctrine de l'obéissance passive n'est pas une découverte moderne; elle a été de tout temps à . l'usage des pouvoirs contestés et des partis extrêmes.

C'est peut-être une question, au point de vue pratique, de savoir si, alors que deux armées sont aux mains, il y a opportunité à se jeter au milieu de la mêlée pour re-

1.

CHAMFORT.

commander la mesure au parti qui va triompher ou pour arrêter des représailles qui. peu utiles dans le présent, restent toujours à la charge de l'avenir ; ce n'en est pas une au point de vue de la morale.

Ce rôle de modérateur, un peu prématuré, j'y consens, mais intrépide, fut celui de Chamfort. La preuve que la violence est la pente des esprits faibles, c'est que, dans les cataclysmes politiques, les défaillances éclatent plus particulièrement aux extrémités des opinions que dans leur milieu. Chamfort devait prouver, contrairement à l'opinion des multitudes, que le besoin de modération dans la victoire est un gage de fermeté et de constance dans la défaite. Dans sa hâte du bien, il crut que le fleuve débordé des idées nouvelles, après avoir emporté les choses, pouvait et devait négliger les hommes. Il pensa qu'après cette grande inondation nécessaire, son cours allait pouvoir devenir bientôt régulier et que ses eaux devaient être promptement navigables. Il paya du sacri- fice volontaire de sa vie cette belle illusion et refusa hé- roïquement de lui survivre.

Comme tous ceux qui ne servent pas aveuglément un parti et qui, au lieu de le mener, se donnent la mission purement platonique de le conseiller ou de le critiquer, Chamfort a être et a été, à un moment donné, calomnié par tous.

Il y a, dans toutes les révolutions, des gens excessifs. Malheureusement, il semble que, dans toutes les révolu- tions aussi , ces gens-là doivent fatalement avoir leur heure. La chimère des partis extrêmes étant de posséder des remèdes à tous les maux, les nations, non moins crédules que certains malades qui, lorsque le danger augmente, s'adressent à des empiriques: les nations, im- patientes des lenteurs des traitements réguliers, s'aban-

CfiAMFORT.

donnent quelquefois à eux. Malheur alors à qui ne pro- clame pas la toute-puissance de leurs panacées !

Chamfort, esprit positif, esprit clair s'il en fut, devait être de ces derniers. Il s'en expliqua nettement, et, comme chacun de ses mots portait coup, on le jeta aux Madelon- nettes pour le réduire au silence.

Il va sans dire que, d'un autre côté, les fanatiques du passé, peu touchés par sa sagesse, qu'ils savaient inca- pable d'un retour vers eux, furent implacables, eux aussi, et se gardèrent bien de lui pardonner le concours éner- gique'qu'il avait donné et qu'il entendait donner, par sa résistance même à ses excès, à la grande cause de la Révolution.

Elle est si près de nous encore, la Révolution, quoi qu'on ait fait pour l'éloigner; il est si clair qu'elle est en permanence, assise sur les ruines du passé et se riant des efforts tentés pour relever ces ruines, que le jour de l'équité n'est encore venu ni pour elle, ni pour ceux qui l'ont servie. Aussi Chamfort a-t-il, même de nos jours, contre lui tous les ennemis de cette Révolution, qui savent bien, eux, sont ses vrais amis, et cette fraction de l'opinion révolutionnaire qui se proclame naïvement avancée, parce que, pour être plus sûre sans doute de ne jamais atteindre le but, elle a grand soin de donner à penser qu'elle le dépassera.

CHAMFORT.

II

Biographie de Chamfort. Sa naissance. •— Sa jeunesse. Ses succès au collège Réponse de Chamfort au principal des Grassins. Ses de'buts litte'raires. Portrait de Chamfort par Se'lis. Chamfort fait les sermons d'un jeune abbé. Il devient re'dacteuv du Journal encyclopédique. Ses succès acade'miques et ses succès dans le monde. Jugement de Voltaire sur Chamfort. Critiques de Grimm et de Diderot. Opinion de la princesse de Craon. Lettre de mademoiselle de L'Espinasse. Fragment de correspondance de Chamfort.

Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort est en 1741, dans les environs de Clermont en Auvergne.

Sa mère, qui était jolie et d'honorable condition, mais pauvre, remplissait dans une riche et noble famille du pays le modeste emploi de dame, disons le mot, de demoiselle de compagnie.

Elle perdit cet emploi, son unique ressource, aussitôt qu'on s'aperçut qu'elle allait devenir mère.

La malheureuse femme, quand vint au monde l'enfant dont la naissance lui coûtait si cher, n'eut pas même la consolation de pouvoir placer le nouveau-né dans les bi^as de son père.

Le nom du. père de Chamfort est demeuré inconnu. On présume, cependant, que ce fut un des membres mêmes de la famille qui congédia la mère dès que sa faute devint visible. Pas un mot, dans tout ce qui est resté de Cham- fort, ne fait allusion à ce mystère, à cette douleur de sa naissance. Il est à croire que, s'il reçut jamais les confi- dences de sa mère à ce sujet, il dédaigna comme elle de faire un pas vers l'homme qui avait décliné à son égard

CHAMFORT.

les devoirs de la paternité, et que, par une délicatesse louable , il renferma i)ieusement dans son âme ce que dut avoir de cruel pour son cœur le malheur de son origine.

Tout son amour se concentra sur sa mère, qu'il consola bientôt à force de dévouement et de tendresse.

Un critique distingué , qui ne gâte pas les figures qui ont touché à la Révolution et qui a été dur pour Chamfort principalement, lui donne ce témoignage qu'il fut bon fils, et que, jusqu'à quatre-vingt-cinq ans que vécut sa mère, elle trouva en lui un cœur tendre, dévoué et tou- jours respectueux, encore bien qu'elle fût à cet âge aussi vive et aussi impatiente qu'il pouvait l'être lui-même.

Ce serait offenser la mémoire de Chamfort que de lui faire un mérite d'un sentiment si naturel. Mais il faut reconnaître, cependant, qu'il y a des positions qui ne sont pas faites pour adoucir les caractères, et qui peuvent assombrir f esprit le mieux trempé. La position de Cham- fort à son entrée dans la vie était de celles-là, et les cri- tiques qui lui ont reproché sa misanthropie n'auraient pas oublier qu'elle avait à la fois sa raison et son excuse.

Chamfort ne porta pendant longtemps que le nom de Nicolas. Dès l'enfance, il annonçait des dispositions bril-. lantes. Ces dispositions valurent à sa mère l'offre d'une demi-bourse au collège des Grassins. Ce collège , ainsi que cela se pratique encore de nos jours, avait en pro- vince des correspondants dont la mission était de recruter à son profit les enfants qui pouvaient plus tard lui faire honneur.

Les progrès de Chamfort furent rapides. Il obtint, en rhétorique, tous les prix au grand concours, hormis pour- tant le prix de poésie latine. Ce succès, si grand qu'il fût, ne fit que mettre ses maîtres en appétit. Ils trouvé-

CHAMFORT.

rent qu'il ne suffisait pas à l'acquitter envers le collège, « et, dit M. Arsène Houssaye, un des biographes de Chamfort, on lui signifia que, s'il ne voulait pas, l'année suivante, doubler sa rhétorique afin d'obtenir tous les prix, il fallait renoncer à sa bourse, son seul bien. Il se résigna en |)ensant à sa mère. A la seconde tentative, il remporta les cinq prix. »

« L'an passé, dit-il, je manquai le prix des vers la- tins, parce que j'avais imité Virgile. Je l'ai remporté cette année, parce que j'ai imité Buchanan. » Il paraît qu'il y avait dans sa composition une certaine description du canon et de la canonnade qui ravit d'aife ses juges et en- leva tous les suffrages, à l'exception du sien.

Ces succès le désignèrent dès lors à l'attention des gens de lettres et des gens du monde. Ils eurent, en outre , pour effet de déterminer son goût pour la littérature.

Le principal des Grassins, désirant faire tourner au profit de la religion les brillantes facultés de son élève, lui promit, s'il voulait se faire abbé, une abbaye; mais Chamfort refusa. « Je ne serai jamais prêtre, dit-il; c'est un costume et non un état. »

Ce fut à cette époque qu'il se baptisa du nom de Cham- fort. Il fallait vivre et faire vivre sa mère. Pour y par- venir, il entreprit de faire des éducations; mais ces posi- tions dépendantes étaient incompatibles avec son caractère et sa nature. Il avait, à ses débuts, dit un de ses cama- rades, Sélis, traducteur de Perse, la figure la plus char- mante. Enfant de l'amour, beau comme lui, plein de feu et de gaieté, impétueux et malin, studieux et espiègle, sa bonne mine lui valait des succès qui, pour me servir de l'expression pudique de M, Sainte-Beuve, « dérangeaient le bon ordre domestique. » Après la seconde épreuve , il vit bien qu'il fallait songer à autre chose. Le hasard lui

CHAMFORT.

apporta alors une ressource assez originale. Un jeune prédicateur de ses amis se trouvait fort empêché d'avoir à débiter un sermon par semaine à la cour. Gomme l'abbe avait plus d'argent et de mémoire que d'inspiration, il fut convenu que Chamfort serait son pourvoyeur, c'est- à-dire qu'il ferdit ses sermons pour lui. Je ne sais pas si les sermons fabriqués à cette occasion par Chamfort furent tous bons; toujours est-il qu'ils n'étaient pas chors.

Cet échange de bons offices dura entre les deux amis pendant près d'une année. A un louis pièce, c'était tout ce qu'il fallait à Chamfort et à sa mère pour ne pas mourir de faim.

Cette fabrication considérable de sermons anonymes une fois terminée, Chamfort eut besoin de distraction. Il se laissa enlever par un riche Liégeois qui croyait aimer les lettres, et qui l'emmena avec lui en qualité de secré- taire. « Vie errante est chose enivrante, » a dit un de nos poètes. Chamfort avait eu cette illusion au départ; il fut bientôt désabusé et de son Liégeois et des voyages , et ne rapporta de Cologne et de Spa que de l'ennui et la pauvreté.

Après ces diverses tentatives , Chamfort se recueillit.

« Il comprit, dit M. Tissot, que l'illustration était la seule chose qui pût effacer le malheur de sa naissance et lui donner dans la société la place que les préjugés lui refusaient. Il se précipita donc avec ardeur dans la car- rière littéraire. »

Il se. fit attacher à la rédaction du Journal encyclopé- dique ; il participa à la rédaction du Vocabulaire français, et vécut pendant deux ans du produit de divers travaux littéraires.

Tout ce qui débutait dans les lettres concourait alors pour les prix de l'Académie française.

16 CHAMFORT.

Si aujourd'hui la compétition de ces prix est le plus souvent abandonnée à des médiocrités exercées au .s:enre de travail particulier qui conduit aux succès académi- ques , cela tient surtout à ce que TAcadémie, en impo- sant aux concurrents des sujets déterminés, comme un pédant à son élève, renonce par cela même à obtenir jamais des travaux originaux, et se condamne à ne rece- voir que des amplifications d'écolier. Si elle eût laissé libre carrière aux écrivains, en se contentant de couron- ner les meilleurs ouvrages éclos spontanément de leur cerveau, en dehors de tout programme, elle eût été utile peut-être et n'eût pas été réduite, dès lors, pour avoir de l'importance, à tâcher d'être un corps politique.

Chamfort était de cet avis. Mais l'usage était. inflexible. Il concourut. Le prix de poésie, remporté, en 1764, par son Épître d'un père à son fils, ^ur la naissance d'un })etit- fils, et le succès de sa comédie la Jeune Indienne, le mirent en évidence.

Le Marchand de Smyrne , petite pièce qu'il fit repré- senter à quelque temps de , et qui est restée au réper- toire du Théâtre-Français, ajouta encore à sa réputation naissante.

Il est curieux de voir quelle réception firent à ce jeune et beau débutant, à son entrée dans la république des lettres, les citoyens de cette république que la nature de leur esprit portait plus particulièrement à la critique.

Voltaire, remarquant ses débuts, dit : « Voilà un jeune homme qui écrira comme on faisait il y a cent ans. »

Voltaire, sans doute, avait vu autre chose de lui que ses vers. En effet, Chamfort, prosateur excellent, n'a rien laissé en vers qui justifie cette grande opinion. Il faut dire que sa génération n'était pas plus forte que lui en fait de poésie, et qu'il fut encore un des meilleurs parmi

CHAMFORT.

les poètes d'un temps qui n'en eut guère que de mé- diocres.

Après ce jugement de Voltaire, nous placerons celui que Grimm, qui n'avait pas l'indulgente impartialité du génie, porta, de son côté, sur ce nouveau venu.

Il va sans dire qu'obligé d'enregistrer le succès, il s'ef- força d'y mêler des épines.

« M. de Cliamibrt est jeune, d'une jolie figure, a^ant l'élégance recherchée de son âge et de son métier. Je ne le connais pas d'ailleurs; mais, s'il fallait deviner son caractère d'après sa petite comédie, je parierais qu'il est petit-maître, bon enfant au fond, mais vain, pétri de petits airs, de petites manières, ignorant et confiant à proportion ; en un mot, de cette pâte mêlée dont il ré- sulte des enfants de vingt à vingt-cinq ans, assez déplai- sants, mais qui mûrissent cependant, et deviennent, à l'âge de trente à quarante ans, des hommes de mérite. S'il ne ressemble pas à ce portrait, je lui demande par- don ; mais j'ai vu tous ces traits dans son Marchand' de Smyrne. Pour du talent, du vrai talent, je crains qu'il n'en ait pas ; du moins, son Marchand n'annonce rien du tout, et ne tient pas plus que la Jeune Indienne ne promet- tait autrefois. »

Ce jugement n'est, du reste, que la paraphrase de celui de son ami Diderot. L'esprit de Ghamfort n'est pas de ceux que la bienveillance de ses rivaux doit tout d'abord accueillir. Vif, emporté, agressif, il avait pour ennemis naturels tous ceux qui craignaient de ne l'avoir pas pour ami. Quant à ce qui est de la fatuité que l'un lui sup- pose, et que l'autre, plus libéral, lui accorde tout d'abord, on s'explique ce reproche. C'était l'accusation nécessaire contre les succès de l'homme et de sa jolie figure, plutôt que contre ceux de l'écrivain. « M. Ghamfort, disait Diderot,

CHAMFORT.

est un jeune poëte d'une figure très-aimable (encore la figure', avec assez de talent, les plus belles apparences de modestie , et la suffisance la mieux conditionnée. C'est un petit ballon dont une piqûre d'épingle fait sortir un vent violent. »

Eli dépit des critiques, ou à cause des critiques mêmes dont le public a quelquefois l'esprit de ne prendre que ce qui lui convient, ces di\'ers triomphes firent recher- cher Chamfort. Sa belle mine et l'attrait prestigieux de sa conversation, féconde en saillies, le mirent bientôt tout à fait à la mode.

L'amour avait ses libertés dans ce temps-là. Ce n'était pas le dieu sévère et un peu morose qu'on a essayé d'en faire de nos jours. Il paraît que les grandes dames d'alors avaient du goût pour les lettres et pour les littérateurs. Elles absorbaient les loisirs du jeune lauréat. L'une d'elles, madame la princesse de Craon, résumait ainsi, pour l'édi- fication d'une de ses amies, en quelques mots assez nets, la nature des qualités de Chamfort et l'étendue de ses succès : «Vous ne voyez en lui qu'un Adonis, et c'est un Hercule. »

« II paraît, dit à cette occasion M. Houssaye, à qui nous empruntons volontiers quelques détails sur cette phase de la vie de Chamfort, il paraît que Hercule-Chamfort fut soumis à de trop rudes travaux, comme son ancien; car, au bout de quelques années, nous le trouvons, pour ses péchés, aux eaux de Spa et aux eaux de Baréges, partout Cupidon s'était mis au régime et buvait de l'eau. »

Il revint à Paris, résolu à faire pénitence. « En effet, ajoute l'historien du 41'"*' fauteuil de l'Académie, il con- courut une seconde fois pour un prix académique; mais, moins heureux qu'à la première, il n'obtint pas même une mention. Son discours en vers, intitulé l'Homme de lettres^ fut battu par le Poète de La Harpe.

CHAMFORT.

Qui tonnait le Poète de La Harpe aujourd'hui ? L'Homme de lettres de Chamfort n'est certes pas plus ignoré! La gloire académique est-elle donc, elle aussi, une vanité?

Mademoiselle de L'Espinasse écrivait, après le retour de Chamfort (octobre '1773) : « M. de Chamfort est arrivé; je l'ai vu, et nous lirons ces jours-ci son Éloge de La Fontaine. Il revient des eaux en bonne santé ; beaucoup plus riche de gloire et de richesse, et en fonds de quatre amies qui l'aiment, chacune d'elles, comme quatre : ce sont mes- dames de Grammont, de Rancé, d'Amblimont, et la com- tesse de Choiseul. Cet assortiment est presque aussi bigarré que l'habit d'Arlequin; mais cela n'en est que plus piquant, plus agréable et plus charmant. Aussi, je vous réponds que M. de Chamfort est un jeune homme bien content, et il fait bien de son mieux pour être mo- deste. »

C'est après avoir fait ce voyage qui eut une heureuse influence sur Chamfort, qu'il écrivit à un de ses amis :

« J'ai toute sorte de raisons d'être enchanté de mon voyage de Baréges. Il semble qu'il devait être la fin de toutes les contradictions que j'ai éprouvées, et que toutes les circonstances se sont réunies pour dissiper ce fonds de mélancolie qui se reproduisait trop souvent. Le retour de ma santé, les bontés que j'ai éprouvées de tout le monde, le bonheur si indépendant du mérite, mais si com- mode et si doux, d'inspirer de l'intérêt à tous ceux dont je me suis occupé; quelques avantages réels et positifs; les espérances les mieux fondées et les plus avouées par la raison la plus sévère; le bonheur public (ïurgot était ministre) et celui de quelques personnes à qui je ne suis pas inconnu ni indifférent; le souvenir tendre de mes an- ciens amis; le charme d'une amitié nouvelle, mais solide, avec un des hommes les plus vertueux du royaume, plein

20 C 11 A .M FORT.

M

d'esprit, de talent et de simplicité, M. Dupaty ; une autre

liaison, non moins précieuse, avec une femme aimable que j'ai trouvée ici et qui a pris pour moi tous les senti- ments dune sœur; des gens dont je devais le plus sou- haiter la connaissance et qui me montrent la crainte obligeante de perdre la mienne; enfin, la réunion des sentiments les plus chers et les plus désirables, voilà ce qui fait depuis trois mois mon bonheur. Il semble que mon mauvais génie ait lâché prise, et je vis depuis trois mois sous la baguette de la fée bienfaisante.

« D'après ce détail , ^'Ous croirez que je vis environné de tout ce que jai trouvé d'aimable ici, sous un beau ciel et dans une société charmante. Non, je vis sous une douche brûlante ou dans une bouilloire cachée au fond d'un ca- chot. Tout ce que je distinguais est parti de Baréges. Il y fait un temps exécrable et le brouillard ne laisse point soupçonner que les Pyrénées soient sur ma tète. Mais je n'en suis pas moins heureux; j'avais besoin de revenir sur des sentiments agréables dont j'ai joui avec trop de précipitation; je les recueille avec une joie mêlée de sur- prise ; mes idées sont faciles et douces ; tous les mouve- ments de mon cœur sont des plaisirs; voilà le vrai beau temps, et le ciel est d'azur. »

C'est à propos de ce passage de la correspondance de Chamfort, qu'il a eu le soin malheureux de mutiler en retranchant son second alinéa, que M. Sainte-Beuve dit : (' Les douces paroles ne sont pas si fréquentes sous la plume de Chamfort. et les sentiments indulgents n'habi- tent pas si volontiers son cœur, qu'on doive négliger de les relever quand on les rencontre. »

En vérité, quel est le plus aigre de Chamfort ou de son critique, aigre alors même qu'il est obligé de constater le contraire de l'aigreur dans l'écrivain qu'il analyse?

CHA.MFORT. 21

Nous verrons d'autre part si les douces paroles sont si rares, en effet, sous la plume de Chamfort, et s'il eût été bien difficile , à un esprit aussi sagace que celui de M. Sainte-Beuve, de trouver, dans ce qu'a laissé Cham- fort, de quoi réformer un arrêt que rien ne justifie.

ni

Madame Helvc'tius. Chabaiion et Chamfort. La société du xviiie siècle. Cliamfoit , M. Sainte-Beuve et un autre critique contemporain. Eloge de La Fontaine et de :Moliere par Chamfort. Nouvelles couronnes acadcmiciues. Succès de Mustapha et Zkuvjir. Marie-Antoinette. Le prince de Conde et Chamfort. Lettres de Chamfort.

La chose à laquelle Chamfort sacrifia le moins dans tout te cours de sa vie, c'est à la fortune. « La fortune fera ce qu'elle voudra, disait-il, jamais je ne lui accorderai, dans l'ordre des biens de l'humanité, que la quatrième ou la cinquième place. Si elle exige la première, qu'elle aille d'un autre côté, elle ne manquera pas d'asile. »

Il est presque superflu de dire qu'avec de pareils prin- cipes, Chamfort était le plus souvent à court d'argent. « Pourquoi, lui disait-on alors, n'ètes-vous encore arrivé à rien, au milieu de tant de sots? Parce que je n'ai jamais cru le monde aussi bète qu'il est, » réi)ondit-il.

Ce petit mot est moins paradoxal qu'il n'en a l'air. Une des infériorités de l'homme d'esprit à ses débuts dans la vie, c'est qu'il prête de son esprit aux autres, c'est qu'il les suppose de sa force; il joue le jeu avec tous, et tombe le plus souvent victime d'une maladresse, quand ce n'est pas d'une tricherie.

« Madame Helvétius , qui avait à Sèvres, dit encore

22 CHAMFORT.

M. A. Houssaye, un liôpital littéraire, y logea Cliamfort pendant quelques saisons. Il y serait resté plus longtemps, sans l'amitié de Chabanon. Chabanon avait une pension de douze cents livres sur Je Mercure. Il aimait beaucoup Chamfort: il le força à accepter ses douze cents livres. La république des lettres peut écrire aussi ce mot : fraternité, sur plus d'un de ses monuments. » Chamfort voulait re- fuser, mais le sensible Chabanon s'offensa du refus. Son amitié n'entendait pas être méconnue. Les deux amis furent tout près de se battre. Heureusement, on s'embrassa.

C'est vraisemblablement de cette période de la vie de Chamfort que datent les pensées qui nous sont restées de lui sur l'amour, sur les femmes et sur l'amitié, ainsi que tout ce qui, dans ses caractères, dans ses maximes et dans ses anecdotes, lui a été inspiré par la connaissance appro- fondie qu'il avait de la société de son temps.

M. Sainte-Beuve trouve que Chamfort est un juge trop sévère, un juge cruel de cette société. Si les pensées de Chamfort avaient perdu de leur justesse , nous serions heureux d'être de l'avis de M. Sainte-Beuve. Malheu- reusement, il semble qu'au lieu de perdre, elles aient gagné en vérité, à vieillir. La plupart ont l'air d'avoir été écrites hier pour la leçon d'aujourd'hui. Hélas! la na- ture humaine ne change pas si vite.

D'ailleurs, voulez-vous savoir comment M. Sainte-Bem e qualifie le monde dont il semble ne prendre la défense que pour chercher noise à Chamfort? Il est pour lui plus dur que Chamfort lui-même : « La plupart des maximes de Chamfort. relatives à la société, ne s'appliquent, dit-il, qu'au très-grand monde dans lequel il vivait, à la société des grands. Elles deviennent fausses dès que l'on consi- dère lin monde moins fiictice. plus voisin de la famille et iCS sentiments naturels ne sont pas abolis. .

CHAMFORT. 23

Nous ne demanderions pas mieux que de faire, avec M. Sainte-Beuve, une réserve en faveur de ce qui n'était pas la société des grands h. l'époque de Cliamfort; mais son objection n'en porterait pas moins à faux en ce qui concerne celui-ci : 1" parce que Chamfort n'avait pas d'autre inten- tion, sans doute, que celle de peindre cette société des grands (que M. Sainte-Beuve n'arrange pas mieux que lui) et qu'on ne peut pas reprocher à un homme d'avoir fait exactement ce qu'il a voulu faire, s'il ne l'a pas mal fait; parce que, au temps oii Chamfort écrivait, c'est- à-dire avant la Révolution, il eût été difficile de chercher à peindre une société des petits, qui n'était pas encore con- stituée, puisque la société des grands avait la prétention, trop bien fondée, de représenter toute la société française ; 3" parce que la société qu'il était utile de peindre et d'a- vertir de son danger, c'était cette société des grands qui marchait à l'abîme (le mot était vrai alors) en entraînant toute la France avec elle ; enfin, par^'e que, quand une vérité est vraie, elle est vraie pour toutes les classes de la société, et qu'il y a profit à faire dans les maximes de Chamfort pour tout le monde, pour M. Sainte-Beuve et pour nous, comme pour les plus grands de la terre.

Chamfort a parlé des femmes, de l'amour et du mariage à la façon de Molière, de La Bruyère, et dans le même sen- timent.

M. Sainte-Beuve, faisant allusion aux sarcasmes de Chamfort contre le mariage, dit : « Il n'avait vu le mariage que dans le grand monde d'alors, oii il était si décrié. » Soit oublions George Dandin, Sganarelle, la moitié de Mo- lière ; mais ce que Chamfort a écrit du mariage n'est que la constatation du fait même dénoncé par M. Sainte-Beuve, à savoir, « que le mariage était alors si décrié dans le grand monde... »

24 CHAMFORT.

Puisque M. Sainte-Beuve est de l'avis de Chamfort, qu'est-ce que la querelle qu'il lui fait, et quelle est donc la violence de son parti pris contre cet écrivain, pour qu'il aille, afin de lui faire pièce, jusqu'à soutenir contre lui, au détriment de la société d'en haut, cette société d'en bas dont il n'est pas d'ordinaire l'avocat , et que Chamfort. d'ailleurs, ne met nulle part en cause?

N'est-ce pas le cas d'api)liquer à M. Saint-Beuve et à tous ceux qui. à son exemple, reprochent à Chamfort la rudesse de ses leçons , ces mots de Chamfort : « En France, on laisse en repos ceux qui mettent le feu, on persécute ceux qui sonnent le tocsin ? »

Le Chamfort que M. Sainte-Beuve attaque, c'est le son- neur de tocsin, en effet. Ce n'est pas l'observateur ingé- nieux, le moraliste pénétrant qui redit à sa façon ce que dix autres, Rabelais, Montaigne, Charron. Molière, La Bruyère , La Rochefoucauld, avaient dit à la leur, se con- tentant d'ajouter sa pierre à l'édifice que d'autres ont commencé; c'est le penseur hardi qui. se dégageant de l'observation minutieuse de la fraction du monde qu'il a sous les yeux, jette au milieu des folies de son temps des propositions comme celle-ci : « De quoi s'agit-il '? D'un procès entre vingt-quatre millions d'hommes et sept cent mille privilégiés Lettre à M. de Yaudreuil^ ! » ou des vérités comme celle-là : « En résumé , la société n'est jamais composée que de deux grandes classes : ceux qui ont plus de dîners que d'appétit, ceux qui ont plus d'ap- pétit que de dîners. »

Ces vérités et cent autres de ce genre. Chamfort eut-il tort de forcer son époque à les entendre ? Non, car, plus ([u'une autre, cette époque avait besoin d'être secouée, éclairée . réveillée ; non , car cette terrible question : « L'inégalité des dîners et l'égalité des aiipétits, » est

CHAMFORT. 25

restée le problème des temps modernes. Le socialisme , pour en avoir dit davantage sur cette inquiétante ques- tion, n'a certes pas été plus clair que Chamfort. Or, nous ne pensons pas que ce soit la clarté qu'il faille fuir en pareille matière. Oii va-t-on a\ec les ténèbres?

Mais quoi ! il semble comme il faut de faire le délicat devant la vérité. On tolère le mal , et l'on décrie le re- mède ; on voudrait bien voir tomber le membre malade, mais on repousse le scalpel du chirurgien; on consenti- rait bien à guérir, mais il faut que la potion soit sucrée : est-elle amère, haro sur le médecin! La susceptibilité de M. Sainte-Beuve est de si bon goût, qu'il faut bien qu'on l'imite. Il a trouve Chamfort un peu dur; un critique, abondant dans son sens, après avoir essayé d'établir « le manque absolu de bonté de Chamfort, » proclamera, nous nous trompons, déclamera que « la méchanceté humaine a peu de secrets pour ce cynique. » Pourquoi ce cynique, je vous prie, qui transforme un éloge mérité en une cri- tique injuste et qui donne à l'auteur des Coups de plume sincères (un titre que mériteraient les pensées de Cham- fort) des airs de pruderie qui ne sont pas, je suppose, ceux qu'il affecte le plus volontiers ? Et après ce cynique, tout n'est pas dit. Cynique pourrait n'être qu'un mot échappé à l'inattention de la plume pour arrondir une phrase. Mais le reste de cette phrase : « Il ne touche jamais à une vertu quelconque sans la marquer d'un stigmate de sa façon! «c'est une véritable calomnie littéraire, une sorte de diffamation posthume. C'est bien la peine d'avoir vécu et d'être moi*t comme Chamfort, pour être décrié de la sorte ! Ce qui nous étonne, ce n'est pas que cette phrase contre Chamfort ait été écrite : tout s'écrit dans un temps comme le nôtre , le papier souffre tout ; c'est qu'elle l'ait été par la plume qui, ailleurs, avait écrit cette-

26 CHAMFORT.

autre phrase : « Se créer une célébrité de critique en niant de parti pris un grand écrivain et en le visant toujours à la tète et au cœur me paraît un procédé d'une moralité bien suspecte. »

Mais revenons à la vie de Chamfort. J'ai oublié de dire que déjà il avait pris sa revanche contre La Harpe, et que, vaincu par lui en poésie, il l'avait vaincu en prose.

L'académie de ^larseille avait mis au concours l'éloge de La Fontaine. Les amis de La Harpe, qui avait traité ce sujet, avaient persuadé à M. Necker de joindre un prix de deux mille livres au prix proposé par cette académie. Ils se croyaient assurés que leur protégé aurait cette double récompense. Ils avaient compté sans le talent et aussi un peu sans la malice de Chamfort. Le sujet était de son goût. Il concourut et eut le prix et l'argent destinés à La Harpe. Déjà, un éloge de Molière, que Chamfort avait écrit en 1769, avait été couronné par l'académie de Paris. Ces deux éloges purent être regardés alors avec raison comme ce que Chamfort avait fait de mieux, puisque le recueil de ses pensées et de ses portraits , son vrai titre, n'était pas publié et ne le fut pas de son vivant.

La tragédie était alors en grand honneur. On n'était pas un écrivain sérieux, tant qu'on n'avait pas prouvé ce qu'on pouvait faire sur les pas de Racine, de Corneille et de Voltaire. Chamfort fit donc sa tragédie comme tout le monde. Mustapha et Zéangir eut du succès. Ce qu'on en peut dire de mieux, c'est que c'était une œuvre médiocre, et que la valeur de Chamfort n'est-pas là, à coup sûr.

Chamfort était arrivé à la cour par madame la duchesse de Grammont, qu'il avait rencontrée à Chanteloup, pro- priété de M. le duc de Choiseul, oiÀ il s'était arrêté en revenant de Bareges. Mustapha et Zéangir fut joué à Fon- tainebleau. Appelé par Marie-Antoinette dans sa loge

GHA-MFORT. 27

après la représentation, et sollicité de raconter toutes les choses flatteuses que le roi et la reine, dont l'émotion avait été visible, lui avaient adressées : « Je ne saurais ni les oublier, ni les répéter, » dit Chamfort. Il paraît que le petit ballon n'était pas aussi facile à crever que l'avait avancé Diderot.

Le roi donna à l'auteur de la nouvelle tragédie douze cents livres de pension , et le prince de Gondé lui offrit d'être le secrétaire de ses commandements. Chamfort, qui n'avait pas sollicité ces faveurs , rémunération habi- tuelle des travaux littéraires en ce temps-là, les accepta. ;Mais il ne tarda pas à regretter de n'avoir pas refusé la dernière. Il ne fut pas plutôt établi au palais Bourbon, qu'il eut l'idée d'en sortir. Il s'évertua à le faire sans blesser le prince de Gondé, et il y réussit après une no- table dépense d'épîtres en vers et en prose il rede- mandait au prince sa liberté.

Ghamfort entra à l'Académie en 1781. Il succédait à Saint-Palaye. Nous citerons ici quelques fragments de la correspondance intime de Chamfort. Elles feront con- naître la marche de son esprit, ses incertitudes, qui étaient celles de son temps, ses contradictions, qui furent à cette époque celles de tout ce qui pensait, et l'on retrouvera l'image fidèle du malaise d'une société qui sen- tait sa fin et qui n'avait encore que des aspirations vagues vers l'avenir.

« Ma vie est un tissu de contrastes apparents avec mes principes. Je n'aime point les princes, et je suis attaché à un prince ; on me connaît des maximes républicaines, et je vis avec des gens de cour ; j'aime la pauvreté, et je n'ai que des riches pour amis; je fuis les honneurs, et les honneurs sont venus à moi ; les lettres sont ma seule con- solation, et je ne vois pas de beaux esprits ; j'ai voulu

28 CHAMFORT.

être de rAcadémie, et je n'y vais jamais; je crois que les illusions sont le luxe nécessaire de la vie, et je vis sans illusions; je crois que les passions nous sont plus utiles que la raison, et j'ai détruit mes passions. »

ir dit ailleurs :

« J'ai aimé la gloire, je l'avoue; mais c'était dans un âge l'expérience ne m'avait point appris*la vraie va- leur des choses : je croyais qu'elle pouvait exister pure et accompagnée de quelque repos; je pensais qu'elle était une source de jouissances chères au cœur et non une lutte éternelle de vanité... Le temps et la ré- flexion m'ont éclairé ; je ne suis pas de ceux qui peuvent se proposer de la poussière et du bruit pour objet et pour fruit de leurs travaux. »

Cette vie agitée, cette vie frivole du monde le fatigue: elle lui prend plus qu'elle ne peut lui donner. Il conclut ainsi, dans une autre lettre :

« J'ai très-peu, mais j'ai autant et plus que quantité de gens de mérite. Aussi je ne demande rien ; mais il faut que vous me laissiez à moi-même.

)) Il n'est pas juste que je porte, en même temps, le poids de la pauvreté et le poids des devoirs attachés à la fortune ; j'ai une santé délicate et la vue basse : je n'ai gagné jusqu'à présent dans le monde que des boues, des rhumes, des fluxions et des indigestions, sans compter le risque d'être écrasé vingt fois par hiver. Il est temps que cela finisse, et. si cela n'est pas terminé à telle épo- que, je pars. »

«L'indépendance, la santé, le libre emploi de mon temps, l'usage, même l'usage fantasque de mes livres, voilà ce qu'il me faut, si ce n'est point ce qui me sufllt. »

CHAMFORT. 29

Il raconte encore que, touchant par an près de quatre mille livres, il se considérerait comme riche, mais que ses liaisons dans le grand monde n'avaient pas tardé à lui faire regarder cette fortune comme une véritable dé- tresse, et que, forcé d'opter entre deux partis, celui de faire de la littérature un métier ou celui de solliciter des grâces avilissantes, il avait opté pour un troisième parti, celui de la retraite.

Puis il tourne sa mélancolie contre lui-même. « A la fin, on se lasse de soi, » dit-il avec un sourire l'esprit se montre jusque dans la tristesse. Le mal de Chamfort alors, c'était la fatigue et, par suite, le vide de son cœur. Heureusement, le remède n'était pas loin.

IV

Ectraite a Auteuil et a Vaudouleurs. Jladame ***. Sa mort. Regrets de Chamfort. Il perd sa more. De ce qu'il faut entendre par la misanthropie de Chamfort. Ce que doit être un moraliste. Opinion de Balzac et de Chamfort. De Vamitié. M. de Vaudreuil, M. Sainte-Beuve.

Il se retira d'abord à Auteuil.

Dans la lettre IV de sa correspondance , lettre adressée à l'abbé Roman, Chamfort raconte bientôt sa liaison avec une femme dont il parle ainsi : « Un être dont le pareil n'existe pas dans sa perfection relative à moi. »

Il vécut deux ans avec elle. Pendant ces deux années, six mois passés à la campagne, à Vaudouleurs, près d'Étampes, lui semblent les plus heureux moments de sa vie. c( C'est le seul temps de ma vie que je compte pour quelque chose, » dit-il quelque part. L'amour, qui n'avait

30 CHAMFORT.

fait que l'effleurer jusque-là, l'avait enfin touché sérieu- sement. Cet amour étonna quelques dames de son temps. Chamfort avait eu à choisir entre les plus jeunes et les plus jolies , et il paraît que celle qui avait fixé son choix avait presque passé l'âge d'être aimée, sinon d'aimer. C'était, du reste, une femme très-distinguée, l'égale de Chamfort comme esprit, s'il faut en croire ce que quel- ques-uns ont dit d'elle. Qu'elle eût ou n'eût pas effective- ment toutes les perfections, qu'importe? La femme qu'on aime est toujours parfaite. « L'amour ne cherche pas les perfections réelles, dit Chamfort quelque part; il n'aime que celles qu'il crée, il ressemble à ces rois qui ne recon- naissent de grandeurs que celles qu'ils ont faites. »

M. Houssaye dit que cette liaison fut légitimée et que Chamfort épousa celle qu'il aimait. L'auteur des Amou- reuses du temps passé n'ayant pas l'habitude de reculer de- vant le récit de simples histoires d'amour, nous devons l'en croire sur parole, quand il marie deux amants.

Quoi qu'il en ait été de cette union, elle tint la première place dans la vie et dans le cœur de Chamfort. Elle raviva son âme. Malheureusement pour lui , elle ne devait pas durer. Son amie tomba malade un jour, et une mort ter- rible, une mort soudaine la lui enleva. Chamfort fut long- temps inconsolable. Il dut quitter sa chère retraite : « Un ami vint m'arracher de ce séjour charmant devenu hor- rible pour moi, » dit-il.

Il voyagea et put faire cette cruelle épreuve qu'il n'y a rien de plus fidèle qu'un chagrin sérieux : ce chagrin, quelques efforts que fît Chamfort pour le concentrer, éclata dans quelques lettres qui, certes, n'étaient pas plus destinées à la publicité que tant d'autres choses char- mantes qu'on a pu réunir de Chamfort, après sa mort.

« Je ne pui^: plus vivre, dit-il à un de ses amis; les

CHAMFOÎIT.

larmes coulent, et c'est, depuis qu'elle n'est plus, le mo- ment le moins malheureux. »

Et un peu plus tard, dans une autre lettre, quand sa peine commence à parler, c'est-à-dire cette période de la douleur les regrets, en perdant de leur amertume, sem- blent gagner quelque douceur, la douleur devient chère, en quelque sorte, au cœur qui la ressent. « Je ne finirais pas, écrivait-il, si je vous parlais de ce que j'ai perdu. C'est une source éternelle de souvenirs tendres et douloureux. Ce n'est qu'après six mois que ce qu'ils ont d'aimable a pris le dessus sur ce qu'ils ont d'amer et de pénible. Il n'y a pas deux mois que mon âme est par- venue à se soulever un peu et à soulever mon cœur avec elle. »

.J'ai omis de dire qu'il avait perdu, qu'il avait pleuré sa mère. C'est d'un autre ton qu'il parle de cette épreuve. Il n'a pas été surpris par le coup qui le frappe : la blessure était attendue ; mais, à la façon dont il en parle , on sent que, si préparé qu'il fût à la recevoir, elle a traversé sa poitrine.

« Vous devez croire, écrit-il à son ami, vous devez croire que tous les maux réunis ont fondu sur ma tète. Hélas! vous ne vous tromperiez pas beaucoup. Il y a deux mois et demi que j'ai eu le malheur de perdre ma mère. Ce n'est pas vous qui me direz que quatre-vingt-cinq ans étaient un âge qui devait me préparer à ce malheur. »

A Dieu ne plaise que je prélende faire de Chamfort, de ce cœur bien trempé, un élégiaque; mais, en vérité, quand je lis ces fragments qui attestent sa sensibilité , qui prouvent que son âme connaissait toutes les douceurs humaines, et que, si discrète qu'il la voulût, elle résonnait sous chacune d'elles, dès que ses sanglots ne pouvaient être entendus que d'un ami , je me demande ce qui a pu

32 CITAMFORT.

donner à M. Sainte-Beuve la malheureuse assurance de nier le cœur de cet honnête homme et de ce grand écri- vain.

On a dit : « Les pensées de Chamfort sont d'un misan- thrope! » Mais toutes les pensées sérieuses sont d'un mi- santhrope, à ce compte. Voir clair, être un observateur profond, et être gai et écrire en rose, cela ne va guère ensem-ble, jMmagine. La misanthropie ne cache rien qu'un cœur blessé. Le secret du caractère de Chamfort est tout entier dans ces mots qu'il répétait souvent, dit Rœderer : « Tout homme qui, à quarante ans, n'est pas misanthrope, n'-a jamais aimé les hommes. » Ce n'est pas manquer de cœur que de voir avec douleur et colère même les vices de l'humanité, que de les considérer comme des fléaux et que den souffrir comme on souffre d'une maladie, que d'en parler à la fois et c'est le fait de Chamfort en satiriste qui veut corriger et en moraliste qui veut in- struire. « Pour moraliser en littérature, a dit Balzac (un vrai penseur, lui aussi], le procédé a toujours été de mon- trer la plaie. » Le véritable ennemi des hommes ne les évite pas; il reste au milieu d'eux pour rire de leurs fautes. Il se garderait bien d'être amer, il n'est qu'imper- tinent. Rivarol, en ce sens, mériterait bien plutôt les re- proches que M. Sainte-Beuve adresse à Chamfort. Mais M. Sainte-Beuve n'a pas, pour être dur envers Rivarol. les raisons qui le poussent contre Chamfort.

A'oulez-vous savoir ce que doit être un moraliste, de- mandez-le à Chamfort lui-même; il vous le dira, avec la liberté de langage admise de son temps, bien mieux que ses critiques.

« Il y a deux classes de moralistes et de politiques, dit-il , ceux qui n'ont vu la nature humaine que du côté odieux ou ridicule, et c'est le plus grand nombre, Lucien,

CHAMFORT. 33

Montaigne, La Bruyère, La Rochefoucauld, Swift, Mande- ^iIle, Helvétius, etc., ceux qui ne l'ont vue que du beau côté et dans ses perfections : tels sont Shaftesbury et quelques autres. Les premiers ne connaissent pas le palais dont ils n'ont vu que les latrines; les seconds sont des enthousiastes qui détournent leurs yeux loin de ce qui les offense, et qui n'en existe pas moins. Est in medio verum. »

Tout, dans la vie de Ghamfort, dément l'accusation à laquelle nous avons tort peut-être de répondre. Ceux qui l'ont portée contre lui ne savent-ils pas, aussi bien que nous, que non-seulement il fut bon fils et amant ou mari tendre et dévoué, mais encore qu'il fut un excellent et fidèle ami pour tous ceux que son cœur distingua et qu'il parla de ses amis et de ses amitiés, comme il serait bon que quelques écrivains de nos jours eussent le cou- rage de parler des leurs?

Écoutez-le :

a L'amitié extrême et délicate est souvent blessée du repli d'une rose. »

« Dans certaines amitiés passionnées, on a le bonheur des passions, et l'aveu de la raison par-dessus le mar- ché. »

« Il n'y a que l'amitié entière qui développe toutes les qualités de l'àme et de l'esprit de certaines personnes; la société ordinaire ne leur laisse déployer que quelques agréments. »

« Une âme fière et honnête, qui a connu les passions fortes, les fuit, les craint, dédaigne les galanteries, comme l'âme qui a senti l'amitié dédaigne les liaisons communes et les petits intérêts. »

Il écrit à un ami : « Il s'agit d'amitié : ce mot dit tout dans votre langue et dans la mienne. »

Ailleurs, à propos de sa liaison avec M. de Vaudreuil

34 CHAMFORT.

«Ma liaison avec M. le comte de Yaudreuil est devenue telle, qu il n'y a pas mojen de penser à quitter ce pays- ci. C'est l'amitié la plus parfaite et la plus tendre qui se puisse imaginer. Je ne saurais vous en écrire les détails: mais je pose en fait que, hors l'Angleterre, ces choses- sont simples, il n'y a presque personne en Europe digne d'entendre ce qui a pu rapprocher par des liens si. forts un homme de lettres isolé, cherchant à l'être encore plus, et un homme de la cour, jouissant de la plus grande fortune et même de la plus grande faveur. »

Tout cela est pourtant, à en croire M. Sainte-Beuve et ses adhérents, d'un homme impitoyable, dun homme qui n'a rien d'humain.

Après la triste fin de son amour, on ne trouve plus trace d'aucun autre lien de ce genre dans la vie de Cham- fort.

Dans ce monde léger tout se juge sur les probabili- tés, où les apparences suffisent pour la multiplication des faits, on a bientôt fait d'un homme ou dune femme un cœur fragile et inconstant. Ghamfort a écrit, sur l'amour et les femmes, une phrase qui nous a fait penser qu'il avait été moins prodigue de lui-même qu'on ne l'a bien voulu dire : « J'ai dans l'esprit une femme comme il y en a peu, qui me préserve des femmes comme il y en a beau- coup. J'ai bien des obligations à celle-là. »

Quoi qu'il en soit, Ghamfort avait caché son deuil à l'étranger. S'il avait songé à certaines critiques, il eût mieux fait de le montrer peut-être !

Mais celui qui avait eu cette belle pensée : « Il faut qu'un honnête homme ait l'estime publique sans y avoir pensé, et, pour ainsi dire, malgré lui ; » celui-là attendait l'opinion et se serait bien gardé de l'aider.

Ghamfort avait voyagé en Hollande avec le comte de

CHAMFORT. 35

Narbonne. Le temps avait passé; il fallait, non oublier, mais revenir. Le comte de Yaudreuil ne voulut pas l'aban- donner à ses tristesses : il le logea dans son hôtel.

« L'amitié de M. le comte de Yaudreuil est devenue une véritable tendresse, dit Gliamfort, et a beaucoup con- tribué à soulager une partie de mes peines ; il m'a forcé à accepter un logement chez lui et a su me le rendre ai- mable. »

La correspondance de Gliamfort avec M. de Vaudreuil montre qu'il n'était point en reste avec lui. La plus entière liberté y règne d'un bout à l'autre. La discussion des abus du temps y tient une place importante. Rien de ba- nal, rien de stérile dans ces échanges d'idées entre deux esprits également sincères qui font de mutuels efforts pour se convaincre et se rencontrer. C'est dans une de ses lettres à M. de Vaudreuil que Chamfort raconte ce qui suit :

« J'ai nié hardiment un mot attribué à M. le comte d'Artois. Ce mouvement, machinal chez moi, a été l'effet de ma reconnaissance pour les marques de bonté que vous m'avez attirées de sa part. On suppose que le prince a dit à un notable dont l'avis était favorable au peuple : Est-ce que vous voulez nous enroturer? Je ne crois point à ce mot; mais, s'il a été dit, le notable pouvait répondre : « Non, monseigneur; mais je veux anoblir- les Français, « en leur donnant une patrie. On ne peut anoblir les Bour- (( bons, mais on peut encore les illustrer en leur donnant « pour sujets des citoyens ; et c'est ce qui leiM* a toujours « manqué. » C'est bien M. le comte d'Artois qui y es,t le plus intéressé, c'est bien lui qui peut dire, à la, vue de, ses enfants : Posteri, posteri , vestra res agltur. C'est de cette époque que tout en dépondra (13 décembre 1788). »

36 CHAMFORT.

La Révolution éclate. Prise de la Bastille. De'sinte'resseiiient

de Chamfort. Rœderer. Marmontel. Rivarol et Chamfort.

Réponse à d'injustes critiques. Lettres de Mirabeau à Chamfort.

Chamfort peint par Mirabeau et Chateaubriand.

Cependant l'orage commeneaità gronder. L'heure de la grande lutte avait sonné. La Révolution éclata.

« Les plus indifférents, dit M. Houssaye, se jetaient avec enthousiasme dans le flux régénérateur la liberté hu- maine venait d'être trempée, comme Achille dans le Styx. Chamfort s'y jeta éperdument, heureux de se trouver jeune en face de la liberté, cette maîtresse idéale que nous avons tous adorée en pleine jeunesse. »

Nous nous garderons bien de dédaigner cet hommage de M. Houssaye à la liberté, et de repousser ce souvenir de sa jeunesse. M. Houssaye a raison : oui, tout ce qui est jeune adore la liberté, et c'est sa force; quiconque ouvre les yeux s'éprend d'elle, se fait son chevalier et rougit en secret de ne plus l'être, le jour il a perdu le droit de porter ses couleurs.

Mais M. Houssaye se trompe, c'est quand il dit que Chamfort se jeta éperdument dans la Révolution. La Révo- lution était un fait prévu, attendu par Chamfort. Il n'y eut pas dans l'accueil qu'il lui fit 1? plaisir impétueux mais étourdi de la surprise; il la reçut comme un hôte longtemps désiré, mais qu'on s'est préparé à recevoir et dont on a plus d'une fois annoncé l'arrivée.

Lisez ce qu'il écrit à une de ses amies :

« Vous me paraissez bien apitoyée sur le décès de notre ami, feu le Despotisme ; vous savez que cette mort

CHAMFORT.

ni"a très-peu sur[)ris. C'est avec bien du plaisir que je reçois de votre main mon brevet de prophète.

« Sa chute, pour avoir été trop soudaine,. nous mettra dans l'embarras quelque temps ; mais nous nous en tirerons.

« Je voulais, ces derniers jours, aller causer avec vous, et récapituler les trente ans que nous venons de vivre en trois semaines. »

Ces trente ans que Chamfort venait de vivre en trois semaines ont été vécus par tous ceux qui ont mis un jour la main dans le feu d'une révolution.

Chamfort avait donc pressenti la Révolution ; aussi n'hé- sita-t-il pas. Il entra un des premiers à la Bastille.

Déjà il appartenait de cœur et d'esprit aux idées nou- velles. Il se donna à elles corps et biens. L'homme de lettres même, sacrifice méritoire pour une nature artiste comme celle de Chamfort, l'homme de lettres s'effaça devant le citoyen : « Lorsque nous touchons à des désas- tres , écrivait-il , ce n'est pas le moment de prendre la plume de Swift ou de Rabelais. » « Je craindrais de faire du mal, disait-il ailleurs, par l'excès de mon désir de faire Te bien. »

« On a reproché à Chamfort, dit Rœderer, d'avoir été ingrat envers des amis qui l'avaient obligé pendant leur puissance, et l'on s'est fondé sur son ardeur a poursuivre les abus dont ils vivaient. La belle raison ! la preuve que Chamfort ne fut point ingrat , c'est qu'il resta attaché à ces amis dépouillés d'abus, comme il l'avait été quand ils en étaient revêtus. » La vérité est que Chamfort n'oublia alors que lui-même. Rœderer ajoute : « Si Chamfort ne passait rien aux autres, il ne se passait rien non plus à lui-même : il se déchaîna contre les pensions jusqu'à ce qu'il n'eût plus de p?nsion ; contre l'Académie, dont les

3

38 CHAMFORT.

jetons étaient sa seule ressource, jusqu'à ce qu'il n'y eût plus d'Académie. Son intérêt n'a donc été pour rien dans sa conduite; disons plus, il en fut toujours l'ennemi. »

On le voit. Chamfort eut non-seulement des amis qu'il aimait, mais il en eut qui l'aimaient et surent le défendre. Ce que nous citons de Rœderer est emprunté à un tra- vail sur Chamfort qu'il a publié dans le Journal de Paris , et où, sous la forme de dialogue entre un ami et un en- nemi de Chamfort, il répond à ses accusateurs. Si la ré- ponse transige avec l'accusation quelquefois , c'est que tout ce que Chamfort avait écrit n'était pas encore connu de Rœderer.

Voici un fragment de la correspondance de Chamfort à propos de la loi qui supprimait les pensions :

« J'entends crier à mes oreilles, tandis que je vous écris : Suppression de toutes les j:>ensions de France ; et je dis : Sup- prime tout ce que tu voudras, je ne changerai ni de maximes, ni de sentiments.

« Les hommes marchaient sur leur tète, et ils marchent sur les pieds; je suis content : ils auront toujours des dé- fauts, des vices même ; mais ils n'auront que ceux de leur nature, et non les difformités monstrueuses qui compo- saient un gouvernement monstrueux. »

Dans une autre lettre propos des prix de vertu \ il disait dans le même sentiment :

« Rendez à la vertu cet hommage de croire que le pauvre aussi peut être payé par elle; qu'il a, comme le riche, une conscience opulente et solvable; qu'enfin il peut, comme le riche, placer une bonne action entre le ciel et lui. » '

Nous empruntons à Rœderer une anecdote qui le carac- térise : « Le lendemain du jour les pensions furent supprimées, dit Rœderer, nous fûmes, lui et moi, voir

CHAMFORT. 39

Marmontol à la campagne. Nous le trouvâmes , et sa femme surtout, gémissant de la perte que le décret lui faisait éprouver; et c'était pour leurs enfants qu'ils gé- missaient. Chamfort en prit un sur ses genoux : « Viens, » dit-il, « mon petit ami ! tu vaudras mieux que nous ; « quelque jour, tu pleureras en apprenant qu'il eut la fai- « blesse de pleurer sur toi dans l'idée que tu serais moins « riche que lui. » Chamfort perdait lui-même sa fortune par le décret de la veille. »

On a opposé souvent Rivarol à Chamfort. Ils diffèrent beaucoup avec un faux air de parenté. Chamfort est un homme d'esprit qui ne se sert de son esprit que pour arriver plus vivement au bon sens. Rivarol est un homme d'esprit qui veut, avant tout, que son esprit brille, étonne et reluise, et qui ne s'est jamais retenu do dire une sot- tise quand il a pu l'habiller à son goût. Si l'esprit qui contient le plus de raison est le meilleur, et cela ne me paraît pas contestable, je préfère celui de Chamfort.

Rivarol disait un jour à Chamfort : « On ne peut aimer à la fois la République et les arts. Il faut un Louis XIV pour enfanter des Molière et des Racine. Oui, dit Chamfort, vous êtes de ceux qui pardonnent tout le mal cju'ont fait les prêtres en considérant que, sans les prêtres, nous n'aurions pas la comédie de Tartufe. »

Veut-on avoir une idée du peu de justesse du jugement de Rivarol? voici le portrait qu'il fit de Chamfort : « C'est une branche de muguet entée sur des pavots. » Là, M. Sainte-Beuve lui-même est obligé de l'abandonner. « Ce que Rivarol prenait pour du muguet, dit-il, avait l'or- gueil du cèdre. » Soit; va pour le cèdre, y compris son orgueil ; nous ne croyons pas que Chamfort ait placé le sien si haut, mais il avait le droit d'en avoir, sinon d'en montrer.

CHAMFORT.

C'est un rude jouteur que Chamfort ; il est homme à se défendre même après sa mort, car il a laissé des armes pour battre ceux qui s'avisent de l'attaquer. M. Sainte- Beuve s'étonne que l'homme qui a dit ce joli mot qu'a applaudir plus dun public français : « Le public ! le pu- blic! combien faut-il de sots pour faire un public? » ac- corde tout au peuple.

Et d'abord, si le public et le peuple ne font qu'un pour M. Sainte-Beuve, il a dû. à de certains jours, en penser plus de mal que Chamfort.

Mais veut-on savoir ce que Chamfort réclamait pour le peuple ? Le voici : « Permettre à un peuple de défendre son argent et lui ravir le droit d'influer sur les lois qui doivent décider de son honneur et de sa vie, c'est une dérision, c'est une insulte. » Qu'est-ce qui n'est pas de lavis de Chamfort ?

M. Sainte-Beuve s'étonne que Chamfort n'ait pas vécu comme un républicain avant la République. C'est absolu- ment comme si on reprochait à M. Sainte-Beuve de n'avoir pas devancé l'Empire.

On demandait à Roederer ce qu'avait, en somme, fait Chamfort pour la Révolution. Voici ce qu'il répondit :

« Chamfort imprimait sans cesse, mais c'était dans l'es- prit d? ses amis. Il n'a rien laissé d'écrit; mais il n'aura rien dit qui ne le soit un jour. On le citera longtemps ; on répétera dans plus d'un bon livre des paroles de lui, qui sont l'abrégé ou le germe d'un bon livre... Ne crai- gnons pas de le dire, on n'estime pas à sa valeur le ser- vice qu'une phras:^ énergique peut rendre aux plus grands intérêts. Il est des vérités importantes qui ne servent à rien . parce qu'elles sont noyées dans de volumineux écrits, ou errantes et confuses dans l'entendement; elles sont comme un métal précieux en dissolution : en cet

CHAMFORT.

état, il n'est d'aucun usage; on ne peut même apprécier sa valeur. Pour le rendre utile, il faut que l'artiste le mette en lingot, l'affine, l'essaye et lui imprime, sous h balancier, des caractères auxquels tous les yeux puissent le reconnaître. Il en est de même de la pensée. Il faut , pour entrer dans la circulation, qu'elle passe sous le ba- lancier de l'homme éloquent, qu'elle y soit marquée d'une empreinte frappante pour tous les yeux, et garante de son aloi. Ghamfort n'a cessé de frapper ce genre de monnaie, et souvent il a frappé de la monnaie d'or; il ne la distri- buait pas lui-même au public, mais ses amis se char- geaient volontiers de ce soin ; et certes il est resté plus de choses de lui, qui n'a rien écrit, que de tant d'écrits pu- bliés depuis cinq ans et chargés de tant de mots. »

Rœderer eût pu ajouter qu'un esprit comme Ghamfort en fécondait bien d'autres, et, pour n'en citer qu'un , il eût pu citer un des plus grands, sinon le plus grand, parmi ceux qui influèrent sur les destinées de la Révolu- tion : Mirabeau, dont Ghamfort a été, en vingt circon- stances graves,' l'inspirateur et le collaborateur. En veut-on la preuve : c'est Mirabeau qui la donnera avec une franchise qui honore et Ghamfort et lui-même.

« Ge n'est pas , dit Mirabeau , au milieu des dangers qu'on peut suivre une route déterminée. Oh ! si je vous avais connu, il y dix ans, combien de précipices et de ravins j'aurais évités ! Il n'est point de jour, et surtout il n'est point de circonstance un peu sérieuse je ne me surprenne à dire : « Ghamfort froncerait le sourcil , ne

« faisons pas, n'écrivons pas cela ; » ou bien : « Ghamfort « sera content, car Ghamfort est de la trempe de mon âme

« et de mon esprit. »

Le discours que Mirabeau devait lire à la tribune sur

es académies était de Ghamfort. Ge discours concluait à

CHAMFORT.

leur anéantissement. Il fit jeter les hauts cris aux acadé- miciens de son temps, que dis-je ! aux académiciens de tous les temps. M. Tissot le déplore dans la notice qu'il a donnée sur Chamfort au Dictionnaire de la conver— sation ; M. de Jour, dans celle qu'il a publiée dans la Galerie historique des contemporains , et, enfin, M. Sainte- Beuve, dans celle qui figure dans ses Causeries littéraires et à laquelle nous donnons toute l'attention qu'elle mérite. Il nous a paru curieux de savoir si ces griefs de Cham- fort contre l'Académie étaient de ceux qu'on peut appré- cier encore à notre époque. Qu'on en juge : « A voir la composition de l'Académie française, dit-il , on croirait qu'elle a pris pour devise ce vers de Lucrèce :

Certare ingenio, contendere nobilitate. »

Nous comprenons la colère des académiciens, le re- proche de Chamfort n'a pas vieilli.

M. Sainte-Beuve, trop modeste pour Chamfort, dit « qu'il n'ose rappeler les éloges de Mirabeau, il les crain- drait exagérés. » Nous craignons si peu de tomber dans le même péché à cet égard, que nous ajouterons à la lettre qu'on vient de lire deux portraits de Chamfort, tracés de main de maître ; l'un est de Mirabeau comme la lettre qui précède, l'autre est de Chateaubriand. Quand nous aurons mis ces deux pièces en regard avec les cri- tiques auxquelles nous répondons, nous craindrons moins de voir celles-ci emporter la balance.

La santé de Chamfort était fort compromise.

^ Malgré vos souffrances, lui écrivait Mirabeau, vous êtes un des êtres les plus vivaces qui existent; la ténuité de votre charpente, la délicatesse de vos traits et la douceur résignée et même un pou triste de votre physionomie ,

CHAMFORT. 43

loi^qu'elle est calme et que votre tète ou votre âme ne sont point en mouvement , alarmeront et induiront tou- jours en erreur vos amis sur votre force. Chez vous, loin que ce soit la lame qui use le fourreau , c'est l'àme, la vis ignea, qui entretient la machine. Comment son feu in- térieur ne le consume-t-il pas ? se dit-on. Eh ! comment le consumerait-il ? c'est lui qui le fait vivre. Donnez-lui une autre âme, et sa frêle existence va se dissoudre. »

Yoici maintenant Chamfort peint par Chateaubriand, à l'époque la passion politique n'avait encore rien ôté à Chateaubriand de l'impartialité de ses jugements et ne l'avait pas engagé dans les extraordinaires contradictions qui ont depuis affligé les amis de sa mémoire.

« Chamfort était d'une taille au-dessus de la médiocre, un peu courbé, d'une figure pâle, d'un teint maladif. Son œil bleu, souvent froid et couvert dans le repos, lançait l'éclair quand il venait à s'animer. Des narines un peu ouvertes donnaient à sa physionomie l'expression de la sensibilité et de l'énergie. Sa voix était flexible, ses mo- dulations suivaient les mouvements de son âme ; mais , dans les derniers temps de mon séjour à Paris, elle avait pris de l'aspérité, et on y démêlait l'accent agité et impé- rieux des factions. Je me suis toujours étonné qu'un homme qui avait tant de connaissance des hommes eût pu épouser si chaudement une cause quelconque. »

Étonnement légitime à une époque l'intelligence semble n'avoir pu conduire qu'au scepticisme un grand nombre de ceux qui s'étaient faits les chefs de l'esprit pu- blic de 1815 à 1848.

44 CHAMFORT.

YI

Mot de Balzac sur Chamfort. Les paroles sont quelquefois des

actes et les mots des volumes. Sieyès. Barrcre. Pache.

La fraternité ou la mort. He'rault de Se'chelles. Arrestation de

Chamfort. Horreur de Chamfort pour la prison.

Le temps est un crible dans les mains de la postérité. Les gros bagages ne sont donc pas ceux qu'elle recueille le plus volontiers. Mais, héritière économe, elle ne laisse rien perdre, et enregistre avec reconnaissance tout ce qui lui parvient, ne fût-ce qu'un mot, si ce mot est digrî^ de grossir son trésor. Elle sait que, de même qu'il est tel diamant qui vaut une fortune, il est tel mot qui peut constituer une œuvre complète et impérissable, aux yeux des gens de goût. Ceux de ce genre que Chamfort a laissés sont en tel nombre, qu'ils pourraient, à ce compte, con- stituer toute une bibliothèque.

Balzac nous disait, il y a longtemps, à propos de Cham- fort et de Rivarol, qu'il citait toujours avec admiration : a Ces gens-là mettaient des livres dans un bon mot. tandis qu'aujourd'hui c'est à peine si on trouve un bon mot dans un livre. »

Ce jugement de Balzac nous frappa, et ce fut lui qui pour la première fois fixa notre attention sur les deux noms de Chamfort et de Rivarol.

La plupart des mots de Chamfort , pendant la période politique de sa vie, peuvent être considérés comme des actes, et ses contemporains les lui comptèrent comme tels.

Chacun fit son profit de ce qui sortait de cette bouche écoutée.

Ce fut lui qui donna à Sieyès le titre et, par consé-

CHAMFORT.

quent , l'idée de sa fameuse brochure qui fut plus qu'un événement : « Qu'est-ce que le tiers état? Tout. Qu'est-il? Rien. »

Ce fut lui qui donna pour devise à nos soldats, entrant en pays ennemi , cette devise toute d'humanité vis-à-vis de l'étranger : « Guerre aux châteaux , paix aux chau- mières, » devise qu'on a retournée depuis, sans que Cham- fort en puisse être accusé, disons-le en passant, au profit de la guerre civile.

Ce fut lui qui répondit à ceux qui lui disaient : Vous prêchez le désordre : « Quand Dieu créa le monde, le mou- vement du cliaos dut faire trouver le chaos plus désor- donné que lorsqu'il reposait dans un désordre paisible ; » et à ceux qui lui disaient : Réformez, mais ne détruisez pas , « Vous voudriez qu'on nettoyât les écuries d'Augias avec un plumeau ; » et à Marmontel : « Vous voudriez qu'on vous fît des révolutions à l'eau de rose. »

Voici un de ses discours : « Moi, tout; le reste, rien : voilà le despotisme. »

Et en voici un autre : « Moi, c'est un autre ; un autre, c'est moi : voilà la démocratie. »

Et encore : « Il y a en France sept millions d'hommes qui demandent l'aumône et douze millions hors d'état de la faire. »

« La noblesse est un intermédiaire entre le roi et le peuple comme le chien de chasse entre le chasseur et les lièvres. »

Et enfin : « Il faut recommencer la société humaine, comme Bacon disait qu'il faut recommencer l'entendement humain. »

Mais ce fut lui qui, voyant la Révolution prendre un caractère qui révoltait sa raison, et son cœur plus encore que sa raison, disait :

3.

46 CHAMFORT.

« Prenons garde ! nous ne sommes que des Français, et nous voulons être des Romains. »

« Grands et petits, on a beau faire, il faut toujours se dire comme le fiacre aux courtisanes dans le Moulin de Javelle : « Vous autres et nous autres, nous ne pouvons « nous passer les uns des autres. »

« Il semble que la plupart des députés à l'Assemblée nationale n'aient détruit les préjugés que pour les prendre, comme les gens qui n'abattent un édifice que pour s'ap- proprier les décombres. »

Entendant déplorer l'indifférence du public pour les chefs-d'œuvre de la scène tragique, il fexpliqua par ces mots : « La tragédie ne fait plus d'effet depuis qu'elle court les rues. »

Il dit de Barrère, à la naissance de son pouvoir : « C'est un brave homme que ce Barrère : il vient toujours au secours du plus fort ; » et de Paclie, à un des amis de celui-ci : « C'est un ange que votre Pache; mais, à sa place, je rendrais mes comptes. »

Il traduisait ces mots : la fraternité ou la mort, qu'il s'indignait de voir accoler sur les monuments publics, par ceux-ci : « Sois mon frère ou je te tue, « ou par ceux- ci : « La fraternité de ces gens-là est celle d'Étéocle et de Polynice. »

Si bien qu'un jour, Hérault de Séchelles lui ayant de- mandé d'écrire contre la liberté de la presse et Chamfort ayant refusé avec indignation de le faire, il fut conduit aux Madelonnettes par l'ordre du Comité de salut pu- blic.

Nous avons, dans le courant de cette étude, laissé la place aux faits toutes les fois que nous l'avons pu : ce ne serait pas le moment d'abandonner ce système ; car, à partir de cette arrestation de Chamfort, rien ne pourrait

CHAMFORT. 47

égaler la saisissante éloquence de ceux qui vont passer sous les yeux du lecteur.

Le séjour de la prison fut odieux à Cliamfort. Le mois qu'il y passa, lui parut un siècle. Il en sortit vieilli. « Ce n'est pas la vie, ce n'est pas la mort, disait-il; il n'y a pas de milieu, il me faut ouvrir les yeux sur le ciel ou les fer- mer dans le tombeau. »

Rendu à la liberté, il jura qu'il ne retomberait jamais vivant aux mains de ses persécuteurs.

YII

Seconde arrestation. Suicide de Chamfort. Dernièi'es paroles

de Cliamfort. Récit de cette scène par un témoin oculaire.

M. Arsène Houssaye. Portrait littéraire de Cliamfort.

II tint parole.

A quelque temps de là, on se présenta une seconde fois pour l'arrêter. Son parti était pris, il n'essaya pas même de fuir. Il demeurait alors à la Bibliothèque nationale , dont Roland, ministre de l'intérieur, l'avait nommé bi- bliothécaire.

« Il s'enferme, dit M. Tissot [Dictionnaire de la conver- sation)^ dans son cabinet, charge un pistolet et se le tire sur le front. La balle lui fracasse le haut du nez et lui en- fonce l'œil droit. Étonné de vivre et résolu à mourir, il s'arme d'un rasoir, essaye de se couper la gorge, se taille le sein, se porte plusieurs coups au cœur, s'ouvre les veines et les jarrets; enfin, vaincu par la douleur, il pousse un cri et tombe.

« On entre, on le trouve baigné dans son sang. Des gens

48 CHAMFORT.

de l'art et des ofiBciers civils sont appelés, et , tandis que les premiers préparent l'appareil nécessaire à ses bles- sures, il dicte d'une voix ferme aux seconds, la déclara- tion suivante : « Moi. Sébastien-Roch-Mcolas Chamfort, « déclare avoir voulu mourir en homme libre plutôt que « d'ètrè reconduit en esclave dans une maison d'arrêt; « déclare que si' par violence oq. s'obstinait à m'y traîner, « dans l'état je suis il me reste assez de force pour « achever ce que j'ai commencé. Jamais on ne me fera « rentrer vivant dans une prison. »

Ces paroles, et d'autres qui vont suivre, seraient dans Plutarque , qu'elles y seraient admirées. Nous en avons tous traduit du grec et du latin qui ne méritaient pas au- tant d'être citées et de passer d'un âge à l'autre.

Un ami de Chamfort nous a laissé un récit palpitant de cette scène.

« J'arrivai peu de temps après ; je n'oublierai jamais ce spectacle. Sa tète et son cou étaient enveloppés des linges sanglants ; son oreiller , ses draps étaient aussi tachés de sang. Le peu qu'on apercevait de son visage en était encore couvert. Il parlait avec moins de violence, et commençait à sentir sa faiblesse. Je restai debout près de lui, muet de saisissement, d'admiration et de douleur. « Mon ami, » me dit-il en me tendant la main, « voilà « comme on échappe à ces gens-là. Ils prétendent que je (f me suis manqué ; mais je sens que la balle est restée (( dans ma lête; ils n'iront pas l'y chercher. » Tout ce qu'il disait avait ce caractère d'énergie et de simplicité. Après un moment de silence, il reprit d'un air tout à fait calme, et même de ce ton ironique qui lui était assez fa- millier : « Que voulez-vous! voilà ce que c'est que d'être « maladroit de la main : on ne réussit à rien, pas même « à se tuer. » Alors il se mit à raconter comment il s'était

CHAMFORT. 49

perforé l'œil et le bas du front, au lieu de s'enfoncer le crâne, puis charcuté le cou, au lieu de se le couprr, et ba- lafré la poitrine sans parvenir à se percer le cœur. « En- « fin, » ajouta-t-il, « je me suis souvenu de Sénècjue, et, « en l'honneur de Sénèque, j'ai voulu m'ouvrir les veines; « mais il était riche, lui ; il avait tout à souhait, un bain '( bien chaud, enfin toutes ses aises ; moi, je suis un pauvre (f diable, je n'ai rien de tout cela. Je me suis fait un mal « horrible, et me voilà encore ; mais j'ai la balle dans la « tète, c'est le principal. Un peu plus tôt, un peu plus « tard, voilà tout. »

Chamfort, chose incroyable , ne parvint pas à mourir de ses horribles blessures. Ce qui n'est pas moins étrange, c'est qu'on le laissa sous le coup d'un mandat d'amener, et qu'il fut condamné à payer un écu par jour à un gen- darme chargé de le garder à vue jusqu'à entière guérison, pour le cas il eût pu guérir.

Ses amis vinrent à son chevet et lui reprochèrent d'avoir voulu mourir : « Du moins, répondit-il, je ne risquais pas d'être jeté à la voirie du Panthéon. » C'était ainsi qu'il appelait cette sépulture depuis l'apothéose de Marat, que sa fierté républicaine n'avait pu coudoyer sans dégoût.

Colchen, un des amis qui lui ont fermé les yeux, se féli- citait qu'il eût échappé à ses propres coups, quelques jours après sa tentative ; Chamfort lui répondit : « Ah ! mon ami, les horreurs que je vois me donnent à tout mo- ment l'envie de recommencer. »

M. Houssaye, dont le scepticisme n'a de parti pris vio- lent contre personne, rencontre, par une contradiction étrange avec la conclusion injuste de la biographie qu'il a consacrée à Chamfort dans ses Portraits du xviu"' siècle. rencontre, dis-je, à l'occasion de ce drame émouvant, un élan de chaleur dont nous lui savons gré. « Chamfort ,

CHAMFORT.

dit-il, survécut à toutes ces tortures de l'àme et du corps. Ne ressemblait-il pas alors à riiumanité, que tant de dé- sastres ont frappée, qui a répandu sur tous les chemins son sang et ses larmes, qui, toute sillonnée de blessures, marche toujours en avant, poussée par le maître invi- sible ? Il succomba pourtant à tant de douleurs. « Ah ! « mon ami, » dit-il à Sieyès en expirant, « je m'en vais « enfin de ce monde, il faut que le cœur se brise ou « se bronze. » Chamfort mourut le 13 avril 1794, à l'âge de oo ans.

CONCLUSION

Des différentes e'tudes qui ont e'te' faites de Cliamfort. Celle de M. Sainte-Beuve. Quelques mots sur M. Sainte-Beuve et sur la nature de son talent. Son attitude, ses erreurs et ses injustices en ce qui touche Chamfort. Inte'rêt que nous a paru offrir la figure de Chamfort.

Il y a deux hommes dans Chamfort. L'un, celui qu'on pourrait appeler le littérateur, existe à peine pour nous. Ses comédies, sa tragédie, ses vers, ses tableaux de la Révolution, ses éloges académiques, méritaient peu de survivre aux circonstances qui les ont vus naître; tout cela n'est que d'un homme très intelligent, épris des lettres, cherchant et trouvant le succès à la suite du passé dans les sentiers battus, mais qui, dans son effort pour ne point sortir des cadres convenus, en arrive à ne pas même laisser soupçonner ce qu'il y a en lui de véritable origina lité. L'autre, au contraire, le moraliste, le satirique, le philosophe, le politique, l'auteur enfin des maximes et pensées, des portraits, des caractères et anecdotes, est à

CHAMFORT. 51

bon droit immortel. Sa personnalité est si vive, qu'elle se détache en saillies vigoureuses au milieu des plus éclatantes figures de son époque, et qu'elle se fait sa place en dépit des opposants dans les meilleurs rangs de notre littérature.

Chose bizarre, le vrai Ghamfort, celui qui restera, ne fut vraiment connu de' ses contemporains que par sa pa- role.

La portée de son œuvre, qui ne fut de son \ ivant que son œuvre parlée, est celle qui constitue son vrai titre aux yeux de la postérité. Dès qu'elle fut imprimée, elle fit oublier l'autre, son œuvre écrite.

Ghamfort en avait le pressentiment; il faisait bon mar- ché de son bagage académique et s'impatientait à la fin qu'on en fît l'éloge devant lui.

M. Sainte-Beuve dit qu'on retrouva à sa mort bon nombre des mots qui forment aujourd'hui le recueil des pensées de Ghamfort, écrits soigneusement sur de petits papiers; et le soin que prend Ghamfort, passé maître en improvisations brillantes, de fixer sur le papier quelques- uns des souvenirs de ses conversations, amène un sourire qu'on pourrait trouver naïf sur les lèvres de l'auteur jus- tement apprécié des dix gros volumes de Causeries litté- raires au milieu desquelles nous avons surpris ce sourire.

Nous, trouvons, nous, que bons mots, pensées et cau- series méritaient qu'on les gardât, et si nous regret- tons une chose , c'est que le soin de Ghamfort ait été incomplet. Il est certain, en effet, qu'il s'est perdu de lui plus de choses qu'il n'en est venu jusqu'à nous. On assure qu'il existe des manuscrits inédits de Ghamfort, et que les mains qui les retiennent, abusant du droit de fait que leur donne la possession inexpliquée de ces papiers, refusent de s'ouvrir et de leur laisser voir le jour. Les biographes

52 CHAMFORT.

de Chamfort signalent cet acte coupable et le flétrissent justement.

Quoi qu'il en soit, ce qui nous reste de Chamfort suffît à son renom. Sa place, dans notre littérature, vient immé- diatement après les moralistes du xvii'^ siècle. Comme écrivain moraliste, il est presque toujours leur égal; il parle la belle langue de La Bruyère. Il a le bien visé de La Rochefoucauld; il est plus concis qu'eux encore. Il pos- sède au suprême degré, et tout naturellement , ce que le premier ne cherchait pas et ce que le second cherchait toujours, le trait. Il est passé maître dans l'art de tout dire en peu de mots, sans jamais être obscur. S'il a de moins que les prosateurs du grand siècle l'ampleur de la phrase et le calme de la pensée que peut seul donner le repos de l'esprit, repos impossible à l'époque vivait Chamfort, il a, en revanche, l'accent résolu et vigoureux de son temps.

Ses enfants immédiats sont Rivarol et en plus d'un point Beaumarchais. Ils furent aussi ses adversaires. Il a pour petits-enfants beaucoup des gens d'esprit de notre époque. Alphonse Karr, dans ses Guêpes^ le rappelle souvent; c'est la même manière de serrer l'anecdote et de rencontrer le bon sens par l'ironie.

Si tout le monde ne s'est pas encore entendu sur la place qui lui est due, c'est, nous l'avons dit, parce que justice n'a pas encore été faite par notre temps au temps que Chamfort représente. Mais cette place, quoi qu'il arrive, restera marquée dans cette glorieuse' phalange d'esprits gaulois qui sont les vrais représentants de l'esprit français depuis Rabelais. Montaigne et Voltaire, et dont ({uelques noms de notre temps grossiront encore la liste.

Plusieurs notices ont été assez récemment écrites sur Chamfort. Celle de M. Houssaye, qui n'est pas la mieux

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coordonnée, ni la plus logique, est la plus curieuse, la plus pleine sous le rapport des faits, la plus intéressante ; celle de M. Sainte-Beuve n'est autre qu'un habile réqui- sitoire contre le républicain Ghamfort.

Nous avons pris, malgré nous, du travail de M. Sainte- Beuve sur Ghamfort, quelque humeur contre Fauteur de ce travail. M. Sainte-Beuve, critique aimable, ingénieux, délicat, fin et suave, qui a toutes ses qualités dans ces nuances douces et tempérées, semble depuis quelques années avoir pris à tâche de changer sa voix et sa nature. Son autorité y périra, et son talent lui-même, s'il n'était sauvé par son passé, y laisserait quelque chose. M. Sainte- Beuve, cet ancien chercheur de perles égarées, ce lapi- daire rétrospectif, ce remonteur habile des joyaux oubliés de notre vieille littérature, qui semble pour ne parler que de ce qui lui plaît, dont les critiques sont en quelque sorte de l'orfèvrerie littéraire, dont les ciselures ajoutées aux œuvres qu'il affectionne en font quelquefois toute la Mchesse , son travail surpassant souvent s:i matière ; M. Sainte-Beuve, qui a déterré, avec une patience et un goût infatigables, tant de reliques dans le cimetière du passé, M. Sainte-Beuve semble avoir pris en haine tout ce qui touche à son temps. Il est implacable particulière- ment pour ce qui, de près ou de loin, tient à la Révolu- tion. Sa voix, dès que cette grande époque est en cause, devient aigre et criarde. Il veut n'ôtri? que sévère, sans doute, et il se montre méchant. C'est alors la passion, et non plus la raison ni le goût, qui semble parler par sa bouche. On dirait un acteur qui a voulu prendre les rôles qui ne lui conviennent pas, un ténor s' efforçant de chan- ter les basses-tailles et qui s'épuise, dans cet effort contre nature, au détriment de son renom et des auditeurs accou- tumés à l'applaudir. Ses qualités mêmes deviennent des

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défauts, ses plus fines broderies, ses variations les plus savantes ne sont plus que de la manière dans le travail malencontreux de cet organe qui se surmène, de cette voix délicate qui veut à toute force se grossir. Il veut frapper, il égratigne et ne laisse que des déchirures il a prétendu porter de grands coups ; tel encore un fin graveur ébréchant son burin sur l'orteil d'une statue de bronze, en haine du bronze sans doute. M. Sainte-Beuve n'admire-t-il donc que les statues d'albâtre, que les figu- rines de stuc et les groupes en biscuit?

Quand M. Sainte-Beuve manque d'équité et de mesure, il est deux fois coupable. Il l'est envers lui-même. Il l'est envers ses nombreux lecteurs et les critiques de seconde main, qui, dans leur travail hàtif, plutôt que de remon- ter aux sources , s'en rapportent à lui sans contrôle. Il répond, en effet, non-seulement de ses jugements, mais encore des inductions qu'on en tire et des exagérations que d'autres se permettent à sa suite. Chamfort est une des plus nobles figures littéraires, un des plus fiers ci- toyens de cette république des lettres que M. Sainte- Beuve devrait bien mettre à part dans sa haine d'hier ou d' avant-hier contre les républiques; j'en veux à M. Sainte- Beuve de s'être donné le tort de le méconnaître, parce que son tort s'est bientôt aggravé du tort de sa clientèle. En effet, il lui convient, par un non-sens inexplicable, car on peut tirer de sa notice même la réfutation de toutes ses accusations contre Chamfort, il lui convient de faire, de ce caractère antique et héroTque, mais féminin aussi par beaucoup de côtés, un homme dur, sec et impi- toyable; d'autres iront plus loin, et, sur sa recommanda- tion, soit paresse, soit confiance, ils transformeront ce moraliste sincère, ce philosophe contristé, dont tout ce qu'on a pu dire de pis de son temps, c'est qu'il détestait

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les hommes, parce qu'ils ne s aimaient pas: ils le transfor- meront, devinez en quoi? En cliat-tigre! définition bur- lesque, à coup sûr,, à propos d'un homme qui a traversé les révolutions sans qu'on puisse nommer une de ses victimes, qui n'a sacrifié que lui-même à ses convictions, et auquel on ne peut reprocher que l'admirable faute de sa mort.

M. Sainte-Beuve, disant de Ghamfort : « Son nom res- tera attaché à quantité de mots concis, aigus, vibrants et pittoresques qui se fixent bon gré, mal gré, dans le sou- venir, » ajoute : « Méfiez-vous pourtant! je crains qu'il n'y ait toujours un peu d'arsenic au fond. » Un autre, renchérissant , un autre , s'emparant de cet arsenic de M. Sainte-Beuve, comme fait un bijoutier d'une pierre qu'il croit pouvoir s'approprier, à la condition d'en re- nouveler la monture, dira : « Chaque pensée de Ghamfort est un grain de poison dans un joli chaton de bague, » et ainsi de suite. finira ce crescendo ?

Cependant, concilions ce toujours de M. Sainte-Beuve , et ses suites, avec cet aveu qu'il fait, sans bonne grâce , il est vrai, dans un autre endroit, « qu'il y a un fond de probité et de dignité dans l'aigreur de Ghamfort. »

Ne voilà-t-il pas un fond étrangement garni , grâce à M. Sainte-Beuve : « De la probité, de l'arsenic et de la di- gnité, » tout cela ensemble !

Ge n'est pas sans une certaine émotion, dont nous nous serions bien gardé de nous défendre, que nous a\ons entrepris de remettre en lumière la figure de Ghamfort. Nous avons mis sous les yeux du public tout ce qu'en ont dit, soit en bien, soit en mal, les gens qui ont pris la parole à son sujet. Nous avons tâché d'exposer avec im- partialité le pour et le contre, sans cacher cependant nos sjmpathies. Que le public juge ; ses jugements seuls sont sans appel.

CHAMFORT.

On sait aujourd'hui que la vie privée nest la place d'honneur que dans les temps absolument calmes et tran- quilles. Le mot de M. Dupin : « Chacun chez soi, chacun pour soi, » est un? des impiétés politiques qui ont fait la honte de notre temps. Il fait partie de cet athéisme en matière de patriotisme que l'on fit apprendre à la France, de 1830 à 1848, et qui lavait afïîliblie à ce point, que, mise en demeure un jour de régler ses destinées, elle a fléchi sous sa tache. L'exclamation admirative de Marmon- tel, écrivant très-faussement . à propos de d'Alembert et de Mairan : « Quelles âmes que celles qui ne sont in- quiètes que des mouvements de l'écliptique , ou que des mœurs et des arts des Chinois, » est un salaire qui ne satisferait guère que les natures à la fois ingénieuses et corrompues qui passent devant leur siècle comme ces gens dont parle l'Évangile, lesquels avaient des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre. La dis- traction d'Archimède cherchant son problème pendant cju'on saccageait son pays n'a d'autre valeur que celle d'un phénomène scientifique. On ne s'étonnera donc point que l'étude de cette figure saisissante, la littérature et la politique ont leur part, nous ait paru de nature à in- téresser notre époque agitée et nous ait attiré plus qu'une autre.

Nous ne sommes plus au temps, Dieu merci ! l'in- différence en matière politique, qui n'est autre que l'oubli de la patrie, était prèchée comme une vertu.

L'oubli de la patrie, une vertu ! D'où un pareil blas- phème a-t-ii jamais pu s'écrire?

P.-J. Staiil.

Bruxelles, 4 octobre 1856

PREMIÈRE PARTIE

MAXIMES ET PENSÉES

MAXIMES ET PENSÉES

SUR LA PHILOSOPHIE ET LA MOP.ALE.

I. C'est une belle allégorie, clans la Bible, que cet arbre de la science du bien et du mal qui produit la mort. Cet emblème ne veut-il pas dire que, lorsqu'on a pénétré le fond des choses, la perte des illusions amène la mort (le l'àme, c'est-à-dire un désintéressement complet sur tout ce qui touche et occupe les autres hommes ?

II. L'àme, lorsqu'elle est malade, fait précisément comme le corps : elle se tourmente et s'agite en tous sens, mais elle finit par trouver un peu de calme ; elle s'arrête enfin sur le genre de sentiments et d'idées le plus nécessaire à son repos.

III. Il en est du bonheur comme des montres : les moins compliquées sont celles qui se dérangent le moins.

IV. « Le bonheur, disait M..., n'est pas chose aisée. Il est très-difficile de le trouver en nous, et impossible de le trouver ailleurs. »

V. Quand on soutient que les gens les moins sensi- bles sont, à tout prendre, les plus heureux, je me rap- pelle le proverbe italien : Il vaut mieux être assis que

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debout, être couché qu'assis : mais il vaut mieux être mort que tout cela.

M. . Il faut convenir que, pour être heureux en vivant dans le monde, il y a des côtés de son âme quil faut entièrement paralyser.

vn. On croit le sourd malheureux dans la société. N'est-ce pas un jugement prononcé par Tamour-propre de la société, qui dit : « Cet homme-là n'est-il pas trop à plaindre de n'entendre pas ce que nous disons ? »

vin. Un homme d'esprit prétendait, devant des mil- lionnaires, qu'on pouvait être heureux avec deux mille écus de rente. Ils soutinrent le contraire avec aigreur, et même avec emportement. Au sortir de chez eux, il cher- chait la cause de cette aigreur de la part de gens qui avaient de l'amitié pour lui. Il la trouva enfin. C'est que. par , il leur faisait entrevoir qu'il n'était pas dans leur dépendance.

IX. Celui qui veut trop faire dépendre son bonheur de sa raison, qui le soumet à l'examen, qui chicane, pour ainsi dire, ses jouissances, et n'admet que des plaisirs délicats, finit par n'en plus avoir. C'est un homme qui. à force de faire carder son matelas, le voit diminuer, et finit par coucher sur la dure.

X. La calomnie est comme la guôpe qîii vous impor- tune, et contre laquelle il ne faut faire aucun mouvement, à moins qu'on ne soit sûr de la tuer ; sans quoi, elle revient à la charge, plus furieuse que jamais.

XI. J'aime mieux que l'on calomnie mon silence que mes paroles.

XII. On compte environ cent cinquante milhons d'àmes en Europe, le double en Afrique, plus du triple en Asie ; en admettant que l'Amérique et les terres australes n'en contiendraient que la moitié do ce que donne notre hémi-

PHILOSOPHIE ET MORALE.

splière, on peut assurer qu'il meurt tous les jours, sur notre globe, pins de cent mille hommes. Un homme qui n'au- rait vécu, que trente ans aurait échappé environ mille quatre cents fois à cette épouvantable destruction.

XIII. Le premiers sujets de chagrin m'ont servi de cuirasse contre les autres.

XIV. Quand on veut éviter d'être charlatan , il faut fuir les tréteaux ; car, si Ton y monte, on est bien forcé d'être charlatan; sans quoi, l'assemblée vous jette des pierres.

XV. Au théâtre, on vise à l'effet; mais ce qui dis- tingue le bon et le mauvais poète, c'est que le premier veut faire effet par des moyens raisonnables, et que pour le second tous les moyens sont excellents. Il en est de cela comme des honnêtes gens et des#ipons, qui veulent également faire fortune : les premiers n'emploient que des moyens honnêtes , et les autres toutes sortes de moyens.

XVI. Je conseillerais à quelqu'un qui veut obtenir une grâce d'un ministre de l'aborder d'un air triste, plu- tôt que d'un air riant. On n'aime pas à voir plus heureux que soi.

xvîi. Quand on veut devenir pliilosophe, il ne faut pas se rebuter des premières découvertes affligeantes qu'on fait dans la connaissance des hommes. Il faut, pour les connaître, triompher du mécontentement qu'ils don- nent, comme l'anatomiste triomphe de la nature, de ses organes et de son dégoût , pour se Tendre habile dans son art.

xviii. C'est une remarque très-fine et très-judicieuse de M..., que quelque importuns, quelque insupportables que nous soient les défauts des gens avec qui nous vivons , nous ne laissons pas d'en prendre une partie :

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62 MAXIMES ET PENSEES.

être la victime de ces défauts étrangers à notre caractère n'est pas même un préservatif contre eux.

XIX. Il faudrait pouvoir unir les contraires, l'amour de la vertu avec rindifîérence pour l'opinion publique, le goût du travail avec rindifférence pour la gloire, et le soin de sa santé avec l'indifférence pour la vie.

XX. Ma vie entière est un tissu de contrastes appa- rents avec mes principes. Je n'aime point les princes, et je suis attaché à une princesse et à un prince ; on me connaît des maximes républicaines, et plusieurs de mes amis sont revêtus de décorations monarchiques: j'aime la pauvreté volontaire, et je vis avec des gens riches: je fuis les honneurs , et quelques-uns sont venus à moi ; les lettres sont presque ma seule consolation, et je ne vois point de beaux écrits; j'ai voulu être de l'Académie, et ne vais point à l'Académie. Ajoutez que je crois les illusions nécessaires à Ihomme, et je vis sans illusions; que je crois les passions plus utiles que la raison, et je ne sais plus ce que c'est ^ue les passions , etc.

XXI. La conviction est la conscience de l'esprit.

XXII. Il y a certains défauts qui préservent de quel- ques vices épidémiques : comme on voit, dans un temps de peste, les malades de fièvre quarte échappera la con-

•tagion.

xxiii. Robinson dans son île, privé de tout et forcé aux plus pénibles travaux pour assurer sa subsistance journalière, supporte la vie, et même goûte, de son aveu, plusieurs moments de bonheur. Supposez qu'il soit dans une île enchantée, pourvue de tout ce qui est agréable à la vie, peut-être le désœuvrement lui eût-il rendu l'exis- tence insupi)ortable.

xxiv. Législateurs, ne décrétez pas la divinité de l'or, en le donnant pour salaire à ces mouvements sublimes, à

PHILOSOPHIE ET MORALE. 63

ces grands sacrifices qui semblent mettre l'homme en commerce avec son éternel Auteur.

XXV. Dans les naïvetés d'un enfant bien né, il y a quelquefois une philosophie bien aimable.

xxv[. On croit communément que l'art de plaire est un grand moyen de faire fortune : savoir s'ennuyer est un art qui réussit bien davantage. Le talent de faire fortune, comme celui de réussir auprès des femmes, se réduit presque à cet art-là.

XXVII. Souvent une opinion, une coutume commence à paraître absurde dans la première jeunesse, et, en avan- çant dans la vie, on en trouve la raison : elle paraît moins absurde. En faudrait-il conclure que certaines coutumes sont moins ridicules? On serait porté à penser quelquefois qu'elles ont été établies par des gens qui avaient lu le livre entier de la vie, et qu'elles ont été jugées par des gens qui, malgré leur esprit, n'en ont lu que quelques pages.

XXVIII. L'entêtement représente le caractère, à peu près comme le tempérament représente Vamour.

XXIX. Peu de philosophie mène à mépriser l'érudition ; beaucoup de philosophie mène à l'estimer.

XXX. Il y a des hommes chez qui l'esprit (cet instru- ment applicable à tout) n'est qu'un talent par lequel ils semblent dominés, qu'ils ne gouvernent pas, et qui n'est point aux ordres de leur raison.

XXXI. L'esprit n'est souvent au cœur que ce que la bibliothèque d'un château est à la personne du maître.

XXXII. S'il était possible qu'une personne sans esprit pût sentir la grâce, la finesse, l'étendue et les différentes qualités de l'esprit d' autrui, et montrer qu'elle le sent, la société d'une telle personne, quand même elle ne produi- rait rien d'elle-même, serait encore très-recherchée. Même

MAXIMES ET PENSEES.

résultat de la même supposition à l'égard des qualités de rame.

XXXIII. On fausse son esprit, sa conscience, sa raison, comme on gâte son estomac.

XXXIV. L'estime vaut mieux que la célébrité ; la consi- dération vaut mieux que la renommée, et l'honneur vaut mieux que la gloire.

XXXV. Ce n'est pas tout d'être aimé, il faut être appré- cié, et on ne peut l'être que par ce qui nous ressemble. De vient que l'amourn' existe pas, ou du moins ne dure pas. entre des êtres dont l'un est trop inférieur à l'autre: et ce n'est point l'effet de la vanité, c'est celui d'un juste amour-propre dont il serait absurde et im}X)ssible de vouloir .dépouiller la nature humaine. La vanité n'ap- partient qu'à la nature faible ou corrompue ; mais l'amour- propre, bien connu, appartient à la nature bien ordonnée.

XXXVI. Il y a plus de fous que de sages, et dans le sage même il y a plus de folie que de sagesse.

xxxvn. Les trois quarts des folies ne sont que des sottises.

XXXVIII. La fortune est souvent comme les femmes riches et dépensières, qui ruinent les maisons elles ont apporté une riche dot.

XXXIX. L'habileté est à la ruse ce que la dextérité est à la filouterie.

XL. On est heureux ou malheureux par une foule de choses qui ne paraissent pas, qu'on ne dit point et qu'on ne peut dire.

XLi. Pour les hommes vraiment honnêtes, et qui ont de certains principes, les commandements de Dieu ont été mis en abrégé sur le frontispice de l'abbaye de Thélème : Fais ce que tu voudras.

xi.ii. C'est une vérité reconnue que notre siècle a

PHILOSOPHIE ET MORALE. 65

remis les mots à leur place; qu'en bannissant les subti- lités scolastiques, dialecticiennes, métaphysiques, il est revenu au simple et au vrai, en physique, en morale et en politiciue. Pour ne parler que de morale, on sent com- bien ce mot, Yhonneur, renferme d'idées complexes et métaphysiques. Notre siècle en a senti les inconvénients ; et, pour ramener tout au simple, pour prévenir tout abus de mots, il a établi que V honneur restait dans son inté- grité à tout homme qui n'avait point été repris de jus- tice. Autrefois, ce mot était une source d'équivoques et de contestations; à présent, rien déplus clair. Un homme a-t-il été mis au carcan, n'y a-t-il pas été mis? voilà l'état de la question. C'est une simple question de fait, qui s'éclaircit facilement par les registres du greffe. Un homme n'a pas été mis au carcan : c'est un homme d'honneur, qui peut prétendre à tout, aux places du mi- nistère, etc.; il entre dans les corps, dans les académies, dans les cours souveraines. On sent combien la netteté et la précision épargnent de querelles et de discussions, et combien le commerce de la vie devient commode et facile.

XLiii. Les idées des hommes sont comme les cartes et autres jeux. Des idées que j'ai vu autrefois regarder comme dangereuses et trop hardies sont maintenant de- venues communes et presque triviales, et ont descendu jusqu'à dos hommes peu dignes d'elles. Quelques-unes de celles à qui nous donnons le nom d'audacieuses seront vues comme faibles et communes par nos descendants.

XLiv. La nature a voulu que les illusions fussent pour les sages comme pour les fous, afin que les premiers ne fussent pas trop malheureux par leur propre sagesse.

XLV. J'ai lu, dans je ne sais quel voyageur, que cer- tains sauvages de 1 Afrique croient à l'immortalité de

MAXIMES ET PENSEES.

lame. Sans prétendre expliquer ce qu'elle devient, ils la croient errante , après la mort , dans les broussailles- qui environnent leurs bourgades, et la cherchent plu- sieurs matinées de suite. Ne la trouvant pas , ils aban- donnent cette recherche , et n'y pensent plus. C'est à peu près ce que nos philosophes ont fait et avaient de meilleur à faire.

xL-vi. L'incertitude devient un tourment dont notre âme se déchire par une erreur, si elle ne le peut par une vérité.

XLvii. L'indécence, le défaut de pudeur sont absurdes dans tout système : dans la philosophie qui jouit, comme dans celle qui s'abstient.

XLviii. La plus perdue de toutes les journées est celle l'on n'a pas ri •.

XLix. Il n'est pas vrai 'ce 'qu'a dit Rousseau après Plutarque ) que plus on pense, moins on sent ; mais il est vrai que plus on juge, moins on aime. Peu d'hommes vou-s- mettent dans le cas de faire exception à cette règle.

L. Il y a des questions sur lesquelles la morale reste muette et ne peut rien décider. C'est ce que l'aréopage donna bien à entendre dans 'une cause délicate et em- barrassante dont le jugement lui fut renvoyé. Le tri- bunal ordonna, sans rien prononcer, que les deux parties eussent à comparaître de nouveau dans cent ans.

Li. Il est plus facile de légaliser certaines choses que de les légitimer.

LU. Les maximes générales sont dans la conduite de la vie ce que les routines sont dans les arts.

1. J'ai connu un critique lequel jouait volontiers les grotesques dans les théâtres de socie'te' qui trouvait que cette petite phrase de Chamfovt était uu indice certain de sa férocité'. P.-J. S.

PHILOSOPHIE ET MORALE.

Lin. Les méchants font quelquefois de bonnes ac- tions. On dirait qu'ils veulent voir s'il est vrai que cela fasse autant de plaisir que le prétendent les honnêtes gens.

Liv. En France, le mérite et la réputation ne don- nent pas plus de droit aux places que le chapeau de ro- sière ne donne à une villageoise le droit d'être présentée à la cour.

Lv. C'est une remarque excellente d'Aristote, dans sa Rhétorique, que toute métaphore fondée sur l'analogie doit être également juste dans le sens renversé. Ainsi, l'on a dit de la vieillesse qu'elle est l'hiver de la vie; ren- versez la métaphore et vous la trouverez également juste, en disant que l'hiver est la vieillesse de l'année.

Lvi. Je dirais volontiers des métaphysiciens ce que Scaliger disait des Basques : « On dit qu'ils s'entendent; mais je n'en crois rien. »

Lvii. Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi à personne ; voilà, je crois, toute la morale.

Lviii. Les moralistes, ainsi que les philosophes qui ont fait des systèmes en physique ou en métaphysique, ont trop généralisé, ont trop multiplié les maximes. Que de- vient, par exemple, le mot de Tacite : Neque mulier, amissâpudicitiâ, alla abnuerit, après l'exemple de tant de femmes qu'une faiblesse n'a pas empêchées de pratiquer plusieurs vertus? J'ai vu madame de L..., après une jeu- nesse peu différente de celle de Manon Lescaut, avoir, dans l'âge mûr, une passion digne d'Héloïse. Mais ces exemples sont d'une morale dangereuse à établir dans les livres. Il faut seulement les observer, afin de n'être pas dupe de la charlatanerie des moralistes.

Lix. Ce que j'admire dans les anciens philosophes, c'est le désir de conformer leurs mœurs à leurs écrits :

MAXIMES ET PENSEES.

c'est ce que l'on remarque dans Platon, Théophraste et plusieurs autres. La morale pratique était si bien la partie essentielle de leur philosophie, que plusieurs furent mis à la tète des écoles sans avoir rien écrit : tels que Xéno- crate, Polémon, Leucippe, etc. Socrate, sans avoir donné un seul ouvrage et sans avoir étudié aucune autre science que la morale, n'en fut pas moins le premier philosophe de son siècle.

Lx. En apprenant à connaître les maux de la nature, on méprise la mort ; en apprenant à connaître ceux de la société, on méprise la vie.

Lxi. La nature paraît se servir des hommes pour ses desseins, sans se soucier des instruments qu'elle emploie, à peu près comme les tyrans, qui se défont de ceux dont ils se sont servis.

Lxii. Pour parvenir à pardonner à la raison le mal qu'elle fait à la plupart des hommes, on a besoin de con- sidérer ce q^ue ce serait que l'homme sans sa raison. C'était un mal nécessaire.

Lxni. Il y a à parier que toute idée publique, toute convention reçue est une sottise ; car elle a convenu au plus grand nombre.

Lxiv. Quand les princes sortent de leurs misérables étiquettes, ce n'est jamais en faveur d'un homme de mé- rite, mais d'une fille ou d'un bouffon. Quand les femmes s'affichent, ce n'est presque jamais pour un honnête homme, c'est pour une espèce. En tout, lorsque l'on brise le joug de l'opinion, c'est rarement pour s'élever au-des- sus, mais presque toujours pour descendre au-dessous.

Lxv. Il y a des siècles oii l'opinion publique est la l^lus mauvaise des opinions.

Lxvi. Il y a deux classes de moralistes et de politi- ques : ceux qui n'ont vu la nature humaine que du côté

PHILOSOPHIE ET MORALE. 69

odieux ou ridicule, et c'est le plus grand nombre : Lucien, Montaigne, La Bruyère, La Rochefoucauld, Swift, Mande- ville, Helvétius, etc.; ceux qui ne l'ont vue que du beau côté et dans ses perfections : tels sont Shaftesbury et quelques autres. Les premiers ne connaissent pas le pa- lais dont ils n'ont vu que les latrines; les seconds sont des enthousiastes qui détournent leurs yeux loin de ce qui les offense, et qui n'en existe pas moins. Est in medio vevum.

Lxvii. On souhaite la paresse d'un méchant et le si- lence d'un sot.

Lxviii. La pauvreté met le crime au rabais.

Lxix. La pensée console de tout et remédie à tout. Si quelquefois elle vous fait du mal, demandez-lui le remède du mal qu'elle vous a fait, et elle vous le donnera.

Lxx. La meilleure philosophie, relativement au monde, est d'allier, à son égard, le sarcasme de la aieté avec l'indulgence du mépris.

Lxxi. Le plaisir peut s'appuyer sur l'illusion; mais le bonheur repose sur la vérité. Il n'y a qu'elle qui puisse nous donner celui dont la nature humaine est suscep- tible. L'homme heureux par l'illusion a sa fortune en agiotage : l'homme heureux par la vérité à sa fortune en fonds de terre et en bonnes constitutions.

Lxxii. A mesure que la philosophie fait des progrès, la sottise redouble ses efforts pour établir l'empire des préjugés. Voyez la faveur que le gouvernement donne aux idées de gentilhommerie. Gela est venu au point qu'il n'y a plus que deux états pour les femmes : femmes de qua- lité, ou filles ; le reste n'est rien. Nulle vertu n'élève une femme au-dessus de son état; elle n'en sort que par le vice.

Lxxiii. Quiconque a détruit un préjugé, un seul pré- jugé, est un bienfaiteur du genre humain.

MAXIMES- ET PENSEES.

Lxxiv. Quelqu'un disait que la Providence était le nom de baptême du hasard : quelque dévot dira que le hasard est un sobriquet de la Providence.

Lxxv. Plus les mœurs s'altèrent, plus on devient dé- licat sur les décences. Par cette raison, plus les hommes deviennent vicieux, plus ils applaudissent à la peinture des vertus.

Lxxvi. Je ne conçois pas sagesse sans défiance. L'Écriture a dit que le commencement de la sagesse était la crainte de Dieu; moi, je crois que c'est la crainte des hommes.

Lxxvii.. Ce que j'ai appris, je ne le sais plus. Le peu que je sais encore,, je l'ai deviné.

Lxxviii. Les lois du. secret et du dépôt sont les mêmes.

Lxxix. La sottise ne serait pas tout à fait la sottise, si elle ne craignait pas l'esprit. Le vice ne serait pas tout à fait le vice, s'il ne ha'issait pas la vertu.

Lxxx. Il y a des sottises bien habillées, comme il y a des sots très-bien vêtus.

Lxxxi.- Les sto'iciens sont des espèces d'inspirés qui portent dans la morale l'exaltation et l'enthousiasme poé- tiques.

Lxxxii. Le temps diminue chez nous l'intensité des plaisirs absolu s,, comme parlent les métaphysiciens; mais il paraît qu'il accroît les plaisirs relatifs: et je soupçonne que c'est l'artifice par lequel la nature a su lier les hommes à la vie. après la perte des objets ou des plaisirs qui la rendaient le plus agréable.

Lxxxiii. Il y a deux choses auxquelles il faut se faire,, sous peine de trouver vie insupportable : ce sont les- injures du temps et les injustices des hommes.

i.xxxiv. Le système abstrait, tout est bien, paraît peut-

PHILOSOPHIE ET MORALE.

Mètre plus vraisemblable, et surtout plus clair, après le discours de Garo dans la fable de la CitrouiUe et le Gland, qu'après la lecture de Leibniz et-de Pope lui-même.

Lxxxv. 11 y a des hommes à qui les illusions sur les choses qui les intéressent sont aussi nécessaires que la vie. Quelquefois, cependant, ils ont des aperçus qui feraient croire qu'ils sont près de la vérité-, mais ils s'en éloignent bien vite, et ressemblent aux enfants qui cou- rent après un masque, et qui s'enfuient si le masque vient à se retourner.

Lxxxvi. On offre de face la vérité à son éga'l : on la laisse entrevoir de profil à son maître.

Lxxxvii. L'homme peut aspirer à la vertu : il ne peut raisonnablement prétendre de trouver la vérité.

Lxxxviii. La vertu, comme la santé, n'est pas le sou- verain bien. Elle est la place du bien pJutèt que le bien même. Il est plus sur que le vice rend malheureux, qu'il ne l'est que la vertu donne le bonheur. La raison pour laquelle la vertu est le plus désirable, c'est parce qu'elle est ce qu'il y a de plus opposé au vice.

Lxxxix. Le ridicule est une forme extérieure qu'il est possible d'anéantir; mais le vice, plus inhérent à notre àme, est un Prêtée qui, après avoir pris plusieurs formes, finit toujours par être le vice.

xc. La vie contemplative est souvent misérable. Il faut agir davantage, penser moins, et ne pas se regarder vivre.

xcj- Vivre est une maladie dont le sommeil nous sou- lage toutes les seize heures; c'est un palliatif: la mort est le remède.

xcn. Ce que Voltaire a le plus complètement détruit, c'est la croyance sur la parole des prêtres; et il l'a détruite à force de les montrer sous toutes les formes, odieux ou

72 MAXIMES ET PENSEES.

ridicules, et en tournant en dérision de toutes les ma- nières les objets de la croyance. Or, la crédulité religieuse était le plus formidable appui du despotisme, puisqu'elle consacrait également les rois et les prêtres, et que ceux- ci, parlant au nom de Dieu, assuraient au peuple que les rois' étaient institués pa?^ Dieu et n avaient à rendre compte quà Dieu. Le sacerdoce était donc le premier rempart du pouvoir absolu, et Voltaire l'a renversé. Sans ce premier pas décisif et indispensable, on ne faisait rien.

xciii. L'esprit supérieur consiste à juger la marche du commun des esprits, à voir jusqu'où ils peuvent aller et jusqu'où on peut les mener. C'est ce que Voltaire en- tendait à merveille. Le scepticisme de Bayle, la liberté de penser sous la Régence, et les hardiesses des Lettres per- sanes, firent comprendre à Voltaire que l'on pouvait tout dire successi\'ement en se mettant à la portée de tous. C'est ce qu'il fit pendant soixante ans en gagnant tou- jours du terrain.

xciv. La cour, en général, a toujours craint et haï Voltaire . même dans le temps il y fut appelé et honoré par la faveur passagère que lui accorda madame de Pom- padour. On calculait moins la jmissance de ses écrits qu'on n'était blessé de son indépendance, des saillies qu'il se permettait, de sa supériorité qui éclipsait tout, même dans la société, de sa fortune même qui le mettait au- dessus de l'espèce d'asservissement le besoin des grâces réduisait la plupart des gens de lettres. A l'égard de l'in- fluence qu'il exerçait sur l'opinion, et des conséquences qu'elle pouvait avoir un jour, la cour n'en savait pas assez pour voir si loin ; on n'était guère frappé que de la har- diesse du moment, du danger de l'exemple, de la néces- sité^ de réprimer la liberté de penser; mais, en général, et sauf quelques exceptions, la cour et la grand monde

PHILOSOPHIE ET MORALE.

ont toujours cru que l'état de§ choses ils vivaient était indestructible, et cette sécurité a duré jusqu'à la convo- cation des états généraux, qui a commencé à faire un peu ouvrir les yeux.

Pour ce qui est de Rousseau, ses ouvrages politiques, et particulièrement le Contrat social, qui est son chef- d'œuvre en ce genre, étaient faits pour peu de lecteurs, et n'inspiraient à la cour aucune alarme. C'était sans nulle comparaison ce qu'on avait écrit de plus fort et de plus hardi sur les principes de l'ordre social et politique, et c'est cela même qui fit que le gouvernement n'y prit pas garde. On ne regardait cette théorie que comme une spé- culation creuse, qui ne pouvait pas avoir plus de consé- quences que l'enthousiasme de liberté et le mépris de la royauté,, poussés si loin dans les pièces de Corneille, et applaudis à la cour par le plus absolu des rois, Louis XIV. Tout cela paraissait être d'un autre monde et sans nul rapport avec le nôtre ! Les gens bien instruits peuvent se souvenir que, quand le Contrat social parut, il fit très-peu de sensation et n'attira nullement les regards de ce même gouvernement qui fit tant de bruit pour VÈniile; c'est que VÉnùle, qui avait l'intérêt et le charme d'un roman, fut dévoré à la première lecture. Les prêtres, attaqués dans la Confession du vicaire savoyard; jetèrent les hauts cris; le parlement, qui poursuivait alors les jésuites, crut de sa politique de ne pas paraître moins vif que le cierge sur les iiitérêts de la religion, et le ministère laissa le parlement sévir contre l'auteur qui avait eu l'imprudence de mettre son nom à la tête de l'ouvrage , et c'était ce qu'on lui reprochait le plus. La cour d'ailleurs, et le duc de Choiseul tout le premier, se souciait fort peu de la personne et des écrits de Rousseau, pauvre, retiré, sans entours, sans crédit, et alïectait de ne voir en lui qu'une

MAXT.MES ET PENSEES.

tête à paradoxes, une espèce de fou qui avait du talent. Les femmes, qui donnaient le ton, et les jeunes gens, qui le recevaient d'elles, n'adoraient dans Rousseau que l'au- teur des lettres passionnées de Julie et de Saint-Preux. Le philosophe, le législateur, n'était connu que d'un petit nombre de penseurs; et il est très-vrai qu'il follait la Ré- volution pour que, sous ce point de vue, il fût bien apprécié. Il n'a pas le plus contribué à la faire ; mais nul n'en a autant profité quand elle a été faite; alors il s'est trouvé le premier architecte de l'édifice à bâtir, alors ses ouvrages ont été le bréviaire à l'usage de tout le monde, parce qu'il était plus connu et infiniment plus éloquent que les écrivains étrangers qui lui avaient servi de mo- dèles et de guides. En deux mots, Voltaire surtout a fait la Révolution, parce qu'il a écrit pour tous; Rousseau sur- tout a fait la Constitution, parce qu'il a écrit pour les penseurs.

SUR L'HOMME ET LA SOGIliTE.

I. Les corps (parlements, académies, assemblées) ont beau se dégrader, ils se soutiennent par leiir masse, et on ne peut rien contre eux. Le déshonneur, le ridicule glissent sur eux, comme les balles de fusil sur un san- glier, sur un crocodile.

II. Qu'importe de paraître avoir moins de faiblesses qu'un autre , et donner aux hommes moins de prises sur vous? Il suffit qu'il y en ait une, et qu'elle soit connue. Il faudrait être un Achille sans talon, et c'est ce qui me paraît impossible.

iiF. Si l'on av;iit dit à Adiirn. \o. lendemain fie la

SUR L'HOMME ET LA SOCIETE. 75

mort d'Abel, que, dans quelques siècles, il y aurait des endroits où, dans l'enceinte de quatre lieues carrées, se trouveraient réunis et amoncelés sept ou huit cent mille hommes, aurait-il cru que ces multitudes pussent jamais vivre ensemble ? ne se serait-il pas fait une idée encore plus affreuse de ce qui s'y commet de crimes et de monstruosités? C'est la réflexion qu'il faut faire pour se consoler des abus attachés à ces étonnantes réunions d'hommes.

IV. Les Anglais sont le seul peuple qui ait trouvé le moyen de h miter la puissance d'un homme dont la figure est sur un petit écu.

V. Au lieu de vouloir corriger les hommes de cer- tains travers insupportables à la société, il aurait fallu corriger la faiblesse de ceux qui les souffrent.

VI. Il n'y a pas d'homme qui puisse être, à lui tout seul, aussi méprisable qu'un corps. Il n'y a point de corps qui puisse être aussi méprisable que le public.

VII. La société est composée de deux grandes classes : ceux qui ont plus de dîners que d'appétit, et ceux qui ont plus d'appétit que de dîners.

VIII. Les gens qui croient aimer un prince, dans l'in- stant où ils viennent d'en être bien traités, me rappel- lent les enfants qui veulent être prêtres le lendemain d'une belle procession, ou soldats le lendemain d'une revue à laquelle ils ont assisté.

IX. En "parcouranc les mémoires et monuments du siècle de Louis XIV, on trouve, même dans la mauvaise compagnie de ce temps-là, quelque chose qui manque à la bonne d'aujourd'hui.

X. Cet homme n'est pas propre à avoir jamais de la considération : il faut qu'il fasse fortune, et vive avec de la canaille.

MAXIMES ET PENSEES.-

Xf. Les conversations ressemblent aux voyages qu'on fait sur l'eau : on s'écarte de la terre sans presque le sen- tir, et Ton ne s'aperçoit qu'on a quitté le bord que quand on est déjà bien loin.

xn. Voulez -vous voir à quel point chaque état de la société corrompt les hommes? Examinez ce qu'ils sont quand ils en ont éprouvé plus longtemps l'influence , c'est-à-dire dans la vieillesse. Voyez ce que c'est qu'un vieux courtisan, un vieux prêtre, un vieux juge, un vieux procureur, un vieux chirurgien, etc.

xni. Les hommes qu'on ne connaît qu'à moitié, on ne les connaît pas; les choses qu'on ne sait qu'aux trois quarts, on ne les sait pas du tout. Ces deux réflexions suffisent pour faire apprécier presque tous les discours qui se tiennent dans le monde.

xiv. Il y a de certains hommes dont la vertu brille davantage dans la condition privée qu'elle ne le ferait dans une fonction publique. Le cadre les déparerait. Plus un diamant est beau, plus il faut que la monture soit légère. Plus le chaton est riche, moins le diamant est en évidence.

XV. Une des raisons pour lesquelles les corps et les assemblées ne peuvent guère faire autre chose que des sottises, c'est que. dans une délibération publique, la meilleure chose qu'il y ait à dire pour ou contre l'aff'aire ou la personne dont il s'agit ne peut presque jamais se dire tout haut sans de grands dangers ou d'extrêmes in- convénients.

xvi. Le public ne croit point à la pureté de certains sentiments et de certaines vertus ; et, en général, le public ne peut guère s'élever qu'à des idées basses.

XVII. Le malheur de l'humanité, considérée dans l'é- tat social, c'est que, quoiqu'en morale et en politique on puisse donner comme définition que le mal est ce qui nuit,

SUR L'HOMME ET LA SOCIETE. 77

on ne peut pas dire que le bien est ce qui sert, car ce qui sert un moment peut nuire longtemps ou toujours.

XVIII. Les naturalistes disent que, dans toutes les espèces animales, la dégénération commence par les fe- melles. Les philosophes peuvent appliquer au moral cette observation, dans la société civilisée.

XIX. En France, on laisse en repos ceux qui mettent le feu, et on persécute ceux qui sonnent le tocsin.

XX. Les fripons ont toujours un peu besoin de leur honneur, à peu près comme les espions de police, qui sont payés moins cher quand ils voient moins bonne com- pagnie.

XXI. Les gens faibles sont les troupes légères de l'ar- mée des méchants. Ils font plus de mal que l'armée même : ils infestent et ils ravagent.

XXII. Il n'est pas rare de voir des âmes faibles qui, parla fréquentation avec des âmes d'une trempe plus vi- goureuse, veulent s'élever au-dessus de leur caractère. Cela produit des disparates aussi plaisantes que les pré- tentions d'un sot à l'esprit.

XXIII. Dans les grandes choses, les hommes se mon- trent comme il leur convient de se montrar; dans les petites, ils se montrent comme ils sont.

xxiv. En voyant ce qui se passe dans le monde, l'homme le plus misanthrope finirait par s'égayer, et Heraclite par mourir de rire.

XXV. Il fout convenir qu'il est impossible de vivre dans le monde sans jouer de temps en temps la comé- die. Ce qui distingue l'honnôte homme du fripon, c'est de ne la jouer que dans les cas forcés et pour échap- per au péril ; au lieu que l'autre va au-devant des occa- sions.

XXVI. M..., pour peindre d'un seul mot la rareté des

78 MAXIMES ET PENSEES.

honnêtes gens, me disait que, dans la société, l'honnête homme est une variété de l'espèce humaine.

xxvii. L'importance sans mérite obtient des égards sans estime.

xxviii. Quand les sots sortent de place, soit qu'ils aient été ministres ou premiers commis, ils conservent une morgue ou une importance ridicule.

XXIX. La plupart des institutions sociales paraissent avoir pour objet de maintenir l'homme dans une médio- crité d'idées et de sentiments qui le rendent plus propre à gouverner et à être gouverné.

XXX. C'est une chose remarquable que la multitude des étiquettes dans une nation aussi vive et aussi gaie que la nôtre. On peut s'étonner aussi de l'esprit pédan- tesque et de la gravité des corps et des compagnies ; il semble que le législateur ait cherché à mettre un contre- poids qui arrêtât la légèreté du Français.

XXXI. En France, il n'y a plus de public ni de nation, par la raison que de la charpie n'est pas du linge.

xxx-i. 31.... m'ayant développé ses principes sur la société , sur le gouvernement , sa manière de voir les hommes et les choses, qui me sembla triste et affligeante, je lui en fis la remarque, et j'ajoutai qu'il devait être malheureux. II me répondit qu'en effet il l'avait été assez longtemps , mais que ces mêmes idées n'avaient plus rien d'effrayant pour lui. « Je ressemble, continua-t-il , aux Spartiates, à qui l'on donnait pour lit des joncs épi- neux', dont il ne leur était permis de briser les épines qu'avec leur corps, opération après laquelle leur lit leur paraissait très-supportable. »

xxxiii. Les magistrats chargés de veiller sur l'ordre public, tels que le lieutenant criminel, le lieutenant civil, le lieutenant de police, et tant d'autres, finissent presque

SUR L'HOMME ET LA SOCIETE.

toujours par avoir une, opinion horrible de la société. Us croient connaître les hommes et n'en connaissent que le rebut. On ne juge pas d'une ville par ses égoiits. La plu- part de ces magistrats me rappellent toujours le collège, les correcteurs ont une cabane auprès des commodités, et n'en sortent que pour donner le fouet.

XXXIV. Chaque siècle emprunte sa force et son carac- tère d'un petit nombre d'hommes que l'on peut appeler les maîtres du genre humain, et qui n'ont que le génie et la 'pensée pour le gouverner.

XXXV. Il y a dans le monde bien peu de choses sur lesquelles un honnête homme puisse reposer agréable- ment son âme ou sa pensée.

XXXVI. M..., qui, après avoir connu le monde, prit le parti de la solitude, disait, pour ses raisons, qu'après avoir examiné les conventions de la société dans le rap- port qu'il y a de l'homme de qualité à l'homme vulgaire, il avait trouvé que c'était un marché d'imbécile et de dupe. (( J'ai ressemblé, ajoutait-il, à un grand joueur d'échecs, qui se lasse de jouer avec des gens auxquels il faut donner la dame. On joue divinement, on se casse la tête, et on finit par gagner un petit écu. »

XXXVII. Je n'ai vu dans le monde, disait M..., que des dîners sans digestion, des soupers sans plaisir, des conversations sans confiance, des liaisons sans amitié, et des coucheries sans amour.

xxxviii. Je demandais à M. N... pourquoi il n'allait plus dans le monde. Il me répondit : « C'est que je n'aime plus les femmes, et que je connais les hommes. »

XXXIX. M... prétend que le monde le plus choisi est entièrement conforme à la description qui lui fut faite d'un mauvais lieu par une jeune personne qui y logeait. Il la rencontre au A'auxhall; il s'approche d'elle, et lui

MAXIMES ET PENSEES.

demande en quel endroit on pourrait la voir seule pour lui confier quelques petits secrets, a Monsieur, dit-elle, je demeure chez madame... C'est un lieu très-honnête, oii il ne va que des gens comme il faut, la plupart en carrosse; une porte cochère, un joli salon oîi il y a des glaces et un beau lustre. On y soupe quelquefois et on est servi en vaisselle plate. Comment donc , mademoi- selle ! j'ai vécu en bonne compagnie, et je n'ai rien vu de mieux que cela. Ni moi non plus, qui ai pourtant habité presque toutes ces sortes de maisons. » M... re- prenait toutes les circonstances, et faisait voir qu'il n'y en avait pas une qui ne s'appliquât au monde tel qu'il est.

XL. Telle est la misérable condition des hommes, qu'il leur faut chercher, dans la société, des consolations aux maux de la nature; et, dans la nature, des consola- tions aux maux de la société. Combien d'hommes n'ont trouvé, ni dans l'une, ni dans l'autre, des distractions à leurs peines !

xi.T. Le monde et la société ressemblent à une biblio- thèque où , au premier coup d'oeil , tout paraît en règle, parce que les livres y sont placés suivant le format et la grandeur des volumes, mais où, dans le fond, tout est en désordre, parce que rien n'y est rangé suivant l'ordre des sciences, des matières ni des auteurs.

XLii. Les hommes deviennent petits en se rassem- blant : ce sont les diables de Milton, obligés de se rendre pygmées pour entrer dans le Pandémonium.

XLiii. Paris, singulier ])ays , il faut trente sous pour dîner; quatre francs pour prendre l'air; cent louis pour avoir le superflu dans le nécessaire, et quatre cents louis pour n'avoir que le nécessaire dans le superflu.

XLiv. On pourrait appliquer à la ville de Paris les

SUR L'HOMME ET LA SOCIETE.

propres termes de sainte Thérèse, pour définir l'enfer : « L'endroit il pue et l'on n'aime point. »

XLv. Paris, ville d'amusements, de plaisirs, etc., les quatre cinquièmes des habitants meurent de chagrin.

XLvi. On peut considérer l'édifice métaphysique de la société comme un édifice matériel qui serait comiiosé de différentes niches, ou compartiments, d'une grandeur plus ou moins considérable. Les places avec leurs préro- gatives, leurs droits, etc., forment ces divers comparti- ments, ces différentes niches. Elles sont durables, et les hommes passent. Ceux qui les occupent sont tantôt grands, tantôt petits, et aucun ou presque aucun n'est fait pour sa place. Là, c'est un géant, courbé ou accroupi dans sa niche ; là, c'est- un nain sous une arcade : rare- ment la niche est faite pour la stature. Autour de l'édi- fice circule un foule d'hommes de différentes tailles. Ils attendent tous qu'il y ait une niche de vide, afin de s'y placer, quelle qu'elle soit. Chacun fait valoir ses droits, c'est-à-dire sa naissance, ou ses protections, pour y être admis. On sifflerait celui qui, pour avoir la préférence, ferait valoir la proportion qui existe entre la niche et l'homme, entre l'instrument et l'étui. Les concurrents même s'abstiennent d'objecter à leur adversaire cette disproportion.

XLMi. La postérité, disait M. de B..., n'est pas autre chos3 qu'un public qui succède à un autre : or, vous voyez ce que c'est que le public d'à présent.

XLViii. Les prétentions sont une source de peines, et l'époque du bonheur de la vie commence au moment elles finissent. Une femme est-elle encore jolie au mo- ment où sa beauté baisse, ses prétentions la rendent ou ridicule ou malheureuse : dix ans après, plus laide et plus vieille, elle est calme et tranquille. Un homme est

82. MAXIMES ET PENSEES.

dans l'âge l'on peut réussir et ne pas réussir auprès des femmes; il s'expose à des inconvénients, et même à des affronts : il devient nul ; dès lors, plus d'incertitude, et il est tranquille. En tout , le mal vient de ce que les idées ne sont pas fixes et arrêtées : il vaut mieux être moins' et être ce qu'on est incontestablement. L'état des ducs et des pairs, bien constaté, vaut mieux que celui des princes étrangers, qui ont à lutter sans cesse pour la prééminence. Si Chapelain eût pris le parti que lui con- seillait Boileau, parle fameux hémistiche : Que n'écrit -il en prose ?i\ se fut épargné bien des tourments, et se fût peut-être fait un nom autrement que par le ridicule.

XLix. Un homme sage en même temps qu'honnête se doit à lui-même de joindre, à la pureté qui satisfait sa conscience, la prudence qui devine et prévient la calomnie.

L. Est-il bien sûr qu'un homme qui aurait une raison parfaitement droite, un sens moral parfaitement exquis, put vivre avec quelqu'un? Par vivre, je n'entends pas se trouver ensemble sans se battre : j'entends se plaire en- semble, s'aimer, commercer avec plaisir.

Li. Je demandais à M... pourquoi aucun des plai- sirs ne paraissait avoir prise sur lui; il me répondit : « Ce n'est pas que j'y sois insensible ; mais il n'y en pas un qui ne m'ait paru surpayé. La gloire expose à la ca- lomnie ; la considération demande des soins continuels; les plaisirs, du mouvement, de la fatigue corporelle. La so- ciété .entraîne mille inconvénients : tout est vu , revu et jugé. Le monde ne m'a rien offert de tel qu'en descendant en moi-même je n'aie trouvé encore mieux chez moi. 11 est résulté de ces expériences réitérées cent fois, que, sans être apathique ni indifférent, je suis devenu comme immobile, et que ma position actuelle me paraît toujours la meilleure, parce (pie sa bonté même .résulte de son im-

SUR L'IIO^JME ET LA SOCIETE. 83

mobilité et s accroît avec elle. L'amour est une source de peines ; la volupté sans amour est un plaisir de quel- ques minutes ; le mariage est jugé encore plus que le reste ; l'honneur d'être père amène une suite de calami- tés; tenir maison est le métier d'un aubergiste. Les misé- rables motifs qui font que l'on recherche un homme ou qu'on le considère sont transparents et ne peuvent trom- per qu'un sot, ni flatter qu'un homme ridiculement vain. J'en ai conclu que le repos, l'amitié et la pensée étaient les seuls biens qui convinssent à un homme qui a passé l'âge de la folie. »

LU. Avoir ou n'avoir point de réputation est une chose bien indifférente ; mais en avoir une mauvaise est un malheur qu'il faut tacher d'éviter.

LUI. 11 y a quelquefois entre deux hommes de fausses ressemblances de caractère qui les rapprochent et qui les unissent pour quelque temps. Mais la méprise cesse par degrés, et ils sont tout étonnés de se trouver très-écartés l'un de l'autre, et repoussés, en quelque sorte, par tous leurs points de contact.

Liv. Dans l'ordre naturel, comme dans l'ordre social, il ne faut pas vouloir être plus qu'on ne peut.

Lv. L'intervalle qui sépare la destruction d'un ridi- cule de la naissance des autres est le prix de la victoire qu'on remporte sur eux.

Lvi. La société n'est pas, comme on le croit d'ordi- naire, le développement de la nature, mais bien sa décom- position et sa refonte entière. C'est un second édifice, bâti avec les décombres du premier. On en retrouve les dé- bris avec un plaisir mêlé de surprise. C'est celui qu'oc- casionne l'expression naïve d'un sentiment naturel qui échappe dans la société ; il arrive même qu'il plaît da- vantage, si la personne à laquelle il échappe est d'un

MAXIMES ET PENSEES.

rang plus élevé, c'est-à-dire plus loin de la nature. Il charme dans un roi, parce qu'un roi est dans l'extrémité opposée. C'est un débris d'ancienne architecture dorique ou corinthienne, dans un édifice grossier et moderne.

Lvii. On ne peut vivre dans la société après l'âge des passions. Elle n'est tolérable que dans l'époque l'on *se sert de son estomac pour s'amuser, et de sa personne pour tuer le temps.-

Lviii. Qu'est-ce que la société, quand la raison n'en forme pas les nœuds, quand le sentiment n'y jette pas d'intérêt, quand elle n'est pas un échange de pensées agréables et de vraie bienveillance? Une foire, un tripot, une auberge, un bois, un mauvais lieu et des petites- maisons : c'est tout ce qu'elle est tour à tour pour la plupart de ceux qui la composent.

Lix. En général , si la société n'était pas une compo- sition factice, tout sentiment simple et vrai ne produirait pas le grand etfet qu'il produit : il plairait sans étonner ; mais il étonne et il plaît. Notre surprise est la satire de la société, et notre plaisir est un hommage à la nature.

Lx. L'homme qui se rend aimable pour une société, parce qu'il s'y plaît, est le seul qui joue le rôle d'un honnête homme.

Lxi. Ce qui se dit dans les cercles, dans les salons, dans les soupers, dans les assemblées publiques, dans les livres, même ceux qui ont pour objet de faire connaître la société,. tout cela est faux ou insuffisant. On peut dire sur cela le mot italien per la predica, ou le mot latin ad popii- lum pha/eraa. Ce qui est vrai, ce qui est instructif, c'est ce que la conscience d'un honnête homme, qui a beau- coup vu et bien vu , dit à son ami au coin du feu : quel- ques-unes de ces conversations-là m'ont plus instruit que tous les livres et le commerce ordinaire de la société.

SUR L'HOMME ET LA SOCIETE. 85

C'est qn'olles me mettaient mieux sur la voie, et me fai- saient réflécilir davantage.

Lxii. M... disait qu'un esprit sage, pénétrant et qui verrait la société telle qu'elle est, ne trouverait partout que de l'amertume. Il faut absolument diriger sa vue vers le côté plaisant, et s'accoutumer à ne regarder l'homme que comme un pantin, et la société comme la planche sur laquelle il saute. Dès lors, tout change; l'esprit des dif- férents états, la vanité particulière à chacun d'eux, ses différentes nuances dans les individus, les friponneries , etc., tout devient divertissant, et on conserve sa santé.

Lxiii. Il ne faut pas ne savoir vivre qu'avec ceux qui peuvent nous apprécier : ce serait le besoin d'un amour- propre trop délicat et trop difficile à contenter; mais il faut ne placer le fond de sa vie habituelle qu'avec ceux qui peuvent sentir ce que nous valons. Le philosophe même ne blâme point ce genre d'amour-propre.

Lxiv. Un sot qui a un moment d'esprit étonne et scan- dalise, comme des chevaux de fiacre au galop.

Lxv. Pourquoi les hommes sont-ils si sots, si subju- gués par la coutume ou par la crainte de faire un testa- ment; en un mot, si imbéciles, qu'après eux ils laissent aller leurs biens à ceux qui rient de leur mort plutôt qu'à ceux qui la pleurent ?

Lxvi. Les gens sages, quand ils font une sottise, re- mettent la sagesse à une autre fois.

Lxvii. Des qualités trop supéri'^ures rendent souvent un homme moins propre à la société. On ne va pas au marché avec des lingots; on y va avec de l'argent ou de la petite monnaie.

Lxviii. C'est un grand malheur de perdre, par notre caractère, les droits que nos talents nous donnent sur la société.

MAXIMES ET PENSÉES.

Lxix. Il faut recommencer la société humaine, comme Bacon disait qu'il faut recommencer lentendement hu- main.

Lxx. Les coutumes les plus absurdes, les étiquettes les plus ridicules, sont, en France et ailleurs, sous la protec- tion de ce mot : Cest l'usage. C'est précisément ce même mot que répondent les Hottentots, quand les Européens leur demandent pourquoi ils mangent des sauterelles, pourquoi ils dévorent la vermine dont ils sont couverts. Ils disent aussi : « C'est l'usage. »

Lxxf. Celui qui ne sait point recourir à propos à la plaisanterie, et qui manque de souplesse dans l'esprit se trouve très -souvent placé entre la nécessité d'être faux ou d'être pédant : alternative fâcheuse à laquelle un hon- nête homme se soustrait, pour l'ordinaire, par de la grâce et de la gaieté.

Lxxii. Il en est de la valeur des hommes comme de celle des diamants, qui, à une certaine mesure de gros- seur, de pureté, de perfection, ont un prix fixe et mar- qué , mais qui, par delà cette mesure, restent sans prix et ne trouvent point d'acheteurs.

Lxxiii. Vain veut dire vide ; ainsi la vanité est si mi- sérable, qu'on ne peut guère lui dire pis que son nom. Elle se donne elle-même pour ce qu'elle est.

Lxxiv. Un seul homme peut quelquefois avoir raison contre tous les peuples et contre tous les siècles.

Lxxv. L'homme vit souvent avec lui-même, et il a besoin de vertu; il vit avec les autres, et il a besoin d'honneur.

LxxYi. 11 ne fout pas regarder Burrhus comme un homme vertueux absolument. Il ne l'est qu'en opposition avec Narcisse. Sénèque et Burrhus sont les honnêtes gens d'un siècle n'y en avait pas.

SUR L'HOMME ET LA SOCIETE.

Lxxvii. La France, pays il est souvent utile de montrer ses vices, et toujours dangereux de montrer ses vertus.

Lxxviii. « N'as-tu pas honte de vouloir parler mieux que tu ne peux? » disait Sénèque à l'un de ses fils, qui ne pouvait trouver l'exorde d'une harangue qu'il avait commencée. On pourrait dire de même à ceux qui adop- tent des principes plus forts que leur caractère : « N'as-tu pas de honte de vouloir être philosophe plus que tu ne peux. »

Lxxix. En voyant quelquefois les friponneries des petits et les brigandages des hommes en place, on est tenté de regarder la société comme un bois rempli de voleurs, dont les plus dangereux sont les archers prépo- sés pour arrêter les autres.

SUR LA POLITIQUE

LE DESPOTISME ET LA LIBERTÉ.

I. Le caractère naturel du Français est composé des qualités du singe et du chien coucluint. Drôle et gam- badant comme le singe, et dans le fond très-malfaisant comme lui ; il est, comme le chien de chasse, bas, caressant, léchant son maître qui le frappe, se laissant mettre à la chaîne, puis bondissant do joie quand on le délie pour aller à la chasse.

II. Le bonheur des grands et des riclies dépend presque toujours d'eux-mêmes. Celui de la nuiltitude dépend de ceux qui la gouvernent; dans cette classe d'hommes le bonheur consiste surtout à ne pas souffrir.

m. Il y a des choses indevinables pour un jeune

MAXIMES ET PENSEES.

homme bien né. Comment se défierait-on, à vingt ans, d'un espion de police qui a le cordon rouge ?

IV. L'assemblée nationale de 1789 a donné au peuple français une constitution plus forte que lui. 11 faut qu elle se hâte d'élever la nation à cette hauteur par une bonne éducation publique. Les législateurs doivent faire comme ces médecins habiles qui , traitant un ma- lade épuisé, font passer les restaurants à l'aide des sto- machiques.

v. Les théologiens, toujours fidèles au projet d'aveu- gler les hommes ; les suppôts des gouvernements, tou- jours fidèles à celui de les opprimer, supposent gratuite- ment que la grande majorité des hommes est condamnée à la stupidité qu'entraînent les travaux mécaniques et manuels : ils supposent que les artisans ne peuvent s'éle- ver aux connaissances nécessaires pour faire valoir les droits d'hommes et de citoyens. Ne dirait-on pas que ces connaissances sont bien compliquées ? Supposez qu'on eût emplo} é, pour éclairer les dernières classes, le quart du temps et des soins qu'on a mis à les abrutir; suppo- sez qu'au lieu de mettre dans leurs mains un catéchisme de métaphysique absurde et inintelligible, on en eut fait un qui eût contenu les premiers principes des droits des hommes et de leurs devoirs fondés sur leurs droits , on serait étonné du terme ils seraient parvenus en suivant cette route, tracée dans un bon ouvrage élémentaire. Sup- posez qu'au lieu de leur prêcher cette doctrine de pa- tience,' de souffrance, d'abnégation de soi-même et d'avi- lissement, si commode aux usurpateurs, on leur eût })rèché celle de connaître leurs droits et le devoir de les défendre : on eut vu que la nature, qui a formé les hommes pour la société, leur a donné tout le bon sens nécessaire pour former une société raisonnable.

SUR LA POLITIQUE.

VI. Presque toute l'histoire n'est qu'une suite d'hor- reurs. Si les tyrans la détestent tandis qu'ils vivent, il semble que leurs successeurs souffrent qu'on transmette à la postérité les crimes de leurs devanciers, pour faire diversion à l'horreur qu'ils inspirent eux-mêmes. En effet, il ne reste guère, pour consoler les peuples, que de leur ajiprendre que leurs ancêtres ont été aussi malheureux, ou plus malheureux.

VII. Moi, tout; le reste, rien : voilà le despotisme, l'aristocratie et leurs partisans. Moi, c'est un autre ; un autre, c'est moi : voilà le régime populaire et ses parti- sans. Après cela, décidez.

vin. N'est-ce pas une merveille que la société sub- siste avec la convention tacite d'exclure du partage de ses droits les dix-neuf vingtièmes de la société ?

IX. Trois puissances gouvernent les hommes : le fer, l'or et l'opinion ; et, quand le despotisme a lui-même détruit cette dernière, il ne tarde pas à perdre les deux autres.

X. Il est malheureux pour les hommes, heureux peut- être pour les tyrans, que les pauvres, les malheureux, n'aient pas l'instinct ou la fierté de l'éléphant, qui ne se reproduit point dans la servitude.

XI. La force pourra-t-elle, armée de la verge du despotisme, rétablir l'harmonie politique, et changer l'es- prit général d'un peuple ? L'histoire atteste partout l'in- suffisance de ce moyen. Non : il n'y a que le génie qui puisse, sans convulsion, sans douleur, rapprocher, réunir les membres séparés du corps politique.

XII. On peut dire qu'il n'y eut plus de gouverne- ment civil à Rome après la mort de Tibérius Gracchus; et Scipion Nasica, en partant du sénat pour employer la violence contre le tribun, apprit aux Romains que la force

MAXIMES ET PENSEES.

seule donnerait des lois dans le forum. C'est lui qui avait révélé avant Sjlla ce mystère funeste.

XIII. La vraie Turquie d'Europe, c'était la France. On trouve dans vingt écrivains anglais : Les pays despo- tiques, tels que la France ek la Turquie.

XIV. Un homme d'esprit me disait un jour que le gouvernement de France était une monarchie absolue, tempérée par des chansons.

XV. Il n'y a d'histoire digne d'attention que celle des peuples libres : l'histoire des peuples soumis au des- potisnie n'est qu'un recueil d'anecdotes.

XVI. C'est une maxime répandue et accréditée par les oppresseurs de toute espèce que les nations vieilles et corrompues ne peuvent revenir à la liberté ; qu'elle n'est faite que pour les nations neuves et vierges; et comme la nôtre n'est ni neuve ni vierge, ils en concluaient que nous étions des insensés de vouloir être libres. Ainsi le prix des soins qu'avait pris le despotisme de corrompre les mœurs devait être la perpétuité du despotisme. Cet argument ne laissait pas que d'ébranler d'assez bons esprits : heureusement, il s'en est trouvé de meilleurs. Ceux-ci ont dit aux nations que les lumières pouvaient leur tenir lieu de virginité ; que si au courage de con- quérir la liberté elles joignaient les lumières requises pour créer un ordre social qui fît naître et encourageât les vertus et non pas les vices , elles arriveraient, vierges ou non , au but de toute société politique , le bonheur de tous ou du moins de l'immense majorité.

XVII. L'Amérique septentrionale est l'endroit de l'uni- vers où les droits de l'homme sont le mieux connus. Les Américains sont les dignes descendants de ces fameux républicains qui se sont expatriés pour fuir la tyrannie, (rest que se sont formés des hommes dignes de com-

SUR LA POLITIQUE.

battre et de vaincre les Anglais mêmes, à l'époque ceux-ci avaient recouvré leur liberté, et étaient parvenus à se former le plus beau gouvernement qui fut jamais. La ré\olution de l'Amérique sera utile à l'Angleterre même , en la forçant à faire un examen nouveau de sa constitution et à en bannir les abus. Qu'arrivera-t-il? Les Anglais, chassés du continent de l'Amérique septen- trionale , se jetteront sur les îles et sur les possessions françaises et espagnoles, leur donneront leur gouverne- ment qui est fondé sur l'amour naturel que les hommes ont pour la liberté, et qui augmente cet amour môme. Il se formera dans ces îles espagnoles ou françaises, et sur- tout dans le continent de l'Amérique espagnole, alors devenue anglaise ; il se formera de nouvelles constitutions dont la liberté sera le principe et la base. Ainsi les An- glais auront eu la gloire unique d'avoir formé presque les seuls peuples libres de l'univers, les seuls, à proprement parler, dignes du nom d'hommes , puisqu'ils seront les seuls qui aient su connaître et conserver les droits des hommes. Mais combien d'années ne faut-il pas pour opé- rer cette révolution ! Il faut avoir purgé de Français et d'Espagnols ces terres immenses , il ne pourrait se former que des esclaves, y avoir transplanté des Anglais, pour y porter les premiers germes de la liberté. Ces germes se développeront, et, produisant des fruits nou- veaux , opéreront la révolution qui chassera les Angiais eux-mêmes des deux Amériques et de toutes les îles.

xviii. On ne cesse d'écrire sur l'éducation, et les ou- vrages écrits sur cette matière ont produit quelques idées heureuses, quelques méthodes utiles, ont fait, en un mot, quelque bien partiel. Mais quelle peut être, en grand, l'utilité de ces écrits, tant qu'on ne fera pas marcher de front les réformes relatives à la législation, a la religion,

MAXIMES ET PENSEES.

à l'opinion publique? L'éducation n'ayant d'autre objet que de conformer la raison de l'enfance a la raison pu- blique relativement à ces trois objets, quelle instruction donner tant que ces trois objets se combattent ? En for- mant la raison de l'enfance, que faites-vous que de la pré- parer à voir plus tôt l'absurdité des opinions et des mœurs consacrées par le sceau de l'autorité sacrée, publique ou législative; par conséquent, à lui en inspirer le mépris ?

\ix. L'Anglais respecte la loi et repousse ou méprise l'autorité. Le Français, au contraire, respecte l'autorité et méprise la loi. Il faut lui enseigner à faire le contraire; et peut-être la chose est-elle impossible, vu l'ignorance dans laquelle on tient la nation, ignorance qu'il ne faut pas contester en jugeant d'après les lumières répandues dans les capitales.

XX. L'égoïsme le plus complet, armé du despotisme le plus absolu, c'est Louis XIV et son règne.

XXI. Qu'importe qu'il y ait sur le trône un Tibère ou un Titus, s'il a des Séjan pour ministres?

XXII. Les ministres ne sont que des gens d'affaires, et ne sont si importants que parce que la terre du gen- tilhomme leur maître est très-considérable.

XXIII. Pourquoi arrive-t-il qu'en France un ministre reste placé après cent mauvaises opérations, et pourquoi est-il chassé pour la seule bonne qu'il ait faite ?

XXIV. Un ministre, en faisant faire à ses maîtres des fautes et des sottises nuisibles au public, ne fait souvent que s'affermir dans sa place : on dirait qu'il se lie davan- tage avec eux par les liens de cette espèce de complicité.

XXV. Lorsque l'on considère que le produit du travail et des lumières de trente ou quarante siècles a été de livrer trois cent millions d'hommes répandus sur le globe à une trentaine de despotes , la plupart ignorants et im-

SUR.LATOLITIQUE. 93

bécilos, dont chacun, est gouverne par trois ou quatre scélérats, quelquefois stupides, que penser de l'humanité, et qu'attendre d'elle à l'avenir ?

XXVI. Un citoyen de Virginie, possesseur de cinquante acres de terre fertile, paye quarante -deux sous de notre monnaie pour jouir en paix, sous des lois justes et dou- ces, de la protection du gouvernement, de la sûreté de sa personne et de sa propriété, de la liberté civile et re- ligieuse, du droit de voter aux élections, d'être membre du congrès, et, par conséquent législateur, etc. Tel paysan français, de l'Auvergne ou du Limousin, est écrasé de tailles, de vingtièmes, de corvées de toute espèce, pour être insulté par le caprice d'un subdélégué, emprisonné arbitrairement, etc., et transmettre à une femille dépouil- lée cet héritage d'infortune et d'avilissement.

xxvii. Tout ce qui sort de la classe du peuple s'arme contre lui pour l'opprimer, depuis le milicien, le négociant devenu secrétaire du roi, le prédicateur sorti d'un village pour prêcher la soumission au pouvoir arbitraire, l'histo- riographe fils d'un bourgeois, etc. Ce sont les soldats de Cadmus : les premiers armés se tournent contre leurs frères, et se précipitent sur eux.

xxviii. Diminuez les maux du peuple, vous diminuez sa férocité; comme vous guérissez ses maladies avec du bouillon.

XXIX. Les pauvres sont les nègres de l'Europe.

XXX. C'est une vérité incontestable qu'il y a en France sept millions d'hommes qui demandent l'aumône ; et douze millions hors d'état de la leur faire.

XXXI. Le peuple seul dispose des surnoms donnés aux rois; lui seul fait leur renommée après leur mort, comme il fait leur puissance dans leur vie.

XXXII. Dans l'ancien régime, un philosophe écrivait

94 MAXIMES ET PENSEES.

des vérités liardies. Vi\ de ces hommes que la naissance ou des circonstances fovorables appelaient aux places^ lisait ces vérités, les affaiblissait, les modifiait, en pre- nait un vingtième, passait pour un homme inquiétant, mais pour un homme d'esprit. Il tempérait son zèle et parvenait à tout : le philosophe était mis à la Bastille.. Dans le régime nouveau, c'est le philosophe qui parv,ient à tout ; ses idées lui servent, non plus à se faire enfer- mer, non plus à déboucher l'esprit d'un sot, à le placer, mais a parvenir lui-même aux places. Jugez comme la foule de ceux qu'il écarte peut s'accoutumer à ce nouvel ordre de choses !

XXXIII. En voyant le grand nombre des députés à l'as- semblée nationale de 1789, et tous les préjugés dont ils étaient remplis, on eût dit qu'ils ne les avaient détruits que pour les prendre ; comme ces gens qui abattent un édifice pour s'approprier les décombres.

xxxiv. Le public est gouverné comme il raisonne. Son droit est de dire des sottises, comme celui des ministres est d'en faire.

XXXV. Le régent prit plus d'une fois le parti du peu- ple contre ses ministres et ses confidents les plus intimes. Qu'on juge de leur surprise, lorsqu'au moment d'un tu- multe populaire, à la veille de la banqueroute de Law, il repoussa le conseil violent de réprimer la sédition par la force militaire : « Le peuple a raison dit le prince s'il se soulève : il est bien bon de souffrir tant de choses. » Il ajouta que, s'il était dans la classe du peuple, il eût voulu se distinguer en prenant la défense des Français outragés par le gouvernement, mais que, dans la sienne, en cas de révolte ou de guerre civile, il se mettrait à la tête du peuple contre ses ministres, si le peuple l'exigeait, pour sauver le roi.

SUR LA POLITIQUE.

\\\vi. Dans l'instant Dieu créa le monde, le mou- vement du cliaos dut faire trouver le chaos plus désor- donné que lorsqu'il reposait dans un désordre paisible. C'est ainsi que, chez nous, l'embarras d'une société qui se réorganise doit paraître l'excès du désordre.

XXXVII. Si un historien, tel que Tacite, eût écrit l'his- toire de nos meilleurs rois, en faisant un relevé exact de tous les actes tyranniques, de tous les abus d'autorité, dont la plupart sont ensevelis dans l'obscurité la plus profonde, il y a peu de règnes qui nous inspirassent la même horreur que celui de Tibère.

xxxviii. De mille traits que j'ai entendu raconter, je conclurais que, si les singes avaient le talent des perro- quets, on en ferait volontiers des ministres.

xxxix. Quand il se fait quelque sottise publique, je songe à un petit nombre d'étrangers qui peuvent se trouver à Paris, et je suis prêt à m'affliger, car j'aime toujours ma patrie.

XL. Les rois et les prêtres, en proscrivant la doc- trine du suicide, ont voulu assurer la durée de notre esclavage. Ils veulent nous tenir enfermés dans un ca- chot sans issue : semblables à ce scélérat qui, dans le Dante, fait murer la porte de la prison était enfermé le malheureux Ugolin.

XLi. On suppose que le comte d'Artois a dit à un notable dont l'avis avait été favorable au peuple : « Est- ce que vous voulez nous enroturer? » Je ne crois point ce mot; mais, s'il a été dit, le notable pouvait répondre : « Non, monseigneur; mais je veux anoblir les Français, en leur donnant une patrie. On ne peut anoblir les Bour- bons , mais on peut encore les illustrer, en leur donnant pour sujets des citoyens; et c'est ce qui leur a toujours manqué. '>

96 MAXUIES ET PENSEES.

XLii. Ce qui fait l'iiitérôt secret qui attache si fort à ]a lecture de Tacite, c'est le contraste continuel et tou- jours nouveau de l'ancienne liberté républicaine avec les vils esclaves que peint l'auteur; c'est la comparaison des anciens Scaurus, Scipion, etc., avec les lâchetés de leurs descendants; en un mot, ce qui contribue à l'effet de Tacite, c'est Tite-Live.

XLiii. On gouverne les hommes avec la tète : on no joue pas aux échecs avec un bon cœur.

XLiv. M. de Fleuri, procureur général, disait de- vant quelques gens de lettres : « 11 n'y a que depuis ces derniers temps que j'entends parler du peuple dans les conversations il s'agit du gouvernement. C'est un fruit de la philosophie nouvelle. Est-ce que l'on ignoi-e que le tiers nest qu adventice dans la constitution? » (Cela veut dire, en d'autres termes, que vingt-trois millions neuf cent mille hommes ne sont qu'un hasard et qu'un accessoire dans la totalité de vingt- quatre millions d'hommes.)

XLV. La prétention la plus inique et la plus absurde en matière d'intérêt, qui serait condamnée avec mé- pris, comme insoutenable, dans une société d'honnêtes gens choisis pour arbitres, faites-en la matière d'un pro- cès en justice réglée : tout procès peut se perdre ou se gagner, et il n'y a pas plus à parier pour que contre. De même , toute opinion, toute assertion , quelque ridicule qu'elle soit, faites-en la matière d'un débat entre des partis différents : dans un corps, dans une assemblée, elle peut emporter la pluralité des suffrages.

SUR LA NOBLESSE. 97

SUR LA NOBLESSE

LES GRANDS, LES RICHES ET LES GEÎVS DU MONDE.

I. L'aisance du pauvre fait partie de l'opulence du riche.

II. Un philosophe disait : « Je ne sais pas comment un Français qui a été une fois dans l'antichambre du roi, ou dans l''QEil-de-bœuf, peut dire de qui que ce puisse être : « C'est un grand seigneur. »

III. Quand on veut plaire dans le monde, il faut se résoudre à se laisser apprendre beaucoup de choses qu'on sait par des gens qui les ignorent.

IV. Nous naissons les sujets du grand homme : c'est dans nos cœurs qu'il prend les titres de sa puis- sance.

V. On a, dans le monde, ôté des mauvaises mœurs tout ce qui choque le bon goût : c'est une réforme qui date des dix dernières années.

VI. Vous rencontrez le baron de Breteui! : il vous entretient de ses bonnes fortunes, de ses amours gros- sières, etc.; il finit pa^ vous montrer le portrait de la reine au milieu d'une rose garnie de diamants.

On voit, par l'exemple de Breteuil, qu'on peut ballotter dans ses poches les portraits en diamants de douze ou quinze souverains, et n'être qu'un sot.

C'est un sot, c'est un sot, c'est bientôt dit : voilà comme vous êtes extrême en tout. A quoi cela se réduit-il ? Il prend sa place pour sa personne, son importance pour du mérite, et son crédit pour une vertu. Tout le monde n'est- il pas comme cela ? Y a-t-il de quoi tant crier ?

vu. Qu'est-ce qu'un cardinal? C'est un prêtre ha-

9S MAXIMES ET PENSEES.

bille de rouge, qui a cent mille écus du roi, pour se mo- quer de lui au nom du pape.

VIII. Célébrité : l'avantage d'être connu de ceux que vous ne connaissez pas.

IX. La célébrité est le châtiment du mérite et la punition du talent.

X. Il est aisé de réduire à des termes simples la valeur précise de la célébrité : celui qui se fait con- naître par quelque talent ou quelque vertu se dénonce à la bienveillance inactive de quelques honnêtes gens, et à l'active malveillance de tous les hommes malhonnêtes. Comptez les deux classes, et pesez les deux forces.

XI. Quoi! cette malheureuse manie de célébrité, qui ne fait que des malheureux, trouve encore un par- tisan, un protecteur! Avez -vous oublié qu'elle exige presque autant de misères, de sottises, de bassesses même que la fortune?

XII. 11 semble que , d'après les idées reçues dans le monde et la décence sociale, il faut qu'un prêtre, un curé croie un peu pour n'être pas hypocrite, ne soit pas sûr de son fait pour n'être pas intolérant. Le grand vicaire peut sourire à un propos contre la religion, l'é^êque rire tout à fait, le cardinal y joindre son mot.

XIII. On croit communément que Pierre le Grand se réveilla un jour avec l'idée de tout créer en Russie ; M. de Voltaire avoue lui-même que son père Alexis forma le dessein d'y transporter les arts. Il y a dans tout une maturité qu'il faut attendre. Heureux l'homme qui arrive dans le moment de cette maturité !

xiv. A la cour, tout est courtisan : le prince du sang, le chapelain de semaine, le chirurgien de qunrlier, l'npothicaire.

XV. Plusieurs courtisans sont luri's sans profit, et

SUR LA NOBLESSE.

pour lo plaisir de l'être. Ce sont des lézards qui , à ram- per, n'ont gagné que de perdre leur queue.

XVI. Quelques folies qu'aient écrites certains phy- sionomistes de nos jours, il est certain que l'habitude de nos pensées peut déterminer (juclques traits de notre physionomie. Nombre de courtisans ont l'œil faux, par la même raison que la plupart des tailleurs sont cagneux.

XVII. Les courtisans sont des pauvres enrichis par la mendicité.

XVIII. On donne des repas de dix louis ou de vingt à des gens en faveur de chacun desquels on ne donnerait pas un petit écu, pour qu'ils fissent une bonne digestion de ce môme dîner de vingt louis.

XIX. Autrefois le trésor royal s'appelait Vépargne. On a rougi de ce nom, qui semblait une contre-vérité depuis qu'on a prodigué les trésors de l'État, et on l'a tout simplement appelé le trésor royal.

XX. On n'imagine pas combien il faut d'esprit pour n'être jamais ridicule.

XXI. Les courtisans et ceux qui vivaient des abus monstrueux qui écrasaient la France sont sans cesse à dire qu'on pouvait réformer les abus sans détruire comme on a détruit. Ils auraient bien voulu qu'on nettoyât i'é- table d'Augias avec un plumeau.

XXII. Les favoris, les hommes en place mettent quel- quefois de l'intérêt à s'attacher des hommes de mérite; mais ils en exigent un avilissement préliminaire qui repousse loin d'eux tous ceux qui ont quelque pudeur. J'ai vu des hommes dont un favori ou un ministre aurait eu bon marché, aussi indignés de cette disposition qu'au- raient pu l'être des hommes d'une vertu parfaite. L'un d'eux me disait : « Les grands veulent qu'on se dégrade, non pour un bienfait, mais pour une ^spéranc^Uâ^Dré-

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100 MAXIMES ET PENSEES.

tendent vous acheter, non par un lot, mais par un billet de loterie ; et je sais des fripons, en apparence bien trai- tés par eux. qui dans le fait n'en ont pas tiré meilleur parti que ne l'auraient fait les plus honnêtes gens du monde.

xxui. Si les vérités cruelles, les fâcheuses décou- vertes, les secrets de la société, qui composent la science d'un homme du monde parvenu à l'âge de quarante ans, avaient été connus de ce même homme à l'âge de vingt, ou il fût tombé dans le dés:spoir, ou il se serait corrompu par lui-même, par projet.

XXIV. Qu'est-ce que c'est qu'un fat sans fatuité ? Otez les ailes à un papillon, c'est une chenille.

XXV. Rien de si difficile à faire tomber qu'une idée triviale ou un proverbe accrédité. Louis XV a fait ban- queroute en détail trois ou quatre fois, et on n'en jure pas moins foi de gentilhomme. Celle de M. Guémenée n'y réussira pas mieux.

XXVI. Les gens du monde ne sont pas plus tôt attrou- pés, qu'ils se croient en société.

xxvii. En voyant ou en éprouvant les peines atta- chées aux sentiments extrêmes, en amour, en amitié, soit par la mort de ce qu'on aime, soit par les accidents de la vie, on est tenté de croire que la dissipation et la fri- volité ne sont pas de si grandes sottises, et que la vie ne vaut guère que ce qu'en font les gens du monde.

xxviii. Les grands seigneurs et les beaux esprits, deux classes qui se recherchent mutuellement, veulent unir deux espèces d'hommes dont les uns font un peu de poussière et les autres un peu de bruit.

xxix. C'est une chose avérée qu'au moment ]\L de Guibert fut nommé gouverneur des Invalides, il se trouva aux Invalides six cents prétendus soldats qui

SUR LA NOBLESSE.

n'étaient point blessés et qui, presque tous, n'avaient jamais assisté à aucun siège, à aucune bataille, mais qui, en récompense, avaient été cochers ou laquais de grands seigneurs ou de gens en place. Quel texte et quelle ma- tière à réflexions !

XXX. On ne se doute pas, au premier coup d'oeil, du mal que fait l'ambition de mériter cet éloge si (Com- mun : Monsieur un tel est très-aimable. Il arrive, je ne sais comment, qu'il y a un genre de facilité, d'insou- ciance, de faiblesse, de déraison, qui plaît beaucoup, quand ces qualités se trouvent mêlées avec de l'esprit; que l'homme dont on fait ce qu'on veut, qui appartient au moment, est plus agréable que celui qui a de la suite, du caractère, des principes, qui n'oublie pas son ami ma- lade ou absent, qui sait quitter une partie de plaisir pour lui rendre service, etc. Ce serait une liste ennuyeuse que celle des défauts, des torts et des travers qui plai- sent. Aussi, les gens du monde, qui ont réfléchi sur l'art de plaire plus qu'on ne croit et qu'ils ne croient eux- mêmes, ont la plupart de ces défauts , et cela vient de la nécessité de faire dire de soi : « Monsieur un tel est très- aimable. »

XXXI. Il y a, entre l'homme d'esprit méchant par caractère, et l'homme d'esprit bon et honnête, la difl'é- rence qui se trouve entre un assassin et un homme du monde qui fait bien des armes.

XXXII. La plupart des hommes qui vivent dans le monde y vivent si étourdiment, pensent si peu, qu'ils ne connaissent pas ce monde qu'ils ont toujours sous les yeux. « Ils ne le connaissent pas, disait plaisamment M. de B..., par la raison qui fait que les hannetons ne savent pas l'histoire naturelle. »

xxxiii. Il y a une profonde insensibilité aux vertus qui

t).

102 MAXIMES ET PENSEES.

surprend et scandalise beaucoup plus que le vice. Ceux que la bassesse publique appelle grands seigneurs, ou grands, les hommes en place, paraissent, pour la plupart, doués de cette insensibilité odieuse. Cela ne viendrait-il pas de ridée vague et p2u développée dans leur tète, que les hommes doués de ces vertus ne sont pas propres à être des instruments d'intrigue? Ils les négligent, ces hommes, comme inutiles à eux-mêmes et aux autres , dans un pays où, sans l'intrigue, la fausseté et la ruse, on n'arrive à rien!

xxxiv. Le changement de modes est l'impôt que l'in- dustrie du pauvre met sur la vanité du riche.

XXXV. 31... disait que le grand monde est un mauvais lieu que l'on awue.

XXXVI. La nature, pour faire un homme vertueux ou un homme de génie, ne va pas consulter Cliérin.

xxxvii. La plupart des nobles rappellent leurs ancêtres, à peu près comme un cicérone d'Italie rappelle Cicéron.

XXXVIII. La noblesse, disent les nobles, est un inter- médiaire entre le roi et le peuple... Oui, comme le chien de chasse est un intermédiaire entre le chasseur et les lièvres.

XXXIX. Le titre le plus respectable de la noblesse fran- çaise, c'est de descendre immédiatement de quelques-uns de ces trente mille hommes casqués, cuirassés, brassar- dés, cuissardes, qui, sur de grands chevaux bardés de fer, fo'-ilaient aux })ieds huit ou neuf millions d'hommes nus, qui sont les ancêtres de la nation actuelle. Voilà un droit bien avéré à l'amour et au respect de leurs descen- dants! et, pour achever de rendre cette noblesse respec- table, elle se recrute et se régénère par l'adoption de ces liommes qui ont accru leur fortune en dépouillant la ca- bane du })auvre hors d'état de payer les impositions. 31i-

SUR LA NOBLESSE. 103

sérables institutions humaines, qui, faites pour inspirer le mépris et l'horreur, exigent qu'on les respecte et qu'on les révère !

XL. La réputation de savoir bien manier l'arme de la plaisanterie donne à l'homme d'un rang inférieur, dans le monde et dans la meilleure compagnie, cette sorte de considération que les militaires ont pour ceux qui manient supérieurement Fépée. J'ai entendu dire à un homme d'esprit : « Otez à la plaisanterie son empiré, et je quitte demain la société. » C'est une sorte de duel il n'y a pas de sang versé, et qui, comme l'autre, rend les hommes plus mesurés et plus polis.

■XLi. C'est une règle excellente à adopter sur l'art de la raillerie et de plaisanterie, que le plaisant et le railleur doivent être garants du succès de leur plaisan- terie à l'égard de la personne plaisantée, H que, quand celle-ci se fâche, l'autre a tort.

XLii. A'^ous demandez comment on fait fortune. Voyez ce qui se passe au parterre d'un spectacle, le jour il y a foule; comme les uns restent en arrière, comme les premiers reculent, comme les derniers sont ])ortés en avant. Cette image est si juste, que le mot qui l'exprime a passé dans le langage du peuple. Il appelle faire fortune se jwusser. « Mon fds, mon neveu se poussera. » Les hon- nêtes gens disent s'avancer, avancer, arriver, termes adou- cis qui écartent l'idée accessoire de force, de violence, de grossièreté, mais qui laissent subsister l'idée principale.

xLiii. Les gens qui élèvent les princes et qui pré- tendent leur donner une bonne éducation, après s'être soumis à leurs formalités et à leurs avilissantes étiquettes, ressemblent à des maîtres d'arithmétic^ie qui voudraient former de grands calculateurs , ai)rès avoir accordé à leurs élèves que trois et trois font huit.

104 MAXIMES ET PENSEES.

XLiv. Veut-on avoir la preuve de la parfaite inutilité de tous les livres de morale, de sermons, etc., il n'y a qu'à jeter les yeux sur le préjugé de la noblesse hérédi- taire. Y a-t-il un travers contre lequel les philosophes, les orateurs, les poètes, aient lancé plus de traits sati- riques, qui ait plus exercé les esprits de toute espèce, qui ait fait naître plus de sarcasmes? cela a-t-il fait tom- ber les présentations, la fantaisie de monter dans les car- rosses? cela a-t-il fait supprimer la place de Gherin?

XLV. Cette impossibilité d'arriver aux grandes places, à moins que d'être gentilhomme , est une des absurdités les plus funestes dans presque tous les pays. Il me semble voir des ânes défendre les carrousels et les tournois aux chevaux.

xLvi. La nécessité d'être gentilhomme, pour être ca- pitaine de vaisseau , est tout aussi raisonnable que celle d'être secrétaire du roi pour être matelot ou mousse.

XLvii. Il me semble qu'à égalité d'esprit et de lu- mières, l'homme riche ne doit jamaiB-connaître, aussi bien que le pauvre, la nature, le cœur humain et la so- ciété. C'est que, dans le moment l'autre plaçait une jouissance, le second se consolait par une réflexion.

XLviii. Le plus riche des hommes, c'est l'économe; le plus pauvre, c'est l'avare.

XLix. Supposez vingt hommes, même honnêtes, qui tous connaissent et estiment un homme d'un mérite re- connu, Dorilas, par exemple; louez, vantez ses talents et ses vertus ; que tous conviennent de ses vertus et de ses talents; l'un des assistants ajoute : « C'est dommage qu'il soit si peu favorisé de la fortune. Que dites- vous! re- prend un autre; «'est que sa modestie l'oblige à vivre sans hixe. Savez -vous qu'il a vingt -cinq mille livres de rente? Vraiment! Soyez-en sur, j'en ai la preuve. »

SUR LA NOBLESSE. 105

Qu'alors cet homme de mérite paraisse, et qu'il compare l'accueil de la société et la manière plus ou moins froide, quoique distinguée , dont il était reçu précédemment. C'est ce qu'il a fait : il a comparé, et il a gémi. Mais dans cette société il s'est trouvé un homme dont le main- tien a été le même à son égard. « Un sur vingt, dit notre philosophe, je suis content. »

L. Celui-là fait plus pour un hydropique, qui le gué- rit de la soif, que celui qui lui donne un tonneau de vin. Appliquez cela aux richesses.

Li. Grands et petits, on a beau faire, il faut toujours se dire comme le fiacre aux courtisanes dans le Moulin de Javelle : « Vous autres et nous autres, nous ne pou- vons nous passer les uns des autres. »

LU. Les gens du monde et de la cour donnent aux hommes et aux choses une valeur conventionnelle dont ils s'étonnent de se trouver les dupes. Ils ressemblent à des calculateurs qui, en faisant un compte, donneraient aux chiffres une valeur variable et arljitraire, et qui, en- suite, dans l'addition, leur rendant leur valeur réelle et réglée, seraient tout surpris de ne pas trouver leur compte.

LUI. La vanité des gens du monde se sert habilement de la vanité des gens de lettres. Ceux-ci ont fait plus d'une réputation qui a mené à de grandes places. D'abord, de part et d'autre, ce n'est que du vent; mais les intri- gants adroits enflent de ce vent les voiles de leur fortune.

106 MAXIMES ET PENSEES.

SUR LA SCIENCE

LES BEAUX- ARTS ET LES L E LL E S -L ETTR ES.

I. A voir la composition de rAcadémie française, on croirait qu elle a pris pour devise ce vers de Lucrèce :

Certare ingenio, contendere nobilitate.

II. L'Académie française est comme l'Opéra, qui se soutient par des choses étrangères à lui : les pensions qu'on exige pour lui des Opéras-Comiques de province, la permission d'aller du parterre au foyer, etc. De même, l'Académie se soutient par tous les avantages qu'elle procure. Elle ressemble à la Cidalise de Gresset :

Ayez -la, c'est d'abord ce que vous lui devez; Et vous l'estimerez après , si vous pouvez.

III. ' L'Académie n'a point fait grands ceux qui hono- rent sa liste, mais les a reçus grands et les a rapetisses quelquefois.

IV. M. Soulavie a cru devoir revenir aux lieux com- muns rebattus contre les académies. J'ai dit et assez té- moigné que, pour mon compte, il m'était très-indifférent que les académies fussent conservées ou supprimées. Mais en même temps je distingue les époques l'Acadé- mie française, en particulier, a mérité le reproche d'adu- lation, ^t je trouve que ces époques sont celles le même reproche pouvait s'adresser à toute la France. Je prouverai, par des faits publics et incontestables, qu'à partir de la i)ublicalion de V Encyclopédie, non-seulement l'Académie française n'a pas montré, en général, unes-

SUR LA SCIENCE.

prit adulatour, mais qu'elle a, au contraire, contribué, d'une manière très-marquée, au progrès de l'esprit pu- l)liG qui commençait à se former, de cet esprit philoso- pliique et libre qui consistait à rappeler sans cesse les droits naturels des peuples, les principes du gouverne- ment légal, et à inspirer la haine du pouvoir arbitraire, et l'amour de la liberté; que, pendant vingt ans, elle fut, sous ce rapport, constamment en butte aux invectives de tous les barbouilleurs, rimailleurs, prèchailleurs aux gages de la cour et du clergé; qu'elle fut, pendant tout ce temps, publiquement notée à Versailles comme un foyer de révolte, d'irréligion, d'indépendance ; qu'on employa souvent contre elle l'arme empoisonnée de la délation secrète, et, s'il faut citer des faits, je dirai que le maréclial de Richelieu et l'avocat général Séguier la diffamaient habituellement, l'un à la cour, l'autre au parlement ; qu'ils empêchèrent l'impression du discours de Thomas, en ré- ponse à celui de l'archevêque de Toulouse ; qu'ils firent annuler, par Louis XV, l'élection du traducteur des Géor- giques; qu'ils firent supprimer, par arrêt du conseil, V Éloge de Fénelon ; qu'enfin l'animosité alla si loin , que le chan- celier Maupeou annonça le projet de dissoudre l'Académie. On peut penser aujourd'hui de l'Académie ce qu'on voudra, et en faire ce qu'on jugera à propos ; mais il ne faut pas la calomnier : il faut rendre justice et à ce qu'elle a fait et à ce qu'elle a souffert; et quand j^I. Soulavie ne dit pas un mot de ces faits constatés, quand il se tait abso- lument sur un état de choses qui a duré jusqu'à la mort de Louis XV, j'ai Te droit de lui dire que, s'il n'est pas instruit de ces faits, c'est une ignorance honteuse, et que, s'il les dissimule, c'est une lâcheté plus honteuse encore. Quand il exprime que « Constantinople n'a pas d'expres- sions turques plus viles, plus rampantes, plus heureuses

108 MAXIMES ET PENSÉES.

en tournures orientalej^, que celles qu'il a recueillies de cet amas étrange de compliments et de harangues aca- démiques, » je lui répondrai d'abord qu'il aurait pu , du moins, en lisant ces harangues, apprendre à parler fran- çais un peu mieux qu'il ne le fait ; que Constantinople, qui a des eapressions et des expressions heureuses en tournures, forme un jargon ridicule ; que les tournures orientales, at- tribuées aux Éloges académiques, sont une autre espèce d'ineptie, qui prouve seulement qu'il ne connaît pas plus le style oriental que le style français ; que le mauvais goût d'un grand nombre de ces Éloges, relevé et senti longtemps avant qu'il en parlât, n'a rien de commun avec les tournures orientales. Quand il ajoute que l'Acadé- mie a perfectionné la structure physique de la langue, mais qu'elle a dénaturé, avili les moralités de cette langue, je lui répondrai qu'à l'exemple de ces écrivains qui, de leur vie, n'ont rien étudié ni rien su, il entasse au hasard une foule d'expressions qu'il n'entend pas ; que, si la structure physicpte dune langue pouvait signifier quelque chose, ce serait l'alphabet matériel et l'articulation, et qu'assurément l'Académie n'a rien perfectionné de tout cela ; que les mo- ralités d'une langue sont une expression absolument inin- telligible. Quand il s'avise encore de joindre à ce style d'un mauvais écolier le ton d'un maître, de prononcer que le cardinal de Retz, Rousseau et Raynal sont les seuls « qui se soient montrés capables de parler véritablement le langage de la liberté, » je lui répondrai encore que d'abord il associe très-gauchement à Rousseau et à Raynal un homme qui n'a rien de commun avec eux que le talent d'écrire, quoique dans un degré fort éloigné d'eux ; que le langage du cardinal de Retz n'est point du tout le lan- gage de la liberté, mais presque partout celui d'un poli- tique machiavéliste, et quelquefois, mais rarement, celui

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SUR LA SCIENCE. 109

de Salluste ; que c'est le dernier excès de la présomption, surtout dans un auteur aussi inconnu que M. Soulavie, de rayer, de son autorité, Fénelon, Massiilon, La Bruyère, Voltaire, Montesquieu, Thomas, etc. (sans parler des vivants), du nombre des écrivains dignes de par/er le lan- gage de la liberté; que cette confiance arrogante, que des écrivains de sa trempe prennent pour une noble audace et pour des inspirations de notre nouvelle liberté, n'est autre chose que le délire de l'ignorance et de l'amour- propre, et ne peut inspirer que le mépris et la pitié. Enfin, quand il affirme que « ces tournures et ces bassesses orientales qui dominent dans nos ouvrages ont obligé tout orateur de les conserver dans les discours oratoires publiquement prononcés, » je lui dirai nettement que cela est faux, de toute fausseté ; que je le défie notam- ment de me citer dans les Éloges de Thomas et (puisqu'il ne s'agit pas ici de talent) dans les miens, qui sont bien des discours oratoires publiquement prononcés , un seul exemple de ces tournures et de ces bassesses orientales: et, comme je puis, au contraire, attester quiconque les a lus, que ces ouvrages ne respirent, d'un bouta l'autre, que des senti- ments chers à tout ami de l'humanité, de la liberté et des lois, j'ai le droit de dire à M. Soulavie, en face du public, qu'il est un calomniateur.

On peut trouver tout simple qu'un obscur et inepte compilateur, qui n'est rien et ne peut jamais être rien dans les lettres, les outrage avec cette fureur insensée; mais on doit trouver aussi très-naturel et très-juste que l'hon- neur de^ lettres soit cher à un homme qui leur a consacré sa vie, qui les honore par son témoignage après qu'elles l'ont honoré par l'usage qu'il en a fait; et que, tandis que la voix des hommes instruits et celle de nos législateurs ont solennellement reconnu les services que les lettres

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110 MAXIMES ET PENSEES.

ont rendus, il ne souffre pas qu'elles soient impunément l'objet des injures grossières et des calomnies absurdes de quelques intrus qui s'érigent en littérateurs, parce qu'il est arrivé, par hasard, qu'ils savaient lire au mo- ment de la Révolution.

V. Quelqu'un a dit que de prendre sur les anciens, c'était pirater au delà de la ligne, mais que de piller les modernes, c'était filouter au coin des rues.

VI. Croirait -on que le despotisme a des partisans, sous le rapport de la nécessité d'encouragement pour les beaux-arts? On ne saurait croire combien 1 état du siècle de Louis XIV a multiplié le nombre de ceux qui pensent ainsi. Selon eux, le dernier terme de toute société humaine est d'avoir de belles tragédies , de belles co- médies, etc. Ce sont des gens qui pardonnent tout le mal qu'ont fait les prêtres, en considérant que, sans les prê- tres, nous n'aurions pas la comédie de Tartufe.

VII. On dit et on répète, après avoir lu quelque ouvrage qui respire la vertu : « C'est dommage que les auteurs ne se peignent pas dans leurs écrits, et qu'on ne puisse pas conclure d'un pareil ouvrage que l'auteur est ce qu'il paraît être. » Il est vrai que beaucoup d'exemples autorisent cette pensée , mais j'ai remarqué qu'on fait souvent cette réflexion pour se dispenser d'honorer les vertus dont on trouve l'image dans les écrits d'un hon- nête homme.

VIII. Un auteur homme de goût est, parmi ce public blasé, ce qu'une jeune femme est au milieu d'un cercle de vieux libertins.

IX. En voyant Bacon, dans le commencement du XVI* siècle, indiquer à l'esprit humain la marche qu'il doit suivre pour reconstruire l'édifice des sciences, on cesse presque d'admirer les grands hommes qui lui ont suc-

SUR LA SCIENCE.

cédé, tels que Boyle, Locke, etc. Il leur distribue le ter- rain qu'ils ont à défricher ou à conquérir. C'est César, maître du monde après la bataille de Pharsale, donnant des royaumes et des provinces à ses partisans ou à ses favoris.

X. En fait de beaux -arts, et même en beaucoup d'autres choses, on ne sait bien que ce que l'on n'a point appris.

XI. Spéron-Spéroni explique très-bien comment un auteur qui s'énonce très-clairement pour lui-même est quelquefois obscur pour son lecteur : « C'est, dit-il, que l'auteur va de la pensée à l'expression, et que le lecteur va de l'expression à la pensée. »

XII. La perfection d'une comédie de caractère con- sisterait à disposer l'intrigue de façon que cette intrigue ne pût servir à aucune autre pièce. Peut-être n'y a-t-il au théâtre que celle de Tartufe qui pût supporter cette épreuve.

XIII. En France, tout le monde parait avoir de l'es- prit, et la raison en est simple : comme tout y est une suite de contradictions , la plus légère attention possible suffit pour les faire remarquer, et rapprocher deux choses contradictoires ; cela fait des contrastes tout naturels, qui donnent à celui qui s'en avise l'air d'un homme qui a beaucoup d'esprit. Raconter , c'est faire des grotesques. Un simple nouvelliste devient un bon plaisant, comme l'historien, un jour, aura l'air d'un auteur satirique.

xiv. Il y a une certaine énergie ardente, mère ou compagne nécessaire de telle espèce de talents, laquelle, po,ur l'ordinaire , condamne ceux qui les possèdent au malheur, non pas d'être sans morale , de n'avoir pas de^ très-beaux mouvements, mais de se livrer fréquemment à des écarts qui supposeraient l'absence de toute morale.

112 MAXIMES ET PENSEES.

C'est une àpreté dévorante dont ils ne sont pas maîtres et qui les rend très -odieux On s'afflige, en songeant que Pope et Swift en Angleterre, Voltaire et Rousseau en France, jugés non par la haine, non par la jalousie, mais par l'équité, par la bienveillance, sur la foi des faits attestés ou avoués par leurs amis et par leurs admirateurs, seraient atteints et convaincus d'actions très -condamnables, de sentiments quelquefois très-pervers. 0 altitudo!

XV. Le génie ne préserve pas des écarts du génie.

XVI. Les économistes sont des chirurgiens qui ont un excellent scalpel et un bistouri ébréché, opérant à merveille sur le mort et martyrisant le vif.

XVII. Le repos d'un écrivain qui a fait de bons ou- vrages est plus respecté du public que la fécondité active d'un auteur qui multiplie les- ouvrages médiocres. C'est ainsi que le silence d'un homme connu pour bien parler impose beaucoup plus que le bavardage d'un homme qui ne parle pas mal.

xviii. Quand La Fontaine est mauvais, c'est qu'il est négligé; quand Lamotte l'est, c'est qu'il est recherché.

xix. Le génie est un phénomène que l'éducation, le climat ni le gouvernement ne peuvent expliquer.

XX. Quand la vertu ne peut plus habiter le siècle que des meurtres ont souillé, le génie la reçoit dans ses écrits et la rend à l'univers.

XXI. Qu'est-ce que c'est qu'un homme de lettres qui n'est pas rehaussé par son caractère, parle mérite de ses amis, et par un peu d'aisance ? Si ce dernier avantage lui manque au point qu'il soit hors d'état de vivre convena- blement dans la société son mérite lappelle , qu"a-t-il besoin du monde ? Son seul parti ii"est-il pas de se choi- sir une retraite il puisse cultiver en paix son àme, son caractère et sa raison ? Faut-il qu'il porte le poids de la

SUR LA SCIENCE. 113

société sans recueillir un seul des avantages qu'elle pro- cure aux autres classes de citoyens ? Plus d'un homme de lettres , forcé de prendre ce parti , y a trouvé le bon- heur qu'il eût cherché ailleurs vainement. C'est celui-là qui peut dire qu'en lui refusant tout, on lui a tout donné. Dans combien d'occasions ne peut-on pas répéter le mot de Thémistocle : « Hélas ! nous périssions si nous n'eus- sions péri ! »

XXII. Les gens de lettres aiment ceux qu'ils amusent, comme les voyageurs aiment ceux qu'ils étonnent. . XXIII. Si l'on veut se faire une idée juste de ce qu'était l'état des gens de lettres en France avant la Révolution, il faut parcourir le livre de Pierre Manuel, la Police dévoilée, au chapitre intitulé : de la Police sur la librairie, sur les gens de lettres, sur les censeurs royaux, sur les nouvelles à la main, sur les comédiens. On a quelque peine à comprendre com- ment la raison a pu se faire jour à travers tant d'obstacles. Il faut voir nos meilleurs écrivains réduits à flatter un lieutenant de police , à caresser un censeur, à tromper un ministre et tous ses agents. Voltaire mit peut-être plus de temps à intriguer pour faire représenter Mahomet, et à prévenir les dangers que pouvaient attirer sur lui l'impression et la publication de son ouvrage, qu'il n'en mit à le composer. Un de messieurs fut très-scandalisé à la première représentation de cette comédie ; c'est ainsi qu'on désignait Mahomet dans la grande chambre. Aussi- tôt cette comédie est dénoncée par M. Joly de Fleury. Voilà Voltaire entre le parlement, le cardinal de Fleury, M. de Maurepas, le lieutenant de police Marville, et se moquant d'eux tous, comme de raison. On convient que la pièce sera retirée du théâtre, et qu'elle ne sera point livrée à l'impression. Par malheur, Voltaire se laisse dérober son manuscrit ; il se plaint de ce vol au lieutenant de police.

114 MAXIMES ET PENSEES.

écrit au cardinal pour obtenir qu'on prévienne l'impres- sion ; il avait pris soin que cela fût impossible. Il écrit aux ministres, pour se plaindre de ce contre-temps qu'ils avaient prévu, et l'auteur de Mahomet en est quitte pour quelques compliments épistolaires, en dépit du parle- ment , toujours furieux contre cette comédie de Mahomet, toute propre, disaient messieurs, à produire des Ravaillac, quoique l'objet de la pièce soit de dessiller les yeux, et d'arracher les poignards aux Ravaillac.

Il est heureux que Voltaire ait joint à ses talents celui de parvenir à faire jouer ses tragédies, et de se tirer ensuite des embarras qu'elles lui causaient. Si quelques moralistes sévères lui reprochaient trop durement cette souplesse flexible et cette habileté en intrigue, nous ré- pondrions pour lui que, dans son dessein de déniaiser les Français, il sacrifiait à ce grand but plusieurs considéra- tions d'un ordre inférieur; qu'en faveur de cette intention philosophique, il se donnait l'absolution de ces petites pec- cadilles en morale ; qu'enfin il était naturellement espiègle, et, qu'après tout, les plus honnêtes gens d'alors succom- baient à la tentation de se moquer du gouvernement. Ce gouvernement était si étonné de l'être, si inquiet, si peu sûr de sa force, qu'il avait peur de tout.

XXIV. Plusieurs gens de lettres croient aimer la gloire et naiment que la vanité. Ce sont deux choses bien dif- férentes et même opposées ; car l'une est une petite pas- sion, l'autre en est une grande. Il y a, entre la vanité et la gloire, la différence qu'il y a entre un fat et un amant.

XXV. J'observe que les hommes les plus extraordi- naires et qui ont fait des révolutions, lesquelles semblent être le produit de leur seul génie, ont été secondés par les circonstances les plus favorables et par l'esprit de leur temps. On sait toutes les tentatives faites avant le grand

SUR LA SCIENCE. 115

voyage de Vasco de Gama aux Indes occidentales. On n'ignore pas que plusieurs navigateurs étaient persuadés qu'il y avait de grandes îles, et, sans doute, un continent à l'ouest, avant que Colomb l'eût découvert, et il avait lui-même entre les mains les papiers d'un célèbre pilote avec qui il avait été en liaison. Philippe avait tout pré- paré pour la guerre de Perse, avant sa mort. Plusieurs sectes d'hérétiques, déchaînés contre les abus de la com- munion romaine, précédèrent Luther et Calvin, et même Viclef.

XXVI. Ce ne sont point des hommes qui forment les grands hommes.

XXVII. C'est après l'âge des passions que les grands hommes ont produit leurs chefs-d'œuvre; comme c'est après les éruptions des volcans que la terre est plus fertile.

XXVIII. Il règne dans la littérature une sorte de con- vention qui assigne les rangs d'après la distance reconnue entre les différents genres, à peu près comme l'ordre civil marque les places dans la société d'après la différence des Conditions; mais qu'importe de quel ordre soient les ou- vrages, quand ils offrent des beautés du premier ordre?

XXIX. On n'est point un homme d'esprit pour avoir beaucoup d'idées, comme on n'est pas un bon général pour avoir beaucoup de soldats.

XXX. Un journal sans malice est un vaisseau démâté, à qui les corsaires mêmes refusent le salut.

XXXI. Les gens de lettres sont rarement jaloux des réputations quelquefois exagérées qu'ont certains ou- vrages de gens de la cour ; ils regardent ces succès comme les honnêtes femmes regardent la fortune des filles.

XXXII. Un auteur célèbre a dit que tout ouvrage dra- matique est une expérience faite sur le cœur humain.

XXXIII. Les ouvrages qu'un auteur fait avec plaisir

116 MAXIMES ET PENSÉES.

sont souvent les meilleurs; comme les enfants de l'amour sont les plus beaux.

XXXIV. Il y a des livres que l'homme qui a le plus d'es- prit ne saurait faire sans un carrosse de remise, c'est-à- dire sans aller consulter les hommes, les choses, les bi- bliothèques, les manuscrits, etc.

XXXV. Les maximes, les axiomes sont , ainsi que les abrégés, l'ouvrage des gens d'esprit, qui ont travaillé, ce semble, à l'usage des esprits médiocres et paresseux. Le paresseux s'accommode d'une maxime qui le dispense de faire lui-même les observations qui ont mené l'auteur de la maxime au résultat dont il fait part à son lecteur. Le paresseux et l'homme médiocre se croient dispensés d'al- ler au delà, et donnent à la maxime une généralité que l'auteur, à moins qu'il ne soit lui-même médiocre, ce qui arrive quelquefois , n'a pas prétendu lui donner. L'homme supérieur saisit d'un coup toutes les ressem- blances , les différences qui font que la maxime est plus ou moins applicable à tel ou tel cas , ou ne l'est pas du tout.

XXXVI. Lès médecins et le commun des hommes ne voient pas plus clair les uns que les autres dans les ma- ladies et dans l'intérieur du corps humain. Ce sont tous des aveugles; mais les médecins sont des quinze-vingts qui connaissent mieux les rues, et qui se tirent mieux d'affaire.

xxxvii. Les Mémoires que les gens en place ou les gens de lettres, même ceux qui ont passé pour les plus modestes, laissent pour servir à l'histoire de leur vie, trahissent leur vanité secrète, et rappellent l'histoire de ce saint qui avait laissé cent mille écus pour servir à sa canonisation. xxxviii. Il est presque impossible qu'un philosophe,

SUR LA SCIENCE. 117

qu'un poète ne soient pas misanthropes : 1 ° parce que leur goût et leur talent les portent à l'observation de la société, étude qui afflige constamment le cœur ; parce que, leur talent n'étant presque jamais récompensé par la société (heureux même s'il n'est pas puni !), ce sujet d'af- fliction ne fait que redoubler leur penchant à la mélancolie.

XXXIX. S'il existait un être isolé, qui ne connût ni l'homme de la nature, ni l'homme de la société, la lecture réfléchie de Molière pourrait lui tenir lieu de tous les livres de morale et du commerce de ses semblables.

XL, On a répété que si Molière donnait ses ouvrages de nos jours, la plupart ne réussiraient point. On a dit une chose absurde. Comment peindrait-il des mœurs qui tf existent plus ? Il peindrait les nôtres.

XLi, La trempe vigoureuse du génie de Molière le mit sans eff'ort au-dessus de deux genres qui ont depuis oc- cupé la scène. L'un est le comique attendrissant, trop adm-iré, trop décrié ; genre inférieur qui n'est pas sans beauté, mais qui, se proposant de tracer des modèles de perfection, manque souvent de vraisemblance, et est peut-être sorti des bornes de l'art en voulant les reculer. L'autre est ce genre plus faible encore, qui, substituant à l'imitation éclairée de la nature, à cette vérité toujours intéressante, seul but de tous les beaux-arts, une imita- tion puérile, une vérité minutieuse, fait de la scène un miroir se répètent froidement et sans choix les détails les plus frivoles.

xLii. Pour être un grand homme dans les lettres, ou du moins opérer une révolution sensible, il faut, comme dans l'ordre politique, trouver tout préparé et naître à propos.

xLiii. J'ai vu à Anvers, dans une des principales églises, le tombeau du célèbre imprimeur Plantin, orné

7.

MAXIMES ET PENSEES.

de tableaux superbes, ouvrages de Rubens, et consacrés à sa mémoire. Je me suis rappelé, à cette vue, que les Etienne (Henri et Robert), qui, par leur érudition grecque et latine, ont rendu les plus grands services aux lettres, traînèrent en France une vieillesse misérable, et que Charles Etienne, leur successeur, mourut à l'hôpital, après avoir contribué presque autant qu'eux aux progrès de la littérature. Je me suis rappelé qu'André Duchêne, qu'on peut regarder comme le père de l'histoire de France, fut chassé de Paris par la misère, et réduit à se réfugier dans une petite ferme qu'il avait en Champagne : il se tua en tombant du haut d'une charrette chargée de foin. Adrien de Valois, créateur de l'histoire métallique, n'eut guère une meilleure destinée. Samson, le père de la géographie, allait, à soixante et dix ans, faire des leçons à pied pour vivre. Tout le monde sait la destinée des Du- ryer, Tristan, Maynard, et de tant d'autres. Corneille manquait de bouillon à sa dernière maladie. La Fontaine n'était guère mieux. Si Racine, Roileau, Molière et Qui- nault eurent un sort plus heureux, c'est que leurs talents étaient consacrés au roi plus particulièrement. L'abbé Delonguerue, qui rapporte et rapproche plusieurs de ces anecdotes sur le triste sort des hommes de lettres illustres en France, ajoute : « C'est ainsi qu'on en a toujours usé dans ce misérable pays. Cette liste si célèbre des gens de lettres que le roi voulait pensionner, et qui fut présentée à Colbert, était l'ouvrage de Chapelain, Perrault, Tallemant, l'abbé Gallais, qui omirent ceux de leurs confrères qu'ils haïssaient; tandis qu'ils y placèrent les noms de plusieurs savants étrangers, sachant très-bien que le roi et le mi- nistre seraient plus flattés de se faire louer à quatre cents lieues de Paris. » XLiv. Le peintre donne une âme à une flgure, et le

SUR LA SCIENCE.

poëte prête une figure à un sentiment et à une idée.

XLv. La philosophie, ainsi que la médecine, a beau- coup de drogues, très-peu de bon remèdes, et presque point de spécifiques.

XLvi. Si l'on examinait avec soin l'assemblage de qualités rares de l'esprit et de l'âme qu'il faut pour juger, sentir et apprécier les bons vers ; le tact , la délicatesse des organes, de l'oreille et de l'intelligence, etc., on se convaincrait que, malgré les prétentions de toutes les classes de la société à juger les ouvrages d'agrément, les poètes ont dans le fait encore moins de vrais juges que les géomètres. Alors, les poètes, comptant le public pour rien, et ne s'occupant que des connaisseurs, feraient à l'égard de leurs ouvrages ce que le fameux mathémati- cien Viete faisait à l'égard des siens, dans un temps l'étude des mathématiques était moins répandue qu'au- jourd'hui. Il n'en tirait qu'un petit nombre d'exemplaires qu'il faisait distribuer à ceux qui pouvaient l'entendre et jouir de son livre ou s'en aider. Quant aux autres, il n'y pensait pas. Mais Yiete était riche, et la plupart des poètes sont pauvres. Puis un géomètre a peut-être moins de vanité qu'un poëte, ou, s'il en a autant, il doit la cal- culer mieux.

XLvii. Les gens de lettres, surtout les poètes, sont comme les paons, à qui on jette mesquinement quelques graines dans leur loge, et qu'on en tire quelquefois pour les voir étaler leur queue ; tandis que les coqs, les poules, les canards et les dindons se promènent librement dans la basse-cour, et remplissent leur jabot tout à leur aise.

xLviii. La postérité ne considère les gens de lettres que par leurs ouvrages, et non par leurs places. Plutôt ce quils ont fait que ce qu'ils ont été semble être leur devise.

XMX. De nos jours, un peintre fait votre portrait en

120 MAXIMES ET PENSEES.

sept minutes; un autre vous apprend à peindre en trois jours; un troisième vous enseigne l'anglais en quatre le- çons. On veut vous apprendre huit langues, avec des gravures qui représentent les choses et leurs noms au- dessous en huit langues; enfin, si on pouvait mettre en- semble lès plaisirs, les sentiments et les idées de la vie entière, et les réunir dans l'espace de vingt-quatre heures, on le ferait; on vous ferait avaler cette pilule, et on vous dirait : « Allez-vous-en, »

L. La plupart des livres d'à présent ont l'air d'avoir été faits en un jour avec des livres lus la veille.

Li. La plupart des faiseurs de recueils de vers ou de bons mots ressemblent à ceux qui mangent des cerises ou des huîtres, choisissant d'abord les meilleures, et finis- sant par tout manger.

LU. On a observé que les écrivains en physique, his- toire naturelle, physiologie, chimie, étaient ordinairement des hommes d'un caractère doux, égal, et en général heu- reux; qu'au contraire, les écrivains de politique, de lé- gislation, même de morale, étaient d'une humeur triste, mélancolique, etc. Rien de plus simple : les uns étudient la nature; les autres la société; les uns contemplent l'ou- vrage du grand Être; les autres arrêtent leurs regards sur l'ouvrage de l'homme. Les résultats doivent être différents.

LUI. Ce qui fait le succès de quantité d'ouvrages est le rapport qui se trouve entre la médiocrité des idées de l'auteur et la médiocrité des idées du public.

Liv. Le théâtre renforce les mœurs ou les change. Il faut de nécessité qu'il corrige le ridicule ou qu'il le pro- page. On l'a vu en France opérer tour à tour ces deux effets.

Lv. Le théâtre tragique a le grand inconvénient mo- ral de mettre trop d'importance à la vie et à la mort.

SUll LA SCIENCE. 121

L,i. Le travail du poëte, et souvent de l'homme de lettres, lui est bien peu fructueux à lui-même ; et, de la part du public, il se trouve placé entre le grand merci et le va 'te promener. Sa fortune se réduit à jouir de lui-même et du temps.

Lvii. Les vers ajoutent de l'esprit à la pensée de l'homme qui en a quelquefois assez peu ; et c'est ce qu'on appelle talent. Souvent ils ôtent de l'esprit à la pensée de celui qui a beaucoup d'esprit, et c'est la meilleure preuve de l'absence du talent pour les vers.

SUR LES SENTIMENTS

ET LES PASSIONS.

I. L'ambitieux qui a manqué son objet, et qui vit dans le désespoir, me rappelle Ixioa mis sur la roue pour avoir embrassé un nuage.

II. L'ambition prend aux petites âmes plus facilement qu'aux grandes, comme le feu prend plus aisément à la paille, aux chaumières qu'aux palais.

III. Ce que les poètes, les orateurs, même quelques philosophes nous disent sur l'amour de la gloire, on nous le disait au collège pour nous encourager à avoir des prix. Ce que l'on dit aux enfants pour les engager à préférer à une tartelette les louanges de leurs bonnes , c'est ce qu'on répète aux hommes pour leur faire préférer à un intérêt personnel les éloges de leurs contemporains ou de la postérité.

IV. L'amour de la gloire, une vertu! Étrange vertu, que celle qui se fait aider par l'action de tous les vices ; qui reçoit pour stimulants l'orgueil, l'ambition, l'envie, la vanité, quelquefois l'avarice même I Titus serait-il Titus,

MAXIMES ET PENSEES.

s'il avait eu pour ministres Séjan, Narcisse et Tigeliin ?

V. J'ai vu des hommes trahir leur conscience pour complaire à un homme qui a un mortier ou une simarre : étonnez-vous ensuite de ceux qui l'échangent pour le mortier, ou pour la simarre môme! Tous également vils, et les premiers absurdes plus que les autres.

VI. Amour, folie aimable ; ambition, sottise sérieuse.

VII. « Il faut, disait M..., flatter l'intérêt ou effrayer l'amour-propre des hommes : ce sont des singes qui ne sautent que pour des noix, ou bien dans la crainte du coup de fouet. »

VIII. On dit qu'il faut s'efforcer de retrancher tous les jours de nos besoins. C'est surtout aux besoins de l'amour- propre qu'il faut appliquer cette maxime : ce sont les plus tyranniques, et qu'on doit le plus combattre.

IX. C'est à l'amour maternel que la nature a confié la conservation de tous les êtres; et, pour assurer aux mères leur récompense, elle l'a mise dans les plaisirs, et môme dans les peines attachées à ce délicieux sentiment.

X. Si l'on veut se faire une idée de l'amour-propre des femmes dans leur jeunesse, qu'on en juge par celui qui leur reste après qu'elles ont passé l'âge de plaire.

XI. Les femmes ont des fantaisies, des engouements, quelquefois des goûts; elles peuvent même s'élever jus- qu'aux passions : ce dont elles sont le moins susceptibles, c'est l'attachement. Elles sont faites pour commercer avec nos faiblesses, avec notre folie, mais non avec notre rai- son. Il existe entre elles et les hommes des sympathies d'épiderme, et très-peu de sympathies d'esprit, d'àme et de caractère. C'est ce qui est prouvé par le peu de cas qu'elles font d'un homme de quarante ans; je dis même celles qui sont à peu près de cet âge.

XII. Il y a des hommes qui ont besoin de primer, de

SUR LES SENTI.MENTS. 123

s'élever au-dessus des autres, à quelque prix que ce puisse être. Tout leur est égal, pourvu qu'ils soient en évidence ; sur des tréteaux de charlatan, sur un théâtre, sur un trône, sur un échafaud, ils seront toujours bien, s'ils attirent les yeux.

XIII. Un bienfaiteur délicat doit songer qu'il va dans le bienfait une partie matérielle dont il faut dérober l'idée à celui qui est l'objet de sa bienfaisance. II faut, pour ainsi dire, que cette idée se perde et s'enveloppe dans le sentiment qui a produit le bienfait ; comme, entre deux amants, l'idée de la jouissance s'enveloppe et s'ennoblit dans le charme de l'amour qui l'a fait naître.

XIV. La plupart des bienfaiteurs qui prétendent être cachés après avoir fait du bien s'enfuient comme la Gala- tée de Virgile : Et se cupit ante videri.

XV. Un homme sans élévation ne saurait avoir de bonté; il ne peut avoir que de la bonhomie.

XVI. Il paraît qu'il y a dans le cerveau des femmes une case de moins, et dans leur cœur une fibre de plus que chez les hommes. Il fallait une organisation particu- lière pour les rendre capables de supporter, soigner, ca- resser des enfants.

XVII. Un acte de vertu, un sacrifice ou de ses intérêts ou de soi-même est le besoin d'une âme noble ; l'amour- propre d'un cœur généreux est, en quelque sorte, l'égoïsme d'un grand caractère.

xviii. M. Th... me disait un jour qu'en général, dans la société, lorsqu'on avait fait quelque action honnête et courageuse par un motif digne d'elle, c'est-à-dire très- noble, il fallait que celui qui avait fait cette action lui prêtât, pour adoucir l'envie, quelque motif moins honnête et plus vulgaire.

xix. L'espérance n'est qu'un charlatan qui nous

124 MAXIMES ET PENSEES.

trompe sans cesse; et, pour moi, le bonheur n'a com- mencé que lorsque je l'ai eu perdue. Je mettrais volon- tiers sur la porte du paradis le vers que Dante a mis sur celle de l'enfer :

- Lasciate ogni speranza, voi cJiintrate.

XX. La générosité n'est que la pitié des âmes nobles.

XXI. N'est-ce pas une chose plaisante de considérer que la gloire de plusieurs grands hommes soit d'avoir employé leur vie entière à combattre des préjugés ou des sottises qui font pitié, et qui semblaient ne devoir jamais entrer dans une tète humaine? La gloire de Boyle, par exemple, est d'avoir montré ce qu'il y a d'absurde dans lés subtilités philosophiques et scolastiques , qui feraient lever les épaules à un paysan du Gatinais doué d'un grand sens naturel ; celle de Locke, d'avoir prouvé qu'on ne doit point parler sans s'entendre, ni croire entendre ce qu'on n'entend pas ; celle de plusieurs philosophes, d'avoir com- posé de gros livres contre des idées superstitieuses qui feraient fuir, avec mépris, un sauvage du Canada; celle de Montesquieu, et de quelques auteurs avant lui, d'avoir (en respectant une foule de préjugés misérables) laissé entrevoir que les gouvernants sont faits pour les gouver- nés, et non les gouvernés pour les gouvernants. Si le rêve des philosophes qui croient au perfectionnement de la so- ciété s'accomplit, que dira la postérité de voir qu'il ait fallu tant d'efforts pour arriver à des résultats si simples et si naturels ?

XXII. Peut-être, un jour, les hommes parviendront- ils à se faire une autre idée de la gloire; et, dans ce cas, combien de héros dégradés !

xxiii. On partage avec plaisir l'amitié de ses amis pour des personnes auxquelles on s'intéresse peu soi-

SUR LES SENTIMENTS. 125

même ; mais la haine, mémo celle qui est la plus juste, a de la peine à se faire respecter.

XXIV. Le moment l'on perd les illusioi)^, les pas- sions de la jeunesse, laisse souvent des regrets; mais quelquefois on hait le prestige qui nous a trompés. C'est Armide qui brûle et détruit le palais oii elle fut en- chantée.

XXV. On se souviendra longtemps de la manière dont le maréchal de Richelieu fit cesser dans son camp l'habi- tude de s'enivrer. « Je déclare, dit-il, que ceux d'entre vous qui s'enivreront désormais, n'auront pas l'honneur de monter à l'assaut. » C'était connaître les Français.

XXVI. Il faut être juste avant d'être généreux, comme on a des chemises avant d'avoir des dentelles.

XXVII. Comment se fait-il que, sous le depotisme le plus affreux, on puisse se résoudre à se reproduire ? C'est que la nature a ses lois plus douces, mais plus impé- rieuses que celles des tyrans ; c'est que l'enfant sourit a sa mère sous Domitien comme sous Titus.

XXVIII. La pire de toutes les mésalliances est celle du cœur.

XXIX. Celui qui est juste au milieu entre notre ennemi et nous nous paraît être plus voisin de notre ennemi : c'est un effet des lois de l'optique, comme celui par lequel le jet d'eau d'un bassin paraît moins éloigné de l'autre bord que de celui vous êtes.

XXX. La fausse modestie est le plus décent de tous les mensonges.

XXXI. Il y a un genre d'orgueil dans lequel sont com- pris tous les commandements de Dieu, et un genre de vanité qui contient les sept péchés capitaux.

xxxii. Quand un homme et une femme ont l'un pour l'autre une passion violente, il me semble toujours que,

MAXIMES ET PENSÉES.

quels que soient les obstacles qui les séparent, un mari, des parents, etc., les deux amants sont l'un à l'autre, de par la nature; qu'ils s'appartiennent de droit divin, malgré les lois et les conventions humaines.

XXXIII. Toutes les passions sont exagératrices, et elles ne sont des passions que parce qu'elles exagèrent.

XXXIV. Le philosophe qui veut éteindre ses passions, ressemble au chimiste qui voudrait éteindre son feu.

XXXV. M... étouffe plutôt ses passions qu'il ne sait les conduire. Il me disait là-dessus : « Je ressemble à un homme qui, étant à cheval, et ne sachant pas gouverner sa bête qui l'emporte, la tue d'un coup de pistolet et se précipite avec elle. »

xxxvi. La nature, en faisant naître à la fois la raison et les passions, semble avoir voulu, par le second présent, aider l'homme à s'étourdir sur le mal qu'elle lui a fait par le premier, et, en ne le laissant vivre que peu d'annéeâ après la perte de ses passions, semble prendre pitié de lui, en le délivrant bientôt d'une vie qui le réduit à sa raison pour toute ressource.

xxxvii. J'ai détruit mes passions, à peu près comme un homme violent tue son cheval, ne pouvant le gou- verner.

XXXVIII. Le grand malheur des passions n'est pas dans les tourments qu'elles causent, mais dans les fautes, les turpitudes qu'elles font commettre, et qui dégradent l'homme. Sans ces inconvénients, elles auraient trop d'avantage sur la froide raison, qui ne rend point heu- reux. Les passions font vivre l'homme, la sagesse le fait seulement durer.

xxxix. Une âme honnête ne se moquerait pas des misérables, quand même elle serait assurée d'être tou- jours dans le bonheur.

SUR LES SENTIMENTS.

XL. L'homme, dans l'état actuel de la société, me pa- raît plus corrompu par sa raison que par ses passions. Les passions (j'entends ici celles qui appartiennent à l'homme primitif) ont conservé, dans l'ordre social, le peu de na- ture qu'on y retrouve encore.

XLi. Notre raison nous rend quelquefois aussi mal- heureux que nos passions; et on peut dire de l'homme, quand il est dans ce cas, que c'est un malade empoisonné par son médecin.

XLii. Le premier des dons de la nature est cette force de raison qui vous élève au-dessus de vos propres pas- sions et de vos faiblesses, et qui vous fait gouverner vos qualités mêmes, vos talents et vos vertus.

xLiii. J'ai souvent remarqué, dans mes lectures, que le premier mouvement de ceux qui ont fait quelque action héroïque, qui se sont livrés à quelque impression géné- reuse, qui ont sauvé des infortunés, couru quelque grand risque et procuré quelque grand avantage, soit au public, soit à des particuliers ; j'ai, dis-je, remarqué que leur premier mouvement a été de refuser la récompense qu'on leur en offrait. Ce sentiment s'est trouvé dans le cœur des hommes les plus indigents et de la dernière classe du peuple. Quel est donc cet instinct moral qui apprend à l'homme sans éducation que la récompense de ces actions est dans le cœur de celui qui les a faites? Il semble qu'en nous les payant on nous les ôte.

xLiv. Quand on a été bien tourmenté, bien fatigué par sa propre sensibilité, on s'aperçoit qu'il faut vivre au jour le jour, oublier beaucoup, enfin éponger la vie, à mesure qu'elle s'écoule.

XLV. En fait de sentiments, ce qui peut être évalué n'a pas de valeur.

XLVi. Sentir fait penser; on en convient assez aisé-

MAXIMES ET PENSEES.

ment : on convient moins que penser fasse sentir; mais cela n'est guère moins vrai.

XLvii. La fable de Tantale n'a presque jamais servi d'emblème qu'à l'avarice ; mais elle est, pour le moins, autant celui de l'ambition, de Tamour de la gloire, de presque toutes les passions.

XLviii. Lorsque mon cœur a besoin d'attendrissement, je me rappelle la perte des amis que je n'ai plus, des femmes que la mort m'a ravies; j'habite leur cercueil, j'envoie mon âme errer autour des leurs. Hélas ! je pos- sède trois tombeaux.

XLix. C'est souvent le mobile de la vanité qui a en- gagé l'homme à montrer toute l'énergie de son âme. Du bois ajouté à un acier pointu fait un dard ; deux plumes ajoutées au bois font une flèche.

L. Combien de militaires distingués, combien d'offi- ciers généraux sont morts sans avoir transmis leurs noms à la postérité : en cela moins heureux que Bucé- phale, et même que le dogue espa-gnol Bérécillo, qui dé- vorait les Indiens de Saint-Domingue, et qui avait la paye de trois soldats !

SUR LA DIGNITÉ DU CARACTÈRE

ET l'amour de la RETRAITE.

I. De nos jours, ceux qui aiment la nature sont ac- cusés d'être romanesques.

II. L'intérêt d'argent est la grande épreuve des pe- tits caractères, mais ce n'est encore que la plus petite pour les caractères distingués; et il y a loin de l'homme qui méprise l'argent à celui qui est véritablement honnête.

SUR LA DIGNITE DU CARACTERE. 129

III. Quiconque n'a pas de caractère n'est pas un iomme : c'est une chose.

lY. La fortune, pour arriver à moi, passera par les conditions que lui impose mon caractère.

V. On s'effraye des|partis violents; mais ils convien- nent aux âmes fortes, et les caractères vigoureux se re- posent dans l'extrême.

VI. Quand un homme s'est élevé par son caractère au point de mériter qu'on devine quelle sera sa conduite dans toutes les occasions qui intéressent l'honnêteté, non- seulement les fripons, mais les demi-honnêtes gens le décrient et l'évitent avec soin; il y a plus, les gens hon- nêtes, persuadés que, par un effet de ses principes, ils le trouveront dans les rencontres ils auront besoin de lui, se permettent de le négliger, pour s'assurer de ceux sur lesquels ils ont des doutes.

vu. Tout homme qui se connaît des sentiments éle- vés a le droit, pour se faire traiter comme il convient, de partir de son caractère plutôt que de sa position.

VIII. Tel homme a été craint pour ses talents, haï pour ses vertus, et n'a rassuré que par son caractère. Mais combien de temps s'est passé avant que justice se fît !

IX. Presque tous les hommes sont esclaves par la raison que les Spartiates donnaient de la servitude des Perses, faute de savoir prononcer la syllabe non. Savoir prononcer ce mot et savoir vivre seul sont les deux seuls moyens de conserver sa liberté et son caractère.

X. Il y a, on ne peut le nier, quelques grands carac- tères dans l'histoire moderne ; et on ne peut comprendre comment ils se sont formés : ils y semblent comme dépla- cés ; ils y sont comme des cariatides dans un entre-sol.

XI. La considération de l'homme le plus célèbre tient au soin qu'il a de ne pas se prodiguer.

MAXiiMES ET PENSEES.

XII. Les Hollandais n'ont aucune commisération de ceux qui font des dettes. Ils pensent que tout homme en- detté vit aux dépens de ses concitoyens, s'il est pauvre, de ses héritiers, s'il est riche.

XIII. Si Diogène vivait de nos jours, il faudrait que sa lanterne fût une lanterne sourde.

XIV. Il n'y a personne qui ait plus d'ennemis dans le monde qu'un homme droit, fier et sensible, disposé à laisser les personnes et les choses pour ce qu'elles sont, plutôt qu à les prendre pour ce qu'elles ne sont pas.

XV. Il faut regarder l'économie comme un moyen d'être toujours indépendant des hommes, condition plus nécessaire qu'on ne croit pour conserver son honnêteté.

XVI. On se fâche souvent contre les gens de lettres qui se retirent du monde; on veut qu'ils prennent intérêt à la société, dont ils ne tirent presque point d'avantages ; on veut les forcer d'assister éternellement au tirage d'une loterie oii ils n'ont point de billet.

XVII. Le monde endurcit le cœur à la plupart des hommes; mais ceux qui sont moins susceptibles d'insen- sibilité sont obligés de se créer une sorte d'endurcisse- ment factice pour n'être dupes ni des hommes, ni des femmes. Le sentiment qu'un honnête homme emporte, après s'être livré quelques jours à la société, est ordinai- rement pénible et triste : le seul avantage qu'il produise, c'est de faire trouver la retraite aimable.

xviii. Il faut' qu'un honnête homme ait l'estime publi- que sans y avoir pensé, et, pour ainsi dire, malgré lui. Celui qui l'a cherchée donne sa mesure.

XIX. Un philosophe regarde ce qu'on appelle un état dans Je monde comme les Tartares regardent les villes, c'est-à-dire comme une prison : c'est un cercle les idées se resserrent, se concentrent, en étant à l'àme et à

SUR LA DIGNITE DU CARACTERE. 131

l'esprit leur étendue et leur développement. Un homme qui a un grand état dans le monde a une prison plus grande et plus ornée ; celui qui n'y a qu'un petit état est dans un cachot ; l'homme sans état est le seul homme libre, pourvu qu'il soit dans l'aisance , ou du moins qu'il n'ait aucun besoin des hommes.

XX. La gloire met souvent un honnête homme aux mêmes épreuves que la fortune ; c'est-à-dire que l'une et l'autre l'obligent, avant de le laisser parvenir jusqu'à elles, à faire ou à souffrir des choses indignes de son caractère. L'homme intrépidement vertueux les repousse alors éga- lement l'une et l'autre, et s'enveloppe ou dans l'obscurité ou dans l'infortune, et souvent dans l'une et dans l'autre.

XXI. L'homme le plus modeste, en vivant dans le monde, doit, s'il est pauvre, avoir un maintien très-assuré et une certaine aisance , qui empêchent qu'on ne prenne quelque avantage sur lui. Il faut, dans ce cas, parer sa modestie de sa fierté.

XXII. On dit quelquefois d'un homme qui vit seul : « Il n'aime pas la société. » C'est souvent comme si on disait d'un homme qu'il n'aime pas la promenade, sous le prétexte qu'il ne se promène pas volontiers le soir dans la forêt de Bondy.

XXIII. L'honnête homme, détrompé de toutes les illu- sions, est l'homme par excellence. Pour peu qu'il ait d'esprit, sa société est très-aimable. Il ne saurait être pédant, ne mettant d'importance à rien. Il est indulgent parce qu'il se souvient qu'il a eu des illusions, comme ceux qui en sont encore occupés. C'est un effet de son insouciance, d'être sûr, dans le commerce, de ne se per- mettre ni redites, ni tracasseries. Si on se les permet à son égard, il les oublie ou les dédaigne. Il doit être plus gai qu'un autre, parce qu'il est constamment en état

132 MAXIMES ET PENSEES.

d'épi grammes contre son prochain. Il est dans le vrai, et rit des faux pas de ceux qui marchent à tâtons dans le faux. C'est un homme qui, d'un endroit éclairé, voit dans une chambre obscure les gestes ridicules de ceux qui s'y promènent au hasard. Il brise en riant les faux poids et les fausses mesures qu'on applique aux hommes et aux choses.

XXIV. Lorsque Montaigne a dit , à propos de la gran- deur : « Puisque nous ne pouvons y atteindre, vengeons- nous-en à en médire, » il a dit une chose plaisante, sou- vent vraie, mais scandaleuse, et qui donne des armes aux sots que la fortune a favorisés. Souvent c'est par pe- titesse qu'on hait l'inégalité des conditions : mais un vrai sage et un honnête homme pourraient la haïr comme la barrière qui sépare des âmes faites pour se rapprocher. Il est peu d'hommes d'un caractère distingué qui ne se soient refusés aux sentiments que leur inspirait tel ou tel homme d'un rang supérieur ; qui n'aient repoussé, en s'affligeant eux-mêmes, telle ou telle amitié qui pouvait être pour eux une source de douceurs et de consolations. Chacun d'eux, au lieu de répéter le mot de Montaigne, peut dire : « Je hais la grandeur, qui m'a fait fuir ce que j'aimais, ou ce que j'aurais aimé. «

XXV. La nature ne m'a point dit : Ne sois point pauvre; encore moins : Sois riche; mais elle me crie: Sois indépendant !

XXVI. Il y a un genre d'indulgence pour ses ennemis qui paraît une sottise plutôt que de la bonté ou de la grandeur d'âme. M. de C... me paraît ridicule par la sienne. Il me paraît ressembler à Arlequin, qui dit : « Tu me donnes un soufflet ; eh bien! je ne suis point encore fâché. » Il faut avoir l'esprit de haïr ses ennemis.

xxvii. Un homme qui s'obstine à ne laisser ployer ni

SUR LA DIGNITE DU CARACTÈRE. 133

sa raison, ni sa probité, ou du moins sa délicatesse sous le poids d'aucune des conventions absurdes ou malhon- nêtes de la société ; qui ne fléchit jamais dans les occa- sions où il a intérêt de fléchir, finit infailliblement par rester sans appui, n'ayant d'autre ami qu'un être abs- trait qu'on appelle la vertu , qui vous laisse mourir de faim.

xxviii. On a trouvé le moi de Médée sublime; mais celui qui ne peut pas le dire dans tous les accidents de la vie est bien peu de chose, ou plutôt n'est rien.

XXIX. En renonçant au monde et à la fortune, j'ai trouvé le bonheur, le calme, la santé, même la richesse ; et, en dépit du proverbe, je m'aperçois que « qui quitte la partie la gagne. »

XXX. Il y a des moments le monde paraît s'appré- cier lui-même ce qu'il vaut. J'ai souvent démêlé qu'il estimait ceux qui n'en faisaient aucun cas; et il arrive souvent que c'est une recommandation auprès de lui que de le mépriser souverainement, pourvu que ce mépris soit vrai, sincère, naïf, sans affectation, sans jactance.

XXXI. Ceux qui rapportent tout à l'opinion ressemblent à ces comédiens qui jouent mal pour être applaudis, quand le goût du public est mauvais : quelques-uns au- raient le moyen de bien jouer, si le goût du public était bon. L'honnête homme joue son rôle le mieux qu'il peut, sans songer à la galerie.

XXXII. L'opinion publique est une juridiction que l'honnête homme ne doit jamais reconnaître parfaitement et qu'il ne doit jamais décliner.

XXXIII. On anéantit son propre caractère dans la crainte d'attirer les regards et l'attention, et on se précipite dans la nullité, pour échapper au danger d'être peint.

XXXIV. Peu de personnes peuvent aimer un philoso-

8

MAXIMES ET PENSEES.

phe. C'est presque un ennemi public qu'un homme qui, dans les différentes prétentions des hommes, et dans le mensonge des choses, dit à chaque homme et à chaque chose : « Je ne te prends que pour ce que tu es; je ne t'apprécie que ce que tu vaux. » Et ce n'est pas une pe- tite entreprise de se faire aimer et estimer avec l'annonce de ce ferme propos.

XXXV. Il va peu d'hommes qui se permettent un usage vigoureux et intrépide de leur raison, et osent l'appliquer à tous les objets dans toute sa force. Le temps est venu il faut l'appliquer ainsi à tous les objets de la morale, de la politique et de la société ; aux rois, aux ministres, aux grands, auxyphilosophes; aux principes des sciences, des beaux-arts, etc. : sans quoi, on restera dans la mé- diocrité.

XXXVI. Il y a une sorte de plaisir attaché au courage qui se met au-dessus de la fortune. Mépriser l'argent, c'est détrôner un roi : il y a du ragoût.

XXXVII. Il y a bien peu d'hommes à grand caractère qui n'aient quelque chose de romanesque dans la tète ou dans le cœur. L'homme qui en est entièrement dépourvu, quelque honnêteté, quelque esprit qu'il puisse avoir, est, à l'égard du grand caractère, ce qu'un artiste, d'ailleurs très-habile, mais qui n'aspire point au beau idéal, est à l'égard de l'artiste, homme de génie, qui s'est rendu ce beau idéal familier.

xxxviii. Les pensées d'un solitaire, homme de sens, et fût-il d'ailleurs médiocre, seraient bien peu de chose, si elles ne valaient pas ce qui se dit et se fait dans le monde.

xxxix. On est plus heureux dans la solitude que dans le monde. Cela ne viendrait-il pas de ce que, dans la so- litude, on pense aux choses, et que, dans le monde, on est forcé de penser aux hommes?

SUR L'AMITIE. 135

SUR L'AMITIE.

I. Les nouveaux amis que nous faisons après un cer- tain âge, et par lesquels nous cherchons à remplacer ceux que nous avons perdus, sont à nos anciens amis ce que les yeux de verre, les dents postiches et les jambes de bois sont aux véritables yeux , aux dents naturelles et aux jambes de chair et d'os.

II. Je conserve pour M. de la B... le sentiment qu'un honnête homme éprouve en passant devant le tombeau d'un ami.

III . « Dans le monde, disait M. . . , vous avez trois sortes d'amis : vos amis qui vous aiment , vos amis qui ne se soucient pas de vous, et vos amis qui vous haïssent. »

IV. La plupart des amitiés sont hérissées de si et de mais, et aboutissent à de simples liaisons, qui subsistent à force de sous-entendus.

Y. M... me disait: «J'ai renoncé à l'amitié de deux hommes : l'un, parce qu'il ne m'a jamais parlé de lui; l'autre, parce qu'il ne m'a jamais parlé de moi. »

VI. Dans de certaines amitiés passionnées, on a le bonheur des passions et l'aveu de la raison par-dessus le marché.

VII. L'amitié extrême et délicate est souvent blessée du repH d'une rose.

VIII. Il y a peu de vices qui empêchent un homme d'avoir beaucoup d'amis, autant que peuvent le faire de trop grandes qualités.

IX. On fait quelquefois dans le monde un raisonne- ment bien étrange. On dit à un homme, en voulant reçu-

MAXIMES ET PENSEES.

serson témoignage en faveur dun autre homme : « C'est votre ami. » Eh! morbleu 1 c'est mon ami, parce que le bien que j'en dis est vrai, parce qu'il est tel que je le peins. Vous prenez la cause pour l'effet, et l'effet pour la cause. Pourquoi supposez-vous que j'en dis du bien parce qu'il est mon ami ; et pourquoi ne supposez-vous pas plu- tôt qu'il est mon ami parce qu'il y a du bien à en dire ?

X. En général, malheur à l'homme qui, même dans l'amitié la plus intime, laisse découvrir son faible et sa prise ! J'ai vu les plus intimes amis faire des blessures à l'amour-propre de ceux dont ils avaient surpris le secret.

XI. Il n'y a que l'amitié entière qui développe toutes les qualités de l'âme et de l'esprit de certaines personnes. La société ordinaire ne leur laisse déployer que quelques agréments. Ce sont de beaux fruits qui n'arrivent à leur maturité qu'au soleil, et qui, dans la serre chaude, n'eus- sent produit que quelques feuilles agréables et inutiles.

XII. Les femmes ne donnent à l'amitié que ce qu'elles empruntent à l'amour.

XIII. Les jeunes femmes ont un malheur qui leur est commun avec les rois, celui de n'avoir point d'amis ; mais, heureusement, elles ne sentent pas ce malheur plus que les rois eux-mêmes : la grandeur des uns et la vanité des autres leur en dérobent le sentiment.

XIV. La; concorde des frères est si rare, que la Fable ne cite que deux frères amis; et elle suppose qu'ils ne se voyaient jamais, puisqu'ils passaient tour à tour de la terre aux champs Élysées, ce qui ne laissait pas d'éloigner tout sujet de dispute et de rupture.

XV. Qui est-ce qui n'a que des liaisons entièrement honorables ? Qui est-ce qui ne voit pas quelqu'un dont il demande pardon à ses amis ? Quelle est la femme qui ne s'est pas vue forcée d'expliquer à la société la visite

SUR L'AMITIE. 137

de telle ou telle femme qu'on a été surpris de voir chez elle ?

XVI. Le rôle de l'homme prévoyant est triste : il afflige ses amis, en leur annonçant les malheurs auxquels les expose leur imprudence. On- ne le croit pas; et, quand ces malheurs sont arrivés, ces mêmes amis lui savent mauvais gré du mal qu'il a prédit, et leur amour-propre baisse les yeux devant l'ami qui devait être leur consola- teur, et qu'ils auraient choisi s'ils n'étaient pas humiliés en sa présence.

SUR LES FEMMES ET LE MARIAGE.

I. L'amour le plus honnête ouvre l'âme aux petites passions : le mariage ouvre votre âme aux petites pas- sions de votre femme, à l'ambition, à Ja vanité, etc.

II. L'amour plaît plus que le mariage, par la raison que les romans sont plus amusants que l'histoire.

III. En amour, il suffit de se plaire par ses qualités aimables et par ses agréments ; mais en mariage , pour être heureux, il faut s'aimer, ou du moins se convenir par ses défauts.

IV. On proposait à un célibataire de se marier. Il ré- pondit par de la plaisanterie; et, comme il y avait mis beaucoup d'esprit, on lui dit : « Votre femme ne s'ennuie- rait pas. » Sur quoi, il répondit : « Si elle était jolie, sûre- ment elle s'amuserait tout comme une autre. «

V. Les femmes font cause commune ; elles sont liées par un esprit de corps, par une espèce de confédération tacite, qui, comme les ligues secrètes d'un État, prouve peut-être la faiblesse du parti qui se croit obligé d'y avoir recours.

133 MAXl-AIES ET PENSEES.

VI. M... me dit un jour plaisamment, à propos des femmes et de leurs défauts : « Il faut choisir d'aimer les femmes ou de les connaître : il n'y a pas de milieu. »

VII. Il est plaisant que le mot connaître une femme veuille dire : coucher avec une femme, et cela, dans plu- sieurs langues anciennes, dans les mœurs les plus sim- ples, les plus approchantes de la nature ; comme si on ne connaissait point une femme sans cela. Si les patriarches avaient fait cette découverte, ils étaient plus avancés qu'on ne croit.

VIII. La femme qui s'estime plus pour les qualités de son âme ou de son esprit que pour sa beauté est supé- rieure à son sexe. Celle qui s'estime plus pour sa beauté que pour son esprit ou pour les qualités de son âme est de son sexe. Mais celle qui s'estime plus pour sa nais- sance ou pour son rang que pour sa beauté est hors de son sexe, et au-dessous de son sexe.

IX. Le divorce est si naturel, que, dans plusieurs maisons, il couche toutes les nuits entre deux époux.

X. M... me disait qu'il s'était toujours bien trouvé des maximes suivantes sur les femmes : « Parler toujours bien du sexe en général ; louer celles qui sont aimables; se taire sur les autres ; les voir peu ; ne s'y fier jamais, et ne jamais laisser dépendre son bonheur d'une femme, quelle qu'elle soit, »

XI. On vous dit quelquefois, pour vous engager à aller chez telle ou teUe femme : Elle est très - aimable ; mais, si je ne veux pas l'aimer ! Il vaudrait mieux dire : Elle est très-aimante , ])arce qu'il y a plus de gens qui veulent être aimés que de gens qui veulent aimer eux- mêmes.

XII. « Je n'aime point, disait M..., ces femmes im- peccables, au-dessus de toute faiblesse. Il me semble quf»

SUR LES FEMMES ET LE MARIAUE. 139

je vois sur leur porte le vers du Dante sur la porte de l'enfer :

Voi ch'intrate, lasciate ogni speranza !

C'est la devise des damnés.

Xïi. M..., à qui on reprochait son indifférence pour les femmes, disait : « Je puis dire sur elles ce que madame de G... disait sur les enfants : J'ai dans la tête un fils dont je ne n'ai pu accoucher. J'ai dans l'esprit une femme comme il y en a peu^ qui me préserve des femmes comme il y en a beaucoup : j'ai bien des obligations à cette femme-là. »

XIV. Les femmes d'un état mitoyen, qui ont l'espé- rance ou la manie d'être quelque chose dans le monde, n'ont ni le bonheur de la nature, ni celui de l'opinion : ce sont les plus malheureuses créatures que j'aie connues.

XV. La société, qui rapetisse beaucoup les hommes, réduit les femmes à rien.

XVI. On demande pourquoi les femmes affichent les hommes; on en donne plusieurs raisons dont la plupart sont offensantes pour les hommes. La véritable, c'est qu'elles ne peuvent jouir de leur empire sur eux que par ce moyen.

XVII. On proposait un mariage à M...; il répondit : « Il y a deux choses que j'ai toujours aimées à la folie, ce sont les femmes et le célibat. J'ai perdu ma première pas- sion, il faut que je conserve la seconde. »

xvix. J'ai remarqué, en hsant l'Écriture, qu'en plu- sieurs passages, lorsqu'il s'agit de reprochera l'humanité des fureurs ou des crimes, l'auteur dit : « Les enfants des hommes ; » et, quand il s'agit de sottises ou de faiblesses, il dit : « Les enfants des femmes. »

XIX. Presque toutes les femmes, soit de Versailles, soit

MAXIMES ET PENSEES.

de Paris, quand ces dernières sont d'un état un peu con- sidérable, ne sont autre chose que des bourgeoises de qua- lité, des madame Naquart, présentées ou non présentées.

XX. « Celui qui n'a pas vu beaucoup de filles ne con- naît point les femmes, » me disait gravement un homme, grand admirateur de la sienne, qui le trompait.

XXI. Je me souviens d'avoir vu un homme quitter les filles d'Opéra, parce qu'il y avait vu, disait-il, autant de fausseté que dans les honnêtes femmes.

XXII. Il semble que la nature, en donnant aux hommes un goût pour les femmes, entièrement indestructible, ait deviné que, sans cette précaution, le mépris qu'inspirent les vices de leur sexe, principalement leur vanité, serait un grand obstacle au maintien et à la propagation de l'es- pèce humaine.

XXIII. Les femmes font avec les hommes une guerre oij ceux-ci ont un grand avantage, parce qu'ils ont les filles de leur côté.

XXV. M. de B... prétendait qu'on ne dit point à une femme à trois heures ce qu'on lui dit à six ; à six, ce qu'on lui dit à neuf, à minuit, etc. Il ajoutait que le plein midi a une sorte de sévérité. Il ajoutait que son ton de conversation avec madame de... était changé depuis qu'elle avait changé en cramoisi le meuble de son cabi- net, qui était bleu.

XXIV. L'hymen vient après l'amour, comme la fumée après la flamme.

XXVI. Une laide impérieuse, et qui veut plaire, est un pauvre qui commande qu'on lui fasse la charité.

XXVII. On marie les femmes avant qu'elles soient rien et qu'elles puissent rien être. Un mari n'est qu'une espèce de manœuvre qui tracasse le corps de sa femme, ébauche son esprit et dégrossit son àme.

SUR LES FEMMES ET LE MARIAGE. 141

XXVIII. L'état de mari a cela de fâcheux, que le mari qui a le plus d'esprit peut être de trop partout, même chez lui, enmiyeux sans ouvrir la bouche, et ridicule en disant la chose la plus simple. Être aimé de sa femme sauve une partie de ces travers. De vient que M..., disait à sa femme : « Ma chère amie, aidez-moi à n'être pas ridicule. »

XXIX. « Qu'un homme d'esprit, disait en riant M. de..., ait des doutes sur sa maîtresse, cela se conçoit ; mais sur sa femme, il faut être bien bête ! »

XXX. Une des meilleures raisons qu'on puisse avoir de ne se marier jamais, c'est qu'on n'est pas tout à fait la dupe d'une femme tant qu'elle n'est point la vôtre.

XXXI. Je demandais à M... quelle était sa raison de refuser un mariage avantageux. « Je ne veux point me marier, dit-il, dans la crainte d'avoir un fils qui me res- semble. » Comme j'étais surpris, vu que c'est un très- honnête homme : « Oui, dit-il, un fils qui, étant pauvre comme moi, ne sache ni mentir, ni flatter, ni ramper, et ait à subir les mêmes épreuves que moi. »

XXXII. En fait de mariage, il n'y a de reçu que ce qui est sensé, et il n'y a d'intéressant que ce qui est fou. Le reste est un vil calcul.

XXXIII. Le mariage , tel qu'il se pratique chez les grands, est une indécence convenue.

XXXIV. Le mariage et le célibat ont tous deux des in- convénients ; il faut préférer celui dont les inconvénients ne sont pas sans remède.

XXXV. Nous avons vu des hommes réputés honnêtes, des sociétés considérables , applaudir au bonheur de mademoiselle..., jeune personne belle, spirituelle, ver- tueuse, qui obtenait l'avantage de devenir l'épouse de M..., vieillard malsain, repoussant, malhonnête, imbé-

142 MAXIMES ET PENSEES.

cile, mais riche. Si quelque chose caractérise un siècle infâme, c'est un pareil sujet de triomphe, c'est le ridicule d'une telle joie, c'est ce renversement de toutes les idées morales et naturelles.

XXXVI. Quelque mal qu'un homme puisse penser des femmes, il n'y a pas de femme qui n'en pense encore plus mal que lui.

XXXVII. Avez-vous jamais connu une femme qui, voyant un de ses amis assidu auprès d'une autre femme, ait supposé que cette autre femme lui fût cruelle ? On voit par l'opinion qu'elles ont les unes des autres. Tirez vos conclusions.

XXXVIII. Le mot le plus raisonnable et le plus mesuré qui ait été dit sur la question du célibat et du mariage est celui-ci : « Quelque parti que tu prennes, tu t'en repen- tiras. )) Fontenelle se repentit, dans ses dernières années, de ne s'être pas marié. Il oubliait quatre-vingt-quinze ans passés dans l'insouciance.

XXXIX. Il y a telle fille qui trouve à se vendre, et ne trouverait pas à se donner.

XL. Ce qui rend le commerce des femmes si piquant, c'est qu'il va toujours une foule de sous-entendus, et que les sous-entendus qui, entre hommes, sont gênants, ou du moins insipides, sont agréables d'un homme à une femme.

SUR L'AMOUR ET LA GALANTERIE.

I. Il y a telle femme qui s'est rendue malheureuse pour la vie, qui s'est perdue et déshonorée pour un amant qu'elle a cessé d'aimer parce qu'il a mal ôté sa poudre, ou mal coupé un de ses ongles, ou mis son bas à l'envers.

SUR L'AMOUR ET LA (ÎALANTERIE. 143

H. Peut-être faut- il avoir senti l'amour pour bien connaître l'amitié.

m. L'amour est comme les maladies épidémiques : plus on les craint, plus on y est exposé.

IV. L'amour, dans des mœurs simples , n'est com- posé que de lui-même, ne peut être payé que par lui, s'offense de ce qui n'est pas lui ; mais, dans des mœurs raffinées, c'est-à-dire corrompues, ce sentiment laisse entrer dans sa composition une foule d'accessoires qui lui sont étrangers : rapports de position, convenances de so- ciété, calculs d'amour-propre, intérêt de vanité et nombre d'autres combinaisons qui vont même jusqu'à le rendre ri- dicule. En France, c'est, pour l'ordinaire, un amusement, un jeu de commerce qui ne ruine et n'enrichit personne.

v. L'amour, tel qu'il existe dans la société, n'est que l'échange de deux fantaisies et le contact de deux épi- dermes.

vï. « Le moment oij j'ai renoncé à l'amour, disait M..., le voici : c'est lorsque les femmes ont commencé à dire : « M..., je l'aime beaucoup, je l'aime de tout mon « cœur, etc. » Autrefois, ajoutait-il, quand j'étais jeune, elles disaient : « M..., je l'estime infiniment, c'est un « jeune homme bien honnête. »

VII. En amour, tout est vrai, tout est faux; et c'est la seule chose sur laquelle on ne puisse pas dire une ab- surdité.

VIII. Un homme de qualité se marie sans aimer sa femme ; prend une fille d'Opéra qu'il quitte en disant : « C'est comme ma femme; » prend une femme honnête pour varier, et quitte celle-ci en disant : « C'est comme une telle ; » ainsi de suite.

IX. L'amour, disait M..., devrait n'être le plaisir que des âmes délicates. Quand je vois des hommes gros-

^

144 MAXIMES ET PENSÉES.

siers se mêler d'amour, je suis tenté de dire : « De quoi vous mêlez-vous? Du jeu, de la table, de l'ambition à cette canaille. »

X. Il semble que l'amour ne cherche pas les per- fections réelles ; on dirait qu'il les craint. Il n'aime que celles qu'il crée, qu'il suppose ; il ressemble à ces rois qui ne reconnaissent de grandeurs que celles qu'ils ont faites.

XI. L'amour est un sentiment qui, pour paraître honnête, a besoin de n'être composé que de lui-même, de ne vivre et de ne subsister que par lui.

XII. L'amour est un commerce orageux , qui finit toujours par une banqueroute, et c'est la personne à qui on fait banqueroute qui est déshonorée.

XIII. M... me disait : « C'est faute de pouvoir placer un sentiment vrai, que j'ai pris le parti de traiter l'amour comme tout le monde. Cette ressource a été mon pis aller, comme un homme qui, voulant aller au spectacle, et n'ayant pas trouvé de place à Iphigénie, s'en va aux Va- riétés amusantes. »

XIV. Otez r amour-propre de l'amour, il en reste trop peu de chose. Une fois purgé de vanité, c'est un conva- lescent affaibli, qui peut à peine se traîner.

XV. On demandait à M... pourquoi la nature a\ait rendu l'amour indépendant de notre raison. « C'est, dit- il, parce que la nature ne songe qu'au maintien de l'es- pèce ; et, pour la perpétuer, elle n'a que faire de notre sottise. Qu'étant ivre, je m'adresse à une servante de cabaret ou à une fille, le but de la nature peut être aussi bien rempli que si j'eusse obtenu Clarisse après deux ans de soins ; au lieu que ma raison me sauverait de la ser- vante, de la fille et de Clarisse même peut-être. » A ne consulter que la raison, quel est l'homme qui voudrait

SUR L'AMOUR ET LA GALANTERIE. 14Ï

être père et se préparer tant de soucis pour un long ave- nir ? Quelle femme, pour une épilepsie de quelques mi- nutes, se donnerait une maladie d'une année entière? La nature, en nous dérobant à notre raison, assure mieux son empire; et voilà pourquoi elle a mis de niveau sur ce point Zénobie et sa fille de basse-cour, Marc-Aurèle et son palefrenier.

XVI. Un homme amoureux est un homme qui veut être plus aimable qu'il ne peut; et voilà pourquoi presque tous les amoureux sont ridicules.

XVII. On dit communément : « La plus belle femme du monde ne peut donner que ce qu'elle a ; » ce qui est très-faux : elle donne précisément ce qu'on croit recevoir, puisqu'on ce genre c'est l'imagination qui fait le prix de ce qu'on reçoit.

XVIII. Le commerce des hommes avec les femmes res- semble à celui que les Européens font dans l'Inde : c'esi un commerce guerrier.

XIX. Je suis honteux de l'opinion que vous avez de moi. Je n'ai pas toujours été aussi Céladon que vous me voyez. Si je vous comptais trois ou quatre traits de ma jeunesse, vous verriez que cela n'est pas trop honnête, et que cela appartient à la meilleure compagnie.

XX. Il me semble, diasit M. de., à propos des fa- veurs des femmes, qu'à la vérité cela se dispute au concours, mais que cela ne se donne ni au sentiment, ni au mérite.

XXI. On demandait à un homme qui faisait profes- sion d'estimer beaucoup les femmes, s'il en avait eu beau- coup. Il répondit : « Pas autant que si je les méprisais. »

XXII. Le temps a fait succéder dans la galanterie le piquant du scandale au piquant du mystère.

XXIII. On dit, en politique, que les sages ne font point

9

146 MAXIMES ET PENSEES.

de conquêtes : cela peut aussi s'appliquer à la galanterie.

XXIV. Une âme fière et honnête, qui a connu les pas- sions fortes, les fuit, les craint, dédaigne la galanterie; comme l'àme qui a senti l'amitié dédaigne les liaisons communes et les petits intérêts.

XXV. Un homme amoureux, qui plaint l'homme rai- sonnable, me paraît ressembler à un homme qui lit des contes de fées, et qui raille ceux qui lisent l'histoire.

XXVI. L'infidélité est un goût avec nous. L'homme n'a pas plus le pouvoir d'être constant que celui d'écar- ter les maladies. L'objet quitté n'a été que prévenu, voilà tout. Quelques mois de plus ou de moins sont la seule différence entre l'infidèle et l'abandonné.

xxvii. L'amant trop aimé de sa maîtresse semble l'ai- mer moins, et vice versa. En serait-il des sentiments du cœur comme des bienfaits ? Quand on n'espère plus pou- voir les payer, on tombe dans l'ingratitude.

XXVIII. Pour qu'une liaison d'homme à femme soit vraiment intéressante, il faut qu'il y ait entre eux jouis- sance, mémoire ou désir.

XXIX. Qu'est-ce que c'est qu'une maîtresse? Une femme près de laquelle on ne se souvient plus de ce qu'on sait par cœur, c'est-à-dire de tous les défauts de son sexe.

XXX. L'abbé Fraguier perdit un procès qui avait duré vingt ans. On lui faisait remarquer toutes les peines que lui avait causées un procès qu'il avait fini par perdre. « Oh ! dit-il, je l'ai gagné tous les soirs pendant vingt ans. » Ce mot est très-philosophique, et peut s'appliquer à tout. Il explique comment on aime la coquette : elle vous fait gagner votre procès pendant six mois, pour un jour elle vous le fait perdre.

XXXI. Madame de... a été rejoindre son amant en An-

SUR L'AMOUR ET LA GALANTERIE. 147

gleterre, pour faire preuve d'une grande tendresse, quoi- qu'elle n'en eût guère. A présent, les scandales se donnent par respect humain.

XXXII. Une femme d'esprit m'a dit un jour un mot qui pourrait bien être le secret de son sexe : c'est que toute femme, en prenant un amant, tient plus de compte de la manière dont les autres femmes voient cet homme que de la manière dont elle le voit elle-même.

XXXIII. J'ai vu, dans le monde, quelques hommes et quelques femmes qui ne demandent pas l'échange du sen- timent contre le sentiment, mais du procédé contre le pro- cédé, et qui abandonneraient ce dernier marché, s'il pou- vait conduire à l'autre.

XXXI v. Soyez aussi aimable, aussi honnête qu'il est possible, aimez la femme la plus parfaite qui se puisse imaginer; vous n'en serez pas moins dans le cas de lui pardonner ou votre prédécesseur, ou votre successeur.

REFELKIONS ET PRÉCEPTES

SUR L'ART DRAMATIQUEi.

I. Tout est action au théâtre, et les plus beaux dis- cours même y seraient insupportables, s'ils n'étaient que des discours.

II. Tout est art du côté de celui qui arrange une ac-

1. Nous avons extrait des ébauches deChamfort sur l'art dramatique les préceptes et les réflexions qui vont suivre. Il est remarquable com- bien ces maximes , écrites au point de vue de l'art théâtral , sont vraies par elles-mêmes. Rien ne prouve mieux, d'une part, combien Chamfort avait l'esprit juste et exact, et, de l'autre, quel accord presque parfait existe entre la vérité dans l'art et la vérité naturelle. (P. J. St.)

14S MAXIMES ET PENSEES.

tion théâtrale, mais rien ne doit le paraître à celui qui la voit.

III. L'amitié, sans être une passion comme l'amour, l'ambition, etc., a produit, dans certaines âmes, de si grands effets de générosité, de renoncement à soi-même ; ce sentiment est si doux, si sublime, si consolant pour Ihumanité, qu'il a plusieurs fois rempli la scène avec succès.

IV. L'égalité parfaite semble être nécessaire entre les amis ; on est fâché de voir, dans Andromaque, Pylade si fort au-dessous d'Oreste.

V. L'amour, dans une âme féroce, ne peut jamais être qu'une passion grossière, qui révolte au lieu de toucher.

v[. L'amour paraît être beaucoup plus à sa place dans la comédie que dans la tragédie, et personne ne la lui a jamais contestée. Il ne paraît pas jouer un grand rôle dans les pièces d'Aristophane, parce que l'auteur, occupé à faire sans cesse la satire du gouvernement et de ses conci- toyens, ne s'est point occupé à peindre les symptômes et les ridicules de cette passion.

Mais, quand les poètes furent forcés de se retrancher dans les bornes d'une censure générale, il paraît que l'amour entra pour beaucoup dans les pièces de Ménandre et des poètes de la comédie nouvelle. Il est le principal ressort de celles de Plante et de Térence , et on trouve chez eux des peintures très-savantes de cette passion.

Nulle autre passion^ en effet, ne paraît plus favorable à la comédie. La finesse, la vivacité des sentiments qu'elle inspire, les brouilleries, les raccommodements, les dépits, les jalousies, etc., tout concourt à la rendre extrêmement comique.

Tantôt c'est un amant qui fait ce qu'il ne croit pas faire, ou qui dit le contraire de ce qu'il veut dire ; qui est do-

SUR L'ART DRAMATIQUE. 149

miné par un sentiment qu'il croit avoir vaincu, ou qui découvre ce qu'il prend grand soin de cacher.

Le raccommodement de deux amants dans la Mère co- quette, la même scène à peu près dans le Dépit amoureux, dans le Tartufe, dans le Bourgeois gentilhomme ; toutes ces scènes qui ne sont que des développements de l'ode d'Ho- race Donec gratus eram tihi, toutes ces scènes sont des modèles en ce genre.

Racine, avant qu'il eût perfectionné l'idée qu'il avait de la vraie tragédie, avait développé, dans Andromaque, quel- ques-uns de ces mouvements; mais il comprit bientôt qu'il devait les abandonner à Molière.

Dans la vraie comédie, il faut observer de tourner tou- jours les scènes d'amants en gaieté. Cette attention est d'autant plus nécessaire que ces scènes sont devenues des lieux communs, que le spectateur ne daigne écouter que quand l'auteur développe, d'une manière comique, les replis du cœur humain dans la passion qui lui est la plus chère.

On a cru longtemps, d'après quelques ariettes des opé- ras de Quinault, et d'après les ouvrages de presque tous ses successeurs, que l'amour, sur la scène lyrique, ne devait être que de la simple galanterie. Mais, après la mort de ce poëte, on lui a rendu justice, comme à Ra- cine, sur l'usage qu'il avait fait de l'amour.

VII. Cette passion est devenue, surtout parmi les mo- dernes, l'âme de tous les théâtres : tragédies, comédies, opéras, elle s'est emparée de tout. Voyons par qu«ls de- grés elle y est parvenue, et examinons-la successivement dans la tragédie, la comédie et la tragédie lyrique.

Les anciens n'ont presque pas mis d'amour dans leurs tragédies. Phèdre est presque la seule pièce de l'anti- quité où l'amour joue un grand rôle et soit vraiment théâ-

loO MAXIMES ET PENSEES.

tral; dans Alceste, il est plutôt un devoir qu'une passion.

Les Grecs ne se sont jamais avisés de foire entrer l'amour dans des sujets aussi terribles quOEdipe, Electre, Iphigénie en Tauride: de plus, ils n'avaient point de comédiennes; les rôles de femmes étaient joués par des hommes mas- qués," et il me semble que l'amour eût été ridicule dans leur bouche.

Chez les Romains, il n'occupa guère que la scène co- mique. Il est étonnant que la Didon de Virgile n'ait point appris aux poètes combien l'amour pourrait devenir ter- rible et théâtral; peut-être l'était-il dans la Médée d'Ovide, si l'on en juge par son grand succès, et surtout par la manière dont l'auteur a traité cette passion dans plusieurs endroits de ses Métamorphoses. L'épisode de Myrrha et de Cynère est un modèle que Racine a imité dans Phèdre, et surtout dans la confidence de Phèdre à CEnone. Le peu damour qui se trouve dans les pièces de Sénèque est froid et déclamatoire.

Le Cid espagnol fut la première pièce, parmi les mo- dernes, où l'amour fut digne de la scène tragique; c'est que Corneille apprit le grand art de l'opposer au devoir, et créa un nouveau genre de tragédie. Mais ce grand homme ayant depuis contracté l'habitude de le faire en- trer dans des intrigues peu dramatiques, oiî même il ne tenait que le second rang, il devint languissant et froid.

Enfin Racine parut ; et Hermione, Boxane, Phèdre, nous apprirent comment il fallait traiter l'amour.

Les grands effets qu'il produisit au théâtre firent croire qu'une pièce ne pouvait s'y soutenir sans lui.

Corneille, dans ses discours sur l'art dramatique, recom- mande de ne donner à l'amour que la seconde place, et de céder la première aux autres passions. Fontenelle, inté- ressé à étendre les principes de son oncle, fit de cet usage

SUR l/ART DRAMATIQUE. 151

un précepte dans sa Poétique. Racine n'avait rien écrit : on crut Fontenelle, appuyé du grand nom de son oncle. Dès lors, on ne vit plus, sur la scène tragique, que de fades romans dialogues; et des auteurs qui semblaient n'avoir pas besoin de cette ressource le firent entrer dans des sujets il était absolument étranger.

Enfin, Voltaire, après avoir, malgré lui, payé le tribu au goût de son siècle dans Œdipe, fît voir dans Zaïre., Alzire, Adélaïde, etc., que l'amour, au théâtre, doit être terrible, passionné, accompagné de remords, et qu'il doit surtout avoir la première place.

Il faut, ou que l'amour conduise aux malheurs et aux crimes, pour faire voir combien il est dangereux, ou que la vertu en triomphe, pour montrer qu'il n'est pas invin- cible : sans cela, ce n'est plus qu'un amour d'églogue ou de comédie.

Si vous êtes forcé de ne lui donner que la seconde place, alors imitez Racine dans l'art difficile de le rendre inté- ressant par les développements délicats du cœur humain, par des nuances fines, et surtout par un style correct et soutenu.

Pour que l'amour soit intéressant, il faut que le spec- tateur le suppose au comble, que ce sentiment subsiste depuis longtemps, qu'il ne soit pas devant lui comme dans les pièces de La Grange-Chancel et de quelques au- tres, oii des princesses deviennent amoureuses pour avoir vu le héros un moment ; il faut que l'on n'aime pas une femme uniquement pour sa beauté!

On a remarqué qu'on ne s'intéresse jamais sur la scène à uii amant, lorsqu'on est sûr qu'il sera rebuté. Pourquoi Oreste intéresse-t-il dans Andromaque ? C'est que Racine a eu le grand art de faire espérer qu'Oreste serait aimé. Un amant toujours rebuté par sa maîtresse l'est toujours

MAXIMES ET PENSEES.

par le spectateur, à moins qu'il ne respire la fureur de la

vengeance.

On ne s'intéresse jamais non plus aux amants fidèles, sans succès et sans espoir, qui, comme Antiochus dans Bérénice^ disent :

Je pars fidèle encor quand je n'espère plus.

C'était une idée prise dans la galanterie ridicule du xv^ et du x\r siècle.

VIII. Une scène d'amants contents doit passer fort vite ; et une scène damants malheureux, qui appuient sur toutes les circonstances de leur malheur, peut être assez longue sans ennuyer. La curiosité n'a plus rien à faire avec des gens heureux ; elle les abandonne, à moins qu elle n'ait lieu de prévoir qu'ils retomberont bientôt dans le malheur; alors ce contraste diversifie très-agréablement le spectacle qu'on offre à l'esprit, et les passions qui agi- tent le cœur.

IX. Au théâtre, il faut toujours prendre les caractères dans un degré élevé ; rien de médiocre, ni vertus ni vices.

Ce qui fait les grandes vertus, ce sont les grands obsta- cles qu'elles surmontent.

X. Si quelque chose pouvait être au-dessous des caractères bas et méprisables, ce seraient les caractères faibles et indécis.

XI. Les caractères doivent être à la fois naturels et attachants. On veut rencontrer l'homme partout, et on ne s'intéresse point à des portraits chimériques.

XII. Un des grands secrets de l'art dramatique, c'est de faire sans cesse contraster les caractères avec les si- tuations.

xiii. Gomme nous sommes plus sensibles au mal qu'au

SUR L'ART DRAMATIQUE. 153

bien, nous haïssons beaucoup plus l'un que nous n'aimons l'autre, et nous souhaitons moins vivement d'être heureux que nous n'appréhendons d'être misérables.

XIV. Le cœur humain aime dans autrui ses sentiments et ses faiblesses.

XV. On a beau dire; la vue des misérables ne nous console point de l'être.

XVI. Nous voulons de l'ordre et de la raison partout, quand nous sommes hors d'intérêt.

XVII. On peut définir ainsi la comédie : l'art de faire servir la malignité humaine à la correction des mœurs.

xviii. Il faut des coups de maître pour exposer heu- reusement un sujet sur le théâtre , au lieu qu'il n'est besoin que d'une belle simplicité, qui toutefois est rare, pour commencer un poëme épique.

XIX. Un homme ne peut soutenir longtemps une vio- lente agitation La violence d'une tempête est le présage de sa fin.

XX. Les sottises des grands sont presque toujours des malheurs publics.

XXI. Au théâtre, ne commettez jamais de grands crimes que quand de grandes passions en diminueront l'atrocité.

XXII. Au théâtre, toute scène qui ne donne pas envie de voir les autres ne vaut rien.

XXIII. Les grands intérêts au théâtre se réduisent à être en péril de perdre la vie, ou l'honneur, ou la liberté, ou un trône, ou un ami, ou sa maîtresse.

XXIV. Les grands intérêts sont tout ce qui remue for- tement les hommes, et il y a des moments oi^i la vie n'est pas leur plus grande passion.

XXV. Nous portons au théâtre une raison et un cœur. Il faut satisfaire l'une et l'autre. Si les acteurs agissent

9.

io4 AlAXIMÈS ET PENSEES.

par vertu, voilà notre sensibilité exercée; mais, si la passion et la vertu sont d'accord, voilà tous nos besoins remplis.

XXVI. On sent une espèce de joie à la vue d'une hé- roïne en qui la passion et le devoir ne sont qu'un même sentiment.

XXVII. Lorsqu'on s'apprivoise avec l'idée des maux, on se fortifie soi-même contre eux, et on se porte plus vive- ment à les soulager en autrui par l'espoir du retour.

xxviii. La musique est une langue. Imaginez un peuple d'inspirés et d'enthousiastes qui, avec nos passions et nos principes, nous seraient cependant supérieurs par la sen- sibilité et la délicatesse des sens, par la mobilité, la finesse et la perfection des organes ; un tel peuple chanterait au lieu de parler; sa langue naturelle serait la musique.

XXIX. La musique est une langue qu'on ne saurait parler sans génie, mais qu'on ne saurait entendre non plus sans un goût délicat, sans des organes exquis et exercés.

XXX. La langue du musicien a sur celle du poëte l'avan- tage qu'une langue universelle a sur un idiome parti- culier.

XXXI. Une passion bien imitée trouve aussi aisément entrée dans le cœur humain qu'une passion vraie, parce qu'elle va trouver les mêmes ressorts pour les ébranler, avec cette différence remarquable, qui sans doute a frappé Eschyle, que les passions feintes nous procurent un plai- sir, au lieu que les passions véritables ne nous donnent qu'une satisfaction légère et noyée d'une grande amer- tume.

XXXII. Que la passion du héros tragique paraisse dans tous ses discours et dans toutes ses actions; mais qu'il ne soit jamais discoureur d'amour.

SUR L'ART DRAMATIQUE. 15?)

XXXIII. Les passions se communiquent d'homme à homme d'une manière plus soudaine que la flamme d'une maison embrasée ne s'attache aux édifices voisins.

xxxiv. Les personnages en qui nous voyons nos fai- blesses ont plus de droits sur nos cœurs et sont plus proches de nous que les autres.

XXXV. Notre amour- propre voit avec plaisir sur a scène nos défauts unis à de grandes qualités.

XXXVI. La pitié n'est qu'un secret repli sur nous- mêmes, à la vue des maux d'autrui dont nous pouvons être également les victimes.

XXXVII. Ce n'est plus par l'ordre inévitable du destin que le crime et le malheur arrivent sur notre théâtre, c'est par la volonté de l'homme que la passion égare et em- porte. La terreur réfléchie se joint à la terreur directe, et elle devient plus morale et plus fructueuse pour le spec- tateur.

La terreur est, pour ainsi dire, le comble de la pitié ; c'est par l'une qu'il faut aller à l'autre. Les malheurs les plus épouvantables tomberont sur un homme que j'en serai peu touché, si vous ne me l'avez pas montré d'abord digne de ma compassion et de ma pitié.

XXXVIII. Les vices ont aussi leur perfection.

xxxix. Le théâtre n'est pas ennemi de ce qui est vi- cieux, mais de ce qui est bas et petit.

SECONDE PARTIE

CARACTÈRES ET ANECDOTES

C'est en vain que la philosophie semble dédaigner les détails anecdotiques ou du moins réclame contre le plaisir qu'elle trouve à s'y arrêter. Un intérêt involon- taire nous attache malgré nous à ces contrastes de la grandeur des choses et de la petitesse des personnes.

L ACADEMIE DE SOISSONS ET VOLTAIRE.

M. de Voltaire, passant par Soissons, reçut la vi- site des députés de l'académie de Soissons, qui disaient que cette académie était la fille aînée de l'Académie fran- çaise. « Oui, messieurs, répondit-il, la fille aînée, fille sage, fille honnête, qui n'a jamais fait parler d'elle. »

ACADÉMIE ET MARIAGE.

On disait à M..., académicien: « Vous vous ma- rierez quelque jour. » Il répondit : « J'ai tant plaisanté -l'Académie, et j'en suis; j'ai toujours peur qu'il ne m'ar- rive la même chose pour le mariage. »

ACCORD APPARENT.

On parlait de la dispute sur la préférence qu'on devait donner, pour les inscriptions, à la langue latine ou

CARACTERES ET AîhECLOTES.

à la langue française. « Comment peut-il y avoir une dis- pute sur cela, dit M. B...? Vous avez bien raison, dit M. T... ? Sans doute, reprit M. B..., c'est la langue la- tine, n'est-il pas vrai? Point du tout, dit M. T..., c'est la langue française. »

DE l'accueil qu'on FAIT A UNE BONNE ACTION.

« J'appelle un honnête homme celui à qui le récit d'une bonne action rafraîchit le sang, et un malhonnête celui qui cherche chicane à une bonne action. « C'est un mot de M. de Mairan.

ADMINISTRATION, JUSTICE ET CUISINE

Un certain Marchand, avocat, homme d'esprit, di- sait : « On court les risques du dégoût en voyant com- ment l'administration, la justice et la cuisine se prépa- rent. »

AFFAIRE ET POEME.

Un homme de lettres menait de front un poëme et une affaire d'où dépendait sa fortune. On lui demandait comment allait son poëme. « Demandez-moi plutôt, dit-il, comment va mon affaire. Je ne ressemble pas mal à ce gentilhomme qui, ayant une affaire criminelle, laissait croître sa barbe, ne voulant pas, disait-il, la faire faire avant de savoir si sa tête lui appartiendrait. Avant d'être immortel, je veux savoir si je vivrai. »

AFFECTATION DE VERTU.

Une femme parlait emphatiquement de sa vertu, et ne voulait plus, disait-elle, entendre parler d'amour. Un homme d'esprit dit là-dessus : « A quoi bon cette forfan-

CARACTERES ET ANECDOTES. 15'J

terie? ne peut-on pas trouver un amant sans dire tout cela? »

LE CHANCELIER D^AGUESSEAU ET L'ABBÉ PRÉVOST.

M. le chancelier d'Aguesseau ne donna jamais de privilège pour l'impression d'aucun roman nouveau, et n'accordait môme de permission tacite que sous des con- ditions expresses. 11 ne donna à l'abbé Prévost la permis- sion d'imprimer les premiers volumes de CAéveland^ que sous la condition que Cléveland se ferait catholique au der- nier volume.

d'ALEMBERT et le bonheur de madame DENIS.

M. d'Alembert eut occasion de voir madame Denis le lendemain de son mariage avec M. Du Vivier. On lui demanda si elle avait l'air d'être heureuse. « Heureuse ! dit-il, je vous en réponds, heureuse à faire mal au cœur. «

amabilité DE M. DE...

« Comment trouvez-vous M. de...? Je le trouve très-aimable; je ne l'aime point du tout. » L'accent dont le dernier mot fut dit, marquait très-bien la différence de l'homme aimable et de l'homme digne d'être aimé.

LE PREMIER AMANT.

M. de La Reynière devait épouser mademoiselle de Jarinthe, jeune et aimable. Il revenait de la voir, enchanté du bonheur qui l'attendait, et disait à M. de Malesherbes, son beau-frère : « Ne pensez-vous pas, en effet, que mon bonheur sera parfait ? Cela dépen>d de quelques circon- stances. — Comment! que voulez-vous dire? Cela dé- pend du premier amant qu'elle aura. «

IGO CARACTERES ET ANECDOTES.

UN AMANT BIEM TLELRE.

La jeune madame de M..., étant quittée par le vi- comte de Noailles, était au désespoir et disait : a J'aurai vraisemblablement beaucoup d'amants; mais je n'en aime- rai aucun autant que j'aime le vicomte de Noailles. »

UN AMI DU GRAND CONDÉ.

Le marquis de Yillequier était des amis du grand Condé. Au moment ce prince fut arrêté par ordre de la cour, le marquis de Yillequier, capitaine des gardes, était chez madame de Motteville, lorsqu'on annonça cette nouvelle. « Ah! mon Dieu! s'écria le marquis, je suis perdu. » Madame de Motteville, surprise de cette excla- mation, lui dit : « Je savais bien que vous étiez des amis de M. le prince; mais j'ignorais que vous fussiez son ami à ce point. Comment ! dit le marquis de Yillequier, ne voyez-vous pas que cette exécution me regardait; et, puis- qu'on ne m'a point employé, n'est-il pas clair qu'on n'a nulle confiance en moi? » Madame de Motteville, indignée, lui répondit : « Il me semble que, n'ayant point donné lieu à la cour de soupçonner votre fidélité, vous devriez n'avoir point cette inquiétude, et jouir tranquillement du plaisir de n'avoir point mis votre ami en prison. » Yille- quier fut honteux du premier mouvement qui avait trahi la bassesse de son âme.

l'ami de m. DE LA POPELINIÈRE.

M. de La Popelinière se déchaussait un soir devant ses complaisants, et se chauffait les pieds ; un petit chien les lui léchait. Pendant ce temps-là, la société parlait

GARAGTERKS ET ANECDOTES. 161

d'amitié, d'amis : « Un ami, dit M. do La Popelinière mon- trant son chien, le voilà. »

DEUX AMIS INTIMES.

M. de B. et M. de C. sont intimes amis, au point d'être cités pour modèles. M. de B. disait un jour à M. de C. : (( Ne t'est-il point arrivé de trouver, parmi les femmes que tu as eues, quelque étourdie qui t'ait demandé si tu renoncerais à moi pour elle, situ m'aimais mieux qu'elle? Oui, répondit celui-ci. Qui donc? Madame de M... » C'était la maîtresse de son ami.

AMITIÉ ET ANTIPATHIE.

M. de B... voyait madame de L... tous les jours; le bruit courut qu'il allait l'épouser. Sur quoi, il dit à l'un de ses amis : « Il y a peu d'hommes qu'elle n'épousât pas plus volontiers que moi, et réciproquement; il serait bien étrange que, dans quinze ans d'amitié, nous n'eussions pas vu combien nous sommes antipathiques l'un à l'autre. »

l'amitié peut donner.

« Je repousse, disait M..., les bienfaits de la pro- tection ; je pourrais peut-être recevoir et honorer ceux de l'estime ; mais je ne chéris que ceux de l'amitié. »

amour de la retraite.

Un philosophe à qui l'on reprochait son extrême amour pour la retraite, répondit : « Dans le monde, tout tend à me faire descendre ; dans la solitude, tout tend à me faire monter. ïj

162 CARACTERES ET ANECDOTES.

AMOUR DE LA VIE.

La nature, en nous accablant de tant de misères, et en nous donnant un attachement invincible pour la vie, semble en avoir agi avec l'homme comme un incendiaire qui mettrait le feu à notre maison après avoir posé des sentinelles à notre porte. Il faut que le danger soit bien grand pour nous obliger à sauter par la fenêtre.

AMOUR ET ÉGOISME DE LOUIS XV.

Le jour de la mort de madame de Châteauroux , Louis XV paraissait accablé de chagrin; mais ce qui est extraordinaire, c'est le mot par lequel il le témoigna : Etre malheureux pendant quatre-vingt-dix ans ! car je suis sûr que je vivrai jusque-là. Je l'ai ouï raconter par madame de Luxembourg, qui l'entendit elle-même, et elle ajoutait : « Je n'ai raconté ce trait que depuis la mort de Louis XV. » Ce trait méritait pourtant d'être su, pour le singulier mé- lange qu'il contient d'amour et d'égoïsme.

AMOUR PAYABLE A VUE.

M. de L... me disait, relativement au plaisir des femmes, que, lorsqu'on cesse de pouvoir être prodigue, il faut devenir avare, et qu'en ce genre, celui qui cesse d'être riche commence à être pauvre. « Pour moi, dit-il, aussitôt que j'ai été obligé de distinguer entre la lettre de change payable à vue et la lettre payable à échéance , j'ai quitté la banque. »

LES DEUX AMOURS -PROPRES DE M...

M..., à qui on offrait une place dont quelques fonc- tions blessaient sa délicatesse, répondit : « Cette place ne

CARACTERES ET ANECDOTES. 163

convient ni à l'amour-propre que je me permets, ni à celui que je me commande. »

UN SOT ANIMAL.

« L'homme, disait M..., est un sot animal, si j'en juge par moi. »

L'ANTIMACHIAVEL du roi de PRUSSE.

Voltaire disait, à propos de V Antimachiavel du roi de Prusse : « Il crache au plat pour en dégoûter les au- tres. »

M. d'argenson a la bataille de raucoux.

M. d'Argenson , apprenant à la bataille de Raucoux qu'un valet d'armée avait été blessé d'un coup de canon derrière l'endroit il était lui-même avec le roi, disait : « Ce drôle-là ne nous fera pas l'honneur d'en mourir. »

avec et non pour l'argent.

On offrait à M... une place lucrative qui ne lui con- venait pas; il répondit : « Je sais qu'on vit avec de l'ar- gent; mais je sais aussi qu'il ne faut pas vivre pour de l'argent. )>

M. d'argenson et l'amant de sa femme.

M. d'Argenson disait à M. le comte de Sébourg, qui était l'amant de sa femme : « Il y a deux places qui vous conviendraient également : le gouvernement de la Bastille et celui des Invalides ; si je vous donne la Bastille, tout le monde dira que je vous y ai envoyé; si je vous donne les Invalides, on croira que c'est ma femme. »

CARACTERES ET ANECDOTES.

LES ARMES DACHILLE.

M... disait qu'il y avait tels ou tels principes excel- lents pour tel ou tel caractère ferme et vigoureux, et qui ne vaudraient rien pour des caractères d"un ordre infé- rieur. Ce sont les armes d'Achille qui ne peuvent convenir qu'à lui, et sous lesquelles Patrocle lui-même est opprimé.

l'abbé ARNAUD ET MADAME DU BARRY.

L'abbé Arnaud avait tenu autrefois sur ses genoux une petite fille, devenue depuis madame du Barry. Un jour, elle lui dit quelle voulait lui faire du bien; elle ajouta : « Donnez-moi un mémoire. Un mémoire! lui dit-il: il est tout fait ! le voici : je suis l'abbé Arnaud. »

ARTICLES DE FOI ET PILULES.

J'ai entendu un dévot, parlant contre des gens qui discutaient des articles de foi, dire naïvement : « Messieurs, un vrai chrétien n'examine point ce qu'on lui ordonne de croire. Tenez, il en est de cela comme d'une pilule amère : si vous la mâchez, jamais vous ne pourrez l'avaler. »

ATHÉE ET CROYANT.

« Les athées sont meilleure compagnie pour moi , disait M. D..., que ceux qui croient en Dieu. A la vue d'un athée, toutes les demi-preuves de l'existence de Dieu me viennent à l'esprit; et, à la vue d'un croyant, toutes les demi-preuves contre son existence se présentent à moi en foule. »

AVANTAGES DU VEUVAGE.

M. de L..., pour détourner madame de B.... veuve depuis quelque temps, de l'idée du mariage, lui dit :

CARACTERES ET ANECDOTES. 165

« Savez-vous que c'est une bien belle chose de porterie nom d'un homme qui ne peut plus faire de sottises! »

l'avaînt-dernier .

M... avait, pour exprimer le mépris, une formule favorite : « C'est l'avant-dernier des hommes. Pourquoi l'avant-dernier? lui demandait-on. Pour ne décourager personne ; car il y a presse. »

AVENIR ET PASSÉ.

On demandait à madame de Rochefort si elle aurait envie de connaître l'avenir: « Non, dit-elle, il ressemble trop au passé. »

AVEUX DE MADAME DESPAR15ÈS A LOUIS XV.

Madame Desparbès couchant une nuit avec Louis XV, le roi lui dit : « Tu as couché avec tous mes sujets. Ah ! sire. Tu as eu le duc de Choiseul. Il est si puissant! Le maréchal de Richelieu. Il a tant d'es- prit! — Manville. Il a une si belle jambe! A la bonne heure; mais le duc d'Aumont, qui n'a rien de tout cela. Ah! sire, il est si attaché à Votre Majesté! »

BON AVIS d'un vieillard.

Un vieillard, me trouvant trop sensible à je ne sais quelle injustice, me dit : « Mon cher enfant, il fout ap- prendre de la vie à souffrir la vie. »

BON AVOCAT ET BON AMI.

On accusait un jeune homme de la cour d'aimer les filles avec fureur. Il y avait plusieurs femmes hon-

166 CARACTERES ET ANECDOTES.

nêtes et considérables, avec qui cela pouvait le brouiller. Un de ses amis, qui était présent, répondit : « Exagéra- tion ! méchanceté ! il a aussi des femmes. »

LE DUC D'AYEN et LOUIS XV.

Louis XY demandait au duc d'Aven (depuis ma- réchal de Noailles) s'il avait envoyé sa vaisselle à la mon- naie ; le duc répondit que non. « Moi, dit le roi, j'ai envoyé la mienne. Ah! sire, dit M. d'Ayen, quand Jésus-Christ mourut le vendredi saint, il savait bien qu'il ressusciterait le dimanche. »

M. DE B... ET LA PERCHE.

Madame de... disait de M. B... : « 11 est honnête, mais médiocre et d'un caractère épineux : c'est comme la perche, blanche, saine, mais insipide et pleine d'arêtes. «

M. DE B... ET LE PUBLIC.

M. de L... parlait à son ami M. de B..., homme très- respectable, et cependant très-peu ménagé par le pu- blic ; il lui avouait les bruits et les faux jugements qui couraient sur son compte. Celui-ci répondit froidement : « C'est bien à une bête et à un coquin comme le public actuel à juger un caractère de ma trempe! »

M. DE B..., GÈNES ET LA CORSE.

M..., jeune homme, me demandait pourquoi madame de B... avait refusé son hommage qu'il lui offrait, pour courir après celui de M. de L..., qui semblait se re- fuser à ses avances. Je lui dis : « Mon cher ami. Gênes, riche et puissante, a offert sa souveraineté à plusieurs rois,

CARACTÈRES ET ANECDOTES. 167

qui l'ont refusée, et on a fait la guerre pour la Corse, qui ne produit que des châtaignes, mais qui était fière et in- dépendante, »

BALLET DE MAXIMES.

Un plaisant, ayant vu exécuter en ballet, à l'Opéra, le fameux Qu'il mourût de Corneille, pria Noverre de faire danser les Maximes de La Rochefoucauld.

BANQUEROUTE SERENISSIME.

Le marquis de Villette appelait la banqueroute de M. de Guéménée, la sérénissime banqueroute.

BANQUEROUTES ROYALES.

On compte cinquante -six violations de la foi pu- blique, depuis Henri IV jusqu'au ministère du cardinal de Loménie inclusivement. M. D... appliquait aux fré- quentes banqueroutes de nos rois ces deux vers de Ra- cine :

Et d'un trône si saint la moitié n'est fondée Que sur la foi promise, et rarement gardée.

LA BASTILLE BIEN CACHÉE.

M. de Malesherbes disait à M. de Maurepas qu'il fallait engager le roi à aller voir la Bastille. « Il faut bien s'en garder, lui répondit M. de Maurepas ; il ne voudrait plus y faire mettre personne. »

LA BASTILLE DÉSIRÉE.

Un homme très-pauvre, qui avait fait un livre contre le gouvernement, disait : « Morbleu ! la Bastille n'arrive point ; et voilà qu'il faut tout à l'heure payer mon terme. »

168 CARACTERES ET ANECDOTES.

BEAUTÉ D'HELVÉTIUS.

M. Helvétiiis dans sa jeunesse était beau comme l'Amour. Un soir qu'il était assis dans le foyer et fort tran- quille, quoique auprès de mademoiselle Gaussin, un cé- lèbre financier vint dire à l'oreille de cette actrice, assez haut pour que Helvétius l'entendît : « Mademoiselle, vous serait-il agréable d'accepter six cents louis en échange de quelques complaisances? Monsieur, répondit-elle assez haut pour être entendue aussi, et en montrant Helvétius, je vous en donnerai deux cents si vous voulez venir de- main matin chez moi avec cette figure-là. »

BÉNÉFICES NETS DU MARIAGE.

Je demandais à M... s'il se marierait. Il me répon- dit : « Pourquoi faire? Pour payer au roi de France la capitation et les trois vingtièmes après ma mort? »

LES BERGERIES DE FLORIAN.

M. de Th..., pour exprimer l'insipidité des berge- ries de M. de Florian, disait : « Je les aimerais assez s'il y mettait des loups. )>

LE BEURRE DE l'eNFANT JÉSUS.

Le curé de Saint -Sulpice étant allé voir madame de Mazarin pendant sa dernière maladie pour lui faire quelques petites exhortations, elle lui dit en l'apercevant : (( Ah! monsieur le curé, je suis enchantée de vous voir; j'ai à vous dire que le beurre de lEnfant-Jésus n'est plus à beaucoup près si bon : c'est à vous d'y mettre ordre, puisque l'Enfant-Jésus est une dépendance de votre Église. »

CARACTERES ET ANECDOTES.

BIENFAITEUR ET OBLIGE.

On disait à un homme que M..., autrefois son bien- faiteur, le haïssait. « Je demande, répondit-il, la permis- sion d'avoir un peu d'incrédulité à cet égard. J'espère qu'il ne me forcera pas à changer en respect pour moi le seul sentiment que j'aie besoin de lui conserver. »

LE BIEN MAL FAIT.

Après le crime et le mal faits à dessein, il faut mettre les mauvais effets des bonnes intentions, les bonnes ac- tions nuisibles à la société publique, comme le bien fait aux méchants, les sottises de la bonhomie, les abus de la philosophie appliquée mal à propos, la maladresse en ser- vant ses amis, les fausses applications des maximes utiles ou honnêtes, etc.

LE MARÉCHAL DE BIRON INSOLVABLE.

Le maréchal de Biron eut une maladie très-dange- reuse; il voulut se confesser, et dit devant plusieurs de ses amis : « Ce que je dois à Dieu, ce que je dois au roi, ce que je dois à l'État... » Un de ses amis l'interrompit : « Tais-toi, dit-il, tu mourras insolvable. »

LORD BOLINGBROKE ET LOUIS XIV.

Le lord BolingBroke donna à Louis XIV mille preuves de sensibilité pendant une maladie très-dangereuse. Le roi étonné lui dit : « J'en suis d'autant plus touché, que, vous autres Anglais, vous n'aimez pas les rois. Sire, dit Bolingbroke, nous ressemblons aux maris qui, n'aimant pas leurs femmes, n'en sont que plus empressés à plaire à celles de leurs voisins. »

CARACTÈRES ET ANECDOTES.

BONHEUR DES MORTS ET DES VIVANTS.

M... disait qu'il fallait qu'un philosophe commençât par avoir le bonheur des morts, celui de ne pas souffrir et d'être tranquille; puis celui des vivants, de penser, sentir et s'amuser.

BONHOMIE d'un MISANTHROPE.

J'ai connu un misanthrope, qui avait des instants de bonhomie, dans lesquels il disait : « Je ne serais pas étonné qu'il y eût quelque honnête homme caché dans quelque coin et que personne ne connaisse. »

LA BONNE AU\ CINQ DOIGTS.

C'est un fait avéré que Madame, fille du roi, jouant avec une de ses bonnes, regarda à sa main, et, après avoir compté ses doigts : « Comment! dit 1 enfant avec surprise, vous avez cinq doigts aussi, comme moi? » Et elle re- compta pour s'en assurer.

BONNE HUMEUR DE M. DE GALONNE.

M. de Galonné, au moment oii il fut renvoyé, ap- prit qu'on offrait sa place à M. de Fourqueux, mais que celui-ci balançait à l'accepter. « Je voudrais qu'il la prît, dit l'ex-ministre : il était ami de M. de Turgot, il entre- rait dans mes plans. Cela est vrai, » dit Dupont, lequel était fort ami de M. de Fourqueux , et il s'offrit pour aller l'engager à accepter la place. M. de Calonne l'y envoie. Dupont revient une heure après, criant : « Victoire ! vic- toire! nous le tenons, il accepte. » M. de Calonne pensa crever de rire.

CARACTERES ET A^^EGDOTES. 171

U\E BONNE ŒUVRE.

« Aujourd'hui, 15 mars 1782, j'ai fait, disait M. de..., une bonne œuvre d'une espèce assez rare : j'ai consolé un homme honnête, plein de vertus, riche de cent mille livres de rente, d'un très-grand nom, de beaucoup d'esprit, d'une très-bonne santé, etc. ; et, moi, je suis pauvre, obscur et malade. »

BON SENS DANS LA MÉDIOCRITÉ.

Un homme d'une fortune médiocre se chargea de secourir un malheureux qui avait été inutilement recom- mandé à la bienfaisance d'un grand seigneur et d'un fer- mier général. Je lui appris ces deux circonstances char- gées de détails qui aggravaient la faute de ces derniers. Il me répondit tranquillement : « Comment voudriez-vous que le monde subsistât, si les pauvres n'étaient pas conti- nuellement occupés à faire le bien que les riches négligent de faire, ou à réparer le mal qu'ils font? »

BOURDALOUE A ROUEN.

Un prédicateur disait : « Quand] le père Bourdaloue prêchait à Rouen, il y causait bien du désordre : les arti- sans quittaient leurs boutiques, les médecins leurs ma- lades, etc. J'y prêchai l'année d'après, j'y remis tout dans l'ordre. »

M. DE BRETEUIL ET LA MARQUISE DE CRÉQUI.

Madame de Créqui me disait du baron de Breteuil : « Ce n'est, morbleu! pas une bête que le baron, c'est un sot. »

17-2 CARACTERES ET ANECDOTES.

M. DE BROGLIE ET LES VERS DE VOLTAIRE.

M. de Broglie. qui n'admire que le mérite militaire, disait un jour : « Ce Voltaire qu'on vante tant, et dont je fais peu de cas, il a pourtant fait un beau vers :

Le premier qui fut roi fut un soldat heureux. »

BRUT, VENT ET FUMEE.

Trois choses, disait N..., m'importunent, tant au moral qu'au physique, au sens figuré comme au sens pro- pre : le bruit, le vent et la fumée.

BUREAU d'esprit.

Madame..., tenant un bureau d'esprit, disait de L... : (( Je n'en fais pas grand cas; il ne vient pas chez moi. »

CACHOTS EN ESPAGNE.

On disait de M.... qui se créait des chimères tristes et qui voyait tout en noir : « Il fait des cachots en Espa- gne. »

CADEAUX DE LA VIERGE.

Un catholique de Breslau vola, dans une église de sa communion, des petits cœurs d'or et autres offrandes. Traduit en justice, il dit qu'il les tient de la Vierge. On le condamne. La sentence est envoyée au roi de Prusse pour la signer, suivant l'usage. Le roi ordonne une assem- blée de théologiens pour décider s'il est rigoureusement impossible que la Vierge fasse à un dévot catholique de petits présents. Les théologiens de cette communion, bien embarrassés, décident que la chose n'est pas rigoureuse-

CARACTERES ET ANECDOTES. 173

ment impossible. Alors le roi écrit au bas de la sentence du coupable : «Je fais grâce au nommé N..., mais je lui défends, sous peine de la vie, de recevoir désormais au- cune espèce de cadeau de la Vierge ni des saints. »

CAFÉ ET TRAVAIL DE VOLTAIRE.

Un homme disait à M. de Voltaire qu'il abusait du travail et du café, et qu'il se tuait. « Je suis tué, » ré- pondit-il.

LA CAFETIÈRE DU MARQUIS DE CHOI S EU L-L A-B AU ME .

Le marquis de Choiseul-la-Baume, neveu de l'évê- que de Chàlons, dévot et grand janséniste, étant très- jeune, devint triste tout à coup. Son oncle, l'évèque, lui en demanda la raison : il lui dit qu'il avait vu une cafe- tière qu'il voudrait bien avoir, mais qu'il en désespérait. «Elle est donc bien chère? Oui, mon oncle : vingt- cinq louis. » L'oncle les donna à condition qu'il verrait cette cafetière. Quelques jours après, il en demanda des nouvelles à son neveu. « Je l'ai, mon oncle, et la journée de demain ne se passera pas sans que vous l'ayez vue. » Il la lui montra, en effet, au sortir de la grand' messe. Ce n'était point un vase à verser du café, c'était une jolie cafetière, c'est-à-dire limonadière, connue depuis sous le nom de madame de Bussi. On conçoit la colère du vieil évêque janséniste.

UN CALEMBOUR. «

Un entrepreneur de spectacles ayant prié M. de Villars d'ôter l'entrée gratis aux pages, lui dit : « Monsei- gneur, observez que plusieurs pages font un volume. »

10.

174 CARACTERES ET ANECDOTES.

DE LA CALOMNIE GRATUITE.

Je proposerais volontiers, disait M. D..., je propo- serais aux calomniateurs et aux méchants, le traité que voici. Je dirais aux premiers : « Je veux bien que l'on me calomnie, pourvu que, par une action ou indififérente ou même louable, jaie fourni le fond de la calomnie; pourvu que son travail ne soit que la broderie du canevas; pourvu qu'on n'invente pas les faits en même temps que les circonstances; en un mot, pourvu que la calomnie ne fasse pas les frais à la fois et du fond et de la forme. » Je dirais aux méchants : « Je trouve simple qu'on me nuise, pourvu que celui qui me nuit y ait quelque intérêt per- sonnel ; en un mot, qu'on ne me fasse pas du mal gra- tuitement, comme il arrive. «

LE CARACTÈRE DE M...

J'ai bien examiné M..., et son caractère m'a paru piquant : très-aimable et nulle envie de plaire, si ce n'est à ses amis ou à ceux qu'il estime; en récompense une grande crainte de déplaire. Ce sentiment est juste, et ac- corde ce qu'on doit à l'amitié et ce qu'on doit à la so- ciété. On peut faire plus de bien que lui : nul ne fera moins de mal. On sera plus empressé : jamais moins im- portun. On caressera davantage : on ne choquera jamais moins.

LE CARACTÎiRE DE N. ..

Ne me vantez point le caractère de N... : c'est un homme dur, inébranlable, appuyé sur une philosophie froide, comme une statue de bronze sur du marbre.

CARAGTEUES ET ANECDOTES.

CARACTERE INCORRIGIBLE DE M...

Les amis de M... voulaient plier son caractère à leurs fantaisies, et, le trouvant toujours le môme, disaient qu'il était incorrigible. Il leur répondit : « Si je n'étais pas incorrigible, il y a bien longtemps que je serais cor- rompu. »

LES CARPES DE MADAME DE MAINTENON.

Madame de Maintenon et madame de Gaylus se promenaient autour de la pièce d'eau de Marly. L'eau était très-transparente, et on y voyait des carpes dont les mouvements étaient lents, et qui paraissaient aussi tristes qu'elles étaient maigres. Madame de Gaylus le fit remar- quer à madame de Maintenon qui répondit : « Elles sont comme moi; elles regrettent leur bourbe. »

LES CARTES DU ROI DE PRLSSE.

Le roi de Prusse a plus d'une fois fait lever des plans géographiques très-défectueux de tel ou tel pays ; la carte indiquait tel marais impraticable qui ne l'était point , et que les ennemis croyaient tel sur la foi du faux plan.

LA CASSETTE DE LOUIS XV ET LEBEL.

Louis XV ayant refusé vingt-cinq mille francs de sa cassette à Lebel , son valet de chambre, pour la dépense de ses petits appartements, et lui disant de s'adresser au trésor royal, Lebel lui répondit : «Pourquoi m'exposerais- je au refus et aux tracasseries de ces gens-là, tandis que vous avez plusieurs millions? » Le roi lui répondit :

176 CARACTERES ET AiNECDOTES.

« Je n'aime point à me dessaisir ; il faut toujours avoir de quoi vivre. » (Anecdote contée par Lebel à M. Buscher.)

CÉLÉBRITÉ LITTÉRAIRE.

« Au ton qui règne depuis dix ans dans la littéra- ture, disait M..., la célébrité littéraire me paraît une es- pèce de diffamation qui n'a pas encore tout à fait autant de mauvais effets que le carcan ; mais cela viendra. »

LE CÉLIBAT.

On attribuait à la philosophie moderne le tort d'avoir multiplié le nombre des célibataires; sur quoi, M... dit: « Tant qu'on ne me prouvera pas que ce sont les philo- sophes qui se sont cotises pour faire les fonds de made- moiselle Bertin, et pour élever sa boutique, je croirai que ce célibat pourrait bien avoir une autre cause. »

CE QUE j'aime en VOLS.

Madame de C... disait à M. B... : « J'aime en vous... Ah! madame, dit -il avec feu, si vous savez quoi, je suis perdu. »

CE qu'on oserait.

On disait à M..., qui n'était plus jeune : « Vous n'êtes plus capable d'aimer. Je ne l'ose plus, dit-il ; mais je me dis encore quelquefois en voyant une jolie femme : Combien je l'aimerais, si j'étais plus aimable! »

CE qu'on voit sur le pont neuf.

On connaît le proverbe : « On ne passe jamais sur le pont Neuf sans y voir un moine, un cheval blanc et une catin. « Deux femmes de la cour, passant sur le pont Neuf,

CARACTERES ET ANECDOTES.

virent en deux minutes un m(»ine et un cheval blanc ; une des deux, poussant l'autre du coude, lui dit : « Pour la catin, vous et moi, nous n'en sommes pas en peine. »

CHACUN NUIT A TOUS.

Je demandais à M. R..., homme plein d'esprit et de talent, pourquoi il ne s'était nullement montré dans la révolution de 1789; il me répondit : « C'est que, depuis trente ans, j'ai trouvé les hommes si méchants en parti- culier et pris un à un, que je n'ai osé espérer rien de bon d'eux, en public et pris collectivement. «

UNE CHANSON DE MASSILLQN.

Massillon était fort galant. Il devint amoureux de madame de Simiane, petite-fille de madame de Sévigné. Cette dame aimait beaucoup le style soigné, et ce fut pour lui plaire qu'il mit tant de soin à composer ses Synodes^ un de ses meilleurs ouvrages. Il logeait à l'Oratoire et devait être rentré à neuf heures; madame de Simiane soupait à sept par complaisance pour lui. Ce fut à l'un de ces sou- pers tète à tête, qu'il fit une chanson très-jolie, dont j'ai retenu la moitié d'un couplet :

Aimons-nous tendrement, Elvire : Ceci n'est qu'une chanson Pour qui voudrait en médire ; Mais, pour nous, c'est tout de bon.

LE PRINCE DE CHAROLAIS ET M. DE BRISSAC.

M. le prince de Charolais, ayant surpris M. de Brissac chez sa maîtresse, lui dit : « Sortez I » M. de Bris-

CARACTERES ET ANECDOTES.

sac lui répondit : « Monseigneur, vos ancêtres auraient dit : Sortons. »

LE CHÊNE ET LE ROSEAU.

« Au physique, disait M..., homme d'une santé dé- licate et d'un caractère très-fort, je suis le roseau qui plie et ne rompt pas; au moral, je suis, au contraire, le chêne qui rompt et qui ne plie point. » Homo interior lotus nervus, dit Yan-Helmont.

LE CHEVAL DU VOLEUR.

11 est d'usage en Angleterre que les voleurs déte- nus en prison, et sûrs d'être condamnés, vendent tout ce qu'ils possèdent, pour en faire bonne chère avant de mou- rir. C'est ordinairement leurs chevaux qu'on est le plus empressé d'acheter, parce qu'ils sont pour la plupart ex- cellents. Un d'eux, à qui un lord demandait le sien, pre- nant le lord pour quelqu'un qui voulait faire le métier, lui dit : « Je ne veux pas vous tromper ; mon cheval , quoique bon coureur, a un très-grand défaut : c'est qu'il recule quand il est auprès de la portière. »

LES CHEVEUX DE LA DUCHESSE DE FRONSAC.

La duchesse de Fronsac, jeune et jolie, n'avait point eu damants et l'on s'en étonnait ; une autre femme, vou- lant rappeler qu'elle était rousse et que cette raison avait pu contribuer k la maintenir dans sa tranquille sagesse, dit : « Elle est comme Samson, sa force est dans ses che- veux. »

LES CHEVEUX DE M. DE FRISE.

D'Arnaud, entrant chez M. le comte de Frise, le vit à sa toilette ayant les épaules couvertes de ses beaux

CARACTERES ET ANECDOTES.

cheveux. «Ah! monsieur, dit-il, voilà vraiment des che- veux de génie. Yous trouvez? dit le comte. Si vous voulez, je me les ferai couper pour vous en faire une per- ruque. ))

LES CHIENS DE SAINT-MALO ET LES SUISSES DU ROI.

Des députés de Bretagne soupèrent chez M. de Choiseul; un d'eux, d'une mine très-grave, ne dit pas un mot. Le duc de Grammont, qui avait été frappé de sa figure, dit au chevalier de Court, colonel des Suisses : « Je voudrais bien savoir de quelle couleur sont les pa- roles de cet homme. » Le chevalier lui adressa la parole. « Monsieur, de quelle ville êtes-vous? De Saint-Malo. De Saint-Malo! par quelle bizarrerie la ville est-elle gardée par des chiens? Quelle bizarrerie y a-t-il là? répondit le grave personnage; le roi est bien gardé par des Suisses. »

M. DE CHOISEUL ET LE JÉSUITE NEUVILLE.

Le maréchal de Belle-Isle, voyant que M. de Choi- seul prenait trop d'ascendant, fit faire contre lui un mé- moire pour le roi, par le jésuite Neuville. Il mourut sans avoir présenté ce mémoire, et le portefeuille fut porté à M. le duc de Choiseul, qui y trouva le mémoire fait contre lui. Il fit l'impossible pour reconnaître l'écriture, mais inutilement. Il n'y songeait plus, lorsqu'un jésuite consi- dérable lui fit demander la permission de lui lire l'éloge qu'on faisait de lui dans l'oraison funèbre du maréchal de Belle-Isle, composée par le père Neuville. La lecture se fit sur le manuscrit de l'auteur, et M. de Choiseul reconnut alors l'écriture. La seule vengeance qu'il en tira, ce fut de faire dire au père Neuville qu'il réussissait mieux dans le

CARACTERES ET ANECDOTES.

genre de Foraison funèbre que clans celui des mémoires au roi.

LE DUC DE CHOISELL ET LES MAITRES DE POSTE.

Quand le duc de Clioiseul était content d'un maître de poste par lequel il avait été bien mené, ou dont les en- fants étaient jolis, il lui disait : « Combien paye-t-on? est-ce poste ou poste et demie, de votre demeure à tel endroit? Poste, monseigneur. Eh bien, il y aura dé- sormais poste et demie. » La fortune du maître de poste était faite.

LE DUC DE CHOISELL, SES LETTRES ET M. DE GALONNE.

Le duc de Choiseul avait grande envie de ravoir les lettres qu'il avait écrites à M. de Galonné dans l'affaire de 31. de La Chalotais ; mais il était dangereux de mani- fester ce désir. Cela produisit une scène violente entre lui et M. de Calonne, qui tirait ces lettres d'un portefeuille, bien numérotées, les parcourait, et disait à chaque fois : « En voilà une bonne à brûler, » ou telle autre plaisan- terie ; M. de Choiseul dissimulant toujours l'importance qu'il y mettait, et M. de Calonne se divertissant de son embarras, et lui disant : « Si je ne fais pas une chose dan- gereuse pour moi, cela m'ôte tout le piquant de la scène. » Mais ce qu'il y eut de plus singulier, c'est que M. d'Ai- guillon, l'ayant su, écrivit à M. de Galonné : « Je sais. Monsieur, que vous avez brûlé les lettres de M. de Choi- seul, relatives à l'affaire de M. de La Chalotais; je vous prie de garder toutes les miennes. »

CARACTERES ET ANECDOTES.

CHRISTINE DE SUEDE ET NAUDE.

Christine, reine de Suède, avait appelé à sa cour le célèbre Naudé, qui avait composé un livre très-savant sur les différentes danses grecques, et Meibomius, érudit allemand, auteur du recueil et de la traduction de sept auteurs grecs qui ont écrit sur la musique. Bourdeiot, son premier médecin, espèce de favori et plaisant de profes- sion, donna à la reine l'idée d'engager ces deux savants, l'un à chanter un air de musique ancienne, et l'autre à le danser. Elle y réussit, et cette farce couvrit de ridicule les deux savants qui en avaient été les auteurs. Naudé prit la plaisanterie en patience; mais le savant en m- s'em- porta et poussa la colère jusqu'à meurtrir de coups de poing le visage de Bourdeiot, et, après cette équipée, il se sauva de la cour, et même quitta la Suède.

LE CLERGÉ DE FONTENELLE.

Fontenelle avait fait un opéra il y avait un chœur de prêtres qui scandalisa les dévots; l'archevêque de Paris voulut le faire supprimer : « Je ne me môle point de son clergé, dit Fontenelle; qu'il ne se mêle pas du mien. »

LA PETITE CLOCHETTE DL COMTE DE CHABOT.

La maréchale de Luxembourg, arrivant à l'église un peu trop tard, demanda en était la messe, et dans cet instant la sonnette du lever-Dieu sonna. Le comte de Chabot lui dit en bégayant : « Madame la maréchale,

J'entends la petite clochette, Le petit mouton n'est pas loin. »

Ce sont deux vers d'un opéra-comique.

CARACTERES ET ANECDOTES.

LE COCHET. DU ROI DE PRUSSE.

Le cocher du roi de Prusse l'ayant renversé, le roi entra dans une colère épouvantable. « Eh bien, dit le co- cher, c'est un malheur; et vous, n'avez-vous jamais perdu une bataille? »

COCHER OL: A^IBASSADEUR DU ROI DE PRUSSE.

Le roi de Prusse causant avec d'Alembert, il entra chez le roi un de ses gens du service domestique, homme de la plus belle figure qu'on pût voir; d'Alembert en parut frappé. « C'est, dit le roi, le plus bel homme de mes États: il a été quelque temps mon cocher, et j'ai une tentation bien violente de l'envoyer ambassadeur en Russie. »

LE COCHON DE NOLTAIRE.

M de Voltaire se trouvant avec madame la du- chesse de Chaulnes, celle-ci, parmi les éloges qu'elle lui donna, insista principalement sur l'harmonie de sa prose. Tout d'un coup, voila M. de Voltaire qui se jette à ses pieds. « Ah ! madame, je vis avec un cochon qui n'a pas d'organe, qui ne sait ce que c'est qu'harmonie, me- sure, etc. » Le cochon dont il parlait, c'était madame du Çhastelet, son Emilie.

COMÉDIENNES AL THEATRE ET COMÉDIENNES A LA VILLE.

Notre siècle a produit huit grandes comédiennes : quatre du théâtre et quatre de la société. Les quatre pre- mières sont : mademoisolle d'Angeville, mademoiselle Dii- ménil, mademoiselle Clairon et madame Saint-Huberli ;

CARACTERES ET ANECDOTES.

les quatre autres sont : madame de Mont..., madame de Gcnl..., madame N... et madame d'Angiv...

COMÉDIE SAIVS ÉCHO.

Luxembourg, le crieur qui appelait les gens et les carrosses au sortir de la Comédie, disait, lorsqu'elle fut transportée au Carrousel : « La Comédie sera mal ici, il n'y a point d'écho. »

COMME LE ROI EST SERVI.

M... me racontait, avec indignation, une malver- sation de vivriers. « Il en coûta, me dit-il, la vie à cinq mille hommes, qui moururent exactement de faim ; et voilà, monsieur, comme le rot est servi ! »

COMME?vT M. d'aIGLILLON DEVINT MIMSTRE.

C'est un fait certain et connu des amis de M. d'Ai- guillon, que le roi ne l'a jamais nommé ministre des af- faires étrangères; ce fut madame du Barry qui lui dit: «Il faut que tout ceci finisse, et je veux que vous alliez de- main matin remercier le roi de vous avoir nommé à la place. » Elle dit au roi : « M. d'Aiguillon ira demain vous remercier de sa nomination à la place de secrétaire d'état des affaires étrangères. » Le roi ne dit mot. M. d'Aiguil- lon n'osait pas y aller; madame du Barry le lui ordonna; il y alla. Le roi ne lui dit rien, et M. d'Aiguillon entra en fonctions sur-le-champ. »

COMMENT M. DE MAUREPAS DEVINT MINISTRE.

C'est un fait connu que la lettre du roi, envoyée à M. de Maurepas, avait été écrite pour M. de JMachaiilt. On

184 CARACTERES ET ANECDOTES.

sait quel intérêt particulier fit changer cette disposition : mais ce qu'on ne sait point, c'est que M. de Maurepas escamota, pour ainsi dire, la place qu'on croit qui lui avait été offerte. Le roi ne voulait que causer avec lui ; à la fin de la conversation, M. de Maurepas lui dit : « Je dévelop- perai mes idées demain au conseil. » On assure aussi que, dans cette même conversation, il avait dit au roi : « Votre 3Iajesté me fait donc premier ministre? Non, dit le roi, ce n'est point du tout mon intention. J'entends, dit M. de 3Iaurepas, Votre Majesté veut que je lui apprenne à s'en passer. »

LA MAUVAISE COMPAGNIE DL CHEVALIER DE MONTBAREY.

Le chevalier de Montbarey avait vécu dans je ne sais quelle ville de province, et, à son retour, ses amis le plaignaient de la mauvaise société qu'il avait eue. « C'est ce qui vous trompe, répondit-il ; la bonne compagnie de cette ville y est comme partout, et la mauvaise y est excel- lente. »

COMPLAISANT d'lN MINISTRE.

Un jeune homme avait offensé le complaisant d un ministre. Un ami, témoin de la scène, lui dit, après le départ de l'offensé : «Apprenez qu'il vaudrait mieux avoii- offensé le ministre même que Thomme qui le sert dans sa garde-robe. »

CONFESSION DE DIDEROT.

Diderot, âgé de soixante-deux ans et amoureux de toutes les femmes, disait à un de ses amis : « Je me dis souvent à moi-même : Vieux fou! vieux gueux! quand

CARACTÈRES ET ANECDOTES.

cesseras-tu donc de t'exposer à l'affront d'un refus ou d'un ridicule? »

CONFESSION d'une JEUNE FILLE.

Une fille, étant à confesse, dit : «Je m'accuse d'avoir estimé un jeune homme. Estimé! combien de fois? » demanda le père.

CONGÉ DE M. DE SENEVOI.

Madame de... vivait avec M. de Senevoi. Un jour qu'elle avait son mari à sa toilette, un soldat arrive, et lui demande sa protection auprès de M. de Senevoi, son co- lonel, auquel il demandait un congé. Madame de... se fâche contre cet impertinent, dit qu'elle ne connaît M. de Senevoi que comme tout le monde; en un mot, refuse. M. de... retient le soldat, et lui dit: « Va demander ton congé en mon nom, et, si Senevoi te le refuse, dis-lui que je lui ferai donner le sien. »

BON CONSEIL DE MADEMOISELLE QUINAULT A M. DE CHAULNES.

M. de Ghaulnes avait fait peindre sa femme enHébe; il ne savait comment se faire peindre pour faire pen- dant. Mademoiselle Quinault, à qui il contait son embar- ras, lui dit : « Faites-vous peindre en hébété. »

CONSEILS DE M. DE TURENNE A UN ENFANT.

M. de Turenne, voyant un enfant passer derrière un cheval, de façon à pouvoir être estropié par une ruade, l'appela et lui dit : « Mon bel enfant, ne passez jamais der- rière un cheval sans laisser entre lui et vous l'intervalle

IS6 CARACTERES ET ANECDOTES.

nécessaire pour que vous ne puissiez en être blessé. Je vous promets que cela ne vous fera pas faire une demi- lieue de plus dans le cours de votre vie entière; et sou- venez-vous que c'est M. de Turenne qui vous l'a dit. »

CONSIDÉRATION.

On disait à M... : (f Vous aimez beaucoup la con- sidération. » Il répondit ce mot qui me frappa : « Non, j'en ai pour moi; ce qui m'attire quelquefois celle des autres. »

CONSTANCE DE M. DE BISSI.

M. de Bissi. voulant quitter la présidente d'Aligre, trouva sur sa cheminée une lettre dans laquelle elle disait à un homme avec qui elle était en intrigue qu'elle vou- lait ménager M. de Bissi et s'arranger pour qu'il la quittât le premier. Elle avait même laissé cette lettre à dessein. Mais M. de Bissi ne fit semblant de rien, et la garda six mois, en l'importunant de ses assiduités.

LES DKIX COQIETTES.

Madame de L... est coquette avec illusion, en se trompant elle-même. Madame de B... l'est sans illusion, et il ne faut pas la chercher parmi les dupes qu'elle fait.

r.E CORDON BLEL DE M. DE B O l L A IN V 1 1. L I ER S .

M. de Boulainvilliers, homme sans esprit, très-vain, et fier d'un cordon bleu par charge, disait à un homme, en mettant ce cordon, pour lequel il avait acheté une place de cinquante mille écus ; « Ne seriez-vous pas bien aise d'avoir un pareil ornement? Non. dit l'autre; mais je voudrais avoir ce qu'il vous coûte. »

CARACTEBES ET ANECDOTES.

I,E CORPS DU MARECHAL HE LEVIS.

L'évoque d'Arras, recevant dans sa cathédrale le corps du maréchal de Lévis, dit en mettant la main sur le cercueil : « Je le possède enfin, cet homme vertueux. »

UN CORPS SAINT.

Le baron de La Houze, ayant rendu quelques ser- vices au pape Ganganelli, ce pape lui demanda s'il pou- vait faire quelque chose qui lui fût agréable. Le baron de La Houze, rusé Gascon, le pria de lui faire donner un corp^ saint. Le pape fut très-surpris de cette demande de la part d'un Français. Il lui fit donner ce qu'il demandait. Le baron, qui avait une petite terre dans les Pyrénées, d'un revenu très-mince, sans débouché pour les denrées, y fit porter son saint, le fit accréditer. Les chalands accouru- rent, les mirac'es arrivèrent, un village d'auprès se peu- pla, les denrées augmentèrent de prix, et les revenus du baron triplèrent.

CORRESPONDANCE AVEC LA VIERGE.

La maréchale de Noailles, actuellement vivante (1780), est une mystique comme madame Guyon, à l'es- prit près. Sa tète s'était montée au point d'écrire à la Vierge. Sa lettre fut mise dans le tronc de Saint-Roch, et la réponse à cette lettre fut faite par un prêtre de cette paroisse. Ce manège dura longtemps; le prêtre fut décou- vert et inquiété, mais on assoupit cette affaire.

LE CRAPAUD DE M. DE LASSA Y.

M. de Lassay, homme très-doux, mais qui avait une grande connaissance de la société, disait qu'il faudrait

CARACTERES ET ANECDOTES.

avaler un crapaud tous les matins, pour ne plus rien trou- ver de dégoûtant le reste de la journée, quand on devait la passer dans le monde.

LA CROIX DE SAINT-LOUIS DE l'OPÉRA.

Le duc de La Yallière, voyant à l'Opéra la petite Lacour sans diamants, s'approche d'elle, et lui demande comment cela se fait. « C'est, lui dit-elle, que les diamants sont la croix de Saint-Louis de notre état. » Sur ce mot, il devint amoureux fou d'elle. Il a vécu avec elle long- temps. Elle le subjuguait par les mêmes moyens qui réus- sirent à madame du Barry près de Louis XV. Elle lui ôtait son cordon bleu, le mettait à terre, et lui disait : « Mets- toi à genoux là-dessus, vieille ducaille. »

CRUCHE SANS ANSE.

M... disait d'un sot sur lequel il n'y a pas de prise: « C'est une cruche sans anse. »

CYNISME DD COMTE D'ARGENSON.

Le comte d'Argenson, homme d'esprit, mais dé- pravé, et se jouant de sa propre honte, disait : « Mes en- nemis ont beau faire, ils ne me culbuteront pas : il n'y a ici personne plus valet que moi. »

LES DAMNÉS DE LA FONTAINE.

La Fontaine, entendant plaindre le sort des dam- nés au milieu de l'enfer, dit : « Je me flatte qu'ils s'y ac- coutument, et qu'à la fin ils sont comme le poisson dans l'eau. »

CARACTERES ET ANECDOTES. 189

L ABBE DAINGEAU.

L'abbé Dangeau, de l'Académie française, grand puriste, travaillait à une grammaire et ne parlait d'autre chose. Un jour, on se lamentait devant lui sur les mal- heurs de la dernière campagne ( c'était pendant les der- nières années de Louis XIV). « Tout cela n'empêche pas, dit-il, que je n'aie dans ma cassette deux mille verbes français bien conjugués. »

LE DANSELK DE MADAlNiE DE M AL REPAS.

Madame de Maurepas avait de l'amitié pour le comte Lovvendahl (fils du maréchal), et celui-ci, à son re- tour de Saint-Domingue, bien fatigué du voyage, descen- dit chez elle. «Ah! vous voilà, cher comte! dit-elle. Vous arrivez bien à propos : il nous manque un danseur, et vous nous êtes nécessaire. » Celui-ci n'eut que le temps de faire une courte toilette et dansa. -- *^

DALBERVAL ET LEKAIN.

Avant que mademoiselle Clairon eût établi le cos- tume au Théâtre-Français, on ne connaissait pour le théâtre tragique qu'un seul habit qu'on appelait l'habit à la romaine, et avec lequel on jouait les pièces grecques, américaines, espagnoles, etc. Lekain fut le premier à se soumettre au costume, et se fit faire un habit grec pour ouer Oreste d'Andromaque. Dauberval arrive dans la loge de Lekain, au moment que le tailleur de la comédie ap- portait l'habit d'Oreste. La nouveauté de cet habit frappa Dauberval, qui demanda ce que c'était. « Cela s'appelle un habit à la grecque, dit Lekain. Ah ! qu'il est beau!

1 1 .

190 CARACTERES ET ANECDOTES.

reprond Dauberval; le premier habit à la romaine dont j'aurai besoin, je le ferai faire à la grecque. »

DÉCADENCE DU DUC DE...

Le duc de.... qui avait autrefois de Tesprit, qui re- cherchait la conversation des honnêtes gens, s'est mis, à cinquante ans, à mener la vie d'un courtisan ordinaire. Ce métier et la vie de Versailles lui conviennent dans la décadence de son esprit, comme le jeu convient aux vieilles femmes.

DÉFAUTS.

On faisait la guerre à M... sur son goût pour la so- litude ; il répondit : « C'est que je suis plus accoutumé à mes défauts qu'à ceux d'autrui. »

MADAME DU DEFFAXT ET MASSILLON.

Madame Du Deffant, étant petite fdle et au couvent, y prêchait l'irréligion à ses petites camarades. L'abbé fit venir Massillon, à qui la petite exposa ses raisons. Massil- lon se retira, en disant : « Elle est charmante. » L'abbesse, qui mettait de l'importance à tout cela, demanda à l'évè- que quel livre il fallait faire lire à cette enfant. Il réfléchit une minute, et il repondit : « Un catéchisme de cinq sous. » On ne put en tirer autre chose.

DÉISME ET CHRISTIANISME.

M... disait : «Je ne me soucierais pas d'être chré- tien , mais je ne serais pas fâché de croire en Dieu. »

DEUII.LE ET SES G K O n 01 Q U E S.

Ouol((u"un. nyant entendu la traduction des Geor-

CARACTERES ET ANECDOTES. 191

giques de l'abbé Delille, lui dit : « Cela est excellent ; je ne doute pas que vous n'ayez le premier bénéfice qui sera à la nomination de Virgile. »

DÉMISSION DE M. DE MAUREPAS.

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M. de Maurepas et M. de Saint -Florentin, tous deux ministres dans le temps de madame de Pompadour, firent un jour, par plaisanterie, la répétition du compli- ment de renvoi qu'ils prévoyaient que l'un ferait un jour à l'autre. Quinze jours après cette facétie, M. de Maurepas entre un jour chez M. de Saint-Florentin, prend un air triste et grave, et vient lui demander sa démission. M. de Saint-Florentin paraissait en être la dupe, lorsqu'il fut rassuré par un éclat de rire de M. de Maurepas. Trois se- maines après, arriva le tour de celui-ci, mais sérieuse- ment. M. de Saint-Florentin entre chez lui, et, se rappe- lant le commencement de la harangue de M. de Maurepas, le jour de sa facétie, il répéta ses propres mots. M. de Maurepas crut d'abord que c'était une plaisanterie, mais voyant que l'autre parlait tout de bon : « Allons, dit-il, je vois bien que vous ne me persiflez pas; vous êtes un honnête homme; je vais vous donner ma démission. »

UNE PETITE DEMOISELLE CLAIRVOYANTE.

Une jeune personne dont la mère était jalouse , et à qui les treize ans de sa fille déplaisaient infiniment, me disait un jour : « J'ai toujours envie de lui demander par- don d'être née. »

MADAME DENIS ET ZAÏRE.

On faisait compliment à madame Denis de la façon dont elle venait de jouer Zaïre : « Il faudrait, dit-elle, être

CARACTERES ET ANECDOTES.

belle et jeune. Ah! madame, reprit le complimenteur naïvement, vous êtes bien la preuve du contraire. »

LA DENT d'un AVARE.

Un avare souffrait beaucoup d'un mal de dent; on lui conseillait de la faire arracher : « Ah ! dit-il. je vois bien qu'il faudra que j'en fasse la dépense. »

LE DERMER DE MADAME BR ISARD.

Madame Brisard, célèbre par ses galanteries, étant à Plombières, plusieurs femmes de la cour ne voulaient point la voir. La duchesse de Gisors était du nombre; et, comme elle était dévote, les amis de madame Brisard com- prirent que si madame de Gisors la recevait, les autres n'en feraient aucune difficulté. Ils entreprirent cette né- gociation et réussirent. Comme madame Brisard était ai- mable, elle plut bientôt à la dévote, et elles en vinrent à l'intimité. Un jour, madame de Gisors lui fît entendre que, tout en concevant très-bien qu'on eut une faiblesse, elle ne comprenait pas qu'une femme vînt à multiplier à un certain point le nombre de ses amants. « Hélas! lui dit madame Brisard, c'est qu'à chaque fois j'ai cru que celui- serait le dernier. »

DERNIERS MOMENTS DL DUC D'ALMONT.

Madame de H... me racontait la mort de M. le duc d'Aumont. « Cela a tourné bien court, disait-elle; deux jours auparavant, M. Bouvard lui avait permis de manger, et, le jour même de sa mort, deux heures avant la réci- dive de sa paralysie, il était comme à trente ans, comme il avait été toute sa vie; il avait demandé son perroquet, avait dit: « Brossez ce fauteuil... Yovons mes deux bro-

CARACTERES ET ANECDOTES. 193

deries nouvelles... » enfin, toute sa tête, ses idées comme à l'ordinaire. »

DESPOTE ET MEDECIN.

«Je hais si fort le despotisme, disait M..., que je ne puis souffrir le mot ordonnance du médecin. »

LES DETTES DU FILS DE M. DE S M NT- J U LIEN.

M. de Saint-Julien, le père, ayant ordonné à son fils de lui donner la liste de ses 'dettes, celui-ci mit à la tête de son bilan soixante mille livres pour une charge de conseiller au parlement de Bordeaux. Le père indigné crut que c'était une raillerie, et lui en fit des reproches amers. Le fils soutint qu'il avait payé cette charge. « C'était, dit- il, lorsque je fis connaissance avec madame Tilaurier. Elle souhaitait d'avoir une charge de conseiller au parle- ment de Bordeaux pour son mari , et jamais, sans cela, elle n'aurait eu d'amitié pour moi ; j'ai payé la place, et vous voyez, mon père, qu'il n'y a pas de quoi être en co- lère cont e moi, et que je ne suis pas un mauvais plai- sant. »

DEUX GRANDS DÉBRIS.

On disputait chez madame de Luxembourg sur ce vers de l'abbé Delille :

Et ces deux grands débris se consolaient entre eux !

On annonce le bailli de Breteuil et madame de La Rey- nière : « Le vers est bon, » dit la maréchale.

DIDEROT CONCILIATEUR.

Diderot était lié avec un mauvais sujet qui, par je ne sais quelle mauvaise action récente, venait de perdre

194 CARACTERES ET ANECDOTES.

l'amitié d'un oncle, riche chanoine, qui voulait le privor de sa succession. Diderot va voir l'oncle, prend un air grave et philosophique, prêche en faveur du neveu, et essaye de remuer la passion et de prendre le ton pathé- tique. L'oncle prend la parole, et lui conte deux ou trois indignités de son neveu. « Il a fait pis que tout cela, re- prend Diderot. Et quoi? dit l'oncle. Il a voulu vous assassiner un jour dans la sacristie, au sortir de vot-e messe; et c'est l'arrivée de deux ou trois personnes qui l'en a empêché. Cela n'est pas vrai, s'écria l'oncle; c'est une calomnie. Soit, dit Diderot; mais, quand cela se- rait vrai, il faudrait encore pardonner à la vérité de son re- pentir, à sa position et aux malheurs qui l'attendent si vous l'abandonnez. »

DIEU ET LE SECOND DÉLUGE.

D..., misanthrope plaisant, me disait, à propos de la méchanceté des hommes : « Il n'y a que l'inutilité du premier déluge qui empêche Dieu d'en envoyer un se- cond. »

DIEU GENTILHOMME.

M. de Brissac, ivre de gentilhommerie, désigne sou- vent Dieu par cette phrase : « Le gentilhomme d'en haut. »

DIEU INGRAT ENVERS LOUIS XIV.

Louis XIV, après la bataille de Ramillies, dont il venait d'apprendre le détail, dit: «Dieu a donc oublié tout ce que j'ai fait pour lui? » (Anecdote contée à M. de Voltaire par un vieux duc de Brancas.)

DINER DU ROI DE POLOGNE.

Le roi do Pologne Stanisla?^ avançait tous les jours

CARACTERES ET AîS^ECDOTES. 195

l'iieure de son dîner. M. de La Galaisière lui dit à ce sujet : « Sire, si vous continuez, vous finirez par dîner la veille. »

DISCOURS DE RÉCEPTION.

M..., qui avait une collection des discours de ré- ception à l'Académie française, me disait : « Lorsque j'y jette les yeux, il me semble voir des carcasses de feu d'ar- tifice, après la Saint-Jean. »

DISPUTE A l'académie.

Un jour que l'on ne s'entendait pas dans une dis- pute à l'Académie, M. de Mairan dit: « Messieurs, si nous ne parlions que quatre à la fois! »

distique trop long.

Un poëte consultait G... sur un distique: «Excellent, répondit-il, sauf les longueurs. »

dix-huit ans de bastille bien mérités.

Quinze jours avant l'attentat de Damiens, un négo- ciant provençal, passant dans une petite ville à six lieues de Lyon, et étant à l'auberge, entendit dire dans une chambre qui n'était séparée de la sienne que par une cloi- son qu'un nommé Damiens devait assassiner le roi. Ce négociant venait à Paris ; il alla se présenter chez M, Ber- ryer, ne le trouva point, lui écrivit ce qu'il avait entendu, retourna voir M. Berryer, et lui dit qui il était. Il repartit pour sa province : comme il était en route, arriva l'at- tentat de Damiens. M. Berryer, qui comprit que ce né- gociant conterait son histoire, et que cette négligence le perdrait, lui, Berryer, envoie un exempt de police et des

CARACTERES ET ANECDOTES.

gardes sur la route de Lyon ; on saisit l'homme, on le bâil- lonne, on l'amène h Paris, on le met à la Bastille, il est resté pendant dix-huit ans. M. de Malesherbes, qui en délivra plusieurs prisonniers en 1775, conta cette histoire dans le premier moment de son indignation.

DONNER ET RECEVOIR.

On agitait dans une société la question : « Lequel était plus agréable de donner ou de recevoir? » Les uns prétendaient que c'était de donner ; d'autres, que, quand l'amitié était parfaite, le plaisir de recevoir était peut-être au^si délicat et plus vif. Un homme d'esprit, à qui on de- manda son avis, dit : « Je ne demanderai pas lequel de- deux plaisirs est le plus vif, mais je préférerais celui de donner; il m'a semblé qu'au moins il était le plus du- rable, et j'ai toujours vu que c'était celui des deux dont on se souvenait plus longtemps. »

DOULEUR PERDUE AU JEU.

Une femme venait de perdre son mari. Son confesseur ad honores vint la voir le lendemain et la trouva jouant avec un jeune homme très-bien mis. « INronsieur, lui dit- elle le voyant confondu, si vous étiez venu une demi- heure plus tôt, vous m'auriez trouvée les yeux baignés de larmes; mais j'ai joué ma douleur contre monsieur, et je l'ai perdue. »

MADAME DU BARRV ET MADAME DE BEAUVAU.

Madame du Barry, étant à Luciennes, eut la fantaisie de voir le Val, maison de M. de Beauvau. Elle fit de- mander à celui-ci si cela ne déplairait pas à madame de Beauvau. Madame de Beauvau crut plaisant de s'y

CARACTERES ET ANECDOTES. 197

trouver et d'en faire les honneurs. On parla de ce qui s était passé sous Louis XV. Madame du Darry se plaignit de différentes choses qui semblaient faire voir qu'on haïs- sait sa personne. « Point du tout, dit madame de Beau- vau, nous n'en voulions qu'à votre place. » Après cet aveu naïf, on demanda à madame du Barry si Louis XV ne di- sait pas beaucoup de mal d'elle (madame de Beauvau) et de madame de Grammont. « Oh ! beaucoup. Eh bien, quel mal, de moi, par exemple? De vous, madame, que vous étiez hautaine, intrigante; que vous meniez votre mari par le nez. )> M. de Beauvau était présent : on se hâta de changer de conversation.

DUBREUIL ET PEHMÉJA.

M. Dubreuil, pendant la maladie dont il mourut, di- sait à son ami M. Pehméja : « Mon ami, pourquoi tant de monde dans ma chambre? Il ne devrait y avoir que toi ; ma maladie est contagieuse. »

M. DUBUC.

M. Dubuc disait que les femmes sont si décriées, qu'il n'y a même plus d'hommes à bonnes fortunes.

LES CINQ MILLE DUCATS DE LA GABRIELLI.

La Gabrielli, célèbre chanteuse, ayant demandé cinq mille ducats à l'impératrice, pour chanter deux mois à Pétersbourg, l'impératrice répondit: «Je ne paye sur ce pied-là aucun de mes feld-maréchaux. En ce cas, dit la Gabrielli, Votre Majesté n'a qu'à faire chanter ses feld- maréchaux. » L'impératrice paya les cinq mille ducats.

CARACTERES ET ANECDOTES.

DICLOS ET I/ABBE D OLIVET.

Duclos, qui disait sans cesse des injures à l'abbé d'Olrvet, disait de lui : « C'est un si grand coquin, que, malgré les duretés dont je l'accable, il ne me hait pas plus qu'un autre. »

DUCLOS ET LE PRÉDICATEUR DE VERSAILLES.

Duclos disait à un homme ennuyé d'un sermon prêché à Versailles : « Pourquoi avez-vous entendu ce ser- mon jusqu'au bout? J'ai craint de déranger l'auditoire et de le scandaliser. Ma foi, reprit Duclos, plutôt que d'entendre ce sermon, je me serais converti au premier point. »

MADEMOISELLE DU THÉ, SA DOULEUR ET SA HARPE.

Mademoiselle Duthé, ayant perdu un de ses amants, et cette aventure ayant fait du bruit, un homme qui alla la voir la trouva jouant de la harpe, et lui dit avec sur- prise : «Eh! mon Dieu! je m'attendais à vous trouver dans la désolation. Ah ! dit-elle d'un ton pathétique, c'est hier qu'il fallait me voir! »

ÉCHECS A VINGT-QUATRE SOUS.

« Je joue aux échecs à vingt-quatre sous, dans un salon le passe-dix est à cent louis, » disait un général employé dans une guerre difficile et ingrate, tandis que d'autres faisaient des campagnes faciles et brillantes.

ÉCHELLE DES CONDITIONS DE AI. DE R.

M. de B. e>t un de ces sots qui regardent de bonne

CARACTERES ET ANECDOTES.

foi l'échelle des conditions comme celle du mérite ; qui le plus naïvement du monde ne conçoit pas qu'un honnête homme non décoré ou au-dessous de lui soit plus estimé que lui. Le rencontre-t-il dans une de ces maisons l'on sait encore honorer le mérite, M. de B. ouvre de grands yeux, montre un étonnement stupide; il croit que cet homme vient de gagner un quaterne à la loterie : il l'ap- pelle mon cher un tel, quand la société la plus distinguée vient de le traiter avec la plus grande considération. J'ai vu plusieurs de ces scènes dignes du pinceau de La Bruyère.

l'écume de l'envie.

M..., qui venait de publier un ouvrage qui avait beaucoup réussi, était sollicité d'en publier un second, dont ses amis faisaient grand cas. « Non, dit-il, il faut laisser à l'envie le temps d'essuyer son écume. »

L 'Eco MOIRE nu COMTE DE... ET DU MAUQUIS DE...

Le comte de... et le marquis de... me demandant quelle différence je faisais entre eux en fait de principes, je répondis : « La différence qu'il y a entre vous est que l'un lécherait l'écumoire, et que l'autre l'avalerait. »

LES ECUS DE SIX LIVRES DE l'aBRÉ TERRA Y.

On disait à Louis XV qu'un de ses gardes, qu'on lui nommait, allait mourir sur-le-champ, pour avoir fait la mauvaise plaisanterie d'avaler un écu de six livres. « Ah ! bon Dieu ! dit le roi, qu'on aille chercher Andouillet, Lamartinière, Lassone. Sire, dit le duc de Noailles, ce ne sont point les gens qu'il faut. Et qui donc? Sire, c'est l'abbé Terrav. L'abbé Terrav! comment?

200 CARACTERES ET ANECDOTES.

Il arrivera, il mettra sur ce gros écu un premier dixième, un second dixième, un premier vingtième, un second ving- tième ; le gros écu sera réduit à trente-six sous, comme les nôtres; il s'en ira par les voies ordinaires et voilà le malade guéri. » Cette plaisanterie fut la seule qui ait fait de la peine à l'abbé Terray ; c'est la seule dont il eût con- servé le souvenir : il le dit lui-même au marquis de Ses- maisons.

BONNE ÉDITION DE LA BIBLE.

On parlait à l'abbé Terrasson d'une certaine édition de la Bible, on la vantait beaucoup. « Oui, dit-il, le scan- dale du texte y est conservé dans toute sa pureté. »

MADAME D'EGMONT ET DU GlESCLIN.

On annonça, dans une maison soupait madame d'Egmont, un homme qui s'appelait Duguesclin. A ce nom, son imagination s'allume: elle fait mettre cet homme à table à côté d'elle, lui fait mille politesses, et enfm lui offre du plat qu'elle a devant elle (c'étaient des truffes' : « ^la- dame, répond le sot, il n'en faut pas à côté de vous. A ce ton, dit-elle en contant cette histoire, j'eus grand re- gret à mes honnêtetés. Je fis comme ce dauphin qui, dans le naufrage d'un vaisseau, crut sauver un homme, et le rejeta à la mer en voyant que c'était un singe. »

LA COMTESSE d'eGMONT ET M, DE FBONSAC.

La comtesse d'Egmont, ayant trouvé un homme du premier mérite à mettre à la tête de l'éducation de M. de Chinon, son neveu, n'osa pas le présenter en son nom. Elle était pour M. de Fronsac, son frère, un personnage trop grave. Elle pria le poète Bernard de passer chez elle.

CARACTERES ET ANECDOTES.

Il Y alla; elle le mit au fait. Bernard lui dit : « Madame, l'auteur de l'Art d'aimer n'est pas un personnage bien im- posant; mais je le suis encore un peu trop pour cette oc- casion : je pourrais vous dire que mademoiselle Arnould serait un passe-port beaucoup meilleur auprès de monsieur votre frère... Eh bien, dit madame d'Egmont en riant, arrangez le souper chez mademoiselle Arnould. » Le souper s'arrangea. Bernard y proposa l'abbé Lapdant pour pré- cepteur : il fut agréé. C'est celui qui a depuis achevé l'édu- cation du duc d'Enghien.

ÉGOISME ET POLITESSE.

Une mère, après un trait d'entêtement de son fils, disai^. que les enfents étaient très-égoïstes. « Oui, dit M..., en attendant qu'ils soient polis. »

ÉLOGE DE LA GOUTTE.

Quelqu'un disait que la goutte est la seule maladie qui donne de la considération dans le monde. « Je le crois bien, répondit M..., c'est la croix de Saint-Louis de la ga- lanterie. ))

ÉLOGE DE LA POLTRONNERIE PAR LORD ROCHESTER.

Le lord Rochester avait fait dans une pièce de vers réloge de la poltronnerie. Il était dans un café; arrive un homme qui avait reçu des coups de bâton sans se plaindre ; inilord Rochester, après beaucoup de compliments, lui dit: « Monsieur, si vous étiez homme à recevoir des coups de bâton si patiemment, que ne le disiez-vous? je vous les aurais donnés, moi, pour me remettre en crédit, x

CARACTERES ET ANECDOTES.

LEMPLOI DU TEMPS ET LE ROI DE PRISSE.

. Le roi de Prusse, qui ne laisse pas d'avoir employé son temps, dit qu'il n'y a peut-être pas d'homme qui ait fait la moitié de ce qu'il aurait pu faire.

MES ENNEMIS.

« Mes ennemis ne peuvent rien contre moi, disait M...; car ils ne peuvent m'ôter la faculté de bien penser, ni celle de bien faire. »

l'enmi d'un mari.

«Vous baillez, disait une femme à son mari. Ma chère amie, lui dit celui-ci, le mari et la femme ne sont qu'un, et, quand je suis seul, je m'ennuie. »

MADEMOISELLE d'eNTRAGUES ET B A S S 0 M P I E R RE.

Mademoiselle d'Entragues, piquée de la façon dont Bassompierre refusait de l'épouser, lui dit : « Vous êtes le plus sot homme de la cour. Vous voyez bien le con- traire, » répondit-il.

EWIE d'être DIFFAMÉ.

« La manière dont je vois distribuer l'éloge et le blâme, disait M. de B..., donnerait au plus honnête homme l'envie d'être diffamé. »

ÉPItiRAMME SIR LE VIF.

M. de R... venait de lire dans une société trois ou ijuatre épigrammes sur autant de personnes dont aucune

CARACTERES ET ANECDOTES.

n'était vivante. On se tourna vers M. de..., comme pour lui demander s'il n'en avait pas quelques-unes dont il put régaler l'assemblée. « Moi ! dit-il naïvement : tout mon monde vit, je ne puis vous rien dire. »

ERREURS DE SAINTE GENEVIÈVE.

On faisait une procession avec la châsse de sainte Geneviève, pour obtenir de la sécheresse. A peine la pro- cession fut-elle en route, qu'il commença à pleuvoir. Sur quoi l'évêque de Castres dit plaisamment : « La sainte se trompe; elle croit qu'on lui demande de la pluie. »

ESPAGNOL ET PORTUGAIS.

Mylord Tyrauley disait qu'après avoir ôté à un Es- pagnol ce qu'il avait de bon, ce qu'il en restait était un Portugais. Il disait cela étant ambassadeur en Portugal.

ESPION PATRIOTE.

Je me promenais un jour avec un de mes amis, qui fut salué par un homme d'assez mauvaise mine. Je lui demandai ce que c'était que cet homme : il me répondit que c'était un homme qui faisait pour sa patrie ce que Brutus n'aurait pas fait pour la sienne. Je le priai de mettre cette grande idée à mon niveau. J'appris que son homme était un espion de police.

ESPRIT DE M. DE LAUZUN.

Il a [)lu un moment à madame la duchesse de Gram- mont de dire que M. de Liancourt avait autant d'esprit que M. de Lauzun. M. de Créqui rencontre celui-ci, et lui dit : « ïu dînes aujourd'hui chez moi. Mon ami, cela m'est

CARACTERES ET ANECDOTES.

impossible. Il le faut ; et, d'ailleurs, tu y es intéressé. Comment? Liancourt y dîne : on lui donne ton es- prit; il ne s'en^ert point; il te le rendra. »

l'espiut en l'air.

Quelqu'un ayant lu une lettre très-sotte de M. Blan- chard sur le ballon, dans le Journal de Paris : « Avec cet esprit-là, dit-il, ce M. Blanchard doit bien s'ennuyer en Fair. »

M ESPRIT, M PLCELLE A BERNE.

On condamna en même temps le livre de l'Esprit et le poëme de la Pucelle. Ils furent tous deux défendus en Suisse. Un magistrat de Berne, après une grande recherche de ces deux ouvrages, écrivit au sénat : « Nous n'avons trouvé dans tout le canton, ni Esprit ni Pucelle. »

LE COMTE d'eSTAING ET LA REINE.

Ouand M. le comte d'Estaing, après sa campagne de la Grenade, vint faire sa cour à la reine pour la pre- mière fois, il arriva porté sur ses béquilles, et accompagné de plusieurs officiers blessés comme lui ; la reine ne sut lui dire autre chose, sinon: « M. le comte avez-vous été content du petit Laborde? »

ESTIME DIFFICILE.

(( J'estime le plus que je })uis, disait M..., et ce- pendant j'estime peu; je ne sais comment cela se fait. »

ÉTAT PERDU.

« C'est bien mal fait, disait M..., d'avoir laisse

CARACTERES ET ANECDOTES.

tomber le cocuage, c'est-à-dire de s'être arrangé pour que ce ne soit plus rien. Autrefois, c'était un état dans le monde, comme de nos jours celui de jouer. A présent, ce n'est plus rien du tout. »

l'étoile de m. de choisell.

Le duc de Ghoiseul, à qui l'on parlait de son étoile, que l'on regardait comme sans exemple, répondit : « Elle l'est pour le mal autant que pour le bien. Gomment? Le voici : j'ai toujours très-bien traité les filles : il y en a une que je néglige; elle devient reine de France, ou à peu près. J'ai traité à merveille tous les inspecteurs ; je leur ai prodigué l'or et les honneurs : il y en a un extrê- mement méprisé que je traite légèrement ; il devient mi- nistre de la guerre; c'est M. de Monteynard. Les ambas- sadeurs, on sait ce que j'ai fait pour eux sans exception, hormis un seul : mais il y en a un qui a le travail lent et lourd, que tous les autres méprisent, qu'ils ne veulent plus voir à cause d'un ridicule mariage : c'est M. de Yer- gennes; et il devient ministre des affaires étrangères. Con- venez que j'ai des raisons de dire que mon étoile est aussi extraordinaire en mal qu'en bien. »

ÉTONNEMENT DE M. DE CASTRIES.

M. de Castries, dans le temps de la querelle de Di- derot et de Rousseau, dit avec impatience à M. de R..., qui me l'a répété : « Gela est incroyable ; on ne parle que de ces gens-là, gens sans état, qui n'ont point de maison, logés dans un grenier : on ne s'accoutume point à cela. »

ÉTRANGER BIEN AVISÉ.

Un pape causant avec un étranger de toutes les

12

206 CARACTERES ET ANECDOTES.

merveilles de l'Italie, celui-ci dit gauchement : « J'ai tout vu, hors un conclave, que je voudrais bien voir. »

l'évêque de dol et so\ crucifix.

On sait le discours fanatique que l'évêque de Dol a tenu au roi, au sujet du rappel des protestants. Il parla au nom du clergé. L'évêque de Saint-Pol lui ayant de- mandé pourquoi il avait parlé au nom de ses confrères sans les consulter : « J'ai consulté, dit-il, mon crucifix. En ce cas, répliqua l'évêque de Saint-Pol, il fallait répéter exactement ce que votre crucifix vous avait répondu. »

LES F... ET LES B... DE DLCLOS A l'ACADÉMIE.

Duclos avait fliabitude de prononcer sans cesse, en pleine Académie, des f..., des b...; l'abbé du Resnel, qui, à cause de sa longue figure, était appelé un grand serpent sans venin, lui dit : « Monsieur, sachez qu'on ne doit prononcer dans l'Académie que des mots qui se trou- vent dans le Dictionnaire. »

LE FASTE DES GOLVERNEIRS DE PROVINCE.

On demandait à un ministre pourquoi les gou\er- neurs de province avaient plus de faste que le roi : « C'est, dit-il, que les comédiens de campagne chargent plus que ceux de Paris. »

FAITES DE RÉGIME.

M... me disait, à i)ropos des fautes de régime qu'il commet sans cesse, des {)laisirs qu'il se permet et qui lem- l)êchent seuls de recouvrer la santé : « Sans moi, je me porterais à merveille. »

CARACTERES ET ANECDOTES. 207

FEMME DE COUR ET HOMME DE ROBE.

Madame de Créqui, parlant à la duchesse de Chaul- nes de son mariage avec M. de Giac, après les suites dés- agréables qu'il a eues, lui dit qu'elle aurait les prévoir, et insista sur la distance des âges. « Madame, lui dit ma- dame de Giac, apprenez qu'une femme de la cour n'est jamais vieille, et qu'un homme de robe est toujours vieux. »

LA FEMME DE M. DE VERGENNES.

Le feu roi était, comme on sait, en correspondance secrète avec le comte de Broglie. Il s'agissait de nommer un ambassadeur en Suède ; le comte de Broglie proposa M. de Yergennes, alors retiré dans ses terres, à son retour de Gonstantinople ; le roi ne voulait pas; le comte insis- tait. Il était dans l'usage d'écrire au roi à mi-marge, et le roi mettait la réponse à côté. Sur la dernière lettre le roi écrivit : « Je n'approuve point le choix de M. de Yergen- nes; c'est vous qui m'y forcez : soit, qu'il parte; mais je défends qu'il amène sa vilaine femme avec lui. » (Anec- dote contée par Favier, qui avait vu la réponse du roi dans les mains du comte de Broglie.)

LA FEMME Qu'iL ME FAUDRAIT.

Je demandais à M. de... s'il se marierait, a Je ne le crois pas, » me disait-il. Et il ajouta en riant : « La femme qu'il me faudrait, je ne la cherche point, je ne l'évite môme pas. »

LES FEMMES.

M... disait : « Les femmes n'ont de bon que cp qu'elles ont de meilleur. »

208 CARACTERES ET ANECDOTES.

LES FEMMES DE QUARANTE AXS.

M..., connu par son usage du monde, me disait, que ce qui l'avait le plus formé, c'était d'avoir su cou- cher, dans l'occasion, avec des femmes de quarante ans, et écouter des vieillards de quatre-vingts.

LA FENÊTRE DE MADAME DE RRIONNE.

Madame de Brionne rompit avec le cardinal de Ro- han, à l'occasion du duc de Ghoiseul, que le cardinal voulait faire renvoyer. Il y eut entre eux une scène vio- lente, que madame de Brionne termina en menaçant de le faire jeter par la fenêtre : « Je puis bien descendre, dit-il, par je suis monté si souvent. »

FESTINS MEURTRIERS.

N... disait qu'il s'étonnait toujours de ces festins meurtriers qu'on se donne dans le monde. Cela se conce- vrait entre parents qui héritent les uns des autres ; mais, entre amis qui n'héritent pas, quel peut en être l'objet?

FIERTÉ DE SATAN.

«J'ai vu, disait M..., peu de fiertés dont j'aie été content. Ce que je connais de mieux en ce genre, c'est celle de Satan dans le Paradis perdu. »

FILLES ET REINES.

M. de..., qui avait vécu avec des princesses d'Alle- magne, me disait: «Croyez-vous que M. de L... ait ma- dame de S...? >■) Je lui répondis : « Il n'en a pas même la prétention: il se donne pour ce qu'il est, pour un libertin.

CARACTERES ET ANECDOTES. 209

un homme qui aime les filles par-dessus tout. Jeune liomme, me répondit-il, n'en soyez pas la dupe; c'est avec cela qu'on a des reines. »

LE FLEUVE d'oubli.

M. de..., que des chagrins amers empêchaient de reprendre sa santé, me disait : « Qu'on me montre le fleuve d'Oubli, et je trouverai la fontaine de .louvence. »

FOI DE GENTILHOMME.

M. de... promettait je ne sais quoi à M. de L..., et jurait foi de gentilhomme. Celui-ci lui dit : « Si cela vous est égal, ne pourriez-vous pas dire foi d'honnête homme? »

FONTENELLE ET LA COLLECTE DE l'ACADÉMIE.

On faisait une quête à l'Académie française; il manquait un écu de six francs ou un louis d'or. Un des membres, connu par son avarice, fut soupçonné de n'avoir pas contribué; il soutint qu'il avait mis; celui qui faisait la collecte dit : « Je ne l'ai pas vu, mais je le crois. » M. de Fontenelle termina la discussion en disant: «Je l'ai vu, moi, mais je ne le crois pas. »

FONTENELLE ET l'ÉVENTAIL.

Fontenelle, âgé de quatre-vingts ans, s'empressa de relever l'éventail d'une femme jeune et belle, mais mal élevée, qui reçut sa politesse dédaigneusement. «Ah! madame, lui dit-il, vous prodiguez bien vos rigueurs. »

12.

2in CARACTERES ET ANECDOTES.

EONTENEI.Î.E ET LE GATEAU DES ROIS.

Autrefois, on tirait le gâteau des rois avant le repas. ]M. de Fontenelle fut roi, et, comme il négligeait de servir d'un excellent plat qu'il avait devant lui, on lui dit : « Le roi oublie ses sujets. » A quoi il répondit : « Voilà comme nous sommes, nous autres! »

FONTENELLE MOURANT.

On demandait à M. de Fontenelle mourant : « Com- ment cola va-t-il ? Cela ne va pas, dit-il; cela s'en va. »

FONTENELLE ET LA MORT.

Une femme, âgée de quatre-vingt-dix ans, disait à M. de Fontenelle, âgé de quatre-vingt-quinze : « La mort nous a oubliés. Chut! » lui répondit y\. de Fontenelle en mettant le doigt sur sa bouche.

LA FORTUNE DU PARADIS.

M. de... demandait à Tévéque de... une maison de campagne il n'allait jamais. Celui-ci lui répondit: « Ne savez-vous pas qu'il faut toujours avoir un endroit l'on n'aille point, et l'on croie que l'on serait heureux si on y allait? >•> M. de..., après un instant de silence, répondit : « Cela est vrai, et c'est ce qui a fait la fortune du paradis. »

LA FORTUNE ET LA GLOIRE.

(f Ce n'est pas, me disait M. de M..., un homme très- vulgaire, que celui qui dit à la Fortune : « Je ne veux de « toi qu'à telle condition ; tu subiras le joug que je veux '( t'imposer; » et qui dit à la Gloire: « Tu n'es qu'une fille

CARACTERES ET ANECDOTES.

« à qui je veux bien faire quelques caresses, mais que je « repousserai si tu en risques avec moi de trop familières « et qui ne me conviennent pas. » C'était lui-même qu'il peignait; et tel est, en effet, son caractère.

FOU ET NON SOT.

M... disait, à propos de madame de... : « J'ai cru qu'elle me demandait un fou, et j'étais près de le lui donner; mais elle me demandait un sot, et je le lui ai refusé net. »

FRANCHISE DE LA DUCHESSE DE LA VALLIKHE.

M. de Barbançon, qui avait été très-beau, possédait un très-joli jardin que madame la duchesse de La Vallière alla voir. Le propriétaire, alors très-vieux et très-goutteux, lui dit qu'il avait été amoureux d'elle à la folie. Madame de La Yallière lui répondit: «Hélas! mon Dieu, que ne parliez-vous ? vous m'auriez eue comme les autres. »

FRIPONS ET HONNÊTES GENS.

Ce qui rend le monde désagréable, me disait M. de L..., ce sont les fripons, et puis les honnêtes gens; de sorte que, pour que tout fût passable, il faudrait anéantir les uns et corriger les autres. Il faudrait détruire l'enfer et recomposer le paradis. »

LE v-î ARÇON DE LORD HAMILTON.

Milord Hamilton, personnage très-singulier, étant ivre dans une hôtellerie d'Angleterre, avait tué un garçon d'au- berge et était rentré sans savoir ce qu'il avait fait. L'au- bergiste arrive tout effravé et lui dit : « Milord, savez-vous

CARACTERES ET ANECDOTES.

que vous avez tué ce garçon? « Le lord lui répondit en balbutiant : v Mettez-le sur la carte. »

IN GAZETIEP, CIRCONSPECT.

Un gazetier mit dans sa gazette : « Les uns disent le cardinal Mazarin mort, les autres vivant; moi. je ne crois ni l'un ni l'autre. »

GÉNÉROSITÉ DE M. DE GALONNE.

Le vicomte de Saint-Priest. intendant de Languedoc pendant quelque temps, voulut se retirer, et demanda à M. de Galonné une pension de dix mille livres. « Que vou- lez-vous faire de dix-mille livres? » dit celui-ci ; et il fit porter la pension à vingt mille. Elle est du petit nombre de celles qui ont été respectées, à l'époque du retranche- ment des pensions par l'archevêque de Toulouse, qui avait fait plusieurs parties de filles avec le vicomte de Saint- Priest.

LES GENS DU COMTE d'ARTOIS.

Le comte d" Artois, le jour de ses noces, prêt à se mettre à table, et environné de tous ses grands officiers et de ceux de madame la comtesse d'Artois, dit à sa femme, de façon que plusieurs personnes l'entendirent : « Tout ce monde que vous voyez, ce sont nos gens. » Ce mot a couru, mais c'est le millième; et cent mille autres pareils n'empêcheront jamais la noblesse française de briguer en foule des emplois l'on fait exactement la fonction de valet.

GÉOGRAPHIE DE LA COLR.

On faisait .entendre à un homme d'esprit qu'il ne con- naissait pas bien la cour. 11 répondit : « On peut être très-

CARACTERES ET ANECDOTES. 213

bon géographe sans être sorti de chez soi. D'Anville n'avait jamais quitté sa chambre. »

GOUT DE M...

« Dans ma jeunesse môme, me disait M..., j'aimais à intéresser, j'aimais assez peu à séduire, et j'ai toujours détesté de corrompre. »

LA GOLTTE ET LES BATARDS DES PRINCES.

M... disait que la goutte ressemblait aux bâtards des princes, qu'on baptise le plus tard qu'on peut.

LE GOUVERNEUR DU DUC DE CHARTRES.

Le roi nomma M. de Navailles gouverneur de M. le duc de Chartres, depuis régent; M. de Navailles mourut au bout de huit jours : le roi nomma M. d'Estrades pour lui succéder; il mourut au bout du même terme: sur quoi Benserade dit : « On ne peut pas élever un gouverneur pour M. le duc de Chartres. »

LA GRACE.

M... me disait que madame de G..., qui c^ne d'être dévote, n'y parviendrait jamais, parce que, outre la sot- tise de croire, il fallait, pour faire son salut, un fonds de bêtise quotidienne qui lui manquerait trop souvent. « Et c'est ce fonds, ajoutait-il, qu'on appelle la grâce. »

GREC OU ROMAIN.

M. de..., qui voyait la source de la dégradation de l'espèce humaine dans l'établissement de la secte naza- réenne et dans la féodalité, disait que, pour valoir quel-

CARACTERES ET ANECDOTES

que chose, il fallait se défranciser et se débaptiser, et re- devenir Grec ou Romain par l'àme.

IF. COMTE DE GHAMMONT ET LE LIVRE d'hAMILTOX.

Ce fut le comte de Grammont lui-même qui vendit quinze cents livres le manuscrit des mémoires il est si clairement traité de fripon. Fontenelle, censeur de l'ou- vrage, refusait de l'approuver, par égard pour le comte. Celui-ci s'en plaignit au chancelier, à qui Fontenelle dit les raisons de son refus. Le comte, ne voulant pas perdre les quinze cents livres, força Fontenelle d'approuver le livre d'Hamilton.

OBÉSITÉ DE L'ÉVÈQUE d'AUTIN.

On disait de l' avant-dernier évèque d'Autun, mons- trueusement gros, qu'il avait été créé et mis au monde pour fcùre voir jusqu'où peut aller la peau humaine.

HABILETÉ DE MADAME DE G...

« Madame de G..., disait M..., a trop d'esprit et d'ha- bileté pour être jamais méprisée autant que beaucoup de femmes moins méprisables. »

l'habit de la calprenède.

On demandait à La Calprenède quelle était l'étoffe de ce bel habit qu'il portait. « C'est du Sulvandre, » dit-il. (Un de ses romans qui avait réussi.)

l'haeitlde de sortir.

Un homme allait, depuis trente ans, passer toutes les >oirées chez mndame de... Il perdit sa femme: on crut

CARACTERES ET ANECDOTES. 215

qu'il épouserait l'autre, et on l'y encourageait. Il refusa : « Je ne saurais plus, dit-il, aller passer mes soirées. »

M. DE HARLAY ET SES COM S E I L LE R S.

Un jour que quelques conseillers parlaient un peu trop haut à l'audience, M. de Harlay, premier président, dit : « Si ces messieurs qui causent ne faisaient pas plus de bruit que ces messieurs qui dorment, cela accommo- derait fort ces messieurs qui écoutent. «

MADAME IIELVÉTILS ET FONTEINELLE.

M. de Fontenelle, âgé de quatre-vingt-dix-sept ans, venant de dire à madame Helvétius, jeune, belle et nou- vellement mariée, mille choses aimables et galantes, passa devant elle pour se mettre à table, ne l'ayant pas aperçue. « Voyez, lui dit madame Helvétius, le cas que je dois faire de vos galanteries : vous passez devant moi sans me re- garder. — Madame, dit le vieillard, si je vous eusse re- gardée, je n'aurais pas passé. »

LE PRINCE HENRI ET l'ABBÉ RAYNAL.

L'abbé Raynal, dînant à Neuchâtel avec le prince Henri, s'empara de la conversation et ne laissa point au prince le moment de placer un mot. Celui-ci, pour obtenir audience, ht semblant de croire que quelque chose tom- bait du plancher, et profita du silence pour parler à son tour.

IIENKI I\ ET LOLIS \IV.

« Henri IV fut un grand roi : Louis XIV fut le l'oi d'un beau règne. » Ce mot de Yoisenon passe la i)ortée ordinaire.

216 CARACTERES ET ANECDOTES.

HEUREUX EFFET D'uNE LETTRE DE SAIAT JEROME.

M..., ayant lu la lettre de saint Jérôme il peint avec la plus grande énergie la violence de ses passions, disait : « La force de ses tentations me fait plus d'envie que sa pénitence ne me fait peur. »

HIBOU DE MINERVE.

On disait de J.-J. Rousseau : Cest un hibou. « Oui, dit quelqu'un, mais c'est celui de Minerve ; et, quand je sors du Devin du village, j'ajouterais : déniché par les Grâces. »

LES HISTOIRES DE DUCLOS ET MADAME DE ROCHEFORT.

Duclos disait un jour à madame de Rochefort et à madame de Mirepoix que les courtisanes devenaient bé- gueules, et ne voulaient plus entendre le moindre conte un peu trop vif. Elles étaient, disait-il, plus timorées que les femmes honnêtes; et là-dessus il enfile une histoire fort gaie, puis une autre encore plus forte; enfin, à une troisième qui commençait encore plus vivement , madame de Rochefort l'arrête et lui dit : « Prenez donc garde, Duclos : vous nous croyez aussi par trop honnêtes femmes. »

LES BONNES HISTOIRES DE AIADAME DELUCHET.

C'était l'usage, chez madame Deluchet, que l'on achetât une bonne histoire à celui qui la faisait... « Combien en voulez- vous? Tant. » Il arriva que madame Deluchet demandant à sa femme de chambre l'emploi de cent écus, celle-ci parvint à rendre ce compte, à l'exception de trente-

CARACTERES ET ANECDOTES. 217

six livres, lorsque tout à coup elle s'écria: «Ah! ma- dame, et cette histoire pour laquelle vous m'avez sonnée, que vous avez achetée à M. Coqueley, et que j'ai payée trente-six livres ! »

UN HOMME DE LETTRES ET UN DUC.

Un homme de lettres, à qui un grand seigneur faisait sentir la supériorité de son rang, lui dit : « Monsieur le duc, je n'ignore pas ce que je dois savoir; mais je sais aussi qu'il est plus aisé d'être au-dessus de moi qu'à côté. »

UN HOMME EMPRESSÉ.

Madame du D... disait de M... qu'il était aux petits soins pour déplaire.

UN HOMME MALHEUREUX.

On dit d'un homme tout à fait malheureux : « Il tombe sur le dos et se casse le nez. »

UN HOMME QUI SE CONNAIT.

« Ce jour-là, je fus très-aimable, point brutal, » me disait M. S..., qui était, en effet, l'un et l'autre.

UN HOMME TROP MODESTE.

L'abbé Delaville voulait engager à entrer dans la car- rière politique M. de..., homme modeste et honnête, qui doutait de sa capacité et qui se refusait à ses invitations. « Eh! monsieur, lui dit l'abbé, ouvrez YAlmanach royal! »

UN HOMME VIOLENT.

M. de..., homme violent, à qui on reprochait quel-

13

CARACTERES ET ANECDOTES.

ques torts, entra en fureur et dit qu'il irait vivre dans une chaumière. Un de ses amis lui répondit tranquillement : « Je vois que vous aimez mieux garder vos défauts que vos amis. »

HONNÊTETÉ DE M. DE NOAILLES.

Le maréchal de Noailles disait beaucoup de mal d'une tragédie nouvelle. On lui dit : « Mais M. d'Aumont, dans la loge duquel vous l'avez entendue, prétend quelle vous a fait pleurer. Moi ! dit le maréchal, point du tout ; mais, comme il pleurait lui-même dès la première scène, j'ai cru qu'il était honnête de prendre part à sa douleur. »

HONNÊTETÉ ET SINCÉRITÉ DE MADAME DE L...

A propos d'une fille qui a\ait fait un mariage avec un homme jusqu'alors réputé assez honnête, madame de L... disait : « Si j'étais une catin, je serais encore une fort honnête femme ; car je ne voudrais point prendre pour amant un homme qui serait ca})able de m'épouser.

l'honnelr d'in rohan.

On demandait à une duchesse de Rohan à quelle épo- que elle comptait accoucher: « Je me flatte, dit-elle, d'avoir cet honneur dans deux mois. » L'honneur était d'accoucher d'un Rohan.

LES HUITRES DE M. DE BIFFON.

M. de Bufï'on s'environne de flatteurs et de sots qui le louent sans pudeur. Un homme avait dîné chez lui avec l'abbé Leblanc, M. de Juvigny et deux autres hommes de cette force. Le soir, il dit à souper qu'il avait vu, dans le

CARACTERES ET ANECDOTES.

cœur de Paris, quatre huîtres attachées à un rocher. On chercha longtemps le sens de cette énigme, dont il donna enfin le mot.

idéed'unsot.

Un sot disait au milieu d'une conversation : « Il me vient une idée. » Un plaisant dit: «J'en suis bien sur- pris. ))

l'illusion.

L'illusion, disait M..., ne fait d'effet sur moi, relati- vement aux personnes que j'aime, que celui d'un verre sur un pastel. ÏI adoucit les traits sans changer les rapports ni les proportions.

UN IMPORTANT.

Le chevalier de Narbonne, accosté par un important dont la familiarité lui déplaisait, et qui lui dit en l'abor- dant : «Bonjour, mon ami! comment te portes-tu? » ré- pondit : « Bonjour, mon ami! comment t'appelles-tu? »

IMPUDENCE DE LA DUCHESSE d'oULÉANS.

Feu madame la duchesse d'Orléans était fort éprise de son mari dans les commencements de son mariage; il y avait peu de réduits dans le Palais-Royal qui n'en eus- sent été témoins. Un jour, les deux époux allèrent faire visite à la duchesse douairière, qui était malade. Pendant la conversation, elle s'endormit, et le duc et la jeune du- chesse trouvèrent plaisant de se divertir sur le pied du lit de la malade. Elle s'en aperçut, et dit à sa belle-fille : « Il vous était réservé, madame, de faire rougir du mariage! »

220 CARACTERES ET ANECDOTES.

INDEX DE LA PHILOSOPHIE.

Il, est temps, disait M..., que la philosophie ait aussi son index, comme l'inquisition de Rome et de Madrid. 11 faut qu'elle fasse une liste des livres qu'elle proscrit, et cette proscription sera plus considérable que celle de sa rivale. Dans les livres mêmes qu'elle approuve en général, combien d'idées particulières ne condamnerait elle pas comme contraires à la morale, et même au bon sens!

IXDULGEXCE DE M. DE R...

M. de R... était autrefois moins dur et moins déni- grant qu'aujourd'hui; il a usé toute son indulgence; et le peu qui lui en reste, il le garde pour lui.

INSTRUIT ET GENTILHOMME.

M. de Ségur ayant publié une ordonnance qui obli- geait à ne recevoir dans le corps de l'artillerie que des gentilshommes, et, d'une autre part, cette fonction n'ad- mettant que des gens instruits, il arriva une chose plai- sante : c'est que l'abbé Bossut, examinateur des 'élèves, ne donna d'attestation qu'à des roturiers, et Gherin, qu'à des gentilshommes. Sur une centaine 'd'élèves, il n'y en eut que quatre ou cinq qui remplirent les deux conditions.

INSTRUMENT SANS MANCHE.

L'abbé Beaudeau disait de M. Turgot que c'était un instrument dune trempe excellente, mais qui n'avait pas de manche.

INTRÉPIDITÉ ET NAÏVETÉ d'uN AMÉRICAIN.

Un Américain, ayant vu six Anglais séparés de leur

CARACTERES ET ANECDOTES.

troupe, eut l'audace inconcevable de leur courir sus, d'en blesser deux, de désarmer les autres, et de les amener au général Washington. Le général lui demanda comment il avait pu faire pour se rendre maître de six hommes : « Aus- sitôt que je les ai vus, dit-il, j'ai couru sur eux, et je les ai environnés. »

INUTILITÉS NÉCESSAIRES.

M. de... disait qu'il ne fallait rien dire, dans les séances publiques de l'Académie française, par delà ce qui est imposé par les statuts; et il motivait son avis en disant : « En fait d'inutilités, il ne faut que le nécessaire. »

l'italienne, l'anglaise et la française.

M... me disait : « J"ai vu des femmes de tous les pays: l'Italienne ne croit être aimée de son amant que quand il est capable de commettre un crime pour elle; l'Anglaise, une folie, et la Française, une sottise. »

LES ITALIENS DE ROME.

Duclos disait, pour ne pas profaner le nom de Ro- main, en parlant des Romains modernes : Cn Italien de Borne.

LE ROI JACQUES.

Le roi Jacques, retiré à Saint-Germain, et vivant des libéralités de Louis XIV, venait à Paris pour guérir les écrouelles, qu'il ne touchait qu'en qualité de roi de France.

LA JALOUSIE DE M. BARTHE REMISE A SA PLACE.

M. de..., ayant aperçu que M. Rarthe était jaloux (de sa femme), lui dit: « Vous, jaloux! mais savez-vous bien

222 CARACTERES ET ANECDOTES.

que c'est une prétention? C'est bien de l'honneur que vous vous faites. Je m'explique. N'est pas cocu qui veut: savez-vous que, pour l'être, il faut savoir tenir une mai- son, être poli, sociable, honnête? Commencez par acqué- rir loutes ces qualités, et puis les honnêtes gens verront ce qu'ils auront à faire pour vous. Tel que vous êtes, qui pourrait vous faire cocu? Une espèce! Quand il sera temps de vous effrayer, je vous en ferai mon compliment. »

J A L 0 L s I E DU MARQUIS DE C H A T E L U X.

Le marquis de Chatelux. amoureux comme à vingt ans, ayant vu sa femme occupée, pendant tout un dîner, d'un étranger, jeune et beau, l'aborda au sortir de table, et lui adressa d'humbles reproches; le marquis de Genlis lui dit : <( Passez, passez, bonhoiifcie, on vous a donné. »

LES JAMBES ET LA TÈTE DU MAHÉCHAL DE VILLA P. S.

Le maréchal de Yillars fut adonné au vin. même dans sa vieillesse. Allant en Italie, pour se mettre à la tête de l'armée dans la guerre de 17.34, il alla faire sa cour au roi de Sardaigne, tellement pris de vin. qu'il ne pouvait se soutenir, et qu'il tomba à terre. Dans cet état, il n'avait pourtant pas perdu la tête, et il dit au roi : « Me voilà porté tout naturellement aux pieds de Votre Majesté. »

LE JEU DE LOUIS \V.

M. le duc de Ghoiseul était du jeu de Louis XV. quand il fut exilé. M. de Chauvelin, qui en était aussi, dit au roi qu'il ne pouvait le continuer, parce que le duc en était de moitié. Le roi dit à M. de Chauvelin : « Demandez-lui s'il veut continuer. » M. de Chauvelin écrivit à Chante- loup: M. de Choiseul accepta. Au bout du mois, le roi

CARACTERES ET ANECDOTES. 223

demanda si le partage des gains était fait : « Oui, dit M. de Chauvelin : M. de Choiseul gagne trois mille louis. Ah ! j'en suis bien aise, dit le roi; mandez-le lui bien vite. »

' JEUNESSE ET PENSEE.

« Que peuvent pour moi, disait M..., les grands et les princes? Peuvent-ils me rendre ma jeunesse ou m'ôter ma pensée, dont l'usage me console de tout? »

LES JUSTIFICATIONS PUBLIQUES.

M... me disait que ceux qui entrent par écrit dans de longues justifications devant le public lui paraissaient res- sembler aux chiens qui courent et jappent après une chaise de poste.

LAIDEUR DU COMTE DE MIRABEAU.

Le comte de Mirabeau, très-laid de figure, mais plein d'esprit, ayant été mis en cause pour un prétendu rapt de séduction, fut lui-môme son avocat. « Messieurs, dit- il, je suis accusé de séduction : pour toute réponse et pour toute défense, je demande que mon portrait soit mis au greffe. » Le commissaire n'entendait pas : « Bète, dit le juge, regarde donc la figure de Monsieur! »

LAMENTATIONS D'uN JOUEUR.

Un joueur fameux, nommé Sablière, venait d'être ar- rêté. Il était au désespoir, et disait à Beaumarchais, qui voulait l'empêcher de se tuer : « Moi, arrêté pour deux cents louis! abandonné par tous mes amis! C'est moi qui les ai formés, qui leur ai appris à friponner. Sans moi, que seraient B..., D..., N... (ils vivent tous)? Enfin,

224 CARACTERES ET ANECDOTES.

monsieur, jugez de l'excès de mon avilissement : pour vivre, je suis espion de police! «

LE DUC DE LALZIN ET M. DE GALONNE.

*

Le duc de Lauzun disait : « J'ai souvent de vives dis- putes avec M. de Galonné; mais, comme ni l'un ni l'autre nous n'avons de caractère, c'est à qui se dépêchera de céder; et celui de nous deux qui trouve la plus jolie tour- nure pour battre en retraite est celui qui se retire le pre- mier. »

LE CARDINAL AQIAVIVA.

Pendant la guerre de 1745, l'empereur François P»" ayant été couronné à Francfort , une partie du peuple, vouée à la faction autrichienne, s'avisa d'aller sous les fenêtres des ambassadeurs de France et d'Espagne, alors ennemies de l'Autriche, témoignant sa joie par des cris de Vive V empereur! L'ambassadeur de France jeta de l'ar- gent à cette populace, qui cria : Vive la France ! et se re- tira. Mais il en fut autrement devant le palais du cardina Aquaviva, protecteur d'Espagne. Celui-ci, se croyant bravé, ouvre sa fenêtre , et vingt coups de fusil, partis à Ja fois, jettent à terre autant de morts ou de blessés. Le peuple veut incendier le palais, et y brûler Aquaviva. Mais celui-ci s'était assuré de plus de mille braves dont il cou- vrit la place. Quatre pièces de canon, chargées à cartou- ches, en imposent au peuple. Qui croirait que le pape, avec l'autorité absolue et un corps de troupes, n'ait jamais songé à faire au peuple quelque justice du cardinal ? Yoilà de terribles effets de la prepotenza. Ce n'est pas tout : ce cardinal Aquaviva eut, dans les derniers jours de sa vie, tant de remords de ses violences, qu'il voulut en faire pu- bliquement amende honorable ; on en a fait à moins; mais

I

CARACTERES ET ANECDOTES.

le sacré-collége ne voulut jamais le permettre, pour l'hon- neur de la pourpre. Ainsi, dans la capitale du monde chrétien, l'expression du remords, cette vertu du pécheur, et sa seule ressource, fut interdite à un prêtre trop peu châtié par ses remords; et ce triomphe de l'orgueil sur une religion d'humilité fut l'ouvrage de ceux qui se por- tent pour successeurs de ses premiers apôtres. La religion durera sans doute, mais h\ jifepotenza ne peut pas durer.

liELLE LEÇON A LM OLELU.

M. de..., fort adonné au jeu, perdit en un seul coup de dés son revenu d'une année; c'était mille écus. Il les envoya demander à M..., son ami, qui connaissait sa pas- sion pour le jeu, et qui voulait l'en guérir. Il lui envoya la lettre de change suivante : « Je prie M..., banquier, dc^ donner à M... ce qu'il lui demandera, à la concurrence de ma fortune. » Cette leçon terrible et généreuse produisit son effet.

BELLE LEÇON ET BELLE FÊTE DONNÉES PAR UN ANGLAIS.

Un ambassadeur anglais à Naples avait donné une fête charmante, mais qui n'avait pas coûte bien cher. On le sut, et on partit de pour dénigrer sa fête, qui avait d'abord beaucoup réussi. Il s'en vengea en véritable An- glais, et en homme à qui les guinées ne coûtaient pas grand'chose. Il annonça une autre fête. On crut que c'était pour prendre sa revanche, et que la fête serait superbe. On accourt; grande afîluence. Point d'apprêts. Enfin, on apporte un réchaud à l'esprit-de-vin. On s'attendait à quelque miracle. « Messieurs, dit-il, ce sont les dépenses, et non l'agrément d'une fête que vous cherchez : regardez bien ( et il entrouvre son habit dont il montre la dou-

13.

CARACTERES ET ANECDOTES.

blure), c'est un tableau du Dominicain qui vaut cinq mille guinées ; mais ce n'est pas tout : voyez ces dix billets, ils sont de mille guinées chacun, payables à vue sur la banque d'Amsterdam. » Il en fait un rouleau, et les met sur le réchaud allumé. « Je ne doute pas, Messieurs, que cette fête ne vous satisfasse, et que vous ne vous retiriez tous contents de moi. Adieu ! messieurs, la fête est finie. »

LES LETTRES ET LES FEMMES.

On disait à un jeune homme de redemander ses let- tres à une femme d'environ quarante ans, dont il avait été fort amoureux. « Vraisemblablement elle ne les a plus, dit-il. Si fait, lui répondit quelqu'un : les femmes com- mencent vers trente ans à garder les lettres d'amour, »

LE MÉDECIN LEVRET ET LE DALPHIX.

On appela à la cour le célèbre Levret, pour accoucher la feue dauphine. M. le dauphin lui dit : « Vous êtes bien content, monsieur Levret, d'accoucher madame la dau- phine ; cela va vous faire de la réputation. Si ma répu- tation n'était pas faite, dit tranquillement l'accoucheur, je ne serais pas ici. »

LIAISONS.

N... disait qu'il fallait toujours examiner si la liaison d'une femme et d'un homme est d'àme à àme, ou de corps à corps ; si celle d'un particulier et d'un homme en place ou d'un homme de la cour est de sentiment à sentiment, ou de position à position, etc.

LIRE EN GROS.

M... disait à un jeune homme qui ne s'apercevait pas

CARACTERES ET ANECDOTES.

qu'il était aimé d'iino femme : « A'^ous êtes encore bien jeune, vous ne savez lire que les gros caractères. »

LISTE DES ABUS.

M..., qu'on voulait faire parler sur différents abus publics ou particuliers, répondit froidement : « Tous les jours j'accrois la liste des choses dont je ne parle plus/ Le plus philosophe est celui dont la liste est la plus longue. »

LITTÉRATURE d'uN CONTROLEUR GÉNÉRAL.

M. d'Ormesson, étant contrôleur général, disait de- vant vingt personnes, qu'il avait longtemps cherché à quoi pouvaient avoir été utiles des gens comme Corneille, Boi- leau, la Fontaine, et qu'il ne l'avait jamais pu trouver. Cela passait; car, quand on est contrôleur général, tout passe. M. Pelletier de Morfontaine, son beau-père, lui dit avec douceur : « Je sais que c'est votre façon de penser ; mais ayez pour moi le ménagement de ne pas le dire. Je voudrais bien obtenir que vous ne vous vantassiez point de ce qui vous manque. Vous occupez la place d'un homme qui s'enfermait souvent avec Racine et Boileau, qui les menait souvent à sa maison de campagne, et disait, en apprenant l'arrivée de plusieurs évoques : « Qu'on leur « montre le château, les jardins, tout, excepté moi. »

LOUISXIVETBARON.

On faisait l'éloge de Louis XIV devant le roi de Prusse. Il lui contestait toutes ses vertus et ses talents. « Au moins Votre Majesté accordera qu'il faisait bien le roi. Pas si bien que Baron, » dit le roi de Prusse avec humeur.

CARACTÈRES ET ANECDOTES.

LOUIS XIV ET COYPEL.

Louis XI Y, voulant envoyer en Espagne un portrait du duc de Bourgogne, le fit faire par Goypel, et, voulant en retenir un pour lui-même, chargea Coypel d'en faire faire une copie. Les deux tableaux furent exposés en même temps dans la galerie : il était impossible de les dis- tinguer. Louis XIV, prévoyant qu'il allait se trouver dans cet embarras, prit Coypel à part et lui dit : « Il n'est pas décent que je me trompe en cette occasion : dites-moi de quel côté est le tableau original. » Coypel le lui indiqua, et Louis XIV, repassant, dit : « La copie et l'original son si semblables, qu'on pourrait s'y méprendre; cependant, on peut voir avec un peu d'attention que celui-ci est l'ori- ginal. »

LOUIS XV ET CAHUSAC.

L'abbé de Canaye disait que Louis XA' aurait faire une pension à Cahusac. « Et pourquoi? C'est que Ca- husac l'empêche d'être l'homme de son royaume le plus méprisé. «

LOUIS XV ET LA MUSIQUE.

Le roi, quelque temps après la mort de Louis XV, fit terminer avant le temps ordinaire un concert qui l'en- nuyait, et dit : « Voilà assez de musique. » Les concertants le surent, et l'un d'eux dit à l'autre : « Mon ami. que} règne se prépare ! »

LOUIS XV MOURAXT.

Pendant la dernière maladie de Louis XV, qui dès les premiers jours se présenta comme mortelle. Lorry, qui fut mandé avec Bordeu, employa, dans le détail des

CARACTERES ET ANECDOTES. 229

conseils qu'il donnait , le mot // faut. Le roi, choqué de ce mot, répétait tout bas et d'une voix mourante : Il faut ! il faut!

LA LUNETTE DE M. DE VAUDREUIL,

M... disait à M. de Yaudreuil, dont l'esprit est droit et juste, mais encore livré à quelques illusions : a Vous n'avez pas de taie dans l'œil, mais il y a un peu de pous- sière sur votre lunette. »

UNE MAITRESSE REFUSÉE PAR LOUIS XV.

Le maréchal de Richelieu, ayant proposé pour maî- tresse à Louis XV une grande dame (j'ai oublié laquelle), le roi n'en voulut pas, disant qu'elle coûterait trop cher à renvoyer.

MANŒUVRE HABILE DE L'ÉVÊQUE d'aUTUN.

Un bon trait de prêtre de cour, c'est la ruse dont s'avisa i'évêque d'Autun, Montazet, depuis archevêque de Lyon. Sachant bien qu'il y avait de bonnes frasques à lui reprocher, et qu'il était facile de le perdre auprès de l'évo- que de Mirepoix, le théatin Boyer, il écrivit contre lui- même une lettre anonyme pleine de calomnies et facile à convaincre d'absurdité. Il l'adressa à I'évêque de Nar- bonne; il entra ensuite en explication avec lui, et fit voir l'atrocité de ses ennemis prétendus. Arrivèrent ensuite les lettres anonymes écrites en effet par eux, et contenant les inculpations réelles ; ces lettres furent méprisées. Le ré- sultat des premières avait mené le théatin à l'incrédulité sur les secondes.

LE MARI CONVAINCU.

M. de F..., qui avait vu à sa femme plusieurs amants,

230 CARACTERES ET ANECDOTES.

et qui avait toujours joui de temps en temps de ses droits d"époux, s'avisa un soir de vouloir en profiter. Sa femme s'y refuse. « Eh quoi! lui dit-elle, ne savez-vous pas que je suis en affaire avec M...? Belle raison! dit-il, ne m'avez-vous pas laissé mes droits, quand vous aviez L..., S..., N..., B..., T...?— Oh! quelle différence! était-ce de l'amour que javais pour eux! Rien, pures fantaisies; mais avec M..., c'est un sentiment : c'est à la vie et k la mort. Ah! je ne savais pas cela : n'en parlons plus. » Et, en effet, tout fut dit. M. de R..., qui entendait conter cette histoire, s'écria: « Mon Dieu! que je vous remercie d'avoir amené le mariage à produire de pareilles gentil- lesses ! »

LE MARI DE MADAME DE CHALLXES ET LES SACREMENTS.

On dit à la duchesse de Chaulnes, mourante et sé- parée de son mari : « Les sacrements sont là. Un petit moment... M. le duc de Chaulnes voudrait vous revoir. Est-il là? Oui. Qu'il attende : il entrera avec les sacrements. »

MARIAGE ET CÉLIBAT.

M... disait de mademoiselle..., qui n'était point vé- nale, n'écoutait que son cœur et restait fidèle à l'objet de son choix : « C'est une personne charmante, et qui vit le plus honnêtement qu'il est possible hors du mariage et du célibat. »

MARIAGES TEMPORAIRES.

M. de L... disait qu'on aurait appliquer au ma- riage la police relative aux maisons, qu'on loue par un bail pour trois, six et neuf ans, avec pouvoir d'acheter la maison, si elle vous convient.

CARACTERES ET ANECDOTES. 231

Madame de B..., ne pouvant, malgré son grand cré- dit, rien faire pour M. de D..., son amant, homme par trop médiocre, l'a épousé. En fait d'amants, il n'est pas de ceux que l'on montre ; en fait de maris, on montre tout.

MARI SliSCEPTIBI.E.

Un mari disait à sa femme : « Madame, cet homme a des droits sur vous, il vous a manqué devant moi; je ne le soutfrirai pas. Qu'il vous maltraite quand vous êtes seule; mais, en ma présence, c'est me manquer à moi- même. »

LE MARMITON DE M. DE MAUGIRON.

C'est M. de Maugiron qui a commis cette action hor- rible, que j'ai entendu conter, et qui me parut une fable. Étant à l'armée, son cuisinier fut pris comme maraudeur; ou vint le lui dire : « Je suis très-content de mon cui- sinier, répondit-il; mais j'ai un mauvais marmiton. » Il fait venir ce dernier, lui donne une lettre pour le grand prévôt. Le malheureux y va, est saisi, proteste de son in- nocence, et est pendu.

MARMONTEL ET BOINDIN AU CAFÉ PROCOPE.

Marmontel dans sa jeunesse recherchait beaucoup le vieux Boindin, célèbre par son esprit et son incrédulité. Le vieillard lui dit : « Trouvez-vous au café Procope. Mais nous ne pourrons pas parler de matières philosophi- ques. — Si fait, en convenant d'une langue particulière, d'un argot. » Alors , ils firent leur dictionnaire. L'âme s'appelait Margot; la religion, Javotte; la liberté, Jeanneton:

232 CARACTERES ET ANECDOTES.

et le Père Éternel, M. de VÊtre. Les voilà disputant et sen- tendant très-bien. Un homme en habit noir, avec une mauvaise mine, se mêlant à la conversation, dit à Boin- din : « Monsieur, oserai-je vous demander ce que c'était que ce M. de l'Être qui s'est si souvent mal conduit et dont vous êtes si mécontent? Monsieur, reprit Boindin, c'était un espion de police. » On peut juger de l'éclat de rire, cet homme étant lui-même du métier.

M. DE MARVILLE ET LA POLICE.

M. de Marville disait qu'il ne pouvait y avoir d'hon- nête homme à la police que le lieutenant de police tout au plus.

LE MASQUE DE FER.

Il paraît certain que l'homme au masque de fer est un frère de Louis XIV : sans cette explication, c'est un mystère absurde. H paraît certain non-seulement que Mazarin eut la reine, mais, ce qui est plus inconcevable, qu'il était marié avec elle : sans cela, comment expliquer la lettre qu'il lui écrivit de Cologne, lorsque, apprenant qu'elle avait pris parti sur une grande affaire, il lui mande : « Il vous convient bien, madame, etc. ? » Les vieux cour- tisans racontent, d'ailleurs, que, quelques jours avant la mort de la reine, il y eut une scène de tendresse, de larmes, d'explications entre la reine et son fils; et l'on est fondé à croire que c'est dans cette scène que fut faite la confidence de la mère au fils.

LES MASQUES.

«La différence qu'il y a de vous à moi, me disait M..., c'est que vous avez dit à tous les masques : «Je « vous connais; » et moi, je leur ai laissé l'espérance de me

CARACTERES ET ANECDOTES.

tromper. Voilà pourquoi le monde m'est plus favorable qu'à vous. C'est un bal dont vous avez détruit l'inténH pour les autres et l'amusement pour vous-même. »

l'abbé maury candidat a l'académie.

L'abbé Maury tâchant de faire conter à l'abbé de Beaumont, vieux et paralytique, les détails de sa jeunesse et de sa vie : « L'abbé, lui dit celui-ci, vous me prenez mesure! » indiquant qu'il cherchait des matériaux pour son éloge à l'Académie.

LA médaille de louis XIII ET DU CARDINAL DE RICHELIEU.

Il existe une médaille que M. le prince de Condé m'a dit avoir possédée, et que je lui ai vu regretter. Cette mé- daille représente, d'un côté, Louis XIII, avec les mots or- dinaires : Rex Franc, et Nav.^ et, de l'autre, le cardinal de Richelieu, avec ces mots à l'entour : Nil sine concillo.

LE MÉDECIN ARMÉ. *

Un médecin de village allait visiter un malade au vil- lage prochain. Il prit avec lui un fusil pour chasser en chemin et se désennuyer. Un paysan le rencontra, et lui demanda oii il allait. « Voir un malade. Avez-vous peur de le manquer? »

LE MÉDECIN DE M. DE SULLY.

AL Lorri, médecin, racontait que madame de Sully, étant indisposée, l'avait appelé et. lui avait conte une in- solence de Bordeu, lequel lui avait dit : « Votre maladie vient de vos besoins : voilà un homme » ; et, en môme temps, il se présenta dans un état peu décent. Lorri

234 CARACTERES ET ANECDOTES.

excusa son confrère, et dit à madame de Sully force ga- lanteries respectueuses. Il ajoutait : « Je ne sais ce qui est arrivé depuis; mais ce qu'il y a de certain, c'est qir'après m'avoir rappelé une fois, elle reprit Bordeu. »

LA MÉMOIRE DE M. DE TRESSAN.

M. de Tressan avait fait, en 1738, des couplets contre M. le duc de Nivernais, et sollicita l'Académie on 1780. Il alla chez M. de Nivernais, qui le reçut à mer^-eille. lui parla du succès de ses derniers ouvrages, et le renvoyait comblé d'espérances, lorsque, voyant M. de Tressan prêt à remonter en voiture, il lui dit : « Adieu, monsieur le comte, je vous félicite de n'avoir pas plus de mémoire. »

LE MÉNAGE A TROIS DE M. DE NESLE ET DE M. DE S 0 L B I S E.

Madame de Nesle avait M. de Soubise. M. de Nesle, qui méprisait sa femme, eut un jour une dispute avec elle en présence de son amant; il lui dit : « Madame, on sait bien que je vous passe tout; je dois pourtant vous dire que vous avez des fantaisies trop dégradantes et que je ne vous passerai pas : telle est celle que vous avez pour le perruquier de mes gens, avec lequel je vous ai vue sortir et rentrer chez vous. » Après quelques menaces, il sortit, et la laissa avec M. de Soubise, qui la souffleta, quoi qu'elle pût dire. Le mari alla ensuite conter cet exploit, ajoutant que l'histoire du perruquier était fausse, se mo- quant de M. de Soubise, qui l'avait crue, et de sa femme, qui avait été souffletée.

MÉPRISE.

« Je me refuse, disait M.... aux avances de M. de B...,

CARACTERES ET ANECDOTES. 235

parco que j'estime assez peu les qualités pour lesquelles il me recherche, et que, s'il savait les qualités pour les- quelles je m'estime, il me fermerait sa porte. «

LA MER ET LES ANGLAIS.

Milord Hervey, voyageant en Italie et se trouvant non loin de la mer, traversa une lagune dans l'eau de laquelle il trempa son doigt : « Ah! ah ! dit-il, l'eau est salée; ceci est à nous. »

LE MÉRITE DL DUC DE...

« Je crois, disait M... sur le duc de..., que son nom est son plus grand mérite, et qu'il a toutes les vertus qui se font dans une parcheminerie. »

MÉRITES GRADUÉS DE l'aBBÉ MAURY.

L'abbé Maury, étant pauvre, avait enseigné le latin à un vieux conseiller de grand' chambre, qui voulait en- tendre les Institutes de Justinien. Quelques années se pas- sent, et il rencontre ce conseiller, étonné de le voir dans une maison honnête. «Ah! l'abbé, vous voilà! lui dit-il lestement ; par quel hasard vous trouvez-vous dans cette maison-ci? Je m'y trouve comme vous vous y trouvez.

Oh! ce n'est pas la même chose. Vous êtes donc mieux dans vos affaires? Avez-vous fait quelque chose dans votre métier de prêtre? Je suis grand vicaire de M. de Lom- bez. Diable! c'est quelque chose! Et combien cela vaut-il? Mille francs. C'est bien peu ! » Et il reprend, le ton leste et léger : « Mais j'ai un prici'ié de mille écus.

Mille écus ! bonne affaire (avec rair de la considération).

Et j'ai fait la rencontre du maître de cette maison-ci chez M. le cardinal de Rohan. Peste! vous allez chez

236 CARACTERES ET ANECDOTES.

le cardinal de Rohan? Oui, il m'a fait avoir une abbaye. Une abbaye! Ah! cela posé, monsieur l'abbé, faites- moi l'honneur de venir dîner chez moi. »

l^E MESSE POUR HUIT SOUS.

L'abbé Raynal, jeune et pauvre, accepta une messe à dire tous les jours pour vingt sous; quand il fut plus riche, il la céda à l'abbé de La Porte, en retenant huit sous des- sus : celui-ci, devenu moins gueux, la sous-loua à l'abbé Dinouart, en retenant quatre sous dessus, outre la portion de l'abbé Raynal ; si bien que cette pauvre messe, grevée de deux pensions, ne valait que huit sous à l'abbé Di nouart.

MILTON ET SA FEMME.

Milton, après le rétablissement de Charles II, était dans le cas de reprendre une place très-lucrative qu'il avait perdue: sa femme l'y exhortait; il lui répondit: « Vous êtes femme, et vous voulez avoir un carrosse; moi, je veux vivre et mourir en honnête homme. »

MINISTRES ET MALADES.

Les ministres en place s'avisent quelquefois, lorsque, par hasard, ils ont de l'esprit, de parler du temps ils ne seront plus rien. On en est communément la dupe, et l'on s'imagine qu'ils croient ce qu'ils disent. Ce n'est, de leur part, qu'un trait d'esprit. Ils sont comme les malades qui parlent souvent de leur mort, et qui n'y croient pas, comme on peut le voir par d'autres mots qui leur échappent .

LES TROIS MINISTRES DE HENRI IV.

Henri IV s'y prit singulièrement pour faire connaître

CARACTERES ET ANECDOTES. 237

à un ambassadeur d'Espagne le caractère de ses trois mi- nistres, Yilleroi, le président Jeannin et Sully. Il fit ap- peler d'abord Yilleroi : « Voyez-vous cette poutre qui menace ruine? Sans doute, dit Yilleroi sans lever la tète ; il faut la faire raccommoder, je vais donner des or- dres. » 11 appela ensuite le président Jeannin : « Il faudra s'en assurer, » dit celui-ci. On fait venir Sully, qui re- garde la poutre : « Eh! sire, y pensez-vous? dit-il : cette poutre durera plus que vous et moi. »

MIRABEAU ET M. DE GALONNE.

Dans le temps parut le livre de Mirabeau sur l'agio- tage, dans lequel M. de Galonné est très-maltraité, on di- sait pourtant, à cause d'un passage contre M. Necker, que le livre était payé par M. de Galonné, et que le mal qu'on y disait de lui n'avait d'autre objet que de masquer la collusion.

LA MITRE ET LE SOUFFLET DE M. DE LLYNES.

On sait que M. de Luynes, ayant quitté le service pour un soufflet qu'il avait reçu sans en tirer vengeance, fut fait bientôt après archevêque de Sens. Un jour qu'il avait officié pontificalement, un mauvais plaisant prit sa mitre, et, l'écartant des deux côtés : « G' est singulier, dit-il, comme cette mitre ressemble à un soufflet. «

MOÏSE ET LES ALLUMETTES.

M..., à propos des six mille ans de Moïse, disait, en considérant la lenteur des progrès des arts et l'état actuel de la civilisation : « Que veut-il qu'on fasse de ses six mille ans? Il en a fallu plus que cela pour savoir battre lo briquet et pour inventer les allumettes. »

i:iS CARACTERES ET ANECDOTES.

MOLIERE ET LES FINANCIERS.

, C'est une chose remarquable que Molière, qui n'épar- gnait rien, n a pas lancé un seul trait contre les gens de finance. On dit que Molière et les auteurs comiques du temps eurent là-dessus des ordres de Colbert.

l'abbé DE MOLIÈRE ET SON VOLEUR.

L'abbé de Molière était un homme simple et pauvre, étranger à tout, hors à ses travaux sur le système de Des- cartes: il n'avait point de valet, et travaillait dans son lit, faute de bois, sa culotte sur sa tète par-dessus son bonnet, les deux côtés pendant à droite et à gauche. Un matin, il entend frapper à sa porte : « Qui va là? Ouvrez... » Il tire un cordon et la porte s'ouvre. L'abbé de Molière, ne regardant point : « Qui ètes-vous? Donnez-moi de l'ar- gent. — De l'argent? Oui, de l'argent. Ah ! j'entends, vous êtes un voleur? Voleur ou non, il me faut de l'ar- gent. — Vraiment, oui, il vous en faut? Eh bien! cher- chez là-dedans... » 11 tend le cou, et présente un des côtés de la culotte: le voleur fouille. « Eh bien! il n'y a point d'argent. Vraiment, non; mais il y a ma clef. Eh bien! cette clef...? Cette clef, prenez-la. Je la tiens. Allez-vous-en à ce secrétaire; ouvrez... » Le voleur met la clef à un tiroir. « Pas celui-là, dit l'abbé, ce sont mes papiers... Ventrebleu ! finirez -vous? ce sont mes papiers! A l'autre tiroir, vous trouverez de l'argent. Le voilà. Eh bien! prenez... Fermez donc le tiroir... » Le voleur s'enfuit. « Monsieur le voleur, fermez donc la porte. Morbleu! il laisse la porte ouverte !... Quel chien de voleur! il faut que je me lève par le froid qu'il fait!

CARACTERES ET ANECDOTES. 239

maudit voleur! » L'abbé saute en pied, va fermer la porte, et revient se remettre à son travail.

MONSEIGNEUR MONTAZET ET LA SŒUR DU CARDINAL DE TENCIN.

Quand l'archevêque de Lyon, Montazet, alla prendre possession de son siège, une vieille chanoinesse de..., sœur du cardinal de Tencin, lui fit compliment de ses succès auprès des femmes, et entre autres de l'enfant qu'il avait eu de madame de Mazarin. Le prélat nia tout et ajouta : « Madame, vous savez que la calomnie ne vous a pas ménagée vous-même; mon histoire avec madame de Mazarin n'est pas plus vraie que celle qu'on vous prête avec M. le cardinal. En ce cas, dit la chanoinesse tran- quillement, l'enfant est de vous. »

LE MONT ETNA ET L'ABBÉ RECUPERO.

Le chanoine Recupero, célèbre physicien, ayant pu- blié une savante dissertation sur le mont Etna, il prou- vait, d'après les dates des éruptions et la nature de leurs laves, que le monde ne pouvait pas avoir moins de qua- torze mille ans; la cour lui fit dire de se taire, et que l'arche sainte avait aussi ses éruptions. Il se le tint pour dit. C'est lui-même qui a conté cette anecdote au cheva- lier de la Tremblaye.

MADAME DE MONTMORIN ET SON FILS.

Madame de Montmorin disait à son fils : « Vous entrez dans le monde; je n'ai qu'un conseil à vous donner : c'est d'être amoureux de toutes les femmes. »

240 CARACTERES ET ANECDOTES.

LA MORT DU ROI.

Un courtisan disait à la mort de Louis XIV : « Après la mort du roi, on peut tout croire. »

LN MOT DE J. -J. ROUSSEAU.

J.-J. Rousseau passe pour avoir eu madame la comtesse de Boufflers, et mêm.e (qu'on me passe ce terme) pour l'avoir manquée, ce qui leur donna beaucoup d'humeur l'un contre l'autre. Un jour, on disait devant eux que l'amour du genre humain éteignait l'amour de la patrie. «Pour moi, dit-elle, je sais, par mon exemple, et je sens que cela n'est pas vrai : je suis très-bonne Française, et je ne m'intéresse pas moins au bonheur de tous les peuples. Oui, je vous entends, dit Rousseau, vous êtes Française par votre buste, et cosmopolite du reste de votre personne. »

UN MOT d'arlequin.

Il y a une farce italienne Arlequin dit. à propos des travers de chaque sexe, que nous serions tous par- faits, si nous n'étions ni hommes ni femmes.

UN MOT de fox.

Fox avait emprunté des sommes immenses à différents juif?;, et se flattait que la succession d'un de ses oncles payerait toutes ses dettes. Cet oncle se maria et eut un fils; à la naissance de l'enfant, Fox dit : « C'est le Messie que cet enfant : il vient au monde pour la destruction des juifs. «

JOLI MOT DE LOUIS \V.

Louis XY se fit peindre par Latour. Le peintre, tout en travaillant, causait avec le roi, qui paraissait le trouver bon. Latour, encouragé et naturellement indiscret, poussa

CARACTERES ET ANECDOTES. 241

la témérité jusqu'à lui dire: «Au fait, sire, vous n'avez point de marine. » Le roi répondit sèchement : « Que dites-vous ? Et Yernet, donc ! »

MOT DE MADAME DE MAINTENOK SUR LES ÉVÉQLES.

Louis XIV, se plaignant chez madame de Maintenon du chagrin que lui causait la division des évéques : « Si l'on pouvait, disait-il, ramener les neuf opposants, on évi- terait un schisme; mais cela ne sera pas facile. Eh bien ! sire, dit en riant madame la duchesse, que ne dites- vous aux quarante de revenir à l'avis des neuf, ils ne vous refuseront pas. »

MOT d'un abbé a un PORTIER.

L'abbé de la Galaisière était fort lié avec M. Orri, avant qu'il fût contrôleur général. Quand il fut nommé à cette place, son portier, devenu suisse, semblait ne pas le reconnaître. «Mon ami, lui dit l'abbé de la Galaisière, vous êtes insolent beaucoup trop tôt, votre maître ne l'est pas encore. »

MOT d'un courtisan.

Un courtisan disait : « Ne se brouille pas avec moi qui veut. »

MOT d'une JEUNE FILLE SUR LA MORT.

« Pourquoi donc, disait mademoiselle de..., âgée de douze ans, pourquoi cette phrase : « Apprendre à mourir? » je vois qu'on y réussit très-bien dès la première fois. »

MOT d'un MAJOR DE PLAGE. *

Je ne vois jamais jouer les pièces de..., et le peu de

Ui CARACTERES ET ANECDOTES.

monde qu'il y a, sans me rappeler le mot d'un major de place qui avait indiqué rexercice pour telle heure. Il ar- rive, il ne voit qu'un trompette : « Parlez-donc, messieurs les b... ! d'où vient donc est-ce que vous n'êtes qu'un? «

MOUSQUETAIRE INTELLIGENT.

Madame de Prie, maîtresse du régent, dirigée par son père, un traitant nommé, je crois, Pleneuf, avait fait un accaparement de blé qui avait mis le peuple au désespoir, et enfin causé un soulèvement. Une compagnie de mous- quetaires reçut l'ordre d'aller apaiser le tumulte, et leur chef, M. d'Avejan, avait ordre, dans ses instructions, de tirer sur la canaille : c'est ainsi qu'on désignait le peuple en France. Cet honnête homme se fit une peine de faire feu sur ses concitoyens, et voici comme il s'y prit pour remplir sa commission. Il fit faire tous les apprêts d'une salve de mousqueterie. et, avant de dire : Tirez! il s'avança vers la foule, tenant d'une main son chapeau, et de l'autre l'ordre de la cour : « Messieurs, dit-il, mes ordres portent de tirer sur la canaille ; je prie tous les honnêtes gens de se retirer avant que j'ordonne de faire feu. » Tout s'enfuit et disparul*.

MOYEN DE CHASSER UN MINISTRE.

On avisait dans une société aux mo} ens de déplacer un mauvais ministre, déshonoré par vingt turpitudes. Un de ses ennemis connus dit tout à coup : « Ne pourrait-on pas lui faire faire quelque opération raisonnable, quelque chose d'honnête, pour le faire chasser? »

-1. On a fait, à tort, dans une oraisnn funèbre récente, les lionneurs de ce mot à la fois touchant et spirituel à un garde national de Paris mort il y a quelque temps.

CARACTERES ET ANECDOTES. 243

MOYEN d'Être l'ami de m. barthe.

N... disait à M. Barthe : « Depuis dix ans que je vous connais, j'ai toujours cru qu'il était impossible d'être votre ami; mais je me suis trompé; il y en aurait un moyen. Et lequel? Celui de faire une parfaite abné- gation de soi, et d'adorer sans cesse votre égoïsmo. »

muses, femmes ou maîtresses.

Le fameux Ben-Johnson disait que tous ceux qui avaient pris les Muses pour femmes étaient morts de faim, et que ceux qui les avaient prises pour maîtresses s'en étaient fort bien trouvés. Gela revient assez bien à ce que j'ai ouï dire à Diderot, qu'un homme de lettres sensé pou- vait être l'amant d'une femme qui fait un livre, mais ne devait être le mari que de celle qui sait faire une chemise. Il y a mieux que tout cela : c'est de n'être ni l'amant de celle qui fait un livre, ni le mari d'aucune.

naïveté de l'abbé delille.

L'abbé Delille devait lire des vers à l'Académie pour la réception d'un de ses amis. Sur quoi il disait : « Je vou- drais bien qu'on ne le sût pas d'avance, mais je crains bien de le dire à tout le monde. »

naïveté de madame de noailles.

L'abbé de Fleury avait été amoureux de madame la maréchale de Noailles, qui le traita avec mépris. Il devint premier ministre ; elle eut besoin de lui, et il lui rappela ses rigueurs. « Ah! monseigneur, lui dit naïvement la maréchale, qui l'aurait pu prévoir! »

244 CARACTERES ET ANECDOTES.

NAÏVETE DE VOLTAIRE.

M. Poissonnier, le médecin, après son retour de Russie, alla à Ferney, et, comme il parlait à M. de Voltaire de tout ce qu'il avait dit de faux et d'exagéré sur ce pays- : « Mon ami, répondit naïvement Voltaire, au lieu de s'amuser à contredire, ils m'ont donné de bonnes pelisses, et je suis très-frileux. »

NAÏVETÉ ÉCOSSAISE.

Pendant la guerre d'Amérique, un Écossais disait à un Français, en lui montrant quelques prisonniers amé- ricains : «Vous vous êtes battu pour votre maître; moi, pour le mien ; mais ces gens-ci, pour qui se battent-ils? » Ce trait vaut bien celui du roi de Pegu, qui pensa mourir de rire en apprenant que les Vénitiens n'avaient pas de roi.

naïveté ET INDISCRÉTION.

Je venais de raconter une histoire galante de madame la présidente de..., et je ne l'avais pas nommée. M... re- prit naïvement : « Cette présidente de Bernière, dont vous venez de parlez... » Toute la société partit d'un éclat de rire.

naïveté et vérité.

Un jeune homme sensible, et portant l'honnêteté dans l'amour, était bafoué par des libertins qui se moquaient de sa tournure sentimentale. Il leur répondit avec naïveté : « Est-ce ma faute, à moi, si j'aime mieux les femmes que j'aime que les femmes que je n'aime pas?»

CARACTERES ET ANECDOTES. 245

NATURE ET SOCIETE.

On disait que M... était peu sociable : « Oui, dit un de ses amis, il est choqué de plusieurs choses qui, dans la société, choquent la nature.

LES NEUCHATELOIS ET LE ROI DE PRUSSE.

M..., faisant sa cour au prince Henri, à Neuchàtel, lui dit que les Neuchàtelois adoraient le roi de Prusse. « Tl est fort simple, dit le prince, que les sujets aiment un maître qui est à trois cents lieues d'eux. »

NI PÈRE NI MARI.

Le duc de Chartres', apprenant l'insulte faite à ma- dame la duchesse de Bourbon, sa sœur, par M. le comte d'Artois, dit : « On est bien heureux de n'être ni père ni mari. »

LES NOBLES AU PÉROU.

Au Pérou, il n'était permis qu'aux nobles d'étudier. Les nôtres pensent différemment.

LA NOBLESSE DE SAVOIE.

On avait dit à un roi de Sardaigne que la noblesse de Savoie était très-pauvre. Un jour, plusieurs genilshommes, apprenant que le roi passait par je ne sais quelle ville, vinrent lui faire leur cour en habits de gala magnifiques. Le roi leur fit entendre qu'ils n'étaient pas aussi pauvres qu'on le disait. « Sire, répondirent-ils, nous avons appris

1. Qui fut plus tard duc d'Orléans, devint roi des Français, et mourut dans Texil.

14.

246 CARACTERES ET ANECDOTES.

l'arrivée de Votre Majesté; nous avons fait tout ce que nous devions, mais nous devons tout ce que nous avons fait. »

LES œiFS d'un homme personnel.

Quelqu'un disait d'un homme très-personnel : « Il brûlerait votre maison pour se faire cuire deux œufs. »

l'œuf de cane de madame geoffrin.

Madame Geoffrin disait de madame de la Ferté-Im- baut, sa fille : « Quand je la considère, je suis étonnée comme une poule qui a couvé un œuf de cane. »

OPINION DU PRINCE DE CONTI SUR LES PRINCES.

Le prince de Conti actuel s'affligeait de ce que le comte d'Artois venait d'acquérir une terre auprès de ses cantons de chasses : on lui fit entendre que les limites étaient bien marquées, qu'il n'y avait rien à craindre pour lui, etc. Le prince de Conti interrompt le harangueur en lui disant : « Vous ne savez pas ce que c'est que les princes ! »

OPINION PUBLIQUE.

31..., voyant, dans ces derniers temps, jusqu'à quel point l'opinion publique influait sur les grandes affaires, sur les places, sur le choix des ministres, disait à M. de L..., en faveur d'un homme quil voulait voir arriver : « Faites-nous, en sa faveur, un peu d'opinion publique. »

OPINION SUR LES FEMMES.

Un philosophe me disait qu'après avoir examiné l'ordre civil et politique des sociétés, il n'étudiait plus

CARACTERES ET ANECDOTES.

que les sauvages dans les livres des voyageurs, et les en- fants dans la vie ordinaire.

ORGUEIL DES JÉSUITES.

M... aime qu'on dise qu'il est méchant, à peu près comme les jésuites n'étaient pas fâchés qu'on dît qu'ils assassinaient les rois. C'est l'orgueil qui veut régner par la crainte sur la faiblesse.

OUBLI DES HOMMES.

Je demandais à M... pourquoi, en se condamnant à l'obscurité, il se dérobait au bien qu'on pouvait lui faire. « Les hommes, me dit-il, ne peuvent rien faire pour moi qui vaille leur oubli. »

LE PARADIS DE DUCLOS.

Duclos parlait un jour du paradis, que chacun se fait à sa manière. Madame de Rochefort lui dit: « Pour vous, Duclos, voici de quoi composer le vôtre : du pain, du vin. du fromage et la première venue. »

LE PARDON DES BIENFAITS.

Je pressais M. de L... d'oublier les torts de M. de B..., qui l'avait autrefois obligé; il me répondit : «Dieu a recommandé le pardon des injures ; il n'a point recom- mandé celui des bienfaits. »

LES PARENTS DE M. DE NOAILLES.

Le maréchal de Noailles avait un procès au parlement aveo un de ses fermiers. Huit ou neuf conseillers se récu- sèrent, disant tous : « En qualité de parent de M. de Noail-

CARACTERES ET ANECDOTES.

les... ; » et ils l'étaient en effet au huitantième degré. Un conseiller nommé M. Hurson, trouvant cette vanité ridi- cule, se leva, disant: « Je me récuse aussi. » Le premier président lui demanda en quelle qualité. Il répondit : « Comme parent du fermier. »

PARIS DES DUCS DE CHOISELL ET DE PRASLIN.

Le duc de Choiseul et le duc de Praslin avaient eu une dispute pour savoir lequel était le plus bête, du roi ou de M. de la Vrillière : le duc de Praslin soutenait que c'était M. de la Vrillière; l'autre, en fidèle sujet, pariait pour le roi. Un jour, au conseil, le roi dit une grosse bê- tise. « Eh bien ! monsieur de Praslin, dit le duc de Clïoi- seul, qu'en pensez-vous? »

PARLER BIEN NE SUFFIT PAS.

Quand madame de F... a dit joliment une chose bien pensée, elle croit avoir tout fait; de façon que, si une de ses amies faisait à sa place ce qu'elle a dit qu'il fallait faire, cela ferait à elles deux une philosophe. M. de... di- sait d'elle : « Quand elle a dit une jolie chose sur l'émé- tique, elle est toute surprise de n'être point purgée. »

PARTAGE DE LA POLOGNE.

Un évêque de Saint-Brieuc, dans son oraison funèbre de Marie-Thérèse, se tira d'affaire fort simplement sur le partage de la Pologne : « La France, dit-il, n'ayant rien dit sur ce partage, je prendrai le parti de faire comme la France, et de n'en rien dire non plus. »

LE PARTICULIER DE LA DUCHESSE DU MAINE.

Madame la duchesse du Maine, dont la santé allait

CARACTERES ET ANECDOTES.

mal, grondait son médecin et lui disait : « Était-ce la peine de m'imposer tant de privations et de me faire vivre en mon particulier? Mais Votre Altesse a maintenant qua- rante personnes au château ! Eh bien ! ne savez-vous pas que quarante ou cinquante personnes sont le parti- culier d'une princesse? »

LES PASSIONS DE M...

M... étouffe plutôt ses passions qu'il ne sait les con- duire. Il me disait là-dessus : « Je ressemble à un homme qui, étant à cheval, et ne sachant pas gouverner sa bête qui l'emporte, la tue d'un coup de pistolet et se précipite avec elle. »

PAUVRES ROIS.

On venait de citer quelques traits de la gourmandise de plusieurs souverains. « Que voulez-vous, dit le bon- homme M. de Brequigny, que voulez-vous que fassent ces pauvres rois? Il faut bien qu'ils mangent! »

PEHMÉJA ET DUBREUIL.

On demandait à Pehméja quelle était sa fortune? « Quinze cents livres de rente. C'est bien peu. Oh! reprit Pehméja, Dubreuil est riche. »

LE PÉNITENT ET SON CONFESSEUR.

Le cardinal de la Roche-Aymon, malade de la ma- ladie dont il mourut, se confessa à je ne sais quel prêtre, sur lequel on lui demanda sa façon de penser. « J'en suis très-content, dit-il ; il parle de l'enfer comme un ange. »

250 CARACTERES ET ANECDOTES.

PERDRE TERRE AVEC LES FEMMES.

Une femme disait à M... quelle le soupçonnait de n'avoir jamais perdu terre avec les femmes. « Jamais, lui dit-il, si ce n'est dans le ciel. » En eflfet, son amour s'ac- croissait toujours par la jouissance, après avoir commencé assez tranquillement.

L\ BON PÈRE ET QUATRE BONS FILS.

Un paysan partagea le peu de biens qu'il avait entre ses quatre fils, et alla vivre tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre. On lui dit, à son retour d'un voyage chez ses en- fants : « Eh bien ! comment vous ont-ils reçu ? comment vous ont-ils traité? Ils m'ont traité, dit-il, comme leur enfant. » Ce mot paraît sublime dans la bouche d'un père tel que celui-ci.

PERROQUET ET NOTABLE.

Dans le temps de l'assemblée des notables, un homme voulait faire parler le perroquet de madame de... « Ne vous fatiguez pas, lui dit-elle, il n'ouvre jamais le bec. Comment avez-vous un perroquet qui ne dit mot? Ayez-en un qui dise au moins : Vive le roi! Dieu m'en préserve, dit-elle, un perroquet disant : Vive le roi! je ne l'aurais plus : on en aurait fait un notable. »

PERRUQUE ET CHEVELURE.

On engageait M. de... à quitter une place dont le titre seul faisait sa sûreté contre des hommes puissants; il répondit : « On peut couper à Samson sa che\'elure, mais il ne ftuit pas lui conseiller de prendre perruque. »

CARACTERES ET ANECDOTES.

LA PERSONNALITE DES FAUTES.

Dans une dispute sur le préjugé relatif aux peines in- famantes qui flétrissent la famille du coupable, M... dit: « C'est bien assez de voir des honneurs et des récompenses il n'y a pas de vertu, sans qu'il faille voir encore un châtiment il n'y a pas de crime. »

PETITE AIDE FAIT GRAND RIEN.

Une femme avait un procès au parlement de Dijon. Elle vint à Paris, sollicita M. le garde des sceaux (1784) de vouloir bien écrire, en sa faveur, un mot qui lui ferait gagner un procès très-juste ; le garde des sceaux la refusa. La comtesse de ïalleyrand prenait intérêt à cette femme ; elle en parla au garde des sceaux : nouveau refus. Ma- dame de Talleyrand en fit parler par la reine : autre refus. Madame de Talleyrand se souvint que le garde des sceaux caressait beaucoup l'abbé de Périgord, son fils; elle fit écrire par lui : refus très-bien tourné. Cette femme, dés- espérée, résolut de faire une tentative, et d'aller à Ver- sailles. Le lendemain, elle part; l'incommodité de la voi- ture publique l'engage à descendre à Sèvres, et à faire le reste de la route à pied. Un homme lui offre de la mener par un chemin plus agréable et qui abrège ; elle accepte, et lui conte son histoire. Cet homme lui dit : « Vous aurez demain ce que vous demandez. » Elle le regarde, et reste confondue. Elle va chez le garde des sceaux, est refusée encore, veut partir. L'homme l'engage à coucher à Ver- sailles, et, le lendemain matin, lui apporte le papier qu'elle demandait. C'était le commis d'un commis, nommé M. Etienne.

CARACTERES ET ANECDOTES.

PEUR DES DUELS.

On disait d'un escrimeur adroit, mais poltron, spiri- tuel et galant auprès des femmes, mais impuissant : (f II manie très-bien le fleuret et la fleurette, mais le duel lui fait peur. «

M. DE PEZAY ET M. NECKER.

La finesse et la mesure sont peut-être les qualités les plus usuelles et qui donnent le plus d'avantages dans le monde. Elles font dire des mots qui valent mieux que des saillies. On louait excessivement dans une société le mi- nistère de M. Necker; quelqu'un qui, apparemment, ne laimait pas, demanda : « Monsieur, combien de temps est-il resté en place depuis la mort de M. de Pezay ? » Ce mot, en rappelant que M. Necker était l'ouvrage de ce dernier, fit tomber à l'instant tout cet enthousiasme.

PHILOSOPHIE.

« Je sais me suffire, disait M..., et dans l'occasion, je saurai bien me passer de moi, » voulant dire quil mour- rait sans chagrin.

UN PHILOSOPHE ET LA SOCIÉTÉ.

Un philosophe, retiré du monde, m'écrivait une lettre pleine de vertu et de raison. Elle finissait par ces mots : « Adieu, mon ami ; conservez, si vous pouvez, les intérêts qui vous attachent à la société ; mais cultivez les senti- ments qui vous en séparent. »

PIERRE ^r A SPITHEAD.

Le czar Pierre P', étant à Spithead, voulut savoir ce

CARACTERES ET ANECDOTES. 253

que c'était que le cliàtiment de la cale qu'on inflige aux matelots. Il ne se trouva pour lors aucun coupable; Pierre dit : « Qu'on prenne un de mes gens. Prince, lui ré- pondit-on, vos gens sont en Angleterre, et, par consé- quent, sous la protection des lois. »

LA PIERRE PHILOSOPHALE DE AIADAME n'ÉPRKMÉNIL.

M. d'Épréménil vivait depuis longtemps avec ma- dame Tilaurier. Celle-ci voulait l'épouser. Elle se servit de Cagliostro, qui faisait espérer la découverte de la pierre philosophale. On sait que Cagliostro mêlait le fanatisme et la superstition aux sottises de l'alchimie. D'Épréménil se plaignant de ce que cette pierre philosophale n'arrivait pas, et une certaine formule n'ayant point eu d'effet, Ca- gliostro lui fit entendre que cela venait de ce qu'il vivait dans un commerce criminel avec madame Tilaurier. « Il faut, pour réussir, que vous soyez en harmonie avec les puissances invisibles et avec leur chef, l'Être suprême. Épousez ou quittez madame Tilaurier. » Celle-ci redoubla de coquetterie; d'Épréménil épousa, et il n'y eut que sa femme qui trouva la pierre philosophale.

LA PLAGE ET LA FEMME.

M. d'Invau, étant contrôleur général, demanda au roi la permission de se marier; le roi, instruit du nom de la demoiselle, lui dit : « Vous n'êtes pas assez riche. » Celui- ci lui parla de sa place, comme d'une chose qui suppléait à la richesse. « Oh! dit le roi, la place peut s'en aller, et la femme reste. »

PLAIRE.

On demandait à M... : « Qu'est-ce qui rend le plus aimable dans la société? » Il répondit : « C'est de plaire. »

15

254 CARACTERES ET ANECDOTES.

PLEURER ET SOUPER.

- Une femme était a une représentation de Mérope, et ne pleurait point : on en était surpris. « Je pleurerais bien, dit-elle, mais je dois souper en ville. »

POÉSIE ET BONNET DE NUIT.

M... disait, à propos de l'utilité de la retraite et de la force que l'esprit y acquiert : « Malheur au poëte qui se fait friser tous les jours! Pour faire de bonne besogne, il faut être en bonnet de nuit, et pouvoir faire le tour de sa tête avec sa main. »

LA POÉSIE ET M. DE VERGENNES.

M. de Vergennes n'aimait point les gens de lettres, et on remarqua qu'aucun écrivain distingué n'avait fait des vers sur la paix de 1783; sur quoi, quelqu'un disait : « 11 y en a deux raisons ; il ne donne rien aux poètes et ne prête pas à la poésie. »

LA POLICE LT LA PESTE.

« 11 faut que ce qu'on appelle la poVice soit une ciiose bien terrible, disait plaisamment madame de..., puisque les Anglais aiment mieux les voleurs et les assassins, et (jue les Turcs aiment mieux la peste. »

PORTIER TROP DÉLICAT*

Un malheureux portier à qui les enfants de son maître refusèrent de payer un legs de mille livres, qu'il pouvait réclamer jmr justice, me dit : « Voulez-vous, monsieur, que j'aille plaider contre les enfants d'un homme que j'ai

CARACTERES ET ANECDOTES. 255

servi vingt-cinq ans, et que je sers eux-mêmes depuis quinze? « Il se faisait, de leur injustice même, une raison d'être généreux à leur égard.

PORTRAIT DE MADAME DE NEMOURS PAR VENDOME.

M. de Vendôme disait de madame de Nemours, qui avait un long nez courbé sur des lèvres vermeilles : « Elle a l'air d'un perroquet qui mange une cerise. »

PORTRAIT DE MADAME LAMOTTE.

Un marchand d'estampes voulait (le 25 juin) vendre cher le portrait de madame Lamotte (fouettée et marquée le 21 ), et donnait pour raison que l'estampe était avant la lettre.

PORTRAIT DE M...

M... est un homme mobile, dont l'âme est ouverte à toutes les impressions, dépendant de ce qu'il voit, de ce qu'il entend, ayant une larme prête pour la belle action qu'on lui raconte, et un sourire pour le ridicule qu'un sot essaye de jeter sur elle.

PORTRAIT DE M. d'ÉPINAY PAR DIDEROT.

On demandait à Diderot quel homme était M. d'Épi- nay. « C'est un homme, dit-il, qui a mangé deux millions sans dire un bon mot et sans faire une bonne action. »

PORT-ROYAL ET RACINE.

C'est une chose curieuse que l'histoire de Port-Royal écrite par Racine. Il est plaisant de voir l'auteur de Phèdre parler des grands desseins de Dieu sur la mère Agnès.

256 CARACTERES ET ANECDOTES.

LA POSTERITE DE M. THOMAS.

M. Thomas me disait un jour : « Je n'ai pas besoin de mes contemporains; mais j'ai besoin de la postérité. » Il aimait beaucoup la gloire. « Beau résultat de philoso- phie, lui dis-je, de pouvoir se passer des vivants, pour avoir besoin de ceux qui ne sont pas nés! »

POIRQIOI L'ANGLETERRE EST IN BON PAYS.

M. de G..., parlant un jour du gouvernement d'An- gleterre et de ses avantages, dans une assemblée se trouvaient quelques évêques, quelques abbés ; un d'eux, nommé l'abbé de Seguerand, lui dit : « Monsieur, sur le peu que je sais de ce pays-là, je ne suis nullement tenté d'y vivre, et je sens que je m'y trouverais très-mal. Monsieur l'abbé, lui répondit naïvement M. de C..., c'est parce que vous y seriez mal que le pays est excellent. »

POURQUOI l'on est PLUS HONNÊTE EN FRANCE AYANT qu'après TRENTE ANS.

« Savez-vous pourquoi, me disait M. de..., on est plus honnête, en France, dans la jeunesse et jusqu'à trente ans que passé cet âge? C'est que ce n'est qu'après cet âge qu'on s'est détrompe ; que, chez nous, il faut être enclume ou marteau ; que l'on Yoit clairement que les maux dont gémit la nation sont irrémédiables. Jusqu'alors on avait ressemblé au chien qui défend le dîner de son maître contre les autres chiens; après cette époque, on fait comme le même chien, qui en prend sa part avec les autres. »

POURQUOI ME MARIERAIS-JE?

Je proposais à M. de L... un mariage qui semblait

CARACTERES ET ANECDOTES. 257

avantageux. Il me répondit : « Pourquoi me marierais-je? Le mieux qui puisse m'arriver, en me mariant, est de n'être pas cocu, ce que j'obtiendrai encore plus sûrement en ne me mariant pas. »

POURQUOI M. L... n'écrivait PAS.

On reprochait à M. L..., homme de lettres, de ne plus rien donner au public. « Que voulez-vous qu'on imprime, dit-il, dans un pays VAlmanach de Liège est défendu de temps en temps. »

POUSSIÈRE ET BOUE.

On disait d'un courtisan léger, mais non corrompu : « Il a pris de la poussière dans le tourbillon ; mais il n'a pas pris de tache dans la boue. »

UN PRÉDICATEUR DE LA LIGUE.

Un prédicateur de la Ligue avait pris pour texte de son sermon : Eripe nos, Domine, à luto fœcis, qu'il tradui- sait ainsi : « Seigneur, débourbonnez-vous! »

PRÉSENT DE LOUIS XV A M. d'ÉTIOLES.

Quelque temps avant que Louis XV fût arrangé avec madame de Pompadour, elle courait après lui aux chasses. Le roi eut la complaisance d'envoyer à M. d'Étiolés une ramure de cerf. Celui-ci la fit mettre dans sa salle à man- ger, avec ces mots : « Présent fait par le roi à M. d'Étiolés. «

PRIÈRE d'un CÉLIBATAIRE.

Un célibataire qu'on pressait de se marier répondit plaisamment : « Je prie Dieu de me préserver des femmes aussi bien que je me préserverai du mariage. ))

253 CARACTERES ET ANECDOTES.

PROBLÈME DE MALPERTUIS.

Maupertuis, étendu dans son fauteuil et bâillant, dit un jour : « Je voudrais, dans ce moment-ci, résoudre un beau problème qui ne fût pas difficile. » Ce mot le peint tout entier.

PRODIGALITÉ DU ROI STANISLAS.

Le roi Stanislas venait d'accorder des pensions à plu- sieurs ex-jésuites; M. de Tressan lui dit: «Sire, Votre Majesté ne fera-t-elle rien pour la famille de Damiens, qui est dans la plus profonde misère? »

PROFESSION DE FOI ALDACIEUSE DE M. DE BRETELIL.

Le baron de Breteuil, après son départ du ministère, en 1788, blâmait la conduite de l'archevêque de Sens. Il le qualifiait de despote, et disait : « Moi, je veux que la puissance royale ne dégénère point en despotisme, et je veux qu'elle se renferme dans les limites elle était res- serrée sous Louis XIY. » Il croyait, en tenant ce discours, faire acte de citoyen, et risquer de se perdre à la cour.

PROGRÈS DE LA NOBLESSE.

a Pour juger de ce que c'est que la noblesse, disait M..., il suffit d'observer que M. le prince de Turenne, ac- tuellement vivant, est plus noble que M. de Turenne, et que le marquis de Laval est plus noble que le connétable de Montmorency. »

LES PROGRÈS D ' U N E CURE.

On (lisait à Delon, mo'decin mesmériste : « Eh bien,

CARACTERES ET ANECDOTES. 559

M. de B... est mort, malgré la promesse que vous aviez faite de le guérir. Vous avez, répondit-il, été absent, vous n'avez pas suivi les progrès do la cure : il est mort guéri. »

PROJET DE COUR PLÉNIÈRE.

Du temps de M. de Machault, on présenta au roi le projet d'une cour plénière, telle qu'on a voulu l'exécuter depuis. Tout fut réglé entre le roi, madame de Pompadour et les ministres. On dicta au roi les réponses qu'il ferait au premier président; tout fut expliqué dans un mémoire dans lequel on disait : «Ici, le roi prendra un air sévère; ici, le front du roi s'adoucira ; ici, le roi fera tel geste, etc. » Le mémoire existe.

PRUDENCE DE l'ABBÉ DE S A IN T- P lERR E.

Quand l'abbé de Saint-Pierre approuvait quelque chose, il disait : v Ceci est bon pour moi, quant à pré- sent. » Rien ne peint mieux la variété des jugements hu- mains, et la mobilité du jugement de chaque homme.

LE PUBLIC ET LES FEMMES DE LA HALLE.

Un homme parlait du respect que mérite le public. «Oui, dit M..., le respect qu'il obtient de la prudence. Tout le monde méprise les harengères; cependant, qui oserait risquer de les offenser en traversant la halle? »

LE PUBLIC ET M...

On réfutait je ne sais quelle opinion de M... sur un ouvrage, en lui parlant du public, qui en jugeait autre- ment : V Le public, le public, dit-il; combien faut-il de sots pour faire un public? »

2Cft CARACTERES ET A>'ECDOTES.

Pr RI SAIE DE M. BEAIZEE.

Madame Beauzée couchait avec un maître de langue allemande. M. Beauzée les surprit au retour de l'Académie. L'Allemand dit à la femme : « Quand je vous disais qu'il était temps que je m'en aille. « M. Beauzée, toujours pu- riste, lui dit : « Que je m'en allasse, monsieur. »

PURISME DU PRINCE DE BEAUVAU.

M... disait du prince de Beauvau, grand puriste: « Quand je le rencontre dans ses promenades du matin, et que je passe dans l'ombre de son cheval (il se promène souvent à cheval pour sa santé . j'ai remarqué que je ne fais pas une faute de français de toute la journée. »

PYRAME ET BAUCIS.

Madame de..., âgée de soixante-cinq ans, ayant épousé M..., âgé de vingt-deux, quelqu'un dit que c'était le mariase de Pvrame et de Baucis.

QUESTION ÉPINEUSE.

On faisait une question épineuse à M..., qui répon- dit : « Ce sont de ces choses que je sais à merveille quand on ne m'en parle pas. et que j'oublie quand on me les demande. »

QUI PERD GAGNE.

M... disait: «Je ne sais pourquoi madame de L... désire tant que j'aille chez elle; car. quand j'ai été quel- que temps sans y aller, je la méprise moins. » On pour- rait dire cela du monde en général.

CARACTERES ET ANECDOTES. 2C1

QUITTER ET TROMPER.

M... disait de madame la princesse de... : « C'est une femme qu'il faut absolument tromper ; car elle n'est pas de la classe de celles qu'on quitte. »

M. DE R... RIE\ JUGÉ.

M. de L... me disait de M. de R... : « C'est l'entrepôt du venin de toute la société. Il le rassemble comme les crapauds, et le darde comme les vipères. «

RÉCLAMATION DU COMTE d'ORSAY.

M. le comte d'Orsay, fils d'un fermier général, et connu par sa manie d'être homme de qualité, se trouva avec M. de Choiseul-Gouffier chez le prévôt des mar- chands. Celui-ci venait chez ce magistrat pour faire di- minuer sa capitation, considérablement augmentée; l'autre y venait porter ses plaintes de ce qu'on avait diminué la sienne, et croyait que cette diminution supposait quelque atteinte portée à. ses titres de noblesse.

RÉCONCILIATION UTILE.

M... disait : « On m'a dit du mal de M. de...; j'aurais cru cela il y a six mois ; mais nous sommes réconciliés. »

LES REDITES.

«Une idée qui se montre deux fois dans un ouvrage, surtout à peu de distance, disait M..., me fait l'effet de ces gens qui, après avoir pris congé, rentrent pour re- prendre leur épée ou leur chapeau. »

15.

262 CARACTERES ET ANECDOTES.

LES TROIS REFUS DE PO \T EN ELLE.

Fontenelle avait été refusé trois fois de l'Âcadémio. et le racontait souvent. Il ajoutait : « J'ai fait cette histoire à tous ceux que j'ai vus s'affliger d^in refus de l'Académie, et je n'ai consolé personne. »

LE RÉGENT ET DUBOIS AU BAL MASQUÉ.

Le régent voulait aller au bal, et n'y être pas re- connu : «J'en sais un moyen, » dit l'abbé Dubois. Et, dans le bal, il lui donna des coups de pied dans le der- rière. Le régent, qui les trouva trop forts, lui dit ; « L'abbé, tu me déguises trop ! »

LE RÉGENT ET LE PRÉSIDENT DARON.

Le régent envoya demander au président Daron la démission de sa place de premier président du parlement de Bordeaux. Celui-ci répondit qu'on ne pouvait lui ôter sa place sans lui faire son procès. Le régent, ayant reçu la lettre, mit au bas : Qu'à cela ne tienne, et la renvoya pour réponse. Le président, connaissant le prince auquel il avait affaire, envoya sa démission.

RÈGNES TROP LONGS.

A propos des choses de ce bas monde, qui vont de mal en pis. M... disait : «J'ai lu quelque part qu'en poli- tique il n'y avait rien de si malheureux pour les peuples que les règnes trop longs. J'entends dire que Dieu est éternel ; tout est dit. »

REMARQUE d'uN MISANTHROPE.

Je disais à >f. R.... misanthrope plaisant, qui m'avait

CARACTERES ET ANECDOTES. 263

présenté un jeune homme de sa connaissance : « Votre ami n'a aucun usage du monde, ne sait rien de rien. Oui, dit-il; et il est déjà triste comme s'il savait tout. »

LA RENOMMÉE ET LE DUC DE CHABOT.

M. le duc de Chabot ayant fait peindre une Renommée sur son carrosse, on lui appliqua ces vers :

Votre prudence est endormie De loger magnifiquement Et de traiter superbement Votre plus cruelle ennemie.

REPARTIE d'AROUET AU RÉGENT.

M. le régent avait promis de faire quelque chose du jeune Arouet, c'est-à-dire d'en faire un important et de le placer. Le jeune poëte attendit le prince au sortir du conseil, au moment oii il était suivi de quatre secrétaires d'État. Le prince le vit et lui dit : « Arouet, je ne t'ai pas oublié, et je te destine le département des niaiseries. Monseigneur, dit le jeune Arouet, j'aurais trop de rivaux : en voilà quatre. » Le prince pensa étouffer de rire.

RÉPONSE A LORD MARLBOROUGH.

Lord Marlborough étant à la tranchée avec un de ses amis et un de ses neveux, un coup de canon fit sauter la cervelle à cet ami et en couvrit le visage du jeune homme, qui recula avec effroi. Marlborough lui dit intrépidement : « Eh quoi ! monsieur, vous paraissez étonné? Oui, dit le jeune homme en s' essuyant la figure, je le suis qu'un homme qui a autant de cervelle restât exposé gratuitement à un danger si inutile. »

264 CARACTERES ET ANECDOTES.

RÉPONSE A INE QUESTION EMBARRASSANTE.

J'étais à table à côté d'un homme qui me demanda si la femme qu'il avait devant lui n'était pas la femme de celui qui était à côté d'elle. J'avais remarqué que celui- ci ne lui avait pas dit un mot; c'est ce qui me fit répon- dre à mon voisin : (( Monsieur, ou il ne la connaît pas. ou c'est sa femme. »

BONNE RÉPONSE A IN SOT.

Le vicomte de S... aborda un jour M. de Vaines, en lui disant : « Est-il vrai, monsieur, que, dans une maison l'on avait eu la bonté de me trouver de l'esprit, vous avez dit que je n'en avais pas du tout? » M. de Vaines lui répondit : « Monsieur, il n'y a pas un seul mot de vrai dans tout cela ; je n'ai jamais été dans une maison Ton vous trouvât de l'esprit, et je n'ai jamais dit que vous n'en aviez pas. »

RÉPONSE DE l'ÉVÉQLE DAGDE A IN FAT.

M. de Sourclies, petit fat, hideux, le teint noir, et ressemblant à un hibou, dit un jour en se retirant : « Voilà la première fois, depuis deux ans, que je vais coucher, chez moi. « L'évêque d'Agde, se retournant et voyant cette figure, lui dit en le regardant : « Monsieur perche, apparemment. »

RÉPONSE DE M. DE LAUZLN.

On demandait à M. de Lauzun ce qu'il répondrait à sa femme (qu'il n'avait pas vue depuis dix ans), si elle lui écrivait : « Je viens de découvrir que je suis grosse. »

CARACTERES ET ANECDOTES. 265

Il réfléchit, et répondit : « Je lui écrirais : « Je suis charmé d'apprendre que le ciel ait enfin béni notre union; soi- gnez votre santé; j'irai vous faire ma cour ce soir. »

JOLIE RÉPONSE DE MADAME DE BROGLIE A SON MARI.

Le maréchal de Broglie avait épousé la fille d'un né- gociant ; il eut deux filles. On lui proposait, en présence de madame de Broglie, de faire entrer l'une dans un cha- pitre. «Je me suis fermé, dit-il, en épousant madame, l'entrée de tous les chapitres... Et de l'hôpital, « ajoutâ- t-elle.

RÉPONSE DE RLLHIÈRE.

Rulhière disait un jour à G... : «Je n'ai jamais fait qu'une méchanceté dans ma vie. Quand finira-t-elle? » demanda G...

RÉPONSE DE ÏURGOT A DELILLE.

L'abbé Delille, entrant dans le cabinet de M. Turgot, le vit lisant un manuscrit : c'était celui des Mois de M. Bou- cher. L'abbé Delille s'en douta, et dit en plaisantant :

« Odeur de vers se sentait à la ronde.

Vous êtes trop parfumé, lui dit M. Turgot, pour sentir les odeurs. »

RÉPONSE d'un soldat AU ROI DE PRUSSE.

Le roi de Prusse, voyant un de ses soldats balafré au visage, lui dit : « Dans quel cabaret t'a-t-on équipé de la sorte ? Dans un cabaret vous avez payé votre écot, à Kollin, » dit le soldat. Le roi, qui avait été battu à Kollin, trouva cependant le mot excellent.

266 CARACTERES ET ANECDOTES.

REPONSE D U N VEUF.

Un homme était en deuil de la tète aux pieds : gran- des pleureuses, perruque noire, figure allongée. Un de ses amis l'aborde tristement : « Eh ! bon Dieu ! qui est-ce donc que vous avez perdu? Moi! dit-il, je n'ai rien perdu ; c'est que je suis veuf. »

RÉPONSE PÉREMPTOIRE DE L'ABBÉ DE...

M. l'évèque de L... étant à déjeuner, il lui vint en vi- site l'abbé de...; l'évèque le prie de déjeuner, l'abbé re- fuse. Le prélat insiste : « Monseigneur, dit l'abbé, j'ai dé- jeuné deux fois, et d'ailleurs, c'est aujourd'hui jeûne. »

LE REPRÉSENTANT DE GENÈVE ET LE REPRÉSENTANT DU ROI.

Dans une dispute que les représentants de Genève eurent avec le chevalier de Bouteville, l'un d'eux s'échauf-- fant, le chevalier lui dit : « Savez-vous que je suis le re- présentant du roi mon maître? Savez-vous. lui ré- pondit le Genevois, que je suis le représentant de mes égaux? ))

RETOUR D'ALLEMAGNE.

M... disait, à son retour d'Allemagne : « Je ne sache pas de chose à quoi j'eusse été moins propre qu'à être un Allemand. »

RETOUR DE VERSAILLES.

La rareté d'un sentiment vrai fait que je m'arrête quel- quefois dans les rues, à regarder un chien ronger un os : « C'est au retour de Versailles, Marly, Fontainebleau, di- sait M. de..., que je suis le plus curieux de ce spectacle. >'

CARACTERES ET ANECDOTES. 26i

LES REVOLUTIONS DE VERTOT.

L'abbé de Vertot changea d'état très-souvent. On ap- pelait cela les révolutions de l'abbé de Yertot.

LES MALHEUREUX RICHES.

Dans le temps qu'on établit plusieurs impôts qui por- taient sur les riches, un millionnaire, se trouvant parmi des gens riches qui se plaignaient du malheur des temps, dit : « Qui est-ce qui est heureux dans ces temps-ci ? Quelques misérables. «

LES ROCHERS EN OR DE M. DE COLBERT.

Golbert disait, à propos de l'industrie de la nation, que le Français changerait les rochers en or, si on le lais- sait faire.

LE ROI DE CENT MILLE HOMMES.

M... me disait : « Je ne regarde le roi de France que comme le roi d'environ cent mille hommes auxquels il partage et sacrifie la sueur, le sang et les dépouilles de vingt-quatre millions neuf cent mille hommes, dans des proportions déterminées par les idées féodales, militaires, antimorales et antipolitiques qui avilissent l'Europe depuis \ingt siècles. »

LE ROI DE PRUSSE ET LE GÉNÉRAL QUINTUS.

On sait quelle familiarité le roi de Prusse permettait à quelques-uns de ceux qui vivaient avec lui. Le général Quintus Icilius était celui qui en profitait le plus libre- ment. Le roi de Prusse, avant la bataille de Rosbach, lui

268 CARACTERES ET ANECDOTES.

dit que, s'il la perdait, il se rendrait à Venise, il vi- vrait en exerçant la médecine. Quintus lui répondit : « Toujours assassin ! »

LE ROI DE PRUSSE ET LE ROI DE FRANCE.

Le roi de Prusse demandait à d'Alembert s'il avait vu le roi de France. « Oui, sire, dit celui-ci, en lui pré- sentant mon discours de réception à l'Académie française.

Eh bien , reprit le roi de Prusse, que vous a-t-il dit ?

Il ne m'a pas parlé, sire. A qui donc parle-t-il ? » poursuivit Frédéric.

LE ROI DE PRUSSE ET l'uMKORME.

Plusieurs officiers français étant allés à Berlin, l'un d'eux parut devant le roi sans uniforme et en bas blancs. Le roi s'approcha de lui et lui demanda son nom. « Le marquis de Beaucourt. De quel régiment? De Cham- pagne. — Ah! oui, ce régiment l'on sef... de l'ordre. » Et il parla ensuite aux officiers qui étaient en uniforme et en bottes.

ROI ET BANQUIER.

Un banquier anglais, nommé Ser ou Sair, fut accusé d'avoir fait une conspiration pour enlever le roi Georges III,. et le transporter à Philadelphie. Amené devant ses juges, il leur dit : « Je sais très-bien ce qu'un roi peut faire d'un banquier; mais j'ignore ce qu'un banquier peut faire d'un roi. »

le ROI SE PORTE BIEN.

Dans les malheurs de la fin du règne de Louis XIV, après la perte des batailles de Turin, d'Oudenarde, de

CARACTERES ET ANECDOTES. 269

Malplaqiiet, de Ramillies, d'Hochstett, les plus honnêtes G;ens de la cour disaient : « Au moins, le roi se porte bien, c'est le principal. »

LES ROMANS SELON M. DE V...

Je causais un jour avec M. de Y..., qui paraît vivre sans illusions dans un âge l'on en est encore suscep- tible. Je lui témoignais la surprise qu'on avait de son in- différence. Il me répondit gravement : « On ne peut pas être et avoir été. J'ai été dans mon temps, tout comme un autre, l'amant d'une femme galante, le jouet d'une co- quette, le passe-temps d'une femme frivole, l'instrument d'une intrigante. Que peut-on être de plus? L'ami d'une femme sensible. Ah ! nous voilà dans les romans ! »

LE FAUX ROUÉ.

M... débitait souvent des maximes de roué, en fait" d'amour; mais, dans le fond, il était sensible, et fait pour les passions. Aussi quelqu'un disait de lui : « Il fait sem- blant d'être malhonnête, afin que les femmes ne le rebu- tent pas. »

J.-J. ROUSSEAU ET LE COURTISAN.

J.~J. Rousseau étant, à Fontainebleau, à la représen- tation de son Devin de Village, un courtisan l'aborda, et lui dit poliment : « Monsieur, permettez-vous que je vous fasse mon compliment? Oui, monsieur, dit Rousseau, s'il est bien. » Le courtisan s'en alla. On dit à Rousseau : « Mais y songez-vous? quelle réponse vous venez de faire ! Fort bonne, dit Rousseau; connaissez-vous rien de pire qu'un compliment mal fait? »

270 CARACTERES ET ANECDOTES.

J.-J. ROUSSEAU JOUEUR D' ÉCHECS.

On disait à J.-J. Rousseau, qui avait gagné plusieurs parties d'échecs au prince de Conti, qu'il ne lui avait pas fait sa cour, et qu'il fallait lui en laisser gagner quelques- unes : « Comment! dit-il, je lui donne la tour. »

LE POETE ROY ET VOLTAIRE.

A'oltaire disait du poëte Roy, qui avait été souvent repris de justice, et qui sortait de Saint-Lazare : « C'est un homme qui a de l'esprit, mais ce n'est pas un auteur assez châtié. »

l'abbé s... et l'abbé pétiot.

Ce fut l'abbé S... qui administra le viatique à l'abbé Pétiot dans une maladie très-dangereuse, et il raconte qu'en voyant la manière très -prononcée dont celui-ci reçut ce que vous savez, il se dit à lui-même : « S'il en revient, ce sera mon ami. »

sage précaution df m. de roquemoxt.

M. de Roquemont, dont la femme était très-galante, couchait une fois par mois dans la chambre de madame, pour prévenir les mauvais propos si elle devenait grosse, et s'en allait en disant : « Me voilà net ; arrive qui plante! »

LA marquise de SAINT-PIERRE ET RICHELIEU.

La marquise de Saint-Pierre était dans une société on disait que M. de Richelieu avait eu beaucoup de femmes sans en avoir jamais aimé une. « Sans aimer! c'est bientôt dit. reprit-elle; moi, je sais une femme pour la-

CARACTERES ET ANECDOTES. 271

quelle il est revenu de trois cents lieues. » Ici, elle ra- conte l'histoire en troisième personne, et, gagnée par sa narration : « Il la porte sur le lit avec une violence in- croyable, et nous y sommes restés trois jours. »

LE SALUT DE MADAME DE PARABÈRE.

M. le régent disait à madame de Parabère, dévote, qui, pour lui plaire, tenait quelques discours peu chré- tiens : « Tu as beau faire, tu seras sauvée. »

LE SALLT DE VOLTAIRE.

M. de Voltaire, voyant la religion tomber tous les jours, disait une fois : « Cela est pourtant fâcheux ; car de quoi nous moquerons-nous? Oh! lui dit M. Sabatierde Cabre, consolez-vous ; les occasions ne vous manqueront pas plus que les moyens. Ah ! monsieur, reprit dou- loureusement M. de Voltaire, hors de l'Église point de salut. »

LES QUATRE SALUTS DU MÉDECIN DE MADAME DU DEFFANT.

D'Alembert, jouissant déjà de la plus grande réputa- tion, se trouvait chez madame Du Deffant, étaient M. le président Hénault et M. de Pont de Veyle. Arrive un mé- decin nommé Fournier, qui, en entrant, dit à madame Du Deffant : « Madame, j'ai bien l'honneur de vous présenter mon très-humble respect; » à M. le président Hénault: « Monsieur, j'ai bien l'honneur de vous saluer; » à M. de Pont de Veyle : « Monsieur, je suis votre très-humble serviteur; » et à d'Alembert : « Bonjour, monsieur. »

SAXG-FROID d'i :\ PORTEUR d'eAU.

Pendant un siège, un porteur d'eau criait dans la

272 CARACTERES ET ANECDOTES.

ville : « A six sous la voie d'eau ! » Une bombe vient et emporte un de ses seaux : « A douze sous le seau d'eau ! » s'écrie le porteur sans s'étonner.

A QUOI TIENT LA SANTÉ.

Un homme dont la santé s'était rétablie en assez peu de temps, et à qui on en demandait la raison, répondit : « C'est que je compte avec moi, au lieu qu'auparavant je comptais sur moi. »

SAIRIN ET l'honnêteté DE M. DE FONCEMAGNE.

J'ai vu M. de Foncemagne jouir dans sa vieillesse d'une grande considération. Cependant, ayant eu occasion de soupçonner un moment sa droiture, je demandai à M. Saurin s'il l'avait connu particulièrement. Il me ré- pondit qu'oui. J'insistai pour savoir s'il n'avait jamais rien eu contre lui. M. Saurin, après un moment de ré- flexion, me répondit : « Il y a longtemps qu'il est honnête homme. »

LE MARÉCHAL DE SAXE ET M. DE THY\NGE A LA BATAILLE DE ROCOUX.

A la bataille de Rocoux ou de Lawfeld, le jeune M. de Thyange eut son cheval tué sous lui, et lui-même fut jeté fort loin ; cependant, il n'en fut point blessé. Le maréchal de Saxe lui dit : « Petit Thyange, tu as eu une belle peur ? Oui, monsieur le maréchal, dit celui-ci ; j'ai craint que vous ne fussiez blessé. »

AI. DE SCHAVALOW-POMPADOLR.

Dans une société se trouvait M. de Schwalow, an- cien amant de l'impératrice Elisabeth, on voulait savoir

CARAGTEPtES ET ANECDOTES. 273

quelques traits relatifs à la Russie. Le bailli de Chabril- lant dit : « M. de Schwalow, dites-nous cette histoire ; vous devez la savoir, vous qui étiez le Pompadour de ce pays- là. »

SLR LE SECRET.

M. de G... avait reçu un bienfait de M. d'A... ; celui- ci avait recommandé le secret. Il fut gardé. Plusieurs an- nées après, ils se brouillèrent; alors M. de G... révéla le secret du bienfait qu'il avait reçu. M. T..., leur ami com- mun, instruit, demanda à M, de G... la raison de cette apparente bizarrerie. Gelui-ci répondit : « J'ai tu son bien- fait tant que je l'ai aimé. Je parle, parce que je ne l'aime plus. G'était alors son secret; à présent, c'est le mien. »

LE SECRET DE DIDEROT.

Diderot, voulant faire un ouvrage qui pouvait com- promettre son repos, confiait son secret à un ami qui, le connaissant bien, lui dit : « Mais, vous-même, me garde- rez-vous bien le secret? » En effet, ce fut Diderot qui le trahit.

LE SECRET DE M. DE CHOISEUL.

On s'étonnait de voir le duc de Choiseul se soutenir aussi longtemps contre madame du Barry. Son secret était simple : au moment il paraissait le plus chanceler, il se procurait une audience ou un travail avec le roi, et lui demandait ses ordres relativement à cinq ou six millions d'économie qu'il avait faite dans le département de la guerre, observant qu'il n'était pas convenable de les en- voyer au trésor royal. Le roi entendait ce que cela vou- lait dire, et lui répondait : « Parlez à Bertin ; donnez-lui trois millions en tels effets : je vous fais présent du reste. »

274 CARACTERES ET ANECDOTES.

Le roi partageait ainsi avec le ministre, et, n'étant pas sûr que son successeur lui offrît les mêmes facilités, gardait M. de Ghoiseul malgré les intrigues de madame du Barry.

SEMER DES RONCES.

M... avait montré beaucoup d'insolence et de vanité après une espèce de succès au théâtre ; c'était son pre- mier ouvrage. Un de ses amis lui dit : « Mon ami, tu sèmes les ronces devant toi ; tu les trouveras en repassant. »

LE SEXE DL STYLE.

Marivaux disait que le style a un sexe, et qu'on re- connaissait les femmes à une phrase.

LE SIEGE DE MAHOX.

M. de Richelieu disait, au sujet du siège de Mahon par M. le duc de Grillon : « J'ai pris Mahon par une étour- derie; et, dans ce genre, M. de Grillon paraît en savoir plus que moi. »

M. DE SILHOUETTE ET LE PRINCE DE COXTI.

Le prince de Conti pensait et parlait mal de M. de Silhouette. Louis XV lui dit un jour : « On songe pour- tant à le faire contrôleur général. Je le sais, dit le prince; et, s'il arrive à cette place, je supplie Votre Ma- jesté de me garder le secret. » Le roi, quand 3L de Sil- houette fut nommé, en apprit la nouvelle au prince, et lui ajouta : « Je n'oublie point la promesse que je vous ai faite, d'autant plus que vous avez une affaire qui doit se rap- porter au conseil. » {Anecdote contée par madame de Bouf- flers.)

CARACTÈRES ET ANECDOTES. 275

SINECURE DE L ECLUSE.

L'Écluse, celui qui- a été à la tète des Variétés amu- santes^ racontait que, tout jeune et sans fortune, il arriva à Lunéville, il obtint la place de dentiste du roi Stanis- las, précisément le jour le roi perdit sa dernière dent.

SINGULARITÉS AMOUREUSES.

C'est une chose bien extraordinaire que deux auteurs pénétrés et panégyristes, l'un en vers, l'autre en prose, de l'amour immoral et libertin, Grébillon et Bernard, soient morts épris passionnément de deux filles. Si quelque chose est plus étonnant, c'est de voir l'amour sentimental pos- séder madame de Voyer jusqu'au dernier moment, et^la passionner pour le vicomte de Noailles ; tandis que, de son côté, M. de Aboyer a laissé deux cassettes ^pleines de lettres céladoniques copiées deux fois de sa main. Cela rappelle les poltrons, qui chantent pour déguiser leur peur.

SIXTE-QUINT PAYANT SES DETTES DE CORDELIER.

Sixte-Quint, étant pape, manda à Rome un jacobin de Milan, et le tança comme mauvais administrateur de sa maison, en lui rappelant une certaine somme d'argent qu'il avait prêtée quinze ans auparavant à un certain coi- delier. Le coupable dit : « Cela est vrai, c'était un mauvais sujet qui m'a escroqué. C'est moi, dit le pape^ qui suis ce cordelier; voilà votre argent, mais n'y retombez plus, et ne prêtez jamais à des gens de cette robe. )■>

SOLITAIRE ET NON MISANTHROPE.

On accusait M... d'être misanthrope. « Moi; dit-il, je

276 CARACTERES ET A>-ECDOTES.

ne le suis pas; mais j'ai bien pensé l'être, et j'ai vraiment bien fait d'y mettre ordre. Qu'avez-vous fait pour l'em- pêcher? — Je me suis fait solitaire. »

l\ AMI DE LA SOLITUDE.

M. de L.... connu pour misanthrope, me disait un jour, à propos de son goût pour la solitude : « 11 faut dia- blement aimer quelqu'un pour le voir. »

LE SOMMEIL DE MADAME LA DAUPHIN E.

Madame la princesse de Conti. fille de Louis XIV. ayant vu madame la dauphine de Bavière qui dormait, ou faisait semblant de dormir, dit. après l'avoir considérée : « Madame la dauphine est encore plus laide en dormant que lorsqu'elle veille. » Madame la dauphine prenant la parole sans faire le moindre mouvement, lui répondit : « Madame, tout le monde n'est pas enfant de l'amour. »

LE SOULIER DE MADAME DE MONTPENSIER.

On assure que madame de Montpensier, ayant été quelquefois obligée, pendant l'absence de ses dames, de se faire remettre un soulier par quelqu'un de ses pages, lui demandait s'il n'avait pas eu quelque tentation. Le page répondait qu'oui. La princesse, trop honnête pour pro6ter de cet aveu, lui donnait quelques louis pour le mettre en état d'aller chez quelque fille perdre la tentation dont elle était la cause.

SOUPER CHEZ M. DE CO.NKLANS.

Des jeunes gens de la cour soupaient chez M. de Con- flans. On débute par une chanson libre, liiais sans excès d'indécence; M. de Fronsac sur-le-champ se met à chanter

CARACTERES ET ANECDOTES.

des couplets abominables qui étonnèrent même la bande joyeuse. M. de Conflans interrompt le silence universel en disant : « Que diable ! Fronsac, il y a dix bouteilles de vin de Champagne entre cette chanson et la première. »

LES SOUPERS DE MARLY.

Le maréchal de Duras, mécontent d'un de ses fils, lui dit: «Misérable! si tu continues, je te ferai souper avec le roi. » C'est que le jeune homme avait soupe deux fois à Marly, il s'était ennuyé à périr.

LES SOUPERS DE M. DE LA REYNIÈRE.

M. de La Reynière, obligé de choisir entre la place d'administrateur des postes et celle de fermier général , après avoir possédé ces deux places, dans lesquelles il avait été maintenu par le crédit des grands seigneurs qui soupaient chez lui, se plaignit à eux de l'alternative qu'on lui proposait et qui diminuait de beaucoup son revenu. Un d'eux lui dit naïvement : « Eh! mon Dieu, cela ne fait pas une grande différence dans votre fortune. C'est un million à mettre à fonds perdu; et nous n'en viendrons pas moins souper chez vous. »

STAINVILLE ET VAUBECOURT.

M. de Stainville, lieutenant général, venait de faire enfermer sa femme. M. de Vaubecourt, maréchal de camp, sollicitait un ordre pour faire enfermer la sienne. Il venait d'obtenir l'ordre, et sortait de chez le ministre avec un air triomphant. M. de Stainville, qui crut qu'il venait d'être nommé lieutenant général, lui dit devant beaucoup de monde : « Je vous félicite, vous êtes sûrement des nôtres. »

16

'278 CARACTERES ET ANECDOTES.

STAMSLAS ET L ABBE PORQLET.

Le roi de Pologne, Stanislas, avait des bontés pour l'abbé Porquet, et n'avait encore rien fait pour lui. L'abbé lui en faisait l'observation : « Mais, mon cher abbé, dit le roi, il y a beaucoup de votre faute; vous tenez des dis- cours très-libres ; on prétend que vous ne croyez pas en Dieu ; il faut vous modérer : tâchez d'y croire ; je vous donne un an pour cela. »

LE ROI STAMSLAS ET M. DE B A S SOM PI E RRE.

Madame de Bassompierre, vivant à la cour du roi Stanislas, était la maîtresse connue de M. de La Galaisière, chancelier du roi de Pologne. Le roi alla un jour chez elle, et })rit avec elle des libertés qui ne réussirent pas. « Je me tais, dit Stanislas; mon chancelier vous dira le reste. »

SURVIVANCE d'une POUPÉE.

M. de B..., âgé de cinquante ans, venait d'épouser mademoiselle de C..., âgée de treize ans. On disait de lui, pendant qu'il sollicitait ce mariage, qu'il demandait la sur- vivance de la poupée de cette demoiselle.

LA TABLE DE M. DE LA REYMÈRE.

M... disait de M. de La Reynière, chez qui tout le monde va pour sa table, et qu'on trouve très-ennuyeux : « On le mange, mais on ne le digère pas. »

TA1,E.\T ÉPISTOI.AIUE DU DAUPHIN, É L î- ^ E DE BOSSUET*

Jamais Bossuot ne put apprendre au grand dauphin à écrire une lettre. Ce prince était très-indolent. On ra-

CARACTERES ET ANECDOTES. 279

conte que ses billets à madame la comtesse de Roure finis- saient tous par ces mots : Le roi me fait mander pour le con- seil. Le jour que cette comtesse fut exilée, un des courtisans lui demanda s'il n'était pas bien affligé. «Sans doute, dit le dauphin, mais cependant me voilà délivré de la néces- sité d'écrire le petit billet. »

MADAME DE TALMONT ET RICHELIEU.

Madame de Talmont, voyant M. de Richelieu, au lieu de s'occuper d'elle, faire sa cour à madame de Hrionne, fort belle femme, mais qui n'avait pas la réputation d'avoir beaucoup d'esprit, lui dit : « Monsieur le maréchal, vous n'êtes point aveugle, mais je vous crois un peu sourd. «

TANT PIS, TA]\T MIEUX.

On reprochait à M. de... d'être le médecin Tant-Pis. « Gela vient, répondit-il, de ce que j'ai vu enterrer tous les malades du médecin Tant-Mieux. Au moins, si les miens meurent, on n'a point à me reprocher d'être un sot. »

T É M É r. I T É DU MARÉCHAL DE B R 0 G L I E.

Le maréchal de Broglie affrontant un danger inutile et ne voulant pas se retirer, tous ses amis faisaient de vains efforts pour lui en faire sentir la nécessité. Enfin, l'un d'entre eux, M. de Jaucourt, s'approcha, et lui dit à l'oreille : « Monsieur le maréchal, songez que, si vous êtes tué, c'est M. de Routhe qui commandera. » C'était le plus sot des lieutenants généraux. M. de Broglie, frappé du danger que courait l'armée, se retira.

LE TEMPLE DE GMDE ET MADAME DU DEFFANT.

On ne distingue pas aisément l'intention de l'auteur

280 CARACTERES ET ANECDOTES.

dans le Temple de Gnide, et il y a même quelque obscurité dans les détails; c'est pour cela que madame Du Deflfant l'appelait V Apocalypse de la galanterie.

MADAME DE TENCIN.

Madame de Tencin disait que les gens d'esprit fai- saient beaucoup de fautes en conduite, parce qu'ils ne croyaient jamais le monde assez bète, aussi bète qu'il l'est,

MADAME DE TENCIN JUGÉE PAR L'ABBÉ TRUBLET.

Madame de Tencin, avec des manières douces, était une femme sans principes et capable de tout exactement. Un jour, on louait sa douceur : « Oui, dit l'abbé Trublet, si elle eût eu intérêt de vous empoisonner, elle eût choisi le poison le plus doux. »

MESDAMES DE TESSÉ ET DE CHAMPAGNE APRÈS LA MORT DE DUBREUIL.

Madame la comtesse de Tessé disait après la mort de M. Dubreuil : « Il était trop inflexible, trop inabordable aux présents, et j'avais un accès de fièvre toutes les fois que je songeais à lui en faire. Et moi aussi, lui répondit madame de Champagne, qui avait placé trente-six mille livres sur sa tête : voilà pourquoi j'ai mieux aimé me donner tout de suite une bonne maladie que d'avoir tous ces petits accès de fièvre dont vous parlez. »

TOUOLRS AIMÉ.

Le vieux d'Arnoncourt avait fait un contrat de douze cents livres de rente à une fille, pour tout le temps qu'il en serait aimé. Elle se séi)ara de lui étourdiment, et se lia avec un jeune homme qui. ayant vu ce contrat, se mit en

CARACTERES ET ANECDOTES. 281

tête de le faire revivre. Elle réclama en conséquence les quartiers échus depuis le dernier payement, en lui faisant signifier, sur papier timbré, qu'elle l'aimait toujours.

TOUJOURS NOVICE.

L'homme arrive novice à chaque âge de la vie.

TOURNEBROCHE POLITIQUE.

M..., Provençal, qui a des idées plaisantes, me disait, à propos de rois et même de ministres, que, la machine étant bien montée, le choix des uns et des autres était in- différent. « Ce sont, disait-il, des chiens dans un tourne- broche : il suffit qu'ils remuent les pattes pour que tout aille bien. Que le chien soit beau, qu'il ait de l'intelligence ou du nez, ou rien de tout cela, la broche tourne, et le souper sera toujours à peu près bon. »

TRACASSIER E\ BIEN.

On disait d'un certain homme qui repétait à diffé- rentes personnes le bien qu'elles disaient l'une de l'autre, qu'il était tracassier en bien.

LE TRAITÉ DE COMMERCE AVEC L 'AN GLE T E RR E.

M. Harris, fameux négociant de Londres, se trouvant à Paris dans le cours de l'année 1786, à l'époque de la signature du traité de commerce, disait à des Français : « Je crois que la France n'y perdra un million sterling par an que pendant les vingt -cinq ou trente premières années, mais qu'ensuite la balance sera parfaitement égale. »

16.

282 CARACTERES ET ANECDOTES.

PETITS TRAITES DE D ALEMBERT.

Un homme d'esprit ayant lu les petits traités do M. d'Alembert sur l'élocution oratoire, sur la poésie, sur Tode, on lui demanda ce qu'il en pensait. Il répondit : « Tout le monde ne peut pas être sec. »

LE TRAVAIL EN ESPAGNE.

Un Français avait été admis à voir le cabinet du roi d'Espagne. Arrivé devant son fauteuil et son bureau : « C'est donc ici, dit-il, que ce grand roi travaille. Comment, travaille ! dit le conducteur : quelle insolence ! ce grand roi travailler ! Tous venez ici pour insulter Sa Majesté ! » Il s'engagea une querelle le Français exil beaucoup de peine à faire entendre à l'Espagnol qu'on n'avait pas eu l'intention d'offenser la majesté de son maître.

LE TREMBLEMENT DE TERRE DE LISBONNE ET LE ROI DE PORTUGAL.

Le roi et la reine de Portugal étaient à Belem, pour aller voir un combat de taureaux, le jour du tremblement de terre de Lisbonne ; c'est ce qui les sauva : et une chose avérée, et qui m'a été garantie par plusieurs Français alors en Portugal, c'est que le roi n'a jamais su l'énormité du désastre. On lui parla d'abord de quelques maisons tombées, ensuite de quelques églises; et, n'étant jamais revenu à Lisbonne, on peut dire qu'il est le seul homme de l'Europe qui ne se soit pas fait une véritable idée du désastre arrivé à une lieue de lui.

CARACTERES ET ANECDOTES. . 283

LE DOCTEUR TRONCHIN.

Un homme était abandonné des médecins; on de- manda à M. Tronchin s'il fallait lui donner le viatique. « Cela est bien collant, » répondit-il.

TUILES ET CHAUME.

M. de Choiseul-Gouflfier, voulant faire, à ses frais, couvrir de tuiles les maisons de ses paysans exposées à des incendies, ils le remercièrent de sa bonté, et le priè- rent de laisser leurs maisons comme elles étaient, disant que, si leurs maisons étaient couvertes de tuiles au lieu de chaume, les subdélégués augmenteraient leurs tailles.

M. DE TURENNE AU DÉBUT d'uNE BATAILLE.

M. de Turenne dînant chez M. de Lamoignon, celui- ci lui demanda si son intrépidité n'était pas ébranlée au commencement d'une bataille. « Oui, dit M. de Turenne, j'éprouve une grande agitation ; mais il y a dans l'armée plusieurs officiers subalternes et un grand nombre de sol- dats qui n'en éprouvent aucune. »

TURGOT DISGRACIÉ.

M. Turgot, qu'un de ses amis ne voyait plus depuis longtemps, dit à cet ami en le retrouvant : « Depuis que je suis ministre, vous m'avez disgracié. »

LE MEILLEUR DES TYRANS.

La comtesse de Boufïlers disait au prince de Conti qu'il était le meilleur des tyrans.

284 CARACTERES ET ANECDOTES.

UNION ASSORTIE.

« Malgré toutes les plaisanteries qu'on rebat sur le mariage, disait M..., je ne vois pas ce qu'on peut dire contre un homme de soixante ans qui épouse une femme de cinquante-cinq. »

UNIVERSALITÉ DE VOLTAIRE.

D'Alembert se trouva chez Voltaire avec un célèbre professeur de droit à Genève. Celui-ci, admirant l'univer- salité de Voltaire, dit à d'Al?mbert : « Il n'y a qu'en droit public que je le trouve un peu faible. Et moi, dit d'Alembert, je ne le trouve un peu faible qu'en géomé- trie. »

DE l'utilité de jurer.

M. de Galonné, voulant introduire des femmes dans son cabinet, trouva que la clef n'entrait point dans la ser- rure; il lâcha un f d'impatience, et, sentant sa faute :

« Pardon, mesdames, dit-il ; j'ai bien fait des affaires dans ma vie, et j'ai vu qu'il n'y a qu'un mot qui serve. » En effet, la clef entra tout de suite.

utilité de l'esprit.

Un homme qui avait refusé d'avoir madame S.... di- sait : «A quoi sert l'esprit, s'il ne sert à n'avoir point madame de...? »

utilité des femmes.

M..., qui aimait beaucoup les femmes, me disait que leur commerce lui était nécessaire pour tempérer la se-

CARACTERES ET ANECDOTES. 285

vérité de ses pensées et occuper la sensibilité de son âme. « J'ai, disait-il, du Tacite dans la tête et du Tibulle dans le cœur. »

UTILITÉ DU GOUVERNEMENT.

M... disait, à propos de sottises ministérielles et ri- dicules : « Sans le gouvernement, on ne rirait plus en France. »

LA VAISSELLE DU DUC d'AYEN.

Dans le temps qu'il y avait des jansénistes, on les dis- tinguait à la longueur du collet de leur manteau. L'arche- vêque de Lyon avait fait plusieurs enfants; mais, à chaque équipée de cette espèce, il avait soin de faire allonger d'un pouce le collet de son manteau. Enfin, le collet s'al- longea tellement, qu'il a passé quelque temps pour jansé- niste et a été suspect à la cour.

VANITÉ DE LE TELLI E R-LO U VOI S.

On se souvient encore de la ridicule et excessive va- nité de l'archevêque de Reims, Le Tellier-Louvois, sur son rang et sur sa naissance. On sait combien, de son temps, elle était célèbre dans toute la France. Yoici une des occasions oii elle se montra tout entière le plus puis- samment. Le duc d'A..., absent de la cour depuis plu- sieurs années, revenu de son gouvernement de Berri, al- lait à Versailles, Sa voiture versa et se rompit. Il faisait un froid très-aigu. On lui dit qu'il fallait deux heures pour la remettre en état. Il vit un relais et demanda pour qui c'était: on lui dit que c'était pour l'firchevôque de Reims, qui allait à Versailles aussi. Il envoya ses gens devant lui, n'en réservant qu'un auquel il recommanda

CARACTERES ET ANECDOTES.

de ne point paraître sans son ordre. L'archevêque arrive. Pendant qu'on attelait, le duc charge un des gens de l'ar- chevêque de lui demander une place pour un honnête homme dont la voiture vient de se briser, et qui est con- damné à attendre deux heures qu'elle soit rétablie. Le domestique va et fait la commission. « Quel homme est-ce? dit Farchevêque. Est-ce quelqu'un com.me il faut? Je le crois, monseigneur; il a un air bien honnête. Qu'ap- pelles-tu honnête? Est-il bien mis? Monseigneur, sim- plement, mais bien. A-t-il des gens? Monseigneur, je Timagine. Va-t'en le savoir. » Le domestique va et revient. « Monseigneur, il les a envoyés devant à Ver- sailles. — Ah! c'est quelque chose. 3Iais ce n'est pas tout. Demande-lui s'il est gentilhomme. » Le laquais va et re- vient. « Oui, monseigneur, il est gentilhomme. A la bonne heure! qu'il. vienne, et nous verrons ce que cest. » Le duc arrive, salue. L'archevêque fait un signe de tête, se range à peine pour faire une petite place dans sa voi- ture. Il voit une croix de Saint-Louis. « Monsieur, dit-il au duc, je suis fâché de vous avoir fait attendre; mais je ne pouvais donner une place dans ma voiture à un homme de rien : vous en conviendrez. Je sais que vous êtes gen- tilhomme. Vous avez servi, à ce que je vois? Oui, mon- seigneur. — Et vous allez à Versailles? Oui, monsei- gneur. — Dans les bureaux apparemment? Non; je n'ai rien à faire dans les bureaux. Je vais remercier... Qui? M, de Louvois? Non, monseigneur, le roi. Le roi! [Ici, Varchevéque se recule et fait un peu de place.) Le roi vient donc de vous faire quelque grâce toute récente? Non, monseigneur ; c'est une longue histoire. Contez toujours. C'est qu'il y a deux ans, j'ai marié ma fille à un homme peu riche. {L'archevêque reprend un peu de l'es- pace qu'il a cédé dans la voiture), mais d'un très-grand nom.

CARACTERES ET ANECDOTES. 287

{L'archevêque recède la place.) » Le duc continue : « Sa Ma- jesté avait bien voulu s'intéresser à ce mariage... [L'ar- chevêque fait beaucoup de place ) et avait même promis à mon gendre le premier gouvernement qui vaquerait. Comment donc? Un petit gouvernement sans doute! De quelle ville? Ce n'est pas d'une ville, monseigneur, c'est d'une province. D'une province, monsieur! crie i'archevôque en reculant dans l'angle de sa voiture; d'une province! Oui, et il va y en avoir un de vacant. Lequel donc? Le mien, celui de Berri, que je veux faire passer à mon gendre. Quoi! monsieur... vous êtes gouverneur du...? Vous êtes donc le duc de...?» Et il veut descendre de sa voiture. « Mais, monsieur le duc, que ne parliez-vous! mais cela est incroyable ! mais à quoi m'exposez-vous ! Pardon de vous avoir fait attendre... Ce maraud de laquais qui ne me dit pas... Je suis bien heu- reux encore d'avoir cru, sur votre parole, que vous étiez gentilhomme : tant de gens le disent sans l'être ! Et puis ce d'Hozier est un fripon. Ah ! monsieur le duc, je suis confus. Remettez-vous, monseigneur. Pardonnez à votre laquais; il s'est contenté de vous dire que j'étais un hon- nête homme; pardonnez à d'Hozier, qui vous exposait à recevoir dans votre voiture un vieux militaire non titré ; et pardonnez-moi aussi de n'avoir pas commencé par faire mes preuves pour monter dans votre carrosse. »

VANITÉ DE M. DE FF, ON SAC.

M. de Fronsac alla voir une mappemonde que mon- trait l'artiste qui l'avait imaginée. Cet homme, ne le con- naissant pas et lui voyant une croix de Saint-Louis, ne l'appelait que le chevalier. La ^anité de M. de Fronsac, blessé de ne pas être appelé duc, lui fit inventer une his- toire dont un des interlocuteurs, un de ses gens, l'appe^

CARACTERES ET ANECDOTES.

lait monseigneur. M. de Genlis l'arrête à ce mot, et lui dit : f( Qu'est-ce que tu dis-là? monseigneur! on va te prendre pour un évêque. »

VAMTÉ DES PETITS.

Les grands vendent toujours leur société à la vanité des petits.

l'abbé vatri solliciteur.

On pressait l'abbé Yatri de solliciter une place va- cante au Collège Royal. « Nous verrons cela, » dit-il; et il ne sollicita point. La place fut donnée à un autre. Un ami de l'abbé court chez lui. « Eh bien, voilà comme vous êtes! vous n'avez point voulu solliciter la place, elle est donnée. Elle est donnée? reprit-il. Eh bien, je vais la demander. Êtes-vous fou ? Parbleu ! non ; j'avais cent concurrents, je n'en ai plus qu'un. » Il demanda la place, et l'obtint.

M. DE VAIDREIIL ET C

M, de Yaudreuil se plaignait à C... de son peu de confiance en ses amis. « Vous n'êtes point riche, lui di- sait-il, et vous oubliez notre amitié. Je vous promets, répondit C..., de vous emprunter vingt-cinq louis quand vous aurez payé vos dettes. »

VENGEANCE DIFFICILE.

Le feu prince de Conti, ayant été très-maltraité de paroles de Louis XV, conta cette scène désagréable à son ami le lord Tirconnel, à qui il demandait conseil. Celui-ci, après avoir rêvé, lui dit naïvement : « Monseigneur, il

CARACTERES ET ANECDOTES. 289

ne serait pas impossible de vous venger, si vous aviez de l'argent et de la considération. »

M. DE VERGENNES ET M. DE BRETEUIL.

Un des parents de M. de Yergennes lui demandait pourquoi il avait laissé arriver au ministère de Paris, ie baron de Breteuil, qui était dans le cas de lui succéder. « C'est que, dit-il, c'est un homme qui, ayant toujours vécu dans le pays étranger, n'est pas connu ici ; c'est qu'il a une réputation usurpée ; que quantité de gens le croient digne du ministère : il faut les détromper, le mettre en évidence, et faire voir ce que c'est que le baron de Breteuil. »

VERSAILLES DÉFINI.

Un homme d'esprit définissait Versailles, un pays où, en descendant, il faut toujours paraître monter, c'est-à- dire s'honorer de fréquenter ce qu'on méprise.

LA NEUVE DU MALABAR.

M. Lemierre a mieux dit qu'il ne voulait, en disant qu'entre sa Veuve du Malabar, jouée en 1770, et sa Veuve du Malabar] jouée en '1781, il y avait la différence d'une falourde à une voie de bois. C'est en effet le bûcher per- fectionné qui a fait le succès de la pièce.

LE VIAGER DE COLLÉ.

Collé avait placé une somme d'argent considérable, à fonds perdus et à dix pour cent, chez un financier qui, à la seconde année, ne lui avait pas encore donné un sou. « Monsieur, lui dit Collé dans une visite qu'il lui fit, quand je place mon argent en viager, c'est pour être payé de mon vivant. »

a

290 CARACTERES ET ANECDOTES.

LE BON ET LE MAUVAIS VIN.

Un homme buvait à table d'excellent vin, sans le louer. Le maître de la maison lui en fit servir de très- médiocre. « Yoilà de bon vin! » dit le buveur silencieux. « C'est du vin à dix sous, dit le maître, et l'autre est un vin des dieux, Je le sais, reprit le convive; aussi ne l'ai-je pas loué : c'est celui-ci qui a besoin de recomman- dation. »

VICES ET VICIEUX.

On disait au satirique anglais Donne : « Tonnez sur les vices, mais ménagez les vicieux. Comment, dit-il, condamner les cartes, et pardonner aux escrocs ? «

VIEUX CARDINAL ET JEUNE ABBÉ.

L'abbé Maury, allant chez le cardinal de La Roche- Aymon, le rencontra revenant de l'assemblée du clergé. Il lui trouva de l'humeur et lui en demanda les raisons. « J'en ai de bien bonnes, dit le vieux cardinal : on ma engagé à présider cette assemblée du clergé, tout s'est passé on ne saurait plus mal. Il n'y a pas jusqu'à ces jeu- nes gens du clergé, cet abbé de La Luzerne, qui ne veulent pas se payer de mauvaises raisons. »

VISITE DE :ii . . .

M... me disait : « Toutes les fois que je vais chez quelqu'un, c'est une préférence que je lui donne sur moi ; je ne suis pas assez désœuvré pour y être conduit par un autre motif. »

VOCATION DÉCIDÉE.

Un homme, épris des charmes de l'état de prêtrise.

CARACTERES ET ANECDOTES.

disait : « Quand je devrais être damné, il faut que je me fasse prêtre. »

LE VOLEUR DE DIDEROT.

Diderot, s'étant aperçu qu'un homme à qui il prenait quelque intérêt avait le vice de voler et l'avait volé lui- même, lui conseilla de quitter ce pays-ci. L'autre profita du conseil, et Diderot n'en entendit plus parler pendant dix ans. Après dix ans, un jour, il entend tirer sa son- nette avec violence. Il va ouvrir lui-même, reconnaît son homme, et, d'un air étonné, il s'écrie : « Ah ! ah ! c'est vous ! » Celui-ci lui répond : « Ma foi, il ne s'en est guère fallu. » II avait démêlé que Diderot s'étonnait qu'il ne fût pas pendu.

VOLTAIRE A POTSDAM.

M. de Voltaire, étant à Potsdam, un soir après sou- per, fit un portrait d'un bon roi en contraste avec celui d'un tyran, et, s échauffant par degrés, il fit une descrip- tion épouvantable des malheurs dont l'humanité était ac- cablée sous un roi despotique, conquérant, etc. Le roi de Prusse, ému, laisse tomber quelques larmes. « Voncz, voyez! s'écria M. de Voltaire, il pleure, le tigre! »

VOLTAIRE ET VAt CAISSON.

M. de Vaucanson s'était trouvé l'objet })rincipal des attentions d'un prince étranger, quoique M. de Voltaire fût présent. Embarrassé et honteux que ce prince n'eût rien dit à Voltaire, il s'approcha de ce dernier et lui dit : « Le prince vient de me dire telle chose » ( un compliment très- flatteur pour Voltaire). Celui-ci vit bien que c'é- tait une politesse de Vaucanson, et lui dit : « Je recon-

CARACTERES ET ANECDOTES.

nais tout votre talent dans la manière dont vous faites parler le prince. »

M. DE XIMEXÈS BIEN JLGÉ.

M. d'Autrep disait de M. de Ximenès : « C'est un homme qui aime mieux la pluie que le beau temps, et qui, entendant chanter le rossignol, dit : « Ah! la vilaine bête! »

FRAGMENTS INÉDITS

AMOLRELX PRIS AU DEPOLRVL.

Un homme, attaquant une femme sans être prêt, lui dit : « Madame, s'il vous était égal d'avoir encore un quart d'heure de vertu ? i^

UNE ANGLAISE BIEN ÉPRISE.

M. de PI..., étant en Angleterre, voulait engager une jeune Anglaise à ne pas épouser un homme trop inférieur à elle dans tous les sens du mot. La jeune personne écouta tout ce qu'on lui dit, et, d'un air fort tranquille : « Que voulez-vous ! dit-elle, en arrivant, il change l'air de ma chambre. »

APPÉTIT.

Un homme disait à table : « J'ai beau manger, je nai plus faim. »

1. Ces fragments sont dus à l'obligeance de M. Feuillet de Conchet:, qui a bien voulu mettre à notre disposition le manuscrit original de Chamfort.

CARACTERES ET ANECDOTES. 293

A RM IDE ET RENAUD.

Une femme d'esprit, voyant à l'Opéra une Armide difforme et un Renaud fort laid, dit : « Voilà des amants qui ne paraissent pas s'être choisis, mais s'être restés quand tout le monde a eu fait son choix. »

BIENFAITEURS MALADROITS.

« La plupart des bienfaiteurs ressemblent à ces gé- néraux maladroits qui prennent la ville et qui laissent la citadelle. »

CHANGEMENT CAPITAL.

Un homme engagé dans un procès criminel qui de- vait lui faire couper le cou rencontra après plusieurs an- nées un de ses amis qui, dans le commencement du pro- cès, avait entrepris un long voyage. Le premier dit à celui-ci : « Depuis le temps que nous ne nous sommes vus, ne me trouvez-vous pas changé^ Oui, dit l'autre, je vous trouve grandi de la tête. »

CHANSON d'hercule.

Il y a une chanson qui roule sur Hercule vainqueur des cinquante pucelles. Le couplet finit par ces mots :

Comme lui, je les aurai, Lorsque je les trouverai.

LA chapelle de M. ERES S A RD.

M. Bressard, le père, écrivait à sa femme : « Ma chère amie, notre chapelle avance, et nous pouvons nous flatter d'y être enterrés l'un et l'autre, si Dieu nous prête vie, »

CARACTERES ET ANECDOTES.

LES COMPILATEURS.

Il y a des gens qui mettent leurs livres dans leur bi- bliothèque, mais M... met sa bibliothèque dans ses livres. (Dit d'un faiseur de livres faits.)

CONSULTATION.

M. D... L... vint conter h M. D... un procédé horrible qu'on avait eu pour lui, et ajoutait : « Que feriez-vous à ma place? » Celui-ci, homme devenu indifférent à force d'avoir souffert des injustices, et égoïste par misanthro- pie, lui répondit froidement : « Moi, monsieur, dans ces cas-là, je soigne mon astomac, et je tiens ma langue ver- meille. »

COQUETTERIE DE LA DUCHESSE d'OLONNE.

Un amant de la duchesse d'Olonne, la voyant faire des coquetteries à son mari, sortit en disant : « Parbleu ! il faut être bien coquine! celui-là est trop fort. »

CORRUPTION DES VIEILLARDS.

Les vieillards, dans les capitales, sont plus corrom- pus que les jeunes gens. C'est que la pourriture vient à la suite de la maturité.

MADAME CRAAIER ET MADAME TRONC HIN.

On demandait à madame Cramer, de retour de Genève à Paris, après quelques années : « Que fait madame Tron- chin (personne très-laide)? Madame Tronchin fait ])eur, » répondit-elle.

CARACTÈRES ET ANECDOTES. 295

LE CURK INDULGENT.

Un curé de campagne dit au prône à ses paroissiens : « Messieurs, priez Dieu pour le possesseur de ce châ- teau, mort à Paris de ses blessures. » (Il avait été roué.)

DESPOTISME.

Définition d'un gouvernement despotique : Un ordre de choses le supérieur est vil, et l'inférieur avili.

DIEU ET LE ROI.

Les ministres ont amené la destruction de l'autorité royale, comme le prêtre celle de la religion. Dieu et le roi ont porté la peine des sottises de leurs valets.

UN DOCTEUR INGÉNU.

Un docteur de Sorbonne, furieux contre le Système de la nature, disait : « C'est un livre exécrable, abomina- ble ; c'est l'athéisme démontré. »

ENTRE LES DEUX.

Un homme d'esprit, s'apercevant qu'il était persiflé par deux mauvais plaisants, leur dit : « Messieurs, vous vous trompez, je ne suis ni sot ni bête, je suis entre deux. ))

UNE FEMME BIEN REGRETTÉE.

Un homme connu pour avoir fermé les yeux sur les désordres de sa femme, et qui en avait tiré parti plusieurs fois pour sa fortune, montrait le plus grand chagrin sur sa mort et me dit gravement : a Je puis dire ce que

296 CARAGTE41ES ET ANECDOTES.

Louis XIV disait à la mort de Marie-Thérèse : voilà le premier chagrin qu'elle m'ait jamais donné. »

FOLIE ET SAGESSE.

M... était passionné et se croyait sage. « J'étais folle, mais je m'en doutais, et, sous ce point de vue, j'étais plus près que lui de la sagesse. »

GÉNÉROSITÉ DES HÉRITIERS.

Un médecin disait : a II n'y a que les héritiers qui payent bien. »

HEUREUX LES AVEUGLES.

Le roi de Prusse avait fait élever des casernes qui bouchent le jour à une église catholique. On lui fit des représentations pour cela. Il renvoya la requête, avec ces paroles au bas :

Beati qui non viderunt et crediderunt.

IMPERTINENCE DE M. DE CHAROLAIS.

M. le comte de Charolais avait été quatre ans sans payer sa maison ni même ses premiers officiers. Un M. de Laval et un M. de Choiseul, qui étaient du nombre, lui présentèrent un jour leurs gens, en lui disant : « Si Votre Altesse ne nous paye pas, qu'elle nous dise au moins comment nous pourrons satisfaire ces gens-ci. » Le prince fit appeler son trésorier, et, montrant M. de Laval et M. de Choiseul, et leur livrée : « Qu'on paye ces messieurs, j> dit-il.

CARACTERES ET ANECDOTES.

INGÉÎVL'ITÉ DU DAUPHIN.

M. le dauphin, frère du roi (Louis XYI], aimait pas- sionnément sa première femme, qui était rousse et qui avait le désagrément attaché à cette couleur. Il fut long- temps sans aimer la seconde dauphine, et en donnait pour raison qu'elle ne sentait pas la femme. Tl croyait que cette odeur était celle du sexe.

JALOUSIE MAL PLACÉE.

M. D... avait refusé les avances d'une jolie femme; son mari le prit en Jiaine, comme s'il les eût acceptées, et on riait de M. D..., qui disait : « Morbleu! s'il savait du moins combien il est plaisant! »

LEÇON DONNÉE A UN AMANT.

Unejolie femme dont l'amant était maussade, et avait des manières conjugales, lui dit : « Monsieur, apprenez que, quand vous êtes avec mon mari dans le monde, il est décent que vous soyez plus aimable que lui. »

LECTURES DEMANDÉES.

M..., à qui on demandait fréquemment la lecture de ses vers, et qui s'en impatientait, disait qu'en commen- çant cette lecture il se rappelait toujours ce qu'un char- latan du Pont-Neuf disait à son singe, en commençant ses jeux : « Allons, mon cher Bertrand, il n'est pas question ici de s'amuser. Il nous faut divertir l'honorable compa- gnie. »

a.

298 CARACTERES ET ANECDOTES.

LE LIERRE ET LE COLRTISA^.

On disait de M... qu'il tenait d'autant plus à un grand seigneur qu'il avait plus fait de bassesses pour lui. C'est comme le lierre qui s'attache en rampant.

tN MALADE IMAGINAIRE.

Vn malade qui ne voulait pas recevoir les sacrements disait à son ami : « Je vais faire semblant de ne pas

mourir. »

MANŒUVRES DES LAIDES.

Une femme laide, qui se pare pour se trouver avec de jeunes et jolies femmes, fait, en son genre, ce que font dans une discussion les gens qui craignent d'avoir le dessous : ils s'efforcent de changer habilement l'état de la question. Il s'agissait de savoir quelle était la plus belle. La laide veut qu'on demande quelle est la plus riche.

MARIAGE DE D 'A L B I G N É .

Vardonnez-leur , car ils ne savent ce quils font fut le texte que prit le prédicateur au mariage de d'Aubigné, âgé de soixante et dix ans, et d'une jeune personne de dix-sept.

MÉLANCOLIE.

II y a une mélancolie qui tient à la grandeur de l'es- prit.

LES MESSES DE M. DE VILLARS.

Histoire de M. de Villars, qui, le jour de Noël, en- tend trois messes, et se persuade que les deux dernières

CARACTÈRES ET ANECDOTES. 299

sont pour lui. Il envoie trois louis au prêtre, qui répond : « Je dis la messe pour mon plaisir. »

MOINES ET PHILOSOPHES.

Il en est des philosophes comme des moines, dont plu- sieurs le sont malgré eux, et enragent toute leur vie. Quelques autres prennent patience ; un petit nombre enfin est heureux, se tait et ne cherche point à faire des prosé- lytes, tandis que ceux qui sont désespérés de leur enga- gement, cherchent à racoler des novices.

UN MOT DE M....

M... disait plaisamment à Paris que chaque honnête homme contribue à faire vivre les espions de police, comme Pope dit que les poètes nourrissent les critiques et les journalistes.

naïveté d'un juge.

Un homme disait naïvement à un de ses amis : « Nous avons, ce matin, condamné trois hommes à mort. Il y en avait deux qui le méritaient bien. »

PAROLE d'un riche.

Un homme fort riche disait en parlant des pauvres : « On a beau ne leur rien donner, ces drôles-là deman- dent toujours. » Plus d'un prince pourrait dire cela de ses courtisans.

proverbes.

CM nianga facili, caga diavoli.

Il pastor romano non vuole pecora senza lana.

Il n'est vertu que pauvreté ne gâte.

m CARACTÈRES ET ANECDOTES.

Ce n'est pas la faute du chat quand il prend le dîner de la servante.

PUISSANCE SPIRITUELLE.

« On dit la puissance spirituelle, disait M..., par op- position à la puissance bête. Spirituelle, parce qu'elle a eu l'esprit de s'emparer de l'autorité. »

RAJEUNISSEMENT.

M. de..;, amoureux passionné, après avoir vécu plu- sieurs années dans l'indifférence, disait à ses amis, qui le plaisantaient sur sa vieillesse prématurée : « Vous prenez mal votre temps; j'étais bien vieux il y a quelques an- nées, mais je suis bien jeune à présent. »

RECONNAISSANCE.

Il y a une sorte de reconnaissance basse.

REVIREMENT BIEN JUSTIFIÉ.

A l'époque de l'assemblée des notables (i787), lors- qu'il fut question du pouvoir qu'il fallait accorder aux intendants dans les assemblées provinciales, un certain personnage important leur était très-favorable. On en parla à un homme d'esprit lié avec ui. Celui-ci promit de le faire changer d'opinion et il y réussit. On lui de- manda comment il s'y était pris ; il répondit : « Je n'ai point insisté sur les abus tyranniques de l'influence des intendants; mais vous savez qu'il est très-entèté de no- blesse, et je lui ai dit que de fort bons gentilshommes étaient obligés de les appeler monseigneur. Il a senti que cela était énorme, et c'est ce qui l'a amené à notre avis. »

CARACTERES ET ANECDOTES.

SENSIBILITE D UNE PETITE FILLE.

Une petite fille de six ans disait à sa mère : « Il y a deux choses qui m'ont fait bien de la peine. Qui sont- elles, mon enfant? Ce pauvre Abel tué par son frère, lui qui était si beau et si bon ! Je crois le voir encore dans cette estampe de la grande bible. Oh ! oui, cela est bien fâcheux. Mais quelle est la seconde chose qui t'a affligée? C'est dans Fanfan et Colas, quand Fanfan re- fuse à Colas une portion de sa tarte. Dis-moi. maman, la tarte était-elle véritable ? )i

DE LA TENTATION.

« Quand j'ai une tentation, disait M..., savez-vous ce que j'en fais? Non. Je la garde. »

TÊTE ET CABOCHE.

On louait je ne sais quel président d'avoir une bonne caboche. Quelqu'un répondit : « C'est le terme que j'ai entendu employer cent fois, mais jamais personne n'a osé dire qu'il avait une bonne tète. «

TRAIT DE SINCÉRITÉ ACADÉMIQUE.

Lorsque M. le duc de Richelieu fut reçu de l'Acadé- mie française, on loua beaucoup son discours. On lui di- sait un jour dans une grande assemblée que le ton en était parfait, plein de grâce et de facilité, que les gens de lettres écrivaient plus correctement peut-être, mais non pas avec cet agrérhent. « Je vous remercie, messieurs, dit le jeune duc, et je suis charmé de ce que vous me dites. Il ne me reste plus qu'à vous apprendre que mon

302 CARACTERES ET ANECDOTES.

discours est de M. Roy, et je lui ferai mon compliment de ce qu'il possède le bon ton de la cour. »

l'abbé tbublet.

On demandait à l'abbé Trublet combien de temps il mettait à faire un livre; il répondit : « C'est selon le monde qu'on voit. »

VICES NÉCESSAIRES DANS LE MONDE.

On pourrait farire un petit chapitre qui serait inti- tulé : Des vices nécessaires de la bonne compagnie. On pour- rait y ajouter celui des qualités médiocres.

LE VOISIN IMPORTUN.

Un provincial, à la messe du roi, pressait de ques- tions son voisin. « Quelle est cette dame? C'est la reine. Celle-ci ? Madame. Celle-là, ? La comtesse d'Artois. Cette autre ? » L'habitant de Ver- sailles, impatienté, lui répondit : « C'est la feue reine. «

VOYAGE EN ITALIE.

Une petite fille disait à M..., auteur d'un livre sur l'Italie : « Monsieur, vous avez fait un livre sur l'Italie? Oui, mademoiselle. Y avez-vous été? Certaine- ment. — Est-ce avant ou après votre voyage que vous avez fait votre livre? »

DIALOGUES

LES AMIES.

Madame de... Oui est-ce qui vient vers nous? Madame de G... C'est madame de Ber... Madame de... Est-ce que vous la connaissez? Madame de G... Gomment! vous ne vous souvenez donc pas du mal que nous en avons dit hier?

BIENFAITEUR INTELLIGENT.

A. Vous avez beaucoup à vous plaindre de son in- gratitude.

B. Pensez-vous que, lorsque je fais du bien, je n'aie pas l'esprit de le faire pour moi?

CE QUE FEMME VEUT.

A. Groiriez-vous que j'ai vu madame de... pleurer son ami en présence de quinze personnes?

B. Quand je vous disais que c'était une femme qui réussirait à tout ce qu'elle voudrait entreprendre!

IL y A COMMENCEMENT A TOUT.

A. Je lui ferais du mal volontiers.

B. Mais il ne vous en a jamais fait.

A, . Il faut bien que quelqu'un commence.

DIALOGUES.

CONTRE LE MABTAGE.

-A. Vous marierez-yous? B. Non.

A. Pourquoi ?

B. Parce que je serais chagrin.

A. Pourquoi?

B. Parce que je serais jaloux.

A. Et pourquoi seriez-vous jaloux?

B. Parce que je serais cocu.

A. Qui vous a dit que vous seriez cocu ?

B. Je serais cocu parce que je le mériterais.

A. Et pourquoi le mériteriez-vous?

B. Parce que je me serais marié.

DEUX COIRTISAXS.

A. Il y a longtemps que vous n'avez vu M. Turgot?

B. Oui.

A. Depuis sa disgrâce, par exemple?

B. Je le crois : j'ai peur que ma présence ne lui rap- pelle l'heureux temps nous nous rencontrions tous les jours chez le roi.

l'effet du HASAPxD.

A. Pouvez-vous me faire le plaisir de me montrer le portrait en vers que vous avez fait de madame de... ?

B. Par le plus grand hasard du monde, je l'ai sur moi.

A. C'est pour cela que je vous le demande.

LES EXFANTS DE MADAME...

A. Madame.... jeune encore, avait épousé un homme do soixante et dix-huit ans, qui lui fit cinq enfants.

DIALOGUES. 305

B. Ils n'étaient peut-être pas de lui. A. Je crois qu'ils en étaient, et je l'ai jugé au peu d'amour que leur mère avait pour eux.

ÉPOUX INCONSOI-ARI.E.

Le Maître. Coquin, depuis que ta femme est morte, je m'aperçois que tu te grises tous les jours. Tu ne t'eni- vrais auparavant que deux ou trois fois par semaine. Je veux que tu te remaries dès demain.

Le Valet. Ah! monsieur, laissez quelques jours à ma douleur!

ESPÉRANCE.

A. Je vous parle de M. de L...

B. Je ne le connais pas.

A. Que me dites-vous là? Je vous ai vus très-liés.

B. Je croyais le connaître.

A. Vous avez trop mauvaise opinion des hommes; il se fait beaucoup de bien.

B. Oui, le diable ne peut pas être partout. P. Et que fait-il, en ces lieux?

D. Il espère. C'est un état à la cour.

EXPLICATION LACONIQUE.

Madame. Je lui ai confié notre amour. Je lui ai tout dit. B. Comment avez-vous tourné cela? Madame. J'ai prononcé votre nom.

LE MARI QUI NE SAIT RIEN.

M. DE B... Ah! ma chère amje, nous [i^ommes per^ di^s '; yotre inari sait tout!

306 DIALOGUES.

Madame de L... Comment? Quelque lettre surprise?

M. DE B... Point du tout.

Madame de L... Une indiscrétion, une méchanceté de quelqu'un de nos amis ?

M. DE B... —Non.

Madame de L... Eh bien, quoi? qu'est-ce?

31. de b... Votre mari est venu ce matin m'em- prunter cinquante louis.

Madame de L... Les lui avez-vous prêtés?

M. DE B... Sur-le-champ.

Madame de L... Oh bien! il n'y a pas de mal ; il ne sait plus rien.

MYOPE ET PRESBYTE.

A. Détournez la tète, voilà M. de L...

B. N'ayez pas peur, il a la vue basse.

A. Vous me faites plaisir! Moi, j'ai la vue longue et je vous jure que nous ne nous rencontrerons jamais.

LE NCCID ET l' IN TRI GUE.

A. On dit que vous voulez épouser madame...

B. Non; quel étrange propos! A. Pourquoi pas?

b; Le nœud est trop fort pour l'intrigue.

LXE OPINION ML RIE.

Damon. Vous me paraissez bien revenu des femmes, bien désintéressé à leur égard.

Glitandre. Si bien que, pour peu de chose, je vous dirais ce que je pense d'elles.

Damon. Dites-le moi.

DIALOGUES. 307

Clitandre. Un moment. Je vais attendre encore quelques années.

PLACE HONNÊTE.

A. La place est honnête.

B. .Vous voulez dire lucrative.

A. Honnête ou lucrative, c'est tout un.

PLLS ou MOINS JEUNE.

Cl. Madame, n'avez-vous jamais été jeune? Artémise. Jamais tant que vous, madame.

LE ROI DE PRUSSE ET d'ARGET.

Le Roi. Allons d'Arget, divertis -moi. Conte -moi l'étiquette du roi de France : commence par son lever. (Alors d'Arget entre dans le détail de ce qui se fait, dé- nombre les officiers, les valets de chambre, leurs fonc- tions, etc.)

Le Roi, en éclatant de rire. Ah! grand Dieu ! si j'étais roi de France, je ferais un autre roi pour faire toutes ces choses-là à ma place.

SAUMON ET CONSEILLER.

Le Cuisinier. Je n'ai pu acheter ce saumon. Le Docteur de Sorronne. Pourquoi? Le Cuisinier. Un conseiller le marchandait. Le Docteur de Sorronne. Prends ces cent écus, et va m'acheter le saumon et le conseiller.

LETTRES

MIRABEAU A CHAMPORT

LETTRE L

Paris, 22 juin 1~84.

Je ne m'accoutume pas aisément à l'idée d'être réduit a causer par écrit avec vous, mon ami ; votre société est si douce, votre conversation si séduisante, et votre amitié si confiante, qu'il est impossible qu'une correspondance en remplace le moindre charme. L'union des âmes ne veut point de réserve ; les lettres en exigent. Eh ! qui pourrait exprimer ce qu'un seul regard fait entendre? Quoi qu'il en soit, je ne suis pas l'enfant gâté du sort, et je dois être habitué aux contrariétés. Ainsi, je n'ai presque pas le droit de me plaindre de celle-ci, dont vous ne pouvez d'ailleurs ressentir que la moitié, puisque, dans votre belle solitude, vous avez un ami très-aimable et très-cher. Or, je vous aime pour vous, quoique je jouisse de notre amitié pour moi; ainsi je ne me permettrai pas même de presser votre retour.

Ne vous attendez pas que je vous donne de grandes

310 LETTRES DE MIRABEAU

nouvelles de ce pays, vous avez à coup sur de meil- leurs correspondants que moi. Yoici cependant un lazzi que je vous fais passer, parce que je le tiens de la pre- mière main. Un grand abbé que vous connaissez peut- être, frère de Sabatier de Castres, que vous connaissez sûrement, était avant-hier aux Variétés- Amusantes, devant un très-petit homme, qui lui a fait la prière usitée en pa- reil cas. « Monsieur, a répondu l'abbé, chacun est ici pour son argent, et je garde ma place. Mais, monsieur, je ne puis pas vous nuire, et vous me privez du spectacle. Monsieur, j'en suis fâché, et je garde ma place. Je vous assure, monsieur, qu'il est de votre intérêt d'être plus complaisant. Comment, monsieur! que voulez-vous dire? Que je suis persuadé qu'il vous arrivera quelque chose de désagréable, si vous ne déférez pas à ma prière. Comment, monsieur! vous me menacez? Dieu m'en garde, monsieur! mais si vous ne me cédez pas votre place, vous vous en repentirez. Parbleu ! voilà une ma- nière nouvelle de prier les gens ! et certes elle ne réus- sira pas. Monsieur, faites bien vos réflexions; car il vous arrivera mal, si vous ne passez derrière moi. Monsieur, laissez-moi en repos...» Alors, le petit homme dit à son voisin : « Voyez-vous ce grand abbé? C'est l'abbé Miolan. L'abbé Miolan? Oui, l'abbé Miolan, le grand constructeur de ballons brûlés. Messieurs, voyez- vous l'abbé Miolan ^ ? L'abbé Miolan ! » Toute la salle répète

1. En ce temps-là, on s'occupait beaucoup des ballons, nouvellement découverts par Montgolfier. Un physicien, nommé l'abbé Miolan, en annonça un qui devait s'élever du Luxembourg. On s'y rendit en foule ; les billets d'entrée coûtaient 6 francs : l'expérience manqua, et l'on ne rendit pas l'argent. L'auteur s'enfuit et fit bien , car le i)euple n'enten- dait pas raillerie et voulait le mettre en pièces. C'était donc, i)eu de jours après, jouer un tour sanglant à un autre abbé, que de l'appeler de ce nom dans un lieu public.

A CHAMFORT. 311

en écho : « L'abbé Miolan ! » et les battements de mains et les huées ; et les miau, miau, -miau. Le grand abbé s'en- fuit, trop heureux de n'être pas écrasé... Certainement le petit homme n'était pas bête, et le grand abbé n'est pas poli.

J'attends avec une impatience proportionnée à l'objet, la situation et à l'opinion que j'ai de l'homme et du sujet traité par un tel homme, la traduction que vous savez. Ne la négligez pas, je vous en prie; vos futures moissons y sont fortement intéressées. Il y a bien loin entre savoir que des principes sont utiles, et posséder l'^rt de les faire adopter aux autres hommes. Cet art demande de grandes préparations et des circonstances auxiliaires. Une impa- tience qui a même quelque chose de louable entraîne les gens de bien à promulguer les vérités qui les frappent, dès l'instant elles s'offrent à leurs yeux, et sans avoir réfléchi si elles s'y sont présentées dans l'enchaînement le plus propre à forcer le consentement de tous les esprits. Rien nt3 diffère plus de l'ordre de génération des idées, que celui de leur perquisition. Il faut que les sciences soient déjà complètes, avant qu'on puisse faire des mé- thodes; il faut que les vérités morales soient familières avant d'être usuelles. Les langues existaient depuis une longue suite de siècles, quand on est parvenu à rédiger les grammaires qui nous en rendent aujourd'hui l'étude plus facile. Il faut que des livres de morale et de politique ex professa aient Cerné et déchaussé tel préjugé, avant que la comédie puisse l'extirper en le vouant au ridicule.

Pour votre propre intérêt, dépêchez-vous donc, mon ami; mais que diable vous parlé-je de votre intérêt, tandis que vous savez que le ménage meurt de faim et spécule sur la brochure! Vale et me ama.

LETTRES DE MIRABEAU

LETTRE II.

Paris, -23 juin n84.

Je ne vous écrirai pas longtemps aujourd'hui, mon anii, parce que j'ai la fièvre et j'ai passé une nuit très-agitée et très-douloureuse ; parce qu'ayant déménagé hier, au milieu des angoisses de la plus cruelle pénurie, je n'ai pas été dans la maison qui nécessiterait les relations ; 3" parce que , dans le hourvari d'un déplacement , je ne sais appuyer ma main, ni presque oii poser ma tète. Vous vojez que j'ai, comme M. Pincé, mes trois raisons, et qu'elles ne sont pas si gaies. Je ne vous aurais point du tout écrit, si je n'eusse pris l'engagement de griffonner chaque jour ; ce qui ne laisse pas de me donner du re- mords , car ce que je vous envoie ne vaut pas sûrement le port; mais ma lettre d'hier, qui était plus substantielle, vous sera parvenue contre-signée et parafée. Ainsi voilà compensation.

Écrivez-moi désormais rue de la Roquette, maison de M. d'Héricourt, près celle du jardinier de la reine. A cal- culer les seules distances de mes gens d'affaires, il est impossible que je reste ici. Jugez ce que paraît ce quar- tier aux yeux de mon amitié pour vous! J'aimerais autant être en Sibérie. Mais je ne prendrai aucun arrangement que je ne sache vous passerez l'hiver; car les méprises, en fait de déménagements, sont très-chères.

S'il est possible, dans ce beau Rosny, que le plus dés- intéressé des surintendants qu'ait eu la France n'a pas dédaigné de porter à une valeur de plusieurs millions, de

A CHAMFORT. 313

penser à l'indigence, et de former des plans utiles pour elle, rêvez à quelque grande 'entreprise de librairie, que vous puissiez proposer à Panckouke pour moi, et qui m'assure la liberté d'envoyer chercher dix à douze fois par an douze à quinze louis; certainement, je ne serai ni aussi indiscret, ni aussi paresseux, ni probablement aussi stupide que La Harpe. Si Panckouke n'avait pas fait cette bête d'édition in-12 des Mémoires de l'Académie des ins- criptions (format ridicule pour tout ouvrage d'érudition, collection fastidieuse et presque d'aucun usage, tant qu'il n'y aura ni ordre ni choix), je proposerais un excellent travail sur cet amas indigeste, et tel à peu près, pour par- ler modestement, que Dieu a le faire sur le chaos. Rêvez, mon ami, à cela ou à toute autre chose. Les châ- teaux en Espagne de l'amitié valent bien ceux de l'ambi- tion. Vale et me ama.

LETTRE III.

Samedi,

J'ai reçu votre terrible paquet, mon ami ; et au milieu de tout le plaisir qu'il m'a fait, j'ai ressenti deux peines : l'une de voir que certain attachement vous tenait plus profondément au cœur que je ne l'avais encore cru, l'autre que vous travailliez trop et que vos yeux et votre poitrine doivent en souffrir. Quant au premier point, ce n'est pas que je m'en étonne, ni que j'aie de tristes pressentiments. Je ne m'en étonne point; tout homme fier et sensible s'opiniàtre, surtout quand sa raison lui dit que réussir c'est travailliT plus encore pour ce qu'il aime que pour lui ; et cela seul peut-être le rend capable de supporter la

18

314 LETTRES DE MIRABEAU

ridicule concurrence d'un compétiteur indigne. Je n'ai point de sinistres présages; car aussi longtemps qu'il me sera démontré qu'Aspasie n'est pas dépourvue de toute noblesse, de toute délicatesse, de toute raison ( et je lui crois une assez forte dose de tout cela) , je ne pourrai pas croire à la victoire de Thersite sur Achille. Vous savez répreuve que je crois décisive et mortelle pour le pauvre saint (je ne le nomme pas autrement à elle-même). Vous avez bien marqué la nuance dans votre joli conte; mais vous n'en avez pas assez tiré de parti ; en ce genre, comme en beaucoup d'autres, prophétiser, c'est amener l'événe- ment. Avec tout cela, mon ami, je vous aime trop pour ne pas craindre de voir la moindre parcelle de votre bon- heur abandonnée au hasard et à l'inconstance de ce sexe. Vous avez trop de raison pour être très-romanesque ; vous avez l'imagination trop ardente et le cœur trop essentiel- lement bon pour ne l'être pas un peu. Aussi douté-je que votre philosophie vous serve aussi bien pour les femmes que sur tout autre sujet. Quant à mes observations per- sonnelles, je réunis le témoignage unanime de toute l'an- tiquité, qui, je crois, a poussé infiniment plus loin que nous la science de l'observation et la connaissance du cœur humain. Je me sens bien fort. Or, vous savez ce qu'ils pensaient des femmes, de ce sexe qui pourtant a eu de leur temps des prodiges, parce que la propriété d'un miroir est de tout rendre en surface. Je ne vous parlerai pas des invectives que, très-sérieusement et dans toute la pompe tragique, dans la morale des chœurs, et non dans la coupe du dialogue dramatique, Euripide, qu'on a si plaisamment appelé le Racine de la Grèce, leur lançait en plein théâtre; ce qui prouve tout au moins qu'il ne heur- tait i)as l'opinion universelle du temps ; car vous savez eoninumt ce même poëte fut reçu, lorsque, avec tous les

A CHAMFORT. 315

palliatifs de son art, il osa faire dire à Hippolyte : « Ma langue a fait serment, mon 'cœur ne l'a point fiiit. » Mais je vous prierai de lire ce que tous les moralistes de l'an- tiquité en ont dit, lorsqu'ils ont daigné en parler (ce qui est assez rare), et (ce qui est bien plus fort) de vous rap- peler ce que les institutions des législateurs prouvent qu'ils en ont pensé : je vous prierai de vous rappeler ces propres mots d'un censeur romain (Métellus Numidicus), qui commence ainsi une harangue solennelle en plein sénat :

Si sine uxore possemus, Quirites, esse omnes, molestià caremus; sed quoniam ità natura tradidit, ut nec cum illis satis commode, nec sine illis ullo modo vivi possit, saluti per- petuse potius quàm voluptati consulendum i.

0 mon ami! ces gens -là étaient plus profonds que nous; et cependant ils ne croyaient pas du tout, comme nous feignons de le croire, que l'éducation des femmes bien dirigée pût influer sur le bonheur social, ni qu'elle pût assurer la stabilité des législations, comme nous l'a- vons tant dit. « Ils regardaient ces étres-là comme des machines à enfants et à plaisir; et ce n'est assurément pas qu'ils n'eussent du feu dans l'imagination et de la grâce dans l'esprit. » Qu'est-ce donc, si ce n'est la con- viction ferme et absolue que ces êtres sans caractère échappaient à tout ordre, à toute combinaison ?

Ce pourrait bien être de la nourriture trop forte pour vous en cet instant, mon ami, que cette philosophie sé-

1. Si nous pouvions tous exister sans femmes, nous serions délivrés de ce sujet de chagrin ; mais puisque la nature nous a faits tels que nous ne pouvons ni vivre contents avec elles, ni nous passer d'elles de quoique façon que ce soit, il vaut mieux pourvoir à ce qui nous est perpétuellement nécessaire qu'à nos plaisirs.

LETTRES DE MIRABEAU

vère ; ou plutôt vous rirez de ce que le plus faible des hommes avec les femmes, celui qui les a tant idolâtrées, et dont le moral, moins que le physique, s'il est possible, ne peut se passer d'une compagne, ose vous écrire avec cette austérité. Mais ce n'est pas sur votre sentiment que j'écris : vous savez bien que je l'ai défendu contre vous, et que je n'aime pas que vous l'appeliez une faiblesse ; c'est une thèse philosophique que je me crois en état de soutenir dans toute la persuasion de mon esprit et la sincérité de mon cœur, et que j'abandonne à vos médi- tations.

Vous avez très-bien fait de ne demander pour moi que vingt-cinq louis ; et je trouve même que c'est beaucoup, d'après le bilan de votre aimable ami. Il ne me paraît pas sage que je ne donne point de reçu ; car sans rêver empoisonneurs et assassins, comme mon larve d'hier, je me sens très-mortel ; mais quant au porteur de la somme, je me conformerai aux instructions que vous me donnez, en vous priant de recevoir une note de ma main qui me tranquillise sur les événements. Veuillez me mander aussi si je dois le savoir vis-à-vis du prêteur, et si l'hommage de ma reconnaissance lui déplairait. Il me semble qu'il vous connaît trop pour douter que vous ne m'ayez nommé celui dont j'étais l'obligé; car je le suis enfin, quoique tout soit accordé à votre médiation. Dites-moi donc ce que je dois faire et dire , car il n'est pas en moi d'être ingrat; mais je ne voudrais pas déplaire ni dépasser la mesure par reconnaissance..

Bonsoir, mon très-cher ami ; travaillez, mais ménagez votre santé ; marchez, digérez, espérez et aimez-moi.

p. .S. Au reste, mon ami, j'ai pensé comme vou^ que

A CHAMFORT. 317

nous pourrions un jour, et à chaque belle saison, faire de fort jolis romans ensemble : ainsi je garde l'historiette ; je garde vos lettres aussi ; gardez les miennes si vous voulez, nous les ferons copier quelque jour ensemble et en alternant. Il se trouve dans les lettres une foule de choses d'autant mieux dites, qu'elles le sont avec liberté, qu'on ne retrouve plus, et qu'on est fâché d'avoir per- dues. Et puis, comme monument d'amitié, n'est-ce pas une assez douce chose ?

LETTRE IV.

J'ai reçu votre lettre du vendredi, mon cher ami, et j'ai béni votre griffonnage même qui m'a valu quatre pa- ges de l'ami le plus cher, le plus profondément estimable, et le plus sympathique à moi que j'aie rencontré de ma vie. L'intérêt que vous m'y montrez, et que vous avez su rendre contagieux pour un des hommes de mérite que vous aimez et que vous prisez le plus, a versé la consola- tion dans un cœur navré par tant de côtés, qu'il ne peut être que bien souffrant, puisqu'il ne se paralyse pas. Vé- ritablement la persuasion intime dont je suis pénétré que je vaux mieux que mes persécuteurs et mes ennemis, et que dans les êtres créés rien ne vaut mieux que mon ami le plus cher, me rend du sommeil, du bien-être et même des jouissances.

N'ayez pas peur, mon ami, que ce que vous ferez soit mal fait; il n'est pas en vous de ne pas finir; et d'ailleurs, pour une âme aussi neuve et aussi forte que la vôtre, un tel sujet est d'inspiration, surtout lorsque l'écrivain ex- pose une théorie qui n'est presque qu'à lui seul et dont

18.

318 LETTRES DE MIRABEAU

la pratique a composé et dirigé sa vie. C'est cependant une chose curieuse et remarquable que la philosophie et la liberté s' élevant du sein de Paris, pour avertir le nou- veau monde des dangers de la servitude, et lui montrer de loin les fers qui menacent sa postérité '. Jamais l'élo- quence ne défendit une plus belle cause ; peut-être ce sont les peuples corrompus qui seuls peuvent donner des lu- mières aux peuples naissants : instruits par les maux, ils peuvent enseigner du moins à les éviter; et la servitude même peut être utile en devenant l'école de la liberté.

LETTPxE V.

Paris, ce jeudi.

J'ai lu avec un grand intérêt, el*>je garderai précieuse- ment, mon bon et cher ami, la lettre que j'ai reçue de vous hier. Un résumé si énergique de la conduite sans exem- ple à laquelle vous a poussé la nature, et des principes que vous vous êtes faits à l'appui de cet heureux et noble instinct, est, pour une tête et une âme élevée, le germe de la plus importante théorie de Mberté et même d'indé- pendance à laquelle l'homme puisse atteindre; et pour les hommes forts, la pratique en ce genre doit suivre de bien près la théorie. Je ne connais rien de plus imposant que les caractères que vous avez esquissés en peu de mots, et rien de plus respectable qu'une vie dont on peut se rendre un tel compte; mais j'y vois aussi la consolation

1. Ceci a rapport à l'écrit sur l'ordre de Cincinnatus, l'un de ceux qui contribuèrent le plus à la réputation de Mirabeau, et dont les mor- ceaux les plus brillants sont de Chanifort.

A CHAMFORT. 319

des honnêtes gens et la condamnation des hommes fai- bles. Vous êtes la preuve vivante qu'il n'est pas vrai qu'il faille plier ou briser; qu'on peut atteindre à la plus haute considération, sans un respect superstitieux pour le monde et ses lois; qu'on peut arrivera l'indépendance philoso- phique et pratique, sans avoir jamais abaissé ou com- primé la fierté d'un grand sentimeni ou d'une pensée heureuse ; qu'on peut prendre sa place, en dépit des hom- mes et des choses, sans autres ménagements que ceux dus par l'espèce humaine à l'espèce humaine, par la tolé- rance de la vertu aux préjugés des faibles, et que, si le sentier qu'il faut prendre pour arriver au but est plus escarpe, il est aussi de beaucoup le plus court. Grâces vous soient rendues, mon ami, pour avoir pensé que j'é- tais digne de vous entendre ! Il est certain que la rapidité des progrès de notre amitié, qui n'a jamais été môme stationnaire, n'a pas vous donner mauvaise idée de mon âme, et qu'elle m'a mis bien avec moi-même. Ce n'est pas sans doute que je me sois élevé à une philoso- phie pratique aussi haute. J'ai quitté trop tard mes langes et mon berceau. Les conventions humaines m'ont trop longtemps garrotté; et lorsque les liens ont été un peu desserrés (car pour brisés, ils ne le furent jamais), je me suis trouvé encore tellement chamarré des livrées de l'o- pinion, que les êtres environnants se sont également op- posés à ce que je fusse l'homme de la nature, au mo- ment où j'aurais conçu qu'on peut rester tel au milieu même de la société. D'ailleurs, j'avais été trop passionné; j'avais donné trop de gages à la fortune; et ce n'est pas au milieu des orages qu'on peut suivre une route déter- minée. Mais si j'eusse eu le bonheur de vous connaître il y a dix ans, combien mi marche eût été plus ferme ! combien de précipices et de ravines j'aurais évités ! com-

LETTRES DE MIRABEAU

bien le peu que je valais se fût développé! et que de dé-- fauts acquis j'aurais contractés de moins!... Tel que je suis, mon ami, je ne suis point indigne de quelque es- time, puisque je sais, non pas vous aimer (car c'est chose trop facile pour être méritoire), mais vous apprécier, et qu'à votre avis je suis un des hommes qui vous ait le mieux deviné. J'ai beauoup gagné dans votre commerce, j'y gagnerai davantao;e : il est peu de jours, et surtout il n'est point de circonstance un peu sérieuse, je ne me surprenne à dire : « Chamfort froncerait le sourcil. Ne faisons pas, n'écrivons pas cela; » ou : « Chamfort sera content ; » et alors la jouissance est doublée et centuplée. Ce n'est pas à vous qu'il faut dire combien est douce, consolante, encourageante, une amitié qui, devenue pen- sée habituelle à ce point, fait voir dans la censure une loi irréfragable, et dans l'approbation un trésor sans prix. Tel vous êtes pour moi. Je ne vous offrirai jamais un échange digne de vous (si vous ne vouliez commercer qu'avec vos semblables, vous seriez bien solitaire) ; mais tout ce que l'abandon d'une confiance profonde, d'un dé- vouement complet, d'une âme ardente, sensible et qui n'est pas sans noblesse, peut avoir d'attachement pour un homme qui sait bien le prix des talents et des pensées, mais qui sait leur préférer un sentiment, la seule chose incalculable à la raison même lorsqu'elle est échauffée d'un bon cœur : vous le trouverez en moi ; et si j'ai eu le mal- heur de vous connaître si tard, ce sera du moins pour toujours que nous nous serons aimés.

J'espère, mon ami, que vous serez consolé de ce que votre lettre a été remise ; car je n'en ai point été fâché, quand elle me l'a lue; et peut-être si je l'eusse ouverte d'avance, comme \ ous m'en avez donné la permission en- suite, ne l'aurai-je pas remise. L'aberration des comètes

A G a AM FORT. 321

n'est pas plus difficile à calculer que le mouvement du cœur, de l'esprit, surtout de l'amour-propre des femmes. Vous remarquez que je n'ai peut-être fait qu'un pléo- nasme, au lieu d'un crescendo : car plus je les vois, plus je me persuade que l'amour-propre est à peu près l'uni- que clef de ce qu'on appelle leur caractère : or, le carac- tère ne se compose que des habitudes de l'âme et de l'es- prit, mélangés, il est vrai, à des doses inégales; et j'ai beaucoup de peine à croire que le sexe, duquel les hommes tels que vous et M. Thomas disent : Il est impossible de le con- naître, ne doive toute son impénétrabilité au défaut pres- que absolu de caractère. N'allez pas me citer d'exceptions; car les exceptions, qu'encore faudrait-il débattre, prou- vent la règle, bien loin de la détruire. Je dis qu'encore faudrait-il débattre les exceptions ; et en effet, dans notre sexe, on n'a généralement pas une certaine force de tête, sans quelque force de caractère; dans celui-là, voyez comme l'analogie est fautive! Je lisais hier, dans votre recueil philosophique, un morceau sur le bonheur de ma- dame du Chastelet, que je ne connaissais pas, et qui vaut d'être connu. Il va, dans ce morceau, des choses char- mantes sur l'amour, et notamment deux pages sur l'im- mutabilité de son âme en amour, qui séduiraient à coup sûr quiconque ne connaîtrait pas son histoire. Tous la savez mieux que moi ; vous savez qu'elle n'était pas même tendre, et qu'elle fut très-galante. Qu'était-ce donc que cette femme, qui avait infiniment plus de force de tête, et même de véritable esprit, que tout le reste de son sexe ensemble; et qui traçait une théorie l'âme seule semble avoir dessiné cette phrase délicieuse : « Il faut employer toutes les facultés de son âme à jouir de ce bonheur... Il faut quitter la vie quand on le perd, et être bien sur que les années de Nestor ne sont rien au prix d'un

322 LETTRES DE MIRABEAU

quart d'heure d'une telle jouissance... Il est juste qu'un tel bonheur soit rare ; s'il était commun , il vaudrait mieux être homme qu'être Dieu , du moins tel que nous

pouvons nous le représenter » Qu'était-ce que la

femme qui, trouvant et exprimant cela, n'était qu'une femme galante, et se donnait pour un de ces êtres qui aiment tant, qu'ils aiment pour deux, que la chaleur de leur cœur supplée à ce qui manque réellement à leur bon- heur, ou plutôt pour le seul cœur qui eût cette immuta- bilité qui anéantit le pouvoir des temps ? Expliquez-moi cela, mon ami ; et souvenez-vous que cette même femme avait mis, à la place du portrait de l'homme le plus extra- ordinaire de son siècle qui semblait avoir subjugué son âme, et dans une boîte que cet homme lui avait donnée, le portrait d'un fat : chose aussi impossible à une âme aimante, même détrompée ou changée, qu'à nous la tra- hison et le parjure.

N'allez pas croire, mon bon ami. que cet accès de sé- vérité me vienne d'un mécontentement.

Mes réflexions sur les femmes sont donc une abstraction purement philosophique, et si bien une abstraction, que c'est la première chose que j'oublie dans mon commerce avec elles; en un mot, un aparté de raison dont personne ne m'a donné l'exemple à un aussi haut point que vous.

Au reste, mon ménage est fort triste aujourd'hui. Le petit chien qu'on avait eu la faiblesse d'acheter, sans penser que tous les marchands de chiens arrachent ces pauvres petites et frêles machines à leur mère dès le pre- mier moment, et tarissent les sources de la vie pour rape- tisser les formes (emblème très-frappant des manipula- tions politiques), ce petit chien est mort: et l'on a pleuré; et l'on est honteuse d'avoir pleuré, et triste d'avoir em-

A CHAMFORT. 323

ployé de l'argent à une acquisition aussi fragile. Pour moi, je suis tolérant, môme pour cette faiblesse, parce que cette petite bête avait voué un très-grand attachement à mon amie, et que tout ce qui est attaché attache : raison assez forte, ce me semble, pour un homme sage de ne point s'habituer aux animaux. Nous n'avons pas trop de sensibilité pour nos sehiblables; et l'on frémit quand on pense que le plus honnête homme du monde peut être poussé à s'égorger avec un autre homme pour un chien. Bonjour, mon bon ami ; je vous aime avec une extrême tendresse. Je travaille, et cela ne vient pas mal ; je vous en souhaite autant; mais c'est une chose très-pénible que de changer l'ordonnance de son ouvrage sans le refaire ; et je serais bien fâché que cette contrariété-là vous arri- vât ; car vous enverriez promener votre besogne. Vale et me ania.

P. S. Je fermais ma lettre, lorsque j'ai reçu un billet du secrétaire de l'abbé Royer, qui me prévient qu'il vient de remettre à son patron l'extrait de mes deux requêtes en cassation, etc., et que je pourrai voir mon ra|)porteur dimanche prochain à midi. Vous jugez bien que je dési- rais voir le secrétaire avant que l'extrait fût \i\vé ; mais que, pour le voir efficacement, il fallait quelques louis. Sachez, mon ami, si cela est encore utile et par consé- quent nécessaire, le comment il faut s'y prendre et le com- bien ; et avertissez ceux qui veulent bien prendre intérêt à moi, qu'il est temps de porter les grands coups. Réponse très-prompte à ce post-scriptum.

324 LETTRES DE MIRABEAU

LETTRE VI.

Lundi.

Je ne vous entretiendrai pas plus longtemps aujourd'hui de cette sirène, comme vous l'appelez; car nous ferons demain, à cet égard, une main à fond ; et mon procès, ou plutôt mes procès et mes courses ne me laissent pas res- pirer. C'est de mercredi en huit que je serai rapporté : ainsi je n'ai pas grand temps à perdre ; et pour comble de contrariété, l'incident que m'a suscité mon père au par- lement, et qui, en termes de palais, est évidemment un coup monté, me fait perdre un temps incroyable, attendu que les gens qu'il me force à voir sont dispersés aux quatre coins de Paris. Mais le plus pressé, c'est l'admis- sion de ma requête. Une seule voix, je vous le répète, mon cher; que votre aimable et précieux ami s'ingénie avec sa circonspection et son adresse ordinaires ; il aura aisément deviné que M. Bignon, qui est mort, ne siégera pas; et mieux ou plutôt que moi, il saura qui a remplacé M. d'Aguesseau.

Vous êtes bien aimable de m' avoir sacrifié Navarre; mais vous le seriez davantage de pousser votre besogne, parce que vous êtes digne de mettre la gloire à régner chez vous; parce que la besogne presse, et tellement qu'il m'a fallu entrer en explications avec F...^, pour expliquer le retard. Ne vous Oez pas sur le temps qu'il me

1. Franklin. C'est toujours de l'écrit sur l'ordre de Cincinnatus qu'il s'ajrit.

A CHAMFORT. 32r

faut à moi; car si j'avais le manuscrit que jM. Thouicis a gardé pour y faire ses notes, tout serait refondu, attendu que les morceaux de rapport, et même les soudures, sont prêts. Sans doute, c'est un ouvrage nouveau; mais ce n'est pas une raison pour qu'il s'éternise, surtout depuis qu'on en parle, car l'attente à remplir est toujours une pénible destinée. Au reste, je vous avertis que je me sauve sur la lettre; voyez si. pour la première fois, vous voulez avoir induit en erreur un ami. Eh! mon cher paresseux, tranquillisez- vous; je connais mieux votre talent, que vous-même, sans quoi je n'aurais pas tant de sécurité. Mais un point sur lequel je n'en saurais avoir, c'est votre santé ; et je vous interdis, de par l'amour, toute espèce de travail, si cette agitation que vous appelez la fièvre, et qui n'est qu'un mouvement nerval, sans quoi je vous en aurais parlé plus tôt, revenait seulement encore une fois. Je serai demain mardi, à cinq heures du soir, à l'hôtel de Yaudreuil ; nous causerons, nous nous promènerons si vos jambes ont besoin de recouvrer du mouvement, ou nous resterons, nous prendrons des glaces aux Tuileries, ou vous viendrez en. prendre ici. En un mot, nous ferons ce que vous voudrez : suffît que je serai al suo commando.

LETTRE Vil.

Mardi;

Mon bon ami, dans la nécessité de parler à M. l'abbé de Périgord, je prends le parti de l'attendre chez lui ; car ma lettre deviendrait la mort de Turenne. Je ne sais ceci me mènera, ni, par conséquent, si je pourrai vous voir ce matin : or, cette après-midi, je suis obligé de cou-

'19

LETTRES I)E MIRABEAU

rir. M. Lefebvre d'Ammécourt ayant jugé à propos de me gagner hier mon procès contre l'Ami des hommes, c'est un triste sujet de félicitation que celui du gain d'un procès contre son père; mais, quand on a le malheur de plaider contre lui. encore faut-il gagner ce qu'on s'est cru le droit de disputer. Au reste, je me console à d'autant plus juste titre de cette extrémité, que c'était mon père qui était l'agresseur, et qu'il n"a jamais voulu arbitrer. Adieu, mon cher ami: îi ce soir, ou à denuiin matin.

LITTHE Vin.

Londres. 20 ;u.iùt n84.

Mon ni -u! mon ami, mon cher ami ! que j » suis inquiet! qu'il est cruel pour moi de vous avoir quitté dans ce mo- ment, de n'être pas votre garde-malade, de ne pas savoir, aussitôt que ma pensép. comment votre pouls bat, et si vous souffrez, ou si vous êtes soulagé! Mon Henriette a rapporté tant de peines dans mon sein, en me racontant toutes celles que votre état lui avait faites, et tant d'atten- drissement, en me parlant de vos touchants adieux! Vous êtes sous mes yeux, brûlant, agité, tourmenté, sans que je puisse détourner un moment ma pensée de votre lit et de votre fièvre. Ce n'est pas que votre état soit alarmant, je le sais: et sil l'eût été, tous les clievalets de la Bastille expo- sés à ma vue ne m'auraient pas faît partir. Mais vous souf- frez! Eh! mon Dieu, n'est-ce donc rien de souffrir? C'est ])resque tout, dans un passage si court et si incertain. Mon ami ! vous ne pouvez pas écrire ; je ne veux pas que vous écriviez, à moins que ce ne soient deux lignes qui me ras- suri^nt par la vue de vos caractères : mais suppliez M. R...

A CHAMFORT.

de remplir, en votre nom, cet otîice et ce devoir d'ami : il ne me refusera point cette consolation ; il me rendra la justice de croire que je payerais, et de grand cœur, le même tribut à son amitié pour vous ; mais il a le bonheur de vous garder, lui ! et ne m'en doit-il pas plus de com- passion et de complaisance, à moi qui vous ai quitté dans un moment si critique pour tous deux, à moi qui, peut- être, hélas! ne vous embrasserai pas de longtemps, et qui m'étais fait une si douce habitude de ne penser, de n'ob- server, de ne sentir qu'avec vous, de n'agir que sous vos yeux, de n'avoir qu'une âme avec mon meilleur et pres- que mon unique ami? 0 mon cher et digne Chamfort! combien les bonnes gens sont des êtres d'habitude! et combien vous avez peu de besoin de cet attrait d'habitude, pour être nécessaire à ceux dont vous avez daigné vous laisser connaître! Je sens qu'en vous perdant, je perds une partie de mes forces. On m'a ya\i mes flèches. 0 mon ami! recouvrez votre santé; et que votre amitié, vos con- solations, vos conseils, .vos lettres, versent du baume dans mon cœur, m'apprennent à supporter une situation si nou- velle, quoique déjà éprouvée, à l'honorer, à l'embellir, et me rendent enfin capable d'être digne de tous les senti- ments que vous m'avez montrés.

C'est de cette ville souveraine, qui, bâtie de briques, et sans élégance ni noblesse dans ses édifices, montre la Tamise et son port superbe, et semble dire : « Ou'oseriez- vous me comparer? Que l'Océan, que les mondes appor- tent ici leurs tributs! » c'est de cette ville que je vous écris à la hâte, les yeux distraits par une foule d'objets nouveaux, l'esprit occupé de mille soins pénibles au pré- sent et dans l'avenir, mais le cœur et l'imagination pleins de vous.

Notre vo\age ferait un roman ; vous savez une partie

LETTRES DE MIRABEAU

(b^ inconvénients qui ont précédé notre départ: vous aurez éprou\ é sans doute à Paris le temps dont nous avons été accueillis dans la route; et vous ne vous ferez jamais d'idée de notre passage, qu'après avoir essuyé une tem- pête. Nous avons été deux fois au moment de périr : une fois par la seule force du vent et de la mer qui écrasait notre frêle paquebot; et une fois à l'entrée de l'Adder, c'est-à-dire presque au port; en revirant de bord, un faux coup de timon et un câble caché sous^une vague terrible nous ont mis au moment de chavirer ; on avait, sur le pont, de l'eau au-dessus du genou. Le capitaine, lun des plus intrépides marins de ce genre, s'est cru perdu, et ne voulait pas, disait-il, survivre à son vaisseau. Heureuse- ment, ma pauvre amie était dans cet horrible état appelé mal de mer, dont l'elïet moral est de rendre insouciant de tout et sur tout, si ce n'est sur l'espoir que la mer englou- tira le supplice et le supplicié. J'ai vomi le sang, moi qui n'ai jamais été malade sur mer, et mes nerfs ne sont pas encore remis.

Aussitôt débarqués, nous avons pris la poste dans la compagnie d'un Irlandais que je croirais honnête homme, si je n'avais toujours pensé que c'est que s'arrête la toute-puissance divine ; d'une Française qu'il avait pris la liberté d'enlever à sa famille, du droit qu'a tout Irlandais de s'approprier une riche héritière; et d'un ministre an- glais, homme doux, modéré et fort instruit ; nous avons pris la poste, dis-je, et ce n'est pas par magnificence ; mais tous les élégants de l'Angleterre et la partie brillante de la cour étant à Brightemlstone, p§xce que le prince de Galles y prend les eaux, il n')- a pas une seule diligence l'on puisse trouver place. Au reste, les postes, qui sont excellentes, et fournissent par obligation des voitures comparables à nos voitures de maître, sont à peine aussi

A CH A M FORT. . 3^^9

chères qu'en France, quoique plus longues et trois fois plus rapidement franchies. Il suit cependant de cette ma- nière de voyager que, malgré les talents économiques et l'industrie hibernoise de notre compagnon que j'ai créé maréchal-général des logis de la caravane, notre voyage nous a coûté trois fois ce qu'il devait nous coûter. Et d'autant que le paquebot ne partait qu'à trois jours de dis- tance de celui de notre arrivée, et que les difficultés pour le passe-port devenaient inquiétantes, j'ai frété un navire. Si je ne craignais de divulguer des secrets qui peuvent, dans la foule, servir à quelques honnêtes gens comme ils nous ont servi, je vous démontrerais combien ces sublimes formalités de notre inquisition, appelée amirauté, sont inutiles à toute autre chose qu'à faire gagner de l'argent aux huissiers visiteurs : digne résultat de toute législation réglementaire!

' Nous avons dîné à Brightemlstone, avec la meilleure viande de boucherie que j'aie mangée de ma vie; et comme le seul acte de toucher un plancher anglais brûle la bourse, surtout dans le voisinage de la cour (car l'or est la mandragore de toutes les cours), nous avons. été coucher à Lewis. N'ètes-vous pas scandalisé qu'un bourg anglais porte le nom d'un de nos rois? Depuis, et dès Lewis, nous avons parcouru le plus beau pays de l'Eu- rope, par la variété des sites et de la verdure, la beauté et l'opulence de la campagne, la propreté et l'élégance rurale de chaque propriété. C'est un attrait pour 1rs yeux ; c'est un charme pour l'âme, qu'il est impossible d'exagé- rer. Les approches de Londres sont entre autres d'une beauté champL^re dont la Hollande même ne m'a point fourni de modèles ; j'y comparerais plutôt quelques val- lées de la Suisse; car (et cette observation très-remar- quable saisit à l'instant des yeux exercés) ce peuple do-

LETTRES DE MIRABEAU

minateur est avant tout et surtout agricole au sein de son ile: et voilà ce qui 1 a sauvé si longtemps de ses propres délires. Je sentais mon àme fortement et profondément saisie, en parcourant c^s contrées plantureuses et pros- pères; et je me disais : Pourquoi donc cette émotion si nouvelle? Ces châteaux, comparés aux nôtres, sont des guinguettes. Plusieurs cantons de la France, même de ses provinces les plus médiocres, et toute la Normandie que je viens de traverser, sont assurément plus beaux, de par la nature, que toutes ces campagnes. On trouve çà et là, mais partout dans notre pays, de beaux édifices, des ou- vrages fastueux, de grands travaux publics, de grandes traces des plus prodigieux efforts de l'homme ; et cepen- dant ceci m'enchante bien plus que le reste ne m'étonne. C'est que ceci est la nature améliorée et non forcée ; c'est que ces routes étroites, mais excellentes, ne me rappellent . les corvoyeurs que pour gémir sur les lieux oii ils sont connus; c'est que cette admirable culture m'annonce le resp:='ct de la propriété; c'est que ce soin, cette propriété universelle est un symptôme parlant de bien-être; c'est que toute cette richesse rurale est dans la nature, et ne décèle pas l'excessive inégalité des fortunes, source de tant de maux, comme les édifices somptueux entourés de clnnuBières ; c'est que toit me dit ici que le peuple est quelque chose, qu'ici chaque homme a le développement et le libre exercice de ses facultés, et qu'ainsi je suis dans un autre ordre de choses.

Et prenez garde, mon ami, que c'est si bien la vraie cause de l'effet sur lequel je raisonnais, qu'arrivé à Lon- dres, et cette superbe Tamise (qu'il ne faut comparera rien, parce que rien ne lui est compcirable^ une fois fran- chie, rien ne m'a plus étonné ni même fait plaisir, si ce n'est les trottoirs qui faisaient tombera genoux le bon La

A CHAMFOllT. 331

Condamine, et s'écrier : « Béni soit Dieu ! voici un pays l'on s'occupe des gens de pied. » Tout le reste m'a paru ordinaire et presque mesquin. Je dirais volontieis comme cet apathique Italien : « Ce sont des rues à droite, des rues à 2:auche et un chemin au milieu. » Tontes les villes sont de mr>me, si cependant vous accordez à celle- ci ravanta.ij;e de cette admirable propreté qui s'étend à tout, qui embellit tout, qui a un attrait presque égal pour l'esprit et pour l'œil, et des dimensions dont aucune ville ancienne ne saurait jouir : du reste, effrayante obstruction du corps politique; dorique infâme au moral; hommes entassés et infectés de leur haleine ; lutte éternelle des corrupteurs et des corrompus, des prodigues et des misé- rables, de la canaille titrée et de la canaille populace- C'est mieux ou plus mal que Paris ou que Babylone, comme vous voudrez, j'y prends peu d'intérêt. Notez pourtant que j'ai peu vu encore, et que Londres m'offrira certainement plus que toute autre grande ville de com- merce un foyer d'activité et d'émulation qui ne peut pas ne point intéresser. Mais je vous rends compte de la pre- mière impression qui a toujours un grand fonds de vérité.

Nous avons eu en voyage des gentlemen. Combien le peuple a de sens ! le sobriquet des voleurs est ici le mot gentilhomme! Ils ont observé et tàté d'.nix ou trois fois notre petite troupe; j'étais décidé à ne leur accorder rien, parce que je suis loin d'avoir trop d'argent; j'avais mis les dames en avant, seules dans une chaise, trois hommes dans celle qui suivait, et un cheval. Notre ordre de ba- taille était si bon et notre contenance armée si simplement fière et ostensible, qu'ils nous ont laissé passer.

J'empiéterais sur les droits de mon Henriette, qui veut vous écrire, quand elle pourra vous remercier de votre convalescence, si je vous parlais des Anglaises, dont l'air

33-2 LETTRES DE MIRABEAU

froid et ricaneur et les tailles emboîtées et guindées n'ont pas paru lui plaire infiniment au premier coup d'oeil : pour moi, j'en appelle, et je ne renoncerai pas si aisément à jna longue passion pour les Anglaises, d'autant qu'en voyant passer Henriette, on s'arrête et Ton dit : « Oh ! la belle Anglaise! » Aussi est-elle fort contente des hommes. Pour moi, je prétends, et l'on assure, que j'ai déjà l'air aussi breton que Jacques Rosbiff.

Au reste, nos dames n'ont pas toujours été aussi bien traitées; elles ont essuyé aujourd'hui un orage très-vif: la beauté du temps les avait invitées à aller à pied de leur auberge à leur logement, car nous sommes déjà gîtes et chèrement gîtes; elles étaient parées fort à la française, et surtout Henriette. On a murmuré; on s'est attroupé; on nous a suivis; on a lancé un certain Aristophane de cabaret, qui s'est mis à chanter devant nous, avec les gestes les plus démonstratifs et les expressions les plus libres, des cantiques très-peu spirituels qui ont fort di- verti le peuple. Mon amie, accoutumée aux lubies de la canaille d'Amsterdam, riait; la Parisienne avait une vraie colère de Parisienne et regrettait les halles. Pour moi, mon flegme était imperturbable ; mais cependant j'avais peur de me fâcher et le dénoûment m'inquiétait : déjà plusieurs Anglais bien mis, en passant à cheval avaient distribué quelques coups de fouet au Gilles, et, s'arrètant, nous avaient suppliés de ne pas prendre la populace pour la na- tion ; puis ils nous donnaient des conseils que malheu- reusement nous n'entendions pas. Enfin . un Français a fendu la foule, donné de l'argent, et fait montre d'éloquence anglaise: puis, nous déposant dans une boutique, il a été nous chercher un carrosse qui a mis fin à cette scène plai- sante au fond, et dont mon amie a eu la charmante répa- ration que je vous ai dite au p.arc Saint-James, une fois

A CHAMFORT. 333

qu'elle a eu substitué un petit chapeau à nos immenses panaches.

Avec quelque précipitation que ceci soit ébauché, mon cher ami, vous verrez que je veux me nourrir de l'espoir que vous êtes en état de me lire, de m' entendre et pres- que de me répondre. L'idée de mon ami, malade loin de moi, m'est trop importune.

Si par hasard votre convalescence était prématurée et hâtive autant que je le désire, ou si vous croyiez pouvoii- charger de la négociation que voici le bon abbé de Laro- che, vous le feriez le plus tôt possible, parce que cela m'im- porte. Le vieillard a répondu à celle de mes lettres dont vous m'avez paru très -content le billet malhonnête que voici ;

« Je vous renvoie, monsieur, la lettre que vous m'avez « confiée ; je l'aurais fait plus tôt si je n'étais retenu au « lit par une fièvre très -forte et un violent mal de tète : « j'ai pris l'émétique; j'ai été saigné trois fois, et mes « maux subsistent encore dans toute leur vigueur. On « n'est point du tout de l'avis de votre ami ; on croit que « la dernière forme que vous avez donnée à votre ouvrage « est la meilleure, qu'il peut être sans danger publié dans « le nouveau monde; pour celui-ci, c'est à vous d'en «juger; mais on aurait désiré que vous n'eussiez fait « part à personne qu'on en avait connaissance; et on m'a « déclaré que la trop grande communication que vous en M avez faite ne permettait absolument plus qu'on s'en « mêlât. Mes rapports a\ec M. Paris ne sont pas, comme « vous imaginez, de simples liaisons de société; et je suis « l'ami intime de toute la famille de sa fe lime. Cro}ez- « vous, monsieur, qu'il soit bien permis, qu'il ne soit pjs (f même répréhensible de mettre, sans preuve bien é\ i-

19.

334 LETTRES DE MIRABEAU

« dente, dans le cœur d'un homme mort depuis long- « temps, les motifs les plus condamnables, pour, d'après « cette supposition, en faire la satire la plus cruelle ? Je « ne suis point en ce moment en état de discuter si le « bonheur du genre humain dépend dune vérité qui ne « peut être solidement démontrée que par une diatribe « sur M. Duverney; mais je ne coopérerai en rien à ce qui « peut affliger mes amis. Recevez, monsieur. Tassurance « de mon sincère attachement. 2.3 août 1784. »

Je répondrai, et je répondrai honnêtement : mais vous voyez comme je suis payé d'avoir raison, et surtout de ma loyale communication de l'excellente lettre de Cla- vière. Mais ce n'est ni le moment ni la situation de se fâcher. Voici ce qui presse et importe : le docteur Price est à Londres : il est ami intime de Franklin; que Franklin lui recommande l'ouvrage, ou au moins l'auteur. Alors je tirerai parti d'un livre utile, entrepris pour leur faire plai- sir, et dont j'ai le plus grand besoin. Ne négligez pas cela, je vous en prie.

Adieu, mon très-cher ami. Donnez-moi ou faites-moi donner le plus tôt j)ossible de vos nouvelles; et aimez-moi comme, il m'est impossible de ne pas vous aimer.

LKTTR!-: IX.

Lumlres, 13 (jflol)ro l';84.

Je reç^-ois. mon Irès-cher ami. une lettre dont l'écriture a fait palpiter mon cœur, comme celle d'une maîtresse lorsque j'avais vingt ans; car la fermeté du caractère et le nombre des |)ages m'ont appris en un instant que vous

A GHAMFORT. 335

VOUS portiez mieux; que vous aviez plus de forces; que votre amitié pour moi était la même; que vous ressentiez toujours le besoin de causer avec moi ; enfin que j'avais recouvré la partie la plus réelle de ce qu'il m'est permis de goûter de bonheur, je veux dire, le charme et l'assu- rance de votre amitié. Cette rapidité de sentiment qui, dans une seule émotion, fait trouver mille certitudes et mille jouissances, est un des plus grands dons que la na- ture ait faits aux cœurs aimants; et c'est assez pour com- penser tous, les maux que produit la sensibilité. Car un être sensible jouit avec abandon; et, lorsqu'il souffre dans l'objet aimé, il a encore pour se consoler le sentiment même qui le fait soufï'rir.

Grâces vous soiant rendues, cher ami, de m'avoir tiré de peine sur vous et sur votre affection ; non que j'en doutasse, il ne me faut que tàter mon cœur pour être sûr du vôtre. Mais il est si doux de s'entendre répéter qu'on est aimé de l'homme du monde qu'on aime, estime et res- pecte le plus! Et puis, l'àme a besoin d'être soignée comme le corps. C'est sans doute un des plus grands mécomptes de la vanité humaine; mais il est trop vrai que l'amitié a besoin de culture, et que la santé de l'esprit et du cœur est subordonnée au régime et à l'habitude.

Le tableau que vous me faites de ce que vous avez souf- fert m'a vraiment navré, et surtout par l'idée que je n'ai pas été votre garde; mais la réflexion soulage un peu mon imagination, en ce que la cruelle épreuve que vous venez de subir est une démonstration irrésistible que vous êtes un des êtres les plus vivaces qui existent. Or, la té- nuité de votre charpente, la délicatesse de vos traits, et la douceur résignée et môme un peu triste de votre phy- sionomie, laquelle est calme dès que votre tête ou votre âme ne sont point en mouv;^me:U, alarmeront et induinuc

336 LETTRES DE MIRABEAU

toujours en erreur vos amis sur votre force. Pour moi, vous m'avez prouvé, non pas tout à fait qu'on ne meurt que de bêtise, mais que les forces vitales sont toujours proportionnées à la trempe de l'âme. Ainsi, l'axiome pro- verbial la lame use le fourreau n'est pas vrai pour Tespèce humaine. Comment son feu intérieur ne le consume-t-il pas? se dit-on. Eh! comment le consumerait-il? c'est lui qui le fait vivre. Donnez-lui une autre àme, et sa frêle existence va se dissoudre.

Hélas! mon ami. Tacite et vous, aurez donc toujours raison ! c'est un étrange composé de légèreté et de perver- sité que l'homme, qu'il faut cependant servir et qu'on vou- drait aim-M- : l'homme qui calcule les astres, qui soumet les éléments, qui défie et combat toute la puissance de la nature, qui peut tout excepté conduire lui et ses sembla- bles, qui a tout trouvé hors la liberté et la paix, qui a su donner l'autorité, qui a su l'endurer, et qui n'a su ni la diriger ni la seconder, qui sait ramper et ne sait pas obéir, qui sait se révolter et ne sait pas se défendre, qui sait aimer et ne sait pas s'attacher, qui a tous les contraires en bien comme en mal, dans le cœur et dans l'esprit. Votre mot est charmant. On a dit, il y a longtemps :

Mille fois ils m'ont tout promis; Mais le sipcle en fourbes abonde. Et je ne hais rien tant au monde Que la plupart de mes amis.

Mais c'est l'épigramme chagrine d'un homme dont l'esprit aigri n'est jamais averti par son cœur. La vôtre appartient à un philosophe qui a observé profondément, et qui donne un résultat moral avec la gaieté et l'indul- gence sans lesquelles il n'est presque pas un bon cœur. Il y a peu de délicatesse à se personnifier dans un sentiment

A CHAMFORT. 337

haine.ixet vil; au lieu que votre mot, qui est trop vrai, estla saillie aimable d'un homme qui n'a pas été pris pour dupe, et qui aime trop ses vrais amis pour ne pas rire beaucoup de ceux qui prennent ce titre. Mais j'ai peur qu'en ce genre, comme en beaucoup d'autres, il n'y faille pas regarder de trop près : car on s'appauvrirait, beau- coup plus qu'il n'est possible d'y résoudre même la phi- losophie. Bon Dieu ! à quels sacrilèges j'ai siirpri-^, dans ces derniers temps, les personnes qui parlent le plus élo- qupmment d'amitié! Je ne m'accoutumerai jamais à ces théories que la conduite dément; mais il faut que je m'ar- rête, car ce que j'aurais à vous dire ne peut pas s'écrire. Ce n'est pas que si j'avais à vous dénoncer un fait impor- tant, je ne sautasse le fossé. Mais ce n'est point dans votre cœur que j'ai à vous blesser ; et votre tète est si sage, que vous sonderez le terrain même sur lequel vous êtes le plus habitué à marcher : et vous ferez bien. Il faut d'ailleurs, mon ami, une grande circonspection pour les faits ; le trait infâme que vous m'apprenez ne l'enseig'ne que trop, puisqu'une simple transposition de dates a fait, dans la bouche d'un méchant, d'une action honnête et pure (qu'il n'a pu savoir que par mon bandit de laquais, qui. non content de tout me voler, épiait mes actions et mes discours à chaque instant de la journée), une mali- gnité capable de compromettre un galant homme auquel je ne me consolerais pas de susciter, même le plus indi- rectement, une tracasserie. Eh ! qui en sera à l'abri, s'il n'y est pas, lui, armé de tant de circonspection et de sa- gesse ? Mais, outre cette anecdote, quoiqu'il soit à p;';i près impossible que la poste voie tout, je (mis vous assu- rer que les Français de Londres sont aussi inspectés par la poli:'e de Paris qu'en France même. Les canailles aven- turières qui salissent ici les presses sont les espions les

33^ LETTRES DE MIRABEAU

plus corrompus qui existent, et leurs complices le sont aussi; car qui dit complice en ce genre, dit espion. La complicité est un des moyens de l'espionnage; et les gou- vernements qui ont recours à ce misérable moyen, savent très-bien distinguer l'homme auquel il faut en vouloir. Ils devraient savoir aussi que leurs recherches en ce genre ne produisent rien qu'une ressource assurée à la canaille in- fecte qui se voue à cotte infâme profession. Au reste, il y a aussi d'^s Anglais vendus à la police de Paris; témoin le vil entrej)reneur du Courrier de V Europe, tout aussi mépri- sable que le rédacteur. Celui-ci, après avoir été libeîliste ordurier, est devenu espion gagé, aussi infâme dans ses délations qu'il était méprisable avant ce joli métier. C'est de toute cette canaille que W... a été la victime; elle craint de n'être pas payée si elle n'accuse pas, de sorte qu'elle accuse à tort et à travers.

Vous êtes inquiet de mon sort, mon cher ami, et moi, je ne suis pas très-rassuré, surtout sur celui de mon ai- ma'ble compagne. J'ai cependant quelques projets qui ap- paremment me feront vivre; maison se trompe beaucoup sur la générosité des Anglais. Accoutumés à tout calculer, ils calculent aussi les talents et l'amitié; la plupart de leurs grands écrivains sont, presque à la lettre, morts de faim : jugez de quiconque n'est pas de leur nation! Une des premières choses qui frappent ici. c'est l'esprit d'or- dre, de méthode, de calcul. On peut y dire le pourquoi de chaque chose ; et cela doit peser, surtout dans l'esprit d'un Français; mais, à tous ses inconvénients, ce genre d'esprit exclut presque nécessairement les grands mouve- ments de sensibilité: ils appartiennent ici au peuple, beau- coup trop calomnié, même dans ce pays, cependant il est quelque chose. En général, mon ami. Clavière a rai- son : et j'ai été obligé de m'en convaincre, moi qui écris

A GHAMFORT. 339

contre l'aristocratie. On ne défendra jamais bien le peuple, quand on se laissera aller à quelque déplaisir contre lui ; quand les mots de canaille, de populace, de goujat, reste- ront le dictionnaire du défenseur. Un plus profond examen de ce qui suggère ces épithètes agite la tète et le cœur; on voit bientôt que cette populace, cette canaille, n'est plus si nombreuse ni si vile qu'on l'imaginait. Ces gros- sièretés dont elle affuble les panaches, les plumets, l'air français, tout ce que vous voudrez, ne sont pas si gros- sières. Il faut aussi faire le procès à ceux qui inventent, qui portent, qui accréditent ces puérilités, titres presque uniques par lesquels on se distingue de la canaille. Elle est bruyante, elle est incommode; mais aux yeux et aux oreilles de qui ? Et ces graves et silencieux déportements de la canaille instruite, bien vêtue, s' intitulant gens comme il faut, feront-ils mieux le bonheur de la terre?

Il faudrait, mon ami, il faudrait qu'une tète pensante et sagace comme la vôtre vît l'Angleterre comparée à tout ce qu'on voit ailleurs, et pesât les désagrémimts qu'on exagère chez vous, contre les maux réels dont il est dé- fendu de parler. Rien de parfait ne saurait sf)rtir de la main de l'homme; mais il va du moins mauvais, et beau- coup moins mauvais, en Angleterre que partout ailleurs, des esclaves, les fers aux pieds et aux mains, se mo- quent des dangers que courent les voltigeurs. Il semble qu'on ait voulu consoler jusqu'ici les autres nations, en leur parlant des défauts de la constitution anglaise, de ce qu'on appelle ses abus. On a fait comme ceux qui por- taient leurs gémissements sur de légers liens à des es- claves chargés de lourdes chaînes; on abuse de ce que les premiers laissent toute la sensibilité, tandis que les autres ôtent tout sentiment. Enfin, si le mieux peut trouver place chez les Bretons, ce sera quand les autres nations euro-

340 LETTRES DE MIRABEAU

péennes seront arrivées à leur niveau. Le philosophe doit donc tendre à cette révolution, avant que de désirer l'au- tre. Une émeute, une sédition à Londres fait plus de bien au cœur de l'honnête homme, que toute cette imbécile subordination dont on se vante ailleurs. Si l'on approfon- dissait, si Ion comparait, si l'on cherchait les corrélatifs en politique, on ferait sur l'Angleterre et les Anglais un ouvrage qui aurait de la signifiance; mais il ne faudrait pas. comme l'illustre Linguet, qui, tout ainsi que Male- branche voyait tout en Dieu, voit tout en Linguet, recher- cher'les fourchettes à deux fourchons et le manque de serviettes... Un magistrat d'une des sociétés les plus libres de la terre félicitait l'autre jour une connaissance à moi qui a quitté l'Irlande, de n'être plus parmi ces Hibernois qui emplument et coupent des jarrets. C'est un bon homme parlant admirablement liberté, pourvu qu'on laisse faire la magistrature : et voilà comme on est partout. Dès que le peuple tente de se faire justice, c'est une horreur. Il faut cependant remarquer que les emplumeûrs et coupeurs de jarrets, pour cause politique, ont paru en Amérique , et que cette manie a disparu, quoique la cause réprimante soit très-peu de chose; mais les causes pour lesquelles il fallait emplumer, etc., etc., ont disparu. Il faut remarquer aussi que l'art d'ôter la raison, pour ensuite argumenter dfr la folie, est l'art des coupables gouvernants : cela éta- bli, qu'importe de détailler les convulsions de l'infortuné dont on a irrité les nerfs par un breuvage?...

Mais, mon ami, voilà beaucoup bavarder; car il faut nous tenir dans les généralités. Mais je ne puis pas me refuser au plaisir de frotter la tète la plus électrique que j'aie ja- mais connue. Je ne perdrai pas mon temps ici , et, si la misère et le malheur ne font pas justice de moi, je répon- drai peut-êlr:» à mes ennemis et à mes prétendus amis

A CHAMFORt. 341

presque aussi coupables que mes ennemis, mais de la seule manière qui me convienne désormais, par de bons et d'utiles ouvrages, tous portant mon nom; car, dès le pre- mier, j'annonce que tout ce qui ne le- portera pas me sera faussement attribué, afin qu'on n'essaye pas de m' imputer les viles anonymités qui pullulent ici. Quoi qu'il arrive, vous n'aurez pas à rougir de moi, soyez-en bien assuré; mais quand vous presserai-je contre mon cœur? C'est en vérité ce qu'il m'est impossible de dire; à cet égard, j'ose à peine fixer l'avenir.

Je vous ai déjà écrit, mon cher ami, sur le brillant sur- croît de fortune qui vous est arrivé : j'en étais en colère, et je ne suis pas encore très-calme à cet égard ; mais je veux vous croire déguignonné, comme vous dites : c'est cej)endant une dérision, si vous ne devez commencer à toucher que dans trois ans, à moins qu'on ne vous en donne neuf d'avance. Madame de N... vous écrira le pre- mier courrier. Aujourd'hui, il est trop tard, et ses beaux yeux souffrent à la lumière; elle vous prie de l'aimer, et de m' écrire souvent ; car elle prétend que je suis très- mauvaise compagnie, quand vous ne m'écrivez pas. Adieu, cher et bon ami ; il y a longtemps que votre concpiète a compensé toutes les pertes et toutes les mé|)rises de mon cœur. Conservez-moi le vôtre ; et, quoi qu'on fasse, je ne serai pas tout à fait malheureux. Choyez votre con\ales- conce avec votre raison, et non pas avec \otve tète; ca- ressez les Muses; qu'elles vous comblent longtemps de toutes leurs faveurs; et quand vous serez désensorcelé, toujours vous auront-elles valu plus de jouissances que d'or, ni même de gloire, à en juger par celle qu'il vous était donné de mériter, et par les seuls dispensateurs dont vous puissiez l'attendre. Vale et me ama.

LETTRES DE MIRABEAU

P. S. Plusieurs articles de votre lettre ne sont pas ré- pondus, parce qu'une de mes lettres, qui a croisé la vôtre, l'a fait d'avance.

LKTTRE X.

10 novembre 1784.

Je viens de recevoir votre lettre tendre et sao:e, mon bon et cher ami ; et j'ai éprouvé le double plaisir dap- prendre de vous d'heureuses nouvelles, et de trouver, dans l'accent et l'expression de vos craintes, une vive em- preinte de votre amitié, et c'est là, sans doute, une grande jouissance pour moi ; mais la circonstance en a redoublé la saveur. Je suis triste et malheureux ; ma douce et char- mante compagne est malade, et malade de langueur ; elle est à son onzième accès de fièvre. Heureusement les accès sont intermittents, et laissent deux jours de passables; mais l'extrême faiblesse, l'agacement des nerfs, les acci- dents de femme qui en ont résulté, l'ont jetée dans une situation très-fàcheuse. quoique, au fond, peu inquiétante; d'un autre côté, ma bourse n'avait que faire de cet échec. Toute visite de médecin réputé et peut-on en choisir un autre pour son amie?] coûte un louis à Londres; c'est acheter cher l'inquiétude. Enfin, mes ressources sont à leur terme: et non-seulement je n'ai point encore obtenu le pain de la lyi, mais je n'obtiens pas même de réponse de mes gens d'affaires. Heureusement Target retourne in- cessamment à Paris, et se charge de mettre un terme à cette indécision cruelle.

On projette de m-^ charger d'un grand ouvrage, qui in assurerait le nécessaire pour longtemps; mais l'entre-

A CIIAJJFORT. ;U.'?

prise en est encore fort incertaine. Ghanguyon me propose aussi, de Hollande, de la besogne ; mais il faut le temps de la faire. Tout cela combiné, mon ami, dessinez le pre- mier trait d'une situation dont votre imagination ne saura que trop faire un tableau fort triste, mais qui pourtant n'est pas désespéré. Le grand, le vrai mal, c'est la souf- france de mon amie ; et votre lettre en a tempéré l'amer- tume. Jugez ce que votre amitié est et peut pour notre bonheur. Hélas! mon ami, il n'en est qu'un de vrai, c'est d'aimer et d'être aimé. Sans ce charme, je ne pourrais déjà plus supporter le fardeau de la vie... Mais songeons que j'écris de Londres, et dans le mois de novembre. Ne nous occupons pas de ces idées.

Je veux cependant vous dire, et seulement dans des vues littéraires que j'ai rencontrées, à ce sujet, dans le Sénajus de Bergerac, imprimé en 1638, et dédié au duc d'Arpajon, où, par parenthèse, l'on professe tout haut l'athéisme avec approbation et privilège du roi, j'y ai trouvé, dis-je, ces vers qui m'ont bien étonné:

Et puis, mourir n'est rien, c'est achever de naître. Un esclave hier mourut pour divertir son maître ; Au malheur de la vie on n'est point enchaîné. Et l'âme est dans la main du plus infortuné.

•En vérité, mon ami, on ne ferait aujourd'hui rien de plus beau que ces deux derniers vers. Il est vrai qu'on en trouve, à côté, de cette force. ïerrentianus demande à Séjanus s'il ne craint pas le tonnerre des dieux; et Séjn- nus répond :

Il ne tombe jamais en hiver sur la terre;

J'aurai s'x mois au moins pour me mo([uer di's dieux.

Non, mon ami, je ne suis point enthousiaste de l'An-

LETTRES DE MIRABEAU

gleterre; et j'en sais maintenant assez pour vous dire que, si la constitution est la meilleure connue, l'administration en est la plus mauvaise possible; et que si l'Anglais est l'homme social le plus libre qu'il y ait sur la terre, le peuple anglais est un des moins libres qui existent. Je crois davantage, mon ami : je crois qu'individuellement parlant, nous valons mieux qu'eux, et que le terroir du vin l'emporte sur celui du charbon de terre, même par son influence sur le moral. Sans penser, avec M. Laura- guais, que les Anglais n'aient de fruits mûrs que les pommes cuites et de poli que l'acier, je crois qu'ils n'ont pas de quoi justifier leur orgueil féroce. Mais qu'est-ce donc que la liberté, puisque le peu qui s'en trouve dans une ou deux bonnes lois, place au premier rang un peuple si peu favorisé de la nature? Que ne peut pas une con- stitution, puisque celle-ci, quoique incomplète et défec- tueuse, sauve et sauvera quelque temps encore le peuple le plus corrompu de la terre de sa propre corruption ? Quelle n'est pas l'influence d'un petit nombre de données favorables à l'espèce humaine, puisque ce peuple ignorant, superstitieux, entêté (car il est tout cela), cupide, et très- voisin de la foi punique, vaut mieux que la plupart des peuples connus, parce qu'il a quelque liberté civile? Gela est admirable, mon ami, pour l'homme qui pense et qui a réfléchi sur la nature des choses, et problème insoluble l)Our tous les autres. Au reste, ne croyez pas que l'on con- naisse ce pays; plus je vois, et plus je m'assure qu'on ne sait ce qu'on a vu. Je vous défie de vous faire une idée (\o la ridiculité des préjugés accrédités sur l'Angleterre, tantôt calomniée, tantôt exaltée, avec la plus absurde ignorance. Je fais, p.)ur vous et pour moi, des notes qui NOUS seront utiles et qui vous convaincront de ces deux choses : l'une. (|ue le phis léger mensonge mène les vova-

A CHAMFORT. " 345

geurs à des résultats d'une fausseté incalculable; l'autre, qu'il est une quantité énorme de choses que nous autres, Français, faisons en les louant, c'est-à-dire qui n^xistent que dans nos éloges. Cette observation m'a été confirmée aujourd'hui dans un détail peu important, mais qui vous expliquera bien ce que je veux dire. Tout le monde a en- tendu parler de la fameuse épitaphe à Wren, dans la cha- pelle souterraine de Sainl-Paul de Londres : Si monumen- tum quœris, circumspice ; mais personne n'a dit que ces quatre mots étaient noyés dans dix ou douze lignes de très-mauvais latin, l'on n'a eu giirde d'oublier Veqiies aureatus et toutes les sottises imaginables. De môme, il y a, dans l' épitaphe de Newton : Sibi gratulentur morlales taie tantumque extitisse humani generis clecus : cela est bien, mais précédé de onze lignes, dans lesquelles on lit pompeu- sement Yeques aureatus, le commentaire sur l'Apoca- lypse, etc. Au reste, ceci me rappelle une anecdote, pré- cieuse pour ceux qui, comme vous et moi, sont à l'affiU du charlatanisme humain. Voltaire a écrit partout qu'il y avait à Montpellier une statue de Louis XIV, avec cette belle inscription : A Louis XIV après sa mort. Il n'y a ici que trois petits inconvénients, c'est que l'inscription est en latin; T qu'elle est fort longue ; qu'elle raconte tout uniment le fait comme il s'est passé, à savoir que la statue a été décrétée par la ville, pendant la vie de Louis XIV, et posée depuis sa mort. Superstiti decre- vere. Ex oculis sublato posuere. Et puis Voltaire ose dire à tout propos :

Et voilà justement comme on écrit l'histoire.

Mais un fait plus important que j'ai complètement vé- rifié, que je vous prie de garder pour vous, parce que

LETTRES LE MIRABEAU

j'aurai bientôt occasion de l'encadrer, mais qui est trop précieux pour que je ne vous l'apprenne pas, c'est celui- ci :

Vous lisez dans le livre de l'Esprit^ tome II, pag. 138, à la note 'édit. in-8\ MIS] : « Dans ce pays (la Turquie^, la magnanimité ne triomphe point de la vengeance; on ne verra point en Turquie ce qu'on a vu. il y a quelques années, en Angleterre. Le prince Edouard, poursuivi par les troupes du roi, trouve un asile dans la maison d'un seigneur; ce seigneur est accuse d'avoir donné retraite au prétendant. On le cite devant les juges ; il s'y présente et leur dit : « Souffrez qu'avant de subir « l'interrogatoire, je vous demande lequel d'entre vous, « si le prétendant se fût réfugié dans sa maison, eût été « assez vil et assez lâche pour le livrer? » A cette ques- tion, le tribunal se tait, se lève et renvoie l'accusé. »

Ce fait me paraissait absurde : nul tribunal sur la terre, qui n'est pas le souverain, n'a le droit, ni le pouvoir de juger ainsi. Enfin, j'arrive en Angleterre; et le hasard me fait rencontrer lad\ Margaret Macdonald, qui a vécu en 1 763 a Édimbaurgavec M. Macdonald ofKingborough, le héros du roman de .M. Helvétius. M. Macdonald n'était point un seigneur; c'était un gentilhomme, cultivateur assez pau- vre; il demeurait dans l'île de Sky, près du château de son proche parent, le chevalier Alexandre Macdonald, propriétaire en grande partie de cette île et chef de la clan Macdonald. une des tribus écossaises les plus attachées au prétendant. Les ofhcier^ du détachement à la quête du prétendant que l'on savait être dans l'île de Sky, étaient dans la salle à manger du château avec lady Margaret. Un paysan montagnai'd se présente à la porte de la siille. et remet à milady un billet non cacheté ; elle reconnaît la main du prétendant qui lui demande une bouteille de vin,

A CH A M FORT. 347

une chemise et une paire de souliers. Ce malheureux prince, accablé de lassitud?, était alors assis sur une col- line à un mille du château, et l'on pouvait le voir des fe- nêtres de la salle. Lady Margaret ne se troubla point: elle prétexta quelques détails de famille, quitta les officiers, et courut avec le paysan montagnard chez Macdonald ( f Kingborough : « Si le prince entre chez vous, lui dit Mac- donald, ou si vous l'assistez en la moindre chose, vous êtes [)erdue, ^ous et votre famille. Je me charge de tout. Adieu. » Il lui prit la main et partit.

Macdonald, avec des difficultés infinies, parvint à sauver le prétendant, qu'il habilla en femme, etc. Ce prince gagna les montagnes, et se rendit heureusement à l)ord d'un des vaisseaux que la France avait envoyés en croisière sur les côtes occidentales d'Ecosse, pour faciliter son évasion. Bientôt après, Macdonald fut arrêté et mis en prison dans le château d'Edimbourg, il resta quelque temps avant ({u'on lui fît son procès. Pour toute défense, il dit à ses juges : « Ce que j'ai fait î)our le prince Edouard, je l'au- rais fait pour le prince de Galles, s'il se fût trouvé dans les mêmes circonstances. » Le tribunal ne se tut point, comme dit Helvétius; mais il condamna Macdonald à être pendu. La sentence qui lui fut prononcée portait en outre que lui, encore vi\ant, aurait les entrailles et le cœur arrachés pour être jetés dans un brasier allumé au pied de l'échafaud, ensuite la tête coupée, etc. C'est le su[)plic(^ ordinaire des traîtres de la patrie. Macdonald ne le subit point; le duc de Cumberland représenta que cette exé- cution aliénerait sans retour la clan Macdonald. On lui fit grâce par politique, et Ton se content-i de le tenir un an prisonnier dans le château d'Edimbourg... Mais combien cela est différent! combien cela est vrai, simple, b^au, grand! combien xMacdonald et la nature perdaient au récit

34S LETTRES DE MIRABEAU

d'Helvétius! Il a su son erreur, et il a répondu : « Ma foi cela est imprimé ; et cela est encore beau comme je lai écrit. » Quand ceux qui écrivent la morale, la i)l{ilosophie, la politique, Ihistoire, sauront-ils qu'ils ne sont que de vils saltimbanques, lorsqu'ils ne se regardent pas comme des magistrats !

L'ouvrage que l'on me propose, mon cher ami, est une entreprise considérable; il ne s'agit pas moins que de mettre et de tenir ces messieurs au courant de toutes les idées saines d'économie politique, qu'ils ont traitées jus- qu'ici de vaine métaphysique. L'ouvrage paraîtrait en an- glais et en français; le plus ou le moins de succès n'im- porterait qu'à ma conscience et à mon amour-propre, car j'aurais une rétribution fixe par mois; mais j'ai cru de- voir leur observer que cet ouvrage n'étant point de nature à piquer la malignité, parce que je ne dois ni ne veux parler que des choses, et encore avec circonspection, je leur conseillais d'adopter un plan qui éveillât la curiosité. Consulté sur cela, j'ai dit que le plus grand service, selon moi, à rendre aux lettres aujourd'hui, était d'abréger, et de guider un choix dans l'immensité des mensonges, des erreurs et des vérités imprimées; qu'en conséquence, un conservateur qui donnerait en tout genre des analyses, et non pas des extraits des bons livres; qui tirerait du fumier des ouvrages périodiques les paillettes qui peuvent y être tombées, et qui deviendrait le dépôt de morceaux déta- chés qui, par leui* brièveté, c'est-à-dire par un de leurs plus grands mérites mêmes, sont bientôt oubliés et per- dus, serait un ouvrage très-précieux, et qui, fait avec scrupule, ^ans complaisance, sans négligence, sans préci- pitation, serait à peu près sûr d'un succès d'estime moins rapide que les succès d'éclat, mais durable et toujours croissant. On délibère sur cette idée; je la crois bonne ;

A CHAMFORT.

et si elle l'est, faites des vœux pour qu'elle soit acceptée ; car elle me vaudrait cinquante louis par mois, et c'est plus qu'il ne me faut, même ici. Il est vrai que ce revenu se- rait acheté par un travail excessif et désagréable, en ce qu'il m'ôterait le temps nécessaire pour la culture de mes propres pensées; mais je le regarderais comme un cours d'études à finir, lorsque la fortune voudra me rendre in- dépendant. Des hommes qui valaient mieux que moi ont été condamnés à des galères aussi mauvaises; et quand je me sens prêt à m'irriter, je me rappelle cet apologue arabe :

« Je m'étais toujours plaint des outrages du sort et de la dureté des hommes; je n'avais point de souliers, et je manquais d'argent pour en acheter. J'allai à la mosquée de Damas, je vis un homme qui n'avait point de jambes. Je louai Dieu, et je ne me plaignis plus de manquer de souliers. »

Si je n'avais pas une compagne de mon sort, une com- pagne aimable, douce, bonne, tendre, que sa beauté aurait infailliblement rendue riche, si ses excellentes qualités morales ne s'y étaient pas opposées; qui soufï're pour elle et pour moi, en pensant que j'ignore toujours les res- sources du mois qui suit, moi dont le cœur ne fut jamais ferme à l'infortune, cet apologue me rendrait très-philo- sophe.

Dites-moi, mon ami, si, une fois embarqué dans cette besogne, je puis compter du moins sur vos indications, soit pour les anciens livres qui méritent d'être analysés, soit pour un choix de pièces fugitives (littéraires) dont je 4-'0udrais que cet ouvrage fût le dépôt, et pour lequel je ne puis avoir un aussi bon guide que votre goût exquis et votre incorruptible conscience. Dites-moi aussi si vous croyez que je puisse compter sur des souscripteurs en France; dites-moi surtout, avec votre franchise et votre

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Li TTRES ]iE MIRABEAU

sagacité ordinaires, ce que vous pensez de l'idée et du plan.

Ce .que vous me dites de votre santé et de votre genre de vie me fait un très-grand plaisir, mais me donne de bien vifs regrets. Combien j'aurais vécu avec vous cet hiver ! combien j'aurais passé d'heures déhcieuses, et cul- tivé mon àme et ma pensée ! car, ne vous y trompez pas, c'est mon esprit qui acquiert ici; mon àme est veuve, philosophiquement parlant,. et ma pensée avorte, faute d'un ami qui l'entende ou qui l'éveille. Je combine une foule de rapports nouveaux ; et certainement il résultera, de ces rapprochements et de ces combinaisons, de bonnes choses, surtout quand je les aurai mûries auprès de vous, dans la serre chaude de votre amitié et de vos talents. Mais aujourd'hui je ne fais qu'amasser; je ne dispose point. Je n'ai jamais si bien senti combien vous étiez né- cessaire pour m'encourager et me guider. Je ferai ici plu- sieurs bons ouvrages, un entre autres qui sera une grande vengeance offerte à l'humanité : ce sera l'histoire d'un des plus horribles crimes du xv!!!*" siècle, dont le hasard m'a envoyé les matériaux les plus curieux et les mieux dé- taillés ; mais un grand ouvrage de morale ou de philoso- phie, je ne l'entreprendrai jamais qu'auprès de vous, qui êtes la trempe de mon àme et de mon esprit.

Allons donc, je serai content de vos amis, puisque vous le voulez; mais qu'ils s'arrangent pour que vous ayez douze mille livres de rente, ou je ne réponds pas des rechutes. Bonjour, mon ami ; car en voilà bien long, et ma pauvre petite se réveille; remarquez, s'il vous plaît, qu'elle est trop excusée de son silence, elle vous aime de tout son cœur et vous regrette très-vivement. Adieu.- encore une fois. Je ne vous dirai pas : si vous aimez des anecdotes caractéristiques de ce pays pour augmenter votre immense

A Cil A M FORT.

répertoire, écrivez-moi souvent, car je vous eu enverrai toujours en réponse. Mais je vous dirai : écrivez-moi sou- vent, car cela me console et soutient mon courai^e.

P. S. Vous êtes sûrement étonné de ce que les C...^ ne circulent pas encore; mais vous le serez plus, quand vous saurez que j'ai traduit à la suite un pamphlet du docteur Price, intitulé : Observations on the importance of the anie- rican révolution, and the means of making it a benefit io (lie World (cela n'est pas excellent, mais on m'en a beaucoup prié), et fait un discours et des notes sur cet ouvrage, dont vous ne serez pas mécontent, pour avoir été fait loin de vous.

Li^TTKE XI.

Londres, Hatton-strcet in Holborn, 30 décembre HS-l.

Je ne voulais ni vous gronder, mon ami, ni interpréter votre silence d'une manière qui pût affliger mon cœur; mais j'étais inquiet de vous : car votre constitution débile et votre tempérament igné se conserveront longtemps l'un par l'autre; mais ils se heurteront souvent; et la vie est bien quelque chose; mais ne pas souffrir est beaucoup plus, du moins selon moi. Me voilà rassuré, jusqu'à un certain point pourtant; car je sais que vous payez cher quelques semaines de travail forcé; et je n'aime pas assez la littérature, quoique j'en sois idolâtre, pour pouvoir dé- sirer de l'enrichir à vos dépens, et d'autant moins que tôt ou tard les trésors de votre génie lui arriveront. Pourquoi donc se hâter, au risque de ruiner votre santé? Mais vous

1. AeN Cinciniiati, c'est-à-dire l'écrit sur l'ordre de Cincinnatus.

352 LETTRES DE MIRABEAU

m'auriez fait bien plaisir de me récapituler la réception de mes lettres, ou du moins de me les signaler par quel- ques traits détachés ; car j'en ai quatre ou cinq au moins sans réponse ; et vous ne me parlez que de celle je vous entretiens du Conservateur. Au reste, comme il ny avait dans les autres aucun motif de suppression, je suppose qu'elles sont arrivées à bon port. Car j'entends bien pour- quoi l'on gène la liberté de la presse; en dépit des cent mille et une raisons que j'en pourrais donner, je trouve qu'on peut résumer cette question dans un argument très- court. Quel mal y aurait-il qu'il n'y eût pas tel, tel, tel, tel et tel livre? Et cela, jusque et inclusivement la Bible, pourtant il est dit que toute puissance vient de Iiieu, et sans égard à ce que la poudre à canon, le plus utile de tous les livres à ceux qui n'en veulent point, serait encore dans le cerveau du Père éternel, si Adam ne nous eût pas transmis la faculté de faire des livres? Qu'avez-vous à ré- pondre à cela, hein ? Mais pourquoi gènerait-on le com- merce des lettres? Il n"a pas du tout les mêmes consé- quences ; car quel homme, à moins d'être insensé, ne sait pas qu'il écrit sous les yeux vigilants de tous les sages et généreux gouvernements, qui régissent lunivers, comm;^ ils disent? Donc, si ce n'était pas une très-agréable et expédiente occasion de gagner et faire gagner beaucoup d'argent à beaucoup d'honnêtes gens, l'interception des lettres serait une chose fort inutile (procédé à part, cpie pourtant tout le monde ne trouve pas également gai], et d'autant plus. inutile qu'il n'est pas une correspondance d'ambassadeurs qui ne se fasse par courriers. x>!ais le ciel me défende de gloser sur une si belle institution!

V^ous voilà bien affairés, messieurs les distributeurs de Àà gloire! que l'esprit saint vous illumine! Mais miracle pour miracle, il devrdit bien com nencer par les candi-

A CHAMFORT. 353

dats, avant de passer aux électeurs. Au reste, savez-vous pourquoi je parle de ceci ? Vous ne vous douteriez pas en cent mille ans que je fusse solliciteur d'une place à l'Aca- démie; je le suis pourtant, ou à peu près; mais rassurez- vous, ce n'est pas de moi, et indépendamment du bras de mer, ce ne sera jamais de moi dont il sera question. Vous me dites qu'au nombre des aspirants se trouve Target; je sais, mon cher ami, tout ce qu'il y a à dire contre lui ; et cela se réduit à ceci : il a peu ou point de titres littéraires; cela est vrai ; mais peu d'hommes, et nul, parmi les as- pirants, à moins que ce ne soit Garât qui je ne vou- drais pas nuire assurément, mais qui a son poste), n'est aussi capable d'en avoir. Je ne sais si vous connaissez les Lettres d'un homme à un homme, le meilleur des écrits po- lémiques qui parurent au temps de Maupeou ; cela est de lui. Vous devez connaître ce qu'il a écrit sur la censure. Une grande partie du morceau intitulé : Réflexions sur l'ouvrage précédent, imprimé a la suite de l'ouvrage de Price dans mes Cincinnati , est de lui ; et cela fut jeté en un instant. En un mot, je vous suis garant qu'il a une vaste littérature, des connaissances très-nettes, et la tète pleine de choses et de bonnes choses. Par exemple, non- seulement il est au courant de toutes les idées saines en économie politique, mais il en a redressé plusieurs; non- seulement il est au courant de toutes nos idées philoso- phiques, mais il a donné à plusieurs beaucoup d'énergie et d'extension. Le patriciat a reçu de lui de rudes coups de knout dans le procès des Quiessat, etc., etc. De plus (et si nous ne traitions qu'entre nous, j'aurais commencé par là), c'est un parfaitement honnête homme, bon, chaud, sensible, pur, incorruptible; et l'on vous offre de plats co- quins. Enfm, et ceci passera dans votre cœur, il est mon ami particulier ; il est digne d'être le vôtre , et il m'a

20.

334 LETTRES DE MIRABEAU

rendu un service important que je ne lui ai pas même de- mandé, ni indiqué, avec toute sorte de chaleur et une grâce charmante.

Je sais bien, mon ami, que tout cela, quoique très-so- nore à votre âme, ne vous ferait pas faire ce que vous ne croiriez pas devoir faire; mais, en conscience, croyez- vous devoir quelque chose en ceci ? oii est le plus digne? oii sont les données pour déterminer le plus digne? et le plus digne fùt-il là, votre voix le fera-t-elle élire? Que va-t-on vous proposer? Quelques canailles titrées, ou quelques bamboches littéraires. Target a fait bien mieux que de mauvais ou de médiocres ouvrages : il n'en a point fait : il a consacré sa vie à une profession embrassée malgré lui, et qu'il n'en a pas moins remplie avec une rare di- gnité, avec un grand zèle, avec tout l'éclat dont l'éloquence du mur mitoyen est susceptible. L'honneur qu'on lui fe- rait, car enfin c'en est un dans sa position, rare môme et j)ar conséquent assez désirable; l'honneur qu'on lui fe- rait exciterait en lui le désir et la volonté de déployer ses forces ; et le choix de l'Académie, d'ailleurs il faut de tous les genres, peut nous valoir quelques bons ouvrages, au lieu de consultations obscures ou de plaidoyers éphé- mères; et puis, maintenant que la peste est sur les beaux esprits, n'y a-t-il pas de la place pour tout le monde?

\in voilà bien long, mon ami ; mais c'est que la chose me tient au cœur; et vous savez si vous recevriez un refus de moi. Que Target doive votre voix à votre amitié pour moi, et je vous suis garant que je vous aurai acquis un ami (ligne de ce titre par sa morale, et même par ses talents. Les miens (car il me faut bien, comme un autre, parler de mes talents) viennent de faire un tour de force dont je ne puis rien vous dire autre chose, sinon qu'un livre sin- gulier et rempli de recherchfs aura été fait et imprimé

ACHAMFORT. 355

en un mois, ici Ton imprime la moitié moins vite qu'en France. Or, dans cette occasion, le temps importait fort à l'affaire, et l'affaire m'importait fort à moi ; outre qu'elle est grande et belle, mon Conservateur est accro- ché, parce qu'on veut qu'un libraire français entre dans la moitié des frais de l'édition française ( vous voyez que vous vous êtes trop hâté de me féliciter), de sorte que, la maladie de mon amie m'ayant ruiné, j'étais aux expédients. Me voilà sauvé pour une couple de mois. Vous trouverez- le nom de votre hôte consigné avec honneur; vers le milieu du uiois prochain, cela vous parviendra.

On nous annonce ici un grand ouvrage en trois volumes de Necker, avec son avis sur l'administration des finan- ces : il est, dit-on, entre les mains de notre roi, de notre reine, de Monsieur, et sans doute de M. le dauphin, plus de M. de Gastries ; dix-huit mille exemplaires sont prêts pour porter à toute la terre la preuve que la France a perdu un bon serviteur et que le serviteur en est bien fâché. Quant à moi, outre que je sais à quoi m'en tenir sur ses talents financiers et ses opérations ministérielles, je suis occupé en ce moment d'une étude qui ne le montre pas en beau. L'abandon qu'il a fait de sa patrie, dans un temps il lui était facile de la sauver et de la mettre pour toujours hors des dangers elle s'est abîmée, est un vilain bout d'oreille, par lequel il m'est impossible de ne pas le juger. Turgot n'était pas Genevois à beaucoup près ; et cependant il eût tenu à honneur de sauver une taupinière on lui aurait dit que la liberté était en danger, et il n'eût pas marchandé ses peines. Au reste, le glorieux avait honte de son père (je vous en dirai quelque jour les détails) ; cherchez là-dessous, si vous pouvez, un grand homme... Cela n'empêche pas que l'ouvrage sur les finances ne puisse être bon ; quand on sait bien ses quatre règles, qu'on peut

3h6 LETTRES DE MIRABEAU

conjuguer le verbe avoir, et qu'on est laborieux, on est un aigle en finance.

Bonsoir, mon ami ; si mon Conservateur ne s'accroche pas, il y a beaucoup à parier que je retournerai en France, car je ne veux pas mourir de faim ici, Rousseau aurait péri de cette triste maladie, s'il n'eût eu que ses talents à donner pour hypothèque à son boucher et à son boulan- ger: et en France pourtant, il est bien difficile que, moi présent, on me refuse du pain. NoU^z, je vous prie, que le parlement a remis à délibérer sur ma demande en cou- rant et arrérages de pension alimentaire, après le compte de tulelle rendu par mon père. Il faut avec ces messieurs vi\ re par provision sans provision. Adieu, encore une fois ; écrivez-moi plus souvent : donnez-moi des nouvelles des Cincinnati que vous devez avoir depuis longtemps, et n'oubliez pas combien le principal objet de cette lettre me tient au cœur.

LK'ITR.: Xll.

C'est à M. Leveillard que je dois, m.on cher ami, d'être certain que vous vivez, et que, laible encore, vous vous portez mieux. C'est à lui que je dois de savoir les progrès si ridiculement longs de votre fortune, qui ne font pas m )ins votre éloge que la honte de vos amis ; mais enfin, je n'ai pas su par vous un mot de ce qui vous intéresse. Je l'ai demandé enfin à Leveillard, qui. malade lui-même, mais sensible à ma peine, ma répondu courrier par cour- riel-, et m'a laissé le regret de ne m'ètre pas plus tôt adressé à lui.

S'il est vrai que vous m'aimiez, mon cher Chamfort. je vou^ |)rie (roccnpi^r un moment votre imagination de ce

A CHAMFORT 357

que la mienne, qui ne manque pas d'activité, a souf- frir de votre silence opiniâtre, que je vous ai quatre fois supplié de rompre, ne fût-ce que par un mot de votre la- quais, si M. R... ne voulait pas me faire le sacrifice de quelques minutes. Je sais pas ce que je n'ai pas cru, et j'en étais venu à ce point que je ne permettais point à ma compagne de prononcer votre nom; j'éprouvais trop d'angoisses et d'inquiétudes; tous mes efforts étaient di- rigés à me distraire de vous. J'avais renoncé à vous écrire jusqu'à ce que je susse votre sort. Maintenant, vous m'é- crirez et je saurai les raisons de votre silence, ou vous serez très-importuné.

Dupont avait de trop bonnes raisons pour ne pas me répondre; il a perdu sa femme, l'une des plus raisonna- bles et des plus estimables mères de famille que je con- nusse ; elle avait les vertus domestiques de tous les genres ; et si ce ne sont pas les plus rares, certainement ce sont celles qui contribuent le plus au bonheur de tout ce qui a des rapports avec nous. D'ailleurs, Dupont, jeté dans le torrent des affaires, ayant beaucoup de par delà dans la tête, et de mobilité dans le cœur, avait plus de besoin qu'un autre d'une compagne qui s'occupât de son inté- rieur : c'est donc une perte et une très-grande perte qu'il vient de faire; et je dois trouver tout simple qu'il n'ait pas eu le temps de penser à mes inquiétudes; mais vous qui en étiez l'objet, vous qui saviez que je n'en' manquais pas dans cette grande et ruineuse ville, et qu'au moins me fallait-il être tranquille sur le sort, la santé et l'atta- chement de mes amis, je ne vous connais qu'un moyen de vous faire pardonner, c'est de vous bien porter, d'être heureux et de me le dire.

Je suis si fâché contre vous, que je ne vous dirai pas un mot de ce pays-ci, ni des courses que j'ai faites et qui

LETTRES DE MIRABEAU

SOUS peu produiront peut-être quelque chose; mais, comme je veux croire que vous m'aimez encore, je vous dirai un mot de nous. Notre santé est bonne; ma compagne est ce que vous l'avez vue, belle, douce, bonne, égale, coura- geuse, pénétrée de ce charme de la sensibilité qui fait tout supporter, et même les maux quelle produit. Pour moi, je trouve ici pâture à mon activité; j'apprends, je note, je fais beaucoup de choses; mais, au milieu des mar- ques de bienvei lance et de considération que je reçois, je ne laisse pas que d'être fort inquiet sur l'avenir ; la lit- térature française étant si étrangère ici, la main-d'œuvre si chère, et les libraires si timides, que le meilleur moyen d'y mourir de faim, c'est d'y être même un bon écrivain français. Au reste, on y imprime les Cincinnati , qui me rapporteront peu de chose, mais qui du moins ne me coû- teront rien, et qu'un homme de beaucoup de talent a bien traduits, de sorte que l'édition anglaise paraîtra presque aussitôt que la française. Mais jugez, par ce qui se passe à cet égard, du peu de ressources qu'offre la typographie anglaise. Deux libraires de Paris, inutiles à nommer par la poste, mais dont un riche et solide, m'ont écrit pour prendre quinze cents exemplaires à cinquante sous, pourvu qu'on les leur rendît à telle ville frontière; on a grand'- peine à décider le libraire anglais à tirer à quinze cents l'édition française, et, si l'ouvrage n'avait pas produit ici, sur quelques hommes accrédités, un très-grand eflFet, ja- mais libraire ne l'eût imprimé pour son compte; les Français accoutumés au pays conçoivent à peine cet ef- fort, et je ne le conçois pas moi-même, depuis que je sais que Emsley a refusé d'imprimer le manuscrit des Confes- sions de J.-J. Bousseau, de peur que l'édition ne lui restât. D'un autre c^té, depuis que je suis à Londres, maigre mes continuelles instances, je n'ai pas reçu un mot de

i

A CHAMKORT.

mes procureurs, et j'ignore encore s'il existe en France un moyen de faire payer par un père une pension ali- mentaire à son fils.

Avec tout cela, mon ami, aimez-moi, écrivez-moi, et je ne regretterai guère en France que vous et votre so- ciété.

Bonjour, mon cher paresseux ; que les trésors dont vous surcharge la munificence royale ne vous fassent pas ou- blier vos vrais amis; les autres sont aimables et brillants; mais voilà tout; et nous, nous vous aimons.

LETTPxE XIII.

Vendredi, 4 février 1785.

Mon ami, je ne vous aurais pas encore écrit aujour- d'hui, non pas parce que vous êtes en arrière avec moi, mais parce que je suis triste et malheureux, entre autres et trop nombreux sujets, de l'absence de ma douce com- pagne que vous aurez embrassée avant de lire cette lettre; je ne vous aurais pas écrit, dis-je, quoique je vous doive des remerciements pour votre conduite envers Target, si un devoir de reconnaissance ne m'excitait pas en ce mo- ment à secouer mon spleen et à vaincre ma mélancolique paresse.

Je ne vous ai jamais recommandé personne en France, mon bon ami, pas môme moi, parce que j'ai toujours trouvé que cette discrétion était un devoir étroit de déli- catesse et. d'honnêteté envers un homme que son mérite personnel et le hasard des circonstances ont mis en me- sure, même intime, avec les grands, sans qu'il ait jamais voulu compromettre son indépendance, trafiquer de leur

LETTKES DE MIRABEAU

amitié, mettre en un mot, en manière quelconque à profit, sa situation; mais lorsquMl s'agit d'un étranger, homme de mérite, à recommander au dehors, comme on ne peut soupçonner en aucune façon les intentions et les motifs de celui qui s'y intéresse, comme ces sortes de déférences hospitalières honorent les hommes en place et peuvent leur être utiles , comme^ vous ne vous êtes point interdit de conseiller des actions honnêtes, et que c'est même la seule part que vous vous soyez réservée dans les affaires de ce monde, je peux me permettre d'être plus hardi. Après cette longue préface, voici ce dont il s'agit :

M. William Manning, beau-frère de M. Yaughan,^ homme d'un très-grand mérite, l'un des plus vrais philan- thropes qu'il y ait en Europe, est certainement l'Anglais le plus dégagé des préjugés moraux qui existe, auquel j'ai été recommandé par M. Franklin, et qui m'a rendu toutes sortes de bons offices ; M. William Manning, fils d'un des plus riches et des plus estimés planteurs des îles britanniques, part pour les Antilles, appelé par de très- grandes affaires. Il désire d'être recommandé à M. le comte de Damas à la Martinique, et à M. le comte d'Arrôt à Tabago (je ne sais si ce nom d'Arrôt est bien écrit) ; vous avez des relations personnelles avec la maison de Damas; et vous n'en auriez pas, que votre immense considération, qui vous met de pair avec tout le monde, à force de vous mettre au-dessus, vous en donnerait ajsément; mais je me rappelle que vous en avez : d'ailleurs, nulle recomman- dation, soit en Angleterre, soit aux îles, ne peut être plus honorable et i)lus efficace que celle du marquis do Vau- dreuil, que l'estime universejle de ce peuple-ci, connais- seur en hommes, doit bien dédommager des tracasseries de cour; et personne ne peut, plus aisément que vous, faire écrire un mot de ce bord.

A CHAMFORT. 361

Rendez-moi ce service, mon bon ami; je dis ce service, car je n'aurai peut-être jamais de ma vie une autre occa- sion de faire quelque chose d'agréable pour l'homme de ce pays-ci qui a été le plus empressé à m'être utile, et qui ne l'aurait pas été davantage après une connaissance de plusieurs années.

Je ne vous parlerai pas de moi, je n'en ai pas le courage ; les horribles tracasseries que j'ai essuyées depuis quelque temps, la dureté de mon père, il faut trancher le mot, sa férocité, qui incidente maintenant sur le pain qu'il est forcé à me donner, et qui met toute son adresse et tous ses efforts pour me faire mourir de faim (car apparemment il n'a pas encore espéré de me rendre voleur de grand chemin] ; le départ récent de mon amie, qui m'a réelle- ment mutilé, et qui me prive de la seule consolation qui me reste sur la terre, au moment j'ai le plus lourd fardeau à porter; toutes ces circonstances réunies et l'anxiété d'une situation qui n'a point d'égale me ren- draient trop amer de retracer des détails qui vous navre- raient le cœur, et, loin de me soulager, tirailleraient mes blessures. Mon amie vous dira tout cela, mais elle sera ; et sa physionomie angélique, sa pénétrante douceur, la sé- duction magique qui l'entoure et la pénètre, adouciront le chagrin que vous causera infailliblement son récit; et moi, je vous déchirerais plutôt que je ne vous attendrirais ; outre que vous ne m'entendriez pas, sans un volume de fasti- dieuses explications qui me tueraient, lorsque vous seriez au courant. Nous recommencerons à causer, et vous ne négligerez plus la correspondance d'un ami malheureux, qui met tant de prix au moindre souvenir de vous, et au- quel il reste si peu de jouissance.

Je n'ai certainement pas besoin de vous recommander de faire pour mon aimable amie, et pour le succès de ses

362 LETTRES DE MIRABEAU

démarches, tout cet^ui sera en vous, c'est-à-dire de lui prodiguer vos consolations et vos conseils ; vous êtes bon, sensible et généreux : d ailleurs, c'est pour moi qu'elle travaille ; mais je vous jure, mon ami, je vous jure, dans toute la sincérité de mon àme, que je ne la vaux pas, et que cette âme est d'un ordre supérieur, par la tendresse, la délicatesse et la bonté. Si le comte d'Entraigues est à Paris, avertissez-le de l'arrivée de mon amie ; et comme lui est un ardent et adroit solliciteur, concertez-vous tous deux avec lui pour qu'il travaille à mes affaires. Au reste, mon cher ami, un grand point serait de m'obtenir sûreté pour rentrer en France ; car il est impossible que je vive ici, si l'on ne m'y ménage pas quelques ressources litté- raires, et mon nom effarouche tous les libraires soumis à la censure; mais si je ne m'y soumets, moi, si je fonde mon pain sur un travail qui ne puisse effaroucher per- sonne, pourquoi donc le même gouvernement qui encou- rage, qui fait vivre, qui soudoie ici des insectes de l'es- pèce la plus vile et la plus venimeuse, ne me laisserait-il pas vivre, moi ? lui suis-je donc plus désagréable ou plus suspect que Linguet, etc., etc. ?

Quoi qu'il en soit, mon ami, conseillez, dirigez, conso- lez ma pauvre amie, et ménagez-moi la possibilité de nous retrouver tous trois. Parlez-moi donc de vous.

Croyez-vous qu'un choix de comédies anglaises réussît en France, c'est-à-dire qu'un libraire voulût l'acheter? Remarquez que c'est un travail qui ne peut se fiùre qu'ici ; mais je voudrais un marché fixe, afin de ne pas con-umer inutilement du temps : il importerait que les lettres fus- sent ici le plus tôt possible.

A CHAMFORT. 363

LETTRE XIV.

Paris, 1er janvier 1788.

J'irai VOUS porter ce matin, mon cher Chamtort, les vœux d'un ami fidèle, affectueux, dévoué, et qui n'aspire aux jouissances d'une fortune indépendante que pour prouver à vous et à un très- petit nombre d'autres mortels, que si jusqu'alors il ne jouissait pas assez du charme de leur so- ciété, c'est qu'il ne jouissait pas de lui-même, et que, pour disposer de son âme, de ses principes, de ses talents, il s'était vu obligé d'immoler son temps et ses goûts per- sonnels.

Je passerai donc chez vous, mon ami ; mais comme vous pourriez être en course pour les devoirs du jour, je vous prie, par ce billet, de me prévenir si la lettre que vous destinez à la consolation de M. Cérutti sera prête assez tôt pour pouvoir trouver place dans le numéro qui paraîtra vendredi ; il faudrait pour cela que je l'eusse mer- credi soir au plus tard . Ma question a pour motif, mon cher Ghamfort, d'abord la nécessité de pourvoir d'avance à nos mélanges, ensuite le désir de faire ce que vous m'avez persuadé, être équitable et décent, assez à temps pour que la sensibilité de M. Cérutti en reçoive un adou- cissement, et non un double choc, ce qui arrive toujours dans les querelles renouvelées.

Bonjour, mon très-bon ami. L. C. D. M.

364 LETTRES DE MIRABEAU

LETTRE XV.

5 octobre 1790.

Je suis vivement pressé, mon cher Ghamfort, de faire exécuter le joli projet dont je vous ai parlé, celui de re- cueillir ce que j'appelle des vignettes littéraires et philo- sophiques pour un catalogue raisonné : il faut donc que je m'en occupe, et que je vous prie de vous en occuper assez vous-même pour vous y attacher. Il serait néces- saire, mon bon ami, que je susse quels sont, parmi les grands noms, vos élus, vos favoris : puis-je compter que les poètes grecs et latins seront de ce nombre ? Si vous y joigniez nos grands maîtres français, je serais bien riche; et si vous aviez le courage d'aller jusqu'à l'élite des au- teurs de mémoires et des moralistes, je le serais jusqu'à faire envie. Un mot sur cela, mon bon ami, comme aussi sur notre dessein de nous réunir pour nous préparer à rire civiquement sur les académies. Vale et me ama.

LETTRE XVL

Mercredi.

Je ne voulais vous remercier, mon ami, qu'au moment oii je pourrais vous dire quelque chose sur les infâmes papiers dont on a cru payer votre prose et vos vers, tandis qu'on les eût certainement refusés à la mère de vos talents, je veux dire à votre âme. Le résultat de mes informations est qu'il faut vite et vite que vous alliez en personne chez

A CHAMFORT. 365

Camus, lequel a fait mettre dans tous les papiers publics la plus brutale injonction, nommément aux membres de l'assemblée nationale, de s'abstenir de toute recommanda- tion auprès du comité des pensions. Il faut donc, mon ami, que je me réserve pour défendre les vôtres, si on les attaque; et c'est ce que je ferai certes avec l'amitié que je vous dois et l'énergie que vous me connaissez ; mais, avant tout, allez trouver Camus, et tenez-moi averti de son ac- cueil. Bonjour, mon brave ami, on va copier votre excel- lente Lucianide^ : vous l'aurez demain ou après-demain. Vale et me ama.

1. C'est-à-dire votre diatribe dans le genre de Lucien : c'est le Dis- cours sur les académies.

FIN.

TABLE DES MATIÈRES

HISTOIRE DE GHAMFORT

SA VIE ET SES OEUVRES PAR P.-J. STAHL

Pages.

I. De la situation de l'homme de lettres en temps de révolution.

Disgrâces de la notoriété. De la nature des rapports des écrivains et des grands seigneurs au xviiie siècle. Bon côté de ces rapports. Rôle politique de Chamfort entre les partis ex- trêmes 3

II. Biographie de Chamfort. Sa naissance. Sa jeunesse. Ses succès au collège. Réponse de Chamfort au principal des Gras- sins. Ses débuts littéraires. Portrait de Chamfort par Sélis.

Chamfort fait les sermons d'un jeune abbé. Il devient ré- dacteur du Journal encyclopédique. Ses succès académiques et ses succès dans le monde. Jugement de Voltaire sur Cham- fort. — Critiques de Grimm et de Diderot. —Opinion de la prin- cesse de Craou. Lettre de mademoiselle de L'Espinasse. Fragment de correspondance de Chamfort 12

III. Madame H(dvétius. Chabanon et Chamfort. La société du xviiie siècle. Chamfort, M. Sainte-Beuve et un autre cri- tique contemporain. Éloge de La Fontaine et de Molière par

TABLE DES MATIERES.

Chamfort. Nouvelles couronnes académiques. Succès de Mustapfia et Zéangir. Marie-Antoinette. Le prince de Gondé et Gliamfort. Lettres de Chamfort 21

IV. Retraite à Auteuil et à Vaudouleurs. Madame ***. —Sa mort. Regrets de Chamfort. Il perd sa mère. De ce qu'il faut entendre par la misanthropie de Chamfort. Ce que doit être un moraliste. Opinion de Balzac et de Chamfort. De l'amitié. M. de Yaudresùl, M. Sainte-Beuve 29

V. La Révolution éclate. Prise de la Bastille. Désintéresse- ment de Chamfort. Rœderer. Marmontel. Rivarol et Chamfort. Réponse à d'injustes critiques. Lettres de Mi- rabeau à Chamfort. Chamfort peint par Mirabeau et Chateau- briand 36

VI. Mot de Balzac sur Chamfort. Les paroles sont quelquefois des actes et les mots des volumes. Sieyès. Barère. Pache. La fraternité ou la mort. Hérault de Séchelles. Arrestation de Chamfort. Horreur de Chamfort pour la prison. 44

VII. Seconde arrestation. Suicide de Chamfort. Dernières pa- roles de Chamfort. Récit de cette scène par un témoin ocu- laire, — M. Arsène Houssaye. Portrait littéraire de Chamfort. 47

Yiii. Des différentes études qui ont été faites de Chamfort. Celle de M. Sainte-Beuve. Quelques mots sur M. Sainte-Beuve et la nature de son talent. Son attitude, ses erreurs et ses in- justices en ce qui touche Chamfort. Intérêt que nous a paru offrir la figure de Chamfort 50

TABLE DES MATIERES.

369

PREMIÈRE PARTIE

MAXIMES ET PENSÉES

SLR LA PHILOSOPHIE ET LA MORALE

I. Allégorie du bien et du mal .

II. Ame

iii-vi. Bonheur 59,

VII. Bonheur des sourds

viii. Bonheur d'un homme d'es- prit

îx. Bonheur et raison

X. Calomnie

XI. La Calomnie et le silence . xii. Cent mille morts par jour.

XIII. Chagrin

XIV. Charlatanisme

XV. Choix des moyens

XVI. Comment il faut aborder un ministre

XVII. Connaissance de l'homme

XVIII. Contagion des défauts.

XIX. Contraires

XX. Contrastes

XXI. Conviction . .

XXII. -Défauts

xxiii. Désœuvrement

XXIV. Divinité de l'or

XXV. Enfants

XXVI. Ennui

XXVII. L'Ensemble (il faut ju- ger sur)

XXVIII. Entêtement

XXIX. Érudition

XXX. Esprit

XXXI. Esprit et cœur

XXXII. Esprit (manque d' ) . . .

XXXIII. Esprit faussé

59 XXXIV. Estime et célébrité. .. 64

59 XXXV. Être aimé ne su liit pas. 64

60 xx.Kvi. Folie et sagesse 64

60 XXXVII. Folies et sottises 64

xxxviii. Fortune , 64

60 XXXIX. Habileté et ruse 64

60 XL. Heur et malheur 64

60 xLi. Honnêteté 64

60 XLii. Honneur suivant la loi . 64

60 xLiii. Idées avancées 65

61 xLiv. Illusions 65

61 xLv. Immortalité de l'âme chez

61 les sauvages 65

xLvi. Incertitude 66

61 xLvii. Indécence 66

61 xLviii, Journée perdue 66

61 xLix, Le Jugement 66

62 L. Jugement renvoyé 66

62 Li. Légalité et légitimité 66

62 LU. Maximes générales 66

62 LUI. Méchants 67

62 Liv, Le Mérite en France. ... 67

62 Lv. Métaphores 67

6.3 Lvi. Métaphysiciens 67

63 Lvii. Morale 67

Lviii. Moralistes trop absolus. 67

63 Lix. Morale pratique des phi-

63 losophes de l'antiquité .... 67

63 ' Lx. La Mort et la vie 68

63 : Lxi. La Nature et les tyrans.. 68

63 Lxii. Nécessité de la raison. . 68

63 i Lxiii-Lxv. Opinion publique. 68

64 j Lxvi. Optimistes et pessimistes 68

24.

370

TABLE DES MATIERES.

Lxvii. Paresse et silence 69 j

LX.VIII. Pauvreté 69

Lxix. Pensée, remède à tous I

les mauï 69

Lxx.LaPhilosopliieetiemoude 69

Lxxi. Plaisir et bonheur. .... 69

Lxxii-Lxxm. Préjuîzés 69

Lxxiv. Providence et hasard. 70

Lxxv. Pruderie 70

Lxxvi. Sagesse et défiance ... 70

Lxxvii. Savoir 70

Lxxviii. Secret 70

Lxxix. Sottise 70

Lxxx. Sots et sottises 70

Lxxxi. Stoïciens 70

Lxxxii. Teiïîps 70

Lxxxiii. Le Temps et les hom- mes 70

Lxxxiv. Tout est bien 70

Lxxxv-Lxxxvi. A^érité 71

Lxxxvii. Vérité et vertu 71

Lxxxviii, Vertu 71

Lxxxix. Vice 71

xc. Vie contemplative 71

xci. La Vie et la mort 71

xcii-xciv. Voltaire 71,72

SLR L HOMME ET LA SOCIETE

I. Académies et assemblées.. 74

II. Tout Achille a son talon.. 74

III. Agglomérations d'hommes 74

IV. Les Anglais et les eaux. . . 75

V. Ce qu'il faut corriger 7o

VI. Ce qu'on appelle le public. 75

VII. Classes de la société 75

VIII. Comment on aime les princes 75

IX. Compagnie (mauvais'^) . . 75

X. Considération et fortune . . 75

XI. Conversation 76

XII. Corruption 76

XIII. Demi-science du mon le. 76

XIV. Diamant et vertu 76

XV. Discussions publiques 76

XVI. Esprit public 76

xvn. État social 76

XVIII. Femelle 77

XIX. Le Feu et le tocsin .... 77

XX. Fripon 77

xxi-xxii. Gens faibles 77

XXIII. Granules et petites cho- ses 77

XXIV. Heraclite et uotremonde 77

XXV. Honnête homme et fri- pon 77

XXVI. Honnêtes gens 77

xxvii. Importance 78

XXVIII. Importance des sots.. 78

XXIX. Institutions sociales ... 78

XXX. Légèreté des Français . . 78

XXXI. Linge et charpie 78

XXXII. Le Lit des Spartiates. . 78 xxxiii. Magistrats de police

mauvais juges . .^ 78

XXXIV. Maîtres du genre hu- main 79

xxxv-xxxix. Le Monde 79

XL. La Nature et la société . . 30 XLi. Ordre apparent dans le

monde 80

xLii. Pandémonium 80

XLiii-XLv. Paris 80, 8 1

xLvi. Les Places et ceux qui

les occupent 81

XLvii. Postérité et public. .. . 81

XLviii. Prétention SI

xLix. Prudence 82

L. Raison absolue 82

Li. Le Repos, l'amitié et la

pensée 82

LU. Réputation 83

LUI. Ressemblance 83

Liv. Rester à sa place 83

LV. Ridicules 83

Lvi-Lxii. Société 83,85

Lxiii. Sociétés qu'on doit re-

TABLE DES MATIERES.

371

chercher 85

Lxiv. Le Sot et le cheval de

fiacre 85

Lxv. Sots même après leur

mort 85

Lxvi, Sottises des gens sages. 85

Lxvii. Supériorité 85

Lxviii. Talent et caractère. . . 85

Lxix. Tout à refaire 86

Lxx. Usage 86

Lxxi. Utilité de l'esprit 86

Lxxii. Valeur des hommes...

86

R6

86

Lxxv. Vertu et honneur

86

Lxxvi. Vertu relative

86

Lxxvii. Vices et vertus

87

Lxxviii. Viser seulement

l 'on peut atteindre

87

Lxxix. Voleurs

87

SUR LA POLITIQUE, LE DESPOTISME ET LA LIBERTE

I. Caractère des Français de

nos jours,. 87

II. Ce qui fait le bonheur de

la multitude 87

ni. Ce qu'on ne devine pas à

vingt ans 87

IV. Constitution de 17S9 88

V. ÉJiicatiou desbasses classes 88

VI. Euseignement de l'histoire 89

VII. État despotique 89

VIII. Exclusions sociales 89

IX. Le Fer, l'or et l'opinion. . 89

X. Fierté de l'éléphant 89

XI. La Force eu politique. ... 89

XII. La Force substituée à la loi 89

XIII. La France, Turquie d'Eu- rope 90

XIV. Le Gouvernement de France 90

XV. Histoire des peuples li- bres 90

XVI. Liberté 90

XVII. La Liberté en Angleterre

et en Amérique 90

XVIII. Livres d'éducation .... 91

XIX. La Loi et l'autorité 92

XX. Louis XIV 92

xxi-xxiv. Ministres ..... 92

XXV. Monde (ce qui mène le) . 92

xxvi. Le Paysan français.... 93 xxvii-xxx. Le Peuple et les

pauvres.... 93

XXXI. Le Peuple et les rois. . 93

xxxii. Philosophe 93

xxxii.i. Préjugés des députés

en 1789 94

xxxiv. Le Public 94

XXXV. Le Régent 94

XXXVI. Réorganisation et dés- ordre ' 95

xxxvii. Rois 95

xxxviii. Singes et ministres. . 95

xxxix. Sottises publiques.. .. 95

XL. Suicide 95

xLi. Sujets ou citoyens 95

xLir. Tacite et Tite-Live 96

xLiii. Ta Tète et le cœur.... 96 xLiv. Le Tiers selon M. de

Fleury ge

xLv. Tribunaux et opinion ... 96

UR LA NOBLESSE, LES GRANDS, LES RICHES ET LES GENS DU MONDE

I. Aisance du pauvre 97

II. Anticham.bre du roi 97

m. Art de plaire dans le monde. 97

IV. Autorité des grands hom- mes 97

V. Bon goût 97

37-2

TABLE LES MATIERES.

VI. Breteuil (le baron de; et

ses portraits 97

VII. Cardinal 97

viîi-xi. Célébrité..». 98

XII. Ce qu'on appelle tolérance chez les prêtres 98

XIII. Chaque chose en son temps 98

XIV. Cour 98

xv-xvii. Courtisans 98,99

XVIII. Dîners intéressés 99

XIX. Épargne et trésor royal . 99

XX. Espi it et ridicule 99

XXI. Étable d'Aiigias 99

XXII. Exigence des hommes haut placés 99

XXIII. Expérience lOo

XXIV. Fat 100

XXV. Foi de gentilhomme ... 100 xxvi-xxvii. Gens du monde.. 100

XXVIII. Grands seigneurs et beaux esprits 100

XXIX. M. de Guibert et les faux invalides 100

XXX. Homme aimable 101

XXXI. Homme d'esjirit méchant

et homme d'esprit bon 101

xxxii. Hommes du monde et

hannetons iOl

XXXIII. Insensibilité des hom- mes haut placés 101

XXXIV. Modes 10?

XXXV. Grand Monde 102

XXXVI. La Nature et Chérin.. 102

XXXVII. Les Nobles et leurs ancêtres ^ 02

XXXVIII. La Noblesse et les chiens de chasse 102

XXXIX. Origines de la noblesse

en France 102

xL-xLi. I laisanterie. 103

XLii. Se pousser et avancer . . 103

xLiii. Précepteurs des princes. 103

XLiv. Préjugés 104

xLv-xLvi. Privilèges absurdes

de la noblesse 104

xLvii-xLviii. Riches et pauvres 104

xLix. Ricliesse de Dorilas.. . . 104

L. Richesses. 10b

Li. Solidarité universelle

LU. Yaleur de con^'ention .. .

LUI. Vanité réciproque des gens de lettres et des gens du monde

105 105

SIR L.\ SCIENCE, LES BE.\U\-ARTS ET LES BELLES-LETTRES

i-iii. Académie française .. .. Ii6

IV. Les Académies 106

V. Anciens et modernes 110

VI. Les Arts et le despotisme. 110 vii-viii. Auteurs 110

IX. Bacon et César 110

X. Beaux-Arts. 111

XI. Clarté et obscurité 111

XII. Comédie de caractère ... 111 xin. Comment tout le monde

a de l'esprit III

xiv-xv. Écarts du génie. 111, 112

XVI. Économistes 112

xvn. Fécondité littéraire 112

xvm. La Fontaine et Lamothe. 1 1 2

XIX. Génie 11-2

XX. Génie et vertu 112

xxi-xxiîi. Gens de lettres. 112-113

XXIV. La Gloire et la vanité dans les lettres U4

XXV. Les Grandes choses ne s'improvisent pas 114

xxvi-xxvii. Grands hommes.. 115

XXVIII. Hiérarchie littéraire. . 115

XXIX. Idées 115

XXX. Journal sans malice .... 1 1 H

XXXI. Littérature des gens de cour 115

XXXII. Littérature dramatique 115 xxxiii. livres (les meilleurs) . 115

TABLE DES MATIERES.

373

XXXIV. Livres et carrosses. . . .

XXXV. Maximes et axiomes.. .

XXXVI. Médecins

XXXVII. Mémoires des gens de lettres

XXXVIII. Misanthropie des écri- vains

xxxix-xLi. Molière

xLii. Naître à propos

xLiii. Pauvreté des écrivains.

xLiv. Peintre et poëte

XLV. Philosophes et médecins. xLvi. Poètes et géomètres

116

xLvii. Poètes et paons

119

116

xLviii. La Postérité pour les

116

M9

xLix-L. Précipitation et com-

116

pilation 119

Li. Recueil de vers et de bons

-120

116

J^O

117

LU. Savants et politiques. . . .

120

117

Lin. Succès littéraires

120

117

Liv. Théâtre

120

118

Lv. Théâtre tragique

120

119

Lvi. Travail du poëte

121

119

Lvii. Les Vers

122

SIR LES SENTIMENTS ET LES PASSIONS

i. L'Ambitieux. , 121

II. Ambition 121

iii-iv. Amour de la gloire 124

V. Amou'r des places et des digflités 122

VI. Amour et ambition ..... 122 vii-viii. Amonr-propre 122

IX. Amour maternel 122

X. Amour-propre féminin 122

XI. Attachement 122

XII. Besoin de primer 122

xiii-xiv. Bienfaiteur 123

XV. Bonté et bonhomie 123

XVI. Cerveau des femmes. ... 123

xvii. Désintéressement 123

xviii. Envie i 23

XIX. Espérance 123

XX. Générosité 124

xxi-xxii. Gloire 124

XXIII. Haine 124

xxrv. Illusions et passions.. . 125

XXV. Ivrognerie 125

XXVI. Justice et générosité .. . 125

XXVII. Maternité 125

xxviii. Mésalliance 125

XXIX. Milieu 125

XXX. Fausse Modestie ...... . 125

XXXI. Orgueil et vanité 125

xxxii-xxxviii. Passions.. 125-126

XXXIX. Piété 126

xL-xLii. Raison et passions. . 127

xLiii. Récompense 1 27

XLIV. Sensibilité 127

XLV. Sentiments 127

XLVI. Sentir et penser 127

XLVII. Tantale 128

XLviii. Tombeaux 128

xLix. Vanité .... 128

L . Vanité de la gloire 128

SUR LA DIGMTÉ DE CARACTÈRE ET l' AMOUR DE LA RETRAITE

I. Amour de la nature 128

II. Argent 128

iii-x. Caractères J 29

XI. Considération . 129

XII . Dettes en Hollande ...... 130

XIII. Diogène. 1 30

XIV. Droiture 130

XV. Economie et indépendance . 130

XVI. Eloignement des gens de lettres pour le monde 130

374

TABLE DES MATIERES.

XVII. Endurcissement ...... . 130

xvifi. Estime publique . . 130

XIX. État dans le monde 130

XX. Gloire (ses épreuves) ... . 131

XXI. Homme modesti? 131

XXII. Homme qui vit seul 131

XXIII. Hoûnête homme désil- lusionné 131

XXIV. Inégalité des Conditions 132

XXV. Indépendance 132

XXVI. Indulgence 132

XXVII. Inflexibilité 132

xxviii. Moi ( le) de Médée ... 133

xxix-xxx. Monde 133

xxxi-xxxii. Opinion publique. 133

xxxiii. Penr d'être vu 133

xxxiv. Philosophe 133

XXXV. Raison 134

xxxvi. l'.ichesse 134

xxxvii. Romanesque et idéal. 134

xxx\7ir-xxxix. Solitude 134

SUR LAMITIE

i-iu. Amis 133

iv-xi. Amitié 133-136

XII. Amitié des femmes 136

xiu. Les jeunes femmes n'ont

point d'Amis 136

XIV. Fraternité 136

XV. Liaisons 136

XVI. Prévoyance .% . . 137

SLR LES FEMMES ET LE MARIAGE

i-in. Amour et mariage 137

IV. Comment les femmes s'a- musent 137

V. Confédération des femmes. 137 vi-vii. Connaître et aimer les

femmes 133

VIII. Définition de la femme . 138

IX. Divorce i3S

X. Expérience des femmes 133

XI. Femme aimable 138

XII. Femme impeccable 138

xiii. La Femme qu'on rêve... 139

xiv-xvi. Femmes 139

x\7i. Les Femmes et le célibat. 139 xviii. Les Femmes et l'Ecri- ture ,. J39

XIX. Femme présentée et non présentée 139

XX. Filles et femmes 140

XXI. Filles d'Opéra 140

XXII. Goût indestructible pour

les femmes 140

XXIII. Gnerie des femmes. ... 140 xxiv. L'Heure des femmes. . . 140

XXV. Hymen 140

XXVI. Laideur. 140

xxvii-xxix. Maris 140,141

xxx-xxxii. Mariage 141

xxxiii. Mariage des grands. . . 141

XXXIV. Mariage et célibat ... 141

XXXV. Mariage révoltant 141

XXXVI - XXXVII. Opinion des

femmes sur les femmes. ... 142

XXXVIII. Repentir de Fonte- nelle 142

XXXIX. Se vendre et se don- ner 142

XL. Le Sous-Entendu et les

femmes 142

TABLE DES J^IATIERES.

375

SUR LAMOUR ET LA GALANTERIE

I. Amant 142

ii-xii. Araonr 143, 144

xiii. L'Amour de M. *** 144

XIV. Amour et amour-propre. 144

XV. L'Amour indépendant de

la raison 144

XVI. Amoureux 145

XVII. Ce que donne une femme. 1 45 xviii. Commerce guerrier.... 145

XIX. Compagnie (bonne).... 145

XX. Faveurs des femmes 145

XXI. Femmes 143

xxii-xxiv. Galanterie. . . 145, 146

XXV. Homme amoiireux et homme raisonnable 146

XXVI. Infidélité 146

xxvii. Inquiétude des amants. 146

xxviii. Liaison 146

XXIX. Une Maitresse 146

XXX. Procès et coquette 146

XXXI. Scandale et respect hu- main 146

XXXII. Secret des femmes. ... 147

XXXIII. Sentiment et procédé. 147

XXXIV. Successeur et prédé- cesseur 147

SUR LART DRAMATIQUE

i-ii. Action dramatique 147

iiMv, L'Amitié dans le drame. 148

V. L'Amour au théâtre 148

VI. L'Amour dans la comédie. 148 vu. L'Amour dans la tragédie. 149

VIII. Scènes d'Amour 152

ix-xii. Caractères dramatiques 152

xiii-xvi. Cœur humain.. 152, 153

XVII. Comédie 153

xviii. Drame et épopée 153

XIX. État violent , 153

XX. Grands 153

XXI. L'Horrible dans le drame. 153 XXII -XXVI. Intérêt dramati-

que 153, 154

XXVII. Malheur 154

xxviii-xxx. Musique 1 54

XXXI. Passion 154

xxxii. La Passion au théâtre. 15i

xxxm. Passions 155

xxxiv-xxxv. Personnages dra- matiques 155

xxxvi. Pitié 155

xxxvii. LaTerreurcommeélé-

ment dramatique 155

xxxviii-xxxix. Les Vices au

point de vue de l'art I5b

376

TABLE DES MATIERES.

DEUXIEME PARTIE

CARACTÈRES ET ANECDOTES

L'Académie de Soissons et

Voltaire 157

Académie et mariage 157

Accord apparent 157

De l'Accueil qu'on fait à une

bonne action 1 58

Administraiion, justice et cui- sine ioS

Affaire et poëme 158

Affectation de vertu 158

D'Aïuesseau et l'abbé Prévost. 159 D'Alerabert et le bonheur de

madame Denis .... 159

AmabilitedeM.de 159

Le premier Amant 1 59

Un Amant bien pleuré 160

Un Ami du grand Condé 160

L'Ami de M. deLaropelinière. 160

Deux Amis intimes 161

Amitié et antipathie 161

L'Amitié peut donner 161

Amour de la retraite 161

Amour de la vie 162

Amour et égoïsme de LouisXV 162

Amour payable à vue 1 62

Les d'eux Amours-propres de

M***.,... 162

Un sot Animal 163

L'Anti- Machiavel du roi de

Pru.<se 163

D'Argenson à la bataille de

Raiicoux 163

D'Argenson et l'amant de sa

femme 163

Avec et non pour l'Argent. . . 163

Les Ariiips d'Achille 164

L'abbé d'Aïu.iud el madame

du Barry 164

Articles de foi et pilules 164

Athée et croyant 164

Avantages du veuvage 164

L'Avaut-dernier 465

Avenir et passé 165

Aveux de madame Desparbès

à Louis XY 16b

Bon Avis d'un vieillard 165

Bon Avocat et bon ami 165

Le duc d'Ayen et Louis XV. . 166

M. de B... et la perche.. ... 166

M. de B... et le public 166

M. de B.. ., Gênes et la Corse. 166

Ballet de maximes 167

Bauqiieroiite sérénissime 167

Banqueroutes royales 167

La Bastille bien cachée 167

La Bastille désirée 1 67

Beauté d'Helvétius 168

Bénétices nets du mariage ... 168

Les Bergeries de Florian 168

Le Beurre de TEnfaut-Jésus.. 168

Bienfaiteur et obligé 169

Le Bien mal fait 169

Le maréchal de Biron insol- vable 169

Bolingbrocke et Louis XIV.. . 169 Bonheur des morts et des vi- vants 170

Bonhomie d'un misanthrope.. 170

La Bonne aux cinq doigts 170

Bonne humeur de M. de Ga- lonné 170

Une Bonne œuvre 171

Bon sens dans la médiocrité.. 171

Bourdaloue à Rouen 171

M. de Breteuil et la marquise

de Créqui 171

TABLE DES MATIERES.

377

y\. de Broglie et les vers de

Voltaire

Bruit, vent et fumée

Bureau d'espri t

Cachots en Espagne

Cadeaux de la Vierge

Café et travail de Voltaire . . . La Cafetière du marquis de

Choisenl-la-Baume

Un Calembour

De la Calomnie gratuite

Le Garaclère de M***

Le Caractère de M***

Caractère incorrigible de M... Les Cartes de madame de Main- tenon

Lt^s Cartes du roi de Prusse. . . La Cassette de Louis XV etLe-

bel

Célébrité littéraire

Le Célibat

Ce que j'aime en vous

Ce qu'on oserait

Ce qu'on voit sur le pont

Neuf

Chacun nuit à tons

Une Chanson de Massillon. . . Le prince de Cbarolais etM. de

Brissac

Le Chêne et le roseau

Le Cheval du voleur

Les Cheveux de la duchesse de

Fronsac.

Les Cheveux de M. de Frise.. . Les Chiens de Saint-Malo et

les suisses du roi

M. de Choiseul et le jésuite

Neuville

M. de Choiseul et les maîtres

de poste

M. de Choiseul, ses lettres et

M. de Calonne

Christine de Suède etNaudet.

Le Clergé de Fontenelle

La petite Clochette du comte

de Chabot

172 172 172 172 172 172

173

173 174 174 174 175

175 175

175 176 176 176 176

176

177 177

177

178 178

178 178

179

179

180

180 181 181

Le Cocher du roi de Prusse. . .

Cocher ou ambassadeur du roi de Prusse

Le Cochon de Voltaire

Comédiennes au théâtre et co- médiennes à la ville

Comédie sans écho

Comme le roi est servi

Comment M. d'Aiguillon de- vint ministre

Comment M. de Maurepas de- vint ministre

La ma u vaise Compagnie du che- valier de Montlîarey

Complaisant d'un ministre. . .

Confession de Diderot

Confession d'une jeune fille . .

Congé de M. de Senevoi

Bon Conseil de mademoiselle Quinault à M. de Chaulnes.

Conseil de M. de Turenne à un enfant

Considération

Constance de M. de Bissi ....

Les deux Coquettes

Le Cordon bleu de M. de Bou- laiuvilliers

Le Corps du maréchal deLévis.

Un Corps saint

Correspondance avecIaYierge.

Le Crapaud de M. Lassey

La Croiî de Saint- Louis de l'Opéra

Cruche sans anse

Cynisme du comte d'Argenson

Les Damnés de La Fontaine. .

L'abbé Dangeau

Le Danseur de madame de Maurepas

Dauberval et Lekain

Décadence du duc de

Défauts

Madame Du Deffant et Massil- ion

Déisme et christianisme

Delille et ses Géor(jiques

182 182

182 183 183

183

184 184 184 18b 185

1S5 185 186 186

186

187 187 187

187

188 188 188 188 189

189 189 190 190

190 190 19u

378 TABLE

DES

MATIÈRES.

Démission de M. de Maurepas. Une petite Demoiselle clair- voyante

Madame Denis et Zctifc, . . .

191

191 191 192

192

192 193

193 193 193 194 194 194 194 195 193 i9b

195 196 196

196 197 197

197 198

198

198 198

198 199

199

199

200

200

Madame d'Egmont et M. de

200

Egoïsme et politesse

Éloi^e de la goutte , . . . .

201 ''Ol

Eloge de la poltronnerie

L'Emploi du temps et le roi de Prusse

201

Le Dernier de madame Brisard Derniers moments du duc

202

90?

Despote et médecin

L'Ennui d'un mari, .........

202

Les Dettes du flls de M. de

Mesdemoiselles d'Entragues et

9n<ï

Deux "'rands débris. «, . .. .

Euvie d'être diffamé , . . .

?n»

Diderot conciliateur

Épigramme sur le vif

Erreur de saiate Geneviève.. Espagnol et i'ortugais

^09,

Dieu et le second déluge

Dipu sentilliomme ..•..• .

203 «03

Dieu ingrat envers Louis XIV .

Diner du roi de Pologne

Discours de réception

Dispute à l'Académie

Distifiue trop lon<'' . . . .

'•>03

Esprit de M. de Lauzun

203

Ni Esprit ni pncelles à Berne. Le comte d'Estaing et la reine.

204 ■?04

Dix-huit ans de Bastille bien mérités ••• . ••.•>•.. .

''O^

État perdu

L'Étoile de M. de Choiseul. . . Étonnement de M. de Gastries.

?04

?05

Douleur perdue au jeu

Madame du Barry et madame

205

L'Évêque de Dol et son cru- ciflî

Dubreuil et Pehméja

M Diibuc

«06

Les F... et les B... de Duclos à l'Académie. ...... ....

Les cinq mille Ducats de la Gabrielli

«06

Le Faste des gouverneurs de

Duclos et l'abbé d'Olivet

Duclos et le prédicateur de Versailles.

-06

Fautes de ré'^ime

«06

Femme de cour et homme de

?07

La Femme de M. deVergennes. La Femme qu'il me faudrait.

207

Échecs à vingt-quatre sons.. .

Échelk des conditions de

M de B

207 ?07

Les Femmes de quarante ans.

La Fenêtre de madame de

Brionne .•

«OS

L'Écume de l'envie

I.'F.pnmnirA du rnmfp dp

908

et du marquis de

Les Écas de six livres de l'abbé Terray

?08

Fierté de Satan

208

«08

«09

Madame d'Egmont et Du- cnesclin.

?09

Fontenelle et la collecte de

TABLE DES MATIERES.

379

l'Académie 209

Fontenelle et l'éventail 209

Fontenelle et le gâteau des

rois 210

Fontenelle mourant 210

Fontenelle et la mort. 210

La Fortune du paradis 210

La Fortune et la gloire 210

Fou et non sot 211

Franchise de la duchesse de

LaVallière 211

Fripons et honnêtes gens .... 211

Le Garçon de lord Hamilton. 211

Un Gazetier circonspect 212

Générosité de M. de Galonné. 212

Les Gens du comte d'Artois.. 212

Géographie de la cour 212

Goût de M 213

La Goutte et les bâtards des

princes 213

Le Gouverneur du duc de

Chartres 213

La Grâce 213

Grec ou Romain 2 1 3

Le comte de Grammont et le

livre d'Hamilton 214

Sa Grosseur l'évèque d'Aulun. 214

Habileté de madame de G 214

L'Habit de La Galprenède . .. 214

L'Habitude de sortir 214

M. de Harlay et ses conseillers 215 Madame Helvétius et Fonte- nelle 215

Le prince Henri et l'abbé Ray-

nal... 215

Henri IV et Louis XIV 2i5

Heureux effet d'une lettre de

saint Jérôme 216

Hibou de Minerve 216

Les Histoires de Duclos et ma- dame de Rochefort 216

Les bonnes Histoires de ma- dame Deluchet 216

Cn Homme de lettres et un

duc 217

Un Homme empressé 217

Ua Homme malheureux 217

Un Homme qui se connaît. . . 217

Un Homme trop modeste 217

Un Homme violent 217

Honnêteté de M. de Noailles. 218 Honnêteté et sincérité de ma- dame de L 218

L'Honneur d'un Rohan 218

Les Huîtres de M. de Buffon. . 218

Idée d'un sot 219

L'Illusion 219

Un Important 219

Impudence de la duchesse

d'Orléans 219

Indes de la philosophie 220

Indulgence de M. de R 220

Instruit et gentilhomme 220

Instru inent sans manche 220

Intrépidité et naïveté d'un

Américain 220

Inutilité nécessaire 221

L'Italienne, l'Anglaise et la

Française 221

Les Italiens de Rome 221

Le roi Jacques 221

La Jalousie de M. Barthe re- mise à sa place 221

Jalousie du marquis de Chate-

Inx 222

Les Jambes et la tête du ma- réchal de Villars 222

Le Jeu de Louis XV 222

Jeunesse et pensée 223

Les Justifications publiques... 223 Laideur d a comte de Mirabeau 223 Lamentations d'un joueur. .. . 223 Le duc de Lauzun et M. de Ga- lonné 224

Le cardinal Aquaviva 224

Belle Leçon à un joueur 225

Belle Leçon et belle fête don- nées par un Anglais 225

Les Lettres et les femmes.. . . 226 Le médecin Levret et le dau- phin 226

Liaisons 226

380 TABLE

E£S

MATIÈRES.

256 227

Mirabeau et M. de Galonné. . La Mitre et le soufflet de M. de

^37

Liste des abus . . . . .

Littérature d'un contrôleur gé- néral

9^7

227 227

228

Moïse et les allumettes

Molière et les financiers

L'abbé de Molière et son vo-

937

Louis XI V et Baron

3 38

Louis Xi V et Goypel.

228 228

9'iS

Louis XV et la musique

Monseigneur Montazet et la

Louis XV mourant

228

sœur du cardinal de Tencin.

239

La Lunette de M. deVaudreuil.

229

Le Mont Etna et l'abbé Recu-

Une Maîtresse refusée par Louis XV

229

pero .

"39

Madame de Montmorin et son fils

•Manœuvres habiles de l'évêque

''3M

229 229

?40

Le Mari convaincu

Un Mot de J.-J. Rousseau . . .

240

Le Mari de madame de Cbanl-

Un Mot d'Arlequin

240

nes et les sacrements

230

Un Mot de Fox

240

Mariage et célibat

230 230

Joli Mot de Louis XV

Mot de madame de Maintenon

240

Mariages temporaires

Maris

231 231

"41

Mari susceptible

Mot d'u^n abbé à un portier.. .

241

Le .Marmiton de M. de Mau gi- ron

3Iot d'un courtisan

241

231

Mot d'une jeune fille sur la

231

mort

"41

Procope

Mot d'un major de place

241

M. de Marville et la police.. .

232

Mousquetaire intelligent

242

Le :Mas.iue de fer

232

Moyen de chasser un ministre

242

Les Masques

232

3IoYen d'être l'ami de M. Bar-

Labbé Maurv, candidat à l'A-

the

243

cadémie

233

Muses, femmes ou maîtresses.

243

La Médaille de Louis XIII et

Naïveté de l'abbé DeliUe

243

du cardinal de Richelieu.. .

233

Naïveté de madame deNoailles

243

Le Médecin armé

233 233 234

Naïveté de Voltaire

Naïveté écossaise

944

Le Médecin de M. de Sully. . . La Mémoire de M. de Tressan.

944

Naïveté et indiscrétion

244

Le Ménage à trois de M de

234

Naïveté et vérité

244

Nesle et de M. de Soubise. .

Nature et société

245

Mépris

234

Les Neuchàtelois et le roi de

La Mer et les Anglais . . .

235 23b

245

Le Mérite du duc de

"i*!

Mérites gradués de l'abbé

Les Nobles au Pérou

245

Maury

23 ri

La Noblesse de Savoie

245

Une Messe pour huit sous

23G

Les (Eufs d'un homme per-

Milton et sa femme

236 236

sonnel

L'Œuf de cane de madame

"46

Ministres et malades

Les trois Ministres de Henri IV.

236

Geoffrin

24fi

TABLE DES MATIERES.

381

Opinion du prince de Conti sur les princes

Opinion publique

Opinion sur les femmes

Orgueil des jésuites

Outli des hommes

Le Paradis de Duclos

Le Pardon des bienfaits

Les Parents de M. de Noailles

Paris des ducs de Choisenl et dePraslin

Parler bien ne suffit pas

Partage de la Pologne

Le Particulier de la duchesse du Maine

Les Passions de M

Pauvres rois

Peliméja et Dubreiiil

Le Pénitent et son confesseur.

Perdre terre avec les femmes.

Un bon Père et quatre bons fils

Perroquet et notable

Perruque et chevelure

La Personnalité des fautes. . .

Petite aide fait grand bien . . .

Peur des duels

M. de Pezay et M. Necker

Philosophie

Un Philosophe et la société. . .

Pierre 1er à Spithead

La Pierre philosophale et ma- dame d'Éprémenil

La Place et la femme

Plaire

Pleurer et souper

Poésie et bonnet de nuit

La Poésie et M. de Vergennes.

La Police et la peôte

Portier trop délicat

Portrait de madame de Ne- mours par Vendôme

Portrait de madame Lamotte.

Portrait de M ._

Portrait de M. d'Épinay par J)iderot

249 249 249 249 250

250 250 250 251 251 252 252 252 252 252

253 253 253 254 254 254 254 254

255 255 255

Port-Royal et Racine

La Postérité de M. Thomas..

Pourquoi l'Angleterre est un bon pays

Pourquoi l'on est plus honnête en Fiance avant qu'après trente ans

Pourquoi me marierais-je?. . .

Pourquoi M, L. n'écrivait pas.

Poussière et boue

Un Prédicateur de la Ligue . . .

Présent de Louis XV à M. d'É- tioUes

Prière d'un célibataire.

Problème de Maupertuis. . . ,

Prodigalité du roi Stanislas. ..

Profession de foi audacieuse de M. deBreteuil

Progrès de la noblesse

Les Progrès d'une cure

Projet de cour plénière

Prudence de l'abbé de Saint- Pierre

Le Public et les femmes de la Halle

Le Public et M

Purisme de M. Beauzée

Purisme du prince de Beauveau

Pyrame et Baucis

Question épineuse

Qui perd gagne

Quitter et tromper

M. de R... bien juge'

Réclamation du comte d'Orsay

Réconciliation utile

Les Redites

Les trois Refus de Fontenelle.

Le Régent et Dubois au bal masqué

Le Régent et le président Ba- ron

Règnes trop longs

Remarque d'un misanthrope .

La Renommée et le duc de Chabot

Repartie d'Arouet au régent .

255 256

256

256 256 257 257

257

257 257 258 258

258 258 258 259

259

259 259 260 260 260 260 260 261 261 261 261 261 262

262

262 262 262

263 26,3

382

TABLE DES MATIERES.

Réponse à lord Marlborough . Réponse à une question em- barrassante

Bonne Réponse à un sot

Réponse de l'évèqne d'Agde à

un fat

Réponse de M. de Lauzun . . . Jolie Réponse de madame de

Broglift à son mari

Réponse de RuUière

Réponse de Turgot à Uelille.. Réponse d'un soldat au roi de

Prusse

Réponse d'un ■veuf

Réponse péremptoire de l'abbé

de

Le Représentant de Genève et

le représentant du roi

Retour d'Allemagne

Retour de Versailles .

Les Révolutions de Yertot . . ,

Les malheureux Riches

Les Rochers on or de M. de

Colbert

Le Roi de cent mille hommes. Le Roi de Prusse et le général

Quintus

Le Roi de Prusse et le roi de

France

Le Roi de Prusse et l'uniforme.

Roi et banquier

Le Roi se porte bien

Les Romans selon M. de V....

Le faux Roué

J.-J. Rousseau et le courtisan. J.-J. Rousseau joueur d'échecs Le poète Roy et Voltaire. . , . L'abbé S . . . "et l'abbé Petiot , . Sas;e précaution de M. de Ro-

quemont

Le marquis de Saint-Pierre et

Richelieu

Le Salut de madame de Para-

bère

Le Salut de Voltaire

Les quatre Saints du médecin

263

266

266 266 266 267

267

267

267

268 26S 268 268 269 269 269 270 270 270

270

271 271

de madame Du Deffant. ... 27 1

Sang-froid d'un porteur d'eau. 271

La Sauté, à quoi elle tient. . . . 272 Saurin et l'honnêteté de M. de

Foncemagae 272

Le maréchal de Base et M. de Thyange à la bataille de

Raucoui 272

M. de Schwalow-Pompadour. 272

Sur le Secret 273

Le Secret de Diderot 273

Le Secret de M. de Choiseul. . 273

Semer des ronces 274

Le Sese du style 274

Le Siège de Mahon 274

M. de Silhouette et le prince

deConti.... 274

Sinécure de l'Écluse 275

Singularités amoureuses 275

Sixte-Quint payant ses dettes

de cordelier 275

Solitaire et non misanthrope . 275

Un ami de la Solitude 276

Le Sommeil de madame la

dauphine 276

Le Soulier de madame de

Montpensier 276

Souper chez M. de Conflans.. 276

Les Soupers de Marly 277

Les Soi.pers de il. de La Rey-

nière >. 277

Stamville et Vaubecourt 277

Stanislas et l'abbé Porquet. . . 278

Stanislas et Bassompierre. . . . 278

Survivance d'une poupée .... 278

La Table de M. de La Reynière. 278 Talent épistolaire du dauphin

élève de Bossuet 273

Madame de Talmont et Riche- lieu 279

Tant pis, tant mieux 279

Témérité du maréchal de Bro-

glie 279

Le Temple de Gnide et ma- dame Du Deffant 279

Madame de Tencin 280

TABLE DES MATIERES.

383

Madame de Tencin jugée par

l'abbé Truhlet 280

Mesdames de Tessé et de Champagne après la mort

de Diibreuil 2^0

Toujours aimé 280

Toujours novice 28 1

Tournebroclie politique 281

Tracassier eu bien 281

Le Traité de commerce avec

l'A ngleterre 28 i

Petits Traités de d'Alembert.. 282

Le Travail en Espagne 282

Le Tremblement de terre de Lisbonne et le roi de Portu- gal 282

Le docteur Tronchin 283

Tuiles et chaumes 283

Tureiine au début d'une ba- taille 283

Turgot disgracié 283

Le meilleur des Tyrans 283

Union assortie 284

Universalité de Voltaire .... 284

De l'Utilité de jurer 284

Utilité de l'esprit 284

Utililé des femmes 284

Utilité du gouvernement 285

La Vaisselle du ducd'Ayen.. 285

Vanité de Letellier-Louvois. . 285

Vanité de M . de Fronsac .... 287

Vanité des petits 288

L'abbé Vatri solliciteur 288

M. de Vaudreuil et G 288

Vengeance diilicile 288

M. de Vergennes et M. de Bre-

teuil 289

Versailles défini 289

La Veuve du Malabar 289

Le Viager de Collé 289

Le bon et le mauvais Vin.. . . 290

Vices et vicieux 290

Vieux cardinal et jeune abbé . 290

Visites de M 290

Vocation décidée 290

Le Voleur de Diderot 291

Voltaire à Potsdam 291

Voltaire et Vaucanson 292

M. de Ximeuès bien jugé .... 292

FRAGMENTS INEDITS

Amoureux pris au dépourvu . . 292

Une Anglaise bien éprise 292

Ai^pétit 292

Armide et Renaud 293

Bienfaiteurs maladroits 293

Changement capital 293

Chanson d'Hercule 293

La Chapelle de M. Bressard.. 293

Les Compilateurs , 294

Consultation 294

Coquetterie de la duchesse

d'Olonne 294

Corruption des vieillards 294

Madame Cramer et madame

Tronchin 294

Le Curé indulgent 295

Despotisme 295

Dieu et le roi 295

Un Docteur ingénu 295

Entre les deux 295

Une Femme bien regrettée... 295

Folie et sagesse 296

Générosité des héritiers 296

Heureux les aveugles 296

Impertinence de M. de Charo-

lais 296

Ingénuité du dauphin 297

Jalousie mal placée 297

Leçon donnée à un amant... 297

Lee tures demandées 297

Le Lierre et le courtisan 298

Un Malade imaginaire 298

384

TABLE DES MATIERES.

Manœuvres des laides

Mariage de d'Aubigné

Mélancolie

Les Messes de M. de Villars

Moines et philosophes ,

MotdeM

Naïveté d'un juîre . .

Paroles d'un riche

Proverbes

Puissance spirituelle

Kajeunissement

298 298 298 299 299 299 299 299 300 300

Reconnaissance 300

Revirement bienjnstifié 300

Sensibilité d'une petite fille. . 301

De la Tentation 301

Tète et caboche 301

Trait de sincéiité académique. 301

L'abbé Trublet 30i

Yices nécessaires dans le

monde 302

Le Voisin importun 302

Vovase en Italie 302

DIALOGUES

Les Amies 303

Bienfaiteur intelligeat 303

Ce que femme vent 303

Il y a commencement à tout. 303

Contre le mariage 304

Deux Courtisans 304

L'Effet du hasard 304

Les Enfants de madame ***. 304

Époux inconsolable 305

Espérance 305

Explication laconique 30S

Le Mari qui ne sait rien 30^

Myope et presbyte 306

Le Nœud et l'intrigue 306

Lue Opinion mûrie 306

Place honnête 307

Pins ou moins jeune 307

Le Roi de Prusse et d' Arget. . . 307

Saumon et conseiller 307

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La Bibliothèque Université d«Ottawa Echéance

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The LIbrary Unîversîty of Ottawa Date Due

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